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Full text of "Le vicaire de Wakefield"

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I 



af4> c 5-, 




1 



LE VICAIRE 



DE WAKEFIELD 



Poitiers.— Typ. de A. Dopré. 



LE VICAIRE 

DE WAKEFIELD 

■ 

PAR 

OLIVIER GOLDSMITH 



TBIDCCTION NOUVELLE 
raiCBDéB d'uhb hotjcb 

PAR SIR WALTER SCOTT. 



PARIS 

CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR 

17, RDB DE LILLE. 
i82>0. 






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AVIS DU TRADUCTEUR. 



Entreprendre après M. Charles Nodier une nenvième 
traduction du Vicaire de H^ahefield semblerait un acte 
d'inexcusable présomption , si je n'avais à dire pour ma 
défense que je ne connais pas le travail du savant acadé- 
micien : je me suis abstenue de le lire comme d'une trop 
forte tentation ; je craignais d'être entraînée à l'imiter, ou 
de tomber dans le découragement devant les difficultés de 
ma tâche. Priée par M. Charpentier de lui donner une 
nouvelle traduction du célèbre ouvrage de Goldsmilh 
pour la Bibliothèque choisie qu'il publie, je n'ai rien 
voulu emprunter à mes devanciers. Je -me suis mise sé- 
rieusement et sincèrement à l'œuvre, y faisant de mon 
mieux, m'efforçant de rendre la simplicité de l'anglais, 
de conserver aux personnages leur physionomie originale, 
au style sa bonhomie et son allure naive. Je n'ose me 
flatter d'avoir réussi ; mais ce qu'il m'importe que l'on 
sache, c'est que, tel qu'il est, avec ses imperfections et 
ses qualités, s'il en a, ce travail m'appartient entiè- 
rement. 

Je n'en puis dire autant des notes : les recherches et 



6 AVIS DU TfiADUCTEUfi. 

rérudiUon de M. Nodier m'oul élc utiles pour quelques* 
unes ; mais le grand nombre a été puisé dans la Vie de 
Goldsmilk par Prior. 

LouiSB Sw. Belloc. 



Paris, décembre 1839. 



NOTICE 



SUR 



OLIVIER GOLDSMITH 



Olivier Goldsmilh naquit à P&llas (ou plutôt Palice), dans 
le comté de Lon^jfopd en Irlande, le 10 novembre 1728, 
ainsi que Fatieste la vieille Bible de famille récemment re- 
trouvée : sur le premier feuillet de eette Bible sont inscrits 
la date de mariage du révérend Charles Goldamith et les 
jours de naissance de ses sept enfants : OKvier y est inscrit 
le cinquième. Le digne ecclésiastique n'eut longtemps, pour 
suffire aux besoins de sa nombreuse famille , que le mince 
revenu d'une cure de village; mais si la fortune fut avare 
envers lui , en revanche le ciel lui avait départi une âme 
sereine 9 une inépuisable bienveillance, et on complet mé- 
pris des biens terrestres. Instruit, affable , généreux, il 
YÎvait dans une profende ignorance des choses de ce monde, 
au jour le jour, avea une grande simplicité de mœurs et une 
imprévoyanoe-raroy même chez un Irlandais. Il avait eu soin 
d'inculquer de bonne heure ses principes aux siens; aussi 
disait-on dans le voisinage que « les Goldsmith étaient d'é- 
tranges gens qui ne faisaient rien comme les autres, et qui 
avalaient- leur première bouchée sans jamais s'inquiéler de 
celle qui devait suivre. C'est dommage , ajoutait-on, qu'ayant 
le cœur si haut placé, ils pèchent tous par la tête ! » 

La candeur du docteur Primrose , sa crédulité au bien , sa 



8 IVOTteE 

vanité ingénue cl iuoiTcnsive, ne pouvaient être peintes avec 
tant de vérité que par le fîls d'un tel père. Le Vicaire de 
Wakefield est un portrait d'après nature, dont chaque détail, 
reproduit avec amour, a rappelé au peintre une joie de son 
enfance , un souvenir dii foyer domestique. Goldsmith a pris 
souvent plaisir à retracer ces scènes d'intérieur, qui réflé- 
chissent le commencement de sa vie, et montrent sous 
quelles influences se formèrent son etraetère et son talent. 
C'est là qu'il faut chercher une partie de sa biographie, 
d'autant plus vraie qu'il ne la donne pas comme sa propre 
histoire. 

« Mon père, cadet d'une bonne famille, possédait un petit 
bénéfice dans l'Église. Son éducation était supérieure à sa 
fortune, et sa générosité supérieure à son éducation. Tout 
pauvre qu'il était, il avait ses flatteurs moins riches encore 
que lui. Chaque dîner qu'il leur donnait lui était payé en 
louanges 9 et c'était tout ce qu'il en attendait. L'ambition qui 
aigdlloBfie un ntonacquie à la tête de son année aigiûUon- 
natt mon père au haut bout de aa table. Il contait l'histoire 
du Lierre, et on riait; il ressuacitait la vieille anecdote des 
fiie»x Étudiants qui n'avaient à eux dons qu'une paire de 
Milottfis , €it les oonviviis se pâmaient; «:ifin Taiff en chaise à 
porteurs v«iait le dernier, et provoquait d'inextingnîbles 
éûlate Je rire dont mon père ne cédait ipas sa part. Son 
plairîr augmentait à proportion de celui qu'il donnait. Il 
aimait tout le monde, et il pensait que lAut le monde 
l'aimaiL 

» Ses rev«aus étaient modiques , il les dépensait en entier. 
Pourquoi se fût-il inquiété de laisser de l'argent 4i ses enfants? 
l'argent n'était à ses yeux qu'une vile ipoussîèce. Mais il 
avait résolu de leur donner du savoir ; car , disait-il 4M>uvent, 
« le savoir vaut mieux que l'argent et que l'or. « Dans -ce 
dessein , il entreprit de nous instruire lui-même , et emporta 
autant 4e soin à fomier notre cœur qu'à éclairer notre espi'it. 
U nous dit que la bienveillance universelle était le >pffemier 
lien des sociétés ; il nous enseigna à considérer les besoins 
de nos semUables oomme nos propres besoins, à r^arder la 
figure hunmine et divine avec affection et respect. Il fit de 
nous des êtres toujours prêts à 6*apitoyer sur des malheurs 



.^aJUBKti 



SUB OLIVIEB 60LDSM1TH. 9 

vrais ou faui, sans être capables de leur résister. Bref, nous 
étions fort habiles dans Ta rt de donner des millions, avant 
d'avoir acquis les qualités nécessaires pour f^açner un de» 
nier *. » 

Goldsmilh se rrssenlit toute sa vie de cette éducation d^im- 
prévoyance et d'aveugle générosité; mais s'il y puisa les 
habitudes désordonnées et prodigues dont il eut à souffrir 
plus tard , il lui dut aussi les jouissances d'une sympathie 
presque nnivei-selIC) et une indulgence sans bornes pour les 
faiblesses d'autrui. Nulle part il ne s'est plaint avec amer- 
tume du sort ni des déceptions qu'il éprouva, et cependant 
elles furent nombreuses. 

Élevé dans cette maison hospitalière , où de firéquents 
jeûnes étaient égayés par le souvenir du repas offert la veille 
à quelque voyageur attardé, ou à quelques pauvres voisins» 
ridée de la bonne chère se lia pour lui inséparablement à de 
joyeui visages, à des cœurs épanouis, à la joie de recevoir , 
à celle plus grande eucore de donner. 

Une parente de sou père , qui tenait une petite école , com* 
meuça son instruction; parvenue à un âge avancé» et pres- 
que sur son lit de mort » la brave femme se vantait d'avoir 
été la première à mettre un livre entre les mains de NoU * 
Goldsmith. Ce n'était pas, disait-elle, qu'elle en espérât 
grand'chose ; jamais écolier ne lui avait donné plus de peine, 
et ne lui avait paru plus invindbUtMnt stupide ; ses cama- 
rades n'en pensaient pas mieux. Il avait alors six ans. 

De cette tutelle» il passa entre les mains d'un certain Tho« 
mas Byrne, magister du village, « habile à régir son bruyant 
royaume , » et qui avait pris dans les camps l'habitude do 
la discipline. C'était un homme sévère et d'un aspect redou- 
table pour quiconque avait failli, mais au fond bienveillant, 
et ne sévissant contre ses disciples que par amour de la 
science. Destiné au professorat, il avait été enrôlé au milieu 
de ses études et envoyé en Espagne sous le règne de la reine 
Anne; là, il avait suivi les chances diverses de la guerre; do 
retour dans ses foyers après la paix , il avait repris sa prc- 

* I The Man in black , l'homme en noir. 
3 Ifoll , abréviation familière du nom d'Olivier. 



inièrc vocalioD. Crtle vie erraiile lui avait laissa une ilispo- 
sitioQ inquiéU et aventureuse qui perijaitdaM«« longs récite 
et leur prêtait un charme extrême. Olivier (wmplait parmi 
ses auditeurs les plus assidus ; il no se lassait pas de lui en- 
tendre redire ses aventures guerrières, enlremiïlcesparraisdc 
Iraditious merveilleuses faites pour émouvoir les cœurs des 
jeunes et des vieux : car, malgré son érudition, 

Il uviil lire , écrire . el chanter bu iDlrUi , 
Prédire U> mares , arptnltr un terriin ; 

Qu'il Mtail un peu de latin '. 

Le maître d'écolecroyait aux fées, aui hrovmiet, à tout le 
peuple fantastique qui habite les sauvages brujères de l'Ir- 
lande, cette terre classique des supersti lions, où l'on ressent 
plus d'intérêt à l'hisloire des êtres invisibles qn'i celle des 
hommes de chair et d'oa; nation mobile et rêveuse, que le 
passé et l'inconnu consolent de son triste présent, et chez 
laquelle l'art de conter est une précieuse industrie. Celui 
dont la mémoire est bonne ou l'imagluation fertile peut aller 
droit devant lui , d'un bouta l'autre de l'Ile Verte, sans souci 
du gîte ou du couvert. Bien aecueîllî partout, il aura sa part 
du repas, dans la riche maison ou dans la hutte, s'il peut 
abîmer la veillée par quelque récit attachant. C'est eu Irlande 
que devait mourir, et que mourut , en 1738 , le dernier des 
hanles, O'Carolan : Goldsmith l'avait, dit-on, connu. Plus 
d'une fuis il avait vu s'asseoir A la table de son père le conteur 
ambulant, le chanteur de ballades; et l'enfant tout ému, 
l'dme suspendue aux lèvres du poète, l'avait suiti de rue en 
rue et jusque sur la grande roule. V.a l'absence des vives 
émotions qu'éveillent le grsie et la parole , Olivier dévorait 
avec avidité les livres qui bisaient alors le fonds de la biblio- 
thèque d'une chaumière irlandaise : les Vies des voleurs les 
plus célèbres, des pirates les plus redoutés; l'histoire de Jac- 
ques le Contrebandier, de la belle Roseinoade et do Jeanne 
Shore, du Diable et du docteur Faust, etc. 

Ce fut â CCS récils et â ces lectures que s'alluma le génie 

I TktlMerltdyUlaje, Irufucliou de Léoosrd. 



■.r~:~^ i v T ^__ _: ■ 



SUB OLIVIKB GOLSDMITH. 11 

poétique de Goldsmith; aassi conserva-t-il presque toujours la 
forme simple et naïve des compositions populaires. Quand 
les soins du ménage, dont il avait sa part, le lui permet- 
taient, il s^exerçait à jouer de la flûte eu parcourant les rives 
et les îles de la rivière Inny , si belle aux environs de Bally- 
mahon. Il s^essayait à composer des rimes quUl écrivait et 
brûlait à mesure; sa mère en surprit quelques-unes, et, avec 
une partialité toute maternelle, elle conclut de ces grifTon- 
nages que son fils serait un jour un homme de génie, en 
dépit des reproches et des réprimandes que lui attiraient sa 
lenteur à apprendre et sa difficulté à retenir. Olivier montrait 
en eflct beaucoup plus de penchant pour les fictions que pour 
les réalités. 

Son caractère était tendre, affectueux, et, quoique per- 
sonne ne se livrât avec plus d^abandon à la gaité, ses ma- 
nières étalent habituellement graves et ré8er\ées. Une petite 
vérole confluente, qu^il eut à Tâge de neuf à dix ans, et qui 
faillit lui coûter la vie, obligea son père à le retirer de chez 
son maître Byrne. Celte maladie le rendit fort laid, mais 
sembla donner à ses facultés un nouvel essor. Il fit à celte 
époque plusieurs reparties spirituelles, entre autres une 
épigramme de deux vers improvisés, en réponse à un im- 
pertinent qui Pavait comparé à Ésope. Ces saillies, qui ont 
tout rinattendu et la vivacité de Tà-propos , charment d'or- 
dinaire les parents plus que des efforts répétés et studieux. 
Le père d'Olivier commença à partager Popinion de sa femme 
Sur son fils, et se décida à des sacrifices pour assurer au 
jeune garçon les avantages d'une éducation classique. On le 
mit en pension, d'abord à Athlone, puisa Edgcv^orth-Town. 
Là , sa réputation de garçon d'esprit s'éclipsa ; on ne le 
trouvait pas dépourvu d'intelligence, mais toutefois lourd et 
indolent. Ses compagnons d'étude surtout ne lui reconnais- 
saient de supériorité qu'au jeu , dont il était toujours un des 
meneurs. Du reste , il avait à lutter contre plusieurs dés- 
avantages : il était petit, trapu, pâle, marqué de petite vérole, 
gauche et timide, d'un naturel irritable quoique facilement 
apaisé , d'habitudes désordonnées , d'un caractère indécis 
et vaniteux. 

Son maître entrevit le parti qu'on pourrait tirer d^ ses 



12 NOTICE 

qualités et de ses défauts. Il obtint de lui des effort» sérieux 
suivis de quelques progrès. Les historiens et les poètes latios 
devinrent ses auteurs de prédilection : il lisait avec une pré- 
férence marquée Ovide et Horace; Cicéron Tintéreasait moins; 
-mais Tite-Live le ravissait, et une fols qu^il eut surmonté 
les difficultés de Tacite, il se plaisait à en traduire dos pas- 
sages. Son style commença dès lors à se former, et il est 
probable qu^il continua à faire des vers , quoiqu^il n^en soit 
pas resté de traces. 

Les vacances se passaient joyeusement dans la maison pa- 
ternelle, au milieu déplaisirs simples et faciles, dont il 
conserva toujours un vif souvenir. « Lorsque je me rappelle , 
dit-il quelque part, Tagresteet humble retraite dans laquelle 
s^écoula la première partie de ma vie , je ne puis me dé- 
fendre d^uu sentiment de tristesse, en pensant que ces beaux 
jours ne reviendront plus. Là, toute la nature semblait faite 
pour donner de la joie. Je ne raffinais pas alors sur le bon- 
heur; les plus gauches épanchemeuts d^une rustique gaité 
avaient le don de me plaire; les propos interrompus me 
semblaient le plus grand effort de Tesprit humain , et les 
demandes et les réponses la manière la plus iugénieuse d^em- 
ployer la soirée. Pourquoi de si charmantes illusions n'ont- 
elles pu durer? L'âge et le savoir ne font que nous désen- 
chanter et nous aigrir. Mes jouissances actuelles sont peut-être 
plus relevées , mais elles ont bien moins de charmes. Le 
plaisir que me donne le meilleur acteur ne saurait se com- 
parer à celui que je goûtais jadis en voyant un loustic cam- 
pagnard singer un prédicateur quaker. La musique du plus 
délicieux chanteur ne me semble que dissonance, comparée 
aux ballades de notre vieille laitière, qui me faisait fondre 
en larmes eu chantant le Dernier Bonsoir de Johnny Ârm- 
strong, et la cruauté de Barbara Allen, n 

Un jour qu^après cet heureux temps de répit Olivier 
regagnait sa pension à cheval (il n^y avait point de voiture 
publique de Ballymahon à Edgeworth-Tov^), il s'attarda à 
regarder, chemin faisant, les châteaux et les maisons de 
campagne. Un de ses parents lui avait fait cadeau d'une 
guiuée , et le désir de la dépenser d'uue façon indépendante, 
désir si naturel à tout écolier^ contribua sans doute à lui faire 



SOB OUVtBH GOLSDMITH. IS 

ralentir le pas de sa monture. La nuit le surprit à moitié 
roule, dans la petite ville d*Ardagh. Il pria un passant de lui 
indiquer la meilleure maison de Tendroit , ce qui pour lui 
signifiait la meilleure auberge; Thonime auquel il s'adres- 
sait, se trouvant d*humeur railleuse , voulut jouer un tour à 
Tadolescent , quUl supposait échappé du collège , et le con- 
duisit ches le plus riche propriétaire de la ville. 

Olivier, qui ne soupçonnait aucune supereherie , mit pied 
à terre dans la cour d^honneur , et donna son cheval en 
garde au palefrenier , en lui enjoignant , d'un ton d^aulo- 
rité, d'en avoir le plus grand soin. Les domestiques, per- 
suadés qu*il était attendu , Tintroduisirent dans le salon , oà 
se trouvait le maître du logis. Celui-ci, surpris d*abord 
d^une telle visite, ne tarda pas à découvrir la méprise, et 
résolut de s'en amuser; il laissa toute carrière à Timportanee 
du jeune étudiant, qu*il reconnut bientôt, à son humeur 
eommunicattve , pour le fils d'un de ses anciens amis. L'é- 
colier, tout à fait à l'aise , s'étendit dans un fauteuil au coin 
du feu , ordonna le souper , fit apporter du meilleur vin , et 
invita l'hôte , sa femme et sos filles, è prendre part au repas, 
dont il fit les honneurs avec tout l'aplomb que peut donner 
èi un gar^n de quatorze à quinze ans la possession d'une gainée. 
Avant de se retirer, il commanda un gâteau pour le déjeuner 
du lendemain ; et ce ne fut qu'au moment de régler ses 
comptes qn'il apprit à qui il avait eu affaire. Cotte aven- 
ture lui fournit plus tard l'incident principal d'une de ses 
comédies. (She »toop$ to conquer,) 

Il était à la veille de quitter la pension pour le collège, 
lorsque son père , influencé par des motifs d'honneur et de 
délicatesse , crut devoir s'imposer un sacrifice d'argent con- 
sidérable, afin de doter une de ses filles, qui épousait un 
jeune homme plus riche qu'elle. Le vénérable pasteur, crai- 
gnant qu'on ne le soupçonnât d'avoir favorisé celte incli- 
nation pour assurer à sa fille un bon mariage , voulut réta- 
blir l'équilibre entre les deux partis , et alla fort au delà de 
ses moyens. Il donna toutes ses économies , et engagea les 
revenus de sa cure. Olivier subit le contre-coup de cette libé- 
ralité; au lieu d'être envoyé au collège do Dublin comme 
pensionnaire, il lui fallut se résoudre à y entrer comme sixer . 



I 
H NOTICE , 



OU pauvre étudiant. Cette humble situation répugnait fort à 
son orgueil ; mais les remontrances, de son père , et les 
exhortations amicales d'un oncle qui Taimait chéremei^, et 
qui jusque-là avait contribué aux frais de son éducatioii|.Ie 
décidèrent. Il se mit sur les rangs , passa ses examens , et fut 
admis. 

En France, où toutes autres distinctions que celles du 
mérite et du talent tendent à s'effacer davantage de jour en 
jour, nous avons peine à comprendre ces répugnances, et 
nous ne concevons pas de différence possible , dans nos col- 
lèges, entre un élève boursier et un élève payant. Mais en 
Angleterre il en est tout autrement : les rangs, si nettement 
tranchés, ne se confondent pas même au collège, et, k 
défaut de titre , quelques sacs d'écus de plus ou de moins 
comptent dans la balance. 

Au collège de la Trinité, à Dublin, les étudiants sont 
divisés en cinq classes: les nobles, les fils de nobles, les 
felloio-^iommonera ou agrégés, les pensionnaires , et enfin 
les sizers on serviteurs, qui participent gratis aux études, 
d'après la volonté des fondateurs, mais qui payent chèrement 
ce bienfait par les fonctions humiliantes qui leur sont im« 
posées. Ils portent une grossière robe de bure sans manches , 
et un bonnet de drap noir tout uni, par opposition à la 
toque à gland d'or des fellowê et à Télégant costume de 
leurs condisciples. Ils dînent à la table des pensionnaires, 
, mais seulement après que ceux-ci se sont retirés. A l'époque 
dont nous parlons , les sixers avaient un bonnet rouge. Outre 
leur office de chantres à la chapelle et de distributeurs des 
portions , ils étaient tenus de balayer les cours le matin , de 
porter les plats de la cuisine au réfectoire , et de servir à 
table jusqu'à ce que les fellows eussent dîné. Cette indigne 
coutume a élé abolie , il y a environ cinquante ans , par 
suite de la révolte d'un pauvre étudiant qui, s'entendant 
railler sur ses fondions serviles par un des regardants admis 
à assister au diner solennel du dimanche de la Trinité, lança 
à la tête du quidam le plat qu'il tenait. Le coupable fut 
vertement tancé et chassé de l'université; mais on n'osa pas 
rétablir un usage qui pouvait amener un pareil scandale. 
Goldsmilh fut sans doute obligé de se soumettre aux règle- 



il 



SUR OLIVIER GOLSDMITH. 15 

ments en vigueur de son temps; mais il en fut profon- 
dément froissé : sa rancune perce* dans un passage de son 
Essai sur la littérature polie de l'Europe *. 

I>«élèbre Burke, à peu prés du même âge queGoldsniith, 
était aussi élève de la Trinité à Dublin; mais ces deux jeunes 
gens, se trouvant séparés par toute la distance qu'il y a entre 
un pensionnaire et un stxer, eurent peu ou point de contact, 
et ne se lièrent que beaucoup plus tard , en se rencontrant 
dans le monde. 

Outre les dédains d'une arrogante jeunesse , Olivier eut 
encore à subir au collège les brutalités d^un farouche pédant , 
qui lui fit endurer tout ce que la tyrannie d^un mattre in- 
juste et quinteui peut infliger de tortures à un pauvre éco- 
lier. Non content de le railler publiquement aui examens , 
ce professeur, qui ne lui pardonnait pas son éloignement 
pour les mathématiques et les sciences exactes, s'oublia une 
fois jusqu'à le frapper devant une réunion de jeunes gens, 
qu'au mépris des règlements il avait invités à danser et à 
souper dans sa chambre. Exaspéré par cet indigne traitement, 
convaincu quMl était è jamais déshonoré , Goldsmith vendit 
ses livres, ses habits, et s'enfuit du collège, avec Tintention 
de s'embarquer au plus t6t pour aller chercher fortune dans 
quelque lointain pays. Mais, une fois livré à son humeur in- 
décise, il ne songea plus h quitter Dublin, et ne prit la roate 
de Cork que lorsqu'il n'eut plus qu'un shellingdanssa bourse. 
Il vécut trois jours sur cette modique somme , et , après avoir 
vendu pièce à pièce presque tous ses vêtements , il fut réduit 



■ « Àssurémeot ce ne peut être que le démon de l'orgueil qui a inspiré aux 
agrégés de nos collèges l'absurde fantaisie de se faire servir aux repas et en 
public par de pauvres diables qui , dans leur soif de s'instruire , profitent de 
quelques fondations charitables. Il y a contradiction pour ces jeunes gens à 
apprendre les arts libéraux et à être en même tentps traités comme des 
esclaves, à étudier la liberté en pratiquant la servitude. > 
Et , répondant à son frère qui le consultait sur l'éducation de son fils : 
t S'il est assidu au travail, dit'il, et qu'il n'ait point de fortes passions 
( les passions dans la jeunesse poussent au plaisir) , il peut réussir au collège ; 
car il faut avouer que les pauvres qui y sont studieux y trouvent plus d'en- 
couragement que partout ailleurs; mais s'il a de l'ambition, les passions 
vives , de la susceptibilité et l'horreur du mépris , ne l'y envoie à aucun 
prix. » ' 



16 NOTICE 

à un tel degré de misère et de famiue , qu'une poiguéûUie 
pois verts que lui donna par charité une jeune Glle lui parut 
le plus exquis régal qu'il eût fait de sa vie. La fatigue jet les 
privations lui firent sentir mieux que des remontranedi -la 
folie de sa conduite. Renonçant au voyage d'Amérique, il 
s'achemina vers la maison paternelle; mais, honteux de s'y 
montrer d^ns un tel dénûment, il Ot prévenir son frère aine, 
qui vint au-devant de lui, le fit halûUer à neuf, et le recon- 
duisit au collège. 

Cette escapade n'était pas propre k lui concilier les bonnes 
grftees de ses naaitr^. Cependant il termina se^ études tant, 
bien que mal, fut reçu bachelier, et quitta l'université^ non 
sans joie de se voir délivré d'une contrainte qui le blewait si 
vivement. 

jLa mort de ton père, arrivée qu^qjues mois auparavant, 
avaii encore réduit les ressources déjà si précaires de la fa- 
mille : mais Olivier retrouvait la liberté et du pain; c'était 
plus qu'il n'en fallait pour satisfaire son ambition. Il se remit 
à parcourir le pays , diassant , péchant , faisant de la musi- 
que, allant de Ballymahon à Ufisoy, où habitait sa sœur 
mariée, et de Lissoy à Pallas, où son frère avait une petite 
cure et «ae école qu'il l'aidait parfois k diriger; mais c'était 
surtout à l'auberge deConway, située tout près de chez sa 
mère , qu'il passait la plus grande partie de son temps : c'était 
là qu'il savourait ces joies intimes dont il avait été privé si 
longtemps; c'était là qu'il donnait cours à toute sa sympathie, 
et que , « amateur de joyeux visages, » il jouissait des applau- 
dissements du naïf public auquel il avait toujours quelque 
histoire à conter, quelques vers à lire, quelque complainte 
à chanter. Dans ses moments de pénurie, à Dublin, il lui 
était arrivé de composer des ballades, qu'il vendait cinq shel* 
lings pièce, et qu'il allait le soir entendre chanter dans les 
rues , étudiant les émotions des auditeurs , et se surprenant 
à s'attendrir lui-même sur les malheurs imaginaires do Suzy 
ou de Peggy. 

Cq)endant sa famille, voyant avec chagrin se prolcmger 
cet état d'indolence , le pressait d'entrer dans les ordres. Il 
différait sans cesse, et de jour en jour il lui devenait plus dif- 
ficile de s'astreindre à un plan systématique d'études. Il lisait 



;ik 



OLIVIBB OOLSDMITH. 17 



beaucoup, tnaissans choix, et de préférence des ouvrages 
d'imagination , des poésies, dos romans, des pièces de théâtre, 
parfois des biographies et des voyages, qui développaient 
enosire ses penchants vagabonds. Il fallait pourtant prendre 
un parti. Il fait allusion à cette époque de sa vie dans le 
Citais du. monde : 

« Après que j'eus passé sept ans au collège , mon père 
mourut, me laissant..^ sa bénédiction. Ainsi poussé loin du 
rivage, sans un mauvais naturel pour me protéger, sans ruse 
pour me guider, sans le nécessaire pour me soutenir dans un 
si périlleux voyage , je m'embarquai dans ce vaste monde à 
viogtf^eux ans. Mes alnis, impatients de me voir MabU^ me 
conseillèrent (car les amis corMUent toujours quand ils com- 
mencent à nous mépriser), me conseillèrent, difrje, de me 
(aire eodésiasiique. 

• Être forcé de porter une longue perruque quand je 
l'aimais mieux -ronde, ou un habit noir quand je m'habillais 
ordinaifcinent en brun, me parut un tel empiétement sur 
mea libertés , que je repoussai absolument cette proposition. 
En Angleterre, un prêtre n'est pas tenu de se mortifler comme 
le fait un bonxe à la Xlhine. Je refusai une vie de luxe, de 
paresse, d'aisance, sans autre motif que cette puérile préoc- 
cupation de costume. De sorte que mes amis furent cette fois 
pleinement convaincus que j'étais perdu sans ressource , et 
ils s'apitoyèrent sur moi , attendu que j'étais au fond un 
garçon sans malice, et même d'un excellent naturel. » 

Son oncle Gontarini lui procura enfin une place de pré* 
oeptetir chez un gentilhomme, Olivier fit aussi, dit-on, une 
tentative près d'un docteur Goldsmith, parent de son père, 
et qui, parvenu à une haute dignité dans l'Ëgtise, le reçut 
assez mal. On ignore si c'est à cette visite, ou à sa situation 
inférieure dans une riche maison , que fait allusion le passage 
suivant : 

i La pauvreté engendre naturellement la dépendance , et 
je fus admis chez un grand comme son flatteur en titre. Je 
m'étonnai d'abord que ce poste de flatteur à la table d'un 
noble fût jugé chose si désagréable. Il n'y avait pas grand'- 
peine, après tout , à écouter patiemment ce (|ue disait sa sei- 
gneurie , et à rire quand mylopd quêtait des applaudissements 



18 NOTICE 

à la ronde. C'était ce que le simple savoir-vivre m^obligeait à 
faire. Je découvris cependant trop tôt que sa seigneurie était 
un plus grand sot que moi , et de ce moment c'en fut fait de 
ma charge. Au lieu de recevoir ses absurdités avec soumis- 
sion , je me mis en tête de le redresser. Flatter ceux que nous 
ne connaissons pas est une tâche aisée; mais flatter nos con- 
naissances intimes, dont les faiblesses et les travers nous 
crèvent les yeux , est une corvée insupportable. Chaque fois 
que j'ouvrais les lèvres pour louer, ma conscience me repro- 
chait mon mensonge. Sa seigneurie s'aperçut assez vite que 
j'étais fort peu propre à mon emploi , et en conséquence elle 
me remercia. Mon patron daigna même faire la gracieuse 
remarque que j'avais un assez bon caractère , et qu'il ne me 
croyait pas le moindre mauvais penchant. » 

Au bout d'un an d'esclavage , Goldsmith brisa sa chaîne, 
et, sans prévenir sa famille, décampa un beau matin, muni 
d'un bon cheval et d'une trentaine de louis. U ne reparut 
qu'au bout de six semaines, dépourvu d'argent, d'habits, et 
monté sur une misérable rosse qui l'avait à grand'peine ra- 
mené de Cork, où il comptait, dit-il, s'embarquer pour 
l'Amérique. Afin d'assurer son passage , il l'avait payé d'a- 
vance; mais le vent, longtemps contraire, étant devenu 
favorable précisément lorsqu'il était en partie de campagne 
avec quelques amis , le capitaine avait mis à la voile sans lui. 
Il ne s'était plus trouvé en fonds que pour acheter cette mi- 
sérable monture; et , comptant sur son étoile, il avait entre- 
pris de faire cent milles , pour retourner chez lui , avec deiix 
guinées en poche. Avant la fin du premier jour, il s'était 
défait de la moitié de la somme eu faveur d'une pauvre 
femme qu'il avait rencontrée en route , et dont l'histoire 
lamentable l'avait touché. Il se croyait encore assez riche , car 
il approchait de la demeure d'un ancien camarade qui lui 
avait fait jadis les plus chaudes offres de services; cependant, 
au lieu d'un ami, il trouva un froid et égoïste avare qui, 
après lui avoir prodigué force conseils, finit par offrir de lui 
acheter son cheval, et de le pourvoir, en échange, d'un 
bâton qui l'aiderait à regagner le logis et lui épargnerait les 
frais de nourriture et de logemeut. indigné d'un pareil ac- 
cueil , Olivier allait repartir , affamé et sans le sou , lorsque 



SUB 0LIV1BR GOLSDMITH. 19 

Tarrivéc d^un liers, qui invita son hôte et lui à dinor , vint 
le tirer de peine. Celte nouvelle connaissance le retint à cou- 
cher, lui ouvrit sa bourse, et lui fournit libéralement leç 
moyens de poursuivre son voyage. De retour dans la maison 
paternelle , il raconta à sa mère ses bizarres aventures , et 
comme elle écoutait d'un air grave le récit de sou enfant 
prodigue : « En vérité, chère mère , s*écria-t-il , après avoir 
bravé tant de traverses et d'obstacles pour vous revenir, je 
m'étonne que vous ne soyez pas plus réjouie de me revoir ! » 

La question de lui trouver un état fut de nouveau agitée. 
On décida qu'il serait légiste; et sa providence terrestre, 
l'oncle Goutarini, lui donna cinquante louis et l'envoya à 
Dublin , d'où il devait passer à Londres pour étudier le droit, 
liais son mauvais génie , ou plutôt ses habitudes de désordre 
prévalurent encore cette fois. 11 se laissa attirer dans une 
maison de jeu , et y perdit en un clin d'œil tout ce qu'il pos- 
sédait. Honteux de ce nouvel échec , chagrin de retomber à la 
charge d'amis et de parents qui avaient déjà tant fait pour 
lui^ il n'eut pas le courage de leur avouer sa ruine. Ils l'ap- 
prirent indirectement, et le rappelèrent près d'eux, mais 
non sans lui garder rancune de ses folies. La patience et la 
tendresse de sa mère semblaient épuisées, et son frère aSné, 
avec lequel il vécut quelques mois , s'en sépara refroidi. Son 
oncle, dont il s'était concilié les bonnes grâces par son goût 
pour les lettres et son penchant à la poésie , lui resta seul 
fidèle , et fit encore un effort pour lui fournir les moyens 
d'aller étudier la médecine à Edimbourg. 

On raconte qu'après s'être pourvu d'un logement et y avoir 
fait déposer son bagage, Goldsmith sortit , impatient de voir 
la ville; il passa tout le jour à en parcourir les différents 
quartiers, et ce ne fut qu'à l'approche de la nuit qu'il se 
souvint que le nom de sa rue et celui de son hôtesse lui 
étaient également inconnus; il avait oublié de les demander. 
U eût couru grand risque de coucher à la belle étoile , si le 
hasard ne lui eût fait rencontrer le porteur qui , le matin 
même, lui avait servi de guide. 

Ses impressions sur l'Ecosse, données d'une manière pi- 
quante dans une lettre à un de ses amis de Ballymahon, 
montrent quels étaient à cette époque le. tour de son esprit et 



20 NOTICE 

ses habitudes d^obscrvation , mêlées d^ un peu de causticité. 



Edimbourg, 26 septembre 1753. 



« MoQ cher Bob * , 



» Que de bonnes eicoses (et vous sayei que j'ai toujours 
été fort sur ce point) n*aurais-je pas à vous donner pour 
justifier mon honteux silence! Je pourrais vous dire que je 
vous ai écrit une longue lettre aussitôt mon arrivée ici , et 
feindre d^étre fort en colère de n^avoir pas enoorede réponse. 
Je pourrais alléguer que mes occupations (vous* savez qu^eUes 
ont toujours fait le tourment de ma vie) ne m'ont pas -laissé 
le temps de mettre la main à la plume; mais je supprime ces 
jnstifications , et vingt autres encore aussi plausibles et aussi 
faciles à inventer, parce qu'elles auraient toutes le léger in- 
convénient d*étre autant de mensonges. Je m'en tiens donc 
à la vérité : une indolence héréditaire qui me vient du «ôté 
maternel m'a seule empêché jusqu'ici de vous écrire, et s'op- 
pose encore à ce que j'écrive vingt-cinq lettres dues à mes 
amis d'Irlande. Il n'y a pas un boule-dogue qui montre plus 
de répugnance à monter dans la roue du tournebroche que 
je n'en ai à me mettre à écrire , et cependant jamais mâtin 
n^aima le rôti qu'il tourne plus tendrement que je n'aime 
celui À qui j'adresse ces lignes. 

» Que vous dire maintenant que je suis entré en matière? 
Irai-je vous fatiguerdela description de ce stérile pays? Vous 
ferai -je parcourir ses collines toutes noires de bruyères , et 
ses vallées où un lapin trouverait à peine de quoi se nourrir? 
L'honmie semble être la seule créature qui arrive à pleine 
croissance sur ce misérable sol ; chaque partie du pays a le 
même aspect désolé : point de bois, point de ruisseaux dont 
la mélodie et les murmures égayent l'étranger, et fassent 

> Abréviation de Robert. 



.fc — .^.-^^fc... 



SUB OLIVIRR 60LSDM1TH. 21 

oublier «US habitante leur misèrr. Cependant, avec tant de 
raison d^éire humble , il n^y a rien de plus fier qu'un Écos- 
sais. Ici les pauvres ont pour patrimoine l'orgueil : le genre 
humain les méprisât-il , ils disposeront toujours de leur pro- 
pre admiration et ne se feront faute de se la prodiguer. 

n De cet excès d'orgueil et de pauvreté il résulte pourtant 
un avantage , c'est que les gentilshommes écossais sont beau- 
coup mieux élevés que les nôtres. La race des chasseurs de 
renards est inconnue en Ecosse; et les gens ont témoigné une 
grande surprise à m'enteodre dire que les Irlandais posses- 
seurs d'un revenu de mille louis par an passent leur vie à 
courir après un lièvre , à boire pour s'enivrer , et à séduire 
toutes les filles qui veulent bien se laisser faire. En vérité , je 
vous le dis y un pareil personnage, tombant avec tout son 
attirail de chasse an miUeu d*ttn cercle de nobles écossais , 
serait regardé avec tout autant d'étonnement qu'en aurait un 
de aoB compatriotes à voir chevaucher la roi Georges en Ir- 
lande. 

t Ici 9 les hommes ont en général les pommettes des joues 
proéminentes et le teint hâlé; ils sont maigres , actifs, el 
grands amateurs de danse. Puisque j'en suis sur ce chapitre, 
il faut que je vous parle des hais» qui sont trés-fréqnento. 
Quand un étranger entre dans un salon , il voit d'un c6té 
toutes les dames tristement assises ensemble , et faisant bande 
à part ; de l'autre côté , au bout de Tappartement, se tiennent 
leurs pensifs cavaliers, c'est-à-dire ceux qui prétendent à l'être : 
— il n'y -a pas plus de communications entre les deux sexes 
qu'entre deux camps ennemis. Â la vérité, les dames se per- 
mettent quelques œillades , et les messieurs quelques soupirs ; 
mais tout rapport plus intime est interdit. Enfin , pour met- 
tre un terme aux hostilités , la dame patronnesse , intendante, 
qu comme il vous plaira l'appeler, désigne un monsieur et 
une deiiaoiselle pour marchwr un menuet; ce qu'ils exécu- 
tent avec une solennité qui tient du désespoir. Après que cinq 
ou six couples ont ainsi jeté et relevé le gant , tous se rangent 
pour la contredanse, chaque danseur pourvu d'une danseuse , 
toujours par la susdite dame patronnessc. De cette façon, ils 
dansent beaucoup sans soufller root , et la soirée se termine 
à la satisfaction générale. J'ai dit à un gentilhoqdme écossais 



22 NOTICE 

que ce silencieux plaisir ressemblait h Fanlique procession des 
matrones romaines en l'honneur de Gérés : à quoi il m'a 
répondu , pour ma peine ( et je crois qu'il avait raison ) ,' que 
j'étais un grand pédant. 

» Puisque j'ai nommé les dames, je déclare, pour tous 
montrer combien j'aime l'Ecosse et tout ce qui tient à un si 
charmant pays; je déclare, dis-je (et permis à qui me démen- 
tira de me casser la tête), que les Écossaises sont dix mille 
fois plus belles et plus civilisées que les Irlandaises. Je vois d'ici 
vos sœurs Betty et Peçgy se récrier sur ma partialité ; mais 
dites-leur tout platement que je me soucie de leur peau blan- 
che, de leurs beaux yeux , de leur esprit, de... comme d'une 
pomme de terre. J'avance et soutiens, envers et contre tous, 
que les dames écossaises sont sans égales; et la pr/suve, c'est 
qu'elles-mêmes le disent. Mais trêve au sérieux : ya-t-il au 
monde langage qui aille mieux à une jolie bouche que le 
franc dialecte écossais ? Les femmes le parlent ici dans toute 
sa pureté. Enseignez , par exemple , à une de vos sœurs à 
prononcer le Whoar noeell I gong ^ en ouvrant la bouche aussi 
large que possible , et je gage ma vie qu'elle blesse au cœur 
le premier écoutant. 

» Dans ce pays , une coquette est une rareté; mais, en ré- 
compense , que d'envieuses prudes n'y trouve-t-on pas ! Ces 
jours-ci , comme j'entrais chez mylord Kilcoubry ( ne vous 
étonnez pas, mylord est un gantier), la duchesse d'Hamilton 
(cette belle qui a sacrifié sa beauté à son ambition, et sa paix 
intérieure à un titre et à un carrosse doré) vint à passer en 
équipage : son impotent époux, ou , pour parler plus juste , 
le gardien de ses charmes, était à ses côtés.' Aussitôt l'envie , 
sous la figure de trois femelles, commença à trouver faute à 
son irréprochable beauté. — a Quant à moi , dit la première, 
je pense et j'ai toujours pensé, que la duchesse avait le teint- 
beaucoup- trop rouge. » — « Je suis absolument de votre avis, 
reprit la seconde , je la trouve trop pâle; cette teinte lui donne 
quelque chose de maladif. » — « Je vous dirai , ajouta la troi- 
sième en minaudant, que la duchesse aurait une assez belle 

* Where I0<2i / 90 ? Les Écossais accentuent d'une façon particulière et en 
ouvrant beaucoup la bouche. 



(«k 



SUB OLIVIBH GOLSDMITH. 23 

bouche, sli ne lui manquait des lèvres. » A celle remarque, 
chaque dame resserra les siennes comme pour prononcer la 
lettre P. 

» Mais n'est-il pas malséant à moi , mon cher Bob, de mé- 
dire des femmes avec lesquelles je n'ai à peu près rien à dé- 
mêler? Il est certain qu'il y eu a ici de fort belles, et il n'est 
pas moins sûr qu'il y a aussi de fort beaux hommes pour 
leur tenir compagnie. Un pauvre diable , laid et sans le sou , 
n'est sociable que pour lui seul , et des douceurs de cette so- 
ciabilité le monde me laisse jouir à l'aise. La nature vous a 
départi un extérieur propre à charmer les belles, et la fortune 
ne TOUS a rien refusé de ce qui peut leur plaire. Je ne vous 
envie pas ces biens , mon cher Bob , tant que je puis demeurer 
tranquille dans mon coin , riaut de ce monde et de moi- 
même , l'objet le plus ridicule qu'il renferme. Mais vous voyei 
que le spleen me gagne , et peuUèlre l'accès durera-t-il jus- 
qu*à votre réponse. Je sais que les nouvelles n'abondent pas à 
Ballymahon ; donnei4e9 toujours telles quelles. Tout ce qui me 
\iendra de vous sera bien venu. — Georges Gonway a-t-il en- 
fin mis une enseigne ? John Binely a-t-il cessé de boire la 
goutte ? Tom Âllen s'esl-il donné une perruque neuve ? Mais 
je TOUS laisse è choisir ce que vous m'écrirez. Sachez du moins 
que tant que je vivrai vous aurez un véritable ami en votre 
dévoué , etc. '. 

» OUYIBR GOLDSHITB. » 



Âpres un séjour de dix-huit mois à Edimbourg , où il fit 
maigre chère et vécut tristement , il obtint de son oncle la 
permission d'aller continuer ses éludes à Paris cl à Montpellier, 
il s'embarqua donc pour Bordeaux ; mais une tempête le jeta 
dans un port d'Angleterre avec six ou sept Écossais voyageurs 
comme lui. Se trouvant tous d'humeur joviale , ils passaient 



1 Dans sa Notice , Walter Scott ne cite que quelques ligues de cette lettre : 
elle m'a paru curieuse à donner en entier comme échantillon du style épis- 
tolaire de l'auteur du Ficaire de ïFakefteld. Tous les détails qui précèdent 
sur son enfance , son séjour au collège , ses aventures de jeunesse , sont em- 
pruntés à TouTragede Prior , récemment publié : Li/e 0/ Olivier Cold^ith^ 
% gros vol. in-8^ 



24 PfOTlCB 

au mieux leur temps dans une auberge , quftnd ils furent ar- 
rêtés , comme coupables d'ayoir cherché èi embaucher au ser- 
vice du roi de France les sujets de Sa Majesté britannique. 
Goldsmith s^efforça de prouver son innocence ; mais il n'en 
passa pas moins une quinzaine en prison , et aima mieui 
laisser croire quUI avait été arrêté pour dettes , que de divul- 
guer la vérité, qui eût nui h sa carrière. Cet incident fut 
d^ailleurs providentiel , car le vaisseau sur lequel il eât con- 
tinué son voyage, si la prison n*y eût mis obstacle, fit nau« 
frage à Tembouchure de la Garonne, et périt corps et biens. 
Un autre navire allait faire voile pour la Hollande ; chan- 
geant de projet avec sa mobilité ordinaire, Goldsmith s'y 
embarqua , et se rendit à Rotterdam , dans l'espoir , selon k» 
uns , de gagner sa vie en enseignant l'anglais aui Hollandais , 
et, selon les autres, de suivre les cours du grand anatomiste 
Albin us et du célèbre chimiste Gaubius , tous deui professeurs 
à Tuniversité de Leyde. Cette soif d'études n'était cependant 
qu'un prétexte qu'il donnait aux autres et à lui-même pour 
satisfaire ses penchants vagabonds. 

Sans cesse exposé aux tentations qui ne l'assaillaient jamais 
euvain , il joua , gagna , perdit, à Leyde comme à Edimbourg, 
comme à Dublin , et , dépouillé de son dernier sou , commença 
son tour du monde , ayant pour tout bagage une chemise sur 
le dos , et pour unique ressource une confianco illimitée en 
la Providence. C'est dans le récit animé du fils aîné du vi- 
caire qu'il faut lire ses aventures de voyage et les expédients 
auxquels il eut recours. Bien qu'il ait interverti l'ordre 
des faits, et placé son séjour à Londres avant ses excursions 
lointaines , à chaque ligne on reconnaît sa propre histoire. 
Entraîné par ses souvenirs, il a même négligé la partie mo- 
rale. Georges est un assez triste héros de roman ; mais que 
de vérité dans ce caractère insouciant^, spirituel , également 
capable du bien et du mal , vagabond par nature et par choix, 
ayant cependant un fonds d'honneur et un bon naturel ! C'est 
une curieuse étude de Goldsmith faite par lui-même. Bohé- 
mien civilisé, il eut l'art de parcourir l'Europe è pied et sans 
argent. En Allemagne et en Flandre, c'est son violon ou sa 
ilûte qui lui valent du pain et un gîte. Parfois aussi il paye 
de son éloquence et raconte les traditions de son pays natal aux 



SUB OLIVIER 60LSDHITB. 2.S 

paysans ébahis , comme jadis il l'a vu faire aui bardes erraoU 
d'Irlande. Plus d'une fois il poursuivit sur un sol élranger ces 
émoltons de son enfance. En Italie, où son savoir musical était 
moins estimé, il allait de couvent en couvent, d'université en 
université, soutenant des thèses théologiques et philosophiques, 
battint ou battu , mais nourri et logé aux frais de sa parole. 
Il s'arrêta plusieurs mois à Padoue , et prit , dit-on , ses degrés 
de docteur à Louvain. Un voyage entrepris dans des circon- 
stances aussi singulières et par un si bon juge de la nature 
humaine eât fait le sujet d'uu livre des plus amusants. On ne 
comprend pas que Goldsmith , toujours en quête de ressour- 
ces littéraires, n'ait pas songé à tirer parti de ces matériaux. 
Il n'en reste que la rapide esquisse qu'il en a donnée dans le 
Yicaire , son poème du Voyageur ^ et quelques fragments épars 
çà et là dans ses ouvrages , surtout dans son Histoire de la 
nature animée , où ces passages trop rares jettent beaucoup 
de vie et de charme. Du reste, il appréciait bien tous les avan- 
tages de cette façon de voyager : « Les contrées, dit-il quel- 
que part , prennent un aspect tout différent , selon la manière 
dont on les visite. Un homme qui roule k travers l'Europe 
en chaise de poste, et le pèlerin qui chemine pédestrement , 
tirent de ce qu'ils voient des conclusions très -opposées : 
« Haud inexpertw laquor, n 11 erra environ dix-huit mois de 
la Hollande en Flandre , en Allemagne, en Italie, en Suisse, 
en France, tourè tour précepteur, étudiant, musicien, doc- 
teur. Â Paris, il assista au cours alors très en vogue du chi- 
miste Rouelle, qui venait de découvrir la composition du 
diamant. Peut-être dât-il à quelque lettre d'introduction ou à 
quelque rencontre fortuite l'honneur d'être présenté à Vol- 
taire et à quelques beaux esprits de son temps ^ Enfin , après 
deux ans d'absence, il regagna l'Angleterre, vers 1756. 

La pauvreté l'y attendait avec toutes ses horreurs. Ses pa- 
rents et ses amis d'Irlande avaient depuis longtemps cessé de 
lui faire passer de l'argent. Forcé , sous peine de mourir de 
faim, d'entrer comme sous-maltre dans une pension , il y fut 
abreuvé de mille dégoûts : «r Je me couchais tard et me levais 
tôt. Le maître me faisait la moue ; la maîtresse me détestait 

' Voyex la note 51 du Ficaire. 



226 NOTICE 

à cause do ma laideur. J^étais harcelé par les enfante , el je 
ne pouvais aller chercher un peu de politesse et dVgards au 
dehors. » Il conserva un si poignant souvenir de cet esclavage, 
que quelqu^un ayant par hasard nommé devant lui , en plai- 
santant, la pension à laquelle il avait été attache, il rougit, 
et demanda si Ton prétendait Tinsuller. 

N^y pouvant plus tenir, il entra comme aide , ou plutôt 
comme homme de peine , chez un chimiste. Pou de mois 
après, il apprit qu'un de ses anciens condiscipl(>s était à 
Londres , et se présenta pour le voir. 11 se plaisait souvent à 
raconter leur première entrevue. « G^était , disait-il , un di- 
manche : j'avais mis , comme on le pense bien , mes plus 
beaui habits; et pourtant Sleigh ne me reconnut pas. C'est 
là une de ces épreuves que La pauvreté impose aui malheu- 
reux !... Mais peu à peu la mémoire lui revint; je retrouvai 
son cœur d'autrefois aussivif, aussi chaud que jamais. 11 par- 
tagea sa bourse avec moi tant qu'il resta à Londres, et son 
amitié me fut sûre et fidèle. » 

Ce secours inespéré el Tappui zélé de son compatriote lui 
permirent de s'établir comme médecin dans le voisinage du 
Temple ^ Les clients vinrent en foule, mais non les hono- 
raires. Pourtant Goldsmith ne négligeait point les apparences, 
si nécessaires pour réussir dans un certain monde. Il s'était 
tout d'abord acheté un habit de velours , d'occasion , il est 
vrai , mais encore propre ; malheureusement Tétofle un peu 
mûre céda et se déchira sur le devant. On y mit une pièce, 
hélas! trop évidente; et le pauvre docteur, sentant que ce 
fâcheux symptôme pouvait entraîner sa ruine , eut recours à 
Texpédient qu'Harpagon indique à la Merluche; il appliqua 
son chapeau sur la tache , et Ty maintint fortel ferme , contre 
vents et marée, exposant sa tête nue aux ouragans et aux 
averses , plutôt que de laisser voir sa misère. Cependant quel- 
ques malins amis surprirent son secret, et l'en raillèrent dans 
des temps plus heureux^. 

Mais, pauvre ou riche, c'était la même imprévoyance et la 
même largesse. Rencontrait-il un mendiant, il lui donnait 
tout ce qu'il avait sur lui , quitte à jeûner le jour même et 

I École de droit et quartier des ébidiaDts à Londres. 



SUB OLIVIBB OOLSDHITII. 27 

le lendemain. H lui élail arrivé, à Tâge de quinie ans , de se 
défaire de ses couvertures et de ses habits en faveur d*uno 
pauvre veuve, transie de froid, quUI avait trouvée un soir 
k la porte de son logement. Un frisson lui ayant rappelé, la 
nuit , qu'il n'avait plus rien pour se couvrir, il fendit son lit 
de plume , et s'y blottit comme dans un sac. De même que les 
sauvages , il eût donné son lit le matin , sans songer qu'il 
avait à se coucher le soir. Au plus fort de sa détresse, un 
aventurier vint lui confier qu'il allait manquer sa fortune , 
fiiute d'une ou deni guinces. Certaine duchesse dont la pro- 
tection pouvait l'élever, disait-il, au faite des grandeurs, 
avait une prédilection toute particulière pour les souris blan- 
ches. Il en avait découvert deux à acheter, sans tache et les 
plus jolies du monde ; mais la «>nime dépassait ses moyens. 
Goldsmilh, qui n'avait pas une guinée à sa disposition, lui 
remit sa montre pour aller l'engager. Il est inutile de dire 
qu'il ne vit plus ni l'homme, ni la montre, Di les rares 
souris blanches. 

La compagnie mêlée au milieu de laquelle il vivait, moitié 
par entraînement , moitié par nécessité, l'exposait à être sou- 
vent dupe de pareils tours , et sa crédule bonhomie en faisait 
une proie facile pour les aigrefins. Il est probable qu*H a 
peint d'après nature le rusé Jenkinson , et l'éditeur de Pro- 
perce, qui figure dans l'histoire de Georges, ainsi que les au- 
teurs faméliques avec lesquels il se lamentait du peu de 
succès de ses opuscules; car, la médecine lui donnant à 
peine du pain, il songea à recourir aux belles-lettres. 11 écri- 
vait , compilait , travaillait pour le compte d'un libraire quHI 
avait rencontré par hasard chez un de ses clients , et qui s'é- 
tait engagé à lui fournir la table et le logement pour une 
année, avec un modique salaire, à la condition qu'il alimen- 
terait un journal qui paraissait tous les mots. Le matin , en 
perruque de docteur, en habit de velours , Goldsmith courait 
voir ses malades, quand il en avait; le soir, déposant son 
faste pour la livrée plus modeste des muses, vêtu d'un habit 
noir râpé , les poches pleines de paperasses et la tête de projets, 
il allait de café en café glanant des nouvelles et dos maté- 
riaux pour sa tâche du lendemain. Cependant l'horizon s'é* 



28 NOTICE 

claircissail : sans éli'c riche, il n*élait déjà plus pauvre. C'est 
alors qu'il écrivit à son beau-frére : 

« Vous pouvez facilement imaginer quels obstacles j^ai eus 
à vaincre, isolé comme je Tétais, sans amis, sans recom- 
mandations y sans argent , sans impudence , et cela dans un 
pays où il suffit d^êlre né Irlandais pour ne pas trouver d'em- 
ploi. Beaucoup de gens, en pareille circonstance, euasent Rui 
par Feau ou par la corde. Malgré toutes mes folies , j'ai eu 
assez de principes et de force pour résister à cette double ten- 
tation. 

» Je suppose que vous désirez savoir quelle est ma situation 
actuelle. Comme elle n'a rien dont je doive rougir et que le 
genre humain puisse blâmer, je ne vois pas de raison d'en 
faire. mystère. Bref, avec trè»-peu de pratique comme mé- 
decin , et une trè^-mince réputation comme poète , je trouve 
moyen de vivre. Il n'y a rien de tel que la pauvreté pour bous 
introduire dans le sanctuaire des muses; seulement elle 
devrait nous quitter à la porte. Mais le mal est qu'elle entre 
de compagnie , et que , d'introductrice devenue nuiitresse du 
logis , elle en fait les honneurs. 

• En apprenant que j'écris , vous allez, sans nul doute, 
vous imaginer que je meurs de faim , le nom d'auteur vous 
rappelant naturellement un grenier et ses misères. Je ne juge 
pas à propos de détromper mes amis sur ce point; mais , que 
je manf^e ou que je jeûne', que je sois logé au premier ou au 
cinquième étage, je me souviens toujours d'eux avec ten- 
dresse. Mon pays même a une large part dans mes affections. 
Inexplicable amour que ce mal du pays î comme le nommeq^ 
les Français: inexplicable du moins de la part d'un homme 
qui n'y a jamais été grandement choyé, et qui n'en a rap* 
porté pour tout bien que son 6rojjrti6* et ses sottises. Assurément 
mon affection est aussi ridicule que celle de cet Écossais qui 
refusa de se laisser guérir de la gale , parce qu'elle lui remet- 
tait en mémoire sa femme cl bonny Inverary. n 
Après un piquant tableau des plaisirs peu rafQnés de l'ir- 

1 L'accent irlandais, presque auftsi fort que Taccent gascon, est un sujet 
d'éternelles railleries pour John Bull , qui reconnaît partout , à ce signe in- 
délébile , son homme lige , le pauvre Paddy, 



■■ H > ■■ ^ ■■^■^^^^i^^^^W^Pi^l^^P— fg— 



SUA OLIVIER G0LSDM1TII. 29 

lande, de son ignorance , de ses supcrsU lions, il sMtonne en- 
core do ne pouvoir sVn passer, et dMprouver loin d'elle toules 
les angoisses de Tabsence. Puis, par un retour de cœur: 
« C^est , dit-il , quo vous, rnon cher ami , et un petit nom- 
bre de personnes qui font exception è la loi générale , habitez 
là-bas et me manquez ici. » Il se promet d'aller passer trois 
semaines dans son pays natal : § Mais , croyez-moi , ajonle-t-it, 
jMrai uniquement pour vous voir, non pour faire de Teffet ou 
lever des impôts. Je no veui ni exciter Tenvie, ni«otliciter 
les faveurs ; et par le fait, les circonstances s'y opposent; car 
je suis trop pauvre pour être un objet de curiosité , et trop 
riche pour avoir besoin de secours. » 

11 entreprit de publier par souscription un Essai sur la lit- 
tératttre polie de V Europe , et en appela au crédit de ses «mis 
pour recommander l'ouvrage. D'un tour de roue , la fortune 
l'avait rejeté au point d'où il était parti ; mais il ne se laissait- 
pas abattre. Dans une lettre récemment retrouvée, et adres- 
sée k son ancien correspondant Bob , il plaisante gaîmont 
sur les rigueurs du sort et sur la vengeance qu'en tirera la 
postérité. ' 

« Je suis sérieusement en colère de votre silence. 

Savez-vous bien , monsieur, qui je suis , et ce que je suis? 
Savez- vous bien qui vous avez offensé ? Un homme dont la 
réputation littéraire peut être un de ces jours discutée avec le 
plus profond respect dans un commentaire allemand ou un 
dictionnaire hollandais; dont vous verrez probablement le 
nom précédé d'un Doetissimus dœtissimorum ^ ou affublé 
d'une longue terminaison latine, comme qui dirait Goldsmi- 
thitu ou Gubblegurchius , ou quelque autre son aussi rude à 
l'oreille qu'une râpe de noil muscade à la langue I Méditez 

là-dessus. Malédiction, monsieur! Qui suis-je? J'avoue 

que mes pervers contemporains ne m'ont pas rendu jusqu'ici 
les honneurs auxquels j'ai droit. Je n*ai pas encore vu mon 
visage se réfléchir en vives teintes rouges ou blanches sur les 
enseignes des faubourgs; les fabricants de mouchoirs de 
poche ne connaissent encore ni mes mérites ni ma physiono- 
mie, et les tourneurs de tabatières eux-mêmes n'ont pas 
encore travaillé |à ma célébrité. Mais ce sont autant de Van- 
dales, de barbares , d'ignorants. Un jour viendra , gardez-vous 

3* 



80 NOTICE 

d'en douter (et puissicz-voiis vivre encore une couple de cen- 
taines d^années pour voir ce jour), où les Scaiigers et les 
Daciers juslineront mon ciiraclère , donneront au public de 
savantes éditions de mes œuvres , enrichies de copieux com- 
mentaires du texte. Vous verrez comme ils traiteront les 
lourds critiques qui me dédaignent maintenant , ou qui ose- 
raient m^altaquer alors I comme ils se lamenteront que tant 
de génie ait été méconnu I Si jamais mes ouvrages se font 
jour jusqu'en Tartarie ou en Chine , savez-vous ce qui ad- 
viendra? Supposons un Chinois Owanowitzer instruisant an 
Tartare Chianobacchi : vous voyez que j'emploie des mots 
chinois pour montrer mon érudition, comme je ne manquerai 
pas de montrer tout à Theure celle de mon Chinois, en le 
faisant parler comme un Anglais. Voici à peu près le sujet de 
la leçon : 

» Olivier Goldsmith florissait du dix-huitième au dix«neu- 
Yiéme siècle. Il vécut juaqu^à Tâge de cent trois ans , et peut 
à juste titre être appelé le soleil de la littérature et le Confu- 
cius de TEurope. Une foule de ses premiers écrits, à Téternel 
regret du monde savant, sont restés anonymes, et se sont 
probablement perdus , parce qu^ils étaient confondus avec 
d'autres. Le premier ouvrage avoué par lui, que possède 
Tunivers, a pour titre: Essai sur l'état actuel du goût et delà 
littérature en Europe; livre qui vaut son poids, non d'or, 
mais de diamants 1 II y explique avec une rare profondeur ce 
qu'est le savoir , et ce qu'il n'est pas. Il y démontre que les 
sots ne sont point hommes d'esprit , et qu'il y a pourtant 
beaucoup d'hommes d'esprit qui ne sont que des sots! 

» Mais comme je ne veux fatiguer ni mon philosophe chi- 
nois, ni vous, ni moi, je terminerai là mon panégyrique, 
afin de vous laisser le temps d'admirer. Je me sens rooionéme 
en verve d'admiration. Permettez donc que je contemple mon 
futur individu , et , comme disent les écoliers, que je mette 
pied à terre pour me regarder passer à cheval. Eh bien! 
maintenant que me voilà descendu de mon Pégase, où diable 
est moi? Dieu juste! ici, dans un grenier, écrivant pour 
un morceau de pain , et m'allendant à être harcelé et harassé 
par ma laitière , qui veut que je lui paye son mémoire! 

» Quoi qu'il en soit , mon cher Bob , dans la pénurie ou 



SUB OLIVIEB GOLSDMITH. 3f 

TafOucnce , grave ou gai , je suis et serai toujours tout & 

TOUS, w 

Il destinait les proOts de la souscription à s*équiper pour 
un voyage d*Asie, la compagnie des Indes .rayant nommé 
médeein-cliirurgien d'un des OQUiptoirs de la côte de €oro- 
mandel. On lui avait représenlé ce poste comme trés-avan- 
tageux , et c*est ce qui le décidait. 

• J^aî peut-être tort , écrivait-il à son beau-frère , de ne pas 
me oontenter de ce que je possède, quelque peu que ce soil. 
Car, si. je viens à me demander sérieusement de quoi ai-je 
besoin? Je n^ai rien à répondre. Mes désirs sont aussi capri- 
cieui que cette femme grosse qui voulait un morceau du nés 
de son mari. Je ii*ai point de certitude que tout ce que Foo 
me dit soit vrai ; et pourquoi ne vivrais-je pas comme tant 
de gens de plus de mérite que moi , qui se sont tirés d^aflaire 
avec do plus minces ressources?. •• D'autre part, quand je songe 
que je puis acquérir une indépendance aisée pour le reste de 
ma vie , quand je pense à la dignité que réclame la philoso- 
phie pour s'élever au-dessus du mépris et du ridicule ; quand 
je pense , disrje , à tout cela , je me sens prêt à embrasser 
toute occasion de rompre avec le vulgaire , de me séparer de 
lui par les circonstances comme je le .suis déjà par les senti- 
ments. » 

11 était dans la nature de Cîoldsmith d^avoir de ces élans , et 
dans son caractère de ne jamais les suivre, i Je manque, 
dit-il plus loin , de fermeté par constitution , et de cette dis- 
position virile qui seule fait les grands hommes. Cependant 
je m'amenderai , puisque je connais mes défauts. » 

C'était chose plus facile à dire qu'à faire. Soit irrésolution 
habituelle, soit que les fonds lui eussent manqué, il renonça 
bientôt au voyage de Tlude , et se mit sur les rangs pour être 
nommé aide-chirurgien dans un hôpital ; il échoua , et re- 
tomba de toute la hauteur do ses espérances à la merci du 
libraire GriOQth , dont il avait eu à se plaindre, et avec lequel 
son engagement n'avait pu tenir que cinq mois. Il recom- 
mença donc à vivifier de son esprit le style lourd et terne de 
quelques Revues , et à dépenser plus d'intagination qu'il no 
lui en eût fallu pour faire un livre à composer des articles en- 
fouis dans les journaux, « à côlé d'annonces et de recettes pour 



32 NOTICE 

guérir les morsures (les chiens enragés. » Cependant plusieurs 
de ses essais furent remarqués ; on en parla , ou le pilla, et , 
pour mettre un terme à ce brigandage, il les tit imprimer 
sous son nom. Dans la préface , il se compare à un homme 
gras au milieu d^affamés , qui , lorsque ses compagnons de 
souffiranoe se proposent de se régaler du surplus de sa per- 
sonne y revendique au moins la première tranche. 

Encouragé par ce succès , il fit paraître à courts intervalles 
ses Lettret d'im Philotopke chinois , imitation des Lettres per- 
sonei de Montesquieu , fort au-dessous du modèle , mais qui 
n'en ont pas la licence. Il n'y aborde nulle part les hautes 
questions traitées par le légiste français, et se borne à des 
critiques de mœurs , vives , spirituelles , réservées , mais sans 
profondeur. Elles plurent néanmoins au public , et une 
nouvelle édition fut publiée sous le titre du Citoyen du 
Monde. Goldsmilh se trouvait alors en relation avec Ri- 
chardson et SmoUctl : il s'était frayé un chemin jusqu'à 
Johnson , ce pacha de la littérature anglaise , ce Léviathan 
du 18*" siècle , comme on le nommait plaisamment , dont 
les arrêts faisaient et défaisaient les réputations, et dont 
les moindres paroles , dûment enregistrées par son biographe 
Boswell , remplissent aujourd'hui dix volumes. Goldsmith 
eut le bonheur de plaire à ce monarque, qui voulait , comme 
l'auteur du Vicaire en fit plus tard l'observation , changer à 
son profit la république des lettres en une monarchie absolue: 
cependant il se montra bon prince avec son nouveau protégé ; 
il le loua , le défendit contre les attaques des envieux , traita 
les faiblesses de l'homme avec indulgence , tout en encoura- 
geant les inspirations du poète avec une affectueuse supé-* 
riorité. 

Ce fut au commencement de leur liaison que la nécessité , 
qui a fait fiiire tant d'oeuvres remarquables, dicta à Goldsmith 
son Ficaire de Wakefield. Johnson se chargea du placement du 
manuscrit , et raconte lui-même en ces termes comment la 
chose se passa : « Je reçus un matin , dit-il , un message dn 
pauvre Goldsmith , qui m'écrivait qu'étant fort empêché et 
hors d'état de venir me voFr, il me suppliait de passer chez 
lui le plus tôt possible. Je lui envoyai une gui née , et promis 
de ne pas me faire attendre. J'y allai en effet dès que je fus 



SUR OLIVIER GOLSDMITH. 33 

liabillé ; il était dans un violent état dVxaspération contre son 
hôtesse , qui l'avait fait arrêter pour dctti^. Ma guincc avait 
déjà été échangée contre une bouteille de vin do Madère , et il 
en avait un verre devant lui. Je bouchai la bouteille, renga- 
geai à se calmer, et commençai à chercher avec lui des 
moyens de le tirer d'embarras. Il me dit alors qu^il avait un 
roman prêt à livrer à Timpression , et me le montra. Je le 
parcourus , j^en vis le mérite ; et ayant assuré à sa persécu- 
trice que je serais bientôt de retour, j'allai chez un libraire, 
et lui vendis l'ouvrage soixante louis. Je rapportai la somme 
& Goldsmilh , qui paya son loyer, non sans gourmaodor 
l'hôtesse d'avoir si mal agi. » 

Quoi qu^ait pu dire Johnson après coup de sa perspicacité , 
il est probable qu'il ne fut pas tout d^abord frappé dos mérites 
du Vicaire de Vakefield , et qu'il n'en prévit pas plus Tim- 
mense suiecès que le libraire , qui , après avoir acheté le 
manuscrit, le garda doux ans par devers lui , et n'osa l'im- 
primer que lorsque la publication du Voyageur eut assuré la 
réputation de Goldsmith. 

€e poème remarquable valut enfln à son auteur la célé- 
brité à laquelle il aspirait depuis si longtemps. C'était le 
fruit de ses voyages : il y avait resserré en quelques vers ner- 
veux et concis ses impressions sur les contrées qu'il avait 
parcourues, ses jugements sur les peuples qu'il avait visités. 
La première partie, composée en Suisse, avait été envoyée à 
son frère Henri, auquel il dédia Touvrage plus tard. Au mi- 
lieu d'ennuis toujours renaissants, ot malgré le gaspillage 
obligé de sa pensée , te poète revenait sans cesse à son œuvre 
èe prédilection : il en élaguait certains passages , en ajoutait 
de nouveaux, et ne se lassait point de corriger. llproOla deson 
intimité avec Johnson pour lui soumettre son poème. Ils le 
revirent ensemble, et l'habile critique aida, dit-on, à lui 
donner ce poli élégant , celte pureté classique , qui le placè- 
rent si haut dans l'estime des juges éclairés. 
. Les Revues l'annoncèrent avec éloge. Mi\ par un louable 
désir d'en hâter la popularité, Johnson le lut dans des cer- 
cles choisis, et l'impression fut tellement favorable, qu'à la 
suite d'une de ces lectures, miss Reynolds, qui avait vu Golds- 



34 NOTICE 

mllh chez son frère , et l^avait pris on aversion à cause de 
sa laideur, sVcria « que désormais elle ne pourrait plus le 
Ironver laidl • Des hommes distingués le recherchèrent et lui 
offrirent leur amilié. Jaloux de s'élever au niveau de tant 
d'honneurs, Goldsmith prit le costume officiel de médecin, 
le manteau écarlate, la perruque, la canne à pomme d'or, 
et se Qt présenter au Club littéraire , composé alors de tous 
les beaux esprits du jour. Il lui en coûta cependant de 
renoncer à ses anciennes habitudes , de déserter les lieux 
de laudez-vous publics, où il trouvait à s'amuser à peu 
de frais. Aussi disait-il quelquefois avec un soupir: « 11 faut 
s'Imposer de bien grands sacrifices pour être admis dans la 
bonne compagnie : me voilà banni d'endroits où je riais tout à 
mon aise et passais mon temps fort agréablement \]9 

Dans le nouveau monde où il avait voulu avoir accès, il ne 
riait plus, mais on riait de lui. Ijb mélange de candeur et de 
crédulité qui faisait le fond de son caractère, une certaine 
lenteur à trouver le mot juste , une sorte d'étourderie de pen- 
sée qui , dans la conversation , le menait parfois h l'absurde, 
une vanité naïve et sans discernement , des manières gauches 
et un peu vulgaires, le livraient presque sans défense aux 
railleurs. Ses qualités mêmes lui étaient imputées à mal. Il est 
curieux de voir de quel point de vue un baronnet anglais juge 
la conduite de l'homme de lettres dans une circonstance dé- 
licate où Goldsmith montra, à la vérité, peu de tact, mais 
beaucoup de cœur et un rare désintéressement. 

« J'avais une audience , dit sir John Hawkins , du feu duc , 
alors comte , de Northumberland ; je trouvai Goldsmith dans 
l'antichambre , et lui demandai ce qut l'amenait. — Uneinvf- 
tation de sa seigneurie , me dit-il. J'abrégeai mon affaire, et 
en donnai pour raison que le docteur Goldsmith attendait au 
dehors. Le comte me demanda si je le connaissais. Je répondis 
que oui , ajoutant ce que je crus propre à le recommander. Je 
me retirai , et l'attendis dans la première salle afin de le ra 
mener chez lui. Lorsqu'il sortit, je m'avançai à sa rencontre, 
et m'informai du résultat de rentre\ue. Le comte , répli- 
qua-t-il , m'a dit qu'il avait lu mon poème , qu'il en avait 
été ravi; que, nommé lord lieutenant d'Irlande, et ayant 



*tm 



SUB OLIYIBB OOLSDMITH. 35 

appris que j'étais Irlandais, il désirait faire quelque chose 
qui me fût agréable ! — Et qu^avez-vous répoudu à une offre 
si gracieuse? — Rien, sinon que j'avais là-bas uu frère ecclé- 
siastique qui avait besoin d'appui; que, pour moi , je comp- 
tais peu sur les promesses des grands, et m'en reposais sur 
les libraires du soin de me faire vivre; que c'étaient, à mon 
sens, mes meilleurs amis, et que je n'étais point disposé à 
les abandonner pour d'autres. — C'est ainsi, continue le ba- 
ronnet, que cet idiot entendait les affaires de ce monde, se 
jouait de la- fortune, et repoussait la main qui s'offrait à 
l'aider. » 

Sans l'accabler d'un si brutal dédain , ses autres nobkes 
amis ne laissaient échapper aucune occasion de lui tendre dos 
pièges, où y de son côté, il était toujours pris. Un jour, que 
Burko traversait la place de Leicester, allant dîner choc sir 
Josué, il aperçut Goldsmithau milieu d'une foule de curieui 
qu*attiraieut le costume et Faspect singulier d'étrangères qui 
s'étaient mises aux fenêtres d'une dos maisons du square. 
Burke poussa du coude la personne à laquelle il donnait le 
bras. « Voyez-vous Goldsmith , dit-il , debout, les deui mains 
dans ses poches , absorbé par quelque profonde méditation ? 
—Oui. — Ëh bien, observez ce qui se passera tout à l'heure 
entre nous. » Ils continuèrent leur route, et arrivèrent chez 
sir Josué : Goldsmith ne tarda pas h les suivre. Burke lui ren- 
dit à peine son salut, et affecta la plus grande froideur. Son 
ancien condisciple, d'abord vezé, puis inquiet, finit par lui 
demander en quoi et comment U avait eu le malheur de l'of- 
fenser. Burke refusa de s'eipliquer. Enfin , après beaucoup 
d'instances: « Puisque vous le voulez absolument, dit-il, je 
TOUS avouerai que je ne puis rester lié avec un homme qui 
s'afGche d'une manière aussi inconvenante que vous venez 
de le faire sur la place publique ! » Goldsmith proteste avec 
beaucoup de vivacité qu'il ne sait de quoi il s'agit. « Com- 
ment I reprend Burke , ne vous étes-vous pas écrié , il n'y a 
qu'un instant: Il faut que ces gens soient bien stupides pour 
s^arrêter à regarder avec tant d'admiration ces Jézabels fardées, 
tandis qu'ils laissent passer un homme de mon mérite sans 
seulement y prendre garde? u 

Goldsmith^ frappé d'épouvante , s'écria : « Sûrement, mou 



86 nOTICE 

cher ami , je o'ai pas dit cela. -— Si vous ne Taviei pas dit ^ 
comineot raurais-je su ? répliqua Burke. — C'est vrai , ré- 
pondit Goldsmith en toute humilité : j'en suis désolé, c'était 
trés-ridicule 1 Je me rappelle bien que quelque chose de pareil 
m'a passé par Tesprit , mais je ne croyais pas Tavoir dit haut. » 

Malgré ce trait de malice , Burke aimait sincèrement Golds- 
mith ; il n'en était pas de même de Boswell, qui lui enviait 
Famitié de Johnson , du comédien Garrick, qui le harcelait 
de mille petites épigrammes , et de la foule qui suivait la 
chasse des qu'un des chefll avait donné le signal. Quand 
Goldsmith commença à trouver que les choses allaient trop 
loin , il prit sa revanche avec autant d'esprit que de bon goût ; 
H écrivit sa célèbre pièce de vers kitilulée leê Représaillet. 
Tout le club y était passé en revue. Les caractères et les dé- 
fauts de chacun y étaient peints avec plus de vérité que de 
fiel. C'est une satire où il y a do ta bonhomie et du mordant 
sans que l'un nuise à l'autre. L'épitaphe de Garrick est un 
modèle de mesure et de finesse. Il est impossible de mieux 
flageller les ridioules et les travers de Tliomme, tout en fai- 
sant largement la part de ce qu'il avait de bon. Johnson, 
CumbeHand et Ueynolds furent seuls épargnés. Cette saillie 
eui l'eflet qu'en attendait l'auteur : elle rétablit l'équilibre 
entre lui et ses compagnons. 

Il avait de nouveau abandonné la médecine, ou plutôt elle 
l'avait abandonné, et il ne subsistait plus que des travaux 
littéraires qu'il expédiait au jour le jour, sans les signer, à 
la solde du Kbraire Newbery, qui lui en payait le montant 
d'avance en billets de 8 à 10 louis. 11 publia ainsi une Vie de 
Voltaire, plusieurs traductions du français, un Choix de 
Poésies y des lettres sur Thistoire d'Angleterre, attribuées à 
lord Lyttlcton, qui contiennent un excellent abrégé des an- 
nales de la Grande-Bretagne. 

Pendant qu'il travaillait à cette compilation , il lisait cha- 
que matin les œuvres de Hume, de Rapin, quelquefois de 
Kennett, à peu près ce qu'il lui en fallait pour faire le sujet 
d'une lettre , prenant note au fur et à mesure des passages 
qui le fraflpaient, et y ajoutant ses remarques. 11 sortart en- 
suite à pied ou à cheval y avec un ou^deux amis, rentrait pour 
élner, passait le reste du jour à table, non à boire (il n'en 



SUR OLIVIER GOLSDMITH. 37 

eut jamais l^habttudc ) , maïs en joyeuses causeries. Lorsqu^il 
monlail se coucher , il emporlait ses livres et ses papiers , et 
écrivait ordinaîremeot un chapitre dans son lit, avant de 
s'endormir , avec autant de facilité quUl en eût mis à écrire 
une lettre ordinaire. Tous ces matériaux étant préparés d'a- 
vance, ce dernier travail lui coûtait peu. 

11 nt de même ses Abrégés de l'histoire de Rome et d'Angle- 
terre ^ remarquables par la lucidité du style et par la manière 
nette dont les faits principaux sont présentés, sans commen- 
taires inutiles et sans détails oiseux. Cependant le ton général 
de son histoire d'Angleterre lui attira le ressentiment des 
wighs les plus zélés : ils Taccusèrent de trahir les libertés du 
peuple. « Dieu sait pourtant, disait-il, que je n'avais pas en 
tête une seule pensée pour ou contre la liberté. Je ne visais 
qu'à faire un livre de grosseur raisonnable, et qui, eomme 
dit Fécuyer Richard, ne Ht de mal à personne, s'il ne pou- 
vait faire de bien. » 

11 eût pu ajouter : « et qui me rapportât le pain du jour et 
du lendemain. » C'était là en effet son unique ambition dans 
ces travaux secondaires, auxquels il mettait quelquefois une 
négligence incroyable. On en raconte un trait tout à fait ca- 
ractérisiîque. 

Comme il s'occupait de son Histoire grecque, Cibbon 
entra un jour chez lui : « Vous ne pouviez venir plus à pro- 
pos , lui dit Goldsmith , voilà une heure que je cherche à me 
rappeler le nom de ce roi indien qui donna tant de tracas à 
Alexandre. » Gibbon, qu'amusait sa perplexité, voulant le 
railler et le punir de sa paresse à faire des recherches , lui ré- 
pondit : « Rien de plus simple, c'est Montezuma. » Golds- 
mith hésita un moment, comme s'il eût eu quelque grave 
scrupule ; puis il reprit : • Sans nul doute , vous devez avoir 
raison. » Et il écrivit Montezuma. Gibbon , le voyant prendre 
la chose au sérieux , craignit que la plaisanterie n'allât trop 
loin, et, se frappant le front, il s'écria au bout d'un mo- 
ment : « Non , non , je me trompais ; c'est Porus que j*ai 
voulu dire. » 

Une autre fois, étant à Windsor, il pria deux de ses amis 
de terminer en son absence une feuille de son Histoire natu- 
relle, qu'il avait laissée sur sa table, et qu'on lui demandait 

4 



38 NOTICE 

pour ri m pression. Il s'agissait d'ornilhologie; et plusieurs des 
volumes où il avait puisé étaient restés ouverts sur son pupi- 
tre. Les deui amis convoqués se trouvèrent ensemble à 
rheuredite, et se regardèrent en riant. « Avez- vous étudié 
les oiseaux? demanda Ton. — Pas le moins du monde , ré- 
pondit Tautre; et vous? — Moi non plus; à peine si je dis- 
tingue un cygne d'une oie ; mais mettons-nous toujours à 
Tœuvre. » Ils le firent , et sVn tirèrent presque aussi bien que 
Goldsmith, qui n'était guère plus grand naturalisle qu'eux. 
Johnson disait en parlant de celte entreprise : « Goldsmith 
écrit une histoire naturelle qui sera aussi vraie et aussi amu- 
sante qu'un conte arabe. » 

Nous devons ajouter, â Thonneur de Goldsmith, et en dé- 
pit de tous ces quolibets , qu'il avait loué une chambre dans 
une ferme à quelques milles de Londres , pour se rapprocher 
de ses modèles et les avoir sans cesse sous les yeux. Si son li- 
vre ne peut se classer haut comme science , il ofTre du moins 
. des points de vue intéressants , donnés dans un style tou- 
jours clair, souvent élégant, et animé de souvenirs person- 
nels qui prêtent du charme et de la vie aux descriptions. 

Goldsmith rechercha aussi les succès dramatiques; theGood 
ncttured Man ( le Bon Homme) fut joué au théâtre de Covent- 
Garden , le 29 janvier 1768. Le principal personnage , tou- 
jours dupe des antres et souvent de lui-même , était un cal- 
que plaisant des propres faiblesses de Tauteur, et le franc 
comique du caractère de Croaker sauva la pièce , que la scène 
des bailhs avait mise en danger. Goldsmith retira cinq cents 
louis des représentations. Il loua aussitôt un appartement au 
second, augmenta sa dépense , et se livra plus que jamais à 
son malheureux penchant pour les jeux de hasard. Les dettes 
et la misère revinrent bientôt de compagnie , et force lui fut 
de reprendre sa chaîne. Cependant ces fugitives heures de 
gloire allumèrent son ambition. II travaillait en secret à son 
Deterted ViUage, Quoique écrivant assez rapidement la prose, 
il était fort ieut dans ses compositions poétiques, non par 
stérilité d'imagination , mais parce qu'il passait beaucoup de 
temps à aiguiser le sentiment, à polir, à chercher l'expros- 
sioD. Il fut, de son propre aveu, cinq ans à réunir dans ses 
promenades les matériaux de ce poème , et deux ans à les 



SUR OLIVIEB GOLDSMITH. 3tl 

nieltre en œuvre. Il esquissait d^abord une partie de son plan 
en prose, et y jetait sans ordre toutes les idées qui lui ve* 
naient à Tesprit ; puis il commençait à les versifier ^ les choi- 
sissant ou les repoussant , selon qu^elles convenaient au 
sujet. Quelquefois il écrivait de suite plusieurs vers composés 
en marchant ; mais il 1^ revoyait avec un soin tout particu- 
lier y de peur qu'ils ne fissent tache. 11 montra un jour à Tun 
de ses amis le début du poème; il avait fait dix vers dans sa 
matinée , et paraissait ravi : il les récita avec une joie dVn- 
fant. « Vous conviendrez que ce n'est pas de trop mauvaise 
besogne, et que j'ai bien gagné mon congé ! Si vous n'avez 
pas d'autre engagement, vous devriez faire avec moi le di- 
manche du savetier, « 

. C'était ainsi qu'il avait coutume de nommer ses jours de 
grandes réjouissances , qui du reste se passaient de la façon 
la plus innocente. Trois ou quatre de ses amis intimes se réu- 
nissaient chez lui vers dix heures pour déjeuner ; à onze, on 
s'acheminait par la route de la Cité, à travers champs, jus- 
qu'à Highbury Born , où l'on dînait. A sIt heures du soir, on 
prenait le thé à White Conduit house^ et la journée se termi- 
nait par un souper au café Grec, au cjifé du Temple, ou # la 
taverne du Globe, dans Fleel-Street. On avait à dîner un fort 
bon ordinaire , deux plats et de la pâtisserie , à dix penc0 
( vingt sous ) par tête, y compris les deux sons pour le gar- 
çon, l^a compagnie se composait de quelques gens de lettres , 
d'étudiants en droit et de braves citoyens retirés du commerce. 
Toute la dépense de ce jour de fête ne s'élevait pas à plus de 
quatre ou cinq sfaellings (cinq ou six francs), pour lesquels 
on avait eu du grand air, de l'exercice, une nourriture 
saine, l'exemple de manières simples et naturelles, et i^ne 
conversation agréable. 

Le ViUage désert fut accueilli avec enthousiasme. Golds- 
mith avait osé y être lui tout entier. Ses souvenirs d'enfance, 
la maison paternelle, les plqs chers objets de ses affections, 
ces sites tant regrettés vers lesquels son cœur se tournait avec 
amour, il avait tout réuni dans un cadre heureusement 
choisi. La vérité, poétique et pleine de charme, n'y était 
pas un momeut altérée. Les plus humbles objets, ennoblis 
par les sentiments qu*ils rappelaient, devenaient importants 



40 INOTÏCE 

et pittoresques. LMditenr fit tout à la fois preuve d^intelli- 
gence et de générosité en envoyant cent louis à Goldsmith, 
qui nVn voulut , dit-on, garder que la moitié; mais la vente 
du poème lui rapporta plus lard bien au delà. Lissoy, près 
de Ballymalion , dont son père et son frère avaient eu succes- 
sivement la cure y est le lieu qu^ii a peint. On montre encore 
avec orgueil Téglise qui couronne fa hauteur voisine, le mou- 
lin et le lac. Le buisson d^aubépinc a subi les inconvénients 
de sa c<^lébrité : il a été mutilé par les admirateurs du poète, 
qui en ont tiré des cure-denls, des boîtes, et d'autres reliques 
classiques. Nous eussions mieux aimé , pour notre part , le 
laisser fleuri et debout , vivant et verdoyant comme les vers 
qui Tout immortalisé. Qui ne se rappelle la touchante pein- 
ture du pasteur « cher à toute la contrée, et plus que riche 
avec quarante louis par an ? » C^était un dernier hommage 
rendu par Goldsmilh aux vertus de son père et de son frère 
aîné. 

Peu après la publication du Village désert^ il fît représen- 
ter une pièce intitulée She stoops to conquer (Elle se courbe 
pour vaincre) i. « Si le but d^uue comédie est de faire rire, 
dit Johnson, jamais pièce ne remplit mieux son mandat. » 
Cependant le succès fut contesté. Lors de la première repré- 
sentation , Goldsmith se promenait,^ entre sept et huit heures, 
dans le parc de Saint-James , et ce ne fut que sur les remon- 
trances d*un de ses amis , qui lui dit que sa présence était 
indispensable , au cas où il y aurait des coupures à faire, 
qu'il se décida à se rendre au théâtre, il y entra au milieu 
du cinquième acte, juste au moment où les sifflets protes- 
taient contre l'improbable méprise de Mrs. Hardcastle , qui 
se croit à quarante milles de chez elle, tandis qu'elle est dans 
ses propres domaines et à quelques pas de sa maison. « Quoi? 
qu'y a-t-il? demanda Goldsmith , terrifîé du bruit des sifÛets. 
— Bah I dit le directeur Colman , qui était dans les coulisses , 
les pétards vous font peur , quand il y a deux heures que 
nous sommes assis sur un baril de poudre I » 

Goldsmith lui en voulut de cette épigramme , et surtout 

* Elle a été imitée «n français sous le titre de la Fausse Auberge j et jouée 
à Paris en 1789. 



SUB OLIVIER GOLDSMITH. 41 

du peu de soin qn^il avait mis à monter la pièce. Elle triom- 
pha malgré tout, et eut une immense vogue, mais qui ne suffit 
point à tirer l'auteur d^embarras. De plus en plus endetté, 
chaque jour il redoublait d'elTorls et de travail. Dans ces cir- 
constances difficiles, il eut le courage de refuser d^écrire 
comme journaliste à la solde du ministère , dont il ne par- 
tageait pas les opinions. « Je puis suffire à mes besoins sans 
me mettre aux gages d^aucun parti , « avait-il répondu à la 
personne chargée de lui faire des ouvertures; « permettez 
donc que je n^accepte pas voire offre. » 

Cependant le terme de ses soucis et de ses travaux appro- 
chait. Attaqué depuis longtemps d^une inOrmité grave que 
ses occupations sédentaires avaient amenée , il tomba tout à 
fait malade, voulut se traiter lui-même, et succomba le 
14 avril 1774, è Fâge de quarante-cinq ans. On lui éleva 
par souscription un monument à Westminster, avec une 
inscription latine du docteur Johnson , dont voici la traduc- 
tion littérale : 

PAB l'affection DE CEUX QUI LE CONNURENT, 

FAR hk nnÉUTÉ DE 8E8 AHI8 , 

PAR LA VÉNÉRATION DE SES LECTEURS, 

CE MONUMENT ▲ ÉTÉ ÉRIGÉ ▲ LA MÉMOIRE 

D'OLIVIER GOLDSMITH. 

POÈTE, PHILOSOPHE, HISTORIEN, 

IL NE NÉGLICEA AUCUNE DES RRANCHE8 DE l'aRT d'ÉCRIRE, 

BT n'en aborda PAS UNE QU'iL NE l'ENNOBUT. 

SOIT qu'il EXaXAT LE SOURIRE, 

SOIT qu'il fit COULER LES LARMES, 

c'était un DOUX ET PUISSANT MAITRE DU GOBUR HUMAIN ! 

GÉNIE TOUR A TOUR SUBLIME ET NAÏF , 

AUCUN SUJET NE FUT TROP ÉLEVÉ POUR LUI : 

SON STYLE EST A LA FOIS NOBLE, ÉLÉGANT, GRACIEUX. 

IL NAQUIT EN IRLANDE, A PALLAS, 

DANS LA PAROISSE DE FORNET, 

COMTÉ DE LONGFOBD , LE 29 NOVEMBRE 1781 ^ 

ELEVE A DUBLIN, IL MOURUT A LONDBES , LE 4 AVRIL 1774. 

' Le docteur Johnsco avait été mal ioformé; Goldimith était oé le 10 no- 
vembre 17t8 , comme nous Tavoni dit plus haut. 

4* 



42 ROTIGB 

Goldsmith était petit , robuste et bien fait; il se piquait de 
pouvoir endurer de grandes fatigues , et en avait donné la 
preuve dans ses longs et pénibles voyages sur le continent. 11 
était pâle , marqué de petite vérole. Son front bas et proémi- 
nent faisait saillie sur ses yeui , et Teipression générale de 
sa ligure, au premier aspect, était commune; mais on ne 
pouvait Texaminer longtemps sans y découvrir de profondes 
habitudes d'observation et de réflexion. 

Quant à son caractère , il est tout entier dans ses œuvres 
et dans quelques passages des lettres que nous avons citées. 
II dul son génie à Dieu , ses défauts et ses qualités aux in- 
iluences diverses qui entourèrent son enfance. Tout occupé 
d'observer les autres, son esprit ne lui servit jamais de guide. 
11 se laissait souvent duper les yeux ouverts , parce qu'il lui en 
coûtait trop de rejpser, et qu'il était pris d'une sorte de 
pudeur et de crainte à l'idée de démasquer une turpitude , et 
de faire rougir la figure humaine , « qu'il avait appris de 
bonne heure à contempler avec amour et respect. » L'ingé- 
nuité de l'enfant s'alliait en lui à la vue perçante du philo- 
sophe. 11 eût fort bien pu accepter avec le docteur Primrose 
le billet à vue sur Thonnête voisin Flamborough , et faire 
avec Moïse le marché de la grosse de lunettes vertes ; mais il 
n'en eût pas moins connu le rusé Jenkinsou, et, au lieu de 
s'irriter contre lui , il l'eût plaint de faire de son esprit un si 
mauvais usage. Le sentiment de ses propres faiblesses lui 
donnait une indulgence sans limites pour celles d'autrui. H 
soutenait que ta vanité était le plus grand mobile des actions 
humaines , et avouait qu'elle avait été pour lui uu puissant 
stimulant qui lui avait inspiré quelques bonnes choses et 
beaucoup de sottises. Il ne justifia jamais ses défauts , mais 
chercha au contraire à en préserver autrui. Généreux et pro- 
digue jusqu'à l'extravagance, il fit l'éloge de l'ordre , et mon- 
tra , dans rhistoire dé sir William Thornhill , l'abus d'une 
qualité qui allèche les fripons et tes flatteurs. De même, il 
signala , dans les aventures d'un « philosophe vagabond qui 
perd la joie du cœur en courant après la fortune , » les in- 
convénients de son humeur errante et voyageuse. Il plaça le 
phare près de Fécueil où il avait échoué. Son âme bonne et 
compatissante ne sVxhala jamais en plaintes amèros contre le 



SUB OLIVIER GOLDSMITH. 43 

8orl , eo récri mi Dations contre ses semblables. Seul à souf* 
frir de ses propres folies, il ne s'en prit è personne de la part 
de soucis quUi s^était faite : il est vrai qu'il ne fut jamais 
complélemeut malheureux. La mobilité de son esprit, la 
boulé de son cœur, sa bienveillance universelle, lui ou» 
Traient d'intarissables sources de jouissances dans le présent, 
et i»on imprévoyance lui épargnait du moins les chagrins à 
venir. Son cœur élait reslé candide et jeune comme aux 
jours de son enfance : ses plus heureuses inspirations sont 
empreintes du souvenir de cet heureux temps; mais le 
monde où il vécut à Londres élait trop raffiné et trop arti- 
ficiel pour comprendre ses grâces naïves et parfois puériles; 
aussi furent-elles mieux seuties du public que de son cercle 
de prétendus amis. Là , on taxait d'absurdités ses dislractions , 
d'envie son franc-parlor. On jugeait rigoureusement ses pré- 
tentions aux saillies , et son ardeur à se lancer dans des luîtes 
de bons mots, où , s'il ne brillait pas toujours, il n'avait pas 
le dessous aussi souvent qu'on l'a dit. 

Enclin naturellement à la vertu , il manqua quelquefois 
de force pour la mettre en pratique ; mais il ne cessa de 
rhonorer^ et de la proposer comme l'unique but auquel 
tous doivent tendre. Homme, il fut aimé, admiré, regretté; 
poète, il n'a pas été surpassé dans la voie qu'il s'est ouverte. 
Il eut beaucoup de la concision de Pope sans sa monotonie, 
et parfois la plénitude de Dryden sans son enflure. Ëlégant et 
vrai dans ses descriptions, recherché sans fausse délicatesse, 
et correct sans insipidité , il excella dans une des grandes 
difficultés de la poésie, dans la grâce et la facilité des transi- 
tions ; mais ce fut surtout la délicatesse de ses senlimenlsqui 
lui mérita la popularité qu'il conserve encore aujourd'hui. 

Romancier , il a composé l'inimitable Vicaire de Wakefield, 
Pendant les deux années qui s'écoulèrent entre l'achat du 
manuscrit et sa publication , il eût pu le revoir. Il ne le fit 
pas, et en donna, dit-on^ pour raison, que l'ouvrage étant 
payé , il ne gagnerait rien à le perfectioimer. Il est peu pro- 
bable que ce fût là son motif; car , bien qu'obligé de vivre 
de sa plume , il n'épargnait ni temps ni peine pour corriger 
ceux de. SCS ouvrages auxquels il attachait quelque prix. 
Peut-être pensait-il qu'il ne pourrait faire disparaître cer- 



»'..^ 



t 



A - 



44 NOTICE 

taines improbabilités sans nnire k Tintérêt ou sans affaiblir 
l'impression générale. 

On lui a reproché comme peu naturel le caractère de sir 
William Thornhili, parcourant, sous un faui nom et sous un 
déguisement, ses propres terres, et vivant au milieu de ses 
vassaux sans en être connu. 11 est peu vraisemblable aussi 
qu^un homme d^un caractère aussi bienveillant eût fait 
abandon de sa fortune à un neveu qui remployait si mal. 
On ne comprend pas non plus qu'il laisse accomplir le plan 
de séduction contre Olivia sans intervenir. 

Mais, quels que soient les défauts de Tintrigue, ils dispa- 
raissent devant la grâce admirable du récit, la vérité des 
caractères, la ûnessc des nuances. I^ digne pasteur , doué 
de tout le mérite, de toute l'excellence qui doit distinguer le 
délégué de Dieu parmi les hommes, et cependant ayant 
just« assez d'innocent pédantismc et de puérile vanité pour 
montrer qu'il est pétri d'argile et soumis aux faiblesses de 
rhumanité , est une des plus touchantes et des meilleures 
peintures qui aient jamais été faites ^ Dans sa triple dignité 
de prêtre , de père , d'époux , il éveille notre vénération , 
notre amour, notre sympathie. Son excellente femme, avec 
toutes ses ruses malernellcs, sa vulgaire prudence d'habile 
ménagère , aimant et respectant son époux , mais contre- 
carrant ses plus sages projets, poussée par sa tendresse mal 
entendue et par ses rêves ambitieux , nous rappelle des scènes 
auxquelles nous avons assisté. Tous deux entourés de leurs 
enfants , bénis des joies du travail et du bonheur domestique, 
composent un ravissant tableau d'intérieur. On sent que c'est 
la réalité de la vie, que tous les personnages ont posé; et le 
contraste avec les caractères exagérés, les événements extra- 
ordinaires auxquels le commun des auteurs a recours pour 
surprendre et pour plaire, nous frappe d'autant plus. Le 
calme et la simplicité de ce livre charmant font qu'on ne s'en 

* « J'ai trouvé cependant un point sur lequel l'Allemand Schlegel a raison 
c'est en parlant du ficaire de ff^ake/Md : « De tous les romans en miniature 
( et c'est peut-être la meilleure forme que puisse prendre un roman), /e 
ficaire de H^akefield est , je crois , le plus parfait. » Il croit t il pourrait , ce 
me semble , en être sûr. » 

Bïno^. 



SUR OLIVIER GOLDSMITH. 45 

peut lasser. Le Vicaire de Wakefield est un de ces livres 
qu^OQ Ht dans la jeunesse et dans Tâge mûr. Nous y reve- 
nons sans cesse , à toutes les époques de la vie , avec un 
plaitir nouveau , bénissant la mémoire d*un auteur qui sait 
si bien nous réconcilier avec la nature humaine. Soit que 
nous «hoisissions les incidents pathétiques et touchants qui 
se passent autour de ce paisible foyer y soit que nous nous 
arrêtions aux scènes de la prison, ou aux passages du livre 
plus légers et plus gais , partout nous trouvons les senti- 
ments les meilleurs et les plus vrais, exprimés dans un style 
plein de naturel et de bonhomie. 11 est peu de compositions 
morales dont la lecture fasse une impression aussi salutaire 
que celle du chapitre où le vénérable pasteur, s^élevant au- 
dessus de kl douleur et de Toppression , travaille à convertir 
les misérables au milieu desquels son persécuteur Ta jeté. 

On a trop souvent à reprocher aux romans des écarts 
d'imagination qui ne permettent pas de les mettre aux 
mains de jeunes Qlles innocentes et pures. 11 n'en est pas de 
même de Toeuvre de Goldsmith. 11 écrivit pour honorer la 
vertu et flétrir le vice , et il accomplit sa tâche avec le tact 
d'un cœur noble, avec la réserve d'un esprit délicat. 

On regrette , en fermant le volume , qu^m tel auteur ait 
si peu puisé aux trésors de son génie , et qu^il ait été enlevé 
si vite et encore si plein d'avenir aux lettres, dont il com- 
prenait si bien la portée morale et la haute mission i. 

> Cette Notice , eo partie de Walter Scott , a été complétée par plusieurs 
lettres médites , et par les curieux renseignements qu'a réunis Prior pour 
écrire la biographie de Goldsmith. 



f - 



AVERTISSEMENT 



Il y a cent fautes dans cette œuvre, et il y aurait cent 
choses à dire pour prouver que ce sont autant de beautés : 
mais ce serait peine inutile. Un livre peut être fort amusant 
malgré de nombreux défauts, ou mortellement ennuyeux 
sans renfermer une seule absurdité. Le héros de cette 
histoire réunit les trois plus nobles conditions de l'homme 
ici-bas : il est prêtre, agriculteur et père de famille. On le 
montre aussi prêt a enseigner que prêt à obéir, aussi 
simple dans l'abondance que digne dans l'adversité. A qui 
un pareil caractère pourrail-il plaire en ce siècle d'opu- 
lence et de raffinement? Ceux qui sont amoureux de la vie 
du grand monde dédaigneront la simplicité de son foyer 
champêtre; ceux qui prennent la licence pour de la gaîté 
ne trouveront point de sel à son innocent entretien; et 
ceux qui ont appris à mépriser la religion se riront d'un 
homme qui puise dans la vie à venir tous ses trésors de 
consolation. 

Olivier Goldsmith. 



LE VICAIRE 



DE WAKEFIELD 



CHAPITRE PREMIER. 



Description de la famille de Wakefield , chez laquelle prédomine 
une ressemblance d'esprit autant que de ûgure. 

J'ai toujours été d*avis que rhonnéte homme qui se 
marie et élève une grande famille rend plus de services 
réels à la société que celui qui reste célibataire et se con- 
tente de parler de population. A peine avais-je donc pris 
les ordres depuis un an, que je commençai a songer sé- 
rieusement au mariage, et je choisis ma femme comme 
elle fit de sa robe de noces, non a Téclat, au brillant de 
l'étoffe, mais aux qualités qui promettent un bon user. 
Pour lui rendre justice , elle était d'un excellent naturel ; 
et quant à l'éducation , peu de femmes élevées à la cam- 
pagne en avaient reçu une meilleure : elle lisait l'anglais 
à livre ouvert, sans trop épeler; mais personne ne l'éga- 
lait pour les marinades, les confitures et la cuisine. Elle 
se piquait aussi d'être passée maître en l'art du ménage, 
bien que je ne me sois jamais aperçu que toutes ses ingé- 
nieuses recettes nous eussent rendus plus riches. 

1 Voir pour les notes à la fin du rolume. 



50 LB VIGAIBE 

Quoi qu'il eu soit , nous nous aimions tendrement, et 
notre affection croissait avec les années. Il est vrai que 
nous n'avions nul sujet d'en vouloir au monde , ni d'être 
mécontents l'un de l'autre. Nous habitions une jolie maison 
située dans un beau pays, entourée d'un bon voisinage. 
L'année s'écoulait en amusements champêtres, en occu- 
pations salutaires pour l'âme et le corps, à visiter nos 
riches voisins, a soulager 'ceux qui étaient pauvres. Nous 
n'avions point de révolutions a craindre, point de fatigues 
à endurer. Toutes nos aventures se passaient au coin du 
feu ; nos plus lointaines migrations se bornaient à aller du 
lit bleu au lit brun. 

Comme nous demeurions près de la route, le voyageur 
et l'étranger s'arrêtaient souvent et entraient goûter notre 
vin de groseilles (^) , qui était en grande réputation à dix 
lieues a la ronde; et j'affirme avec toute la véracité de l'his- 
torien que jamais je ne vis un seul de nos hôtes y trouver 
à redire. Nos cousins aussi , même au quarantième degré, 
se rappelaient la parenté sans avoir besoin de recourir au 
bureau des généalogies (3); ils venaient fréquemment nous 
voir. Quelques-uns de ces proches ne nous faisaient pas 
grand honneur, car parmi eux se trouvaient l'aveugle, 
l'estropié, le boiteux ; mais ma femme insistait toujours 
sur ce qu'étant de même chair et de même sang , ils de- 
vaient prendre place a la table avec nous: de sorte que si 
notre entourage d'amis n'était pas des plus riches, il était 
en récompense des plus heureux. Car c'est une remarque 
qui se vérifie pendant toute la vie, que plus pauvre est 
l'hôte, plus content il est d'être bien reçu. Et de même que 
certaines gens contemplent avec admiration les riches 
teintes d'une tulipe, ou l'aile diaprée d'un papillon, mol 
j'étais par nature amateur de joyeux visages. Cependant , 
si parmi nos parents il s'en trouvait d'un mauvais carac- 
tère , quelque hôte fatigant dont nous souhaitions nous 
délivrer, j'avais soin, à sm départ de la maison , de lui 
prêter un manteau, ou une paire de bottes, quelquefois un 
cheval de peu de valeur ; et j'eus toujours la satisfaction 



■tua^ 



DE WAKEFlfiLD. 51 

de ne le voir jamais revenir pour les rendre. La maison 
était par Ta débarrassée de ceux dont nous ne nous sou- 
ciions pas y et jamais il ne fut dit que la famille de Wake- 
field eût mis hors de chez elle un voyageur ou un pauvre 
parent. 

Ainsi nous vécûmes plusieurs années avec grand bon- 
heur, non cependant que nous n*eussions quelquefois de 
ces petites traverses que la Providence envoie pour rehaus- 
ser le prix de ses dons : mon verger était souvent pillé par 
les écoliers; les chats et les enfants se régalaient parfois des 
crèmes de ma femme ; le seigneur de Tendroit s'endor- 
mait juste aux passages les plus pathétiques de mon ser- 
mon , et sa noble moitié ne répondait aux politesses de la 
mienne à Téglise que par une révérence écourtée ; mais 
nous avions bientôt pris le dessus du malaise causé par de 
tels accidents, et au bout de trois ou quatre jours nous 
étions tout surpris d'avoir pu en être vexés. 

Mes enfants, grâce a notre tempérance, et à une éduca- 
tion exempte de mollesse , étaient seins et bien faits; mes 
fils robustes et actifs , mes filles belles et fraîches. Souvent, 
debout au milieu du petit cercle qui me promettait des ap- 
puis pour ma vieillesse , je ne pouvais me défendre de rap- 
peler le célèbre trait du comte d'Abensberg , qui, lors du 
voyage d'Henri II à travers l'Allemagne , tandis que les 
autres courtisans arrivaient avec leurs trésors, amena 
ses trente-deux enfants et les présenta à son souverain , 
comme la plus précieuse offrande qu'il pût lui faire. De 
même , quoique* je n'en eusse que six , je les considérais 
comme un très-beau présent fait a mon pays , et pour le- 
quel je le croyais mon débiteur. 

Notre aîné fut nommé Georges, d'après son oncle , qui 
nous avait légué dix mille livres sterling. Le second enfant 
fut une fille, que je comptais baptiser Griselle, comme sa 
tante; mais ma femme, qui, pendant sa grossesse, avait lu 
des romans, voulut absolument qu'elle s'appelât Olivia. 
En moins d'une autre année, nous eûmes encore une tille : 
et cette fois j'avais résolu qoe Griselle serait son nom ; mais 



52 LB VICAIRE 

une riche parente, ayant pris fantaisie d'être sa marraine, 
la nomma Sophie; en sorte que nous eûmes deux noms 
romanesques dans la famille ; mais je proteste solennel- 
lement que je n'f fus pour rien. Moïse vint ensuite, et, 
après un intervalle de douze ans, nous eûmes deux autres 
fils. 

Je n'essayerai pas de nier mon orgueilleuse joie en me 
voyant entouré de ma famille , petits et grands; mais, en 
vanité et en satisfaction, ma femme l'emportait encore sur 
moi. Lorsque ceux qui venaient nous visiter se prenaient à 
dire : « Sur ma parole, madame Primrose, vous avez les plus 
beaux enfants de tout le canton. -- Ah I voisine, répondait- 
elle, ils sont comme Dieu les a faits, assez beaux s'ils sont 
bons : car beau est, qui bien fait. » Puis elle ordonnait à ses 
filles de se tenir droites et de lever la tête ; et, à ne rien ca- 
cher, elles étaient vraiment belles. L'extérieurest à mes yeux 
si peu de chose, qu'à peine songerais-je a en parler , si ce 
n'eût été le sujet général des conversations de tout le pays. 
Olivia, à dix-huit ans, avait le luxe de fraîcheur et de 
beauté que les peintres donnent à Hébé, une expression 
franche, vive, imposante. Les traits de Sophie ne frap- 
paient pas autant au premier aspect, mais l'effet n'en était 
que plus sûr, car ils étaient doux , modestes , attrayants : 
Tune triomphait du premier coup , l'autre par des etforts 
heureux et répétés. 

Le caractère d'une femme est d'ordinaire en rapport avec 
son visage; du moins il en était ainsi pour mes filles. 
Olivia désirait avoir beaucoup d'admirateurs ; Sophie n'en 
voulait qu'un , mais dont elle fût sûre. Olivia avait parfois 
de l'affectation à force de vouloir plaire; Sophie cachait 
souvent sa supériorité , de crainte d'offenser. L'une me 
récréait par ses saillies quand j'étais gai , l'autre me char- 
mait par son bon sens quand j'étais grave: mais ces qua- 
lités n'étaient jamais poussées à Texcès chez l'une ni chez 
l'autre. Je les ai vues échanger leurs caractères pendant 
tout un jour. Il suffisait d'habits de deuil pour métamor- 
phoser ma coquette en prude , et d'une nouvelle parure de 



DE WAKEFIELD. 53 

rubans pour donner à sa plus june sœur un surcroit de 
vivacité. 

Mon fils aîné, Georges, qui devait embrasser une des 
professions savantes (4) , était élevé à Oxford. Mon second 
fils, Moïse, que je destinais au commerce, recevait au 
logis une éducation mixte. Mais il est inutile d'essayer de 
décrire les physionomies particulières d'enfants qui ne sa- 
vaient rien du monde. Bref, un air de famille régnait chez 
tous, et, à bien dire, ils n'avaient qu'un seul et même 
caractère, également généreux, crédule, simple, inof- 
fensif. 



6* 



.54 LB VICÀIBE 



CHAPITRE IL 



Malheurs de famille. —Les pertes de fortune ne font qu'accroître 

la fierté des gens de bien. 

Les affaires temporelles de la famille relevaient princi- 
palement de ma femme ; quant aui spirituelles, je m*en 
étais réservé l'entière direction. J'abandonnais aux orphe- 
lins et aux veuves du clergé de notre diocèse les profits de 
ma cure, montant à environ trente-cinq louis par an. En 
possession d'un petit patrimoine, je me souciais peu du 
casuel, et j'éprouvais un secret plaisir à faire mon devoir 
sans rétribution. J'avais aussi résolu de ne point prendre 
de desservant (5) , et de connaître par moi-même chaque 
habitant de ma paroisse. J'exhortais les hommes mariés à 
la tempérance, et les célibataires au mariage; si bien 
qu'au bout de quelques années il était passé en proverbe 
qu'il y avait à Wakefield trois singuliers manques : un 
ministre manquant d'orgueil , des jeunes gens manquant 
de femmes, et des cabarets manquant de pratiques. 

Le mariage fut toujours un de mes textes favoris, et je 
fis plusieurs sermons pour en démontrer les avantages ; 
mais il y avait un dogme particulier que je tenais a hon- 
neur de défendre : je soutenais avec Whiston (6) qu'il était 
illégal à un prêtre de l'Église d'Angleterre de prendre une 
seconde femme après la mort de la première. En un mot, 
je me piquais d'être un strict défenseur de la monogamie. 

J'avais étéde bonne heure initié à cette importante dispute, 
sur laquelle tant de gros volumes ont été laborieusement 
écrits. Je publiai même quelques brochures à ce sujet ; et 
comme elles no se sont jamais vendues, j'ai la consolation 
de penser qu'elles ne sont tombées qu'entre les mains du 



DE WAKfiFIELD. 66 

petit nombre des élus. Mes amis disaient que c'était là mon 
côté faible; mais, hélas I ils n*en avaient pas fait comme 
moi le sujet de longues méditations. Plus j'y refléchissais, 
plus la chose me semblait importante. Tallai môme au delà 
de Wbiston dans ma profession de foi ; il avait fait gra- 
ver sur la tombe de sa femme : « Ci-git Tunique épouse de 
William Wbiston; » moi je ûs pour la mienne une sem- 
blable épitaphe, mais de son vivant. J'y vantais sa pru- 
dence , son économie , son obéissance jusqu'à la mort. Je 
fis mettre cette inscription au net, et la plaçai entourée 
d'un beau cadre sur la cheminée, où elle répondait on ne 
peut mieux à une foule d'intentions morales. £n même 
temps qu'elle rappelait à ma femme ses devoirs envers 
moi, elle témoignait de ma fidélité conjugale, lui inspi- 
rait le désir d'une bonne renommée , et lui remettait con- 
stamment en mémoire sa fin terrestre. 
. Peut-être fut-ce à force d'avoir entendu prôner le ma- 
riage, que mon fils aîné, au sortir du collège, se prit d'af- 
fection pour la fille d'un ecclésiastique de nos voisins, 
dignitaire de l'Église, et en position de donner à la jeune 
personne une fort belle dot : mais la fortune était le moin- 
dre des avantagea d'ArabelIa Wilmot. Tout le monde, ex- 
cepté mes deux filles, s'accordait à la trouver parfaitement 
jolie. Sa jeunesse, sa fraîcheur, son air candide, étaient en- 
core rehaussés par un teintsi transparent, par une physiono- 
mie si heureuse et si aimable , que môme les vieillards ne 
la voyaient pas avec indifférence. Comme M. Wilmot sa- 
vait que je pouvais établir mon fils d'une manière très- 
convenable, il ne se montra point opposé au mariage. Les 
deux familles vivaient donc ensemble dans cette douce 
harmonie qui précède d'ordinaire une alliance attendue 
et désirée de part et d'autre. Convaincu par expérience 
que ces jours de soins empressés, de tendres espérances , 
sont les plus heureux de la vie, je désirais en prolonger le 
eours. Les amusements variés que les jeunes gens prenaient 
en commun ne faisaient qu'accroître leur affection mu- 
tuelle. Le matin nous étions éveillés par la musique, et , 



56 LB VICAIRE 

si la journée s'annonçait belle, nous allions à la chasse. 
Les heures qui s'écoulaient entre le déjeuner et le dîner 
étaient consacrées par les dames k la toilette et à l'étude. 
Habituellement elles lisaient quelques lignes , puis se re- 
gardaient au miroir, qui , de l'avis même des philosophes, 
présentait souvent la plus belle page. A dîner, ma femme 
prenait le haut bout. Elle insistait pour découper tout 
elle-même, attendu que sa mère en usait ainsi, et à ce 
propos elle nous faisait l'historique de chaque plat. 
Le dîner fini, j'ordonnais qu'on enlevât la table pour 
empêcher les dames de nous quitter (7); et quelquefois, 
avec l'aide du maître de musique, nos filles nous don- 
naient un petit concert très-récréatif. La promenade , le 
thé, les contredanses et les gages donnés et rachetés, abré- 
geaient le reste de la journée, sans qu'il fût besoin de 
recourir aux cartes , car j'avais en horreur toute espèce de 
jeu, sauf le backgammon (8), auquel mon vieil ami et 
moi hasardions de temps à autre nos deux sous. C'est ici 
le lieu de rappeler une circonstance de mauvais augure 
qui arriva lors de ma dernière partie avec Wilmot. Il ne 
me fallait qu'un quatre pour gagner, et cinq fois de suite 
j'amenai double as. 

Quelques mois s'étaient passés ainsi rapidement , lors- 
que enfin nous nous décidâmes à fixer le jour des noces 
du jeune couple, qui semblait attendre ce moment avec 
impatience. Je n'essayerai pas de décrire l'air affairé et 
important de ma femme pendant les préparatifs, ni les 
regards furtifs de mes filles; d'ailleurs mon attention 
était absorbée par un autre sujet : j'achevais une brochure 
que je comptais publier sous peu à l'appui de mon prin- 
cipe favori. Je regardais ce morceau comme un chef-d'œu- 
vre, tant pour la force du raisonnement que pour la 
puissance du style : je ne pus , dans l'orgueil de mon 
cœur, me défendre de le montrer à mon vieil ami Wil- 
mot, ne doutant point de son approbation. Ce ne fut 
qu'alors que je découvris, trop tard, qu'il était violem- 
ment attaché à l'opinion contraire , et cela par une bonne 



DE WAKEPIBLD. 57 

raison : il était justement en train de faire sa cour à sa 
quatrième femme. Cet incident, comme on peut le croire, 
amena une dispute mêlée de quelque aigreur. L'alliance 
projetée fut près d'être rompue : nous convînmes d'appro- 
fondir ce sujet la veille du jour fixé pour la cérémonie. 

La discussion fut soutenue de part et d'autre avec une 
égale vivacité : il affirma que j'étais hétérodoxe, je rétor- 
quai l'accusation ; il répondit, je répliquai. Au plus chaud 
de la controverse, un de mes parents me fit appeler. — Il 
m'aborda la figure longue , et me conseilla de laisser le 
vieux gentilhomme libre de se remarier pour la quatrième 
fois si bon lui semblait, et de renoncer à la discussion , du 
moins ju^u'à ce que le mariage de mon fils fût conclu. 

« Quoi! m'écriai-je, abandonner la cause de la vérité, 
et le laisser se remarier, quand j'ai déjà réduit ses argu- 
ments au néant I Autant vaudrait me conseiller de renoncer 
à ma fortune ! — Votre fortune, répliqua mon parent , je 
suis fâché d'avoir a vous l'apprendre, est réduite presque 
à rien. Le négociant auquel vou» aviez confié vos capitaux 
a pris la fuite pour éviter de déposer son bilan , et l'on ne 
croit pas qu'il laisse un pour cent à ses créanciers. Je ré- 
pugnais à vous donner cette fâcheuse nouvelle avant le 
mariage de votre fils ; mais peut-être servira- t-elle à mo- 
dérer votre ardeur de dispute : je suppose que votre pru- 
dence vous fera voir la nécessité de dissimuler, au moins 
jusqu'à ce que votre fils soit devenu légitime possesseur 
de la jeune personne et de sa dot.— A merveille I repris je ; 
si ce que vous me dites est vrai , si je suis réduit à devenir 
mendiant, je ne deviendrai pas fripon , et rien ne me fera 
désavouer mes principes. Je vais de ce pas et sur l'heure 
informer mes hôtes de cette circonstance; et quant à ma 
thèse , je rétracte ici même les concessions que j'avais faites 
à mon adversaire, et je soutiens envers et contre tous qu'il 
ne peut être époux de droit ni de fait , en aucun sens du 
mot. » 

Je n'en finirais pas si j'entreprenais de peindre les di- 
verses sensations des deux familles quand je divulguai notre 



58 LE VIGÀIBE 

malheur ; mais ce que ressentirent les autres ne fut rien 
auprès des angoisses des deux pauvres amants. Ce coup 
acheva de décider M. Wilmot, qui penchait déjà pour une 
rupture ; car il possédait au plus haut degré une vertu , la 
prudence , la seule qui trop souvent nous reste à soixante- 
douze ans. 



DE WAKEFIELD. 



59 



CHAPITRE III. 



L'émigration. —Les circonstances heureuses de notre vie dépen- 
dent eu général de nous-mêmes. 

Il y eut d'abord doute dans la famille, puis espérance 
que le bruit de notre malheur était faux, ou malicieuse- 
ment exagéré; mais une lettre de mon agent d'affaires vint 
bientôt m'en conûrmer tous les détails. Pour moi, la perle 
de fortune eût été légère , si elle m'eût atteint seul; mais 
j'en éprouvais de la tristesse pour les miens, qui allaient 
vivre dans la plus humble condition , sans que leur éduca- 
tion, les eût préparés aux dédains. 

Il s'écoula près d'une quinzaine avant que j'essayasse de 
modérer leur affliction : les consolations prématurées ne 
font que réveiller la douleur. Pendant cet intervalle, je 
songeais a trouver les moyens de nous soutenir ; enfin une 
petite cure de quinze louis par an me fut offerte dans une 
partie du comté assez éloignée, où je pourrais du moins 
professer mes principes sans contradiction. J'acceptai 
joyeusement, décidé à augmenter mon traitement du 
revenu d'une petite ferme que je ferais valoir. 

Cette résolution prise , mon premier soin fut de rassem- 
bler les débris de ma fortune; toutes dettes reçues et 
payées, il ne me resta d'un capital de quatorze mille livres 
sterling que quatre cents louis. Ma seconde préoccupation 
fut d'abaisser l'orgueil de ma famille au niveau des circon- 
stances, car je savais bien qu'une ambitieuse mendicité 
est la pire des misères. 

i Vous ne poi|vez ignorer, mes enfants , dis-je , qu'aucun 
effort de notre prudence n'eût pu détourner le malheur 
qui nous a frappés; mais la prudence peut en changer les 



60 LE YICAIBB 

suites, et c*est beaucoup. Nous voilà pauvres, mes bien- 
aimés : la sagesse veut que nous nous conformions à notre 
humble destin. Quittons donc sans murmure cet éclat avec 
lequel tant de gens sont malheureux, et cherchons dans 
une situation plus modeste la paix de Tâme, qui sufGt au 
bonheur. Les pauvres vivent contents sans notre aide, 
pourquoi n'apprendrions-nous pas aussi à vivre en nous 
passant des autres? Oui, mes enfants, renonçons dès à 
présent à toute prééminence de rang : il nous reste assez 
pour être heureux, si nous sommes sages ; tâchons de rega- 
gner en contentement ce que nous perdons en fortune. » 

Comme mon fils aîné avait étudié pour être savant, je 
résolus de l'envoyer à la ville , où ses talents pourraient 
contribuer à son bien-être et au nôtre. La séparation entre 
amis et entre familles est peut-être la circonstance la plus 
douloureuse qui accompagne la pauvreté. Il arriva trop tôt 
le jour où nous dûmes nous disperser pour la première 
fois. Après avoir dit adieu à sa mère et à ses sœurs, qui 
mêlaient leurs larmes a leurs embrassements , mon fils vint 
me demander ma bénédiction. Je la lui donnai de grand 
cœur: c'était, avec cinq guinées , tout le patrimoine dont 
je pouvais alors disposer. 

« Tu vas te rendre à Londres à pied , mon garçon , lui 
dis-je, de la même façon que Hooker, notre grand an- 
cêtre, s'f rendit en son temps. Reçois de mes mains le 
cheval qui lui fut donné par le bon évêque Jewel , ce bâton ; 
et prends aussi ce livre , il sera ta consolation en voyage : 
ces deux- lignes valent un million: « J*ai été jeune , et 
maintenant je svis vieux; cependant je n'ai jamais vu le 
juste délaissé, ni sa postérité mendiant son pain, » Que ces 
paroles fortifient ton âme chemin faisant. Va, mon fils, et, 
quelle que soit ta fortune, fais en sorte qu« nous te voyions 
une fois l'an. Aie bon courage; adieu ! » 

Il avait un fonds d'intégrité et d'honn«ur qui m'ôtait 
toute crainte en le jetant ainsi nu sus le théâtre du 
monde; car je savais que , vaincu ou vainqueur, il y joue- 
rait dignement son rôle* 



DE WAKEFIBLD. Cl 

Son départ ne précéda le nôtre que de quelques jours. 
£n quittant un lieu dans lequel nous avions passé tant 
d'iieures calmes et heureuses, nous yersâmesplus d'une 
larme, que toute notre force d'âme ne put retenir ; d'ail- 
leurs un voyage de soixante-dix milles, pour une famille 
qui n'en avait jamais fait plus de dix hors de chez elle, 
était un sujet d'épouvante ; les clameurs des pauvres qui 
nous suivirent à quelque distance ajoutaient encore k 
notre tristesse. Vers la fin du premier jour, nous arri- 
vâmes sains et saufs a trente milles environ de notre re- 
traite future, et nous nous arrêtâmes] pour passer la nuit 
à une pauvre auberge de village sur la route. Dès que nous 
fûmes installés dans notre chaiûbre, je priai Thôte, selon 
ma coutume, de nous tenir compagnie , ce a quoi il consen- 
tit d'autant plus volontiers que ce qu'il buvait devait gros- 
sir la carte du lendemain (9). Il connaissait tout le pays 
que j'allais habiter, et particulièrement l'écuyer Thornhill, 
mon futur seigneur, qui demeurait à quelques railles de là. 
11 nous décrivit ce jeune noble comme n'eslimant guère 
du monde que ses plaisirs, et se distinguant surtout par 
son amour pour le beau sexe. Il ajouta qu'il n'y avait pas 
de verlu capable de résister à son adresse et a ses séduc- 
tions , ainsi qu'en pouvaient témoigner, à dix milles à la 
ronde, presque toutes les filles de fermiers, près des- 
quelles il avait été tour a tour heureux et infidèle. Ces dé- 
tails m'affligèrent , mais ils produisirent sur mes filles un 
effet tout différent : leurs traits s'animèrent dans l'attente 
d'un triomphe prochain ; ma femme ne montrait pas moins 
de satisfaction et de confiance en leurs charmes et en leur 
vertu. Tandis que nos esprits étaient ainsi diversement 
préoccupés, l'hôtesse entra, et avertit son mari que le sin- 
gulier personnage qui avait passé deux jours chez eux se 
trouvait sans argent et ne pouvait p^^er sa dépense. « Lui, 
manquer d'argent! s'écria l'hôte, c'est impossible : pas 
plus tard qu'hier il a^donné trois guinées au bedeau, afin 
qu'il épargnât le vieil invalide qu'on devait fustiger par la 
ville pour avoir volé un chien ! » L'hôtesse persistant néan- 

G 



62 LE VICAIBE 

moias dans son dire, il se disposait a quilter la chambre, 
jurant qu'il se ferait bien payer d'une façon ou d'une autre, 
lorsque je le priai de me présenter a un étranger si chari- 
table. Il ne se fit pas presser, et introduisit aussitôt dans la 
chambre un homme d'environ 30 ans, vêtu de vieux habits 
qui avaient été jadis brodés. Le non veau venu était bien fait 
de sa personne , et ses traits annonçaient des habitudes 
méditatives; il y avait dans son abord quelque chose de sec 
et de bref; on eût dit qu'il ne comprenait pas le cérémo- 
nial d'usage , ou qu'il le dédaignait. 

Quand l'hôte eut quitté la chambre, je ne pus m'empê- 
cher de témoigner a l'étranger la peine que j'éprouvais k 
voir un homme aussi distingué dans un pareil embarras, 
et je lui offris ma bourse pour satisfaire aux exigences de 
l'hôte. « Je l'accepte de tout mon cœur, monsieur, dit-il, 
et me réjouis d'une imprévoyance qui, en me faisant 
donner hier tout l'argent que j'avais sur moi, me prouve 
aujourd'hui qu'il y a encore ici-bas des hommes tels que 
vous ; je vous prierai cependant de me faire savoir, avant 
tout, le nom et l'adresse de mon bienfaiteur, afin que je 
puisse m'acquitter Ije plus tôt possible. » .TeHe satisfis plei- 
nement, et lui dis non-seulement mon nom, mais encore le 
malheur qui m'était arrivé , et l'endroit où nous nous ren - 
dions. « La chose est plus heureuse que je ne le pensais , 
s'écria-t-il ; je vais précisément du môme côté, et ne me 
suis arrêté deux jours ici que pour laisser aux grandes eaux 
le temps de baisser : j'espère que demain elles seront 
guéables. » 

Je protestai du plaisir que nous aurions h faire route 
avec lui; et, ma femme et mes filles ayant joint leurs 
prières aux miennes, il consentit à rester à souper. Sa 
conversation, k la fois agréable et instructive, me faisait 
souhaiter qu'il la prolongeât; mais il était grand temps de 
se retirer, et de se préparer par le repos aux fatigues du 
lendemain. 

Le matin, nous partîmes tous ensemble; ma famille 
était à cheval, tandis que M. Burchell, notre nouveau 



DR WAKBFIELD. 63 

compagnon, suivait à pied le sentier qui bordait la route, 
remarquant avec un sourire que nous étions si mal mon- 
tés, qu'il serait peu généreux à lui de nous laisser der- 
rière. Le chemin étant encore inondé en certains endroits, 
nous fûmes obligés de louer un guide qui marchait en 
ayant : M. Burchell et moi ferniions la marche, allégeant 
les fatigues du voyage par des discussions philosophiques 
auxquelles il semblait prendre plaisir, et dont il se tirait 
fort bien. Mais ce qui me surprit davantage , c'est que , 
quoiqu'il fût mon débiteur, il défendait ses opinions avec 
autant d'obstination que si j'eusse été, au contraire, son 
obligé. De temps en temps il m'apprenait à qui apparte- 
naient les différents châteaux que nous avions en vue. 
« Celui-ci , s'écria-t-il en montrant du doigt une magni- 
fique maison située à quelque distance, appartient à 
M. Thomhill, jeune gentilhom^ie , qui jouit d'une grande 
fortune, sous le bon plaisir de son oncle, sir William 
Thomhill. Ce dernier, content de peu , laisse à son neveu 
la jouissance du reste, et habite presque toujours la capi- 
tale. ^^ 

->QuoiI m'écriai-je à mon tour, mon fut^ seigneur 
serait le neveu de cet homme dont les vertuis^, la généro- 
sité et les bizarreries sont si généralement connues? J'ai 
entendu dépeindre sir William Thornhi^ comme l'homme 
le plus généreux et le plus bizarre du royaume; on le dit 
d'une bienfaisance sans bornes. 

-7 Peut-être même déraisonnable, répliqua M.' Bur- 
chell. Dans sa jeunesse, du moins, il a poussé cette vertu 
jusqu'à l'excès : ses passions étaient vives, et comme 
elles étaient toutes dirigées vers le bien , elles l'ont con- 
duit à une exaltation romanesque et folle. Il visa de bonne 
heure aux qualités. qui distinguent le militaire et le savant ; 
il se Gt bientôt un nom dans l'armée, et acquit quelque 
réputation parmi les hommes éminents dans les sciences. 
L'adulation s'attache toujours aux ambitieux , car ce sont 
ceux-là surtout qui aiment la flatterie. Il se vit entouré 
d'une foule de gens qui ne lui montraient qu'une face de 



64 LE VIGAIBE 

leur caractère, de sorte qu'il commença à perdre de vue 
ses înlcrôts particuliers pour se livrer à une sympathie 
universelle et banale. Il aimait le genre humain tout 
entier, car sa fortune Tempêchait de savoir qu'il y avait 
parmi les hommes des misérables et des fripons. Les mé- 
decins disent qu'il existe une maladie pendant laquelle le 
corps devient tellement sensilif, que le plus léger contact 
éveille une grande douleur. Ce que d'autres ont souffert 
physiquement , cet homme l'a éprouvé au moral : le moin- 
dre malheur , réel ou fictif, le touchait au vif, et son âme, 
en proie à une sensibilité maladive, souffrait sans relâche 
des misères d'autrui. Ainsi disposé à donner, on imagi- 
nera facilement qu'il rencontra bon nombre de sollici- 
teurs. Ses libéralités commencèrent à altérer sa fortune ^ 
non son bon naturel , qui allait, au contraire, grandissant 
à mesure que ses ressources diminuaient. Il devenait plus 
imprévoyant en devenant plus pauvre ; et, quoiqu'il {parlât 
comme un homme de sens , ses actions étaient d'un fou.^ 
Cependant, toujours entouré d'importuns, et hors d'état 
de satisfaire a toutes les demandes, à^ défaut d'argent û 
donna des promesses. — C'était tout ce qui lui restait à 
donner; et il ne se sentait pas le courage d'affliger quel- 
qu'un par un refus; il attira ainsi autour de lui une foule 
de parasites, dont il trompait les espérances, tout en 
souhaitant les soulager. Ils se pressèrent pour un temps à 
sa suite , puis l'abandonnèrent en l'accablant de reproches 
mérités et de dédains. Devenu méprisable aux yeux des 
autres, il baissa dans sa propre estime : son esprit s'était 
Feposésur leurs adulations, et, cet 9ppui lui manquant, 
il ne put prendre plaisir aux applaudissements de son 
cœur, qu*il n'avait jamais appris à respecter. Le monde 
changea alors d'aspect pour lui. Les emphatiques flatteries 
de ses complaisants dégcnérèreùt en de simples appro- 
bations, qui prirent bientôt la forme plus acerbe d'avis; 
des avis on en vint aiu remontrances, puis, quand celles- 
ci furent repoussées, aux rej>roches : il s'aperçut alors 
que les amis alléchés par les bienfaits sont peu estimables ; 



DE WAKBFIKLD. 65 

41 comprit que, pour gagner un cœur d'homme, il faut 
dooner le sien en échange. Je vis... Mais j'oublie ce que 
je voulais dire. Bref, monsieur, il résolut de se respecter 
lui-même, etflt un plan pour relever sa fortune détruite^ 
Dans ce dessein, et avec sa bizarrerie ordinaire , il lit à 
pied le tour de l'Europe, et, quoiqu'il ait aujourd'hui 
trente ans à peine, sa fortune est plus considérable que 
jamais. Sa bienfaisance est plus éclairée et plus modérée 
qu'autrefois, mais il conserve toujours son caractère ori- 
ginal , et prend surtout plaisir aux vertus à part, et qui 
s'écartent de l'ornière battue. » 

Mon attention était tellement absorbée par le récit de 
M. Burchell, qu'à peine regardais-je devant moi en mar- 
chant, lorsque, alarmé par les cris de ma famille, je 
levai la tête, et vis ma plus jeune fille tombée de cheval 
au milieu d'un torrent rapide, et luttant contre le cou- 
rant. Elle avait disparu deux fois^ et je ne pouvais arriver 
a temps pour la sauver. D'ailleurs, quand je l'eusse pu,, 
mon saisissement était trop grand pour me permettre de 
lui porter secours. Elle eût infailliblement péri, si mon 
compagnon , voyant le danger, ne se fût aussitôt jeté à la 
nage, et ne l'eût, non sans peine ^ ramenée sur la rive 
opposée. En remontant au-dessus du courant, le reste de 
la famille passa saine et sauve , et nous pûmes rendre en- 
semble nos actions de grâces b Dieu. La reconnaissance de 
Sophie est plus facile à imaginer qu'à décrire : elle remer- 
ciait son libérateur plus par ses regards que par ses pa- 
roles, et contihuait à s'appuyer sur son bras, comme si 
elle eût pris plaisir à recevoir encore son aide. Ma femme 
espérait bien aussi lui témoigner un jour sa reconnaissance 
au logis. 

Après nous être reposés à la prochaine auberge, et avoir 
diné ensemble, M. BurchelF, qui se rendait dans une autre 
partie du pays, prit congé, et nous poursuivîmes notre 
voyage. Ma femme dit, chemin faisant, que cet étranger 
lui plaisait fort, et protesta que, s'il avait assez de nais- 
sance et de fortune pour pouvoir prétendre à s'allier à une 

6» 



66 LE VIC4IRE 

famille comme la nôtre, elle ne connaissait personne 
qu'elle choisît plus volontiers. Je ne pus retenir un sou- 
rire en l'entendant parler en si haut style : prendre le 
langage de la plus arrogante opulence quand on touche 
presque à la mendicité, c'est apprêter à rire aux gens 
d'un mauvais naturel ; mais, moi, je ne trouvai jamais 
trop à redire à d'innocentes illusions qui tendent à nous 
rendre moins malheureux. 



BE \VAKEFIELO. 67 



CHAPITRE IV. 



Contenant la preuve que la plus humble fortune peut donner le 
bonheur , qui ne dépend pas des circonstances , mais bien de 
notre propre nature. 



Le lieu de notre retraite était une petite commune ha- 
bitée par quelques fermiers qui cultivaient eui-mômes 
leurs terres, également éloignés des deux extrêmes, du 
luxe et de la pauvreté. Trouvant autour d'eux presque 
toutes les nécessités de la vie , ils visitaient rarement les 
villes pour y chercher le superflu. Étrangers aux rafGne- 
ments de la politesse, ils avaient conservé la simplicité 
primitive de leurs mœurs , et, d'habitudes frugales, à 
peine savaient-ils que la tempérance fût une vertu. Ils 
travaillaient avec gaîté les jours ouvrables , et observaient 
les fêtes comme desintervalles de délassement et de plaisir. 
Ils chantaient des nbëls à la Nativité , s'envoyaient des 
lacs d'amour à la Saint-Valentin (lOj, mangeaient des 
crêpes en carnaval, faisaient assaut d'esprit le premier 
avril, et cassaient religieusement des noix la veille de la 
Saint-Michel. Avertie de notre arrivée, toute la petite 
population vint au-devant de son ministre , vêtue de ses 
plus beaux habits, et précédée d'une flûte champêtre et 
d'un tambourin. On avait aussi préparé pour notre ré- 
ception un repas , auquel nous prîmes place joyeusement, 
et, dans la conversation , le rire suppléa à ce qui man- 
quait en esprit. 

Notre habitation, située au pied d'une colline en pente, 
était abritée derrière par un charmant bois taillis, et une 
petite rivière coulait et murmurait devant; d'un côté une 
prairie , de l'autre une verte pelouse. Ma ferme se com- 



68 LE VICAIRE 

posait do vingl acres d'excellente lerre , car j'avais donné 
cent louis à mon prédécesseur pour me ménager sa bien- 
veillance. Rien ne pouvait surpasser la propreté de mes 
petits enclos ; les ormes et les haies en étaient d'une inex- 
primable beauté. La maison , d'un seul étage, était cou- 
verte de chaume , ce qui lui donnait un air rustique et 
clos. Les murs de l'intérieur étaient lavés à la chaux et 
d'un blanc de neige ; mes filles entreprirent de les orner 
de dessins et de tableaux de leur façon. La même pièce 
nous servait de salon et de cuisine, ce qui ne la rendait 
que plus chaude. En outre, comme il y régnait une grande 
propreté, les plats , les assiettes et les casseroles de cuivre 
bien écurées, disposées par rangées brillantes sur le dres- 
soir, faisaient un effet très-agréable k Tœil , et tenaient 
lieu d'un riche ameublement. Il y avait trois autres pièces, 
une pour ma femme et moi , une chambre pour nos deux 
filles, qui dépendait de la nôtre, et la troisième , k deux 
lits , où couchaient les enfants. 

La petite république dont j'étais dictateur était régie de 
la manière suivante : au lever du soleil nous nous réunis- 
sions dans la salle commune, où le feu avait été allumé de 
bonne heure par les domestiques. Après nous être salués 
et souhaité le bonjour avec les égards convenables ( j*ai 
toujours pensé qu'il était bon de conserver , même dans 
rintimité,, ces formes extérieures de politesse, sans les^ 
quelles la liberté finit par détruire l'affection), nous remer- 
ciions Dieu à genoux du nouveau jour qu'il nous donnait. 
Ce devoir rempli, nous allions, mon fils et moi , k nos 
travaux des champs , tandis que ma femme et mes filles 
s'occupaient k préparer le déjeuner, qui était toujours 
servi a l'heure dite. J'accordais une demi-heure pour ce 
repas , et une heure pour dîner ; ce temps se passait en 
innocentes plaisanteries entre les jeunes filles et leur 
mère , et en discussions philosophiques entre mon fils et 
moi. 

Comme nous nous levions avec le soleil, nous quittions 
le travail k son coucher. De retour au logis , où nous 



DE WAKEFIELD. 69 

aitendait la famille , nous étions accueillis par de riants 
sourires , un gai foyer et un feu pétillant. Nous n'étions 
pas non plus sans convives. Quelquefois le fermier F/am- 
borough^ le plus communicatif de nos voisins , et souvent 
Taveugle, joueur de cornemuse, venaient nous visiter et 
goûter de notre vin de groseille , dont nous n'avions pas 
perdu la recette, et qui jouissait toujours de la mâme re- 
nommée. Ces braves gens avaient plusieurs moyens de se 
rendre agréables. Pendant que Tun jouait, l'autre chantait 
quelque touchante ballade , le Dernier Adieu de Johnnf 
Jrmstrong y ou la Cruauté de Barbara Allen, Le soir 
se terminait comme avait commencé le matin : mes plus 
jeunes garçons lisaient k tour de rôle la prière du jour; 
et celui qui avait lu le plus haut, le plus distinctement et 
le mieux ,. recevait le dimanche un sou pour mettre dans 
le tronc des pauvres. 

Quand venait ce grand jour du dimanche , alors écla- 
taient toutes les ambitions de toilette que mes édits 
somptuaires n^avaient pu réprimer, .l'avais beau me flatter 
que mes sermons sur l'orgueil avaient dompté la vanité 
de mes filles, je les retrouvais toujours aussi attachées en. 
secret à toute leur vaine gloire. Elles aimaient encore avec 
la même ardeur les dentelles, les rubans, les perles noires, 
et blanches, les fichus empesés. Ma femme elle-môme 
avait une véritable passion pour son pou-of^-^oie cramoisi,, 
depuis que je m'étais avisé une fois de lui dire qu'il lui 
allait bien. 

Le premier dimanche surtout , leur conduite me mortifia 
grandement : j'avais prié mes filles, la veille au soir,, 
d'être habillées le lendemain de bonne heure. J'ai toujours^ 
aimé à me rendre k l'église bien avant mes paroissiens. 
Elles se conformèrent ponctuellement à mes ordres; mais 
an moment de se réunir pour déjeuner, je les vis descea^ 
dre, ainsi que leur mère, toutes trois pomponnées avec 
leur ancienne recherche, les cheveux crêpés et enduits de 
pommade, le visage tacheté de mouches, leurs longues 
queues de robes relevées en faisceau par derrière, et fai- 



70 LE YIGAIBE 

sani/roUf frouy à chaque mouYement. Je ne pu8 m'em- 
pêcher de sourire de cet étalage de vanité, surtout de la 
part de ma femme, de laquelle j'attendais plus de discrétion. 

Danscetle occurrence, je ne|vis rien de mieux à faire que 
d'ordonner à mon fils , d'un air important, de faire avancer 
lajvoiture. Mes filles^furent étonnées de cet ordre; mais je 
le renouvelai encore avec plus de solennité. 

« Sûrement, mon cher, vous voulez plaisanter? s'écria 
ma femme ; nous pouvons fort bien aller à pied ; nous 
n'avons que faire de voiture pour nous porter. 

— Vous vous trompez , mon enfant, repris-je; il nous 
faut un carrosse ; car, si nous nous rendions à l'église à 
pied dans cet attirail , jusqu'aux enfants de la paroisse 
nous poursuivraient de leurs huées. 

— Vraiment, répliqua ma femme, j'avais toujours cru 
que mon Charles aimait^à voir ses enfants propres et bien 

mis! 

— Soyez propres tant qu'il vousiplaira, interrompis-je, 

je ne vous en aimerai que mieux ; mais tout cela n'est pas 
de la propreté, c'est de la friperie , et voila tout. Ces man- 
chettes, ces mouches, ces falbalas, ne sont bons qu'à 
nous faire détester par toutes les femmes de nos voisins. 
Non , mes enfants, continuai-je avec plus de gravité, ces 
robes doivent être coupées plus simplement; la toilette ne 
sied pas à des gens qui ont à peine les moyens de se mettre 
avec décence. Je ne sais s'il convient même aux riches de 
porter tousces falbalas, toutce fatrasd'ajustements, surtout 
si l'on réfléchit qu'en calculant au plus bas, ces vaines 
superfluités de l'opulence suffiraient à couvrir la nudité 
du pauvre. » 

Cette remontrance eut l'effet que j'en attendais ; elles 
allèrent sur l'heure , et avec beaucoup de calme , changer 
de costume ; et le lendemain x'eus la satisfaction de voir 
mes filles occupées, de leur plein^gré, à tailler dans leurs 
queues de petites vestes du dimanche pour Bick et Billf ; 
et ce qui était encore plus consolant, c'est que les robes 
n'eurent que meilleure grâce après cette réforme. 



DE W&KBFIBLD. 71 



CHAPITRE V. 



Une nouvelle et importante connaissance. — Ce dont nous espé- 
rons le plus est , en général , ce qui devient le plus fatal. 

A peu de distance de la maison , mon prédécesseur 
avait disposé un berceau ombragé d'aubépine et de chè- 
vrefeuille. Là, quand le temps était beau et que nous 
avions uni nos travaux de bonne heure, nous allions nous 
asseoir tous ensemble, pour jouir d*une belle vue etdu cal- 
me du soir : c'était la aussi que nous prenions le thé, qui 
était devenu pour nous un régal extraordinaire. Et comme 
nous ne nous le permettions que rarement, il amenait un 
surcroît de joie, les préparatifs ne s'en faisaient pas sans 
beaucoup de fracas et de cérémonies. Dans ces graqdes 
occasions, les deux petits lisaient haut, et on leur ser- 
vait régulièrement leur tasse de thé quand nous avions 
fini; quelquefois, pour varier nos amusements, nos Glles 
chantaient et jouaient de la guitare. Tandis qu'elles for- 
maient ainsi un petit concert, nous nous promenions , ma 
femme et moi, dans la prairie en pente, qu'embellissaient 
des jacinthes sauvages a fleurs bleues, la petite centaurée 
rose, la gerraandrée et cent autres fleurettes : nous par- 
lions de nos enfants avec ravissement, en respirant la brise 
fraîche qui nous apportait à la fois la santé, des parfums 
et des sons mélodieux. 

De cette façon , nous commençâmes à penser qu'il n'est 
pas de situation dans la vie qui n'ait ses plaisirs. Chaque 
matin nous appelait au travail, mais chaque soir payait 
au centuple nos fatigues par le retour du repos et des joies 
de famille. 

C'était vers le commencement de l'automne, et par un 
jour de fôte (car j'observais religieusement c«s pieuses so- 



72 LE VICAIBE 

lennltés), j'avais conduit ma famille sous notre berceau 
favori , et nos jeunes musiciennes venaient de commencer 
leur concert, lorsqu'un cerf bondit tout a coup à vingt pas 
de Tendroit où nous étions assis. A la rapidité de sa 
course et a la façon dont il panlelait, le pauvre animal 
semblait pressé par les chasseurs. A peine avions-nous eu 
le temps de nous apitoyer sur son sort, qu'hommes et chiens 
parurent , lancés de toutes leurs forces sur sa piste. J'étais 
d'avis que tout mon monde rentrât sur-le-champ ; mais , 
soit curiosité, surprise, ou quelque autre motif caché, ni 
ma femme ni mes filles ne quittèrent la place. Le chasseur 
qui galopait en avant passa devant nous avec une grande 
vitesse 9 suivi de quatre ou cinq personnes qui semblaient 
partager son ardeur. £nfln, un jeune homme d'un exté- 
rieur plus distingué que les autres s'avança, et, nous 
ayant considérés un instant, s'arrêta court, au lieu de 
poursuivre la chasse ; jetant la bride de son cheval au 
domestique qui l'accompagnait, il mit pied à terre, et s'ap- 
procha de nous d'un air d'insouciante supériorité. Il sem- 
blait disposé à se passer d'introducteur, et s^avanna pour 
embrasser mes filles, comme s'il eût été certain d'en être 
bien venu; mais elles avaient, Dieu merci, appris de 
bonne heure à décontenancer la fatuité. 11 nous dit alorsqu'il 
se nommait Thornhill , qu'il était seigneur des terres qui 
s'étendaient autour de nous. Et tel est l'empire de la for- 
tune et des beaux habits, que, lorsqu'il renouvela son sa- 
lut à la portion féminine de la famille, il n'éprouva pas un 
second refus. Ses manières dégagées , quoique présomp- 
tueuses, aidèrent à nous mettre à l'aise avec lui. Ayant 
aperçu des instruments de musique sur le banc, il d^ 
manda, comme une faveur, qu'on lui chantât quelque 
chose. J'étais loin de vouloir encourager une liaison si dis- 
proportionnée , et je clignai de l'œil a mes filles pour les 
avertir qu'elles eussent à décliner cette prière; mais mon 
avertissement fut contrecarré par un signe de leur mère , 
et elles commencèrent, de l'air le plus aimable, une de 
nos chansons favorites de Dryden. M. Thornhill parut 



DB WAKBFIILD. 73 

ra^î (le Texécution et du choix dii morteau ; il prit ensuite 
la guitare» et en joua assez mal. Cependant ma fille atnée 
lui rendit ses -applaudissements avec usure, assurant qu'il 
tirait de l'instrument plus de sons que le maître même de 
qui elle avait appris. A cet éloge, il s'inclina ; elle lui fit 
une révérence. Il loua son goût, et elle son jugement. Un 
siècle de connaissance n'eût pu les lier davantage. La folle 
mère, aussi radieuse que sa fille, insistait pour que sa 
seigneurie voulût bien entrer prendre un verre de vin de 
groseilles. Toute la famille semblait possédée du désir de 
lui plaire. Mes filles essayèrent de l'entretenir des sujets 
qu'elles croyaient le plus à la mode, tandis que Moïse, au 
rebours, lui adressait une ou deux questions sur les an- 
ciens, qui lui valurent l'avantage de se faire rire au nez. 
Les petits n'étaient pas moins affairés à fêter ce nouvel 
hôte, et ne bougeaient d'auprès de lui. Tous mes efforts 
ne purent empêcher leurs sales petits doigts de manier et 
de ternir les broderies de ses habits, et de lever les 
pattes de ses poches pour voir ce qu'il y avait dedans. 11 
partit mt le soir, non sans avoir demandé la permission 
de renouveler sa visite ; ce qui , en sa qualité de notre 
seigneur, lui fut promptement accordé. 

Dès qu'il fut sorti , ma femme tint conseil sur les évé- 
nements du jour : elle était d'avis que c'était un hasard des 
plus heureux. On avait vu des choses plus étranges venir 
à bien ; elle espérait encore vivre assez longtemps pour 
nous voir lever la tête et prendre rang parmi ce qu'il y 
avait de mieux ; et elle conclut en protestant que , puisque 
les deux miss Wrinklers (li) avaient trouvé de riches 
partis, elle ne voyait pas pourquoi ses filles n'auraient 
pas les mêmes chances. Comme ce dernier argument 
m'était adressé, je protestai que je n'en voyais pas non 
plus la raison , pas davantage que je ne savais pourquoi 
M. Simpkins avait gagné à la loterie un lot de dix mille 
livres sterling, tandis que nous avions eu un billet blanc. 

« Vous voilà bien , Charles ! s'écria ma femme ; toujours 
votre manie de contrister mes filles et moi, dès que nous 

7 



74 LE VIGÂIBB 

sommes un peu gaies. Dis-moi, Sophie, mon cxur^ que 
penses-la de notre noavelle connaissance? Ne t*a-t-il pas 
semblé aimable et d'un bon caractère? — On ne peut plus 
aimable, maman, répondit-elle; je crois qu'il a beaucoup 
à dire sur tout, et qu'il n'est jamais a court. Plus le sujet 
est léger, plus il trouve à discourir; et, en outre, il est 
Traimenl fort beau. — Oui, s'écria Olivia, assez bien 
pour un homme ; mais, quant h moi , il ne me plaît pas, 
je le trouve trop impertinent et trop familier, et sur la 
guitare il est insoutenable. » 

J'interprétai ces deux discours dans un sens tout opposé. 
J'en conclus que Sophie le méprisait intérieurement, au- 
tant qu'Olivia l'admirait en secret. 

i Quelle que soit votre opinion sur ce gentilhomme, 
mes enfants, repris-je, à dire vrai, il ne m'a pas prévenu 
en sa faveur. Les amitiés disproportionnées amènent tou- 
jours des amertumes; et, malgré son air affable, il m'a 
semblé sentir parfaitement la distance qui nous sépare. 
Croyez-moi, prenons pour compagnons des gens de même 
condition que nous. Il n'y a pas de rôle plus méj^isable 
pour un homme que celui d*un coureur de fortune, et je 
ne vois pas pourquoi la chose serait plus noble dans une 
femme. Ainsi , même en lui supposant des vues hono- 
rables, c'est à nous qu'écherrait le mauvais renom. Et 
s'il en était autrement, je frémis rien que d'y songer 1 II 
est vrai que je n'ai point d'inquiétude sur la conduite de 
mes enfants; mais, d'après la réputation de cet homme , 
je n'en puis dire autant de la sienne. » 

J'allais poursuivre, mais je fus interrompu par un 
domestique du squire^ qui nous envoyait, avec ses corn* 
plîments, un quartier de venaison, et la promesse de 
venir dîner avec nous sous peu de jours. Ce cadeau venu 
si k propos plaida fortement en sa faveur, et fit plus 
d'effet que tous mes arguments contre lui. Je gardai donc 
le silence, satisfait d'avoir du moins montré le péril, et 
laissant a leur prudence le soin de l'éviter. La vertu qui a 
besoin d'être sans cesse gardée ne vaut pas qu'on la garde. 



DB WAKBPIBLD. 76 



CHAPITRE VI. 



Bonheur du coin du feu. 

La dispute ayant été poussée avec quelque véhémence» 
U fut décidé d'un commun accord, pour arranger les 
choses y que nous aurions k souper un morceau de ve- 
naison, et mes filles entreprirent gaîment de l'apprêter. 
« Je suis fâché, m'écriai-je» que nous n'ayons ni voisin ni 
étranger pour prendre partà ce festin. L'hospitalité relève 
et double le plaisir d*un régal. 

— Eh 1 Dieu me bénisse ! reprit ma femme , voici venip 
ce bon M. Burchell, qui a sauvé notre Sophie,. et qui vous 
dame si bleu le pion dans la dispute ! — Qui me dame le 
pion, femme? m'écriai-je; vous vous mépveiMz étran- 
gement! je ne crois pas qu'ail soit donné k beaucoup de 
•gens de me damer le pion 1 Je ne nie pas que vous soyez 
la première femme du monde pour faire un pâté d'oie,, 
mais quant à la controverse, c'est mon affaire; laissez-la- 
moi, de grâce. » Je parlais encore lorsque le pauvre^ 
M. Burchell entra. Il fut chaudement accueilli de toute la 
famille, qui échangea tour autour avec lui des poignées de 
main 9 tandis que le petit Dick lui avançait officieusement 
une chaise. 

Je prenais plaisir a l'amitié de ce pauvre homme par 
deux raisons : d^abord, parce que je savais qu'il avait 
besoin de la mienne ; ensuite, parce que je l'avais trouvé 
serviableentoutcequi dépendait de lui. Quoiqu'il n'eût 
pas encore trente ans, il passait dans le voisinage pour un 
pauvre gentilhomme qui n'avait su employer sa jeunesse 
à rien de bon. 11 parlait parfois avec un grand sens ; mais 
en général il recherchait de préférence la compagnie des 



76 LE VICÂIBB 

enfants, qu*il avail coutume d'appeler d'innocents petits 
hommes. II excellait à leur chanter des ballades , à leur 
conter des histoires, et il était rare qu'il se mît en cam- 
pagne sans avoir dans ses poches quelque chose pour eux, 
un morceau de pain d'épice, ou un sifflet d'un sou. Il 
venait tous les ans passer quelques jours dans nos envi- 
rons, et vivait sur l'hospitalité des voisins. Il resta à sou- 
per avec nous, et ma femme ne lui épargna pas son vin 
de groseilles. Les contes circulèrent k la ronde. 11 nous 
chanta quelques vieilles chansons , puis raconta aux petits 
l'histoire du Daim de Béverland, celle de la patiente Gri- 
seldis, les Aventures de Catskin, et enfin le Berceau de 
la belle Rosemonde. Notre coq, qui chantait toujours à 
onze heures, nous avertit qu'il était temps de songer au 
repos ; mais une difficulté imprévue s'éleva alors : nous 
n'avions pas où loger l'étranger, tous nos lits étaient oc- 
cupés, et il était trop tard pour l'envoyer à l'auberge pro- 
chaine. Dans ce dilemme , le petit Dick offrit la moitié de 
son lit, si son frère Moïse voulait bien le laisser coucher 
avec lui. « Et moi, s'écria Bill, je donnerai aussi à M. Bur- 
chell ma moitié, si mes sœurs veulent me prendre avec elles. 

— A merveille, mes bons enfants I m'écriai-je ; l'hos- 
pitalité est un des premiers devoirs du chrétien. L'animal 
se retire dans sa tanière, l'oiseau vole à son nid, mais 
l'iiomme sans abri ne peut trouver de refuge que parmi 
ses semblables. Il n'y eut pas de plus grand étranger en ce 
monde que celui qui y vint pour le sauver. Il n'eut jamais 
de maison , comme s'il eût voulu voir ce qui restait d'hos- 
pitalité parmi nous. Déborah^ ma chère, dis-je à ma 
femme , donne à chacun de ces garçons un morceau de 
sucre, et que Dick ait le plus gros , parce qu'il a parlé le 
premier. » 

Le lendemain matin de bonne heure , j'appelai tout 
mon monde aux champs pour m'aider a faner une coupe 
de regain, et notre hôte, ayant offert son aide , fut enrôlé 
avec les autres. Nos travaux marchaient gaîment ; nous 
retournions chaque rangée de foin , l'éparpillant au vent ; 



DB WâKEFIBLD. 7T 

je menais la Ole, et le reste saivait par ordre. Cependant 
je ne pouvais m'empécher de remarquer avec quelle assi- 
duité M. Burchell aidait ma fille Sophie h remplir sa 
part de la tâche. Dès qu'il eut fini sa besogne , il se mit de 
moitié dans la sienne , et une conversation intime s'en- 
gagea entre eux. J'avais trop bonne opinion du jugement 
de Sophie , et j'étais trop convaincu de son ambition , 
pour concevoir aucune inquiétude des assiduités d'un 
homme ruiné. 

Quand nous eûmes uni notre journée, M. Burchell fut 
invité comme la veille k passer la nuit chez nous; mais il 
refusa , ayant, disait-il, à porter un sifflet k l'enfant d'un 
de nos voisins , chez lequel il devait coucher ce soir-là. 
Après son départ, la conversation durant le souper tomba 
naturellement sur notre malheureux hôte. « Quel frappant 
exemple , dis*je , nous donne ce pauvre homme des mal- 
heurs qui suivent une jeunesse perdue dans les plaisirs et 
les prodigalilés 1 11 ne manque pas de sens, et c'est une 
excuse de moins pour ses folies passées. Pauvre être dé- 
laissé !... Où sont maintenant ses compagnons de plaisir, 
ses courtisans, ses flatteurs, pour lesquels ses caprices 
étaient des lois? Peut-être se pressent-ils aujourd'hui 
autour de quelque misérable , complaisant de ses vices, 
enrichi par son extravagance. Jadis ils le louaient , main- 
' tenant ils applaudissent a celui qui l'a dépouillé! Les 
transports excités par ses traits d'esprit se sont changés 
en sarcasmes sur sa démence. Il est pauvre, et peut-être 
mérite-t-il sa pauvreté , car il n'a pas plus l'ambition de 
devenir indépendant que le talent de se rendre utile. • 

Influencé sans doute par quelques secrets motifs, je mis 
dans ces observations trop d'amertume: Sophie m'en reprit 
doucement. • Quelle qu'ait pu être sa première conduite, 
père, dit^lle, les circonstances où il se trouve doivent le 
mettre a l'abri de notre censure. Son indigence actuelle 
est une grande punition de ses prodigalités passées. J'ai 
entendu mon bon père lui-même dire que nous ne devions 
jamais frapper d'un coup de plus la victime sur laquelle la 



78 LB YICAIHB 

Providence a levé la verge de sa colère. — Vous avez rai- 
son, Sophie, s*écria mon fils Moïse : un ancien a Irès- 
bien comparé la cruauté de celte conduite a celle du nislre 
qui s'efforce d'écorcher encore IMarsyas, dont la peau, 
ainsi que nous l'apprend la fable, a été enlevée par Apol- 
lon. D'ailleurs je ne sais si la situation de ce pauvre 
homme est aussi mauvaise que mon père se l'imagine. 
Nous ne devons pas juger des sentiments des autres par ce 
que nous éprouverions a leur place. Quelque obscure que 
semble l'habitation de la taupe , l'animal trouve son logis 
suffisamment éclairé. Et, à dire vrai, l'esprit de cet homme 
me paraît tout approprié h sa position , car jamais je 
n'entendis parler d'une façon plus gaie et plus animée 
qu'il ne le faisait aujourd'hui en causant avec vous, 
Sophie. » 

Ce propos, dit sans la moindre intention, provoqua 
une rougeur que ma fille essaya de dissimuler sous un 
rire affecté, assurant qu'elle avait à peine pris garde a ce 
que lui disait M. Burchell; du reste, elle pensait qu'il 
avait pu être en son temps homme de bonne compagnie. 
L'empressement qu'elle mit à se justifier, et sa rougeur, 
étaient autant de symptômes peu rassurants, mais je fis 
trêve aux soupçons. 

La visite de notre seigneur ayant été annoncée pour le 
lendemain , ma femme alla faire un pâté de la venaison : 
Moïse prit un livre, tandis que je donnai la leçon aux pe- 
tits; mes filles ne semblaient pas moins affairées, et je les 
vis pendant un bon moment tourner autour du feu, occu- 
pées k faire cuire quelque chose. Je supposai d'abord 
qu'elles aidaient leur mère ; mais le petit Dick me souffla 
à l'oreille qu'elles fabriquaient une eau pour se laver le 
visage. J'avais en antipathie toute espèce de cosmétiques, 
sachant bien qu'ils gâtent le teint au lieu de l'embellir. 
J'approchai donc tout doucement et par degrés ma chaise 
du foyer, et, saisissant la pincette pour attiser le feu , je 
renversai, comme par accident, toute la composition : il 
était trop tard pour en commencer une autre. 



DE WAKEFIBLD^ 79 



CHAPITRE VU. 



Un bel esprit de la capitale. — Les plus stupides peuvent quel- 
quefois devenir amusants pour un jour ou deux. 

Quand arriva le matin du grand jour où nous devions 
traiter notre jeune seigneur, on imagine bien que ni peine 
ni dépenses ne furent épargnées pour faire bonne figure. 
Ma femme et mes fllles, comme on le supposera facile- 
ment, déployèrent en cette occasion leurs plus brillants 
atours. M. Tliornhill vint escorté de deux convives, de 
son chapelain et de son feeder (12). Il donna ordre à ses 
domestiques, qui étaient nombreux, d'aller au cabaret 
voisin; mais ma femme insista, dans Torgueil de son 
cœur, pour les héberger tous, ce qui, soit dit en passant, 
nous valut trois semaines déjeuna. M. Burchell avait laissé 
percer la veille que M. Thombill faisait des propositions 
de mariage à miss Wilmot, rancienne JQancée de mon fils 
Georges ; cette nouvelle ne laissa pas de refroidir la cor-^ 
diatité de notre accueil , mais un hasard dissipa en grande 
partie ce nuage. Quelqu'un de la compagnie ayant nommé 
miss Wilmot, M. Thornhill affirma .avec serment que rien 
ne lui semblait plus absurde que la réputation de beauté 
qu'on avait faite à une fille si laide, un véritable épou- 
vantail 1 « Je veux être défiguré, s'écria-t-il, si je n'aime- 
rais autant choisir ma maîtresse à la clarté du réverbère 
de l'horloge de Saint-Dunstan (13) 1 » Il éclata de rire, et 
nous fîmes de même : les plaisanteries du riche ont tou- 
jours plein succès. Olivia ne put s'empêcher de murmurer 
à demi-voix, mais assez haut pour être entendue, qu'il 
avait un inépuisable fonds de galté. 

Après diner, je bus, comme de coutume, a la prospc- 



80 LE ViCAlBE 

rite de TÉglise. La ckapeluiu m*en remercia , ajoutant que 
]'Églisc était Tunique dame de ses pensées. « Allons, 
parle sincèrement, Frank» 'dit le squir€{i4) avec son im- 
pudence ordinaire : supposons d*un côté TÉglise, ta mai» 
tresse actuelle, en robe noire et en manches de batiste (i 5), 
et de l'autre miss Sophie sans robe et sans voile : laquelle 
choisirais-tu? — Toutes les deux assurément, s*écria le 
chapelain. — Bien dit, repartit le squire; car je veux que 
ce verre de vin m'étouffe si une belle fille ne vaut à elle 
seule toute la prétraille de la création ! Vos dîmes et vos 
simagrées sont autant de farces , de damnées impostures, 
comme je puis le prouver. — Essayez un peu , reprit mon 
fils Moïse, je me crois de force k vous tenir tête.— A mer- 
veille, monsieur , s'écria le squire , qui , devinant a qui il 
avait affaire, fit signe de l'œil aux convives de se préparer 
à rire. Si vous t^tes disposé à entamer une discussion de 
sang-froid sur ce sujet , j'accepte le défit. D'abord , com- 
ment vous convientril le traiter, analogiquement ou dia- 
logiquemenl? — Je veux le traiter rationnellement, s'écria 
Moïse, enchanté d'avoir une thèse à soutenir. — A mer- 
veille î dit encore le squire; et pour procéder par ordre , 
et commencer par le commencement, j'espère, primo ^ 
que vous ne nierez pas que ce qui est, est. Si vous ne 
m'accordez pas ce poInt-la , je déclare ne pouvoir passer 
outre. — Ëh bien , répliqua Moïse , je crois pouvoir vous 
l'accorder, et en tirer moi-môme avantage. — J'espère 
aussi, continua l'autre, que vous m'accorderez que la 
partie est moindre que le tout ? — Concedo , s'écria Moïse. 
Ce n'est que juste et raisonnable. — Vous ne nierez pas non 
plus, s'écria le squire^ que les deux angles d'un triangle 
sont égaux a deux angles droits. —Rien de plus simple. 
£t isioîse promena autour de lui des regards itnportants et 
satisfaits.— Mes prémisses ainsi posées, continua le s^t/ire 
en pariant fort vite, je soutiens que l'enchaînement des 
existences propres, procédant réciproquement en rai- 
son double de leur distance, produit nécessairement un 
dialogisme problématique qui prouve en quelque sorte que 



DE l^ÂKBFIELD. ' 81 

Fessence de la spiritualité peut jâtrc rapportée au second 
prédicable. — Un moment, un moment 1 s*écria Moïse; 
c'est ce que je nie. Croyez-vous que je puisse admettre 
sans contestation des doctrines aussi hétérodoxes?— Com- 
ment, répliqua le squire^ feignant d'être en colère, ne 
pas les admettre ! voulez-vous donc vous refuser à l'évi- 
dence? Répondez à une seule queslion : Trouvez-vous 
qu'Aristote ait raison quand il dit que les relatifs ont pour 
raison coexistante la relation ? — Sans doute. — S'il en 
est ainsi, répondez directement à ma proposition, savoir: 
Si vous jugez l'investigation analytique de la première 
partie de mon enthymème insuffisante , secundùm quoad^ 
ou quoadminitë'f donnez vos raisons contre sur-le-champ. 
— Je proteste, s'écria Moïse, que je ne comprends pas 
très-bien la force de votre argument; mais s'il était réduit 
à une simple proposition , peut-être pourrais-je y répon- 
dre. — Ma foi, monsieur, s'écria à son tour le squire^ je 
suis votre très-humble valet. Je m'aperçois qu'il faudrait 
vous fournir Tintelligence en même temps que les ar- 
guments , et, sur ma parole , je déclare que vous êtes trop 
fort pour moi. • Cette sortie tourna les rieurs contre le 
pauvre Moïse, qui demeura déconfit, faisant triste figure 
au milieu d'un groupe de joyeux visages. Il n'ouvrit plus 
la bouche de tout le repas. 

Quoique ces moqueries ne fussent nullement de mon 
goût, il en était autrement d'Olivia, qui prenait ce persi- 
flage pour de l'esprit. Un homme qui raillait si agréable- 
ment lui parut un personnage accompli ; et si l'on réfléchit 
à la part qu'une belle figure, de beaux habits et une grande 
fortune, ont dans la réputation d'un homme à la mode, 
on l'excusera aisément. Malgré une ignorance réelle , 
M. Thornhill parlait avec facilité, et discourait à perte 
de vue sur tous les sujets ordinaires de conversation. 
Fautril donc s'étonner que de pareils talents eussent ébloui 
une jeune fille qui , par éducation autant que par nature, 
était accoutumée à estimer assez haut en elle-même les 
avantages extérieurs pour en faire grand cas chez autrui? 



82 LB VICAIBB 

Après le départ de notre hôte, il s'éleva un nouyeau dé- 
bat sur ses mérites. Olivia avait été l'objet constant de ses 
œillades et de ses attentions , et Ton ne mit plus en doute 
que ce ne fût elle qui nous attirât ce brillant visiteur. Elle ne 
se défendit pas trop des innocentes railleries que son frère 
et sa sœur flrent h ce sujet. Déborah elle-même semblait 
partager la gloire de la journée , et triomphait de la vic- 
toire de sa fille comme si c'eût été la sienne. 

Eh bien! mon cher, s'écria-t-elle , se tournant de 
mon côté , je vous avouerai franchement que c'est moi qui 
ai encouragé mes filles a ne pas repousser les avances de 
ce jeune seigneur. J'ai toujours en de l'ambition , et vous 
voyez que je n'avais pas si grand tort, car qui sait comment 
cela tournera? 

— Oui , en vérité, qui le sait? répondis-je avec un sou- 
pir. Pour moi , la chose ne me plaît guère. J'eusse mieux 
aimé voir à ma fille quelque pauvre et honnête prétendant, 
que ce beau gentilhomme avec toutes ses richesses et son 
irréligion. Comptez-y , s'il est tel que je le soupçonne, ja- 
mais esprit fort n'aura un de mes enfants I 

—En vérité, père, vous poussez trop loin la sévérité» 
s'écria Moïse. Dieu ne le condamnera pas sur ce qu'il aura 
dit, mais sur ce qu'il aura fait. Tout homme a en lui mille 
pensées mauvaises qu'il n'est pas toujours maître d'étouf- 
fer. Il se peut que l'irréligion soit chez cet homme une 
faute involontaire ; et en admettant que ses sentiments 
soient erronés, s'il demeure passif et n'y conforme pas ses 
actes , il n'est pas plus à blâmer de ses erreurs que le gou- 
verneur d'une ville ouverte ne le serait d'avoir reçu un 
ennemi contre lequel il ne pouvait se défendre. 

— Il est vrai, mon fils, répliquai-je ; mais si le gouverneur 
appelle l'ennemi dans la place , il est réellement coupable ; 
et il en est toujours ainsi de ceux qui embrassent l'erreur. 
IjO mal n'est pas tant de se rendre à quelques-unes des 
preuves que l'on voit , que de s'aveugler volontairement 
sur le grand nombre d'autres preuves qui s'offrent à nous ; 
si bien que , quoique nos opinions puissent être involon- 



DE ^AKËFIBLD. 83 

taires au moment où elles se forment , il y a eu négligence, 
s'il n*y a eu corruption , à les concevoir. Le châtiment est 
donc dû à nos vices , ou le mépris à notre légèreté. » 

Ma femme continua renlretien , mais non la discussion. 
Elle connaissait plusieurs hommes de mérite qui passaient 
pour esprits forts , et n'en faisaient pas moins d'excellents 
maris. Elle ne serait pas embarrassée à trouver des filles 
douées d'assez de sens et même d'assez de savoir pour 
convertir leurs époux. « Qui sait, mon cher, poursuivit- 
elle, ce dont Olivia serait capable? Elle a beaucoup à dire 
sur toutes choses, et , autant que j'en puis juger, elle est 
assez forte en controverse. 

— Eh! ma chère, m'écriai-je, que peut-elle avoir lu en 
fait de controyerse? Je ne me rappelle pas lui avoir jamais 
mis entre les mains des ouvrages de ce genre. Assurément, 
TOUS vous exagérez ses mérites. 

—Non, non, papa, répliqua Olivia, maman ne se 
trompe pas. J'ai lu la dispute de Thwackum et de 
Square (J6) , la controverse entre Robinson Grusoé et Ven- 
dredi le sauvage, et je lis maintenant une dissertation 
sur la religion de Tamour. 

— A merveille ! m'écriai-je. Je vois ; mon enfant , que 
ta as toutes les qualités requises pour faire des conver- 
sions ; ainsi va aider ta mère a faire la tarte aux gro- 
seilles. 



84 IX VICAIBB 



CHAPITRE VIII. 



Amour qui promet peu de chances de fortune , et qui peut cepen- 
dant tourner à bien. 



Le lendemain nous eûmes de nouveau la visite de 
M. Burchell ; et quoique, pour certaines raisons, son assi- 
duité commençât à me déplaire , je ne pouvais lui refuser 
ma compagnie , ni une place au coin du feu. H est vrai 
que ses bons offices payaient, et au delà , notre hospitalité. 
Il travaillait avec une rare adeur dans la prairie ou à la 
meule de foin. Il était des premiers à Touvrage ; puis il 
avait toujours quelque chose d'amusant à dire pour nous 
alléger le travail. Il se montrait tour à tour si original et si 
sensé , que je ne pouvais me défendre de Taimer, de m'en 
moquer et de le plaindre. Ma seule objection contre 
lui était l'atlacbement qu'il témoignait à ma fille. Il 
l'appelait, en plaisantant, sa petite souveraine ; et lors- 
qu'il achetait pour sa sœur et pour elle une parure de 
rubans, celle de Sophie était toujours la plus jolie. Je ne 
sais comment cela se fit, mais chaque jour il semblait 
devenir plus aimable; son esprit grandissait, et sa simpli- 
cité prenait des airs de supériorité et de sagesse. 

Nous dînâmes tous en famille dans le pré , la nappe 
étendue sur le foin , et nous assis ou plutôt couchés autour 
d'un repas frugal que M. Burchell animait de sa gaîté. Pour 
compléter la fête , deux merles se répondaient de deux 
buiàsons voisins, et le rouge-gorge familier venait bec- 
queter les miettes k peine tombées de nos mains. Chaque 
son semblait un écho de bonheur et de calme. 

« Jamais je ne me repose ainsi , dit Sophie, que je ne 
pense à ces deux amants si admirablement décrits par 



DB WAKEFIELD. 55 

Gay, qui furent frappés de mort dans les bras Tun de 
l'autre. Il y a quelque cbose de si touchant dans cette des' 
cription , que je Fai lue cent fois, et toujours avec un 
nouveau ravissement. 

— A mon sens, s'écria mon Ois, les plus beaux traits de cet 
épisode sont fort au-dessous de VJcis et Galatée d'Ovide. 
Le poêle latin entend mieux les contrastes , et de cette 
figure , habilement ménagée, dépend toute la force du pa- 
thétique. 

— II est remarquable , reprit M. Burchell , que les deux 
poètes dont vous parlez aient également contribué b intro- 
duire un goût faux dans la littérature de leurs différents 
pays, en surchargeant leurs vers d'épithètes oiseuses. Des 
hommes d'un génie médioere ont trouvé facile d'imiter 
cette stérile abondance , et la poésie anglaise, comme celle 
des derniers siècles de Rome , n'est plus maintenant qu'un 
amas d'images pompeuses , sans plan et sans liaison, une 
enfilade d'épithètes qui caressent l'oreille sans porter aucun 
sens à l'esprit. IMais peut-être penserez-vous , mesdames, 
que, puisque je me mêle de critiquer les autres, il est juste 
que je leur donne l'occasion de prendre leur revanche ; et, 
à dire vrai, je n'ai fait celte remarque que pour servir 
d'introduction a une ballade qui peut avoir de nombreux 
défauts, mais qui du moins n'a pas, je crois, ceux que je 
viens de signaler (17). • 

BALLADE. 



k Viens à ma voix , bon ermite du vallon ! guide mes pas soli- 
taires vers la lumière qui , là-bas , égayé le ravin de son rayon 
hospitalier. 

» Car j'erre ici seul , égaré ; mes pieds sont chancelants et 
lourds ; autour de moi s'étendent des déserts sans limites , qui 
semblent s'allonger à mesure que j'avance. » 

« Arréle , mon fils, s'écrie Termite : n'affronte pas ces dange- 

8 



86 LE VIGAIRB 

reuses ténèbres. La lueur perûde qui brille au loin ne t'attire que 
pour te perdre ! 

» A l'indigent sans abri ma porte est toujours ouverte, 
et si la pitance est frugale , du moins je l'offre de grand cœur. 

» Demeure ce «oii\ et prends ta part des biens que renferme 
ma cellule, ma natte de joncs, mon humble souper, ma béné- 
diction et le repos. 

» Je n'immole pas les brebis qui errent libres dans la Talléo : 
du Tout-Puissant, qui a pitié de moi, j'appris à avoir pitié 
d'elles. 

» Au flanc fertile de la montagne j'emprunte un innocent repas ; 
ma besace s'emplit d'herbages et de fruits , et je m'abreuve à 
l'eau de la source. 

• Viens donc , ô pèlerin , déposer tes ennuis : tout souci né de 
la terre ne vaut pas qu'on s'en tourmente : l'homme n'a besoin 
que de peu ici-bas , et pour un temps si court! » 

« Ses doux accents descendaient comme tombe la rosée 
du ciel. Le modeste étranger s'inclina , et le suivit à sa cellule. 

• Au loin , dans un sombre désert , était cachée la demeure 
solitaire , refuge des pauvres du voisinage et du voyageur égaré. 

» Sous cet humble chaume , nulle richesse ne réclame la sur- 
veillance du maître. Le loquet cède , la porte s*ouvre et reçoit le 
couple ingénu. 

» A l'heure où la foule affairée se retire pour goûter le repos 
du soir, l'ermite attise le feu que la cendre a couvert, et s'ef- 
force d'égayer l'hôte pensif. 

» II étale devant lui un champêtre régal, il le presse et sourit; 
habile à compter de merveilleuses légendes , il charme le cours 
des lentes heures. 

» Animés d'une joie sympathique , le petit chat gambade et 
joue, le grillon chante dans l'&tre, le fagot pétille et flamboie. 



DE WAKEFIELD. 87 

' » Mais il n'est point de talisman qui puisse conjurer la tristesse 
de rétro nger : la douleur pèse sur son Ame , et ses larmes com- 
mencent à couler. 



» L'ermite les voit , et s'en émeut d'un souci fraternel : « D'où 
viennent , dit-il , pauvre Jeune homme , les peines de ton cœur? 

» Banni de quelque heureux séjour, erres-tu donc à regret? 
Pleures-tu ton amitié méconnue, ton amour repoussé? 

» Hélas ! les joies qu'apporte la fortune sont vaines et périssa- 
bles , et ceux qui s'attachent à des biens si frivoles sont encore 
plus frivoles qu'eux. 

» Et qu'est-ce que l'amitié ? un nom , un charme qui berce et 
endort , une ombre qui suit la fortune ou la gloire, et laisse le 
malheureux pleurer. 

• L'amour est un mot plus vide encore , jouet de nos beautés 
modernes; invisible sur cette terre, il n'y descend parfois que 
pour réchauffer le nid de la tourterelle. 

» Crois-moi , jeune insensé , fais trêve à tes douleurs , méprise 
an sexe volage. » Il dit ; mais , tandis qu'il parle , une soudaine 
rougeur trahit l'hôte éperdu. 

• L'ermite surpris voit naître de nouvelles beautés se révélant 
une à-une , comme sur le ciel les teintes du matin , aussi brillante» 
et aussi fugitives. 

• Ce regard humide , ce sein palpitant éveillent tour à tour ses 
alarmes : dans le bel étranger, il a reconnu une jeune ûlle avec 
ses mille séductions. 

« Ah ! s'écrie-t-elle , pardon pour l'étrangère , la pauvre dé- 
laissée , qui a souillé de sa présence le lieu qu'habitent le ciel et 
vous! 

» Prenez en pitié nne fille que l'amour fait errer, qui cherche 
partout le repos , et ne trouve pour compagnon de route que le 
désespoir. 



88 LB VICAIRE 

» Mon père habitait les rives de la Tyne : c'était un riche et 
paissant seigneur, et tous ses biens étaient à moi , car J'étais soa 
unique enfant. 

» Pour m'en lever à sa tendresse, de nombreux prétendants ac- 
coururent: tous à Tenvi vantaient mes charmes, et ressentaient ou 
feignaient de sentir mille feax. 

» A chaque heure , cette foule mercenaire luttait de richesses 
et d'offrandes. Edwin était parmi eux: seul il ne parlait pas ^ 
d'amour. 

» Yétu d'humbles et simples habits, il n'avait pouvoir ni 
richesse ; ses trésors étaient sa sagesse , sa vertu : c'était tout 
pour moi. 

» A mes côtés, dans la vallée, il murmurait des chants d'a- 
mour ; son souffle prétait des parfums à la brise, et des mélodies 
aux bois. 

» La fleur éclose du matin , la rosée épurée du ciel, auraient 
pu rivaliser de pureté avec son âme. 

» Mais la rosée , la fleur sur sa tige n'ont que des charmes pas- 
sagers. Il avait leurs attraits , et moi , pour mon malheur, j'avais 
leur inconstance. 

» Vaine et coquette, j'épuisai tout l'art des détours; plus sa 
passion touchait mon cœur, plus je triomphais de sa peine. 

» Trop accablé de mes dédains , il me laissa à mon orgueil , et 
alla s'ensevelir dans une solitude où il mourut en secret. 

» A moi la douleur, à moi la faute que ma vie ne saurait 
trop expier. Je vais cherchant sa retraite pour m'étendre où il 
repose. 

• Là , solitaire et cachée , toute à mon désespoir, je me couche- 
rai pour mourir. Ce qu'Edwin fit pour moi, je le ferai pour lui. 

» — Nous en préserve le ciel ! » s'écria l'ermite en la serrant 
sur son sein. La belle , effrayée , se tourne et se récrie : c'est Ed- 
win lui-même qui la tient embrassée ! 



DE WâKBVIBLD. 80 

« Angélina , ma chérie, toi le charme de mon âme, regarde ! 
vois ton Edwin , si longtemps perdu , qui renaît aujourd'hui pour 
i*amour et pour toi! 

» Ah ! laisse-moi te tenir ainsi sur mon cœur pour en bannir 
tout souci , et que Jamais , Jamais plus nous ne nous quittions , 
toi ma vie , toi qui es tout pour moi. » 

• Oui , à dater de cette heure , nous vivrons pour nous aimer 
d'un amour si vrai, que le dernier soupir qui brisera ton cœur 
lidèle brisera aussi celui de ton Edwin. » 



Comme Sophie écoulait cette ballade d*un air de teadre 
approbation , notre tranquillité fut tout a coup Iroublée 
par un coup de fusil tiré près de nous : presque aussitôt 
un homme s'ouvrit brusquement un passage à travers la 
haie, pour venir ramasser le gibier qu'il avait tué. Ce 
chasseur n'était autre que le chapelain du seigneur, qui 
venait de tirer sur un des merles dont le chant nous avait 
si doucement récréés. Un bruit si fort et si soudain avait 
épouvanté mes filles , et je pus m'a percevoir que , dans sa 
frayeur, Sophie s'était jetée entre les bras de M. Burchell 
pour y chercher un refuge. Le chapelain s'avança , s'excu- 
sant de nous avoir troublés , et affirmant qu'il ignorait 
que nous fussions si proches. Il s'assit près de ma plus 
jeune fille, et en galant chasseur lui offrit sa chasse du 
matin. Elle allait refuser; mais, avertie de sa bévue par 
un regard de sa mère , elle accepta le présent avec quelque 
répugnance. Selon sa coutume, ma femme trahit l'orgueil 
de ses pensées en me soufflant à l'oreille que Sophie avait 
fait la conquête du chapelain, comme sa sœur celle du 
squire. Je soupçonnais, avec plus de vraisemblance , que 
les affections de la jeune fille étaient engagées autre part. 

Le chapelain venait nous informer que M. Thornhill, 
s'étant procuré de la musique et des rafraîchissements , 
comptait, ce soir-la même , donner aux jeunes demoiselles 
un bal au clair de lune , sur la pelouse , devant notre 
maison. « Je ne puis nier, continua-t-il , que je n'eusse un 

8* 



90 LB VICAIBR 

intérêt tout particulier k venir des premiers tous porter 
cette nouvelle, car j'ambitionne, en récompense de ma 
peine, la main de miss Sophie pour la première contre- 
danse. » 

Sophie répondit qu'elle accepterait volontiers si elle 
pouvait le faire en conscience. « Mais voici monsieur, 
ajoula-t-elle en regardant M. Burchell , qui a été mon com- 
pagnon de travail tout le jour, et il est juste qu'il ait la 
première part dans nos amusements. » 

M. Burchell la remercia de ses bonnes intentions, et 
céda ses droits au chapelain. Il devait, dit-il, aller ce 
soir-là k cinq milles plus loin , assister k un souper de 
moissonneurs. Son refus me parut étrange, et j'avais 
quelque peine k comprendre qu'une personne aussi sensée 
que ma plus jeune fille pût donner la préférence à un 
homme ruiné sur un soupirant qui avait de belles espé- 
rances. Mais, de même que les hommes sont meilleurs 
juges du mérite des femmes, de même les femmes jugent 
plus sainement de nous. On dirait que les deux sexes 
s'observent mutuellement, et ont été pourvus de capacités 
diverses merveilleusement appropriées k cette étude ré- 
ciproque. 



^m 



DB WAKBFIELD. 91 



CHAPITRE IX. 



Deux grandes dames. — La supériorité de la toilette fait supposer 

la supériorité d'éducation. 

A peine M. Burchell nous eat-il quittés et Sophie eut- 
elle consenti à danser avec le chapelain , que les petits ac- 
coururent nous dire que le seigneur venait d'arriver avec 
nombreuse compagnie. En effet nous le trouvâmes au 
logis y escorté de deux genlillâtres et de deux jeunes dames 
richement parées, qu'il nous présenta comme des femmes 
de qualité qui donnaient le ton dans la capitale. 

Nous n'avions pas assez de chaises pour tant de monde, 
et M. Thornhlll proposa aussitôt que chaque cavalier s'assît 
sur les genoux d'une dame , ce à quoi je m'opposai formel- 
lement, malgré un regard désapprobateur de ma femme. 
Moïse fut dépêché dans le voisinage pour emprunter une 
couple de chaises; et comme il y avait disette de danseuses, 
les deux messieurs allèrent avec lui en quête de partners, 
Leschaises et les danseuses furent bientôt trouvées. Les flUes 
de mon voisin Flamborough Grent leur entrée triomphale , 
toutes pimpantes de nœuds de rubans d'un rouge aussi 
flamboyant que leurs joues. Mais nous n'avions pas prévu 
une malencontreuse circonstance : quoique les demoiselles 
Flamborough passassent pour les meilleures danseuses de 
la paroisse, et qu'elles se tirassent a ravir des gigues et des 
rondes, elles n'entendaient absolument rien aux contre- 
danses. Ce fut d'abord un désappointement ; mais , après 
quelques jKMf^sées et quelques tiraillements, elles unirent 
par se mettre gaîment à l'unisson. L'orchestre se compo- 
sait de deux violons, une flûte et un tambourin. La lune 
brillait de tout son éclat. M. Thornhill et ma fille aînée 



03 LE VIGÂlfiB 

ouvrirent le bal, au grand ravissemenl des spectateurs; 
car les voisins, ayant appris ce qui se passait, étaient ac- 
courus en foule se ranger autour de nous. Les mouvements 
d'Olivia étaient à la fois si gracieux et si vifs, que ma 
femme, hors d*état de contenir Torgueil de son cœur, 
m'assura que , si la petite friponne avait si bon air, c'est 
qu'elle avait modelé tous ses pas sur les siens. 

Les dames de la capitale s'efforçaient vainement de 
l'égaler; elles avaient beau prendre des airs penchés, des 
attitudes tour à tour languissantes ou mutines, elles n'en 
approchaient pas. Les regardants convenaient, il est vrai, 
que c'était fort beau ; mais le voisin Flamborough remar- 
quait que les pieds de miss Livy tombaient juste avec la 
musique ni plus ni moins qu'un écho. 

Le bal durait depuis une heure, lorsque les deux 
dames, qui craignaient d'attraper un rhume, proposèrent 
d'en rester là. L'une d'elles s'exprima à ce propos d'une 
façon fort grossière, à mon sens. Elle prolesta par le 
Dieu vivant qu'elle était à moitié fondue dans son jus! 
En rentrant a la maison, nous trouvâmes un élégant sou- 
per froid que M. Thornhill avait fait apporter. La conver- 
sation devint plus réservée qu'auparavant, les belles dames 
jetèrent toutk fait mes filles dans l'ombre ; elles ne parlaient 
que du grand monde, de la haute société, de tableaux, 
de bon goût, de Shakspeare (18), de l'harmonica (19), et 
d'autres sujets alors fort en vogue. Il est vrai qu'à notre 
grande mortification il leur échappa de jurer une ou 
deux fois : mais c'était à mes yeux l'indice le plus cer- 
tain de leur noblesse (je n'ai su que depuis que les ju- 
rons étaient tout à fait passés de mode dans le beau 
monde ). D'ailleurs leur riche toilette servait en quelque 
sorle de voile a la grossièreté de leurs discours. Mes filles 
semblaient regarder avec envie des perfections si rares, 
et tout ce qui nous paraissait étrange était attribué 
k la quintessence du bon ton ; au reste , leur condescen- 
dance surpassait de beaucoup leurs autres qualités. L'une 
fit la remarque que si miss Olivia voyait un peu plus 



DB WAKBFIBLD. 93 

le monde, elle y gagnerait infiniment; a quoi l'autre 
ajouta qu'un seul hiver passé en ville ferait de sa petite 
Sophie une tout autre personne. Ma femme approuva avec 
chaleur, disant que ce qu'elle désirait par-dessus toutes 
choses, c'était de pouvoir donner k ses tilles le poli d'un 
hiver de Londres. Je ne pus m'empécher de répondre à 
mon tour que leur éducation n'était déjà que trop supé- 
rieure a leur fortune, et que plus de raflinements ne ser- 
viraient qu'a rendre leur pauvreté ridicule, et à leur 
inspirer le goûtde plaisirs qui n'étaient pas faits pour elles. 

« Ëtquels plaisirs doivent être interdits, s'écria M. Thorn- 
hill, k celles qui en ont tant à donner? Quant à moi, 
continua-t-il , ma fortune est assez belle; j'ai pour devise : 
amour, liberté , plaisir : mais si une moitié de mes biens 
pouvait être agréable k ma charmante Olivia, que je sois 
damné si je ne la lui offrais I la seule faveur que je lui 
demanderais en retour serait de m'accepter par-dessus 
le marché. » 

Je n'étais pas assez étranger au monde pour ignorer que 
sous ce verbiage de galanterie se cachait l'insolence de la 
plus honteuse proposition ; cependant je fis un effort pour 
maîtriser ma colère. « Monsieur, repris-je, la famille 
que vous daignez honorer de vos visites a été nourrie dans 
un sentiment d'honneur aussi délicat que le vôtre ; toute 
tentative pour le lui ravir aurait de dangereuses consé- 
quences. L'honneur, monsieur, est aujourd'hui notre 
unique richesse , et nous ne saurions trop veiller sur ce 
dernier trésor, n 

Je fus presque fâché de la chaleur avec laquelle j'avais 
parlé, lorsque le jeune homme me serra la main , jurant 
qu'il approuvait ma vivacité, tout en repoussant mes 
soupçons. « Quant k voire préoccupation actuelle, conti- 
nua* t-il, je proteste que rien n'est plus loin de mon cœur 
qu'une telle pensée. Non , de par tout ce qu'il y a de sé- 
duisant, une vertu dont il faut faire régulièrement le 
siège ne fut jamais de mon goût! tous mes amours, a moi, 
n'ont été que des covps des main. » 



94 LE VTCAIBE 

Les deux daines, qui avaient affecté jusque-lk de ne rien 
entendre, prirent Tair fort clioqué de cette dernière li- 
cence, et commencèrent un dialogue des plus édiflants 
sur la vertu. Ma femme , le chapelain et moi nous fîmes 
chorus , et le squire lui-même en vint à confesser son re- 
pentir de ses excès passés. Nous parlâmes des plaisirs de 
la tempérance , et du calme rayonnant d'une âme que le 
vice n'a point souillée. J'étais si satisfait, que je permis 
aux petits de se coucher une heure plus tard , afin qu'ils ne 
perdissent rien de cette salutaire conversation. M. Thom- 
hill alla encore plus loin que moi ; il me demanda si je 
n'avais pas d'objections b faire la prière? J'y consentis 
aVec joie , et la soirée se passa ainsi d'une façon tout à fait 
agréable jusqu'à ce que la compagnie songeât au départ. 

Les dames semblaient re séparer à regret de mes filles, 
pour lesquelles elles avaient conçu une affection toute par- 
ticulière ; elles me pressèrent de permettre qu'elles les 
accompagnassent au château. M. Thomhill appuya la pro- 
position, ma femme y joignit ses instances, et Sophie et 
Olivia me regardèrent comme si elles mouraient d'envie 
d'y aller. Dans cette perplexité, je mis en avant deux ou 
trois excuses que mes filles écartèrent aussitôt, de sorte 
que je fus obligé d'en venir à un refus péremptoire , qui 
me valut tout le lendemain des airs sournois et des ré- 
ponses sèches. 



DB WAKEFUU). 95 



CHAPITRE X. 



La famille essaye de rivaliser avec ses supérieurs. — Misère du 
pauvre qui veut paraître au-dessus de sa situation. 

Je commençai alors a m'apercevolr que mes longs et la- 
borieux sermons sur la sobriété, la simplicité, le conten- 
tement d'esprit , n'étaient plus écoutés. I/honnenr que de 
plus ricbes que nous avaient jugé a propos de nous faire 
avait éveillé cet orgueil que j*avais assoupi , mais non 
eitirpé. Les fenêtres se garnirent, comme autrefois, de 
fioles pleines d'eaux pour le cou et pour la figure : dehors 
on craignait lesoleil, comme un ennemi de la peau; dedans 
on redoutait le feu , qui gâterie teint. Ma femme me fit 
observer que se lever de trop bonne heure fatiguait les 
yeux de ses filles, que travailler après diner leur rou- 
gissait le nez; elle me prouva que leurs mains n'étaient 
jamais plus blanches que lorsqu'elles ne faisaient rien. 
Au lieu donc de finir les chemises du pauvre Georges , il 
ne fut plus question que de remonter de vieilles gazes , ou 
de préluder sur la guitare. Les miss Flamborough , naguère 
leurs joyeuses compagnes, furent laissées de côté comme 
de trop humbles connaissances, et la conversation ne 
roula plus que sur les gens du grand monde , les tableaux, 
le bon goût , Shakspeare et l'harmonica. 

Mais tout cela eût été endurable, si une diseuse de 
bonne aventure bohémienne ne fût venue exalter nos 
espérances jusqu'au sublime. La sibylle basanée ne parut 
pas plutôt, que mes filles accoururent me demander un 
shilling pour qu'on leur Ht avec la pièce d'argent le signe 
de la croix dans la main. A parler vrai, j'étais las d'être 
toujours sage , et je ne pus me défendre de leur accorder 



96 LE VICAIBB 

leur requête , rien que pour le plaisir de les voir heu- 
reuses. Je donnai un shilling à chacune, quoiqu'il soit 
bon de faire observer, pour l'honneur de la famille, 
qu'elles n'élaient pas sans argent, ma femme leur permet- 
tant généreusement d'avoir toujours une guinée dans leur 
poche, mais a la condition expresse de ne jamais la 
changer. 

Elles demeurèrent assez longtemps enfermées avee la 
bohémienne, et k leur retour je lus dans leurs yeux 
qu'on leur avait promis monts et merveilles. «Eh bien! 
enfants, dis-je, comment va la fortune? Dis-moi, Livy, 
la sorcière t'a-t-ellc donné quelque chose qui vaille pour 
ton argent? 

— Je vous assure, papa, dit Olivia , que je crois qu'elle 
a un compère ; car elle m'a déclaré positivement qu'avant 
un an j'épouserais un squire. 

— El toi , Sophie , quelle espèce de mari auras-tu? 

— Moi , père, j'épouserai un lord, un peu après que 
ma sœur aura épousé le squire. 

— Comment! m'écriai-je , c'est là tout ce que vous avez 
pour vos deux shillings? Un lord et un squire, voilà tout ! 
Sottes que vous êtes I je Vous aurais promis un prince et un 
na6a6 (20) pour la moitié moins d'argent. » 

Cet accès de curiosité fut cependant suivi de très-fâcheux 
effets. Nous commençâmes à nous croire prédestinés par 
les astres à quelque sublime destin, et nous anticipions déjà 
sur nos grandeurs futures. 

Il a été dit bien des fois, et je le dirai encore une, que 
les heures que nous passons dans une douce et riante 
attente sont beaucoup plus agréables que celles où nos 
espérances sont couronnées d'un plein succès. Dans le 
premier cas, nous assaisonnons le mets à notre appétit; 
dans le second , c'est la nature qui nous l'apprête tant 
bien que mal. Il est impossible de décrire la suite de 
ravissantes rêveries que nous évoquions pour passer -le 
temps. Nous croyions notre fortune près de se relever : 
toute la paroisse assurait que le seigneur était amonrenx 



DE WAKEFlfiLD. 97 

de ma flile, et elle de son côté finit par raimer; car ort 
lui persuada qu'elle avait dans le cœur une grande passion. 
Pendant ce temps, ma femme faisait les rêves les plus 
heureux du monde, et ne manquait pas de nous les racon- 
ter chaque matin avec heaucoup de solennité et une grande 
exactitude. Une nuit, elle avait rêvé de cercueils et d'osse- 
ments en croix , signe infaillible d'un prochain mariage. 
Une autre fois, elle avait vu les poches de ses filles rem- 
plies de liards, présage certain qu'elles seraient bientôt 
pleines d'or. Les jeunes filles avaient aussi leurs prcmoslics : 
elles sentaient aux lèvres d'étranges chatouillements de 
baisers ; elles voyaient des bagues dans la chandelle , des 
bourses pétillaient dans le feu, et des lacs d'amour se 
cachaient au fond de chaque tasse de thé (21). 

Vers la fin de la semaine , nous reçûmes une carte des 
dames de la ville, qui, en nous envoyant leurs compli- 
ments, nous faisaient dire qu'elles espéraient voir toute la 
famille à l'église le dimanche suivant. Dans la matinée du 
samedi , je surpris plusieurs conciliabules entre ma femme 
et mes filles : de temps à autre elles me lançaient des 
regards qui trahissaient un complot caché. Je soupçonnais 
fortement qu'il se tramait quelque absurde projet pour 
paraître avec éclat le lendemain. I.e soir même elles com- 
mencèrent un siège en règle, et ma femme entreprit 
.d'ouvrir la tranchée. Après le thé, comme je paraissais 
de bonne humeur : «Je me figure, Charles, mon cher, 
me dit-elle , que nous aurons belle et nombreuse compagnie 
Il l'église demain. — Peul-ôlrc bien, répliquai-je; mais ne 
vous inquiétez pas : qu'il y ait ou non du monde, vous 
aurez toujours un sermon. — C'est sur quoi je compte, 
dit-elle; mais je pense, mon cher, que nous devons y 
paraître le plus décemment possible; car qui sait ce qui 
peut arriver? —J'approuve fort cette intention, et n'y 
vois rien que de louable , dis-je ; une mise décente et une 
conduite réservée k l'église sont ce qui me chacme : nous 
devons y être humbles et pieux , joyeux et calmes. — Oui , 
oui , s'écria-t-elle, je sais cela ; mais je veux dire que nous 

9 



98 LE VICAlBfi 

devrions nous y rendre d*une façon convenable , et non 
pas tout a fait comme les manants qui nous entourent. -^ 
Vous avez parfaitement raison , ma chère , rcpris-je, j allais 
vous faire précisément la môme proposition. La manière 
convenable de s'y rendre est d*y aller de très-bonne heure, 
afin d'avoir du temps à donner à la méditation avant le 
service. —Bon Dieu î Charles, interrompit-elle, tout cela 
est très-vrai , mais ce n'est pas ce que j'entends. Je veux 
dire que nous devrions y aller en gens comme il faut ^ et 
non comme la canaille. Vous savez que l'église est à deux 
milles d'ici, et je ne puis souffrir l'idée de voir mes filles 
fendre la presse jusqu'à leur banc, tout essoufflées, toutes 
rouges de la marche, et ayant l'air, pour les regardants, 
de pauvres paysannes qui ont gagné un fichu ou une che- 
mise 9 la course. Or, mon cher, voilà ce que je propose : 
nous avons nos deux chevaux de charrue, la jument qui 
est dans la famille depuis neuf ans, et son compagnon 
Blackberry, qui n'a quasi rien fait depuis plus d'un mois; 
ils engraissent tous deux de paresse. Pourquoi ne travaille- 
raient-ils pas tout aussi bien que nous? Je vous assure que 
quand Moïse les aura un peu étrillés, ils feront fort 
bonne figure. » 

J'objectai qu'il serait vingt fois plus comme il faut de 
marcher que d'avoir recours à de pareilles montures, at- 
tendu que Blackberry était borgne et la jument sans queue ; 
que ni l'un ni l'autre n'avaient jamais été dressés à se 
laisser monter ; qu'ils étaient vicieux , et nous joueraient 
cent tours ; enfin, que nous n'avions qu'une selle de femme 
dans toute la maison. Ces objections, cependant, furent 
toutes repoussées, de sorte que je fus obligé de céder. 

Le lendemain matin, je les vis tous affairés à rassem- 
bler les matériaux nécessaires pour cette grande expédi- 
tion; mais, prévoyant qu'il y faudrait du temps, je 
m'acheminai seul vers l'église, après leur avoir fait pro- 
mettre de me suivre bientôt. J'attendis près d'une heure 
devant le pupitre (22). Mais, ne les voyant point venir, 
force me fut de commencer et de continuer le service, non 



DB WAKEFIELD. §9 

sans quelque inquiétude de leur absence. Mon malaise 
augmenta lorsque tout fut terminé sans que ma famille 
eût paru. 

Je pris, pour m'en retourner, la route des voilures, 
quoiqu'elle fût de trois milles plus longue que le chemin 
de traverse ; arrivé à peu près à moitié chemin, j'aperçus 
la procession se dirigeant lentement et majestueusement 
vers l'église : mon fils, ma femme et les deux petits guindés 
sur un cheval, et mes deux filles sur l'autre. Je demandai la 
cause du relard ; mais leurs mines contristées m'apprirent 
qu'ils avaient eu bon nombre de mésaventures. Les chevaux 
avaient d'abord refusé de marcher, s'obstinant à ne pas 
bouger de devant la porte, jusqu'à ce que M. Burchell, 
avec son obligeance accoutumée, les eût mis en marche à 
l'aide de son bâton. Ensuite les sangles de la selle de ma 
femme s'étaient cassées, et on avait été obligé de mettre 
pied à terre pour réparer le désastre. Un peu après, un 
des chevaux s'était mis en tôle de s'arrêter court, et ni 
prières ni menaces n'avaient pu le faire avancer. C'était 
juste à l'bsue de cette crise que je les avais rencontrés ; 
et, voyant que tout le monde était sain et sauf, j'avoue 
que leur mortification m'affligea d'autant moins qu'elle 
me préparait de belles occasions de triomphe pour .l'ave-^ 
nir, et qu'elledonnait à mes filles une leçon d'humilité. 



100 LB VICÀIBB 



CHAPITRE XI 



La famille persiste à tenir toujours ia tête haute. 

La veille de Noèl tombant le lendemain, nous fûmes 
invités par le fermier Flamborough à venir chez lui casser 
des noisettes et jouer aux petits jeux. Nous eussions pro- 
bablement rejeté avec dédain une pareille invitation, si 
notre derqier échec ne nous eût rendus plus humbles! 
pour cette fois , nous voulûmes bien consentir à être heu- 
reux. L*oie et les poudings de notre honnête voisin étaient 
excellents, et sa petite bière exquise, même au dire de 
ma femme , qui était connaisseur. Il est vrai que la ma- 
nière de narrer de notre hôte n'était pas tout à fait aussi 
irréprochable ; ses histoires, longues, lourdes et ternes, 
roulaient toutes sur lui-même , et nous en avions ri dix 
fois auparavant. Cependant nous eûmes la condescendanee 
d'en rire encore une fois de plus. 

M. Burchell , qui était de la partie , et qui aimait tou- 
jours a mettre en train quelque innocent divertissement, 
proposa aux jeunes gens un colin-maillard. Ma femme se 
laissa persuader d'en être, et je pris plaisir à voir qu'elle 
n'était pas encore trop vieille. Nous regardions, mon 
voisin et moi , riant de chaque bon tour et vantant notre 
adresse alors que nous étions jeunes et ingambes. La main- 
chaude vint ensuite , puis les questions et les gages ; enfin 
nous nous assîmes pour jouer à la savate. Comme le lec- 
teur peut ne pas connaître ce passe-temps primitif, il est 
b<m de l'informer que pour ce jeu la compagnie s'assied à 
terre, en rond, tous, excepté un, qui reste debout au 
milieu, chargé d'attraper un soulier qu'on se passe de 
main en main sous les jarrets, a peu près comme la na- 



velle d*ua tisserand. -Il est impossible à la personne 
qui est debout au milieu du cercle de faire face à la 
fois à tout le monde, et le beau du jeu consiste à lui 
donner un coup avec le talon du soulier, du côté qui 
présente le moins de défense. Ma fille aînée était ainsi 
cernée et tapée, rouge, hors d'haleine, soufflant et 
criant « franc jeu 1 » d'une voix à faire envie a une chan- 
teuse des rues, lorsque, ô désolation de l'abomination ! 
nos deux belles connaissances de la ville entrèrent dans 
la chambre, lady Biarney et miss Carolina-Wilhelmina- 
Amélia Skeggs I Toute description serait insuffisante : 
îe n^essayerai donc pas de peindre cette nouvelle morliO- 
eation. Ciel l être surprises par des fenunes si distinguées 
dans des attitudes si vulgaires I Aussi c'était ce qu'on de- 
vait attendre d'un pareil jeu proposé par M. Flamborough. 
JNous demeurâmes terrassés et comme pétrifiés de stupeur. 
Les dames étaient allées a la maison pour nous voir, et, 
ne nous trouvant point, elles avaient poussé jusque-là, 
dans le désir de savoir quel accident avait empêché ma 
famille de paraître la veille à l'église .Olivia entreprit de ré- 
pondre pour tous, et le fit de la façon la plus abrégée : elle dit 
que sa sœur et elle étaient tombées de cheval , de quoi les 
dames furent très-fâchées; mais ayant appris que personne 
n'avait été blessé , elles furent on ne peut plus contentes. 
Lorsque mes filles ajoutèrent qu'elles avaient^failli mourir 
de peur, elles retombèrent dans la'désolalion ; mais, sur 
l'assurance que nous avions passé une très-bonne nuit , 
elles furent de nouveau on ne peut plus satisfaites. Leur 
prévenance surpassait toute imagination : leurs protesta- 
tions , de tendres, de vives qu'elles étaient le soir du bal , 
étaient devenues ardentes, piles voulaient absolument 
faire plus intime connaissance. Lady Biarney était surtout 
charmée d'Olivia : miss Carolina-Wilhelmina- Amélia 
Skeggs (j'aime a donner le nom tout au long) avait plus 
de goût pour Sophie. Elles soutenaient h elles seules la 
conversation , tandis que mes filles les écoutaient en si- 
lence, admirant ce suprême bon ton; mais comme tout 



102 LE VIGAIBE 

lecteur, quelque humble que soit son lot, se plait d'ordi- 
naire aux dialogues des grands, aux anecdotes des lords, 
des grandes dames et des chevaliers de la Jarretière, je 
prendrai la liberté de donner ici un échantillon de leur 
discours : 

« Tout ce que je sais de Fhistoire , s'écria miss Skeggs, 
c'est que ça peut être vrai ou faux; mais je puis assurer à 
votre seigneurie que tout le salon en était dans le plus 
grand étonnemenl. Lord *** en devint de toute couleur , 
mylady s'évanouit ; mais sir Tomkyn , tirant son sabre , 
jura qu'il lui appartenait à la mort et à la vie. 

— Ëh bien i répliqua notre palresse (23), tout ce que je 
puis dire, c'est que la duchesse ne m'en a pas ouvert la 
bouche , et je crois que Sa Grâce n'a rien de caché pour 
moi ; mais un fait sur lequel vous pouvez compter, c'est 
que Mylord-duc, le lendemain matin, cria trois fois à son 
valet de chambre : Jernigan ! Jernigan ! Jemigan ! apporte- 
moi mes jarretières I » 

J'aurais dû parler auparavant de la conduite fort im- 
polie de M. Burchell , qui, pendant ce dialogue, assis, la 
figure tournée vers le feu , accompagnait chaque phrase 
d'un méprisant pouah (24) I expression qui nous déplut 
fort , et qui arrêtait a chaque instant l'essor de la conver- 
sation. 

« De plus, ma chère Skeggs, continua la pairesse, il 
n'en est pas même question dans la pièce de vers que le 
docteur Burdock a faite à ce sujet. — Pouah ! 

— J'^n suis vraiment surprise, s'écria miss Skeggs; car, 
comme il écrit pour son amusement, il est rare qu'il 
omette quelque chose. Votre seigneurie m'accorderait-elle 
la faveur de voir ces vers ? • 

— Ma chère créature, dit la pairesse, vous imaginez- 
vous que je porte ces choses-lk sur moi ? C'est très-beau , 
certainement, et je me pique d'être bon juge, du moins 
je sais ce qui me plaît. J'ai toujours été grande admi- 
ratrice de toutes les petites pièces du docteur Burdock ; 
car, excepté ce qu'il fait, ainsi que notre charmante 



DB WAKEFIBLD. 108 

comtesse d*Hanovcr-Square , il ne se publie rien qui vaille 
la peine d'être lu : un tas de drogues! rien qui ne sente la 
bonne compagnie. — Pmah ! 

— Votre seigneurie oublie ce qu'elle a fait paraître dans 
le Magasin des Darnes^ dit Fautre : vous conviendrez, 
j'espère , qu'il n'y a rien là qui sente le commun. Mais 
estrce que cette bonne fortune ne se renouvellera pas ? — 
Pouah ! 

— Ne savez-vous pas , ma chère , reprit la grande dame, 
que ma demoiselle de compagnie , qui était aussi ma lec- 
trice, m'a plantée là pour épouser le capitaine Roach? et 
comme mes pauvres yeux ne me permettent pas d'écrire , 
je n'ai cessé depuis d'en chercher une autre; mais ce 
n'est pas chose facile que de trouver une personne conve- 
nable.. Il est vrai que trente louis par an sont de bien 
petits gages pour une fille bien élevée , de bonne réputa- 
tion , qui sache lire , écrire et se tenir en compagnie ; car , 
quant aux coureuses de la ville, il n'y a pas moyen de les 
endurer près de soi. — Potmh! 

— A qui lo dites- vous ? s'écria miss Skeggs ; je ne le sais 
que trop par expérience : de trois demoiselles de compa- 
gnie que j'ai eues depuis six mois, l'une a refusé de 
coudre une heure par jour, l'autre- faisait fi de vingt-cinq 
guinées par an , et j'ai été obligée de renvoyer la troisième 
parce que je la soupçonnais d'avoir une intrigue avec 
mon chapelain. La vertu , ma chère lady Blarney , la 
vertu ne saurait se payer trop cher; mais où la trouver? 
— Povah! » 

Ma femme avait prêté une attention soutenue à ce dis- 
cours; mais la dernière partie la frappa surtout. Trente 
louis et vingt-cinq guinées par an faisaient de bon compte 
cinquante-six livres sterling qui pouvaient aisément être 
assurées à la famille rien qu'en prenant la peine de les 
demander. Elle chercha dans mes yeux un signe d'appro- 
bation , et , à dire vrai , j'étais d'avis que ces deux places 
iraient parfaitement à noç filles; et si M. Thornhill avait 



104 LB VICAIBB 

réellement de raffection pour Tainée » c'était bien le moyen 
delà rendre digne d'une si haute fortune. Ma femme, ré- 
solue à ne point laisser échapper de si précieux avantages 
faute d'assurance, entreprit une harangue au nom de la 
famille. « J'espère, s'écria-t-elle , que vos seigneuries 
me pardonneront ma hardiesse. Il est vrai que nous n'a- 
vons pas le droit de prétendre a de hautes faveurs ; mais il 
est naturel que je désire lancer mes enfants dans le monde, 
et je puis dire que mes deux filles ont reçu une assez 
bonne éducation et ne manquent point de capacité ; je 
défie d'en trouver de mieux apprises dans tout le pays. 
Elles savent lire, écrire et compter; elles manient fort 
bien l'aiguille, font le point-arrière, le piqué , le point de 
chausson , et toute espèce de couture ; elles savent feston- 
ner, broder, rucher, et môme un peu de musique. Elles 
peuvent au besoin tailler des culottes et broder aux petits 
points sur le marli. L'ainée fait de fort jolies découpures, 
et la cadette sait tirer les cartes et dit fort bien la bonne 
aventure. — Pouah! 

Après cet éloquent discours, débité tout d'une haleine, 
les deux dames s'entre-regardèrent en silence d'un air 
d'importance et de doute. 

Enfin, miss Carolina-Wilbelmina-Amélia Skeggs dai- 
gna déclarer que, d'après l'opinion qu'elle pouvait se 
former sur une connaissance si légère , les jeunes per- 
sonnes lui semblaient convenir parfaitement. « Mais un 
engagement de cette nature , madame , s'écria-t-elle en 
s'adressant à ma femme , exige un examen approfondi des 
caractères et une parfaite connaissance les uns des autres. 
Ce n'est pas, continua-t-elle, que je soupçonne le moins 
du monde la vertu , la prudence , la discrétion de ces 
demoiselles; mais il y a des formes à observer en toutes 
choses , madame , il y a des formes à observer. — Pouah ! n 

Ma femme approuva fort cette réserve , ajoutant qu'elle 
était elle-même très-soupçonneuse; mais, quant a la ré- 
putation, elle ne craignait pas d'en appeler a tous les 



»._fM— ■ 



DB WAKBFIELD. 105 

voisins. Notre paîresse refasa d'aller aux iûfomiatioas 
comme inutiles , alléguant que la recommandation de son 
cousin Tfaomhin sufGrait pleinement. 
Et notre pétition en resta là. 



106 LE VICAIBB 



CHAPITRE XII. 



La fortune semble se plaire à humilier la famille de Wakcûeld. 
— Les mortifications sont souvent plus pénibles que. de vrais 
malheurs. 



De retour h la maison , la soirée fut consacrée à des plans 
de futures conquêtes. Déborah se mit en frais de sagacité 
pour conjecturer laquelle de nos deux filles aurait la meil- 
leure place et le plus d*occasions de voir le beau monde. 
La recommandation de M. Thomhill devait lever tous les 
obstacles, et il nous avait déjà donné trop de preuves 
d'amitié pour douter de lui dans cette circonstance. 

Ma femme , môme au lit , reprit sa préoccupation habi- 
tuelle. «Sur ma foi, mon cher Charles, je crois, entre 
nous soit dit, que nous avons fait aujourd'hui de bonne 
besogne. —Pas mauvaise, m*écriai-je, ne sachant trop 
que répondre. — Comment, pas mauvaise ! répliqua-tr«lle ; 
il me semble que c'est très-bonne qu'il faut dire. Suppo- 
sons que nos Glles viennent à faire de belles connaissances 
en ville I J'ai ou! souvent assurer que Londres est la pre- 
mière villedu monde pour y trouver toute espèce de maris. 
D'ailleurs, mon ami, on voit tous les jours des choses 
plus extraordinaires. Puisque lés dames de qualité sont si 
engouées de nos filles, que sera-ce des hommes? E,ntre 
nous , je proteste que j'aime prodigieusement lady Blar- 
ney, si aimable, si obligeante ! D'un autre côté, miss Ca- 
rolina-Wilhelmina-Amélia Skeggs m'a gagné le cœur. Et 
quand elles se sont mises à parler de places en ville, vous 
avez vu comme j'ai pris la balle au bond ! Ne pensez-vous 
pas, mon cher, que j'ai rendu là un vrai service à nos 
enfants? — Hé, hé, repris-je, ne sachant que penser de 



DE WAKBFIBLD. 107 

Taffaire , plaise k Dieu qu'elles s'en trouvent mieux dans 
trois mois à pareil jour ! » 

C'était une de ces observations que j'avais coutume de 
faire pour entretenir chez ma femme une haute idée de 
ma sagacité; car , si les jeunes Glles réussissaient, c'était 
un pieui souhait accompli , et si la chose tournait à mal , 
je pouvais me donner des airs de prophète. Cette conver- 
sation, cependant, n'était que Texorde d'un autre projet, 
ainsi que je l'avais pressenti tout d'abord. Il ne s'agissait 
de rien moins que de nous mettre sur un pied plus respec- 
table dans le monde, et pour cela de vendre à la foire 
voisine le cheval , qui se faisait vieux, et d'en acheter un 
qui pût au besoin porter double charge , et représenter 
dignement pour aller è l'église ou en visite. Je m'opposai 
vertement à ce dessein , mais il fut tout aussi vertement 
défendu. Plus je faiblissais, plus mes antagonistes pre- 
naient de force, si bien qu'il fut résolu qu'on se déferait 
du pauvre animal. 

Comme la foire ouvrait le jour suivant, j'avais l'inten-- 
tiond'y aller moi-même; mais ma femme me persuada 
que j'étais enrhumé , et rien ne put la décider à me laisser 
partir : « Non, non, mon cher, dit-elle, notre fils Moïse 
est un garçon prudent, il achète et vend k merveille : 
vous savez que nos meilleurs marchés sont de sa façon. Il 
tient ferme, il marchande, et, de guerre lasse, il les 
amène a son prix. » • 

Gomme j'avais moi-même assez bonne opinion de la 
prudence de mon fils, je ne répugnais pas trop k le charger 
de l'affaire. Le lendemain matin, je vis ses sœurs fort 
affairées k le rendre présentable pour la foire. L'une lui 
arrangeait les cheveux, l'autre nettoyait ses boucles pour 
les rendre brillantes; elles retroussèrent son chapeau avec 
force épingles. La grande affaire de la toilette finie , nous 
eûmes enfin la satisfaction de le voir monté sur le vieux 
cheval , tenant devant lui une boite de sapin , dans la- 
quelle il devait rapporter les provisions d*épiceries. Il 
avait un hab'^ du drap qu'on nomme tonnerre et éclair (2S), 



108 LE VIG4IBE 

qui, bien qu'un peu éoonrté, était encore beaucoup trop 
bon pour être mis au rebut. Sa veste était d'un vert d'oi- 
son y et ses sœurs lui avaient noué les cheveux avec un 
large ruban noir. Nous le suivîmes tous à quelques pas de 
la porte , lui criant de toutes nos forces : a Bonne chance! 
bonne chance ! » jusqu'à ce qu*il fût hors de vue. 

A peine était-il parti , que le sommelier de M. Thornhill 
vint nous féliciter de . notre bonne fortune: il avait en- 
tendu son jeune maître parler de nous avec les plus grands 
éloges. Un bonheur ne vient jamais seul : un autre Isiquais 
suivit de près le sommelier, apportant un billet pour mes 
filles, par lequel les deux dames annonçaieotqueM. Thorn- 
hill avait rendu de nous tous un témoignage si avanta- 
geux , qu'après un petit nombre d'informations préalables , 
elles espéraient être de tous points satisfaites. « Âhl s'écria 
ma femme, je vois maintenant que ce n'est pas chose 
facile d'entrer chez les grands; mais quand une fois on y 
est ancré, comme dit Moïse, on li'a plus qu'à dormir sur 
les deux oreilles. » Cette saillie, car ma femme y avait mis 
de la prétention, fut saluée par mes filles de grands éclats 
de rire. Bref, elle était si contente du message, qu'elle 
mit la main à la poche, et donna au porteur quinze sous 
pour sa peine. 

Les visites ne devaient point nous manquer ce jour-là. 
M. Burchell vint ensuite: il arrivait de la foire, et ap- 
portait à chacun de mes petits un pain d'épice d'un sou , 
que ma femme se chargea de garder pour eux , s'engageant 
à le leur donner de temps en temps à chaque lettre bien 
lue. Il apportait aussi à mes filles une couple de boites, 
dans lesquelles elles pouvaient mettre des pains à cacheter, 
du tabac, des mouches, ou même de l'aident, quand elles 
en auraient. Ma femme avait une patôion pour les bourses 
en peau de belette , comme portant bonheur ; ceci soit dit 
en passant. Quoique l'étrange conduite de M. Burchell, 
lors de sa dernière visite , nous eût déplu , nous conser- 
vions encore de l'estime pour lui, et nous ne pûmes ré- 
sister au plaisir de lui faire part de notre bonheur, et de 



t)2 WAKEFIBLD. 109 

Ini demander son avis. Nous suiviofis rarement les con- 
seils, mais nous étions toujours prêts à en demander. 
Après avoir lu le billet des deux dames» il secoua la tôle, 
et dit qu'une affaire de cette nature exigeait la plus grande 
circonspection. Cet air de défiance choqua fort ma femme. 
(( Je n*ai jamais douté, monsieur, s'écria-t-elle, de votre 
empressement à vous ranger contre mes fllles et contre 
moi. Vous avez plus de circonspection qu'il n'en faut; 
cependant je présume que , quand nous irons en quête de 
bons avis, nous ferons mieux de nous adresser à gens qui 
aient su les mettre en pratique. 

— Quelle qu'ait pu être ma propre conduite, madame , 
ce n'est point de cela qu'il s'agit : si je n'ai pas su faire 
. usage des bons avis que j'ai reçus, ce n'est pas une raison 
pour en refuser à ceux qui les désirent. » Comme je 
craignais que cette réponse n'attirât une repartie plus in- 
jurieuse que spirituelle , je changeai de sujet, m'étonnant 
de ce qui pouvait retenir si longtemps notre fils a la Mve , 
^ar il était presque nuit close. 

' « Ne vous inquiétez pas de Moïse, s'écria ma femme; 
comptez qu'il sait ce qu'il fait. Je vous garantis que vous 
ne le verrez pas vendre ses poules un jour de pluie. Je lui 
ai vu faire des marchés qui étonneraient les plus retors. 
Je vous conterai même a ce sujet une histoire à vous faire 
crever de rire... Mais, aussi vrai qu« je suis en vie, lo 
voilà qui vient Ik-bas, sans cheval, et sa boîte sur le 
dos. Comme elle parlait. Moïse approchait lentement a 
pied , suant sous le poids de sa boite, attachée sur son dos 
avec une courroie à la façon des colporteurs. « Bonsoir! 
sois le bienvenu , Moisel £h bien! mon garçon , que nous 
rapportes-tu de la foire?— Je me rapporte moi-même donc , 
dit Moïse, clignant de l'œil et posant sa botte sur le buf- 
fet. — C'est ce que nous savons. Moïse, dit ma femme; 
mais où est le cheval ? — Je l'ai vendu trois louis cinq 
shillings ( 26 ) et quatre sous, s'écria Moïse.— A merveille , 
mon brave garçon ; je savais bien que tu leur en remon- 
trerais. Entre nous, trois louis cinq shillings quatre sous 

10 



r 



110 LB VICAIBB 

ne font pas une mauvaise journée. Âilons, donne4e6 vUe. 
^ Mais je n*ai pas rapporté d'argent, dit encore Moïse ; 
je l'ai tout employé à un grand marché que voilà. » Il 
tira un paquet de dessous sa veste. « Voici I C'est une 
grosse de lunettes vertes à montures d'argent, avec leurs 
étuis en peau de chagrin. — Une grosse de lunettes vertes ! 
s'écria ma femme d'une voix défaillante ; et tu as vendu 
le cheval pour ne nous rapporter en échange qu'une grosse 
de méchantes lunettes vertes! — Chère mère, s'écria le 
jeune homme, écoutez un peu la raison. Cest un marché 
d'or ; je les ai eues presque pour rien, sinon je ne les au- 
rais pas achetées. Les montures d'argent valent seules le 
double de la somme. — Peste soit des montures d'argent! 
s'écria ma femme en colère , je parierais qu'elles ne se 
vendront pas moitié du prix, au taux du vieil argent, 
cinq shillings l'once. — Vous n'avez que faire de vous in- 
quiéter de la vente des montures, dis-je, elles ne valent 
pas six sous; car je m'aperçois que ce n'est que du cuivre 
blanchi. — Quoi I pas d'argent! les montures ne sont f^ 
d'argent? s'écria ma femme. — Non, repris-je, pas plus 
d'argent que vos casseroles. — Ainsi, répliqua-t-elle, nous 
nous serions défaits.du cheval pour n'avoir en place qu'une 
grosse de lunettes vertes avec des montures de cuivre et 
des étuis de peau de chagrin! Au diable soit le marché! 
l'imbécile s'est laissé attraper; il aurait dû mieux con- 
naître ses gens. — Oh ! ma chère, m'écriais-je , en ceci vous 
avez tort; il aurait dû ne pas les connaître du tout. — 
Peste soit de l'idiot! répliqua-t-elle ; m'apporterde pa- 
reilles drogues! si je les tenais, je les jetterais au feu.— 
En quoi vous auriez encore plus tort, ma chère, repris-je; 
car, quoiqu'elles soient de cuivre, il nous les faut garder, 
attendu que des lunettes de cuivre, comme vous savez, 
valent encore mieux que rien. ».Pour le coup, le pauvre 
Moïse était tout de bon détrompé. 11 voyait clairement 
qu'il avait été la dupe de quelque escroc rusé qui, h son 
visage, à sa tournure, avait flairé en lui une facile proie. 
Je lui demandai les détails de son aventure. Il parait qu'il 



* DE WAKKFIELD,. 11 i 

avait vendu le cheval, et parcourait la foire pour en cher- 
cher un autre, lorsqu'un homme vénérable l'aborda et le 
conduisit dans une fente, sous prétexte qu'il avait un che- 
val k vendre. « Là, continua Moïse, nous rencontrâmes 
on autre personnage fort bien mis, qui désirait emprunter 
vingt louis sur ses lunettes, disant qu'il manquait d'ar- 
gent, et qu'il s'en déferait pour un tiers de leur valeur. 
Celui qui se prétendait mon ami me souffla dans l'oreille 
de les acheter, me conseillant de ne pas laisser échapper 
une si bonne occasion, renvoyai chercher M. Flambo- 
rough, et ils lui firent comme à moi de beaux grands dis- 
cours, de sorte qu'à la fin nous nous laissâmes persuader 
d'acheter les deux grosses entre nous » 



*i m 



112 LE VICAIBR 



CUÂPITRË XIII 



On découvre dans M. Burcbell an ennemi, car H a la hardiesse 

de donner des avis déplaisants. 

Ainsi nous avions fait force tentatives pour être du beau 
monde , et toujours quelque désastre imprévu avait ren- 
versé nos projets k peine formés. Je tâchais de proGter de 
chaque mécompte pour faire gagner aux miens en sagesse 
ce quMls perdaient du côté de Tambition. a Vous voyez, 
mes chers enfants, m'écriai-je , ce qu'il advient quand on 
veut en imposer au pubMc, et rivaliser avec ses supérieurs. 
Les pauvres qui courent après les riches sont détestés de 
ceux qu^ils évitent, et méprisés de ceux qu'ils poursuiveijt. 
Les liaisons inégales sont toujours nuisibles aux plus fai^ 
blés : les riches ont tous les plaisirs , les pauvres tous les 
inconvénients. Viens ici » Dick, mon garçon, et récite, pour 
l'instruction de la société , la fable que tu as apprise au- 
jourd'hui, n 

— II y avait une fois , dit l'enfant, un géant et un nain 
qui étaient grands amis, et ne se quittaient pas. Après s'être 
promis mutuellement que l'un n'abandonnerait jamais 
l'autre , ils allèrent chercher les aventures. D'abord ils eu- 
rent k combattre deux Sarrasins; et le nain, qui était 
très-vaillant, asséna a l'un des champions un coup furieux : 
le Sarrasin ne s'en émut pas beaucoup, et, levant son sabre, 
il abattit net le bras du pauvre petit nain , qui se trouvait 
alors dans une triste position; mais le géant vint a son 
aide, et eut bientôt étendu les deux Sarrasins dans la plaine ; 
de dépit, le nain coupa la tête de son ennemi mort. Ils 
continuèrent leur route , et ne tardèrent pas à rencontrer 
(rois méchants satyres q^i enlevaient une demoiselle d»- 



• DE WAKLBriBLD. 113 

solée. Le nnin n'était pas tout à fait aussi bouillant qu*au- 
paravant, il n'en frappa pas moins le premier coup ^ qui 
lui en valut un si fort, que son œil en sauta hors de sa tê(e« 
Mais le géant fut bient^ aux trousses des satyres, et ^ s'ils 
ne se fussent enfuis, il aurait certainement tué jusqu'au 
dernier. Cette victoire causa une joie générale, et la demoi- 
selle qui avait été délivrée s'éprit du géant et Tépousa. Ils 
allèrent encore bien, bien loin , plus loin que je ne saurais 
le dire, et rencontrèrent une bande de voleurs. Pour la 
première fois , le géant marchait en tôte , mais le nain 
n'était pas loin derrière. Le combat fut long et opiniâtre; 
partout où venait le géant , tout tombait devant lui ; le nain 
faillit plus d'une fois être tué. ËnQn la victoire se déclara 
pour les deux aventuriers; mais elle avait coûté une jambe 
au nain : îl avait alors de moins un bras , une jambe et un 
œil , tandis que son ami le géant n'avait pas une seule bles- 
sure. Celui-ci, s'adressant à son compagnon, lui cria : « Mon 
petit héros, voilà un glorieux passe-temps; encore une 
victoire, et nous aurons conquis un immortel honneur. 
•—Non, dit le nain , qui avec le temps était devenu plus 
éSge, non, je le déclare, je ne veux plus me battre, car 
il se trouve que dans chaque rencontre vous avez tout 
rhonneur et tout le proût, et moi tous les coups. » 

Je me disposais à moraliser sur cet apologue , lorsque 
mon attention fut attirée par une vive dispute qui s'était 
élevée entre ma femme et M. Burchcll à propos du projet 
de voyage de mes filles à la ville. Ma femme insistait for* 
tement sur les avantages qui devaient en résulter. M. Bur- 
chell, au contraire, mettait une grande ardeur à l'en 
dissuader, et moi je restais neutre. Son plaidoyer actuel 
semblait la seconde partie de celui qui avait été reçu de ft 
mauvaise grâce le matin même. La querelle s'échauffait : 
la pauvre Déborah , au lieu de raisonner plus juste , criait 
plus haut; elle fut enfin réduite a redoubler ses clameurs 
pour couvrir sa défaite. Cependant la conclusion de sa ha- 
rangue fut pour tous des plus pénibles. « Elle connaissait 
des gens , dit-elle, qui avaient leurs secrets motifs dans les 

10' 



114 LE VICAIBE • 

avis qu'il leur plaisait donner, et pour son compte elle 
souhaitait fort que ces gens-là s'abstinssent désormais de 
remettre les pieds chez elle. 

—Madame, reprit M. Burchell <f un air calme qui ne fit 
qu'enflammer davantage son antagoniste, quantk de secrets 
motifs, vous ne vous trompez pas : j'ai des raisons se- 
crètes que je me dispenserai de vous dire , puisque vous ne 
pouvez répondre k celles dont je ne vous fais pas mystère. 
Mais je vois que mes visites ici sont devenues importunes ; 
je me retire donc dès à présent , et reviendrai peut-être 
faire un dernier adieu avant de quitter le pays. » En 
disant cela , il prit son chapeau , et les efforts de Sophie, 
dont les regards semblaient lui reprocher sa précipitation, 
ne purent le retenir. 

Quand il fut parti , nous nous entre-regardâmes avec 
confusion pendant quelques minutes. Ma femme, qui savait 
ôtre la cause de tant le mal , essaya de déguiser son trouble 
sous un sourire forcé et un air d'assurance que je ne 
voulus pas tolérer. « Comment ! femme, m'écriai-je , est- 
ce ainsi que nous traitons les étrangers? est-ce ainsi que 
nous leur rendons le bien pour le bien ? Soyez convaincue, 
ma chère, que ce sont les paroles les plus dures, et pour 
moi les plus déplaisantes , qui soient jamais sorties de 
votre bouche. — Aussi pourquoi m'a-t-il provoquée? ré- 
pondit-elle. Mais je connais du reste les motifs de ses avis ; 
il voudrait empêcher mes filles d'aller à la ville , afin de se 
ménager le plaisir d'avoir ici à la maison la compagnie de 
la plus jeune; mais, quoi qu'il arrive, elle choisira sa so- 
ciété ailleurs que parmi des gens de bas étage comme lui. 
— De bas étage, ma chère ! dites-vous? il est très-possible 
que nous nous trompions sur le compte de cet homme ; 
car dans certaines occasions il m'a semblé le gentilhomme 
le plus accompli que j'aie jamais connu. Dis-moi , Sophie, 
ma fille , ne t'a-l-il jamais donné des preuves secrètes de 
son attachement? 

— Sa conversation avec moi , mon père, répondit-elle , 
a toujours été pleine de sens , de retenue et de charme^ 



DR WAKBFIBLD. 115 

Quant à autre chose , non jamais. Une fois> il est vrai , je 
me rappelle lui avoir entendu dire qu'il n*avait de sa vie 
rencontré une femme qui pût tnmver du mérite à un 
homme pauvre.— -C'est là-, ma chère» repris- je» le propos 
de tout malheureux y de tout oisif: mais j'espère que 
vous avez appris à juger sainement de tels hommes, 
et que vous savez qu'il y aurait folie à espérer du bonheur 
de quelqu'un qui s'est montré si peu économe du sien. Nous 
avons, votre mère et moi , de plus hautes vues pour vous. 
Pendant l'hiver prochain , que vous passerez probablement 
en ville, les occasions ne vous manqueront pas de faire un 
choix plus sûr. » 

Je ne prétends pas dire quelles furent les réflexions de 
Sophie dans cette circonstance , mais au fond je n'étais pas 
fftché de me voir débarrassé d'un hôte que je redoutais 
beaucoup. Notre manque d'hospitalité tourmentait bien un 
peu ma conscience, mais j'apaisai ce remords par deux 
ou trois raisons spécieuses qui me réconcilièrent avec moi* 
même. Les reproches de la conscience chez un homme qui 
a déjà fait \e mal sont bientôt étouffés. La conscience 
agit en lâche, et a raremeoi aisez de justice pour s'ac- 
cuser des fautes qu'elle n'a pas eu la force de prévenir. 



116 LE VICAIBB 



CHAPITRE XIV. 



MoHTelles morllfications servant à démontrer que d'apparentes 
calamités peuvent devenir de véritables bénédictions. 

Le voyage de mes ûlles a Londres était maintenant 
résolu^M. ThornhiU ayant obligeamment promis de veiller 
iui-méme a leur conduite, et de nous tenir au courant 
par ses lettres. Nous jugeâmes indispensable que les dehors 
répondissent k la splendeur de nos espérances» ce qui 
ne se pouvait faire sans frais. Nous discutâmes donc, en 
plein conseil , sur le meilleur moyen de faire de Targent, 
ou , pour parler plus juste, surce qu'il élaitplus à propos 
de vendre. La délibération fut bientôt terminée; il était 
clair que le cheval qui nous restait ne pouvait être mis 
à la charrue sans son compagnon, et que, manquant d*un 
œil , il n'était pas non plus propre à être monté. En con- 
séquence , il fut arrêté qu'on s'en déferait a la foire voi- 
sine, et que, pour prévenir toute nouvelle friponnerie, 
je l'y conduirais moi-môme en personne. Quoique ce fût 
la première affaire mercantile que j'entreprisse de traiter, 
je ne doutais pas que je ne m'en tirasse à mon honneur. 
L'idée qu'un homme se forme de sa propre prudence se 
mesure sur celle des gens qui l'entourent; et , comine je 
ne sortais guère de mon cerclede famille, j'avais conçu une 
assez haute opinion de ma sagesse mondaine : cependant le 
lendemain matin , au moment du départ , à peine étais-je 
à quelques pas de la porte , que ma femme me rappela 
pour me conseiller à l'oreille de tenir mes yeux grands 
ouverts. 

Arrivé k la foire , je ne manquai pas , selon la coutume , 

de faire prendre à mon cheval (oulcs ses allures, mais en 



DE WAKEFIELD. 117 

vaia; de longtemps il ne se présenta d'acheteurs. Enfin un 
chaland approcha, et, après avoir pendant un t)on moment 
examiné l'animal et tourné autour de lui , il s'aperçut 
qu'il était borgne, et ne voulut rien en offrir ; un second 
vint ensuite, mais, ayant trouvé que la bêle avait un épar- 
vin , il déclara qu'il n'en voudrait pas même pour la peine 
de le conduire k l'écurie; un troisième s'aperçut qu'il 
était poussif, et qu'il ne valait pas l'argent de sa peau; 
unqualrlèine connut à ses yeux qu'il avait des vers; un 
cinquième me demanda ce que diable je venais faire a la 
foire avec une rosse aveugle, boiteuse, fourbue, qui 
n'était bonne qu'à être envoyée à la voirie. Je commençai 
alors à prendre le pauvre animal en profond mépris, et 
j'étais presque honteux k l'approche de chaque nouveau 
chaland; car, quoique je ne crusse pas entièrement toui 
ce que ces gens en disaient , je pensais néanmoiio^s que le 
nombre des témoignages était une forte présomption en 
faveur de leur véracité, comme l'estime saint Grégmre 
parlant des bonnes œuvres. 

J'étais dans cette situation humiliante, lorsqu'un de 
mes confrères ecclésiastiques , une vieille connaissance, qui 
avait aussi affaire a la foire, vint à moi , et , me donnant 
une poignée de main , me proposa d'entrer k la taverne 
voisine prendra itn verre de ce que nous pourrions nous 
procurer; j'acceptai de bon cœur, et le suivis dans une 
espèce de cabaret. On nous fit passer dans une petite 
arrièreKshambre , où était assis un vénérable vieillard tout 
absorbé par la lecture d'un gros livre ouvert devant lui. 
Je n'ai de ma vie vu de figure qui me prévînt plus favo- 
rablement : des cheveux d'un gris d'argent couvraient ses 
tempes, et sa verte vieillesse semblait le résultat de la 
santé et de la bienveillance. Sa présence n'interrompit 
pas notre conversation ; nous continuâmes k discourir» 
mon ami et moi , sur nos diverses chances de fortune ; 
nouspassâmes en revue la controverse whistonienne , ma 
dernière brochure, la réplique de l'archidiacre» et la 
mesure sévère qu'on avait prise contre moi. Mais notre 



i\S LE VICAIRE 

attention fut bientôt détournée par l'entrée d*un jeune 
liomme qui , s'adressant respectueusement au yieil étran- 
ger, lui dit quelques mots h demi-voix. « Me vous excusez 
pas, mon enfant, dit le vieillard ; faire le bien est une 
dette contractée envers tous nos semblables : prenez ceci ; 
je souhaiterais que ce fût davantage,' mais cinq louis sou- 
lageront votre détresse, et vous êtes bien venu à en user. » 
Le modeste jeune homme répandit des larmes de recon- 
naissance, et pourtant sa gratitude égalait k peine la 
mienne. J'aurais voulu presser le bon vieillard dans mes 
bras, tant sa charité me charmait. 11 continua à lire, et 
nous reprîmes notre causerie, jusqu'à ce que mon com- 
pagnon, se rappelant qu'il avait des affaires à terminer, 
me promit de revenir bientôt, ajoutant qu'il désirait tou- 
jours jouir le plus possible de la compagnie du docteur 
Primrose. Ace nom, le vieux gentilhomme leva la tête, 
et m'examina avec attention ; dès que mon ami fut parti , 
il me demanda , do ton le plus respectueux, si j'étais allié 
de près ou de loin au grand Primrose, ce courageux dé- 
fenseur de la monogamie, qui avait été le rempart de 
l'Église. Jamais mon cœur n'éprouva de ravissement plus 
sincère qu'k ce moment : « Monsieur] m'écriai-je, l'ap- 
probation d'un aussi excellent homme ajoute encore au 
bonheur que votre bienveillance m'a déj)l fiait goûter. Vous 
voyez devant vous, monsieur, ce docteur Primrose, ce dé- 
fenseur de la monogamie, qu'il vous a plu d'appeler grand. 
Vous voyez ici même ce malheureux théologien qui a si 
longtemps, et il me siérait mal de dire avec quel succès, 
lutté contre la deutérogamie du siècle! — Monsieur, 
s'écria l'étranger frappé de respect, je crains d'avoir pris 
trop de licence; mais vous pardonnerez à ma curiosité, 
je vous demande sincèrement pardon. — Monsieur, m'é- 
criai-je en lui prenant la main , cette liberté est si loin de 
me déplaire, que je vous prie d'accepter mon amitié 
comme vous avez déjà toute mon estime. — Je reçois 
avec reconnaissance ce don précieux , s'éeriat-il en me 
serrant la main avec force. loi ! glorieux soutien de 



DE ^AKEFIELD. 119 

l'inébranlable orthodoxie! est-il donc vrai que je te con- 
temple » Ici, je me crus obligé de l'interrompre; car, 

bien que, comme auteur, il me fût donné de digérer une 
assez large part de flatterie, ma modestie n'en pouvait 
supporter davantage. Jamais héros de romans ne cimen- 
tèrent en quelques heures une plus étroite liaison. Nous 
causâmes sur différents sujets : d'abord il me sembla plus 
pieux que savant, et je commençai à penser qu'il mépri- 
sait toules les doctrines humaines comme de vaines pa- 
roles. Ce n'est pas qu'il en perdît rien dans mon estime , 
car j'avais moi-même parfois nourri en secret une opinion 
du même genre. J'en pris donc occasion de remarquer 
que le monde, en général, montrait une indifférence blâ- 
mable pour les points de doctrine, et se laissait beaucoup 
trop aller aux préoccupations humaines. « Ahl monsieur, 
répliqua-t-il, comme s'il eût réservé toute son érudition 
pour ce moment, ah! monsieur, le monde tombe en en- 
fance et penche vers son déclin, et cependant la cosmo- 
gonie ou création de l'univers a donné du Gl à retondre 
aux philosophes de tous les siècles. Quel chaos d'opinions 
n'ont-ils pas soulevé sur la créatioû du monde (27) ! San- 
choniathon, Manethon, Berose et Ocellus Lucanus, l'ont 
tous abordé en vain. Le dernier a dit : Anarchon ara kai 
ateleut4don to pan; ce qui implique que toutes choses 
n'ont ni commencement ni fin. Manethon, aussi, qui 
vivait vers le temps de Nebuchadon-Asser, Asser étant 
un mot syriaque , surnom ordinaire des rois de ce pays : 
ainsi Teglat Phael-Asser, Nabcm- Asser, etc.; Manethon 
formait, dis-je, une conjecture également absurde; car, 
comme nous avons coutume de dire, ek to biblion kuber- 
îieies , ce qui signifie que le monde ne s'apprend pas dans 

les livres, il entreprit d'expliquer Mais, pardon, 

monsieur , je m'écarte de la question. » 

En effet, il m'était impossible de voir ce que la création 
du monde avait de commun avec la chose dont nous par- 
lions. Ce fut pour moi une preuve de plus que l'étranger 
était un homme de lettres, et je l'en respectai davantage. 



130 LE VICAIRE 

Ayant résolu de réprouver, je mis sur le tapis \e sujet 
favori qui me servait de pierre de touche; mais il était 
trop doux et trop modeste pour me disputer la victoire. A 
chaque observation qui semblait une sorte de défi de con- 
troverse , il souriait , secouait la tête, et ne disait mol : de 
quoi je concluais qu*i] pourrait en dire long, s'il le jugeait 
à propos. La conversation tourna insensiblement des 
affaires de ranliquité a celles qui nous amenaient à la 
foire. Je lui dis que la mienne était de vendre un cheval, 
et , par le plus heureux hasard , la sienne était d'en acheter 
un pour un de ses fermiers. J'amenai ma bête, et lé marché 
fut aussitôt conclu. Il ne restait plus qu'à me payer. Il 
tira un billet de banque de trente louis qu'il me pria de 
changer. Comme je n'étais pas en mesure de satisfaire a 
cette demande , il fit appeler son laquais , qui ne tarda pas 
à paraître, vêtu d'une élégante livrée. » Tiens, Abraham, 
dit-il, va changer ceci pour de l'or; tu en trouveras 
chez le voisin Jackson , ou partout ailleurs, o Le laquais 
sortit, et le maître me fit une pathétique harangue sur la 
grande rareté de l'argent. Afin de n'être pas en reste, 
je me mis à déplorer de mon côté la grande rareté 
de l'or; de sorte qu'avant le retour d'Abraham nous 
étions tombés d'accord que jamais il n'avait été plus 
difficile de se procurer de la monnaie. Abraham revint 
nous dire qu'il avait parcouru toute la foire sans pouvoir 
changer le billet , quoiqu'il eût offert une demi-couronne 
en sus. Ce fut pour nous tous une très-vive contrariété; 
mais le vieux gentilhomme, ayant réfléchi un instant, me 
demanda si je connaissais un cerlain Salomon Flambo- 
rough, qui habitait le canton. Je me hâtai de répondre que 
c'était mon plus proche voisin. « £n ce cas , répliqua-t-il , 
je crois que nous pouvons terminer notre affaire. Je vais 
vous donner un billet sur lui, payable k vue. Je pois 
vous dire que c'est un homme aussi sûr qu'il y eu ait à cinq 
milles k la ronde. Ce »'est pas d'aujourd'hui que je con- 
nais l'honnête Salomon. Je me rappelle qu'avec lui j'avais 
toujours le dessus au jeu des trois ^auts^ mais en revanche 



DB WAKEFIELD. 121 

il était bien plus fort que moi à cloche-pied. » Un billet à 
vue sur mon voisin valait pour moi de l'argent, car je le 
savais très-solvable. Le mandat fut donc signé et remis 
entre mes mains, et M. Jenkinson ( c'était le nom du vieux 
gentilhomme), son domestique Abraham, et mon vieux 
cheval Blackberry, s'en allèrent trottant de compagnie, 
très-satisfaits les uns des autres. 

Laissé à mes réflexions, je commençai k penser que 
J'avais eu tort de prendre le billet d'un inconnu, et je 
résolus prudemment de suivre l'acheteur et de ravoir mon 
cheval; mais il était trop tard : je repris donc la route du 
logis , décidé à convertir le papier en argent le plus tôt 
possible. Je trouvai mon honnête voisin assis devant sa 
porte a fumer sa pipe; je lui présentai le petit billet que 
j'avais a son adresse. Il le lut deux fois. « Vous ne pouvez 
peut-ôlre déchiffrer le nom, dis-je; c'est Ephraîm .)en- 
kinson. — Ohl le nom est assez clairement écrit, répli- 
qua-t-il, et je connais aussi le personnage pour le plus 
grand fripon qui soit sous la calotte des cicuxl C'est le 
même fliou qui nous a vendu les lunettes. Un drôle à figure 
vénérable, à cheveux gris, qui ne porte pas de pattes à ses 
poches? Ne vous a-t-il pas débité toute une longue liradc 
de grec sur la cosmogonie et la création du monde? » .Te ne 
répondis que par un gémissement. « Oui, oui, poursuivit-il, 
il n'a que cette bribe de science, et il ne manque pas d'en 
faire parade dès qu'il se trouve en compagnie d'un savant ; 
je connais le drôle , et je le lui revaudrai. » 

'Quoique je fusse déjà assez mortifié, la plus grande 
épreuve m'attendait, celle de faire face à ma femme et à 
mes filles. Jamais écolier ayant fait l'école buissonnière 
n'eut plus peur de regagner la classe et de se retrouver sous 
l'œil sévère du maître , que je n'avais peur de regagner le 
logis. J'étais cependant décidé à conjurer l'orage en me 
mettant le premier en fureur. 

Mais, hélas! en entrant je trouvai la famille fort peu 
disposée aux batailles. Ma femme et mes Olles fondaient en 
larmes. M. Thornhill était venu leur apprendre qu'il fal- 

11 



.122 LE VICAIRE 

lait entièrement renoncer au voyage de Londres : les deux 
dames, prévenues contre nous par quelque personne mal- 
intentionnée , étaient ce jour-la môme reparties pour la 
capitale. Il n*avail pu découvrir ni la nature de ces bruits 
ni leur auteur; mais, quels qu'ils pussent être, ou quelle 
que fût la personne qui les avait répandus , il assurait qu'il 
n'en resterait pas moins notre ami et notre protecteur. 
Ces tristes circonstances flrent supporter avec beaucoup 
de résignation mon désappointement, éclipsé par un 
désastre bien plus grand encore. Mais ce qui nous tour- 
mentait surtout, c'était qu'il eût pu se trouver quelqu'un 
d'assez bas pour calomnier une famille aussi innocente que 
la nôtre, trop humble pour exciter l'envie, et trop inof- 
fensive pour éveiller la haine. 



DB WAKEFIELD. 123 



\ 



CHAPITRE XV. 



La perfidie de M. Burchell est découverte.— Folie d*être trop sage. 

Nous employâmes cette soirée et une partie du jotir sui- 
vant en efforts infructueux pour découvrir nos ennemis. 1! 
y eut à peine une famille du voisinage qui n'encourût nos 
soupçons , et chacun de nous avait , à part soi , d'excel- 
lentes raisons pour soutenir son dire. Comme nous étions 
dans cette perplexité, un de nos petits garçons, qui était 
à jouer dehors, rapporta un portefeuille qu'il avait trouvé 
sur la pelouse. Nous le reconnûmes de suite pour appar- 
tenir à M. Burchell , entre les mains duquel nous l'avions 
vu; il contenait des notes sur différents sujets, et, ce qui 
nous frappa surtout, un billet cacheté sur lequel était 
écrit : Copie (Tune lettre anonyme à envoyer aux dames 
du château de Thomhill. Il nous vint aussitôt à l'esprit 
que ce devait être lui qui nous avait si indignement 
calomniés, et nous délibérâmes si le cachet serait ou non 
brisé. J'étais contre; mais Sophie, qui se disait certaine 
que de tous les hommes M. Burchell serait le dernier à se 
rendre coupable d'une telle bassesse, insista pour qu'on 
lût la lettre. Elle fut secondée parle reste de la famille, et, 
cédant h leurs sollicitations , je lus ce qui suit : 

« Mesdames, 

» I.e porteur vous instruira de tout ce que vous ïvez 
» besoin de savoir sur la personne de qui vous vient cet 
» avis : c'est du moins un ami de l'innocence, prêt à era* 
» pécher qu'elle ne soit séduite. Je tiens de bonne part 
» que vous avez l'intention d'emmener k \n ville, comme 



124 LE YICAIBE 

» demoiselles de compaguie, deux jeunes personnes que 
» je connais un peu. Ne voulant pas voir la simplicité 
» trompée ni la vertu souillée, je dois vous prévenir que 
rinconvenance d*une telle démarche serait suivie des 
» plus dangereuses conséquences. Il n*entre pas dans mes 
» maximes de traiter avec sévérité les gens infâmes ou cor- 
» rompus, et je n'aurais pas pris ce moyen de m^expliquer 
» ou de réprimer une folle tentative, si la chose n'allait 
» droit au crime. Suivez donc le conseil d*un ami, et ré- 
n fléchissez sérieusement aux dangers qu'il y aurait a intro- 
» duire l'infamie et le vice dans une retraite où la paix et 
» l'innocence ont habité jusqu'ici. » 

Nos doutes étaient maintenant résolus. Il est vrai que 
certains passages de la lettre présentaient un double sens , 
et que les censures pouvaient s'adresser aux personnes k 
qui elle était écrite aussi bien qu'à nous; mais l'intention 
malicieuse de faire manquer le voyage était évidente , et 
nous n'allâmes pas plus loin. Ma femme eut à peine la pa- 
tience d'écouter jusqu'au bout : elle s'emporta contre l'écri- 
vain avec une violence sans bornes. Olivia était également 
indignée, et Sophie semblait stupéfaite de cette perGdie. 
Quant k moi, j'y voyais^un des plus noirs exemples d'in- 
gratitude sans motifs que j'eusse rencontrés ; et je ne pou- 
vais l'expliquer qu'en l'imputant ,au désir de retenir ma 
plus jeune fille dans le pays, afin de se ménager de plus 
fréquentes occasions de la voir. Nous étions tous assis, 
roulant en nous-mêmes de noirs projets de vengeance, 
lorsque notre autre petit garçon viiit en courant nous 
dire qu'il venait d'apercevoir M. Burchell au bout du 
champ. Il est plus facile de concevoir que de décrire les 
sensations multipliées qu'éveille la douleur d'une injure 
récente, et le plaisir d'une prompte vengeance. Nous vou- 
lions lui reprocher son ingratitude , et nous résolûmes de 
le faire d'une façon aussi incisive que possible. Nous con- 
vînmes de l'accueillir avec notre sourire habituel, de 
causer au commencement avec plus de bienveillance en- 
core que de coutume, de l'amuser un peu , puis, au milieu 



•• ■ « 



t>£ WAKEFIELD. 125 

de ce calme flatteur, de fondre sur lai comme un ouragan , 
et de Faccabler sous le sentiment de sa propre infamie. 
Ceci résolu , ma femme se chargea de Texécution, et réel- 
lement elle ne manquait pas de talent pour cette tâche. 
Nous le vîmes approcher; il entra, prit une chaise et 
s'assit. « Une belle journée, M. Burchell. — Très-belle, 
en vérité, docteur, quoique je pusse prédire la pluie aux 
élancements de mes cors. — Aux élancements de vos cor- 
nesf s'écria ma femme avec un grand éclat de rire; et elle 
demanda pardon de s'être permis cette plaisanterie. — Je 
vous pardonne de tout mon cœur, ma chère dame, repli- 
qua-t-il, car je proteste que je n'y aurais rien vu de plaisant 
si vous ne me l'eussiez dit. — Peut-^tre que non , monsieur, 
s'écriama femme, nous faisant signe de l'œil; et cependant 
je parierais que vous pourriez nous dire combien il faut 
de plaisanteries pour faire une once? — Je suppose , ma- 
dame, que vous avez lu quelque recueil de bons mots ce 
matin ; cette once de plaisanteries est une excellente facé- 
tie, et pourtant, ne vous en déplaise, je préférerais une 
demi-once de bon sens. — Je vous crois, s'écria ma femme, 
toujours clignant de l'œil , quoiqu'elle n'eût pas les rieurs 
de son côté; j'ai vu certaines gens afûcher de grandes pré- 
tentions an bon sens^ et qui pourtant n'en avaient guère. 
— Et sans nul doute , répliqua son antagoniste , vous aurez 
connu des femmes qui visaient à l'esprit et qui n'en avaient 
point. » Je commençai à trouver que ma femme n'avait 
rien à gagner au tour que prenait la discussion , et je ré- 
solus d'intervenir, et de traiter la chose avec plus de sévé- 
rité et d'un autre style. 

— L'esprit et le bon sens, m'écriai-je, ne sont rien sans 
la probité; c'est elle qui donne de la valeur au caractère. 
Le paysan ignorant, mais droit, est plus grand que le phi- 
losophe qui s'abandonne à tous ses vices. Qu'est-ce que le 
génie ou le courage sans le cœur? 

L'honnête homme est de Diea le plus parfait ouvrage (28). 

— J'ai toujours regardé cette maxime de Pope, si rc- 



126 LB VIGAIRS 

battue 9 comme indigne d'an homme de génie, répliqua 
M. BurclieH, et comme une lâclio désertion de sa propre 
supériorité. De même que la réputation des livres ne se 
fonde point sur Tabsence de tout défaut, mais sur Texcel- 
lence de quelques beautés, la gloire des hommes ne con- 
siste pas à être exempts d'imperfections , mais à posséder 
quelques rares et éminentes vertus. L'érudit peut man- 
quer de prudence, Thomme d'Etat peut être orgueilleux, 
le guerrier féroce; mais leur préféreron»-nous l'artisan qui 
trace laborieusement son sillon dans la vie, sans blâme et 
sans applaudissement? Autant vaudrait préférer les pein- 
tures vulgaires et correctes de l'école flamande aux inspi- 
rations fougueuses mais sublimes du pinceau italien. 

— Monsieur, repartis-je , votre observation est juste dans 
le cas où d'éminentes vertus s'allient a de légers défauts; 
mais quand il se rencontre dans le même esprit de grands 
vices en opposition avec des vertus tout aussi extraordi- 
naires, un pareil caractère ne mérite que le mépris. 

— Il se peut, dit-il , qu'il existe des monstres tels que 
ceui que vous décrivez, doués de grandes vertus et de 
grands vices ; mais dans tout le cours de ma vie je n*en ai 
point encore trouvé d'exemple ; au contraire , j'ai toujours 
remarqué que, lorsque l'esprit était vaste, les affections 
étaient bonnes. La Providence nous montre encore ici sa 
tendre sollicitude : elle affaiblit rintelligence là oii le 
cœur est corrompu , et diminue la puissance dès qu'il y a 
volonté de faire le mal. Cette loi semble s'étendre même 
aux animaux; les races inférieures sont toujours traîtres, 
cruelles, lâches, tandis que celles qui ont en partage la 
force et le pouvoir sont généreuses, braves et douces. — 
Ces observations sonnent bien, repris-je, et cependant il 
me serait facile a l'instant même de désigner un homme, 
et je tenais mes yeux fixés sur lui, dont la tête et le cœur 
forment le plus exécrable contraste. Oui , monsieur, cour 
tinuai-je en élevant la voix ; et je suis bien aise d'avoir 
l'occasion de le démasquer au sein de sa trompeuse sécu- 
rité. Connaissez-vous ceci, monsieur? connaissez-vous <^ 



DE WAKEFIELD. 127 

porlefeuille? — Oui, monsieur, répondit-il avec une Im- 
perUirbable assurance : ce portefeuille est k moi , et je suis 
bien aise que vous l'ayez trouvé. — Connaissez-vous cette 
lettre? m'ëcriai-je. Ne vous troublez pas, homme; regar- 
dez-moi en face : je vous demande si vous connaissez cette 
lettre? — Cette lettre? répliqua-t-il ; oui , c*est moi qui l'ai 
écrite. — Et comment avez-vous osé agir avec tant de bas- 
sesse et d'ingratitude? — - Et comment vous-même , reprit- 
il avec une effronterie sans égale , avez-vous eu la bassesse 
de décacheter cette lettre? Savez-vous que je puis tous vous 
faire pendre , rien que pour ce fait? Je n'aurais qu'à aller 
déclarer sous serment, chez le prochain juge de paix, que 
vous avez forcé la serrure de mon portefeuille, et vous 
seriez tous pendus (29), comme coupables, ici, à cette 
porte! 9 

Ce trait inattendu d'insolence me mit tellement hors de 
moi , qu'à peine pus-je dominer plus longtemps ma colère. 
« Sors d'ici, misérable ingrat! m'écriai -je, sors, et ne 
souille plus ma demeure de ta présence! Pars! que je ne 
te revoie jamais! Sors d'ici pour n'y plus rentrer. Je te 
souhaite pour tout châtiment les remords de ta C4)nscience; 
elle sera ton bourreau ! » En parlant ainsi , je lui jetai son 
portefeuille, qu'il ramassa avec un sourire, et, le refer- 
mant de Tair du plus grand calme, il nous laissa con- 
fondus de sa sérénité. Ma femme surtout était furieuse que 
rien n'eût pu l'émouvoir, ni le rendre honteux d% ses in- 
famies. « Ma chère , dis^j , désirant calmer les passions, 
qui n'étaient que trop exaltées parmi nous, ne nous 
étonnons pas que les méchants soient sans honte ; s'ils rou- 
gissent, c'est d'ôtre surpris faisant parfois le bien; ils 
tirent vanité de leurs vices. 

» Le Crime et la Honte, dit la fable, furent d'abord 
inséparables, et cheminèrent de compagnie au commen- 
cement du voyage; mais bientôt cette union devint incom- 
mode et désagréable à tous deux. Le Crime causait à la 
Honte un malaise fréquent, et la Honte trahissait souvent 
les complots secrets du (^rimc. Après un long désaccord, 



128 LE VICAIRE 

ils convinrent enfln de se séparer pour toujours. Le Grime 
marcha hardiment seul, pressant le pas pour atteindre le 
Destin 9 qui allait devant sous la figure du bourreau. La 
Honte, naturellement timide, retourna sur ses pas re- 
joindre la Vertu, que dès le début du voyage ils avaient 
laissée en arrière. C'est ainsi, mes enfants, que la honte 
abandonne les hommes lorsqu'ils ont fait quelques progrès 
dans le vice, et s'attache au peu de vertus qui leur 
restent (30). » 



DB WAKBriELD. 139 



CHAPITRE XVI 



La famille use d'un artifice auquel on en oppose un plus grand. 

Quelles que fussent les sensations de Sophie, le reste de 
la famille se consola aisément de Tabsence de M. Burcbell 
dans la compagnie de notre jeune seigneur, dont les visites 
étaient devenues de plus en plus fréquentes et longues. 
Contrarié de n'avoir pu procurer a mes GUes les amuse- 
ments de la ville, comme il en avait eu le projet, il sai- 
sissait toutes les occasions de les faire jouir des petits 
plaisirs qui se pouvaient concilier avec notre vie retirée. 
Il venait habituellement le matin; et tandis que mon fils 
et moi nous poursuivions nos travaux au dehors, il restait 
au logis avec la famille, qu'il amusait pnr des descriptions 
de la capitale, dont il connaissait parfaitement tous les 
quartiers. U répétait les observations qui circulent dans 
Fatmosplière des théâtres, et savait par cœur tous les bons 
mots des beaux esprits, longtemps avant qu'ils eussent 
paru imprimés dans quelque recueil. Les intervalles de la 
conversation étaient employés à apprendre à mes filles a 
jouer le piquet, ou bien il excitait leurs deux petits frères 
à boxer y afin, disait-il, de les rendre avisés ; mais l'espé- 
rance de l'avoir pour gendre nous aveuglait, en quelque 
sorte, sur toutes ses imperfections. Ma femme tendait 
mille pièges pour l'y prendre, ou, pour parler plus cha- 
ritablement, employait toute son adresse à grossir et 
mettre en relief le mérite de sa fille. Si les gâteaux pour 
le thé étaient fermes et croquants, c'est qu'Olivia les avait 
faits; si le vin de groseilles était onctueux, c'était elle qui 
avait cueilli les groseilles; c'étaient ses doigts qui don- 
naient aux conserves de vinaigre leur beau vert; et dans 



180 LE V1CA1RB 

la composition d'un pouding, c'était son jugement qui 
avait décidé du mélange des ingrédients. Puis la pauvre 
femme disait quelquefois au seigneur qu'elle croyait 
qu'Olivia et lui étaient juste de la même taille, et elle les 
faisait lever et se mettre l'un à côté de l'autre, pour voir 
qui des deux était le plus grand. Ces petites ruses, qu'elle 
croyait impénétrables, et au travers desquelles tout le 
monde voyait clair, étaient fort agréables à notre bien- 
faiteur, qui donnait chaque jour de nouvelles preuves de 
sa passion; et s'il n'allait pas jusqu'à une proposition de 
mariage, il s'en fallait de bien peu. Nous attribuions sa 
lenteur tantôt à une timidité naturelle, tantôt h. sa crainte 
de mécontenter son oncle. Cependant un événement qui 
arriva peu après mit hors de doute son intention de devenir 
membre de la famille. Déborah y vit même un engagement 
formel. 

En allant faire une visite au fermier Flamborough, ma 
femme et mes fllles découvrirent que toute la famille 
s'était fait peindre récemment par un peintre qui par- 
courait le pays, et faisait des portraits à quinze shillings 
par tôte. Comme nous étions depuis longtemps en rivalité 
do goût avec nos voisins, notre orgueil s'alarma de celte 
marche dérobée; et malgré tout ce que j^en pus dire, et 
j'en dis long, il fut résolu que nous aussi nous aurions 
nos portraits. Ayant donc mandé le [)eintre (car qu'y 
pouvais-je?), nous cherchâmes k faire briller la supériorité 
de notre goût dans le choix des poses. Les Flamborough, 
au nombre de sept, s'étaient fait peindre avec sept oranges, 
chose tout à fait insipide, sans variété, sans vie, sans le 
moindre sentiment de la composition. Nous voulions quel- 
que chose d'un style plus grandiose. Après force débats, 
nous primes à l'unanimité la résolution de nous faire re- 
présenter tous ensemble dans un grand tableau historique 
faisant portrait de famille. Cela serait meilleur marché, 
puisqu'un seul cadre sufGrait, et inflniment plus distin- 
gué, car tous les gens comme il faut se faisaient peindre 
de cette façon (3t). Comme nous n'avions pas tout à fait 



' DE WAKBFlBtD. 131 

présent à l'esprit un sujet d*histoire qui s'adaptât à notre 
plan 9 nous nous contentâmes de figurer comme autant de 
personnages historiques indépendants les uns des autres. 
Ma femme désira être représentée en Vénus, et le peintre 
fut prié de ne pas épargner les diamants dans la pièce 
d'estomac et dans les cheveux. Nos deux petits garçons 
devaient être en Cupidons à ses côtés » tandis que moi» en 
robe de ministre , avec ma ceinture, je lui faisais hom- 
mage de mes livres sur la controverse whistonienne. Olivia 
voulut être peinte en amazone, assise sur un tertre fleuri, 
en habit de cheval, vert, richement galonné d'or, tenant 
un fouet a la main; Sophie en bergère , avec autant de 
moutons que le peintre en pourrait faire tenir sur la toile 
sans qu'il en coûtât plus, et Moïse en habit des dimanches» 
avec un chapeau à plumes. Notre goût ravit tellement le 
squirCf qu'il insista pour être mis, comme membre de la 
famille» dans le tableau, sous la figure d'Alexandre le 
Grand, aux pieds d'Olivia. Nous vîmes là dedans un 
indice certain de son désir de s'allier à nous; aussi ne 
pûmes-nous lui refuser sa demande. Le peintre se mit à 
l'œuvre; et comme il était assidu et expéditif , le tout fut 
terminé en moins de quatre jours. C'était un grand et 
beau morceau, et il faut avouer qu'il n'y avait pas épargné 
les couleurs, ce dont ma femme le loua fort. Nous étions 
tous parfaitement satisfaits de l'exécution ; mais une mal- 
heureuse circonstance, qui ne se présenta à notre esprit 
que quand le tableau fut fini, nous consterna. Il était si 
grand, qu'il n'y avait pas dans la maison un seul endroit 
où le placer. Il est presque inconcevable que nous eussions 
négligé un point si important; mais toujours est-il que pas 
un n!y avait songé. Au lieu donc de satisfaire notre vanité, 
comme nous l'espérions, le tableau resta appuyé, de la 
façon la plus humiliante, contre le mur de la cuisine, où 
la toile avait été tendue et peinte : trop haut et trop large 
pour passer par aucune des portes, il fut en butte à toutes 
les plaisanteries de nos voisins. L'un le comparait au long 
bateau de Robinson Crusoé, si difficile a remuer; un autre 



132 LE YICAIBB 

disait qu'il lui roppdait surtout un dévidoir en bouteille; 
quelques-uns se demandaient comment il pourrait jamais 
sortir; d'autres s'étonnaient encore plus qu'il eût pu 
entrer. 

Mais s'il n'éveillait chez les uns que le sentiment du 
ridicule , il donnait lieu chez le grand nombre aux plus 
malicieuses insinuations. Le portrait du squire confondu 
avec les nôtres était un trop grand honneur pour ne pas 
exciter l'envie; des bruits scandaleux commencèrent à 
circuler h nos dépens» et notre tranquillité était constam- 
ment troublée par de prétendus amis qui venaient nous 
répéter tout le mal que nos ennemis disaient en arrière. 
Nous accueillions ces rapports avec une juste indignation ; 
mais plus on combat le scandale, plus il va croissant. 

Nous ouvrîmes de nouveau une consultation sur les 
mesures à prendre pour faire taire les mauvaises langues » 
et nous nous arrêtâmes à un projet trop rusé à mon sens 
pour me donner pleine satisfaction. Voici ce que c'était : 
Noire but principal étant de nous assurer que les assi- 
duités de M. Thornhill n'avaient rien que d'honorable » 
ma femme entreprit de le sonder , sous prétexte de pren- 
dre son avis sur le choix d'un mari pour sa Glle aînée. Si 
cela ne suffisait pas pour l'amener a se déclarer, il fut 
résolu qu'afm de l'effrayer on mettrait en avant un rival. 
Je refusai tout à fait de prêter les mains à cette dernière 
mesure. Mais Olivia m'assura de la façon la plus solennelle 
qu'elle épouserait le prétendant qu'on opposerait au jeune 
seigneur, si ce dernier ne l'en empêchait en la prenant 
pour femme. Telle était la profonde combinaison que je 
n'approuvais pas complètement, quoique je n'y misse pas 
absolument obstacle. 

lia première fois que M. Thornhill vint nous voir, mes 
filles eurent donc soin de se dissimuler, afin de laissera 
leur mère l'occasion d'exécuter ses savantes manœuvres; 
mais elles ne se retirèrent que dans la pièce voisine , d'où 
elles pouvaient entendre toute la conversation. Ma femm«i 
mit adroitement la chose sur le tapis, en faisant la remar- 



DE WAKEFIELD. 133 

que qu'une des missFIamborougfa avait » selon toute appa- 
rence, trouvé un excellent parti dans M. Spanker; à quoi 
M. Thornhill ayant fait un signe afOrmatif , elle poursuivit, 
et dit que les ûlles qui avaient de belles dots étaient tou- 
jours sûres de trouver de bons maris; mais, continuâ- 
t-elle, le ciel soit en aide à celles qui n'ont rieni Qu'im- 
porte la beauté, monsieur Thornhill? (^'importent toutes 
les vertus et toutes les perfections imaginables, dans ce 
siècle avide et intéressé? Le cri général n'est pas : Qu'^^^ 
elle? mais, qu'a-t-elle? 

— Madame, répliqua- l-il, j'admire la justesse de vos 
remarques, autant que leur nouveauté ; et si j'étais roi, il 
en serait autrement. Ce serait l'âge d'or des filles sans dot, 
et vos deux jeunes demoiselles seraient des premières 
pourvues. 

— Ah! monsieur, reprit ma femme, il vous plait de 
rire; mais je voudrais être reine, et je sais bien qui ma 
fille aînée choisirait pour mari. Mais, maintenant que 
vous m'avez mise sur ce chapitre, pourriez-vous tout de 
bon , monsieur Thornhill , me recommander un mari sor- 
table pour elle? La voilà qui a dix-neuf ans; elle est d'une 
belle venue, bien élevée, et, autant que j'en puis juger 
selon mes faibles lumières, elle ne manque pas d'esprit. 

— Madame , répondit-il , si j'étais chargé d'un pareil 
choix, je voudrais découvrir une personne douée de tout 
ce qui peut rendre un ange heureux, quelqu'un qui eût 
en partage la prudence, la fortune, le goût, la sincérité : 
tel serait, a mon avis, madame, le mari sortahle. 

— Ah 1 sans doute , monsieur, dit-elle ; mais connaîtriez- 
vous par hasard ce quelqu'un-Ià ? 

— Non, madame, reprit-il, il est impossible de con- 
naître une personne digne d'elle. C'est un trop grand 
trésor pour qu'un mortel le possède. C'est une divinité ! 
sur mon âme , je dis ce que je pense , c'est un ange ! 

— Ah! monsieur Thornhill, vous flattez ma pauvre 
fille : mais nous songeons depuis peu a la marier à un de 
vos fermiers qui vient de perdre sa mère, et qui a besoin 

12 



134 LE VIGAIBG 

d'une femme pour tenir sa maison : vous savez qui je veux 
dire, le fermier William; un homme à Taise, monsieur 
Thornhill, qui a du pain à lui donner, et qui nous l'a 
demandée plus d'une fois (c'était vrai). Mais, monsieur, 
dit-elle pour conclure, je serais bien aise de vous voir 
approuver notre choix. 

— Comment, madame, répliqua-t-il, vous approuver! 
moi , approuver un tel choix? jamais! Quoi ! sacrifier tant 
de beauté, d*esprit, de douceur, k un rustre insensible à 
de tels biens ! Excusez-moi , je ne saurais jamais approuver 
une si grande injustice! et j'ai mes raisons... 

•—En vérité, monsieur? s'écria Déborah. Ahl si vous 
ave» vos raisons, c'est une autre affaire; mais je serais 
enchantée de connaître ces raisons. 

— Excusez-moi, madame, elles sont trop avant dans 
mon cœur pour que je puisse m'en ouvrir ; et posant la 
main sur sa poitrine, elles resteront enfouies, ensevelies 
là, dit-il. 

Lorsqu'il fut parti, et après une consultation générale, 
nous ne sûmes trop que penser de ces grands sentiments. 
Olivia les regardait comme des preuves de la passion la 
plus ardente; mais je ne partageais pas tout à fait ses 
espérances : tous ces beaux dires me paraissaient tendre 
plus à l'amour qu'au mariage. Cependant, qu'ils fussent 
de bon ou de mauvais aloi, il fut arrêté qu'on donnerait 
suite aux ouvertures du fermier William , qui , dès l'ar- 
rivée de ma fille dans le pays, lui avait fait la cour. 



DE WAKBFIELD. ISS 



CHAPITRE KYII. 



11 est peu de vertus qui résistent au pouvoir d'une longue et 

doace séduction. 

Préoccapé surtout du bonheur de ma fille, je voyais 
avec plaisir les assiduités de M. William; il avait de l'ai- 
.sance, et son caractère était droit et prudent. Il n'avait 
fallu que peu d'encouragements pour ranimer son ancienne 
passion. Au bout de deux ou trois soirs, lui et M. Thom- 
hill se rencontrèrent k la maison ; ils s'examinèrent de 
part et d'autre avec défiance et colère ; mais William ne 
devait point d'arréragé à son seigneur , et s'inquiétait peu 
de son courroux. De son côté , Olivia jouait à merveille 
le rôle de coquette, si Ton peut appeler jouer ce qui lui 
était si naturel. Elle afficha ouvertement sa préférence 
pour son nouvel adorateur. M. Thornhill en parut tout k 
fait abattu , et prit congé d'un air pensif. J'avoue que je 
ne m'expliquais pas sa peine , quand il lui eût été si facile 
d'en éloigner la cause en déclarant d'honorables vues ; 
mais , quelle que fût son inquiétude, il était aisé de voir 
que celle d'Olivia était plus grande. Après ces entrevues , 
plusieurs fois renouvelées, avec ses admirateurs, elle 
cherchait la solitude pour s'y livrer k son chagrin. Un 
soir, entre autres, qu'elle avait soutenu plus longtemps 
une feinte gaîté, je la surpris tout en larmes. « Tu vois, 
mon enfant, lui dis-je, que ta confiance en la passion de 
M. Thornhill n'était qu'un rêve : il souffre la rivalité d'un 
homme qui est de tous points son inférieur; et cependant 
il sait qu'il dépend de lui de s'assurer ta main par une 
déclaration candide. 

— Oui , papa , répliqua-t-elle ; mais il a ses raisons pour 



13G LE VICAIRE 

retarder, je sais qu'il a ses raisons. La sincérité de ses 
regards, de ses paroles, me prouve sa parfaite estime. 
Bientôt, j'espère, il montrera la générosité de ses senti- 
ments, et vous verrez alors que l'opinion que j'ai de lui 
est plus juste que la vôtre. 

— Olivia, ma chérie, répliquai-je, tous les plans qui 
ont été suivis jusqu'ici pour l'obliger à se déclarer ont été 
proposés et arrangés par toi , et tu ne saurais dire que je 
t'aie contrainte en rien. Mais tu ne dois pas supposer, ma 
chère, que je me prête à faire de son honnête rival la vic- 
time de ta passion mal placée. Je t'accorderai tout le 
temps que tu croiras nécessaire pour amener ton prétendu 
adorateur à s'expliquer clairement ; mais , à l'expiration 
de ce terme, s'il continue à garder le silence, je veux 
absolument que Thonnéte William soit récompensé dé sa 
fidélité. La ligne de conduite que j'ai tenue jusqu'ici exige 
cela de moi ; ma tendresse comme père ne l'emportera ja- 
mais sur mon intégrité comme homme. Fixe donc le jour : 
qu'il soit aussi éloigné que tu le jugeras à propos, et en 
môme temps prends soin de faire savoir à M. Thornbill 
l'époque précise a laquelle je compte te donner à un autre. 
S'il t'aime réellement, son bon sens lui suggérera bien 
vite le seul parti qu'il ait à prendre pour ne pas te perdre 
à jamais. » 

Cette proposition, dont elle ne put nier la justice, fui 
acceptée par elle. Elle renouvela de la façon la plus posi» 
tive sa promesse d'épouser M. William, si l'autre persistait 
dans son apathie; et à la première occasion qui s'offrit, 
en présence même de M. Thornhill , le jour de son mariage 
avec le rival du squire fut fixé à un mois de date. 

De si rigoureuses mesures semblaient redoubler l'an- 
xiété de M. Thornhill ; mais ce qu'éprouvait réellement 
Olivia ne me laissait pas sans inquiétude. Dans cette lutte 
entre la prudence et la passion, sa vivacité l'abandonna 
entièrement : elle ne se plaisait qu'a être seule, et passait 
tout son temps k pleurer. Une semaine s'écoula sans que 
M. Thornhill fit le moindre effort pour empêcher le ma- 



DE WAKEFIELD. 137 

rîage. La semaiae d'aprèd il fut encore assidu, mais ne 
s'ouvrit pas plus. La troisième, il cessa entièrement ses 
visites ; et ma fille , au lieu d*en témoigner de Tirrita- 
tion , comme je m*y attendais , semblait garder une tran- 
quillité pensive que je prenais pour de la résignation. 
Quant a moi , je me réjouissais sincèrement de la pensée 
que mon enfant allait se trouver dans une position aisée et 
paisible, et j*applaudissais souvent à la résolution qu'elle 
avait prise de préférer le bonheur k Téclat. 

La noce devait avoir Heu dans quatre Jours, et ma pe- 
tite famille, réunie le soir autour d*un feu joyeux, racontait 
des histoires du temps passé, et formait des projets pour 
Tavenir; chacun b Hissait son château en Espagne, riant de 
chaque folie qui lui passait par la tête, « Eh bien. Moïse, 
mon garçon, m* écriai-je, nous aurons bientôt une noce dans 
la famille ! Que t'en semble? dis-nous un peu ton avis ia- 
dessus?'-Mon avis, père, est que tout va à merveille. Je pen- 
sais justement quequand ma sœur Livy serait la femme du 
fermier William , ce dernier nous prêterait gratis sa presse 
à cidre et sa cuve a brasser. — Certes oui , Moïse , et par- 
«dessus le marché il nous chantera la Mort de la Damcj 
pour nous égayer. — Tl a appris cette chanson à Dick , dit 
Moïse, qui , je vous assure, ne la chante pas trop mal. — 
Vraiment! m'écriai-je; alors, qu'il nous en régale. Où est- 
il? où est le petit Dick? qu'il chante bravement et de toute 
sa voix ! — Mon frère Dick, s'écria Bill, le plus jeune des 
éenu marmots, vient de sortir avec sœur Livy ; mais 
M. William m'a appris aussi deux chansons, et je vous 
les ciianlerai, papa, si vous voulez. I>aquellc préférez- 
vous, le Cygne mourant^ ou la Complainte sur la mort 
(Vun chien enra^fé? — La complainte, sans nul doute, 
mon enfant; je ne la connais pasencore. Eh! Déborah, mon 
cœur, tu sais que la douleur altère; donne-nous donc une 
bouteille de ton meilleur vin de groseilles pour nous tenir 
en joie. J'ai tant pleuré depuis peu de toutes sortes d'élé- 
gies, que , sans un verre de quelque chose qui ranime, je 
suis sûr que je ne pourrai pas tenir à celle-là. Allons, So- 

12* 



138 LE VIGAIBE 

phie, moD ainoiir, prends ta guitare, et racle an petit ac- 
compagnement k ce garçon. 

COMPLAINTE 

SVR LA MORT D^N CHIEN ENRAGÉ (33). 

Or écoutez, petits et grands, 
La chanson qae Je vous débite , 
Et si vous ia trouvez petite , 
Elle ne voos tiendra pas longtemps. 

Dans Islinglon jadis vivait 
Le meilleur garçon de la terre. 
Qui, lorsqu'il faisait sa prière, 
Faisaft bien , à ce qu'on disait. 

U avait le cœur ingénu ^ 
L'âme en tout généreuse et bonne, 
Et n'habillait pas sa personne 
Sans revêtir un homme nu. 

Un chien vivait aux mômes lieux, 
Comme il en est en maint village ^ 
Chiens de haut et de bas étage , 
Dogues , roquets , jeunes ou vieux. 

L^homme et le chien , amis d'abord » 
Firent bientôt mauvais ménage : 
Que fait le chien? il prend la rage, 
Se jette sur l'homme et le mord. 

Soudain accourent à foison 
Les voisins , prompts à reconnaître 
Qu'il faut , pour mordre un si bon maître , 
Qu'un chien ait perdu la raison. 

'En tous lieux le cas est jugé. 
Chacun dit , voyant la blessure , 
L'homme mourra delà morsure, 
CaL' le chien était enragé. 



DE WAKBFIBLD. 139 

Mais oyei ce qui arriva ! 
Quoi qu'on en eût dit à la ronde » 
Pour faire mentir tout le monde, 
L*homme guérit, le chien creva. 

« Voila qui est chanté comme un brave garçon y Bill , 
sur ma foi ! Cette complainte peut à bon droit s'appeler 
tragique. Allons, mes enfants, à la santé de Bill, et qu'il 
puisse être évêque un jour ! 

— De tout mon cœur, s'écria ma femme; fit- s'il proche 
seulement aussi bien qu'il chante, je ne doute pas qu'il 
fasse son chemin. Presque toute la famille, du côté de ma 
mère, était renommée pour le chant. Il était passé en pro- 
verbe dans le pays que les Blenkinsops ne pouvaient ja- 
mais regarder droit devant eux, ni les Hugginsons souffler 
une chandelle, mais que les Gograms n'avaient pas leurs 
pareils pour chanter une chanson, ni les Marjorams pour 
conter une histoire. ^ 

— Quoi qu'il en soit, repris-je, j'aime mieux la pliis 
commune de toutes les ballades des rues que leurs belles 
odes modernes^ et ces poésies qui nous pétrifient dès la 
première stance : ennuyeuses productions qu'on déteste et 
qu'on loue. Passe le verre à ton frère. Moïse. Le grand 
défaut de tous ces poèmes élégiaques est de se mettre au 
désespoir pour des chagrins dont la portion sensée du 
genre humain se soucie fort peu. Une grande dame a-t-elle 
perdu son manchon, son éventail ou son épagneul, aussi- 
tôtje slupide poète court chez lui versifier ce désastre. 

— Cela peut être de mode pour les compositions les plus 
relevées, dit Moïse; mais les chansons du Baneiagh , qui 
arrivent jusqu'à nous , sont du genre le plus familier , et 
toutes jetées au même moule : Colin rencontre Colette , 
et ils commencent un dialogue : il lui fait présent pour 
orner ses cheveux de quelque bagatelle achetée k la foire ; 
en échange elle lui offre son bouquet , et ils vont ensemble 
droit b l'église, où ils donnent aux jeunes nymphes et aux 
jeunes bergers le salutaire conseil de se marier le plus tôt 
possible. 



140 LE VICAIHK 

— El c'est un excellent conseil , repris-je, et bien dunné 
dans les chansons du Ranelagh ; car, si je crois ce qu'on 
en dit, il n'y a pas de lieu an monde où l'avis soit plus 
facile a mettre en pratique. En même temps qu'on engage 
à se marier, on fournit aussi la femme ; et assurément ce 
doit être un excellent marché , mon garçon, que celui où 
l'on nous avertit de ce qui nous manque , et où l'on se 
charge de nous le fournir. 

— Oui, père, dit Moïse. Je ne connais en Europe que 
deux de ces marchés où l'on puisse chercher femme : le 
Ranelagh (33) en Angleterre, et Fontarabie en Espagne. 
Mais la foire espagnole ne se tient qu'une fois l'an, tandis 
que nos femmes anglaises sont en vente tous les soirs. 

— Tu as raison, mon garçon, s'écria sa mère, il n'y a 
que la vieille Angleterre au monde pour les maris qui 
cherchent femme. — Et pour les femmes qui mènent leurs 
maris, interrompis -je. C'est un commun proverbe à l'é- 
tranger, que si on jetait un pont sur la mer^ toutes les 
femmes du continent le passeraient au plus vite pour ve- 
nir prendre modèle sur les notes ; car il n^y a pas dans- 
toute l'Europe de femmes comparables aux Anglaises. — 
Mais donne-nous une autre bouteille, Déborah, mon 
cœur, et Moïse nous chantera un petit air. — Que de 
grâces n'avons-nous pas à rendre au ciel , qui nous accorde 
la tranquillité , la santé et un modeste bien-être ! Je me 
sens plus heureux maintenant que le plus grand potentat 
de la terre. Il n'a pas notre joyeux foyer, avec ces riants 
visages à l'entour. Oui, Déborah, nous nous faisons 
vieux ; mais le soir de notre vie a des chances de bon- 
heur. Nous sommes descendus d'aïeux irréprochables , et 
nous laisserons derrière nous de bons et vertueux enfants. 
Ils seront noire appui , notre joie tant que nous vivrons , 
et après notre mort ils transmettront notre honneur sans 
tache à leur postérité. Allons , mon fils, nous attendons ta 
chanson ; nous ferons chorus. Mais où est Olivia , ma ché- 
rie?... Sa voix de chérubin est toujours la plus douce 
dans le concert. » 



DE WAKEbMELO. 141 

Je parlais encore , lorsque Dick entra en courant : « Oh ! 
papal papal elle est en allée! partie d'avec nous, partie 
pour tout a fait 1 ma sœur Livy est partie pour ne plus 
revenir jamais! — Partie, enfant? — Oui, elle est partie 
avec des messieurs en chaise de poste. Et il y en a un qui 
Ta embrassée et qui a dit qu'il mourrait pour elle; et elle 
a beaucoup pleuré. Elle voulait revenir, mais il lui a en- 
core dit des paroles, et elle a monté dans la voiture. Elle 
disait : Oh ! que dira mon pauvre papa quand il saura que 
je suis perdue ! 

— Enfants, m'écriai-je, tombez maintenant de misère 
en misère, il n*y aura plus jamais pour nous une heure 
de joie!... Oh ! puisse la colère du ciel frapper lui et les 
siens!... Me voler ainsi mon enfant! Oui, il sera puni 
pour m'avolr ravi ceite âme douce et innocente que je 
conduisais vers le ciel !... Une jeune ûlle douée de tant de 
candeur !... Tout notre bonheur terrestre est 6ni ! Allez , 
enfants, allez I tombez dans la misère et Tinfamie ! je ne 
puis plus rien pour vous, car mon cœur est brisé au de- 
dans de moi ! 

— Père! s'écria mon fils, est-ce Fa votre force? 

— De la force , enfant I Oui , il verra que j'ai de la force ! 
Apporte-moi mes pistolets... Je poursuivrai le traître ; je 
te poursuivrai tant qu'il sera sur terre ! Tout vieux que je 
suis, il verra que je peux frapper encore, rinfâme, le vil 
scélérat! » 

Je m'étais emparé de mes pistolets, lorsque ma pauvre 
femme , dont les passions étaient moins vives , m'entoura 
de ses bras. « iMon cher, mon bien-aimé mari , s'écria- 
t-elle, la Bible est la seule arme qui convienne a tes mains 
tremblantes. Ouvre-la, mon bien aimé, et change notre 
angoisse en patience... Ahi elle nous a indignement 
trompés!... 

— En vérité, père, reprit mon fils après une pause, 
votre fureur est trop grande et passe les bornes. Vous de- 
vriez être le consolateur de ma mère , et vous augmentez 
son affliction. Il sied mal à votre âge et au caractère au- 



^a 



142 LB YIGÀIBE 

giiste dont vous êtes revêtu de maudire ainsi votre plus 
grand ennemi : vous n'eussiez pas dû le maudire, tout 
misérable qu'il est. 

— Je ne Tai pas maudit, enfant... L'ai-je maudit? 

— Oui, père, vous l'avez fait; vous l'avez maudit deux 
fois. 

— Que Dieu me pardonne donc , ainsi qu'à lui !... C'est 
aujourd'hui, mon Gis, que je comprends la charité surhu- 
maine qui nous a enseigné à prier pour nos ennemis. Béni 
soit son saint nom pour tout le bi^n qu'il nous a donné, 
et pour tout celui qu'il nous ôte. Mais ce n'est pas, oh ! 
non, ce n'est pas une douleur ordinaire, que celle qui 
arrache des larmes à ces yeui vieillis , qui n'ont pas pleuré 
depuis tant d'années!... Ma flUe !... la perdre, la souiller , 
elle, ma bien-aiméel Puisse la malédiction tomber... Le 
ciel me pardonne! Qu'allais-je dire?... Vous vous rappe- 
lez tous comme elle était bonne et charmante ; jusqu'à ce 
malheureui moment, tout son souci était de nous rendre 
heureux... Ah! que n'est-^lle morte! Mais elle s'est en- 
fuie... l'honneur de notre famille est souillé... je n'ai plus 
à espérer de repos que dans un autre monde... Dis-moi , 
mon enfant, tu les as tus partir? Peut-être l'a-t-il con- 
trainte? S'il lui a fait violence , elle peut encore être in- 
nocente. 

— Oh ! non , papa , répondit l'enfant; seulement il l'em- 
brassait et l'appelait son ange : elle pleurait bien fort , et 
s'appuyait sur son bras ; puis les chevaux sont partis au 
galop. 

— C'est une ingrate créature, s'écria ma femme, qui 
sanglotait et pouvait à peine parler, une ingrate fille, de 
nous traiter ainsi! Jamais nous n'avons contrarié ses affec- 
tions. La malheureuse a lâchement abandonné ses parents 
sans provocation , au risque de faire descendre vos che- 
veux blancs dans la tombe, où je vous suivrai bientôt. » 

Cette nuit, la première de nos véritables malheurs, se 
passa tout entière en d'amères plaintes , et en accès d'exal^ 
tatiou mal soutenus. J'étais décidé à découvrir le ravis- 



DE WAKEFIELD. H 3 

seur , en quelque lieu qu'il fût , et à lui reproc|ier son infa- 
mie. Le lendemain matin notre malheureuse enfant nous 
manqua , à ce déjeuner où elle apportait la gaité et la vie. 
Ma femme essaya encore d'alléger son cœur par des re- 
proches. «Jamais, s'écria-t-elle , cette souillure de notre 
maison n'obscurcira le seuil de notre porte I jamais je ne 
l'appellerai ma fille I Non, qu'elle vive avec son lâche 
séducteur! Elle peut faire notre honte , mais elle ne nous 
trompera plus. 

— Femme, di»-je, ne parle pas avec cette dureté. Ma 
haine de son crime est aussi grande que la tienne ; mais 
jamais ma maison ni mon cœur ne seront fermés au pau- 
vre pécheur repentant. 1408 tôt elle reviendra de ses égare- 
ments» mieux elle sera accueillie. Les meilleurs peuvent 
errer une première fois ; l'artifice persuade , et la nouveauté 
a des charmes qui attirent. Une première faute peut naître 
de la simplicité du cceur; les autres seulement ont leur 
source dans le crime. Oui , la malheureuse créature sera 
bien venue dans mes bras et dans cette maison , fût-elle 
souillée de tous les vices. Je veui entendre encore la mu- 
sique de sa voix, je veux encore m'appuyer avec tendresse 
sur son cœur, si j'y trouve le repentir. — Mon fils , apporte- 
moi ma bible et mon bâton. J'irai h sa poursuite , en quel- 
que endroit qu'elle se trouve ; et si je ne puis la sauver de 
la honte, je l'empêcherai du moins de persévérer dans 
l'iniquité. » 



1*14 LE VICAIBB 



CHAPITRE XVllI. 



Poursuite d'un père qui veut ramener à la vertu un enfant égaré. 

Quoique Dick n'eût pu me décrire la personne qui aval t 
fait monter sa sœur en chaise de poste, mes soupçons se 
fixèrent naturellement sur notre jeune seigneur, dont le 
goût pour ce genre d'intrigues n'était que trop connu. Je 
m'acheminai donc vers le château de M. Thornhill, résolu 
à faire à ce dernier les plus sanglants reproches, et à ra- 
mener» s'il était possible, ma brebis égarée. Mais, che- 
min faisant , je rencontrai un de mes paroissiens qui me dit 
avoir vu une jeune dame, ressemblant à ma fille , en chaise 
de poste avec un gentilhomme qui, d'après la description 
qu'il m'en fit, ne pouvait être que M. Burchell : ils allaient , 
disait-il , fort vite. Cependant je ne me contentai point de 
ce renseignement, et persistai à aller droit chez le squire. 
Il était encore de bonne heure , mais j'insistai pour le voir 
sur-le-champ. Il parut bientôt, et vint k moi de l'air le 
plus cordial et le plus franc. L'enlèvement de ma fille 
sembla lui causer une extrême surprise ; il prolesta sur 
son honneur qu'il y était complètement étranger. Je m'en 
voulus alors de mes premiers soupçons, et ne pus les tourner 
que sur M. Burchell. Je me rappelai qu'Olivia et lui avaient 
eu dernièrement plusieurs conférences. Un autre témoin 
ne me laissa plus de doutes sur cette trahison ; il affirmait 
que ma fille et M. Burchell avaient pris la route des Eaux , 
à environ trente milles de là, où il y avait nombreuse 
compagnie. En proie à cet état d'exaspération qui nous dis- 
pose à agir précipitamment plutôt qu'à raisonner juste, je 
ne m'arrêtai pas à penser que ces diverses informations 
pouvaient m'étre données par des gens apostés tout exprès 



DE WÀKEFIBLD. H^ 

sur ma roate, et je poursuivis ma fliie et son ravisseur 
dans la direction qu'on m'ayait indiquée. Je marchais 
vite et avec anxiété , interrogeant les passants et n'en ob- 
tenant rien. A l'entrée de la ville, je rencontrai un homme 
à cheval, que je me rappelai avoir vu chez M. Thornhill. 
Il m'assura que si j'allais jusqu'aux courses, è" trente 
milles plus loin, je ne pouvais manquer de surprendre 
les fugitifs ; il les avait vus danser, disait-il , la veille au 
soir, à un bal où tout le monde admirait les grâces de ma 
fille. Le lendemain matin de bonne heure je me remis en 
marche, et vers quatre heures de l'après-midi j'arrivai 
au lieu du rendez-vous. La réunion des gens attirés par les 
courses était des plus brillantes : tous n'avaient qu'une 
pensée, qu'un but, le plaisir: bien différents, hélas! de 
moi , qui venais à la recherche de ma pauvre enfant perdue. 
Je crus apercevoir de loin M. Burchell; mais, comme s'il 
eût craint une entrevue avec moi , dès que je m'approchai 
il se mêla à la foule , et je ne le revis, plus. 

Je réfléchis alors qu'il serait inutile de conlinver cette 
vaine poursuite, tandis que ma pauvre et innocente fa* 
mille avait besoin de moi au logis. Mais les agitations de 
mon espritet les fatigues que j'avais endurées me donnèrent 
une fièvre dont je ressentis les premiers symptômes pen- 
dant les courses. C'était un autre coup inattendu : car 
j'étais à plus de soixante-dix milles de chez moi. Je me re- 
tirai dans un petit cabaret bâti au bord du chemin , et dans 
ce triste gite, refuge ordinaire de l'indigence et de la fru- 
galité, je me couchai pour attendre patiemment la fin de 
mon mal. J'y languis environ trois semaines : enfin ma 
constitution prit le dessus. Je manquais d'argeot pour 
payer ma modique dépense, et l'inquiétude que ce démV 
ment me causait eût suffi pour amener une rechute, si un 
voyageur qui s'arrêta en passant pour se rafraîchir ne fût 
venu k mon aide. Cet homme n'était autre que le libraire 
philanthrope de Saint-PauVs Church^yard (34), qui a 
écrit tant de petits livres pour les enfants. Il avait pris le 
titre de leur ami, et il était cehii de tout le genre humain. 

13 



HG LE VICAIRE 

A peine eut-il mis pied k terre, qu1l se montra impatient 
de repartir; car il avait toujours sur les bras quelque 
affaire de la plus haute importance. A ce moment-là même 
il rassemblait des matériaux pour l'histoire d'un certain 
Thomas Trip. Je reconnus aussitôt la Ggure ouverte et le 
teint bourgeonné du brave homme, qui avait publié quel- 
ques-unes de mes attaques contre la deutérogamie, celte 
plaie du siècle. Il me prêta quelque argent, que je m'en- 
gageai à lui rembourser k mon retour. Quittant donc l'au- 
berge , quoique bien faible encore , je résolus de regagner 
le logis par petites journées d'environ dix milles chacune. 
J'avais à peu près recouvré la santé et ma tranquillité ha- 
bituelle, et je m'en voulais maintenant de cet orgueil qui 
m'avait fait murmurer sous la main qui châtie. L'homme 
connaît peu la mesure de sa patience jusqu'à ce qu'il ait 
enduré de nombreuses misères. Lorsque nous tentons de 
gravir les plus hautes cimes de l'ambition, qui d'en bas 
nous apparaissent resplendissantes, chaque pas nous 
dévoile quelque triste et sombre aspect, mécompte im- 
prévu; de même, quand nous descendons des régions de la 
joie, la vallée de misère au-dessous se montre obscure et 
désolée ; et pourtant l'esprit actif, en quête de distractions, 
rencontre chemin faisant des choses qui l'attirent et lui 
plaisent : à mesure que nous approchons, les plus sombres 
objets s'éclairent , et l'œil intérieur se fait à ces ténèbres. 

Je marchais depuis deux heures environ, et j'avais fait 
assez de chemin, lorsque j'aperçus dans le lointain une 
espèce de chariot. Je pressai le pas pour l'atteindre, et en 
arrivant je découvris que c'était le char de voyage de co- 
médiens ambulants, qui transportait leurs décorations et 
tout leur équipage dramatique au prochain village où ils 
devaient jouer. Il n'y avait que le conducteur et un comé- 
dien, le reste de la troupe devant suivre le lendemain. La 
bonne compagnie abrège la route , dit le proverbe. J'entrai 
donc en conversation avec le pauvre acteur ; et comme 
j'avais eu jadis quelque penchant pour le drame, je me 
mis à discourir sur ce sujet avec ma liberté habituelle. 



DE W'AKEFIELD. 147 

rétais fort peu au courant du théâtre moderne : je lui de- 
mandai quels étaient les auteurs en vogue, les Dryden, 
lesOtway du jour. — « Je crois, monsieur, dit le comé- 
dien , que peu de nos auteurs dramatiques se trouveraient 
honorés de la comparaison ; le style de Dryden et de Rowe 
est tout à fait passé de mode; notre goût a reculé de tout 
un siècle; les pièces de Fletcher, de Ben-Jolinson , et 
toutes celles de Sbakspeare, sont les seules qui prennent. 

— Gomment, m'écriai-je, se peut-il que notre époque 
se complaise au vieux dialecte, aux plaisanteries suran- 
nées, aux caractères outrés qui abondent dans ces ou- 
vrages? — Monsieur, répliqua Tacleur, le public ne s'in- 
quiète ni des caractères, ni du dialecte, ni du goût des 
plaisanteries; ce n'est pas là son affaire. Il ne veut qu'être 
amusé, et se trouve heureux d'assister à une pantomime 
que sanctionne le nom de Ben-Johnson ou celui de 
Sbakspeare (35). 

— Ainsi donc, m'écriai-je, nos dramaturges modernes 
sont plutôt imitateurs de Sbakspeare que de la nature 1 — 
A vrai dire, répliqua mon compagnon, je ne sache pas 
qu'ils imitent rien du tout ; le public ne l'exige pas d'eux; 
il n'applaudit pas la composition d'une pièce, mais la 
quantité de surprises, de poses, d'effets, qu'on y a fait 
entrer. J'ai vu une comédie oiill n'y avait pas le plus petit 
mot pour rire arriver à la popularité à force de hausse- 
ments d'épaules, et un drame sauvé d'une chute, grâce à 
un accès de colique adroitement ménagé par le poète. 
Non , monsieur, les œuvres de Congrève et de Farquhar 
sont trop spirituelles pour le goût du jour : nous nous 
piquons à présent de plus de naturel. » 

L'équipage de la troupe ambulante approchait alors du 
village; les habitants, avertis sans doute de notre arrivée, 
sortirent en foule pour nous voir; car les comédiens de 
campagne ont toujours plus de spectateurs au dehors qu'au 
dedans, ainsi que mon compagnon en fit la remarque. Je 
ne songeai à l'inconvenance qu'il y avait à me trouver en 
pareille compagnie que lorsque je vis la (lapulace s'amasser 



}'* 



H8 LB VlCÀlBE 

autour de moi. Je me réfugiai le plus vite possible dans la 
première auberge qui s*offri(. Un gentilhomme bien mis 
était installé au salon ; il m'aborda en me demandant si 
j'étais véritablement le chapelain de la troupe, ou si mon 
habit n'était qu'un déguisement approprié à quelque rôle. . . 
Lorsque je lui eus expliqué la vérité, et dit que je n'ap> 
partenais en rien au théâtre, il eut l'obligeance de m'en- 
gager, ainsi que le comédien qui m'accompagnait, a par- 
tager avec lui un bol de punch. Il disserta avec beaucoup 
d'intérêt et de feu sur la politique actuelle ; je supposai 
que ce n'était rien moins qu'un membre du parlement, et 
mes conjectures se conGrmèrent lorsque, ayant demandé 
ce qu'on pourrait nous donner à souper, il insista pour 
nous conduire chez lui : force nous fut de céder à ses 
instances. 



. -- j>.i.tyl- j — 



«■F" 



DE WAKEFlBLD. 149 



CHAPITRE XIX. 



Un détracteur du gouvernement actuel, qui cratnt pour nos 

libertés. 



La maison où nous étions invités étant située a. peu de 
distance du village, et la voiture n'étant pas prête, notre 
fiole nous proposa d'aller à pied. Nous arrivâmes bientôt 
à l'une des plus magnifiques demeures que j'eusse vues 
dans cette partie du pays. La pièce où nous entrâmes était 
d'une élégance extrême et toute moderne. Le maître du 
logis alla donner ses ordres pour le souper, et le comédien 
me Gt observer, en clignant de Tœil, que nous avions Joue 
de bonheur ce soir-Ia. Peu après la rentrée de notre hôte', 
on servit un repas délicat, auquel assistèrent deux ou trois 
dames en déshabillé galant. I^a conversation s'engagea avec 
une grande vivacité; la politique, sujet Tavori de notre 
Amphitryon , fut de nouveau mise sur le lapis. La liberté, 
disait- il, était à la fois pour lui un objet de terreur et 
d'orgueil. Lorsqu'on eut enlevé la nappe, il me demanda 
si j'avais lu le Moniteur, Lui ayant répondu que non : 
« Quoi ! s'écria-t-il, ni r Auditeur non plus? — Pas davan- 
tage, monsieur, répliquai-je. —Voilà qui est étrangel 
très-étrange I Moi, je lis tout ce qui paraît en politique, 
tous les journaux quotidiens : le Daily (36), le Public y le 
Ledger, la Chronicie^ le London'Evening^ le fVhile- 
Halleveninçy les dix-sept Magasins et les dhRevties. Et, 
quoiqu'ils se délestent cordialement entre eux, moi je les 
aime tous. La liberté, monsieur, la liberté est l'apanage 
d'un vrai Breton , et, de par toutes mes houillères du ( or- 
nouaille, je vénère ses gardiens! 

13* 



160 LE viCAïas 

-*I1 y a tout lieu d'espérer alors, m'écriai-je, que vous 
vénérez le roi. 

-* Oui, reprit mou interlocuteur, quand il fait ce que 
nous voulons; mais s*il continue à agir comme dans ces 
derniers temps, je ne me mêle plus de ses affaires. Je n« 
dis rien, mais je pense, à part moi, que j'aurais mené les 
choses un peu mieux. Le roi n'a pas assez de conseillers : 
il devrait prendre l'avis de tous ceux qui sont disposés. à 
lui en donner, et alors les choses marcheraient d'une autre 
façon. 

— Je voudrais, pour mon compte, dis-je, que tous ces 
conseillers intempestifs fussent mis au pilori. 11 serait du 
devoir de tout honnête homme de prêter appui au côté le 
plus faible de la constitution, k ce pouvoir sacré qui depuis 
quelques années décline chaque jour, et perd sa juste part 
d'influence dans TÉtat; mais les ignorants et les niais con- 
tinuent leurs clameurs de liberté , et s'ils ont quelque 
poids dans la balance, ils le jettent lâchement du côté oîL 
elle penche. 

— Comment , s'écria une des dames , se peut-il que j'aie- 
assez vécu pour voir un vil ennemi de nos libertés, un 
servile défenseur des tyrans 1 liberté, don sacré du ciel, 
glorieux privilège des vrais Bretons I 

— Qui croirait, en effet, qu'au jour d'aujourd'hui il se 
puisse trouver des avocats de l'esclavage , dit notre hôte , 
des hommes qui veuillent dépouiller honteusement les An- 
glais de leurs plus beaux privilèges (37)? Qui, monsieur,, 
pourrait être assez bas.... 

— Monsieur, lui repartis-je, je suis pour la liberté, cet 
attribut des dieux' la glorieuse liberté, cet inépuisable 
thème des déclamations modernes. Je voudrais que tous 
les hommes fussent rois : je voudrais être roi moi-même. 
Nous avons tous par nature un égal droit au trône; nous 
sommes tous égaux d'origine. C'est mon opinion, et ce fut 
jadis celle d'une association d'honnêtes gens qu'on appe- 
lait les niveleurs. Ils essayèrent de s'ériger en une répu- 
blique où tous seraient cgalemeni libres. Mais, héius! hi' 



DE WAKBFIBLD. 151 

chose ne put marcher ; car il y en avait parmi eux Je plus 
forts et (le plus rusés que les autres, et ceux-là se firent les 
maîtres du troupeau. Votre palefrenier monte vos chevaux 
parce qu*il est plus fin qu*eux ; de môme il trouvera dans 
Fespèce humaine quelque animal plus adroit ou plus fort 
que lui , qui lui grimpera sur le dos. Puisque l'humanité 
est condamnée à se soumettre, et que les uns sont nés pour 
commander, les autres pour obéir, il s*agit desavoir lequel 
vaut le mieux, d'avoir les tyrans que nous devons subir 
dans notre propre maison, dans le môme village, ou à 
distance comme dans la capitale. Or, monsieur, quant à 
moi , j'ai une aversion naturelle pour la figure d'un tyran : 
plus il est loin , plus je me sens à l'aise. La masse du genre 
humain est de mon avis : c'est pourquoi elle a créé a l'una- 
nimité un roi, dont l'élection met arrdt a la multiplica- 
tion des tyrans . et tient la tyrannie le plus loin possible de 
(a foule des sujets. Mais les grands, qui étaient autant de 
petits tyrans avant qu^nn seul fût élu, sont naturellement 
ennemis d'un pouvoir élevé au-dessus d'eux, et dont le 
poids se fait surtout sentir aux classes qui lui sont subor- 
données. Il est donc de Tintérôt des grands de diminuer, 
autant que possible, la prérogative royale, car tout ce 
qu'ils lui enlèvent est autant de gagné pour eux; et leur 
part d'activité dans l'État consiste a saper 1 unique maî- 
tre, et h lui reprendre en détail leur primitive autorité. 
Cependant l'État peut se trouver dans de telles circonstan- 
ces, ses lois ôtre ainsi faites, et l'esprit de ses hommes 
opulents tourné de telle façon, que tous conspirent contre 
la monarchie et la minent en dessous. En premier lieu, si 
les conditions dtB l'état social sont de nature à favoriser 
Paccumulation des richesses, et a rendre les riches encore 
plus riches, leur ambition s'en augmentera. Une accumu- 
lation de richesses est la suite inévitable de ce qui se passe 
aujourd'hui chez nous, où le commerce extérieur donne de 
beaucoup plus grands bénéfices que l'industrie nationale : 
et comme le commerce extérieur ne peut être exploité 
d'une façon profitable que par les riches, et qu'ils ont 



162 LE VICAIBB 

aussi tous les gains que produit l'industrie du pays, deux 
sources de richesses s'ouvrent pour eux, tandis que les 
pauvres n'en ont qu*une. C'est pour cette raison qu'on a 
toujours vu Fargenl s'accumuler dans les Étuis commer- 
çants, qui à la longue sont tous devenus aristocratiques. 

» Les lois mêmes de notre pays contribuent à l'accumu- 
iation des biens : par elles les liens naturels qui rappro- 
chent le riche et le pauvre sont brisés ; elles enjoignent en 
quelque sorte à l'opulent de ne s'unir qu'a aussi riche que 
lui. Les plus habiles sont reconnus incapables de servir le 
pays comme conseillers, dès qu'ils manquent de fortune. 
L'argent devient donc l'unique ambition du sage; par ce 
moyen y dis-je, et par d'autres du même genre, les riches- 
ses vont s'accumulant. Or, le possesseur d'une grande for-r 
tune une fois pourvu de toutes les nécessités , de tous les 
plaisirs de la vie ^ quel autre emploi a-t-il à faire de son 
superflu, sinon d'acheter du pouvoir, c'est-à-dire, en 
d'autres termes, de se faire des créatures en escomptant la 
liberté des nécessiteux ou des âmes vénales qui sont dispo- 
sées a subir les vexations d'une tyrannie immédiate pour 
avoir du pain? Ainsi, chaque homme riche rassemble en 
général autour de lui un cercle d'hommes pauvres, et 
rÉtal dans lequel les richesses abondent peut être comparé 
au système de Descartes, chaque globe emportant avec soi 
son propre tourbillon. Cependant ceux qui consentent à 
se faire satellites des grands sont prédestinés a être escla- 
ves, rebut du genre humain, façonnés à l'esclavage par la 
nature et par léducation, et qui ne connaissent de la 
Mberlé que son nom. Mais un grand nombre de gens vivent 
en dehors de cette sphère et échappent a T influence du 
riche ; je veux parler de cette classe d'hommes placés entre 
la noblesse et la populace, trop aisés pour se soumettre au 
bon vouloir du voisin, et trop pauvres pour s'ériger eux- 
mêmes en tyrans. C'est dans cette classe moyenne que se 
trouvent les arts , la sagesse, les vertus sociales : elle seule 
s'estmontrée vraimentconservatricedela liberté, et l'on peut 
a bon droit l'appeler la nation. Néanmoins il arrive parfois 



DE WA&BPIBLD. tS9 

que cei ordre mitoyen perd toute iofluenee dans l'État , et 
que sa voix est étouffée par celle de la canaille; car, si la 
fortune nécessaire pour donner droit a un citoyen de se 
prononcer dans les affaires publiques est dix fois moindre 
qu'à l'origine de la constitution , il est évident que les der- 
nières classes auront entrée dans le système politique , et 
qu'entraînées à la suite des riches , elles obéiront a l'im- 
pulsion de leurs patrons. En pareille circonstance, tout ce 
qui reste à faire à la classe moyenne est de se rallier à la 
couronne, et de veiller avec un soin jaloux à la 
conservation des prérogatives et des privilèges de la 
royauté, car celle-ci divise le pouvoir des riches et empê- 
che les grands de peser de tout leur poids sur le peuple 
placé au-HJessous d'eux. La classe moyenne peut être com-> 
parée à une ville dont les opulents font le siège, et au 
secoursde laquelle le gouverneur accourt du dehors. Tant 
que les assiégeants craignent l'approche d'un ennemi plus 
fort qu'eux , ils offrent aux citoyens les meilleures condi- 
tions, les flattent de paroles et les amusent de promesses; 
mais si une fois ils ont vaincu le gouverneur, les murs de 
la ville ne sont plus qu'une faible défense pour ses habi- 
tants. Veulent-ils savoir ce à quoi ils doivent s'attendre? 
ils n'ont qu'à jeter les yeux sur la Hollande, Gènes, Ve- 
nise, où les lois gouvernent les pauvres, et où les riches 
gouvernent les lois. 

» Je suis donc pour la monarchie, et mourrai pour 
elle ; car s'il y a quelque chose de sacré parmi les hom- 
mes, c'est le souverain élu par le peuple , et chaque dimi- 
nution de son pouvoir, en guerre ou en paix, est un 
empiétement sur les vraies libertés des sujets. On a déjà 
beaucoup trop fait avec les mots de liberté» de patriotisme^ 
de Bretons ; il est à espérer que les vrais-amis de la liberté 
empêcheront qu'on ne fasse davantage. De mon temps j'ai 
vu beaucoup de ces prétendus champions de l'indépen- 
dance, et je ne me rappelle pas eu avoir connu un qui, au 
fond du cœur et dans sa famille, ne fût un tyran (38). » 

Ici je m'aperçus que la chaleur de mes convictions 



154 LR VICAIBE 

m'avait fait dépasser les bornes de la politesse ; Fimpa- 
tience de mon hôte, qui avait souvent tenté de mMn- 
terrompre, éclata tout à coup. « Quoi! s'écria-l-il, 
ai-je donc reçu un jésuite déguisé en ministre anglican ? 
De par toutes mes houillères du Cornouaille, il sortira 
d*ici , comme je m'appelle Wilkinson ! » Je vis que j'étais 
allé trop loin» et demandai pardon de la vivacité avec la- 
quelle je m'étais exprimé. « Pardon I répliqua-t-il en 
fureur; de pareils principes exigent des millions de par- 
dons ! Comment 1 abandonner la cause de la liberté, de la 
propriété! et, comme dit la Gazette, se laisser bâter et 
fouler aux pieds avec des sabots (39) ! Monsieirr , j'insiste 
pour que vous sortiez de cette maison sur-le-champ , 
crainte de pis... j'insiste là-dessus, monsieur. » J'allais 
répéter mes excuses, quand nous entendîmes un grand 
coup frappé à la porte; les deux dames s'écricren t : 
« Aussi sûr que nous mourrons un jour, voilà monsieur 
et madame qui rentrent ! » Il parut clair alors que nous 
avions eu pour hôte le sommelier, qui, en l'absence de 
son maître, avait eu envie de se donner des airs d'impor- 
tance et de trancher du gentilhomme. 

A dire vrai , il parlait politique aussi bien que la plu- 
part des propriétaires campagnards. Rien n'égala ma con- 
fusion en voyant entrer le maître du logis et sa femme , et 
leur surprise ne fut pas moindre en trouvant compagnie 
et la nappe mise. « Messieurs, s'écria le nouveau venu , 
s'adressant k moi et à mon compagnon , nous sommes ,. 
ma femme et moi , vos très- humbles serviteurs ; mais 
la faveur que vous nous faites est tellement inattendue , 
que j'en demeure comblé. » 

Quelque inattendue que notre présence pût être pour 
eux, la leur l'était encore davantage pour nous : je restais 
muet et confondu de ma propre sottise, lorsque je vis tout 
a coup entrer dans la salle ma chère Arabella Wilmot, la 
flancée de mon flls Georges, dont le mariage s'était 
rompu, comme je l'ai raconté plus haut. Dès qu'elle 
m'aperçut, elle accourut à moi les bras ouverts, avec la 



DB WAKEFIELD. 153 

plus vive joie. « Mon cher monsieur, s*éaria-t-elle , k quel 
heureux hasard devons-nous une visite si imprévue? Je 
suis sûre que mon oncle et ma tante seront ravis d'appren- 
dre qu*ils ont pour hôte Texcellent docteur Primrose. » 

En m'entendant nommer, le vieux gentilhomme et sa 
femme s'avancèrent poliment et me souhaitèrent la bienve- 
nue de la façon la plus cordiale ; ils ne purent s'empôcher 
de sourire lorsque je leur racontai comment je me trou- 
vais chez eux, et le pauvre sommelier, qu'ils voulaient 
d'abord chasser, obtint son pardon à ma prière. 

M. et madame Arnold, à qui appartenait la maison, 
insistèrent pour me garder quelques jours ; et leur nièce , 
ma charmante élève, dont l'esprit s'était, en quelque 
sorte, formé par mes instructions, ayant joint ses instan- 
ces aux leurs, je cédai ; on me donna cette nuit môme 
une chambre magniOque, et le lendemain matin de bonne 
heure miss Wilmot me proposa de faire avec elle une pro- 
menade au jardin, décoré dans le goût moderne. Après 
m'en avoir montré les embellissements, elle me demanda, 
d'un air d'insouciance affecté, si j'avais eu depuis peu des 
nouvelles de mon Gis. 

« Hélas! madame (40), lui dis-je, voilk près de trois 
ans que Georges est absent, et il n'a écrit ni à ses amis ni 
à moi ; je ne sais où il est : peut-être ne le retrouverai -je 
jamais, pas plus que le bonheur. Non, chère madame, les 
douces heures que nous avons passées jadis au coin du 
feu à Wakefield ne reviendront plus. Ma chère famille va 
se dispersant vite, et la pauvreté a amené k sa suite non- 
seulement le besoin , mais encore l'infamie ! » Les yeux 
de l'excellente fille se mouillèrent de larmes , et je la sa- 
vais douée de trop de sensibilité pour vouloir l'affliger 
par le détail de nos souffrances. J'éprouvais cependant de 
la consolation k voir que le temps n'avait en rien changé 
son cœur. Elle avait rejeté plusieurs demandes de ma- 
riage qui lui avaient été faites depuis que nous avions 
quitté le pays. Elle me fit faire le tour de la propriété, me 
montrant les promenades , les allées , les bosquets , et sai- 



156 LB VICAIRE 

sissant toutes les occasions qui s'offraient de m'adresser 
quelque nouvelle question sur mon fils; 

Nous passâmes ainsi l'après-midi, jusqu'à ce que la clo- 
che do diner nous rappelât à la maison. Nous y trouvâmes 
le directeur de la troupe de comédiens, qui venait offrir 
des billets pour la Belle Pénitente (41) , qu'on devait jouer 
ce soir-la ; le rôle d'Horatio était confié à un jeune homme 
qui n'avait encore paru sur aucun théâtre. Le directeur en 
faisait les plus grands éloges, et affirmait n'avoir jamais 
vu d'acteur qui promit autant à son début. « L'art de la 
déclamation, dit- il, ne s'apprend pas en un jour, mais 
ce jeune homme semble né pour la scène. Sa voix , sa fi- 
gure , ses gestes sont admirables. Nous l'avons enrôlé par 
hasard en voyage. » 

Cette circonstance excita notre curiosité, et, k la prière 
des dajûes , je consentis a les accompagner à la salle de 
spectacle, qui n'était autre chose qu'une grange. La so- 
ciété dont je faisais partie étant incontestablement la pre- 
mière de Tendroit , nous fûmes reçus avec les plus grands 
honneurs et placés en face du théâtre. Nous attendions avec 
impatience qu'Horatio fît son entrée; enfin le nouvel ac- 
teur parut, et je laisse a juger aux pères quelles furent 
mes sensations quand je reconnus mon malheureux fils. Il 
allait commencer ; mais ses regards, errant sur l'auditoire, 
tombèrent sur miss Wilmot et sur moi : il demeura im- 
mobile et sans voix. Les acteurs restés dans les coulisses, 
attribuant cette stupeur à sa timidité naturelle, essayèrent 
del'encourager ; mais, au lieu de poursuivre, il fondit en 
larmes et se retira. J'ignore quelles furent mes émotions 
à ce moment ; elles se succédèrent avec trop de rapidité 
pour que je puisse les décrire. Je fus bientôt tiré de ma 
douloureuse rêverie par miss Wilmot ; elle était pâle , et 
me pria d'une voix tremblante de la reconduire chez son 
oncle. De retour au logis, M. Arnold, qui n'avait rien 
compris à notre étrange conduite , informé que le débu- 
tant était mon fils, lui envoya sa voiture avec une invita- 
tion pressante. Georges ayant persisté dans son refus de 



DE WAKEFIBLD. 167 

paraître sur la scëae, les acteurs l'avaient'fait remplacer, 
et nous l'eûmes bientôt près de nous. 

M. Arnold lui Gl le plus aimable accueil, et je le reçus 
avec transport, car je n'ai jamais su feindre un ressen- 
timent que je n'éprouvais pas. La réception de miss 
Wilmot fut beaucoup plus froide , mais je vis clairement 
que c'était un rôle joué. Le trouble de son âme semblait 
ne pouvoir s'apaiser : elle disait étourdiment vingt choses 
qui laissaient percer sa joie , puis riait elle-môme du man- 
que de suite de ses discours. De temps à autre, elle jetait 
à la dérobée un coup d'oeil au miroir, comme si elle se 
fût complu à son irrésistible beauté : elle nous faisait 
vingt questions sans attendre les réponses et sans y prêter 
la moindre attention. 



14 



158 LB VICAIBB 



CHAPITRE XX. 



Histoire d'un philosophe vagabond, qui court après la nouveauté, 

et perd la joie du cœur. 

Après souper, madame Arnold offrit poliment d*envoyer 
deux de ses domestiques chercher le bagage de mon Ôis. 
Il s*en défendit d*abord ; puis, comme elle insistait, il fut 
obligé de lui dire qu'un bâton et une valise étaient les seuls 
biens qu'il pût se vanter de posséder ici-bas. 

« Ainsi , mon fils , m*écriai-je , vous m'avez quitté pau- 
vre, et pauvre vous me revenez; ce n'est pourtant pas faute, 
à ce que j'imagine, d'avoir vu beaucoup de ce monde? 
— Oui, mon père (42), répliqua Georges; mais courir 
après la fortune n'est pas toujours le moyen de la trouver; 
et, a dire vrai, j'ai renoncé depuis peu à cette vaine pour- 
suite. 

— Je me Ggure, monsieur, reprit madame Arnold, 
que le récit de vos aventures doit être fort amusant : j'en 
connais la première partie, grâce a ma nièce, et si vous 
consentiez à nous en dire la suite, nous vous en aurions 
une véritable obligation. 

— Madame, dit mon fils, je vous assure que le plaisir 
que vous aurez k entendre mon histoire ne le cède en rien 
à celui que j'ai à vous la raconter; cependant je ne puis 
vous promettre une seule aventure , car j'ai plus a dire sur 
ce que j'ai vu que sur ce que j'ai fait. » 

« Le premier malheur de ma vie, vous le savez, fut 
grand : il m'affligea profondément, mais sans pouvoir 
m'abattre; j'ai toujours eu un merveilleux fonds d'espé- 
rances. Plus la fortune se montrait rebelle, plus je comp- 
tais qu'elle me dédommagerait un jour : j'étais au bas de 



DR WAKEFIBLO. 159 

sa roue , et chaque nouvelle évolution pouvait m'éiever , 
non me faire descendre. Je m'aclieminai donc vers Lon- 
dres, par une belle matinée, sans souci du lendemain, 
mais allègre et joyeux comme les oiseaux qui chantaient 
le long de la route; je prenais courage en songeant que 
Londres était le grand bazar où les talents de tous genres 
ne pouvaient manquer de trouver récompense et distinc- 
tion. 

» A mon arrivée en ville , mon premier soin fut de 
porter la lettre de recommandation que m'avait donnée 
mon père pour notre cousin. Il n'était guère en meilleure 
position que moi. J'avais d'abord le projet , si vous vous 
le rappelez , d'entrer comme sous-maître dans un collège 
ou une pension , et je lui demandai son avis. Le cousin 
accueillit ce plan avec un sourire des plus sardoniques. 
« Ah ! ah! s'écria-t-il , on vous a indiqué là une jolie car- 
rière ; j'y ai passé, j'ai été sous-maftre dans une pension , 
et que je meure le cou serré par une cravate de chanvre 
si je n'aimerais mieux êlre guichetier à Newgate (43)! Je 
me levais tôt et me couchais tard. Le maître me faisait la 
mine, et la maîtresse me détestait parce que j'étais laid ; 
les écoliers me harcelaient au dedans , et je n'étais pas 
libre de bouger pour aller chercher au dehors un peu de 
politesse. Mais étes-vous sûr d'être propre à la chose ? 
Voyons, que je vous examine un peu. Avez-vous fait 
l'apprentissage du métier? — Non. — Alors, impossible 
d'entrer dans une pension! Savcz-vous peigner les petits 
garçons ? —Non. — Alors vous n'êtes pas propre à une pen- 
sion. Avez-vous eu la petite vérole? — Non. — En ce cas, 
impossible d'entrer dans une pension. Pouvez-vous coucher 
trois dans un lit? — Non. — Alors vous ne conviendrez a 
aucune pension. Avez-vous bon appétit? — Oui.— Alors il est 
de toute impossibilité qu'on vous reçoive jamais dans une 
pension 1 Non, mon cher; si vous voulez une profession dis- 
tinguée, facile, engagez-vous pour sept ans, comme ap- 
prenti , b tourner la meule d'un coutelier; mais à tout prix, 
évitez les pensions (44). Allons, poursuivit- il , je vois que 



IGO LE VICAIBB 

VOUS êtes un garçon de cœur, e( d'instruction aussi. Que 
dites-vous de débuter par être auteur, comme moi? Vous 
avez lu dans les livres que les hommes de génie meurent 
de faim à ce métier ; mais je puis vous montrer par la ville 
une quarantaine de sots qui en vivent grassement; tous 
honnêtes gens, trottant dans Tomière d'un pas égal et 
lourd, écrivant de l'histoire et de la politique, et fort 
prônés! des hommes, monsieur, qui, s'ils fussent nés 
savetiers, auraient toute leur vie raccommodé de vieux 
souliers , sans en jamais faire un ! » 

» Éclairé sur le peu d'honneur et de proGt que promet- 
tait l'emploi de sous-maître , je me décidai à accepter son 
offre, et, plein d*un profond respect pour la littérature, 
je saluai avec vénération VAntiqua Mater (45) de Grub- 
Slreet. Je trouvais de la gloire à suivre le sentier où Dry- 
den et Otway m'avaient précédé. La déité de ces sombres 
régions me semblait la source de toute excellence ; et si 
le commerce du monde pouvait donner le bon sens , en 
revanche la pauvreté m'apparaissait comme la vraie nour- 
rice du génie! Gros de ces réflexions , je m'assis , et , trou- 
vant que les meilleures choses restaient à dire du côté 
faux, je résolus d'écrire un livre entièrement neuf. J'ha- 
billai donc deux ou trois paradoxes avec quelque habileté : 
ils étaient faux , il est vrai, mais ils étaient nouveaux. Les 
diamants de la vérité ont été si souvent mis à contribution 
par d'autres , que force me fut de recourir au clinquant , 
qui a aussi son éclat , et qui , vu à distance , fait presque 
aussi bien. 

» J'en appelle à vous, ô dieux 1 quelle imaginaire im- 
portance siégeait au bout de ma plume tandis que j'écri- 
vais ! Le monde savant tout entier allait se lever pour 
combattre mes systèmes; mais j'étais prêta tenir tête à 
tout le monde savant. Comme le porc-épic , je me roulais 
sur moi-même , présentant le bec acéré de ma plume k 
tous les opposants (46). • 

— Bien dit , mon garçon , m'écriai-je ; et quel sujet trai- 
tais-tu? .l'espère que tu n'as pas perdu de vue la grande 



DE WA&BFIBLD. 161 

thèse de ia monogamie? Mais je t'interromps; continue. 
Tu publias tes paradoxes ; eti bienl qu'en dit le monde 
savant ? 

— Mon père , répliqua mon Gis , le monde savant ne 
dit rien de mes paradoxes , absolument rien : chacun était 
occupé à vanter ses amis et soi-même , et à condamner ses 
ennemis. Je n'avais malheureusement ni l'un ni l'autre , 
et je subis la plus cruelle des humiliations, l'indifférence. 

« Un jour que je méditais dans un café sur le sort de 
ma brochure, un petit homme entra, et se plaça à la 
même table. Aprèsquelques discours préliminaires, avisant 
en moi un érudit, il tira de sa poche une liasse de pro- 
spectus, et m'engagea à souscrire a une nouvelle édition de 
Properce qu'il allait publier avec des notes. Cette requête 
amena nécessairement l'aveu que j'étais sans le sou ; et 
cette confession le conduisit à s'informer de la nature de 
mes espérances. Lorsqu'il sut qu'elles étaient juste aussi 
vastes et aussi vides que ma bourse : a Je vois, reprit-il , 
que vous n'êtes pas au fait de la ville : je vous montrerai 
une de ses faces. Regardez bien ces prospectus ; voilà douze 
ans qu'ils me font vivre très à l'aise. Dès qu'un noble 
arrive de voyage» un colon de la Jamaïque, ou une douai- 
rière de son château , je leur lance ma souscription ; j'as- 
siège leurs cœurs par la flatterie , et dès qu'il y a brèche , 
j'y glisse ma demande. Souscrit-on promptement la pre- 
mière fois, je reviens à la charge pour une épitre dcdi- 
catoire dont j'empoche le salaire; m'accordent-ils cela, 
j'implore la permission de faire graver leurs armes en 
tête du livre. Ainsi , continua-t-il , je vis de la vanité , et 
je m'en ris; mais, entre nous, je suis maintenant trop 
connu , je serais bien aise de trouver une figure à emprun- 
ter : un noble de distinction vient d'arriver d'Italie , mon 
visage n'est que trop familier à son concierge ; mais si 
vous consentez à lui porter cette pièce de vers, je gage ma 
vie que vous réussirez, et nous partagerons le butin. » 

— Que Dieu nous soit en aide , Georges ! m'écriai-je ; 
est-ce là l'occupation des poètes d'aujourd'hui? Des liom- 

14' 



162 LK VtCAtBK 

mes d'un haut talent s'abaissent-ils jusqu'à la mendicité ? 
Se peut-il qu'ils dégradent leur mission au point de faire 
un vil trafic de louanges pour avoir du pain ? 

— Non , non , mon père , me dit-il ; un vrai poêle ne 
descend pas si bas, car où se trouve le génie, la est aussi 
un louable orgueil. Les misérables dont je parle sont des 
mendiants qui riment. Le vrai poète brave tout pour ar- 
river à la gloire , mais il redoute le mépris ; et il n'y a 
que ceux qui soient indignes de protection qui s'humilient 
jusqu'à la solliciter. 

« Doué d'une âme trop fière pour descendre à de telles 
infamies, et d'une fortune trop humble pour livrer un se- 
cond assaut à la renommée , je fus obligé de prendre un 
parti mitoyen et d'écrire pour vivre. Cependant j'étais peu 
propre à un métier où le savoir-faire seul assure le succès; 
je ne pouvais étouffer ma secrète passion pour les applau- 
dissements. Je consumais mon temps en efforts pour at- 
teindre la perfection , qui tient si peu de place, au lieu de 
m'occuper d*une façon plus fructueuse à multiplier les 
productions d'une féconde médiocrité : mon mince chef- 
d'œuvre apparaissait donc dans la foule des publications 
périodiques, et s'y perdait inaperçu et ignoré. Le public 
avait autre chose a faire qu'à remarquer la simplicité facile 
de mon style et l'harmonie de mes périodes; feuille après 
feuille allait ainsi s'engloutir dans l'oubli. Mes essais étaient 
enterrés de compagnie avec mainte élucubration sur la 
liberté , maints contes orientaux , et des recettes pour gué- 
rir les morsures des chiens enragés, tandis que Philan- 
tus y Philalèthe, Phileleutheros et Philanthropos (47), 
écrivaient tous d'autant mieux qu'ils écrivaient plus vite. 

• Je commençai dès lors à ne fréquenter que des auteurs 
désappointés et mécontents comme moi, qui s'entrc- 
louaient, se plaignaient et se déchiraient entre eux. La sa- 
tisfaction que nous trouvions dans chaque œuvre nouvelle 
d'un écrivain célèbre était en raison inverse de son mérite. 
Il n'y avait pas de génie qui pût me plaire chez autrui : 
mes malheureux paradoxes avaient entièrement tari pour 



DE WAltEFlBLD. ' 168 

moi cette source de jouissances; je ne pouvais plus ni lire 
ni écrire avec contentement, car l'excellence des autres 
faisait mon supplice, et écrire était mon métier. 

» Un jour que, plongé dans ces sombres réflexions, 
j'étais assis sur un banc dans le parc de Saint-James, un 
jeune noble, qui avait été de mes amis intimes à l'univer- 
sité, s'approcha; nous nous saluâmes avec un peu d'hési- 
tation, lui rougissant presque d'être connu de quelqu'un 
qui avait si pauvre mine, et moi craignant de me voir 
repoussé. Mes soupçons s'évanouirent bientôt, car Ned 
Thornhill était au fond bon camarade. » 

— Que dis-tu, Georges? m'écriai-je en l'interrompant; 
n'as-tu pas nommé M. Thornhill? Ce ne peut-être un 
autre que notre seigneur? — Vraiment! reprit madame 
Arnold, M. Thornhill est-il votre si proche voisin? Il est 
depuis longtemps ami de ma famille, et nous attendons 
sous peu sa visite. 

« Le premier soin de mon ami , continua mon fils , fut 
de me faire changer d'aspect en m'habiliant de la tête aux 
pieds avec ses propres habits. Je fus ensuite admis à sa 
table, et traité moitié en camarade, moitié en inférieur. 
Ma charge consistait à l'accompagner aux ventes, a le 
maintenir en gaîté quand il posait pour son portrait, a 
prendre la place de gauche dans la voiture quand il n'y 
avait personne pour l'occuper, à courir les aventures avec 
lui quand la fantaisie lui en prenait. J'avais, outre cela, 
vingt autres petits emplois dans rintérieur, une foule de 
petites choses à faire sans qu'on me les commandât, telles 
que de donner le tire-bouchon, de tenir sur les fonts de 
baptême tous les enfants du sommelier, de chanter au pre- 
mier ordre, de n'être jamais de mauvaise humeur, d'être 
toujours humble, et, si je le pouvais, parfaitement 
heureux. 

» Je n'étais cependant pas sans rivaux dans cet hono- 
rable poste : un capitaine de soldats de marine, façonné 
par la nature pour ce rôle, me disputait les affections de 
mon patron. Su mère avait été blanchisseuse d'un homme 



164 LB VIGÀIBB 

de qualité, et il avait sucé avec le lait Fesprit des sales 
intrigues et le respect pour le blason. Comme ce digne 
liomme faisait Tétude de sa vie de connaître des lords, 
quoiqu'il eût été chassé par plusieurs d*en(re eux pour sa 
sottise, il en avait trouvé d'aussi stupides que lui qui souf- 
fraient ses assiduités. La flatterie était son gagne-pain, et 
il y mettait toute l'aisance imaginable : de ma part, au 
contraire, elle était gauche et empesée. De jour en jour, la 
soif de mon patron pour les louanges devenait plus insa- 
tiable, tandis que, d'heure en heure plus initié a ses 
défauts , je me sentais moins disposé à le louer. J'étais 
donc tout près de céder le champ au capitaine, quand 
mon noble ami se trouva avoir besoin de mon aide. Il ne 
s'agissait de rien moins que de me battre en duel pour lui 
avec un gentilhomme dont il avait, disait-on, fort mal- 
traité la sœur. J'y consentis. Vous blâmez, je le vois, ma 
conduite; mais c'était une dette d'amitié, et je ne crus pas 
pouvoir refuser. Je pris donc sur moi la querelle; je 
désarmai mon adversaire, et j'eus le plaisir de savoir peu 
après que la prétendue victime était une ûlle de mauvaise 
vie, et le drôle un bretteur et un filou. 

» Ce service me valut les plus chaudes protestations de 
reconnaissance; et mon ami, devant quitter la ville dans 
quelques jours, ne vit d'autre moyen de s'acquitter qu'en 
me recommandant a son oncle sir William Thornhill , et 
à ua autre noble de grande distinction, qui occupait un 
haut poste dans le gouvernement. Dès qu'il fut partie 
j'allai en toute hâte porter sa lettre à son oncle, dont la ré" 
putation de vertu, quoique aniverselle, était cependant 
méritée. Les domestiques m'accueillirent avec le sourire le 
plus hospitalier; car la bienveillance du maître se réfléchit 
9ur le visage des valets. On m'introduisit dans une grande 
pièce où sir William entra bientôt. Je lui dis mon message 
et lui remis la lettre; il la lut, et après un silence de quel* 
ques minutes : « Veuillez m'apprendre, monsieur, me 
dit-il, ce que vous avez fait pour mériter de mon neveu 
une si pressante recommandation? Mais je suppose que je 



DE WAREFIRLD. 165 

puis sans trop d'efforts deviner vos mérites. Vous vous 
serez battu pour lui , et vous attendez de moi une récom- 
pense pour avoir été l'instrument de ses vices? Je souhaite 
du fond du cœur que mon refus soit le châtiment de votre 
crime, et surtout qu*il puisse vous pousser au repentir. » 

» Je supportai patiemment la sévérité de cette répri- 
mande, parce que je sentais qu'elle était juste. Je n'avais 
plus alors d'espoir que dans la lettre au graml dignitaire 
de l'État. Les portes des nobles étant toujours assiégées de 
mendiante tout prêts à lancer quelque astucieuse pétition, 
j'eus beaucoup de peine à être admis. Cependant, après 
avoir dépensé en pièces aux laquais plus de moitié de ma 
fortune terrestre, je fus introduit dans un vaste salon, ma 
lettre ayant été d'avance portée à sa seigneurie. Durant 
cet intervalle plein d'anxiété, j'eus le temps de regarder 
autour de moi : tout était grandiose et du goût le plus 
recherché; les peintures, l'ameublement, les dorures me 
pétriOaient de respect, et exaltaient encore l'idée que je. 
me faisais du maître. 

» Ah! pensais-je, que le possesseur de toutes ces choses 
doit être grand! Sur sa tête reposent toutes les affaires de 
l'État; sa maison renferme la moitié des richesses d'un 
royaume ; assurément son génie doit être sans limites ! 

» Pendant cette imposante préoccupation, j'entendis 
approcher un pas lourd : « Voici venir le grand homme 
luinnêmel » Non, c'était la femme de charge. Un autre 
pas se ûl entendre bientôt après. Cette fois, ce doit être 
lui... Non, ce n'était que le valet de chambre du grand 
personnage. Enfin sa seigneurie fit son entrée, a Êles-vous, 
s'écria-t-il, le porteur de cette lettre? » Je répondis par un 
salut. «Je vois par là, continua-t-il , que... de façon ou 
d'autre... » Mais juste a ce moment un domestique lui 
remit une carte, et , sans plus s'inquiéter de moi , il sortit 
de la chambre , me laissant savourer à loisir mon bonheur. 
Je ne le vis plus que lorsqu'un laquais vint me prévenir 
que sa seigneurie allait monter en voiture; je courus sur 
ses traces, joignant ma voix à celle de trois ou quatre 



166 LE VICAIRE 

aulres pauvres diables qui venaient comme moi solliciter 
des faveurs. Cependant sa seigneurie allait trop vile pour 
nous, et gagnait la portière de son carrosse à longues 
enjambées, quand je criai de toutes mes forces pour savoir 
si je devais espérer ou non. Il était déjà dans la voiture , 
et marmotta une réponse dont je n'entendis que la moitié, 
Taulre moitié s'étant perdue dans le bruit des roues. Je 
demeurai quelque temps le cou tendu, dans la posture de 
quelqu'un qui prêle l'oreille pour recueillir des sons 
tombés d'en haut; regardant enfln autour de moi, je me 
vis seul à la porte de sa seigneurie. 

» Ma patience, poursuivit mon fils, était alors tout k 
fait épuisée. Navré des mille dégoûts que j'avais éprouvés, 
je me serais lancé n'importe où ; il ne manquait que le 
gouffre pour me recevoir. Je me regardais comme une de 
ces choses viles que la nature a destinées à être mises au 
rebut pour y périr dans l'obscurité. Il ne me restait plus 
qu'une demi-guinée, et je pensais que la fortune même 
n'aurait pas le cœur de m'en priver; mais, pour qu'elle 
fût plus à l'abri de toutes vicissitudes, je résolus d'aller sur- 
le-champ la dépenser et de m'en remettre au hasard pour 
le reste. 

» Je marchais plein de cette belle résolution, lorsque le 
bureau de M. Crispe (^8) s'ouvrit devant moi d'une façon 
tout à fait attrayante, et comme pour me donner la bien- 
venue. M. Crispe offre bénévolement la généreuse pro- 
messe de trente louis par an k tous les sujets de Sa Majesté 
britannique ; promesse en échange de laquelle ceux-ci lui 
abandonnent leur liberté pour la vie , avec permission -de 
les déporter en Amérique comme esclaves. J'étais heureux 
de trouver un endroit où je pusse me délivrer de mes 
craintes par le désespoir, et j'entrai dans cette cellule , car 
ce bureau en avait l'aspect, avec toute la ferveur d'un 
converti. J'y trouvai bon nombre de pauvres gens dans la 
même situation que moi, attendant M. Crispe, et présen- 
tant un tableau sommaire de l'impatience anglaise. Ces 
âmes indisciplinées et tndisciplinables, en guerre avec la 



DB WAKEFIELD. 167 

fortune, se vengeaient de ses injustices sur leurs propres 
cœurs. 

» M. Crispe descendit enGn, et tous les murmures 
s'apaisèrent ; il daigna m'iionorer d*une approbation spé- 
ciale; à la vérité, c'était le premier homme qui depuis un 
mois m'eût atK)rdé avec un sourire. Après quelques ques- 
tions, il trouva que j'étais propre à tout; il réfléchit à la 
meilleure manière de me pourvoir, et, se frappant le 
front comme s'il eût eu une révélation subite, il me dit 
qu'on parlait beaucoup d'une ambassade envoyée par le 
synode de la Pensylvanie aux Indiens Ghickasaw, et qu'il 
userait de tout son crédit pour m'en faire nommer secré- 
taire. Je savais au fond du cœur que le drôle mentait, et 
pourtant sa promesse me fit plaisir; il y avait quelque 
chose de si pompeux dans ses paroles I Je partageai donc 
de bon cœur ma demi-guinée avec lui : une moitié alla 
grossir sa fortune de trente mille livres sterling, et je 
résolus de dépenser l'autre dans la prochaine taverne , et 
d'y être plus heureux que lui. 

» Comme je sortais dans ce dessein, je rencontrai à la 
porte un capitaine de navire que j'avais jadis connu un 
peu, et qui consentit à boire un bol de punch avec moi. Je 
n'ai jamais fait mystère de ma position, et quand il sut 
où j'en étais, il m'assura que je marchais à ma perte en 
écoutant les promesses de ce faiseur d'affaires, qui n'avait 
d'autre projet que de me vendre aux planteurs. « Mais, 
continua-t-il., si vous m'en croyez, un voyage beaucoup 
plus court vous mettra k même de gagner honorablement 
votre pain : suivez mon conseil. Mon navire met demaia k. 
la voile pour Amsterdam : pourquoi ne viendriez-vous pas 
à bord comme passager? Une fois à terre, vous n'aurez 
qu'à enseigner l'anglais aui Hollandais, et je vous garantis 
que les élèves et l'argent ne vous manqueront pas. Je sup- 
pose que vous savez Fanglais, quand le diable y serait?» 
Je l'assurai de mon habileté avec toute confiance ; mais je 
n*étais pas aussi convaincu que les Hollandais voulussent 
apprendre ma langue natale ; il m'affirma sur serment 



168 LE V1CA1BE 

qu'ils en étaient fous. J'acceptai donc son offre ^ et m'em- 
barquai le lendemain pour aller enseigner l'anglais en 
Hollande. 

9 Le vent fut favorable, le voyage court; je payai ma 
traversée avec moitié de mon bagage, et je me trouvai 
dans une des principales rues d'Amsterdam , aussi étran- 
ger que si j'y fusse tombé des nues. J'étais impatient de 
me mettre au plus vite h l'œuvre. Je m'adressai à deux on 
trois passants dont les dehors semblaient me promettre 
quelques succès, mais il nous fut impossible de nous com- 
prendre mutuellement. A ce moment-là seul , je me rap- 
pelai que pour enseigner l'anglais aux Hollandais, il était 
indispensable qu'ils commençassent à m'enseigner d'abord 
le hollandais. C'est pour moi chose étonnante que j'eusse 
pu perdre de vue une si forte objection; mais il estcertain 
que je n'y avais pas pensé (49). 

» Mon plan ainsi renversé, j'eus quelque envie de me 
rembarquer pour l'Angleterre ; mais il m'arriya de ren- 
contrer un étudiant irlandais qui revenait de Louvain * 
notre conversation tomba sur les belles-lettres (car, soit 
dit en passant , dès que je pouvais aborder ce sujet, j'ou- 
bliais bien vite ma pauvreté) ; il m'apprit que dans tonte 
l'université il n'y avait pas deux hommes qui comprissent 
le grec; cela m'étonna. Je résolus aussitôt de me rendre 
à Louvain , et d'y vivre en enseignant cette langue savante. 
Mon condisciple me confirma dans ce dessein , me don- 
nant à entendre que j'y pourrais faire fortune. 

» Je partis hardiment le lendemain : chaque jour mon 
fardeau s'allégeait, comme la corbeille d'Ésope; car, à 
défaut d'espèces, je payais avec mes habits mon logement 
le long de la route. Arrivé à Louvain, je résolus de no 
pas faire platement ma cour aux professeurs subalternes, 
mais d'aller droit au principal. On m'annonça, il me 
reçut, et je lui proposai mes services comme maître de 
grec, cette chaire manquant, m'avait-on dit, dans son 
université. Le principal sembla douter d'abord de ma 
capacité ; j'offris de l'en convaincre en traduisant en latin 



,0^^^tm^^mÊÊmÊÊiàa^a^^tMi 



DE WAKBFIBLD. 169 

un passage de n'importe quel auteur grec il lui plairait 
indiquer. Voyant que j'y allais de la meilleure foi du 
monde: a Regardez-moi bien, jeune homme, dit-il : je 
n'ai jamais appris le grec, et je ne me suis jamais aperçu 
quMI me fît faute. J'ai eu le bonnet et la robe de docteur 
sans grec; j'ai dix mille florins par an sans grec; je 
mange d'excellent appétit sans s^rec; bref, poursuivit-il, 
comme je ne sais pas le grec, je ne vois pas ce qu'on 
gagne à l'apprendre. » 

» J'étais maintenant trop loin de mon pays pour songer 
à y retourner; je résolus de pousser plus avant. J'avais 
une teinture de musique et une voix passable; je mis à 
profit, comme moyen d'existence, ce qui jusque-là n'avait 
été qu'un amusement. Je voyageai parmi les honnêtes 
paysans de la Flandre, et parmi ceux de la France qui 
étaient assez pauvres pour être gais, car je les ai toujours 
trouvés joyeux à proportion de leur misère. Lorsque j'ap- 
prochais d'une chaumière, h l'entrée de la nuit, je jouais 
un de mes airs les plus vifs, et j'y gagnais non-seulement 
un gîte, mais la vie du lendemain. J'essayai une ou deux 
fois de jouer pour les gens comme il faut; ils critiquèrent 
mon exécution, la jugèrent détestable, et ne me don- 
nèrent pas une obole. La chose me parut d'autant plus 
extraordinaire, que dans des jours meilleurs, lorsque je 
faisais de la musique un passe-temps, je n'avais jamais 
joué dans un salon qu'on n'exaltât à l'envi mon talent ; les 
dames surtout se prétendaient ravies: aujourd'hui que 
c'était mon unique ressource, mon jeu n'était écouté 
qu'avec dédain; preuve irrécusable que le monde est 
toujours prôl à déprécier les talents qui font vivre un 
homme. 

» Je poussai ainsi jusqu'à Paris, sans autre dessein 
que de voir du pays et d'aller devant moi. Les Parisiens 
se passionnent beaucoup plus pour les étrangers qui ont 
de l'argent que pour ceux qui n'ont que de l'esprit : 
comme je ne possédais ni l'un ni l'autre , je n'eus pas 
grande vogue. Après m'être promené quatre ou cinq jours 

15 



170 LE VIGAIBB 

dans la ville et avoir vu Textérieur des plus belles mai- 
sons, je me disposais à quitter ce lieu d*uue vénale hospi- 
talilé(50), lorsque y traversant une des principales rues, 
je reconnus... imaginez qui?.... notre cousin, celui au- 
quel vous m'aviez d'abord adresse. Cette rencontre me fut 
très-agréable, et ne lui déplut pas, je crois. II s'informa 
des motifs qui m'amenaient à Paris, et me dit oe qui l'y 
retenait; il était chargé de faire une collection de ta- 
bleaux, de médailles, de camées, et d'antiquités de toute 
espèce, pour un gentilhomme de Londres qui venait d'ac- 
quérir k la fois du goût et une grande fortune. Je fus 
d'autant plus surpris de voir notre cousin choisi pour 
cette mission, qu'il m'avait souvent avoué ne se connaître 
nullement en objets d'art; je lui demandai comment il s'y 
était pris pour devenir tout a coup connaisseur : il m'as- 
sura que rien n'était plus facile. Tout le secret consistait 
à ne point se départir de deux règles : premièrement, de 
faire toujours l'observation que le tableau aurait pu être 
meilleur si le peintre s'était donné plus de peine; ensuite, 
de louer les ouvrages de Pietro Perugino, Mais, dit-il, de 
même que je vous ai jadis appris le métier d'auteur à 
Londres, je vous initierai dans l'art du connaisseur a 
Paris. 

» Sa proposition était d'autant plus acceptable, qu'elle 
me donnait de quoi vivre , et vivre était alors mon unique 
ambition. J'allai donc chez lui, ou, grâce k son aide, je 
m^habillai plus convenablement. Bientôt après je l'accom- 
pagnai k diverses ventes de tableaux , où plusieurs nobles 
anglais mettaient l'enchère. Je n'étais pas peu surpris de 
son intimité avec des gens de la plus haute volée, qui, 
sur chaque peinture, sur chaque médaille, en appelaient k 
son jugement comme k un guide infaillible et k un mo- 
dèle de goût. Il tirait bon parti de ma présence dans ces 
occasions. Lorsqu'on lui demandait son avis, il me pre- 
nait gravement k part, m'interrogeait, haussait les épaules, 
faisait une mine prudente, et revenait assurer la compa- 
gnie qu'il lui était impossible de décider dans une affaire 



DE WAKEFIELD. 171 

de cette importance. Cependant il fallait quelquefois payer 
d'audace. Je me rappelle l'avoir yu déclarer que te coloris 
d*un tableau n'était pas assez suave, prendre d'un air dé- 
libéré une brosse enduite de. vernis brun qui se trouvait là 
par hasard, et la promener sur la toile avec la plus 
grande assurance devant tous les assistants, leur deman- 
dant ensuite si les tons n*y avaient pas singulièrement 
gagné. 

» Quand il eut terminé sa mission à Paris , il me recom- 
manda vivement h plusieurs personnages de distinction, 
comme très-propre a accompagner un jeune homme dans 
ses voyages. Je ne tardai pas en effet k trouver de l'em- 
ploi. Un Anglais qui avait amené son pupille li Paris pour 
lui faire commencer par là son tour d'Europe, me prit 
pour gouverneur du jeune homme, mais à la condition 
que je laisserais mon élève libre de se gouverner lui-- 
même. Au fait , il s'entendait beaucoup mieux que moi à 
conduire les affaires d'intérêt. Il était héritier d'une for- 
tune d'environ 200,000 livres sterling, que lui avait laissée 
un oncle des Indes occidentales; et ses tuteurs, pour lui 
apprendre à l'administrer, l'avaient mis en apprentissage 
chez un procureur. L'avarice était sa passion dominante : 
toutes ses questions, en chemin, roulaient sur les moyens 
d'épargner le plus d'argent possible, sur la manière 1« 
moins dispendieuse de voyager, sur ce qui pouvait s'ache- 
ter dans le pays et se revendre avec avantage à Londres^ 
Il était toujours disposé h aller voir en route les curiosités 
dont la vue ne coûtait rien ; mais fallait-il payer, on lut 
avait toujours dit que celles-là ne valaient pas la peine 
qu'on s'y arrêtât. Il ne soldait jamais la dépense de Tau- 
berge sans remarquer que les voyages étaient horriblement 
coûteux; et tout cela, quoiqu'il n'eût pas encore vingt-un 
ans. A notre arrivée à Livourne, comme nous visitions 
l'embarcadère et le port, il demanda le prix du passage 
pour aller en Angleterre. C'était une bagatelle , comparé à 
ee que le retour par terre devait coûter. Il ne put résister 
à-cette tentation , et , m'ayant payé le peu qu'il me devait,, 



173 LE VICAIBE 

il pril congé de moi , et s'embarqua pour Londres avec un 
seul domestique. 

» Je me trouvai donc encore une fois errant par le 
monde; mais c'était chose a laquelle j'étais fait. Cependant 
mon savoir en musique ne pouvait me servir à rien dans 
un pays où chaque paysan était meilleur musicien que 
moi. J'avais acquis aussi un autre talent qui me vint eu 
aide : j'étais assez habile a argumenter : or, dans les uni- 
versités étrangères et dans les couvents, l'on soutient, à 
certains jours , contre tout survenant, une thèse philoso- 
phique. Si le champion montre dans la lutte du savoir et 
de l'habileté , il a droit à une petite somme d*argent, à un 
dîner, et à un lit pour une nuit. Je m'acheminai ainsi, de 
combat en combat, de dispute en dispute, vers l'Angle- 
terre, allant de ville en ville, examinant de plus en plus 
près le genre humain , et voyant , si je puis m'exprimer 
ainsi, les deux faces du tableau (51). Mes remarques sont 
cependant peu noiQbreuses. Partout la monarchie m'a 
paru être le meilleur gouveroement pour les pauvres , la 
république pour les riches. Je me suis aperçu qu'en géné- 
ral et en tous pays, la richesse était un autre nom donné à 
la liberté, et qu'aucun homme n'aimait l'indépendance 
au point de ne pas vouloir plier à sa volonté celle des in- 
dividus qui vivent en société avec lui. 

» De retour en Angleterre, mon projet était de vous 
rendre d'abord mes devoirs, mon père ; ensuite, de m'en- 
rôler comme volontaire pour la première expédition qui 
se préparait; mais pendant le voyage je rencontrai une 
ancienne connaissance qui faisait partie d*une troupe de 
comédiens en tournée de province. Cela changea mes pro- 
jets. La troupe ne semblait pas éloignée de me prendre 
pour associé. Mes nouveaux camarades ne me dissimulè- 
rent point cependant toutes les dlfGcultés de l'entreprise 
et l'importance du but que je me proposais. Ils m'averti- 
rent que le public était une hydre à cent têtes , qu'il fallait 
en avoir une fort bonne pour lui plaire ; que l'habitude 
de la scène ne s'acquérait pas en un jour ; que sans cer- 



DB WAKBFIBLD. 173 

tains mouYements d'épaules, sans <»rtains gestes de tradi- 
tion , qui n'existaient qu'au théâtre et ne se voyaient que 
Ik depuis des centaines d'années y je ne pourrais prétendre 
au succès. L'embarras fut ensuite de me trouver des rôles, 
presque tous étant retenus. Je fus ballotté pendant quel- 
que temps d'un personnage à l'autre, jusqu'à ce qu'enfin 
on me donna définitivement celui d'Horatio, que votre 
présence m*a si beureusement empêché de jouer. » 



16' 



174 LE VICAtBC 



CHAPITRE XXI 



L'amitié des vicieux esl de courte durée ; elle s'évanouit avec le 

plaisir qui les rassemble. 

Le récit, de moo fils était trop long pour une seule 
séance : nous entendîmes la première partie ce soir- Fa , et il 
le terminait le lendemain après dîner» lorsque l'apparition 
de l'équipage de M. Thornhill devant la porte mit un arrêt 
k la satisfaction générale. Le sommelier, dont je m'étais 
fait un ami , m'apprit h l'oreille que le squire s'était mis 
sur les rangs pour obtenir la main de miss Wilmot, et 
que l'oncle et la tante semblaient fort approuver le ma- 
riage. En apercevant mon fils et moi, lors de son entrée, 
M. Thornhill recula de quelques pas; mais j'attribuai ce 
mouvement à la surprise, non à aucun déplaisir. Nous 
nous avançâmes pour le saluer ; il nous accueillit avec 
tous les dehors de la franchise, et bientôt la gaîlé, un mo- 
ment suspendue, s'accrut encore de sa présence. 

Après le thé, il me prit à part pour s'informer de ma 
fille, et en apprenant que mes recherches avaient été 
vaines, il témoigna beaucoup d'étonnement : il ajouta 
que depuis il était allé fréquemment chez moi consoler le 
reste de ma famille qu*il avait laissée en parfaite santé. Il 
me demanda ensuite si j'avais parlé de ce malheur a 
missWilmotelà mon fils; et sur ma réponse négative, il 
approuva fort ma prudence et ma discrétion , m*engageant 
à tenir de toutes façons la chose secrète : car, au fait, dit- 
il , ce serait divulguer votre propre déshonneur ; et peut- 
être qu'après tout, miss Livy n'est pas si coupable que 
nous rimnginons... 

Ici nous fûmes interrompus par un domestique qui 



D£ WAKEFtELf). 175 

venait l'avertir qu*on TaUenilait pour la contredanse. Il 
me laissa touché de Tintcrôt qu'il prenait h mes affaires. 
Ses assiduités près de miss Wilmot étaient trop marquées 
pour qu'on pût s'y tromper; cependant elle n'en paraissait 
pas charmée, et semblait les endurer plus par respect pour 
la volonlé de sa tante que par inclination. J'eus même la 
douleur de lui voir prodiguer à mon malheureux ûls de 
tendres regards , que l'autre , avec sa fortune et son em- 
pressement, ne pouvait obtenir. Le calme apparent de 
M.Thornhill ne laissait pas que de me surprendre. Cé- 
dant aux pressantes instances de M. Arnold, nous étions 
restés chez lui une semaine , et plus miss Wilmot montrait 
d'affection à mon ûls, plus M. Thornhill redoublait 
d'amitié pour lui. 

Il nous avait autrefois assurés de la façon la plus obli- 
geante qu'il userait de tout son crédit pour servir la 
famille. Maintenant sa générosité ne se bornait plus aux 
promesses. Le matin môme de mon départ , il vint a mol 
la Ggure rayonnante, et m'apprit qu'il avait eu le bonheur 
d'être utile k son ami Georges; il ne s^agissait de rien 
moins que du grade d'enseigne ( 62) dans un des régiments 
qui partaient pour les Indes occidentales ; H avait promis 
cent louis du brevet, son crédit en ayant fait rabattre deux 
cents. Je ne veux d'autre récompense de ce léger service, 
continua-t-il, que le plaisir d'avoir obligé un ami ; quant 
aux cent louis à payer, si vous ne les avez pas à votre dis- 
position , j'en ferai l'avance, et vous me rembourserez à 
loisir. Les paroles me manquaient pour le remercier : je 
lui fis sur-le-champ mon billet de la somme, et lui témor- 
gnai autant de reconnaissance que si je n'avais jamais en 
l'intention de le payer. 

Georges devait partir le lendemain pour aller à Londres 
prendre possession de son grade, d'après les généreuses 
instructions de son patron, qui jugeait prudent de faire 
diligence, de peur qu'un autre ne vînt à la traverse et ne 
fit de plus belles offres. Le lendemain matin donc, notre 
jeune enseigne se disposa de bonne heure au départ : il 



176 LE VICAlfiK 

était le seul de nous tous qui n'en parût pas affeclé. INi 
les fatigues , ni les dangers qu*il allait braver, ni les amis, 
ni la maîtresse (car miss Wilmot Taimait véritablement), 
qu'il laissait derrière lui , n'abattaient son courage. Quand 
il eut pris congé du reste de la compagnie , je lui donnai 
tout ce que j'avais » ma bénédiction! « Maintenant, mon 
garçon, m'écriai-je, tu vas te battre pour Ion pays; rap- 
pelle-toi comment ton grand-père combattit pour la per- 
sonne sacrée du roi , alors que la fidélité au trône était une 
vertu parmi les Anglais. Va, mon fils, imite-le en tout, 
hors en ses malheurs, si toutefois ce fut un malheur de 
mourir avec lord Falkland (53). Va, mon enfant, et si tu 
tombes au loin, seul et sans être pleuré de ceux qui 
t'aiment, songe que les larmes les plus précieuses sont 
celles que le ciel verse sur le corps sans sépulture du 
soldat. » 

Le lendemain matin je dis adieu a l'excellente famille 
qui m'avait retenu si longtemps, et renouvelai à M. Thorn- 
hill ma reconnaissance de ce dernier service* Je les laissai 
tous eu possession du bonheur que procurent l'aisance y 
les habitudes de bonne compagnie , et repris le chemin de 
chez moi , désespérant de retrouver ma fille, et demandant 
au ciel avec un soupir de l'épargner et de lui pardonner. 
Je n'étais plus qu'à vingt milles du logis, ayant loué un 
cheval pour me porter, car je me sentais encore faible ; 
l'espoir de revoir bientôt ce que j'avais de plus cher au 
monde me soutenait seul. Comme la nuit approchait, je 
m'arrêtai dans une petite auberge au bord de la route,, 
et priai l'hôte de m'aider a vider une bouteille de vin. 
Assis devant le foyer de la cuisine , qui était la meilleure 
pièce de la maison, nous commençâmes à parler politique 
et à jaser des nouvelles du pays; entre autres personnages,, 
l'hôte me nomma le squire Thornhill, aussi délesté^ 
disait-il, qu'était aimé son oncle sir William, qui venait 
quelquefois visiter le canton. Selon lui, l'unique passe- 
temps de ce jeune seigneur était de séduire les filles de 
ceux qui accueillaient ses visites; après les avoir gardées 



DE WAKKFIBLD. 177 

chez lui quinze jours ou trois semaines, il les mettait à la 
porte , perdues et sans le sou. 

Tandis que nous discourions ainsi , sa femme, qui était 
allée chercher de la monnaie, rentra , et s'apercevanlque 
son mari jouissait d'un plaisir qu'elle ne partageait pas, 
elle lui demanda d'un ton aigre ce qu'il faisait là. A quoi 
il répondit d'un air railleur, en buvant à sa santé. 
« M. Symonds, s'écria-l-elle, vous me traitez fort mal; je, 
ne le souffrirai pas davantage ; c'est sur moi que roulent les 
trois quarts de la besogne, et le quatrième ne se fait pas 
pendant que vous passez les journées a vous gorger de viu 
avec les voyageurs, tandis que, ne m'en fallût-il qu'une 
cuillerée pour me guérir de la fièvre , je n'en aurais pas 
une goutte. » Je vis alors où elle en voulait venir, et lui 
en versai aussitôt un verre, qu'elle reçut avec courtoisie 
et vida rapidement à ma santé. 

« Voyez-vous , monsieur, repritrclle, ce n'est pas tant 
pour la valeur du vin que je me fâche, que parce que je 
ne saurais prendre mon parti de voir la maison s'en aller 
par les fenêtres. S'agit-il de harceler les créanciers , tout 
me tombe sur le dos : il aimerait mieux avaler ce verre 
que de se mettre lui-même II leurs trousses. Par exemple » 
nous avons la-haut une jeune femme qui est venue s'éta- 
blir ici : è sa grande politesse, je la soupçonne de n'être 
pas très en fonds ; mais ce dont je suis certaine, c'est 
qu'elle ne se presse pas de payer, et je voudrais qu'on le 
lui rappelât. — A quoi bon le lui rappeler? s'écria l'hôte ; 
les plus lents sont les plus sûrs. — Je n'en sais rien , ré- 
pliqua la femme ; mais ce que je sais , c'est qu'elle est ici 
depuis une quinzaine et que nous n'avons pas encore vu 
la couleur de son argent. — Je suppose, ma chère, que 
nous l'aurons en masse. — En masse 1 Dieu veuille que 
nous l'ayons en gros ou en détail ; et je suis résolue que 
ce soit dès ce soir, sinon elle décampera avec armes et 
bagage 1 — Considérez, ma chère, reprit le mari, que 
c'est une dame, et qu'il faut avoir plus d'égards.— Dame 
ou non , elle décampera, et au plus vite ! Les gens comme 



1/8 LE VICAlfiB 

il faut peuvent avoir leur prix la où ih consomment et 
dépensent; mais quant à moi je n'ai jamais vn qu'ils 
a'ent apporté grand profit à l'enseigne de la Herse. • 

Tout en parlant , elle monta un étroit escalier qui con- 
duisait de la cuisine è la chambre au-dessus; je m'aperçus 
bientôt , è l'aigreur de sa voix , à la vivacité de ses injures , 
qu'elle n'avait pu tirerd'argentde sa locataire. J'entendais 
distinctement ses invectives : t Hors d'ici , dis-je ; décam- 
pez sur-le-cbamp I Ah! misérable coureuse , va-t'en! 
sinon je te ferai porter de mes marques pendant plus de 
trois moisi Quoi! effrontée voleuse , oser venir s'installer 
dans une maison honnête sans sou ni maille pour se faire 
respecter! Allons, dehors, vous dis-je I 

— Oh ! ma chère dame ! s'écria l'étrangère, ayez pitié de 
moi! ayez pitié d'une pauvre créature délaissée! Rien que 
pour une nuit ! la mort fera bientôt le reste. » 

Je reconnus aussitôt la voix de ma pauvre enfant per- 
due, de mon Olivia. Je volai à son secours comme la 
femme la traînait par les cheveux , et je reçus dans mes 
bras la chère abandonnée. 

i Sois la bienvenue, ma brebis égarée, mon trésor! 
sois la bienvenue au cœur de ton vieux père ! Quoique 
les vicieux t'abandonnent, il te reste encore un ami au 
monde qui ne t'abandonnera jamais. Quand tu aurais a 
répondre de dix mille crimes, il les oubliera tous. 

— Oh ! cher... » Pendant quelques minutes elle n'en put 
dire plus... t Mon cher, mon bon père I les anges ne sont 
pas plus miséricordieux ! Qu'ai-je fait pour mériter cela ? 
Le misérable! je le hais ainsi que moi d'avoir abusé de 

tant de bonté! Vous ne pouvez me pardonner; non, 

je sens que vous ne le pouvez !... 

— Si , mon enfant, je te pardonne, et du fond du cœur. 
Repens-toi seulement, et nous serons encore heureux. 
Nous reverrons encore de beaux jours, mon Olivia ! 

— Ah! jamais, monsieur, jamais! Le reste de ma mi- 
sérable vie est désormais voué è l'Infamie au dehors , à la 
honte au dedans... Mais, hélas! père, vous êtes plus pâle 



DB WAKEFIELD. 179 

que de coutume ; un ôire aussi vil que moi a-l-il donc pu 
vous causer tant de chagrin ? Cependant vous avez trop 
de sagesse pour prendre sur vous la responsabilité de ma 
faute. — Notre sagesse, jeune femme... répliquai-je. — 
Ah! pourquoi un nom si froid, père? s'écria-t-elle. 
C'est la première fois que vous m'appelez ainsi ! — Par- 
donnemoi, ma chérie, repris-je. Je voulais seulement 
dire que la sagesse était un remède bien lent contre l'af- 
fliction, quoique le plus sûr peut-être. » 

L'hôtesse revint savoir si nous voulions un appartement 
plus convenable ; je lui fis signe que oui , et elle nous mena 
dans une chambre où nous pûmes causer en liberté. Lors- 
que nous eûmes tous deux recouvré un peu de calme, je 
ne pus m'empôcher de témoigner à ma fille le désir de 
savoir par quels degrés elle en était venue a cet excès de 
souffrance et d'abandon. « Le misérable , me dit-elle, dès 
le premier jour de notre entrevue, m'a fait des proposi- 
tions honorables quoique secrètes. 

— Bien misérable , en effet I m'écriai-je ; cependant je 
suis toujours surpris qu'un homme d'autant de bon sens 
et d'autant d'honneur en apparence que ce M. Burchelf 
ait pu se rendre coupable d'une si noire infamie, et s'in- 
sinuer ainsi dans une famille tout exprès pour la perdre. 

— Cher père, reprit ma fille, vous tombez dans une 
étrange méprise l M. Burchell n'a jamais tenté de me sé- 
duire : loin de là , il saisissait toutes les occasions de me 
mettre sur mes gardes contre les projets de M. Thornhill , 
qui, je le sais trop maintenant, est encore pire qu'il me 
l'avait dépeint. - M. Thornhill l se peut-il? —Oui, père, 
ré|rfiqua-t-elle ; c'est M. Thornhill qui m'a séduite, qui a 
employé deux grandes dames, comme il les appelait , ou 
plutôt deux femmes de mauvaise vie, sans éducation et 
sans cœur, pour nous attirer à Londres, ma sœur et moi. 
Vous vous le rappelez ; leurs artifices eussent certaine- 
ment réussi, sans la lettre où M. Burchell leur adressait 
CCS reproches que nous avons si mal interprétés. Commen t 
il entassez d influence pour déjouer leurs desseins est un 



180 LE VICAIBE 

mystère que je ne puis comprendre, mais je suis convain- 
cue qu*i! a toujours été notre ami le plus chaud et le plus 
sincère. 

—Tu m*étonnes, mon enfant, m'écriai-je ; je vois main- 
tenant que mes premiers soupçons sur la bassesse de 
M. Thornhill n'étaient que trop fondés. Mais il peut 
triompher en toute sécurité; il est riche, et nous sommes 
pauvres. Dis-moi, ma fille, ce ne dut pas être une légère 
tentation , que celle qui put triompher ainsi de tous les 
principes d'une bonne éducation et changer un cœur aussi 
vertueui que le tien ? 

— En vérité , mon père , reprit-ellé , il a dû son triom- 
phe au désir que j'avais de faire son bonheur, non le mien. 
Je savais que la cérémonie de notre mariage, faite en se- 
cret par un prêtre papiste, ne le liait point, et que je 
n'avais d'autre garant que son honneur. 

— Quoi ! avez- vous été bien réellement mariés par un 
prêtre, un homme ayant reçu les ordres? 

— Oui, monsieur, quoique nous ayons juré tous deux 
de taire son nom. 

— Alors, viens que je te serre de nouveau dans mes 
bras , ma fille ! sois mille fois bénie et bienvenue ! Tu es 
sa femme en tout honneur, en toute pureté d'intentions. 
Les lois des hommes, fussent-elles écrites sur des tables 
d'airain , ne sauraient rompre ce lien sacré. 

— Hélas! cher père, répliqua-t-elle, vous connaissez 
bien peu sa noirceur, il a déjà été marié par le même 
prêtre h six ou huit autres femmes , qu'il a, comme moi , 
trompées et abandonnées. 

— L'a-t-il fait?... alors nous ferons pendre le prêtre, çt 
dès demain tu déposeras contre lui. 

— Mais, père, sera-ce bien? J'ai juré de garder le 
secret. 

— Si tu as fait une telle promesse, enfant, dis-je, je ne 
puis ni ne veux t'engager h la rompre : même pour fin- 
térêt public, tu ne dois pas déposer contre lui. Dans toutes 
les institutions humaines, on permet un petit mal pour 



DE WÂKEFIELD. 181 

atteindre un grand bien, comme en politique on donne 
une province pour garder un royaume ; en médecine, on 
peut couper un membre pour sauver le corps ; mais en re- 
ligion , la loi est écrite et inflexible. : Ne fais jamais le 
mal. Et cette loi , mon enfant, est juste; car autrement, 
si nous commettions un léger mal en vue d'un grand bien , 
la faute serait certaine et l'avantage douteux; et quand 
même le but serait assuré, Tintervalle qui s'écoulerait 
entre là faute et le bien qui en doit résulter nous laisse- 
rait coupables , et pourrait être l'instant où nous serions 
appelés à répondre de ce que nous avons fait, et où le re- 
gistre des actions humaines nous serait a jamais fermé. Mais 
je t'interromps , mon enfant , continue. 

— Le lendemain même, je vis combien peu je pouvais 
compter sur sa sincérité. Il me présenta à deux malheu- 
reuses que , conune moi , il avait trompées , et qui vivaient 
chez lui , contentes de leur abjection. Je l'aimais trop ten- 
drement pour partager son amour avec de pareilles rivales , 
et je m'efforçai d'oublier mon infamie dans le tourbillon 
des plaisirs. Je dansai , je me parai , je parlai pour m'é- 
tourdir ; mais j'étais toujours malheureuse. Les hommes 
qui me visitaient vantaient à chaque instant le pouvoir de 
mes charmes , et ces louanges ne faisaient qu'accroître mai 
tristesse. J'avais si follement usé de ce pouvoir ! Ainsi de 
jour en jour je devenais plus pensive , et lui plus insolent, 
jusqu'à ce qu'enGn le monstre eut l'impudence de m'offrir 
à un jeune baronnet de ses amis. Je n'ai pas besoin de 
vous dire, monsieur, que celte ingratitude me perça le 
cœur. Ma réponse k une si infâme proposition fut du dé- 
lire. Je voulus le quitter. Gomme je sortais, il m'offrit 
une bourse ; je la lui jetai à la face, et m'élançai loin de 
lui , dans un accès de fureur qui me rendit quelque temps 
insensible aux horreurs de ma situation. EnGn je regardai 
autour de moi, et me vis seule, vile, abjecte, coupable,- 
sans un ami sur la terre a qui j'osasse recourir. 

» Une diligence passait, j'y montai; je n'avais d*autre 
dessein que de fuir le plus loin possible d*un misérable^ 



182 LE VICÂIBB 

que je méprisais el abhorrais. On me descendit ici , où , 
depuis mon arrivée» mes angoisses et les injures de cette 
femme m'ont tenu ûdèle compagnie. Le souvenir des heures 
heureuses que j'ai passées près de ma mère et de ma 
sœur accroît ma peine. Leurs douleurs sont grandes; mais 
la mienne est plus grande encore, car il s'y mêle le crime 
e| l'infamie. 

— Patience, mon enfant, m'éeriai-je, j'espère que les 
choses s'amenderont. Repose-toi cette nuit ; demain je te 
ramènerai au logis, k ta mère, au reste de la famiUe, qui 
f accueillera avec bonté. Ta pauvre mère 1 ta faute lui a 
été au cœur ; mais elle t'aime encore, Olivia , elle t'aime 
et oubliera. » 



DB WAKBFIELD. 183 



CHAPITRE ÎXII. 



Il n*e8t pas d*offeQses qui ne se pardonnent aisément quand on 

aime. 



Le matin je mis ma flUe en croupe et m'acheminai vers 
la maison. Chemin faisant, je m'efforçais par les paroles 
les ptas persuasives de calmer sa douleur et ses craintes, 
et de l'armer de courage pour supporter la présence de sa 
mère offensée. Je lui faisais observer, k chaque beau site 
du riche pays que nous traversions, combien le ciel est 
plus miséricordieux pour nous que nous ne le sommes les 
uns pour les autres, et combien les malheurs causés par 
la nature sont en petit nombre. Je l'assurais qu'elle ne 
s'apercevrait jamais d'aucun changement dans mes affec- 
tions, et que durant ma vie, qui pouvait encore être 
longue, elle aurait en moi un défenseur et un guide. Je la 
fortifiais contre les censures du monde, lui montrant dans 
les livres de doux et indulgents compagnons du malheu- 
reux, qui , s'ils ne peuvent nous amènera jouir de la vie, 
nous enseignent du moins à la supporter. 

Le cheval de louage que nous montions devait être 
laissé ce soir-lk dans une auberge sur la route, à environ 
cinq milles de notre demeure; et comme je voulais pré- 
parer ma famille k Tarrivée d'Olivia, je me décidai à la 
laisser passer cette nuit à l'auberge et k revenir la chercher 
le lendemain matin de bonne heure, accompagné de ma 
fille Sophie. Il faisait tout k fait sombre lorsque nous 
atteignîmes notre station: cependant, après l'avoir in- 
stallée dans un appartement décent, et avoir donné ordre 
k l'hôtesse de lui servir quelques rafraîchissements, je 
l'embrassai, et continuai ma route k pied. 



184 LE VICAIRE 

De nouvelles sensations de plaisir s^éveillaient dans 
mon cœur à mesure que j'approchais de mon paisible toit. 
Comme un oiseau que répouvante a chassé de son nid » 
ma tendresse me devançait et planait autour de mon petit 
foyer avec tous les ravissements de Tattente. Je repassais 
en moi-môme tout ce que j'aTais à dire de tendre; j'an- 
ticipais sur le bon accueil que j'allais recevoir : je sentais 
déjà les embrassements de ma femme; je souriais à la joie 
de mes petits. 

Je marchais lentement, et la nuit s'épaississait. Les 
laboureurs se reposaient des fatigues du jour. Les lumières 
étaient éteintes dans toutes les chaumières. On n'entendait 
d'autre bruit que le chant perçant du coq et le sourd 
al)oiement du chien de garde dans le lointain. J'appro- 
chais de ma retraite chérie» je n'en étais plus qu'à une 
centaine de pas, lorsque notre fidèle dogue accourut à ma 
rencontre. 

Minuit allait sonner; je frappai à la porte : tout était 
calme et silencieux; mon cœur se dilatait, plein d'un 
ineffable bonheur, lorsque tout à coup, à mon inexpri- 
mable effroi , je vis des iammesse faire jour, et chaque 
ouverture de la maison rougie par l'incendie. Je poussai 
un cri convulsif, terrible, et tombai sans connaissance 
sur le pavé. Ce cri alarma mon fils qui dormait, et, aper- 
cevant les flammes , il courut éveiller ma femme et ma 
fille; tous se précipitèrent dehors, demi-nus, éperdus 
d'épouvante : leurs clameurs me rappelèrent à la vie, 
mais ce fut pour éprouver de nouvelles angoisses. Le 
feu avait atteint le toit de la maison , des portions s'en 
détachaient et tombaient Tune après l'autre , tandis que la 
famille, dans une muette agonie, contemplait ce spectacle 
comme si elle eût assisté à un feu de joie. Je regardais 
tour à tour l'incendie et mes enfants. Je cherchai autour 
de moi mes deux garçons, ils.u'y étaient pas. O malheur! 
« Où sont mes petits ! m'écriai-je , où sont-ils? 

— Ils sont brûlés, morts dans les flammes, dit ma 
femme avec calme, et je veux mourir avec eux. » 



DE WAKEFlEtD. f8S 

A ce moment j'enlendis les cris des chers innocents qne 
le feu venait de réveiller : rien ne m'eût retenu. « Où 
étes-vous? oii êtes- vous, mes enfants? criai-je en m'é- 
lançant au travers des flammes et forçant la porte de la 
chambre où ils étaient enfermés? Où sont mes petits? 

— Ici, cher papa, nous voilà ! » crièrent-ils ensemble, le 
feu gagnant déjà le lit où ils étaient couchés. Je les pris 
tous deux dans mes bras, et les emportai en courant au 
travers des flammes. Comme je sortais, le reste du toit 
s'affaissa. 

i A présent, m'écriai-je, serrant mes enfants contre moi, 
que le feu fasse rage ! qu'il dévore tous mes biens terres- 
tres!... Les voilai j'ai sauvé mes trésors! tiens, ma chère 
femme, voilà nos richesses; nous serons encore heu- 
reux ! » Nous embrassâmes mille fois ces chers petits ; ils 
se suspendaient à notre cou , et semblaient partager nos 
transports, tandis que leur mère pleurait et riait tour à 
tour. 

Je demeurai alors calme spectateur de l'incendie, et ce 
ne fut qu'au bout de quelque temps que je commençai à 
m'apercevoir que de l'épaule à la main mon bras était 
brûlé au vif : il m'était impossible de seconder mon fils 
dans ses efforts pour sauver notre mobilier, et pour em-* 
pécher le feu de gagner la grange. Cependant nos voisins 
alarmés accoururent à notre aide; mais tout ce qu'ils 
purent faire fut de rester comme nous témoins passifs du 
désastre. z 

Tout ce que je possédais, enlre autres quelques billets 
de banque mis en réserve pour les dots de mes filles, fut 
entièrement consumé, sauf une boîte contenant des pa« 
piers, qui se trouvait dans la cuisine, et deux ou trois 
autres objets de peu de valeur que mon fils avait sauvés 
an commencement. Les voisins contribuèrent de tout leur 
pouvoir à alléger notre désastre. Ils nous apportèrent des 
vêtements, et garnirent d'ustensiles de cuisine une des 
dépendances de la maison que le feu avait épargnées, de 
sorte qu'au pmnt du jour nous avions un refuge, quoique 

16* 



186 LE VICAIRB 

bien misérable. Mou honnêle voisin Flamboroiigli el ses 
enfants ne furent pas des moins assidus à nous pourvoir 
des cboses nécessaires» et a nous offrir les consolations 
qu'une bienveillance naturelle sait trouver. 

Les craintes de ma famille un peu calmées, la curiosité 
s'éveilla sur les causes de ma longue absence. Après avoir 
raconté mes aventures dans le plus grand détail , j'entre- 
pris de préparer une bonne réception k notre pauvre en- 
fant prodigue; et, quoique nous n'eussions plus qu'une 
part de notre misère k lui offrir, je souhaitais du moins 
qu'elle y fût bien venue. Ma tâche eût été plus difûcile 
sans la récente calamité qui avait abaissé l'orgueil de ma 
femme et émoussé sa colère par de plus poignantes af- 
flictions. 

Hors d'état d'aller moi-même chercher ma pauvre en- 
fant, car mon bras me faisait beaucoup souffrir, je lui 
envoyai mon fils et ma fille, qui arrivèrent bientôt après 
soutenant la malheureuse pécheresse. Elle n'osait regarder 
sa mère , que toutes mes exhortations n'avaient pu amener 
a une réconciliation complète. Les femmes ont un plus vif 
ressentiment de ce genre de faiblesse que les hommes. 

— « Ah ! madame , s'écria sa mère , c'est un bien pauvre 
logis pour vous recevoir après tant de splendeur! Nous 
sommes peu propres , ma fille Sophie et moi , à distraire 
une personne qui a vécu dans la familiarité des grands. 
Oui , miss Livy, votre pauvre père et moi nous avons 
cruellement souffert depuis peu ; mais .je prie Dieu qu'il 
vous pardonne ! » 

Pendant ce discours, la malheureuse victime était pâle 
et tremblante, incapable de pleurer ou de répondre. Je ne 
pus rester plus longtemps muet témoin de sa détresse, et, 
donnant k ma voix et k mes manières un accent de sévé- 
rité ordinairement suivie d'une soumission absolue : 

« Je vous enjoins, femme, d'écouter mes paroles une 
fois pour toutes. Je vous ai ramené une pauvre délaissée , 
errante et malheureuse ; son retour au devoir lui rend ses 
droits k notre tendresse. Les vrais maux de la vie fondent 



DE WAKEFIBLD. 187 

sur nous h flots pressés, n'y joignons pas la discorde. Si 
nous vivons en harmonie , en paix les uns avec les au 1res , 
nous pourrons encore vivre contents , car nous sommes 
assez nombreux pour nous isoler des censures du monde, 
et pour nous protéger mutuellement. La miséricorde du 
ciel est promise au repentir, et ne devons-nous pas suivre 
cet exemple? Ne nous a-t-il pas été dit : « Il y aura plus de 
Joie aux cieux pour un seul pécheur repentant que pour 
quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repen- 
tance. » Et c'est une bonne et droite loi , car la violence 
qu'il faut se faire pour s'arrêter court sur la glissante 
pente de perdition est à elle seule un plus grand effort de 
vertu que n'en exigent cent actes de justice. » 



188 LE VICAIBE 



CHAPITRE XXIll. 



Les coupables seuls peuvent être longtemps et coiuplétement 

malheureux. 

Il nous fallut faire diligence pour rendre notre demeure 
actuelle aussi décente que possible, et nous fûmes bientôt 
en possession de notre première sérénité. Ne pouvant plus 
reprendre avec mon flls mes occupations habituelles, je 
lisais haut à la famille le peu de livres échappés à l'in- 
cendie, surtout ceux qui, en amusant l'imagination, épa- 
nouissent le cœur. Nos bons voisins venaient aussi chaque 
jour nous apporter leurs tendres consolations. Ils fixèrent 
une époque pour nous aider à réparer notre ancienne mai- 
son. L'honnête fermier William ne fut- pas des derniers à 
offrir ses services et son amitié; il eût même renouvelé 
ses propositions à ma fille, mais elle raccueillitde manière 
a lui ôter toute espérance pour l'avenir. Sa douleur sem- 
blait de celles qui ne passent point; elle était la seule de 
notre petit cercle qui, au bout d'une semaine, n'eût pas 
retrouvé sa gaité : elle avait perdu cette fleur d'innocence 
qui fait qu'on se respecte soi-même, et qu'on prend plaisir 
à plaire. L'anxiété s'était fortement emparée de son esprit : 
sa beauté s'altérait avec sa santé, et des habitudes de né- 
gligence et de tristesse minaient son âme et son corps. 
Chaque nom tendre donné à sa sœur arrachait un remords 
à son cœur, une larme a ses yeux. Comme un vice , quoi- 
que guéri, laisse toujours les germes d'autres vices , sa 
première faute, quoique expiée par le repentir, avait 
donné accès dans son âme a l'envie et à la jalousie. Je m'y 
prenais de mille manières pour calmer sa peine; j'oubliais 
ÇQçs chagrins pour la distraire , je recueillais tous les traits 



f 



DE WAKEFIBLD. 189 

intéressants qu'une bonne mémoire et beaucoup de lec- 
tures me pouvaient suggérer. 

« Notre bonheur, ma chérie , lui disais-je souvent, est 
aux mains de celui qui peut le faire nattre par mille 
moyens imprévus et en se jouant de notre sagesse. Si 
Texemple est nécessaire pour te le prouver, je te conterai 
une histoire, mon enfant, rapportée par un historien 
grave , quoique parfois un peu romanesque. 

i Mathilde, mariée très-jeune à un noble napolitain de 
grande distinction, se trouva veuve et mère II quinze ans. 
Un jour que, debout devant une fenêtre ouverte qui don- 
nait sur le Vullurne, elle caressait son flls, Tenfant s'é- 
lança , par un bond soudain , de ses bras dans le fleuve, 
et disparut sur-le-champ. La mère éperdue, faisant effort 
pour le sauver, se jeta après lui ; mais , loin de pouvoir lui 
porter secours, elle gagna k grand'peine la rive opposée, 
juste au moment où des troupes françaises pillaient le 
pays : elle fut aussitôt faite prisonnière. 

» La guerre entre les Français et les Italiens se faisait 
alors avec la plus grande inhumanité. Les vainqueurs 
allaient assouvir sur la malheureuse femme leurs brutales 
passions et leurtérocité , lorsqu'un jeune officier se fit son 
défenseur : quoique forcé k battre en retraite en toute hâte, 
il la fit monter à cheval derrière lut , et la ramena saine et 
sauve dans sa ville natale. Sa beauté l'avait d'abord frappé, 
bientôt son mérite lui gagna le cœur. Ils s'épousèrent 
L'officier parvint à un grade éminent. Longtemps ils vécu-* 
rent heureux ensemble. Mais la félicité d'un militaire ne 
peut être durable ; après un intervalle de plusieurs années, 
les troupes qu'il commandait ayant été battues, il se ré- 
fugia dans la ville qu'il avait habitée avec sa femme. L'en- 
nemi en fit le siège et l'emporta enfin. Peu d'histoires 
offrent des exemples de cruautés plus atroces et plus va- 
riées que celles que commirent à cette époque les Français 
et les Italiens. Dans cette circonstance , les vainqueurs dé- 
cidèrent que tous les prisonniers seraient mis à mort^ el 



190 LB VICAIRE 

ea particulier le mari de Mathîlde» qui avait été des plus 
opiniâtres à prolonger le siège. En général , ces condam- 
nations s'exécutaient sur Theure. Le captif fut donc 
«mené, et le bourreau, le sabre levé, se tenait prêt, 
tandis que les spectateurs, dans un sombre silence, atten- 
daient le coup fatal , suspendu seulement jusqu'à ce que 
le chef ennemi, qui présidait comme juge , eût donné le 
signal. 

» Ce fut dans ce terrible moment d'angoisse et d'attente 
que Matbilde vint dire un dernier adieu à son époux, à 
son libérateur. Elle déplorait hautement son malheur et la 
cruauté du destin , qui ne Tavait sauvée d'une mort pré- 
maturée dans le Yulturne que pour la réserver à de plus 
grandes calamités. Le général était jeune : la beauté de 
cette femme le surprit, et ses souffrances le touchèrent; 
mais son émotion redoubla au récit du danger auquel elle 
avait survécu. C'était son fils, l'enfant pour qui elle avait 
bravé la mort. Il reconnut sa mère, et tomba à ses pieds! 
Le reste -se devine aisément : le prisonnier fut mis en 
liberté, et tout le bonheur que l'amour, l'amitié, la vertu 
peuvent donner sur la terre , fut leur partage. » 

Je m'efforçais ainsi de distraire ma fille ; mais elle ne 
prétait à mes récits qu'une attention partagée. Ses propres 
infortunes absorbaient toute la pitié qu'elle avait jadis 
pour celles des autres : rien ne la soulageait. En présence 
des étrangers elle craignait le mépris ; dans la solitude elle 
ne trouvait qu'affliction : telle était sa misère, quand on 
nous annonça comme certain que M. Thornhill allait épou- 
ser miss Wilmot, pour laquelle je lui avais toujours cru 
une véritable passion , quoiqu'il affectât sans cesse devant 
moi de déprécier sa personne et sa fortune. Cette nouvelle 
ne fit qu'accroître la douleur de ma pauvre Olivia : une si 
flagrante infidélité était au-dessus de ses forces. Je résolus 
cependant de m'assurer de la vérité, et de prévenir, s'il 
était possible, l'accomplissement de ses desseins, en dépê- 
chant mon fils au vieux M. Wilmot, pour s'informer de 



DE WAKEFIELD. 191 

Texactitude dé ce rapport, et pour remettre h miss Wil- 
mot u ne lettre dévoilant la conduite de M. Thomhill envers 
ma famille. 

Mon fils partit, et revint au bout de trois jours nous 
apporter la confirmation de ce que Ton nous avait dit : il 
lui avait été impossible de remettre la lettre, et il avail 
pris le parti de la laisser, attendu que miss Wilmot était 
en tournée de visites dans le pays avec M. Thornhill. Ils 
devaient se marier, disait-on, sous peu de jours. I^ di- 
manche qui avait précédé l'arrivée de Moïse, ils avaient 
paru ensemble à réfi;lise en grande pompe, la fiancée 
accompagnée de six jeunes personnes , et le fiancé d*au- 
tant de jeunes gens. L'approche des noces remplissait tout 
le pays de réjouissances : les futurs se promenaient habi- 
tuellement ensemble dans le plus splendide équipage qu'on 
eût vu de longtemps dans le canton. Les amis des deux 
familles étaient tous réunis. On citait entre autres l'oncle 
du squire , sir William Thomhill, qui avait si bonne ré- 
putation. Moïse ajouta que ce n'était partout que joie et 
festins, que toute la contrée vantait la beauté de la mariée 
et la bonne grâce du futur, qu'ils s'aimaient prodigieuse- 
ment ; il conclut en disant qu'il ne pouvait s'empêcher de 
penser que M. Thornhill était Thomme du monde le plus 
heureux. 

« Qu'il le soit donc , s'il peut l'être 1 répliquai-je ; 
mais regarde ce lit de paille, ce toit qui abrite à peine 
nos têtes , ces murs chancelants et ce pavé humide , mon 
misérable corps estropié par le feu, et mes enfants pleu- 
rant autour de moi pour avoir du pain ; tu es revenu au 
logis, mon fils, pour y trouver tout cela. Cependant ici , 
ici même, tu vois un homme qui pour mille mondes ne 
changerait pas avec cet homme ! O mes enfants ! si vous 
pouviez apprendre à descendre dans vos cœurs , si vous 
pouviez savoir quel noble hôte vous y trouveriez, vous 
n'envieriez plus les grandeurs et l'éclat du méchant. Pres- 
que tous les hommes ont appris à appeler cette vie un 
passage, et eux-mêmes des voyageurs; cette image est en- 



193 LB VICAIBB 

core plus frappante quand nous voyons les bons joyeux et 
sereins comme des gens qui regagnent leur patrie, et les 
mécbants heureux seulement par intervalles « comme des 
coupables qui s'en vont en exil. • 

Ma compassion pour ma pauvre 611e , accablée sous le 
poids de ce nouveau revers, coupa court à mes réflexions : 
je priai sa mère de la soutenir; bientôt après elle revint à 
eUe. De ce moment elle parut calme , et je me flattai qu'elle 
avait repris de Ténergie ; mais les apparences me trom- 
paient, sa tranquillité n*était que l'abattement du déses- 
poir. Un surcroît de provisions, envoi charitable de mes 
paroissiens» vint ranimer le reste de la famille. Je me 
réjouis de les revoir encore une fois alertes et contents. Il 
y eût eu injustice k réprimer leur satisfaction, à leur faire 
partager une mélancolie opiniâtre, ou à les fatiguer d'une 
tristesse qu'ils ne ressentaient pas. Les récits recommen- 
cèrent donc à circuler à la ronde avec les chansons, et la 
galté descendit de nouveau dans notre humble et chétive 
demeure. 



DR VAKBFIELD. 193 



CHAPITRE XXIV. 



Nouveaux malheurs. 

Le lendemain matin, le soleil « à son lever , était d*une 
chaleur surprenante pour la saison , et nous convînmes 
de déjeuner ensemble sous le berceau de chèvrefeuille. 
Quand nous y fûmes tous réunis, ma plus jeune fille , 
cédant à ma prière, joignit sa voii aux concerts des oiseaux 
qui chantaient sur les arbres voisins. C'était là que ma 
pauvre Olivia avait vu son séducteur pour la première 
fois , et toute chose y réveillait sa peine; mais la mélan- 
colie qu'inspirent des objets riants ou des sons harmonieux 
dilate le cœur, au lieu de l'aigrir : sa mère aussi ressen- 
tait une tristesse sans amertume ; elle pleura , et se reprit 
k aimer sa fille comme auparavant. 

« Olivia , ma t;hérie, dit-elle , chante-nous ce petit air si 
triste que ton père aime tant : ta sœur Sophie a fait ce 
qu'elle a pu; k ton tour, mon enfant, chante pour faire 
plaisir k ton vieux père. » Elle obéit avec une douceur si 
touchante que j'en fus tout ému. 

Quand la beauté naive eu folâtrant s'oublie , 
Que , faible, elle s'abaisse à connaître un vainqueur , 
Et qu'elle apprend trop tard, hélas l en sa folie , 
Qu'un amant peut être trompeur ; 

Pour retrouver la paix ravie à sa jeunesse , 
Arracher un remords à qui Ta pu trahir , 
Pour laver cette tache et guérir sa tristesse , 
Il ne lui reste qu'à mourir ! 

Comme elle finissait le dernier couplet , auquel l'hési- 

17 



194 LB VICAIBB 

tation de sa voix brisée par la douleur prétait un charme 
irrésistible y la vue de Téquipage de M. Thornhili dans le 
lointain nous alarma tous, et augmenta le trouble de ma 
fille aînée, qui, voulant éviter son séducteur, prit le bras 
de Sophie et regagna la maison. Peu de minutes après il 
descendit de voiture, s'avança vers Tendroit où j'étais 
assis , et sMnforma de ma santé avec sa familiarité ordi- 
naire. 

« Monsieur, repris-je, votre audace ajoute encore à la 
bassesse de votre conduite. 11 fut un temps où j'aurais 
châtié votre insolence , où je vous eusse puni d't)ser ainsi 
paraître devant moil mais aujourd'hui vous êtes en 
sûreté, car l'âge a refroidi mes passions, et ma profession 
me commande de les réprimer. 

— Je proleste,, mon cher monsieur, dit-il, que vous 
m'étonnez fort! Je ne puis comprendre ce que cela si- 
gniflel J'espère que vous ne pensez pas qu'il y eût rlend« 
criminel dans la petite excursion que votre flile a faite 
avec moi I 

— Va , m'éeriai-je, tu es un misérable! un bas et lâche 
infâme!... et de tous points un menteur! Mais ton infamie 
môme te sauve de ma colère... Sachez, monsieur, que je 
descends d'une famille qui n'aurait pas enduré cela... 
Ainsi, vil suborneur, tu n'as pas craint, pour satisfaire 
une passion d'un moment, de rendre une pauvre créature 
malheureuse pour toute sa vie , de souiller une famille 
qui n'avait d'autre bien que l'honneur! 

— Si elle ou vous, répiiqua-t-il , avez résolu d'être mal- 
heureux , que voulez-vous que j'y fasse? Mais votre bon- 
heur dépend encore de vous, et quelque opinion que vous 
ayez de moi , vous me trouverez toujours prêt à y con- 
tribuer. Nous pouvons d'ici à peu de temps la marier à un 
autre; et, de plus, libre k elle de garder son amant, car 
je jure que je lui conserve la plus tendre estime. » 

Toutes mes passions se soulevèrent tumultueusement à 
ce comble d'insulte : car l'esprit, resté calme sous de 
grandes calamités, peut quelquefois être aiguillonné jus- 



DB WAKEFIBLD. 195 

qu'à la fureur par de basses injures , qui pénètrent jusqu'à 
rame. 

« Ote-toi de ma vue, serpent I m'écriai-je, et ne m'in- 
sulte pas pkis longtemps de ta présence I Ah ! si mon brave 
fils était ici, il ne l'endurerait pas!... Mais moi, je suis 
vieux, estropié, perdu sans retour 1 

—Je vois, reprit-il, que vous avez résolu de m'obliger 
à vous parler plus durement que je ne le voulais ; mais , 
puisque je vous ai montré ce que vous pouviez attendre 
de mon amitié , il est juste que vous sachiez aussi quelles 
seraient les suites de mon ressentiment. Mon procureur, à 
qui j'ai passé votre dernier billet , est très-pressant ; je ne 
connais d'autre moyen d'arrêter le cours de la justice que 
d'acquitter moi-même la somme due , ce qui , vu les dé- 
penses de mon prochain mariage , ne me sera pas facile. 
D'autre part, mon Intendant parle de poursuivre le paye- 
ment du fermage ; c'est un homme qui connaît son affaire,' 
et je n'interviens jamais dans ces choses-là. Cependant je 
souhaiterais encore vous servir, et même vous voir as- 
sister, ainsi que votre fille, a mon mariage avec miss 
Wilmot, qui doit se célébrer sous peu; c'est une prière 
de ma charmante 'Arabella , et j'espère que vous ne vous 
y refuserez pas. 

—Monsieur Thornhi)! , répondis-je, écoutez-moi une fois 
pourtoutes: quanta votre mariage avec une autre que ma 
fille, je n'y consentirai jamais; et dût votre amitié m'é- 
lever jusqu'au trône , ou votre ressentiment me plonger 
dans la tombe, je les méprise tous les deux... Ah ! tu m'as 
douloureusement et irréparablement trompé! Je m'en liais 
à ton honneur, je n'ai trouvé que bassesse : n'en appelle 
donc plus à mon amitié. Va ! possède tout ce que la for- 
tune t'a donné: beauté, richesse, santé, plaisir. Va! laisse- 
moi en proie à la misère, à la honte, à la maladie, à 
la douleur : terrassé comme je le suis, mon cœur reven- 
dique encore sa dignité. Quoique tu aies mon pardon, je 
ne te fais pas grâce de mon mépris ! 

— S'il en est aii^i , dit-il , vous ne tarderez pas à sentir 






196 LB YICAIBB 

les effets de votre insolence, et nous verrons bientôt qui 
de vous ou de moi sera le plus digne de mépris ! » Il s'é- 
loigna brusquement. 

Ma femme et mon fils , témoins de cette entrevue, étaient 
frappés de stupeur ; mes filles , ayant su qu'il était parti , 
vinrent s'informer du résultat de notre conférence : dès 
qu'elles le connurent, elles s'en montrèrent aussi alarmées 
que le reste de la famille; pour moi, je défiais la plus 
baute portée de sa malveillance. Il avait déjà frappé le 
coup le plus rude, et je me tenais prêt à repousser chaque 
nouvel effort: pareil a ces armes de guerre qui, bien que 
brisées et tombées, présentent encore la pointe a l'ennemi. 

Nous vîmes bientôt qu'il n'avait pas menacé en vain : le 
lendemain même son intendant vint me demander le loyer 
de la ferme » que , grâce aui accidents rapportés plus haut , 
je n'avais pu payer. Par suite de mon insolvabilité, mes 
bestiaux furent saisis le soir, mis à prix , et vendus le jour 
d'après moitié de leur valeur. Ma femme et mes enfants 
me conjurèrent alors de souscrire k toutes les conditions, 
plutôt que de subir une ruine certaine ; ils me supplièrent 
même de permettre encore une fois les visites de Tbornhill , 
et employèrent tout ce qu'ils avaient d'éloquence a me 
peindre les calamités auxquelles j'allais être en butte, les 
horreurs d'une prison dans une saison si rigoureuse , les 
dangers qui menaçaient ma santé depuis le dernier acci- 
dent causé par l'incendie. Je restai inflexible. 

i Pourquoi, mes chers trésors, m'écriai-je, pourquoi 
tenter ainsi de m'amener à ce qui n'est pas bien? Moii 
devoir m'enseigne à lui pardonner; mais ma conscience 
ne permet pas que je l'approuve. Voudricz-vous me voir 
applaudir en public ce que mon cœur condamne en secret? 
voudriez -vous me voir, lâchement soumis, m'abaisser jus- 
qu'à flatter un infâme suborneur, et , pour éviter la prison, 
me condamner sans cesse au pire de tous les esclavages, à 
la servitude de l'âme? Non, non , jamais ! Si nous devons 
être enlevés de ce refuge , persévérons dans la droite voie , 
et. quelque part que nous soyons jetés , nous aurons tou- 



•• •• 



DE WAKBFIBLD. 197 

jours en nous-mêmes une douce retraite, où nous pourrons 
scruter notre propre cœur avec intrépidité et plaisir. » 

La soirée s'écoula ainsi. Le lendemain matin de bonne 
heure, la neige étant tombée très-abondante dans la nuit, 
mon tils s'occupait k la déblayer et à ouvrir un passage 
devant la porte , lorsqu'il revint tout k coup en courant, 
pâle et effrayé , nous dire que deux étrangers , qu'il avait 
reconnus pour des agents de justice, se dirigeaient vers 
la maison. 

A peine avait-il parlé qu'ils entrèrent ; s'approchant du 
lit où j'étais couché, ils me dirent qui ils étaient, ce qui 
les amenait, et, m'ayant constitué leur prisonnier, ils 
m'enjoignirent de me préparer à les suivre à la prison du 
comté, qui était éloignét de onze milles. 

« Mes amis, leur dis-je , vous êtes venus par un temps 
bien rude pour me conduire en prison ; et cela tombe 
d'autant plus mal que j'ai eu dernièrement un de mes bras 
brûlé jusqu'à l'os, ce qui m'a donné une légère fièvre ; je 
manque aussi d'habits pour me couvrir, et je suis mainte- 
nant trop vieux et trop faible pour marcher bien longtemps 
dans une neige si épaisse ; mais s'il le faut... » 

Je me tournai vers ma femme et mes enfants, et leur dis 
de réunir le peu qui nous restait et de se préparer à quitter 
ce lieu. Je les engageai k faire diligence , et chargeai mon 
fils de secourir sa sœur ainée , qui , sachant bien qu'elle 
était la cause de tous nos malheurs , était tombée évanouie, 
et avait perdu avec le sentiment tout souvenir de ses 
maux. Je rassurai ma femme; pâle et tremblante, elle 
tenait entre ses bras nos pauvres petits , qui , tout effrayés, 
se cramponnaient a elle en silence, craignant de tourner 
la tête du côté des étrangers. 

Cependant ma fille cadette disposait tout pour le départ ; 
^t comme on lui répétait sans cesse de se hâter, en moins 
d'une heure nous fûmes prêts k nous mettre en marche. 



tr 



198 LB VtCÀIitB 



CHAPITRE XXV. 



11 D*e3t pas de siluaiion, ai misérable en apparence , qui n'apporte 
avec elle quelque secrète douceur. 

Nous quittâmes ce paisible voisinage à pas lents. Ma Glle 
atnée, affaiblie par la fièvre qui, depuis quelques jours , 
commençait à miner sa constitution , accepta Toffre obli- 
geante que lui fit un des agents de monter en croupe der- 
rière lui ; car ces hommes eux-mêmes ne se peuvent 
dépouiUer de toute humanité. Mon fils tenait un des petits 
par la main, ma femme conduisait l'autre, tandis que je 
marchais appuyé sur ma plus jeune fille , dont les larmes 
coulaient, non sur sesmalheurs> mais sur les miens. 

Nous étions a environ deux milles de notre ancienne de- 
meure , lorsque nous aperçûmes une foule courant et 
criant derrière nous. C'était une cinquantaine de mes plus 
pauvres paroissiens. Ils s'emparèrent des deux officiers de 
justice en poussant de terribles imprécations, jurant qu'ils 
ne souffriraient pas qu'on traîna leur ministre en prison 
tant qu'ils auraient une goutte de sang à verser pour sa 
défense. Ils se disposaient à traiter ces hommes avec la 
dernière rigueur, et les suites de leur emportement eussent 
pu être funestes , si je n'eusse interposé mon autorité. Je 
parvins , non sans peine, à tirer les deux agents des mains 
de h multitude furieuse. Mes enfants, regardant alors ma 
délivrance comme certaine, étaient ravis, et ne se pou- 
vaient tenir de joie; mais ils furent bientôt détrompés en 
m'entendant réprimander ces pauvres gens aveuglés, qui 
s'imaginaient me rendre service. « Quoi I mes amis , m'é- 
criai-je, est-ce donc ainsi que vous m'aimez ? est-ce ainsi 
que vous obéissez aux instructions que je vous ai données 



DE WAKEFlEtD. 199 

du haut de la chaire? Vous vous révoltez à la £ace de la 
justice, au risque d'attirer sur vous et sur moi un châti- 
ment terrible I Quel est votre chef? montrez-moi Thomme 
qui vous a entraînés; aussi vrai qu'il existe , je lui ferai 
sentir toute mon indignation. Hélas ! mes chères brebis 
égarées , retournez a vos devoirs , revenez à ce que vous 
devez à Dieu , à votre pays et a moi. Peut-être vivrai-je 
assez pour vous revoir dans des jours de félicité, et pour 
contribuera vous rendre plus heureux ici-bas. Mais, quoi 
qu'il arrive , que j'aie du moins la consolation , quand je 
rassemblerai mon troupeau pour l'immortalité, de voir 
qu'il ne me manque aucune de mes brebis. » 

Tous semblaient pénétrés de repentir : fondant en lar- 
mes, ils vinrent l'un après l'autre me dire adieu. Je serrai 
cordialement la main de chacun, et, après leur avoir 
donné ma bénédiction , je poursuivis ma route sans plus 
rencontrer d'obstacle. Quelques heures avant la nuit, 
nous atteignîmes la ville ou plutôt le village. Un petit nom- 
bre de maisons chétives et clair-semées était tout ce qui 
restait de son ancienne opulence ; et de ses antiques préro- 
gatives de cité, elle n'avait gardé que la prison. 

£n arrivant, nous allâmes à Tauberge, où nous nous 
fîmes servir ce qui se put trouver le plus promptement. Je 
soupai en famille avec autant de plaisir que de coutume, 
rinstallai convenablement ma femme et mes enfants pour 
la nuit, et je suivis les agents du shériff à la prison. Bâtie 
jadis comme dépôt militaire, elle consistait en une vaste 
pièce fortement grillée, pavée en dalles, et que les ûlous 
et les détenus pour dettes habitaient en commun plusieurs 
heures sur les vingt-quatre. Chaque prisonnier avait en 
outre une cellule à part, où on l'enfermait la nuit. 

Je m'attendais, a mon entrée, à n'entendre que des 
lamentations, que les gémissements de la misère ; mais il 
en fut tout autrement. Les prisonniers semblaient n'avoir 
qu'un but, celui de noyer la pensée dans la joie et le 
bruit. On m'informa de la taxe prélevée sur les nouveaux 
venus, et j'y satisfis au plus vite, quoique le peu d'argent 



30(^ LE VICAIBE 

quo j'avais fût bien près d'être épuisé. Mon offrande fut 
sur-le-champ dépensée en liqueurs fortes, et toute la pri- 
son retentit de l'orgie , des rires et des blasphèmes. 

i Comment, me dis-je . des hommes si corrompus sont 
joyeux 9 et moi je serais triste? Et pourtant je ne suis, 
comme eux, qu'emprisonné, et je crois avoir plus de 
motifs d'être calme. » 

Je m'efforçais, par de semblables réflexions, de me faire 
gai ; mais la gaîté n'a jamais été le résultat d'un effort , 
qui est lui-même une fatigue. Ck)mme j'étais donc assis 
tout pensif dans un coin de la prison , un de mes compa- 
gnons d'infortune s'approdia, et, s'asseyant près de moi , 
il entama la conversation. J'ai eu pour règle constante , 
dans ma vie, de ne jamais éviter de causer avec quicon- 
que m'en témoigne le désir ; car si c'est un brave homme , 
je puis gagner à ses avis; et si c'est un méchant^ il peut ga- 
gner aux miens. Je trouvai dans celui-ci un homme habile, 
doué d'un énergique et ignorant bon sens, et d'une pro- 
fonde connaissance du monde, comme on dit, ou, pour 
parler plus juste , d'une grande perspicacité à découvrir le 
mauvais côté de la nature humaine. Il me demanda si 
j'avais eu soin de me pourvoir d'un lit, circonstance à 
laquelle je n'avais nullement songé. 

« Voilà qui est malheureux, s'écria-t-il , car on ne nous 
accorde ici que de la paille , et votre chambre est très- 
grande et très-froide. Cependant, comme vous me parais- 
sez tenir du gentilhomme , et que je me pique de l'avoir 
été en mon temps, la moitié de mes couvertures est, de 
bon cœur , h votre service. » 

Je le remerciai, lui témoignant ma surprise de trouver 
tant d'humanité dans une prison, au milieu de si cruelles 
épreuves. J'ajoutai , pour lui faire voir que j'étais érudit : 
« Le sage de l'antiquité semblait bien comprendre de quel 
prix était un ami dans l'affliction , lorsqu'il disait : Ton 
kosmon airCy ei dos ton etairon (54). Et au fait, continuair: 
je, qu'est-ce que le monde , si nous n'y trouvons que solU 
tM<le? 



f 



DE WÀKBFIBLD. 201 

--Vous pariez du monde, monsieur, répliqua mon 
compagnon; le monde toml>e en enfance et penche vers 
son déclin, et cependant la cosmogonie ou création de 
l'univers a donné du fil à retordre aux philosophes de 
tous les siècles. Quel chaos d'opinions n'ont-ils pas soule- 
vées sur la création du monde! Sanchoniaton , Manéthon, 
Berose , Ocellus Lucanus, l'ont tous abordée en vain. Le 
dernier a dit : Anarchonara hai ateleutaion topan^ ce 
qui signifie.... 

— Je vous demande pardon, monsieur, repris-je, de 
couper court à tant de science ; mais je crois avoir déjà 
entendu tout ceci.N'ai-je pas eu le plaisir de vous rencon- 
trer une fois à la foire de Wellbridge, et ne vous nommez- 
vous pas Ephralm Jenkinson ? » 

A cette demande , il poussa un soupir. « Je suppose , 
continuai-je , que vous vous rappelez un certain docteur 
Primrose , auquel vous avez acheté un cheval? » 

11 me reconnut alors sur-le-champ. L'obscurité du lieu 
et l'approche de la nuit l'avaient d'abord empêché de dis- 
tinguer mes traits. 

« Oui, monsieur, répondit-il, je vous remets parfaite- 
ment. Je vous achetai un cheval que j'oubliai de vous 
payer. Votre voisin Flamborough est le seul témoin à 
charge que j'aie à redouter aux assises prochaines. Il 
compte déposer sous serment contre moi comme faux 
monnayeur. Je regrette de tout mon cœur, monsieur, de 
vous avoir attrapé, vous ou tout autre; car vous voyez, 
continua-l-il en montrant ses menottes , ce que m'ont valu 
mes tours d'adresse. 

— Eh bien, monsieur, répliquai-je , je vous revaudrai 
votre empressement à m'offrir vos services, quand vous 
n'en pouviez attendre aucun de moi en retour. Je ferai 
tous mes efforts pour adoucir le témoignage de maitrc 
Flamborough; peut-être même s'en dësistera-l-il tout à fait 
à ma requête : je lui enverrai mon fils exprès à la pre- 
mière occasion. Je ne doute pas témoins du monde qu'il 



202 LB VICAIBE 

ne se rende k ma prière ; et quant à ma dépoeition , n'en 
concevez nulle inquiétude. 

— En ce cas, monsieur , s*écria-t-il , disposez de moi el 
de tous mes bons offlces. Vous aurez plus de la moitié de 
mes couvertures cette nuit, et J'aurai soin de vous prêter 
main-forte en ami dans la prison, où je crois avoir quel* 
que influence. » 

Je le remerciai , et ne pus m'empécber de lui témoigner 
ma surprise de le trouver si .étonnamment rajeuni. liors- 
que je l'avais vu pour la première fois, il paraissait avoir 
au moins soixante ans. t Monsieur , me dii-il , vous êtes 
bien peu au fait de ce monde : j'avais à ce mement-là de 
faux cheveux, et je possède l'art de contrefaire tous les 
âges, depuis dix-sept ans jusqu'à soixante-dix. Ah! mon- 
sieur, si j'avais pris la moitié autant de peine à apprendre 
un métier que je m'en suis donné pour devenir escroc, 
je serais riche aujourd'hui. Mais, tout ûlou que je suis , 
je puis vous être de quelque utilité, et cela, au moment 
où vous vous y attendrez le moins. » 

Notre conversation fut alors interrompue par l'arrivée 
des guichetiers, qui venaient faire l'appel des prisonniers 
et enfermer chacun dans sa cellule pour la nuit. Un 
homme portant une botte de paille qui devait faire mon 
lit me conduisit par un passage étroit et sombre dans une 
chambre pavée, comme la salle commune. J'étendis la 
paille dans un coin, avec les couvertures que m'avait 
données mon nouvel ami. Cet arrangement terminé, mon 
guide, qui était assez poli, me souhaita le bonsoir et se 
retira. 

Après m'être livré comme de coutume à la méditation , 
et avoir béni la main céleste qui me châtiait , je me cou- 
chai, et dormis du plus profond sommeil jusqu'au matin. 



h.ik 



DB WAKKFIELD. 303 



CHAPITRE XXVI. 



Réforme de la prison. — Pour être complètes, les lois devraient 
récompenser aussi bien que punir. 



Le lendemain je fus réveillé de bonne heure par ma fa- 
mille, que je trouvai en larmes à mon chevet. Le sombre 
aspect de ce qui m'entourait avait épouvanté mes enfants. 
Je les repris doucement de leur douleur, assurant que je 
n'avais jamais dormi plus tranquille. Ma Glle aînée n'était 
pas avec eux ; les fatigues et l'inquiétude de la veille avaient 
augmenté sa fièvre, et ils avaient jugé prudent de ne pas 
l'amener. Mon premier soin fut d'envoyer mon fils à la re- 
cherche d'une chambre ou deux pour y loger ma famille 
aussi près de la prison que possible. Il obéit , mais ne put 
trouver qu'une seule pièce , qu'il loua à bas prix, pour sa 
mère et ses sœurs. Le geôlier consentit avec humanité à le 
laisser coucher près de moi, ainsi que ses deux petits 
frères. On leur prépara dans un coin de la chambre un lit 
qui me parut tout a fait convenable. Je voulais cependant 
savoir avant tout si mes petits enfants n'auraient pas de 
répugnance à ciMicher dans un lieu qui les avait d'abord si 
fort effrayés. 

« Ëh bieni mes braves garçons, leur dis-je, votre cou- 
chette est-elle à votre goût? J'espère que vous n'avez pas 
peur de dormir ici, quoiqu'il y fasse noir? 

— Non, papa , dit Dick, je n'ai peur de coucher nulle 
part où vous êtes. 

— Et moi , dit Bill , qui n'avait que quatre ans, j'aime 
toujours mieux ôtre où est mon papa. » 

J'assignai ensuite à chacun ses devoirs. Ma fille Sophie 
fut chargée de soigner la santé altérée de sa sœur; ma 



204 LB VICAIRE 

femme devait me lenir compagnie , mes petite garçons me 
faire la lecture : « El quant à toi , mon Gis, conlinuai-je , 
c'est du travail de les mains que dépend notre eiistence à 
tous ; ton salaire comme journalier sufGra pleinement a 
nous faire vivre avec frugalité et sans trop de misère. Tu 
as maintenant seize ans; tu as de la force, et elle t'a été 
donnée , mon fils, pour en faire un utile et noble usage ; à 
toi de sauver de la faim ton père infirme et ta famille. 
Prépare-toi donc ce soir à chercher de Fouvrage pour 
demain, et rapporte chaque jour au logis l'argent que tu 
auras gagné. » 

Toutes choses ainsi régularisées, je descendis dans la 
salle commune de la prison, où je pouvais jouir de plus 
d'air et d'espace ; mais je n'y demeurai pas longtemps. 
Les malédictions, les paroles infâmes, la brutalité qui dé- 
bordaient autour de moi, me forcèrent à regagner ma 
chambre. Je m'assis, réfléchissant k l'étrange vertige de 
ces misérables qui , voyant le genre humain tout entier 
soulevé contre eux , s'efforçaient de se faire encore pour 
l'avenir un ennemi cent fois plus redoutable. 

Leur insensibilité excitait ma compassion au plus haul 
degré , et chassait de mon âme mes propres ennuis ; essayer 
de les racheter me semblait un devoir impérieux. Je ré- 
solus de redescendre, et, en dépit de leurs méprisantes 
railleries, de leur donner mes conseils et de les vaincre 
par ma persévérance. Retournant donc aussitôt près d'eux, 
je fis part à M. Jenkinson de mon projet ; il en rit de bon 
cœur, et le communiqua à ses compagnons, qui l'accueil- 
lirent avec la plus grande hilarité. C'était une nouvelle 
perspective d'amusement pour des gens qui n'avaient 
d'autres moyens de distraction que la moquerie ou la dé- 
bauche. 

Je lus une partie du service divin a voix haute et sans 
emphase; mon auditoire s'en égaya merveilleusement. De 
cyniques chuchotemente,* les burlesques soupirs d'une 
feinte contrition , des regards moqueurs échangés, des 
accès de toux, provoquaient alternativement 4cs rires. 



DE WAKBFIELD. ^ 205 

Cependant je continuais à lire avec ma solennité habituelle, 
persuadé qu'en agissant ainsi j'en pouvais amender quel- 
ques-uns, tandis qu'aucune souillure ne pouvait atteindre 
les saintes paroles. 

La lecture finie , je commençai une exhortation , cal- 
culée plutôt pour les divertir que pour les censurer. Je 
leur fis observer tout d'abord que leur bien-être était le 
seul motif qui eût pu me pousser à ce que je faisais ; que 
j'étais comme eux prisonnier, compagnon de leur misère , 
et que je n'étais pas payé pour leur faire des sermons. 
J'étais fâché, leur dis-je, de les voir si impies, parce 
qu'ils n'y gagnaient rien et pouvaient tout y perdre. « Car 
soyez convaincus, mes amis, m'écriai-je (car vous êtes 
mes amis, quoique le monde renie votre amitié), soyez 
convaincus que, fissiez-vous dix mille jurements par 
jour , vous n'en auriez pas un sou de plus dans votre 
bourse. A quoi vous sert donc d'appeler le diable à tout 
moment, et de courtiser son amitié? ne voyez-vous pas 
qu'il en use avec vous en vrai ladre? Ici , que tenez-vous de 
lui, sinon des jurons à vous emplir la bouche, tandis 
qu'il vous laisie le ventre vide; et, a en juger par ce que 
je sais de lui , il ne vous donnera rien de mieux plus tard. 

» Si nous ne sommes pas contents des procédés d'un 
homme, nous allons tout naturellement a un autre. Ne 
serait-ce pas biep la peine d'essayer d'un nouveau maître , 
qui vous engage, du moins, par de belles promesses, à 
venir à lui ? Assurément , mes amis , de toutes les sottises , 
la plus grande serait, après avoir dévalisé une maison » 
d'aller se mettre sous la protection des gendarmes. Êtes- 
vous donc plus sages? Vous cherchez tous de l'aide près de 
celui qui vous a trahis, vous adressant k un être mille 
fois plus perfide que le plus fin limier de police : celui-ci 
vous leurre, puis vous fait pendre; mais l'autre vous 
leurre, vous pend, et, ce qui est pis, ne vous lâche pas 
même au sortir des mains du bourreau. » 

Quand j'eus tout dit, je reçus les compliments de mes 
auditeurs : quelques-uns me donnèrent une poignée de 

18 



306 LE VICAIBB 

main Jurant sur leur âme que j*étais un bon diable, hon- 
nête au fond , et qu'Us voulaient cultiver ma connaissance. 
Je promis de recommeqcer le lendemain : je concevais 
quelque espoir d'amener une réforme, car j'avais tou- 
jours été d'avis qu'aucun homme n'était passé cure , el que 
tous les cœurs étaient accessibles aux traits du remords, 
pourvu que l'archer visât juste. 

Ma conscience ainsi satisfaite, je regagnai ma chambre, 
où ma femme nous avait préparé un frugal repas. M. Jen- 
kinson me pria de lui permettre de joindre son dîner au 
nôtre, et d'avoir sa part du plaisir (comme il voulut bien 
l'appeler) de ma conversation. Il n'avait pas encore vu ma 
famille, qui venait me visiter par une porte ouvrant dans 
le passage étroit que j'ai déjà décrit; elle se dispensait 
ainsi de traverser la salle commune. Pendant cette pre- 
mière entrevue , il parut très-frappé de la beauté de ma 
plus jeune fille , que son air pensif rendait encore phis 
attrayante; mes petits attirèrent aussi son attention. 

« Hélas ! docteur, s*écria-t-il , ces enfants sont trop beaux 
et trop bons pour habiter en pareil lieu I 

— Dieu merci, monsieur Jenkinson, répliquai-je, ils 
sont élevés dans la crainte de Dieu et avec l'amour du 
bien, et pourvu qu'ils soient bons , peu importe le reste. 

— J'imagine, monsieur, reprit mon compagnon d'in- 
fortune, que vous devez trouver une gramle consolation à 
avoir ainsi toute votre petite famille autour de vous. 

-*- Une consolation, monsieur Jenkinson! ah! oui, une 
bien grande ! je ne voudrais pas pour le monde entier être 
sans eux : avec eux un cachot me semble un palais ; il n'y 
a dans cette vie qu'un moyen d'attaquer mon bonheur, 
c'est de leur nuire. 

— En ce cas, monsieur, dit-il, je crains bien de m'être 
rendu coupable , car je crois voir ici ( il regardait Moïse ) 
une personne qui a en à se plaindre de moi , et de laquelle 
je voudrais obtenir mon pardon. » Mon fils se rappela aus- 
sitôt sa voix et ses traits, quoiqu'il ne l'eût vu que déguisé, 
et , lui tendant la main en souriant, il l'assura qu'il n'a- 



DR WAKBFIBLD. 307 

vaît point de rancune. « Cependant» ajonta-t-ii, je ne puis 
comprendre comment vous avez pu juger sur mon visage 
que je serais si facile à duper. 

— Mon cher monsieur, répliqua Jenkinson, ee n'est 
^int votre visage qui m'allécha ; ce sont vos bas blancs et 
Je ruban noir qui attachait vos cheveux. Mais , sans vouloir 
déprécier votre esprit, j'en ai dupé de plus fins que vous 
en mon temps; et cependant, malgré toutes mes finesses , 
les sots onl fini par être les plus forts. 

— Je suppose, dit Moise, que le récit d'une vie comme 
la vôtre doit être singulièrement instructif et amusant. 

— Beaucoup moins que vous ne Timaginez : les récits 
qui nous montrent k nu les vices et les turpitudes humaines 
retardent nos progrès dans la vie en augmentant nos 
soupçons. Le voyageur qui se défie de tous ceux qu'il ren- 
contre , et qui retourne sur ses pas à l'apparition de tout 
homme qui a la mine d'un voleur, arrive rarement à 
temps au but de son voyage. 

» En vérité , si j'en juge d'après ma propre expérience , 
je crois qu'un homme rusé est un des plus grands sots qui 
soient sous le soleil. Dès mon enfance , on me jugea très- 
fin. Je n'avais que sept ans, que les dames disaient de 
moi que j'étais un petit homme accompli. A quatorze, je 
connaissais le monde, je mettais mon chapeau de côté et 
faisais ma cour aux belles. A vingt, quoique parfaitement 
honnête, on me croyait si retors que personne ne voulait 
s'en fier à moi. Je finis par devenir escroc à mon corps 
défendant; et j'ai vécu, depuis, la tête toujours pleine de 
projets pour tromper , et le cœur toujours palpitant de la 
crainte d'être découvert. J'avais coutume de rire de l'hon- 
nête simplicité de votre voisin Flamborough, et d'une 
façon ou d'une autre je l'attrapais régulièrement au 
moins une fois l'an ; cependant le brave homme a pour- 
suivi sa route marchant droit devant lui , sans soupçon, 
et s'est enrichi , tandis qu'en continujint d'user de ruse et 
d'adresse , je suis resté pauvre , sans avoir la consolation 
d'être honnête. Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, dites-moi 



.*** 



208 LE V1CAIBE 

voire affaire, mettez-moi au fait de ce qui vous a conduit 
ici, ety quoique je n'aie pas eu l'habileté d'éviter la prison 
pour moi-même^ peut-être en pourrai-je tirer mes amis. » 

Je lui contai , pour satisfaire sa curiosité , toute la série 
d'accidents et de folies qui m'avaient plongé dans l'abîme 
où j'étais, et ne lui cachai pas ma complète impuissance à 
en sortir. 

Après avoir écouté mon histoire, il réfléchit quelques 
minutes, se frappa le front comme s'il venait de trouver 
quelque expédient lumineux, et prit congé en disant qu'il 
allait aviser à ce qu'il y avait à faire. 



— * - -■♦. 



1 



DS W&KBFira.D. 309 



CHAPITRE XXVII. 



GontinuatioB du même sujet. 

Le lendemain je communiquai a ma femme et à mes 
enfants mon projet de réforme pour les prisonniers; 
mais ilsraccueillirent par une désapprobation universelle, 
m'en alléguant l'impossibilité et l'inconvenance , et ajou- 
tant que mes efforts n'amèneraient aucune amélioration » 
et compromettraient probablement mon caractère ecclé- 
siastique. 

« Pardonnez-moi , répliquai-je ; ces hommes , quoique 
déchus, sont encore des hommes, et c'est là un grand titre 
à mes affections. Un bon conseil repoussé revient enri- 
chir rame de celui qui le donne; et en supposant que 
mes instructions ne les corrigent pas, elles me corrige- 
ront moi-môme. Si ces malheureux, mes enfants , étaient 
des princes, ils trouveraient des milliers de gens prêts à 
leur offrir leurs services; mais, k mon avis , le cœur qui 
est enfoui dans un cachot est tout aussi précieux que celui 
qui siège sur un trône. Oui , mes trésors, si je puis les 
rendre meilleurs , je le ferai : peut-être ne me méprise- 
ront-ils pas tous; peut-être pourrai-je en tirer un de l'a- 
bîme , et ce serait beaucoup I car est-il sur la terre un 
joyau d'autant de valeur que l'âme humaine? » 

En parlant ainsi , je les quittai et descendis à la salle 
èommune, où je trouvai les prisonniers d'humeur très- 
joviale ; ils attendaient mon arrivée , disposés chacun a 
jouer quelque niche au pauvre docteur. Au moment où 
j'allais commencer, l'un flt tourner ma perruque de tra- 
vers comme par accident^, puis me demanda pardon. Ua 

18* 



210 LB VICAIRE 

second, qui se tenail à quelque distance » avail une façon 
particulière de cracher entre ses dents et faisait jaillir 
une pluie sur mon livre. Un troisième criait amen 
d'un ton affecté qui ravissait les autres. Un quatrième 
m*avait lestement dérobé mes lunettes dans ma poche. 
Mais il y en avait un dont le malin tour eut un succès 
universel : ayant remarqué de quelle manière j*arrangeais 
mes livres sur la table devant moi, il en euleva un fort 
adroitement, et mit à la place un volume d*obscènes plai- 
santeries qui lui appartenait. Cependant, sans prendre 
garde à tout ce que pouvait faire ce groupe d'êtres malfai- 
sants, je continuai, sentant bien que ce qu'il yavaitderldi- 
culedansmatentativepouvaitexciter l'hilarité une première 
et une seconde fois, tandis que ce qu*elle avait de sérieux 
devait faire un bien durable. Ma prévision s'accomplit : 
en moins de six jours, quelques-uns étaient repentants, et 
tous étaient attentifs. 

Ce fut alors que je m'applaudis d'avoir, par ma persé- 
vérance et mon adresse, révêiné la sensibilité chez des 
malheureux privés de tout sentiment moral. Je songeai 
a leur rendre aussi quelques services temporels, à adou- 
cir leur situation. Jusque-là leur temps s'était partagé 
entre la faim et les excès, entre de tumultueuses orgies et 
d'amères récriminations. Leur unique occupation était de 
se quereller, de jouer aux cartes et de tailler des fouloirs à 
tabac. Cette oi«euse industrie me donna l'idée d'employer 
ceux qui voudraient travailler a façonner des chevilles 
pour les fabricants de tabae, et des formes pour les cor- 
donniers. Le bois nécessaire était acheté aux frais de tous, 
et une fois mis en œuvre, se vendait sous ma direction; 
de sorte que chacun gagnait quelque chose par jour ; une 
bagatelle, il est vrai , mais assez pour son entretien. 

Je n'en restai pas Ta : j'établis des amendes pour punir 
rimmoralité, et des récompenses pour tout travail de sur- 
croît. J'avais ainsi, dans l'espace d'une quinzaine, formé 
autour de moi quelque chose de social et d'humain; et 
j'eus lu joie de me regarder comme un législateur, car 



> ^ 



DE WAKBFIËLD. 211 

j'étais parvenu à ramener des hommes naturellement 
féroces sous le joug des affections et de l'obéissance. 

Il serait fort à souhaiter que le pouvoir législatif diri- 
geât les lois plutôt vers la réforme que vers les châtiments; 
qu'il fût convaincu que pour déraciner les crimes il ne 
faut pas multiplier les punitions , mais les faire redouter. 
Alors, au lieu de nos prisons actuelles, qui corrompent 
les innocents et achèvent de perdre les coupables , qui 
s'emparent d'un malheureux prévenu d'avoir commis un 
crime, et le rendent à la société (quand elles le lui ren- 
dent vivant) disposé h en commettre mille autres, nous 
aurions, comme dans certaines contrées de TËurope, 
des lieux de pénitence et de solitude, où l'accusé serait 
visité par ceux qui pourraient exciter son repentir, s'il est 
coupable, ou lui suggérer de nouveaux motifs de rester 
vertueux t s'il est innocent. C'est ainsi, et non en multl* 
l^iant les peines, qu'on réforme les États. Je ne puis 
m'empécher de révoquer en doute la validité du droit que 
se sont arrogé les sociétés humaines, de punir de la peine 
capitale de légers délits. En cas de meurtre, le droit est 
évident; car il repose sur la loi de défense naturelle, qui 
nous fait un devoir de retrancher de la société l'homme 
qui ne respecte point la vie d*un autre homme : toute la 
nature s'arme contre le meurtrier. Mais il n'en est pas de 
même pour celui qui me dérobe mon bien : la loi naturelle 
ne me donne pas le droit de lui ôter la vie ; ear , par cette 
môme loi, le cheval qu'il m^ vole est autant à lui qu'il 
moi. Je ne peux tenir mes drf^its q«e d'une convention 
faite entre nous, portant que celui qui privera l'autre de 
son cheval mourra : mais cette convention repose sur une 
fausse base , parce qu'aucun homme n'a le droit de dispo- 
ser de sa vie, pas plus que de l'ôler li son semblable, 
attendu qu'elle n'est pas k lui. De plus, le contrat est 
inégal , et serait annulé, môme dans une cour de justice 
ordinaire, car la peine est trop grande pour un léger in- 
convénient; puisque mieux vaut assurément conserver la 
vie à deux hommes que de réserver à l'un d'eux le plaisir 



213 LE YIGAIBB 

d*all6r à cheyal. Un contrat faux entre deux personnes 
Test également entre cent on cent mille : de même que dix 
millions de cercles ne peuvent faire un carré, la voix unie 
de myriades d'individas ne saurait prêter le moindre 
appui k une fausseté : c'est ainsi que parle la raison, et la 
nature livrée à elle-même en dit autant. Les sauvages , 
qui n*ont pour guide que la loi naturelle, sont très-avares 
de la vie les uns des autres; ils ne répandent guère le 
sang qu'en représailles d'une première cruauté. 

Nos ancêtres saxons, tout féroces qu'ils étaient en 
guerre, faisaient peu d'exécutions en temps de paix. A l'o- 
rigine de tous les gouvernements, alors quei'empreintede 
la nature est plus forte en eux, presque aucun crime n'en- 
traîne la peine de mort. C'est dans les Ëtats très-civilisés 
que les lois pénales, qui sont aux mains du riche , pèsent 
sur le pauvre. En avançant en âge, le gouvernement 
semble prendre la disposition morose de la vieillesse ; et 
comme si nos propriétés nous devenaient plus chères a 
mesure qu'elles augmentent , ou comme si nos craintes 
grandissaient avec nos richesses, toutes nos possessions 
sont défendues chaque jour par de nouveaux édits, et 
environnées de gibets pour épouvanter les maraudeurs. 

Je ne sais si c'est la multiplicité de nos lois pénales, ou 
la licence de notre peuple, qui fait que ce pays compte 
plus de condamnés en un an que n'en compte la moitié 
des Ëtats de l'Europe ; peut-être est-ce dû à ces deux cau- 
ses, car elles réagissent l'une sur l'autre. Quand des lois 
pénales faites sans discernement appliquent la même pu- 
nition à divers degrés de criminalité, le peuple , ne voyant 
point de différence dans les peines, arrive à perdre tout 
sentiment de différence dans le crime, et cette distinction 
est le rempart de la moralité. Ainsi la multitude des lois 
engendre de nouveaux vices , et de nouveaux vices engen- 
drent de nouveaux châtiments. 

Il serait donc fort désirable qu'au lieu de n'inventer 
des lois que pour punir le mal , au lieu de tendre les liens 
de la société jusqu'à ce qu'un effort convulsif les brise, au 



r 



DE WAKEFIELD. 213 

lieu de trancher comme inulile la vie de malheureux dont 
on n'a pas essayé de tirer partie, au lieu de changer la 
correction en vengeance, il serait, dis-je, fort désirable 
que le gouvernement essayât des moyens de répression , 
et fit de la loi le protecteur, non le bourreau du peuple. 
Nous verrions alors que des créatures dont nous tenons les 
âmes pour viles et abjectes n'attendaient que la main du 
paciGcateur ; nous verrions que des êtres condamnés main- 
tenant à de longues tortures de peur que les heureux 
n'aient un moment d'angoisse, pourraient, sous un autre 
régime, devenir les nerfs de l'État en danger; nous ver- 
rions qu'ayant mêmes visages, nous avons aussi mêmes 
cœurs ; qu'il n'est fas d'âmes si basses que la persévé- 
rance ne puisse régénérer ; qu'il n'est pas besoin delà mort 
pour arrêter un homme dans le crime, et que bien peu 
de sang sufGt pour cimenter notre sécurité. 



3U LF. VIC&IBB 



CHAPITRE XXVIII. 



Le bonheur et le malheur Ici-bas sont plutôt le résultat de la 

prudence que de la yertu. 

Depuis plus de quinze jours que j'étais en prison , je 
n'avais pas encore eu la visite de ma chère Olivia , et il 
me (ardait fort de la voir; j'exprimai ce désir à ma 
femme, et le lendemain matin la pauvre fille entra dans 
ma chambre, appuyée sur le bras de sa sœur. Le chan- 
gement de sa physionomie me frappa ; les grâces sans 
nombre qui jadis l'animaient avaient disparu, et la main de 
la mort semblait s'être appesantie sur ses traits; ses tempes 
étaient creuses , son front terne, et une pâleur livide cou- 
vrait ses joues. 

« Je suis aise de te voir, ma chérie , m'écriai-je ; mais 
pourquoi cet abattement, Olivia? J'espère, ma bien-aimée, 
que tu aimes assez ton vieux père pour ne pas laisser le 
chagrin miner une vie que je prise à l'égal delà mienne; 
reprends courage, enfant, et nous pourrons revoir de 
meilleurs jours. 

— Vous avez toujours été trop bon pour moi , mon 
père , répliqua-t-elle , et la pensée de ne pouvoir plus par- 
tager le bonheur promis par vous ajoute encore à ma 
peine. Je crains qu'il n'y ait plus de joie pour moi ici- 
bas , et j'aspire à sortir d'un lieu où je n'ai trouvé que 
souffrances. En vérité, mon père, je voudrais que vous 
pussiez vous résoudre à faire une démarche près de 
M. Thomhill : peut-être se laisserait-il toucher, et ce serait 
pour moi un soulagement avant de mourir. 

— Jamais, enfant, répliquai-je, jamais je ne m'avilirai 
jusqu'à reconnaître que ma fille est une prostituée ; car, 



DB WÀKBFIELJ). 216 

bien qu*aut yeux da monde ta faute soU digne de mépris , 
j'ai le droit de n'y voir, moi , qu'une marque de crédulité , 
non de corruption. Quelque sombre que ta paraisse cette 
prison 9 je n'y suis point malheureux; sois sûre que tant 
que la bénédiction du ciel me conservera mon enfant, ja- 
mais cet homme ne me verra consentir à un mariage qui 
mettrait le comble h ta ruine. » 

Après le départ de ma fille, mon compagnon de capti- 
vité, qui avait assisté à notre entrevue, me fit des repré- 
sentations assez sensées sur mon obstination à me refuser 
à toute démarche qui eût pu me rendre ma liberté ; il 
ajouta que le reste de ma famille ne devait pas être sacrifia 
au repos d'un de mes enfants , le seul qui m'eût offensé. 
« De plus, dilril, je ne sais pas s'il est juste d'entraver Funion 
d'un homme et d'une femme, comme vous le faites, en 
refusant de consentir k un mariage que vous pouvez rendre 
malheureux, mais que vous ne sauriez empêcher. 

^ Monsieur, repris-je, vous ne connaissez pas l'homme 
qui nous opprime; je suis convaincu qu'aucun acte de 
soumission ne me vaudrait une heure de liberté. Pas plus 
tard que l'année dernière, un de ses débiteurs est mort ici 
de faim. Mais quand môme il suffirait de ma soumission 
et de mon consentement pour échanger cette sombre et 
étroite chambre contre une de ses plus somptueuses de- 
meures, je ne lui accorderais ni l'un ni l'autre, car quel- 
que chose murmure au dedans de moi que ce serait 
sanctionner l'adultère. Tant que ma fille vivra, aucun 
autre mariage de M. Thornhill ne pourra être légal k mes 
yeux. Si elle n'était plus, je serais, il est vrai, le plus vil 
des hommes d'empêcher, pour satisfaire k moq propre 
ressentiment, deux personnes qui s'aiment de s'unir. Non, 
tout méprisable qu'il est, je le souhaiterais marié, ne 
fût-ce que pour prévenir les suites fatales de ses dés- 
ordres; mais aujourd'hui ne serais-je pas le plus cruel de 
tous les pères, si , pour éviter la prison, je signais l'acte 
qui scelle le déshonneur de ma fille et la plonge au tom- 



216 LB VIGAIBE 

beau» et que, pour échapper à la souffrance, je torturasse 
le cœur de mon enfant de mille angoisses? » 

Il se rendit à la justesse de ces raisons, mais ne put se 
défendre de dire qu'il craignait que la vie de ma Glle ne 
fût déjà trop affaiblie pour me retenir longtemps prison- 
nier. « Quoique vous refusiez , continua-t-il, de rien accor- 
der au neveu , j'espère que vous n'avez pas d'objections à 
exposer toute l'affaire à l'oncle, qui a la plus haute répu- 
tation de justice et de bonté qu'il y ait dans tout le royaume. 
Je vous conseille de lui adresser par la poste une lettre où 
vous lui conterez les mauvais procédés de son neveu , et 
j'engage ma vie qu'au bout de trois jours vous aurez une 
réponse. » 

Je le remerciai de ce conseil, et me mis en devoir de le 
suivre sur-le-champ ; mais je manquais de papier, et mal- 
heureusement tout ce que nous avions d'argent avait été 
dépensé le matin pour les provisions : Jenkinson m'en 
procura. 

Je passai les trois jours suivants dans une grande anxiété, 
m'épuisant en conjectures sur la manière dont ma lettre 
serait accueillie. Ma femme redoublait ses instances pour 
obtenir de moi que je me soumisse à toutes les conditions 
plutôt que de rester là. D'heure en heure , je recevais des 
nouvelles du rapide déclin de ma pauvre fille. Le troisième 
et le quatrième jour s'écoulèrent sans apporter de réponse 
st ma lettre. Les plaintes d'un étranger contre un neveu 
favori avaient peu de chances d'être écoutées. Cette espé- 
rance s'évanouit bientôt comme toutes les autres. Mon 
âme se soutenait encore , quoique le manque d'exercice 
et le mauvais air commençassent à altérer visiblement ma 
santé : celui de mes bras qui avait souffert du feu empi- 
rait. Cependant, tandis que j'étais gisant sur la paille, 
mes enfants, assis à mes côtés, me lisaient haut tour à 
tour, ou écoutaient mes instructions et pleuraient. Mais 
les forces d'Olivia déclinaient plus vite que les miennes. 
Chaque message augmentait mes craintes et ma douleur. 
Le cinquième jour après le départ de ma lettre pour sir 



DE WAKEFIELD. 217 

William Thornhill , j'appris que mon enfant avait perdu 
la parole. Ce fut alors que je connus véritablement l«s 
horreurs de la prison. Mon cœur s'élançait de mon cachot 
au chevet du lit de ma fllle mourante, pour la consoler, 
la fortifier, recevoir ses dernières volontés et guider son 
âme vers le ciel 1 Un autre message arriva : elle était expi- 
rante, et on m'enlevait jusqu'à la triste consolation de 
pleurer près d'elle ! Un peu après, mon camarade de pri- 
son entra ; il me dit de m'armer de patience, de résigna- 
tion : elle était morte ! 

Il revint dans la matinée du lendemain, et me trouva 
avec mes deux petits , me$ seuls compagnons, qui faisaient 
d'innocents efforts pour me distraire. Us voulaient me 
faire la lecture ; ils me suppliaient de ne pas me désoler 
ainsi, disant que j'étais trop vieux pour pleurer. « Est-ce 
que notre sœur Livy n'est pas un ange à présent, papa? 
s'écria l'aîné; et pourquoi en avez-vous tant de chagrin? 
Moi, je voudrais bien être un ange, et sortir de cette 
vilaine chambre si papa venait avec moi. — Oui , ajouta le 
plus jeune des deux chérubins, le ciel où est ma sœur est 
bien plus beau que cette prison : il n'y a que des bonnes 
gens, tandis que les gens d'ici sont très-méchants. » 

M. Jenkinson interrompit leur innocent babil. Mainte- 
nant que ma fllle n'existait plus, je devais penser sérieu- 
sement, disait-il, au reste de ma famille, et essayer de 
sauver ma vie, qui s'affaiblissait chaque jour faute du 
nécessaire et d'un air salubre. Il était de mon devoir 
de sacriGer tout orgueil et tout ressentiment au bien-être 
de ceux qui n'avaient que moi pour soutien : la raison et 
la justice m'obligeaient également à tenter une réconcilia- 
tion avec mon ennemi. 

Dieu soit loué» répliquai-je , de ce qu'il ne me reste 
plus d'orgueil ! Je prendrais en mépris mon propre cœur, 
si j'y d^uvrais une étincelle de colère ou de haine. Au 
contraire, puisque mon persécuteur a été mon paroissien, 
je désire et espère pouvoir un jour présenter son Ame 
rachetée au (ribunal de rÉternel. Non, monsieur, jo n*ai 

19 



218 LE VICAIRE 

point de raacune ; et quoique cet homme m*ait ra?i ce qui 
m'était plus cher que tous ses trésors, quoiqu'il m'ait tor- 
turé l'âme (car je souffre au delà de mes forces), totit 
malade que je suis, et je suis bien mal, mon camarade, 
je n'ai au cœur aucun levain de vengeance. Je suis prêt 
maintenant à approuver son mariage, et si cet acte de 
soumission peut lui faire plaisir, qu'il sache que, si jamais 
je lui ai fait tort, j'en ai regret. » 

M. Jenkinson prit une plume , et écrivit ma soumission 
k peu près dans les termes dont je m'étais servi. Je signai, 
et mon flls partit pour porter la lettre à M. Thornhill, qui 
était alors k son château. Il alla, et revint au bout de six 
heufes avec une réponse verbale. Il avait eu de la peine à 
être admis auprès du grand seigneur, ses domestiques 
étant insolents et soupçonneux : il ne l'avait vu que par 
hasard, comme il sortait pour affaire, sans doute pour 
quelques préparatifs de son mariage , qui devait avoir lieu 
dans trois jours. Il s'était avancé de la manière la plus 
humble, et avait présenté ma lettre k M. Thornhill, qui, 
après l'avoir lue, lui avait dit que ces excuses venaient 
trop tard et étaient inutiles; qu'il avait appris ma démar* 
che près de son oncle, accueillie avec tout le mépris qu'elle 
méritait; quant k de nouvelles rédamations, elles devaient 
être adressées k son procureur, non a lui. Il ajouta que 
comme il avait cependant très-bonne opinion du discer- 
nement des deux jeunes personnes, leur intercession lui 
aurait été plus agréable. 

« Eh bien! monsieur, m'écriai-je, vous voyez mainte- 
nant k nu le caractère de l'homme qui m'écrase. Il peut 
être a la fois facétieux et cruel ; mais qu'il me maltraite a 
son gré, je serai bientôt libre, en dépit de tousses verrous. 
Je marche vers un séjour qui m'apparaît de plus en plus 
radieux k mesure que j'en approche. Cette perspective 
allège mes douleurs ; et quoique je laisse derri^ moi 
une famille d'orphelins sans secours, ils ne seront pas tout 
k fait délaissés. Peut-être quelque ami leur viendra-t-if en 
aide pour l'amour de leur pauvre père, et quelques âmes 



DB WAKEFIELD. , 219 

charilables les soulageront-elles pour Famour de notre 
père céleste. » 

Je parlais encore, lorsque ma femme, que je n'avais 
pas vue ce soir-la, entra d*un air désespéré, faisant de 
vains efforts pour articuler quelques mots. « £h quoi ! ma 
bien-aimée, m'écriai-je, voulez-vous donc accroître mes 
afflictions par les vôtres? Si aucune soumission n'a pu 
désarmer notre cruel tyran, s'il m'a condamné à mourir 
en ce lieu de misères, si nous avons perdu notre fille 
chérie, n'aurez-vous pas encore des consolations dans vos 
autres enfants quand je ne serai plus?— Il n'est que trop 
vrai que nous avons perdu la meilleure de nos filles, 
s'écria ma femme ; ma Sophie , ma bonne et chère Sophie, 
nous a été ravie ! des misérables nous l'oivt enlevée! 

— Comment, madame, s'écria Jenkinson, miss Sophie 
enlevée par des misérables! est-ce bien possible? » 

Elle resta debout, l'œil fixe, sans pouvoir répondre 
autrement que par un torrent de larmes; mais la femme 
d'un des prisonniers, qui était entrée avec elle, nous 
donna quelques détails. Elle nous dit que, pendant que 
ma fille, ma femme et elle se promenaient sur la grande 
route, a peu de distance du village, une chaise de poste 
attelée de deux chevaux, venant droit à elles, s'était 
arrêtée aussitôt. Un homme bien mis, mais qui n'était pas 
M. Thornhill, en était descendu, avait pris ma fille par le 
milieu du corps, et, la forçant d'entrer dans la voiture, 
avait ordonné au postillon de marcher, de sorte qu'en un 
moment ils avaient été hors de vue. 

« Maintenant , m'écriai-je, la mesure de mes maux est 
comblée. Il n'est au pouvoir d'aucun être humain , d'aucun 
revers, d^ajouter une angoisse de plus à ma douleur! 
Quoi ! il ne m'en reste pas une l... ne pas m'en avoir laissé 
une^ le monstre!... L'enfant qui était le plus avant dans 
mon cœur! elle, qui avait la beauté d'un ange! elle, qui 
avait presque la sagesse d'un ange!... Mais soutenez cette 
femme, elle va tomber!... Ne pas m'en laisser unel 

*— Hélas! mon ami, dit ma femme, vous avez encore 



220 LE VÎCAIHE 

plas besoin de consolations que moi. Nos malheurs sont 
grands ; mais je pourrais les endurer et bien davantage , si 
seulement je vous voyais calme. On peut m'ôter mes enfants 
et tout ce que j*ai au monde, pourvu que vous me restiez ! » 
Mon fils s'efforçait de modérer notre douleur. Il nous 
commandait de prendre courage; il espérait que nous 
aurions encore des grâces à rendre à Dieu, a Mon enfant, 
lui dis-je, regarde, et vois s'il y a au monde une seule 
chance de joie pour nous. Tout rayon d'espérance n'est-il 
pas éclipsé? Si l'horizon s'éclaircit, ce n'est qu'au delà du 
tombeau. 

— Mon cher père, reprit-il, ne parlez pas ainsi. Une 
chose du moins peut vous donner un moment de répit : 
j'ai une lettre de mon frère Georges. 

— De lui, mon enfant? interrompis-je; connaît-il nos 
malheurs? J'espère que le ciel lui a épargné une partie des 
souffrances de sa pauvre famille? 

— Oui, père, il est parfaitement content, heureux et 
gai ; sa lettre n'apporte que de bonnes nouvelles : son co- 
lonel, dont il est le favori, lui a promis de le faire 
nommer à la première lieutenance vacante. 

— EstKïe bien sûr? s'écria ma femme; est-il bien sûr 
que rien de malheureux ne soit arrivé à mon fils? 

— Rien, en vérité, ma mère, répondit Moïse; vous 
lirez sa lettre , qui vous réjouira , et si quelque chose au 
monde peut vous consoler, c'est assurément ce qu'il écrit. 

— Mais est-il bien certain, répéta-t-elle encore, que la 
lettre soit de lui, et qu'il soit réellement heureux? 

— On ne peut plus certain, ma mère; il sera un jour 
l'honneur et le soutien de notre famille. 

— Alors, bénie soit la Providence, s'écria-t-elle , de ce 
que ma dernière lettre ne lui est pas parvenue I Oui, mon 
cher, ajouta-t-elle en se tournant vers moi , j'avoue que la 
main de Dieu, qui s'est appesantie sur nous dans tant 
d'autres circonstances, nous a secourus cette fois. Pavais 
écrit à mon fils dans toute l'amertume de ma colère , le 
conjurant, s'il attachait du prix à la bénédiction de sa 



DE WAKEPIBLD. 221 

mère, s*il avait un cœur d*hoinme, de veillera ce que 
justice fût faite h son père et a sa sœur, et de venger notre 
cause. Mais grâces en soient rendues à celui qui dirige 
toutes choses, la lettre s'est égarée, et je suis tranquille. 

— Femme, repris-je, tu as mal agi, et dans tout autre 
moment mes reproches seraient plus sévères. Oh 1 à quel 
effroyable abîme as-tu échappé I tu t*y engloutissais avec 
ton fils sans espoir de salut. En vérité, la Providence a été 
plus miséricordieuse pour nous que nous-mêmes; elle a 
réservé ce fils pour qu'il fût le père et le protecteur de 
nos enfants après ma mort. Quelle injustice b moi de 
me plaindre d'être privé de toutes consolations , quand 
j'apprends qu'il est heureux, qu'il ignore nos peines , ^u'il 
a été sauvé pour soutenir sa mère dans son veuvage, pour 
protéger ses frères et sœurs! Mais quelles sœurs lui reste- 
t-il? Hélas! il n'a plus de 'sœurs! elles sont mortes, par- 
ties! toutes m'ont été enlevées, et je suis perdu! 

— Père, interrompit mon fils, laissez-moi vous lire 
cette lettre, elle vous calmera , j'en suis sûr; et il lut haut 
ce qui suit : 

a Mon vénérable père , 

» Je me dérobe pendant quelques instants aux plaisirs 
» qui m'entourent, pour me reporter en imagination vers 
» des objets qui me plaisent davantage , vers notre cher 
» petit foyer domestique : je me représente le groupe 
» bien-aimé prêtant l'oreille a chaque ligne avec un con- 
» tentement calme; je revois avec délice ces visages que 
» l'ambition ou la douleur n'ont jamais flétris; mais, 
» quelles que soient ces paisibles joies d'intérieur, je suis 
» certain d*y ajouter encore en vous annonçant que je 
9 suis parfaitement content de mon sort et heureux ici de 
» toutes façons. 

» Notre régiment a reçu contre-ordre, et ne quitte pas 
» TAngletcrrc. Le colonel, qui m'a pris en amitié, me 
» mène avec lui dans tous les salons, et après la première 

10* 



222 LB VICAIRE 

» visite je suis reçu avec une considération qui va croîs- 
» sant. J'ai dansé hier soir avec ladyG....» et s* il m'était 

» possible d'oublier vous savez qui.... peut être mes 

» intentions seraient-elles bien venues; mais il est dans 
» ma destinée de me souvenir, tandis que la plupart de 
» mes amis absents m'oublient. Je crains que vous ne 
» soyez de ce nombre, mon cher père, car voilà bien 
» longtemps que j'aspire au plaisir de recevoir une lettre 
» de la maison , et toujours en vain. Olivia et Sophie 
» avaient aussi promis de m'écrire ; elles semblent avoir 
» perdu la mémoire : dites-leur qu'elles sont d'insignes 
» ingrates et que je suis furieux contre elles. Mais je ne 
H sais comment il se fait que , dès que je veux gronder et 
» faire tapage, mon cœur s'attendrit et se remplit d'émo- 
» tiens plus douces : diles-leur donc qu'après tout je les 
» aime tendrement, et soyez assuré que je demeurerai 
» toujours 

» Votre Gis soumis. » 

« Dans tous nos malheurs, m'écriai-je, que de remer- 
ciments n'avons-nous pas à faire à Dieu, de ce qu'un 
membre de la famille est du moins à l'abri de ce que nous 
souffrons! Que le ciel l'ait en sa garde et lui conserve du 
bonheur, pour qu'il puisse être un jour l'appui de sa 
pauvre mère et de ces deux innocents, seul patrimoine 
que j'aie a lui laisser! Puisset-il préserver leur âme des 
tentations du besoin, et devenir leur guide dans le sentier 
de l'honneur! » 

J'achevais à peine ces paroles, qu'un bruit tumultueux 
monta de la prison au-clessous de nous; il cessa, et bientôt 
après un cliquetis de chaînes se fit entendre le long du 
corridor qui menait à ma chambre. Le geôlier entra, con- 
duisant un homme tout sanglant, blessé et chargé des fers 
les plus lourds. Je regardai avec pitié le malheureux qui 
s'avançait; mais quelle ne fut pas mon épouvante en 
reconnaissant mon propre fils ! 

a Georges! mon Georges! est-ce bien toi que je revois? 



^ • -.A 



DE WAKBFIELD. 228 

blessé! enchaîné ! Est-^e donc là ton bonheur? esl-ce ainsi 
que tu nous reviens? Oh I cette vue me brise le cœuri Que 
ne puis-je mourir I 

— Où est votre force, mon père? répliqua mon fils d^une 
voix ferme : je dois subir mon châtiment; la loi réclame 
ma vie, qu'elle la prenne ; quoique j*aie perdu tout espoir 
de pardon, je me réjouis du moins de n'avoir point 
commis de meurtre. » 

Je gardai le silence quelques minutes, essayant de 
maîtriser mes passions; mais je crus mourir de i*effort : 
« O mon enfant! m*écriai-je, mon ccsar saigne de te voir 
ainsi, et de ne pouvoir rien, rien pour toi! Alors même 
que je te croyais béni, que je priais pour ta sûreté, te 
retrouver ainsi enchaîné, blessé! £t cependant les jeunes 
sont heureux de mourir! Je suis vieux, moi, bien vieux, 
et j*ai vécu pour voir ce jour, pour voir tous mes enfants 
tomber autour de moi avant le temps, tandis que je leur 
survis au milieu.de ruines! Puissent toutes les malé- 
dictions qui ont jamais perdu une âme pleuvoir sur le 
meurtrier de mes enfants! puisse-t-il vivre comme moi 
pour 

— Arrêtez, père, reprit mon fils, ne me faites pas 
rougir de vous. Quoi! oublieux de votre âge, de votre 
sainte et pacifique mission, anticipant la justice du ciel, 
lancerez-vous des malédictions qui retomberont sur votre 
tête blanche pour la foudroyer? ^on, mon père, ne 
songez qu'à me préparer à la mort ignominieuse que je 
dois bientôt subir , armez moi d'espérance et de résolu- 
tion, donnez-moi le courage de boire l'amer calice qui 
m'est réservé. 

— Mon fils, tu ne dois pas mourir ; je suis sûr qu'aucune 
de tes actions n'a jamais pu mériter un pareil châtiment. 
Mon Georges n'a pu se rendre coupable d'aucun crime qui 
eût déshonoré ses aïeux. 

— Ma faute, répliqua mon fils, est, je le crains, de 
celles qu'on ne pardonne point. Lorsque je reçus la lettre 
de ma mère, je partis aussitôt, décidé à punir le perfide 



224 LE VICAIRE 

qui nous avait ravi l'honneur ; je lui adressai un cartel (65), 
auquel il répondit, non en personne, mais en envoyant 
quatre de ses domestiques pour s*empar6r de moi. Je 
blessai celui qui m'assaillit le premier, et, je le crains, 
dangereusement; les autres me firent prisonnier. Le lâche 
est décidé à user de toute la rigueur de la loi contre moi. 
Les preuves sont évidentes, j'ai appelé en duel , et comme 
j*ai le premier transgressé la loi , je ne vois pas d*espoir de 
pardon. Mais que de fois ne m'avez-vous pas exhorté au 
courage, h la force d'âme? c'est à vous maintenant, mon 
père, à m'en donner l'exemple. 

— Et je te le donnerai , mon fils, répliquai-je; je plane 
maintenant au-dessus de ce monde et de tous ses plaisirs. 
De ce moment je brise les liens qui attachaient mon cœur à 
la terre; préparons-nous tous deux pour l'éternité. Oui, 
mon fils y je t'ouvrirai le chemin; mon âme guidera la 
tienne dans son ascension, car nous prendrons notre essor 
ensemble. Je vois maintenant que tu n'as plus de merci à 
espérer ici-bas. Il te faut implorer ton pardon au tribunal 
^prém«, devant lequel nous comparaîtrons bientôt. Mais 
ne soyons point avares de nos exhortations ; que tous nos 
compagnons de captivité en profitent. Bon geôlier, per- 
mettez-leur d'entrer ici , afin que je m'efforce encore une 
fois de les rendre meilleurs. » 

En parlant ainsi , je fis un effort pour me soulever de 
dessus ma paille; mais la force m'abandonna, et je ne 
pus que m'appuyer contre le mur. Les prisonniers s'assem- 
blèrent à ma demande , car ils aimaient à entendre mes 
conseils ; mon fils et sa mère me soutenaient de chaque 
côté. Je regardai si personne ne manquait à l'appel, et 
j'adressai à tous le discours suivant. 



DE WAKEriEU). 235 



CHAPITRE XXIX. 



Démonstration de l'équité de la Providence envers les heureux et 
les malheureux. — 11 ressort de la nature même du plaisir et de 
la douleur , que les malheureux doivent trouver une compen- 
sation à leurs souffrances dans la vie future. 



« Mes amis, mes enfants, mes compagnons d'infortune, 
quand je réfléchis a la répartition des biens et des maux 
ici-bas, je vois que s'il a été donné à l'humanité de beau- 
coup jouir y il lui a été donné de souffrir encore plus. 
Quand nous visiterions le monde entier, nous n'y trou- 
verions pas un seul homme assez heureux pour n'avoir 
rien à désirer, et des milliers prouvent chaque jour par le 
suicide qu'il ne leur reste plus d'espérance. Il semble donc 
que le bonheur ne puisse être complet dans cette vie, tandis 
que le malheur y est sans limites. 

» Pourquoi sommes-nous voués à la douleur? pourquoi 
notre misère est-elle nécessaire à la félicité universelle? 
pourquoi, lorsque la perfection de tout système résulte de 
la perfection de chacune de ses parties, le grand système 
a-t-il besoin, pour être parfait, de parties non-seulement 
subordonnées à d'autres, mais incomplètes en elles- 
mêmes? Ce sont là des questions impossibles a résoudre, 
et dont la solution, si elle était connue, serait peut-être 
inutile. La Providence a jugé à propos d'éluder sur ce point 
notre curiosité , se contentant de nous accorder quelques 
motifs de consolation. 

m 

» Dans son ignorance, l'homme a appelé à son aide la phi- 
losophie; et le ciel^ voyant combien celle-ci était impuis- 
sante à nous consoler, nous a donné la religion. Les con- 
solations de la philosophie sont ingénieuses, mais fausses. 



226 LE VICAIRE 

Elle nous dit que la vie est remplie de biens si nous savons 
en jouir; d'autre part, que si nous avons d'inévitables 
souffrances k endurer sur cette terre, la mort nous en dé- 
livrera bientôt. Ainsi ces consolations se détruisent l'une 
Tautre : car si la vie est un temps de délices» sa brièveté 
est un mal ; et si elle est longue, elle ne sert qu'à prolonger 
nos maux : là gît la faiblesse de la philosophie. La religion 
parle un autre langage. L'homme est ici-bas, nous dit-elle, 
pour épurer son âme et la préparer à un séjour meilleur. 
Quand le juste abandonne sa dépouille mortelle et devient 
pur esprit , il découvre que le bonheur du ciel a com- 
mencé pour lui ici-bas, tandis que le méchant, déformé 
et souillé par ses vices, ne quitte son corps qu'avec effroi , 
et se sent déjà sous le poids de la vengeance céleste. C'est 
donc de la religion que, dans toutes les circonstances de 
la vie , nous devons attendre un véritable soulagement. 
Si nous sommes heureux , quelle joie de penser que nous 
pouvons rendre ce bonheur éternel ! Si , au contraire, nous 
souffrons, n'est-il pas consolant de savoir qu'un lieu de 
repos nous est réservé? Ainsi la religion promet aux uns 
la continuation de leur bonheur, aux autres le terme de 
leurs souffrances. 

» Mais, quoiqu'elle soit tendre à toute l'humanité, elle 
réserve aux malheureux des récompenses particulières : 
les malades, les pauvres, nus et sans abri, ceux que leur 
fardeau accable, les captifs, ont la plus large part aux 
promesses de la loi sacrée. Le divin auteur de notre reli- 
gion se proclame partout l'ami du malheureux ; et , bien 
différent en cela des faux amis du monde , il prodigue 
toutes ses caresses aux délaissés. Les esprits irréfléchis ont 
blâmé cette partialité; ils y ont vu une préférence qu*aucun 
mérite ne justifie. Mais ils ne pensent pas qu'il n'est point 
au pouvoir même du ciel de faire que la promesse d'une 
éternelle félicité ait autant de prix pour les heureux de ce 
monde que pour ceux qui souffrent. Aux premiers, l'éter- 
nité n'est qu'un bienfait de plus, puisqu'elle ne fait qu'ac- 
croître une félicité qu'ils possèdent déjà; aux derniers 



^1 



DR WAKEFIfiLD. 227 

c'est un double trésor, car elle allège leurs souffrances ici- 
bas, et leur assure, par delb , la récompense des joies 
célestes. 

» La Providence se montre encore, à d'autres égards, 
plus miséricordieuse au pauvre qu'au riche. En rendant la 
vie future plus désirable, elle adoucit la sortie de ce 
monde : les malheureux sont depuis longtemps familia- 
risés avec tous les aspects de la terreur. L'homme de dou- 
leurs se couche tranquillement pour mourir, sans biens à 
regretter, sans liens à rompre qui entravent son départ. 
Dans cette séparation dernière , il ne ressent que la lutte 
de l'agonie , et il a souvent fléchi sous le poids d'angoisses 
aussi cruelles; car, passé un certain degré de souffrance, 
la compatissante nature amortit par Pinsensibililé chaque 
coup que nous porte la mort. 

» La Providence a donc donné aux malheureux , dès 
celte vie, des avantages sur les heureux, plus de bonheur 
à mourir, et dans le ciel toute la supériorité de jouissance 
qui peut naître du contraste; et cette supériorité, mes 
amis, n'est point à dédaigner, elle est comptée parmi les 
joies du pauvre dans la parabole. Quoique Lazare fût déjà 
dans les cieux, et qu'il en goûtât tous les ravissements , il 
est dit , comme surcroît de bonheur, que jadis il avait 
souffert, et qu'il est maintenant consolé ; qu'il avait connu 
le malheur, et qu'il sait maintenant ce que c'est que la 
joie. 

» Ainsi , mes amis , vous le voyez , la religion fait ce que 
la philosophie n'a jamais pu faire : elle montre le ciel 
également juste envers les heureux et les malheureux, et 
range au môme niveau toutes les jouissances humaines. 
Elle donne au riche et au pauvre le même bonheur à ve- 
nir, les mômes espérances, le môme droit d'y espérer. Si 
les riches ont le privilège de goûter les plaisirs de ce 
monde, les. pauvres, au sein d'une félicité sans fin , ont 
l'inépuisable satisfaction de savoir ce qu'est le malheur; 
et si cet avantage parait peu de chose, il est cependant 



228 LB VICAIBE 

éternel , et compense par sa durée ce que le bonheur des 
grands de la terre a pu avoir de plus intense. 

» Ce sont là des consolations propres aux malheureux , 
et qui les élèvent au-dessus des autres hommes, bien que, 
sous tant d'autres rapports, ils soient mis au dernier 
rang. Ceux qui veulent connaître les misères du pauvre 
doivent vivre de sa vie, endurer comme lui. Vanter les 
avantages temporels dont il jouit, c'est répéter ce que per- 
sonne ne croit ni ne pratique. Les hommes qui ont le né- 
cessaire ne sont pas pauvres; mais ceux auxquels ce 
nécessaire manque sont vraiment misérables! Oui, mes 
amis, notre lot est de souffrir. Les vains efforts d'une ima- 
gination exaltée ne peuvent tromper les besoins de la 
nature, ne peuvent donner une douceur vivifiante à l'hu- 
mide vapeur d'un cachot, ni calmer les battements d'un 
cœur brisé. Le philosophe, étendu sur sa couche moel- 
leuse, nous dira que ce sont choses à vaincre. Mais, hélas I 
l'effort que nous faisons pour les vaincre est encore une 
plus grande douleur. La mort n'est rien, et tout homme 
peut lui faire face ; mais les tourments sont d'horribles 
épreuves que peu de gens savent endurer. 

» C'est à nous surtout, ô mes amis , que les promesses 
du ciel doivent être chères; car, si nous devions trouver 
dans cette vie notre seule récompense , nous serions en 
vérité les plus misérables des créatures. Je regarde ces 
sombres murs , faits pour nous glacer d'épouvante autant 
que pour nous emprisonner; cette pâle lueur, qui ne sert 
qu'à montrer l'horreur de ce sépulcre ; ces fers dont la 
tyrannie nous accable, ou que le crime a rendus néces- 
saires. Je vois vos visages amaigris ! j'entends vos gémis- 
sements! O mes amis, quelle joie d'échanger le ciel 
contre tout cela 1 de traverser des réglons inconnues avec 
la rapidité de la pensée>1 libres comme l'air, de s'ébattre 
aux rayons d'une éternelle béatitude , de chanter d'éternels 
hymnes de louanges, sans maître qui nous menace ou 
nous insulte, toujours en présence de la bonté suprême 



DB WAKEFIBLD. 229 

SOUS sa plus ravissante forme ! Quand je pense à ces choses , 
la mort m*apparaît comme le messager des plus joyeuses 
nouvelles; son aiguillon le plus acéré devient mon espé- 
rance et mon appui. Qu'y a-t-il dans 1^ vie qui puisse m'ar- 
racher un regret? quelles sont les splendeurs du monde que 
je ne puisse repousser du pied , en vue des splendeurs du 
ciel? Les rois mêmes, du fond de leurs palais, soupirent 
après ces biens; mais nous, du fond de nos misères, nous 
aspirons vers oui de toute Fardeur de nos brûlants désirs. 
» Mats ces félicités seroDt-elles notre partage? Oui, si 
nous tentons de les obtenir; et il y a une consolation à 
penser que notre captivité nous sauve d'une foule de ten- 
tations qui entraveraient notre marche. Efforçons-nous de 
conquérir ces félicités, et elles nous appartiendront infail- 
liblement, et cela avant peu; car, si nous regardons en 
arrière, le passé de notre vie nous semble up point dans 
l'espace, et ce qui nous reste de jours s'écoulera encore 
plus vite. A mesure que nous vieillissons, les journées 
semblent se racourcir, et, familiarisés avec le temps , nous 
perdons le sentiment de sa durée. Prenons donc courage , 
car nous touchons au terme : bientôt nous déposerons le 
pesant fardeau que nous imposa le ciel; et quoique la 
mort, seule amie des ja;ialheureux , leurre un temps le 
voyageur harassé, et, toujours en vue, fuie toujours 
devant lui comme son horizon , cependant le temps viendra 
où nos labeurs seront finis, où les heureux et les grands 
du monde ne nous fouleront plus aux pieds, où nous 
nous rappellerons avec joie nos souffrances passées, où 
nous serons entourés d'amis, de ceux qui méritent d'être 
aimés de nous, où notre bonheur dépassera les paroles , et, 
pour comble de béatitude, sera sans limite et sans fin. » 



20 



230 LB TtCilBB 



CHAPITRE XXX. 



Le tiel commence à s'éclaircir. — Si nous ne cédons pas à ]a 

fortune , la fortune noos cédera. 



Lorsque j*eus fini, et que mon auditoire se fut retiré, 
le geôlier, homme des plus humains pour sa profession , 
me dit qu*il espérait que je ne lui en voudrais pas de ce 
que son devoir Tobligeail à faire passer mon fils dans une 
cellule mieux gardée : il ajouta qu'il serait permis à Geor- 
ges de me visiter tous les matins. Je le remerciai de sa 
clémence, et serrant la main de mon pauvre garçon , je 
lui dis adieu , lui recommandant de ne pas perdre de vue 
la grande épreuve qui l'attendait. 

Je m'étendis de nouveau sur ma paille, et un de mes 
enfants, assis \ mon chevet, lisait haut pour moi, quand 
M. Jenkinson vint m'annoncer qu'on avait des nouvelles 
de ma fille. Quelqu'un l'avait vue, il y avait environ deux 
heures, en compagnie d'un étranger. Ils s'étaient arrêtés 
pour se rafraîchira un village voisin, et semblaient se di- 
riger vers la ville. Le geôlier arriva presque aussitôt, 
d'un air d'empressement et de plaisir, pour me dire que 
ma fille était retrouvée. Un moment après, Moïse accou- 
rut, criant que sa sœur Sophie était en bas, et allai! 
monter avec notre ancien ami, M. Burchell. 

Enfin ma chère fille entra, et, presque égarée par la 
joie, se jeta k mon cou dans un transport d'affection. 
Les larmes et le silence desa mère montraient a quel point 
elle était émue. 

« Cher père, s'écria la charmante fille, voici lé^.digne 
homme à qui je dois ma délivrance. C'est k l'intrépidité 



i 



DE WÀKBFIBLD. 231 

de monsieur que je suis redevable de mon bonheur et de 
mon saiul ! » Un baiser de M. BurcheU , qui paraissait 
encore plus joyeux qu'elle , l'empêcha d'achever. 

« Ah ! monsieur BurcheU I m'écriai-je , vous nous trouvez 
dans un misérable lieu ; les choses ont bien changé depuis 
la dernière fois que vous nous avez vus. Vous avez toujours 
été notre ami. Il y a longtemps que nous avons découvert 
notre erreur et déploré notre ingratitude ; j'ai presque 
honte de vous regarder en face, après en avoir si mal agi 
avec vous. Mais j'espère que vous me pardonnerez ; j'étais 
la dupe d'un lâche misérable qui , sous le masque de 
l'amitié , m'a perdu , moi et les miens. 

--Il m'est impossible de vous pardonner, répliqua 
M. BurcheU, puisque vous n'avez jamais mérité mon res- 
sentiment. J'ai vu en partie votre erreur; mais comme il 
ne dépendait pas de moi de vous désabuser, je ne pouvais 
que vous plaindre. 

—J'avais toujours pensé, repris-je, que vous aviez 
l'âme noble, et maintenant je le vois. Mais dis-moi , chère 
enfant, comment tu as été délivrée, et quels étaient les 
coquins qui s'étaient emparés de toi. 

— En vérité, père, je l'ignore; je ne sais encore quel 
est l'homme qui m*a enlevée. Tandis que je me promenais 
avec ma mère, il s'approcha de nous par derrière, el avant 
que je pusse crier au secours , il me força d'entrer dans une 
chaise de poste. Les chevaux partirent sur-le-champ. Nous 
rencontrâmes sur la route plusieu rs personnes que j'appelai 
à mon aide; mais elles ne firent aucune attention à mes 
prières. Cependant ce misérable employait toutes sortes 
d'artifices pour m'empécher de crier. Il me flattait et me 
menaçait tour à tour, jurant que, si je voulais garder le 
silence, il ne me serait fait aucun mal. J'avais déchiré le 
store qu'il avait baissé ; j'aperçus de loin, imaginez qui?... 
notre ancien ami, M. Burchéli, marchant avec sa vitesse 
ordinaire , et tenant à la main ce grand bâton , objet de nos 
éternelles railleries. Dès que nous fûmes à portée de la 
voix, je l'appelai par son nom, le suppliantde me secourir. 



232 LB VICAIRB 

Je répétai mes exclamaltons plifSieurs fois ; efifiii ri cria 
au postillon d'arrêter. Celui-ci n'en tint compte , et n'en 
alla que plus vite. Je crus alors impossible que M. Bur- 
chell pût nous atteindre; mais, en moins d'uae minute , je 
le revis courant à côté des chevaux. D*un coup de canne 
il jeta le postillon à bas : une fois leur conducteur tombé , 
les chevaux s'arrêtèrent d'eux-mêmes. Mon compagnon 
sauta hors de la voiture en vociférant des jurements et des 
menaces; il tira son épée et ordonna à M. Burchell de 
quitter la place au péril de sa vie ; mais mon libérateur s'é- 
lança sur lui , mit son épée en pièces, et le poursuivit pen- 
dant près d'un quart de mille sans pouvoir l'atteindre. J'étais 
sortie de la voilure , afin d'aider mon généreux défenseur ; 
mais il revint bientôt triomphant. Le postillon , qui avait 
repris connaissance, voulait aussi s'échapper ; M Burchell 
lui enjoignit, à ses risques et périls , de remonter à cheval 
et de nous reconduire en ville. Voyant qu'il lui était im- 
possible de résister, il obéit avec répugnance. La blessure 
qu'il avait reçue me semblait grave ; il continuait à se 
plaindre de la douleur chemin faisant, de sorte qu'à la 
fin il excita la compassion de M. Burchell, qui consentit, 
à ma prière, à en prendre un autre dans l'auberge où 
nous nous arrêtâmes au retour. 

— Sois la bienvenue , mon enfant, m'écriai-jc; et vous, 
son généreux libérateur, soyez mille fois bienvenu et béni ! 
nous vous ferons faire maigre chère, mais nos cœurs sont 
joyeux de vous recevoir. Et maintenant^ monsieur Bur- 
chell , que vous avez délivré ma fille , si vous la jugez une 
digne récompense d'un tel service , elle est à vous. Si vous 
pouvez condescendre à vous allier k une famille aussi pau- 
vre que la nôtre , prenez-la. Obtenez son consentement ; je 
sais que vous avez gagné son cœur, comme vous avez" gagné 
le mien. Et laissez-moi vous dire, monsieuf, que ce n'est 
pas un mince trésor que le don que je vous fai^ ; on a , il 
est vrai, vanté quelquefois sa beauté , mais ce n'est pas la 
ce dont je parle, c'est dans son âme que gît sa richesse. 

—Je suppose, monsieur, reprit M. Burchell, que vous 



DE WAKBFIELD. 233 

connaissez ma situation et Flncapacité où je suis de la faire 
vivre comme elle le mérite. 

—Si celte objection , répliquai-je , est Un moyen d'élu- 
der mon offre, je la retire; mais je ne connais pas d'homme 
plus digne de la posséder que vous ; et si je pouvais lui 
donner des millions, et que mille prétendants me la de- 
mandassent, mon digne et brave ami Burchell aurait en- 
core la préférence. » 

Son silence à tout ceci semblait un humiliant refus. 
Sans faire la moindre réponse à mon offre , il demanda si 
Ton pouvait se procurer des rafraîchissements à l'auberge 
voisine , et quand on lui eut dit que oui , il ordonna qu'on 
apportât le meilleur dîner qui se pût apprêter en peu de 
temps , douze bouteilles d'excellent vin et quelques liqueurs 
fortifiantes pour moi, ajoutant avec un sourire que, pour 
cette fois, il voulait faire un petit extraordinaire. Quoique 
dans une prison , il n'avait jamais , dîsait^il , été plus dis- 
posé h la gaîté. Un garçon d'auberge vint bientôt faire les 
préparatifs du repas. Une table nous fut prêtée par le 
geôlier, qui] redoublait d'assiduité. Les bouteilles de vin 
furent disposées symétriquement , et on nous servit deux 
plats fbrt bien accommodés. 

Ma iille ne savait rien encore de la triste position de son 
pauvre frère; personne de nous n'avait le courage de trou- 
bler sa joie par cette fatale nouvelle. Mais j'essayais en 
vain de paraître gai , la préoccupation du sort de mon fils 
perçait malgré tous mes efforts pour dissimuler, et je finis 
par attrister notre petite fête en racontant ses malheurs, 
et en exprimant le désir qu'il lui fût permis de partager 
avec nous ce moment de satisfaction. Après que nos con- 
vives furent un peu remis de la consternation où les avait 
j'ctés mon récit, je priai qu'on voulût bien aussi admettre 
M. Jenkinson , mon camarade de prison. Le geôlier m'ac- 
corda ma prière d'un air de soumission inaccoutumée. Dès 
que le bruit des fers de mon fils se fit entendre dans le cor- 
ridor, sa sœur courut au-devant de lui. M. Burchell me de- 
manda s'il ne se nommait pas Georges. Sur ma réponse 

20' 



384 L£ V1C4IRE 

affirmative» il garda le silence. A son entrée dans la 
chambre , je remarquai que Georges regardait M. Burchell 
d'un air d'étonnement et de respect. 

« Viens, mon fils, m'écriai-je; quoique nous soyons 
tombés bien bas , il a plu a la Providence de nous accorder 
quelque relâche à nos maux. Ta sœur nous est rendue, et 
voilà son libérateur. C'est à ce brave homme que je dois 
d'avoir encore une 011e : tends-lui , mon enfant, une main 
amicale ; il a droit à notre plus vive reconnaissance. » 

Mon fils semblait, tout ce temps, ne pas entendre ce 
que je disais, et demeurait immobile dans la même atti- 
tude respectueuse. « Mon cher frère, s'écria sa sœur, pour- 
quoi ne remercies-tu pas mon généreux libérateur? Les 
braves doivent s'entr* aimer. » 

Il restait toujours étonné et silencieux, jusqu'à ce que 
notre hôte, se voyant enfin reconnu^ et reprenant la di- 
gnité qui lui était naturelle , pria Georges d'approcher. 
Jamais je ne vis rien de si imposant que son maintien et 
toute sa personne. Le plus beau spectacle de l'univers, a 
dit un cerlain philosophe (56) , est l'homme de bien aux 
prises avec l'adversité ; il en est cependant un plus grand , 
c'est l'homme de bien venant la soulager. Après avoir con- 
sidéré mon fils quelque temps avec une grave sévérité : « Je ' 
vois , dit-il , jeune téméraire, que le môme crime... » 

Ici il fut interrompu par un des guichetiers, qui venait 
annoncer qu'un personnage de distinction, arrivé à la 
ville en équipage avec une nombreuse suite , présentait 
ses respects au gentilhomme qui était avec nous, et 
lui faisait demander à quel moment il voudrait bien lui 
accorder l'honneur de le recevoir, i Dites-lui d'attendre, 
s*écria notre hôte; je le recevrai à mon loisir. » Et, se 
tournant de nouveau vers mon fils : « Je vois , monsieur, 
continua-t-il , que vous vous êtes, encore rendu coupable 
de la faute que je vous avais déjà reprochée et à laquelle 
la loi réserve un juste châtiment. Vous vous imaginez peut- 
être que votre dédain pour votre propre vie vous donne le 
droit de trancher celle d'un aulre; mais où est la diffé- 



DE WAKBFIBLD. 23.S 

rence, monsteiir, entre un duelliste qui hasarde une exis- 
tence de peu de valeur, et Tassassin qui frappe à coup sûr? 
La fraude du joueur est-elle moindre, parce qu*il peut al- 
léguer qu*il a mis son enjeu sur la table ? 

— Hélas I monsieur, m'écriai-je, qui que voiis soyez, 
prenez en pitié une pauvre créature égarée. Ce qu'il a fait 
n'a été que par obéissance pour une mère aveugle , qui , 
dans Tamei^tume de son ressentiment , lui a enjoint , sous 
peine de renoncer à sa bénédiction, de venger son injure. 
Voici la lettre, monsieur ; elle vous convaincra de Timpru- 
dence de celle qui l'a écrite , et atténuera le crime de mon 
fils. » 

Il prit la lettre , et la parcourant rapidement : « Quoique 
ce ne soit point une excuse complète, dit-il , c'est une ex- 
plication de sa faute qui m'engage à la lui pardonner. 
J'imagine, monsieur, continua-t-il en prenant avec bonté 
la main de mon 61s, que vous êtes surpris de me trouver 
ici; mais j'ai souvent visité des prisons dans des occasions 
moins importantes. Je viens aujourd'hui veiller à ce que 
justice soit faite k un digne homme, pour lequel j'ai la 
plus sincère estime. Je suis demeuré longtemps spectateur 
caché des bonnes actions de votre père ; j'ai joui , dans son 
humble demeure, de respects que ne souillait pas la flat- 
terie ; l'attrayante simplicité de son foyer domestique m'a 
fait goûter plus de bonheur que les cours n'en peuvent 
donner.^Mon neveu sait dans quelles intentions je suis 
ici, lui-même vient d'arriver. 11 y aurait injustice, pour lui 
comme pour vous, à le condamner avant mûr examen : s'il 
a eu des torts, ils seront réparés ; car je puis dire, sans 
crainte d'être démenti , que jamais personne n*a élevé un 
doute sur la justice de sir William Thornhill. » 

Nous découvrîmes alors que le personnage que nous 
avions si longtemps traité d'égal à égal , et reçu comme 
un compagnon amusant et inoffensif , n'était autre que le 
célèbre sir William Thornhill , également renommé pour 
ses vertus et ses bizarreries. Le pauvre M. Burchell était 
par le fait propriétaire d*une immense fortune, homme 



] 



2.16 LE VICAIRE 

d^un grand crédit, écouté au sénat avec applaudissement, 
€t par tous les partis avec conviction , ami de son pays , 
mais fidèle ^ son roi. Ma pauvre femme semblait frappée 
de terreur, au souvenir de son ancienne familiarité. Afais 
Sophie 9 qui un moment auparavant le regardait comme 
son futur, voyant Fénorme distance que la fortune mettait 
entre eux , ne put retenir ses larmes. 

t Ah! monsieur, s'écria ma femme d*un ton piteux , 
comment pourrai-je jamais obtenir votre pardon ? Mes dé- 
dains la dernière fois que j'eus Thonneur de vous rece- 
voir chei moi, les audacieux sarcasmes que je me permis 
de vous lancer... Ah! je le crains, vous ne me le par- 
donnerez jamais I — Ma chère bonne dame , tépliqUa-t-il 
avec un sourire , si vous m'avez lancé des épigrammes y 
je ne suis pas demeuré en reste, et je laisse à la corn* 
pagnie à décider si mes bons mots ne valaient pas les vô- 
tres. A dire vrai , je ne connais personne avec qui je fusse 
disposé à quereller aujourd'hui , si ce n*est le drôle qui 
a si fort effrayé celte chère enfant ; je n*ai pas même eu 
le temps de l'examiner assez pour donner son signalement 
à la justice. Dites, Sophie, ma chère, pourriez-vous le 
reconnaître? 

— En vérité , monsieur, répondit-elle, je n'oserais l'af- 
firmer ; cependant je me rappelle qu'il avait une grande 
marque au-dessus d'un des sourcils. — Pardon, mademoi- 
selle, interrompit Jenkinson, qui se trouvait là, veuillez 
me dire si le drôle portait ses propres cheveux roux. — Je 
crois que oui, s'écria Sophie. —Et votre seigneurie, con- 
finua-t-il en se tournant vers sir William , a-t-elle observé 
la longueur de ses jambes ? — Je ne sais trop rien de leur 
longueur, dit le baronnet, mais je suis convaincu de leur 
agilité, car il m'a dépassé à la course, ce dont je croyais 
peu de gens capables dans tout le royaume. — Sous le bon 
plaisir de voire seigneurie, s'écria Jenkinson , je connais 
l'homme ! c'est certainement lui ; le meilleur coureur de 
rAngleterre! il a battu Pinwirc de Newcasllc : il se nomme 
TimoUice Buxlcr; je le connais parfaitement, ainsi que s» 






B£ WAKEFIELD. 237 

retraite actaelte. Si votre seigneurie veut bien ordonner 
au geôlier de mé donner deux de ses hommes, je m'engage 
à TOUS FaBliéner éhns m» heure au pins. » 

Le geôlier fut appelé et parut aussitôt. Sir William loi 
demanda s'il le connaissait. 

« Oui , avec la permission de votre seigneurie , je con- 
nais bien sir Williaim Thornhill ; et quiconque a entendu 
parler de ce seigneur a envie de le connaître encore da- 
vantage. 

— Eh bien donc, dit le baronnet, je vous prie de per- 
mettre à cet homme et à deux de vos gens d'aller par mes 
ordres s'acquitter d'un message; et comme j'ai une mis- 
sion de paix pour le district (S7), je prends sur moi toute 
responsabilité, et me fais votre caution. — Votre ordre 
sufGt, répliqua l'homme; vous pouvez les envoyer sur 
l'heure d'un bout à l'autre de l'Angleterre, partout où vo- 
tre seigneurie le jugera convenable, o 

Le consentement du geôlier obtenu, Jenkinson fut dép<^- 
ché a la poursuite de Timothée Baxter, tandis que nous 
nous amusions des tendresses de notre plus petit garçon 
Bill, qui, entrant dans la chambre et voyant sir William, 
grimpa au plus vite sur le dos de sa chaise pour l'embras- 
ser. Sa mère allait le châtier de cet excès de familiarité, 
mais le digne homme l'en empêcha, et, prenant l'enfant 
tout en guenilles sur ses genoux : « Quoi I Bill , mon joufflu 
camarade, s'écria-t-il , tu te souviens donc encore de ton 
vieil ami Burchell ? — Et te voilà aussi, Dick , mon grand 
garçon ! vous allez voir «fiie je ne vous ai pas oubliés. » 11 
tira de sa poche et donna à chacun une énorme part de pain 
d'épice, que les pauvres petits diables mangèrent de fort 
bon appétit, car ils n'avaient fait ce jour-là qu'un maigre 
déjeuner. 

Nous nous mîmes enfin à table; le dîner était presque 
froid : mais auparavant sir William écrivit une ordon- 
nance pour le pansement de mon bras, qui continuait a 
me faire beaucoup souffrir. Il avait étudié la médecine 
comme amateur, et y était cependant assez habile pour 



3d8 LE VICAIRE 

professer. On envoya son billet chez le pharmacien du 
lieu; mon bras fut pansé, et j'éprouvai un soulagement 
presque instantané. Le geôlier voulut nous servir en per- 
sonne, afln de rendre à notre hôte tous les honneurs pos- 
sibles. Nous n'avions pas encore fini , qu'un second message 
arriva de la part de M. Thornbill, qui sollicitait de nou- 
veau la permission de paraître pour se justifier et laver son 
honneur. Le baronnet, se rendant à sa prière, donna or- 
dre qu'on le fit entrer. 



DB WASBFIBLD. 339 



CHAPITRE XXXI. 



Anciens services payés avec asare. 

M. Thomhill flt son entrée en souriant, ce qui lui était 
habituel , et il se disposait à embrasser son oncle, lorsque 
celui-ci le repoussa d'un air de dédain. 

« Point de cajoleries, monsieur, s*écria le baronnet 
d'un ton sévère ; la sc^nle voie pour arriver à mon cœur 
est la droiture , et je ne vois ici que des exemples multi- 
pliés de mensonge , de lâcheté, de tyrannie. Comment se 
fait-il, monsieur, que ce pauvre et digne homme, pour 
lequel vous Taisiez profession d'amitié, soit traité avec cette 
rigueur, sa fllle bassement séduite en récompense de son 
hospitalité, et lui-même jeté en prison, peut-être pour 
avoir ressenti comme il le devait cette insulte? Son fils 
aussi, auquel vous n'avez osé faire face en homme... 

— £st-il possible, interrompit son neveu, que mon 
oncle me reproche comme un crime d'avoir évité ce que 
ses avis réitérés ont pu seuls m'interdire ! 

— votre excuse est juste, reprit sir William : vous avez 
agi prudemment et bien dans cette circonstance , quoique 
pas précisément comme l'eût fait votre père ; il est vrai 
que mon frère était l'honneur même... et vousl... Oui, 
vous avez parfaitement bien agi , et je vous en approuve. 

— J'espère , dit son neveu, que le reste de ma conduite 
ne vous semblera pas mériter plus de blâme. Tai paru avec 
la fille de monsieur dans quelques lieux publics, rendez- 
Tous de plaisir; a ce qui n'était que légèreté , la médisance 
a donné un nom plus sévère, et le bruit a couru que je 
l'avais séduite. Je me suis présenté chez son père pour 



'240 LB VICAIBB 

éclaircir la chose à sa satisfaction , il m'a reçu avec iigares 
et meaaces. Quant à sa présence ici , mon procureur et 
mon intendant en savent là-dessus plus que moi, car je 
leur laisse entièrement Je manievient de mes affaites. Si 
monsieur a contracté des dettes, et qu'il ne veuille ou ne 
puisse pas les payer, il est de leur devoir de le poursuivre ; 
et je ne vois ni cruauté ni injustice à prendre les voies lë^ 
gales de recouvrement. 

— Si les choses sont telles que vous le dites, reprit sir 
William, il n'y a rien d'impardonnable dans vos torts; et 
quoique votre conduite eftt été plus généreuse si ¥Ous 
n'eussiez pas laissé opprimer ce brave homme par des ty- 
rans subalternes , elle a été du moins à peu près équitable. 

•— Il ne peut me contredire sur un seul point, répéta le 
squire , je l'en défie. Plusieurs de mes domestiques sout 
prôts à attester la vérité de mes paroles. Ainsi, mon oncle,» 
oontinua-t-il , voyant que je gardais le silence , car je ne 
pouvais lui donner le démenti sur les faits qu'il avançait, 
« mon innocence est pleinement établie; mais bien qu'à 
votre prière je sois prêt à pardonner è monsieur tout 
autre tort , ses tentatives pour m'abaisser dans votre estime 
excitent en moi un ressentiment que je ne puis maîtriser. 
Et cela, encore» dans un moment où son fils cherchait à 
m'ôter la vie! C'est un crime contre lequd je suis décidé 
à laisser sévir la loi. J'ai ici le cartel qui m'a été envoyé, 
et deux témoins à l'appui. Un de mes domestiques a été 
dangereusement blessé. Et quand moucher oncle lui-même 
voudrait m'en dissuader, ce que je sais qu'il ne fera pas, 
je veillerais a ce que prom^^te et bonne justice se fit; il 
expiera son crime. 

^ Monstre I s'écria ma femme, n'as-tu pas encore 
assouvi ta vengeance, et faut-4l que mon pauvre fils soit 
aussi ta victime? J'espère que le bon sir William nous 
protégera ; car Georges est aussi innocent que l'enfant qui 
vient de naître ; je réponds de son innoeence , il n'a jamais 
fait mal b âme qui vive. 

— Madame I répliqua le digne homme, vos vœux pour 



DE WAKEJFI£|.D. 241 

son saiut ne sent pas plus ardents que les miens ; mais je 
suis fâché de voir que son crime soit si évident, et si moa 
aeveu persiste... » 

Ici notre attention fut subitement détournée par l'arrivée 
de Jenkinson et des deux guichetiers , qui entrèrent, traî- 
nant è leur suite un grand homme fort élégamment vêtu, 
et dont l*aspect répondait de tout point au signalement du 
misérable qui avait enlevé ina fille. 

«Le voilai s'écria Jenkinson, le poussant en avant; 
nous le tenons 1 et si jamais il y eut candidat poar la 
poteuce, c'est assurément celui-ci. » 

Dès que M. Tbornhill aperçut Jenkinson elle prisonnier 
qu'il avait en garde, il recula comme frappé de terreur. 
Sa pâleur attestait le trouble de sa conscience; il se fCit 
esquivé, sans Jenkinson, qui s'aperçut de son dessein, ei 
l'arrêta. 

a Quoi ! squire , s'écria-t-il, rougiriez->vou6 de vos deux 
vieilles connaissances, Jenkinson^et Baxter ? Voilà oogame 
les grands oublient leurs amisi Mais» en revanche., je 
suis résolu à ne vous pas oublier, moi. Notre prisonnier, 
continua-t-il en se tournant vers sir William, a déjà tout 
avoué. C'est justement le personnage qu'on dit être si 
dangereusement blessé. Il déclare que c'est M. Thornhill 
qui l'a mis le premier sur cette piste, qui lui a donné les 
habits qu'il porte maintenant, afin qu'il eût Tair d'un 
gentilhomme, et qui lui a fourni la chaise de poste. Le 
plan concerté entre eux était que Baxter conduirait la 
jeune persoune dans quelque retraite sûre, où il la menar 
cerait et l'épouvanterait. Sur ces entrefaites, M. Thornhill 
serait arrivé, comme par hasard, à son aide. Les deux 
champions devaient se battre, et le compère s'enfuir, 
pour donner à M. Thornhill la chance de gagner les affeo- 
tions^e la jeune fille , en qualité de son libérateur. » 

Sir William reconnut l'habit pour l'avoir vu fréquem- 
ment porté par son neveu , et le prisonnier lui confirma 
tout le reste par un récit des plus détaillés. H conclut en 

21 



343 LB VIC41BB 

disant que M. Thornhill lui avait souvent déclaré qu'il 
était amoureux des deux sœurs à la fois. 
, « Ciell s'écria sir William, quelle vipère ai-je nourrie 

dans mon seini et tandis qu*il feignait d*étre si grand par- 
tisan de la justice publique... mais on la lui fera. Arrêtez- 
le 9 geôlier... Un moment!... je crains qu'il n'y ait pas de 

i preuve légale qui motive son arrestation. » 

M. Thornhill supplia alors , avec la plus grande humi- 

[ lité , qu'on ne le condamnât pas sur le témoignage de deux 

pareils misérables , et qu'on interrogeât ses domestiques. 

' — a Vos domestiques I répliqua sir William ; malheureux! 

ils ne sont plus à vous. Mais voyons , sachons ce qu'ils ont 

' à dire : qu'on appelle le sommdier. » 

• Quand celui-ci fut introduit, il devina bientôt» à 

\ l'aspect de son ancien maître, que la fortune avait changé, 

et que la puissance du squire touchait à sa fin. « Dites- 

I moi , s'écria sir William d'un ton sévère , avez-vous jamais 

: vu votre maître, et le drôle que voilà, vêtu de ses habits, 

I aller ensemble de compagnie? 

\ — Oui , sauf votre respect , répondit le sommelier , mille 

I et mille fois! c'est l'homme qui lui amenait toujours des 

dames. 

f — Conunent! interrompit M. Thornhill, oses-tu bien?... 

I à ma face?... 

— Oui, reprit le sommelier, et à la face de qui que ce 
' soit; à parler franc, monsieur Thornhill , vous ne m'avez 
r jamais plu, et je ne vous ai jamais aimé. Peu m'importe 

que vous sachiez ma façon de penser. 
i — £h bien! s'écria Jenkinson, dis a présent à sa sei- 

I gneurie ce que tu sais de moi. 

' — JFe ne puis pas dire que j'en sache grand'chose de 

; bon : la nuit où la fille de ce monsieur fut amenée au 

château , vous en étiez. . . 

— Ainsi 9 s'écria sir William, voilà te témoin que vous - 
appelez pour prouver votre innocence! Souillure de 
rbumanité! s'associer à de tels misérables! Mais, ajouhi- 



DB W4KBF1BLD. 248 

l-ilf continuons l'interrogatoire : vous dites, sommelier , 
que ce fut cet homme qui amena au château la fille de ce 
yieiliard? 

— Non» avec le bon plaisir de votre seigneurie, il ne 
ramena pas ; le squire lui-même s'était chargé de ce soin; 
mais il amena le prêtre qui fit semblant de les marier. 

— Il n'est que trop vrai , reprit Jenkinson , je ne puis le 
nier : c'était l'emploi qui m'était dévolu; je l'avoue a ma 
honte. 

— Bon Dieu! s'écria le baronnet, chaque nouvelle 
découverte de son infamie m'épouvante. Tous ses crimes 
ne sont que trop évidents; je vois que ses poursuites 
étaient dictées par la tyrannie, la lâcheté, la vengeance. 
Monsieur le geôlier, mettez en liberté, à ma prière, le 
jeune officier confié a votre garde ; je prends sur moi les 
conséquences ; je me charge de montrer la chose sous son 
véritable jour au magistrat qui Ta fait arrêter. Mais où est 
la malheureuse jeune personne? qu'elle vienne pour être 
confrontée avec ce misérable. Je suis impatient de savoir 
par quels artifices il l'a séduite : qu'on la prie de venir. 
Où est-elle? 

— Ah! monsieur, dis-je, cette question me navre le 
cœur. J'avais une fille , il est vrai , j'étais heureux par elle ; 
mais ses malheurs... » Une nouvelle interruption m'em- 
pêcha d'achever. Qui pouvait survenir en un pareiL 
moment? quelle autre que miss Arabella Wilmot, qui, le 
lendemain même, devait épouser M. Thornhill? Rien ne 
put égaler sa surprise en voyant devant elle sir William et 
son neveu; car son arrivée était entièrement due au 
hasard. Elle traversait la ville avec son père, se rendant 
chez sa tante, qui avait désiré que le mariage se fit chez 
elle ; s'étant arrêtée un moment pour se rafraîchir dans 
une auberge à I*autre bout de la ville , elle avait aperçu de 
la fenêtre un de mes petits garçons jouant dans la rue. Un 
domestique, dépêché par elle, lui avait ramené l'enfant, 
qui lui avait appris une partie de nos malheurs; mai& 
elle ignorait encore que M. Thornhill en fût cause. Quoique 



344 LB VICAIBE 

sen père lui eût fait plnsienn remontrances sar Tmcon- 
venance qu*îl y avait à nous renir visiter en prison » elle 
avait persisté, et , prenant Tenfant pour guide, elle était 
ainsi venue nous surprendre à ce moment critique. 

Je ne puis passer outre sans m'arrêter un moment à 
réfléchir sur ces rencontres accidentelles qui , bien qu'elles 
arrivent chaque jour, n'excitent guère notre surprise que 
dans les occasions extraordinaires. Et cependant à quel 
concours de circonstances fortuites ne devons-nous pas 
tous les plaisirs , tous les biens de la vie? Que d'apparents 
hasards se réunissent pour que nous soyons vêtus et 
nourris ! n faut que le paysan soit disposé au travail , que 
la pluie tombe, que le vent enfle la voile du navire, sinon 
là multitude manquera du nécessaire. 

Nous demeurâmes tous muets un moment, tandis que 
dans les regards de ma charmante élève, c'était le nom 
que j'avais coutume de lui donner, se peignait un mélange 
de compassion et d'étonnement qui rehaussait encore sa 
beauté. « En vérité, mon cher monsieur Thornhill, » dit- 
elle au sqnire , qu'elle croyait amené par le désir de nous 
secourir, non de nous opprimer, « en vérité, je suis ten- 
tée de vous en vouloir d'être venu ici sans moi , et de 
m'avoir laissé ignorer la situation d'une famille qui nous 
est si chère à tous deux. Vous savez que j'aurais eu autant 
de plaisir que vous à contribuer au soulagement de mon 
vénérable vieux maître, que j'estimerai toujours ; mais je 
vois que, comme votre oncle , vous vous plaisez à faire le 
bien en secret. 

— Lui , se plaire à faire le bien I s'écria sir William , 
l'interrompant; non, ma chère dame; ses plaisirs sont 
aussi vils que lui. Vous voyez dans cet homme, madame, 
le plus consommé scélérat qui ait jamais déshonoré l'hu- 
manité; un misérable qui, après avoir abusé de la fille de 
ce pauve vieillard , après avoir comploté contre Tinno* 
cence de la sœur, a jeté le père en prison et le fils aîné 
dans les fers, parce que celui-K;i avait eu le courage de hii 
demander raison de tant dinfamies. Permettez-moi , ma- 



DK WAKEFIELD. 24i 

dame, de vous féliciter d'avoir échappé aux embrasse- 
ments d'un tel monstre. 

— Bonté divine , s'écria l'aimable fille, à quel point ai-je 
été trompée 1 M. Thornbill m'a donné pour certain que le 
fils aîné du docteur, le capitaine Primrose, était parti pour 
l'Amérique avec la femme qu'il venait d'épouser. 

— Ma douce miss , s'écria ma femme , il ne vous a dit 
que des mensonges : mon fils Geoi^es n'a jamais quitté le 
royaume, et ne s'est jamais marié ; quoique vous l'eussiez 
laissé là, il vous aimait trop pour penser à d'autres , et je 
lui ai entendu dire qu'il mourrait garçon pour l'amour de 
vous. » Elle continua a s'étendre sur la sincérité de la 
passion de son fils , et présenta sous son véritable jour son 
duel avec M. Thomhill : prenant texte de là, elle fit une 
rapide digression sur les désordres du squire, sur ses pré- 
tendus mariages, et finit par la plus sanglante peinture de 
sa lâcheté. 

« Juste ciel ! s'écria miss Wilmot, combien ai-je été près 
de ma ruine I et quel bonheur pour moi d'y avoir échappé ! 
Cet homme m'a fait mille mensonges : il avait eu à la fin 
Fart (le me persuader que ma promesse , faite à la seule 
personne que j'estimasse, ne me liait plus, puisqu'on 
m'avait été infidèle. Ses insignes faussetés m'avaient fait 
détester un homme aussi brave que généreux. » 

Pendant ce temps mon fils se trouvait délivré des en- 
traves de la justice , le domestique qu'on disait grièvement 
blessé ayant été reconnu pour un imposteur. M. Jenkin- 
son, qui lui avait servi de valet de chambre, avait ar- 
rangé ses cheveux, et lui avait procuré tout ce dont il 
avait besoin pour paraître décemment. Il fit donc son 
entrée, revêtu de son uniforme ; et, sans vanité (car je suis 
au-dessus de cette petitesse) , il me parut un des plus beaux 
garçons qui aient jamais porté l'habit militaire. 11 fit de 
loin un salut respectueux et modeste à miss Wilmot , car 
il ignorait l'heureux changement que l'éloquence de sa 
mère avait opéré en sa faveur. Mais elle , toute rougis- 
sante, ne put tenir à l'impatience qu'elle avait d'obtenir 

2r 



246 L£ VICAIBE 

son pardon. Ses larmes, son troubte, trabissaient son 
repentir, ses regrets d'avoir manqué ii sa promesse, et de 
s'en être laissé imposer. Mon fils, accablé de tant de con- 
descendance , pouvait h peine y croire. 

« Sûrement, madame, s*écria-t-il , ce n'est qu'une illu- 
sion? Je ne puis avoir mérité tant de bonté; être accueilli 
ainsi , c'est trop trop de bonbeur!... 

— Mon, monsieur, répliqua-t-elle; j'ai été trompée » 
indignement trompée, sinon rien n'eût pu me faire man- 
quer à ma parole. Vous connaissez mon affection, elle 
TOUS était acquise depuis longtemps; oubliez ce que j'ai 
fait, et puisque vous avez reçu jadis mes premiers vœux 
de fidélité, laissez-moi vous les répéter, et croyez bien que 
si votre Arabella ne peut être k vous, elle ne sera jamais 
à un autre. 

— Jamais a d'autres qu'à lui , dit sir William, si j'ai 
quelque crédit auprès de votre père. » 

Ce mot suffit k Moïse; il courut aussitôt a l'auberge où 
était M. Wilmot, et lui conta de point en point tout ce 
qui se passait. Cependant M. Thornhill , se voyant perdu de 
toutes parts , et n'espérant plus rien de la flatterie , ou de 
la dissimulation, en conclut que le parti le plus sage était 
de se retourner et de tenir tôte aux assaillants. Mettant 
donc de côté toute honte, et montrant a nu sa scéléra- 
tesse : « Je m'aperçois, dit-il, que je n'ai a attendre ici 
aucune justice ; mais je suis résolu a jne la faire. Vous 
saurez, monsieur, continua-t-il en s'adressant a sir Wil- 
liam , que je ne suis plus k la merci de vos bontés; je les 
dédaigne. La fortune de miss Wilmot, qui, grâce aux 
soins assidus de son père, est assez considérable, m'ap- 
partient; rien ne saurait me l'enlever. Les articles du con- 
trat et une donation de ses biens sont signés, je les ai mis 
en sûreté. C'est k sa fortune, nonk sa personne, que je 
prétendais, et, tranquille possesseur de l'une, J'abandonne 
l'autre k qui la voudra. » 

Ce coup était alarmant. Sir William savait que les 
prétentions de son neveu étaient fondées , car il avait pris 



DB tVAKBFlBtD. 247 

part à la rédaction et à la signature du contrat. Miss Wil- 
mot, convaincue que son argent était irrévocablement 
perdu y se tourna vers mon fils, et lui demanda si la perte 
de sa dot diminuait de son prix à ses yeux. « Quoique je 
ne puisse plus disposer de ma fortune, dit-elle, je puis 
toujours disposer de ma main. 

— Et c'est là, madame, s*écria son véritable amant, 
ce que vous aviez de plus précieux à donner, ce k quoi du 
moins j'ai toujours aspiré; et je vous jure maintenant, 
mon Arabella, par tout ce qu*il y a de sacré, que la perte 
de vos biens accroît encore mon bonheur, puisqu'elle me 
fournit Toccasion de vous prouver toute la sincérité de mou 
amour. » 

M. Wilmotentra; il paraissait ravi quesa fille eût échappé 
à un si grand danger, et consentit de suite à rompre le 
mariage. Mais quand il apprit que la dot , assurée par un 
acte formel à M. Thornhill , ne lui reviendrait pas , sa 
vexation fut extrême : il voyait toutes ses économies aller 
enrichir un homme qui n'avait rien. Peu lui importait que 
ce fut un fripon ; mais ne pas trouver l'équivalent de la 
fortune de sa fille lui était un calice d'amertume. Il de^ 
meura assis quelques minutes, plongé dans les plus désa- 
gréables conjectures, jusqu'à ce que sir William entreprit 
d'alléger son inquiétude. 

« J'avoue, monsieur, dit-il , que votre mécompte actuel 
ne me chagrine pas précisément; votre passion immodérée 
pour les richesses est justement punie. Mais si votre lille 
ne peut être riche, elle a le nécessaire, qui suffit au 
bonheur. Vous voyez ici un jeune et brave officier prêt à 
la prendre sans dot; ils s'aiment depuis longtemps , et par 
amitié pour le père j'emploierai tout mon crédit à l'avan- 
cement du fils. Renoncez donc à une ambition qui ne vous 
a valu que mécomptes , et accueillez pour cette fois le 
bonheur qui vient au-devant de vous. 

— Sir William-, répondit le vieux gentilhomme, soyez 
persuadé que je n'ai jamais contrarié les inclinations de 
ma fille, et je ne le ferai pas davantage aujourd'hui. Si 



r ^ 



I • 



248 LE VICAIRK 

elle aime touJoaHi ce jeune homme , qu'elle Tépousc , j*] 
consens de bon cœar. Il nous reste encore , Dieu merci 
quelque chose, et votre influence aidera à l'augmenter. 
Que mon vieil ami, » et il me désignait, ime promette 
seulement d'assurer h ma fille six mille livres sterling , si 
jamais il recouvre sa fortune, et je suis tout disposé à les 
marier dès ce soir. • 

C'était à mon tour k rendre le jeune couple heureux ; 
aussi fi&je bien volontiers la promesse de faire la donation 
demandée; ce qui, vu mon peu d'espérance , n'était pas 
une grande faveur. Nous eûmes alors la satisfaction de 
voir les deux amoureux se jeter dans les bras Tun de 
l'autre avec transport. « Apr^ tous mes malheurs , s'écria 
mon fils, être ainsi récompensé I c'est plus que je n'aurais 
jamais osé espérer I Me voir en possession du plus grand 
des biens, et après un intervalles! douloureux! mes vœux 
les plus ardents n'aspiraient pas si haut. 

^ Ouif mon Georges, répondait sa belle fiancée, que 
ce misérable garde ma fortune; puisque vousôles heureux 
stns elle , je le serai aussi. Obi quel échange ai-je faiti au 
lieu du plus vil des hommes, le plus cher et le plus dignel 
Qu'il jouisse de notre fortune! je puis maintenant être 
heureuse, même au sein de la pauvreté. 

— Et je vous promets , s'écria le squire avec un rire 
amer, que, moi , je jouirai fort bien de ce qu'il vous plaît 
de mépriser. 

— Un moment, un moment, reprit Jenkinson, il man- 
que deux mots à ce marché. Quanta la fortune de cette 
jeune dame, monsieur, vous n'en toucherez jamais un 
sou. » S*adressantaIorsà sir William : «J'ai une demande 
à faire à votre seigneurie, dit-il : M. Thornhill pourrait- 
il garder la dot de miss Wilmot, s'il était le mari d*une 
autre? — Comment me faites- vous une question si simple? 
répondit le baronnet. Non , sans nul doute. — J'en suis 
fâché, s'écria Jenkinson ; car, comme ce gentilhomme et 
moi nous sommes camarades de chasse, j'ai de Tamitlé 
pour lui. Mais j'ai beau Taimer, je dois à In vérité de 



DE WAKEMKLD. 249 

déclarer qae son contrat ne vaut pas un fouloir de pipe, 
car il est déjà marié. 

— Tu mens comme un drôle que tu es, répliqua Vé- 
cuyer, furieux de cette attaque; jamais je n'ai été légale- 
ment marié. --Je vous demande fort humblement pardon, 
répliqua l'autre; vous Têtes, et j'espère que vous vous 
montrerez reconnaissant envers votre ami Jenkinson, qa't 
s'est chargé de vous pourvoir d'une femme. Si la com- 
pagnie veut bien prendre patience pendant quelques mi- 
nutes, elle ne tardera pas à la voir. » 

En disant cela, il sortit avec sa vivacité habituelle, et 
nous laissa dans Timpossibilité de former quelque con- 
jecture probable sur ses desseins. « Oui, oui, qu'il aille! 
s'écria l'écuyer ; quoi que j'aie pu faire, je le défie sur ce 
point; je suis trop vieux pour me laisser intimider par des 
tours de passe-passe. 

— J^ n'imagine pas, dit le baronnet, où cet homme 
Tout en venir; à quelque basse plaisanterie , je suppose. 
— Il se peut, monsieur, répliquai-je, que sa conduite 
cache un but plus sérieux. Quand on songe à tous les 
moyens pa*vers qu'a employés iVI. Thornhill pour séduire 
d'innocentes victimes, on ne s'étonne pas qu'il ait pu s'en 
trouver, dans le nombre, une plus artificieuse que les 
autres et capable de le tromper. Quand je pense qu'il en a 
tant perdues, que tant de parents ressentent avec angoisse 
Finfamieet la flétrissure dont il a couvert leurs familles, 
je ne suis pas loin de croire que quelqu'une O sur- 
prise! est-ce bien ma flile que je vois? est-ce elle que je 
touche? elle, ma vie, mon bonheur!.. . Je t'ai crue morte, 
perdue, mon Olivia, et je te revois, je te retrouve!... Tu 
vis! tu vivras pour me bénir I » Les plus vifs transports 
de Famant le plus tendre n'auraient pu égaler les miens, 
lorsque je vis entrer mon enfant, lorsque je tins dans mes 
bras ma fille, muette de joie. « M'es-tu donc rendue, ma 
chérie , pour être la consolation de mes vieux jours? — 
Oui certes, s'écria Jenkinson, et montrez -lui de l'estime ; 



250 LE V1CA.IBB 

car elle est votre digne fille, et aussi honaête qu'aucune 
femme qui soit ici , sans faire tort aux autres. Quant à 
TOUS, roessire squire, aussi sûr que vous êtes là, celte 
jeune dame est votre légitime épouse; et, pour vous con- 
vaincre que je ne dis que la vérité , voici Tautorisation en 
vertu de laquelle vous avez été unis. » 

Il mit le papier entre les mains de sir William, qui le 
lut»^t te trouva parfaitement légal. « Je vois, messieurs^ 
poursuivit Jenkinson, que tout ceci vous surprend ; mais 
quelques mots vous expliqueront l'affaire. Cet écuyer de 
renom, pour lequel j'ai une grande amitié (mais cela 
entre nous), m'employait souvent à lui rendre de petits 
services. Il me chargea, entre autres choses, de lui pro- 
curer une fausse autorisation et un faux prêtre, afin de 
tromper cette jeune fille. Mais comme j'étais fort de ses 
amis , je ne manquai pas d'avoir une vraie permission et 
un vrai prêtre, et de les lier aussi étroitement que pos- 
sible. Vous allez peut-être croire que ce fut générosité de 
ma part; non : j'avoue à ma honte que mon seul but était 
de garder l'aulorisation par devers moi , et de faire savoir 
a l'écuyer que je pouvais la produire au besoin, le dispo- 
sant ainsi a délier les cordons de sa bourse quand il me 
faudrait de l'argent. » 

Un cri d'allégresse remplit toute la chambre : notre joie 
se communiqua à la salle basse; les prisonniers y prirent 
part, et, dans leurs transports, « secouèrent leurs chaînes 
avec une sauvage et bruyante harmonie. » 

Tous les visages étaient radieux de bonheur, et les joues 
mêmes d'Olivia rougissaient de plaisir : retrouver ainsi 
tout à la fois sa réputation, ses amis, sa fortune, était 
une assez grande joie pour arrêter les progrès du mal , et 
lui rendre la santé et sa vivacité première. Mais personne, 
peut-être, n'était plus réellement heureux que moi : ser- 
rant toujours dans mes bras mon enfant bien-aimé, je 
me demandais, au fond du cœur, si ce n'était pas une 
illusion. « Comment ave^-vous pu , m'écriai -je en m'adres- 



• • V. * -^ ^ . «^ 



DE ^AKBFIELD. 251 

sant à Jenkinson , ajouter encore k mes maux l'annonce de 
sa mon? Mais, qu'importe? le bonheur de la revoir me 
dédommage amplement de mes souffrances. 

— Il ne me sera pas difficile de vous répondre, reprit-il : 
je croyais que vous n'aviez d'autre moyen de vous tirer 
de prison que de vous soumettre à M. Thornhill et de con- 
sentir k son mariage. Mais vous aviez juré de n'en rien 
faire tant que vivrait votre fille; il était donc indispen- 
sable, pour arranger les choses, de vous persuader qu'elle 
était morte. J'ai obtenu de votre femme qu'elle secondât 
ma supercherie, et jusqu'ici nous n'avions pas eu Toc* 
casion de vous détromper. » 

Il n'y avait dans toute l'assemblée que deux figures qui 
fussent restées mornes au milieu du ravissement univer^ 
sel. L'audace de M. Thornhill l'avait tout k fait abandonné. 
Il voyait béant devant lui le gouffre de l'infamie et de la 
pauvreté, et il tremblait d'y tomber. Il se jeta aux genoux 
de son oncle, et implora sa pitié d'une voix déchirante. 
Sir William allait le repousser du pied; mais, k ma 
prière, il le releva, et lui dit au bout d'un moment : 
« Vos vices, vos crimes, votre ingratitude, ne méritent 
point de pardon. Cependant vous ne serez pas entièrement 
délaissé ; un secours vous sera accordé pour suffire k vos 
besoins, non k vos folies. Cette jeune dame, votre femme, 
possédera un tiers de la fortune qui vous appartint autre- 
fois , et c'est de son affection seule que vous pourrez obte- 
nir désormais quelque adoucissement k votre sort. » Il se 
disposait à exprimer sa reconnaissance en paroles pom- 
peuses; le baronnet lui ferma la bouche, en lui disant de 
ne point ajouter k sa bassesse, qui n'était déjk que trop 
évidente. Il lui ordonna en même temps de sortir, et de 
choisir parmi tous ses anciens domestiques celui qu'il lui 
convenait de garder, un seul lui étant accordé pour le 
servir. 

Dès qu'il fut sorti, sir William s'avança avec un sou- 
rire affable vers sa nouvelle nièce , et lui souhaita joie et 



2a2 LE YICAIBK 

prospérité : miss Wilmol et son père ea firent autant. Ma 
femme embrassa aussi sa fille avec d*autaDt plus de ten- 
dresse, que, pour me servir de ses expressions, elle la voyait 
redevenue enfin honnête femme. Moïse et Sophie vinrent 
a leur tour, et jusqu'à notre bienfaiteur Jenkiusou , qui 
sollicita cette faveur. Notre satisfaction semblait ne pou- 
voir plus s'accroître. Sir William, qui trouvait son plus 
grattd plaisir h faire le bien , regardait autour de lui d*un 
air radieux, et tous nos regards réfléchissaient sa joie, 
excepté ceux de ma fille Sophie, qui , par quelque raison 
fue nous ne peinions comprendre, ne semblait pas par- 
faitement à Taise. ], 

« Je crois, s*écria-t-il avec un sourire, qu'à une ou deux 
exceptions près, tout le monde ici est content : il ne me 
reste plus qu*UD acte de justice à faire. Vous savez , mon- 
sieur, ajouta441 en se tournant de mon côté, vous savez 
quelles obligations nous avons tous deux à M. Jenkinson : 
il est bien juste que nous Ten récompensions ensemble. 
Je suis sûr que miss Sophie le rendra très-heureux ; au 
don de sa main je joins cinq cents louis de dot; ils pour- 
ront vivre a Taise sur ce revenu. Allons, miss Sophie, 
que dites-vous de ce mariage de ma façon? y consentez- 
vous? » 

A cette dégoûtaiîte proposition, ma pauvre fille, prêle 
à se trouver mal, s'était jetée dans les bras de sa mère. 
« Y consentir, monsieur! balbutia-t-elle d*une voix fa'ble ; 
non, monsieur, jamais! 

— Quoi! reprit-il encore, vous ne voulez pas de M. Jen- 
kinson, votre bienfaiteur? un beau jeune homme» en 
possession de cinq cents louis et de belles espérances I — 
Je vous en prie, monsieur, répliqua-t-eile, pouvant à 
peine parler , n'insistez pas davantage ; ne me rendez pas 
si malheureuse! ^Vit-on jamais un pareil entêtement? 
s'écria-t-il ; refuser Thommek qui toute votre famille a 
tant d'obligations, qui^vous a conservé une sœur, et qui 
a cinq cents louis! Comment n'en pas vouloir?— Non, 



DB WAKSFIBLD. 353 

monsieur» jamais, dit-elle d*un ton irrité; je mourrai 
pliitdt. — S*il en est ainsi , reprit-il , si vous ne Yoiilez pas 
absolument être à lui... il faut donc que vous soyez à 
moi (58). » En parlant ainsi, il la prit dans ses bras , et la 
serrant contre son sein : « Comment avez-Tous jamais pu 
penser, vous, la plus aimée et la plus spirituelle des 
femmes, que votre Burchell vous trompait, ou que sir 
William Thornbill pourrait jamais cesser de chérir celle 
qui Ta aimé pour lui, et pour lui seul? Depuis quelques 
années je cherchais une femme qui, sans connaître ma 
fortune « me trouvât du mérite et m'appréciât comme 
homme. Après avoi" cherché en vain , même parmi les 
plus frivoles et les plus laides, quel a été mon ravissement 
d'avoir fait la conquête de tant de sens , d'esprit , et de 
céleste beauté! » Se tournant alors vers Jenkinson : 
« Comme je ne peux , monsieur , renoncer à cette jeune 
personne, qui a pris du goût pour ma figure , tout ce que 
je puis faire est de vous donner sa dot : mon intendant 
vous comptera cinq cents louis dès demain. » 

Nous recommençâmes nos compliments, et lady Thorn- 
bill eut à subir la même cérémonie que sa sœur. Cepen- 
dant le valet de chambre de sir William vint annoncer 
que les équipages étaient prêts à nous conduire à l'auberge, 
où tout avait été préparé pour notre réception. Ma femme 
et moi formions l'avant-garde, à notre sortie de ce séjour 
de ténèbres et de douleur. Le généreux baronnet fit distri- 
buer quarante louis aux prisonniers , et M. Wilmot, sti- 
mule par cet exemple, en donna moitié autant. Nous 
fûmes salués en bas par les acclamations des villageois. 
J'échangeai une poignée de main avec deux ou trois de 
mes paroissiens que je reconnus dans la foule; ils nous 
accompagnèrent à l'auberge, où nous attendait un repas 
somptueux : un régal abondant, mais moins recherché, 
fut servi aux assistants. 

Épuisé par les alternatives de plaisir et de peine qui 
s'étaient succédé durant ce jour, je demandai a me retirer 

;b2 



254 LE YICAIBE 

aussitôt après souper; et, laissant tout notre monde dans 
rivresse de la joie, dès que je me trouvai seul, j'épanchai 
mon cœur en hymnes de reconnaissance envers le dislri- 
bul0Hr de tout bonheur et de toute peine, et je m'endor- 
mis paisiblement jusqu'au lendemain. 



DE WAKBFIBLD. 355 



CHAPITRE XXXll. 



GonclusiOD. 

Le matin, en m*évéillant, je vis mon fils aîné à mon 
chevet; il venait augmenter ma joie en m'apprenant un 
nouveau changement survenu dans mon sort. Après m'a-- 
voir affranchi de l'engagement que j'avais pris la veille 
en faveur de sa femme, il m'annonça que le dépositaire 
de mes fonds, qui avait fait faillite à Londres, venait 
d'être arrêté k Anvers, et qu'on avait trouvé sur lui en 
effets plus qu'il ne devait à ses créanciers. La générosité 
de mon cher garçon me fit presque autant de plaisir que* 
cette nouvelle inattendue; mais je doutais que je pusse,, 
en bonne justice, accepter son offre. Sir William entra 
comme je pesais le pour et le contre. Je lui fis part de mes 
scrupules. Il fut d'avis que mon fils étant devenu posses- 
seur par son mariage d'une belle fortune, je d^ais accep- 
ter sans hésitation. Il venait, de son côté, m'avertir 
qu'ayant envoyé chercher la veille au soir les autorisations 
nécessaires (69), il les attendait d'heure en heure. Il espé- 
rait que je ne me refuserais pas à sceller le bonheur de 
tous ce matin même. Pendant que nous parlions, un 
vaMde pied vint annoncer que le messager arrivait. 
J'étais tout prêt : je descendis et trouvai la compagnie au 
comble de la joie que donnent l'innocence et l'affluence 
des biens de ce monde ; mais, aux approches d'une si grave* 
cérémonie , leurs rires me déplurent fort. Je leur décrivis 
le maintien sérieux^ décent, solennel, qu'ils devaient 
prendre dans cette circonstance, et, afin de les y prépa- 
rer, je leur lus deux homélies et une thèse de ma compo- 
sition. Cependant ils n'en furent ni plus dociles ni plus 



256 LR VICAIRE 

recueillis. Comme nous nous rendions à Téglise, moi mar- 
chant en léle du cortège , ils perdirent encore toute gravité, 
et peu s'en fallu que dMudignation je ne revinsse sur mes 
pas. Au temple, il s'éleva une nouvelle difficulté qui ne 
promettait pas une prompte solution; il s'agissait de savoir 
quel couple serait marié le premier. La fiancée de mon 
fils insistait fortement pour que lady Thornhill (c'est-à- 
dire celle qui allait l'être) prit le pas sur elle ; mais l'autre 
résistait tout aussi fermement , protestant que pour rien 
au monde elle n'agirait avec celte impolitesse. La discus- 
sion fut soutenue des deus parts avec un égal entétemeni 
et une égale civilité. J'étais debout , mon livre ouvert ; 
fatigué de voir que la chose tirait en longueur , je le fer^ 
mai : « Je m'aperçois, dis-je , que personne ici n'a envie 
de se «larier, et je pense que nous ferons mieux de repren- 
dre le ebemio de la maison, car je ne suppose pas qu'oa 
en finisse d'aujourd'hui. » Cet argument les mit à la 
raison. Le baronne! et ma fille furent mariés les pruniers, 
et mon fils et sa lielle fiancée après eux. 

J'avais donné ordre , dès le matin , qu'on envoyât u» 
carrosse à mon honnête voisin Flamborougb et à sa famille ; 
à notre retour k l'auberge, nous eûmes le plaisir de voir 
descendre de voiture les deux miss Flamborougb. M. Jen- 
kinson donna la main h l'aînée, et mon fils Moïse à la 
cadette. (J'ai découvert depuis qu'il a pris une véritable 
inclination pour elle , et il aura mon consentement et ma 
bénédiction dès qu'il jugera à propofrtle me les demand^.^ 
Nous eûmes bientôt la visite de bon nombre de mes parois- 
siens, qui , ayant appris mes succès, vinrent m'en félici- 
ter. Il y avait entre autres ceux qui s'étaient soulevés pour 
me tirer des mains de la justice , et que j'avais si verte-^ 
ment tancés. Je contai l'anecdote à mon gendre, sir Wil- 
liam, qui sortit et les réprimanda avec beimcoup de sévé- 
rité; mais, les voyant confus et touchés de ses reproches, 
U leur donna une demi-guinée par tête pour boire à sa santé 
et se remettre en joie. 

Peu après , on nous servit un fort beau repas apprêté par 



DB WAKBFIBLD. 257 

Tancien cuisinier de M. Thornhill. 11 ne sera pas hors de 
propo» de dire ici que le squire est devenu le commensal 
d'un de ses parents , duquel il est assez bien vu ; il mange 
rarement a part, et seulement quand il n'y a point place 
pour lui h table 9 car on ne le traite pas en étranger. Son 
temps se passe à apprendre h sonner du cor, et à entre- 
tenir là gaité de son hôte , qui est d'un naturel assez mo- 
rose. Ma fille aînée, cependant, se le rappelle toujours 
avec tristesse , et elle m'a confié , mais sous le plus grand 
secret, que, s'il venait à se réformer, elle ne lui garderait 
pas rancune. 

Je reviens au dîner, car je ne suis pas sujet aux digres- 
sions. Quand il fut question de s'asseoir» les cérémonies 
recommencèrent de plus belle : on agita si ma fille aînée, 
dame de plus ancienne date, ne devait pas prendre place 
avant les deux nouvelles mariées ; mais mon fils Georges 
coupa court au débat, en proposant qu'on s'assît indis- 
tinctement , chaque cavalier près de sa dame. Cette pro- 
position fut approuvée de tous, excepté de ma femme, 
qui , à ce que je vis , n'était pas entièrement satisfaite. 
Elle avait compté sur le plaisir de présider au repas, de 
découper et de servir tout le monde, assise au haut bout 
de la table. Malgré cet échec , il est impossible de peindre 
notre gaîté. Je ne sais pas si nous avions beaucoup plus 
d'esprit que de coutume , mais je suis certain que nous 
riions davantage , ce qui revient au môme. Je me rappelle 
entre autres une plaisanterie : le vieux M. Wilmot buta 
la santé de Moïse, qui, h ce moment-là, tournailla té(e 
d'un autre côté; et mon fils de répondre : « Bien obligé, 
madame. » Sur quoi , le bon homme, faisant un signe do 
l'œil au reste de la compagnie, dit que bien certainement 
Moïse pensait à sa belle. A cet à-propos, les deux miss Flam- 
borough se pâmèrent de rire, si bien que je craignis 
qu'elles n'étouffassent. 

Aussitôt qu'on eut fini de dîner, je demandai, selon 
mon ancienne coutume, qu'on enlevât la table pour que 
j'eusse le plaisir de voir encore une fois toute ma famille 

22' 



358 LE VIGAIBB DE WAKBFIBLD. 

réunie autour de mon joyeux foyer. Mes deux pelils s'as- 
sirent sur mes genoux , et les autres auprès de leurs com- 
pagnes. 

Je n'avais plus rien à souhaiter de ce côté-ci de la tombe. 
Tous mes soucis étaient dissipés; mon bonheur était inex- 
primable. Il ne me restait qu'à prouver que ma reconnais- 
sance au sein de la joie surpasserait encore ma résignation 
dans les épreuves. 



FI M. 



I 
i 



NOTES. 



(1) Page 49. Le viear de TÊglise anglicane est un ecdéstastique 
choisi et nommé par nn laïque possesseur de ^mes, dont il esX 
60 quelque sorte le délégué. Le propriétaire d'un bien eonsidérabie, 
qoi renferme des viUages entiers , est tenu , comme chargé de la 
9ro>riél|é , de donner un desservant à chaque paroisse ; en retour « 
tt permit les dîmes, et en remet un dixième au vicar. La modi- 
cité du revenu de celui-ci lui permet rarement de se décharger 
des fonctions de son ministère sur un curate ou ecclésiastique 
subalterne. Mais comme son salaire est réglé, et qu'il n'a pas de 
supérieur immédiat dans sa paroisse, il conserve plus d'indépen- 
dance et de dignité que le curate, qui , placé aux derniers rangs 
de la hiérarchie ecclésiastique , est toujours aux gages afbitraires 
d'un recteur : ce dernier a droit aux dîmes et aux revenus de ses 
églises; car il cumule souvent plusieurs bénéfices. Il a sous ses 
ordres et à sa solde plusieurs curés qu'il paye le moins qu'il peut, 
et qui le remplacent dans les fonctions les plus pénibles de son 
poste. Ce sont eux qui font les baptêmes , les enterrements , les 
catéchismes, qui vont visiter les malades, etc.; et cependant à 
peine ont-ils de quoi vivre. Ils sont placés vIs-à-vis du recteur 
dans une position beaucoup plus dépendante que celle des vicaires 
de l'Église catholique vis-à-vis des curés, leurs droits et leurs 
attributions n'étant pas réglés. Le vt'ear occupe un rang intermé- 
diaire ; c'est un curate sans recteur , et dont le revenu est fixé à 
proportion des dîmes reçues. 

(2) Page 50; Vin de groseilles. Ce prétendu vin se fait avec les 
fruits du groseillier épineux , que I'oq cueille bien mûrs , et sur 
lesquels on jette de l'eau bouillante ; on les laisse fermenter trois 
ou quatre semaines dans un tonneau bien bouché , exposé à une 
température douce. On tire ensuite cette liqueur an clair , on y 
mêle du sucre, et on la conserve en bouteilles jusqu'à ce qu'elle 
acquière un certain montant. Le goût en est alors assez agréable. 
En suivant le même proeédé pour des cerises , des framboises , 
des prunelles, etc., on tire de ces divers fruits une boisson 
piquante qui remplace le vin dansJes campagnes d'Angleterre. 

(3) Page 50. Bureau des généalogies ; littéralement : bureau du 



260 NOTES. 

héraot d'armes. C'est le dépôt des titres de noblesse des lords et 
pairs de la G'raode-Bretagne. 11 existe en Angleterre an livre qui 
donne la généalogie et le blason de toutes les familles nobles , et 
auquel on a souvent recours pour contester ou constater les 
illustrations douteuses. 

(4) Page 53. Les professions savantes. On désigne ainsi en An- 
gleterre la théologie , la Jurisprudence , la médecine , la musique ; 
c'est-à-dire les quatre facultés des universités anglaises. Les pro- 
fesseurs de tes diverses sciences s'intitulent the learned gent- 
lemen , les doctes ou savants. 

(5) Page 54. Voir la note 1. 

(6) Page 54. William Whiston, né en 1667 et mort en 1752 , 
grand géomètre et fougueux théologien. Il avait l'esprit hardi et 
novateur. Disciple de Ne-wton , il lui succéda dans sa chaire à 
l'université de Cambridge. 

(7) Page 56. « Le dîner fini , j'ordonnai qu'on enlevât la table 
pour empêcher les dames de nous quitter. » On sait qu'il est 
d'usage, en Angleterre , que les femmes se retirent après dessert, 
et laissent les hommes boire et disserter de politique et autres 
sujets graves ou licencieux. 

(8) Page 56. Back-gammon ^ sorte de Jeu de trictrac simplifié : 
on le joue en France sous le nom de toutes-tables : on le dit 
d'origine fort ancienne, et importé en Angleterre par les Nor- 
mands. 

(9) Page 61. Les aubergistes anglais, mieux classés que les 
nôtres, ont un contact plus immédiat avec les voyageurs. Ils pré- 
sident à la table d'hôte , découpent , et prennent part à la conver- 
sation, dont ils font souvent tous les frais. Dans ses Taies ofmy 
Landlord, Walter Scott a immortalisé cet usage , qui commence 
à passer de mode. 

(10) Page 67. Le 14 février, jour de Saint-Valentin , les jeunes 
gens font d'ordinaire présent d'un bouquet ou d'un nœud de 
ruban aux jeunes filles qu'ils rencontrent : celles-ci sont tenues de 
leur donner aussi quelques bagatelles. Ces échanges sont regardés 
comme des présages de mariage : de là le nom de love-knots ou 
lacs d'amour. 

(11) Page 73. fflrinkles , T\&e& ; wrinkled, ridées. 

(12) Page 79. Feeder.Ce mot, qui présente deux sens, cor- 
respond en français à parasite et à nourrisseur. Cette dernière 
signification semble devoir être préférée ici, car on nommait feeder 
un dresseur de coqs de combat , l'homme qui les nourrissait et 
les élevait. Hogarth,dans sa caricature sur cet ignoble passe-temps, 



gmn 



NOTKS. 361 

montre un de ces personnages tenant dans un sac des coqs prêts 
à paraître sur Tarène , dès qu'un des deux combattants viendra à 
succomber. 

(13) Page 79. L'église de St-Dunstan, dans Fleet-Street, au 
ccBur de la Cité, se faisait remarquer par son horloge. Deux 
grandes figures de sauvages en bois venaient alternativement frap- 
per l'heure sur le cadran. C'est un quartier des plus mal habités , 
et que fréquentent surtout les femmes de mauvaise vie. 

(14) Page 80. Squire ou êtquirê est notre vieux mot français 
0seuyer. Il désignait autrefois un premier degré de noblesse; 
aujourd'hui il se donne indifTcremment , en Angleterre, à toute 
personne occupant un rang respectable dans la société. 

(15) Page 80. Manches de batiste ou de linon que portent les 
évéques anglicans et qui font partie du costume épiscopal. 

(16) Page 83. Tvtrackum et Square sont deux personnages du 
roman deTom Jones : Tviracknm le théologien et Square le philo* 
sophe, précepteurs de Blifll et de Tom Jones. 

(17) Page 8&. En effet, l'école de Pope touchait à son déclin, 
et les continuateurs de ce poète, incapables d'atteindre à sa 
pureté, à sa spirituelle concision , ne gardaient que sa sécheresse 
et se décoloraient de plus en plus. 

(18) Page 92. Le public anghis, las d'une littérature alterna- 
tivement froide et polie, ou fausse et guindée, se tournait vers 
son soleil, et commençait à se réchauffer à ses rayons. Shakspeare, 
dont la gloire avait été violemment contestée par tous ces poètes 
du beau monde et ces rimeurs de salon , reprenait crédit. On 
quittait la littérature française importée par Charles 11, pour 
revenir aux vraies sources du génie national. On Jouait, sans les 
arranger, comme l'avait tenté le sacrilège Dryden , quelques-uns 
des plus beaux drames de ShalLspeare, et les cœurs et les esprits 
s'épanouissaient à ces vives et fécondes clartés. 

(19) Page 92. Musical glasses. La découverte des propriétés 
musicales de verres contenant de l'eau , due à un Irlandais , était 
alors tonte récente. Un rapport en avait été fait à la Société 
royale de Londres : Franklin l'avait perfectionnée et baptisée Aor- 
moniea. C'était plus qu'il n'en fallait pour la mettre en vogue. 

(20) Page 96. Nabab , nom des gouverneurs des provinces du 
Mogol, donné par extension aux membres de la comjimgnie des 
Indes et aux spéculateurs qui allaient s'enrichir en Asie et eo rap- 
portaient d'immenses richesses. 

(21) Page 97. Des bourses pétillaient dans le feu. Au lieu des 
langues de feu bleuâtres qu'allonge le gaz en se dégageant du bois 



363 NOTES. 

qol brûle dans nos foyers , et dont la superstition a fait des pré- 
sages de joyeuses nouvelles , les Anglais voient dans leur charbon 
de terre enflammé de petits globes rouges en forme de bourses et 
qol annoncent la fortune. — Le résidu du thé au fond des tasses 
est aussi consulté par les habiles, qui trouvent moyen d'y lire 
l'avenir. 

Cl2) Page 98. Reading desk. Il y a ordinairement dans les 
églises anglicanes deux chaires l'une au-dessus de l'autre : la pi as 
basse sert à lire les prières; on prêche dans la plus haute. 

(23) Page 102. Pairesse» Ce titre , en Angleterre , ne désigne pas 
seulement la femme d'un pair ; c'est quelquefois une dignité per- 
sonnelle venue d'héritage , d'alliance , ou conférée par le roi. Les 
pairesses ont droit de siéger dans certaines cérémonies, par 
exemple au sacre. 

(24) Page 102. Fudge! Il est fort difficile de trouver un équi- 
valent à ce mot : bast! ne me parait pas rendre le sentiment de 
mépris et de dégoût de M. Burchell , et pouah ! en exprime peut- 
être trop. Aucun dictionnaire ne donne fudge-, il n'existait pas 
dans la première édition du Vicaire, Goldsmith l'introduisit 
dans la seconde, pour accentuer plus fortement l'indignation de 
l'auditeur. 

(25) Page 107. Tonnerre et éclair, drap de deux couleurs tran- 
chées, comme tes taffetas chinés, et assez épais pour ne pas se 
laisser pénétrer par les pluies d'orage. 

(26) Page 109. Le shilling vaut vingt-quatre sous de notre 
monnaie, ou douce pence d'Angleterre. Chaque penny représente 
quatre farthings ou liards. 

(27) Page 1 19. Goldsmith critique dans ce passage la préoccu- 
pation des savants de son temps , encore tout émus des graves 
questions soulevées par la théorie de Newton et son immortelle 
découverte. Comme toute vérité nouvelle , celle-ci rencontrait des 
opposants et des incrédules; les brochures se multipliaient pour 
l'approuver ou la combattre , et Goldsmith , qui s'en était lui- 
même occupé, signale, dans le galimatias qui suit, le conflit 
d'opinions alors flottantes sur le système du monde et sur la 
créatioa. 

(28) Page 125. Essai sur Vhomme, de Pope, épitre iv. 

(29) Page 127. « Vous seriez tous pendus. » Il ne faudrait pas 
prendre une idée de la législation anglaise d'après cette menace; 
malgré la sévérité des lois pénales de la Grande-Bretagne, nn 
bris de cachet ou l'ouverture d'un portefeuille ne peuvent en- 
traîner la peine capitale. Goldsmith s'est peut-être* permis sciem- 



^ 



NOTES. 263 

ment cette exagération poar Veffet dramatique* Les critiques la 
lui ont reprochée comme ignorance Judiciaire. 

(30) Page 128. Les allégories étaient fort goûtées à l'époque de 
la publication du Ficaire. Cette sorte de mythologie sentimentale, 
où Ton personnifiait le crime, la honte, la vertu, etc., était une 
tradition des anciens mystères et des pièces qui se jouaient sous 
Elisabeth : on n'acceptait la morale que sous le Toile de la fable. 

(31) Page 130. La manie des portraits allégoriques était une 
suite naturelle du goût que j'ai signalé ci-dessus ; la spirituelle 
critique de Goidsmith ne l'a pas complètement déracinée en An- 
gleterre : en 1829, j'ai vu encore à Londres le portrait d'une char- 
mante jeune ÛUe représentée en Diane, avec le croissant, l'arc 
et les flèches, attributs de cette déesse. Lavrrence lui-même a 
peint plusieurs grandes dames sous la figure d'héroïnes des pièces 
de Shaitespeare. 

(32) Page 138. Cette chanson burlesque, qui rappeiie celle de 
M. de la Palisse, est une satire des élégies larmoyantes des poètes 
du temps , qui s'apitoyaient sur la mort du serin de lady***, ou 
sur le trépas prématuré du bichon de la duchesse de***, etc. 

(33) Page 140. Le Ranélagh était une vaste sallo ronde, bâtie 
' au milieu de jardins , dans le genre de l'ancien Tivoli. On s'y 

réunissait le soir pour prendre le thé et écouter de la musique. Sa 
vogue fut immense de 1745 à 1760 ; mais lors de la publication du 
Vicaire t la bonne compagnie l'avait tout à fait déserté. On y 
jouait des pastorales assez plates et parfois licencieuses; on y 
donnait des bals où tout le monde avait droit d'entrée moyennant 
un écu par tête. — Le Ranélagh a fini par être abandonné et rasé 
en 1809. 

(34) Page 145. Le libraire philanthrope de PatWs churchyard, 
Newbierry, pour lequel Goldsmith fit bon nombre d'ouvrages se- 
condaires , et sur lequel il tirait quand il se trouvait trop à court 
d'argent. C'était un homme probe, intelligent, d'une disposition 
bienveillante, et qui s'est fait un nom dans la librairie anglaise 
par ses publications pour les enfants. 

(35) Page 147. Goldsmith partageait les préventions d'une 
partie de ses contemporains contre l'ancien théâtre national , et 
préférait de beaucoup à la rude et iîranche allure du vieux 
drame l'esprit de saillie et les pâles compositions imitées du 
français. 

(36) Page 149. Le Daily. Les journaux se multipliaient déjà 
d'une manière efihrayante , quoiqu'ils fussent loin du chiffre qu'Us 
atteignent aujourd'hui. Goldsmith avait publié dans leLedger ou 



264 NOTES. 

grand U?re, ses Leurêê d'un Phtloêophe chinois, traduites en 
français soas le titre de CUoyên du Monde, 

(37) Page 150. Ces déclamations furibondes et Yldes de s^ns 
faisliientla satire da North-BHton , journal des plus Téhéments , 
4ui atUquait la royauté et la constitution. Déclaré llbelie sédi- 
tieux, il fut condanoné à être brûlé en 1764; mais son auteur, 
Wilkes, bien que banni du royaume et chassé de la chambre des 
communes, suscita de nouveaux troubles cinq ans après. 

(38) Page 163. Dans cette digression polllique, l'auteur signale 
une partie des abus du gouvernement représentatif, entre autres 
la prépondérance que cette forme gouvernementale donne à l'ar- 
gent sur tous les genres de mérite. Goldsmitii pressentait oe que 
deviendrait l'Angleterre sous ce régime vénal; îl est à remarquer 
que beaucoup de traits de ce tableau s'appliquent avec une sin- 
gulière justesse à la France et à notre époque. 

(39) Page 164. Se laisser bâter, etc. H y a dans l'original : Lie 
downtobe saddledwith wooden shoes. J'ai tâché de rendre le 
sens par une périphrase , mais je ne me flatte pas d'avoir réussi. 

(40) Page 166. Madame. C'est en Angleterre une manière polie 
de s'adresser à une femme, qu'elle soit ou non mariée. Lorsqu'on 
lui donne son nom de baptême ou de famille, on la nomme mt>« 
ou nUstress. 

(41) Page 166. Tragédie de Rowe, jouée pour la première fois 
à Londres en 1703, et Imitée par Gollardeau, sous Je titre de 
CalistB, 

(42) Page 168. Sir. Au lieu de traduire littéralement: mon- 
sieur , j'ai mis partout : mon père. Je craignais que cette étiquette 
glaciale, quoique d'usage en Angleterre dans les rapports de fils 
à père, ne refroidit l'intérêt. 

(43) Page 169. IVewgate, la plus vaste et la plus vieille des 
prisons de Londres. Elle était le réceptacle de tout ce qu'il y avait 
de plus Infâme et de plus dissolu parmi la pire espèce de gens , 
jusqu'à l'époque où mlstress Fry y introduisit une réforme des 
plus salutaires. 

(44) Page 169. Goldsmith , comme il est facile de le voir daos ce 
passage , avait en horreur les pensions , non sans cause. Il avait 
eu beaucoup à souifrir dans sa jeunesse de la brutalité d'un pro- 
fesseur (voyez la notice sur sa vie, en tête du volume) , et à son 
début à Londres, il avait essayé de la vie de sous-maitre; aussi en 
parle-t'il par expérience. 

(46) Page 160. L* Aniiqua mater de Grub-Street, Grub-Streel 
était une sale et noire rue de Londres , où affluaient les auteurs 



NOTES. 265 

faméiictaes, parce que les logements y étalent à bon marché. "^ 

Goldsmith la nomme plaisamment antiqua mater, par allusion 

à Cybèle, la mère des dieox , la nourrice de la terre. ': 

(46) Page 160. Ici et dans toute cette histoire Goldsmith s'est 
plu à retracer ses sentiments personnels et une partie de ses aven* 

tnres. ( Voyez la notice. ) \ 

(47) Page 162. Philanthropos , etc. Ces diverses signatures, 
qui signiûent ami de soi-même , de la vérité , de la liberté , des 
hommes , étaient fort en usage parmi les écrivains des revues et 
autres Journaux littéraires. Plusieurs essais du Spectateur d*Ad- 
disson, du jRam6^0r de Johnson, sont signés de ces pseudonymes. 

(48) Page 166. M. Crispe, recruteur célèbre qui avait amassé une 
Immense fortune à embaucher des hommes pour les planteurs 
des Indes occidentales. 

(49) Page 168. On attribue à Goldsmith une pareille méprise. 
Son voyage en Hollande et son Jugement sur les Hollandais ne 
sont pas la partie la moins piquante de ses aventures et de sa 
correspondance. 

(50) Page 170. D'une vénale hospitalité. Cette sortie oontre 
l'urbanité parisienne semble plutôt dictée à Goldsmith par l'esprit 
de parti que par sa propre conviction. Lors de son voyage en 
France, quoique Jeune homme sans réputation littéraire. Il fut 
accueilli dans des cercles distingués. Il dit, dans un mémoire sur 
Voltaire, qu'il fut présenté à cet écrivain célèbre et le rencontra 
plusieurs fois. 

« Personne, ajoote-t-il, ne l'égalait quand il lui plaisait tenir 
le dé de la conversation ; ce qui n'arrivait pas toujours. Pour peu 
que la compagnie lui déplût , il se tenait à l'écart et silencieux; 
mais une fois échauffé et en verve , et lorsqu'il avait maitrisé une 
certaine hésitation à laquelle il était sujet , on ne pouvait se lasser 
de l'entendre. Son visage pâle et maigre devenait beau; il y avait 
de l'intelligence dans chaque muscle, et son œil rayonnait d'an 
éclat tout particulier. 

• le me rappelle l'avoir vu un soir à Paris dans un salon où se 
trouvait rassemblée l'élite des beaux esprits. On vint à parler du 
goût et du savoir des Anglais. Fontenelle, qui était présent, et 
qui n'entendait rien à la langue et aux auteurs du pays qu'il pré- 
tendait Juger, commença à nier toute suprématie et toute éru- 
dition chea mes compatriotes, assaisonnant son discours de 
sarcasmes vulgaires. Diderot, qui aimait les Anglais, et qui avait 
quelque idée de leurs prétentions littéraires, essaya de défendre 
au moins la poésie , mais il n'était pas maitre du terrain. Il avait 
évidemment le dessous , et tout le monde s'étonnait que Voltaire 

23 



266 NOTES. 

gardât l6 silence , surtoat qaand on agitait un de ses sujets fa- 
voris. Fontanelle triompha jusqu'à prôs de minnit; mais à ce 
raonient-là Vollalre sortit de sa rêverie. Tout son corps s'anima ; 
il prit la défense de l'Angleterre avec une rare supériorité d'es- 
prit, lançant de temps à autre à son adversaire des traits de la 
plus fine raillerie, siei harangue dnra jusqu'à trois heures du 
matin. J'avoue que, soit partialité nationale , soit l'empire séduc- 
teur de son éloquence , je ne fus de ma vie si charmé; je ne me 
rappelle pas avoir assisté à nne victoire plus complète. » 

(51) Page 172. Goldsmith osa en effet de cette ressource pour 
traverser l'Italie, la France, et revenir en Angleterre. Les cou- 
vents du continent renfermaient à cette époque bon nombre de 
moines irlandais , qui ne demandaient pas mieux que de donner 
le vivre et le couvert à un compatriote , et qui se gloriûaieat de 
le voir triompher dans les thèses philosophiques. 

(52) Page 175. Enseigne ou porte-drapeau. C'est le plus bas des 
grades à brevet. Cependant il se paye encore asses cher dans 
l'armée anglaise, où tous les grades sont à prix. 

(53) Page 176. Lord Falkland, gentilhomme attaché à Char- 
les 1*». Il périt en 1643 à la bataille de Nevtrbury. 

(54) Page 200. Ton kosmon, etc. Otez-moi le monde, mais 
laissez-moi un ami. 

(55) Page 224. Les lois militaires d'Angleterre punissent une 
simple provocation en duel. 

(56) Page 234. Le plus beau spectacle, etc. Sénèque(Z>e la 
Providence ). 

(57) Page 237. Mission de paix. Le roi d'Angleterre confère aux 
hommes les plus marquants d'un comté nne commission pour 
rendre la justice et veiller à la paix publique. Ce droit, purement 
honoraire , met la tranquillité du pays sous la garde de ses prin- 
cipaux habitants. 

(58) Page 253. Quelque choquante que nous paraisse la plai- 
santerie de sir William Thornhill , elle était dans le goût et les 
mœurs du temps; on ne la voit critiquée nulle part. 11 est vrai 
que le caractère bizarre du personnage l'explique sans la justifier. 

(59) Page 255. Les autorisations nécessaires. Licences ou bans 
qui se payent aux diverses paroisses. 



FIN DES NOTES. 



iBS 



là- 
ti 

' TABLE. 

il 



l Page». 

ATM du TmAMJCTKUK 5 

V NoTicB sra Olitikh Goldsmith 7 

AVKRTIMIMnTT. . . •' 47 

Cbap. I*r. — Description de la fÀnilIe de Wakefield , chez laquelle 

prédomine une ressemblance d'esprit autant que de ûgure. ... 49 
Chap. II. — Malheurs de famille. — Les pertes de fortune ne font 

qu'accroître la fierté des gens de bien • . . . . 54 

^' Chap. III. — ^L'émigration. — Les circonstances heureuses de notre vit 

dépendent en général de nou»-mèmes. . . f • 59 

Cbâp. lY.— Contenant la preuve que la plus humble fortune peut 
donner le bonheur, qui ne dépend pas des circonstances, mais 

^ bien de notre propre nature 67 

Chap. y. ~- Une nouvelle et importante connaissance. — Ce dont nous 
li espérons le plus est, en général, ce qui devient le plus fatal. . . 71 

Cbap. YI. — Bonheur du coin du feu 75 

lOl Chap. YII. — Un bel esprit de la capitale. — Les plus slupides peu- 

jQî Tcnt quelquefois devenir amusants pour un jour ou deui. ... 79 

eni Chap. YIII. — Amour qui promet peu de chances de fortune , et qui 

iO' peut cependant tourfter à bien 84 

Chap. IX. — Deux grandes dames. — La supériorité de la toilette fait 

lai* supposer la supériorité d'éducation 91 

16 Chap. X. — La famille essaye de rivaliser avec ses supérieurs. — Hi- 

jté sère du pauvre qui veut paraître au-dessus de sa situation. ... 95 

iff' Chap. XI. — La famille persiste à tenir toujours la tête haute. . . 100 

Cdap. XII. — La fortune semble se plaire à humilier la famille de 

Wakefield. — Les mortifications sont souvent plus pénibles que de 

vrais malheurs 106 

Chap. XIII. — On découvre dans M. Burchell un ennemi , car il a la 

hardiesse de donner des avis déplaisants 112 

Chap. XIV. — Nouvelles mortifications servant à démontrer que d'ap- 



«i 



268 ^ABLB. 

Pages, 
parentes calamités peuvent détenir de véritables bénédictions. . 116 
Chap. XV. — La perfidie de M^urchell At découverte. —Folie d'être 

trop sage. , \ . , 123 

CoAP. XVI. —La famille use d*un artifiee auquel on en oppose un plus 

grand. 129 

Cbap. XVII. —Il est peu de vertus qui résistent au pouvoir d'une lon- 
gue et douce séduction. . . 135 

Chap. XVIII. — Poursuite d'un père qui veut ramener à la vertu un 

enfant égaré 144 

Chap. XIX. — Un détracteur du gouvernement actuel , qui'traint poiff 

nos libertés 149 

CiiAP. XX.— Histoire d'un philosophe v«gabond, qui court après la 

nouveauté , et perd la joie du cœur 158 

Cbap. XXI. — L'amitié des vicieul est de tourte durée ; elle s'évanouit 

avec le plaisir qui les rassemble 174 

Chap. XXII. — Il n'est pas d'offenses qui ne se pardonifMt aisément 

quand on aime • 185 

Chap. XXIII. — Les coupables seuls peuvent être longtemps et com- 
plètement malheureux 188 

Chap. XXIV. — Nouveaux malheurs 193 

Chap. XXV. — Il n'est pas de situation , si misérable en apparence , 

qui n'apporte avec elle quelqne secrète douceur 198 

Cbap. XXVI. — Réforme de la prison. — Pour être complètes, les lois 

devraient récompenser aussi bien que punir 203 

Chap. XXVII. — Continuation du même sujet 209 

Chap. XXVIII. — Le bonheur et le malheur ici-bas sont plutôt le'#é- 

sultat de la prudence que de la vertu 214 

ChAP. XXIX. — Démonstration de l'équité de la Providence envers les 
heureux et les malheureux. — Il ressort de la natu%( même du plai- 
sir et de la douleur , que les malheureux doivent trouver une com- 
pensation à leurs souffrances dans la vie future 225 

Chap. XXX. — Le ciel commence a s'éclaircir. — Si nous ne cédons 

pas à la fortune , la fortune nous cédera. . - 250 

Chap. XXXI. — Anciens services payés avec usure , , 259 

Chap. XXXII. — Conclusion 255 

Notes 259 

fin db la table. 



roUlcrs. — Typ. de A. DuFRi. 



t 




LE VICAIRE / 

mmÊmmmÊtmmmmmmÊmmÊimmim f 



DE /W AKEFIELD 



, ■)*.•*»•«»>•«***' 



PAR OI4ITIBB «OIiBSMITH 



TRADUCTION NOUVELLE 



PAR MADAME LOOISH BELLOG 



Précédée d'une Notice sar Goi.usnitb 

Vik& SOL "Vr A&TXa MJOTT 





PARIS 
CHAAvxvTixai i DITS va 

17 , rue de Lille 

1849 




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ll«Mi.Ai«. OKnvrm OMuplèlw. . •••••• Ivoi. 

Halimm. . Edilioo d'Aadr4 Ch4alw.. ... 1 vol. 

-THt Muirrii. Edllioi Ch. Ubitta. ....•• Ivat. 

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AiciRB. GCavMt. h ..•.,•••• « Ivttl. 

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— no la iitiéraiiiro • . ivol. 

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VrcTOR IIboo. Noiro<l>SRM do Paria Ivol. 

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^ Odei ot Balladoa. ...••.. 1 vol. 

— Oriaauloa IvoU 

— Paulllaa d'Anloatt*. . i , ^, 
.— Chaaii dn Cr/poMalo. I ••••*»«• 

— Vola ;at4rioar«a i" , ^, 

— Ua Rayons ot les Oabras. I * • > ^i* 
>- TbAàira, noavollo édiiiot. • . . Ivol. 

— CnHBwolU draaie Ivol. 

— LiitAraiwo oi pbilosopUo. ... 1 vol. 
C. DBtAVMBB. OBnvras Vaaiailqaos S vol. 

— Mass4«i«bflos 01 poésios divonos. | vol. 
AhtRRB BB ¥iOBV. Cino-Mars ." . I vol. 

~ «tollo. ..•••.......l vol. 

— Nonvellos Ivol. 

^ XBoalro. ...........I vol. 

— Poésios oofliplécas ivol. 

Air. BB M0B»T. Poésies eomplMos ivol. 

— Cofliédios «I Prevorbos I vol. 

— Confession d'na EaCuit da iUbIb. 1 vol. 

— Ifoovallos Ivol. 

P. MsRiaiB. CbroBiqmdoCbBrlosIX,ota.,ote. Ivol. 

— GoloBba, la Mosalqflo, etc.. aïo. . 1 vol. 

— Théétro do Ciar* GbbuI, ^o., oI« 1 vol. 
CnARLRs NoBiBB. Robmbs Ivol. 

— Contas tf. .»...! vol. 

— Noovellas • Ivol. 

— Sonvooirs da la lUvolnlion.. . . I vol. 
II. BB Ralsac Pbyiioloaio dn nariaaa 1 vol. 

— Soénos do la vio privée 9 vol. 

— S<'^Bes de la vie de proviooe. . . 9 vol. 

— Scènes de la vie parisienne. • • 9 vol. 

— Eugénie Grandal i vol. 

— Le Hédeeln de eampagna Ivol. 

— La l*ean de ebagria | vo|^ 

— Le Péro Gwiot I vol. 

— La Reeberebe de l'Absoln. ... 1 vol. 

— U Lis dans la VBlléo l vol. 

— liittoire detTroiio ivol. 

>- César Rirottenn 1vol. 

~- Loois Lambert, Sérapbiu. '. • . 1 vol. 

ftAiBTB*BaavB. Poésies oonplétes. ....... 1 vol. 

— Volnpté iToi. 

— Poésie fraBeaisennseisIémo siècle. Ivol. 
Ami Mabtib. Education des mères de fcmiile. . Ivol. 

— Lettresh Sophie sur la pbysiq.,ei«. Ivol. 

X. BB Maiktnb. OKavres oomplétes.. Ivol. 

J. us HAII.TIIR. Dn Pape Ivol. 

Mkmj. CuMittARt. Adolpbe. ........... Ivol. 

Dr iiRR«Mi««R. Oberpiann. .......... Ivol. 

GotBov. Essais snr l'bistolre de France. . Ivol. 

Th. Lavallrb. Histoire des Français 4vol. 

CABBrteoa. Hisiolrs de la ResUnration. • « « 4 vol. 

— Histoire de Pbilippo^Anfnsto. • . f vol. 

DbBararvr. Tableau de la tittératnre ItoI. 

«ni» na nanvsAT. Bdncation des femmes. ..... ItoI. 

t.-MABc-GiBARDik.Cour» do liitératnra dramatii|ne.. 1 vol. 

'^ii,lav>Satarin. l'hniologio du GoAt. l^ol! 

• Dm.Bci.vsB. nomana. oooiei. etc. | ^ol! 



ToBwnn. Ronvellee géneToisec. , 

■■>' M KnvBBM. Valérie, avec préfue de 
M.-J. Cateina. QBavrcs choisies. . . . , 
M»* D.-VAUioaB. Poésies, avec notice par 8. 
MiLtBvovB. . Poésies, avec notico. . . 
Abv. BB luvoira. Poésies complètes. ... 
flBvni IttABB. Poésies complètes. . . . , 
«»• BB GiBABBM. Poésics Complétas. . . . , 
Lettres parisiennes. 




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Fhllouiphen dm 17* nlèol*. 



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OEnvres, édition Mes Simo0. . . 9v( 
OEnvres, édition Amédéo JaoqvM. 9v< 
Qbivres. édiUon FraneU Riaox. . 9vc 
OEnvres, tradaltos par Salssot. . 9rc 
Oeuvres pbiiosopb.. éd. I.Slnjoa. i vt 
OEnvres pbilosop., éd. A. Jaoq uio» . l vc 
OEnvres pbilosop., éd . F. Bovillier. 1 va 
OEnvres pbllosoph..éd.V.Co«<iin. 1 to 
Utues k nne princesse, éd . Soiswt. 1 vo 
OEnvres pbilaeopb., éd. J . Sln»%m . 1 ve 
OKaVrea phltosoph., éd. Jaoqoea. 1 vo 



HCHkBB, 



■IbUothè^u* tr0«qv«*ft«aç«ilnm. 



AaisvoBaAaa. 

EaciifU. 

Evribibi. 

8a»aocLa. 

RiaoBovn. 

Tncovoinn. 

X*>oraoH. 

PI.AVOH. 



Plvvabqbb. 



L'Iliade, trad. Daeler revno. . . 

L'Odvsséo, trad. Daeier rovuo. . 

Comédies, trad. Aitaad. . . . . 

Théèire, traduction A. Pierroa. . 

Tbéètre, trad. Artaud 

Tbéètn, trad. Aruud 

Bistoire. trad. Larcber 

Histoire, trad. L^ctfqno. . • . . 

OBnVreseomnl., trad.Dactor. . . 

De In Répabllqne, trsd de Gron. . 

Lee Lois, trad. de Gron 

Dialognes. trad. Schwalbd. . . . 

Hommes iliaslres, trad. Plotroa. 
— OEaires morales, trad. Illcard. . 

Loaaa. DialoRues. trad. Belin do Balln. . 

DioatBB-LABBca. Yles des Philosophes, trad. ooav. 
HoBAi.isvBsaaaca.8oente, Epicièi«,atc.oia. . . . 



MABO'ABBkLB. 

Diaostakaas. 
OsAvacBs oaaa 
Ltbiqbis aaaaa 
PoftHBB aaicB. 
BirroGBAvt. 



OEnvres, trad. A. Pierroa. . . . 

Chefs.d-mavre, trad. Siidvaoart. 
Choix de barananes, etc., trdd. 
AMoréon, Orphée, oio. ...... 

Trad. FiicoBBOt, Blgnaa. . . . 

OEaTras, trad. Daraasiie^g 



■IMIothè^pa* •aElalttt.frABçalim. 



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9 vol 
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LiBOAna. 
RoBxanoa. 
II11.VOB. 
Svsaaa. 

LOBD BTBOa. 
ROBBBV BVBBB. 

O. GoLBsaiva. 
FiBLBiaa. 

SVBBBB. 

MiBs lacaBAi.». 
Miss Bobnbv. 

BI1»II 
Goivn. 



Wallly 



HIst. 4'Aa«lei«rre. tmd 

Hbt. de Charlea^iat, 

Lo Paradis perdu, t. PeaM ^ 1 
Voyaiie aeaUaMaul, t. Walh * 
OEavraa oompiéles, tvad. Laroa^ . . 
Poésiac complétée, tnd. Waillv. , 
Vicaira de Wakefleid, t.Belloe. . 
Tom Jones, tmd. L. de Waillv. . - ,^ 
TrUtram^handy. trad. Wailly. . ■ «â| 

Simple histoire, trad. M larl 
véliaB, trad. iâ 1 v 



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Ivd. 

IVfll. 

âvd. 
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Ivd. 

9V(i 



••• 



8oaiu.BB. 



Tbéètre. trad. X. Marmler. . . . 

Poésies, trad. Henri Blase. . . . 

Le Faust, trad. Blasa 

Wilbdm Jldster, trad. Garlowli». 

Werther, trad. Pierre Lera^&, . 

AMnités de choix, t. Carla^lta. 

Théètra^trad. X. Ikrmier. . . . 

Gaerra de 80 ans, trad. Gsriowiu. 
Klobstock. La Memiade, trad. CarlowUB. . . 

UorniA«B. Contas fiiaiastiqaai,trBik Harmi«r. 

PokTBB BB NoBB. Suède. Norvégo, cic, tr. Msnaler. 
BIMIoUsèqu* lt«ai«nn*itflk«n«*l»«. 
DabtI ALieaiMi. Divine comédie, trad. Brlieat 1 

Vie nouvelle, trad. Oeiéolnta I 

Jémsaiam déllTrée, tr. DmoUcBs. 

Théâtre et Poésies, tnd. Latoor. 

Les Fiancés, trad. DbSMBil. • • 

Mas Prisons, trnd. Laièar.' . . . 

Mémoires, trad. Latour 

Uûtoira de Florence, tr. Fériés. 
0«ivr«K«s divwra. 

ConCsuions, trad. Sdat-VIctor. . 

Cité de Dieu, trad. HereaB.. . . 

Lo Koran , trad. par lasimlrsky. 

Lee 4 livres sacrés» trad. Psathler. 

Les Lasiadea, trad. MilUé. . . . 



Tassa. 

MABBunt. 

SiiiVio Pblugo. 
AtriàBi. 

MACatAVIL. 

SAiat AwBsfia. 

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CONraeiBB. 

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