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I
af4> c 5-,
1
LE VICAIRE
DE WAKEFIELD
Poitiers.— Typ. de A. Dopré.
LE VICAIRE
DE WAKEFIELD
■
PAR
OLIVIER GOLDSMITH
TBIDCCTION NOUVELLE
raiCBDéB d'uhb hotjcb
PAR SIR WALTER SCOTT.
PARIS
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, RDB DE LILLE.
i82>0.
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t- ... .
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i
J
AVIS DU TRADUCTEUR.
Entreprendre après M. Charles Nodier une nenvième
traduction du Vicaire de H^ahefield semblerait un acte
d'inexcusable présomption , si je n'avais à dire pour ma
défense que je ne connais pas le travail du savant acadé-
micien : je me suis abstenue de le lire comme d'une trop
forte tentation ; je craignais d'être entraînée à l'imiter, ou
de tomber dans le découragement devant les difficultés de
ma tâche. Priée par M. Charpentier de lui donner une
nouvelle traduction du célèbre ouvrage de Goldsmilh
pour la Bibliothèque choisie qu'il publie, je n'ai rien
voulu emprunter à mes devanciers. Je -me suis mise sé-
rieusement et sincèrement à l'œuvre, y faisant de mon
mieux, m'efforçant de rendre la simplicité de l'anglais,
de conserver aux personnages leur physionomie originale,
au style sa bonhomie et son allure naive. Je n'ose me
flatter d'avoir réussi ; mais ce qu'il m'importe que l'on
sache, c'est que, tel qu'il est, avec ses imperfections et
ses qualités, s'il en a, ce travail m'appartient entiè-
rement.
Je n'en puis dire autant des notes : les recherches et
6 AVIS DU TfiADUCTEUfi.
rérudiUon de M. Nodier m'oul élc utiles pour quelques*
unes ; mais le grand nombre a été puisé dans la Vie de
Goldsmilk par Prior.
LouiSB Sw. Belloc.
Paris, décembre 1839.
NOTICE
SUR
OLIVIER GOLDSMITH
Olivier Goldsmilh naquit à P&llas (ou plutôt Palice), dans
le comté de Lon^jfopd en Irlande, le 10 novembre 1728,
ainsi que Fatieste la vieille Bible de famille récemment re-
trouvée : sur le premier feuillet de eette Bible sont inscrits
la date de mariage du révérend Charles Goldamith et les
jours de naissance de ses sept enfants : OKvier y est inscrit
le cinquième. Le digne ecclésiastique n'eut longtemps, pour
suffire aux besoins de sa nombreuse famille , que le mince
revenu d'une cure de village; mais si la fortune fut avare
envers lui , en revanche le ciel lui avait départi une âme
sereine 9 une inépuisable bienveillance, et on complet mé-
pris des biens terrestres. Instruit, affable , généreux, il
YÎvait dans une profende ignorance des choses de ce monde,
au jour le jour, avea une grande simplicité de mœurs et une
imprévoyanoe-raroy même chez un Irlandais. Il avait eu soin
d'inculquer de bonne heure ses principes aux siens; aussi
disait-on dans le voisinage que « les Goldsmith étaient d'é-
tranges gens qui ne faisaient rien comme les autres, et qui
avalaient- leur première bouchée sans jamais s'inquiéler de
celle qui devait suivre. C'est dommage , ajoutait-on, qu'ayant
le cœur si haut placé, ils pèchent tous par la tête ! »
La candeur du docteur Primrose , sa crédulité au bien , sa
8 IVOTteE
vanité ingénue cl iuoiTcnsive, ne pouvaient être peintes avec
tant de vérité que par le fîls d'un tel père. Le Vicaire de
Wakefield est un portrait d'après nature, dont chaque détail,
reproduit avec amour, a rappelé au peintre une joie de son
enfance , un souvenir dii foyer domestique. Goldsmith a pris
souvent plaisir à retracer ces scènes d'intérieur, qui réflé-
chissent le commencement de sa vie, et montrent sous
quelles influences se formèrent son etraetère et son talent.
C'est là qu'il faut chercher une partie de sa biographie,
d'autant plus vraie qu'il ne la donne pas comme sa propre
histoire.
« Mon père, cadet d'une bonne famille, possédait un petit
bénéfice dans l'Église. Son éducation était supérieure à sa
fortune, et sa générosité supérieure à son éducation. Tout
pauvre qu'il était, il avait ses flatteurs moins riches encore
que lui. Chaque dîner qu'il leur donnait lui était payé en
louanges 9 et c'était tout ce qu'il en attendait. L'ambition qui
aigdlloBfie un ntonacquie à la tête de son année aigiûUon-
natt mon père au haut bout de aa table. Il contait l'histoire
du Lierre, et on riait; il ressuacitait la vieille anecdote des
fiie»x Étudiants qui n'avaient à eux dons qu'une paire de
Milottfis , €it les oonviviis se pâmaient; «:ifin Taiff en chaise à
porteurs v«iait le dernier, et provoquait d'inextingnîbles
éûlate Je rire dont mon père ne cédait ipas sa part. Son
plairîr augmentait à proportion de celui qu'il donnait. Il
aimait tout le monde, et il pensait que lAut le monde
l'aimaiL
» Ses rev«aus étaient modiques , il les dépensait en entier.
Pourquoi se fût-il inquiété de laisser de l'argent 4i ses enfants?
l'argent n'était à ses yeux qu'une vile ipoussîèce. Mais il
avait résolu de leur donner du savoir ; car , disait-il 4M>uvent,
« le savoir vaut mieux que l'argent et que l'or. « Dans -ce
dessein , il entreprit de nous instruire lui-même , et emporta
autant 4e soin à fomier notre cœur qu'à éclairer notre espi'it.
U nous dit que la bienveillance universelle était le >pffemier
lien des sociétés ; il nous enseigna à considérer les besoins
de nos semUables oomme nos propres besoins, à r^arder la
figure hunmine et divine avec affection et respect. Il fit de
nous des êtres toujours prêts à 6*apitoyer sur des malheurs
.^aJUBKti
SUB OLIVIEB 60LDSM1TH. 9
vrais ou faui, sans être capables de leur résister. Bref, nous
étions fort habiles dans Ta rt de donner des millions, avant
d'avoir acquis les qualités nécessaires pour f^açner un de»
nier *. »
Goldsmilh se rrssenlit toute sa vie de cette éducation d^im-
prévoyance et d'aveugle générosité; mais s'il y puisa les
habitudes désordonnées et prodigues dont il eut à souffrir
plus tard , il lui dut aussi les jouissances d'une sympathie
presque nnivei-selIC) et une indulgence sans bornes pour les
faiblesses d'autrui. Nulle part il ne s'est plaint avec amer-
tume du sort ni des déceptions qu'il éprouva, et cependant
elles furent nombreuses.
Élevé dans cette maison hospitalière , où de firéquents
jeûnes étaient égayés par le souvenir du repas offert la veille
à quelque voyageur attardé, ou à quelques pauvres voisins»
ridée de la bonne chère se lia pour lui inséparablement à de
joyeui visages, à des cœurs épanouis, à la joie de recevoir ,
à celle plus grande eucore de donner.
Une parente de sou père , qui tenait une petite école , com*
meuça son instruction; parvenue à un âge avancé» et pres-
que sur son lit de mort » la brave femme se vantait d'avoir
été la première à mettre un livre entre les mains de NoU *
Goldsmith. Ce n'était pas, disait-elle, qu'elle en espérât
grand'chose ; jamais écolier ne lui avait donné plus de peine,
et ne lui avait paru plus invindbUtMnt stupide ; ses cama-
rades n'en pensaient pas mieux. Il avait alors six ans.
De cette tutelle» il passa entre les mains d'un certain Tho«
mas Byrne, magister du village, « habile à régir son bruyant
royaume , » et qui avait pris dans les camps l'habitude do
la discipline. C'était un homme sévère et d'un aspect redou-
table pour quiconque avait failli, mais au fond bienveillant,
et ne sévissant contre ses disciples que par amour de la
science. Destiné au professorat, il avait été enrôlé au milieu
de ses études et envoyé en Espagne sous le règne de la reine
Anne; là, il avait suivi les chances diverses de la guerre; do
retour dans ses foyers après la paix , il avait repris sa prc-
* I The Man in black , l'homme en noir.
3 Ifoll , abréviation familière du nom d'Olivier.
inièrc vocalioD. Crtle vie erraiile lui avait laissa une ilispo-
sitioQ inquiéU et aventureuse qui perijaitdaM«« longs récite
et leur prêtait un charme extrême. Olivier (wmplait parmi
ses auditeurs les plus assidus ; il no se lassait pas de lui en-
tendre redire ses aventures guerrières, enlremiïlcesparraisdc
Iraditious merveilleuses faites pour émouvoir les cœurs des
jeunes et des vieux : car, malgré son érudition,
Il uviil lire , écrire . el chanter bu iDlrUi ,
Prédire U> mares , arptnltr un terriin ;
Qu'il Mtail un peu de latin '.
Le maître d'écolecroyait aux fées, aui hrovmiet, à tout le
peuple fantastique qui habite les sauvages brujères de l'Ir-
lande, cette terre classique des supersti lions, où l'on ressent
plus d'intérêt à l'hisloire des êtres invisibles qn'i celle des
hommes de chair et d'oa; nation mobile et rêveuse, que le
passé et l'inconnu consolent de son triste présent, et chez
laquelle l'art de conter est une précieuse industrie. Celui
dont la mémoire est bonne ou l'imagluation fertile peut aller
droit devant lui , d'un bouta l'autre de l'Ile Verte, sans souci
du gîte ou du couvert. Bien aecueîllî partout, il aura sa part
du repas, dans la riche maison ou dans la hutte, s'il peut
abîmer la veillée par quelque récit attachant. C'est eu Irlande
que devait mourir, et que mourut , en 1738 , le dernier des
hanles, O'Carolan : Goldsmith l'avait, dit-on, connu. Plus
d'une fuis il avait vu s'asseoir A la table de son père le conteur
ambulant, le chanteur de ballades; et l'enfant tout ému,
l'dme suspendue aux lèvres du poète, l'avait suiti de rue en
rue et jusque sur la grande roule. V.a l'absence des vives
émotions qu'éveillent le grsie et la parole , Olivier dévorait
avec avidité les livres qui bisaient alors le fonds de la biblio-
thèque d'une chaumière irlandaise : les Vies des voleurs les
plus célèbres, des pirates les plus redoutés; l'histoire de Jac-
ques le Contrebandier, de la belle Roseinoade et do Jeanne
Shore, du Diable et du docteur Faust, etc.
Ce fut â CCS récils et â ces lectures que s'alluma le génie
I TktlMerltdyUlaje, Irufucliou de Léoosrd.
■.r~:~^ i v T ^__ _: ■
SUB OLIVIKB GOLSDMITH. 11
poétique de Goldsmith; aassi conserva-t-il presque toujours la
forme simple et naïve des compositions populaires. Quand
les soins du ménage, dont il avait sa part, le lui permet-
taient, il s^exerçait à jouer de la flûte eu parcourant les rives
et les îles de la rivière Inny , si belle aux environs de Bally-
mahon. Il s^essayait à composer des rimes quUl écrivait et
brûlait à mesure; sa mère en surprit quelques-unes, et, avec
une partialité toute maternelle, elle conclut de ces grifTon-
nages que son fils serait un jour un homme de génie, en
dépit des reproches et des réprimandes que lui attiraient sa
lenteur à apprendre et sa difficulté à retenir. Olivier montrait
en eflct beaucoup plus de penchant pour les fictions que pour
les réalités.
Son caractère était tendre, affectueux, et, quoique per-
sonne ne se livrât avec plus d^abandon à la gaité, ses ma-
nières étalent habituellement graves et ré8er\ées. Une petite
vérole confluente, qu^il eut à Tâge de neuf à dix ans, et qui
faillit lui coûter la vie, obligea son père à le retirer de chez
son maître Byrne. Celte maladie le rendit fort laid, mais
sembla donner à ses facultés un nouvel essor. Il fit à celte
époque plusieurs reparties spirituelles, entre autres une
épigramme de deux vers improvisés, en réponse à un im-
pertinent qui Pavait comparé à Ésope. Ces saillies, qui ont
tout rinattendu et la vivacité de Tà-propos , charment d'or-
dinaire les parents plus que des efforts répétés et studieux.
Le père d'Olivier commença à partager Popinion de sa femme
Sur son fils, et se décida à des sacrifices pour assurer au
jeune garçon les avantages d'une éducation classique. On le
mit en pension, d'abord à Athlone, puisa Edgcv^orth-Town.
Là , sa réputation de garçon d'esprit s'éclipsa ; on ne le
trouvait pas dépourvu d'intelligence, mais toutefois lourd et
indolent. Ses compagnons d'étude surtout ne lui reconnais-
saient de supériorité qu'au jeu , dont il était toujours un des
meneurs. Du reste , il avait à lutter contre plusieurs dés-
avantages : il était petit, trapu, pâle, marqué de petite vérole,
gauche et timide, d'un naturel irritable quoique facilement
apaisé , d'habitudes désordonnées , d'un caractère indécis
et vaniteux.
Son maître entrevit le parti qu'on pourrait tirer d^ ses
12 NOTICE
qualités et de ses défauts. Il obtint de lui des effort» sérieux
suivis de quelques progrès. Les historiens et les poètes latios
devinrent ses auteurs de prédilection : il lisait avec une pré-
férence marquée Ovide et Horace; Cicéron Tintéreasait moins;
-mais Tite-Live le ravissait, et une fols qu^il eut surmonté
les difficultés de Tacite, il se plaisait à en traduire dos pas-
sages. Son style commença dès lors à se former, et il est
probable qu^il continua à faire des vers , quoiqu^il n^en soit
pas resté de traces.
Les vacances se passaient joyeusement dans la maison pa-
ternelle, au milieu déplaisirs simples et faciles, dont il
conserva toujours un vif souvenir. « Lorsque je me rappelle ,
dit-il quelque part, Tagresteet humble retraite dans laquelle
s^écoula la première partie de ma vie , je ne puis me dé-
fendre d^uu sentiment de tristesse, en pensant que ces beaux
jours ne reviendront plus. Là, toute la nature semblait faite
pour donner de la joie. Je ne raffinais pas alors sur le bon-
heur; les plus gauches épanchemeuts d^une rustique gaité
avaient le don de me plaire; les propos interrompus me
semblaient le plus grand effort de Tesprit humain , et les
demandes et les réponses la manière la plus iugénieuse d^em-
ployer la soirée. Pourquoi de si charmantes illusions n'ont-
elles pu durer? L'âge et le savoir ne font que nous désen-
chanter et nous aigrir. Mes jouissances actuelles sont peut-être
plus relevées , mais elles ont bien moins de charmes. Le
plaisir que me donne le meilleur acteur ne saurait se com-
parer à celui que je goûtais jadis en voyant un loustic cam-
pagnard singer un prédicateur quaker. La musique du plus
délicieux chanteur ne me semble que dissonance, comparée
aux ballades de notre vieille laitière, qui me faisait fondre
en larmes eu chantant le Dernier Bonsoir de Johnny Ârm-
strong, et la cruauté de Barbara Allen, n
Un jour qu^après cet heureux temps de répit Olivier
regagnait sa pension à cheval (il n^y avait point de voiture
publique de Ballymahon à Edgeworth-Tov^), il s'attarda à
regarder, chemin faisant, les châteaux et les maisons de
campagne. Un de ses parents lui avait fait cadeau d'une
guiuée , et le désir de la dépenser d'uue façon indépendante,
désir si naturel à tout écolier^ contribua sans doute à lui faire
SOB OUVtBH GOLSDMITH. IS
ralentir le pas de sa monture. La nuit le surprit à moitié
roule, dans la petite ville d*Ardagh. Il pria un passant de lui
indiquer la meilleure maison de Tendroit , ce qui pour lui
signifiait la meilleure auberge; Thonime auquel il s'adres-
sait, se trouvant d*humeur railleuse , voulut jouer un tour à
Tadolescent , quUl supposait échappé du collège , et le con-
duisit ches le plus riche propriétaire de la ville.
Olivier, qui ne soupçonnait aucune supereherie , mit pied
à terre dans la cour d^honneur , et donna son cheval en
garde au palefrenier , en lui enjoignant , d'un ton d^aulo-
rité, d'en avoir le plus grand soin. Les domestiques, per-
suadés qu*il était attendu , Tintroduisirent dans le salon , oà
se trouvait le maître du logis. Celui-ci, surpris d*abord
d^une telle visite, ne tarda pas à découvrir la méprise, et
résolut de s'en amuser; il laissa toute carrière à Timportanee
du jeune étudiant, qu*il reconnut bientôt, à son humeur
eommunicattve , pour le fils d'un de ses anciens amis. L'é-
colier, tout à fait à l'aise , s'étendit dans un fauteuil au coin
du feu , ordonna le souper , fit apporter du meilleur vin , et
invita l'hôte , sa femme et sos filles, è prendre part au repas,
dont il fit les honneurs avec tout l'aplomb que peut donner
èi un gar^n de quatorze à quinze ans la possession d'une gainée.
Avant de se retirer, il commanda un gâteau pour le déjeuner
du lendemain ; et ce ne fut qu'au moment de régler ses
comptes qn'il apprit à qui il avait eu affaire. Cotte aven-
ture lui fournit plus tard l'incident principal d'une de ses
comédies. (She »toop$ to conquer,)
Il était à la veille de quitter la pension pour le collège,
lorsque son père , influencé par des motifs d'honneur et de
délicatesse , crut devoir s'imposer un sacrifice d'argent con-
sidérable, afin de doter une de ses filles, qui épousait un
jeune homme plus riche qu'elle. Le vénérable pasteur, crai-
gnant qu'on ne le soupçonnât d'avoir favorisé celte incli-
nation pour assurer à sa fille un bon mariage , voulut réta-
blir l'équilibre entre les deux partis , et alla fort au delà de
ses moyens. Il donna toutes ses économies , et engagea les
revenus de sa cure. Olivier subit le contre-coup de cette libé-
ralité; au lieu d'être envoyé au collège do Dublin comme
pensionnaire, il lui fallut se résoudre à y entrer comme sixer .
I
H NOTICE ,
OU pauvre étudiant. Cette humble situation répugnait fort à
son orgueil ; mais les remontrances, de son père , et les
exhortations amicales d'un oncle qui Taimait chéremei^, et
qui jusque-là avait contribué aux frais de son éducatioii|.Ie
décidèrent. Il se mit sur les rangs , passa ses examens , et fut
admis.
En France, où toutes autres distinctions que celles du
mérite et du talent tendent à s'effacer davantage de jour en
jour, nous avons peine à comprendre ces répugnances, et
nous ne concevons pas de différence possible , dans nos col-
lèges, entre un élève boursier et un élève payant. Mais en
Angleterre il en est tout autrement : les rangs, si nettement
tranchés, ne se confondent pas même au collège, et, k
défaut de titre , quelques sacs d'écus de plus ou de moins
comptent dans la balance.
Au collège de la Trinité, à Dublin, les étudiants sont
divisés en cinq classes: les nobles, les fils de nobles, les
felloio-^iommonera ou agrégés, les pensionnaires , et enfin
les sizers on serviteurs, qui participent gratis aux études,
d'après la volonté des fondateurs, mais qui payent chèrement
ce bienfait par les fonctions humiliantes qui leur sont im«
posées. Ils portent une grossière robe de bure sans manches ,
et un bonnet de drap noir tout uni, par opposition à la
toque à gland d'or des fellowê et à Télégant costume de
leurs condisciples. Ils dînent à la table des pensionnaires,
, mais seulement après que ceux-ci se sont retirés. A l'époque
dont nous parlons , les sixers avaient un bonnet rouge. Outre
leur office de chantres à la chapelle et de distributeurs des
portions , ils étaient tenus de balayer les cours le matin , de
porter les plats de la cuisine au réfectoire , et de servir à
table jusqu'à ce que les fellows eussent dîné. Cette indigne
coutume a élé abolie , il y a environ cinquante ans , par
suite de la révolte d'un pauvre étudiant qui, s'entendant
railler sur ses fondions serviles par un des regardants admis
à assister au diner solennel du dimanche de la Trinité, lança
à la tête du quidam le plat qu'il tenait. Le coupable fut
vertement tancé et chassé de l'université; mais on n'osa pas
rétablir un usage qui pouvait amener un pareil scandale.
Goldsmilh fut sans doute obligé de se soumettre aux règle-
il
SUR OLIVIER GOLSDMITH. 15
ments en vigueur de son temps; mais il en fut profon-
dément froissé : sa rancune perce* dans un passage de son
Essai sur la littérature polie de l'Europe *.
I>«élèbre Burke, à peu prés du même âge queGoldsniith,
était aussi élève de la Trinité à Dublin; mais ces deux jeunes
gens, se trouvant séparés par toute la distance qu'il y a entre
un pensionnaire et un stxer, eurent peu ou point de contact,
et ne se lièrent que beaucoup plus tard , en se rencontrant
dans le monde.
Outre les dédains d'une arrogante jeunesse , Olivier eut
encore à subir au collège les brutalités d^un farouche pédant ,
qui lui fit endurer tout ce que la tyrannie d^un mattre in-
juste et quinteui peut infliger de tortures à un pauvre éco-
lier. Non content de le railler publiquement aui examens ,
ce professeur, qui ne lui pardonnait pas son éloignement
pour les mathématiques et les sciences exactes, s'oublia une
fois jusqu'à le frapper devant une réunion de jeunes gens,
qu'au mépris des règlements il avait invités à danser et à
souper dans sa chambre. Exaspéré par cet indigne traitement,
convaincu quMl était è jamais déshonoré , Goldsmith vendit
ses livres, ses habits, et s'enfuit du collège, avec Tintention
de s'embarquer au plus t6t pour aller chercher fortune dans
quelque lointain pays. Mais, une fois livré à son humeur in-
décise, il ne songea plus h quitter Dublin, et ne prit la roate
de Cork que lorsqu'il n'eut plus qu'un shellingdanssa bourse.
Il vécut trois jours sur cette modique somme , et , après avoir
vendu pièce à pièce presque tous ses vêtements , il fut réduit
■ « Àssurémeot ce ne peut être que le démon de l'orgueil qui a inspiré aux
agrégés de nos collèges l'absurde fantaisie de se faire servir aux repas et en
public par de pauvres diables qui , dans leur soif de s'instruire , profitent de
quelques fondations charitables. Il y a contradiction pour ces jeunes gens à
apprendre les arts libéraux et à être en même tentps traités comme des
esclaves, à étudier la liberté en pratiquant la servitude. >
Et , répondant à son frère qui le consultait sur l'éducation de son fils :
t S'il est assidu au travail, dit'il, et qu'il n'ait point de fortes passions
( les passions dans la jeunesse poussent au plaisir) , il peut réussir au collège ;
car il faut avouer que les pauvres qui y sont studieux y trouvent plus d'en-
couragement que partout ailleurs; mais s'il a de l'ambition, les passions
vives , de la susceptibilité et l'horreur du mépris , ne l'y envoie à aucun
prix. » '
16 NOTICE
à un tel degré de misère et de famiue , qu'une poiguéûUie
pois verts que lui donna par charité une jeune Glle lui parut
le plus exquis régal qu'il eût fait de sa vie. La fatigue jet les
privations lui firent sentir mieux que des remontranedi -la
folie de sa conduite. Renonçant au voyage d'Amérique, il
s'achemina vers la maison paternelle; mais, honteux de s'y
montrer d^ns un tel dénûment, il Ot prévenir son frère aine,
qui vint au-devant de lui, le fit halûUer à neuf, et le recon-
duisit au collège.
Cette escapade n'était pas propre k lui concilier les bonnes
grftees de ses naaitr^. Cependant il termina se^ études tant,
bien que mal, fut reçu bachelier, et quitta l'université^ non
sans joie de se voir délivré d'une contrainte qui le blewait si
vivement.
jLa mort de ton père, arrivée qu^qjues mois auparavant,
avaii encore réduit les ressources déjà si précaires de la fa-
mille : mais Olivier retrouvait la liberté et du pain; c'était
plus qu'il n'en fallait pour satisfaire son ambition. Il se remit
à parcourir le pays , diassant , péchant , faisant de la musi-
que, allant de Ballymahon à Ufisoy, où habitait sa sœur
mariée, et de Lissoy à Pallas, où son frère avait une petite
cure et «ae école qu'il l'aidait parfois k diriger; mais c'était
surtout à l'auberge deConway, située tout près de chez sa
mère , qu'il passait la plus grande partie de son temps : c'était
là qu'il savourait ces joies intimes dont il avait été privé si
longtemps; c'était là qu'il donnait cours à toute sa sympathie,
et que , « amateur de joyeux visages, » il jouissait des applau-
dissements du naïf public auquel il avait toujours quelque
histoire à conter, quelques vers à lire, quelque complainte
à chanter. Dans ses moments de pénurie, à Dublin, il lui
était arrivé de composer des ballades, qu'il vendait cinq shel*
lings pièce, et qu'il allait le soir entendre chanter dans les
rues , étudiant les émotions des auditeurs , et se surprenant
à s'attendrir lui-même sur les malheurs imaginaires do Suzy
ou de Peggy.
Cq)endant sa famille, voyant avec chagrin se prolcmger
cet état d'indolence , le pressait d'entrer dans les ordres. Il
différait sans cesse, et de jour en jour il lui devenait plus dif-
ficile de s'astreindre à un plan systématique d'études. Il lisait
;ik
OLIVIBB OOLSDMITH. 17
beaucoup, tnaissans choix, et de préférence des ouvrages
d'imagination , des poésies, dos romans, des pièces de théâtre,
parfois des biographies et des voyages, qui développaient
enosire ses penchants vagabonds. Il fallait pourtant prendre
un parti. Il fait allusion à cette époque de sa vie dans le
Citais du. monde :
« Après que j'eus passé sept ans au collège , mon père
mourut, me laissant..^ sa bénédiction. Ainsi poussé loin du
rivage, sans un mauvais naturel pour me protéger, sans ruse
pour me guider, sans le nécessaire pour me soutenir dans un
si périlleux voyage , je m'embarquai dans ce vaste monde à
viogtf^eux ans. Mes alnis, impatients de me voir MabU^ me
conseillèrent (car les amis corMUent toujours quand ils com-
mencent à nous mépriser), me conseillèrent, difrje, de me
(aire eodésiasiique.
• Être forcé de porter une longue perruque quand je
l'aimais mieux -ronde, ou un habit noir quand je m'habillais
ordinaifcinent en brun, me parut un tel empiétement sur
mea libertés , que je repoussai absolument cette proposition.
En Angleterre, un prêtre n'est pas tenu de se mortifler comme
le fait un bonxe à la Xlhine. Je refusai une vie de luxe, de
paresse, d'aisance, sans autre motif que cette puérile préoc-
cupation de costume. De sorte que mes amis furent cette fois
pleinement convaincus que j'étais perdu sans ressource , et
ils s'apitoyèrent sur moi , attendu que j'étais au fond un
garçon sans malice, et même d'un excellent naturel. »
Son oncle Gontarini lui procura enfin une place de pré*
oeptetir chez un gentilhomme, Olivier fit aussi, dit-on, une
tentative près d'un docteur Goldsmith, parent de son père,
et qui, parvenu à une haute dignité dans l'Ëgtise, le reçut
assez mal. On ignore si c'est à cette visite, ou à sa situation
inférieure dans une riche maison , que fait allusion le passage
suivant :
i La pauvreté engendre naturellement la dépendance , et
je fus admis chez un grand comme son flatteur en titre. Je
m'étonnai d'abord que ce poste de flatteur à la table d'un
noble fût jugé chose si désagréable. Il n'y avait pas grand'-
peine, après tout , à écouter patiemment ce (|ue disait sa sei-
gneurie , et à rire quand mylopd quêtait des applaudissements
18 NOTICE
à la ronde. C'était ce que le simple savoir-vivre m^obligeait à
faire. Je découvris cependant trop tôt que sa seigneurie était
un plus grand sot que moi , et de ce moment c'en fut fait de
ma charge. Au lieu de recevoir ses absurdités avec soumis-
sion , je me mis en tête de le redresser. Flatter ceux que nous
ne connaissons pas est une tâche aisée; mais flatter nos con-
naissances intimes, dont les faiblesses et les travers nous
crèvent les yeux , est une corvée insupportable. Chaque fois
que j'ouvrais les lèvres pour louer, ma conscience me repro-
chait mon mensonge. Sa seigneurie s'aperçut assez vite que
j'étais fort peu propre à mon emploi , et en conséquence elle
me remercia. Mon patron daigna même faire la gracieuse
remarque que j'avais un assez bon caractère , et qu'il ne me
croyait pas le moindre mauvais penchant. »
Au bout d'un an d'esclavage , Goldsmith brisa sa chaîne,
et, sans prévenir sa famille, décampa un beau matin, muni
d'un bon cheval et d'une trentaine de louis. U ne reparut
qu'au bout de six semaines, dépourvu d'argent, d'habits, et
monté sur une misérable rosse qui l'avait à grand'peine ra-
mené de Cork, où il comptait, dit-il, s'embarquer pour
l'Amérique. Afin d'assurer son passage , il l'avait payé d'a-
vance; mais le vent, longtemps contraire, étant devenu
favorable précisément lorsqu'il était en partie de campagne
avec quelques amis , le capitaine avait mis à la voile sans lui.
Il ne s'était plus trouvé en fonds que pour acheter cette mi-
sérable monture; et , comptant sur son étoile, il avait entre-
pris de faire cent milles , pour retourner chez lui , avec deiix
guinées en poche. Avant la fin du premier jour, il s'était
défait de la moitié de la somme eu faveur d'une pauvre
femme qu'il avait rencontrée en route , et dont l'histoire
lamentable l'avait touché. Il se croyait encore assez riche , car
il approchait de la demeure d'un ancien camarade qui lui
avait fait jadis les plus chaudes offres de services; cependant,
au lieu d'un ami, il trouva un froid et égoïste avare qui,
après lui avoir prodigué force conseils, finit par offrir de lui
acheter son cheval, et de le pourvoir, en échange, d'un
bâton qui l'aiderait à regagner le logis et lui épargnerait les
frais de nourriture et de logemeut. indigné d'un pareil ac-
cueil , Olivier allait repartir , affamé et sans le sou , lorsque
SUB 0LIV1BR GOLSDMITH. 19
Tarrivéc d^un liers, qui invita son hôte et lui à dinor , vint
le tirer de peine. Celte nouvelle connaissance le retint à cou-
cher, lui ouvrit sa bourse, et lui fournit libéralement leç
moyens de poursuivre son voyage. De retour dans la maison
paternelle , il raconta à sa mère ses bizarres aventures , et
comme elle écoutait d'un air grave le récit de sou enfant
prodigue : « En vérité, chère mère , s*écria-t-il , après avoir
bravé tant de traverses et d'obstacles pour vous revenir, je
m'étonne que vous ne soyez pas plus réjouie de me revoir ! »
La question de lui trouver un état fut de nouveau agitée.
On décida qu'il serait légiste; et sa providence terrestre,
l'oncle Goutarini, lui donna cinquante louis et l'envoya à
Dublin , d'où il devait passer à Londres pour étudier le droit,
liais son mauvais génie , ou plutôt ses habitudes de désordre
prévalurent encore cette fois. 11 se laissa attirer dans une
maison de jeu , et y perdit en un clin d'œil tout ce qu'il pos-
sédait. Honteux de ce nouvel échec , chagrin de retomber à la
charge d'amis et de parents qui avaient déjà tant fait pour
lui^ il n'eut pas le courage de leur avouer sa ruine. Ils l'ap-
prirent indirectement, et le rappelèrent près d'eux, mais
non sans lui garder rancune de ses folies. La patience et la
tendresse de sa mère semblaient épuisées, et son frère aSné,
avec lequel il vécut quelques mois , s'en sépara refroidi. Son
oncle, dont il s'était concilié les bonnes grâces par son goût
pour les lettres et son penchant à la poésie , lui resta seul
fidèle , et fit encore un effort pour lui fournir les moyens
d'aller étudier la médecine à Edimbourg.
On raconte qu'après s'être pourvu d'un logement et y avoir
fait déposer son bagage, Goldsmith sortit , impatient de voir
la ville; il passa tout le jour à en parcourir les différents
quartiers, et ce ne fut qu'à l'approche de la nuit qu'il se
souvint que le nom de sa rue et celui de son hôtesse lui
étaient également inconnus; il avait oublié de les demander.
U eût couru grand risque de coucher à la belle étoile , si le
hasard ne lui eût fait rencontrer le porteur qui , le matin
même, lui avait servi de guide.
Ses impressions sur l'Ecosse, données d'une manière pi-
quante dans une lettre à un de ses amis de Ballymahon,
montrent quels étaient à cette époque le. tour de son esprit et
20 NOTICE
ses habitudes d^obscrvation , mêlées d^ un peu de causticité.
Edimbourg, 26 septembre 1753.
« MoQ cher Bob * ,
» Que de bonnes eicoses (et vous sayei que j'ai toujours
été fort sur ce point) n*aurais-je pas à vous donner pour
justifier mon honteux silence! Je pourrais vous dire que je
vous ai écrit une longue lettre aussitôt mon arrivée ici , et
feindre d^étre fort en colère de n^avoir pas enoorede réponse.
Je pourrais alléguer que mes occupations (vous* savez qu^eUes
ont toujours fait le tourment de ma vie) ne m'ont pas -laissé
le temps de mettre la main à la plume; mais je supprime ces
jnstifications , et vingt autres encore aussi plausibles et aussi
faciles à inventer, parce qu'elles auraient toutes le léger in-
convénient d*étre autant de mensonges. Je m'en tiens donc
à la vérité : une indolence héréditaire qui me vient du «ôté
maternel m'a seule empêché jusqu'ici de vous écrire, et s'op-
pose encore à ce que j'écrive vingt-cinq lettres dues à mes
amis d'Irlande. Il n'y a pas un boule-dogue qui montre plus
de répugnance à monter dans la roue du tournebroche que
je n'en ai à me mettre à écrire , et cependant jamais mâtin
n^aima le rôti qu'il tourne plus tendrement que je n'aime
celui À qui j'adresse ces lignes.
» Que vous dire maintenant que je suis entré en matière?
Irai-je vous fatiguerdela description de ce stérile pays? Vous
ferai -je parcourir ses collines toutes noires de bruyères , et
ses vallées où un lapin trouverait à peine de quoi se nourrir?
L'honmie semble être la seule créature qui arrive à pleine
croissance sur ce misérable sol ; chaque partie du pays a le
même aspect désolé : point de bois, point de ruisseaux dont
la mélodie et les murmures égayent l'étranger, et fassent
> Abréviation de Robert.
.fc — .^.-^^fc...
SUB OLIVIRR 60LSDM1TH. 21
oublier «US habitante leur misèrr. Cependant, avec tant de
raison d^éire humble , il n^y a rien de plus fier qu'un Écos-
sais. Ici les pauvres ont pour patrimoine l'orgueil : le genre
humain les méprisât-il , ils disposeront toujours de leur pro-
pre admiration et ne se feront faute de se la prodiguer.
n De cet excès d'orgueil et de pauvreté il résulte pourtant
un avantage , c'est que les gentilshommes écossais sont beau-
coup mieux élevés que les nôtres. La race des chasseurs de
renards est inconnue en Ecosse; et les gens ont témoigné une
grande surprise à m'enteodre dire que les Irlandais posses-
seurs d'un revenu de mille louis par an passent leur vie à
courir après un lièvre , à boire pour s'enivrer , et à séduire
toutes les filles qui veulent bien se laisser faire. En vérité , je
vous le dis y un pareil personnage, tombant avec tout son
attirail de chasse an miUeu d*ttn cercle de nobles écossais ,
serait regardé avec tout autant d'étonnement qu'en aurait un
de aoB compatriotes à voir chevaucher la roi Georges en Ir-
lande.
t Ici 9 les hommes ont en général les pommettes des joues
proéminentes et le teint hâlé; ils sont maigres , actifs, el
grands amateurs de danse. Puisque j'en suis sur ce chapitre,
il faut que je vous parle des hais» qui sont trés-fréqnento.
Quand un étranger entre dans un salon , il voit d'un c6té
toutes les dames tristement assises ensemble , et faisant bande
à part ; de l'autre côté , au bout de Tappartement, se tiennent
leurs pensifs cavaliers, c'est-à-dire ceux qui prétendent à l'être :
— il n'y -a pas plus de communications entre les deux sexes
qu'entre deux camps ennemis. Â la vérité, les dames se per-
mettent quelques œillades , et les messieurs quelques soupirs ;
mais tout rapport plus intime est interdit. Enfin , pour met-
tre un terme aux hostilités , la dame patronnesse , intendante,
qu comme il vous plaira l'appeler, désigne un monsieur et
une deiiaoiselle pour marchwr un menuet; ce qu'ils exécu-
tent avec une solennité qui tient du désespoir. Après que cinq
ou six couples ont ainsi jeté et relevé le gant , tous se rangent
pour la contredanse, chaque danseur pourvu d'une danseuse ,
toujours par la susdite dame patronnessc. De cette façon, ils
dansent beaucoup sans soufller root , et la soirée se termine
à la satisfaction générale. J'ai dit à un gentilhoqdme écossais
22 NOTICE
que ce silencieux plaisir ressemblait h Fanlique procession des
matrones romaines en l'honneur de Gérés : à quoi il m'a
répondu , pour ma peine ( et je crois qu'il avait raison ) ,' que
j'étais un grand pédant.
» Puisque j'ai nommé les dames, je déclare, pour tous
montrer combien j'aime l'Ecosse et tout ce qui tient à un si
charmant pays; je déclare, dis-je (et permis à qui me démen-
tira de me casser la tête), que les Écossaises sont dix mille
fois plus belles et plus civilisées que les Irlandaises. Je vois d'ici
vos sœurs Betty et Peçgy se récrier sur ma partialité ; mais
dites-leur tout platement que je me soucie de leur peau blan-
che, de leurs beaux yeux , de leur esprit, de... comme d'une
pomme de terre. J'avance et soutiens, envers et contre tous,
que les dames écossaises sont sans égales; et la pr/suve, c'est
qu'elles-mêmes le disent. Mais trêve au sérieux : ya-t-il au
monde langage qui aille mieux à une jolie bouche que le
franc dialecte écossais ? Les femmes le parlent ici dans toute
sa pureté. Enseignez , par exemple , à une de vos sœurs à
prononcer le Whoar noeell I gong ^ en ouvrant la bouche aussi
large que possible , et je gage ma vie qu'elle blesse au cœur
le premier écoutant.
» Dans ce pays , une coquette est une rareté; mais, en ré-
compense , que d'envieuses prudes n'y trouve-t-on pas ! Ces
jours-ci , comme j'entrais chez mylord Kilcoubry ( ne vous
étonnez pas, mylord est un gantier), la duchesse d'Hamilton
(cette belle qui a sacrifié sa beauté à son ambition, et sa paix
intérieure à un titre et à un carrosse doré) vint à passer en
équipage : son impotent époux, ou , pour parler plus juste ,
le gardien de ses charmes, était à ses côtés.' Aussitôt l'envie ,
sous la figure de trois femelles, commença à trouver faute à
son irréprochable beauté. — a Quant à moi , dit la première,
je pense et j'ai toujours pensé, que la duchesse avait le teint-
beaucoup- trop rouge. » — « Je suis absolument de votre avis,
reprit la seconde , je la trouve trop pâle; cette teinte lui donne
quelque chose de maladif. » — « Je vous dirai , ajouta la troi-
sième en minaudant, que la duchesse aurait une assez belle
* Where I0<2i / 90 ? Les Écossais accentuent d'une façon particulière et en
ouvrant beaucoup la bouche.
(«k
SUB OLIVIBH GOLSDMITH. 23
bouche, sli ne lui manquait des lèvres. » A celle remarque,
chaque dame resserra les siennes comme pour prononcer la
lettre P.
» Mais n'est-il pas malséant à moi , mon cher Bob, de mé-
dire des femmes avec lesquelles je n'ai à peu près rien à dé-
mêler? Il est certain qu'il y eu a ici de fort belles, et il n'est
pas moins sûr qu'il y a aussi de fort beaux hommes pour
leur tenir compagnie. Un pauvre diable , laid et sans le sou ,
n'est sociable que pour lui seul , et des douceurs de cette so-
ciabilité le monde me laisse jouir à l'aise. La nature vous a
départi un extérieur propre à charmer les belles, et la fortune
ne TOUS a rien refusé de ce qui peut leur plaire. Je ne vous
envie pas ces biens , mon cher Bob , tant que je puis demeurer
tranquille dans mon coin , riaut de ce monde et de moi-
même , l'objet le plus ridicule qu'il renferme. Mais vous voyei
que le spleen me gagne , et peuUèlre l'accès durera-t-il jus-
qu*à votre réponse. Je sais que les nouvelles n'abondent pas à
Ballymahon ; donnei4e9 toujours telles quelles. Tout ce qui me
\iendra de vous sera bien venu. — Georges Gonway a-t-il en-
fin mis une enseigne ? John Binely a-t-il cessé de boire la
goutte ? Tom Âllen s'esl-il donné une perruque neuve ? Mais
je TOUS laisse è choisir ce que vous m'écrirez. Sachez du moins
que tant que je vivrai vous aurez un véritable ami en votre
dévoué , etc. '.
» OUYIBR GOLDSHITB. »
Âpres un séjour de dix-huit mois à Edimbourg , où il fit
maigre chère et vécut tristement , il obtint de son oncle la
permission d'aller continuer ses éludes à Paris cl à Montpellier,
il s'embarqua donc pour Bordeaux ; mais une tempête le jeta
dans un port d'Angleterre avec six ou sept Écossais voyageurs
comme lui. Se trouvant tous d'humeur joviale , ils passaient
1 Dans sa Notice , Walter Scott ne cite que quelques ligues de cette lettre :
elle m'a paru curieuse à donner en entier comme échantillon du style épis-
tolaire de l'auteur du Ficaire de ïFakefteld. Tous les détails qui précèdent
sur son enfance , son séjour au collège , ses aventures de jeunesse , sont em-
pruntés à TouTragede Prior , récemment publié : Li/e 0/ Olivier Cold^ith^
% gros vol. in-8^
24 PfOTlCB
au mieux leur temps dans une auberge , quftnd ils furent ar-
rêtés , comme coupables d'ayoir cherché èi embaucher au ser-
vice du roi de France les sujets de Sa Majesté britannique.
Goldsmith s^efforça de prouver son innocence ; mais il n'en
passa pas moins une quinzaine en prison , et aima mieui
laisser croire quUI avait été arrêté pour dettes , que de divul-
guer la vérité, qui eût nui h sa carrière. Cet incident fut
d^ailleurs providentiel , car le vaisseau sur lequel il eât con-
tinué son voyage, si la prison n*y eût mis obstacle, fit nau«
frage à Tembouchure de la Garonne, et périt corps et biens.
Un autre navire allait faire voile pour la Hollande ; chan-
geant de projet avec sa mobilité ordinaire, Goldsmith s'y
embarqua , et se rendit à Rotterdam , dans l'espoir , selon k»
uns , de gagner sa vie en enseignant l'anglais aui Hollandais ,
et, selon les autres, de suivre les cours du grand anatomiste
Albin us et du célèbre chimiste Gaubius , tous deui professeurs
à Tuniversité de Leyde. Cette soif d'études n'était cependant
qu'un prétexte qu'il donnait aux autres et à lui-même pour
satisfaire ses penchants vagabonds.
Sans cesse exposé aux tentations qui ne l'assaillaient jamais
euvain , il joua , gagna , perdit, à Leyde comme à Edimbourg,
comme à Dublin , et , dépouillé de son dernier sou , commença
son tour du monde , ayant pour tout bagage une chemise sur
le dos , et pour unique ressource une confianco illimitée en
la Providence. C'est dans le récit animé du fils aîné du vi-
caire qu'il faut lire ses aventures de voyage et les expédients
auxquels il eut recours. Bien qu'il ait interverti l'ordre
des faits, et placé son séjour à Londres avant ses excursions
lointaines , à chaque ligne on reconnaît sa propre histoire.
Entraîné par ses souvenirs, il a même négligé la partie mo-
rale. Georges est un assez triste héros de roman ; mais que
de vérité dans ce caractère insouciant^, spirituel , également
capable du bien et du mal , vagabond par nature et par choix,
ayant cependant un fonds d'honneur et un bon naturel ! C'est
une curieuse étude de Goldsmith faite par lui-même. Bohé-
mien civilisé, il eut l'art de parcourir l'Europe è pied et sans
argent. En Allemagne et en Flandre, c'est son violon ou sa
ilûte qui lui valent du pain et un gîte. Parfois aussi il paye
de son éloquence et raconte les traditions de son pays natal aux
SUB OLIVIER 60LSDHITB. 2.S
paysans ébahis , comme jadis il l'a vu faire aui bardes erraoU
d'Irlande. Plus d'une fois il poursuivit sur un sol élranger ces
émoltons de son enfance. En Italie, où son savoir musical était
moins estimé, il allait de couvent en couvent, d'université en
université, soutenant des thèses théologiques et philosophiques,
battint ou battu , mais nourri et logé aux frais de sa parole.
Il s'arrêta plusieurs mois à Padoue , et prit , dit-on , ses degrés
de docteur à Louvain. Un voyage entrepris dans des circon-
stances aussi singulières et par un si bon juge de la nature
humaine eât fait le sujet d'uu livre des plus amusants. On ne
comprend pas que Goldsmith , toujours en quête de ressour-
ces littéraires, n'ait pas songé à tirer parti de ces matériaux.
Il n'en reste que la rapide esquisse qu'il en a donnée dans le
Yicaire , son poème du Voyageur ^ et quelques fragments épars
çà et là dans ses ouvrages , surtout dans son Histoire de la
nature animée , où ces passages trop rares jettent beaucoup
de vie et de charme. Du reste, il appréciait bien tous les avan-
tages de cette façon de voyager : « Les contrées, dit-il quel-
que part , prennent un aspect tout différent , selon la manière
dont on les visite. Un homme qui roule k travers l'Europe
en chaise de poste, et le pèlerin qui chemine pédestrement ,
tirent de ce qu'ils voient des conclusions très -opposées :
« Haud inexpertw laquor, n 11 erra environ dix-huit mois de
la Hollande en Flandre , en Allemagne, en Italie, en Suisse,
en France, tourè tour précepteur, étudiant, musicien, doc-
teur. Â Paris, il assista au cours alors très en vogue du chi-
miste Rouelle, qui venait de découvrir la composition du
diamant. Peut-être dât-il à quelque lettre d'introduction ou à
quelque rencontre fortuite l'honneur d'être présenté à Vol-
taire et à quelques beaux esprits de son temps ^ Enfin , après
deux ans d'absence, il regagna l'Angleterre, vers 1756.
La pauvreté l'y attendait avec toutes ses horreurs. Ses pa-
rents et ses amis d'Irlande avaient depuis longtemps cessé de
lui faire passer de l'argent. Forcé , sous peine de mourir de
faim, d'entrer comme sous-maltre dans une pension , il y fut
abreuvé de mille dégoûts : «r Je me couchais tard et me levais
tôt. Le maître me faisait la moue ; la maîtresse me détestait
' Voyex la note 51 du Ficaire.
226 NOTICE
à cause do ma laideur. J^étais harcelé par les enfante , el je
ne pouvais aller chercher un peu de politesse et dVgards au
dehors. » Il conserva un si poignant souvenir de cet esclavage,
que quelqu^un ayant par hasard nommé devant lui , en plai-
santant, la pension à laquelle il avait été attache, il rougit,
et demanda si Ton prétendait Tinsuller.
N^y pouvant plus tenir, il entra comme aide , ou plutôt
comme homme de peine , chez un chimiste. Pou de mois
après, il apprit qu'un de ses anciens condiscipl(>s était à
Londres , et se présenta pour le voir. 11 se plaisait souvent à
raconter leur première entrevue. « G^était , disait-il , un di-
manche : j'avais mis , comme on le pense bien , mes plus
beaui habits; et pourtant Sleigh ne me reconnut pas. C'est
là une de ces épreuves que La pauvreté impose aui malheu-
reux !... Mais peu à peu la mémoire lui revint; je retrouvai
son cœur d'autrefois aussivif, aussi chaud que jamais. 11 par-
tagea sa bourse avec moi tant qu'il resta à Londres, et son
amitié me fut sûre et fidèle. »
Ce secours inespéré el Tappui zélé de son compatriote lui
permirent de s'établir comme médecin dans le voisinage du
Temple ^ Les clients vinrent en foule, mais non les hono-
raires. Pourtant Goldsmith ne négligeait point les apparences,
si nécessaires pour réussir dans un certain monde. Il s'était
tout d'abord acheté un habit de velours , d'occasion , il est
vrai , mais encore propre ; malheureusement Tétofle un peu
mûre céda et se déchira sur le devant. On y mit une pièce,
hélas! trop évidente; et le pauvre docteur, sentant que ce
fâcheux symptôme pouvait entraîner sa ruine , eut recours à
Texpédient qu'Harpagon indique à la Merluche; il appliqua
son chapeau sur la tache , et Ty maintint fortel ferme , contre
vents et marée, exposant sa tête nue aux ouragans et aux
averses , plutôt que de laisser voir sa misère. Cependant quel-
ques malins amis surprirent son secret, et l'en raillèrent dans
des temps plus heureux^.
Mais, pauvre ou riche, c'était la même imprévoyance et la
même largesse. Rencontrait-il un mendiant, il lui donnait
tout ce qu'il avait sur lui , quitte à jeûner le jour même et
I École de droit et quartier des ébidiaDts à Londres.
SUB OLIVIBB OOLSDHITII. 27
le lendemain. H lui élail arrivé, à Tâge de quinie ans , de se
défaire de ses couvertures et de ses habits en faveur d*uno
pauvre veuve, transie de froid, quUI avait trouvée un soir
k la porte de son logement. Un frisson lui ayant rappelé, la
nuit , qu'il n'avait plus rien pour se couvrir, il fendit son lit
de plume , et s'y blottit comme dans un sac. De même que les
sauvages , il eût donné son lit le matin , sans songer qu'il
avait à se coucher le soir. Au plus fort de sa détresse, un
aventurier vint lui confier qu'il allait manquer sa fortune ,
fiiute d'une ou deni guinces. Certaine duchesse dont la pro-
tection pouvait l'élever, disait-il, au faite des grandeurs,
avait une prédilection toute particulière pour les souris blan-
ches. Il en avait découvert deux à acheter, sans tache et les
plus jolies du monde ; mais la «>nime dépassait ses moyens.
Goldsmilh, qui n'avait pas une guinée à sa disposition, lui
remit sa montre pour aller l'engager. Il est inutile de dire
qu'il ne vit plus ni l'homme, ni la montre, Di les rares
souris blanches.
La compagnie mêlée au milieu de laquelle il vivait, moitié
par entraînement , moitié par nécessité, l'exposait à être sou-
vent dupe de pareils tours , et sa crédule bonhomie en faisait
une proie facile pour les aigrefins. Il est probable qu*H a
peint d'après nature le rusé Jenkinson , et l'éditeur de Pro-
perce, qui figure dans l'histoire de Georges, ainsi que les au-
teurs faméliques avec lesquels il se lamentait du peu de
succès de ses opuscules; car, la médecine lui donnant à
peine du pain, il songea à recourir aux belles-lettres. 11 écri-
vait , compilait , travaillait pour le compte d'un libraire quHI
avait rencontré par hasard chez un de ses clients , et qui s'é-
tait engagé à lui fournir la table et le logement pour une
année, avec un modique salaire, à la condition qu'il alimen-
terait un journal qui paraissait tous les mots. Le matin , en
perruque de docteur, en habit de velours , Goldsmith courait
voir ses malades, quand il en avait; le soir, déposant son
faste pour la livrée plus modeste des muses, vêtu d'un habit
noir râpé , les poches pleines de paperasses et la tête de projets,
il allait de café en café glanant des nouvelles et dos maté-
riaux pour sa tâche du lendemain. Cependant l'horizon s'é*
28 NOTICE
claircissail : sans éli'c riche, il n*élait déjà plus pauvre. C'est
alors qu'il écrivit à son beau-frére :
« Vous pouvez facilement imaginer quels obstacles j^ai eus
à vaincre, isolé comme je Tétais, sans amis, sans recom-
mandations y sans argent , sans impudence , et cela dans un
pays où il suffit d^êlre né Irlandais pour ne pas trouver d'em-
ploi. Beaucoup de gens, en pareille circonstance, euasent Rui
par Feau ou par la corde. Malgré toutes mes folies , j'ai eu
assez de principes et de force pour résister à cette double ten-
tation.
» Je suppose que vous désirez savoir quelle est ma situation
actuelle. Comme elle n'a rien dont je doive rougir et que le
genre humain puisse blâmer, je ne vois pas de raison d'en
faire. mystère. Bref, avec trè»-peu de pratique comme mé-
decin , et une trè^-mince réputation comme poète , je trouve
moyen de vivre. Il n'y a rien de tel que la pauvreté pour bous
introduire dans le sanctuaire des muses; seulement elle
devrait nous quitter à la porte. Mais le mal est qu'elle entre
de compagnie , et que , d'introductrice devenue nuiitresse du
logis , elle en fait les honneurs.
• En apprenant que j'écris , vous allez, sans nul doute,
vous imaginer que je meurs de faim , le nom d'auteur vous
rappelant naturellement un grenier et ses misères. Je ne juge
pas à propos de détromper mes amis sur ce point; mais , que
je manf^e ou que je jeûne', que je sois logé au premier ou au
cinquième étage, je me souviens toujours d'eux avec ten-
dresse. Mon pays même a une large part dans mes affections.
Inexplicable amour que ce mal du pays î comme le nommeq^
les Français: inexplicable du moins de la part d'un homme
qui n'y a jamais été grandement choyé, et qui n'en a rap*
porté pour tout bien que son 6rojjrti6* et ses sottises. Assurément
mon affection est aussi ridicule que celle de cet Écossais qui
refusa de se laisser guérir de la gale , parce qu'elle lui remet-
tait en mémoire sa femme cl bonny Inverary. n
Après un piquant tableau des plaisirs peu rafQnés de l'ir-
1 L'accent irlandais, presque auftsi fort que Taccent gascon, est un sujet
d'éternelles railleries pour John Bull , qui reconnaît partout , à ce signe in-
délébile , son homme lige , le pauvre Paddy,
■■ H > ■■ ^ ■■^■^^^^i^^^^W^Pi^l^^P— fg—
SUA OLIVIER G0LSDM1TII. 29
lande, de son ignorance , de ses supcrsU lions, il sMtonne en-
core do ne pouvoir sVn passer, et dMprouver loin d'elle toules
les angoisses de Tabsence. Puis, par un retour de cœur:
« C^est , dit-il , quo vous, rnon cher ami , et un petit nom-
bre de personnes qui font exception è la loi générale , habitez
là-bas et me manquez ici. » Il se promet d'aller passer trois
semaines dans son pays natal : § Mais , croyez-moi , ajonle-t-it,
jMrai uniquement pour vous voir, non pour faire de Teffet ou
lever des impôts. Je no veui ni exciter Tenvie, ni«otliciter
les faveurs ; et par le fait, les circonstances s'y opposent; car
je suis trop pauvre pour être un objet de curiosité , et trop
riche pour avoir besoin de secours. »
11 entreprit de publier par souscription un Essai sur la lit-
tératttre polie de V Europe , et en appela au crédit de ses «mis
pour recommander l'ouvrage. D'un tour de roue , la fortune
l'avait rejeté au point d'où il était parti ; mais il ne se laissait-
pas abattre. Dans une lettre récemment retrouvée, et adres-
sée k son ancien correspondant Bob , il plaisante gaîmont
sur les rigueurs du sort et sur la vengeance qu'en tirera la
postérité. '
« Je suis sérieusement en colère de votre silence.
Savez-vous bien , monsieur, qui je suis , et ce que je suis?
Savez- vous bien qui vous avez offensé ? Un homme dont la
réputation littéraire peut être un de ces jours discutée avec le
plus profond respect dans un commentaire allemand ou un
dictionnaire hollandais; dont vous verrez probablement le
nom précédé d'un Doetissimus dœtissimorum ^ ou affublé
d'une longue terminaison latine, comme qui dirait Goldsmi-
thitu ou Gubblegurchius , ou quelque autre son aussi rude à
l'oreille qu'une râpe de noil muscade à la langue I Méditez
là-dessus. Malédiction, monsieur! Qui suis-je? J'avoue
que mes pervers contemporains ne m'ont pas rendu jusqu'ici
les honneurs auxquels j'ai droit. Je n*ai pas encore vu mon
visage se réfléchir en vives teintes rouges ou blanches sur les
enseignes des faubourgs; les fabricants de mouchoirs de
poche ne connaissent encore ni mes mérites ni ma physiono-
mie, et les tourneurs de tabatières eux-mêmes n'ont pas
encore travaillé |à ma célébrité. Mais ce sont autant de Van-
dales, de barbares , d'ignorants. Un jour viendra , gardez-vous
3*
80 NOTICE
d'en douter (et puissicz-voiis vivre encore une couple de cen-
taines d^années pour voir ce jour), où les Scaiigers et les
Daciers juslineront mon ciiraclère , donneront au public de
savantes éditions de mes œuvres , enrichies de copieux com-
mentaires du texte. Vous verrez comme ils traiteront les
lourds critiques qui me dédaignent maintenant , ou qui ose-
raient m^altaquer alors I comme ils se lamenteront que tant
de génie ait été méconnu I Si jamais mes ouvrages se font
jour jusqu'en Tartarie ou en Chine , savez-vous ce qui ad-
viendra? Supposons un Chinois Owanowitzer instruisant an
Tartare Chianobacchi : vous voyez que j'emploie des mots
chinois pour montrer mon érudition, comme je ne manquerai
pas de montrer tout à Theure celle de mon Chinois, en le
faisant parler comme un Anglais. Voici à peu près le sujet de
la leçon :
» Olivier Goldsmith florissait du dix-huitième au dix«neu-
Yiéme siècle. Il vécut juaqu^à Tâge de cent trois ans , et peut
à juste titre être appelé le soleil de la littérature et le Confu-
cius de TEurope. Une foule de ses premiers écrits, à Téternel
regret du monde savant, sont restés anonymes, et se sont
probablement perdus , parce qu^ils étaient confondus avec
d'autres. Le premier ouvrage avoué par lui, que possède
Tunivers, a pour titre: Essai sur l'état actuel du goût et delà
littérature en Europe; livre qui vaut son poids, non d'or,
mais de diamants 1 II y explique avec une rare profondeur ce
qu'est le savoir , et ce qu'il n'est pas. Il y démontre que les
sots ne sont point hommes d'esprit , et qu'il y a pourtant
beaucoup d'hommes d'esprit qui ne sont que des sots!
» Mais comme je ne veux fatiguer ni mon philosophe chi-
nois, ni vous, ni moi, je terminerai là mon panégyrique,
afin de vous laisser le temps d'admirer. Je me sens rooionéme
en verve d'admiration. Permettez donc que je contemple mon
futur individu , et , comme disent les écoliers, que je mette
pied à terre pour me regarder passer à cheval. Eh bien!
maintenant que me voilà descendu de mon Pégase, où diable
est moi? Dieu juste! ici, dans un grenier, écrivant pour
un morceau de pain , et m'allendant à être harcelé et harassé
par ma laitière , qui veut que je lui paye son mémoire!
» Quoi qu'il en soit , mon cher Bob , dans la pénurie ou
SUB OLIVIEB GOLSDMITH. 3f
TafOucnce , grave ou gai , je suis et serai toujours tout &
TOUS, w
Il destinait les proOts de la souscription à s*équiper pour
un voyage d*Asie, la compagnie des Indes .rayant nommé
médeein-cliirurgien d'un des OQUiptoirs de la côte de €oro-
mandel. On lui avait représenlé ce poste comme trés-avan-
tageux , et c*est ce qui le décidait.
• J^aî peut-être tort , écrivait-il à son beau-frère , de ne pas
me oontenter de ce que je possède, quelque peu que ce soil.
Car, si. je viens à me demander sérieusement de quoi ai-je
besoin? Je n^ai rien à répondre. Mes désirs sont aussi capri-
cieui que cette femme grosse qui voulait un morceau du nés
de son mari. Je ii*ai point de certitude que tout ce que Foo
me dit soit vrai ; et pourquoi ne vivrais-je pas comme tant
de gens de plus de mérite que moi , qui se sont tirés d^aflaire
avec do plus minces ressources?. •• D'autre part, quand je songe
que je puis acquérir une indépendance aisée pour le reste de
ma vie , quand je pense à la dignité que réclame la philoso-
phie pour s'élever au-dessus du mépris et du ridicule ; quand
je pense , disrje , à tout cela , je me sens prêt à embrasser
toute occasion de rompre avec le vulgaire , de me séparer de
lui par les circonstances comme je le .suis déjà par les senti-
ments. »
11 était dans la nature de Cîoldsmith d^avoir de ces élans , et
dans son caractère de ne jamais les suivre, i Je manque,
dit-il plus loin , de fermeté par constitution , et de cette dis-
position virile qui seule fait les grands hommes. Cependant
je m'amenderai , puisque je connais mes défauts. »
C'était chose plus facile à dire qu'à faire. Soit irrésolution
habituelle, soit que les fonds lui eussent manqué, il renonça
bientôt au voyage de Tlude , et se mit sur les rangs pour être
nommé aide-chirurgien dans un hôpital ; il échoua , et re-
tomba de toute la hauteur do ses espérances à la merci du
libraire GriOQth , dont il avait eu à se plaindre, et avec lequel
son engagement n'avait pu tenir que cinq mois. Il recom-
mença donc à vivifier de son esprit le style lourd et terne de
quelques Revues , et à dépenser plus d'intagination qu'il no
lui en eût fallu pour faire un livre à composer des articles en-
fouis dans les journaux, « à côlé d'annonces et de recettes pour
32 NOTICE
guérir les morsures (les chiens enragés. » Cependant plusieurs
de ses essais furent remarqués ; on en parla , ou le pilla, et ,
pour mettre un terme à ce brigandage, il les tit imprimer
sous son nom. Dans la préface , il se compare à un homme
gras au milieu d^affamés , qui , lorsque ses compagnons de
souffiranoe se proposent de se régaler du surplus de sa per-
sonne y revendique au moins la première tranche.
Encouragé par ce succès , il fit paraître à courts intervalles
ses Lettret d'im Philotopke chinois , imitation des Lettres per-
sonei de Montesquieu , fort au-dessous du modèle , mais qui
n'en ont pas la licence. Il n'y aborde nulle part les hautes
questions traitées par le légiste français, et se borne à des
critiques de mœurs , vives , spirituelles , réservées , mais sans
profondeur. Elles plurent néanmoins au public , et une
nouvelle édition fut publiée sous le titre du Citoyen du
Monde. Goldsmilh se trouvait alors en relation avec Ri-
chardson et SmoUctl : il s'était frayé un chemin jusqu'à
Johnson , ce pacha de la littérature anglaise , ce Léviathan
du 18*" siècle , comme on le nommait plaisamment , dont
les arrêts faisaient et défaisaient les réputations, et dont
les moindres paroles , dûment enregistrées par son biographe
Boswell , remplissent aujourd'hui dix volumes. Goldsmith
eut le bonheur de plaire à ce monarque, qui voulait , comme
l'auteur du Vicaire en fit plus tard l'observation , changer à
son profit la république des lettres en une monarchie absolue:
cependant il se montra bon prince avec son nouveau protégé ;
il le loua , le défendit contre les attaques des envieux , traita
les faiblesses de l'homme avec indulgence , tout en encoura-
geant les inspirations du poète avec une affectueuse supé-*
riorité.
Ce fut au commencement de leur liaison que la nécessité ,
qui a fait fiiire tant d'oeuvres remarquables, dicta à Goldsmith
son Ficaire de Wakefield. Johnson se chargea du placement du
manuscrit , et raconte lui-même en ces termes comment la
chose se passa : « Je reçus un matin , dit-il , un message dn
pauvre Goldsmith , qui m'écrivait qu'étant fort empêché et
hors d'état de venir me voFr, il me suppliait de passer chez
lui le plus tôt possible. Je lui envoyai une gui née , et promis
de ne pas me faire attendre. J'y allai en effet dès que je fus
SUR OLIVIER GOLSDMITH. 33
liabillé ; il était dans un violent état dVxaspération contre son
hôtesse , qui l'avait fait arrêter pour dctti^. Ma guincc avait
déjà été échangée contre une bouteille de vin do Madère , et il
en avait un verre devant lui. Je bouchai la bouteille, renga-
geai à se calmer, et commençai à chercher avec lui des
moyens de le tirer d'embarras. Il me dit alors qu^il avait un
roman prêt à livrer à Timpression , et me le montra. Je le
parcourus , j^en vis le mérite ; et ayant assuré à sa persécu-
trice que je serais bientôt de retour, j'allai chez un libraire,
et lui vendis l'ouvrage soixante louis. Je rapportai la somme
& Goldsmilh , qui paya son loyer, non sans gourmaodor
l'hôtesse d'avoir si mal agi. »
Quoi qu^ait pu dire Johnson après coup de sa perspicacité ,
il est probable qu'il ne fut pas tout d^abord frappé dos mérites
du Vicaire de Vakefield , et qu'il n'en prévit pas plus Tim-
mense suiecès que le libraire , qui , après avoir acheté le
manuscrit, le garda doux ans par devers lui , et n'osa l'im-
primer que lorsque la publication du Voyageur eut assuré la
réputation de Goldsmith.
€e poème remarquable valut enfln à son auteur la célé-
brité à laquelle il aspirait depuis si longtemps. C'était le
fruit de ses voyages : il y avait resserré en quelques vers ner-
veux et concis ses impressions sur les contrées qu'il avait
parcourues, ses jugements sur les peuples qu'il avait visités.
La première partie, composée en Suisse, avait été envoyée à
son frère Henri, auquel il dédia Touvrage plus tard. Au mi-
lieu d'ennuis toujours renaissants, ot malgré le gaspillage
obligé de sa pensée , te poète revenait sans cesse à son œuvre
èe prédilection : il en élaguait certains passages , en ajoutait
de nouveaux, et ne se lassait point de corriger. llproOla deson
intimité avec Johnson pour lui soumettre son poème. Ils le
revirent ensemble, et l'habile critique aida, dit-on, à lui
donner ce poli élégant , celte pureté classique , qui le placè-
rent si haut dans l'estime des juges éclairés.
. Les Revues l'annoncèrent avec éloge. Mi\ par un louable
désir d'en hâter la popularité, Johnson le lut dans des cer-
cles choisis, et l'impression fut tellement favorable, qu'à la
suite d'une de ces lectures, miss Reynolds, qui avait vu Golds-
34 NOTICE
mllh chez son frère , et l^avait pris on aversion à cause de
sa laideur, sVcria « que désormais elle ne pourrait plus le
Ironver laidl • Des hommes distingués le recherchèrent et lui
offrirent leur amilié. Jaloux de s'élever au niveau de tant
d'honneurs, Goldsmith prit le costume officiel de médecin,
le manteau écarlate, la perruque, la canne à pomme d'or,
et se Qt présenter au Club littéraire , composé alors de tous
les beaux esprits du jour. Il lui en coûta cependant de
renoncer à ses anciennes habitudes , de déserter les lieux
de laudez-vous publics, où il trouvait à s'amuser à peu
de frais. Aussi disait-il quelquefois avec un soupir: « 11 faut
s'Imposer de bien grands sacrifices pour être admis dans la
bonne compagnie : me voilà banni d'endroits où je riais tout à
mon aise et passais mon temps fort agréablement \]9
Dans le nouveau monde où il avait voulu avoir accès, il ne
riait plus, mais on riait de lui. Ijb mélange de candeur et de
crédulité qui faisait le fond de son caractère, une certaine
lenteur à trouver le mot juste , une sorte d'étourderie de pen-
sée qui , dans la conversation , le menait parfois h l'absurde,
une vanité naïve et sans discernement , des manières gauches
et un peu vulgaires, le livraient presque sans défense aux
railleurs. Ses qualités mêmes lui étaient imputées à mal. Il est
curieux de voir de quel point de vue un baronnet anglais juge
la conduite de l'homme de lettres dans une circonstance dé-
licate où Goldsmith montra, à la vérité, peu de tact, mais
beaucoup de cœur et un rare désintéressement.
« J'avais une audience , dit sir John Hawkins , du feu duc ,
alors comte , de Northumberland ; je trouvai Goldsmith dans
l'antichambre , et lui demandai ce qut l'amenait. — Uneinvf-
tation de sa seigneurie , me dit-il. J'abrégeai mon affaire, et
en donnai pour raison que le docteur Goldsmith attendait au
dehors. Le comte me demanda si je le connaissais. Je répondis
que oui , ajoutant ce que je crus propre à le recommander. Je
me retirai , et l'attendis dans la première salle afin de le ra
mener chez lui. Lorsqu'il sortit, je m'avançai à sa rencontre,
et m'informai du résultat de rentre\ue. Le comte , répli-
qua-t-il , m'a dit qu'il avait lu mon poème , qu'il en avait
été ravi; que, nommé lord lieutenant d'Irlande, et ayant
*tm
SUB OLIYIBB OOLSDMITH. 35
appris que j'étais Irlandais, il désirait faire quelque chose
qui me fût agréable ! — Et qu^avez-vous répoudu à une offre
si gracieuse? — Rien, sinon que j'avais là-bas uu frère ecclé-
siastique qui avait besoin d'appui; que, pour moi , je comp-
tais peu sur les promesses des grands, et m'en reposais sur
les libraires du soin de me faire vivre; que c'étaient, à mon
sens, mes meilleurs amis, et que je n'étais point disposé à
les abandonner pour d'autres. — C'est ainsi, continue le ba-
ronnet, que cet idiot entendait les affaires de ce monde, se
jouait de la- fortune, et repoussait la main qui s'offrait à
l'aider. »
Sans l'accabler d'un si brutal dédain , ses autres nobkes
amis ne laissaient échapper aucune occasion de lui tendre dos
pièges, où y de son côté, il était toujours pris. Un jour, que
Burko traversait la place de Leicester, allant dîner choc sir
Josué, il aperçut Goldsmithau milieu d'une foule de curieui
qu*attiraieut le costume et Faspect singulier d'étrangères qui
s'étaient mises aux fenêtres d'une dos maisons du square.
Burke poussa du coude la personne à laquelle il donnait le
bras. « Voyez-vous Goldsmith , dit-il , debout, les deui mains
dans ses poches , absorbé par quelque profonde méditation ?
—Oui. — Ëh bien, observez ce qui se passera tout à l'heure
entre nous. » Ils continuèrent leur route, et arrivèrent chez
sir Josué : Goldsmith ne tarda pas h les suivre. Burke lui ren-
dit à peine son salut, et affecta la plus grande froideur. Son
ancien condisciple, d'abord vezé, puis inquiet, finit par lui
demander en quoi et comment U avait eu le malheur de l'of-
fenser. Burke refusa de s'eipliquer. Enfin , après beaucoup
d'instances: « Puisque vous le voulez absolument, dit-il, je
TOUS avouerai que je ne puis rester lié avec un homme qui
s'afGche d'une manière aussi inconvenante que vous venez
de le faire sur la place publique ! » Goldsmith proteste avec
beaucoup de vivacité qu'il ne sait de quoi il s'agit. « Com-
ment I reprend Burke , ne vous étes-vous pas écrié , il n'y a
qu'un instant: Il faut que ces gens soient bien stupides pour
s^arrêter à regarder avec tant d'admiration ces Jézabels fardées,
tandis qu'ils laissent passer un homme de mon mérite sans
seulement y prendre garde? u
Goldsmith^ frappé d'épouvante , s'écria : « Sûrement, mou
86 nOTICE
cher ami , je o'ai pas dit cela. -— Si vous ne Taviei pas dit ^
comineot raurais-je su ? répliqua Burke. — C'est vrai , ré-
pondit Goldsmith en toute humilité : j'en suis désolé, c'était
trés-ridicule 1 Je me rappelle bien que quelque chose de pareil
m'a passé par Tesprit , mais je ne croyais pas Tavoir dit haut. »
Malgré ce trait de malice , Burke aimait sincèrement Golds-
mith ; il n'en était pas de même de Boswell, qui lui enviait
Famitié de Johnson , du comédien Garrick, qui le harcelait
de mille petites épigrammes , et de la foule qui suivait la
chasse des qu'un des chefll avait donné le signal. Quand
Goldsmith commença à trouver que les choses allaient trop
loin , il prit sa revanche avec autant d'esprit que de bon goût ;
H écrivit sa célèbre pièce de vers kitilulée leê Représaillet.
Tout le club y était passé en revue. Les caractères et les dé-
fauts de chacun y étaient peints avec plus de vérité que de
fiel. C'est une satire où il y a do ta bonhomie et du mordant
sans que l'un nuise à l'autre. L'épitaphe de Garrick est un
modèle de mesure et de finesse. Il est impossible de mieux
flageller les ridioules et les travers de Tliomme, tout en fai-
sant largement la part de ce qu'il avait de bon. Johnson,
CumbeHand et Ueynolds furent seuls épargnés. Cette saillie
eui l'eflet qu'en attendait l'auteur : elle rétablit l'équilibre
entre lui et ses compagnons.
Il avait de nouveau abandonné la médecine, ou plutôt elle
l'avait abandonné, et il ne subsistait plus que des travaux
littéraires qu'il expédiait au jour le jour, sans les signer, à
la solde du Kbraire Newbery, qui lui en payait le montant
d'avance en billets de 8 à 10 louis. 11 publia ainsi une Vie de
Voltaire, plusieurs traductions du français, un Choix de
Poésies y des lettres sur Thistoire d'Angleterre, attribuées à
lord Lyttlcton, qui contiennent un excellent abrégé des an-
nales de la Grande-Bretagne.
Pendant qu'il travaillait à cette compilation , il lisait cha-
que matin les œuvres de Hume, de Rapin, quelquefois de
Kennett, à peu près ce qu'il lui en fallait pour faire le sujet
d'une lettre , prenant note au fur et à mesure des passages
qui le fraflpaient, et y ajoutant ses remarques. 11 sortart en-
suite à pied ou à cheval y avec un ou^deux amis, rentrait pour
élner, passait le reste du jour à table, non à boire (il n'en
SUR OLIVIER GOLSDMITH. 37
eut jamais l^habttudc ) , maïs en joyeuses causeries. Lorsqu^il
monlail se coucher , il emporlait ses livres et ses papiers , et
écrivait ordinaîremeot un chapitre dans son lit, avant de
s'endormir , avec autant de facilité quUl en eût mis à écrire
une lettre ordinaire. Tous ces matériaux étant préparés d'a-
vance, ce dernier travail lui coûtait peu.
11 nt de même ses Abrégés de l'histoire de Rome et d'Angle-
terre ^ remarquables par la lucidité du style et par la manière
nette dont les faits principaux sont présentés, sans commen-
taires inutiles et sans détails oiseux. Cependant le ton général
de son histoire d'Angleterre lui attira le ressentiment des
wighs les plus zélés : ils Taccusèrent de trahir les libertés du
peuple. « Dieu sait pourtant, disait-il, que je n'avais pas en
tête une seule pensée pour ou contre la liberté. Je ne visais
qu'à faire un livre de grosseur raisonnable, et qui, eomme
dit Fécuyer Richard, ne Ht de mal à personne, s'il ne pou-
vait faire de bien. »
11 eût pu ajouter : « et qui me rapportât le pain du jour et
du lendemain. » C'était là en effet son unique ambition dans
ces travaux secondaires, auxquels il mettait quelquefois une
négligence incroyable. On en raconte un trait tout à fait ca-
ractérisiîque.
Comme il s'occupait de son Histoire grecque, Cibbon
entra un jour chez lui : « Vous ne pouviez venir plus à pro-
pos , lui dit Goldsmith , voilà une heure que je cherche à me
rappeler le nom de ce roi indien qui donna tant de tracas à
Alexandre. » Gibbon, qu'amusait sa perplexité, voulant le
railler et le punir de sa paresse à faire des recherches , lui ré-
pondit : « Rien de plus simple, c'est Montezuma. » Golds-
mith hésita un moment, comme s'il eût eu quelque grave
scrupule ; puis il reprit : • Sans nul doute , vous devez avoir
raison. » Et il écrivit Montezuma. Gibbon , le voyant prendre
la chose au sérieux , craignit que la plaisanterie n'allât trop
loin, et, se frappant le front, il s'écria au bout d'un mo-
ment : « Non , non , je me trompais ; c'est Porus que j*ai
voulu dire. »
Une autre fois, étant à Windsor, il pria deux de ses amis
de terminer en son absence une feuille de son Histoire natu-
relle, qu'il avait laissée sur sa table, et qu'on lui demandait
4
38 NOTICE
pour ri m pression. Il s'agissait d'ornilhologie; et plusieurs des
volumes où il avait puisé étaient restés ouverts sur son pupi-
tre. Les deui amis convoqués se trouvèrent ensemble à
rheuredite, et se regardèrent en riant. « Avez- vous étudié
les oiseaux? demanda Ton. — Pas le moins du monde , ré-
pondit Tautre; et vous? — Moi non plus; à peine si je dis-
tingue un cygne d'une oie ; mais mettons-nous toujours à
Tœuvre. » Ils le firent , et sVn tirèrent presque aussi bien que
Goldsmith, qui n'était guère plus grand naturalisle qu'eux.
Johnson disait en parlant de celte entreprise : « Goldsmith
écrit une histoire naturelle qui sera aussi vraie et aussi amu-
sante qu'un conte arabe. »
Nous devons ajouter, â Thonneur de Goldsmith, et en dé-
pit de tous ces quolibets , qu'il avait loué une chambre dans
une ferme à quelques milles de Londres , pour se rapprocher
de ses modèles et les avoir sans cesse sous les yeux. Si son li-
vre ne peut se classer haut comme science , il ofTre du moins
. des points de vue intéressants , donnés dans un style tou-
jours clair, souvent élégant, et animé de souvenirs person-
nels qui prêtent du charme et de la vie aux descriptions.
Goldsmith rechercha aussi les succès dramatiques; theGood
ncttured Man ( le Bon Homme) fut joué au théâtre de Covent-
Garden , le 29 janvier 1768. Le principal personnage , tou-
jours dupe des antres et souvent de lui-même , était un cal-
que plaisant des propres faiblesses de Tauteur, et le franc
comique du caractère de Croaker sauva la pièce , que la scène
des bailhs avait mise en danger. Goldsmith retira cinq cents
louis des représentations. Il loua aussitôt un appartement au
second, augmenta sa dépense , et se livra plus que jamais à
son malheureux penchant pour les jeux de hasard. Les dettes
et la misère revinrent bientôt de compagnie , et force lui fut
de reprendre sa chaîne. Cependant ces fugitives heures de
gloire allumèrent son ambition. II travaillait en secret à son
Deterted ViUage, Quoique écrivant assez rapidement la prose,
il était fort ieut dans ses compositions poétiques, non par
stérilité d'imagination , mais parce qu'il passait beaucoup de
temps à aiguiser le sentiment, à polir, à chercher l'expros-
sioD. Il fut, de son propre aveu, cinq ans à réunir dans ses
promenades les matériaux de ce poème , et deux ans à les
SUR OLIVIEB GOLDSMITH. 3tl
nieltre en œuvre. Il esquissait d^abord une partie de son plan
en prose, et y jetait sans ordre toutes les idées qui lui ve*
naient à Tesprit ; puis il commençait à les versifier ^ les choi-
sissant ou les repoussant , selon qu^elles convenaient au
sujet. Quelquefois il écrivait de suite plusieurs vers composés
en marchant ; mais il 1^ revoyait avec un soin tout particu-
lier y de peur qu'ils ne fissent tache. 11 montra un jour à Tun
de ses amis le début du poème; il avait fait dix vers dans sa
matinée , et paraissait ravi : il les récita avec une joie dVn-
fant. « Vous conviendrez que ce n'est pas de trop mauvaise
besogne, et que j'ai bien gagné mon congé ! Si vous n'avez
pas d'autre engagement, vous devriez faire avec moi le di-
manche du savetier, «
. C'était ainsi qu'il avait coutume de nommer ses jours de
grandes réjouissances , qui du reste se passaient de la façon
la plus innocente. Trois ou quatre de ses amis intimes se réu-
nissaient chez lui vers dix heures pour déjeuner ; à onze, on
s'acheminait par la route de la Cité, à travers champs, jus-
qu'à Highbury Born , où l'on dînait. A sIt heures du soir, on
prenait le thé à White Conduit house^ et la journée se termi-
nait par un souper au café Grec, au cjifé du Temple, ou # la
taverne du Globe, dans Fleel-Street. On avait à dîner un fort
bon ordinaire , deux plats et de la pâtisserie , à dix penc0
( vingt sous ) par tête, y compris les deux sons pour le gar-
çon, l^a compagnie se composait de quelques gens de lettres ,
d'étudiants en droit et de braves citoyens retirés du commerce.
Toute la dépense de ce jour de fête ne s'élevait pas à plus de
quatre ou cinq sfaellings (cinq ou six francs), pour lesquels
on avait eu du grand air, de l'exercice, une nourriture
saine, l'exemple de manières simples et naturelles, et i^ne
conversation agréable.
Le ViUage désert fut accueilli avec enthousiasme. Golds-
mith avait osé y être lui tout entier. Ses souvenirs d'enfance,
la maison paternelle, les plqs chers objets de ses affections,
ces sites tant regrettés vers lesquels son cœur se tournait avec
amour, il avait tout réuni dans un cadre heureusement
choisi. La vérité, poétique et pleine de charme, n'y était
pas un momeut altérée. Les plus humbles objets, ennoblis
par les sentiments qu*ils rappelaient, devenaient importants
40 INOTÏCE
et pittoresques. LMditenr fit tout à la fois preuve d^intelli-
gence et de générosité en envoyant cent louis à Goldsmith,
qui nVn voulut , dit-on, garder que la moitié; mais la vente
du poème lui rapporta plus lard bien au delà. Lissoy, près
de Ballymalion , dont son père et son frère avaient eu succes-
sivement la cure y est le lieu qu^ii a peint. On montre encore
avec orgueil Téglise qui couronne fa hauteur voisine, le mou-
lin et le lac. Le buisson d^aubépinc a subi les inconvénients
de sa c<^lébrité : il a été mutilé par les admirateurs du poète,
qui en ont tiré des cure-denls, des boîtes, et d'autres reliques
classiques. Nous eussions mieux aimé , pour notre part , le
laisser fleuri et debout , vivant et verdoyant comme les vers
qui Tout immortalisé. Qui ne se rappelle la touchante pein-
ture du pasteur « cher à toute la contrée, et plus que riche
avec quarante louis par an ? » C^était un dernier hommage
rendu par Goldsmilh aux vertus de son père et de son frère
aîné.
Peu après la publication du Village désert^ il fît représen-
ter une pièce intitulée She stoops to conquer (Elle se courbe
pour vaincre) i. « Si le but d^uue comédie est de faire rire,
dit Johnson, jamais pièce ne remplit mieux son mandat. »
Cependant le succès fut contesté. Lors de la première repré-
sentation , Goldsmith se promenait,^ entre sept et huit heures,
dans le parc de Saint-James , et ce ne fut que sur les remon-
trances d*un de ses amis , qui lui dit que sa présence était
indispensable , au cas où il y aurait des coupures à faire,
qu'il se décida à se rendre au théâtre, il y entra au milieu
du cinquième acte, juste au moment où les sifflets protes-
taient contre l'improbable méprise de Mrs. Hardcastle , qui
se croit à quarante milles de chez elle, tandis qu'elle est dans
ses propres domaines et à quelques pas de sa maison. « Quoi?
qu'y a-t-il? demanda Goldsmith , terrifîé du bruit des sifÛets.
— Bah I dit le directeur Colman , qui était dans les coulisses ,
les pétards vous font peur , quand il y a deux heures que
nous sommes assis sur un baril de poudre I »
Goldsmith lui en voulut de cette épigramme , et surtout
* Elle a été imitée «n français sous le titre de la Fausse Auberge j et jouée
à Paris en 1789.
SUB OLIVIER GOLDSMITH. 41
du peu de soin qn^il avait mis à monter la pièce. Elle triom-
pha malgré tout, et eut une immense vogue, mais qui ne suffit
point à tirer l'auteur d^embarras. De plus en plus endetté,
chaque jour il redoublait d'elTorls et de travail. Dans ces cir-
constances difficiles, il eut le courage de refuser d^écrire
comme journaliste à la solde du ministère , dont il ne par-
tageait pas les opinions. « Je puis suffire à mes besoins sans
me mettre aux gages d^aucun parti , « avait-il répondu à la
personne chargée de lui faire des ouvertures; « permettez
donc que je n^accepte pas voire offre. »
Cependant le terme de ses soucis et de ses travaux appro-
chait. Attaqué depuis longtemps d^une inOrmité grave que
ses occupations sédentaires avaient amenée , il tomba tout à
fait malade, voulut se traiter lui-même, et succomba le
14 avril 1774, è Fâge de quarante-cinq ans. On lui éleva
par souscription un monument à Westminster, avec une
inscription latine du docteur Johnson , dont voici la traduc-
tion littérale :
PAB l'affection DE CEUX QUI LE CONNURENT,
FAR hk nnÉUTÉ DE 8E8 AHI8 ,
PAR LA VÉNÉRATION DE SES LECTEURS,
CE MONUMENT ▲ ÉTÉ ÉRIGÉ ▲ LA MÉMOIRE
D'OLIVIER GOLDSMITH.
POÈTE, PHILOSOPHE, HISTORIEN,
IL NE NÉGLICEA AUCUNE DES RRANCHE8 DE l'aRT d'ÉCRIRE,
BT n'en aborda PAS UNE QU'iL NE l'ENNOBUT.
SOIT qu'il EXaXAT LE SOURIRE,
SOIT qu'il fit COULER LES LARMES,
c'était un DOUX ET PUISSANT MAITRE DU GOBUR HUMAIN !
GÉNIE TOUR A TOUR SUBLIME ET NAÏF ,
AUCUN SUJET NE FUT TROP ÉLEVÉ POUR LUI :
SON STYLE EST A LA FOIS NOBLE, ÉLÉGANT, GRACIEUX.
IL NAQUIT EN IRLANDE, A PALLAS,
DANS LA PAROISSE DE FORNET,
COMTÉ DE LONGFOBD , LE 29 NOVEMBRE 1781 ^
ELEVE A DUBLIN, IL MOURUT A LONDBES , LE 4 AVRIL 1774.
' Le docteur Johnsco avait été mal ioformé; Goldimith était oé le 10 no-
vembre 17t8 , comme nous Tavoni dit plus haut.
4*
42 ROTIGB
Goldsmith était petit , robuste et bien fait; il se piquait de
pouvoir endurer de grandes fatigues , et en avait donné la
preuve dans ses longs et pénibles voyages sur le continent. 11
était pâle , marqué de petite vérole. Son front bas et proémi-
nent faisait saillie sur ses yeui , et Teipression générale de
sa ligure, au premier aspect, était commune; mais on ne
pouvait Texaminer longtemps sans y découvrir de profondes
habitudes d'observation et de réflexion.
Quant à son caractère , il est tout entier dans ses œuvres
et dans quelques passages des lettres que nous avons citées.
II dul son génie à Dieu , ses défauts et ses qualités aux in-
iluences diverses qui entourèrent son enfance. Tout occupé
d'observer les autres, son esprit ne lui servit jamais de guide.
11 se laissait souvent duper les yeux ouverts , parce qu'il lui en
coûtait trop de rejpser, et qu'il était pris d'une sorte de
pudeur et de crainte à l'idée de démasquer une turpitude , et
de faire rougir la figure humaine , « qu'il avait appris de
bonne heure à contempler avec amour et respect. » L'ingé-
nuité de l'enfant s'alliait en lui à la vue perçante du philo-
sophe. 11 eût fort bien pu accepter avec le docteur Primrose
le billet à vue sur Thonnête voisin Flamborough , et faire
avec Moïse le marché de la grosse de lunettes vertes ; mais il
n'en eût pas moins connu le rusé Jenkinsou, et, au lieu de
s'irriter contre lui , il l'eût plaint de faire de son esprit un si
mauvais usage. Le sentiment de ses propres faiblesses lui
donnait une indulgence sans limites pour celles d'autrui. H
soutenait que ta vanité était le plus grand mobile des actions
humaines , et avouait qu'elle avait été pour lui uu puissant
stimulant qui lui avait inspiré quelques bonnes choses et
beaucoup de sottises. Il ne justifia jamais ses défauts , mais
chercha au contraire à en préserver autrui. Généreux et pro-
digue jusqu'à l'extravagance, il fit l'éloge de l'ordre , et mon-
tra , dans rhistoire dé sir William Thornhill , l'abus d'une
qualité qui allèche les fripons et tes flatteurs. De même, il
signala , dans les aventures d'un « philosophe vagabond qui
perd la joie du cœur en courant après la fortune , » les in-
convénients de son humeur errante et voyageuse. Il plaça le
phare près de Fécueil où il avait échoué. Son âme bonne et
compatissante ne sVxhala jamais en plaintes amèros contre le
SUB OLIVIER GOLDSMITH. 43
8orl , eo récri mi Dations contre ses semblables. Seul à souf*
frir de ses propres folies, il ne s'en prit è personne de la part
de soucis quUi s^était faite : il est vrai qu'il ne fut jamais
complélemeut malheureux. La mobilité de son esprit, la
boulé de son cœur, sa bienveillance universelle, lui ou»
Traient d'intarissables sources de jouissances dans le présent,
et i»on imprévoyance lui épargnait du moins les chagrins à
venir. Son cœur élait reslé candide et jeune comme aux
jours de son enfance : ses plus heureuses inspirations sont
empreintes du souvenir de cet heureux temps; mais le
monde où il vécut à Londres élait trop raffiné et trop arti-
ficiel pour comprendre ses grâces naïves et parfois puériles;
aussi furent-elles mieux seuties du public que de son cercle
de prétendus amis. Là , on taxait d'absurdités ses dislractions ,
d'envie son franc-parlor. On jugeait rigoureusement ses pré-
tentions aux saillies , et son ardeur à se lancer dans des luîtes
de bons mots, où , s'il ne brillait pas toujours, il n'avait pas
le dessous aussi souvent qu'on l'a dit.
Enclin naturellement à la vertu , il manqua quelquefois
de force pour la mettre en pratique ; mais il ne cessa de
rhonorer^ et de la proposer comme l'unique but auquel
tous doivent tendre. Homme, il fut aimé, admiré, regretté;
poète, il n'a pas été surpassé dans la voie qu'il s'est ouverte.
Il eut beaucoup de la concision de Pope sans sa monotonie,
et parfois la plénitude de Dryden sans son enflure. Ëlégant et
vrai dans ses descriptions, recherché sans fausse délicatesse,
et correct sans insipidité , il excella dans une des grandes
difficultés de la poésie, dans la grâce et la facilité des transi-
tions ; mais ce fut surtout la délicatesse de ses senlimenlsqui
lui mérita la popularité qu'il conserve encore aujourd'hui.
Romancier , il a composé l'inimitable Vicaire de Wakefield,
Pendant les deux années qui s'écoulèrent entre l'achat du
manuscrit et sa publication , il eût pu le revoir. Il ne le fit
pas, et en donna, dit-on^ pour raison, que l'ouvrage étant
payé , il ne gagnerait rien à le perfectioimer. Il est peu pro-
bable que ce fût là son motif; car , bien qu'obligé de vivre
de sa plume , il n'épargnait ni temps ni peine pour corriger
ceux de. SCS ouvrages auxquels il attachait quelque prix.
Peut-être pensait-il qu'il ne pourrait faire disparaître cer-
»'..^
t
A -
44 NOTICE
taines improbabilités sans nnire k Tintérêt ou sans affaiblir
l'impression générale.
On lui a reproché comme peu naturel le caractère de sir
William Thornhili, parcourant, sous un faui nom et sous un
déguisement, ses propres terres, et vivant au milieu de ses
vassaux sans en être connu. 11 est peu vraisemblable aussi
qu^un homme d^un caractère aussi bienveillant eût fait
abandon de sa fortune à un neveu qui remployait si mal.
On ne comprend pas non plus qu'il laisse accomplir le plan
de séduction contre Olivia sans intervenir.
Mais, quels que soient les défauts de Tintrigue, ils dispa-
raissent devant la grâce admirable du récit, la vérité des
caractères, la ûnessc des nuances. I^ digne pasteur , doué
de tout le mérite, de toute l'excellence qui doit distinguer le
délégué de Dieu parmi les hommes, et cependant ayant
just« assez d'innocent pédantismc et de puérile vanité pour
montrer qu'il est pétri d'argile et soumis aux faiblesses de
rhumanité , est une des plus touchantes et des meilleures
peintures qui aient jamais été faites ^ Dans sa triple dignité
de prêtre , de père , d'époux , il éveille notre vénération ,
notre amour, notre sympathie. Son excellente femme, avec
toutes ses ruses malernellcs, sa vulgaire prudence d'habile
ménagère , aimant et respectant son époux , mais contre-
carrant ses plus sages projets, poussée par sa tendresse mal
entendue et par ses rêves ambitieux , nous rappelle des scènes
auxquelles nous avons assisté. Tous deux entourés de leurs
enfants , bénis des joies du travail et du bonheur domestique,
composent un ravissant tableau d'intérieur. On sent que c'est
la réalité de la vie, que tous les personnages ont posé; et le
contraste avec les caractères exagérés, les événements extra-
ordinaires auxquels le commun des auteurs a recours pour
surprendre et pour plaire, nous frappe d'autant plus. Le
calme et la simplicité de ce livre charmant font qu'on ne s'en
* « J'ai trouvé cependant un point sur lequel l'Allemand Schlegel a raison
c'est en parlant du ficaire de ff^ake/Md : « De tous les romans en miniature
( et c'est peut-être la meilleure forme que puisse prendre un roman), /e
ficaire de H^akefield est , je crois , le plus parfait. » Il croit t il pourrait , ce
me semble , en être sûr. »
Bïno^.
SUR OLIVIER GOLDSMITH. 45
peut lasser. Le Vicaire de Wakefield est un de ces livres
qu^OQ Ht dans la jeunesse et dans Tâge mûr. Nous y reve-
nons sans cesse , à toutes les époques de la vie , avec un
plaitir nouveau , bénissant la mémoire d*un auteur qui sait
si bien nous réconcilier avec la nature humaine. Soit que
nous «hoisissions les incidents pathétiques et touchants qui
se passent autour de ce paisible foyer y soit que nous nous
arrêtions aux scènes de la prison, ou aux passages du livre
plus légers et plus gais , partout nous trouvons les senti-
ments les meilleurs et les plus vrais, exprimés dans un style
plein de naturel et de bonhomie. 11 est peu de compositions
morales dont la lecture fasse une impression aussi salutaire
que celle du chapitre où le vénérable pasteur, s^élevant au-
dessus de kl douleur et de Toppression , travaille à convertir
les misérables au milieu desquels son persécuteur Ta jeté.
On a trop souvent à reprocher aux romans des écarts
d'imagination qui ne permettent pas de les mettre aux
mains de jeunes Qlles innocentes et pures. 11 n'en est pas de
même de Toeuvre de Goldsmith. 11 écrivit pour honorer la
vertu et flétrir le vice , et il accomplit sa tâche avec le tact
d'un cœur noble, avec la réserve d'un esprit délicat.
On regrette , en fermant le volume , qu^m tel auteur ait
si peu puisé aux trésors de son génie , et qu^il ait été enlevé
si vite et encore si plein d'avenir aux lettres, dont il com-
prenait si bien la portée morale et la haute mission i.
> Cette Notice , eo partie de Walter Scott , a été complétée par plusieurs
lettres médites , et par les curieux renseignements qu'a réunis Prior pour
écrire la biographie de Goldsmith.
f -
AVERTISSEMENT
Il y a cent fautes dans cette œuvre, et il y aurait cent
choses à dire pour prouver que ce sont autant de beautés :
mais ce serait peine inutile. Un livre peut être fort amusant
malgré de nombreux défauts, ou mortellement ennuyeux
sans renfermer une seule absurdité. Le héros de cette
histoire réunit les trois plus nobles conditions de l'homme
ici-bas : il est prêtre, agriculteur et père de famille. On le
montre aussi prêt a enseigner que prêt à obéir, aussi
simple dans l'abondance que digne dans l'adversité. A qui
un pareil caractère pourrail-il plaire en ce siècle d'opu-
lence et de raffinement? Ceux qui sont amoureux de la vie
du grand monde dédaigneront la simplicité de son foyer
champêtre; ceux qui prennent la licence pour de la gaîté
ne trouveront point de sel à son innocent entretien; et
ceux qui ont appris à mépriser la religion se riront d'un
homme qui puise dans la vie à venir tous ses trésors de
consolation.
Olivier Goldsmith.
LE VICAIRE
DE WAKEFIELD
CHAPITRE PREMIER.
Description de la famille de Wakefield , chez laquelle prédomine
une ressemblance d'esprit autant que de ûgure.
J'ai toujours été d*avis que rhonnéte homme qui se
marie et élève une grande famille rend plus de services
réels à la société que celui qui reste célibataire et se con-
tente de parler de population. A peine avais-je donc pris
les ordres depuis un an, que je commençai a songer sé-
rieusement au mariage, et je choisis ma femme comme
elle fit de sa robe de noces, non a Téclat, au brillant de
l'étoffe, mais aux qualités qui promettent un bon user.
Pour lui rendre justice , elle était d'un excellent naturel ;
et quant à l'éducation , peu de femmes élevées à la cam-
pagne en avaient reçu une meilleure : elle lisait l'anglais
à livre ouvert, sans trop épeler; mais personne ne l'éga-
lait pour les marinades, les confitures et la cuisine. Elle
se piquait aussi d'être passée maître en l'art du ménage,
bien que je ne me sois jamais aperçu que toutes ses ingé-
nieuses recettes nous eussent rendus plus riches.
1 Voir pour les notes à la fin du rolume.
50 LB VIGAIBE
Quoi qu'il eu soit , nous nous aimions tendrement, et
notre affection croissait avec les années. Il est vrai que
nous n'avions nul sujet d'en vouloir au monde , ni d'être
mécontents l'un de l'autre. Nous habitions une jolie maison
située dans un beau pays, entourée d'un bon voisinage.
L'année s'écoulait en amusements champêtres, en occu-
pations salutaires pour l'âme et le corps, à visiter nos
riches voisins, a soulager 'ceux qui étaient pauvres. Nous
n'avions point de révolutions a craindre, point de fatigues
à endurer. Toutes nos aventures se passaient au coin du
feu ; nos plus lointaines migrations se bornaient à aller du
lit bleu au lit brun.
Comme nous demeurions près de la route, le voyageur
et l'étranger s'arrêtaient souvent et entraient goûter notre
vin de groseilles (^) , qui était en grande réputation à dix
lieues a la ronde; et j'affirme avec toute la véracité de l'his-
torien que jamais je ne vis un seul de nos hôtes y trouver
à redire. Nos cousins aussi , même au quarantième degré,
se rappelaient la parenté sans avoir besoin de recourir au
bureau des généalogies (3); ils venaient fréquemment nous
voir. Quelques-uns de ces proches ne nous faisaient pas
grand honneur, car parmi eux se trouvaient l'aveugle,
l'estropié, le boiteux ; mais ma femme insistait toujours
sur ce qu'étant de même chair et de même sang , ils de-
vaient prendre place a la table avec nous: de sorte que si
notre entourage d'amis n'était pas des plus riches, il était
en récompense des plus heureux. Car c'est une remarque
qui se vérifie pendant toute la vie, que plus pauvre est
l'hôte, plus content il est d'être bien reçu. Et de même que
certaines gens contemplent avec admiration les riches
teintes d'une tulipe, ou l'aile diaprée d'un papillon, mol
j'étais par nature amateur de joyeux visages. Cependant ,
si parmi nos parents il s'en trouvait d'un mauvais carac-
tère , quelque hôte fatigant dont nous souhaitions nous
délivrer, j'avais soin, à sm départ de la maison , de lui
prêter un manteau, ou une paire de bottes, quelquefois un
cheval de peu de valeur ; et j'eus toujours la satisfaction
■tua^
DE WAKEFlfiLD. 51
de ne le voir jamais revenir pour les rendre. La maison
était par Ta débarrassée de ceux dont nous ne nous sou-
ciions pas y et jamais il ne fut dit que la famille de Wake-
field eût mis hors de chez elle un voyageur ou un pauvre
parent.
Ainsi nous vécûmes plusieurs années avec grand bon-
heur, non cependant que nous n*eussions quelquefois de
ces petites traverses que la Providence envoie pour rehaus-
ser le prix de ses dons : mon verger était souvent pillé par
les écoliers; les chats et les enfants se régalaient parfois des
crèmes de ma femme ; le seigneur de Tendroit s'endor-
mait juste aux passages les plus pathétiques de mon ser-
mon , et sa noble moitié ne répondait aux politesses de la
mienne à Téglise que par une révérence écourtée ; mais
nous avions bientôt pris le dessus du malaise causé par de
tels accidents, et au bout de trois ou quatre jours nous
étions tout surpris d'avoir pu en être vexés.
Mes enfants, grâce a notre tempérance, et à une éduca-
tion exempte de mollesse , étaient seins et bien faits; mes
fils robustes et actifs , mes filles belles et fraîches. Souvent,
debout au milieu du petit cercle qui me promettait des ap-
puis pour ma vieillesse , je ne pouvais me défendre de rap-
peler le célèbre trait du comte d'Abensberg , qui, lors du
voyage d'Henri II à travers l'Allemagne , tandis que les
autres courtisans arrivaient avec leurs trésors, amena
ses trente-deux enfants et les présenta à son souverain ,
comme la plus précieuse offrande qu'il pût lui faire. De
même , quoique* je n'en eusse que six , je les considérais
comme un très-beau présent fait a mon pays , et pour le-
quel je le croyais mon débiteur.
Notre aîné fut nommé Georges, d'après son oncle , qui
nous avait légué dix mille livres sterling. Le second enfant
fut une fille, que je comptais baptiser Griselle, comme sa
tante; mais ma femme, qui, pendant sa grossesse, avait lu
des romans, voulut absolument qu'elle s'appelât Olivia.
En moins d'une autre année, nous eûmes encore une tille :
et cette fois j'avais résolu qoe Griselle serait son nom ; mais
52 LB VICAIRE
une riche parente, ayant pris fantaisie d'être sa marraine,
la nomma Sophie; en sorte que nous eûmes deux noms
romanesques dans la famille ; mais je proteste solennel-
lement que je n'f fus pour rien. Moïse vint ensuite, et,
après un intervalle de douze ans, nous eûmes deux autres
fils.
Je n'essayerai pas de nier mon orgueilleuse joie en me
voyant entouré de ma famille , petits et grands; mais, en
vanité et en satisfaction, ma femme l'emportait encore sur
moi. Lorsque ceux qui venaient nous visiter se prenaient à
dire : « Sur ma parole, madame Primrose, vous avez les plus
beaux enfants de tout le canton. -- Ah I voisine, répondait-
elle, ils sont comme Dieu les a faits, assez beaux s'ils sont
bons : car beau est, qui bien fait. » Puis elle ordonnait à ses
filles de se tenir droites et de lever la tête ; et, à ne rien ca-
cher, elles étaient vraiment belles. L'extérieurest à mes yeux
si peu de chose, qu'à peine songerais-je a en parler , si ce
n'eût été le sujet général des conversations de tout le pays.
Olivia, à dix-huit ans, avait le luxe de fraîcheur et de
beauté que les peintres donnent à Hébé, une expression
franche, vive, imposante. Les traits de Sophie ne frap-
paient pas autant au premier aspect, mais l'effet n'en était
que plus sûr, car ils étaient doux , modestes , attrayants :
Tune triomphait du premier coup , l'autre par des etforts
heureux et répétés.
Le caractère d'une femme est d'ordinaire en rapport avec
son visage; du moins il en était ainsi pour mes filles.
Olivia désirait avoir beaucoup d'admirateurs ; Sophie n'en
voulait qu'un , mais dont elle fût sûre. Olivia avait parfois
de l'affectation à force de vouloir plaire; Sophie cachait
souvent sa supériorité , de crainte d'offenser. L'une me
récréait par ses saillies quand j'étais gai , l'autre me char-
mait par son bon sens quand j'étais grave: mais ces qua-
lités n'étaient jamais poussées à Texcès chez l'une ni chez
l'autre. Je les ai vues échanger leurs caractères pendant
tout un jour. Il suffisait d'habits de deuil pour métamor-
phoser ma coquette en prude , et d'une nouvelle parure de
DE WAKEFIELD. 53
rubans pour donner à sa plus june sœur un surcroit de
vivacité.
Mon fils aîné, Georges, qui devait embrasser une des
professions savantes (4) , était élevé à Oxford. Mon second
fils, Moïse, que je destinais au commerce, recevait au
logis une éducation mixte. Mais il est inutile d'essayer de
décrire les physionomies particulières d'enfants qui ne sa-
vaient rien du monde. Bref, un air de famille régnait chez
tous, et, à bien dire, ils n'avaient qu'un seul et même
caractère, également généreux, crédule, simple, inof-
fensif.
6*
.54 LB VICÀIBE
CHAPITRE IL
Malheurs de famille. —Les pertes de fortune ne font qu'accroître
la fierté des gens de bien.
Les affaires temporelles de la famille relevaient princi-
palement de ma femme ; quant aui spirituelles, je m*en
étais réservé l'entière direction. J'abandonnais aux orphe-
lins et aux veuves du clergé de notre diocèse les profits de
ma cure, montant à environ trente-cinq louis par an. En
possession d'un petit patrimoine, je me souciais peu du
casuel, et j'éprouvais un secret plaisir à faire mon devoir
sans rétribution. J'avais aussi résolu de ne point prendre
de desservant (5) , et de connaître par moi-même chaque
habitant de ma paroisse. J'exhortais les hommes mariés à
la tempérance, et les célibataires au mariage; si bien
qu'au bout de quelques années il était passé en proverbe
qu'il y avait à Wakefield trois singuliers manques : un
ministre manquant d'orgueil , des jeunes gens manquant
de femmes, et des cabarets manquant de pratiques.
Le mariage fut toujours un de mes textes favoris, et je
fis plusieurs sermons pour en démontrer les avantages ;
mais il y avait un dogme particulier que je tenais a hon-
neur de défendre : je soutenais avec Whiston (6) qu'il était
illégal à un prêtre de l'Église d'Angleterre de prendre une
seconde femme après la mort de la première. En un mot,
je me piquais d'être un strict défenseur de la monogamie.
J'avais étéde bonne heure initié à cette importante dispute,
sur laquelle tant de gros volumes ont été laborieusement
écrits. Je publiai même quelques brochures à ce sujet ; et
comme elles no se sont jamais vendues, j'ai la consolation
de penser qu'elles ne sont tombées qu'entre les mains du
DE WAKfiFIELD. 66
petit nombre des élus. Mes amis disaient que c'était là mon
côté faible; mais, hélas I ils n*en avaient pas fait comme
moi le sujet de longues méditations. Plus j'y refléchissais,
plus la chose me semblait importante. Tallai môme au delà
de Wbiston dans ma profession de foi ; il avait fait gra-
ver sur la tombe de sa femme : « Ci-git Tunique épouse de
William Wbiston; » moi je ûs pour la mienne une sem-
blable épitaphe, mais de son vivant. J'y vantais sa pru-
dence , son économie , son obéissance jusqu'à la mort. Je
fis mettre cette inscription au net, et la plaçai entourée
d'un beau cadre sur la cheminée, où elle répondait on ne
peut mieux à une foule d'intentions morales. £n même
temps qu'elle rappelait à ma femme ses devoirs envers
moi, elle témoignait de ma fidélité conjugale, lui inspi-
rait le désir d'une bonne renommée , et lui remettait con-
stamment en mémoire sa fin terrestre.
. Peut-être fut-ce à force d'avoir entendu prôner le ma-
riage, que mon fils aîné, au sortir du collège, se prit d'af-
fection pour la fille d'un ecclésiastique de nos voisins,
dignitaire de l'Église, et en position de donner à la jeune
personne une fort belle dot : mais la fortune était le moin-
dre des avantagea d'ArabelIa Wilmot. Tout le monde, ex-
cepté mes deux filles, s'accordait à la trouver parfaitement
jolie. Sa jeunesse, sa fraîcheur, son air candide, étaient en-
core rehaussés par un teintsi transparent, par une physiono-
mie si heureuse et si aimable , que môme les vieillards ne
la voyaient pas avec indifférence. Comme M. Wilmot sa-
vait que je pouvais établir mon fils d'une manière très-
convenable, il ne se montra point opposé au mariage. Les
deux familles vivaient donc ensemble dans cette douce
harmonie qui précède d'ordinaire une alliance attendue
et désirée de part et d'autre. Convaincu par expérience
que ces jours de soins empressés, de tendres espérances ,
sont les plus heureux de la vie, je désirais en prolonger le
eours. Les amusements variés que les jeunes gens prenaient
en commun ne faisaient qu'accroître leur affection mu-
tuelle. Le matin nous étions éveillés par la musique, et ,
56 LB VICAIRE
si la journée s'annonçait belle, nous allions à la chasse.
Les heures qui s'écoulaient entre le déjeuner et le dîner
étaient consacrées par les dames k la toilette et à l'étude.
Habituellement elles lisaient quelques lignes , puis se re-
gardaient au miroir, qui , de l'avis même des philosophes,
présentait souvent la plus belle page. A dîner, ma femme
prenait le haut bout. Elle insistait pour découper tout
elle-même, attendu que sa mère en usait ainsi, et à ce
propos elle nous faisait l'historique de chaque plat.
Le dîner fini, j'ordonnais qu'on enlevât la table pour
empêcher les dames de nous quitter (7); et quelquefois,
avec l'aide du maître de musique, nos filles nous don-
naient un petit concert très-récréatif. La promenade , le
thé, les contredanses et les gages donnés et rachetés, abré-
geaient le reste de la journée, sans qu'il fût besoin de
recourir aux cartes , car j'avais en horreur toute espèce de
jeu, sauf le backgammon (8), auquel mon vieil ami et
moi hasardions de temps à autre nos deux sous. C'est ici
le lieu de rappeler une circonstance de mauvais augure
qui arriva lors de ma dernière partie avec Wilmot. Il ne
me fallait qu'un quatre pour gagner, et cinq fois de suite
j'amenai double as.
Quelques mois s'étaient passés ainsi rapidement , lors-
que enfin nous nous décidâmes à fixer le jour des noces
du jeune couple, qui semblait attendre ce moment avec
impatience. Je n'essayerai pas de décrire l'air affairé et
important de ma femme pendant les préparatifs, ni les
regards furtifs de mes filles; d'ailleurs mon attention
était absorbée par un autre sujet : j'achevais une brochure
que je comptais publier sous peu à l'appui de mon prin-
cipe favori. Je regardais ce morceau comme un chef-d'œu-
vre, tant pour la force du raisonnement que pour la
puissance du style : je ne pus , dans l'orgueil de mon
cœur, me défendre de le montrer à mon vieil ami Wil-
mot, ne doutant point de son approbation. Ce ne fut
qu'alors que je découvris, trop tard, qu'il était violem-
ment attaché à l'opinion contraire , et cela par une bonne
DE WAKEPIBLD. 57
raison : il était justement en train de faire sa cour à sa
quatrième femme. Cet incident, comme on peut le croire,
amena une dispute mêlée de quelque aigreur. L'alliance
projetée fut près d'être rompue : nous convînmes d'appro-
fondir ce sujet la veille du jour fixé pour la cérémonie.
La discussion fut soutenue de part et d'autre avec une
égale vivacité : il affirma que j'étais hétérodoxe, je rétor-
quai l'accusation ; il répondit, je répliquai. Au plus chaud
de la controverse, un de mes parents me fit appeler. — Il
m'aborda la figure longue , et me conseilla de laisser le
vieux gentilhomme libre de se remarier pour la quatrième
fois si bon lui semblait, et de renoncer à la discussion , du
moins ju^u'à ce que le mariage de mon fils fût conclu.
« Quoi! m'écriai-je, abandonner la cause de la vérité,
et le laisser se remarier, quand j'ai déjà réduit ses argu-
ments au néant I Autant vaudrait me conseiller de renoncer
à ma fortune ! — Votre fortune, répliqua mon parent , je
suis fâché d'avoir a vous l'apprendre, est réduite presque
à rien. Le négociant auquel vou» aviez confié vos capitaux
a pris la fuite pour éviter de déposer son bilan , et l'on ne
croit pas qu'il laisse un pour cent à ses créanciers. Je ré-
pugnais à vous donner cette fâcheuse nouvelle avant le
mariage de votre fils ; mais peut-être servira- t-elle à mo-
dérer votre ardeur de dispute : je suppose que votre pru-
dence vous fera voir la nécessité de dissimuler, au moins
jusqu'à ce que votre fils soit devenu légitime possesseur
de la jeune personne et de sa dot.— A merveille I repris je ;
si ce que vous me dites est vrai , si je suis réduit à devenir
mendiant, je ne deviendrai pas fripon , et rien ne me fera
désavouer mes principes. Je vais de ce pas et sur l'heure
informer mes hôtes de cette circonstance; et quant à ma
thèse , je rétracte ici même les concessions que j'avais faites
à mon adversaire, et je soutiens envers et contre tous qu'il
ne peut être époux de droit ni de fait , en aucun sens du
mot. »
Je n'en finirais pas si j'entreprenais de peindre les di-
verses sensations des deux familles quand je divulguai notre
58 LE VIGÀIBE
malheur ; mais ce que ressentirent les autres ne fut rien
auprès des angoisses des deux pauvres amants. Ce coup
acheva de décider M. Wilmot, qui penchait déjà pour une
rupture ; car il possédait au plus haut degré une vertu , la
prudence , la seule qui trop souvent nous reste à soixante-
douze ans.
DE WAKEFIELD.
59
CHAPITRE III.
L'émigration. —Les circonstances heureuses de notre vie dépen-
dent eu général de nous-mêmes.
Il y eut d'abord doute dans la famille, puis espérance
que le bruit de notre malheur était faux, ou malicieuse-
ment exagéré; mais une lettre de mon agent d'affaires vint
bientôt m'en conûrmer tous les détails. Pour moi, la perle
de fortune eût été légère , si elle m'eût atteint seul; mais
j'en éprouvais de la tristesse pour les miens, qui allaient
vivre dans la plus humble condition , sans que leur éduca-
tion, les eût préparés aux dédains.
Il s'écoula près d'une quinzaine avant que j'essayasse de
modérer leur affliction : les consolations prématurées ne
font que réveiller la douleur. Pendant cet intervalle, je
songeais a trouver les moyens de nous soutenir ; enfin une
petite cure de quinze louis par an me fut offerte dans une
partie du comté assez éloignée, où je pourrais du moins
professer mes principes sans contradiction. J'acceptai
joyeusement, décidé à augmenter mon traitement du
revenu d'une petite ferme que je ferais valoir.
Cette résolution prise , mon premier soin fut de rassem-
bler les débris de ma fortune; toutes dettes reçues et
payées, il ne me resta d'un capital de quatorze mille livres
sterling que quatre cents louis. Ma seconde préoccupation
fut d'abaisser l'orgueil de ma famille au niveau des circon-
stances, car je savais bien qu'une ambitieuse mendicité
est la pire des misères.
i Vous ne poi|vez ignorer, mes enfants , dis-je , qu'aucun
effort de notre prudence n'eût pu détourner le malheur
qui nous a frappés; mais la prudence peut en changer les
60 LE YICAIBB
suites, et c*est beaucoup. Nous voilà pauvres, mes bien-
aimés : la sagesse veut que nous nous conformions à notre
humble destin. Quittons donc sans murmure cet éclat avec
lequel tant de gens sont malheureux, et cherchons dans
une situation plus modeste la paix de Tâme, qui sufGt au
bonheur. Les pauvres vivent contents sans notre aide,
pourquoi n'apprendrions-nous pas aussi à vivre en nous
passant des autres? Oui, mes enfants, renonçons dès à
présent à toute prééminence de rang : il nous reste assez
pour être heureux, si nous sommes sages ; tâchons de rega-
gner en contentement ce que nous perdons en fortune. »
Comme mon fils aîné avait étudié pour être savant, je
résolus de l'envoyer à la ville , où ses talents pourraient
contribuer à son bien-être et au nôtre. La séparation entre
amis et entre familles est peut-être la circonstance la plus
douloureuse qui accompagne la pauvreté. Il arriva trop tôt
le jour où nous dûmes nous disperser pour la première
fois. Après avoir dit adieu à sa mère et à ses sœurs, qui
mêlaient leurs larmes a leurs embrassements , mon fils vint
me demander ma bénédiction. Je la lui donnai de grand
cœur: c'était, avec cinq guinées , tout le patrimoine dont
je pouvais alors disposer.
« Tu vas te rendre à Londres à pied , mon garçon , lui
dis-je, de la même façon que Hooker, notre grand an-
cêtre, s'f rendit en son temps. Reçois de mes mains le
cheval qui lui fut donné par le bon évêque Jewel , ce bâton ;
et prends aussi ce livre , il sera ta consolation en voyage :
ces deux- lignes valent un million: « J*ai été jeune , et
maintenant je svis vieux; cependant je n'ai jamais vu le
juste délaissé, ni sa postérité mendiant son pain, » Que ces
paroles fortifient ton âme chemin faisant. Va, mon fils, et,
quelle que soit ta fortune, fais en sorte qu« nous te voyions
une fois l'an. Aie bon courage; adieu ! »
Il avait un fonds d'intégrité et d'honn«ur qui m'ôtait
toute crainte en le jetant ainsi nu sus le théâtre du
monde; car je savais que , vaincu ou vainqueur, il y joue-
rait dignement son rôle*
DE WAKEFIBLD. Cl
Son départ ne précéda le nôtre que de quelques jours.
£n quittant un lieu dans lequel nous avions passé tant
d'iieures calmes et heureuses, nous yersâmesplus d'une
larme, que toute notre force d'âme ne put retenir ; d'ail-
leurs un voyage de soixante-dix milles, pour une famille
qui n'en avait jamais fait plus de dix hors de chez elle,
était un sujet d'épouvante ; les clameurs des pauvres qui
nous suivirent à quelque distance ajoutaient encore k
notre tristesse. Vers la fin du premier jour, nous arri-
vâmes sains et saufs a trente milles environ de notre re-
traite future, et nous nous arrêtâmes] pour passer la nuit
à une pauvre auberge de village sur la route. Dès que nous
fûmes installés dans notre chaiûbre, je priai Thôte, selon
ma coutume, de nous tenir compagnie , ce a quoi il consen-
tit d'autant plus volontiers que ce qu'il buvait devait gros-
sir la carte du lendemain (9). Il connaissait tout le pays
que j'allais habiter, et particulièrement l'écuyer Thornhill,
mon futur seigneur, qui demeurait à quelques railles de là.
11 nous décrivit ce jeune noble comme n'eslimant guère
du monde que ses plaisirs, et se distinguant surtout par
son amour pour le beau sexe. Il ajouta qu'il n'y avait pas
de verlu capable de résister à son adresse et a ses séduc-
tions , ainsi qu'en pouvaient témoigner, à dix milles à la
ronde, presque toutes les filles de fermiers, près des-
quelles il avait été tour a tour heureux et infidèle. Ces dé-
tails m'affligèrent , mais ils produisirent sur mes filles un
effet tout différent : leurs traits s'animèrent dans l'attente
d'un triomphe prochain ; ma femme ne montrait pas moins
de satisfaction et de confiance en leurs charmes et en leur
vertu. Tandis que nos esprits étaient ainsi diversement
préoccupés, l'hôtesse entra, et avertit son mari que le sin-
gulier personnage qui avait passé deux jours chez eux se
trouvait sans argent et ne pouvait p^^er sa dépense. « Lui,
manquer d'argent! s'écria l'hôte, c'est impossible : pas
plus tard qu'hier il a^donné trois guinées au bedeau, afin
qu'il épargnât le vieil invalide qu'on devait fustiger par la
ville pour avoir volé un chien ! » L'hôtesse persistant néan-
G
62 LE VICAIBE
moias dans son dire, il se disposait a quilter la chambre,
jurant qu'il se ferait bien payer d'une façon ou d'une autre,
lorsque je le priai de me présenter a un étranger si chari-
table. Il ne se fit pas presser, et introduisit aussitôt dans la
chambre un homme d'environ 30 ans, vêtu de vieux habits
qui avaient été jadis brodés. Le non veau venu était bien fait
de sa personne , et ses traits annonçaient des habitudes
méditatives; il y avait dans son abord quelque chose de sec
et de bref; on eût dit qu'il ne comprenait pas le cérémo-
nial d'usage , ou qu'il le dédaignait.
Quand l'hôte eut quitté la chambre, je ne pus m'empê-
cher de témoigner a l'étranger la peine que j'éprouvais k
voir un homme aussi distingué dans un pareil embarras,
et je lui offris ma bourse pour satisfaire aux exigences de
l'hôte. « Je l'accepte de tout mon cœur, monsieur, dit-il,
et me réjouis d'une imprévoyance qui, en me faisant
donner hier tout l'argent que j'avais sur moi, me prouve
aujourd'hui qu'il y a encore ici-bas des hommes tels que
vous ; je vous prierai cependant de me faire savoir, avant
tout, le nom et l'adresse de mon bienfaiteur, afin que je
puisse m'acquitter Ije plus tôt possible. » .TeHe satisfis plei-
nement, et lui dis non-seulement mon nom, mais encore le
malheur qui m'était arrivé , et l'endroit où nous nous ren -
dions. « La chose est plus heureuse que je ne le pensais ,
s'écria-t-il ; je vais précisément du môme côté, et ne me
suis arrêté deux jours ici que pour laisser aux grandes eaux
le temps de baisser : j'espère que demain elles seront
guéables. »
Je protestai du plaisir que nous aurions h faire route
avec lui; et, ma femme et mes filles ayant joint leurs
prières aux miennes, il consentit à rester à souper. Sa
conversation, k la fois agréable et instructive, me faisait
souhaiter qu'il la prolongeât; mais il était grand temps de
se retirer, et de se préparer par le repos aux fatigues du
lendemain.
Le matin, nous partîmes tous ensemble; ma famille
était à cheval, tandis que M. Burchell, notre nouveau
DR WAKBFIELD. 63
compagnon, suivait à pied le sentier qui bordait la route,
remarquant avec un sourire que nous étions si mal mon-
tés, qu'il serait peu généreux à lui de nous laisser der-
rière. Le chemin étant encore inondé en certains endroits,
nous fûmes obligés de louer un guide qui marchait en
ayant : M. Burchell et moi ferniions la marche, allégeant
les fatigues du voyage par des discussions philosophiques
auxquelles il semblait prendre plaisir, et dont il se tirait
fort bien. Mais ce qui me surprit davantage , c'est que ,
quoiqu'il fût mon débiteur, il défendait ses opinions avec
autant d'obstination que si j'eusse été, au contraire, son
obligé. De temps en temps il m'apprenait à qui apparte-
naient les différents châteaux que nous avions en vue.
« Celui-ci , s'écria-t-il en montrant du doigt une magni-
fique maison située à quelque distance, appartient à
M. Thomhill, jeune gentilhom^ie , qui jouit d'une grande
fortune, sous le bon plaisir de son oncle, sir William
Thomhill. Ce dernier, content de peu , laisse à son neveu
la jouissance du reste, et habite presque toujours la capi-
tale. ^^
->QuoiI m'écriai-je à mon tour, mon fut^ seigneur
serait le neveu de cet homme dont les vertuis^, la généro-
sité et les bizarreries sont si généralement connues? J'ai
entendu dépeindre sir William Thornhi^ comme l'homme
le plus généreux et le plus bizarre du royaume; on le dit
d'une bienfaisance sans bornes.
-7 Peut-être même déraisonnable, répliqua M.' Bur-
chell. Dans sa jeunesse, du moins, il a poussé cette vertu
jusqu'à l'excès : ses passions étaient vives, et comme
elles étaient toutes dirigées vers le bien , elles l'ont con-
duit à une exaltation romanesque et folle. Il visa de bonne
heure aux qualités. qui distinguent le militaire et le savant ;
il se Gt bientôt un nom dans l'armée, et acquit quelque
réputation parmi les hommes éminents dans les sciences.
L'adulation s'attache toujours aux ambitieux , car ce sont
ceux-là surtout qui aiment la flatterie. Il se vit entouré
d'une foule de gens qui ne lui montraient qu'une face de
64 LE VIGAIBE
leur caractère, de sorte qu'il commença à perdre de vue
ses înlcrôts particuliers pour se livrer à une sympathie
universelle et banale. Il aimait le genre humain tout
entier, car sa fortune Tempêchait de savoir qu'il y avait
parmi les hommes des misérables et des fripons. Les mé-
decins disent qu'il existe une maladie pendant laquelle le
corps devient tellement sensilif, que le plus léger contact
éveille une grande douleur. Ce que d'autres ont souffert
physiquement , cet homme l'a éprouvé au moral : le moin-
dre malheur , réel ou fictif, le touchait au vif, et son âme,
en proie à une sensibilité maladive, souffrait sans relâche
des misères d'autrui. Ainsi disposé à donner, on imagi-
nera facilement qu'il rencontra bon nombre de sollici-
teurs. Ses libéralités commencèrent à altérer sa fortune ^
non son bon naturel , qui allait, au contraire, grandissant
à mesure que ses ressources diminuaient. Il devenait plus
imprévoyant en devenant plus pauvre ; et, quoiqu'il {parlât
comme un homme de sens , ses actions étaient d'un fou.^
Cependant, toujours entouré d'importuns, et hors d'état
de satisfaire a toutes les demandes, à^ défaut d'argent û
donna des promesses. — C'était tout ce qui lui restait à
donner; et il ne se sentait pas le courage d'affliger quel-
qu'un par un refus; il attira ainsi autour de lui une foule
de parasites, dont il trompait les espérances, tout en
souhaitant les soulager. Ils se pressèrent pour un temps à
sa suite , puis l'abandonnèrent en l'accablant de reproches
mérités et de dédains. Devenu méprisable aux yeux des
autres, il baissa dans sa propre estime : son esprit s'était
Feposésur leurs adulations, et, cet 9ppui lui manquant,
il ne put prendre plaisir aux applaudissements de son
cœur, qu*il n'avait jamais appris à respecter. Le monde
changea alors d'aspect pour lui. Les emphatiques flatteries
de ses complaisants dégcnérèreùt en de simples appro-
bations, qui prirent bientôt la forme plus acerbe d'avis;
des avis on en vint aiu remontrances, puis, quand celles-
ci furent repoussées, aux rej>roches : il s'aperçut alors
que les amis alléchés par les bienfaits sont peu estimables ;
DE WAKBFIKLD. 65
41 comprit que, pour gagner un cœur d'homme, il faut
dooner le sien en échange. Je vis... Mais j'oublie ce que
je voulais dire. Bref, monsieur, il résolut de se respecter
lui-même, etflt un plan pour relever sa fortune détruite^
Dans ce dessein, et avec sa bizarrerie ordinaire , il lit à
pied le tour de l'Europe, et, quoiqu'il ait aujourd'hui
trente ans à peine, sa fortune est plus considérable que
jamais. Sa bienfaisance est plus éclairée et plus modérée
qu'autrefois, mais il conserve toujours son caractère ori-
ginal , et prend surtout plaisir aux vertus à part, et qui
s'écartent de l'ornière battue. »
Mon attention était tellement absorbée par le récit de
M. Burchell, qu'à peine regardais-je devant moi en mar-
chant, lorsque, alarmé par les cris de ma famille, je
levai la tête, et vis ma plus jeune fille tombée de cheval
au milieu d'un torrent rapide, et luttant contre le cou-
rant. Elle avait disparu deux fois^ et je ne pouvais arriver
a temps pour la sauver. D'ailleurs, quand je l'eusse pu,,
mon saisissement était trop grand pour me permettre de
lui porter secours. Elle eût infailliblement péri, si mon
compagnon , voyant le danger, ne se fût aussitôt jeté à la
nage, et ne l'eût, non sans peine ^ ramenée sur la rive
opposée. En remontant au-dessus du courant, le reste de
la famille passa saine et sauve , et nous pûmes rendre en-
semble nos actions de grâces b Dieu. La reconnaissance de
Sophie est plus facile à imaginer qu'à décrire : elle remer-
ciait son libérateur plus par ses regards que par ses pa-
roles, et contihuait à s'appuyer sur son bras, comme si
elle eût pris plaisir à recevoir encore son aide. Ma femme
espérait bien aussi lui témoigner un jour sa reconnaissance
au logis.
Après nous être reposés à la prochaine auberge, et avoir
diné ensemble, M. BurchelF, qui se rendait dans une autre
partie du pays, prit congé, et nous poursuivîmes notre
voyage. Ma femme dit, chemin faisant, que cet étranger
lui plaisait fort, et protesta que, s'il avait assez de nais-
sance et de fortune pour pouvoir prétendre à s'allier à une
6»
66 LE VIC4IRE
famille comme la nôtre, elle ne connaissait personne
qu'elle choisît plus volontiers. Je ne pus retenir un sou-
rire en l'entendant parler en si haut style : prendre le
langage de la plus arrogante opulence quand on touche
presque à la mendicité, c'est apprêter à rire aux gens
d'un mauvais naturel ; mais, moi, je ne trouvai jamais
trop à redire à d'innocentes illusions qui tendent à nous
rendre moins malheureux.
BE \VAKEFIELO. 67
CHAPITRE IV.
Contenant la preuve que la plus humble fortune peut donner le
bonheur , qui ne dépend pas des circonstances , mais bien de
notre propre nature.
Le lieu de notre retraite était une petite commune ha-
bitée par quelques fermiers qui cultivaient eui-mômes
leurs terres, également éloignés des deux extrêmes, du
luxe et de la pauvreté. Trouvant autour d'eux presque
toutes les nécessités de la vie , ils visitaient rarement les
villes pour y chercher le superflu. Étrangers aux rafGne-
ments de la politesse, ils avaient conservé la simplicité
primitive de leurs mœurs , et, d'habitudes frugales, à
peine savaient-ils que la tempérance fût une vertu. Ils
travaillaient avec gaîté les jours ouvrables , et observaient
les fêtes comme desintervalles de délassement et de plaisir.
Ils chantaient des nbëls à la Nativité , s'envoyaient des
lacs d'amour à la Saint-Valentin (lOj, mangeaient des
crêpes en carnaval, faisaient assaut d'esprit le premier
avril, et cassaient religieusement des noix la veille de la
Saint-Michel. Avertie de notre arrivée, toute la petite
population vint au-devant de son ministre , vêtue de ses
plus beaux habits, et précédée d'une flûte champêtre et
d'un tambourin. On avait aussi préparé pour notre ré-
ception un repas , auquel nous prîmes place joyeusement,
et, dans la conversation , le rire suppléa à ce qui man-
quait en esprit.
Notre habitation, située au pied d'une colline en pente,
était abritée derrière par un charmant bois taillis, et une
petite rivière coulait et murmurait devant; d'un côté une
prairie , de l'autre une verte pelouse. Ma ferme se com-
68 LE VICAIRE
posait do vingl acres d'excellente lerre , car j'avais donné
cent louis à mon prédécesseur pour me ménager sa bien-
veillance. Rien ne pouvait surpasser la propreté de mes
petits enclos ; les ormes et les haies en étaient d'une inex-
primable beauté. La maison , d'un seul étage, était cou-
verte de chaume , ce qui lui donnait un air rustique et
clos. Les murs de l'intérieur étaient lavés à la chaux et
d'un blanc de neige ; mes filles entreprirent de les orner
de dessins et de tableaux de leur façon. La même pièce
nous servait de salon et de cuisine, ce qui ne la rendait
que plus chaude. En outre, comme il y régnait une grande
propreté, les plats , les assiettes et les casseroles de cuivre
bien écurées, disposées par rangées brillantes sur le dres-
soir, faisaient un effet très-agréable k Tœil , et tenaient
lieu d'un riche ameublement. Il y avait trois autres pièces,
une pour ma femme et moi , une chambre pour nos deux
filles, qui dépendait de la nôtre, et la troisième , k deux
lits , où couchaient les enfants.
La petite république dont j'étais dictateur était régie de
la manière suivante : au lever du soleil nous nous réunis-
sions dans la salle commune, où le feu avait été allumé de
bonne heure par les domestiques. Après nous être salués
et souhaité le bonjour avec les égards convenables ( j*ai
toujours pensé qu'il était bon de conserver , même dans
rintimité,, ces formes extérieures de politesse, sans les^
quelles la liberté finit par détruire l'affection), nous remer-
ciions Dieu à genoux du nouveau jour qu'il nous donnait.
Ce devoir rempli, nous allions, mon fils et moi , k nos
travaux des champs , tandis que ma femme et mes filles
s'occupaient k préparer le déjeuner, qui était toujours
servi a l'heure dite. J'accordais une demi-heure pour ce
repas , et une heure pour dîner ; ce temps se passait en
innocentes plaisanteries entre les jeunes filles et leur
mère , et en discussions philosophiques entre mon fils et
moi.
Comme nous nous levions avec le soleil, nous quittions
le travail k son coucher. De retour au logis , où nous
DE WAKEFIELD. 69
aitendait la famille , nous étions accueillis par de riants
sourires , un gai foyer et un feu pétillant. Nous n'étions
pas non plus sans convives. Quelquefois le fermier F/am-
borough^ le plus communicatif de nos voisins , et souvent
Taveugle, joueur de cornemuse, venaient nous visiter et
goûter de notre vin de groseille , dont nous n'avions pas
perdu la recette, et qui jouissait toujours de la mâme re-
nommée. Ces braves gens avaient plusieurs moyens de se
rendre agréables. Pendant que Tun jouait, l'autre chantait
quelque touchante ballade , le Dernier Adieu de Johnnf
Jrmstrong y ou la Cruauté de Barbara Allen, Le soir
se terminait comme avait commencé le matin : mes plus
jeunes garçons lisaient k tour de rôle la prière du jour;
et celui qui avait lu le plus haut, le plus distinctement et
le mieux ,. recevait le dimanche un sou pour mettre dans
le tronc des pauvres.
Quand venait ce grand jour du dimanche , alors écla-
taient toutes les ambitions de toilette que mes édits
somptuaires n^avaient pu réprimer, .l'avais beau me flatter
que mes sermons sur l'orgueil avaient dompté la vanité
de mes filles, je les retrouvais toujours aussi attachées en.
secret à toute leur vaine gloire. Elles aimaient encore avec
la même ardeur les dentelles, les rubans, les perles noires,
et blanches, les fichus empesés. Ma femme elle-môme
avait une véritable passion pour son pou-of^-^oie cramoisi,,
depuis que je m'étais avisé une fois de lui dire qu'il lui
allait bien.
Le premier dimanche surtout , leur conduite me mortifia
grandement : j'avais prié mes filles, la veille au soir,,
d'être habillées le lendemain de bonne heure. J'ai toujours^
aimé à me rendre k l'église bien avant mes paroissiens.
Elles se conformèrent ponctuellement à mes ordres; mais
an moment de se réunir pour déjeuner, je les vis descea^
dre, ainsi que leur mère, toutes trois pomponnées avec
leur ancienne recherche, les cheveux crêpés et enduits de
pommade, le visage tacheté de mouches, leurs longues
queues de robes relevées en faisceau par derrière, et fai-
70 LE YIGAIBE
sani/roUf frouy à chaque mouYement. Je ne pu8 m'em-
pêcher de sourire de cet étalage de vanité, surtout de la
part de ma femme, de laquelle j'attendais plus de discrétion.
Danscetle occurrence, je ne|vis rien de mieux à faire que
d'ordonner à mon fils , d'un air important, de faire avancer
lajvoiture. Mes filles^furent étonnées de cet ordre; mais je
le renouvelai encore avec plus de solennité.
« Sûrement, mon cher, vous voulez plaisanter? s'écria
ma femme ; nous pouvons fort bien aller à pied ; nous
n'avons que faire de voiture pour nous porter.
— Vous vous trompez , mon enfant, repris-je; il nous
faut un carrosse ; car, si nous nous rendions à l'église à
pied dans cet attirail , jusqu'aux enfants de la paroisse
nous poursuivraient de leurs huées.
— Vraiment, répliqua ma femme, j'avais toujours cru
que mon Charles aimait^à voir ses enfants propres et bien
mis!
— Soyez propres tant qu'il vousiplaira, interrompis-je,
je ne vous en aimerai que mieux ; mais tout cela n'est pas
de la propreté, c'est de la friperie , et voila tout. Ces man-
chettes, ces mouches, ces falbalas, ne sont bons qu'à
nous faire détester par toutes les femmes de nos voisins.
Non , mes enfants, continuai-je avec plus de gravité, ces
robes doivent être coupées plus simplement; la toilette ne
sied pas à des gens qui ont à peine les moyens de se mettre
avec décence. Je ne sais s'il convient même aux riches de
porter tousces falbalas, toutce fatrasd'ajustements, surtout
si l'on réfléchit qu'en calculant au plus bas, ces vaines
superfluités de l'opulence suffiraient à couvrir la nudité
du pauvre. »
Cette remontrance eut l'effet que j'en attendais ; elles
allèrent sur l'heure , et avec beaucoup de calme , changer
de costume ; et le lendemain x'eus la satisfaction de voir
mes filles occupées, de leur plein^gré, à tailler dans leurs
queues de petites vestes du dimanche pour Bick et Billf ;
et ce qui était encore plus consolant, c'est que les robes
n'eurent que meilleure grâce après cette réforme.
DE W&KBFIBLD. 71
CHAPITRE V.
Une nouvelle et importante connaissance. — Ce dont nous espé-
rons le plus est , en général , ce qui devient le plus fatal.
A peu de distance de la maison , mon prédécesseur
avait disposé un berceau ombragé d'aubépine et de chè-
vrefeuille. Là, quand le temps était beau et que nous
avions uni nos travaux de bonne heure, nous allions nous
asseoir tous ensemble, pour jouir d*une belle vue etdu cal-
me du soir : c'était la aussi que nous prenions le thé, qui
était devenu pour nous un régal extraordinaire. Et comme
nous ne nous le permettions que rarement, il amenait un
surcroît de joie, les préparatifs ne s'en faisaient pas sans
beaucoup de fracas et de cérémonies. Dans ces graqdes
occasions, les deux petits lisaient haut, et on leur ser-
vait régulièrement leur tasse de thé quand nous avions
fini; quelquefois, pour varier nos amusements, nos Glles
chantaient et jouaient de la guitare. Tandis qu'elles for-
maient ainsi un petit concert, nous nous promenions , ma
femme et moi, dans la prairie en pente, qu'embellissaient
des jacinthes sauvages a fleurs bleues, la petite centaurée
rose, la gerraandrée et cent autres fleurettes : nous par-
lions de nos enfants avec ravissement, en respirant la brise
fraîche qui nous apportait à la fois la santé, des parfums
et des sons mélodieux.
De cette façon , nous commençâmes à penser qu'il n'est
pas de situation dans la vie qui n'ait ses plaisirs. Chaque
matin nous appelait au travail, mais chaque soir payait
au centuple nos fatigues par le retour du repos et des joies
de famille.
C'était vers le commencement de l'automne, et par un
jour de fôte (car j'observais religieusement c«s pieuses so-
72 LE VICAIBE
lennltés), j'avais conduit ma famille sous notre berceau
favori , et nos jeunes musiciennes venaient de commencer
leur concert, lorsqu'un cerf bondit tout a coup à vingt pas
de Tendroit où nous étions assis. A la rapidité de sa
course et a la façon dont il panlelait, le pauvre animal
semblait pressé par les chasseurs. A peine avions-nous eu
le temps de nous apitoyer sur son sort, qu'hommes et chiens
parurent , lancés de toutes leurs forces sur sa piste. J'étais
d'avis que tout mon monde rentrât sur-le-champ ; mais ,
soit curiosité, surprise, ou quelque autre motif caché, ni
ma femme ni mes filles ne quittèrent la place. Le chasseur
qui galopait en avant passa devant nous avec une grande
vitesse 9 suivi de quatre ou cinq personnes qui semblaient
partager son ardeur. £nfln, un jeune homme d'un exté-
rieur plus distingué que les autres s'avança, et, nous
ayant considérés un instant, s'arrêta court, au lieu de
poursuivre la chasse ; jetant la bride de son cheval au
domestique qui l'accompagnait, il mit pied à terre, et s'ap-
procha de nous d'un air d'insouciante supériorité. Il sem-
blait disposé à se passer d'introducteur, et s^avanna pour
embrasser mes filles, comme s'il eût été certain d'en être
bien venu; mais elles avaient, Dieu merci, appris de
bonne heure à décontenancer la fatuité. 11 nous dit alorsqu'il
se nommait Thornhill , qu'il était seigneur des terres qui
s'étendaient autour de nous. Et tel est l'empire de la for-
tune et des beaux habits, que, lorsqu'il renouvela son sa-
lut à la portion féminine de la famille, il n'éprouva pas un
second refus. Ses manières dégagées , quoique présomp-
tueuses, aidèrent à nous mettre à l'aise avec lui. Ayant
aperçu des instruments de musique sur le banc, il d^
manda, comme une faveur, qu'on lui chantât quelque
chose. J'étais loin de vouloir encourager une liaison si dis-
proportionnée , et je clignai de l'œil a mes filles pour les
avertir qu'elles eussent à décliner cette prière; mais mon
avertissement fut contrecarré par un signe de leur mère ,
et elles commencèrent, de l'air le plus aimable, une de
nos chansons favorites de Dryden. M. Thornhill parut
DB WAKBFIILD. 73
ra^î (le Texécution et du choix dii morteau ; il prit ensuite
la guitare» et en joua assez mal. Cependant ma fille atnée
lui rendit ses -applaudissements avec usure, assurant qu'il
tirait de l'instrument plus de sons que le maître même de
qui elle avait appris. A cet éloge, il s'inclina ; elle lui fit
une révérence. Il loua son goût, et elle son jugement. Un
siècle de connaissance n'eût pu les lier davantage. La folle
mère, aussi radieuse que sa fille, insistait pour que sa
seigneurie voulût bien entrer prendre un verre de vin de
groseilles. Toute la famille semblait possédée du désir de
lui plaire. Mes filles essayèrent de l'entretenir des sujets
qu'elles croyaient le plus à la mode, tandis que Moïse, au
rebours, lui adressait une ou deux questions sur les an-
ciens, qui lui valurent l'avantage de se faire rire au nez.
Les petits n'étaient pas moins affairés à fêter ce nouvel
hôte, et ne bougeaient d'auprès de lui. Tous mes efforts
ne purent empêcher leurs sales petits doigts de manier et
de ternir les broderies de ses habits, et de lever les
pattes de ses poches pour voir ce qu'il y avait dedans. 11
partit mt le soir, non sans avoir demandé la permission
de renouveler sa visite ; ce qui , en sa qualité de notre
seigneur, lui fut promptement accordé.
Dès qu'il fut sorti , ma femme tint conseil sur les évé-
nements du jour : elle était d'avis que c'était un hasard des
plus heureux. On avait vu des choses plus étranges venir
à bien ; elle espérait encore vivre assez longtemps pour
nous voir lever la tête et prendre rang parmi ce qu'il y
avait de mieux ; et elle conclut en protestant que , puisque
les deux miss Wrinklers (li) avaient trouvé de riches
partis, elle ne voyait pas pourquoi ses filles n'auraient
pas les mêmes chances. Comme ce dernier argument
m'était adressé, je protestai que je n'en voyais pas non
plus la raison , pas davantage que je ne savais pourquoi
M. Simpkins avait gagné à la loterie un lot de dix mille
livres sterling, tandis que nous avions eu un billet blanc.
« Vous voilà bien , Charles ! s'écria ma femme ; toujours
votre manie de contrister mes filles et moi, dès que nous
7
74 LE VIGÂIBB
sommes un peu gaies. Dis-moi, Sophie, mon cxur^ que
penses-la de notre noavelle connaissance? Ne t*a-t-il pas
semblé aimable et d'un bon caractère? — On ne peut plus
aimable, maman, répondit-elle; je crois qu'il a beaucoup
à dire sur tout, et qu'il n'est jamais a court. Plus le sujet
est léger, plus il trouve à discourir; et, en outre, il est
Traimenl fort beau. — Oui, s'écria Olivia, assez bien
pour un homme ; mais, quant h moi , il ne me plaît pas,
je le trouve trop impertinent et trop familier, et sur la
guitare il est insoutenable. »
J'interprétai ces deux discours dans un sens tout opposé.
J'en conclus que Sophie le méprisait intérieurement, au-
tant qu'Olivia l'admirait en secret.
i Quelle que soit votre opinion sur ce gentilhomme,
mes enfants, repris-je, à dire vrai, il ne m'a pas prévenu
en sa faveur. Les amitiés disproportionnées amènent tou-
jours des amertumes; et, malgré son air affable, il m'a
semblé sentir parfaitement la distance qui nous sépare.
Croyez-moi, prenons pour compagnons des gens de même
condition que nous. Il n'y a pas de rôle plus méj^isable
pour un homme que celui d*un coureur de fortune, et je
ne vois pas pourquoi la chose serait plus noble dans une
femme. Ainsi , même en lui supposant des vues hono-
rables, c'est à nous qu'écherrait le mauvais renom. Et
s'il en était autrement, je frémis rien que d'y songer 1 II
est vrai que je n'ai point d'inquiétude sur la conduite de
mes enfants; mais, d'après la réputation de cet homme ,
je n'en puis dire autant de la sienne. »
J'allais poursuivre, mais je fus interrompu par un
domestique du squire^ qui nous envoyait, avec ses corn*
plîments, un quartier de venaison, et la promesse de
venir dîner avec nous sous peu de jours. Ce cadeau venu
si k propos plaida fortement en sa faveur, et fit plus
d'effet que tous mes arguments contre lui. Je gardai donc
le silence, satisfait d'avoir du moins montré le péril, et
laissant a leur prudence le soin de l'éviter. La vertu qui a
besoin d'être sans cesse gardée ne vaut pas qu'on la garde.
DB WAKBPIBLD. 76
CHAPITRE VI.
Bonheur du coin du feu.
La dispute ayant été poussée avec quelque véhémence»
U fut décidé d'un commun accord, pour arranger les
choses y que nous aurions k souper un morceau de ve-
naison, et mes filles entreprirent gaîment de l'apprêter.
« Je suis fâché, m'écriai-je» que nous n'ayons ni voisin ni
étranger pour prendre partà ce festin. L'hospitalité relève
et double le plaisir d*un régal.
— Eh 1 Dieu me bénisse ! reprit ma femme , voici venip
ce bon M. Burchell, qui a sauvé notre Sophie,. et qui vous
dame si bleu le pion dans la dispute ! — Qui me dame le
pion, femme? m'écriai-je; vous vous mépveiMz étran-
gement! je ne crois pas qu'ail soit donné k beaucoup de
•gens de me damer le pion 1 Je ne nie pas que vous soyez
la première femme du monde pour faire un pâté d'oie,,
mais quant à la controverse, c'est mon affaire; laissez-la-
moi, de grâce. » Je parlais encore lorsque le pauvre^
M. Burchell entra. Il fut chaudement accueilli de toute la
famille, qui échangea tour autour avec lui des poignées de
main 9 tandis que le petit Dick lui avançait officieusement
une chaise.
Je prenais plaisir a l'amitié de ce pauvre homme par
deux raisons : d^abord, parce que je savais qu'il avait
besoin de la mienne ; ensuite, parce que je l'avais trouvé
serviableentoutcequi dépendait de lui. Quoiqu'il n'eût
pas encore trente ans, il passait dans le voisinage pour un
pauvre gentilhomme qui n'avait su employer sa jeunesse
à rien de bon. 11 parlait parfois avec un grand sens ; mais
en général il recherchait de préférence la compagnie des
76 LE VICÂIBB
enfants, qu*il avail coutume d'appeler d'innocents petits
hommes. II excellait à leur chanter des ballades , à leur
conter des histoires, et il était rare qu'il se mît en cam-
pagne sans avoir dans ses poches quelque chose pour eux,
un morceau de pain d'épice, ou un sifflet d'un sou. Il
venait tous les ans passer quelques jours dans nos envi-
rons, et vivait sur l'hospitalité des voisins. Il resta à sou-
per avec nous, et ma femme ne lui épargna pas son vin
de groseilles. Les contes circulèrent k la ronde. 11 nous
chanta quelques vieilles chansons , puis raconta aux petits
l'histoire du Daim de Béverland, celle de la patiente Gri-
seldis, les Aventures de Catskin, et enfin le Berceau de
la belle Rosemonde. Notre coq, qui chantait toujours à
onze heures, nous avertit qu'il était temps de songer au
repos ; mais une difficulté imprévue s'éleva alors : nous
n'avions pas où loger l'étranger, tous nos lits étaient oc-
cupés, et il était trop tard pour l'envoyer à l'auberge pro-
chaine. Dans ce dilemme , le petit Dick offrit la moitié de
son lit, si son frère Moïse voulait bien le laisser coucher
avec lui. « Et moi, s'écria Bill, je donnerai aussi à M. Bur-
chell ma moitié, si mes sœurs veulent me prendre avec elles.
— A merveille, mes bons enfants I m'écriai-je ; l'hos-
pitalité est un des premiers devoirs du chrétien. L'animal
se retire dans sa tanière, l'oiseau vole à son nid, mais
l'iiomme sans abri ne peut trouver de refuge que parmi
ses semblables. Il n'y eut pas de plus grand étranger en ce
monde que celui qui y vint pour le sauver. Il n'eut jamais
de maison , comme s'il eût voulu voir ce qui restait d'hos-
pitalité parmi nous. Déborah^ ma chère, dis-je à ma
femme , donne à chacun de ces garçons un morceau de
sucre, et que Dick ait le plus gros , parce qu'il a parlé le
premier. »
Le lendemain matin de bonne heure , j'appelai tout
mon monde aux champs pour m'aider a faner une coupe
de regain, et notre hôte, ayant offert son aide , fut enrôlé
avec les autres. Nos travaux marchaient gaîment ; nous
retournions chaque rangée de foin , l'éparpillant au vent ;
DB WâKEFIBLD. 7T
je menais la Ole, et le reste saivait par ordre. Cependant
je ne pouvais m'empécher de remarquer avec quelle assi-
duité M. Burchell aidait ma fille Sophie h remplir sa
part de la tâche. Dès qu'il eut fini sa besogne , il se mit de
moitié dans la sienne , et une conversation intime s'en-
gagea entre eux. J'avais trop bonne opinion du jugement
de Sophie , et j'étais trop convaincu de son ambition ,
pour concevoir aucune inquiétude des assiduités d'un
homme ruiné.
Quand nous eûmes uni notre journée, M. Burchell fut
invité comme la veille k passer la nuit chez nous; mais il
refusa , ayant, disait-il, à porter un sifflet k l'enfant d'un
de nos voisins , chez lequel il devait coucher ce soir-là.
Après son départ, la conversation durant le souper tomba
naturellement sur notre malheureux hôte. « Quel frappant
exemple , dis*je , nous donne ce pauvre homme des mal-
heurs qui suivent une jeunesse perdue dans les plaisirs et
les prodigalilés 1 11 ne manque pas de sens, et c'est une
excuse de moins pour ses folies passées. Pauvre être dé-
laissé !... Où sont maintenant ses compagnons de plaisir,
ses courtisans, ses flatteurs, pour lesquels ses caprices
étaient des lois? Peut-être se pressent-ils aujourd'hui
autour de quelque misérable , complaisant de ses vices,
enrichi par son extravagance. Jadis ils le louaient , main-
' tenant ils applaudissent a celui qui l'a dépouillé! Les
transports excités par ses traits d'esprit se sont changés
en sarcasmes sur sa démence. Il est pauvre, et peut-être
mérite-t-il sa pauvreté , car il n'a pas plus l'ambition de
devenir indépendant que le talent de se rendre utile. •
Influencé sans doute par quelques secrets motifs, je mis
dans ces observations trop d'amertume: Sophie m'en reprit
doucement. • Quelle qu'ait pu être sa première conduite,
père, dit^lle, les circonstances où il se trouve doivent le
mettre a l'abri de notre censure. Son indigence actuelle
est une grande punition de ses prodigalités passées. J'ai
entendu mon bon père lui-même dire que nous ne devions
jamais frapper d'un coup de plus la victime sur laquelle la
78 LB YICAIHB
Providence a levé la verge de sa colère. — Vous avez rai-
son, Sophie, s*écria mon fils Moïse : un ancien a Irès-
bien comparé la cruauté de celte conduite a celle du nislre
qui s'efforce d'écorcher encore IMarsyas, dont la peau,
ainsi que nous l'apprend la fable, a été enlevée par Apol-
lon. D'ailleurs je ne sais si la situation de ce pauvre
homme est aussi mauvaise que mon père se l'imagine.
Nous ne devons pas juger des sentiments des autres par ce
que nous éprouverions a leur place. Quelque obscure que
semble l'habitation de la taupe , l'animal trouve son logis
suffisamment éclairé. Et, à dire vrai, l'esprit de cet homme
me paraît tout approprié h sa position , car jamais je
n'entendis parler d'une façon plus gaie et plus animée
qu'il ne le faisait aujourd'hui en causant avec vous,
Sophie. »
Ce propos, dit sans la moindre intention, provoqua
une rougeur que ma fille essaya de dissimuler sous un
rire affecté, assurant qu'elle avait à peine pris garde a ce
que lui disait M. Burchell; du reste, elle pensait qu'il
avait pu être en son temps homme de bonne compagnie.
L'empressement qu'elle mit à se justifier, et sa rougeur,
étaient autant de symptômes peu rassurants, mais je fis
trêve aux soupçons.
La visite de notre seigneur ayant été annoncée pour le
lendemain , ma femme alla faire un pâté de la venaison :
Moïse prit un livre, tandis que je donnai la leçon aux pe-
tits; mes filles ne semblaient pas moins affairées, et je les
vis pendant un bon moment tourner autour du feu, occu-
pées k faire cuire quelque chose. Je supposai d'abord
qu'elles aidaient leur mère ; mais le petit Dick me souffla
à l'oreille qu'elles fabriquaient une eau pour se laver le
visage. J'avais en antipathie toute espèce de cosmétiques,
sachant bien qu'ils gâtent le teint au lieu de l'embellir.
J'approchai donc tout doucement et par degrés ma chaise
du foyer, et, saisissant la pincette pour attiser le feu , je
renversai, comme par accident, toute la composition : il
était trop tard pour en commencer une autre.
DE WAKEFIBLD^ 79
CHAPITRE VU.
Un bel esprit de la capitale. — Les plus stupides peuvent quel-
quefois devenir amusants pour un jour ou deux.
Quand arriva le matin du grand jour où nous devions
traiter notre jeune seigneur, on imagine bien que ni peine
ni dépenses ne furent épargnées pour faire bonne figure.
Ma femme et mes fllles, comme on le supposera facile-
ment, déployèrent en cette occasion leurs plus brillants
atours. M. Tliornhill vint escorté de deux convives, de
son chapelain et de son feeder (12). Il donna ordre à ses
domestiques, qui étaient nombreux, d'aller au cabaret
voisin; mais ma femme insista, dans Torgueil de son
cœur, pour les héberger tous, ce qui, soit dit en passant,
nous valut trois semaines déjeuna. M. Burchell avait laissé
percer la veille que M. Thombill faisait des propositions
de mariage à miss Wilmot, rancienne JQancée de mon fils
Georges ; cette nouvelle ne laissa pas de refroidir la cor-^
diatité de notre accueil , mais un hasard dissipa en grande
partie ce nuage. Quelqu'un de la compagnie ayant nommé
miss Wilmot, M. Thornhill affirma .avec serment que rien
ne lui semblait plus absurde que la réputation de beauté
qu'on avait faite à une fille si laide, un véritable épou-
vantail 1 « Je veux être défiguré, s'écria-t-il, si je n'aime-
rais autant choisir ma maîtresse à la clarté du réverbère
de l'horloge de Saint-Dunstan (13) 1 » Il éclata de rire, et
nous fîmes de même : les plaisanteries du riche ont tou-
jours plein succès. Olivia ne put s'empêcher de murmurer
à demi-voix, mais assez haut pour être entendue, qu'il
avait un inépuisable fonds de galté.
Après diner, je bus, comme de coutume, a la prospc-
80 LE ViCAlBE
rite de TÉglise. La ckapeluiu m*en remercia , ajoutant que
]'Églisc était Tunique dame de ses pensées. « Allons,
parle sincèrement, Frank» 'dit le squir€{i4) avec son im-
pudence ordinaire : supposons d*un côté TÉglise, ta mai»
tresse actuelle, en robe noire et en manches de batiste (i 5),
et de l'autre miss Sophie sans robe et sans voile : laquelle
choisirais-tu? — Toutes les deux assurément, s*écria le
chapelain. — Bien dit, repartit le squire; car je veux que
ce verre de vin m'étouffe si une belle fille ne vaut à elle
seule toute la prétraille de la création ! Vos dîmes et vos
simagrées sont autant de farces , de damnées impostures,
comme je puis le prouver. — Essayez un peu , reprit mon
fils Moïse, je me crois de force k vous tenir tête.— A mer-
veille, monsieur , s'écria le squire , qui , devinant a qui il
avait affaire, fit signe de l'œil aux convives de se préparer
à rire. Si vous t^tes disposé à entamer une discussion de
sang-froid sur ce sujet , j'accepte le défit. D'abord , com-
ment vous convientril le traiter, analogiquement ou dia-
logiquemenl? — Je veux le traiter rationnellement, s'écria
Moïse, enchanté d'avoir une thèse à soutenir. — A mer-
veille î dit encore le squire; et pour procéder par ordre ,
et commencer par le commencement, j'espère, primo ^
que vous ne nierez pas que ce qui est, est. Si vous ne
m'accordez pas ce poInt-la , je déclare ne pouvoir passer
outre. — Ëh bien , répliqua Moïse , je crois pouvoir vous
l'accorder, et en tirer moi-môme avantage. — J'espère
aussi, continua l'autre, que vous m'accorderez que la
partie est moindre que le tout ? — Concedo , s'écria Moïse.
Ce n'est que juste et raisonnable. — Vous ne nierez pas non
plus, s'écria le squire^ que les deux angles d'un triangle
sont égaux a deux angles droits. —Rien de plus simple.
£t isioîse promena autour de lui des regards itnportants et
satisfaits.— Mes prémisses ainsi posées, continua le s^t/ire
en pariant fort vite, je soutiens que l'enchaînement des
existences propres, procédant réciproquement en rai-
son double de leur distance, produit nécessairement un
dialogisme problématique qui prouve en quelque sorte que
DE l^ÂKBFIELD. ' 81
Fessence de la spiritualité peut jâtrc rapportée au second
prédicable. — Un moment, un moment 1 s*écria Moïse;
c'est ce que je nie. Croyez-vous que je puisse admettre
sans contestation des doctrines aussi hétérodoxes?— Com-
ment, répliqua le squire^ feignant d'être en colère, ne
pas les admettre ! voulez-vous donc vous refuser à l'évi-
dence? Répondez à une seule queslion : Trouvez-vous
qu'Aristote ait raison quand il dit que les relatifs ont pour
raison coexistante la relation ? — Sans doute. — S'il en
est ainsi, répondez directement à ma proposition, savoir:
Si vous jugez l'investigation analytique de la première
partie de mon enthymème insuffisante , secundùm quoad^
ou quoadminitë'f donnez vos raisons contre sur-le-champ.
— Je proteste, s'écria Moïse, que je ne comprends pas
très-bien la force de votre argument; mais s'il était réduit
à une simple proposition , peut-être pourrais-je y répon-
dre. — Ma foi, monsieur, s'écria à son tour le squire^ je
suis votre très-humble valet. Je m'aperçois qu'il faudrait
vous fournir Tintelligence en même temps que les ar-
guments , et, sur ma parole , je déclare que vous êtes trop
fort pour moi. • Cette sortie tourna les rieurs contre le
pauvre Moïse, qui demeura déconfit, faisant triste figure
au milieu d'un groupe de joyeux visages. Il n'ouvrit plus
la bouche de tout le repas.
Quoique ces moqueries ne fussent nullement de mon
goût, il en était autrement d'Olivia, qui prenait ce persi-
flage pour de l'esprit. Un homme qui raillait si agréable-
ment lui parut un personnage accompli ; et si l'on réfléchit
à la part qu'une belle figure, de beaux habits et une grande
fortune, ont dans la réputation d'un homme à la mode,
on l'excusera aisément. Malgré une ignorance réelle ,
M. Thornhill parlait avec facilité, et discourait à perte
de vue sur tous les sujets ordinaires de conversation.
Fautril donc s'étonner que de pareils talents eussent ébloui
une jeune fille qui , par éducation autant que par nature,
était accoutumée à estimer assez haut en elle-même les
avantages extérieurs pour en faire grand cas chez autrui?
82 LB VICAIBB
Après le départ de notre hôte, il s'éleva un nouyeau dé-
bat sur ses mérites. Olivia avait été l'objet constant de ses
œillades et de ses attentions , et Ton ne mit plus en doute
que ce ne fût elle qui nous attirât ce brillant visiteur. Elle ne
se défendit pas trop des innocentes railleries que son frère
et sa sœur flrent h ce sujet. Déborah elle-même semblait
partager la gloire de la journée , et triomphait de la vic-
toire de sa fille comme si c'eût été la sienne.
Eh bien! mon cher, s'écria-t-elle , se tournant de
mon côté , je vous avouerai franchement que c'est moi qui
ai encouragé mes filles a ne pas repousser les avances de
ce jeune seigneur. J'ai toujours en de l'ambition , et vous
voyez que je n'avais pas si grand tort, car qui sait comment
cela tournera?
— Oui , en vérité, qui le sait? répondis-je avec un sou-
pir. Pour moi , la chose ne me plaît guère. J'eusse mieux
aimé voir à ma fille quelque pauvre et honnête prétendant,
que ce beau gentilhomme avec toutes ses richesses et son
irréligion. Comptez-y , s'il est tel que je le soupçonne, ja-
mais esprit fort n'aura un de mes enfants I
—En vérité, père, vous poussez trop loin la sévérité»
s'écria Moïse. Dieu ne le condamnera pas sur ce qu'il aura
dit, mais sur ce qu'il aura fait. Tout homme a en lui mille
pensées mauvaises qu'il n'est pas toujours maître d'étouf-
fer. Il se peut que l'irréligion soit chez cet homme une
faute involontaire ; et en admettant que ses sentiments
soient erronés, s'il demeure passif et n'y conforme pas ses
actes , il n'est pas plus à blâmer de ses erreurs que le gou-
verneur d'une ville ouverte ne le serait d'avoir reçu un
ennemi contre lequel il ne pouvait se défendre.
— Il est vrai, mon fils, répliquai-je ; mais si le gouverneur
appelle l'ennemi dans la place , il est réellement coupable ;
et il en est toujours ainsi de ceux qui embrassent l'erreur.
IjO mal n'est pas tant de se rendre à quelques-unes des
preuves que l'on voit , que de s'aveugler volontairement
sur le grand nombre d'autres preuves qui s'offrent à nous ;
si bien que , quoique nos opinions puissent être involon-
DE ^AKËFIBLD. 83
taires au moment où elles se forment , il y a eu négligence,
s'il n*y a eu corruption , à les concevoir. Le châtiment est
donc dû à nos vices , ou le mépris à notre légèreté. »
Ma femme continua renlretien , mais non la discussion.
Elle connaissait plusieurs hommes de mérite qui passaient
pour esprits forts , et n'en faisaient pas moins d'excellents
maris. Elle ne serait pas embarrassée à trouver des filles
douées d'assez de sens et même d'assez de savoir pour
convertir leurs époux. « Qui sait, mon cher, poursuivit-
elle, ce dont Olivia serait capable? Elle a beaucoup à dire
sur toutes choses, et , autant que j'en puis juger, elle est
assez forte en controverse.
— Eh! ma chère, m'écriai-je, que peut-elle avoir lu en
fait de controyerse? Je ne me rappelle pas lui avoir jamais
mis entre les mains des ouvrages de ce genre. Assurément,
TOUS vous exagérez ses mérites.
—Non, non, papa, répliqua Olivia, maman ne se
trompe pas. J'ai lu la dispute de Thwackum et de
Square (J6) , la controverse entre Robinson Grusoé et Ven-
dredi le sauvage, et je lis maintenant une dissertation
sur la religion de Tamour.
— A merveille ! m'écriai-je. Je vois ; mon enfant , que
ta as toutes les qualités requises pour faire des conver-
sions ; ainsi va aider ta mère a faire la tarte aux gro-
seilles.
84 IX VICAIBB
CHAPITRE VIII.
Amour qui promet peu de chances de fortune , et qui peut cepen-
dant tourner à bien.
Le lendemain nous eûmes de nouveau la visite de
M. Burchell ; et quoique, pour certaines raisons, son assi-
duité commençât à me déplaire , je ne pouvais lui refuser
ma compagnie , ni une place au coin du feu. H est vrai
que ses bons offices payaient, et au delà , notre hospitalité.
Il travaillait avec une rare adeur dans la prairie ou à la
meule de foin. Il était des premiers à Touvrage ; puis il
avait toujours quelque chose d'amusant à dire pour nous
alléger le travail. Il se montrait tour à tour si original et si
sensé , que je ne pouvais me défendre de Taimer, de m'en
moquer et de le plaindre. Ma seule objection contre
lui était l'atlacbement qu'il témoignait à ma fille. Il
l'appelait, en plaisantant, sa petite souveraine ; et lors-
qu'il achetait pour sa sœur et pour elle une parure de
rubans, celle de Sophie était toujours la plus jolie. Je ne
sais comment cela se fit, mais chaque jour il semblait
devenir plus aimable; son esprit grandissait, et sa simpli-
cité prenait des airs de supériorité et de sagesse.
Nous dînâmes tous en famille dans le pré , la nappe
étendue sur le foin , et nous assis ou plutôt couchés autour
d'un repas frugal que M. Burchell animait de sa gaîté. Pour
compléter la fête , deux merles se répondaient de deux
buiàsons voisins, et le rouge-gorge familier venait bec-
queter les miettes k peine tombées de nos mains. Chaque
son semblait un écho de bonheur et de calme.
« Jamais je ne me repose ainsi , dit Sophie, que je ne
pense à ces deux amants si admirablement décrits par
DB WAKEFIELD. 55
Gay, qui furent frappés de mort dans les bras Tun de
l'autre. Il y a quelque cbose de si touchant dans cette des'
cription , que je Fai lue cent fois, et toujours avec un
nouveau ravissement.
— A mon sens, s'écria mon Ois, les plus beaux traits de cet
épisode sont fort au-dessous de VJcis et Galatée d'Ovide.
Le poêle latin entend mieux les contrastes , et de cette
figure , habilement ménagée, dépend toute la force du pa-
thétique.
— II est remarquable , reprit M. Burchell , que les deux
poètes dont vous parlez aient également contribué b intro-
duire un goût faux dans la littérature de leurs différents
pays, en surchargeant leurs vers d'épithètes oiseuses. Des
hommes d'un génie médioere ont trouvé facile d'imiter
cette stérile abondance , et la poésie anglaise, comme celle
des derniers siècles de Rome , n'est plus maintenant qu'un
amas d'images pompeuses , sans plan et sans liaison, une
enfilade d'épithètes qui caressent l'oreille sans porter aucun
sens à l'esprit. IMais peut-être penserez-vous , mesdames,
que, puisque je me mêle de critiquer les autres, il est juste
que je leur donne l'occasion de prendre leur revanche ; et,
à dire vrai, je n'ai fait celte remarque que pour servir
d'introduction a une ballade qui peut avoir de nombreux
défauts, mais qui du moins n'a pas, je crois, ceux que je
viens de signaler (17). •
BALLADE.
k Viens à ma voix , bon ermite du vallon ! guide mes pas soli-
taires vers la lumière qui , là-bas , égayé le ravin de son rayon
hospitalier.
» Car j'erre ici seul , égaré ; mes pieds sont chancelants et
lourds ; autour de moi s'étendent des déserts sans limites , qui
semblent s'allonger à mesure que j'avance. »
« Arréle , mon fils, s'écrie Termite : n'affronte pas ces dange-
8
86 LE VIGAIRB
reuses ténèbres. La lueur perûde qui brille au loin ne t'attire que
pour te perdre !
» A l'indigent sans abri ma porte est toujours ouverte,
et si la pitance est frugale , du moins je l'offre de grand cœur.
» Demeure ce «oii\ et prends ta part des biens que renferme
ma cellule, ma natte de joncs, mon humble souper, ma béné-
diction et le repos.
» Je n'immole pas les brebis qui errent libres dans la Talléo :
du Tout-Puissant, qui a pitié de moi, j'appris à avoir pitié
d'elles.
» Au flanc fertile de la montagne j'emprunte un innocent repas ;
ma besace s'emplit d'herbages et de fruits , et je m'abreuve à
l'eau de la source.
• Viens donc , ô pèlerin , déposer tes ennuis : tout souci né de
la terre ne vaut pas qu'on s'en tourmente : l'homme n'a besoin
que de peu ici-bas , et pour un temps si court! »
« Ses doux accents descendaient comme tombe la rosée
du ciel. Le modeste étranger s'inclina , et le suivit à sa cellule.
• Au loin , dans un sombre désert , était cachée la demeure
solitaire , refuge des pauvres du voisinage et du voyageur égaré.
» Sous cet humble chaume , nulle richesse ne réclame la sur-
veillance du maître. Le loquet cède , la porte s*ouvre et reçoit le
couple ingénu.
» A l'heure où la foule affairée se retire pour goûter le repos
du soir, l'ermite attise le feu que la cendre a couvert, et s'ef-
force d'égayer l'hôte pensif.
» II étale devant lui un champêtre régal, il le presse et sourit;
habile à compter de merveilleuses légendes , il charme le cours
des lentes heures.
» Animés d'une joie sympathique , le petit chat gambade et
joue, le grillon chante dans l'&tre, le fagot pétille et flamboie.
DE WAKEFIELD. 87
' » Mais il n'est point de talisman qui puisse conjurer la tristesse
de rétro nger : la douleur pèse sur son Ame , et ses larmes com-
mencent à couler.
» L'ermite les voit , et s'en émeut d'un souci fraternel : « D'où
viennent , dit-il , pauvre Jeune homme , les peines de ton cœur?
» Banni de quelque heureux séjour, erres-tu donc à regret?
Pleures-tu ton amitié méconnue, ton amour repoussé?
» Hélas ! les joies qu'apporte la fortune sont vaines et périssa-
bles , et ceux qui s'attachent à des biens si frivoles sont encore
plus frivoles qu'eux.
» Et qu'est-ce que l'amitié ? un nom , un charme qui berce et
endort , une ombre qui suit la fortune ou la gloire, et laisse le
malheureux pleurer.
• L'amour est un mot plus vide encore , jouet de nos beautés
modernes; invisible sur cette terre, il n'y descend parfois que
pour réchauffer le nid de la tourterelle.
» Crois-moi , jeune insensé , fais trêve à tes douleurs , méprise
an sexe volage. » Il dit ; mais , tandis qu'il parle , une soudaine
rougeur trahit l'hôte éperdu.
• L'ermite surpris voit naître de nouvelles beautés se révélant
une à-une , comme sur le ciel les teintes du matin , aussi brillante»
et aussi fugitives.
• Ce regard humide , ce sein palpitant éveillent tour à tour ses
alarmes : dans le bel étranger, il a reconnu une jeune ûlle avec
ses mille séductions.
« Ah ! s'écrie-t-elle , pardon pour l'étrangère , la pauvre dé-
laissée , qui a souillé de sa présence le lieu qu'habitent le ciel et
vous!
» Prenez en pitié nne fille que l'amour fait errer, qui cherche
partout le repos , et ne trouve pour compagnon de route que le
désespoir.
88 LB VICAIRE
» Mon père habitait les rives de la Tyne : c'était un riche et
paissant seigneur, et tous ses biens étaient à moi , car J'étais soa
unique enfant.
» Pour m'en lever à sa tendresse, de nombreux prétendants ac-
coururent: tous à Tenvi vantaient mes charmes, et ressentaient ou
feignaient de sentir mille feax.
» A chaque heure , cette foule mercenaire luttait de richesses
et d'offrandes. Edwin était parmi eux: seul il ne parlait pas ^
d'amour.
» Yétu d'humbles et simples habits, il n'avait pouvoir ni
richesse ; ses trésors étaient sa sagesse , sa vertu : c'était tout
pour moi.
» A mes côtés, dans la vallée, il murmurait des chants d'a-
mour ; son souffle prétait des parfums à la brise, et des mélodies
aux bois.
» La fleur éclose du matin , la rosée épurée du ciel, auraient
pu rivaliser de pureté avec son âme.
» Mais la rosée , la fleur sur sa tige n'ont que des charmes pas-
sagers. Il avait leurs attraits , et moi , pour mon malheur, j'avais
leur inconstance.
» Vaine et coquette, j'épuisai tout l'art des détours; plus sa
passion touchait mon cœur, plus je triomphais de sa peine.
» Trop accablé de mes dédains , il me laissa à mon orgueil , et
alla s'ensevelir dans une solitude où il mourut en secret.
» A moi la douleur, à moi la faute que ma vie ne saurait
trop expier. Je vais cherchant sa retraite pour m'étendre où il
repose.
• Là , solitaire et cachée , toute à mon désespoir, je me couche-
rai pour mourir. Ce qu'Edwin fit pour moi, je le ferai pour lui.
» — Nous en préserve le ciel ! » s'écria l'ermite en la serrant
sur son sein. La belle , effrayée , se tourne et se récrie : c'est Ed-
win lui-même qui la tient embrassée !
DE WâKBVIBLD. 80
« Angélina , ma chérie, toi le charme de mon âme, regarde !
vois ton Edwin , si longtemps perdu , qui renaît aujourd'hui pour
i*amour et pour toi!
» Ah ! laisse-moi te tenir ainsi sur mon cœur pour en bannir
tout souci , et que Jamais , Jamais plus nous ne nous quittions ,
toi ma vie , toi qui es tout pour moi. »
• Oui , à dater de cette heure , nous vivrons pour nous aimer
d'un amour si vrai, que le dernier soupir qui brisera ton cœur
lidèle brisera aussi celui de ton Edwin. »
Comme Sophie écoulait cette ballade d*un air de teadre
approbation , notre tranquillité fut tout a coup Iroublée
par un coup de fusil tiré près de nous : presque aussitôt
un homme s'ouvrit brusquement un passage à travers la
haie, pour venir ramasser le gibier qu'il avait tué. Ce
chasseur n'était autre que le chapelain du seigneur, qui
venait de tirer sur un des merles dont le chant nous avait
si doucement récréés. Un bruit si fort et si soudain avait
épouvanté mes filles , et je pus m'a percevoir que , dans sa
frayeur, Sophie s'était jetée entre les bras de M. Burchell
pour y chercher un refuge. Le chapelain s'avança , s'excu-
sant de nous avoir troublés , et affirmant qu'il ignorait
que nous fussions si proches. Il s'assit près de ma plus
jeune fille, et en galant chasseur lui offrit sa chasse du
matin. Elle allait refuser; mais, avertie de sa bévue par
un regard de sa mère , elle accepta le présent avec quelque
répugnance. Selon sa coutume, ma femme trahit l'orgueil
de ses pensées en me soufflant à l'oreille que Sophie avait
fait la conquête du chapelain, comme sa sœur celle du
squire. Je soupçonnais, avec plus de vraisemblance , que
les affections de la jeune fille étaient engagées autre part.
Le chapelain venait nous informer que M. Thornhill,
s'étant procuré de la musique et des rafraîchissements ,
comptait, ce soir-la même , donner aux jeunes demoiselles
un bal au clair de lune , sur la pelouse , devant notre
maison. « Je ne puis nier, continua-t-il , que je n'eusse un
8*
90 LB VICAIBR
intérêt tout particulier k venir des premiers tous porter
cette nouvelle, car j'ambitionne, en récompense de ma
peine, la main de miss Sophie pour la première contre-
danse. »
Sophie répondit qu'elle accepterait volontiers si elle
pouvait le faire en conscience. « Mais voici monsieur,
ajoula-t-elle en regardant M. Burchell , qui a été mon com-
pagnon de travail tout le jour, et il est juste qu'il ait la
première part dans nos amusements. »
M. Burchell la remercia de ses bonnes intentions, et
céda ses droits au chapelain. Il devait, dit-il, aller ce
soir-là k cinq milles plus loin , assister k un souper de
moissonneurs. Son refus me parut étrange, et j'avais
quelque peine k comprendre qu'une personne aussi sensée
que ma plus jeune fille pût donner la préférence à un
homme ruiné sur un soupirant qui avait de belles espé-
rances. Mais, de même que les hommes sont meilleurs
juges du mérite des femmes, de même les femmes jugent
plus sainement de nous. On dirait que les deux sexes
s'observent mutuellement, et ont été pourvus de capacités
diverses merveilleusement appropriées k cette étude ré-
ciproque.
^m
DB WAKBFIELD. 91
CHAPITRE IX.
Deux grandes dames. — La supériorité de la toilette fait supposer
la supériorité d'éducation.
A peine M. Burchell nous eat-il quittés et Sophie eut-
elle consenti à danser avec le chapelain , que les petits ac-
coururent nous dire que le seigneur venait d'arriver avec
nombreuse compagnie. En effet nous le trouvâmes au
logis y escorté de deux genlillâtres et de deux jeunes dames
richement parées, qu'il nous présenta comme des femmes
de qualité qui donnaient le ton dans la capitale.
Nous n'avions pas assez de chaises pour tant de monde,
et M. Thornhlll proposa aussitôt que chaque cavalier s'assît
sur les genoux d'une dame , ce à quoi je m'opposai formel-
lement, malgré un regard désapprobateur de ma femme.
Moïse fut dépêché dans le voisinage pour emprunter une
couple de chaises; et comme il y avait disette de danseuses,
les deux messieurs allèrent avec lui en quête de partners,
Leschaises et les danseuses furent bientôt trouvées. Les flUes
de mon voisin Flamborough Grent leur entrée triomphale ,
toutes pimpantes de nœuds de rubans d'un rouge aussi
flamboyant que leurs joues. Mais nous n'avions pas prévu
une malencontreuse circonstance : quoique les demoiselles
Flamborough passassent pour les meilleures danseuses de
la paroisse, et qu'elles se tirassent a ravir des gigues et des
rondes, elles n'entendaient absolument rien aux contre-
danses. Ce fut d'abord un désappointement ; mais , après
quelques jKMf^sées et quelques tiraillements, elles unirent
par se mettre gaîment à l'unisson. L'orchestre se compo-
sait de deux violons, une flûte et un tambourin. La lune
brillait de tout son éclat. M. Thornhill et ma fille aînée
03 LE VIGÂlfiB
ouvrirent le bal, au grand ravissemenl des spectateurs;
car les voisins, ayant appris ce qui se passait, étaient ac-
courus en foule se ranger autour de nous. Les mouvements
d'Olivia étaient à la fois si gracieux et si vifs, que ma
femme, hors d*état de contenir Torgueil de son cœur,
m'assura que , si la petite friponne avait si bon air, c'est
qu'elle avait modelé tous ses pas sur les siens.
Les dames de la capitale s'efforçaient vainement de
l'égaler; elles avaient beau prendre des airs penchés, des
attitudes tour à tour languissantes ou mutines, elles n'en
approchaient pas. Les regardants convenaient, il est vrai,
que c'était fort beau ; mais le voisin Flamborough remar-
quait que les pieds de miss Livy tombaient juste avec la
musique ni plus ni moins qu'un écho.
Le bal durait depuis une heure, lorsque les deux
dames, qui craignaient d'attraper un rhume, proposèrent
d'en rester là. L'une d'elles s'exprima à ce propos d'une
façon fort grossière, à mon sens. Elle prolesta par le
Dieu vivant qu'elle était à moitié fondue dans son jus!
En rentrant a la maison, nous trouvâmes un élégant sou-
per froid que M. Thornhill avait fait apporter. La conver-
sation devint plus réservée qu'auparavant, les belles dames
jetèrent toutk fait mes filles dans l'ombre ; elles ne parlaient
que du grand monde, de la haute société, de tableaux,
de bon goût, de Shakspeare (18), de l'harmonica (19), et
d'autres sujets alors fort en vogue. Il est vrai qu'à notre
grande mortification il leur échappa de jurer une ou
deux fois : mais c'était à mes yeux l'indice le plus cer-
tain de leur noblesse (je n'ai su que depuis que les ju-
rons étaient tout à fait passés de mode dans le beau
monde ). D'ailleurs leur riche toilette servait en quelque
sorle de voile a la grossièreté de leurs discours. Mes filles
semblaient regarder avec envie des perfections si rares,
et tout ce qui nous paraissait étrange était attribué
k la quintessence du bon ton ; au reste , leur condescen-
dance surpassait de beaucoup leurs autres qualités. L'une
fit la remarque que si miss Olivia voyait un peu plus
DB WAKBFIBLD. 93
le monde, elle y gagnerait infiniment; a quoi l'autre
ajouta qu'un seul hiver passé en ville ferait de sa petite
Sophie une tout autre personne. Ma femme approuva avec
chaleur, disant que ce qu'elle désirait par-dessus toutes
choses, c'était de pouvoir donner k ses tilles le poli d'un
hiver de Londres. Je ne pus m'empécher de répondre à
mon tour que leur éducation n'était déjà que trop supé-
rieure a leur fortune, et que plus de raflinements ne ser-
viraient qu'a rendre leur pauvreté ridicule, et à leur
inspirer le goûtde plaisirs qui n'étaient pas faits pour elles.
« Ëtquels plaisirs doivent être interdits, s'écria M. Thorn-
hill, k celles qui en ont tant à donner? Quant à moi,
continua-t-il , ma fortune est assez belle; j'ai pour devise :
amour, liberté , plaisir : mais si une moitié de mes biens
pouvait être agréable k ma charmante Olivia, que je sois
damné si je ne la lui offrais I la seule faveur que je lui
demanderais en retour serait de m'accepter par-dessus
le marché. »
Je n'étais pas assez étranger au monde pour ignorer que
sous ce verbiage de galanterie se cachait l'insolence de la
plus honteuse proposition ; cependant je fis un effort pour
maîtriser ma colère. « Monsieur, repris-je, la famille
que vous daignez honorer de vos visites a été nourrie dans
un sentiment d'honneur aussi délicat que le vôtre ; toute
tentative pour le lui ravir aurait de dangereuses consé-
quences. L'honneur, monsieur, est aujourd'hui notre
unique richesse , et nous ne saurions trop veiller sur ce
dernier trésor, n
Je fus presque fâché de la chaleur avec laquelle j'avais
parlé, lorsque le jeune homme me serra la main , jurant
qu'il approuvait ma vivacité, tout en repoussant mes
soupçons. « Quant k voire préoccupation actuelle, conti-
nua* t-il, je proteste que rien n'est plus loin de mon cœur
qu'une telle pensée. Non , de par tout ce qu'il y a de sé-
duisant, une vertu dont il faut faire régulièrement le
siège ne fut jamais de mon goût! tous mes amours, a moi,
n'ont été que des covps des main. »
94 LE VTCAIBE
Les deux daines, qui avaient affecté jusque-lk de ne rien
entendre, prirent Tair fort clioqué de cette dernière li-
cence, et commencèrent un dialogue des plus édiflants
sur la vertu. Ma femme , le chapelain et moi nous fîmes
chorus , et le squire lui-même en vint à confesser son re-
pentir de ses excès passés. Nous parlâmes des plaisirs de
la tempérance , et du calme rayonnant d'une âme que le
vice n'a point souillée. J'étais si satisfait, que je permis
aux petits de se coucher une heure plus tard , afin qu'ils ne
perdissent rien de cette salutaire conversation. M. Thom-
hill alla encore plus loin que moi ; il me demanda si je
n'avais pas d'objections b faire la prière? J'y consentis
aVec joie , et la soirée se passa ainsi d'une façon tout à fait
agréable jusqu'à ce que la compagnie songeât au départ.
Les dames semblaient re séparer à regret de mes filles,
pour lesquelles elles avaient conçu une affection toute par-
ticulière ; elles me pressèrent de permettre qu'elles les
accompagnassent au château. M. Thomhill appuya la pro-
position, ma femme y joignit ses instances, et Sophie et
Olivia me regardèrent comme si elles mouraient d'envie
d'y aller. Dans cette perplexité, je mis en avant deux ou
trois excuses que mes filles écartèrent aussitôt, de sorte
que je fus obligé d'en venir à un refus péremptoire , qui
me valut tout le lendemain des airs sournois et des ré-
ponses sèches.
DB WAKEFUU). 95
CHAPITRE X.
La famille essaye de rivaliser avec ses supérieurs. — Misère du
pauvre qui veut paraître au-dessus de sa situation.
Je commençai alors a m'apercevolr que mes longs et la-
borieux sermons sur la sobriété, la simplicité, le conten-
tement d'esprit , n'étaient plus écoutés. I/honnenr que de
plus ricbes que nous avaient jugé a propos de nous faire
avait éveillé cet orgueil que j*avais assoupi , mais non
eitirpé. Les fenêtres se garnirent, comme autrefois, de
fioles pleines d'eaux pour le cou et pour la figure : dehors
on craignait lesoleil, comme un ennemi de la peau; dedans
on redoutait le feu , qui gâterie teint. Ma femme me fit
observer que se lever de trop bonne heure fatiguait les
yeux de ses filles, que travailler après diner leur rou-
gissait le nez; elle me prouva que leurs mains n'étaient
jamais plus blanches que lorsqu'elles ne faisaient rien.
Au lieu donc de finir les chemises du pauvre Georges , il
ne fut plus question que de remonter de vieilles gazes , ou
de préluder sur la guitare. Les miss Flamborough , naguère
leurs joyeuses compagnes, furent laissées de côté comme
de trop humbles connaissances, et la conversation ne
roula plus que sur les gens du grand monde , les tableaux,
le bon goût , Shakspeare et l'harmonica.
Mais tout cela eût été endurable, si une diseuse de
bonne aventure bohémienne ne fût venue exalter nos
espérances jusqu'au sublime. La sibylle basanée ne parut
pas plutôt, que mes filles accoururent me demander un
shilling pour qu'on leur Ht avec la pièce d'argent le signe
de la croix dans la main. A parler vrai, j'étais las d'être
toujours sage , et je ne pus me défendre de leur accorder
96 LE VICAIBB
leur requête , rien que pour le plaisir de les voir heu-
reuses. Je donnai un shilling à chacune, quoiqu'il soit
bon de faire observer, pour l'honneur de la famille,
qu'elles n'élaient pas sans argent, ma femme leur permet-
tant généreusement d'avoir toujours une guinée dans leur
poche, mais a la condition expresse de ne jamais la
changer.
Elles demeurèrent assez longtemps enfermées avee la
bohémienne, et k leur retour je lus dans leurs yeux
qu'on leur avait promis monts et merveilles. «Eh bien!
enfants, dis-je, comment va la fortune? Dis-moi, Livy,
la sorcière t'a-t-ellc donné quelque chose qui vaille pour
ton argent?
— Je vous assure, papa, dit Olivia , que je crois qu'elle
a un compère ; car elle m'a déclaré positivement qu'avant
un an j'épouserais un squire.
— El toi , Sophie , quelle espèce de mari auras-tu?
— Moi , père, j'épouserai un lord, un peu après que
ma sœur aura épousé le squire.
— Comment! m'écriai-je , c'est là tout ce que vous avez
pour vos deux shillings? Un lord et un squire, voilà tout !
Sottes que vous êtes I je Vous aurais promis un prince et un
na6a6 (20) pour la moitié moins d'argent. »
Cet accès de curiosité fut cependant suivi de très-fâcheux
effets. Nous commençâmes à nous croire prédestinés par
les astres à quelque sublime destin, et nous anticipions déjà
sur nos grandeurs futures.
Il a été dit bien des fois, et je le dirai encore une, que
les heures que nous passons dans une douce et riante
attente sont beaucoup plus agréables que celles où nos
espérances sont couronnées d'un plein succès. Dans le
premier cas, nous assaisonnons le mets à notre appétit;
dans le second , c'est la nature qui nous l'apprête tant
bien que mal. Il est impossible de décrire la suite de
ravissantes rêveries que nous évoquions pour passer -le
temps. Nous croyions notre fortune près de se relever :
toute la paroisse assurait que le seigneur était amonrenx
DE WAKEFlfiLD. 97
de ma flile, et elle de son côté finit par raimer; car ort
lui persuada qu'elle avait dans le cœur une grande passion.
Pendant ce temps, ma femme faisait les rêves les plus
heureux du monde, et ne manquait pas de nous les racon-
ter chaque matin avec heaucoup de solennité et une grande
exactitude. Une nuit, elle avait rêvé de cercueils et d'osse-
ments en croix , signe infaillible d'un prochain mariage.
Une autre fois, elle avait vu les poches de ses filles rem-
plies de liards, présage certain qu'elles seraient bientôt
pleines d'or. Les jeunes filles avaient aussi leurs prcmoslics :
elles sentaient aux lèvres d'étranges chatouillements de
baisers ; elles voyaient des bagues dans la chandelle , des
bourses pétillaient dans le feu, et des lacs d'amour se
cachaient au fond de chaque tasse de thé (21).
Vers la fin de la semaine , nous reçûmes une carte des
dames de la ville, qui, en nous envoyant leurs compli-
ments, nous faisaient dire qu'elles espéraient voir toute la
famille à l'église le dimanche suivant. Dans la matinée du
samedi , je surpris plusieurs conciliabules entre ma femme
et mes filles : de temps à autre elles me lançaient des
regards qui trahissaient un complot caché. Je soupçonnais
fortement qu'il se tramait quelque absurde projet pour
paraître avec éclat le lendemain. I.e soir même elles com-
mencèrent un siège en règle, et ma femme entreprit
.d'ouvrir la tranchée. Après le thé, comme je paraissais
de bonne humeur : «Je me figure, Charles, mon cher,
me dit-elle , que nous aurons belle et nombreuse compagnie
Il l'église demain. — Peul-ôlrc bien, répliquai-je; mais ne
vous inquiétez pas : qu'il y ait ou non du monde, vous
aurez toujours un sermon. — C'est sur quoi je compte,
dit-elle; mais je pense, mon cher, que nous devons y
paraître le plus décemment possible; car qui sait ce qui
peut arriver? —J'approuve fort cette intention, et n'y
vois rien que de louable , dis-je ; une mise décente et une
conduite réservée k l'église sont ce qui me chacme : nous
devons y être humbles et pieux , joyeux et calmes. — Oui ,
oui , s'écria-t-elle, je sais cela ; mais je veux dire que nous
9
98 LE VICAlBfi
devrions nous y rendre d*une façon convenable , et non
pas tout a fait comme les manants qui nous entourent. -^
Vous avez parfaitement raison , ma chère , rcpris-je, j allais
vous faire précisément la môme proposition. La manière
convenable de s'y rendre est d*y aller de très-bonne heure,
afin d'avoir du temps à donner à la méditation avant le
service. —Bon Dieu î Charles, interrompit-elle, tout cela
est très-vrai , mais ce n'est pas ce que j'entends. Je veux
dire que nous devrions y aller en gens comme il faut ^ et
non comme la canaille. Vous savez que l'église est à deux
milles d'ici, et je ne puis souffrir l'idée de voir mes filles
fendre la presse jusqu'à leur banc, tout essoufflées, toutes
rouges de la marche, et ayant l'air, pour les regardants,
de pauvres paysannes qui ont gagné un fichu ou une che-
mise 9 la course. Or, mon cher, voilà ce que je propose :
nous avons nos deux chevaux de charrue, la jument qui
est dans la famille depuis neuf ans, et son compagnon
Blackberry, qui n'a quasi rien fait depuis plus d'un mois;
ils engraissent tous deux de paresse. Pourquoi ne travaille-
raient-ils pas tout aussi bien que nous? Je vous assure que
quand Moïse les aura un peu étrillés, ils feront fort
bonne figure. »
J'objectai qu'il serait vingt fois plus comme il faut de
marcher que d'avoir recours à de pareilles montures, at-
tendu que Blackberry était borgne et la jument sans queue ;
que ni l'un ni l'autre n'avaient jamais été dressés à se
laisser monter ; qu'ils étaient vicieux , et nous joueraient
cent tours ; enfin, que nous n'avions qu'une selle de femme
dans toute la maison. Ces objections, cependant, furent
toutes repoussées, de sorte que je fus obligé de céder.
Le lendemain matin, je les vis tous affairés à rassem-
bler les matériaux nécessaires pour cette grande expédi-
tion; mais, prévoyant qu'il y faudrait du temps, je
m'acheminai seul vers l'église, après leur avoir fait pro-
mettre de me suivre bientôt. J'attendis près d'une heure
devant le pupitre (22). Mais, ne les voyant point venir,
force me fut de commencer et de continuer le service, non
DB WAKEFIELD. §9
sans quelque inquiétude de leur absence. Mon malaise
augmenta lorsque tout fut terminé sans que ma famille
eût paru.
Je pris, pour m'en retourner, la route des voilures,
quoiqu'elle fût de trois milles plus longue que le chemin
de traverse ; arrivé à peu près à moitié chemin, j'aperçus
la procession se dirigeant lentement et majestueusement
vers l'église : mon fils, ma femme et les deux petits guindés
sur un cheval, et mes deux filles sur l'autre. Je demandai la
cause du relard ; mais leurs mines contristées m'apprirent
qu'ils avaient eu bon nombre de mésaventures. Les chevaux
avaient d'abord refusé de marcher, s'obstinant à ne pas
bouger de devant la porte, jusqu'à ce que M. Burchell,
avec son obligeance accoutumée, les eût mis en marche à
l'aide de son bâton. Ensuite les sangles de la selle de ma
femme s'étaient cassées, et on avait été obligé de mettre
pied à terre pour réparer le désastre. Un peu après, un
des chevaux s'était mis en tôle de s'arrêter court, et ni
prières ni menaces n'avaient pu le faire avancer. C'était
juste à l'bsue de cette crise que je les avais rencontrés ;
et, voyant que tout le monde était sain et sauf, j'avoue
que leur mortification m'affligea d'autant moins qu'elle
me préparait de belles occasions de triomphe pour .l'ave-^
nir, et qu'elledonnait à mes filles une leçon d'humilité.
100 LB VICÀIBB
CHAPITRE XI
La famille persiste à tenir toujours ia tête haute.
La veille de Noèl tombant le lendemain, nous fûmes
invités par le fermier Flamborough à venir chez lui casser
des noisettes et jouer aux petits jeux. Nous eussions pro-
bablement rejeté avec dédain une pareille invitation, si
notre derqier échec ne nous eût rendus plus humbles!
pour cette fois , nous voulûmes bien consentir à être heu-
reux. L*oie et les poudings de notre honnête voisin étaient
excellents, et sa petite bière exquise, même au dire de
ma femme , qui était connaisseur. Il est vrai que la ma-
nière de narrer de notre hôte n'était pas tout à fait aussi
irréprochable ; ses histoires, longues, lourdes et ternes,
roulaient toutes sur lui-même , et nous en avions ri dix
fois auparavant. Cependant nous eûmes la condescendanee
d'en rire encore une fois de plus.
M. Burchell , qui était de la partie , et qui aimait tou-
jours a mettre en train quelque innocent divertissement,
proposa aux jeunes gens un colin-maillard. Ma femme se
laissa persuader d'en être, et je pris plaisir à voir qu'elle
n'était pas encore trop vieille. Nous regardions, mon
voisin et moi , riant de chaque bon tour et vantant notre
adresse alors que nous étions jeunes et ingambes. La main-
chaude vint ensuite , puis les questions et les gages ; enfin
nous nous assîmes pour jouer à la savate. Comme le lec-
teur peut ne pas connaître ce passe-temps primitif, il est
b<m de l'informer que pour ce jeu la compagnie s'assied à
terre, en rond, tous, excepté un, qui reste debout au
milieu, chargé d'attraper un soulier qu'on se passe de
main en main sous les jarrets, a peu près comme la na-
velle d*ua tisserand. -Il est impossible à la personne
qui est debout au milieu du cercle de faire face à la
fois à tout le monde, et le beau du jeu consiste à lui
donner un coup avec le talon du soulier, du côté qui
présente le moins de défense. Ma fille aînée était ainsi
cernée et tapée, rouge, hors d'haleine, soufflant et
criant « franc jeu 1 » d'une voix à faire envie a une chan-
teuse des rues, lorsque, ô désolation de l'abomination !
nos deux belles connaissances de la ville entrèrent dans
la chambre, lady Biarney et miss Carolina-Wilhelmina-
Amélia Skeggs I Toute description serait insuffisante :
îe n^essayerai donc pas de peindre cette nouvelle morliO-
eation. Ciel l être surprises par des fenunes si distinguées
dans des attitudes si vulgaires I Aussi c'était ce qu'on de-
vait attendre d'un pareil jeu proposé par M. Flamborough.
JNous demeurâmes terrassés et comme pétrifiés de stupeur.
Les dames étaient allées a la maison pour nous voir, et,
ne nous trouvant point, elles avaient poussé jusque-là,
dans le désir de savoir quel accident avait empêché ma
famille de paraître la veille à l'église .Olivia entreprit de ré-
pondre pour tous, et le fit de la façon la plus abrégée : elle dit
que sa sœur et elle étaient tombées de cheval , de quoi les
dames furent très-fâchées; mais ayant appris que personne
n'avait été blessé , elles furent on ne peut plus contentes.
Lorsque mes filles ajoutèrent qu'elles avaient^failli mourir
de peur, elles retombèrent dans la'désolalion ; mais, sur
l'assurance que nous avions passé une très-bonne nuit ,
elles furent de nouveau on ne peut plus satisfaites. Leur
prévenance surpassait toute imagination : leurs protesta-
tions , de tendres, de vives qu'elles étaient le soir du bal ,
étaient devenues ardentes, piles voulaient absolument
faire plus intime connaissance. Lady Biarney était surtout
charmée d'Olivia : miss Carolina-Wilhelmina- Amélia
Skeggs (j'aime a donner le nom tout au long) avait plus
de goût pour Sophie. Elles soutenaient h elles seules la
conversation , tandis que mes filles les écoutaient en si-
lence, admirant ce suprême bon ton; mais comme tout
102 LE VIGAIBE
lecteur, quelque humble que soit son lot, se plait d'ordi-
naire aux dialogues des grands, aux anecdotes des lords,
des grandes dames et des chevaliers de la Jarretière, je
prendrai la liberté de donner ici un échantillon de leur
discours :
« Tout ce que je sais de Fhistoire , s'écria miss Skeggs,
c'est que ça peut être vrai ou faux; mais je puis assurer à
votre seigneurie que tout le salon en était dans le plus
grand étonnemenl. Lord *** en devint de toute couleur ,
mylady s'évanouit ; mais sir Tomkyn , tirant son sabre ,
jura qu'il lui appartenait à la mort et à la vie.
— Ëh bien i répliqua notre palresse (23), tout ce que je
puis dire, c'est que la duchesse ne m'en a pas ouvert la
bouche , et je crois que Sa Grâce n'a rien de caché pour
moi ; mais un fait sur lequel vous pouvez compter, c'est
que Mylord-duc, le lendemain matin, cria trois fois à son
valet de chambre : Jernigan ! Jernigan ! Jemigan ! apporte-
moi mes jarretières I »
J'aurais dû parler auparavant de la conduite fort im-
polie de M. Burchell , qui, pendant ce dialogue, assis, la
figure tournée vers le feu , accompagnait chaque phrase
d'un méprisant pouah (24) I expression qui nous déplut
fort , et qui arrêtait a chaque instant l'essor de la conver-
sation.
« De plus, ma chère Skeggs, continua la pairesse, il
n'en est pas même question dans la pièce de vers que le
docteur Burdock a faite à ce sujet. — Pouah !
— J'^n suis vraiment surprise, s'écria miss Skeggs; car,
comme il écrit pour son amusement, il est rare qu'il
omette quelque chose. Votre seigneurie m'accorderait-elle
la faveur de voir ces vers ? •
— Ma chère créature, dit la pairesse, vous imaginez-
vous que je porte ces choses-lk sur moi ? C'est très-beau ,
certainement, et je me pique d'être bon juge, du moins
je sais ce qui me plaît. J'ai toujours été grande admi-
ratrice de toutes les petites pièces du docteur Burdock ;
car, excepté ce qu'il fait, ainsi que notre charmante
DB WAKEFIBLD. 108
comtesse d*Hanovcr-Square , il ne se publie rien qui vaille
la peine d'être lu : un tas de drogues! rien qui ne sente la
bonne compagnie. — Pmah !
— Votre seigneurie oublie ce qu'elle a fait paraître dans
le Magasin des Darnes^ dit Fautre : vous conviendrez,
j'espère , qu'il n'y a rien là qui sente le commun. Mais
estrce que cette bonne fortune ne se renouvellera pas ? —
Pouah !
— Ne savez-vous pas , ma chère , reprit la grande dame,
que ma demoiselle de compagnie , qui était aussi ma lec-
trice, m'a plantée là pour épouser le capitaine Roach? et
comme mes pauvres yeux ne me permettent pas d'écrire ,
je n'ai cessé depuis d'en chercher une autre; mais ce
n'est pas chose facile que de trouver une personne conve-
nable.. Il est vrai que trente louis par an sont de bien
petits gages pour une fille bien élevée , de bonne réputa-
tion , qui sache lire , écrire et se tenir en compagnie ; car ,
quant aux coureuses de la ville, il n'y a pas moyen de les
endurer près de soi. — Potmh!
— A qui lo dites- vous ? s'écria miss Skeggs ; je ne le sais
que trop par expérience : de trois demoiselles de compa-
gnie que j'ai eues depuis six mois, l'une a refusé de
coudre une heure par jour, l'autre- faisait fi de vingt-cinq
guinées par an , et j'ai été obligée de renvoyer la troisième
parce que je la soupçonnais d'avoir une intrigue avec
mon chapelain. La vertu , ma chère lady Blarney , la
vertu ne saurait se payer trop cher; mais où la trouver?
— Povah! »
Ma femme avait prêté une attention soutenue à ce dis-
cours; mais la dernière partie la frappa surtout. Trente
louis et vingt-cinq guinées par an faisaient de bon compte
cinquante-six livres sterling qui pouvaient aisément être
assurées à la famille rien qu'en prenant la peine de les
demander. Elle chercha dans mes yeux un signe d'appro-
bation , et , à dire vrai , j'étais d'avis que ces deux places
iraient parfaitement à noç filles; et si M. Thornhill avait
104 LB VICAIBB
réellement de raffection pour Tainée » c'était bien le moyen
delà rendre digne d'une si haute fortune. Ma femme, ré-
solue à ne point laisser échapper de si précieux avantages
faute d'assurance, entreprit une harangue au nom de la
famille. « J'espère, s'écria-t-elle , que vos seigneuries
me pardonneront ma hardiesse. Il est vrai que nous n'a-
vons pas le droit de prétendre a de hautes faveurs ; mais il
est naturel que je désire lancer mes enfants dans le monde,
et je puis dire que mes deux filles ont reçu une assez
bonne éducation et ne manquent point de capacité ; je
défie d'en trouver de mieux apprises dans tout le pays.
Elles savent lire, écrire et compter; elles manient fort
bien l'aiguille, font le point-arrière, le piqué , le point de
chausson , et toute espèce de couture ; elles savent feston-
ner, broder, rucher, et môme un peu de musique. Elles
peuvent au besoin tailler des culottes et broder aux petits
points sur le marli. L'ainée fait de fort jolies découpures,
et la cadette sait tirer les cartes et dit fort bien la bonne
aventure. — Pouah!
Après cet éloquent discours, débité tout d'une haleine,
les deux dames s'entre-regardèrent en silence d'un air
d'importance et de doute.
Enfin, miss Carolina-Wilbelmina-Amélia Skeggs dai-
gna déclarer que, d'après l'opinion qu'elle pouvait se
former sur une connaissance si légère , les jeunes per-
sonnes lui semblaient convenir parfaitement. « Mais un
engagement de cette nature , madame , s'écria-t-elle en
s'adressant à ma femme , exige un examen approfondi des
caractères et une parfaite connaissance les uns des autres.
Ce n'est pas, continua-t-elle, que je soupçonne le moins
du monde la vertu , la prudence , la discrétion de ces
demoiselles; mais il y a des formes à observer en toutes
choses , madame , il y a des formes à observer. — Pouah ! n
Ma femme approuva fort cette réserve , ajoutant qu'elle
était elle-même très-soupçonneuse; mais, quant a la ré-
putation, elle ne craignait pas d'en appeler a tous les
»._fM— ■
DB WAKBFIELD. 105
voisins. Notre paîresse refasa d'aller aux iûfomiatioas
comme inutiles , alléguant que la recommandation de son
cousin Tfaomhin sufGrait pleinement.
Et notre pétition en resta là.
106 LE VICAIBB
CHAPITRE XII.
La fortune semble se plaire à humilier la famille de Wakcûeld.
— Les mortifications sont souvent plus pénibles que. de vrais
malheurs.
De retour h la maison , la soirée fut consacrée à des plans
de futures conquêtes. Déborah se mit en frais de sagacité
pour conjecturer laquelle de nos deux filles aurait la meil-
leure place et le plus d*occasions de voir le beau monde.
La recommandation de M. Thomhill devait lever tous les
obstacles, et il nous avait déjà donné trop de preuves
d'amitié pour douter de lui dans cette circonstance.
Ma femme , môme au lit , reprit sa préoccupation habi-
tuelle. «Sur ma foi, mon cher Charles, je crois, entre
nous soit dit, que nous avons fait aujourd'hui de bonne
besogne. —Pas mauvaise, m*écriai-je, ne sachant trop
que répondre. — Comment, pas mauvaise ! répliqua-tr«lle ;
il me semble que c'est très-bonne qu'il faut dire. Suppo-
sons que nos Glles viennent à faire de belles connaissances
en ville I J'ai ou! souvent assurer que Londres est la pre-
mière villedu monde pour y trouver toute espèce de maris.
D'ailleurs, mon ami, on voit tous les jours des choses
plus extraordinaires. Puisque lés dames de qualité sont si
engouées de nos filles, que sera-ce des hommes? E,ntre
nous , je proteste que j'aime prodigieusement lady Blar-
ney, si aimable, si obligeante ! D'un autre côté, miss Ca-
rolina-Wilhelmina-Amélia Skeggs m'a gagné le cœur. Et
quand elles se sont mises à parler de places en ville, vous
avez vu comme j'ai pris la balle au bond ! Ne pensez-vous
pas, mon cher, que j'ai rendu là un vrai service à nos
enfants? — Hé, hé, repris-je, ne sachant que penser de
DE WAKBFIBLD. 107
Taffaire , plaise k Dieu qu'elles s'en trouvent mieux dans
trois mois à pareil jour ! »
C'était une de ces observations que j'avais coutume de
faire pour entretenir chez ma femme une haute idée de
ma sagacité; car , si les jeunes Glles réussissaient, c'était
un pieui souhait accompli , et si la chose tournait à mal ,
je pouvais me donner des airs de prophète. Cette conver-
sation, cependant, n'était que Texorde d'un autre projet,
ainsi que je l'avais pressenti tout d'abord. Il ne s'agissait
de rien moins que de nous mettre sur un pied plus respec-
table dans le monde, et pour cela de vendre à la foire
voisine le cheval , qui se faisait vieux, et d'en acheter un
qui pût au besoin porter double charge , et représenter
dignement pour aller è l'église ou en visite. Je m'opposai
vertement à ce dessein , mais il fut tout aussi vertement
défendu. Plus je faiblissais, plus mes antagonistes pre-
naient de force, si bien qu'il fut résolu qu'on se déferait
du pauvre animal.
Comme la foire ouvrait le jour suivant, j'avais l'inten--
tiond'y aller moi-même; mais ma femme me persuada
que j'étais enrhumé , et rien ne put la décider à me laisser
partir : « Non, non, mon cher, dit-elle, notre fils Moïse
est un garçon prudent, il achète et vend k merveille :
vous savez que nos meilleurs marchés sont de sa façon. Il
tient ferme, il marchande, et, de guerre lasse, il les
amène a son prix. » •
Gomme j'avais moi-même assez bonne opinion de la
prudence de mon fils, je ne répugnais pas trop k le charger
de l'affaire. Le lendemain matin, je vis ses sœurs fort
affairées k le rendre présentable pour la foire. L'une lui
arrangeait les cheveux, l'autre nettoyait ses boucles pour
les rendre brillantes; elles retroussèrent son chapeau avec
force épingles. La grande affaire de la toilette finie , nous
eûmes enfin la satisfaction de le voir monté sur le vieux
cheval , tenant devant lui une boite de sapin , dans la-
quelle il devait rapporter les provisions d*épiceries. Il
avait un hab'^ du drap qu'on nomme tonnerre et éclair (2S),
108 LE VIG4IBE
qui, bien qu'un peu éoonrté, était encore beaucoup trop
bon pour être mis au rebut. Sa veste était d'un vert d'oi-
son y et ses sœurs lui avaient noué les cheveux avec un
large ruban noir. Nous le suivîmes tous à quelques pas de
la porte , lui criant de toutes nos forces : a Bonne chance!
bonne chance ! » jusqu'à ce qu*il fût hors de vue.
A peine était-il parti , que le sommelier de M. Thornhill
vint nous féliciter de . notre bonne fortune: il avait en-
tendu son jeune maître parler de nous avec les plus grands
éloges. Un bonheur ne vient jamais seul : un autre Isiquais
suivit de près le sommelier, apportant un billet pour mes
filles, par lequel les deux dames annonçaieotqueM. Thorn-
hill avait rendu de nous tous un témoignage si avanta-
geux , qu'après un petit nombre d'informations préalables ,
elles espéraient être de tous points satisfaites. « Âhl s'écria
ma femme, je vois maintenant que ce n'est pas chose
facile d'entrer chez les grands; mais quand une fois on y
est ancré, comme dit Moïse, on li'a plus qu'à dormir sur
les deux oreilles. » Cette saillie, car ma femme y avait mis
de la prétention, fut saluée par mes filles de grands éclats
de rire. Bref, elle était si contente du message, qu'elle
mit la main à la poche, et donna au porteur quinze sous
pour sa peine.
Les visites ne devaient point nous manquer ce jour-là.
M. Burchell vint ensuite: il arrivait de la foire, et ap-
portait à chacun de mes petits un pain d'épice d'un sou ,
que ma femme se chargea de garder pour eux , s'engageant
à le leur donner de temps en temps à chaque lettre bien
lue. Il apportait aussi à mes filles une couple de boites,
dans lesquelles elles pouvaient mettre des pains à cacheter,
du tabac, des mouches, ou même de l'aident, quand elles
en auraient. Ma femme avait une patôion pour les bourses
en peau de belette , comme portant bonheur ; ceci soit dit
en passant. Quoique l'étrange conduite de M. Burchell,
lors de sa dernière visite , nous eût déplu , nous conser-
vions encore de l'estime pour lui, et nous ne pûmes ré-
sister au plaisir de lui faire part de notre bonheur, et de
t)2 WAKEFIBLD. 109
Ini demander son avis. Nous suiviofis rarement les con-
seils, mais nous étions toujours prêts à en demander.
Après avoir lu le billet des deux dames» il secoua la tôle,
et dit qu'une affaire de cette nature exigeait la plus grande
circonspection. Cet air de défiance choqua fort ma femme.
(( Je n*ai jamais douté, monsieur, s'écria-t-elle, de votre
empressement à vous ranger contre mes fllles et contre
moi. Vous avez plus de circonspection qu'il n'en faut;
cependant je présume que , quand nous irons en quête de
bons avis, nous ferons mieux de nous adresser à gens qui
aient su les mettre en pratique.
— Quelle qu'ait pu être ma propre conduite, madame ,
ce n'est point de cela qu'il s'agit : si je n'ai pas su faire
. usage des bons avis que j'ai reçus, ce n'est pas une raison
pour en refuser à ceux qui les désirent. » Comme je
craignais que cette réponse n'attirât une repartie plus in-
jurieuse que spirituelle , je changeai de sujet, m'étonnant
de ce qui pouvait retenir si longtemps notre fils a la Mve ,
^ar il était presque nuit close.
' « Ne vous inquiétez pas de Moïse, s'écria ma femme;
comptez qu'il sait ce qu'il fait. Je vous garantis que vous
ne le verrez pas vendre ses poules un jour de pluie. Je lui
ai vu faire des marchés qui étonneraient les plus retors.
Je vous conterai même a ce sujet une histoire à vous faire
crever de rire... Mais, aussi vrai qu« je suis en vie, lo
voilà qui vient Ik-bas, sans cheval, et sa boîte sur le
dos. Comme elle parlait. Moïse approchait lentement a
pied , suant sous le poids de sa boite, attachée sur son dos
avec une courroie à la façon des colporteurs. « Bonsoir!
sois le bienvenu , Moisel £h bien! mon garçon , que nous
rapportes-tu de la foire?— Je me rapporte moi-même donc ,
dit Moïse, clignant de l'œil et posant sa botte sur le buf-
fet. — C'est ce que nous savons. Moïse, dit ma femme;
mais où est le cheval ? — Je l'ai vendu trois louis cinq
shillings ( 26 ) et quatre sous, s'écria Moïse.— A merveille ,
mon brave garçon ; je savais bien que tu leur en remon-
trerais. Entre nous, trois louis cinq shillings quatre sous
10
r
110 LB VICAIBB
ne font pas une mauvaise journée. Âilons, donne4e6 vUe.
^ Mais je n*ai pas rapporté d'argent, dit encore Moïse ;
je l'ai tout employé à un grand marché que voilà. » Il
tira un paquet de dessous sa veste. « Voici I C'est une
grosse de lunettes vertes à montures d'argent, avec leurs
étuis en peau de chagrin. — Une grosse de lunettes vertes !
s'écria ma femme d'une voix défaillante ; et tu as vendu
le cheval pour ne nous rapporter en échange qu'une grosse
de méchantes lunettes vertes! — Chère mère, s'écria le
jeune homme, écoutez un peu la raison. Cest un marché
d'or ; je les ai eues presque pour rien, sinon je ne les au-
rais pas achetées. Les montures d'argent valent seules le
double de la somme. — Peste soit des montures d'argent!
s'écria ma femme en colère , je parierais qu'elles ne se
vendront pas moitié du prix, au taux du vieil argent,
cinq shillings l'once. — Vous n'avez que faire de vous in-
quiéter de la vente des montures, dis-je, elles ne valent
pas six sous; car je m'aperçois que ce n'est que du cuivre
blanchi. — Quoi I pas d'argent! les montures ne sont f^
d'argent? s'écria ma femme. — Non, repris-je, pas plus
d'argent que vos casseroles. — Ainsi, répliqua-t-elle, nous
nous serions défaits.du cheval pour n'avoir en place qu'une
grosse de lunettes vertes avec des montures de cuivre et
des étuis de peau de chagrin! Au diable soit le marché!
l'imbécile s'est laissé attraper; il aurait dû mieux con-
naître ses gens. — Oh ! ma chère, m'écriais-je , en ceci vous
avez tort; il aurait dû ne pas les connaître du tout. —
Peste soit de l'idiot! répliqua-t-elle ; m'apporterde pa-
reilles drogues! si je les tenais, je les jetterais au feu.—
En quoi vous auriez encore plus tort, ma chère, repris-je;
car, quoiqu'elles soient de cuivre, il nous les faut garder,
attendu que des lunettes de cuivre, comme vous savez,
valent encore mieux que rien. ».Pour le coup, le pauvre
Moïse était tout de bon détrompé. 11 voyait clairement
qu'il avait été la dupe de quelque escroc rusé qui, h son
visage, à sa tournure, avait flairé en lui une facile proie.
Je lui demandai les détails de son aventure. Il parait qu'il
* DE WAKKFIELD,. 11 i
avait vendu le cheval, et parcourait la foire pour en cher-
cher un autre, lorsqu'un homme vénérable l'aborda et le
conduisit dans une fente, sous prétexte qu'il avait un che-
val k vendre. « Là, continua Moïse, nous rencontrâmes
on autre personnage fort bien mis, qui désirait emprunter
vingt louis sur ses lunettes, disant qu'il manquait d'ar-
gent, et qu'il s'en déferait pour un tiers de leur valeur.
Celui qui se prétendait mon ami me souffla dans l'oreille
de les acheter, me conseillant de ne pas laisser échapper
une si bonne occasion, renvoyai chercher M. Flambo-
rough, et ils lui firent comme à moi de beaux grands dis-
cours, de sorte qu'à la fin nous nous laissâmes persuader
d'acheter les deux grosses entre nous »
*i m
112 LE VICAIBR
CUÂPITRË XIII
On découvre dans M. Burcbell an ennemi, car H a la hardiesse
de donner des avis déplaisants.
Ainsi nous avions fait force tentatives pour être du beau
monde , et toujours quelque désastre imprévu avait ren-
versé nos projets k peine formés. Je tâchais de proGter de
chaque mécompte pour faire gagner aux miens en sagesse
ce quMls perdaient du côté de Tambition. a Vous voyez,
mes chers enfants, m'écriai-je , ce qu'il advient quand on
veut en imposer au pubMc, et rivaliser avec ses supérieurs.
Les pauvres qui courent après les riches sont détestés de
ceux qu^ils évitent, et méprisés de ceux qu'ils poursuiveijt.
Les liaisons inégales sont toujours nuisibles aux plus fai^
blés : les riches ont tous les plaisirs , les pauvres tous les
inconvénients. Viens ici » Dick, mon garçon, et récite, pour
l'instruction de la société , la fable que tu as apprise au-
jourd'hui, n
— II y avait une fois , dit l'enfant, un géant et un nain
qui étaient grands amis, et ne se quittaient pas. Après s'être
promis mutuellement que l'un n'abandonnerait jamais
l'autre , ils allèrent chercher les aventures. D'abord ils eu-
rent k combattre deux Sarrasins; et le nain, qui était
très-vaillant, asséna a l'un des champions un coup furieux :
le Sarrasin ne s'en émut pas beaucoup, et, levant son sabre,
il abattit net le bras du pauvre petit nain , qui se trouvait
alors dans une triste position; mais le géant vint a son
aide, et eut bientôt étendu les deux Sarrasins dans la plaine ;
de dépit, le nain coupa la tête de son ennemi mort. Ils
continuèrent leur route , et ne tardèrent pas à rencontrer
(rois méchants satyres q^i enlevaient une demoiselle d»-
• DE WAKLBriBLD. 113
solée. Le nnin n'était pas tout à fait aussi bouillant qu*au-
paravant, il n'en frappa pas moins le premier coup ^ qui
lui en valut un si fort, que son œil en sauta hors de sa tê(e«
Mais le géant fut bient^ aux trousses des satyres, et ^ s'ils
ne se fussent enfuis, il aurait certainement tué jusqu'au
dernier. Cette victoire causa une joie générale, et la demoi-
selle qui avait été délivrée s'éprit du géant et Tépousa. Ils
allèrent encore bien, bien loin , plus loin que je ne saurais
le dire, et rencontrèrent une bande de voleurs. Pour la
première fois , le géant marchait en tôte , mais le nain
n'était pas loin derrière. Le combat fut long et opiniâtre;
partout où venait le géant , tout tombait devant lui ; le nain
faillit plus d'une fois être tué. ËnQn la victoire se déclara
pour les deux aventuriers; mais elle avait coûté une jambe
au nain : îl avait alors de moins un bras , une jambe et un
œil , tandis que son ami le géant n'avait pas une seule bles-
sure. Celui-ci, s'adressant à son compagnon, lui cria : « Mon
petit héros, voilà un glorieux passe-temps; encore une
victoire, et nous aurons conquis un immortel honneur.
•—Non, dit le nain , qui avec le temps était devenu plus
éSge, non, je le déclare, je ne veux plus me battre, car
il se trouve que dans chaque rencontre vous avez tout
rhonneur et tout le proût, et moi tous les coups. »
Je me disposais à moraliser sur cet apologue , lorsque
mon attention fut attirée par une vive dispute qui s'était
élevée entre ma femme et M. Burchcll à propos du projet
de voyage de mes filles à la ville. Ma femme insistait for*
tement sur les avantages qui devaient en résulter. M. Bur-
chell, au contraire, mettait une grande ardeur à l'en
dissuader, et moi je restais neutre. Son plaidoyer actuel
semblait la seconde partie de celui qui avait été reçu de ft
mauvaise grâce le matin même. La querelle s'échauffait :
la pauvre Déborah , au lieu de raisonner plus juste , criait
plus haut; elle fut enfin réduite a redoubler ses clameurs
pour couvrir sa défaite. Cependant la conclusion de sa ha-
rangue fut pour tous des plus pénibles. « Elle connaissait
des gens , dit-elle, qui avaient leurs secrets motifs dans les
10'
114 LE VICAIBE •
avis qu'il leur plaisait donner, et pour son compte elle
souhaitait fort que ces gens-là s'abstinssent désormais de
remettre les pieds chez elle.
—Madame, reprit M. Burchell <f un air calme qui ne fit
qu'enflammer davantage son antagoniste, quantk de secrets
motifs, vous ne vous trompez pas : j'ai des raisons se-
crètes que je me dispenserai de vous dire , puisque vous ne
pouvez répondre k celles dont je ne vous fais pas mystère.
Mais je vois que mes visites ici sont devenues importunes ;
je me retire donc dès à présent , et reviendrai peut-être
faire un dernier adieu avant de quitter le pays. » En
disant cela , il prit son chapeau , et les efforts de Sophie,
dont les regards semblaient lui reprocher sa précipitation,
ne purent le retenir.
Quand il fut parti , nous nous entre-regardâmes avec
confusion pendant quelques minutes. Ma femme, qui savait
ôtre la cause de tant le mal , essaya de déguiser son trouble
sous un sourire forcé et un air d'assurance que je ne
voulus pas tolérer. « Comment ! femme, m'écriai-je , est-
ce ainsi que nous traitons les étrangers? est-ce ainsi que
nous leur rendons le bien pour le bien ? Soyez convaincue,
ma chère, que ce sont les paroles les plus dures, et pour
moi les plus déplaisantes , qui soient jamais sorties de
votre bouche. — Aussi pourquoi m'a-t-il provoquée? ré-
pondit-elle. Mais je connais du reste les motifs de ses avis ;
il voudrait empêcher mes filles d'aller à la ville , afin de se
ménager le plaisir d'avoir ici à la maison la compagnie de
la plus jeune; mais, quoi qu'il arrive, elle choisira sa so-
ciété ailleurs que parmi des gens de bas étage comme lui.
— De bas étage, ma chère ! dites-vous? il est très-possible
que nous nous trompions sur le compte de cet homme ;
car dans certaines occasions il m'a semblé le gentilhomme
le plus accompli que j'aie jamais connu. Dis-moi , Sophie,
ma fille , ne t'a-l-il jamais donné des preuves secrètes de
son attachement?
— Sa conversation avec moi , mon père, répondit-elle ,
a toujours été pleine de sens , de retenue et de charme^
DR WAKBFIBLD. 115
Quant à autre chose , non jamais. Une fois> il est vrai , je
me rappelle lui avoir entendu dire qu'il n*avait de sa vie
rencontré une femme qui pût tnmver du mérite à un
homme pauvre.— -C'est là-, ma chère» repris- je» le propos
de tout malheureux y de tout oisif: mais j'espère que
vous avez appris à juger sainement de tels hommes,
et que vous savez qu'il y aurait folie à espérer du bonheur
de quelqu'un qui s'est montré si peu économe du sien. Nous
avons, votre mère et moi , de plus hautes vues pour vous.
Pendant l'hiver prochain , que vous passerez probablement
en ville, les occasions ne vous manqueront pas de faire un
choix plus sûr. »
Je ne prétends pas dire quelles furent les réflexions de
Sophie dans cette circonstance , mais au fond je n'étais pas
fftché de me voir débarrassé d'un hôte que je redoutais
beaucoup. Notre manque d'hospitalité tourmentait bien un
peu ma conscience, mais j'apaisai ce remords par deux
ou trois raisons spécieuses qui me réconcilièrent avec moi*
même. Les reproches de la conscience chez un homme qui
a déjà fait \e mal sont bientôt étouffés. La conscience
agit en lâche, et a raremeoi aisez de justice pour s'ac-
cuser des fautes qu'elle n'a pas eu la force de prévenir.
116 LE VICAIBB
CHAPITRE XIV.
MoHTelles morllfications servant à démontrer que d'apparentes
calamités peuvent devenir de véritables bénédictions.
Le voyage de mes ûlles a Londres était maintenant
résolu^M. ThornhiU ayant obligeamment promis de veiller
iui-méme a leur conduite, et de nous tenir au courant
par ses lettres. Nous jugeâmes indispensable que les dehors
répondissent k la splendeur de nos espérances» ce qui
ne se pouvait faire sans frais. Nous discutâmes donc, en
plein conseil , sur le meilleur moyen de faire de Targent,
ou , pour parler plus juste, surce qu'il élaitplus à propos
de vendre. La délibération fut bientôt terminée; il était
clair que le cheval qui nous restait ne pouvait être mis
à la charrue sans son compagnon, et que, manquant d*un
œil , il n'était pas non plus propre à être monté. En con-
séquence , il fut arrêté qu'on s'en déferait a la foire voi-
sine, et que, pour prévenir toute nouvelle friponnerie,
je l'y conduirais moi-môme en personne. Quoique ce fût
la première affaire mercantile que j'entreprisse de traiter,
je ne doutais pas que je ne m'en tirasse à mon honneur.
L'idée qu'un homme se forme de sa propre prudence se
mesure sur celle des gens qui l'entourent; et , comine je
ne sortais guère de mon cerclede famille, j'avais conçu une
assez haute opinion de ma sagesse mondaine : cependant le
lendemain matin , au moment du départ , à peine étais-je
à quelques pas de la porte , que ma femme me rappela
pour me conseiller à l'oreille de tenir mes yeux grands
ouverts.
Arrivé k la foire , je ne manquai pas , selon la coutume ,
de faire prendre à mon cheval (oulcs ses allures, mais en
DE WAKEFIELD. 117
vaia; de longtemps il ne se présenta d'acheteurs. Enfin un
chaland approcha, et, après avoir pendant un t)on moment
examiné l'animal et tourné autour de lui , il s'aperçut
qu'il était borgne, et ne voulut rien en offrir ; un second
vint ensuite, mais, ayant trouvé que la bêle avait un épar-
vin , il déclara qu'il n'en voudrait pas même pour la peine
de le conduire k l'écurie; un troisième s'aperçut qu'il
était poussif, et qu'il ne valait pas l'argent de sa peau;
unqualrlèine connut à ses yeux qu'il avait des vers; un
cinquième me demanda ce que diable je venais faire a la
foire avec une rosse aveugle, boiteuse, fourbue, qui
n'était bonne qu'à être envoyée à la voirie. Je commençai
alors à prendre le pauvre animal en profond mépris, et
j'étais presque honteux k l'approche de chaque nouveau
chaland; car, quoique je ne crusse pas entièrement toui
ce que ces gens en disaient , je pensais néanmoiio^s que le
nombre des témoignages était une forte présomption en
faveur de leur véracité, comme l'estime saint Grégmre
parlant des bonnes œuvres.
J'étais dans cette situation humiliante, lorsqu'un de
mes confrères ecclésiastiques , une vieille connaissance, qui
avait aussi affaire a la foire, vint à moi , et , me donnant
une poignée de main , me proposa d'entrer k la taverne
voisine prendra itn verre de ce que nous pourrions nous
procurer; j'acceptai de bon cœur, et le suivis dans une
espèce de cabaret. On nous fit passer dans une petite
arrièreKshambre , où était assis un vénérable vieillard tout
absorbé par la lecture d'un gros livre ouvert devant lui.
Je n'ai de ma vie vu de figure qui me prévînt plus favo-
rablement : des cheveux d'un gris d'argent couvraient ses
tempes, et sa verte vieillesse semblait le résultat de la
santé et de la bienveillance. Sa présence n'interrompit
pas notre conversation ; nous continuâmes k discourir»
mon ami et moi , sur nos diverses chances de fortune ;
nouspassâmes en revue la controverse whistonienne , ma
dernière brochure, la réplique de l'archidiacre» et la
mesure sévère qu'on avait prise contre moi. Mais notre
i\S LE VICAIRE
attention fut bientôt détournée par l'entrée d*un jeune
liomme qui , s'adressant respectueusement au yieil étran-
ger, lui dit quelques mots h demi-voix. « Me vous excusez
pas, mon enfant, dit le vieillard ; faire le bien est une
dette contractée envers tous nos semblables : prenez ceci ;
je souhaiterais que ce fût davantage,' mais cinq louis sou-
lageront votre détresse, et vous êtes bien venu à en user. »
Le modeste jeune homme répandit des larmes de recon-
naissance, et pourtant sa gratitude égalait k peine la
mienne. J'aurais voulu presser le bon vieillard dans mes
bras, tant sa charité me charmait. 11 continua à lire, et
nous reprîmes notre causerie, jusqu'à ce que mon com-
pagnon, se rappelant qu'il avait des affaires à terminer,
me promit de revenir bientôt, ajoutant qu'il désirait tou-
jours jouir le plus possible de la compagnie du docteur
Primrose. Ace nom, le vieux gentilhomme leva la tête,
et m'examina avec attention ; dès que mon ami fut parti ,
il me demanda , do ton le plus respectueux, si j'étais allié
de près ou de loin au grand Primrose, ce courageux dé-
fenseur de la monogamie, qui avait été le rempart de
l'Église. Jamais mon cœur n'éprouva de ravissement plus
sincère qu'k ce moment : « Monsieur] m'écriai-je, l'ap-
probation d'un aussi excellent homme ajoute encore au
bonheur que votre bienveillance m'a déj)l fiait goûter. Vous
voyez devant vous, monsieur, ce docteur Primrose, ce dé-
fenseur de la monogamie, qu'il vous a plu d'appeler grand.
Vous voyez ici même ce malheureux théologien qui a si
longtemps, et il me siérait mal de dire avec quel succès,
lutté contre la deutérogamie du siècle! — Monsieur,
s'écria l'étranger frappé de respect, je crains d'avoir pris
trop de licence; mais vous pardonnerez à ma curiosité,
je vous demande sincèrement pardon. — Monsieur, m'é-
criai-je en lui prenant la main , cette liberté est si loin de
me déplaire, que je vous prie d'accepter mon amitié
comme vous avez déjà toute mon estime. — Je reçois
avec reconnaissance ce don précieux , s'éeriat-il en me
serrant la main avec force. loi ! glorieux soutien de
DE ^AKEFIELD. 119
l'inébranlable orthodoxie! est-il donc vrai que je te con-
temple » Ici, je me crus obligé de l'interrompre; car,
bien que, comme auteur, il me fût donné de digérer une
assez large part de flatterie, ma modestie n'en pouvait
supporter davantage. Jamais héros de romans ne cimen-
tèrent en quelques heures une plus étroite liaison. Nous
causâmes sur différents sujets : d'abord il me sembla plus
pieux que savant, et je commençai à penser qu'il mépri-
sait toules les doctrines humaines comme de vaines pa-
roles. Ce n'est pas qu'il en perdît rien dans mon estime ,
car j'avais moi-même parfois nourri en secret une opinion
du même genre. J'en pris donc occasion de remarquer
que le monde, en général, montrait une indifférence blâ-
mable pour les points de doctrine, et se laissait beaucoup
trop aller aux préoccupations humaines. « Ahl monsieur,
répliqua-t-il, comme s'il eût réservé toute son érudition
pour ce moment, ah! monsieur, le monde tombe en en-
fance et penche vers son déclin, et cependant la cosmo-
gonie ou création de l'univers a donné du Gl à retondre
aux philosophes de tous les siècles. Quel chaos d'opinions
n'ont-ils pas soulevé sur la créatioû du monde (27) ! San-
choniathon, Manethon, Berose et Ocellus Lucanus, l'ont
tous abordé en vain. Le dernier a dit : Anarchon ara kai
ateleut4don to pan; ce qui implique que toutes choses
n'ont ni commencement ni fin. Manethon, aussi, qui
vivait vers le temps de Nebuchadon-Asser, Asser étant
un mot syriaque , surnom ordinaire des rois de ce pays :
ainsi Teglat Phael-Asser, Nabcm- Asser, etc.; Manethon
formait, dis-je, une conjecture également absurde; car,
comme nous avons coutume de dire, ek to biblion kuber-
îieies , ce qui signifie que le monde ne s'apprend pas dans
les livres, il entreprit d'expliquer Mais, pardon,
monsieur , je m'écarte de la question. »
En effet, il m'était impossible de voir ce que la création
du monde avait de commun avec la chose dont nous par-
lions. Ce fut pour moi une preuve de plus que l'étranger
était un homme de lettres, et je l'en respectai davantage.
130 LE VICAIRE
Ayant résolu de réprouver, je mis sur le tapis \e sujet
favori qui me servait de pierre de touche; mais il était
trop doux et trop modeste pour me disputer la victoire. A
chaque observation qui semblait une sorte de défi de con-
troverse , il souriait , secouait la tête, et ne disait mol : de
quoi je concluais qu*i] pourrait en dire long, s'il le jugeait
à propos. La conversation tourna insensiblement des
affaires de ranliquité a celles qui nous amenaient à la
foire. Je lui dis que la mienne était de vendre un cheval,
et , par le plus heureux hasard , la sienne était d'en acheter
un pour un de ses fermiers. J'amenai ma bête, et lé marché
fut aussitôt conclu. Il ne restait plus qu'à me payer. Il
tira un billet de banque de trente louis qu'il me pria de
changer. Comme je n'étais pas en mesure de satisfaire a
cette demande , il fit appeler son laquais , qui ne tarda pas
à paraître, vêtu d'une élégante livrée. » Tiens, Abraham,
dit-il, va changer ceci pour de l'or; tu en trouveras
chez le voisin Jackson , ou partout ailleurs, o Le laquais
sortit, et le maître me fit une pathétique harangue sur la
grande rareté de l'argent. Afin de n'être pas en reste,
je me mis à déplorer de mon côté la grande rareté
de l'or; de sorte qu'avant le retour d'Abraham nous
étions tombés d'accord que jamais il n'avait été plus
difficile de se procurer de la monnaie. Abraham revint
nous dire qu'il avait parcouru toute la foire sans pouvoir
changer le billet , quoiqu'il eût offert une demi-couronne
en sus. Ce fut pour nous tous une très-vive contrariété;
mais le vieux gentilhomme, ayant réfléchi un instant, me
demanda si je connaissais un cerlain Salomon Flambo-
rough, qui habitait le canton. Je me hâtai de répondre que
c'était mon plus proche voisin. « £n ce cas , répliqua-t-il ,
je crois que nous pouvons terminer notre affaire. Je vais
vous donner un billet sur lui, payable k vue. Je pois
vous dire que c'est un homme aussi sûr qu'il y eu ait à cinq
milles k la ronde. Ce »'est pas d'aujourd'hui que je con-
nais l'honnête Salomon. Je me rappelle qu'avec lui j'avais
toujours le dessus au jeu des trois ^auts^ mais en revanche
DB WAKEFIELD. 121
il était bien plus fort que moi à cloche-pied. » Un billet à
vue sur mon voisin valait pour moi de l'argent, car je le
savais très-solvable. Le mandat fut donc signé et remis
entre mes mains, et M. Jenkinson ( c'était le nom du vieux
gentilhomme), son domestique Abraham, et mon vieux
cheval Blackberry, s'en allèrent trottant de compagnie,
très-satisfaits les uns des autres.
Laissé à mes réflexions, je commençai k penser que
J'avais eu tort de prendre le billet d'un inconnu, et je
résolus prudemment de suivre l'acheteur et de ravoir mon
cheval; mais il était trop tard : je repris donc la route du
logis , décidé à convertir le papier en argent le plus tôt
possible. Je trouvai mon honnête voisin assis devant sa
porte a fumer sa pipe; je lui présentai le petit billet que
j'avais a son adresse. Il le lut deux fois. « Vous ne pouvez
peut-ôlre déchiffrer le nom, dis-je; c'est Ephraîm .)en-
kinson. — Ohl le nom est assez clairement écrit, répli-
qua-t-il, et je connais aussi le personnage pour le plus
grand fripon qui soit sous la calotte des cicuxl C'est le
même fliou qui nous a vendu les lunettes. Un drôle à figure
vénérable, à cheveux gris, qui ne porte pas de pattes à ses
poches? Ne vous a-t-il pas débité toute une longue liradc
de grec sur la cosmogonie et la création du monde? » .Te ne
répondis que par un gémissement. « Oui, oui, poursuivit-il,
il n'a que cette bribe de science, et il ne manque pas d'en
faire parade dès qu'il se trouve en compagnie d'un savant ;
je connais le drôle , et je le lui revaudrai. »
'Quoique je fusse déjà assez mortifié, la plus grande
épreuve m'attendait, celle de faire face à ma femme et à
mes filles. Jamais écolier ayant fait l'école buissonnière
n'eut plus peur de regagner la classe et de se retrouver sous
l'œil sévère du maître , que je n'avais peur de regagner le
logis. J'étais cependant décidé à conjurer l'orage en me
mettant le premier en fureur.
Mais, hélas! en entrant je trouvai la famille fort peu
disposée aux batailles. Ma femme et mes Olles fondaient en
larmes. M. Thornhill était venu leur apprendre qu'il fal-
11
.122 LE VICAIRE
lait entièrement renoncer au voyage de Londres : les deux
dames, prévenues contre nous par quelque personne mal-
intentionnée , étaient ce jour-la môme reparties pour la
capitale. Il n*avail pu découvrir ni la nature de ces bruits
ni leur auteur; mais, quels qu'ils pussent être, ou quelle
que fût la personne qui les avait répandus , il assurait qu'il
n'en resterait pas moins notre ami et notre protecteur.
Ces tristes circonstances flrent supporter avec beaucoup
de résignation mon désappointement, éclipsé par un
désastre bien plus grand encore. Mais ce qui nous tour-
mentait surtout, c'était qu'il eût pu se trouver quelqu'un
d'assez bas pour calomnier une famille aussi innocente que
la nôtre, trop humble pour exciter l'envie, et trop inof-
fensive pour éveiller la haine.
DB WAKEFIELD. 123
\
CHAPITRE XV.
La perfidie de M. Burchell est découverte.— Folie d*être trop sage.
Nous employâmes cette soirée et une partie du jotir sui-
vant en efforts infructueux pour découvrir nos ennemis. 1!
y eut à peine une famille du voisinage qui n'encourût nos
soupçons , et chacun de nous avait , à part soi , d'excel-
lentes raisons pour soutenir son dire. Comme nous étions
dans cette perplexité, un de nos petits garçons, qui était
à jouer dehors, rapporta un portefeuille qu'il avait trouvé
sur la pelouse. Nous le reconnûmes de suite pour appar-
tenir à M. Burchell , entre les mains duquel nous l'avions
vu; il contenait des notes sur différents sujets, et, ce qui
nous frappa surtout, un billet cacheté sur lequel était
écrit : Copie (Tune lettre anonyme à envoyer aux dames
du château de Thomhill. Il nous vint aussitôt à l'esprit
que ce devait être lui qui nous avait si indignement
calomniés, et nous délibérâmes si le cachet serait ou non
brisé. J'étais contre; mais Sophie, qui se disait certaine
que de tous les hommes M. Burchell serait le dernier à se
rendre coupable d'une telle bassesse, insista pour qu'on
lût la lettre. Elle fut secondée parle reste de la famille, et,
cédant h leurs sollicitations , je lus ce qui suit :
« Mesdames,
» I.e porteur vous instruira de tout ce que vous ïvez
» besoin de savoir sur la personne de qui vous vient cet
» avis : c'est du moins un ami de l'innocence, prêt à era*
» pécher qu'elle ne soit séduite. Je tiens de bonne part
» que vous avez l'intention d'emmener k \n ville, comme
124 LE YICAIBE
» demoiselles de compaguie, deux jeunes personnes que
» je connais un peu. Ne voulant pas voir la simplicité
» trompée ni la vertu souillée, je dois vous prévenir que
rinconvenance d*une telle démarche serait suivie des
» plus dangereuses conséquences. Il n*entre pas dans mes
» maximes de traiter avec sévérité les gens infâmes ou cor-
» rompus, et je n'aurais pas pris ce moyen de m^expliquer
» ou de réprimer une folle tentative, si la chose n'allait
» droit au crime. Suivez donc le conseil d*un ami, et ré-
n fléchissez sérieusement aux dangers qu'il y aurait a intro-
» duire l'infamie et le vice dans une retraite où la paix et
» l'innocence ont habité jusqu'ici. »
Nos doutes étaient maintenant résolus. Il est vrai que
certains passages de la lettre présentaient un double sens ,
et que les censures pouvaient s'adresser aux personnes k
qui elle était écrite aussi bien qu'à nous; mais l'intention
malicieuse de faire manquer le voyage était évidente , et
nous n'allâmes pas plus loin. Ma femme eut à peine la pa-
tience d'écouter jusqu'au bout : elle s'emporta contre l'écri-
vain avec une violence sans bornes. Olivia était également
indignée, et Sophie semblait stupéfaite de cette perGdie.
Quant k moi, j'y voyais^un des plus noirs exemples d'in-
gratitude sans motifs que j'eusse rencontrés ; et je ne pou-
vais l'expliquer qu'en l'imputant ,au désir de retenir ma
plus jeune fille dans le pays, afin de se ménager de plus
fréquentes occasions de la voir. Nous étions tous assis,
roulant en nous-mêmes de noirs projets de vengeance,
lorsque notre autre petit garçon viiit en courant nous
dire qu'il venait d'apercevoir M. Burchell au bout du
champ. Il est plus facile de concevoir que de décrire les
sensations multipliées qu'éveille la douleur d'une injure
récente, et le plaisir d'une prompte vengeance. Nous vou-
lions lui reprocher son ingratitude , et nous résolûmes de
le faire d'une façon aussi incisive que possible. Nous con-
vînmes de l'accueillir avec notre sourire habituel, de
causer au commencement avec plus de bienveillance en-
core que de coutume, de l'amuser un peu , puis, au milieu
•• ■ «
t>£ WAKEFIELD. 125
de ce calme flatteur, de fondre sur lai comme un ouragan ,
et de Faccabler sous le sentiment de sa propre infamie.
Ceci résolu , ma femme se chargea de Texécution, et réel-
lement elle ne manquait pas de talent pour cette tâche.
Nous le vîmes approcher; il entra, prit une chaise et
s'assit. « Une belle journée, M. Burchell. — Très-belle,
en vérité, docteur, quoique je pusse prédire la pluie aux
élancements de mes cors. — Aux élancements de vos cor-
nesf s'écria ma femme avec un grand éclat de rire; et elle
demanda pardon de s'être permis cette plaisanterie. — Je
vous pardonne de tout mon cœur, ma chère dame, repli-
qua-t-il, car je proteste que je n'y aurais rien vu de plaisant
si vous ne me l'eussiez dit. — Peut-^tre que non , monsieur,
s'écriama femme, nous faisant signe de l'œil; et cependant
je parierais que vous pourriez nous dire combien il faut
de plaisanteries pour faire une once? — Je suppose , ma-
dame, que vous avez lu quelque recueil de bons mots ce
matin ; cette once de plaisanteries est une excellente facé-
tie, et pourtant, ne vous en déplaise, je préférerais une
demi-once de bon sens. — Je vous crois, s'écria ma femme,
toujours clignant de l'œil , quoiqu'elle n'eût pas les rieurs
de son côté; j'ai vu certaines gens afûcher de grandes pré-
tentions an bon sens^ et qui pourtant n'en avaient guère.
— Et sans nul doute , répliqua son antagoniste , vous aurez
connu des femmes qui visaient à l'esprit et qui n'en avaient
point. » Je commençai à trouver que ma femme n'avait
rien à gagner au tour que prenait la discussion , et je ré-
solus d'intervenir, et de traiter la chose avec plus de sévé-
rité et d'un autre style.
— L'esprit et le bon sens, m'écriai-je, ne sont rien sans
la probité; c'est elle qui donne de la valeur au caractère.
Le paysan ignorant, mais droit, est plus grand que le phi-
losophe qui s'abandonne à tous ses vices. Qu'est-ce que le
génie ou le courage sans le cœur?
L'honnête homme est de Diea le plus parfait ouvrage (28).
— J'ai toujours regardé cette maxime de Pope, si rc-
126 LB VIGAIRS
battue 9 comme indigne d'an homme de génie, répliqua
M. BurclieH, et comme une lâclio désertion de sa propre
supériorité. De même que la réputation des livres ne se
fonde point sur Tabsence de tout défaut, mais sur Texcel-
lence de quelques beautés, la gloire des hommes ne con-
siste pas à être exempts d'imperfections , mais à posséder
quelques rares et éminentes vertus. L'érudit peut man-
quer de prudence, Thomme d'Etat peut être orgueilleux,
le guerrier féroce; mais leur préféreron»-nous l'artisan qui
trace laborieusement son sillon dans la vie, sans blâme et
sans applaudissement? Autant vaudrait préférer les pein-
tures vulgaires et correctes de l'école flamande aux inspi-
rations fougueuses mais sublimes du pinceau italien.
— Monsieur, repartis-je , votre observation est juste dans
le cas où d'éminentes vertus s'allient a de légers défauts;
mais quand il se rencontre dans le même esprit de grands
vices en opposition avec des vertus tout aussi extraordi-
naires, un pareil caractère ne mérite que le mépris.
— Il se peut, dit-il , qu'il existe des monstres tels que
ceui que vous décrivez, doués de grandes vertus et de
grands vices ; mais dans tout le cours de ma vie je n*en ai
point encore trouvé d'exemple ; au contraire , j'ai toujours
remarqué que, lorsque l'esprit était vaste, les affections
étaient bonnes. La Providence nous montre encore ici sa
tendre sollicitude : elle affaiblit rintelligence là oii le
cœur est corrompu , et diminue la puissance dès qu'il y a
volonté de faire le mal. Cette loi semble s'étendre même
aux animaux; les races inférieures sont toujours traîtres,
cruelles, lâches, tandis que celles qui ont en partage la
force et le pouvoir sont généreuses, braves et douces. —
Ces observations sonnent bien, repris-je, et cependant il
me serait facile a l'instant même de désigner un homme,
et je tenais mes yeux fixés sur lui, dont la tête et le cœur
forment le plus exécrable contraste. Oui , monsieur, cour
tinuai-je en élevant la voix ; et je suis bien aise d'avoir
l'occasion de le démasquer au sein de sa trompeuse sécu-
rité. Connaissez-vous ceci, monsieur? connaissez-vous <^
DE WAKEFIELD. 127
porlefeuille? — Oui, monsieur, répondit-il avec une Im-
perUirbable assurance : ce portefeuille est k moi , et je suis
bien aise que vous l'ayez trouvé. — Connaissez-vous cette
lettre? m'ëcriai-je. Ne vous troublez pas, homme; regar-
dez-moi en face : je vous demande si vous connaissez cette
lettre? — Cette lettre? répliqua-t-il ; oui , c*est moi qui l'ai
écrite. — Et comment avez-vous osé agir avec tant de bas-
sesse et d'ingratitude? — - Et comment vous-même , reprit-
il avec une effronterie sans égale , avez-vous eu la bassesse
de décacheter cette lettre? Savez-vous que je puis tous vous
faire pendre , rien que pour ce fait? Je n'aurais qu'à aller
déclarer sous serment, chez le prochain juge de paix, que
vous avez forcé la serrure de mon portefeuille, et vous
seriez tous pendus (29), comme coupables, ici, à cette
porte! 9
Ce trait inattendu d'insolence me mit tellement hors de
moi , qu'à peine pus-je dominer plus longtemps ma colère.
« Sors d'ici, misérable ingrat! m'écriai -je, sors, et ne
souille plus ma demeure de ta présence! Pars! que je ne
te revoie jamais! Sors d'ici pour n'y plus rentrer. Je te
souhaite pour tout châtiment les remords de ta C4)nscience;
elle sera ton bourreau ! » En parlant ainsi , je lui jetai son
portefeuille, qu'il ramassa avec un sourire, et, le refer-
mant de Tair du plus grand calme, il nous laissa con-
fondus de sa sérénité. Ma femme surtout était furieuse que
rien n'eût pu l'émouvoir, ni le rendre honteux d% ses in-
famies. « Ma chère , dis^j , désirant calmer les passions,
qui n'étaient que trop exaltées parmi nous, ne nous
étonnons pas que les méchants soient sans honte ; s'ils rou-
gissent, c'est d'ôtre surpris faisant parfois le bien; ils
tirent vanité de leurs vices.
» Le Crime et la Honte, dit la fable, furent d'abord
inséparables, et cheminèrent de compagnie au commen-
cement du voyage; mais bientôt cette union devint incom-
mode et désagréable à tous deux. Le Crime causait à la
Honte un malaise fréquent, et la Honte trahissait souvent
les complots secrets du (^rimc. Après un long désaccord,
128 LE VICAIRE
ils convinrent enfln de se séparer pour toujours. Le Grime
marcha hardiment seul, pressant le pas pour atteindre le
Destin 9 qui allait devant sous la figure du bourreau. La
Honte, naturellement timide, retourna sur ses pas re-
joindre la Vertu, que dès le début du voyage ils avaient
laissée en arrière. C'est ainsi, mes enfants, que la honte
abandonne les hommes lorsqu'ils ont fait quelques progrès
dans le vice, et s'attache au peu de vertus qui leur
restent (30). »
DB WAKBriELD. 139
CHAPITRE XVI
La famille use d'un artifice auquel on en oppose un plus grand.
Quelles que fussent les sensations de Sophie, le reste de
la famille se consola aisément de Tabsence de M. Burcbell
dans la compagnie de notre jeune seigneur, dont les visites
étaient devenues de plus en plus fréquentes et longues.
Contrarié de n'avoir pu procurer a mes GUes les amuse-
ments de la ville, comme il en avait eu le projet, il sai-
sissait toutes les occasions de les faire jouir des petits
plaisirs qui se pouvaient concilier avec notre vie retirée.
Il venait habituellement le matin; et tandis que mon fils
et moi nous poursuivions nos travaux au dehors, il restait
au logis avec la famille, qu'il amusait pnr des descriptions
de la capitale, dont il connaissait parfaitement tous les
quartiers. U répétait les observations qui circulent dans
Fatmosplière des théâtres, et savait par cœur tous les bons
mots des beaux esprits, longtemps avant qu'ils eussent
paru imprimés dans quelque recueil. Les intervalles de la
conversation étaient employés à apprendre à mes filles a
jouer le piquet, ou bien il excitait leurs deux petits frères
à boxer y afin, disait-il, de les rendre avisés ; mais l'espé-
rance de l'avoir pour gendre nous aveuglait, en quelque
sorte, sur toutes ses imperfections. Ma femme tendait
mille pièges pour l'y prendre, ou, pour parler plus cha-
ritablement, employait toute son adresse à grossir et
mettre en relief le mérite de sa fille. Si les gâteaux pour
le thé étaient fermes et croquants, c'est qu'Olivia les avait
faits; si le vin de groseilles était onctueux, c'était elle qui
avait cueilli les groseilles; c'étaient ses doigts qui don-
naient aux conserves de vinaigre leur beau vert; et dans
180 LE V1CA1RB
la composition d'un pouding, c'était son jugement qui
avait décidé du mélange des ingrédients. Puis la pauvre
femme disait quelquefois au seigneur qu'elle croyait
qu'Olivia et lui étaient juste de la même taille, et elle les
faisait lever et se mettre l'un à côté de l'autre, pour voir
qui des deux était le plus grand. Ces petites ruses, qu'elle
croyait impénétrables, et au travers desquelles tout le
monde voyait clair, étaient fort agréables à notre bien-
faiteur, qui donnait chaque jour de nouvelles preuves de
sa passion; et s'il n'allait pas jusqu'à une proposition de
mariage, il s'en fallait de bien peu. Nous attribuions sa
lenteur tantôt à une timidité naturelle, tantôt h. sa crainte
de mécontenter son oncle. Cependant un événement qui
arriva peu après mit hors de doute son intention de devenir
membre de la famille. Déborah y vit même un engagement
formel.
En allant faire une visite au fermier Flamborough, ma
femme et mes fllles découvrirent que toute la famille
s'était fait peindre récemment par un peintre qui par-
courait le pays, et faisait des portraits à quinze shillings
par tôte. Comme nous étions depuis longtemps en rivalité
do goût avec nos voisins, notre orgueil s'alarma de celte
marche dérobée; et malgré tout ce que j^en pus dire, et
j'en dis long, il fut résolu que nous aussi nous aurions
nos portraits. Ayant donc mandé le [)eintre (car qu'y
pouvais-je?), nous cherchâmes k faire briller la supériorité
de notre goût dans le choix des poses. Les Flamborough,
au nombre de sept, s'étaient fait peindre avec sept oranges,
chose tout à fait insipide, sans variété, sans vie, sans le
moindre sentiment de la composition. Nous voulions quel-
que chose d'un style plus grandiose. Après force débats,
nous primes à l'unanimité la résolution de nous faire re-
présenter tous ensemble dans un grand tableau historique
faisant portrait de famille. Cela serait meilleur marché,
puisqu'un seul cadre sufGrait, et inflniment plus distin-
gué, car tous les gens comme il faut se faisaient peindre
de cette façon (3t). Comme nous n'avions pas tout à fait
' DE WAKBFlBtD. 131
présent à l'esprit un sujet d*histoire qui s'adaptât à notre
plan 9 nous nous contentâmes de figurer comme autant de
personnages historiques indépendants les uns des autres.
Ma femme désira être représentée en Vénus, et le peintre
fut prié de ne pas épargner les diamants dans la pièce
d'estomac et dans les cheveux. Nos deux petits garçons
devaient être en Cupidons à ses côtés » tandis que moi» en
robe de ministre , avec ma ceinture, je lui faisais hom-
mage de mes livres sur la controverse whistonienne. Olivia
voulut être peinte en amazone, assise sur un tertre fleuri,
en habit de cheval, vert, richement galonné d'or, tenant
un fouet a la main; Sophie en bergère , avec autant de
moutons que le peintre en pourrait faire tenir sur la toile
sans qu'il en coûtât plus, et Moïse en habit des dimanches»
avec un chapeau à plumes. Notre goût ravit tellement le
squirCf qu'il insista pour être mis, comme membre de la
famille» dans le tableau, sous la figure d'Alexandre le
Grand, aux pieds d'Olivia. Nous vîmes là dedans un
indice certain de son désir de s'allier à nous; aussi ne
pûmes-nous lui refuser sa demande. Le peintre se mit à
l'œuvre; et comme il était assidu et expéditif , le tout fut
terminé en moins de quatre jours. C'était un grand et
beau morceau, et il faut avouer qu'il n'y avait pas épargné
les couleurs, ce dont ma femme le loua fort. Nous étions
tous parfaitement satisfaits de l'exécution ; mais une mal-
heureuse circonstance, qui ne se présenta à notre esprit
que quand le tableau fut fini, nous consterna. Il était si
grand, qu'il n'y avait pas dans la maison un seul endroit
où le placer. Il est presque inconcevable que nous eussions
négligé un point si important; mais toujours est-il que pas
un n!y avait songé. Au lieu donc de satisfaire notre vanité,
comme nous l'espérions, le tableau resta appuyé, de la
façon la plus humiliante, contre le mur de la cuisine, où
la toile avait été tendue et peinte : trop haut et trop large
pour passer par aucune des portes, il fut en butte à toutes
les plaisanteries de nos voisins. L'un le comparait au long
bateau de Robinson Crusoé, si difficile a remuer; un autre
132 LE YICAIBB
disait qu'il lui roppdait surtout un dévidoir en bouteille;
quelques-uns se demandaient comment il pourrait jamais
sortir; d'autres s'étonnaient encore plus qu'il eût pu
entrer.
Mais s'il n'éveillait chez les uns que le sentiment du
ridicule , il donnait lieu chez le grand nombre aux plus
malicieuses insinuations. Le portrait du squire confondu
avec les nôtres était un trop grand honneur pour ne pas
exciter l'envie; des bruits scandaleux commencèrent à
circuler h nos dépens» et notre tranquillité était constam-
ment troublée par de prétendus amis qui venaient nous
répéter tout le mal que nos ennemis disaient en arrière.
Nous accueillions ces rapports avec une juste indignation ;
mais plus on combat le scandale, plus il va croissant.
Nous ouvrîmes de nouveau une consultation sur les
mesures à prendre pour faire taire les mauvaises langues »
et nous nous arrêtâmes à un projet trop rusé à mon sens
pour me donner pleine satisfaction. Voici ce que c'était :
Noire but principal étant de nous assurer que les assi-
duités de M. Thornhill n'avaient rien que d'honorable »
ma femme entreprit de le sonder , sous prétexte de pren-
dre son avis sur le choix d'un mari pour sa Glle aînée. Si
cela ne suffisait pas pour l'amener a se déclarer, il fut
résolu qu'afm de l'effrayer on mettrait en avant un rival.
Je refusai tout à fait de prêter les mains à cette dernière
mesure. Mais Olivia m'assura de la façon la plus solennelle
qu'elle épouserait le prétendant qu'on opposerait au jeune
seigneur, si ce dernier ne l'en empêchait en la prenant
pour femme. Telle était la profonde combinaison que je
n'approuvais pas complètement, quoique je n'y misse pas
absolument obstacle.
lia première fois que M. Thornhill vint nous voir, mes
filles eurent donc soin de se dissimuler, afin de laissera
leur mère l'occasion d'exécuter ses savantes manœuvres;
mais elles ne se retirèrent que dans la pièce voisine , d'où
elles pouvaient entendre toute la conversation. Ma femm«i
mit adroitement la chose sur le tapis, en faisant la remar-
DE WAKEFIELD. 133
que qu'une des missFIamborougfa avait » selon toute appa-
rence, trouvé un excellent parti dans M. Spanker; à quoi
M. Thornhill ayant fait un signe afOrmatif , elle poursuivit,
et dit que les ûlles qui avaient de belles dots étaient tou-
jours sûres de trouver de bons maris; mais, continuâ-
t-elle, le ciel soit en aide à celles qui n'ont rieni Qu'im-
porte la beauté, monsieur Thornhill? (^'importent toutes
les vertus et toutes les perfections imaginables, dans ce
siècle avide et intéressé? Le cri général n'est pas : Qu'^^^
elle? mais, qu'a-t-elle?
— Madame, répliqua- l-il, j'admire la justesse de vos
remarques, autant que leur nouveauté ; et si j'étais roi, il
en serait autrement. Ce serait l'âge d'or des filles sans dot,
et vos deux jeunes demoiselles seraient des premières
pourvues.
— Ah! monsieur, reprit ma femme, il vous plait de
rire; mais je voudrais être reine, et je sais bien qui ma
fille aînée choisirait pour mari. Mais, maintenant que
vous m'avez mise sur ce chapitre, pourriez-vous tout de
bon , monsieur Thornhill , me recommander un mari sor-
table pour elle? La voilà qui a dix-neuf ans; elle est d'une
belle venue, bien élevée, et, autant que j'en puis juger
selon mes faibles lumières, elle ne manque pas d'esprit.
— Madame , répondit-il , si j'étais chargé d'un pareil
choix, je voudrais découvrir une personne douée de tout
ce qui peut rendre un ange heureux, quelqu'un qui eût
en partage la prudence, la fortune, le goût, la sincérité :
tel serait, a mon avis, madame, le mari sortahle.
— Ah 1 sans doute , monsieur, dit-elle ; mais connaîtriez-
vous par hasard ce quelqu'un-Ià ?
— Non, madame, reprit-il, il est impossible de con-
naître une personne digne d'elle. C'est un trop grand
trésor pour qu'un mortel le possède. C'est une divinité !
sur mon âme , je dis ce que je pense , c'est un ange !
— Ah! monsieur Thornhill, vous flattez ma pauvre
fille : mais nous songeons depuis peu a la marier à un de
vos fermiers qui vient de perdre sa mère, et qui a besoin
12
134 LE VIGAIBG
d'une femme pour tenir sa maison : vous savez qui je veux
dire, le fermier William; un homme à Taise, monsieur
Thornhill, qui a du pain à lui donner, et qui nous l'a
demandée plus d'une fois (c'était vrai). Mais, monsieur,
dit-elle pour conclure, je serais bien aise de vous voir
approuver notre choix.
— Comment, madame, répliqua-t-il, vous approuver!
moi , approuver un tel choix? jamais! Quoi ! sacrifier tant
de beauté, d*esprit, de douceur, k un rustre insensible à
de tels biens ! Excusez-moi , je ne saurais jamais approuver
une si grande injustice! et j'ai mes raisons...
•—En vérité, monsieur? s'écria Déborah. Ahl si vous
ave» vos raisons, c'est une autre affaire; mais je serais
enchantée de connaître ces raisons.
— Excusez-moi, madame, elles sont trop avant dans
mon cœur pour que je puisse m'en ouvrir ; et posant la
main sur sa poitrine, elles resteront enfouies, ensevelies
là, dit-il.
Lorsqu'il fut parti, et après une consultation générale,
nous ne sûmes trop que penser de ces grands sentiments.
Olivia les regardait comme des preuves de la passion la
plus ardente; mais je ne partageais pas tout à fait ses
espérances : tous ces beaux dires me paraissaient tendre
plus à l'amour qu'au mariage. Cependant, qu'ils fussent
de bon ou de mauvais aloi, il fut arrêté qu'on donnerait
suite aux ouvertures du fermier William , qui , dès l'ar-
rivée de ma fille dans le pays, lui avait fait la cour.
DE WAKBFIELD. ISS
CHAPITRE KYII.
11 est peu de vertus qui résistent au pouvoir d'une longue et
doace séduction.
Préoccapé surtout du bonheur de ma fille, je voyais
avec plaisir les assiduités de M. William; il avait de l'ai-
.sance, et son caractère était droit et prudent. Il n'avait
fallu que peu d'encouragements pour ranimer son ancienne
passion. Au bout de deux ou trois soirs, lui et M. Thom-
hill se rencontrèrent k la maison ; ils s'examinèrent de
part et d'autre avec défiance et colère ; mais William ne
devait point d'arréragé à son seigneur , et s'inquiétait peu
de son courroux. De son côté , Olivia jouait à merveille
le rôle de coquette, si Ton peut appeler jouer ce qui lui
était si naturel. Elle afficha ouvertement sa préférence
pour son nouvel adorateur. M. Thornhill en parut tout k
fait abattu , et prit congé d'un air pensif. J'avoue que je
ne m'expliquais pas sa peine , quand il lui eût été si facile
d'en éloigner la cause en déclarant d'honorables vues ;
mais , quelle que fût son inquiétude, il était aisé de voir
que celle d'Olivia était plus grande. Après ces entrevues ,
plusieurs fois renouvelées, avec ses admirateurs, elle
cherchait la solitude pour s'y livrer k son chagrin. Un
soir, entre autres, qu'elle avait soutenu plus longtemps
une feinte gaîté, je la surpris tout en larmes. « Tu vois,
mon enfant, lui dis-je, que ta confiance en la passion de
M. Thornhill n'était qu'un rêve : il souffre la rivalité d'un
homme qui est de tous points son inférieur; et cependant
il sait qu'il dépend de lui de s'assurer ta main par une
déclaration candide.
— Oui , papa , répliqua-t-elle ; mais il a ses raisons pour
13G LE VICAIRE
retarder, je sais qu'il a ses raisons. La sincérité de ses
regards, de ses paroles, me prouve sa parfaite estime.
Bientôt, j'espère, il montrera la générosité de ses senti-
ments, et vous verrez alors que l'opinion que j'ai de lui
est plus juste que la vôtre.
— Olivia, ma chérie, répliquai-je, tous les plans qui
ont été suivis jusqu'ici pour l'obliger à se déclarer ont été
proposés et arrangés par toi , et tu ne saurais dire que je
t'aie contrainte en rien. Mais tu ne dois pas supposer, ma
chère, que je me prête à faire de son honnête rival la vic-
time de ta passion mal placée. Je t'accorderai tout le
temps que tu croiras nécessaire pour amener ton prétendu
adorateur à s'expliquer clairement ; mais , à l'expiration
de ce terme, s'il continue à garder le silence, je veux
absolument que Thonnéte William soit récompensé dé sa
fidélité. La ligne de conduite que j'ai tenue jusqu'ici exige
cela de moi ; ma tendresse comme père ne l'emportera ja-
mais sur mon intégrité comme homme. Fixe donc le jour :
qu'il soit aussi éloigné que tu le jugeras à propos, et en
môme temps prends soin de faire savoir à M. Thornbill
l'époque précise a laquelle je compte te donner à un autre.
S'il t'aime réellement, son bon sens lui suggérera bien
vite le seul parti qu'il ait à prendre pour ne pas te perdre
à jamais. »
Cette proposition, dont elle ne put nier la justice, fui
acceptée par elle. Elle renouvela de la façon la plus posi»
tive sa promesse d'épouser M. William, si l'autre persistait
dans son apathie; et à la première occasion qui s'offrit,
en présence même de M. Thornhill , le jour de son mariage
avec le rival du squire fut fixé à un mois de date.
De si rigoureuses mesures semblaient redoubler l'an-
xiété de M. Thornhill ; mais ce qu'éprouvait réellement
Olivia ne me laissait pas sans inquiétude. Dans cette lutte
entre la prudence et la passion, sa vivacité l'abandonna
entièrement : elle ne se plaisait qu'a être seule, et passait
tout son temps k pleurer. Une semaine s'écoula sans que
M. Thornhill fit le moindre effort pour empêcher le ma-
DE WAKEFIELD. 137
rîage. La semaiae d'aprèd il fut encore assidu, mais ne
s'ouvrit pas plus. La troisième, il cessa entièrement ses
visites ; et ma fille , au lieu d*en témoigner de Tirrita-
tion , comme je m*y attendais , semblait garder une tran-
quillité pensive que je prenais pour de la résignation.
Quant a moi , je me réjouissais sincèrement de la pensée
que mon enfant allait se trouver dans une position aisée et
paisible, et j*applaudissais souvent à la résolution qu'elle
avait prise de préférer le bonheur k Téclat.
La noce devait avoir Heu dans quatre Jours, et ma pe-
tite famille, réunie le soir autour d*un feu joyeux, racontait
des histoires du temps passé, et formait des projets pour
Tavenir; chacun b Hissait son château en Espagne, riant de
chaque folie qui lui passait par la tête, « Eh bien. Moïse,
mon garçon, m* écriai-je, nous aurons bientôt une noce dans
la famille ! Que t'en semble? dis-nous un peu ton avis ia-
dessus?'-Mon avis, père, est que tout va à merveille. Je pen-
sais justement quequand ma sœur Livy serait la femme du
fermier William , ce dernier nous prêterait gratis sa presse
à cidre et sa cuve a brasser. — Certes oui , Moïse , et par-
«dessus le marché il nous chantera la Mort de la Damcj
pour nous égayer. — Tl a appris cette chanson à Dick , dit
Moïse, qui , je vous assure, ne la chante pas trop mal. —
Vraiment! m'écriai-je; alors, qu'il nous en régale. Où est-
il? où est le petit Dick? qu'il chante bravement et de toute
sa voix ! — Mon frère Dick, s'écria Bill, le plus jeune des
éenu marmots, vient de sortir avec sœur Livy ; mais
M. William m'a appris aussi deux chansons, et je vous
les ciianlerai, papa, si vous voulez. I>aquellc préférez-
vous, le Cygne mourant^ ou la Complainte sur la mort
(Vun chien enra^fé? — La complainte, sans nul doute,
mon enfant; je ne la connais pasencore. Eh! Déborah, mon
cœur, tu sais que la douleur altère; donne-nous donc une
bouteille de ton meilleur vin de groseilles pour nous tenir
en joie. J'ai tant pleuré depuis peu de toutes sortes d'élé-
gies, que , sans un verre de quelque chose qui ranime, je
suis sûr que je ne pourrai pas tenir à celle-là. Allons, So-
12*
138 LE VIGAIBE
phie, moD ainoiir, prends ta guitare, et racle an petit ac-
compagnement k ce garçon.
COMPLAINTE
SVR LA MORT D^N CHIEN ENRAGÉ (33).
Or écoutez, petits et grands,
La chanson qae Je vous débite ,
Et si vous ia trouvez petite ,
Elle ne voos tiendra pas longtemps.
Dans Islinglon jadis vivait
Le meilleur garçon de la terre.
Qui, lorsqu'il faisait sa prière,
Faisaft bien , à ce qu'on disait.
U avait le cœur ingénu ^
L'âme en tout généreuse et bonne,
Et n'habillait pas sa personne
Sans revêtir un homme nu.
Un chien vivait aux mômes lieux,
Comme il en est en maint village ^
Chiens de haut et de bas étage ,
Dogues , roquets , jeunes ou vieux.
L^homme et le chien , amis d'abord »
Firent bientôt mauvais ménage :
Que fait le chien? il prend la rage,
Se jette sur l'homme et le mord.
Soudain accourent à foison
Les voisins , prompts à reconnaître
Qu'il faut , pour mordre un si bon maître ,
Qu'un chien ait perdu la raison.
'En tous lieux le cas est jugé.
Chacun dit , voyant la blessure ,
L'homme mourra delà morsure,
CaL' le chien était enragé.
DE WAKBFIBLD. 139
Mais oyei ce qui arriva !
Quoi qu'on en eût dit à la ronde »
Pour faire mentir tout le monde,
L*homme guérit, le chien creva.
« Voila qui est chanté comme un brave garçon y Bill ,
sur ma foi ! Cette complainte peut à bon droit s'appeler
tragique. Allons, mes enfants, à la santé de Bill, et qu'il
puisse être évêque un jour !
— De tout mon cœur, s'écria ma femme; fit- s'il proche
seulement aussi bien qu'il chante, je ne doute pas qu'il
fasse son chemin. Presque toute la famille, du côté de ma
mère, était renommée pour le chant. Il était passé en pro-
verbe dans le pays que les Blenkinsops ne pouvaient ja-
mais regarder droit devant eux, ni les Hugginsons souffler
une chandelle, mais que les Gograms n'avaient pas leurs
pareils pour chanter une chanson, ni les Marjorams pour
conter une histoire. ^
— Quoi qu'il en soit, repris-je, j'aime mieux la pliis
commune de toutes les ballades des rues que leurs belles
odes modernes^ et ces poésies qui nous pétrifient dès la
première stance : ennuyeuses productions qu'on déteste et
qu'on loue. Passe le verre à ton frère. Moïse. Le grand
défaut de tous ces poèmes élégiaques est de se mettre au
désespoir pour des chagrins dont la portion sensée du
genre humain se soucie fort peu. Une grande dame a-t-elle
perdu son manchon, son éventail ou son épagneul, aussi-
tôtje slupide poète court chez lui versifier ce désastre.
— Cela peut être de mode pour les compositions les plus
relevées, dit Moïse; mais les chansons du Baneiagh , qui
arrivent jusqu'à nous , sont du genre le plus familier , et
toutes jetées au même moule : Colin rencontre Colette ,
et ils commencent un dialogue : il lui fait présent pour
orner ses cheveux de quelque bagatelle achetée k la foire ;
en échange elle lui offre son bouquet , et ils vont ensemble
droit b l'église, où ils donnent aux jeunes nymphes et aux
jeunes bergers le salutaire conseil de se marier le plus tôt
possible.
140 LE VICAIHK
— El c'est un excellent conseil , repris-je, et bien dunné
dans les chansons du Ranelagh ; car, si je crois ce qu'on
en dit, il n'y a pas de lieu an monde où l'avis soit plus
facile a mettre en pratique. En même temps qu'on engage
à se marier, on fournit aussi la femme ; et assurément ce
doit être un excellent marché , mon garçon, que celui où
l'on nous avertit de ce qui nous manque , et où l'on se
charge de nous le fournir.
— Oui, père, dit Moïse. Je ne connais en Europe que
deux de ces marchés où l'on puisse chercher femme : le
Ranelagh (33) en Angleterre, et Fontarabie en Espagne.
Mais la foire espagnole ne se tient qu'une fois l'an, tandis
que nos femmes anglaises sont en vente tous les soirs.
— Tu as raison, mon garçon, s'écria sa mère, il n'y a
que la vieille Angleterre au monde pour les maris qui
cherchent femme. — Et pour les femmes qui mènent leurs
maris, interrompis -je. C'est un commun proverbe à l'é-
tranger, que si on jetait un pont sur la mer^ toutes les
femmes du continent le passeraient au plus vite pour ve-
nir prendre modèle sur les notes ; car il n^y a pas dans-
toute l'Europe de femmes comparables aux Anglaises. —
Mais donne-nous une autre bouteille, Déborah, mon
cœur, et Moïse nous chantera un petit air. — Que de
grâces n'avons-nous pas à rendre au ciel , qui nous accorde
la tranquillité , la santé et un modeste bien-être ! Je me
sens plus heureux maintenant que le plus grand potentat
de la terre. Il n'a pas notre joyeux foyer, avec ces riants
visages à l'entour. Oui, Déborah, nous nous faisons
vieux ; mais le soir de notre vie a des chances de bon-
heur. Nous sommes descendus d'aïeux irréprochables , et
nous laisserons derrière nous de bons et vertueux enfants.
Ils seront noire appui , notre joie tant que nous vivrons ,
et après notre mort ils transmettront notre honneur sans
tache à leur postérité. Allons , mon fils, nous attendons ta
chanson ; nous ferons chorus. Mais où est Olivia , ma ché-
rie?... Sa voix de chérubin est toujours la plus douce
dans le concert. »
DE WAKEbMELO. 141
Je parlais encore , lorsque Dick entra en courant : « Oh !
papal papal elle est en allée! partie d'avec nous, partie
pour tout a fait 1 ma sœur Livy est partie pour ne plus
revenir jamais! — Partie, enfant? — Oui, elle est partie
avec des messieurs en chaise de poste. Et il y en a un qui
Ta embrassée et qui a dit qu'il mourrait pour elle; et elle
a beaucoup pleuré. Elle voulait revenir, mais il lui a en-
core dit des paroles, et elle a monté dans la voiture. Elle
disait : Oh ! que dira mon pauvre papa quand il saura que
je suis perdue !
— Enfants, m'écriai-je, tombez maintenant de misère
en misère, il n*y aura plus jamais pour nous une heure
de joie!... Oh ! puisse la colère du ciel frapper lui et les
siens!... Me voler ainsi mon enfant! Oui, il sera puni
pour m'avolr ravi ceite âme douce et innocente que je
conduisais vers le ciel !... Une jeune ûlle douée de tant de
candeur !... Tout notre bonheur terrestre est 6ni ! Allez ,
enfants, allez I tombez dans la misère et Tinfamie ! je ne
puis plus rien pour vous, car mon cœur est brisé au de-
dans de moi !
— Père! s'écria mon fils, est-ce Fa votre force?
— De la force , enfant I Oui , il verra que j'ai de la force !
Apporte-moi mes pistolets... Je poursuivrai le traître ; je
te poursuivrai tant qu'il sera sur terre ! Tout vieux que je
suis, il verra que je peux frapper encore, rinfâme, le vil
scélérat! »
Je m'étais emparé de mes pistolets, lorsque ma pauvre
femme , dont les passions étaient moins vives , m'entoura
de ses bras. « iMon cher, mon bien-aimé mari , s'écria-
t-elle, la Bible est la seule arme qui convienne a tes mains
tremblantes. Ouvre-la, mon bien aimé, et change notre
angoisse en patience... Ahi elle nous a indignement
trompés!...
— En vérité, père, reprit mon fils après une pause,
votre fureur est trop grande et passe les bornes. Vous de-
vriez être le consolateur de ma mère , et vous augmentez
son affliction. Il sied mal à votre âge et au caractère au-
^a
142 LB YIGÀIBE
giiste dont vous êtes revêtu de maudire ainsi votre plus
grand ennemi : vous n'eussiez pas dû le maudire, tout
misérable qu'il est.
— Je ne Tai pas maudit, enfant... L'ai-je maudit?
— Oui, père, vous l'avez fait; vous l'avez maudit deux
fois.
— Que Dieu me pardonne donc , ainsi qu'à lui !... C'est
aujourd'hui, mon Gis, que je comprends la charité surhu-
maine qui nous a enseigné à prier pour nos ennemis. Béni
soit son saint nom pour tout le bi^n qu'il nous a donné,
et pour tout celui qu'il nous ôte. Mais ce n'est pas, oh !
non, ce n'est pas une douleur ordinaire, que celle qui
arrache des larmes à ces yeui vieillis , qui n'ont pas pleuré
depuis tant d'années!... Ma flUe !... la perdre, la souiller ,
elle, ma bien-aiméel Puisse la malédiction tomber... Le
ciel me pardonne! Qu'allais-je dire?... Vous vous rappe-
lez tous comme elle était bonne et charmante ; jusqu'à ce
malheureui moment, tout son souci était de nous rendre
heureux... Ah! que n'est-^lle morte! Mais elle s'est en-
fuie... l'honneur de notre famille est souillé... je n'ai plus
à espérer de repos que dans un autre monde... Dis-moi ,
mon enfant, tu les as tus partir? Peut-être l'a-t-il con-
trainte? S'il lui a fait violence , elle peut encore être in-
nocente.
— Oh ! non , papa , répondit l'enfant; seulement il l'em-
brassait et l'appelait son ange : elle pleurait bien fort , et
s'appuyait sur son bras ; puis les chevaux sont partis au
galop.
— C'est une ingrate créature, s'écria ma femme, qui
sanglotait et pouvait à peine parler, une ingrate fille, de
nous traiter ainsi! Jamais nous n'avons contrarié ses affec-
tions. La malheureuse a lâchement abandonné ses parents
sans provocation , au risque de faire descendre vos che-
veux blancs dans la tombe, où je vous suivrai bientôt. »
Cette nuit, la première de nos véritables malheurs, se
passa tout entière en d'amères plaintes , et en accès d'exal^
tatiou mal soutenus. J'étais décidé à découvrir le ravis-
DE WAKEFIELD. H 3
seur , en quelque lieu qu'il fût , et à lui reproc|ier son infa-
mie. Le lendemain matin notre malheureuse enfant nous
manqua , à ce déjeuner où elle apportait la gaité et la vie.
Ma femme essaya encore d'alléger son cœur par des re-
proches. «Jamais, s'écria-t-elle , cette souillure de notre
maison n'obscurcira le seuil de notre porte I jamais je ne
l'appellerai ma fille I Non, qu'elle vive avec son lâche
séducteur! Elle peut faire notre honte , mais elle ne nous
trompera plus.
— Femme, di»-je, ne parle pas avec cette dureté. Ma
haine de son crime est aussi grande que la tienne ; mais
jamais ma maison ni mon cœur ne seront fermés au pau-
vre pécheur repentant. 1408 tôt elle reviendra de ses égare-
ments» mieux elle sera accueillie. Les meilleurs peuvent
errer une première fois ; l'artifice persuade , et la nouveauté
a des charmes qui attirent. Une première faute peut naître
de la simplicité du cceur; les autres seulement ont leur
source dans le crime. Oui , la malheureuse créature sera
bien venue dans mes bras et dans cette maison , fût-elle
souillée de tous les vices. Je veui entendre encore la mu-
sique de sa voix, je veux encore m'appuyer avec tendresse
sur son cœur, si j'y trouve le repentir. — Mon fils , apporte-
moi ma bible et mon bâton. J'irai h sa poursuite , en quel-
que endroit qu'elle se trouve ; et si je ne puis la sauver de
la honte, je l'empêcherai du moins de persévérer dans
l'iniquité. »
1*14 LE VICAIBB
CHAPITRE XVllI.
Poursuite d'un père qui veut ramener à la vertu un enfant égaré.
Quoique Dick n'eût pu me décrire la personne qui aval t
fait monter sa sœur en chaise de poste, mes soupçons se
fixèrent naturellement sur notre jeune seigneur, dont le
goût pour ce genre d'intrigues n'était que trop connu. Je
m'acheminai donc vers le château de M. Thornhill, résolu
à faire à ce dernier les plus sanglants reproches, et à ra-
mener» s'il était possible, ma brebis égarée. Mais, che-
min faisant , je rencontrai un de mes paroissiens qui me dit
avoir vu une jeune dame, ressemblant à ma fille , en chaise
de poste avec un gentilhomme qui, d'après la description
qu'il m'en fit, ne pouvait être que M. Burchell : ils allaient ,
disait-il , fort vite. Cependant je ne me contentai point de
ce renseignement, et persistai à aller droit chez le squire.
Il était encore de bonne heure , mais j'insistai pour le voir
sur-le-champ. Il parut bientôt, et vint k moi de l'air le
plus cordial et le plus franc. L'enlèvement de ma fille
sembla lui causer une extrême surprise ; il prolesta sur
son honneur qu'il y était complètement étranger. Je m'en
voulus alors de mes premiers soupçons, et ne pus les tourner
que sur M. Burchell. Je me rappelai qu'Olivia et lui avaient
eu dernièrement plusieurs conférences. Un autre témoin
ne me laissa plus de doutes sur cette trahison ; il affirmait
que ma fille et M. Burchell avaient pris la route des Eaux ,
à environ trente milles de là, où il y avait nombreuse
compagnie. En proie à cet état d'exaspération qui nous dis-
pose à agir précipitamment plutôt qu'à raisonner juste, je
ne m'arrêtai pas à penser que ces diverses informations
pouvaient m'étre données par des gens apostés tout exprès
DE WÀKEFIBLD. H^
sur ma roate, et je poursuivis ma fliie et son ravisseur
dans la direction qu'on m'ayait indiquée. Je marchais
vite et avec anxiété , interrogeant les passants et n'en ob-
tenant rien. A l'entrée de la ville, je rencontrai un homme
à cheval, que je me rappelai avoir vu chez M. Thornhill.
Il m'assura que si j'allais jusqu'aux courses, è" trente
milles plus loin, je ne pouvais manquer de surprendre
les fugitifs ; il les avait vus danser, disait-il , la veille au
soir, à un bal où tout le monde admirait les grâces de ma
fille. Le lendemain matin de bonne heure je me remis en
marche, et vers quatre heures de l'après-midi j'arrivai
au lieu du rendez-vous. La réunion des gens attirés par les
courses était des plus brillantes : tous n'avaient qu'une
pensée, qu'un but, le plaisir: bien différents, hélas! de
moi , qui venais à la recherche de ma pauvre enfant perdue.
Je crus apercevoir de loin M. Burchell; mais, comme s'il
eût craint une entrevue avec moi , dès que je m'approchai
il se mêla à la foule , et je ne le revis, plus.
Je réfléchis alors qu'il serait inutile de conlinver cette
vaine poursuite, tandis que ma pauvre et innocente fa*
mille avait besoin de moi au logis. Mais les agitations de
mon espritet les fatigues que j'avais endurées me donnèrent
une fièvre dont je ressentis les premiers symptômes pen-
dant les courses. C'était un autre coup inattendu : car
j'étais à plus de soixante-dix milles de chez moi. Je me re-
tirai dans un petit cabaret bâti au bord du chemin , et dans
ce triste gite, refuge ordinaire de l'indigence et de la fru-
galité, je me couchai pour attendre patiemment la fin de
mon mal. J'y languis environ trois semaines : enfin ma
constitution prit le dessus. Je manquais d'argeot pour
payer ma modique dépense, et l'inquiétude que ce démV
ment me causait eût suffi pour amener une rechute, si un
voyageur qui s'arrêta en passant pour se rafraîchir ne fût
venu k mon aide. Cet homme n'était autre que le libraire
philanthrope de Saint-PauVs Church^yard (34), qui a
écrit tant de petits livres pour les enfants. Il avait pris le
titre de leur ami, et il était cehii de tout le genre humain.
13
HG LE VICAIRE
A peine eut-il mis pied k terre, qu1l se montra impatient
de repartir; car il avait toujours sur les bras quelque
affaire de la plus haute importance. A ce moment-là même
il rassemblait des matériaux pour l'histoire d'un certain
Thomas Trip. Je reconnus aussitôt la Ggure ouverte et le
teint bourgeonné du brave homme, qui avait publié quel-
ques-unes de mes attaques contre la deutérogamie, celte
plaie du siècle. Il me prêta quelque argent, que je m'en-
gageai à lui rembourser k mon retour. Quittant donc l'au-
berge , quoique bien faible encore , je résolus de regagner
le logis par petites journées d'environ dix milles chacune.
J'avais à peu près recouvré la santé et ma tranquillité ha-
bituelle, et je m'en voulais maintenant de cet orgueil qui
m'avait fait murmurer sous la main qui châtie. L'homme
connaît peu la mesure de sa patience jusqu'à ce qu'il ait
enduré de nombreuses misères. Lorsque nous tentons de
gravir les plus hautes cimes de l'ambition, qui d'en bas
nous apparaissent resplendissantes, chaque pas nous
dévoile quelque triste et sombre aspect, mécompte im-
prévu; de même, quand nous descendons des régions de la
joie, la vallée de misère au-dessous se montre obscure et
désolée ; et pourtant l'esprit actif, en quête de distractions,
rencontre chemin faisant des choses qui l'attirent et lui
plaisent : à mesure que nous approchons, les plus sombres
objets s'éclairent , et l'œil intérieur se fait à ces ténèbres.
Je marchais depuis deux heures environ, et j'avais fait
assez de chemin, lorsque j'aperçus dans le lointain une
espèce de chariot. Je pressai le pas pour l'atteindre, et en
arrivant je découvris que c'était le char de voyage de co-
médiens ambulants, qui transportait leurs décorations et
tout leur équipage dramatique au prochain village où ils
devaient jouer. Il n'y avait que le conducteur et un comé-
dien, le reste de la troupe devant suivre le lendemain. La
bonne compagnie abrège la route , dit le proverbe. J'entrai
donc en conversation avec le pauvre acteur ; et comme
j'avais eu jadis quelque penchant pour le drame, je me
mis à discourir sur ce sujet avec ma liberté habituelle.
DE W'AKEFIELD. 147
rétais fort peu au courant du théâtre moderne : je lui de-
mandai quels étaient les auteurs en vogue, les Dryden,
lesOtway du jour. — « Je crois, monsieur, dit le comé-
dien , que peu de nos auteurs dramatiques se trouveraient
honorés de la comparaison ; le style de Dryden et de Rowe
est tout à fait passé de mode; notre goût a reculé de tout
un siècle; les pièces de Fletcher, de Ben-Jolinson , et
toutes celles de Sbakspeare, sont les seules qui prennent.
— Gomment, m'écriai-je, se peut-il que notre époque
se complaise au vieux dialecte, aux plaisanteries suran-
nées, aux caractères outrés qui abondent dans ces ou-
vrages? — Monsieur, répliqua Tacleur, le public ne s'in-
quiète ni des caractères, ni du dialecte, ni du goût des
plaisanteries; ce n'est pas là son affaire. Il ne veut qu'être
amusé, et se trouve heureux d'assister à une pantomime
que sanctionne le nom de Ben-Johnson ou celui de
Sbakspeare (35).
— Ainsi donc, m'écriai-je, nos dramaturges modernes
sont plutôt imitateurs de Sbakspeare que de la nature 1 —
A vrai dire, répliqua mon compagnon, je ne sache pas
qu'ils imitent rien du tout ; le public ne l'exige pas d'eux;
il n'applaudit pas la composition d'une pièce, mais la
quantité de surprises, de poses, d'effets, qu'on y a fait
entrer. J'ai vu une comédie oiill n'y avait pas le plus petit
mot pour rire arriver à la popularité à force de hausse-
ments d'épaules, et un drame sauvé d'une chute, grâce à
un accès de colique adroitement ménagé par le poète.
Non , monsieur, les œuvres de Congrève et de Farquhar
sont trop spirituelles pour le goût du jour : nous nous
piquons à présent de plus de naturel. »
L'équipage de la troupe ambulante approchait alors du
village; les habitants, avertis sans doute de notre arrivée,
sortirent en foule pour nous voir; car les comédiens de
campagne ont toujours plus de spectateurs au dehors qu'au
dedans, ainsi que mon compagnon en fit la remarque. Je
ne songeai à l'inconvenance qu'il y avait à me trouver en
pareille compagnie que lorsque je vis la (lapulace s'amasser
}'*
H8 LB VlCÀlBE
autour de moi. Je me réfugiai le plus vite possible dans la
première auberge qui s*offri(. Un gentilhomme bien mis
était installé au salon ; il m'aborda en me demandant si
j'étais véritablement le chapelain de la troupe, ou si mon
habit n'était qu'un déguisement approprié à quelque rôle. . .
Lorsque je lui eus expliqué la vérité, et dit que je n'ap>
partenais en rien au théâtre, il eut l'obligeance de m'en-
gager, ainsi que le comédien qui m'accompagnait, a par-
tager avec lui un bol de punch. Il disserta avec beaucoup
d'intérêt et de feu sur la politique actuelle ; je supposai
que ce n'était rien moins qu'un membre du parlement, et
mes conjectures se conGrmèrent lorsque, ayant demandé
ce qu'on pourrait nous donner à souper, il insista pour
nous conduire chez lui : force nous fut de céder à ses
instances.
. -- j>.i.tyl- j —
«■F"
DE WAKEFlBLD. 149
CHAPITRE XIX.
Un détracteur du gouvernement actuel, qui cratnt pour nos
libertés.
La maison où nous étions invités étant située a. peu de
distance du village, et la voiture n'étant pas prête, notre
fiole nous proposa d'aller à pied. Nous arrivâmes bientôt
à l'une des plus magnifiques demeures que j'eusse vues
dans cette partie du pays. La pièce où nous entrâmes était
d'une élégance extrême et toute moderne. Le maître du
logis alla donner ses ordres pour le souper, et le comédien
me Gt observer, en clignant de Tœil, que nous avions Joue
de bonheur ce soir-Ia. Peu après la rentrée de notre hôte',
on servit un repas délicat, auquel assistèrent deux ou trois
dames en déshabillé galant. I^a conversation s'engagea avec
une grande vivacité; la politique, sujet Tavori de notre
Amphitryon , fut de nouveau mise sur le lapis. La liberté,
disait- il, était à la fois pour lui un objet de terreur et
d'orgueil. Lorsqu'on eut enlevé la nappe, il me demanda
si j'avais lu le Moniteur, Lui ayant répondu que non :
« Quoi ! s'écria-t-il, ni r Auditeur non plus? — Pas davan-
tage, monsieur, répliquai-je. —Voilà qui est étrangel
très-étrange I Moi, je lis tout ce qui paraît en politique,
tous les journaux quotidiens : le Daily (36), le Public y le
Ledger, la Chronicie^ le London'Evening^ le fVhile-
Halleveninçy les dix-sept Magasins et les dhRevties. Et,
quoiqu'ils se délestent cordialement entre eux, moi je les
aime tous. La liberté, monsieur, la liberté est l'apanage
d'un vrai Breton , et, de par toutes mes houillères du ( or-
nouaille, je vénère ses gardiens!
13*
160 LE viCAïas
-*I1 y a tout lieu d'espérer alors, m'écriai-je, que vous
vénérez le roi.
-* Oui, reprit mou interlocuteur, quand il fait ce que
nous voulons; mais s*il continue à agir comme dans ces
derniers temps, je ne me mêle plus de ses affaires. Je n«
dis rien, mais je pense, à part moi, que j'aurais mené les
choses un peu mieux. Le roi n'a pas assez de conseillers :
il devrait prendre l'avis de tous ceux qui sont disposés. à
lui en donner, et alors les choses marcheraient d'une autre
façon.
— Je voudrais, pour mon compte, dis-je, que tous ces
conseillers intempestifs fussent mis au pilori. 11 serait du
devoir de tout honnête homme de prêter appui au côté le
plus faible de la constitution, k ce pouvoir sacré qui depuis
quelques années décline chaque jour, et perd sa juste part
d'influence dans TÉtat; mais les ignorants et les niais con-
tinuent leurs clameurs de liberté , et s'ils ont quelque
poids dans la balance, ils le jettent lâchement du côté oîL
elle penche.
— Comment , s'écria une des dames , se peut-il que j'aie-
assez vécu pour voir un vil ennemi de nos libertés, un
servile défenseur des tyrans 1 liberté, don sacré du ciel,
glorieux privilège des vrais Bretons I
— Qui croirait, en effet, qu'au jour d'aujourd'hui il se
puisse trouver des avocats de l'esclavage , dit notre hôte ,
des hommes qui veuillent dépouiller honteusement les An-
glais de leurs plus beaux privilèges (37)? Qui, monsieur,,
pourrait être assez bas....
— Monsieur, lui repartis-je, je suis pour la liberté, cet
attribut des dieux' la glorieuse liberté, cet inépuisable
thème des déclamations modernes. Je voudrais que tous
les hommes fussent rois : je voudrais être roi moi-même.
Nous avons tous par nature un égal droit au trône; nous
sommes tous égaux d'origine. C'est mon opinion, et ce fut
jadis celle d'une association d'honnêtes gens qu'on appe-
lait les niveleurs. Ils essayèrent de s'ériger en une répu-
blique où tous seraient cgalemeni libres. Mais, héius! hi'
DE WAKBFIBLD. 151
chose ne put marcher ; car il y en avait parmi eux Je plus
forts et (le plus rusés que les autres, et ceux-là se firent les
maîtres du troupeau. Votre palefrenier monte vos chevaux
parce qu*il est plus fin qu*eux ; de môme il trouvera dans
Fespèce humaine quelque animal plus adroit ou plus fort
que lui , qui lui grimpera sur le dos. Puisque l'humanité
est condamnée à se soumettre, et que les uns sont nés pour
commander, les autres pour obéir, il s*agit desavoir lequel
vaut le mieux, d'avoir les tyrans que nous devons subir
dans notre propre maison, dans le môme village, ou à
distance comme dans la capitale. Or, monsieur, quant à
moi , j'ai une aversion naturelle pour la figure d'un tyran :
plus il est loin , plus je me sens à l'aise. La masse du genre
humain est de mon avis : c'est pourquoi elle a créé a l'una-
nimité un roi, dont l'élection met arrdt a la multiplica-
tion des tyrans . et tient la tyrannie le plus loin possible de
(a foule des sujets. Mais les grands, qui étaient autant de
petits tyrans avant qu^nn seul fût élu, sont naturellement
ennemis d'un pouvoir élevé au-dessus d'eux, et dont le
poids se fait surtout sentir aux classes qui lui sont subor-
données. Il est donc de Tintérôt des grands de diminuer,
autant que possible, la prérogative royale, car tout ce
qu'ils lui enlèvent est autant de gagné pour eux; et leur
part d'activité dans l'État consiste a saper 1 unique maî-
tre, et h lui reprendre en détail leur primitive autorité.
Cependant l'État peut se trouver dans de telles circonstan-
ces, ses lois ôtre ainsi faites, et l'esprit de ses hommes
opulents tourné de telle façon, que tous conspirent contre
la monarchie et la minent en dessous. En premier lieu, si
les conditions dtB l'état social sont de nature à favoriser
Paccumulation des richesses, et a rendre les riches encore
plus riches, leur ambition s'en augmentera. Une accumu-
lation de richesses est la suite inévitable de ce qui se passe
aujourd'hui chez nous, où le commerce extérieur donne de
beaucoup plus grands bénéfices que l'industrie nationale :
et comme le commerce extérieur ne peut être exploité
d'une façon profitable que par les riches, et qu'ils ont
162 LE VICAIBB
aussi tous les gains que produit l'industrie du pays, deux
sources de richesses s'ouvrent pour eux, tandis que les
pauvres n'en ont qu*une. C'est pour cette raison qu'on a
toujours vu Fargenl s'accumuler dans les Étuis commer-
çants, qui à la longue sont tous devenus aristocratiques.
» Les lois mêmes de notre pays contribuent à l'accumu-
iation des biens : par elles les liens naturels qui rappro-
chent le riche et le pauvre sont brisés ; elles enjoignent en
quelque sorte à l'opulent de ne s'unir qu'a aussi riche que
lui. Les plus habiles sont reconnus incapables de servir le
pays comme conseillers, dès qu'ils manquent de fortune.
L'argent devient donc l'unique ambition du sage; par ce
moyen y dis-je, et par d'autres du même genre, les riches-
ses vont s'accumulant. Or, le possesseur d'une grande for-r
tune une fois pourvu de toutes les nécessités , de tous les
plaisirs de la vie ^ quel autre emploi a-t-il à faire de son
superflu, sinon d'acheter du pouvoir, c'est-à-dire, en
d'autres termes, de se faire des créatures en escomptant la
liberté des nécessiteux ou des âmes vénales qui sont dispo-
sées a subir les vexations d'une tyrannie immédiate pour
avoir du pain? Ainsi, chaque homme riche rassemble en
général autour de lui un cercle d'hommes pauvres, et
rÉtal dans lequel les richesses abondent peut être comparé
au système de Descartes, chaque globe emportant avec soi
son propre tourbillon. Cependant ceux qui consentent à
se faire satellites des grands sont prédestinés a être escla-
ves, rebut du genre humain, façonnés à l'esclavage par la
nature et par léducation, et qui ne connaissent de la
Mberlé que son nom. Mais un grand nombre de gens vivent
en dehors de cette sphère et échappent a T influence du
riche ; je veux parler de cette classe d'hommes placés entre
la noblesse et la populace, trop aisés pour se soumettre au
bon vouloir du voisin, et trop pauvres pour s'ériger eux-
mêmes en tyrans. C'est dans cette classe moyenne que se
trouvent les arts , la sagesse, les vertus sociales : elle seule
s'estmontrée vraimentconservatricedela liberté, et l'on peut
a bon droit l'appeler la nation. Néanmoins il arrive parfois
DE WA&BPIBLD. tS9
que cei ordre mitoyen perd toute iofluenee dans l'État , et
que sa voix est étouffée par celle de la canaille; car, si la
fortune nécessaire pour donner droit a un citoyen de se
prononcer dans les affaires publiques est dix fois moindre
qu'à l'origine de la constitution , il est évident que les der-
nières classes auront entrée dans le système politique , et
qu'entraînées à la suite des riches , elles obéiront a l'im-
pulsion de leurs patrons. En pareille circonstance, tout ce
qui reste à faire à la classe moyenne est de se rallier à la
couronne, et de veiller avec un soin jaloux à la
conservation des prérogatives et des privilèges de la
royauté, car celle-ci divise le pouvoir des riches et empê-
che les grands de peser de tout leur poids sur le peuple
placé au-HJessous d'eux. La classe moyenne peut être com->
parée à une ville dont les opulents font le siège, et au
secoursde laquelle le gouverneur accourt du dehors. Tant
que les assiégeants craignent l'approche d'un ennemi plus
fort qu'eux , ils offrent aux citoyens les meilleures condi-
tions, les flattent de paroles et les amusent de promesses;
mais si une fois ils ont vaincu le gouverneur, les murs de
la ville ne sont plus qu'une faible défense pour ses habi-
tants. Veulent-ils savoir ce à quoi ils doivent s'attendre?
ils n'ont qu'à jeter les yeux sur la Hollande, Gènes, Ve-
nise, où les lois gouvernent les pauvres, et où les riches
gouvernent les lois.
» Je suis donc pour la monarchie, et mourrai pour
elle ; car s'il y a quelque chose de sacré parmi les hom-
mes, c'est le souverain élu par le peuple , et chaque dimi-
nution de son pouvoir, en guerre ou en paix, est un
empiétement sur les vraies libertés des sujets. On a déjà
beaucoup trop fait avec les mots de liberté» de patriotisme^
de Bretons ; il est à espérer que les vrais-amis de la liberté
empêcheront qu'on ne fasse davantage. De mon temps j'ai
vu beaucoup de ces prétendus champions de l'indépen-
dance, et je ne me rappelle pas eu avoir connu un qui, au
fond du cœur et dans sa famille, ne fût un tyran (38). »
Ici je m'aperçus que la chaleur de mes convictions
154 LR VICAIBE
m'avait fait dépasser les bornes de la politesse ; Fimpa-
tience de mon hôte, qui avait souvent tenté de mMn-
terrompre, éclata tout à coup. « Quoi! s'écria-l-il,
ai-je donc reçu un jésuite déguisé en ministre anglican ?
De par toutes mes houillères du Cornouaille, il sortira
d*ici , comme je m'appelle Wilkinson ! » Je vis que j'étais
allé trop loin» et demandai pardon de la vivacité avec la-
quelle je m'étais exprimé. « Pardon I répliqua-t-il en
fureur; de pareils principes exigent des millions de par-
dons ! Comment 1 abandonner la cause de la liberté, de la
propriété! et, comme dit la Gazette, se laisser bâter et
fouler aux pieds avec des sabots (39) ! Monsieirr , j'insiste
pour que vous sortiez de cette maison sur-le-champ ,
crainte de pis... j'insiste là-dessus, monsieur. » J'allais
répéter mes excuses, quand nous entendîmes un grand
coup frappé à la porte; les deux dames s'écricren t :
« Aussi sûr que nous mourrons un jour, voilà monsieur
et madame qui rentrent ! » Il parut clair alors que nous
avions eu pour hôte le sommelier, qui, en l'absence de
son maître, avait eu envie de se donner des airs d'impor-
tance et de trancher du gentilhomme.
A dire vrai , il parlait politique aussi bien que la plu-
part des propriétaires campagnards. Rien n'égala ma con-
fusion en voyant entrer le maître du logis et sa femme , et
leur surprise ne fut pas moindre en trouvant compagnie
et la nappe mise. « Messieurs, s'écria le nouveau venu ,
s'adressant k moi et à mon compagnon , nous sommes ,.
ma femme et moi , vos très- humbles serviteurs ; mais
la faveur que vous nous faites est tellement inattendue ,
que j'en demeure comblé. »
Quelque inattendue que notre présence pût être pour
eux, la leur l'était encore davantage pour nous : je restais
muet et confondu de ma propre sottise, lorsque je vis tout
a coup entrer dans la salle ma chère Arabella Wilmot, la
flancée de mon flls Georges, dont le mariage s'était
rompu, comme je l'ai raconté plus haut. Dès qu'elle
m'aperçut, elle accourut à moi les bras ouverts, avec la
DB WAKEFIELD. 153
plus vive joie. « Mon cher monsieur, s*éaria-t-elle , k quel
heureux hasard devons-nous une visite si imprévue? Je
suis sûre que mon oncle et ma tante seront ravis d'appren-
dre qu*ils ont pour hôte Texcellent docteur Primrose. »
En m'entendant nommer, le vieux gentilhomme et sa
femme s'avancèrent poliment et me souhaitèrent la bienve-
nue de la façon la plus cordiale ; ils ne purent s'empôcher
de sourire lorsque je leur racontai comment je me trou-
vais chez eux, et le pauvre sommelier, qu'ils voulaient
d'abord chasser, obtint son pardon à ma prière.
M. et madame Arnold, à qui appartenait la maison,
insistèrent pour me garder quelques jours ; et leur nièce ,
ma charmante élève, dont l'esprit s'était, en quelque
sorte, formé par mes instructions, ayant joint ses instan-
ces aux leurs, je cédai ; on me donna cette nuit môme
une chambre magniOque, et le lendemain matin de bonne
heure miss Wilmot me proposa de faire avec elle une pro-
menade au jardin, décoré dans le goût moderne. Après
m'en avoir montré les embellissements, elle me demanda,
d'un air d'insouciance affecté, si j'avais eu depuis peu des
nouvelles de mon Gis.
« Hélas! madame (40), lui dis-je, voilk près de trois
ans que Georges est absent, et il n'a écrit ni à ses amis ni
à moi ; je ne sais où il est : peut-être ne le retrouverai -je
jamais, pas plus que le bonheur. Non, chère madame, les
douces heures que nous avons passées jadis au coin du
feu à Wakefield ne reviendront plus. Ma chère famille va
se dispersant vite, et la pauvreté a amené k sa suite non-
seulement le besoin , mais encore l'infamie ! » Les yeux
de l'excellente fille se mouillèrent de larmes , et je la sa-
vais douée de trop de sensibilité pour vouloir l'affliger
par le détail de nos souffrances. J'éprouvais cependant de
la consolation k voir que le temps n'avait en rien changé
son cœur. Elle avait rejeté plusieurs demandes de ma-
riage qui lui avaient été faites depuis que nous avions
quitté le pays. Elle me fit faire le tour de la propriété, me
montrant les promenades , les allées , les bosquets , et sai-
156 LB VICAIRE
sissant toutes les occasions qui s'offraient de m'adresser
quelque nouvelle question sur mon fils;
Nous passâmes ainsi l'après-midi, jusqu'à ce que la clo-
che do diner nous rappelât à la maison. Nous y trouvâmes
le directeur de la troupe de comédiens, qui venait offrir
des billets pour la Belle Pénitente (41) , qu'on devait jouer
ce soir-la ; le rôle d'Horatio était confié à un jeune homme
qui n'avait encore paru sur aucun théâtre. Le directeur en
faisait les plus grands éloges, et affirmait n'avoir jamais
vu d'acteur qui promit autant à son début. « L'art de la
déclamation, dit- il, ne s'apprend pas en un jour, mais
ce jeune homme semble né pour la scène. Sa voix , sa fi-
gure , ses gestes sont admirables. Nous l'avons enrôlé par
hasard en voyage. »
Cette circonstance excita notre curiosité, et, k la prière
des dajûes , je consentis a les accompagner à la salle de
spectacle, qui n'était autre chose qu'une grange. La so-
ciété dont je faisais partie étant incontestablement la pre-
mière de Tendroit , nous fûmes reçus avec les plus grands
honneurs et placés en face du théâtre. Nous attendions avec
impatience qu'Horatio fît son entrée; enfin le nouvel ac-
teur parut, et je laisse a juger aux pères quelles furent
mes sensations quand je reconnus mon malheureux fils. Il
allait commencer ; mais ses regards, errant sur l'auditoire,
tombèrent sur miss Wilmot et sur moi : il demeura im-
mobile et sans voix. Les acteurs restés dans les coulisses,
attribuant cette stupeur à sa timidité naturelle, essayèrent
del'encourager ; mais, au lieu de poursuivre, il fondit en
larmes et se retira. J'ignore quelles furent mes émotions
à ce moment ; elles se succédèrent avec trop de rapidité
pour que je puisse les décrire. Je fus bientôt tiré de ma
douloureuse rêverie par miss Wilmot ; elle était pâle , et
me pria d'une voix tremblante de la reconduire chez son
oncle. De retour au logis, M. Arnold, qui n'avait rien
compris à notre étrange conduite , informé que le débu-
tant était mon fils, lui envoya sa voiture avec une invita-
tion pressante. Georges ayant persisté dans son refus de
DE WAKEFIBLD. 167
paraître sur la scëae, les acteurs l'avaient'fait remplacer,
et nous l'eûmes bientôt près de nous.
M. Arnold lui Gl le plus aimable accueil, et je le reçus
avec transport, car je n'ai jamais su feindre un ressen-
timent que je n'éprouvais pas. La réception de miss
Wilmot fut beaucoup plus froide , mais je vis clairement
que c'était un rôle joué. Le trouble de son âme semblait
ne pouvoir s'apaiser : elle disait étourdiment vingt choses
qui laissaient percer sa joie , puis riait elle-môme du man-
que de suite de ses discours. De temps à autre, elle jetait
à la dérobée un coup d'oeil au miroir, comme si elle se
fût complu à son irrésistible beauté : elle nous faisait
vingt questions sans attendre les réponses et sans y prêter
la moindre attention.
14
158 LB VICAIBB
CHAPITRE XX.
Histoire d'un philosophe vagabond, qui court après la nouveauté,
et perd la joie du cœur.
Après souper, madame Arnold offrit poliment d*envoyer
deux de ses domestiques chercher le bagage de mon Ôis.
Il s*en défendit d*abord ; puis, comme elle insistait, il fut
obligé de lui dire qu'un bâton et une valise étaient les seuls
biens qu'il pût se vanter de posséder ici-bas.
« Ainsi , mon fils , m*écriai-je , vous m'avez quitté pau-
vre, et pauvre vous me revenez; ce n'est pourtant pas faute,
à ce que j'imagine, d'avoir vu beaucoup de ce monde?
— Oui, mon père (42), répliqua Georges; mais courir
après la fortune n'est pas toujours le moyen de la trouver;
et, a dire vrai, j'ai renoncé depuis peu à cette vaine pour-
suite.
— Je me Ggure, monsieur, reprit madame Arnold,
que le récit de vos aventures doit être fort amusant : j'en
connais la première partie, grâce a ma nièce, et si vous
consentiez à nous en dire la suite, nous vous en aurions
une véritable obligation.
— Madame, dit mon fils, je vous assure que le plaisir
que vous aurez k entendre mon histoire ne le cède en rien
à celui que j'ai à vous la raconter; cependant je ne puis
vous promettre une seule aventure , car j'ai plus a dire sur
ce que j'ai vu que sur ce que j'ai fait. »
« Le premier malheur de ma vie, vous le savez, fut
grand : il m'affligea profondément, mais sans pouvoir
m'abattre; j'ai toujours eu un merveilleux fonds d'espé-
rances. Plus la fortune se montrait rebelle, plus je comp-
tais qu'elle me dédommagerait un jour : j'étais au bas de
DR WAKEFIBLO. 159
sa roue , et chaque nouvelle évolution pouvait m'éiever ,
non me faire descendre. Je m'aclieminai donc vers Lon-
dres, par une belle matinée, sans souci du lendemain,
mais allègre et joyeux comme les oiseaux qui chantaient
le long de la route; je prenais courage en songeant que
Londres était le grand bazar où les talents de tous genres
ne pouvaient manquer de trouver récompense et distinc-
tion.
» A mon arrivée en ville , mon premier soin fut de
porter la lettre de recommandation que m'avait donnée
mon père pour notre cousin. Il n'était guère en meilleure
position que moi. J'avais d'abord le projet , si vous vous
le rappelez , d'entrer comme sous-maître dans un collège
ou une pension , et je lui demandai son avis. Le cousin
accueillit ce plan avec un sourire des plus sardoniques.
« Ah ! ah! s'écria-t-il , on vous a indiqué là une jolie car-
rière ; j'y ai passé, j'ai été sous-maftre dans une pension ,
et que je meure le cou serré par une cravate de chanvre
si je n'aimerais mieux êlre guichetier à Newgate (43)! Je
me levais tôt et me couchais tard. Le maître me faisait la
mine, et la maîtresse me détestait parce que j'étais laid ;
les écoliers me harcelaient au dedans , et je n'étais pas
libre de bouger pour aller chercher au dehors un peu de
politesse. Mais étes-vous sûr d'être propre à la chose ?
Voyons, que je vous examine un peu. Avez-vous fait
l'apprentissage du métier? — Non. — Alors, impossible
d'entrer dans une pension! Savcz-vous peigner les petits
garçons ? —Non. — Alors vous n'êtes pas propre à une pen-
sion. Avez-vous eu la petite vérole? — Non. — En ce cas,
impossible d'entrer dans une pension. Pouvez-vous coucher
trois dans un lit? — Non. — Alors vous ne conviendrez a
aucune pension. Avez-vous bon appétit? — Oui.— Alors il est
de toute impossibilité qu'on vous reçoive jamais dans une
pension 1 Non, mon cher; si vous voulez une profession dis-
tinguée, facile, engagez-vous pour sept ans, comme ap-
prenti , b tourner la meule d'un coutelier; mais à tout prix,
évitez les pensions (44). Allons, poursuivit- il , je vois que
IGO LE VICAIBB
VOUS êtes un garçon de cœur, e( d'instruction aussi. Que
dites-vous de débuter par être auteur, comme moi? Vous
avez lu dans les livres que les hommes de génie meurent
de faim à ce métier ; mais je puis vous montrer par la ville
une quarantaine de sots qui en vivent grassement; tous
honnêtes gens, trottant dans Tomière d'un pas égal et
lourd, écrivant de l'histoire et de la politique, et fort
prônés! des hommes, monsieur, qui, s'ils fussent nés
savetiers, auraient toute leur vie raccommodé de vieux
souliers , sans en jamais faire un ! »
» Éclairé sur le peu d'honneur et de proGt que promet-
tait l'emploi de sous-maître , je me décidai à accepter son
offre, et, plein d*un profond respect pour la littérature,
je saluai avec vénération VAntiqua Mater (45) de Grub-
Slreet. Je trouvais de la gloire à suivre le sentier où Dry-
den et Otway m'avaient précédé. La déité de ces sombres
régions me semblait la source de toute excellence ; et si
le commerce du monde pouvait donner le bon sens , en
revanche la pauvreté m'apparaissait comme la vraie nour-
rice du génie! Gros de ces réflexions , je m'assis , et , trou-
vant que les meilleures choses restaient à dire du côté
faux, je résolus d'écrire un livre entièrement neuf. J'ha-
billai donc deux ou trois paradoxes avec quelque habileté :
ils étaient faux , il est vrai, mais ils étaient nouveaux. Les
diamants de la vérité ont été si souvent mis à contribution
par d'autres , que force me fut de recourir au clinquant ,
qui a aussi son éclat , et qui , vu à distance , fait presque
aussi bien.
» J'en appelle à vous, ô dieux 1 quelle imaginaire im-
portance siégeait au bout de ma plume tandis que j'écri-
vais ! Le monde savant tout entier allait se lever pour
combattre mes systèmes; mais j'étais prêta tenir tête à
tout le monde savant. Comme le porc-épic , je me roulais
sur moi-même , présentant le bec acéré de ma plume k
tous les opposants (46). •
— Bien dit , mon garçon , m'écriai-je ; et quel sujet trai-
tais-tu? .l'espère que tu n'as pas perdu de vue la grande
DE WA&BFIBLD. 161
thèse de ia monogamie? Mais je t'interromps; continue.
Tu publias tes paradoxes ; eti bienl qu'en dit le monde
savant ?
— Mon père , répliqua mon Gis , le monde savant ne
dit rien de mes paradoxes , absolument rien : chacun était
occupé à vanter ses amis et soi-même , et à condamner ses
ennemis. Je n'avais malheureusement ni l'un ni l'autre ,
et je subis la plus cruelle des humiliations, l'indifférence.
« Un jour que je méditais dans un café sur le sort de
ma brochure, un petit homme entra, et se plaça à la
même table. Aprèsquelques discours préliminaires, avisant
en moi un érudit, il tira de sa poche une liasse de pro-
spectus, et m'engagea à souscrire a une nouvelle édition de
Properce qu'il allait publier avec des notes. Cette requête
amena nécessairement l'aveu que j'étais sans le sou ; et
cette confession le conduisit à s'informer de la nature de
mes espérances. Lorsqu'il sut qu'elles étaient juste aussi
vastes et aussi vides que ma bourse : a Je vois, reprit-il ,
que vous n'êtes pas au fait de la ville : je vous montrerai
une de ses faces. Regardez bien ces prospectus ; voilà douze
ans qu'ils me font vivre très à l'aise. Dès qu'un noble
arrive de voyage» un colon de la Jamaïque, ou une douai-
rière de son château , je leur lance ma souscription ; j'as-
siège leurs cœurs par la flatterie , et dès qu'il y a brèche ,
j'y glisse ma demande. Souscrit-on promptement la pre-
mière fois, je reviens à la charge pour une épitre dcdi-
catoire dont j'empoche le salaire; m'accordent-ils cela,
j'implore la permission de faire graver leurs armes en
tête du livre. Ainsi , continua-t-il , je vis de la vanité , et
je m'en ris; mais, entre nous, je suis maintenant trop
connu , je serais bien aise de trouver une figure à emprun-
ter : un noble de distinction vient d'arriver d'Italie , mon
visage n'est que trop familier à son concierge ; mais si
vous consentez à lui porter cette pièce de vers, je gage ma
vie que vous réussirez, et nous partagerons le butin. »
— Que Dieu nous soit en aide , Georges ! m'écriai-je ;
est-ce là l'occupation des poètes d'aujourd'hui? Des liom-
14'
162 LK VtCAtBK
mes d'un haut talent s'abaissent-ils jusqu'à la mendicité ?
Se peut-il qu'ils dégradent leur mission au point de faire
un vil trafic de louanges pour avoir du pain ?
— Non , non , mon père , me dit-il ; un vrai poêle ne
descend pas si bas, car où se trouve le génie, la est aussi
un louable orgueil. Les misérables dont je parle sont des
mendiants qui riment. Le vrai poète brave tout pour ar-
river à la gloire , mais il redoute le mépris ; et il n'y a
que ceux qui soient indignes de protection qui s'humilient
jusqu'à la solliciter.
« Doué d'une âme trop fière pour descendre à de telles
infamies, et d'une fortune trop humble pour livrer un se-
cond assaut à la renommée , je fus obligé de prendre un
parti mitoyen et d'écrire pour vivre. Cependant j'étais peu
propre à un métier où le savoir-faire seul assure le succès;
je ne pouvais étouffer ma secrète passion pour les applau-
dissements. Je consumais mon temps en efforts pour at-
teindre la perfection , qui tient si peu de place, au lieu de
m'occuper d*une façon plus fructueuse à multiplier les
productions d'une féconde médiocrité : mon mince chef-
d'œuvre apparaissait donc dans la foule des publications
périodiques, et s'y perdait inaperçu et ignoré. Le public
avait autre chose a faire qu'à remarquer la simplicité facile
de mon style et l'harmonie de mes périodes; feuille après
feuille allait ainsi s'engloutir dans l'oubli. Mes essais étaient
enterrés de compagnie avec mainte élucubration sur la
liberté , maints contes orientaux , et des recettes pour gué-
rir les morsures des chiens enragés, tandis que Philan-
tus y Philalèthe, Phileleutheros et Philanthropos (47),
écrivaient tous d'autant mieux qu'ils écrivaient plus vite.
• Je commençai dès lors à ne fréquenter que des auteurs
désappointés et mécontents comme moi, qui s'entrc-
louaient, se plaignaient et se déchiraient entre eux. La sa-
tisfaction que nous trouvions dans chaque œuvre nouvelle
d'un écrivain célèbre était en raison inverse de son mérite.
Il n'y avait pas de génie qui pût me plaire chez autrui :
mes malheureux paradoxes avaient entièrement tari pour
DE WAltEFlBLD. ' 168
moi cette source de jouissances; je ne pouvais plus ni lire
ni écrire avec contentement, car l'excellence des autres
faisait mon supplice, et écrire était mon métier.
» Un jour que, plongé dans ces sombres réflexions,
j'étais assis sur un banc dans le parc de Saint-James, un
jeune noble, qui avait été de mes amis intimes à l'univer-
sité, s'approcha; nous nous saluâmes avec un peu d'hési-
tation, lui rougissant presque d'être connu de quelqu'un
qui avait si pauvre mine, et moi craignant de me voir
repoussé. Mes soupçons s'évanouirent bientôt, car Ned
Thornhill était au fond bon camarade. »
— Que dis-tu, Georges? m'écriai-je en l'interrompant;
n'as-tu pas nommé M. Thornhill? Ce ne peut-être un
autre que notre seigneur? — Vraiment! reprit madame
Arnold, M. Thornhill est-il votre si proche voisin? Il est
depuis longtemps ami de ma famille, et nous attendons
sous peu sa visite.
« Le premier soin de mon ami , continua mon fils , fut
de me faire changer d'aspect en m'habiliant de la tête aux
pieds avec ses propres habits. Je fus ensuite admis à sa
table, et traité moitié en camarade, moitié en inférieur.
Ma charge consistait à l'accompagner aux ventes, a le
maintenir en gaîté quand il posait pour son portrait, a
prendre la place de gauche dans la voiture quand il n'y
avait personne pour l'occuper, à courir les aventures avec
lui quand la fantaisie lui en prenait. J'avais, outre cela,
vingt autres petits emplois dans rintérieur, une foule de
petites choses à faire sans qu'on me les commandât, telles
que de donner le tire-bouchon, de tenir sur les fonts de
baptême tous les enfants du sommelier, de chanter au pre-
mier ordre, de n'être jamais de mauvaise humeur, d'être
toujours humble, et, si je le pouvais, parfaitement
heureux.
» Je n'étais cependant pas sans rivaux dans cet hono-
rable poste : un capitaine de soldats de marine, façonné
par la nature pour ce rôle, me disputait les affections de
mon patron. Su mère avait été blanchisseuse d'un homme
164 LB VIGÀIBB
de qualité, et il avait sucé avec le lait Fesprit des sales
intrigues et le respect pour le blason. Comme ce digne
liomme faisait Tétude de sa vie de connaître des lords,
quoiqu'il eût été chassé par plusieurs d*en(re eux pour sa
sottise, il en avait trouvé d'aussi stupides que lui qui souf-
fraient ses assiduités. La flatterie était son gagne-pain, et
il y mettait toute l'aisance imaginable : de ma part, au
contraire, elle était gauche et empesée. De jour en jour, la
soif de mon patron pour les louanges devenait plus insa-
tiable, tandis que, d'heure en heure plus initié a ses
défauts , je me sentais moins disposé à le louer. J'étais
donc tout près de céder le champ au capitaine, quand
mon noble ami se trouva avoir besoin de mon aide. Il ne
s'agissait de rien moins que de me battre en duel pour lui
avec un gentilhomme dont il avait, disait-on, fort mal-
traité la sœur. J'y consentis. Vous blâmez, je le vois, ma
conduite; mais c'était une dette d'amitié, et je ne crus pas
pouvoir refuser. Je pris donc sur moi la querelle; je
désarmai mon adversaire, et j'eus le plaisir de savoir peu
après que la prétendue victime était une ûlle de mauvaise
vie, et le drôle un bretteur et un filou.
» Ce service me valut les plus chaudes protestations de
reconnaissance; et mon ami, devant quitter la ville dans
quelques jours, ne vit d'autre moyen de s'acquitter qu'en
me recommandant a son oncle sir William Thornhill , et
à ua autre noble de grande distinction, qui occupait un
haut poste dans le gouvernement. Dès qu'il fut partie
j'allai en toute hâte porter sa lettre à son oncle, dont la ré"
putation de vertu, quoique aniverselle, était cependant
méritée. Les domestiques m'accueillirent avec le sourire le
plus hospitalier; car la bienveillance du maître se réfléchit
9ur le visage des valets. On m'introduisit dans une grande
pièce où sir William entra bientôt. Je lui dis mon message
et lui remis la lettre; il la lut, et après un silence de quel*
ques minutes : « Veuillez m'apprendre, monsieur, me
dit-il, ce que vous avez fait pour mériter de mon neveu
une si pressante recommandation? Mais je suppose que je
DE WAREFIRLD. 165
puis sans trop d'efforts deviner vos mérites. Vous vous
serez battu pour lui , et vous attendez de moi une récom-
pense pour avoir été l'instrument de ses vices? Je souhaite
du fond du cœur que mon refus soit le châtiment de votre
crime, et surtout qu*il puisse vous pousser au repentir. »
» Je supportai patiemment la sévérité de cette répri-
mande, parce que je sentais qu'elle était juste. Je n'avais
plus alors d'espoir que dans la lettre au graml dignitaire
de l'État. Les portes des nobles étant toujours assiégées de
mendiante tout prêts à lancer quelque astucieuse pétition,
j'eus beaucoup de peine à être admis. Cependant, après
avoir dépensé en pièces aux laquais plus de moitié de ma
fortune terrestre, je fus introduit dans un vaste salon, ma
lettre ayant été d'avance portée à sa seigneurie. Durant
cet intervalle plein d'anxiété, j'eus le temps de regarder
autour de moi : tout était grandiose et du goût le plus
recherché; les peintures, l'ameublement, les dorures me
pétriOaient de respect, et exaltaient encore l'idée que je.
me faisais du maître.
» Ah! pensais-je, que le possesseur de toutes ces choses
doit être grand! Sur sa tête reposent toutes les affaires de
l'État; sa maison renferme la moitié des richesses d'un
royaume ; assurément son génie doit être sans limites !
» Pendant cette imposante préoccupation, j'entendis
approcher un pas lourd : « Voici venir le grand homme
luinnêmel » Non, c'était la femme de charge. Un autre
pas se ûl entendre bientôt après. Cette fois, ce doit être
lui... Non, ce n'était que le valet de chambre du grand
personnage. Enfin sa seigneurie fit son entrée, a Êles-vous,
s'écria-t-il, le porteur de cette lettre? » Je répondis par un
salut. «Je vois par là, continua-t-il , que... de façon ou
d'autre... » Mais juste a ce moment un domestique lui
remit une carte, et , sans plus s'inquiéter de moi , il sortit
de la chambre , me laissant savourer à loisir mon bonheur.
Je ne le vis plus que lorsqu'un laquais vint me prévenir
que sa seigneurie allait monter en voiture; je courus sur
ses traces, joignant ma voix à celle de trois ou quatre
166 LE VICAIRE
aulres pauvres diables qui venaient comme moi solliciter
des faveurs. Cependant sa seigneurie allait trop vile pour
nous, et gagnait la portière de son carrosse à longues
enjambées, quand je criai de toutes mes forces pour savoir
si je devais espérer ou non. Il était déjà dans la voiture ,
et marmotta une réponse dont je n'entendis que la moitié,
Taulre moitié s'étant perdue dans le bruit des roues. Je
demeurai quelque temps le cou tendu, dans la posture de
quelqu'un qui prêle l'oreille pour recueillir des sons
tombés d'en haut; regardant enfln autour de moi, je me
vis seul à la porte de sa seigneurie.
» Ma patience, poursuivit mon fils, était alors tout k
fait épuisée. Navré des mille dégoûts que j'avais éprouvés,
je me serais lancé n'importe où ; il ne manquait que le
gouffre pour me recevoir. Je me regardais comme une de
ces choses viles que la nature a destinées à être mises au
rebut pour y périr dans l'obscurité. Il ne me restait plus
qu'une demi-guinée, et je pensais que la fortune même
n'aurait pas le cœur de m'en priver; mais, pour qu'elle
fût plus à l'abri de toutes vicissitudes, je résolus d'aller sur-
le-champ la dépenser et de m'en remettre au hasard pour
le reste.
» Je marchais plein de cette belle résolution, lorsque le
bureau de M. Crispe (^8) s'ouvrit devant moi d'une façon
tout à fait attrayante, et comme pour me donner la bien-
venue. M. Crispe offre bénévolement la généreuse pro-
messe de trente louis par an k tous les sujets de Sa Majesté
britannique ; promesse en échange de laquelle ceux-ci lui
abandonnent leur liberté pour la vie , avec permission -de
les déporter en Amérique comme esclaves. J'étais heureux
de trouver un endroit où je pusse me délivrer de mes
craintes par le désespoir, et j'entrai dans cette cellule , car
ce bureau en avait l'aspect, avec toute la ferveur d'un
converti. J'y trouvai bon nombre de pauvres gens dans la
même situation que moi, attendant M. Crispe, et présen-
tant un tableau sommaire de l'impatience anglaise. Ces
âmes indisciplinées et tndisciplinables, en guerre avec la
DB WAKEFIELD. 167
fortune, se vengeaient de ses injustices sur leurs propres
cœurs.
» M. Crispe descendit enGn, et tous les murmures
s'apaisèrent ; il daigna m'iionorer d*une approbation spé-
ciale; à la vérité, c'était le premier homme qui depuis un
mois m'eût atK)rdé avec un sourire. Après quelques ques-
tions, il trouva que j'étais propre à tout; il réfléchit à la
meilleure manière de me pourvoir, et, se frappant le
front comme s'il eût eu une révélation subite, il me dit
qu'on parlait beaucoup d'une ambassade envoyée par le
synode de la Pensylvanie aux Indiens Ghickasaw, et qu'il
userait de tout son crédit pour m'en faire nommer secré-
taire. Je savais au fond du cœur que le drôle mentait, et
pourtant sa promesse me fit plaisir; il y avait quelque
chose de si pompeux dans ses paroles I Je partageai donc
de bon cœur ma demi-guinée avec lui : une moitié alla
grossir sa fortune de trente mille livres sterling, et je
résolus de dépenser l'autre dans la prochaine taverne , et
d'y être plus heureux que lui.
» Comme je sortais dans ce dessein, je rencontrai à la
porte un capitaine de navire que j'avais jadis connu un
peu, et qui consentit à boire un bol de punch avec moi. Je
n'ai jamais fait mystère de ma position, et quand il sut
où j'en étais, il m'assura que je marchais à ma perte en
écoutant les promesses de ce faiseur d'affaires, qui n'avait
d'autre projet que de me vendre aux planteurs. « Mais,
continua-t-il., si vous m'en croyez, un voyage beaucoup
plus court vous mettra k même de gagner honorablement
votre pain : suivez mon conseil. Mon navire met demaia k.
la voile pour Amsterdam : pourquoi ne viendriez-vous pas
à bord comme passager? Une fois à terre, vous n'aurez
qu'à enseigner l'anglais aui Hollandais, et je vous garantis
que les élèves et l'argent ne vous manqueront pas. Je sup-
pose que vous savez Fanglais, quand le diable y serait?»
Je l'assurai de mon habileté avec toute confiance ; mais je
n*étais pas aussi convaincu que les Hollandais voulussent
apprendre ma langue natale ; il m'affirma sur serment
168 LE V1CA1BE
qu'ils en étaient fous. J'acceptai donc son offre ^ et m'em-
barquai le lendemain pour aller enseigner l'anglais en
Hollande.
9 Le vent fut favorable, le voyage court; je payai ma
traversée avec moitié de mon bagage, et je me trouvai
dans une des principales rues d'Amsterdam , aussi étran-
ger que si j'y fusse tombé des nues. J'étais impatient de
me mettre au plus vite h l'œuvre. Je m'adressai à deux on
trois passants dont les dehors semblaient me promettre
quelques succès, mais il nous fut impossible de nous com-
prendre mutuellement. A ce moment-là seul , je me rap-
pelai que pour enseigner l'anglais aux Hollandais, il était
indispensable qu'ils commençassent à m'enseigner d'abord
le hollandais. C'est pour moi chose étonnante que j'eusse
pu perdre de vue une si forte objection; mais il estcertain
que je n'y avais pas pensé (49).
» Mon plan ainsi renversé, j'eus quelque envie de me
rembarquer pour l'Angleterre ; mais il m'arriya de ren-
contrer un étudiant irlandais qui revenait de Louvain *
notre conversation tomba sur les belles-lettres (car, soit
dit en passant , dès que je pouvais aborder ce sujet, j'ou-
bliais bien vite ma pauvreté) ; il m'apprit que dans tonte
l'université il n'y avait pas deux hommes qui comprissent
le grec; cela m'étonna. Je résolus aussitôt de me rendre
à Louvain , et d'y vivre en enseignant cette langue savante.
Mon condisciple me confirma dans ce dessein , me don-
nant à entendre que j'y pourrais faire fortune.
» Je partis hardiment le lendemain : chaque jour mon
fardeau s'allégeait, comme la corbeille d'Ésope; car, à
défaut d'espèces, je payais avec mes habits mon logement
le long de la route. Arrivé à Louvain, je résolus de no
pas faire platement ma cour aux professeurs subalternes,
mais d'aller droit au principal. On m'annonça, il me
reçut, et je lui proposai mes services comme maître de
grec, cette chaire manquant, m'avait-on dit, dans son
université. Le principal sembla douter d'abord de ma
capacité ; j'offris de l'en convaincre en traduisant en latin
,0^^^tm^^mÊÊmÊÊiàa^a^^tMi
DE WAKBFIBLD. 169
un passage de n'importe quel auteur grec il lui plairait
indiquer. Voyant que j'y allais de la meilleure foi du
monde: a Regardez-moi bien, jeune homme, dit-il : je
n'ai jamais appris le grec, et je ne me suis jamais aperçu
quMI me fît faute. J'ai eu le bonnet et la robe de docteur
sans grec; j'ai dix mille florins par an sans grec; je
mange d'excellent appétit sans s^rec; bref, poursuivit-il,
comme je ne sais pas le grec, je ne vois pas ce qu'on
gagne à l'apprendre. »
» J'étais maintenant trop loin de mon pays pour songer
à y retourner; je résolus de pousser plus avant. J'avais
une teinture de musique et une voix passable; je mis à
profit, comme moyen d'existence, ce qui jusque-là n'avait
été qu'un amusement. Je voyageai parmi les honnêtes
paysans de la Flandre, et parmi ceux de la France qui
étaient assez pauvres pour être gais, car je les ai toujours
trouvés joyeux à proportion de leur misère. Lorsque j'ap-
prochais d'une chaumière, h l'entrée de la nuit, je jouais
un de mes airs les plus vifs, et j'y gagnais non-seulement
un gîte, mais la vie du lendemain. J'essayai une ou deux
fois de jouer pour les gens comme il faut; ils critiquèrent
mon exécution, la jugèrent détestable, et ne me don-
nèrent pas une obole. La chose me parut d'autant plus
extraordinaire, que dans des jours meilleurs, lorsque je
faisais de la musique un passe-temps, je n'avais jamais
joué dans un salon qu'on n'exaltât à l'envi mon talent ; les
dames surtout se prétendaient ravies: aujourd'hui que
c'était mon unique ressource, mon jeu n'était écouté
qu'avec dédain; preuve irrécusable que le monde est
toujours prôl à déprécier les talents qui font vivre un
homme.
» Je poussai ainsi jusqu'à Paris, sans autre dessein
que de voir du pays et d'aller devant moi. Les Parisiens
se passionnent beaucoup plus pour les étrangers qui ont
de l'argent que pour ceux qui n'ont que de l'esprit :
comme je ne possédais ni l'un ni l'autre , je n'eus pas
grande vogue. Après m'être promené quatre ou cinq jours
15
170 LE VIGAIBB
dans la ville et avoir vu Textérieur des plus belles mai-
sons, je me disposais à quitter ce lieu d*uue vénale hospi-
talilé(50), lorsque y traversant une des principales rues,
je reconnus... imaginez qui?.... notre cousin, celui au-
quel vous m'aviez d'abord adresse. Cette rencontre me fut
très-agréable, et ne lui déplut pas, je crois. II s'informa
des motifs qui m'amenaient à Paris, et me dit oe qui l'y
retenait; il était chargé de faire une collection de ta-
bleaux, de médailles, de camées, et d'antiquités de toute
espèce, pour un gentilhomme de Londres qui venait d'ac-
quérir k la fois du goût et une grande fortune. Je fus
d'autant plus surpris de voir notre cousin choisi pour
cette mission, qu'il m'avait souvent avoué ne se connaître
nullement en objets d'art; je lui demandai comment il s'y
était pris pour devenir tout a coup connaisseur : il m'as-
sura que rien n'était plus facile. Tout le secret consistait
à ne point se départir de deux règles : premièrement, de
faire toujours l'observation que le tableau aurait pu être
meilleur si le peintre s'était donné plus de peine; ensuite,
de louer les ouvrages de Pietro Perugino, Mais, dit-il, de
même que je vous ai jadis appris le métier d'auteur à
Londres, je vous initierai dans l'art du connaisseur a
Paris.
» Sa proposition était d'autant plus acceptable, qu'elle
me donnait de quoi vivre , et vivre était alors mon unique
ambition. J'allai donc chez lui, ou, grâce k son aide, je
m^habillai plus convenablement. Bientôt après je l'accom-
pagnai k diverses ventes de tableaux , où plusieurs nobles
anglais mettaient l'enchère. Je n'étais pas peu surpris de
son intimité avec des gens de la plus haute volée, qui,
sur chaque peinture, sur chaque médaille, en appelaient k
son jugement comme k un guide infaillible et k un mo-
dèle de goût. Il tirait bon parti de ma présence dans ces
occasions. Lorsqu'on lui demandait son avis, il me pre-
nait gravement k part, m'interrogeait, haussait les épaules,
faisait une mine prudente, et revenait assurer la compa-
gnie qu'il lui était impossible de décider dans une affaire
DE WAKEFIELD. 171
de cette importance. Cependant il fallait quelquefois payer
d'audace. Je me rappelle l'avoir yu déclarer que te coloris
d*un tableau n'était pas assez suave, prendre d'un air dé-
libéré une brosse enduite de. vernis brun qui se trouvait là
par hasard, et la promener sur la toile avec la plus
grande assurance devant tous les assistants, leur deman-
dant ensuite si les tons n*y avaient pas singulièrement
gagné.
» Quand il eut terminé sa mission à Paris , il me recom-
manda vivement h plusieurs personnages de distinction,
comme très-propre a accompagner un jeune homme dans
ses voyages. Je ne tardai pas en effet k trouver de l'em-
ploi. Un Anglais qui avait amené son pupille li Paris pour
lui faire commencer par là son tour d'Europe, me prit
pour gouverneur du jeune homme, mais à la condition
que je laisserais mon élève libre de se gouverner lui--
même. Au fait , il s'entendait beaucoup mieux que moi à
conduire les affaires d'intérêt. Il était héritier d'une for-
tune d'environ 200,000 livres sterling, que lui avait laissée
un oncle des Indes occidentales; et ses tuteurs, pour lui
apprendre à l'administrer, l'avaient mis en apprentissage
chez un procureur. L'avarice était sa passion dominante :
toutes ses questions, en chemin, roulaient sur les moyens
d'épargner le plus d'argent possible, sur la manière 1«
moins dispendieuse de voyager, sur ce qui pouvait s'ache-
ter dans le pays et se revendre avec avantage à Londres^
Il était toujours disposé h aller voir en route les curiosités
dont la vue ne coûtait rien ; mais fallait-il payer, on lut
avait toujours dit que celles-là ne valaient pas la peine
qu'on s'y arrêtât. Il ne soldait jamais la dépense de Tau-
berge sans remarquer que les voyages étaient horriblement
coûteux; et tout cela, quoiqu'il n'eût pas encore vingt-un
ans. A notre arrivée à Livourne, comme nous visitions
l'embarcadère et le port, il demanda le prix du passage
pour aller en Angleterre. C'était une bagatelle , comparé à
ee que le retour par terre devait coûter. Il ne put résister
à-cette tentation , et , m'ayant payé le peu qu'il me devait,,
173 LE VICAIBE
il pril congé de moi , et s'embarqua pour Londres avec un
seul domestique.
» Je me trouvai donc encore une fois errant par le
monde; mais c'était chose a laquelle j'étais fait. Cependant
mon savoir en musique ne pouvait me servir à rien dans
un pays où chaque paysan était meilleur musicien que
moi. J'avais acquis aussi un autre talent qui me vint eu
aide : j'étais assez habile a argumenter : or, dans les uni-
versités étrangères et dans les couvents, l'on soutient, à
certains jours , contre tout survenant, une thèse philoso-
phique. Si le champion montre dans la lutte du savoir et
de l'habileté , il a droit à une petite somme d*argent, à un
dîner, et à un lit pour une nuit. Je m'acheminai ainsi, de
combat en combat, de dispute en dispute, vers l'Angle-
terre, allant de ville en ville, examinant de plus en plus
près le genre humain , et voyant , si je puis m'exprimer
ainsi, les deux faces du tableau (51). Mes remarques sont
cependant peu noiQbreuses. Partout la monarchie m'a
paru être le meilleur gouveroement pour les pauvres , la
république pour les riches. Je me suis aperçu qu'en géné-
ral et en tous pays, la richesse était un autre nom donné à
la liberté, et qu'aucun homme n'aimait l'indépendance
au point de ne pas vouloir plier à sa volonté celle des in-
dividus qui vivent en société avec lui.
» De retour en Angleterre, mon projet était de vous
rendre d'abord mes devoirs, mon père ; ensuite, de m'en-
rôler comme volontaire pour la première expédition qui
se préparait; mais pendant le voyage je rencontrai une
ancienne connaissance qui faisait partie d*une troupe de
comédiens en tournée de province. Cela changea mes pro-
jets. La troupe ne semblait pas éloignée de me prendre
pour associé. Mes nouveaux camarades ne me dissimulè-
rent point cependant toutes les dlfGcultés de l'entreprise
et l'importance du but que je me proposais. Ils m'averti-
rent que le public était une hydre à cent têtes , qu'il fallait
en avoir une fort bonne pour lui plaire ; que l'habitude
de la scène ne s'acquérait pas en un jour ; que sans cer-
DB WAKBFIBLD. 173
tains mouYements d'épaules, sans <»rtains gestes de tradi-
tion , qui n'existaient qu'au théâtre et ne se voyaient que
Ik depuis des centaines d'années y je ne pourrais prétendre
au succès. L'embarras fut ensuite de me trouver des rôles,
presque tous étant retenus. Je fus ballotté pendant quel-
que temps d'un personnage à l'autre, jusqu'à ce qu'enfin
on me donna définitivement celui d'Horatio, que votre
présence m*a si beureusement empêché de jouer. »
16'
174 LE VICAtBC
CHAPITRE XXI
L'amitié des vicieux esl de courte durée ; elle s'évanouit avec le
plaisir qui les rassemble.
Le récit, de moo fils était trop long pour une seule
séance : nous entendîmes la première partie ce soir- Fa , et il
le terminait le lendemain après dîner» lorsque l'apparition
de l'équipage de M. Thornhill devant la porte mit un arrêt
k la satisfaction générale. Le sommelier, dont je m'étais
fait un ami , m'apprit h l'oreille que le squire s'était mis
sur les rangs pour obtenir la main de miss Wilmot, et
que l'oncle et la tante semblaient fort approuver le ma-
riage. En apercevant mon fils et moi, lors de son entrée,
M. Thornhill recula de quelques pas; mais j'attribuai ce
mouvement à la surprise, non à aucun déplaisir. Nous
nous avançâmes pour le saluer ; il nous accueillit avec
tous les dehors de la franchise, et bientôt la gaîlé, un mo-
ment suspendue, s'accrut encore de sa présence.
Après le thé, il me prit à part pour s'informer de ma
fille, et en apprenant que mes recherches avaient été
vaines, il témoigna beaucoup d'étonnement : il ajouta
que depuis il était allé fréquemment chez moi consoler le
reste de ma famille qu*il avait laissée en parfaite santé. Il
me demanda ensuite si j'avais parlé de ce malheur a
missWilmotelà mon fils; et sur ma réponse négative, il
approuva fort ma prudence et ma discrétion , m*engageant
à tenir de toutes façons la chose secrète : car, au fait, dit-
il , ce serait divulguer votre propre déshonneur ; et peut-
être qu'après tout, miss Livy n'est pas si coupable que
nous rimnginons...
Ici nous fûmes interrompus par un domestique qui
D£ WAKEFtELf). 175
venait l'avertir qu*on TaUenilait pour la contredanse. Il
me laissa touché de Tintcrôt qu'il prenait h mes affaires.
Ses assiduités près de miss Wilmot étaient trop marquées
pour qu'on pût s'y tromper; cependant elle n'en paraissait
pas charmée, et semblait les endurer plus par respect pour
la volonlé de sa tante que par inclination. J'eus même la
douleur de lui voir prodiguer à mon malheureux ûls de
tendres regards , que l'autre , avec sa fortune et son em-
pressement, ne pouvait obtenir. Le calme apparent de
M.Thornhill ne laissait pas que de me surprendre. Cé-
dant aux pressantes instances de M. Arnold, nous étions
restés chez lui une semaine , et plus miss Wilmot montrait
d'affection à mon ûls, plus M. Thornhill redoublait
d'amitié pour lui.
Il nous avait autrefois assurés de la façon la plus obli-
geante qu'il userait de tout son crédit pour servir la
famille. Maintenant sa générosité ne se bornait plus aux
promesses. Le matin môme de mon départ , il vint a mol
la Ggure rayonnante, et m'apprit qu'il avait eu le bonheur
d'être utile k son ami Georges; il ne s^agissait de rien
moins que du grade d'enseigne ( 62) dans un des régiments
qui partaient pour les Indes occidentales ; H avait promis
cent louis du brevet, son crédit en ayant fait rabattre deux
cents. Je ne veux d'autre récompense de ce léger service,
continua-t-il, que le plaisir d'avoir obligé un ami ; quant
aux cent louis à payer, si vous ne les avez pas à votre dis-
position , j'en ferai l'avance, et vous me rembourserez à
loisir. Les paroles me manquaient pour le remercier : je
lui fis sur-le-champ mon billet de la somme, et lui témor-
gnai autant de reconnaissance que si je n'avais jamais en
l'intention de le payer.
Georges devait partir le lendemain pour aller à Londres
prendre possession de son grade, d'après les généreuses
instructions de son patron, qui jugeait prudent de faire
diligence, de peur qu'un autre ne vînt à la traverse et ne
fit de plus belles offres. Le lendemain matin donc, notre
jeune enseigne se disposa de bonne heure au départ : il
176 LE VICAlfiK
était le seul de nous tous qui n'en parût pas affeclé. INi
les fatigues , ni les dangers qu*il allait braver, ni les amis,
ni la maîtresse (car miss Wilmot Taimait véritablement),
qu'il laissait derrière lui , n'abattaient son courage. Quand
il eut pris congé du reste de la compagnie , je lui donnai
tout ce que j'avais » ma bénédiction! « Maintenant, mon
garçon, m'écriai-je, tu vas te battre pour Ion pays; rap-
pelle-toi comment ton grand-père combattit pour la per-
sonne sacrée du roi , alors que la fidélité au trône était une
vertu parmi les Anglais. Va, mon fils, imite-le en tout,
hors en ses malheurs, si toutefois ce fut un malheur de
mourir avec lord Falkland (53). Va, mon enfant, et si tu
tombes au loin, seul et sans être pleuré de ceux qui
t'aiment, songe que les larmes les plus précieuses sont
celles que le ciel verse sur le corps sans sépulture du
soldat. »
Le lendemain matin je dis adieu a l'excellente famille
qui m'avait retenu si longtemps, et renouvelai à M. Thorn-
hill ma reconnaissance de ce dernier service* Je les laissai
tous eu possession du bonheur que procurent l'aisance y
les habitudes de bonne compagnie , et repris le chemin de
chez moi , désespérant de retrouver ma fille, et demandant
au ciel avec un soupir de l'épargner et de lui pardonner.
Je n'étais plus qu'à vingt milles du logis, ayant loué un
cheval pour me porter, car je me sentais encore faible ;
l'espoir de revoir bientôt ce que j'avais de plus cher au
monde me soutenait seul. Comme la nuit approchait, je
m'arrêtai dans une petite auberge au bord de la route,,
et priai l'hôte de m'aider a vider une bouteille de vin.
Assis devant le foyer de la cuisine , qui était la meilleure
pièce de la maison, nous commençâmes à parler politique
et à jaser des nouvelles du pays; entre autres personnages,,
l'hôte me nomma le squire Thornhill, aussi délesté^
disait-il, qu'était aimé son oncle sir William, qui venait
quelquefois visiter le canton. Selon lui, l'unique passe-
temps de ce jeune seigneur était de séduire les filles de
ceux qui accueillaient ses visites; après les avoir gardées
DE WAKKFIBLD. 177
chez lui quinze jours ou trois semaines, il les mettait à la
porte , perdues et sans le sou.
Tandis que nous discourions ainsi , sa femme, qui était
allée chercher de la monnaie, rentra , et s'apercevanlque
son mari jouissait d'un plaisir qu'elle ne partageait pas,
elle lui demanda d'un ton aigre ce qu'il faisait là. A quoi
il répondit d'un air railleur, en buvant à sa santé.
« M. Symonds, s'écria-l-elle, vous me traitez fort mal; je,
ne le souffrirai pas davantage ; c'est sur moi que roulent les
trois quarts de la besogne, et le quatrième ne se fait pas
pendant que vous passez les journées a vous gorger de viu
avec les voyageurs, tandis que, ne m'en fallût-il qu'une
cuillerée pour me guérir de la fièvre , je n'en aurais pas
une goutte. » Je vis alors où elle en voulait venir, et lui
en versai aussitôt un verre, qu'elle reçut avec courtoisie
et vida rapidement à ma santé.
« Voyez-vous , monsieur, repritrclle, ce n'est pas tant
pour la valeur du vin que je me fâche, que parce que je
ne saurais prendre mon parti de voir la maison s'en aller
par les fenêtres. S'agit-il de harceler les créanciers , tout
me tombe sur le dos : il aimerait mieux avaler ce verre
que de se mettre lui-même II leurs trousses. Par exemple »
nous avons la-haut une jeune femme qui est venue s'éta-
blir ici : è sa grande politesse, je la soupçonne de n'être
pas très en fonds ; mais ce dont je suis certaine, c'est
qu'elle ne se presse pas de payer, et je voudrais qu'on le
lui rappelât. — A quoi bon le lui rappeler? s'écria l'hôte ;
les plus lents sont les plus sûrs. — Je n'en sais rien , ré-
pliqua la femme ; mais ce que je sais , c'est qu'elle est ici
depuis une quinzaine et que nous n'avons pas encore vu
la couleur de son argent. — Je suppose, ma chère, que
nous l'aurons en masse. — En masse 1 Dieu veuille que
nous l'ayons en gros ou en détail ; et je suis résolue que
ce soit dès ce soir, sinon elle décampera avec armes et
bagage 1 — Considérez, ma chère, reprit le mari, que
c'est une dame, et qu'il faut avoir plus d'égards.— Dame
ou non , elle décampera, et au plus vite ! Les gens comme
1/8 LE VICAlfiB
il faut peuvent avoir leur prix la où ih consomment et
dépensent; mais quant à moi je n'ai jamais vn qu'ils
a'ent apporté grand profit à l'enseigne de la Herse. •
Tout en parlant , elle monta un étroit escalier qui con-
duisait de la cuisine è la chambre au-dessus; je m'aperçus
bientôt , è l'aigreur de sa voix , à la vivacité de ses injures ,
qu'elle n'avait pu tirerd'argentde sa locataire. J'entendais
distinctement ses invectives : t Hors d'ici , dis-je ; décam-
pez sur-le-cbamp I Ah! misérable coureuse , va-t'en!
sinon je te ferai porter de mes marques pendant plus de
trois moisi Quoi! effrontée voleuse , oser venir s'installer
dans une maison honnête sans sou ni maille pour se faire
respecter! Allons, dehors, vous dis-je I
— Oh ! ma chère dame ! s'écria l'étrangère, ayez pitié de
moi! ayez pitié d'une pauvre créature délaissée! Rien que
pour une nuit ! la mort fera bientôt le reste. »
Je reconnus aussitôt la voix de ma pauvre enfant per-
due, de mon Olivia. Je volai à son secours comme la
femme la traînait par les cheveux , et je reçus dans mes
bras la chère abandonnée.
i Sois la bienvenue, ma brebis égarée, mon trésor!
sois la bienvenue au cœur de ton vieux père ! Quoique
les vicieux t'abandonnent, il te reste encore un ami au
monde qui ne t'abandonnera jamais. Quand tu aurais a
répondre de dix mille crimes, il les oubliera tous.
— Oh ! cher... » Pendant quelques minutes elle n'en put
dire plus... t Mon cher, mon bon père I les anges ne sont
pas plus miséricordieux ! Qu'ai-je fait pour mériter cela ?
Le misérable! je le hais ainsi que moi d'avoir abusé de
tant de bonté! Vous ne pouvez me pardonner; non,
je sens que vous ne le pouvez !...
— Si , mon enfant, je te pardonne, et du fond du cœur.
Repens-toi seulement, et nous serons encore heureux.
Nous reverrons encore de beaux jours, mon Olivia !
— Ah! jamais, monsieur, jamais! Le reste de ma mi-
sérable vie est désormais voué è l'Infamie au dehors , à la
honte au dedans... Mais, hélas! père, vous êtes plus pâle
DB WAKEFIELD. 179
que de coutume ; un ôire aussi vil que moi a-l-il donc pu
vous causer tant de chagrin ? Cependant vous avez trop
de sagesse pour prendre sur vous la responsabilité de ma
faute. — Notre sagesse, jeune femme... répliquai-je. —
Ah! pourquoi un nom si froid, père? s'écria-t-elle.
C'est la première fois que vous m'appelez ainsi ! — Par-
donnemoi, ma chérie, repris-je. Je voulais seulement
dire que la sagesse était un remède bien lent contre l'af-
fliction, quoique le plus sûr peut-être. »
L'hôtesse revint savoir si nous voulions un appartement
plus convenable ; je lui fis signe que oui , et elle nous mena
dans une chambre où nous pûmes causer en liberté. Lors-
que nous eûmes tous deux recouvré un peu de calme, je
ne pus m'empôcher de témoigner à ma fille le désir de
savoir par quels degrés elle en était venue a cet excès de
souffrance et d'abandon. « Le misérable , me dit-elle, dès
le premier jour de notre entrevue, m'a fait des proposi-
tions honorables quoique secrètes.
— Bien misérable , en effet I m'écriai-je ; cependant je
suis toujours surpris qu'un homme d'autant de bon sens
et d'autant d'honneur en apparence que ce M. Burchelf
ait pu se rendre coupable d'une si noire infamie, et s'in-
sinuer ainsi dans une famille tout exprès pour la perdre.
— Cher père, reprit ma fille, vous tombez dans une
étrange méprise l M. Burchell n'a jamais tenté de me sé-
duire : loin de là , il saisissait toutes les occasions de me
mettre sur mes gardes contre les projets de M. Thornhill ,
qui, je le sais trop maintenant, est encore pire qu'il me
l'avait dépeint. - M. Thornhill l se peut-il? —Oui, père,
ré|rfiqua-t-elle ; c'est M. Thornhill qui m'a séduite, qui a
employé deux grandes dames, comme il les appelait , ou
plutôt deux femmes de mauvaise vie, sans éducation et
sans cœur, pour nous attirer à Londres, ma sœur et moi.
Vous vous le rappelez ; leurs artifices eussent certaine-
ment réussi, sans la lettre où M. Burchell leur adressait
CCS reproches que nous avons si mal interprétés. Commen t
il entassez d influence pour déjouer leurs desseins est un
180 LE VICAIBE
mystère que je ne puis comprendre, mais je suis convain-
cue qu*i! a toujours été notre ami le plus chaud et le plus
sincère.
—Tu m*étonnes, mon enfant, m'écriai-je ; je vois main-
tenant que mes premiers soupçons sur la bassesse de
M. Thornhill n'étaient que trop fondés. Mais il peut
triompher en toute sécurité; il est riche, et nous sommes
pauvres. Dis-moi, ma fille, ce ne dut pas être une légère
tentation , que celle qui put triompher ainsi de tous les
principes d'une bonne éducation et changer un cœur aussi
vertueui que le tien ?
— En vérité , mon père , reprit-ellé , il a dû son triom-
phe au désir que j'avais de faire son bonheur, non le mien.
Je savais que la cérémonie de notre mariage, faite en se-
cret par un prêtre papiste, ne le liait point, et que je
n'avais d'autre garant que son honneur.
— Quoi ! avez- vous été bien réellement mariés par un
prêtre, un homme ayant reçu les ordres?
— Oui, monsieur, quoique nous ayons juré tous deux
de taire son nom.
— Alors, viens que je te serre de nouveau dans mes
bras , ma fille ! sois mille fois bénie et bienvenue ! Tu es
sa femme en tout honneur, en toute pureté d'intentions.
Les lois des hommes, fussent-elles écrites sur des tables
d'airain , ne sauraient rompre ce lien sacré.
— Hélas! cher père, répliqua-t-elle, vous connaissez
bien peu sa noirceur, il a déjà été marié par le même
prêtre h six ou huit autres femmes , qu'il a, comme moi ,
trompées et abandonnées.
— L'a-t-il fait?... alors nous ferons pendre le prêtre, çt
dès demain tu déposeras contre lui.
— Mais, père, sera-ce bien? J'ai juré de garder le
secret.
— Si tu as fait une telle promesse, enfant, dis-je, je ne
puis ni ne veux t'engager h la rompre : même pour fin-
térêt public, tu ne dois pas déposer contre lui. Dans toutes
les institutions humaines, on permet un petit mal pour
DE WÂKEFIELD. 181
atteindre un grand bien, comme en politique on donne
une province pour garder un royaume ; en médecine, on
peut couper un membre pour sauver le corps ; mais en re-
ligion , la loi est écrite et inflexible. : Ne fais jamais le
mal. Et cette loi , mon enfant, est juste; car autrement,
si nous commettions un léger mal en vue d'un grand bien ,
la faute serait certaine et l'avantage douteux; et quand
même le but serait assuré, Tintervalle qui s'écoulerait
entre là faute et le bien qui en doit résulter nous laisse-
rait coupables , et pourrait être l'instant où nous serions
appelés à répondre de ce que nous avons fait, et où le re-
gistre des actions humaines nous serait a jamais fermé. Mais
je t'interromps , mon enfant , continue.
— Le lendemain même, je vis combien peu je pouvais
compter sur sa sincérité. Il me présenta à deux malheu-
reuses que , conune moi , il avait trompées , et qui vivaient
chez lui , contentes de leur abjection. Je l'aimais trop ten-
drement pour partager son amour avec de pareilles rivales ,
et je m'efforçai d'oublier mon infamie dans le tourbillon
des plaisirs. Je dansai , je me parai , je parlai pour m'é-
tourdir ; mais j'étais toujours malheureuse. Les hommes
qui me visitaient vantaient à chaque instant le pouvoir de
mes charmes , et ces louanges ne faisaient qu'accroître mai
tristesse. J'avais si follement usé de ce pouvoir ! Ainsi de
jour en jour je devenais plus pensive , et lui plus insolent,
jusqu'à ce qu'enGn le monstre eut l'impudence de m'offrir
à un jeune baronnet de ses amis. Je n'ai pas besoin de
vous dire, monsieur, que celte ingratitude me perça le
cœur. Ma réponse k une si infâme proposition fut du dé-
lire. Je voulus le quitter. Gomme je sortais, il m'offrit
une bourse ; je la lui jetai à la face, et m'élançai loin de
lui , dans un accès de fureur qui me rendit quelque temps
insensible aux horreurs de ma situation. EnGn je regardai
autour de moi, et me vis seule, vile, abjecte, coupable,-
sans un ami sur la terre a qui j'osasse recourir.
» Une diligence passait, j'y montai; je n'avais d*autre
dessein que de fuir le plus loin possible d*un misérable^
182 LE VICÂIBB
que je méprisais el abhorrais. On me descendit ici , où ,
depuis mon arrivée» mes angoisses et les injures de cette
femme m'ont tenu ûdèle compagnie. Le souvenir des heures
heureuses que j'ai passées près de ma mère et de ma
sœur accroît ma peine. Leurs douleurs sont grandes; mais
la mienne est plus grande encore, car il s'y mêle le crime
e| l'infamie.
— Patience, mon enfant, m'éeriai-je, j'espère que les
choses s'amenderont. Repose-toi cette nuit ; demain je te
ramènerai au logis, k ta mère, au reste de la famiUe, qui
f accueillera avec bonté. Ta pauvre mère 1 ta faute lui a
été au cœur ; mais elle t'aime encore, Olivia , elle t'aime
et oubliera. »
DB WAKBFIELD. 183
CHAPITRE ÎXII.
Il n*e8t pas d*offeQses qui ne se pardonnent aisément quand on
aime.
Le matin je mis ma flUe en croupe et m'acheminai vers
la maison. Chemin faisant, je m'efforçais par les paroles
les ptas persuasives de calmer sa douleur et ses craintes,
et de l'armer de courage pour supporter la présence de sa
mère offensée. Je lui faisais observer, k chaque beau site
du riche pays que nous traversions, combien le ciel est
plus miséricordieux pour nous que nous ne le sommes les
uns pour les autres, et combien les malheurs causés par
la nature sont en petit nombre. Je l'assurais qu'elle ne
s'apercevrait jamais d'aucun changement dans mes affec-
tions, et que durant ma vie, qui pouvait encore être
longue, elle aurait en moi un défenseur et un guide. Je la
fortifiais contre les censures du monde, lui montrant dans
les livres de doux et indulgents compagnons du malheu-
reux, qui , s'ils ne peuvent nous amènera jouir de la vie,
nous enseignent du moins à la supporter.
Le cheval de louage que nous montions devait être
laissé ce soir-lk dans une auberge sur la route, à environ
cinq milles de notre demeure; et comme je voulais pré-
parer ma famille k Tarrivée d'Olivia, je me décidai à la
laisser passer cette nuit à l'auberge et k revenir la chercher
le lendemain matin de bonne heure, accompagné de ma
fille Sophie. Il faisait tout k fait sombre lorsque nous
atteignîmes notre station: cependant, après l'avoir in-
stallée dans un appartement décent, et avoir donné ordre
k l'hôtesse de lui servir quelques rafraîchissements, je
l'embrassai, et continuai ma route k pied.
184 LE VICAIRE
De nouvelles sensations de plaisir s^éveillaient dans
mon cœur à mesure que j'approchais de mon paisible toit.
Comme un oiseau que répouvante a chassé de son nid »
ma tendresse me devançait et planait autour de mon petit
foyer avec tous les ravissements de Tattente. Je repassais
en moi-môme tout ce que j'aTais à dire de tendre; j'an-
ticipais sur le bon accueil que j'allais recevoir : je sentais
déjà les embrassements de ma femme; je souriais à la joie
de mes petits.
Je marchais lentement, et la nuit s'épaississait. Les
laboureurs se reposaient des fatigues du jour. Les lumières
étaient éteintes dans toutes les chaumières. On n'entendait
d'autre bruit que le chant perçant du coq et le sourd
al)oiement du chien de garde dans le lointain. J'appro-
chais de ma retraite chérie» je n'en étais plus qu'à une
centaine de pas, lorsque notre fidèle dogue accourut à ma
rencontre.
Minuit allait sonner; je frappai à la porte : tout était
calme et silencieux; mon cœur se dilatait, plein d'un
ineffable bonheur, lorsque tout à coup, à mon inexpri-
mable effroi , je vis des iammesse faire jour, et chaque
ouverture de la maison rougie par l'incendie. Je poussai
un cri convulsif, terrible, et tombai sans connaissance
sur le pavé. Ce cri alarma mon fils qui dormait, et, aper-
cevant les flammes , il courut éveiller ma femme et ma
fille; tous se précipitèrent dehors, demi-nus, éperdus
d'épouvante : leurs clameurs me rappelèrent à la vie,
mais ce fut pour éprouver de nouvelles angoisses. Le
feu avait atteint le toit de la maison , des portions s'en
détachaient et tombaient Tune après l'autre , tandis que la
famille, dans une muette agonie, contemplait ce spectacle
comme si elle eût assisté à un feu de joie. Je regardais
tour à tour l'incendie et mes enfants. Je cherchai autour
de moi mes deux garçons, ils.u'y étaient pas. O malheur!
« Où sont mes petits ! m'écriai-je , où sont-ils?
— Ils sont brûlés, morts dans les flammes, dit ma
femme avec calme, et je veux mourir avec eux. »
DE WAKEFlEtD. f8S
A ce moment j'enlendis les cris des chers innocents qne
le feu venait de réveiller : rien ne m'eût retenu. « Où
étes-vous? oii êtes- vous, mes enfants? criai-je en m'é-
lançant au travers des flammes et forçant la porte de la
chambre où ils étaient enfermés? Où sont mes petits?
— Ici, cher papa, nous voilà ! » crièrent-ils ensemble, le
feu gagnant déjà le lit où ils étaient couchés. Je les pris
tous deux dans mes bras, et les emportai en courant au
travers des flammes. Comme je sortais, le reste du toit
s'affaissa.
i A présent, m'écriai-je, serrant mes enfants contre moi,
que le feu fasse rage ! qu'il dévore tous mes biens terres-
tres!... Les voilai j'ai sauvé mes trésors! tiens, ma chère
femme, voilà nos richesses; nous serons encore heu-
reux ! » Nous embrassâmes mille fois ces chers petits ; ils
se suspendaient à notre cou , et semblaient partager nos
transports, tandis que leur mère pleurait et riait tour à
tour.
Je demeurai alors calme spectateur de l'incendie, et ce
ne fut qu'au bout de quelque temps que je commençai à
m'apercevoir que de l'épaule à la main mon bras était
brûlé au vif : il m'était impossible de seconder mon fils
dans ses efforts pour sauver notre mobilier, et pour em-*
pécher le feu de gagner la grange. Cependant nos voisins
alarmés accoururent à notre aide; mais tout ce qu'ils
purent faire fut de rester comme nous témoins passifs du
désastre. z
Tout ce que je possédais, enlre autres quelques billets
de banque mis en réserve pour les dots de mes filles, fut
entièrement consumé, sauf une boîte contenant des pa«
piers, qui se trouvait dans la cuisine, et deux ou trois
autres objets de peu de valeur que mon fils avait sauvés
an commencement. Les voisins contribuèrent de tout leur
pouvoir à alléger notre désastre. Ils nous apportèrent des
vêtements, et garnirent d'ustensiles de cuisine une des
dépendances de la maison que le feu avait épargnées, de
sorte qu'au pmnt du jour nous avions un refuge, quoique
16*
186 LE VICAIRB
bien misérable. Mou honnêle voisin Flamboroiigli el ses
enfants ne furent pas des moins assidus à nous pourvoir
des cboses nécessaires» et a nous offrir les consolations
qu'une bienveillance naturelle sait trouver.
Les craintes de ma famille un peu calmées, la curiosité
s'éveilla sur les causes de ma longue absence. Après avoir
raconté mes aventures dans le plus grand détail , j'entre-
pris de préparer une bonne réception k notre pauvre en-
fant prodigue; et, quoique nous n'eussions plus qu'une
part de notre misère k lui offrir, je souhaitais du moins
qu'elle y fût bien venue. Ma tâche eût été plus difûcile
sans la récente calamité qui avait abaissé l'orgueil de ma
femme et émoussé sa colère par de plus poignantes af-
flictions.
Hors d'état d'aller moi-même chercher ma pauvre en-
fant, car mon bras me faisait beaucoup souffrir, je lui
envoyai mon fils et ma fille, qui arrivèrent bientôt après
soutenant la malheureuse pécheresse. Elle n'osait regarder
sa mère , que toutes mes exhortations n'avaient pu amener
a une réconciliation complète. Les femmes ont un plus vif
ressentiment de ce genre de faiblesse que les hommes.
— « Ah ! madame , s'écria sa mère , c'est un bien pauvre
logis pour vous recevoir après tant de splendeur! Nous
sommes peu propres , ma fille Sophie et moi , à distraire
une personne qui a vécu dans la familiarité des grands.
Oui , miss Livy, votre pauvre père et moi nous avons
cruellement souffert depuis peu ; mais .je prie Dieu qu'il
vous pardonne ! »
Pendant ce discours, la malheureuse victime était pâle
et tremblante, incapable de pleurer ou de répondre. Je ne
pus rester plus longtemps muet témoin de sa détresse, et,
donnant k ma voix et k mes manières un accent de sévé-
rité ordinairement suivie d'une soumission absolue :
« Je vous enjoins, femme, d'écouter mes paroles une
fois pour toutes. Je vous ai ramené une pauvre délaissée ,
errante et malheureuse ; son retour au devoir lui rend ses
droits k notre tendresse. Les vrais maux de la vie fondent
DE WAKEFIBLD. 187
sur nous h flots pressés, n'y joignons pas la discorde. Si
nous vivons en harmonie , en paix les uns avec les au 1res ,
nous pourrons encore vivre contents , car nous sommes
assez nombreux pour nous isoler des censures du monde,
et pour nous protéger mutuellement. La miséricorde du
ciel est promise au repentir, et ne devons-nous pas suivre
cet exemple? Ne nous a-t-il pas été dit : « Il y aura plus de
Joie aux cieux pour un seul pécheur repentant que pour
quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repen-
tance. » Et c'est une bonne et droite loi , car la violence
qu'il faut se faire pour s'arrêter court sur la glissante
pente de perdition est à elle seule un plus grand effort de
vertu que n'en exigent cent actes de justice. »
188 LE VICAIBE
CHAPITRE XXIll.
Les coupables seuls peuvent être longtemps et coiuplétement
malheureux.
Il nous fallut faire diligence pour rendre notre demeure
actuelle aussi décente que possible, et nous fûmes bientôt
en possession de notre première sérénité. Ne pouvant plus
reprendre avec mon flls mes occupations habituelles, je
lisais haut à la famille le peu de livres échappés à l'in-
cendie, surtout ceux qui, en amusant l'imagination, épa-
nouissent le cœur. Nos bons voisins venaient aussi chaque
jour nous apporter leurs tendres consolations. Ils fixèrent
une époque pour nous aider à réparer notre ancienne mai-
son. L'honnête fermier William ne fut- pas des derniers à
offrir ses services et son amitié; il eût même renouvelé
ses propositions à ma fille, mais elle raccueillitde manière
a lui ôter toute espérance pour l'avenir. Sa douleur sem-
blait de celles qui ne passent point; elle était la seule de
notre petit cercle qui, au bout d'une semaine, n'eût pas
retrouvé sa gaité : elle avait perdu cette fleur d'innocence
qui fait qu'on se respecte soi-même, et qu'on prend plaisir
à plaire. L'anxiété s'était fortement emparée de son esprit :
sa beauté s'altérait avec sa santé, et des habitudes de né-
gligence et de tristesse minaient son âme et son corps.
Chaque nom tendre donné à sa sœur arrachait un remords
à son cœur, une larme a ses yeux. Comme un vice , quoi-
que guéri, laisse toujours les germes d'autres vices , sa
première faute, quoique expiée par le repentir, avait
donné accès dans son âme a l'envie et à la jalousie. Je m'y
prenais de mille manières pour calmer sa peine; j'oubliais
ÇQçs chagrins pour la distraire , je recueillais tous les traits
f
DE WAKEFIBLD. 189
intéressants qu'une bonne mémoire et beaucoup de lec-
tures me pouvaient suggérer.
« Notre bonheur, ma chérie , lui disais-je souvent, est
aux mains de celui qui peut le faire nattre par mille
moyens imprévus et en se jouant de notre sagesse. Si
Texemple est nécessaire pour te le prouver, je te conterai
une histoire, mon enfant, rapportée par un historien
grave , quoique parfois un peu romanesque.
i Mathilde, mariée très-jeune à un noble napolitain de
grande distinction, se trouva veuve et mère II quinze ans.
Un jour que, debout devant une fenêtre ouverte qui don-
nait sur le Vullurne, elle caressait son flls, Tenfant s'é-
lança , par un bond soudain , de ses bras dans le fleuve,
et disparut sur-le-champ. La mère éperdue, faisant effort
pour le sauver, se jeta après lui ; mais , loin de pouvoir lui
porter secours, elle gagna k grand'peine la rive opposée,
juste au moment où des troupes françaises pillaient le
pays : elle fut aussitôt faite prisonnière.
» La guerre entre les Français et les Italiens se faisait
alors avec la plus grande inhumanité. Les vainqueurs
allaient assouvir sur la malheureuse femme leurs brutales
passions et leurtérocité , lorsqu'un jeune officier se fit son
défenseur : quoique forcé k battre en retraite en toute hâte,
il la fit monter à cheval derrière lut , et la ramena saine et
sauve dans sa ville natale. Sa beauté l'avait d'abord frappé,
bientôt son mérite lui gagna le cœur. Ils s'épousèrent
L'officier parvint à un grade éminent. Longtemps ils vécu-*
rent heureux ensemble. Mais la félicité d'un militaire ne
peut être durable ; après un intervalle de plusieurs années,
les troupes qu'il commandait ayant été battues, il se ré-
fugia dans la ville qu'il avait habitée avec sa femme. L'en-
nemi en fit le siège et l'emporta enfin. Peu d'histoires
offrent des exemples de cruautés plus atroces et plus va-
riées que celles que commirent à cette époque les Français
et les Italiens. Dans cette circonstance , les vainqueurs dé-
cidèrent que tous les prisonniers seraient mis à mort^ el
190 LB VICAIRE
ea particulier le mari de Mathîlde» qui avait été des plus
opiniâtres à prolonger le siège. En général , ces condam-
nations s'exécutaient sur Theure. Le captif fut donc
«mené, et le bourreau, le sabre levé, se tenait prêt,
tandis que les spectateurs, dans un sombre silence, atten-
daient le coup fatal , suspendu seulement jusqu'à ce que
le chef ennemi, qui présidait comme juge , eût donné le
signal.
» Ce fut dans ce terrible moment d'angoisse et d'attente
que Matbilde vint dire un dernier adieu à son époux, à
son libérateur. Elle déplorait hautement son malheur et la
cruauté du destin , qui ne Tavait sauvée d'une mort pré-
maturée dans le Yulturne que pour la réserver à de plus
grandes calamités. Le général était jeune : la beauté de
cette femme le surprit, et ses souffrances le touchèrent;
mais son émotion redoubla au récit du danger auquel elle
avait survécu. C'était son fils, l'enfant pour qui elle avait
bravé la mort. Il reconnut sa mère, et tomba à ses pieds!
Le reste -se devine aisément : le prisonnier fut mis en
liberté, et tout le bonheur que l'amour, l'amitié, la vertu
peuvent donner sur la terre , fut leur partage. »
Je m'efforçais ainsi de distraire ma fille ; mais elle ne
prétait à mes récits qu'une attention partagée. Ses propres
infortunes absorbaient toute la pitié qu'elle avait jadis
pour celles des autres : rien ne la soulageait. En présence
des étrangers elle craignait le mépris ; dans la solitude elle
ne trouvait qu'affliction : telle était sa misère, quand on
nous annonça comme certain que M. Thornhill allait épou-
ser miss Wilmot, pour laquelle je lui avais toujours cru
une véritable passion , quoiqu'il affectât sans cesse devant
moi de déprécier sa personne et sa fortune. Cette nouvelle
ne fit qu'accroître la douleur de ma pauvre Olivia : une si
flagrante infidélité était au-dessus de ses forces. Je résolus
cependant de m'assurer de la vérité, et de prévenir, s'il
était possible, l'accomplissement de ses desseins, en dépê-
chant mon fils au vieux M. Wilmot, pour s'informer de
DE WAKEFIELD. 191
Texactitude dé ce rapport, et pour remettre h miss Wil-
mot u ne lettre dévoilant la conduite de M. Thomhill envers
ma famille.
Mon fils partit, et revint au bout de trois jours nous
apporter la confirmation de ce que Ton nous avait dit : il
lui avait été impossible de remettre la lettre, et il avail
pris le parti de la laisser, attendu que miss Wilmot était
en tournée de visites dans le pays avec M. Thornhill. Ils
devaient se marier, disait-on, sous peu de jours. I^ di-
manche qui avait précédé l'arrivée de Moïse, ils avaient
paru ensemble à réfi;lise en grande pompe, la fiancée
accompagnée de six jeunes personnes , et le fiancé d*au-
tant de jeunes gens. L'approche des noces remplissait tout
le pays de réjouissances : les futurs se promenaient habi-
tuellement ensemble dans le plus splendide équipage qu'on
eût vu de longtemps dans le canton. Les amis des deux
familles étaient tous réunis. On citait entre autres l'oncle
du squire , sir William Thomhill, qui avait si bonne ré-
putation. Moïse ajouta que ce n'était partout que joie et
festins, que toute la contrée vantait la beauté de la mariée
et la bonne grâce du futur, qu'ils s'aimaient prodigieuse-
ment ; il conclut en disant qu'il ne pouvait s'empêcher de
penser que M. Thornhill était Thomme du monde le plus
heureux.
« Qu'il le soit donc , s'il peut l'être 1 répliquai-je ;
mais regarde ce lit de paille, ce toit qui abrite à peine
nos têtes , ces murs chancelants et ce pavé humide , mon
misérable corps estropié par le feu, et mes enfants pleu-
rant autour de moi pour avoir du pain ; tu es revenu au
logis, mon fils, pour y trouver tout cela. Cependant ici ,
ici même, tu vois un homme qui pour mille mondes ne
changerait pas avec cet homme ! O mes enfants ! si vous
pouviez apprendre à descendre dans vos cœurs , si vous
pouviez savoir quel noble hôte vous y trouveriez, vous
n'envieriez plus les grandeurs et l'éclat du méchant. Pres-
que tous les hommes ont appris à appeler cette vie un
passage, et eux-mêmes des voyageurs; cette image est en-
193 LB VICAIBB
core plus frappante quand nous voyons les bons joyeux et
sereins comme des gens qui regagnent leur patrie, et les
mécbants heureux seulement par intervalles « comme des
coupables qui s'en vont en exil. •
Ma compassion pour ma pauvre 611e , accablée sous le
poids de ce nouveau revers, coupa court à mes réflexions :
je priai sa mère de la soutenir; bientôt après elle revint à
eUe. De ce moment elle parut calme , et je me flattai qu'elle
avait repris de Ténergie ; mais les apparences me trom-
paient, sa tranquillité n*était que l'abattement du déses-
poir. Un surcroît de provisions, envoi charitable de mes
paroissiens» vint ranimer le reste de la famille. Je me
réjouis de les revoir encore une fois alertes et contents. Il
y eût eu injustice k réprimer leur satisfaction, à leur faire
partager une mélancolie opiniâtre, ou à les fatiguer d'une
tristesse qu'ils ne ressentaient pas. Les récits recommen-
cèrent donc à circuler à la ronde avec les chansons, et la
galté descendit de nouveau dans notre humble et chétive
demeure.
DR VAKBFIELD. 193
CHAPITRE XXIV.
Nouveaux malheurs.
Le lendemain matin, le soleil « à son lever , était d*une
chaleur surprenante pour la saison , et nous convînmes
de déjeuner ensemble sous le berceau de chèvrefeuille.
Quand nous y fûmes tous réunis, ma plus jeune fille ,
cédant à ma prière, joignit sa voii aux concerts des oiseaux
qui chantaient sur les arbres voisins. C'était là que ma
pauvre Olivia avait vu son séducteur pour la première
fois , et toute chose y réveillait sa peine; mais la mélan-
colie qu'inspirent des objets riants ou des sons harmonieux
dilate le cœur, au lieu de l'aigrir : sa mère aussi ressen-
tait une tristesse sans amertume ; elle pleura , et se reprit
k aimer sa fille comme auparavant.
« Olivia , ma t;hérie, dit-elle , chante-nous ce petit air si
triste que ton père aime tant : ta sœur Sophie a fait ce
qu'elle a pu; k ton tour, mon enfant, chante pour faire
plaisir k ton vieux père. » Elle obéit avec une douceur si
touchante que j'en fus tout ému.
Quand la beauté naive eu folâtrant s'oublie ,
Que , faible, elle s'abaisse à connaître un vainqueur ,
Et qu'elle apprend trop tard, hélas l en sa folie ,
Qu'un amant peut être trompeur ;
Pour retrouver la paix ravie à sa jeunesse ,
Arracher un remords à qui Ta pu trahir ,
Pour laver cette tache et guérir sa tristesse ,
Il ne lui reste qu'à mourir !
Comme elle finissait le dernier couplet , auquel l'hési-
17
194 LB VICAIBB
tation de sa voix brisée par la douleur prétait un charme
irrésistible y la vue de Téquipage de M. Thornhili dans le
lointain nous alarma tous, et augmenta le trouble de ma
fille aînée, qui, voulant éviter son séducteur, prit le bras
de Sophie et regagna la maison. Peu de minutes après il
descendit de voiture, s'avança vers Tendroit où j'étais
assis , et sMnforma de ma santé avec sa familiarité ordi-
naire.
« Monsieur, repris-je, votre audace ajoute encore à la
bassesse de votre conduite. 11 fut un temps où j'aurais
châtié votre insolence , où je vous eusse puni d't)ser ainsi
paraître devant moil mais aujourd'hui vous êtes en
sûreté, car l'âge a refroidi mes passions, et ma profession
me commande de les réprimer.
— Je proleste,, mon cher monsieur, dit-il, que vous
m'étonnez fort! Je ne puis comprendre ce que cela si-
gniflel J'espère que vous ne pensez pas qu'il y eût rlend«
criminel dans la petite excursion que votre flile a faite
avec moi I
— Va , m'éeriai-je, tu es un misérable! un bas et lâche
infâme!... et de tous points un menteur! Mais ton infamie
môme te sauve de ma colère... Sachez, monsieur, que je
descends d'une famille qui n'aurait pas enduré cela...
Ainsi, vil suborneur, tu n'as pas craint, pour satisfaire
une passion d'un moment, de rendre une pauvre créature
malheureuse pour toute sa vie , de souiller une famille
qui n'avait d'autre bien que l'honneur!
— Si elle ou vous, répiiqua-t-il , avez résolu d'être mal-
heureux , que voulez-vous que j'y fasse? Mais votre bon-
heur dépend encore de vous, et quelque opinion que vous
ayez de moi , vous me trouverez toujours prêt à y con-
tribuer. Nous pouvons d'ici à peu de temps la marier à un
autre; et, de plus, libre k elle de garder son amant, car
je jure que je lui conserve la plus tendre estime. »
Toutes mes passions se soulevèrent tumultueusement à
ce comble d'insulte : car l'esprit, resté calme sous de
grandes calamités, peut quelquefois être aiguillonné jus-
DB WAKEFIBLD. 195
qu'à la fureur par de basses injures , qui pénètrent jusqu'à
rame.
« Ote-toi de ma vue, serpent I m'écriai-je, et ne m'in-
sulte pas pkis longtemps de ta présence I Ah ! si mon brave
fils était ici, il ne l'endurerait pas!... Mais moi, je suis
vieux, estropié, perdu sans retour 1
—Je vois, reprit-il, que vous avez résolu de m'obliger
à vous parler plus durement que je ne le voulais ; mais ,
puisque je vous ai montré ce que vous pouviez attendre
de mon amitié , il est juste que vous sachiez aussi quelles
seraient les suites de mon ressentiment. Mon procureur, à
qui j'ai passé votre dernier billet , est très-pressant ; je ne
connais d'autre moyen d'arrêter le cours de la justice que
d'acquitter moi-même la somme due , ce qui , vu les dé-
penses de mon prochain mariage , ne me sera pas facile.
D'autre part, mon Intendant parle de poursuivre le paye-
ment du fermage ; c'est un homme qui connaît son affaire,'
et je n'interviens jamais dans ces choses-là. Cependant je
souhaiterais encore vous servir, et même vous voir as-
sister, ainsi que votre fille, a mon mariage avec miss
Wilmot, qui doit se célébrer sous peu; c'est une prière
de ma charmante 'Arabella , et j'espère que vous ne vous
y refuserez pas.
—Monsieur Thornhi)! , répondis-je, écoutez-moi une fois
pourtoutes: quanta votre mariage avec une autre que ma
fille, je n'y consentirai jamais; et dût votre amitié m'é-
lever jusqu'au trône , ou votre ressentiment me plonger
dans la tombe, je les méprise tous les deux... Ah ! tu m'as
douloureusement et irréparablement trompé! Je m'en liais
à ton honneur, je n'ai trouvé que bassesse : n'en appelle
donc plus à mon amitié. Va ! possède tout ce que la for-
tune t'a donné: beauté, richesse, santé, plaisir. Va! laisse-
moi en proie à la misère, à la honte, à la maladie, à
la douleur : terrassé comme je le suis, mon cœur reven-
dique encore sa dignité. Quoique tu aies mon pardon, je
ne te fais pas grâce de mon mépris !
— S'il en est aii^i , dit-il , vous ne tarderez pas à sentir
196 LB YICAIBB
les effets de votre insolence, et nous verrons bientôt qui
de vous ou de moi sera le plus digne de mépris ! » Il s'é-
loigna brusquement.
Ma femme et mon fils , témoins de cette entrevue, étaient
frappés de stupeur ; mes filles , ayant su qu'il était parti ,
vinrent s'informer du résultat de notre conférence : dès
qu'elles le connurent, elles s'en montrèrent aussi alarmées
que le reste de la famille; pour moi, je défiais la plus
baute portée de sa malveillance. Il avait déjà frappé le
coup le plus rude, et je me tenais prêt à repousser chaque
nouvel effort: pareil a ces armes de guerre qui, bien que
brisées et tombées, présentent encore la pointe a l'ennemi.
Nous vîmes bientôt qu'il n'avait pas menacé en vain : le
lendemain même son intendant vint me demander le loyer
de la ferme » que , grâce aui accidents rapportés plus haut ,
je n'avais pu payer. Par suite de mon insolvabilité, mes
bestiaux furent saisis le soir, mis à prix , et vendus le jour
d'après moitié de leur valeur. Ma femme et mes enfants
me conjurèrent alors de souscrire k toutes les conditions,
plutôt que de subir une ruine certaine ; ils me supplièrent
même de permettre encore une fois les visites de Tbornhill ,
et employèrent tout ce qu'ils avaient d'éloquence a me
peindre les calamités auxquelles j'allais être en butte, les
horreurs d'une prison dans une saison si rigoureuse , les
dangers qui menaçaient ma santé depuis le dernier acci-
dent causé par l'incendie. Je restai inflexible.
i Pourquoi, mes chers trésors, m'écriai-je, pourquoi
tenter ainsi de m'amener à ce qui n'est pas bien? Moii
devoir m'enseigne à lui pardonner; mais ma conscience
ne permet pas que je l'approuve. Voudricz-vous me voir
applaudir en public ce que mon cœur condamne en secret?
voudriez -vous me voir, lâchement soumis, m'abaisser jus-
qu'à flatter un infâme suborneur, et , pour éviter la prison,
me condamner sans cesse au pire de tous les esclavages, à
la servitude de l'âme? Non, non , jamais ! Si nous devons
être enlevés de ce refuge , persévérons dans la droite voie ,
et. quelque part que nous soyons jetés , nous aurons tou-
•• ••
DE WAKBFIBLD. 197
jours en nous-mêmes une douce retraite, où nous pourrons
scruter notre propre cœur avec intrépidité et plaisir. »
La soirée s'écoula ainsi. Le lendemain matin de bonne
heure, la neige étant tombée très-abondante dans la nuit,
mon tils s'occupait k la déblayer et à ouvrir un passage
devant la porte , lorsqu'il revint tout k coup en courant,
pâle et effrayé , nous dire que deux étrangers , qu'il avait
reconnus pour des agents de justice, se dirigeaient vers
la maison.
A peine avait-il parlé qu'ils entrèrent ; s'approchant du
lit où j'étais couché, ils me dirent qui ils étaient, ce qui
les amenait, et, m'ayant constitué leur prisonnier, ils
m'enjoignirent de me préparer à les suivre à la prison du
comté, qui était éloignét de onze milles.
« Mes amis, leur dis-je , vous êtes venus par un temps
bien rude pour me conduire en prison ; et cela tombe
d'autant plus mal que j'ai eu dernièrement un de mes bras
brûlé jusqu'à l'os, ce qui m'a donné une légère fièvre ; je
manque aussi d'habits pour me couvrir, et je suis mainte-
nant trop vieux et trop faible pour marcher bien longtemps
dans une neige si épaisse ; mais s'il le faut... »
Je me tournai vers ma femme et mes enfants, et leur dis
de réunir le peu qui nous restait et de se préparer à quitter
ce lieu. Je les engageai k faire diligence , et chargeai mon
fils de secourir sa sœur ainée , qui , sachant bien qu'elle
était la cause de tous nos malheurs , était tombée évanouie,
et avait perdu avec le sentiment tout souvenir de ses
maux. Je rassurai ma femme; pâle et tremblante, elle
tenait entre ses bras nos pauvres petits , qui , tout effrayés,
se cramponnaient a elle en silence, craignant de tourner
la tête du côté des étrangers.
Cependant ma fille cadette disposait tout pour le départ ;
^t comme on lui répétait sans cesse de se hâter, en moins
d'une heure nous fûmes prêts k nous mettre en marche.
tr
198 LB VtCÀIitB
CHAPITRE XXV.
11 D*e3t pas de siluaiion, ai misérable en apparence , qui n'apporte
avec elle quelque secrète douceur.
Nous quittâmes ce paisible voisinage à pas lents. Ma Glle
atnée, affaiblie par la fièvre qui, depuis quelques jours ,
commençait à miner sa constitution , accepta Toffre obli-
geante que lui fit un des agents de monter en croupe der-
rière lui ; car ces hommes eux-mêmes ne se peuvent
dépouiUer de toute humanité. Mon fils tenait un des petits
par la main, ma femme conduisait l'autre, tandis que je
marchais appuyé sur ma plus jeune fille , dont les larmes
coulaient, non sur sesmalheurs> mais sur les miens.
Nous étions a environ deux milles de notre ancienne de-
meure , lorsque nous aperçûmes une foule courant et
criant derrière nous. C'était une cinquantaine de mes plus
pauvres paroissiens. Ils s'emparèrent des deux officiers de
justice en poussant de terribles imprécations, jurant qu'ils
ne souffriraient pas qu'on traîna leur ministre en prison
tant qu'ils auraient une goutte de sang à verser pour sa
défense. Ils se disposaient à traiter ces hommes avec la
dernière rigueur, et les suites de leur emportement eussent
pu être funestes , si je n'eusse interposé mon autorité. Je
parvins , non sans peine, à tirer les deux agents des mains
de h multitude furieuse. Mes enfants, regardant alors ma
délivrance comme certaine, étaient ravis, et ne se pou-
vaient tenir de joie; mais ils furent bientôt détrompés en
m'entendant réprimander ces pauvres gens aveuglés, qui
s'imaginaient me rendre service. « Quoi I mes amis , m'é-
criai-je, est-ce donc ainsi que vous m'aimez ? est-ce ainsi
que vous obéissez aux instructions que je vous ai données
DE WAKEFlEtD. 199
du haut de la chaire? Vous vous révoltez à la £ace de la
justice, au risque d'attirer sur vous et sur moi un châti-
ment terrible I Quel est votre chef? montrez-moi Thomme
qui vous a entraînés; aussi vrai qu'il existe , je lui ferai
sentir toute mon indignation. Hélas ! mes chères brebis
égarées , retournez a vos devoirs , revenez à ce que vous
devez à Dieu , à votre pays et a moi. Peut-être vivrai-je
assez pour vous revoir dans des jours de félicité, et pour
contribuera vous rendre plus heureux ici-bas. Mais, quoi
qu'il arrive , que j'aie du moins la consolation , quand je
rassemblerai mon troupeau pour l'immortalité, de voir
qu'il ne me manque aucune de mes brebis. »
Tous semblaient pénétrés de repentir : fondant en lar-
mes, ils vinrent l'un après l'autre me dire adieu. Je serrai
cordialement la main de chacun, et, après leur avoir
donné ma bénédiction , je poursuivis ma route sans plus
rencontrer d'obstacle. Quelques heures avant la nuit,
nous atteignîmes la ville ou plutôt le village. Un petit nom-
bre de maisons chétives et clair-semées était tout ce qui
restait de son ancienne opulence ; et de ses antiques préro-
gatives de cité, elle n'avait gardé que la prison.
£n arrivant, nous allâmes à Tauberge, où nous nous
fîmes servir ce qui se put trouver le plus promptement. Je
soupai en famille avec autant de plaisir que de coutume,
rinstallai convenablement ma femme et mes enfants pour
la nuit, et je suivis les agents du shériff à la prison. Bâtie
jadis comme dépôt militaire, elle consistait en une vaste
pièce fortement grillée, pavée en dalles, et que les ûlous
et les détenus pour dettes habitaient en commun plusieurs
heures sur les vingt-quatre. Chaque prisonnier avait en
outre une cellule à part, où on l'enfermait la nuit.
Je m'attendais, a mon entrée, à n'entendre que des
lamentations, que les gémissements de la misère ; mais il
en fut tout autrement. Les prisonniers semblaient n'avoir
qu'un but, celui de noyer la pensée dans la joie et le
bruit. On m'informa de la taxe prélevée sur les nouveaux
venus, et j'y satisfis au plus vite, quoique le peu d'argent
30(^ LE VICAIBE
quo j'avais fût bien près d'être épuisé. Mon offrande fut
sur-le-champ dépensée en liqueurs fortes, et toute la pri-
son retentit de l'orgie , des rires et des blasphèmes.
i Comment, me dis-je . des hommes si corrompus sont
joyeux 9 et moi je serais triste? Et pourtant je ne suis,
comme eux, qu'emprisonné, et je crois avoir plus de
motifs d'être calme. »
Je m'efforçais, par de semblables réflexions, de me faire
gai ; mais la gaîté n'a jamais été le résultat d'un effort ,
qui est lui-même une fatigue. Ck)mme j'étais donc assis
tout pensif dans un coin de la prison , un de mes compa-
gnons d'infortune s'approdia, et, s'asseyant près de moi ,
il entama la conversation. J'ai eu pour règle constante ,
dans ma vie, de ne jamais éviter de causer avec quicon-
que m'en témoigne le désir ; car si c'est un brave homme ,
je puis gagner à ses avis; et si c'est un méchant^ il peut ga-
gner aux miens. Je trouvai dans celui-ci un homme habile,
doué d'un énergique et ignorant bon sens, et d'une pro-
fonde connaissance du monde, comme on dit, ou, pour
parler plus juste , d'une grande perspicacité à découvrir le
mauvais côté de la nature humaine. Il me demanda si
j'avais eu soin de me pourvoir d'un lit, circonstance à
laquelle je n'avais nullement songé.
« Voilà qui est malheureux, s'écria-t-il , car on ne nous
accorde ici que de la paille , et votre chambre est très-
grande et très-froide. Cependant, comme vous me parais-
sez tenir du gentilhomme , et que je me pique de l'avoir
été en mon temps, la moitié de mes couvertures est, de
bon cœur , h votre service. »
Je le remerciai, lui témoignant ma surprise de trouver
tant d'humanité dans une prison, au milieu de si cruelles
épreuves. J'ajoutai , pour lui faire voir que j'étais érudit :
« Le sage de l'antiquité semblait bien comprendre de quel
prix était un ami dans l'affliction , lorsqu'il disait : Ton
kosmon airCy ei dos ton etairon (54). Et au fait, continuair:
je, qu'est-ce que le monde , si nous n'y trouvons que solU
tM<le?
f
DE WÀKBFIBLD. 201
--Vous pariez du monde, monsieur, répliqua mon
compagnon; le monde toml>e en enfance et penche vers
son déclin, et cependant la cosmogonie ou création de
l'univers a donné du fil à retordre aux philosophes de
tous les siècles. Quel chaos d'opinions n'ont-ils pas soule-
vées sur la création du monde! Sanchoniaton , Manéthon,
Berose , Ocellus Lucanus, l'ont tous abordée en vain. Le
dernier a dit : Anarchonara hai ateleutaion topan^ ce
qui signifie....
— Je vous demande pardon, monsieur, repris-je, de
couper court à tant de science ; mais je crois avoir déjà
entendu tout ceci.N'ai-je pas eu le plaisir de vous rencon-
trer une fois à la foire de Wellbridge, et ne vous nommez-
vous pas Ephralm Jenkinson ? »
A cette demande , il poussa un soupir. « Je suppose ,
continuai-je , que vous vous rappelez un certain docteur
Primrose , auquel vous avez acheté un cheval? »
11 me reconnut alors sur-le-champ. L'obscurité du lieu
et l'approche de la nuit l'avaient d'abord empêché de dis-
tinguer mes traits.
« Oui, monsieur, répondit-il, je vous remets parfaite-
ment. Je vous achetai un cheval que j'oubliai de vous
payer. Votre voisin Flamborough est le seul témoin à
charge que j'aie à redouter aux assises prochaines. Il
compte déposer sous serment contre moi comme faux
monnayeur. Je regrette de tout mon cœur, monsieur, de
vous avoir attrapé, vous ou tout autre; car vous voyez,
continua-l-il en montrant ses menottes , ce que m'ont valu
mes tours d'adresse.
— Eh bien, monsieur, répliquai-je , je vous revaudrai
votre empressement à m'offrir vos services, quand vous
n'en pouviez attendre aucun de moi en retour. Je ferai
tous mes efforts pour adoucir le témoignage de maitrc
Flamborough; peut-être même s'en dësistera-l-il tout à fait
à ma requête : je lui enverrai mon fils exprès à la pre-
mière occasion. Je ne doute pas témoins du monde qu'il
202 LB VICAIBE
ne se rende k ma prière ; et quant à ma dépoeition , n'en
concevez nulle inquiétude.
— En ce cas, monsieur , s*écria-t-il , disposez de moi el
de tous mes bons offlces. Vous aurez plus de la moitié de
mes couvertures cette nuit, et J'aurai soin de vous prêter
main-forte en ami dans la prison, où je crois avoir quel*
que influence. »
Je le remerciai , et ne pus m'empécber de lui témoigner
ma surprise de le trouver si .étonnamment rajeuni. liors-
que je l'avais vu pour la première fois, il paraissait avoir
au moins soixante ans. t Monsieur , me dii-il , vous êtes
bien peu au fait de ce monde : j'avais à ce mement-là de
faux cheveux, et je possède l'art de contrefaire tous les
âges, depuis dix-sept ans jusqu'à soixante-dix. Ah! mon-
sieur, si j'avais pris la moitié autant de peine à apprendre
un métier que je m'en suis donné pour devenir escroc,
je serais riche aujourd'hui. Mais, tout ûlou que je suis ,
je puis vous être de quelque utilité, et cela, au moment
où vous vous y attendrez le moins. »
Notre conversation fut alors interrompue par l'arrivée
des guichetiers, qui venaient faire l'appel des prisonniers
et enfermer chacun dans sa cellule pour la nuit. Un
homme portant une botte de paille qui devait faire mon
lit me conduisit par un passage étroit et sombre dans une
chambre pavée, comme la salle commune. J'étendis la
paille dans un coin, avec les couvertures que m'avait
données mon nouvel ami. Cet arrangement terminé, mon
guide, qui était assez poli, me souhaita le bonsoir et se
retira.
Après m'être livré comme de coutume à la méditation ,
et avoir béni la main céleste qui me châtiait , je me cou-
chai, et dormis du plus profond sommeil jusqu'au matin.
h.ik
DB WAKKFIELD. 303
CHAPITRE XXVI.
Réforme de la prison. — Pour être complètes, les lois devraient
récompenser aussi bien que punir.
Le lendemain je fus réveillé de bonne heure par ma fa-
mille, que je trouvai en larmes à mon chevet. Le sombre
aspect de ce qui m'entourait avait épouvanté mes enfants.
Je les repris doucement de leur douleur, assurant que je
n'avais jamais dormi plus tranquille. Ma Glle aînée n'était
pas avec eux ; les fatigues et l'inquiétude de la veille avaient
augmenté sa fièvre, et ils avaient jugé prudent de ne pas
l'amener. Mon premier soin fut d'envoyer mon fils à la re-
cherche d'une chambre ou deux pour y loger ma famille
aussi près de la prison que possible. Il obéit , mais ne put
trouver qu'une seule pièce , qu'il loua à bas prix, pour sa
mère et ses sœurs. Le geôlier consentit avec humanité à le
laisser coucher près de moi, ainsi que ses deux petits
frères. On leur prépara dans un coin de la chambre un lit
qui me parut tout a fait convenable. Je voulais cependant
savoir avant tout si mes petits enfants n'auraient pas de
répugnance à ciMicher dans un lieu qui les avait d'abord si
fort effrayés.
« Ëh bieni mes braves garçons, leur dis-je, votre cou-
chette est-elle à votre goût? J'espère que vous n'avez pas
peur de dormir ici, quoiqu'il y fasse noir?
— Non, papa , dit Dick, je n'ai peur de coucher nulle
part où vous êtes.
— Et moi , dit Bill , qui n'avait que quatre ans, j'aime
toujours mieux ôtre où est mon papa. »
J'assignai ensuite à chacun ses devoirs. Ma fille Sophie
fut chargée de soigner la santé altérée de sa sœur; ma
204 LB VICAIRE
femme devait me lenir compagnie , mes petite garçons me
faire la lecture : « El quant à toi , mon Gis, conlinuai-je ,
c'est du travail de les mains que dépend notre eiistence à
tous ; ton salaire comme journalier sufGra pleinement a
nous faire vivre avec frugalité et sans trop de misère. Tu
as maintenant seize ans; tu as de la force, et elle t'a été
donnée , mon fils, pour en faire un utile et noble usage ; à
toi de sauver de la faim ton père infirme et ta famille.
Prépare-toi donc ce soir à chercher de Fouvrage pour
demain, et rapporte chaque jour au logis l'argent que tu
auras gagné. »
Toutes choses ainsi régularisées, je descendis dans la
salle commune de la prison, où je pouvais jouir de plus
d'air et d'espace ; mais je n'y demeurai pas longtemps.
Les malédictions, les paroles infâmes, la brutalité qui dé-
bordaient autour de moi, me forcèrent à regagner ma
chambre. Je m'assis, réfléchissant k l'étrange vertige de
ces misérables qui , voyant le genre humain tout entier
soulevé contre eux , s'efforçaient de se faire encore pour
l'avenir un ennemi cent fois plus redoutable.
Leur insensibilité excitait ma compassion au plus haul
degré , et chassait de mon âme mes propres ennuis ; essayer
de les racheter me semblait un devoir impérieux. Je ré-
solus de redescendre, et, en dépit de leurs méprisantes
railleries, de leur donner mes conseils et de les vaincre
par ma persévérance. Retournant donc aussitôt près d'eux,
je fis part à M. Jenkinson de mon projet ; il en rit de bon
cœur, et le communiqua à ses compagnons, qui l'accueil-
lirent avec la plus grande hilarité. C'était une nouvelle
perspective d'amusement pour des gens qui n'avaient
d'autres moyens de distraction que la moquerie ou la dé-
bauche.
Je lus une partie du service divin a voix haute et sans
emphase; mon auditoire s'en égaya merveilleusement. De
cyniques chuchotemente,* les burlesques soupirs d'une
feinte contrition , des regards moqueurs échangés, des
accès de toux, provoquaient alternativement 4cs rires.
DE WAKBFIELD. ^ 205
Cependant je continuais à lire avec ma solennité habituelle,
persuadé qu'en agissant ainsi j'en pouvais amender quel-
ques-uns, tandis qu'aucune souillure ne pouvait atteindre
les saintes paroles.
La lecture finie , je commençai une exhortation , cal-
culée plutôt pour les divertir que pour les censurer. Je
leur fis observer tout d'abord que leur bien-être était le
seul motif qui eût pu me pousser à ce que je faisais ; que
j'étais comme eux prisonnier, compagnon de leur misère ,
et que je n'étais pas payé pour leur faire des sermons.
J'étais fâché, leur dis-je, de les voir si impies, parce
qu'ils n'y gagnaient rien et pouvaient tout y perdre. « Car
soyez convaincus, mes amis, m'écriai-je (car vous êtes
mes amis, quoique le monde renie votre amitié), soyez
convaincus que, fissiez-vous dix mille jurements par
jour , vous n'en auriez pas un sou de plus dans votre
bourse. A quoi vous sert donc d'appeler le diable à tout
moment, et de courtiser son amitié? ne voyez-vous pas
qu'il en use avec vous en vrai ladre? Ici , que tenez-vous de
lui, sinon des jurons à vous emplir la bouche, tandis
qu'il vous laisie le ventre vide; et, a en juger par ce que
je sais de lui , il ne vous donnera rien de mieux plus tard.
» Si nous ne sommes pas contents des procédés d'un
homme, nous allons tout naturellement a un autre. Ne
serait-ce pas biep la peine d'essayer d'un nouveau maître ,
qui vous engage, du moins, par de belles promesses, à
venir à lui ? Assurément , mes amis , de toutes les sottises ,
la plus grande serait, après avoir dévalisé une maison »
d'aller se mettre sous la protection des gendarmes. Êtes-
vous donc plus sages? Vous cherchez tous de l'aide près de
celui qui vous a trahis, vous adressant k un être mille
fois plus perfide que le plus fin limier de police : celui-ci
vous leurre, puis vous fait pendre; mais l'autre vous
leurre, vous pend, et, ce qui est pis, ne vous lâche pas
même au sortir des mains du bourreau. »
Quand j'eus tout dit, je reçus les compliments de mes
auditeurs : quelques-uns me donnèrent une poignée de
18
306 LE VICAIBB
main Jurant sur leur âme que j*étais un bon diable, hon-
nête au fond , et qu'Us voulaient cultiver ma connaissance.
Je promis de recommeqcer le lendemain : je concevais
quelque espoir d'amener une réforme, car j'avais tou-
jours été d'avis qu'aucun homme n'était passé cure , el que
tous les cœurs étaient accessibles aux traits du remords,
pourvu que l'archer visât juste.
Ma conscience ainsi satisfaite, je regagnai ma chambre,
où ma femme nous avait préparé un frugal repas. M. Jen-
kinson me pria de lui permettre de joindre son dîner au
nôtre, et d'avoir sa part du plaisir (comme il voulut bien
l'appeler) de ma conversation. Il n'avait pas encore vu ma
famille, qui venait me visiter par une porte ouvrant dans
le passage étroit que j'ai déjà décrit; elle se dispensait
ainsi de traverser la salle commune. Pendant cette pre-
mière entrevue , il parut très-frappé de la beauté de ma
plus jeune fille , que son air pensif rendait encore phis
attrayante; mes petits attirèrent aussi son attention.
« Hélas ! docteur, s*écria-t-il , ces enfants sont trop beaux
et trop bons pour habiter en pareil lieu I
— Dieu merci, monsieur Jenkinson, répliquai-je, ils
sont élevés dans la crainte de Dieu et avec l'amour du
bien, et pourvu qu'ils soient bons , peu importe le reste.
— J'imagine, monsieur, reprit mon compagnon d'in-
fortune, que vous devez trouver une gramle consolation à
avoir ainsi toute votre petite famille autour de vous.
-*- Une consolation, monsieur Jenkinson! ah! oui, une
bien grande ! je ne voudrais pas pour le monde entier être
sans eux : avec eux un cachot me semble un palais ; il n'y
a dans cette vie qu'un moyen d'attaquer mon bonheur,
c'est de leur nuire.
— En ce cas, monsieur, dit-il, je crains bien de m'être
rendu coupable , car je crois voir ici ( il regardait Moïse )
une personne qui a en à se plaindre de moi , et de laquelle
je voudrais obtenir mon pardon. » Mon fils se rappela aus-
sitôt sa voix et ses traits, quoiqu'il ne l'eût vu que déguisé,
et , lui tendant la main en souriant, il l'assura qu'il n'a-
DR WAKBFIBLD. 307
vaît point de rancune. « Cependant» ajonta-t-ii, je ne puis
comprendre comment vous avez pu juger sur mon visage
que je serais si facile à duper.
— Mon cher monsieur, répliqua Jenkinson, ee n'est
^int votre visage qui m'allécha ; ce sont vos bas blancs et
Je ruban noir qui attachait vos cheveux. Mais , sans vouloir
déprécier votre esprit, j'en ai dupé de plus fins que vous
en mon temps; et cependant, malgré toutes mes finesses ,
les sots onl fini par être les plus forts.
— Je suppose, dit Moise, que le récit d'une vie comme
la vôtre doit être singulièrement instructif et amusant.
— Beaucoup moins que vous ne Timaginez : les récits
qui nous montrent k nu les vices et les turpitudes humaines
retardent nos progrès dans la vie en augmentant nos
soupçons. Le voyageur qui se défie de tous ceux qu'il ren-
contre , et qui retourne sur ses pas à l'apparition de tout
homme qui a la mine d'un voleur, arrive rarement à
temps au but de son voyage.
» En vérité , si j'en juge d'après ma propre expérience ,
je crois qu'un homme rusé est un des plus grands sots qui
soient sous le soleil. Dès mon enfance , on me jugea très-
fin. Je n'avais que sept ans, que les dames disaient de
moi que j'étais un petit homme accompli. A quatorze, je
connaissais le monde, je mettais mon chapeau de côté et
faisais ma cour aux belles. A vingt, quoique parfaitement
honnête, on me croyait si retors que personne ne voulait
s'en fier à moi. Je finis par devenir escroc à mon corps
défendant; et j'ai vécu, depuis, la tête toujours pleine de
projets pour tromper , et le cœur toujours palpitant de la
crainte d'être découvert. J'avais coutume de rire de l'hon-
nête simplicité de votre voisin Flamborough, et d'une
façon ou d'une autre je l'attrapais régulièrement au
moins une fois l'an ; cependant le brave homme a pour-
suivi sa route marchant droit devant lui , sans soupçon,
et s'est enrichi , tandis qu'en continujint d'user de ruse et
d'adresse , je suis resté pauvre , sans avoir la consolation
d'être honnête. Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, dites-moi
.***
208 LE V1CAIBE
voire affaire, mettez-moi au fait de ce qui vous a conduit
ici, ety quoique je n'aie pas eu l'habileté d'éviter la prison
pour moi-même^ peut-être en pourrai-je tirer mes amis. »
Je lui contai , pour satisfaire sa curiosité , toute la série
d'accidents et de folies qui m'avaient plongé dans l'abîme
où j'étais, et ne lui cachai pas ma complète impuissance à
en sortir.
Après avoir écouté mon histoire, il réfléchit quelques
minutes, se frappa le front comme s'il venait de trouver
quelque expédient lumineux, et prit congé en disant qu'il
allait aviser à ce qu'il y avait à faire.
— * - -■♦.
1
DS W&KBFira.D. 309
CHAPITRE XXVII.
GontinuatioB du même sujet.
Le lendemain je communiquai a ma femme et à mes
enfants mon projet de réforme pour les prisonniers;
mais ilsraccueillirent par une désapprobation universelle,
m'en alléguant l'impossibilité et l'inconvenance , et ajou-
tant que mes efforts n'amèneraient aucune amélioration »
et compromettraient probablement mon caractère ecclé-
siastique.
« Pardonnez-moi , répliquai-je ; ces hommes , quoique
déchus, sont encore des hommes, et c'est là un grand titre
à mes affections. Un bon conseil repoussé revient enri-
chir rame de celui qui le donne; et en supposant que
mes instructions ne les corrigent pas, elles me corrige-
ront moi-môme. Si ces malheureux, mes enfants , étaient
des princes, ils trouveraient des milliers de gens prêts à
leur offrir leurs services; mais, k mon avis , le cœur qui
est enfoui dans un cachot est tout aussi précieux que celui
qui siège sur un trône. Oui , mes trésors, si je puis les
rendre meilleurs , je le ferai : peut-être ne me méprise-
ront-ils pas tous; peut-être pourrai-je en tirer un de l'a-
bîme , et ce serait beaucoup I car est-il sur la terre un
joyau d'autant de valeur que l'âme humaine? »
En parlant ainsi , je les quittai et descendis à la salle
èommune, où je trouvai les prisonniers d'humeur très-
joviale ; ils attendaient mon arrivée , disposés chacun a
jouer quelque niche au pauvre docteur. Au moment où
j'allais commencer, l'un flt tourner ma perruque de tra-
vers comme par accident^, puis me demanda pardon. Ua
18*
210 LB VICAIRE
second, qui se tenail à quelque distance » avail une façon
particulière de cracher entre ses dents et faisait jaillir
une pluie sur mon livre. Un troisième criait amen
d'un ton affecté qui ravissait les autres. Un quatrième
m*avait lestement dérobé mes lunettes dans ma poche.
Mais il y en avait un dont le malin tour eut un succès
universel : ayant remarqué de quelle manière j*arrangeais
mes livres sur la table devant moi, il en euleva un fort
adroitement, et mit à la place un volume d*obscènes plai-
santeries qui lui appartenait. Cependant, sans prendre
garde à tout ce que pouvait faire ce groupe d'êtres malfai-
sants, je continuai, sentant bien que ce qu'il yavaitderldi-
culedansmatentativepouvaitexciter l'hilarité une première
et une seconde fois, tandis que ce qu*elle avait de sérieux
devait faire un bien durable. Ma prévision s'accomplit :
en moins de six jours, quelques-uns étaient repentants, et
tous étaient attentifs.
Ce fut alors que je m'applaudis d'avoir, par ma persé-
vérance et mon adresse, révêiné la sensibilité chez des
malheureux privés de tout sentiment moral. Je songeai
a leur rendre aussi quelques services temporels, à adou-
cir leur situation. Jusque-là leur temps s'était partagé
entre la faim et les excès, entre de tumultueuses orgies et
d'amères récriminations. Leur unique occupation était de
se quereller, de jouer aux cartes et de tailler des fouloirs à
tabac. Cette oi«euse industrie me donna l'idée d'employer
ceux qui voudraient travailler a façonner des chevilles
pour les fabricants de tabae, et des formes pour les cor-
donniers. Le bois nécessaire était acheté aux frais de tous,
et une fois mis en œuvre, se vendait sous ma direction;
de sorte que chacun gagnait quelque chose par jour ; une
bagatelle, il est vrai , mais assez pour son entretien.
Je n'en restai pas Ta : j'établis des amendes pour punir
rimmoralité, et des récompenses pour tout travail de sur-
croît. J'avais ainsi, dans l'espace d'une quinzaine, formé
autour de moi quelque chose de social et d'humain; et
j'eus lu joie de me regarder comme un législateur, car
> ^
DE WAKBFIËLD. 211
j'étais parvenu à ramener des hommes naturellement
féroces sous le joug des affections et de l'obéissance.
Il serait fort à souhaiter que le pouvoir législatif diri-
geât les lois plutôt vers la réforme que vers les châtiments;
qu'il fût convaincu que pour déraciner les crimes il ne
faut pas multiplier les punitions , mais les faire redouter.
Alors, au lieu de nos prisons actuelles, qui corrompent
les innocents et achèvent de perdre les coupables , qui
s'emparent d'un malheureux prévenu d'avoir commis un
crime, et le rendent à la société (quand elles le lui ren-
dent vivant) disposé h en commettre mille autres, nous
aurions, comme dans certaines contrées de TËurope,
des lieux de pénitence et de solitude, où l'accusé serait
visité par ceux qui pourraient exciter son repentir, s'il est
coupable, ou lui suggérer de nouveaux motifs de rester
vertueux t s'il est innocent. C'est ainsi, et non en multl*
l^iant les peines, qu'on réforme les États. Je ne puis
m'empécher de révoquer en doute la validité du droit que
se sont arrogé les sociétés humaines, de punir de la peine
capitale de légers délits. En cas de meurtre, le droit est
évident; car il repose sur la loi de défense naturelle, qui
nous fait un devoir de retrancher de la société l'homme
qui ne respecte point la vie d*un autre homme : toute la
nature s'arme contre le meurtrier. Mais il n'en est pas de
même pour celui qui me dérobe mon bien : la loi naturelle
ne me donne pas le droit de lui ôter la vie ; ear , par cette
môme loi, le cheval qu'il m^ vole est autant à lui qu'il
moi. Je ne peux tenir mes drf^its q«e d'une convention
faite entre nous, portant que celui qui privera l'autre de
son cheval mourra : mais cette convention repose sur une
fausse base , parce qu'aucun homme n'a le droit de dispo-
ser de sa vie, pas plus que de l'ôler li son semblable,
attendu qu'elle n'est pas k lui. De plus, le contrat est
inégal , et serait annulé, môme dans une cour de justice
ordinaire, car la peine est trop grande pour un léger in-
convénient; puisque mieux vaut assurément conserver la
vie à deux hommes que de réserver à l'un d'eux le plaisir
213 LE YIGAIBB
d*all6r à cheyal. Un contrat faux entre deux personnes
Test également entre cent on cent mille : de même que dix
millions de cercles ne peuvent faire un carré, la voix unie
de myriades d'individas ne saurait prêter le moindre
appui k une fausseté : c'est ainsi que parle la raison, et la
nature livrée à elle-même en dit autant. Les sauvages ,
qui n*ont pour guide que la loi naturelle, sont très-avares
de la vie les uns des autres; ils ne répandent guère le
sang qu'en représailles d'une première cruauté.
Nos ancêtres saxons, tout féroces qu'ils étaient en
guerre, faisaient peu d'exécutions en temps de paix. A l'o-
rigine de tous les gouvernements, alors quei'empreintede
la nature est plus forte en eux, presque aucun crime n'en-
traîne la peine de mort. C'est dans les Ëtats très-civilisés
que les lois pénales, qui sont aux mains du riche , pèsent
sur le pauvre. En avançant en âge, le gouvernement
semble prendre la disposition morose de la vieillesse ; et
comme si nos propriétés nous devenaient plus chères a
mesure qu'elles augmentent , ou comme si nos craintes
grandissaient avec nos richesses, toutes nos possessions
sont défendues chaque jour par de nouveaux édits, et
environnées de gibets pour épouvanter les maraudeurs.
Je ne sais si c'est la multiplicité de nos lois pénales, ou
la licence de notre peuple, qui fait que ce pays compte
plus de condamnés en un an que n'en compte la moitié
des Ëtats de l'Europe ; peut-être est-ce dû à ces deux cau-
ses, car elles réagissent l'une sur l'autre. Quand des lois
pénales faites sans discernement appliquent la même pu-
nition à divers degrés de criminalité, le peuple , ne voyant
point de différence dans les peines, arrive à perdre tout
sentiment de différence dans le crime, et cette distinction
est le rempart de la moralité. Ainsi la multitude des lois
engendre de nouveaux vices , et de nouveaux vices engen-
drent de nouveaux châtiments.
Il serait donc fort désirable qu'au lieu de n'inventer
des lois que pour punir le mal , au lieu de tendre les liens
de la société jusqu'à ce qu'un effort convulsif les brise, au
r
DE WAKEFIELD. 213
lieu de trancher comme inulile la vie de malheureux dont
on n'a pas essayé de tirer partie, au lieu de changer la
correction en vengeance, il serait, dis-je, fort désirable
que le gouvernement essayât des moyens de répression ,
et fit de la loi le protecteur, non le bourreau du peuple.
Nous verrions alors que des créatures dont nous tenons les
âmes pour viles et abjectes n'attendaient que la main du
paciGcateur ; nous verrions que des êtres condamnés main-
tenant à de longues tortures de peur que les heureux
n'aient un moment d'angoisse, pourraient, sous un autre
régime, devenir les nerfs de l'État en danger; nous ver-
rions qu'ayant mêmes visages, nous avons aussi mêmes
cœurs ; qu'il n'est fas d'âmes si basses que la persévé-
rance ne puisse régénérer ; qu'il n'est pas besoin delà mort
pour arrêter un homme dans le crime, et que bien peu
de sang sufGt pour cimenter notre sécurité.
3U LF. VIC&IBB
CHAPITRE XXVIII.
Le bonheur et le malheur Ici-bas sont plutôt le résultat de la
prudence que de la yertu.
Depuis plus de quinze jours que j'étais en prison , je
n'avais pas encore eu la visite de ma chère Olivia , et il
me (ardait fort de la voir; j'exprimai ce désir à ma
femme, et le lendemain matin la pauvre fille entra dans
ma chambre, appuyée sur le bras de sa sœur. Le chan-
gement de sa physionomie me frappa ; les grâces sans
nombre qui jadis l'animaient avaient disparu, et la main de
la mort semblait s'être appesantie sur ses traits; ses tempes
étaient creuses , son front terne, et une pâleur livide cou-
vrait ses joues.
« Je suis aise de te voir, ma chérie , m'écriai-je ; mais
pourquoi cet abattement, Olivia? J'espère, ma bien-aimée,
que tu aimes assez ton vieux père pour ne pas laisser le
chagrin miner une vie que je prise à l'égal delà mienne;
reprends courage, enfant, et nous pourrons revoir de
meilleurs jours.
— Vous avez toujours été trop bon pour moi , mon
père , répliqua-t-elle , et la pensée de ne pouvoir plus par-
tager le bonheur promis par vous ajoute encore à ma
peine. Je crains qu'il n'y ait plus de joie pour moi ici-
bas , et j'aspire à sortir d'un lieu où je n'ai trouvé que
souffrances. En vérité, mon père, je voudrais que vous
pussiez vous résoudre à faire une démarche près de
M. Thomhill : peut-être se laisserait-il toucher, et ce serait
pour moi un soulagement avant de mourir.
— Jamais, enfant, répliquai-je, jamais je ne m'avilirai
jusqu'à reconnaître que ma fille est une prostituée ; car,
DB WÀKBFIELJ). 216
bien qu*aut yeux da monde ta faute soU digne de mépris ,
j'ai le droit de n'y voir, moi , qu'une marque de crédulité ,
non de corruption. Quelque sombre que ta paraisse cette
prison 9 je n'y suis point malheureux; sois sûre que tant
que la bénédiction du ciel me conservera mon enfant, ja-
mais cet homme ne me verra consentir à un mariage qui
mettrait le comble h ta ruine. »
Après le départ de ma fille, mon compagnon de capti-
vité, qui avait assisté à notre entrevue, me fit des repré-
sentations assez sensées sur mon obstination à me refuser
à toute démarche qui eût pu me rendre ma liberté ; il
ajouta que le reste de ma famille ne devait pas être sacrifia
au repos d'un de mes enfants , le seul qui m'eût offensé.
« De plus, dilril, je ne sais pas s'il est juste d'entraver Funion
d'un homme et d'une femme, comme vous le faites, en
refusant de consentir k un mariage que vous pouvez rendre
malheureux, mais que vous ne sauriez empêcher.
^ Monsieur, repris-je, vous ne connaissez pas l'homme
qui nous opprime; je suis convaincu qu'aucun acte de
soumission ne me vaudrait une heure de liberté. Pas plus
tard que l'année dernière, un de ses débiteurs est mort ici
de faim. Mais quand môme il suffirait de ma soumission
et de mon consentement pour échanger cette sombre et
étroite chambre contre une de ses plus somptueuses de-
meures, je ne lui accorderais ni l'un ni l'autre, car quel-
que chose murmure au dedans de moi que ce serait
sanctionner l'adultère. Tant que ma fille vivra, aucun
autre mariage de M. Thornhill ne pourra être légal k mes
yeux. Si elle n'était plus, je serais, il est vrai, le plus vil
des hommes d'empêcher, pour satisfaire k moq propre
ressentiment, deux personnes qui s'aiment de s'unir. Non,
tout méprisable qu'il est, je le souhaiterais marié, ne
fût-ce que pour prévenir les suites fatales de ses dés-
ordres; mais aujourd'hui ne serais-je pas le plus cruel de
tous les pères, si , pour éviter la prison, je signais l'acte
qui scelle le déshonneur de ma fille et la plonge au tom-
216 LB VIGAIBE
beau» et que, pour échapper à la souffrance, je torturasse
le cœur de mon enfant de mille angoisses? »
Il se rendit à la justesse de ces raisons, mais ne put se
défendre de dire qu'il craignait que la vie de ma Glle ne
fût déjà trop affaiblie pour me retenir longtemps prison-
nier. « Quoique vous refusiez , continua-t-il, de rien accor-
der au neveu , j'espère que vous n'avez pas d'objections à
exposer toute l'affaire à l'oncle, qui a la plus haute répu-
tation de justice et de bonté qu'il y ait dans tout le royaume.
Je vous conseille de lui adresser par la poste une lettre où
vous lui conterez les mauvais procédés de son neveu , et
j'engage ma vie qu'au bout de trois jours vous aurez une
réponse. »
Je le remerciai de ce conseil, et me mis en devoir de le
suivre sur-le-champ ; mais je manquais de papier, et mal-
heureusement tout ce que nous avions d'argent avait été
dépensé le matin pour les provisions : Jenkinson m'en
procura.
Je passai les trois jours suivants dans une grande anxiété,
m'épuisant en conjectures sur la manière dont ma lettre
serait accueillie. Ma femme redoublait ses instances pour
obtenir de moi que je me soumisse à toutes les conditions
plutôt que de rester là. D'heure en heure , je recevais des
nouvelles du rapide déclin de ma pauvre fille. Le troisième
et le quatrième jour s'écoulèrent sans apporter de réponse
st ma lettre. Les plaintes d'un étranger contre un neveu
favori avaient peu de chances d'être écoutées. Cette espé-
rance s'évanouit bientôt comme toutes les autres. Mon
âme se soutenait encore , quoique le manque d'exercice
et le mauvais air commençassent à altérer visiblement ma
santé : celui de mes bras qui avait souffert du feu empi-
rait. Cependant, tandis que j'étais gisant sur la paille,
mes enfants, assis à mes côtés, me lisaient haut tour à
tour, ou écoutaient mes instructions et pleuraient. Mais
les forces d'Olivia déclinaient plus vite que les miennes.
Chaque message augmentait mes craintes et ma douleur.
Le cinquième jour après le départ de ma lettre pour sir
DE WAKEFIELD. 217
William Thornhill , j'appris que mon enfant avait perdu
la parole. Ce fut alors que je connus véritablement l«s
horreurs de la prison. Mon cœur s'élançait de mon cachot
au chevet du lit de ma fllle mourante, pour la consoler,
la fortifier, recevoir ses dernières volontés et guider son
âme vers le ciel 1 Un autre message arriva : elle était expi-
rante, et on m'enlevait jusqu'à la triste consolation de
pleurer près d'elle ! Un peu après, mon camarade de pri-
son entra ; il me dit de m'armer de patience, de résigna-
tion : elle était morte !
Il revint dans la matinée du lendemain, et me trouva
avec mes deux petits , me$ seuls compagnons, qui faisaient
d'innocents efforts pour me distraire. Us voulaient me
faire la lecture ; ils me suppliaient de ne pas me désoler
ainsi, disant que j'étais trop vieux pour pleurer. « Est-ce
que notre sœur Livy n'est pas un ange à présent, papa?
s'écria l'aîné; et pourquoi en avez-vous tant de chagrin?
Moi, je voudrais bien être un ange, et sortir de cette
vilaine chambre si papa venait avec moi. — Oui , ajouta le
plus jeune des deux chérubins, le ciel où est ma sœur est
bien plus beau que cette prison : il n'y a que des bonnes
gens, tandis que les gens d'ici sont très-méchants. »
M. Jenkinson interrompit leur innocent babil. Mainte-
nant que ma fllle n'existait plus, je devais penser sérieu-
sement, disait-il, au reste de ma famille, et essayer de
sauver ma vie, qui s'affaiblissait chaque jour faute du
nécessaire et d'un air salubre. Il était de mon devoir
de sacriGer tout orgueil et tout ressentiment au bien-être
de ceux qui n'avaient que moi pour soutien : la raison et
la justice m'obligeaient également à tenter une réconcilia-
tion avec mon ennemi.
Dieu soit loué» répliquai-je , de ce qu'il ne me reste
plus d'orgueil ! Je prendrais en mépris mon propre cœur,
si j'y d^uvrais une étincelle de colère ou de haine. Au
contraire, puisque mon persécuteur a été mon paroissien,
je désire et espère pouvoir un jour présenter son Ame
rachetée au (ribunal de rÉternel. Non, monsieur, jo n*ai
19
218 LE VICAIRE
point de raacune ; et quoique cet homme m*ait ra?i ce qui
m'était plus cher que tous ses trésors, quoiqu'il m'ait tor-
turé l'âme (car je souffre au delà de mes forces), totit
malade que je suis, et je suis bien mal, mon camarade,
je n'ai au cœur aucun levain de vengeance. Je suis prêt
maintenant à approuver son mariage, et si cet acte de
soumission peut lui faire plaisir, qu'il sache que, si jamais
je lui ai fait tort, j'en ai regret. »
M. Jenkinson prit une plume , et écrivit ma soumission
k peu près dans les termes dont je m'étais servi. Je signai,
et mon flls partit pour porter la lettre à M. Thornhill, qui
était alors k son château. Il alla, et revint au bout de six
heufes avec une réponse verbale. Il avait eu de la peine à
être admis auprès du grand seigneur, ses domestiques
étant insolents et soupçonneux : il ne l'avait vu que par
hasard, comme il sortait pour affaire, sans doute pour
quelques préparatifs de son mariage , qui devait avoir lieu
dans trois jours. Il s'était avancé de la manière la plus
humble, et avait présenté ma lettre k M. Thornhill, qui,
après l'avoir lue, lui avait dit que ces excuses venaient
trop tard et étaient inutiles; qu'il avait appris ma démar*
che près de son oncle, accueillie avec tout le mépris qu'elle
méritait; quant k de nouvelles rédamations, elles devaient
être adressées k son procureur, non a lui. Il ajouta que
comme il avait cependant très-bonne opinion du discer-
nement des deux jeunes personnes, leur intercession lui
aurait été plus agréable.
« Eh bien! monsieur, m'écriai-je, vous voyez mainte-
nant k nu le caractère de l'homme qui m'écrase. Il peut
être a la fois facétieux et cruel ; mais qu'il me maltraite a
son gré, je serai bientôt libre, en dépit de tousses verrous.
Je marche vers un séjour qui m'apparaît de plus en plus
radieux k mesure que j'en approche. Cette perspective
allège mes douleurs ; et quoique je laisse derri^ moi
une famille d'orphelins sans secours, ils ne seront pas tout
k fait délaissés. Peut-être quelque ami leur viendra-t-if en
aide pour l'amour de leur pauvre père, et quelques âmes
DB WAKEFIELD. , 219
charilables les soulageront-elles pour Famour de notre
père céleste. »
Je parlais encore, lorsque ma femme, que je n'avais
pas vue ce soir-la, entra d*un air désespéré, faisant de
vains efforts pour articuler quelques mots. « £h quoi ! ma
bien-aimée, m'écriai-je, voulez-vous donc accroître mes
afflictions par les vôtres? Si aucune soumission n'a pu
désarmer notre cruel tyran, s'il m'a condamné à mourir
en ce lieu de misères, si nous avons perdu notre fille
chérie, n'aurez-vous pas encore des consolations dans vos
autres enfants quand je ne serai plus?— Il n'est que trop
vrai que nous avons perdu la meilleure de nos filles,
s'écria ma femme ; ma Sophie , ma bonne et chère Sophie,
nous a été ravie ! des misérables nous l'oivt enlevée!
— Comment, madame, s'écria Jenkinson, miss Sophie
enlevée par des misérables! est-ce bien possible? »
Elle resta debout, l'œil fixe, sans pouvoir répondre
autrement que par un torrent de larmes; mais la femme
d'un des prisonniers, qui était entrée avec elle, nous
donna quelques détails. Elle nous dit que, pendant que
ma fille, ma femme et elle se promenaient sur la grande
route, a peu de distance du village, une chaise de poste
attelée de deux chevaux, venant droit à elles, s'était
arrêtée aussitôt. Un homme bien mis, mais qui n'était pas
M. Thornhill, en était descendu, avait pris ma fille par le
milieu du corps, et, la forçant d'entrer dans la voiture,
avait ordonné au postillon de marcher, de sorte qu'en un
moment ils avaient été hors de vue.
« Maintenant , m'écriai-je, la mesure de mes maux est
comblée. Il n'est au pouvoir d'aucun être humain , d'aucun
revers, d^ajouter une angoisse de plus à ma douleur!
Quoi ! il ne m'en reste pas une l... ne pas m'en avoir laissé
une^ le monstre!... L'enfant qui était le plus avant dans
mon cœur! elle, qui avait la beauté d'un ange! elle, qui
avait presque la sagesse d'un ange!... Mais soutenez cette
femme, elle va tomber!... Ne pas m'en laisser unel
*— Hélas! mon ami, dit ma femme, vous avez encore
220 LE VÎCAIHE
plas besoin de consolations que moi. Nos malheurs sont
grands ; mais je pourrais les endurer et bien davantage , si
seulement je vous voyais calme. On peut m'ôter mes enfants
et tout ce que j*ai au monde, pourvu que vous me restiez ! »
Mon fils s'efforçait de modérer notre douleur. Il nous
commandait de prendre courage; il espérait que nous
aurions encore des grâces à rendre à Dieu, a Mon enfant,
lui dis-je, regarde, et vois s'il y a au monde une seule
chance de joie pour nous. Tout rayon d'espérance n'est-il
pas éclipsé? Si l'horizon s'éclaircit, ce n'est qu'au delà du
tombeau.
— Mon cher père, reprit-il, ne parlez pas ainsi. Une
chose du moins peut vous donner un moment de répit :
j'ai une lettre de mon frère Georges.
— De lui, mon enfant? interrompis-je; connaît-il nos
malheurs? J'espère que le ciel lui a épargné une partie des
souffrances de sa pauvre famille?
— Oui, père, il est parfaitement content, heureux et
gai ; sa lettre n'apporte que de bonnes nouvelles : son co-
lonel, dont il est le favori, lui a promis de le faire
nommer à la première lieutenance vacante.
— EstKïe bien sûr? s'écria ma femme; est-il bien sûr
que rien de malheureux ne soit arrivé à mon fils?
— Rien, en vérité, ma mère, répondit Moïse; vous
lirez sa lettre , qui vous réjouira , et si quelque chose au
monde peut vous consoler, c'est assurément ce qu'il écrit.
— Mais est-il bien certain, répéta-t-elle encore, que la
lettre soit de lui, et qu'il soit réellement heureux?
— On ne peut plus certain, ma mère; il sera un jour
l'honneur et le soutien de notre famille.
— Alors, bénie soit la Providence, s'écria-t-elle , de ce
que ma dernière lettre ne lui est pas parvenue I Oui, mon
cher, ajouta-t-elle en se tournant vers moi , j'avoue que la
main de Dieu, qui s'est appesantie sur nous dans tant
d'autres circonstances, nous a secourus cette fois. Pavais
écrit à mon fils dans toute l'amertume de ma colère , le
conjurant, s'il attachait du prix à la bénédiction de sa
DE WAKEPIBLD. 221
mère, s*il avait un cœur d*hoinme, de veillera ce que
justice fût faite h son père et a sa sœur, et de venger notre
cause. Mais grâces en soient rendues à celui qui dirige
toutes choses, la lettre s'est égarée, et je suis tranquille.
— Femme, repris-je, tu as mal agi, et dans tout autre
moment mes reproches seraient plus sévères. Oh 1 à quel
effroyable abîme as-tu échappé I tu t*y engloutissais avec
ton fils sans espoir de salut. En vérité, la Providence a été
plus miséricordieuse pour nous que nous-mêmes; elle a
réservé ce fils pour qu'il fût le père et le protecteur de
nos enfants après ma mort. Quelle injustice b moi de
me plaindre d'être privé de toutes consolations , quand
j'apprends qu'il est heureux, qu'il ignore nos peines , ^u'il
a été sauvé pour soutenir sa mère dans son veuvage, pour
protéger ses frères et sœurs! Mais quelles sœurs lui reste-
t-il? Hélas! il n'a plus de 'sœurs! elles sont mortes, par-
ties! toutes m'ont été enlevées, et je suis perdu!
— Père, interrompit mon fils, laissez-moi vous lire
cette lettre, elle vous calmera , j'en suis sûr; et il lut haut
ce qui suit :
a Mon vénérable père ,
» Je me dérobe pendant quelques instants aux plaisirs
» qui m'entourent, pour me reporter en imagination vers
» des objets qui me plaisent davantage , vers notre cher
» petit foyer domestique : je me représente le groupe
» bien-aimé prêtant l'oreille a chaque ligne avec un con-
» tentement calme; je revois avec délice ces visages que
» l'ambition ou la douleur n'ont jamais flétris; mais,
» quelles que soient ces paisibles joies d'intérieur, je suis
» certain d*y ajouter encore en vous annonçant que je
9 suis parfaitement content de mon sort et heureux ici de
» toutes façons.
» Notre régiment a reçu contre-ordre, et ne quitte pas
» TAngletcrrc. Le colonel, qui m'a pris en amitié, me
» mène avec lui dans tous les salons, et après la première
10*
222 LB VICAIRE
» visite je suis reçu avec une considération qui va croîs-
» sant. J'ai dansé hier soir avec ladyG....» et s* il m'était
» possible d'oublier vous savez qui.... peut être mes
» intentions seraient-elles bien venues; mais il est dans
» ma destinée de me souvenir, tandis que la plupart de
» mes amis absents m'oublient. Je crains que vous ne
» soyez de ce nombre, mon cher père, car voilà bien
» longtemps que j'aspire au plaisir de recevoir une lettre
» de la maison , et toujours en vain. Olivia et Sophie
» avaient aussi promis de m'écrire ; elles semblent avoir
» perdu la mémoire : dites-leur qu'elles sont d'insignes
» ingrates et que je suis furieux contre elles. Mais je ne
H sais comment il se fait que , dès que je veux gronder et
» faire tapage, mon cœur s'attendrit et se remplit d'émo-
» tiens plus douces : diles-leur donc qu'après tout je les
» aime tendrement, et soyez assuré que je demeurerai
» toujours
» Votre Gis soumis. »
« Dans tous nos malheurs, m'écriai-je, que de remer-
ciments n'avons-nous pas à faire à Dieu, de ce qu'un
membre de la famille est du moins à l'abri de ce que nous
souffrons! Que le ciel l'ait en sa garde et lui conserve du
bonheur, pour qu'il puisse être un jour l'appui de sa
pauvre mère et de ces deux innocents, seul patrimoine
que j'aie a lui laisser! Puisset-il préserver leur âme des
tentations du besoin, et devenir leur guide dans le sentier
de l'honneur! »
J'achevais à peine ces paroles, qu'un bruit tumultueux
monta de la prison au-clessous de nous; il cessa, et bientôt
après un cliquetis de chaînes se fit entendre le long du
corridor qui menait à ma chambre. Le geôlier entra, con-
duisant un homme tout sanglant, blessé et chargé des fers
les plus lourds. Je regardai avec pitié le malheureux qui
s'avançait; mais quelle ne fut pas mon épouvante en
reconnaissant mon propre fils !
a Georges! mon Georges! est-ce bien toi que je revois?
^ • -.A
DE WAKBFIELD. 228
blessé! enchaîné ! Est-^e donc là ton bonheur? esl-ce ainsi
que tu nous reviens? Oh I cette vue me brise le cœuri Que
ne puis-je mourir I
— Où est votre force, mon père? répliqua mon fils d^une
voix ferme : je dois subir mon châtiment; la loi réclame
ma vie, qu'elle la prenne ; quoique j*aie perdu tout espoir
de pardon, je me réjouis du moins de n'avoir point
commis de meurtre. »
Je gardai le silence quelques minutes, essayant de
maîtriser mes passions; mais je crus mourir de i*effort :
« O mon enfant! m*écriai-je, mon ccsar saigne de te voir
ainsi, et de ne pouvoir rien, rien pour toi! Alors même
que je te croyais béni, que je priais pour ta sûreté, te
retrouver ainsi enchaîné, blessé! £t cependant les jeunes
sont heureux de mourir! Je suis vieux, moi, bien vieux,
et j*ai vécu pour voir ce jour, pour voir tous mes enfants
tomber autour de moi avant le temps, tandis que je leur
survis au milieu.de ruines! Puissent toutes les malé-
dictions qui ont jamais perdu une âme pleuvoir sur le
meurtrier de mes enfants! puisse-t-il vivre comme moi
pour
— Arrêtez, père, reprit mon fils, ne me faites pas
rougir de vous. Quoi! oublieux de votre âge, de votre
sainte et pacifique mission, anticipant la justice du ciel,
lancerez-vous des malédictions qui retomberont sur votre
tête blanche pour la foudroyer? ^on, mon père, ne
songez qu'à me préparer à la mort ignominieuse que je
dois bientôt subir , armez moi d'espérance et de résolu-
tion, donnez-moi le courage de boire l'amer calice qui
m'est réservé.
— Mon fils, tu ne dois pas mourir ; je suis sûr qu'aucune
de tes actions n'a jamais pu mériter un pareil châtiment.
Mon Georges n'a pu se rendre coupable d'aucun crime qui
eût déshonoré ses aïeux.
— Ma faute, répliqua mon fils, est, je le crains, de
celles qu'on ne pardonne point. Lorsque je reçus la lettre
de ma mère, je partis aussitôt, décidé à punir le perfide
224 LE VICAIRE
qui nous avait ravi l'honneur ; je lui adressai un cartel (65),
auquel il répondit, non en personne, mais en envoyant
quatre de ses domestiques pour s*empar6r de moi. Je
blessai celui qui m'assaillit le premier, et, je le crains,
dangereusement; les autres me firent prisonnier. Le lâche
est décidé à user de toute la rigueur de la loi contre moi.
Les preuves sont évidentes, j'ai appelé en duel , et comme
j*ai le premier transgressé la loi , je ne vois pas d*espoir de
pardon. Mais que de fois ne m'avez-vous pas exhorté au
courage, h la force d'âme? c'est à vous maintenant, mon
père, à m'en donner l'exemple.
— Et je te le donnerai , mon fils, répliquai-je; je plane
maintenant au-dessus de ce monde et de tous ses plaisirs.
De ce moment je brise les liens qui attachaient mon cœur à
la terre; préparons-nous tous deux pour l'éternité. Oui,
mon fils y je t'ouvrirai le chemin; mon âme guidera la
tienne dans son ascension, car nous prendrons notre essor
ensemble. Je vois maintenant que tu n'as plus de merci à
espérer ici-bas. Il te faut implorer ton pardon au tribunal
^prém«, devant lequel nous comparaîtrons bientôt. Mais
ne soyons point avares de nos exhortations ; que tous nos
compagnons de captivité en profitent. Bon geôlier, per-
mettez-leur d'entrer ici , afin que je m'efforce encore une
fois de les rendre meilleurs. »
En parlant ainsi , je fis un effort pour me soulever de
dessus ma paille; mais la force m'abandonna, et je ne
pus que m'appuyer contre le mur. Les prisonniers s'assem-
blèrent à ma demande , car ils aimaient à entendre mes
conseils ; mon fils et sa mère me soutenaient de chaque
côté. Je regardai si personne ne manquait à l'appel, et
j'adressai à tous le discours suivant.
DE WAKEriEU). 235
CHAPITRE XXIX.
Démonstration de l'équité de la Providence envers les heureux et
les malheureux. — 11 ressort de la nature même du plaisir et de
la douleur , que les malheureux doivent trouver une compen-
sation à leurs souffrances dans la vie future.
« Mes amis, mes enfants, mes compagnons d'infortune,
quand je réfléchis a la répartition des biens et des maux
ici-bas, je vois que s'il a été donné à l'humanité de beau-
coup jouir y il lui a été donné de souffrir encore plus.
Quand nous visiterions le monde entier, nous n'y trou-
verions pas un seul homme assez heureux pour n'avoir
rien à désirer, et des milliers prouvent chaque jour par le
suicide qu'il ne leur reste plus d'espérance. Il semble donc
que le bonheur ne puisse être complet dans cette vie, tandis
que le malheur y est sans limites.
» Pourquoi sommes-nous voués à la douleur? pourquoi
notre misère est-elle nécessaire à la félicité universelle?
pourquoi, lorsque la perfection de tout système résulte de
la perfection de chacune de ses parties, le grand système
a-t-il besoin, pour être parfait, de parties non-seulement
subordonnées à d'autres, mais incomplètes en elles-
mêmes? Ce sont là des questions impossibles a résoudre,
et dont la solution, si elle était connue, serait peut-être
inutile. La Providence a jugé à propos d'éluder sur ce point
notre curiosité , se contentant de nous accorder quelques
motifs de consolation.
m
» Dans son ignorance, l'homme a appelé à son aide la phi-
losophie; et le ciel^ voyant combien celle-ci était impuis-
sante à nous consoler, nous a donné la religion. Les con-
solations de la philosophie sont ingénieuses, mais fausses.
226 LE VICAIRE
Elle nous dit que la vie est remplie de biens si nous savons
en jouir; d'autre part, que si nous avons d'inévitables
souffrances k endurer sur cette terre, la mort nous en dé-
livrera bientôt. Ainsi ces consolations se détruisent l'une
Tautre : car si la vie est un temps de délices» sa brièveté
est un mal ; et si elle est longue, elle ne sert qu'à prolonger
nos maux : là gît la faiblesse de la philosophie. La religion
parle un autre langage. L'homme est ici-bas, nous dit-elle,
pour épurer son âme et la préparer à un séjour meilleur.
Quand le juste abandonne sa dépouille mortelle et devient
pur esprit , il découvre que le bonheur du ciel a com-
mencé pour lui ici-bas, tandis que le méchant, déformé
et souillé par ses vices, ne quitte son corps qu'avec effroi ,
et se sent déjà sous le poids de la vengeance céleste. C'est
donc de la religion que, dans toutes les circonstances de
la vie , nous devons attendre un véritable soulagement.
Si nous sommes heureux , quelle joie de penser que nous
pouvons rendre ce bonheur éternel ! Si , au contraire, nous
souffrons, n'est-il pas consolant de savoir qu'un lieu de
repos nous est réservé? Ainsi la religion promet aux uns
la continuation de leur bonheur, aux autres le terme de
leurs souffrances.
» Mais, quoiqu'elle soit tendre à toute l'humanité, elle
réserve aux malheureux des récompenses particulières :
les malades, les pauvres, nus et sans abri, ceux que leur
fardeau accable, les captifs, ont la plus large part aux
promesses de la loi sacrée. Le divin auteur de notre reli-
gion se proclame partout l'ami du malheureux ; et , bien
différent en cela des faux amis du monde , il prodigue
toutes ses caresses aux délaissés. Les esprits irréfléchis ont
blâmé cette partialité; ils y ont vu une préférence qu*aucun
mérite ne justifie. Mais ils ne pensent pas qu'il n'est point
au pouvoir même du ciel de faire que la promesse d'une
éternelle félicité ait autant de prix pour les heureux de ce
monde que pour ceux qui souffrent. Aux premiers, l'éter-
nité n'est qu'un bienfait de plus, puisqu'elle ne fait qu'ac-
croître une félicité qu'ils possèdent déjà; aux derniers
^1
DR WAKEFIfiLD. 227
c'est un double trésor, car elle allège leurs souffrances ici-
bas, et leur assure, par delb , la récompense des joies
célestes.
» La Providence se montre encore, à d'autres égards,
plus miséricordieuse au pauvre qu'au riche. En rendant la
vie future plus désirable, elle adoucit la sortie de ce
monde : les malheureux sont depuis longtemps familia-
risés avec tous les aspects de la terreur. L'homme de dou-
leurs se couche tranquillement pour mourir, sans biens à
regretter, sans liens à rompre qui entravent son départ.
Dans cette séparation dernière , il ne ressent que la lutte
de l'agonie , et il a souvent fléchi sous le poids d'angoisses
aussi cruelles; car, passé un certain degré de souffrance,
la compatissante nature amortit par Pinsensibililé chaque
coup que nous porte la mort.
» La Providence a donc donné aux malheureux , dès
celte vie, des avantages sur les heureux, plus de bonheur
à mourir, et dans le ciel toute la supériorité de jouissance
qui peut naître du contraste; et cette supériorité, mes
amis, n'est point à dédaigner, elle est comptée parmi les
joies du pauvre dans la parabole. Quoique Lazare fût déjà
dans les cieux, et qu'il en goûtât tous les ravissements , il
est dit , comme surcroît de bonheur, que jadis il avait
souffert, et qu'il est maintenant consolé ; qu'il avait connu
le malheur, et qu'il sait maintenant ce que c'est que la
joie.
» Ainsi , mes amis , vous le voyez , la religion fait ce que
la philosophie n'a jamais pu faire : elle montre le ciel
également juste envers les heureux et les malheureux, et
range au môme niveau toutes les jouissances humaines.
Elle donne au riche et au pauvre le même bonheur à ve-
nir, les mômes espérances, le môme droit d'y espérer. Si
les riches ont le privilège de goûter les plaisirs de ce
monde, les. pauvres, au sein d'une félicité sans fin , ont
l'inépuisable satisfaction de savoir ce qu'est le malheur;
et si cet avantage parait peu de chose, il est cependant
228 LB VICAIBE
éternel , et compense par sa durée ce que le bonheur des
grands de la terre a pu avoir de plus intense.
» Ce sont là des consolations propres aux malheureux ,
et qui les élèvent au-dessus des autres hommes, bien que,
sous tant d'autres rapports, ils soient mis au dernier
rang. Ceux qui veulent connaître les misères du pauvre
doivent vivre de sa vie, endurer comme lui. Vanter les
avantages temporels dont il jouit, c'est répéter ce que per-
sonne ne croit ni ne pratique. Les hommes qui ont le né-
cessaire ne sont pas pauvres; mais ceux auxquels ce
nécessaire manque sont vraiment misérables! Oui, mes
amis, notre lot est de souffrir. Les vains efforts d'une ima-
gination exaltée ne peuvent tromper les besoins de la
nature, ne peuvent donner une douceur vivifiante à l'hu-
mide vapeur d'un cachot, ni calmer les battements d'un
cœur brisé. Le philosophe, étendu sur sa couche moel-
leuse, nous dira que ce sont choses à vaincre. Mais, hélas I
l'effort que nous faisons pour les vaincre est encore une
plus grande douleur. La mort n'est rien, et tout homme
peut lui faire face ; mais les tourments sont d'horribles
épreuves que peu de gens savent endurer.
» C'est à nous surtout, ô mes amis , que les promesses
du ciel doivent être chères; car, si nous devions trouver
dans cette vie notre seule récompense , nous serions en
vérité les plus misérables des créatures. Je regarde ces
sombres murs , faits pour nous glacer d'épouvante autant
que pour nous emprisonner; cette pâle lueur, qui ne sert
qu'à montrer l'horreur de ce sépulcre ; ces fers dont la
tyrannie nous accable, ou que le crime a rendus néces-
saires. Je vois vos visages amaigris ! j'entends vos gémis-
sements! O mes amis, quelle joie d'échanger le ciel
contre tout cela 1 de traverser des réglons inconnues avec
la rapidité de la pensée>1 libres comme l'air, de s'ébattre
aux rayons d'une éternelle béatitude , de chanter d'éternels
hymnes de louanges, sans maître qui nous menace ou
nous insulte, toujours en présence de la bonté suprême
DB WAKEFIBLD. 229
SOUS sa plus ravissante forme ! Quand je pense à ces choses ,
la mort m*apparaît comme le messager des plus joyeuses
nouvelles; son aiguillon le plus acéré devient mon espé-
rance et mon appui. Qu'y a-t-il dans 1^ vie qui puisse m'ar-
racher un regret? quelles sont les splendeurs du monde que
je ne puisse repousser du pied , en vue des splendeurs du
ciel? Les rois mêmes, du fond de leurs palais, soupirent
après ces biens; mais nous, du fond de nos misères, nous
aspirons vers oui de toute Fardeur de nos brûlants désirs.
» Mats ces félicités seroDt-elles notre partage? Oui, si
nous tentons de les obtenir; et il y a une consolation à
penser que notre captivité nous sauve d'une foule de ten-
tations qui entraveraient notre marche. Efforçons-nous de
conquérir ces félicités, et elles nous appartiendront infail-
liblement, et cela avant peu; car, si nous regardons en
arrière, le passé de notre vie nous semble up point dans
l'espace, et ce qui nous reste de jours s'écoulera encore
plus vite. A mesure que nous vieillissons, les journées
semblent se racourcir, et, familiarisés avec le temps , nous
perdons le sentiment de sa durée. Prenons donc courage ,
car nous touchons au terme : bientôt nous déposerons le
pesant fardeau que nous imposa le ciel; et quoique la
mort, seule amie des ja;ialheureux , leurre un temps le
voyageur harassé, et, toujours en vue, fuie toujours
devant lui comme son horizon , cependant le temps viendra
où nos labeurs seront finis, où les heureux et les grands
du monde ne nous fouleront plus aux pieds, où nous
nous rappellerons avec joie nos souffrances passées, où
nous serons entourés d'amis, de ceux qui méritent d'être
aimés de nous, où notre bonheur dépassera les paroles , et,
pour comble de béatitude, sera sans limite et sans fin. »
20
230 LB TtCilBB
CHAPITRE XXX.
Le tiel commence à s'éclaircir. — Si nous ne cédons pas à ]a
fortune , la fortune noos cédera.
Lorsque j*eus fini, et que mon auditoire se fut retiré,
le geôlier, homme des plus humains pour sa profession ,
me dit qu*il espérait que je ne lui en voudrais pas de ce
que son devoir Tobligeail à faire passer mon fils dans une
cellule mieux gardée : il ajouta qu'il serait permis à Geor-
ges de me visiter tous les matins. Je le remerciai de sa
clémence, et serrant la main de mon pauvre garçon , je
lui dis adieu , lui recommandant de ne pas perdre de vue
la grande épreuve qui l'attendait.
Je m'étendis de nouveau sur ma paille, et un de mes
enfants, assis \ mon chevet, lisait haut pour moi, quand
M. Jenkinson vint m'annoncer qu'on avait des nouvelles
de ma fille. Quelqu'un l'avait vue, il y avait environ deux
heures, en compagnie d'un étranger. Ils s'étaient arrêtés
pour se rafraîchira un village voisin, et semblaient se di-
riger vers la ville. Le geôlier arriva presque aussitôt,
d'un air d'empressement et de plaisir, pour me dire que
ma fille était retrouvée. Un moment après, Moïse accou-
rut, criant que sa sœur Sophie était en bas, et allai!
monter avec notre ancien ami, M. Burchell.
Enfin ma chère fille entra, et, presque égarée par la
joie, se jeta k mon cou dans un transport d'affection.
Les larmes et le silence desa mère montraient a quel point
elle était émue.
« Cher père, s'écria la charmante fille, voici lé^.digne
homme à qui je dois ma délivrance. C'est k l'intrépidité
i
DE WÀKBFIBLD. 231
de monsieur que je suis redevable de mon bonheur et de
mon saiul ! » Un baiser de M. BurcheU , qui paraissait
encore plus joyeux qu'elle , l'empêcha d'achever.
« Ah ! monsieur BurcheU I m'écriai-je , vous nous trouvez
dans un misérable lieu ; les choses ont bien changé depuis
la dernière fois que vous nous avez vus. Vous avez toujours
été notre ami. Il y a longtemps que nous avons découvert
notre erreur et déploré notre ingratitude ; j'ai presque
honte de vous regarder en face, après en avoir si mal agi
avec vous. Mais j'espère que vous me pardonnerez ; j'étais
la dupe d'un lâche misérable qui , sous le masque de
l'amitié , m'a perdu , moi et les miens.
--Il m'est impossible de vous pardonner, répliqua
M. BurcheU, puisque vous n'avez jamais mérité mon res-
sentiment. J'ai vu en partie votre erreur; mais comme il
ne dépendait pas de moi de vous désabuser, je ne pouvais
que vous plaindre.
—J'avais toujours pensé, repris-je, que vous aviez
l'âme noble, et maintenant je le vois. Mais dis-moi , chère
enfant, comment tu as été délivrée, et quels étaient les
coquins qui s'étaient emparés de toi.
— En vérité, père, je l'ignore; je ne sais encore quel
est l'homme qui m*a enlevée. Tandis que je me promenais
avec ma mère, il s'approcha de nous par derrière, el avant
que je pusse crier au secours , il me força d'entrer dans une
chaise de poste. Les chevaux partirent sur-le-champ. Nous
rencontrâmes sur la route plusieu rs personnes que j'appelai
à mon aide; mais elles ne firent aucune attention à mes
prières. Cependant ce misérable employait toutes sortes
d'artifices pour m'empécher de crier. Il me flattait et me
menaçait tour à tour, jurant que, si je voulais garder le
silence, il ne me serait fait aucun mal. J'avais déchiré le
store qu'il avait baissé ; j'aperçus de loin, imaginez qui?...
notre ancien ami, M. Burchéli, marchant avec sa vitesse
ordinaire , et tenant à la main ce grand bâton , objet de nos
éternelles railleries. Dès que nous fûmes à portée de la
voix, je l'appelai par son nom, le suppliantde me secourir.
232 LB VICAIRB
Je répétai mes exclamaltons plifSieurs fois ; efifiii ri cria
au postillon d'arrêter. Celui-ci n'en tint compte , et n'en
alla que plus vite. Je crus alors impossible que M. Bur-
chell pût nous atteindre; mais, en moins d'uae minute , je
le revis courant à côté des chevaux. D*un coup de canne
il jeta le postillon à bas : une fois leur conducteur tombé ,
les chevaux s'arrêtèrent d'eux-mêmes. Mon compagnon
sauta hors de la voiture en vociférant des jurements et des
menaces; il tira son épée et ordonna à M. Burchell de
quitter la place au péril de sa vie ; mais mon libérateur s'é-
lança sur lui , mit son épée en pièces, et le poursuivit pen-
dant près d'un quart de mille sans pouvoir l'atteindre. J'étais
sortie de la voilure , afin d'aider mon généreux défenseur ;
mais il revint bientôt triomphant. Le postillon , qui avait
repris connaissance, voulait aussi s'échapper ; M Burchell
lui enjoignit, à ses risques et périls , de remonter à cheval
et de nous reconduire en ville. Voyant qu'il lui était im-
possible de résister, il obéit avec répugnance. La blessure
qu'il avait reçue me semblait grave ; il continuait à se
plaindre de la douleur chemin faisant, de sorte qu'à la
fin il excita la compassion de M. Burchell, qui consentit,
à ma prière, à en prendre un autre dans l'auberge où
nous nous arrêtâmes au retour.
— Sois la bienvenue , mon enfant, m'écriai-jc; et vous,
son généreux libérateur, soyez mille fois bienvenu et béni !
nous vous ferons faire maigre chère, mais nos cœurs sont
joyeux de vous recevoir. Et maintenant^ monsieur Bur-
chell , que vous avez délivré ma fille , si vous la jugez une
digne récompense d'un tel service , elle est à vous. Si vous
pouvez condescendre à vous allier k une famille aussi pau-
vre que la nôtre , prenez-la. Obtenez son consentement ; je
sais que vous avez gagné son cœur, comme vous avez" gagné
le mien. Et laissez-moi vous dire, monsieuf, que ce n'est
pas un mince trésor que le don que je vous fai^ ; on a , il
est vrai, vanté quelquefois sa beauté , mais ce n'est pas la
ce dont je parle, c'est dans son âme que gît sa richesse.
—Je suppose, monsieur, reprit M. Burchell, que vous
DE WAKBFIELD. 233
connaissez ma situation et Flncapacité où je suis de la faire
vivre comme elle le mérite.
—Si celte objection , répliquai-je , est Un moyen d'élu-
der mon offre, je la retire; mais je ne connais pas d'homme
plus digne de la posséder que vous ; et si je pouvais lui
donner des millions, et que mille prétendants me la de-
mandassent, mon digne et brave ami Burchell aurait en-
core la préférence. »
Son silence à tout ceci semblait un humiliant refus.
Sans faire la moindre réponse à mon offre , il demanda si
Ton pouvait se procurer des rafraîchissements à l'auberge
voisine , et quand on lui eut dit que oui , il ordonna qu'on
apportât le meilleur dîner qui se pût apprêter en peu de
temps , douze bouteilles d'excellent vin et quelques liqueurs
fortifiantes pour moi, ajoutant avec un sourire que, pour
cette fois, il voulait faire un petit extraordinaire. Quoique
dans une prison , il n'avait jamais , dîsait^il , été plus dis-
posé h la gaîté. Un garçon d'auberge vint bientôt faire les
préparatifs du repas. Une table nous fut prêtée par le
geôlier, qui] redoublait d'assiduité. Les bouteilles de vin
furent disposées symétriquement , et on nous servit deux
plats fbrt bien accommodés.
Ma iille ne savait rien encore de la triste position de son
pauvre frère; personne de nous n'avait le courage de trou-
bler sa joie par cette fatale nouvelle. Mais j'essayais en
vain de paraître gai , la préoccupation du sort de mon fils
perçait malgré tous mes efforts pour dissimuler, et je finis
par attrister notre petite fête en racontant ses malheurs,
et en exprimant le désir qu'il lui fût permis de partager
avec nous ce moment de satisfaction. Après que nos con-
vives furent un peu remis de la consternation où les avait
j'ctés mon récit, je priai qu'on voulût bien aussi admettre
M. Jenkinson , mon camarade de prison. Le geôlier m'ac-
corda ma prière d'un air de soumission inaccoutumée. Dès
que le bruit des fers de mon fils se fit entendre dans le cor-
ridor, sa sœur courut au-devant de lui. M. Burchell me de-
manda s'il ne se nommait pas Georges. Sur ma réponse
20'
384 L£ V1C4IRE
affirmative» il garda le silence. A son entrée dans la
chambre , je remarquai que Georges regardait M. Burchell
d'un air d'étonnement et de respect.
« Viens, mon fils, m'écriai-je; quoique nous soyons
tombés bien bas , il a plu a la Providence de nous accorder
quelque relâche à nos maux. Ta sœur nous est rendue, et
voilà son libérateur. C'est à ce brave homme que je dois
d'avoir encore une 011e : tends-lui , mon enfant, une main
amicale ; il a droit à notre plus vive reconnaissance. »
Mon fils semblait, tout ce temps, ne pas entendre ce
que je disais, et demeurait immobile dans la même atti-
tude respectueuse. « Mon cher frère, s'écria sa sœur, pour-
quoi ne remercies-tu pas mon généreux libérateur? Les
braves doivent s'entr* aimer. »
Il restait toujours étonné et silencieux, jusqu'à ce que
notre hôte, se voyant enfin reconnu^ et reprenant la di-
gnité qui lui était naturelle , pria Georges d'approcher.
Jamais je ne vis rien de si imposant que son maintien et
toute sa personne. Le plus beau spectacle de l'univers, a
dit un cerlain philosophe (56) , est l'homme de bien aux
prises avec l'adversité ; il en est cependant un plus grand ,
c'est l'homme de bien venant la soulager. Après avoir con-
sidéré mon fils quelque temps avec une grave sévérité : « Je '
vois , dit-il , jeune téméraire, que le môme crime... »
Ici il fut interrompu par un des guichetiers, qui venait
annoncer qu'un personnage de distinction, arrivé à la
ville en équipage avec une nombreuse suite , présentait
ses respects au gentilhomme qui était avec nous, et
lui faisait demander à quel moment il voudrait bien lui
accorder l'honneur de le recevoir, i Dites-lui d'attendre,
s*écria notre hôte; je le recevrai à mon loisir. » Et, se
tournant de nouveau vers mon fils : « Je vois , monsieur,
continua-t-il , que vous vous êtes, encore rendu coupable
de la faute que je vous avais déjà reprochée et à laquelle
la loi réserve un juste châtiment. Vous vous imaginez peut-
être que votre dédain pour votre propre vie vous donne le
droit de trancher celle d'un aulre; mais où est la diffé-
DE WAKBFIBLD. 23.S
rence, monsteiir, entre un duelliste qui hasarde une exis-
tence de peu de valeur, et Tassassin qui frappe à coup sûr?
La fraude du joueur est-elle moindre, parce qu*il peut al-
léguer qu*il a mis son enjeu sur la table ?
— Hélas I monsieur, m'écriai-je, qui que voiis soyez,
prenez en pitié une pauvre créature égarée. Ce qu'il a fait
n'a été que par obéissance pour une mère aveugle , qui ,
dans Tamei^tume de son ressentiment , lui a enjoint , sous
peine de renoncer à sa bénédiction, de venger son injure.
Voici la lettre, monsieur ; elle vous convaincra de Timpru-
dence de celle qui l'a écrite , et atténuera le crime de mon
fils. »
Il prit la lettre , et la parcourant rapidement : « Quoique
ce ne soit point une excuse complète, dit-il , c'est une ex-
plication de sa faute qui m'engage à la lui pardonner.
J'imagine, monsieur, continua-t-il en prenant avec bonté
la main de mon 61s, que vous êtes surpris de me trouver
ici; mais j'ai souvent visité des prisons dans des occasions
moins importantes. Je viens aujourd'hui veiller à ce que
justice soit faite k un digne homme, pour lequel j'ai la
plus sincère estime. Je suis demeuré longtemps spectateur
caché des bonnes actions de votre père ; j'ai joui , dans son
humble demeure, de respects que ne souillait pas la flat-
terie ; l'attrayante simplicité de son foyer domestique m'a
fait goûter plus de bonheur que les cours n'en peuvent
donner.^Mon neveu sait dans quelles intentions je suis
ici, lui-même vient d'arriver. 11 y aurait injustice, pour lui
comme pour vous, à le condamner avant mûr examen : s'il
a eu des torts, ils seront réparés ; car je puis dire, sans
crainte d'être démenti , que jamais personne n*a élevé un
doute sur la justice de sir William Thornhill. »
Nous découvrîmes alors que le personnage que nous
avions si longtemps traité d'égal à égal , et reçu comme
un compagnon amusant et inoffensif , n'était autre que le
célèbre sir William Thornhill , également renommé pour
ses vertus et ses bizarreries. Le pauvre M. Burchell était
par le fait propriétaire d*une immense fortune, homme
]
2.16 LE VICAIRE
d^un grand crédit, écouté au sénat avec applaudissement,
€t par tous les partis avec conviction , ami de son pays ,
mais fidèle ^ son roi. Ma pauvre femme semblait frappée
de terreur, au souvenir de son ancienne familiarité. Afais
Sophie 9 qui un moment auparavant le regardait comme
son futur, voyant Fénorme distance que la fortune mettait
entre eux , ne put retenir ses larmes.
t Ah! monsieur, s'écria ma femme d*un ton piteux ,
comment pourrai-je jamais obtenir votre pardon ? Mes dé-
dains la dernière fois que j'eus Thonneur de vous rece-
voir chei moi, les audacieux sarcasmes que je me permis
de vous lancer... Ah! je le crains, vous ne me le par-
donnerez jamais I — Ma chère bonne dame , tépliqUa-t-il
avec un sourire , si vous m'avez lancé des épigrammes y
je ne suis pas demeuré en reste, et je laisse à la corn*
pagnie à décider si mes bons mots ne valaient pas les vô-
tres. A dire vrai , je ne connais personne avec qui je fusse
disposé à quereller aujourd'hui , si ce n*est le drôle qui
a si fort effrayé celte chère enfant ; je n*ai pas même eu
le temps de l'examiner assez pour donner son signalement
à la justice. Dites, Sophie, ma chère, pourriez-vous le
reconnaître?
— En vérité , monsieur, répondit-elle, je n'oserais l'af-
firmer ; cependant je me rappelle qu'il avait une grande
marque au-dessus d'un des sourcils. — Pardon, mademoi-
selle, interrompit Jenkinson, qui se trouvait là, veuillez
me dire si le drôle portait ses propres cheveux roux. — Je
crois que oui, s'écria Sophie. —Et votre seigneurie, con-
finua-t-il en se tournant vers sir William , a-t-elle observé
la longueur de ses jambes ? — Je ne sais trop rien de leur
longueur, dit le baronnet, mais je suis convaincu de leur
agilité, car il m'a dépassé à la course, ce dont je croyais
peu de gens capables dans tout le royaume. — Sous le bon
plaisir de voire seigneurie, s'écria Jenkinson , je connais
l'homme ! c'est certainement lui ; le meilleur coureur de
rAngleterre! il a battu Pinwirc de Newcasllc : il se nomme
TimoUice Buxlcr; je le connais parfaitement, ainsi que s»
B£ WAKEFIELD. 237
retraite actaelte. Si votre seigneurie veut bien ordonner
au geôlier de mé donner deux de ses hommes, je m'engage
à TOUS FaBliéner éhns m» heure au pins. »
Le geôlier fut appelé et parut aussitôt. Sir William loi
demanda s'il le connaissait.
« Oui , avec la permission de votre seigneurie , je con-
nais bien sir Williaim Thornhill ; et quiconque a entendu
parler de ce seigneur a envie de le connaître encore da-
vantage.
— Eh bien donc, dit le baronnet, je vous prie de per-
mettre à cet homme et à deux de vos gens d'aller par mes
ordres s'acquitter d'un message; et comme j'ai une mis-
sion de paix pour le district (S7), je prends sur moi toute
responsabilité, et me fais votre caution. — Votre ordre
sufGt, répliqua l'homme; vous pouvez les envoyer sur
l'heure d'un bout à l'autre de l'Angleterre, partout où vo-
tre seigneurie le jugera convenable, o
Le consentement du geôlier obtenu, Jenkinson fut dép<^-
ché a la poursuite de Timothée Baxter, tandis que nous
nous amusions des tendresses de notre plus petit garçon
Bill, qui, entrant dans la chambre et voyant sir William,
grimpa au plus vite sur le dos de sa chaise pour l'embras-
ser. Sa mère allait le châtier de cet excès de familiarité,
mais le digne homme l'en empêcha, et, prenant l'enfant
tout en guenilles sur ses genoux : « Quoi I Bill , mon joufflu
camarade, s'écria-t-il , tu te souviens donc encore de ton
vieil ami Burchell ? — Et te voilà aussi, Dick , mon grand
garçon ! vous allez voir «fiie je ne vous ai pas oubliés. » 11
tira de sa poche et donna à chacun une énorme part de pain
d'épice, que les pauvres petits diables mangèrent de fort
bon appétit, car ils n'avaient fait ce jour-là qu'un maigre
déjeuner.
Nous nous mîmes enfin à table; le dîner était presque
froid : mais auparavant sir William écrivit une ordon-
nance pour le pansement de mon bras, qui continuait a
me faire beaucoup souffrir. Il avait étudié la médecine
comme amateur, et y était cependant assez habile pour
3d8 LE VICAIRE
professer. On envoya son billet chez le pharmacien du
lieu; mon bras fut pansé, et j'éprouvai un soulagement
presque instantané. Le geôlier voulut nous servir en per-
sonne, afln de rendre à notre hôte tous les honneurs pos-
sibles. Nous n'avions pas encore fini , qu'un second message
arriva de la part de M. Thornbill, qui sollicitait de nou-
veau la permission de paraître pour se justifier et laver son
honneur. Le baronnet, se rendant à sa prière, donna or-
dre qu'on le fit entrer.
DB WASBFIBLD. 339
CHAPITRE XXXI.
Anciens services payés avec asare.
M. Thomhill flt son entrée en souriant, ce qui lui était
habituel , et il se disposait à embrasser son oncle, lorsque
celui-ci le repoussa d'un air de dédain.
« Point de cajoleries, monsieur, s*écria le baronnet
d'un ton sévère ; la sc^nle voie pour arriver à mon cœur
est la droiture , et je ne vois ici que des exemples multi-
pliés de mensonge , de lâcheté, de tyrannie. Comment se
fait-il, monsieur, que ce pauvre et digne homme, pour
lequel vous Taisiez profession d'amitié, soit traité avec cette
rigueur, sa fllle bassement séduite en récompense de son
hospitalité, et lui-même jeté en prison, peut-être pour
avoir ressenti comme il le devait cette insulte? Son fils
aussi, auquel vous n'avez osé faire face en homme...
— £st-il possible, interrompit son neveu, que mon
oncle me reproche comme un crime d'avoir évité ce que
ses avis réitérés ont pu seuls m'interdire !
— votre excuse est juste, reprit sir William : vous avez
agi prudemment et bien dans cette circonstance , quoique
pas précisément comme l'eût fait votre père ; il est vrai
que mon frère était l'honneur même... et vousl... Oui,
vous avez parfaitement bien agi , et je vous en approuve.
— J'espère , dit son neveu, que le reste de ma conduite
ne vous semblera pas mériter plus de blâme. Tai paru avec
la fille de monsieur dans quelques lieux publics, rendez-
Tous de plaisir; a ce qui n'était que légèreté , la médisance
a donné un nom plus sévère, et le bruit a couru que je
l'avais séduite. Je me suis présenté chez son père pour
'240 LB VICAIBB
éclaircir la chose à sa satisfaction , il m'a reçu avec iigares
et meaaces. Quant à sa présence ici , mon procureur et
mon intendant en savent là-dessus plus que moi, car je
leur laisse entièrement Je manievient de mes affaites. Si
monsieur a contracté des dettes, et qu'il ne veuille ou ne
puisse pas les payer, il est de leur devoir de le poursuivre ;
et je ne vois ni cruauté ni injustice à prendre les voies lë^
gales de recouvrement.
— Si les choses sont telles que vous le dites, reprit sir
William, il n'y a rien d'impardonnable dans vos torts; et
quoique votre conduite eftt été plus généreuse si ¥Ous
n'eussiez pas laissé opprimer ce brave homme par des ty-
rans subalternes , elle a été du moins à peu près équitable.
•— Il ne peut me contredire sur un seul point, répéta le
squire , je l'en défie. Plusieurs de mes domestiques sout
prôts à attester la vérité de mes paroles. Ainsi, mon oncle,»
oontinua-t-il , voyant que je gardais le silence , car je ne
pouvais lui donner le démenti sur les faits qu'il avançait,
« mon innocence est pleinement établie; mais bien qu'à
votre prière je sois prêt à pardonner è monsieur tout
autre tort , ses tentatives pour m'abaisser dans votre estime
excitent en moi un ressentiment que je ne puis maîtriser.
Et cela, encore» dans un moment où son fils cherchait à
m'ôter la vie! C'est un crime contre lequd je suis décidé
à laisser sévir la loi. J'ai ici le cartel qui m'a été envoyé,
et deux témoins à l'appui. Un de mes domestiques a été
dangereusement blessé. Et quand moucher oncle lui-même
voudrait m'en dissuader, ce que je sais qu'il ne fera pas,
je veillerais a ce que prom^^te et bonne justice se fit; il
expiera son crime.
^ Monstre I s'écria ma femme, n'as-tu pas encore
assouvi ta vengeance, et faut-4l que mon pauvre fils soit
aussi ta victime? J'espère que le bon sir William nous
protégera ; car Georges est aussi innocent que l'enfant qui
vient de naître ; je réponds de son innoeence , il n'a jamais
fait mal b âme qui vive.
— Madame I répliqua le digne homme, vos vœux pour
DE WAKEJFI£|.D. 241
son saiut ne sent pas plus ardents que les miens ; mais je
suis fâché de voir que son crime soit si évident, et si moa
aeveu persiste... »
Ici notre attention fut subitement détournée par l'arrivée
de Jenkinson et des deux guichetiers , qui entrèrent, traî-
nant è leur suite un grand homme fort élégamment vêtu,
et dont l*aspect répondait de tout point au signalement du
misérable qui avait enlevé ina fille.
«Le voilai s'écria Jenkinson, le poussant en avant;
nous le tenons 1 et si jamais il y eut candidat poar la
poteuce, c'est assurément celui-ci. »
Dès que M. Tbornhill aperçut Jenkinson elle prisonnier
qu'il avait en garde, il recula comme frappé de terreur.
Sa pâleur attestait le trouble de sa conscience; il se fCit
esquivé, sans Jenkinson, qui s'aperçut de son dessein, ei
l'arrêta.
a Quoi ! squire , s'écria-t-il, rougiriez->vou6 de vos deux
vieilles connaissances, Jenkinson^et Baxter ? Voilà oogame
les grands oublient leurs amisi Mais» en revanche., je
suis résolu à ne vous pas oublier, moi. Notre prisonnier,
continua-t-il en se tournant vers sir William, a déjà tout
avoué. C'est justement le personnage qu'on dit être si
dangereusement blessé. Il déclare que c'est M. Thornhill
qui l'a mis le premier sur cette piste, qui lui a donné les
habits qu'il porte maintenant, afin qu'il eût Tair d'un
gentilhomme, et qui lui a fourni la chaise de poste. Le
plan concerté entre eux était que Baxter conduirait la
jeune persoune dans quelque retraite sûre, où il la menar
cerait et l'épouvanterait. Sur ces entrefaites, M. Thornhill
serait arrivé, comme par hasard, à son aide. Les deux
champions devaient se battre, et le compère s'enfuir,
pour donner à M. Thornhill la chance de gagner les affeo-
tions^e la jeune fille , en qualité de son libérateur. »
Sir William reconnut l'habit pour l'avoir vu fréquem-
ment porté par son neveu , et le prisonnier lui confirma
tout le reste par un récit des plus détaillés. H conclut en
21
343 LB VIC41BB
disant que M. Thornhill lui avait souvent déclaré qu'il
était amoureux des deux sœurs à la fois.
, « Ciell s'écria sir William, quelle vipère ai-je nourrie
dans mon seini et tandis qu*il feignait d*étre si grand par-
tisan de la justice publique... mais on la lui fera. Arrêtez-
le 9 geôlier... Un moment!... je crains qu'il n'y ait pas de
i preuve légale qui motive son arrestation. »
M. Thornhill supplia alors , avec la plus grande humi-
[ lité , qu'on ne le condamnât pas sur le témoignage de deux
pareils misérables , et qu'on interrogeât ses domestiques.
' — a Vos domestiques I répliqua sir William ; malheureux!
ils ne sont plus à vous. Mais voyons , sachons ce qu'ils ont
' à dire : qu'on appelle le sommdier. »
• Quand celui-ci fut introduit, il devina bientôt» à
\ l'aspect de son ancien maître, que la fortune avait changé,
et que la puissance du squire touchait à sa fin. « Dites-
I moi , s'écria sir William d'un ton sévère , avez-vous jamais
: vu votre maître, et le drôle que voilà, vêtu de ses habits,
I aller ensemble de compagnie?
\ — Oui , sauf votre respect , répondit le sommelier , mille
I et mille fois! c'est l'homme qui lui amenait toujours des
dames.
f — Conunent! interrompit M. Thornhill, oses-tu bien?...
I à ma face?...
— Oui, reprit le sommelier, et à la face de qui que ce
' soit; à parler franc, monsieur Thornhill , vous ne m'avez
r jamais plu, et je ne vous ai jamais aimé. Peu m'importe
que vous sachiez ma façon de penser.
i — £h bien! s'écria Jenkinson, dis a présent à sa sei-
I gneurie ce que tu sais de moi.
' — JFe ne puis pas dire que j'en sache grand'chose de
; bon : la nuit où la fille de ce monsieur fut amenée au
château , vous en étiez. . .
— Ainsi 9 s'écria sir William, voilà te témoin que vous -
appelez pour prouver votre innocence! Souillure de
rbumanité! s'associer à de tels misérables! Mais, ajouhi-
DB W4KBF1BLD. 248
l-ilf continuons l'interrogatoire : vous dites, sommelier ,
que ce fut cet homme qui amena au château la fille de ce
yieiliard?
— Non» avec le bon plaisir de votre seigneurie, il ne
ramena pas ; le squire lui-même s'était chargé de ce soin;
mais il amena le prêtre qui fit semblant de les marier.
— Il n'est que trop vrai , reprit Jenkinson , je ne puis le
nier : c'était l'emploi qui m'était dévolu; je l'avoue a ma
honte.
— Bon Dieu! s'écria le baronnet, chaque nouvelle
découverte de son infamie m'épouvante. Tous ses crimes
ne sont que trop évidents; je vois que ses poursuites
étaient dictées par la tyrannie, la lâcheté, la vengeance.
Monsieur le geôlier, mettez en liberté, à ma prière, le
jeune officier confié a votre garde ; je prends sur moi les
conséquences ; je me charge de montrer la chose sous son
véritable jour au magistrat qui Ta fait arrêter. Mais où est
la malheureuse jeune personne? qu'elle vienne pour être
confrontée avec ce misérable. Je suis impatient de savoir
par quels artifices il l'a séduite : qu'on la prie de venir.
Où est-elle?
— Ah! monsieur, dis-je, cette question me navre le
cœur. J'avais une fille , il est vrai , j'étais heureux par elle ;
mais ses malheurs... » Une nouvelle interruption m'em-
pêcha d'achever. Qui pouvait survenir en un pareiL
moment? quelle autre que miss Arabella Wilmot, qui, le
lendemain même, devait épouser M. Thornhill? Rien ne
put égaler sa surprise en voyant devant elle sir William et
son neveu; car son arrivée était entièrement due au
hasard. Elle traversait la ville avec son père, se rendant
chez sa tante, qui avait désiré que le mariage se fit chez
elle ; s'étant arrêtée un moment pour se rafraîchir dans
une auberge à I*autre bout de la ville , elle avait aperçu de
la fenêtre un de mes petits garçons jouant dans la rue. Un
domestique, dépêché par elle, lui avait ramené l'enfant,
qui lui avait appris une partie de nos malheurs; mai&
elle ignorait encore que M. Thornhill en fût cause. Quoique
344 LB VICAIBE
sen père lui eût fait plnsienn remontrances sar Tmcon-
venance qu*îl y avait à nous renir visiter en prison » elle
avait persisté, et , prenant Tenfant pour guide, elle était
ainsi venue nous surprendre à ce moment critique.
Je ne puis passer outre sans m'arrêter un moment à
réfléchir sur ces rencontres accidentelles qui , bien qu'elles
arrivent chaque jour, n'excitent guère notre surprise que
dans les occasions extraordinaires. Et cependant à quel
concours de circonstances fortuites ne devons-nous pas
tous les plaisirs , tous les biens de la vie? Que d'apparents
hasards se réunissent pour que nous soyons vêtus et
nourris ! n faut que le paysan soit disposé au travail , que
la pluie tombe, que le vent enfle la voile du navire, sinon
là multitude manquera du nécessaire.
Nous demeurâmes tous muets un moment, tandis que
dans les regards de ma charmante élève, c'était le nom
que j'avais coutume de lui donner, se peignait un mélange
de compassion et d'étonnement qui rehaussait encore sa
beauté. « En vérité, mon cher monsieur Thornhill, » dit-
elle au sqnire , qu'elle croyait amené par le désir de nous
secourir, non de nous opprimer, « en vérité, je suis ten-
tée de vous en vouloir d'être venu ici sans moi , et de
m'avoir laissé ignorer la situation d'une famille qui nous
est si chère à tous deux. Vous savez que j'aurais eu autant
de plaisir que vous à contribuer au soulagement de mon
vénérable vieux maître, que j'estimerai toujours ; mais je
vois que, comme votre oncle , vous vous plaisez à faire le
bien en secret.
— Lui , se plaire à faire le bien I s'écria sir William ,
l'interrompant; non, ma chère dame; ses plaisirs sont
aussi vils que lui. Vous voyez dans cet homme, madame,
le plus consommé scélérat qui ait jamais déshonoré l'hu-
manité; un misérable qui, après avoir abusé de la fille de
ce pauve vieillard , après avoir comploté contre Tinno*
cence de la sœur, a jeté le père en prison et le fils aîné
dans les fers, parce que celui-K;i avait eu le courage de hii
demander raison de tant dinfamies. Permettez-moi , ma-
DK WAKEFIELD. 24i
dame, de vous féliciter d'avoir échappé aux embrasse-
ments d'un tel monstre.
— Bonté divine , s'écria l'aimable fille, à quel point ai-je
été trompée 1 M. Thornbill m'a donné pour certain que le
fils aîné du docteur, le capitaine Primrose, était parti pour
l'Amérique avec la femme qu'il venait d'épouser.
— Ma douce miss , s'écria ma femme , il ne vous a dit
que des mensonges : mon fils Geoi^es n'a jamais quitté le
royaume, et ne s'est jamais marié ; quoique vous l'eussiez
laissé là, il vous aimait trop pour penser à d'autres , et je
lui ai entendu dire qu'il mourrait garçon pour l'amour de
vous. » Elle continua a s'étendre sur la sincérité de la
passion de son fils , et présenta sous son véritable jour son
duel avec M. Thomhill : prenant texte de là, elle fit une
rapide digression sur les désordres du squire, sur ses pré-
tendus mariages, et finit par la plus sanglante peinture de
sa lâcheté.
« Juste ciel ! s'écria miss Wilmot, combien ai-je été près
de ma ruine I et quel bonheur pour moi d'y avoir échappé !
Cet homme m'a fait mille mensonges : il avait eu à la fin
Fart (le me persuader que ma promesse , faite à la seule
personne que j'estimasse, ne me liait plus, puisqu'on
m'avait été infidèle. Ses insignes faussetés m'avaient fait
détester un homme aussi brave que généreux. »
Pendant ce temps mon fils se trouvait délivré des en-
traves de la justice , le domestique qu'on disait grièvement
blessé ayant été reconnu pour un imposteur. M. Jenkin-
son, qui lui avait servi de valet de chambre, avait ar-
rangé ses cheveux, et lui avait procuré tout ce dont il
avait besoin pour paraître décemment. Il fit donc son
entrée, revêtu de son uniforme ; et, sans vanité (car je suis
au-dessus de cette petitesse) , il me parut un des plus beaux
garçons qui aient jamais porté l'habit militaire. 11 fit de
loin un salut respectueux et modeste à miss Wilmot , car
il ignorait l'heureux changement que l'éloquence de sa
mère avait opéré en sa faveur. Mais elle , toute rougis-
sante, ne put tenir à l'impatience qu'elle avait d'obtenir
2r
246 L£ VICAIBE
son pardon. Ses larmes, son troubte, trabissaient son
repentir, ses regrets d'avoir manqué ii sa promesse, et de
s'en être laissé imposer. Mon fils, accablé de tant de con-
descendance , pouvait h peine y croire.
« Sûrement, madame, s*écria-t-il , ce n'est qu'une illu-
sion? Je ne puis avoir mérité tant de bonté; être accueilli
ainsi , c'est trop trop de bonbeur!...
— Mon, monsieur, répliqua-t-elle; j'ai été trompée »
indignement trompée, sinon rien n'eût pu me faire man-
quer à ma parole. Vous connaissez mon affection, elle
TOUS était acquise depuis longtemps; oubliez ce que j'ai
fait, et puisque vous avez reçu jadis mes premiers vœux
de fidélité, laissez-moi vous les répéter, et croyez bien que
si votre Arabella ne peut être k vous, elle ne sera jamais
à un autre.
— Jamais a d'autres qu'à lui , dit sir William, si j'ai
quelque crédit auprès de votre père. »
Ce mot suffit k Moïse; il courut aussitôt a l'auberge où
était M. Wilmot, et lui conta de point en point tout ce
qui se passait. Cependant M. Thornhill , se voyant perdu de
toutes parts , et n'espérant plus rien de la flatterie , ou de
la dissimulation, en conclut que le parti le plus sage était
de se retourner et de tenir tôte aux assaillants. Mettant
donc de côté toute honte, et montrant a nu sa scéléra-
tesse : « Je m'aperçois, dit-il, que je n'ai a attendre ici
aucune justice ; mais je suis résolu a jne la faire. Vous
saurez, monsieur, continua-t-il en s'adressant a sir Wil-
liam , que je ne suis plus k la merci de vos bontés; je les
dédaigne. La fortune de miss Wilmot, qui, grâce aux
soins assidus de son père, est assez considérable, m'ap-
partient; rien ne saurait me l'enlever. Les articles du con-
trat et une donation de ses biens sont signés, je les ai mis
en sûreté. C'est k sa fortune, nonk sa personne, que je
prétendais, et, tranquille possesseur de l'une, J'abandonne
l'autre k qui la voudra. »
Ce coup était alarmant. Sir William savait que les
prétentions de son neveu étaient fondées , car il avait pris
DB tVAKBFlBtD. 247
part à la rédaction et à la signature du contrat. Miss Wil-
mot, convaincue que son argent était irrévocablement
perdu y se tourna vers mon fils, et lui demanda si la perte
de sa dot diminuait de son prix à ses yeux. « Quoique je
ne puisse plus disposer de ma fortune, dit-elle, je puis
toujours disposer de ma main.
— Et c'est là, madame, s*écria son véritable amant,
ce que vous aviez de plus précieux à donner, ce k quoi du
moins j'ai toujours aspiré; et je vous jure maintenant,
mon Arabella, par tout ce qu*il y a de sacré, que la perte
de vos biens accroît encore mon bonheur, puisqu'elle me
fournit Toccasion de vous prouver toute la sincérité de mou
amour. »
M. Wilmotentra; il paraissait ravi quesa fille eût échappé
à un si grand danger, et consentit de suite à rompre le
mariage. Mais quand il apprit que la dot , assurée par un
acte formel à M. Thornhill , ne lui reviendrait pas , sa
vexation fut extrême : il voyait toutes ses économies aller
enrichir un homme qui n'avait rien. Peu lui importait que
ce fut un fripon ; mais ne pas trouver l'équivalent de la
fortune de sa fille lui était un calice d'amertume. Il de^
meura assis quelques minutes, plongé dans les plus désa-
gréables conjectures, jusqu'à ce que sir William entreprit
d'alléger son inquiétude.
« J'avoue, monsieur, dit-il , que votre mécompte actuel
ne me chagrine pas précisément; votre passion immodérée
pour les richesses est justement punie. Mais si votre lille
ne peut être riche, elle a le nécessaire, qui suffit au
bonheur. Vous voyez ici un jeune et brave officier prêt à
la prendre sans dot; ils s'aiment depuis longtemps , et par
amitié pour le père j'emploierai tout mon crédit à l'avan-
cement du fils. Renoncez donc à une ambition qui ne vous
a valu que mécomptes , et accueillez pour cette fois le
bonheur qui vient au-devant de vous.
— Sir William-, répondit le vieux gentilhomme, soyez
persuadé que je n'ai jamais contrarié les inclinations de
ma fille, et je ne le ferai pas davantage aujourd'hui. Si
r ^
I •
248 LE VICAIRK
elle aime touJoaHi ce jeune homme , qu'elle Tépousc , j*]
consens de bon cœar. Il nous reste encore , Dieu merci
quelque chose, et votre influence aidera à l'augmenter.
Que mon vieil ami, » et il me désignait, ime promette
seulement d'assurer h ma fille six mille livres sterling , si
jamais il recouvre sa fortune, et je suis tout disposé à les
marier dès ce soir. •
C'était à mon tour k rendre le jeune couple heureux ;
aussi fi&je bien volontiers la promesse de faire la donation
demandée; ce qui, vu mon peu d'espérance , n'était pas
une grande faveur. Nous eûmes alors la satisfaction de
voir les deux amoureux se jeter dans les bras Tun de
l'autre avec transport. « Apr^ tous mes malheurs , s'écria
mon fils, être ainsi récompensé I c'est plus que je n'aurais
jamais osé espérer I Me voir en possession du plus grand
des biens, et après un intervalles! douloureux! mes vœux
les plus ardents n'aspiraient pas si haut.
^ Ouif mon Georges, répondait sa belle fiancée, que
ce misérable garde ma fortune; puisque vousôles heureux
stns elle , je le serai aussi. Obi quel échange ai-je faiti au
lieu du plus vil des hommes, le plus cher et le plus dignel
Qu'il jouisse de notre fortune! je puis maintenant être
heureuse, même au sein de la pauvreté.
— Et je vous promets , s'écria le squire avec un rire
amer, que, moi , je jouirai fort bien de ce qu'il vous plaît
de mépriser.
— Un moment, un moment, reprit Jenkinson, il man-
que deux mots à ce marché. Quanta la fortune de cette
jeune dame, monsieur, vous n'en toucherez jamais un
sou. » S*adressantaIorsà sir William : «J'ai une demande
à faire à votre seigneurie, dit-il : M. Thornhill pourrait-
il garder la dot de miss Wilmot, s'il était le mari d*une
autre? — Comment me faites- vous une question si simple?
répondit le baronnet. Non , sans nul doute. — J'en suis
fâché, s'écria Jenkinson ; car, comme ce gentilhomme et
moi nous sommes camarades de chasse, j'ai de Tamitlé
pour lui. Mais j'ai beau Taimer, je dois à In vérité de
DE WAKEMKLD. 249
déclarer qae son contrat ne vaut pas un fouloir de pipe,
car il est déjà marié.
— Tu mens comme un drôle que tu es, répliqua Vé-
cuyer, furieux de cette attaque; jamais je n'ai été légale-
ment marié. --Je vous demande fort humblement pardon,
répliqua l'autre; vous Têtes, et j'espère que vous vous
montrerez reconnaissant envers votre ami Jenkinson, qa't
s'est chargé de vous pourvoir d'une femme. Si la com-
pagnie veut bien prendre patience pendant quelques mi-
nutes, elle ne tardera pas à la voir. »
En disant cela, il sortit avec sa vivacité habituelle, et
nous laissa dans Timpossibilité de former quelque con-
jecture probable sur ses desseins. « Oui, oui, qu'il aille!
s'écria l'écuyer ; quoi que j'aie pu faire, je le défie sur ce
point; je suis trop vieux pour me laisser intimider par des
tours de passe-passe.
— J^ n'imagine pas, dit le baronnet, où cet homme
Tout en venir; à quelque basse plaisanterie , je suppose.
— Il se peut, monsieur, répliquai-je, que sa conduite
cache un but plus sérieux. Quand on songe à tous les
moyens pa*vers qu'a employés iVI. Thornhill pour séduire
d'innocentes victimes, on ne s'étonne pas qu'il ait pu s'en
trouver, dans le nombre, une plus artificieuse que les
autres et capable de le tromper. Quand je pense qu'il en a
tant perdues, que tant de parents ressentent avec angoisse
Finfamieet la flétrissure dont il a couvert leurs familles,
je ne suis pas loin de croire que quelqu'une O sur-
prise! est-ce bien ma flile que je vois? est-ce elle que je
touche? elle, ma vie, mon bonheur!.. . Je t'ai crue morte,
perdue, mon Olivia, et je te revois, je te retrouve!... Tu
vis! tu vivras pour me bénir I » Les plus vifs transports
de Famant le plus tendre n'auraient pu égaler les miens,
lorsque je vis entrer mon enfant, lorsque je tins dans mes
bras ma fille, muette de joie. « M'es-tu donc rendue, ma
chérie , pour être la consolation de mes vieux jours? —
Oui certes, s'écria Jenkinson, et montrez -lui de l'estime ;
250 LE V1CA.IBB
car elle est votre digne fille, et aussi honaête qu'aucune
femme qui soit ici , sans faire tort aux autres. Quant à
TOUS, roessire squire, aussi sûr que vous êtes là, celte
jeune dame est votre légitime épouse; et, pour vous con-
vaincre que je ne dis que la vérité , voici Tautorisation en
vertu de laquelle vous avez été unis. »
Il mit le papier entre les mains de sir William, qui le
lut»^t te trouva parfaitement légal. « Je vois, messieurs^
poursuivit Jenkinson, que tout ceci vous surprend ; mais
quelques mots vous expliqueront l'affaire. Cet écuyer de
renom, pour lequel j'ai une grande amitié (mais cela
entre nous), m'employait souvent à lui rendre de petits
services. Il me chargea, entre autres choses, de lui pro-
curer une fausse autorisation et un faux prêtre, afin de
tromper cette jeune fille. Mais comme j'étais fort de ses
amis , je ne manquai pas d'avoir une vraie permission et
un vrai prêtre, et de les lier aussi étroitement que pos-
sible. Vous allez peut-être croire que ce fut générosité de
ma part; non : j'avoue à ma honte que mon seul but était
de garder l'aulorisation par devers moi , et de faire savoir
a l'écuyer que je pouvais la produire au besoin, le dispo-
sant ainsi a délier les cordons de sa bourse quand il me
faudrait de l'argent. »
Un cri d'allégresse remplit toute la chambre : notre joie
se communiqua à la salle basse; les prisonniers y prirent
part, et, dans leurs transports, « secouèrent leurs chaînes
avec une sauvage et bruyante harmonie. »
Tous les visages étaient radieux de bonheur, et les joues
mêmes d'Olivia rougissaient de plaisir : retrouver ainsi
tout à la fois sa réputation, ses amis, sa fortune, était
une assez grande joie pour arrêter les progrès du mal , et
lui rendre la santé et sa vivacité première. Mais personne,
peut-être, n'était plus réellement heureux que moi : ser-
rant toujours dans mes bras mon enfant bien-aimé, je
me demandais, au fond du cœur, si ce n'était pas une
illusion. « Comment ave^-vous pu , m'écriai -je en m'adres-
• • V. * -^ ^ . «^
DE ^AKBFIELD. 251
sant à Jenkinson , ajouter encore k mes maux l'annonce de
sa mon? Mais, qu'importe? le bonheur de la revoir me
dédommage amplement de mes souffrances.
— Il ne me sera pas difficile de vous répondre, reprit-il :
je croyais que vous n'aviez d'autre moyen de vous tirer
de prison que de vous soumettre à M. Thornhill et de con-
sentir k son mariage. Mais vous aviez juré de n'en rien
faire tant que vivrait votre fille; il était donc indispen-
sable, pour arranger les choses, de vous persuader qu'elle
était morte. J'ai obtenu de votre femme qu'elle secondât
ma supercherie, et jusqu'ici nous n'avions pas eu Toc*
casion de vous détromper. »
Il n'y avait dans toute l'assemblée que deux figures qui
fussent restées mornes au milieu du ravissement univer^
sel. L'audace de M. Thornhill l'avait tout k fait abandonné.
Il voyait béant devant lui le gouffre de l'infamie et de la
pauvreté, et il tremblait d'y tomber. Il se jeta aux genoux
de son oncle, et implora sa pitié d'une voix déchirante.
Sir William allait le repousser du pied; mais, k ma
prière, il le releva, et lui dit au bout d'un moment :
« Vos vices, vos crimes, votre ingratitude, ne méritent
point de pardon. Cependant vous ne serez pas entièrement
délaissé ; un secours vous sera accordé pour suffire k vos
besoins, non k vos folies. Cette jeune dame, votre femme,
possédera un tiers de la fortune qui vous appartint autre-
fois , et c'est de son affection seule que vous pourrez obte-
nir désormais quelque adoucissement k votre sort. » Il se
disposait à exprimer sa reconnaissance en paroles pom-
peuses; le baronnet lui ferma la bouche, en lui disant de
ne point ajouter k sa bassesse, qui n'était déjk que trop
évidente. Il lui ordonna en même temps de sortir, et de
choisir parmi tous ses anciens domestiques celui qu'il lui
convenait de garder, un seul lui étant accordé pour le
servir.
Dès qu'il fut sorti, sir William s'avança avec un sou-
rire affable vers sa nouvelle nièce , et lui souhaita joie et
2a2 LE YICAIBK
prospérité : miss Wilmol et son père ea firent autant. Ma
femme embrassa aussi sa fille avec d*autaDt plus de ten-
dresse, que, pour me servir de ses expressions, elle la voyait
redevenue enfin honnête femme. Moïse et Sophie vinrent
a leur tour, et jusqu'à notre bienfaiteur Jenkiusou , qui
sollicita cette faveur. Notre satisfaction semblait ne pou-
voir plus s'accroître. Sir William, qui trouvait son plus
grattd plaisir h faire le bien , regardait autour de lui d*un
air radieux, et tous nos regards réfléchissaient sa joie,
excepté ceux de ma fille Sophie, qui , par quelque raison
fue nous ne peinions comprendre, ne semblait pas par-
faitement à Taise. ],
« Je crois, s*écria-t-il avec un sourire, qu'à une ou deux
exceptions près, tout le monde ici est content : il ne me
reste plus qu*UD acte de justice à faire. Vous savez , mon-
sieur, ajouta441 en se tournant de mon côté, vous savez
quelles obligations nous avons tous deux à M. Jenkinson :
il est bien juste que nous Ten récompensions ensemble.
Je suis sûr que miss Sophie le rendra très-heureux ; au
don de sa main je joins cinq cents louis de dot; ils pour-
ront vivre a Taise sur ce revenu. Allons, miss Sophie,
que dites-vous de ce mariage de ma façon? y consentez-
vous? »
A cette dégoûtaiîte proposition, ma pauvre fille, prêle
à se trouver mal, s'était jetée dans les bras de sa mère.
« Y consentir, monsieur! balbutia-t-elle d*une voix fa'ble ;
non, monsieur, jamais!
— Quoi! reprit-il encore, vous ne voulez pas de M. Jen-
kinson, votre bienfaiteur? un beau jeune homme» en
possession de cinq cents louis et de belles espérances I —
Je vous en prie, monsieur, répliqua-t-eile, pouvant à
peine parler , n'insistez pas davantage ; ne me rendez pas
si malheureuse! ^Vit-on jamais un pareil entêtement?
s'écria-t-il ; refuser Thommek qui toute votre famille a
tant d'obligations, qui^vous a conservé une sœur, et qui
a cinq cents louis! Comment n'en pas vouloir?— Non,
DB WAKSFIBLD. 353
monsieur» jamais, dit-elle d*un ton irrité; je mourrai
pliitdt. — S*il en est ainsi , reprit-il , si vous ne Yoiilez pas
absolument être à lui... il faut donc que vous soyez à
moi (58). » En parlant ainsi, il la prit dans ses bras , et la
serrant contre son sein : « Comment avez-Tous jamais pu
penser, vous, la plus aimée et la plus spirituelle des
femmes, que votre Burchell vous trompait, ou que sir
William Thornbill pourrait jamais cesser de chérir celle
qui Ta aimé pour lui, et pour lui seul? Depuis quelques
années je cherchais une femme qui, sans connaître ma
fortune « me trouvât du mérite et m'appréciât comme
homme. Après avoi" cherché en vain , même parmi les
plus frivoles et les plus laides, quel a été mon ravissement
d'avoir fait la conquête de tant de sens , d'esprit , et de
céleste beauté! » Se tournant alors vers Jenkinson :
« Comme je ne peux , monsieur , renoncer à cette jeune
personne, qui a pris du goût pour ma figure , tout ce que
je puis faire est de vous donner sa dot : mon intendant
vous comptera cinq cents louis dès demain. »
Nous recommençâmes nos compliments, et lady Thorn-
bill eut à subir la même cérémonie que sa sœur. Cepen-
dant le valet de chambre de sir William vint annoncer
que les équipages étaient prêts à nous conduire à l'auberge,
où tout avait été préparé pour notre réception. Ma femme
et moi formions l'avant-garde, à notre sortie de ce séjour
de ténèbres et de douleur. Le généreux baronnet fit distri-
buer quarante louis aux prisonniers , et M. Wilmot, sti-
mule par cet exemple, en donna moitié autant. Nous
fûmes salués en bas par les acclamations des villageois.
J'échangeai une poignée de main avec deux ou trois de
mes paroissiens que je reconnus dans la foule; ils nous
accompagnèrent à l'auberge, où nous attendait un repas
somptueux : un régal abondant, mais moins recherché,
fut servi aux assistants.
Épuisé par les alternatives de plaisir et de peine qui
s'étaient succédé durant ce jour, je demandai a me retirer
;b2
254 LE YICAIBE
aussitôt après souper; et, laissant tout notre monde dans
rivresse de la joie, dès que je me trouvai seul, j'épanchai
mon cœur en hymnes de reconnaissance envers le dislri-
bul0Hr de tout bonheur et de toute peine, et je m'endor-
mis paisiblement jusqu'au lendemain.
DE WAKBFIBLD. 355
CHAPITRE XXXll.
GonclusiOD.
Le matin, en m*évéillant, je vis mon fils aîné à mon
chevet; il venait augmenter ma joie en m'apprenant un
nouveau changement survenu dans mon sort. Après m'a--
voir affranchi de l'engagement que j'avais pris la veille
en faveur de sa femme, il m'annonça que le dépositaire
de mes fonds, qui avait fait faillite à Londres, venait
d'être arrêté k Anvers, et qu'on avait trouvé sur lui en
effets plus qu'il ne devait à ses créanciers. La générosité
de mon cher garçon me fit presque autant de plaisir que*
cette nouvelle inattendue; mais je doutais que je pusse,,
en bonne justice, accepter son offre. Sir William entra
comme je pesais le pour et le contre. Je lui fis part de mes
scrupules. Il fut d'avis que mon fils étant devenu posses-
seur par son mariage d'une belle fortune, je d^ais accep-
ter sans hésitation. Il venait, de son côté, m'avertir
qu'ayant envoyé chercher la veille au soir les autorisations
nécessaires (69), il les attendait d'heure en heure. Il espé-
rait que je ne me refuserais pas à sceller le bonheur de
tous ce matin même. Pendant que nous parlions, un
vaMde pied vint annoncer que le messager arrivait.
J'étais tout prêt : je descendis et trouvai la compagnie au
comble de la joie que donnent l'innocence et l'affluence
des biens de ce monde ; mais, aux approches d'une si grave*
cérémonie , leurs rires me déplurent fort. Je leur décrivis
le maintien sérieux^ décent, solennel, qu'ils devaient
prendre dans cette circonstance, et, afin de les y prépa-
rer, je leur lus deux homélies et une thèse de ma compo-
sition. Cependant ils n'en furent ni plus dociles ni plus
256 LR VICAIRE
recueillis. Comme nous nous rendions à Téglise, moi mar-
chant en léle du cortège , ils perdirent encore toute gravité,
et peu s'en fallu que dMudignation je ne revinsse sur mes
pas. Au temple, il s'éleva une nouvelle difficulté qui ne
promettait pas une prompte solution; il s'agissait de savoir
quel couple serait marié le premier. La fiancée de mon
fils insistait fortement pour que lady Thornhill (c'est-à-
dire celle qui allait l'être) prit le pas sur elle ; mais l'autre
résistait tout aussi fermement , protestant que pour rien
au monde elle n'agirait avec celte impolitesse. La discus-
sion fut soutenue des deus parts avec un égal entétemeni
et une égale civilité. J'étais debout , mon livre ouvert ;
fatigué de voir que la chose tirait en longueur , je le fer^
mai : « Je m'aperçois, dis-je , que personne ici n'a envie
de se «larier, et je pense que nous ferons mieux de repren-
dre le ebemio de la maison, car je ne suppose pas qu'oa
en finisse d'aujourd'hui. » Cet argument les mit à la
raison. Le baronne! et ma fille furent mariés les pruniers,
et mon fils et sa lielle fiancée après eux.
J'avais donné ordre , dès le matin , qu'on envoyât u»
carrosse à mon honnête voisin Flamborougb et à sa famille ;
à notre retour k l'auberge, nous eûmes le plaisir de voir
descendre de voiture les deux miss Flamborougb. M. Jen-
kinson donna la main h l'aînée, et mon fils Moïse à la
cadette. (J'ai découvert depuis qu'il a pris une véritable
inclination pour elle , et il aura mon consentement et ma
bénédiction dès qu'il jugera à propofrtle me les demand^.^
Nous eûmes bientôt la visite de bon nombre de mes parois-
siens, qui , ayant appris mes succès, vinrent m'en félici-
ter. Il y avait entre autres ceux qui s'étaient soulevés pour
me tirer des mains de la justice , et que j'avais si verte-^
ment tancés. Je contai l'anecdote à mon gendre, sir Wil-
liam, qui sortit et les réprimanda avec beimcoup de sévé-
rité; mais, les voyant confus et touchés de ses reproches,
U leur donna une demi-guinée par tête pour boire à sa santé
et se remettre en joie.
Peu après , on nous servit un fort beau repas apprêté par
DB WAKBFIBLD. 257
Tancien cuisinier de M. Thornhill. 11 ne sera pas hors de
propo» de dire ici que le squire est devenu le commensal
d'un de ses parents , duquel il est assez bien vu ; il mange
rarement a part, et seulement quand il n'y a point place
pour lui h table 9 car on ne le traite pas en étranger. Son
temps se passe à apprendre h sonner du cor, et à entre-
tenir là gaité de son hôte , qui est d'un naturel assez mo-
rose. Ma fille aînée, cependant, se le rappelle toujours
avec tristesse , et elle m'a confié , mais sous le plus grand
secret, que, s'il venait à se réformer, elle ne lui garderait
pas rancune.
Je reviens au dîner, car je ne suis pas sujet aux digres-
sions. Quand il fut question de s'asseoir» les cérémonies
recommencèrent de plus belle : on agita si ma fille aînée,
dame de plus ancienne date, ne devait pas prendre place
avant les deux nouvelles mariées ; mais mon fils Georges
coupa court au débat, en proposant qu'on s'assît indis-
tinctement , chaque cavalier près de sa dame. Cette pro-
position fut approuvée de tous, excepté de ma femme,
qui , à ce que je vis , n'était pas entièrement satisfaite.
Elle avait compté sur le plaisir de présider au repas, de
découper et de servir tout le monde, assise au haut bout
de la table. Malgré cet échec , il est impossible de peindre
notre gaîté. Je ne sais pas si nous avions beaucoup plus
d'esprit que de coutume , mais je suis certain que nous
riions davantage , ce qui revient au môme. Je me rappelle
entre autres une plaisanterie : le vieux M. Wilmot buta
la santé de Moïse, qui, h ce moment-là, tournailla té(e
d'un autre côté; et mon fils de répondre : « Bien obligé,
madame. » Sur quoi , le bon homme, faisant un signe do
l'œil au reste de la compagnie, dit que bien certainement
Moïse pensait à sa belle. A cet à-propos, les deux miss Flam-
borough se pâmèrent de rire, si bien que je craignis
qu'elles n'étouffassent.
Aussitôt qu'on eut fini de dîner, je demandai, selon
mon ancienne coutume, qu'on enlevât la table pour que
j'eusse le plaisir de voir encore une fois toute ma famille
22'
358 LE VIGAIBB DE WAKBFIBLD.
réunie autour de mon joyeux foyer. Mes deux pelils s'as-
sirent sur mes genoux , et les autres auprès de leurs com-
pagnes.
Je n'avais plus rien à souhaiter de ce côté-ci de la tombe.
Tous mes soucis étaient dissipés; mon bonheur était inex-
primable. Il ne me restait qu'à prouver que ma reconnais-
sance au sein de la joie surpasserait encore ma résignation
dans les épreuves.
FI M.
I
i
NOTES.
(1) Page 49. Le viear de TÊglise anglicane est un ecdéstastique
choisi et nommé par nn laïque possesseur de ^mes, dont il esX
60 quelque sorte le délégué. Le propriétaire d'un bien eonsidérabie,
qoi renferme des viUages entiers , est tenu , comme chargé de la
9ro>riél|é , de donner un desservant à chaque paroisse ; en retour «
tt permit les dîmes, et en remet un dixième au vicar. La modi-
cité du revenu de celui-ci lui permet rarement de se décharger
des fonctions de son ministère sur un curate ou ecclésiastique
subalterne. Mais comme son salaire est réglé, et qu'il n'a pas de
supérieur immédiat dans sa paroisse, il conserve plus d'indépen-
dance et de dignité que le curate, qui , placé aux derniers rangs
de la hiérarchie ecclésiastique , est toujours aux gages afbitraires
d'un recteur : ce dernier a droit aux dîmes et aux revenus de ses
églises; car il cumule souvent plusieurs bénéfices. Il a sous ses
ordres et à sa solde plusieurs curés qu'il paye le moins qu'il peut,
et qui le remplacent dans les fonctions les plus pénibles de son
poste. Ce sont eux qui font les baptêmes , les enterrements , les
catéchismes, qui vont visiter les malades, etc.; et cependant à
peine ont-ils de quoi vivre. Ils sont placés vIs-à-vis du recteur
dans une position beaucoup plus dépendante que celle des vicaires
de l'Église catholique vis-à-vis des curés, leurs droits et leurs
attributions n'étant pas réglés. Le vt'ear occupe un rang intermé-
diaire ; c'est un curate sans recteur , et dont le revenu est fixé à
proportion des dîmes reçues.
(2) Page 50; Vin de groseilles. Ce prétendu vin se fait avec les
fruits du groseillier épineux , que I'oq cueille bien mûrs , et sur
lesquels on jette de l'eau bouillante ; on les laisse fermenter trois
ou quatre semaines dans un tonneau bien bouché , exposé à une
température douce. On tire ensuite cette liqueur an clair , on y
mêle du sucre, et on la conserve en bouteilles jusqu'à ce qu'elle
acquière un certain montant. Le goût en est alors assez agréable.
En suivant le même proeédé pour des cerises , des framboises ,
des prunelles, etc., on tire de ces divers fruits une boisson
piquante qui remplace le vin dansJes campagnes d'Angleterre.
(3) Page 50. Bureau des généalogies ; littéralement : bureau du
260 NOTES.
héraot d'armes. C'est le dépôt des titres de noblesse des lords et
pairs de la G'raode-Bretagne. 11 existe en Angleterre an livre qui
donne la généalogie et le blason de toutes les familles nobles , et
auquel on a souvent recours pour contester ou constater les
illustrations douteuses.
(4) Page 53. Les professions savantes. On désigne ainsi en An-
gleterre la théologie , la Jurisprudence , la médecine , la musique ;
c'est-à-dire les quatre facultés des universités anglaises. Les pro-
fesseurs de tes diverses sciences s'intitulent the learned gent-
lemen , les doctes ou savants.
(5) Page 54. Voir la note 1.
(6) Page 54. William Whiston, né en 1667 et mort en 1752 ,
grand géomètre et fougueux théologien. Il avait l'esprit hardi et
novateur. Disciple de Ne-wton , il lui succéda dans sa chaire à
l'université de Cambridge.
(7) Page 56. « Le dîner fini , j'ordonnai qu'on enlevât la table
pour empêcher les dames de nous quitter. » On sait qu'il est
d'usage, en Angleterre , que les femmes se retirent après dessert,
et laissent les hommes boire et disserter de politique et autres
sujets graves ou licencieux.
(8) Page 56. Back-gammon ^ sorte de Jeu de trictrac simplifié :
on le joue en France sous le nom de toutes-tables : on le dit
d'origine fort ancienne, et importé en Angleterre par les Nor-
mands.
(9) Page 61. Les aubergistes anglais, mieux classés que les
nôtres, ont un contact plus immédiat avec les voyageurs. Ils pré-
sident à la table d'hôte , découpent , et prennent part à la conver-
sation, dont ils font souvent tous les frais. Dans ses Taies ofmy
Landlord, Walter Scott a immortalisé cet usage , qui commence
à passer de mode.
(10) Page 67. Le 14 février, jour de Saint-Valentin , les jeunes
gens font d'ordinaire présent d'un bouquet ou d'un nœud de
ruban aux jeunes filles qu'ils rencontrent : celles-ci sont tenues de
leur donner aussi quelques bagatelles. Ces échanges sont regardés
comme des présages de mariage : de là le nom de love-knots ou
lacs d'amour.
(11) Page 73. fflrinkles , T\&e& ; wrinkled, ridées.
(12) Page 79. Feeder.Ce mot, qui présente deux sens, cor-
respond en français à parasite et à nourrisseur. Cette dernière
signification semble devoir être préférée ici, car on nommait feeder
un dresseur de coqs de combat , l'homme qui les nourrissait et
les élevait. Hogarth,dans sa caricature sur cet ignoble passe-temps,
gmn
NOTKS. 361
montre un de ces personnages tenant dans un sac des coqs prêts
à paraître sur Tarène , dès qu'un des deux combattants viendra à
succomber.
(13) Page 79. L'église de St-Dunstan, dans Fleet-Street, au
ccBur de la Cité, se faisait remarquer par son horloge. Deux
grandes figures de sauvages en bois venaient alternativement frap-
per l'heure sur le cadran. C'est un quartier des plus mal habités ,
et que fréquentent surtout les femmes de mauvaise vie.
(14) Page 80. Squire ou êtquirê est notre vieux mot français
0seuyer. Il désignait autrefois un premier degré de noblesse;
aujourd'hui il se donne indifTcremment , en Angleterre, à toute
personne occupant un rang respectable dans la société.
(15) Page 80. Manches de batiste ou de linon que portent les
évéques anglicans et qui font partie du costume épiscopal.
(16) Page 83. Tvtrackum et Square sont deux personnages du
roman deTom Jones : Tviracknm le théologien et Square le philo*
sophe, précepteurs de Blifll et de Tom Jones.
(17) Page 8&. En effet, l'école de Pope touchait à son déclin,
et les continuateurs de ce poète, incapables d'atteindre à sa
pureté, à sa spirituelle concision , ne gardaient que sa sécheresse
et se décoloraient de plus en plus.
(18) Page 92. Le public anghis, las d'une littérature alterna-
tivement froide et polie, ou fausse et guindée, se tournait vers
son soleil, et commençait à se réchauffer à ses rayons. Shakspeare,
dont la gloire avait été violemment contestée par tous ces poètes
du beau monde et ces rimeurs de salon , reprenait crédit. On
quittait la littérature française importée par Charles 11, pour
revenir aux vraies sources du génie national. On Jouait, sans les
arranger, comme l'avait tenté le sacrilège Dryden , quelques-uns
des plus beaux drames de ShalLspeare, et les cœurs et les esprits
s'épanouissaient à ces vives et fécondes clartés.
(19) Page 92. Musical glasses. La découverte des propriétés
musicales de verres contenant de l'eau , due à un Irlandais , était
alors tonte récente. Un rapport en avait été fait à la Société
royale de Londres : Franklin l'avait perfectionnée et baptisée Aor-
moniea. C'était plus qu'il n'en fallait pour la mettre en vogue.
(20) Page 96. Nabab , nom des gouverneurs des provinces du
Mogol, donné par extension aux membres de la comjimgnie des
Indes et aux spéculateurs qui allaient s'enrichir en Asie et eo rap-
portaient d'immenses richesses.
(21) Page 97. Des bourses pétillaient dans le feu. Au lieu des
langues de feu bleuâtres qu'allonge le gaz en se dégageant du bois
363 NOTES.
qol brûle dans nos foyers , et dont la superstition a fait des pré-
sages de joyeuses nouvelles , les Anglais voient dans leur charbon
de terre enflammé de petits globes rouges en forme de bourses et
qol annoncent la fortune. — Le résidu du thé au fond des tasses
est aussi consulté par les habiles, qui trouvent moyen d'y lire
l'avenir.
Cl2) Page 98. Reading desk. Il y a ordinairement dans les
églises anglicanes deux chaires l'une au-dessus de l'autre : la pi as
basse sert à lire les prières; on prêche dans la plus haute.
(23) Page 102. Pairesse» Ce titre , en Angleterre , ne désigne pas
seulement la femme d'un pair ; c'est quelquefois une dignité per-
sonnelle venue d'héritage , d'alliance , ou conférée par le roi. Les
pairesses ont droit de siéger dans certaines cérémonies, par
exemple au sacre.
(24) Page 102. Fudge! Il est fort difficile de trouver un équi-
valent à ce mot : bast! ne me parait pas rendre le sentiment de
mépris et de dégoût de M. Burchell , et pouah ! en exprime peut-
être trop. Aucun dictionnaire ne donne fudge-, il n'existait pas
dans la première édition du Vicaire, Goldsmith l'introduisit
dans la seconde, pour accentuer plus fortement l'indignation de
l'auditeur.
(25) Page 107. Tonnerre et éclair, drap de deux couleurs tran-
chées, comme tes taffetas chinés, et assez épais pour ne pas se
laisser pénétrer par les pluies d'orage.
(26) Page 109. Le shilling vaut vingt-quatre sous de notre
monnaie, ou douce pence d'Angleterre. Chaque penny représente
quatre farthings ou liards.
(27) Page 1 19. Goldsmith critique dans ce passage la préoccu-
pation des savants de son temps , encore tout émus des graves
questions soulevées par la théorie de Newton et son immortelle
découverte. Comme toute vérité nouvelle , celle-ci rencontrait des
opposants et des incrédules; les brochures se multipliaient pour
l'approuver ou la combattre , et Goldsmith , qui s'en était lui-
même occupé, signale, dans le galimatias qui suit, le conflit
d'opinions alors flottantes sur le système du monde et sur la
créatioa.
(28) Page 125. Essai sur Vhomme, de Pope, épitre iv.
(29) Page 127. « Vous seriez tous pendus. » Il ne faudrait pas
prendre une idée de la législation anglaise d'après cette menace;
malgré la sévérité des lois pénales de la Grande-Bretagne, nn
bris de cachet ou l'ouverture d'un portefeuille ne peuvent en-
traîner la peine capitale. Goldsmith s'est peut-être* permis sciem-
^
NOTES. 263
ment cette exagération poar Veffet dramatique* Les critiques la
lui ont reprochée comme ignorance Judiciaire.
(30) Page 128. Les allégories étaient fort goûtées à l'époque de
la publication du Ficaire. Cette sorte de mythologie sentimentale,
où Ton personnifiait le crime, la honte, la vertu, etc., était une
tradition des anciens mystères et des pièces qui se jouaient sous
Elisabeth : on n'acceptait la morale que sous le Toile de la fable.
(31) Page 130. La manie des portraits allégoriques était une
suite naturelle du goût que j'ai signalé ci-dessus ; la spirituelle
critique de Goidsmith ne l'a pas complètement déracinée en An-
gleterre : en 1829, j'ai vu encore à Londres le portrait d'une char-
mante jeune ÛUe représentée en Diane, avec le croissant, l'arc
et les flèches, attributs de cette déesse. Lavrrence lui-même a
peint plusieurs grandes dames sous la figure d'héroïnes des pièces
de Shaitespeare.
(32) Page 138. Cette chanson burlesque, qui rappeiie celle de
M. de la Palisse, est une satire des élégies larmoyantes des poètes
du temps , qui s'apitoyaient sur la mort du serin de lady***, ou
sur le trépas prématuré du bichon de la duchesse de***, etc.
(33) Page 140. Le Ranélagh était une vaste sallo ronde, bâtie
' au milieu de jardins , dans le genre de l'ancien Tivoli. On s'y
réunissait le soir pour prendre le thé et écouter de la musique. Sa
vogue fut immense de 1745 à 1760 ; mais lors de la publication du
Vicaire t la bonne compagnie l'avait tout à fait déserté. On y
jouait des pastorales assez plates et parfois licencieuses; on y
donnait des bals où tout le monde avait droit d'entrée moyennant
un écu par tête. — Le Ranélagh a fini par être abandonné et rasé
en 1809.
(34) Page 145. Le libraire philanthrope de PatWs churchyard,
Newbierry, pour lequel Goldsmith fit bon nombre d'ouvrages se-
condaires , et sur lequel il tirait quand il se trouvait trop à court
d'argent. C'était un homme probe, intelligent, d'une disposition
bienveillante, et qui s'est fait un nom dans la librairie anglaise
par ses publications pour les enfants.
(35) Page 147. Goldsmith partageait les préventions d'une
partie de ses contemporains contre l'ancien théâtre national , et
préférait de beaucoup à la rude et iîranche allure du vieux
drame l'esprit de saillie et les pâles compositions imitées du
français.
(36) Page 149. Le Daily. Les journaux se multipliaient déjà
d'une manière efihrayante , quoiqu'ils fussent loin du chiffre qu'Us
atteignent aujourd'hui. Goldsmith avait publié dans leLedger ou
264 NOTES.
grand U?re, ses Leurêê d'un Phtloêophe chinois, traduites en
français soas le titre de CUoyên du Monde,
(37) Page 150. Ces déclamations furibondes et Yldes de s^ns
faisliientla satire da North-BHton , journal des plus Téhéments ,
4ui atUquait la royauté et la constitution. Déclaré llbelie sédi-
tieux, il fut condanoné à être brûlé en 1764; mais son auteur,
Wilkes, bien que banni du royaume et chassé de la chambre des
communes, suscita de nouveaux troubles cinq ans après.
(38) Page 163. Dans cette digression polllique, l'auteur signale
une partie des abus du gouvernement représentatif, entre autres
la prépondérance que cette forme gouvernementale donne à l'ar-
gent sur tous les genres de mérite. Goldsmitii pressentait oe que
deviendrait l'Angleterre sous ce régime vénal; îl est à remarquer
que beaucoup de traits de ce tableau s'appliquent avec une sin-
gulière justesse à la France et à notre époque.
(39) Page 164. Se laisser bâter, etc. H y a dans l'original : Lie
downtobe saddledwith wooden shoes. J'ai tâché de rendre le
sens par une périphrase , mais je ne me flatte pas d'avoir réussi.
(40) Page 166. Madame. C'est en Angleterre une manière polie
de s'adresser à une femme, qu'elle soit ou non mariée. Lorsqu'on
lui donne son nom de baptême ou de famille, on la nomme mt>«
ou nUstress.
(41) Page 166. Tragédie de Rowe, jouée pour la première fois
à Londres en 1703, et Imitée par Gollardeau, sous Je titre de
CalistB,
(42) Page 168. Sir. Au lieu de traduire littéralement: mon-
sieur , j'ai mis partout : mon père. Je craignais que cette étiquette
glaciale, quoique d'usage en Angleterre dans les rapports de fils
à père, ne refroidit l'intérêt.
(43) Page 169. IVewgate, la plus vaste et la plus vieille des
prisons de Londres. Elle était le réceptacle de tout ce qu'il y avait
de plus Infâme et de plus dissolu parmi la pire espèce de gens ,
jusqu'à l'époque où mlstress Fry y introduisit une réforme des
plus salutaires.
(44) Page 169. Goldsmith , comme il est facile de le voir daos ce
passage , avait en horreur les pensions , non sans cause. Il avait
eu beaucoup à souifrir dans sa jeunesse de la brutalité d'un pro-
fesseur (voyez la notice sur sa vie, en tête du volume) , et à son
début à Londres, il avait essayé de la vie de sous-maitre; aussi en
parle-t'il par expérience.
(46) Page 160. L* Aniiqua mater de Grub-Street, Grub-Streel
était une sale et noire rue de Londres , où affluaient les auteurs
NOTES. 265
faméiictaes, parce que les logements y étalent à bon marché. "^
Goldsmith la nomme plaisamment antiqua mater, par allusion
à Cybèle, la mère des dieox , la nourrice de la terre. ':
(46) Page 160. Ici et dans toute cette histoire Goldsmith s'est
plu à retracer ses sentiments personnels et une partie de ses aven*
tnres. ( Voyez la notice. ) \
(47) Page 162. Philanthropos , etc. Ces diverses signatures,
qui signiûent ami de soi-même , de la vérité , de la liberté , des
hommes , étaient fort en usage parmi les écrivains des revues et
autres Journaux littéraires. Plusieurs essais du Spectateur d*Ad-
disson, du jRam6^0r de Johnson, sont signés de ces pseudonymes.
(48) Page 166. M. Crispe, recruteur célèbre qui avait amassé une
Immense fortune à embaucher des hommes pour les planteurs
des Indes occidentales.
(49) Page 168. On attribue à Goldsmith une pareille méprise.
Son voyage en Hollande et son Jugement sur les Hollandais ne
sont pas la partie la moins piquante de ses aventures et de sa
correspondance.
(50) Page 170. D'une vénale hospitalité. Cette sortie oontre
l'urbanité parisienne semble plutôt dictée à Goldsmith par l'esprit
de parti que par sa propre conviction. Lors de son voyage en
France, quoique Jeune homme sans réputation littéraire. Il fut
accueilli dans des cercles distingués. Il dit, dans un mémoire sur
Voltaire, qu'il fut présenté à cet écrivain célèbre et le rencontra
plusieurs fois.
« Personne, ajoote-t-il, ne l'égalait quand il lui plaisait tenir
le dé de la conversation ; ce qui n'arrivait pas toujours. Pour peu
que la compagnie lui déplût , il se tenait à l'écart et silencieux;
mais une fois échauffé et en verve , et lorsqu'il avait maitrisé une
certaine hésitation à laquelle il était sujet , on ne pouvait se lasser
de l'entendre. Son visage pâle et maigre devenait beau; il y avait
de l'intelligence dans chaque muscle, et son œil rayonnait d'an
éclat tout particulier.
• le me rappelle l'avoir vu un soir à Paris dans un salon où se
trouvait rassemblée l'élite des beaux esprits. On vint à parler du
goût et du savoir des Anglais. Fontenelle, qui était présent, et
qui n'entendait rien à la langue et aux auteurs du pays qu'il pré-
tendait Juger, commença à nier toute suprématie et toute éru-
dition chea mes compatriotes, assaisonnant son discours de
sarcasmes vulgaires. Diderot, qui aimait les Anglais, et qui avait
quelque idée de leurs prétentions littéraires, essaya de défendre
au moins la poésie , mais il n'était pas maitre du terrain. Il avait
évidemment le dessous , et tout le monde s'étonnait que Voltaire
23
266 NOTES.
gardât l6 silence , surtoat qaand on agitait un de ses sujets fa-
voris. Fontanelle triompha jusqu'à prôs de minnit; mais à ce
raonient-là Vollalre sortit de sa rêverie. Tout son corps s'anima ;
il prit la défense de l'Angleterre avec une rare supériorité d'es-
prit, lançant de temps à autre à son adversaire des traits de la
plus fine raillerie, siei harangue dnra jusqu'à trois heures du
matin. J'avoue que, soit partialité nationale , soit l'empire séduc-
teur de son éloquence , je ne fus de ma vie si charmé; je ne me
rappelle pas avoir assisté à nne victoire plus complète. »
(51) Page 172. Goldsmith osa en effet de cette ressource pour
traverser l'Italie, la France, et revenir en Angleterre. Les cou-
vents du continent renfermaient à cette époque bon nombre de
moines irlandais , qui ne demandaient pas mieux que de donner
le vivre et le couvert à un compatriote , et qui se gloriûaieat de
le voir triompher dans les thèses philosophiques.
(52) Page 175. Enseigne ou porte-drapeau. C'est le plus bas des
grades à brevet. Cependant il se paye encore asses cher dans
l'armée anglaise, où tous les grades sont à prix.
(53) Page 176. Lord Falkland, gentilhomme attaché à Char-
les 1*». Il périt en 1643 à la bataille de Nevtrbury.
(54) Page 200. Ton kosmon, etc. Otez-moi le monde, mais
laissez-moi un ami.
(55) Page 224. Les lois militaires d'Angleterre punissent une
simple provocation en duel.
(56) Page 234. Le plus beau spectacle, etc. Sénèque(Z>e la
Providence ).
(57) Page 237. Mission de paix. Le roi d'Angleterre confère aux
hommes les plus marquants d'un comté nne commission pour
rendre la justice et veiller à la paix publique. Ce droit, purement
honoraire , met la tranquillité du pays sous la garde de ses prin-
cipaux habitants.
(58) Page 253. Quelque choquante que nous paraisse la plai-
santerie de sir William Thornhill , elle était dans le goût et les
mœurs du temps; on ne la voit critiquée nulle part. 11 est vrai
que le caractère bizarre du personnage l'explique sans la justifier.
(59) Page 255. Les autorisations nécessaires. Licences ou bans
qui se payent aux diverses paroisses.
FIN DES NOTES.
iBS
là-
ti
' TABLE.
il
l Page».
ATM du TmAMJCTKUK 5
V NoTicB sra Olitikh Goldsmith 7
AVKRTIMIMnTT. . . •' 47
Cbap. I*r. — Description de la fÀnilIe de Wakefield , chez laquelle
prédomine une ressemblance d'esprit autant que de ûgure. ... 49
Chap. II. — Malheurs de famille. — Les pertes de fortune ne font
qu'accroître la fierté des gens de bien • . . . . 54
^' Chap. III. — ^L'émigration. — Les circonstances heureuses de notre vit
dépendent en général de nou»-mèmes. . . f • 59
Cbâp. lY.— Contenant la preuve que la plus humble fortune peut
donner le bonheur, qui ne dépend pas des circonstances, mais
^ bien de notre propre nature 67
Chap. y. ~- Une nouvelle et importante connaissance. — Ce dont nous
li espérons le plus est, en général, ce qui devient le plus fatal. . . 71
Cbap. YI. — Bonheur du coin du feu 75
lOl Chap. YII. — Un bel esprit de la capitale. — Les plus slupides peu-
jQî Tcnt quelquefois devenir amusants pour un jour ou deui. ... 79
eni Chap. YIII. — Amour qui promet peu de chances de fortune , et qui
iO' peut cependant tourfter à bien 84
Chap. IX. — Deux grandes dames. — La supériorité de la toilette fait
lai* supposer la supériorité d'éducation 91
16 Chap. X. — La famille essaye de rivaliser avec ses supérieurs. — Hi-
jté sère du pauvre qui veut paraître au-dessus de sa situation. ... 95
iff' Chap. XI. — La famille persiste à tenir toujours la tête haute. . . 100
Cdap. XII. — La fortune semble se plaire à humilier la famille de
Wakefield. — Les mortifications sont souvent plus pénibles que de
vrais malheurs 106
Chap. XIII. — On découvre dans M. Burchell un ennemi , car il a la
hardiesse de donner des avis déplaisants 112
Chap. XIV. — Nouvelles mortifications servant à démontrer que d'ap-
«i
268 ^ABLB.
Pages,
parentes calamités peuvent détenir de véritables bénédictions. . 116
Chap. XV. — La perfidie de M^urchell At découverte. —Folie d'être
trop sage. , \ . , 123
CoAP. XVI. —La famille use d*un artifiee auquel on en oppose un plus
grand. 129
Cbap. XVII. —Il est peu de vertus qui résistent au pouvoir d'une lon-
gue et douce séduction. . . 135
Chap. XVIII. — Poursuite d'un père qui veut ramener à la vertu un
enfant égaré 144
Chap. XIX. — Un détracteur du gouvernement actuel , qui'traint poiff
nos libertés 149
CiiAP. XX.— Histoire d'un philosophe v«gabond, qui court après la
nouveauté , et perd la joie du cœur 158
Cbap. XXI. — L'amitié des vicieul est de tourte durée ; elle s'évanouit
avec le plaisir qui les rassemble 174
Chap. XXII. — Il n'est pas d'offenses qui ne se pardonifMt aisément
quand on aime • 185
Chap. XXIII. — Les coupables seuls peuvent être longtemps et com-
plètement malheureux 188
Chap. XXIV. — Nouveaux malheurs 193
Chap. XXV. — Il n'est pas de situation , si misérable en apparence ,
qui n'apporte avec elle quelqne secrète douceur 198
Cbap. XXVI. — Réforme de la prison. — Pour être complètes, les lois
devraient récompenser aussi bien que punir 203
Chap. XXVII. — Continuation du même sujet 209
Chap. XXVIII. — Le bonheur et le malheur ici-bas sont plutôt le'#é-
sultat de la prudence que de la vertu 214
ChAP. XXIX. — Démonstration de l'équité de la Providence envers les
heureux et les malheureux. — Il ressort de la natu%( même du plai-
sir et de la douleur , que les malheureux doivent trouver une com-
pensation à leurs souffrances dans la vie future 225
Chap. XXX. — Le ciel commence a s'éclaircir. — Si nous ne cédons
pas à la fortune , la fortune nous cédera. . - 250
Chap. XXXI. — Anciens services payés avec usure , , 259
Chap. XXXII. — Conclusion 255
Notes 259
fin db la table.
roUlcrs. — Typ. de A. DuFRi.
t
LE VICAIRE /
mmÊmmmÊtmmmmmmÊmmÊimmim f
DE /W AKEFIELD
, ■)*.•*»•«»>•«***'
PAR OI4ITIBB «OIiBSMITH
TRADUCTION NOUVELLE
PAR MADAME LOOISH BELLOG
Précédée d'une Notice sar Goi.usnitb
Vik& SOL "Vr A&TXa MJOTT
PARIS
CHAAvxvTixai i DITS va
17 , rue de Lille
1849
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ll«Mi.Ai«. OKnvrm OMuplèlw. . •••••• Ivoi.
Halimm. . Edilioo d'Aadr4 Ch4alw.. ... 1 vol.
-THt Muirrii. Edllioi Ch. Ubitta. ....•• Ivat.
OUtsI^QM d*t 17* «t !•• tUfelM.
AiciRB. GCavMt. h ..•.,•••• « Ivttl.
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tuKtOBT. DiMOnri Mr Ililtlotr* HivanelU. Ivol.
VoLTAiRR. BiécU do LoaU XIV. .•.,..! toI.
%m» PB giriMi. Ultras oonpléiM 0voi.
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L'awé PaàTot*. Manon Latonni. •••••«.. 1vol.
Marivaoi. Hurfaiano ; . . . 1vol.
J.-J. Roo^tBAO. CoabMioM..-. 1vol.
A«MicnuiH. l'oifti«« eonpIAiM. ...•,.• ivol.
Anteiira cent^mpwrala*»
^»• DR SvARi. CieriBBf. .....*. Ivol.
— Do i'AllMasa* IVol.
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— no la iitiéraiiiro • . ivol.
— HAvolaiion fréu^ito Ivol.
— M4aH>irei i dix aat d>x|| ), Ole. . I vol.
VrcTOR IIboo. Noiro<l>SRM do Paria Ivol.
— Hao d'Islando Ivol.
— Dvraior Jnor d'nfe Coodanti. i » .
— Bng-Jariai I *'"•
^ Odei ot Balladoa. ...••.. 1 vol.
— Oriaauloa IvoU
— Paulllaa d'Anloatt*. . i , ^,
.— Chaaii dn Cr/poMalo. I ••••*»«•
— Vola ;at4rioar«a i" , ^,
— Ua Rayons ot les Oabras. I * • > ^i*
>- TbAàira, noavollo édiiiot. • . . Ivol.
— CnHBwolU draaie Ivol.
— LiitAraiwo oi pbilosopUo. ... 1 vol.
C. DBtAVMBB. OBnvras Vaaiailqaos S vol.
— Mass4«i«bflos 01 poésios divonos. | vol.
AhtRRB BB ¥iOBV. Cino-Mars ." . I vol.
~ «tollo. ..•••.......l vol.
— Nonvellos Ivol.
^ XBoalro. ...........I vol.
— Poésios oofliplécas ivol.
Air. BB M0B»T. Poésies eomplMos ivol.
— Cofliédios «I Prevorbos I vol.
— Confession d'na EaCuit da iUbIb. 1 vol.
— Ifoovallos Ivol.
P. MsRiaiB. CbroBiqmdoCbBrlosIX,ota.,ote. Ivol.
— GoloBba, la Mosalqflo, etc.. aïo. . 1 vol.
— Théétro do Ciar* GbbuI, ^o., oI« 1 vol.
CnARLRs NoBiBB. Robmbs Ivol.
— Contas tf. .»...! vol.
— Noovellas • Ivol.
— Sonvooirs da la lUvolnlion.. . . I vol.
II. BB Ralsac Pbyiioloaio dn nariaaa 1 vol.
— Soénos do la vio privée 9 vol.
— S<'^Bes de la vie de proviooe. . . 9 vol.
— Scènes de la vie parisienne. • • 9 vol.
— Eugénie Grandal i vol.
— Le Hédeeln de eampagna Ivol.
— La l*ean de ebagria | vo|^
— Le Péro Gwiot I vol.
— La Reeberebe de l'Absoln. ... 1 vol.
— U Lis dans la VBlléo l vol.
— liittoire detTroiio ivol.
>- César Rirottenn 1vol.
~- Loois Lambert, Sérapbiu. '. • . 1 vol.
ftAiBTB*BaavB. Poésies oonplétes. ....... 1 vol.
— Volnpté iToi.
— Poésie fraBeaisennseisIémo siècle. Ivol.
Ami Mabtib. Education des mères de fcmiile. . Ivol.
— Lettresh Sophie sur la pbysiq.,ei«. Ivol.
X. BB Maiktnb. OKavres oomplétes.. Ivol.
J. us HAII.TIIR. Dn Pape Ivol.
Mkmj. CuMittARt. Adolpbe. ........... Ivol.
Dr iiRR«Mi««R. Oberpiann. .......... Ivol.
GotBov. Essais snr l'bistolre de France. . Ivol.
Th. Lavallrb. Histoire des Français 4vol.
CABBrteoa. Hisiolrs de la ResUnration. • « « 4 vol.
— Histoire de Pbilippo^Anfnsto. • . f vol.
DbBararvr. Tableau de la tittératnre ItoI.
«ni» na nanvsAT. Bdncation des femmes. ..... ItoI.
t.-MABc-GiBARDik.Cour» do liitératnra dramatii|ne.. 1 vol.
'^ii,lav>Satarin. l'hniologio du GoAt. l^ol!
• Dm.Bci.vsB. nomana. oooiei. etc. | ^ol!
ToBwnn. Ronvellee géneToisec. ,
■■>' M KnvBBM. Valérie, avec préfue de
M.-J. Cateina. QBavrcs choisies. . . . ,
M»* D.-VAUioaB. Poésies, avec notice par 8.
MiLtBvovB. . Poésies, avec notico. . .
Abv. BB luvoira. Poésies complètes. ...
flBvni IttABB. Poésies complètes. . . . ,
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Lettres parisiennes.
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RiaoBovn.
Tncovoinn.
X*>oraoH.
PI.AVOH.
Plvvabqbb.
L'Iliade, trad. Daeler revno. . .
L'Odvsséo, trad. Daeier rovuo. .
Comédies, trad. Aitaad. . . . .
Théèire, traduction A. Pierroa. .
Tbéètre, trad. Artaud
Tbéètn, trad. Aruud
Bistoire. trad. Larcber
Histoire, trad. L^ctfqno. . • . .
OBnVreseomnl., trad.Dactor. . .
De In Répabllqne, trsd de Gron. .
Lee Lois, trad. de Gron
Dialognes. trad. Schwalbd. . . .
Hommes iliaslres, trad. Plotroa.
— OEaires morales, trad. Illcard. .
Loaaa. DialoRues. trad. Belin do Balln. .
DioatBB-LABBca. Yles des Philosophes, trad. ooav.
HoBAi.isvBsaaaca.8oente, Epicièi«,atc.oia. . . .
MABO'ABBkLB.
Diaostakaas.
OsAvacBs oaaa
Ltbiqbis aaaaa
PoftHBB aaicB.
BirroGBAvt.
OEnvres, trad. A. Pierroa. . . .
Chefs.d-mavre, trad. Siidvaoart.
Choix de barananes, etc., trdd.
AMoréon, Orphée, oio. ......
Trad. FiicoBBOt, Blgnaa. . . .
OEaTras, trad. Daraasiie^g
■IMIothè^pa* •aElalttt.frABçalim.
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MiBs lacaBAi.».
Miss Bobnbv.
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HIst. 4'Aa«lei«rre. tmd
Hbt. de Charlea^iat,
Lo Paradis perdu, t. PeaM ^ 1
Voyaiie aeaUaMaul, t. Walh *
OEavraa oompiéles, tvad. Laroa^ . .
Poésiac complétée, tnd. Waillv. ,
Vicaira de Wakefleid, t.Belloe. .
Tom Jones, tmd. L. de Waillv. . - ,^
TrUtram^handy. trad. Wailly. . ■ «â|
Simple histoire, trad. M larl
véliaB, trad. iâ 1 v
•vd.
Ivd.
IVfll.
âvd.
ivd.
Ivd.
9V(i
•••
8oaiu.BB.
Tbéètre. trad. X. Marmler. . . .
Poésies, trad. Henri Blase. . . .
Le Faust, trad. Blasa
Wilbdm Jldster, trad. Garlowli».
Werther, trad. Pierre Lera^&, .
AMnités de choix, t. Carla^lta.
Théètra^trad. X. Ikrmier. . . .
Gaerra de 80 ans, trad. Gsriowiu.
Klobstock. La Memiade, trad. CarlowUB. . .
UorniA«B. Contas fiiaiastiqaai,trBik Harmi«r.
PokTBB BB NoBB. Suède. Norvégo, cic, tr. Msnaler.
BIMIoUsèqu* lt«ai«nn*itflk«n«*l»«.
DabtI ALieaiMi. Divine comédie, trad. Brlieat 1
Vie nouvelle, trad. Oeiéolnta I
Jémsaiam déllTrée, tr. DmoUcBs.
Théâtre et Poésies, tnd. Latoor.
Les Fiancés, trad. DbSMBil. • •
Mas Prisons, trnd. Laièar.' . . .
Mémoires, trad. Latour
Uûtoira de Florence, tr. Fériés.
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ConCsuions, trad. Sdat-VIctor. .
Cité de Dieu, trad. HereaB.. . .
Lo Koran , trad. par lasimlrsky.
Lee 4 livres sacrés» trad. Psathler.
Les Lasiadea, trad. MilUé. . . .
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