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Full text of "Le vicomte de Bragelonne"

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LE  VICOMTE 


DE   BRAGELONNE 


AGN  Y    —  TYPor.R  APH  I  K     OF    VIAl.AT    ET    Ci' 


LE  V  ICOMTE 


M.  ALEXANDRE  DUMAS 


TOME  SECOND 


PARIS 

DLîFOl'H    RT  MULAT,   ÉOITEUHS 

2  1.    y  L  A  I    M  A  L  A  Q  l  A  1  S 

1851 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/levicomtedebra02duma 


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LE   RAT   ET    LE   FROMAGE. 

oRïHOs  et  d'Ar[agnan  revinrent  à  pied ,  comme 
d'Artagnan  était  venu. 

Lorsque  d'Arlagnan,  entrant  le  premier  dans 
la  boutique  du  Pilon-d'Or,  eut  annoncé  à  Planchet 
que  M.  du  Vallon  serait  un  des  voyageurs  privi- 
légiés; lorsque  Porthos,  eu  entrant  daus  la  bou- 
tique ,  eut  fait  cliqueter  avec  son  plumet  les  chan- 
delles de  bois  suspendues  à  l'auvent,  quelque 
chose  comme  un  pressentiment  douloureux  trou- 
bla la  joie  que  Planchet  se  promettait  pour  le 
lendemain. 

Mais  c'était  un  cœur  d'or  que  notre  épicier,  re- 
lique précieuse  dun  bon  temps ,  qui  est  toujours 
et  a  toujours  été  pour  ceux  qui  vieiUissent  le  temps 
de  leur  jeunesse ,  et  pour  ceux  qui  sont  jeunes  la 
vieillesse  de  leurs  ancêtres.  Planchet,  malgré  ce  frémissement  iutérieur  aussitôt  ré- 
primé que  ressenti ,  accueillit  donc  Porthos  avec  un  respect  mêlé  de  tendre  cordialité. 
Porllios,  uu  peu  raide  d'abord,  à  cause  de  la  distance  sociale  qui  existait  à  cette 


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2  LES  MOUSQUETAIRES. 

époque  entre  un  baron  et  un  épicier,  Porthos  tînit  par  s'humaniser  en  voyant  dans 
Planchet  tant  de  bon  vouloir  et  de  prévenances. 

Il  fut  surtout  sensible  à  la  liberté  qui  lui  fut  donnée  ,  ou  plulôt  offerte  ,  de  plonger 
ses  larges  mains  dans  les  caisses  de  fruits  secs  et  confits,  dans  les  sacs  d'amandes  et 
de  noisettes,  dans  les  tiroirs  pleins  de  sucreries. 

Aussi,  malgré  les  invitations  que  lui  fit  Planchet,  de  monter  à  l'entresol,  choisit-il 
pour  habitation  favorite  ,  pendant  la  soirée  qu'il  avait  à  passer  chez  Planchet,  la  bou- 
tique où  ses  doigts  rencontraient  toujours  ce  que  son  nez  avait  senti  et  vu. 

Les  belles  figues  de  Provence  ,  les  avelines  du  Foret ,  les  prunes  de  la  Touraine, 
devinrent  pour  Porthos  l'objet  d'une  distraction  qu'il  savoura  pendant  cinq  heures 
sans  interruption. 

Sous  ses  dents  comme  sous  des  meules,  se  broyaient  les  noyaux ,  dont  les  débris 
jonchaient  le  plancher  et  criaient  sous  les  semelles  de  ceux  qui  allaient  et  venaient: 
Porthos  égrenait  dans  ses  lèvres,  d'un  seul  coup,  les  riches  grappes  de  muscat  sec, 
aux  violettes  couleurs,  dont  une  demi-livre  passait  ainsi  d'un  seul  coup  de  sa  bouche 
dans  son  estomac. 

Dans  un  coin  du  magasin,  les  garçons,  tapis  avec  épouvante,  s'entre-regardaient 
sans  oser  se  parler. 

Ils  ignoraient  Porthos,  ils  ne  l'avaient  jamais  vu.  La  race  de  ces  Titans  qui  avaient 
porté  les  dernières  cuirasses  d'Hugues  Capet,  de  Philippe-Auguste  et  de  François  I" 
commençait  à  disparaître.  Ils  se  demandaient  donc  mentalement  si  ce  n'était  point  là 
l'ogre  des  contes  de  fées,  qui  allait  faire  disparaître  dans  son  insatiable  estomac  le  ma- 
gasin tout  enfier  de  Planchet,  et  cela  sans  opérer  le  moindre  déménagement  des 
tonnes  et  des  caisses. 

Croquant ,  mâchant,  cassant,  grignotant ,  suçant  et  avalant,  Porthos  disait  de  temps 
en  temps  à  l'épicier  : 

—  Vous  avez  là  un  joli  commerce  ,  ami  Planchet. 

—  Il  n'en  aura  bientôt  plus  si  cela  continue,  grommela  le  premier  garçon,  qui  avait 
[)arole  do  Planchet  pour  lui  siiccéder. 

Et  dans  son  désespoir  il  s'approcha  de  Porthos,  qui  tenait  toute  la  place  du  passage 
qui  conduisait  de  l'arrière-boulique  à  la  boutique.  Il  espérait  que  l'orthos  se  lèverait 
et  que  ce  mouvement  le  distrairait  de  ses  idées  dévorantes. 

—  Que  désirez-vous,  mon  ami?  demanda  Porthos  d'un  air  atfable. 

—  Je  désirerais  passer,  Monsieur,  si  cela  ne  vous  gênait  pas  trop. 

—  C'est  trop  juste,  dit  Porthos,  et  cela  ne  me  gène  pas  du  tout. 

Et  en  même  temps  il  prit  le  garçon  par  la  ceinture,  l'enleva  de  terre  et  le  posa  dou- 
cement de  l'autre  côté. 

Le  tout  en  souriant  toujours  avec  le  même  air  afl'able. 

Les  jambes  manquèrent  au  garçon  épouvanté  au  moment  où  Porthos  le  posait  à 
terre ,  si  bien  qu'il  tomba  le  derrière  sur  des  lièges. 

Cependant,  voyant  la  douceur  de  ce  géant,  il  se  hasarda  de  nouveau. 

—  Ah!  Monsieur,  dit-il,  prenez  garde. 

—  A  quoi ,  mon  ami?  demanda  Porthos. 

—  Vous  allez  vous  mettre  le  feu  dans  le  corps. 

—  Comment  cela,  mon  ami,  fit  Porthos. 

—  Ce  sont  tous  aliniens  qui  échaufl'ent.  Monsieur. 

—  Lesquels? 

—  Les  raisins,  les  noisettes,  les  amandes. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  3 

—  Oui ,  mais  si  les  amandes,  les  noisettes  et  les  raisins  échauffent... 

—  C'est  incontestable ,  Monsieur. 

—  Le  miel  rafraîchit. 

Et  allongeant  la  main  vers  un  petit  baril  de  miel  ouvert  dans  lequel  plongeait  la 
spatule  à  l'aide  de  laquelle  on  le  sert  aux  pratiques,  Porthos  en  avala  une  bonne 
demi-livre. 

—  Mon  ami ,  dit  Porthos ,  je  vous  demanderai  de  l'eau  maintenant. 

—  Dans  un  seau,  Monsieur,  demanda  naïvement  le  garçon? 

—  Non,  dans  une  carafe;  une  carafe  suffira,  répondit  Porthos  avec  bonhomie. 

Et  portant  la  carafe  à  sa  bouche,  comme  un  sonneur  fait  de  sa  trompe,  il  vida  la 
carafe  d'un  seul  coup. 

Planchet  tressaillait  dans  tous  les  sentimens  qui  correspondent  aux  fibres  de  la  pro- 
priété et  de  l'amour-propre. 

Cependant,  hôte  digne  de  l'hospitalité  antique,  il  feignait  de  causer  très-attentive- 
ment avec  d'Artagnan ,  et  lui  répétait  sans  cesse  : 

—  Ah  !  Monsieur,  quelle  joie  I...  ahl  Monsieur,  quel  honneur! 

—  A  quelle  heure  souperons-nous,  Planchet?  demanda  Porthos  ;  j'ai  appétit. 
Le  premier  garçon  joignit  les  mains. 

Les  deux  autres  se  coulèrent  sous  les  comptoirs,  craignant  que  Porthos  ne  sentît  la 
chair  fraîche. 

—  Nous  prendrons  seulement  ici  un  léger  goiiter,  dit  d'Artagnan,  et  une  fois  à  la 
campagne  de  Planchet,  nous  souperons. 

—  Ah  I  c'est  à  votre  campagne  que  nous  allons,  Planchet,  dit  Porthos;  tant, mieux. 

—  Vous  me  comblez,  monsieur  le  baron. 

Monsieur  le  baron  lit  grand  effet  sur  les  garçons,  qui  virent  un  homme  de  la  plus 
haute  qualité  dans  un  appétit  de  celte  espèce. 

D'ailleurs  ce  fitre  les  rassura.  Jamais  ils  n'avaient  entendu  dire  qu'un  ogre  eût  été 
appelé  monsieur  lebaron. 

—  Je  prendrai  quelques  biscuits  pour  ma  route,  dit  nonchalamment  Porthos. 

Et  ce  disant ,  il  vida  tout  un  bocal  de  biscuits  anisés  dans  la  vaste  poche  de  son 
pourpoint. 

—  Ma  boutique  est  sauvée!  s'écria  Planchet. 

—  Oui ,  comme  le  fromage,  dit  le  premier  garçon. 

—  Quel  fromage  ? 

—  Ce  fromage  de  Hollande  dans  lequel  était  entré  un  rat  et  dont  nous  ne  trouvâmes 
plus  que  la  croûte. 

Planchet  regarda  sa  boutique ,  et  à  la  vue  de  ce  qui  avait  échappé  à  la  dent  de  Por- 
thos, il  trouva  la  comparaison  exagérée. 

Le  premier  garçon  s'aperçut  de  ce  qui  se  passait  dans  l'esprit  de  son  maître. 

—  Gare  au  retour,  lui  dit-il. 

—  Vous  avez  des  fruits  chez  vous,  dit  Porthos  en  montrant  l'entresol  où  l'on  venait 
d'annoncer  que  la  collation  était  servie. 

—  Hélas  !  pensa  l'épicier  en  adressant  à  d'Artagnan  un  regard  plein  de  prières ,  que 
celui-ci  comprit  à  moitié. 

Après  la  collation;  on  se  mit  en  route. 

Il  était  tard  lorsque  les  trois  cavaliers,  partis  de  Paris  vers  six  heures,  arrivèrent 
sur  le  pavé  de  Fontainebleau. 

La  roule  s'était  faite  gaiement.  Porthos  prenait  goût  à  l;i  société  de  Planchet,  parce 


4  LES  MOUSQUETAIRES. 

que  (  elui-ci  lui  témoignait  beaucoup  de  res^ject  et  l'entretenait  avec  amour  de  ses 
prés ,  de  ses  bois  et  de  ses  garennes. 

Porthos  avait  les  goûts  et  l'orgueil  du  propriétaire. 

D'Artagnan,  lorsqu'il  eut  vu  aux  prises  les  deux  compagnons,  prit  les  bas-côlés  de 
la  route,  et,  laissant  la  bride  flotler  sur  le  cou  de  sa  monture,  il  s'isola  du  monde 
entier  comme  de  Porthos  et  de  Planchet. 

La  lune  glissait  doucement  à  travers  le  feuillage  bleuâtre  de  la  forêt.  Les  senteurs 
de  la  plaine  montaient  embaumées  aux  narines  des  chevaux,  qui  soufflaient  avec  de 
grands  bonds  de  joie.  Porthos  et  Planchet  se  mirent  à  parler  foins. 

Planchet  avoua  à  Porthos  que,  dans  l'âge  mûr  de  sa  vie,  il  avait  en  effet  négligé 
l'ao-riculture  pour  le  commerce,  mais  que  son  enfance  s'était  écoulée  en  Picardie  dans 
les  belles  luzernes  qui  lui  montaient  jusqu'aux  genoux ,  et  sous  les  pommiers  verts 
aux  pommes  rouges;  aussi  s'était-il  juré,  aussitôt  sa  fortune  faite,  de  retourner  à  la 
nature,  et  de  finir  ses  jours  comme  il  les  avait  commencés,  le  plus  près  possible  de  la 
terre  où  tous  les  hommes  s'en  vont. 

—  Eb  !  eh  !  dit  Porthos,  alors,  moucher  monsieur  Planchet,  votre  retraite  est  proche. 

—  Comment  cela? 

—  Oui ,  vous  me  paraissez  en  train  de  faire  une  petite  fortune. 

—  Mais  oui,  répondit  Planchet,  on  boulotte. 

—  Voyons,  combien  ambitionnez-vous,  età  quelchilfre  comptez-vous  vous  retirer? 

—  Monsieur,  dit  Planchet  sans  répondre  à  la  question  ,  si  intéressante  qu'elle  fût. 
Monsieur,  une  chose  me  fait  beaucoup  de  peine. 

—  Quelle  chose?  demanda  Porthos  en  regardant  derrière  lui  comme  pour  chercher 
cette  chose  qui  inquiétait  Planchet  et  pour  l'en  délivrer. 

—  Autrefois,  dit  l'épicier,  vous  m'appeliez  Planchet  tout  court  et  vous  m'eussiez 
dit  :  combien  ambitionnes-tu,  Planchet,  et  à  quel  chilfre  comptes-tu  te  retirer? 

—  Certainement;  certainement,  autrefois  j'eusse  dit  cela,  répliqua  l'honnête  Por- 
thos avec  un  embarras  plein  de  délicatesse  .  mais  autrefois... 

—  Autrefois,  j'étais  le  laquais  de  M.  d'Artagnan  .  n'est-ce  pas  cela  que  vous  voulez 
dire? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  si  je  ne  suis  [)lus  tout  à  fait  son  laquais ,  je  suis  encore  son  serviteur: 
et  de  plus,  depuis  ce  temps-là... 

—  Eh  bien  !  Planchet? 

—  Depuis  ce  temps-là,  j'ai  eu  l'honneur  d'être  son  associé. 

—  Oh!  oh  !  lit  Porthos.  Quoi  !  d'Artagnan  s'est  mis  dans  l'épicerie? 

— :-  Non,  non,  dit  d'Artagnan,  que  ces  paroles  tirèrent  de  sa  rêverie  et  qui  mit  sou 
esprit  à  la  conversation  avec  l'habileté  et  la  ra|»idilé  qui  distinguaient  chaque  opération 
de  son  esprit  et  de  son  corps.  Ce  n'est  pas  d  Artaguan  cpii  s'est  mis  dans  l'épicerie, 
c'est  Planchet  qui  s'est  mis  dans  la  politique.  Voilai 

—  Oui ,  dit  Planchet  avec  orgueil  et  satisfaction  à  la  t'ois,  nous  avons  fait  ensemble 
une  pelilc  opération  qui  m'a  ra|)porté,  à  moi,  cent  inillc  livres  et  à  M.  d'Artagnan  deux 
(■(Mit  mille. 

—  Oh  !  oh  !  lit  Porthos  avec  admiration. 

—  En  sorte,  monsieur  le  baron,  continua  l'épicier,  que  je  vous  prie  à  nouveau  de 
m'appeler  Planchet  connue  parle  passé,  et  de  me  tutoyer  toujours.  V^ous  ne  sauriez 
croire  le  plaisir  (pie  cela  nie  procuriM-a. 

—  ,1e  le  vf>ux  .  s'il  en  est  ainsi,  mon  (lin-  IMambct.  répliqua  Poillios. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  5 

Et  comme  il  se  trouvait  près  de  Planchel,  il  leva  la  main  pour  lui  frapper  sur  l'é- 
paule en  signe  de  cordiale  amitié. 

Mais  un  mouvement  providentiel  du  cheval  dérangea  le  geste  du  cavalier,  de  sorte 
que  sa  main  tomba  sur  la  croupe  du  cheval  de  Planchet. 

L'animal  plia  les  reins. 

D'Artagnanse  mit  à  rire  et  à  penser  tout  haut. 

—  Prends  garde,  Planchet,  dit-il,  car  si  Porlhos  t'aime  trop  il  te  caressera,  et  s'il 
te  caresse  il  t'aplatira;  Porthos  est  toujours  très-fort,  vois-tu? 

—  Oh I  dit  Planchet ,  Mousqueton  n'en  est  pas  mort,  et  cependant  M.  le  baron 
l'aime  bien. 

—  Certainement,  dit  Porthos  avec  un  soupir  qui  fit  simultanément  cabrer  les  trois 
chevaux,  et  je  disais  encore  ce  malin  à  d'Artagnan  combien  je  le  regrettais;  mais  dis- 
moi,  Planchet?... 

— •  Merci ,  monsieur  le  baron ,  merci. 

—  Brave  garçon,  va.  Combien  as-tu  d'arpens  de  parc,  toi? 

—  De  parc? 

—  Oui.  Nous  compterons  les  prés  ensuite  ,  puis  les  bois  après. 

—  Où  cela.  Monsieur? 

—  A  ton  château. 

—  Mais,  monsieur  le  baron  ,  je  n'ai  ni  château ,  ni  parc,  ni  prés,  ni  bois. 

—  Qu'as-tu  donc,  demanda  Porthos,  et  pourquoi  nommes-tu  cela  une  campagne 
alors  ? 

—  Je  n'ai  point  dit  une  campagne,  monsieur  le  baron,  répliqua  Planchet  un  peu 
humiUé ,  mais  un  simple  pied  à  terre. 

—  Ah!  ah!  fit  Porthos,  je  comprends:  tu  te  réserves. 

—  Non,  monsieur  le  baron,  je  dis  la  bonne  vérité  :  j'ai  deux  chambres  d'amis, 
voilà  tout. 

—  Mais  alors,  dans  quoi  se  promènent-ils,  tes  amis? 

—  D'abord ,  dans  la  forêt  du  roi  qui  est  fort  belle. 

—  I^  fait  est  que  la  forêt  est  belle,  dit  Porthos,  presque  aussi  belle  que  la  furèl 
du  Berry. 

Planchet  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Vous  avez  une  forêt  dans  le  genre  de  la  forêt  de  Fontainebleau ,  ujonsieur  le 
baron?  balbufia-t-il. 

—  Oui ,  j'en  ai  même  deux;  mais  celle  du  Berry  est  ma  favorite. 

—  Pourquoi  cela?  demanda  gracieusement  Planchet. 

—  Mais  parce  que  je  n'en  connais  pas  la  fin,  et  ensuite  parce  qu'elle  est  pleine  de 
braconniers. 

—  Et  comment  cette  profusion  de  braconniers  peut-elle  vous  rendre  cette  forêt  si 
agréable  ? 

—  En  ce  qu'ils  chassent  mon  gibier  et  que  moi  je  les  chasse  ;  ce  qui ,  en  temps  de 
paix,  est  en  petit,  pour  moi,  une  image  de  la  guerre. 

On  en  était  à  ce  moment  de  la  conversation,  lorsque  Planchet,  levant  le  nez,  aper- 
çut les  premières  maisons  de  Fontainebleau  qui  se  dessinaient  en  vigueur  sur  le  ciel, 
tandis  qu'au-dessus  de  la  masse  compacte  et  informe  s'élançaient  les  toits  aigus  du 
château,  dont  les  ardoises  reluisaient  à  la  lune  comme  les  écailles  d'un  immense  poisson. 

—  Messieurs,  dit  Planchet,  j'ai  l'honneur  de  vous  annoncer  que  nous  sommes 
arrivés  à  Fontainebleau. 


LES  MOUSQUETAIRES. 


LA  CAMPAGNE  DE   PLANCHET. 


Les  cavaliers  levèrent  la  tête  et  virent  que  l'honnête  Planchet  disait  l'exacte  vérité. 

Dix  minutes  après  ils  étaient  dans  la  rue  de  Lyon,  de  l'autre  côté  de  l'auberge  du 
Beau-Paon. 

Une  grande  haie  de  sureaux  touffus,  d'aubépine  et  de  houblon  formait  une  clôture 
impénétrable  etnoire,  derrière  laquelle  s'élevait  une  maisonblancheàlarge  toit  de  tuiles. 

Deux  fenêtres  de  celte  maison  donnaient  sur  la  rue. 

Toutes  deux  étaient  sombres. 

Entre  les  deux  une  petite  porte  surmontée  d'un  auvent  soutenu  par  des  pilastres  y 
donnait  entrée. 

On  arrivait  à  cetle  porte  par  un  seuil  élevé. 

Planchet  mit  pied  à  terre  comme  s'il  allait  frapper  à  cette  porte  ,  puis  se  ravisant  il 
prit  son  cheval  par  la  bride  et  marcha  pendant  environ  trente  pas  encore. 

Ses  deux  compagnons  le  suivirent. 

Alors  il  arriva  devant  une  porte  charretière  à  claire-voie  située  trente  pas  plus  loin, 
et  levant  un  loquet  de  bois,  seule  clôture  de  cette  porte,  il  poussa  l'un  des  battans. 

Alors  il  entra  le  premier,  tirant  son  cheval  par  la  bride,  dans  une  petite  cour  entourée 
de  fumier,  dont  la  bonne  odeur  décelait  une  élable  toute  voisine. 

—  Il  sent  bon,  dit  bruyamment  Porthos  en  mettant  à  son  tour  pied  à  terre,  et  je  me 
croirais,  en  vérité,  dans  mes  vacheries  de  Pierrefonds. 

—  Je  n'ai  qu'une  vache ,  se  hâta  de  dire  modestement  Planchet. 

—  Et  moi  j'en  ai  trente,  dit  Porthos,  ou  plutôt  je  ne  sais  pas  le  nombrede  mes  vaches. 

Les  deu.v  cavaliers  étant  entrés,  FManchct  referma  la  porte  derrière  eux. 

Pendant  ce  temps,  d'Artagnan,  qui  avait  mis  pied  à  terre  avec  sa  légèreté  habi- 
tuelle, humait  le  bon  air,  et  joyeux  comme  nn  Parisien  qui  voit  de  la  verdure,  il 
arrachait  un  brin  de  chèvre-feuille  d'une  main,  une  églanline  de  l'autre. 

Porthos  avait  mis  ses  mains  sur  des  pois  qui  montaient  le  long  des  perches  et  man- 
geait ou  plutôt  broutait  cosses  et  fruits. 

Planchet  s'occupa  aussitôt  de  réveiller  dans  son  appentis  une  manière  de  paysan 
vieux  et  cassé  qui  couchait  sur  des  mousses  couvertes  d'une  sonquenille. 

Ce  paysan  reconnaissant  Planchet ,  Fappcla  notre  maître ,  à  la  grande  satisfaction 
de  l'épicier. 

—  Mettez  les  chevaux  au  râtelier,  mon  vieux,  el  bonne  pitance,  dit  Planchet. 

—  Ohl  oui-dà!  les  belles  bêtes,  dit  le  paysan;  oh!  il  faut  qu'elles  en  crèvent. 

—  Doucement,  doucement,  l'ami,  dit  d'Artagnan;  peste,  comme  nous  vallons: 
l'avoine  et  la  boite  de  paille,  rien  de  plus. 

—  Et  de  l'eau  blanche  pour  ma  monture  à  moi,  dit  Porthos,  car  elle  a  bien  chaud, 
ce  me  semble. 

—  Oh  !  ne  craignez  rien ,  Messieurs,  répondit  Planchet ,  le  père  Gélestin  est  un  vieux 
gendarme  d'Ivry.  Il  connaît  récuric;  venez  à  la  maison,  venez. 

Et  il  attira  les  deux  amis  par  une  allée  fort  couverte  qui  traversait  un  [ijlager,  [»uis 
une  petite  luzerne,  et  qui  enfin  aboutissait  à  un  petit  jardin  derrière  lecpicl  s'élevait  la 
maison  dont  on  avait  déjà  vu  la  principale  façade  du  côté  de  la  rue. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  7 

A  mesure  que  l'on  approchait ,  on  pouvait  distinguer  par  deux  fenêtres  ouvertes  au 
rez-de-chaussée  et  qui  donnaient  accès  à  la  chambre,  l'intérieur,  le  ^je'ne/ra/ de  Plancliet. 

Cette  chambre,  doucement  éclairée  par  une  lampe  placée  sur  la  table  ,  apparaissait 
aufonddujardiii  comme  une  riante  image  de  la  tranquillité  ,de  l'aisance  et  du  bonheur. 

Partout  où  tombait  la  paillette  de  lumière  détachée  du  centre  lumineux  sur  une 
faïence  ancienne,  sur  un  meuble  luisant  de  pro|)reté,  sur  une  arme  pendue  à  la  ta- 
pisserie, la  pure  clarté  trouvait  im  pur  reflet ,  et  la  goutte  de  feu  venait  dormir  sur  la 
chose  agréable  à  l'œil. 

Cette  lampe  qui  éclairait  la  chambre  tandis  que  le  feuillage  des  jasmins  et  des  aris- 
toloches tombait  de  l'encadrement  des  fenêtres,  illuminait  splendidement  une  nappe 
damassée  blanche  comme  un  quartier  de  neige. 

Deux  couverts  étaient  mis  sur  cette  nappe.  Un  vin  jauni  roulait  ses  rubis  dans  le 
cristal  h  facettes  de  la  longue  bouteille ,  et  un  grand  pot  de  faïence  bleue  à  couvercle 
d'argent  contenait  un  cidre  écumeux. 

Près  de  la  table  ,  dans  un  fauteuil  à  large  dossier,  dormait  une  femme  de  trente  ans 
au  visage  épanoui  par  la  santé  et  la  fraîcheur. 

Et  sur  les  genoux  de  cette  fraîche  créature,  un  gros  chat  roux  pelotonnant  son 
corps  sur  ses  pattes  pliées,  faisait  entendre  le  ronflement  caractéristique  qui ,  avec  les 
yeux  demi-clos ,  signifie  dans  les  mœurs  félines  :  — Je  suis  parfaitement  heureux. 

Les  deux  amis  s'arrêtèrent  devant  cette  fenêtre  tout  ébahis  de  surprise. 

Planchet,  en  voyant  leur  étonnement,  fut  ému  d'une  douce  joie. 

—  Ah  !  coquin  de  Planchet  !  dit  d'Artagnan,  je  comprends  tes  absences. 

—  Oh  !  oh  !  voilà  du  linge  bien  blanc ,  dit  à  son  tour  Porthos  d'une  voix  de  tonnerre. 
Au  bruit  de  cette  voix,  le  chat  s'enfuit,  la  ménagère  se  réveilla  en  sursaut,  et 

Planchet,  prenant  un  air  gracieux,  introduisit  les  deux  compagnons  dans  la  chambre 
où  était  dressé  le  couvert. 

—  Permettez-moi ,  dit-il,  ma  chère,  de  vous  présenter  monsieur  le  chevalier  d'Ar- 
tagnan, mon  protecteur. 

D'Artagnan  prit  la  main  de  la  dame  en  homme  de  cour  et  avec  les  mêmes  manières 
chevaleresques  qu'il  eût  pris  celle  de  Madame. 

—  Monsieur  le  baron  du  Vallon  de  Bracieux  de  Pierrefonds,  ajouta  Planchet. 
Porthos  fit  un  salut  dont  Anne  d'Autriche  se  fût  déclarée  satisfaite  sous  peine  d'être 

bien  exigeante. 

Alors  ce  fut  au  tour  de  Planchet. 

Il  embrassa  bien  franchement  la  dame ,  après  toutefois  avoir  fait  un  signe  qui  sem- 
blait demander  la  permission  à  d'Artagnan  et  à  Porthos. 

Permission  qui  lui  fut  accordée  ,  bien  entendu. 

D'Artagnan  fit  son  compliment  à  Planchet. 

—  Voilà,  dit-il,  un  homme  qui  sait  arranger  sa  vie. 

—  Monsieur,  répondit  Planchet  en  riant,  la  vie  est  un  capital  que  riioumie  doit 
placer  le  plus  ingénieusement  qu'il  lui  est  possible... 

—  Et  tu  en  retires  de  gros  intérêts  ,  dit  Porthos  en  riant. 
Planchet  revint  à  sa  ménagère. 

—  Ma  chère  amie ,  dit-il ,  vous  voyez  là  les  deux  hommes  qui  ont  conduit  ime  partie 
de  mon  existence.  Je  vous  les  ai  nommés  bien  des  fois  tous  les  deux. 

—  Et  deux  autres  encore,  dit  la  dame  avec  un  accent  flamand  des  |)lus  prononcés 

—  Madame  est  Hollandaise?  demanda  d'Artagnan. 

Porthos  frisa  sa  moustache,  ce  que  remarqua  d'Artagnan  (jui  rernar(piail  tout. 


8  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Je  suis  Anversoise  ,  répondit  la  dame. 

—  Et  elle  s'appelle  dame  Gechter,  dit  Planchel. 

—  Vous  n'appelez  point  ainsi  Madame  ,  dit  d"Arfagnan. 

—  Pourquoi  cela?  demanda  Planchet. 

—  Parce  que  ce  serait  la  vieillir  chaque  fois  que  vous  rappelleriez. 

—  Non,  je  l'appelle  Trùchen. 

—  Charmant  nom,  dit  Porthos. 

—  Trùchen,  dit  Planchet,  m'est  arrivée  de  Flandres  avec  sa  vertu  et  deux  mille 
florins.  Elle  fuyait  un  mari  fâcheux  qui  la  battait.  En  ma  qualité  de  Picard,  j'ai  tou- 
jours aimé  les  Artésiennes.  De  l'Artois  à  la  Flandre ,  il  n'y  a  qu'un  pas  :  elle  vint 
pleurer  chez  son  parrain,  mon  prédécesseur  de  la  rue  des  Lombards  :  elle  plaça  chez 
moi  ses  deux  mille  florins  que  j'ai  fait  fructifier,  et  qui  lui  en  rapportent  dix  mille. 

—  Bravo  !  Planchet  ! 

—  Elle  est  libre ,  elle  est  riche ,  elle  a  une  vache ,  elle  commande  à  une  servante 
et  au  père  Céleslin ,  elle  me  file  toutes  mes  chemises ,  elle  me  tricote  tous  mes  bas 
d'hiver;  elle  ne  me  voit  que  tous  les  quinze  jours,  et  elle  veut  bien  se  trouver  heureuse. 

—  Heureuse  chésuis  effectifemeut,  dit  Triichen  avec  abandon. 
Porthos  frisa  l'autre  hémisphère  de  sa  moustache. 

—  Diable!  diable!  pensa  d'Arlagnan,  est-ce  que  Porthos  aurait  des  intentions... 

En  attendant,  Trùchen,  comprenant  de  quoi  il  était  question,  avait  excité  sa  cuisi- 
nière ,  ajouté  deux  couverts  et  chargé  la  table  de  mets  exquis  ,  qui  font  d'un  souper  un 
repas,  et  d'un  repas  un  festin. 

Beurre  frais,  bœuf  salé  ,  anchois  et  thon,  toute  l'épicerie  de  Planchet. 

Poulets,  légumes,  salade,  poisson  d'étang,  poisson  de  rivière,  gibier  de  la  foret, 
toutes  les  ressources  de  la  province. 

De  plus  Planchet  revenait  du  cellier,  chargé  de  dix  bouteilles  dont  le  verre  dispa- 
raissait sous  une  épaisse  couche  de  poudre  grise. 

Cet  aspect  réjouit  le  creur  de  Porthos. 

—  J'ai  faim  ,  dit-il. 

Et  il  s'assit  près  de  dame  Triichen  avec  un  regard  assassin. 

D'Artagnan  s'assit  de  l'autre  côté. 

Planchet  discrètement  et  joyeusement  se  plaça  en  face 

—  Ne  vous  étonnez  pas,  dit-il,  si  pendant  le  souper  Trùchen  quittera  souvent  la 
table  ;  elle  surveille  vos  chambres  à  coucher. 

En  effet,  la  ménagère  faisait  de  nombreux  voyages,  et  l'on  entendait  an  [iroinior 
étage  gémir  les  bois  de  lit  et  crier  des  roulettes  sur  le  carreau. 

Pendant  ce  temps  les  trois  hommes  mangeaient  et  buvaient ,  Porthos  surtout. 

C'était  merveille  que  de  les  voir. 

LeS'  dix  bouteilles  étaient  dix  ombres  lorsque  Trùchen  redescendit  avec  du  fromage. 

D'Artagnan  avait  conservé  toute  sii  dignité. 

Porthos  au  contraire  avait  perdu  une  partie  de  la  sienne. 

On  chantait  bataille,  on  parla  chansons. 

D'Arlagnan  conseilla  un  nouveau  voyage  à  la  cave,  et  comme  Planchet  ne  marchait 
pas  avec  toute  la  régularité  du  sçavant  fantassin  ,  le  capitaine  des  mousquelaires  pro- 
posa de  l'accompagner. 

Ils  partirent  donc  eu  fredonnant  des  chansons  à  l'aire  peur  aux  diables  les  |»lus 
flamands. 

TiiiclicM  ilcnieiua  ;i  labli-  près  de  INirlhos. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  9 

Tandis  que  les  deux  gourmets  choisissaient  derrière  les  falourdes,  ou  entendit  ce 
bruit  sec  et  sonore  que  produisent  en  faisant  le  vide  deux  lèvres  sur  une  joue. 

—  Porthos  se  sera  cru  à  La  Rochelle  ,  pensa  d'Artagnan. 
Ils  remontèrent  chargés  de  bouteilles. 

Plancbet  n'y  voyait  plus,  tant  il  chantait. 

D'Artagnan,  qui  y  voyait  toujours,  remarqua  combien  la  joue  gauche  de  Triichen 
était  plus  rouge  que  la  droite. 

Or,  Porthos  souriait  à  la  gauche  de  Triichen,  et  frisait ,  de  ses  deux  mains,  les  deux 
côtés  de  ses  moustaches  à  la  fois. 

Triichen  souriait  aussi  au  magnifique  seigneur. 

Le  vin  pétillant  d'Anjou  lit  des  trois  hommes  trois  diables  d'abord,  trois  soliveaux 
ensuite. 

D'Artagnan  n'eut  que  la  force  de  prendre  un  bougeoir  pour  éclairer  à  Plancbet  son 
propre  escalier. 

Planchet  traîna  Porthos,  que  poussait  Trûchen,  fort  joviale  aussi  de  son  côté. 

Ce  fut  d'Artagnan  qui  trouva  les  chambres  et  découvrit  les  lits. 

Porthos  se  plongea  dans  le  sien,  déshabillé  par  son  ami  le  mousquetaire. 

D'Artagnan  se  jeta  sur  le  sien  en  disant  : 

—  jMordioux!  j'avais  cependant  juré  de  ne  plus  toucher  à  ce  vin  jaune  qui  sent  la 
pierre  à  fusil.  Fi  !  si  les  mousquetaires  voyaient  leur  capitaine  dans  un  pareil  état. 

Et  tirant  les  rideaux  du  lit , 

—  Heureusement  qu'ils  ne  me  verront  pas  ,  ajouta-t-il. 

Planchet  fut  enlevé  dans  les  bras  de  Trûchen,  qui  le  déshabilla,  et  ferma  rideaux 
et  portes. 

—  C'est  divertissant  la  campagne,  dit  Porthos  en  allongeant  ses  jambes  qui  pas- 
sèrent à  travers  le  bois  du  lit,  ce  qui  produisit  un  écroulement  énorme  auquel  nul  ne 
prit  garde ,  tant  on  s'était  diverti  à  la  campagne  de  Planchet. 

Tout  le  monde  ronflait  à  deux  heures  de  l'après-minuit. 


10 


LES  MOUSQUETAIRES. 


CE   QUE   l'on   voit   DE    LA   MAISON    DE   PLANCUET 


E  lendemain  trouva  les  trois  héros  dormant  du  meilleur 
cœur. 

Triichen  avait  fermé  les  volets  en  femme  qui  craint 
pour  des  yeux  alourdis  la  première  visite  du  soleil  levant. 
Aussi  faisait-il  nuil  noire  sous  les  rideaux  de  Porthos 
et  sous  le  baldaquin  de  Planchet,  quand  d'Arla^man ,  ré- 
veillé le  premier  par  un  rayon  indiscret  qui  perçait  les 
fenêtres,  sauta  en  bas  du  lit,  connne  pour  arriver  le  pre- 
mier à  l'assaut. 

11  prit  d'assaut  la  chambre  de  Porthos ,  voisine  de  la 
sienne.  Ce  digne  Porthos  dormait  comme  un  tonnerre  ^rronde  ;  il  étalait  fièrement  dans 
iobscurité  son  torse  gi<rantesque ,  et  son  poing  gonllé  pendait  hors  du  lit  sur  le  tapis 
de  pieds. 

D'Artagnan  réveilla  Porthos,  qui  frotta  ses  yeux  d'assez  bonne  grâce. 
Pendant  ce  temps,  Planchet  s'habillait  et  venait  recevoir  aux  portes  de  leur  chambre 
les  deux  hcMes  vacillans  encore  de  la  veille. 

Bien  qu'il  fût  encore  matin,  toute  la  maison  était  déjà  sur  pied.  La  cuisinière  mas- 
sacrait sans  pitié  dans  la  basse-cour,  et  le  pèreCélestin  cueillait  des  cerises  dans  lejardin. 
Porthos,   tout  guilleret,  tendit  une  main  à  Planchet,  et  d'Artagnan  demanda  la 
permission  d'embrasser  madame  Triichen. 

Celle-ci,  qui  ne  gardait  pas  rancune  aux  vaincus,  s'approcha  de  Porthos  au(|uol  la 
même  faveur  fut  accordée. 

Porthos  embrassa  madame  Triichen  avec  un  gros  soupir. 
Alors  Planchet  prit  les  deux  amis  par  la  main. 

—  Je  vais  vous  montrer  la  maison,  dit-il;  hier  au  soir  nous  sounnes  entrés  ici 
comme  dans  un  four  et  nous  n'avons  rien  pu  voir;  mais  au  jour  tout  change  d'aspect, 
€t  vous  serez  contens. 

—  Commençons  par  la  vue,  dit  d'Artagnan,  la  vue  me  charme  avant  toutes  choses; 
j'ai  toujours  habité  les  maisons  royales,  et  les  princes  ne  savent  pas  trop  mal  choisir 
leurs  points  de  vue. 

—  Moi,  dit  Porthos,  j'ai  toujours  tenu  à  la  vue.  Dans  mon  château  de  Pierrefonds, 
j'ai  fait  percer  quatre  allées  qui  aboutissent  à  une  perspective  variée. 

—  Vous  allez  voir  ma  perspective,  à  moi ,  dit  Planchet. 
Et  il  conduisit  les  deux  hôtes  à  une  feuèlre. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  i\ 

—  Ah  !  oui ,  t'est  la  rue  de  Lyon ,  dit  d'Arlagnan. 

—  Oui.  J'ai  deux  fenêtres  par  ici,  vue  insignifiante;  on  aperçoit  celte  auberge  tou- 
jours remuante  et  bruyante ,  c'est  un  voisinage  désagréable.  J'avais  quatre  fenêtres  par 
ici ,  je  n'en  ai  conservé  <\ue  deux. 

—  Passons,  ditd'Artagnan. 

Ils  rentrèrent  dans  un  corridor  conduisant  aux  chambres  et  Planchel  poussa  les  volets. 

—  Tiens,  tiens  1  dit  Porthos,  qu'est-ce  que  cela,  là-bas? 

—  La  forêt,  dit  Planchet.  C'est  l'horizon,  toujours  une  ligne  épaisse  de  vert  qui  est 
jaunâtre  au  printemps,  vert  l'été,  rouge  l'automne  et  blanc  l'hiver. 

—  Très-bien  ,  mais  c'est  un  rideau  qui  empêche  de  voir  plus  loin. 

—  Oui ,  dit  Planchet,  mais  d'ici  là  on  voit. 

—  Ah!  ce  grand  champ...  dit  Porthos.  Tiens!...  qu'est-ce  que  j'y  remarque...  des 
croix ,  des  pierres. 

—  Ah  çà,  mais  c'est  le  cimetière  ,  s'écria  d'Artagnan. 

—  Justement,  dit  Planchet,  je  vous  assure  que  c'est  très-curieux.  Il  ne  se  passe  pas 
de  jour  qu'on  n'enterre  ici  quelqu'un.  Fontainebleau  est  assez  fort.  Tantôt  ce  sont  des 
jeunes  tilles  vêtues  de  blanc  avec  des  bannières ,  tantôt  des  échevins  ou  bourgeois 
riches  avec  les  chantres  et  la  fabrique  de  la  paroisse ,  quelquefois  des  officiers  de  la 
maison  du  roi. 

—  Moi ,  je  n'aime  pas  cela ,  dit  Porthos. 

—  C'est  peu  divertissant,  dit  d'Artagnan. 

—  Je  vous  assure  que  cela  donne  des  pensées  saintes,  répliqua  Planchel. 

—  Ah  !  je  ne  dis  pas. 

—  Mais,  continua  Planchet,  nous  devons  mourir  un  jour,  et  il  y  a  quelque  part  une 
maxime  que  j'ai  retenue ,  celle-ci  :  C'est  une  pensée  salutaire  que  la  pensée  de  la  mort. 

—  Je  ne  vous  dis  pas  le  contraire  ,  fil  Porlhos. 

—  Mais,  objecta  d'Artagnan,  c'est  aussi  une  pensée  salutaire  que  celle  de  la  ver- 
dure, des  fleurs,  des  rivières,  des  horizons  bleus,  des  larges  plaines  sans  fin... 

—  Si  je  les  avais,  je  ne  les  repousserais  pas,  dit  Planchet;  mais  n'ayant  que  ce 
petit  cimetière,  fleuri  aussi,  moussu,  ombreux  et  calme,  je  m'en  contente,  et  je 
pense  aux  gens  de  la  ville  qui  demeurent  rue  des  Lombards,  par  exemple,  et  qui 
entendent  rouler  deux  mille  chariots  par  jour,  et  qui  entendent  piétiner  dans  la  boue 
cent  cinquante  mille  personnes. 

—  Mais  vivantes  ,  dit  Porthos  ,  vivantes  ! 

—  Voilà  justement  pourquoi ,  dit  Planchet  timidement,  cela  me  repose  de  voir  un 
peu  des  morts. 

—  Ce  diable  de  Planchet,  fit  d'Artagnan,  il  était  né  pour  être  poêle  comme  pour 
être  épicier. 

—  Monsieur,  dit  Planchet,  j'étais  une  de  ces  bonnes  pâtes  d'homme  que  Dieu  a 
faites  pour  s'animer  durant  un  certain  temps  et  pour  trouver  bonnes  toutes  les  choses 
qui  accompagnent  leur  séjour  sur  terre. 

D'Artagnan  s'assit  alors  près  de  la  fenêtre ,  et  cette  philosophie  de  Planchet  lui  ayant 
paru  solide,  il  y  rêva. 

—  Pardieu  !  s'écria  Porthos,  voilà  que  justement  ou  nous  donne  la  comédie.  Est- 
ce  que  je  n'entends  pas  un  peu  chanter? 

—  Mais  oui,  l'on  chante,  dit  d'Arlagnan. 

—  Oh!  c'est  un  enlerrenient  de  dernier  ordre ,  dit  Planchet  dédaigneusemenl.  Il 


\'2  LES  MOUSQUETAIRES. 

n'y  a  là  que  le  prêtre  officiant,  le  bedeau  et  l'enfant  de  chœur.  Vous  voyez  ,  Messieurs, 
que  le  défunt  ou  la  défunte  n'était  pas  un  prince. 

—  Non ,  personne  ne  suit  son  convoi. 

—  Si  fait,  dit  Porlhos,  je  vois  un  homme. 

Oui,  c'est  vrai,  un  homme  enveloppé  d'un  manteau,  dit  d'Artagnan. 

—  Cela  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  vu ,  dit  Planchet. 

—  Gela  m'intéresse,  dit  vivement  d'Artagnan  en  s'accoudant  sur  la  fenêtre. 

—  Allons,  allons,  vous  y  mordez,  dit  joyeusement  Planchet;  c'est  comme  moi ,  les 
premiers  jours  j'étais  triste  de  faire  des  signes  de  croix  toute  la  journée  et  les  chants 
m'allaient  entrer  comme  des  clous  dans  le  cerveau  ;  depuis ,  je  me  berce  avec  les 
chants  et  je  n'ai  jamais  vu  d'aussi  jolis  oiseaux  que  ceux  de  ce  cimetière. 

—  Moi,  (it  Porthos,  je  ne  m'amuse  plus:  j'aime  mieux  descendre. 

Planchet  ne  fit  qu'un  bond ,  il  offrit  sa  main  à  Porthos  pour  le  conduire  dans  le  jardin. 

—  Huoil  vous  restez  là?  dit  Portbos  à  d'Artagnan  en  se  retournant. 

—  Oui ,  mon  ami ,  oui ,  je  vous  rejoindrai. 

—  Eh  !  eh  !  M.  d'Artagnan  n'a  pas  tort ,  dit  Planchet  ;  enlerre-t-on  déjà? 

—  Pas  encore. 

—  Ah!  oui,  le  fossoyeur  attend  que  les  cordes  soient  nouées  autour  de  l;i  bière... 
Tiens ,  il  entre  une  femme  à  l'autre  bout  du  cimetière. 

—  Oui,  oui ,  cher  Planchet ,  dit  vivement  d'Artagnan,  mais  laisse-moi,  laisse-moi, 
je  commence  à  entrer  dans  les  méditation»  salutaires,  ne  me  trouble  pas. 

Planchet  parfit,  d'Artagnan  dévorait  des  yeux,  derrière  le  volet  demi-clos,  ce  qui 
se  passait  en  face. 

Les  deux  porteurs  du  cadavre  avaient  détaché  les  bretelles  de  leur  civière  ,  et  hiis- 
sèrent  glisser  leur  fardeau  dans  la  fosse. 

A  quelques  pas,  Ihommeau  manteau,  seul  spectateur  de  la  scène  lugubre,  s'ados- 
sait à  un  grand  cyprès,  et  dérobait  entièrement  sa  ligure  au  fossoyeur  et  aux  prê- 
tres; le  corps  du  défunt  fut  enseveli  en  cinq  minutes. 

La  fosse  comblée,  les  prêtres  s'en -retournèrent,  le  fossoyeur  leur  adressa  quelques 
mois  et  partit  derrière  eux. 

L'homme  au  manteau  les  salua  au  passage,  et  mit  une  pièce  de  monnaie  dans  la 
main  du  fossoyeur. 

—  Mordioux  !  murmura  d'Artagnan,  mais  c'est  Aramis,  cet  honune-là! 

.\ramis  en  effet  demeiuvi  seul,  de  ce  côté  du  moins,  car  à  peine  avait-il  tourné  la 
lêtequele  pas  du  ne  femme  et  le  frôlement  d'une  robe  bruirent  dansle  chemin  près  de  lui. 

Il  se  retourna  aussitôt  et  ôla  son  chapeau  avec  un  grand  fespect  de  courtisan ,  il 
conduisit  la  dame  sous  un  couvert  de  marronniers  et  de  tilleuls  cpii  ombrageaient  imc 
tombe  fastueuse. 

—  Ah!  par  exemple,  dit  d'Artagnan,  l'évêciue  de  Vannes  donnant  des  rendez- 
vous  ;  c'est  toujours  l'abbé  Aramis ,  nmguetant  à  Noisy-le-Sec. 

—  Oui,  ajouta  le  mouscpietaire.  mais  dans  un  cimetière,  c'est  un  rendez-vous  sa- 
cré, et  il  se  mit  à  rire. 

La  couversafion  dura  une  grosse  demi-heure. 

D'Artagnan  ne  pouvait  voir  le  visage  de  la  dame,  car  elle  lui  tournai!  le  dos,  mais 
il  vovait  [)arfailement  à  la  raideur  des  deux  interlocuteurs,  à  la  symétrie  de  leiu's 
gestes,  à  la  façon  coin|)assée,  iudustrieu.-e,  dont  ils  se  lançaient  les  regards  connue 
attaque  ou  connue  dclcnse,  il  voyait  qu  on  ne  pailait  pas  d'amour. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  13 

A  la  fin  de  la  conversation,  la  dame  se  leva,  et  ce  fut  elle  qui  s'inclina  profondé- 
ment devant  Aramis. 

—  Oh!  oh!  dit  d'Artagnan,  mais  cela  finit  comme  un  rendez-vous  d'amour!...  Le 
cavalier  s'agenouille  au  commencement;  la  demoiselle  est  domptée  ensuite ,  et  c'est 
elle  qui   supplie...  Quelle  est  cette  demoiselle?  Je  donnerais  un  ongle  pour  la  voir. 

ISIais  ce  fut  impossible.  Aramis  s'en  alla  le  premier;  la  dame  s'enfonça  sous  ses 
coiffes  et  parfit  ensuite. 

D'Artagnan  n'y  tint  plus  :  il  courut  à  la  fenèlre  de  la  rue  de  Lyon. 

Aramis  venait  d'enlrer  dans  l'auberge. 

La  dame  se  dirigeait  en  sens  inverse.  Elle  allait  rejoindre  vraisemblablement  un 
équipage  de  deux  chevaux  de  main  et  d'un  carrosse  qu'on  voyait  à  la  lisière  du  bois. 

Elle  marchait  lentement,  tête  baissée,  absorbée  dans  une  profonde  rêverie. 

—  Mordioux  !  raordioux  !  il  fciut  que  je  connaisse  cette  femme,  dit  encore  le  mous- 
quetaire. Et  sans  plus  délibérer,  il  se  mit  à  la  poursuivre. 

Cbemin  faisant  il  se  demandait  par  quel  moyen  il  la  forcerait  à  lever  son  voile. 

—  Elle  n'est  pas  jeune,  dit-il  ;  c'est  une  femme  du  grand  monde.  Je  connais,  ou 
le  diable  m'emporte,  cette  tournure-là! 

Comme  il  courait,  le  bruit  de  ses  éperons  et  de  ses  bottes  sur  le  sol  battu  de  la  rue 
faisait  un  cliquetis  étrange,  un  bonheur  lui  arriva  sur  lequel  il  ne  comptait  pas. 

Ce  bruit  inquiéta  la  dame,  elle  crut  être  suivie  ou  poursuivie,  ce  qui  était  vrai,  et 
elle  se  retourna. 

D'Artagnan  sauta  comme  s'il  eût  reçu  dans  les  mollets  une  charge  de  plomb  à  moi- 
neaux, puis  faisant  un  crochet  pour  revenir  sur  ses  pas, 

—  Madame  de  Chevreuse  !  murmura-t-il. 
D'Artagnan  ne  voulut  pas  rentrer  sans  tout  savoir. 

Il  demanda  au  père  Célestin  de  s'informer  du  fossoyeur  quel  était  le  mort  qu'on 
avait  enseveli  le  matin  même. 

—  Un  pauvre  mendiant  franciscain ,  répliqua  celui-ci ,  qui  n'avait  pas  même  un 
chien  pour  l'aimer  en  ce  monde  et  l'escorter  à  sa  dernière  demeure. 

—  S'il  en  était  ainsi ,  pensa  d'Artagnan,  Aramis  n'eût  pas  assisté  à  son  convoi.  — 
Ce  n'est  pas  un  chien  pour  le  dévouement  que  M.  l'évêque  de  Vannes;  pour  le  flair, 
je  ne  dis  pas  ! 


COMMENT  PORTHOS,  TRUCHEN  ET  PLANCHET  SE  QUITTERENT  TOUS  AMIS, 

GRACE    A    D'ARTAGNAN. 


On  fit  grosse  chère  dans  la  maison  de  Planchet. 

Porthos  brisa  une  échelle  et  deux  cerisiers ,  dépouilla  les  framboisiers,  mais  ne  put 
arriver  jusqu'aux  fraises,  à  cause,  disait-il,  de  son  ceinturon. 

ïrûchen ,  qui  déjà  s'était  apprivoisée  avec  le  géant,  lui  répondit  : 

—  Ce  n'est  pas  le  ceinduron,  z'est  le  fendre. 

Et  Porthos,  ravi  de  joie,  embrassa  Trùchen,  qui  lui  cueillit  plein  sa  main  de 
fraises  et  les  lui  fit  manger  dans  sa  main.  D'Artagnan,  qui  arriva  sur  ces  entrefaites, 
gourmanda  Porthos  sur  sa  paresse,  et  plaignit  tout  bas  Planchet. 


l'j  LES  iMOUSQUETA[RES. 

Porthos  déjeuna  bien  ;  quand  il  eut  fini  : 

—  Je  me  plairais  ici ,  dit-il  en  regardant  Trûchen. 
Trûchen  sourit. 

Planchet  en  fit  autant  non  sans  un  peu  de  gêne. 
Alor.s  d'Arlagnan  dit  à  Porthos  : 

—  Il  ne  faut  pas,  mon  ami ,  que  les  délices  de  Capoue  vous  fassent  oublier  le  but 
réel  de  notre  voyage  à  Fontainebleau. 

—  Ma  présentation  au  roi? 

—  Précisément.  Je  veux  aller  faire  un  tour  en  ville  pour  préparer  cela.  Ne  sortez 
pas  d'ici ,  je  vous  prie. 

—  Oh  I  non  !  s'écria  Porthos. 

Planchet  regarda  d'Artagnan  avec  crainte. 

—  Est-ce  que  vous  serez  absent  longtemps?  dit-il, 

Non,  mon  ami  ;  et  dès  ce  soir  je  te  débarrasse  de  deux  hôtes  un  peu  lourds  pour  toi. 

—  Oh  !  monsieur  d'Artagnan  !  pouvez-vous  dire... 

Non,  vois-tu;  ton  cœur  est  excellent ,  mais  ta  maison  est   petite.  Tel  n'a  que 

deux  arpens,  qui  peut  loger  un  roi  et  le  rendre  très-heureux.  Mais  tu  n'es  pas  né  grand 
seigneur,  toi. 

—  M.  Porthos  non  plus ,  murmura  Planchet. 

—  Il  l'est  devenu ,  mon  cher:  il  est  suzerain  de  cent  mille  livres  de  rentes  depuis 
vingt  ans ,  et  depuis  cinquante  il  est  suzerain  de  deux  poings  et  d'une  échine  qui  n'ont 
jamais  eu  de  rivaux  dans  ce  beau  royaume  de  France.  Porthos  est  un  très-grand  sei- 
gneur à  côlé  de  toi,  mon  fils,  et...  je  ne  l'en  dis  pas  davantage.  Je  te  sais  intelligent. 

—  Mais  non  !  mais  non  !  Monsieur,  expliquez-moi. 

—  Regarde  ton  verger  dépouillé ,  ton  garde-manger  vide ,  ton  lit  cassé  .  ta  cave  à 
sec,  regarde...  madame  Trûchen... 

—  Ah!  mon  Dieu!  dit  Planchet. 

—  Porthos,  vois-tu,  est  seigneur  de  trente  villages  qui  renferment  trois  cents  vas- 
sales fort  égrillardes  ,  et  c'est  un  bieu  bel  homme  que  Porthos  1 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  répéta  Planchet. 

—  Madame  Trûchen  est  une  excellente  personne,  continua  d'Artagnan,  conserve- 
la  pour  toi ,  entends-tu.  Et  il  lui  frappa  sur  l'épaule. 

A  ce  moment  l'épicier  aperçut  Trûchen  et  Porthos  éloignés  sous  une  tonnelle. 

Trûchen,  avec  une  grâce  toute  flamande ,  faisait  à  Porthos  des  boucles  d'oreille  avec 
des  doubles  cerises,  et  Porthos  riait  amoureusement,  comme  Samson  devant  Dalilah. 

Planchet  serra  la  main  de  d'Artagnan  et  courut  vers  la  tonnelle. 

Rendons  à  Porthos  celle  justice  qu'il  ne  se  dérangea  pas...  Sans  doute  il  ne  croyait 
|)as  mal  faire. 

Triichen  non  plus  ne  se  dérangea  pas,  ce  qui  indisposa  Planchet;  mais  il  avait 
assez  vu  de  beau  monde  dans  sa  boutique  pour  faire  bonne  contenance  devant  un  dé- 
sagrément. 

Planchet  prit  le  bras  de  Porlhos  et  lui  proposa  d'aller  voir  les  chevaux. 

Porthos  (lit  qu'il  était  fatigué. 

Planchet  proposa  au  baron  du  Vallon  de  goûter  d'un  noyau  cpi'il  faisait  lui-même 
et  qui  n'avait  pas  son  pareil.   Le  baron  accepta. 

C'est  ainsi  que  toute  la  journée  Planchet  sulixcuper  son  ennemi.  Il  sacrifia  son  buf- 
fet à  son  amour-propre. 

J>*\rlagnaii  revint  deux  heures  après. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  15 

—  Tout  est  disposé  ,  dit-il  :  j'ai  vu  Sa  Majesié  un  moment  au  départ  pour  la  chasse  : 
le  roi  nous  attend  ce  soir. 

—  Le  roi  m'attend  !  cria  Porthos  en  se  redressant.  Et  il  faut  bien  l'avouer,  car  c'est 
une  onde  mobile  que  le  cœur  de  l'homme  ,  à  partir  de  ce  moment  Porthos  ne  regarda 
plus  madame  Trùchen  avec  cette  grâce  touchante  qui  avait  amolli  le  cœur  de  l'An- 
versoise. 

Planchet  chauffa  de  son  mieux  ces  dispositions  ambitieuses.  Il  raconta  ou  plutôt  re- 
passa toutes  les  splendeurs  du  dernier  règne  :  les  batailles,  les  sièges,  les  cérémonies.  Il 
dit  le  luxe  des  Anglais;  les  aubaines  conquises  par  les  trois  braves  compagnons,  dont 
d'Arlagnan,  le  plus  humble  au  début,  avait  fini  par  devenir  le  chef. 

Il  enthousiasma  Porthos  en  lui  montrant  sa  jeunesse  évanouie  ,  il  vanta  comme  il 
put  la  chasteté  de  ce  grand  seigneur  et  sa  religion  à  respecter  l'amitié;  il  fut  éloquent. 
il  fut  adroit.  Il  charma  Porthos,  fit  trembler  Triichen  et  fit  rêver  d'Arlagnan. 

Asix  heures,  le  mousquetaire  ordonna  de  préparer  les  chevaux,  et  fit  habiller  Porthos. 

Il  remercia  Planchet  de  sa  bonne  hospitalité ,  lui  glissa  quelques  mots  vagues  d'un 
emploi  qu'on  pourrait  lui  trouver  à  la  cour,  ce  qui  grandit  immédiatement  Planchet 
dans  l'esprit  de  Trùchen ,  oii  le  pauvre  épicier,  si  bon ,  si  généreux,  si  dévoué,  avait 
baissé  depuis  l'apparition  et  le  parallèle  de  deux  grands  seigneurs. 

Car  les  femmes  sont  ainsi  faites  :  elles  ambitionnent  ce  qu'elles  n'ont  pas ,  elles  dé- 
daignent ce  qu'elles  ambitionnaient  quand  elles  l'ont. 

Après  avoir  rendu  ce  service  à  son  ami  Planchet,  d'Artagnan  dit  à  Porthos  tout  bas  : 

—  Vous  avez,  mon  ami ,  une  bague  assez  jolie  à  votre  doigt. 

—  Trois  cents  pistoles,  dit  Porthos. 

—  Madame  Trùchen  gardera  bien  mieux  votre  souvenir  si  vous  lui  laissez  cette 
bague-là,  répliqua  d'Arlagnan. 

Porthos  hésita. 

—  Vous  trouvez  qu'elle  n'est  pas  assez  belle?  dit  le  mousquetaire.  Je  vous  com- 
prends,  un  grand  seigneur  comme  vous  ne  va  pas  loger  chez  un  ancien  serviteur 
sans  payer  grassement  l'hospitalité;  mais,  croyez-moi,  Planchet  a  si  bon  cœur,  qu'il 
ne  remarquera  pas  que  vous  avez  cent  mille  livres  de  rentes. 

—  J'ai  bien  envie,  dit  Porthos  gonflé  par  ce  discours,  de  donner  à  madame  Trùchen 
ma  petite  métairie  de  Bracieux  ;  c'est  aussi  une  bague  au  doigt  ..  douze  arpens. 

—  C'est  trop,  mon  bon  Porthos,  trop  pour  le  moment...  Gardez  cela  pour  plus  tard. 
Il  lui  ôta  le  diamant  du  doigt  et  s'approchant  de  Triichen , 

—  Madame,  dit-il,  M.  le  baron  ne  sait  comment  vous  prier  d'accepler  poiu-  l'amour 
de  lui  cette  petite  bague.  M.  du  Vallon  est  un  des  hommes  les  plus  généreux  et  les 
plus  discrets  que  je  connaisse.  Il  voulait  vous  offrir  une  métairie  qu'il  jjossède  à  Bra- 
cieux; je  l'en  ai  dissuadé. 

—  Oh  !  fit  Trùchen  dévorant  le  diamant  du  regard. 

—  Monsieur  le  baron  !  s'écria  Planchet  attendri. 

—  Mon  bon  ami!  balbutia  Porthos,  charmé  d'avoirété  si  bien  Iraduil  par  d'Artagnan 
Toutes  ces  exclamafions  se  croisant  firent  un  dénoûment  pathétique  à  la  journée 

qui  pouvait  se  terminer  d'une  façon  grotesque. 

Mais  d'Artagnan  était  là  et  partout  lorsque  d'Artagnan  avait  commandé,  les  choses 
n'avaient  fini  que  selon  son  goût  et  son  désir. 

On  s'embrassa.  Trùchen,  rendue  à  elle-même  par  la  munificence  du  baron,  se  sentit 
à  sa  place,  et  n'offrit  qu'im  front  timide  et  rougissant  au  grand  seigneur  avec  lequel 
elle  se  familiarisait  ^i  bien  la  veille. 


16 


-ES  MOUSQUETAIRES. 


Plancliel  lui-même  tut  pénétré  d'humilité. 

En  veine  de  sénérosité,  le  baron  Porthos  aurait  volontiers  vidé  ses  poches  dans  les 
mains  de  la  cuisinière  et  de  Célesliu. 

Mais  d"Artagnan  l'arrêta. 

—  A  mon  (our,  dit-il. 

Et  il  domia  une  pistole  à  la  femme  et  deux  à  l'homme. 

Ce  furent  des  bénédictions  à  réjouir  le  cœur  d'Harpagon  et  à  le  rendre  prodigue. 

D'Arlagnan  se  fit  conduire  par  Flanchet  jusqu'au  château  et  introduisit  Porlbos 
dans  son  appartement  de  capitaine,  où  il  pénétra  sans  avoir  été  aperçu  de  ceux  qu'il 
redoutait  de  rencontrer. 


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LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


17 


LA    PRÉSENTATION   DE   PORTHOS. 


SEPT  heures,  le  roi  donnait  audience  à  un  ambassadeur 
des  Provinces-Unies  dans  le  grand  salon. 

L'audience  dura  un  quart  d'heure. 

Après  quoi  il  reçut  les  nouveaux  présentés  et  quelques 
dames  qui  passèrent  les  premières. 

Dans  un  coin  du  salon,  derrière  la  colonne,  Porthos  et 
d'Artagnan  s'entretenaient  en  attendant  leur  four. 
■  — Savez-vouslanouvelle?  dit  le  mousquetaire  à  sonami. 

—  Non. 

—  Eh  bien!  regardez 

Porthos  se  haussa  sur  les  pointes  du  pied  et  vit  M.  Foutpiet  en  habit  de  cérémonie 
qui  conduisait  Aramis  au  roi. 

—  Aramis!  dit  Porthos. 

—  Présenté  au  roi  par  M.  Fouquet. 

—  Ah  !  fit  Porthos. 

—  Pour  avoir  fortifié  Belle-Isie,  continua  d'Artagnan. 

—  Et  moi? 

—  Vous,  comme  j'avais  l'honneur  de  vous  le  dire,  vous  êtes  le  bon  Porthos,  lu 
bonté  du  bon  Dieu  ;  aussi  vous  prie-t-on  de  garder  un  peu  Sainl-Mandé. 

—  Ah  !  répéta  Porthos. 

—  Mais  je  suis  là  heureusement,  dit  d'Artagnan,  et  ce  sera  mon  tour  tout  à  Theiire. 
En  ce  moment  Fouquet  s'adressait  au  roi. 

—  Sire,  dit-il,  j'ai  une  faveur  à  demander  à  Votre  Majesté.  M.  d'Herblay  n'est  pas 
ambitieux,  mais  il  sait  qu'il  peut  être  utile.  Votre  Majesté  a  besoin  d'avoir  un  agent 
à  Rome  et  de  l'avoir  puissant;  nous  pouvons  avoir  un  chapeau  pour  M.  d'Herblay. 

Le  roi  fit  «n  mouvement. 

—  Je  ne  demande  pas  souvent  h  Votre  Majesté,  dit  Fouquet. 

—  C'est  im  cas ,  répondit  le  roi ,  qui  traduisait  toujours  ainsi  ses  hésitations. 
A  ce  mot ,  nul  n'avait  rien  à  répondre. 

Fouquet  et  Aramis  se  regardèrent. 
Le  roi  reprit  : 

—  M.  d'Herblay  peut  au^si  nous  servir  en  France,  un  archevêché,  par  exemple. 

—  Sire,  objecta  Fouquet  avec  une  grâce  qui  lui  était  particulière.  Votre  Majesté 
comble  M.  d'Herl)lay  :  l'archevêché  peut  être  dans  les  bonnes  grâces  du  roi  le  com- 
plément du  chapeau;  l'un  n'exclut  pas  l'autre. 

T    II.  a 


48  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  roi  admira  la  présence  d'esprit  et  sourit. 

—  D'Artagiian  n'eût  pas  mieux  répondn,  dit-il. 

Il  n'eut  pas  plulcM  prononcé  ce  nom  que  d'Artagnan  parut. 

—  Votre  Majesté  m'appelle?  dit  il. 

Aramis  et  Fouqnet  firent  un  pas  pour  s'éloigner. 

—  Permettez,  sire,  dit  vivement  d'Artagnan,  qui  démasqua  Porlhos,  permettez 
que  je  présente  à  Votre  Majesté  M.  le  baron  du  Vallon,  l'un  des  plus  braves  gen- 
tilshommes de  France. 

Aramis,  à  l'aspect  de  Porlhos,  devint  [tàle;  Fouquet  crispa  ses  poings  sous  ses 
manchettes. 

D'Artagnan  leur  sourit  à  tous  deux,  tandis  que  Porthos  s'inclinait,  visiblement 
ému  ,  devant  la  majesté  royale. 

—  Porthos  ici!  murmura  Fouquet  à  l'oreille  d'Aramis. 

—  Chut!  c'est  une  trahison,  répliqua  celui-ci. 

—  Sire!  dit  d'Artagnan ,  voilà  six  ans  que  je  devrais  avoir  présenté  M.  du  Vallon 
à  Votre  Majesté,  mais  certains  hommes  ressemblent  aux  étoiles;  ils  ne  vont  pas  sans 
le  cortège  de  leurs  amis.  La  pléiade  ne  se  désunit  pas,  voilà  pourquoi  j'ai  choisi  pour 
vous  présenter  M.  du  Vallon  le  moment  où  vous  verriez  à  côté  de  lui  M.  d'Herblay. 

Aramis  faillit  perdre  contenance,  il  regarda  d'Artagnan  d'un  air  superbe  ,  comme 
pour  accepter  le  défi  que  celui-ci  semblait  lui  jeter. 

—  Ah!  ces  messieurs  sont  bous  amis?  dit  le  roi. 

—  Excellens,  sire,  et  l'uu  ré|)oiid  de  l'autre.  Demandez  à  M.  de  Vannes  comment  a 
été  fortifiée  Belle-Isle? 

Fouquet  s'éloigna  d'un  pas. 

—  Belle-Isle,  dit  froidement  Aramis ,  a  été  fortiûée  par  Monsieur. 
Et  il  montra  Porthos  qui  salua  une  seconde  fois. 

Louis  admirait  et  se  déli;iit. 

—  Oui,  dit  d'Artagnan,  mais  demandez  à  M.  le  baron  qui  l'a  aidé  dans  ses  travaux? 

—  Aramis ,  dit  Porthos  franchement. 
Et  il  désigna  Tévéque. 

—  Que  diable  signifie  to\tt  cela,  pensa  l'évèque,  et  quel  dénoiàment  aura  celte  comédie  ? 

—  Quoi  !  dit  le  roi,  M.  le  cardinal...  je  veux  dire  l'évèque...  s'appelle  Aramis? 

—  Nom  de  guerre ,  dit  d'Artagnan. 

—  Nom  d'amitié  ,  dit  Aramis. 

—  Pas  de  modestie ,  s'écriad'Artagnan  :  &ous  ce  prêtre,  sire ,  se  cache  le  plus  brillant 
officier,  le  plus  intrépide  gentilhomme,  le  plus  savant  théologien  de  votre  royaume. 

Louis  leva  la  tète. 

—  Et  un  ingénieur!  dit-il  en  admirant  la  physionomie  réellement  admirable  alors 
d'Aramis. 

—  Ingénieur  par  occasion,  sire,  dit  celui-ci. 

'—  Mon  conqKignon  aux  mousquetaires,  sire,  dit  avec  chaleur  d'Artagnan  ,  l'homme 
dont  les  conseils  ont  aidé  plus  de  cent  fois  les  desseins  des  ministres  de  votre  père... 
M.  d'Herblay,  en  un  mot,  qui  avec  M.  du  Vallon,  moi  et  M.  le  comte  de  la  Fère , 
connu  de  Votre  Majesté...  formait  cette  (piadrille,  dont  plusieurs  ont  parlé  sous  le  feu 
roi  et  pendant  la  minorité. 

—  Et  qui  a  fortiiié  Bollc-lsle,  répéta  le  roi  avec  un  accent  profond. 
Aramis  s'avança. 

—  Pour  servir  lo  fils,  dit-il,  l'onmie  j'ai  servi  le  père. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  19 

D'Artagnan  regarda  bien  Aramis  tandis  qu'il  proférait  ces  paroles. 'il  y  démêla  tant 
de  respect  vrai,  tant  de  chaleureux  dévouement,  tant  de  conviction  incontestable,  que 
lui,  lui,  d'Artagnan,  l'élernel  douleur,  lui,  l'intaillible,  il  fut  pris. 

—  On  n'a  pas  un  tel  accent  lorsqu'on  ment,  dit-il. 
Louis  fut  pénétré. 

—  En  ce  cas, dit-il  à  Fouquel  ,qui  attendait  avec  anxiété  le  résultat  de  cette  épreuve, 
le  chapeau  est  accordé.  Monsieur  d'Herblay  ,  je  vous  donne  ma  parole  pour  la  i)re-- 
ujière  promotion.  Remerciez  M.  Fouquel. 

Ces  mots  furent  entendus  par  Colbert  dont  ils  déchirèrent  le  cœur.  Il  sortit  [)récipi- 
lamment  de  la  salle. 

—  Vous,  monsieur  du  Vallon,  dit  le  roi,  demandez...  J'aime  à  récompenser  les 
serviteurs  de  mon  père. 

—  Sire,  dit  Porthos...  et  il  ne  put  aller  plus  loin. 

—  Sire!  s'écria  d'Arlagnan,  ce  digne  gentilhomme  est  interdit  [)ar  la  majesté  de 
votre  personne,  lui  qui  a  soutenu  iièrementle  regard  et  le  feu  de  mille  ennemis.  Mais 
je  sais  ce  qu'il  pense ,  et  moi ,  plus  habitué  à  regarder  le  soleil...  je  vais  vous  dire  sa 
pensée  :  il  n'a  besoin  de  rien,  il  ne  désire  rien  que  le  bonheur  de  contempler  Votre 
Majesté  pendant  un  quart  d'heure. 

— Voussoupez  avec  moi  ce  soir,  dit  le  roi  en  saluant  Porthos  avec  un  gracieux  sourire. 

Porthos  devint  cramoisi  de  joie  et  d'orgueil. 

Le  roi  le  congédia ,  et  d'Arlagnan  le  poussa  dans  la  salle  après  l'avoir  embrassé. 

—  Mettez-vous  près  de  moi  à  table,  dit  Porthos  à  son  oreille. 

—  Oui,  mon  ami. 

—  Aramis  me  boude ,  n'est-ce  pas? 

—  Aramis  ne  vous  a  jamais  tant  aimé.  Songez  donc  que  je  viens  de  lui  faire  avoir 
le  chapeau  de  cardinal. 

—  C'est  vrai,  dit  Porthos.  Apropos,  le  roi  aime-t-il  qu'on  mange  beaucoup  à  sa  table? 

—  C'est  le  llatter,  dit  d'Artagnan ,  car  il  possède  un  royal  appétit. 

—  Vous  m'enchanlez  !  dit  Porthos. 


EXPLICATIONS. 


Aramis  avait  fait  habilement  une  conversion  pour  aller  trouver  d'Arlagnan  et  Por- 
thos. Il  arriva  près  de  ce  dernier  derrière  la  colonne  et  lui  serrant  la  main  : 

—  Vous  vous  êtes  échappé  de  ma  prison?  lui  dit-il. 

—  Ne  le  grondez  pas,  dit  d'Artagnan,  c'est  moi ,  cher  Aramis ,  qui  lui  ai  donné  la 
clef  des  champs. 

—  Ah  !  mon  ami ,  répliqua  Aramis  en  regardant  Porthos ,  est-ce  que  vous  auriez 
attendu  avec  moins  de  patience. 

D  Artagnan  vint  au  secours  de  Porlhos  qui  soufllait  déjà. 

—  Vous  autres  gens  d'église  ,  dit-il  à  Aramis,  vous  êtes  de  grands  politiques.  Nous 
autres  gens  d'épée  nous  allons  au  but.  Voici  le  fait.  J'étais  allé  visiter  ce  cher  IJaise- 
meaux... 


20  LES  MOUSQUETAIRES. 

Aramis  dressa'  l'oreille. 

—  Tiens!  dit  Porthos ,  vous  nie  faites  souvenir  que  j'ai  une  lettre  de  Baisemcaux 
pour  vous  ,  Aramis. 

Et  Porthos  tendit  à  l'évêquc  la  lettre  que  nous  connaissons. 

Aramis  demanda  la  permission  de  la  lire  et  la  lut  sans  que  d'Artagnan  parût  un  mo- 
ment gêné  par  cette  circonstance  qu'il  avait  suivie  tout  entière. 

Du  reste ,  Aramis  lui-même  fil  si  bonne  contenance ,  que  d'Artagnan  l'admira  plus 
que  jamais. 

La  lettre  lue,  Aramis  la  mit  dans  sa  poche  d'un  air  parfaitement  calme. 

—  Vous  disiez  donc,  cher  capitaine?  dit-il. 

—  Je  disais,  continua  le  mousquetaire,  que  j'étais  allé  rendre  visite  à  Baisemeaux 
pour  le  service. 

—  Pour  le  service?  dit  Aramis. 

—  Oui,  fit  d'Artagnan.  Et  naturellement  nous  parlâmes  de  vous  et  de  nos  amis.  Je 
dois  dire  que  Baisemeaux  me  reçut  froidement.  Je  pris  congé.  Or,  comme  je  revenais, 
un  soldat  m'aborda  et  me  dit  (  il  me  reconnaissait  sans  doute  malgré  mon  habit  de 
ville  )  :  Ca[»itainc,  voulez-vous  m'obliger  en  me  lisant  le  nom  écrit  sur  cette  enveloppe  ? 

Et  je  lus  :  Amonsieur  du  Vallon,  à  Saint-Mandé  ,  chez  monsieur  Fouquet. 

—  Pardicu  !  me  dis-je,  Porthos  n'est  pas  retourné  ,  comme  je  le  pensais,  à  Pierre- 
fonds  ou  à  Bellc-Isle ,  Porthos  esta  Saint-Mandé  chez  .M.  Fouquet:  M.  Fouquet  n'est 
pas  àSaiiit-jMandé  ,  Porthos  est  donc  seul,  ou  avec  Aramis;  allons  voir  Porthos. 

Et  j'allai  voir  Porthos. 

—  Très-bien  I  dit  Aramis  rêveur. 

—  Vous  no  m'aviez  pas  coulé  cela,  fit  Porthos. 

—  Je  n'ai  pas  eu  le  temps,  mon  ami! 

—  Et  vous  emmenâtes  Porthos  à  Fontainebleau? 

—  Chez  Planche  t. 

—  Planchel  demeure  à  Fontainebleau?  dit  Aramis. 

—  Oui ,  près  du  cimetière  !  s'écria  Porthos  étourdiment. 

—  Comment,  près  du  cimetière!  fit  Aramis  soupçonneux. 

—  Allons,  bon!  pensa  le  mousquetaire,  profitons  de  la  bagarre,  puisqu'il  y  a 
bagarre  ! 

—  Oui,  du  cimetière!  dit  Porthos.  Planchel,  certainement ,  est  un  excellent  garçon 
qui  fait  d'excellentes  confitures;  mais  il  a  des  fenêtres  qui  donnent  sur  le  cimetière. 
C'est  attristant  !  Ainsi  ce  matin... 

—  Ce  matin...  dit  Aramis  de  plus  en  plus  agité. 

D'Artagnan  tourna  le  dos  et  alla  tambouriner  sur  la  \  ilre  un  peUl  air  de  marche. 

—  Ce  matin,  confinua  Porthos,  nous  avons  vu  enterrer  un  chrétien. 

—  Ah  !  ah  ! 

—  C'est  jitiristant!  Je  ne  vivrais  pas,  moi,  dans  une  maison  d'où  l'on  voit  continuel- 
lement des  morts...  Au  contraire,  d'Artagnan  paraît  aimer  beaucoup  cela. 

—  Ah  !  d'Artagnan  a  vu? 

—  il  n'a  pas  vu ,  il  a  dévoré  des  yeux. 

Aramis  tressaillit  et  se  letourna  pour  regarderie  mousquetaircj  mais  celui-ci  était 
déjà  en  grande  conversation  avec  Saint-Aignan. 

Aramis  continua  <rinterroger  Porthos;  puis,  quand  il  eut  exprimé  tout  le  jus  de  ce 
citron  gigantescpie,  il  en  jeta  l'écorce. 

Il  rclourna  vers  son  ami  d'Artagnan  et  lui  frappa  sur  l'épaule. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  21 

—  Ami,  dit-il  quand  Saint-Aignan  se  fui  éloigné,  carie  souper  du  roi  était  annoncé. 

—  Cher  ami,  répliqua  d'Artagnan. 

—  Nous  ne  sonpons  point  avec  le  roi,  nous  autres. 

—  Si  fait,  moi,  je  soupe. 

—  Pouvez-vous  causer  dix  minutes  avec  moi? 

—  Vingt!  Il  en  faut  tout  autant  pour  que  Sa  Majesté  se  melle  à  table. 

—  Où  voulez-vous  que  nous  causions? 

—  Mais  ici,  sur  ces  bancs;  le  roi  parti,  Ton  peut  s'asseoir,  et  la  salle  est  vide. 

—  Asseyons-nous  donc. 

Ils  s'assirent.  Araniis  prit  une  des  mains  de  d'Artagnan. 

—  Avouez-moi ,  cher  ami ,  dit-il ,  que  vous  avez  engagé  Porlhos  à  se  défier  i.ni  peu 
de  moi. 

—  Je  l'avoue,  mais  non  pas  comme  vous  l'entendez.  J'ai  vu  Porlhos  s'ennuyer  à  la 
mort,  et  j'ai  voulu ,  en  le  présentant  au  roi,  faire  pour  lui  ot  pour  vous  ce  que  jamais 
vous  n'eussiez  fait  vous-même. 

—  Quoi  ? 

—  Votre  éloge. 

—  Vous  l'avez  fait  noblement ,  merci. 

—  Et  je  vous  ai  approché  le  chapeau  qui  se  reculait. 

—  Ah!  je  l'avoue,  dit  Aramis  avec  un  singulier  sourire  ;  en  vérité,  vous  êtes  un 
homme  unique  pour  faire  la  fortune  de  vos  amis. 

—  Vous  voyez  donc  que  je  n'ai  agi  que  pour  faire  celle  de  Porlhos. 

—  Oui  !  je  m'en  chargeais  de  mon  coté;  mais  vous  avez  le  bras  plus  long  que  nous. 
Ce  fut  au  tour  de  d'Artagnan  de  sourire. 

—  Voyons,  dit  Aramis,  nous  nous  devons  la  vérité  :  m'aimez-vous  toujours,  mon 
cher  d'Artagnan? 

—  Toujours  comme  autrefois,  répliqua  d'Artagnan  sans  trop  se  compromettre  par 
cette  réponse. 

—  Alors,  merci,  et  franchise  entière,  dit  Aramis  :  vous  veniez  à  Belle-Isle  pourleroi? 

—  Pardieu  ! 

—  Vous  vouliez  donc  nous  enlever  le  plaisir  d'offrir  Belle-Isle  tout  fortifié  au  roi? 

—  Mais ,  mon  ami ,  pour  vous  ôter  le  plaisir,  il  eût  fallu  d'abord  que  je  fusse  instruit 
de  votre  intention. 

—  Vous  veniez  à  Belle-Isle  sans  rien  savoir? 

—  De  vous?  eh  oui  !  Comment  diable  voulez-vous  que  je  me  figure  Aramis  devenu 
ingénieur  au  point  de  fortifier  comme  Polybe  ou  Archimède? 

—  C'est  vrai.  Cependant  vous  m'avez  deviné  là-bas. 
~  Oh  !  oui. 

Et  Porlhos  aussi? 

—  Très-cher,  je  n'ai  pas  deviné  qu'Aramis  fût  ingénieur.  Je  n'ai  pu  deviner  que 
Porthos  le  fût  devenu.  Il  y  a  un  Latin  qui  a  dit  :  On  devient  orateur,  on  naît  poëte. 
Mais  il  n'a  jamais  dit  :  On  naît  Porlhos  et  l'on  devient  ingénieur. 

—  Vous  avez  toujours  un  charmant  esprit,  dit  froidement  Aramis.  Je  poursuis. 

—  Poursuivez. 

—  Quand  vous  avez  tenu  notre  secret ,  vous  vous  êtes  hàlé  de  le  venir  dire  au  roi. 

—  J'ai  d'autant  plus  couru  ,  mon  bon  ami ,  que  je  vous  ai  vu  courir  plus  fort. 
Lorsqu'un  homme  pesant  deux  cent  cinquante-huit  livres,  comme  Porlhos,  court  la 
poste,  quand  un  prélat  goutteux,  pardon,  c'est  vous  qui  me  l'avez  dit,  quand  un 


22  LES  MOUSQUETAIRES. 

prélat  brûle  le  chemin  ,  je  suppose,  moi ,  que  ces  deux  amis  qui  n'ont  pas  voulu  me 
prévenir  avaient  des  choses  de  la  dernière  conséquence  à  me  cacher,  et  ma  foi ,  je 
cours...  je  cours  aussi  vile  que  ma  maigreur  et  l'absence  de  goutte  me  le  permettent. 

—  Cher  ami,  n'avez-vous  pas  réfléchi  que  vous  pouviez  me  rendre,  à  moi  et  à 
Porlhos,  un  triste  service? 

—  Je  l'ai  bien  pensé,  mais  vous  m'aviez  t'ait  jouer,  Porthos  et  vous,  un  triste  rôle 
à  Belle-Isle. 

—  Pardonnez-moi ,  dit  Aramis. 

—  Excusez-moi.  dit  d'Artagnan. 

—  En  sorte,  poursuivit  Aramis,  que  vous  savez  tout  maintenant. 

—  Ma  foi ,  non . 

—  Vous  savez  que  j'ai  du  faire  prévenir  tout  de  suite  M.  Fouquet,  pour  qu'il  vous 
prévint  près  du  roi  ? 

—  C'est  là  l'obscur. 

—  jMais  non.  M.  Fouquet  a  des  ennemis ,  vous  le  reconnaissez? 

—  Oh!  oui. 

—  Il  en  a  un  surtout... 

—  Dangereux. 

—  Mortel.  Eh  bien!  pour  combattre  l'influence  de  cet  ennemi,  M.  Fouquet  a  dû  faire 
preuve,  devant  le  roi^  d'im  grand  dévouement  et  de  grands  sacrilices.  Il  a  fait  luie 
surprise  à  Sa  Majesté  en  lui  oflrant  Oelle-lsic.  Vous,  arrivant  le  premier  à  Paris,  la 
surprise  était  détruite...  Nous  avions  l'air  de  céder  à  la  crainte. 

—  Je  comprends. 

—  Voilà  tout  le  mystère,  dit  Aramis,  satisfait  d'avoir  convaincu  le  mousquetaire. 

—  Seulement,  dit  celui-ci.  plus  simple  était  d(>  me  tirer  à  quartier  à  Helle-Isie 
pour  médire  :  «  Cher  ami.  nous  fortifions  Belle-Isle-en-mer  pour  l'oflrir  au  roi... 
Rendez-nous  le  service  de  nous  dire  pour  qui  vous  agissez.  Êles-vous  l'ami  de  M.  Col- 
bert  ou  celui  de  M  Fou([uet?  »  Peut-être  n'eussé-je  rien  répondu,  mais  vous  etissiez 
ajouté  :  «  Ètes-vous  mon  ami?  »  J'aurais  dit  :  Oui. 

Aramis  pencha  la  tète. 

—  De  cette  façon,  continua  d'Artagnan.  vous  me  paralysiez,  et  je  venais  dire  au 
roi  :  Sire,  M.  Fouquet  fortifie  Belle-Isle.  et  très-bi(Mi:  mais  voici  un  mol  que  M.  le 
souverneurde  Bclle-Isle  m'a  donné  pour  Votre  Maiesté.  Ou  bien  :  Voici  une  vente  de 
M.  Fouquet  à  l'endroit  de  ses  intentions.  Je  ne  jouais  pas  un  sot  rôle  ;  vous  aviez  votre 
surprise,  et  nous  n'avions  pas  besoin  de  loucher  en  nous  regardant. 

—  Tandis,  répliqua  Aramis,  ipiaujourd'hiii  vous  avez  agi  tout  à  fait  cnami  de 
M.  (^.ulberl.  Vous  êtes  donc  son  ami? 

—  Ma  foi,  non!  s'éciia  le  capitaine.  M.  (^olbert  e>t  un  luislre,  el  je  le  hais  counuc 
je  haïssais  Mazarin  ,  mais>aus  le  craindre. 

—  Eh  bien!  moi, dit  .\ramis. j'aime  M.  Fouquet, etjc  suisà  lui.  Vous  connaissez  ma 
posiliou...  Je  n'ai  pas  de  bien...  M.  Fouquet  m'a  fait  avoir  des  bénélices,  un  évéché: 
M.  Fouquet  m'a  obligé  comme  un  galant  houune.  el  je  me  souviens  assez  du  monde 
pour  apprécier  les  bons  procédés.  Donc  M.  Fouquet  m'a  gagné  le  cœur  el  je  me  suis 
mis  à  son  serxicc. 

—  Rien  de  mieux.  Vous  avez  là  un  bon  maître. 
Aramis  se  pinça  les  lèvres. 

—  Le  meilleur,  je  crois,  de  tous  ceux  qu'on  pourrait  avoir. 
Puis  il  tit  une  pause. 


I.K  VICOMTI-:  DE  HHA'iKI.ONNE.  -23 

D'Artagnan  se  garda  bien  de  riiitci  rompre. 

—  Vous  savez  sans  doute  de  Portlios  comnienl  il  s"est  tmiivé  mêlé  à  tout  ceci? 

—  Non,  dild'Arlagnan,  je  suis  curieux,  c'est  vrai,  mais  je  ne  questionne  jamais  un 
ami  quand  il  veut  me  cacher  son  vci-itahle  secret. 

—  Je  m'en  vais  vous  le  dire. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine  si  cette  confidence  m'engage. 

—  Oh  !  ne  craignez  rien.  Porthos  est  l'homme  que  j"ai  le  plus  aimé  parce  qu'il  est 
simple  et  bon,  Porthos  est  un  esprit  droit.  Depuis  que  je  suis  évèque,  je  recherche  les 
natures  simples,  qui  me  font  aimer  la  vérité,  haïr  l'intrigue. 

D'Artagnan  se  caressa  la  moustache. 

—  J'ai  vu  et  recherché  Porthos  ;  il  était  oisif:  sa  présence  me  rappelait  mes  beaux 
jours  d'autrefois  sans  m'engager  à  mal  faire  au  présent  J'ai  appelé  Porlhos  à  Vannes. 
M.  Fouquet,  qui  m'aime,  ayant  su  que  Porthos  m'aimait,  lui  a  promis  l'ordre  à  la 
première  promotion  ,  voilà  tout  le  secret. 

—  Je  n'en  abuserai  pas,  dit  d'Artagnan. 

—  Je  le  sais  bien ,  cher  ami ,  nul  n'a  plus  que  vous  de  réel  honneur. 

—  Je  m'en  flatte  ,  Aramis. 

—  Maintenant... 

Et  le  prélat  regarda  son  ami  jusqu'au  fond  de  l'âme. 

—  Maintenant ,  causons  de  nous,  pour  nous;  voulez-vous  devenir  un  des  amis  de 
M.  Fouquet?  ne  m'interrompez  pas  avant  de  savoir  ce  que  cela  veut  dire. 

—  J'écoute. 

—  Voulez-vous  devenir  maréchal  de  France  ,  pair,  duc  ,  et  posséder  un  duché  d'un 
million? 

—  Mais,  mon  ami,  répliqua  d'Artagnan,  pour  obtenir  tout  cela  que  faut-il  faire? 

—  Être  l'homme  de  M.  Fouquet. 

—  Moi ,  je  suis  l'homme  du  roi ,  cher  a;iii. 

—  Pas  exclusivement,  je  suppose. 

—  Oh  !  d'Artagnan  n'est  qu'un. 

—  Vous  avez  ,  je  le  présume,  une  ambition  comme  un  grand  cœur  que  vous  êtes? 

—  Mais  oui. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  je  désire  être  maréchal  de  France;  mais  le  roi  me  fera  maréchal,  duc, 
pair;  le  roi  me  donnera  tout  cela. 

Aramis  attacha  sur  d'Artagnan  son  limpide  regard. 

—  Est-ce  que  le  roi  n'est  pas  le  maiire?  dit  d'Artagnan. 

—  Nul  ne  le  consteste;  mais  Louis  XIII  était  aussi  le  maître. 

—  Oh!  mais,  cher  ami,  entre  Richelieu  et  Louis  XIII,  il  n'y  avait  pas  un  M.  d'Ar- 
tagnan, dit  tranquillement  le  mousquetaire. 

—  Autour  du  roi ,  dit  Aramis,  il  est  bien  des  pierres  d'achoppement. 

—  Pas  pour  les  rois.  ^ 

—  Sans  doute,  mais... 

—  Tenez,  Aramis,  je  vois  que  tout  le  monde  pense  à  soi  et  jamais  à  ce  petit  prince: 
moi  je  me  soutiendrai  en  le  soutenant. 

—  Et  l'ingratitude? 

—  Les  faibles  en  ont  peur. 

—  Vous  êtes  bien  sûr  de  vous? 

—  Je  crois  que  oui. 


2i 


LES  MOUSQUETAIRES. 


—  Mais  le  roi  peut  n'avoir  plus  besoin  de  vous? 

—  Au  contraire,  je  crois  qu'il  en  aura  plus  besoin  que  jamais;  et  tenez  ,  mon  cher, 
s'il  fallait  arrèler  un  nouveau  Condé,  qui  l'arrêterait?  Ceci...  ceci  seul  en  France. 

Et  d'Artagnan  frappa  son  épée. 

—  Vous  avez  raison  ,  dit  Aramis  en  pâlissant. 
Et  il  se  leva  et  serra  la  main  de  d'Artagnan. 

—  Voici  ie  dernier  appel  du  souper,  dit  le  capitaine  des  mousquetaires,  vous  per- 
mettez. 

Aramis  passa  son  bras  au  cou  du  mousquetaire  et  lui  dit  : 

—  Un  ami  comme  vous  est  le  plus  beau  joyau  de  la  couronne  royale. 
Puis  ils  se  séparèrent. 

—  Je  disais  bien,  pensa  d'Artagnan,  qu'il  y  avait  quelque  chose. 

—  Il  faut  se  hâter  de  mettre  le  feu  aux  poudres,  dit  Aramis,  d'Artagnan  a  éventé 
la  mèche. 


I.R  VICOMTE  r>E  BUAGFJ.ONNE. 


MADAME   ET   GUICHE. 


(^  OIS  avons  vu  que  le  comte  de  Guiche  était  sorti  de  la 
salle  le  jour  où  Louis  XFS'  avait  oflert  avec  tant  de  ga- 
lanterie à  la  Vallière  les  merveilleux  bracelets  gagnés  à 
la  loterie. 

Le  comte  se  promena  quelque  temps  hors  du  palais, 
Tespril  dévoré  par  uiille  soupçons  et  mille  iiKjuiétudes. 

Puis  on  le  vit  guettant  sur  la  terrasse ,  en  face  des 
quinconces,  le  départ  de  Madame. 

Une  grosse  demi-heure  s'écoula.  Seul  à  ce  moment,  le 
comte  ne  pouvait  avoir  de  bien  divertissantes  idées. 
11  tira  ses  tablettes  de  sa  poche,  et  se  décida,  après  mille  hésitations,  à  écrire  ces  mots  : 
«  Madame,  je  vous  supplie  de  m'accorder  un  moment  d'enlreiien.  Ne  vous  alarmez 
pas  de  cette  demande,  qui  n'a  rien  d'étranger  au  profond  respect  avec  lequel,  etc.,  etc.» 
Il  signait  cette  singulière  supplique,  pliée  en  billet  d'amour,  quand  il  vit  sortir  du 
château  plusieurs  femmes  ,  puis  des  hommes,  presque  tout  le  cercle  de  la  reine  enfin. 
Il  vit  la  Vallière  elle-même,  puis  Montalais  causant  avec  ^Malicorne. 
Il  vit  jusqu'au  dernier  des  conviés  qui   tout  à  l'heure  peuplaient  le  cabinet  de  la 
reine-mère. 

t    Madame  n'était  point  passée;  il  fallait  cependant  qu'elle   traversât  cette  cour  pour 
rentrer  chez  elle  ,  et  de  la  terrasse  Guiche  plongeait  dans  cette  cour. 

Enfin  il  vit  Madame  sortir  avec  deux  pages  qui  portaient  les  flambeaux.  Elle  mar- 
chait vite  ,  et  arrivée  à  sa  porte  elle  cria  : 

—  Pages,  qu'on  m'aille  s'informer  de  M.  le  comte  de  Guiche.  Il  doit  me  rendre 
compte  d'une  commission.  S'il  est  hbre.  qu'on  le  prie  de  passer  chez  moi. 

Guiche  demeura  muet  et  caché  dans  son  ombre ,  mais  sitôt  que  Madame  fut  rentrée, 
il  s'élança  de  la  terrasse  en  bas  des  degrés  ;  il  prit  l'air  le  plus  indifférent  pour  se  faire 
rencontrer  parles  pages  qui  couraient  déjà  vers  son  logement. 

—  Ah  !  Madame  me  fait  chercher!  se  dit-il  tout  ému. 
Et  il  serra  son  billet  désormais  inutile. 

—  Comte,  dit  un  des  pages  en  l'apercevant,  nous  sommes  heiucux  de  vous  ren- 
contrer. 

—  Qu'y  a-t-il,  ^lessieurs? 

—  Un  ordre  de  Madame. 

—  Un  ordre  de  Madame  !  fit  Guiche  d'un  air  surpris. 


26  LES  MOUSQUETAIRES. 

^  —  Oui,  comte,  Son  Altesse  Royale  vous  demande:  vou>  lui  devez,  nous  a-t-elle 
dit,  compie  d'une  commission.  Ètes-vous  libre? 

—  Je  suis  fout  entier  aux  ordres  de  Son  Altesse  Royale. 

—  Veuillez  donc  nous  suivre. 

Monté  chez  la  princesse ,  Guiche  la  trouva  pâle  et  agitée. 

A  la  porte  se  tenait  Montalais ,  un  peu  inquiète  de  ce  qui  se  passait  dans  l'esprit  de 
sa  maîtresse. 
Guiche  parut. 

—  Ah  !  c'est  vous,  monsieur  de  Guiche,  dit  Madame,  entrez,  je  vous  prie...  Made- 
moiselle de  Montalais,  votre  service  est  fini. 

Montalais,  encore  plus  intriguée,  salua  et  sortit. 

Les  deux  interlocuteurs  restèrent  seuls. 

Le  comte  avait  tout  l'avantage  :  c'était  Madame  qui  l'avait  appelé  à  un  rendez-vous. 
Mais  cet  avantage,  comment  était-il  possible  au  comle  d'en  user?  C'était  une  personne 
si  fantasque  que  Madame  !  c'était  un  caractère  si  mobile  que  celui  de  Son  Atesse  Royale  ! 

Elle  le  fit  bien  voir,  car  abordant  soudain  la  conversation, 

—  Eh  bien!  dit-elle,  n'avez-vous  rien  à  me  dire? 

Il  crut  qu'elle  avait  deviné  sa  pensée;  il  crut,  ceux  qui  aiment  sont  ainsi  faits,  ils 
sont  crédules  et  aveugles  comme  des  poètes  ou  des  prophètes,  il  crut  qu'elle  savait  le 
désir  qu'il  avait  de  la  voir  et  le  sujet  de  ce  désir. 

—  Oui ,  bien,  Madame,  dit-il,  et  je  trouve  cela  fort  étrange. 

—  L'affaire  des  bracelets,  s'écria-t-elle  vivement,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  Madame. 

—  Vous  croyez  le  roi  amoureux,  dites? 

Guiche  la  regarda  longuement,  elle  baissa  les  yeux  sous  ce  regard  qui  allait  jusqu'au 
cœur. 

—  Je  crois,  dit-il ,  que  le  roi  peut  avoir  eu  le  dessein  de  tourmenter  quelqu'un  ici  ; 
le  roi ,  sans  cela ,  ne  se  montrerait  pas  empressé  comme  il  est  ;  il  ne  risquerait  pas  de 
compronieltre  de  gaieté  de  cœur  une  jeune  fille  jusqu'alors  inattaquable. 

—  Bon  !  cette  effrontée  ,  dit  hautement  la  princesse. 

—  Je  puis  affirmer  à  Votre  Altesse  Royale,  dit  Guiche  avec  une  fermeté  respec- 
tueuse, que  mademoiselle  de  la  Vallière  est  aimée  d'un  homme  qu'il  convient  de  res- 
pecter, car  c'est  un  galant  homme. 

—  Oh  !  Bragelonne,  peut-être? 

—  Mon  ami.  Oui ,  Madame. 

—  Eh  bien!  quand  il  serait  voire  ami,  qu'importe  au  roi? 

—  Le  roi  sait  que  Bragelonne  est  fiancé  à  mademoiselle  de  la  Vallière.  et  comme 
Raoul  a  servi  le  roi  bravement ,  le  roi  n'ira  pas  causer  un  malheur  irréparable. 

Madame  semilà  rire  avec  des  éclats  qui  firent  surGuiche  une  douloureuse  impression. 

—  Je  vous  répète ,  INIadame.  que  je  ne  crois  pas  le  roi  amoureux  de  la  Vallière.  et 
la  prouve  que  je  ne  le  crois  pas,  c'est  que  je  voulais  vous  demander  de  qui  Sa  Majesté 
peut  chercher  à  piquer  l'amour-propre  en  cette  circonstance.  Vous  qui  connaissez  toute 
la  cour,  vous  m'aiderez  à  trouver  d'autant  plus  assurément ,  que ,  dit-on  partout,  Votre 
Altesse  Royale  est  fort  inlinie  avec  le  roi. 

Madame  se  mordit  les  lèvres  ,et  faute  de  bonnes  raisons  elle  détourna  la  conversafion. 

—  Prouvez-moi ,  dit-elle  en  attachant  sur  lui  un  de  ces  regards  dans  lesquels  l'âme 
semble  passer  tout  entière,  prouvez-moi  que  vous  cherchiez  à  m'inferroger.  moi  qui 
vous  ai  appelé. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  27 

Guiche  tira  gravement  de  ses  taliletles  ce  qu'il  avait  érrit  et  le  montra. 

—  Sympathie ,  dit-elle. 

—  Oui,  til  le  comle  avec  une  insurmonlal)le  tendresse,  oui,  sympalhie  ;  mais  moi 
je  vous  ai  expliqué  comment  et  pourquoi  je  vous  cherchais;  vous,  Madame,  vous  êtes 
encore  à  me  dire  pourquoi  vous  nie  mandiez  près  de  vous. 

—  C'est  vrai. 
Et  elle  hésita. 

—  Ces  bracelets  me  feront  perdre  la  tête,  dit-elle  tout  à  coup. 

—  Vous  vous  attendiez  à  ce  que  le  roi  dût  vous  les  offrir?  répliqua  Guiche. 

—  Pourquoi  pas? 

—  Mais  avant  vous, Madame,  aAant  vous, sa  belle-sœur,  le  roi  n'avait-il  pas  la  reine? 

—  Avant  la  Vallière,  s'écria  la  princesse  ulcérée,  n'avail-il  pas  moi?  n'avaif-il  pas 
toute  la  cour? 

—  Je  vous  assure,  Madame,  dit  respectueusement  le  comle,  que  si  l'on  vous  en- 
tendait parler  ainsi,  que  si  l'on  voyait  vos  yeux  rouges  et.  Dieu  me  pardonne,  cette 
larme  qui  monte  à  vos  cils,  oh  !  oui!  tout  le  monde  dirait  que  Votre  Altesse  Rovale 
est  jalouse. 

—  Jalouse!  fit  la  princesse  avec  hauteur;  jalouse  de  la  Vallière? 

Elle  s'atlendait  à  faire  j)lier  Guiche  avec  ce  geste  hautain  et  ce  Ion  superbe. 

—  Jalouse  de  la  Vallière,  oui.  Madame,  répéla-t-il  bravement. 

—  Je  crois,  Monsieur,  balbutia-t-elle,  que  vous  vous  permettez  de  m'insuUer. 

—  Je  ne  le  crois  pas.  Madame,  répliqua  le  comte  un  peu  agité  mais  résolu  à  dompter 
cette  fougueuse  colère. 

—  Sortez!  dit  la  princesse  au  comble  de  l'exaspération,  tant  le  sang-froid  et  le  res- 
pect muet  de  Guiche  lui  tournaient  à  rage. 

Guiche  recula  d'un  pas,  lit  sa  révérence  avec  lenteur,  se  releva  blanc  comme  ses 
manchettes,  et  d'une  voix  légèrement  altérée. 

— Ce  n'était  pas  la  peine  que  je  m'empresse,  dit-il,  pour  subir  celte  injuste  disgrâce. 

El  il  tourna  le  dos  sans  précipitation. 

Il  n'avait  pas  fait  cinq  pas,  que  Madame  s'élança  comme  une  tigresse  après  lui ,  le 
saisit  parla  manche  etle  retournant  : 

—  Ce  que  vous  affectez  de  respect,  dit-elle  en  tremblant  de  fureur,  est  plus  insul- 
tant que  l'insulte.  Voyons,  insul!ez-moi ,  mais  au  moins  parlez! 

—  Et  vous,  Madame, dit  le  comle  doucement  en  tirant  son  épée,  percez-moi  le  cœur, 
mais  ne  me  faites  pas  mourir  à  petit  feu. 

Au  regard  qu'il  arrêta  sur  elle,  regard  empreint  d'amour,  de  résolution,  de  déses- 
poir même,  elle  comprit  qu'un  homme,  si  calme  en  apparence,  se  passerait  l'épée 
dans  la  poitrine  si  elle  ajoutait  un  mot. 

Elle  lui  arracha  le  fer  d'entre  les  mains  et  serrant  son  bras  avec  un  délire  qui  pou- 
vait passer  pour  de  la  tendresse  : 

—  Comte,  dit-elle,  ménagez-moi.  Vous  voyez'que  je  souffre,  et  vous  n'avez  aucune 
'  pitié. 

Les  larmes,  dernière  crise  de  cet  accès,  étouffèrent  sa  voix.  Guiche,  la  voyant 
pleurer,  la  prit  dans  ses  bras  et  la  porta  jusqu'à  son  fauteuil  ;  un  moment  encore  elle 
suffoquait. 

—  Pourquoi,  murmurait-il  à  ses  genoux,  ne  m'avouez-vous  pas  vos  peines? Aimez- 
vous  quelqu'un?  dites-le-moi.  J'en  mourrai,  mais  après  que  je  vous  aurai  soulagée, 
consolée,  servie  même. 


-28  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oh  !  vous  m'aimez  ainsi?  rèpliqua-t-elle  vaincue. 

—  Je  vous  aime  à  ce  point ,  oui,  Madame. 
Elle  lui  donna  ses  deux  mains. 

—  J'aime,  en  effet ,  murmura-t-elle  si  bas  que  nul  n'eût  pu  l'entendre. 
Lui  l'enlendit. 

—  Le  roi?  dit-il. 

Elle  secoua  doucement  la  tête,  et  son  sourire  fut  comtne  ces  éclaircies  de  nuages 
par  lesquelles .  après  la  tempête,  on  croit  voir  le  paradis  s'ouvrir. 

—  Mais,  ajouta-t-elle,  il  y  a  d'autres  passions  dans  un  cœur  bien  né.  L'amour,  c'est 
la  poésie;  mais  la  vie  de  ce  cœur,  c'est  l'orgueil.  Comte ,  je  suis  née  sur  le  trône ,  je 
suis  fière  et  jalouse  de  mon  rang.  Pourquoi  le  roi  rapproche-t-il  de  lui  des  indignités? 

—  Encore  !  lit  le  comie,  voilà  que  vous  maltraitez  cette  pauvre  tille  qui  sera  la 
femme  de  mon  ami. 

—  Vous  êtes  assez  simple  pour  croire  cela ,  vous? 

—  Si  je  ne  le  croyais  pas ,  dit-il  fort  pâle,  Bragelonne  serait  prévenu  demain  :  oui, 
si  je  supposais  que  celte  pauvre  la  Vallière  eût  oublié  les  sermens  qu'elle  a  faits  à 
Raoul.  Mais  non,  ce  serait  une  lâcheté  de  trahir  le  secret  d'une  femme  :  ce  serait  un 
crime  de  troubler  le  repos  d'un  ami. 

— Vous  croyez,  fit  la  princesse  avec  un  sauvage  éclat  de  rire,  que  l'ignorance  est 
du  bonheur? 

—  Je  le  crois ,  répliqua-t-il. 

—  Prouvez!  prouvez  donc!  dit-elle  vivement. 

—  C'est  facile  .  Madame  :  on  a  dit  dans  toute  la  cour  que  le  roi  vous  aimait  et  que 
vous  aimiez  le  roi. 

—  Eh  bien?  fit-elle  en  respirant  péniblement. 

—  Eh  bien!  admettez  que  Raoul,  mon  ami,  fût  venu  me  dire:  Oui,  le  roi  aime 
Madame,  oui ,  le  roi  a  touché  le  cœur  de  Madame,  j'eusse  peut-être  tué  Raoul  ! 

—  Il  eût  fallu,  dit  la  princesse  avec  cette  obstination  des  femmes  qui  se  sentent  im- 
prenables, que  M.  de  Bragelonne  eût  eu  des  preuves  pour  vous  parler  ainsi. 

—  Toujours  est-il ,  répondit  Guiche  en  soupirant,  que  n'ayant  pas  été  averti ,  je  n'ai 
rien  approfondi,  et  qu'aujourd'hui  mon  ignorance  m'a  sauvé  la  vie. 

— Vous  pousseriez  jusque-là  l'égoïsme  et  la  froideur,  dit  Madame ,  que  vous  lais- 
seriez ce  malheureux  jeune  homme  continuer  d'aimer  la  Vallière. 

—  Jusqu'au  jour  où  la  Vallière  me  sera  révélée  coupable  ,  oui.  Madame. 

—  Mais  les  bracelets  ?  ^ 

—  Eh!  Madame,  puisque  vous  vous  attendiez  à  les  recevoir  du  roi,  (|u"eussé-je  pu 
dire? 

L'argument  était  vigoureux;  la  princesse  en  fut  écrasée.  Elle  ne  se  releva  plus  dès 
ce  moment. 

Mais  comme  elle  avait  l'àme  pleine  de  noblesse,  comme  elle  avait  l'esprit  ardent 
d'intelligence,  elle  comprit  toute  la  délicatesse  de  Guiche. 

Elle  lut  clairement  dans  son  cœur  qu'il  soupçonnait  le  roi  d'aimer  la  Vallière,  et  ne 
voulait  pas  user  de  cet  expédient  vulgaire  qui  consiste  à  ruiner  un  rival  dans  l'esprit 
d'une  femme  en  donnant  à  celle-ci  l'assurance,  la  certitude  que  ce  rival  courtisait  une 
autre  femme. 

Elle  devina  qu'il  soupçonnait  la  Vallière  ,  et  que  pour  lui  laisser  le  temps  de  se  con- 
vertir, pour  ne  pas  la  perdre  à  jamais,  il  se  réservait  une  démarche  directe  ou  quel- 
ques observations  plus  nettes. 


MADAME    ET    DE    GUICHE 


M^  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  29 

Elle  lut  en  un  mot  tant  de  grandeur  réelle,  tant  de  générosité  dans  le  cœur  de  son 
amant,  qu'elle  sentit  s'embraser  le  sien  au  contact  d'une  flamme  aussi  pure. 

—  Voilà  bien  des  paroles  perdues,  dit-elle  en  lui  prenant  la  main.  Soupçons,  in- 
quiétudes ,  détiances,  do\ileiirs,  je  crois  que  nous  avons  prononcé  tous  ces  noms. 

—  Hélas!  oui,  Madame. 

—  Effacez-les  de  votre  cœur  comme  je  les  chasse  du  mien.  Comte ,  que  cette  la  Val- 
liçre  aime  le  roi  ou  ne  l'aime  pas,  que  le  roi  aime  ou  n'aime  pas  laVallière,  faisons, 
à  partir  de  ce  moment,  une  distinction  dans  nos  vieux  rôles  Vous  ouvrez  de  grands 
yeux,  je  gage  que  vous  ne  me  comprenez  pas? 

—  Vous  êtes  si  vive  ,  Madame,  que  je  #iemble  toujours  de  vous  déplaire. 

—  Voyez  comme  il  tremble!  le  bel  effrayé,  dit-elle,  avec  un  enjouement  plein  de 
charmes.  Oui,  Monsieur,  j'ai  deux  rôles  à  jouer.  Je  suis  la  sceur  du  roi  et  la  belle-sœur 
de  sa  femme.  A  ce  titre,  ne  faudra-t-il  pas  que  je  m'occupe  des  intrigues  du  ménage? 
Votre  avis  ? 

—  Le  moins  possible  ,  Madame. 

—  D'accord,  mais  c'est  une  question  de  dignité,  ensuite  je  suis  lafeunne  de  Monsieur. 
Guicbe  soupira, 

—  Ce  qui ,  dit-elle  tendrement,  doit  vous  exhorter  à  me  parler  toujours  avec  le  plus 
souverain  respect. 

—  Oh  !  s'écria-t-il  en  tombant  à  ses  pieds  qu"il  baisa  couimc  ceux  d'une  divinité. 

—  Vraiment,  murmura-t-elle  ,  je  crois  que  j'ai  encore  un  autre  rôle.  Je  l'oubliais. 

—  Lequel?  lequel? 

—  Je  suis  femme,  dit-elle  plus  bas  encore.  J'aime  ! 

lise  releva.  Elle  lui  ouvrit  ses  bras;  leurs  lèvres  se  touchèrent. 
Un  pas  retentit  derrière  la  tapisserie.  Montalais  heurta. 

—  Qu'y  a-t-il,  Mademoiselle?  dit  Madame. 

—  On  cherche  M.  deGuiche,  répondit  Monlalais,  qui  eut  tout  le  temps  de  voir  tout 
le  désordre  des  acteurs  de  ces  quatre  rôles,  car  constamment  Guiche  avait  héroïque- 
ment aussi  joué  le  sien. 


MONTALAIS   ET   MALICORNE. 


Montalais  avait  raison  ,  M.  de  Guiche ,  appelé  partout ,  était  fort  exposé  par  la  mul- 
tiplicité même  des  affaires  à  ne  répondre  nulle  part. 

Aussi,  telle  est  la  force  des  situations  faibles,  que  Madame,  malgré  son  orgueil 
blessé,  malgré  sa  colère  intérieure  ,  ne  put  rien  reprocher,  rjiomentanément  du  moins, 
à  Montalais,  qui  venait  de  violer  si  audacieusement  la  consigne  quasi-royale  qui 
l'avait  éloignée. 

Guiche  aussi  perdit  la  tête,  ou  pluiôt,  disons-le,  Guiche  avait  perdu  la  tête  avant 
l'arrivée  de  Montalais;  car,  à  peine  eut-il  entendu  la  voix  de  la  jeune  lille  que,  sans 
prendre  congé  de  Madame,  comme  la  plus  sim|de  politesse  l'exigeait,  même  entre 
égaux,  il  s'enfuit  le  cœur  brûlant,  la  tête  folle,  laissant  la  princesse  une  main  levée 
et  lui  faisant  un  geste  d'adieu. 


30  LES  MOUSQUETAIRES. 

C'est  que  Guiche  pouvait  dire  ,  comme  le  ditChénibin  cent  ans  plus  lard:  qu'il  em- 
portait aux  lèvres  du  bonheur  pour  une  éternité. 

Monlalais  trouva  donc  les  deux  amans  fort  en  désordre.  Il  y  avait  désordre  chez 
celui  qui  s'enfuyait,  désordre  chez  celle  qui  restait. 

Aussi ,,  Montalais  tout  en  jetant  un  regard  interrogateur  autour  d'elle  ,  murmurait  : 

—  Je  crois  que  cette  fois  j'en  sais  autant  que  la  femme  la  plus  curieuse  peut  désirer 
en  savoir. 

Madame  fut  tellement  embarrassée  de  ce  regard  inquisiteur,  que  .  comme  ^i  elle  eût 
entendu  l'aparlé  de  Montalais,  elle  ne  dit  pas  un  seul  mot  à  sa  tille  d'honneur,  et 
baissant  les  yeux,  rentra  dans  sa  chambre  Tcoucher. 

Ce  que  voyant  Montalais ,  elle  écouta. 

Alors  elle  entendit  Madame  qui  fermait  les  verrous  de  sa  chambre. 

De  ce  moment  elle  comprit  qu'elle  avait  sa  nuit,  à  elle,  et  faisant  du  coté  de  cette 
porte  qui  venait  de  se  fermer  un  geste  assez  irrespectueux,  lequel  voulait  dire:  Bonne 
nuit,  princesse,  elle  descendit  retrouver  Malicorne ,  fort  occupé  pour  le  moment  à 
suivre  de  l'œil  un  courrier  tout  poudreux  qui  sortait  de  chez  le  comte  de  Guiche. 

Montalais  coiriprit  que  Malicorne  accomplissait  quelque  œuvre  d'importance:  elle  le 
laissa  tendre  les  yeux ,  allonger  le  cou  ,  et  quand  Malicorne  en  fut  revenu  à  sa  position 
naturelle,  elle  lui  frappa  seulement  sur  l'épaule. 

—  Eh  bien,  dit  Monlalais,  quoi  de  nouveau? 

—  M.  de  Guiche  aime  Madame,  dit  Malicorne. 

—  Belle  nouvelle!  Je  sais  quelque  chose  de  plus  frais ,  moi. 

—  Et  que  savez-vous? 

—  C'est  que  Madame  aime  M.  de  Guiche. 

—  L'un  était  la  conséquence  de  l'autre. 

—  Pas  toujours ,  mon  beau  Monsieur. 

—  Cet  argument  serait-il  à  mon  adresse? 

—  Les  personnes  présentes  sont  toujours  exceptées. 

—  Merci,  fit  Malicorne.  El  de  l'autre  côté,  conlinua-t-il  en  interrogeant,  le  roi  u 
voulu  ce  soir,  après  la  loterie ,  voir  mademoiselle  de  la  Vallièrc. 

—  Eh  bien  !  il  l'a  vue. 

—  Non  pas. 

—  Comment  !  non  pas. 

—  La  porte  était  fermée. 

—  De  sorte  que... 

—  De  sorte  que  le  roi  s'en  est  retourné  tout  penaud  comme  un  simple  voleur  (jui  a 
oublié  ses  outils. 

—  Bien. 

—  Et  du  troisième  côté?  demanda  Montalais. 

—  Le  courrier  qui  arrive  à  M.  de  Guiche  est  envoyé  par  M.  de  Bragelonne. 

—  Bon  !  lit  Montalais  an  frappant  dans  ses  mains. 
•—  Pourquoi,  bon? 

—  Parce  que  voilà  de  l'occupation.  Si  nous  nous  eimuyons  maintenant,  nous  au- 
rons du  malheur. 

— 11  importe  de  se  diviser  la  besogne,  lit  Malicorne,  afin  do  ne  point  faire  confusion. 

' —  Rien  de  plus  simple,  répliqua  Montalais.  Trois  intrigues  un  peu  bien  chauffées, 

un  peu  bien  menées,  doiment,  l'une  dans  l'autre,  et  au  bas  chiffre,  trois  billets  par  j(»ur. 

—  Oh  1  s'écria  Malicorne  en  haussant  les  épaules,  vous  n'y  pensez  |)as.  ma  chère, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONiNE.  31 

trois  billets  en  un  jour,  c'est  bon  pour  des  sentimens  bourgeois.  Un  mousquetaire  en 
service,  une  petite  (ille  au  couvent  échangent  le  billet  quotidiennement  par  le  haut  de 
l'échelle  ou  par  le  trou  ùùl  au  mur.  En  un  billet  tient  toute  la  poésie  de  ces  pauvres 
petits  cœurs-là.  Maischeznous.  Oh  !  que  vous  connaissez  peu  leTondre  royal,  ma  chère. 

—  Voyons,  concluez,  dit  Montalais  impatientée.  On  peut  venir. 

—  Conclure!  Je  n'en  suis  qu'à  la  narration.  J'ai  encore  trois  points. 

—  En  vérité,  il  me  fera  mourir  avec  son  flegme  de  Flamand ,  s'écria  Montalais. 

—  Et  vous ,  vous  me  ferez  perdre  la  tête  avec  vos  vivacités  d'Italienne.  Je  vous  di- 
sais donc  que  nos  amoureux  s'écriront  des  volumes.  Mais  où  voulez-vous  en  venir? 

—  A  ceci.  Qu'aucune  de  nos  dames  ne  peut  garder  les  lettres  qu'elle  recevra. 

—  Sans  aucun  doute. 

—  Que  M.  de  Guiche  n'oserapas  garder  les  siennes  non  plus. 

—  C'est  probable. 

—  Eh  bien  !  je  garderai  tout  cela  ,  moi. 

—  Voilà  justement  ce  qui  est  impossible,  dit  Malicorne. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Parce  que  vous  n'êtes  pas  chez  vous,  que  votre  chambre  est  commune  à  la  Val- 
lière  et  à  vous ,  que  l'on  pratique  assez  volontiers  des  visites  et  des  fouilles  dans  une 
chambre  de  fille  d'honneur,  que  je  crains  fort  la  reine,  jalouse  connue  une  Espagnole, 
la  reine-mère,  jalouse  comme  deux  Espagnoles,  et  enfin  Madame,  jalouse  connue  dix 
Espagnoles. 

—  Vous  oubliez  quelqu'un  ! 

—  Qui? 

—  Monsieur. 

—  Je  ne  parlais  que  pour  les  femn)es.  Numérotons  donc  Monsieur  n°  \. 

—  Guiche. 

—  N°2  :  le  vicomte  de  Bragelonne. 

—  Et  le  roi?  et  le  roi? 

—  N"  4.  Certainement  le  roi ,  qui  sera  non-seulement  plus  jaloux  mais  encore  plus 
puissant  que  tout  le  monde.  Ah  !  ma  chère  ! 

—  Après? 

—  Dans  quel  guêpier  vous  êtes-vous  fourrée  ! 

—  Pas  encore  assez  avant.  Si  vous  voulez  m'y  suivre'? 

—  Certainement  que  je  vous  y  suivrai.  Cependant... 

—  Cependant... 

—  Tandis  qu'il  en  est  temps  encore,  je  crois  qu'il  serait  prudent  de  retourner  en 
arrière. 

— -  Et  moi,  au  contraire,  je  crois  que  le  plus  prudent  est  de  nous  mettre  du  pre- 
mier coup  à  la  tête  de  toutes  ces  intrigues-là. 

—  Vous  n'y  suffirez  pas. 

—  Avec  vous  j'en  mènerais  dix.  C'est  mon  élément,  voyez-vous.  J'étais  faite  pour 
vivre  à  la  cour,  comme  la  salamandre  est  faite  pour  vivre  dans  les  flammes. 

—  Votre  comparaison  ne  me  rassure  pas  le  moins  du  monde ,  chère  amie.  J'ai 
entendu  dire  à  des  savans ,  d'abord  qu'il  n'y  avait  pas  de  salamandre,  et  qu'y  eu 
eût-il,  elles  seraient  parfaitement  grillées,  elles  seraient  parfaitement  rôties  en  sortant 
du  feu. 

—  Vos  savans  peuvent  être  fort  savans  en  affaires  de  salamandre,  mais  ils  sont,  à 
coup  sûr,  fort  ignorans  en  matière  de  femmes.  Or,  vos  savans  ne  vous  diront  point  ceci 


32  LES  MOUSQUETAIRES. 

que  je  vous  dis.  moi  :  Aure  de  Montalais  est  appelée  à  être,  avant  un  mois,  le  pre- 
mier diplomate  de  la  cour  de  France  ! 

—  Soit ,  mais  à  la  condition  que  j'en  serai  le  deuxième. 

—  C'est  dit,  alliance  offensive  et  défensive,  bien  entendu. 

—  Seulement,  défiez-vous  des  lettres. 

—  Je  vous  les  remettrai  au  fur  et  à  mesure  qu'on  me  les  remettra. 

—  Que  dirons-nous  au  roi ,  de  Madame? 

—  Que  Madame  aime  toujours  le  roi. 

—  Que  dirons-nous  à  Madame,  du  roi? 

—  Qu'elle  aurait  le  plus  grand  tort  de  ne  pas  le  ménager. 

—  Que  dirons-nous  à  la  Vallière  ,  de  Madame? 

—  Tout  ce  que  nous  voudrons,  la  Vallière  est  à  nous. 
— A  nous? 

—  Doublement. 

—  Comment  cela? 

—  Par  le  vicomte  de  Bragelonne  d'abord. 

—  Expliquez-vous. 

—  Vous  n'oubliez  pas,  je  l'espère,  que  M.  de  Bragelonne  a  écrit  beaucoup  de 
lettres  à  mademoiselle  de  la  Vallière? 

—  Je  n'oublie  rien. 

—  Ces  lettres,  c'est  moi  (pii  les  recevais,  c'est  moi  qui  le.>  cacluîis. 

—  Et  par  conséquent  c'est  vous  qui  les  avez? 

—  Toujours. 

—  Où  cela ,  ici  ? 

—  Oh!  que  non  pas.  Je  les  ai  à  Blois ,  dans  la  petite  chambre  que  vous  savez. 

—  Petite  chambre  chérie,  petite  chambre  amoureuse,  antichambre  du  palais  que 
je  vous  ferai  habiter  un  jour.  Mais,  pardon  ,  vous  dites  (pie  toutes  ces  lettres  sont  dans 
cette  petite  chambre? 

—  Oui. 

—  Ne  les  metliez-vons  pas  dans  un  coffret? 

—  Sans  doute,  dans  le  même  codret  où  je  mettais  les  lettres  que  je  recevais  de 
vous ,  et  où  je  déposais  les  miennes  quand  vos  affaires  ou  vos  plaisirs  vous  cmpêcliaient 
de  venir  au  rendez-vous. 

—  Ahl  fort  bien,  dit  Malicorne. 

—  Pourquoi  celte  satisfaction? 

—  Parce  que  je  vois  la  possibilité  de  ne  pas  courir  à  Blois  après  les  lettres.  Je  les  ai  ici. 

—  Vous  avez  rappoi'té  le  coffret? 

—  Il  m'était  cher  venant  de  vous. 

—  Prenez-y  garde  au  moins,  le  coiïret contient  des  originaux  qui  auront  un  grand 
prix  plus  tard. 

—  Je  le  sais  parbleu  bien ,  et  voilà  justement  pourquoi  je  ris,  et  de  tout  mon  cœur 
même. 

—  Maintenant,  un  dernier  mot. 

—  Pourquoi  donc  un  dernier? 

T—  Avons-nous  besoin  d'auxiliaires? 

—  D'aucuns. 

• —  Valets,  servantes! 

—  Mauvais,  détestable.  Vous  donnerez  le>  lellres,  vous  les  recevrez.  (>h  !  pas  de 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  33 

fierté,  sans  qnoi^L  Malioorne  ot  mademoiselle  Auro  ne  faisant  pas  leurs  affaires  eux- 
mêmes,  se  devront  résoudre  à  les  voir  faire  par  d'autres. 

—  Vous  avez  raison,  mais  que  se  passe-t-il  chez  M.  de  Guicbe? 

—  Rien,  il  ouvre  sa  fenêtre. 

—  Disparaissons. 

Et  tous  deux  disparurent  en  effet,  la  conjuration  était  nouée. 

La  fenêtre  qui  venait  de  s'ouvrir  était  en  effet  celle  du  comte  de  Guichc. 

Mais  comme  eussent  pu  le  penser  les  ignorans,  ce  n'était  pas  seulement  pour  làclier 
de  voir  l'ombre  de  iNIadame  à  travers  ses  rideaux  qu'il  se  mettait  à  celte  fenêtre,  et  sa 
préoccupation  n'était  pas  tout  amoureuse. 

Il  venait,  comme  nous  l'avons  dit,  de  recevoir  un  courrier  j  ce  courrier  lui  avait  été 
envoyé  par  Bragelonne.  Bragelonne  avait  écrit  à  Guiche. 

Il  avait  lu  et  relu  la  lettre,  laquelle  lui  avait  fait  une  profonde  impression. 

—  Étrange,  étrange,  munnurait-il.  Par  quels  moyens  pnissans  la  destinée  entraînc- 
t-elle  donc  les  gens  à  leur  but? 

VA  quillant  la  fenêtre  pour  se  rapprocher  de  la  lumière,  il  relut  une  troisième  fois 
celte  lettre,  dont  les  lignes  brûlaient  à  la  fois  son  esprit  et  ses  yeux. 

Calais. 

«  Mon  cher  comte  , 

«  J'ai  trouvé  à  Calais  M.  de  Wardes,  qui  a  été  blessé  gravement  dans  une  alïaire 
avec  M.  de  Buckingham. 

«  C'est  un  homme  brave,  comme  vous  savez,  que  de  Wardes ,  mais  haineux  et 
méchant. 

«  Il  m'a  entretenu  de  vous ,  pour  qui,  dit-il,  son  cœur  a  beaucoup  de  penchant  ;  de 
Madame,  qu'il  trouve  belle  et  aimable. 

«  Il  a  deviné  voire  amour  pour  la  personne  que  vous  savez. 

c(  Il  m'a  aussi  entretenu  d'une  personne  que  j'aime  et  m'a  témoigné  le  plus  vif  inté- 
rêt en  me  plaignant  fort,  le  tout  avec  des  obscurités  qui  m'ont  effrayé  d'abord,  mais 
que  j'ai  fini  par  prendre  pour  les  résultats  de  ses  habitudes  de  mystère. 

«  Voici  le  fait. 

«  Il  aurait  reçu  des  nouvelles  de  la  cour.  Vous  comprenez  que  ce  n'est  que  p;u' 
M.  de  Lorraine. 

«  On  s'entretient,  disent  les  nouvelles,  d'un  changement  sunenu  dans  les  affections 
du  roi.  » 

«  Vous  savez  qui  cela  regarde. 

«  Ensuite,  disaient  encore  ces  nouvelles,  on  parle  d'une  fille  d'honneur  qui  donne 
sujet  à  la  médisance. 

«  Ces  phrases  vagues  ne  m'ont  point  permis  de  dormir.  J'ai  déploré  depuis  hier  que 
mon  caractère  droit  et  faible,  malgré  une  certaine  obstination,  m'ait  laissé  sans  ré- 
plique à  ces  insinuations. 

«  En  un  mot,  M.  de  Wardes  partait  pour  Paris;  je  n'ai  point  retardé  son  déj)art 
avec  des  explications,  et  puis  il  me  paraissait  dur,  je  l'avoue,  de  mettre  à  la  question 
un  homme  dont  les  blessures  sont  à  peines  fermées. 

«  Bref,  il  est  parti  à  petites  journées,  parti  pour  assister,  dit-il,  au  curieux  spec- 
tacle que  la  cour  ne  peut  manquer  d'offrir  sous  peu  de  temps. 

«  Il  a  ajouté  à  ces  paroles  certaines  félicitations ,  puis  certaines  condoléances.  Je  n'ai 

T.  11.  3 


34  LES  MOUSQUETAIRES. 

pas  plus  compris  les  unes  que  les  autres.  J'étais  étourdi  par  mes  pensées  el  par  une 
défiance  envers  cet  homme,  défiance,  vous  le  savez  mieux  que  personne,  que  je 
n'ai  jamais  pu  surmonter. 

«  Mais  lui  parti,  mon  esprit  s'est  ouvert. 

«  Il  est  impossible  qu'un  caractère  comme  celui  de  de  Wardes  n'ait  pas  infiltre 
quelque  peu  de  sa  méchanceté  dans  les  rapports  que  nous  avons  eus  ensemble. 

«.  Il  est  donc  impossible  que  dans  toutes  les  paroles  mystérieuses  que  M.  de  Wardes 
m'a  dites,  il  n'y  ait  point  un  sens  mystérieux  dont  je  puisse  me  faire  l'application  à 
moi  ou  à  qui  vous  savez. 

«  Forcé  q'ie  j'étais  de  partir  promptemenl  pour  obéir  au  roi,  je  n'ai  point  eu  l'idée 
de  courir  après  M.  de  ^Yardes  pour  obtenir  l'explication  de  ses  rélicences,  mais  je 
vous  expédie  un  courrier  et  vous  écris  cette  lettre  qui  vous  exposera  tous  mes  doutes. 

«  Vous ,  c'est  moi  ;  j'ai  pensé ,  vous  agirez. 

«  M.  de  ^Yardes  arrivera  sous  peu  ;  sachez  ce  qu'il  a  voulu  dire  si  déjà  vous  ne  le  savez. 

«  Au  reste,  M.  de  Wardes  a  prétendu  que  M.  de  Buckin<.diam  avait  quitté  Paris 
comblé  par  Madame;  c'est  une  alîaire  qui  m'eut  immédiatement  mis  l'épée  à  la  main 
sans  la  nécessité  où  je  crois  me  trouver  de  faire  passer  le  service  du  roi  avant  toute 
querelle. 

c(  Brûlez  celte  lettre  que  vous  remet  Olivain. 

«  Qui  dit  Olivain,  dit  la  sûreté  même. 

«  Veuillez,  je  vous  prie,  mon  cher  comte,  me  rappeler  au  souvenir  de  mademoi- 
belle  de  la  Vallière  dont  je  baise  respectueusement  les  mains. 

«  Vous,  je  vous  embrasse.  «  Vicomte  de  Bragelonne.  » 

P.  S.  Si  quelque  chose  de  grave  survenait,  tout  doit  se  prévoir,  cher  ami,  expédiez- 
moi  un  courrier  avec  ce  seul  mot  :  Venez,  et  je  serai  à  Paris  trente-six  heures  après 
Votre  lettre  reçue.  » 

Guicho  soupira,  replia  la  lettre  une  troisième  fois,  et  au  lieu  de  la  brûler,  comme 
le  lui  avait  recommandé  Raoul,  il  la  remit  dans  sa  poche. 

Il  avait  besoin  de  la  lire  et  de  la  relire  encore. 

■— Quel  trouble  et  quelle  confiance  à  la  fois!  murmura  le  comte;  toute  l'àmc  de 
Raoul  est  dans  cette  lettre. 

Il  y  oublie  le  comte  de  la  Fère ,  et  il  y  parle  de  son  respect  pour  Louise  ! 

Il  m'avertit  pour  moi,  il  me  supplie  pour  lui. 

—  Ah  !  continua  Guiche  avec  un  ircste  menaçant,  vous  vous  mêlez  de  mes  affaires, 
monsieur  de  Wardes^  eh  bien!  je  vais  m'occuper  des  vôtres. 

Quanta  toi,  pauvre  Raoul,  ton  cœur  me  laisse  un  dépôt;  je  veillerai  sur  lui,  ne 
crains  rien. 

Cette  promesse  faite,  Guiche  fit  prier  Malicorne  de  passer  chez  lui  sans  retard,  s'il 
était  possible. 

Malicorne  se  rendit  à  l'invitation  avec  une  activité  qui  était  le  premier  résultat  de 
.Ça  conversation  avec  Montalais. 

Plus  Guiche  qui  se  croyait  couvert  questionna  Malicorne  ,  plus  celui-ci ,  qni  travail' 
lait  à  lOndire.  devina  son  interrogateur. 

Il  s'ensuivit  qu'après  un  quart  d'heure  de  conversafion ,  pendant  lequel  Guiche  crui 
découvrir  toute  la  vérité  sur  la  Vallière  et  sur  le  roi,  il  n'apprit  absolument  rien  que 
ce  qu'il  avait  vu  de  ses  yeux,  tandis  que  Malicorne  apprit  ou  devina,  comme  on  vou- 


LE  VrCOiMTE  DE  BR'AGELONNE. 


3B 


dra ,  que  Raoul  avait  de  la  défiauce  à  distance,  et  que  Guiclic  allait  veiller  sur  le  tré- 
sor des  Hespérides. 

Malicorne  accepta  d'être  le  dragon. 

Guiche  crut  avoir  tout  fait  pour  son  ami  et  ne  s'occupa  plus  ([ne  de  lui. 

Ou  aunonça  le  lendemain  au  soir  le  retour  de  Wardes  ol  sa  première  ap[)arili()n 
chez  le  roi. 

Après  sa  visite,  le  convalescent  devait  se  rendre  chez  Mmisieur. 

Guiche  se  rendit  chez  Monsieur  avani  l'heure. 


:  >^r«^  'fmt>- 


36 


LES  MOUSQUETAIRES. 


COxMMENT   DE    WARDES   FUT   REÇU   A    LA    COUR. 


ONsiELR  avait  accueilli  de  \Yardes  avec  cette  faveur  insigne 
que  le  rafraîchissement  de  l'esprit  conseille  à  loul  carac- 
§  tère  léger  pour  la  nouveaulc  qui  arrive. 

De  Wardes,  qu'en  efiel  on  n'avait  pas  vu  depuis  un 
mois,  élait  du  fruit  nouveau.  Le  caresser  c'était  d'abord 
une  infidélité  à  faire  aux  anciens,  et  une  infidélité  a  tou- 
jours son  charme  ;  c'était  de  plus  une  réparation  à  lu] 
faire,  à  lui.  Monsieur  le  traita  donc  on  ne  peut  plus 
favorahlcment. 

M.  le  chevalier  de  Lorraine  qui  craignait  fort  ce  rival , 
mais  (pii  re.^prclail  celle  seconde  nature  en  tout  semblable  à  la  sienne,  [dus  le  courage, 
]\L  le  chevalier  de  Lorraine  eut  pour  de  Wardes  des  caresses  plus  douces  encore  que 
n'en  eut  Monsieur. 

Guichc  était  là  connnc  nous  l'avons  dit ,  mais  se  tenait  un  peu  à  l'écart,  attendant 
pati(;mmcntquc  toutes  ces  embrassades  fusseut  terminées. 

De  Wardes,  tout  en  parlant  aux  autres  et  même  à  Monsieur,  n'avait  pas  perdu 
Guiche  de  vue;  sou  instinct  lui  disait  qu'il  était  là  pour  lui. 

Aussi  alla-t-il  à  Guiche  aussitôt  qu'il  en  eut  fini  avec  les  autres. 
Tous  deux  échangèrent  les  complimcns  les  plus  courtois,  après  quoi  de  Wardes  re- 
vint à  Monsieur  et  aux  autres  gentilshommes. 

Au  milieu  de  toutes  ces  félicitations  de  bon  retour,  on  annonça  Madame. 
Madame  avait  appris  l'arrivée  de  de  Wardes.  Elle  savait  tous  les  détails  de  son 
voyage  et  de  son  duel  avec  Buckingham.  Elle  n'était  pas  fAchée  d'être  là  aux  premières 
paroles  qui  devaient  être  prononcées  par  celui  qu'elle  savait  son  einiemi. 
Elle  avait  deux  ou  trois  dames  avec  elle. 

De  Wardes  fit  à  Madame  les  plus  gracieux  saluls  et  annonça  tout  d'abord  pour  com- 
mencer les  hostilités  qu'il  était  prêt  à  donner  des  nouvelles  de  M.  de  Buckingham  à 
ses  amis. 

C'était  une  réponse  directe  à  la  froideur  avec  laquelle  Madame  l'avait  accueilli. 
L'atla(]ue  était  vive.  Madame  sentit  le  coup  sans  paraître  l'avoir  reçu.  Elle  jeta  ra- 
pidement les  yeux  sur  Monsieur  et  sur  Guiche. 
Monsieiu'  rougit,  Guiche  pAlit. 

Madame  seule  ne  changea  point  de  physionomie;  seidement ,  comprenant  combien 
cet  ennemi  pouvait  lui  susciter  de  désagrémeus  près  des  deux  personnes  qui  l'écou- 
taient,  elle  se  pencha  eu  ><ourianl  du  côté  du  voyageur. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  37 

Le  voyageur  parlait  d'autic  cliose. 

îMadanie  était  brave,  iinpnidente  même  :  toute  retraite  la  jetait  en  avant.  Après  le 
premier  serrement  de  cœur  elle  revint  au  feu. 

—  Avez-vous  beaucoup  soiiflert  de  vos  blessures,  monsieur  de  Wardes?  demand;i- 
t-elle,  car  nous  avons  appris  que  vous  aviez  eu  la  mauvaise  chance  d'être  blessé. 

Ce  fut  au  tour  de  Wardes  de  tressaillir  ;  il  se  pinça  les  lèvres. 

—  Non.  Madame,  dit-il,  presque  pas. 

—  Cependant  par  cette  horrible  chaleur... 

—  L'air  de  la  mer  est  frais,  Madame,  et  pnis  j'avais  une  consolation. 

—  Oh  !  tant  mieux  !...  Laquelle? 

—  Celle  de  savoir  que  mon  adversah-e  soudVait  plus  que  moi. 

—  Ah!  il  a  été  blessé  'plus  grièvement  que  vous  :  j'ignorais  cela,  dit  la  [)i'iiicessc 
a\ec  une  complète  insensibih'lé. 

—  Oh  !  Madame,  vous  vous  trompez  ,  vous  vous  méprenez  à  mes  paroles.  Je  ne  dis 
pas  que  son  corps  ait  i)lus  souffert  que  le  mien  ;  mais  son  cœur  était  atteint. 

Guiche  comprit  oii  tendait  la  lutte;  il  hasarda  un  signe  à  Madame  :  ce  signe  la  sup- 
{)liait  d'abandonner  la  partie. 

Maiselle,  sans  répondreà  Guiche,  sansfaire  semblant  de  le  voir,  et  toujours  souriante: 

—  Eh  quoi!  demanda-t-elle ,  M.  de  Buckingham  avait-il  donc  été  louché  au  cœur? 
Je  ne  croyais  pas,  moi,  jusqu'à  présent,  qu'une  blessure  au  cœur  se  put  guérir. 

—  Hélas!  Madame,  répondit  gracieusement  de  Wardes,  les  femmes  croient  toutes 
cela,  et  c'est  ce  qui  leur  donne  sur  nous  la  supériorité  de  la  coutiance. 

—  Ma  mie,  vous  comprenez  mal,  fit  le  prince  impatient.  M.  de  Wardes  vent  dire 
que  le  duc  de  Buckingham  avait  été  touché  au  cœur  par  autre  chose  que  par  une  épée. 

—  Ah!  bien!  bien!  s'écria  Madame.  Ali!  c'est  une  plaisanterie  de  M.  de  Wardes; 
fort  bien;  seulement  je  voudrais  savoir  si  M.  de  Buckingham  goûterait  cette  plaisan- 
terie. En  vérité,  c'est  bien  dommage  qu'il  ne  soit  point  là,  monsieur  de  Wardes. 

Un  éclair  passa  dans  les  yeux  du  jeune  homme. 

—  Oh  !  dit-il,  les  dents  serrées,  je  le  voudrais  aussi,  moi. 
Guiche  ne  bougeait  pas. 

Madame  semblait  attendre  qu'il  vînt  à  son  secours. 

Monsieur  hésitait. 

Le  chevalier  de  Lorraine  s'avança  et  prit  la  parole. 

—  Madame,  dit-il,  de  Wardes  sait  bien  que,  pour  un  Buckingham  ,  être  touché 
au  cœur  n'est  pas  chose  nouvelle,  et  ce  qu'il  a  dit  s'est  \u  déjà. 

■ — Au  lieu  d'un  aUié,  deux  ennemis,  murmura  Madame,  deux  ennemis  ligués, 
acharnés.  Et  elle  changea  la  conversation. 

Changer  la  conversation  est ,  on  le  sait,  un-droit  des  princes  que  l'étiquette  ordonne 
de  respecter. 

Le  reste  de  l'entretien  fut  donc  modéré:  les  principaux  acteurs  avaient  fini  leurs 
rôles. 

Madame  se  retira  de  bonne  heure,  et  Monsieur,  qui  voulait  l'interroger,  lui  donna 
la  main. 

Le  chevalier  craignait  trop  que  la  bonne  intelligence  s'établit  entre  les  deux  époux 
pour  les  laisser  tranquillement  ensemble. 

Il  s'achemina  donc  vers  l'appartement  de  Monsieur  pour  le  surprendre  à  son  retour, 
et  détruire  avec  trois  mots  toutes  les  bonnes  impressions  que  Madame  aurait  pu  semer 
dans  son  cœur. 


38  LES  MOUSQUETAIRES. 

Guicbe  fit  un  pas  vers  de  Wardes,  que  beaucoup  de  gens  entouraient. 

Tl  lui  indiquait  ainsi  le  désir  de  causer  avec  lui.  Wardes  lui  fît,  des  yeux  et  de  la 
tète,  signe  qu'il  le  comprenait. 

Ce  signe,  pour  les  étrangers,  n'avait  rien  que  d'amical. 

Alors  Guiche  put  se  retourner  et  attendre. 

Il  n'attendit  pas  longtemps. 

De  Wardes,  débarrassé  de  ses  interlocuteurs,  s'approcha  de  Guicbe,  et  tous  deux , 
après  un  nouveau  salut,  se  mirent  à  marcher  côte  à  côte. 

—  Vous  avez  fait  un  bon  retour,  mon  cher  de  Wardes?  dit  le  comte. 
« —  Excellent,  comme  vous  voyez. 

^-  Et  vous  avez  toujours  l'esprit  très-gai? 

—  Plus  que  jamais. 

' —  C'est  un  grand  bonheur. 

—  Que  voulez-vous,  tout  est  si  boufFon  en  ce  monde,  tout  est  si  grotesque  autour 
de  nous. 

—  Vous  avez  raison. 

■- —  Ab  !  vous  êtes  donc  de  mon  avis? 

—  Parbleu!  Et  vous  nous  apportez  des  nouvelles  de  là-bas?... 
-—  Non,  ma  foi  !  J'en  viens  chercher  ici. 

—  Pardon.  Vous  avez  cependant  vu  du  monde  à  Boulogne ,  un  de  nos  amis,  et  il  n'y 
a  pas  longtemps  de  cela? 

—  Du  monde...  un  de  nos  amis... 

—  Vous  avez  la  mémoire  courte. 

—  Ab  !  c'est  vrai ,  Bragelonne. 

—  Justement. 

—  Qui  allait  en  mission  près  du  roi  Charles. 

—  C'est  cela.  Eh  bien!  ne  vous  a-l-il  pas  dit  ou  ne  lui  avez-vous  pas  dit? 

—  Je  ne  sais  trop  ce  que  je  lui  ai  dit,  je  vous  l'avoue  ;  mais  ce  que  je  ne  lui  ai  pas 
dit,  je  le  sais. 

De  Wardes  était  la  tluesse  même.  Il  sentait  parfait(Mnent  à  l'attitude  do  Guicbe ,  atti- 
tude pleine  de  froideur  et  de  dignité,  que  la  conversation  prenait  une  mauvaise  tour- 
nure. Il  résolut  de  se  laisser  aller  à  la  conversation  et  de  se  tenir  sur  ses  gardes. 

—  Qu'est-ce  donc,  s'il  vous  plaît,  que  celle  chose  que  vous  ne  lui  avez  pas  dite? 
demanda  Guicbe. 

—  Eh  bien!  la  chose  concernant  la  Vallière. 

—  La  Vallière...  Qu'est-ce  que  cela?  et  quelle  est  cette  chose  si  étrange  que  vous 
l'avez  sue  là-bas,  vous,  tandis  que  Bragelonne  .  qui  était  ici ,  ne  l'a  pas  sue  ,  lui? 

—  Est-ce  sérieusement  que  vous  me  faites  celte  question? 

—  On  ne  peut  plus  sérieusement. 

—  Quoi,  vous,  homme  de-cour,  vous,  vivant  chez  Madame,  vous,  le  commensa 
de  la  maison,  vous,  l'auii  di-  Monsieur,  vous,  le  favori  de  notre  belle  princesse! 

Guiche  rougit  de  colère. 

—  De  (juelle  princesse  parlez-vous?  demanda-t-il. 

—  Mais  je  n'en  connais  qu'une,  mon  cher.  Je  parle  de  Madame.  Est-ce  que  vous 
avez  une  autre  princesse  au  co'ur?  voyous. 

Guiche  allait  se  lanccrj  mais  il  vit  la  feinte. 

Une  querelle  était  imminente  entre  les  deux  jeunes  gens.  De  Wardes  voulait  seu- 
lement la  querelle  au  nom  de  Madame,  tandis  que  Guicbe  ne  l'acceptait  qu'au  nom 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  39 

de  la  Vallière.  C'était,  a  partir  de  ce  moment,  un  jeu  tout  de  feinte,  et  qui  devait 
durer  jusqu'à  ce  que  l'un  d'eux  fût  louché. 

Guiche  reprit  donc  tout  son  sang-froid. 

Il  n'est  pas  le  moins  du  monde  question  de  Madame  dans  tout  ceci,  mon  cher  de 
Wardes,  dit  Guiche,  mais  de  ce  que  vous  disiez  là,  à  l'instant  même. 

—  Et  que  disais-je  V 

—  Que  vous  aviez  caché  à  Bragelonne  certaines  choses. 

—  Que  vous  savez  aussi  bien  que  moi ,  répliqua  de  Wardes. 

—  Non,  d'honneur. 

—  Allons  donc! 

—  Si  vous  me  le  dites,  je  le  saurai;  mais  non  autrement,  je  vous  jure. 

—  Comment  !  j'arrive  de  là-bas,  de  soixante  lieues;  vous  n'avez  pas  bougé  d'ici. 
Vous  avez  vu  de  vos  yeux,  vous,  ce  que  la  renommée  m'a  apporté  là-bas,  elle.  Et 
je  vous  entends  me  dire  sérieusement  que  vous  ne  savez  pas.  Oh!  comte,  vous  n'êtes 
pas  charitable. 

—  Ce  sera  comme  il  vous  plaira,  Wardes;  mais  je  vous  le  répète,  je  ne  sais  rien. 

—  Vous  faites  le  discret,  c'est  prudent. 

—  Ainsi  vous  ne  me  direz  rien,  pas  plus  à  moi  qu'à  Bragelonne. 

—  Vous  faites  la  sourde  oreille.  Je  suis  bien  convaincu  que  Madame  ne  serait  pas 
si  maîtresse  d'elle-même  que  vous. 

—  Ah!  double  hypocrite,  murmura  Guiche,  te  voilà  revenu  sur  ton  terrain. 

—  Eh  bien,  alors,  continua  de  Wardes.  puisqu'il  nous  est  si  difficile  de  nous  en- 
tendre sur  la  Vallière  et  Bragelonne  ,  causons  de  vos  affaires  personnelles. 

—  Mais,  dit  Guiche,  je  n'ai  point  d'affaires  personnelles,  moi.  Vous  n'avez  rien  dit 
de  moi,  je  suppose,  à  Bragelonne,  que  vous  ne  puissiez  me  redire,  à  moi? 

—  Non.  Mais  comprenez-vous,  Guiche,  c'est  qu'autant  je  suis  ignorant  sur  certaines 
choses,  autant  je  suis  ferré  sur  d'autres.  S'il  s'agissait,  par  exemple,  de  vous 
parler  des  relations  de  M.  de  Buckingham  à  Paris,  comme  j'ai  fait  tout  le  voyage  avec 
le  duc,  je  pourrais  vous  dire  les  choses  les  plus  intéressantes.  Voulez-vous  que  je  vous 
les  dise? 

Guiche  passa  sa  main  sur  son  front  moite  de  sueur. 

—  Mais  non,  dit-il ,  cent  fois  non,  je  n'ai  point  de  curiosité  pour  ce  qui  ne  me 
regarde  pas.  M.  de  Buckingham  n'est  pour  moi  qu'une  simple  connaissance,  tandis 
que  Raoul  est  un  ami  intime.  Je  n'ai  donc  aucune  curiosité  de  savoir  ce  qui  est  arrivé 
à  M.  de  Buckingham,  tandis  que  j'ai  tout  intérêt  à  savoir  ce  qui  est  arrivé  à  Raoul. 
■■    —A  Paris? 

—  Oui,  à  Paris  ou  à  Boulogne.  Vous  comprenez,  moi ,  je  suis  présent  ■  si  quelque 
événement  advient,  je  suis  là  pour  y  faire  face;  tandis  que  Raoul  est  absent  et  n'a 
que  moi  pour  le  représenter;  donc  les  alfaires  de  Raoul  avant  les  miennes. 

—  Mais  Raoul  reviendra. 

—  Après  sa  mission,  en  attendant,  vous  comprenez,  il  ne  peut  courir  de  mau- 
vais bruits  sur  lui,  sans  que  je  les  examine. 

—  D'autant  plus  qu'il  y  restera  quelque  temps,  à  Londres,  dit  de  Wardes  en  ricanant. 

—  Vous  croyez?  demanda  naïvement  de  Guiche. 

—  Parbleu ,  croyez-vous  qu'on  l'a  envoyé  à  Londres  pour  qu'il  ne  fasse  qu'y  aller 
et  en  revenir!  Non  pas,  on  l'a  envoyé  à  Londres  pour  qu'il  y  reste. 

—  Ah  !  comte,  ditGuiche  en  saisissant  avec  force  la  main  de  Wardes,  voici  un  soupçon 
bien  fâcheux  pour  Bragelonne  et  qui  justifie  à  merveille  ce  qu'il  m'a  écrit  de  Boulogne, 


40  LES  MOUSQUETAIRES. 

De  Wardes  redevint  froid,  l'amour  de  la  raillerie  l'avait  poussé  en  avant,  el  il 
avait,  par  son  imprudence ,  donné  prise  sur  lui. 

—  Eh  l»ien,  voyons,  qu'a-t-il  écrit?  demanda-t-il. 

—  Que  vous  lui  aviez  glissé  quelques  insinuations  perfides  contre  la  Vallière  et  que 
vous  aviez  paru  rire  de  sa  grande  confiance  dans  cette  jeune  fille. 

—  Oui ,  j'ai  fait  tout  cela,  dit  de  Wardes,  et  j'étais  prêt,  en  le  faisant ,  à  m'entendre 
dire  par  le  vicomte  de  Bragelonne  ce  que  dit  un  homme  à  un  autre  homme  lorsque 
ce  dernier  l'a  mécontenté.  Ainsi,  par  exemple  ,  si  je  vous  cherchais  une  querelle,  à 
vous,  je  vous  dirais  que  Madame,  après  avoir  distingué  M.  de  Buckingham, 
passe  en  ce  moment  pour  n'avoir  renvoyé  le  beau  duc  qu'à  votre  profit. 

—  Oh  !  cela  ne  me  blesserait  pas  le  moins  du  monde .  cher  de  Wardes ,  dit  de  Guiche 
en  souriant  malgré  le  frisson  qui  courait  dans  ses  veines  comme  une  injection  de  feu. 
Peste!  une  telle  faveur,  c'est  du  miel. 

—  D'accord,  mais  si  je  voulais  absolument  une  querelle  avec  vous,  je  chercherais 
un  démenti,  et  je  vous  parlerais  de  certain  bosquet  où  vous  vous  rencontrâtes  avec 
cette  illustre  princesse,  de  certaine  génuflexion,  de  certain  baise-main,  et  vous  qui 
êtes  un  homme  secret ,  vif  el  pointilleux... 

—  Eh  bien  !  non,  je  vous  jure,  dit  Guiche  en  l'interrompant  avec  le  sourire  sur  les 
lèvres,  quoiqu'il  fût  porté  à  croire  qu'il  allait  mourir;  non,  je  vous  jure  que  cela  ne 
me  loucherait  pas,  que  je  ne  vous  donnerais  aucun  démenti;  que  voulez-vous ,  très- 
cher  comte ,  je  suis  ainsi  fait  pour  les  choses  qui  me  regardent,  je  suis  de  glace.  Ah  ! 
c'est  bien  autre  chose  lorsqu'il  s'agit  d'un  ami  absent ,  d'un  ami  qui  en  partant  nous 
a  confié  ses  intérêts,  oh!  pour  cet  ami,  voyez-vous,  de  Wardes,  je  suis  tout  de  feu! 

—  Je  vous  comprends,  monsieur  de  Guiche,  mais  vous  avez  beau  dire,  il  ne  peut 
être  question  entre  nous  en  ce  moment  ni  de  Bragelonne  ni  de  cette  petite  fille  sans 
importance  qu'on  appelle  la  Vallière  ! 

En  ce  moment  quelques  jeunes  gens  de  la  cour  traversaient  le  salon,  el,  ayant  déjà 
entendu  les  paroles  qui  venaient  d'être  prononcées,  étaient  à  même  d'entendre  celles 
qui  allaient  suivre. 

De  Wardes  s'en  aperçut  et  continua  tout  haut. 

—  Oh  !  si  la  Vallière  était  une  coquette  comme  Madame,  dont  les  agaceries  très- 
innocentes,  je  le  veux  bien,  ont  d'abord  fait  renvoyer  M.  de  Buckingham  en  Angle- 
terre et  ensuite  vous  ont  fait  exiler,  vous,  car  enfin  vous  vous  y  êtes  laissé  prendre  à 
ces  agaceries,  n'est-ce  pas,  Messieurs? 

Les  gentilshommes  s'approchèrent,  Saint-Aignan  en  tête,  Manicamp  après. 

—  Eh!  mon  cher,  que  voulez-vous?  dit  Guiche  en  riant,  je  suis  un  fat,  moi,  tout 
le  monde  sait  cela.  J'ai  prisau  sérieux  une  plaisanterie,  el  jeme  suis  fait  exiler.  Mais 
j'ai  vu  mon  erreur,  j'ai  courbé  ma  vanité  aux  pieds  de  qui  do  droit,  et  j'ai  ohlcnu 
mon  rappel ,  en  faisant  amende  honorable  et  en  me  promettant  à  moi-même  de  me 
guérir  de  ce  défaut ,  et ,  vous  le  voyez ,  j'en  suis  si  bien  guéri  que  je  ris  maintenant  de 
ce  qu'il  y  a  quatre  jouis  me  brisait  le  cœur.  Mais  lui,  Raoul .  il  aime,  il  est  aimé,  il 
ne  rit  pas  des  bruits  (pii  peuvent  troubler  son  bonheur,  des  bruits  dont  vous  vous  êtes 
fait  l'interprète  quand  vous  saviez  cependant,  comte,  connue  moi,  comme  ces  mes- 
sieurs, connue  tout  le  monde,  que  ces  bruits  n'étaient  qu'une  calomnie. 

—  Une  calomnie  !  s'écria  de  Wardes,  furieux  de  se  voir  j)oussé  dans  le  piège  par  le 
sang-froid  de  (niiche. 

—  Mais  oui ,  unecalonmie.  Damel  voici  sa  lettre ,  dans  laquelle  il  me  dit  que  vous 
avez  mal  parlé  de  mademoiselle  de  la  Vallière,  et  où  il  me  demande  si  ce  que  vous 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  41 

avez  dit  de  celte  jeune  fille  est  vrai.  Yoiilez-voiis  que  je  fasse  juges  ces  messieurs,  de 
Wardes? 

Et,  avec  le  plus  grand  sang-l'roid,  Guiclie  lut  luut  haut  le  paragraphe  de  la  lettre 
qui  concernait  la  VaUière. 

—  El  maintenant,  continua  Guiche,  il  est  bien  conslalé  pour  moi  que  vous  avez 
voulu  blesser  le  repos  de  ce  cher  Bragelonne,  et  que  vos  propos  étaient  malicieux. 

De  Wardes  regarda  autour  de  lui  pour  savoir  s'il  aurait  appui  quelque  part:  mais 
à  cette  idée  que  de  Wardes  a^ait  insulté,  soit  directement,  soit  indirectement,  celle 
qui  était  Tidole  du  jour,  chacun  secoua  la  tète,  et  de  Wardes  ne  vit  que  des  hommes 
prêts  à  lui  donner  tort. 

—  Messieurs,  dit  de  Guiche  ,  devinant  d'instinct  le  sentiment  général,  notre  discus- 
sion avec  M.  de  Wardes  porte  sur  un  sujet  si  délicat,  qu'il  est  important  que  personne 
n'en  entende  plus  que  vous  n'en  avez  entendu.  Gardez  donc  les  portes,  je  vous  prie, 
et  laissez-nous  achever  cette  conversation  entre  nous,  comme  il  convient  à  deux  gen- 
tilshommes dont  l'un  a  donné  à  l'autre  un  démenti. 

—  Messieurs!  Messieurs!  s'écrièrent  les  assislans. 

—  Trouvez-vous  que  j'aie  eu  tort  de  défendre  mademoiselle  de  la  Vallière?  dit 
Guiche.  En  ce  cas,  je  passe  condamnation,  et  je  retire  les  paroles  blessantes  que  j'ai 
pu  dire  contre  M.  de  Wardes. 

—  Peste!  dit  Saint-Aignan,  non  pas!...  mademoiselle  de  la  Vallière  est  un  ange. 

—  La  vertu,  la  pureté  en  personne,  dit  Mauicamp. 

—  Vous  voyez,  monsieur  de  Wardes ,  dit  Guiche,  je  ne  suis  point  le  seul  qui  prenne 
la  défense  de  la  pauvre  enfant.  Messieurs,  une  seconde  fois,  je  vous  supplie  de  nous 
laisser.  Vous  voyez  qu'il  est  impossible  d'être  plus  calme  que  nous  ne  le  sommes. 

Les  courtisans  ne  demandaient  pas  mieux  que  de  s'éloigner  j  les  uns  allèrent  à  une 
porte,  les  autres  à  l'autre. 

Les  deux  jeunes  gens  restèrent  seuls. 

—  Bien  joué?  dit  de  Wardes  au  comte. 

—  N'est-ce  pas?  répondit  celui-ci. 

—  Que  voulez-vous,  je  me  suis  rouillé  en  province,  moucher,  tandis  que  vous,  ce 
que  vous  avez  gagné  de  puissance  sur  vous-même  me  confond .  comte  :  on  acquiert  tou- 
jours quelque  chose  dans  la  société  des  fenunes,  acceptez  donc  tous  mes  complimeus. 

—  Je  les  accepte. 

—  Et  je  les  retournerai  à  Madame. 

—  Oh!  maintenant,  mon  cher  monsieur  de  Wardes,  parlons-en  aussi  haut  qu'il 
vous  plaira. 

—  Ne  m'en  défiez  pas. 

—  Oh  !  je  vous  en  délie!  vous  êtes  connu  pour  un  méchant  homme,  si  vous  faites 
cela  vous  passerez  pour  un  lâche  et  Monsieur  vous  fera  pendre  ce  soir  à  l'espagnolelle 
de  sa  fenêtre.  Parlez  ,  mon  cher  de  Wardes,  [tariez. 

—  Je  suis  battu. 

—  Oui,  mais  pas  encore  autant  qu'il  convient. 

—  Je  vois  que  vous  ne  seriez  point  fâché  de  me  battre  à  plaie  couture. 

—  Non,  mieux  encore. 

—  Diable,  c'est  que  pour  le  moment,  mon  clier  comte,  vous  tombez  mal  ;  après 
celle  que  je  viens  de  jouer,  une  partie  ne  peut  me  convenir,  j'ai  trop  perdu  de  sang  à 
Boulogne,  au  moindre  effort  mes  blessures  se  rouvriraient,  et  en  vérité  vous  auriez  de 
moi  trop  bon  marché. 


42  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  C'est  vrai,  dit  Guiche,  et  cependant  vous  avez  en  arrivant  fait  montre  de  votre 
belle  mine  et  de  vos  bons  bras. 

—  Oui,  les  bras  vont  encore,  c'est  vrai,  mais  les  jambes  sont  faibles,  et  puis  je 
n'ai  pas  tenu  le  fleuret  depuis  ce  diable  de  duel  ;  et  vous ,  j'en  réponds ,  vous  vous 
escrimez  fous  les  jours  pour  mettre  à  bonne  fin  votre  petit  guet-apens. 

—  Sur  l'honneur.  Monsieur,  répondit  Guiche  ,  voici  une  demi-année  que  je  n'ai  fait 
d'exercice. 

—  Non,  voyez- vous,  comte,  toute  réflexion  faite,  je  ne  me  battrai  pas,  pas  avec 
vous,  du  moins.  J'attendrai  Bragelonne,  puisque  vous  dites  que  c'est  Bragelonne  qui 
m'en  veut. 

—  Oh  !  que  non  pas ,  vous  n'attendrez  pas  Bragelonne  ,  s'écria  Guiche  hors  de  lui , 
car,  vous  l'avez  dit,  Bragelonne  peut  tarder  à  revenir,  et  en  attendant ,  votre  méchant 
esprit  fera  son  œuvre. 

—  Cependant,  j'aurai  une  excuse.  Prenez  garde! 

—  Je  vous  donne  huit  jours  pour  achever  de  vous  rétablir. 

—  C'est  déjà  mieux.  Dans  huit  jours  nous  verrons. 

—  Oui,  oui,  je  comprends,  reprit  Guiche,  en  huit  jours  on  peut  échapper  à  Tcn- 
nemi.  Non ,  non ,  pas  un. 

—  Vous  êtes  fou.  Monsieur,  dit  de  Wardcs  en  faisant  un  pas  de  retraite. 

—  Et  vous,  vous  êtes  un  misérable!  si  vous  ne  vous  battez  pas  de  bonne  grâce... 

—  Eh  bien? 

—  Je  vous  dénonce  au  roi  comme  ayant  refusé  de  vous  battre  après  avoir  insulté  la 
Vallière. 

—  Ah  !  fit  de  Wardes,  vous  êtes  dangereusement  perfide,  monsieur  l'honnête  homme. 

—  Rien  de  plus  dangereux  que  la  perfidie  de  celui  qui  marche  toujours  loyalement. 

—  Rendez-moi  mes  jambes  alors,  ou  faites-vous  saigner  à  blanc  pour  égahser  nos 
chances. 

—  Non  pas,  j'ai  mieux  que  cela. 

—  Dites. 

—  Nous  monterons  à  cheval  tous  deux,  et  nous  échangerons  trois  coups  de  pistolet. 
Vous  tirez  de  première  force.  Je  vous  ai  vu  abattre  des  hirondelles ,  à  balles  et  au  galop. 
Ne  dites  pas  non ,  je  vous  ai  \\\. 

—  Je  crois  que  vous  avez  raison,  dit  do  Wardes  :  et  comme  cela  .  il  est  possible  que 
je  vous  tue. 

—  En  vérité,  vous  me  rendriez  service. 

—  Je  ferai  de  mon  mieux. 

—  Est-ce  dit? 

—  Votre  main. 

—  La  voici...  A  une  condition  pourlant. 

—  Laquelle? 

—  Vous  me  jurez  de  ne  rien  dire  ou  faire  dire  au  roi  ? 

—  Rien  ,  je  vous  le  jure. 

—  Je  vais  chercher  mon  cheval. 

—  Et  moi  le  mien. 

—  Où  irons-nous? 

—  Dans  la  plaine  ;  je  sais  un  endroit  excellent. 

—  Partons-nous  ensemble? 

—  Pourquoi  pas? 


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LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  43 

Et  Ions  deux,  s'acheminanl  vers  les  écuries,  passèrent  sous  les  fenêtres  de  Madame, 
doucement  éclairées  ;  une  ombre  grandissait  derrière  les  rideaux  de  dentelles. 

—  Voilà  pourtant  une  femme,  dit  de  Wardes  en  souriant,  qui  ne  se  doute  pas  que 
nous  allons  à  la  mort  pour  elle. 


LE  COMBAT. 


De  Wardes  choisit  son  cheval  et  Guichc  le  sien; 

Puis  chacun  le  sella  lui-même  avec  une  selle  à  fontes. 

De  Wardes  n'avait  point  de  pistolets.  Guiche  en  avait  deux  paires.  Il  les  alla  cher- 
cher chez  lui,  les  chargea  et  donna  le  choix  à  de  Wardes. 

De  Wardes  choisit  des  pistolets  dont  il  s'était  vingt  fois  servi,  les  mêmes  avec  les- 
quels Guiche  lui  avait  vu  tuer  les  hirondelles  au  vol. 

—  Vous  ne  vous  étonnerez  point,  dit-il,  que  je  prenne  toutes  mes  précautions.  Vos 
armes  vous  sont  connues.  Je  ne  fais  par  conséquent  qu'égaliser  les  chances. 

—  L'observation  était  inutile,  répondit  Guiche,  et  vous  êtes  dans  votre  droit. 

—  Maintenant,  dit  de  Wardes,  je  vous  prie  de  vouloir  bien  m'aider  à  monter  à  che- 
val, car  j'y  éprouve  encore  une  certaine  difticulté. 

— Alors  il  fallait  prendre  le  parti  à  pied. 

— Non,  une  fois  en  selle,  je  vaux  mon  homme. 

—  C'est  bien ,  n'en  parlons  plus. 

Et  Guiche  aida  de  Wardes  à  montera  cheval. 

—  Maintenant,  continua  le  jeune  homme,  dans  notre  ardeur  à  nous  exterminer, 
nous  n'avons  pas  pris  garde  à  une  chose. 

—  A  laquelle? 

—  C'est  qu'il  fait  nuit,  et  qu'il  faudra  nous  tuer  à  tâtons. 

—  Soit,  ce  sera  toujours  le  même  résultat. 

—  Cependant  il  faut  prendre  garde  à  une  autre  circonstance. 

—  Qui  est  que  les  honnêtes  gens  ne  se  vont  point  battre  sans  compagnons. 

—  Oh!  s'écria  Guiche,  vous  êtes  aussi  désireux  que  moi  de  bien  faire  les  choses. 

—  Oui  :  mais  je  ne  veux  point  que  l'on  puisse  dire  que  vous  m'avez  assassiné,  pas 
plus  que ,  dans  le  cas  où  je  vous  tuerais ,  je  ne  veux  être  accusé  d'un  crime. 

—  A-t-on  dit  pareille  chose  de  votre  duel  avec  M.  de  Buckingham?  dit  Guiche;  il 
s'est  cependant  accompli  dans  les  mêmes  conditions  où  le  nôtre  va  s'accomplir. 

—  Bon!  il  faisait  encore  jour,  et  nous  étions  dans  l'eau  jusqu'aux  cuisses;  d'ailhîurs 
bon  nombre  de  spectateurs  étaient  rangés  sur  le  rivage,  et  nous  regardaient. 

Guiche  réfléchit  un  instant;  mais  cette  pensée  qui  s'était  déjà  présentée  à  son  esprit 
s'y  raffermit,  que  de  Wardes  voulait  avoir  des  témoins  pour  ramener  la  conversa- 
tion sur  Madame ,  et  donner  un  tour  nouveau  au  combat. 

11  ne  répliqua  donc  rien,  et  comme  de  Wardes  l'interrogea  une  dernière  fois  du  re- 
gard, il  lui  répondit  par  un  signe  de  tête  qui  voulait  dire  que  le  mieux  était  de  s'en 
tenir  où  l'on  en  était. 

Les  deux  adversaires  se  mirent  en  conséquence  en  chemin,  et  sortirent  du  château 


M  LES  MOUSQUETAIRES. 

par  cette  porte  que  nous  connaissons  pour  y  avoir  vu  tout  près  d'elle  Montalais  et  Ma- 
lieorne. 

La  nuit,  comme  pour  combattre  la  chaleur  de  la  journée,  avait  amassé  tous  ses 
nuages  qu'elle  poussait  silencieusement  et  lourdement  à  Touest  et  à  l'est.  Ce  dôme, 
sans  éclaircies  et  sans  tonnerres  apparens,  pesait  de  tout  son  poids  sur  la  terre,  et  com- 
mençait à  se  trouer  sous  les  efforts  du  vent,  comme  une  immense  toile  détachée  d'un 
lambris. 

Les  gouttes  d'eau  tombaient  lièdes  et  larges  sur  la  terre  où  elles  aggloméraient  la 
poussière  en  globules  roulans. 

En  même  temps  que  les  haies  qui  aspiraient  l'orage,  des  fleurs  altérées,  des 
arbres  échevelés  s'exhalaient  mille  odeurs  aromatiques  qui  ramenaient  au  cerveau 
les  souvenirs  doux,  les  idées  de  jeunesse ,  de  vie  éternelle ,  de  bonheur  et  d'amour. 

—  La  terre  sent  bien  bon.  dit  de  Wardes,  c'est  une  coquetterie  de  sa  part  pour  nous 
attirer  à  elle. 

—  A  propos,  répliqua  Guiche,  il  m'est  venu  plusieurs  idées  et  je  veux  vous  les 
soumettre. 

—  Relatives? 

—  Relatives  à  notre  combat. 

—  En  eiîet,il  est  temps,  ce  me  semble,  que  nous  nous  en  occupions, 

—  Sera-ce  un  combat  ordinaire  et  réglé  selon  la  coutume? 

—  Voyons  votre  coutume. 

—  Nous  mettrons  pied  à  terre  dans  une  bonne  plaine  ,  nous  attacherons  nos  chevaux 
au  premier  objet  venu,  nous  nous  joindrons  sans  armes,  puis  nous  nous  éloignerons 
de  cent  cinquante  pas  chacun  pour  revenir  l'un  sur  l'autre. 

—  Bon  !  c'est  ainsi  que  je  tuaile  pauvre  FoUivent,  voici  trois  semainesà  la  Saint-Denis. 

—  Pardon!  vous  oubliez  un  détail. 

—  Lequel? 

—  Dans  votre  duel  avec  Follivenl  vous  marchâtes  à  pied  l'un  sur  l'autre,  Pépée 
aux  dents  et  le  pistolet  au  poing. 

—  C'est  vrai. 

—  Cette  fois,  au  contraire,  comme  je  ne  puis  pas  marcher,  vous  l'avouez  vous-même, 
nous  remontons  à  cheval  et  nous  nous  choquons,  le  premier  qui  veut  tirer  tire. 

—  C'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  sans  doute,  mais  il  fait  nuit;  il  faut  com[)ter  plus  de 
coups  perdus  qu'il  n'y  en  aurait  dans  le  jour. 

—  Soit!  chacun  pourra  tirer  trois  coups;  les  deux  qui  seront  tout  chargés  et  un 
troisième  de  recharge. 

—  A  merveille!  Où  notre  combat aura-t-il  lieu? 

—  Avez-vous  quelque  préférence? 

—  Non. 

—  Vous  voyez  ce  petit  bois  qui  s'étend  devant  nous? 

—  Le  bois  des  Rochers?  Parfaitement. 

—  Vous  le  connaissez  ? 

—  A  merveille. 

—  Vous  savez  alors  qu'il  a  une  clairière  à  son  centre? 

—  Oui. 

—  Gagnons  cette  clairièie. 

—  Soit  ! 

—  C'est  une  espèce  de  champ-clos  naturel,  avec  toutes  sortes  de  chemins,   de 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  i5 

faiix-fuyans,  de  sentiers,  de  fossés,  de  tournans ,  d'allées;  nous  serons  là  à  merveille. 

—  Je  le  veux  si  vous  le  voulez.  Nous  sommes  arrivés,  je  crois? 

—  Oui.  Voyez  le  bel  espace  dans  je  rond-point.  Le  peu  de  clarté  qui  tombe  des 
étoiles,  comme  dit  Corneille,  se  concentre  en  cette  place;  les  limites  naturelles  sont 
le  bois  qui  circuite  avec  ses  barrières. 

—  Soit  !  faites  comme  vous  dites. 

—  Terminons  les  conditions  alors. 

—  Voici  les  miennes  :  si  vous  avez  quelque  chose  contre,  vous  le  direz. 

—  J'écoute. 

—  Cheval  tué  oblige  son  maître  à  cond^attre  à  pied. 

• —  C'est  incontestable,  puisque  nous  n'avons  pas  de  chevaux  de  rechange. 

—  Mais  n'oblige  pas  l'adversaire  à  descendre  de  son  cheval. 

—  L'adversaire  sera  libre  d'agir  comme  bon  lui  semblera. 

—  Les  adversaires  s'étant  joints  une  fois  peuvent  ne  se  plus  quitter,  et  par  consé- 
quent tirer  l'un  sur  l'autre  à  bout  portant. 

—  Accepté. 

—  Trois  charges  sans  plus,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  suftisant ,  je  crois.  Voici  de  la  poudre  et  des  balles  pour  vos  pistolets;  mesu- 
rez trois  charges,  prenez  trois  balles,  j'en  ferai  autant ,  puis  nous  répandrons  le  reste 
de  la  poudre  et  nous  jetterons  le  reste  des  balles. 

—  Et  nou«  jurons  sur  le  Christ,  n'esl-ce  pas,  ajouta  de  Wardes,  que  nous  n'avons 
plus  sur  nous  ni  poudre  ni  balles. 

—  C'est  convenu  ;  moi  je  le  jure. 

Et  Guiche  étendit  la  main  vers  le  ciel. 
De  Wardes  l'imita. 

—  Et  maintenant,  mon  cher  comte,  dit-il,  laissez-moi  vous  dire  que  je  ne  suis 
dupe  de  rien  :  vous  êtes  ou  vous  serez  l'amant  de  Madame.  J'ai  pénétré  le  secret,  vous 
avez  peur  que  je  ne  l'ébruité  ;  vous  voulez  me  tuer  pour  vous  assurer  le  silence, 
c'est  tout  simple,  et ,  à  votre  place  ,  j'en  ferais  autant. 

Guiche  baissa  la  tê'e. 

—  Seulement,  continua  de  Wardes  triomphant,  était-ce  bien  la  peine,  dites-moi. 
de  me  jeter  encore  sur  les  bras  celte  mauvaise  affaire  de  Bragelonne;  prenez  ^arde 
mon  cher  ami,  en  acculant  le  sanglier,  on  l'enragé,  en  forçant  le   renard,  on  lui 
donne  la  férocité  du  jaguar.  Il  en  résulte  que  ,  mis  aux  abois  par  vous ,  je  me  défends 
jusqu'à  la  mort. 

—  C'est  votre  droit. 

—  Oui,  mais  prenez  garde,  je  ferai  bien  du  mal;  ainsi,  pour  commencer,  vous 
devinez  bien  ,  n'est-ce  pas ,  que  je  n'ai  point  fait  la  sottise  de  cadenasser  mon  secret , 

-ou  plutôt  votre  secret,  dans  mon  cœur? 

Il  y  a  un  ami,  un  ami  spirituel,  vous  le  connaissez,  qui  est  entré  en  participation 
de  mon  secret;  ainsi  comprenez  bien  que  si  vous  me  tuez,  ma  mort  n'aura  pas  servi 
à  grand'chose,  tandis  qu'au  contraire,  si  je  vous  tue,  dame!  tout  est  possible,  vous 
comprenez. 

Guiche  frissonna. 

—  Si  je  vous  lue ,  continua  de  Wardes,  vous  aurez  attaché  à  Madame  deux  enne- 
mis qui  travailleront  à  qui  mieux  mieux  à  la  ruiner. 

—  Oh  !  Monsieur ,  s'écria  Guiche  furieux  ,  ne  compt<^z  pas  ainsi  sur  ma  mort;  de  ces 
deu.x  nnneniis,  j'espère  bien  tuer  l'un  tout  de  suite,  et  l'autre  à  la  première  occasion. 


46  LÈS  MOUSQUETAIRES. 

De  Wardes  ne  répondit  que  par  un  éclat  de  rire  tellement  diabolique  qu'un  homme 
superstitieux  s'en  fût  effrayé. 
Mais  Guiche  n'était  point  impressionnable  à  ce  point. 

—  Je  crois ,  dit-il ,  que  tout  est  réglé ,  monsieur  de  Wardes  :  ainsi  prenez  du  champ, 
je  vous  prie ,  à  moins  que  vous  ne  préfériez  que  ce  soit  moi. 

—  Non  pas,  dit  de  Wardes,  enchanté  de  vous  épargner  une  peine. 

Et  mettant  son  cheval  au  galop ,  il  traversa  la  clairière  dans  toute  son  étendue  et 
alla  prendre  son  poste  au  point  de  la  circonférence  du  carrefour  qui  faisait  face  à  celui 
où  Guiche  s'était  arrêté. 

Guiche  demeura  immobile, 

A  la  distance  de  cent  pas  à  peu  près,  les  deux  adversaires  étaient  absolument  in- 
visibles l'un  à  l'autre,  perdus  qu'ils  étaient  dans  l'ombre  épaisse  des  ormes  et  des  châ- 
taigniers. 

Une  minute  s'écoula  au  milieu  du  plus  profond  silence. 

Au  bout  de  cette  minute,  chacun,  au  sein  de  l'ombre  où  il  était  caché  ,  entendit  le 
double  cliquetis  du  chien  résonnant  dans  la  batterie. 

(îuiche.  suivant  la  lactique  ordinaire,  mit  son  cheval  au  galop,  persuadé  qu'il  trou- 
verait une  double  garantie  de  sûreté  dans  l'ondulation  du  mouvement  et  dans  la  vitesse 
de  la  course. 

Cette  course  se  dirigea  en  droite  ligne  sur  le  [)oint  qu'à  son  avis  devait  occuper  son 
adversaire. 

A  la  moitié  du  chemin,  il  s'attendait  à  rencontrer  de  Wardes,  il  se  trompait. 

11  continua  sa  course,  présumant  que  de  Wardes  l'attendait  inunobile. 

Mais  aux  deux  tiers  de  la  clairière,  il  vit  le  carrefour  s'illuminer  tout  à  coup,  et 
une  balle  coupa  en  sifflant  la  plume  qui  s'arrondissait  sur  son  chapeau. 

Presque  en  même  temps,  et  comme  si  le  feu  du  premier  coup  eût  servi  à  éclairer 
l'autre,  un  second  coup  retentit,  et  une  seconde  balle  vint  trouer  la  tète  du  cheval  de 
Guiche  un  peu  au-dessous  de  l'oreille. 

L'animal  toini)a. 

Ces  deux  coups  venant  d'une  direction  tout  opposée  à  celle  dans  laquelle  il  s'atten- 
dait à  trouver  de  Wardes  frapj)èrenl  Guiche  de  surprise  ;  mais  comme  c'était  un  homme 
d'un  grand  saug-froid ,  il  calcula  sa  chute ,  mais  non  pas  si  bien  cependant  que  le  bout 
de  sa  botte  ne  se  trouvât  pris  sous  son  cheval. 

Heureusement  dans  son  agonie  l'animal  fit  un  mouvement,  cl  Guiche  put  dégager 
sa  jambe  moins  pressée. 

Guiche  se  releva,  se  tàta ,  il  n'était  point  blessé. 

Du  moment  où  il  avait  senti  le  cheval  faiblir,  il  avait  place  les  deux  pistolets  dans 
les  fontes ,  de  peur  que  la  chute  ne  fit  partir  un  des  deux  coups  et^mème  tous  les  deux, 
ce  qui  l'eût  désarmé  iiuililemenl. 

Une  fois  debout,  il  reprit  ses  pistolets  dans  ses  fontes  et  s'avança  vers  l'endroil  où  à 
la  lueur  de  la  flamme  il  avail  vu  apparaître  de  Wardes. 

Guiche  s'était  dès  le  premier  coup  rendu  compte  de  sa  manœuvre  qui  était  on  ne 
peut  plus  simple. 

Au  lieu  de  courir  sur  Guiche  ou  de  rester  à  sa  place  à  l'attendre  ,  de  Wardes  avait, 
pendant  une  (juinzaine  de  pas  à  peu  près,  suivi  le  cercle  d'ombre  (pii  le  dérobait  à  la 
vue  de  son  adversaire ,  et  au  moment  où  celui-ci  lui  présentait  le  flanc  dans  sa  course, 
il  l'avait  tiré  de  sa  place  ,  ajustant  à  l'aise,  el  servi  au  lieu  d'être  gêné  par  le  galop  du 
cheval. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  4? 

On  a  vu  que,  malgré  robscurilc.  la  première  halle  avait  passé  à  un  pouce  à  peine 
de  la  léle  de  Guiclie. 

De  Wardes  était  si  sûr  de  son  coup,  qu'il  avait  cru  voir  tomber  Guiche.  Son  étonne- 
ment  fut  grand  lorsque ,  au  contraire,  le  cavalier  demeura  en  selle. 

11  se  pressa  pour  tirer  le  second  coup,  fit  un  écart  de  main  et  tua  le  cheval. 

C'était  une  heureuse  maladresse  si  Guiche  demeurait  engagé  sous  l'animal.  Avant 
qu'il  n'eût  pu  se  dégager,  de  Wardes  rechargeait  son  troisième  coup  et  tenait  Guiche  à 
sa  merci. 

Mais,  tout  au  contraire  ,  Guiche  était  debout  et  avait  trois  coups  à  tirer. 

Guiche  comprit  la  position...  11  s'agissait  de  gagner  de  Wardes  de  vitesse.  Il  prit  sa 
course ,  afin  de  le  joindre  avant  qu'il  eût  fini  de  recharger  son  pistolet. 

De  Wardes  le  voyait  arriver  comme  une  tempête.  La  balle  était  juste  et  résistait  à 
la  baguette.  Mal  charger  était  s'exposer  à  perdre  un  dernier  coup.  Bien  charger  était 
perdre  son  temps,  ou  plutôt  c'était  perdre  la  vie. 

Il  fit  faire  un  écart  à  son  cheval. 

Guiche  pivota  sur  lui-même,  et  au  moment  où  le  cheval  retombait  le  coup  partit , 
enlevant  le  chapeau  de  de  Wardes. 

De  Wardes  comprit  qu'il  avait  un  instant  à  lui;  il  en  profita  pour  achever  de  charger 
son  pistolet. 

Guiche  ne  voyant  pas  tomber  son  adversaire,  jeta  le  premier  pistolet,  devenu  inu- 
tile ,  et  marcha  sur  de  Wardes  en  levant  le  second. 

Mais  au  troisième  pas  qu'il  fit,  de  W^ardes  le  prit  tout  marchant,  et  le  coup  partit. 

Un  rugissement  de  colère  y  répondit;  le  bras  du  comte  se  crispa  et  s'abattit. 

Le  pistolet  tomba. 

De  Wardes  vit  le  comte  se  baisser,  ramasser  le  pistolet  de  la  main  gauche  et  faire 
un  nouveau  pas  en  avant. 

Le  moment  était  suprême. 

—  Je  suis  perdu,  murmura  de  Wardes,  il  n'est  point  blessé  à  mort. 

Mais  au  moment  où  Guiche  levait  son  pistolet  sur  de  Wardes,  la  tète,  les  épaules 
et  les  jarrets  du  comte  fléchirent  à  la  fois.  Il  poussa  un  soupir  douloureux  et  vint  rou- 
ler aux  pieds  du  cheval  de  de  Wardes. 

—  Allons  donc,  miu-mura  celui-ci. 

Et  rassemblant  les  rênes ,  il  piqua  des  deux. 

Le  cheval  franchit  le  corps  inerte  et  emporta  rapidement  de  Wardes  au  château. 

Arrivé  là,  de  Wardes  demeura  un  quart  d  heure  à  tenir  conseil. 

Dans  son  impatience  de  quitter  le  champ  de  bataille,  il  avait  négligé  de  s'assurer 
que  Guiche  fût  mort. 

Une  double  hypothèse  se  présentait  à  l'esprit  agité  de  de  Wardes. 

Ou  Guiche  était  tué,  ou  Guiche  était  seulement  blessé. 

Si  Guiche  était  tué,  fallait-il  laisser  ainsi  son  corps  aux  loups;  c'était  une  cruauté 
inutile,  puisque  si  Guiche  était  tué  il  ne  parlerait  certes  pas. 

S'il  n'était  pas  tué,  pourquoi,  en  ne  lui  portant  pas  secours,  se  faire  passer  pour 
un  sauvage  incapable  de  générosité. 

Cette  dernière  considération  l'emporta. 

De  Wardes  s'informa  de  Manicamp. 

Il  apprit  que  Manicamp  s'était  informé  de  Guiche,  et  ne  sachant  point  où  le  joindre, 
s'était  allé  coucher. 

De  Wardes  alla  réveiller  le  dormeur  et  lui  conta  l'affaire,  que  Manicamp  écoula 


AS  LES  MOUSQUETAIRES. 

sans  dire  un  mût,  mais  avec  une  expression  d'énergie  croissante  dont  on  aurait  cru  sa 
physionomie  incapable. 

SeulemenI,  lorsque  de  Wardes  eut  fini,  Manicamp  prononça  un  seul  mot  :  Allons. 

Tout  en  marchant,  Manicamp  se  montait  l'imagination ,  et  au  fur  et  à  mesure  que 
de  Wardes  lui  racontait  l'événement,  il  s'assombrissait  davantage. 

Ainsi,  dit-il,  lorsque  de  Wardes  eut  fini,  vous  le  croyez  mort? 

—  Hélas!  oui. 

—  Et  vous  vous  êtes  battus  comme  cela  sans  témoins? 

—  Il  l'a  voulu. 

—  C'est  singulier! 

—  Gomment,  c'est  singulier? 

Oui,  le  caractère  de  M.  de  Guiche  ressemble  bien  peu  à  cela. 

—  Vous  ne  doutez  pas  de  ma  parole  ,  je  suppose? 

—  Hé!  hé! 

- — Vous  en  douiez? 

—  Un  peu.  Mais  j'en  douterai  bien  plus  encore,  je  vous  en  préviens,  si  je  vois  le 
pauvre  garçon  mort. 

—  Monsieur  Manicamp  ! 
— Monsieur  de  Wardes  ! 

—  Il  me  semble  que  vous  m'insultez  ! 

—  Ce  sera  comme  vous  voudrez.  Que  voulez-vous!  moi ,  je  n'ai  jamais  aimé  les 
gens  qui  viennent  vous  dire  :  J'ai  lue  monsieur  un  tel  dans  un  coin,  c'est  un  bien  grand 
malheur!  Mais  je  l'ai  tué  loyalement.  Il  fait  nuil  bien  noire  pour  cet  adverbe-là,  mon- 
sieur de  Wardes  ! 

—  Silence,  nous  sommes  arrivés. 

En  effet,  on  conunençait  à  apercevoir  la  petite  clairière,  et ,  dans  l'espace  vide, 
la  masse  immobile  du  cheval  mort. 

A  droite  du  cheval,  sur  l'herbe  noire ,  gisait ,  la  face  contre  terre ,  le  pauvre  comte 
baigné  dans  son  sang. 

Il  était  demeuré  à  la  même  place  et  ne  paraissait  pas  même  faire  un  mouvement. 

Manicamp  se  jela  à  genoux,  souleva  le  comte  et  le  trouva  froid  et  trempé  de  sang. 

11  le  laissa  retomber. 

Puis  s'allongeanl  près  de  lui,  il  chercha  jusqu'à  ce  qu'il  eût  trouvé  le  pistolet  de  Guiche. 

—  Morbleu,  dit-il  alors  en  se  relevant ,  pâle  comme  un  spectre  et  le  pistolet  au 
poing ,  morbleu  !  vous  ne  vous  trompiez  pas ,  il  est  bien  mort  ! 

—  Mort  I  répéta  de  Wardes. 

— Oui.  et  son  pistolet  est  chargé,  ajouta  Manicampen  interrogeant  du  doigt  le  bassinet. 

—  Mais  ne  vous  ai-je  pas  dit  que  je  l'avais  pris  dans  la  marche  et  que  j'avais  tiré  sur 
lui  au  moment  où  il  visait  sur  moi. 

—  Etes-vous  bien  sur  de  vous  être  battu  contre  lui ,  monsieur  do  Wardes?  moi,  je 
l'avoue,  j'ai  bien  peur  que  vous  ne  l'ayez  assassiné.  Ohl  ne  criez  pas!  vous  avez  tire 
vos  trois  coups  et  son  pistolet  est  chargé!  Vous  avez  tué  son  cheval,  et  lui,  et  lui, 
Guiche, un  des  meilleurs  tireurs  de  France,  n'a  touché  ni  vous  ni  votre  cheval!  Tenez, 
monsieur  de  Wardes,  vous  avez  du  malheur  de  m'avoir  amené  ici;  tout  ce  sang  m'a 
monté  à  la  Icte  :  je  suis  un  peu  ivre,  cl,  je  crois,  sur  l'honneur,  puisque  l'occasion 
s'en  présente,  que  je  vais  vous  faire  sauter  la  cervelle.  Monsieur  de  Wardes,  recom- 
mandez votre  âme  à  Dieu  ! 

—  .Monsieur  de  Manicamp,  vous  n'y  .songez  point. 


I.l<]  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  V.) 

—  Si  tait .  ail  coiili'aii'c,  j'y  songe  trop. 

—  Vous  m'assassineriez?  »• 

—  Sans  remords,  pour  le  moment  du  moins. 

—  Êtes-vous  gentilhomme? 

—  On  a  été  page,  donc  on  a  fait  ses  preuves. 

—  Laissez-moi  défendre  ma  vie  ,  alors. 

—  Bon ,  pour  que  vous  me  fassiez  à  moi  ce  que  vous  avez  fait  au  pauvre  de  Guichc. 
Et  Manicamp  soulevant  son  pistolet,  l'arrêta,  le  bras  tendu  et  le  sourcil  froncé  à  la 

hauteur  de  la  poitrine  de  de  Wardes. 

De  Wardes  n'essaya  pas  même  de  fuir,  il  était  lerritié. 

Alors  dans  cet  efl'royable  silence  d'un  instant  qui  parut  un  siècle  à  de  Wardes,  un 
soupir  se  fit  entendre. 

—  Ohl  s'écria  de  Wardes,  il  vit!  il  vit!  à  moi,  monsieur  de  Guiche,  on  veut  m'as- 
sassiner. 

Manicamp  se  recula,  et,  entre  les  deux  jeunes  gens  on  vit  le  comte  se  soulever  pé- 
niblement sur  une  main. 

Manicamp  jeta  le  pistolet  à  dix  pas  et  courut  à  son  ami  en  poussant  un  cri  de  joie. 
De  Wardes  essuya  son  front  inondé  d'une  sueur  glacée. 

—  Il  était  temps!  murmura-t-il. 

—  Qu'avez-vous?  demanda  Manicamp  à  Guiche,  et  de  quelle  façon  êtes-vous  blessé? 
Guichc  montra  sa  main  mutilée  et  sa  poitrine  sanglante. 

—  Comte,  s'écria  de  Wardes,  on  m'accuse  de  vous  avoir  assassiné;  parlez,  je  vous 
en  conjure,  dites  que  j'ai  loyalement  combattu? 

—  C'est  vrai ,  dit  le  blessé,  M.  de  Wardes  a  combattu  loyalement,  et  quiconque 
dirait  le  contraire  se  ferait  de  moi  un  ennemi. 

—  Eh!  Monsieur,  dit  Manicamp,  aidez-moi  d'abord  à  transporter  ce  pauvre  garçon, 
et  après  je  vous  donnerai  toutes  les  satisfactions  qu'il  vous  plaira  ,  ou  ,  si  vous  êtes  par 
trop  pressé,  faisons  mieux  ;  pansons  le  comte  ici  avec  votre  mouchoir  et  le  mien,  et 
puisqu'il  reste  deux  balles  à  tirer,  tirons-les. 

—  Merci ,  dit  de  Wardes.  Deux  fois  en  une  heure  j'ai  vu  la  mort  de  trop  près:  c'est 
fort  laid ,  la  mort ,  et  je  préfère  vos  excuses. 

Manicamp  se  mit  à  rire  ,  et  Guiche  aussi ,  malgré  ses  souffrances. 

Les  deux  jeunes  gens  voulurent  le  porter,  mais  il  déclara  qu'il  se  sentait  assez  fort 
pour  marcher  seul.  La  balle  lui  avait  brisé  l'annulaire  et  le  petit  doigt,  puis  avait  été 
glisser  sur  une  côte  sans  pénétrer  dans  la  poitrine.  C'était  donc  plutôt  la  douleur  que 
la  gravité  de  la  blessure  qui  avait  foudroyé  Guichc. 

Manicamp  lui  passa  un  bras  sous  une  épaule ,  de  Wardes  un  bras  sous  l'autre ,  et  ils 
l'amenèrent  ainsi  à  Fontainebleau  ,  chez  le  médecin  qui  avait  assisté  à  son  lit  de  mort 
le  franciscain  prédécesseur  d'Aramis. 


r.  11. 


50 


LES  MOUSQUETAIRES. 


Lli   SOUPER    DU   ROI. 


E  roi  s'élait  mis  à  talilc  pendant  ce  temps,  et  la  suite  peu 
nombreuse  des  invités  du  jour  avait  pris  place  à  ses  côtés 
après  le  geste  habituel  qui  prescrivait  de  s'asseoir. 

Dès  cette  époque,  bien  que  l'étiquette  ne  fut  pas  en- 
tore  réglée  comme  elle  le  fut  plus  tard  ,  la  cour  de  France 
avait  entièrement  rompu  avec  les  traditions  de  bonhomie 
et  de  palriarcale  affabilité  qu'on  retrouvait  encore  chez 
Henri  IV,  et  qiie  l'esprit  soupçonneux  de  Louis  XIII  avait 
peu  à  peu  etfacées  pour  les  remplacer  par  des  habitudes 
fastueuses  de  grandeur  qu'il  était  désespéré  de  ne  pouvoir 
atteindre.  Le  roi  dînait  donc  à  une  petite  table  séparée  qui  dominait,  connue  le  bu- 
reau d'un  président,  les  tables  voisines;  petite  table,  avons-nous  dit?  hàtons-nous 
cependant  d'ajouter  que  cette  petite  table  était  encore  la  plus  grande  de  toutes. 

En  outre,  c'était  celle  sur  laquelle  s'entassaient  un  plus  prodigieux  nombre  de  mels 
variés,  poissons,  gibiers,  viandes  domestiques,  fruits,  légumes  et  conserves. 

Le  roi,  jeune  et  vigoureux,  grand  chasseur,  adonné  à  tous  les  exercices  violens, 
avait  en  outre  cette  chalein-  naturelle  du  sang  commune  à  tous  les  Bourbons,  qui  cuit 
rapidement  les  digestions  et  renouvelle  les  appétits. 

Louis  XIV  était  un  redoutable  convive;  il  aimait  à  critiquer  ses  ciùsiniers,  mais 
lorsqu'il  leur  faisait  honneur,  cet  honneur  était  gigantes(jue. 

Le  roi  commençait  par  manger  plusieurs  potages,  soit  ensemble,  dans  une  espèce 
de  macédoine,  soit  séparément.  Il  entremêlait  ou  plutôt  il  séparait  chacun  de  ces  po- 
tages d'un  verre  de  vin  vieux. 

11  mangeait  vile  et  assez  avidement. 

Porlhos ,  qui  dès  l'abord  avait  par  respect  attendu  un  coup  de  coude  de  d'Arlagnan, 
voyant  le  roi  s'escrimer  de  la  sorte,  se  retourna  vers  le  mousquetaire ,  et  à  demi-voix  : 

—  Il  me  semble  qu'on  peut  aller,  dit-il,  Sa  Majesté  encourage.  Voyez  donc. 

—  Le  roi  mange,  dit  d'Artagnan,  mais  il  cause  en  même  temps,  arrangez-vous  de 
façon  à  ce  que  si,  par  hasard,  il  vous  adressait  la  parole,  il  Jie  vous  prenne  pas  la 
bouche  pleine,  ce  qui  serait  disgracieux. 

—  Le  bon  moyen  alors,  dit  Porlhos.  c'est  de  ne  point  souper.  Cependant  j'ai  faim, 
je  l'avoue,  et  tout  cela  sent  des  odeurs  appétissantes,  et  qui  sollicitent  à  la  fois  mon 
odorat  et  mon  appétit. 

—  N'allez  pas  vous  aviser  do  ne  pas  manger,  dit  d'Arlagnan,  von»;  fAcheriez  Sa 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  81 

Majesté.  Le  roi  a  poui'  habitude  de  dire  que  celui-là  travaille  bien  qui  mange  bien,  et 
il  n'aime  pas  qu'on  fasse  petite  bouche  à  sa  table. 

—  Alors ,  comment  éviter  d'avoir  la  bouche  pleine  si  on  mange  ?  dit  Porthos. 

—  Il  s'airit  simplement,  répondit  le  capitaine  des  mousquetaires,  d'avaler  lorsque 
le  roi  vous  fera  l'honneur  de  vous  adresser  la  parole. 

—  Très-bien. 

El  à  partir  de  ce  moment,  Porthos  se  mit  à  manger  avec  un  enthousiasme  poli. 
Le  roi  de  temps  en  temps  levait  les  yeux  sur  le  groupe ,  et,  en  connaisseur,  appré- 
ciait les  dispositions  de  ses  convives. 

—  Monsieur  du  Vallon  !  dit-il . 

Porlhos  en  était  à  un  salmis  de  lièvre  et  en  engloutissait  un  demi-rable. 
Son  nom  prononcé  ainsi  le  fit  tressaillir,  et  d'un  vigoureux  élan  du  gosier  il  absorba 
la  bouchée  entière. 
—  Sire  ,  dit  Porthos  d'une  voix  étouffée,  mais  suffisamment  intelligible  néanmoins. 

—  Que  Ton  passe  à  M.  du  Vallon  ces  filets  d'agneau,  dit  le  roi  :  aimez-vous  les 
viandes  jeunes,  monsiem' du  Vallon  ? 

—  Sire,  j'aime  tout,  réphqua  Porthos. 

Et  d'Artagnan  lui  souffla  :  —  Tout  ce  que  m'envoie  Votre  Majesté. 
Porthos  répéta  :  —  Tout  ce  que  m'envoie  Votre  Majesté. 
Le  roi  fit  avec  la  tête  un  signe  de  satisfaction. 

—  On  mange  bien  quand  on  travaille  bien ,  repartit  le  roi,  enchanté  d'avoir  en  tète 
à  tète  un  mangeur  de  la  force  de  Porlhos. 

Porthos  reçut  le  plat  d'agneau  et  en  fit  glisser  une  partie  sur  son  assiette. 

—  Eh  bien!  dit  le  roi. 

—  Exquis,  fit  tranquillement  Porlhos. 

—  A-t-on  d'aussi  fins  moulons  dans  votre  province  ,  monsieur  du  Vallon?  conti- 
nua le  roi. 

—  Sire,  dit  Porthos,  je  crois  qu'en  ma  province  connue  partout,  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  est  d'abord  au  roi,  mais  ensuite  je  ne  mangeais  pas  le  mouton  de  la  même 
façon  que  le  mange  Votre  Majesté. 

—  Ah  I  ah  !  et  comment  le  mangez- vous? 

—  D'ordinaire ,  je  me  fais  accommoder  un  agneau  tout  entier. 

—  Tout  entier? 
• —  Oui,  sire. 

—  Et  de  quelle  façon? 

—  Voilà  :  mon  cuisinier,  le  drôle  est  Allemand,  sire,  mon  cuisinier  bourre  l'agneau 
en  question  de  petites  saucisses  qu'il  fait  venir  de  Strasbourg,  d'andouillettes  qu'il  fait 
venir  de  Troyes ,  de  mauviettes  qu'il  fait  venir  de  Pithiviers;  pai- je  ne  sais  quel  moyen 
il  désosse  le  mouton  comme  il  ferait  d'une  volaille  ,  tout  en  lui  laissant  la  peau  qui  fait 
autour  de  l'animal  une  croûte'rissolée;  lorsqu'on  le  coupe  par  belles  tranches,  comme 
on  ferait  d'un  énorme  saucisson ,  il  en  sort  un  jus  tout  rose  qui  est  à  la  fois  agréable 
à  l'œil  et  exquis  au  palais. 

Et  Porlhos  fil  clapper  sa  langue. 

Le  roi  ouvrit  de  grands  yeux  charmés ,  et  tout  en  attaquant  du  faisan  en  daube  qu'on 
lui  présentait  : 

—  Voilà,  monsieur  du  Vallon ,  un  manger  que  je  convoiterais,  dit-il.  Quoi!  \e 
mouton  entier!... 

—  Enfier,  oui,  sire. 


52  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Passez  donc  ces  faisans  à  M.  du  Vallon;  je  vois  que  c'est  un  amateur. 
L'ordre  fut  exécuté. 

Puis  revenant  au  mouton. 

—  Et  cela  n'est  pas  trop  gras? 

—  Non  ,  sire ,  les  graisses  tombent  en  même  temps  que  le  jus  et  surnagent  ;  alors 
mon  écuyer  tranchant  les  enlève  avec  une  cuillère  d'argent,  que  j'ai  fait  faire  exprès. 

—  Et  vous  demeurez?  demanda  le  roi. 

—  A  Pierrefonds ,  sire. 

—  A  Pierrefonds;  où  est  cela  .  monsieur  du  Vallon,  du  côté  de  Belle-Isle? 

—  Oh  !  non  pas  ,  sire ,  Pierrefonds  est  dans  le  Soissonnais. 

—  Je  croyais  que  vous  me  parliez  de  ces  moutons  à  cause  des  prés  salés. 

—  Non,  sire,  j'ai  des  prés  qui  ne  sont  pas  salés,  c'est  vrai,  mais  qui  n'en  valent 
pas  moins. 

Le  roi  passa  aux  entremets ,  mais  sans  perdre  de  vue  Porthos  qui  continuait  d'offi- 
cier de  son  mieux, 

— Vousavez  un  bel  appétit ,  monsieur  du  Vallon  ,  dit-il ,  et  vous  faites  un  bon  convive. 

—  Ah  !  ma  foi ,  sire ,  si  Votre  Majesté  venait  jamais  à  Pierrefonds ,  nous  mangerions 
bien  notre  mouton  à  nous  deux,  car  vous  ne  manquez  pas  d'appétit  non  plus ,  vous. 

D'Artagnan  poussa  un  bon  coup  de  pied  à  Porthos  sous  la  table. 
Porthos  rougit. 

—  A  l'âge  heureux  de  Votre  Majesté,  dilPorlbos,  pour  se  rallraper,  j'élaisaux  mous- 
quetaires, et  nul  ne  pouvait  me  rassasier.  Votre  Majesté  a  bel  appétit,  comme  j'avais 
l'honneur  de  le  lui  dire,  mais  elle  choisit  avec  trop  de  délicatesse  pour  être  appelée 
un  grand  mangeur. 

Le  roi  parut  charmé  de  la  politesse  de  son  antagoniste. 

—  Tàterez-vous  de  ces  crèmes?  dit-il  à  Porthos. 

—  Sire,  Votre  Majesté  me  traite  trop  bien  pour  que  je  ne  lui  dise  pas  la  vérité  tout 
entière. 

—  Dites ,  monsieur  du  V^allon,  dites. 

—  Eh  bien!  sire,  en  fait  de  sucreries,  je  ne  connais  que  les  pâtes  ,  et  encore  il  faut 
qu'elles  soient  bien  compactes;  toutes  ces  mousses  m'enllent  l'estomac  et  tiennent 
une  place  qui  me  paraît  trop  précieuse  pour  la  si  mal  occuper. 

—  Ah!  Messieurs,  dit  le  roi  en  montrant  Porthos,  voilà  un  véritable  modèle  de 
gastronomie.  Ainsi  mangeaient  nos  pères,  qui  savaient  si  bien  manger,  ajouta  Sa  Ma- 
jesté, tandis  que  nous,  nous  picorons. 

Et  en  disant  ces  mots,  il  prit  une  assiette  de  blanc  de  volaille  mêlée  de  jambon. 
Porthos ,  de  son  côlé ,  entama  une  terrine  de  perdreaux  et  de  râles. 
L'échanson  remplit  joyeusement  le  verre  de  Sa  Majesté. 

—  Donnez  de  n)on  vin  à  M.  du  Vallon ,  dit  le  roi. 
C'était  un  des  grands  honneurs  de  la  table  royale, 
D'Artagnan  pressa  le  genou  de  son  ami, 

—  Si  vous  pouvez  avaler  seulement  la  moitié  de  cette  hure  de  sanglier  que  je  vois 
là ,  dit-il  à  Porthos,  je  vous  juge  duc  et  pair  dans  un  an. 

—  Tout  à  l'heure ,  dit  flegmaliquement  Porthos ,  je  m'y  mettrai. 

Le  tour  de  la  hure  ne  tarda  pas  à  venir  en  clîel ,  car  le  roi  prenait  plaisir  h.  pousser 
ce  beau  convive,  il  ne  fit  point  passer  de  mets  à  Porthos  qu'il  ne  les  eût  dégustés  lui- 
même;  il  goûta  donc  la  hure.  Porthos  se  montra  beau  joueur,  au  lieu  d'en  manger  la 
moitié,  comme  avait  dit  d'Artagnan  ,  il  eu  mangea  les  trois  quarts. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  53 

—  Il  est  impossible,  dit  le  roi  à  demi-voix,  qu'un  gentilhomme  qui  soupe  si  bien  tous 
les  jours  et  avec  de  si  belles  dents,  ne  soit  pas  le  plus  honnête  homme  de  mon  royaume. 

—  Entendez-vous?  dit  d'Arlagnan  à  l'oreille  de  son  ami. 

— Oui ,  je  crois  que  j'ai  un  peu  de  faveur,  dit  Porthos  en  se  balançant  sur  sa  chaise. 

—  Oh  I  vous  avez  le  vent  en  poupe.  Oui  !  oui  !  oui! 

Le  roi  et  Porthos  continuèrent  de  manger  ainsi  à  la  grande  satisfaction  des  conviés, 
dont  quelques-uns,  par  énnilation,  avaient  essayé  de  les  suivre,  mais  avaient  dû  re- 
noncer en  chemin. 

Le  roi  rougissait ,  et  la  réaction  du  sang  à  son  visage  annonçait  le  commencement 
de  la  plénitude. 

C'est  alors  que  Louis  XIY,  au  lieu  de  prendre  delà  gaieté,  comme  tous  les  buveurs, 
s'assombrissait  et  devenait  taciturne. 

Porthos,  au  contraire  ,  devenait  guilleret  et  expanyf. 

Le  pied  de  d'Artagnan  dut  lui  rappeler  plus  d'une  fois  cette  particularité. 

Le  dessert  parut. 

Le  roi  ne  songeait  plus  à  Porthos;  il  tournait  ses  yeux  vers  la  porte  d'entrée  ,  et  on 
l'entendit  demander  parfois  pourquoi  M.  de  Saint- Aignan  tardait  tant  à  venir. 

Enfin,  au  moment  où  Sa  Majesté  terminait  un  pot  de  confitures  de  prunes  avec 
un  grand  soupir,  M.  de  Saint-Aignan  parut. 

Les  yeux  du  roi  qui  s'étaient  éteints  peu  à  peu  brillèrent  aussitôt. 

Le  comte  se  dirigea  vers  la  table  du  roi ,  et  à  son  approche  Louis  XIV  se  leva. 

Tout  le  monde  se  leva,  Porthos  même  ,  qui  achevait  un  nougat  capable  de  coller 
l'une  à  l'autre  les  deux  mâchoires  d'un  crocodile.  Le  souper  était  fini. 


APRES    SOUPER. 


Le  roi  prit  le  bras  de  Saint-Aignan  et  passa  dans  la  chambre  voisine. 

—  Que  vous  avez  lardé,  comte  !  dit  le  roi. 

—  J'apportais  la  réponse,  sire,  répondit  le  comte. 

—  C'est  donc  bien  long  pour  elle ,  de  répondre  à  ce  que  je  lui  écrivais. 

—  Sire,  Votre  Majesté  avait  daigné  faire  des  vers,  mademoiselle  de  la  Vallière  a 
voulu  payer  le  roi  de  la  même  monnaie,  c'est-à-dire  en  or. 

—  Des  vers!  Saint-Aignan,  s'écria  le  roi  ravi.  Donne,  donne. 

Et  Louis  rompit  le  cachet  d'une  petite  lettre  qui  renfermait  effectivement  des  vers 
que  l'histoire  nous  a  conservés  et  qui  sont  meilleurs  d'intention  que  de  facture. 

Tels  qu'ils  étaient  cependant  ils  enchantèrent  le  roi  qui  témoigna  sa  joie  par  des 
transports  non  équivoques;  mais  le  silence  général  avertit  Louis,  si  chatouilleux  sur 
les  bienséances,  que  sa  joie  pouvait  donner  matière  à  des  interprétations. 

Il  se  retourna  et  mit  le  billet  dans  sa  poche ,  puis  faisant  un  pas  qui  le  ramena  sur 
le  seuil  de  la  porte  auprès  de  ses  hôtes, 

—  Monsieur  du  Vallon,  dit-il ,  je  vous  ai  vu  avec  le  plus  vif  plaisir  et  je  vous  re- 
verrai avec  un  plaisir  nouveau. 


54  LES  MOUSQUETAIRES. 

Porthos  s'inclina,  comme  eût  fait  le  colosse  de  Rhodes,  et  sortit  à  reculons. 

. —  Monsieur  d'Artagnan,  continua  le  roi,  voUs  attendrez  mes  ordres/lans  la  galerie  ; 
je  vous  suis  obligé  de  m'avoir  fait  connaître  M.  du  Vallon. 

Messieurs,  je  retourne  demain  à  Paris  pour  le  départ  des  ambassadeurs  d'Espagne 
et  de  Hollande. 
'  A  demain  donc. 

La  salle  se  vida  aussitôt.  Le  roi  prit  le  bras  de  Saint-Aignan  et  lui  fit  relire  encore  les 
vers  de  la  Vallière. 

—  Comment  les  trouves-lu?  dit-il. 

—  Sire...  charmans  ! 

—  Ils  me  charment  en  effet ,  et  s'ils  étaient  connus... 

—  Oh  !  les  poètes  en  seraient  jaloux  ,  mais  ils  ne  les  connaîtront  pas. 

—  Lui  avez-vous donné  les  miens? 

—  Oh  !  sire ,  elle  les  a  dévorés. 

—  Rs  étaient  faibles ,  j'en  ai  peur. 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  mademoiselle  de  la  Vallière  en  a  dit. 

—  Vous  croyez  qu'elle  les  a  trouvés  de  son  goût? 

—  J'en  suis  sûr,  sire. 

—  Il  me  faudrait  répondre  alors? 

—  Oh!  sire...  tout  de  suite...  après  souper...  Votre  Majesté  se  fatiguera. 

—  Je  crois  que  vous  avez  raison  :  l'étude  après  le  repas  est  nuisible. 

—  Le  travail  du  poëte  surtout  j  et  puis,  en  ce  momeut,  il  y  aurait  préoccupation 
chez  mademoiselle  de  la  Vallière. 

—  Quelle  préoccupation  ? 

—  Ah  !  sire ,  comme  chez  toutes  ces  dames. 

—  Pourquoi? 

—  A  cause  de  l'accident  de  ce  pauvre  Guiche. 

—  Ah!  mon  Dieu!  est-il  arrivé  malheur  à  Guiche? 

—  Oui,  sire,  il  a  toute  une  main  emportée,  il  a  un  trou  à  la  poitrine,  il  se  meurt. 

—  Ron  Dieu  !  et  qui  vous  a  dit  cela? 

—  Manicamp  l'a  rapporté  tout  à  l'heure  chez  un   médecin  de  Fontainebleau  et  le 
bruit  s'en  est  répandu  ici. 

—  Rapporté!  Pauvre  Guiche  ,  et  comment  cela  lui  est-il  arrivé? 

—  Ah!  voilà,  sire!  comment  cela  lui  est-il  arrivé? 

—  Vous  me  dites  cela  d"un  air  tout  à  l'ait  singulier,  Saint-Aiguau.  Doiuicz-moi  des 
détails...  que  dit-il? 

—  Lui  ne  dit  rien  ,  sire,  mais  les  autres. 

—  Quels  autres? 

—  Ceux  qui  l'ont  rapporté,  sire. 

—  Où  sont-ils  ceux-là? 

—  Je  ne  sais,  sire,  mais  M.  de  Manicamp  le  sait.  M.  de  Manicamp  est  de  ses  amis. 

—  Comme  tout  le  monde,  dit  le  roi. 

—  Oh!  non,  reprit  Saint-Aignan,  vous  vous  trompez,  sire,  tout  le  monde  n'est 
pas  précisément  des  amis  de  M.  de  Guiche. 

—  Gomment  le  savez-vous? 

—  Est-ce  que  le  roi  veut  que  je  m'explique? 

—  Sans  doute ,  je  le  veux. 

—  Eh  bien,  sire,  je  crois  avoir  ouï  parler  dune  querelle  entre  deux  genlilshomnies. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  55 

—  Quand? 

—  Ce  soir  même,  avant  le  souper  de  Votre  Majesté. 

—  Cela  ne  prouve  guère.  J'ai  fait  des  ordonnances  si  sévères  à  l'égard  des  duels, 
que  nul ,  je  suppose,  n'osera  y  contrevenir. 

—  Aussi,  Dieu  me  préserve  d'accuser  personne,  s'écria  Saint-Aignan,  Votre  ^la- 
jesté  m'a  ordonné  de  parler,  je  parle. 

—  Dites  donc  alors  comment  le  comte  de  Guiche  a  été  blessé? 

—  Sire,  on  dit  à  l'affût. 

—  Ce  soir? 

—  Ce  soir. 

—  Une  main  emportée  ,  un  trou  à  la  poitrine.  Qui  était  à  l'affût  avec  M   de  Gniclie? 

—  Je  ne  sais,  sire...  Mais  M.  de  Manicamp  sait  ou  doit  savoir. 

—  Vous  me  cachez  quelque  chose  ._,  Saint-Aignan. 

—  Rien,  sire,  rien. 

—  Alors  expliquez-moi  l'accident;  est-ce  un  mousquet  qui  a  crevé? 

—  Peut-être  bien.  Mais  en  y  réfléchissant,  non,  sire,  car  on  a  trouvé  près  de 
Guiche  son  pistolet  encore  chargé. 

—  Son  pistolet  !  mais  on  ne  va  pas  à  l'affût  avec  un  pistolet,  ce  me  semble. 

—  Sire,  on  ajoute  que  le  cheval  de  Guiche  a  été  lue  ,  et  que  le  cadavre  du  cheval 
est  encore  dans  la  clairière. 

—  Son  cheval  !  Guiche  va  à  l'affût  à  cheval.  Saint-Aignan ,  je  ne  comprends  rien  à 
ce  que  vous  me  dites.  Où  la  chose  s'est-elle  passée? 

—  Sire,  au  bois  Rochin,  dans  le  rond-point. 

—  Bien,  appelez  M.  d'Artagnan. 
Saint-Aignan  obéit.  Le  mousquetaire  entra. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  dit  le  roi ,  vous  allez  sortir  par  la  peiite  porte  du  degré 
particulier. 

—  Oui,  sire. 

—  Vous  monterez  à  cheval. 

—  Oui,  sire. 

—  El  vous  irez  au  rond-point  du  bois  Rochin.  Connaissez-vous  l'endroit? 

—  Sire,  je  m'y  suis  battu  deux  fois. 

—  Comment!  s'écria  le  roi  étourdi  de  la  réponse. 

—  Sire,  sous  les  édils  de  M.  le  cardinal  de  Richelieu  ,  repartit  d'Artagnan  avec  son 
flegme  ordinaire. 

—  C'est  différent ,  Monsieur.  Vous  irez  donc  là  et  vous  examinerez  soigneusement 
les  localités.  Un  homme  y  a  été  blessé ,  et  vous  y  trouverez  un  cheval  mort.  Vous  me 
direz  ce  que  vous  pensez  sur  cet  événement. 

—  Bien,  sire. 

—  Il  va  sans  dire  que  c'est  votre  opinion  à  vousetnoncelled'unautre  que  je  veux  avoir. 

—  Vous  l'aurez  dans  une  heure,  sire. 

—  Je  vous  défends  de  communiquer  avec  qui  que  ce  soit. 

—  Excepté  avec  celui  qui  me  donnera  une  lanterne,  dit  d'Artagnan. 

—  Oui,  bien  entendu,  dit  le  roi  en  riant  de  cette  liberté  qu'il  ne  tolérait  que  chez 
son  capitaine  des  mousquetaires. 

D'Artagnan  sortit  par  le  petit  degré. 

—  Maintenant,  qu'on  appelle  mon  médecin,  ajouta  Louis. 
Dix  minutes  après  le  médecin  du  roi  arrivait  essoufflé. 


56 


LES  MOUSQUETAIUES. 


-  Monsieur   vous  allez,  lui  dit  le  roi,  vous  Iransporler  avec  M   de  Saint  Ai.n 
ou  d  vous  condu.ra,.  et  , ne  rendrez  con.p.e  de  Tétat  du  n.aladeV'o^oufve  ;e; d^" 
Ja  maison  ou  je  vous  prie  d'aller.  ^eIrez  daub 

à  ltrxiv'".f ',?"'  "^r^'r  ■  '"'"""'  ""  ^""^"Çait ,  dès  cette  époque  à  obéir 
a  Louis  AU ,  et  sortit  précédant  Saint-Aicrnan  F"4"t^,  a  ooeii 

luipHer!'  '""'■^'""•^"-  ™™!— "oi^Man'icamp,  avant  ,„e  le  médecin  n'ait  pu 

Saint-Aignan  sortit  à  son  tour. 


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K  VICOMTE  DE  BRAGELONNE 


57 


COMMENT   D'ARTAGNÂN   ACCOMPLIT   LA   MISSION   DONT    l.E   ROI 

l'avait  chargé. 


^^„^  —    

^     H  EÊ\a^^^^^    ENDANT  que  le  roi  prenait  ces  dernières  dispositions  pour 
y  vi  ^m  is-^a  ^m^f  ^-     arriver  à  la  vérité ,  d'Artagnan ,  sans  perdre  une  seconde, 
courait  à  l'écurie,  décrochait  la  lanterne,  sellait  son  che- 
val lui-même  et  se  dirigeait  vers  l'endroit  désigné  par 
Sa  Majesté. 

Il  n'avait,  suivant  sa  promesse,  vu  ni  rencontré  per- 
sonne, et,  comme  nous  l'avons  dit,  il  avait  poussé  le 
scrupule  jusqu'à  faire  ,  sans  l'intervention  des  valets 
d'écurie  et  des  palefreniers  ,  ce  qu'il  avait  à  faire. 

D'Artagnan  était  de  ceux  qui  se  piquent,  dans  les  mo- 
mens  difficiles ,  de  doubler  leur  propre  valeur.  En  cinq  minutes  de  galop  il  fut  au  hois, 
attacha  son  cheval  au  premier  arbre  qu'il  rencontra  et  pénétra  à  pied  jusqu'à  la  clairière. 
Alors  il  commença  de  parcourir  à  pied  et  sa  lanterne  à  la  main  toute  la  surface  du 
rond-point,  vint ,  revint,  mesura ,  examina  ,  et ,  après  une  demi-heure  d'exploration , 
il  reprit  silencieusementson  cheval ,  ets'enrevinlréfléchissantetaupasà  Fontainebleau. 
Louis  attendait  dans  son  cabinet  :  il  élait  seul  et  crayonnait  sur  vm  papier  des  lignes 
qu'au  premier  coup  d'œil  d'Artagnan  reconnut  inégales  et  fort  raturées. 
Il  en  conclut  que  ce  devaient  être  des  vers. 
Le  roi  leva  la  tète  et  aperçut  d'Artagnan. 

—  Eh  bien!  Monsieur,  dit-il ,  m'apportez-vous  des  nouvelles? 

—  Oui ,  sire. 

—  Qu'avez-vous  vu? 

—  Voici  la  probabilité ,  sire ,  dit  d'Artagjian. 

—  C'était  une  certitude  que  je  vous  avais  demandée. 

—  Je  m'en  rapprocherai  autant  que  je  pourrai;  le  temps  était  commode  pour  les 
investigations  dans  le  genre  de  celles  que  je  viens  de  faire  :  il  a  plu  ce  soir  et  les  che- 
mins étaient  détrempés... 

—  Au  fait ,  monsieur  d'Artagnan. 

—  Sire,  Votre  Majesté  m'avait  dit  qu'il  y  avait  un  cheval  mort  au  carrefour  du  bois 
Rochin,  j'ai  donc  commencé  par  étudier  les  chemins. 

Je  dis  les  chemins,  attendu  qu'on  arrive  au  centre  du  carrefour  par  quatre  chemins. 

Celui  que  j'avais  suivi  ihoi-même  présentait  seul  des  traces  fraîches.  Deux  chevaux 
l'avaient  suivi  côte  à  côte  :  leurs  huit  pieds  étaient  marqués  bien  distinctement  dans 
la  glaise. 


38  LES  xMOUSQU ETA  1RES. 

L'un  des  cavaliers  était  plus  pressé  que  l'autre.  Les  pas  de  l'un  sont  toujours  en  avant 
de  l'autre  d'une  demi-longueur  de  cheval. 

—  Alors  vous  êtes  sûr  qu'ils  sont  venus  à  deux?  dit  le  roi. 

—  Oui,  sire.  Les  chevaux  sont  deux  grandes  bêtes  d'un  pas  égal ,  des  chevaux  ha- 
bitués à  la  manœuvre ,  car  ils  ont  tourné  en  parfaite  oblique  la  barrière  du  rond-point. 

—  Après,  Monsieur? 

—  Là  les  cavaliers  sont  restés  un  instant  à  régler  sans  doute  les  conditions  du  combat; 
les  chevaux  s'impatientaient.  L'un  des  cavaliers  parlait,  l'autre  écoutait  et  se  conten- 
tait de  répondre.  Son  cheval  grattait  la  terre  du  pied ,  ce  qui  prouve  que  dans  sa  préoc- 
cupation à  écouter,  il  lui  lâchait  la  bride. 

—  Alors  il  y  a  eu  combat? 

—  Sans  conteste. 

—  Continuez  ;  vous  êtes  un  habile  observateur. 

—  L'un  des  deux  cavaliers  est  resté  en  place ,  celui  qui  écoutait;  l'autre  a  traversé  la 
clairière ,  et  a  d'abord  été  se  mettre  en  face  de  son  adversaire.  Alors  celui  cpii  était  resté 
en  place  a  franchi  le  rond-point  au  galop  jusqu'aux  deux  tiers  de  sa  longtieur,  croyant 
marcher  sur  son  ennemi;  mais  celui-ci  avait  suivi  la  circonférence  du  bois. 

—  Vous  ignorez  les  noms ,  n'est-ce  pas? 

—  Tout  à  fait,  sire.  Seulement,  celui  qui  suivait  la  circonférence  du  bois  moulait 
un  cheval  noir. 

—  Comment  savez-vous  cela? 

—  Quelques  crins  de  sa  queue  sont  restés  aux  ronces  qui  garnissent  le  bord  du  fossé. 

—  Continuez. 

—  Quant  à  l'autre  cheval ,  je  n'ai  pas  eu  de  peine  à  en  faire  le  signalement ,  puis- 
qu'il est  resté  mort  sur  le  champ  de  bataille. 

—  Et  de  quoi  ce  cheval  est-il  mort? 

—  D'une  balle  qui  lui  a  troué  la  tempe. 

—  Celte  balle  était  celle  d'un  pistolet  ou  d'un  fusil? 

—  D'un  pistolet,  sire.  Au  reste,  la  blessure  du  cheval  m'a  indiqué  la  lactique  de 
celui  cjui  l'avait  tué.  Il  avait  suivi  la  circonférence  du  bois  poiu*  avoir  son  adver- 
saire en  tlanc.  J'ai  d'ailleurs  suivi  ses  pas  sur  l'herbe. 

—  Les  pas  du  cheval  noir? 

—  Oui,  sire. 

—  Allez,  monsieur  d'Artagnan. 

—  Maintenant  que  Voire  Majesté  voit  la  position  dos  deux  adversaires,  il  faut  que 
je  quille  le  cavaher  stalionnaire  pour  le  cavaher  qui  passe  au  galop. 

—  Faites. 

—  Le  cheval  du  cavalier  qui  chargeait  fut  tué  sur  le  coup. 
^-  Conmient  savez-vous  cela? 

—  Le  cavalier  n'a  pas  eu  le  temps  de  mettre  pied  à  terre  et  est  tombé  avec  lui.  J'ai 
vu  la  trace  de  sa  jambe  qu'il  avait  tirée  avec  eifortde  dessous  le  cheval.  L'éperon, 
pressé  par  le  poids  de  l'animal,  avait  labouré  la  terre. 

—  Bien.  Et  qu"a-t-il  fait  en  se  relevant? 

—  Il  a  marche  droit  sur  son  adversaire. 

—  Toujours  placé  sur  la  lisière  du  bois  ? 

—  Oui,  sire.  Puis,  arrivé  à  une  belle  portée,  il  s'est  arrêté  solidement,  ses  deux 
talons  sont  marqués  l'im  près  de  l'autre  ,  il  a  lii'é,  et  a  manqué  son  adversaire. 

—  Connncnl  savez-vous  cela  ({u'il  a  manqué? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  59' 

—  J'ai  trouvé  le  chapeau  (roué  d'une  balle, 

—  Ah  !  une  preuve  !  s'écria  le  roi. 

—  Insuffisante  ,  sire ,  repondit  froidement  d'Arlagnan ,  c'est  un  chapeau  sans  Ici  Ires, 
sans  armes,  une  plume  rouge  comme  à  tous  les  chapeaux;  le  tjalon  même  n'a  rien  de 
particulier. 

—  El  l'homme  au  chapeau  troué  a-t-il  tiré  son  second  coup? 

—  Oh  !  sire,  ses  deux  coups  étaient  déjà  tirés. 

—  Comment  avez- vous  su  cela? 

—  J'ai  retrouvé  les  bourres  du  pistolet. 

—  Et  la  balle  qui  n'a  pas  tué  le  cheval ,  qu'est-cUc  devenue? 

—  Elle  a  coupé  la  plume  du  chapeau  de  celui  sur  qui  elle  était  dirigée  et  a  été 
briser  un  petit  bouleau  de  l'autre  côté  de  la  clairière. 

—  Alors.  Thomme  au  cheval  noir  était  désarmé,  tandis  que  son  adversaire  avait 
encore  un  coup  à  tirer. 

—  Sire,  pendant  que  le  cavalier  démonté  se  relevait,  l'autre  rechargeait  sou  arme. 
Seulement,  il  était  fort  troublé  en  la  rechargeant,  la  main  lui  tremblait. 

—  Comment  savez-vous  cela? 

—  La  moitié  de  la  charge  est  tombée  à  terre,  et  il  a  jeté  la  baguette  ,  ne  prenanl 
pas  le  temps  de  la  remettre  au  pistolet. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  ce  que  vous  dites  là  est  merveilleux. 

—  Ce  n'estque  de  l'observation,  sire,  elle  moindre  batteur  d'estrade  en  ferait  autant. 

—  On  voit  la  scène  rien  qu'à  vous  entendre. 

—  Je  l'ai  en  effet  reconstruite  dans  mon  esprit,  à  peu  de  changemens  près. 

—  Maintenant,  revenons  au  cavalier  démonté.  Vous  disiez  qu'il  avait  marché  sur 
son  adversaire  ,  tandis  que  celui-ci  rechargeait  son  pistolet? 

—  Oui.  Mais  au  moment  oi^i  il  visait  lui-même,  l'autre  tira. 

—  Oh  !  fit  le  roi ,  et  le  coup? 

—  Le  coup  fut  terrible,  sire;  le  cavaUer  démonté  tomba  sur  la  face  après  avoir  fait 
trois  pas  mal  assurés. 

—  Où  avait-il  été  frappé? 

—  A  deux  endroits;  à  la  main  droite  d'abord,  puis  du  même  coup  à  la  poitrine. 

—  Mais  comment  pouvez-vous  deviner  cela?  demanda  le  roi  plein  d'admiration. 

—  Oh!  c'est  bien  simple,  la  crosse  du  pistolet  était  tout  ensanglantée,  et  l'on  y 
voyait  la  trace  de  la  balle  avec  les  fragmens  d'une  bague  brisée.  Le  blessé  a  donc  eu, 
selon  toute  probabilité,  l'annulaire  et  le  petit  doigt  emportés. 

—  Voilà  pour  la  main,  j'en  conviens ,  mais  la  poitrine? 

—  Sire ,  il  y  avait  deux  flaques  de  sang  à  la  distance  de  deux  pieds  et  dtMni  Tune  de 
l'autre.  A  l'une  de  ces  flaques  l'herbe  était  arrachée  par  la  main  crispée;  à  l'autre 
l'herbe  était  affaissée  seulement  par  le  poids  du  corps. 

—  Pauvre  Guiche!  s'écria  le  roi. 

—  Ah!  c'était  M.  de  Guiche,  dit  tranquillement  le  mousquetaire,  je  m'en  étais 
douté,  mais  je  n'osais  en  parler  à  Votre  Majesté. 

—  Et  comment  vous  en  doutiez-vous? 

—  J'avais  reconnu  les  armes  des  Grammont  sur  les  fontes  du  cheval  mort. 

—  Et  vous  le  croyez  blessé  grièvement? 

,    —  Très-grièvement ,  puisqu'il  est  tombé  sur  le  coup  et  qu'il  est  resté  longtemps  à  la 
même  place;  cependant,  il  a  pu  marcher,  en  s'en  allant,  soutenu  par  deux  amis. 

—  Vous  l'avez  donc  rencontré  revenant? 


GO  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Non,  mais  j'ai  relevé  les  pas  de  trois  hommes  :  l'homme  de  droite  et  l'homme 
de  gauche  marchaient  librement,  facilement,  mais  celui  du  milieu  avait  le  pas  lourd; 
d'ailleurs  des  traces  de  sang  accompagnaient  ce  pas. 

—  Maintenant,  Monsieur,  que  vous  avez  si  bien  vu  le  combat  qu'aucun  détail  ne 
vous  en  a  échappé,  dites-moi  deux  mois  de  l'adversaire  de  de  Guiche. 

—  Oh  !  sire ,  je  ne  le  connais  pas. 

—  Vous  qui  voyez  tout  si  bien ,  cependant. 

—  Oui,  sire,  dit  d'Artagnan,  je  vois  tout,  mais  je  ne  dis  pas  tout  ce  que  je  vois,  et 
puisque  le  pauvre  diable  a  échappé ,  que  Votre  Majesté  me  permette  de  lui  dire  que 
ce  n'est  pas  moi  qui  le  dénoncerai. 

—  C'est  cependant  un  coupable  ,  Monsieur,  que  celui  qui  se  bat  en  duel. 

—  Pas  pour  moi ,  sire,  dit  froidement  d'Artagnan. 

—  Monsieur,  s'écria  le  roi,  savez-vous  bien  ce  que  vous  dites! 

—  Parfaitement,  sire;  mais  à  mes  yeux,  voyez- vous,  un  homme  qui  se  bat  bien 
est  un  brave  homme.  Voilà  mon  opinion  :  vous  pouvez  en  avoir  une  autre  ;  c'est  na- 
Mu'el ,  vous  êtes  le  maître. 

—  Monsieur  d'Artagnan  ,  j'ai  ordonné  cependant... 
D'Artagnan  interrompit  le  roi  avec  un  geste  respectueux. 

—  Vous  m'avez  ordonné  d'aller  chercher  des  renseigncmens  sur  un  combat ,  sire  ; 
vous  les  avez.  M'ordonnez-vous  d'arrêter  l'adversaire  de  M.  de  Guiche,  j'obéirai;  mais 
ne  m'ordonnez  point  de  vous  le  dénoncer,  car  celle  fois  je  n'obéirai  pas. 

—  Eh  bien  !  arrêtez-le. 

—  Nommez-le-moi ,  sire. 
Louis  frappa  du  pied. 

Puis  après  un  instant  de  réflexion , 

—  Vous  avez  dix  fois,  vingt  fois,  cent  fois  raison  ,  dit-il. 

—  C'est  mon  avis,  sire;  je  suisheureux  que  ce  soit  en  même  temps  celui  de  Votre  Majesté. 

—  Encore  un  mot...  Qui  a  porté  secours  à  Guiche? 

—  Je  l'ignore. 

—  Mais  vous  parlez  de  deux  hommes...  Il  y  avait  donc  im  témoin? 

—  Il  n'y  avait  pas  de  témoin.  Il  y  a  plus...  M.  de  Guiche  une  fois  tombé,  son 
adversaire  s'est  enfui  sans  même  lui  porter  secours. 

—  Le  misérable! 

—  Dame  !  sire ,  c'est  l'eflet  de  vos  ordonnances.  On  s'est  bien  battu  ,  on  a  échappé  à 
une  première  mort,  on  veut  échapper  à  une  seconde  ,  on  se  souvient  de  M.  de  Boule- 
ville...  Peste  ! 

—  Et  alors  on  devient  lâche. 

—  Non,  l'on  devient  prudent. 

—  Donc ,  il  s'est  enfui? 

—  Oui ,  et  aussi  vite  que  son  cheval  a  pu  l'emporter  môme. 

—  Et  dans  quelle  direction? 

—  Dans  celle  du  château. 

—  Après? 

—  Après ,  j'ai  eu  l'honneur  de  le  dire  à  Voire  Majesté ,  deux  hommes-  à  pied  sont 
venus  qui  ont  enunené  M.  de  Guiche. 

—  Quelle  preuve  avez- vous  que  ces  hommes  soient  venus  après  le  combat? 

—  Ah!  une  preuve  manifeste;  au  moment  du  combat  la  pluie  venait  de  cesser,  le 
terrain  n'avait  pas  eu  le  temps  de  l'absorber  et  était  devenu  humide.  Les  pas  enfoncent, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  61 

mais  après  le  combal,  mais  pendant  le  temps  que  M.  de  Guiche  est  resté  évanoui,  la 
terre  s'est  consolidée  et  les  pas  s'imprégnaient  moins  profondément. 
Louis  frappa  ses  mains  l'une  contre  l'autre  en  signe  d'admiration, 

—  Monsieur  d'Artagnan ,  dit-il ,  vous  êtes  en  vérité  le  plus  habile  homme  de  mon 
royaume. 

—  C'est  ce  que  pensait  M.  de  Richelieu  .  et  ce  que  disait  >L  de  Mazarin  ,  sire. 

—  Maintenant ,  il  nous  reste  à  voir  si  votre  sagacité  est  en  défaut. 

—  Ohl  sire,  l'homme  se   trompe,  errare  hiimanum  est ,  dit  philosophiquement  le 
mousquetaire. 

—  Alors  vous  n'appartenez  pas  à  l'humanité,  monsieur  d'Artagnan,  car  je  crois 
que  vous  ne  vous  trompez  jamais. 

—  Votre  Majesté  disait  que  nous  allions  voir. 

—  Oui. 

—  Comment  cela,  s'il  lui  plait? 

—  J'ai  envoyé  chercher  M.  de  Manicamp,  et  M.  de  Manicamp  va  venir. 

—  El  M.  de  Manicamp  sait  le  secret? 

—  Guiche  n'a  pas  de  secrets  pour  M.  de  Manicamp. 
D'Artagnan  hocha  la  tête. 

—  Nul  n'assistait  au  combat,  je  le  répète,  et  à  moins  que  M.  de  Manicamp  ne  soit 
un  des  deux  hommes  qui  l'ont  ramené... 

—  Chut!  dit  le  roi,  voici  qu'il  vient;  demeurez  là  et  prêtez  l'oreille. 

—  Très-bien  ,  sire,  dit  le  mousquetaire. 

A  la  même  minute  Manicamp  et  Saint-Aignan  parurent  au  seuil  de  la  porte. 


L  AFFUT. 


Le  roi  fit  un  signe  au  mousquetaire,  l'autre  à  Sainl-Aignan. 
Le  signe  était  impérieux  et  signifiait  :  Sur  votre  vie,  taisez-vous. 
D'Artagnan  se  retira  comme  un  soldat  dans  l'angle  du  cabinet. 
Saint-Aignan,  comme  un  favori ,  s'appuya  sur  le  dossier  du  fauteuil  du  roi. 
Manicamp,  la  jand)e  droite  en  avant ,  le  sourire  aux  lèvres,   les  mains  blanches  et 
gracieuses,  s'avança  pour  faire  sa  révérence  au  roi. 
Le  roi  rendit  le  salut  avec  la  tête. 

—  Bonsoir,  monsieur  de  Manicamp ,  dit-il. 

—  Votre  Majesté  m'a  fait  l'honneur  de  me  mander  auprès  d'elle?  dit  Manicamp. 

—  Oui ,  pour  apprendre  de  vous  tous  les  détails  du  malheureux  accident  arrivé  au 
comte  de  Guiche. 

—  Oh  !  sire ,  c'est  douloureux. 

—  Vous  étiez  là? 

—  Pas  précisément,  sire. 

—  Mais  vous  arrivâtes  sur  le  théàln;  fie  l'accidont  quelques  instans  après  cet  accident 
accompli? 


62  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  C'est  cela,  oui,  sire,  une  demi-heure  à  peu  près. 

—  Et  où  cet  accident  a-t-il  eu  lieu? 

—  Je  crois,  sire,  que  l'eudroit  s'appelle  le  roud-point  du  bois  Rochiu. 

—  Oui ,  rendez- vous  de  chasse. 

—  C'est  cela  même ,  sire. 

—  Eh  bien  !  contez-moi  ce  que  vous  savez  de  détails  sur  ce  malheur,  monsieur  de 
iManicamp.  Contez. 

—  C'est  que  Votre  Majesté  est  peut-être  instruite  ,  et  je  craindrais  de  la  fatiguer  par 
des  répétitions. 

—  Non,  ne  craignez  pas. 

Manicamp  regarda  tout  autour  de  lui  ;  il  ne  vit  que  d'Artagnan  adossé  aux  boiseries, 
d'Artagnan  calme,  bienveillant,  bonhomme,  et  Saint-Aignan  avec  lequel  il  était 
venu  et  qui  se  tenait  toujours  adossé  au  fauteuil  du  roi  avec  une  figure  également 
gracieuse. 

11  se  décida  donc  à  parler. 

— Votre  Majesté  n'ignore  pas,  dit-il,  que  les  accidcns  sont  communs  à  la  chasse. 

—  A  lâchasse? 

—  Oui ,  sire  ,  je  veux  dire  à  l'affût. 

—  Ah!  ah  !  dit  le  roi,  c'est  à  l'aifùt  que  l'accident  est  arrivé? 

—  Mais  oui,  sire,  hasarda  Manicamp;  est-ce  que  Votre  Majesté  l'ignorait? 

—  Mais  à  peu  près,  dit  le  roi  fort  vite,  car  toujours  Louis  XIV  répugna  ù  n)ontir; 
c'est  donc  à  l'atîùt,  dites-vous,  que  l'accident  est  arrivé? 

—  Hélas!  oui,  malheureusement,  sire. 
Le  roi  fit  une  pause. 

—  A  l'affût  de  quel  animal?  demanda-t-il. 

—  Du  sanglier,  sire. 

—  Et  quelle  idée  a  donc  eue  Guiche  de  s'en  aller  comme  cela  tout  seul  à  l'aflùl  du 
sanglier;  c'est  un  exercice  de  campagnard  cela,  et  bon  tout  au  plus  pour  celui  qui 
n'a  pas,  comme  le  maréchal  de  Granunont,  chiens  et  piqueurs  pour  chasser  en  gen- 
filhomme. 

Manicamp  plia  les  épaules 

—  La  jeunesse  est  téméraire,  dit-il  sentencieusement. 

—  Enfin L.  continuez,  dit  le  roi. 

"•  Tant  il  y  a ,  continua  Manicanq),  n'osant  s'aventurer  cl  posant  un  mot  après 
l'autre,  comme  fait  de  ses  pieds  un  paludier  dans  un  marais,  tant  il  y  a,  sire,  que  le 
pauvre  Guiclie  s'en  alla  tout  seul  à  l'affût. 

—  Tout  seul ,  voire!  le  beau  chasseur!  Eh  !  M.  Guiche  ne  sait-il  pas  que  le  sanglier 
revient  sur  le  coup? 

—  Voilà  justement  ce  ([iii  est  arrivé  ,  sire. 
=—  Il  avait  donc  ou  connaissance  de  la  bête? 

—  Oui,  sire.  Des  paysans  l'avaient  vu  dans  leurs  pommes  de  terre. 

—  Et  quel  animal  était-ce? 

—  Un  ragot. 

—  Il  fallait  donc  me  prévenir.  Monsieur,  que  Guiche  avait  dos  idées  de  suicide  ;  car 
enfin  je  l'ai  vu  chasser,  c'est  un  veneiu'  très-expert.  Quand  il  lire  sur  l'animal  acculé 
et  tenant  aux  chiens,  il  prend  toutes  ses  précautions  et  cependant  il  tire  avec  une  ca- 
rabine, et  celte  fois  il  s'en  va  affronter  le  sanglier  avec  de  simples  pistolets. 

—  Manicamp  tressaillit. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  63 

—  Des  pistolets  de  luxe,  excelleus  pour  se  Inilli-o  eu  duel  avec  un  homme  cl  non 
avec  un  sanglier,  que  diable  1 

—  Sire,  il  y  a  des  choses  qui  ne  s'expliriuciil  pas  liieii. 

—  Vous  avez  raison,  et  révéncmentqui  nous  occupe  est  une  de  ces  choses-là.  Con- 
tinuez. 

Pendant  ce  récit,  Saint- Aignan ,  qui  eût  peut-être  t'ait  signe  àManicamp  de  ne  pas 
s'enferrer,  était  couché  en  joue  par  le  regard  obstiné  du  roi. 

Il  y  avait  donc  entre  lui  et  Manicamp  impossibilité  de  communiquer. 

Quant  à  d'Artagnan,  la  statue  du  silence  à  Athènes  était  plus  bruyante  ci  plus 
expressive  que  lui. 

Manicamp  continua  donc,  lancé  dans  la  voie  qu'il  avait  prise,  à  s'enfoncer  dans  le 
panneau. 

—  Sire,  dit-il ,  voici  probablement  comment  la  chose  s'est  passée.  Guiche  attendait 
le  sangher. 

—  A  cheval  ou  à  pied?  demanda  le  roi. 

—  A  cheval.  Il  tira  sur  la  bête,  la  manqua. 

—  Le  maladroit  ! 

—  La  bête  fonça  sur  lui.  ■ 

—  Elle  cheval  fut  tué. 

—  Ah  1  Votre  Majesté  sait  cela. 

—  On  m'a  dit  qu'un  cheval  avait  été  trouvé  mort  au  carrefour  du  bois  Ilocbin.  J'ai 
présumé  que  c'était  le  cheval  de  Guiche. 

—  C'était  lui  elfectivement,  sire. 

—  Voilà  pour  le  cheval,  c'est  bien,  mais  pour  Guiche? 

—  Guiche,  une  fois  à  terre,  fut  fouillé  par  le  sanglier,  et  blessé  à  la  main  et  à  la 
poitrine. 

—  C'est  un  horrible  accident,  mais  il  faut  le  dire,  c'est  la  faute  de  Guiche.  Com- 
ment va-t-on  à  l'atfût  d'un  pareil  animal  avec  des  pistolets ,  il  avait  donc  oublié  la  fable 
d'Adonis  ? 

Manicamp  se  gratta  l'oreille. 

—  C'est  vrai ,  dit-il ,  grande  imprudence. 

—  Vous  expliquez-vous  cela,  monsieur  Manicamp? 

—  Sire ,  ce  qui  est  écrit  est  écrit. 

—  Ah  !  vous  êtes  fataliste  ? 
Manicamp  s'agitait  fort  mal  à  son  aise. 

—  Je  vous  en  veux,  monsieur  Manicamp,  continua  le  roi. 

—  A  moi ,  sire  ? 

—  Oui.  Comment,  vous  êtes  l'ami  de  Guiche,  vous  savez  qu'il  est  sujet  à  de  pa- 
reilles folies ,  et  vous  ne  l'arrêtez  pas  ! 

Manicamp  ne  savait  à  quoi  s'en  tenir  j  le  ton  du  roi  n'était  plus  précisément  celui 
d'un  homme  crédule. 

D'un  autre  côté,  ce  ton  n'avait  ni  la  sévérité  du  drame,  ni  l'insistance  de  l'inter- 
rogatoire. 

Il  y  avait  plus  de  raillerie  que  de  menace. 

—  Et  vous  dites  donc  ,  continua  le  roi ,  que,  c'est  bien  le  cheval  de  Guiche  que  l'on  a 
retrouvé  mort? 

—  Oh!  mon  Dieu  oui ,  lui-même. 

—  Cela  vous  a^t-il  étonné? 


64  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Non,  sire.  A  la  dernière  chasse,  M.  de  Saint-Maure,  Votre  Majesté  se  le  rap- 
pelle, a  eu  un  cheval  tué  sous  lui  de  la  même  façon. 

• —  Oui ,  mais  éventré. 

—  Sans  doute,  sire. 

—  Le  cheval  de  Guiche  eût  été  éventré  comme  celui  de  M.  de  Saint-Maure  que  cela 
ne  m'éfonnerait  point,  pardieu  ! 

Manicamp  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Mais  ce  qui  m'étonne,  continua  le  roi,  c'est  que  le  cheval  de  Guiche,  au  heu 
d'avoir  le  ventre  ouvert ,  ait  la  tête  cassée. 

Manicamp  se  troubla. 

—  Est-ce  que  je  me  trompe?  reprit  le  roi,  est-ce  que  ce  n'est  pointa  la  tempe  que 
le  cheval  de  Guiche  a  été  frappé?  Avouez,  monsieur  de  Manicamp,  que  voilà  un  coup 
singulier. 

— Sire,  vous  savez  que  le  cheval  est  un  animal  très-intelligent,  il  aura  essayé  de 
se  défendre. 

—  Mais  un  cheval  se  défend  avec  les  pieds  de  derrière  et  non  avec  la  tête. 

—  Alors  le  cheval  effrayé  se  sera  abattu ,  dit  Manicamp,  et  le  sanglier,  vous  com- 
prenez, sire,  le  sanglier... 

—  Oui,  je  comprends  pour  le  cheval,  mais  pour  le  cavalier? 

—  Eh  bien,  c'est  tout  simple;  le  sanglier  est  revenu  du  cheval  au  cavalier,  et 
comme  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  le  dire  à  Votre  Majesté,  a  écrasé  la  main  de  Guiche 
au  moment  où  il  allait  tirer 'sur  lui  son  second  coup  de  pistolet,  puis  d"un  coup  de 
boutoir  il  lui  a  troué  la  poitrine. 

—  Cela  est  on  ne  peut  plus  vraisemblable,  en  vérité,  monsieur  de  Manicamp;  vous 
avez  tort  de  vous  délier  de  votre  éloquence  et  vous  contez  à  merveille. 

-=r-Le  roi  est  bien  bon,  dit  Manicamp  en  faisant  un  salut  des  plus  embarrassés. 

—  A  partir  d'aujourd'hui  seulement,  je  défendrai  à  mes  gentilshommes  d'aller  à 
l'affût.  Peste!  autant  vaudrait  leur  permettre  le  duel. 

Manicamp  tressaillit  et  fit  un  mouvement  pour  se  retirer. 

—  Le  roi  est  satisfait?  demanda-t-il. 

—  Enchanté;  mais  ne  vous  retirez  point  encore,  monsieur  de  Manicamp,  dit  Louis, 
j'ai  atfaire  de  vous. 

—  Allons,  allons,  pensa  d'Artagnan  ,  encore  un  qui  n'est  pas  de  notre  force. 
Et  il  poussa  »m  soupir  qui  pouvait  signifier  : 

—  Oh!  les  hommes  de  notre  force,  où  sont-ils  maintenant! 

En  ce  moment,  un  huissier  souleva  la  portière  et  annonça  le  médecin  du  roi. 

—  Ah!  s'écria  Louis,  voilà  justement  M.  Valot  qui  vient  de  visiter  M.  de  Guiche. 
Nous  allons  avoir  des  nouvelles  du  blessé. 

Manicamp  se  sentit  plus  mal  à  l'aise  que  jamais. 

—  De  cette  façon  au  moins,  ajouta  le  roi,  nous  aurons  la  conscience  nette. 
Et  il  regarda  d'Artagnan  qui  ne  sourcilla  point. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  63 


LE   MÉDECIN. 


M.  Valot  entra. 

La  mise  en  scène  élait  la  niènic  :  le  roi  assis,  Saiiit-Aignan  loiijours  accoudé  à  son 
fauleuil ,  d'Artagnan  toujours  adossé  à  la  muraille ,  Mauicamp  toujours  debout. 

—  Eh  bien!  monsieur  Valot,  iit  le  roi,  m'avez-vous  obéi? 

—  Avec  empressement,  sire. 

—  Vous  vous  êtes  rendu  chez  votre  confrère  de  Fontainebleau? 

—  Oui,  sire. 

—  Et  vous  y  avez  trouvé  M.  de  Guiche? 

—  J'y  ai  trouvé  1\L  de  Guiche. 

—  En  quel  état?  dites  franchement. 

—  En  très-piteux  état,  sire, 

—  Cependant ,  voyons ,  le  sanglier  ne  l'a  pas  dévoré? 

—  Dévoré  qui  ? 

—  Guiche. 

—  Quel  sanglier? 

—  Le  sanglier  qui  l'a  blessé. 

—  M.  de  Guiche  a  été  blessé  par  un  sanglier? 

—  On  le  dit  du  moins. 

—  Quelque  braconnier  plutôt... 

—  Comment ,  quelque  braconnier?... 

—  Quelque  mari  jaloux, 'quelque  amant  maltrailé,  lequel,  pour  se  venger,  aura 
tiré  sur  lui. 

—  Mais  que  dites-vous  donc  là,  monsieur  Valot;  les  blessures  de  M,  de  Guiche  ne 
sont-elles  pas  produites  par  la  défense  d'un  sanglier? 

—  Les  blessures  de  M.  de  Guiche  sont  produites  par  une  balle  de  pistolet  qui  lui  a 
écrasé  l'annulaire  et  le  petit  doigt  de  la  main  droite,  après  quoi  elle  a  élé  se  loger 
dans  les  muscles  intercostaux  de  la  poitrine. 

—  Une  balle!  Vous  êtes  sûr  que  M.  de  Guiche  a  été  blessé  par  une  balle?.,,  s'écria 
le  roi  jouant  l'homme  surpris, 

—  Ma  foi,  dit  Valot,  si  sûr  que  la  voilà,  sire. 
Et  il  présenta  au  roi  une  balle  à  moitié  aplatie 
Le  roi  la  regarda  sans  y  toucher. 

—  11  avait  cela  dans  la  poitrine,  le  pauvre  garçon?  demanda-t-il. 

—  Pas  précisément.  La  balle  n'avait  point  pénétré  ,  elle  s'élait  aplatie,  comme  vous 
voyez,  ou  sur  la  sous- garde  du  pistolet,  ou  sur  le  côté  droit  du  sternum. 

—  Bon  Dieu!  fit  le  roi  sérieusement,  vous  ne  me  disiez  rien  de  tout  cela,  monsieur 
de  Manicamp, 

— Sire... 

—  Qu'est-ce  donc,  voyons,  que  cette  invention  de  sanglier,  d'affût,  de  chasse  de 
nuit?  Voyons,  parlez. 

—  Ah!  sire... 

T.  u.  5 


6G  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Il  me  parait  que  vous  avez  raison  ,  dit  le  roi  en  se  tournant  vers  son  capitaine  de 
mousquetaires,  et  qu'il  y  a  eu  combat. 

Le  roi  avait  plus  que  tout  autre  cette  faculté  donnée  aux  grands  de  compromettre 
el  diviser  les  inférieurs. 
Manicamp  lança  au  mousquetaire  un  regard  plein  de  reproches. 
D'Artagnan  comprit  ce  regard  et  ne  voulut  pas  rester  sous  le  poids  de  l'accusation. 
Il  fit  un  pas. 

—  Sire,  dit-il,  Votre  Majesté  m'a  commandé  d'aller  explorer  le  carrefour  du  bois 
Rochin,  et  de  lui  dire,  d'après  mon  estime,  ce  qui  s'y  était  passé.  Je  lui  ai  fait  part 
de  mes  observations,  mais  sans'dénoncer  personne.  C'est  Sa  Majesté  elle-même  qui, 
la  première,  a  nommé  M.  le  comte  de  Guiche. 

—  Bien!  bien!  Monsieur,  dit  le  roi  avec  hauteur:  vous  avez  fait  voire  devoir  et  je 
suis  content  de  vous^  cela  doit  vous  suffire.  Mais  vous,  monsieur  de  Manicamp ,  vous 
n'avez  pas  fait  le  vôtre ,  car  vous  m'avez  menti. 

—  Menti,  sire!  Le  mot  est  dur. 

—  Trouvez-en  un  autre. 

—  Sire,  je  n'eu  chercherai  pas.  J'ai  déjà  eu  le  malheur  de  déplaire  à  Sa  Majesté  , 
et  ce  que  je  trouve  de  mieux,  c'est  d'accepter  humblement  les  reproches  qu'elle  jugera 
à  propos  de  m'adresser. 

—  Vous  avez  raison,  Monsieur,  on  me  déplaît  toujours  eu  me  cachant  la  vérité. 

—  Quelquefois,  sire,  on  ignore. 

—  Ne  mentez  plus  ,  ou  je  double  la  peine. 
Manicamp  s'inclina  pàhssant. 

D'Artagnan  fit  encore  un  pas  en  avant,  décidé  à  intervenir  si  la  colère  toujours 
grandissante  du  roi  atteignait  certaines  limites. 

—  Monsieur,  continua  le  roi,  vous  voyez  qu'il  est  inutile  de  nier  la  chose  plus 
longtemps.  M.  de  Guiche  s'est  battu. 

—  Je  ne  dis  pas  non,  sire,  et  Votre  Majesté  eût  été  généreuse  eu  ne  forçant  pas  un 
gentilhomme  au  mensonge. 

•=^  Forcé  !  Qui  vous  forçait  ? 

—  Sire  ,  M.  de  Guiche  est  mon  ami.  Votre  Majesté  a  défendu  les  duels  sous  peine 
de  mort.  Un  mensonge  sauve  mon  ami.  Je  mens. 

—  Bien,  murmura  d'Artaguan,  voilà  un  joh  garçon,  mordioux! 

^-  Monsieur,  reprit  le  roi,  au  lieu  de  mentir,  il  fallait  l'empêcher  de  se  battre. 

^--  Oh  !  sire.  Voire  Majesté  qui  est  le  genlilbonuue  le  plus  accompli  do  France  ,  sait 
bien  que  nous  autres  gcnsd'épéo  nous  n'avons  jamais  regardé  M.  de  Boutevillc  comme 
déshonoré  pour  être  mort  en  Grève.  Ce  qui  déshonore,  c'est  d'éviter  son  ennemi  et 
non  de  rencontrer  le  bourreau. 

—  Eli  bien  !  soit ,  dit  Louis  XIV,  je  veux  bien  vous  ouvrir  un  moyen  de  tout  réparer. 
-  S'il  est  de  ceux  qui  conviennent  à  un  gcnUlhoinme,  je  le  saisirai  avec  em- 
pressement, sire. 

—  Le  nom  de  l'adversaire  de  M.  de  Guiche  ? 

—  Oh!  oh!  nmrnuira  d'Artagnan,  est-ce  que  nous  allone  continuer  Louis  XIII... 

—  Sire  I...  fit  Manicamp  avec  un  accent  de  reproche. 

—  Vous  ne  voulez  pas  le  nommer,  à  ce  qu'il  paraît?  dit  le  roi. 
■=^  Sll'c ,  je  ne  le  connais  pas. 

—  Bravo,  fit  d'Artagnan. 

—  Monsieur  de  Manicamp,  remettez  voire  épéc  au  capitaine. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  67 

Manicamp  s'inclina  ^fracicusenicnl ,  détacha  son  cpée  en  sourianl  et  la  tondit  au 
nionsquetaire. 
INlais  Saint-Aignan  s'avança  vivement  entre  d'Aiiagnan  et  lui. 

—  Sire ,  dit-il,  avec  la  permission  de  Votre  Majesté. 

—  Faites,  dit  le  roi,  enchanté  peut-èlre  au  fond  du  cœur  que  quelqu'un  se  plaràt 
entre  lui  et  la  colère  à  laquelle  il  sciait  laissé  emporter. 

—  Manicamp.  vous  êtes  un  brave  ,  et  le  roi  appréciera  voire  conduite;  mais  vouloir 
trop  bien  servir  ses  amis,  c'est  leur  nuire.  Manicamp,  vous  savez  le  nom  que  Sa  Ma- 
jesté vous  demande. 

—  C'est  vrai,  je  le  sais. 

—  Alors  vous  le  direz. 

—  Si  j'eusse  dû  le  dire ,  ce  serait  déjà  fait? 

—  Alors  je  le  dirai ,  moi  qui  ne  suis  pas  comme  vous  intéressé  à  celte  prud'hommie. 

—  Vous,  vous  êtes  libre;  mais  il  me  semble  cependanl... 

—  Oh  !  trêve  de  magnanimité  ;  je  ne  vous  laisserai  point  aller  à  la  Bastille  comme 
cela.  Parlez,  ou  je  parle. 

Manicamp  était  homme  d'esprit  et  comprit  qu'il  avait  fait  assez  pour  donner  de  lui 
une  parfaite  opinion;  maintenant  il  ne  s'agissait  plus  que  d"y  persévérer  en  recon- 
quérant les  bonnes  grâces  du  roi. 

—  Parlez,  Monsieur,  dit-il  à  Saint-Aignan.  .J'ai  fait,  pour  mon  coniplc  tout  ce  que 
ma  conscience  me  disait  de  faire  ,  et  il  fallait  que  ma  conscience  ordonnât  bien  haut, 
ajouta-t-il  en  se  retournant  vers  le  roi,  puisqu'elle  l'a  emporté  sur  les  commande- 
mens  de  Sa  Majesté;  mais  Sa  Majesté  me  pardonnera,  je  l'espère,  quand  elle  saura 
que  j'avais  à  garder  l'honneur  dune  dame. 

—  D'une  dame?  demanda  le  roi  inquiet. 

—  Oui,  sire. 

-—  Une  dame  fut  la  cause  de  ce  combat? 

Manicamp  s'inclina. 

Le  roi  se  leva  et  s'approcha  de  Manicamp. 

—  Si  la  personne  est  considérable ,  dit-il ,  je  ne  me  plaindrai  pas  que  vous  ayez  pris 
desménagemens,  au  contraire. 

—  Sire ,  tout  ce  qui  touche  à  la  maison  du  roi  ou  à  la  maison  de  son  frère  est  con- 
sidérable à  mes  yeux. 

«—  A  la  maison  de  mon  frère,  répéta  Louis  XFV^  avec  une  sorte  d  hésitation...  La 
cause  de  ce  combat  est  une  dame  de  la  maison  de  mon  frère  ? 

—  Ou  de  Madame. 

• —  Ah  !  de  Madame  ! 

—  Oui ,  sire. 

—  Ainsi ,  cette  dame  ? 

—  Est  une  des  filles  d'honneur  de  la  maison  de  Son  Altesse  Royale  Madame  la  du- 
chesse d'Orléans. 

—  Pour  qui  M.  de  Guiche  s'est  battu,  dites-vous? 

—  Oui,  et  celte  fois  je  ne  mens  plus. 
Louis  fit  un  mouvement  plein  de  trouble. 

—  Messieurs,  dit-il  en  se  retournant  vers  les  spectateurs  de  cette  scène,  veuillez 
Vous  éloigner  un  instant ,  j'ai  besoin  de  demeurer  seul  avec  M.  de  Manicamp.  Je  sais 
qu'il  a  des  choses  précieuses  à  me  dire  pour  sa  juslitication,  et  qu'il  n'ose  le  faire 
devant  témoins...  Remettez  votre  épée,  monsieur  de  Manicamp. 


68  LES  MOUSQUETAIRES. 

Manicamp  remit  son  épée  au  ceinturon. 

—  Le  drôle  est  décidément  plein  de  présence  d'esprit,  murmura  le  mousquetaire  en 
prenant  le  bras  de  Saint-Aignan  et  en  se  retirant  avec  lui. 

—  Il  s'en  tirera  ,  fît  ce  dernier  à  l'oreille  de  d'Arlagnan. 

—  Et  avec  honneur,  comte. 

Manicamp  adressa  à  Saint-Aignan  et  au  capitaine  un  regard  de  remerciment  qui 
passa  inaperçu  du  roi. 

—  Allons,  allons,  dit  d'Artagnan  en  franchissant  le  seuil  delà  porte,  j'avais  mau- 
vaise opinion  de  la  génération  nouvelle.  Eh  bien  !  je  me  trompais,  et  ces  petits  jeunes 
gens  ont  du  bon. 

Valot  précédait  le  favori  et  le  capitaine. 

Le  roi  et  Manicamp  restèrent  seuls  dans  le  cabinet. 


^Tï<Ê 


9Ar:/ô 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


69 


OU   D'ARTAGNAN  RECONNAIT   QU'iL   S'ÉTAIT   TROMPÉ    ET   QUE   C'ÉTAIT 
MANICAMP   QUI   AVAIT   RAISON. 


E  roi  s'assura  par  lui-même,  en  allant  jusqu'à  la  porle  , 
que  personne  n'écoutait,  et  revint  se  placer  précipitam- 
ment en  face  de  son  interlocuteur. 

—  Çà,  Jit-il ,  maintenant  que  nous  sommes  seuls, 
Monsieur,  expliquez-vous? 

—  Avec  la  plus  grande  franchise  ,  sire ,  répondit  le 
jeune  homme. 

—  Et  tout  d'al)ord,  monsieur  de  Manicamp,  ajouta  le 
roi,  sachez  que  rien  ne  me  tient  tant  au  cœur  que  Thon- 
neur  des  dames. 

—  Voilà  justement  pourquoi  je  ménageais  votre  délicatesse,  sire. 

—  Oui,  je  comprends  tout  maintenant.  Vous  dites  donc  qu'il  s'agissait  d'une  fille 
de  ma  belle-sœur,  et  que  la  personne  en  question,  l'adversaire  de  Guiche,  l'homme 
enfin  que  vous  ne  voulez  pas  nommer... 

—  ^Nlais  que  M.  de  Saint-Aignan  vous  nommera  ,  sire. 

—  Oui;  vous  dites  donc  que  cet  homme  a  offensé  quelqu'un  de  chez  Madame. 

—  Mademoiselle  de  la  Vallière  ,  oui,  sire. 

—  Ah  !  fit  le  roi ,  comme  s'il  s'y  fût  attendu  et  comme  si  cependant  le  coup  lui  avait 
percé  le  cœur,  ah  !  c'est  mademoiselle  de  la  Vallière  que  l'on  outrageait  ! 

—  Je  ne  dis  point  précisément  qu'on  l'outrageât,  sire. 

—  Mais  enfin  ! 

—  Je  dis  qu'on  parlait  d'elle  en  termes  peu  convenables. 

—  En  termes  peu  convenables  de  mademoiselle  de  la  Vallière,  et  vous  refusez  de 
me  dire  quel  était  l'insolent!... 

• —  Sire  ,  je  croyais  que  c'était  chose  convenue  ,  et  que  Votre  Majesté  avait  renoncé 
à  faire  de  moi  un  dénonciateur. 

—  C'est  juste,  vous  avez  raison  ,  reprit  le  roi  en  se  modérant;  d'ailleurs,  je  saurai 
toujours  assez  tôt  le  nom  de  celui  qu'il  me  faudra  punir. 

Manicamp  vit  bien  que  la  question  était  retournée.  Quant  au  roi,  il  s'aperçut  qu'il 
venait  de  se  laisser  entraîner  un  peu  loin.  Aussi  se  reprit-il  : 

—  Et  je  punirai  non  point  parce  qu'il  s'agit  de  mademoiselle  de  la  Vallière,  bien 
que  je  l'estime  particulièrement ,  mais  parce  que  l'objet  de  la  querelle  est  une  femme. 

Or,  je  prétends  qu'à  ma  cour  on  respecte  les  fenmies,  et  qu'on  ne  se  querelle  pas. 
Manicamp  s'inclina. 


70  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Maintenant ,  voyons,  monsieur  de  Manicamp,  continua  le  roi ,  que  disait-on  de 
mademoiselle  de  la  Valiière? 

—  Mais  Votre  Majesté  ne  devine-t-elle  pas  ? 
=-  Moi? 

—  Votre  Majesté  sait  bien  quelle  sorte  de  plaisanterie  peuvent  se  permettre  les 
jeunes  gens. 

—  On  disait  sans  doute  qu'elle  aimait  quelqu'un?  hasarda  Je  roi. 

—  C'est  probable. 

—  Mais  mademoiselle  de  la  Valiière  a  le  droit  d'aimer  qui  bon  lui  semble,  répli- 
qua le  roi. 

—  C'est  justement  ce  que  soutenait  Guiche. 

—  Et  c'est  pour  cela  qu'il  s'est  battu  ? 

—  Oui ,  sire,  pour  cette  seule  cause. 
T.o  roi  rougit. 

—  Et,  dit-il ,  vous  n'en  savez  pas  davantage? 

—  Sur  quel  chapitre  ,  sire  ? 

—  Mais  sur  le  chapitre  fort  intéressant  que  vous  racontez  à  celle  heure, 

—  Et  quelle  chose  le  roi  veut-il  que  je  sache? 

—  Eh  bien!  par  exemple,  le  nom  de  l'homme  que  la  Valiière  aime,  et  que  l'adver- 
siire  de  Guiche  lui  contestait  le  droit  d'aimer. 

—  Sire,  je  ne  sais  rien,  je  n'ai  rien  entendu,  rien  surpris;  mais  je  liens  Guiche 
pour  un  grand  cœur,  et  s'il  s'est  momentanément  substitué  au  protecteur  de  la  Valiière, 
c'est  que  ce  protecteur  était  trop  haut  placé  pour  prendre  lui-mèmo  sa  défense. 

Ces  mots  étaient  plus  que  transparens  ;  aussi  firent-ils  rougir  le  roi,  mais  cette  fois 
de  plaisir. 

Il  frappa  doucement  sur  l'épaule  de  Manicamp. 

—  Allons ,  allons ,  vous  êtes  non-seulement  un  spirituel  Gascon  .  monsieur  de  Mani- 
camp, mais  encore  un  brave  gentilhomme  ,  et  je  trouve  votre  ami  Guiche  im  paladin 
tout  à  fait  de  mon  goût  ;  vous  le  lui  témoignerez,  n'est-ce  pas? 

—  Ainsi  donc,  sire,  Voti'e  Majesté  me  pardonne? 

—  Tout  à  fait. 

—  Et  je  suis  libre  ? 

Le  roi  sourit  et  tendit  la  main  à  Manicamp. 
Manicanq)  saisit  cette  main  et  la  baisa. 

—  Et  puis ,  ajouta  le  roi.  vous  contez  à  merveille. 

—  Moi ,  sire  I 

—  Vous  m'avez  fait  un  récit  excellent  de  cet  accident  arrivé  h  Guiche.  Je  vois  le 
sanglier  sortant  du  bois,  je  vois  le  cheval  s'aballanl ,  je  vois  l'animal  allant  du  cheval 
au  cavalier.  Vous  ne  racontez  pas  .  Monsieur,  vous  peignez. 

—  Sire,  je  crois  que  Voire  Majesté  daigne  se  railler  de  moi ,  dit  Maiiii.uup. 

—  Au  contraire,  lit  Louis  XIV  sérieusement ,  je  ris  si  peu  ,  monsieur  de  Manicamp, 
que  je  veux  que  vous  racontiez  à  tout  le  monde  cette  aventure. 

—  L'aventure  de  l'affût? 

—  Oui ,  telle  (pie  vous  me  l'avez  contée  à  moi,  sans  y  changer  un  seul  mol,  vous 
comprenez? 

—  Parfaitement,  sire. 

—  El  vous  la  raconterez? 

—  Sans  perdre  une  minute. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.    ,  71 

—  Eh  bien  !  maintenant ,  rappelez  vous-même  M.  d'Artagnan  :  j'espère  que  vous 
n'en  avez  plus  peur  ? 

—  Oh  !  sire ,  dès  mie  je  suis  sûr  des  bontés  de  mon  roi ,  je  ne  crains  plus  rien. 

—  Appelez  donc,  dit  le  roi. 

—  Manicamp  ouvrit  la  porte. 

—  Messieurs,  dit-il,  le  roi  vous  appelle. 
D'Artagnan,  Saint-Aignan  et  Valot  renirèrent. 

—  Messieurs,  dit  le  roi,  je  vous  fais  rappeler  pour  vous  dire  que  l'explication  de 
M.  de  Manicamp  m'a  entièrement  satisfait. 

D'Artagnan  jeta  à  Valot  d'un  côté,  et  à  Saint-Aignan  de  l'autre,  un  regard  qu 
signitlait  : 

—  Eh  bien  !  que  vous  disais-je? 

Le  roi  entraîna  Manicamp  du  côté  de  la  porte  ,  puis  tout  bas  : 

—  Que  M.  de  Guiche  se  soigne,  lui  dit-il,  et  surtout  qu'il  se  guérisse  vile  ,  je  veux 
me  hâter  de  le  remercier  au  nom  de  toules  les  dames,  mais  surtout  (|u'il  ne  recom- 
mence jamais. 

—  Dût-il  mourir  cent  fois ,  sire  ,  il  recommencera  cent  fois  s'il  s'agit  de  l'honneur 
de  Voire  Majesté. 

C'était  direct.  Mais  nous  l'avons  dit,  le  roi  Louis  XIV  aimait  l'encens,  et  pourvu 
qu'on  lui  en  donnât ,  il  n'était  pas  très-exigeant  sur  la  qualité. 

—  C'est  bien,  c'est  bien,  dit-il  en  congédiant  Manicamp,  je  verrai  Guiche  (uoi- 
meme  et  je  lui  ferai  entendre  raison. 

Manicamp  sortit  à  reculons. 

Alors  le  roi  se  retournant  vers  les  trois  spectateurs  de  cette  scène  : 

—  Monsieur  d'Artagnan,  dit-il. 

—  Sire. 

—  Dites-moi  donc  comment  se  fait-il  que  vous  ayez  la  vue  si  trouble  ,  vous  qui 
d'ordinaire  avez  de  si  bons  yeux? 

—  J'ai  la  vue  trouble  ,  moi ,  sire  ? 

—  Sans  doute. 

—  Gela  doit  être  certainement,  puisque  Votre  Majesté  le  dit.  Mais  en  quoi  trouble, 
s'il  vous  plaît  ? 

—  Mais  à  propos  de  cet  événement  du  bois  Rochin. 

—  Ah  !  ah  ! 

—  Sans  doute.  Vous  avez  vu  les  traces  des  deux  chevaux ,  vous  avez  reconnu  les 
pas  des  deux  hommes ,  vous  avez  relevé  les  détails  d'un  combat.  Rien  de  tout  cela 
n'a  existé;  illusion  pure. 

—  Ah  I  ah  !  lit  encore  d'Artagnan. 

—  C'est  comme  ces  piétinemens  du  cheval,  c'est  comme  ces  indices  de  lulte.  Lutte 
de  Guiche  contre  le  sanglier,  pas  autre  chose;  seulement  la  lutte  a  été  longue  et  ter- 
rible ,  à  ce  qu'il  paraît. 

—  Ah  !  ah  !  continua  d'Artagnan. 

—  El  quand  je  pense  que  j'ai  un  instant  ajouté  foi  à  une  pareille  erreur  !  mais 
aussi  vous  parliez  avec  un  tel  aplomb. 

-r-  En  effet,  sire,  il  faut  que  j'ai  eu  la  berlue,  dit  d'Artagnan  avec  une  belle  hu- 
meur qui  charma  le  roi. 

—  Vous  en  convenez ,  alors  ? 

—  Pardieu  1  sire  ,  si  j'en  conviens  ! 


72  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  De  sorte  que  maintenant  vous  voyez  la  chose?... 

—  Tout  autrement  que  je  ne  la  voyais  il  y  a  une  demi-heure. 

—  El  vous  attribuez  cette  différence  dans  votre  opinion?... 

—  Oh  !  à  une  chose  bien  simple,  sire;  il  y  a  une  demi-heure  je  revenais  du  bois 
Rochin  où  je  n'avais  pour  m'éclairer  qu'une  méchante  lanterne  d'écurie... 

—  Tandis  qu'à  cette  heure  ?... 

—  A  cette  heure  ,  j'ai  tous  les  flambeaux  de  votre  cabinet,  et  de  plus  les  deux  yeux 
du  roi  qui  éclairent  comme  des  soleils. 

Le  roi  se  mit  à  rire  et  Saint-Aignan  à  éclater. 

—  C'est  comme  M.  Valot,  dit  d'Arlagnan,  reprenant  la  parole  aux  lèvres  du  roij  il 
s'est  figuré  que  non-seulement  M.  de  Guiche  avait  été  blessé  par  une  balle  ,  mais  en- 
core qu'il  avait  tiré  une  balle  de  sa  poitrine. 

—  Ma  foi,  dit  Valot,  j'avoue...  .     , 

—  N'est-ce  pas  que  vous  l'avez  cru?  reprit  d'Artagnan. 

—  C'est-à-dire,  dit  Yalot ,  que  non-seulement  je  l'ai  cru,  mais  qu'à  cette  heure 
encore  j'en  jurerais. 

—  Eh  bien,  mon  cher  docteur,  vous  avez  rêvé  cela. 

—  J'avais  rêvé  ! 

—  La  blessure  de  M.  de  Guiche,  rêve!  la  balle,  rêve!  Aussi,  croyez-moi,  n'en 
parlez  plus. 

—  Bien  dit;  lit  le  roi,  le  conseil  que  vous  donne  d'Artagnan  est  bon.  Ne  parlez  plus 
de  votre  rêve  à  personne,  monsieur  Valof,  et,  foi  de  gentilhomme,  vous  ne  vous  en 
repentirez  point.  Bonsoir,  Messieurs.  Oh!  la  ti'istc  chose  qu'un  alfùt  au  sanglier! 

—  La  triste  chose  ,  répéta  d'Artagnan  à  pleine  voix,  qu'un  allïit  au  sanglier! 
Et  il  répéta  encore  ce  mol  par  foules  les  chambres  où  il  passa. 

Puis  il  sortit  du  château  emmenant  Valot  avec  lui. 

—  Maintenant  que  nous  sommes  seuls,  dit  le  roi  à  Saint-Aignan ,  comment  se 
nomme  l'adversaire  de  Guiche? 

Saint-Aignan  regarda  le  roi. 

—  Oh  !  nhésite  pas,  dit  le  roi ,  tu  sais  bien  que  je  dois  pardonner. 

—  Wardes ,  dit  Saint-Aignan, 

—  Bien. 

Puis ,  renhant  chez  lui  vivement  : 

—  Pardonner  n'est  pas  oublier,  dit  Louis  XIV. 


COMMENT   IL   KST    BON    D'AVOIR   DEIX    CORDES   A   SON   ARC. 


Mauicamp  sortait  de  chez  le  roi  ,  tout  heureux  d'avoir  si  bien  réussi ,  quand  on  ar- 
rivant au  bas  de  l'escalier  et  passant  devant  une  portière,  il  se  sentit  tout  à  coup  tirer 
par  une  manche. 

Il  se  retourna  et  reconnut  Monlalais  qui  l'atlendait  là  au  passage .  et  qui .  mysté- 
rieusement ,  le  corps  penché  en  avant  et  la  voix  basse ,  lui  dit  : 

—  Monsieur,  venez  vite ,  je  vous  prie. 

—  Et  où  cela ,  Mademoiselle  ?  demanda  Manicamp. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  73 

—  D'abord,  un  véritable  chevalier  ne  nrcùt  point  fait  cette  question,  il  m'eût 
suivie  sans  avoir  besoin  d'explication  aucune. 

—  Eh  bien.  Mademoiselle,  ditManicamp ,  je  suis  i)rèl  à  me  conduire  en  vrai  chevalier. 
— Non,  il  est  trop  tard,  et  vous  n'en  avez  pas  le  mérite.  Nous  allons  chez  Madame,  venez. 

—  Ah!  ah  !  fit  Manicamp.  Allons  chez  Madame. 

El  il  suivit  Montalais  qui  courait  devant  lui  légère  comme  Galatée. 

—  Celte  fois-ci,  se  disait  Manicamp  tout  en  suivant  son  guide,  je  ne  crois  pas  que 
les  histoires  de  chasse  soient  de  mise.  Nous  essaierons  cependant,  et  au  besoin...  ma 
foi,  au  besoin  nous  trouverons  autre  chose. 

Montalais  courait  toujours. 

—  Comme  c'est  fatigant,  pensa  Manicamp,  d'avoir  à  la  fois  besoin  de  son  esprit  et 
de  ses  jambes. 

Enfin  on  arriva. 

Madame  avait  achevé  sa  toilette  de  nuit ,  elle  était  en  déshabillé  élégant,  mais  on  com- 
prenait que  cette  toilette  était  faite  avaulqu'elleaiteuàsubirlesémolions  qui  l'agitaient. 
Elle  attendait  avec  une  impatience  visible. 

Aussi  Montalais  et  Manicamp  la  trouvèrent -ils  debout  près  de  la  porte. 
Au  bruit  de  leurs  pas.  Madame  était  venue  au-devant  d'eux. 

—  Ah  !  dit-elle,  enfin  ! 

—  Voici  M.  Manicamp,  répondit  Montalais. 
Manicamp  s'inclina  respectueusement. 

Madame  ti(  signe  à  Montalais  de  se  retirer.  La  jeune  fille  obéit. 
Madame  la  suivit  des  yeux  en  silence  jusqu'à  ce  que  la  porte  se  fût  refermée  derrière 
elle  ;  puis  se  retournant  vers  Manicamp  : 

—  Qu'y  a-t-il  donc  et  que  m'apprend-on  ,  monsieur  de  Manicamp,  dit-elle,  il  y  a 
quelqu'un  de  blessé  au  château? 

—  Oui,  Madame,  malheureusement  :  M.  de  Guiche. 

—  Oui,  M.  de  Guiche,  répéta  la  princesse.  En  effet,  je  l'avais  entendu  dite,  mais 
nonaftirrner.  Ainsi,  bien  véritablement,  c'est  à  M. de  Guiche  qu'est  arrivée  cet  te  infortune? 

—  A  lui-même ,  Madame. 

—  Savez-vous  bien,  monsieur  de  Manicamp,  dit  vivement  la  princesse,  que  les 
duels  sont  antipathiques  au  roi?  , 

— Certes,  Madame,  mais  un  duelavecune  bête  fauve  n'est  pas  justiciable  deSa  Majesté. 

—  Oh  !  vous  ne  me  ferez  pas  l'injure  de  croire  que  j'ajouterai  foi  à  cette  fable  absurde 
répandue  je  ne  sais  dans  quel  but  et  prétendant  que  M.  de  Guiche  a  été  blessé  par  un 
sanglier.  Non ,  non.  Monsieur,  la  vérité  est  connue  ,  et  dans  ce  moment ,  outre  le  dé- 
sagrément de  sa  blessure ,  M.  de  Guiche  court  le  risque  de  sa  liberté. 

—  Hélas!  Madame,  dit  Manicamp,  je  le  sais  bien;  mais  qu'y  faire? 

—  Vous  avez  vu  Sa  Majesté  ? 

—  Oui,  Madame. 

—  Que  lui  avez- vous  dit? 

—  Je  lui  ai  raconté  comment  M.  de  Guiche  avait  été  l'affiàt,  comment  un  sanglier 
était  sorti  du  bois  Rochin,  comment  M.  de  Guiche  avait  tiré  sur  lui,  etconnnenl  enfin 
l'animal  furieux  était  revenu  sur  le  tireur,  avait  tué  son  cheval  et  l'avait  lui-même 
grièvement  blessé. 

—  Et  le  roi  a  cru  cela? 

—  Parfaitement. 

—  Oh!  vous  me  surprenez,  monsieur  de  Manicamp,  vous  me  surprenez  beaucoup. 


74  LES  MOUSQUETAIRES. 

Et  Madame  se  promena  de  long  en  large  en  jetant  de  temps  en  temps  un  coup  d'œil 
interrogateur  sur  Manicamp,  qui  demeurait  impassible  et  sans  mouvement  à  la  place 
qu'il  avait  adoptée  en  entrant. 

Enfin,  elle  s'arrêta. 

—  Cependant,  dit-elle,  tout  le  monde  s'accorde  ici  à  donner  une  autre  cause  à 
celte  blessure. 

—  Et  quelle  cause,  Madame?  fit  Manicamp  ;  puis-je,  sans  indiscrétion,  adresser 
cette  question  à  Votre  Altesse? 

—  Vous  demandez  cela ,  vous  l'ami  intime  de  ^I.  de  Guiche ,  vous  son  confident? 

—  Ob  !  Madame ,  l'ami  intime ,  oui  ;le  coulident ,  non.  Guicbe  est  un  de  ces  bommes 
qui  peuvent  avoir  des  secrets,  qui  en  ont  même  ,  certainement,  mais  qui  ne  les  disent 
pas.  Guicbe  est  discret,  Madame. 

—  Eb  bien!  alors  ces  secrets,  que  M.  de  Guicbe  renferme  en  lui,  c'est  donc  moi 
qui  aurai  le  plaisir  de  vous  les  apprendre,  dit  la  princesse  avec  dépit,  car,  en  vérité, 
le  roi  pourrait  vous  interroger  une  seconde  fois ,  et  si  cette  seconde  fois  vous  lui  faisiez 
le  même  conte  qu'à  la  première  ,  il  pourrait  bien  ne  pas  s'en  contenter. 

—  Mais,  Madame,  je  crois  que  Votre  Altesse  est  dans  l'erreur  à  l'égard  du  roi.  Sa 
Majesté  a  été  fort  satisfaite  de  moi,  je  vous  jure. 

—  Alors,  permettez-moi  de  vous  dire,  monsieur  de  Manicamp,  que  cela  prouve 
une  seule  chose ,  c'est  que  Sa  Majesté  est  très-facile  à  satisfaire. 

—  Je  crois  que  Votre  Altesse  a  tort  de  s'arrêter  à  cette  opinion.  Sa  Majesté  est  con- 
nue pour  ne  se  payer  que  de  bonnes  raisons. 

—  Et  croyez-vous  qu'elle  vous  saura  gré  de  votre  ofticieux  mensonge  quand  demain 
elle  apprendra  que  M.  de  Guicbe  a  eu  pour  M.  de  Bragelonne ,  son  ami ,  une  querelle 
qui  a  dégénéré  en  rencontre  ? 

—  Une  querelle  pour  M.  de  Bragelonne?  dit  Manicamp  de  l'air  le  plus  naïf  qu'il  y 
ail  au  monde,  que  me  fait  donc  là  l'bomieur  de  nie  dire  Votre  Altesse? 

— Qu'y  a-t-ild'étonnant?M.dc  Guicbe  estsusceplible,  irritable,  il  s'emportefacilement. 

—  Je  liens  au  contraire.  Madame,  M,  de  Guiche  pour  très-patient,  et  n'être  jamais 
susceptible  et  irritable  qu'avec  les  plusjustes  motifs 

—  Mais  n'est-ce  pas  un  juste  motif  que  l'amitié?  dit  la  princesse. 

—  Ob!  certes  ,  Madame,  et  surtout  pour  un  cœur  comme  le  sien. 

—  Eb  bien!  M.  de  Bragelonne  est  un  ami  de  M.  de  Guiche,  vous  ne  nierez  pas  ce  fait. 

—  Un  très -grand  ami. 

—  Eb  bien  !  M.  de  Guicbe  a  pris  le  parti  de  M.  de  Bragelonne,  et  comme  M.  de 
Bragelonne  était  absent  et  ne  pouvait  se  battre,  il  s'est  battu  pour  lui. 

Manicamp  sourit  et  fil  deux  ou  trois  mouvemcnsde  tête  et  d'épaules  qui  signifiaient  : 

—  Dame!  si  vous  le  voulez  absolument... 

—  Mais  enfin,  dit  la  princesse  impalientce,  parlez! 

—  Moi? 

—  Sans  doute  5  il  est  évident  que  vous  n'êtes  pas  de  mon  avis,  et  que  vous  avez  quelque 
chose  à  dire. 

—  Je  n'ai  à  dire  ,  Madame ,  qu'une  seule  chose. 

—  Dites-la. 

—  C'est  que  je  ne  comprends  pas  un  mot  de  ce  que  vous  me  faites  l'honneur  de  me 
raconter. 

—  Gonunent!  vous  ne  comprenez  pas  un  mol  à  celle  querelle  de  M.  de  Guicbe  avec 
M.  de  Wardes  !  s'écria  la  princesse  presque  irritée. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  7o 

Manicamp  se  tut. 

—  Querelle,  vous  dis-je,  née  d'un  propos  plus  ou  moins  nialveillanl  et  plus  ou 
moins  fondé  sur  la  vertu  de  certaine  dame. 

—  Ah  !  de  certaine  dame,  ceci  c'est  autre  chose,  dit  Manicamp. 

—  Vous  commencez  à  comprendre  ,  n'est-ce  pas? 

—  Votre  Altesse  m'excusera,  mais  je  n'ose... 

—  Vous  n'osez  pas '.dit  Madame  exaspérée;  eh  bien!  attendez,  je  vais  oser,  moi. 

—  Madame  !  Madame,  s'écria  Manicamp,  comme  s'il  était  efl'rayé,  faites  attention  à 
ce  que  vous  allez  dire. 

—  Ah  !  il  parait  que  si  j'étais  un  homme,  vous  vous  battriez  avec  moi ,  malgré  les 
éditsde  Sa  JMajesté,  comme  M,  de  Guiche  s'est  haltu  avec  M.  de  Wardes,  et  cela  pour 
la  vertu  de  mademoiselle  de  la  Vallière. 

—  De  mademoiselle  de  la  Vallière!  s'écria  Manicamp  en  faisant  un  soubresaut  subit 
comme  s'il  était  à  cent  lieues  de  s'attendre  à  entendre  prononcer  ce  nom. 

—  Oh!  qu'avez-vous  donc,  monsieur  de  Manicamp,  pour  bondir  ainsi?  dit  Madame 
avec  ironie,  auriez-vous  l'iniperlinence  de  douter,  vous,  de  cette  vertu? 

—  Mais  il  ne  s'agit  pas  le  moins  du  monde,  en  tout  cela,  de  la  vertu  de  mademoi- 
selle de  la  Vallière ,  Madame. 

—  Gomment! lorsque  deux  hommes  se  sont  bri^dé  la  cervelle  pour  une  femme,  vous 
dites  qu'elle  n'a  rien  à  faire  dans  tout  cela  ,  et  qu'il  n'est  point  question  d'elle.  Ah!  je 
ne  vous  croyais  pas  si  bon  courtisan,  monsieur  de  Manicamp. 

— -  Pardon,  pardon,  Madame,  mais  nous  voilà  bien  loin  de  compte.  Vous  me  faites 
l'honneur  de  me  parler  une  langue,  et  moi,  à  ce  qu'il  paraît,  j'en  parle  une  autre. 

—  Plait-il? 

—  Pardon;  j'ai  cru  comprendre  que  Votre  Altesse  me  voulait  dire  que  MM.  de 
Guiche  et  de  Wardes  s'étaient  battus  pour  mademoiselle  de  la  Vallière? 

—  Mais  oui. 

—  Pour  mademoiselle  de  la  Vallière,  n'est-ce  pas?  répéta  Manicamp. 

—  Eh  mon  Dieu  1  je  ne  dis  pas  que  M.  de  Guiche  s'occupât  en  personne  de  made- 
moiselle de  la  Vallière  ,  je  dis  qu'il  s'en  est  occupé  par  procuration. 

—  Par  procuration! 

—  Voyons,  ne  faites  donc  pas  toujours  l'homme  effaré.  Ne  sait-on  pas  ici  que  M.  de 
Bragelonne  est  fiancé  à  mademoiselle  de  la  Vallière,  et  qu'en  partant  pour  la  mission 
que  le  roi  lui  a  confiée  à  Londres ,  il  a  chargé  son  ami,  M.  de  Guiche ,  de  veiller  sur 
cette  intéressante  personne. 

—  Ah  !  je  ne  dis  plus  rien ,  Votre  Altesse  est  instruite. 
• —  De  tout,  je  vous  en  préviens. 

Manicamp  se  mit  à  rire,  action  qui  faillit  exaspérer  la  princesse,  laquelle  n'était 
pas,  comme  on  le  sait,  d'une  humeur  bien  accommodante. 

—  Madame ,  reprit  le  discret  Manicamp  en  saluant  la  princesse ,  enterrons  toute 
cette  affaire  qui  ne  sera  jamais  bienéclaircie. 

—  Oh  !  quant  à  cela,  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  et  les  éclaircissemens  sont  complets. 
Le  roi  saura  que  M.  de  Guiche  a  pris  parti  pour  cette  petite  aventurière  qui  se  donne 
des  airs  de  grande  dame;  il  saura  que  M.  de  Bragelonne  ayant  nommé  pour  son  gar- 
dien ordinaire  du  jardin  des  Hespérides  son  ami  M.  de  Guiche ,  celui-ci  a  donné  le 
coup  de  dent  requis  au  marquis  de  Wardes,  qui  osait  porter  la  main  sur  la  pomme  d'or. 
Or,  vous  n'êles  pas  sans  savoir,  monsieur  de  Manicamp,  vous  qui  savez  si  bien  toutes 
choses,  que  le  roi  convoite  de  son  côté  le  fameux  trésor,  et  que  peut-être  saura-t-il 


76  LES  MOUSQUEÏAIKES. 

mauvais  gré  à  M.  deGniche  de  s'en  constituer  le  défenseur.  Etes-vous  assez  renseigné 
maintenant,  et  vous  faut-il  un  autre  avis,  parlez,  demandez? 

—  Non,  Madame,  non  ,  je  ne  veux  rien  savoir  de  plus. 

—  Sachez  cependant,  car  il  faut  que  vous  sachiez  cela,  monsieur  de  Manicamp, 
sachez  que  l'indignation  de  Sa  Majesté  sera  suivie  d'ell'ets  terribles.  Chez  les  princes 
d'un  caractère  comme  l'est  celui  du  roi,  la  colère  amoureuse  est  un  ouragan. 

—  Que  vous  apaiserez,  vous.  Madame. 

—  Moi  !  s'écria  la  princesse  avec  un  geste  de  violente  ironie  ;  moi  !  et  à  quel  titre? 

—  Parce  que  vous  n'aimez  pas  les  injustices.  Madame. 

—  Et  ce  serait  une  injustice,  selon  vous,  que  d'empêcher  le  roi  de  faire  ses  affaires 
d'amour. 

—  Vous  intercéderez  cependant  en  faveur  de  M.  de  Guiche. 

— Oh  !  cette  fois  vous  devenez  fou.  Monsieur,  dit  la  princesse  d'un  tonplein  de  hauteur. 

—  Au  contraire.  Madame,  je  suis  dans  mon  meilleur  sens,  et  je  le  répète,  vous  dé- 
fendrez M.  de  Guiche  auprès  du  roi. 

—  Moi  ! 

—  Oui,  vous. 

—  Et  comment  cela  ? 

—  Parce  que  la  cause  de  M.  de  Guiche ,  c'est  la  vôtre ,  Madame ,  dit  tout  bas  avec 
ardeur  Manicamp  dont  les  yeux  venaient  de  s'allumer. 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Je  dis ,  Madame ,  que  dans  le  nom  de  la  Vallière  à  propos  de  cette  défense  prise 
par  M.  de  Guiche  pour  M.  de  Bragelonne  absent ,  je  m'étonne  que  Votre  Altesse  n'ait 
pas  deviné  iin  prétexte. 

—  Un  prétexte? 

—  Oui. 

—  Mais  un  prétexte  à  quoi?  répéta  en  balbutiant  la  princesse,  que  venaient  d'in- 
struire les  regards  de  Manicamp. 

—  Maintenant ,  Madame,  dit  le  jeune  homme,  j'en  ai  dit  assez,  je  présume,  pour 
engager  Votre  Altesse  ;rtie  pas  charger  devant  le  roi  ce  pauvre  Guiche,  sur  qui  vont 
tomber  toutes  les  inimitiés  fomentées  par  un  certain  parti  très-opposé  au  vôtre. 

—  Vous  voulez  dire,  au  contraire ,  ce  me  semble ,  que  tous  ceux  qui  n'aiment  point 
mademoiselle  delà  Vallière,  et  même  peut-être  quelques-uns  de  ceux  tpii  laiment  en 
voudront  au  comte. 

—  Oh '.Madame,  poussez-vous  aussi  loin  l'obstination,  et  n'ouvrirez-vous  point 
l'oreille  aux  paroles  d'un  ami  dévoué?  Faut-il  que  je  m*expo>e  à  vous  déplairo>.  faut- 
il  que  je  vous  nonnne  malgré  moi  la  personne  qui  fut  la  véritable  cause  de  la  querelle? 

—  La  personne  !  lit  Madame  en  rougissant. 

—  Faut-il,  continua  Manicamp,  que  je  vous  montre  le  pauvre  Guiche  irrité,  fu- 
rieux, exaspéré  de  tous  ces  bruits  qui  courent  sur  cette  personne  ;  faut-il,  si  vous  vous 
obstinez  à  ne  pas  la  reconnaître ,  et  si  moi  le  respect  continue  de  nvempècher  de  la 
nonnner,  faut-il  que  je  vous  rappelle  les  scènes  de  Monsieur  avec  milord  de  Buckin- 
gham ,  les  insinuations  lancées  à  propos  de  cet  exil  du  duc  ;  faut-il  que  je  vous  retrace 
les  soins  du  comte  à  plaire,  à  observer,  à  protéger  celte  peisoune  pour  lai[uelle  seule 
il  vit,  pour  laquelle  seule  il  respire?  Eh  bien  !  je  le  ferai,  et  quand  je  vous  aurai  rap- 
pelé tout  cela ,  peut-être  comprendrez-vous  que  le  comte  à  bout  de  patience  ,  harcelé 
depuis  longtenqis  par  de  Wardes,  au  premier  mol  désobligeant  que  celui-ci  aura  pro- 
noncé sur  cette  personne,  aura  pris  feu  et  respiré  la  vengeance. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  77 

La  princesse  cacha  son  visage  dans  ses  mains. 

—  Monsieur!  Monsieur!  s'écria-t-elle,  savez-vous  bien  ceqnc  vonsdites  là  et  àqui  vous 
le  dites? 

—  Alors,  Madame,  poursuivit  Manicamp  comme  s'il  n'eût  point  entendu  les  excla- 
mations de  la  princesse,  rien  ne  vous  étonnera  plus ,  ni  l'ardcvir  du  comte  à  chercher 
cette  querelle,  ni  son  adresse  merveill«Ése  à  la  transporter  sur  un  terrain  étranger  à 
vos  intérêts.  Gela  surtout  est  prodigieux  d'habileté  et  de  sang-froid ,  et  si  la  personne 
pour  laquelle  le  comte  de  Guiche  s'est  battu  et  a  versé  son  sang  en  réalité  doit  quelque 
reconnaissance  au  pauvre  blessé,  ce  n'est  vraiment  pas  pour  le  sang  qu'il  a  perdu, 
pour  la  douleur  qu'il  a  soutferte,  mais  pour  sa  démarche  à  l'endroit  d'un  honneur 
qui  lui  est  plus  précieux  que  le  sien. 

—  Oh!  s'écria  Madame,  comme  si  elle  eût  été  seule ,  oh  !  ce  serait  véritablement  à 
cause  de  moi  ! 

Manicanq)  put  respirer;  il  avait  bravement  gagné  le  temps  du  repos  :  il  respira. 

Madame,  de  son  côté,  demeura  quelque  temps  plongée  dans  une  rêverie  doulou- 
reuse. On  devinait  son  agitation  aux  mouvemens  précipités  de  son  sein ,  à  la  langueur 
de  ses  yeux,  aux  pressions  fréquentes  de  sa  main  sur  son  cœur. 

Mais  chez  elle  la  coquetterie  n'était  pas  une  passion  inerte,  c'était  au  contraire  un 
feu  qui  cherchait  des  alimens  et  qui  les  trouvait. 

—  Alors,  dit-elle,  le  comte  aura  obligé  deux  personnes  à  la  fois,  car  j\L  de  Brage- 
lonne aussi  doit  à  M.  de  Guiche  une  grande  reconnaissance  ,  d'autant  plus  grande  que 
partout  et  toujours  mademoiselle  de  la  Vallière  passera  pour  avoir  été  défendue  par  ce 
généreux  champion. 

Manicamp  com[)rit  qu'il  demeurait  un  reste  de  doute  dans  le  cœur  de  la  princesse, 
et  son  esprit  s'échaulfa  par  la  résistance. 

—  -  Beau  service,  en  vérité,  dit-il,  que  celui  qu'il  a  rendu  à  mademoiselle  de  la  Val- 
lière !  beau  service  que  celui  qu'il  a  rendu  à  M.  de  Bragelonne!  Le  duel  a  fait  un  éclat 
qui  déshonore  à  moitié  cette  jeune  fille  :  un  éclat  qui  la  brouille  nécessairement  avec  le 
vicomte.  Il  en  résulte  que  le  coup  de  pistolet  de  M.  de  Wardgs  a  eu  trois  résultats  au 
lieu  d'un  :  il  tue  à  la  fois  l'honneur  d'une  femme,  le  bonheur  d'un  honune,  et  peut- 
être  en  même  temps  a-t-il  blessé  à  mort  un  des  meilleurs  gentilshommes  de  France  !  Ah  ! 
Madame,  votre  logique  est  bien  froide;  elle  condamne  toujours,  elle  n'absout  jamais. 

Les  derniers  mots  de  Manicamp  battirent  en  brèche  le  dernier  doute  demeuré  non 
pas  dans  le  cœur,  mais  dans  l'esprit  de  Madame.  Ce  n'était  plus  ni  une  princesse  avec 
ses  scrupules  ni  rme  femme  avec  ses  soupçonneux  retours,  c'était  un  cœur  qui  venait 
de  sentir  le  froid  profond  d'une  blessure. 

—  Blessé  à  mort,  murmura-t-elle  d'une  voix  haletante;  oh  !  monsieur  de  Manicamp, 
n'avez-vous  pas  dit  blessé  à  mort  ! 

Manicamp  ne  répondit  que  par  un  profond  soupir. 

— Ainsi  donc,  vous  dites  que  le  comte  estdangereusement  blessé?  continua  la  princesse. 

—  Eh  !  [Madame  ,  il  a  une  main  brisée  et  une  balle  dans  la  poitrine. 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  î  reprit  la  princesse  avec  l'excitation  de  la  fièvre ,  c'est 
affreux,  monsieur  de  Manicamp,  une  main  brisée,  dites-vous,  une  balle  dans  la  poi- 
trine ,  mon  Dieu!  et  c'est  ce  lâche!  c'est  ce  misérable  !  c'est  cet  assassin  de  de  Warde? 
qui  a  fait  cela!  Décidément  le  ciel  n'est  pas  juste, 

Manicamp  paraissait  en  proie  à  une  violente  émotion.  11  avait  en  effet  déployé  beau- 
coup d'énergie  dans  la  dernière  partie  de  son  plaidoyer. 

Quant  ;'t  Madame  ,  elle  n'en  était  [ihis  à  calculer  l(>s  mnvenances:  lorsque  chez  elle 


78  LES  MOUSQUETAIRES. 

la  passion  parlait  colèi-c  ou  sympathie,  rien  n'en  arrêtait  plus  l'élan.  Elle  s'approcha 
de  Manicanip .  qui  venait  de  se  laisser  tomber  sin-  un  siège  comme  si  la  douleur  était 
une  as-ez  puissante  excuse  à  couuneltre  une  infi-aclion  aux  lois  de  1  étiquette. 

—  ^lonsieur,  dit-elle  en  lui  prenant  la  main,  soyez  franc. 
Manicamp  releva  la  tête. 

—  M.  de  Guiche  ,  continua  Madame,  est-ilfcen  danger  de  mort? 

—  Deux  fois,  Madame,  dit-il,  d'abord  à  cause  de  riiémorragie  qui  s'est  déclarée,  une 
artère  ayant  été  offensée  à  la  main,  ensuite  à  cause  de  la  blessure  de  la  poitrine,  qui 
aurait,  le  médecin  le  craignait  du  moins ,  offensé  quelque  organe  essentiel. 

—  Alors  il  peut  mourir  ! 

—  Mourir,  oui,  Madame,  et  sans  même  avoir  la  consolation  de  savoir  que  vous  avez 
connu  son  dévouement. 

—  Vous  le  lui  direz. 

—  Moi  1 

—  Oui ,  n'êtes-vous  pas  son  ami? 

—  Moi  !  oh  !  non  ,  Madame ,  je  ne  dirai  à  M.  de  Guiche ,  si  le  malheureux  est  encore 
en  état  de  m'entendre ,  je  ne  lui  dirai  que  ce  que  j'ai  vu ,  c'est-à-dire  votre  cruauté 
pour  lui. 

—  Monsieur,  oh!  vous  ne  commettrez  pas  cette  barbarie. 

—  Oh  î  si  fait,  Madame  ,  je  dirai  celte  vérité,  car  entin  la  nature  est  puissante  chez 
un  homme  de  son  âge.  Les  médecins  sont  savans,  et  si  par  hasard  le  pauvre  comte 
survivait  à  sa  blessure,  je  ne  voudrais  pas  qu'il  restât  exposé  à  mourir  de  la  blessure 
du  cœur  après  avoir  échappé  à  celle  du  corps. 

Et  sur  ces  mots,  Manicamp  se  leva,  et,  avec  un  profond  respect,  parut  vouloir 
prendre  congé. 

—  Au  moins,  Monsieur,  dit  Madame,  en  l'arrêtant  d'un  air  presque  suppliant,  vous 
\oudrez  bien  me  dire  en  quel  état  se  trouve  le  malade,  quel  est  le  médecin  qui  le 
soigne? 

—  Il  est  fort  mal ,  Madame,  voilà  pour  son  état.  Quant  à  son  médecin ,  c'est  le  mé- 
decin de  Sa  Majesté  elle-même,  M.  Yalot.  Celui-ci  est  en  outre  assisté  du  confrère 
chez  lequel  M.  de  Guiche  a  été  transporté. 

—  Gomment  1  il  n'est  pas  au  château?  lit  Madame. 

—  Hélas!  Madame,  le  pauvre  garçon  était  si  mal  qu'il  n'a  pu  être  amené  jusqu'ici. 

—  Doiniez-moi  l'adresse,  Monsieur,  dit  vivement  la  princesse;  j'enverrai  quérir  de 
ees  nouvelles. 

• — Rue  du  Feurrc;  une  maison  de  l)rique  avec  des  volets  blancs.  Le  nom  du  méde- 
cin est  inscrit  sur  la  porte. 

—  Vous  retournez  près  du  blessé  ,  monsieur  de  Manicamp? 

—  Oui,  Madame. 

—  Alors  il  convient  que  vous  me  rcniUez  un  service. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  Votre  Altesse. 

—  Faites  ce  que  vous  vouliez  faire  :  reloornez  près  de  M.  de  Guiche,  éloignez  tous 
les  assistans:  veuillez  vous  éloigner  vous-même. 

—*  Madame... 

—  Ne  perdons  pas  de  temps  en  expiicalions  inutiles.  Voilà  le  fait:  n'y  voyez  pas 
autre  chose  que  ce  qui  s'y  trouve,  ne  demandez  pas  a\itre  chose  que  ce  que  je  vous 
dis.  Je  vais  envoyer  une  de  mes  femmes,  deux  peut-être .  à  cause  de  l'heure  avancée; 
je  ne  voudrais  pa>!  qu'elles  vous  vissent,  ou  plus  franchement  je  ne  voudrais  pas  que 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


79 


vous  les  vissiez  :  ce  sonl  des  scrupules  que  vous  devez  comprendre,  vous  surtout, 
monsieur  de  Manicauip  qui  deviiiez  tout. 

—  Oh!  Madame,  partaiteuient ,  je  puis  uu'iiio  laire  mieux,  je  marcherai  devant 
vos  messagères;  ce  sera  à  la  fois  un  moyen  de  leur  indiquer  sûrement  la  route,  et  de 
les  protéger  si  le  hasard  faisait  qu'elles  eussent,  contre  toute  prohabilité,  hesoin  de 
protection. 

—  El  puis,  parce  moyen  surtout,  elles  entreront  sans  difhcultés  aucunes,  n'est-ce  pas? 
--  Certes,  Madame,  car  passant  le  premier,  j'aplanirais  ces  difhcultés  si  le  hasard 

faisait  qu'il  s'en  trouvât. 

—  Eh  bien!  allez,  allez,  monsieur  de  Manicamp,  et  attendez  au  bas  de  l'escalier. 

—  J'y  vais.  Madame. 

—  Attendez. 
Manicamp  s'arrêta. 

—  Quand  vous  entendrez  descendre  le  pas  de  deux  femmes,  sortez  et  suivez  sans 
vous  retourner  la  route  qui  conduit  cliez  le  pauvre  comte. 

—  Mais  si  le  hasard  faisait  descendre  deux  autres  personnes  etquejem'y  trompasse? 

—  On  frappera  trois  fois  doucement  dans  les  mains. 

—  Oui ,  Madame. 

—  Allez,  ahez. 

Manicamp  se  retourna,  salua  une  dernière  fois  et  sortit  la  joie  dans  le  cœur.  11 
n'ignorait  pas  en  eflet  que  la  présence  de  Madame  était  le  meilleur  bamne  à  appliquer 
sur  les  plaies  du  blessé. 

Un  quart  d'heure  ne  s'était  pas  écoulé  que  le  bruit  d"uue  porte  qu'on  ouvrait  et 
qu'on  refermait  avec  précaution  parvint  jusqu'à  lui.  Puis  il  entendit  les  pas  légers 
gUssant  le  long  de  la  rampe  ;  puis  les  trois  coups  frappés  dans  les  mains ,  c'est-à-dire 
le  signal  convenUi 

Il  sortit  aussitôt,  et  iidèle  à  sa  parole,  se  dirigea  sans  retourner  la  tète  à  travers  les 
rues  de  Fontainebleau  vers  la  demeure  du  médecin. 


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80 


LES  MOUSQUETAIRES. 


M.    MÂLICORNE,   ARCHIVISTE   DU   ROYAUME   DE    FRANCE. 


Eix  femmes  ensevelies  dans  leurs  manies  et  le  \isage 
couvert  trun  demi-masque  de  velours  noir,  suivaient 
timidement  les  pas  de  Manicamp. 

An  premier  étage,  derrière  les  rideaux  de  damas  rouge, 
brillait  la  douce  lueur  d'une  lampe  posée  sur  un  dressoir. 
A  l'autre  extrémité  de  la  même  chambre,  dans  un  lit 
à  colonnes  torses,  fermé  de  rideaux  pareils  à  ceux  qui 
éteignaient  le  feu  delà  lampe,  reposait  Guiclie,  la  lète 
élevée  sur  un  double  oreiller,  les  yeux  noyés  dans  un 
brouillard  épais  ;   de  longs  cheveux  noirs  bouclés  épar- 
pillés sur  le  lit  paraient  de  leur  désordre  les  tempes  sèches  et  pâles  du  jeune  homme. 
On  sentait  que  la  fièvre  était  la  principale  hôtesse  de  cette  chand)re. 
Guiche  rêvait.  Son  esprit  suivait  à  travers  les.  ténèbres  un  de  ces  rêves  du  déhre, 
comme  Dieu  en  envoie  sur  la  roule  do  la  mort  à  ceux  qui  vont  tomber  dans  l'univers 
étrange  de  l'éternité. 

Deux  ou  trois  taches  de  sang  encore  liquide  maculaient  le  parquet. 
Manicamp  monta  les  degrés  avec  précipitation  .  seulement  au  seuil  il  s'arrêta  , 
poussa  doucement  la  porte  ,  passa  la  tête  dans  la  chambre  et  voyant  que  tout  était  tran- 
quille, il  s'approcha  sur  la  pointe  du  pied  du  grand  fauteuil  de  cuir,  échantillon  d'un 
mobilier  du  règne  de  Henri  IV,  et  voyant  que  la  garde-malade  s'y  était  naturellement 
endormie,  il  la  réveilla  et  la  pria  de  passer  dans  la  pièce  voisine. 

Puis,  debout,  près  du  lit,  il  demeura  un  instant  à  se  demander  s'il  fallait  réveiller 
Guiche  pour  lui  apprendre  la  bonne  nouvelle. 

Mais  connue  derrière  la  portière  il  commençait  à  entendre  le  frémissement  soyeux 
des  robes  et  la  respiration  haletante  de  ses  conq)agnes  de  route  ,  comme  il  voyait  déjà 
cette  portière  impatiente  se  soulever,  il  s'effaça  le  long  du  lit  et  suivit  la  garde-malade 
dans  la  chambre  voisine. 

Alors,  au  moment  même  où  il  disparaissait ,  la  draperie  se  souleva,  et  les  deux 
femmes  entrèrent  dans  la  chambre  qu'il  venait  de  quitter. 

Celle  qui  était  eutrée  la  première  fit  à  sa  compagne  un  geste  impérieux  qui  la  cloua 
sur  un  escabeau  près  de  la  porte. 

Puis  elle  s'avauça  résolument  vers  le  lit.  lit  glisser  les  rideaux  sur  la  tringle  de  fer 
et  rejeta  leurs  plis  llollans  derrière  le  chevet. 

Elle  vil  alors  la  ligure  pâlie  du  comte;  elle  vil  sa  maiu  droite  onvcloppée  d'un  linge 


^■^^^^,.^: 


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M. A  DAM  F.     VISITANT     DE     (ïIlrilE     RI.  KSSE. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  81 

éblouissant  de  blancheur  se  dessiner  sur  la  courte-pointe  à  ramages  sombres  qui  cou- 
vrait une  partie  de  ce  lit  de  douleur. 

Elle  frissonna  en  voyant  une  goulle  de  sang  qui  allait  s'élargissant  sur  ce  lintre. 

La  poitrine  blanche  du  jeune  homme  était  découverte,  comme  si  le  frais  de  la  nuit 
eût  dû  aider  sa  respiration.  Une  petite  bandelette  attachait  l'appareii  de  la  blessure 
autour  de  laquelle  s'élargissait  un  cercle  bleuâtre  de  sang  exlravasé. 

Un  soupir  profond  s'exhala  de  la  bouche  de  la  jeune  femme.  Elle  s'appuya  contre 
la  colonne  du  lit  et  regarda  par  les  trous  de  son  masque  ce  douloureux  spectacle. 

Un  souffle  rauque  et  strident  passait  comme  le  râle  de  la  mort  par  les  dents  serrées 
du  comte. 

La  dame  masquée  saisit  la  main  gauche  du  blessé. 

Cette  main  brûlait  comme  un  charbon  ardent. 

Mais  au  îuoment  où  se  posa  dessus  la  main  glacée  de  la  dame,  l'action  de  ce  froid 
fut  telle,  que  Guiche  ouvrit  les  yeux  et  tâcha  de  rentrer  dans  la  vie  en  animant  son 
regard. 

La  première  chose  qu'il  aperçut  fut  le  fantôme  dressé  devant  la  colonne  de  son  lit. 

A  cette  vue,  ses  yeux  se  dilatèrent,  mais  sans  que  l'intelligence  y  alkmiât  sa  pure 
étincelle. 

Alors  la  dame  fit  un  signe  à  sa  compagne ,  qui  était  demeurée  près  de  la  porte  ;  sans 
doute  celle-ci  avait  sa  leçon  faite,  car  d'une  voix  clairement  accentuée  et  sans  hésita- 
tion aucune  elle  prononça  ces  mois  : 

—  Monsieur  le  comte,  Son  Altesse  Royale  Madame  ,  a  voulu  savoir  comment  vous 
supportiez  les  douleurs  de  cette  blessure  et  vous  témoigner  par  ma  bouche  tout  le  re- 
gret qu'elle  éprouve  de  vous  voir  souffrir. 

Au  mot  :  Madame,  Guiche  fit  un  mouvement:  il  n'avait  point  encore  remarqué  la 
personne  à  laquelle  appartenait  cette  voix. 

Il  se  tourna  donc  naturellement  vers  le  point  d'où  venait  cette  voix. 

Mais  comme  la  main  glacée  ne  l'avait  point  abandonné,  il  en  revint  à  regarder  ce 
fantôme  immobile. 

—  Est-ce  vous  qui  me  parlez,  Madame,  demanda-t-il  d'une  voix  affaiblie,  ou  y 
a-t-il  avec  vous  une  autre  personne  dans  cette  chambre? 

—  Oui,  répondit  le  fantôme  d'une  voix  presque  inintelligible  et  en  baissant  la  tète. 

—  Eh  bien!  fit  le  blessé  avec  effort ,  merci.  Dites  à  .Madame  que  je  ne  regrette  plus 
de  mourir,  puisqu'elle  s'est  souvenue  de  moi. 

A  ce  mot  :  Mourir,  prononcé  par  un  mourant,  la  dame  masquée  ne  put  retenir  ses 
larmes  qui  coulèrent  sous  son  masque  et  qui  apparurent  sur  ses  joues  à  l'endroit  où  le 
masque  cessait  de  les  couvrir. 

Guiche,  s'il  eût  été  plus  maître  de  ses  sens,  les  eût  vues  rouler  en  perles  brillantes 
et  tomber  sur  son  lit. 

La  dame,  oubliant  qu'elle  avait  un  masque,  porta  la  main  à  ses  yeux  pour  les 
essuyer,  et  rencontrant  sous  sa  main  le  velours  agaçant  et  froid ,  elle  arracha  le  masque 
avec  colère  et  le  jeta  sur  le  parquet. 

A  cette  apparition  inattendue  qui  semblait  pour  lui  sortir  d'un  nuage,  Guiche  poussa 
un  cri  et  tendit  les  bras. 

Mais  toute  parole  expira  sur  ses  lèvres  comme  toute  force  dans  ses  veines. 

Sa  main  droite  qui  avait  suivi  l'impulsion  de  la  volonté  sans  calculer  son  degré  de 
puissance,  sa  main  droite  retomba  sur  le  lit,  et  tout  aussitôt  c.e  linge  si  blanc  fut  rougi 
d'une  ta^he  plus  large. 

T.  n.  a 


82  LES  MOUSQUETAIRES. 

Et  pendant  ce  temps,  les  yeux  du  jeune  homme  se  couvraient  et  se  fermaient  comme 
s'il  eût  commencé  d'entrer  en  lutte  avec  l'ange  indomptable  delà  mort. 

Puis ,  après  quelques  mouvemens  sans  volonté ,  la  tète  se  retrouva  immobile  sur 
l'oreiller. 

Seulement  de  pâle  elle  était  devenue  livide. 

La  dame  eut  peur;  mais  celle  fois,  contrairement  à  Thabitude,  la  peur  fut  attractive. 

Elle  se  pencha  vers  le  jeune  homme,  dévorant  de  son  souffle  ce  visage  froid  et  dé- 
coloré, qu'elle  toucha  presque,  puis  elle  déposa  un  rapide  baiser  sur  la  main  gauche 
de  Guiche,  qui ,  secoué  comme  par  une  décharge  électrique  ,  se  réveilla  une  seconde, 
ouvrit  de  grands  yeux  sans  pensée,  et  retomba  dans  un  évanouissement  profond. 

—  Allons,  dit- elle  à  sa  compagne,  allons,  nous  ne  pouvons  pas  demeurer  plus 
longtemps  ici;  j'y  ferais  quelque  folie. 

—  Madame!  Madame  1  Votre  Altesse  oublie  son  masque,  dit  la  vigilante  compagne. 

—  Ramassez-le,  répondit  sa  maîtresse  en  se  glissant  éperdue  par  l'escalier. 

Et  comme  la  porte  de  la  rue  était  restée  entr'ouverte,  les  deux  oiseaux  légers  pas- 
sèrent par  celte  ouverture  et  d'une  course  légère  regagnèrent  le  palais. 

L'une  des  deux  dames  monta  jusqu'aux  appartemens  de  Madame  où  elle  disparut. 

L'autre  entra  dans  l'appartement  des  filles  d'honneur,  ce&t-à-dire  l'entresol. 

Arrivée  à  sa  chambre,  elle  s'assit  devant  une  table ,  et  sans  se  donner  le  temps  de 
respirer,  elle  se  rail  à  écrire  le  billet  suivant  : 

«  Ce  soir  Madame  a  été  voir  JM.  de  Guiche. 

«  Tout  va  à  merveille  de  ce  coté. 

«  Allez  du  vôtre,  et  surtout  brûlez  ce  papier.  » 

Puis  elle  plia  la  lettre  en  lui  donnant  une  forme  longue,  et  sortant  de  chez  elle 
avec  précaution ,  elle  traversa  un  corridor  qui  conduibail  au  service  des  gentilshommes 
de  Monsieur. 

Là  elle  s'arrêta  devant  une  porte  soui  laquelle  ayant  heurté  deux  coups  secs,  elle 
gUssa  le  papier  et  s'enfuit. 

Alors  revenant  chez  elle,  elle  lit  disparaître  toute  trace  de  sa  sortie  et  de  l'écriture 
du  billet. 

Au  milieu  des  investigations  auxquelles  elle  se  livrait,  dans  le  but  que  nous  ve- 
nons de  dire,  elle  aperçut  sur  la  table  le  masque  de  Madame,  qu'elle  avait  rapporté 
suivant  l'ordre  de  sa  maîtresse,  mais  qu'elle  avait  oublié  de  lui  remettre. 

—Oh  !oh  !  dit-elle, n'oubliouspasde  faire  demain cequej'aioublié  défaire  aujourdbui. 

Et  elle  prit  le  masque  par  sa  joue  de  velours,  et  sentant  son  pouce  humide,  elle 
regarda  son  pouce. 

Il  était  nou-seulemcut  humide  mais  rougi. 

Le  masque  élail  tombé  sur  une  de  ces  taches  de  sang  qui ,  nous  l'avons  dit ,  macu- 
laient le  parquet,  et  de  l'extérieur  noir  qui  avait  été  mis  par  le  hasard  en  contact  avec 
lui,  le  sang  a\ait  passé  à  l'intérieur  et  tachait  la  batiste  blanche. 

< —  Oh  1  oh  l  dit  Monlalais,  car  nos  lecteurs  l'ont  sans  doute  déjri  reconmie  à  toutes 
les  manœuvres  que  nous  avons  décrites,  oh  !  oh  !  je  ne  lui  rendrai  plus  ce  masque,  il 
est  trop  précieux  maintenant. 

Et  se  levant ,  elle  courut  à  un  coiïrct  de  bois  d'érable  qui  renfermait  plusieurs  objets 
de  toilette  et  de  parfumerie. 

—  Non)  pas  encore  ici,  dit-elle  ,  un  pareil  dépôt  n'est  pas  de  ceux  que  l'on  aban- 
donne à  l'aventure. 

Puis,  après  un  moment  de  silence  cl  avec  un  sourire  qui  n'appartenait  qu'à  elle  : 


LK  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  8:{ 

•  —  Beau  masque,  ajouta  Moulalais,  teiut  du  sauii;  de  ce  brave  chevalier,  (u  iras 
rejoiudre  au  uiagasiu  des  merveilles  les  lettres  de  la  Vallière,  celles  de  Raoul,  toute 
cette  amoureuse  collection  entin  qui  fera  un  jour  Thistoire  de  France  et  l'histoire  de  la 
royauté. 

Tu  iras  chez  M.  Malicorne  ,  continua  la  folle  en  riant,  tandis  qu'elle  commençait  de 
se  déshabiller,  chez  ce  diyne  M.  Malicorne,  dit-elle  en  soufilanl  sa  bougie,  qui  croit 
n'être  que  maître  des  appartemcns  de  Monsieur,  et  que  je  fais,  moi,  archiviste  et 
historiographe  de  la  maison  de  Bourbon  et  des  meilleures  maisons  du  royaume. 

—  Qu'il  se  plaigne  maintenant,  ce  bourru  de  Malicorne! 

El  elle  tira  ses  rideaux  et  s'endormit. 


0    vJ^ 


84 


J.ES  MOUSQUETAIRES. 


LE   VOYAGE. 


E  lendemain,  jour  indiqué  pour  le  départ,  le  roi,  à  onze 
heures  sonnant ,  descendit  avec  les  reines  et  Madame  le 
grand  degré  pour  aller  prendre  son  carrosse  attelé  de  six 
chevaux  piaffant  au  bas  de  l'escalier. 

Toute  la  cour  attendait  dans  le  fer  à  cheval  en  habits 
de  voyage,  et  c'était  un  brillant  spectacle  que  cette  quan- 
tité de  chevaux  sellés  ,  de  carrosses  attelés,  d'hommes  et 
de  femmes  entourés  de  leurs  officiers ,  de  leurs  valets 
et  de  leurs  pages. 
Le  roi  monta  dans  son  carrosse  avec  les  deux  reines. 
Madame  en  fit  autant  avec  Monsieur. 

Les  filles  d'honneur  imitèrent  cet  exemple  et  prirent  place  deux  par  deux  dans  les 
carrosses  qui  leur  étaient  destinés. 

Le  carrosse  du  roi  prit  la  tète,  puis  vint  celui  de  Madame,  puis  les  autres  suivirent 
selon  l'étiquette. 

Le  temps  était  chaud:  un  léger  souffle  d'air  qu'on  avait  pu  croire  assez  fort  le  ma- 
tin pour  rafraîchir  lalmosphère  fut  bientôt  embrasé  parle  soleil  caché  sous  les  nuages, 
et  ne  sinfiltra  plus  à  travers  cette  chaude  vapeur  qui  s'élevait  du  sol  que  comme  un 
vent  brûlant  qui  soulevait  une  fine  poussière  et  frappait  au  visage  les  voyageurs  pres- 
sés d'arriver. 

Madame  fut  la  première  qui  se  plaignit  delà  chaleur. 

Monsieur  lui  répondit  en  se  renversant  dans  le  carrosse  comme  un  homme  qui  va 
s'évanouir,  et  il  s'inonda  de  sels  et  d'eaux  de  senteur,  tout  en  poussant  de  profonds 
soupirs. 

Alors  Madame  lui  dit  de  son  air  le  plus  aimable  : 

—  En  vérité,  Monsieur,  je  croyais  que  vous  eussiez  été  assez  galant  ,  par  la  chaleur 
qu'il  fait,  pour  me  laisser  mon  carrosse  à  moi-toute  seule  et  faire  la  route  à  cheval. 

—  A  cheval!  s'écria  le  prince  avec  un  accent  d'effroi  qui  fit  voir  combien  il  était 
loin  d'adhérer  à  cet  étrange  projet;  à  cheval!  Mais  vous  n'y  pensez  pas,  Madame, 
toute  ma  peau  s'en  irait  par  pièces  au  contact  de  ce  vent  de  feu. 

Madame  se  mita  rire. 

•—Vous  pr(;ndrez  mon  parasol .  dit-ello. 

—  Et  la  peine  de  le  tenir,  répondit  .Monsieur  avec  le  plus  grand  sang-froid.  D'ail- 
leurs, je  n'ai  point  de  cheval. 

—  '^'.omincnt!  pas  de  cheval?  répliqua  la  princesse  ,  qui,  si  elle  ne  gagnait  pas  l'iso- 


M  A  LICOU  N  K. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  85 

lement,  gagnait  du  moins  la  taquinerie;  pas  de  cheval!  Vous  faites  erreur,  .Monsieur, 
car  je  vois  là-bas  votre  bai  favori. 

—  Mon  cheval  bai  !  s'écria  le  prince  en  essayant  d'exécuter  vers  la  portière  un  mou- 
vement qui  lui  causa  tant  de  gêne  qu'il  ne  l'accomplit  qu'à  moitié  et  qu'il  se  hâta  de 
reprendre  son  immobilité. 

— Oui,  dit  Madame,  votre  cheval,  conduit  en  main  par  M.  de  Malicorne. 

—  Pauvre  bête  !  répliqua  le  prince,  comme  il  va  avoir  chaud! 

Et  sur  ces  paroles  il  ferma  les  yeux,  pareil  à  un  mourant  qui  expire. 

Madame,  de  son  côté,  s'étendit  paresseusement  dans  l'îiutre  coin  de  la  calèche  et 
ferma  les  yeux  aussi ,  non  pas  pour  dormir,  mais  pour  songer  tout  à  son  aise. 

Cependant  le  roi,  assis  sur  le  devant  de  la  voiture  dont  il  avait  cédé  le  fond  aux 
deux  reines,  éprouvait  cette  vive  contrariété  des  amans  inquiets,  qui  toujours,  sans 
jamais  assouvir  cette  soif  ardente  ,  désirent  la  vue  de  l'objet  aimé,  puis  s'éloignent  à 
demi  contens  sans  s'apercevoir  qu'ils  ont  amassé  une  soif  plus  ardente  encore. 

Le  roi,  marchant  en  tête  comme  nous  avons  dit,  ne  pouvait  de  sa  place  apercevoir 
les  carrosses  des  dames  et  des  filles  d'honneur  qui  venaient  les  derniers. 

Il  lui  fallait  d'ailleurs  répondre  aux  éternelles  interpellations  de  la  jeune  reine,  qui, 
tout  heureuse  de  posséder  son  cher  mari ,  comme  elle  disait  dans  son  oubli  de  l'éti- 
quette royale,  l'investissait  de  tout  son  amour,  le  garrottait  de  tous  ses  soins,  de  peur 
qu'on  ne  vînt  le  lui  prendre  ,  ou  qu'il  ne  lui  prît  l'envie  de  la  quitter. 

Anne  d'Autriche  que  rien  n'occupait  alors  que  les  élancemens  sourds  que  de  temps 
en  temps  elle  éprouvait  dans  le  sein  ,  Anne  d'Autriche  faisait  joyeuse  contenance ,  et 
bien  qu'elle  devinât  l'inipalience  du  roi,  elle  prolongeait  malicieusement  son  supplice 
par  des  reprises  inattendues  de  conversation  ,  au  moment  où  le  roi ,  retombé  en  lui- 
même,  conunençait  à  y  caresser  ses  secrètes  amours. 

Tout  cela,  petits  soins  de  la  part  de  la  reine,  taquinerie  de  la  part  d'Anne  d'Au- 
triche, tout  cela  finit  par  sembler  insupportable  au  roi  qui  ne  savait  pas  commander 
aux  mouvemens  de  son  cœur, 

Il  se  plaignit  d'abord  de  la  chaleur,  c'était  un  acheminement  à  d'autres  plaintes. 

Mais  ce  fut  encore  avec  assez  d'adresse  pour  que  Marie-Thérèse  ne  devinât  point 
son  but. 

Prenant  donc  ce  que  disait  le  roi  au  pied  de  la  lettre,  elle  éventa  Louis  avec  ses 
plumes  d'autruche. 

Mais  la  chaleur  passée,  le  roi  se  plaignit  de  crampes  et  d'impatiences  dans  les 
jambes,  et  comme  justement  le  carrosse  s'arrêtait  pour  relayer  : 

—  Voulez-vous  que  je  descende  avec  vous?  demanda  la  reine;  moi  aussi  j'ai  les 
jambes  inquiètes.  Nous  ferons  quelques  pas  à  pied,  puis  les  carrosses  nous  rejoindront 
et  nous  y  prendrons  notre  place. 

Le  roi  fronça  le  sourcil;  c'est  une  rude  épreuve  que  fait  subir  à  son  infidèle  la  femme 
jalouse  qui ,  quoiqu'en  proie  à  la  jalousie,  s'observe  avec  assez  de  puissance  pour  ne 
pas  donner  de  prétexte  à  la  colère. 

Néanmoins,  le  roi  ne  pouvait  refuser  :  il  accepta  donc,  descendit,  donna  le  bras  à 
la  reine,  et  fit  avec  elle  plusieurs  pas  tandis  que  l'on  changeait  de  chevaux. 

Tout  en  marchant  il  jetait  un  coup  d'oeil  envieux  sur  les  courtisans  qui  avaient  le 
bonheur  de  faire  la  route  à  cheval. 

La  reine  s'aperçut  bientôt  que  la  promenade  à  pied  ne  plaisait  pas  plus  au  roi  que 
le  voyage  en  voiture.  Elle  demanda  donc  à  remonter  en  carrosse. 

Le  roi  la  conduisit  jusqu'au  marchepied,  mais  ne  remonta  point  avec  elle.  Il  fit  trois 


go  LES  MOUSQUETAIRES. 

pas  en  arrière,  et  chercha  dans  la  lile  des  carrosses  à  reconnaître  ceUii  qui  l'intéres- 
sait si  vivement.  j    i    -ir  u- 

A  la  portière  du  sixième  apparaissait  la  blanche  figure  de  la  Yailiere. 

Comme  le  roi,  immobile  à  sa  place,  se  perdait  en  rêveries  sans  voir  que  tout  était 
prêt  et  que  l'on  n'attendait  plus  que  lui,  il  entendit  à  trois  pas  une  voix  qui  l'interpel- 
lait respectueusement.  C'était  lAI.  de  Malicorne ,  en  costume  complet  d'écuyer,  tenant 
sous  son  bras  gauche  la  bride  de  deux  chevaux. 

—  Votre  Majesté  a  demandé  un  cheval?  dit-il. 

—  Un  cheval  !  Vous  auriez  un  de  mes  chevaux?  demanda  le  roi ,  qui  essayait  de 
reconnaître  ce  gentilhomme,  dont  la  figure  ne  lui  était  pas  encore  familière. 

—  Sire,  répondit  Malicorne ,  j'ai  au  moins  un  cheval  au  service  de  Votre  Majesté. 
Et  Malicorne  indiqua  le  cheval  bai  de  Monsieur  qu'avait  remarqué  Madame. 
L'animal  était  superbe  et  royalement  caparaçonné. 

—  Mais  ce  n'est  pas  un  de  mes  chevaux,  ^Monsieur,  dit  le  roi. 

—  Si,  c'est  un  cheval  des  écuries  de  Son  Altesse  Royale.  Mais  Son  Altesse  Royale 
ne  monte  pas  à  cheval  quand  il  fait  si  chaud. 

Le  roi  ne  répondit  rien,  mais  s'approcha  vivement  de  ce  cheval  qui  creusait  la  terre 

avec  son  pied. 

Malicorne  fit  un  mouvement  pour  lui  tenir  l'étrier;  il  était  déjà  en  selle. 

Rendu  à  la  gaieté  par  cette  bonne  chance ,  le  roi  courut  tout  soin'iant  au  carrosse 
des  reines  qui  l'attendaient,  et  malgré  Fair  alïiiiré  de  Marie-Thérèse  : 

--  Ah  I  ma  foi  !  dit-il ,  j'ai  trouvé  ce  cheval  et  j'en  profile.  J'étouffais  dans  le  car- 
rosse. Au  revoir,  Mesdames. 

Puis  s'incljnanl  gracieusement  sur  le  col  arrondi  de  sa  monture,  il  disparut  en  une 
seconde. 

Anne  d'Autriche  se  pencha  pour  le  suivre  des  yeux;  il  n'allait  pas  bien  loin,  car, 
parvenu  au  sixième  carrosse ,  il  fit  plier  les  jarrets  de  son  cheval  et  ôta  son  chapeau. 

Il  saluait  la  Vallière  qui ,  à  sa  vue,  poussa  un  petit  cri  de  surprise,  en  même  temps 
qu'elle  rougissait  de  plaisir. 

Montalais,  qui  occupait  l'autre  coin  du  carrosse,  rendit  au  roi  un  profond  salut. 

Puis,  en  femme  d'esprit,  elle  feignit  d'être  très-occupée  du  paysage  et  se  retira  dans 
le  coin  à  gauche. 

La  conversafion  du  roi  et  de  la  Vallière  commença  comme  toutes  les  conversations 
d'amans,  par  d'éloquens  regards  et  par  quelques  mots  d'abord  vides  de  sens. 

Le  roi  expliqua  conuuent  il  avait  eu  chaud  dans  son  carrosse,  à  tel  point  qu'un 
cheval  lui  avait  paru  un  bienfait. 

—  Et,  ajouta-t-il,le  bienfaiteur  est  un  homme  tout  à  fait  intelligent,  car  il  m'a  de- 
viné. Maintenant  il  me  reste  un  désir,  c'est  de  savoir  quel  est  le  genUlhonnne  qui  a 
servi  si  adroitement  son  roi  et  Ta  sauvé  du  cruel  ennui  où  il  était. 

Montalais,  pendant  ce  colloque,  qui  dès  les  premiers  motsl'avait  réveillée,  Montalais 
s'était  rapprochée  et  s'était  arrangée  à  rencontrerlercgarddu  roi  vers  lafinde  sa  phrase. 

Il  en  résulta  que  comme  le  roi  regardait  autant  elle  que  la  Vallière  en  interrogeant, 
elle  put  croire  que  c'étaitcUequeron  interrogeait,  et  par  conséquent  elle  pouvaiirépondre. 

Elle  répondit  donc  : 

—  Sire,  le  cheval  que  monte  Votre  Majesté  est  un  des  chevaux  de  Monsieur,  que 
conduisait  en  main  un  des  gentilshommes  de  Son  Altesse  Royale. 

—  Et  comment  s'appelle  ce  gentilhomme,  s'il  vous  plaît.  Mademoiselle? 

—  M.  de  Malicorne,  sire. 


LE  VICOMTE  DE   1511 AG  ELONN  E.  87 

Le  nom  fil  sou  ellet  ordinaire. 

—  Malicorne!  répéta  le  roi  en  souriant. 

—  Oui ,  sire,  répliqua  Aure.  Tenez,  c'est  ce  cavalier  qui  galo])e  ici.  à  ma  gauclie. 

Et  elle  indiquait  en  effet  notre  Malicorne,  qui  d'un  air  béat  galopait  à  la  portière 
de  gauche,  sachant  bien  qu'on  parlait  de  lui  en  ce  moment  même,  mais  ne  bougeant 
pas  plus  sur  la  selle  qu'un  sourd  et  muet. 

—  Oui,  c'est  ce  cavalier,  ditle  roi  ;  je  me  rappelle  sa  ligure  et  me  rappellerai  son  nom. 
Et  le  roi  regarda  tendrement  la  Vallière. 

Aure  n'avait  plus  rien  à  faire  ;  elle  avait  laissé  tomber  le  nom  de  Malicorne;  le  ter- 
rain était  bon;  il  n'y  avait  maintenant  qu'à  laisser  le  nom  pousser  et  l'événement 
porter  ses  fruits. 

En  conséquence  ,  elle  se  rejeta  dans  son  coin  avec  le  droit  de  faire  à  M.  de  Malicorne 
autant  de  signes  agréables  qu'elle  voudrait ,  puisque  M.  de  Malicorne  avait  eu  le  bon- 
heur de  plaire  au  roi. 

Comme  on  comprend  bien,  Monialais  ne  s'en  fit  pas  faute.  Et  Malicorne,  avec  sa 
fine  oreille  et  son  œil  sournois,  empocha  les  mots  : 

—  Tout  va  bien. 

—  Le  tout  accompagné  d'une  pantomime  qui  renfermait  un  semblant  de  baiser. 

■ — HélasI  Mademoiselle,  dit  enfin  le  roi  à  Louise,  voilà  que  la  liberté  de  la  campagne 
va  cesser  ;  votre  service  chez  Madame  sera  plus  rigoureux ,  et  nous  ne  nous  verrons  plus. 

—  Votre  Majesté  aime  trop  Madame,  répondit-elle,  pour  ne  pas  venir  chez  elle 
souvent,  et  quand  votre  Majesté  traversera  la  chambre... 

—  Ah  I  dit  le  roi  d'une  voix  tendre  et  qui  baissait  par  degrés,  s'apercevoir  n'est  point 
se  voir,  et  cependant  il  semble  que  ce  soit  assez  pour  vous. 

Louise  ne  répondit  rien  :  un  soupir  gonflait  son  cœur,  mais  elle  étouffa  ce  soupir. 

—  Vous  avez  sur  vous-même  une  grande  puissance  ,  ditle  roi. 
La  Vallière  sourit  avec  mélancolie. 

— Employez  cette  force  à  aimer,  coutinua-t-il, et  je  bénirai  Dieu  de  vous  l'avoir  donnée. 

La  Vallière  garda  le  silence,  mais  leva  sur  le  roi  un  œil  chargé  d'amour. 

Alors,  comme  s'il  eût  été  dévoré  par  ce  brûlant  regard,  Louis  passa  la  main  sur  sou 
front,  et,  pressaut  son  cheval  des  genoux,  Iji  fit  faire  quelques  pas  en  avant. 

Elle,  renversée  en  arrière,  l'œil  demi-clos,  couvait  du  regard  ce  beau  cavalier, 
dont  les  plumes  ondoyaient  au  vent;  elle  aimait  ses  bras  arrondis  avec  grâce,  sa  jambe 
fine  et  nerveuse,  serrant  les  flancs  du  cheval;  cette  coupe  arrondie  de  profil  que  des- 
sinaient de  beaux  cheveux  bouclés,  se  relevant  parfois  pour  découvrir  une  oreille 
rose  et  charmante. 

Enfin,  elle  aimait,  la  pauvre  enfant,  et  elle  s'enivrait  de  son  amour. 

Après  un  instant ,  le  roi  revint  près  d'elle. 

—  Oh  !  fit-il,  vous  ne  voyez  donc  pas  que  votre  silence  me  perce  le  cœur?  oh  !  Ma- 
demoiselle, que  vous  devez  être  impitoyable  lorsque  vous  devez  être  résolue  à  quelque 
rupture,  puis  je  vous  crois  changeante...  enfin,  enfin,  je  crains  cet  amour  profond 
qui  me  vient  pour  vous. 

—  Oh!  sire,  vous  vous  trompez,  dit  la  Vallière,  quandj'aimerai  ce  sera  pour  toute  la  vie. 

—  Quand  vous  aimerez  1  s'écria  le  roi  avec  douleur,  quoi!  vous  n'aimez  donc  pas? 
Elle  cacha  son  visage  dans  ses  mains. 

—  Voyez-vous,  voyez- vous,  dit  le  roi,  que  j'ai  raison  de  vous  accuser;  voyez-vous 
que  vous  êtes  changeante,  capricieuse,  coquette  peut-être,  vo"yez-vous.  Oh!  mou 
Dieu  !  mon  Dieu  ! 


88  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oh  non!  dit-elle,  rassurez-vous,  sire,  nonl  non!  non! 

—  Pronieltez-moi  donc  alors  que  vous  serez  toujours  la  même  pour  moi. 

—  Oh!  toujours,  sire. 

—  Que  vous  n'aurez  point  de  ces  duretés  qui  brisent  le  cœur,  point  de  ces  change- 
mens  soudains  qui  me  donneraient  la  mort. 

—  Non  !  oh  non  ! 

—  Eh  bien!  tenez,  j'aime  les  promesses,  j'aime  à  mettre  sous  la  garantie  du  ser- 
ment, c'est-à-dire  sous  la  sauvegarde  de  Dieu  tout  ce  qui  intéresse  mon  cœur  et  mon 
amour.  Promettez-moi,  ou  plutôt  jurez-moi,  jurez-moi  que  si  dans  cette  vie  que  nous 
allons  commencer,  vie  toute  de  sacrifices,  de  mystères,  de  douleurs,  vie  toute  de 
contre-temps  et  de  malentendus  ;  jurez-moi  que  si  nous  nous  sommes  trompés,  que  si 
nous  nous  sommes  mal  compris,  que  si  nous  nous  sommes  fait  un  tort,  et  c'est  un 
crime  en  amour,  jurez-moi,  Louise!... 

Elle  tressaillit  jusqu'au  fond  de  l'àme  ;  c'était  la  première  fois  qu'elle  entendait  son 
nom  prononcé  ainsi  par  son  royal  amant. 

Quant  à  Louis,  ôtant  son  gant ,  il  étendit  la  main  jusque  dans  le  carrosse. 

—  Jurez-moi,  continua-t-il,  que  dans  toutes  nos  querelles,  jamais,  une  fois  loin  l'un 
de  l'autre,  jamais  nous  ne  laisserons  passer  la  nuit  sur  une  brouille  sans  qu'une  visite,  ou 
toutau  moinsqu'un  messagede l'un denous aille  portera  l'autrelaconsolationetle repos. 

La  Vallière  prit  dans  ses  deux  mains  froides  la  main  brûlante  de  son  amant  et  la 
serra  doucement  jusqu'à  ce  qu'un  mouvement  du  cheval  effrayé  par  la  rotation  et  la 
proximité  de  la  roue  l'arrachât  à  ce  bonheur. 

Elle  avait  juré. 

—  Retournez,  sire,  dit-elle,  retournez  près  des  reines,  je  sens  un  orage  là-bas,  un 
orage  qui  menace  mon  cœur. 

Louis  obéit,  salua  mademoiselle  de  Montalais  et  partit  au  galop  pour  rejoindre  le 
carrosse  des  reines. 

En  passant  il  vit  celui  de  Monsieur  qui  dormait. 
Madame  ne  dormait  pas ,  elle. 
Elle  dit  au  roi ,  à  son  passage  : 

—  Quel  bon  cheval,  sire!...  N'est-ce  pas  le  cheval  bai  de  Monsieur? 
Quant  à  la  jeune  reine  ,  elle  ne  dit  rien  que  ces  mots  : 

—  Êtes-vous  mieux,  mon  cher  sire? 


TRIUMFEMINAT. 


Le  roi  une  fois  à  Paris  se  rendit  au  conseil  et  travailla  une  partie  de  la  journée.  La 
jeune  reine  demeura  chez  elle  avec  la  reine-mère  et  fondit  en  larmes  après  avoir  fait 
son  adieu  au  roi. 

—  Ah  !  ma  mère,  dit-elle  ,  le  roi  ne  m'aime  plus.  Que  deviendrai-je,  mon  Dieu  ! 

—  Un  mari  aimo  toujours  une  femme  telle  (pio  vous,  répondit  Anne  d'Autriche. 

—  Le  moment  peut  venir,  ma  mère,  où  il  aimera  une  autre  fennne  que  moi. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  89 

—  Qu'appelez-Yous  aimer? 

—  Oh!  toujours  penser  à  quelqu'un  ,  toujours  rechercher  celle  personne. 

—  Est-ce  que  vous  avez  remarqué,  dit  Anne  d'Aulriche  que  le  roi  fît  de  ces  sortes 
de  choses? 

—  Non ,  iMadame ,  dit  la  jeune  reine  en  hésitant. 

—  Vous  voyez  bien,  Marie. 

—  Et  cependant ,  ma  mère,  avouez  que  le  roi  me  laisse. 

—  Le  roi,  ma  lîlle,  appartient  à  tout  son  royaume. 

—  Et  voilà  pourquoi  il  ne  m'appartient  plus,  à  moi.  Voilà  pourquoi  je  me  verrai, 
comme  se  sont  vues  tant  de  reines,  délaissée ,  oubliée,  tandis  que  l'amour,  la  gloire 
et  les  honneurs  seront  pour  les  autres.  Oh!  ma  mère,  le  roi  est  si  beau ,  combien  lui 
diront  qu'elles  l'aiment,  combien  devront  l'aimer. 

—  Il  est  rare  que  les  femmes  aiment  un  homme  dans  le  roi.  Mais  cela  dût-il  arri- 
ver, j'en  doute,  souhaitez  plutôt,  Marie  ,  que  ces  femmes  aiment  réellement  voire  mari. 
D'abord  l'amour  dévoué  de  la  maîtresse  est  un  élément  de  dissolution  rapide  pour  l'a- 
mour de  l'amant;  et  puis,  à  force  d'aimer,  la  maîtresse  perd  tout  empire  sur  l'amant 
dont  elle  ne  désire  ni  la  puissance  ,  ni  la  richesse,  mais  l'iimour.  Souhaitez  donc  que 
le  roi  n'aime  guère  el  que  sa  maîtresse  aime  beaucoup. 

—  Oh  !  ma  mère  ,  quelle  puissance  que  celle  d'un  amour  profond! 

—  Et  vous  dites  que  vous  êtes  abandonnée? 

—  C'est  vrai!  c'est  vrai;  je  déraisonne...  Il  est  un  supplice  pourtant ,  ma  mère,  au- 
quel je  ne  saurais  résister. 

—  Lequel? 

—  Celui  d'un  heureux  choix  du  roi,  celui  d'un  ménage  qu'il  se  ferait  à  côté  du  nôtre; 
celui  d'une  famille  qu'il  trouverait  chez  une  autre  femme.  Oh  !  si  je  voyais  jamais  des 
enfans  au  roi...  j-'en  mourrais. 

—  Marie!  Marie!  répliqua  la  reine-mère  avec  un  sourire,  et  elle  prit  par  la  main 
la  jeune  reine,  rappelez-vous  ce  mot  que  je  vais  vous  dire  et  qu'à  jamais  il  vous  serve 
de  consolation  :  le  roi  ne  peut  avoir  de  dauphin  sans  vous,  et  vous  pouvez  en  avoir 
sans  lui. 

A  ces  paroles,  qu'elle  accompagna  d'un  expressif  éclat  de  rire,  la  reine-mère  quitta 
sa  bru  pour  aller  au-devant  de  Madame  dont  un  page  venait  d'annoncer  la  venue  dans 
le  grand  cabinet. 

Madame  avait  pris  à  peine  le  temps  de  se  déshabiller.  Elle  arrivait  avec  une  de  ces 
physionomies  agitées  qui  décèlent  un  plan  dont  l'exécution  occupe  et  dont  le  résultat 
inquiète. 

—  Je  venais  voir,  dit  Madame ,  si  Vos  Majestés  avaient  quelque  fatigue  de  notre 
petit  voyage. 

—  Aucune,  dit  la  reine-mère. 

—  Un  peu ,  répliqua  Marie-Thérèse. 

—  Moi ,  Mesdames ,  j'ai  surtout  souffert  de  la  contrariété. 

—  Quelle  contrariété?  demanda  Anne  d'Aulriche. 

—  Cette  fatigue  que  devait  prendre  le  roi  à  courir  ainsi  à  cheval. 

—  Bon  !  cela  fait  bien  au  roi. 

—  Et  je  le  lui  ai  conseillé  moi-même  ,  dit  Marie-Thérèse  en  pâlissant. 

Madame  ne  répondit  rien  à  cela;  seulement  un  de  ces  sourires  qui  n'appartenaient 
qu'à  elle  se  dessina  sur  ses  lèvres  sans  passer  sur  le  reste  de  sa  physionomie;  puis, 
changeant  aussitôt  la  tournure  de  la  conversation  : 


90  LES  MOUSnL'ETAIUES. 

>'ous  retrouvons  Paris  tout  semblable  au  Paris  que  nous  avons  quille;  toujours 

des  intrigues,  toujours  des  trames,  toujours  des  coquetteries. 
Intrigues!...  Quelles  intrigues!  demanda  la  reine-mère. 

—  On  parle  beaucoup  de  M.  Fouquetet  de  madame  Plet-sis-Bellières. 

—  Qui  s'inscrit  ainsi  au  numéro  dix  mille?  répliqua  la  reine-mère.  Mais  les  trames, 
s'il  vous  plaît  ? 

—  Nous  avons,  à  ce  qu'il  parait,  des  démêlés  avec  la  Hollande. 

—  Comment  cela? 

—  Monsieur  me  racontait  cette  hisloire  des  médailles. 

—  Ah  !  s'écria  la  jeune  reine  ,  ces  médailles  frappées  en  Hollande...  où  Ton  voit  un 
nuage  passer  sur  le  soleil  du  roi.  Vous  avez  tort  d'appeler  cela  delà  trame,  c'est  de  la  vie. 

—  Si  méprisable  que  le  roi  la  méprisera  ,  répondit  la  reine-mère.  Mais  que  disiez- 
vous  des  coquetleries?  Est-ce  que  vous  voudriez  parler  de  madame  do  Olonne"? 

-—  Non  pas ,  non  pas .  je  chercherai  plus  près  de  nous. 

—  Casa  deUsIed,  murmura  la  reine-mère  sans  remuer  les  lèvres  à  l'oreille  de  sa  bru. 
Madame  n'entendil  rien  et  continua  : 

. —  Vous  savez  l'affreuse  nouvelle  ?  dit-elle. 

—  Oh!  oui,  celte  blessure  de  M.  de  Guichc. 

—  Et  vous  l'attribuez ,  comme  tout  le  monde ,  à  un  accident  de  chasse  ? 

—  Mais,  oui,  firent  les  deux  reines,  cette  fois  intéressées. 
Madame  se  rapprocha. 

—  Un  duel,  dit-elle  tout  bas. 

—  Ah  !  fit  sévèrement  Anne  d'Autriche,  aux  oreilles  de  qui  sonnait  mal  ce  mol  duel 
proscrit  eu  France  depuis  quelle  y  régnait. 

—  Un  déplorable  duel,  qui  a  failli  coûter  à  Monsieur  deux  de  ses  meilleurs  amis; 
au  roi  deux  de  ses  bons  serviteurs. 

—  Pourquoi  ce  duel!  demanda  la  jeune  reine  animée  d'un  instinct  secret. 

— Coquetteries,  répéta  triomphalement  Madame. Ces  messieurs  ont  disserté  sur  la  vertu 
d'une  dame.  De  cette  marche^,  l'un  a  trouvé  que  Pallas  elait  peu  de  chose  à  côté  d'elle. 
L'autre  a  prétendu  que  cette  dame  imitait  Vénus  agaçant  Mars;  et  ma  foi.  ces  mes- 
sieurs ont  combattu  comme  Hector  et  Acbille. 

—  Vénus  agaçant  Mars,  se  dit  tout  bas  la  jeimc  reine,  sans  oser  approfondir  l'allégorie. 

—  Qui  est  cette  dame?  répliqua  nettement  Anne  d'Autriche.  Vous  avez  dit,  je  croib, 
une  dame  d'honneur? 

—  L'ai-je  dit?  lit  Madanie. 

—  Oui.  Je  croyais  même  vous  avoir  entendu  la  nommer. 

-~  Savez-vous  qu'une  femme  de  celte  espèce  est  funeste  à  inic  maison  royale? 

—  C'est  mademoiselTe  de  la  Vallière,  dit  la  reine-mère. 

—  Mon  Dieu  oui .  c'est  cetle  petite  laide. 

—  Je  la  croyais  fiancée  à  un  gentilhonune  qui  n'est  ni  M.  de  Guiche  ni  M.  de  Wardes, 
je  suppose. 

—  C'est  possible.  Madame. 

La  jeune  reine  prit  une  tapisserie  (pi'elle  défit  avec  une  affectation  de  Iranquillilé 
démentie  par  le  tremblement  de  ses  doigts. 

—  Que  parliez-vous  de  Vénus  et  de  Mars,  poursuivit  la  reine-mère,  est-ce  qu'il  y 
a  un  Mars.'' 

—  Elle  s'en  vante. 

—  Vous  venez  de  dire  qu'elle  s'en  vante? 


LE  VICOMTE  DE  BR  AG  EEO.NN  E.  91 

—  C'a  été  la  cause  du  combat, 

—  Et  M.  de  Guiche  a  soutenu  la  cause  de  Mars? 

—  Oui,  certes,  en  bon  serviti'ur. 

—  Eu  bon  serviteur,  s'écria  la  jeune  reine,  oubliant  loutc  réserve  pour  laisser 
écbapper  sa  jalousie,  serviteur  de  qui? 

—  Mars ,  répliqua  Madame  ,  ne  pouvant  être  défendu  qu'aux  dépens  de  celte  Vénus, 
M.  de  Guicbe  a  soutenu  riimoccnce  absolue  de  Mars,  et  ailiriné,  sans  doule,  que 
Vénus  se  vantait. 

—  Et  M.  de  Wardes?  dit  tranquilleinenl  Anne  d'Autricbe,  propaireant  le  bruit  que 
Vénus  avait  raison. 

—  Ah!  de  Wardes,  pensa  Madame,  vous  paierez  cher  cette  blessure  faite  au  plus 
noble  lies  lionmies. 

Et  elle  se  mit  à  charger  do  Wardes  avec  tout  racharnement  possible,  payant  ainsi 
la  dette  du  blessé  et  la  sienne  avec  la  certitude  qu'elle  faisait  pour  l'avenir  la  ruine  de 
son  ennemi. 

Elle  en  dit  tant  que  Manicamp,  s'il  se  fut  trouvé  là ,  eût  regretté  d'avoir  si  bien 
servi  son  ami,  puisqu'il  en  résultait  la  ruine  de  ce  malheureux  ennemi. 

—  Dans  tout  cela,  dit  Anne  d'Autriche,  je  ne  vois  qu'une  peste  quiestcettelaVallière. 
La  jeune  reine  reprit  son  ouvrage  avec  une  froideur  absolue. 

Madame  écouta. 

—  Est-ce  que  tel  n'est  pas  votre  avis?  lui  dit  Anne  d'Autriche.  Est-ce  que  vous  ne 
faites  pas  remonter  à  elle  la  cause  de  cette  querelle  et  du  combat? 

Madame  répondit  par  un  geste  qui  n'élaitpas  plus  une  aflirmation  qu'une  négation. 

—  Je  ne  comprends  pas  trop  alors  ce  que  vous  m'avez  dit  touchant  le  danger  de  la 
coquetterie,  reprit  Anne  d'Autriche. 

—  Il  est  vrai,  se  hâta  de  dire  Madame,  que  si  la  jeune  personne  n'avait  pas  été  co- 
quette, Mars  ne  se  serait  pas  occupé  d'elle. 

Ce  mot  de  Mars  ramena  une  fugitive  rougeur  sur  les  joues  de  la  jeune  reine  ,  mais 
elle  ne  continua  pas  moins  son  ouvrage  commencé. 

— Je  ne  veux  pas  qu'à  ma  cour  on  arme  ainsi  les  hommes  les  uns  contre  les  autres, 
dittlegmatiquement  Anne  d'Aulriche.  Ces  mœurs  furent  peut-être  utiles  dansun  temps 
0!j  la  noblesse  divisée  n'avait  d'autre  point  de  ralliement  que  la  galanterie.  Alors  les 
femmes  régnant  seules  avaient  le  privilège  d'eutrelenir  la  valeur  des  gentilshommes 
par  des  essais  fréquens.  Mais  aujourd'hui,  Dieu  soit  loué!  il  n'y  a  qu'un  seul  maître  en 
France.  A  ce  maître  est  dû  le  concours  de  toute  force  et  de  toute  pensée.  Je  ne  souf- 
frirai pas  qu'on  enlève  à  mon  fils  un  de  ses  serviteurs. 

Elle  se  tourna  vers  la  jeune  reine. 

—  Que  faire  à  cette  la  Vallière  ?  dit-elle. 

—  La  Vallière?  fît  la  reine  paraissant  surprise  ,  je  ne  connais  pas  ce  nom. 

Et  cette  réponse  fut  accompagnée  d'un  de  ces  sourires  glacés  qui  vont  seulement 
aux  bouches  royales. 

Madame  était  elle-même  une  grande  princesse,  grande  par  l'esprit,  la  naissance  el 
l'orgueil;  toutefois,  le  poids  de  celte  réponse  l'écrasa;  elle  fut  obligée  d'attendre  un 
moment  pour  se  remettre. 

■ — C'est  une  de  mes  filles  d'honneur,  répliqna-t-elle  avec  un  salut. 

—  Alors,  répliqua  Marie-Thérèse  du  même  ton,  c'est  votre  affaire,  ma  sœur...  non 
la  nôtre. 

—  Pardon  ,  reprit  Anne  d'Autriche  ,  c'est  mon  affaire  à  moi. 


92  LES  MOUSQUETAIRES. 

Et  je  comprends  fort  bien ,  poursuivit-elle  en  adressant  à  Madame  un  regard  d'in- 
telligence, je  comprends  pourquoi  Madame  m'a  dit  ce  qu'elle  vient  de  me  dire. 

—  Vous,  ce  qui  émane  de  vous,  Madame,  dit  la  princesse  anglaise ,  sort  de  la 
bouche  de  la  Sagesse. 

—  En  renvoyant  celte  tîlle  dans  son  pays,  dit  Marie-Thérèse  avec  douceur,  on  lui 
ferait  une  pension. 

—  Sur  ma  cassette,  s'écria  vivement  Madame. 

—  Non,  non.  Mesdames,  interrompit  Anne  d'Autriche:  pas  d'éclats,  s'il  vous  plaît. 
Le  roi  n'aime  pas  qu'on  fasse  parler  mal  des  dames.  Que  tout  ceci,  s'il  vous  plaît, 
s'achève  en  famille. 

—  Madame,  vous  aurez  l'obligeance  de  faire  mander  ici  celte  fille. 

—  Vous,  ma  fille,  vous  serez  assez  bonne  pour  rentrer  un  moment  chez  vous. 
Les  prières  de  la  vieille  reine  étaient  des  ordres.  Marie-Thérèse  se  leva  pour  rentrer 

dans  son  appartement,  et  Madame  pour  faire  appeler  la  Vallière  par  un  page. 


UNE  PREMIERE   QUERELLE. 


La  Vallière  entra  chez  la  reine-mère  sans  se  douter  le  moins  du  monde  qu'il  se  fût 
tramé  contre  elle  un  complot  dangereux. 

Elle  croyait  qu'il  s'agissait  du  service,  et  jamais  la  reine-mère  n'avait  été  mauvaise 
pour  elle  en  pareille  circonstance.  D'ailleurs,  ne  ressortant  pas  immédialement  de 
l'autorité  d'Anne  d'Autriche  ,  elle  ne  pouvait  avoir  avec  elle  que  des  rapports  otlkieux 
auxquels  sa  propre  complaisance  et  le  rang  de  l'auguste  princesse  lui  faisaient  un  devoir 
de  donner  toute  la  botuie  grâce  possible. 

Elle  s'avança  donc  vers  la  reine-mère  avec  ce  sourire  placide  et  doux  qui  faisait  sa 
principale  beauté. 

Comme  elle  ne  s'approchait  pas  assez,  Anne  d'Autriche  lui  lit  signe  de  venir  jusqu'à 
sa  chaise. 

Alors  Madame  rentra,  et,  d'un  air  parfaitement  tranquille,  s'assit  près  de  sa  belle- 
mère  en  reprenant  l'ouvrage  commencé  par  Marie-Thérèse. 

La  Vallière,  au  lieu  de  l'ordre  qu'elle  s'attendait  à  recevoir  sur-le-champ,  s'aperçut 
de  ces  préambules,  et  interrogea  curieusement,  sinon  avec  inquiétude,  le  visage  des 
deux  princesses. 

Anne  réfléchissait. 

Madame  conservait  une  alfectation  d'indillérence  qui  eut  alarmé  de  moins  timides. 

— Mademoiselle ,  fit  soudain  la  reine-mère,  sans  songer  à  modérer  son  accent  espa- 
gnol, ce  qu'elle  ne  manquait  jamais  de  faire  à  moins  qu'elle  ne  fut  en  colère,  venez 
un  peu  que  nous  causions  de  vous,  puisque  loul  le  monde  en  cause 

—  De  moi  !  s'écria  la  Vallière  en  pâlissant. 

— Feignezdc  l'ignorer,  belle,  savez-vousleduel  dcM.  de  Guiche  etdeM.  de  Wardes? 

—  Mon  Dieu  !  Madame,  le  bruit  en  est  venu  hier  jusqu'à  moi,  répliqua  la  Vallière 
eu  joignant  les  mains. 

—  El  vous  ne  l'aviez  pas  senti  d'avance,  ce  bruit? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  93 

—  Pourquoi  l'eussé-je  senti,  Madame? 

—  Parce  que  deux  hommes  ne  se  battent  jamais  sans  motif,  et  que  vous  deviez  con- 
naître les  motifs  de  l'animosité  des  deux  adversaires. 

—  Je  l'ignorais  absolument.  Madame. 

—  C'est  un  système  de  défense  un  peu  banal  que  la  négation  persévérante,  el  vous 
qui  êtes  un  bel  esprit,  Mademoiselle,  vous  devez  fuir  les  banalités.  Autre  chose. 

—  Mon  Dieu,  Madame,  Votre  Majesté  m'épouvante  avec  cet  air  glacé.  Aurais-je  eu 
le  malheur  d'encourir  sa  disgrâce? 

Madame  se  mit  à  rire.  La  Vallière  la  regarda  d'un  air  stupéfait. 
Anne  reprit  : 

—  Ma  disgrâce!...  Encourir  ma  disgrâce,  vous  n'y  pensez  pas,  mademoiselle  de  la 
Vallière ,  il  faut  que  je  pense  aux  gens  pour  les  prendre  en  disgrâce.  Je  ne  pense  à 
vous  que  parce  qu'on  parle  de  vous  un  peu  trop,  et  je  n'aime  point  qu'on  parle  des 
filles  de  ma  cour. 

—  Votre  Majesté  me  fait  l'honneur  de  me  le  dire,  répliqua  la  Vallière  effrayée, 
mais  je  ne  comprends  pas  en  quoi  l'on  peut  s'occuper  de  moi. 

—  Je  m'en  vais  donc  vous  le  dire.  M.  de  Guiche  aurait  eu  à  vous  défendre. 

—  Moi  ! 

—  Vous-même.  C'est  d'un  chevalier,  et  les  belles  aventurières  aiment  que  les  che- 
valiers lèvent  la  lance  pour  elles.  Moi,  je  hais  les  champs-clos,  je  hais  surtout  les 
aventures  et...  Faites-en  votre  profit. 

La  Vallière  se  plia  aux  pieds  de  la  reine  qui  lui  tourna  le  dos.  Elle  tendit  les  mains 
à  Madame  qui  lui  rit  au  nez. 

Un  sentiment  d'orgueil  la  releva. 

—  Mesdames,  dit-elle,  j'ai  demandé  quelesl  mon  crime;  Votre  Majesté  doit  me  le  dire, 
et  je  remarque  que  Votre  Majesté  me  condamne  avant  de  m'avoir  admise  à  me  justitier. 

—  Eh  I  s'écria  Anne  d'Autriche ,  voyez  donc  les  belles  phrasés ,  Madame ,  voyez  donc 
les  beaux  sentimens:  c'eslune  infante  que  cette  fille,  c'est  une  des  aspirantes  du  grand 
Cyrus...  c'est  un  puits  de  tendresses  et  de  formules  héroïques.  On  voit  bien ,  ma  toute 
belle  ,  que  nous  entretenons  notre  esprit  dans  le  commerce  des  télés  couronnées. 

La  Vallière  se  sentit  mordue  au  cœur  ;  elle  devint  non  plus  pâle ,  mais  blanche 
comme  un  lys ,  et  toute  sa  force  l'abandonna. 

— Je  voulais  vous  dire ,  interrompit  dédaigneusement  la  reine ,  que  si  vous  continuez 
à  nourrir  des  senfimens  pareils,  vous  nous  humilierez,  nous  femmes,  à  tel  point  que 
nous  aurons  honte  de  figurer  près  de  vous.  Devenez,  simple.  Mademoiselle.  A  propos, 
que  me  disait- on ,  vous  êtes  liancée ,  je  crois? 

La  VaUière  comprima  son  cœur,  qu'une  souffrance  nouvelle  venait  de  déchirer. 

—  Répondez  donc  quand  on  vous  parle? 

—  Oui,  Madame. 

—  A  un  gentilhomme? 

—  Oui ,  Madame. 

—  Qui  s'appelle? 

—  M.  le  vicomte  de  Bragelonne. 

—  Savez-vous  que  c'est  un  sort  bien  heureux  pour  vous.  Mademoiselle ,  et  que  sans 
fortune,  sans  posifion...  sans  grands  avantages  personnels,  vous  devriez  bénir  le  ciel 
qui  vous  fait  un  avenir  comme  celui-là. 

La  Vallière  ne  répliqua  rien. 

—  Où  est-il  ce  vicomte  de  Bragelonne?  poursuivit  la  reine. 


91  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  En  Angleterre,  dit  Madame,  où  le  bruit  des  succès  de  Mademoiselle  ne  man- 
quera pas  de  lui  parvenir. 

—  0  ciel  !  murmura  la  Vallière  éperdue. 

—  Eh  bien!  Mademoiselle,  dit  Anne  d'Autriche,  on  fera  revenir  c<'  garçon-là,  el 
on  vous  expédiera  quelque  part  avec  lui.  Si  vous  êtes  d'un  avis  différent ,  les  lillesonl 
des  visées  bizarres,  fiez-vous  à  moi,  je  vous  remettrai  dans  le  bon  chemin,  je  l'ai  fait 
pour  des  filles  qui  ne  vous  valaient  pas, 

La  Vallière  n'entendait  plus.  L'impitoyable  reine  ajouta  : 

—  Je  vous  enverrai  seulement  quelque  part  où  vous  réfléchirez  mûrement.  La  ré- 
flexion calme  les  ardeurs  du  sang,  elle  dévore  toutes  les  illusions  de  la  jeunesse.  Je 
suppose  que  vous  m'avez  comprise. 

—  Madame,  Madame! 

—  Pas  un  mot. 

—  Madame,  je  suis  innocente  de  tout  ce  que  Votre  Majesté  peutsupposer.  Madame, 
voyez  mon  désespoir.  J'aime,  je  respecte  tant  Votre  Majesté  ! 

—  Il  vaudrait  mieux  que  vous  ne  me  respectassiez  pas ,  dit  la  reine  avec  une  froide 
ironie.  Il  vaudrait  mieux  que  vous  ne  fussiez  pas  innocente.  Vous  figurez-vous,  par 
hasard,  que  je  me  contenterais  de  m'en  aller  si  vous  aviez  commis  la  faute? 

—  Oh  !  mais ,  Madame  ,  vous  me  tuez. 

—  Pas  de  comédie,  s'il  vous  plaît ,  ou  je  me  charge  du  dénoùment  ;  allez  ,  rentrez 
chez  vous  et  que  ma  leçon  vous  profile. 

—  Madame,  dit  la  Vallière  à  la  duchesse  d'Orléans  dont  elle  saisit  les  mains,  priez 
pour  moi ,  vous  qui  êtes  si  bonne.  ^ 

—  Moi?  répliqua  celle-ci  avec  une  joie  insultante,  moi  bonne...  Ah!  Mademoiselle 
vous  n'en  pensez  pas  un  mot  ;  et  brusqucmont ,  elle  repoussa  la  niain  de  la  jeune  fille. 

Celle-ci ,  au  lieu  de  fléchir,  comme  les  deux  princesses  pouvaient  l'attendre  de 
sa  pâleur  et  de  ses  larmes ,  reprit  tout  à  coup  le  calme  et  sa  dignité  ;  elle  fil  une  révé- 
rence profonde  cl  sortit. 

—  Eh  bien  !  dit  Anne  d'Autriche  à  Madame,  croyez-vous  qu'elle  recommencera? 

—  Je  me  défie  des  caractères  doux  cl  {latiens,  répliqua  Mddamc.  Rien  n'est  plus 
courageux  qu'un  co'ur  patient,  rien  n'est  plus  sur  de  soi  qu'im  esprit  doux. 

—  Je  vous  réponds  qu'elle  y  pensera  plus  d'une  fois  avant  de  regarder  le  dieu  Mars. 

—  A  moins  qu'elle  ne  sc^ serve  de  son  bouclier,  riposta  Madame. 

Un  fier  regard  de  la  reine-mère  répondit  à  cette  objection  qui  ne  manquait  pas  de 
finesse,  et  les  deux  dames,  à  peu  près  sûres  de  la  victoire ,  allèrent  retrouver  Marie- 
Thérèse  qui  les  attendait  déguisant  son  impatience. 

Il  était  alors  six  heures  et  demie  du  soir  et  le  roi  venait  de  prendre  son  goûter.  Il 
ne  perdit  pas  de  temps;  le  repas  fini,  les  affaires  terminées,  il  prit  Saint- Aignan  par 
le  bras  et  lui  ordoiuia  de  le  conduire  à  l'appartement  de  la  Vallière. 

Le  courtisan  fit  une  grosse  exclamation. 

—  Eh  bienl  quoi,  répliqua  le  roi,  c'est  une  habitude  à  prendre  ,  et  pour  prendre 
une  habitude  il  faut  qu'on  commence  par  quelque  fait. 

—  JNIais,  sire,  l'appartement  des  filles,  ici,  c'est  une  lanterne  :  tout  le  monde  voit 

ceux  qui  entrent  et  ceux  qui  sortent.  Il  me  semble  qu'un  prétexte Celui-ci,  par 

exemple... 

—  Voyons. 

—  Si  Votre  Majesté  voulait  attendre  que  Madame  fût  chez  elle? 

«■Plus  de  prétextes!  plus  d'attentes!  Assez  de  ces  contre-temps,  de  ces  mystères,;  je 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  95 

ne  vols  pas  en  quoi  le  ri)i  de  France  se  déshonore  à  entretenir  une  fille  d'esprit.  Honni 
soit  qui  mal  y  pense  I 

—  Sire,  sire,  Voire  Majesté  me  pardonnera  un  excès  de  zèle? 

—  Parle  ! 

—  Et  la  reine  ? 

—  C'est  vrai!  c'est  vrai!  je  veux  que  la  reine  soit  toujours  respectée.  Eh  bien!  en- 
core ce  soir  j'irai  chez  mademoiselle  de  la  Vallière.  et  puis  ce  jour  passé,  je  prendrai 
tous  les  prétextes  que  tu  voudras. 

Demain  nous  chercherons  :  ce  soir  je  n'ai  pas  le  tenips. 

Saint-Aignan  ne  répliqua  pas;  il  descendit  le  degré  devant  le  roi  et  traversa  les  cours 
avec  une  honte  que  n'eflaçait  point  cet  insigne  honneur  de  servir  d'appui  au  roi. 

C'est  queSaint-Aignan  voulaitse conserver  tout  confit  dans  l'esprit  de  Madamectdes 
deux  reines.  C'est  qu'il  ne  voulait  pas  non  plus  déplaire  à  mademoiselle  de  la  Vallière, 
et  que  pour  faire  tant  de  belles  choses  il  était  difficile  de;  ne  pas  se  heurter  à  quelques 
difficultés. 

Or,  les  fenêtres  de  la  jeune  reine,  celles  de  la  reine-mère,  celles  de  Madame  elle- 
même  donnaient  sur  la  cour  des  filles.  Etre  vu  conduisant  le  roi,  c'était  rompre  avec 
trois  grandes  princesses,  avec  trois  femmes  d'un  crédit  inamovible  pour  le  faible  appât 
d'un  éphémère  crédit  de  maîtresse. 

Ce  malheureux  Saint-Aignan  qui  avait  tant  de  courage  pour  protéger  la  Vallière 
sous  les  quinconces  ou  dans  le  parc  de  Fontainebleau ,  ne  se  sentait  plus  brave  à  la 
grande  lumière,  il  trouvait  mille  défauts  à  cette  fille  et  brûlait  d'en  faire  part  au  roi. 

Mais  son  supplice  finit;  les  cours  furent  traversées.  Pas  un  rideau  ne  se  souleva, 
pas  une  fenêtre  ne  s'ouvrit.  Le  roi  marchait  vite  d'abord  à  cause  de  son  impatience, 
puis  à  cause  des  longues  jambes  de  Saint-Aignan  qui  le  précédait. 

A  la  porte,  Saint-Aignan  voulait  s'éclipser,  le  roi  le  retint. 

C'était  une  délicatesse  dont  le  courtisan  se  fût  bien  passé. 

Il  dut  suivre  Louis  chez  la  Vallière. 

A  l'arrivée  du  monarque,  la  jeune  fille  acbevait  d'essuyer  ses  yeux,  elle  le  lit  si 
précipitamment  que  le  roi  s'en  aperçut. 

nia  questionna  comme  un  amant  intéressé;  il  la  pressa. 

• — Je  n'ai  rien,  dit-elle,  sire. 

'—Mais  enfin  vous  pleuriez. 

—  Oh  !  non  pas,  sire. 

— 'Regardez,  Saint-Aignan,  est-ce  que  je  me  trompe? 
Saint-Aignan  dut  répondre ,  mais  il  était  bien  end)arrassé. 

—  Enfin,  vous  avez  les  yeux  rouges,  Mademoiselle,  dit  le  roi. 

—  La  poussière  du  chemin,  sire. 

—  Mais  non,  mais  non.  vous  n'avez  pas  cet  air  de  satisfaction  qui  vous  rend  si 
belle  et  si  attrayante.  Vous  ne  me  regardez  pas. 

—Sire  ! 

—  Que  dis-je!  vous  évitez  mes  regards. 
Elle  se  détournait  en  effet. 

—  Mais,  au  nom  du  ciel,  qu'y  a-t-il?  demanda  Louis  dont  le  sang  bouillait. 

"—  Rien,  encore  une  fois,  sire,  et  je  suis  prête  à  montrer  à  Votre  Majesté  que  mon 
esprit  est  aussi  libre  qu'elle  le  désire. 

-^  Votre  esprit  libre  quand  je  vous  embarrasse  de  tout ,  môme  de  votre  geste*  Est- 
ce  que  l'on  vous  aurait  blessée,  fâchée? 


96  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Non,  non,  sire. 

—  Oh  !  c'est  qu'il  faudrait  me  le  déclarer  I  s'écria  le  jeune  prince  avec  des  yeux  étin- 
celaus- 

—  Mais  personne ,  sire,  personne  ne  m'a  offensée. 

—  Alors,  voyons,  reprenez  cette  rêveuse  gaietéou  cette  joyeuse  mélancolie  que  j'ai- 
mais en  vous  ce  malin:  voyons...  de  grâce. 

—  Oui,  sire,  oui. 

Le  roi  frappa  du  pied. 

—  Voilà  qui  est  inexplicable,  dit-il,  un  changement  pareil. 

Et  il  regarda  Saint-Aignan,  qui  lui  aussi  s'apercevait  bien  de  celte  morne  langueur 
delà  Vallière,  comme  aussi  de  l'impatience  du  roi. 

Louis  eut  beau  prier,  il  eut  beau  s'ingénier  à  combattre  celle  disposition  fatale  ,  la 
jeune  fille  était  brisée,  l'aspect  même  de  la  mort  ne  l'eût  pas  réveillée  de  sa  torpeur. 

Le  roi  vit  dans  cette  négative  facilité  un  mystère  désobligeant;  il  se  mit  à  regarder 
autour  de  lui  d'un  air  soupçonneux. 

Justement  il  y  avait  dans  la  chambre  de  la  Vallière  un  portrait  en  miniature  d'Athos. 

Le  roi  vit  ce  portrait  qui  ressemblait  beaucoup  à  Bragelonne ,  car  il  avait  été  fait 
pendant  la  jeunesse  du  comte. 

Il  attacha  sur  cette  peinture  des  regards  menaçans. 

La  Vallière,  dans  l'état  d'oppression  où  elle  se  trouvait,  et  à  cent  lieues  d'ailleurs 
de  penser  à  celte  peinture,  ne  put  deviner  la  préoccupation  du  roi. 

Et  cependant  le  roi  s'était  jeté  dans  un  souvenir  terrible  qui  plus  d'une  fois  avait 
préoccupé  son  esprit  ;  mais  qu'il  avait  toujours  écarté. 

Il  se  rappelait  cette  intimité  des  deux  jeunes  gens  depuis  leur  naissance. 

Il  se  rappelait  les  iiancaillcs  qui  en  avaient  été  la  suite. 

11  se  rappelait  qu'Athos  était  venu  lui  demander  la  main  de  la  Vallière  pour  Raoul. 

Il  se  figura  qu'à  son  retour  à  Paris  la  Vallière  avait  trouvé  certaines  nouvelles  de 
Londres  et  que  ces  nouvelles  avaient  contre-balancé  l'influence  que  lui  avait  pu 
prendre  sur  elle. 

Presque  aussitôt  il  se  sentit  piqué  aux  tempes  par  le  taon  farouche  qu'on  appelle  la 
jalousie. 

Il  interrogea  de  nouveau  avec  amertume. 

La  Vallière  ne  pouvait  répondre;  il  lui  fallait  tout  dire,  il  lui  fallait  accuser  la 
reine,  il  lui  fallait  accuser  Madame. 

C'était  une  lutte  ouverte  à  soutenir  avec  deux  grandes  el  puissantes  princesses. 

Il  lui  semblait  d'abord  que  ne  faisant  rien  pour  cacher  ce  qui  se  passait  en  elle  au 
roi ,  le  roi  devait  lire  dans  son  cœur  à  travers  son  silence. 

Que  s'il  l'aimait  réellement,  il  devait  tout  comprendre,  tout  deviner. 

Qu'était-ce  donc  que  la  sympathie,  sinon  la  flamme  divine  qui  devait  éclairer  le 
cœur  et  dispenser  les  vrais  amans  de  la  parole. 

Elle  se  tut  donc,  se  contentant  de  soupirer,  de  pleurer,  de  cacher  sa  tète  dans  ses 
mains. 

Ces  soupirs ,  ces  pleurs ,  qui  avaient  d'abord  attendri ,  puis  effrayé  Louis  XIV,  l'ir- 
ritaicnt  mainlenanl. 

Il  ne  pouvait  supporter  l'opposition,  pas  plus  l'opposition  des  soupirs  et  des  larmes 
que  toute  autre  opposition. 

Toutes  ses  paroles  devinrent  aigres ,  pressantes,  agressives. 

Celait  une  nouvelle  douleiu- jointe  aux  doidcurs  de  la  jeiuie  lille. 


LE  VLCOMTE  DE  BRAGELONNE.  97 

Elle  puisa  dans  ce  qu'elle  regardait  comme  une  injustice  de  la  part  de  sou  amant, 
la  force  de  résister  non-seulement  aux  autres  mais  encore  à  celle-là. 

Le  roi  conunença  à  accuser  directement. 

La  Valiière  ne  tenta  même  pas  de  se  défendre  :  elle  supporta  toutes  ces  accusations, 
sans  répondre  autrement  qu'en  secouant  la  tète  ,  sans  prononcer  d'autres  paroles  que 
ces  deux  mots  qui  s'échappent  des  cœurs  profondément  affligés  : 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 

Mais  au  lieu  de  calmer  l'irritation  du  roi,  ce  cri  de  douleur  l'augmentait,  c'était  un 
appel  à  une  puissance  supérieure  à  la  sienne ,  à  im  être  qui  pouvait  défendre  la  Yal- 
licre  contre  lui. 

D'ailleurs  il  se  voyait  secondé  parSaint-Aignan.  Saint-Aignan,  comme  nous  l'avons 
dit,  voyait  l'orage  grossir,  il  ne  connaissait  pas  le  degré  d'amour  que  Louis  XIV  pou- 
vait éprouver,  il  sentait  venir  tous  les  coups  des  trois  princesses ,  la  ruine  de  la  pauvre 
la  Valiière ,  et  il  n'était  pas  assez  chevalier  pour  ne  pas  craindre  d'être  entraîné  dans 
cette  ruine. 

Saint-Aignan  ne  répondait  donc  aux  interpellations  du  roi  que  par  des  mots  pro- 
noncés à  demi-voix  ou  que  par  des  gestes  saccadés,  qui  avaient  pour  but  d'envenimer 
les  choses  et  d'amener  une  brouille  dont  le  résultat  devait  le  délivrer  du  souci  de  tra- 
verser les  cours  en  plein  jour  pour  suivre  son  illustre  compagnon  chez  la  Valiière. 

Pendant  ce  temps  le  roi  s'exaltait  de  plus  en  plus. 

Il  tit  trois  pas  pour  sortir  et  revint. 

La  jeune  fille  n'avait  pas  levé  la  tête  quoique  le  bruit  des  pas  eût  dij  l'avertir  que 
son  amant  s'éloignait.   Il  s'arrêta  un  instant  devant  elle  les  bras  croisés. 

—  Une  dernière  fois ,  Mademoiselle,  dit-il ,  voulez-vous  parler  ?  Voulez-vous  donner 
une  cause  à  ce  changement,  à  cette  versatilité,  à  ce  caprice? 

—  Que  voulez-vous  que  je  vous  dise  !  mon  Dieu  ,  murmura  la  Valiière.  Vous  voyez 
bien ,  sire,  que  je  suis  écrasée  en  ce  moment;  vous  voyez  bien  que  je  n'ai  ni  la  vo- 
lonté, ni  la  pensée,  ni  la  parole. 

—  Est-ce  donc  si  difficile  de  dire  la  vérité?  En  moins  de  mots  que  vous  ne  venez 
d'en  proférer  vous  l'eussiez  dite. 

—  Mais  la  vérité  sur  quoi? 

—  Sur  tout. 

La  vérité  monta  en  effet  du  cœur  aux  lèvres  de  la  Valiière.  Ses  bras  firent  un  mou- 
vement pour  s'ouvrir,  mais  sa  bouche  resta  muette,  ses  bras  retombèrent.  La  pauvre 
enfiuit  n'avait  pas  encore  été  assez  malheureuse  pour  risquer  une  pareille  révélation. 

—  Je  ne  sais  rien  ,  balbutia-t-elle. 

—  Oh!  c'est  plus  que  de  la  coquetterie,  s'écria  le  roi;  c'est  plus  que  du  caprice, 
c'est  de  la  trahison. 

Et  cette  fois,  sans  que  rien  l'arrêtât,  sans  que  les  tiraillemensde  son  cœur  pussent 
le  faire  retourner  en  arrière ,  il  s'élança  hors  de  la  chambre  avec  un  geste  désespéré. 
Saint-Aignan  le  suivit  ne  demandant  pas  mieux  que  de  partir. 
Louis  XIV  ne  s'arrêta  que  dans  l'escalier  et  se  cramponnant  à  la  rampe  : 

—  Vois-tu?  dit-il,  j'ai  été  indignement  dupé. 

—  Comment  cela  ,  sire?  demanda  le  favori. 

—  Guiche  s'est  battu  pour  le  vicomte  de  Bragelonne.  Et  ce  Bragelonne!... 

—  Eh  bien  ! 

—  Eh  bien  !  Elle  l'aime  toujours.  Et  en  vérité,  Saint-Aignan,  je  mourrais  de  honte, 

si  dans  trois  jo\u's  il  me  restait  encore  un  atome  do  cet  amour  dans  le  cœur. 

T.  u.  7 


98 


LES  MOUSQUETAIRES. 


Et  Louis  XIV  reprit  sa  course  vers  son  appartement  à  lui. 

—  Ah!  je  l'avais  bien  dit  à  Votre  Majesté,  murmura  Saint-Aignan ,  en  continuant 
de  suivre  le  roi  et  en  guettant  timidement  à  toutes  les  fenêtres. 

Malheureusement  il  n'en  fut  pas  à  la  sortie  comme  il  en  avait  été  à  l'arrivée. 

Un  rideau  se  souleva;  derrière  ce  rideau  était  Madame. 

Madame  avait  vu  le  roi  sortir  de  l'appartement  des  filles  d"honneur. 

Elle  se  leva  lorsque  le  roi  fut  passé  et  sortit  précipitamment  de  chez  elle ,  et  monta 
deux  par  deux  les  marches  de  l'escalier  qui  conduisait  à  cette  chambre  d'où  venait  de 
sortir  le  roi. 


■^^-^v. 


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LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


90 


DÉSESPOIR. 


.:-j^^i\l^  A  Vallière  ,  après  le  départ  du  roi ,  s'était  soulevée  ,  les 
fe>fâ^'*  '^''"^^s  éfeudiis,  comiue  pour  le  suivre,  comuie  pour  l'ar- 
rèler;  puis  lorsque,  les  porlcs  refermées  par  lui,  le  bruit 
de  ses  pas  s'était  perdu  dans  l'éloigné  ment,  elle  n'avait 
plus  eu  que  tout  juste  assez  de  force  pour  aller  tomber 
aux  pieds  de  son  crucifix. 

Elle  demeura  là,  brisée,  écrasée,  engloutie  dans  sa 
douleur  sans  se  rendre  compte  d'autre  chose  que  de  sa 
douleur  même,  douleur  qu'elle  ne  comprenait  d'ailleurs 
que  par  Tinslinct  et  la  sensation. 
Au  milieu  de  ce  tumulte  de  ses  pensées ,  la  Vallière , 'entendit  rouvrir  sa  porte  ^  elle 
tressaillit.  Elle  se  retourna  ,  croyant  que  c'était  le  roi  qui  revenait. 
Elle  se  trompait,  c'était  Madame. 

Que  lui  importait  Madame  !  Elle  retomba ,  la  tête  sur  son  prie-Dieu.  C'était  Madame, 
émue,  irritée,  menaçante.  Mais  qu'était-ce  que  cela  ? 

—  Mademoiselle,  dit  la  princesse  s'arrêlant devant  la  Vallière ,  c'est  fort  beau  ,  j'en 
conviens,  de  s'agenouiller,  de  prier,  de  jouer  la  religion;  mais,  si  soumise  que  vous 
soyezau  roi  du  ciel ,  il  convient  que  vous  fassiez  un  peu  la  volonté  des  princes  de  la  terre. 

La  Vallière  souleva  péniblement  sa  tête  en  signe  de  respect. 

—  Tout  à  l'heure,  continua  Madame,  il  vous  a  été  fait  une  recommandation  ,  ce 
nie  semble? 

L'œil  à  la  fois  fixe  et  égaré  de  la  Vallière  montra  son  ignorance  et  son  oubli. 
-=-  La  reine  vous  a  recommandé,  coutiiuia  Madame,  de  vous  ménager  assez  pour 
que  nul  ne  put  répandre  de  bruits  sur  votre  compte. 
Le  regard  de  la  Vallière  devint  interrogateur. 

—  Eh  bien,  continua  Madame  ,  il  sort  quelqu'un  de  chez  vous  dont  la  présence  est 
une  accusation. 

La  Vallière  demeura  muette. 

—  Il  ne  faut  pas,  continua  Madame,  que  ma  maison,  qui  est  celle  de  la  première 
princesse  du  sang ,  donne  un  mauvais  exemple  à  la  cour  ;  vous  seriez  la  cause  de  ce 
mauvais  exemple.  Je  vous  déclare  donc,  Mademoiselle ,  hors  de  la  présence  de  tout 
témoin,  car  je  ne  veux  pas  vous  humilier;  je  vous  déclare  donc  que  vous  êtes  libre 
de  partir  dèsce  moment,  et  que  vous  pouvez  retourner  chez  madame  votre  mère  à  Blois. 

La  Vallière  ne  pouvait  tomber  plus  bas;  la  Vallière  ne  pouvait  souffrir  plus  qu'elle 
n'avait  souffert. 


400  LES  MOUSQUETAIRES. 

Sa  contenance  ne  changea  point  ;  ses  mains  demeurèrent  jointes  sur  ses  genoux 
comme  celles  de  la  divine  Madeleine. 

—  Vous  m'avez  entendue?  dit  Madame. 

Un  simple  frissonnement  qui  parcourut  tout  le  corps  delaVallière  répondit  pour  elle. 

Et,  comme  la  victime  ne  donnait  pas  d'autre  signe  d'existence,  Madame  sortit. 

Alors,  à  son  cœur  suspendu  ,  à  son  sang  figé  en  quelque  sorte  dans  ses  veines,  la 
Vallière  sentit  peu  à  peu  se  succéder  des  pulsations  plus  rapides  aux  poignets,  au  col 
et  aux  tempes.  Ces  pulsations ,  en  s'augmentant  progressivement,  se  changèrent 
bientôt  en  une  fièvre  vertigineuse,  dans  le  délire  de  laquelle  elle  vit  tourbillonner 
toutes  les  figures  de  ses  amis  luttant  contre  ses  ennemis. 

Elle  entendait  s'entrechoquer  à  la  fois  dans  ses  oreilles  assourdies  des  mots  mena- 
çanset  des  mots  d'amour;  elle  ne  se  souvenait  plus  d'être  elle-même;  elle  était  sou- 
levée hors  de  sa  première  existence  comme  par  les  ailes  d'une  puissante  tempête,  et 
à  l'horizon  du  chemin  dans  lequel  le  vertige  la  poussait,  elle  voyait  la  pierre  du  tom- 
beau se  soulevant  et  lui  montrant  l'intérieur  formidable  et  sombre  de  l'éternelle  nuit. 

Mais  cette  douloureuse  obsession  de  rêves  finit  par  se  calmer  pour  faire  place  a  la 
résignation  habituelle  de  son  caractère. 

Un  rayon  d'espoir  se  glissa  dans  son  cœur  comme  un  rayon  de  jour  dans  le  cachot 
d'un  pauvre  prisonnier. 

Elle  se  reporta  sur  la  route  de  Fontainebleau ,  elle  vit  le  roi  à  cheval  à  la  portière 
de  son  carrosse,  lui  disant  qi'.'il  l'aimait,  lui  demandant  sou  amour,  lui  faisant  jurer 
et  jurant  que  jamais  une  soirée  ne  passerait  sur  une  brouille  sans  qu'une  visite,  une 
lettre,  un  signe ,  vînt  substituer  le  repos  de  la  nuit  au  trouble  du  soir.  C'était  le  roi 
qui  avait  trouvé  cela,  qui  avait  fait  jurer  cela,  qui  lui-même  avait  juré  cela.  Il  était 
donc  impossible  que  le  roi  manquât  à  la  promesse  qu'il  avait  lui-même  exigée ,  à  moins 
que  le  roi  ne  fût  un  despote  qui  commandât  l'amour  comme  il  commandait  l'obéis- 
sance ,  à  moins  que  le  roi  ne  fût  un  indilférent  que  le  premier  obstacle  suffit  pour 
arrêter  en  chemin. 

Le  roi ,  ce  doux  protecteur,  qui  d'un  mot,  d'un  seul  mot,  pouvait  faire  cesser  toutes 
ses  peines,  le  roi  se  joignait  donc  à  ses  persécuteurs. 

Oh  !  sa  colère  ne  pouvait  durer.  INlaintenant  qu'il  était  seul,  il  devait  souffrir  tout  ce 
qu'elle  souffrait  elle-même.  Mais  lui,  lui  n'était  pas  enchaîné  comme  elle;  lui  pou- 
vait agir,  se  mouvoir,  venir  ;elle  !  elle,  elle  ne  pouvait  rien  qu'attendre. 

Et  elle  allendait  de  toute  son  àme,  la  pauvre  enfant  ;  car  il  était  impossible  que  le 
roi  ne  vînt  pas. 

Il  était  dix  heures  et  demie  à  peine. 

Il  allait  ou  venir,  ou  lui  écrire,  ou  lui  faire  dire  une  bonne  parole  par  M.  de  Saint- 
Aignan. 

S'il  venait,  oh  !  comme  elle  allait  s'élancer  au-devant  de  lui,  comme  elle  allait  re- 
pousser cette  délicatesse  qu'elle  trouvait  maintenant  mal  entendue  !  comme  elle  allait 
lui  (lire  :  Ce  n'est  pas  moi  qui  ne  vous  aime  pas;  ce  sont  elles  qui  ne  veulent  pas  que 
je  vous  aime. 

Et  alors,  il  faut  le  dire,  en  y  réfléchissant,  et  au  fur  et  à  mesure  qu'elle  y  réflé- 
chissait, elle  trouvait  Louis  moins  coupable.  En  effet,  il  ignorait  tout.  Qu'avait-il  dû 
penser  de  sou  obstination  à  garder  le  silence?  Impatient ,  irritable  ,  connue  on  con- 
naissait le  roi,  il  était  exti'aordinairo  qu'il  eût  même  conservé  si  longtcnqis  son  sang- 
l'roid.  Oh!  sans  doute  elle  n'eût  pas  agi  ainsi ,  elle;  elle  eût  tout  compris .  tout  deviné. 
Mais  elle  était  une  pauvre  lille. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  101 

Oh!  s'il  venait  !  s'il  venait!...  comme  elle  lui  pardonnerait  tout  ce  qu'il  venait  de 
lui  faire  soufïrir;  comme  elle  l'aimerait  davantage  pour  avoir  souffert  ! 

Et  sa  tète  tendue  vers  la  porte,  ses  lèvres  enir'ouvertcs ,  attendaient,  Dieu  lui 
pardonne  cette  idée  profane,  le  baiser  que  les  lèvres  du  roi  distillaient  si  suavement 
le  matin  quand  il  prononçait  le  mot  amour. 

Si  le  roi  ne  venait  pas,  au  moins  écrirait-il  :  c'était  la  seconde  chance,  chance 
moins  douce,  moins  heureuse  que  l'autre  ,  mais  qui  prouverait  tout  autant  d'amour, 
mais  seulement  un  amour  phis  cramtiC  Oh  !  comme  elle  dévorerait  cette  lettre,  comme 
elle  se  hâterait  d'y  répondre;  comme,  une  fois  le  messager  parti,  elle  baiserait,  reli- 
rait, presserait  sur  son  cœur  le  bienheureux  papier  qui  devait  lui  apporter  le  repos, 
la  tranquillité ,  le  bonheur  ! 

Enfin,  le  roi  ne  venait  pas;  si  le  roi  n'écrivait  pas,  il  était  au  moins  impossible  qu'il 
n'envoyât  pas  Saint-Aignan  ou  que  Saint-Aignan  ne  vînt  pas  de  lui-même.  A  un  tiers, 
comme  elle  dirait  tout!  la  majesté  royale  ne  serait  plus  là  pour  glacer  la  parole  sur 
ses  lèvres  ,  et  alors  aucun  doute  ne  pourrait  demeurer  dans  le  cœur  du  roi. 

Tout  chez  la  Vallière ,  cœur  et  regard  ,  corps  et  esprit ,  se  tourna  donc  vers  l'attente. 

Elle  se  dit  qu'elle  avait  encore  une  heure  d'espoir,  que  jusqu'à  minuit  le  roi  pou- 
vait venir,  écrire  ou  envoyer,  qu'à  minuit  seulement  toute  alteute  serait  inutile,  tout 
espoir  serait  perdu. 

Tant  qu'il  y  eut  quelque  bruit  dans  le  palais ,  la  pauvre  enfant  crut  être  la  cause 
de  ce  bruit;  tant  qu'il  passa  des  gens  dans  la  cour,  elle  crut  que  ces  gens  étaient  des 
messagers  du  roi  venant  chez  elle. 

Onze  heures  sonnèrent;  puis  onze  heures  un  quart  ;  puis,  onze  heures  et  demie. 

Les  minutes  coulaient  lentement  dans  cette  anxiété,  et  pourtant  elles  fuyaient  en- 
core trop  vite.  Les  trois  quarts  sonnèrent. 

Minuit!  minuit!  la  dernière,  la  suprême  espérance  vint  à  son  tour. 

Avec  le  dernier  tintement  de  l'horloge,  la  dernière  lumière  s'éteignit;  avec  la  der- 
nière lumière,  le  dernier  espoir. 

Ainsi,  le  roi  lui-même  l'avait  trompée;  le  premier,  il  mentait  au  serment  qu'il 
avait  fait  le  jour  même;  douze  heures  entre  le  serment  et  le  parjure!  ce  n'était  pas 
avoir  gardé  longtemps  l'illusion. 

Donc,  non-seulement  le  roi  n'aimait  pas,  mais  encore  il  méprisait  celle  que  fout  le 
monde  accablait;  il  la  méprisait  au  point  de  l'abandonner  à  la  honte  d'une  expulsion 
qui  équivalait  à  une  sentence  ignominieuse;  et  cependant,"  c'était  lui ,  lui  le  roi,  qui 
était  la  cause  première  de  cette  ignominie. 

Un  sourire  amer,  le  seul  symptôme  de  colère  qui  pendant  cette  longue  lutte  eût 
passé  sur  la  figure  angélique  de  la  victime  ,  un  sourire  amer  apparut  sur  ses  lèvres. 

En  effet,  pour  elle  que  restait-il  sur  la  terre  après  le  roi? 

Rien. 

Seulement  Dieu  restait  au  ciel. 

Elle  pensa  à  Dieu. 

—  Mon  Dieu!  dit-elle,  vous  me  dictez  vous-même  ce  que  j'ai  à  faire.  C'est  de  vous 
que  j'attends  tout ,  de  vous  que  je  dois  tout  attendre. 

Et  elle  regarda  son  crucifix  dont  elle  baisa  les  pieds  avec  amour. 

—  Voilà,  dit-elle,  un  maître  qui  n'oublie  et  n'abandonne  jamais  ceux  qui  ne  l'aban- 
donnent et  qui  ne  l'oublient  pas;  c'est  à  celui-là  seul  qu'il  faut  se  sacrifier. 

Alors ,  il  eût  été  visible ,  si  quelqu'un  eût  pu  plonger  son  regard  dans  cette  chambre, 
il  eût  été  visible ,  disons-nous,  que  la  pauvre  désespérée  prenait  une  résolution  der- 


dO-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

nière,  arrêtait  un  plan  suprême  dans  son  esprit,  montait  enlln  cette  «rande  échelle 
de  Jacob  qui  conduit  les  âmes  de  la  terre  au  ciel. 

Alors ,  et  comme  ses  genoux  n'avaient  plus  la  force  de  la  soutenir,  elle  se  laissa  peu 
à  peu  aller  sur  les  marches  du  prie-Dieu ,  la  tète  adossée  au  bois  de  la  croix,  et  l'œil 
fixe,  la  respiralion  haletante,  elle  guetta  sur  les  vitres  les  premières  lueurs  du  jour. 

Deux  heures  du  malin  la  trouvèrent  dans  cet  égarement  ou  plutôt  dans  celte  extase. 
Elle  ne  s'appartenait  déjà  plus. 

Aussi ,  lorsqu'elle  vit  la  teinte  violette  du  matin  descendre  sur  les  toits  du  palais  et 
dessiner  vaguement  les  contours  du  Christ  d'ivoire  qu'elle  tenait  embrassé,  elle  se 
leva  avec  une  certaine  force,  baisa  les  pieds  du  divin  martyr,  descendit  l'escalier  de  sa 
chambre,  et  s'enveloppa  la  tête  d'une  mante  tout  en  descendant. 

Elle  arriva  au  guichet  juste  au  moment  où  une  ronde  de  mousquetaires  en  ouvrait 
la  porte  pour  admettre  le  premier  poste  des  Suisses. 

Alors,  se  glissant  derrière  les  hommes  de  garde,  elle  gagna  la  rue  avant  que  le  chef 
de  la  patrouille  eût  même  songé  à  se  demander  quelle  était  celle  jeune  femme  qui 
s'échappait  si  matin  du  palais. 


LA  FUITE. 

La  Vallièrc  sortit  derrière  la  patrouille. 

La  patrouille  se  dirigea  à  droite  par  la  rue  Saint-Honoré;  machinalomcnt  la  Val- 
lière  prit  à  gauche. 

Sa  résolution  était  prise,  son  dessein  arrêté;  elle  voulait  se  rendre  aux  («armélitesde 
(lliaillnt,  dont  la  supérieure  avait  une  réputation  de  sévérité  qui  faisait  iVémir  les  mon- 
daines de  la  cour. 

La  Vallière  n'avait  jamais  vu  Paris,  elle  n'était  jamais  sortie  à  pied,  elle  n't'ùt  pas 
trouvé  son  chemin  même  dans  une  disposition  d'esprit  plus  c;ilme.  Cela  oxprKjue  com- 
ment elle  remontait  la  rue  Saint-Honoré  au  lieu  de  la  descendre. 

Elle  avait  hâte  de  s'éloigner  du  Palais-Uoyal,  et  elle  s'en  éloignait. 

Elle  avait  ouï  dire  seulement  que  Chaillot  regardait  la  Seine  .  et  elh'  se  dirigeait 
donc  vers  la  Seine. 

Elle  prit  la  rue  du  Coq,  et  ne  pouvant  traverser  le  Louvre,  appuya  vers  l'église 
Saint-Germain-rAuxcrrois,longeant  l'emplacement  où  Perraidt  bâtit  depuis  sa  colonnade. 

Bienlùt  elle  atteignit  les  quais. 

Sa  marche  était  rai)i(le  et  agitée.  A  jicine  sentait-elle  celte  faiblesse  qui  de  temps  en 
temps  lui  rappelait,  en  la  forçant  de  boiter  légèrement,  cette  entorse  qu'elle  s'était 
donnée  dans  sa  jeunesse, 

A  une  autre  heure  de  la  journée,  sa  contenance  eût  appelé  les  soupçons  des  gens 
les  moins  claii'voyans ,  attiré  les  regards  des  passans  les  moins  curieux. 

JMais  à  deux  heures  et  demie  du  matin ,  les  rues  de  Paris  sont  désertes  ou  à  peu 
près,  et  il  ne  s'y  trouve  guère  que  les  artisans  laborieux  qui  vont  gagner  le  pain  du 
join%  ou  bien  les  oisifs  dangereux  (pii  regagnent  Unn-  doniii  ile  après  une  uni!  d'agita- 
tion et  de  débauches. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  103 

Pour  les  premiers  le  jour  commence,  pour  les  autres  le  jour  finit. 

La  Vallière  eut  peur  de  tous  ces  visages  sur  lesquels  son  ignorance  des  types  pari- 
siens ne  lui  permettait  pas  de  distinguer  le  type  de  la  probité  de  celui  du  cynisme.  Pour 
elle,  la  misère  était  un  épouvanlail;  et  tons  ces  gens  qu'elle  rencontrait  semMaient 
être  des  misérables. 

Sa  toilette  qui  était  celle  de  la  veille,  était  recherchée  même  dans  sa  négligence, 
car  c'était  la  même  avec  laquelle  elle  s'était  rendue  chez  la  reiiie-mère;  en  outre,  sous 
sa  mante  relevée  pour  qu'elle  pût  voir  à  se  conduire,  sa  pâleur  et  ses  beaux  veux 
parlaient  un  langage  inconnu  à  ces  hommes  du  peuple,  et  sans  le  savoir,  la  pauvre 
fugitive  sollicitait  la  brutalité  des  uns,  la  pitié  des  autres. 

La  Vallière  marcha  ainsi  d'une  seule  course  ,  haletante  ,  précipitée,  jusqu'à  la  hau- 
teur de  la  place  de  Grève. 

De  temps  en  temps  elle  s'arrêtait,  appuyait  sa  main  sur  son  cœur,  s'adossait  à  une 
maison,  reprenait  haleine  et  continuait  sa  course  plus  rapide  qu'auparavant. 

Arrivée  à  la  place  de  Grève,  la  Vallière  se  trouva  en  face  d'un  groupe  de  troishommes 
débraillés,  cbancelans,  avinés,  qui  sortaient  d'un  bateau  amarré  sur  le  port. 

Ce  bateau  était  chargé  de  vins  et  l'on  voyait  qu'ils  avaient  faithonneur  à  la  marchandise. 

Ils  chantaient  leurs  exploits  bachiques  sur  trois  tons  différens,  quand  en  arrivant  à 
l'extrémité  de  la  rampe  donnant  sur  le  quai  ils  se  trouvèrent  faire  tout  à  coup  obstacle 
à  la  marche  de  la  jeune  tille. 

La  Vallière  s'arrêta. 

Eux,  de  leur  côté,  à  l'aspectde  cette  femme  auxvêtemensde  cour,  firent  unehalte.  et 
d'un  commun  accord  se  prirent  par  les  mains  et  entourèrent  la  Vallière  en  lui  chantant  : 

Vous  qui  vous  ennuyez  seulette , 
Venez,  venez  rire  avec  nous. 

La  Vallière  comprit  alors  que  ces  hommes  s'adressaient  à  elle  et  voulaient  l'empê- 
clier  de  passer;  elle  tenta  plusieurs  efforts  pour  fuir,  mais  ils  furent  inutiles. 

Ses  jambes  faillirent;  elle  sentit  qu'elle  allait  tomber  et  poussa  un  cri  de  terreur. 

Mais  au  même  instant  le  cercle  qui  Tentourait  s'ouvrit  sous  l'effort  d'une  puissante 
pression. 

L'un  des  insulteurs fut  culbuté  à  gauche,  l'autre  alla  rouler  à  droite  jusqu'au  bord 
de  l'eau ,  le  troisième  vacilla  sur  ses  jambes. 

Un  officier  de  mousquetaires  se  trouva  en  face  de  la  jeune  fille,  le  sourcil  froncé,  la 
menace  à  la  bouche,  la  main  levée  pour  continuer  la  menace. 

Les  ivrognes  s'esquivèrent  à  la  vue  de  l'uniforme ,  et  surtout  devant  la  preuve  de 
force  que  venait  de  donner  celui  qui  le  portait. 

—  Mordioux  !  s'écria  l'officier,  mais  c'est  mademoiselle  de  la  Vallière  ! 

La  Vallière,  étourdie  de  ce  qui  venait  de  se  passer,  stupéfaite  d'entendre  prononcer 
son  nom,  la  Vallière  leva  les  yeux  et  reconnut  d'Artagnan, 

—  Oui,  Monsieur,  dit-elle,  c'est  moi,  c'est  bien  moi.  Et  en  même  temps  elle  se 
soutenait  à  son  bras.  Vous  me  protégerez,  n'est-ce  pas,  monsieur  d'Artagnan?  ajouta» 
t-elle  d'une  voix  suppliante. 

— Certainement  que  je  vous  protégerai:  mais  où  allez-vous,  mon  Dieu,  à  cette  heure  ? 

—  Je  vais  à  Chaillot. 

—  Vous  allez  à  Chaillot  par  la  Râpée;  mais  en  vérité,  Mademoiselle,  vous  lui 
tournez  le  dos. 


lOt  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Alors ,  Monsieur,  soyez  assez  Iton  pour  me  meltre  dans  mon  chemin  et  pour  me 
conduire  pendant  quelques  pas. 

—  Oh  !  volontiers. 

—  Mais  comment  se  fait-il  donc  que  je  voiis  (rouve  là?  Par  quelle  faveur  du  ciel 
étiez- vous  à  portée  de  venir  à  mon  secours?  Il  me  semhle  en  vérité  que  je  rêve  ,  il  me 
semble  que  je  deviens  folle. 

—  Je  me  trouvais  là  ,  Mademoiselle,  parce  que  j'ai  une  maison  place  de  Grève,  à 
l'image  Notre-Dame;  que  j'ai  élé  toucher  les  loyers  hier,  et  que  j'y  ai  passé  la  nuit. 
Aussi  désirai-je  être  de  bonne  heure  au  palais  pour  y  inspecter  mes  postes. 

—  Merci ,  dit  la  Vallière. 

—  Voilà  ce  que  je  faisais,  oui,  se  dit  d'Artagnan  ;  mais  elle,  que  faisait-elle,  et 
pourquoi  va-t-elle  à  Chaillol  à  une  pareille  heure? 

Et  il  lui  offrit  son  bras. 

La  Vallière  le  prit  et  se  mit  à  marcher  avec  précipilation. 

Cependant  cette  précipitation  cachait  une  grande  faiblesse;  d'Artagnan  le  sentit,  il 
proposa  à  la  Vallière  de  se  reposer;  elle  refusa. 

—  C'est  que  vous  ignorez  sans  doute  où  est  Chaillot?  demanda  d'Artagnan. 

—  Oui,  je  l'ignore. 

—  C'est  très-loin. 

—  Peu  importe  ! 

—  Il  y  a  une  lieue  au  moins. 

—  Je  ferai  cette  lieue. 

D'Artagnan  ne  répliqua  point ,  il  connaissait  au  simple  accent  les  résolutions  réelles. 
11  porta  plutôt  qu'il  n'accompagna  la  Vallière.  Enfin  ils  aperçurent  les  hauteurs. 

—  Dans  quelle  maison  vous  rendez-vous ,  Mademoiselle?  demanda  d'Artagnan. 

—  Aux  Carmélites,  Monsieur. 

—  Aux  Carmélites?  répéta  d'Artagnan  étonné. 

—  Oui,  et  puisque  Dieu  vous  a  envoyé  vers  moi  pour  me  soutenir  dans  ma  roule, 
recevez  et  mes  icmercîmens  et  mes  adieux. 

— Aux  Carmélites!  vos  adieux  !  Mais  vous  entrez  donc  en  religion?  s'écria  d'Artagnan. 

—  Oui,  Monsieur. 

—  Vouslîl 

Il  y  avait  dans  ce  vous  que  nous  avons  accompagné  de  trois  points  d'exclamation 
pour  le  rendre  aussi  expressif  que  possible,  il  y  avait  dans  ce  vous  tout  un  poëme;  il 
rappelait  à  la  Vallière  et  ses  souvenirs  anciens  de  Blois  et  ses  nouveaux  souvenirs  de 
Fontainebleau;  il  lui  disait  :  Vous  qui  pourriez  être  heureuse  avec  Raoul,  vous  qui 
pourriez  être  puissante  avec  Louis,  vous  allez  entrer  en  religion,  vous! 

—  Oui,  iNIonsieur,  dit-elle,  moi  je  me  rends  la  servante  du  Seigneur:  je  renonce  à 
tout  ce  monde. 

—  Mais  ne  vous  trompez-vous  pas  à  votre  vocation,  ne  vous  trompez-vous  pas  à 
la  volonté  de  Dieu? 

—  Non,  puisque  c'est  Dieu  qui  a  permis  (pic  je  vous  rencontrasse.  Sans  vous,  je 
succoudiais  certainement  à  la  fatigue,  et  puisque  Dieu  vous  envoyait  sur  ma  route, 
c'est  qu'il  voulait  que  je  pusse  eu  atteindre  le  hut. 

—  Oh  !  fit  d'Art.ignan  avec  doute,  cela  me  sendde  un  peu  bien  subtil. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  reprit  la  jruue  tille,  "vous  voilà  insti'uit  de  ma  démarche  et 
de  ma  résolution.  Maintenant  j'ai  une  dernière  grâce  à  vous  demander  tout  en  vous 
adressant  mes  remercîmens. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  105 

—  Dites,  Mademoiselle. 

—  Le  roi  ignore  ma  fuite  du  Palais- Royal. 
D'Artagnan  fit  un  mouvement. 

—  Le  roi ,  continua  la  Vallière,  ignore  ce  que  je  vais  faire. 

—  Le  roi  ignore!...  s'écria  d'Artagnan.  Mais,  Mademoiselle,  prenez  garde;  vous  ne 
calc\dez  pas  la  portée  de  votre  action.  Nul  ne  doit  rien  faire  que  le  roi  ignore  ,  surtout 
les  personnes  de  la  cour. 

—  Je  ne  suis  plus  de  la  cour,  Monsieur. 

D'Artagnan  regarda  la  jeune  fille  avec  un  étonnement  croissant. 

—  Oh  !  ne  vous  inquiétez  pas,  Monsieur,  conlinua-t-elle,  tout  est  calculé  ,  et  tout 
ne  le  fùt-il  pas,  il  serait  trop  tard  maintenant  pour  revenir  sur  ma  résolution;  l'ac- 
tion est  accomplie. 

—  Eh  bien!  voyons.  Mademoiselle,  que  désirez-vous? 

—  Monsieur,  par  la  pitié  que  l'on  doit  au  malheur,  par  la  générosité  de  votre  Ame, 
par  votre  foi  de  gentilhomme,  je  vous  adjure  de  me  faire  un  serment. 

—  Un  serment! 

—  Oui. 

—  Lequel? 

—  Jurez-moi ,  monsieur  d'Artagnan ,  que  vous  ne  direz  pas  au  roi  que  vous  m'avez 
vue  et  que  je  suis  aux  Carmélites. 

D'Artagnan  secoua  la  tête. 

—  Je  ne  jurerai  point  cela,  dit-il. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que  je  connais  le  roi ,  parce  que  je  vous  connais ,  parce  que  je  me  connais 
moi-même,  parce  que  je  connais  tout  le  genre  humain;  non,  je  ne  jurerai  point  cela! 

—  Alors,  s'écria  la  Vallière  avec  une  énergie  dont  on  l'eût  crue  incapable,  au  lieu 
des  bénédictions  dont  je  vous  eusse  comblé  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours ,  soyez  maudit  ! 
car  vous  me  rendez  la  plus  misérable  de  toutes  les  créatures  ! 

Nous  avons  dit  que  d'Artagnan  connaissait  les  accens  qui  venaient  du  cœur,  il  ne 
put  résister  à  celui-là. 

Il  vit  l'altération  de  ses  traits;  il  vit  le  tremblement  de  ses  membres;  il  vit  chanceler 
toutce corps  frêle  etdélicat  ébranlé  par  secousses  ;  il  comprit  qu'une  résistance  le  tuerait. 

—  Qu'il  soit  donc  fait  comme  vous  le  voulez ,  dit-il.  Soyez  tranquille  ,  Mademoiselle, 
je  ne  dirai  rien  au  roi. 

—  Oh!  merci,  merci,  s'écria  la  Vallière,  vous  êtes  le  plus  généreux  des  hommes. 
Et  dans  le  transport  de  sa  joie ,  elle  saisit  les  mains  de  d'Artagnan  et  les  serra 

entre  les  siennes. 
Celui-ci  se  sentit  attendri. 

—  Mordioux,  dit-il,  en  voilà  une  qui  commence  par  où  les  autres  finissent  :  c'est 
touchant. 

Alors,  la  Vallière,  qui,  au  moment  du  paroxysme  de  sa  douleur,  était  tombée 
assise  sur  une  pierre ,  se  leva  et  marcha  vers  le  couvent  des  Carmélites  que  l'on  voyait 
se  dresser  dans  la  lumière  naissante. 

D'Artagnan  la  suivait  de  loin. 

La  porte  du  parloir  était  enir'ouverte;  elle  s'y  glissa  comme  une  ombre  paie,  et 
remerciant  d'Artagnan  d'un  seul  signe  de  la  main  ,  elle  disparut  à  ses  yeux. 

Quand  d'Artagnan  se  trouva  tout  à  fait  seul ,  il  réfléchit  profondément  à  ce  qui  ve- 
nait de  se  passer. 


106  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Voilà,  par  ma  foi,  dit-il,  ce  qu'on  appelle  une  fausse  position.  Conserver  un 
secret  pareil,  c'est  garder  dans  sa  poche  un  charbon  ardent  et  espérer  qu'il  ne  brûlera 
pas  l'étoffe.  Ne  pas  garder  le  secret  quand  on  a  juré  qu'on  le  garderait,  c'est  d'un 
homme  sans  honneur.  Ordinairement  les  bonnes  idées  me  viennent  en  courant ,  mais 
cette  fois,  ou  je  me  trompe  fort ,  ou  il  faut  que  je  coure  beaucoup  pour  trouver  la  so- 
lution de  cette  affaire. 

Où  courir? 

—  Ma  foi ,  au  bout  du  compte  ,  du  côté  de  Paris  ;  c'est  le  bon  côté. 
Seulement,  courons  vile. 

Mais,  pour  courir  vite,  mieux  valent  quatre  jambes  que  deux.  Malheureusement, 
pour  le  moment,  je  n'ai  que  mes  deux  jambes. 

Un  cheval!  comme  j'ai  entendu  dire  au  théâtre  de  Londres;  ma  couronne  pour  un 
cheval  ! 

J'y  songe,  cela  ne  me  coûtera  point  aussi  cher  que  cela. 

Il  y  a  un  poste  de  mousquetaires  à  la  barrière  de  la  Conférence ,  et  pour  un  cheval 
qu'il  me  faut,  j'en  trouverai  dix. 

En  vertu  de  cette  résolution  prise  avec  sa  rapidité  habituelle,  d'Artagnan  descendit 
soudain  les  hauteurs,  gagna  le  poste,  y  prit  le  meilleur  coureur  qu'il  y  put  trouver, 
et  fut  rendu  au  palais  en  dix  minutes. 

Cinq  heures  sonnaient  à  l'horloge  du  Palais-Royal. 

D' A riagnan  s'informa  du  roi. 

Le  roi  s'était  couché  à  son  heure  ordinaire,  après  avoir  travaillé  avec  M.  Colberl. 
et  dormait  encore ,  selon  toute  probabilité. 

—  Allons,  dit-il.  elle  m'avait  dit  vrai,  le  roi  ignore  tout;  s'il  >avail  seulement  la 
moitié  de  ce  qui  s'est  passé,  le  Palais-Royal  serait  à  celte  heure  sens  dessus  dessous. 


LE  VFCOMTE  DE  BRAGELONNE. 


COMMENT    LOUIS    AVAIT,    DE    SON    COTK  ,    PASSÉ    LE    TI:MPS    DE 
DIX    HEURES   ET    DEMIE    A    MINUIT. 


u  sortir  de  la  chambre  des  filles  d'honneur,  le  roi  avait 
trouvé  chez  lui  Golbert  qui  rattendail  ponr  prendre  ses 
ordres  à  l'occasion  de  la  cérémonie  du  lendemain. 

Il  s'agissait,  comme  nous  l'avons  dit,  d'une  réception 
d'ambassadeurs  hollandais  et  espagnols. 

Louis  XIV  avait  de  graves  sujets  de  mécontentement 
contre  la  Hollande  ;  les  Ëlats  avaient  tergiversé  déjà  plu- 
sieurs fois  dans  leurs  relations  avec  la  France,  et  sans 
s'apercevoir  ou  sans  s'inquiéter  d'une  rupture,  ils  lais- 
saient encore  une  fois  l'alliance  avec  le  roi  très-chrétien 
pour  nouer  tontes  sortes  d'intrigues  avec  l'Espagne. 

Louis  XIV,  à  son  avènement,  c'est-à-dire  à  la  mort  de  Mazarin,  avait  trouvé  cette 
question  politique  ébauchée. 

Elle  était  d'une  solution  difficile  pour  un  jeune  honnne,  mais  connue  alors  toute  la 
nation  était  le  roi,  tout  ce  que  résolvait  la  tête ,  le  corps  se  trouvait  prêt  à  l'exécuter. 

Un  peu  de  colère,  la  réaction  d'un  sang  jeune  et  vivace  au  cerveau,  c'était  assez 
pour  changer  une  ancienne  ligne  politique  et  créer  un  autre  système. 

Le  rôle  des  diplomates  de  l'époque  se  réduisait  à  arranger  entre  eux  les  coups  d'I^tat 
dont  leurs  souverains  pouvaient  avoir  besoin. 

Louis  n'était  pas  dansune  disposition  d'esprit  capable  de  lui  dicter  une  poli  tique  savante. 
Encore  ému  de  la  querelle  qu'il  venait  d'avoir  avec  la  Vallière,  il  errait  dans  son 
cabinet,  fort  désireux  de  trouver  une  occasion  de  faire  un  éclat,  après  s'être  contenu 
si  longtemps. 

Golbert,  en  voyant  entrer  le  roi,  jugea  d'un  coup  d'œil  la  situation  et  comprit  les 
intentions  du  monarque.  Il  louvoya. 

Quand  le  maître  demanda  compte  de  ce  qu'il  fallait  dire  le  lendemain,  le  sous-in- 
tendanl  commença  par  trouver  étrange  que  Sa  Majesté  n'eût  pas  été  mise  au  courant 
par  M.  Fouquet. 

—  M.  Fouquet,  dit-il,  sait  toute  cette  affaire  de  la  Hollande  :  il  reçoit  directement 
les  correspondances. 

-  Le  roi,  accoutumé  à  entendre  M.  Golbert  piller  M.  Fouquet,  laissa  passer  cette  bou- 
tade sans  répliquer;  seulement  il  écouta. 

Golbert  vit  relfet  produit  et  se  hâta  de  revenir  sur  ses  pas  en  disant  que  M.  Foriquet 
n'était  pas  toutefois  aussi  coupable  qu'il  paraissait  être  ail  premier  abord,  attendu  qu'il 
avait  dans  C(;  moment  de  grandes  préoccupations. 


108  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  roi  leva  la  tête. 

—  Quelles  préoccupations?  dit-il. 

—  Sire,  les  hommes  ne  sont  que  des  hommes,  el  M.  Fouquet  a  ses  défauts  avec  ses 
grandes  qualités. 

—  Ah!  des  défauts,  qui  n'en  a  pas,  monsieur  Colbert?.. 

—  Votre  Majesté  en  a  bien,  dit  hardiment  Colbert,  qui  savait  lancer  une  lourde 
flatterie  dans  un  léger  blâme,  comme  la  flèche  qui  fend  l'air  malgré  son  poids,  grâce 
à  de  faibles  plumes  qui  la  soutiennent. 

Le  roi  sourit. 

—  Quel  défaut  a  donc  M.  Fouquet?  dil-il. 

—  Toujours  le  même,  sire  ,  on  le  dit  amoureux. 

—  Amoureux!  de  qui? 

—  Je  ne  sais  trop,  sire;  je  me  mêle  peu  de  la  galanterie,  comme  on  dit. 

—  Mais  enfin,  vous  savez  puisque  vous  parlez. 

—  J'ai  ouï  prononcer... 

—  Quoi? 

—  Un  nom. 

—  Lequel? 

—  Mais  je  ne  m'en  souviens  plus. 

—  Dites  toujours. 

—  Je  crois  que  c'est  celui  d'une  des  filles  de  Madame. 
Le  roi  tressaillit. 

—  Vous  en  savez  plus  que  vous  ne  voulez  dire,  monsieur  Colbert?  murmura-t-il. 

—  Oh  !  sire,  je  vous  assure  que  non. 

—  Mais  enfin ,  on  les  connaît,  ces  demoiselles  de  Madame  ;  et,  en  vous  disant  leurs 
noms,  vous  rencontreriez  peut-être  celui  que  vous  cherchez. 

—  Non,  sire. 

—  Essayez. 

—  Ce  serait  inutile,  sire.  Quand  il  s'agit  du  nom  de  dames  compromises,  ma  mé- 
moire est  un  coffre  d'airain  dont  j'ai  perdu  la  clof. 

Un  nuage  passa  dans  l'esprit  et  sur  le  front  du  roi;  puis,  voulant  paraître  maître  de 
lui-même  et  secouant  la  tête  : 

—  Voyons  cette  affaire  de  Hollande,  dit-il. 

—  Et  d'abord,  sire,  à  quelle  heure  Votre  Majesté  veut-elle  recevoir  les  ambassadeurs? 

—  De  bon  matin. 

—  Onze  heures? 

—  C'est  trop  tard...  Neuf  heures. 

—  C'est  bien  t(M. 

—  Pour  des  amis  cela  n'a  pas  d'importance;  on  fait  tout  ce  qu'on  veut  avec  des 
amis;  mais  pour  des  ennemis,  alors  rien  de  mieux  s'ils  se  blessent.  Je  ne  serais  pas 
fâché,  je  l'avoue,  de  finir  avec  tous  ces  oiseaux  de  marais  qui  me  fatiguent  de  leui"s  cris. 

—  Sire,  il  sera  fait  comme  Votre  Majesté  voudra...  A  neuf  beures  donc.  Je  don- 
nerai dos  ordres  en  conséquence.  Est-ce  audience  solennelle? 

—  Non.  Je  veux  m'expliquer  avec  eux  et  ne  pas  envenimer  les  choses,  comme  il 
arrive  toujours  en  présence  de  beaucoup  de  gens,  mais  en  même  temps  je  veux  les 
tirer  à  clair  pour  n'avoir  pas  à  recouunencer. 

—  Votre  Majesté  désignera  les  personnes  qui  assisteront  à  cette  réception. 

—  .l'on  ferai  la  liste...  Parlons  de  ces  ambassadeurs  :  que  veulent-ils? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  109 

—  Alliés  avec  l'Espagne,  ils  ne  gagnent  rien;  alliés  avec  la  France,  ils  perdent 
beaucoup. 

—  Comment  cela? 

—  Alliés  avec  l'Espagne,  ils  se  voient  bordés  et  protégés  par  les  possessions  de  leur 
allié;  ils  n'y  peuvent  mordre  malgré  leurenvie.  D'Anvers  à  Rotterdam,  il  n'y  aqu'un 
pas  par  l'Escaut  et  la  Meuse.  S'ils  veulent  mordre  au  gâteau  espagnol,  vous,  sire, 
le  gendre  du  roi  d'Espagne,  vous  pouvez  eu  deux  jours  aller  de  chez  vous  à  Bruxelles 
avec  de  la  cavalerie.  Il  s'agit  doncde  se  brouiller  assez  avec  vous  et  de  vous  faire  assez 
suspecter  l'Espagne  pour  que  vous  ne  vous  mêliez  pas  de  ses  affaires. 

—  Il  est  bien  plus  simple  alors,  répondit  le  roi,  de  faire  avec  moi  une  solide  alliance 
à  laquelle  je  gagnerais  quelque  chose,  tandis  qu'il  y  gagneraient  tout. 

—  Non  pas,  car  s'ils  arrivaient  par  hasard  à  vous  avoir  pour  limitrophe.  Votre  Ma- 
jesté n'est  pas  un  voisin  commode;  jeune ,  ardent  belliqueux,  le  roi  de  France  peut 
porter  de  rudes  coups  à  lu  Hollande ,  surtout  s'il  s'approche  d'elle.' 

—  Je  comprends  parfaitement,  monsieur  Colbert,  et  c'est  bien  expliqué;  mais  la 
conclusion ,  s'il  vous  plaît. 

—  Jamais  la  sagesse  ne  manque  aux  décisions  de  Votre  Majesté. 

—  Que  me  diront  ces  ambassadeurs? 

—  Ils  diront  à  Votre  Majesté  qu'ils  désirent  fortement  son  alliance,  et  ce  sera  un 
mensonge;  ils  diront  aux  Espagnols  que  les  trois  puissances  doivent  s'unir  contre  la 
prospérité  de  l'Angleterre,  et  ce  sera  un  mensonge,  car  l'alliée  naturelle  de  Votre 
Majesté  aujourd'hui  c'est  l'Angleterre,  qui  a  des  vaisseaux  quand  vous  n'en  avez  pas; 
c'est  l'Angleterre  qui  peut  balancer  la  puissance  des  Hollandais  dans  l'Inde  ;  c'est  l'An- 
gleterre enfin,  pays  monarchique  ,  où  Votre  Majesté  a  des  alliances  de  consanguinité. 

—  Bien;  mais  que  répondriez-vous? 

—  Je  répondrais,  sire,  avec  une  modération  sans  égale,  que  la  Hollande  n'est  pas 
parfaitement  disposée  pour  le  roi  de  France,  que  les  symptômes  de  l'esprit  public  chez 
les  Hollandais  sont  alarmans  pour  Votre  Majesté  ;  que  certaines  médailles  ont  été  frap- 
pées avec  des  devises  injurieuses. 

—  Pour  moi!  s'écria  le  jeune  roi  exalté. 

— Oh!  non  pas,  sire,  non;  injurieuses  n'est  pas  le  mol,  et  je  me  suis  trompé.  Je 
voulais  dire  flatteuses  outre  mesure  pour  les  Bataves. 

—  Oh  !  s'il  en  est  ainsi ,  peu  m'importe  l'orgueil  des  Bataves,  dit  le  roi  en  soupirant. 

—  Votre  Majesté  a  mille  fois  raison.  Cependant  ce  n'est  jamais  un  mal  en  politique, 
le  roi  le  sait  mieux  que  moi,  d'être  injuste  pour  obtenir  une  concession.  Votre  Majesté 
se  plaignant  avec  susceptibilité  des  Bataves,  leur  paraîtra  bien  plus  considérable. 

—  Qu'est-ce  que  ces  médailles?  demanda  Louis,  car  si  j'en  parle  il  faut  que  je  sache 
quoi  dire. 

—  INIa  foi!  sire,  je  ne  sais  trop...  quelque  devise  outrecuidante...  Voilàtout  le  sens, 
les  mots  ne  font  rien  à  la  chose. 

—  Bien ,  j'articulerai  le  mot  médaille,  et  ils  comprendront  s'ils  veulent. 

• —  Oh!  ils  comprendront.  Votre  Majesté  pourra  aussi  glisser  quelques  mots  de  cer- 
tains pamphlets  qui  courent. 

—  Jamais  !  Les  pamphlets  salissent  ceux  qui  les  écrivent  bien  plus  que  ceux  contre 
lesquels  on  les  écrit.  Monsieur  Colbert,  je  vous  remercie,  vous  pouvez  vous  retirer. 

—  Sire  I 

—  Adieu!  N'oubliez  pas  l'heure  et  soyez  là. 

—  Sire  !  j'attends  la  liste  de  Votre  Majesté. 


110  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  C'est  vrai. 

Le  roi  se  mit  à  rêver:  il  ne  pensaii  pas  du  tout  à  cette  liste.  La  pendule  sonnait  onze 
heures  et  demie. 

On  voyait  sur  le  visage  du  prince  le  combat  terrible  de  l'orgueil  et  de  l'amour. 

La  conversation  politique  avait  éteint  beaucoup  d'irritation  chez  Louis,  et  le  visage 
pâle,  altéré  de  la  Vallière  parlait  à  sou  imagination  un  bien  autre  langage  que  les  mé- 
dailles hollandaises  ou  les  pamphlets  bataves. 

Il  demeura  dix  minutes  à  se  demander  s'il  fallait  ou  s'il  ne  fallait  pas  retourner 
chez  la  Vallière:  mais  Colbert  ayant  insisté  respectueusement  pour  avoir  la  liste,  le 
roi  rougit  de  penser  à  l'auiour  quand  les  affaires  commandaient. 

Il  dicta  donc  : 

La  reine-mère. 

La  reine. 

Madame. 

Madame  de  Motteville. 

Mademoiselle  de  Châtillon. 

Madame  de  Navailles. 

Et  en  hommes  : 

Monsieur. 

M.  le  Prince. 

M.  de  Grammont. 

M.  do  Manicamp. 

M.  de  Saint-Aignan. 

Et  les  ofliciers  de  service. 

—  Les  ministres  ,  dit  Colboi  t. 

—  Cela  va  sans  dire  ,  et  les  sfcrélaires. 

—  Sire  .  je  vais  tout  préparer  :  les  ordres  seront  à  domicile  demain. 

—  Dites  aujourd'hui ,  répliqua  tristement  le  rui, 
Minuit  sonnait. 

C'était  l'heure  où  se  mourait  de  chagrin,  de  soulTran'^e  la  pauvre  la  V'allière. 
Le  service  du  roi  entra  pour  son  coucher.  La  reine  attendait  depuis  une  heure. 
Louis  passa  chez  elle  avec  un  soupir  :  mais  tout  en  soupirant  il  se  félicitait  de  son 
courage.  11  s'applaudissait  d'èlre  ferme  en  amour  connue  enjujUtique. 


LES   AMBASSADEURS. 


b'Artagnan,  à  peu  de  chose  près,  avait  appris  tout  ce  que  nous  venons  de  raconter; 
c;lr  il  avait  parmi  ses  amis  tons  les  gens  utiles  de  la  maison,  serviteurs  officieux  fiera 
d'être  salués  par  le  capitaine  Jes  mousquetaires,  aw  le  capitaine  était  une  puissance; 
puis,  en  dehors  de  l'ambition,  tiers  d  être  comptés  pour  quelque  chose  par  un  homme 
aussi  bravo  que  Tétait  d'Artagnan. 

D'Artagnan  se  faisait  instruire  ainsi  tous  les  malins  do  ce  qu'il  n'avait  pu  voir  ou 
>;av(»ir  la  veille  .  n'oliiit  pii?  ul)iquiste,  de  sorte  que  de  co  (juil  avait  su  [>ar  lui-mémo 


LE  VICOMTE  DE  BRAGEl.ONNE.  111 

chaque  joui"  et  de  ce  qu'il  avail  ap[)ris  par  les  autres,  il  faisait  un  faisceau  qu'il  dé- 
nouait au  besoin  pour  y  prendre  telle  arme  qu'il  jtigeait  nécessaire. 

De  cette  façon,  les  deux  yeux  de  d'Artagnan  lui  rendaienl  le  même  oflice  que  les  cent 
yeux  d'Argus. 

Secrets  politiques,  secrets  de  luellcs,  propos  échappés  aux  courtisans  à  l'issue  de 
l'antichambre;  ainsi  d'Artagnan  savait  tout  et  renCermail  tout  dans  le  vaste  et  impé- 
nélral)le  tombeau  de  sa  mémoire,  à  colédes  secrets  royaux  si  chèremeut  achetés,  gardés 
si  lidèlement. 

Il  sut  donc  l'entrevue  avec  Colberl;  il  sut  donc  le  rendez-vous  donné  aux  ambas- 
sadeurs pour  le  matin  ;  il  sut  donc  qu'il  y  serait  question  de  médailles  ;  et,  tout  en  re- 
construisant la  conversation  sur  ces  quelques  mots  venus  jusqu'à  lui,  il  regagna  son 
poste  dans  les  appartenienspour  être  là  au  moment  où  le  roi  se  réveillerait. 

Le  roi  se  réveilla  de  fort  bonne  heure,  ce  qui  prouvait  que  lui  aussi ,  de  son  côté  , 
avait  assez  mal  dormi.  Vers  sept  heures ,  il  enlr"oavrit  doucement  sa  porte. 

D'Artagnan  était  à  son  poste. 

Sa  Majesté  était  pâle  et  paraissait  fatiguée;  au  reste,  sa  toilette  n'était  point  achevée. 

—  Faites  appeler  M.  de  Saint-Aignan  ,  dit-il. 

Saint-Aignan  s'attendait  sans  doute  à  être  appelé,  car  lorsque  l'on  se  présenta  chez 
lui  il  était  tout  habillé. 

Saint-Aignan  se  hâta  d'obéir  et  passa  chez  le  roi. 

Un  instant  après,  le  roi  et  Saint-Aignan  passèrent;  le  roi  marchait  le  premier. 

D'Artagnan  était  à  la  fenêtre  donnant  sur  les  cours,  il  n'eut  pas  besoin  de  se  dé- 
ranger pour  suivre  le  roi  des  yeux.  On  eùl  dit  qu'il  avait  d'avance  deviné  où  irait  le  roi. 

Le  roi  allait  chez  les  lilles  d'honneur. 

Cela  n'étonna  point  d'Artagnan.  Il  se  doutait  bien,  quoique  la  Vallière  ne  lui  en 
eût  rien  dit,  que  Sa  Majesté  avait  des  torts  à  réparer. 

Saint-Aignan  le  suivait  comme  la  veille,  un  peu  moins  inquiet,  un  peu  moins  agité 
cependant,  car  il  espérait  qu'à  sept  heures  du  matin  il  n'y  avait  encore  que  lui  et  le 
roi  d'éveillé  parmi  les  augustes  hôtes  du  château. 

D'Artagnan  était  à  la  fenêtre  insouciant  et  calme.  On  eût  juré  qu'il  ne  voyait  rien  et 
qu'il  ignorait  complètement  quels  étaient  ces  deux  coureurs  d'aventures,  qui  fraver- 
versaient  les  cours  enveloppés  de  leurs  manteaux. 

Et  cependant  d'Artagnan,  tout  en  ayant  l'air  de  ne  les  point  regarder,  ne  les  per- 
dait pas  de  vue,  et  tout  en  sifflotant  cette  vieille  marche  des  mousquetaires  qu'il  ne 
se  rappelait  que  dans  les  grandes  occasions,  devinait  et  calculait  d'avance  toute  cette 
tempête  de  cris  et  de  colères  qui  allait  s'élever  au  retour. 

En  effet ,  le  roi  entrant  chez  la  Vallière  et  trouvant  la  chambre  vide  et  le  lit  intact, 
le  roi  commença  de  s'effrayer  et  appela  Montalais. 

Montalais  accourut ,  mais  son  étonnement  fut  égal  à  celui  du  roi. 

Tout  ce  qu'elle  put  chre  à  Sa  Majesté,  c'est  qu'il  lui  avait  semblé  entendre  pleurer 
la  Valhère  une  partie  de  la  nuit ,  mais  sachant  que  Sa  Majesté  était  revenue,  elle  n'a- 
vait osé  s'en  informer. 

—  Mais,  demanda  le  roi,  où  croyez-vous  qu'elle  8oit  allée? 

—  Sire,  répondit  Montalais,  Louise  ebtune  personne  fort  seniimcnlale,  et  souvcntje 
l'ai  vue  se  lever  avec  le  jour  et  aller  au  jardin,  [)cut-être  y  sera-t-elle  ce  malin. 

La  chose  parut  probable  au  roi  qui  descendit  aussitôt  pour  se  mettre  à  la  recherche 
de  la  fugitive. 

D'Artagnan  le  vit  paraître  pâle  et  causant  vivement  avec  son  compagnon. 


i\2  LES  MOUSQUETAIRES. 

H  se  dirigea  vers  les  jardins. 
Saint-Aignan  le  suivait  tout  essoufflé. 

D'Artagnanne  bougeait  pas  de  sa  fenêtre,  sifflotant  toujours,  ne  paraissant  rien  voir 
et  voyant  tout. 

—  Allons,  allons,  murmura  le  capitaine  quand  le  roi  eut  disparu  ,  la  passion  de 
Sa  Majesté  est  plus  forte  que  je  ne  le  croyais  ;  il  fait  là  ,  ce  me  semble ,  des  choses  qu'il 
n'a  pas  faites  pour  mademoiselle  de  Mancini. 

Le  roi  reparut  un  quart  dheureaprès;  il  avait  cherché  partout,  il  étaithors  d'haleine. 

Il  va  sans  dire  que  le  roi  n'avait  rien  trouvé. 

Saint-Aignan  le  suivait,  s'éventant  avec  son  chapeau  et  demandant  d'une  voix  al- 
térée des  renseignemens  aux  premiers  serviteurs  venus,  à  tous  ceux  qu'il  rencontrait. 

Manicamp  se  trouva  sur  sa  route.  Manicamp  arrivait  de  Fontainebleau  à  petites 
journées  ;  où  les  autres  avaient  mis  six  heures,  il  en  avait  mis,  lui,  vingt-quatre. 

—  Avez-vous  vu  mademoiselle  de  la  Yallière?  lui  demanda  Saint-Aignan. 

Ce  à  quoi  Manicamp,  toujours  rêveur  et  distrait,  répondit,  croyant  qu'on  lui  parlait 
de  Guiche  : 

—  Merci,  le  comte  va  un  peu  mieux. 

Et  il  continua  sa  route  jusqu'à  l'antichambre  ,  où  il  trouva  d'Artagnan  à  qui  il  de- 
manda des  explications  sur  cet  air  effaré  qu'il  avait  cru  voir  au  roi. 

D'Artagnan  lui  répondit  qu'il  s'était  trompéj  que  le  roi,  au  contraire,  était  d'une 
gaieté  folle. 

Huit  heures  sonnèrent  sur  ces  entrefaites. 

Le  roi,  d'ordinaire  ,  prenait  son  déjeuner  à  ce  moment. 

Il  était  arrêté  par  le  code  de  l'étiquette  que  le  roi  aurait  toujours  faim  à  huit  heures. 

Il  se  fit  servir  sur  une  petite  table  dans  sa  chambre  à  coucher  et  mangea  vite. 

Saint-Aignan,  dont  il  ne  voulait  pas  se  séparer,  lui  tint  la  serviette. 

Puis  il  expédia  quelques  audiences  militaires. 

Pendant  ces  audiences  il  envoya  Saint-Aignan  aux  découvertes. 

Puis  toujours  occupé ,  toujours  anxieux,  toujours  guettant  le  retour  de  Saint-Aignan 
qui  avait  mis  son  monde  en  campagne  et  qui  s'y  était  mis  lui-même  ,  le  roi  atteignit 
neuf  heures. 

A  neuf  heures  sonnant  il  passa  dans  son  grand  cabinet. 

Les  ambassadeurs  entraient  eux-mêmes  au  premier  coup  de  ces  neuf  heures. 

Au  dernier  coup  les  reines  et  Madame  parurent. 

Les  ambassadeurs  étaient  trois  pour  la  Hollande  ,  deux  pour  l'Espagne. 

Le  roi  jeta  sur  eux  un  coup  d'œil  et  salua. 

En  ce  moment  aussi  Saint-Aignan  entrait. 

C'était  pour  le  roi  une  entrée  bien  autrement  importante  que  celle  des  ambassa- 
deurs, en  quel([ue  nond)re  qu'ils  fussent  et  de  quelque  pays  qu'ils  vinssent. 

Aussi  avant  toute  chose  le  roi  lit-il  à  Saint-Aignan  un  signe  d'interrogation  auquel 
celui-ci  répondit  par  une  négation  décisive. 

Le  roi  faillit  perdre  tout  courage;  mais  comme  les  reines,  les  grands  elles  ambas- 
sadeurs avaientles  yeux  fixés  sur  lui,  il  fit  un  violent  effort  et  invita  lesderniersà  parler. 

Alors  un  des  députés  espagnols  fit  un  long  discours  dans  lequel  il  vantait  les  avan- 
tages de  l'alliance  espagnole. 

Le  roi  l'intorrompit  en  lui  disant  : 

—  Monsieur,  j'cspére  que  le  qui  est  bien  pour  la  France  doit  êlr<'  très-l)ien  pour 
l'Espagne. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  .113 

Ce  mol,  et  surtout  la  façon  péremploire  dont  il  fut  prononcé,  fit  pâlir  l'ambassa- 
deur et  rougir  les  deux  reines,  qui.  Espagnoles  l'une  et  l'autre,  se  sentirent  par  cette 
réponse  blessées  dans  l(!ur  orgueil  de  parenté  et  de  nationalité. 

L'ambassadeur  hollandais  prit  la  parole  à  son  tour,  et  se  plaignit  des  préventions 
que  le  roi  témoignait  contre  le  gouvernement  de  son  pays. 

Le  roi  l'interrompit  : 

—  Monsieur,  dit-il ,  il  est  étrange  que  vous  veniez  vous  plaindre,  lorsque  c'est  moi 
qui  ai  sujet  de  me  plaindre;  et  cependant,  vous  le  voyez ,  je  ne  le  fais  pas. 

—  Plaindre,  sire!  demanda  le  Hollandais,  et  de  quelle  offense? 
Le  roi  sourit  avec  amertume. 

—  Me  blâmerez-vous,  par  hasard,  Moiisieur,  dit-il,  d'avoir  des  préventions  contre 
un  gouvernement  qui  autorise  et  protège  les  insulteurs  publics? 

—  Sire!... 

—  Je  vous  dis,  reprit  le  roi  en  s'irritant  de  ses  propres  chagrins  bien  plus  (pie  de 
la  question  politique,  je  vous  dis  que  la  Hollande  est  une  terre  d'asile  pour  quiconque 
me  hait,  et  surtout  pour  quiconque  m'injurie. 

—  Oh!  sire!... 

—  Ah!  des  preuves,  n'est-ce  jl^s?  Eh  bien!  on  en  aura  facilement  des  preuves. 
D'où  naissent  ces  pamphlets  insolens  qui  me  représentent  comme  un  monarque  sans 
gloire  et  sans  autorité  j  vos  presses  en  gémissent.  Si  j'avais  là  mes  secrétaires ,  je  vous 
citerais  les  titres  des  ouvrages  avec  les  noms  d'imprimeurs. 

—  Sire,  répondit  l'ambassadeur,  un  pamphlet  ne  peut  être  l'œuvre  d'une  nation. 
Est-il  équitable  qu'un  grand  roi  tel  que  l'est  Votre  Majesté  rende  responsable  un  grand 
peuple  du  crime  de  quelques  forcenés  qui  meurent  de  faim? 

—  Soit,  je  vous  accorde  cela,  Monsieur.  Mais  quand  la  Monnaie  d'Amsterdam 
frappe  des  médailles  à  ma  honte,  est-ce  aussi  le  crime  de  quelques  forcenés? 

—  Des  médailles!  balbutia  l'ambassadeur. 

—  Des  médailles,  répéta  le  roi  en  regardant  Colbert. 

—  11  faudrait ,  hasarda  le  Hollandais,  que  Votre  Majesté  fût  bien  sûre... 

Le  roi  regardait  toujours  Colbert;  mais  Colbert  avait  l'air  de  ne  pas  comprendre  et 
se  taisait,  malgré  les  provocations  du  roi. 

Alors  d'Artagnan  s'approcha,  et,  tirant  de  sa  poche  une  pièce  de  monnaie  qu'il  mit 
entre  les  mains  du  roi , 

—  Voilà  la  médaille  que  Votre  Majesté  cherche  ,  dit-il. 
Le  roi  la  prit. 

Alors  il  put  voir  de  cet  œil  qui,  depuis  qu'il  était  véritablement  le  maître,  n'avait 
fait  que  planer,  alors  il  put  voir,  disons-nous,  une  image  insolente  représentant  la 
Hollande  qui,  comme  Josué,  arrêtait  le  soleil  avec  cette  légende  : 

In  compeclxi  mco  stetit  sol, 

—  En  ma  présence  le  soleil  s'est  arrêté!  s'écria  le  roi  furieux.  Ah!  vous  ne  nierez 
plus ,  je  l'espère. 

—  Et  le  soleil,  dit  d'Artagnan,  c'est  celui-ci. 

Et  il  montra,  sur  tous  les  panneaux  du  cabinet,  le  soleil,  emblème  multiplié  et  res- 
plendissant, qui  étalait  partout  sa  superbe  devise  : 

Nec  pluribus  inipar. 

La  colère  de  Louis,  ahmentée  par  les  élancemens  de  sa  douleur  particulière,  n'avait 
pas  besoin  de  cet  aliment  pour  tout  dévr)rer.  On  voyait  dans  ses  yeux  l'ardeur  dune 
vive  querelle  tonte  prêle  à  éclater. 


114  LES  MOUSQUETAIRES. 

Uii  regard  de  Colbert  enchaîna  l'orage. 

L'ambassadeur  hasarda  des  excuses. 

11  dit  que  la  vanité  des  peuples  ne  tirait  pas  à  cousikpience  ;  que  la  Hollande  était 
lière  d'avoir  avec  si  peu  de  ressources  soutenu  son  rang  de  grande  nation ,  même 
contre  de  grands  rois,  et  que  si  un  peu  de  fumée  avait  enivré  ses  compatriotes ,  le  roi 
élait  prié  d'excuser  cette  ivresse. 

Le  roi  semblait  chercher  conseil.  11  regarda  Colbert,  qui  resta  impassible. 

Puis  d'Artagnan. 

D'Artagnan  haussa  les  épaules. 

Ce  mouvement  fut  une  écluse  levée  par  laquelle  se  déchaîna  la  colère  du  roi,  con- 
tenue depuis  trop  longtemps. 

Chacun  ne  sachant  pas  où  cette  colère  emportait,  tous  gardaient  un  morne  silence. 

Le  deuxième  ambassadeur  en  profita  pour  commencer  aussi  ses  excuses. 

Tandis  qu'il  parlait  et  que  le  roi,  retombé  peu  à  peu  dans  sa  rêverie  personnelle  , 
écoutait  celte  voix  pleine  de  trouble  comme  un  homme  disirait  écoute  le  murmure 
d'une  cascade,  d'Artagnan,  qui  avait  à  sa  gauche  Saint-Aignan  ,  s'approcha  de  lui,  el 
d'une  voix  parfaitement  calculée  pour  qu'elle  allât  frapper  le  roi  : 

—  Savez-vous  la  nouvelle  ,  comte?  dit-il.  ^ 

—  Quelle  nouvelle?  fit  Saint-Aignan. 

—  Mais  la  nouvelle  de  la  Vallière. 

Le  roi  tressaillit  et  lit  involontairement  un  pas  de  cote  vers  les  deux  causeurs. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé  à  la  Vallière?  demanda  Saint-Aignan  d'un  Ion  qu'on  peut 
facilement  imaginer. 

—  Eh!  pauvre  enfant!  dit  d'Artagnan,  elle  est  entrée  eu  religion. 
■ —  En  religion!  s'écria  Saint-Aignan. 

• —  En  religion!  s'éciia  le  roi  au  milieu  du  discours  do  l'ambassadeur. 
Puis,  sous  l'empire  de  l'étiquette,  il  se  remit;  mais  écoutant  toujours 
■ — Quelle  religion?  demanda  Saint-Aiguan. 

—  Les  Carmélites  de  Chaillol. 

—  De  qui  diable  savez-vous  cela? 

—  D'elle-même. 

—  Vous  l'avez  vue? 

' —  C'est  moi  qui  l'ai  conduite  aux  Carmélites. 

Le  roi  ne  perdait  pas  un  mot  ;  il  bouillait  au  dedans  et  commençait  à  rugir. 

—  Mais  pourquoi  cette  fuite?  demanda  Saint-Aignan. 

—  Parce  que  la  pauvre  fille  a  été  hier  chassée  de  la  cour,  dit  d'Artagnan. 
11  n'eut  pas  plutôt  lâché  ce  mot  que  le  roi  fit  un  geste  d'autorité. 

• —  Assez ,  Monsieur,  dit-il  à  l'ambassadeur,  assez. 
Puis  s' avançant  vers  le  capitaine  : 

—  Qui  dit  cola,  s'écria-t-il,  que  la  Vallière  est  en  religion? 

—  M.  d'Artagnan,  dit  le  favori. 

—  Et  c'est  vrai  ce  que  vous  dites  là?  fit  le  roi  se  retournant  vers  le  mousquetaire. 
»—  Vrai  comme  la  vérité. 

Le  roi  ferma  les  poings  et  pi\lit. 

' —  Vous  avez  encore  ajouté  quelque  chose ,  tnonslcur  d'Artagnan?  dit-il. 

fc—  Je  ne  sais  plus,  sire. 

*-  "Vous  avez  ajouté  que  madetnoîsellc  de  la  Vallière  avait  été  chassée  de  la  cour. 

t—  Ouij  sire. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  113 

—  Et  C'est  encore  vrai,  cela? 

—  Informez-vous,  sire. 

—  Et  par  qui? 

—  Oh  !  iit  d'Artagnaii  en  liomme  qui  se  récuse. 

Le  roi  bondil,  laissant  de  cote  ambassadeurs,  ministres,  courtisans  et  politiques. 

La  reine-mère  se  leva;  elle  avait  loul  entendu,  ou  ce  qu'elle  n'avait  pas  entendu, 
elle  l'avait  deviné. 

Madame,  défaillanle  de  colère  et  de  peur,  essaya  de  se  lever  aussi  comme  la  reine- 
mère;  mais  elle  retomba  sur  son  fauteuil  que,  par  un  mouvement  instinctif,  elle 
fit  rouler  eu  arrière. 

—  Messieurs,  dit  le  roi,  l'audience  est  iinie;  je  ferai  savoir  ma  réponse,  ou  plutôt 
ma  volonté  à  l'Espagne  et  à  la  Hollande. 

Et  d'un  geste  impérieux  il  congédia  les  ambassadeurs. 

—  Prenez  garde,  mon  fils,  dit  la  reine-mère  avec  indignation  ,  prenez  garde,  vous 
n'è;es  guère  maître  de  vous ,  ce  me  semble. 

—  Ah!  Madame,  rugit  le  jeune  lion  avec  un  geste  effrayant,  si  je  ne  suis  maître  de 
moi  je  le  serai,  je  vous  en  réponds,  de  ceux  qui  tu'oulragent;  venez  avec  moi,  monsieur 
d'Artagnan ,  venez . 

Et  il  quitta  la  salle  au  milieu  de  la  stupéfaction  et  de  la  terreur  de  tous. 
Le  roi  descendit  l'escalier  et  s'apprêta  à  traverser  la  coin-. 

—  Sire,  dit  d'Artagnan,  Votre  Majesté  se  trompe  de  chemin. 

—  Non,  je  vais  aux  écuries. 

—  Inutile,  sire,  j'ai  des  chevaux  tout  prêts  pour  Votre  Majesté. 

Le  roi  ne  répondit  à  son  serviteiu"  que  par  un  regard,  mais  ce  regard  proniellail 
plus  que  l'ambition  de  trois  d'Artagnan  n'eût  osé  espérer. 


CHAILLOT. 


Quoiqu'on  ne  les  eût  point  appelés,  Manicanq)  et  Malicorne  avaient  buivi  le  roi  et 
d'Artagnan . 

C'étaient  deux  honunes  fort  intelligens;  seulement  Malicorne  arrivait  souvent  trop 
tôt  par  ambition;  Manicamp  arrivait  souvent  trop  tard  par  paresse. 

Cette  fois  ils  arrivèrent  juste. 

Cinq  chevaux  étaient  préparés. 

Deux  furent  accaparés  par  le  roi  et  d'Artagnan;  deux  par  Manicanjp  et  Malicorne. 

Un  page  des  écuries  monta  le  cinquième. 

Toute  la  cavalcade  partit  au  galop* 

D'Artagnan  avait  bien  réellement  choisi  les  chevaux  lui-même;  de  véritables  che- 
vaux d'amans  en  peine  j  des  chevaux  qui  ne  couraient  pas^  qui  volaient. 

Dix  minutes  après  le  départ,  la  cavalcade,  sous  la  forme  d'ini  tourbillon  de  pous- 
sière, arrivait  à  Chaillot. 

Le  roi  se  jeta  littéralement  à  bas  de  son  cheval.  Mais  si  rai)idement  qu'il  accomplit 
celte  manœuvre,  il  trouva  d'Artagnan  à  la  bride  de  sa  monture. 


il6  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  roi  fil  au  mousquetaire  un  signe  de  reniercîment  et  jeta  la  bride  au  bras  du  page. 

Puis  il  s'élança  dans  le  vestibule,  et,  poussant  violemment  la  porte,  il  entra  dans  le 
parloir. 

Manicamp ,  Malicorne  et  le  page  demeurèrent  dehors  ;  d'Artagnan  le  suivit. 

En  entrant  dans  le  parloir,  le  premier  objet  qui  frappa  le  roi  fut  Louise ,  non  pas  à 
genoux ,  mais  couchée  aux  pieds  d'un  grand  crucifix  de  pierre. 

La  jeune  tille  était  étendue  sur  la  dalle  humide  et  à  peine  visible  dans  l'ombre  de 
cette  salle  qui  ne  recevait  le  jour  que  par  une  étroite  fenêtre  grillée  et  toute  voilée  par 
des  plantes  grimpantes. 

Elle  était  seule,  inanimée,  froide  comme  la  pierre  sur  laquelle  reposait  son  corps. 

En  l'apercevant  ainsi,  le  roi  la  crut  morte  et  poussa  un  cri  terrible  qui  fil  accourir 
d'Artagnan. 

Le  roi  avait  déjà  passé  un  bras  autour  de  son  corps.  D'Artagnan  aida  le  roi  à  sou- 
lever la  pauvre  femme  que  l'engourdissement  de  la  mort  avait  déjà  saisie. 

Le  roi  la  prit  alors  entièrement  dans  ses  bras,  réchauffa  de  ses  baisers  ses  mains  et 
ses  tempes  glacées. 

D'Artagnan  se  pendit  à  la  cloche  du  four. 

Alors  accoururent  les  sœurs  carmélites. 

Les  saintes  lillcs  poussèrent  des  cris  de  scandale  à  la  vue  de  ces  hommes  tenant  une 
femme  dans  leurs  bras. 

La  supérieure  accourut  aussi. 

Mais,  femme  plus  mondaine  que  les  femmes  de  la  cour,  malgré  toute  son  austérité, 
du  premier  coup  d'œil  elle  reconnut  le  roi  au  respect  que  lui  tcmoiguaienl  les  assis- 
tans  comme  aussi  à  l'air  de  maître  avec  lequel  il  bouleversait  toute  la  communauté. 

A  la  vue  du  roi,  elle  s'était  donc  retirée  chez  elle ,  ce  qui  était  un  moyen  de  ne  pas 
commettre  sa  dignité. 

Mais  elle  envoya  parles  religieuses  toutes  sortes  de  cordiaux,  d'eaux  de  la  reine  de 
Hongrie,  de  mélisse ,  etc.,  etc.,  ordonnavit  en  outre  que  les  portes  fussent  fermées. 

Il  était  temps  :  la  douleur  du  roi  devenait  bruyante  et  désespérée. 

Le  roi  paraissait  décidé  à  envoyer  chercher  son  médecin,  lorsque  la  Vallière  revint 
à  la  vie. 

En  rouvrant  les  yeux,  la  première  chose  qu'elle  aperçut  fut  le  roi  à  ses  pieds.  Sans 
doute  elle  ne  le  reconnut  point,  car  elle  poussa  un  douloureux  soupir. 

Louis  la  couvait  d'un  regard  avide. 

Enfin  ses  yeux  errans  se  fixèrent  sur  le  roi. 

Elle  le  reconnut,  et  fit  un  faible  effort  pour  s'arracher  de  ses  bras. 

—  Kh  quoi  I  niurmura-l-elle ,  lesacritlce  n'est  donc  pas  encore  accompli? 

—  Oh  !  non ,  non ,  s'écria  le  roi ,  et  il  ne  s'accomplira  pas  !  c'est  moi  qui  vous  le  jure  1 
Elle  se  releva  faible  et  toute  brisée  qu'elle  était. 

—  11  le  faut  cependant,  dit-elle  ,  il  le  faut  ;  ne  m'arrêtez  plus. 

—  Je  vous  laisserais  vous  sacrifier,  moi  !  s'écria  Louis.  Jamais  !  jamais  ! 

—  Bon,  murmura  d'Artagnan  ;  il  est  bon  de  sortir.  Du  moment  où  ils  commencent 
à  parler,  épargnons-leur  les  oreilles. 

D'Artagnan  sortit,  les  deux  amans  demeurèrent  seuls. 

—  Sire,  coiiliuua  la  Vallière.  pas  un  mot  de  plus,  je  vous  en  supplie.  Ne  perdez  pas 
le  seul  avenir  que  j'espère,  c'est-à-dire  mon  salut:  tout  le  vôtre,  c'est-à-dire  votre 
gloire  pour  un  caprice. 

—  Un  caprice!  s'écria  le  roi. 


LOIIS    XIV    A    CHAILLOT 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  117 

—  Oh  !  mainlenant,  dit  la  Vallière,  inaiiilenant ,  sire,  je  vois  clair  dans  votre  ra'ur. 

—  Vous?  Louise. 

—  Oh  1  oui ,  moi  ! 

—  Expliquez-vous. 

—  Un  entraînement! incompréhensible,  déraisonnable,  peut  vous  paraître  momen- 
tanément une  excuse  suffisante,  mais  vous  avez  des  devoirs  qui  sont  incnmi)atil>les 
avec  votre  amour  pour  une  pauvre  fille.  Oubliez-moi. 

—  Moi ,  vous  oublier  ! 

—  C'est  déjà  fait. 

—  Plutôt  mourir  ! 

—  Sire ,  vous  ne  pouvez  aimer  celle  que  vous  avez  consenti  à  tuer  cette  nuit  aussi 
cruellement  que  vous  l'avez  fait. 

—  Que  me  dites-vous?  Voyons ,  expliquez-vous? 

—  Que  m'avez-vous  demandé  hier  matin,  dites?  de  vous  aimer.  Que  m'avez-vous 
promis  en  échange?  de  ne  jamais  passer  minuit  sans  m'offrir  une  réconciliation  quand 
vous  auriez  eu  delà  colère  contre  moi. 

—  Oh  !  pardonnez-moi ,  pardonnez-moi,  Louise  !  j'étais  fou  de  jalousie! 

—  Sire ,  la  jalousie  est  une  mauvaise  pensée  qui  renaît  comme  l'ivraie ,  quand  on 
l'a  coupée.  Vous  serez  encore  jaloux,  et  vous  achèverez  de  me  tuer.  Ayez  la  pitié  de 
me  laisser  mourir. 

—  Encore  un  mot  comme  celui-là,  Mademoiselle,  et  vous  me  verrez  expirera  vos 
pieds. 

— Non,  non  !  sire,  je  sais  mieux  ce  que  je  vaux.  Croyez-moi,  et  vous  ne  vous  [lerdrez 
pas  pour  une  malheureuse  que  tout  le  monde  méprise. 

—  Oh  I  nommez-moi  donc  ceux-là  que  vous  accusez  1  nommez-les-moi  ! 

—  Je  n'ai  de  plaintes  à  faire  contre  personne,  sire,  je  n'accuse  que  moi.  Adieu  , 
t  sire,  vous  vous  compromettez  en  me  parlant  ainsi. 

—  Prenez  garde ,  Louise  !  en  me  parlant  ainsi ,  vous  me  réduisez  au  désespoir  ! 
prenez  garde  ! 

—  Oh  !  sire  1  sire  !  laissez-moi  avec  Dieu  ,  je  vous  en  supplie. 

—  Je  vous  arracherai  à  Dieu  même  ! 

—  Mais  auparavant,  s'écria  la  pauvre  enfant,  arrachez-moi  donc  à  ces  ennemis  fé- 
roces qui  en  veulent  à  ma  vie  et  à  mon  honneur.  Si  vous  avez  assez  de  force  pour 
aimer,  ayez  donc  assez  de  pouvoir  pour  me  défendre;  mais  non,  celle  que  vous  dites 
aimer,  on  l'insulte ,  on  la  raille ,  on  la  chasse. 

Et  l'inoCfensive  enfant,  forcée  par  sa  douleur  d'accuser,  se  tordait  les  bras  avec  des 
sanglots. 

—  On  vous  a  chassée!  s'écria  le  roi.  Voilà  la  seconde  fois  que  j'entends  ce  mot. 

—  Ignominieusement,  sire.  Vous  le  voyez  bien,  je  n'ai  plus  d'autre  protecteur  que 
Dieu,  d'autre  consolation  que  la  prière,  d'autre  asile  que  le  cloître. 

—  Vous  aurez  mon  palais,  vous  aurez  ma  cour.  Oh  !  ne  craignez  plus  rien,  Louise  ; 
ceux-là  ou  plutôt  celles-là  qui  vous  ont  chassée  hier  trembleront  demain  devant  vous; 
que  dis-je  demain?  ce  matin  j'ai  déjà  grondé ,  menacé.  Je  puis  laisser  échapper  la 
foudre  que  je  retiens  encore.  Louise!  Louise!  vous  serez  cruellement  vengée.  Des 
larmes  de  sang  paieront  vos  larmes.  Nommez-moi  seulement  vos  ennemis. 

—  Jamais!  jamais  ! 

—  Comment  voulez- vous  que  je  frappe,  alors? 

—  Sire,  ceux  qu'il  faudrait  frapper  feraient  reculer  votre  main. 


118  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Ûh  !  vous  ne  me  connaissez  point,  s'écria  Louis  exaspéré.  Plutôt  que  de  reculer, 
je  brûlerais  mon  royaume  et  je  maudirais  ma  famille.  Oui,  je  frapperais  jusqu'à  ce 
bras,  si  ce  bras  élait  assez  lâche  pour  ne  pas  anéantir  tout  ce  qui  s'est  fait  l'ennemi  de 
la  plus  douce  des  créatures. 

Et  en  effet,  en  disant  ces  mots,  Louis  frappa  violemment  du  poing  sur  la  cloison  de 
cbêne,  qui  rendit  un  lugubre  murmure. 

La  Vallière  s'épouvanta.  La  Colère  de  ce  jeune  bomme  tout-puissant  avait  quelque. 
chose  d'imposant  et  de  sinistre,  parce  que,  comme  celle  de  la  tempête,  elle  pouvait 
être  mortelle. 

Elle  dont  la  douleur  croyait  n'avoir  pas  d'égale  fut  vaincue  par  cette  douleur  qui  se 
faisait  jour  par  la  menace  et  par  la  violence. 

—  Sire .  dit-elle ,  une  dernière  fois  éloignez-vous ,  je  vous  en  supplie  ;  déjà  le  calme 
de  cette  retraite  m'a  fortifiée ,  je  me  sens  plus  calme  sous  la  main  de  Dieu  ;  Dieu  est 
un  protecteur  devant  qui  tombent  toutes  les  petites  méchancetés  bumuines.  Sire ,  en- 
core une  fois,  laissez-moi  avec  Dieu. 

—  Alors,  sécria  Louis,  dites  franchement  que  vous  ne  m'avez  jamais  aimé  ,  dites 
que  mon  humilité,  dites  que  mon  repentir  flattent  votre  orgueil,  mais  que  vous  ne 
vous  affligez  pas  de  ma  douleur.  Dites  que  le  roi  de  France  n'est  plus  pour  vous  un 
amant  dont  la  tendresse  pouvait  faire  votre  bonheur,  mais  un  despote  dont  le  caprice 
a  brisé  dans  votre  cœur  jusqu'à  la  dernière  libre  de  la  sensibilité.  Ne  dites  pas  que  vous 
cherchez  Dieu,  dites  que  vous  fuyez  le  roi.  Non,  Dieu  n'est  pas  complice  des  résolu- 
tions inflexibles;  Dieu  admet  la  pénitence  et  le  remords;  il  pardonne,  il  veutqu'onaime. 

Louise  se  tordait  de  souffrance  en  entendant  ces  paroles  qui  faisaient  couler  la  flamme 
jusqu'au  plus  profond  de  ses  veines. 

—  Mais  vous  n'avez  donc  pas  entendu?  dit-elle. 

—  Quoi? 

—  Vous  n'avez  donc  |)as  entendu  que  je  suis  chassée,  méprisée,  méprisable. 

—  Je  vous  ferai  la  plus  respectée,  la  plus  adorée ,  la  plus  enviée  de  ma  cour. 

—  Oh!  prouvez-moi  que  vous  n'avez  pas  cessé  de  m'aimer. 

—  Comment  cela? 

—  Fuyez-moi. 

—  Je  vous  le  proiiverai  en  ne  vous  quittant  plus. 

—  Mais  croyez-vous  donc  que  je  souiïrirai  cela,  sire  ;  croyez- vous  que  je  vous  lais- 
serai déclarer  la  guerre  à  toute  votre  famille  ;  croyez-vous  que  je  vous  laisserai  repousser 
pour  moi  mère,  femme  et  sœur? 

—  Ah  !  vous  les  avez  donc  nommé»  entin,  ce  sont  donc  elles  qui  ont  fait  le  mal  ! 
Par  le  Dieu  tout-puissant,  je  les  punirai. 

—  Et  moi,  voilà  pourquoi  l'avenir  m'effraie,  voilà  pourquoi  je  refuse  tout,  voilà 
pourquoi  je  ne  veux  pas  que  vous  me  vengiez.  Assez  de  larmes ,  mon  Dieu  ,  assez  de 
douleurs,  assez  de  plaintes  comme  cela.  Oh!  jamais  je  ne  coûterai  plaintes,  douleurs 
ni  larmes  à  qui  que  ce  soit.  J'ai  trop  gémi ,  j'ai  trop  pleuré,  j'ai  trop  souflerf. 

—  Et  mes  larmes  à  moi,  mes  douleurs  à  moi,  mes  plaintes  à  moi,  les  comptez-vous 
donc  pour  rien? 

—  Ne  me  parlez  pas  ainsi,  sire  ,  au  nom  du  ciel  !  au  nom  du  ciel!  ne  me  parlez 
pas  ainsi.  J'ai  besoin  de  tout  mon  courage  pour  accomplir  le  sacrifice. 

—  Louise  !  Louise  !  je  t'en  supplie!  commande,  ordonne,  venge-toi  ou  pardonne, 
mais  ne  m'abandonne  pa>  ! 

—  Hélas!  il  faut  que  nous  nous  séparions,  sire  ! 


LK  ViCOMTK  DE  BKAGELONiNE.  H9 

—  .Mais  tu  ne  m'aiiuos  donc  point? 

—  Oh  !  Dieu  le  sait  ! 

—  Mensonge  !  mensonge  ! 

—  Oh  !  si  je  ne  vous  aimais  pas,  sire  ,  mais  je  vous  hiisserais  faire  ,  je  me  laisserais 
venp^er;  j'accepterais,  en  échange  de  l'insulte  que  l'on  m'a  faite,  ce  doux  triomphe  de 
l'orgueil  que  vous  me  proposez  !  tandis  que  ,  vous  le  voyez  hien,  je  ne  veux  pas  mèu.e 
de  la  douce  compensation  de  votre  amour,  de  votre  amour,  qui  est  ma  vie,  cependant, 
puisque  j'ai  voulu  mourir  croyant  que  vous  ne  m'aimiez  plus, 

—  Eh  hien!  oui,  oui,  je  le  sais  maintenant,  je  le  reconnais  à  cette  heure;  vous  êtes 
la  plus  sainte,  la  plus  vénérahle  des  femmes.  Nulle  n'est  digne,  connue  vous,  non- 
seulement  de  mon  amour  et  de  mon  respect,  mais  encore  de  l'amour  et  du  respect  de 
tous;  aussi  nulle  ne  sera  aimée  comme  vous,  Louise!  nulle  n'aura  sur  moi  l'empire 
que  vous  avez.  Oui,  je  vous  le  jure,  je  briserais,  eu  ce  moment,  le  monde  conune 
du  verre,  si  le  monde  me  gênait.  Vous  m'ordonnez  de  me  calmer,  de  pardonner;  soit, 
je  me  calmerai.  Vous  voulez  régner  par  la  douceur  et  par  la  clémence ,  je  serai  clément 
et  doux.  Dictez-moi  seulement  ma  conduite,  j'obéirai. 

—  Ah  !  mon  Dieu ,  que  suis-je ,  moi ,  pauvre  lille ,  pour  dicter  une  syllabe  à  un  roi 
tel  que  vous! 

—  Vous  êtes  ma  vie  et  mon  àme.  N'est-ce  pas  l'âme  qui  régit  le  corps? 

—  Oh  !  vous  m'aimez  donc ,  mon  cher  sire? 

—  A  deux  genoux  ,  les  mains  jointes,  de  toutes  les  forces  que  Dieu  a  mises  en  moi. 
Je  vous  aime  assez  pour  vous  donner  ma  vie  en  souriant,  si  vous  dites  un  mol  ! 

—  Vous  m'aimez? 

—  Oh!  oui. 

—  Alors  je  n'ai  plus  rien  à  désirer  au  monde.  Votre  main,  sire,  et  disons-nous 
adieu.  J'ai  eu  dans  cette  vie  tout  le  bonheur  qui  m'était  échu. 

—  Oh!  non.  Ne  dis  pas  que  la  vie  commence.  Ton  bonheur,  ce  n'est  pas  hier; 
c'est  aujourd'hui,  c'est  demain  ,  c'est  toujours.  A  toi  l'avenir!  à  toi  tout  ce  qui  est  à 
moi  !  Plus  de  ces  idées  de  séparation  ,  plus  de  ces  désespoirs  sombres  :  l'amour  est 
notre  Dieu,  c'est  le  besoin  de  nos  âmes.  Tu  vivras  pour  moi,  comme  je  vivrai  pour  toi! 

Et  se  prosternant  devant  elle,  il  baisa  ses  genoux  avec  des  transports  inexprimables 
de  joie  et  de  reconnaissance. 

—  Oh  !  sire  !  sire  !  tout  cela  est  un  rêve. 

—  Pourquoi  un  rêve? 

—  Parce  que  je  ne  puis  revenir  à  la  cour.  Exilée!  comment  vous  revoir?  Ne  vaut- 
il  pas  mieux  prendre  le  cloître  pour  y  enterrer,  dans  le  baume  de  votre  amour,  les  der- 
niers élans  de  votre  cœur  et  votre  dernier  aveu, 

—  Exilée,  vous  !  s'écria  Louis  XIV;  et  qui  donc  exile  quand  je  rappelle? 

—  Oh  !  sire,  quelque  chose  qui  règne  au-dessus  des  rois  :  le  monde  et  l'opinion  ; 
réfléchissez-y,  vous  ne  pouvez  aimer  une  femme  chassée,  celle  que  votre  mère  a  ta- 
chée d'un  soupçon,  celle  que  votre  sœur  a  flétrie  d'un  châtiment ,  celle-là  est  indigne 
de  vous, 

—  Indigne ,  celle  qui  m'appartient  ! 

—  Oui,  c'est  justement  cela ,  sire ,  du  moment  où  elle  vous  appartient,  votre  maî- 
.tresse  est  indigne. 

—  Ah!  vous  avez  raison,  Louise,  et  toutes  les  délicatesses  sont  en  vous.  Eh  bieni 
vous  ne  serez  pas  exilée. 

—  Oh  !  vous  n'avez  pas  entendu  Madame,  on  le  voit  bien. 


120  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  J'en  appellerai  à  ma  mère. 

—  Oh  !  vous  n'avez  pas  vu  votre  mère. 

—  Elle  aussi?  Pauvre  Louise  !  tout  le  monde  était  donc  contre  vous? 

—  Oui,  oui,  pauvre  Louise,  qui  pliait  déjà  sous  l'orage,  lorsque  vous  êtes  venu, 
lorsque  vous  avez  achevé  de  la  briser. 

—  Oh!  pardon. 

—  Donc,  vous  ne  fléchirez  ni  l'une  ni  l'autre,  croyez-moi,  le  mal  est  sans  remède, 
car  je  ne  vous  permettrai  jamais  ni  la  violence,  ni  l'autorité. 

—  Eh  bien!  Louise,  pour  vous  prouver  combien  je  vous  aime,  je  veux  faire  une 
chose  :  j'irai  trouver  Madame. 

—  Vous  ? 

—  Je  lui  ferai  révoquer  la  sentence,  je  la  forcerai... 

—  Forcer  ?  Oh  !  non ,  non  ! 

—  C'est  vrai  :  je  la  fléchirai. 
Louise  secoua  la  tête. 

—  Je  prierai ,  s'il  le  faut,  dit  Louis.  Croirez-vous  à  mon  amour,  après  cela? 
Louise  releva  la  tête. 

—  Oli  !  jamais  pour  moi;  jamais  ne  vous  humiliez;  laissez -moi  bien  plutôt  mourir 
Louis  réfléchit;  ses  traits  prirent  une  teinte  sombre. 

—  J'aimerai  autant  que  vous  avez  aimé,  dit-il;  je  souffrirai  autant  que  vous  avez 
souffert;  ce  sera  mon  expiation  à  vos  yeux.  Allons,  Mademoiselle,  laissons  là  ces  mes- 
quines considérations;  soyons  grands  comme  noire  douleur,  soyons  forts  comme  notre 
amour. 

Et  en  disant  ces  paroles,  il  la  prit  dans  ses  bras  et  lui  fit  une  ceinture  de  ses  deux  mains. 

—  Mon  seul  bien  !  ma  vie  !  suivez-moi,  dit-il. 

Elle  tit  un  dernier  effort  dans  lequel  elle  concentra  non  plus  toute  sa  volonté,  sa 
volonté  était  déjà  vaincue,  mais  toutes  ses  forces. 

—  Non  !  répliqua-t-clle  faiblement ,  non  !  non  !  je  mourrais  de  honte  ! 

—  Non!  vous  rentrerez  en  reine!  Nul  ne  sait  votre  sortie...  d'Arlagnan  seul... 

—  Il  m'a  donc  trahie,  lui  aussi? 

—  Gomment  cela? 

—  Il  avait  juré... 

—  J'avais  juré  de  ne  rien  dire  au  roi,  dit  d'Artagnan  passant  sa  (été  fine  à  travers 
a  porte  entr'ouverle ,  j'ai  tenu  ma  parole,  j'ai  parlé  à  M.  de  Sainl-Aignan,  ce  n'est 

point  ma  faute  si  le  roi  a  entendu ,  n'est-ce  pas ,  sire? 

—  C'est  vrai;  pardonnez-lui ,  dit  le  roi. 

La  Vallière  sourit  et  tondit  au  mousquetaire  sa  main  frêle  et  blanche. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  dit  le  roi  ravi,  faites  donc  chercher  un  carrosse  pour  Ma- 
demoiselle. 

—  Sire ,  répondit  le  capitaine ,  le  carrosse  attend. 

—  Oh  !  j'ai  là  le  modèle  des  serviteurs ,  s'éi  ria  le  roi. 

—  Tu  as  mis  le  temps  à  t'en  apercevoir,  murmura  d'Artagnan  fiatté  toutefois  de 
la  louange. 

La  Vallière  était  vaincue;  après  quelques  hésitations,  elle  se  laissa  entraîner  dé- 
faillante par  son  royal  amant. 

Mais,  à  la  porte  du  parloir,  au  moment  de  le  quitter,  elle  s'arracha  des  bras  du 
roi  et  revint  au  crucifix  de  pierre  qu'elle  baisa  en  disant  : 

—  Mon  Dieu  1  vous  m'avez  attirée,  mon  Dieu  I  vous  m'avez  repoussée,  mais  votre  grâce 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


121 


est  infinie.  Seulement,  quand  je  reviendrai,  oubliez  que  je  m'en  miIs  éloignée,  car 
lorsque  je  reviendrai  à  vous,  ce  sera. pour  ne  plus  vous  quitter. 

Le  roi  laissa  échapper  un  sanglot. 

D'Artagnan  essuya  une  larme. 

Louis  entraîna  la  jeune  femme,  la  souleva  jusque  dans  le  carrosse,  et  mit  d'Arta- 
gnan  auprès  d'elle. 

Et  lui-même,  moulant  à  cheval,  piqua  vers  le  Palais-Poyal,  où,  dès  son  arrivée,  il 
fit  prévenir  Madame  qu'elle  eut  à  lui  accorder  un  moment  d'audience. 


1-2-2 


LES  MOUSQUETAIRES. 


CHEZ   MADAME. 


la  façon  dont  le  roi  avait  quitté  les  ambassadeurs,  les 
moins  olairvoyans  avaient  deviné  une  guerre. 

Les  ambassadeurs  eux-mêmes,  peu  instruits  de  la 
cbronique  intime,  avaient  interprété  contre  eux  ce  mol 
célèbre  :  Si  je  ne  suis  pas  maitre  de  moi ,  je  le  serai  de 
ceux  qui  m'outragent. 

Heureusement  pour  les  destinées  de  la  France  et  de  la 
Hollande,  Colbert  les  avait  suivis  pour  leur  donner  quel- 
ques explications;  mais  les  reines  et  Madame  ,  fort  intel- 
ligentes de  tout  ce  qui  se  faisait  dans  leurs  maisons,  ayant 
entendu  ce  mot  plein  de  menaces,  s'en  étaient  allées  avec  beaucoup  de  crainte  et  de  dépit. 
Madame  surtout  sentait  que  la  colère  royale  tomberait  sur  elle,  et  comme  elle  était 
brave,  baute  à  l'excès,  au  lieu  de  cbercher  appui  cbez  la  reine-mère,  elle  s'était  reti- 
rée cliez  elle  sinon  sans  inquiétude,  du  moins  sans  intention  d'éviter  le  combat. 

De  temps  en  temps  Anne  d'Autricbe  envoyait  des  messagers  pour  s'informer  si  le 
roi  était  revenu. 

Le  silence  que  gardait  le  cbàtcau  sur  cette  affaire  et  la  disparition  de  Louise  étaient  le 
présage  d'une  quantité  de  malbeurs  pour  qui  savait  l'bumeiu-  froide  et  irritable  d\iroi. 
Mais  Madame,  tenant  ferme  contre  tous  ces  bruits,  se  renferma  dans  son  apparte- 
ment ,  appela  Montalais  près  d'elle  ,  et,  de  sa  voix  la  moins  émue,  fit  causer  cette  tille 
sur  l'événement. 

Au  moment  où  l'éloquente  Montalais  concluait  avec  toutes  sortes  de  précautions  ora- 
toires et  reconunandait  à  Madame  la  tolérance  sous  bénéfice  de  réciprocité,  M.  Mali- 
corne  parut  cbez  Madame  pour  demander  une  audience  à  cette  princesse. 

Le  digne  ami  de  Montalais  jtortail  sur  sou  visage  tous  les  signes  de  l'émofion  la  plus 

vive.  11  était  impossible  de  s'y  méprendre.  L'enirevue  demandée  par  le  roi  devait  être 

un  des  chapitres  les  plus  inléressans  de  cette  histoire  du  cœur  des  rois  et  des  hommes. 

Madame  fut  troid»lée  par  cette  arrivée  de  son  beau-frère ,  elle  ne  s'y  attendait  pas  si 

tôt,  elle  ne  s'attendait  pas  surtout  à  une  démarche  directe  de  Louis. 

Or,  les  femmes,  qui  font  si  bien  la  guerre  indirectement,  sont  toujours  moins  ha- 
biles et  moins  fortes  quand  il  s'agit  d'accepter  une  bataille  en  face. 

Madanie,  avons-nous  dit,  n'était  pas  de  ceux  qui  recident,  elle  avait  le  défaut  ou  la 
qualité  contraire. 

Elle  exagérait  la  vaillance;  aussi  cette  dépèche  du  roi  apportée  par  Malicorne  lui  lit- 
elle  l'effet  de  la  trompette  qui  sonne  les  hostilités.  Elle  releva  fièrement  le  gant. 
Cinq  minutes  après  le  roi  montait  l'escalier. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  123 

Il  était  rouge  d'avoir  couru  à  chevaL  Ses  habits  poudreux  et  en  désordre  contras- 
taient avec  la  toilette  si  fraîche  et  si  ajustée  de  Madame  qui,  elle,  pâlissait  sous  son  rouge. 
Louis  ne  tit  pas  de  préambule;  il  s'assit.  Montalais  disparut. 
Madame  s'assit  en  face  du  roi. 

—  Ma  sœur,  dit  Louis,  vous  savez  que  mademoiselle  de  la  Vallière  s'est  enfuie  de 
chez  elle  ce  malin  et  qu'elle  a  été  porter  sa  douleur,  son  désespoir  dans  un  cloître. 

En  prononçant  ces  mots  la  voix  du  roi  était  singulièrement  émue. 

—  C'est  Votre  Majesté  qui  me  l'apprend,  ré|)li([ua  Madame. 

—  J'aurais  cru  que  vous  l'aviez  appris  ce  matin  lors  de  la  réception  des  ambassa- 
deurs, dit  le  prince. 

—  A  votre  émotion,  oui,  sire  ;  j'ai  deviné  qu'il  se  passait  quelque  chose  d'extraor- 
dinaire, mais  sans  rien  préciser. 

Le  roi,  qui  était  franc  et  allait  au  but  : 

—  Ma  sœur,  dit-il,  pourquoi  avez-vous  renvoyé  mademoiselle  de  la  Vallière? 

—  Parce  que  son  service  me  déplaisait,  répliqua  sèchement  Madame. 

Le  roi  devint  pourpre  et  ses  yeux  amassèrent  un  feu  que  tout  le  courage  de  Madame 
eut  peine  à  soutenir. 

Il  se  contint  pourtant  et  ajouta  : 

—  11  faut  une  raison  bien  forle ,  ma  sœur,  à  une  femme  bonne  comme  vous  pour 
expulser  et  déshonorer,  non-seulement  une  jeune  fille,  mais  toute  la  famille  de  cette 
tille.  Vous  savez  que  la  ville  a  les  yeux  ouverts  sur  la  conduite  des  femmes  delà  cour. 
Renvoyer  une  fille  d'honneur,  c'est  lui  attribuer  un  crime,  une  faute  tout  au  moins. 
Quel  est  donc  le  crime?  quelle  est  donc  la  faute  de  mademoiselle  de  la  Vallière? 

—  Puisque  vous  vous  faites  le  protecteur  de  mademoiselle  de  la  Vallière,  répliqua 
froidement  Madame ,  je  vais  vous  donner  des  explications  que  j'aurais  le  droit  de  ne 
donner  à  personne. 

—  Pas  même  au  roi  !  s'écria  Louis  en  se  couvrant  par  un  geste  de  colère. 

—  Vous  m'avez  appelée  votre  sœur,  dit  Madame,  el  je  suis  chez  moi. 

—  N'importe,  fit  le  jeune  monarque  honteux  d'avoir  été  emporté,  vous  ne  pouvez 
dire,  jNIadame,  et  nul  ne  peut  dire  dans  ce  royaume  qu'il  a  le  droit  de  ne  pas  s'expli- 
quer devant  moi. 

—  Puisque  vous  le  prenez  ainsi ,  dit  Madame  avec  une  sombre  colère,  il  me  reste 
à  m'incliner  devant  Votre  Majesté  et  à  me  taire. 

—  Non  ,  n'équivoquons  point. 

—  La  protection  dont  vous  couvrez  mademoiselle  de  la  Vallière  m'impose  le  respect. 

—  N'équivoquons  point,  vous  dis-je;  vous  savez  bien  que,  chef  de  la  noblesse  de 
France,  je  dois  compte  à  tous  de  l'honneur  des  fjimilles.  Vous  chassez  mademoiselle 
de  la  Vallière  ou  toute  autre. 

Mouvement  d'épaules  de  Madame. 

—  Ou  toute  autre,  je  le  répète,  continua  le  roi,  et,  comme  vous  déshonorez  celte 
personne  en  agissant  ainsi ,  je  vous  demande  une  explication,  afin  de  confirmer  ou  de 
combattre  celte  sentence. 

—  Combattre  ma  sentence  !  s'écria  Madame  avec  hauteur.  Quoi  I  quand  j'ai  chassé 
de  chez  moi  une  de  mes  suivantes,  vous  m'ordonneriez  de  la  reprendre? 

Le  roi  se  tut. 

—  Ce  ne  serait  plus  de  l'excès  de  pouvoir,  sire  ;  ce  serait  de  l'inconvenance. 

—  Madame  ! 

—  Oh  !  je  me  révolterais,  en  qualité  de  femme,  contre  un  abus  hors  de  toute  di- 


1^24  LES  MOUSQUETAIRES. 

gnité;  je  ne  serais  plus  une  princesse  de  voire  sang,  une  fille  de  roi  :  je  serais  la  der- 
nière des  créatures,  je  serais  plus  humble  que  la  servante  renvoyée. 
Le  roi  bondit  de  fureur. 

—  Ce  n'est  pas  un  cœur,  s'écria-t-il ,  qui  bat  dans  voire  poitrine  ;  si  vous  en  agis- 
sez ainsi  avec  moi ,  laissez-moi  agir  avec  la  même  rigueur. 

Quelquefois  une  balle  égarée  perle  dans  une  bataille.  Ce  mot,  que  le  roi  ne  disait 
pas  avec  intention  ,  frappa  Madame  et  l'ébranla  un  moment  :  elle  pouvait  un  jour  ou 
l'autre  craindre  des  représailles. 

—  Enfin,  dit-elle,  sire,  expliquez-vous. 

—  Je  vous  demande,  Madame,  ce  qu'a  fait  contre  vous  mademoiselle  de  la  Vallière. 

—  Elle  est  le  plus  artificieux  entremetteur  d'intrigues  que  je  connaisse;  elle  a  fait 
battre  deux  amis  ,  elle  a  fait  parler  d'elle  en  termes  si  honteux  que  toute  la  cour  fronce 
le  sourcil  au  seul  bruit  de  son  nom. 

—  Elle!  elle!  dit  le  roi. 

—  Sous  cette  enveloppe  si  douce  et  si  hypocrite  ,  conUnua  Madame,  elle  cache  un 
esprit  plein  de  ruse  et  de  noirceur. 

—  Elle  ! 

—  Vous  pouvez  vous  y  tromper,  sire,  mais  moi  je  la  connais  :  elle  est  capable 
d'exciter  à  la  guerre  les  meilleurs  parens  et  les  plus  intimes  amis.  Voyez  déjà  ce  qu'elle 
sème  de  discorde  entre  nous. 

—  Je  vous  proteste...  dit  le  roi. 

— Sire,  examinez  bien  ceci  :  nous  vivions  en  bonne  intelligence,  et  par  ses  rapports, 
ses  plaintes  artificieuses,  elle  a  indisposé  Votre  Majesté  contre  moi. 

—  Je  jure,  dit  le  roi,  que  jamais  une  parole  amère  n'est  sortie  de  ses  lèvres;  je 
jure  que,  même  dans  mes  emportemens,  elle  ne  m'a  laissé  menacer  personne;  je  jure 
que  vous  n'avez  pas  d'amie  plus  dévouée,  plus  respectueuse. 

—  D'amie!  dit  Madame  avec  une  expression  de  dédain  suprême. 

—  Prenez  garde,  Madame  ,  dit  le  roi,  vous  oubliez  que  vous  m'avez  compris,  et 
que  dès  ce  moment  tout  s'égalise.  Mademoiselle  de  la  Vallière  sera  ce  que  je  voudrai 
qu'elle  soit ,  et  demain  ,  si  je  l'entends  ainsi ,  elle  sera  prête  à  s'asseoir  sur  un  trône. 

—  Elle  n'y  sera  pas  née,  du  moins,  et  vous  ne  pourrez  faire  que  pour  l'avenir,  mais 
rien  pour  le  passé. 

—  Madame,  j'ai  été  pour  vous  plein  de  complaisance  et  de  civilité;  ne  me  faites  pas 
souvenir  que  je  suis  le  maître. 

—  Sire,  vous  me  l'avez  déjà  répété  deux  fois.  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  que  je 
m'inclinais. 

—  Alors,  voulez-vous  m'accorder  que  mademoiselle  de  la  Vallière  rentre  chez  vous? 

—  A  quoi  bon ,  sire ,  puisque  vous  avez  un  trône  à  lui  donner?  Je  suis  trop  peu 
pour  protéger  une  telle  puissance. 

—  Trêve  de  cet  esprit  méchant  et  dédaigneux.  Accordez-moi  sa  grâce. 

—  Jamais  1 

—  Vous  me  poussez  à  la  guerre  dans  ma  famille. 

—  J'ai  ma  famille  aussi  où  je  me  réfugierai. 

—  Est-ce  une  menace,  et  vous  oublieriez-vous  à  ce  point?  Croyez-vous  que,  si  vous 
poussiez  jusque-là  l'offense,  vos  parens  vous  soutiendraient? 

—  J'espère,  sire,  que  vous  ne  me  forcerez  à  rien  qui  soit  indigne  de  mon  rang. 

— J'espéraisque|vous  vous  souviendriezde  notre  amitié,  que  vous  me  traiteriez  enfrère. 
Madame  s'arrêta  un  moment. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  125 

—  Ce  n'est  pas  vous  méconnaître  pour  mon  frère  ,  dit-elle,  que  de  refuser  une  in- 
justice à  Votre  Majesté. 

—  Une  injustice  L 

—  Oh  !  sire,  si  j'apprenais  à  tout  le  monde  la  conduite  de  la  Vallière,  si  les  reines 
savaient... 

—  Allons ,  allons ,  Henriette,  laissez  parler  votre  cœur;  souvenez-vous  que  vous 
m'avez  aimé,  souvenez-vous  que  le  cœur  des  humains  doit  être  aussi  miséricordieux 
que  le  cœur  du  souverain  maître.  N'ayez  point  l'inflexibilité  pour  les  autres;  par- 
donnez à  la  Vallière. 

—  Je  ne  puis;  elle  m'a  offensée. 

—  Mais  moi ,  moi  ! 

—  Sire,  pour  vous  je  ferai  tout  au  monde,  excepté  cela. 

—  Alors,  vous  me  conseillez  le  désespoir...  Vous  me  rejetez  dans  cette  dernière  res- 
source des  gens  faibles;  alors,  vous  me  conseillez  la  colère  et  l'éclat. 

—  Sire,  je  vous  conseille  la  raison. 

—  La  raison...  Ma  sœur,  je  n'ai  plus  de  raison. 

—  Sire,  par  grâce. 

—  Ma  sœur,  par  pitié,  c'est  la  première  fois  que  je  supplie  :  ma  sœur,  je  n'ai  plus 
d'espoir  qu'en  vous. 

—  Oh  !  sire ,  vous  pleurez  ! 

—  De  rage,  oui,  d'humiliation.  Avoir  été  obligé  de  m'abaisser  aux  prières,  moi  ! 
le  roi  I  Toute  ma  vie  je  détesterai  ce  moment.  Ma  sœur,  vous  m'avez  fait  endurer  en 
une  seconde  plus  de  maux  que  je  n'en  avais  prévu  dans  les  plus  dures  extrémités  de 
cette  vie. 

Et  le  roi,  se  levant,  donna  un  libre  essor  à  ses  larmes,  qui,  effectivement,  étaient 
des  pleurs  de  colère  et  de  honte. 

Madame  fut,  non  pas  touchée,  car  les  femmes  les  meilleures  n'ont  pas  de  pitié  dans 
l'orgueil,  mais  elle  eut  peur  que  ces  larmes  n'entraînassent  avec  elles  tout  ce  qu'il  y 
avait  d'humain  dans  le  cœur  du  roi. 

—  Ordonnez,  sire,  dit-elle;  et  puisque  vous  préférez  mon  humiliation  à  la  vôtre, 
bien  que  la  mienne  soit  publique  et  que  la  vôtre  n'ait  que  moi  pour  témoin,  parlez, 
j'obéirai  au  roi. 

—  Non,  non,  Henriette!  s'écria  Louis  transporté  de  reconnaissance,  vous  aurez 
cédé  au  frère  !  • 

—  Je  n'ai  plus  de  frère  ,  puisque  j'obéis. 

—  Voulez- vous  tout  mon  royaume  pour  remercîment? 

—  Comme  vous  aimez,  dit-elle,  quand  vous  aimez! 

11  ne  répondit  pas.  Il  avait  pris  la  main  de  Madame  et  la  couvrait  de  baisers. 

—  Ainsi ,  dit-il ,  vous  recevrez  cette  pauvre  fille ,  vous  lui  pardonnerez,  vous  re- 
connaîtrez la  douceur,  la  droiture  de  son  cœur. 

—  Je  la  maintiendrai  dans  ma  maison. 

—  Non,  vous  lui  rendrez  votre  amitié,  ma  chère  sœur. 

—  Je  ne  l'ai  jamais  aimée. 

—  Eh  bien,  pour  l'amour  de  moi ,  vous  la  traiterez  bien,  n'est-ce  pas,  Henriette? 

—  Soit!  je  la  traiterai  comme  une  tille  à  vous  1 

Le  roi  se  releva.  Par  ce  mot  échappé  si  funestement,  Madame  avait  détruit  tout  le 
mérite  de  son  sacrifice.  Le  roi  ne  lui  devait  plus  rien. 
Ulcéré,  mortellement  atteint ,  il  TÔpIiqua  : 


I2G  LES  MOUSQUETAIRES. 

— Merci,  Madame,  jeme  souviendrai  élemellement  du  service  que  vousm'avez  rendu. 
El  saluant  avec  une  affectation  de  cérémonie,  il  prit  congé. 

En  passant  devant  une  glace ,  il  vit  ses  yeux  rouges  et  frappa  du  pied  avec  colère. 
Mais  il  était  trop  tard,  Malicorne  et  d'Artagnan,  placés  à  la  porte ,  avaient  vu  ses  yeux. 

—  Le  roi  a  pleuré ,  pensa  Malicorne. 
D'Arlagnan  s'approcha  respectueusement  du  roi. 

—  Sire,  dit-il  tout  bas,  il  vous  faut  prendre  le  petit  degré  pour  rentrer  chez  vous. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  la  poussière  du  chemin  a  laissé  des  traces  sur  votre  visage,  dit  d'Ar- 
tagnan. Allez,  sire  !  allez  ! 

—  Mordioux  !  pensa-l-il ,  quand  le  roi  eut  cédé  comme  un  enfant,  gare  à  ceux  qui 
feront  pleurer  celle  qui  tait  pleurer  le  roi. 


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LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


\'17 


LE   MOUCHOIR  DE   MADEMOISELLE   DE   LA   VALLIERE 


r"   ADAME  n'était  pas  méchanle  :  elle  n'était  qu'einj3orlée. 
Le  roi  n'était  pas  imprudent  :  il  n'était  qu'amoureux. 
A  peine  tous  deux  eurent-ils  fait  cette  sorte  de  pacte 
qui  aboutissait  au  rappel  de  la  Vallière,  que  l'un  et  l'autre 
cherchèrent  à  gagner  sur  le  marché. 

Le  roi  voulut  voir  la  Vallière  à  chaque  instant  du  jour. 
Madame,  qui  sentait  le  dépit  du  roi  depuis  la  scène  des 
supplications ,  ne  voulait  pas  abandonner  la  Vallière  sans 
cond)attre. 

Elle  semait  donc  les  difficultés  sous  les  pas  du  roi. 
En  effet,  le  roi ,  pour  obtenir  la  présence  de  sa  maîtresse,  devait  être  forcé  de  faire 
la  cour  à  sa  belle-sœur. 
De  ce  plan  dérivait  toute  la  politique  de  Madame. 

Comme  elle  avait  choisi  quelqu'un  pour  la  seconder,  et  que  ce  quelqu'un  était  Mon- 
talais,  le  roi  se  trouva  cerné  chaque  fois  qu'il  venait  chez  Madame.  On  l'entourait,  et 
on  ne  le  quittait  pas.  Madame  déployait  dans  ses  entretiens  une  grâce  et  lui  esprit  qui 
éclipsaient  tout. 
Montalais  lui  succédait.  Elle  ne  tarda  pas  à  devenir  insupportable  au  roi. 
C'est  ce  qu'elle  attendait. 

Alors  elle  lança  Malicorne  ;  celui-ci  trouva  le  moyen  de  dire  au  roi  quil  y  avait  une 
jeune  personne  bien  malheureuse  à  la  cour. 
Le  roi  demanda  qui  était  cette  personne. 
Malicorne  répondit  que  c'était  mademoiselle  de  Montalais. 

Alors  le  roi  déclara  que  c'était  bien  fait  qu'une  personne  fijt  malheureuse  quand  elle 
rendait  la  pareille  aux  autres. 
Malicorne  s'expliqua  :  mademoiselle  de  Montalais  avait  ses  ordres. 
Le  roi  ouvrit  les  yeuxj  il  remarqua  que  Madame,  sitôt  que  Sa  Majesté  paraissait, 
paraissait  aussi  ;  qu'elle  était  dans  les  corridors  jusqu'après  le  départ  du  roi  ;  qu'elle  le 
reconduisait  de  peur  qu'il  ne  parlât  dans  les  antichambres  à  quelqu'une  des  filles. 
Un  soir  elle  alla  plus  loin. 

Le  roi  était  assis  au  milieu  des  dames ,  et  il  tenait  dans  sa  main,  sous  sa  manchette^ 
un  billet  qu'il  voulait  glisser  dans  les  mains  de  la  Vallière. 

Madame  devina  cette  intention  et  ce  billet.  Il  était  bien  difficile  d'empêcher  le  roi 
d'aller  où  bon  lui  semblait. 

Cependant  il  fallait  l'empêcher  d'aller  à  la  Vallière,  de  lui  dire  bonjour,  et  de  laisser 
tomber  le  billet  sur  son  genoux,  derrière  sdn  éventail  et  dans  son  mouchoiri 


1-28  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  roi,  qui  observait  aussi ,  se  doula  qu'on  lui  tendait  un  piège. 

Il  se  leva  et  transporta  son  fauteuil  sans  alfeclation  près  de  mademoiselle  de  Ghâ- 
tillon,  avec  laquelle  il  badina. 

On  faisait  des  bouts  rimes  ;  de  mademoiselle  de  Châtillon.  il  alla  vers  Monlalais, 
puis  vers  mademoiselle  de  Tonnay-Gharcnte. 

Alors,  par  cette  manœuvre  habile,  il  se  trouva  assis  devant  la  Vallièrc,  qu'il  mas- 
quait entièrement. 

Madame  feignait  une  grande  occupation  ;  elle  rectifiait  un  dessin  de  fleurs  sur  un 
canevas  de  tapisserie. 

Le  roi  montra  le  bout  du  billet  blanc  à  la  Vallière ,  et  celle-ci  allongea  son  mouchoir 
avec  un  regard  qui  voulait  dire  :  Mettez  le  billet  dedans. 

Puis,  comme  le  roi  avait  posé  son  mouchoir  à  lui  sur  son  fauteuil,  il  fut  assez 
adroit  pour  le  jeter  par  terre. 

De  sorte  que  la  Vallière  glissa  son  mouchoir  à  elle  sur  le  fauteuil. 

Le  roi  le  prit  sans  rien  faire  paraître ,  il  y  mit  le  billet  et  replaça  le  mouchoir  sur 
le  fauteuil. 

Restait  à  la  Vallière  le  temps  juste  d'allonger  la  main  pour  prendre  le  mouchoir 
avec  son  précieux  dépôt. 

Mais  Madame  avait  tout  vu.  Elle  dit  à  Châtillon  : 

—  Châtillon ,  ramassez  donc  le  mouclioir  du  roi ,  s'il  vous  plaît ,  sur  le  tapis. 

Et  la  jeune  fille  ayant  obéi  précipitamment,  le  roi  s'étant  dérangé,  la  Vallière  s'élant 
troublée  ,  on  vit  l'autre  mouchoir  sur  le  fauteuil. 

—  Ah  !  pardon  !  Votre  Majesté  a  deux  mouchoirs,  dit-elle. 

Et  force  fut  au  roi  de  renfermer  dans  sa  poche  le  mouchoir  de  la  Vallière  avec  le 
sien.  Il  y  gagnait  ce  souvenir  de  l'amante,  mais  l'amante  y  perdait  un  quatrain  qui 
avait  coûté  dix  heures  au  roi ,  et  q>ii  valait  peut-être  à  lui  seul  un  long  poëme. 

D'où  la  colère  du  roi  et  le  désespoir  de  la  Vallière. 

Ce  serait  chose  impossible  à  décrire. 

Mais  alors  il  se  passa  un  événement  incroyable. 

Quand  le  roi  partit  pour  retourner  chez  lui ,  Malicorne ,  prévenu  on  ne  sait  comment, 
se  trouvait  dans  l'antichambro. 

Les  antichambres  du  Palais-Royal  sont  obscures  naturellement,  et  le  soir,  on  y 
mettait  peu  de  cérémonie  chez  Madame,  elles  étaient  mal  éclairées. 

Le  roi  aimait  ce  petit  jour.  Règle  générale  ,  l'amour,  dont  l'esprit  et  le  cœur  fiam- 
boient  constamment,  u'aitne  pas  la  lumière  autre  part  que  dans  l'osprit  et  dans  le  cœur. 

Donc  l'antichambre  était  obscure  j  un  seul  page  portait  le  flambeau  devant  Sa  Majesté. 

Le  roi  marchait  d'un  pas  lent  et  dévorait  sa  colère. 

Malicorne  passa  très-près  du  roi ,  le  heurta  presque  et  lui  demanda  pardon  avec 
une  humilité  parfaite  ;  mais  le  roi,  de  fort  mauvaise  humeur,  traita  fort  mal  Malicorne, 
qui  s'esquiva  sans  bruit. 

Louis  se  coucha  ayant  eu  ce  soir-là  quelque  petite  querelle  avec  la  reine .  et  le 
lendemain,  au  moment  où  il  passait  dans  son  cabinet,  le  désir  lui  vint  de  baiser  le 
mouchoir  de  la  Vallière. 

Il  appela  son  valet  de  chambre. 

—  Apportez-moi,  dit-il ,  l'habit  que  je  portais  hier,  mais  ayez  bien  soin  de  ne  lou- 
cher à  rien  de  ce  qu'il  pourrait  contenir. 

L'ordre  fut  exécuté  ,  le  roi  fouilla  lui-)némo  dans  la  poche  de  son  habit. 

Il  n'y  trouva  rpTim  seul  mouihoir,  lo  sien  :  celui  de  la  Vallière  avait  (lis|inru. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  129 

Coiiinie  il  se  perdait  en  conjectures  et  en  soupçons,  une  lellre  do  la  Vallière  lui  i'iil 
apportée.  Elle  était  conçue  en  ces  termes  : 

«  Qu'il  est  aimable  à  vous ,  mon  cher  seigneur,  de  m'avoir  envoyé  ces  beaux  vers; 
que  votre  amour  est  ingénieux  et  persévérant,  comment  ne  seriez-vous  pas  aimé!  » 

—  Qu'est-ce  que  cela  signitîe,  pensa  le  roi ,  il  y  a  méprise. 

—  Cherchez  bien ,  dit-il  au  valet  de  chambre ,  un  mouchoir  qui  devait  être  dans  ma 
poche,  et  si  vous  ne  le  trouvez  pas,  et  si  vous  y  avez  touché... 

Il  se  ravisa.  Faire  une  affaire  d'état  de  la  perte  de  ce  mouchoir,  c'était  ouvrir  toute 
ime  chronique  ,  il  ajouta  : 

—  J'avais  dans  ce  mouchoir  une  note  importante  qui  s'était  glissée  dans  les  plis. 

—  Mais,  sire,  dit  le  valetde  chambre,  Votre  Majesté  u'avaitqu'un  mouchoiretle  voici. 

—  C'est  vrai ,  répliqua  le  roi  en  grinçant  des  dents ,  c'est  vrai.  Oh!  pauvreté,  que  je 
t'envie  1  Heureux  celui  qui  prend  lui-même  et  ôte  de  sa  poche  les  mouchoirs  et  les  billets. 

Il  relut  la  lettre  de  la  Vallière  en  cherchant  par  quel  hasard  le  quatrain  pouvait  être 
arrivé  à  son  adresse,  Il  y  avait  un  post-scriplum  à  cette  lettre  : 

«  Je  vous  renvoie  par  votre  messager  cette  réponse  si  peu  digue  de  l'envoi.  » 

—  A  la  bonne  heure  !  Je  vais  savoir  quelque  chose  ,  dit-il  avec  joie. 

—  Qui  est  là  ,  dit-il,  et  qui  m'apporte  ce  billet? 

—  M.  Malicorne  ,  répliqua  timidement  le  valet  de  chambre. 

—  Qu'il  entre. 
Malicorne  entra. 

—  Vous  venez  de  chez  mademoiselle  de  la  Vallière?  dit  le  roi  avec  un  soupir. 

—  Oui ,  sire. 

—  Et  vous  avez  porté  à  mademoiselle  de  la  Vallière  quelque  chose  de  ma  part? 

—  Moi ,  sire  ? 

—  Oui,  vous. 

—  Non  pas ,  sire ,  non  pas. 

—  Mademoiselle  de  la  Vallière  le  dit  formellement. 

—  Oh!  sire,  mademoiselle  de  la  Vallière  se  trompe. 
Le  roi  fronça  le  sourcil. 

—  Quel  est  ce  jeu?  dit-il,  expliquez-vous  ;  pourquoi  mademoiselle  de  la  Vallière  vous 
appclle-t-elle  mon  messager?  Qu'avez-vous  porté  à  cette  dame  ?  parlez  vite ,  Monsieur. 

—  Sire  ,  j'ai  porté  à  rriademoiselle  de  la  Vallière  un  mouchoir,  et  voilà  tout. 

—  Un  mouchoir...  Quel  mouchoir? 

—  Sire,  au  moment  oi^i  j'eus  la  douleur  hier  de  me  heurter  contre  la  personne  de 
Votre  Majesté,  malheur  que  je  déplorerai  toute  ma  vie,  surtout  après  le  mécontente- 
ment que  vous  me  témoignâtes;  alors,  sire,  je  demeurai  immobile  de  désespoir, 
Votre  ]\Iajesté  était  trop  loin  pour  eutendre  mes  excuses,  et  je  vis  jar  terre  quelque 
chose  de  blanc. 

—  Ah!  fit  le  roi. 

—  Je  me  baissai,  c'était  un  mouchoir.  J'eus  un  instant  l'idée  qu'en  heurtant  Votre 
Majesté  j'avais  aidé  à  ce  que  ce  mouchoir  sortît  de  sa  poche,  mais  en  le  palpant  res- 
pectueusement, je  sentis  un  chilfre  que  je  regardai,  c'était  le  chiffre  de  mademoiselle 
de  la  Vallière  ;  je  présumai  qu'en  arrivant  cette  demoiselle  avait  laissé  tomber  son 
mouchoir,  je  me  hâtai  de  le  lui  rendre  à  la  sortie  ;  et  voilà  tout  ce  que  j'ai  remis  à  ma- 
demoiselle de  la  Vallière ,  je  supplie  Votre  Majesté  de  le  croire. 

Malicorne  était  si  naïf,  si  désolé,  si  humble,  que  le  roi  prit  un  excessif  plaisir  à 
l'entendre. 

T   u,  Q 


130  LES  MOUSQUETAIRES. 

Il  lui  sut  gré  de  ce  hasard  comme  du  plus  grand  ser'vice  rendu. 

—  Voilà  déjà  deux  heureuses  rencontres  que  j"ai  avec  vous,  Monsieur,  dit-il,  vous 
pouvez  compter  sur  mon  amitié. 

Le  fait  est  que,  purement  et  simplement,  Malicorne  avait  volé  le  mouchoir  dans 
la  poche  du  roi  aussi  galamment  que  l'eût  pu  faire  un  des  tire-laine  de  la  honne  ville  de 
Paris.  Madame  ignora  toujours  cette  histoire.  Mais  Montalais  la  fit  soupçonner  à  la  Val- 
lière,  et  la  Yallière  la  compta  plus  tard  au  roi ,  qui  en  rit  excessivement  et  proclama 
Malicorne  un  grand  pohtique. 

Louis  XIV  avait  raison ,  et  l'on  sait  qu'il  se  connaissait  en  hommes. 


OU   IL   EST   TRAITÉ   DES  JARDINIERS,   DES   ÉCHELLES 
ET  DES   FILLES   D'HONNEUR. 


Malheureusement  les  miracles  ne  pouvaient  toujours  durer,  tandis  que  la  mauvaise 
humeur  de  ^Madame  durait  toujours. 

Au  bout  de  huit  jours  le  roi  en  était  venu  à  ne  plus  pouvoir  regarder  la  Vallière 
sans  qu'un  regard  de  soupçon  croisât  le  sien. 

Lorsqu'une  partie  de  promenade  était  proposée,  pour  éviter  que  la  scène  de  la  pluie 
ou  du  chêne  royal  se  renouvelât ,  Madame  avait  des  indispositions  toutes  prêtes  :  grâce 
à  ces  indispositions  elle  ne  sortait  pas  et  ses  filles  d'honneur  restaient  à  la  maison. 

De  visite  nocturne,  pas  la  moindre  ;  il  n'y  avait  pas  moyen. 

C'est  que,  sous  ce  rapport,  dès  les  premiers  jours,  le  roi  avait  éprouvé  un  doulou- 
reux échec. 

Comme  à  Fontainebleau  ,  il  avait  pris  Sain t-Aignan  avec  lui  et  avait  voulu  se  rendre 
chez  la  Vallière.  Mais  il  n'avait  trouvé  que  mademoiselle  de  Tonnay-Cliarente  qui 
s'était  mise  à  crier  au  feu  et  au  voleur,  de  telle  sorte  qu'une  légion  de  femmes  de 
chamhre,  de  surveillantes  et  de  pages  était  accourue ,  et  que  Saint-Aiguan ,  resté  seul 
pour  sauver  l'honneur  de  son  maître  enfui ,  avait  encouru  de  la  part  de  la  reine-mère 
et  de  Madame  une  mercuriale  sévère. 

En  outre,  le  lendemain  il  avait  reçu  deux  cartels  de  la  famille  de  Mortemart. 

Il  avait  fallu  que  le  roi  intervînt. 

Celte  méprise  était  venue  de  ce  que  Madame  avait  subitement  ordonné  un  change- 
ment de  logis  à  ses  filles,  et  que  la  Vallière  et  Montalais  avaient  été  appelées  à  cou- 
cher dans  le  cabinet  même  de  leur  maîtresse. 

Rien  n'était  donc  plus  possible ,  pas  même  les  lettres;  écrire  sous  les  yeux  d'un 
argus  aussi  féroce,  d'une  douceur  aussi  inégale  que  celle  de  Madame,  c'était  s'exposer 
aux  plus  grands  dangers. 

On  peut  juger  dans  quel  état  d'irritation  continue  et  de  colère  croissante  toutes  ces 
piqûres  d'aiguilles  mettaient  le  lion. 

Le  roi  se  décomposait  le  sang  à  chercher  des  moyens,  et  connue  il  ne  s'ou\rail  ni  à 
Malicorne  ni  à  d'Artaguan  ,  les  moyens  ne  se  trouvaient  pas. 

Malicorne  eut  l)ien  çà  et  là  quelques  éclairs  héroïques  pour  encourager  le  roi  k  ime 
entière  contidence. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  131 

Mais,  soit  honle,  soit  défiance,  le  roi  commençait  d'abord  à  mordre,  puis  bientôt 
abandonnait  l'hameçon. 

Ainsi,  par  exemple,  un  soir  que  le  roi  traversait  le  jardin  et  regardait  tristement 
les  fenêtres  de  Madame,  Malicornc  heurta  une  échelle  sous  une  bordure  de  buis  et  dit 
à  Manicamp  qui  marchait  avec  lui  derrière  le  roi,  et  qui  n'avait  rien  heurté  ni  rien  vu  : 

—  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  vu  que  je  viens  de  heurter  une  échelle  et  que  j'ai 
manqué  de  tomber. 

—  Non,  dit  Manicamp  distrait  comme  d'habitude,  mais  vous  n'êtes  pas  (ondjé  à  ce 
qu'il  paraît, 

—N'importe  I  il  n'en  est  pas  moins  dangereux  de  laisser  ainsi  traîner  les  échelles. 

—  Oui ,  l'on  peut  se  faire  mal ,  surtout  quand  on  est  distrait. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  je  veux  dire  qu'il  est  dangereux  de  laisser  traîner  ainsi  les 
échelles  près  de  la  fenêtre  des  dames  d'honneur. 

Louis  tressaillit  imperceptiblement. 

—  Comment  cela?  demanda  Manicamp. 

—  Parlez  plus  haut ,  lui  souffla  Malicorne  en  lui  poussant  le  bras. 

—  Comment  cela?  dit  plus  haut  Manicamp. 
Le  roi  prêta  l'oreille. 

—  Voilà,  par  exemple,  dit  Malicorne,  une  échelle  qui  a  dix^neuf  pieds ,  jusle  la 
hauteur  de  la  corniche  des  fenêtres. 

Manicamp,  au  lieu  de  répondre,  rêvassait. 

—  Demandez-moi  donc  de  quelles  fenêtres,  lui  souffla  Malicorne. 

*  —  Mais  de  quelles  fenêtres  entendez-vous  donc  parler?  demanda  tout  haut  Manicamp. 

—  De  celles  de  Madame. 

—  Eh  bien  ! 

—  Oh  !  je  ne  dis  pas  que  l'on  ose  jamais  monter  chez  Madame,  mais  dans  le  ca- 
binet de  Madame,  séparé  par  une  simple  cloison,  couchent  mesdemoiselles  de  la  Val- 
lière  et  de  Montalais  qui  sont  deux  jolies  personnes. 

—  Par  une  simple  cloison,  dit  Manicamp. 

—  Tenez,  voici  la  lumière  assez  éclatante  des  appartemens  de  Madame;  voyez- 
vous  ces  deux  fenêtres  ? 

—  Oui. 

—  Et  cette  fenêtre  voisine  des  autres,  éclairée  d'une  façon  moins  vive,  la  voyez-vous? 

—  A  merveille. 

—  C'est  celle  des  filles  d'honneur.  Tenez,  il  fait  chaud,  voilà  justement  mademoiselle 
de  la  Vallière  qui  ouvre  sa  fenêtre  ;  ah  !  qu'un  amoureux  hardi  pourrait  lui  dire  de 
choses,  s'il  soupçonnait  là  celte  échelle  de  dix-neuf  pieds  qui  atteint  juste  à  la  cornicbe. 

—  Mais  elle  n'est  pas  seule,  avez-vous  dit ,  elle  est  avec  mademoiselle  de  Montalais? 
'-^  Mademoiselle  de  Montalais  ne  compte  pas ,  c'est  une  amie  d'enfance ,  entière- 
ment dévouée ,  un  véritable  puits  où  l'on  peut  jeter  tous  les  secrets  qu'on  veut  perdre. 

Pas  un  mot  de  l'entretien  n'avait  échappé  au  roi. 

Mahcorne  avait  même  remarqué  que  le  roi  avait  ralenti  le  pas  pour  lui  donner  le 
temps  de  finir. 

Aussi,  arrivé  à  la  porte,  il  congédia  tout  le  monde,  à  l'exception  de  Malicorne. 

Cela  n'étonna  personne ,  on  savait  le  roi  amoureux  et  on  le  soupçonnait  de  faire 
des  vers  au  clair  de  la  lune. 

Bien  qu'il  n'y  eût  pas  de  lune  ce  soir-là,  le  roi  néanmoins  pouvait  avoir  des  vers  àfaire 

Tout  le  monde  partit. 


13-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

Alors  le  roi  se  retourna  vers  Malicorne  qui  attendait  respectueusement  que  le  roi  lui 
adressât  la  parole. 

—  Que  parliez-vousdonc  tout  àTheure  d'échelle,  monsieur  Malicorne?  demanda-t-il. 

—  Moi ,  sire ,  je  parlais  d'échelle  ! 

Et  Malicorne  leva  les  yeux  au  ciel  comme  pour  rattraper  ses  paroles  envolées. 

—  Oui,  d'une  échelle  de  dix-neuf  pieds. 

—  Ah  !  oui ,  sire ,  c'est  vrai  ;  mais  je  parlais  à  M.  de  Manicamp,  et  je  me  fusse  tu  si 
j'eusse  su  que  Votre  Majesté  put  nous  entendre. 

—  Et  pourquoi  vous  fussiez-vous  tu? 

—  Parce  que  je  n'eusse  pas  voulu  faire  gronder  le  jardinier  qui  l'a  oubliée. . .  pauvre 
diable  1 

—  Ne  craignez  rien...  Voyons,  qu'esl-ce  que  cette  échelle? 

—  Votre  Majesté  veut-elle  la  voir? 

—  Oui. 

—  Rien  de  plus  facile  :  elle  est  là  ,  sire. 

—  Dans  le  buis  ? 

—  Justement. 

—  Montrez-la-moi. 

Malicorne  revint  sur  ses  pas  et  conduisit  le  roi  à  l'échelle. 

—  La  voilà,  sire,  dit-il. 

—  Tirez-la  donc  un  peu. 
Malicorne  mit  l'échelle  dans  l'allée. 

Le  roi  maicha  longitudinalcmoiit  dans  le  sens  do  l'échelle. 

—  Hum!  Util...  Vous  dites  quelle  a  dix-neuf  pieds? 

—  Oui,  sire. 

—  Dix-neuf  pieds,  c'est  beaucoup  :  je  ne  la  crois  pas  si  longue,  moi. 

—  On  voit  mal  comme  cela ,  sire.  Si  l'échelle  était  debout  contre  un  arbre  ou  contre 
un  mur,  par  exemple,  on  verrait  mieux,  attendu  que  la  comparaison  aiderait 
beaucoup. 

—  Oh!  n'importe,  monsieur  Malicorne,  j'ai  peine  à  croire  que  l'échelle  ait  dix- 
neuf  pieds. 

—  Je  sais  combien  Votre  Majesté  a  le  coup  d'oeil  sur,  et  cependant  je  gagerais. 
Le  roi  secoua  la  tète. 

—  Il  y  a  un  moyen  infaillible  de  vérilication,  dit  Malicorne. 

—  Lequel  ? 

—  Chacun  sait,  sire,  que  le  rez-de-chaussée  du  palais  à  dix-huit  pieds. 

—  C'est  vrai,  on  peut  le  savoir. 

—  Eh  bien ,  sire ,  en  appliquant  l'échelle  le  long  du  nuir,  on  jugerait. 

—  C'est  vrai. 

Malicorne  enleva  l'échelle  comme  une  plume  et  la  dressa  contre  la  muraille. 

11  choisit,  ou  plutôt  le  hasard  choisit  la  fenêtre  même  du  cabinet  de  la  Vallière  pour 
faire  son  expérience. 

L'échelle  arriva  juste  à  larète  de  la  corniche,  c'est-à-dire  presque  à  l'appui  do  la 
fenêtre  ,  de  sorte  qu'un  homme  placé  sur  l'avant-dernier  échelon,  un  homme  de  taille 
moyenne,  connue  était  le  roi ,  [>ar  exenq)lo ,  pouvait  facilement  communiquer  avec 
les  habitans  ou  plutôt  les  habitantes  de  hi^cbambre. 

A  peine  l'échelle  fut-elle  posée  que  le  roi ,  laissant  là  l'espèce  de  comédie  qu'il  jouait, 
commença  de  gravir  les  échelons,  tandis  que  Malicorne  tenait  l'échelle.  Mais  à  peine 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  133 

était-il  à  moitié  de  sa  route  aérienne  qu'une  paliouille  de  Suisses  iianit  dan-  le  jaiiliii 
et  s'avança  droit  à  l'échelle. 

Le  roi  descendit  précipitamment  et  se  cacha  dans  un  massif. 

Malicorne  comprit  qu'il  fallait  se  sacrifier.  S'il  se  cachait  de  son  côté,  on  cherche- 
rait jusqu'à  ce  que  l'on  trouvât  ou  lui  ou  le  roi,  et  peut-être  tous  deux. 

Mieux  valait  qu'il  fût  trouvé  tout  seul. 

En  conséquence,  Malicorne  se  cacha  si  maladroitement  qu'il  fut  arrêté  tout  seul. 

Une  fois  arrêté,  Malicorne  fut  conduit  au  poste;  une  fois  au  poste  ,  il  se  nomma; 
une  fois  nommé  ,  il  fut  reconnu. 

Pendant  ce  temps,  de  massif  en  massif,  le  roi  retragnait  la  petite  porte  de  son  ap- 
partement, fort  humilié  et  surtout  fort  désappointé. 

D'autant  plus  que  le  bruit  de  l'arrestation  avait  attiré  la  ValUère  et  Montalais  à  leur 
fenêtre,  et  que  Madame  elle-même  avait  paru  à  la  sienne  entre  deux  bougies,  de- 
mandant de  quoi  il  s'agissait. 

Pendant  ce  temps,  Malicorne  se  réclamait  de  d'Artagnan.  D'Artagnan  accourut. 

Mais  en  vain  Malicorne  essaya-t-il  de  lui  faire  comprendre  ses  raisons,  mais  en  vain 
d'Artagnan  les  comprit-il;  mais  en  vain  encore  ces  deux  esprits  si  tins  et  si  inventifs 
donnèrent-ils  un  tour  à  l'aventure,  il  n'y  eut  pour  Malicorne  d'autre  ressource  que  de 
passer  pour  avoir  voulu  entrer  chez  mademoiselle  de  Montalais,  comme  M.  de  Saint- 
Aignan  avait  passé  pour  avoir  voulu  forcer  la  porte  de  mademoiselle  de  Tonnay- 
Charente. 

Madame  se  montra  inflexible  par  cette  double  raison  que,  si  en  effet  M.  Malicorne 
avait  voulu  entrer  nuitamment  chez  elle  par  la  fenêtre  et  à  l'aide  d'une  échelle  pour 
voir  Montalais,  c'était  de  la  part  de  Malicorne  un  essai  punissable  et  qu'il  fallait  punir. 

Et  par  cette  autre  raison  que ,  si  Malicorne ,  au  lieu  d'agir  en  son  propre  nom ,  avait 
agi  comme  intermédiaire  entre  la  Vallière  et  une  personne  qu'elle  ne  voulait  pas 
nommer,  son  crime  était  bien  plus  grand  encore,  puisque  la  passion,  qui  excuse  tout, 
n'était  point  là  pour  l'excuser. 

Madame  jeta  donc  les  hauts  cris  et  fit  chasser  Malicorne  de  la  maison  de  Monsieur, 
sans  réfléchir,  la  pauvre  aveugle,  que  Mahcorne  et  Montalais  la  tenaient  dans  leurs 
serres  par  la  visite  à  M.  de  Guiche,  et  par  bien  d'autres  endroits  tout  aussi  délicats. 

Montalais ,  furieuse ,  voulut  se  venger  tout  de  suite.  jNIalicorne  lui  démontra  que 
l'appuiduroi  valait  toutes  les  disgràcesdumondeetqu'ilétait  beaudesouffrirpourleroi. 

Malicorne  avait  raison.  Aussi,  quoiqu'elle  fût  femme,  et  plutôt  dix  fois  qu'une, 
ramena-t-il  Montalais  à  son  avis. 

Puis ,  de  son  côté ,  hâtons-nous  de  le  dire  ,  le  roi  aida  aux  consolations. 

D'abord  il  fit  compter  à  Malicorne  cinquante  mille  livres  en  dédommagement  de  sa 
charge  perdue. 

Ensuite  il  le  plaça  dans  sa  propre  maison,  heureux  de  se  venger  ainsi  sur  Madame 
de  tout  ce  qu'elle  lui  avait  fait  endurer  à  lui  et  à  la  Vallière. 

Mais  n'ayant  plus  Malicorne  pour  lui  voler  ses  mouchoirs ,  et  pour  lui  mesurer  ses 
échelles,  le  pauvre  amant  était  dénué. 

Plus  d'espoir  de  se  rapprocher  jamais  de  la  Vallière  tant  qu'elle  resterait  au  Palais- 
Royal. 

Toutes  les  dignités  et  toutes  les  sommes  du  monde  ne  pouvaient  remédier  à  cela. 

Heureusement  Malicorne  veillait. 

Il  fit  si  bien  qu'il  rencontra  Montalais.  Il  est  vrai  que  de  son  côté  Montalais  faisait 
de  son  mieux  pour  rencontrer  Malicorne. 


iU  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Que  faites-A'ous  la  nuit  chez  Madame?  demanda-t-il  à  la  jeune  fille. 
^-  Mais  la  nuit  je  dors ,  répliqua-t-elle. 

. —  Comment,  vous  dormez? 

—  Sans  doute. 

—  Mais  cela  est  fort  mal  de  dormir;  il  ne  convient  pas  qu'avec  une  douleur  comme 
celle  que  vous  éprouvez  une  fille  dorme. 

—  Et  quelle  douleur  est-ce  donc  que  j'éprouve? 

—  N'êtes-vous  pas  au  désespoir  de  mon  absence? 

—  Mais  non,  puisque  vous  avez  reçu  cinquante  mille  livres  et  une  charo^e  chez  le  roi. 

—  N'importe,  vous  êtes très-afïligée  de  ne  plus  me  voir  comme  vous  me  voyiez  au- 
paravant, vousêfes  au  désespoir  surtout  de  ce  que  j'ai  perdu  la  confiance  de  Madame; 
esf-ce  vrai  cela  ,  voyons? 

—  Oh!  c'est  très-vrai. 

—  Eh  bien!  celte  afiliction  vous  empêche  de  dormir  la  nuit,  et  alors  vous  sanglo- 
tez ,  vous  soupirez,  vous  vous  mouchez  bruyamment,  et  cela  dix  fois  par  minute. 

—  Mais,  mon  cher  Malicorne,  Madame  ne  supporte  pas  le  moindre  bruit  chez  elle. 

—  Je  le  sais  pardieu  bien  ,  qu'elle  ne  peut  rien  supporter;  aussi  vous  dis-je  qu'elle 
s'empressera,  voyant  une  douleur  si  profonde,  de  vous  mettre  à  la  porte  de  chez  elle. 

—  Je  comprends. 
■ —  C'est  heureux. 

• —  Mais  qu'arrivera-t-il  alors? 

—  Il  arrivera  que  la  Vallière  se  voyant  séparée  de  vous,  poussera  la  nuit  de  tels 
gémissemens  et  de  lelles  lamentations,  qu'elle  fera  du  désespoir  pour  deux. 

—  Alors  on  la  mettra  dans  une  autre  chambre. 

—  Justement. 

—  Oui ,  mais  laquelle? 

—  Laquelle? 

—  Vous  voilà  embarrassé  ,  Monsieur,  des  invenUons. 

—  Nullement;  quelle  que  soit  cette  chambre  ,  elle  vaudra  toujours  mieux  que  celle 
de  Madame. 

—  C'est  vrai. 

—  Eh  bien,  commencez-moi  un  peu  vos  jérémiades  cette  nuit. 

—  Je  n'y  manquerai  pas. 

—  El  donnez-moi  le  mot  à  la  Vallière. 

—  Ne  craignez  rien,  ellr  pleure  assez  tout  bas. 

—  Eh  bien  I  qvi'elle  pleure  tout  haut. 
Et  ils  se  séparèrent. 


OU  IL  EST  TRAITK   DE  MENUISERIE.  ET  OU  IL  EST  DONNÉ  QUELQUES 
DÉTAILS  SUR  LA  FAÇON  DE  PERCER   LES  ESCALIERS. 


Le  conseil  donné  à  Monlalais  fut  communiqué  h  la  Vallière,  qui  reconnut  qu'il  ne 
man(iuait  point  de  sagesse,  et  qui ,  après  quelque  résistance  venant  plutôt  de  sa  timi- 
dité que  de  sa  froideur,  se  résolut  do  le  mettre  h  exécution. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  135 

Cette  histoire  des  deux  femmes  pleurant  et  emplissant  de  bruits  lamentables  la 
chambre  à  coucher  de  Madame,  fui  le  chef-d'œuvre  de  Malicorne. 

Comme  rien  n'est  aussi  vraique  l'invraisemblable ,  aussi  naturel  que  le  romanesque, 
cette  espèce  de  conte  des  Mille  et  une  Nuits  réussit  parfaitement  auprès  de  Madame. 

Elle  éloigna  d'abord  Montalais.  Puis  trois  jours,  ou  plutôt  Irois  nuits  après  avoir 
éloigné  Monlalais,  elle  éloigna  la  Vallière. 

On  donna  une  chambre  à  cette  dernière  dans  les  petits  appartemens  mansardés  si- 
tués au-dessus  des  appartemens  des  gentilshommes. 

Un  étage ,  c'est-à-dire  un  plancher,  séparait  les  demoiselles  d'honneur  des  officiers 
et  des  gentilshommes.  Un  escalier  particulier,  placé  sous  la  surveillance  de  madame 
de  Navaiiles ,  conduisait  chez  elles. 

Pour  plus  grande  sûreté,  madame  de  Navaiiles,  qui  avait  entendu  parler  des  ten- 
tatives antérieures  de  Sa  Majesté,  avait  fait  griller  les  fenêtres  des  chambres  et  les 
couvertures- des  cheminées. 

Il  y  avait  donc  toute  sûreté  pour  l'honneur  de  mademoiselle  de  la  Vallière  dont  la 
chambre  ressemblait  plus  à  une  cage  qu'à  toute  autre  chose. 

Mademoiselle  de  la  Vallière,  lorsqu'elle  était  chez  elle,  et  elle  y  était  souvent. 
Madame  n'utilisant  guère  ses  services  depuis  qu'elle  la  savait  en  sûreté  sous  le  regard 
de  madame  de  Navaiiles,  mademoiselle  de  la  Vallière  n'avait  donc  d'autre  distraction 
que  de  regarder  à  travers  les  grilles  de  sa  fenêtre. 

Or,  un  matin  qu'elle  regardait  comme  d'habitude ,  elle  aperçut  Malicorne  à  une 
fenêtre  parallèle  à  la  sienne. 

Il  tenait  en  main  un  aplomb  de  charpentier,  lorgnait  les  bâtimens  et  additionnait 
des  formules  algébriques  sur  du  papier. 

Il  ne  ressemblait  pas  mal  ainsi  à  ces  ingénieurs  qui  du  coin  d'une  tranchée  relèvent 
les  angles  d'un  bastion  ou  prennent  la  hauteur  des  murs  d'une  forteresse. 

La  Vallière  reconnut  Malicorne  et  le  salua. 

Malicorne  à  son  tour  répondit  par  un  grand  salut  et  disparut  de  la  fenêtre. 

Elle  s'étonna  de  cette  espèce  de  froideur  peu  habituelle  au  caractère  toujours  égal 
de  Malicorne ,  mais  elle  se  souvint  que  le  pauvre  garçon  avait  perdu  son  emploi  pour 
elle  ,  et  qu'il  ne  devait  pas  être  dans  d'excellentes  dispositions  à  son  égard,  puisque, 
selon  toute  probabilité ,  elle  ne  serait  jamais  en  position  de  lui  rendre  ce  qu'il  avait  perdu. 

Elle  savait  pardonner  les  offenses ,  à  plus  forte  raison  compatir  au  malheur. 

La  Vallière  eût  demandé  conseil  à  Monlalais,  si  Montalais  eût  été  là;  mais  Monta- 
lais était  absente. 

C'était  l'heure  où  Montalais  faisait  sa  correspondance. 

Tout  à  coup  la  Vallière  vit  un  objet  lancé  de  la  fenêtre  où  avait  apparu  Malicorne 
traverser  l'espace  ,  passer  à  travers  ses  barreaux  et  rouler  sur  son  parquet. 

Elle  alla  curieusement  vers  cet  objet  et  le  ramassa.  C'était  une  de  ces  bobines  sur 
lesquelles  on  dévide  la  soie. 

Seulement,  au  lieu  de  soie,  un  petit  papier  s'enroulait  sur  la  bobine. 

La  Vallière  le  déroula  et  lut  : 

«  Mademoiselle, 

«  Je  suis  très-inquiet  de  savoir  deux  choses  : 

«  La  première ,  de  savoir  si  le  parquet  de  votre  appartement  est  de  bois  ou  de  briques. 

«  La  seconde,  de  savoir  encore  à  quelle  distance  de  la  fenêtre  est  placé  votre  lit. 


136  LES  MOUSQUETAIRES. 

«  Excusez  mon  iniporhinitc ,  et  veuillez  me  faire  réponse  par  la  même  voie  qui 
vous  a  apporté  ma  lettre,  c'est-à-dire  par  la  voie  de  la  bobine. 

M  Seulement,  au  lieu  de  la  jeter  dans  ma  chambre  comme  je  l'ai  jetée  dans  la 
vôtre ,  ce  qui  vous  serait  plus  difficile  qu'à  moi ,  ayez  tout  simplement  l'obligeance  de 
la  laisser  tomber. 

«  Croyez-moi  surtout,  Mademoiselle,  votre  bien  humble  et  bien  respectueux  ser- 
viteur. MALICORNE. 

«  Ecrivez  la  réponse,  s'il  vous  plaît ,  sur  la  lettre  même.» 

—  Ah  !  le  pauvre  garçon,  s'écria  la  Valiière  ,  il  faut  qu'il  soit  devenu  fou  ! 

Et  elle  dirigea  du  côté  de  son  correspondant,  que  l'on  entrevoyait  dans  la  pénombre 
de  la  chambre ,  un  regard  plein  d'affectueuse  compassion. 
Malicorne  comprit  et  secoua  la  tête  comme  pour  lui  répondre  : 

—  Non  ,  non,  je  ne  suis  point  fou  ,  soyez  tranquille. 
Elle  sourit  d'un  air  de  doute. 

—  Non,  non,  reprit-il  du  geste,  la  tête  est  bonne. 
Et  il  montra  sa  tête. 

Puis ,  agitant  la  main  comme  un  homme  qui  écrit  rapidement, 

—  Allons ,  écrivez ,  mima-t-il  avec  une  sorte  de  prière. 

La  Valiière ,  fùt-il  fou,  ne  vit  point  d'inconvénient  à  faire  ce  que  Malicorne  lui 
demandait;  elle  prit  un  crayon  et  écrivit  :  bois. 

Puis  elle  compta  dix  pas  de  la  fenêtre  à  son  lit,  et  écrivit  encore  :  dix  pas. 

Ce  qu'ayant  fait,  elle  regarda  du  côlé  de  Malicorne,  lequel  la  salua  et  lui  lit  signe 
qu'il  descendait. 

La  Valiière  comprit  que  c'était  pour  recevoir  la  bobine. 

Elle  s'approcha  de  la  fenêtre ,  et  conformément  aux  instructions  de  Malicorne ,  elle 
la  laissa  tomber. 

Le  rouleau  courait  encore  sur  les  dalles  quand  Malicorne  s'élança ,  l'atteignit ,  le 
ramassa,  se  mit  à  l'éplucher  comme  fait  un  singe  d'une  noix,  et  courut  tout  d'abord 
vers  la  demeure  de  M.  de  Saint-Aignan. 

Saint-Aignan  avait  choisi  ou  plutôt  avait  sollicité  son  logement  le  plus  près  possible 
du  roi,  pareil  à  ces  plantes  qui  recherchent  les  rayons  du  soleil  pour  se  développer 
plus  fructueusement. 

Son  logement  se  composait  de  deux  pièces,  dans  le  corps  de  logis  même  occupé  par 
Louis  XIV. 

M.  de  Saint-Aignan  était  fier  de  cette  proximité  qui  lui  donnait  l'accès  fi\cile  chez 
Sa  Majesté  et  de  plus  la  faveur  de  quelques  rencontres  inattendues. 

Il  s'occupait  au  moment  où  nous  parlons  de  lui  à  faire  tapisser  magnifiquement  ces 
deux  pièces ,  comptant  sur  riiouncur  de  quelques  visites  du  roi ,  car  Sa  Majesté  depuis 
la  passion  qu'elle  avait  pour  la  Valiière,  avait  choisi  Saint-Aignan  pour  confident  et 
ne  pouvait  se  passer  de  lui  ni  la  nuit  ni  le  jour. 

Malicorne  se  fit  introduire  chez  le  comte  et  ne  rencontra  point  de  difficulté  parce 
qu'il  était  bien  vu  du  roi  et  que  le  crédit  de  l'un  est  toujours  une  amorce  pour  Taulrc. 

Saint-Aignan  demanda  au  visiteur  s'il  était  riche  de  quelque  nouvelle. 

—  D'une  grande,  répondit  celui-ci. 

—  Ah!  ah  !  lit  Saint-Aignan  curieux  comme  un  favori ,  laquelle? 

—  Mademoiselle  de  la  Valiière  a  déménagé. 

—  Comment  cela  1  dit  Saint-Aignan  en  ouvrant  de  grands  yeux. 

—  Oui. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  137 

—  Elle  logeait  chez  Madame  ? 

—  Précisément.  Mais  Madame  s'est  ennuyée  du  voisinage  et  l'a  installée  dans  une 
chambre  qui  se  trouve  précisément  au-dessus  de  votre  futur  appartement. 

—  Gomment  là-haut ,  s'écria  Saint-Aignan  avec  surprise  et  en  désignant  du  doigt 
l'étage  supérieur. 

—  Non,  dit  Malicorne,  là-bas. 

Et  il  lui  montra  le  corps  de  bâtiment  situé  en  face. 

—  Pourquoi  dites-vous  alors  que  sa  chambre  est  au-dessus  de  mon  appartement? 

—  Parce  que  je  suis  certain  que  votre  appartement  doit  tout  naturellement  être 
dessous  la  chambre  de  la  Vallière. 

Saint-Aignan  à  ces  mots  envoya  à  l'adresse  du  pauvre  Malicorne  un  de  ces  regards, 
comme  la  VaUière  lui  en  avait  déjà  envoyé  un  un  quart  d'heure  auparavant. 
C'est-à-dire  qu'il  le  crut  fou. 

—  Monsieur,  lui  dit  Malicorne,  je  demande  à  répondre  à  votre  pensée. 

—  Comment,  à  ma  pensée... 

—  Sans  doute,  vous  n'avez  pas  compris,  ce  me  semble,  parfaitement  ce  que  je 
voulais  dire. 

—  Je  l'avoue. 

—  Eh  bien  ,  vous  n'ignorez  pas  qu'au-dessous  des  tilles  d'honneur  de  Madame  sont 
logés  les  gentilshommes  du  roi  et  de  Monsieur. 

—  Oui,  puisque  Manicamp,  de  Wardes  et  autres  y  logent. 

—  Précisément.  Eh  bien!  Monsieur,  admirez  la  singularité  de  la  rencontre  :  les  deux 
chambres  destinées  à  M.  de  Guiche  sont  juste  les  deux  chambre»  situées  au-dessous  de 
celles  qu'occupent  mademoiselle  de  Montalais  et  mademoiselle  de  la  Vallière. 

—  Eh  bien!  après?... 

—  Eh  bien  !  après...  ces  deux  chambres  sont  libres,  puisque  M,  de  Guiche,  blessé, 
est  malade  à  Fontainebleau. 

—  Je  vous  jure ,  mon  cher  monsieur,  que  je  ne  devine  pas. 

—  Ah!  si  j'avais  le  bonheur  de  m'appeler  Saint-Aignan,  je  devinerais  tout  de  suite,  moi. 

—  Et  que  feriez-vous? 

—  Je  troquerais  immédiatement  les  chambres  que  j'occupe  ici  contre  celles  que 
M.  de  Guiche  n'occupe  point  là-bas. 

—  Y -pensez-vous?  lit  Saint-Aignan  avec  dédain,  abandonner  le  premier  poste 
d'honneur,  le  voisinage  du  roi,  un  privilège  accordé  seulement  aux  princes  du  sang, 
aux  ducs  et  pairs!...  Mais,  mon  cher  monsieur  de  Malicorne,  permettez-moi  de  vous 
dire  que  vous  êtes  fou. 

—  Monsieur,  répondit  gravement  le  jeune  homme,  vous  commettez  deux  erreurs... 
Je  m'appelle  Malicorne  tout  court,  et  je  ne  suis  pas  fou. 

Puis,  tirant  un  papier  de  sa  poche  ; 

—  Écoutez  ceci,  dit-il;  après  quoi  je  vous  montrerai  cela. 

—  J'écoute,  dit  Saint-Aignan. 

—  Vous  savez  que  Madame  veille  sur  la  Vallière ,  comme  Argus  sur  la  nymp  he  lo. 

—  Je  le  sais. 

—  Vous  savez  que  le  roi  a  voulu,  mais  en  vain,  parler  à  la  prisonnière ,  et  que  ni 
vous  ni  moi  n'avons  réussi  à  lui  procurer  cette  fortune. 

—  Vous  en  savez  surtout  quelque  chose,  vous,  mon  pauvre  Malicorne. 

—  Eh  bien  !  que  supposez-vous  qu'il  arriverait  à  celui  dont  l'imagination  rappro- 
cherait les  deux  amans? 


138  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oh  !  le  roi  ne  bornerait  pas  à  peu  de  chose  sa  reconnaissance. 

—  Monsieur  de  Saint-Aignan  1 

—  Après? 

—  Ne  seriez- vous  pas  curieux  de  tàter  un  peu  de  la  reconnaissance  royale  ? 

—  Certes,  répondit  Saint-Aignan,  une  faveur  de  mon  maître ,  quand  j'aurais  fait 
mon  devoir,  ne  saurait  que  m'ètre  précieuse. 

—  Alors ,  regardez  ce  papier,  monsieur  le  comte. 

—  Qu'est-ce  que  ce  papier?  Un  plan  ! 

—  Celui  des  deux  chambres  de  M.  de  Guichequi.  selon  toute  probabilité,  vont  de- 
venir vos  deux  chambres. 

—  Oh  !  non,  quoi  qu'il  arrive. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que  mes  deux  chambres,  à  moi,  sont  convoitées  par  trop  de  gentilshommes 
à  qui  je  ne  les  abandonnerai  certes  pas:  par  M.  de  Roquelaure,  par  M.  de  laFerté, 
par  M.  Dangeau. 

—  Alors  je  vous  quitte,  monsieur  le  comte,  et  je  vais  offrir  à  l'un  de  ces  messieurs 
le  plan  que  je  vous  présentais  et  les  avantages  y  annexés. 

—  Mais  que  ne  les  gardez-vous  pour  vous?  demanda  Saint-Aignan  avec  défiance? 

—  Parce  que  le  roi  ne  me  fera  jamais  l'honneur  de  venir  ostensiblement  chez  moi, 
tandis  qu'il  ira  à  merveille  chez  l'un  de  ces  messieurs. 

—  Quoi!  le  roi  irait  chez  l'un  de  ces  messieurs? 

—  Pardieu  !  s'il  ira!  dix  fois  pour  une.  Comment!  vous  me  demandez  si  le  roi  ira 
dans  un  appartement  qui  le  rapprochera  de  mademoiselle  de  la  Vallière  ! 

—  Beau  rapprochement...  avec  tout  un  étage  entre  soi. 
ÎMalicorne  déplia  le  petit  papier  de  la  bobine. 

—  Monsieur  le  comte,  dit-il,  remarquez,  je  vous  prie,  que  le  plancher  de  la 
chambre  de  mademoiselle  de  la  Vallière  est  un  simple  parquet  de  bois. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  vous  prendrez  un  ouvrier  charpentier  qui,  enferméchez  vous  sans  sa- 
voir où  on  le  mène ,  ouvrira  votre  plafond  et  par  conséquent  le  parquet  de  mademoi- 
selle de  la  Vallière. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  s'écria  Saint-Aignan  comme  ébloui. 

—  Plaît-il?  fit  Malicorne. 

—  Je  dis  que  voilà  une  idée  bien  audacieuse,  Monsictir. 

—  Elle  paraîtra  bien  mesquine  au  roi ,  je  vous  assure. 

—  Les  amoureux  ne  réfléchissent  point  au  danger, 

—  Quel  danger  craignez-vous,  monsieur  le  comte? 

—  Mais  un  percement  pareil  c'est  un  bruit  effroyable;  tout  le  chftleau  en  retentira. 

—  Oh  !  monsieur  le  comte ,  je  suis  sûr,  moi ,  que  l'ouvrier  que  je  vous  désignerai  ne 
fera  pas  le  moindre  bruit.  Il  sciera  un  quadrilatère  de  six  pieds  avec  une  scie  garnie 
d'étoupe,  et  nul ,  même  des  plus  voisins,  ne  s'apercevra  qu'il  travaille. 

—  Ah  !  mon  cher  monsieur  Malicorne  ,  vous  m'étourdissez  ,  vous  me  bouleversez. 
— Je  continue,  répondit  tranquillement  Malicorne  :dans  la  chambre  dont  vousavez 

percé  le  plafond;  vous  entendez  bien,  n'est-ce  pas? 
—Oui. 

—  Vous  dressez  un  escalier  qui  permette ,  soit  h  mademoiselle  de  la  Vallière  de  des- 
cendre chez  vous,  soit  au  roi  de  monter  chez  mademoiselle  de  la  Vallière. 

—  Mais  col  escalier,  on  le  verra. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.*  139 

—  Non,  car  de  voire  côté  il  sera  caché  par  une  cloison  sur  laquelle  vous  étendrez 
une  tapisserie  pareille  à  celle  qui  garnira  le  reste  de  l'appartement;  chez  mademoi- 
selle de  la  Vallière,  il  disparaîtra  sous  une  trappe  qui  sera  le  parquet  même,  et  qui 
s'ouvrira  sous  le  lit. 

—  En  effet,  dit  Saint-Aignan  dont  les  yeux  commencèrent  à  étinccler. 

—  Maintenant,  monsieur  le  comte,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  fafre  avouer  que  le 
roi  viendra  souvent  dans  la  chambre  oii  sera  établi  un  pareil  escalier.  Je  crois  que 
M.  Dangeau,  particulièrement,  sera  frappé  de  mon  idée,  et  je  vais  la  lui  développer. 

—  Ah  !  cher  monsieur  Malicorne  !  s'écria  Saint-Aignan ,  vous  oubliez  que  c'est  à 
moi  que  vous  en  avez  parlé  le  premier,  et  que  par  conséquent  j'ai  le  droit  de  la  priorité. 

—  Voulez-vous  donc  la  préférence? 

—  Si  je  la  veux  !  je  crois  bien  ! 

—  Le  fait  est,  monsieur  de  Saint-Aignan,  que  c'est  un  cordon  pour  la  première 
promotion  que  je  vous  donne  là,  et  peut-être  même  quelque  bon  duché. 

—  C'est  du  moins,  répondit  Saint-Aignan,  rouge  de  plaisir,  une  occasion  de  mon- 
trer au  roi  qu'il  n'a  pas  tort  de  m'appeler  quelquefois  son  ami,  occasion,  cher  mon- 
sieur Malicorne ,  que  je  vous  devrai. 

—  Vous  ne  l'oublierez  pas  un  peu?  demanda  Malicorne  en  souriant. 

—  Je  m'en  ferai  gloire,  Monsieur. 

—  Moi,  Monsieur,  je  ne  suis  pas  l'ami  du  roi,  mais  son  serviteur. 

—  Om,  et  si  vous  pensez  qu'il  y  a  un  cordon  bleu  pour  moi  dans  cet  escalier,  je 
pense  qu'il  y  aura  bien  pour  vous  un  rouleau  de  lettres  de  noblesse. 

Malicorne  s'inclina. 

—  Il  ne  s'agit  plus  maintenant  que  de  déménager,  dit  Saiut-Aignan. 

—  Je  ne  vois  pas  que  le  roi  s'y  oppose  :  demandez-lui-en  la  permission. 

—  A  l'instant  même  je  cours  chez  lui. 

—  Et  moi  je  vais  me  procurer  l'ouvrier  dont  nous  avons  besoin. 

—  Quand  l'aurai-je? 

—  Ce  soir? 

—  N'oubliez  pas  les  précautions. 

—  Je  vous  l'amène  les  yeux  bandés. 

—  Et  moi,  je  vous  envoie  un  de  mes  carrosses. 

—  Sans  armoiries. 

—  Avec  un  de  mes  laquais  sans  livrée ,  c'est  convenu. 

—  Très-bien!  monsieur  le  comte. 

—  Mais  la  Vallière? 

—  Eh  bien? 

—  Que  dira-t-elle  envoyant  l'opération? 

—  Je  vous  assure  que  cela  l'intéressera  beaucoup. 

—  Je  le  crois. 

—  Je  suis  même  sûr  que  si  le  roi  n'a  pas  l'audace  de  monter  chez  elle,  elle  aura  la 
curiosité  de  descendre. 

—  Espérons,  dit  Saint-Aignan. 

—  Oui ,  espérons ,  répéta  Malicorne. 

—  Je  m'en  vais  chez  le  roi,  alors. 

—  Et  vous  faites  à  merveille. 

—  A  quelle  heure  ce  soir  mon  ouvrier  ? 

—  A  huit  heures. 


^''^  '        I^ES  MOUSQUETAIRES. 

—  Et  combien  de  temps  estimez-vous  qu'il  lui  faudra  pour  scier  son  quadrilatère? 

—  Mais  deux  heures  à  peu  près;  seulement,  ensuite,  il  lui  faudra  le  temps  d"a- 
chever  ce  que  l'on  appelle  les  raccords.  Une  nuit  et  une  partie  de  la  journée  du  len- 
demain :  c'est  deux  jours  qu'il  faut  compter  avec  l'escalier. 

—  Deux  jours,  c'est  bien  long. 

—  Dame!  quand  on  se  mêle  d'ouvrir  une  porte  sur  le  paradis,  faut-il  au  moins  que 
cette  porte  soit  décente. 

—  Vous  avez  raison^  à  tantôt,  cher  monsieur  Malicorne.  Mon  déménagement  sera 
prêt  pour  après-demain  soir. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


141 


LA   PROMENADE   AUX    FLAMIJEAUX. 


AiNT-AiGNAN.  ravi  de  ce  qu'il  venait  d'entendre,  enchanté 
de  ce  qu'il  entrevoyait,  prit  sa  course  vers  les  deux 
chambres  de  Guiche. 

Lui  qui  un  quart  d'heure  auparavant  n'eût  pas  donné 
ses  deux  chambres  pour  un  million,  il  était  prêt  à  ache- 
ter pour  un  million,  si  on  le  lui  eût  demandé,  les  deux 
bienheureuses  chambres  qu'il  convoitait  maintenant. 

INIais  il  n'y  rencontra  pas  tant  d'exigences.  M.  de  Guiche 
ne  savait  pas  encore  où  il  devait  loger,  et  d'ailleurs  il 
était  encore  trop  souffrant  pour  s'occuper  de  son  logement. 
Saint-Aignan  eut  donc  les  deux  chambres  de  Guiche. 

De  son  côté,  M.  Dangeau  eut  les  deux  chambres  de  Saint-Aignan  moyennant  un  pot 
de  vin  de  six  raille  livres  à  l'intendant  du  comte ,  et  crut  avoir  fait  une  affaire  d'or. 
Les  deux  chambres  de  Dangeau  devinrent  le  futur  logement  de  Guiche. 
Le  tout  sans  que  nous  puissions  affirmer  bien  sûrement  que  dans  ce  déménagement 
général  ce  seront  ces  deux  chambres  que  Guiche  habitera. 

Quant  à  M.  Dangeau,  il  était  si  transporté  de  joie,  qu'il  ne  se  donna  même  pas  la 
peine  de  supposer  que  Saint-Aignan  avait  un  intérêt  supérieiu'  à  déménager. 

Une  heure  après  cette  nouvelle  résolution  prise  par  Saint-Aignan,  Saint-xVignan  était 
donc  en  possession  des  deux  chambres.  Dix  minutes  après  que  Saint-Aignan  était  en 
possession  des  deux  chambres,  Malicorne  entrait  chez  Saint-Aignan  escorté  des  tapis- 
siers. Pendant  ce  temps,  le  roi  demandait  Saint-Aignan  ;  on  courait  chez  Saint-Aignan, 
et  l'on  trouvait  Dangeau;  Dangeau  renvoyait  chez  Guiche,  et  l'on  trouvait  enfin  Saint- 
Aignan.  Mais  il  y  avait'  retard,  de  sorte  que  le -roi  avait  déjà  donné  deux  ou  trois 
mouvemens  d'impafience  lorsque  Saint-Aignan  entra  tout  essoufflé  chez  son  maître. 

—  Tu  m'abandonnes  donc  aussi,  toi!  lui  dit  Louis  XIV  de  ce  ton  lamentable  dont 
César  avait  dû,  dix-huit  cents  ans  auparavant ,  dire  le  tu  quoque. 

—  Sire,  dit  Saint-Aignan,  je  n'abandonne  pas  le  roi ,  tout  au  contraire,  seulement 
je  m'occupe  de  mon  déménagement. 

—  De  quel  déménagement?  Je  croyais  ton  déménagement  terminé  depuis  trois  jours? 

—  Oui,  sire.  Mais  je  me  trouve  mal  où  je  suis,  et  je  passe  dans  le  corps  de  logis  enface. 

—  Quand  je  te  disais  que  loi  aussi  tu  m'abandonnais!  s'écria  le  roi.  Oh!  mais  cela 
passe  les  bornes.  Ainsi,  je  n'avais  qu'une  femme  dont  mon  cœur  se  souciait,  toute  ma 
famille  se  ligue  pour  me  l'arracher.  J'avais  un  ami  à  qui  je  confiais  mes  peines  et  qui 
m'aidait  à  en  supporter  le  poids,  cet  ami  se  lasse  de  mes  plaintes  et  me  quiltc  sans 
même  me  demander  contré. 


142  LES  MOUSQUETAIRES. 

Saint-Aignan  se  mit  à  rire. 

Le  roi  devina  qu'il  y  avait  quelque  mystère  dans  ce  manque  de  respect. 

—  Qu'y  a-t-il?  s'écria  le  roi  plein  d'espoir. 

—  Il  y  a,  sire,  que  cet  ami  que  le  roi  calomnie,  va  essayer  de  rendre  à  son  roi  le 
bonheur  qu'il  a  perdu. 

—  Tu  vas  me  faire  voir  la  Vallière?  fit  Louis  XIV. 

—  Sire ,  je  n'en  réponds  pas  encore,  mais... 

—  Mais?... 

—  Mais  je  l'espère, 

—  Oh!  comment?  comment?  dis-moi  cela,  Saint-Aignan.  Je  veux  connaître  ton 
projet,  je  veux  t'y  aider  de  tout  mon  pouvoir. 

—  Sire,  répondit  Saint-Aignan,  je  ne  sais  pas  encore  bien  moi-inèn)e  counnent  je 
vais  m'y  prendre  pour  arriver  à  ce  but;  mais  j'ai  tout  lieu  de  croire  que  dès  demain... 

—  Demain ,  dis-tu? 

—  Oui,  sire. 

—  Ohl  quel  bonheur  !  Mais  pourquoi  déménages-tu? 
— Pour  vous  servir  mieux. 

—  Et  en  quoi  étant  déménagé ,  me  peux-tu  mieux  servir? 

■—Savez- vous oij  sonlsituéeslesdeuxchambres  que  l'on destinailau comte  de  Guiche? 

"Oui. 

' —  Alors,  vous  savez  où  je  vais. 

—  Sans  doute,  mais  cela  ne  m'avance  à  rien. 

-^  Comment!  vous  ne  comprenez  pas,  sire,  qu'au-dessus  de  ce  logement  sont  deux 
chambres? 

—  Lesquelles? 

—  L'une ,  celle  de  mademoiselle  de  Monlalais,  et  l'autre... 
'^^  L'autre,  c'est  celle  de  lu  Vallière,  Saint-Aiguan  ! 

=^  Allons  donc ,  sire. 

"—Oh!  Saint-Aignan,  c'est  vrai,  oui,  c'est  vrai.  Saint-Aignan  ,  c'est  une  heureuse 
idée,  une  idée  d'auii,  de  poëte;  en  me  rapprochant  d'elle  lorsque  l'univers  m'en  sé- 
pare, tu  vaux  mieux  j)our  moi  que  Pylade  pour  Oreste,  que  Patrocle  pour  Achille. 

—  Sire,  dit  Saint-Aignan  avec  un  sourire  ,  je  doute  que  si  Votre  Majesté  connaissait 
mes  projets  dans  toute  leur  étendue ,  elle  continuât  à  me  donner  des  qualifications  si 
pompeuses.  Ah  !  sire ,  j'en  connais  de  plus  triviales  que  certains  puritains  de  la  cour 
ne  manqueront  pas  de  m'appliquer  quand  ils  sauront  ce  que  je  compte  faire  pour 
Voire  Majesté. 

—  Saint-Aignan ,  je  meurs  d'impatience  !  Saint-Aignan  .  je  dessèche  :  Saint-Aignan, 
je  n'attendrai  jamais  jusqu'à  demain...  Demain,  mais  demain  c'est  une  éternité. 

—  Et  cependant,  sire,* s'il  vous  plait,  vous  allez  sortir  tout  à  l'houre  et  distraire 
cette  impatience  par  une  bonne  promenade* 

— '  Avec  toi,  soit;  nous  causerons  de  tes  projets,  nous  parlerons  dollo. 

—  Non  pas ,  sire ,  je  reste. 

—  Avec  qui  sortirai-je  alors? 

—  Avec  les  dames. 

—  Ah!  ma  foi  non  ,  Saint-Aignan. 

—  Sire,  il  le  faut. 

—  Non!  non!  mille  fois  non.  Non,  je  ne  m'exposerai  plus  à  ce  supplice  horrible 
d'être  à  deux  pas  d'elle ,  do  la  voir,  d'effleurer  sa   robe  en  passant  et  de  ne  rien  lui 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  143 

dire.  Non ,  je  renonce  à  ce  supplice  que  tu  crois  un  bonheur,  et  qui  n'est  qu'une  tor- 
ture qui  brûle  mes  yeux,  qui  dévore  mes  mains,  qui  broie  mon  cœur;  la  voir  en  pré- 
sence de  tous  les  étrangers,  et  ne  pas  lui  dire  que  je  l'aime  quand  tout  mou  être  lui 
révèle  cet  amour  et  me  trahit  devant  tous;  non ,  je  me  suis  jure  à  moi-même  que  je 
ne  le  ferais  plus ,  et  je  tiendrai  mon  serment. 

—  Cependant,  sire,  écoutez  bien  ceci. 

—  Je  n'écoute  rien,  Saint-Aignan. 

—  En  ce  cas,  je  continue  :  il  est  urgent,  sire,  comprenez-vous  bien,  urgent,  de 
toute  urgence,  que  Madame  et  ses  filles  d'honneur  soient  absentes  deux  heures  de 
votre  domicile. 

—  Tu  me  confonds,  Saint-Aignan. 

—  Il  est  dur  pour  moi  de  commander  à  mon  roi,  mais  dans  cette  circonstance,  je 
commande,  sire;  il  me  faut  une  chasse  ou  une  promenade. 

—  Mais  cette  promenade ,  cette  chasse ,  ce  serait  un  caprice,  une  bizarrerie.  En  ma- 
nifestant de  pareilles  impatiences,  je  découvre  à  toute  ma  cour  un  cœur  qui  ne  s'ap- 
partient plus  à  lui-même.  Ne  dit-on  pas  déjà,  trop  que  je  rêve  la  conquête  du  monde , 
mais  qu'auparavant  je  devrais  commencer  par  faire  la  conquête  de  moi-même. 

—  Ceux  qui  disent  cela,  sire,  sont  des  impertinens  et  des  factieux;  mais,  quels 
qu'ils  soient,  si  Votre  Majesté  préfère  les  écouter,  je  n'ai  plus  rien  à  dire.  Sans  cela  le 
jour  de  demain  se  recule  à  des  époques  indéterminées. 

—  Saint-Aignan,  je  sortirai  ce  soir...  Ce  soir,  j'irai  coucher  à  Saint-Germain  aux 
flambeaux;  j'y  déjeunerai  demain,  et  serai  de  retour  à  Paris  vers  les  trois  heures. 
Est-ce  cela? 

—  Tout  à  fait. 

—  Alors  je  partirai  ce  soir  vers  huit  heures. 

—  Votre  Majesté  a  deviné  la  minute. 

—  Et  tu  ne  veux  rien  me  dire  ? 

—  C'est-à-dire  que  je  ne  puis  rien'vous  dire;  l'industrie  est  pour  quelque  chose  dans 
ce  monde,  sire,  mais  cependant  le  hasard  y  joue  un  si  grand  rôle  que  j'ai  Thabilude 
de  lui  laisser  toujours  la  part  la  plus  étroite  ,  certain  qu'il  s'arrangera  de  manière  à 
prendre  toujours  la  plus  large. 

—  Allons ,  je  m'abandonne  à  toi, 

—  Et  vous  avez  raison. 

Reconforté  de  la  sorte,  le  roi  s'en  alla  tout  droit  chez  Madame,  où  il  annonça  la  pro- 
menade projetée. 

Madame  crut  à  l'instant  même  voir  dans  cette  partie  improvisée  un  complot 
du  roi  pour  entretenir  la  Vallière  soit  sur  la  route,  à  la  faveur  de  l'obscurité,  soit  au- 
trement, mais  elle  se  garda  bien  de  rien  manifester  à  son  beau-frère,  et  accepta  Tin- 
vilation  le  sourire  sur  les  lèvres. 

Elle  donna  tout  haut  des  ordres  pour  que  ses  fdles  d'honneur  la  suivissent,  se  réservant 
de  faire  le  soir  ce  qui  lui  paraîtrait  le  plus  propre  à  contrarier  les  amours  de  Sa  Majesté. 

Puis,  lorsqu'elle  fut  seule ,  et  que  le  pauvre  amant  qui  avait  donné  cet  ordre  put 
croire  que  mademoiselle  de  la  Vallière  serait  de  la  promenade ,  au  moment  peut-être 
où  il  se  repaissait  en  idée  de  ce  triste  bonheur  des  amans  persécutés  qui  est  de  réaU- 
ser  par  la  seule  vue  toutes  les  joies  de  la  possession  interdite ,  en  ce  moment  même 
Madame,  au  milieu  de  ses  fdles  d'honneur,  disait  : 

—  J'aurai  assez  de  deux  demoiselles  ce  soir,  mademoiselle  de  Tonnay-Charente  et 
mademoiselle  de  Montalais. 


\iï  LES  MOUSQUETAIRES. 

La  Vallière  avait  prévu  le  coup  et  par  conséquent  s'y  attendait;  mais  la  persécution 
l'avait  rendue  forte  ;  elle  ne  donna  point  à  Madame  la  joie  de  voir  sur  son  visage  l'im- 
pression de  la  contrariété  qu'elle  ressentait. 

Au  contraire,  souriant  avec  cette  ineffable  douceur  qui  donnait  un  caractère  angé- 
lique  à  sa  physionomie  : 

—  Ainsi ,  Madame ,  me  voilà  libre  ce  soir?  dit-elle. 

—  Oui,  sans  doute. 

—  J'en  profiterai  pour  avancer  cette  tapisserie  que  Son  Altesse  a  bien  voulu  remar- 
quer, et  que  d'avance  j'ai  eu  l'honneur  de  lui  offrir. 

Et  ayant  fait  une  respectueuse  révérence ,  elle  se  retira  chez  elle. 

Mesdemoiselles  de  Montalais  et  de  Tonnay-Charente  en  firent  autant. 

Le  bruit  de  la  promenade  sortit  avec  elles  de  la  chambre  de  Madame  et  se  répandit 
par  tout  le  château.  Dix  minutes  après,  Malicorne  savait  la  résolution  de  Madame  el 
faisait  passer  sous  la  porte  de  Montalais  un  billet  conçu  en  ces  termes  : 

«  Il  faut  que  L.  V.  passe  la  nuit  avec  Madame.  » 

Montalais ,  selon  les  conventions  faites ,.  commença  par  briller  le  papier,  puis  se  mit 
à  réfléchir. 

Montalais  était  fille  de  ressources,  et  elle  eut  bientôt  arrêté  son  plan. 

A  l'heure  où  elle  devait  se  rendre  chez  Madame,  c'est-à-dire  vers  cinq  heures,  elle 
traversa  le  préau  tout  courant,  et  arrivée  à  dix  pas  d'un  groupe  d'officiers,  poussa  un  cri, 
tomba  gracieusement  sur  un  genou ,  se  releva  et  continua  son  chemin,  mais  en  boitant. 

Les  gentilshommes  accoururent  à  elle  pour  la  soutenir.  Montalais  s'était  donné  une 
entorse. 

Elle  n'en  voulut  pas  moins,  fidèle  à  son  devoir,  continuer  son  ascension  chez  Madame. 

—  Qu'y  a-t-il  et  pourquoi  boitez-vous?  lui  demanda  celle-ci,  je  vous  prenais  pour 
la  Vallière. 

Montalais  raconta  comment,  en  courant  pour  venir  plus  vite,  elle  s'était  tordu  le  pied. 
Madame  parut  la  plaindre  et  voulut  faire  venir  à  l'instant  mènie  un  chirurgien. 
Mais  elle  ,  assurant  que  l'accident  n'avait  rien  de  grave  : 

—  Madame ,  dit-elle ,  je  m'afflige  seulement  de  manquer  à  mon  service,  et  j'eusse 
prié  mademoiselle  de  la  Vallière  de  me  remplacer  près  de  Votre  Altesse... 

Madame  fronça  le  sourcil. 

—  Mais  je  n'en  ai  rien  fait,  continua  Montalais. 

—  Et  pourquoi  n'en  avez-vous  rien  lait?  demanda  Madame. 

—  Parce  que  la  pauvre  la  Vallière  paraissait  si  heureuse  d'avoir  sa  liberté  pour  un 
soir  cl  pour  une  nuit,  (pie  je  ne  me  suis  pas  senti  le  courage  de  la  mettre  en  service 
à  ma  place. 

—  Comment!  elle  est  joyeuse  à  ce  point?  demanda  Madame  frappée  de  ces  paroles. 

—  C'est-à-dire  qu'elle  en  est  folle;  elle  chantait,  elle  toujours  si  mélancolique.  Au 
reste ,  Votre  Altesse  sait  qu'elle  déteste  le  monde  et  que  son  caractère  contient  un  grain 
de  sauvagerie. 

—  Ohl  oh  !  pensa  Madame  ,  celle  grande  gaieté  ne  uie  paraît  pas  naturelle,  à  moi. 

—  Elle  a  déjà  fait  ses  petits  préparatifs  ,  continua  Montalais ,  pour  dinar  chez  elle, 
en  tète  à  tèle  avec  un  de  ses  livres  chéris.  Et  puis,  d'ailleurs,  Votre  Altesse  a  six  autres 
demoiselles  qui  seront  bien  heureuses  de  l'accompaguer  ;  aussi  n'ai-je  pas  même  fait 
ma  proposition  à  mademoiselle  de  la  Vallière. 

Madame  se  tut. 

—  Ai-je  bien  fait'.'  confinua  Montalais  avec  un  léger  serrcmenl  de  cœur,  en  voyant 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  145 

si  mal  réussir  celle  ruse  de  guerre  sur  laquelle  elle  avait  si  complètement  compté , 
qu'elle  n'avait  pas  cru  nécessaire  d'en  chercher  une  autre. 

—  Madame  m'approuve?  continua-t-elle. 

Madame  pensait  que  pendant  la  nuit  le  roi  pourrait  bien  quitter  Saint-Germain,  et 
que  comme  on  ne  comptait  que  quatre  lieues  et  demie  de  Paris  à  Saint-Germain,  il 
pourrait  bien  être  en  une  heure  à  Paris. 

—  Dites-moi,  fit-elle,  en  vous  sachant  blessée,  la  Vallière  vous  a  au  moins  offert 
sa  compagnie  ? 

—  Oh  !  elle  ne  connaît  pas  encore  mon  accident;  mais ,  le  connût-elle,  je  ne  lui  de- 
manderai certes  rien  qui  la  dérange  de  ses  projets.  Je  crois  qu'elle  veut  réaliser  seule 
ce  soir  la  partie  de  plaisir  du  feu  roi,  quand  il  disait  à  M.  de  Cinq-Mars  :  Ennuyons- 
nous,  monsieur  de  Cinq-Mars,  ennuyons-nous  bien. 

Madame  était  convaincue  que  quelque  mystère  amoureux  était  caché  sous  cette  soif 
de  solitude.  Ce  mystère  devait  être  le  retour  nocturne  de  Louis.  11  n'y  avait  plus  à  en 
douter,  la  Vallière  était  prévenue  de  ce  retour,  de  là  cette  joie  de  rester  au  Palais-Royal. 

C'était  tout  un  plan  combiné  d'avance. 

—  Je  ne  serai  pas  leur  dupe  ,  dit  Madame. 
Et  elle  prit  un  parti  décisif. 

—  Mademoiselle  deMontalais,  dit-elle,  veuillez  prévenir  votre  amie  mademoiselle 
de  la  Vallière  que  je  suis  au  désespoir  de  troubler  ses  projets  de  solitude ,  mais  au  lieu 
de  s'ennuyer  seule  chez  elle  comme  elle  le  désirait,  elle  viendra  s'ennuyer  avec  nous 
à  Saint-Germain. 

—  Ah!  pauvre  la  Vallière,  lit  Montalais  d'un  air  dolent,  mais  avec  l'allégresse 
dans  le  cœur.  Oh  !  Madame  ,  est-ce  qu'il  n'y  aurait  pas  moyen  que  Votre  Altesse?... 

—  Assez  ,  dit  Madame  ,  je  le  veux  !  je  préfère  la  société  de  mademoiselle  la  Baume 
le  Blanc  à  toutes  les  autres  sociétés.  Allez,  envoyez-la-moi  et  soignez  votre  jambe. 

Montalais  ne  se  fit  pas  répéter  l'ordre,  elle  rentra,  écrivit  sa  réponse  à  Malicorne 
et  la  ghssa  sous  le  tapis. 
On  ira,  disait  cette  réponse. 
Une  Spartiate  n'eût  pas  écrit  plus  laconiquement. 

—  De  cette  façon,  pensait  Madame,  pendant  la  route  je  la  surveille  ,  pendant  la 
nuit ,  elle  couche  près  de  moi ,  et  bien  adroite  sera  Sa  Majesté  si  elle  échange  un  seul 
mot  avec  mademoiselle  de  la  Vallière. 

La  Vallière  reçut  l'ordre  de  partir  avec  la  même  douceur  indifférente  qu'elle  avait 
reçu  l'ordre  de  rester. 

Seulement  intérieurement  sa  joie  fut  vive,  et  elle  regarda  ce  changement  de  réso- 
lution de  la  princesse  comme  une  consolation  que  lui  envoyait  la  Providence. 

Moins  pénétrante  que  Madame,  elle  mettait  tout  sur  le  compte  du  hasard. 

Tandis  que  tout  le  monde,  à  l'exception  des  disgraciés,  des  malades  et  des  gens 
ayant  des  entorses,  se  dirigeait  vers  Saint-Germain,  Malicorne  faisait  entrer  son 
ouvrier  dans  un  carrosse  de  M.  Saint-Aignan  et  le  conduisait  dans  la  chambre  corres- 
pondant à  la  chambre  de  la  Vallière. 

Cet  homme  se  mit  à  l'œuvre ,  alléché  par  la  splendide  récompense  qui  lui  avait  été 
promise. 

Comme  on  avait  fait  prendre  chez  les  ingénieurs  de  la  maison  du  roi  les  outils  les 
plus  excellens,  entre  autres  une  de  ces  scies  aux  morsures  invincibles  qui  vont  tailler 
dans  l'eau  les  madriers  de  chêne  durs  comme  du  fer,  l'ouvrage  avança  rapidement 
et  un  morceau  carré  du  plafond  choisi  entre  deux  sohves  tomba  dans  les  bras  de  Saint- 

T.  U.  l'J 


146  LES  MOUSQUETAIRES. 

Aignan,  de  Maliconie,  de  Touvrier  el  d'un  valet  de  coutiauce,  personnage  mis  au 
monde  pour  tout  voir,  tout  entendre  et  ne  rien  répéter. 

Seulement,  en  vertu  d'un  nouveau  plan  indiqué  par  Malicorne,  l'ouverture  fut 
pratiquée  dans  l'angle. 

Voici  pourquoi. 

Comme  il  n'y  avait  pas  de  cabinet  de  toilette  dans  la  chambre  de  la  Vallière ,  la  Val- 
lière  avait  demandé  et  obtenu  le  malin  même  un  grand  paravent  destiné  à  remplacer 
une  cloison. 

Le  paravent,  remarqué  par  Malicorne,  avait  été  accordé. 

Il  suffisait  parfaitement  pour  cacher  l'ouverture,  qui  d'ailleurs  serait  dissimulée  par 
tous  les  artifices  de  lébénisterie. 

Le  trou  pratiqué,  l'ouvrier  se  glissa  entre  les  sohves  et  se  trouva  dans  la  chambre 
de  la  Vallière. 

Arrivé  là,  il  scia  carrément  le  plancher,  et  avec  les  feuilles  mêmes  du  parquet,  il 
confectionna  une  trappe  s'adaptant  si  parfaitement  à  l'ouverture,  que  l'œil  le  plus 
exercé  n'y  pouvait  voir  que  les  interstices  obligés  d'une  soudure  de  parquet. 

Mabcornc  avait  tout  prévu.  Une  poignée  et  deux  charnières  achetées  d'avance 
furent  posées  à  cette  feuille  de  bois. 

Un  de  ces  petits  escaliers  tournans  connue  on  commençait  à  en  poser  dans  les  en- 
tresols fut  acheté  tout  fait  par  l'industrieux  Malicorne  ,  et  payé  deux  mille  livres. 

Il  était  plus  haut  qu'il  n'était  besoin ,  mais  le  charpentier  en  supprima  des  degrés  et 
il  se  trouva  d'exacte  mesure. 

Cet  escalier,  destiné  à  recevoir  un  si  illustre  poids,  fut  accroché  au  mur  par  deux 
crampons  seulement. 

Quant  à  sa  base ,  elle  fut  arrêtée  dans  le  parquet  même  du  comte  par  deux  fiches 
vissées,  le  roi  et  tout  son  conseil  eussent  pu  monter  cl  descendre  cet  escaher  sans 
aucune  crainte. 

Tout  marteau  frappait  sur  un  coussinet  d'étoupes.  toute  lime  mordait  le  manche 
envelop|)é  de  laine  ,  la  lame  trenqiée  d'huile. 

D'ailleurs  le  travail  le  plus  bruyant  avait  été  fait  pendant  la  nuit  et  pendant  la  ma- 
tinée ,  c'est-à-dire  en  l'absence  de  la  Vallière  et  de  Madame. 

Quand  vers  les  deux  heures  la  cour  rentra  au  Palais-Royal ,  et  que  la  Vallière  re- 
monta dans  sa  chambre,  tout  était  en  place,  et  pas  la  moindre  parcelle  de  sciure , 
pas  le  plus  petit  copeau  ne  venait  attester  la  violation  de  domicile. 

Seulement  Saint-Aignan  qui  avait  voulu  aider  de  son  mieux  dans  ce  travail ,  avait 
déchiré  ses  doigts  et  sa  chemise  et  dépensé  beaucoup  de  sueur  au  service  de  son  roi. 

La  paume  de  ses  mains  surtout  était  toute  garnie  d'ampoules. 

Ces  anqioules  venaient  de  ce  qu'il  avait  tenu  l'échelle  à  Malicorne. 

Il  avait  en  outre  apporté  un  à  un  les  cinq  morceau.x  de  l'escalier  formés  chacun  de 
deux  marches. 

Enfin  ,  nous  pouvons  le  dire,  le  roi ,  s'il  l'eût  vu  si  aillent  à  l'œuvre  ,  le  roi  lui  eût 
juré  reconnaissance  éternelle. 

Comme  l'avait  prévu  Malicorne  ,  l'homme  des  mesures  exactes  ,  l'ouvrier  cul  ter- 
miné toutes  ses  opéiations  en  vingt-quatre  heures. 

Il  reçut  vingt-quatre  louis  et  partit  cond)lé  de  joie  ,  c'était  autant  qu'il  gagnait  d'or- 
dinaire en  six  mois. 

Nul  n'avait  le  plus  petit  soupçon  de  ce  qui  s'était  passé  sous  l'apparlemont  de  mado- 
moisclle  de  la  Vallière. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  U7 

Alais  le  soir  du  second  jour,  au  moment  où  la  Valiière  venait  de  quitter  le  cercle  de 
Madame  et  rentrait  chez  elle,  un  léger  craquement  retentit  au  fond  de  la  chambre. 
Etonnée ,  elle  regarda  d'où  \enait  le  bruit.  Le  bruit  recommença. 

—  Qui  est  là?  demanda-t-elle  avec  un  léger  accent  d'effroi. 

—  Moi,  répondit  la  voix  si  connue  du  roi. 

—  Vous?...  vous!  s'écria  la  jeune  lllle  qui  se  crut  un  instant  sous  l'empire  d'un 
songe.  Mais  où  cela,  vous?...  vous,  sire? 

—  Ici ,  répliqua  le  roi  en  repliant  une  des  feuilles  du  paravent  et  en  apparaissant 
comme  une  ombre  au  fond  de  l'appartement. 

La  Valiière  poussa  un  cri  et  tomba  toute  frissonnante  sur  un  fauteuil. 
Le  roi  s'avança  respectueusement  vers  elle. 


L'APPARITION. 


La  Valhère  se  remit  promptement  de  sa  surprise  :  à  force  d'être  respectueux,  le  roi 
lui  rendait  par  sa  présence  plus  de  contiance  que  son  apparition  ne  lui  en  avait  ôlé. 

Mais  comme  il  vit  surtout  que  ce  qui  inquiétait  la  Valiière  c'était  la  façon  dont  il 
avait  pénétré  chez  elle,  il  lui  expliqua  le  système  de  l'escalier  caché  par  le  paravent, 
se  défendant  surtout  d'être  une  apparition  surnaturelle. 

—  Oh  !  sire ,  lui  dit  la  Valiière  en  secouant  sa  blonde  tête  avec  un  charmant  sourire, 
présent  ou  absent  vous  n'apparaissez  pas  moins  à  mon  esprit  dans  nn  moment  que 
dans  l'autre. 

—  Ce  qui  veut  dire  ,  Louise?... 

— Oh  1  ce  que  vous  savez  bien ,  sire  ;  c'est  qu'il  n'est  pas  un  instant  où  la  pauvre  fille 
dont  vous  avez  surpris  le  secret  à  Fontainebleau ,  et  que  vous  êtes  venu  reprendre  aux 
pieds  de  la  Croix,  ne  pense  à  vous. 

—  Louise,  vous  me  comblez  de  joie  et  de  bonheur. 
La  Valiière,  un  peu  troublée  ,  sourit  tristement. 

—  Mais,  sire,  avez-vous  réfléchi  que  votre  ingénieuse  invention  ne  pouvait  nous 
être  d'aucune  utilité? 

—  Et  pourquoi  cela?  dites,  j'attends. 

—  Parce  que  celte  chambre  où  je  loge ,  sire ,  n'est  point  à  Tabri  des  recherches ,  il 
s'en  faut;  Madame  y  peut  venir  par  hasard;  à  chaque  instant  du  jour  mes  compagnes 
y  viennent;  fermer  ma  porte  en  dedans,  c'est  me  dénoncer  aussi  clairement  que  si 
j'écrivais  dessus  :  N'entrez  pas,  le  roi  est  ici!  Et  tenez,  sire,  en  ce  moment  même  rien 
n'empêche  que  la  porte  ne  s'ouvre  etque  Votre  Majesté  surprise  ne  soit  vue  près  de  moi. 

— C'est  alors ,  dit  en  riant  le  roi,  que  je  serais  véritablement  pris  pour  un  fantôme , 
car  nul  ne  peut  dire  par  où  je  suis  venu  ici.  Or,  il  n'y  a  que  les  fantômes  qui  passent 
à  travers  les  murs  ou  à  travers  les  plafonds. 

—  Oh  !  sire  ,  quelle  aventure!  songez-y  bien,  sire,  quel  scandale  !  jamais  rien  de 
pareil  n'aurait  été  dit  sur  les  filles  d'honneur,  pauvres  créatures ,  que  la  méchanceté 
n'épargne  guère  cependant. 


148  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Et  vous  concluez  de  tout  cela,  ma  chère  Louise...  voyons ,  dites ,  expliquez-vous. 

—  Qu'il  faut,  bêlas!  pardonnez-moi,  c'est  un  mot  bien  dur... 
Louis  sourit. 

—  Voyons,  dit-il. 

—  Qu'il  faut  que  Votre  Majesté  supprime  escalier,  machinations  et  surprises,  car  le 
mal  d'être  pris  ici,  songez-y,  sire,  serait  plus  grand  que  le  bonheur  de  s'y  voir. 

—  Eh  bien,  chère  Louise,  répondit  le  roi  avec  amour,  au  lieu  de  supprimer  cet 
escalier  par  lequel  je  monte ,  il  est  un  moyen  pkis  simple  auquel  vous  n'avez  pas  pensé. 

—  Un  moyen...  encore... 

—  Oui,  encore.  Oh!  vous  ne  m'aimez  pas  comme  je  vous  aime,  Louise,  puisque 
je  suis  plus  inventif  que  vous. 

Elle  le  regarda.  Louis  lui  tendit  la  main  qu'elle  serra  doucement. 

—  Vous  dites ,  continua  le  roi ,  que  je  serai  surpris  en  venant  ici  où  chacun  peut 
entrer  à  son  aise. 

—  Tenez,  sire,  au  moment  même  où  vous  en  parlez,  j'en  tremble. 

—  Soit;  mais  vous  ne  seriez  pas  sur()rise,  vous,  en  descendant  cet  escalier  pour 
venir  dans  les  chambres  qui  sont  au-dessous. 

—  Sire  ,  sire,  que  dites-vous  là?  s'écria  la  Vallière  effrayée. 

—  Vous  me  comprenez  mal,  Louise,  puisqu'à  mon  premier  mot  vous  prenez  cette 
grande  colère;  d'abord,  savez-vous  à  qui  appartiennent  ces  chambres? 

—  Mais,  à  M.  le  comte  de  Guiche. 

—  Non  pas,  à  M.  de Saint-Aignan. 

—  Vrai!  s'écria  la  Vallière. 

Et  ce  mot,  échappé  du  cœur  joyeux  de  la  jeune  tille,  ht  luire  comme  un  éclair  de 
doux  présage  dans  le  cœur  épanoui  du  roi. 

—  Oui,  à  Saint-Aignan,  à  notre  ami,  dit-il. 

—  Mais  ,  sire ,  reprit  la  Vallière ,  je  ne  puis  pas  plus  aller  chez  M.  de  Saint-Aignan 
que  chez  M.  le  comte  de  Guiche,  hasarda  l'ange  redevenu  femme. 

—  Pourquoi  donc  ne  le  pouvez-vous  pas,  Louise? 

—  hnpossible!  impossible! 

— 11  me  semble ,  Louise  ,  que  soiis  la  sauvegarde  du  roi  l'on  peut  tout. 

—  Sous  la  sauvegarde  du  roi,  dit-elle  avec  un  regard  chargé  d'amour. 

—  Oh  !  vous  croyez  à  ma  parole  ,  n'est-ce  pas  ? 

—  J'y  crois  lorsque  vous  n'y  êtes  pas,  sire;  mais  lorsque  vous  y  êtes,  lorsque  vous 
me  parlez ,  lorsque  je  vous  vois ,  je  ne  crois  plus  à  rien. 

—  Que  vous  faut-il  j)our  vous  rassurer,  mon  Dieu? 

—  C'est  peu  respectueux  ,  je  le  sais,  de  douter  ainsi  du  roi;  mais  vous  n'êtes  pas  le 
roi  pour  moi. 

—  Oh!  Dieu  merci,  je  l'espère  bien  ;  vous  voyez  comme  je  cherche.  Écoutez;  la 
présence  d'un  tiers  vous  rassurera-t-ellc? 

—  La  présence  de  M.  de  Saint-Aignan,  oui. 

—  Eu  vérité  ,  Louise ,  vous  me  percez  le  cœur  avec  de  pareils  soupçons. 

La  Vallière  ne  répondit  rien,  elle  regarda  seulement  Louis  de  ce  clair  regard  qui 
pénétrait  jusqu'au  fond  des  cœurs,  et  se  dit  tout  bas  : 

—  Hélas!  hélas I  ce  n'est  pas  de  vous  que  je  me  défie ,  ce  n'est  pas  sur  vous  que 
poitoul  mes  soupçons. 

—  J'accepte  donc  ,  dit  le  roi  en  soupirant,  et  M.  de  Saint-Aignan,  qui  a  l'heureux 
privilège  de  vous  rassurer,  sera  toujours  présent  à  notre  entretien ,  je  vous  le  promets. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  1^9 

—  Bien  vrai,  sireV 

—  Foi  de  gentilhomme;  et  vous,  de  votre  côté... 

—  Attendez;  oh  !  ce  n'est  pas  tout. 

—  Encore  quelque  chose,  Louise? 

—  Oh  !  certainement,  ne  vous  lassez  pas  si  vite,  car  nous  ne  sommes  pas  au  bout,  sire. 

—  Allons,  achevez  de  me  percer  le  cœur. 

—  Vous  comprenez  bien,  sire,  que  ces  entretiens  doivent  au  moins  avoir  près  de 
M.  de  Saint-Aignan  lui-même  une  sorte  de  motif  raisonnable. 

—  De  motif  raisonnable?  reprit  le  roi  d'un  ton  de  doux  reproche. 

—  Sans  doute...  Réfléchissez,  sire. 

—  Oh  !  vous  avez  toutes  les  délicatesses ,  et ,  croyez-le ,  mon  seul  désir  est  de  vous 
égaler  sur  ce  point.  Eh  bien!  Louise,  il  sera  fait  comme  vous  désirez...  Nos  entretiens 
auront  un  objet  raisonnable,  et  j'ai  déjà  trouvé  cet  objet. 

—  De  sorte,  sire...  dit  la  VaUière  en  souriant. 

—  Que  dès  demain  ,  si  vous  voulez... 

—  Demain? 

—  Voulez-vous  dire  que  c'est  trop  lard?  s'écria  le  roi  en  serrant  entre  ses  deux 
mains  la  main  brûlante  de  la  Vallière. 

En  ce  moment ,  des  pas  se  firent  entendre  dans  le  corridor. 

—  Sire,  sire!  s'écria  la  Vallière,  quelqu'un  s'approche,  quelqu'un  vient,  entendez- 
vous?  sire!  sire,  fuyez,  je  vous  en  supplie. 

Le  roi  ne  lit  qu'un  bond  de  sa  chaise  derrière  le  paravent. 

Il  était  temps  ;  comme  le  roi  tirait  un  des  feuillets  sur  lui ,  le  bouton  de  la  porte 
tourna,  et  Montalais  parut  sur  le  seuil. 

Il  va  sans  dire  qu'elle  entra  tout  naturellement  et  sans  faire  aucune  cérémonie. 

Elle  savait  bien,  la  rusée,  que  frapper  discrètement  à  cette  porte  et  au  lieu  de  la 
pousser,  c'était  montrer  à  la  Vallière  une  défiance  désobligeante. 

Elle  entra  donc,  et  après  un  rapide  coup  d'oeil  qui  lui  montra  deux  chaises  fort  près 
l'une  de  l'autre,  elle  employa  tant  de  temps  à  refermer  la  porte,  qui  se  rebellait  on 
ne  sait  comment,  que  le  roi  eut  celui  de  lever  la  trappe  et  de  redescendre  chez  Saint- 
Aignan. 

Un  bruit,  imperceptible  pour  toute  oreille  moins  fine  que  la  sienne  ,  avertit  Monta- 
lais de  la  disparition  du  prince;  elle  réussit  alors  à  fermer  cette  porte  rebelle  et  s'ap- 
procha de  la  Vallière. 

—  Causons,  Louise,  lui  dit-elle,  et  sérieusement,  si  vous  le  voulez  bien. 
Louise,  toute  à  son  émotion,  n'entendit  pas  sans  une  secrète  terreur  ce  sérieuse- 
ment sur  lequel  Montalais  avait  appuyé  à  dessein. 

—  Mon  Dieu!  ma  chère  Aure,  murmura-t-elle,  qu'y  a-t-il  donc  encore? 

—  Il  y  a,  chère  amie ,  que  Madame  se  doute  de  tout. 

—  De  tout  quoi? 

—  Avons-nous  besoin  de  nous  exphquer,  et  ne  comprends-tu  pas  ce  que  je  veux 
dire?  Voyons  :  tu  as  dû  voir  les  fluctuations  de  Madame  depuis  plusieurs  jours;  tu  as 
dû  voir  comme  elle  t'a  mise  auprès  d'elle,  puis  congédiée  ,  puis  reprise. 

—  C'est  étrange,  en  effet;  mais  je  suis  habituée  à  ces  bizarreries. 

—  Attends  encore.  Tu  as  remarqué  ensuite  que  Madame ,  après  t'avoir  exclue  de  la 
promenade,  hier,  t'a  fait  donner  ordre  d'assister  à  cette  promenade. 

—  Si  je  l'ai  remarqué ,  sans  doute. 

—  Eh  bien,  il  paraît  que  Madame  a  maintenant  des  renseignemens  suffisans,  car 


150  LES  MOUSQUETAIRES. 

elle  a  été  droil  au  but  :  n'ayant  plus  rien  à  opposer  en  France  à  ce  torrent  qui  brise 
tous  les  obstacles;  tu  sais  ce  que  je  veux  dire  par  le  torrent? 
La  Vallière  cacha  son  visage  entre  ses  mains. 

—  Je  veux  dire,  poursuivit  Montalais  impitoyablement,  ce  torrent  qui  a  enfoncé 
les  portes  des  Carmélites  de  Chaillot  et  renversé  tous  les  préjugés  de  cour,  tant  à  Fon- 
tainebleau qu'à  Paris. 

—  Hélas!  hélas!  murmura  la  Vallière  toujours  voilée  par  ses  doigls  entre  lesquels 
roulaient  ses  larmes. 

—  Oh  !  ne  t'afflige  pas  ainsi ,  lorsque  tu  n'es  qu'à  la  moitié  de  tes  peines. 

—  Mon  Dieu!  s'écria  la  jeune  fille  avec  anxiété  ,  qu'y  a-t-il  donc  encore! 

—  Eh  bien!  voici  le  fait.  Madame,  dénuée  d'auxiliaires  en  France,  car  elle  a  usé 
successivement  les  deux  reines ,  Monsieur  et  toute  la  cour,  Madame  s'est  souvenue 
d'une  certaine  personne  qui  a  sur  toi  de  prétendus  droits. 

La  Vallière  devint  blanche  comme  une  statue  de  cire. 

—  Cette  personne ,  continua  Montalais,  n'est  point  à  Paris  en  ce  moment. 

—  Oh!  mon  Dieu!  murmura  Louise. 

—  Cette  personne  ,  si  je  ne  me  trompe,  est  eu  Angleterre. 

—  Oui,  oui,  soupira  la  Vallière  à  demi  brisée. 

— N'est-ce  pas  à  la  cour  du  roi  Charles  II  que  se  trouve  cette  personne,  dis? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  ce  soir,  une  lettre  est  partie  du  cabinet  de  Madame  pour  Saint-James, 
avec  ordre  pour  le  courrier  de  pousser  d'une  traite  jusqu'à  Hampton-Court,  qui  est,  ù 
ce  qu'il  paraît,  une  maison  royale  située  à  douze  milles  de  Londres! 

—  Oui,  après? 

—  Or,  comme  Madame  écrit  régulièrement  à  Londres  tous  les  quinze  jours,  et  que 
le  courrier  ordinaire  avait  été  expédié  à  Londres  il  y  a  trois  jours  seulement ,  j'ai  pensé 
qu'une  circonstance  grave  pouvait  seule  lui  mettre  la  plume  à  la  main.  Madame  est 
paresseuse  pour  écrire,  comme  lu  sais. 

—  Oh!  oui! 

—  Cette  lettre  a  donc  été  écrite,  quelque  chose  me  le  dit,  pour  toi. 

—  Pour  moi,  répéta  la  malheureuse  jeune  tille  avec  la  docilité  d'un  automate. 

—  Et  moi  qui  la  vis,  cette  lettre,  sur  le  bureau  de  Madame  avant  qu'elle  ne  fut 
cachetée,  j'ai  cru  y  lire... 

—  Tu  as  cru  y  lire?... 

—  Peut-être  me  suis-je  trompée... 

—  Quoi...  voyons... 

—  Le  nom  de  Bragelonne. 

La  Vallière  se  leva  en  proie  à  la  plus  douloureuse  agitation. 

—  Montalais,  dit-elle  avec  une  voix  pleine  de  sanglots,  déjà  se  sont  enfuis  tous  les 
rêves  rians  de  la  jeunesse  et  de  l'innocence.  Je  n'ai  plus  rien  à  te  cacher  à  toi  ni  à 
personne.  Ma  vie  est  à  découvert,  et  s'ouvre  connue  un  livre  où  tout  le  monde  jieut 
lire, depuisic  roi  jusqu'au  premier  passant.  Aure,  ma  chère  Aure,quefaire,quedevenir? 

Montalais  se  rapprocha. 

—  Dame!  consulte-toi,  dit-elle. 

—  Eh  bien  !  je  n'aime  pas  M.  de  Bragelonne;  quand  je  dis  que  je  ne  l'aime  pas  , 
comprends-moi .  je  l'aime  connue  la  plus  tendre  sœur  peut  aimer  un  bon  frère  ,  mais 
ce  n'est  point  ccbi  (pi'il  nie  demande  ,  ce  n'est  point  cela  (pie  je  lui  ai  promis. 

—  Enfin  ,  tu  aimes  le  roi ,  dit  MmiLilais ,  et  c'est  une  assez  bonne  excuse. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  IVi 

—  OuiJ'aimole  roi,  imirniura  sourdement  la  jeune  fille,  et  j'ai  luayé  assez  cher  le 
droit  de  prononcer  ces  mots.  Eh  bien!  parle,  Montalais  ,  que  peux-tu  potn*  moi  (»n 
contre  moi  dans  la  position  oii  je  me  trouve? 

—  Parle-moi  plus  clairement. 

—  Que  te  dirai-je  ? 

—  Ainsi,  rien  de  plus  particulier? 

—  Non,  fit  Louise  avec étonnement. 

—  Bien  !  alors  c'est  un  simple  conseil  que  tu  me  demandes? 

—  Oui. 

—  Relativement  à  M.  Raoul  ? 

—  Pas  autre  chose. 

—  C'est  délicat,  répliqua  Montalais. 

—  Non ,  rien  n'est  délicat  là  dedans.  Faut-il  que  je  l'épouse  pour  lui  tenir  la  pro- 
messe faite?  Faut-il  que  je  continue  d'écouter  le  roi? 

—  Sais-tu  bien  que  tu  me  mets  dans  une  position  difficile?  dit  Montalais  en  souriant; 
tu  me  demandes  si  tu  dois  épouser  Raoul ,  Raoul  dont  je  suis  l'amie  et  à  qui  je  fais  un 
mortel  déplaisir  en  me  prononçant  contre  lui.  Tu  me  parles  ensuite  de  ne  plus  écouter 
le  roi,  le  roi  dont  je  suis  la  sujette,  et  que  j'oftenserais  en  te  conseillant  d'une  certaine 
façon.  Ah  !  Louise,  Louise  ,  tu  fais  bon  marché  d'une  bien  difficile  posifion. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  comprise,  Aure  ,  dit  la  Vallière  blessée  du  ton  légèrement 
railleur  qu'avait  pris  Montalais  :  si  je  parle  d'épouser  ■NI.  de  Bragelonne,  c'est  que  je 
puis  l'épouser  sans  lui  faire  aucun  déplaisir;  mais  par  la  même  raison,  si  j'écoute  le 
roi ,  faut-il  le  faire  usurpateur  d'un  bien  fort  médiocre ,  c'est  vrai ,  mais  auquel  l'amour 
prêle  une  certaine  apparence  de  valeur.  Ce  que  je  te  demande  donc,  c'est  de  m'en- 
seigner  un  moyen  de  me  dégager  honorablement  soit  d'un  côté,  soit  de  l'autre,  ou 
plutôt  je  te  demande  de  quel  côté  je  puis  me  dégager  le  plus  honorablement. 

—  Ma  chère  Louise,  répondit  Montalais  après  un  silence  ,  je  ne  suis  pas  un  des  sept 
sages  de  la  Grèce  ,  et  je  n'ai  point  de  règles  de  conduite  parfaitement  invariables  ;  mais 
en  échange  j"ai  quelque  expérience,  et  je  puis  te  dire  que  jamais  une  femme  ne  de- 
mande un  conseil  du  genre  de  celui  que  tu  me  demandes  sans  être  fortement  embar- 
rassée. Or,  tu  as  fait  une  promesse  solennelle ,  tu  as  de  l'honneur  ;  si  donc  tu  es  em- 
barrassée, ayant  pris  un  tel  engagement,  ce  n'est  pas  le  conseil  d'une  étrangère, 
tout  est  étranger  pour  un  cœur  plein  d'amour,  ce  n'est  pas,  dis-je ,  mon  conseil  qui 
te  tirera  d'embarras.  Je  ne  te  le  donnerai  donc  point ,  d'autant  plus  qu'à  ta  place  je 
serais  encore  plus  embarrassée  après  le  conseil  qu'auparavant.  Tout  ce  que  je  puis 
faire,  c'est  de  te  répéter  ce  que  je  t'ai  déjà  dit  :  veux-tu  que  je  t'aide? 

—  Oh  !  oui. 

—  Eh  bien!  c'est  tout.  Dis-moi  en  quoi  tu  veux  que  je  t'aide?  dis-moi  pour  qui  et 
contre  qui  :  de  cette  façon  nous  ne  ferons  point  d'école. 

—  Mais  d'abord,  toi,  dit  la  Vallière  en  pressant  la  main  de  sa  compagne,  pour  qui 
ou  contre  qui  te  déclares-tu? 

—  Pour  toi ,  si  tu  es  véritablement  mon  amie. 

—  N'es-tu  pas  la  confidente  de  Madame  ? 

—  Raison  de  plus  pour  t'être  utile;  si  je  ne  savais  rien  de  ce  côté-là,  je  ne  pour- 
rais pas  t'aider,  et  tu  ne  tirerais  par  conséquent  aucun  profit  de  ma  connaissance.  Les 
amitiés  vivent  de  ces  sortes  de  bénéfices  mutuels. 

—  Il  en  résulte  que  tu  resteras  en  même  temps  l'amie  de  Madame  ? 

—  Évidemment.  T'en  plains-tu? 


152 


LES  MOUSQUETAIRES. 


—  Non ,  dit  la  Vallière  rêveuse  ,  car  celle  franchise  cynique  lui  paraissait  une  of- 
fense faite  à  la  femme  et  un  tort  fait  à  l'amie. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Montalais ,  car  en  ce  cas  tu  serais  bien  sotte. 

—  Donc,  lu  me  serviras? 

—  Avec  dévouement,  surtout  si  lu  me  sers  de  même. 

—  On  dirait  que  tu  ne  connais  pas  mon  cœur,  dit  la  Vallière  en  regardant  Montalais 
avec  des  grands  yeux  étonnés. 

—  Dame  !  c'est  que  depuis  que  nous  sommes  à  la  cour,   ma  chère  Louise ,  nous 
sounnes  hier  changées. 

—  Comment  cela  ? 

—  C'est  bien  simple  :  élais-tu  la  seconde  reine  de  France  là-bas,  à  Blois? 
La  Vallière  baissa  la  tête  et  se  mit  à  pleurer. 

Montalais  la  regarda  d'une  façon  indéfinissable  et  on  l'entendit  murmurer  ces  mots  : 

—  Pauvre  fille  ! 

Puis  elle  baisa  Louise  au  front  et  regagna  son  appartement  où  l'attendait  Malicorne. 


^A"^  ^i.  iv. 


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I.  E     rOUTRAIT. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


lo3 


LE  PORTRAIT. 


ANS  cette  maladie  qu'on  appelle  Vamour,  les  accès  se  sui- 
vent à  des  intervalles  toujours  plus  rapprochés  dès  que  le 

(   '^]i^Êi''ik  1  t'^Af^     mal  débute. 
^    S  ^^^*^àl  ;^^lk's       P^u^  tard,  les  accès  s'éloignent  l'un  de  l'autre,  au  fur 
et  à  mesure  que  la  guérison  arrive. 

Ceci  posé  comme  axiome  en  général  et  comme  tête  de 
chapitre  en  particulier,  continuons  notre  récit. 

Le  lendemain,  jour  fixé  par  le  roi  pour  le  premier  en- 
tretien chez  Saint-Aignan,  la  Vallière ,  en  ouvrant  son 
paravent,  trouva  sur  le  parquet  un  billet  écrit  de  la 
main  du  roi.  Ce  billet  avait  passé  de  [l'étage  inférieur  au  supérieur  par  la  fente  du 
parquet.  Nulle  main  indiscrète ,  nul  regard  curieux  ne  pouvait  monter  où  montait  ce 
simple  papier. 

C'était  une  des  idées  de  Malicorne.  Voyant  combien  Saint-Aignan  allait  devenir 
utile  au  roi  par  son  logement,  il  n'avait  pas  voulu  que  le  courtisan  devînt  encore  in- 
dispensable comme  messager,  et  il  s'était,  de  son  autorité  privée,  réservé  ce  dernier  poste. 
La  Vallière  lut  avidement  ce  billet,  qui  lui  tLxait  deux  heures  de  Taprès-midi  pour 
le  moment  du  rendez-vous,  et  qui  lui  indiquait  le  moyen  de  lever  la  plaque  parquetée. 

—  Faites-vous  belle,  ajoutait  le  post-scripUim  de  la  lettre. 

Ces  derniers  mots  étonnèrent  la  jeune  fille,  mais  en  même  temps  ils  la  rassurèrent. 

L'heure  marchait  lentement.  Elle  finit  cependant  par  arriver. 

Aussi  ponctuelle  que  la  prêtresse  Héro,  Louise  leva  la  trappe  au  dernier  coup  de 
deux  heures,  et  trouva  sur  les  premiers  degrés  le  roi,  qui  l'attendait  respectueuse- 
ment pour  lui  donner  la  main. 

Cette  délicate  déférence  la  toucha  sensiblement. 

Au  bas  de  l'escalier,  les  deux  amans  trouvèrent  le  comte  qui,  avec  un  sourire  et 
une  révérence  du  meilleur  goût,  fit  à  la  Vallière  ses  remercîmens  sur  l'honneur  qu'il 
recevait  d'elle. 

Puis  se  tournant  vers  le  roi , 

—  Sire,  dit-il,  notre  homme  est  arrivé. 
La  Vallière  inquiète  regarda  Louis. 

—  Mademoiselle ,  dit  le  roi ,  si  je  vous  ai  priée  de  me  faire  l'honneur  de  descendre 
ici ,  c'est  par  intérêt.  J'ai  fait  demander  un  excellent  peintre  qui  saisît  parfaitement  les 
ressemblances,  et  je  désire  que  vous  l'autorisiez  à  vous  peindre.  D'ailleurs,  si  vous 
l'exigiez  absolument,  le  portrait  resterait  chez  vous. 


154  LES  MOUSQUETAIRES. 

La  Vallière  rougit. 

—  Vous  le  voyez,  lui  dit  le  roi,  nous  ne  serons  plus  trois  seulement,  nous  voilà 
quatre.  Eh  !  mon  Dieu  !  du  moment  oii  nous  ne  serons  pas  seuls ,  nous  serons  tant  que 
vous  voudrez. 

La  Vallière  serra  doucement  le  bout  des  doigts  de  son  royal  amant. 

—  Passons  dans  la  chambre  voisine,  s'il  plaît  à  Votre  Majesté,  dit  Saint- Aignan. 
Il  ouvrit  la  porte  et  fît  passer  ses  hôtes. 

Le  roi  marchait  derrière  la  Vallière  et  dévorait  des  yeux  son  col  blanc  comme  de  la 
nacre  sur  lequel  s'enroulaient  les^anneaux  serrés  et  crépus  des  cheveux  argentés  de  la 
jeune  fille. 

La  Vallière  était  vêtue  d'une  étofife  de  soie  épaisse  de  couleur  gris-perle  glacée  de 
rose,  une  parure  de  jais  faisait  valoir  la  blancheur  de  sa  peau,  ses  mains  fines  et  dia- 
phanes froissaient  un  bouquet  de  pensées ,  de  roses  du  Bengale  et  de  clématites  au 
feuillage  finement  découpé,  au-dessus  desquelles  s'élevait,  comme  une  coupe  à  verser 
des  parfums ,  une  tulipe  de  Harlem  aux  tons  gris  et  violets ,  pure  et  merveilleuse 
espèce,  qui  avait  coûté  cinq  ans  de  combinaisons  au  jardinier  et  cinq  mille  livres  au  roi. 

Ce  bouquet ,  Louis  l'avait  mis  dans  la  main  de  la  Vallière  en  la  saluant. 

Dans  cette  chambre  dont  Saint-Aignan  venait  d'ouvrir  la  porte  se  tenait  un  jeune 
homme  vêtu  d'un  habit  de  velours  léger  avec  de  beaux  yeux  noirs  et  de  grands  che- 
veux bruns. 

C'était  le  peintre.  Sa  toile  était  toute  prête ,  sa  palette  faite. 

Il  s'inchna  devant  mademoiselle  de  la  Vallière  avec  cette  grave  curiosité  de  l'artiste 
qui  étudie  son  modèle,  salua  le  roi  discrètement ,  comme  s'il  ne  le  reconnaissait  pas  et 
comme  il  eût  par  conséquent  salué  un  autre  gentilhomme. 

Puis,  conduisant  mademoiselle  de  la  Vallière  jusqu'au  siège  préparé  pour  elle,  il 
l'invita  à  s'asseoir. 

La  jeune  fille  se  posa  gracieusement  et  avec  abandon,  les  mains  occupées,  les 
jambes  étendues  sur  des  coussins,  et  pour  que  ses  regards  n'eussent  rien  de  vague  ou 
rien  d'affecté,  le  peintre  la  pria  de  se  choisir  une  occupation. 

Alors  Louis  XIV  en  souriant  vint  s'asseoir  sur  les  coussins  aux  pieds  de  sa  maîtresse. 

De  sorte  qu'elle,  penchée  en  arrière,  adossée  au  fauteuil,  ses  fleurs  à  la  main;  de 
sorte  que  lui ,  les  yeux  levés  vers  elle  et  la  dévorant  du  regard .  ils  formaient  un  groupe 
charmant  que  l'artiste  contempla  plusieurs  minutes  avec  satisfaction,  tandis  que  de 
son  côté  Saint-Aignan  le  contemplait  avec  envie. 

Le  peintre  esquissa  rapidement,  puis  sous  les  premiers  coups  du  pinceau  on  vit 
sortir  du  fond  gris  cette  molle  et  poétique  figure  aux  yeux  doux,  aux  joues  roses  en- 
cadrées dans  des  cheveux  d'un  pur  argent. 

Cependant  les  deux  amans  parlaient  peu  et  se  regardaient  beaucoup;  parfois  leurs 
yeux  devenaient  si  languissans  que  le  peintre  était  forcé  d'interrompre  son  ouvrage 
pour  ne  pas  représenter  une  Érycine  au  lieu  d'une  la  Vallière. 

C'est  alors  que  Saint-Aignan  revenait  à  la  rescousse;  il  récitait  des  vers  ou  disait 
quelques-unes  de  ces  historiettes  comme  Patra  les  racontait,  comme  Tallemant  des 
Réaux  les  écrivait  si  bien. 

Ou  bien  la  Vallière  était  fatiguée ,  et  Ton  se  reposait. 

Aussitôt  un  plateau  de  porcelaine  de  Chine  chargé  des  plus  beaux  fruits  que  l'on 
avait  pu  trouver,  aussitôt  le  vin  de  Xérès  distillant  ses  topazes  dans  l'argent  ciselé 
servaient  d'accessoires  à  ce  tableau  dont  le  peintre  ne  devait  retracer  que  la  plus  éphé- 
mère figure. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  155 

Louis  s'enivrait  d'amour;  la  Vallière  ,  de  bonheur;  Sainl-Aignan,  d'anibition. 

Le  peintre  se  composait  des  souvenirs  pour  sa  vieillesse. 

Deux  heures  s'écoulèrent  ainsi ,  puis  quaire  heures  ayant  sonne,  la  Vallière  se  leva 
et  fit  un  signe  au  roi. 

Louis  se  leva,  s'approcha  du  tableau  et  adressa  quelques  compliments  flatteurs  à 
l'artiste. 

Saint-Aignan  vantait  la  ressemblance  déjà  assurée  ,  à  ce  qu'il  prétendait. 

La  Vallière,  à  son  tour,  remercia  le  peintre  en  rougissant,  et  passa  dans  la  chambre 
voisine  où  le  roi  la  suivit  après  avoir  appelé  Saint-Aignan. 

—  A  demain,  n'est-ce  pas?  dit-il  à  la  Vallière. 

—  Mais,  sire,  songez-vous  que  l'on  viendra  certainement  chez  moi,  qu'on  ne  m'y 
trouvera  pas. 

—  Eh  bien? 

—  Alors  que  deviendrai-je? 

—  Vous  êtes  bien  craintive,  Louise. 

—  Mais  enfin,  si  Madame  me  faisait  demander? 

—  Oh!  répliqua  le  roi,  est-ce  qu'un  jour  n'arrivera  pas  où  vous  me  direz  vous- 
même  de  tout  braver  pour  ne  plus  vous  quitter. 

—  Ce  jour-là,  sire ,  je  serais  une  insensée  et  vous  ne  devriez  pas  me  croire. 

—  A  demain ,  Louise. 

La  Vallière  poussa  un  soupir  ;  puis,  sans  force  contre  la  demande  royale, 

—  Puisque  vous  le  voulez,  sire,  à  demain!  répéta-t-elle. 

Et  à  ces  mots  elle  monta  légèrement  les  degrés  et  disparut  aux  yeux  de  son  amant. 

—  Eh  bien,  sire?...  demanda  Saint-Aignan  lorsqu'elle  fut  partie. 

—  Eh  bien,  Saint-Aignan,  hier  je  me  croyais  le  plus  heureux  des  hommes. 

—  Et  Votre  Majesté  aujomd'hui,  dit  en  souriant  le  comte,  s'en  croirait-elle  par 
hasard  le  plus  malheureux? 

—  Non,  mais  cet  amour  est  une  soif  inextinguible;  en  vain  je  bois,  en  vain  je  dé- 
vore les  gouttes  d'eau  que  ton  industrie  me  procure,  plus  je  bois,  plus  j'ai  soif. 

—  Sire,  c'est  un  peu  votre  faute,  et  Votre  Majesté  s'est  fait  la  position  telle  qu'elle  est. 
— Tu  as  raison. 

—  Donc,  en  pareil  cas,  sire,  le  moyen  d'être  heureux,  c'est  de  se  croire  satisfait 
et  d'attendre. 

— Attendre!  tu  connais  donc  ce  mot-là,  toi,  attendre? 

—  Là,  sire,  là,  ne  vous  désolez  point.  J'ai  cherché,  je  chercherai  encore. 
Le  roi  secoua  la  tête  d'un  air  désespéré. 

— Eh  quoi,  sire ,  vous  n'êtes  plus  content  déjà? 

—  Eh!  si  fait,  mon  cher  Saint-Aignan;  mais  trouve,  mon  Dieu!  trouve. 

—  Sire,  je  m'engage  à  chercher,  voilà  tout  ce  que  je  puis  faire. 

Le  roi  voulut  revoir  encore  le  portrait,  ne  pouvant  revoir  l'original.  Il  indiqua 
quelques  changemens  au  peintre  ,  et  sortit. 

Derrière  lui  Saint-Aignan  congédia  l'arfiste. 

Chevalet,  couleurs  et  peintre  n'étaient  pas  disparus  que  Malicorne  montra  sa  tête 
entre  les  portières. 

Saint-Aignan  le  reçut  à  bras  ouvert,  mais  cependant  avec  une  certaine  tristesse. 

Le  nuage  qui  avait  passé  sur  le  soleil  royal  voilait  à  son  tour  le  satellite  fidèle. 

Malicorne  vit  du  premier  coup  d'œil  ce  crêpe  étendu  sur  le  visage  de  Saint-Aignan. 

—  Oh!  monsieur  le  comte,  dit-il,  comme  vous  voilà  noir! 


156  LES  MOUSQUETAIRES. 

— J'en  ai  bien  sujet,  ma  foi ,  mon  cher  monsieur  Malicorne;  croiriez-vous  que  le 
roi  n'est  pas  content? 

—  Pas  content  de  son  escalier? 

—  Oh  !  non,  au  contraire,  l'escalier  a  plu  beaucoup. 

—  C'est  donc  la  décoration  des  chambres  qui  n'est  pas  selon  son  goût? 

—  Oh  !  pour  cela,  il  n'y  a  pas  seulement  songé.  Non,  ce  qui  a  déplu  au  roi... 

—  Je  vais  vous  le  dire ,  monsieur  le  comte ,  c'est  d'être  venu ,  lui ,  quatrième ,  à 
un  rendez-vous  d'amour.  Comment,  monsieur  le  comte,  vous  n'avez  pas  deviné 
cela ,  vous  ! 

—  Mais  comment  l'eussé-je  deviné,  cher  monsieur  Malicorne;  quand  je  n'ai  fait 
que  suivre  à  la  lettre  les  instructions  du  roi? 

—  En  vérité ,  Sa  Majesté  a  voulu ,  à  toute  force  ,  vous  avoir  près  d'elle  ? 

—  Positivement. 

—  Et  Sa  Majesté  a  voulu  avoir  en  outre  monsieur  le  peintre  que  j'ai  rencontré  en  bas. 

—  Exigé  1  monsieur  Malicorne  ;  exigé  ! 

—  Alors,  je  le  comprends  pardieu  bien  que  Sa  Majesté  ait  été  mécontente. 

—  Mécontente  de  ce  que  l'on  a  ponctuellement  obéi  à  ses  ordres?  je  ne  vous  com- 
prends plus. 

Mahcorne  se  gratta  l'oreille. 

—  A  quelle  heure,  demanda-t-il ,  le  roi  avait-il  dit  qu'il  se  rendrait  chez  vous? 

—  A  deux  heures. 

—  Et  vous  étiez  chez  vous  à  attendre  le  roi  ? 

—  Dès  une  heure  et  demie. 

—  Ah  I  vraiment  ! 

—  Peste  !  il  eût  fait  beau  de  me  voir  inexact  devant  le  roi. 

Malicorne,  malgré  le  respect  qu'il  portait  à  Saint-Aignan ,  ne  put  s'empêcher  de 
hausser  les  épaules. 

—  El  ce  peintre,  fît-il ,  le  roi  l'avait-il  demandé  aussi  pour  deux  heures? 

—  Non,  mais  moi,  je  le  tenais  ici  dès  midi.  Mieux  vaut,  vous  comprenez,  qu'un 
peintre  attende  deux  heures  que  le  roi  une  minute. 

Malicorne  se  mit  à  rire  silencieusement. 

—  Voyons,  cher  monsieur  Mahcorne,  dit  Saint-Aignan,  riez  moins  de  moi  et 
parlez  plus. 

—  Vous  l'exigez? 

— Je  vous  en  supplie. 

—  Eh  bien,  monsieur  le  comte,  si  vous  voulez  que  le  roi  soit  un  peu  plus  content 
la  première  fois  qu'il  viendra... 

—  Il  vient  demain. 

—  Eh  bien,  si  voulez  que  le  roi  soit  un  peu  plus  content  demain... 

—  Ventre  saint-gris  !  comme  disait  son  aïeul,  si  je  le  veux  !  je  le  crois  bien! 

—  Eh  bien,  demain,  au  moment  où  arrivera  le  roi,  ayez  affaire  dehors  ;  mais  pour 
une  chose  qui  ne  peut  se  remettre ,  pour  une  cbose  indispensable. 

—  Oh  !  oh  ! 

—  Pendant  vingt  minutes. 

—  Laisser  le  roi  seul  pendant  vingt  minutes,  et  l'étiquette  !  s'écria  Saint-Aignan  effrayé. 

—  Allons,  mettons  que  je  n'ai  rien  dit,  fit  Malicorne  tirant  vers  la  porte. 

—  Si  fait,  si  fait,  cher  monsieur  Malicorne,  au  contraire,  achevez,  je  commence  à 
comprendre;  et  le  peintre,  le  peintre... 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  157 

—  Oh  !  le  peintre,  lui,  il  faut  qu'il  soit  en  retard  d'une  demi-heure. 

—  Une  demi-heure,  vous  croyez? 

—  Oui,  je  crois. 

—  Mon  cher  monsieur,  je  ferai  comme  vous  dites. 

—  Et  je  crois  que  vous  vous  en  trouverez  bien;  me  permetlrez-vous  de  venir  m'in- 
former  un  peu  demain? 

—  Certes. 

—  J'ai  bien  l'honneur  d'être  votre  serviteur  respectueux,  monsieur  de  Saint-Aignan. 
Et  Mahcorne  sortit  à  reculons. 

—  Décidément  ce  garçon-là  a  plus  d'esprit  que  moi, se  dit  Saint-Aignan  entraîné  par 
sa  conviction. 


HÀMPTON-COURT. 


Cette  révélation  que  nous  venons  de  voir  Montalais  faire  à  la  Vallière  à  la  fm  de 
notre  avant-dernier  chapitre,  nous  ramène  tout  naturellement  au  principal  héros  de 
cette  histoire,  pauvre  chevalier  errant  au  souffle  du  caprice  d'un  roi. 

Si  notre  lecteur  veut  bien  nous  suivre,  nous  passerons  donc  avec  lui  ce  détroit  plus 
orageux  quel'Euripe,  qui  sépare  Calais  de  Douvres,  nous  traverserons  celle  verte  et 
plantureuse  campagne  aux  mille  ruisseaux  qui  ceint  Charing,  Maidsione  et  dix  autres 
villes  plus  pittoresques  les  unes  que  les  autres,  et  nous  arriverons  enfin  à  Londres. 

De  là,  comme  des  limiers  qui  suivent  une  piste,  lorsque  nous  aurons  reconnu  que 
Raoul  eut  fait  un  premier  séjour  à  White-HaU,  un  second  à  Saint-James,  quand  nous 
saurons  qu'il  fut  reçu  par  Monk  et  introduit  dans  les  meilleures  sociétés  de  la  cour  de 
Charles  H,  nous  courrons  après  lui  jusqu'à  l'une  des  maisons  d'été  de  Charles  H,  près 
de  la  ville  de  Kingston,  à  Hamplon-Court ,  que  baigne  la  Tamise. 

Le  fleuve  n'est  pas  encore  à  cet  endroit  l'orgueilleuse  voie  qui  charrie  chaq\ie  jour 
un  demi-million  de  voyageurs  et  tourmente  ses  eaux  noires  comme  celles  du  Cocyte 
en  disant  :  Moi  aussi  je  suis  la  mer. 

Non,  ce  n'est  encore  qu'une  douce  et  verte  rivière  aux  margelles  moussues,  aux 
larges  miroirs  reflétant  les  saules  et  les  hêtres,  avec  quelque  barque  de  bois  desséché 
qui  dort  çà  et  là  au  milieu  des  roseaux,  dans  une  anse  d'aulnes  et  de  myosotis. 

Les  paysages  s'étendent  à  l'entour  calmes  et  riches  ;  la  maison  de  brique  perce  de  ses 
cheminées  aux  fumées  bleues  une  épaisse  cuirasse  de  houx  flaves  et  verts;  l'enfant, 
vêtu  d'un  sarreau  rouge,  paraît  et  disparaît  dans  les  grandes  herbes  comme  un  co- 
quelicot qui  se  courbe  sous  le  souffle  du  vent. 

Les  gros  moutons  blancs  ruminent  en  fermant  les  yeux  sous  l'ombre  des  petits 
trembles  trapus,  et  de  loin  en  loin  le  martin-pêcheur  aux  flancs  d'émeraude  et  d'or 
court  comme  une  balle  magique  à  la  surface  de  l'eau  et  frise  étourdiment  la  ligne  de 
son  confrère,  l'homme  pêcheur,  qui  guette,  assis  sur  son  batelet,  la  tanche  et  l'alose. 

Au-dessus  de  ce  paradis  fait  d'ombre  noire  et  de  douce  lumière  se  lève  le  manoir 
d'Hampton-Court,  bâii  par  Volsey ,  séjour  que  l'orgueUleux  cardinal  avait  créé  dési- 
rable même  pour  un  roi,  et  qu'il  fut  forcé,  en  courtisan  timide ,  de  donnera  son 


158  LES  MOUSQUETAIRES. 

maître  Henri  YIII,  lequel  avait  froncé  le  sourcil  d'envie  et  de  cupidilé  au  seul  aspect 
du  château  neuf. 

Hampton-Court,  aux  murailles  de  briques,  aux  grandes  fenêtres ,  aux  belles  grilles 
de  fer;  Hampton-Court  j  avec  ses  mille  tourillons,  ses  clochetons  bizaiTes ,  ses  discrets 
promenoirs  et  ses  fontaines  intérieures,  pareilles  à  celles  de  l'Alhambra;  Hampton- 
Court,  c'est  le  berceau  des  roses ,  du  jasmin  et  des  clématites.  C'est  la  joie  des  yeux  et 
de  Todorat;  c'est  la  bordure  la  plus  charmante  de  ce  tableau  damour  que  déroula 
Charles  H ,  parmi  les  voluptueuses  peintures  du  Titien ,  du  Pordenone ,  de  Van-Dyck, 
lui  qui  avait  dans  sa  galerie  le  portrait  de  Charles  I",  roi-martyr,  et  sur  ses  boiseries 
les  trous  des  balles  puritaines  lancées  par  les  soldats  de  Gromwell,  le  24  août  16i8, 
alors  qu'ils  avaient  amené  Charles  I"  prisonnier  à  Hampton-Court. 

C'est  là  que  tenait  sa  cour  ce  roi  toujours  ivre  de  plaisir:  ce  roi  poëte  par  le  désir  ; 
ce  malheureux  d'autrefois  qui  se  payait  par  un  jour  de  volupté  chaque  minute  écoulée 
naguère  dans  l'angoisse  et  la  misère. 

Ce  n'était  pas  le  doux  gazon  d'Hampton-Court ,  si  doux  que  l'on  croit  fouler  le  ve- 
lours; ce  n'était  pas  le  carré  de  fleurs  touffues,  qui  ceint  le  pied  de  chaque  arbre  et  fait 
un  lit  aux  rosiers  de  vingt  pieds  qui  s'épanouissent  en  plein  ciel  comme  des  gerbes 
d'artifice:  ce  n'était  pas  les  grands  tilleuls  dont  les  rameaux  tombent  jusqu'à  terre 
comme  des  saules,  et  voilent  tout  amour  ou  toute  rêverie  sous  leur  ombre,  ou  plutôt 
sous  leur  chevelure;  ce  n'était  pas  tout  cela  que  Charles  II  aimait  dans  son  beau  pa- 
lais d'Hampton-Court. 

Peut-être  était-ce  alors  cette  belle  eau  rousse  pareille  aux  eaux  de  la  mer  Caspienne, 
cette  eau  immense,  ridée  par  un  vent  frais,  comme  les  ondulations  de  la  chevelure 
de  Cléopâlre ,  ces  eaux  tapissées  de  cressons ,  de  nénuphars  blancs ,  aux  bulbes  vigou- 
reuses, qui  s'entr'ouvrent  pour  laisser  voir  comme  dans  l'œuf  le  germe  d'or  rutilant 
au  fond  de  l'enveloppe  laiteuse,  ces  eaux  mystérieuses  et  pleines  de  murmures,  sur 
lesquelles  [naviguent  les  cygnes  noirs  et  les  petits  canards  avides,  frêle  couvée  au  du- 
vet de  soie,  qui  poursuivent  la  mouche  verte  sur  les  glaïeuls  et  la  grenouille  dans  ses 
repaires  de  mousse. 

C'étaient  peut-être  les  houx  énormes  au  feuillage  biocolor,  les  ponts  rians  jetés  sur 
les  canaux,  les  biches  qui  brament  dans  les  allées  sans  fin,  et  les  bergeronnettes  qui 
piétinent  en  voletant  dans  les  bordures  de  buis  et  de  trèfle. 

Car  il  y  a  de  tout  cela  dans  Hampton-Court:  il  y  a  en  outre  les  espaliers  de  roses 
blanches  qui  grimpent  le  long  des  hauts  treillages  pour  laisser  retomber  sur  le  sol  leur 
neige  odorante  ;  il  y  a  dans  le  premier  parc  les  vieux  sycomores  aux  troncs  verdissans 
qui  baignent  leurs  pieds  dans  une  poétique  et  luxuriante  moisissure. 

Non,  ce  que  Charles  II  aimait  dans  Hampton-Court,  c'étaient  les  ombres  charmantes 
qui  couraient  après  midi  sur  ses  terrasses,  lorsque,  comme  Louis  XIV,  il  avait  fait 
peindre  leurs  beautés  dans  son  grand  cabinet  par  un  des  pinceaux  intell igens  de  son 
époque,  pinceaux  qui  savaient  attacher  siu' la  toile  un  rayon  échappé  de  tant  de  beaux 
yeux  qui  lançaient  l'amour. 

Le  jour  où  nous  arrivons  à  Hampton-Court ,  le  ciel  est  presque  doux  et  clair  coiiunc 
en  un  jour  de  France  ;  l'air  est  d'une  tiédeur  humide  ,  les  géraniums ,  les  pois  de  sen- 
teur énormes,  les  seringats  et  les  héhotropes ,  jetés  par  millions  dans  le  parterre, 
exhalent  leurs  arômes  enivrans. 

Il  est  une  heure.  Le  roi ,  revenu  de  la  chasse ,  a  dîné ,  rendu  visite  à  la  duchesse  de 
Casttdmaine,  la  maîtresse  eu  titre,  et  après  cette  preuve  de  fidélité ,  il  peut  à  l'aise  se 
permettre  des  intidélités  jusqu'au  soir. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  159 

Toute  la  cour  folâtre  et  aime.  C'est  le  temps  où  les  dames  demandent  sérieusement 
aux  gentilshommes  leur  sentiment  sur  tel  ou  tel  pied  plus  ou  moins  charmant ,  selon 
qu'il  est  chaussé  d'un  has  de  soie  rose  ou  d'un  bas  de  soie  verle. 

C'est  le  temps  où  Charles  II  déclare  qu'il  n'y  a  pas  de  salut  pour  une  femme  sans  le 
bas  de  soie  verte,  parce  que  mademoiselle  Lucy  Stewart  les  porte  de  celte  couleur. 

Tandis  que  le  roi  cherche  à  communiquer  ses  préférences,  nous  verrons  dans  l'allée 
de  hêtres  qui  faisaii  face  à  la  terrasse  une  jeune  dame  en  habit  de  couleur  sévère  mar- 
chant auprès  d'une  autre  en  habit  de  couleur  lilas  et  bleu  sombre. 

Elles  traversèrent  le  parterre  de  gazon  au  milieu  duquel  s'élevait  une  belle  fontaine 
aux  syrènes  de  bronze,  et  s'en  allèrent  en  causant  sur  la  terrasse,  le  long  de  laquelle, 
de  la  clôture  de  brique ,  sortaient  dans  le  parc  plusieurs  cabinets  variés  de  forme  ;  mais 
comme  ces  cabinets  étaient  pour  la  plupart  occupés,  ces  jeunes  femmes  passèrent: 
l'une  rougissait,  l'autre  rêvait. 

Entin,  elles  vinrent  au  bout  de  cette  terrasse  qui  dominait  toute  la  Tamise,  et  trou- 
vant un  frais  abri,  s'assirent  côte  à  côte. 

—  Où  allons-nous,  Slewart?  dit  la  plus  jeune  des  deux  femmes  à  sa  compagne. 

—  Ma  chère  Graffton  ,  nous  allons ,  tu  le  vois  bien ,  où  tu  nous  mènes. 

—  Moi  ! 

—  Sans  doute,  toi  :  à  l'extrémité  du  palais ,  vers  'ce  banc  où  le  jeune  Français  at- 
tend et  soupire. 

Miss  Mary  Graffton  s'arrêta  court. 

—  Non,  non,  dit-elle,  je  ne  vais  pas  là. 

—  Pourquoi? 

—  Retournons  ,  Ste^vart . 

—  Avançons,  au  contraire,  et  exphquons-nous. 

—  Sur  quoi  ? 

—  Sur  ce  que  le  vicomte  de  Bragelonne  est  de  toutes  les  promenades  que  tu  faib , 
comme  tu  es  de  toutes  les  promenades  qu'il  fait. 

—  Et  tu  en  conclus  qu'il  m'aime  ou  que  je  l'aime  ? 

—  Pourquoi  pas,  c'est  un  charmant  gentilhomme;  personne  ne  m'entend  ,  je  l'es- 
père, dit  miss  Lucy  Stewart  en  se  retournant  avec  un  sourire  qui  indiquait,  au  reste, 
que  son  inquiétude  n'était  pas  grande. 

— Non!  non!  dit  Mary,  le  roi  est  dans  son  cabinet  ovale  avec  M.  de  Buckingham. 

—  A  propos  de  M.  de  Buckingham,  Mary... 

—  Quoi? 

—  lime  semble  qu'il  s'était  déclaré  ton  chevalier  depuis  le  retour  de  Fran:e;  com- 
ment va  ton  cœur  de  ce  côté? 

Mary  Gralftou  haussa  les  épaules. 

—  Bon!  bon!  je  demanderai  cela  au  beau  Bragelonne,  dit  Stewart  en  riant,  allons 
le  retrouver  bien  vite. 

—  Pourquoi  faire? 

—  J'ai  k  lui  parler,  moi. 

— 'Voyons,  toi,  Stewart,  qui  sais  les  petits  secrets  du  roi? 

—  Tu  crois  cela? 

—  Dame!  tu  dois  les  savoir  ou  personne  ne  les  saura;  dis,  pourquoi  M.  de  Brage- 
lonne est-il  en  Angleterre  et  qu'y  fait-il? 

—  Ce  que  fait  tout  gentilhomme  envoyé  par  son  roi  vers  un  autre  roi. 

—  Soit;  mais,  sérieusement,  quoique  la  pohtique  ne  soit  pas  notre  fort,  nous  eu 


160  LES  MOUSQUETAIRES. 

savons  assez  pour  comprendre  que  M.  de  Bragelonne  n'a  point  ici  de  mission  sérieuse. 

—  Écoute,  dit  Stewart  avec  une  gravité  affectée,  je  veux  bien  pour  loi  trahir  un 
secret  d'État.  Veux-tu  que  je  te  récite  la  lettre  de  crédit  donnée  par  le  roi  Louis  XIV 
à  M.  de  Bragelonne  et  adressée  à  Sa  Majesté  le  roi  Charles  II? 

—  Oui,  sans  doute. 

—  La  voici  :  «Mon  frère,  je  vous  envoie  un  gentilhomme  de  ma  cour,  fils  de  quel- 
ce  qu'un  que  vous  aimez.  Traitez-le  bien,  je  vous  en  prie,  et  failes-lui  aimer  l'An- 
«  gleterre,  » 

—  Il  y  avait  cela  ? 

—  Tout  net...  ou  l'équivalent.  Jene  réponds  pas  de  la  forme,  mais  je  répondsdufond. 

—  Eh  bien!  qu'en  as-tu  déduit,  ou  plutôt  qu'en  a  déduit  le  roi? 

—  Que  Sa  Majesté  Française  avait  ses  raisons  pour  éloigner  M.  de  Bragelonne  et  le 
marier...  autre  part  qu'en  France. 

—  De  sorte  qu'en  vertu  de  cette  lettre... 

—  Le  roi  Charles  II  a  reçu  M.  de  Bragelonne  comme  tu  sais,  splendidement  et  ami- 
calement, il  lui  a  donné  la  plus  belle  chambre  de  White-Hall,  et  comme  tu  es  la  plus 
précieuse  personne  de  sa  cour,  attendu  que  tu  as  refusé  son  cœur...  Allons,  ne  rougis 
pas...  Il  a  voulu  fe  donner  du  goût  pour  le  Français  et  lui  faire  ce  beau  présent.  Voilà 
pourquoi,  toi,  héritière  de  trois  cent  mille  livres,  toi,  future  duchesse,  toi,  belle  et 
bonne,  il  t'a  mise  de  toutes  les  promenades  dont  M.  de  Bragelonne  faisait  partie.  En- 
fin, c'était  un  complot ,  une  espèce  de  conspiration.  Vois  si  tu  veux  y  mettre  le  feu ,  je 
t'en  livre  la  mèche. 

Miss  Mary  sourit  avec  cette  expression  charmante  qui  lui  était  familière  ,  et,  serrant 
le  bras  de  sa  compagne , 

—  Remercie  le  roi ,  dit-elle. 

—  Oui,  oui,  mais  M.  de  Buckinghain  est  jaloux.  Prends  garde. 

Ces  mots  étaient  à  peine  prononces  que  M.  de  Buckingham  sortait  de  l'un  des  pa- 
villons de  la  terrasse,  et  s'approchant  des  deux  femmes  avec  un  sourire  : 

—  Vous  vous  trompez,  miss  Lucy,  dit-il,  non  je  ne  suis  pas  jaloux,  et  la  preuve, 
miss  Mary,  c'est  que  voici  là-bas  celui  qui  devrait  être  la  cause  de  ma  jalousie,  le 
vicomte  de  Bragelonne,  qui  rêve  tout  seul. 

Pauvre  garçon  !  Permettez  donc  que  je  lui  abandonne  votre  gracieuse  compagnie 
pendant  quelques  minutes,  attendu  que  j'ai  besoin  de  causer  pendant  ces  quelques  mi- 
nutes avec  miss  Lucy  Stewart. 

Alors  s'inclinant  du  côté  de  Lucy  : 

—  Me  ferez-vous ,  dit-il ,  l'honneur  de  prendre  ma  main  pour  aller  saluer  le  roi  qui 
nous  attend. 

Et  à  ces  mots,  Buckingham  toujours  riant  prit  la  main  de  miss  Lucy  Stewart  et 
l'emmena. 

Restée  seule,  Mary  Graffton,  la  tête  inclinée  sur  lépaule  avec  cette  mollesse  gra- 
cieuse particulière  aux  jeunes  Anglaises,  demeura  un  instant  immobile  les  yeux  lixés 
sur  Raoul,  mais  comme  indécise  de  ce  qu'elle  devait  faire.  Enfin  après  que  ses  joues, 
en  pâlissant  et  en  rougissant  tour  à  loin'  eurent  révélé  le  combat  qui  se  passait  dans 
son  cœur,  elle  parut  prendre  une  résolution  et  s'avança  d'un  pas  assez  ferme  vers  le 
banc  où  Raoul  était  assis  et  rêvait. 

Le  bruit  des  pas  de  miss  Mary,  si  léger  qu'il  fut  sur  la  pelouse  verte,  réveilla  Raoul; 
il  détourna  la  tête,  aperçut  la  jeune  fille  et  marcha  au-devant  de  la  compagne  que 
son  heureux  destin  lui  amenait. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  16t 

—  On  m'envoie  ù  vous ,  Monsieur,  dit  Mary  Graffton  ;  m'acceptez- vous? 

—  Et  à  qui  dois-je  être  reconnaissant  d'un  pareil  bonheur,  Mademoiselle?  demanda 
Raoul. 

—  A  M.  de  Buckingham,  répliqua  Mary  en  affectant  la  gaieté. 

—  A  M.  de  Buckingham  ,  qui  cherche  si  passionnément  votre  précieuse  compagnie; 
Mademoiselle,  dois-je  vous  croire? 

—  En  effet,  Monsieur,  vous  le  voyez ,  tout  conspire  à  ce  que  nous  passions  la  meil- 
leure ou  plutôt  la  plus  longue  part  de  nos  journées  ensemble.  Hier,  c'était  le  roi  qui 
m'ordonnait  de  vous  faire  asseoir  près  de  moi  à  table;  aujourd'hui,  c'est  M.  de  Buc- 
kingham qui  me  prie  de  venir  m'asseoir  près  de  vous  sur  ce  banc. 

—  Et  il  s'est  éloigné  pour  me  laisser  la  place  libre?  demanda  Raoul  avec  embarras" 

—  Regardez  là-bas.  au  détour  de  l'allée,  il  va  disparaître  avec  miss  Stewart.  A-t- 
on de  ces  complaisances-là  en  France,  monsieur  le  vicomte? 

—  Mademoiselle,  je  ne  pourrais  trop  dire  ce  qui  se  fait  en  France,  car  à  peine  si 
je  suis  Français.  J'ai  vécu  dans  plusieurs  pays  et  presque  toujours  en  soldat;  puis, 
j'ai  passé  beaucoup  de  temps  à  la  campagne  ;  je  suis  un  sauvage. 

—  Vous  ne  vous  plaisez  point  en  Angleterre ,  n'est-ce  pas? 

—  Je  ne  sais,  dit  Raoul  distraitement  et  en  poussant  un  soupir. 

—  Comment  !  vous  ne  savez... 

—  Pardon ,  lit  Raoul  en  secouant  la  tête  et  en  rappelant  à  lui  ses  pensées.  Pardon, 
je  n'entendais  pas. 

—  Oh  !  dit  la  jeune  femme  en  soupirant  à  son  tour,  comme  le  duc  de  Buckingbam 
a  eu  tort  de  m'envoyer  ici  ! 

—  Tort!  dit  vivement  Raoul,  vous  avez  raison  :  ma  compagnie  est  maussade,  et 
vous  vous  ennuyez  avec  moi.  M.  de  Buckingham  a  eu  tort  de  vous  envoyer  ici. 

—  C'est  justement,  répliqua  la  jeune  femme  avec  sa  voix  sérieuse  et  vibrante, 
c'est  justement  parce  que  je  ne  m'ennuie  pas  avec  vous  que  M.  de  Buckingham  a  eu 
tort  de  m'envoyer  près  de  vous. 

Raoul  rougit  à  son  tour. 

—  Mais  ,  reprit-il ,  comment  M.  de  Buckingham  vous  envoie-t-il  près  de  moi ,  et 
comment  y  venez-vous  vous-même?  jM.  de  Buckingham  vous  aime  et  vous  l'aimez... 

—  Non,  répondit  gravement  Mary,  non,  M.  de  Buckingham  ne  m'aime  point, 
puisqu'il  aime  madame  la  duchesse  d'Orléans;  et  quant  à  moi ,  je  n'ai  aucun  amour 
pour  le  duc. 

Raoul  regarda  la  jeune  femme  avec  étonnement. 

—  Etes-vous  l'ami  de  ^I.  de  Buckingham,  vicomie?  demanda-t-elle. 

—  M.  le  duc  me  fait  l'honneur  de  m'appeler  son  amidepuis  que  nous  nous  sommes 
vus  en  France. 

—  Vous  éles  de  simples  connaissances,  alors? 

—  Non ,  car  M.  le  duc  de  Buckingham  est  l'ami  Irès-intime  d'un  gentilhomme  que 
j'aime  comme  un  frère. 

—  De  M,  le  comie  de  Guiche? 

—  Oui,  Mademoiselle. 

' —  Lequel  aime  madame  la  duchesse  d'Orléans? 

—  Oh  1  que  dites-vous  là  ! 

—  Et  qui  en  est  aimé,  continua  tranquillement  la  jeune  femme. 
Raoul  baissa  la  lète,  miss  Mary  Granton  continua  en  soupirant  : 

—  lis  sont  birn  hourrux...  Tenez,  quillcz-tnoi ,  monsieur  de  Bragelonne  ,  car  M.  de 

T.  II.  "  j, 


i(j-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

Buckingham  vous  a  donné  une  fâcheuse  commission  en  m'ofifrant  à  vous  comme  com- 
pagne de  promenade.  Votre  cœur  est  ailleurs,  et  à  peine  si  vous  me  faites  l'aumône 
de  votre  esprit.  Avouez ,  avouez...  Ce  serait  mal  à  vous,  vicomte,  de  ne  pas  avouer. 

—  Madame,  je  l'avoue. 
Elle  le  regarda. 

Il  était  si  simple  et  si  beau,  son  œil  avait  tant  de  limpidité,  de  douce  franchise  et 
de  résolution,  qu'il  ne  pouvait  venir  à  l'idée  d'une  femme  aussi  distinguée  que  l'était 
miss  Mary,  que  le  jeune  homme  fût  un  discourtois  ou  un  niais. 

Elle  vit  seulement  qu'il  aimait  une  autre  femme  qu'elle  dans  toute  la  sincérité  de 
son  cœur. 

*—  Oui ,  je  comprends ,  dit-elle  j  vous  êtes  amoureux  en  France. 

Raoul  s'inclina. 

—  Le  duc  connaît-il  cet  amour? 

• —  Nul  ne  le  sait,  répondit  Raoul. 

—  Et  pourquoi  me  le  dites-vous,  à  ntoi? 
— •  Mademoiselle... 

—  Allons ,  parlez. 

—  Je  ne  le  puis. 

—  C'est  donc  à  moi  d'aller  au-devant  de  l'explication  ;  vous  ne  voulez  rien  me  dire 
à  moi  parce  que  vous  êtes  convaincu  maintenant  que  je  n'aime  point  le  duc ,  parce  que 
vous  voyez  que  je  vous  eusse  aimé  peut-èlre,  parce  que  vous  êtes  un  gentilhomme 
plein  de  cœur  et  de  délicatesse,  et  qu'au  heu  de  prendre,  ne  fùl-ce  que  pour  vous 
distraire  un  moment,  une  main  que  l'on  approchait  de  la  vôtre,  qu'au  heu  de  sourire 
à  ma  bouche  qui  vous  souriait ,  vous  avez  préféré  ,  vous  qui  êtes  jeune .  me  dire  à 
moi  qui  suis  belle  : 

«  J'aime  en  France.  » 

Eh  bien,  merci,  monsieur  de  Bragelonne  ,  vous  êtes  un  noble  gentilhonune  ,  et  je 
vous  en  aime  plus...  d'amitié.  A  présent,  ne  parlons  plus  de  moi,  parlons  de  vous. 
Oubliez  que  miss  Mary  Cirairton  vous  a  parlé  d'elle:  dites-moi  pourquoi  vous  êtes 
triste  ,  pourquoi  vous  l'êtes  plus  encore  depuis  quelques  jours. 

Raoul  fut  ému  jusqu'au  fond  du  cœur  à  l'accent  doux  et  triste  de  celte  voix  ;  il  ne 
put  trouver  un  mot  de  réponse  ;  la  jeune  tille  vint  encore  à  son  secours. 

—  Plaignez-moi,  dit-elle.  Ma  mère  était  Française.  Je  puis  donc  dire  que  je  suis 
Française  par  le  sang  et  l'àme.  Mais  sur  cette  ardeur  planent  sans  cesse  le  brouillard 
et  la  tristesse  de  l'Angleterre.  Parfois  le  rêve  d'or  et  de  magiques  félicités,  mais  sou- 
dain la  brume  arrive  et  s'étend  sur  mon  rêve  qu'elle  éteint.  Cette  fois  encore,  il  en  a 
été  ainsi.  Pardon,  assez  là-dessus,  donnez-moi  votre  main  et  contez  vos  chagrins  à 
une  amie. 

—  Vous  êtes  Française ,  avez-vous  dit ,  Française  d'Ame  et  de  sang. 

—  Oui ,  non-seulement ,  je  le  répète .  ma  mère  était  Française .  mai?  encore ,  connue 
mon  père,  ami  du  roi  Cbarlos  l",  s'était  exilé  en  France,  et  pendant  le  procès  du 
prince,  et  pendant  la  vie  du  prolecteur,  j'ai  été  élevée  à  Paris  j  à  la  restauration  du  roi 
Charles  11 ,  mon  père  est  revenu  en  Angleterre  pour  y  mourir  presque  aussitôt;  pauvre 
père  !  Alors  le  roi  Charles  m'a  faite  duchesse,  et  a  complété  mon  douaire. 

—  Avez-vous  encore  quelque  parent  en  France?  demanda  Raoul  avec  un  profond 
intérêt. 

—  J'ai  une  sœur ,  mon  aînée  de  sept  ou  huit  anS)  mariée  en  France  et  déjà  veuve; 
clic  s'appelle  madame  de  Bellicres. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  163 

Raoul  fit  un  mouvement. 

—  Vous  la  connaissez  ? 

—  J'ai  entendu  prononcer  son  nom. 

—  Elle  aime  aussi  ;  et  ses  dernières  lettres  m'annoncent  quelle  est  heureuse  ,  donc 
elle  est  aimée.  Moi,  je  vous  le  disais ,  monsieur  de  Bragelonne ,  j'ai  la  moitié  de  son 
âme,  mais  je  n'ai  point  la  moitié  de  son  bonheur.  Mais  parlons  de  vous.  Qui  aimez- 
vous  en  France  ? 

—  Une  jeune  fille  douce  et  blanche  comme  un  lis. 

—  Mais  si  elle  vous  aime  ,  elle,  pourquoi  étes-vous  triste? 

—  On  m'a  dit  qu'elle  ne  m'aimait  plus. 

—  Vous  ne  le  croyez  pas,  j'espère? 

—  Celui  qui  m'écrit  n'a  point  signé  sa  lettre. 

—  Une  dénonciation  anonyme  !  Oh  !  c'est  quelque  trahison,  dit  miss  Grall'lon. 

—  Tenez,  dit  Raoul  en  montrant  à  la  jeune  tille  un  billet  qu'il  avait  lu  cent  lois. 
Mary  Graffton  prit  le  billet  et  lut  : 

c(  Vicomte ,  disait  cette  lettre  ,  vous  avez  bien  raison  de  vous  divertir  là-bas  avec  les 
belles  dames  du  roi  Charles  II ,  car  à  la  cour  du  roi  Louis  XIV  on  vous  assiège  dans 
le  château  de  vos  amours.  Restez  donc  à  jamais  à  Londres,  pauvre  vicomte ,  ou  re- 
venez vite  à  Paris.  » 

—  Pas  de  signature  ,  dit  miss  Mary. 

—  Non. 

—  Donc ,  n'y  croyez  pas. 

—  Oui;  mais  voici  une  seconde  lettre. 

—  De  qui  ? 

—  De  M.  de  Guiche. 

—  Oh!  c'est  autre  chose  !  Et  cette  lettre  vous  dit?  .. 

—  Lisez. 

«  Mon  ami,  je  suis  blessé,  malade.  Revenez  ,  Raoul  ;  revenez  ! 

«    GUICHE.    » 

—  Et  qu'allez-vous  faire?  demanda  la  jeune  fille  avec  un  serrement  de  cœur. 

—  Mon  intention,  en  recevant  cette  lettre,  a  été  de  prendre  à  Tinstant  même  congé  du  roi. 

—  Et  vous  la  reçûtes?... 

—  Avant-hier. 

—  Elle  est  datée  de  Fontainebleau  ? 

—  C'est  étrange,  n'est-ce  pas?  la  cour  est  à  Paris.  Enfin  je  fusse  parti.  Mais  quand 
je  parlai  au  roi  de  mon  départ,  il  se  mit  à  rire  et  me  dit  :  «  Monsieur  l'ambassadeur, 
d'où  vient  que  vous  partez?  Est-ce  que  votre  maître  vous  rappelle?  »  Je  rougis,  je  fus 
décontenancé,  car,  en  effet ,  le  roi  m'a  envoyé  ici ,  et  je  n'ai  point  reçu  d'ordre  de  retour. 

Mary  fronça  un  sourcil  pensif. 

—  Et  vous  restez?  demanda-t-elle. 

—  Il  le  faut.  Mademoiselle. 

■ —  Et  celle  que  vous  aimez?... 

—  Eh  bien?... 

—  Vous  écrit-elle? 

—  Jamais. 

—  Jamais!  Oh  !  elle  ne  vous  aime  donc  pas? 

—  Au  moins,  elle  ne  m'a  point  écrit  depuis  mon  déj)arl 

—  Vous  écrivait-elle  auparavant? 


164  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Quelquefois.  Oh!  j'espère  qu'elle  aura  eu  un  empêchement. 

—  Voici  le  duc;  silence. 

En  efl'et,  Buckingham  reparaissait  au  bout  de  l'allée,  seul  et  souriant;  il  vint  len- 
tement et  tendit  la  main  aux  deux  causeurs. 

—  Vous  êtes-vous  entendus?  dit-il. 

—  Sur  quoi?  demanda  Mary  Grafîton. 

—  Sur  ce  qui  peut  vous  rendre  heureuse ,  chère  Mary,  et  rendre  Raoul  moins 
malheureux. 

—  Je  ne  vous  comprends  point ,  milord  ,  dit  Raoul. 

— Voilàmon  sentiment,  miss  Mary.  Voulez-vous  que  je  vous  le  dise  devant  Monsieur? 
Et  il  souriait. 

—  Si  vous  voulez  dire  ,  répondit  la  jeune  tille  avec  fierté,  que  j'étais  disposée  à 
aimer  M.  de  Bragelonne ,  c'est  inulile ,  car  je  le  lui  ai  dit  moi-même. 

Buckingham  réfléchit,  et  sans  se  décontenancer  comme  elle  s'y  attendait, 

—  C'est,  dit-il,  parce  que  je  vous  connais  un  délicat  esprit  et  surtout  une  âme 
lovale  ,  que  je  vous  laissais  avec  M.  de  Bragelonne ,  dont  le  cœur  malade  peut  se  guérir 
entre  les  mains  d'un  médecin  comme  vous. 

—  Mais,  milord,  avant  de  me  parler  du  cœur  de  M.  de  Bragelonne,  vous  me  par- 
liez du  vôtre.  Voulez-vous  donc  que  je  guérisse  deux  cœurs  à  la  fois? 

—  Il  est  vrai ,  miss  Mary;  mais  vous  me  rendrez  cette  justice  que  j'ai  bientôt  cessé 
une  poursuite  inutile,  reconnaissant  que  ma  blessure,  à  moi,  était  incurable. 

Mary  se  recueillit  un  instant. 

—  Milord,  dit-elle,  M.  de  Bragelonne  est  heureux.  Il  aime  ,  on  l'aime.  Il  n'a  donc 
pas  besoin  d'un  médecin  tel  que  moi. 

—  INI.  de  Bragelonne  ,  dit  Buckingham,  est  à  la  veille  de  faire  une  grave  maladie, 
et  il  a  plus  que  jamais  besoin  que  l'on  soigne  son  cœur. 

—  Expliquez-vous,  milord  !  demanda  vivement  Raoul. 

—  Non,  peu  à  peu  je  m'expliquerai,  mais  si  vous  le  désirez,  je  puis  dire  à  miss 
Mary  ce  que  vous  ne  pouvez  entendre. 

—  Milord ,  vous  me  mettez  à  la  torture:  milord  ,  vous  savez  quelque  chose. 

—  Je  sais  que  miss  Mary  GrafTton  est  le  plus  charmant  objet  qu'un  cœur  malade 
puisse  rencontrer  sur  son  chemin. 

—  Milord,  je  vous  ai  déjà  dit  que  le  vicomte  de  Bragelonne  aimait  ailleurs,  fit  la 
jeune  tille. 

—  Il  a  tort. 

—  Vous  le  savez  donc,  monsieur  le  duc,  vous  savez  donc  que  j'ai  tort? 
-—Oui. 

—  Mais  qui  aimc-l-il  donc?  s'écria  la  jeune  fille. 

—  Il  aime  une  femme  indigne  de  lui,  dit  tranquillement  Buckingham  avec  ce 
flegme  qu'un  Anglais  seul  puise  dans  sa  tête  et  dans  son  cœur. 

Miss  Mary  Grafflon  lit  un  cri  qui ,  non  moins  que  les  paroles  prononcées  par  Buc- 
kingham ,  appela  sur  les  joues  de  Bragelonne  la  pâleur  du  saisissement  et  le  frisson- 
nement de  la  terreur. 

—  Duc.  s'écria-t-il,  vous  venez  de  prononcer  de  telles  paroles,  que  sans  tarder 
d'une  seconde  j'en  vais  chercher  l'explication  à  Paris. 

—  Vous  resterez  ici ,  dit  Buckingham, 

—  Moi! 

• —  Oui,  vous. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  165 

—  Et  comment  cela? 

—  Parce  que  vous  n'avez  pas  le  droit  de  partir,  et  qu'on  ne  quitte  pas  le  service 
d'un  roi  pour  celuid'une  femme ,  tut-elle  digne  d'être  aimée  comme  l'est  Mary  Grafflon. 

—  Alors,  instruisez-moi. 

—  Je  le  veux  bien.  Mais  resterez-vous  ? 

—  Oui,  si  vous  me  parlez  franchement. 

Ils  en  étaient  là,  et  sans  doute  Buckingham  allait  dire,  non  pas  tout  ce  qui  était, 
mais  tout  ce  qu'il  savait,  lorsqu'un  valet  de  pied  du  roi  parut  à  l'extrémité  de  la  ter- 
rasse et  s'avança  vers  le  cabinet  où  était  le  roi  avec  miss  Lucy  Stewart. 

Cet  homme  précédait  un  courrier  poudreux  qui  paraissait  avoir  mis  pied  à  terre  il  y 
avait  quelques  instans  à  peine. 

—  Le  courrier  de  France  1  le  courrier  de  Madame!  s'écria  Raoul,  reconnaissant  la 
livrée  de  la  duchesse. 

L'homme  et  le  courrier  firent  prévenir  le  roi,  tandis  que  le  duc  et  miss  Gratîlon 
échangeaient  un  regard  d'intelligence. 


LE  COURRIER  DE  MADAME. 


Charles  II  était  en  train  de  prouver  ou  d'essayer  de  prouver  à  miss  Stewart  qu'il 
ne  s'occupait  que  d'elle  :  en  conséquence  il  lui  promettait  un  amour  pareil  à  celui  que 
son  aïeul  Henri  IV  avait  eu  pour  Gabrielle. 

Malheureusement  pour  Charles  II ,  il  était  tombé  sur  un  mauvais  jour,  sur  un  jour 
où  miss  Stewart  s'était  mis  en  tête  de  le  rendre  jaloux. 

Aussi ,  à  cette  promesse ,  au  lieu  de  s'attendrir  comme  l'espérait  Charles  II ,  se  mit- 
elle  à  éclater  de  rire. 

—  Oh!  sire,  sire,  s'écria-t-elle  tout  en  riant,  si  j'avais  le  malheur  de  vous  de- 
mander une  preuve  de  cet  amour,  combien  serait-il  facile  de  voir  que  vous  mentez. 

—  Écoutez ,  lui  dit  Charles ,  vous  connaissez  mes  cartons  de  Raphaël  ;  vous  savez 
si  j'y  tiens;  le  monde  me  les  envie.  Vous  savez  encore  cela  :  mon  père  les  lit  acheter 
par  Van-Dyck.  Voulez-vous  que  je  les  fasse  porter  aujourd'hui  même  chez  vous  ? 

—  Oh  !  non ,  répondit  la  jeune  tille  ;  gardez-vous-en  bien ,  sire  ,  je  suis  trop  à  l'étroit 
pour  loger  de  pareils  hôtes. 

—  Alors  je  vous  donnerai  Hampton-Court  pour  mettre  les  cartons. 

—  Soyez  moins  généreux,  sire  ,  et  aimez  plus  longtemps ,  voilà  tout  ce  que  je  vous 
demande. 

—  Je  vous  aimerai  toujours;  n'est-ce  point  assez? 

—  Vous  riez ,  sire. 

—  Voulez- vous  donc  que  je  pleure? 

—  Non,  mais  je  voudrais  vous  voir  un  peu  plus  mélancolique. 

—  Merci  Dieu!  ma  belle,  je  l'ai  été  assez  longtemps  :  quatorze  ans  d'exil,  de  pau- 
vreté ,  de  misère ,  il  me  semblait  que  c'était  une  dette  payée  ;  et  puis  la  mélancolie 
enlaidit. 

—  Non  pas,  voyez  plutôt  le  jeune  Français. 


im  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oh  !  le  vicomte  de  Bragelonne  !  vous  aussi.  Dieu  me  damne  !  elles  en  deviendront 
toutes  folles  les  unes  après  les  autres;  d'ailleurs,  lui,  il  a  raison  d'être  mélancolique. 

—  Et  pourquoi  cela  ? 

—  Ah  bien  !  il  faut  que  je  vous  livre  les  secrets  d'État  ! 

—  Il  le  faut  si  je  le  veux ,  puisque  vous  avez  dit  que  vous  étiez  prêt  à  faire  tout  ce 
que  je  voudrais. 

—  Eh  bien!  il  s'ennuie  de  son  pays,  là!  Étes-vous  contente? 

—  Il  s'ennuie? 

—  Oui,  preuve  qu'il  est  un  niais. 

—  Comment,  un  niais? 

—  Sans  doute.  Comprenez-vous  cela?  je  lui  permets  d'aimer  miss  Mary  Grafflon, 
et  il  s'ennuie  ! 

—  Bon!  il  paraît  que  si  vous  n'étiez  pas  aimé  de  miss  Lucy  Stewart,  vous  vous  con- 
soleriez, vous,  en  aimant  miss  Mary  Graffton  ? 

—  Je  ne  dis  pas  cela  ;  d'abord  ,  vous  savez  bien  que  Mary  Graffton  ne  m'aime  pas; 
or,  on  ne  se  console  d'un  amour  perdu  que  par  un  amour  trouvé.  Mais,  encore  une 
fois,  ce  n'est  pas  de  moi  qu'il  est  question,  c'est  de  ce  jeune  homme.  Ne  dirait-on 
pas  que  celle  qu'il  laisse  derrière  lui  est  une  Hélène,  une  Hélène  avant  Paris,  bien  en- 
tendu ! 

—  Mais  il  laisse  donc  quelqu'un,  ce  gentilhomme? 

—  C'est-à-dire  qu'on  le  laisse. 

—  Pauvre  garçon  !  au  fait,  tant  pis. 

—  Comment ,  tant  pis  ? 

—  Oui  ;  pourquoi  s'enva-t-il? 

—  Croyez-vous  que  ce  soit  de  son  gré  qu'il  s'en  aille  ? 

—  Il  est  donc  forcé  ? 

—  Par  ordre,  ma  chère  Stewart,  il  a  quille  Paris  par  ordre. 

—  Et  par  quel  ordre  ? 

—  Devinez. 

—  Du  roi? 

—  Juste. 

—  Ah  !  vous  m'ouvrez  les  yeux. 

—  N'en  dites  rien,  au  moins. 

—  Vous  savez  bien  que  pour  la  discrétion  je  vaux  un  homme.  Ainsi  le  roi  le  renvoie  ? 

—  Oui. 

—  Et,  pendant  son  absence ,  il  lui  prend  sa  maîtresse. 

—  riiii,  et  comprenez-vous,  le  pauvre  enfant,  au  lieu  de  remercier  le  roi,  il  se 
lamente  ! 

—  Komercier  le  roi  de  ce  qu'il  lui  enlève  sa  maîtresse  !  Ah  oà,  mais  ce  n'est  pas 
galant  le  moins  du  monde  pour  les  femmes  en  général  et  pour  les  maîtresses  en  parti- 
culier, ce  que  vous  dites  là,  sire  ! 

—  Mais  comprenez  donc,  parbleu  !  Si  celle  que  le  roi  lui  enlève  était  une  miss 
Graffton  ou  une  miss  Ste\\arl ,  je  serais  do  son  avis,  et  je  ne  le  trouverais  même  pas 
assez  désespéré;  mais  c'est  une  petite  fille  maigre  et  boiteuse...  Au  diable  soit  de  la 
fidélité!  comme  on  dit  en  France.  Refuser  celle  qui  est  riche  pour  celle  qui  est  pauvre, 
relie  qui  l'aime  pour  celle  qui  le  trompe,  a-t-on  jamais  vu  cela? 

—  Croyez-vous  que  Mary  ait  sérieusement  envie  de  plaire  au  vicomte,  sire? 

—  Oui ,  je  le  crois. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  167 

—  Eh  bien!  le  vicomte  s'habituera  à  l'AngleteiTe.  Mary  a  bonne  tête  ,  et  quand  elle 
veut ,  elle  veut  bien. 

—  Ma  chère  miss  Stewart ,  prenez  garde,  si  le  vicomte  s'acclimate  à  notre  pays  il 
n'y  a  pas  longtemps,  avant-hier  encore  il  m'est  venu  demander  la  permission  de  le 
quitter. 

—  Et  vous  la  lui  avez  refusée? 

—  Je  le  crois  bien,  le  roi  mon  frère  a  trop  à  cœur  qu'il  soit  absent,  et  quant  à  moi, 
j'y  mets  de  l'amour-propre ,  il  ne  sera  pas  dit  que  j'aurai  tendu  à  ce  yongman  le  plus 
noble  et  le  plus  doux  appât  de  l'Angleterre... 

—  Vous  êtes  galant,  sire,  dit  miss  Stewart  avec  une  charmante  moue. 

—  Je  ne  compte  pas  miss  Stewart ,  dit  le  roi,  celle-là  est  un  appât  royal .  et  puisque 
je  m'y  suis  pris,  un  autre,  j'espère  ,  ne  s'y  prendra  point;  je  dis  donc  entin  que  je 
n'aurai  pas  fait  inutilement  les  doux  yeux  à  ce  jeune  homme  ;  il  restera  chez  nous ,  il 
se  mariera  chez  nous,  ou  Dieu  me  damne  !... 

—  Et  j'espère  bien  qu'une  fois  marié,  au  lieu  d'en  vouloir  à  Votre  Majesté,  il  lui 
en  sera  reconnaissant,  car  tout  le  monde  s'empresse  à  lui  plaire,  jusqu'à  M.  de  Buc- 
kingham,  qui,  chose  incroyable,  s'efface  devant  lui. 

—  Et  jusqu'à  miss  Stewart,  qui  l'appelle  un  charmant  cavalier. 

—  Écoutez,  sire  :  vous  m'avez  assez  vanté  miss  Graffton,  passez-moi  à  mon  tour  un 
peu  de  Bragelonne.  Mais ,  à  propos,  sire,  vous  êtes  depuis  quelque  temps  d'une  bonté 
qui  me  surprend;  vous  songez  aux  absens,  vous  pardonnez  les  offenses,  vous  êtes 
presque  parfait.  D'où  vient... 

Charles  II  se  mit  à  rire. 

—  C'est  parce  que  vous  vous  laissez  aimer,  dit-il. 

—  Oh!  il  doit  y  avoir  une  autre  raison. 

—  Dame!  j'oblige  mon  frère  Louis  XIV. 

—  Donnez-m'en  une  autre  encore. 

—  Eh  bien  ,  le  vrai  motif,  c'est  que  Buckingham  m'a  recommandé  ce  jeune  homme 
et  m'a  dit  : 

—  Sire,  je  commence  par  renoncer,  en  faveur  du  vicomte  de  Bragelonne,  à  miss 
Graffton,  faites  comme  moi. 

—  Oh  !  c'est  un  digne  gentilhomme  ,  en  vérité,  que  le  duc. 

— Allons,  bien;  échauffez-vous  maintenant  la  tête  pour  Buckingham.  Il  paraît  que 
vous  voulez  me  faire  damner  aujourd'hui. 
En  ce  moment  on  gratta  à  la  porte. 

—  Qui  se  permet  de  nous  déranger?  s'écria  Charles  avec  impatience. 

—  En  vérité,  sire  ,  dit  Stewart,  voilà  un  qui  se  permet  de  la  plus  suprême  fatuité, 
et  pour  vous  en  punir... 

Elle  alla  ouvrir  elle-même  la  porte. 

—  Ah  !  c'est  un  messager  de  France,  dit  miss  Stewart. 

—  Un  messager  de  France!  s'écria  Charles,  de  ma  sœur  peut-être? 

—  Oui,  sire,  dit  l'huissier,  et  messager  extraordinaire. 

—  Entrez,  entrez,  dit  Charles. 
Le  courrier  entra. 

—  Vous  avez  une  lettre  de  madame  la  duchesse  d'Orléans?  demanda  le  roi. 

—  Oui,  sire,  répondit  le  courrier,  et  tellement  pressée  que  j'ai  mis  vingt-six  heures 
seulement  pour  l'apporter  à  Votre  Majesté,  et  encore  ai-je  perdu  trois  quarts  d'heure 
à  Calais. 


168  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  On  reconnaîtra  ce  zèle  .  dit  le  roi. 
Et  il  ouvrit  la  lettre. 

Puis  se  prenant  à  rire  aux  éclats  : 

—  En  vérité,  s'écria-t-il ,  je  n'y  comprends  plus  rien. 
El  il  relut  la  lettre  une  seconde  fois. 

MissSte^vart  affectait  un  maintien  plein  de  réserve  et  contenait  son  ardente  curiosité. 

—  Francis ,  dit  le  roi  à  son  valet ,  que  l'on  fasse  rafraîchir  et  coucher  ce  brave  gar- 
çon, et  que  demain  en  se  réveillantil  trouve  àson  chevel  un  pelitsacde  cinquante  louis. 

—  Sire  ! 

—  Va ,  mon  ami ,  va  :  ma  sœur  avait  bien  raison  de  te  recommander  la  diligence  : 
c'est  pressé. 

Et  il  se  remit  à  rire  plus  fort  que  jamais. 

Le  messager,  le  valet  de  chambre  et  miss  Slewart  elle-même  ne  savaient  quelle 
contenance  garder. 

—  Ah  !  fît  le  roi  en  se  renversant  sur  son  fauteuil ,  et  quand  je  pense  que  lu  as 
crevé...  combien  de  chevaux? 

—  Deux. 

—  Deux  chevaux  pour  apporter  cette  nouvelle!  c'est  bien,  va  mon  ami,  va. 
Le  courrier  sortit  avec  le  valet  de  chambre. 

Charles  II  alla  à  la  fenêtre  qu'il  ouvrit,  et  se  penchant  en  dehors  ; 

—  Duc,  cria-t-il,  duc  Buckingham,  mon  cher  Buckin;_'ham ,  venez. 

Le  duc  se  hàla  d'accourir;  mais  arrivé  au  seuil  de   la  porte  et   apercevant   miss 
Stewart,  il  hésita  à  entrer. 

—  Viens  donc  et  ferme  la  porte,  duc. 

Le  duc  obéit  et  voyant  le  roi  de  si  joyeuse  humeur,  s'approcha  en  souriant. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  duc,  où  on  es-tu  avec  ton  Français? 

—  Mais  j'en  suis  de  son  côté  au  plus  pur  désespoir,  sire. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Parce  que  cette  adorable  miss  Graffton  veut  l'épouser  et  qu'il  ne  veut  pas. 

—  Mais  ce  Français  nest  donc  qu'un  Béotien  1  s'écria  miss  Stewart.  Qu'il  dise  oui 
ou  qu'il  dise  non,  et  que  cela  finisse. 

—  Mais,  dit  gravement  Buckingham,  vous  savez,  ou  vous  devez  savoir,  Madame, 
que  M.  de  Bragelonne  aime  ailleurs. 

— Alors,  dit  le  roi  venant  au  secoursde  missStewart,  rien  de  plus  simple;  qu'il  dise  non. 

—  Oh  !  c'est  que  je  lui  ai  prouvé  qu'il  avait  tort  de  ne  pas  dire  oui  ! 

—  Tu  lui  as  donc  avoué  que  sa  la  Vallière  le  trompait  ? 

—  Ma  foi,  oui,  tout  net. 

—  Et  qu'a-t-il  fait? 

—  Il  a  fait  un  bond  comme  pour  franchir  le  détroit. 

—  Enfin,  dit  miss  Stewart,  il  a  fait  quelque  chose  :  c'est  ma  foi  bien  heureux. 

—  Mais,  continua  Buckingham,  je  lai  arrêté  :  je  l'ai  mis  aux  prises  avec  miss  Mary, 
et  j'espère  bien  que  maintenant  il  ne  partira  point  comme  il  en  avait  manifesté  l'intention. 

—  Il  manifestait  rinlenlion  de  partir!  s'écria  le  roi. 

—  Un  instant  j'ai  douté  qu'aucune  puissance  humaine  fût  capable  de  l'arrêter;  mais 
les  yeux  de  miss  Mary  sont  braques  sur  lui  :  il  restera. 

—  Eh  bien!  voilà  ce  qui  te  trompe,  Buckingham,  dit  le  roi  en  éclatant  de  rire;  ce 
malheureux  est  prédestiné. 

—  Prédestiné  à  quoi  ? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  169 

—  A  être  trompé,  ce  qui  n'est  rien;  mais  à  le  voir,  ce  qui  est  beaucoup. 

—  A  distance,  et  avec  l'aide  de  miss Gratîton ,  le  coup  sera  paré. 

—  Eh  bien  !  pas  du  tout;  il  n'y  aura  ni  distance  ni  aide  de  miss  Grafflon.  Brage- 
lonne partira  pour  Paris  dans  une  heure. 

Buckingham  tressaillit.  Miss  Stewart  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Mais,  sire.  Votre  Majesté  sait  bien  que  c'est  impossible,  dit  le  duc. 

—  C'est-à-dire,  mon  cher  Buckiogham,  qu'il  est  impossible  maintenant  que  le 
contraire  arrive. 

—  Sire  ,  figurez-vous  que  ce  jeune  homme  est  un  lion. 

—  Je  le  veux  bien ,  Villiers. 

—  Et  que  sa  colère  est  terrible. 

—  Je  ne  dis  pas  non,  cher  ami. 

—  S'il  voit  son  malheur  deçrès  ,  tant  pis  pour  l'auteur  de  son  malheur. 

—  Soit;  mais  que  veux- tu  que  j'y  fasse? 

—  Fût-ce  le  roi,  s'écria  Buckingham,  je  ne  répondrais  pas  de  lui  ! 

—  Oh  !  le  roi  a  des  mousquetaires  pour  le  garder,  dit  Charles  tranquillement;  je 
sais  cela,  moi,  qui  ai  fait  antichambre  chez  lui  à  Blois.  Il  a  M.  d'Artagnan.  Peste  1 
voilà  un  gardien!  Je  m'accommoderais,  vois-tu,  de  vingt  colères  comme  celles  de 
ton  Bragelonne ,   si  j'avais  quatre  gardiens  comme  M.  d'Artagnan. 

—  Oh  !  mais  que  Votre  Majesté,  qui  est  si  bonne,  réfléchisse,  dit  Buckingham. 

—  Tiens,  dit  Charles  II  en  présentant  la  lettre  au  duc  ,  lis,  et  réponds  toi-même. 
A  ma  place  ,  que  ferais-tu  ? 

Buckingham  prit  lentement  la  lettre  de  Madame  et  lut  ces  mots  en  tremblant  d'é- 
motion : 

«  Pour  vous,  pour  moi,  pour  l'honneur  et  le  salut  de  tous,  renvoyez  immédiate- 
«  ment  en  France  M.  de  Bragelonne. 

«  Votre  sœur  dévouée , 

«  Henriette.  « 

—  Qu'en  dis-tu ,  Villiers? 

—  Ma  foi,  sire,  je  n'en  dis  rien,  répondit  le  duc  stupéfait. 

—  Est-ce  toi,  voyons,  dit  le  roi  avec  affectation,  qui  me  conseillerais  de  ne  pas 
obéir  à  ma  sœur  quand  elle  me  parle  avec  cette  insistance  ? 

—  Oh!  non,  non,  sire,  et  cependant... 

—  Tu  n'as  pas  lu  le post-scriptum,  ViUiers;  il  est  sous  le  pli  et  m'avait  échappé 
d'abord  à  moi-même  :  lis. 

Le  duc  leva  en  effet  un  pli  qui  cachait  cette  ligne  : 
«  Mille  souvenirs  à  ceux  qui  m'aiment.  » 

Le  front  pâlissant  du  duc  s'abaissa  vers  la  terre;  la  feuille  trembla  dans  ses  doigts 
comme  si  le  papier  se  fût  changé  en  un  plomb  épais. 

Le  roi  attendit  un  instant  et  voyant  que  Buckingham  restait  muet  : 

—  Qu'il  suive  donc  sa  destinée  comme  nous  la  nôtre,  continua  le  roi;  chacun 
souffre  sa  passion  en  ce  monde  :  j'ai  eu  la  mienne,  j'ai  eu  celle  des  miens,  j'ai  porté 
double  croix.  Au  diable  les  soucis  maintenant  !  Va, Villiers,  va  me  quérir  ce  gentilhomme. 

Le  duc  ouvrit  la  porte  treillisée  du  cabinet,  et,  montrant  au  roi  Raoul  et  Mary  qui 
marchaient  à  côté  l'un  de  l'autre  : 

—  Oh  !  sire ,  dit-il ,  quelle  cruauté  pour  cette  pauvre  miss  Graffton  I 

—  Allons ,  allons ,  appelle ,  dit  Charles  lien  fronçant  ses  sourcils  noirs;  tout  le 


170  LES  MOUSQUETAIRES. 

monde  est  donc  sentimental  ici?  Bon  !  voilà  miss  Stewart  qui  s'essuie  les  yeux  à  pré- 
sent. Maudit  Français,  va  ! 

Le  duc  appela  Raoul ,  et  allant  prendre  la  main  de  miss  Graffton ,  il  l'amena  devant 
le  cabinet  du  roi. 

—  Monsieur  de  Bragelonne,  dit  Charles  II,  ne  me  demandiez-vous  pas  avant-hier 
la  permission  de  retourner  à  Paris? 

—  Oui,  sire,  répondit  Raoul,  que  ce  début  étourdit  tout  d'abord. 

—  Eh  bien  I  mon  cher  vicomte ,  j'avais  refusé,  je  crois? 

—  Oui,  sire. 

—  Et  vous  m'en  avez  voulu? 

—  Non,  sire,  car  Votre  Majesté  refusait  certainement  pour  d'excellens  motifs  ;  Votre 
Majesté  est  trop  sage  et  trop  bonne  pour  ne  pas  bien  faire  tout  ce  qu'elle  fait. 

— Je  vous  alléguais,  je  crois,  reprit  Charles,  cette  raison  que  le  roi  de  France  ne  vous 
avait  pas  rappelé? 

—  Oui,  sire,  vous  m'avez  en  effet  répondu  cela. 

—  Eb  bien  !  j'ai  réfléchi ,  monsieurde  Bragelonne  ;  si  en  effet  le  roi  ne  vous  a  pas  fixé 
le  retour,  il  m'a  recommandé  de  vous  rendre  agréable  le  séjour  de  l'Angleterre;  or, 
puisque  vous  me  demandez  à  partir,  c'est  que  le  séjour  de  l'Angleterre  ne  vous  était 
pas  agréable. 

—  Je  n'ai  pas  dit  cela  ,  sire. 

—  Non ,  mais  votre  demande  signifiait  au  moins,  dit  le  roi ,  qu'un  autre  séjour  vous 
serait  plus  agréable  que  celui-ci. 

En  ce  moment  Raoul  se  tourna  vers  la  porte  contre  le  chambranle  de  laquelle  miss 
Graffton  était  appuyée  pâle  et  défaite. 

Son  autre  bras  était  posé  sur  le  bras  de  Buckingham. 

—  Vous  ne  répondez  pas,  poursuivit  Charles;  le  proverbe  français  est  positif:  Qui 
ne  dit  mot  consent.  Eh  bien!  monsieur  Bragelonne,  je  me  vois  en  mesure  de  vous  sa- 
tisfaire; vous  pouvez,  quand  vous  voudrez,  partir  pour  la  France,  je  vous  y  autorise. 

—  Sire  !..  s'écria  Raoul. 

—  Ohl  murmura  Mary  en  étreignant  le  bras  de  Buckingham. 

—  Vous  pouvez  être  ce  soir  à  Douvres ,  continua  le  roi;  la  marée  monte  à  deux 
heures  du  matin. 

Raoul,  stupéfait,  balbutia  quelques  mots  qui  tenaient  le  milieu  entre  le  remercî- 
ment  et  l'excuse. 

—  Je  vous  dis  donc  adieu ,  monsieur  de  Bragelonne  ,  et  vous  souhaite  toutes  sortes 
de  prospérités,  dit  le  roi  en  se  levant;  vous  me  ferez  le  plaisir  de  garder  en  souvenir 
de  moi  ce  diamant,  que  je  destinais  à  une  corbeille  de  noces. 

Miss  Grafflon  semblait  prête  à  défaillir. 

Raoul  reçut  le  diamant  ;  en  le  recevant  il  sentait  ses  genoux  trembler. 
Il  adressa  quelques  complimens  au  roi,  quelques  complimens  à  miss  Stewart  et 
chercha  Buckingham  pour  lui  dire  adieu. 
Le  roi  profita  de  ce  moment  pour  disparaître. 
Raoul  trouva  le  duc  occupé  à  relever  le  courage  de  miss  Graffton. 

—  Uites-luide  rester.  Mademoiselle, je  vous  en  supplie,  murmurait  Buckingham. 

—  Je  lui  dis  de  partir,  répondit  miss  Graffton  en  se  ranimant;  je  ne  suis  pas  de  ces 
femmes  qui  ont  plus  d'orguoilquo  de  ca^ur  ;  si  on  l'aime  en  France  qu'il  retourne  en 
France  et  qu'il  me  bénisse,  moi  qui  lui  aurai  conseillé  d'aller  trouver  son  bonbeur.  Si, 
au  contraire,  on  ne  l'aime  plus,  qu'il  revienne,  je  l'aimerai  encore ,  et  son  infortune 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  171 

ne  l'aura  point  amoindri  à  mes  yeux.  Il  y  a  dans  les  armes  de  ma  maison  ce  que  Dieu 
a  gravé  dans  mon  cœur  : 

«  Habentiparum,  efjcnticuncta. 

«  Aux  riches  peu ,  aux  pauvres  tout.  » 

—  Je  doute,  ami ,  dit  Buckingham ,  que  vous  trouviez  là-bas  l'équivalent  de  ce  que 
vous  laissez  ici. 

—  Je  crois  ou  du  moins  j'espère,  dit  Raoul  d'un  air  sombre,  que  ce  que  j'aime 
est  digne  de  moi ,  mais  s'il  est  vrai  que  j'ai  un  indigne  amour,  comme  vous  avez  essayé 
de  me  le  faire  entendre,  monsieur  le  duc,  je  l'arracherai  de  mon  cœur,  dussé-jc  ar- 
racher mon  cœur  avec  l'amour. 

Mary  Graffton  leva  les  yeux  sur  lui  avec  une  expression  d'indéfinissable  pitié. 
Raoul  sourit  tristement. 

—  Mademoiselle,  dit-il,  le  diamant  que  le  roi  me  donne  était  destiné  à  vous, 
laissez-moi  vous  l'offrir;  si  je  me  marie  en  France,  vous  me  lo  renverrez  ;  si  je  ne  me 
marie  pas,  gardez-le. 

Et  saluant,  il  s'éloigna. 

—  Que  veut-il  dire?  pensa  Buckingham,  tandis  que  Raoul  serrait  respectueusement 
la  main  glacée  de  miss  Mary. 

Miss  Mary  comprit  le  regard  que  Buckingham  fixait  sin*  elle. 

—  Si  c'était  une  bague  de  fiançailles ,  dit-elle,  je  ne  l'accepterais  point. 

—  Vous  lui  offrez  cependant  de  revenir  à  vous. 

—  Ohl  duc,  s'écria  la  jeune  fille  avec  des  sanglots,  une  femme  comme  moi  n'est 
jamais  prise  pour  consolafion  par  un  homme  comme  lui. 

—  Alors  vous  pensez  qu'il  ne  reviendra  pas? 

—  Jamais ,  dit  miss  Graffton  d'une  voix  étranglée. 

—  Eh  bien,  je  vous  dis,  moi ,  qu'il  trouvera  là-bas  son  bonheur  détruit,  sa  fiancée 
perdue.. i  son  honneur  même  entamé...  Que  lui  restera-t-il  donc  qui  vaille  votre 
amour?  Oh  !  dites  ,  Mary,  vous  qui  vous  connaissez  vous-même  ? 

Miss  Graffton  posa  sa  blanche  main  sur  le  bras  de  Buckingham,  et  tandis  que  Raoul 
fuyait  dans  l'allée  de  tilleuls  avec  une  rapidité  vertigineuse,  elle  dit  d'une  voix  mou- 
rante ces  vers  de  Romeo  et  Juliette  : 

Il  faut  partir  et  vivre, 
Ou  rester  et  mourir. 

Lorsqu'elle  acheva  le  dernier  mot,  Raoul  avait  disparu. 

Miss  Graffton  rentra  chez  elle,  plus  pâle  et  plus  silencieuse  qu'une  ombre. 

Buckingham  profita  du  courrier  qui  était  venu  apporter  la  lettre  au  roi  pour  écrire 
à  Madame  et  au  comte  de  Guiche. 

Le  roi  avait  parlé  juste.  A  deux  heures  du  matin,  la  marée  était  haute,  et  Raoul 
s'embarquait  pour  la  France. 


n2  LES  MOUSQUETAIRES. 


SAINT-AIGNAN  SUIT  LE   CONSEIL   DE   MALICORNE. 


Le  roi  surveillait  ce  portrait  de  la  Vallière  avec  un  soin  qui  venait  autant  du  désir 
de  la  voir  ressemblante  que  du  dessein  de  faire  durer  ce  portrait  longtemps. 

Il  fallait  le  voir  suivant  le  pinceau,  attendre  l'achèvement  d'un  plan  ou  le  résultat 
d'une  teinte  et  conseiller  au  peintre  diverses  modifications  auxquelles  celui-ci  consen- 
tait avec  une  docilité  respectueuse. 

Puis  quand  le  peintre ,  suivant  le  conseil  de  Malicorne ,  avait  un  peu  tardé,  quand 
Saint-Aignan  faisait  une  petite  absence,  il  fallait  voir,  et  personne  ne  le  voyait,  ces 
silences  pleins  d'expression  qui  unissaient  dans  un  soupir  deux  âmes  fort  disposées  à 
se  comprendre  et  fort  désireuses  du  calme  et  de  la  méditation. 

Alors  les  minutes  s'écoulaient  comme  par  magie ,  le  roi  se  rapprochait  de  sa  maî- 
tresse et  venait  la  brûler  du  feu  de  son  regard ,  du  contact  de  son  haleine. 

Un  bruit  se  faisait-il  entendre  dans  l'antichambre ,  le  peintre  arrivait-il ,  Saint- 
Aignan  revenait-il  en  s'excusant ,  le  roi  se  mettait  à  parler,  la  Vallière  à  lui  répondre 
précipitamment,  et  leurs  yeux  disaient  à  Saint-Aignan  que  pendant  son  absence  ils 
avaient  vécu  un  siècle. 

En  un  mot,  Malicorne,  ce  philosophe  sans  le  vouloir,  avait  su  donner  au  roi  l'ap- 
pétit dans  l'abondance  et  le  désir  dans  la  certitude  de  la  possession. 

Ce  que  la  Vallière  redoutait  n'arriva  pas. 

Nul  ne  devina  que  dans  la  journée  elle  sortait  deux  ou  trois  heures  de  chez  elle. 
Elle  feignait  une  santé  irrégulière.  Ceux  qui  se  présentaient  chez  elle  frappaient  avant 
que  d'entrer.  Malicorne,  l'homme  des  inventions  ingénieuses,  avait  imaginé  un  mé- 
canisme acoustique  par  lequel  la  Vallière,  dans  Tappartement  do  Saint-Aignan, 
était  prévenue  des  visites  que  l'on  venait  faire  dans  la  chambre  qu'elle  habitait 
ordinairement. 

Ainsi  donc,  sans  sortir,  sans  avoir  de  confidentes,  elle  rentrait  chez  elle  ,  déroulant 
par  une  apparition,  tardive  peut-être,  mais  qui  combattait  victorieusement  néanmoins 
tous  les  soupçons  des  sceptiques  les  plus  acharnés. 

Malicorne  avait  demandé  à  Saint-Aignan  des  nouvelles  du  lendemain.  Saint-Aignan 
avait  été  forcé  d'avouer  que  ce  quart  d'heure  de  liberté  donnait  au  roi  une  humeur 
des  plus  joyeuses. 

—  11  faudra  doubler  la  dose,  répliqua  Malicorne,  mais  insensiblement;  attendez 
bien  ipi'on  le  désire. 

On  le  désira  si  bien  qu'un  soir,  le  quatrième  jour,  an  moment  où  le  peintre  pliait 
bagage,  sans  que  Saint-Aignan  fut  rentré ,  Saint-Aignan  rentra  et  vit  sur  le  visage  de 
la  Vallière  une  ombre  de  contrariété  qu'elle  n'avait  pu  dissinmler.  Le  roi  fut  moins 
secret,  il  témoigna  sou  dépit  par  un  mouvement  d'épaules  très-significatif. 

La  Vallière  rougit  alors. 

—  Bon!  s'écria  Saint-Aignan,  dans  sa  pensée,  M.  Malicorne  sera  enchanté  ce  soir. 
En  effet,  Malicorne  fut  enchanté  le  soir. 

—  Il  est  bien  évident,  dit-il  au  comte,  que  mademoiselle  de  la  Vallière  espérait  que 
vous  tarderiez  au  moins  dix  minutes. 


MONSIEIH     II  F.     S  \  1  N  I  -AIG.\A> 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  173 

—  Et  le  roi  une  demi-heure,  cher  monsieur  ^laiicorne. 

—  Vous  seriez  un  mauvais  serviteur  du  roi ,  répliqua  celui-ci,  si  vous  refusiez  cette 
demi-heure  de  satisfaction  à  Sa  Majesté. 

—  Mais  le  peintre?  objecta  Saint-Aignan. 

—  Je  m'en  charge  ,  dit  Malicorne ,  seulement  laissez-moi  prendre  conseil  des  vi- 
sages et  des  circonstances;  ce  sont  mes  opérations  de  magie  à  moi,  et  quand  les  sor- 
ciers prennent  avec  l'astrolabe  la  hauteur  du  soleil,  de  la  lune  et  de  leurs  constella- 
tions, moi,  je  me  contente  de  regarder  si  les  yeux  sont  cerclés  de  noir,  ou  si  la  bouche 
décrit  l'arc  convexe  ou  l'arc  concave. 

—  Observez  donc! 

—  N'ayez  pas  peur. 

Et  le  rusé  Malicorne  eut  tout  le  loisir  d'observer. 

Car  le  soir  même  le  roi  alla  chez  Madame  avec  les  reines  et  fit  une  si  grosse  mine, 
poussa  de  si  rudes  soupirs,  regarda  la  Vallière  avec  des  yeux  si  fort  monrans,  que 
Malicorne  dit  à  Montalais  le  soir  : 

—  A  demain. 

Et  il  alla  trouver  le  peinire  dans  sa  maison  de  la  rue  des  Jardins-Saint-Paul  pour  le 
prier  de  remettre  la  séance  à  deux  jours. 

Saint-Aignan  n'était  pas  chez  lui  quand  la  Vallière,  déjà  familiarisée  avec  l'étage 
inférieur,  leva  le  parquet  et  descendit. 

Le  roi,  comme  d'habitude,  l'attendait  sur  l'escalier  et  tenait  un  bouquet  à  la  main; 
en  la  voyant,  il  la  prit  dans  ses  bras. 

LaVallière,toutémue,  regarda  autour  d'elle,  etnevoyantque  le  roi,  ne  se  plaignit  pas. 

Ils  s'assirent. 

Louis,  couché  près  des  coussins  sur  lesquels  elle  reposait,  et  la  tête  inclinée  sur  les 
genoux  de  sa  maîtresse,  placé  là  comme  dans  un  asile  dont  on  ne  pouvait  le  bannir, 
la  regardait,  et  comme  si  le  moment  fût  venu  où  rien  ne  pouvait  plus  s'interposer  entre 
ces  deux  âmes,  elle  de  soncôlé  se  mit  à  le  dévorer  du  regard. 

Alors  de  ses  yeux  si  doux,  si  purs,  se  dégageait  une  flamme  toujours  jaillissante 
dont  les  rayons  allaient  chercher  le  cœur  de  son  royal  amant  pour  le  réchauffer  d'abord 
et  le  dévorer  ensuite. 

Embrasé  parle  contact  des  genoux  tremblans,  frémissant  de  bonheur  lorsque  la  main 
de  Louise  descendait  sur  ses  cheveux,  le  roi  s'engourdissait  dans  cette  félicité,  et  s'at- 
tendait toujours  à  voir  entrer  le  peintre  ou  Saint-Aignan. 

Dans  cette  prévision  douloureuse,  il  s'efforçait  parfois  de  fuir  la  séduction  qui  s'in- 
filtrait dans  ses  veines,  il  appelait  le  sommeil  du  cœur  et  des  sens,  il  repoussait  la 
réalité  toute  prête,  pour  courir  après  l'ombre. 

Mais  la  porte  ne  s'ouvrit  ni  pour  Saint-Aignan  ni  pour  le  peintre  ;  mais  les  tapisse- 
ries ne  frissonnèrent  même  point.  Un  silence  lourd  de  mystère  et  de  volupté  engour- 
dit jusqu'aux  oiseaux  dans  leur  cage  dorée. 

Le  roi,  vaincu,  retourna  sa  tête  et  colla  sa  bouche  brûlante  dans  les  deux  mains 
réunies  de  la  Vallière;  elle  perdit  la  raison  et  serra  sur  les  lèvres  de  son  amant  ses 
deux  mains  convulsives. 

Louis  se  roula  chancelant  à  genoux  et  comme  la  Vallière  n'avait  pas  dérangé  sa  tête, 

le  front  du  roi  se  trouva  au  iu!veau  des  lèvres  de  la  jeune  femme  qui,  dans  son  extase, 

effleura  d'un  furtif  et  mourant  baiser,  les  cheveux  parfumés  qui  lui  caressaient  les  joues. 

Le  roi  la  saisit  dans  ses  bras ,  et,  sans  qu'elle  résistât,  ils  échangèrent  ce  premier 

baiser,  ce  baiser  ardent  qui  change  l'amour  on  un  délire. 


in  LES  MOUSQUETAIRES. 

Ni  le  peintre  ni  Saint-Aignan  ne  rentrèrent  ce  jour-là. 

Une  sorte  d'ivresse  pesante  et  douce,  qui  rafraîchit  les  sens  et  laisse  circuler  comme 
un  lent  poison  le  sommeil  dans  les  veines,  ce  sommeil  impalpable,  languissant  comme 
la  vie  heureuse,  tomba ,  pareil  à  un  nuage,  entre  la  vie  passée  et  la  vie  à  venir  des 
deux  amans. 

Au  sein  de  ce  sommeil  plein  de  rêves,  un  bruit  continu,  à  l'étage  supérieur,  in- 
quiéta d'abord  la  Vallière,  mais  sans  la  réveiller  tout  à  fait. 

Cependant,  comme  ce  bruit  continuait,  comme  il  se  faisait  comprendre,  comme  il 
rappelait  la  réalité  à  la  pauvre  jeune  femme  ivre  de  l'illusion,  elle  se  releva  tout 
effarée ,  belle  de  son  désordre ,  en  disant  : 

—  Quelqu'un  m'attend  là-haut!  Louis!  Louis!  n'entendez-vous  pas? 

—  Eh  I  n'êtes-vous  pas  celle  que  j'attends?  dit  le  roi  avec  tendresse  :  que  les  antres 
désormais  vous  attendent. 

Mais  elle  secoua  doucement  la  tête. 

—  Bonheur  caché...  dit-elle  avec  deux  grosses  larmes,  pouvoir  caché...  mon  orgueil 
doit  se  taire  comme  mon  cœur. 

Le  bruit  recommença. 
— J'entends  la  voix  de  Montalais,  dit-elle. 
El  elle  monta  précipitamment  l'escaher. 

Le  roi  montait  avec  elle,  ne  pouvant  se  décider  à  la  quitter  et  couvrant  de  baisers 
sa  main  et  le  bas  de  sa  robe. 

—  Oui ,  oui,  répéta  la  Vallière  la  moitié  du  corps  déjà  passée  à  travers  la  trappe, 
oui,  la  voix  de  Montalais  qui  appelle,  il  faut  qu'il  soit  arrivé  quelque  chose  d'important. 

—  Allez  donc,  cher  amour,  dit  le  roi,  et  revenez  vite. 

—  Oh!  pas  aujourd'hui.  Adieu!  adieu! 

Et  elle  s'abaissa  encore  une  fois  pour  embrasser  son  amant,  puis  s'échappa. 
Montalais  attendait  en  effet  tout  agitée,  toute  pâle. 

—  Vite,  vile,  dit-elle,  il  monte. 

—  Qui  cela?  qui  est-ce  qui  monte? 

—  Lui.  Je  l'avais  bien  prévu. 

—  Mais  qui  donc,  lui?  Tu  me  fais  moiu'ir! 

—  Raoul,  murmura  Montalais. 

—  Moi!  oui,  moi,  dit  une  voix  joyeuse  dans  les  derniers  degrés  du  grand  escalier. 
La  Vallière  poussa  un  cri  terrible  et  se  renversa  en  arrière. 

—  Me  voici,  me  voici,  chère  Louise,  dit  Raoul  en  accourant.  Oh!  je  savais  bien  , 
moi,  que  vous  m'aimiez  toujours. 

La  Valhère  fit  un  geste  d'elfroi,  elle  s'eflorça  de  parler  et  ne  put  articuler  (luuno 
parole. 

—  Non  !  Non  !  dit-elle ,  et  elle  tomba  dans  les  bras  de  Montalais  murmurant  : 

—  Ne  m'approchez  pas  ! 

Montalais  fit  signe  à  Raoul  qui ,  pétrifié  sur  le  seuil ,  ne  chercha  pas  même  à  faire 
un  pas  de  plus  dans  la  chambre. 

Puis,  jetant  les  yeux  du  coté  du  paravent  : 

—  Oh!  dit-elle,  l'iniprudeute!  la  trappe  n'est  pas  même  fermée  ! 

Et  elle  s'avança  vers  l'angle  de  la  chambre  pour  refermer  d'abord  le  paravent,  et 
puis,  derrière  le  paravent,  la  trappe. 

Mais  de  celte  trappe  s'élança  le  roi  qui  avait  entendu  le  cri  de  la  Vallière  et  qui 
venait  à  son  secours. 


RETOi;n     tlK     11RAGEL0NN1-: 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  175 

Il  s'agenouilla  devant  elle  en  accablant  de  questions  Montalais  qui  commençait  à 

nerdre  la  tète.  •  i     i     i  i 

Mais  au  mouient  où  le  roi  tombait  à  genoux,  on  entendit  un  en  de  douleur  sur  le 

carré  el  le  bruit  d'un  pas  dans  le  corridor.  Le  roi  voulut  couru-  pour  von'  qui  avait 

poussé  ce  cri ,  pour  reconnaître  qui  faisait  ce  bruit  de  pas. 
Monlalais  cbcrcha  à  le  retenir,  mais  ce  fut  vamement 
Le  roi   quittant  la  Vallière ,  alla  vers  la  porte ,  mais  Raoul  était  deja  loin ,  de  sorte 

que  le  roi  ne  vit  qu'une  espèce  d'ombre  tournant  l'angle  du  corridor. 


17G 


LES  MOUSQUETAIRES. 


DEUX   VIEUX   AMIS. 


a-d*Ij»cr. 


ANDis  que  chacun  pensait  à  ses  affaires  à  la  cour,  un  homme 
se  rendait  mystérieusement  derrière  la  place  de  Grève, 
dans  une  maison  qui  nous  est  déjà  connue  pour  l'avoir 
vue  assiégée  un  jour  d'émeute  par  d'Artagnan. 

Cette  maison  avait  sa  principale  entrée  par  la  place 
Baudoyer. 

Assez  grande,  entourée  de  jardins,  ceinte  dans  la  rue 
Saint-Jean  par  des  boutiques  de  taillandiers  qui  la  garan- 
tissaient des  regards  curieux ,  elle  était  enfermée  dans  ce 
triple  rempart  de  pierres,  de  bruit  et  de  verdure,  comme 
une  momie  parfumée  dans  sa  triple  boîte. 

L'homme  dont  nous  parlons  marchait  d'un  pas  assuré,  bien  qu'il  ne  fut  pas  de  la 
première  jeunesse.  A  voir  son  manteau  couleur  de  muraille  et  sa  lonçrue  épée,  qui 
relevait  ce  manteau,  nul  n'eût  pu  méconnaître  le  chercheur  d'aventures;  et  si  l'on 
eut  bien  consulté  ce  croc  de  moustaches  relevé,  cette  peau  iine  et  lisse  qui  apparaissait 
sous  le  sombrero,  comment  ne  pas  croire  que  les  aventures  dussent  être  galantes. 

En  effet,  à  peine  le  cavalier  fut-il  entré  dans  la  maison  que  huit  heures  sonnèrent 
à  Saint-Gervais. 

Et  dix  minutes  après  une  dame  ,  suivie  d'un  laquais  armé,  vint  frappera  la  même 
porte,  qu'une  vieille  suivant»,'  lui  ouvrit  aussitôt. 

Celle  dame  leva  son  voile  en  entrant.  Ce  n'était  plus  une  beauté,  mais  c'était  en- 
core une  femme  ;  elle  n'était  plus  jeune,  mais  elle  était  encore  alerte  et  d'une  belle 
prestance.  Elle  dissimulait,  sous  une  toilette  riche  et  de  bon  goût,  un  âge  que  Ninon 
de  rEnclos  seule  affronta  en  souriant. 

A  peine  fut-elle  dans  le  vestibule  ,  que  le  cavalier  dont  nous  n'avons  fait  qu'esquis- 
ser les  traits,  vint  à  elle  en  lui  tondant  la  main. 

—  Chère  duchesse,  dit-il ,  bonjour. 

—  Bonjour,  mon  cher  Aramis,  répliqua  la  duchesse. 

Il  la  conduisit  à  un  salon  élégamment  meublé  dont  les  fenêtres  hautes  s'empour- 
praient des  derniers  feux  du  jour  tamisés  par  les  cimes  noires  de  quelques  sapins. 

Tous  deux  s'assirent  côte  à  côte. 

Us  n'eurent  ni  l'un  ni  l'autre  la  pensée  de  demander  de  la  hmiière,  et  s'enseve- 
lircnlainsidansrondtrecnnunes'ils  eussent  voulu  s'ensevelir  mutuellement  dansl'oubli. 

—  Chevalier,  dit  la  duchesse  .  vous  ne  m'avez  plus  donné  signe  d'existence  depuis 
noire  entrevue  de  Fonlaincbleau.  cl  j'avoue  que  voire  présence  le  j<im'  de  la  mnrt  du 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  177 

franciscain,  j'avoue  que  votre  initiation  à  certains  secrets  m'ont  donné  le  plus  vit 
élonnement  que  j'aie  eu  de  ma  vie. 
— Jepuisvousexp]iquermaprésence,jepuisvousexpliquermoninitiation,ditAramis. 

—  Mais  avant  tout ,  répliqua  vivement  la  duchesse,  parlons  un  peu  de  nous.  Voilà 
longtemps  que  nous  sommes  de  bons  amis. 

—  Oui ,  Madame,  et  s'il  plaît  à  Dieu,  nous  le  serons,  sinon  longtemps,  du  moins 
toujours. 

—  Cela  est  certain,  chevalier,  et  ma  visite  en  est  un  témoignage. 

—  Nous  n'avons  plus  à  présent,  madame  la  duchesse,  les  mêmes  intérêts  qu'au- 
trefois, dit  Aramis  en  souriant  sans  crainte  dans  cette  pénombre,  car  on  n'y  pouvait 
deviner  que  son  sourire  fût  moins  agréable  et  moins  frais  qu'autrefois. 

—  Aujourd'hui,  chevalier,  nous  avons  d'autres  intérêts.  Chaque  âge  apporte  les 
siens;  et  comme  nous  nous  comprenons  aujourd'hui  en  causant  aussi  bien  comme  nous 
faisions  autrefois  sans  parler,  causons ,  voulez-vous? 

—  Duchesse,  à  vos  ordres.  Ah  !  pardon,  comment  avez-vous  donc  retrouvé  mon 
adresse  ?  Et  pourquoi  ? 

—  Pourquoi?  Je  vous  l'ai  dit.  La  curiosité.  Je  voulais  savoir  ce  que  vous  êtes  à  ce 
franciscain,  avec  lequel  j'avais  affaire,  et  qui  est  mort  si  étrangement.  Vous  savez 
qu'à  noire  entrevue  à  Fontainebleau,  dans  ce  cimetière,  au  pied  de  cette  tombe  ré- 
cemment fermée,  nous  fûmes  émus  l'un  et  lautre  au  point  de  ne  nous  rien  confier 
l'un  à  l'autre. 

—  Oui,  Madame. 

—  Eh  bien,  je  ne  vous  eus  pas  plutôt  quitté  que  je  me  repentis.  J'ai  toujours  été 
avide  de  m'instruire;  vous  savez  que  madame  de  Longueville  est  im  peu  comme  moi, 
n'est-ce  pas? 

—  Je  ne  sais,  dit  Aramis  discrètement. 

—  Je  me  rappelai  donc,  continua  la  duchesse,  que  nous  n'avions  rien  dit  dans  ce 
cimetière,  ni  vous  de  ce  que  vous  étiez  à  ce  franciscain  dont  vous  avez  surveillé  l'inhu- 
mation, ni  moi  de  ce  que  jelui  étais.  Aussi  tout  cela  m'a  paru  indigne  de  deux  bons  amis 
comme  nous ,  et  j'ai  cherché  l'occasion  de  me  rapprocher  de  vous  pour  vous  donner 
la  preuve  que  je  vous  suis  acquise,  et  que  Marie  Michon,  la  pauvre  morte,  a  laissé 
sur  terre  une  ombre  pleine  de  mémoire. 

Aramis  s'inclina  sur  la  main  de  la  duchesse  et  y  déposa  un  galant  baiser. 
— Vous  avez  dû  avoir  quelque  peine  à  me  retrouver?  dit-il. 

—  Oui,  fit-elle,  contrariée  d'être  ramenée  à  ce  que  voulait  savoir  Aramis:  mais  je 
vous  savais  ami  de  M.  Fouquet,j'ai  cherché  près  de  M.  Fouquet. 

—  Ami!  Oh  !  s'écria  le  chevalier,  vous  dites  trop ,  Madame.  Un  pauvre  prêtre  favo- 
risé par  ce  généreux  protecteur,  un  cœur  plein  de  reconnaissance  et  de  fidélité,  voilà 
tout  ce  que  je  suis  à  M.  Fouquet. 

— 11  vous  a  fait  évêque? 

—  Oui  duchesse. 

—  Mais,  beau  mousquetaire,  c'est  votre  retraite. 

—  Comme  à  toi  l'intrigue  politique,  pensa  Aramis.  Or,  ajouta-t-il,  vous  vous  en- 
quites  auprès  de  M.  Fouquet? 

—  Facilement.  Vous  aviez  été  à  Fontainebleau  avec  lui;  vous  aviez  fait  un  petit 
voyage  à  votre  diocèse,  qui  est  Belle-Isle-cn-iner,  je  crois? 

—  Non  pas,  Madame,  non  pas,  dit  Aramis.  Mon  diocèse  est  Vannes. 

—  C'est  ce  que  je  voulais  dire.  Je  croyais  seulement  que  BelJe-Isle-en-mer... 

T.   U.  )2 


178  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Est  une  maison  à  M.  Fouquet,  voilà  tout. 

—  Ah  !  c'est  qu'on  m'avait  dit  que  Belle-Isle  était  fortifiée  ;  or,  je  vous  sais  homme 
(le  guerre,  mon  ami. 

—  J'ai  tout  désappris  depuis  que  je  suis  d'église ,  dit  Aramis  piqué. 

—  Il  suffit...  J'ai  donc  su  que  vous  étiez  revenu  de  Vannes,  et  j'ai  envoyé  chez  un 
de  nos  amis,  M.  le  comte  de  la  Fère. 

—  Ah!  fît  Aramis. 

—  Celui-là  est  discret  :  il  m'a  fait  répondre  qu'il  ignorait  votre  adresse. 

—  Toujours  Athos ,  pensa  l'évêque  :  ce  qui  est  bon  est  toujours  bon. 

—  Alors...  vous  savez  que  je  ne  puis  me  montrer  ici ,  et  que  la  reine-mère  a  tou- 
jours contre  moi  quelque  chose. 

—  Mais  oui ,  et  je  m'en  étonne. 

—  Oh!  cela  tient  à  toute  sorte  de  raisons...  Mais  passons...  Je  suis  forcée  de  me 
cacher;  j'ai  donc  par  bonheur  rencontré  M.  d'Artagnan,  un  de  vos  anciens  amis, 
n'est-ce  pas? 

' — Un  de  mes  amis  présens,  duchesse. 

—  Il  m'a  renseignée,  lui,  il  m'a  envoyée  à  M.  de  Baisemeaux,  le  gouverneur  de 
la  Bastille. 

Aramis  frissonna,  et  ses  yeux  dégagèrent  dans  l'ombre  une  flamme  qu'il  ne  put  ca- 
cher à  sa  clairvoyante  amie. 

—  M.  de  Baisemeaux,  dit-il,  et  pourquoi  d'Artagnan  vous  cnvoya-t-il  à  M.  de 
Baisemeaux? 

' —  Ah  !  je  ne  sais. 

—  Que  veut  dire  ceci?  dit  l'évèquo  en  résumant  ses  forces  intellectuelles  pour  sou- 
Icuir  dignement  le  combat. 

^-  M.  de  Baisemeaux  était  votre  obligé,  m'a  dit  d'Artagnan? 

^—  C'est  vrai. 

^—  Et  l'on  sait  toujours  l'adresse  d'un  créancier  comme  celle  d'un  débiteur? 

■—  C'est  encore  vrai.  Alors  Baisemeaux  vous  a  indiqué? 

i—  Saint-Mandé,  où  je  vous  ai  fait  tenir  une  lettre. 

—  Que  voici,  et  qui  m'est  précieuse,  dit  Aramis,  puisque  je  lui  dois  le  plaisir  de 
Vous  voir. 

La  duchesse,  satisfaite  d'avoir  ainsi  effleuré  sans  malheur  toutes  les  difficultés  de 
celte  exposition  délicate ,  respira. 
Aramis  ne  respira  pas. 

—  Nous  en  étions ,  dit-il ,  à  voire  visite  à  Baisemeaux  ? 

—  Non,  dit-elle  en  riant,  plus  loin. 

—  Alors  c'est  à  votre  rancune  contre  la  reine-mère. 

—  Plus  loin  encore  ,  reprit-elle,  plus  loin  :  nous  en  sommes  aux  rapports... 

—  Que  vous  aviez  avec  le  franciscain,  coupa  vivement  Aramis;  eh  bien  ,  je  vous 
écoute  altenlivement. 

—  C'est  simple ,  reprit  la  duchesse  en  prenant  son  parti.  'Vous  savez  que  je  vis  avec 
M.  de  Laicques? 

—  Oui,  Madame. 

—  Un  quasi-époux? 

—  On  le  dit. 

—  A  Bruxelles? 

—  Oui. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  179 

—  Vous  savez  que  mes  enfans  m'ont  ruinée  et  dépouillée? 

—  Ah!  quelle  misère  1  duchesse. 

—  C'est  affreux;  il  a  fallu  que  je  m'ingéniasse  à  vivre  et  surtout  à  ne  pas  végéter. 

—  Cela  se  conçoit. 

—  J'avais  des  haines  à  exploiter,  des  amitiés  à  servir;  je  n'avais  plus  de  crédit,  plus 
de  prolecteurs. 

■ —  Vous  qui  avez  protégé  tant  de  gens!  dit  suavement  Aramis. 

—  C'est  toujours  comme  cela,  chevalier.  Je  vis  en  ce  temps  le  roi  d'Espagne. 

—  Ah! 

—  Qui  venait  de  nommer  un  général  des  jésuites,  comme  c'est  l'usage. 

—  Ah  !  c'est  l'usage. 
• —  Vous  l'ignoriez? 

—  Pardon  ;  j'étais  distrait. 

—  En  elfel,  vous  devez  savoircela,  vousquiétiez  en  si  bonne  intimité  avecle  franciscain. 

—  Avec  le  général  des  jésuites ,  vous  voulez  dire  ? 

—  Précisément.  Donc,  je  vis  le  roi  d'Espagne.  Il  me  voulait  du  bien  et  ne  pouvait 
m'en  faire.  Il  me  recommanda  cependant  dans  les  Flandres,  moi  et  Laicques,  et  me 
fit  donner  une  pension  sur  les  fonds  de  l'ordre. 

' —  Des  jésuites? 

—  Oui.  Le  général,  je  veux  dire  le  franciscain,  me  fut  envoyé. 

—  Très-bien. 

^-  Et  comme,  pour  régulariser  la  situation  ,  d'après  les  statuts  de  l'ordre,  je  devais 
être  censée  rendre  des  services...  Vous  savez  que  c'est  la  règle? 

—  Je  l'ignorais. 

Madame  de  Chevreuse  s'arrêta  pour  regarder  Aramis,  mais  il  faisait  nuit  sombre. 

—  Eh  bien!  c'est  la  règle,  reprit-elle.  Je  devais  donc  paraître  avoir  une  utihté 
quelconque.  Je  proposai  de  voyager  pour  l'ordre,  et  l'on  me  rangea  parmi  les  affiliés 
voyageurs.  Vous  comprenez  que  c'était  une  apparence  et  une  formalité. 

*— A  merveille. 

—  Ainsi  touchai-je  ma  pension  qui  était  fort  convenable. 

—  Mon  Dieu,  duchesse,  ce  que  vous  me  dites  là  est  un  coup  de  poignard  pour  moi. 
Vous,  obligée  de  recevoir  une  pension  des  jésuites  I 

—  Non,  chevalier,  de  l'Espagne. 

—  Ah  !  sauf  le  cas  de  conscience,  duchesse,  vous  m'avouerez  que  c'est  bien  la  même 
chose. 

—  Non,  non,  pas  du  tout. 

'-^  Mais  enfin,  de  cette  belle  fortune,  il  reste  bien... 
^^  Il  me  reste  Dampierre.  Voilà  tout. 
«^  C'est  encore  très-beau. 

— -  Oui,  mais  Dampierre  grevé,  Dampierre  hypothéqué,  Dampierre  un  peu  ruiné 
connue  la  propriétaire. 

—  Et  la  reine-mère  voit  tout  cela  d'un  œil  sec?  dit  Aramis  avec  un  curieux  regard 
qui  ne  rencontra  que  ténèbres» 

—  Oui,  elle  a  tout  oublié.  = 

—  Vous  avez ,  ce  me  semble,  duchesse,  essayé  de  rentrer  en  grâce? 

—  Oui,  mais  par  une  singularité  qui  n'a  pas  de  nom,  voilà-t-il  pas  que  le  petit  rdi 
nérile  de  l'antipathie  que  son  cher  père  avait  pour  ma  personne.  Ah!  me  direz-vous, 
je  suis  bien  une  de  ces  femmes  que  l'on  hait,  je  ne  suis  plus  de  celles  que  l'on  aimet 


180  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Chère  duchesse ,  arrivons  vite ,  je  vous  prie ,  à  ce  qui  vous  amène ,  car  je  crois 
que  nous  pouvons  nous  être  utiles  l'un  à  l'autre. 

—  Je  l'ai  pensé.  Je  venais  donc  à  Fontainebleau  dans  un  double  but.  D'abord,  j'y 
étais  mandée  par  ce  franciscain  que  vous  connaissez.  A  propos,  comment  le  connaissiez- 
vous?  car  je  vous  ai  raconté  mon  histoire ,  et  vous  ne  m'avez  pas  conté  la  vôtre. 

—  Je  le  connus  d'une  façon  bien  naturelle,  duchesse.  J'ai  étudié  la  théologie  avec 
lui  à  Parme;  nous  étions  devenus  amis,  et  tantôt  les  affaires,  tantôt  les  voyages ,  tantôt 
la  guerre  nous  avaient  séparés. 

—  Vous  saviez  bien  qu'il  fût  général  des  jésuites? 

—  Je  m'en  doutais. 

—  Mais  enfin ,  par  quel  hasard  étrange  venez-vous ,  vous  aussi ,  à  cette  hôtellerie 
où  se  réunissaient  les  affilies  voyageurs? 

—  Oh!  dit  Aramis  d'une  voix  calme,  c'est  un  pur  hasard.  Moi,  j'allais  à  Fontaine- 
bleau chez  M.  Fouqiiet  pour  avoir  une  audience  du  roi.  Moi,  je  passais,  moi,  j'étais 
inconnu  ;  je  vis  par  le  chemin  ce  pauvre  moribond,  et  je  le  reconnus.  Vous  savez  le 
reste ,  il  expira  dans  mes  bras. 

—  Oui,  mais  en  vous  laissant  dans  le  ciel  et  sur  là  terre  une  si  grande  puissance, 
que  vous  donnâtes  en  son  nom  des  ordres  souverains. 

—  Il  me  chargea  effecfivement  de  quelques  commissions. 

—  Et  poiu'  moi? 

—  Je  vous  l'ai  dit.  Une  somme  de  douze  mille  livres  à  payer.  Je  crois  vous  avoir 
donné  la  signature  nécessaire  pour  toucher.  Ne  touchàtes-vous  pas  ? 

—  Si  fait,  si  fait.  Oh!  mon  cher  prélat,  vous  donnez  ces  ordres,  m"a-t-ou  dit,  avec 
un  tel  mystère  et  une  si  auguste  majesté,  que  Ton  vous  crut  généralement  le  succes- 
seur du  chef  défunt. 

Aramis  rougit  d'impatience.  La  duchesse  continua. 

—  Je  m'en  suis  informée  ,  dit-elle,  près  du  roi  d'Espagne,  et  il  éclairait  mes  doutes 
sur  ce  point.  Tout  général  des  jésuites  est  à  sa  nomination  et  doit  être  Espagnol,  d'après 
les  statuts  de  l'ordre.  Vous  n'êtes  pas  Espagnol,  et  vous  n'avez  pas  été  nommé  par  le  roi 
d'Espagne. 

Aramis  ne  répliqua  rien  que  ces  mots  : 

—  Vous  voyez  bien,  duchesse,  que  vous  étiez  dans  l'erreur,  puisque  le  roi  d'Es- 
pagne vous  a  dit  cela. 

—  Oui ,  cher  Aramis ,  mais  il  y  a  autre  chose  que  j'ai  pensé ,  moi. 

—  Quoi  donc? 

—  Vous  savez  que  je  pense  un  peu  à  tout. 

—  Oh  1  oui ,  duchesse. 

—  Vous  savez  l'espagnol? 

—  Tout  Français  qui  a  fait  sa  Fronde  sait  l'espagnol. 

—  Vous  avez  vécu  dans  les  Flandres? 

—  Trois  ans. 

—  Vous  avez  passé  à  Madrid? 

—  Quinze  mois. 

—  Vous  ôtes  donc  en  mesure  d'être  naturalisé  Espagnol  quand  tous  le  voudrez. 

—  Vous  croyez?  fit  Aramis  avec  une  bonhomie  qui  trompa  la  duchesse. 

—  Sans  doute...  doux  ans  do  séjour  et  la  connaissance  de  la  langue  sont  des  règles 
indispensables.  Vous  avez  trois  ans  et  demi...  quinze  mois  do  trop. 

—  Où  voulez-vous  en  venir,  chère  dame? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  181 

—  A  ceci  :  je  suis  bien  avec  le  roi  d'Espagne. 

—  Je  n'y  suis  pas  mal,  pensa  Aramis. 

—  Voulez-vous,  continua  la  duchesse,  que  je  demande  pour  vous  au  roi  la  suc- 
cession du  franciscain? 

—  Oh  I  duchesse  ! 

—  Vous  l'avez  peut-être?  dit-elle. 

—  Non  ,  sur  ma  parole. 

—  Eh  bien!  je  puis  vous  rendre  ce  service. 

—  Pourquoi  ne  l'avez-vous  pas  rendu  à  M.  de  Laicques ,  duchesse?  C'est  un  homme 
plein  de  talent  et  que  vous  aimez, 

—  Oui,  certes;  mais  cela  ne  s'est  pas  trouvé.  Enlin,  répondez,  Laicques  ou  pas 
Laicques,  voulez-vous? 

—  Duchesse,  non,  merci. 
Elle  se  tut. 

—  Il  est  nommé ,  pensa-t-elle. 

—  Si  vous  me  refusez  ainsi,  reprit  madame  de  Chevreuse  ,  ce  n'est  pas  m'enhardir 
à  vous  demander  pour  moi. 

—  Oh!  demandez,  demandez. 

—  Demander  1...  Je  ne  le  puis,  si  vous  n'avez  pas  le  pouvoir  de  m'accorder. 

—  Si  peu  que  je  puisse ,  demandez  toujours. 

—  J'ai  besoin  d'une  somme  d'argent  pour  faire  réparer  Dampierre. 

—  Ah  1  répliqua  Aramis  froidement,  de  l'argent?...  Voyons ,  duchesse ,  combien 
serait-ce? 

—  Oh!  une  somme  ronde. 

—  Tant  pis...  Vous  savez  que  je  ne  suis  pas  riche? 

—  Vous,  non,  mais  l'ordre...  Si  vous  eussiez  été  général... 

—  Vous  savez  que  je  ne  suis  pas  général  ? 

—  Alors,  vous  avez  un  ami  qui ,  lui ,  doit  être  riche  :  M.  Fouquel? 

—  M.  Fouquet!  Madame,  il  est  plus  qu'à  moitié  ruiné. 

—  On  le  disait,  et  je  ne  voulais  pas  le  croire. 

—  Pourquoi,  duchesse? 

—  Parce  que  j'ai  du  cardinal  Mazarin  quelques  lettres,  c'est-à-dire  Laicques  les  a  , 
qui  établissent  des  comptes  étranges. 

—  Quels  comptes  ? 

—  C'est  à  propos  de  rentes  vendues ,  d'emprunts  faits,  je  ne  me  souviens  plus  bien. 
Toujours  est-il  que  le  sous-intendanl ,  d'après  des  lettres  signées  Mazarin ,  aurait 
puisé  une  trentaine  de  millions  dans  les  coffres  de  l'État.  Le  cas  est  grave. 

Aramis  enfonça  ses  ongles  dans  sa  main. 

—  Quoi  !  dit-il ,  vous  avez  des  lettres  semblables  et  vous  n'en  avez  pas  fait  part  à 
M.  Fouquet? 

—  Ah  !  répliqua  la  duchesse  ,  ces  sortes  de  choses  sont  des  réserves  que  l'on  garde. 
Le  jour  du  besoin  venu ,  on  les  tire  de  l'armoire. 

—  Et  le  jour  du  besoin  est  venu  ?  dit  Aramis. 
— -Oui,  mon  cher. 

—  Et  vous  allez  montrer  ces  lettres  à  M,  Fouquet? 

—  J'aime  mieux  vous  en  parler  à  vous. 

—  Il  faut  que  vous  ayez  bien  besoin  d'argent ,  pauvre  amie ,  pour  penser  à  ces 
sortes  de  choses,  vous  qui  teniez  en  si  piètre  estime  la  prose  de  M.  de  Mazarin. 


18-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  J'ai  en  effet  besoin  d'argent. 

—  Et  puis,  continua  Aramis  d'un  ton  froid,  vous  avez  dû  vous  faire  peine  à  vous- 
même  en  recourant  à  cette  ressource.  Elle  est  cruelle. 

•=-  Oh  !  si  j'eusse  voulu  faire  le  mal  et  non  le  bien ,  dit  madame  de  Ghevreuse ,  au 
lieu  de  demander  au  général  de  l'ordre  ou  à  M.  Fouquet  les  cinq  cent  mille  livres  dont 
j'ai  besoin... 

—  Cinq  cent  mille  livres  ! 

—  Pas  plus.  Trouvez-vous  que  ce  soit  beaucoup?  11  faut  cela  au  moins  pour  réparer 
Dampierre. 

—  Oui,  Madame. 

^- Je  dis  donc  qu'au  lieu  de  demander  cette  somme,  j'eusse  été  trouver  mon 
ancienne  amie ,  la  reine-mère  ;  les  lettres  de  son  époux ,  le  signer  Mazarini ,  m'eussent 
Bervi  d'introduction,  et  je  lui  eusse  demandé  cette  bagatelle  en  lui  disant  :  Madame, 
je  veux  avoir  l'honneur  de  recevoir  Votre  Majesté  à  Dampierre  ^  permettez-moi  de 
niellrc  Dampierre  en  état. 

Aramis  ne  répliqua  pas  un  mot. 

—  Eh  bien,  dit-elle  ,  à  qnoi  songez-vous  ? 

—  Je  fais  des  additions,  dit  Aramis. 

-—  Et  M.  Fouquet  des  soustractions.  Moi  j'essaie  de  multiplier.  Les  beaux  calcula- 
teurs que  nous  sommes,  comme  nous  pourrions  nous  entendre. 

—  Voulez-vous  me  permettre  de  rétléchir?  dit  Aramis. 

—  Non,  pour  une  semblable  ouverture  ,  entre  gens  comme  nous,  c'est  oui  ou  non 
qu'il  faut  répondre,  et  cela  tout  de  suite. 

—  C'est  un  piège,  pensa  l'évèque,  il  est  impossible  quune  pareille  femme  soit 
écoutée  d'Anne  d'Autriche. 

—  Eh  bien!  lit  la  duchesse. 

—  Eh  bien,  Madame,  je  serais  fort  surpris  si  M.  Fouquet  pouvait  disposer  de  cinq 
cent  mille  livres  à  cette  heure. 

—  Il  n'en  faut  donc  plus  parler,  ditla  duchesse,  et  Dampierre  se  restaïu-era  comme 
il  pourra. 

—  Oh  !  vous  n'êtes  pas,  je  suppose ,  embarrassée  à  ce  point. 
.    —  Non ,  je  ne  suis  jamais  embarrassée. 

—  Et  la  reine  fera  certainement  pour  vous,  continua  l'évèque.  ce  que  le  surinten- 
dant no  peut  faire. 

—  Oh  I  mais  oui...  Dites-moi ,  vous  ne  voulez  pas.  par  exemple ,  que  je  parle  moi- 
môme  à  M.  Fouquet  de  ces  lettres? 

—  Vous  ferez  à  cet  égard,  duchesse,  tout  ce  qu'il  vous  plaira;  niais  M.  Fouquet 
se  sent  ou  ne  se  sent  pas  coupable;  s'il  l'est,  je  le  sais  assez  fier  pour  ne  pas  l'avouer  ; 
s'il  ne  l'est  pas,  il  s'offensera  fort  de  celte  menace. 

—  Vous  raisonnez  toujours  conmic  un  ange. 
Et  la  duchesse  se  leva. 

—  Ainsi,  vous  allez  dénoncer  M.  Fouquet  à  la  reine 'i*  dit  Aramis. 

—  Dénoncer!...  Oh!  le  vilain  mot.  Je  ne  dénoncerai  pas ,  mon  cher  ami;  vous  savez 
trop  bien  la  politique  pour  ignorer  comment  ces  choses-là  s'exécutent,  je  prendrai  parti 
contre  M.  Fouquet,  voilà  tout. 

—  C'est  juste. 

—  Et  dans  une  guerre  de  parti  une  arme  est  une  arme. 

—  Sans  doute. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  183 

'—Une  fois  bien  remise  avec  la  rcinc-nière,  je  puis  être  dangereuse... 

—  C'est  voire  droit,  duchesse. 

—  J'en  userai,  mon  cher  ami. 

■ —  Vous  n'ignorez  pasque  M.  Fouquet  est  au  mieux  avec  le  roi  d'Espagne,  duchesse? 
■ —  Oh  !  je  le  suppose. 

—  M.  Fouquet.  si  vous  faites  une  guerre  de  jiarti  comme  vous  dites,  vous  en  fera 
une  autre. 

—  Ah  !  que  voulez-vous? 

' —  Ce  sera  son  droit  aussi,  n'est-ce  pas? 

—  Certes. 

—  Et  comme  il  est  hien  avec  l'Espagne ,  il  se  fera  une  arme  de  cette  amitié. 

—  Vous  voulez  dire  qu'il  sera  bien  aussi  avec  le  général  de  l'ordre  des  jésuites,  mon 
cher  Aramis. 

—  Gela  peut  arriver,  duchesse. 

—  Et  qu'alors  on  me  supprimera  la  pension  que  je  touche  par  là. 

—  J'en  ai  bien  peur. 

' —  On  se  consolera.  Eh  !  mon  cher,  après  Richelieu,  après  la  Fronde,  après  l'exil , 
qu'y  a-l-il  à  redouter  pour  madame  de  Chevreuse? 

—  La  pension  ,  vous  le  savez,  est  de  quarante-huit  mille  livres. 

—  Hélas  !  je  le  sais  bien. 

—  De  plus,  quand  on  fait  la  guerre  de  parti ,  on  frappe ,  vous  ne  l'ignorez  pas,  sur 
les  amis  de  l'ennemi. 

—  Ah!  vous  voulez  dire  qu'on  tombera  sur  ce  pauvre  Laicques. 

—  C'est  presque  inévitable,  duchesse. 

—  Oh  !  il  ne  touche  que  douze  mille  livres  de  pension. 

—  Oui,  mais  le  roi  d'Espagne  a  du  crédit;  consulté  par  M.  Fouquet,  il  peut  faire 
enfermer  M.  Laicques  dans  quelque  forteresse. 

—  Je  n'ai  pas  grand'peur  de  cela ,  mon  bon  ami,  parce  que,  grâce  à  une  réconcilia- 
tion avec  Anne  d'Autriche  ,  j'obtiendrai  que  la  France  demande  la  liberté  de  Laicques, 

—  C'est  vrai.  Alors  vous  aurez  autre  chose  à  redouter? 

—  Quoi  donc?  lit  la  duchesse  en  jouant  la  surprise  et  l'effroi. 

—  Vous  saurez  et  vous  savez  qu'une  fois  affilié  à  l'ordre ,  on  n'en  sort  pas  sans  dif- 
ficultés. Les  secrets  qu'on  a  pu  pénétrer  sont  malsains,  ils  portent  avec  eux  des  germes 
de  malheurs  pour  quiconque  les  révèle. 

La  duchesse  réfléchit  un  moment. 

—  Voilà  qui  est  plus  sérieux^  dit-elle ,  j'y  aviserai. 

Et  malgré  l'obscurité  profonde,  Aramis  sentit  un  regard  brûlant  comme  un  fer 
rouge  s'échapper  des  yeux  de  son  amie  pour  venir  plonger  dans  son  cœur. 

— -■  Récapitulons,  dit  Aramis,  qui  se  tint  alors  sur  ses  gardes  et  glissa  sa  main  sous 
son  pourpoint  où  il  avait  un  stylet  caché. 

—  C'est  cela ,  récapitulons  :  les  bous  comptes  font  les  bons  amis. 

—  La  suppression  de  votre  pension... 

—  Quarante-huit  mille  livres,  et  celle  de  Laicques,  douze,  font  soixante  mille  livres; 
voilà  ce  que  vous  voulez  dire ,  n'est-ce  pas  ? 

—  Précisément,  et  je  cherche  le  contrepoids  que  vous  trouvez  à  cela. 

—  Cinq  cent  mille  livres  que  j'aurai  chez  la  reine. 

—  Ou  que  vous  n'aurez  pas. 

—  Je  sais  le  moyen  de  les  avoir,  dit  étourdiment  la  duchesse. 


i84  LES  MOUSQUETAIRES. 

Ct's  motsfireul  dresser  l'oreille  au  chevalier.  A  partir  de  celte  faute  de  l'adversaire , 
son  esprit  fut  tellement  en  garde,  que  lui  profita  toujours,  et  qu'elle  par  conséquent 
perdit  l'avantage. 

—  J'admets  que  vous  ayez  cet  argent,  reprit-il,  vous  perdrez  le  double,  ayant  cent 
mille  francs  de  pension  à  toucher  au  lieu  de  soixante  mille ,  et  cela  pendant  dix  ans. 

—  Non,  car  je  ne  souffrirai  cette  diminution  de  revenu  que  pendant  la  durée  du 
ministère  de  M.  Fouquet;  or,  cette  durée,  je  l'évalue  à  deux  mois. 

—  Ah!  fit  Araniis. 

—  Je  suis  franche ,  comme  vous  voyez. 

—  Je  vous  remercie,  duchesse,  mais  vous  auriez  tort  de  supposer  qu'après  la  dis- 
grâce de  M.  Fouquet,  l'ordre  recommencerait  à  vous  payer  votre  pension. 

—  Je  sais  le  moyen  de  faire  financer  l'ordre  comme  je  sais  le  moyen  de  faire  contri- 
buer la  reine-mère. 

—  Alors,  duchesse,  nous  sommes  tous  forcés  de  baisser  pavillon  devant  vous.  A 
vous  la  victoire  !  à  vous  le  triomphe  !  Soyez  clémente,  je  vous  en  prie.  Sonnez,  clairons. 

—  Comment  est-il  possible,  reprit  la  duchesse,  sans  prendre  garde  à  l'ironie,  que 
vous  reculiez  devant  cinq  cent  mille  malheureuses  livres,  quand  il  s'agit  de  vous  épar- 
gner, je  veux  dire  à  votre  ami,  pardon,  à  votre  protecteur,  un  désagrément  comme 
celui  que  cause  une  guerre  de  parti. 

—  Duchesse,  voici  pourquoi  :  c'est  qu'après  les  cinq  cent  mille  livres,  M.  Laicques 
demandera  sa  part,  qui  sera  aussi  de  cinq  cent  mille  livres,  n'est-ce  pas?  c'est  qu'après 
la  j)art  de  M.  Laicques  et  la  vôtre  viendra  la  part  de  vos  enfans,  de  vos  pauvres ,  de 
tout  le  monde,  et  que  des  lettres  si  compromettantes  qu'elles  soient  ne  valent  pas  trois 
à  quatre  millions.  Vrai  Dieu  ,  duchesse ,  les  ferrets  de  la  reine  de  France  valaient  mieux 
(|ue  ces  chiffons  signés  Mazarin,  et  pourtant  ils  n'ont  pascoiîté  à  conquérir  le  quart  de 
ce  que  vous  demandez  pour  vous. 

—  Ah  !  c'est  vrai ,  c'est  vrai,  mais  le  marchand  prise  sa  marchandise  ce  qu'il  veut. 
C'est  à  l'acheteur  d'acquérir  ou  de  refuser. 

— Tenez,  duchesse,  voulez-vousque  je  vous  dise  pourquoi  je  n'achèterai  pas  vos  lettres? 

—  Dites. 

—  Vos  lettres  de  Mazarin  sont  fausses. 

—  Allons  donc. 

—  Sans  doute,  car  il  serait  pour  le  moins  étrange  que  brouillée  avec  la  reine  par 
M.  Mazarin,  vous  eussiez  entretenu  avec  ce  dernier  un  commerce  intime;  cela  senti- 
rait la  passioR,  l'espionnage,  la...  ma  foi  je  ne  veux  pas  dire  le  mol. 

—  Dites  toujotu's. 

—  La  complaisance. 

—  Tout  cela  est  vrai;  mais  ce  qui  ne  l'eslpasmoius.c'estcequ'ilyadans  la  lettre. 

—  Je  vous  jure,  duchesse,  que  vous  ne  pourrez  pas  vous  en  servir  auprès  delà  reine. 

—  Oh  !  (pie  si  fait,  je  puis  me  servir  de  t<nil  auprès  de  la  reine. 

—  Hon  !  pensa  Aramis.  (Chante  donc,  pie-grièche  :  siffle  donc,  vipère. 
Mais  la  duchesse  en  avait  assr>z  dil  ;  elle  lit  deux  pas  vers  la  porte. 

Aramis  lui  gardait  une  disgrâce...  l'imprécation  que  l'esclave  fait  entendre  derrière 
le  char  du  triomphateur. 

Il  sonna. 

Des  lumières  parurent  dans  le  salon. 

Alors  l'évoque  se  trouva  dans  un  cercle  de  lumières  qui  resplendissaient  sur  le  vi- 
sage défait  do  la  duchesse. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  185 

Aramis  allacha  un  long  et  ironique  regard  sur  ces  joues  pâlies  et  desséchées,  sur 
ces  yeux  dont  l'étincelle  s'échappait  de  deux  paupières  nues,  siu*  cette  bouche  dont  les 
lèvres  enfermaient  avec  soin  des  dents  noircies  et  rares. 

Il  affecta,  lui ,  de  poser  gracieusement  sa  jambe  pure  et  nerveuse  ,  sa  tète  lumineuse 
et  fière;  il  sourit  pour  laisser  entrevoir  ses  dénis  qui  à  la  lumière  avaient  encore  une 
sorte  d'éclat.  La  coquette  vieillie  comprit  le  galant  railleur;  elle  était  justement  placée 
devant  une  grande  glace  où  toute  sa  décrépitude,  si  soigneusement  dissimulée,  apparut 
manifeste  par  le  contraste. 

Alors,  sans  même  saluer  Aramis,  qui  s'inclinait  souple  et  charmant  comme  le 
mousquetaire  d'autrefois,  elle  partit  d'un  pas  vacillant  et  alourdi  par  la  précipitation. 

Aramis  glissa  comme  un  zéphyr  sur  le  parquet  pour  la  conduire  jusqu'à  la  porte. 

Madame  de  Chevreuse  fit  un  signe  à  son  grand  laquais  qui  reprit  le  mousqueton, 
et  elle  quitta  cette  maison  où  deux  amis  si  tendres  ne  s'étaient  pas  entendus  pour 
s'être  trop  bien  compris. 


OU  l'on   voit   qu'un   marché   qui  ne  peut  pas   se   FAIRE    AVEC   L'UN 
PEUT   SE  FAIRE   AVEC   L'AUTRE. 


Aramis  avait  deviné  juste;  à  peine  sortie  de  la  maison  de  la  place  Baudoyer,  ma- 
dame la  duchesse  de  Chevreuse  se  fit  conduire  chez  elle. 

Elle  craignait  d'être  suivie  sans  doute,  et  cherchait  à  innocenter  sa  promenade; 
mais  à  peine  rentrée  à  l'hôtel ,  à  peine  sûre  que  personne  ne  la  suivrait  pour  l'in- 
quiéter, elle  se  fit  ouvrir  la  porte  du  jardin  qui  donnait  sur  une  autre  rue,  et  se  rendit 
rue  Croix-des-Petits-Champs,  où  demeurait  M.  Golbert. 

Nous  avons  dit  que  le  soir  était  venu,  c'est  la  nuit  qu'il  faudrait  dire,  et  une  nuit 
épaisse;  Paris  redevenu  calme,  cachait  dans  son  ombre  indulgente  la  noble  duchesse 
conduisant  son  intrigue  politique,  et  la  simple  bourgeoise  qui,  attardée  après  un  souper 
en  ville,  prenait  au  bras  d'un  amant  le  plus  long  chemin  pour  regagner  le  logis  conjugal. 

Madame  de  Chevreuse  avait  trop  d'habitude  de  la  politique  nocturne  pour  ignorer 
qu'un  ministre  ne  se  cèle  jamais,  fût-ce  chez  lui,  aux  jeunes  et  belles  dames  qui  crai- 
gnent la  poussière  des  bureaux ,  ou  aux  vieilles  dames  très-savantes  qui  craignent 
l'écho  indiscret  des  ministères. 

Un  valet  reçut  la  duchesse  sous  le  péristyle,  et ,  disons-le  ,  il  la  reçut  assez  mal. 
Cet  homme  lui  expliqua  même,  après  avoir  vu  son  visage,  que  ce  n'était  pas  à  une 
pareille  heure  et  à  un  pareil  âge  que  l'on  venait  troubler  le  dernier  travail  de  M.  Colbert. 

Mais  madame  de  Chevreuse ,  sans  se  fâcher,  écrivit  sur  une  feuille  de  ses  tablettes 
son  nom ,  nom  bruyant  qui  avait  tant  de  fois  tinté  désagréablement  aux  oreilles  de 
Louis  XIII  et  du  grand  cardinal. 

Elle  écrivit  ce  nom  avec  la  grande  écriture  ignorante  des  hauts  seigneurs  de  cette 
époque,  plia  le  papier  d'une  façon  qui  lui  était  particulière,  et  le  remit  au  valet  sans 
ajouter  un  mot,  mais  d'une  mine  si  impérieuse,  que  le  drôle,  habitué  à  flairer  son 
monde  ,  sentit  sa  princesse,  baissa  la  tête  et  courut  chez  M.  de  Colbert, 

Il  va  sans  dire  que  le  ministre  poussa  un  petit  cri  en  ouvrant  le  papier,  et  que  ce  cri, 


186  LES  MOUSQUETAIRES. 

instruisant  suffisamment  le  valet  de  l'intérêt  qu'il  fallait  prendre  à  la  visite  mysté- 
rieuse, le  valet  revint  en  courant  chercher  la  duchesse. 

Elle  monta  donc  assez  lourdement  le  premier  étage  de  la  belle  maison  neuve ,  se 
remit  au  palier  pour  ne  pas  entrer  essouftlée,  et  parut  devant  M.  Colbert  qui  tenait 
lui-même  les  bat  tans  de  sa  porte. 

La  duchesse  s'arrêta  au  seuil  pour  bien  regarder  celui  avec  lequel  elle  avait  affaire. 

Au  premier  abord,  la  tête  ronde,  lourde,  épaisse,  les  gros  sourcils,  la  moue  dis- 
gracieuse de  cette  ligure  écrasée  par  une  calotte  paredle  à  celle  des  prêtres  ;  cet  en- 
semble ,  disons-nous ,  promit  à  la  duchesse  peu  de  difficultés  dans  les  négociations , 
mais  aussi  peu  d'intérêt  dans  le  débat  des  articles. 

Car  il  n'y  avait  pas  d'apparence  que  cette  grosse  nature  fût  sensible  aux  charmes 
d'une  vengeance  raffinée  ou  d'une  ambition  altérée. 

Mais  lorsque  la  duchesse  vit  de  plus  près  les  petits  yeux  noirs  perçans.  le  pli  longi- 
tudinal de  ce  front  bombé,  sévère,  la  crispation  imperceptible  de  ces  lèvres  sur 
lesquelles  on  observa  très-vulgairement  de  la  bonhomie,  madame  de  Chevreuse 
changea  d'idée  et  put  se  dire  :  J'ai  trouvé  mon  homme. 

—  Qui  me  procure  l'honneur  de  votre  vigile,  Madame?  demanda  l'intendant  des 
finances. 

—  Le  besoui  que  j'ai  de  vous,  Monsieur,  repartit  la  duchesse,  et  celui  que  vous  avez 
de  moi. 

—  Heureux,  Madame,  d'avoir  entendu  la  première  partie  de  votre  phrase,  mais 
quant  à  la  seconde... 

Madame  de  Chevreuse  s'assit  sur  le  fauteuil  que  Colbert  lui  avançait. 

—  Monsieur  Colbert,  vous  êtes  intendant  des  finances? 

—  Oui ,  Madame. 

—  Et  vous  aspirez  à  devenir  surintendant?... 

—  Madame  ! 

—  Ne  niez  pas  ;  cela  ferait  longueur  dans  notre  conversation  :  c'est  inutile. 

—  Cependant,  Madame,  si  plein  de  bonne  volonté,  de  politesse  mémo,  que  je  sois 
envers  une  dame  de  votre  mérite,  rien  ne  me  fera  confesser  tpicje  cherche  à  sup- 
planter mon  supérieur. 

—  Je  ne  vous  ai  point  parlé  de  supplanter,  îuonsieur  Colbert.  Est-ce  que  par  hasard 
j'aurais  prononcé  ce  mol?  Je  ne  crois  pas.  Le  mot  remplacer  est  moins  agressif  el  plus 
convenalile  granmiaticalcmcnf,  comme  disait  M.  de  Voilure.  Je  prétends  donc  que  vous 
aspirez  à  remplacer  M.  l'ouquet. 

—  La  fortune  de  M.  Fouquct,  Madame  ,  est  de  celles  qui  résistent.  M.  le  surinten- 
dant joue  dans  ce  siècle  le  rôle  du  colosse  de  Rhodes  :  les  vaisseaux  passent  au-dessous 
de  lui  et  ne  le  renversent  pas. 

—  Je  me  fusse  servie  précisément  de  celte  comparaison.  Oui.  M.  Fouquetjoue  le 
rôle  du  colosse  de  Rhodes  :  mais  je  me  souviens  d'avoir  ouï  raconter  à  M.  Conrart ,  un 
académicien  ,  je  crois,  que  le  colosse  de  Rhodes  étant  tombé ,  le  marchand  qui  l'avait 
fait  jeter  bas,  un  simple  marchand,  monsieur  Colbert,  fît  charger  quatre  cents  cha- 
meaux de  ses  débris.  Un  marchand!  c'est  bien  moins  fort  qu'un  intendant  des  finances. 

—  Madame,  je  puis  vous  assurer  que  je  ne  renverserai  jamais  M,  Fouquel. 

—  Eh  bien,  monsieur  Colbert,  puisque  vous  vous  obstinez  à  faire  de  la  sensibilité 
avec  moi,  comme  si  vous  ignoriez  que  je  m'appelle  madame  de  Chevreuse,  et  que  je 
suis  vieille,  c'est-à-dire  que  vous  avez  affaire  à  une  femme  qui  a  fait  de  la  politique 
avec  M.  de  Richelieu  et  qui  n'a  plus  de  temps  h  perdre;  comme,  dis-jc,  vous  corn- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  187 

mettez  cette  imprudence,  je  m'en  vais  aller  Irouver  des  gens  plus  intelligens  et  plus 
pressés  de  faire  fortune. 

—  En  quoi,  Madame ,  en  quoi? 

—  Vous  me  donnez  une  pauvre  idée  des  négocialions  d'aujourd'hui ,  Monsieur.  Je 
vous  jure  bien  que  si  de  mon  temps  une  femme  fût  allée  trouver  M.  de  Cinci-Mars,  qui 
pourtant  n'était  pas  un  grand  esprit ,  je  vous  jure  que  si  elle  lui  eiht  dit  sur  le  cardinal 
ce  que  je  viens  vous  dire  sur  M.  Fouquet,  M.  de  Cinq-Mars,  à  l'heure  qu'il  est,  eût 
déjà  mis  les  fers  au  feu. 

—  Allons,  Madame  ,  allons,  un  peu  d'indulgence. 

—  Ainsi  vous  voulez  bien  consentir  à  remplacer  M.  Fouquet? 

—  Si  le  roi  congédie  M.  Fouquet,  oui,  certes. 

—  Encore  une  parole  de  trop  ;  il  est  bien  évident  que  si  vous  n'avez  pas  encore  fait 
chasser  M.  Fouquet.  c'est  que  vous  n'avez  pas  pu  le  faire.  Aussi,  je  ne  serais  qu'une 
sotte  pécore,  si,  venant  à  vous  ,  je  ne  vous  apportais  pas  ce  qui  vous  manque. 

—  Je  suis  désolé  d'insister.  Madame ,  dit  Golbert  après  un  silence  qui  avait  permis  à 
la  duchesse  de  souder  toute  la  profondeur  de  sa  dissimulation;  mais  je  dois  vous  pré- 
venir que ,  depuis  six  ans,  dénonciations  sur  dénonciations  se  succèdent  contre  M.  Fou- 
quet, sans  que  jamais  l'assiette  de  M.  le  surintendant  ait  été  déplacée. 

—  Il  y  a  temps  pour  tout,  monsieur  Colbert;  ceux  qui  ont  fait  ces  dénonciations  ne 
s'appelaient  pas  madame  de  Chevreuse,  et  ils  n'avaient  pas  de  preuves  équivalentes  à 
six  lettres  de  M.  de  Mazarin  établissant  le  délit  dont  il  s'agit. 

—  Le  délit  !  f-^ 

—  Le  crime,  s'il  vous  plaît  mieux. 

> —  Un  crime!  commis  par  M.  Fouquet? 

—  Rien  que  cela...  Tiens,  c'est  étrange,  monsieur  Golbert  ;  vous  qui  avez  la  figure 
froide  et  peu  significative,  je  vous  vois  tout  illuminé. 

—  Un  crime  ! 

—  Enchantée  que  cela  vous  fasse  quelque  effet. 

—  Oh!  c'est  que  le  mot  renferme  tant  de  choses,  Madame. 

—  Il  renferme  un  brevet  de  surintendant  des  finances  pour  vous ,  et  une  lettre  d'exil 
ou  de  Bastille  pour  M.  Fouquet. 

—  Pardonnez-moi,  madame  la  duchesse ,  il  est  presque  impossible  que  M.  Fouquet 
soit  exilé;  emprisonné,  disgracié,  c'est  déjà  tant! 

—  Oh  !  je  sais  ce  que  je  dis,  repartit  froidement  madame  de  Chevreuse.  Je  ne  vis 
pas  tellement  éloignée  de  Paris  que  je  ne  sache  ce  qui  s'y  passe.  Le  roi  n'aime  pas 
M.  Fouquet,  et  il  perdra  volontiers  M.  Fouquet  si  on  lui  en  donne  l'occasion. 

—  Il  faut  que  l'occasion  soit  bonne. 

—  Assez  bonne.  Aussi  c'est  une  occasion  que  j'évalue  à  cinq  cent  mille  livres. 

—  Gomment  cela?  dit  Golbert. 

—  Je  veux  dire ,  Monsieur,  que  tenant  cette  occasion  dans  mes  mains ,  je  ne  la  ferai 
passer  dans  les  vôtres  que  moyennant  un  retour  de  cinq  cent  mille  livres. 

—  Très-bien,  Madame,  je  comprends.  Mais  puisque  vous  venez  de  fixer  un  prix  à 
la  vente,  voyons  l'objet  à  acquérir. 

—  Oh  !  la  moindre  chose  :  six  lettres,  je  vous  l'ai  dit,  de  M.  Mazarin;  des  autographes 
qui  ne  seraient  pas  trop  cbers  âssurérnent,  s'ils  établissaient  d'une  façon  irrécusable  que 
M.  Fouquet  a  détourné  de  grosses  sommes  de  l'épargne  pour  se  les  approprier. 

—  D'une  façon  irrécusable?  dit  Golbert  les  yeux  brillans  de  joie. 

—  Irrécusable;  voulez-vous  lire  les  lettres? 


188  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  De  tout  cœur  !  la  copie  ,  bien  entendu. 

—  Bien  entendu  ,  oui. 

Madame  la  duchesse  tira  de  son  sein  une  petite  liasse  aplatie  par  le  corset  de  velours: 

—  Lisez ,  dit-elle? 

Colbert  se  jeta  avidement  sur  ces  papiers  et  les  dévora. 

—  A  merveille!  dit-il. 

—  C'est  assez  net,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  Madame,  oui,  M.  Mazarin  aurait  remis  de  l'argent  à  M.  Fouquet,  lequel 
aurait  gardé  cet  argent,  mais  quel  argent? 

—  Ah  !  voilà,  quel  argent?  si  nous  traitons  ensemble,  je  joindrai  à  ces  six  lettres 
une  septième  qui  vous  donnera  les  derniers  renseignemens. 

Colbert  réfléchit. 

—  Et  les  originaux  des  lettres? 

—  Question  inutile.  C'est  comme  si  je  vous  demandais,  monsieur  Colbert ,  les  sacs 
d'argent  que  vous  me  donnerez  seront-ils  pleins  ou  vides? 

—  Très-bien,  Madame. 

—  Est-ce  conclu? 

—  Non  pas. 

—  Comment  ! 

—  Il  y  a  une  chose  à  laquelle  nous  n'avons  réfléchi  ni  l'un  ni  l'autre. 

—  Dites-la-moi. 

—  M.  Fouquet  ne  peut-être  perdu  en  cette  occurrence  que  par  un  procès. 

—  Oui. 

—  Un  scandale  public. 

—  Oui.  Eh  bien? 

—  Eh  bien,  on  ne  peut  lui  faire  ni  le  procès  ni  le  scandale. 

—  Parce  que  ? 

—  Parce  qu'il  est  procureur  général  au  parlement;  parce  que  tout,  en  France, 
administration  ,  armée ,  justice ,  commerce ,  se  relie  mutuellement  par  une  chaîne  de 
bon  vouloir  qu'on  appelle  l'esprit  de  corps.  Ainsi,  Madame,  jamais  le  parlement  ne 
souffrira  que  son  chef  soit  traîné  devant  un  tribunal.  Jamais,  s'il  y  est  traîné  d'autorité 
royale ,  janiais  il  ne  sera  condamné. 

—  Ah  1  ma  foi  I  monsieur  Colbert ,  cela  ne  me  regarde  pas. 

—  Je  le  sais,  Madame;  mais  cela  me  regarde,  moi,  et  diminue  la  valeur  de  votre 
apport.  A  quoi  peut  me  servir  une  preuve  de  crime  sans  la  possibilité  de  condamnation? 

—  Soupçonné  seulement,  M.  Fouquet  perdra  sa  charge  de  surintendant. 

—  Voilà  grand'chose  !  s'écria  Colbert,  dont  les  traits  sombres  éclatèrent  tout  à  coup 
d'une  expression  lumineuse  de  haine  et  de  vengeance. 

—  Ah  !  ah  !  monsieur  Colbert,  dit  la  duchesse;  excusez-moi ,  je  ne  vous  savais  pas 
si  fort  impressionnable.  Bien,  très-bien.  Alors  puisqu'il  vous  faut  plus  que  je  n'ai,  ne 
parlons  plus  de  rien. 

—  Si  fiiit,  Madame,  parlons-en  toujours.  Seulement  vos  valeurs  ayant  baissé, 
abaissez  vos  prétentions. 

—  Vous  marchandez? 

—  C'est  une  nécessité  pour  quiconque  veut  payer  loyalement. 

—  Combien  m'ollVez-vous? 

—  Deux  cent  mille  livres. 

La  duchesse  lui  rit  au  nez  ;  puis  tout  à  coup , 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  189 

—  Attendez ,  dit-elle. 

—  Vous  consentez? 

—  Pas  encore.  J'ai  une  autre  combinaison. 

—  Dites. 

— '■  Vous  me  donnez  trois  cent  mille  livres. 

—  Non  pas  I  non  pas  ! 

—  Oh!  c'est  à  prendre  ou  à  laisser.,,  et  puis  ce  n'est  pas  tout. 

—  Encore?  vous  devenez  impossible,  madame  la  duchesse. 

—  Moins  que  vous  ne  croyez ,  ce  n'est  plus  de  l'argent  que  je  vous  demande. 

—  Quoi  donc  alors? 

—  Un  service;  vous  savez  que  j'ai  toujours  aimé  tendrement  la  reine. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien ,  je  veux  avoir  une  entrevue  avec  Sa  Majesté. 

—  Avec  la  reine-mère? 

—  Oui ,  monsieur  Colbert,  avec  la  reine  qui  n'est  plus  mon  amie,  c'est  vrai ,  et  de- 
puis longtemps,  mais  qui  peut  le  devenir  encore  si  on  en  fournil  l'occasion. 

—  Sa  Majesté  ne  reçoit  plus  personne,  Madame.  Elle  souffre  beaucoup,  vous  n'igno- 
rez pas  que  les  accès  de  son  mal  se  réitèrent  plus  fréquemment. 

—  Voilà  précisément  pourquoi  je  désire  avoir  une  entrevue  avec  Sa  Majesté.  Figu- 
rez-vous que  dans  la  Flandre  nous  avons  beaucoup  de  ces  sortes  de  maladies. 

—  Des  cancers  1  maladie  affreuse,  incurable. 

—  Ne  croyez  donc  pas  cela,  monsieur  Colbert.  Le  paysan  flamand  est  un  peu 
l'homme  de  nature ,  il  n'a  pas  précisément  une  femme ,  il  a  une  femelle. 

—  Eh  bi<;n.  Madame? 

■ —  Eh  bien!  monsieur  Colbert,  tandis  qu'il  fume  sa  pipe,  la  femme  travaille;  elle 
tire  l'eau  du  puits,  elle  charge  le  mulet  ou  l'âne,  elle  se  charge  elle-même.  Se  ména- 
geant peu,  elle  se  heurte  çà  et  là;  souvent  même  elle  est  battue.  Un  cancer  vient 
d'une  contusion. 

—  C'est  vrai. 

—  Les  Flamandes  ne  meurent  pas  pour  cela.  Elles  vont,  quand  elles  souffrent  trop, 
à  la  recherche  du  remède.  Et  les  béguines  de  Bruges  sont  d'adnjirables  médecins  pour 
toutes  les  maladies.  Elles  ont  des  eaux  précieuses,  des  topiques ,  des  spécifiques;  elles 
donnent  à  la  malade  un  flacon  et  un  cierge ,  bénéficient  sur  le  cierge  et  servent  Dieu 
par  l'exploitation  de  leurs  deux  marchandises.  J'apporterai  donc  à  la  reine  l'eau  du 
béguinage  de  Bruges.  Sa  Majesté  guérira ,  et  brûlera  autant  de  cierges  qu'elle  le  ju- 
gera convenable.  Vousvoyez,  monsieur  Colbert,  que  m'empêcher  d'aller  voir  la  reine, 
c'est  presque  un  crime  de  régicide. 

—  Madame  la  duchesse,  vous  êtes  une  femme  de  trop  d'esprit,  vous  me  confondez; 
toutefois ,  je  devine  bien  que  cette  grande  charité  envers  la  reine  couvre  un  petit  in- 
térêt personnel. 

—  Est-ce  que  je  me  donne  la  peine  de  le  cacher,  monsieur  Colbert?  Vous  avez  dit, 
je  crois,  un  petit  intérêt  personnel?  Apprenez  donc  que  c'est  un  grand  intérêt,  et  je 
vous  le  prouverai  en  me  résumant. 

Si  vous  me  faites  entrer  chez  Sa  Majesté .  je  me  contente  des  trois  cent  mille  francs 
réclamés,  sinon  je  garde  mes  lettres,  à  moins  que  vous  n'en  donniez  séance  tenante 
cinq  cent  mille  livres. 

El,  se  levant  sur  cette  parole  décisive,  la  vieille  duchesse  laissa  M.  Colbert  dans 
une  désagréable  perplexité. 


490  LES  MOUSQUETAIRES. 

Marchander  encore  était  devenu  impossible;  ne  plus  marchander  c'était  perdre  in- 
finiment trop. 

—  Madame,  dit-il,  je  vais  avoir  le  plaisir  de  vous  compter  cent  mille  écus, 

—  Oh!  fit  la  duchesse. 

—  Mais  comment  aurai-je  les  lettres  véritables  ? 

—  De  la  façon  la  plus  simple,  mon  cher  monsieur  Colbert...  à  qui  vous  fiez-vous? 

— •  Le  grave  financier  se  mit  à  rire  silencieusement,  de  sorte  que  ses  gros  sourcils 
noirs  montaient  et  descendaient  comme  deux  ailes  de  chauve-souris  sur  la  ligne  pro- 
fonde de  son  front  jaune. 

—  A  personne,  dit-il. 

■ —  Oh  !  vous  ferez  bien  une  exception  en  votre  faveur,  monsieur  Colbert. 

—  Comment  cela,  madame  la  duchesse? 

•=—  Je  veux  dire  que  si  vous  preniez  la  peine  de  venir  avec  moi,  à  l'endroit  où  sont 
les  lettres,  elles  vous  seraient  remises  à  vous-même,  et  vous  pourriez  les  vérifier, 
les  contrôler. 

—  11  est  vrai. 

• —  Vous  vous  seriez  muni  des  cent  mille  écus,  parce  que  je  ne  me  fie,  moi  non 
plus,  à  personne. 

M.  l'intendant  Colbert  rougit  jusqu'aux  sourcils.  Il  était  comme  tous  les  hommes 
supérieurs  dans  l'art  des  chiffres,  d'une  probité  insolente  et  mathématique. 

—  J'emporterai ,  dit-il ,  Madame,  la  somme  promise,  en  deux  bons  payables  à  ma 
caisse.  Cela  vous  satisfera-t-il  ? 

—  Que  ne  sont-ils  de  deux  millions,  vos  bons  de  caisse, monsieur  l'intendant!...  Je 
vais  donc  avoir  l'honneur  do  vous  montrer  le  chemin. 

—  Permettez  que  je  fasse  atteler  mes  chevaux. 

—  J'ai  un  carrosse  en  bas ,  Monsieur. 

Colbert  toussa  comme  un  homme  irrésolu.  Il  se  figura  un  moment  que  la  proposi- 
tion de  la  duchesse  était  un  piège:  que  peut-être  on  attendait  à  la  porte;  que  cette 
dame,  dont  le  secret  venait  de  se  vendre  cent  mille  écus  à  Colbert,  devait  avoir  pro- 
posé ce  secret  à  Fouquet  pour  la  même  sonune. 

Comme  il  hésitait  beaucoup,  la  duchesse  le  regarda  dans  les  yeux. 

—  Vous  aimez  mieux  votre  carrosse?  dit-elle. 

—  Je  l'avoue. 

—  Vous  vous  figurez  que  je  vous  conduis  dans  quelque  traquenard? 

—  Madame  la  duchesse,  vous  avez  le  caractère  fok\tre,  cl  moi,  revêtu  d'un  carac- 
tère assez  grave,  je  puis  être  compromi>  par  une  plaisanterie. 

—  Oui;  enfin  vous  avez  peur;  eh  bien!  prenez  votre  carrosse,  autant  de  laquais 
que  vous  voudrez...  seulement  réfléchissez-y  bien...  ce  que  nous  faisons  à  nous  deux, 
nous  le  savons  seuls  ;  ce  qu'un  tiers  aura  vu  ,  nous  l'apprenons  à  tout  l'univers.  Après 
tout,  moi ,  je  n'y  tiens  pas  :  mon  carrosse  suivra  le  votre,  et  je  me  tiens  pour  satisfaite 
de  monter  dans  votre  carrosse  pour  aller  chez  la  reine. 

' —  Chez  la  reine  ! 

'=-  Vous  l'aviez  déjà  oublié?  Quoi  1  une  clause  de  cette  importance  pour  moi  vous 
avait  échappé?  Que  c'était  peu  pour  vous,  mon  Dieu  !  Si  j'avais  5>u,  je  vous  eusse  de- 
mandé le  double. 

—  J'ai  réfléchi ,  madame  la  duchesse  ,  je  ne  vous  accompagnerai  pas. 

—  Vrai!...  Pourquin? 

^—  Parce  que  j'ai  en  vous  inie  confiance  sans  bornes. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  191 

-—  Vous  me  comblez!...  Mais  pour  que  je  (ouchc  les  cent  mille  écus? 

—  Les  voici. 

L'intendant  griffonna  quelques  mots  sur  un  papier  qu'il  remit  à  la  duchesse. 

—  Vous  êtes  payée  ,  dit-il. 

—  Le  trait  est  beau,  monsieur  Colbert,  et  je  vais  vous  en  récompenser.  En  disant 
ces  mois  elle  se  mit  à  rire. 

Le  rire  de  madame  de  Chevreuse  était  un  murnmre  sinistre;  tout  homme  qui  sent 
la  jeunesse,  la  foi,  l'amour,  la  vie  battre  en  son  cœur,  préfère  des  pleurs  à  ce  rire 
lamentable. 

La  duchesse  ouvrit  le  haut  de  son  justaucorps  et  tira  de  son  sein  rougi  une  petite 
liasse  de  papiers  noués  d'un  ruban  couleur  feu.  Les  agrafes  avaient  cédé  sous  la  pres- 
sion brutale  de  ses  mains  nerveuses.  La  peau,  éraillée  par  l'extraction  et  le  frotte- 
ment des  papiers,  apparaissait  sans  pudeur  aux  yeux  de  l'intendant,  fort  intrigué  de 
ces  préliminaires  étranges. 

La  duchesse  riait  toujours. 

—  Voilà,  dit-elle  ,  les  véritables  lettres  de  M.  Mazarin.  Vous  les  avez,  et  de  plus, 
la  duchesse  de  Chevreuse  s'est  déshabillée  devant  vous,  comme  si  vous  eussiez  été... 
je  ne  veux  pas  vous  dire  des  noms  qui  vous  donneraient  de  l'orgueil  ou  de  la  jalousie. 
Maintenant,  monsieur  Colbert,  fit-elle  en  agrafant  et  nouant  avec  rapidité  le  corps  de 
sa  robe ,  votre  bonne  fortune  est  finie ,  accompagnez-moi  chez  la  reine. 

•^  Non  pas.  Madame.  Si  vous  alliez  encourir  de  nouveau  la  disgrâce  de  Sa  Majesté, 
et  que  l'on  sût  au  Palais-Royal  que  j'ai  été  votre  introducteur,  la  reine  ne  me  pardon- 
nerait de  sa  vie.  Non.  J'ai  des  gens  dévoués  au  palais,  ceux-là  vous  feront  entrer  sans 
me  compromettre. 

•*-  Comme  il  vous  plaira,  pourvu  que  j'entre. 

«^Comment  appelez-vous  les  dames  reUgieuses  de  Bruges  qui  guérissent  les  malades? 

-■"—  Les  béguities. 

^^  Vous  êtes  une  béguine. 

«^  Soit;  mais  il  faudra  bien  que  je  cesse  de  l'être. 

"^  Gela  vous  regarde. 

—  Pardon,  pardon I  je  ne  veux  pas  être  exposée  à  ce  qu'on  me  refuse  l'entrée. 

—  Cela  vous  regarde  encore,  Madame.  Je  vais  commander  au  premier  valet  de 
chambre  du  gentilhomme  de  service  chez  Sa  Majesté  de  laisser  entrer  une  béguine, 
apportant  un  remède  efficace  pour  soulager  les  douleurs  de  Sa  Majesté.  Vous  portez 
ma  lettre ,  vous  vous  chargez  du  remède  et  des  explications.  J'avoue  la  béguine,  je 
Mie  madame  de  Chevreuse. 

' —  Qu'à  cela  ne  tienne. 

•-"  Voici  la  lettre  d'introduction,  Madame. 


192  LES  MOUSQUETAIRES. 


LÀ  PEAU   DE   L'OURS. 


Colbert  donna  cette  lettre  à  la  duchesse,  lui  retira  doucement  le  siège  derrière  lequel 
elle  s'abritait. 

Madame  de  Chevreuse  salua  très-légèrement  et  sortit. 

Colhert,  qui  avait  reconnu  l'écrilure  de  Mazaria  et  compté  les  lettres,  sonna  son 
secrétaire  et  lui  enjoignit  d'aller  chercher  chez  lui  M.  Vanel,  conseiller  au  parlement. 
Le  secrétaire  répliqua  que  M.  le  conseiller,  fidèle  à  ses  habitudes,  venait  d'entrer  dans 
la  maison  pour  rendre  compte  à  l'intendant  des  principaux  détails  du  travail  accompli 
ce  jour  même  dans  la  séance  du  parlement. 

Colbert  s'approcha  des  lampes,  relut  les  lettres  du  défunt  cardinal,  sourit  plusieurs 
fois  en  reconnaissant  toute  la  valeur  des  pièces  que  venait  de  lui  livrer  madame  de  Che- 
vreuse, et  enélayant  pour  plusieurs  minutes  sa  grosse  tête  dans  ses  mains,  il  réûéchit 
profondéjnent. 

Pendant  ces  quelques  minutes,  un  homme  gros  et  grand;  à  la  figure  osseuse,  aux 
yeux  fixes ,  au  nez  crochu ,  avait  fait  son  entrée  dans  le  cabinet  de  Colbert  avec  une 
assurance  modeste ,  qui  décelait  un  caractère  à  la  fois  souple  et  décidé,  souple  envers 
le  maître  qui  pouvait  jeter  la  proie,  ferme  envers  les  chiens  qui  eussent  pu  lui  dispu- 
ter cette  proie  opime. 

M.  Vanel  avait  sous  le  bras  un  dossier  volumineux,  il  le  posa  sur  le  bureau  même 
où  les  deux  coudes  de  Colbert  étay aient  sa  tête. 

—  Bonjour,  monsieur  Vanel ,  dit  celui-ci  en  se  réveillant  de  sa  méditation. 

—  Bonjour,  monseigneur,  dit  naturellement  Vanel. 

—  C'est  Monsieur  qu'il  faut  dire,  répliqua  doucement  Colbert. 

—  On  appelle  monseigneur  les  ministres,  dit  Vanel  avec  un  sang-froid  impertur- 
bable, vous  êtes  ministre. 

—  Pas  encore  ! 

—  De  fait ,  je  vous  appelle  monseigneur  :  d'ailleurs  vous  êtes  mon  seigneur,  à  moi, 
cela  me  suffit;  s'il  vous  déplaît  que  je  vous  appelle  ainsi  devant  le  monde,  laissez- 
moi  vous  appeler  de  ce  nom  dans  le  particulier. 

Colbert  leva  sa  tète  à  la  hauteur  des  lampes  et  lut  ou  chercha  à  lire  sur  le  visage  de 
Vanel  pour  combien  la  sincériié  cuirait  dans  cette  protestation  de  dévouement. 

Mais  le  conseiller  savait  soutenir  le  poids  d'un  regard;  ce  regard  fùt-il  celui  de 
monseigneur. 

Colbert  soupira.  Il  n'avait  rien  lu  sur  le  visage  de  Vanel;  Vanel  pouvait  être  hon- 
nête. Colbert  songea  que  cet  inférieur  lui  était  su()éricur  en  cela  qu'il  avait  unefemnîc 
infidèle. 

Au  nioment  où  il  s'apitoyait  sur  le  sort  de  cet  homme,  Vanel  tira  froidement  de  sa 
poche  un  billet  parfumé,  cacheté  de  cire  d'Espagne,  et  le  tendit  à  monseigneur. 

—  Qu'est  cela  ,  Vanel? 

—  Une  lettre  de  ma  femme,  monscignoiu'. 

Colbert  toussa.  Il  prit  la  lettre,  l'ouvrit,  la  lut  cl  l'enforma  dans  sa  poche,  tandis 
que  Vanel  rcnilIcLiil  iiii|i:issililriiionl  snu  \nluiin' de  proci-duro. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  193 

—  Vanel,  dit  tout  à  coup  le  protecteur  à  son  protégé,  vous  êtes  un  homme  de  tra- 
vail, vous? 

—  Oui,  monseigneur. 

—  Douze  heures  d'étude  ne  vous  effraient  pas? 

—  J'en  fais  quinze  par  jour. 

— Impossible .  Un  conseiller  ne  saurait  travailler  plus  de  trois  heures  pour  le  parlement. 

—  Oh  1  je  fais  des  états  pour  un  ami  que  j'ai  aux  comptes,  et  comme  il  me  reste  du 
temps  j'étudie  l'hébreu. 

—  Vous  êtes  fort  considéré  au  parlement ,  Vanel. 

—  Je  crois  que  oui,  monseigneur. 

—  Il  s'agirait  de  ne  pas  croupir  sur  le  siège  de  conseiller. 

—  Que  faire  pour  cela? 

—  Acheter  une  charge. 

—  Laquelle? 

—  Quelquechose  de  grand.  Les  peliles  ambilions  sont  les  plus  malaisées  à.satisfaire. 

—  Les  petites  bourses,  monseigneur,  sont  les  plus  difficiles  à  remphr. 

—  Et  puis  quelle  charge  voyez-vous?  fit  Golbert. 

—  Je  n'en  vois  pas,  c'est  vrai. 

—  Il  y  en  a  bien  une,  mais  il  faut  élre  le  roi  pour  l'acheter  sans  se  gêner;  or,  le 
Toi  ne  se  donnera  pas,  je  crois,  la  fantaisie  d'acheter  une  charge  de  procureur  général. 

Enentendanlces  mots,  Vanel  attacha  sur  Colbertson  regard  humble  et  terne  à  la  fois. 
Golbert  se  demanda  s'il  avait  été  deviné ,  ou  seulement  rencontré  par  la  pensée  de 
cet  homme. 

—  Que  me  parlez-vous,  monseigneur,  dit  Vanel,  de  la  charge  de  procureur  général 
au  parlement;  je  n'en  sache  pas  d'autre  que  celle  de  M.  Fouquet. 

—  Précisément,  mon  cher  conseiller. 

—  Vous  n'êtes  pas  dégoûté,  monseigneur;  mais  avant  que  la  marchandise  soit 
achetée,  ne  faut-il  pas  qu'elle  soit  vendue? 

—  Je  crois,  monsieur  Vanel,  que  cette  charge-là  sera  sous  peu  à  vendre. 

—  A  vendre!  la  charge  de  procureur  de  M.  Fouquet? 

—  On  le  dit. 

—  La  charge  qui  le  fait  inviolable,  à  vendre  !  Oh  1  oh  ! 
Et  Vanel  se  mit  à  rire. 

—  En  auriez- vous  peur,  de  cette  charge?  dit  gravement  Golbert. 

—  Peur!  non  pas... 

—  Ni  envie? 

—  Monseigneur  se  moque  de  moi,  répliqua  Vanel;  comment  un  conseiller  du  par- 
lement n'aurait-il  pas  envie  de  devenir  procureur  général  ? 

—  Alors  ,  monsieur  Vanel...  puisque  je  vous  dis  que  la  charge  se  présente  à  vendre. 

—  Monseigneur  le  dit. 

—  Le  bruit  en  court. 

—  Je  répète  que  c'est  impossible;  jamais  un  homme  ne  jette  le  bouclier  derrière  le- 
quel il  a  brisé  son  honneur,  sa  fortune  et  sa  vie. 

—  Parfois  il  est  des  fous  qui  se  croient  au-dessus  de  toutes  les  mauvaises  chances, 
monsieur  Vanel. 

—  Oui,  monseigneur;  mais  ces  fous-là  no  foal  pas  leurs  folies  au  profit  des  pauvres 
Vanel  qu'il  y  a  dans  le  monde. 

—  Pourquoi  pas? 

T.  11.  ,3 


194  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Parce  que  ces  Vauel  sont  pauvres. 

—  Il  est  vrai  que  la  charge  de  M.  Fouquet  peut  coûter  gros.  Qu'y  mettriez-vous, 
monsieur  Vanel? 

—  Tout  ce  que  je  possède ,  monseigneur. 

—  Ce  qui  veut  dire? 

—  Trois  à  quatre  cent  mille  livres. 

—  Et  la  charge  vaut? 

—  Un  million  et  demi  au  plus  bas.  Je  sais  des  gens  qui  en  ont  offert  un  million 
sept  cent  mille  livres  sans  décider  M.  Fouquet.  Or,  si  par  hasard  il  arrivait  que  M.  Fou- 
quet voulût  vendre,  ce  que  je  ne  crois  pas,  malgré  ce  qu'on  m'en  a  dit... 

—  Ah  I  l'on  vous  en  a  dit  quelque  chose  ;  qui  cela  ? 

—  M.  de  Gourville...  M.  Pellisson;  oh!  en  l'air. 

—  Eh  bien,  si  M.  Fouquet  voulait  vendre... 

— Je  ne  pourrais  encore  acheter,  attendu  que  M.  le  surintendant  ne  vendra  que 
pour  avoir  de  l'argent  frais ,  et  personne  n'a  un  million  et  demi  à  jeter  sur  une  table. 

Colbert  interrompit  en  cet  endroit  le  conseiller  par  une  pantomime  impérieuse.  Il 
avait  reconnncncé  à  réfléchir. 

Voyant  l'attitude  sérieuse  du  maître ,  voyant  sa  persévérance  à  mellrc  la  conversa- 
tion sur  ce  sujet,  M.  Vanel  attendait  une  solution  sans  oser  la  provoquer. 

—  Expliquez-moi  bien ,  dit  alors  Colberf ,  les  privilèges  de  la  charge  de  procureur 
général. 

—  Le  droit  de  mise  en  accusation  contre  tout  sujet  français  qui  n'est  pas  prince  du 
sang  ;  la  mise  à  néant  de  toute  ;iccusation  dirigée  contre  tout  Français  qui  n'est  pas  roi 
ou  prince.  Un  procureur  général  est  le  bras  droit  du  roi  pour  frapper  un  coupable,  il 
est  son  bras  aussi  pour  éteindre  le  flambeau  de  la  justice.  Ainsi  M.  Fouquet  se  sou- 
liendra-t-il  contre  le  roi  lui-même  en  ameutant  les  parlemens;  ainsi  le  roi  ménagera- 
t-il  M.  P^ouquet  malgré  tout  pour  faire  eurcgisirer  ses  édils  sans  conteste.  Le  procu- 
l'cur  géuéral  peut  èlrc  un  iuslruiiicnl  bien  utile  ou  bieu  dangereux. 

—  Voulez-vous  élrc  procureur  géuéral .  Vanel?  dit  tout  à  coup  Colberl  en  adoucis- 
sant son  regard  et  sa  voix. 

—  Moi!  s'écria  celui-ci.  Mais  j"ai  ou  riionui'ur  de  vous  représenter  qu'il  manque  au 
moins  onze  cent  mille  livres  à  ma  caisse. 

— -Vous  emprunterez  celle  sonune  à  vos  amis. 

—  Je  n'ai  pas  d'amis  plus  riches  que  moi. 

—  Un  honnête  honnne  ! 

—  Si  tout  le  monde  pensait  comme  vous,  monseigneur  ! 

—  Je  le  pense ,  cela  suffit ,  et  au  besoin  je  répondrai  de  vous 

—  Prenez  garde  au  proverbe ,  monseigneur. 

—  Lequel? 

—  Qui  répond  paie. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne. 

Vanel  se  leva  tout  remué  par  celle  offre  si  subitement ,  si  inopinément  faite  par  uu 
honnne  que  les  [dus  frivoles  prenaient  au  sérieux. 

—  Ne  vous  jouez  pas  de  moi,  monseigneur,  dil-il. 

—  Voyons,  faisons  vile,  monsieur  Vanel.  Vous  dites  que  M.  Gourville  vous  a  parlé 
de  la  charge  de  I\L  Fouqucl  ? 

—  M.  Pellissuu  aussi. 

—  Ofliciellemcul  ou  oflicieusemeul? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  195 

—  Voici  leurs  paroles  :  Ces  gens  du  parlement  sont  ambitieux  et  riches;  ils  de- 
vraient bien  se  cotiser  pour  faire  deux  ou  trois  millions  à  M.  Fouquet,  leur  protecteur, 
leur  lumière, 

—  Et  vous  avez  dit? 

—  J'ai  dil  que  pour  ma  part  je  donnerais  dix  mille  livres  s'il  le  fallait. 

—  Ah  !  vous  aimez  donc  iM.  Fouquell  s'écria  jNI.Colhertavec  un  regard  pleinde  haine. 

—  Non;  mais  M.  Fouquet  est  notre  procureur  général;  il  s'endette,  il  se  noie  ;  nous 
devons  sauver  l'honneur  du  corps. 

—  Voilà  qui  m'explique  pourquoi  M.  Fouquet  sera  toujours  sain  et  sauf  tant  qu'il 
occupera  sa  charge ,  répliqua  Colbert. 

—  Là-dessus  ,  poursuivit  Vanel,  M.  Gourville  a  ajouté  *, 

«  Faire  Faumône  à  M.  Fouquet,  c'est  toujours  un  procédé  humiliant  auquel  il  ré- 
pondra par  un  refus;  que  le  parlement  se  cotise  pour  acheter  dignement  la  charge 
de  son  procureur  général  :  alors  tout  va  bien,  l'honneur  du  corps  est  sauf,  et  l'orgueil 
de  M.  Fouquet  sauvé.  » 

—  C'est  une  ouverture,  cela. 

—  Je  l'ai  considéré  ainsi ,  monseigneur. 

—  Eh  bien,  monsieur  Vanel,  vous  irez  trouver  immédiatement  M.  Gourville  ou 
M.  Pellisson;  connaissez-vous  quelque  autre  ami  de  M.  Fouquet? 

—  Je  connais  beaucoup  ÎNI.  de  la  Fontaine. 

—  La  Fontaine  le  rimeur? 

—  Précisément,  il  faisait  des  vers  à  ma  femme,  quand  M.  Fouquet  était  de  nos  amis. 

—  Adressez-vous  donc  à  lui  pour  obtenir  une  entrevue  de  M.  le  surintendant. 

—  Volontiers,  mais  la  somme? 

—  Au  jour  et  à  l'heure  tixés,  monsieur  Vanel,  vous  serez  nanti  de  la  somme ,  ne 
vous  inquiétez  point. 

—  Monseigneur  1  une  telle  munificence!  vous  etfacez  les  rois,  vous  surpassez 
M.  Fouquet. 

—  Un  moment...  ne  faisons  pas  abus  des  mots.  Je  ne  vous  donne  pas  quatorze  cent 
mille  livres,  monsieur  Vanel  :  j'ai  desenfans. 

—  Eh  !  Monsieur,  vous  me  les  prêtez  :  cela  suffit. 

—  Je  vous  les  prête,  oui. 

—  Demandez  tel  intérêt,  telle  garantie  qu'il  vous  plaira,  monseigneur,  je  suis  prêt, 
et  vos  désirs  étant  satisfaits,  je  répéterai  encore  que  vous  surpassez  les  rois  et  M.  Fou- 
quet en  munificence.  Vos  conditions? 

—  Le  remboursement  en  huit  années. 

—  Oh  !  très-bien. 

—  Hypothèque  sur  la  charge  elle-même. 

—  Parfaitement  :  est-ce  tout? 

— ■■  Attendez.  Je  me  réserve  le  droit  de  vous  racheter  la  charge  à  cent  cinquante 
mille  livres  de  bénéfices,  si  vous  ne  suiviez  dans  la  gestion  de  cette  charge  une  ligne 
conforme  aux  intérêts  du  roi  et  à  mes  desseins. 

—  Ah!  ah!  dit  Vanel  un  peu  ému. 

—  Cela  renferme-t-il  quelque  chose  qui  vous  puisse  choquer,  monsieur  ^'anel?  dit 
froidement  Colbert. 

— '  Non,  non,  répliqua  vivement  Vaud. 

—  Eh  bien,  nous  signerons  cet  acte  quand  il  vous  plaira,  courez  chez  les  amis  de 
M.  Fouquet. 


496  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  J'y  vole... 

—  Et  obtenez  du  surintendant  une  entrevue. 

—  Oui ,  monseigneur. 

—  Soyez  facile  aux  concessions. 

—  Oui. 

—  Et  les  arrangemens  une  fois  pris... 

—  Je  me  hâte  de  le  faire  signer. 

—  Gardez-vous-en  bien  !...  ne  parlez  jamais  de  signature  avec  M.  Fouquet,  ni  de 
dédit,  ni  même  de  parole ,  entendez-vous ,  vous  perdriez  tout. 

—  Eh  bien,  alors,  monseigneur,  que  faire?  c'est  Irop  diflicile... 

—  Tâchez  seulement  que  M.  Fouquet  vous  touche  dans  la  main...  Allez! 


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3j^ 

LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


197 


CHEZ  LA  rp:ine-mere. 


A  reine-mère  était  dans  sa  chambre  à  oouclier  au  Palais- 
Royal  avec  madame  de  Motteville  et  la  senora  Molina. 
Le  roi ,  attendu  jusqu'au  soir,  n'avait  pas  paru  ;  la  reine, 
tout  impatiente,  avait  envoyé  chercher  souvent  de  ses 
nouvelles. 

Le  temps  semblait  être  à  l'orage.  Les  courtisans  et  les 
dames  s'évitaient  dans  les  antichambres  et  les  corridors 
pour  ne  point  se  parler  de  sujets  compromeftans. 

Monsieur  avait  joint  le  roi  dès  le  matin  pour  une  partie 
de  chasse. 

Madame  demeurait  chez  elle,  boudant  tout  le  monde. 

Quant  à  la  reine-mère ,  après  avoir  fait  ses  prières  en  latin ,  elle  causait  ménage  avec 
ses  deux  amies  en  pur  castillan. 

Madame  de  Motteville  ,  qui  comprenait  adiulrablement  cette  langue,  répondait  en 
français. 

Lorsque  les  trois  dames  eurent  épuisé  toutes  les  formules  de  la  dissimulation  et  de 
la  politesse  pour  en  arriver  à  dire  que  la  conduite  du  roi  faisait  mourir  de  chagrin  la 
reine ,  la  reine-mère  et  toute  sa  parenté  ,  lorsqu'on  eut  en  termes  choisis  fulminé  toutes 
les  imprécations  possibles  contre  mademoiselle  de  la  Yallière  ,  la  reine-mère  termina 
les  récriminations  par  ces  mots  pleins  de  sa  pensée  et  de  son  caractère  : 

—  Estas  hijos!  dit-elle  à  Molina. 

C'est-à-dire:  Ces  enfans  !  mot  profond  dans  la  bouche  d'une  mère;  mo!  terrible 
dans  la  bouche  d'une  reine  qui ,  comme  Anne  d'Autriche  ,  celait  de  si  singuliers  secrets 
dans  son  âme  assombrie. 

—  Oui,  répliqua  Molina,  ces  enfans  !  à  qui  toute  mère  se  sacritie. 

—  A  qui ,  répliqua  la  reine ,  une  mère  a  tout  sacrifié.  Et  elle  n'acheva  pas  sa  phrase. 
11  lui  sembla ,  quand  elle  leva  les  yeux  vers  le  portrait  en  pied  du  pâle  Louis  XIIl,  que 
son  époux  laissait  une  fois  encore  la  lumière  monter  à  ses  yeux  ternes,  le  courroux 
gonfler  ses  narines  de  toile.  Le  portrait  s'animait:  il  ne  parlait  pas,  il  menaçait.  Un 
profond  silence  succéda  aux  dernières  paroles  de  la  reine.  La  Molina  se  mit  à  four- 
rager les  rubans  et  les  dentelles  d'une  vaste  corbeille.  Madame  de  Motteville,  surprise 
de  cet  éclair  qui  avait  illuminé  simultanément  d'intelligence  le  regard  de  la  contlden  le 
et  celui  de  la  maîtresse ,  madame  de  Motteville ,  disons-nous ,  baissa  les  yeux  en  femme 
discrète,  et  ne  cherchant  plus  à  voir,  écouta  de  toutes  ses  oreilles.  Elle  ne  surprit  qu'  un 
hum  significatif  de  la  duègne  espagnole,  image  de  la  circonspection.  Elle  surprit  aussi 
un  soupir  hàlé  comme  un  soufûe  du  sein  de  la  reine. 


198  LES  MOUSQUETAIRES. 

Elle  leva  la  lête  aussitôt. 

—  Vous  souffrez?  dit -elle. 

—  Non,  Molteville ,  non;  pourquoi  dis-tu  cela? 

—  Votre  Majesté  avait  gémi. 

■ —  Tu  as  raison,  en  effet;  oui,  je  souffre  un  peu. 

—  M.  Vallot  est  près  d'ici,  chez  Madame ,  je  crois. 

—  Chez  Madame,  pourquoi? 

—  Madame  a  ses  nerfs. 

—  Belle  maladie  !  M.  Vallot  a  bien  tort  d'être  chez  Madame  quand  un  autre  mé- 
decin guérirait  Madame... 

Madame  de  Motteville  leva  encore  ses  yeux  surpris. 

—  Un  médecin  autre  que  M.  Vallot,  dit-elle,  qui  donc? 

—  Le  travail,  Motteville ,  le  travail  ;  ah  !  si  quelqu'unest  malade,  c'est  ma  pauvre  fille. 

—  C'est  aussi  Votre  Majesté. 

—  Moins  ce  soir. 

—  Ne  vous  y  fiez  pas ,  Madame  ! 

Et  comme  pour  justifier  cette  menace  de  madame  de  jMotleville ,  une  douleur  aiguë 
mordit  la  reine  au  cœur,  la  fit  pâlir  et  la  renversa  sur  un  fauteuil  avec  tous  les  symp- 
tômes d'une  pâmoison  soudaine. 

—  Mes  gouttes  !  murmura-t-elle. 

—  Prout  !  prout  !  répliqua  la  Molina ,  qui ,  sans  hâter  sa  marche ,  alla  tirer  d'une 
armoire  d'écaillé  dorée  un  grand  flacon  de  cristal  de  roche  et  l'apporta  ouvert  à  la  reine. 

Celle-ci  rcspiia  frénétiquement  à  plusieurs  reprises  et  murmura  : 
■ —  C'est  par  là  que  le  Seigneur  me  tuera.  Soit  faite  sa  volonté  sainte  ! 

—  On  ne  meurt  pas  pour  mal  avoir,  ajouta  la  Molina ,  en  replaçant  le  flacon  dans 
l'armoire. 

—  Votre  Majesté  va  bien  maintenant?  demanda  madame  de  Motteville. 

—  Mieux. 

Et  la  reine  posa  son  doigt  sur  ses  lèvres  pour  commander  la  discrétion  à  sa  favorite. 

—  C'est  étrange  ,  dit  après  un  silence  madame  de  Motteville. 

—  Qu'y  a-t-il  d'étrange?  diMiianda  la  reine. 

— Votre  Majesté  se  souvicnt-ellc  du  jour  où  cette  douleur  apparut  pour  la  première 
fois? 

—  Je  me  souviens  que  c'était  un  jour  bien  triste  ,  Motteville.     ^ 

—  Ce  jour  n'avait  pas  toujours  été  triste  pour  Votre  Majesté! 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  vingt-trois  ans  auparavant,  Madame,  Sa  Majesté  le  roi  régnant, 
votre  glorieux  lils ,  était  né  à  la  même  heure. 

La  reine  poussa  un  cii,  pencha  son  front  sur  ses  mains  et  s'abîma  durant  quelques 
secondes. 

Etait-ce  souvenir  ou  réflexion?  était-ce  encore  la  douleur? 

La  Molina  jeta  sur  madame  de  Motteville  un  regard  presque  furieux ,  tant  il  res- 
semblait à  un  reproche,  et  la  digne  femme  n'y  ayant  rien  compris,  allait  questionner 
pour  l'acquit  de  sa  conscience,  lorsque  soudain  Anne  d'Autriche  se  levant  : 

—  Le  5  septembre!  dit-elle,  oui  ,  ma  douleur  a  paru  le  5  septembre  Grande  joie 
un  jour,  grande  douleur  un  autre  jour.  Grande  douleur,  ajouta-t-clle  tout  bas,  expia» 
lion  d'imctrop  grande  joie. 

El  à  partir  de  ce  moment,  Anne  d'Auliiiho,  qui  semblait  avoir  épuisé  toute  sa 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  199 

mémoire  et  toute  sa  raison,  demeura  impénétrable,  l'œil  uiornc.  la  pen«éc  vague, 
les  mains  pendantes. 

—  Il  faut  nous  mettre  au  lit,  dit  la  Molina. 

—  Tout  à  riieurc ,  Molina. 

—  Laissons  la  reine ,  ajouta  la  tenace  Espagnole. 

—  Madame  de  Motteville  se  leva  ;  des  larmes  brillantes  et  grosses  comme  des  larmes 
d'enfant  coulaient  lentement  sur  les  joues  blanches  de  la  reine. 

Molina  s'en  apercevant  darda  sur  Anne  d'Autriche  son  œil  noir  et  vigilant. 

—  Oui ,  oui ,  reprit  soudain  la  reine.  Laissez-nous,  Motteville ,  allez. 

Ce  mot,  nous,  souria  désagréablement  à  l'oreille  de  la  favorite  française.  Il  signi- 
fiait qu'un  échange  de  secrets  ou  de  souvenirs  allait  se  faire.  Il  signifiait  qu'une  per- 
sonne était  de  trop  dans  Tentretien  à  sa  plus  intéressante  phase. 

—  Madame ,  Molina  suffira-t-elle  au  service  de  Votre  Majesté?  demanda  la  Française. 
—•  Oui,  répondit  l'Espagnole,  et  madame  de  MotteviUe  s'inclina. 

Tout  à  coup,  une  vieille  femme  de  chambre ,  vêtue  comme  elle  était  veu'.ie  à  la  cour 
d'Espagne  en  16^20,  ouvrit  les  portières  et  surprenant  la  reine  dans  ses  larmes,  madame 
de  Motteville  dans  sa  retraite  savante ,  la  Molina  dans  sa  diplomatie  : 

—  Le  remède  1  le  remède!  cria-t-ellc  joyeusement  à  la  reine  en  s'approchanl  sans 
façon  du  groupe. 

—  Quel  remède  ,  Chica?  fit  Anne  d'Autriche. 

—  Pour  le  mal  de  Votre  Majesté,  répondit  celle-ci. 

—  Qui  l'apporte?  demanda  vivement  madame  de  Motteville  ,  M.  Vallol  ? 

—  Non,  une  dame  de  Flandre. 

—  Une  dame  de  Flandre  !  une  Espagnole?  interrogea  la  reine. 

—  Je  ne  sais. 

—  Qui  l'envoie  ? 
--  M.  Colbert. 

—  Son  nom  ? 

—  Elle  ne  l'a  pas  dit. 

—  Sa  condition? 

—  Elle  le  dira. 

—  Son  visage  ? 

—  Elle  est  masquée. 

—  Vois ,  Molina  !  s'écria  la  reine. 

"^  C'est  inutile,  répondit  tout  à  coup  une  voix  ferme  et  douce  à  la  fois,  partie  de 
l'autre  côté  des  tapisseries,  voix  qui  fit  tressaillir  les  autres  dames  et  frissonner  Anne 
d'Autriche. 

En  même  temps,  une  femme  masquée  paraissait  entre  les  rideaux. 

Avant  que  la  reine  ei'it  parlé  : 

—  Je  suis  une  dame  du  béguinage  de  Bruges,  dit  la  dame  inconnue,  et  j'apporte 
en  effet  le  remède  qui  doit  guérir  Votre  Majesté. 

Chacun  se  tut.  La  béguine  ne  fit  point  un  pas.  , 

—  Parlez ,  dit  la  reine. 

:  .  —  Quand  nous  serons  seules,  ajouta  la  béguine. 

Anne  d'Autriche  adressa  un  regard  à  ses  compagnes ,  celles-ci  se  retirèrent. 
La  béguine  fit  alors  trois  pas  vers  la  reine  et  s'inclina  révérencieusement. 
La  reine  regardait  avec  défiance  cette  femme  qui  la  regardait  aussi  avec  des  yeux 
brillans  par  les  trous  de  son  masque. 


200  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  La  reine  de  France  est  donc  hicn  niulade  ,  dit  Anne  d'Autriche ,  que  l'on  sait  au 
bi'giiinage  de  Bruges  qu'elle  a  besoin  d'être  guérie? 

—  Votre  Majesté,  grâce  à  Dieu,  n'est  pas  malade  sans  ressources. 

—  Enfin,  comment  savez-vous  que  je  souffre? 

—  Votre  Majesté  a  des  amis  en  Flandre. 

—  Et  ces  amis  vous  ont  envoyée  ? 

—  Oui ,  Madame. 

—  Nommez-les-moi. 

—  Impossible,  Madame,  et  inutile  ,  puisque  déjà  la  mémoire  de  Voire  Majesté  n'a 
pas  été  réveillée  par  son  cœur. 

Anne  d'Autriche  leva  la  tète,  cherchant  à  découvrir  sous  l'ombre  du  masque  et 

sous  le  mystère  de  la  parole  le  nom  de  celle  qui  s'exprimait  avec  tant  de  familier  abandon. 

Puis  tout  à  coup,  fatiguée  dune  curiosité  qui  blessait  toutes  ses  habitudes  d'orgueil: 

—  Madame ,  dit-elle ,  vous  ignorez  qu'on  ne  parle  pas  aux  personnes  royales  avec 
uu  masque  sur  le  visage. 

—  Daignez  ra'excuser,  Madame,  répliqua  humblement  la  béguine. 

—  Je  ne  puis  vous  excuser,  je  puis  vous  pardonner  si  vous  abandonnez  votre  masque. 

—  C'est  un  vœu  que  j'ai  fait,  Madame,  de  venir  en  aide  aux  personnes  affligéesou 
souffrantes  sans  jamais  leur  laisser  voir  mon  visage.  J'aurais  pu  donner  du  soulage- 
ment à  votre  corps  et  à  votre  àme,  mais  puisque  Votre  Majesté  me  le  défend,  je  me 
retire.  Adieu,  Madame,  adieu. 

Ces  mots  furent  prononcés  avec  un  charme  d'harmonie  et  de  respect  qui  fit  tomber 
la  colère  et  la  défiance  de  la  reine  sans  diminuer  sa  curiosité. 

—  Vous  avez  raison,  dit-elle,  il  ne  sied  pas  aux  gens  qui  souffrent  de  dédaigner 
les  consolations  que  Dieu  leur  envoie.  Parlez,  Madame  ,  et  puissiez-vous,  comme  vous 
venez  de  le  dire,  apporter  du  soulagement  à  mon  corps...  Hélas  !  je  crois  que  Dieu 
se  prépare  à  l'éprouver  cruellement. 

—  Parlons  un  peu  de  l'àmc ,  s'il  vous  plaît,  dit  la  béguine:  de  l'âme  qui,  j'en  suis 
sûre,  doit  souffrir  aussi. 

—  Mon  àme?... 

—  Il  y  a  des  cancers  dévorans  dont  la  pulsation  est  invisible.  Ceux-là,  reine,  lais- 
sent à  la  peau  sa  blancheur  d'ivoire,  ils  ne  marbrent  point  la  chair  de  leurs  bleuâtres 
vapeurs;  le  médecin  qui  se  penche  sur  la  poitrine  du  malade  n'enlendpas  grincer  dans 
les  muscles,  sous  le  flot  du  sang,  la  dent  insatiable  de  ces  monstres:  jamais  le  fer, 
jamais  le  feu  n'a  tué  ou  désarmé  la  rage  de  ces  fléaux  mortels;  ils  habitent  dans  la 
pensée  et  la  corrompent;  ils  s'agrandissent  dans  le  ctrur  et  le  font  éclater  :  voilà, 
Madame,  d'autres  cancers  fatals  aux  reines;  ne  souffrez-vous  point  de  ces  maux-là? 

Anne  leva  lentement  son  bras  éclatant  de  blancheur  et  pur  de  formes  conunc  il  était 
au  temps  de  sa  jeunesse. 

—  Ces  maux  dont  vous  parlez,  dit-elle ,  sont  la  condition  de  notre  vie  à  nous ,  grands 
de  la  terre,  à  qui  Dieu  donne  charge  d'âmes.  Ces  maux,  quand  ils  sont  trop  lourds, 
le  Seigneur  nous  en  allège  au  tribunal  de  la  péniletu-e.  Là  ,  nous  déposons  le  fardeau 
et  les  secrets.  Mais  n'oubliez  point  que  ce  même  souverain  Seigneur  mesure  les  épreuves 
aux  forces  de  ses  crcalures  ,  et  mes  forces  à  moi  ne  sont  pas  inférieures  au  fardeau  : 
pour  les  secrets  d'autrui ,  j'ai  assez  de  la  discrétion  de  Dieu  ;  pour  mes  secrets  à  moi , 
j'ai  trop  peu  de  celle  de  mon  confesseur. 

—  Je  vous  vois  courageuse  comme  toujours  contre  vos  ennemis.  Madame;  je  ne 
vous  sens  pas  confiante  envers  vos  amis. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  201 

—  Les  reines  n'ont  pas  d'amis;  si  vous  n'avez  pas  autre  chose  à  me  dire  ,  si  vous 
\ous  sentez  inspirée  de  Dieu,  comme  une  prophétesse,  retirez-vous,  car  je  crainsl'a  venir. 

—  J'aurais  cru  ,  dit  résolument  la  béyuine  ,  que  vous  craigniez  plutôt  le  passé. 
Elle  n'eut  pas  plutôt  achevé  celte  parole ,  que  la  reine  se  redressant  : 

—  Parlez,  s'écria-t-elle  d'un  ton  bref  et  impérieux,  parlez!  expliquez-vous  nette- 
ment, vivement,  complélemenl ,  ou  sinon... 

—  Ne  menacez  point ,  reine  ,  dit  la  béguine  avec  douceur  ;  je  suis  venue  à  vous 
pleine  de  respect  et  de  compassion  ,  j'y  suis  venue  de  la  part  d'une  amie. 

—  Prouvez-le  donc  !  Soulagez  au  lieu  d'irriter. 

—  Facilement;  et  Votre  Majesté  va  voir  si  l'on  est  son  amie. 

—  Voyons. 

—  Quel  malheur  est-il  arrive  à  Votre  Majesté  depuis  vingt-trois  ans... 

—  Mais...  de  grands  malheurs  :  n'ai-je  pas  perdu  le  roi? 

—  Je  ne  parle  pas  de  ces  sortes  de  malheurs.  Je  veux  vous  demander  si  depuis... 
la  naissance  du  roi...  une  indiscrétion  d'amie  a  causé  quelque  douleur  à  Votre  Majesté? 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  répondit  la  reine  en  serrant  les  dents  pour  cacher 
son  émotion. 

—  Je  vais  me  faire  comprendre.  Votre  Majesté  se  souvient  que  le  roi  est  né  le  5  sep- 
tembre 1638,  à  onze  heures  un  quart. 

—  Oui ,  bégaya  la  reine. 

—  A  midi  et  demi,  continua  la  béguine  ,  le  dauphin  ,  ondoyé  déjà  par  Monseigneur 
de  Meaux  sous  les  yeux  du  roi,  sous  vos  yeux  ,  était  reconnu  héritier  de  la  couronne 
de  France.  Le  roi  se  rendit  à  la  chapelle  du  vieux  château  de  Sainl-Germain  pour  en- 
tendre le  Te  Deum. 

—  Tout  cela  est  exact ,  murmura  la  reine. 

—  L'accouchement  de  Votre  Majesté  s'était  fait  en  présence  de  feu  Monsieur,  des 
princes,  des  dames  de  la  cour.  Le  médecin  du  l'oi,  Bouvard,  et  le  chirurgien  Honoré 
se  tenaient  dans  l'antichambre,  Votre  Majesté  s'endormit  vers  trois  heures ,  jusqu'à 
sept  heures  environ ,  n'est-ce  pas? 

—  Sans  doute;  mais  vous  me  récitez  lace  que  tout  le  monde  sait  comme  vous  et  moi. 

—  J'arrive,  Madame,  à  ce  que  peu  de  personnes  savent.  Peu  de  personnes,  di- 
sais-je  ,  hélas!  je  pourrais  dire  deux  personnes ,  car  il  y  en  avait  cinq  seulement  au- 
trefois, et  depuis  quelques  années  le  secret  s'est  assuré  par  la  mort  des  principaux 
participans.  Le  roi  notre  seigneur  dort  avec  ses  pères;  la  sage-femme  Péronne  l'a 
suivi  de  près,  Laporle  est  oublié  déjà. 

La  reine  ouvrit  la  bouche  pour  répondre  ;  elle  trouva  sous  sa  main  glacée,  dont 
elle  caressait  son  visage,  les  gouttes  pressées  d'une  sueur  brûlante. 

—  Il  était  huit  heures,  poursuivit  la  béguine,  le  roi  soupait  d'un  grand  cœur;  ce 
n'ciaient  autour  de  lui  que  joie ,  cris  ,  rasades,  le  peuple  hurlait  sous  les  balcons ,  les 
Suisses,  les  mousquetaires  et  les  gardes  erraient  par  la  ville  portés  en  triomphe  par  les 
étudians  ivres. 

Ces  bruits  formidables  de  l'allégresse  publique  faisaient  gémir  doucement  dans  les 
bras  de  madame  de  Hausac,  sa  gouvernante,  le  dauphin ,  le  futur  roi  de  France ,  dont 
les  yeux,  lorsqu'ils  s'ouvriraient ,  devaient  apercevoir  deux  couronnes  au  fond  de  son 
berceau.  Tout  à  coup,  Votre  Majesté  poussa  un  cri  perçant  et  dame  Péronne  reparut 
à  son  chevet. 

Les  médecins  dînaient  dans  une  salle  éloignée.  Le  palais  déserta  force  d'être  envahi 
n'avait  plus  ni  consignes,  ni  gardes.  La  sage-femme,  après  avoir  examiné  l'état  de 


202  LES  MOUSQUETAIRES. 

Votre  Majesté,  se  récria,  surprise ,  et  vous  prenant  en  ses  bras ,  éplorée,  folle  de  dou- 
leur, envoya  Laporte  pour  prévenir  le  roi  que  Sa  Majesté  la  reine  voulait  le  voir  dans 
sa  chambre. 

Laporte,  vous  le  savez,  Madame,  était  un  homme  de  sang-froid  et  d'esprit.  Il  n'ap- 
procha pas  du  roi  en  serviteur  effrayé  qui  sent  son  importance ,  et  veut  effrayer  aussi  ; 
d'ailleurs,  ce  n'était  pas  une  nouvelle  elïrayante  que  celle  qu'attendait  le  roi.  Tou- 
jours est-il  que  Laporte  parut,  le  sourire  sur  les  lèvres ,  près  de  la  chaise  du  roi  et  lui  dit: 

—  Sire  ,  la  reine  est  bien  heureuse  et  le  serait  encore  plus  de  voir  Votre  Majesté. 
Ce  jour-là ,  Louis  XIII  eût  donné  sa  couronne  à  un  pauvre  pour  un  Dieu  gardl  Gai, 

léger,  vif,  le  roi  sortit  de  table  en  disant,  du  ton  qu'Henri  IV  eût  pu  prendre  :  Mes- 
sieurs ,  je  vais  voir  ma  femme. 

Il  arriva  chez  vous ,  Madame,  au  moment  où  dame  Péronne  lui  tendait  un  second 
prince,  beau  et  fort  comme  le  premier,  en  lui  disant  : 

—  Sire,  Dieu  ne  veut  pas  que  le  royaume  de  France  tombe  en  quenouille. 

Le  roi ,  dans  son  premier  mouvement,  sauta  sur  cet  enfant  et  cria  :  Merci ,  mon  Dieu  ! 

La  béguine  s'arrêta  en  cet  endroit,  remarquant  combien  souffrait  la  reine.  Anne 
d'Autriche,  renversée  dans  son  fauteuil,  la  tèle  penchée,  les  yeux  fixes,  écoutait 
sans  entendre ,  et  ses  lèvres  s'agitaient  convulsivement  pour  une  prière  à  Dieu  ou  pour 
une  imprécation  contre  celle  femme. 

—  Ah  !  ne  croyez  pas  que  s'il  n'y  a  qu'un  dauphin  en  France ,  s'écria  la  béguine  ; 
ne  croyez  pas  que  si  la  reine  a  laissé  cet  enfant  végéter  loin  du  trône ,  ne  croyez  pas 
qu'elle  fût  une  mauvaise  mère.  Oh  !  non.  Il  est  des  gens  qui  savent  condiien  de  larmes 
elle  a  versées;  il  est  des  gens  qui  ont  pu  compter  les  ardens  baisers  qu'elle  donnait 
à  la  pauvre  créature  en  échange  de  celle  vie  de  misère  et  d'ombre  à  laquelle  la  raison 
d'État  condamnait  le  frère  jumeau  de  Louis  XIV. 

—  Mon  Dieu,  mon  Dieu  !  murnuira  faiblement  la  reine. 

—  On  sait,  continua  vivement  la  béguine,  que  le  roi  se  voyant  deux  lils,  tous  deux 
égaux  en  âge,  en  prétentions,  trembla  pour  le  salut  de  la  France  ,  pour  la  tranquillité 
de  son  Etat.  On  sait  que  M.  le  cardinal  de  Uicholioii ,  mandé  à  cet  effet  par  Louis  XIH, 
réfléchit  plus  d'une  heure  dans  le  cabinet  de  Sa  Majesté  ,  et  prononça  cette  sentence  : 

—  Il  y  a  un  roi  né  pour  succéder  h.  Sa  Majesté,  Dieu  en  a  fait  naître  un  autre  pour 
succéder  à  ce  prenu'er  roi  ;  mais  à  présent ,  nous  n'avons  besoin  que  du  premier-né  ; 
cachons  le  second  à  la  France  connue  Dieu  l'avait  caché  h.  ses  parens  eux-mêmes. 

Un  prince,  c'est  pour  TÉtat  la  paix  et  la  sécurité;  deux  conqK'lileurs ,  c'est  la 
guerre  civile  et  ranarchie. 

La  reine  se  leva  brusquement,  pftle  et  les  poings  crispés. 

—  Vous  en  savez  trop,  dit-elle  d'une  voix  sourde,  puiscpie  vous  louchez  aux  secrets 
de  l'Etal.  Quant  au\  amis  de  qui  vous  tenez  ce  secret,  ce  sont  des  lâches  et  de  faux 
amis.  Vous  êtes  leur  complice  dans  le  crime  qui  s'accomplit  aujourd'hui.  Maintenant, 
à  bas  le  masque,  ou  je  vous  fais  arrêter  par  mon  capitaine  des  gardes.  Oh  !...  ce  secret 
ne  me  fait  pas  peurl  vous  l'avez  bu,  vous  me  le  rendrez!  Il  se  glacera  dans  votre 
sein;  ni  ce  secret,  ni  votre  vie  ne  vous  appartiennent  plus  à  partir  de  ce  moment I 

Anne  d'Autriche,  joignant  le  geste  }\  la  menace ,  fit  deux  pas  vers  la  béguine. 

—  Apprenez,  dit  celle-ci ,  à  connaître  la  fidélité,  l'honneur,  la  discrétion  de  vos 
amis  aliandonnés. 

Elle  enleva  soudain  son  masque. 

—  Madame  de  Ghevreuse  !  s'écria  la  reine. 

—  La  seule  confidente  du  secret  avec  Votre  Majesté. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  203 

— Ah!  murmura  Anne  d'Aulricho,  venez  m'cmbrasser,  duchesse.  Hélas!  c'est  tuer 
ses  amis,  que  se  jouer  ainsi  a\ec  leurs  chagrins  mortels. 

Et  la  reine,  appuyant  sa  tele  sur  l'épaule  de  la  vieille  duchesse,  laissa  échapper  de 
ses  yeux  une  source  de  larmes  amères. 

—  Que  vous  êtes  jeune  encore  !  dit  celle-ci  d'une  voix  sourde,  vous  pleurez  1 


PEUX  AMIES. 


La  reine  regarda  fièrement  madame  de  Chevreuse. 

—  Je  crois,  dit-elle,  que  vous  avez  prononcé  le  mot  heureuse  en  parlant  de  moi. 
Jusqu'à  présent,  duchesse,  j'avais  cru  impossible  qu'une  créature  humaine  ])ùt  se 
trouver  moins  heureuse  que  la  reine  de  France. 

—  Madame ,  vous  avez  été  en  effet  une  mère  de  douleurs.  Mais  à  côté  de  ces  mi- 
sères illustres  dont  nous  nous  entretenions  tout  à  l'heure,  nous  vieilles  amies  séparées 
par  la  méchanceté  des  hommes;  à  côlé ,  dis-je,  de  ces  infortunes  royales,  vous  avez 
les  joies  peu  sensibles,  c'est  vrai,  mais  fort  enviées  de  ce  monde.  -- 

—  Lesquelles?  dit  amèrement  Anne  d'Autriche.  Comment  pouvez-vous  prononcer 
le  mot  joie,  duchesse,  vous  qui  tout  à  l'heure  reconnaissiez  qu'il  faut  des  remèdes 
à  mon  corps  et  à  mon  esprit? 

Madame  de  Chevreuse  se  recueillit  un  moment. 

—  Que  les  rois  sont  loin  des  autres  hommes  !  murmura-t-elle. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

•  —  Je  veux  dire  qu'ils  sont  tellement  éloignés  du  vulgaire  qu'ils  oublient  pour  les 
autres  toutes  les  nécessités  de  la  vie.  Comme  l'habitant  de  la  montagne  africaine  qui, 
du  sein  de  ses  plateaux  verdoyans  rafraîchis  par  les  ruisseaux  de  neige,  ne  comprend 
pas  que  l'habitant  de  la  plaine  meure  de  soif  et  de  faim,  au  milieu  des  terres  calci- 
nées par  le  soleil. 

La  reine  rougit  légèrement;  elle  venait  de  comprendre. 

—  Savez-vous,  dit-elle  ,  que  c'est  mal  de  nous  avoir  délaissée? 

—  Oh!  Madame,  le  roi  a  hérité,  dit-on,  de  la  haine  que  me  portait  son  père.  Le 
roi  me  congédierait  s'il  me  savait  au  Palais-Royal. 

—  Je  ne  dis  pas  que  le  roi  soit  bien  disposé  en  votre  faveur,  duchesse  ,  répliqua  la 
reine;  mais,  moi,  je  pourrais...  secrètement. 

La  duchesse  laissa  percer  un  sourire  dédaigneux  qui  inquiéta  son  interlocutrice. 

—  Du  reste,  se  hâta  d'ajouter  la  reine,  vous  avez  très-bien  fait  de  venu'  ici. 

—  Merci,  Madame. 

—  Ne  fût-ce  que  pour  nous  donner  cette  joie  de  démentir  le  bruit  de  votre  mort. 

—  On  avait  dit  effectivement  que  j'étais  morte. 

—  Partouti 

—  Mes  enfans  n'avaient  pas  pris  le  deuil ,  cependant. 

—  Ah!  vous  savez,  duchesse,  la  cour  voyage  souvent;  nous  voyons  peu  MM.  d'Albert 
deLuynes,  et  bien  des  choses  échappent  dans  les  préoccupations  au  milieu  desquelles 
nous  vivons  constamment.  ** 


204  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Votre  Majesté  n'eût  pas  dû  croire  au  bruit  de  ma  mort. 

—  Pourquoi  pas?  hélas!  nous  sommes  morlels;  ne  voyez-vous  pas  que  moi,  votre 
sœui-  cadette,  comme  nous  disions  autrefois,  je  penche  déjà  vers  la  sépulture? 

—  Votre  Majesté,  si  elle  avait  cru  que  j'étais  morte,  devait  s'étonner  alors  de  ne 
pas  avoir  reçu  de  mes  nouvelles. 

—  La  mort  surprend  parfois  bien  vite ,  duchesse. 

—  Oh  !  Votre  Majesté  !  Les  âmes  chargées  de  secrets  comme  celui  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure  ont  toujours  un  besoin  d'épanchement  qu'il  faut  satisfaire  d'avance.  Au 
nombre  des  relais  préparés  pour  l'éternité,  on  compte  la  mise  en  ordre  de  ses  papiers. 

La  reine  tressaillit. 

—  Votre  Majesté,  dit  la  duchesse,  saura  d'une  façon  certaine  le  jour  de  ma  mort. 

—  Comment  cela? 

—  Parce  que  Voire  Majesté  recevra  le  lendemain,  sous  une  quadruple  enveloppe 
tout  ce  qui  a  échappé  de  nos  petites  correspondances  si  mystérieuses  d'autrefois. 

—  Vous  n'avez  pas  brûlé!  s'écria  Anne  avec  effroi. 

—  Oh!  chère  Majesté,  répliqua  la  duchesse,  les  traîtres  seuls  brûlent  une  corres- 
pondance royale. 

—  Les  traîtres  ! 

—  Oui,  sans  doute,  ou  plutôt  ils  font  semblant  de  la  brûler,  la  gardent  ou  la  vendent. 

—  Mon  Dieu  ! 

—  Les  tîdèlcs  au  contraire  enfouissent  précieusement  de  pareils  trésors,  puis,  un 
jour,  ils  viennent  trouver  leur  reine,  et  lui  disent  :  Madame,  je  vieillis,  je  me  sens 
malade  ;  il  y  a  danger  de  mort  pour  moi ,  danger  de  révélation  pour  le  secret  de  Votre 
Majesté;  prenez  donc  ce  papier  dangereux  et  brùlez-lo  vou>-mème. 

—  Un  papier  dangereux  !  Lequel? 

—  Quant  à  moi ,  je  n'en  ai  qu'un,  c'est  vrai ,  mais  il  est  bien  dangereux. 

—  Oh  !  duchesse  ,  dites  ,  dites  ! 

—  C'est  ce  billet...  daté  du  mardi  2  août  10  Vf,  où  vous  me  recommandiez  d'aller 
à  Noisy-le-Sec  pour  voir  ce  cher  malheureux  enfant.  Il  y  a  cela  de  votre  main,  Ma- 
dame :  «  Cher  malheureux  enfant.  » 

—  Il  se  fît  un  silence  profond  à  ce  moment  :  la  reine  sondait  l'abîme.  Madame  de 
Chevreuse  tendait  son  piège. 

—  Oui,  malheureux,  bien  malheureux!  murmura  Anne  d'Autriche;  quelle  triste 
existence  pour  aboutir  à  une  si  cruelle  tînl 

—  Il  est  mort!  s'écria  vivement  la  duchesse  avec  une  curiosité  dont  la  reine  saisi 
avidement  l'accent  sincère. 

—  Mort  de  consomption,  mort  oublié,  mort  flétri  comme  ces  pauvres  fleurs  don- 
nées par  un  amant  et  que  la  maîtresse  laisse  expirer  dans  un  tiroir  pour  les  cacher  à 
tout  le  monde. 

—  Mort!  répéta  la  duchesse  avec  im  air  de  découragement  qui  eût  bien  réjoui  la 
reine  s'il  n'eût  été  tempéré  par  un  mélange  de  doute   Mort  à  Noisy-le-Sec? 

—  Mais  oui,  dans  les  bras  de  son  gouverneur,  pauvre  serviteur  honnête  qui  n'a 
pas  survécu  longtemps. 

—  Cela  se  conçoit  :  c'est  si  lourd  à  porter  un  deuil  et  un  secret  pareils. 

La  reine  ne  se  donna  pas  la  peine  de  relever  l'ironie  de  cette  réflexion.  Madame  de 
Chevreuse  continua. 

—  Eh  bien!  Madame,  je  m'informai,  il  y  a  quelques  années,  à  Noisy-le-Sec  même, 
du  sort  de  cet  enfant  si  malheureuf.  On  in  apprit  qu'il  ne  passait  pas  pour  être  mort; 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  203 

voilà  pourquoi  je  ne  m'étais  pas  affligée  tout  d'abord  avec  Votre  Majesté  Oh  !  certes, 
si  je  l'eusse  cru ,  jamais  une  allusion  à  ce  déplorable  événement  ne  fût  venue  réveiller 
les  bien  légitimes  douleurs  de  Votre  Majesté. 

—  Vous  dites  que  l'enfant  ne  passait  pas  pour  être  mort  à  Noisy? 

—  Non,  Madame. 

—  Que  disait-on  de  lui ,  alors? 

—  On  disait...  on  se  trompait  sans  doule. 

—  Diles  toujours. 

—  On  disait  qu'un  soir,  vers  1645,  une  dame  belle  et  majestueuse,  ce  qui  se  remar- 
qua malgré  le  masque  et  la  manie  qui  la  cachaient,  une  dame  de  qualité,  de  très- 
haute  qualité  sans  doute,  était  venue  dans  un  carrosse  àrembrancbeincnt  de  la  route, 
là  même,  vous  savez,  où  j'attendais  dos  nouvelles  du  jeune  prince,  quand  Votre  Ma- 
jesté daignait  m'y  envoyer. 

—  Eh  bien  ? 

—  Et  que  le  gouverneur  avait  mené  l'enfant  à  cette  dame. 

—  Après. 

—  Le  lendemain ,  gouverneur  et  enfant  avaient  quitté  le  pays. 

—  Vous  voyez  bien!  il  y  a  du  vrai  là  dedans,  puisque  effectivement  le  pauvre  en- 
fant mourut  d'un  de  ces  coups  de  foudre  qui  font  que  ,  jusqu'à  sept  ans,  au  dire  des 
médecins ,  la  vie  des  enfans  tient  à  un  fd. 

—  Oh  !  ce  que  dit  Votre  Majesté  est  la  vérité ,  nul  ne  le  sait  mieux  que  vous.  Ma- 
dame; nul  ne  le  croit  plus  que  moi.  Mais,  admirez  la  bizarrerie... 

—  Qu'est-ce  encore?  pensa  la  reine. 

—  La  personne  qui  m'avait  rapporté  ces  détails  ,  qui  avait  été  s'informer  de  la  santé 
de  l'enfant,  cette  personne... 

—  Vous  aviez  confié  un  pareil  soin  à  quelqu'un?  Oh  !  duchesse  ! 

—  Quelqu'un  muet  comme  Votre  Majesté,  comme  moi-même  ,  mettons  que  c'est 
moi-même ,  Madame  ;  ce  quelqu'un,  dis-je,  passant  quelques  mois  après  en  Touraine... 

—  En  Touraine  ! 

—  Reconnut  le  gouverneur  et  l'enfant,  crut,  pardon,  les  reconnaître  vivans  tous 
deux,  gais  et  heureux  et  florissans  tous  deux,  l'un  dans  sa  verte  vieillesse,  l'autre 
dans  la  jeunesse  en  fleur!  Jugez  après  cela  ce  que  c'est  que  les  bruits  qui  courent; 
ayez  donc  foi  après  cela  à  quoi  que  ce  soit  de  ce  qui  se  passe  en  ce  monde.  Mais  je 
fatigue  Votre  Majesté.  Oh  !  ce  n'est  pas  mon  intention  et  je  prendrai  congé  d'elle  après 
lui  avoir  renouvelé  l'assurance  de  mon  respectueux  dévouement. 

—  Arrêtez,  duchesse:  causons  un  peu  de  vous. 

—  De  moi,  oh!  Madame,  n'abaissez  pas  vos  regards  jusque-là. 

—  Pourquoi  donc!  N'êtes-vous  pas  ma  plus  ancienne  amie?  Est-ce  que  vous  m'en 
voulez,  duchesse? 

—  Moi!  mon  Dieu!  pour  quel  motif?  Serais-je  venue  auprès  de  Votre  Majesté  si 
j'avais  sujet  de  lui  en  vouloir  ? 

—  Duchesse,  les  ans  nous  gagnent,  il  faut  nous  serrer  contre  la  mort  qui  menace. 

—  Madame,  vous  me  comblez  avec  ces  douces  paroles. 

—  Nulle  ne  m'a  jamais  aimée,  servie  comme  vous,  duchesse. 

—  Votre  Majesté  s'en  souvient? 

—  Toujours.  Duchesse,  une  preuve  d'amitié. 

—  Ah  !  Madame,  tout  mon  être  appartient  à  Votre  iMajesté. 

—  Celte  preuve,  voyons. 


206  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Laquelle? 

—  Demandez-moi  quelque  chose. 

—  Demander... 

—  Oh!  je  sais  que  vous  êtes  l'âme  la  plus  désintéressée,  la  plus  grande,  la  plus  loyale. 

—  Ne  me  louez  pas  trop,  Madame,  dit  la  duchesse  inquiète. 

—  Je  ne  vous  louerai  jamais  autant  que  vous  le  méritez. 

—  Avec  l'âge,  avec  les  malheurs ,  on  change  beaucoup ,  Madame. 

—  Dieu  vous  entende ,  duchesse. 

—  Comment  cela? 

— 'Oui,  la  duchesse  d'autrefois,  la  belle,  la  fîère,  l'adorée  Chevreuse  m'eût  ré- 
pondu ingratement:  Jene  veux  rieu  de  vous.  Bénis  soient  donc  les  malheiu-s ,  s'ils  sont 
venus,  puisqu'ils  vous  auront  changée,  et  que  peut-être  vous  me  répoudrez  :  J'accepte. 

La  duchesse  adoucit  son  regard  et  son  sourire;  elle  était  sous  le  charme  et  ne  s'en 
cachait  plus. 

—  Parlez ,  chère  ,  dit  la  reine  ,  que  voulez-vous? 

—  Il  faut  donc  s'expliquer...  - 

—  Sans  hésitation. 

•—Eh  bien!  Votre  Majesté  peut  me  faire  une  joie  indicible,  une  joie  incomparable. 

•—  Voyons,  fil  la  reine,  un  peu  refroidie  par  l'inquiétude.  Mais,  avant  toutes  choses, 
ma  bonne  Chevreuse,  souvenez-vous  que  je  suis  en  puissance  de  fils  comme  j'étais 
autrefois  en  puissance  de  mari. 

—  Je  vous  ménagerai ,  chère  reine. 

—  Appelez-moi  Anne  comme  autrefois;  ce  sera  un  doux  écho  de  la  belle  jeunesse. 

—  Soit.  Eh  bien!  ma  vénérée  maîtresse,  Anne  chérie... 

—  Sais-tu  toujours  l'espagnol? 

—  Toujours. 

—  Demande-moi  en  espagnol  alors. 

—  Voici  :  Faites-moi  l'honneur  de  venir  passer  quelques  jours  à  Dampierre. 

—  C'est  tout?  s'écria  la  reine  stupéfaite. 

—  Oui. 

—  Rien  que  cela  I 

—  Bon  Dieu  !  aiiricz-vous  l'idée  que  je  ne  vous  demande  pas  là  le  plus  énorme 
bienfait!  S'il  en  est  ainsi ,  vous  ne  me  connaissez  plus.  Acceptez-vous? 

—  Oui ,  de  grand  cœur. 

—  Oh!  merci. 

—  Et  je  serai  heureuse,  continua  la  reine  avec  défiance,  si  ma  présence  peut  vous 
être  utile  à  quchpie  chose. 

—  Utile!  s'écria  la  duchesse  en  riant,  oh  !  non,  non  ,  agréable,  douce,  délicieuse, 
oui  >  raille  fois  oui  ;  c'est  donc  promis? 

—  C'est  juré. 

La  duchesse  se  jeta  sur  la  main  si  belle  de  la  reine  et  la  couvrit  de  baisers. 
«--  C'est  une  bonne  femme  au  fond ,  pensa  la  reine  ,  et. ..  généreuse  d'esprit. 
^- Votre  Majesté,  reprit  la  duchesse,  consentira-t-elle  à  me  donner  quinze  jours? 
— ^  Oui  certes,  pourquoi? 

—  Parce  que,  dit  la  duchesse,  me  sachant  on  disgrâce,  nul  ne  voulait  me  prêter 
les  cent  mille  écus  dont  j'ai  besoin  pour  faire  réparer  Dampierre.  !Mnis  lorsqu'on 
va  savoir  que  c'est  pour  y  recevoir  Votre  Majesté,  tous  les  fonds  de  Paris  afllucrout 
chez  moit 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


207 


—  Ah!...  fit  la  reine  en  reniuanl  doucement  la  lè(e  avec  intelligence.  Cent  mille 
écus  !  Il  faut  cent  mille  écus  pour  réparer  Dampierre? 

—  Tout  autant. 

—  Et  personne  ne  veut  vous  les  prêter? 

—  Personne. 

—  Je  les  prêterai,  moi,  si  vous  voulez,  duchesse. 

—  Oh  !  je  n'oserais. 

—  Vous  auriez  tort. 

—  Vrai  ? 

—  Foi  de  reine...  Cent  mille  écus,  ce  n'est  réellement  pas  beaucoup. 

—  N'est-ce  pas? 

—  Non.  Oh  1  je  sais  que  vous  n'avez  jamais  fait  payer  votre  discrétion  ce  qu'elle 
vaut.  Duchesse,  avancez-moi  cette  table,  que  je  vous  lasse  le  bon  sur  M.  Colbert;  non, 
sur  M.  Fouquet,  qui  est  un  bien  plus  galant  homme. 

—  Paie-t-il? 

—  S'il  ne  paie  pas,  je  paierai,  mais  ce  serait  la  première  fois  qu'il  me  refuserait. 
La  reine  écrivit,  donna  la  cédule  àla  duchesse  et  la  congédia  après  l'avoir  gaîment 

embrassée. 


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-    ^.^f 


L-i^ 


>V 


208 


LES  MOUSQUETAIRES. 


COMMENT   JEAN   DE   LA   FONTAINE   FIT   SON    PREMIER  CONTE. 


*OAlj»ER.. 


DUTES  ces  intrigues  sont  épuisées;  l'esprit  humain,  si 
multiple  dans  ses  exhibitions,  a  pu  se  développer  à  l'aise 
dans  les  trois  cadres  que  notre  récit  lui  a  fournis. 

Peut-être  s'agira-t-il  encore  de  politique  et  d'intrigues 
dans  le-récil  qui  va  suivre  ,  mais  les  ressorts  en  seront 
tellement  cachés,  que  l'on  ne  verra  que  les  fleurs  et  les 
peintures,  absolument  comme  dans  ces  théâtres  forains 
*  où  paraît  sur  la  scène  un  colosse  qui  marche  mû  par  les 
Mm^  petites  jambes  et  les  bras  grêles  d'un  enfant  caché  dans 
sa  carcasse. 

Nous  retournons  à  Saint-iMandé ,  où  le  surintendant  reçoit,  selon  sou  habitude,  sa 
société  choisie  d'épicuriens. 

Depuis  quelque  temps,  le  maître  a  été  rudement  éprouvé.  Chacun  se  ressent  au 
logis  de  la  détresse  du  ministre  :  Plus  de  grandes  et  folles  réunions.  La  finance  a  été 
un  prétexte  pour  Fouquct,  et  jamais,  comme  le  dit  spirituellement  Gourville.  prétexte 
n'a  été  plus  fallacieux  :  de  finances  pas  l'ombre. 

M.  Valcl  s'ingénie  à  soutenir  la  ré|)utation  de  la  maison.  Cependant  les  jardiniers 
qui  alimentent  les  ofTices  se  jilaigncnt  d'un  relard  ruineux.  Les  expéditionnaires  de 
Tins  d'Espagne  envoient  fréquemment  des  mandats  que  nul  ne  paie.  Les  pêcheurs 
que  le  surintendant  gage  sur  les  côtes  de  Normandie  supputent  que  s'ils  étaient  rem- 
boursés, la  rentrée  de  la  sonune  leur  permettrait  de  se  retirer  à  terre.  La  marée,  qui 
plus  tard  doit  faire  mourir  Vatol ,  la  marée  n'arrive  pas  du  tout. 

Cependant,  pour  le  jour  de  réception  ordinaire,  les  amis  de  Fouquet  se  présentent 
plus  nombreux  que  de  coutume.  Gourville  et  l'abbé  Fouquet  causent  finances,  c'est-à- 
dire  que  l'abbé  emprunte  quoltpiespi&toles  à  Gourville.  Pellisson,  assis  les  jambes  croi- 
Bccs,  termine  la  péroraison  d'un  discours  par  lequel  F"ouquot  doit  rouvrir  le  parlement. 
Et  ce  discours  est  un  chef  d'œuvre,  parce  que  Pellisson  le  fait  pour  son  ami,  c'est- 
à-dire  qu'il  y  met  tout  ce  que,  certainement,  il  n'irait  pas  chercher  pour  lui-même. 
Bientôt  se  disputant  sur  les  rimes  faciles,  arrivent  du  fond  du  jardin  Lorel  et  la  Fontaine. 
Les  peintres  et  les  nuisiciens  se  dirigent  à   leur  tour  du  côté  de  la  salle  à  manger. 
Lorsque  huit  heures  sonneront ,  on  soupera. 
Le  surintendant  ne  fait  jamais  attendre. 

Il  est  sept  heures  et  demie;  l'appétit  s'annonce  assez  galamment. 
Ouand  tous  les  convives  sont  réunis,  Gourville  va  droit  à  Peliissiiu.U-  tire  de  sa  rê- 
verie, et  l'amèue  an  milieu  d'im  salon  dont  il  ;»  fermé  les  porte.». 


.^P(t 


I.'V 


FOVOV-ET. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  209 

—  Eh  bien  !  dit-il .  quoi  de  nouveau? 
PcllJsson  ,  levant  sa  tête  intellifrenle  et  douce  : 

— J'ai  emprunté,  dit-il,  vingt-cinq  mille  livres  à  ma  tante.  Les  voici  en  bons  de  caisse. 

—  Bien,  répondit  Gourville,  il  ne  manque  plus  que  cent  quatre-vingt-quinze  mille 
livres  pour  le  premier  paiement. 

—  Le  paiement  de  quoi?  demanda  la  Fontaine  du  ton  qu'il  mellail  à  dire  :  — Avez- 
vous  lu  Baruc? 

—  Voilà  encore  mon  distrait,  dit  Gourville.  Quoi!  c'est  vous  qui  nous  avez  appris 
que  la  petite  terre  de  Corbeil  allait  être  vendue  par  un  créancier  de  M.  Fouquet;  c'est 
vous  qui  avez  proposé  la  cotisation  de  tous  les  amis  d'Épicure;  c'est  vous  qui  avez  dit 
que  vous  feriez  vendre  un  coin  de  votre  maison  de  Château-Thierry  pour  fournir  votre 
contingent,  et  vous  venez  dire  aujourd'hui  :  —  Le  paiement  de  quoi? 

Un  rire  universel  accueillit  cette  sortie  et  fit  rougir  la  Fontaine. 

—  Pardon,  pardon,  dit-il,  c'est  vrai,  je  n'avais  pas  oublié;  oh!  non,  seulement... 

—  Seulement  tu  ne  te  souvenais  plus,  répliqua  Loret. 

—  Voilà  la  vérité.  Le  fait  est  qu'il  a  raison.  Entre  oublier  et  ne  plus  se  souvenir  il 
y  a  une  grande  (hfférence. 

—  Alors,  ajouta  Pellisson,  vous  apportez  cette  obole ,  prix  du  coin  de  (erre  vendu? 

—  Vendu  !  non. 

—  Vous  n'avez  pas  vendu  votre  clos?  demanda  Gourville  étonné,  car  il  connaissait 
le  désintéressement  du  poëte. 

—  Ma  femme  n'a  pas  voulu,  répondit  ce  dernier. 
Nouveaux  rires. 

—  Cependant  vous  êtes  allé  à  Chùteau-Tbierry  pour  cela,  lui  fut-il  répondu. 

—  Certes ,  et  à  cheval. 

—  Pauvre  Jean  ! 

—  Huit  chevaux  difïérens  :  j'étais  roué. 

— -Excellent  ami!...  Et  là-bas  vous  vous  êtes  reposé? 

—  Reposé!  Ah  !  bien  oui  !  Là-bas,  j'ai  eu  bien  de  la  besogne. 

—  Comment  cela? 

• —  Ma  femme  avait  fait  des  coquetteries  avec  celui  à  qui  je  voulais  vendre  la  terre. 
Cet  homme  s'est  dédit  :  je  l'ai  appelé  en  duel. 

—  Très-bien!  dit  le  poëte  :  et  vous  vous  êtes  battus? 

—  Il  paraît  que  non. 

—  Vous  n'en  savez  donc  rien  ? 

—  Non,  ma  femme  et  ses  parens  se  sont  mêlés  de  cela.  J'ai  eu  un  quart  d'heure 
durant  l'épée  à  la  main ,  mais  je  n'ai  pas  été  blessé. 

—  Et  l'adversaire? 

—  L'adversaire  non  plus  ;  il  n'était  pas  venu  sur  le  terrain. 

—  C'est  admirable!  s'écria-t-on  de  toutes  parts;  vous  avez  dû  vous  courroucer? 

—  Trè.s-fort;  j'avais  gagné  un  rhume;  je  suis  rentré  à  la  maison,  et  ma  femme 
m'a  querellé. 

—  Tout  de  bon  ? 

—  Tout  de  bon!  elle  m'a  jeté  un  pain  à  la  tête ,  un  gros  pain. 

—  Et  vous? 

—  Moi,  je  lui  ai  renversé  toute  la  table  sur  le  corps  et  sur  le  corps  de  ses  convives; 
puis  je  suis  remonté  à  cheval,  et  me  voilà. 

Nul  n'eut  su  Ifuir  son  sérieux  à  l'exposé  de  cette  héroïdo  comique. 

T.  II.  14 


^210  LES  MOUSQUETAIRES. 

Quand  l'ouragan  des  rires  se  fut  un  peu  calmé. 

—  Voilà  tout  ce  que  yous  avez  rapporté?  dit-on  à  la  Fontaine. 

—  Oh  !  non  pas,  j'ai  eu  une  excellente  idée. 

—  Dites  ! 

—  Avez-vous  remarqué  qu'il  se  fait  en  France  beaucoup  de  poésies  badines? 

—  Mais  oui ,  répliqua  l'assemblée. 

—  Et  que ,  poursuivit  la  Fontaine  ,  il  ne  s'en  imprime  que  fort  peu? 

—  Les  lois  sont  dures,  c'est  vrai. 

—  Eh  bien,  marchandise  rare  est  une  marchandise  chère,  ai-je  pensé.  C'est  pour- 
quoi je  me  suis  mis  à  composer  un  petit  poëme  extrêmement  licencieux. 

—  Oh!  oh!  cherpoëte. 

—  Extrêmement  grivois. 
~  Oh  !  oh  ! 

—  Extrêmement  cynique. 

—  Diable  !  diable  f 

— -J'y  ai  mis,  continua  froidement  le  poëte,  toutce  que  j'ai  pu  trouver  de  mots  galans. 
Chacun  se  tordait  de  rire ,  tandis  que  ce  brave  poêle  mettait  ainsi  l'enseigne  à  sa 
marchandise. 

—  Et ,  poursuivit-il ,  je  m'appliquai  à  dépasser  toutce  que  Boccace ,  l'Arétin  et  autres 
maîtres  ont  fait  en  ce  genre. 

—  Bon  Dieu!  s'écria  Pellisson,  mais  il  sera  danmé  1 

—  Vous  croyez?  demanda  naïvement  la  Fontaine:  je  vous  jure  que  je  n'ai  pas  fait 
cela  pour  moi,  mais  uniquement  pour  M.  Fouqnet. 

Celte  conclusion  mirillque  mit  le  comble  à  la  satisfaction  des  assistans. 

—  Et  j'ai  vendu  cet  opuscule  huit  cents  livres  la  première  édition,  s'écria  la  Fon- 
taine en  se  frottant  les  mains.  Les  livres  de  piété  s'achètent  moitié  moins. 

—  Il  eût  mieux  valu,  dit  Gourvillc  en  riant,  faire  deux  livres  de  piété. 

—  C'est  trop  loug  et  pas  assez  divertissant,  répliqua  tranquillement  la  Fontaine  ; 
mes  huit  cents  livres  sont  dans  ce  petit  sac  :  je  les  offre. 

Et  il  mil  en  effet  son  oIVrande  dans  les  mains  du  trésorier  des  épicuriens. 
Puis  ce  fut  au  tour  de  Lorct ,  qui  donna  cent  cinquante  livres;  les  autres  s'épuisèrent 
de  même.  Il  y  eut,  compte  fait,  quarante  mille  livres  dans  roscaroello. 

—  Jamais  plus  généreux  deniers  ne  résonnèrent  dans  les  balances  divines  où  la  cha- 
rité pèse  les  bons  cœurs  et  les  bonnes  intentions  contre  les  pièces  fausses  des  dévots 
hypocrites. 

On  faisait  encore  tinter  les  écus  quand  le  surintendant  entra  ou  plutôt  se  glissa  dans 
la  salle.  Il  avait  tout  entendu. 

On  vit  cet  homme  qui  avait  remué  tant  de  milliards,  ce  riche  qui  avait  épuisé  tous 
les  plaisirs  et  tous  les  honneurs,  ce  cœur  immense,  ce  cerveau  fécond  qui  avaient, 
comnie  deux  creusets  avides,  dévoré  la  subst;uiie  matérielle  et  morale  du  premier 
rovaumc  du  monde,  on  vil  Fouquel  dépasser  le  seuil,  avec  les  yeux  pleins  di^  larmes, 
tremper  ses  doigts  blancs  et  lins  dans  l'or  et  l'argent. 

—  Pauvre  avunône ,  dit-il  d'une  voix  tendre  et  ém\ie  ,  tu  disparaîtras  dans  le  plus 
petit  des  plis  de  ma  bourse  vide,  mais  lu  as  enq)li  jusqu'au  bord  ce  que  nul  n'éj)uisera 
jamais,  mon  cœur.  Merci,  mes  amis,  merci. 

Et  comme  il  ne  pouvait  embrasser  tous  ceux  qui  se  trouvaient  là  et  qui  pleu- 
raient bien  aussi  un  peu,  tout  pbilosophes  qu'ils  fussent,  il  embrassa  la  Fontaine  en 
lui  disant  : 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  ^211 

—  Pauvre  garçon  qui  s'est  fait  battre  pour  moi  par  sa  femme  ,  et  damner  par  sou 
confesseur! 

—  Bon!  ce  n'est  rien,  répondit  le  poëte;  que  vos  créanciers  attendent  deux  ans, 
j'aurai  fait  cent  autres  contes  qui,  à  deux  éditions  chacun,  paieront  la  dette. 


LA   FONTAINE  NÉGOCIATEUR, 


FoLiquct  serra  la  main  de  la  Fontaine  avec  une  charmante  eftusion. 

—  Mon  cher  poëte,  lui  dit-il,  faites-nous  cent  autres  contes,  non-seulement  pour 
les  quatre-vingts  pistoles  que  chacun  d'eux  rapportera ,  mais  encore  pour  enrichir 
notre  langue  de  cent  chefs-d'œuvre. 

— Oh!  oh  !  dit  la  Fontaine  en  se  rengorgeant,  il  ne  faut  pas  croire  que  j'aie  seule- 
ment apporté  cette  idée  et  ces  quatre-vingts  pistoles  à  M.  le  surintendant. 

—  Oh  !  mais,  s'écria-t-on  de  toutes  parts,  M.  de  la  Fontaine  est  en  fonds  aujourd'hui. 

—  Bénie  soit  l'idée,  si  elle  m'apporte  un  ou  deux  millions!  dit  gaiment  Fouquet. 

—  Précisément,  répliqua  la  Fontaine. 

—  Vite,  vite!  cria  l'assemblée. 

—  Prenez  garde ,  dit  Pellisson  à  l'oreille  de  la  Fontaine ,  vous  avez  eu  grand  succès 
jusqu'à  présent,  n'allez  pas  lancer  la  flèche  au  delà  du  but. 

—  Nenni ,  monsieur  Pellisson ,  et  vous  qui  êtes  un  homme  de  goût ,  vous  m'approu- 
verez tout  le  premier. 

—  Il  s'agit  de  millions ,  dit  Gourville. 

—  J'ai  là  quinze  cent  mille  Hvres,  monsieur  Gourville;  et  il  frappa  sa  poitrine. 
— Au  diable  le  Gascon  de  Château-Thierry!  cria  Loret. 

—  Ce  n'est  pas  la  poche  qu'il  fallait  toucher,  dit  Fouquet,  mais  la  cervelle. 

— Tenez,  ajouta  la  Fontaine  ,  monsieur  le  surintendant,  vous  n'êtes  pas  un  procu- 
reur général,  vous  êtes  un  poëte. 

—  C'est  vrai  !  s'écrièrent  Loret,  Conrart  et  tout  ce  qu'il  y  avait  là  de  gens  de  lettres. 

—  Vous  êtes,  dis-je,  un  poëte  et  un  peintre,  un  statuaire,  un  ami  des  arts  et  des 
sciences;  mais,  avouez-le  vous-même,  vous  n'êtes  pas  un  homme  de  robe. 

—'Je  l'avoue,  répliqua  en  souriant  M.  Fouquet. 

—  On  vous  mettrait  de  l'Académie  que  vous  refuseriez ,  n'est-ce  pas? 

—  Je  crois  que  oui,  n'en  déplaise  aux  académiciens. 

—  Eh  bien  ,  pourquoi,  ne  voulant  pas  faire  partie  de  l'Académie ,  vous  laissez-vous 
aller  à  faire  partie  du  parlement? 

—  Ohl  oh  !  dit  Pellisson,  nous  parlons  politique. 

—  Je  demande ,  poursuivit  la  Fontaine,  si  la  robe  sied  ou  ne  sied  pas  à  M.  Fouquet. 

—  Ce  n'est  pas  de  la  robe  qu'il  s'agit,  riposta  Pellisson  contrarié  des  rires  de  l'as- 
semblée. 

— '  Au  contraire ,  c'est  de  la  robe,  dit  Loret. 

—  Olez  la  robe  au  procureur  général ,  dit  Conrart ,  nous  avons  M.  Fouquet,  ce  dont 
nous  ne  nous  plaignons  pas,  mais  connue  il  n'est  pas  de  procureur  général  sans  robe 
nous  déclarons  d'après  M.  de  la  Fontaine,  que  certainement  la  robe  est  un  épouvantait. 


21-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  FugiunI  risus  leporesque,  dit  Loiet. 

—  Les  ris  et  les  grâces,  lit  un  savant. 

— Moi,poursuivitPellisson  gravement,  cen'estpascomme  celaqueje  tratiiiis  lepores. 

—  Et  comment  le  traduisez-vous?  demanda  la  Fonlaine. 

—  Je  le  traduis  ainsi  : 

«  Les  lièvres  se  sauvent  en  voyant  M.  Fouquet.  » 
Éclats  de  rire  dont  le  surintendant  prit  sa  part. 

—  Pourquoi  les  lièvres?  objecta  Conrart  piqué. 

—  Parce  que  lièvre  sera  celui  qui  ne  se  réjouira  point  de  voir  M.  Fouquet  dans  les 
attributs  de  sa  force  parlementaire. 

—  Ob  !  oh  !  murmurèrent  les  poètes. 

—  Quô  non  ascendam,  dit  Conrart,  me  parait  impossible  avec  une  robe  de  procureur. 

—  Et  à  moi,  sans  cette  robe,  dit  l'obstiné  Pellisson;  qu'en  pensez-vous,  Gourvillc? 

—  Je  pense  que  la  robe  est  bonne ,  répliqua  celui-ci  ;  mais  je  pense  également  qu'un 
million  et  demi  vaudrait  mieux  que  la  robe. 

—  Et  je  suis  de  l'avis  de  Gourville,  s'écria  Fouquet  en  coupant  court  à  la  discus- 
sion par  son  opinion,  qui  devait  nécessairement  dominer  toules  les  autres. 

—  Un  million  et  demi  !  grommela  Pellisson  ;  pardieu  !  je  sais  une  fable  indienne... 

—  Contez-la-moi,  dit  la  Fonlaine  ;  je  dois  la  savoir  aussi. 

—  Contez  !  contez  î 

—  La  tortue  avait  une  carapace .  dit  Pellisson  ;  elle  se  réfugiait  là  dedans  quand  ses 
ennemis  la  menaçaient.  Un  jour  quelqu'un  lui  dit  :  Vous  avez  bien  chaud  Tété  dans 
cette  maison-là,  et  vous  êtes  bien  empêchée  de  montrer  vos  grâces.  Voilà  la  cou- 
leuvre qui  vous  donnera  un  million  et  demi  de  votre  écaille. 

—  Bon  !  fit  le  surintendant  en  riant. 

—  Après?  fit  la  Fontaine,  inléressé  par  l'apologue  bien  plus  que  par  la  moralité. 

—  La  tortue  vendit  sa  carapace  et  resta  nue.  Un  vautour  la  vit,  il  avait  faim;  il  lui 
brisa  les  reins  d'un  coup  de  bec  et  la  dévora. 

—  Onuitlios  deloï dit  Conrart. 

— Que  M.  Fouquet  fera  bien  de  garder  sa  robe  ! 

La  Fontaine  prit  la  moralité  au  sérieux. 

— Vous  oubliez  Eschyle,  dit-il  à  son  adversaire. 

—  Qu'est-ce  à  dire? 

—  Eschyle  le  chauve. 

—  Après? 

—  Eschyle,  dont  un  vautour,  votre  vaulour  probablement,  grand  amateur  de  tor- 
tues,  prit  d'en  haut  le  crâne  pour  une  pierre,  et  lança  sur  ce  crâne  une  lorluc  toute 
blottie  dans  sa  carapace. 

—  Hé!  mon  Dieu  !  la  Fonlaine  a  raison,  reprit  Fouquet  devenu  pensif,  tout  vau- 
toiu',  quand  il  a  faim  de  tortues,  sait  bien  leur  briser  gratis  l'écaillé  ;  trop  bcureuses 
les  tortues  dont  une  couleuvre  paie  l'enveloppe  un  million  et  demi.  Qu'on  m'apporte 
une  couleuvre  généreuse  comme  celle  de  votre  fable,  Pellisson,  et  je  lui  donne  ma 
carapace. 

—  Jiciva  avis  in  terris!  s'écria  Conrart. 

— Et  semblable  à  un  cygne  noir,  n'est-ce  pas?  ajouta  la  Fontaine;  eh  bien!  oui, 
]n-écisément,  un  oiseau  tout  noir  et  très-rare  ;  je  l'ai  trouvé. 

—  Vous  avez  trouvé  un  acquéreur  pour  ma  charge  de  procureur?  s'écria  Fouquet. 

—  Oui,  Monsieui'. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  513 

—  Mais,  nioiisioiir  le  siirinlendant  n'a  jamais  dit  qu'il  dnl  vendre,  reprit  Pdlisson. 

—  Pardonnez-moi,  vous-même  vous  en  avez  parlé,  dit  Conrart. 

—  J'en  suis  témoin  ,  fit  Gourville. 

— 11  tient  aux  beaux  discours  qu'il  me  fait,  dit  en  riant  Fonqiiel.  Cet  acquéreur, 
voyons,  la  Fontaine? 
— Un  oiseau  tout  noir,  un  conseiller  au  parlement .  \m  l>rave  homme. 

—  Qui  s'appelle?... 

—  Vanel. 

—  Vanel!  s'écria  Fouquet,  Vanel!  le  mari  de.  . 

—  Précisément,  son  mari;  oui,  Monsieur. 

—  Ce  cher  homme!  dit  Fouquet  avec  intérêt,  il  veut  êlre  procureur  général? 

—  Il  veut  êlre  tout  ce  que  vous  êtes,  Monsieur,  dit  Gourville,  et  faire  absolument 
ce  que  vous  avez  fait. 

—  Oh  !  mais  c'est  bien  réjouissant  :  contez-nous  donc  cela,  la  Fontaine. 

—  C'est  tout  simple.  Je  le  vois  de  temps  en  temps.  Tantôt  je  le  rencontre  :  il  tlànait 
sur  la  place  de  la  Bastille,  précisément  vers  l'instant  où  j'allais  prendre  le  petit  car- 
rosse de  Saint-Mandé. 

—  Il  devait  guetter  sa  femme,  bien  sur?  interrompit  Loret. 

—  Oh!  mon  Dieu  î  non ,  dit  simplement  Fouquet;  il  n'est  pas  jaloux. 

—  Il  m'aborde  donc,  m'embrasse,  me  conduit  au  cabaret  de  rimage-Sainl-Fiacre, 
et  m'entretient  de  ses  chagrins. 

—  Il  a  des  chagrins? 

—  Oui  :  sa  femme  lui  donne  de  l'ambition. 

—  Et  il  vous  dit?... 

—  Qu'on  lui  a  parlé  d'une  charge  au  parlement ,  que  le  nom  de  M.  Fouquet  a  été 
prononcé,  que  depuis  ce  temps  madame  Vanel  rêve  de  s'appeler  madame  la  procu- 
reuse  générale  ,  et  qu'elle  en  meurt  toutes  les  nuits  qu'elle  n'en  rêve  pas. 

—  Diable  ! 

—  Pauvre  femme,  dit  Fouquet. 

—  Attendez.  Conrart  me  dit  toujours  que  je  ne  sais  pas  faire  les  affaires  :  vous  allez 
voir  comment  je  menai  celle-ci. 

—  Voyons? 

—  Savez-vous,  dis-jeà  Vanel,  que  c'est  cher  une  charge  comme  celle  de  M.  Fouquet? 

—  Combien  à  peu  près?  fit-il. 

—  M.  Fouquet  en  a  refusé  dix-sept  cent  mille  livres. 

—  Ma  femme,  répliqua  Vanel,  avait  mis  cela  aux  environs  de  quatorze  cent  mille, 

—  Comptant?  lui  tis-je. 

—  Oui  ;  elle  a  vendu  un  bien  en  Guienne ,  elle  a  réalisé. 

—  C'est  un  joli  lot  à  toucher  d'un  coup,  dit  silencieusement  l'abbé  Fouquet ,  qui 
n'avait  pas  encore  parlé. 

—  Cette  pauvre  dame  Vanel  I  murmura  Fouquet. 
Pellisson  haussa  les  épaules. 

—  Un  démon ,  dit-il  bas  à  l'oreille  de  Fouquet. 

—  Précisément.  Il  serait  charmant  d'employer  l'argent  de  ce  démon  à  réparer  le  mal 
que  s'est  fait  pour  moi  un  ange. 

Pellisson  regarda  d'un  air  surpris  Fouquet  dont  les  pensées  se  fixaient,  à  partir  de  ce 
moment,  sur  un  nouveau  but. 

—  Eh  bien!  demanda  la  Fontaine,  ma  négociation? 


21  i  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Admirable  !  cher  poète. 

—  Oui ,  dit  Gourville  ;  mais  tel  se  vante  d'avoir  envie  d'un  cheval,  qui  n'a  pas  seu- 
lement de  quoi  payer  la  bride. 

—  Le  Vanel  se  dédirait  si  on  le  prenait  au  mot,  continua  l'abbé  Fouquet. 

—  Je  ne  crois  pas,  dit  la  Fontaine. 
> —  Qu'en  savez-vousï 

—  C'est  que  vous  ignorez  le  dénoùment  de  mon  histoire. 

—  Ah  !  s'il  y  a  ini  dénoùment ,  dit  Gourville,  pourquoi  flâner  en  route? 

—  Semper  ad  evcntitm.  N'est-ce  pas  cela?  dit  Fouquet  du  ton  d'un  grand  seigneur 
qui  se  fourvoie  dans  les  barbarismes. 

Les  latinistes  battirent  des  mains. 

—  Mon  dénoùment ,  s'écria  la  Fontaine  ,  c'est  que  Vanel ,  ce  tenace  oiseau  noir,  sa- 
chant que  je  venais  à  Saint-Mandé,  m'a  supplié  de  l'emmener. 

—  Oh  !  oh  ! 

—  Et  de  le  présenter,  s'il  était  possible,  à  monseigneur. 

—  En  sorte?... 

—  En  sorte  qu'il  est  là ,  sur  la  pelouse  du  Bel-Air. 

—  Comme  un  scarabée. 

—  Vous  dites  cela,  Gourville  ,  à  cause  des  antennes,  mauvais  plaisant  ! 

—  Eh  bien,  monsieur  Fouquet? 

—  Eh  bien  ,  il  ne  convient  pas  que  le  mari  de  madame  Vanel  s'enrhume  hors  de 
chez  moi  :  envoyez-le  quérir,  la  Fontaine,  puisque  vous  savez  où  il  est. 

—  .J'y  cours  moi-même. 

—  Je  vous  accompagne,  dit  l'abbé  Fouquet,  je  porterai  les  sacs. 

—  Pas  de  mauvaise  plaisanterie,  dit  sévèrement  Fouquet,  que  Taffaire  soit  sérieuse, 
si  affaire  il  y  a.  Tout  d'abord ,  soyons  hospitaliers.  Excusez-moi  bien ,  la  Fontaine , 
auprès  de  ce  galant  homme ,  et  dites-lui  que  je  suis  désespéré  de  l'avoir  fait  attendre, 
mais  que  j'ignorais  qu'  il  fût  là. 

La  Fontaine  était  déjà  parti.  Par  bonheur,  Gourville  laecompagnait,  car,  tout  entier 
à  ses  chiffres,  le  poëte  se  trompait  de  route,  et  courait  vers  Saint-Maur. 

Un  quart  d'heure  après ,  M.  Vanel  tut  introduit  dans  le  cabinet  du  surintendant,  ce 
même  cabinet  dont  nous  avons  donné  la  description  et  les  aboutissans  au  commence- 
menl  de  cette  histoire. 

Fouquet,  le  voyant  entrer,  appela  Pellisson  et  lui  parla  queUiues  minutes  à  l'oreille. 

—  Retenez  bien  ceci ,  lui  dit-il  :  que  toute  l'argenterie,  que  loulc  la  vaisselle,  que 
tous  les  joyaux,  soient  emballés  dans  le  carrosse.  Vous  prendrez  les  chevaux  noirs; 
Tortévre  vo\is  accompagnera;  vous  reculerez  le  souper  jusqu'à  l'arrivée  de  madame 
de  Bellières. 

—  Encore  faut-il  qu(^  madame  de  Bellières  soit  prévenue  ,  dit  Pellisson. 
--  Imilile,  je  m'en  charge. 

—  Très-bien. 

—  Allez,  mon  ami. 

Pellisson  partit,  devinant  mal,  mais  conliant,  comme  sont  tous  les  vrais  amis,  dans 
la  volonté  qu'il  subissait.  Là  est  la  force  des  âmes  d'élite.  La  déliance  n'est  faite  que 
pour  les  natures  inférieures. 

Vanel  s'inclina  donc  devant  le  surintendant.  Il  allait  commencer  une  harangue. 

—  Allégez-vous,  Monsieur,  lui  dit  civilement  Fouquet;  il  me  parait  que  vous  vou- 
lez acquérir  ma  charge? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  215 

—  Monseigneur... 

—  Combien  pouvez-vons  m'en  donner? 

—  C'est  à  vous,  monseigneur,  de  fixer  le  chiffre.  Je  sais  qu'on  vous  a  l'ait  des  offres. 

—  Madame  Vanel,  m'a-t-on  dit,  l'estime  quatorze  cent  nulle  livres. 

—  C'est  tout  ce  que  nous  avons. 

—  Pouvez-vous  donner  la  somme  tout  de  suite? 

—  Je  ne  l'ai  pas  sur  moi ,  dit  uaïvemenl  Vanel  effaré  de  cette  simplicité,  de  celle 
grandeur,  lui  qui  s'attendait  à  des  luttes,  à  des  finesses,  à  des  marchés  d'échiquier. 

—  Quand  Taurez-vous? 

—  Quand  il  plaira  à  monseigneur;  et  il  tremblait  que  Fouquet  ne  se  jouât  de  lui. 

—  Si  ce  n'était  la  peine  de  retourner  à  Paris ,  je  vous  dirais  tout  de  suite... 

—  Oh  !  monseigneur... 

—  Mais,  interrompit  le  surintendant,  mettons  le  solde  etla  signature  à  demain  matin. 

—  Soit  répliqua  Vanel  glacé,  abasourdi. 

—  Six  heures,  ajouta  Fouquet. 
• —  Six  heures,  répéta  Vanel. 

—  Adieu  ,  monsieur  Vanel ,  dites  à  madame  Vanol  que  je  lui  baise  les  mains ,  et 
Fouquet  se  leva.  Alors  Vanel  à  qui  le  sang  montait  aux  yeux  et  qui  commençait  à 
perdre  la  tête  : 

— Monseigneur,  monseigneur,  dit-il,  sérieusement,  est-ce  que  vous  me  donnez  parole? 
Fouquet  tourna  la  tète. 

—  Pardieu  !  dit-il,  et  vous? 

Vanel  hésita,  frissonna  et  finit  par  avancer  timidement  sa  main. 

Fouquet  ouvrit  et  avança  noblement  la  sienne.  Cette  main  loyale  s'imprégna  une 
seconde  de  la  moiteur  d'une  main  hypocrite;  Vanel  serra  les  doigts  de  Fouquet  pour 
se  mieux  convaincre. 

Le  surintendant  dégagea  doucement  sa  main. 

—  Adieu  ,  dit-il. 

Vanel  courut  à  reculons  vers  la  porte,  se  précipita  par  les  vestibules  et  s'enfuit. 


LA   VAISSELLE   ET   LES    DL4MANS    DE  MADAME  DE  BELLIERES. 


A  peine  Fouquet  eut-il  congédié  Vanel  qu'il  réfiéchit  un  moment  : 

—  On  ne  saurait  trop  faire,  dit-il,  povu'  la  femme  que  l'on  a  aimée.  Marguerite  dé- 
sire être  procureuse,  pourquoi  ne  lui  pas  faire  ce  plaisir?  Maintenant  que  la  conscience 
la  plus  scrupuleuse  ne  saurait  rien  me  reprocher,  pensons  uniquement  à  la  femme  qui 
m'aime.  Madame  de  Bellières  doit  être  là. 

Il  indiqua  du  doigt  la  porte  secrète. 

S'étant  enfermé ,  il  ouvrit  le  couloir  souterrain  et  se  dirigea  rapidement  vers  la 
communicadon  établie  entre  la  maison  de  Vincennes  et  sa  maison  à  lui. 

Il  avait  négligé  d'averUr  son  amie  avec  la  sonnette,  bien  assuré  qu'elle  ne  manquait 
jamais  au  rendez-vous. 

En  effet  la  marquise  était  arrivée.  Elle  attendait.  Le  bruit  que  fit  le  surinten- 


516  LES  MOUSQUETAIRES. 

dantl'aveplit  ;  elle  accourut  pour  recevoir  par-dessous  la  porte  le  billet  qu'il  lui  passa. 

—  Venez,  marquise  ;  on  vous  attend  pour  souper. 

Heureuse  et  active,  madame  de  Bellières  gagna  son  carrosse  dans  l'avenue  de  Vin- 
cennes  et  elle  venait  tendre  sa  main  sur  le  perron  à  Gourville  qui,  pour  mieux  plaire 
au  maître,  guettait  son  arrivée  dans  la  cour. 

Elle  n'avait  pas  vu  entrer,  fumans  et  blancs  d'écume,  les  chevaux  noirs  de  Fouquet 
qui  ramenaient  à  Saint-Mandé  Pellisson  et  Torfévre  lui-môme,  à  qui  madame  de  Bel- 
lières avait  vendu  sa  vaisselle  et  ses  joyaux. 

Pellisson  introduisit  cet  hon)me  dans  le  cabinet  que  Fouquet  n'avait  pas  encore  quitté. 

Le  surintendant  remercia  l'orfèvre  d'avoir  bien  voulu  lui  garder  comme  un  dépôt 
ces  richesses  qu'il  avait  le  droit  de  vendre.  Il  jeta  les  yeux  sur  le  total  des  comptes  qui 
s'élevait  à  treize  cent  mille  francs. 

Puis ,  se  plaçant  à  son  bureau ,  il  écrivit  un  bon  de  quatorze  cent  mille  francs 
payable  à  vue  à  sa  caisse  avant  midi  le  lendemain. 

— Cent  mille  livres  de  bénéfice  !  s'écria  l'orfèvre.  Ah  !  monseigneur,  quelle  générosité! 

—  Non  pas,  non  pas,  Monsieur,  dit  Fouquet  en  lui  touchant  l'épaule,  il  est  des  po- 
litesses qui  ne  se  paient  jamais.  Le  bénétice  est  à  peu  près  celui  que  vous  eussiez  fait; 
mais  il  reste  l'intérêt  de  votre  argent. 

En  disant  ces  mots,  il  détachait  de  sa  manchette  un  boulon  de  diamant  que  ce  même 
orfèvre  avait  bien  souvent  estimé  trois  nulle  pistoles. 

—  Prenez  ceci  en  mémoire  de  moi,  dit-il  à  l'orfèvre,  et  adieu;  vous  êtes  un  hon- 
nête homme. 

—  Et  vous,  s'écria  l'orfèvre  touché  profondément,  vous,  monseigneur,  vous  êtes 
un  brave  seigneur. 

Fouquet  fit  passer  le  digne  orfèvre  par  une  porte  dérobée;  puis  il  alla  recevoir  ma- 
dame de  Bellières  que  tous  les  conviés  entouraient  déjà. 

La  marquise  était  belle  toujours:  mais  ce  jour-là  elle  resplendissait. 

—  Ne  trouvez-vous  pas,  Messieurs ,  dit  Fouquet ,  que  Madame  est  d'une  beauté  in- 
comparable ce  soir?  Savez-vous  pourquoi? 

—  Parce  que  Madame  est  la  plus  belle  des  femmes,  dit  quelqu'un. 

—  Non,  mais  parce  qu'elle  en  est  la  meilleure.  Cependant... 

—  Cependant?...  dit  la  marquise  en  souriant. 

—  Cependant,  tous  les  joyaux  que  porte  Madame  ce  soir  sont  des  pierres  fausses. 
Elle  rougit. 

—  Oh  1  oh  !  s'écrièrent  tous  les  convives,  on  peut  dire  cela  sans  crainte  d'une  femme 
qui  a  les  plus  beaux  diainans  de  Paris. 

—  Eh  bien  !  dit  tout  bas  Fouquet  à  Pellisson. 

—  Eh  bien!  j'ai  enfin  compris,  répliqua  celui-ci,  et  vous  avez  bien  fait. 

—  C'est  heureux ,  fit  en  riant  le  surintendant. 

—  Monseigneur  est  servi  I  cria  majestueusement  Vanel. 

Le  fiot  des  convives  se  précipita  moins  lentement  qu'il  n'est  d'usage  dans  les  fêles 
ministérielles  vers  la  salle  à  manger  où  les  attendait  un  magnifique  spectacle. 

Sur  les  buffets,  sur  les  dressoirs,  sur  la  table,  au  milieu  des  fleurs  et  des  lumières, 
brillait  à  éblouir  la  vaisselle  d'or  et  d'argent  la  plus  riche  qu'on  put  voir;  c'était  un 
reste  de  ces  vieilles  magnilicences  que  les  artistes  llorcnlins  amenés  par  les  Mèdicis 
avaient  sculptées,  ciselées,  fondues  pour  les  dressoirs  de  fleurs,  quand  il  y  avait  de 
l'or  en  France;  ces  merveilles  cachées,  enfouies  pendant  les  guerres  civiles  ,  avaient 
reparu  timidement  dans  les  intermittences  de  cette  guerre  de  bon  goût  qu'on  appelait 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  217 

la  Fronde;  alors  q\ie  seigneurs,  se  i)atlant  contre  seigneurs,  se  tuaient  mais  ne  se  pil- 
laient pas.  Toute  celte  vaisselle  était  marquée  aux  armes  de  madame  de  Bellières. 

—  Tiens  !  s'écria  la  Fontaine,  un  P  et  un  B! 

Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  curieux  c'était  le  couvert  de  la  n)arquise  à  la  place  que 
lui  avait  assignée  Fouquet;  là  s'élevait  ime  pyramide  de  diamans,  de  saphirs,  d'éme- 
raudes,  de  camées  antiques,  la  sardoine  gravée  par  les  vieux  Grecs  de  l'Asie-Mineure, 
avec  ses  montures  d'or  de  Mysie ,  les  curieuses  mosaïques  de  la  vieille  Alexandrie 
montées  en  argent,  les  bracelets  massifs  de  l'Egypte  de  Cléopâtre  jonchaient  un  vaste 
plat  dePalissy,  supporté  par  un  trépied  de  bronze  doré  sculpté  par  Benvenuto. 

La  marquise  pâlit  en  voyant  ce  qu'elle  ne  comptait  jamais  revoir.  Un  profond  si- 
lence, précurseur  des  émotions  vives,  occupait  la  salle  engourdie  et  inquiète. 

Fouquet  ne  fit  pas  même  un  signe  pour  chasser  tous  les  valets  chamarrés  qui  cou- 
raient, abeilles  pressées,  autour  des  vastes  buffets  et  des  tables  d'oftlce. 

—  Messieurs,  dit-il,  cette  vaisselle  que  vous  voyez  appartenait  à  madame  de  Bellières 
qui ,  un  jour,  voyant  un  de  ses  amis  dans  la  gène ,  envoya  tout  cet  or  et  tout  cet  ar- 
gent chez  l'orfèvre  avec  cette  masse  de  joyaux  qui  se  dressent  là  devant  elle.  Celte 
belle  action  d'une  amie  devait  être  comprise  par  des  amis  tels  que  vous.  Heureux 
l'homme  qui  se  voit  aimé  ainsi.  Buvons,  Messieurs,  à  la  santé  de  madame  de  Bellières. 

Une  immense  acclamation  couvrit  ses  paroles  et  fit  tomber  muette ,  pâmée  sur  son 
siège,  la  pauvre  femme  qui  venait  de  perdre  ses  sens,  pareille  aux  oiseaux  de  la  Grèce 
qui  traversaient  le  ciel  au-dessus  de  l'arène  à  Olympie. 

—  Et  puis,  ajouta  PeUisson,  que  toute  vertu  touchait,  que  toute  beauté  charmait, 
buvons  un  peu  aussi  à  celui  qui  inspira  la  belle  action  de  Madame,  car  un  pareil 
homme  doit  être  digne  d'être  aimé. 

Ce  fut  le  tour  de  la  marquise.  Elle  se  leva  pâle  et  souriante  ,  tendit  son  verre  avec 
une  main  défaillante  dont  les  doigts  tremblans  frottèrent  les  doigls  de  Fouquet,  tandis 
que  ses  yeux  mourans  encore  allaient  chercher  tout  rainour  qui  brûlait  dans  ce  géné- 
reux cœur. 

Commencé  de  cette  héroïque  façon,  le  souper  devint  promptement  une  fête  j  nul  ne 
s'occupa  plus  d'avoir  de  l'esprit,  personne  n'en  manqua. 

La  Fontaine  oublia  son  vin  de  Gorgny,  et  permit  à  Vatel  de  le  réconcilier  avec  les 
vins  du  Rhône  et  ceux  d'Espagne. 

L'abbé  Fouquet  devint  si  bon  que  Gourville  lui  dit  : 

—  Prenez  garde  ,  monsieur  l'abbé,  si  vous  êtes  aussi  tendre,  on  vous  mangera. 
Les  heures  s'écoulèrent  ainsi  joyeuses  et  secouant  des  roses  sur  les  convives.  Contre 

son  ordinaire,  le  surintendant  ne  quitta  pas  la  table  avant  les  dernières  largesses  du 
dessert. 

Il  souriait  à  la  plupart  de  ses  amis  ,  ivres  comme  on  l'est  quand  on  a  enivré  le  cœur 
avant  la  tête,  et  pour  la  première  fois  il  venait  de  regarder  l'horloge. 

Soudain  une  voiture  roula  dans  la  cour,  et  on  l'entendit,  chose  étrange  !  au  milieu 
du  bruit  et  des  chansons. 

Fouquet  dressa  l'oreille,  puis  il  tourna  les  yeux  vers  l'antichambre.  Il  lui  sembla 
qu'un  pas  y  retentissait,  et  que  ce  pas,  au  lieu  de  fouler  le  sol,  pesait  sur  son  cœur. 

Instinctivement  son  pied  quitta  le  pied  que  madame  de  Bellières  appuyait  sur  le  sien 
depuis  deux  heures. 

—  M.  d'Herblay,  évêque  de  Vannes  !  cria  l'huissier. 

Et  la  figure  sombre  et  pensive  d'Aramis  apparut  sur  le  seuil  entre  les  débris  de 
deux  guirlandes ,  dont  une  flannne  de  lampe  venait  de  rompre  les  fils. 


218  LES  MOUSQUETAIRES. 


LA   QUITTANCE   DE   M.   DE   MAZARIN, 


Fouquet  eût  poussé  un  cri  de  joie  en  apercevant  un  ami  nouveau,  si  l'air  glacé  ,  le 
regard  distrait  d'Aramisne  lui  eussent  rendu  toute  sa  réserve. 

- —  Est-ce  que  vous  nous  aidez  à  prendre  le  dessert?  demanda-t-il.  Cependant ,  est- 
ce  q'.ie  vous  ne  vous  effraierez  pas  un  peu  de  tout  le  bruit  que  font  nos  folies? 

—  Monseigneur,  répliqua  respectueusement  Aramis,  je  commencerai  par  m'excuser 
près  de  vous  de  troubler  votre  joyeuse  réunion;  puis  je  vous  demanderai ,  après  les 
plaisirs,  un  moment  d'audience  pour  les  affaires. 

Comme  ce  mot  affaires  avait  fait  dresser  l'oreille  à  quelques  épicuriens ,  Fouquet 
se  leva. 

—  Les  affaires  toiijours,  dit-il,  monsieur  d'Hcrblay;  trop  beureux  sommes-nous 
quand  les  affaires  n'arrivent  qu'à  la  lin  du  repas. 

Et  ce  disant ,  il  prit  la  main  de  madame  de  Bellières  qui  le  considérait  avec  une  sorte 
d'inquiétude;  il  la  conduisit  dans  le  plus  voisin  salon,  après  l'avoir  confiée  aux  plus 
raisonnables  de  la  compagnie. 

Quant  à  lui,  prenant  Aramis  par  le  bras  ,  il  se  dirigea  vers  son  cabinet. 

Aramis,  une  fois  là ,  oublia  le  respect  et  l'étiquette  ;  il  s'assit. 

—  Devinez,  dit-il,  qui  j"ai  vu  ce  soir? 

—  Mon  cber  cbevalier.  toutes  les  fois  que  vous  commencez  de  la  sorte ,  je  suis  sûr 
de  m'entendre  annoncer  quelqiiecbose  de  désagréable. 

—  Cette  fois  encore  vous  ne  vous  serez  pas  trompé,  mon  cher  ami,  répliqua  Aramis. 

—  Ne  me  faites  pas  languir,  ajouta  flegmatiquement  Fouquet. 

—  Eb  bien,  j'ai  vu  madame  deChovreuse. 

—  La  vieille  duchesse? 

—  Oui. 

—  Ou  son  ombre  ? 

—  Non  pas.  Une  vieille  louve. 

—  Sans  dents  ? 

—  C'est  possible,  mais  non  pas  sans  griffes. 

—  Eh  bien!  ponnpioi  m'en  voudrait-elle?  Je  ne  suis  pas  avare  avec  les  femmes  qui 
ne  sont  pas  prudes.  C'est  là  une  qualité  que  prise  toujours  uirine  la  femme  qui  n'ose 
plus  provoquer  l'amour. 

—  Madame  de  Chevreusc  le  sait  bien,  (pie  vous  n'êtes  pas  avare,  puisqu'elle  veut 
vous  arracher  de  l'argent. 

—  Bon!  sous  quel  prétexte? 

—  Oh  !  les  prétextes  ne  lui  manquent  jamais.  Voici  le  sien. 

—  J'écoute. 

—  Il  paraîtrait  que  la  duchesse  possède  plusieurs  lettres  de  M.  de  Mazarin. 

—  Cola  ne  m'étonne  pas,  le  prélat  était  galant. 

—  Oui ,  mais  ces  lettres  n'auraient  pas  de  rapport  avec  les  amours  du  prélat.  Elles 
traitent ,  dit-on  ,  d'affaires  de  liuances. 

—  C'est  moins  intéressant. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  219 

—  Vous  ne  soupçonnez  pas  un  peu  ce  que  je  veux  dire? 

—  Pas  du  tout. 

—  N'auriez- vous  jamais  entendu  parler  d'une  accusation  de  détournement  de  fonds? 

—  Cent  fois  !  mille  fois  !  Depuis  que  je  suis  aux  affaires ,  mon  cher  d'Herblay,  je 
n'ai  jamais  entendu  parler  que  de  cela.  C'est  comme  vous,  évèque  ,  lorsqu'on  vous 
reproche  votre  impiété;  vous,  mousquetaire,  voire  poltroinuM'it!;  ce  qu'on  reproche 
perpétuellement  au  ministre  des  finances,  c'est  de  voler  les  linauces. 

—  Bien  ;  mais  précisons,  car  M.  de  Mazarin  précise,  à  ce  que  dit  la  duchesse. 

—  Voyons  ce  qu'il  précise. 

—  Quelque  chose  comme  ime  somme  de  treize  millions  dont  vous  seriez  fort  em- 
pêché ,  vous,  de  préciser  l'emploi. 

—  Treize  millions  I  dit  le  surintendant  en  s'allongeant  dans  son  fauteuil  pour  mieux 
lever  la  tète  vers  le  plafond.  Treize  millions...  ah  !  dame  !  je  les  cherche,  voyez-vous, 
parmi  tous  ceux  que  l'on  m'accuse  d'avoir  volés. 

—  Ne  riez  pas,  mon  cher  monsieur,  c'est  grave.  Il  est  certain  que  la  duchesse  a  les 
lettres,  et  que  les  lettres  doivent  être  bonnes,  attendu  qu'elle  voulait  les  vendre  cinq 
cent  mille  livres. 

—  On  peut  avoir  une  fort  jolie  calomnie  pour  ce  prix-là ,  répondit  Fouquet.  Eh  ! 
mais ,  je  sais  ce  que  vous  voulez  dire. 

Fouquet  se  mit  à  rire  de  bon  cœur. 

—  Tant  mieux,  fit  Aramis  un  peu  rassuré. 

—  L'histoire  de  ces  treize  millions  me  revient.  Oui ,  c'est  cela,  je  les  tiens. 

—  Vous  me  faites  grand  plaisir,  voyons  un  peu. 

—  Imaginez-vous ,  mon  cher,  que  le  signer  Mazarini,  Dieu  ait  son  âme,  fit  un  jour 
ce  bénéfice  de  treize  millions  sur  une  concession  de  terres  en  litige  dans  la  Valteline, 
il  les  biffa  sur  le  registre  des  recettes ,  me  les  tit  envoyer  et  se  les  fit  donner  par  moi 
pour  frais  de  guerre. 

—  Bien  alors,  la  destination  est  justifiée. 

—  Non  pas;  le  cardinal  les  fit  placer  sous  mon  nom  et  m'envoya  une  décharge. 

—  Vous  avez  cette  décharge  ? 

—  Parbleu ,  dit  Fouquet  en  se  levant  tranquillement  pour  aller  aux  tiroirs  de  son 
vaste  bureau  d'ébène  incrusté  de  nacre  et  d'or. 

—  Ce  que  j'admire  en  vous,  dit  Aramis  charmé,  c'est  votre  mémoire  d'abord,  puis 
votre  sang-froid,  et  enfin  l'ordre  parfait  qui  règne  dans  votre  administration,  à  vous  le 
poëte  par  excellence. 

—  Oui ,  dit  Fouquet ,  j'ai  de  l'ordre  par  esprit  de  paresse  pour  m'épargner  de  cher- 
cher, ainsi  je  sais  que  le  reçu  de  Mazarin  est  dans  le  troisième  tiroir  lettre  jNI.  j'ouvre 
ce  tiroir  et  je  mets  immédiatement  la  main  sur  le  papier  qu'il  me  faut.  La  nuit ,  sans 
bougie,  je  le  trouverais. 

Et  il  palpa  d'une  main  sûre  la  liasse  de  papiers  entassés  dans  le  tiroir  ouvert. 

—  Il  y  a  plus ,  confinua-t-il,  je  me  rappelle  ce  papier  comme  si  je  le  voyais  ;  il  est 
fort,  un  peu  rugueux,  doré  sur  tranche  ;  Mazarin  avait  fait  un  pâté  d"encre  sur  le  chiffre 
de  la  date.  Eh  bien,  fit-il,  voilà  le  papier  qui  sent  qu'on  s'occupe  de  lui  et  qu'il  est  né- 
cessaire, il  se  cache  et  se  révolte. 

Et  le  surintendant  regarda  dans  le  tiroir. 
Aramis  s'était  levé. 

—  C'est  étrange  ,  dit  Fouquet. 

—  Votre  mémoire  vous  fait  défaut,  mon  cher  monsieur;  cherchez  dans  une  autre  liasse. 


220  LES  MOUSQUETAIRES. 

Fouquet  prit  la  liasse  et  la  parcourut  encore  une  fois;  puis  il  pAlit. 

—  Ne  vous  obstinez  pas  à  celle-ci ,  dit  Aramis ,  cherchez  ailleurs. 

—  Inutile  ,  inutile  :  jamais  je  n'ai  fait  une  erreur;  nul  que  rnoi  n'arrange  ces  sortes 
(le  papiers;  nul  n'ouvre  ce  liioir  auquel ,  vous  voyez,  j'ai  fait  faire  un  secret  dont  per- 
sonne que  moi  ne  connaît  le  chiffre. 

—  Que  concluez-vous  alors?  dit  Aramis  agité. 

—  Que  le  reçu  de  Mazarin  m'a  été  volé.  Madame  de  Chevreuse  avait  raison,  che- 
valier; j'ai  détourné  les  deniers  publics;  j'ai  volé  treize  millions  dans  les  cotfres  de 
l'État;  je  suis  un  voleur,  monsieur  d'Herblay. 

—  Monsieur!  Monsieur!  ne  vous  irritez  pas,  ne  vous  exaltez  pas. 

—  Pourquoi  ne  pas  m'exalter,  chevalier!  la  cause  en  vaut  la  peine.  Un  bon  procès, 
un  bon  jugement,  et  votre  ami  M.  le  surintendant  peut  suivre  à  Montfaucon  son  col- 
lègue Enguerrand  de  Marigny,  son  prédécesseur  Semblançay. 

—  Oh  !  fit  Aramis  en  souriant,  pas  si  vile. 

—  Comment,  pas  si  vite  !  Que  supposez-vous  donc  que  madame  de  Chevreuse  aura 
fait  de  ces  lettres ,  car  vous  les  avez  refusées ,  n'est-ce  pas? 

—  Oh  !  oui ,  refusé  net.  Je  suppose  qu'elle  les  sera  allée  vendre  à  M.  Colbert. 

—  Eh  bien,  voyez-vous? 

—  J'ai  dit  que  je  supposais,  je  pourrais  dire  que  j'en  suis  sûr,  car  je  l'ai  fait  suivre, 
et  en  me  quittant  elle  est  rentrée  chez  elle,  puis  elle  est  sortie  par  une  porte  de  der- 
rière et  s'est  rendue  à  la  maison  de  Tinlendant,  rue  Croix-des-Petits-Champs. 

—  Procès  alors,  scandale  et  déshonneur,  le  tout  tombant  comme  tombe  la  foudre, 
aveuglément,  brutalement,  impitoyablement. 

Aramis  s'approcha  de  Fouquet  qui  frémissait  dans  son  fauteuil,  auprès  des  tiroirs 
ouverts  ;  il  lui  posa  la  main  sur  l'épaule,  et  d'un  ton  affectueux, 

—  N'oubliez  jamais,  dit-il,  que  la  position  de  M.  Fouquet  ne  se  peut  comparer  à 
celle  de  Sendjiançay  ou  de  Marigny. 

—  Et  pourquoi  ?  mon  Dieu  ! 

—  Parce  que  le  procès  de  ces  ministres  s'est  fait,  parfait ,  et  que  l'arrêt  a  été  exécuté, 
taudis  qu'à  votre  égard  il  ne  peut  en  arri\  er  de  même. 

—  Encore  un  coup,  pourquoi?  Dans  tous  les  temps  un  concussionnaire  est  un 
criminel. 

—  Les  criminels  qui  savent  trouver  un  lieu  d'asile  ne  sont  jamais  en  danger. 

—  Me  sauver  1  fuir! 

—  Je  ne  vous  parle  pas  de  cela,  et  vous  oubliez  que  ces  sortes  de  procès  sont  évo- 
qués par  le  parlement,  instruits  par  le  procureur  général,  et  que  vous  êtes  procureur 
général.  Vous  voyez  bien  qu'à  moins  de  vouloir  vous  condanuier  vous-même... 

—  Oh  !  s'écria  tout  à  coup  Fouquet  en  frappant  la  table  de  son  poing. 

—  Eh  bien  !  (juoi?  qu'y  a-t-il? 

—  Il  va  que  je  ne  suis  plus  procureur  général. 

Aramis,  à  son  tour,  pâlit  de  manière  à  paraître  livide;  il  serra  ses  doigts,  qui  cra- 
quèrent l'un  sur  l'autre,  et  d'un  œil  hagard  qui  foudroya  Fouquet, 

—  Vous  n'êtes  plus  procureur  général!  dit- il  en  saccadant  chaque  syllabe. 

—  Non. 

—  Depuis  quand? 

—  Depuis  quatre  à  cinq  heures. 

—  Prenez  garde,  interrompit  froidement  Aramis,  je  crois  que  vous  n'êtes  pas  en 
possessiou  de  votre  bon  sens ,  mon  ami ,  remettez-vous. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  221 

—  Je  vous  dis,  reprit  Fouquet,  que  tantôt  quelqu'un  est  venu  de  la  part  de  mes 
amis  m'offrir  quatorze  cent  mille  livres  de  ma  charge,  et  que  j'ai  vendu  ma  charge. 

Aramis  demeura  interdit;  sa  figure  intelligente  et  railleuse  prit  un  caractère  de 
morne  effroi  qui  fit  plus  d'effet  sur  le  surintendant  que  lous  les  cris  et  tous  les  discours 
du  monde. 

—  Vous  aviez  donc  bien  besoin  d'argent?  dit-il  enfin. 

—  Oui ,  pour  acquitter  une  delte  d'honneur. 

Et  il  raconta  en  peu  de  mots  à  Aramis  la  générosité  de  madame  de  Bellières  et  la  façon 
dont  il  avait  cru  devoir  payer  cette  générosité. 

—  Voilà  un  beau  trait,  dit  Aramis.  Cela  vous  coûte?.. 

—  Tout  justement  les  quatorze  cent  mille  livres  de  ma  charge. 

—  Que  vous  avez  acceptées  comme  cela  tout  de  suite,  sans  réfléchir  !  ô  imprudent  ami  I 

—  Je  ne  les  ai  pas  reçues,  mais  je  les  recevrai  demain. 

—  Ce  n'est  donc  pas  fait  encore? 

—  Il  faut  que  ce  soit  fait,  puisque  j'ai  donné  à  l'orfèvre  pour  midi  un  l)on  sur  ma 
caisse  où  l'argent  de  l'acquéreur  entrera  de  six  à  sept  heures. 

—  Dieu  soit  loué  !  s'écria  Aramis  en  frappant  ses  mains ,  rien  n'est  achevé,  puisque 
vous  n'avez  pas  été  payé. 

—  Mais  l'orfèvre  ? 

—  Vous  recevrez  de  moi  les  quatorze  cent  mille  livres  à  midi  moins  un  quart,  dit 
Aramis. 

—  Un  moment ,  un  moment,  c'est  ce  matin,  à  six  heures,  que  je  signe. 

—  Oh!  je  vous  réponds  que  vous  ne  signerez  pas. 

—  J'ai  donné  ma  parole ,  chevalier. 

—  Si  vous  l'avez  donnée,  vous  la  reprendrez,  voilà  tout. 

—  Oh!  que  me  dites-vous  là,  s'écria  Fouquet  avec  un  accent  profondément  loyal, 
reprendre  une  parole  quand  on  est  Fouquet  ! 

Aramis  répondit  au  regard  presque  sévère  du  minisire  par  mi  regard  courroucé. 

—  Monsieur,  dit-il,  je  crois  avoir  mérité  d'être  appelé  un  honnête  homme  ,  n'est-ce 
pas?  Sous  la  casaque  du  soldat ,  j'ai  risqué  cinq  cents  fois  ma  vie  ;  sous  l'habit  de  prêtre 
j'ai  rendu  de  plus  grands  services  encore ,  à  Dieu,  à  l'État  ou  à  mes  amis.  Une  parole 
vaut  ce  que  vaut  l'homme  qui  la  donne.  Elle  est ,  quan(f  il  la  tient,  de  l'or  pur,  elle 
est  un  fer  tranchant  quand  il  ne  veut  pas  la  tenir.  Il  se  défend  alors  avec  cette  parole 
comme  avec  une  arme  d'honneur,  attendu  que  lorsqu'il  ne  tient  pas  cette  parole ,  cet 
homme  d'honneur,  c'est  qu'il  est  en  danger  de  mort,  c'est  qu'il  court  plus  de  risques 
que  son  adversaire  n'a  de  bénéfices  à  faire.  Alors,  Monsieur,  on  en  appelle  à  Dieu 
et  à  son  droit. 

Fouquet  baissa  la  léle. 

—  Je  suis,  dit-il,  un  pauvre  Breton  opiniâtre  et  vulgaire;  mon  esprit  admire  et  craint 
le  vôtre.  Je  ne  dis  pas  que  je  tiens  ma  parole  par  vertu;  je  la  tiens,  si  vous  voulez , 
par  routine  ;  mais  enfin  les  hommes  du  cojnmun  sont  assez  simples  pour  admirer  cette 
rouUne;  c'est  ma  seule  vertu,  laissez-m'en  les  honneurs. 

—  Alors  vous  signerez  demain  la  vente  de  cette  charge  qui  vous  défendait  contre 
tous  vos  ennemis? 

—  Je  signerai.  ^ 

—  Vous  vous  livrerez  pieds  et  poings  liés  pour  un  faux  semblant  d'honneur  que 
dédaigneraient  les  plus  scrupuleux  casuistes? 

—  Je  situerai. 


22-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

Aramis  poussa  un  profond  soupir,  regarda  tout  autour  de  lui  avec  l'impatience  d'un 
homme  qui  voudrait  briser  quelque  chose. 

—  Nous  avons  encore  un  moyen,  dit-il,  et  j'espère  que  vous  ne  vous  refuserez  pas 
à  l'employer,  celui-là. 

—  Assurément  non,  s'il  est  loyal...  comme  tout  ce  que  vous  imaginez',  cher  ami. 

—  Je  ne  sache  rien  de  plus  loyal  qu'une  renonciation  de  votre  acquéreur.  Est-ce 
votre  ami? 

—  Certes  1...  mais... 

—  Mais  !...  Si  vous  me  permettez  de  traiter  l'affaire  ,  je  ne  désespère  point. 

—  Oh  !  je  vous  laisserai  absolument  maître. 

—  Avec  qui  avez-vous  traité?  Quel  homme  est-ce? 

—  Je  ne  sais  pas  si  vous  connaissez  le  parlement? 

—  En  grande  partie.  C'est  un  président  quelconque? 

—  Non;  un  simple  conseiller. 

—  Ahl  ah! 

—  Qui  s'appelle  Vanel. 
Aramis  devint  pourpre. 

—  Vanel I  s'écria-t-il  en  se  relevant;  Vanel  !  le  mari  de  Marguerite  Vanel î 

—  Précisément. 

—  De  votre  ancienne  maîtresse? 

—  Oui,  mon  cher,  elle  a  désiré  d'être  madame  la  procureuse  générale  Je  lui  devais 
bien  cela,  au  pauvre  Vanel,  et  j'y  gagne,  puisque  c'est  encore  faire  plaisir  à  sa  femme. 

Aramis  vint  droit  à  Fouquot  et  lui  prit  la  main. 

—  Vous  savez,  dit-il  avec  sang-froid,  le  nom  du  nouvel  amant  de  madame  Vanel? 

—  Ah  !  elle  a  un  nouvel  an)ant ,  je  l'ignorais;  et,  ma  foi ,  non ,  je  ne  sais  pas  com- 
ment il  se  nomme. 

—  Il  se  nonune  M.  Jean-Baptiste  Colbert:  il  est  intendant  des  iinances:  il  demeure 
rue  Croix-des-Petits-Champs,  là  où  madau»e  de  Chevreuse  est  allée  ce  soir  porter  les 
lettres  de  Mazarin  qu'elle  veut  vendre. 

—  Mon  Dieu  I  murmura  Fouquet  en  essuyant  son  front  ruisselant  de  sueur  :  mon  Dieu! 

—  Vous  connuencez  à  comj)rendre,  n'est-ce  pas? 

—  Que  je  suis  perdu  ,  oui . 

— Trou  vez-vousque  cela  vaille  la  peine  de  tenir  un  pou  moins  que  Régulus  à  sa  parole? 

—  Noii ,  dit  Fouquet. 

—  Les  gens  entêtés,  murmura  Aramis,  s'arrangent  toujours  de  façon  à  ce  qu'on 
les  admire. 

Fouquet  lui  tendit  la  main. 

A  ce  moment  une  riche  horloge  d'écaillé  à  ligures  d'or  placée  sur  une  console  en 
face  de  la  cheminée  stnma  six  heures  du  maliu. 
Une  porte  cria  dans  le  vestibule. 

—  M.  Vanel,  vint  dire  Gourville  à  la  porte  du  cabinet,  demande  si  monseigneur 
peut  le  recevoir. 

l'oiiquet  détourna  ses  yeux  des  yeux  d'Aramis  et  répondit  : 

—  Faites  entrer  M.  Vanel. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  223 


LA   MINUTE   DE   M.    COLBERT. 


Vanel,  entrant  à  ce  moment  de  la  conversation,  n'était  rien  autre 'chose  pour  Ara- 
niis  et  Fouquet  que  le  point  qui  termine  une  phrase. 

Mais  pour  Vanel  qui  arrivait  la  présence  d'Aramis  dans  le  cahinet  de  Fouquet  de- 
vait avoir  une  bien  autre  signification. 

Aussi  l'acheteur,  à  son  premier  pas  dans  la  chambre,  arrêta-t-il  sur  cette  physio- 
nomie, à  la  fois  si  fine  et  si  ferme  de  l'évêque  de  Vannes  un  regard  étonné  qui  devint 
bientôt  scrutateur. 

Quant  à  Fouquet,  véritable  homme  politique,  c'est-à-dire  maître  de  lui-même, 
il  avait  déjà,  par  la  force  de  sa  volonté,  fait  disparaître  de  son  visage  les  traces  de  l'é-  - 
motion  causée  par  la  révélation  d'Aramis. 

Ce  n'était  donc  plus  un  homme  abattu  par  le  malheur  et  réduit  aux  expédiens;  il 
avait  redressé  la  tête  et  allongé  la  main  pour  faire  entrer  Vanel. 

Il  était  premier  ministre ,  il  était  chez  lui. 

Aramis  connaissait  le  surintendant.  Toute  la  délicatesse  de  son  cœur,  toute  la  largeur 
de  son  esprit  n'avaient  rien  qui  pussent  l'étonner.  Il  se  borna  donc  momentanément, 
quitte  à  reprendre  plus  tard  une  part  active  dans  la  conversation,  au  rôle  difficile  de 
l'homme  qui  regarde  et  qui  écoule  pour  apprendre  et  pour  comprendre. 

Vanel  était  visiblement  ému.  11  s'avançajusqu'au  milieu  du  cabinet,  saluant  tout  et  tous. 

—  Je  viens...  dit-il. 
Fouquet  tit  un  signe  de  tête. 

—  Vous  êtes  exact,  monsieur  Vanel,  dit-il. 

—  En  affaires,  monseigneur,  répondit  Vanel,  je  crois  que  l'exactitude  est  une  vertu. 

—  Oui ,  Monsieur. 

—  Pardon  ,  interrompit  Aramis,  en  désignant  du  doigt  Vanel  et  en  s'adressant  à  Fou- 
quet^ pardon,  c'est  Monsieur  qui  se  présente  pour  acheter  votre  charge,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  moi,  répondit  Vanel,  étonné  du  ton  de  suprême  hauteur  avec  lequel  Ara- 
mis avait  fait  la  question.  Mais  comment  dois-je  appeler  celui  qui  me  fait  l'honneur?... 

—  Appelez-moi  monseigneur,  répondit  sèchement  Aramis. 
Vanel  s'inclina. 

—  Allons,  allons.  Messieurs,  dit  Fouquet,  trêve  de  cérémonies;  venons  au  fait. 

—  Monseigneur  le  voit,  dit  Vanel,  j'attends  son  bon  plaisir. 
'—  C'est  moi  qui  au  contraire  attendais ,  répondit  Fouquet. 

—  Qu'attendait  monseigneur? 

—  Je  pensais  que  vous  aviez  peut-être  quelque  chose  à  me  dire. 

—  Ohl  oh  !  murmura  Vanel  en  lui-même,  il  a  réfléchi;  je  suis  perdu  ! 
Mais  reprenant  courage  ; 

—  Non,  monseigneur,  rien,  absolument  rien  que  ce  que  je  vous  ai  dit  hier  et  que 
je  suis  prêt  à  vous  répéter. 

—  Voyons,  franchement,  monsieur  Vanel,  le  marché  n'est-il  pas  un  peu  lourd  pour 
vous,  dites? 


224  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Certes,  monseigneur,  quinze  cent  mille  livres,  c'est  une  somme  importante. 

—  Si  imporlanfe,  dit  Fouquet ,  que  j'avais  réfléchi... 

—  Vous  aviez  réfléchi,  monseigneur  ?  s'écria  vivement  Vanel. 

—  Oui,  que  vous  n'êtes  peut-être  pas  encore  en  mesure  d'acheter. 

—  Oh!  monseigneur!... 

—  Tranquillisez-vous,  monsieur  Vanel,  je  ne  vous  blâmerai  pas  d'un  manque  de 
parole  qui  tiendra  évidemment  à  votre  impuissance. 

—  Si  fait,  monseigneur,  vous  me  blâmeriez  ,  et  vous  auriez  raison,  dit  Vanel,  car 
c'est  d'un  imprudent  ou  d'un  fou  de  prendre  des  engagemens  qu'il  ne  peut  pas  tenir, 
et  j'ai  toujours  regardé  une  chose  convenue  comme  une  chose  faite. 

Fouquet  rougit.  Aramis  fit  un  hum  !  d'impatience. 

—  Il  ne  faudrait  pas  cependant  vous  exagérer  ces  idées-là,  Monsieur,  dit  le  surin- 
tendant; car  l'esprit  de  l'homme  est  variable  et  plein  de  petits  caprices  fort  excusables, 
fort  respectables  même  parfois  ;  et  tel  a  désiré  hier  qui  aujourd'hui  se  repent. 

Vanel  sentit  une  sueur  froide  couler  de  son  front  sur  ses  joues. 

—  Monseigneur!...  balbutia-t-il. 

Quant  à  Aramis,  heureux  de  voirie  surintendant  se  poser  avec  tant  de  netteté  dans 
le  débat,  il  s'ticcouda  au  marbre  d'une  console  et  commença  de  jouer  avec  un  petit 
couteau  d'or  à  manche  de  malachite. 

Fouquet  prit  son  temps;  puis,  après  un  moment  de  silence  : 

—  Tenez,  mon  cher  monsieur  Vanel ,  dit-il ,  je  vais  vous   expliquer  la  situation. 

—  Vanel  frémit. 

—  Vous  êtes  un  galant  homme ,  continua  Fouquet,  et  comme  tel  vous  comprendrez. 
Vanel  chancela. 

—  Je  voulais  vendre  hier... 

—  Monseigneur  avait  fait  plus  que  de  vouloir  vendre,  interrompit  Vanel,  mon- 
seigneur avait  vendu. 

—  Eh  bien!  soit,  ^lais  aujourd'hui  je  vous  demande  comme  une  faveur  de  me 
rendre  la  parole  que  vous  aviez  reçue  de  moi. 

—  Celte  parole,  je  Tai  reçue  ,  dit  Vanel ,  connue  un  inflexible  écho. 

—  Je  le  sais.  Voilà  pourquoi  je  vous  supplie,  monsieur  Vanel,  entendez-vous? je 
vous  supplie  de  me  la  rendre... 

Fouquet  s'arrêta.  Ce  mot  :  je  vous  supplie,  dont  il  ne  voyait  pas  l'effet  immédiat , 
ce  mol  venait  de  lui  déchirer  la  gorge  au  passage. 

Aramis,  toujours  jouant  avec  son  couteau,  fixait  sur  Vanel  des  regards  qui  sem- 
blaient vouloir  pénétrer  jusqu'au  fond  de  son  Ame. 

Vanel  s'inclina. 

—  Monscigneiu',  dit-il,  je  suis  bien  éuui  de  l'honneur  que  vous  me  faites  de  me 
consulter  sur  un  fait  accompli  ;  mais... 

—  Ne  dites  pas  de  mais ,  cher  monsieur  Vanel. 

—  Hélas  1  monseigneur,  songez  donc  que  j'ai  apporté  l'argent:  je  veux  dire  la  somme. 
Et  il  ouvrit  un  gros  portefeuille. 

—  Tenez,  monseigneur,  dit-il,  voilà  le  contrat  de  la  vente  que  je  viens  de  faire 
d'une  terre  de  ma  femme.  Le  bon  est  autorisé,  revêtu  des  signatures  nécessaires, 
payable  à  vue;  c'est  de  l'argent  comptant ,  l'affaire  est  faite  ,  en  un  mot. 

—  Mon  cher  monsieur  Vanel,  il  n'est  point  d'alVaire  en  ce  moude  .  si  impc^i tante 
qu'elle  .soit,  qui  ne  se  remette  pour  obliger. 

—  Certes...  murmura  ganchemenl  Vanel. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  225 

• —  Pour  obliger  uu  homme  dont  on  se  fera  ainsi  l'ami ,  continua  Fouquet. 

—  Certes ,  monseigneur... 

—  D'autant  plus  légitimement  l'ami,  monsieur  Vanel,  que  le  service  rendu  aura 
été  plus  considérable.  Eh  bien  !  voyons,  Monsieur,  que  décidez-vous? 

Vanel  garda  le  silence. 

Pendant  ce  temps ,  Aramis  avait  résumé  ses  observations. 

Le  visage  étroit  de  Vanel,  ses  orbites  enfoncées,  ses  sourcils  ronds  comme  des 
arcades,  avaient  décelé  à  l'évéque  de  Vannes  un  type  d'avare  et  d'ambitieux.  Battre 
en  brèche  une  passion  par  une  autre,  telle  était  la  méthode  d'Aramis.  Il  vit  Fouquet 
vaincu,  démoralisé,  il  se  jeta  dans  la  lutte  avec  des  armes  nouvelles. 

—  Pardon,  dit-il,  vous  oubliez,  Monsieur,  de  faire  comprendre  à  monseigneur  que 
ses  intérêts  sont  diamétralement  opposés  à  cette  renonciation  à  la  vente. 

Vanel  regarda  l'évéque  avecétonnement;  il  ne  s'attendait  pas  à  trouver  là  un  auxi- 
liaire. Fouquet  aussi  s'arrêta  pour  écouter  l'évéque. 

—  Ainsi,  continua  Aramis,  M.  Vanel  a  vendu  pour  acheter  votre  charge  ,  monsei- 
gneur, une  terre  de  madame  sa  femme  ;  eh  bien  !  c'est  luie  affaire,  cela  !  on  ne  déplace 
pas  comme  ill'a  fait  quinze  cent  mille  livres  sans  de  notables  perles,  sans  de  graves 
embarras. 

—  C'est  vrai,  dit  Vanel,  à  qui  Aramis,  avec  ses  lumineux  regards,  arrachait  la 
vérité  du  fond  du  cœur. 

—  Des  embarras,  poursuivit  Aramis,  se  résolvent  en  dépenses,  et  quand  on  fait  une 
affaire  d'argent,  les  dépenses  d'argent  se  cotent  au  n»  i,  parmi  les  charges. 

—  Oui,  oui,  dit  Fouquet,  qui  commençait  à  comprendre  les  intentions  d'Aramis. 
Vanal  resta  muet  :  il  avait  compris. 

Aramis  remarqua  cette  froideur  et  cette  abstention. 

—  Bon!  se  dit-il,  laide  face,  tu  fais  le  discret  jusqu'à  ce  que  lu  connaisses  la 
somme  ;  mais  ne  crains  rien,  je  vais  l'envoyer  une  telle  volée  d'écus  que  tu  capituleras. 

—  Il  faut  toiit  de  suite  offrir  à  M.  Vanel  cent  mille  écus,  dit  Fouquet,  emporté  par 
sa  générosité. 

La  somme  était  belle.  Un  prince  se  fût  contenté  d'un  pareil  pot-de-vin.  Cent  mille 
écus,  à  cette  époque,  étaient  la  dot  d'une  fille  de  roi. 
Vanel  ne  bougea  pas. 

—  C'est  un  coquin,  pensa  l'évéque  j  illuifautlescinqcent  mille  livres  toutes  rondes, 
et  il  fit  un  signe  à  Fouquet. 

—  Vous  semblez  avoir  dépensé  plus  que  cela,  cher  monsieur  Vanel,  dit  le  surin- 
tendant. Oh  !  l'argent  est  hors  de  prix.  Oui,  vous  aurez  fait  un  sacrifice  en  vendant 
cette  terre.  Eh  bien!  où  avais-je  la  tête?  C'est  un  bon  de  cinq  cent  mille  livres  que  je 
vais  vous  signer.  Encore  serai-jebien  votre  obligé  de  tout  mon  cœur. 

Vanel  n'eut  pas  un  éclat  de  joie  ou  de  désir.  Sa  physionomie  resta  impassible  ,  et 
pas  un  muscle  de  son  visage  ne  bougea. 

Aramis  envoya  un  regard  désespéré  à  Fouquet.  Puis,  s'avançant  vers  Vanel,  il  le 
prit  par  le  haut  de  son  pourpoint  avec  le  geste  familier  aux  hommes  d'une  grande 
importance. 

—  Monsieur  Vanel ,  dit-il,  ce  n'est  pas  la  gêne  ,  ce  n'est  pas  le  déplacement  d'ar- 
gent ,  ce  n'est  pas  la  vente  de  votre  terre  qui  vous  occupe;  c'était  une  plus  haute  idée. 
Je  la  comprends.  Notez  bien  mes  paroles. 

■ — Oui,  monseigneur. 

Et  le  malheureux  commençait  à  trembler;  le  feu  des  yeux  du  prélat  le  dévorait. 

r.  u.  "  ,s 


2-26  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Je  vous  offre  donc,  moi.  an  nom  du  surintendant,  non  pas  trois  cent  mille 
livres,  non  pas  cinq  cent  mille,  mais  un  million.  Un  million,  enlendez-vous? 

Et  il  le  secoua  nerveusement. 

—  Un  million!  répéla  Vanel  tout  pâle. 

—  Un  million,  c'est-à-dire,  parle  temps  qui  court,  soixante-dix  mille  livres  de  revenu. 

—  Allons,  Monsieur, ditFouquet.celane  se  refuse  pas.  Répondezdonc;acceptez-vous? 

—  Impossible...  murmura  Vanel. 

Aramis  pinça  ses  lèvres,  et  quelque  chose  comme  un  nuage  blanc  passa  sur  sa 
physionomie. 

On  devinait  la  foudre  derrière  ce  nuage.  Il  ne  lâchait  point  Vanel. 

—  Vous  avez  acheté  la  charge  quinze  cent  mille  livres,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  on 
vous  donnera  ces  quinze  cent  mille  livres;  vous  aurez  gagné  un  million  et  demi  à 
venir  visiter  M.  Fouquet  et  à  lui  loucher  la  main.  Honneur  et  profit  tout  à  la  fois, 
monsieur  Vanel. 

—  Je  ne  puis,  dit  Vanel  sourdement. 

—  Bien,  répondit  Aramis,  qui  avait  tellement  serré  le  pourpoint,  qu'au  moment 
OLi  il  le  lâcha,  Vanel  fut  renvoyé  en  arrière  par  la  commotion;  bien!  on  voit  assez 
clairement  ce  qu(^  vous  êtes  venu  faire  ici. 

—  Oui ,  on  le  voit ,  dit  Fouquet. 

—  Mais...  dit  Vanel  en  essayant  de  se  redresser  devant  la  faiblesse  de  ces  deux 
hommes  d'honneur. 

—  Le  coquin  élève  la  voix ,  je  pense!  dit  Aramis  avec  un  ton  d'empereur. 

—  Goquin  !  répéta  Vanel . 

—  C'est  misérable  que  je  voulais  dire  ,  ajouta  Aramis  revenu  au  sang-froid.  Allons, 
lirez  vite  votre  acte  de  vente.  Monsieur;  vous  devez  l'avoir  là  dans  quelque  poche, 
lonl  préparé,  comme  l'assassin  tient  son  pistolet  ou  son  poignard  caché  sous  son  manteau. 

Vanel  grommela. 

—  Assez!  cria  Fouquet.  Cet  acte,  voyons! 

Vanel  fouilla  en  tremblolant  dans  sa  poi  lie:  il  en  relira  son  portefeuille,  et  du  por- 
lefeuillc  s'échappa  un  papier,  tandis  que  Vanel  offrait  l'antre  à  Fouquet. 
Aramis  fondit  sur  ce  papier  dont  il  venait  de  reconnaître  récriture. 

—  Pardon,  c'est  la  minute  de  l'acte,  dit  Vanel. 

—  Je  le  vois  bien  ,  repartit  Aramis  avec  un  sourire  plus  cruel  que  n'eût  été  un  coup 
de  fouet;  et  ce  que  j'admire,  c'est  (|ue  celte  minute  est  de  la  main  de  M.  Colbert. 
Tenez,  monseigneur,  regardez. 

Il  passa  la  minute  à  Fouquet,  lequel  reconnut  la  vérité  du  fait.  Surchargé  de  ra- 
tures, de  mots  ajoutés,  les  marges  toutes  noircies,  cet  acte  ,  vivant  témoignage  de  la 
trame  de  Colbert,  venait  de  tout  révéler  à  la  victime. 

—  Eh  bien!  murmura  Fouquet. 

Vanel  alti'rré  semblait  chercher  un  trou  profond  pour  s'y  engloutir. 

—  Eh  bien!  dit  Aramis,  si  vous  ne  vous  appeliez  Fouquet,  et  si  votre  ennemi  ne 
s'appelait  Colbert;  si  vous  n'aviez  en  face  que  ce  lâche  voleur  que  voici ,  je  vous 
dirais  ;  Niez...  une  pareille  preuve  détruit  toute  parole  ;  mais  ces  gens-là  croiraient 
que  vous  avez  peur;  ils  vous  craindraient  moins  ;  tenez ,  monseigneur. 

Il  lui  présenta  la  plume. 

—  Signez,  dit-il. 

—  Fouquet  serra  la  main  d'Aramisj  mais,  au  lieu  de  l'acte  qu'on  lui  présentait,  il 
pi'it  la  minute. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  227 

i — Non,  pas  ce  papier,  dit  vivement  Araniis,  mais  celui-ci.  L'autre  est  trop  pré- 
cieux pour  que  vous  ne  le  gardiez  point. 

—  Oh!  non  pas,  répliqua  Fouquet;  je  signerai  sur  l'écriture  même  de  M.  Colherl; 
et  j'écris  :  «  Approuvé  l'écriture.  » 

Il  signa. 

• — Tenez,  monsieur  Vanel ,  dit-il  ensuite. 

Vanel  saisit  le  papier,  donna  son  argent  et  voulut  s'enfuir. 

—  Un  moment!  dit  Aramis.  Êtes- vous  bien  sur  qu'il  y  a  le  compte  de  l'argent?  Cela 
se  compte,  monsieur  Vanel;  surtout  quand  c'est  de  l'argent  que  M.  Colbert  donne 
aux  femmes.  Ah!  c'est  qu'il  n'est  pas  généreuxcomme  M.  Fouquet,  ce  dicneM. Colbert! 

Et  Aramis,  épelant  chaque  mot,  chaque  lettre  du  bon  à  toucher,  distilla  toute  sa  co- 
lère et  tout  son  mépris  goutte  à  goulle  sur  le  misérable  qui  soullVit  un  demi-quart 
d'heure  ce  supplice:  puis  on  le  renvoya,  non  pas  môme  de  la  voix,  mais  d'un  geste, 
comme  on  renvoie  un  manant,  comme  on  chasse  un  laquais. 

Une  fois  que  Vanel  fut  parti ,  le  ministre  et  le  prélat,  les  yeux  fixés  l'un  sur  l'autre, 
gardèrent  un  instant  le  silence. 

—  Eh  bien?  lit  Aramis,  rompant  le  silence  le  premier,  à  quoi  comparez-vous  un 
homme  qui,  devant  combattre  un  ennemi  cuirassé,  armé, enragé,  se  met  nu,  jette  ses 
armes  et  envoie  des  baisers  gracieux  à  l'adversaire  ?  La  bonne  foi,  monsieur  Fouquet ,  c'est 
une  arme  dont  les  scélérats  usent  souvent  contre  les  gens  de  bien  et  elle  leur  réussit. 
Les  gens  de  bien  devraient  donc  user  aussi  de  mauvaise  foi  contre  les  coquins.  Vous 
verriez  comme  ils  seraient  forts  sans  cesser  d'être  honnêtes. 

—  On  appellerait  leurs  actes  des  actes  de  coquin,  répliqua  Fouquet. 

—  Pas  du  tout;  on  appellerait  cela  la  coquetterie  de  la  probité.  Enfin,  puisque 
vous  avez  terminé  avec  ce  Vanel ,  puisque  vous  vous  êtes  privé  du  bonheur  de  le  ter- 
rasser en  lui  reniant  votre  parole,  puisque  vous  avez  donné  contre  vous  la  seule  arme 
qui  peut  vous  perdre... 

—  Ohl  mon  ami,  dit  Fouquet  avec  tristesse  ,  vous  voilà  comme  le  précepteur  phi- 
losophe dont  nous  parlait  l'autre  jour  la  Fontaine,  il  voit  (]nc  l'enfant  se  noie  et  lui  fait 
un  discours  eu  trois  points. 

Aramis  sourit. 

—  Philosophe,  oui:  précepteur,  oui;  enfant  qui  se  noie,  oui;  mais  enfant  qu'on 
sauvera,  vous  allez  le  voir.  Et  d'abord,  parlons  alfaires. 

Fouquet  le  regarda  d'un  air  étonné. 

—  Est-ce  que  vous  ne  m'avez  pas  naguère  confié  certain  proj(>t  d'ime  fête  à  Vaux? 

—  Oh  !  dit  Fouquet,  c'était  dans  le  bon  temps  ! 

*^  Une  fête  à  laquelle,  je  crois,  le  roi  s'était  invité  de  lui-même. 
—•Non,  mon  cher  prélat;  une  fêle  à  laquelle  M.  Colbert  avait  conseillé  au  roi  de 
s'inviter. 

—  Ah  !  oui,  comme  étant  une  fêle  trop  coijteuse  pour  que  vous  ne  vous  y  ruinas- 
siez point. 

—  C'est  cela.  Dans  le  bon  temps,  comme  je  vous  disais  tout  à  l'heure,  j'avais  cet 
orgueil  de  montrer  à  mes  ennemis  la  fécondité  de  mes  ressources:  je  tenais  à  honneur 
de  les  frapper  d'épouvante  en  créant  des  millions  là  où  ils  n'avaient  vu  que  des  ban- 
queroutes possibles.  Mais  aujourd'hui,  je  compte  avec  l'État,  avec  le  roi,  avec  moi- 
même  ;  aujourd'hui  je  vais  devenir  l'homme  de  la  lésine  ;  je  saurai  prouver  au  monde 
que  j'agis  sur  des  deniers  comme  sur  des  sacs  de  pistoles,  et  à  partir  de  demain,  mes 
équipages  vendus,  mes  maisons  en  gage,  ma  dépense  suspendue... 


2-28  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  A  partir  de  demain  ,  interrompit  Aramis  tranquillement,  vous  allez,  mon  cher 
ami,  vous  occuper  sans  relâche  de  celte  belle  fête  de  Vaux,  qui  doit  être  citée  un  jour 
parmi  les  héroïques  magnificences  de  votre  beau  temps. 

—  Vous  êtes  fou ,  chevalier  d'Herblay. 

—  Moi!  vous  ne  le  pensez  pas. 

—  Comment!  mais  savez-vous  ce  que  peut  coûter  une  fête,  la  plus  simple  du  monde, 
à  Vaux?  Quatre  à  cinq  millions. 

—  Je  ne  vous  parle  pas  de  la  plus  simple  du  monde,  mon  cher  surintendant. 

—  Mais  puisque  la  fête  est  donnée  au  roi .  répondit  Fouquet,  qui  se  méprenait  sur 
la  pensée  d'Aramis,  elle  ne  peut  être  simple. 

—  Justement ,  elle  doit  être  de  la  plus  grande  magnificence. 

—  Alors,  je  dépenserai  dix  ou  douze  millions. 

—  Vous  en  dépenserez  vingt  s'il  le  faut ,  dit  Aramis  sans  émotion. 

—  Où  les  prendrai-je?  s'écria  Fouquet. 

—  Cela  me  regarde,  monsieur  le  surintendant,  et  ne  concevez  pas  un  instant  d'in- 
quiétude. L'argent  sera  plus  vite  à  votre  disposition  que  vous  n'aurez  arrêté  le  projet 
de  votre  fêle. 

—  Chevalier  !  chevalier  !  dit  Fouquet  saisi  de  vertige ,  où  m'entraînez- vous? 

—  De  l'autre  côté  du  gouffre  où  vous  alliez  tomber,  répliqua  l'évêque  de  Vannes. 
Accrochez-vous  à  mon  manteau;  n'ayez  pas  peur. 

—  Que  ne  m'avez-vous  dit  cela  plus  tôt ,  Aramis?  Un  jour  s'est  présenté  où  avec  un 
million  vous  m'auriez  sauvé.  Tandis  qu'aujourd'hui... 

—  Tandis  qu'aujourd'hui  j'en  donnerais  vingt,  dit  le  prélat.  Eh  bien ,  soit...  Mais  la 
raison  est  simple  ,  mon  ami  :  le  jour  dont  vous  parlez  je  n'avais  pas  à  ma  disposition 
le  million  nécessaire.  Aujourd'hui  j'ai  facilement  les  vingt  millions  qu'il  me  faudra. 

—  Dieu  vous  entende  et  me  sauve! 

Aramis  se  reprit  à  sourire  étrangement  coiinnc  d'habitude 

—  Dieu  m'entend  toujinu's  moi.  dit-il,  cela  dépend  peut-être  de  ce  que  je  le  prie 
très-haut. 

—  Je  m'abandonne  à  vous  sans  réserve,  murmura  Fouquet. 

—  Oh  !  je  ne  l'entends  pas  ainsi.  C'est  moi  qui  suis  avons  sans  réserve.  Aussi,  vous 
qui  êtes  ^e.-^pl•il  le  pins  lin,  le  plus  délicat  et  le  plus  ingénieux,  vous  ordonnerez  toute 
la  fêle  jusqu'au  moindre  détail.  Seulement... 

—  Seulement?  dit  Fouquet  en  homme  habitué  à  sentir  le  prix  des  parenthèses. 

—  Eh  bien!  vous  laissant  toute  l'invention  du  détail,  je  me  réserve  la  surveillance 
de  l'exécution. 

—  Comment  cela? 

—  Je  veux  dire  que  vous  ferez  de  moi  pourcc  jour-là  un  majordome,  un  intendant 
supérieur,  une  sorte  de  factotum  ,  qui  participera  du  capitaine  des  gardes  et  de  l'éco- 
nome; je  ferai  marcher  les  gens,  cl  j'aurai  les  clefs  des  portes;  vous  donnerez  vos 
ordres,  c'i'Stvrai,  mais  c'est  à  moi  que  vous  les  donnerez;  ils  passeront  par  ma  bouche 
pour  arriver  à  leur  destination  ,  vous  comprenez? 

—  Non,  je  ne  comprends  pas. 

—  Mais  vous  acceptez? 

—  Pardieuî  oui,  mon  ami. 

—  C't'st  tout  ce  qu'il  nous  faut.  Merci  donc  et  faites  voire  liste  d'in\italions. 

—  Et  qui  invitiM-ai-je? 

—  Tout  le  monde  ! 


T.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


229 


OU   IL   SEMBLE   A    L'AUTEUR   QU'iL    EST   TEMPS   D'EN  REVENIR   AU 
VICOMTE    DE   BRAGELONNE. 


I  Trfe  os  lecteurs  ont  vu  dans  celte  histoire  se  dérouler  paral- 
lèlement les  aventures  de  la  génération  nouvelle  cl  celles 
de  la  génération  passée. 

Aux  uns  le  reflet  de  la  gloire  d'autrefois,  l'expérience 
des  choses  douloureuses  de  ce  monde.  A  ceux-là  aussi  la 
paix  qui  envahit  le  cœur,  et  permet  au  sang  de  s'endor- 
mir autour  des  cicatrices  qui  furent  de  cruelles  blessures. 
Aux  autres  les  combats  d'amour-propre  et  d'amour, 
les  cbagrins  amers  et  les  joies  ineffables  :  la  vie  au  mi- 
lieu de  la  mémoire. 

Si  quelque  variété  a  surgi  aux  yeux  du  lecteur  dans  les  épisodes  de  ce  récit,  la 
cause  en  est  aux  fécondes  nuances  qui  jaillissent  de  celte  double  palette,  où  deux  ta- 
bleaux vont  se  côtoyant,  se  mêlant  et  harmoniant  leur  ton  sévère  et  leur  ton  joyeux. 
Le  repos  des  émotions  de  l'un  s'y  trouve  au  sein  des  émotions  de  l'autre.  Après  avoir 
raisonné  avec  les  vieillards,  on  aime  à  délirer  avec  les  jeunes  gens. 

Aussi,  quand  les  fils  de  cette  histoire  n'attacheraient  pas  puissamment  le  chapitre 
que  nous  écrivons  à  celui  que  nous  venons  d'écrire  ,  n'en  prendrions -nous  pas  plus  de 
souci  que  Ruysdaël  n'en  prenait  pour  peindre  un  ciel  d'automne  après  avoir  achevé 
un  printemps. 

Nous  engageons  le  lecteur  à  en  faire  autant  et.  à  reprendre  Raoul  de  Bragelonne  à 
l'endroit  où  notre  dernière  esquisse  l'avait  laissé. 

Ivre,  épouvanté,  désolé,  ou  plutôt  sans  raison,  sans  volonté,  sans  parti  pris,  il 
s'enfuit  après  la  scène  dont  il  avait  vu  la  fin  chez  la  Vailière.  Le  roi,  Montalais,  Louise, 
cette  chambre,  cette  exclusion  étrange,  cette  douleur  de  Louise,  cet  effroi  de  Monta- 
lais ,  ce  courroux  du  roi ,  tout  lui  présageait  un  malheur.  Mais  lequel? 

Arrivé  de  Londres  parce  qu'on  lui  annonçait  un  danger,  il  trouvait  du  premier 
coup  l'apparence  de  ce  danger.  N'était-ce  point  assez  pour  un  amant  !  Oui ,  certes  ; 
mais  ce  n'était  point  assez  pour  un  noble  cœur,  lier  de  s'exposer  sur  une  droiture  égale 
à  la  sienne. 

Cependant  Raoul  ne  chercha  pas  les  explications  là  où  vont  tout  de  suite  les  cher- 
cher les  amans  jaloux  ou  moins  timides.  Il  n'alla  point  dire  à  sa  maîtresse  :  a  Louise  , 
est-ce  que  vous  ne  m'aimez  plus?  Louise,  est-ce  que  vous  en  aimez  un  autre?  » 
Homme  plein  de  courage ,  plein  d'amitié  comme  il  était  plein  d'amour;  religieux  obser- 


230  LES  MOUSQUETAIRES. 

valeur  de  sa  parole,  et  croyant  ù  la  parole  (rautnii.  Raoul  se  dit:  «  Guiche  m'a  écrit 
pour  me  prévenir;  Guiche  sait  quelque  chose  :  je  vais  aller  demander  à  Guiche  ce  qu'il 
sait  et  lai  dire  ce  que  j'ai  vu.  » 

Le  trajet  n'était  pas  long.  Guiche,  rapporté  de  Fontainebleau  à  Paris  depuis  deux 
jours,  commençait  à  se  remettre  de  sa  blessure  et  faisait  quelques  pas  dans  sa  chambre. 

Il  poussa  un  cri  de  joie  en  voyaril  Raoul  entrer  avec  sa  fm-ie  d'amitié. 

Raoul  poussa  un  cri  de  douleur  en  voyant  Guiche  si  pâle  ,  si  maigri,  si  triste.  Deux 
mots  et  le  geste  que  fit  le  blessé  pour  écarter  le  bras  de  Raoul  suffirent  à  ce  dernier 
pour  lui  apprendre  la  vérité. 

—  Ah!  voilà  !  dit  Raoul  en  s'asseyant  à  côté  de  son  ami ,  on  aime  et  Ton  meurt. 

—  Non  ,  non ,  l'on  ne  meurt  pas,  répliqua  Guiche  en  souriant,  puisque  je  suis  de- 
bout, puisque  je  vous  presse  dans  mes  bras. 

—  Ah  !  je  m'entends. 

—  Et  je  vous  entends  aussi.  Vous  vous  persuadez  que  je  suis  malheureux,  Raoul? 

—  Hélas  ! 

—  Non.  Je  suis  le  plus  heureux  des  hommes.  Je  souffre  avec  mon  corps,  mais  non 
avec  mon  cœur,  avec  mon  àme.  Si  vous  saviez!.  .  Oh  !  je  suis  le  plus  heureux  des 
hommes! 

—  Oh!  tant  mieux!  répondit  Raoul;  tant  mieux,  pourvu  que  ceia  dure. 

—  C'est  fini;  j'en  ai  pour  jusqu'à  la  mort,  Raoul. 

—  Vous,  je  n'en  doute  pas;  mais  elle... 

—  Écoutez,  ami,  je  l'aime...  parce  que...  Mais  vous  ne  m'écoutez  pas! 

—  Pardon  ! 

—  Vous  êtes  préoccupé? 

—  Mais  oui,  votre  santé  d'abord... 

—  Ce  n'est  pas  cela. 

—  Mon  cher,  vous  auriez  tort,  je  crois,  de  m'intorroger,  vous. 

Et  il  accentua  ce  rows  de  manière  à  éclairer  conqilétoment  son  ami  sur  la  nature  du 
mal  et  la  difficulté  du  remède. 

—  Vous  me  dites  cela,  Raoul,  à  cause  de  ce  que  je  vous  ai  écrit? 

—  Mais  oui...  voulez-vous  que  nous  en  causions  quand  vous  aurez  fini  de  me  conter 
vos  plaisirs  et  vos  peines? 

—  Cher  ami,  à  vous,  bien  à  vous,  tout  de  suite. 

—  Merci,  j'ai  hâte...  je  brûle...  je  suis  venu  de  Londres  ici  en  moitié  moins  de  temps 
que  les  courriers  d'Etat  n'en  mettent  d'ordinaire.  Eh  bien!  que  vouliez-vous? 

—  jNlais  rien  autre  thoso  ,  mon  ami ,  que  de  vous  faire  venir. 

—  Eh  bien,  me  voici. 

—  C'est  bien  alors. 

—  Il  y  a  encore  autre  chose  ,  j'imagine  ? 

—  Ma  foi  non  ! 

—  Guiche  ! 

—  D'honneur! 

—  Vous  ne  m'avez  pas  arraché  violenunent  à  des  espérances .  votis  ne  m'avez  pas 
exposé  à  une  disgrâce  du  roi  par  ce  retour  (pii  est  \ine  infraction  à  ses  ordres,  vous  ne 
m'avez  pas,  enfin,  attacbé  la  jalousie  au  civur,  ce  serpent!  pour  me  dire  :  C'est  bien, 
dormez  tranquille. 

—  Je  no  vous  dis  pas:  dormez  tranquille,  Raoul  ;  mais  comprenez-moi  bien  :  je  ne 
veux  ni  ne  puis  vous  dire  aoli'ecbi^se. 


LE  VICOMTE  DE   BRAGELONNE.  -231 

—  Oli  !  mon  ami,  pour  (jiii  me  pionez-vous? 

—  Comment? 

—  Si  vous  siîvez,  pourquoi  me  cachez-vous?  Si  vous  ne  savez  pas,  pourquoi  m'aver- 
lissez-vous? 

—  C'est  vrai.  J'ai  eu  tort.  Oh  !  je  me  repens  bien ,  voyez-vous,  Raoul.  Ce  n'est  rien 
que  d'écrire  à  un  ami  :  Venez!  Mais  avoir  cet  ami  en  face  ,  le  sentir  frissonner,  halelor 
sous  l'attente  d'une  parole  qu'on  n'ose  lui  dire  ! 

—  Osez  !  j'ai  du  cœur,  si  vous  n'en  avez  pas!  s'écria  Raoul  au  désespoir. 

—  Voilà  que  vous  êtes  injuste  et  que  vous  oubliez  avoir  affaire  à  un  pauvre  blessé... 
la  moitié  de  votre  cœur...  Là,  calmez-vous  !  Je  vous  ai  dit  :  Venez.  Vous  êles  venu; 
n'en  demandez  pas  plus  à  ce  malheureux  Guiche. 

—  Vous  m'avez  dit  de  venir,  espérant  que  je  verrais,  n'est-ce  pas? 

—  Mais... 

—  Pas  d'hésitation  !  J'ai  vu. 

—  Ah  !...  fit  Guiche. 

—  Ou  du  moins,  j'ai  cru... 

—  Vous  voyez  bien,  vous  doutez.  Mais  si  vous  doutez,  mon  pauvre  ami ,  que  me 
reste-t-il  à  faire? 

—  J'ai  vu  la  Vallière  troublée...  Montalais  effarée...  le  roi... 

—  Le  roi?... 

—  Oui...Vousdétournezlatête,le  dangerestlà,lemalestlà;  n'est-ce  pas, c'est  leroi? 

—  Je  ne  dis  rien. 

—  Oh  !  vous  en  dites  mille  et  mille  fois  plus!  Des  faits  ,  par  grâce,  par  pitié,  des 
faits!  Mon  ami,  mon  seul  ami',  parlez!  J'ai  le  cœur  percé ,  saignant  j  je  meurs  de 
désespoir  ! 

—  S'il  en  est  ainsi ,  cher  Raoul ,  répliqua  de  Guiche  ,  vous  me  mettez  à  l'aise  ,  et  je 
\ais  parler,  sûr  que  je  ne  dirai  que  des  choses  consolantes  en  comparaison  du  déses- 
poir que  je  vous  vois. 

—  J'écoute  !...  j'écoule  !... 

—  Eh  bien!  tit  le  comte  de  Guiche,  je  puis  vous  dire  ce  que  vous  apprendriez  delà 
bouche  du  premier  venu. 

—  Du  premier  venu  !  On  en  parle?  s'écria  Raoul. 

—  Avant  de  dire:  on  en  parle,  mon  ami ,  sachez  d'abord  de  quoi  l'on  peut  parler. 
11  ne  s'agit,  je  vous  jure,  de  rien  qui  ne  soit  au  fond  très -innocent;  peut-être  une 
promenade... 

—  Ah  !  une  promenade  avec  le  roi? 

—  Mais,  oui,  avec  le  roi;  et  il  me  semble  que  le  roi  s'est  promené  déjà  bien  sou- 
vent avec  des  dames,  sans  que  pour  cela... 

—  Vous  ne  m'eussiez  pas  écrit,  répéterai-je ,  si  cette  promenade  était  bien  naturelle. 

—  Je  sais  que  pendant  cet  orage,  il  faisait  meilleur  pour  le  roi  de  se  mettre  à  Tabri 
que  de  rester  debout  tète  nue  devant  la  Vallière  ,  mais... 

—  Mais?... 

—  Le  roi  est  si  poli  ! 

—  Oh  !  Guiche!  Guiche  !  vous  me  faites  mourir. 

—  Taisons-nous  donc. 

—  Non,  continuez.  Cette  promenade  a  été  suivie  d'autres? 

—  Non...  c'est-à-dire ,  oui  ;  ily  a  eu  l'aventure  du  chêne.  Est-cela?  Je  n'en  sais  rjen. 
Raoul  se  leva.  Guiche  essava  de  l'imiter  malgré  sa  faiblesse. 


232  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Voyez-vous,  tlif-il,  je  n'ajouterai  pas  un  mol;  j'en  ai  trop  ou  Iroppeudif. 
D'autres  vous  renseigneront  s'ils  veulent  ou  s'ils  peuvent  :  mon  office  était  de  vous 
avertir,  je  l'ai  fait.  Surveillez  à  présent  vos  affaires  vous-même. 

—  Ouestionner  !  hélas  !  vous  n'êtes  pas  mon  ami.  vous  qui  me  parlez  ainsi,  dit  le 
jeune  homme  désolé.  Le  premier  que  je  questionnerai  sera  un  méchant  ou  un  sol; 
méchant,  il  me  mentira  pour  me  tourmenter  :  sot,  il  fera  pis  encore.  Ah  !  Guiche! 
Guichej  avant  deux  heures  j'aurai  trouvé  dix  mensonges  et  dix  duels.  Sauvez-moi  ! 
le  meilleur  n'est-il  pas  de  savoir  son  mal  ! 

—  Moi ,  je  ne  sais  rien,  vous  dis-je  !  J'étais  hlessé  ,  fiévreux  :  j'avais  perdu  l'es- 
prit, je  n'ai  de  cela  qu'une  teinture  effacée.  Mais,  pardieu!  nous  cherchons  loin, 
quand  nous  avons  notre  homme  sous  la  main.  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  d'Artagnan 
pour  ami  ? 

—  Oh  !  c'est  vrai  !  c'est  vrai  ! 

—  Allez  donc  à  lui.  Il  fera  la  lumière  et  ne  cherchera  pas  à  hlesser  vos  yeux. 
Un  laquais  entra. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  Guiche. 

—  On  attend  monsieur  le  comte  dans  le  cabinet  des  Porcelaines. 

—  Bien.  Vous  permettez,  cher  Raoul?  Depuis  que  je  marche,  je  suis  si  fier! 

—  Je  vous  offrirais  mou  bra>,  Guiche,  si  je  ne  devinais  que  la  personne  est  une  femme. 

—  Je  crois  que  oui,  repartit  Guiche  en  souriant;  et  il  quitta  Raoul. 

<^elui-ci  demeura  immobile  ,  absorbé,  écrasé,  comme  le  mineur  sur  qui  une  voûte 
vient  de  s'écrouler;  il  est  blessé,  son  sang  coule,  sa  pensée  s'interrompt,  il  essaie  de 
se  remettre  et  de  sauver  sa  vie  avec  sa  raison.  Néanmoins  quelques  minutes  suftirent 
à  Raoul  pour  chssiper  les  éblouissemens  de  ces  deux  révélations.  Il  avait  déjà  ressaisi 
le  fil  de  ses  idées,  quand,  soudain,  à  travers  la  porte,  il  crut  reconnaître  la  voix  de 
Mdut.ilais  dans  le  cabinet  dos  Porcelaines. 

—  Llle!  s*écria-l-il.  Oui,  c'est  bien  sa  voix.  Oh  !  voilà  une  femme  qui  pourrait  me 
dire  la  vérité;  mais  la  questionnerai-je  ici!  Elle  se  cache  même  de  moi;  elle  vient 
sans  doute  de  la  part  de  Madame  !  Je  la  verrai  chez  elle.  Elle  m'ex[)liquera  son  effroi, 
sa  fuite,  la  maladresse  avec  lacpiellc  <»n  m'a  évincé  :  elle  médira  tout  cela...  quand 
M.  d'Artagnan .  cpii  sait  tout,  m'aura  ralfermi  le  caMir.  Madame...  une  coquette!... 
Eh  bien!  oui ,  une  coquette,  mais  qui  aime  à  st's  bons  momeus  ;  une  coquette  qui , 
comme  la  mort  ou  la  vie,  a  son  caprice  ,  mais  qui  fait  dire  à  Guiche  qu'il  est  le  plus 
heureux  îles  hommes.  Celui-là,  du  moins ,  est  sur  des  rosi's.  .Mlous  ! 

Il  s'enfuit  hors  de  chez  le  comte,  et  tout  en  se  reprochant  de  n'avoir  parlé  que  de 
lui-même  à  Guiche,  il  arriva  chez  d  Artau'uan. 


BR.VGELONNE   CON'TINtrE   SES    INTERROGATIONS. 

Le  capitaine  était  de  service:  il  faisait  sa  huitaine  eiiseveli  dans  le  fauteuil  de  cuir, 
l'éperon  fiché  dans  le  parquet,  l'épée  entre  Ifs  jambes,  et  lisait  force  lettres  en  tortil- 
lant sa  uious'\ache. 

D'Artagnan  poussa  un  grognement  de  joie  en  apercevant  le  fils  de  son  ami. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  233 

—  Raoul ,  mon  garçon  ,  dit-il ,  |)ar  quel  hasard  est-ce  que  le  roi  l'a  rappelé? 
Ces  mots  sonnèrent  mal  à  Toreilledu  jeune  homme,  qui,  «'asseyant,  répliqua  : 

—  Ma  foi .  je  n'en  sais  rien.  Ce  que  je  sais  c'est  que  je  suis  revenu. 

—  Hum!  lit  d'Artagnan  rii  repliant  les  lettres  avec  un  vej^wd  plein  d'intenlion  di- 
rigé vers  son  interlocuteur. 

—  Que  dis-tu  là,  garçon?  que  le  roi  ne  t'a  pas  rappelé,  et  que  te  voilà  revenu?  Je 
ne  comprends  pas  bien  cela. 

Raoul  était  déjà  pâle,  il  roulait  déjà  son  chapeau  d"un  air  contraint. 

—  Quelle  diable  de  mine  fais-tu  .  et  quelle  conversation  mortuaire  !  fit  le  capitaine. 
Est-ce  que  c'est  en  Angleterre  qu'on  prend  ces  façons-là?  Mordioux!  j'y  ai  été,  moi , 
en  Angleterre ,  et  j'en  suis  revenu  gai  comme  un  pinson.  Parleras-tu? 

—  J'ai  trop  à  dire. 

—  Ah  1  ah  1  comment  va  ton  père  ? 

—  Cher  ami .  pardonnez-moi  :  j'allais  vous  le  demander. 
D'Artagnan  redoubla  racnité  de  ce  regard  auquel  nul  secret  ne  ré-istait. 

—  Tu  as  du  chagrin?  dit-il. 

—  Pardieul  vous  le  savez  Lien  .  monsieur  d'Artairnan. 

—  Moi  ? 

—  Sans  doute.  Oh  1  ne  faites  pas  l'étonné. 

—  Je  ne  fais  pas  l'étonné,  mon  ami. 

—  Cher  capitaine  .  je  sais  fort  bien  qu'au  jeu  de  la  iînesse ,  comme  au  jeu  de  la 
force  .  je  serai  battu  par  vous.  En  ce  moment,  voyez-vous,  je  suis  un  sot.  et  je  suis 
un  ciron.  Je  n'ai  ni  cerveau  ni  bras,  ne  me  méprisez  pas  ;  aidez-moi.  En  deux  mot,s, 
je  suis  le  plus  misérable  des  êtres  vivans. 

—  Oh  !  oh!  pourquoi  cela?  demanda  d'Artagnan,  en  débouclant  son  ceinturon  et 
en  adoucissant  son  sourire. 

—  Parce  que  mademoiselle  de  la  Vallière  me  trompe. 
D'Artagnan  ne  changea  pas  de  physionomie. 

—  Elle  te  trompe  !  elle  te  trompe',  voilà  de  grands  mots  !  Qui  te  les  a  dits? 

—  Tout  le  monde. 

—  Ah!  si  tout  le  monde  l'a  dit,  il  faut  qu'il  y  ail  quelque  chose  de  vrai.  Moi.  je 
crois  au  feu  quand  je  vois  la  fumée.  Cela  est  ridicule,  mais  cela  est. 

—  Ainsi  vous  croyez?  s'écria  vivement  Bragelonne. 

—  Ah!  si  tu  me  prends  à  partie... 

—  Sans  doute. 

—  Je  ne  me  mêle  pas  de  ces  affaires-là ,  moi  :  tu  le  sais  bien. 

—  Comment!  pour  un  ami  !  pour  un  tils  ! 

—  Justement.  Si  tu  étais  un  étranger,  je  te  dirais...  je  ne  te  dirais  rien  du  tout. 
Conunent  va  Porlhos  ,  le  sais-tu  ? 

—  Monsieur,  s'écria  Raoul  en  serrant  la  main  de  d'Artagnan .  au  nom  de  cette 
amitié  que  vous  avez  vouée  à  mon  père  !... 

—  Ah  !  diable  !  tu  es  bien  malade...  de  curiosité  ! 

—  Ce  n'est  pas  de  curiosité,  c'est  d'amour. 

—  Bon.  Autre  grand  mot.  Si  tu  étais  réellement  amoureux,  mon  cher  Raoul ,  ce  se- 
rait bien  différent. 

—  Que  voulez-vous  dire  1 

—  Je  te  disque  si  lu  étais  pris  d'un  amour  tellement  sérieux,  que  je  puisse  croire 
m'adresser  toujours  à  ton  cœur...  mais  c'est  impossible, 


23i  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Je  vous  dis  que  j'aime  éperdument  Louise. 
D'Artagnan  lut  avec  ses  yeux  au  fond  du  cœur  de  Raoul. 

—  Impossible ,  le  dis-je.  Tu  es  comme  tous  les  jeunes  gens  ;  lu  n'es  pas  amoureux, 
tu  es  fou. 

—  Eh  bien!  quand  il  n'y  aurait  que  cela? 

—  Jamais  homme  sage  n'a  fait  dévier  une  cervelle  d'un  crâne  qui  tourne.  J'y  ai 
perdu  mon  latin  cent  fois  en  ma  vie.  Tu  m'écouterais  que  tu  ne  m'entendrais  pas; 
tu  m'entendrais  que  ne  tu  me  comprendrais  pas;  tu  me  comprendrais  que  tu  ne  m'o- 
béirais  pas. 

—  Oh  !  essayez ,  essayez  ! 

—  Je  dis  plus:  si  j'étais  assez  malheureux  pour  savoir  quelque  chose  et  assez  bête 
pour  t'en  faire  part...  Tu  es  mon  ami ,  djs-tu? 

—  Oh  !  oui. 

—  Elr  bien  !  je  me  brouillerais  avec  loi.  Tu  ne  me  pardonnerais  jamais  d'avoir  dé- 
truit ton  illusion,  comme  on  dit  en  amour. 

—  Monsieur  d'Artagnan  ,  vous  savez  tout;  vous  me  laissez  dans  l'embarras ,  dans  le 
désespoir,  dans  la  morl  !  C'est  affreux  ! 

—  Là!  là! 

—  Je  ne  crie  jamais,  vous  le  savez.  Mais  comme  mon  père  et  Dieu  ne  me  pardon- 
neraient jamais  de  m'être  cassé  la  tête  d'un  coup  de  pistolet,  eh  bien!  je  vais  aller  me 
faire  conter  ce  que  vous  refusez  de  médire  par  le  premier  venu;  je  lui  donnerai  un 
démenti... 

. —  Et  tu  le  tueras  !  La  belle  affaire  !  Tant  mieux  !  Qu'est-ce  que  cela  me  fait  à  moi? 
Tue.  mon  garçon,  tue,  si  cola  peut  le  faire  plaisir.  C'est  comme  pour  les  gens  qui 
ont  mal  aux  dents  ;  ils  me  disent  :  Oli  !  que  je  souffre  ,  je  mordrais  dans  du  fer.  Je  leur 
dis  :  Mordez,  mes  amis,  mordez  !  la  dent  y  restera. 

—  Je  ne  tuerai  pas,  Monsieur,  dit  Raoul  d'un  air  sombre. 

—  Oui ,  oh  !  oui,  vous  prenez  de  ces  airs-là,  vous  autres,  aujourd'hui ,  vous  vous 
ferez  tuer,  n'est-ce  pas?  Ah  !  que  c'est  joli!  et  comme  je  le  regretterai ,  parcxemple! 
Comme  je  dirai  toute  la  journée  :  C'était  un  fier  niais  que  le  petit  Hragclonne!  une 
double  brute!  J'avais  passé  ma  vie  à  lui  faire  tenir  proprement  une  épée,  et  ce  drôle 
est  allé  se  faire  embrocher  comme  un  oiseau.  Allez,  Raoul,  allez  vous  faire  tuer,  mon 
auu'.  Je  ne  sais  pas  qui  vous  a  appris  la  logi(pie  ,  mais,  Dieu  me  dauuie!  comme  di- 
sent les  Anglais  ,  celui-là ,  Monsieur,  a  volé  l'argent  de  votre  père, 

Raoul,  enfonça  sa  tètodans  ses  mains  et  iinuinura: 

—  Ou  n'a  pas  d'amis,  non  ! 

—  Oh!  bah!  dit  d'Artaunan. 

—  On  n'a  que  des  railleurs  ou  des  indilférens. 

—  Sornettes  !  Je  ne  suis  pas  \m  railleur,  tout  Gascon  que  j<*  suis.  El  indifférent  !  Si 
je  l'étais,  il  y  a  un  quart  d'heure  déjà  que  je  vous  aurais  envoyé  à  tous  les  diables, 
car  vous  rendriez  triste  un  homme  fou  de  joie,  et  morl  un  homme  triste.  Comment, 
jeune  homme,  vous  voulez  que  j'aille  vous  dégoûter  de  votre  amoureuse,  et  vous  ap- 
prendre à  exécrer  les  femmes,  qui  sont  Ihonneur  et  la  félicité  de  la  vie  humaine? 

—  Monsieur,  dites,  dites  ,  et  je  vous  bénirai  ! 

—  Eh  .  mon  cher,  croyez-vous,  par  hasard,  que  je  me  suis  fourré  dans  la  cervelle 
toutes  lesalVaircs  du  menuisier  et  du  peintre  de  Tescalier,  el  cent  mille  autres  contes 
à  dormir  debout? 

—  Un  menuisier?  qu'est-ce  que  signifie  ce  menuisier? 


LE  VICOMTE  DE  RR ACELOMNE.  035 

—  M;l  foi,  je  ne  sais  pas;  on  m'a  dit  qii'i]  y  avait  un  menuisier  qni  avail  percé 
un  parqiKît. 

—  Chez  la  Vallière?... 

—  Ah  !  je  ne  sais  pas  où. 

—  Chez  le  roi  ? 

—  Bon  !  si  c'était  chez  le  roi  j'irais  vous  le  dire  ,  n'est-ce  pas  ? 

—  Chez  qui  alors? 

—  Voilà  une  heure  que  je  me  lue  de  vous  répéter  que  je  l'ignore. 

—  Mais  le  peintre  alors? ce  portrait... 

—  Il  paraîtrait  que  le  roi  aurait  fait  faire  le  portrait  d'une  dame  de  la  cour. 

—  Delà  Vallière? 

—  Eh  !  tu  n'as  que  ce  nom-là  dans  la  bouche.  Qui  te  parle  de  la  Vallière  ? 

—  Mais,  alors,  si  ce  n'est  pas  d'elle  ,  pourquoi  voulez-vous  que  cela  me  louche? 

—  Je  ne  veux  pas  que  cela  te  touche.  Mais  tu  me  questionnes,  je  te  réponds.  Tu 
veux  savoir  la  chronique  scandaleuse,  je  te  la  donne.  Fais-en  ton  profit. 

Raoul  se  frappa  le  front  avec  désespoir. 

—  C'est  à  en  mourir!  dit-il. 

—  Tu  l'as  déjà  dit. 

—  Oui,  vous  avez  raison. 
Raoul  lit  un  pas  pour  s'éloigner. 

—  Où  vas-tu?  dit  d'Artagnan. 

—  Je  vais  trouver  quelqu'un  qui  me  dira  la  vérité. 

—  Qui  cela? 

—  Une  femme. 

—  Mademoiselle  de  la  Vallière  elle-même,  n'est-ce  pas?  dit  d'Artagnan  avec  un 
sourire.  Ah  !  tu  aa  là  une  fameuse  idée  ;  tu  cherchais  à  être  consolé,  tu  vas  l'être  tout 
de  suite.  Elle  ne  te  dira  pas  de  mal  d'elle-même,  va. 

—  Vous  vous  trompez.  Monsieur,  répliqua  Raoul  j  la  femme  à  qui  je  m'adresserai 
me  dira  beaucoup  de  mal. 

—  Je  devine  qui. 

—  Oui,  Montalais. 

—  Ah  !  son  amie!  Une  femme  qui,  en  cette  qualité,  exagérera  fortement  le  bien 
ou  le  mal!  Ne  parlez  pas  à  Montalais,  mon  bon  Raoul. 

—  Ce  n'est  pas  la  raison  qui  vous  pousse  à  m'éloigner  de  Montalais. 

—  Eh  bien  ,  je  l'avoue.  Et  de  fait,  pourquoi  jouerais-jeavec  toi  comme  le  chat  avec 
une  pauvre  souris?  Tu  me  fais  peine ,  vrai.  Et  si  je  désire  que  tu  ne  parles  pas  à 
la  Montalais  en  ce  moment,  c'est  que  tu  vas  livrer  ton  secret  et  qu'on  en  abusera.  At- 
tends si  tu  peux. 

—  Je  ne  peux  pas. 

—  Tant  pis!  Vois-tu,  Raoul,  si  j'avais  une  idée...  mais  je  n'en  ai  pas... 

—  Promettez-moi ,  mon  ami ,  de  me  plaindre,  cela  me  suffira ,  et  laissez-moi  sortir 
d'affaire  tout  seul. 

—  Ah!  bien  oui!  l'embourber!  à  la  bonne  heure!  Place-toi  ici,  à  celle  table  et 
prends  la  plume. 

—  Pourquoi  faire? 

—  Pour  écrire  à  la  Montalais  et  lui  demander  un  rendez-vous. 

—  Ah!  fit  Raoul  en  se  jetant  sur  la  plume  que  lui  tendait  le  capitaine. 

Tout  à  coup  la  porte  s'ouvrit  et  un  mousquetaire,  s'approcha  de  d'Artagnan. 


036  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Mon  capitaine ,  dit-il,  il  y  a  là  mademoiselle  de  Montalais  qui  voudrait  vous  parler. 

—  A  moi?  murmura  d'Artagnan.  Qu'elle  entre,  et  je  verrai  bien  si  c'est  à  moi 
qu'elle  en  a. 

Le  rusé  capitaine  avait  flairé  juste. 
Montalais  en  entrant  vit  Raoul  et  s'écria  : 

—  Monsieur  !  Monsieur  !  Pardon ,  monsieur  d'Artagnan. 

—  Je  vous  pardonne,  Mademoiselle,  dit  d'Artagnan,  je  sais  qu'à  mon  âge  ceux  qui 
me  cherchent  ont  bien  besoin  de  moi. 

—  Je  cherchais  M.  de  Bragelonne ,  répondit  Montalais. 

—  Comme  cela  se  trouve!  il  vous  cherchait  aussi!  Raoul,  ne  voulez-vous  pas  aller 
avec  Mademoiselle? 

—  De  tout  mon  cœur. 

—  Allez  donc! 

El  il  poussa  doucement  Raoul  hors  du  cabinet;  puis  prenant  la  main  de  Montalais  : 

—  Soyez  bonne  fille,  dit-il  tout  bas;  ménagez-le  et  ménagez-la. 

—  Ah!  dit-elle  sur  le  même  ton,  ce  n'est  pas  moi  qui  lui  parlerai. 

—  Gomment  cela? 

—  C'est  Madame  qui  le  fait  chercher. 

—  Ah!  boni  s'écria  d'Artagnan  ,  c'est  Madame!...  Avant  une  heure  le  pauvre  gar- 
çon sera  guéri! 

—  Ou  mort,  fil  Montalais  avec  compassion.  Adieu  .  monsieiu*  d'Artagnan. 

El  elle  courut  rejoindre  Raoul,  qui  lattendait  loin  de  la  porte,  bien   intrigué,  bien 
inquiet  de  ce  dialogue  ,  qui  ne  promettait  rien  de  bon. 


DEUX   JALOUSIES. 


Les  amans  sont  toujours  tendres  pour  tout  ce  qui  louche  leur  bien-aimée.  Raoul  ne 
se  vit  pas  plutôt  avec  Montalais  qu'il  lui  baisa  la  main  avec  ardeur. 

—  Là.  là,  dit  tristement  la  jeune  fille.  Vous  placez  là  des  baisers  à  fonds  perdus, 
cher  monsieur  Raoul,  je  vous  garantis  même  qu'ils  ne  vous  rapporteront  pas  intérêt. 

—  Comment?  quoi...  M'expliquerez-vous,  ma  chère  Aure?... 

—  C'est  Madame  qui  vous  expliquera  tout  cela.  C'est  chez  elle  que  je  vous  conduis. 

—  Quoi!... 

—  Silence!  et  pas  de  ces  regards  effarouchés.  Les  fenêtres  ici  ont  des  yeux,  les  murs 
de  l.irges  oreilles.  Faites-moi  le  plaisir  de  ne  plus  me  regarder:  faites-moi  le  plaisir  de 
me  parler  très-haut  de  la  pluie,  du  beau  temps  et  des  agrémens  de  l'Angleterre. 

—  Enfin!... 

—  Ah  !...  je  vous  préviens  que  quelque  part,  je  ne  sais  où,  mais  quelque  part,  Ma- 
daine  doit  avoir  un  œil  ouvert  et  une  oreille  tendue.  Je  ne  me  soucie  pas,  vous  com- 
l)renez,  d'être  chassée  ou  endtasfillée.  Parlons,  vousdis-je,  ou  plutôt  ne  parlons  pas. 

Raoul  serra  ses  poings,  enleva  le  pas,  et  fil  la  mine  d'un  homme  de  cœur,  c'est  vrai, 
mais  d'un  homme  de  cœur  qui  va  au  supplice. 

Montalais,  l'œil  émerveillé,  la  démarche  leste,  la  tête  à  tout  veut,  le  précédait. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  237 

Raoul  fut  introduit  immédiatement  dans  le  cabinet  de  Madame. 

—  Allons  !  pensa-t-il,  celte  journée  se  passera  sans  que  je  sache  rien.  Guiclie  a  eu 
Irop  pitié  de  moi  ;  il  s'est  entendu  avec  Madame  et  tous  deux,  par  un  complot  amical, 
éloignent  la  solution  du  proMème.  Que  n'ai-je  là  un  bon  ennemi...  ce  serpent  de 
Wardes,  par  exemple;  il  mordrait,  c'est  vrai  ;  mais  je  n'hésiterais  plus.  Hésiter... 
douter...  mieux  vaut  mourir. 

Raoul  était  devant  Madame. 

Henriette,  plus  charmante  que  jamais,  se  tenait  à  demi  renversée  dans  un  fauteuil, 
ses  pieds  mignons  sur  un  coussin  de  velours  brodé;  elle  jouait  avec  un  petit  chat  aux 
soies  touffues,  qui  lui  mordillait  les  doigis  et  se  pendait  aux  guipures  de  son  col. 

Madame  songeait,  elle  songeait  profondément  :  il  lui  fallut  la  voix  de  Montalais, 
celle  de  Raoul,  pour  la  faire  sortir  de  cette  rêverie. 

—  Votre  Altesse  m'a  mandé?  répéta  Raoul. 
Madame  secoua  la  tète  comme  si  elle  se  réveillait. 

—  Bonjour,  monsieur  de  Bragelonne  ,  dit-elle  ;  oui,  je  vous  ai  mandé  :  vous  voilà 
donc  revenu  d'Angleterre  ? 

—  Au  service  de  Votre  Altesse  Royale. 

—  Merci.  Laisse-nous,  Montalais. 
Montalais  sortit. 

—Vous  avezbien  quelques  minutes  à  me  donner,  n'est-ce  pas,  monsieur  de  Bragelonne? 

—  Toute  ma  vie  appartient  à  Votre  Altesse  Royale,  repartit  avec  respect  Raoul,  qui 
devinait  quelque  chose  de  sombre  sous  toutes  ces  politesses  de  Madame  et  à  qui  ce 
sombre  ne  déplaisait  pas,  persuadé  qu'il  était  d'une  certaine  affinité  des  senlimens  de 
Madame  avec  les  siens. 

En  eflet,  ce  caractère  étrange  de  la  princesse  ,  tous  les  gens  intelligens  de  la  cour 
en  connaissaient  la  volonté  capricieuse  et  le  fantasque  despotisme. 

Madame  avait  été  flattée  outre  mesure  des  homn)ages  du  roi.  Madame  avait  fait 
parler  d'elle  et  inspiré  à  la  reine  cette  jalousie  mortelle  qui  est  le  ver  rongeur  de  toutes 
les  félicités  féminines.  Madame,  en  un  mot,  pour  guérir  son  orgueil  blessé,  s'était 
fait  un  cœur  amoureux. 

Nous  savons,  nous,  ce  que  Madame  avait  fait  pour  rappeler  Raoul,  éloigné  par 
Louis  XIV.  Sa  lettre  à  Charles  II,  Raoul  ne  la  connaissait  pas,  mais  d'Arlagnan  l'avait 
bien  devinée. 

Cet  inexplicable  mélange  de  l'amour  etde  la  vanité,  ces  tendresses  inouïes,  ces  per- 
fidies énormes,  qui  les  expliquera?  Personne,  pas  même  l'ange  mauvais  qui  allume 
la  coquetterie  au  cœur  des  femmes. 

—  Monsieur  de  Bragelonne,  dit  la  princesse  apfès  un  silence,  êtes-vous  revenu  content? 
Bragelonne  regarda  Madame  Henriette,  el  la  voyant  pale  de  ce  qu'elle  cachait,  de 

ce  qu'elle  retenait ,  de  ce  qu'elle  brûlait  de  dire, 

—  Content  I  dit-il,  de  quoi  voulez-vous  que  je  sois  content  ou  mécontent.  Madame? 
— Mais  de  quoi  peut  être  content  ou  mécontent  un  homme  de  votre  âge  et  de  A'Otre  mine? 

—  Comme  elle  va  vite,  pensa  Raoul  effrayé;  que  va-t-elle  souffler  en  mon  cœur? 
Puis,  effrayé  de  ce  qu'il  allait  apprendre,  et  voulant  reculer  le  moment  si  désiré, 

mais  si  terrible  où  il  apprendrait  tout  : 

—  Madame,  répliqua- t-il.  j'avais  laissé  un  tendre  ami  en  bonne  santé,  je  l'ai  re- 
trouvé malade. 

—  Voulez-vous  parler  de  M.  de  Guiche,  répondit  Madame  Henriette  avec  une  im- 
perturbable tranquillité,  c'est ,  dit-on,  un  ami  très-cher  à  vous? 


238  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oui.  ^ladamc. 

—  Eh  bien!  c'est  vrai,  il  a  été  blessé,  mais  il  va  mieux;  ob  !  M.  de  Guiche  n'est 
pas  à  plaindre ,  dit-elle  vite.  Puis  se  reprenant  : 

—  Est-ce  qu'il  est  k  plaindre?  dit-elle;  est-ce  qu'il  s'est  plaint?  est-ce  qu'il  a  un 
chagrin  quelconque  que  nous  ne  connaîtrions  pas? 

—  Je  ne  parle  que  de  sa  blessure  ,  Madame. 

—  A  la  bonne  heure,  car,  pour  le  reste,  M.  de  Guiche  semble  être  fort  henrenx; 
on  le  voit  d'une  humeur  joyeuse.  Tenez,  monsieur  de  Bragelonne,  je  suis  bien  sùrc 
que  vous  choisiriez  encore  dètre  blessé  comme  lui  au  corps!...  Qu'est-ce  qu'une  bles- 
sure au  corps  I 

Raoul  tressaillit,  mais  ne  répliqua  rien. 

—  Elle  y  revient,  dit-il.  Hélas  ! 

—  Plaît-il?  fit-elle. 

—  Je  n'ai  rien  dit ,  Madame. 

—  Vous  ne  dites  rien?  lit-elle;  vous  me  désapprouvez  donc?  vous  êtes  donc  satisfait? 
Raoul  se  rapprocha. 

—  Madame,  dit-il.  Votre  Altesse  Royale  veut  me  dire  quelque  chose,  et  sa  géné- 
rosité naturelle  la  pousse  à  ménager  ses  paroles.  Veuille  Votre  Altesse  ne  plus  rien 
ménager;  je  suis  fort  et  j'écoute. 

—  Ahl  répliqua  Henriette,  que  comprenez-vous  maintenant? 

—  Ce  que  Votre  Altesse  veut  me  faire  comprendre. 
Et  Raoul  trembla  malgré  lui  en  prononçant  ces  mots. 

—  En  effet ,  murmura  la  princesse.  C'est  cruel ,  mais  puisque  j'ai  commencé... 

—  Oui ,  Madame,  puisque  Votre  Altesse  a  bien  daigné  commencer  qu'elle  daigne 
m'achever... 

Henriette  se  leva  précipitamment  et  lit  quelques  pas  dans  sa  chambre. 

—  Que  vous  a  dit  M.  de  Guiche?  dit-elle  soudain. 

—  Rien,  Madame. 

—  Rien!.,  il  ne  vous  a  rien  dit.  Oh  !  que  je  le  reconnais  bien  là. 

—  Il  voulait  me  ménager,  sans  doute. 

—  Et  voilà  ce  que  les  amis  appellent  l'amitié.  Mais  M.  dArlagnan  que  vous  quittez, 
il  vous  a  parlé,  lui? 

—  Pas  plus  que  Guiche ,  Madame. 
Henriette  lit  un  mouvement  d'impatience. 

—  Au  moins,  dit-elle,  vous  savez  tout  ce  que  la  cour  a  su? 

—  Je  ne  sais  rien  du  tout ,  Madame, 

—  Ni  la  scène  de  l'orage?  * 
-"  Non. 

—  Ni  les  tète-à-tète  dans  la  foret? 
— •  Non  plus. 

—  NilafuileàChailIol? 

Raoul ,  qui  penchait  comme  la  Ileur  entamée  par  la  faucille,  lit  des  efforts  surhu- 
mains {)Our  sourire,  et  repondit  avec  une  e.vjuise  douceur  : 

—  J'ai  e>i  rhonneurde  dire  à  Votre  Altesse  Royale  que  je  ne  sais  absolument  rien, 
je  suis  un  pauvre  oublié  qui  arrive  d'Angleterre;  entre  les  gen«  d'ici  et  moi  il  \  avait 
tant  de  Unis  bruyans.  (jue  le  bruit  de  toutes  les  choses  dont  ^'olre  .\llesse  me  parle  n'a 
pu  arriver  à  mon  oiTille. 

Henriette  fut  touchée  de  cette  pâleur,  de  celle  mansuétude,  de  ce  courage. 


I.E  VICOMTE  DE  BFiAGELONNE.  239 

Le  senliment  dominant  de  son  cœur,  à  ce  mouienl,  c'était  un  vif  déi-ir  d'entendre 
chez  ce  pauvre  amant  le  souvenir  de  celle  qui  le  faisait  ainsi  souffrir. 

—  Monsieur  de  Bragelonne,  dit-elle,  ce  que  vos  amis  n'ont  pas  voulu  faire,  je  veux 
le  faire  pour  vous  que  j'estime  et  que  j'aime.  C'est  moi  qui  serai  votre  amie.  Vous 
portez  ici  la  tête  comme  un  honnête  homme,  et  je  ne  veux  pas  que  vous  la  courhiez 
sous  le  ridicule.  Dans  huit  jours  on  dirait  sous  du  mépris. 

—  Ah  !  fit  Raoul  livide.  C"en  est  déjà  là  ! 

—  Si  vous  ne  savez  pas,  dit  la  princesse,  je  vois  que  vous  devinez;  vous  étiez  le 
fiancé  de  mademoiselle  de  la  Yallière,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  Madame. 

—  Ace  titre,  je  vous  dois  un  avertissement;  comme  d'un  jour  à  l'autre  je  chasserai 
mademoiselle  de  la  Vallière  de  chez  moi... 

—  Chasser  la  Vallière  1  s'écria  Bragelonne. 

—  Sans  doute.  Croyez-vous  que  j'aurai  toujours  égard  aux  larmes  et  aux  jérémiades 
du  roi?  Non,  non,  ma  maison  ne  sera  pas  plus  longtemps  commode  pour  ces  sortes 
d'usage;  mais  vous  chancelez... 

—  Non,  Madame ,  pardon  ,  dit  Bragelonne  en  ftiisant  un  effort  :  j"ai  cru  que  j'allais 
mourir,  voilà  tout.  Votre  Altesse  Royale  me  faisait  Ihonneur  de  me  dire  que  le  roi 
avait  pleuré,  supplié... 

—  Oui ,  mais  eu  vain. 

Et  elle  raconta  à  Raoul  la  scène  de  Chaillot  et  le  désespoir  du  roi  au  retour;  elle  ra- 
conta son  indulgence  à  elle-même,  et  le  terrible  mot  avec  lequel  la  princesse  outragée, 
la  coquette  humiliée  avait  terrassé  la  colère  royale. 

Raoul  baissa  la  tête. 

^-  Qu'en  pensez-vous?  dit-elle, 

—  Le  roi  l'aime,  répliqua-t-il. 

—  Mais  vous  avez  l'air  de  dire  qu'elle  ne  l'aime  pas. 

■ —  Hélas  !  je  pense  encore  au  lenips  où  elle  m'a  aimé  ,  Madame. 
Henriette  eut  un  moment  d'admiration  pour  cette  incrédulité  sublime,  puis,  haussant 
les  épaules  ; 

—  Vous  ne  me  croyez  pas,  dit-elle.  Oh  1  comme  vous  l'aimez,  vous,  et  vous  doutez 
qu'elle  aime  le  roi,  elle? 

—  Jusqu'à  la  preuve.  Pardon,  j'ai  sa  parole,  voyez-vous,  et  elle  est  fille  noble. 

—  La  preuve.  .  Eh  bien  !  soit ,  venez. 


VISITE  DOMICILIAIRE. 


La  princesse,  précédant  Raoul ,  le  conduisit  à  travers  la  cour  vers  le  corps  de  bâ- 
timent qu'habitait  la  Vallière,  et  montant  l'escalier  qu'avait  monté  Raoul  le  matin 
même,  elle  s'arrêta  à  la  porte  de  la  chambre  où  le  jeune  homme  à  son  tour  avait  été 
si  étrangement  reçu  par  Montalais. 

Le  moment  était  bien  choisi  pour  accomplir  le  projet  conçu  par  Madame  Henriette, 
le  château  était  vide.   Le  roi ,  les  courtisans  et  les  dames  étaient  partis  pour  Saint- 


240  LES  MOUSQUETAIRES. 

Germain;  ^ladaine  Henriette  seule,  sachant  le  retour  de  Bragelonne  et  pensant  au 
parli  qu'elle  avait  à  tirer  de  ce  retour,  avait  prélexlé  une  indisposition  et  était  resiée. 

Madame  était  donc  sûre  de  trouver  vides  la  chambre  de  la  Vallière  et  l'appartement 
de  Saint- Aignan.  Elle  tira  une  double  clef  de  sa  poche  et  ouvrit  la  porte  de  sa  demoi- 
selle d'honneur. 

Le  regard  de  Bragelonne  plongea  dans  celte  chambre  qu'il  reconnut,  et  l'impres- 
sion que  lui  lit  la  vue  de  cette  chambre,  fut  un  des  premiers  supplices  qui  l'atten- 
daient. 

La  princesse  le  regarda;  et  son  œil  exercé  put  voir  ce  qui  se  passait  dans  le  cœur 
du  jeune  homme. 

—  Vous  m'avez  demandé  des  preuves,  dit-elle,  ne  soyez  donc  pas  surpris  si  je 
vous  en  donne.  Maintenant,  si  vous  ne  vous  croyez  pas  le  courage  de  les  supporter,  il 
en  est  temps  encore,  retirons-nous. 

—  Merci,  Madame,  dit  Bragelonne,  mais  je  suis  venu  pour  être  convaincu.  Vous 
avez  promis  de  me  convaincre,  convainquez-moi. 

—  Entrez  donc  ,  alors ,  dit  Madame,  et  refermez  la  porte  derrière  vous. 
Bragelonne  obéit  et  se  retourna  vers  la  princesse  qu'il  interrogea  du  regard. 

—  Vous  savez  où  vous  êtes?  demanda  Madame  Henriette. 

—  Mais  tout  me  porte  à  croire,  Madame,  que  je  suis  dans  la  chambre  de  made- 
moiselle de  la  Vallière? 

—  Vous  y  êtes. 

—  Mais  je  ferai  observer  à  Votre  Altesse  que  cette  chambre  est  une  chambre  ,  et 
n'est  pas  une  preuve. 

—  Attendez. 

La  princesse  s'achemina  vers  le  pied  du  lit,  replia  le  paravent  et  se  baissant  vers  le 
parquet  : 

—  Tenez  ,  dit-elle  .  baissez-vous  et  levez  vous-même  celte  trappe. 

—  Cette  trappe!  s'écria  Raoul  avec  surprise,  car  les  mots  de  d'Artagnan  commen- 
çaient à  lui  revenir  en  mémoire  ,  et  il  se  souvenait  que  d'Artagnan  avait  vaguement 
prononcé  ce  mot. 

Et  Raoul  chercha  des  yeux,  mais  inutilement,  une  fente  qui  indiquât  une  ouver- 
ture ou  un  anneau  qui  aidAt  à  soulever  une  portion  quelconque  du  plancher. 

Ah!  c'est  vrai!  dit  en  riant  Madame  Henriette,  j'oubliais  le  ressort  caché ,  la 

quatrième  feuille  du  parquet ,  appuyez  sur  l'endroit  où  le  bois  fi\it  un  nœud.  Voilà 
l'instruction;  a|)puyez  vous-même,  vicomte,  appuyez,  c'est  ici. 

Raoul ,  pAle  comme  un  mort ,  appuya  le  pouce  sur  l'endroit  indiqué  ,  et  en  effet,  à 
l'instant  même,  le  ressort  joua  et  la  trappe  se  souleva  d'elle-même. 

C'est  très-ingénieux,  dit  la   princesse  ,  et  l'on  voit  que  l'architecte  a  prévu  que 

ce  serait  une  petite  main  ([iii  aurait  à  utiliser  ce  ressort  :  voyez  comme  cette  trappe 
s'ouvre  toute  seule. 

—  Un  escalier!  s'écria  Raoul. 

—  Oui,  et  très-élégant  même,  dit  Madame  Henriette.  Voyez,  vicomte,  cet  es- 
calier a  une  rampe  destinée  à  garantir  des  chutes  le>  délicates  personnes  qui  se  ha- 
sarderaient à  le  descendre,  ce  qui  fait  que  je  m'y  risque.  Allons,  suivez-moi,  vicomte, 
suivez- moi. 

—  Mais  avant  de  vous  suivre.  Madame,  où  conduit  cet  escalier? 

—  Ah!  c'est  vrai,  j'oubliais  de  vous  le  dire. 

—  J'écoule,  Madame,  dit  Raoul  respirant  à  peine. 


LE  V [COMTE  DE  BRAGELONNE.  241 

—  Vous  savez  peut-être  que  M.  de  Saint-Aignan  demeurait  aulrcfois  presque  porte 
à  porle  avec  le  roi  ? 

—  Oui ,  Madame  ,  je  le  sais  ;  c'était  ainsi  avant  mon  départ ,  et  plus  d'une  ibis  j'ai 
eu  l'honneur  de  le  visiter  à  son  ancien  logement. 

—  Eh  bien!  il  a  obtenu  du  roi  de  changer  ce  commode  et  bel  appartement  que 
vous  lui  connaissez  conh-e  les  deux  petites  chambres  auxquelles  mène  cet  escaher,  et 
qui  forment  un  logement  deux  fois  plus  petit  et  dix  fois  plus  éloigné  que  celui  du  roi, 
dont  le  voisinage  cependant  n'est  point  dédaigné  en  général  par  messieurs  de  la  cour. 

—  Fort  bien ,  Madame,  reprit  Raoul ,  mais  continuez  ,  je  vous  prie,  car  je  ne  com- 
prends point  encore. 

—  Eh  bien!  ii  s'est  trouvé  par  hasard,  continua  la  princesse,  que  ce  logement  de 
M.  de  Saint-Aignan  est  situé  au-dessous  de  ceux  de  mes  fdles,  et  particulièrement  au- 
dessous  de  celui  de  la  Vallière. 

—  Mais  dans  quel  but  cette  trappe  et  cet  escalier? 

—  Dame  1  je  l'ignore.  Voulez-vous  que  nous  descendions  chez  M.  de  Saint-Aignan? 
Peut-être  y  trouverons-nous  l'explication  de  l'énigme. 

Et  Madame  donna  l'exemple  en  descendant  elle-même. 

Raoul  la  suivit  en  soupirant. 

Chaque  marche  qui  craquait  sous  les  pieds  de  Bragelonne  le  faisait  pénétrer  d'un 
pas  dans  cet  appartement  mystérieux  qui  renfermait  encore  les  soupirs  de  la  Vallière 
et  les  plus  suaves  parfums  de  son  corps. 

Bragelonne  reconnut,  en  absorbant  l'air  par  ses  haletantes  aspirations,  que  la  jeune 
fille  avait  dû  passer  par  là. 

Puis,  après  ces  émanations,  preuves  invisibles ,  mais  certaines  ,  vinrent  les  fleurs 
qu'elle  aimait,  les  livres  qu'elle  avait  choisis.  Raoul  eùt-il  conservé  un  seul  doute 
qu'il  l'eût  perdu  à  cette  secrète  harmonie  des  goûts  et  des  alliances  de  l'esprit  avec 
l'usage  des  objets  qui  accompagnent  la  vie.  La  Vallière  était  pour  Bragelonne  en  vi- 
vante présence  dans  les  meubles,  dans  le  choix  des  étoffes  ,  dans  les  reflets  même  du 
parquet. 

Muet  et  écrasé,  il  n'avait  plus  rien  à  apprendre  et  ne  suivait  plus  son  impitoyable 
conductrice  que  comme  le  patient  suit  le  bourreau. 

Madame,  cruelle  comme  une  femme  délicate  et  nerveuse,  ne  lui  faisait  grâce  d'au- 
cun détail. 

Mais  il  faut  le  dire,  malgré  l'espèce  d'apathie  dans  laquelle  il  était  londjé  ,  aucun 
de  ces  détails,  fût-il  resté  seul,  n'eût  échappé  à  Raoul.  Le  bonheur  de  la  femme  qu'il 
aime,  quand  ce  bonheur  lui  vient  d'un  rival ,  est  une  torture  pour  un  jaloux.  Mais 
pour  un  jaloux  tel  que  l'était  Raoul,  pour  ce  cœur  qui  pour  la  première  fois  s'impré- 
gnait de  fiel,  le  bonheur  de  Louise  ,  c'était  une  mort  ignominieuse,  la  mort  du  corps 
et  de  l'âme. 

Il  devina  tout  :  les  mains  qui  s'étaient  serrées,  les  visages  rapprochés  qui  s'étaient 
mariés  en  face  des  miroirs ,  sorte  de  serment  si  doux  pour  les  amans  qui  se  voient 
deux  fois  afin  de  mieux  graver  le  tableau  dans  leur  souvenir. 

Il  devina  le  baiser  invisible  sous  les  épaisses  portières  retombant  délivrées  de  leurs 
embrasses.  Il  traduisit  en  fiévreuses  douleurs  l'éloquence  des  lits  de  repos  enfouis  dans 
leur  ombre. 

Ce  luxe,  cette  recherche  pleine  d'enivrement,  ce  soin  minutieux  d'épargner  tout 
déplaisir  à  l'objet  aimé,  ou  de  lui  causer  une  gracieuse  surprise;  cette  puissance  de 
l'amour  multipliéo  pnr  In  puissanco  royale,  frappa  Raord  d'un  coup  mortel.  OU  !  s'il 

T.  11.  "  |ii 


242  LES  MOUSQUETAIRES. 

est  un  adoucissement  aux  poiguanles  douleurs  delà  jalousie,  c'est  l'infériorité  de 
l'homme  qu'on  vous  préfère;  taudis  qu'au  contraire  s'il  est  un  enfer  dans  l'enfer,  une 
torture  sans  nom  dans  la  langue,  c'est  la  toute-puissance  dun  dieu  mise  à  la  disposi- 
tion d'un  rival  avec  la  jeunesse,  la  beauté,  la  grâce.  Dans  ces  momens-là  Dieu  lui- 
même  semble  avoir  pris  parti  contre  l'amant  dédaigné. 

Une  dernière  douleur  était  réservée  au  pauvre  Raoul  :  Madame  Henriette  souleva 
un  rideau  de  soie,  et  derrière  le  rideau  il  aperçut  le  portrait  de  la  Vallière. 

Non-seulement  le  portrait  de  la  Vallière  ,  mais  de  la  Vallière  jeune  ,  belle,  joyeuse  , 
aspirant  la  vie  par  tous  les  pores,  parce  qu'à  dix-huit  ans  la  vie  c'est  l'amour. 

—  Louise!  murnun-a  Bragelonne,  Louise!  c'est  donc  vrai?  Oh!  lu  ne  m'as  jamais 
aimé,  car  jamais  tu  ne  m'as  regardé  ainsi. 

Et  il  lui  sembla  que  son  cœur  venait  d'être  tordu  dans  sa  poitrine. 

Madame  Henriette  le  regardait  presque  envieuse  de  cetle  douleur,  quoiqu'elle  sût 
bien  n'avoir  rien  à  envier,  et  quelle  était  aimée  de  Guiche  comme  la  Vallière  était 
aimée  de  Bragelonne. 

Raoul  surprit  ce  regard  de  Madame  Henriette. 

—  Oh  !  pardon  ,  pardon,  dit-il;  je  devrais  être  plus  maître  de  moi ,  je  le  sais,  me 
trouvant  en  face  de  vous,  Madame.  Mais  puisse  le  Seigneur,  Dieu  du  ciel  et  de  la  terre, 
ne  jamais  vous  frapper  du  coup  qui  m'alteint  en  ce  moment ,  car  vous  êtes  femme,  et 
sans  doute  vous  ne  pourriez  pas  supporter  une  pareille  douleur.  Pardonnez-moi ,  je 
ne  suis  qu'un  pauvre  gentilhomme  ,  tandis  que  vous  êles,  vous,  de  la  race  de  ces  heu- 
reux, de  ces  toul-puissans,  de  ces  élus... 

—  Monsieur  de  Bragelonne,  répliqua  Henriette ,  un  cœur  comme  le  votre  mérite  les 
soins  et  les  égards  d'un  cœur  de  reine.  Je  suis  votre  amie.  Monsieur;  aussi,  n'ai-je 
point  voulu  que  toute  votre  vie  fût  empoisonnée  par  la  perfidie  et  souillée  par  le  ridi- 
cule. C'est  moi  qui ,  plus  brave  que  tous  les  prétendus  amis,  j'excepte  M.  de  Guiche, 
vous  ai  fait  revenir  de  Londres;  c'est  moi  qui  vous  fournis  les  preuves  douloureuses, 
mais  nécessaires  qui  seront  votre  guérison ,  si  vous  êtes  un  courageux  amant  et  non 
pas  un  Amailis  pleurard.  No  me  remerciez  pas;  plaiguez-nioi  même,  et  ne  servez  pas 
moins  bien  le  roi. 

Raoul  sOiU'it  avec  amertinne. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  dit-il,  j'oubliais  ceci  :  le  roi  est  mon  maître. 

—  Il  y  va  de  votre  libellé  !  il  y  va  de  votre  vie  ! 

Un  regard  clair  et  pénétrant  de  Raoul  apprit  à  Madame  Henriette  qu'elle  se  trom- 
pait et  que  son  dernier  argument  n'était  pas  de  ceux  qui  touchassent  ce  jeune  homme. 

—  f'ronez  garde,  monsieur  de  Bragelonne,  dit-elle,  mais  en  ne  pesant  pas  toutes 
vos  actions  vous  jetteriez  dans  la  colère  un  prince  disposé  à  s'emporter  hors  des  limites 
de  la  raison,  vous jclleriez  dans  la  douleur  vos  amis  et  votre  famille:  inclinez-vous, 
soumettez-vous ,  guérissez-vous. 

—  Merci,  Madame,  dit-il,  j'apprécie  li;  conseil  que  Voire  Altesse  me  donne  et  tâ- 
cherai de  le  suivre  ;  mais  un  deinier  mol,  je  \ous  prie. 

—  Dites? 

—  Est-ce  une  indiscrétion  que  de  vous  demander  le  secret  de  cet  escalier,  de  cetle 
trappe,  de  ce  purlrail,  secret  t[ue  vous  avez  découNert? 

—  Oh  !  rien  de  plus  sim[>Ie  .  j'ai  pour  cause  de  surveillance  le  double  des  clefs  do  mes 
filles.  Il  m'a  paru  étrange  que  la  Vallière  se  rcnfermùl  sî  souvent.  Il  m'a  paru  étrange 
que  M.  de  Saint-Aignan  changent  de  logis;  il  m'a  paru  étrange  que  le  roi  vint  voir  si 
quotidiennement  M.  de  Saint-Aignan,  si  avant  (pie  celui-ci  fût  dans  son  amiiié:  enliil 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2i3 

il  m'a  paru  étrange  que  tant  de  choses  se  fussent  faites  depuis  votre  absence ,  que  les 
habitudes  de  la  cour  en  étaient  changées.  Je  ne  veux  pas  être  jouée  par  le  roi,  je  ne 
veux  pas  servir  de  manteau  à  ses  amours;  car,  après  la  Vallicre  qui  pleure,  il  aura 
Montalais  qui  rit,  Tonnay-Charente  qui  chante,  ce  n'est  pas  un  rôle  digne  de  moi. 
J'ai  levé  les  scrupules  de  mon  amitié,  j'ai  découvert  le  secret;  je  vous  blesse;  encore 
une  fois,  excusez-moi,  mais  j'avais  un  devoir  à  remplir;  c'est  fini,  vous  voilà  pré- 
venu, l'orage  va  venir,  garantissez-vous. 

—  Vous  concluez  quelque  chose,  cependant,  Madame,  répondit  Bragelonne  avec 
fermeté ,  car  vous  ne  supposez  pas  que  j'accepterai  sans  rien  dire  la  honte  que  je  subis 
et  la  Irahison  qu'on  me  fait. 

—  Vous  prendrez  à  ce  sujet  le  parti  qui  vous  conviendra,  monsieur  Raoul;  seule- 
ment ,  ne  dites  point  la  source  d'où  vous  tenez  la  vérité.  Voilà  tout  ce  que  je  vous  de- 
mande, voilà  le  seul  [)ri.\  que  j'exige  du  service  que  je  vous  ai  rendu. 

—  Ne  craignez  rien ,  Madame,  dit  Bragelonne  avec  un  sourire  amer. 

—  J'ai,  moi,  gagné  le  serrurier  que  les  amans  avaient  mis  dans  leurs  intérêts.  Vous 
pouvez  fort  bien  avoir  fait  comme  moi,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  Madame.  Aussi  Votre  Altesse  Royale  ne  me  donne  aucun  conseil  et  ne 
m'impose  aucune  réserve  autre  que  celle  de  ne  pas  la  compromettre. 

—  Pas  d'autre. 

—  Je  vais  donc  supplier  Votre  Altesse  Royale  de  m'accorder  une  minute  de  séjour  ici. 

—  Sans  moi? 

—  Oh!  non  ,  Madame.  Peu  importe  ^  ce  que  j'ai  à  faire,  je  puis  le  faire  devant  vous. 
Je  vous  demande  une  minute  pour  écrire  un  mot  à  quelqu'un. 

—  C'est  hasardeux,  monsieur  de  Bragelonne.  Prenez  garde. 

—  Personne  ne  peut  savoir  si  Votre  Altesse  Royale  m'a  fait  l'honneur  de  me  con- 
duire ici.  D'ailleurs  je  signe  la  lettre  que  j'écris. 

—  Faites,  Monsieur. 

Raoul  avait  déjà  lire  ses  tablettes  et  tracé  rapidement  ces  mots  sur  une  feuille  blanche  : 
«  Monsieur  le  comte , 

«  Ne  vous  étonnez  pas  de  trouver  ici  ce  papier  signé  de  moi  avant  qu'un  de  mes  amis 
que  j'enverrai  tantôt  chez  vous  n'ait  eu  l'honneur  de  vous  expliquer  l'objet  de  ma  visite. 

«  Vicomte  Raoil  de  Bkagklonne.  » 

Il  roula  cette  feuille,  la  glissa  dans  la  serrure  de  la  porte  qui  communiquait  à  la 
chambre  des  deux  amans ,  et  bien  assuré  que  ce  papier  était  tellement  visible  que 
Saint-Aignan  le  devait  voir  en  rentrant,  il  rejoignit  la  princesse  arrivée  déjà  au  haut 
de  l'escalier. 

Sur  le  palier  ils  se  séparèrent,  Raoul  alfectanl  de  remercier  Son  Altesse,  Henriette 
plaignant  ou  faisant  semblant  de  plaindre  de  tout  son  cœur  le  malheureux  qu'elle  ve- 
nait de  condamnera  un  aussi  horrible  supplice. 

—  Oh  1  dit-elle  en  le  voyant  s'éloigner  pâle  et  l'œil  injecté  de  sang  ;  oh  !  si  j'avais 
su  j'aurais  caché  la  vérité  à  ce  pauvre  jeune  homme. 


m 


LES  MOUSQUETAIRES. 


LA  MÉTHODE   DE  PORTHOS. 


A  multiplicité  des  personnages  que  nous  avons  introduits 
dans  cette  longue  histoire  ftiit  que  chacun  est  obligé  de 
ne  paraître  qu'à  son  tour  et  selon  les  exigences  du  ré- 
cit. Il  en  résulte  que  nos  lecteurs  n'ont  pas  eu  l'occasion 
de  se  retrouver  avec  notre  ami  Porthos  depuis  son  retour 
de  Fontainebleau. 

Les  honneurs  que  Porthos  avait  reçus  du  roi  n'avaient 
point  changé  le  caractère  placide  et  affectueux  du  res- 
pectable seigneur;  seulement  il  redressait  la  tète  plus 
que  de  coutume ,  et  quelque  chose  de  majestueux  se  ré- 
vélait dans  son  maintien  depuis  qu'il  avait  reçu  la  faveur  de  diner  à  la  table  de  Sa 
Majesté.  La  salle  à  manger  de  Sa  Majesté  avait  produit  un  certain  eff'el  sur  Porthos. 
Le  seigneur  de  Bracieux  et  de  Pierrefonds  aimait  à  se  rappeler  que  durant  ce  dîner 
mémorable,  force  serviteurs  et  bon  nombre  d'ofticiers ,  se  trouvant  derrière  les  con- 
vives, donnaient  bon  air  au  repas  et  meublaient  la  pièce. 

Porthos  se  promit  de  conférer  à  M.  Mousion  une  dignité  quelconque,  d'établir  une 
hiérarchie  dans  le  reste  de  ses  gens ,  et  de  se  créer  une  maison  militaire  ,  ce  qui  n'était 
pas  insolite  parmi  les  grands  capitaines,  attendu  q\ie  dans  le  précédent  siècle  on  re- 
marquait ce  luxe  chez  MM.  dcTréville,  de  Schomberg.  de  la  Vieuville,  sans  parler 
de  MM.  de  Richelieu,  de  Condé  et  de  Bouillon-Turenne. 

Lui,  Porthos,  ami  du  roi  cl  de  M.  Fouqucl.  baron,  ingénieur,  etc..  pourquoi  ne 
jouirait-il  pas  de  tous  les  agrémens  attachés  aux  grands  biens  et  aux  grands  mérites? 
Un  peu  délaissé  d'.\ranu's,  lequel,  nous  le  savons,  s'occupait  beaucoup  de  M.  Fou- 
quct;  un  peu  négligé,  à  cause  du  service,  par  d'Artagnan  :  blasé  sur  Triicben  et  sur 
Planchel ,  Porthos  se  surprit  à  rêver  sans  trop  savoir  pourquoi  ;  mais  à  quiconque  lui 
eût  dit  :  «  Est-ce  qu'il  vous  manque  quelque  chose,  Porthos?  il  eut  assurément  ré- 
pondu :  Oui.  » 

Après  un  de  ces  dîners  pendant  lesquels  Porthos  essayait  de  se  rappeler  tous  les 
détails  du  dîner  royal ,  demi-joyeux  ,  grAcc  au  bon  vin,  demi-triste,  gr;\ce  aux  idées 
ambitieuses,  Porthos  se  laissait  aller  à  un  commencement  de  sieste  quand  son  valet 
do  chambre  vint  l'avertir  que  M.  de  Bragelonne  voulait  lui  parler. 

Porthos  passa  dans  la  salle  voisine  où  il  trouva  son  jeune  ami  dans  les  dispositions 
que  nous  connaissons. 

Raoul  vint  serrer  la  main  de  Porthos  qui,  surpris  de  sa  gravité,  lui  offrit  un  siège. 
—  Cher  monsieur  du  Vallon,  dit  Raoul ,  j'ai  un  .<;erviro  h  vous  demander. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2tô 

—  Gela  tombe  à  merveille  .  mon  jeune  ami ,  répliqua  Porthos.  On  m'a  envoyé  huit 
mille  livres  ce  malin  de  Pierrefomls ,  et  si  c'est  d'argent  que  vous  avez  besoin... 

—  Non,  ce  n'est  pas  d'argent;  merci,  mon  excellent  ami. 

—  Tant  pis!  J'ai  toujours  entendu  dire  que  c'est  là  le  plus  rare  des  services,  mais 
le  plus  aisé  à  rendre.  Ce  mot  m'a  frappé;  j'aime  à  citer  les  mots  qui  me  IVappent. 

—  Vous  avez  un  cœur  aussi  bon  que  votre  esprit  est  sain. 

—  Vous  êtes  trop  bon.  Vous  dînerez  bien,  peut-être? 

—  Oh!  non,  je  n'ai  pas  faim. 

—  Hein!  Quel  afïVeux  pays  que  l'Angleterre  ! 

—  Pas  trop...  mais... 

—  Voyez-vous,  si  l'on  n'y  trouvait  pas  l'excellent  poisson  et  la  belle  viande  qu'il  y 
a,  ce  ne  serait  pas  supportable. 

—  Oui,  je  venais  .. 

—  Je  vous  écoute.  Permettez  seulement  que  je  me  rafraîchisse.  On  mange  salé  à 
Paris.  Pouah  ! 

Et  Porthos  se  lit  apporter  une  bouteille  de  vin  de  Champagne. 
Puis,  ayant  rempli  avant  le  sien  le  verre  de  Raoul,  il  but  un  large  coup,  et ,  salis- 
fait,  il  I  éprit  : 

—  Il  me  fallait  cela  pour  vous  entendre  sans  distraction,  ^le  voilà  tout  à  vous.  Que 
demandez- vous ,  cher  Raoul?  Que  désirez-vous? 

—  Dites-moi  votre  opinion  sur  les  querelles ,  mon  cher  ami. 

—  Mon  opinion?...  Voyons,  développez  un  peu  votre  idée,  répondit  Porthos  en  se 
grattant  le  front. 

—  Je  veux  dire  :  Ètes-vous  d'un  bon  naturel  quand  il  y  a  démêlé  entre  vos  amis  et 
des  étrangers? 

—  Oh!  d'un  naturel  excellent,  comme  toujours. 

—  Fort  bien  ;  mais  que  faites-vous  alors? 

—  Quand  mes  amis  ont  des  querelles,  j'ai  un  principe. 

—  Lequel? 

—  C'est  que  le  temps  perdu  est  irréparable  ,  et  que  l'on  n'arrange  jamais  aussi  bien 
une  affaire  que  lorsque  l'on  a  encore  réchauffement  de  la  dispute. 

—  Ah  !  vraiment,  voilà  votre  principe? 

—  Absolument.  Aussi  dès  que  la  querelle  est  engagée,  je  mets  les  parties  en 
présence. 

—  Oui-da? 

—  Vous  comprenez  que  de  cette  façon  il  estimpossible  qu'une  affaire  ne  s'arrange  pas. 

—  J'aurais  cru,  dit  avec  burprise  Raoul,  que,  prise  ainsi,  une  affaire  devait  au 
contraire... 

—  Pas  le  moins  du  monde.  Songez  que  j'ai  eu  dans  ma  vie  quelque  chose  comme 
cent  quatre-vingt  à  cent  quatre-vingt-dix  duels  réglés,  sans  compter  les  prises  d'épées 
et  les  rencontres  fortuites. 

—  C'est  un  beau  chiffre,  dit  Raoul  en  souriant  malgré  lui. 

—  Oh  !  ce  n'est  rien  ;  moi ,  je  suis  si  doux.  D'Artagnan  compte  ses  duels  par  centaines. 
Il  est  vrai  qu'il  est  dur  et  piquant,  je  le  lui  ai  répété  souvent. 

—  Ainsi,  reprit  Raoul,  vous  arrangez  d'ordinaire  les  affaires  que  vos  amis  vous 
contient? 

—  Il  n'y  a  pas  d'exemple  que  je  n'aie  fini  par  en  arranger  une ,  dit  Porthos  avec 
une  mansuétude  et  une  confiance  qui  firent  bondir  Raoul. 


240  I  ES  MOUSQUETAIRES. 

—  jNIais,  dit-il ,  les  arrangemens  sont-ils  au  moins  lionorablcs? 

—  Oh  !  je  vous  en  réponds,  et  à  ce  propos  je  vais  vous  expliquer  mon  autre  prin- 
cipe. Une  fois  que  mon  ami  m'a  remis  sa  querelle,  voici  comme  je  procède.  Je  vais 
trouver  son  adversaire  sur-le-champ;  je  m'arme  d'une  politesse  et  d'un  sang-froid  qui 
sont  de  rigueur  en  pareille  circonstance. 

—  C'est  à  cela,  dit  Raord  avec  amertume,  que  vous  devez  d'arranger  si  bien  et  si 
sûrement  les  affaires. 

—  Je  le  crois.  Je  vais  donc  trouver  l'adversaire  ,  et  je  lui  dis  :  «  ^fonsieur.  il  est  im- 
possible que  vous  ne  compreniez  [)as  à  quel  point  vous  avez  outragé  mon  ami.  » 

Raoul  fronça  le  sourcil. 

—  Quelquefois,  souvent  même,  poursuivit  Porthos,  mon  ami  n'a  pas  été  offensé 
du  tout  ;  il  a  même  offensé  le  premier  :  vous  jugez  si  mon  discours  est  adroit. 

Et  Porthos  édala  de  rire. 

—  Décidément,  se  disait  Raoul  pendant  que  retentissait  le  tonnerre  formidable  de 
celte  hilarité,  décidément  j'ai  du  malheur.  Guiche  me  bat  froid,  d'Artagnan  me  raille, 
Porihos  est  mou  ;  nul  ne  veut  arranger  celte  affau'e  à  ma  façon.  El  moi  qui  m'étais 
adressé  à  Porthos  pour  trouver  une  épée  au  lieu  d'un  raisonnement!  Ah  !  quelle  mau- 
vaise chance  ! 

Porthos  se  remit  et  continua  : 

—  J'ai  donc  par  un  seul  mot  mi^  l'adversaire  dans  son  toit. 

—  C'est  selon  ,  dit  distraitement  Raoul. 

—  Non  pas ,  c'est  sCu-.  Je  l'ai  mis  dans  son  tort  ;  c'est  à  ce  moment  que  je  déploie 
toute  ma  courtoisie,  pour  aboutir  à  l'heureuse  issue  de  mon  projet.  Je  m'avance  donc 
d'une  mine  afïable,  et,  prenant  la  main  de  l'adversaire... 

—  Oh!  lit  Raoul  impatient. 

—  Monsieur,  lui  dis-je ,  à  présent  que  vous  êtes  convaincu  de  l'offense ,  nous  sommes 
assurés  de  la  réparation.  Entre  mon  ami  et  vous,  c'est  désormais  un  échange  de  gra- 
cieux procédés.  En  consé(pience,  je  suis  chargé  de  vous  donner  la  longueur  de  l'épée 
de  mon  ami. 

—  Hein  !  lit  Raoul. 

—  Attendez  donc!...  la  longueur  de  l'épée  de  mon  ami.  J'ai  un  cheval  en  bas:  mon 
ami  est  à  tel  endroit,  qui  altiMid  impatiemment  votre  aimable  présence:  je  vous  em- 
mène; nous  prenons  votre  témoin  en  passant;  l'affaire  est  arrangée. 

—  Et,  dit  Raoul,  pâle  de  dépit,  vous  réconciliez  les  deux  adversaires  sur  le  terrain? 

—  Plaît-il,  interrompit  Porthos.  Réconciliez?  pourquoi  faire? 

—  Vous  dites  que  l'aHaire  est  arrangée. 

—  Sans  doute!  puisque  mon  ami  attend. 

—  Eh  bien  !  quoi?  s'il  attend... 

—  Eh  bien!  s'il  attend,  c'est  pour  se  délier  les  jambes.  E'adversaire ,  au  contraire, 
est  encore  tout  raide  du  cheval:  on  s'aligne,  et  mon  ami  tue  l'adversaire.  C'est  lini. 

—  Ah!  il  le  lue?  s'écria  Raoul. 

—  Pardieu!  dit  Porihos,  est-ce  que  je  prends  jamais  pour  anu's  des  gens  qui  se  font 
l<ier?  J'ai  cent  et  un  amis  à  la  tête  desquels  sont  monsieur  votre  père.  Aramis  et  d'Ar- 
tagnan ,  tous  gens  fort  vivans,  je  crois! 

— ^Oh!  mon  cher  baron,  exclama  Raoul  dans  l'excès  de  sa  joie  Et  il  embrassa  Porthos. 

—  Vous  approuvez  ma  méthode  alors?  lit  le  géant. 

—  Je  l'approuve  si  bien  ,  que  j'y  aurai  recours  aujourd'hiii ,  sans  retard  ,  à  l'instant 
même.  Vous  èl(^s  llintnme  que  je  rhercbais. 


LE  VIGO.MTK  DE  BRAGELONNE.  2V7 

—  Bon  !  me  voici  ;  vous  voulez  vous  batlre? 

—  Absolument. 

—  C'est  bien  naturel...  Avec  qui? 

—  Avec  M.  de  Saint-Aignan. 

—  Je  le  connais...  un  charmant  garçon,  qui  a  été  fort  poli  avec  moi  le  jour  où  j'eus 
l'honneur  de  dîner  chez  le  roi.  Certes,  je  lui  rendrai  sa  pojilesse,  môme  quand  ce  ne 
serait  pas  mon  habitude.  Ah  çà  I  il  vous  a  donc  offensé? 

—  Mortellement. 

—  Diable  !  Je  pourrai  dire  mortellement? 

—  Plus  encore,  si  vous  voulez. 

—  C'est  bien  commode. 

—  Voilà  une  affaire  tout  arrangée ,  n'est-ce  pas?  dit  Raoul  en  souriant. 

—  Cela  va  de  soi...  Oi^i  l'attendez- vous? 

—  Ah  !  pardon  ,  c'est  délicat.  M.  de  Saint-Aignan  est  fort  ami  du  roi. 

—  Je  l'ai  oui  dire. 

—  Et  si  je  le  tue... 

[  —  Vous  le  tuerez  certainement.  C'est  à  vous  de  vous  précaulionner.  Mais  mainte- 
nant ces  choses-là  ne  souffrent  pas  de  difficultés.  Si  vous  eussiez  vécu  de  notre  temps, 
à  la  bonne  heure  ! 

—  Cher  ami,  vous  ne  m'avez  pas  compris.  Je  veux  dire  que  M.  de  Saint-Aignan 
étant  un  ami  du  roi,  l'affaire  sera  plus  difficile  à  engager,  attendu  que  le  roi  peut  sa- 
voir à  l'avance... 

—  Eh!  non  pas!  Ma  mélhode,  vous  savez  bien:  «  Monsieiu',  vous  avez  offensé 
mon  ami,  et...  » 

—  Oui, je  le  sais. 

—  Et  puis  :  «  Monsieur,  le  cheval  est  en  bas.  »  Je  l'einmr'ne  donc  avant  qu'il  ait 
parlé  à  personne. 

—  Se  laissera-t-il  emmener  comme  cela  ? 

—  Pardieu  !  je  voudrais  bien  voir!  Il  serait  le  premier.  Il  est  vrai  que  les  jeimes 
gens  d'aujourd'hui...  Mais  bah!  je  l'enlèverai  s'il  le  faut. 

Et  Porthos,  joignant  le  geste  à  la  parole ,  enleva  Raoul  et  sa  chaise. 

—  Très-bien ,  dit  le  jeune  homme  en  riant.  Il  nous  reste  à  poser  la  queslion  à  M.  de 
Saint-Aignan. 

—  Quelle  queslion? 

—  Celle  de  l'offense. 

—  Eh  bien!  mais,  c'est  fait,  ce  me  semble. 

—  Non,  mon  cher  monsieur  du  Vallon,  l'habitude,  chez  nous  autres  gens  d'au- 
jourd'hui ,  comme  vous  dites ,  veut  qu'on  s'explique  les  causes  de  l'offense. 

—  Pour  votre  nouvelle  mélhode,  oui.  Eh  bien  !  alors  contez-moi  votre  affaire... 

—  C'est  que... 

—  Ah  damel  voilà  l'ennui!  Autrefois  nous  n'avions  jamais  besoin  de  rien  conter. 
On  se  battait  parce  qu'on  se  battait.  Je  ne  connais  pas  de  meilleure  raison,  moi. 

—  Vous  êtes  dans  le  vrai,  mon  ami. 

—  J'écoute  vos  motifs. 

—  J'en  ai  trop  à  raconter.  Seulement,  comme  il  faut  préciser... 

—  Oui,  oui,  diable!  avec  la  nouvelle  méthode! 

—  Comme  il  faut,  dis-je,  préciser;  comme  d'un  autre  côté  l'affaire  est  pleine  de 
difficultés  et  commande  un  secret  absolu... 


248  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oh  !  oh  ! 

—  Vous  aurez  l'ol)ligeance  de  dire  seulement  à  M.  de  Sainl-Aignan ,  et  il  le  compren- 
dra, qu'il  m'a  ofïensé,  d'abord  en  déménageant. 

—  En  déménageant?  Bien,  fit  Porthos  qui  se  mit  à  récapituler  sur  ses  doigts.  Après? 

—  Puis  en  faisant  construire  une  trappe  dans  son  nouveau  logement... 

—  Je  comprends,  dit  F'orthos;  r.ne  trappe.  Peste!  c'est  grave!  Je  crois  bien  que 
vous  devez  êhe  furieux  de  cela!  Et  pourquoi  ce  drôle  ferait-il  faire  des  trappes  sans 
vous  avoir  consulté?  Des  trappes  !...  mordieux!...  Je  n'en  ai  pas ,  moi.  si  ce  n'est  mon 
oubliette  de  Bracieux. 

—  Vous  ajouterez,  dit  Raoul,  que  mon  dernier  molif  de  me  croire  outragé,  c'est 
le  portrait  que  .M.  de  Saint-Aignan  sait  bien. 

— Eh  1  mais,  encore  un  portrait?...  Quoi!  un  déménagement,  une  trappe  et  un 
polirait!  Mais,  mon  ami,  dit  Porlhos,  avec  l'un  de  ces  griefs  seulement,  il  y  a  de 
quoi  faire  s'enir'égorger  toute  la  gentilhommerie  de  France  et  d'Espagne,  ce  qui  n'est 
pas  peu  dire. 

—  Ainsi,  cher,  nous  voilà  suffisamment  munis. 

—  J'emmène  un  deuxième  cheval.  Choisissez  votre  lieu  de  rendez-vous,  et  pen- 
dant que  vous  attendrez,  faites  des  plies  et  fendez-vous  à  fond,  cela  donne  une  élas- 
ticité rare. 

—  Merci  !  j'attendrai  au  bois  de  Vincennes,  près  des  Minimes. 

—  Voilà  qui  va  bien.  Où  trouve-t-on  ce  M.  de  Saint-Aignan? 

—  Au  Palais-Royal. 

Porthos  agita  une  grosse  sonnette.  Son  valet  parut. 

—  Mon  habit  de  cérémonie,  dil-il,  mon  cheval  e!  un  cheval  de  main. 
Lo  valet  s'inclina  et  sortit. 

—  Votre  père  sait-il  cela?  dit  Porthos. 

—  Non;  je  vais  lui  écrire. 

—  Etd'Artagnan? 

—  M.  d'Arlagnan  ,  non  plus.  11  est  prudent,  il  m'aiirait  détourné. 

—  D'Artagnan  est  honune  île  bon  conseil ,  cependant,  dit  Porthos  étonné,  dans 
sa  modestie  loyale,  qu'on  eût  songé  à  lui  quand  il  y  avait  und'Artagnan  au  monde. 

—  Cher  monsieur  du  Vallon,  répliqua  Raoul,  ne  me  questionnez  plus,  je  vous  en 
conjure.  J'ai  dit  tout  ce  que  j'avais  à  dire.  C'est  l'action  (pic  j'attends;  je  l'attends  rude 
et  décisive  ,  telle  que  vous  savez  les  préparer.  Voilà  pourquoi  je  vous  ai  choisi. 

—  Vous  serez  content  de  moi,  répliqua  Porthos. 

—  Et  songez,  cher  ami,  que  hors  nous  tout  le  monde  doit  ignorer  cette  rencontre. 

—  On  s'aperçoit  toujours  de  ces  choses-là,  dit  Porthos,  quand  on  trouve  un  corps 
mort  dans  un  bois  Ah!  ihcr  ami,  je  vous  promets  tout,  hors  de  dissimuler  le  corps 
mort.  Il  est  là,  on  le  voit,  c'est  inévitable.  J'ai  pour  principe  de  ne  pas  enterrer.  Cela 
sent  son  assassin.  Au  risipie  de  risque,  coiinne  dit  le  Normand. 

—  Brave  et  cher  ami,  à  l'ouvrage! 

—  Reposez-vous  sur  mo"! ,  dit  le  géant  en  finissant  la  bouteille,  tandis  que  son  la- 
(piai-  étalait  sur  un  meuble  le  sonqUueux  habit  et  les  dentelles. 

Quant  à  Raoul,  il  sortit  en  se  disant  avec  une  joie  secrète  : 

—  Oh  !  roi  perfide!  roi  traître!  je  ne  puis  t'atteindro!  je  ne  le\eux  pas!  les  rois  sont 
des  personnes  sacrées;  mais  Ion  ami,  tonconqilice.  ton  conqdaisant,  qui  te  représente,  ce 
lâche  va  payer  ton  crime!  Je  le  tuerai  en  ton  nom,  et  après  nous  songerons  à  Louise  1 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2W 


LE   DÉMÉNAGEMENT,    L4   TRAPPE   ET   LE   PORTRAIT. 


Porthos,  chargé  à  sa  grande  satisfaction  d'une  mission  qui  le  rajeunissait,  économisa 
une  demi-heure  sur  le  temps  qu'il  metlail  d'habitude  à  ses  toilettes  de  cérémonie. 

En  homme  qui  s'est  frotté  au  grand  monde,  il  avait  commencé  par  envoyer  son  la- 
quais s'informer  si  ^I.  de  Saint-Aignan  était  chez  lui. 

On  lui  avait  fait  réponse  que  M.  le  comte  de  Saint-Aignan  avait  eu  l'honneur  d'ac- 
compagner le  roi  à  Saint-Germain,  ainsi  que  toute  la  cour,  mais  que  M.  le  comte  venait 
de  rentrer  à  l'instant  même. 

Sur  cette  réponse,  Porthos  sehâta  et  arriva  au  logis  de  Saint-Aignan  comme  celui- 
ci  venait  de  faire  tirer  ses  bottes. 

La  promenade  avait  été  superbe.  Le  roi,  de  plus  en  plus  anioureu,\  et  de  plus  en 
plus  heureux,  se  montrait  de  charmante  humeur  [)Our  tout  le  monde;  il  avait  des 
bontés  à  nulle  autre  pareilles,  comme  disaient  les  poètes  du  temps. 

M.  de  Saint-Aignan ,  on  se  le  rappelle,  était  poëte  et  pensait  l'avoir  prouvé,  en 
assez  de  circonstances  mémorables ,  pour  qu'on  ne  lui  contestât  point  ce  titre. 

Comme  un  infatigable  croqueurde  rimes,  il  avait,  pendant  toute  la  route,  saupou- 
dré de  quatrains,  de  sixains  et  de  madrigaux  le  roi  d'abord,  la  Vallière  ensuite. 

De  son  côté  le  roi  était  en  verve  et  avait  fait  un  distique. 

Quant  à  la  Vallière,  comme  les  femmes  qui  aiment,  elle  avait  fait  deux  sonnets. 

Comme  on  le  voit ,  la  journée  n'avait  pas  été  mauvaise  pour  Apollon. 

Aussi,  de  retour  à  Paris,  Saint-Aignan,  qui  savait  d'avance  que  ses  vers  iraient  cou- 
rir les  ruelles,  se  préoccupait-il  un  peu  plus  qu'il  ne  l'avait  fait  pendant  la  prome- 
nade de  la  facture  et  de  l'idée. 

En  conséquence,  pareil  à  un  tendre  père  qui  est  sur  le  point  de  produire  ses  enfans 
dans  le  monde,  il  se  demandait  si  le  public  trouverait  droits,  corrects  ,  et  gracieux  ces 
fils  de  son  imagination.  Donc,  pour  en  avoir  le  cœur  net,  M.  de  Saint-Aignan  se  récitait 
à  lui-même  le  madrigal  suivant  qu'il  avait  dit  de  mémoire  au  roi,  et  qu'il  avait  promis 
de  lui  donner  écrit  à  son  retour  : 

Iris,  vos  yeux  malins  ne  disent  pas  toujours 
Ce  que  votre  pensée  a  votre  cœur  contie  ; 
Iris,  pourquoi  l'aut-il  que  je  passe  nui  vie 
A  plus  aimer  vos  yeux  qui  m'ont  joué  ces  tours? 

Ce  madrigal ,  tout  gracieux  qu'il  iùt,  ne  paraissait  pas  parfait  à  Saint-Aignan  du 
moment  où  il  passait  de  la  tradition  orale  à  la  poésie  manuscrite.  Plusieurs  l'avaient 
trouvé  charmant ,  l'auteur  tout  le  premier:  mais  à  la  seconde  vue  ce  n'était  plus  le 
même  engouement.  Aussi  Saint-Aignan,  devant  sa  table,  une  jambe  croisée  sur  l'autre 
el  se  grattant  la  tempe,  répétait-il  : 

Iris  ,  vos  yeux  malins  ne  disent  pas  toujours... 

—  Oh!  quant  à  celui-là,  murnnira  Saint-Aignan  ,  celui-là  est  irréprochable.  J'a- 
jouterais même  qu'il  a  un  petit  air  Ronsard  ou  Malherbe  dont  je  suis  content,  Malbeu- 


2o0         '  LES  MOUSQUETAIRES. 

reusement  il  n'en  est  pas  de  même  du  second.  On  a  bien  raison  de  dire  que  le  vers  le 
plus  facile  à  faire  est  le  premier.  Et  il  continua  : 

Ce  que  votre  pensée  à  votre  cœur  confie... 

Ah!  voilà  la  pensée  qui  confie  au  cœur UPourquoi  le  cœur  ne  conilerait-il  pas 
aussi  bien  à  la  pensée?  Ma  foi  !  quant  à  moi,  je  n'y  vois  pas  d'obstacle.  Oii  diable  ai-je 
été  associer  ces  deux  hémistiches!  Par  exemple,  le  troisième  est  bon. 

Iris,  pourquoi  faut -il  que  je  passe  ma  vie... 

Quoique  la  rime  ne  soit  pas  riche,  vie  et  contie,  ma  foi!  l'abbé  Boyer,  qui  est  un 
grand  poëte,  fait  rimer  comme  moi  vie  et  confie  dam  la  tragédie  d'Oropaste  ou  le  faux 
Tonaxare,  sans  compter  que  M.  Corneille  ne  s'en  gêne  pas  dans  sa  tragédie  de  So- 
plionishe.  — Va  donc  pour  vie  et  confie.  Oui,  mais  le  vers  est  impertinent. —  Je  me  rap- 
pelle que  le  roi  s'est  mordu  longle  à  ce  moment.  Eu  effet,  il  a  l'air  de  dire  à  made- 
moiselle de  la  Vallière  :  —  D'oi^i  diantre  vient  que  je  suis  ensorcelé  de  vous!  Il  eût 
mieux  valu  dire,  je  crois  : 

Que  bénis  soient  les  dieux  qui  conilamnent  ma  vie. 

Condamnent!  Ah!  bien  oui  !  voilà  encore  une  politesse  !  —  Le  roi  condamné  à  la 
Vallière...  Non!  Puis  il  répéta  : 

Mais  bénis  soient  les  dieux  qui...  desiinent  ma  vie. 

Pas  mal;  quoique  destinent  ma  vie  soit  faible;  mais,  ma  foi,  tout  ne  peut  pas  être 
fort  dans  un  quatrain.  —  A  plus  aimer  vos  yeux?  Plus  aimer  qui?  quoi?  Obscurité. 
—  L'obscurité  n'est  rien  puisque  la  Vallière  et  le  roi  nî'ont  compris,  tout  le  monde 
comprendra.  — Oui ,  mais  voilà  le  triste!...  c'est  le  dernier  hémistiche  :  —  Qui  m'ont 
joué  ces  tours.  Le  pluriel  forcé  pour  la  rime!  et  puis  appeler  la  pudeur  de  la  Vallière 
un  tour  !  —  Ce  n'est  pas  heureux.  —  Je  vais  passer  par  la  langue  de  tous  les  gralle- 
pai)ior  mes  confrères.  Ou  appellera  mes  poésies  des  vers  de  grand  seigneur.  Et  si  le 
roi  entend  dire  (pie  je  suis  un  mauvais  poêle,  l'idée  lui  viendra  de  le  croire. 

El  tout  en  conliaut  ces  paroles  à  son  cœur,  et  son  cœur  à  ses  pensées  ,  le  comte  se 
déshabillait  plus  complètement.  Il  venait  de  quitter  son  habit  et  sa  veste  j  our  passer 
.sa  robe  de  chambre,  lorsqu'on  lui  annonça  la  visite  de  M.  le  baron  du  Vallon  de  Bra- 
cieux  de  Pierrefonds. 

—  Eh  !  lit-il,  qu'esl-ce  que  cette  grappe  de  noms?  Je  ne  connais  point  cela. 

—  C'est,  répondit  le  laquais,  un  gentilhomme  qui  a  eu  l'honneur  de  dîner  avec 
M.  le  comte  à  la  table  du  roi  pendant  le  séjour  de  Sa  Majesté  à  FiMilaiuebleau. 

—  Chez  le  roi,  à  Foulainebleau?  s'écria  Sainl-Aignan.  Eh  vile,  vite,  introduisez  ce 
gentilhouuue. 

Le  laquais  se  hâta  d'obéir. 

Porthos  entra. 

M.  de  Saint-Aignau  avait  la  mémoire  des  courtisans  :  à  la  première  vue  il  reconnut 
donc  le  seigneur  de  province  à  la  réputation  bizarre  ,  et  que  le  roi  avait  si  bien  reçu  à 
Fontainebleau,  malgré  quelques  sourires  des  ofllciers  présens.  Il  s'avança  donc  vers 
l'iirthos  avec  tous  les  signes  d'ime  bienveillance  cpie  Porthos  trouva  toute  naturelle, 
lui  (|ui  arborait,  en  enlriuit  chez  un  adversaire,  l'étendard  de  la  politesse  la  plus  raflînée. 

Saint-Aignan  fit  avancer  im  siège  par  le  laquais  qui  avait  annoncé  Porthos.  Ce  der- 
nier, qui  ne  venait  riiMi  d'exagéré  dans  ces  politesses,  s'assit  et  toussa.  Les  politesses^ 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  251 

d'usage  s'échangèrent  entre  les  deux  gentilshommes  ;   puis,  comme  c'était  le  comie 
qui  recevait  la  visite  : 

—  Monsieur  le  baron,  dit-il,  à  quelle  heureuse  rencontre  dois-je  la  faveur  de  voire  visite? 

—  C'est  justement  ce  que  je  vais  avoir  l'honneur  de  vous  expliquer,  monsieur  le 
comte  ,  répliqua  Porthos;  mais ,  pardon... 

—  Qu'y  a-t-il ,  Monsieur?  demanda  Saint-Aignan. 

—  Je  m'aperçois  que  je  casse  votre  chaise. 

—  Nullement,  Monsieur,  dit  Saint-Aignan  ,  nullement... 

—  Si  fait ,  monsieur  le  comte,  si  fait,  je  la  romps  ;  et  si  bien  même,  que  si  je  larde, 
je  vais  choir,  position  tout  à  fait  inconvenante  dans  le  rôle  grave  que  je  viens  jouer 
auprès  de  vous. 

Porthos  se  leva.  Il  était  temps,  la  chaise  s'était  déjà  affaissée  sur  elle-même  de 
quelques  pouces.  Saint-Aignan  chercha  des  yeux  un  plus  solide  récipient  pour  son  hôte. 

—  Les  meubles  modernes,  dit  Porthos  tandis  que  le  comte  se  livrait  à  cette  re- 
cherche ,  les  meubles  modernes  sont  devenus  d'une  légèreté  ridicule.  Dans  ma  jeu- 
nesse, époque  où  je  m'asseyais  avec  bien  plus  d'énergie  encore  qu'aujourd'hui  je  ne 
me  rappelle  poiutavoir  jamais  ronqDu  un  siège,  sinon  dans  les  auberges,  avec  mes  bras. 

Saint-Aignan  sourit  agréablement  à  la  plaisanterie. 

—  Mais  ,  dit  Porthos  en  s'installant  sur  un  lit  de  repos  qui  gémit  mais  qui  résista , 
ce  n'est  point  de  cela  qu'il  s'agit  malheureusement. 

—  Comment,  malheureusement?  Est-ce  que  vous  seriez  porteur  d'un  message  de 
mauvais  augure  ,  monsieur  le  baron  ! 

—  De  mauvais  augure...  pour  un  gentilhomme?  Oh!  non,  monsieur  le  comte , 
répliqua  noblement  Porthos.  Je  viens  seulement  vous  annoncer  que  vous  avez  offensé 
bien  cruellement  un  de  mes  amis. 

—  Moi,  Monsieur?  s'écria  Saint-Aignan;  moi,  j'ai  offensé  un  de  vos  amis?  El  le- 
quel, je  vous  prie? 

—  M.  Raoul  de  Bragelonne. 

—  J'ai  offensé  M.  de  Bragelonne,  moi  !  s'écria  Saint-Aignan.  Ah!  mais,  en  vérité, 
Monsieur,  cela  est  impossible,  car  M.  de  Bragelonne,  que  je  connais  peu,  je  dirai 
même  que  je  ne  connais  point ,  est  en  Angleterre  ;  ne  l'ayant  point  vu  depuis  fort  long- 
temps, je  ne  saurais  l'avoir  offensé. 

—  M.  de  Bragelonne  est  à  Paris,  monsieur  le  comte ,  dit  Porthos  impassible;  et 
quant  h  l'avoir  offensé,  je  vous  réponds  que  c'est  vrai,  puisqu'il  me  l'a  dit  lui-même. 
Oui,monsieur  le  comte,  vous  l'avez  cruellement,  mortellement  offensé,  je  répèle  lemot. 

—  Mais,  impossible,  monsieur  le  baron,  je  vous  jure  ,  inq^ossible. 

—  D'ailleurs,  ajouta  Porthos,  vous  ne  pouvez  ignorer  cette  circonstance,  attendu 
que  M.  de  Bragelonne  m'a  déclaré  vous  avoir  prévenu  par  un  billet. 

—  Je  n'ai  reçu  aucun  billet.  Monsieur,  je  vous  en  donne  ma  parole. 

—  Voilà  qui  est  extraordinaire!  répondit  Porthos;  et  ce  que  dit  Raoul... 

—  Je  vais  vous  convaincre  que  je  n'ai  rien  reçu  ,  dit  Saint-Aignan. 
Et  il  sonna. 

—  Basque  ,  dit-il ,  combien  de  lettres  ou  de  billets  sont  venus  ici  en  mon  absence? 

—  Trois,  monsieur  le  comte. 

—  Qui  sont  ? 

—  Le  billet  de  M.  de  Fiesque,  celui  de  madame  de  laFerté  et  la  lettre  de  M.  de  Las 
Fuentès. 

—  Voilà  tout? 


25^2  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Tout,  monsieur  le  comte. 

—  Dis  la  vérité  devant  Monsieur,  la  vérité,  enlends-tu  bien?  Je  réponds  de  toi. 

—  Monsieur,  il  y  avait  encore  le  billet  de... 

—  De...  dis  vite,  voyons. 

—  De  mademoiselle  de  la  Val... 

—  Cela  suffit,  interrompit  discrètement  Porthos.  Fort  bien,  je  vous  crois,  mon- 
sieur le  comte. 

Saint-Aignan  congédia  le  valet  et  alla  lui-même  fermer  la  porte  ;  mais  comme  il 
revenait,  regardant  devant  lui,  par  hasard,  il  vit  sortir  de  la  serrure  de  la  chambre 
voisine  ce  fameux  papier  que  Bragelonne  y  avait  glissé  en  partant. 

—  Qu'est-ce  cela?  dit-il. 

Porthos ,  adossé  à  cette  chambre ,  se  retourna. 

—  Oh!  oh!  fit-il. 

—  Un  billet  dans  la  serrure!  s'écria  Saint-Aignan. 

—  Ce  pourrait  bien  être  le  nôtre,  monsieur  le  comte,  dit  Porthos.  Voyez. 
Saint-Aignan  prit  le  papier. 

—  Un  billet  de  M.  Bragelonne  ,  s'écria-t-il. 

—  Voyez-vous,  j'avais  raison.  Oli  !  quand  je  dis  une  chose,  moi... 

—  Apporté  ici  par  M.  de  Bragelonne  lui-même,  murmura  le  comte  en  pâhssant. 
Mais  c'est  indigne  !  Comment  donc  a-t-il  pénétré  ici? 

Saint-Aignan  sonna  encore.  Basque  reparut. 

—  Qui  est  venu  ici  quand  j'étais  à  la  promenade  avec  le  roi?  demanda-t-il. 

—  Personne,  Monsieur. 

—  C'est  impossible!  il  faut  qu'il  soit  venu  quelqu'un. 

—  Mais,  monsieur  le  conite  ,  personne  n'a  pu  entrer,  puisque  j'avais  les  clefs  dans 
ma  poche. 

—  Cependant  ce  billet  qui  élail  dans  la  serrure...  Quelqu'un  l'y  a  nus;  il  n'est  pas 
venu  seul  ! 

Basque  ouvrit  les  bras  en  signe  «l'ignorance  absolue. 

—  C'est  probablement  M.  de  Bragclomie  qui  l'y  aura  mis,  dit  Porllios. 

—  Alors  il  serait  entré  ici? 

—  Sans  doute.  Monsieur. 

—  Mais  enfin,  puisque  j'avais  la  clef  dans  ma  poche,  reprit  Basque  avec  persévérance. 
S.iint-Aignan  froissa  le  billet  après  l'avoir  lu. 

—  Il  y  a  quelque  chose  là-dessous,  murnuira-l-il  absorbé. 
Porthos  le  laissa  un  instant  à  ses  réflexions. 

Porthos  revint  à  son  message. 

—  Vous  plairait-il  que  nous  en  revinssions  à  noire  affaire?  demanda-t-il  en  s'adres- 
sant  à  Saint-Aignan,  quand  le  laquais  eut  disparu. 

—  Mais  je  crois  la  comprendre  par  ce  billet  si  étrangement  arrivé.  M.  de  Brage- 
lonne m'annonce  un  ami... 

—  Je  suis  son  ami.  c'est  donc  moi  qu'il  vous  annonce. 

—  Pour  m'adresser  une  provocation? 

—  Précisément. 

—  Et  il  se  plaint  que  je  l'aie  offensé? 

—  Cruellement,  mortellement. 

—  De  quelle  façon,  s'il  vous  plaît?  car  sa  démarche  est  trop  mystérieuse  pour  que 
je  n'y  cherche  pas  au  moins  un  sens. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  253 

—  Monsieur,  répondit  Porthos,  mon  ami  doit  avoir  raison ,  el  quant  à  sa  démarche, 
si  elle  est  mystérieuse,  comme  vous  dites,  n'en  accusez  que  vous. 

Porthos  prononça  ces  dernières  paroles  avec  une  confiance  qui,  pour  un  homme 
peu  hahitué  à  sa  façon,  devait  révéler  une  infinité  de  sens,  et  devait  le  faire  passer 
pour  tout  à  fait  au  courant. 

—  Mystère,  soit  I  voyons  le  mystère,  dit  Saint-Aignan. 
Mais  Porthos  s'inclina. 

—  Vous  trouverez  bon  que  je  n'y  entre  point ,  Monsieur,  dit-il,  et  pour  d'excel- 
lentes raisons. 

—  Que  je  comprends  à  merveille.  Oui,  Monsieur,  effleurons,  alors.  Voyons,  dites. 
Monsieur,  je  vous  écoute. 

—  Il  y  a  d'abord,  Monsieur,  dit  Porthos,  que  vous  avez  déménagé. 

—  C'est  vrai ,  j'ai  déménagé ,  dit  Saint-Aignan. 

—  Vous  l'avouez!  dit  Porthos  d'un  air  de  salisfactinn  visible. 

—  Si  je  l'avoue?  Mais,  oui ,  je  l'avoue.  Pourquoi  donc  voulez-vous  que  je  ne  l'a- 
voue pas? 

—  Vous  avez  avoué.  Bien ,  nota  Porlhos,  en  levant  seulement  im  doigt  en  l'air. 

—  Ah  çà.  Monsieur,  comment  mon  déménagement  peut-il  avoir  causé  douuuage  à 
M.  de  Bragelonne?  Répondez,  voyons?  car  je  ne  comprends  absolument  rien  à  ce  que 
vous  me  dites. 

Porlhos  l'arrêta. 

—  Monsieur,  dit-il  gravement,  ce  grief  est  le  premier  de  ceux  que  M.  de  Brage- 
lonne articule  contre  vous.  S'il  l'articule ,  c'est  qu'il  s'est  senti  blessé. 

Saint-Aignan  batUt  du  pied  le  parquet  avec  impatience. 

—  Cela  ressemble  à  une  mauvaise  querelle,  dit-il. 

—  On  ne  saurait  avoir  une  mauvaise  querelle  avec  un  aussi  galant  homme  que  le 
vicomte  de  Bragelonne ,  repartit  Porthos  ;  mais  enfin  vous  n'avez  rien  à  ajouter  au 
sujet  du  déménagement,  n'est-ce  pas? 

—  Non.  Après? 

—  Ah  !  après!  Mais  remarquez  bien.  Monsieur,  que  voilà  déjà  un  grief  abominable 
auquel  vous  ne  répondez  pas,  ou  plutôt  auquel  vous  répondez  mal.  Comment,  Mon- 
sieur, vous  déménagez,  cela  offense  M.  de  Bragelonne,  et  vous  ne  vous  excusez  pas? 
Très-bien  ! 

—  Quoi!  s'écria  Saint-Aignan,  qui  s'irritait  du  flegme  de  ce  personnage;  quoi!  j'ai 
besoin  de  consulter  M.  de  Bragelonne  sur  le  sujet  de  déménager  ou  non?  Allons  donc, 
Monsieur! 

—  Obligatoire,  Monsieur,  obligatoire.  Toutefois,  vous  m'avouerez  que  cela  n'est 
rien  en  comparaison  du  second  grief. 

—  Voyons  le  second  grief. 
Porthos  prit  un  air  sévère. 

—  Et  cette  trappe,  ^Monsieur,  dit-il,  cette  trappe? 

Saint-Aignan  devint  excessivement  pâle.  Il  recula  sa  chaise  si  brusquement  que 
Porthos,  tout  naïf  qu'il  était,  s'aperçut  que  le  coup  avait  porté  avant. 

—  La  trappe!  murmura  Saint-Aignan. 

—  Oui,  Monsieur,  expliquez-la  si  vous  pouvez ,  dit  Porthos  en  secouant  la  tête. 
Saint-Aignan  baissa  le  front. 

—  Oh  !  je  suis  trahi ,  murmura-t-il  :  on  sait  tout. 

■ — On  sait  toujours  tout,  répliqua  Poi't]io>,  qui  ne  savait  rien. 


254  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Vous  m  en  voyez  accablé,  poursuivit  Saint-Aiguan,  accablé  à  ce  point  que  j'en 
perds  la  lète  ! 

—  Conscience  coupable,  Monsieur.  Ohl  voire  affaire  n"est  pas  bonne! 

—  Monsieur  ! 

—  Et  quand  le  public  sera  instruit,  et  qu'il  se  fera  juge... 

—  Oh  1  Monsieur,  s'écria  vivement  le  comte,  un  pareil  secret  doit  être  ignoré,  même 
du  confesseur! 

—  Nous  y  aviserons,  dit  Porthos,  et  le  secret  n'ira  pas  loin,  en  effet. 

—  Mais,  Monsieur,  reprit  Saint-Aignan,  M.  de  Bragelonne,  en  pénétrant  ce  secret, 
se  rend-il  bien  compte  du  danger  qu'il  court  et  qu'il  fait  courir? 

—  M.  de  Bragelonne  ne  court  aucun  danger.  Monsieur,  n'en  craint  aucun,  et  vous 
l'expérimenterez  bientôt,  avec  l'aide  de  Dieu. 

—  Cet  homme  est  un  enragé,  pensa  Saint-Aignan.  Que  me  veut-il? 
Puis  il  reprit  tout  haut  :  —  Voyons ,  Monsieur,  assoupissons  cette  affaire. 

—  Vous  oubliez  le  portrait,  dit  Porthos,  avec  une  voix  de  tonnerre  qui  glaça  le 
sang  du  comte. 

Comme  le  portrait  était  celui  de  la  Vallière  et  qu'il  n'y  avait  plus  à  s'y  méprendre, 
Saint-Aignan  sentit  ses  yeux  se  dessiller  tout  à  fait. 

—  Ah!  s'écria-t-il,  ah  !  Monsieur,  je  me  souviens  que  M.  Bragelonne  était  son  tiancé. 
*  Porthos  prit  un  air  imposant,  la  majesté  de  l'ignorance. 

—  Il  ne  m'importe  en  rien  ,  ni  à  vous  non  plus,  dit-il ,  que  mon  ami  soit  ou  non 
le  iiancé  de  qui  vous  dites.  Je  suis  même  sur()ris  que  vous  ayez  prononcé  celte  parole 
indiscrète.  Elle  pourra  faire  tort  à  votre  cause,  Monsieur. 

—  Monsieur,  vous  êtes  l'esprit ,  la  délicatesse  et  la  loyauté  en  une  personne.  Je  vois 
tout  ce  dont  il  s'agit. 

—  Tant  mieux  !  dit  Porthos. 

—  Et,  poursuivit  Saint-Aignan,  vous  me  l'avez  fait  entendre  de  la  façon  la  plus 
ingénieuse  et  la  plus  exquise.  Merci,  Monsieur,  merci. 

Porthos  se  rengorgea. 

—  Seulement,  à  présent  que  je  sais  tout ,  souffrez  que  je  vous  e.vplique... 
Porthos  secoua  la  tête  eu  homme  qui  ne  veut  pas  entendre,  mais  Saint-Aignan 

continua  : 

—  Je  suis  au  désespoir,  voyez-vous ,  do  tout  ce  (pii  arrive  ;  mais  qu'eussiez-vous 
fait  à  ma  place?  Voyons,  enire  nous,  dites-moi  ce  que  vous  eussiez  fait. 

Porthos  leva  la  tête. 

—  Il  ne  s'agit  point  do  cola,  jeune  lionunc;  vous  avez,  dit-il .  connaissance  des 
trois  griefs ,  n'est-ce  pas? 

—  Pour  le  pren)ier,  pour  le  déménagomcnt.  Monsieur,  et  ici ,  c'est  à  l'homme  d  es- 
prit et  d'honneur  que  je  m'adresse,  quand  une  auguste  volonté  elle-même  me  con- 
viait à  déménager,  devais-jc,  pouvais-je  dés<tboii? 

Porthos  fit  un  mouvement  que  Saint-Aignan  ne  lui  donna  pas  le  lenq)s  d'achever. 

—  Ah  I  ma  franchise  vous  touche ,  dit-il,  interprétant  le  mouvement  à  sa  manière. 
Vous  sentez  que  j'ai  raison. 

Porthos  no  réidiqua  rion. 

—  Je  passe  à  cette  malheureu>e  Irappe,  poursuivit  Saint-Aignan  en  appuyant  si 
main  siu-  le  bras  de  Porthos  ;  cette  trappe  ,  cause  du  mal ,  moyen  du  mal  ;  celte  trappe, 
construite  pour  ce  que  vous  savez.  Eh  bien!  en  bonne  foi ,  supposez-vous  que  ce  soit 
moi  qui ,  de  mon  plein  gré,  dans  un  endroit  pareil ,  ai  fait  ouvrir  une  trappe  des- 


LE  MCnWTE   DE  BUAGliF.ONNE.  255 

linée...?  Oli  !  non,  vous  ne  le  croyez  pas,  et  ici  encore  vous  sentez,  vous  (leviuez, 
vous  comprenez,  une  volonté  au-dessus  de  la  mienne.  Vous  appréciez  rentraineuiont, 
je  ne  parle  pas  de  l'amour,  cette  folie  irrésistible.  Mon  L>icu  !...  iloureusemeut, 
j'ai  atïliire  à  un  homme  plein  de  cœur,  de  sensibilité;  sans  quoi ,  que  de  malheui"s  el 
de  scandales  sur  elle,  pauvre  enfant I...  et  sur  celui...  que  je  ne  veux  pas  nommer! 

Porthos,  étourdi,  abasourdi  par  l'éloquence  et  les  gestes  de  Saint-Aignan,  faisait 
mille  efforts  pour  recevoir  celte  averse  de  paroles,  auxquelles  il  ne  comprenait  pas  le 
plus  petit  mot,  droit  et  iuunobile  sur  son  siège. 

Saint-Aignan,  lancé  dans  sa  péroraison,  continua,  en  donnant  une  action  nouvelle 
à  sa  voix ,  une  véhémence  croissante  à  son  geste. 

—  Quant  au  portrait,  car  je  comprends  que  le  portrait  est  le  grief  principal  j  quant 
au  portrait ,  voyons ,  suis-je  coupable?  Qui  l'a  désiré  avoir  son  portrait?  est-ce  que 
c'est  moi?  Qui  l'aime?  est-ce  moi?  Qui  la  veut?  est-ce  moi?...  Qui  l'a  prise?  est-ce 
moi?  Non!  mille  fois  non!  Je  sais  que  M.  de  Bragelonne  doit  être  désespéré;  je  sais 
que  ces  malheurs-là  sont  cruels.  Tenez,  moi  aussi  je  souffre.  Mais  pas  de  résistance 
possible.  Luttera-t-il  ?  On  en  rirait.  S'il  s'obstine  seulement,  il  se  perd.  Vous  mediriîz 
que  le  désespoir  est  une  folie;  mais  vous  êtes  raisonnable,  vous.  Vous  m'avez  com- 
pris. Je  vois  à  votre  air  grave,  réfléchi,  embarrassé,  même  que  l'importance  de  la 
situation  vous  a  frappé.  Retournez  donc  vers  M.  de  Bragelonne;  remerciez-le  ,  connue 
je  l'en  remercie  moi-même  d'avoir  choisi  pour  intermédiaire  un  homme  de  votre  mé- 
rite. Croyez  que  de  mon  côté  je  garderai  une  reconnaissance  éternelle  à  celui  qui  a 
pacitié  si  ingénieusement,  si  intelligemment  notre  discorde.  Et  puisque  le  malheur  a 
voulu  que  ce  secret  fut  à  quatre  au  lieu  d'être  à  trois,  eh  bien  I  ce  secret,  qui  peut 
faire  la  fortune  du  plus  ambitieux,  je  me  réjouis  de  le  partager  avec  vous.  Monsieur, 
je  m'en  réjouis  du  fond  de  l'âme.  A  partir  de  ce  moment ,  disposez  donc  de  moi  ;  je  me 
mets  à  votre  merci.  Q'je  faut-il  que  je  fasse  pour  vous?  Que  dois-je  demander,  exiger 
même?  Parlez,  Monsieur,  parlez. 

Et  selon  l'usage  familièrement  amical  des  courtisans  de  cette  époque,  Saint-Aignan 
vint  enlacer  Porthos  et  le  serrer  tendrement  dans  ses  bras. 
Porthos  se  laissa  faire  avec  un  flegme  inouï 

—  Parlez,  répéta  Saint-Aignan;  que  demandez-vous? 

—  Monsieur,  dit  Porthos  ,  j'ai  en  bas  un  cheval;  faites-moi  le  plaisir  de  le  monter; 
il  est  excellent  et  ne  vous  jouera  point  de  mauvais  tours. 

—  Monter  à  cheval  !  pourquoi  faire  ?  demanda  Saint-Aignan  avec  curiosité. 

—  Mais ,  pour  venir  avec  moi  où  nous  attend  M.  de  Bragelonne. 

—  Ah!  il  voudrait  me  parler?  Je  le  conçois;  avoir  des  détails,  hélas  !  c'est  bien  dé- 
licat I  mais  en  ce  moment  je  ne  puie ,  le  roi  m'attend. 

—  Le  roi  attendra  ,  dit  Porthos. 

—  Comment  !  le  roi  attendra  !  interrompit  avec  un  sourire  de  stupéfaction  ce  cour- 
tisan parfait  qui  ne  compi'cnait  pas  que  le  roi  put  attendre. 

—  Monsieur,  c'est  l'affaire  d'une  petite  heure,  reprit  Porthos. 

—  Mais  ,  où  donc  m'attend  M.  de  Bragelonne? 
-=  Aux  Minimes,  à  Vincennes. 

—  Ah  çà,  mais,  rions-nous? 

—  Je  ne  crois  pas ,  du  moins. 

Et  Porthos  donna  à  son  visage  la  rigidité  de  ses  ligues  les  plus  sévères. 

—  Mais ,  les  Minimes,  c'est  un  rendez-vous  d'épée  cela  ! 

—  Eh  bien  ! 


250  LES  MOUSQUETAIRES, 

" —  Eh  bien  !  qu'ai-je  à  faire  aux  Minimes,  alors? 
Porllios  tira  lentement  son  épéc. 

—  Voici  la  mesure  de  l'épéede  mon  ami?  dit-il. 

—  Corbleu  !  cet  homme  est  fou  !  s'écria  Saint-Aignan. 
Le  rouge  monta  aux  oreilles  de  Porthos. 

—  Monsieur,  dit-il ,  si  je  n'avais  pas  l'honneur  d'être  chez  vous  et  de  servir  les  in- 
térêts de  M.  de  Bragelonne ,  je  vous  jetterais  par  votre  fenêtre  !  Ce  sera  partie  remise , 
et  vous  ne  perdrez  rien  pour  attendre.  Venez-vous  aux  Minimes  ,  Monsieur? 

—  Eh  ! 

—  Y  venez-vous  de  bonne  volonté? 

—  Mais... 

—  Je  vous  y  porte  si  vous  n'y  venez  pas!  prenez  garde  ! 

—  Basque!  s'écria  ^I.  de  Saint-Aignan. 
Basque  entra. 

—  Le  roi  appelle  monsieur  le  comte  ,  dit  Basque. 

—  C'est  différent,  dit  Porthos:  le  service  du  roi  av^nt  tout.  Nous  attendrons  là  jus- 
qu'à ce  soir,  Monsieur. 

Et,  saluant  Saint-Aignan  avec  sa  courtoisie  ordinaii'e.  Porlhos  sortit,  enchanté 
d'avoir  arrangé  encore  une  affaire  selon  sa  méthode  à  lui. 

Saint-Aignan  le  regarda  sortir,  puis  repassant  à  la  hàtc  son  habit  et  sa  veste,  il 
courut  en  icparant  le  désordre  de  sa  toilette,  et  disant  : 

—  Aux  Minimes  !  aux  Minimes  !  ..  Nous  verrons  comment  le  roi  va  prendre  ce  car- 
tel-là. Il  est  bien  pour  lui ,  pardieu  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELUiNNE. 


2o7 


JllVAUX  POLITIQUES. 


E  roi,  après  cette  promenade  si  fertile  pour  Apollon,  et 
dans  laquelle  chacun  payait  son  tribut  aux  Muses,  comme 
disaient  les  poètes  de  l'époque,  le  roi  trouva  chez  lui 
M.  Fouquet  qui  l'atlendait. 

Derrière  le  roi  venait  M.  Colbert,  qui  Tavail  pris  dans 
un  corridor  comme  s'il  l'eijt  attendu  à  l'atrùt,  el  qui  le 
suivait  comuie  son  ombre  jalouse  et  survcillanle:  M,  Col- 
bert ,  avec  sa  tèle  carrée  ,  son  gros  luxe  d'iiabils  débraillés 
qui  le  faisaient  ressembler  quelque  peu  à  un  seigneur  11a- 
mand  après  la  bière. 

Fouquet,  à  la  vue  de  son  ennemi,  demeura  calme  et  s'allacha  pendant  t(jule  la 
scène  qui  allait  suivre  à  observer  cette  conduite  si  difficile  de  l'homme  supéiieur  dont 
le  cœur  regorge  de  mépris  et  qui  ne  veut  pas  même  témoigner  son  mépris  dans  la 
crainte  de  faire  encore  trop  d'honneur  à  son  adversaire. 

Colbert  ne  cachait  pas  une  joie  insultante.  Pour  lui  c'était  de  la  part  de  M.  Fouquet 
une  partie  mal  jouée  et  perdue  sans  ressource  ,  quoiqu'elle  ne  fût  pas  encore  terminée. 
Colbert  était  de  celle  école  d'hommes  politiques  qui  n'admirent  que  l'habileté,  qui 
n'estiment  que  le  succès. 

De  plus  Colbert,  qui  n'était  pas  seulement  un  homme  envieux  et  jaloux,  mais  qui 
avait  à  cœur  tous  les  intérêts  du  roi ,  parce  qu'il  était  doué  au  fond  de  la  suprême  pro- 
bité du  chiffre,  Colbert  pouvait  se  donner  à  lui-même  le  prétexte,  si  heureux  lorsque 
l'on  hait,  qu'il  agissait,  en  ha'issant  et  en  perdant  M.  Fou(pjet,en  vuedu  bien  de  l'État 
et  de  la  dignité  royale. 

Aucun  de  ces  détails  n'écha[)pa  à  Fouquet.  A  travers  les  gros  sourcils  de  son  en- 
nemi, et  malgré  le  jeu  incessant  de  ses  paupières ,  il  lisait  par  les  yeux  jusqu'au  fond 
du  cœur  de  Colbert  ;  il  vit  donc  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  ce  co'ur  :  haine  et  triomphe. 
Seulement  comme,  tout  en  pénétrant  il  voulait  rester  impénétrable  ,  il  asséréna  son 
visage,  sourit  de  ce  charmant  sourire  sympathique  qui  n'appartenait  qu'à  lui,  et  don- 
nant l'élasticité  la  plus  noble  et  la  plus  souple  à  la  fois  à  son  salut , 

—  Sire,  dit-il,  je  vois  à  l'air  joyeux  de  Votre  Majesté  qu'elle  a  fait  une  bonne 
promenade. 

■ —  Charmante ,  en  effet ,  monsieur  le  surintendant,  charmante.  "Vous  avez  eu  bien 
tort  de  ne  pas  venir  avec  nous  comme  je  vous  y  avais  invité. 

—  Sire  ,  je  travaillais,  répondit  l'inlfudanl. 

T    II.  17 


258  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Ah!  la  campagne!  monsieur  Fouquet,  s'écria  le  roi. Mon  Dieu,  que  je  voudrais 
pouvoir  loujours  vivre  à  la  campagne ,  en  plein  air,  sous  les  arbres  ! 

—  Oh  !  Votre  Majesté  n'est  pas  encore  lasse  du  trône,  j'espère  ?  dit  Fouquet. 

—  Non,  mais  les  trônes  de  verdure  sont  bien  doux. 

—  En  vérité  ,  sire ,  Votre  Majesté  comble  tous  mes  vœux  en  parlant  ainsi.  J'avais 
justement  une  requête  à  lui  présenter. 

—  De  la  part  de  qui?  monsieur  le  surintendant. 

—  De  la  part  des  nymphes  de  Vaux. 

—  Ah  !  ah  !  fit  Louis  XIV. 

—  Le  roi  m'a  daigné  faire  une  promesse ,  dit  Fouquet. 

—  Oui,  je  mêla  rappelle. 

—  La  fêle  de  Vaux,  la  fameuse  fête  ,  n'est-ce  pas,  sire?  dit  Colbert,  essayant  de 
faire  preuve  de  crédit  en  se  mêlant  à  la  conversation. 

Fouquet,  avec  un  profond  mépris  ,  ne  releva  point  le  mot.  Ce  fut  pour  lui  comme 
si  Colbert  n'avait  ni  pensé  ni  parlé. 

—  Votre  Majesté  sait ,  dit-il ,  que  je  destine  ma  terre  de  Vaux  à  recevoir  le  plus  ai- 
mable des  princes ,  le  plus  puissant  des  rois. 

—  J'ai  promis ,  Monsieur,  dit  Louis  XIV  en  souriant ,  et  un  roi  n'a  que  sa  parole. 
• —  Et  moi ,  sire,  je  viens  dire  à  Votre  Majesté  que  je  suis  absolument  à  ses  ordres. 

—  Me  promettez-vous  l)eaucoupde  merveilles,  monsieur  le  surintendant? 
El  Louis  XIV  regarda  Colbert. 

—  Des  merveilles?  oh  !  non,  sire.  Je  ne  m'engage  point  à  cela  ;  j'espère  pouvoir 
promettre  un  peu  de  plaisir,  peut-être  même  un  peu  d'oubli  au  roi. 

—  Non  pas,  non  pas,  monsieur  Fouquet.  J'insiste  sur  le  mot  merveilles.  Oh  !  vous 
êtes  un  magicien  ,  nous  connaissons  votre  pouvoir,  nous  savons  que  vous  trouvez  de 
l'or,  n'y  en  eftt-il  point  au  monde.  Aussi  le  peuple  dit  que  vous  en  faites, 

Fouquet  sentit  que  le  coup  partait  d'un  double  carquois  ,  et  que  le  roi  lui  lançait  à 
la  fois  une  flèche  de  son  arc,  une  flèche  de  l'arc  de  Colbert.  Il  se  mit  à  rire. 

—  Oh!  dit-il,  le  peuple  sait  parfaitement  dans  quelle  mine  je  le  prends,  cet  or.  Il 
le  sait  trop,  peut-être  ;  et  du  reste  ,  ajouta-l-il  fièrement ,  je  puis  assurer  Votre  Ma- 
jesté que  l'or  destiné  à  payer  la  fête  de  Vaux  de  fera  couler  ni  sang  ni  larmes.  Des 
sueurs,  peut-être.  On  les  paiera. 

Louis  resta  interdit.  Il  voulut  regarder  Colbert ,  Colbert  aussi  voulut  répliquer;  un 
coup  d'œil  d'aigle  ,  un  regard  loyal ,  royal  même,  lancé  par  Fouquet.  arrêta  la  parole 
8ur  ses  lèvres. 

Le  roi  s'était  remis  pendant  ce  temps.  Il  se  tourna  vers  Fouquet  et  lui  dit  : 

—  Donc,  vous  formulez  votre  invitation? 
*—  Oui,  sire,  s'il  plaît  à  Votre  Majesté. 

—  Pour  quel  jour? 

—  Pour  le  jour  qui  vous  conviendra ,  sire. 

—  C'est  parler  en  enchanlcur  qui  improvise,  monsieur  Fouquet.  Je  n'en  dirais  pas 
autant ,  moi! 

—  Votre  Majesté  fera,  quand  elle  le  voudra,  tout  ce  qu'un  roi  peut  et  doit  faire. 
Le  roi  de  France  a  des  serviteurs  capables  de  tout  pour  son  service  et  pour  ses 
plaisirs. 

Colbert  essaya  de  regarder  le  surintendant  pour  voir  si  ce  mot  était  un  retour  à  des 
sentimens  moins  hostiles,  Fouquet  n'avait  pas  même  regarde  son  ennemi.  Colbert 
n'existait  pas  pour  lui. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  259 

—  Eh  bienl  à  huit  jours,  voulez-vous?  dit  le  roi. 

—  A  huit  jours,  sire. 

—  Nous  sommes  à  mardi,  voulez-vous  jusqu'au  dimanche  suivant! 

—  Le  délai  que  daigne  m'accorder  Sa  Majesté  secondera  puissamment  les  travaux 
que  mes  architectes  vont  entreprendre  pour  concourir  au  divertissement  du  roi  et  de 
ses  amis. 

—  Et  en  parlant  de  mes  amis ,  repartit  le  roi,  comment  les  traitez-vous  ? 

—  Le  roi  est  maître  partout,  sirej  le  roi  fait  sa  liste  et  donne  ses  ordres.  Tous  ceux 
qu'il  daigne  inviter  sont  des  hôtes  très-respectés  par  moi. 

—  Merci!  reprit  le  roi,  touché  de  la  noble  pensée  exprimée  avec  un  noble  accent. 
Fouquet  prit  alors  congé  de  Louis  XIV,  après  quelques  mots  donnés  aux  détails  de 

certaines  affaires. 

Mais  il  sentit  que  Colbert  demeurait  avec  le  roi ,  qu'on  allait  s'entretenir  de  lui ,  que 
ni  l'un  ni  l'autre  ne  l'épargnerait.  La  satisfaction  de  donner  un  dernier  coup,  un  ter- 
rible coup  à  son  ennemi,  lui  apparut  comme  une  compensation  à  tout  ce  qu'on  allait 
lui  faire  souffrir. 

Il  revint  donc  promptement ,  lorsque  déjcà  il  avait  touché  la  porte,  et  s'adressant  au  roi  : 

—  Pardon,  sire,  dit-il,  ])ardon. 

—  De  quoi  pardon.  Monsieur?  fit  le  prince  avec  aménité. 

—  D'une  faute  grave  que  je  commettais  sans  m'en  apercevoir. 

—  Une  faute  î  vous!  Ah  !  monsieur  Fouquet ,  il  faudra  bien  que  je  vous  pardonne. 
Conire  quoi  avez-vous  péché,  ou  contre  qui? 

—  Contre  toute  convenance,  sire.  J'oubliais  de  faire  part  à  Votre  Majesté  d"nne  tir- 
constance  assez  importante. 

—  Laquelle? 

Colbert  frissonna,  il  crut  à  une  dénonciation.  Sa  conduite  avait  été  démasquée.  Un 
mot  de  Fouquet,  une  preuve  articulée,  et  devant  la  loyauté  juvénile  de  Louis  XIV, 
s'effaçait  toute  la  faveur  de  Colbert.  Celui-ci  trembla  donc  qu'un  coup  si  hardi  ne  vînt 
renverser  tout  son  échafaudage,  et  de  fait  le  coup  était  si  beau  à  jouer  qu'Aramis  le 
beau  joueur  ne  l'eût  pas  manqué. 

—  Sire  ,  dit  Fouquet  d'un  air  dégagé,  puisque  Votre  Majesté  a  eu  la  bonté  de  me 
pardonner,  je  suis  tout  léger  dans  ma  confession,  ce  matin  j'ai  vendu  l'une  de  mes 
charges. 

—  Une  de  vos  charges  1  s'écria  le  roi,  laquelle  donc? 
Colbert  devint  livide. 

—  Celle  qui  me  donnait,  sire  ,  une  grande  robe  et  un  air  sévère  :  la  charge  de  pro- 
cureur général. 

Le  roi  poussa  un  cri  involontaire  et  regarda  Colbert. 
Celui-ci,  la  sueur  au  front,  se  sentit  près  de  défaillir. 

—  A  qui  vendites-vous  cette  charge  ,  monsieur  Fouquet?  demanda  le  roi. 
Colbert  s'appuya  au  chambranle  de  la  cheminée. 

—  A  un  conseiller  au  parlement,  sire  ,  qui  s'appelle  M.  Vauel. 

—  Vanel? 

—  Un  ami  de  M.  l'intendant  Colbert,  ajouta  Fouquet  en  laissant  tomber  ces  mois 
avec  une  inimitable  nonchalance,  avec  une  expression  d'oubli  et  d'ignorance  que  le 
peintre,  l'acteur  et  le  poëte  doivent  renoncer  à  reproduire  avec  le  {)inceau,  le  geste  ou 
la  plume. 

Puis,  ayant  fini,  ayant  écrasé  Colbert  sous  le  poids  de  cette  supériorité,  le  surin-* 


260  LES  MOUSQUETAIRES. 

tendant  salua  de  nouveau  le  roi  et  partit  à  moitié  vengé  par  la  stupéfaclion  du  prince 
et  par  l'humiliation  du  favori. 

—  Est-il  bien  possible  !  seditleroi,  quand  Fouquet  eut  disparu.  11  avendu  cette  charge? 

—  Oui,  sire!  répliqua  Golbert  avec  intention. 

—  Il  est  fou ,  risqua  le  roi. 

Colbert,  celte  fois  ne  répliqua  pas;  il  avait  entrevu  la  pensée  du  maître.  Cette  pen- 
sée le  vengeait  aussi.  A  sa  haine  venait  se  joindre  une  jalousie  j  à  son  plan  de  ruine 
venait  s'allier  une  menace  de  disgrâce. 

Désormais,  Colbert  le  sentit,  entre  Louis  XIV  et  lui  les  idées  hostiles  ne  rencon- 
traient plus  d'obstacles,  et  la  première  faute  de  Fouquet  qui  pourrait  servir  de  pré- 
texte devancerait  de  près  le  châtiment. 

Fouquet  avait  laissé  tomber  son  arme.  Haine  et  jalousie  venaient  de  la  ramasser. 

Colbert  fut  invité  par  le  roi  à  la  fête  de  Vaux  ;  il  salua  comme  un  homme  sûr  de  lui , 
il  accepta  connue  un  honune  qui  oblige. 

Le  roi  en  était  au  nom  de  Saint-Aignan  sur  la  liste  d'ordres,  quand  l'huissier 
annonça  le  comte  de  Saint-Aignan. 

Colbert  se  relira  discrètement  à  l'arrivée  du  mercure  roval. 


RIVAUX   AMOUREUX. 


Saint-Aignan  avait  quitté  Louis  XIV  il  \  avait  doux  heures  à  peine  j  mais,  dans 
celte  première  elfervesccnce  de  son  amour,  quand  Louis  XIV  ne  voyait  pas  la  Val- 
lière,  il  fallait  qu'il  parlât  d'elle.  Or,  la  seule  personne  avec  laquelle  il  pouvait  en 
parler  à  son  aise  était  Saint-Aignan.  Saint-Aignan  lui  était  donc  indisponsabie. 

—  Ah!  c'est  vous  ,  comte  ,  s'écria-t-il  en  l'apcrcovanl,  doublement  joyeux  qu'il  était 
de  le  voir  et  de  ne  plus  voir  Colbert,  dont  la  ligure  relVognéeralIristait  toujours.  Tant 
mieux ,  je  suis  content  de  vous  voir;  vous  serez  du  voyage,  n'est-ce  pas? 

—  Du  vovatre,  sire,  demanda  Saiut-Aiirnan.  Et  de  (inel  vovaiie? 

—  De  celui  que  nous  ferons  pour  al'er  jouir  delà  fête  que  nous  donne  M.  le  surin- 
tendant à  Vaux.  Ah  !  Saint-Aignan,  tu  vas  enlin  voir  une  fête,  une  royale  fête,  près 
de  laquelle  nos  diverlissemens  de  Fontainebleau  seront  des  jeux  de  robins. 

—  A  Vaux!  le  surintendant  doiuie  une  fête  à  Votre  Majesté?  et  à  Vaux,  rien  que 
cola! 

—  Ilien  que  cela!  je  te  trouve  charmant  de  faire  le  dédaigneux.  Sais-tu  ,  loi  qui 
fais  le  dédaigneux,  que  lorsqu'on  saura  que  M.  Fouquel  me  reçoit  à  Vaux  ,  sais-tu  que 
l'on  s'égorgera  pour  être  invité  à  cette  fètel  Je  te  le  répète  donc,  Saint-Aignan,  tu 
seras  du  voyage. 

—  Oui,  si  d'ici  là  je  n'en  ai  pas  fait  un  autre  plus  long  et  moins  agréable. 

—  Lequel  ? 

—  Celui  du  Styx,  sire. 

• —  Bahl  fit  Louis  XIV  en  riant. 

—  Non,  sérieusement,  sire,  répondit  Saint-Aignan.  J'y  suis  convié,  et  de  façon, 
«u  \érité,  à  ne  pas  trop  savoir  de  (pielle  manière  m'y  prendre  [tour  refuser. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  201 

—  Je  ne  le  comprends  pas^  mon  cher.  Je  sais  que  tu  es  en  verve  poétique,  mais 
tâche  de  ne  pas  tomber  d'Apollon  en  Phœbns. 

—  Eh  bien!  donc,  si  Votre  Majesté  daigne  m'écouler,  je  ne  mettrai  pas  plus  long- 
temps l'esprit  de  mon  roi  à  la  torture. 

—  Parle. 

—  Le  roiconnaîl-il  M.  le  baron  du  V.illon? 

—  Oui ,  pardieii!  y\n  bon  servileur  du    roi  mon  père  ,  et  un  beau  convive,  ma  foi! 
car  c'est  de  celui  qui  a  dîné  avec  nous  à  Fontainebleau  que  tu  veux  parler? 

—  Précisément.  Mais  Votre  Majesté  a  oublié  d'ajouter  à  ses  qualités  :  un  aimable 
lueur  de  gens. 

—  Gomment  1  il  veut  te  tuer,  M.  du  Vallon? 

—  Ou  me  faire  tuer,  ce  qui  est  tout  un. 

—  Oh  !  par  exemple  ! 

—  Ne  riez  pas,  sire,  je  ne  dis  rien  qui  soit  au-dessous  de  la  vérité. 

—  Et  tu  dis  qu'il  veut  te  faire  tuer? 

—  C'est  son  idée  pour  le  moment,  à  ce  digne  gentilhomme. 

—  Sois  tranquille,  je  te  défendrai  s'il  a  tort. 

—  Ah  !  il  y  a  un  si? 

—  Sans  doute.  Voyons,  réponds  comme  s'il  s'agissait  d'un  autre,  mon  pauvre Sainl- 
Aignan;  a-t-il  tort  ou  raison? 

—  Votre  Majesté  va  en  juger. 

—  Que  lui  as-tu  fait? 

—  Oh  !  à  lui,  rien;  mais  il  paraît  que  j'ai  fait  à  un  de  ses  amis. 

—  C'est  tout  comme;  et  son  ami,  est-ce  un  des  quatre  fameux? 

—  Non,  c'est  le  fils  d'un  des  quatre  fameux,  voilà  tout. 

—  Qu'as-tu  fait  à  cet  ami ,  voyons? 

—  Dame!  j'ai  aidé  quelqu'un  à  lui  prendre  sa  maîtresse. 

—  El  tu  avoues  cela  1 

—  Il  faut  bien  que  je  l'avoue,  puisque  c'est  vrai. 

—  En  ce  cas ,  tu  as  tort. 

—  Ah!  j'ai  tort? 

—  Oui,  et  ma  foi,  s'il  te  tue... 

—  Eh  bien! 

—  Eh  bien!  il  aura  raison. 

—  Ah  !  voilà  donc  comme  vous  jugez,  sire. 

—  Trouves-tu  la  méthode  mauvaise? 

—  Je  la  trouve  expéditivc. 

—  Bonne  justice  est  prompte  ,  disait  mon  aïeul  Henri  IV. 

—  Alors,  que  le  roi  signe  vite  la  grâce  de  mon  adversaire  qui  m'attend  aux    jMi- 
nimes  pour  me  tuer. 

—  Son  nom  et  un  parchemin. 

—  Sire ,  il  y  a  un  parchemin  sur  la  table  de  Votre  Majesté  ;  quant  à  son  nom... 

—  Quant  à  son  nom  ? 

—  C'est  le  vicomte  de  Bragelonne ,  sire. 

—  Le  vicomte  de  Bragelonne!  s'écria  le  roi  en  passant  du  rire  à  la  plus  profonde 
stupeur. 

Puis,  après  un  moment  de  silence  pendant  lequel  il  essuya  la  sueur  qui  coulait  sur 
son  front  ; 


2Cr2  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Bl'ageloiiiie  !  murmura-t-il. 

—  Pas  davantage,  sire  ,  dit  Saint-Aignan. 

—  Bragelonne,  le  fiancé  de... 

—  Oh!  mon  Dieu,  oui!  Bragelonne,  le  fiancé  de... 

—  Il  était  à  Londres ,  cependant  ! 

—  Oui,  mais  je  puis  répondre  qu'il  n'y  est  plus,  sire. 

—  Et  il  est  à  Paris? 

—  C'est-à-dire  qu'il  est  aux  Minimes,  oîi  il  m'attend,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de 
le  dire  au  roi. 

—  Sachant  tout  ! 

—  Et  bien  autres  choses  encore!  Si  le  roi   veut  voir  le  billet  qu'il  m'a  fait  tenir... 
El  Saint-Aignan  tira  de  sa  poche  le  billet  que  nous  connaissons. 

—  Quand  Votre  Majesté  aura  lu  le  billet ,  dit-il .  j'aurai  l'honneur  de  lui  dire  com- 
ment il  m'est  parvenu. 

Le  roi  lut  avec  agitation,  et  aussitôt  : 

—  Eh  bien?  demanda-t-il. 

—  Eh  bien?  Votre  Majesté  connaît  certaine  serrure  ciselée,  fermant  certaine  porte 
en  bois  d'ébcnc ,  qui  sépare  certaine  chambre  de  certain  sanctuaire  bleu  et  blanc? 

—  Certainement,  le  boudoir  de  Louise. 

—  Oui,  sire.  Eh  bien!  c'est  dans  le  trou  de  cette  serrure  que  j'ai  trouvé  ce  billet. 
Qui  l'y  a  mis?  M.  de  Bragelonne  ou  le  diable.  Mais  comme  le  billet  sent  l'ambre  et  non 
le  soufre,  je  conclus  que  ce  doit  être ,  non  pas  ledialtle,  mais  bien  M.  de  Bragelonne. 

Louis  pencha  la  tète  et  parut  absorbé  tristement.  Peut-être  en  ce  moment  quelque 
chose  comme  un  remords  traversait-il  son  cœur. 

—  Oh  !  dit-il ,  ce  secret  découvert  ! 

—  Sire,  je  vais  faire  de  mon  mieux  pour  que  ce  secret  meure  dans  la  poitrine  qui 
le  renferme,  dit  Saint-Aignan  d'un  ton  de  bravoure  tout  espagnole.  Et  il  ht  un  mou- 
vement pour  gagner  la  porte  ;  mais  d'un  geste  le  roi  l'arrêta. 

—  Et  oîi  allez-vous?  demanda-t-il. 

—  Mais  où  l'on  m'attend,  sire. 

—  Quoi  faire? 

—  Me  battre,  probablement. 

—  Vous  battre!  s'écria  le  roi.  Un  moment,  s'il  vous  plaît,  monsieur  le  comte! 
Saint-Aignan  secoua  la  tête  comme  l'enfant  qui  se  mutine  quand  on  veut  l'empêcher 

de  se  jeter  dans  un  puits  ou  de  jouer  avec  un  couteau. 

—  Mais  cependant,  sire...  lil-il, 

—  Et  d'abord,  dit  le  roi,  je  ne  suis  pas  éclairé. 

—  Oh  !  sur  ce  point ,  (|uc  Votre  Majesté  interroge ,  répondit  Saint-Aignan ,  et  je  ferai 
la  lumière. 

—  Qui  vous  a  dit  (pu-  M.  de  BragclcMinc  a  pénétré  dans  la  chambre  en  question? 

—  Ce  billet  cpie  j'ai  trouvé  dans  la  serrure,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  le  dire  à 
Votre  Majesté. 

—  Qui  te  dit  que  c'est  lui  qui  a  mis  le  billet  dans  la  serrure? 

—  Quel  autre  que  lui  eût  osé  se  charger  d'une  pareille  commission? 

—  Tu  as  raison.  Comment  a-t-il  pénétré  chez  toi? 

—  Ah  !  ceci  est  fort  grave,  attendu  que  toutes  les  portes  étaient  fermées  et  que  mon 
laquais  ,  Basque ,  avait  les  clefs  dans  ses  poches. 

—  Eh  bien!  on  aura  gagné  ton  laquais. 


LE  VICOMïl':  DE  BRAGELONNE.  203 

—  Impossible,  sire. 

—  Pourquoi  impossible? 

—  Parce  que  si  on  l'eût  gagné,  on  n'eût  pas  perdu  le  pauvre  garçon  dont  on  pou- 
vait encore  avoir  besoin  plus  tard,  en  manifestant  aussi  clairement  qu'on  s'était  servi 
de  lui. 

—  C'est  juste!  Maintenant  il  ne  resterait  donc  qu'une  conjecture! 

—  Voyons,  sire,  si  cette  conjecture  est  la  miMue  que  celle  qui  s'est  présentéeà  mon  esprit? 

—  C'est  qu'il  se  serait  introduit  par  l'escalier. 

—  Hélas!  sire,  cela  me  paraît  plus  que  probable. 

—  Il  n'en  faut  pas  moins  que  quelqu'un  ait  vendu  le  secret  de  la  trappe. 

—  Vendu  ou  donné. 

—  Pourquoi  cette  distinction? 

—  Parce  que  certaines  personnes,  sire,  étant  au-dessus  du  prix  d'une  trabison, 
donnent  et  ne  vendent  pas. 

—  Que  veux-tu  dire? 

— Ob  !  sire ,  Votre  Majesté  a  l'esprit  trop  subtil  pour  ne  pas  m'épargner,  en  devinant, 
l'embarras  de  nommer. 

—  Tu  as  raison  :  Madame! 

—  Ah  !  lit  Saint-Aignan. 

—  Madame  qui  s'est  inquiétée  du  déménagement? 

—  Madame  qui  a  les  clefs  des  chambres  de  ses  filles ,  et  qui  est  assez  puissante  pour 
découvrir  ce  que  nul ,  excepté  vous ,  sire,  ou  elle  ne  découvrirait. 

—  Et  tu  crois  que  ma  sœur  aura  fait  alliance  avec  Bragelonne? 

—  Eh!  eh!  sire... 

—  A  ce  point  de  l'instruire  de  tous  ces  détails? 
— ■  Peut-être  mieux  encore. 

—  Mieux  !..  Achève. 

—  Peut-être  au  point  de  l'accompagner. 

—  Où  cela?  en  bas ,  chez  toi  ? 

—  Croyez-vous  la  chose  impossible,  sire? 

—  Ohî' 

—  Écoutez.  Le  roi  sait  si  Madame  aime  les  parfums. 
— Oui;  c'est  une  habitude  qu'elle  a  prise  de  ma  mère. 

—  La  verveine  surtout. 

—  C'est  son  odeur  de  prédilection. 

—  Eh  bien!  mon  appartement  embaume  la  verveine. 
Le  roi  demeura  pensif. 

—  Mais,  reprit-il  après  un  moment  de  silence,  pourquoi  Madame  prendrait-elle  le 
parti  de  Bragelonne  contre  moi? 

En  disant  ces  mots  auxquels- Saint-Aignan  eût  bien  facilement  répondu  par  ceux- 
ci  :  Jalousie  de  fennne!  le  roi  sondait  son  ami  jusqu'au  fond  du  cœur  pour  voir  s'il 
avait  pénétré  le  secret  de  sa  galanterie  avec  sa  belle-sœur.  Mais  Saint-Aignan  n'était 
pas  un  courtisan  médiocre;  il  ne  se  risquait  pas  à  la  légère  dans  la  découverte  des 
secrets  de  famille;  il  était  trop  ami  des  Muses  pour  ne  pas  songer  souvent  à  ce  pauvre 
Ovidius  Naso ,  dont  les  yeux  versèrent  tant  do  larmes  pour  expier  le  crime  d'avoir 
vu,  on  ne  sait  quoi,  dans  la  maison  d'Auguste.  Il  passa  donc  adroitement  à  côté  du 
secret  de  Madame.  Mais  comme  il  avait  fait  preuve  de  sagacité  en  indiquant  que  Ma- 
dame était  venue  chez  lui  avec  Bragelonne,  il  fallait  payer  l'usure  de  cet  amour-propre 


2fii.  LES  MOUSQUETAIRES. 

et  répondre  nettement  à  celle  question  :  «  Pourquoi  Madame  est-elle  contre  moi  avec 
Bragelonne?  » 

—  Pourquoi?  répondit  Saint-Aignan.  Mais  VoIreMajesIé  oublie  donc  que  M.  le  comie 
de  Guiclie  est  Tami  intime  du  vicomte  de  Bragelonne? 

— Je  ne  vois  pas  le  rapport,  répondit  le  roi. 

—  Ah  !  pardon,  sire,  lit  Saint-Aignan;  n)ais  je  croyais  M.  le  comte  de  Guiche  grand 
ami  de  Madame. 

—  C'est  juste,  repartit  le  roi  ;  il  n"ya  plus  besoin  de  chercher,  le  coup  est  venu  de  là. 

—  Et  pour  le  parer,  le  roi  n'est-il  pas  d'avis  qu'il  faut  en  porter  un  autre? 

—  Oui,  mais  pas  du  genre  de  ceux  qu'on  se  porle  au  bois  deVincennes,  répondit  le  roi. 

—  Votre  Majesté  oublie,  dit  Saint-Aignan,  que  je  suis  gentilhomme  et  qu'on  m'a 
provoqué. 

—  Ce  n'est  pas  toi  que  cela  regarde. 

—  Mais  c'est  moi  qu'on  allend  aux  Minimes,  sire,  depuis  plus  d'une  heure;  moi 
qui  suis  en  cause,  et  désiionoré  si  je  ne  vais  pas  où  l'on  m'attend. 

—  Le  premier  honneur  d'un  gentilhomme,  c'est  l'obéissance  à  son  roi. 

—  Sire... 

—  J'ordonne  que  lu  demeures  ! 

—  Sire... 
—Obéis  ! 

—  Comme  il  plaira  à  Votre  Majesté  ,  sire. 

—  D'ailleurs,  je  veux  éclaircir  toute  celte  affaire ,  je  veux  savoir  comment  on  s'est 
joué  de  moi  avec  assez  d'audace  pour  pénétrer  dans  le  sanctuaire  de  mes  prédilec- 
tions. Ceux  qui  ont  fait  cela,  Saint-Aignan  ,  ce  n'est  pas  toi  qui  dois  les  punir,  car  ce 
n'est  pas  ton  honneur  qu'ils  ont  attaqué,  c'est  le  mien. 

—  Je  supplie  Votre  iNhijesIé  de  ne  pas  accabler  de  sa  colère  M.  de  Bragelonne  qui, 
dans  toute  celte  alfaire,  a  pu  manciuer  de  prudence  ,  mais  pas  de  loyauté. 

—  Assez  !  je  saurai  faire  la  part  du  juste  et  de  l'injuste,  même  au  fort  de  ma  colère. 
Pas  un  mot  de  cela  à  Madanic  sinMoul. 

—  Mais  que  l'aire  vis-à-vis  de  M.  de  Bragelonne,  sire?  Il  va  me  chercher,  et... 

—  Je  lui  aurai  parlé  ou  fait  parler  avant  ce  soir. 

—  Encore  une  fois  ,  sire  ,  je  vous  en  supplie ,  de  l'indulgence  ! 

—  J'ai  été  indidgent  assez  longtemps,  comte,  dit  Louis  XIV  en  fronçant  le  sourcil  ; 
il  est  tenq)s  (jue  je  montre  à  certaines  personnes  que  je  suis  le  maître  chez  moi. 

Le  roi  prononçait  à  peine  ces  mots,  (jui  annonçaient  qu'au  nouveau  ressentiment  se 
mêlait  le  souvenir  d'un  ancien  ,  que  l'huissier  apparut  sur  le  seuil  du  cabinet. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  le  roi,  et  poiu'quoi  \iciit-(in  quand  je  n'ai  point  appelé? 

—  Sire,  dit  l'huissier,  Votre  Majesié  m'a  ordonné,  une  l'ois  pour  toutes,  de  laisser 
passer  M.  le  comte  de  la  l-'cre  louks  les  l'ois  (pi'il  aniailà  [larler  à  Votre  Majesié. 

—  Après? 

—  M.  if  I oiule  (le  la  l'ère  est  là  (pii  allend, 

l.t  roi  et  Saint-Aignan  échangèrent  à  ces  mois  un  regard  dans  lequel  il  y  avait  plus 
d'mciuiétude  que  de  surprise.  Louis  hésita  un  instant.  Mais  jiresque  aussitôt,  prenant 
sa  résolution, 

—  Va,  dit-il  à  Saint-.\iguan  ,  va  trouver  Louise:  instruis-la  de  ce  qui  se  trame 
contre  nous;  ne  lui  laisse  pas  ignorer  que  Madame  rec(»imnence  ses  per>éiu lions,  et 
qu'elle  a  mis  en  campagne  des  gens  qui  eussent  mieux  fait  de  rester  neutres. 

—  Sire... 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2Go 

—  Si  Louise  s'effraie,  continua  le  roi,  rassure-la;  dis-lui  que  l'amour  du  roi  est 
un  bouclier  impénétrable.  Si,  ce  dont  j'aime  à  douler,  elle  savait  (ont  déjà  ,  ou  si  elle 
avait  subi  de  son  côté  quelque  attaque  ,  dis-lui  bien ,  Saint-Aiguan,  ajoula  le  roi  tout 
frissonnant  de  colère  et  de  fièvre ,  dis-lui  bien  que  celte  fois,  au  lieu  de  la  défendre 
je  la  vengerai ,  el  cela  si  sévèrement ,  que  nul  désormais  n'osera  lever  les  yeux  jus- 
qu'à elle. 

—  Est-ce  tout,  sire? 

—  C'est  tout.  Va  vite ,  et  demeure  fidèle ,  toi  qui  vis  au  milieu  de  cet  enfer  sans 
avoir  comme  moi  l'espoir  du  paradis. 

Saint-Aignan  s'épuisa  en  protestations  de  dévouement,  il  prit  et  baisa  la  main  du 
roi  el  sortit  radieux. 


ROI    ET   NOBLESSE. 


Louis  se  remit  aussitôt  pour  faire  un  bon  visage  à  M.  de  la  Père.  Il  prévoyait  bien 
que  le  comte  n'arrivait  point  par  hasard.  Il  sentait  vaguement  l'importance  de  cette  vi- 
site, mais  à  un  homme  du  ton  d'Athos ,  à  un  esprit  aussi  distingué,  la  première  vue 
ne  devait  rien  offrir  de  désagréable  ou  de  mal  ordonné. 

Quand  le  jeune  roi  se  fut  assuré  d'être  calme  en  apparence,  il  donna  ordre  aux  huis- 
siers d'introduire  le  comte. 

Quelques  minutes  après,  Athos ,  en  habit  de  cérémonie,  revêtu  des  ordres  que  seul 
il  avait  droit  de  porter  à  la  cour  de  France  ,  Athos  se  présenta  d'un  air  si  grave  et  si 
solennel ,  que  le  roi  put  juger  du  premier  coup  s'il  s'était  ou  non  trompé  dans  ses 
pressentimens. 

Louis  fit  un  pas  vers  le  comte  et  lui  tendit  avec  un  sourire  une  main  sur  laquelle 
Athos  s'inclina  plein  de  respect. 

—  Monsieur  le  comte  de  la  Père,  dit  le  roi  rapidement ,  vous  êtes  si  rare  chez  moi 
que  c'est  une  très-bonne  fortune  de  vous  y  voir. 

Athos  salua  et  répondit  : 

—  Je  voudrais  avoir  le  bonheur  d'être  toujours  auprès  de  Votre  Majesté. 
Cette  réponse,  faite  sur  ce  ton,  signifiait  manifestement  : 

—  Je  voudrais  pouvoir  être  un  des  conseillers  du  roi  pour  lui  épargner  des  fautes. 
Le  roi  le  sentit ,  et ,  décidé  devant  cet  homme  à  conserver  l'avantage  du  calme  avec 

l'avantage  du  rang, 

—  Je  vois  que  vous  avez  quelque  chose  à  me  dire,  fit-il. 

—  Je  ne  me  serais  pas,  sans  cela,  permis  de  me  présenter  chez  Votre  Majesté. 

—  Dites  vile,  Monsieur,  j'ai  hâte  de  \ous  satisfaire. 
Le  roi  s'assit. 

—  Je  suis  persuadé,  répliqua  Athos  d'un  ton  légèrement  ému ,  que  Votre  Majesté 
me  donnera  satisfaction. 

—  Ah!  dit  le  roi  avec  une  certaine  hauteur,  c'est  une  plainte  que  vous  venez  for- 
muler ici. 

—  Ce  ne  serait  une  plainte,  reprit  Athos,  que  si  Votre  Majesté...  mais  veuillez 
m'excuser,  sire ,  je  vais  reprendre  l'entretien  à  son  début. 


266  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  J'attends. 

Le  roi  se  souvient  qu'à  l'époque  du  départ  de  M.  de  Bnckingham ,  j'eus  l'honneur 

de  l'entretenir. 

—  A  cette  époque...  à  peu  près...  Oui,  je  nie  le  rappelle...  seulement,  le  sujet  de 
l'entretien...  je  l'ai  oublié. 

Athos  tressaillit. 

—  J'aurai  l'honneur  de  le  rappeler  au  roi.  dit-il.  Il  s'agissait  d'une  demande  que 
je  venais  adresser  à  Votre  Majesté  touchant  le  mariage  que  voulait  contracter  M.  de 
Bragelonne  avec  mademoiselle  de  la  Vallière. 

—  Nous  y  voici,  pensa  le  roi.  Je  me  souviens,  dit-il  tout  haut. 

—  A  cette  époque,  poursuivit  Athos,  le  roi  fut  si  bon  et  si  généreux  envers  moi  et 
M.  de  Bragelonne,  que  pas  un  des  mots  prononcés  par  Sa  Majesté  ne  m"est  sorti  de 
la  mémoire. 

—  Et...  iit  le  roi. 

—  Et  le  roi,  à  qui  je  demandais  mademoiselle  de  la  Vallière  pour  M.  de  Brage- 
lonne, me  refusa. 

—  C'est  vrai ,  dit  sèchement  Louis. 

—  En  alléguant,  se  hâta  de  dire  Athos,  que  la  fiancée  n'avait  pas  d'état  dans  le  monde. 
Louis  se  contraignit  pour  écouter  patiemment. 

—  Que...  ajouta  Athos,  elle  avait  peu  de  fortune... 
Le  roi  s'enfonça  dans  son  fauteuil. 

—  Peu  de  naissance... 
Nouvelle  impatience  du  roi. 

—  Et  peu  de  beauté,  ajouta  encore  impiloyablcinent  Athos. 

Ce  dernier  trait  enfoncé  dans  le  cœur  de  l'amant  le  fit  bondir  hors  mesure. 

—  Monsieur,  dit-il ,  voilà  une  bien  bonne  mémoire  ! 

—  C'est  toujours  ce  qui  m'arrive  quand  j'ai  eu  l'honneur  si  grand  d'un  entrelien 
avec  le  roi ,  repartit  le  comte  sans  se  troubler. 

—  Enfin  ,  j'ai  dit  tout  cela  ,  soit! 

—  Et  j'en  ai  beaucoup  remercié  Votre  Majesté,  sire,  parce  que  ces  paroles  témoi- 
gnaient d'un  intérêt  bien  honorable  pour  M.  de  Bragelonne. 

—  Vous  vous  rappelez  aussi,  dit  le  roi  en  pesant  ses  paroles,  que  vous  aviez  pour 
ce  mariage  une  grande  répugnance? 

—  C'est  vrai,  sire. 

—  Et  que  vous  faisiez  la  demande  à  contiv-cn^ur? 

—  Oui,  Votre  Majesté. 

—  Enfin  ,  je  me  rappelle  aussi,  car  j'ai  une  mémoire  presque  aussi  bonne  que  la 
vôtre,  je  me  rappelle ,  dis-je  ,  que  vous  avez  dit  ces  paroles  :  «  Jo  ne  crois  pas  à  l'amour 
de  mademoiselle  de  la  Vallière  pour  M.  de  Bragelonne.  »  Est-ce  vrai? 

Athos  sentit  le  coup.  11  ne  recula  pas. 

—  Sire,  dit-il,  j'en  ai  déjà  demandé  paidoii  à  Votre  Majesté,  mais  il  est  certaines 
choses  dans  cet  entretien  qui  ne  seront  intelligibles  qu'au  dénoùmcnt. 

—  Voyons  le  dénoAmenl ,  alors. 

—  Le  voici.  Voire  Majesté  avait  dit  (ju'eile  dilVérait  le  mariage  pour  le  bien  de  M  de 
Bragelonne. 

Le  roi  se  tut. 

—  Aujourd'hui,  M.  de  Bragelonne  est  tellement  malheureux' ,  qu'il  ne  |ieut  différer 
plus  longtemps  de  demander  une  solution  h  Votre  Majesté. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  267 

Le  roi  pâlit.  Athos  le  regarda  fixement. 

—  Et  que...  deniande-t-il...  M.  de  Bragelonne?  dit  le  roi  avec  hésitation. 

— •  Absolument  ce  que  je  venais  demander  au  roi  dans  la  dernière  entrevue ,  le  con- 
sentement de  Votre  Majesté  à  son  mariage. 
Le  roi  se  tut. 

—  Les  questions  relatives  aux  obstacles  sont  aplanies  pour  nous,  continua  Athos. 
Mademoiselle  de  la  Vallière  ,  sans  fortune  ,  sans  naissance  et  sans  beauté,  n'en  est  pas 
moins  le  seul  beau  parti  du  monde  pour  M.  de  Bragelonne,  puisqu'il  aime  cette 
jeune  fille. 

Le  roi  serra  ses  mains  Tune  contre  l'autre. 

~  Le  roi  hésite?  demanda  le  comte  sans  rien  perdre  de  sa  fermeté  ni  de  sa  politesse. 

—  Je  n'hésite  pas...  je  refuse  ,  répliqua  le  roi. 
Athos  se  recueillit  un  moment. 

—  J'ai  eu  l'honneur,  dit-il  d'une  voix  douce,  de  faire  observer  au  roi  que  nul  obstacle 
n'arrêtait  les  affections  de  M.  de  Bragelonne,  et  que  sa  déterminadon  semblait  invariable. 

—  Il  y  a  ma  volonté  ;  c'est  un  obstacle ,  je  crois  ! 

—  C'est  le  plus  sérieux  de  tous,  riposta  Athos. 

—  Ah! 

—  Maintenant,  qu'il  nous  soit  permis  de  demander  humblement  à  Votre  Majesté  la 
raison  de  ce  refus. 

—  La  raison!..    Une  quesfion?  s'écria  le  roi. 

—  Une  demande,  sire. 

Le  roi,  s'appuyant  sur  la  table  avec  les  deux  poings , 

—  Vous  avez  perdu  l'usage  de  la  cour,  monsieur  de  la  Fère,  dit-il  d'une  voix  con- 
centrée. A  la  cour  on  ne  questionne  pas  le  roi. 

—  C'est  vrai ,  sire  ;  mais  si  l'on  ne  quesUonne  pas,  on  suppose. 

—  On  suppose  !  Que  veut  dire  cela? 

—  Presque  toujours,  sire,  la  supposition  du  sujet  implique  le  manque  de  franchise 
du  roi... 

—  Monsieur  ! 

—  Et  le  manque  de  confiance  du  sujet,  poursuivit  intrépidement  Athos. 

—  Je  crois  que  vous  vous  méprenez,  dit  le  monarque,  entraîné  malgré  lui  à  la  colère. 

—  Sire ,  je  suis  forcé  de  chercher  ailleurs  ce  que  je  croyais  trouver  en  Votre  Majesté. 
Au  lieu  d'avoir  une  réponse  de  vous,  je  suis  forcé  de  m'en  faire  une  à  moi-même. 

Le  roi  se  leva. 

—  Monsieur  le  comte ,  dit-il ,  je  vous  ai  donné  le  temps  que  j'avais  de  libre. 
C'était  un  congé. 

—  Sire,  répondit  le  comte ,  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  dire  au  roi  ce  que  j'étais  venu 
lui  dire,  et  je  vois  si  rarement  le  roi  que  je  dois  saisir  l'occasion. 

—  Vous  en  étiez  à  des  suppositions  ;  vous  allez  passer  aux  oliénses. 

—  Oh  !  sire,  offenser  le  roi!...  Moi?...  Jamais!...  J'ai  toute  ma  vie  soutenu  que  les 
rois  sont  au-dessus  des  autres  honmies,  non-seulement  par  le  rang  et  la  puissance, 
mais  par  la  noblesse  du  cœur  et  la  valeur  de  l'esprit.  Je  ne  me  déciderai  jamais  à  croire 
que  mon  roi ,  celui  qui  m'a  dit  une  parole ,  cachait  avec  cette  parole  une  arrière-pensée. 

—  Qu'est-ce  à  dire?  Quelle  arrière-pensée? 

—  Je  m'explique ,  dit  froidement  Athos.  Si ,  en  refusant  mademoiselle  de  la  Val- 
lière à  M.  de  Bragelonne,  Votre  Majesté  avait  un  autre  but  que  le  bonheur  et  la  for- 
tune du  vicomte... 


208  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Vous  voyez  bien ,  Monsieur,  que  vous  m'offensez. 

—  Si  en  demandant  un  délai  au  vicomie,  Voire  Majesté  avait  voulu  seulement 
éloigner  le  fiancé  de  mademoiselle  de  la  Vallière — 

—  Monsieur!  Monsieur! 

—  C'est  que  je  l'ai  ouï  dire  partout,  sire.  Partout  l'on  parle  de  l'amour  de  Votre 
Majesté  pour  mademoiselle  de  la  Vallière. 

Le  roi  déchira  ses  gants  que,  par  contenance ,  il  mordillait  depuisquelques  minutes. 

—  Malheur!  s'écria-t-il,  à  ceux  qui  se  mêlent  de  mes  affaires!  J'ai  pris  un  parti! 
je  briserai  tous  les  obstacles! 

—  Quel  obstacle?  dit  Athos. 

Le  roi  s'arrêta  court,  comme  un  cheval  emporté  à  qui  le  mors  brise  le  palais  en  se 
retournant  dans  sa  bouche. 

—  J'aime  mademoiselle  de  la  Vallière,  dit-il  soudain  avec  autant  de  noblesse  que 
d'emportement. 

—  Mais,  interrompit  Athos,  cela  n'empêche  pas  Votre  Majesté  de  marier  M.  de 
Bragelonne  avec  mademoiselle  de  la  V^allière.  Le  sacrifice  est  digne  d'un  roi  ;  il  est 
mérité  par  M.  de  Bragelonne ,  qui  a  déjà  rendu  des  services  et  qui  peut  passer  pour  un 
brave  homme.  Ainsi  donc,  le  roi ,  en  renonçant  à  sou  amour,  fait  preuve  h  la  fois  de 
générosité,  de  reconnaissance  et  de  bonne  politique. 

—  Mademoiselle  de  la  Vallière,  dit  sourdement  Louis  XYV  n'aime  pas  M.  de  Bra- 
gelonne. 

—  Le  roi  le  sait?  demanda  Athos  avec  un  regard  profond. 

—  Je  le  sais. 

—  Depuis  peu  ,  alors  ;  sans  quoi  si  le  roi  le  savait  lors  de  ma  première  demande,  Sa 
Majesté  eût  pris  la  peine  de  me  le  dire? 

—  r^epuis  peu, 

Athos  garda  un  moment  le  silence. 

—  Je  ne  comprends  point  [alors,  dit-il ,  tpie  le  roi  ait  envoyé  M.  de  Bragelonne  à 
Londres.  Cet  exil  surprend  à  bon  droit  tous  ceux  cpii  aiment  rbonnem-  du  roi. 

—  Qui  parle  dorhoimeur  du  roi,  monsieur  de  la  Fère? 

—  L'honneur  du  roi,  sire,  est  le  fait  de  l'honneur  de  toute  sa  noblesse.  Quand  le  roi 
olleuse  un  de  ses  gentilshommes,  c'est-à-dire  quand  il  lui  prend  un  morceau  de  son 
honneur,  c'est  à  lui-même,  au  roi,  <|ue  celte  part  d'honneur  est  dérobée. 

—  Monsieur  de  la  Fère  ! 

—  Sire,  vous  avez  envoyé  à  Londres  le  vicomte  de  Bragelonne,  avant  d'être 
l'amant  de  mademoiselle  de  la  Vallière,  ou  depuis  que  vous  êtes  son  amant? 

Le  roi,  irrité,  surloul  parce  qu'il  se  sentait  douu'né,  voulut  essayer  de  congédier 
Athos  par  un  geste. 

—  Sire  ,  je  vous  dirai  tout ,  répli(jua  le  comte  ;  ji'  ne  sortirai  d'ici  que  satisfait  par 
Votre  Majesté  ou  par  moi-même.  Satisfait  si  vous  m'avez  prouvé  que  vous  avez  raison, 
satisfait  si  je  vous  ai  prouvé  que  vous  avez  tort.  Oh  !  vous  m'écoulerez,  sire.  Je  suis 
vieux,  et  je  tiens  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  grand  et  de  vraiment  fort  dans  voire 
royaume.  Je  suis  un  gentilhomme  qui  ai  versé  mon  sang  pour  votre  père  et  pour  vous 
sans  avoir  jamais  rien  demandé  ni  à  vous  ni  à  votre  père.  Je  n'ai  fait  de  tort  à  personne 
en  ce  monde ,  et  j'ai  obligé  des  rois  !  Vous  m'écoutercz  !  Je  viens  vous  demander  compte 
de  l'hoimeur  d'un  de  vos  serviteiu's  que  vous  avez  abusé  par  im  mensonge  ou  trahi  par 
une  faiblesse.  Je  sais  que  ces  mois  irritent  Votre  Majesté,  mais  les  faits  nous  tuent, 
nous  autres.  Je  sais  que  vous  cherchez  quel  châtiment  vous  ferez  subir  à  ma  franchise  ; 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  260 

mais  je  sais,  moi,  quel  chàlimenl  je  demanderai  à  Dieu  de  vous  infliger  quand  je  lui 
raconterai  votre  parjure  et  le  malheur  de  mon  lils. 

Le  roi  se  promenait  à  grands  pas,  la  main  dans  la  poitrine,  la  têlc  raide ,  l'œil 
flamboyant. 

—  Monsieur  !  s'écria-t-il  tout  à  coup  ,  si  j'étais  pour  vous  le  roi ,  vous  seriez  déjà 
pimi  :  mais  je  ne  suis  qu'un  homme,  et  j'ai  le  droit  d'aimer  sur  la  terre  ceux  qui 
m'aiment,  bonheur  si  rare  ! 

—  Vous  n'avez  pas  plus  ce  droit  comme  homme  que  comme  roi,  ou  si  vous  vouliez 
le  prendre  loyalement,  il  fallait  prévenir  M.  de  Bragelonne  au  lieu  de  l'exiler. 

—  Je  crois  que  je  discute,  en  vérité  !  interrompit  Louis  XIV  avec  cette  n)ajeslé  que 
lui  seul  savait  trouver  à  un  point  si  remarquable  dans  le  regard  et  dans  la  voix. 

—  J'espérais  que  vous  me  répondriez,  dit  le  comte. 

—  Vous  saurez  tantôt  ma  réponse  ,  Monsieur  ! 

—  Vous  savez  ma  pensée  ,  répliqua  M.  de  la  Fère. 

—  Vous  avez  oublié  que  vous  parliez  au  roi ,  Monsieur.  C'est  un  crime  ! 

—  Vous  avez  oublié  que  vous  brisiez  la  vie  de  deux  hommes  ;  c'est  un  péché  mor- 
tel, sire  ! 

—  Sortez ,  maintenant  ! 

—  Pas  avant  de  vous  avoir  dit  :  iils  de  Louis  XIII ,  vous  commencez  mal  votre 
règne,  car  vous  le  commencez  par  le  rapt  et  la  déloyauté  !  Ma  race  et  moi  nous  sommes 
dégagés  envers  vous  de  toute  cette  affection  et  de  tout  ce  respect  que  j'avais  fait  jurer 
à  mon  fils  dans  les  caveaux  de  Saint-Denis  en  présence  des  restes  de  vos  nobles  aïeux. 
Vous  êtes  devenu  notre  ennemi,  sire,  et  nous  n'avons  plus  affaire  désormais  qu'à  Dieu, 
notre  seul  maître.  Prenez-y  garde? 

—  Vous  menacez  ! 

—  Obi  non,  dit  tristement  Athos,  et  je  n'ai  pas  plus  de  bravade  que  de  peur  dans 
l'âme.  Dieu,  dont  je  vous  parle,  sire,  m'entend  parler  j  il  sait  que  pour  l'intégrité,  pour 
l'honneur  de  votre  couronne  ,  je  verserais  encore  à  présent  (oui  ce  que  m'ont  laissé  de 
sang  vingt  années  de  guerre  civile  et  de  guerre  étrangère.  Je  puis  donc  vous  assurer 
que  je  ne  menace  pas  le  roi ,  plus  que  je  ne  menace  l'homme  ;  mais  je  vous  dis  à  vous  : 
Vous  perdez  deux  serviteurs,  j)our  avoir  tué  la  foi  dans  le  cœur  du  père  et  l'amour 
dans  le  cœur  du  lils.  L'un  ne  croit  plus  à  la  parole  royale  ,  l'autre  ne  croit  plus  à  la 
loyauté  des  hommes,  ni  à  la  pureté  des  femmes.  L'un  est  mort  au  respect  et  l'autre  à 
l'obéissance  !  Adieu. 

—  Cela  dit,  Athos  brisa  son  épée  sur  son  genou,  en  déposa  lentement  les  deux  mor- 
ceaux sur  le  parquet,  et  saluant  le  roi  qui  étouffait  de  rage  et  de  honte,  il  sortit  du  cabinet. 

Louis,  abîmé  sur  sa  table,  passa  quelques  minutes  à  se  remettre,  et  se  relevant  sou- 
dain, il  sonna  violemment. 
'    — Qu'on  appelle  M.  d'Artaguan!  dit-il  aux  huissiers  épouvantés. 


270  LES  MOUSQUETAIRES. 


SUITE  d'orage. 


Sans  doute  nos  lecteurs  se  sont  déjà  demandé  comment  Athos  s'était  si  bien  à  point 
trouvé  chez  le  roi,  lui  dont  ils  n'avaient  point  entendu  parler  depuis  un  long  temps. 
Notre  prétention  comme  romancier  étant  sul-tout  d'enchaîner  les  événemens  les  uns  aux 
autres  avec  une  logique  presque  fatale,  nous  nous  tenions  prêt  à  répondre  et  nous  ré- 
pondons à  cette  question.  r 

Porthos,  fidèle  à  son  devoir  d'arrangeur  d'affaires,  avait,  en  quittant  le  Palais- 
Royal,  été  rejoindre  Raool  aux  Minimes  du  bois  de  Vincennes  et  lui  avait  raconté  dans 
ses  moindres  détails  son  entretien  avec  M.  de  Saint-Aignan.  Puis  il  avait  terminé  en 
disant  que  le  message  du  roi  à  sou  favori  n'amènerait  probablement  qu'un  retard  mo- 
mentané, et  qu'en  quittant  le  roi,  Saint-Aignan  s'empresserait  de  se  rendre  à  l'appel 
que  lui  avait  fait  Raoul. 

Mais  Raoul ,  moins  crédule  que  son  vieil  ami ,  avait  conclu  du  récit  de  Porthos,  que 
si  Saint-Aignan  allait  chez  le  roi ,  Saint-Aignan  conterait  tout  au  roi,  et  que  si  Saint- 
Aignan  contait  tout  au  roi,  le  roi  défendrait  à  Saint-Aignan  de  se  présenter  sur  le 
terrain.  Il  avait  donc,  en  conséquence  de  cette  réflexion,  laissé  Porthos  garder  la 
place  au  cas  fort  peu  probable  où  Saint-Aignan  viendrait .  et  encore  avait-il  bien  en- 
gagé Porthos  à  ne  pas  rester  sur  le  pré  plus  d'une  heure  ou  une  heure  et  demie.  Ce  à 
quoi  Porthos  s'était  formellement  refusé ,  s'inslallanl  bien  au  contraire  aux  Minimes 
comme  pour  y  prendre  racine,  faisant  promettre  à  Raoul  de  revenir  de  chez  son  père 
chez  lui,  Raoul,  afin  que  le  laquais  de  Porthos  sut  où  le  trouver  si  M.  de  Saint-Ai- 
gnan venait  au  rendez- vous. 

Bragelonne  avait  quitté  Vincennes  et  s'était  acheminé  tout  droit  chez  .Vthos,  qui  de- 
puis deux  jours  était  à  Paris. 

Le  comte  était  déjà  prév(^nu  par  une  lettre  de  d'Arlagnan. 

Raoul  arrivait  donc  surabondamment  chez  son  père  ,  qui ,  après  lui  avoir  tendu  la 
main  et  lavoir  embrassé  ,  lui  fit  signe  de  s'asseoir. 

—  Je  sais  que  vous  venez  à  moi  comme  on  vient  à  un  ami .  vicomte,  quand  ou 
pleure  et  quand  on  souffre  ;  dites-moi  (pielle  cause  vous  amène. 

Le  jeune  homme  s'inclina  et  coumiença  son  récit.  Plus  d'une  fois  pendant  son  cours 
les  larmes  lui  coupèrent  la  voix,  et  un  sanglot  étranglé  dans  sa  gorge  suspendit  la 
narration. 

Athos  savait  probal)lement  déjà  à  quoi  s'en  tenir  puisque  nous  avons  dit  que  d'Ar- 
tagnan  lui  avait  écrit ,  mais  tenant  à  garder  jusqu'au  bout  ce  calme  et  cette  sérénité 
qui  faisaient  le  c<jté  presque  surhumain  de  son  caractère,  il  répondit  : 

—  Raoul,  je  ne  crois  rien  de  ce  qu(^  l'on  dit;  je  ne  crois  rien  de  ce  que  vous  crai- 
gnez, non  pas  que  di;s  personnes  diuMies  de  loi  ne  m'aient  pas  déjà  outreleiui  de  cette 
aventure,  mais  parce  que,  dans  mou  ànie  et  dans  ma  conscii'uoe,  je  crois  inqiossible 
que  le  roi  ail  outragé  un  genlillioinnic.  Je  garantis  dour  le  roi  et  vais  vous  rapporter 
la  preuve  de  ce  cpie  je  dis. 

itaoul,  tlijtlant  cunuiic  un  liomuie  ivre  entre  ce  (pi'il  avait  vu  de  ses  propres  y«ux 


LE  VICOMTE   DE  BRAGELONNE.  271 

et  cette  iniperturl)ablo  foi  qu'il  avait  dans  un  homme  qui  n'avait  jamais  menti,  s'in- 
clina et  se  contenta  Je  répondre  : 

—  Allez  donc,  monsieur  le  comte,  j'attendrai. 

Et  il  s'assit  la  tête  cachée  dans  ses  deux  mains.  Atbos  s'habilla  et  partit.  Chez  le 
roi ,  il  fit  ce  que  nous  venons  de  raconter  à  nos  lecteurs  qui  l'ont  vu  entrer  chez  Sa 
Majesté  et  qui  l'ont  vu  en  sortir. 

Quand  il  rentra  chez  lui ,  Raoul ,  pâle  et  morne  ,  n'avait  pas  quitté  sa  position  dé- 
sespérée. Cependant ,  au  bruit  des  portes  qui  s'ouvraient ,  au  bruit  des  pas  de  son  père 
qui  s'approchait  de  lui ,  le  jeune  homme  releva  la  tète. 

Athos  était  pâle,  découvert,  grave  ;  il  remit  son  manteau  et  son  chapeau  au  laquais, 
le  congédia  du  geste  et  s'assit  près  de  Raoul. 

—  Eh  bien  !  Monsieur,  demanda  le  jeune  homme  en  hochant  tristement  la  tête  de 
haut  en  bas,  êtes-vous  bien  convaincu  à  présent? 

—  Je  le  suis ,  Raoul  ;  le  roi  aime  mademoiselle  de  la  Vallière. 

—  Ainsi ,  il  avoue?  s'écria  Raoul. 

—  Absolument,  dit  Athos. 

—  Et  elle  ? 

—  Je  ne  l'ai  pas  vue. 

—  Non;  mais  le  roi  vous  en  a  parlé.  Que  dit-il  d'elle? 

—  Il  dit  qu'elle  l'aime. 

—  Oh  !  vous  voyez  !  vous  voyez,  jNIonsieur  ! 
Et  le  jeune  homme  tît  un  geste  de  désespoir. 

—  Raoul,  reprit  le  comte,  j'ai  dit  au  roi ,  croyez-le  bien  ,  tout  ce  que  vous  eussiez 
pu  lui  dire  vous-même,  et  je  crois  le  lui  avoir  dit  en  termes  convenables,  mais  fermes. 

—  Et  que  lui  avez-vous  dit.  Monsieur? 

—  J'ai  dit,  Raoul,  que  tout  était  fini  entre  lui  et  nous  ;  que  vous  ne  seriez  plus 
rien  pour  son  service  j  j'ai  dit  que  moi-même  je  demeurerais  à  l'écart.  Il  ne  me  reste 
plus  qu'à  savoir  une  chose. 

—  Laquelle ,  Monsieur',? 

—  Si  vous  avez  pris  votre  parti. 

—  Mon  parti  1  A  quel  sujet? 

—  Touchant  l'amour,  et.  . 

—  Achevez ,  Monsieur. 

—Et  touchant  la  vengeance,  car  j'ai  peur  que  vous  ne  songiez  à  vous  venger. 

■ —  Oh  1  Monsieur,  cet  amour...  peut-être  un  jour,  plus  tard  ,  réussirai-je  à  l'arra- 
cher de  mon  cœur?  J'y  compte  avec  l'aide  de  Dieu  et  le  secours  de  vos  sages  exhorta- 
tions. La  vengeance,  je  n'y  avais  songé  que  sous  l'empire  d'une  pensée  mauvaise, 
car  ce  n'était  point  du  vrai  coupable  que  je  pouvais  me  venger.  J'ai  donc  déjà  re- 
noncé à  la  vengeance. 

■—  Ainsi ,  vous  ne  songez  plus  à  chercher  une  querelle  à  M.  de  Saint-Aignan  ? 

' —  Non,  Monsieur.  Un  défi  a  été  faitj  si  M.  de  Saint-Aignan  l'accepte,  je  le  sou- 
tiendrai. S'il  ne  le  relève  pas,  je  le  laisserai  à  terre. 

—  Et  de  la  Vallière? 

■^  Monsieur  le  comte  n'a  pas  sérieusement  cru  que  je  songerais  à  me  venger  d'une 
femme,  répondit  Raoul  avec  un  sourire  si  triste  qu'il  attira  une  larme  au  bord  des 
paupières  de  cet  homme  qui  s'était  tant  de  fois  penché  sur  ses  douleurs  et  sur  les  dou- 
leurs des  autres. 

Il  tendit  la  main  à  Raoul.  Raoul  la  saisit  vivement. 


272  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Ainsi,  monsieur  le  comte ,  vous  êtes  bien  assuré  que  le  mal  ebt  sans  remède? 
demanda  le  jeune  homme. 

Athos  secoua  la  tête  à  son  tour, 

—  Pauvre  enfant  !  murmura-t-il. 

—  Vous  pensez  que  j'espère  encore  ,  dit  Raoul ,  et  vous  me  plaignez.  Oh  !  c'est  qu'il 
m'en  coûte  horriblement,  voyez-vous,  pour  mépriser  comme  je  le  dois  celle  que 
j"ai  tant  aimée.  Que  n'ai-je  quelque  tort  envers  elle,  je  serais  heureux,  et  je  lui  par- 
donnerais. 

Athos  regarda  tristement  >on  tlls.  Ces  quelques  mots  que  venait  de  prononcer  Raoul 
semblaient  être  sortis  de  son  propre  cœur. 

En  ce  moment,  le  laquais  annonça  M.  d'Artagnan. 

Ce  nom  retentit  d'une  façon  bien  différente  aux  oreilles  d'Athoset  de  Raoul. 

Le  mousquetaire  annoncé  fit  son  entrée  avec  un  vague  sourire  sur  les  lèvres.  Raoul 
s'arrêta.  Athos  marcha  vers  son  ami  avec  une  expression  de  visage  qui  n'échappa 
point  à  Bragelonne.  D'Artagnan  répomlit  à  Athos  par  un  simple  clignement  de  l'œil , 
puis  s'avançant  vers  Raoul  et  lui  prenant  la  main  : 

—  Eh  bien!  dit-il ,  s'adressant  à  la  fois  au  père  et  au  fils,  nous  consolons  l'enfant,  à 
ce  qu'il  parait. 

—  Et  vous,  toujours  bon,  dit  Alhos,  vous  venez  m'aidera  cette  tâche  difficile. 

El  ce  disant,  Athos  serra  entre  ses  deux  mains  la  mam  de  d'Artagnan.  Raoul  crut 
remarquer  que  celte  pression  avait  un  sens  particulier  à  part  celui  des  paroles. 

—  Oui,  répondit  le  mousquetaire  en  se  grattant  la  moustache  de  la  main  qu'Alhos 
lui  laissait  libre,  oui, je  viens  aussi. 

—  Soyez  le  bienvenu,  monsieur  le  chevalier;  non  [>our  la  consolation  que  vous  ap- 
portez, mais  pour  vous-même.  Je  suis  consolé. 

Et  il  essaya  d'un  sourire  plus  triste  qu'aucune  des  larmes  que  d'Artagnan  avait  ja- 
mais vu  répandre. 

—  A  la  bonne  heure,  fit  d'Artagnan. 

—  Seulement,  continua  Raoul ,  vous  êtes  arrivé  comme  M.  le  comte  allait  me  don- 
ner les  détails  de  son  entrevue  avec  le  roi.  Vous  permettez,  n'est-ce  pas,  que  M.  le 
comte  continue? 

Et  les  yeux  du  jeune  homme  semblaient  vouloir  lire  jusqu'au  fond  du  cœur  du 
mousquetaire. 

—  Son  entrevue  avec  le  roi?  fit  d'Artagnan  d'un  Ion  si  naturel  qu'il  n'y  avait  pas 
moyen  de  douter  de  son  élonncmeut. 

—  Vous  avez  donc  vu  le  roi ,  Alhos? 
Athos  sourit. 

—  Oui,  dit-il .  je  l'ai  vu. 

—  Ah!  vraiment,  vous  ignoriez  que  le  comte  eut  vu  Sa  Majesté?  demanda  Raoul 
à  demi  rassuré. 

—  Ma  loi,  oui,  tout  à  fait. 

—  Alors,  me  voilà  plus  tranquille,  dit  Raoul. 

—  Tranquille  ,  cl  sur  quoi?  demanda  Athos. 

—  Monsiem",  dit  Raoul ,  pardonnez-moi ,  mais  connaissant  l'amitié  que  vous  me 
failcsThonncur  de  me  porter,  je  craignais  que  vous  n'eussiez  un  peu  a  ivemenl  exprime 
à  Sa  Majesté  ma  douleur  et  votre  iudignalion  ,  et  (pi'alors  le  roi... 

—  Et  qu'alois  le  roi?  répéta  d'Artagnan;  voyous,  achevez.  R.ioti!. 

—  F.Miisez-moi  à  votre  lonr,  monsieur  (l'Ail.i'jn.in  ,  dit  Itaniil.  lu  iiisi.ni!  j'ai  Irem- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  ;>73 

blé,  je  l'avoue,  que  vous  ne  vinssiez  pas  ici  comme  M.  d'Arlagnan,  mais  comme  ca[)i- 
taine  des  mousquetaires. 

—  Vous  êtes  fou ,  mon  pauvre  Raoul,  s'écria  d'Artaguau  avec  un  éclat  de  rire  dans 
lequel  un  exact  observateiu'  eût  peut-être  désiré  plus  de  franchise. 

—  Tant  mieux,  dit  Raoul. 

—  Oui,  fou ,  et  savez-vous  ce  que  je  vous  conseille? 

—  Dites,  Monsieur,  venant  devons  l'avis  doit  être  bon. 

—  Eh  bien!  je  vous  conseille,  après  votre  voyage,  après  votre  visite  chez  M.  de 
Guiche,  après  votre  visite  chez  Madame,  après  votre  visite  chez  Porthos,  après  votre 
voyagea  Vincennes,  je  vous  conseille  de  prendre  quelque  repos;  couchez-vous,  dor- 
mez douze  heures  et  à  votre  réveil  fatiguez-moi  un  bon  cheval. 

Et ,  l'attirant  à  lui,  il  l'embrassa  comme  il  eût  fait  de  son  propre  enfant.  Athos  en  lit 
autant;  seulement  il  était  visible  que  le  baiser  était  plus  tendre  et  la  pression  plus 
forte  encore  chez  le  père  que  chez  l'ami. 

Le  jeune  homme  regarda  encore  une  fois  ces  deux  hommes  en  appliquant  à  les  pé- 
nétrer toutes  les  forces  de  son  intelligence.  Mais  son  regard  s'émoussa  sur  la  physiono- 
mie riante  du  mousquetaire  et  sur  la  figure  calme  et  douce  du  comte  de  la  Fère. 

—  Et  où  allez- vous,  Raoul?  demanda  ce  dernier,  voyant  que  Bragelonne  s'apprê- 
tait à  sortir. 

—  Chez  moi ,  Monsieur,  répondit  celui-ci  de  sa  voix  douce  et  triste. 

—  C'est  donc  là  qu'on  vous  trouvera,  vicomte,  si  l'on  a  quelque  chose  à  vous  dire? 

—  Oui ,  Monsieur.  Est-ce  que  vous  prévoyez  avoir  quelque  chose  à  me  dire? 

—  Que  sais-je  !  dit  Alhos. 

—  Oui,  denouvelles  consolations,  dit  d'Artagnan  en  poussant  tout  doucement  Raoul 
vers  la  porte. 

Raoul,  voyant  cette  sérénité  dans  chaque  geste  des  deux  amis,  sortit  de  chez  le 
comte,  n'emportant  avec  lui  que  l'unique  sentiment  de  sa  douleur  particulière. 

—  Dieu  soit  loué,  dit-il  ;  je  puis  donc  ne  plus  penser  qu'à  moi! 

Et  s'enveloppant  de  son  manteau,  de  manière  à  cacher  aux  passans  son  visage  sombre, 
il  sortit  pour  se  rendre  à  son  propre  logement ,  comme  il  l'avait  promis  à  Porthos. 

Les  deux  amis  avaient  vu  le  jeune  homme  s'éloigner  avec  un  sentiment  pareil  de 
commisération. 

Seulement  chacun  d'eux  l'avait  exprimé  d'une  façon  différente. 

—  Pauvre  Raoul!  avait  dit  Athos  en  laissant  échapper  un  soupir. 

—  Pauvre  Raoul  !  avait  dit  d'Artagnan  en  haussant  les  épaules. 


T.  H. 


274 


LES  MOUSOUETAiriES 


heu!  miser! 


AUVBE  Raoul  !  avail  dit  Athos.  Pauvre  Raoul!  avait  dit 
d'Artaguan.  EnefTet,  plaint  par  ces  deux  hommes  si 
forts,  Raoul  devait  être  un  homme  bien  malheureux. 

Aussi ,  lorsqu'il  se  trouva  seul  en  face  de  lui-même  , 
laissant  derrière  lui  l'ami  intrépide  et  le  père  indulgent, 
lorsqu'il  se  rappela  l'aveu  fait  parle  roi  de  cette  tendresse 
'^  qui  lui  volait  sa  bien-aimée.  Louise  delà  Valhère,  il 
y  sentit  son  cœur  se  briser,  connne  chacun  de  nous  l'a  senti 
se  briser  une  fois  à  la  première  illusion  détruite,  au  pre- 
mier amour  trahi. 

—  Oh  1  murmura-t-il,  c'en  est  donc  fait!  plus  rien  dans  la  vie!  Rien  à  attendre, 
rien  à  espérer!  Gniche  me  l'a  dit,  mon  père  me  l'a  [dit,  M.  d'Artagnan  me  l'a  dit. 
Tout  est  donc  un  rèvc  en  ce  monde!  C'était  un  rêve  que  cet  avenir  poursuivi  depuis 
dix  ans!  Cotte  union  de  nos  cœurs,  c'était  un  rêve!  cette  vie  toute  d'amour  et  de 
bonheur,  c'était  un  rêve! 

Pauvre  fou  de  rêver  ainsi  tout  haut  et  publiquement,  en  face  de  nies  amis  et  de  mes 
ennemis!  Alin  que  mes  amis  sallristcnl  de  mes  peines  et  qiic  n»es  eimeniis  rient  de 
nies  (ionleurs! 

Ainsi  mon  niailieur  va  devenir  une  disgrâce  cclatanle,  un  scandale  public!  Ainsi 
demain  je  serai  montré  honleusemenl  au  doigt! 

Et  malgré  le  calme  promis  à  son  père  et  à  d'Artagnan.  Raoul  lit  entendre  quelques 
paroles  de  sourde  menace  : 

—  Et  cependant,  continua-t-il ,  si  je  m'appelais  de  Wardes,  et  que  j'eusse  à  la 
fois  la  souplesse  et  la  vigueur  de  M.  d'Artagnan  ,  je  rirais  avec  les  lèvres,  je  convain- 
crais les  femmes  que  cette  perlide,  honorée  de  mon  amour,  ne  me  laisse  qu'un  regret, 
celui  d'avoir  été  abusé  par  ses  semblans  d'honnêteté  ;  quelques  railleurs  tlagorne- 
raient  le  roi  à  mes  dépens,  je  me  mettrais  à  l'aflùt  sur  le  chemin  des  railleurs  j  j'en 
châtierais  quebines-uns.  Les  hommes  me  redouteraient,  et  au  troisième  que  j'aurais 
couché  à  mes  pieds,  je  serais  adoré  tles  fenuncs. 

Oui,  voilà  un  parti  à  prendre,  et  le  comte  de  la  Fèrc  lui-môme  n'y  répugnerait  pas, 
N'a-t-il  pas  été  éprouvé,  lui  au^si,  au  milieu  de  sa  jeunesse,  comme  je  viens  df  l'être. 
K'a-t-il  pas  remplacé  l'amour  par  rivrcsse'/  Il  me  l'a  dit  souvent.  Ponnpioi .  moi,  ne 
reuïplacerais-je  pas  l'amour  par  le  plaisir? 

Il  avait  souffert  autant  que  je  souiïre .  plus  peut-être!  L  histoire  d'un  homme  es! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  275 

donc  l'histoire  de  tons  les  hommes  :  une  épreuve  pins  on  moins  longue,  pins  on 
moins  doulourensc  !  La  voix  de  l'iiumanilé  tout  entière  n'est  qu'un  long  cri. 

Mais  qu'importe  la  doulenr  des  autres  à  celui  qui  souiïVe?  La  plaie  ouverte  dans 
une  autre  poitrine  adoucit-elle  la  plaie  béante  sur  la  nôtre?  Le  sang  qui  coule  à  côlé 
de  nous  tarit-il  notre  sang?  Cette  angoisse  universelle  diiuinuc-t-elle  l'angoisse  parti- 
culière ?  Non,  chacun  souffre  pour  soi ,  chacun  lutte  avec  sa  douleur,  chacun  pleure 
ses  propres  larmes. 

Et  d'ailleurs,  qu'a  été  la  vie  pour  moi  jusqu'à  présent?  Une  arène  froide  et  stérile 
où  j'ai  combattu  pour  les  autres  toujours,  pour  moi  jamais. 

Tantôt  pour  un  roi ,  tantôt  pour  une  femme. 

Le  roi  m'a  trahi ,  la  femme  m'a  dédaigné. 

Oh  !  malheureux  I...  Les  femmes!  Ne  ponrrais-je  donc  pas  faire  expier  à  tontes  le 
crime  de  l'une  d'elles  I 

Que  faut-il  pour  cela?...  N'avoir  plus  de  cœur,  ou  oublier  qu'on  en  a  eu  nuj  être 
fort,  même  contre  la  faiblesse;  appuyer  toujours ,  même  lorsque  l'on  sent  rompre. 

Que  faut  il  pour  en  arriver  là?  Être  jeune  ,  beau,  fort ,  vaillant,  riche.  Je  suis  ou 
je  serai  tout  cela. 

Mais  l'honneur?...  Qu'est-ce  que  l'honneur?  Une  théorie  que  chacun  comprend  à 
sa  façon.  Mon  père  me  disait  :  «  L'honneur,  c'est  le  respect  de  ce  qu'on  doit  aux 
autres,  et  sourtout  de  ce  qu'on  se  doit  à  soi-même.  »  Mais  Guiche ,  mais  Manicamp  , 
mais  Saint-Aignan  surtout  me  diraient  :  «  L'honneur?  l'honneur  consiste  à  servir  les 
passions  et  les  plaisirs  de  son  roi.  »  Cet  honneur-là  est  facile  et  productif.  Avec  cet 
honneur-là  je  puis  garder  mon  poste  à  la  cour,  devenir  gentilhomme  de  la  chambre, 
avoir  un  beau  et  bon  régiment  à  moi.  Avec  cet  honneur-là,  je  puis  être  duc  et  pair. 

La  tache  que  vient  de  m'imprimer  cette  femme,  cette  douleur  avec  laquelle  elle 
vient  de  briser  mon  cœur,  à  moi ,  Raoul ,  son  ami  d'enfance,  ne  touche  en  rien  à 
M.  de  Bragelonne,  bon  ofllcier,  brave  capitaine,  qui  se  couvrira  de  gloire  à  la  pre- 
mière rencontre,  et  qui  deviendra  cent  fois  plus  que  n'est  aujourd'hui  mademoiselle 
de  la  Vallière  ,  la  maîtresse  du  roi  ;  car  le  roi  n'épousera  pas  mademoiselle  de  la  Val- 
lière,  et  plus  il  la  montrera  publiquement  sa  maîtresse,  plus  il  épaissira  le  bandeau 
de  honte  qu'il  lui  jette  an  front  en  guise  de  couronne,  et  à  mesure  qu'on  la  méprisera 
comme  je  la  méprise,  moi  je  me  glorifierai. 

Hélas  !  nous  avions  marché  ensemble ,  elle  et  moi ,  pendant  le  premier,  pendant  le 
plus  beau  tiers  de  notre  vie  ,  nous  tenant  par  la  main  le  long  du  sentier  charmant  et 
plein  de  fleurs  de  la  jeunesse  ,  et  voilà  que  nous  arrivons  à  un  carrefour  oi!i  elle  se 
sépare  de  moi,  on  nous  allons  suivre  une  route  difFcrenle  qui  ira  nous  écartant  tou- 
jours davantage  l'un  de  l'autre  ;  et  pour  atteindre  le  bout  de  ce  chemin ,  Seigneur,  je 
suis  seul ,  je  suis  désespéré  ,  je  suis  anéanti  ! 

Oh  !  malheureux  ! 

Raoul  en  était  là  de  ses  réflexions  sinistres  ,  quand  son  pied  se  posa  machinalement 
sur  le  seuil  de  sa  maison.  Il  était  arrivé  là  sans  voir  les  rues  par  lesquelles  il  passait, 
sans  savoir  comment  il  était  venu;  il  poussa  la  porte,  continua  d'avancer  et  gravit 
l'escalier. 

Comme  dans  la  plupart  des  maisons  de  cette  époque,  l'escalier  était  sombre  et  les 
paliers  étaient  obscurs.  Raoul  logeait  an  premier  étage;  il  s'arrêta  pour  sonner.  Oli- 
vain  parut,  lui  prit  des  mains  l'épée  et  le  manteau.  Raoul  ouvrit  lui-même  la  porte 
qui  de  l'anlichambre  donnait  dans  un  petit  salon  assez  richement  meublé  pour  un  salon 
de  jeune  honmie,  et  tout  garni  de  fleurs  par  Ohvain,  qui,  connaissant  les  goûts  de 


276  LES  MOUSQUETAIRES. 

son  maître ,  s'était  empressé  d'y  satisfaire  sans  s'inquiéter  s'il  s'apercevrait  ou  ne  s'a- 
percevrait pas  de  cette  attention. 

Il  y  avait  dans  le  salon  un  portrait  de  la  Vallière  que  la  Vallière  elle-même  avait 
dessiné  et  avait  donné  à  Raoul.  Ce  portrait ,  accroché  au-dessus  d'une  grande  chaise 
longue  recouverte  de  damas  de  couleur  soinhre,  fut  le  premier  point  vers  lequel  Raoul 
se  dirigea,  le  premier  ohjet  sur  lequel  il  fixa  les  yeux.  Au  reste,  Raoul  cédait  à  son 
habitude;  c'était  chaque  fois  qu'il  rentrait  chez  lui  ce  portrait  qui  avant  toute  chose 
attirail  ses  yeux.  Cette  fois,  comme  toujours,  il  alla  donc  droit  au  portrait,  posa  ses 
genoux  sur  la  chaise  longue  et  s'airèta  à  le  regarder  tristement. 

11  avait  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  la  tête  doucement  levée,  l'œil  calme  et  voilé, 
la  bouche  plissée  par  un  sourire  amer. 

Il  regarda  l'image  adorée  ;  puis  tout  ce  qu'il  avait  dit  repassa  dans  son  esprit  :  tout 
ce  qu'il  avait  souffert  assaillit  son  ca:",ir,  et  après  un  long  silence  : 

—  Oh!  malheureux!  s"écria-t-il  encore. 

A  peine  avait-il  prononcé  ces  deux  mots  qu'un  soupir  et  une  plainte  se  tirent  en- 
tendre derrière  lui. 

Il  se  retourna  vivement,  et,  dans  l'angle  du  salon,  il  aperçut,  debout ,  voilée,  une 
fenunc  qu'en  entrant  il  avait  cachée  derrière  le  déplacement  de  la  porte  et  que  depuis 
il  n'avait  pas  vue ,  ne  s'étant  pas  retourné. 

Il  s'avança  vers  celte  femme  dont  personne  ne  lui  avait  annoncé  la  présence  ,  sa- 
luant et  s'infoitnant  à  la  fois,  quand  tout  à  coup  la  tèle  baissée  se  releva,  le  voile 
écarté  laissa  voir  le  visage,  et  une  ligure  blanche  et  triste  lui  apparut. 

Raoul  se  recula  comme  il  eût  fait  devant  un  fantôme. 

—  Louise  !  s'écria-l-il  avec  un  accent  si  désespéré  qu'on  n'eut  pas  cru  que  la  voix 
humaine  put  jeter  un  pareil  cri  !>ans  que  se  brisassent  toutes  les  libres  du  cœur. 


BLESSURES   SUR   BLESSURES. 


Mademoiselle  de  la  Vallière  ,  car  c'était  bien  elle,  lit  un  pas  en  avant. 

—  Oui,  Louise,  nuuinura-t-elle. 

Mais  dans  cet  intervalle,  si  court  qu'il  fût,  Raoul  avait  eu  le  lenq)s  de  se  remettre. 

—  Vous,  Mademoiselle?  dit-il.  Puis  avec  un  accent  indéfinissable  :  Vous  ici! 
ajouta- t-il. 

—  Oui,  Raoul,  répéta  la  jeune  lille;  oui  ,  moi,  qui  vous  attendais. 

—  Pardon;  lorsque  je  suis  rentré,  j'ignorais... 

—  Oui,  et  j'avais  recommandé  à  Olivain  de  vous  laisser  ignorer. 

Elle  hésita;  et  conune  Kaoul  ne  se  pressait  pas  de  lui  répondre,  il  se  fit  un  silence 
d'un  instant,  silence  pendant  lequel  on  eût  pu  entendre  le  bruit  de  ces  deux  cœui*s 
qui  battaient,  non  [»lu5  à  l'unisson  l'un  de  l'autre,  mais  aussi  violennnent  l'un  que  l'autre. 

C'était  à  Louise  à  parler.  Elle  lit  un  elVort. 

—  J'avais  à  \ous  j)arler,  dit-elle;  il  fallait  absolument  que  je  vous  visse...  mui- 
uièiue...  seule...  Je  n'ai  point  reculé  devant  une  démarche  qui  doit  rester  secrète,  car 
personne  ,  excepté  vous,  ne  la  compreudrail,  monsieur  de  Rriigelonne. 


LES     ADIEUX     DE     B  B  A  G  E  L  0  N  .N  E     ET    DE     LA    N  A  L  L  I  È  n  F. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  -277 

—  En  effet,  Mademoiselle,  balbutia  Raoul  tout  effaré,  tout  haletant,  et  moi-nieine, 
malgré  la  bonne  opinion  que  vous  avez  de  moi,  j'avoue... 

—  Voulez-vous  me  faire  la  grâce  de  vous  asseoir  et  de  m'ccouter?  dit  Louise  l'in- 
terrompant avec  sa  plus  douce  voix. 

Bragelonne  la  regarda  un  instant;  puis,  secouant  tristement  la  tète ,  il  s'assit  ou 
plutôt  tomba  sur  une  chaise. 

—  Parlez,  dit-iL 

Elle  jeta  un  regard  à  la  dérobée  autour  d'elle.  Ce  regard  était  une  prière  et  deman- 
dait bien  mieux  le  secret  qu'un  instant  auparavant  ne  l'avaient  l'ait  ses  paroles.  Raoul 
se  releva,  et  allant  à  la  porte  qu'il  ouvrit  : 

—  Olivain  ,  dit-il,  je  n'y  suis  pour  personne. 
Puis ,  se  retournant  vers  la  Vallière  : 

—  C'est  cela  que  vous  désirez?  dit-il. 

Rien  ne  peut  rendre  l'elfet  que  fit  sur  Louise  cette  parole  qui  signifiait  :  Vous  voyez 
que  je  vous  comprends  encore,  moi. 

Elle  passa  son  mouchoir  sur  ses  yeux  pour  éponger  une  larme  rebelle  ;  puis,  s'é- 
tant  recueillie  un  instant  : 

—  Raoul ,  dit-elle,  ne  détournez  point  de  moi  votre  regard  si  bon  et  si  franc  ;  vous 
n'êtes  pas  un  de  ces  hommesqui  méprisent  une  femme  parce  qu'elle  a  donné  son  cœur, 
dût  cet  amour  faire  leur  malheur  ou  les  blesser  dans  leur  orgueil. 

Raoul  ne  répondit  point. 

—  Hélas!  continua  la  Vallière,  ce  n'est  que  trop  vrai ,  ma  cause  est  mauvaise  ,  et 
je  ne  sais  par  quelle  phrase  commencer.  Tenez,  je  ferai  mieux,  je  crois,  de  vous  ra- 
conter tout  simplement  ce  qui  m'arrive.  Comme  je  dirai  la  vérité,  je  trouverai  tou- 
jours mon  droit  chemin,  dans  l'obscurité,  dans  l'hésitation,  dans  les  obstacles  que 
j'ai  à  braver,  pour  soulager  mon  cœur  qui  déborde  et  veut  se  répandre  à  vos  pieds. 

Raoul  continua  de  garder  le  silence. 

La  Vallière  le  regardait  d'un  air  qui  voulait  dire  :  Encouragez-moi  1  par  pitié,  un  mot! 

Mais  Raoul  se  tut  et  la  jeime  tille  dut  continuer. 

—  Tout  à  l'heure  ,  dit-elle,  M.  de  Saint-Aignan  est  venu  chez  moi  de  la  part  du  roi. 
Elle  baissa  les  yeux. 

De  son  côté  Raoul  détourna  les  siens  pour  ne  rien  voir. 

—  M.  de  Saint-Aignan  est  venu  chez  moi  de  la  part  du  roi,  répéta-t-elle,  et  il  m'a 
dit  que  vous  saviez  tout. 

Et  elle  essaya  de  regarder  en  face  celui  qui  recevait  cette  blessure  après  tant  d'au- 
tres blessures  ;  mais  il  lui  fut  impossible  de  rencontrer  les  yeux  de  Raoul. 

—  Il  m'a  dit  que  vous  aviez  conçu  contre  moi  une  légitime  colère. 

Cette  fois  Raoul  regarda  la  jeune  fille  ;  et  un  sourire  dédaigneux  retroussa  ses  lèvres. 

—  Oh!  conlinua-t-elle,  je  vous  en  supplie,  ne  dites  pas  que  vous  avez  ressenti 
contre  moi  autre  chose  que  de  la  colère.  Raoul,  attendez  que  je  vous  aie  tout  dit ,  at- 
tendez que  je  vous  aie  parlé  jusqu'à  la  fin. 

Le  front  de  Raoul  se  rasséréna  par  la  force  de  sa  volonté,  le  pli  de  sa  bouche  s'eflaça. 

—  Et  d'abord,  dit  la  Vallière ,  d'abord  ,  les  mains  jointes,  le  front  courbé,  je  vous 
demande  pardon  comme  au  plus  généreux,  comme  au  plus  noble  des  hommes.  Si  je 
vous  ai  laissé  ignorer  ce  qui  se  passait  en  moi ,  jamais  du  moins  je  n'eusse  consenti  à 
vous  tromper.  Oh!  je  vous  en  supplie  ,  Raoul ,  je  vous  le  demande  à  genoux ,  répon- 
dez-moi, fût-ce  une  injure.  J'aime  mieux  une  injure  de  vos  lèvres  qu'un  soupçon  de 
votre  cœur. 


î>78  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  J'admire  votre  subtilité,  îMademoiselle ,  dit  Raoul ,  en  faisant  un  effort  sur  lui- 
même  pour  rester  calme.  Laisser  ignorer  que  l'on  trompe,  c'est  loyal  ;  mais  tromper? 
il  paraît  que  ce  serait  mal,  et  vous  ne  le  feriez  point. 

—  Monsieur,  longtemps  j'ai  cru  que  je  vous  aimais  avant  toute  chose,  et  tant  que 
j'ai  cru  à  mon  amour  pour  vous,  je  vous  ai  dit  que  je  vous  aimais.  A  Blois  je  vous 
aimais.  Le  roi  passa  à  Blois;  je  crus  que  je  vous  aimais  encore.  Je  l'eusse  juré  sur  un 
aulel  ;  mais  un  jour  est  venu,  qui  m'a  détrompée. 

—  Eh  bien!  ce  jour-là,  Mademoiselle,  voyant  que  je  vous  aimais  toujours ,  moi , 
la  loyauté  devait  vous  ordonner  de  me  dire  que  vous  ne  m'aimiez  plus. 

—  Ce  jour-là ,  Raoul ,  le  jour  où  j'ai  lu  jusqu'au  fond  de  mon  cœur,  le  jour  où  je 
me  suis  avoué  à  moi-même  que  vous  ne  remplissiez  pas  toute  ma  pensée,  le  jour  où 
j'ai  vu  un  autre  avenir  que  celui  d'êlre  votre  amie,  votre  amante,  votre  épouse,  ce 
jour-là,  Raoul ,  hélas  1  vous  n'étiez  plus  près  de  moi. 

—  Vous  saviez  où  j'étais,  Mademoiselle;  il  fallait  m'écrire. 

—  Raoul .  je  n'ai  point  osé.  Raoul ,  j'ai  été  lâche.  Que  voulez-vous,  Raoul .  je  vous 
connaissais  si  bien  ,  je  savais  si  bien  que  vous  m'aimiez,  que  j'ai  tremblé  à  la  seule 
idée  de  la  douleur  que  j'allais  vous  faire;  et  cela  est  si  vrai  ,  Raoul,  qu'en  ce  moment 
où  je  vous  parle ,  courbée  devant  aous ,  le  cœur  serré ,  des  soupirs  plein  la  voix  ,  des 
larmes  plein  les  yeux ,  aussi  vrai  que  je  n'ai  d'autre  défense  que  ma  franchise,  je  n'ai 
pas  non  plus  d'autre  douleur  que  celle  que  je  lis  dans  vos  yeux. 

Raoul  essaya  de  sourire. 

—  Non ,  dit  la  jeune  lille  avec  une  conviction  profonde  .  non  ,  vous  ne  me  feriez  pas 
cette  injure,  vous,  de  dissimuler  devant  moi.  Vous  m'aimiez,  vous;  vous  étiez  sur  de 
m'aimer  ;  vous  ne  vous  lromi)iez  pas  vous-même  ,  vous  ne  mentiez  pas  à  votre  propre 
cœur,  tandis  que  moi,  moi  !... 

Et  toute  pâle,  les  bras  tendus  au-dessus  de  sa  tête,  elle  se  laissa  tomber  sur  les  genoux. 

—  Tandis  que  vous,  dit  Raoul ,  vous  me  disiez  que  vous  m'aimiez,  et  vous  en  ai- 
miez un  autre. 

—  Hélas!  oui,  s'écria  la  pauvre  enfant:  hélas!  oui,  j'en  aime  un  autre;  et  cet 
autre...  mon  Dieu  !  laissez-moi  dire,  car  c'est  ma  seule  excuse  ,  Raoul  :  cet  autre  ,  je 
l'aime  plus  que  je  n'aime  ma  \ie  ,  plus  que  je  n'aime  Dieu.  Pardonnez-moi  ma  faute 
ou  punissez  ma  trahison  ,  Raoul.  Je  suis  venue  ici,  non  pour  me  défendre ,  mais  pour 
vous  dire  :  Vous  savez  ce  que  c'est  qu'aimer?  Eh  bien  !  j'aime  !  J'aime  à  donner  ma 
vie ,  à  donner  mon  Ame  à  celui  que  j'aime.  S'il  cesse  de  m'aimer  jamais,  je  mourrai 
de  douleur,  à  moins  que  Dieu  ne  me  secoure ,  à  moins  que  le  Seigneur  ne  me  prenne 
en  miséricorde.  Raoul,  je  suis  ici  pour  subir  votre  volonté  quelle  qu'elle  soit,  pour 
mourir  si  vous  voulez  que  je  meure;  tuez-moi  donc,  Raoul,  si  dans  votre  cœur  vous 
croyez  que  je  mérite  la  mort. 

—  Prenez-y  garde,  Mademoiselle,  dit  Raoul:  la  fenuue  qui  demande  la  mort  est 
celle  qui  ne  peut  plus  donner  que  son  sang  à  l'amant  trahi. 

—  Vous  avez  raison,  dit-elle. 
Raoul  poussa  un  profond  soupir. 

—  Et  vous  aimez  sans  pouvoir  oublier?  s'écria  Raoul. 

—  J'aime  sans  vouloir  oublier,  sans dcsir(raimerjamaisailleurs,répondilIaVallièrc. 

—  Bien!  fit  Raoul.  Vous  m'avez  dit,  en  effet,  tout  ce  que  vous  aviez  à  me  dire, 
tout  ce  (pie  je  pouvais  désirer  savoir.  Et  maintenant ,  Mademoiselle  ,  c'est  moi  (pii  vous 
demande  pardon,  c'est  moi  qui  ai  failli  être  un  obstacle  dans  voire  vie,  c'est  moi  qui 
ai  eu  tort,  c'est  moi  qui,  en  me  trompani ,  vous  aidais  à  vous  tromper. 


LE  V ICO. M  TE  DE  BRAGELONNE,  279 

—  Oh  !  lit  la  Vallière,  je  ne  vous  deinando  pas  tant,  Raoul. 

—  Tout  cela  est  ma  faute,  Mademoiselle,  continua  Raoul;  plus  instruit  que  vous 
dans  les  difficultés  de  la  vie,  c'était  à  moi  de  vous  éclairer,  je  devais  ne  pas  me  re- 
poser sur  l'incertain,  je  devais  faire  parler  votre  cœur,  tandis  que  j'ai  fait  à  peine  par- 
ler votre  bouche.  Je  vous  le  ré[)ète ,  .^ladeinoiselle,  je  vous  demande  pardon. 

—  C'est  impossible,  c'est  impossible!  s'ccria-l-elle.  Vous  me  raillez  ! 

—  Comment ,  impossible  ! 

—  Oui,  il  est  impossible  d'être  bon ,  d'être  excellent,  d'être  parfait  à  ce  point. 

—  Prenez  garde  !  dit  Raoul  avec  un  sourire  amer;  car  tout  à  l'heure  vous  allez 
peut-être  dire  que  je  ne  vous  aimais  pas. 

—  Oh  !  vous  m'aimez  comme  un  tendre  frère  ;  laissez-moi  espérer  cela',  Raoul. 

—  Comme  un  tendre  frère?  détrompez-vous,  Louise  !  Je  vous  aimais  comme  un 
nmant,  comme  un  époux,  comme  le  plus  tendre  des  hommes  qui  aiment. 

—  Raoul  !  Raoul  ! 

—  Comme  un  frère  !  Oh  !  Louise  ,  je  vous  aimais  à  donner  pour  vous  tout  mon 
sang  goutte  à  goutte,  toute  ma  chair  lambeau  par  lambeau,  toute  mon  éternité  heure 
par  heure. 

—  Raoul ,  Raoul ,  par  pitié  ! 

■ —  Je  vous  aimais  tant,  Louise,  que  mon  cœur  est  mort,  que  ma  foi  chancelle  , 
que  mes  yeux  s'éteignent;  je  vous  aimais  tant  que  je  ne  vois  plus  rien  ni  sur  la  terre, 
ni  dans  le  ciel. 

—  Raoul ,  Raoul ,  mon  ami ,  je  vous  en  conjure  ,  épargnez-moi  1  s'écria  la  Vallière. 
Oh  I  si  j'avais  su!... 

■ —  Il  est  trop  tard  ,  Louise  ;  vous  aimez  ,  vous  êtes  heureuse  ;  je  lis  cette  joie  à  tra- 
vers vos  larmes;  derrière  les  larmes  que  verse  votre  loyauté,  je  sens  les  soupirs 
qu'exhale  voire  amour. Louise,  Louise,  vous  avez  fait  de  moi  le  dernier  des  hommes: 
retirez-vous ,  je  vous  en  conjure.  Adieu  !  adieu  ! 

—  Pardonnez-moi,  Raoul;  pardonnez-moi,  je  vous  en  supplie! 

—  Eh  !  n'ai-je  pas  fait  plus?  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  je  vous  aimais  toujours? 
Elle  cacha  son  visage  entre  ses  mains, 

—  Et  vous  dire  cela ,  comprenez-vous ,  Louise?  vous  le  dire  dans  un  pareil  moment, 
vous  le  dire  comme  je  vous  le  dis,  c'est  vous  dire  ma  sentence  de  mort.  Adieu  ! 

La  Vallière  voulut  tendre  ses  mains  vers  lui. 

—  Nous  ne  devons  plus  nous  voir  en  ce  monde,  dit-il. 

Elle  voulut  s'écrier  :  il  lui  ferma  la  bouche  avec  la  main.  Elle  haisa  cette  main  et 
s'évanouit. 

—  Olivain,  dit  Raoul,  prenez  celte  jeune  dame  et  la  portez  dans  sa  chaise  qui  at- 
tend à  la  porte. 

Olivain  la  souleva.  Raoul  fit  un  mouvement  pour  se  précipiter  vers  la  Vallière , 
pour  lui  donner  le  premier  et  le  dernier  baiser;  puis,  s'arrêlant  tout  à  coup  : 

—  Non  ,  dit-il,  ce  bien  n'est  pas  à  moi.  Je  ne  suis  pas  le  roi  de  France  pour  voler! 
El  il  rentra  dans  sa  chambre,  tandis  que  le  laquais  emportait  la  Vallière  toujours 

évanouie. 


280 


LES  MOUSOU ETA  IRES. 


CE   QU  AVAIT  DEVINÉ  RAOUL. 


AOi  L  parti,  les  deux  exclamations  qui  l'avaient  suivi 
exhalées,  Athos  et  d'Artagnan  se  retrouvèrent  seuls  en 
face  l'un  de  l'autre.  Athos  reprit  aussitôt  l'air  empressé 
qu'il  avait  à  l'arrivée  de  d'Artagnan. 

—  Eh  bien  !  dit-il ,  cher  ami ,  que  veniez-vous  ni'an- 
noncer? 

Moi?  demanda  d'Artagnan. 

— Sans  doute,  vous.  On  ne  vous  voit  pas  ainsi  sanscause. 

Athos  sourit. 

—  Dame!  til  d'Artagnan. 

—  Je  vais  vous  mettre  à  voire  aise  ,  cher  ami.  Le  roi  est  furieux ,  n'est-ce  pas? 

—  Mais  je  dois  vous  avouer  qu'il  n'est  pas  content. 
■ —  Et  vous  venez... 

—  De  sa  part,  oui. 

—  Pour  m'arrêter,  alors? 

—  Vous  avez  mis  le  doigt  sur  la  chose,  cher  ami. 

—  Je  m'y  attendais.  Allons! 

—  Ohl  oii  !  que  diable  !  fit  d'Artagnan ,  comme  vous  êtes  pressé,  vous  ! 

—  Je  crains  de  vous  mettre  en  retard,  dit  en  souriant  Athos. 

—  J'ai  le  temps.  N'ètes-vous  pas  curieux  d'ailleurs  de  savoir  conunent  les  choses  se 
sont  passées  entre  moi  et  le  roi? 

—  S'il  vous  i)laît  de  me  raconter  cela,  cher  ami,  j'écouterai  avec  plaisir. 

Et  il  montra  à  d'Artagnan  un  grand  fauteuil  dans  lequel  celui-ci  s'étendit  en  prenant 
ses  aises. 

—  J'y  tiens,  voyez-vous,  continua  d'Artagnan,  alleiidu  que   la  conversation  est 

assez  curieuse. 

—  J'écoule. 

—  Eh  bien  !  d'abord  ,  le  roi  m'a  tait  appeler. 

—  Après  mon  départ? 

Vous  descendiez  les  dernières  marches  de  l'escalier,  à  ce  que  m'ont  dit  les  mous- 
quetaires. Je  suis  arrivé.  Mon  ami.  il  u'élail  jkis  rouge,  il  était  violel.  J'ignorais 
encore  ce  qui  s'était  passé.  Seulouicut ,  à  terre  ,  sur  le  parquet ,  je  voyais  une  épée 
brisée  en  deux  morceaux. 

—  Capitaine  d'Artagnan!  s'écria  le  roi  en  m'apercevant. 

—  Sire ,  répondis-je. 

—  Je  quitte  M.  de  la  Fère,  qui  est  un  insolent  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  281 

—  Un  insolent?  ni'écriai-je  avec  un  tel  accent  que  le  roi  s'arrêta  court. 

—  Capitaine d'Artagnan,  reprit  le  roi  lesdenls  serrées,  vous  allez ni'écouter  et  m'obéir. 

—  C'est  mon  devoir,  sire. 

—  J'ai  bien  voulu  épargnera  ce  gentilhomme,  pour  lequel  je  garde  quelques  bons 
souvenirs,  l'affront  de  le  faire  arrêter  chez  moi. 

—  Ah  !  ah  !  dis-je  tranquillement. 

—  Mais,  continua-t-il ,  vous  allez  prendre  un  carrosse. 
Je  lis  un  mouvement. 

—  S'il  vous  répugne  de  l'arrêter  vous-même,  continua  le  roi,  envoyez-moi  mon 
capitaine  des  gardes. 

— Sire,  répliquai-je,  il  n'est  pas  besoin  du  capitaine  des  gardes  puisquejesuisde  service. 

—  Je  ne  veux  pas  vous  déplaire,  dit  le  roi  avec  bonté;  car  vous  m'avez  toujours 
bien  servi,  monsieur  d'Artagnan. 

—  Vous  ne  me  déplaisez  pas,  sire,  répondis-je.  Je  suis  de  service,  voilà  tout. 

—  Mais,  dit  le  roi  avec  élonnement,  il  me  semble  que  le  comte  est  votre  ami. 

—  Il  serait  mon  père ,  sire ,  que  je  n'en  serais  pas  moins  de  service. 
Le  roi  me  regarda;  il  vit  mon  visage  impassible  et  parut  satisfait. 

—  Vous  arrêterez  donc  M.  le  comte  de  la  Fère?  demanda-t-il. 

—  Sans  doute ,  sire  ,  si  vous  m'en  donnez  l'ordre. 

—  Eh  bien  !  l'ordre ,  je  vous  le  donne. 
Je  m'inclinai. 

—  Où  est  le  comte,  sire? 

—  Vous  le  chercherez. 

—  Et  je  l'arrêterai  en  quelque  lieu  qu'il  soit,  alors? 

—  Oui.  Cependant  tâchez  qu'il  soit  chez  lui.  S'il  retournait  dans  ses  terres,  sortez 
de  Paris  et  prenez-le  sur  la  route. 

Je  saluai ,  et  comme  je  restais  en  place , 

—  Eh  bien?  demanda  le  roi. 

—  J'attends,  sire. 

—  Qu'attendez-vous? 

—  L'ordre  signé. 

Le  roi  parut  contrarié. 

En  effet,  c'était  un  nouveau  coup  d'autorité  à  faire;  c'était  répéter  l'acte  arbitraire, 
si  toutefois  arbitraire  il  y  a. 

Il  prit  la  plume  lentement  et  de  mauvaise  humeur,  puis  il  écrivit  : 

«  Ordre  à  M.  le  chevalier  d'Artagnan,, capitaine  lieutenant  de  mes  mousquetaires, 
d'arrêter  M.  le  comtede  la  Fère  partout  oùon  le  trouvera.»  Puis  ilse  tourna  de  mon  côté. 

J'attendais  sans  sourciller.  Sans  doute  il  crut  voir  une  bravade  dans  ma  tranquillité, 
car  il  signa  vivement.  Puis  me  remettant  l'ordre  :  Allez  !  s'écria-t-il. 

J'obéis,  et  me  voici. 

Quand  le  mousquetaire  eut  fini  son  récit,  Athos  lui  serra  la  main  avec  effusion. 

—  Marchons,  dit- il. 

—  Oh  !  lit  d'Artagnan  ,  vous  avez  bien  quelques  petites  affaires  à  arranger  avant 
de  quitter  comme  cela  voire  logement? 

—  Moi?  pas  du  tout. 

—  Comment  ? 

—  Mon  Dieu,  non.  Vous  le  savez,  d'Artagnan,  j'ai  toujours  été  simple  voyageur 
■sur  la  terre,  prêt  à  aller  au  bout  du  monde  à  l'ordre  de  mon  roi,  prêt  à  quitter  ce 


282  LES  MOUSQUETAIRES. 

monde  pour  l'autre  cà  l'ordre  de  mon  Dieu.  Que  faut-il  à  l'homme  prévenu?  un  porte- 
manteau ou  un  cercueil.  Je  suis  prêt  aujourd'hui  comme  toujours,  cher  ami.  Enmie- 
nez-moi  donc. 

^  Mais  Bragelonne... 

—  Je  l'ai  élevé  dans  les  principes  que  je  m'étais  faits  à  moi-même,  el  vous  voyez 
qu'en  vous  apercevant  il  a  deviné  à  l'instant  même  la  cause  qui  vous  amenait.  Nous 
l'avons  dépisté  un  moment;  mais,  soyez  tranquille,  il  s'attend  assez  à  ma  disgrâce 
pour  ne  pas  s'effrayer  outre  mesure.  Marchons. 

^^— Marchons,  dit  tranquillement  d'Artagnan. 

—  Mon  ami,  dit  le  comte  ,  comme  j'ai  brisé  mon  épée  chez  le  roi,  et  que  j'en  ai 
jeté  les  morceaux  à  ses  pieds  ,  je  crois  que  cela  me  dispense  de  vous  la  remettre. 

—  Vous  avez  raison  ,  et  d'ailleurs  que  diable  voulez-vous  que  je  fasse  de  volreépée? 

—  Marche-t-on  devant  vous  ou  derrière  vous?  demanda  en  riant  Atlios. 

—  On  marche  à  mon  bras,  répliqua  d'Artagnan. 

Et  il  prit  le  bras  du  comte  de  la  Fère  pour  descendre  l'escalier. 

Ils  arrivèrent  ainsi  au  palier. 

Grimaud,  qu'ils  avaient  rencontré  dans  l'antichambre,  regardait  cette  sortie  d'un 
air  inquiet.  Il  connaissait  trop  la  vie  pour  ne  pas  se  douter  qu'il  y  eût  quelque  chose 
de  caché  là-dessous. 

—  Ah!  c'est  toi ,  mon  bon  Grimaud?  dit  Athos.  Nous  allons... 

—  Faire  un  tour  dans  mon  carrosse,  interrompit  d'Artagnan  avec  un  mouvement 
amical  de  la  tête. 

Grimaud  remercia  d'Artagnan  par  une  grimace  qui  avait  visiblement  l'intention 
d'être  un  sourire,  et  il  accompagna  les  deux  amis  jusqu'à  la  portière.  Athos  monta  le 
premier;  d'Artagnan  le  suivit  sans  avoir  rien  dit  au  cocher.  Ce  départ  tout  siu)ple  et 
sans  autre  démonstration,  ne  lit  aucune  sensation  dans  le  voisinage. 

Lorsque  le  carrosse  eut  atteint  les  quais  , 

—  Vous  me  menez  à  la  Bastille,  à  ce  que  je  vois?  dit  Athos. 

—  Moi?  dit  d'Artagnan;  je  vous  mène  où  vous  voulez  aller,  pas  ailleurs. 

—  Comment  cela?  lit  le  comte  surpris. 

—  Pardieu  !  dit  d'Ailagnau,  vous  compreuez  bien  ,  mon  cher  comte  ,  que  je  ne  me 
suis  chargé  de  la  commission  que  poiu*  (pie  vous  en  fas.siez  à  votre  fantaisie.  Vous  ne 
vous  attendez  pas  à  ce  que  je  vous  fasse  écrouer  comme  cela  brutalement,  sans  ré- 
flexion. Si  je  n'avais  pas  prévu  cela,  j'eusse  laissé  fairi*  M.  le  capitaine  des  gardes. 

—  Ainsi?...  demanda  Athos. 

—  Ainsi,  je  vous  le  répète,  nous  allons  où  vous  voulez. 

—  Cher  ami,  dit  Athos  en  embrassant  d'Artagnan,  je  vous  reconnais  bien  là. 

—  Dame  !  il  me  semble  que  c'est  tout  simple.  Le  cocher  va  vous  mener  à  la  barrière 
du  Cours-la-Ufine  :  vous  y  troïiverez  un  cheval  que  j'ai  oi'douné  de  tenir  tout  prêt; 
avec  ce  cheval ,  vous  ferez  trois  postes  tout  d'une  traite  ,  et  moi  j'aurai  soin  de  ne  ren- 
trer chez  le  roi,  pour  lui  dire  que  vous  êtes  parti,  qu'au  moment  où  il  sera  impossible 
de  vous  joindre.  Pendant  ce  temps,  vous  aurez  gagné  le  Havre,  et  du  Havre  l'Angle- 
terre ,  où  vous  trouverez  la  jolie  maison  que  m'a  donnée  mon  ami  Monk  ,  sans  parler 
de  l'hospitahté  que  le  roi  Charles  ne  manquera  point  de  aous  offrir.  Eh  bien!  que 
dites-vous  de  ce  projet? 

Athos  secoua  la  tête. 

—  Menez-moi  à  la  Bastille,  dit-il  en  souriant. 

—  Mauvaise  tête,  dit  d'Artagnan  ,  réiléchissez  donc. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  283 

—  A  quoi? 

—  Mue  vous  n'avez  plus  vingt  ans.  Croyez-moi,  mon  ami,  je  vouspaile  d'après 
moi.  Une  prison  est  mortelle  aux  gens  de  notre  âge.  Non,  non,  je  ne  souffrirai  pas 
que  vous  languissiez  en  prison.  Rien  que  d'y  penser  la  tète  m'en  tourne  ! 

—  Ami,  répondit  Alhos,  Dieu  m'a  fait,  par  bonheur,  aussi  fort  de  corps  que  d'es- 
prit. Croyez-moi,  je  serai  fort  jusqu'à  mon  dernier  soupir. 

—  Mais  ce  n'est  pas  de  la  force,  mon  cher,  c'est  de  la  folie. 

—  Non,  d'Artagnan,  c'est  une  raison  suprême.  Ne  croyez  pas  que  je  discute  le 
moins  du  monde  avec  vous  cette  question  de  savoir  si  vous  vous  perdriez  en  me  sau- 
vant. J'eusse  fiiit  ce  que  vous  faites  si  la  fuite  eût  élé  dans  juesconvenances,  j'eusse  donc 
accepté  de  vous  ce  que,  sans  aucun  doute,  en  pareille  circonstance,  vous  eussiez 
accepté  de  moi.  Non!  je  vous  connais  trop  pour  effleurer  seulement  ce  sujet. 

—  Ah!  si  vous  me  laissiez  faire,  dit  d'Artagnan,  comme  j'enverrais  le  roi  courir 
après  vous! 

—  Il  est  le  roi,  cher  ami. 

—  Oh!  cela  m'est  bien  égal!  et  tout  roi  qu'il  est,  je  lui  répondrais  parfaitement  : 
«  Sire,  emprisonnez,  e.xilez,  luez  tout  en  France  et  en  Europe 5  ordonnez-moi  d'arrêter 
et  de  poignarder  qui  vous  voudrez,  fut-ce  Monsieur  voire  frère;  mais  ne  touchez  ja- 
mais à  un  des  quatre  mousquetaires,  ou  sinon,  mordioux!...  » 

—  Cher  ami ,  répondit  Athos  avec  calme ,  je  voudrais  vous  persuader  d'une  chose  , 
c'est  que  je  désire  être  arrêté  ;  c'est  que  je  tiens  à  vme  arrestation  par-dessus  tout. 

D'Artagnan  fit  un  mouvement  d'épauleSé 

—  Que  voulez-vous?  continua  Athos,  c'est  ainsi;  vous  me  laisseriez  aller  que  je 
reviendrais  de  moi-même  me  constituer  prisonnier.  Je  veux  prouver  à  ce  jeune  homme 
que  l'éclat  de  sa  couronne  étourdit,  je  veux  lui  prouver  qu'il  n'est  le  premier  des 
hommes  qu'à  la  condition  d'en  être  le  plus  généreux  et  le  plus  sage.  Il  me  punit,  il 
m'emprisonne,  il  me  torture,  soit!  Il  abuse,  et  je  veux  lui  faire  savoir  ce  que  c'est 
qu'un  remords ,  en  attendant  que  Dieu  lui  apprenne  ce  que  c'est  qu'un  châtiment. 

—  Mon  ami,  répondit  d'Artagnan ,  je  sais  trop  que  lorsque  vous  avez  dit  non,  c'est 
non.  Je  n'insiste  plus;  vous  voulez  aller  à  la  Bastille? 

—  Je  le  veux. 

■ —  Allons-y  I...  A  la  Bastille!  continua  d'Artagnan  en  s'adressant  au  cocher. 

Et  se  rejetant  dans  le  carrosse,  il  mâcha  sa  moustache  avec  un  acharnement  qui, 
pour  Athos,  signitîait  une  résolution  prise  ou  en  train  de  naître. 

Le  silence  se  fit  dans  le  carrosse,  qui  continua  de  rouler,  mais  pas  plus  vite,  pas 
plus  lentement.  Athos  reprit  la  main  du  mousquetaire. 

—  Vous  n'êtes  point  fâché  contre  moi,  d'Artagnan?  dit-il. 

—  Moi!  eh!  pardieu  non!  Ce  que  vous  faites  par  héroïsme,  vous,  je  l'eusse  fait, 
moi ,  par  entêtement. 

—  Mais  vous  êtes  bien  d'avis  que  Dieu  me  vengera  ,  n'est-ce  pas ,  d'Artagnan? 

—  El  je  connais  sur  la  terre  des  gens  qui  aideront  Dieu ,  dit  le  capitaine. 


28*  LES  MOUSQUETAIRES. 


TROIS  CONVIVES  ÉTONNÉS   DE   SOUPER   ENSEMBLE. 


Le  carrosse  était  arrivé  devant  la  première  porte  de  la  Bastille.  Un  factionnaire 
l'arrêta,  et  d'Artagnan  n'eut  qu'un  mot  à  dire  pour  que  la  consigne  fût  levée.  Le  car- 
rosse entra  donc. 

Tandis  que  le  carrosse  suivait  le  grand  chemin  couvert  qui  conduisait  à  la  cour  du 
Gouvernement,  d'Artagnan,  dont  l'œil  de  lynx  voyait  tout,  même  à  travers  les  murs, 
s'écria  soudain  : 

—  Eh!  qu'est-ce  que  je  vois? 

—  Bon!  dit  tranquillement  Alhos.  qui  voyez-vous,  mon  ami? 

—  Regardez  donc  là-bas  ! 

—  Dans  la  cour? 

—  Oui;  vite,  dépêchez-vous. 

—  Eh  bien  !  un  carrosse. 

—  Bien  ! 

—  Quelque  pauvre  prisonnier  comme  moi  qu'on  amène  ,  sans  doute. 

—  Ce  serait  trop  drùle  ! 

—  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Dépêchez-vous  de  regarder  encore  pour  voir  celui  qui  va  sortir  de  ce  carrosse. 
Justement  un  second  factioimaire  venait  d'arrêter  d'Artagnan.  Les  formalités  s'ac- 
complissaient. Athos  pouvait  voir  à  cent  pas  l'homme  que  son  ami  lui  avait  signalé. 

Cet  homme  descendit  en  effet  de  carrosse  à  la  porte  même  du  Gouvernement. 

—  Eh  bien  !  demanda  d'Artagnan  ,  vous  le  voyez? 

—  Oui;  c'est  un  honmie  en  habit  gris. 

—  Qu'en  dites-vous? 

—  Je  ne  sais  trop;  c'est,  comme  je  vous  le  dis,  un  homme  en  habit  gris  qui  des- 
cend de  carrosse  :  voilà  tout. 

—  Athos,  je  gagerais  que  c'est  lui. 

—  Qui,  lui? 

—  Aramis. 

—  Aramii  arrêté?  Impossible  ! 

—  Je  ne  vous  dis  pas  qu'il  est  arrêté ,  puisque  nous  le  voyons  seul  dans  son  carrosse. 

—  Alors  que  fait-il  ici? 

—  Oh!  il  connaît  Baisemeaux ,  le  gttuverncur,  répliqua  le  mousquetaire  d'un  ton 
sournois.  Ma  foi!  nous  arrivons  à  temps I 

—  Pourquoi  (aire? 

—  Pour  voir. 

—  Je  regrette  fort  celte  rencontre  ;  Aramis ,  on  me  voyant,  va  prendre  de  l'ennui, 
d'abord  de  me  voir,  ensuite  d'être  vu. 

—  Bien  raisonné. 

—  Malheureusement  il  n'y  a  pas  de  remède ,  quand  on  rencontre  quelqu'un  dans  la 
Bastille,  voulùt-on  reculer  pour  l'éviter,  c'est  impossible. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  28ri 

—  Je  vous  dis ,  Alhos ,  que  j'ai  mon  idée  ;  il  s'agit  d'épargner  à  Arainis  Tennui  duiil 
vous  pariiez. 

—  Comment  faire? 

—  Connue  je  dirai  vous  direz,  ou  ,  pour  niicu.v  m'expliquer,  laissez-moi  couler  la 
chose  à  ma  façon  ;  je  ne  vous  recommanderai  pas  de  mentir,  cela  vous  serait  irn[)ossible. 

—  Eh  bien  ,  alors? 

—  Eh  bien  !je  mentirai  pour  deux;  c'estsifacilcavecla  nature  et  Thabitudc  du  Gascon! 
Alhos  sourit.  Le  carrosse  s'arrêta  comme  le  premier,  sur  le  seuil  du  Gouvernement 

même. 

—  C'est  entendu  ,  tlt  d'Artagnan  bas  à  son  ami. 

Athos  consentit  par  un  geste.  Ils  montèrent  l'escalier.  Si  Ton  s'étonne  de  la  facilité 
avec  laquelle  ils  étaient  entrés  dans  la  Bastille,  on  se  souviendra  qu'en  entrant,  c'est- 
à-dire  au  plus  diflkile  ,  d'Artagnan  avait  annoncé  qu'il  amenait  un  prisonnier  d'Etat. 

A  la  troisième  porte  au  contraire,  c'est-à-dire  une  fois  bien  entré,  il  dit  seulement 
au  factionnaire  : 

—  Chez  M.  de  Baisemeaux. 

Et  tous  deux  passèrent.  Ils  furent  bientôt  dans  la  salle  à  manger  du  gouverneur  où 
le  premier  visage  qui  frappa  les  yeux  de  d'Artagnan  fut  celui  d'Aramis,  qui  était  assis 
côte  à  côte  de  Baisemeaux  et  attendait  l'arrivée  d'un  bon  repas  dont  l'odeur  parfumait 
tout  l'appartement. 

Si  d'Artagnan  joua  la  surprise,  Aramis  ne  la  joua  pas;  il  tressaillit  en  voyant  ses 
deux  amis,  et  son  émotion  fut  visible. 

Cependant  Athos  et  d'Artagnan  faisaient  leurs  compliinens,  et  Baisemeaux,  étonné, 
abasourdi  de  la  présence  de  ces  trois  hôtes  ,  commençait  mille  évolutions  autour  deux. 

—  Ah  çà,  dit  Aramis,  par  quel  hasard?... 

—  Nous  vous  le  demandons,  riposta  d'Artagnan. 

—  Est-ce  que  nous  nous  constituons  tous  prisonniers?  s'écria  Aramis  avec  l'affecta- 
tion de  l'hilarité. 

—  Eh!  eh!  tlt  d'Artagnan,  il  est  vrai  que  les  murs  sentent  la  prison  en  diable. 
Monsieur  de  Baisemeaux,  vous  savez  que  vous  m'avez  invité  à  diner  l'autre  jour? 

—  Moi  !  s'écria  Baisemeaux. 

—  Ah  çà  ,  mais,  on  dirait  que  vous  tombez  des  nues.  Est-ce  que  vous  ne  vous  en 
souvenez  pas? 

Baisemeaux  pâlit,  rougit,  regarda  Aramis,  qui  le  regardait,  et  linit  par  balbutier  : 

—  Certes...  je  suis  ravi...  mais...  sur  l'honneur...  je  ne...  Ah  !  misérable  mémoire! 
— ■  Eh!  mais  j'ai  tort  de  me  souvenir,  à  ce  qu'il  paraît,  dit  d'Artagnan  comme  un 

homme  fâché. 

—  Tort  !  de  quoi? 
Baisemeaux  se  précipita  vers  lui. 

—  Ne  vous  formalisez  pas,  cher  capitaine!  dit-il;  je  suis  la  plus  pauvre  tête  du 
royaume.  Sortez-moi  de  mes  pigeons  et  de  leur  colombier,  je  ne  vau.\  pas  un  soldat 
de  six  semaines. 

—  Enfin,  maintenant,  vous  vous  souvenez,  dit  d'Artagnan  avec  aploud). 

—  Oui,  oui ,  répliqua  le  gouverneur  hésitant,  je  me  souviens. 

—  C'était  chez  le  roi:  vous  me  disiez  je  ne  sais  quelles  histoires  sur  vos  cotnpies 
avec  M^L  Louvière  et  Trend)lay. 

—  Ah  !  oui ,  parfaitement! 

—  Et  sur  les  bontés  do  M.  irilcrlilay  pour  vous. 


286  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Ah  !  s'écria  Araniis  en  regardant  au  blanc  des  yeux  le  malheureux  gouvorncur, 
vous  disiez  que  vous  n'aviez  pas  de  mémoire ,  monsieur  de  Baisemeaux! 

Celui-ci  inlcrrompit  court  le  mousquetaire. 

—  Comment  donc!  c'est  cela;  vous  avez  raison.  11  me  semble  que  j'y  suis  encore. 
Mille  millions  de  pardons.  Mais  notez  bien  ceci ,  cher  monsieur  d'Artagnan  ,  à  cette 
heure  comme  aux  autres,  prié  ou  non  prié,  vous  êtes  le  maître  chez  moi,  vous  et 
M.  d'Herblay,  votre  ami ,  dit-il  en  se  tournant  vei*s  Aramis  :  et  Monsieur,  ajouta- 
t-il  en  saluant  Athos. 

—  J'ai  bien  pensé  tout  cela ,  répondit  d'Artagnan.  Voici  pourquoi  je  venais.  N'ayant 
rien  à  faire  ce  soir  au  Palais-Royal ,  je  voulais  lâter  de  votre  ordinaire ,  quand  sur  la 
route  je  rencontrai  M.  le  comte. 

Athos  salua. 

—  -M.  le  comte,  qui  quittait  Sa  Majesté,  me  remit  un  ordre  qui  exige  prompte  exécu- 
tion. Nous  étions  près  d'ici;  j'ai  voulu  poursuivre,  ne  fût-ce  que  pour  vous  serrer  la 
main  et  vous  présenter  Monsieur,  dont  vous  me  parlâtes  si  avantageusement  chez  le 
roi,  ce  même  soir  où... 

—  Très-bien!  très-bien!  M.  le  comte  de  la  Père,  n'est-ce  pas? 

—  Justement. 

—  M.  le  comte  est  le  bienvenu. 

—  Et  il  dînera  avec  vous  deux,  n'est-ce  pas?  Tandis  que  moi,  pauvre  limier,  je 
vais  courir  pour  mon  service.  Heureux  mortels  que  vous  êtes,  vous  autres  !  ajouta-t-il 
en  soupirant,  comme  Porthos  l'eût  pu  faire. 

—  Ainsi  vous  partez,  dirent  Aramis  et  Baisemeaux,  unis  dans  un  même  sentiment 
de  surprise  joyeuse. 

La  nuance  fut  saisie  par  d'Artagnan. 

—  Je  vous  laisse  à  ma  place  ,  dit-il,  un  noble  et  bon  convive. 

Kt  il  frappa  doucement  sur  l'épaule  d'Alhos,  qui,  lui  aussi,  s'étonnait  et  ne  pouvait 
s'cnijjècher  de  le  témoigner  un  peu  ;  nuance  qui  fut  saisie  par  Aramis  seul,  M.  de  Bai- 
semeaux n'étant  pas  de  la  force  des  trois  amis. 

—  Quoi!  nous  vous  perdons,  reprit  le  bon  gouverneur. 

—  Je  vous  demande  une  heure  ou  ime  heure  et  demie.  Jercviendrai  pour  le  desserl. 

—  Oh!  nous  vous  attendrons,  dit  Baisemeaux. 

—  Ce  serait  me  désobliger. 

—  Vous  reviendrez?  dit  Athos  d'un  air  de  doute. 

—  As>urénirnt.  dit-il  eu  lui  serrant  la  main  conlidentiellement  ;  e!  il  ajouta  plu-; 
bas  :  Attendez-moi,  Athos;  soyez  gai,  et  surtout  ne  parlez  pas  d'all'aircs.  pour  l'amour 
de  Dieu  ! 

Une  nouvelle  pression  de  main  confirma  le  comte  dans  l'obligation  de  se  tenir  dis- 
cret et  inq)énétrable. 

Baisemeaux  reconduisit  d'Artagnan  jusqu'à  la  porte. 

Aramis,  avec  force  caresses,  s'empara  d'Athos,  résolu  de  le  faire  parler;  mais 
Athos  avait  toutes  les  vertus  au  suprême  degré.  Quand  la  nécessité  l'exigeait ,  il  eût  été 
le  premier  orateur  du  monde;  au  besoin  .  il  tVit  mort  avint  de  dire  une  syllabe  dans 
l'occasion. 

Ces  trois  personnages  se  placèrent  donc,  dix  minutes  après  le  départ  de  d'Artagnan, 
devant  une  bonne  et  large  t;iblc  meublée  avec  le  luxe  gastronomique  le  plus  sub- 
stantiel. Les  grosses  pièces,  les  conserves,  les  vins  les  plus  variés  apparurent  succes- 
sivement sur  cette  table,  servie  au.\  dépens  du  roi,  et  sur  la  dépense  de  laquelle  M.  Col- 


Ui  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


287 


hert  eût  trouvé  facilement  à  économiser  deux  tiers,  sans  faire  maigrir  personne  à  la 
Bastille. 

Baisemeaux  fut  le  seul  qui  mangeât  et  qui  bût  résolument.  Aramisne  refusa  rien  et 
efQeura  tout;  Athos,  après  le  potage  et  les  trois  hors-d'reiivre,  ne  toucha  plus  à  rien. 

La  conversation  fut  ce  qu'elle  devait  être  entre  trois  hommes  si  opposés  d'humeur 
et  de  projets. 

Aramis  ne  cessa  de  se  demander  par  quelle  singulière  renconire  Athos  se  trouvait 
chez  Baisemeaux  lorsque  d'Arlagnan  n'y  était  plus,  et  pourquoi  d'Arlagnan  ne  s'y 
trouvait  plus  quand  Athos  y  était  resté.  Athos  creusa  toute  la  profondeur  de  cet  esprit 
d'Aramis  qui  vivait  de  subterfuges  et  d'intrigues:  il  regarda  bien  son  homme  et  le 
flaira  occupé  de  quelque  projet  important.  Puis,  il  se  concentra,  lui  aussi,  dans  ses 
propres  intérêts,  en  se  demandant  pourquoi  d'Artagnau  avait  quitté  la  Bastille  si  étran- 
gement vite,  en  laissant  là  un  prisonnier  si  mal  introduit  et  si  mal  écroué. 

Mais  ce  n'est  pas  sur  ces  personnages  que  nous  arrêterons  notre  examen.  Nous  les 
abandonnons  à  eux-mêmes  devant  les  débris  des  chapons,  des  pcîrdrix  et  des  poissons 
mutilés  par  le  coiiteau  généreux  de  Baisemeaux. 

Celui  que  nous  poursuivrons,  c'est  d'Arlagnan  qui ,  remontant  dans  le  carrosse  qui 
l'avait  amené,  cria  au  cocher,  à  l'oreille  : 

—  Chez  le  roi,  et  brûlons  le  pavé  ! 


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288 


LES  MOUSnU  ETA  IRES. 


CE    QUI   SE   PASSAIT   AU   LOUVRE  PENDANT   LE   SOUPER    DE   LA    RASTJLLE. 


ONsiF.LR  DE  Saim-Aignan  avciit  fait  sa  commission  auprès 
(le  la  Vallière,  ainsi  qu'on  l'a  vu  dans  un  des  précédens 
iliapiiros,  mais  quelle  que  fût  son  éloquence,  il  ne  per- 
>uada  j)oinl  à  la  jeune  fille  qu'elle  eût  un  protecteur 
assez  considérable  dans  le  roi ,  et  qu'elle  n'avait  besoin 
^  de  personne  au  monde  quand  le  roi  était  pour  elle. 
■0  Eneifet,  au  premier  mol  que  le  confident  prononça 
'"^  de  la  découverte  du  fameux  secret,  Louise  éplorée  jeta 
les  bauls  cris  et  s'abandonna  tout  entière  à  une  douleur 
que  le  roi  n'eût  pas  trouvée  obligeante,  si  d'un  coin  de 
l'appartement  il  eût  pu  en  èlre  le  témoin.  Saint-AiLrnan,  andtassadcur  s'en  formalisa 
conune  aurait  pu  faire  son  maître  ,  et  revint  chez  le  roi  annoncer  ce  qu'il  avait  vu  et 
entendu.  C'est  là  que  nous  le  retrouvons  fort  agité  ,  en  présence  de  Louis ,  plus  agité 
encore. 

—  Mais,  dit  le  roi  à  son  courtisan  lorsque  celui-ci  eut  achevé  sa  narration,  qu'a- 
t-elle  conclu?  la  verrai-jc  au  moins  tout  à  l'heure  avant  le  souper?  viendra-t-elle  ou 
faudra-t-il  que  je  passe  chez  elle? 

—  Je  crois ,  sire,  que  si  Votre  Majesté  désire  la  voir,  il  faudra  que  le  roi  fasse  non- 
seulement  les  premiers  pas,  mais  tout  le  chemin. 

—  Rien  pour  moi  !  Ce  Bragelonne  lui  lient  donc  bien  au  cirur?  miu-mura  Louis  XIV 
entre  ses  dents. 

—  Oh!  sire,  cela  n'est  pas  possible,  car  c'est  vous  que  mademoiselle  de  la  Vallière 
aime,  et  cela  de  tout  son  comu".  Mais  vous  le  savez,  M.  de  Bragelonne  appartient  à 
celte  race  sévère  qui  joue  les  héros  romains. 

Le  roi  sourit  faiblement,  il  savait  à  quoi  s'en  tenir.  Athos  le  quittait, 

—  Quant  à  mademoiselle  de  la  Vallière,  continua  Saint-Aignan  ,  elle  a  été  élevée 
clicz  Madame  dmiairièro,  c'csl-à-dire  dans  la  raideur  et  l'austérité.  Ces  deux  fiancés- 
là  se  sont  froidement  fait  de  petits  scrmens  devant  la  lune  et  les  étoiles ,  et  voyez-vous, 
sire,  aujo\ird'hui,  pour  rompre  cela  ,  c'est  le  diable. 

Saint-Aignan  croyait  faire  rire  encore  le  roi  :  mais  bien  au  contraire ,  du  simple 
sourire  Louis  [)assa  au  sérieux  complet,  il  ressentait  déjà  ce  que  lecontte  avait  promis 
ù  d'Artagnan  de  lui  donner,  des  remords.  Il  songeait  qu'en  clfet  ces  jeunes  gens  s'é- 
taient aimés  et  juré  alliance;  que  l'un  des  deux  avait  tenu  parole,  et  que  l'autre 
était  [vnp  probi'  pour  ne  pas  gémir  de  >'ètre  parjui-é. 

Et  avec  le  remords  la  jidiHisjc  aiguillonnait  vi\i'iiienl  \o  cn'ur  du  roi.  [|  ne  pi-ononça 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  289 

plus  une  parole,  et  au  lien  d'aller  chez  sa  mère  ou  chez  la  reine,  ou  chez  .Madame, 
pour  s'égayer  un  peu  et  faire  rire  les  dames,  ainsi  qu'il  le  disait  lui-même,  il  te 
plongea  dans  le  vaste  fauteuil  où  Louis  XIII,  son  angusle  père,  s'était  tant  ennuyé 
avecBaradas  et  Cinq-Mars  pendant  tant  de  jours  et  d'années. 

Saiut-Aignan  comprit  que  le  roi  n'était  pas  anuisahle  en  ce  n!oment-l;i.  Il  hasarda 
la  dernière  ressource  et  prononça  le  nom  de  Louise  ;  le  roi  leva  la  tète. 

—  Que  fera  Votre  Majesté  ce  soir?  faut-il  prévenir  mademoiselle  de  la  Valhère? 

—  Dame!  il  me  semljle  qu'elle  est  prévenue,  répondit  le  roi. 

—  Se  promènera-t-on? 

—  On  sort  de  se  promener,  répli(iua  le  roi. 

—  Eh  bien  !  sire? 

—  Eh  bien!  rêvons,  Saiul-Aignan  ,  rêvons  chacun  de  notre  côté;  quand  mademoi- 
selle de  la  Vallière  aura  bien  regretté  ce  qu'elle  regrette  (  le  remords  faisait  son  œuvre), 
eh  bien  !  alors  daignera-t-clle  nous  donner  de  ses  nouvelles? 

—  Ah  !  sire,  pouvez-vous  ainsi  méconnaître  ce  cœur  dévoué? 
Le  roi  se  leva,  rouge  de  dépit;  la  jalousie  mordait  à   son  tour, 

Saint-Aignan  commcuçait  à  trouver  la  position  difficile,  ([iiand  1 1  iiorlièrc  se  leva. 
Le  roi  tit  un  brusque  mouvement  ;  sa  première  idée  (Hait  (juil  lui  a!'ri\ait  un  billet  de 
la  Vallière,  mais  à  la  place  d'un  messager  d'amour  il  ne  vit  que  sou  capitaine  des 
mousquetaires  debout  et  muet  dans  l'embrasure. 

—  M.  d'Artagnan!  lit-il,  ah!...  Eh  bien? 

D'Artagnan  regarda  Saint-Aignan.  Les  yeux  du  roi  piirent  la  même  direction  que 
ceux  de  son  capitaine.  Ces  regards  eussent  été  clairs  pour  tout  le  monde  ;  à  bien  plus 
forte  raison  le  furent-ils  pour  Saint-Aignan.  Le  courtisan  salua  et  sortit.  Le  roi  et 
d'Artagnan  se  trouvèrent  seuls. 

—  Est-ce  fait?  demanda  le  roi. 

—  Oui,  sire,  répondit  le  capitaine  des  mousquetaires  d'une  voix  grave,  c'est  fait! 
Le  roi  ne  trouva  plus  un  mot  à  dire.  Cependant  l'orgueil  lui  commandait  de  n'en 

pas  rester  là.  Quand  un  roi  a  pris  une  décision,  même  injuste,  il  faut  qu'il  prouve  à 
tous  ceux  qui  la  lui  ont  vu  prendre  ,  et  surtout  il  faut  qu'il  se  prouve  à  lui-même  qu'il 
avait  raison  en  la  prenant.  Il  y  a  un  bon  moyen  pour  cela,  un  moyen  presque  infail- 
lible, c'est  de  chercher  des  torts  à  la  victime. 

Louis,  élevé  par  Mazarin  et  Anne  d'Autriche,  savait  mieux  qu'aucun  prijicc  ne  le 
sut  jamais  son  métier  de  roi.  Aussi  essaya-t-il  de  le  prouver  en  celte  occasion.  Après 
un  moment  de  silence,  pendant  loiiucl  il  avait  fait  tout  bas  ces  réflexions  que  nous 
venons  de  faire  tout  haut, 

—  Qu'a  dit  le  comte?  reprit-il  négligemment. 
«-=-  Mais  rien,  sire. 

—  Cependant,  il  ne  s'est  pas  laissé  arrêter  sans  rien  dire? 

—  Il  a  dit  qu'il  s'attendait  à  être  arrêté,  sire. 
Le  roi  releva  la  tête  avec  fierté. 

—  Je  présume  que  M.  le  comte  de  la  Père  n'a  pas  conlinué  son  nMe  de  rebelle  ?  dit-il. 

—  D'abord,  sire,  qu'appelez-vous  rebelle?  demanda  tranquillement  le  mousque- 
taire. Un  rebelle,  aux  yeux  du  roi,  est-ce  l'homme  qui ,  non-seulement  se  laisse  cof- 
frer à  la  Bastille,  mais  encore  qui  résiste  à  ceux  qui  ne  veulent  pas  l'y  conduire? 

—  Qui  ne  veulent  pas  l'y  conduire  !  s'écria  le  roi.  Qu'euteuds-je  là,  capitaine?  ètes- 
vous  fou? 

—  Je  ne  crois  pas,  sire. 

T.  li.  ,tt 


290  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Vous  parlez  de  gens  qui  ne  voulaient  pas  arrêter  M.  de  la  Fère  ?... 

—  Oui,  sire. 

—  Et  quels  sont  ces  sens-là? 

—  Ceux  que  Votre  Majesté  en  avait  chargés,  apparemment  ,  dit  le  mousquetaire. 

—  Mais  c'est  vous  que  j'en  avais  chargé!  s'écria  le  roi. 

—  Oui ,  sire ,  c'est  moi. 

—  Et  vous  dites  que  malgré  mon  ordre ,  vous  aviez  l'intention  de  ne  pas  arrêter 
l'homme  qui  m'avait  insulté? 

—  C'était  absolument  mon  intention,  oui,  sire. 

—  Oh  ! 

—  Je  lui  ai  même  proposé  de  monter  sur  un  cheval  que  j'avais  fait  préparer  pour 
lui  à  la  barrière  de  la  Conférence. 

—  Et  dans  quel  but  aviez-vous  fait  préparer  ce  cheval  ? 

—  Mais,  sire,  pour  queM.  le  comte  de  la  Fère  pût  gagner  le  Havre  et  de  là  l'Angleterre. 

—  Vous  me  trahissez  donc  alors,  Monsieur?  s'écria  le  roi  étincelant  de  tierté  sauvage. 

—  Parfaitement. 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre  à  des  articulations  faites  sur  ce  ton.  Le  roi  ressentit  une 
si  rude  résistance  qu'il  s'étonna. 

—  Vous  aviez  au  moins  une  raison,  monsieur  d'Artagnan,  quand  vous  agissiez 
ainsi?  interrogea  le  roi  avec  majesté. 

—  J'ai  toujours  une  raison,  sire. 

—  Ce  n'est  pas  la  raison  de  l'amitié,  au  moins,  la  seule  que  vous  puissiez  faire 
valoir,  la  seule  qui  puisse  vous  excuser,  car  je  vous  avais  bien  mis  à  l'aise  sur  ce  chapitre. 

—  Moi ,  sire  ! 

—  Ne  vous  ai-je  pas  laissé  le  choix  d'arrêter  ou  de  ne  pas  arrêter  M.  le  comte  de  la  Fère? 

—  Oui,  sire,  mais... 

—  Mais  quoi?  interrompit  le  roi  impatient. 

—  Mais  en  me  prévenant,  sire,  que  si  je  ne  l'arrêtais  pas,  votre  capitaine  des  gardes 
l'arrêterait ,  lui. 

—  Nevousfaisais-jc  pas  la  partie  assez  belle,  du  moment  où  je  ne  vous  forçais  pas 
la  main? 

—  A  moi,  oui,  sire;  à  mon  ami ,  non. 
^Non? 

-^  Sans  doute,  puisque,  par  moi  ou  par  le  capitaine  des  gardes,  mon  ami  était 
loujouru  arrêté. 

—  El  voilà  votre  dévouement.  Monsieur!  un  dévouement  qui  raisonne,  qui  choisit  1 
Vous  n'êtes  pas  un  soldat,  Monsieur  ! 

—  J'attends  que  Votre  Majesté  me  dise  ce  que  je  suis. 

—  Eh  bien  !  vous  êtes  un  frondeur! 

-^  Depiu's  qu'il  n'y  a  plus  de  fronde,  alors,  sire... 
^—  Mais  si  ce  que  vous  dites  est  vrai... 

—  Ce  que  je  dis  est  toujours  vrai ,  sire. 
= —  Que  venez-vous  faire  ici?  voyons  ! 

•-—  Je  viens  ici  dire  au  roi  :  Sire  ,  M.  de  la  Fère  est  à  la  Hastillc... 
= —  (^e  n'est  point  votre  faute,  à  ce  qu'il  paraît. 

' —  C'est  vrai,  sire,  mais  enlin  il  y  est,  et  puisqu'il  y  est,  il  est  inq>ortant  que  Votre 
Majesté  le  sache. 

—  Ah  !  monsieur  d'Artagnan,  vous  l)ravcz  votre  roi  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  291 

—  Sire... 

—  Monsieur  d'Arlagnaii,  je  vous  préviens  que  vous  abusez  de  ma  patience. 

—  Au  contraire  ,  sire. 

—  Gomment,  au  contraire? 

—  Je  viens  me  faire  arrêter  aussi. 

—  Vous  faire  arrêter,  vous! 

—  Sans  doute.  Mon  ami  va  s'ennuyer  là-bas ,  et  je  viens  proposer  à  Votre  Majesté 
de  me  permettre  de  lui  faire  compagnie;  que  Votre  Majesté  dise  un  mol,  et  je  m'ar- 
rêtemoi-même;  je  n'aurai  pas  besoindii  capitaine  des  gardes  pour  cela,  je  vous  en  réponds. 

—  Le  roi  s'élança  vers  la  table  et  saisit  une  plume  pour  donner  l'ordre  d'emprisonner 
d'Artagnan. 

—  Faites  attention  que  cesl  pour  toujours  ,  Monsieur!  s'écria-t-il  avec  l'accent  de 
la  menace. 

—  J'y  compte  bien,  reprit  le  mousquetaire  ,  car  lorsqu'une  fois  vous  aurez  fait  ce 
beau  coup-là,  vous  n'oserez  plus  me  regarder  en  face. 

Le  roi  jeta  sa  plume  avec  violence. 

—  Allez-vous-en  !  dit-il. 

—  Oh  !  non  pas,  sire,  s'il  plaità  Votre  Majesté  ! 

—  Comment ,  non  pas  ? 

—  Sire,  je  venais  pour  parler  doucement  au  roi,  le  roi  s'est  emporté,  c'est  un  mal- 
heur, mais  je  n'en  dirai  pas  moins  au  roi  ce  que  j'ai  à  lui  dire. 

—  Votre  démission.  Monsieur,  s'écria  le  roi,  votre  démission! 

—  Sire,  vous  savez  que  ma  démission  ne  me  tient  pas  au  cœur,  puisqu'à  Blois,lejour 
où  Votre  Majesté  a  refusé  au  roi  Charles  le  million  que  lui  a  donné  mon  ami  le  comte 
de  la  Fère ,  j'ai  offert  ma  démission  au  roi. 

—  Eh  bien!  alors  faites  vite. 

—  Non  ,  sire,  car  ce  n'est  point  de  ma  démission  qu'il  s'agit  ici.  Votre  Majesté  avait 
pris  la  plume  pour  m'envoyer  à  la  Bastille,  pourquoi  change-t-elle  d'avis? 

—  D'Artagnan  !  tête  gasconne  !  Qui  est  le  roi  de  vous  ou  de  moi,  voyons  ? 

—  C'est  vous,  sire,  malheureusement. 

—  Gomment,  malheureusement? 

—  Oui ,  sire  ,  car  si  c'était  moi... 

—  Si  c'était  vous,  vous  approuveriez  la  rébellion  de  M.  d'Artagnan,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  certes! 

—  En  vérité? 

Et  le  roi  haussa  les  épaules. 

—  Et  je  dirais  à  mon  capitaine  des  mousquetaires,  continua  d'Artagnan,  je  lui  dirais, 
en  le  regardant  avec  des  yeux  humains  et  non  avec  des  charbons  enflannnés,  je  lui 
dirais  ;  Monsieur  d'Artagnan,  j'ai  oubhé  que  je  suis  le  roi.  Je  suis  descendu  de  mon 
trône  pour  outrager  un  gentilhomme. 

f—  Monsieur  1  s'écria  le  roi ,  croyez-vous  que  c'est  excuser  votre  ami  que  de  surpas- 
ser son  insolence  ? 

—  Oh  !  sire ,  j'irai  bien  plus  loin  que  lui ,  dit  d'Artagnan  ;  et  ce  sera  votre  faute.  Je 
vous  dirai,  ce  qu'il  ne  vous  a  pas  dit,  lui,  l'homme  de  toutes  les  délicatesses  ;  je  vous 
dirai  :  — Sire,  vous  avez  sacritié  son  tils,  et  il  défendait  son  lils;  vous  l'avez  sacrilié 
Kii-même;  il  vous  parlait,  au  nom  de  l'honneur,  de  la  religion  et  de  la  vertu ,  vous 
l'avez  repoussé  ,  chassé,  enq)risonné.  Moi,  je  serai  plus  dur  que  lui,  sire  ,  et  je  vous 
dirai  :  —  Sire,  choisissez!  Voulez-vous  des  amis  ou  des  valets?  des  soldats  ou  des 


292  LES  MOUSQUETAIRES. 

danseurs  à  révérences?  des  grands  hommes  ou  des  policliinelles  ?  voulez-vous  qu'on 
vous  serve  ou  voulez-vous  qu'on  plie?  voulez-vous  qu'on  vous  aime  ou  voulez-vous 
qu'on  ail  peur  de  vous? —  Si  vous  préférez  la  bassesse  ,  Tintrigue  ,  la  couardise  ,  oh! 
dites-le,  sire;  nous  partirons,  nous  autres,  qui  sommes  les  seuls  restés,  je  dirai  plus, 
les  seuls  modèles  de  la  vaillance  d'autrefois  ;  nous  qui  avons  servi  et  dépassé  peut-être 
en  courage,  en  mérite,  des  hommes  déjà  grandsdans  la  postérité.  Choisissez,  sire,  elhàtez- 
vous.  Ce  qui  vous  reste  de  grands  seigneurs,  gardez-le:  vous  aurez  toujours  assez  de 
courtisans.  Hàtez-vous,  et  envoyez-moi  à  la  Bastille  avec  mon  ami.  car  si  vous  n'avez 
pas  su  écouler  le  comte  de  la  Fère  ,  c'est-à-dire  la  voix  la  plus  douce  et  la  plus  noble 
de  l'honneur:  si  vous  ne  savez  pas  entendre  d'Artagnan ,  c'est-à-dire  la  plus  franche 
et  la  plus  rude  voix  de  la  sincérité,  vous  êtes  un  mauvais  roi,  et  demain  vous  serez  un 
pauvre  roi.  Or,  les  mauvais  rois,  on  les  abhorre  ;  les  pauvres  rois .  on  les  chasse.  Voilà 
ce  que  j'avais  à  vous  dire,  sire;  vous  avez  eu  tort  de  me  pousser  jusque-là. 

Le  roi  se  renversa  froid  et  livide  sur  son  fauteuil  :  il  était  évident  que  la  foudre 
tombée  à  ses  pieds  ne  l'eût  pas  étonné  davantage:  on  eût  cru  que  le  souffle  lui  man- 
quait et  qu'il  allait  expirer.  Cette  rude  voix  de  la  sincérité  comme  l'appelait  d'Arta- 
gnan, lui  avait  traversé  le  cœur,  pareille  à  une  lame. 

DArlagnan  avait  dit  tout  ce  qu'il  avait  à  dire.  Comprenant  la  colère  du  roi.  il  tira 
son  épéc,  et  s'approchant  respectueusement  de  Louis  XIY,  il  la  posa  sur  la  table. 

Mais  le  roi,  d'un  geste  furieux,  repoussa  l'épée  qui  tomba  à  terre  et  roula  aux 
pieds  de  d'Artagnan. 

Si  maître  (pie  le  mousquetaire  fût  de  lui  il  pâlit  à  son  tour,  et  frémissant  d'indignation  : 

—  l^n  l'oi ,  dit-il ,  peut  disgracier  un  soldat:  il  peut  l'exiler,  il  peut  le  condanmer  à 
mort  ;  mais,  fût-il  cent  fois  roi ,  il  n'a  jamais  le  droit  de  l'insulter  en  déshonorant  son 
épéc.  Sire,  un  roi  de  France  n'a  jamais  repoussé  avec  mépris  l'épée  d'un  homme  tel 
que  moi.  Cotte  épéc  souillée,  songcz-y,  sire,  elle  n'a  plus  désormais  d'autre  fourreau 
que  mon  cœur  ou  le  vôtre.  Je  choisis  le  mien ,  sire,  remerciez-eniDieu  et  ma  patience  ! 

Puis  se  précipitant  sur  son  épée  : 

—  Que  mon  sang  retombe  sur  votre  tèle,  sire!  s'écria-t-il. 

EIi  d'un  geste  rapide  appuyant  la  poignée  de  l'épée  au  parquet,  il  en  dirigea  la 
pointe  sur  sa  poitrine. 

Le  roi  s'élança  d'un  mouvement  encore  plus  rapide  que  celui  de  d'Artagnan  ,  jetant 
le  bras  droit  au  cou  du  mousquetaire,  et  de  la  main  gauche  saisissant  par  le  milieu 
de  la  lame  l'épée  qu'il  remit  silencieusement  au  fourreau. 

D'Artagnan,  raide,  [)àlc  et  frémissant  encore,  laissa  sans  l'aider  faire  le  roi  jus- 
qu'au bout. 

Alors ,  Louis  attendri  revint  à  la  table,  prit  la  plume,  écrivit  quelques  lignes,  les 
signa  et  étendit  la  main  vers  d'Artagnan. 

—  Qu'est-ce  que  ce  papier,  sire?  demanda  le  capitaine. 

—  L'ordre  donné  à  M.  d'Artagnan  d'élargir  à  l'instant  même  M.  le  comte  de  la  Fèrei 
D'Artagnan  saisit  la  main  royale  et  la  baisa;  puis  il  plia  l'ordre,  le  passa  sous  son 

1  utile  et  sortit. 

Ni  le  roi  ni  le  capitaine  n'avaient  articulé  une  syllabe. 

'—  0  cœur  humain  .  boussole  des  rois ,  murmura  Louis  resté  seul,  quand  donc  sau- 
rai-je  lire  dans  tes  replis,  comme  dans  les  feuillets  d'un  livre!  Non  ,  je  ne  suis  pas  un 
uïauvais  roi,  non  ,  je  ne  suis  pasiin  pauvre  roi;  mais  je  suis  encore  un  enfant. 


LK  VICOMTE  OE  BRAGELONNE.  293 


UNE   AFFAIRE   MENÉE  PAR   M.    D'ARTAGNAN. 


D'Artagnan  avait  promis  à  M.  de  Baiscnioaux  d'être  de  retour  au  dessert,  d'Arla- 
gnan  tint  parole.  On  en  était  aux  vins  fins  et  aux  liqueurs,  dont  la  cave  du  gouver- 
neur de  la  Bastille  avait  la  réputation  d'élrc  adniii'aMenicnt  t:arnie  ,  lorsque  les  épe- 
rons du  capitaine  des  mouscpictaires  retentirent  dans  le  coiridor  et  que  lui-même 
parut  sur  le  seuil. 

Athos  et  Aramis  avaient  joué  serré.  Aussi  aucun  des  deux  n'avait  pénétré  l'aulrc. 
On  avait  soupe,  causé  beaucoup  de  la  Bastille,  du  dernier  voyage  de  Fonlainehleau, 
de  la  future  fêle  que  M.  Fouquet  devait  donner  à  Vaux.  Les  généralités  avaient  été 
prodiguées,  et  nul,  hormis  Baisemeaux ,  n'avait  effleuré  les  choses  particulières. 

D'Artagnan  toniba  au  milieu  de  la  conversation,  encore  pâle  et  ému  de  sa  scène 
avec  le  roi.  Baisemeaux  s'empressa  d'approcher  une  chaise.  D'Artagnan  accepta  un 
verre  plein  et  le  laissa  vide.  Athos  et  Aramis  remarquèrent  tous  deux  cette  émotion  dt; 
d'Arlagnan.  Quant  à  Baisemeaux,  il  ne  vit  rien  que  le  capitaine  des  mousquetaires 
de  Sa  Majesté,  auquel  il  se  hâta  de  faire  fêle.  Approcher  le  roi;  c'était  avoir  tous 
droits  aux  égards  de  M.  de  Baisemeaux.  Seulement,  quoique  Aramis  eût  remarqué 
celte  émotion,  il  n'en  pouvait  deviner  la  cause.  Athos  seul  croyait  l'avoir  pénétrée. 
Pour  lui,  le  retour  de  d'Arlagnan,  et  surtout  le  bouleversement  de  l'homme  impas- 
sible signifiait  :  «  Je  viens  de  demander  au  roi  quelque  chose  que  le  roi  m'a  refusé.  » 
Bien  convaincu  qu'il  était  dans  le  vrai,  Athos  sourit,  se  leva  de  table  et  fit  un  signe 
à  d'Arlagnan  ,  comme  pour  lui  rappeler  qu'ils  avaient  autre  chose  à  faire  que  de  sou- 
per ensemble. 

D'Artagnan  comprit  et  répondit  par  un  autre  signe.  Aramis  et  Baisemeaux  voyant 
ce  dialogue  muet,  interrogeaient  du  regard.  Athos  crut  que  c'était  à  lui  de  donner 
l'explication  de  ce  qui  se  passait. 

—  La  vérité,  mes  amis,  dit  le  comte  de  la  Fère  avec  un  sourire,  c'est  que  vous  , 
Aramis  ,  vous  venez  de  souper  avec  un  criminel  d'État,  et  vous,  monsieur  de  Baise- 
meaux ,  avec  votre  prisonnier. 

Baisemeaux  poussa  une  exclamation  de  surprise  et  presque  de  joie.  Ce  cher  3L  de 
Baisemeaux  avait  l'amour-propre  de  sa  forteresse.  A  part  le  profit ,  plus  il  avait  de 
prisonniers  ,  plus  il  étailheureux  ;  plus  ces  prisonniers  étaient  grands,  plus  il  était  lier. 

Quant  à  Aramis ,  prenant  une  figure  de  circonstance  : 

—  Oh  !  cher  Athos,  dit-il,  pardonnez-moi ,  mais  je  me  doutais  presque  de  ce  qui 
arrive. Quelque  incartade  de  Raoul  et  de  la  Vallière,  n'est-ce  pas? 

—  Hélas  !  fit  Baisemeaux. 

—  Et,  continua  Aramis,  vous,  en  grand  seigneur  que  vous  êtes,  oubliant  qu'il  n'y 
a  plus  que  des  courtisans,  vous  avez  été  trouver  le  roi  et  vous  lui  avez  dit  son  fait? 

—  Vous  avez  deviné,  mon  ami. 

—  De  sorte  ,  dit  Baisemeaux  ,  tremblant  d'avoir  soupe  si  familièrement  avec  un 
honnne  tombé  dans  la  disgrâce  de  Sa  Majesté  ;  de  sorte  ,  monsieur  le  comte... 

—  De  sorte,  mon  cher  gouverneur,  dit  Athos,  que  mon  ami  M.  d'Arlagnan  va  vous 


294  LES  MOUSQUETAIRES. 

communiquer  ce  papier  qui  passe  par  l'ouverture  de  son  buffle  ,  et  qui  n'esl  autre  , 
certainement,  que  mon  ordre  d'écrou. 

Baisemeaux  tendit  la  rnain  avec  la  souplesse  d'habitude. 

D'Artagnan  tira  en  effet  deux  papiers  de  sa  poitrine,  et  en  présenta  un  au  gouver- 
neur. Baisemeaux  déplia  le  papier  et  lut  à  demi-voix,  tout  en  regardant  Alhos  par- 
dessus le  papier,  en  s'interrompant  : 

«  Ordre  de  détenir...  dans  mon  château  de  la  Bastille.  »  Très-bien  !  Dans  mon  châ- 
teau de  la  Bastille...  «  M.  le  comte  de  la  Fère.  » 

Oh  !  Monsieur,  que  c'est  pour  moi  un  douloureux  honneur  de  vous  posséder  ! 

—  Vous  aurez  un  patient  prisonnier,  Monsieur,  dit  Athos  de  sa  voix  suave  et  calme. 
Et  un  prisonnier  qui  ne  restera  pas  un  mois  chez  vous,  mon  cher  gouverneur, 

dit  Ararnis.  tandis  que  Baisemeaux,  Tordre  à  la  main  ,  transcrivait  sur  son  registre 
d'écrou  la  volonté  royale. 

Pas  même  un  jour,  ou  plutôt  pas  même  une  nuit ,  dit  d'Artagnan  en  exhibant  le 

second  ordre  du  roi  :  car  maintenant,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  il  vous  faudra 
transcrire  aussi  cet  ordre  de  mettre  inmiédi;itement  le  comte  en  liberté. 

Ah  !  fit  Aramis  ,  c'est  de  la  besogne  que  vous  m'épargnez ,  d'Artagnan.  Et  il  serra 

d'une  façon  significative  la  main  du  mousquetaire  ,  en  même  temps  que  cefle  d' Athos. 

Eh  quoi  !  dit  ce  dernier  avec  étonnement,  le  roi  me  donne  la  liberté? 

—  Lisez,  cher  ami .  repartit  d'Artagnan. 
Athos  prit  l'ordre  et  lut. 

—  C'est  vrai,  dit-il. 

—  En  seriez-vous  fâché  ?  < 

Oh  !  non,  au  contraire.  Je  ne  veux  pas  de  mal  au  roi .  et  le  plus  grand  mal  qu'on 

puisse  souhaiter  aux  rois  ,  c'est  qu'ils  commettent  une  injustice.  Mais  vous  avez  eu  du 
mal ,  n'est-ce  pas?  Oh  !  avouez-le  ,  mon  ami. 

^[oi  !  pas  du  tout  !  fit  en  riant  le  mousquetaire.  Le  roi  fait  tout  ce  que  je  veux. 

Arauiis  regarda  d'Artagnan,  et  vit  bien  qu'il  mentait.  Mais  Baisemeaux  ne  regarda 
rien  que  d'Artagnan ,  tant  il  était  saisi  d'une  admiration  profonde  pour  cet  homme 
qui  faisait  faire  au  roi  tout  ce  qu'il  voulait. 

—  Et  le  roi  exile  Athos?  demanda  Aramis. 

Non,  pas  précisément;  le  roi  ne  s'est  pas  même  expliqué  là-dess<is .   répondit 

d'Artagnan  ,  mais  je  crois  que  le  comte  n'a  rien  de  mieux  à  faire,  à  moins  qu'il  ne 
tienne  à  remercier  le  roi... 

—  Non,  en  vérité,  répondit  on  souriant  Athos. 

—  Eh  bien!  je  crois  que  le  comte  n'a  rien  de  mieux  à  faire  ,  reprit  d'Artagnan, que 
de  se  retirer  dans  son  château.  .\u  nsle,  mon  cher  Athos,  parlez  ,  demandez  ;  si  une 
résidence  vous  est  plus  agréable  que  l'autre,  je  me  fais  fort  de  vous  obtenir  celle-là. 

—  Quanta  cela,  dit  Athos.  rien  no  peut  m'ètre  plus  agréable,  cher  ami,  que  de 
retourner  dans  ma  solitude ,  sous  mes  grands  arbres,  au  bord  de  la  Loire.  Si  Dieu  est 
le  suprême  médecin  des  maux  de  l'âme  ,  la  nature  est  le  souverain  remède.  Ainsi, 
Monsieur,  continua  Athos  en  se  retournant  vers  Baisemeaux  ,  me  voilà  donc  libre. 

—  Oui  ,  monsieur  le  comte ,  je  le  crois .  je  l'espère  ,  du  moins ,  dit  le  gouverneur  en 
tournant  et  en  reiournant  les  deux  papiers,  à  moins  toutefois  que  M.  d'Artagnan  n'ait 
un  troisième  ordre. 

—  Non,  cher  monsieur  Baisemcanx  ,  non  .  dit  le  mousquetaire  ,  il  faut  vous  en  te- 
nir au  second  et  vous  arrêter  là. 

—  Ah  !  monsieur  le  comte,  dit  Baisemeaux  s'adressnnl  à  Athos.  vous  ne  savez  pas  ce 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELOiNNE.  595 

que  vous  perdez  !  Je  vous  eusse  mis  à  trente  livres,  comme  les  généraux  :  que  dis-je  ! 
à  cinquante  livres ,  comme  les  princes .  et  vous  eussiez  soupe  tous  les  soirs  comme  vous 
avez  soupe  ce  soir, 

—  Permettez-moi,  Monsieur,  dit  Athos,  de  préférer  ma  médiocrité. 
Puis  se  retournant  vers  d'Artagnan  : 

—  Partons  ,  mon  ami ,  dit-il. 

—  Partons,  dit  d'Artagnan. 

—  Est-ce  que  j'aurai  cette  joie,  continua  Athos  .devons  posséder  pour  compagnon, 
mon  ami? 

—  Jusqu'à  la  porte  seulement,  très-cher,  répondit  d'Artagnan  ;  après  quoi  je  vous 
dirai  ce  que  j'ai  dit  au  roi  :  Je  suis  de  service. 

—  Et  vous,  mon  cher  Aramis,  dit  Athos  en  souriant,  m'accompagnerez-vous?  La 
Fera  est  sur  la  route  de  Vannes. 

—  Moi,  mon  ami,  dit  le  prélat,  j'ai  rendez-vous  ce  soir  à  Paris ,  et  je  ne  saurais 
m'éloigncr  sans  faire  souffrir  de  graves  intérêts. 

—  Alors,  mon  cher  ami,  dit  Athos,  permettez  que  je  vous  emhrasse,  et  que  je 
parte.  Mon  cher  monsieur  Baisemeaux,  grand  merci  de  votre  bonne  volonté ,  et  siu-- 
tout  de  l'échantillon  que  vous  m'avez  donné  de  l'ordinaire  de  la  Bastille. 

Et  après  avoir  embrassé  Aramis  et  serré  la  main  à  M,  de  Baisemr;aux,  après  avoir 
reçu  les  souhaits  de  bon  voyage  de  tous  deux,  Athos  partit  avec  d'Artagnan. 

Tandis  que  le  dénoûmentde  la  scène  du  Palais-Royal  s'accomplissait  à  la  Bastille, 
disons  ce  qui  se  passait  chez  Athos  et  chez  Bragelonne. 

Grimaud,  comme  nous  l'avons  ju,  avait  accompagné  son  maître  à  Paris.  Comme 
nous  l'avons  dit ,  il  avait  assisté  à  la  sortie  d'Athos;  il  avait  vu  d'Artagnan  mordre  ses 
moustaches;  il  avait  vu  son  maître  monter  en  carrosse;  il  avait  interrogé  l'une  et 
l'autre  physionomies,  il  les  connaissait  toutes  deux  depuis  assez  longtemps  pour  avoir 
compris,  à  traverslemasque  de  leur  impassibilité,  qu'il  se  passait  de  graves  événemens. 

Une  fois  Athos  parti,  il  se  mit  à  réfléchir.  Alors  il  se  rappela  l'étrange  façon  dont 
Athos  lui  avait  dit  adieu  ,  l'embarras  imperceptible  pour  tout  autre  que  pour  lui  de  ce 
maître  aux  idées  si  nettes,  à  la  volonté  si  droite.  Il  savait  qu'Alhos  n'avait  rien  em- 
porté que  ce  qu'il  avait  sur  lui,  et  cependant  il  croyait  voir  qu'Athos  ne  partait  pas 
pour  une  heure  ,  pas  même  pour  un  jour.  11  y  avait  une  longue  absence  dans  la  façon 
dont  Athos,  en  quittant  Grimaud,  avait  prononcé  le  mot  adieu. 

—  Voilà,  dit-il ,  le  nœud  de  l'énigme.  La  jeune  fille  a  fait  des  siennes.  Ce  qu'on 
dit  d'elle  et  du  roi  est  vrai.  Notre  jeune  maître  est  trompé.  Il  doit  le  savoir.  M.  le 
comte  a  été  trouver  le  roi  et  lui  a  dit  son  fait.  Et  puis  le  roi  a  envoyé  M.  d'Artagnan 
pour  arranger  l'atfaire.  Ahl  mon  Dieu,  continua  Grimaud,  M.  le  comte  est  rentré 
sans  son  épée. 

Cette  découverte  fit  monter  la  sueur  au  front  du  brave  liomme.  Il  ne  s'arrêta  pas 
plus  longtemps  à  conjecturer,  il  enfonça  son  chapeau  sur  sa  tête  et  courut  au  logis  de 
Raoul. 


296 


LES  MOUSQUI-TAIRES. 


OU   PORTHOS   EST  CONVAINCU   SANS   AVOIR   COMPRIS. 


E  digne  Portlios ,  lidèle  à  toutes  les  lois  de  la  chevalerie 
antique,  s'était  décidé  à  attendre  M.  de  Saint-Aignan 
jusqu'au  coucher  du  soleil.  El  comme  Saint-Aignan  ne 
devait  pas  venir,  connue  Raoul  avait  oublié  den  préve- 
nir son  second,  comme  la  faclion  commençait  à  être  des 
plus  longues  et  des  plus  pénibles,  Porthos  s'était  fait  ap- 
porter par  le  garde  d'une  porte  quelques  houfeilles  de 
bon  vin  et  im  quartier  de  viande,  atin  d'avoir  au  moins 
la  dislraclioii  de  tirer  de  temps  en  lonqjs  un  bouchon  el 
une  bouchée.  H  en  élait  aux  dernières  extrémités,  c'est- 
.'i-dire  aux  dernières  miettes,  lorsque  Raoul  arriva  escorté  de  Grimaud,  et  tous  deux 
poussant  à  loule  bride. 

Quand  Porthos  vit  sur  le  chemin  ces  deux  cavaliers  si  pressés ,  il  ne  douta  plus  que 
ce  ne  fussent  ses  hommes,  et  se  levant  aussitôt  de  l'herbe  sur  laquelle  il  s'était  mol- 
lement assis,  il  commença  par  déraidir  ses  genoux  et  ses  j)oignels  en  disant  : 

—  Ce  que  c'est  que  d'avoir  les  belles  habiludes!  Ce  drôle  a  lini  par  venir.  Si  je  me 
fusse  retiré,  il  ne  trouvait  personne  et  prenait  avantage. 

•  Puis  il  se  campa  sur  une  hanche  avec  une  martiale  altitude ,  el  tit  ressortir  par  un 
puissant  tour  de  reins  la  cambrure  de  sa  taille  gigantesque.  Mais,  au  lieu  de  Saint- 
Aignan  ,  il  ne  vit  que  Raoul,  lequel,  avec  des  gestes  désespérés,  l'aborda  en  criant: 

—  Ah!  cher  ami  ;  ahl  pardon;  ah  !  que  je  suis  malheureux  ! 

—  Raoul ,  lit  Porthos  loul  surpris. 

—  Vous  m'en  vouliez?  s'écria  Raoul  en  venant  end)rasser  Porlhos. 

—  .Moi  !  et  de  quoi? 

—  De  vous  avoir  ainsi  oublié.  Mais,  vovez-vous,  j'ai  la  léte  perdue  ! 

—  Ah  bah  ! 

—  Si  vous  saviez  ,  mou  ami  1 

—  Vous  l'avez  tué? 

—  Qui  ? 

—  Saint-Aignan. 

—  Hélas  !  il  s'agit  bien  de  Sainl-Aignan. 

—  Qu'y  a-t-il  encore? 

—  Il  y  a  que  M.  le  comte  de  la  Fère  doit  èlrc  arrêté  à  l'heure  qu'il  est. 
Porlhos  fit  un  mouvement  qui  eût  renversé  une  nnu'aille. 

—  Arivtél...  Par  qui  ? 


ll:  vicomte  de  bragelonnk.  297 

—  Par  (l'Artagnan? 

—  C'est  impossible  ,  dit  Porlhos. 

—  C'est  cependant  la  vérité,  répliqua  Kaoul. 

Porthos  se  tourna  du  coté  de  Grimaud  en  homme  qui  a  besoin  d'une  seconde  affir- 
mation. Grimaud  lit  un  signe  de  tète. 

—  Et  où  l'a-t-on  mené '/demanda  Porthos. 

—  Probablement  à  la  Bastille. 

—  Qui  vous  le  fait  croire? 

—  En  chemin  nous  avons  questionné  des  gens  qui  ont  vu  passer  le  carrosse ,  et  d'au- 
tres^encore  qui  l'ont  vu  entrer  à  la  Bastille. 

—  Oh  !  oh!  murmura  Porthos.  Et  il  fit  deux  pas. 

—  Que  décidez-vous?  demanda  Raoul. 

—  Moi?  rien.  Seulement  je  ne  veux  pas  qu'Athos  reste  à  la  Bastille. 
Kaoul  s'approcha  du  digne  Porthos. 

—  Savez-vous  que  c'est  par  ordre  du  roi  que  l'arreslafion  s'est  faite? 

Porthos  regarda  le  jeune  homme  comme  pour  lui  dire  :  c  Qu'est-ce  que  cela  me 
fait,  à  moi  !  »  Ce  muet  langage  parut  ^ï  éloquent  à  Kaoul,  qu'il  n'eu  demanda  pas  plus. 
Il  remonta  à  cheval.  Déjà  Porthos,  aidé  de  Grimaud,  en  avait  fait  autant, 

—  Dressons  notre  plan,  dit  Kaoul. 

—  Oui,  répliqua  Porthos,  notre  plan,  c'est  cela,  dressons-le. 
Kaoul  poussa  un  grand  soupir  et  s'arrêta  soudain. 

—  Qu'avez-vous?  demanda  Porthos;  une  faiblesse? 

—  Non  ,  l'impuissance!  Avons-nous  la  prétention  à  trois  d'aller  prendre  la  Bastille? 

—  Ah  !  si  d'Artagnan  était  là,  ré^ndit  Porthos,  je  ne  dis  pas. 

Kaoul  fut  saisi  d'admiration  à  la  vue  de  cette  confiance  héroïque  à  force  d'être  naïve. 
C'étaient  donc  bien  là  ces  hommes  célèbres  qui,  à  trois  ou  quatre  ,  abordaient  des  ar- 
mées, ou  attaquaient  des  châteaux!  Ces  hommes  qui  avaient  épouvanté  la  mort,  et 
qui  survivaient  à  tout  un  siècle  en  débris  ,  étaient  plus  forts  encore  que  les  plus  ro- 
bustes d'entre  les  jeunes. 

—  Monsieur,  dit-il  à  Porthos,  vous  venez  de  me  faire  naitre  une  idée  :  il  faut  ab^ 
solument  voir  M.  d'Artagnan. 

—  Sans  doute. 

—  Il  doit  être  rentré  chez  lui,  après  avoir  conduit  mon  père  à  la  Bastille.  AUonschezlui. 

—  Informons-nous  d'abord  à  la  Bastille,  dit  Grimaud,  qui  parlait  peu,  mais  bien. 
En  effet,  ils  se  hâtèrent  d'arriver  devant  la  forteresse.  Un  de  ces  hasards,  comme 

Dieu  les  donne  aux  gens  de  grande  volonté  ,  fit  que  Grimaud  aperçut  tout  à  coup  le 
carrosse  qui  tournait  la  grande  porte  du  pont-levis.  C'était  au  moment  où  d'Artagnan , 
comme  on  l'a  vu ,  revenait  de  chez  le  roi. 

En  vain  Raoul  poussa-t-il  son  cheval  pour  joindre  le  carrosse  et  voir  quelles  per- 
sonnes étaient  dedans.  I.es  chevaux  étaient  déjà  arrêtés  de  l'autre  coté  de  celte  grande 
porte  qui  se  referma,  tandis  qu'im  garde-française  en  faction  heurta  du  mousquet  le 
nez  du  cheval  de  Raoul. 

Celui-ci  fit  volte-face ,  trop  heureux  de  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  pi'ésence  de 
ce  carrosse  qui  avait  renfermé  son  père. 

—  Nous  le  tenons ,  dit  Grimaud . 

—  En  attendant  un  peu,  nous  sommes  sûrs  qu'il  sortira ,  n'est-ce  pas,  mon  ami? 

—  A  moins  que  d'Artagnan  aussi  ne  soit  prisonnier,  répliqua  Porthos  ;  auquel  cas 
tout  est  perdu. 


298  LES  MOUSQUETAIRES. 

Raoul  ne  répondit  rien.  Il  donna  le  conseil  à  Grimaud  de  conduire  les  chevaux  dans 
la  pelite  rue  Jean-Beausire,  afin  d'éveiller  moins  de  soupçons,  el  lui-même,  avec  sa 
vue  perçante,  il  guetta  la  sortie  de  d'Artagnanou  celle  du  carrosse. 

C'était  le  bon  parti.  En  effet ,  vingt  minutes  ne  s'étaient  pas  écoulées  que  la  porte  se 
rouvrit  et  que  le  carrosse  reparut.  Un  éblouissement  empêcha  Raoul  de  distinguer 
quelles  figures  occupaient  cette  voiture.  Grimaud  jura  qu'il  avait  vu  deux  personnes , 
et  que  son  maître  était  ime  des  deux.  Porthos  regardait  tour  à  tour  Raoul  et  Grimaud, 
espérant  comprendre  leur  idée. 

—  Il  est  évident,  dit  Grimaud,  que  si  M.  le  comte  est  dans  ce  carrosse,  c'est  qu'on 
le  met  en  liberté,  ou  qu'on  le  mène  à  une  autre  prison. 

—  Nous  Talions  bien  voir  par  le  chemin  qu'il  prendra,  dit  Porthos. 

—  Si  on  le  met  en  liberté ,  dit  Grimaud  ,  on  le  conduira  chez  lui. 

—  Le  carrosse  n'en  prend  pas  le  chemin,  dit  Raoul. 

Et  en  effet,  les  chevaux  venaient  de  disparaître  dans  le  faubourg  Saint-Antoine. 

—  Gourons,  dit  Porthos  ;  nous  attaquerons  le  carrosse  sur  la  route  et  nous  dirons  à 
Athos  de  fuir. 

—  Rébellion  !  murmura  Raoul. 

Porthos  lança  à  Raoul  un  second  regard ,  digne  pendant  du  premier.  Raoul  n'y  ré- 
pondit qu'en  serrant  les  flancs  de  son  cheval. 

Peu  d'instans  après,  les  trois  cavaliers  avaient  rattrapé  le  carrosse  et  le  suivaient 
de  si  près  que  l'haleine  des  chevaux  humectait  la  caisse  de  la  voiture. 

D'Arlagnan,  dont  les  sens  veillaient  toujours,  entendit  le  trot  des  chevaux.  C'était 
au  moment  où  Raoul  disait  à  Porthos  de  dépasser  le  carrosse,  pour  voir  quelle  était  la 
personne  qui  accompagnait  Athos.  Porthos  obéitfmais  il  ne  put  rien  voir:  les  mante- 
lets  étaient  baissés. 

La  colère  et  l'impatience  gagnaient  Raoul. 

Il  venait  de  remarquer  ce  mystère  de  la  part  des  compagnons  d' Athos,  et  il  se  déci- 
dait aux  extrémités. 

D'un  autre  côté,  d'Artagnan  avait  parfaitomcnt  reconnu  Porthos;  il  avait,  sous  le 
cuir  des  mantelets ,  reconnu  également  Raoul ,  et  communiqué  au  comte  le  résultat  de 
son  observation.  Ils  voulaient  voir  si  Raoul  et  Porthos  pousseraient  les  choses  au 
dernier  degré. 

Cela  ne  manqua  pas.  Raoul ,  le  pistolet  au  poing,  fondit  sur  le  premier  cheval  du 
carrosse  en  commandant  au  cocher  d'arrêter. 

Porthos  saisit  le  cocher  el  l'enleva  de  dessus  son  siège. 

Grimaud  tenait  déjà  la  portière  du  carrosse  arrêté. 

Raoul  ouvrit  ses  bras  en  criant  : 

—  Monsieur  le  comte!  monsieur  le  comte! 

—  Eh  bien!  c'est  vous.  Raoul?  dit  Athos  ivre  de  joie. 

—  Pas  mal!  ajouta  d'Artagnan  avec  un  éclat  de  rire. 

Et  tous  deux  embrassèrent  le  jeune  homme  et  Porthos  qui  s'étaient  emparés  d'eux. 

—  Mon  brave  Porthos,  excellent  ami!  s'écria  Athos;  toujours  vous  ! 

—  Il  a  encore  vingt  ans,  dit  d'Artagnan.  Bravo,  Porthos! 

—  Dame  î  répondit  Porthos  un  peu  confus,  nous  avons  cru  que  l'on  vous  arrêtait. 

—  Tandis  que  ,  reprit  Athos,  il  ne  s'agissait  que  d'une  promenade  dans  le  carrosse 
de  M.  d'Artagnan. 

—  Nous  vous  suivons  depuis  la  Bastille,  répliqua  Raoul  avec  un  ton  de  soupçon  et 
de  reproche. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  299 

—  Où  nous  étions  allés  souper  avec  ce  bon  M.  Baisemeaujc.  Vous  rappelez-vous 
Baisemeaux,  Portlios? 

—  Pardieu!  très-bien. 

—  Et  nous  y  avons  vu  Aramis. 

—  A  la  Bastille  ? 

—  A  souper. 

—  Ab  !  s'écria  Portbos  en  respirant. 

—  Il  nous  a  dit  mille  cboses  pour  vous. 

—  Merci. 

—  Où  va  monsieur  le  comte?  demanda  Grimaud  que  son  maître  avait  déjà  récom- 
pensé par  un  sourire. 

—  Nous  allions  à  Blois  ,  chez  nous. 

—  Gomment  cela?  tout  droit?  dit  Raoul. 

—  Tout  droit. 

—  Sans  bagages? 

—  Oh  !  mon  Dieu,  Raoul  eût  été  chargé  de  m'expédier  les  miens,  ou  de  les  ap- 
porter en  revenant  chez  moi ,  s'il  y  revient. 

—  Si  rien  ne  l'arrête  plus  à  Paris,  dit  d'Artagnan  avec  un  regard  ferme  et  tran- 
chant comme  l'acier,  douloureux  comme  lui,  car  il  rouvrit  les  blessures  du  pauvre 
jeune  homme ,  il  fera  bien  de  vous  suivre ,  Athos. 

—  Rien  ne  m'arrête  plus  à  Paris,  dit  Raoul. 

—  Nous  partons,  alors,  répliqua  sur-le-champ  Athos. 

—  Et M.  d'Artagnan?  ^ 

—  Oh  !  moi,  j'accompagne  Athos  jusqu'à  la  barrière  seulement,  et  je  reviens  avec 
Porthos. 

—  Très-bien  ,  dit  celui-ci. 

—  Venez,  mon  fils,  ajouta  le  comte  en  passant  doucement  le  bras  autour  du  cou 
de  Raoul  pour  l'attirer  dans  le  carrosse  ,  et  en  l'embrassant  encore. 

—  Grimaud,  poursuivit  le  comte,  lu  vas  retourner  doucement  à  Paris  avec  ton  cheval 
et  celui  de  M.  du  Vallon,  car  Raoul  et  moi  nous  montons  à  cheval  ici  et  laissons  le 
carrosse  à  ces  deux  messieurs  pour  rentrer  dans  Paris;  puis,  une  fois  au  loiris,  tu 
prendras  mes  bardes,  mes  lettres,  et  tu  expédieras  le  tout  chez  nous. 

—  Mais,  fit  observer  Raoul  qui  cherchait  à  faire  parler  le  comte  ,  quand  vous  re- 
viendrez à  Paris ,  il  ne  vous  restera  ni  linge  ni  effets  ;  ce  sera  bien  incommode. 

—  Je  pense  que  d'ici  à  bien  longtemps,  Raoul,  je  ne  retournerai  à  Paris.  Notre 
dernier  séjour  ne  m'a  pas  encouragé  à  en  faire  d'autres. 

Raoul  baissa  la  tête  et  ne  dit  plus  un  mot. 

Athos  descendit  du  carrosse  et  monta  le  cheval  qui  avait  amené  Porthos .  et  qui 
sembla  fort  heureux  de  l'échange. 

On  s'était  embrassé,  on  s'était  serré  les  mains ,  on  s'était  donné  mille  témoignages 
d'éternelle  amitié.  Porthos  avait  promis  de  passer  un  mois  chez  Athos  à  son  premier 
loisir.  D'Artagnan  promit  de  mettre  à  profit  son  premier  congé  ;  puis,  ayant  embrassé 
Raoul  pour  la  dernière  fois , 

—  Mon  enfant,  dit-il ,  je  t'écrirai. 

Il  y  avait  tout  dans  ces  mots  de  d'Artagnan  qui  n'écrivait  jamais.  Raoul  fut  touché 
jusqu'aux  larmes.  Il  s'arracha  des  mains  du  mousquetaire  et  partit. 
D'Artagnan  rejoignit  Porthos  dans  le  carrosse. 

—  Eh  bien  !  dit-il,  cher  ami ,  voilà  une  journée  ! 


300  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Mais  oui ,  répliqua  Porthos. 

—  Vous  devez  être  éreinté? 

—  Pas  trop.  Cependant  je  me  coucherai  de  bonne  heure,  afin  demain  d'être  prêt. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Pardieu  I  pour  finir  ce  que  j'ai  commencé. 

—  Vous  me  faites  frémir,  mon  ami;  je  vous  vois  tout  efTarouché.  Que  diable  avez- 
vous  commencé  qui  ne  soit  pas  fini? 

—  Écoutez  donc  :  Raoul  ne  s'est  pas  battu.  Il  faut  que  je  me  batle  ,  moi  ! 

—  Avec  qui  ?...  avec  le  roi? 

—  Comment!  avec  le  roi?  dit  Porthos  stupéfait. 

—  Mais  oui,  grand  enfant ,  avec  le  roi  ! 

—  Je  vous  assure  que  c'est  avec  M.  de  Saiot-Aignan. 

—  Voilà  ce  que  je  voulais  vous  dire  :  En  vous  battant  avec  ce  gentilhomme,  c'est 
contre  le  roi  que  vous  tirez  l'épée. 

—  Ah  !  fit  Porthos  en  écarquillant  les  yeux  ;  vous  en  êtes  sûr? 

—  Pardieu  1 

—  Eh  bien  !  connnent  arrauger  cela,  alors? 

—  Nous  allons  tâcher  de  faire  un  bon  souper,  Porthos.  La  table  du  capitaine  des 
mousquetaires  est  agréable.Vousy  verrezle  beau  Sainl-Aignan,et  vousboirezà  sa  santé. 

—  Moi?  s'écria  Porthos  avec  horreur. 

—  Comment!  dit  d'Artagnan  .  vous  refusez  de  boire  à  la  santé  du  roi? 

—  Mais,  corbœuf  !  je  ne  vous  parle  pas  du  roi  ;  je  vous  parle  de  M.  de  Saint-Aignan. 

—  Mais ,  puisque  je  vous  répète  que  c'est  la  même  chose. 

—  Ah!...  très-bien  alors,  dit  Porthos  vaincu. 

—  Vous  comprenez ,  n'est-ce  pas  ? 

—  Non,  dit  Porthos:  mais  c'est  égal. 

—  Oui ,  c'est  égal ,  répliqua  d'Artagnan.  Allons  sou[)er,  Porlhos. 


LA   SOCIKTK    DE   M.    BAISEMEAUX. 


On  n'a  pas  oublié  qu'en  sortant  de  la  Bastille  d'Artagnan  et  le  comte  de  la  Fère  y 
avaient  laissé  Aramis  en  lêle-à-tèle  avec  Baisemcaux. 

Baisemeaux  ne  s'aperçut  pas  le  moins  du  monde,  une  fois  ses  deux  convives  sortis, 
que  la  conversation  souflrit  de  leur  absence.  Il  croyait  que  le  vin  du  dessert,  et  celui 
(le  la  Bastille  était  excellent,  il  croyait,  disons-nous,  que  le  vin  du  dessert  élail  un 
stimulant  suffisant  pour  faire  parler  un  honune  de  biru.  Il  connaissait  mal  Sa  Gran- 
deur, qui  n'était  jamais  plus  impénétrable  qu'au  dessert.  Mtiis  Sa  Grandeur  connaissait 
à  merveille  M.  de  Baisemeaux,  en  comptant  pour  faire  parler  le  gouverneur  sur  le 
moyen  q\ie  celui-ci  regardait  comme  efficace. 

La  conversation,  sans  languir  en  apparence,  languissait  donc  en  réalité:  car  Bai- 
semeaux, non-seulement  parlait  à  peu  près  seul,  mais  encore  ne  parlait  que  de  ce 
singulier  événement  de  l'incarcération  d'Athos,  suivie  de  cet  ordre  si  prompt  de  le 
mettre  en  liberté. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELOiNNE.  301 

Baisemeaux  n'avait  d'ailleurs  pas  été  sans  remarquer  que  les  deux  ordres,  ordre 
d'arrestation  et  ordre  de  mise  en  liberté,  étaient  tous  deux  de  la  main  du  roi.  Or,  le 
roi  ne  se  donnait  la  peine  d'écrire  de  pareils  ordres  que  dans  les  grandes  circonstances. 
Tout  cela  était  fort  intéressant  et  surtout  très-obscur  pour  Baisemeaux:  mais  comme 
tout  cela  était  fort  clair  pour  Aramis ,  celui-ci  n'attachait  pas  à  cet  événement  la  même 
importance  qu'y  attachait  le  bon  gouverneur. 

D'ailleurs  Aramis  se  dérangeait  rarement  poin*  rien,  et  il  n'avait  pas  encore  dit  à 
M.  de  Baisemeaux  pour  quelle  cause  il  s'était  dérangé. 

Aussi,  au  moment  où  Baisemeaux  en  était  au  plus  fort  de  sa  dissertation,  Aramis 
l'interrompit  tout  à  coup. 

—  Dites-moi,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  est-ce  que  vous  n'avez  jamais  à  la 
Bastille  d'autres  distractions  que  celles  auxquelles  j'ai  assisté  pendant  les  deux  ou  trois 
visites  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  faire? 

L'apostrophe  était  si  inattendue ,  que  le  gouverneur,  comme  une  girouette  qui  reçoit 
tout  à  coup  une  impulsion  opposée  à  celle  du  vent,  en  demeura  étourdi. 

—  Des  distractions?  dit-il,  mais  j'en  ai  continuellement,  monseigneur. 

—  Oh  !  à  la  bonne  heure  !  Et  ces  distractions  ? 

—  Sont  de  toute  nature. 

—  Des  visites ,  sans  doute? 

—  Des  visites  ,  non.  Les  visites  ne  sont  pas  connnuncs  à  la  Bastille; 

—  Comment!  les  visites  sont  rares? 

—  Très-rares. 

—  Même  de  la  part  de  votre  société? 

—  Qu'appelez-vous  ma  société?...  Mes  prisonniers? 

—  Oh!  non.  Vos  prisonniers  !...  Je  sais  que  c'est  vous  qui  leur  faites  des  visites  et 
non  pas  eux  qui  vous  en  font.  J'entends  par  votre  société,  mon  cher  monsieur  de  Bai- 
semeaux ,  la  société  dont  vous  faites  partie. 

Baisemeaux  regarda  fixement  Aramis;  puis,  comme  si  ce  qu'il  avait  supposé  un 
instant  était  impossible  : 

—  Oh  !  dit-il ,  j'ai  bien  peu  de  société  à  présent.  S'il  faut  que  je  vous  l'avoue ,  cher 
monsieur  d'Herblay,  en  général  le  séjour  de  la  Bastille  paraît  sauvage  et  fastidieux 
aux  gens  du  monde.  Quant  aux  dames ,  ce  n'est  jamais  sans  un  certain  effroi,  que  j'ai 
toutes  les  peines  de  la  ferre  à  calmer,  qu'elles  parviennent  jusqu'à  moi.  En  efTct,  com- 
ment ne  trembleraient-elles  pas  un  peu  ,  pauvres  femmes,  en  voyant  ces  tristes  don- 
jons ,  et  en  pensant  qu'ils  sont  habités  par  de  pauvres  prisonniers  qui... 

Et  au  fur  et  à  mesure  que  les  yeux  de  Baisemeaux  se  lixaient  sur  le  visage  d'Ara- 
mis,  la  langue  du  bon  gouverneur  s'embarrassa  de  plus  en  plus,  jusqu'à  ce  qu'elle 
finit  par  se  paralyser  tout  à  fait. 

—  Non,  vous  ne  comprenez  pas,  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  dit  Aramis. 
vous  ne  comprenez  pas...  Je  ne  veux  point  parler  de  la  société  en  général ,  mais  d'une 
société  particulière,  de  la  société  à  laquelle  vous  êtes  aftilié ,  enfin. 

Baisemeaux  laissa  presque  tomber  le  verre  plein  de  muscat  qu'il  allait  porter  à  ses 
lèvres. 

—  Afniié!  dit-il,  affilié! 

—  Mais  sans  doute,  affilié,  répéta  Aramis  avec  le  plus  grand  sang-froid.  N'èles-vous 
donc  pas  membre  d'une  société  secrète ,  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux? 

—  Secrèle! 

—  Secrèle  ou  mystérieuse? 


302  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oh  !  monsieur  d'Herblay  ! . .. 

—  Vo\ons,  ne  vous  défendez  pas. 

—  Mais  croyez  bien... 

—  Je  crois  ce  que  je  sais. 

—  Je  vous  jure  !... 

—  Écoutez-moi,  cher  monsieur  de  Baisemeauxj  je  dis  oui,  vous  dites  non  ;  l'un  de 
nous  deux  est  nécessairement  dans  le  vrai,  et  l'autre  inévitablement  dans  le  faux. 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien  !  nous  allons  tout  de  suite  nous  reconnaître. 

—  Voyons  ,  dit  Baisemeaux,  voyons. 

—  Buvez  donc  votre  verre  de  muscat,  cher  monsieur  de  Baisemeaux ,  dit  Aramis. 
Que  diable  !  vous  avez  l'air  tout  elFaré. 

—  Mais  non,  pas  le  moins  du  monde ,  non. 

—  Buvez  alors, 

Baisemeaux  but ,  mais  il  avala  de  travers. 

—  Eh  bien!  reprit  Aramis,  si,  disais-je  ,  vous  ne  faites  point  partie  d'une  société 
secrète,  mystérieuse ,  comme  vous  voudrez,  l'épithète  n'y  fait  rien;  si,  dis-je ,  vous  ne 
faites  point  partie  d'une  société  pareille  à  celle  que  je  veux  désigner,  eh  bien  !  vous 
ne  comprendrez  pas  un  mot  à  ce  que  je  vais  dire  ,  voilà  tout. 

—  Oh  !  soyez^sùr  d'avance  que  je  ne  comprendrai  rien. 

—  A  merveille  alors. 

—  Essayez,  voyons. 

—  C'est  ce  que  je  vais  faire.  Si,  au  contraire  ,  vous  êtes  un  des  membres  de  celle 
société,  vous  allez  tout  de  suite  me  répondre  oui  ou  non. 

—  Faites  la  question,  poursuivit  Baisemeaux  en  tremblant. 

—  Car  vous  en  conviendrez,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  continua  Aramis  avec 
la  même  impassilùlité,  il  est  évident  que  l'on  ne  peut  faire  partie  d'une  société,  il  est 
évident  qu'on  ne  peut  jouir  des  avantages  que  la  société  produit  aux  affiliés,  sans  être 
astreint  soi-même  à  quelques  petites  servitudes. 

■ —  En  elfet,  balbutia  Baisemeaux  ,  cela  se  concevrait  si... 

—  Eh  bien!  donc,  reprit  Aramis,  il  y  a  dans  la  société  dont  je  vous  parlais,  et  dont, 
ù  ce  qu'il  paraît,  vous  ne  faites  point  partie... 

—  Permettez,  dit  Baisemeaux  ,  je  ne  voudrais  cependant  pas  dire  absolument.,. 

—  Il  y  a  un  engagement  pris  par  tous  les  gouverneurs  et  capitaines  de  forteresse 
afliliés  à  l'ordre. 

Baisemeaux  pâlit. 

—  Cet  engagement ,  continua  Aramis d'ime  voix  ferme,  le  voici. 
Baisemeaux  se  leva,  on  proie  à  une  indicible  éuiotion. 

—  Voyons,  cher  monsieur  d'Herblay,  dit-il,  voyons. 

Aramis  ditalors  ou  plutôt  récita  le  paragraphe  suivant,  de  l.i  même  voix  (jue  s'il  eût 
lu  dans  nu  livre  : 

«  Ledit  capitaine  ou  gouv(!rneur  de  forteresse  laissera  entrer  (juand  besoin  sera,  et 
sur  la  demande  du  prisoimier,  un  coulesseur  affilié  à  l'ordre.  » 

Il  s'arrêta.  Baisemeaux  faisait  peine  à  voir,  lant  il  était  p;\lc  et  tremblant. 

—  Est-ce  bien  là  le  texte  de  rengagement?  demanda  tranquillement  Aramis. 

—  Monseigneur!...  lit  Baiseuu'aux. 

—  \\\  !  bien  l  vous  commencez  à  conqircndre  ,  je  crois? 

—  Monseigneur,  s'écria  Baisemeaux  ,  ne  ^ous  jouez  pas  ainsi  de  mon  pau\re  es- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  303 

prit;  jo  me  trouve  bien  peu  de  chose  auprès  de  vous,  si  vous  avez  le  malin  désir  de 
me  tirer  les  petits  secrets  de  mou  adminislralion. 

—  Oh!  non  pas,  détrompez-vdiis,  cher  monsieur  Baisemeaux;  ce  n'est  point  aux  pe- 
tits secrets  de  votre  administration  que  j'en  veux,  mais  à  ceux  de  votre  conscience. 

—  Eh  bien!  soit,  de  ma  conscience,  cher  monsieur  d'Herblay.  Mais  ayez  un  peu 
égard  à  ma  situation,  qui  n'est  point  ordinaire. 

—  Elle  n'est  point  ordinaire,  mon  cher  monsieur,  poursuivit  l'intlexible  Aramis,  si 
vous  êtes  agrégé  à  cette  société  ;  mais  elle  est  toute  natm-elle,  si,  libre  de  tout  engage- 
ment, vous  n'avez  à  répondre  qu'au  roi. 

—  Eh  bien!  Monsieur,  eh  bien,  non  ,  je  n'obéis  qu'au  roi.  A  qui  donc  ,  bon  Dieu, 
voulez- vous  qu'un  gentilhomme  français  obéisse  ,  si  ce  n'est  au  roi? 

Aramis  ne  bougea  point  ;  mais  avec  sa  voix  si  suave  : 

—  Il  est  bien  doux,  dit-il ,  pour  un  gentilhomme  français,  pour  un  prélat  de  France, 
d'entendre  s'exprimer  ainsi  loyalement  un  homme  de  votre  mérite ,  cher  monsieur  de 
Baisemeaux,  et ,  vous  ayant  entendu ,  de  ne  plus  croire  que  vous. 

—  Avez-vous  douté,  Monsieur? 

—  Moi?  oh  !  non. 

—  Ainsi ,  vous  ne  douiez  plus? 

—  Je  ne  doute  plus  qu'un  homme  tel  que  vous.  Monsieur,  dit  sérieusement  Aramis, 
ne  serve  iidèlement  les  maîtres  qu'il  s'est  donnés  volontairement. 

—  Les  maîtres!  s'écria  Baisemeaux.  Monsieur  d'Herblay,  vous  badinez  encore, 
n'est-ce  pas? 

—  Oui,  je  conçois,  c'est  une  situation  plus  difficile  d'avoir  plusieurs  maîtres  que 
d'en  avoir  un  seul;  mais  cet  embarras  vient  de  vous,  cher  monsieur  de  Baisemeaux, 
et  je  n'en  suis  pas  la  cause. 

—  Non,  certainement,  répondit  le  pauvre  gouverneur,  plus  embarrassé  que  jan)ais. 
Mais  que  faites-vous?  Vous  vous  levez? 

—  Assurément. 

•  —  Vous  partez? 

—  Je  pars,  oui. 
'—  Et  pourquoi? 

'—  Parce  que  je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici ,  et  qu'au  contraire  j'ai  des  devoirs  ailleurs. 

—  Des  devoirs,  si  tard? 

■ —  Oui,  comprenez  donc,  cher  monsieur  de  Baisemeaux;  on  m'a  dit  d'où  je  viens: 
«  Ledit  gouverneur  ou  capitaine  laissera  pénétrer,  quand  besoin  sera,  sur  la  demande 
«  du  prisonnier,  un  confesseur  aftilié  à  l'ordre.  »  Je  suis  venu;  vous  ne  .savez  pas  ce 
que  je  veux  dire,  je  m'en  retourne  dire  aux  gens  qu'ils  se  sont  trompés  et  qu'ils  aient 
à  m'envoyer  ailleurs. 

-=- Comment  I  vous  êtes?...  s'écria  Baisemeaux  regardant  Aramis  presque  avec  elfrui. 

"—  Le  confesseur  affilié  à  l'ordre ,  dit  Aramis  sans  changer  de  voix. 

Mais  si  douces  que  fussent  ces  paroles,  elles  firent  sur  le  pauvre  gouverneur  l'eflet 
d'un  coup  de  tonnerre.  Baisemeaux  devint  livide,  et  il  lui  sembla  que  les  beaux  yeux 
d'Aramis  étaient  deux  lames  de  feu  plongeant  jusqu'au  fond  de  son  cœur. 

—  Le  confesseur!  murmura-t-il;  vous,  monseigneur,  le  confesseur  de  l'ordre! 

—  Oui,  moi,  mais  nous  n'avons  rien  à  démêler  ensemble,  |)uisque  vous  n'êtes 
point  affilié... 

—  Monseigneur,  je  vous  en  supplie  ,  reprit  Baisemeaux,  daignez  m'entendre. 

—  Pourquoi? 


304  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  ^lonseigneur,  je  ne  dis  pas  que  je  ne  fasse  point  partie  de  l'ordre... 

—  Ah  !  ah  ! 

—  Je  ne  dis  pas  que  je  me  refuse  à  obéir. 

—  Ce  qui  vient  de  se  passer  ressemble  cependant  bien  à  de  la  résistance,  monsieur 
de  Baisemeaux. 

—  Oh!  non,  monseigneur,  non  ;  seulement  j'ai  voulu  m'assurer... 

—  Vous  assurer  de  quoi?  dit  Aramis  avec  un  air  de  suprême  dédain. 

—  De  rien,  monseigneur. 

Baisemeaux  baissa  la  voix  et  s'inclina  devant  le  prélat  : 

—  Je  suis  en  tout  temps ,  en  tout  lieu,  à  la  disposition  de  mes  maîîrcs  .  dit-il,  mai>... 

—  Fort  bien  !  Je  vous  aime  mieux  ainsi ,  Monsieur. 

Aramis  reprit  sa  chaise  et  tendit  son  verre  à  Baisemeaux,  qui  ne  put  jamais  le  rem- 
plir, tant  la  main  lui  tremblait. 

—  Vous  disiez  :  Mais...  dit  Aramis. 

—  Mais,  reprit  le  pauvre  honune,  n'étant  pas  prévenu  .j'étais  loin  de  m'altendre... 

—  Est-ce  que  l'Évangile  ne  dit  pas  :  «  Veillez,  car  le  moment  n'est  connu  que  de 
«  Dieu.  »  Est-ce  que  les  prescriptions  de  l'ordre  ne  disent  pas  :  «  Veillez,  car  ce  que 
«  je  veux  ,  vous  devez  toujours  le  vouloir.  »  El  pourquoi  n'atlendiez-vous  pas  le  con- 
fesseur, monsieur  de  Baisemeaux? 

—  Parce  qu'il  n'y  a  dans  ce  moment  aucun  prisonnier  malade  à  la  Bastille,  mon- 
seigneur. 

Aramis  haussa  les  épaules. 

—  Qu'en  savez-vous?  dit-il. 

—  Mais  il  me  semble  cependant... 

—  Monsieur  de  Baisemeaux  ,  dit  .\ramis  en  se  renversant  dans  son  fauteuil ,  voici 
votre  valet  qui  vent  vous  parler. 

En  ce  moment,  en  effet,  le  valot  do  Baisemeaux  parut  au  seuil  de  la  porte. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  vivement  Baisemeaux. 

—  Monsieur  le  gouverneur,  dit  le  valet,  c'est  le  rapport  du  médecin  do  la  niaison 
qu'on  vous  apporte. 

Aramis  regarda  M.  de  Baisemeaux  de  son  œil  clair  et  assuré. 

—  Eh  bieni  faites  entrer  le  messager,  dit-il. 
Le  messager  entra,  salua  et  remit  le  rapport. 
Baisemeaux  jeta  les  yeux  dessus,  et  relevant  la  tète, 

—  Le  deuxième  bortaudicre  est  malade  !  dit-il  avec  surprise. 

—  Que  disiez-vous  donc  ,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  que  tout  le  monde  se  por- 
tait bien  dans  votre  hôtel?  dit  négligemment  Aramis. 

El  il  but  (me  gorgée  de  muscat  sans  cesser  de  regarder  Baisemeaux  Alors  le  gou- 
verneur, ayant  fait  do  la  tète  un  signe  au  messager,  et  celui-ci  étant  sorti  ; 

—  Je  crois  ,  dit-il  en  treniblant  toujours,  qu'il  y  a  dans  le  paragraphe  :  «  Sur  la 
demande  du  prisonnier.  »' 

—  0»ii,  il  y  a  cela  ,  répondit  .\raniis;  mais  voyez  donc  ce  que  l'on  vous  veut,  cher 
monsieur  de  Baisemeaux. 

En  effet,  un  sergent  passait  sa  tète  par  l'enlrebàillement  de  la  porte. 

—  Qu'est-ce  encore?  s'écria  Baisemeaux.  Ne  peut-on  me  laisser  dix  minutes  de 
Iranqiiillilo? 

—  Monsieur  le  gouverneur,  dit  lo  >orgoiit,  le  malade  do  la  douviènio  bortaudicre 
a  chargé  son  geèilier  de  vo\is  deniandor  un  ronfosseiu'. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  305 

Baisemeaux  faillit  loinber  à  la  renverse. 

Araniis  dédaigna  de  le  rassurer,  comme  il  avait  dédaigné  de  l'épouvanter. 

—  Que  faut-il  répondre?  demanda  Baisemeaux. 

—  Mais  ce  que  vous  voudrez,  répondit  Aramis  en  se  pinçant  les  lèvres;  cela  vous 
regarde;  je  ne  suis  pas  gouverneur  de  la  Bastille,  moi. 

—  Dites ,  s'écria  vivement  Baisemeaux ,  dites  au  prisonnier  qu'il  va  avoir  ce  qu'il 
demande. 

Le  sergent  sortit. 

—  Oh  !  monseigneur  1  monseigneur!  murmura  Baisemeaux,  comment  me  serais- 
Je  douté!...  comment  aurais-je  prévu  1 

—  Qui  vous  disait  de  vous  douter?  qui  vous  priait  de  prévoir?  répondit  dédaigneu- 
sement Aramis.  L'ordre  se  doute,  l'ordre  sait,  l'ordre  prévoit.  N'est-ce  pas  suffisant? 

—  Qu'ordonnez- vous?  ajouta  Baisemeaux. 

—  Moi?  rien.  Je  ne  suis  qu'un  pauvre  prêtre,  un  simple  confesseur.  M'ordonnez- 
vous  d'aller  voir  le  malade  ? 

—  Oh  !  monseigneur ,  je  ne  vous  ordonne  pas,  je  vous  en  prie. 

—  C'est  bien.  Alors,  conduisez-moi. 


LE   PRISONNIER. 


Depuis  cette  étrange  transformation  d'Aramis  en  confesseur  de  l'ordre  ,  Baisemeaux 
n'était  plus  le  même  homme. 

Jusque-là  Aramis  avait  été  pour  le  digne  gouverneur  un  prélat  auquel  il  devait  le 
respect,  un  ami  auquel  il  devait  la  reconnaissance;  mais,  à  partir  de  la  révélation 
qui  venait  de  bouleverser  toutes  ses  idées,  il  était  un  inférieur  et  Aramis  était  un  chef. 

Il  alluma  lui-même  un  fallot ,  appela  un  porte-clefs,  et  se  retournant  vers  Aramis  : 

—  Aux  ordres  de  monseigneur,  dit-il. 

x^ramis  se  contenta  de  faire  un  signe  de  tête  qui  voulait  dire  :  «  C'est  bien  !  »  et 
d'un  signe  de  la  main  qui  voulait  dire  :  «  Marchez  devant!  »  Baisemeaux  se  mit  en 
route.  Aramis  le  suivit. 

Il  faisait  une  belle  nuit  étoilée;  les  pas  des  trois  hommes  retentissaient  sur  la  dalle 
des  terrasses,  et  le  cliquetis  des  clefs  pendues  à  la  ceinture  du  guichetier  montait  jus- 
qu'aux étages  des  tours,  comme  pour  rappeler  aux  prisonniers  que  la  liberté  était 
hors  de  leur  atteinte. 

On  eût  dit  que  le  changement  qui  s'était  opéré  dans  Baisemeaux  s'était  étendu  jus- 
qu'au prisonnier.  Ce  porte-clefs,  le  même  qui,  à  la  première  visite  d'Aramis,  s'était 
montré  si  curieux  et  si  questionneur,  était  devenu,  non-seulement  muet,  mais  même 
impassible.  Il  baissait  la  tête  et  semblait  craindre  d'ouvrir  les  oreilles. 

On  arriva  ainsi  au  pied  de  la  Bertaudière  ,  dont  les  deux  étages  furent  gravis  silen- 
cieusement et  avec  une  certaine  lenteur;  car  Baisemeaux,  tout  en  obéissant,  était  loin 
de  mettre  un  grand  empressement  à  obéir. 

Enfin,  on  arriva  à  la  porte;  le  guichetier  n'eut  pas  besoin  de  chercher  la  clef,  il 
l'avait  préparée.  La  porte  s'ouvrit. 

T.  11.  20 


306  LES  MOUSQUETAIRES. 

Baiseraeaiix  se  disposait  à  entrer  chez  le  prisonnier;  mais,  s'arrètant  sur  le  seuil  : 

—  Il  n'est  pas  écrit,  dit  Aramis,  que  le  gouverneur  entendra  la  confession  du  pri- 
sonnier. 

Baisemeaux  s'inclina  et  laissa  passer  Aramis,  qui  prit  le  fallot  des  mains  du  gui- 
chetier et  entra;  puis,  d'un  geste,  il  fit  signe  que  l'on  refermât  la  porte  derrière  lui. 

Pendant  un  instant,  il  se  tint  debout,  l'oreille  tendue,  écoutant  si  Baisemeaux  et 
le  porte-clefs  s'éloignaient;  puis,  lorsqu'il  se  fut  assuré  par  la  décroissance  du  bruit 
qu'ils  avaient  quitté  la  tour,  il  posa  le  fallot  sur  la  table  et  regarda  autour  de  lui. 

Sur  un  lit  de  serge  verte,  en  tout  pareil  aux  autres  lits  de  la  Bastille  ,  excepté  qu'il 
était  plus  neuf,  sous  des  rideaux  amples  et  fermés  à  demi ,  reposait  le  jeune  homme 
près  duquel ,  une  fois  déjà ,  nous  avons  introduit  Aramis. 

Suivant  l'usage  de  la  prison,  le  captif  était  sans  lumière.  A  l'heure  du  couvre-feu  il 
avait  dû  éteindre  sa  bougie.  On  voit  combien  le  prisonnier  était  favorisé,  puisqu'il 
avait  ce  rare  privilège  de  garder  de  la  lumière  jusqu'au  moment  du  couvre-feu. 

Près  de  ce  lit,  un  grand  fauteuil  de  cuir,  à  pieds  tordus,  supportait  des  habits  d'une 
fraîcheur  remarquable.  Une  petite  table  sans  plumes,  sans  livres,  sans  papier,  sans 
encre,  était  abandonnée  tristement  près  de  la  fenêtre.  Plusieurs  assiettes  encore  pleines 
attestaient  que  le  prisonnier  avait  à  peine  touché  à  son  dernier  repas. 

Aramis  vil  surlo  litle  jeune  homme  étendu,  le  visage  àdcmi  caché  sous  ses  deux  bras. 

L'arrivée  d'un  visiteur  ne  le  lit  point  changer  de  posture;  il  attendait  ou  dormait. 

Aramis  alluma  la  bougie  à  l'aide  du  fallot,  repoussa  doucement  le  fauteuil,  et  s'ap- 
procha du  lit  avec  un  mélange  visible  d'intérêt  et  de  respect. 

Le  jeune  homme  souleva  la  tète. 

—  Que  me  veut-on?  demanda-t-il. 

—  N'avez-vous  pas  désiré  un  confesseur?  répondit  Aramis. 

—  Oui. 

—  Parce  que  vous  êtes  malade  ? 

—  Oui. 

—  Bien  malade? 

Le  jeune  houmie  attacha  sur  Aramis  des  yeux  pénétrans  et  dit  : 

—  Je  vous  remercie. 

Puis ,  après  un  moment  de  silence, 

—  Je  vous  ai  déjà  vu,  contiuua-t-il. 

Aramis  s'inclina.  Sans  doute  rcxamcn  que  le  prisonnier  venait  de  faire,  cette  ré- 
vélation d'un  caractère  froid,  rusé  et  douiinateur  empreint  sur  la  physionomie  de 
l'cvéque  de  Vannes, était  peu  rassurant  dansla  situation  du  jeune  homme,  car  il  ajouta  : 

—  Je  vais  mieux. 

—  Alors?  demanda  Aramis. 

— •  Alors,  allant  mieux,  je  n'ai  plus  le  même  besoin  d'un  confesseur,  ce  me  semble. 

=—  Pas  même  du  cilice  que  vous  annonçait  le  billet  que  vous  avez  trouvé  dans  votre 
pain  ? 

Le  jeune  homme  tressaillit;  mais  avant  qu'il  eût  répondu  ou  nié  : 

Pas   même,  continua  Aramit»,  de  cet  ecclésiastique  de  la  bouche  duquel  vous 

avez  une  importante  révélation  à  attendre? 

S'il  en  est  ainsi,  dit  le  jeune  homme  en  retombant  sur  .son  oreiller,  c'est  dific- 

rent,  j'écoute. 

Aramis  alors  le  regarda  plus  attentivement  ctfutsurprisde  cet  air  de  majesté  simple 
et  aisée,  qu'on  n'acquiert  jamais  si  Dieu  ne  l'a  mis  datls  le  sang  ou  dans  le  cœur. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  307 

—  Asseyez-vous ,  Monsieur,  dit  le  prisonnier. 
Aramis  obéit  en  s'inclinant. 

—  Comuient  vous  trouvez-vous  à  la  Bastille?  demanda  l'évêque. 

—  Très-bien. 

—  Vous  ne  souffrez  pas? 

—  Non. 

—  Vous  ne  regrettez  rien  ? 

—  Rien. 

' —  Pas  même  la  liberté? 

—  Qu'appelez-vous  la  liberté,  Monsieur?  demanda  le  prisonnier  avec  l'accent  d'ini 
homme  qui  se  pré[)are  à  une  lutle. 

—  J'appelle  la  liberté,  les  fleurs,  l'air,  le  jour,  les  étoiles ,  le  bonheur  de  courir  oîi 
vous  perlent  vos  jambes  nerveuses  de  vingt  ans. 

Le  jeune  homme  sourit;  il  eût  été  difticile  dediresic'étaitde  résignation  ou  de  dédain, 

—  Regardez  ,  dit-il.  j'ai  là,  dans  ce  vase  du  Japon,  deux  roses,  deux  belles  roses 
cueillies  hier  soir  en  boutons  dans  le  jardin  du  gouverneur;  elles  ont  éclos  ce  matin  et 
ouvert sousmes  yeuxleur  calice  vermeil  ;  avec  chaque  pli  de  leurs  feuilles  elles  ouvraient 
le  trésor  de  leur  parfum  ;  ma  chambre  eu  est  tout  embaumée.  Ces  deux  roses,  vovez- 
les  :  elles  sont  belles  parmi  les  roses,  et  les  roses  sont  les  plus  belles  des  fleurs.  Pourquoi 
donc  voulez-vous  que  je  désire  d'autres  fleurs,  puisque  j'ai  les  plus  belles  de  toutes? 

Aramis  regarda  le  jeune  homme  avec  surprise. 

—  Si  les  fleurs  sont  la  liberté,  reprit  mélancoliquement  le  captif,  j'ai  doncla  liberté, 
puisque  j'ai  les  fleurs. 

—  Oh  !  mais  l'air  !  s'écria  Aramis  ;  l'air  est  si  nécessaire  à  la  vie  ! 

—  Eh  bien!  Monsieur,  approchez-vous  de  la  fenêtre,  continua  le  prisonnier;  elle 
est  ouverte.  Entre  le  ciel  et  la  terre  le  vent  roule  ses  tourbillons  de  glace,  de  feu,  de 
tièdes  vapeurs  ou  de  douces  brises.  L'air  qui  vient  de  là  caresse  mon  visage,  quand, 
monté  sur  ce  fauteuil,  assis  sur  le  dossier,  le  bras  passé  autour  du  barreau  qui  me 
soutient  je  me  figure  que  je  nage  dans  le  vide. 

Le  front  d'Aramis  se  rembrunissait  à  mesure  que  parlait  le  jeune  homme. 

—  Le  jour?  conlinua-t-il  ;  j'ai  mieux  que  le  jour,  j'ai  le  soleil,  un  ami  qui  vient 
tous  les  jours  me  visiter  sans  la  permission  du  gouverneur,  sans  la  compagnie  ducrui- 
chetier.  Il  entre  par  la  fenôlre ,  il  trace  dans  ma  chambre  un  grand  carré  long  qui  part 
de  la  fenêtre  même  et  va  mordre  la  tenture  de  mon  htjusqu'aux  franges.  Ce  carré  lumi- 
neux grandit  de  dix  heures  à  midi ,  et  décroît  de  une  heure  à  trois,  lentement,  comme 
si,  ayant  eu  hâte  de  venir,  il  avait  regret  de  me  quitter.  Quand  son  dernier  rayon  dis- 
paraît, j'ai  joui  quatre  heures  de  sa  présence.  Est-ce  que  ça  ne  suffit  pas?  On  m'a  dit 
qu'il  y  avait  des  malheureux  qui  creusaient  des  carrières ,  des  ouvriers  qui  travaillaient 
aux  mines  et  qui  ne  le  voyaient  jamais. 

Aramis  s'essuya  le  front. 

—  Quant  aux  étoiles,  qui  sont  douces  à  voir,  continua  le  jeune  homme,  elles  se 
ressemblent  toutes ,  sauf  l'éclat  et  la  grandeur.  Moi ,  je  suis  favorisé ,  car  si  vous  n'eus- 
siez allume  celle  bougie,  vous  eussiez  pu  voir  la  belle  étoile  que  je  voyais  de  mon  lit 
avant  votre  arrivée,  et  dont  le  rayonnement  caressait  mes  yeux. 

Aramis  baissa  la  tête  ;  il  se  sentait  submergé  sous  le  flot  amer  de  cette  sinistre  phi- 
losophie qui  est  la  religion  de  la  caplivilc. 

—  Voilà  donc  pour  les  fleurs ,  pour  l'air,  pour  le  j  our  et  pour  les  étoiles ,  dit  le  jeune 
homme  avec  la  même  tranquillité.  Resie  la  promenade.  Est-ce  que  toute  la  journée  je 


308  LES  MOUSQUETAIRES. 

ne  me  promène  pas ,  dans  le  jardin  du  gouverneur  s'il  fait  beau ,  ici  s'il  pleut ,  an  frais 
s'il  fait  chaud,  au  chaud  s'il  fait  froid,  grâce  à  ma  cheminée  pendant  l'hiver?  Ah! 
croyez-moi,  Monsieur,  ajouta  le  prisonnier  avec  une  expression  qui  n'était  pas  exempte 
d'une  certaine  amertume,  les  hommes  ont  fait  pour  moi  tout  ce  que  peut  espérer,  tout 
ce  que  peut  désirer  un  homme. 

—  Les  hommes,  soit!  dit  Aramis  en  relevant  la  tète;  mais  il  me  semble  que  vous 
oubliez  Dieu. 

—  J'ai,  en  efiét,  oublié  Dieu,  répondit  le  prisonnier  sans  s'émouvoir;  mais,  pour- 
quoi me  diles-voiis  cela?  à  quoi  bon  parler  de  Dieu  aux  prisonniers. 

Aramis  regarda  en  face  ce  singulier  jeune  homme,  qui  avait  la  résignation  d'un 
martyr  avec  le  sourire  d"un  athée. 

—  Est-ce  que  Dieu  n'est  pas  dans  toute  chose?  murmura-t-il  d'un  ton  de  reproche. 

—  Dites  au  bout  de  toute  chose,  répondit  le  prisonnier  fermement. 

—  Soit!  dit  Aramis  :  mais  revenons  au  point  d'où  nous  sommes  partis. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux  ,  lit  le  jeune  homme. 

—  Je  suis  votre  confesseur. 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  comme  mon  pénitent,  vous  me  devez  la  vérité. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  vous  la  dire. 

—  Tout  prisonnier  a  commis  le  crime  qui  Ta  fait  mettre  en  prison.  Quel  crime  avez- 
vous  commis,  vous? 

— Vous  m'avez  déjàdemandécelala première  fois  que  vousm'avez  vu,  dit  le  prisonnier. 

—  Et  vous  avez  éludé  ma  réponse  celte  fois  comme  aujourd'hui. 

—  Et  pourquoi  aujourd'hui  pensez-vous  que  je  vous  répondrai? 

—  I\irce  qu'aujourd'hui  jf  suis  votre  confesseur. 

—  Alors  si  vous  voulez  que  je  vous  dise  quel  crime  j'ai  commis,  expliquez-moi  ce 
que  c'est  qu'un  crime.  Or,  comme  je  ne  sais  rien  en  moi  qui  me  ftisse  des  reproches, 
je  dis  que  je  ne  suis  pas  criminel. 

—  On  est  criminel  parfois  aux  yeux  des  grands  de  la  terre ,  non-seulement  pour  avoir 
commis  des  crimes,  mais  encore  parce  que  l'on  sait  que  des  crimes  ont  été  commis. 

Le  prisonnier  prêtait  une  attention  extrême. 

—  Oui,  dit-il  après  un  moment  de  silence,  je  comprends;  oui,  vous  avez  raison, 
Monsieur  ;  il  se  pourrait  bien  que,  de  cette  façon,  je  fusse  criminel  aux  yeux  des  grands. 

—  Ah  !  vous  savez  donc  quelque  chose?  dit  Aramis  qui  crul  avoir  entrevu,  non  pas 
le  défaut,  mais  la  jointure  de  la  cuirasse. 

Non,  je  ne  sais  rien,  répondit  le  jeune  homme,  mais  je  pense  quelquefois  et  je 

me  dis,  à  ces  momens-là... 

—  Que  vous  dites-vous? 

—  Que  si  je  voulais  penser  plus ,  ou  je  deviendrais  fou,  ou  je  devinerais  bien  des 
choses. 

—  Eh  bienl  alors?  demanda  Aramis  avec  impatience. 

—  Alors ,  je  m'arrête. 

—  Vous  vous  arrêtez? 

—  Oui  ;  ma  tête  est  lourde  ,  mes  idées  deviennent  tristes  ;  je  sens  l'ennui  qui  me 
prend  ;  je  désire... 

—  Quoi? 

Je  n'en  sais  rien ,  car  je  ne  veux  pas  me  laisser  prendre  au  désir  de  choses  que 

je  nai  pas,  moi  qui  suis  si  content  de  ce  «jne  j'ai. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  309 

—  Vous  craignez  la  mort?  dit  Aramis  avec  une  légère  inquiétude. 

—  Oui ,  dit  le  jeune  homme  en  souriant. 
Aramis  sentit  le  froid  de  ce  sourire  et  frémit. 

—  Oh  !  puisque  vous  avez  peur  de  la  mort ,  vous  en  savez  plus  que  vous  n'en  dites  ! 
s'écria-t-il. 

—  Mais  vous ,  répondit  le  prisonnier,  vous  qui  me  faites  dire  de  vous  demander  ; 
vous  qui,  lorsque  je  vous  ai  demandé,  entrez  ici  en  me  promettant  tout  un  monde  de 
révélations  ;  d'où  vient  que  c'est  vous  maintenant  qui  vous  taisez  et  moi  qui  parle? 
Puisque  nous  portons  chacun  un  masque ,  ou  gardons-le  tous  deux ,  ou  déposons-le 
ensemble. 

Aramis  sentit  à  la  fois  la  force  et  la  justesse  de  ce  raisonnement. 

—  Je  n'ai  point  affaire  à  un  homme  ordinaire  ,  pensa-t-il.  Voyons.  Avez-vous  de 
l'ambition?  dit-il  tout  haut  sans  avoir  préparé  le  prisonnier  à  la  Iransttiou. 

—  Qu'est-ce  que  cela,  de  l'ambition?  demanda  le  jeune  honune. 

—  C'est,  répondit  Aramis,  un  sentiment  qui  pousse  l'homme  à  désirer  plus  qu'il  n'a. 

—  J'ai  dit  que  j'étais  content,  ^lonsieur;  mais  il  est  possible  que  je  me  trompe. 
J'ignore  ce  que  c'est  que  l'ambition,  mais  il  est  possible  que  j'en  aie.  Voyons,  ouvrez- 
moi  l'esprit,  je  ne  demande  pas  mieux. 

—  Un  ambitieux  ,  dit  Aramis ,  est  celui  qui  convoite  par  delà  son  état. 

—  Je  ne  convoite  rien  par  delà  mon  état ,  dit  le  jeune  homme  avec  une  assurance 
qui ,  encore  une  fois,  fit  tressaillir  l'évêque  de  Vannes. 

Il  se  lut.  Mais  à  voir  les  yeux  ardens,  le  front  plissé,  l'attitude  réfléchie  du  cap- 
tif, on  sentait  bien  qu'il  attendait  autre  chose  que  du  silence.  Ce  silence,  Aramis 
le  rompit. 

—  Vous  m'avez  menti  la  première  fois  que  je  vous  ai  vu,  dit-il. 

—  Menti?  s'écria  le  jeune  homme  en  se  dressant  sur  son  lit,  avec  un  tel  accent  dans 
la  voix,  avec  un  tel  éclair  dans  les  yeux,  qu'Aramis  recula  malgré  lui. 

—  Je  veux  dire,  reprit  Aramis  en  s'inclinant ,  que  vous  m'avez  caché  ce  que  vous 
savez  de  votre  enfance. 

—  Les  secrets  d'un  homme  sont  à  lui,  Monsieur,  dit  le  prisonnier,  et  non  au  pre- 
mier venu. 

—  C'est  vrai,  dit  Aramis  en  s'inclinant  plus  bas  que  la  première  fois,  c'est  vrai, 
pardonnez;  mais  aujourd'hui  suis-je  encore  pour  vous  le  premier  venu?  Je  vous  en 
supplie ,  répondez,  monseigneur. 

Ce  titre  causa  un  léger  trouble  au  prisonnier  ;  mais  cependant  il  ne  parut  point 
étonné  qu'on  le  lui  donnât. 

—  Je  ne  vous  connais  pas,  Monsieur,  dit-il. 

—  Oh!  si  j'osais,  je  prendrais  votre  main  et  je  la  baiserais. 

Le  jeune  homme  fit  un  mouvement  comme  pour  donner  la  main  à  Aramis  ;  mais 
l'éclair  qui  avait  jailli  de  ses  yeux  s'éteignit  au  bord  de  sa  paupière,  et  sa  main  se  re- 
lira froide  et  défiante. 

—  Baiser  la  main  d'un  prisonnier!  dit-il  en  secouant  la  tête,  à  quoi  bon! 

—  Pourquoi  m'avez-vous  dit ,  demanda  Aramis  >  que  vous  vous  trouviez  bien  ici? 
Pourquoi  m'avez-vous  dit  que  vous  n'aspiriez  à  rien?  pourquoi  enfin,  en  me  parlant 
ainsi,  m'empêchez-vous  d'être  franc  à  mon  tour? 

Le  même  éclair  reparut  pour  la  troisième  fois  aux  yeux  du  jeune  homme;  mais, 
comme  les  deux  autres  fois ,  il  expira  sans  rien  amener. 

—  Vous  vous  défiez  de  moi,  dit  Aramis. 


310  LES  MOUSQUETAIRES. 

^-A  quel  propos,  Monsieur? 

^Oh!  par  une  raison  bien  simple  :  c'est  que,  si  vous  savez  ce  que  vous  devez  sa- 
voir, vous  devez  vous  défier  de  tout  le  monde. 

--Alors  ne  vous  étonnez  pas  que  je  me  défie,  puisque  vous  me  soupçonnez  de  sa- 
voir ce  que  je  ne  sais  pas. 

Aramis  était  frappé  d'admirafion  pour  cette  énergique  résistance. 

—  Oh!  vous  me  désespérez,  monseigneur,  s'écria-t-il  en  frappant  du  poing  sur  le 
fauteuil. 

—  Et  moi  je  ne  vous  comprends  pas ,  Monsieur. 

—  Eh  bien  !  lâchez  de  me  comprendre. 
Le  prisonnier  regarda  fixement  Aramis. 

—  Il  me  semble  parfois,  continua  celui-ci ,  que  j'ai  devant  les  yeux  l'homme  que 
je  cherche...  et  puis... 

—  Et  puis....  cet  homme  disparaît,  n'est-ce  pas?  dit  le  prisonnier  en  souriant.  Tant 
mieux  ! 

Aramis  se  leva. 

-—Décidément,  dit-il,  je  n'ai  rien  à  dire  à  un  homme  qui  se  défie  de  moi  au  point 
que  vous  le  faites. 

—  Et  moi,  dit  le  prisonnier  du  même  ton  ,  rien  à  dire  à  l'honnne  qui  ne  veut  pas 
comprendre  qu'un  prisonnier  doit  se  défier  de  tout. 

—  Même  de  ses  anciens  amis?  répliqua  Aramis.  Oh  '.c'est  trop  de  prudence,  mon- 
seigneur. 

—  De  mes  anciens  amis?  vous  cMes  un  de  mes  anciens  amis,  vous? 

—  Voyons,  dit  Aramis,  ne  vous  souvient-il  donc  plus  d'avoir  vu  autrefois,  dans  le 
village  où  s'écoula  votre  première  enfance... 

—  Savez-vous  le  nom  de  ce  village?  demanda  le  prisonnier. 

—  Noisy-le-Sec ,  monseigneur,  répondit  fermement  Aramis. 

—  Continuez,  dit  le  jeune  homme  ,  sans  que  son  visage  avouAt  ou  niât. 

—  Tenez,  monseigneur,  dit  Aramis,  si  vous  voulez  absolument  continuer  ce  jeu, 
restons-en  là.  Je  viens  pour  vous  dire  beaucoup  de  choses,  c'est  vrai  ;  mais  il  faut  me 
laisser  voir  que  ces  choses,  vous  avez  de  votre  côté  le  désir  de  les  connaître.  Avant 
de  parler,  avant  de  déclarer  les  choses  si  importantes  que  je  recèle  en  moi ,  convenez- 
en ,  j'eusse  eu  besoin  d'un  ])cu  d'aide,  sinon  de  franchise,  d'un  peu  de  sympathie, 
sinon  de  confiance.  Eh  bien  !  vous  vous  tenez  enfermé  dans  une  prétendue  ignorance 

qui  me  paralyse Oh!  non  pas  pour  ce  que  vous  croyez;  car,  si  fort  ignorant  que 

vous  soyez,  ou  si  fort inditlérent  que  vous  feigniez  d'être,  vous  n'en  n'êtes  pas  moins 
ce  que  vous  êtes,  monseigneur,  et  rien,  rien,  entendez-vous  bien,  ne  fera  que  vous 
ne  le  soyez  pas. 

—  Je  vous  promets ,  répondit  le  prisonnier,  de  vous  écouter  sans  impatience.  Seu- 
lement, il  me  semble  que  j'ai  le  droit  de  vous  répéter  cette  quesfion  que  je  vous  ai 
déjà  laite  :  (Jui  êtes-vons? 

—  Vous  souvient-il.  il  y  a  quinze  ou  dix-huit  ans,  d'avoir  vu  à  Noisy-le-Sec  un  ca- 
valier qui  venait  avec  une  dame,  vêtue  ordinairement  de  soie  noire,  avec  des  rubans 
couleur  de  feu  dans  les  cbcveux? 

—  Oui,  dit  le  jeune  homme;  une  fois  j'ai  demandé  le  nom  de  ce  cavalier,  et  l'on 
m'a  dit  qu'il  s'appelait  l'abbé  d'Herblay.  Je  me  suis  étonné  que  cet  abbé  eût  l'air  si 
guerrier,  et  l'on  m'a  répondu  qu'il  n'y  avait  rien  d'étonnant  à  cela,  attendu  que  c'était 
un  mousquetaire  du  roi  l^ouis  Xlil. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  311 

—  Eh  bien!  dit  Aramis,  ce  mousquetaire  autrefois,  cet  abbé  alors,  évêqne  de 
Vannes  depuis ,  votre  confessorn-  aujourd'hui,  c'est  moi. 

—  Je  le  sais.  Je  vous  avais  reconnu. 

—  Eh  bien!  monseigneur,  si  vous  savez  cela,  il  faut  que  j'y  ajoute  une  chose  que 
vous  ne  savez  pas,  c'est  que  si  la  présence  ici  de  ce  mousquetaire  ,  de  cet  abbé  ,  de 
cet  évêque,  de  ce  confesseur  était  connue  du  roi  ce  soir,  demain  celui  qui  a  tout  ris- 
qué pour  venir  à  vous  verrait  reluire  la  hache  du  bourreau  au  fond  d'un  cachot  plus 
sombre  et  plus  perdu  que  ne  l'est  le  vôtre. 

En  écoutant  ces  mots  fermement  accentués,  le  jeune  homme  s'était  soulevé  sur  son 
lit  et  avait  plongé  des  regards  de  plus  en  plus  avides  dans  les  regards  d'Aramis. 
Le  résultat  de  cet  examen  fut  que  le  prisonnier  parut  prendre  quelque  confiance. 

—  Oui,  murmura-t-il.  oui,  je  me  souviens  parfaitement.  La  femme  dont  vous  parlez 
vint  une  fois  avec  vous  et  deux  autres  fois  avec  la  femme... 

Il  s'arrêta. 

—  Avec  la  femme  qui  venait  vous  voir  tous  les  mois,  n'est-ce  pas,  monseigneur? 

—  Oui. 

—  Savez-vous  quelle  était  celte  dame? 

—  Un  éclair  parut  prêt  à  jaillir  de  l'œil  du  prisonnier. 

—  Je  sais  que  c'était  une  dame  de  la  cour,  dit-il. 

—  Vous  vous  la  rappelez  bien,  celte  dame? 

—  Oh!  mes  souvenirs  ne  peuvent  être  bien  confus,  sous  ce  rapport,  dit  le  jeune 
prisonnier;  j'ai  vu  une  fois  cette  dame  avec  un  homme  de  quaranle-cinq  ans  à  peu 
près;  j'ai  vu  une  fois  cette  dame  avec  vous  et  avec  la  dame  à  la  robe  noire  et  aux  ru- 
bans couleur  de  feu.  Je  l'ai  revue  deux  fois  depuis  avec  la  même  personne.  Ces  quatre 
personnes  avec  mon  gouverneur  et  la  vieille  Perronnetle,  mon  geôlier  et  le  gouver- 
neur, sont  les  seules  personnes  à  qui  j'aie  jamais  parlé,  et,  en  vérité,  presque  les 
seules  personnes  que  j'aie  jamais  vues. 

—  Mais  vous  étiez  donc  en  prison? 

—  Si  je  suis  en  prison  ici ,  relativement  j'étais  libre  là-bas  ,  quoique  ma  liberté  fijt 
bien  restreinte:  une  maison  dont  je  ne  sortais  pas,  im  grand  jardin  entouré  de  murs 
que  je  ne  pouvais  franchir  :  c'était  ma  demeure  ;  vous  la  connaissez  puisque  vous  y 
êtes  venu.  Au  reste,  habitué  à  vivre  dans  les  limites  de  ces  murs  et  de  cette  maison, 
je  n'ai  jamais  désiré  en  sortir.  Donc,  vous  comprenez  ,  Monsieur,  n'ayant  rien  vu  de 
ce  monde,  je  ne  puis  rien  désirer,  et  si  vous  me  racontez  quelque  chose,  vous  serez 
forcé  de  tout  m'expliquer. 

—  Ainsi  ferai-je,  monseigneur,  dit  Aramis  en  s'inclinanl,  car  c'est  mon  devoir. 

—  Eh  bien  !  conmiencez  donc  par  me  dire  ce  qu'était  mon  gouverneur. 

—  Un  bon  gentilhomme  ,  monseigneur,  un  honnête  gentilhomme  surtout^  un  pré- 
cepteur à  la  fois  pour  votre  corps  et  pour  votre  âme.  Avez-vous  jamais  eu  h  vous  en 
plaindre? 

—  Oh!  non,  monseigneur,  bien  au  contraire;  mais  ce  gentilhomme  m'a  dit  sou- 
vent que  mon  père  et  ma  mère  étaient  morts;  ce  gentilhomme  me  mentait-il  ou  disait- 
il  la  vérité? 

—  Il  était  forcé  de  suivre  les  ordres  qui  lui  étaient  donnés, 

—  Alors  il  mentait  donc? 

—  Sur  un  point.  Votre  père  est  mort. 

—  Et  ma  mère? 

Elle  est  morte  pour  vous. 


3f2  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  iNfais  pour  les  autres,  elle  vit,  n'est-ce  pas? 

—  Oui. 

—  El  moi  (le  jeune  homme  regarda  Aramis),  moi,  je  suis  condamné  à  vivre  dans 
l'obscurité  d'une  prison? 

—  Hélas  !  je  le  crois. 

—  Et  cela,  continua  le  jeune  homme,  parce  que  ma  présence  dans  le  monde  révé- 
lerait un  grand  secret  ? 

—  Un  grand  secret,  oui. 

—  Pour  faire  enfermer  à  la  Bastille  un  enfant  tel  que  je  l'étais,  il  faut  que  mon 
ennemi  soit  bien  puissant. 

—  m'est. 

—  Plus  puissant  que  ma  mère,  alors? 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  ma  mère  m'eût  défendu. 
Aramis  hésita. 

—  Plus  puissant  que  votre  mère,  oui,  monseigneur. 

—  Pour  que  ma  nourrice  et  le  gentilhomme  aient  été  enlevés  et  pour  qu'on  m'ait 
séparé  d'eux  ainsi,  j'étais  donc  ou  ils  étaient  donc  un  bien  grand  danger  pour  mon 
ennemi? 

—  Oui,  un  danser  dont  votre  ennemi  s'est  délivré  en  faisant  disparaître  le  gentil- 
homme et  la  nourrice,  répondit  tranquillement  Aramis. 

—  Disparaître?  demanda  le  prisonnier.  Mais  de  quelle  façon  ont-ils  disparu? 

—  De  la  façon  la  plus  sûre,  répondit  Aramis  :  ils  sont  morts. 

Le  jeune  homme  pâlit  légèrement  et  passa  une  main  tremblante  sur  son  visage. 

—  Par  le  poison?  demanda-t-il. 

—  Par  le  poison. 

Le  prisonnier  réfléchit  un  instant. 

Pour  que  ces  deux  innocentes  créatures,  reprit-il,  mes  seuls  soutiens,  aient  été 

assassinées  le  même  jour,  il  faut  que  mon  ennemi  soit  bien  cruel,  ou  bien  contraint 
par  la  nécessité,  car  ce  digne  gentilhomme  et  cette  pauvre  fennne  n'avaient  jamais  fait 
de  mal  à  personne. 

La  nécessité  est  dure  dans  votre  maison,  monseigneur.  Aussi  est-ce  une  néces- 
sité qui  me  fait,  à  mon  grand  regret,  vous  dire  que  ce  gentilhomme  et  cette  nourrice 
ont  été  assassinés. 

—  Oh  !  vous  ne  m'apprenez  rien  de  nouveau,  dit  le  prisonnier  en  fronçant  lesourciL 

—  Conmient  cela  ? 

—  Je  m'en  doutais. 

—  Pourquoi  ? 

—  Je  vais  vous  le  dire. 

En  ce  moment,  le  jeune  homme,  s'appuyant  sur  ses  deux  coudes,  s'approcha  du 
visa'^e  d'Aramis  avec  une  telle  expression  do  dignité,  d'abnégation,  de  déti  même,  que 
j'évéque  sentit  l'électricité  de  l'enthousiasme  monter  en  étincelles  dévorantes  de  son 
cœur  flétri  à  son  crâne  dur  connue  l'acier. 

Parlez,  monseigneur.  Je  vous  ai  déjà  dit  que  j'expose  ma  vie  en  vous  parlant.  Si 

peu  (jue  soit  ma  vie  ,  je  vous  siipplie  de  la  recevoir  comme  rançon  de  la  vôtre. 

—  Eh  bien,  reprit  le  jeune  honune,  voici  pourquoi  je  soupçonnais  que  l'on  a>ail 
tué  ma  nourrice  et  mon  gouverneur... 

—  Que  vous  appeliez  votre  père... 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  313 

—  Oui,  que  j'appelais  mon  père,  mais  dont  je  savais  bien  ne  pas  être  le  fils. 

—  Qui  vous  avait  fait  supposer?... 

—  De  même  que  vous  êtes,  vous,  trop  respectueux  pour  un  ami .  lui  était  trop  res- 
pectueux pour  un  père. 

Le  jeune  homme  continua. 

—  Sans  doute,  je  n'étais  pas  destiné  à  demeurer  éternellement  enfermé,  et  ce  qui 
me  le  fait  croire,  maintenant  surtout ,  c'est  le  soin  qu'on  prenait  de  faire  de  moi  un 
cavalier  aussi  accompli  que  possible.  Le  gentilhomme  qui  était  près  de  moi  m'avait 
appris  tout  ce  qu'il  savait  lui-même  :  les  mathématiques,  un  pende  géométrie,  d'as- 
tronomie, l'escrime,  le  manège.  Tous  les  matins  je  faisais  des  armes  dans  une  salle 
basse  et  montais  à  cheval  dans  le  jardin.  Eh  bien!  un  matin,  c'était  pendant  Tété,  car 
il  faisait  une  grande  chaleur,  je  m'étais  endormi  dans  celte  salle  basse.  Rien,  jusque- 
là,  ne  m'avait,  excepté  le  respect  de  mon  gouverneur,  instruit  ou  donné  de  soupçons. 
Je  vivais  comme  les  enfans,  comme  les  oiseaux,  comme  les  plantes,  d'air  et  de  soleil  ; 
je  venais  d'avoir  quinze  ans. 

—  Alors,  il  y  a  huit  ans  de  cela  ? 

—  Oui,  à  peu  près;  j'ai  perdu  la  mesure  du  temps. 

—  Pardon,  mais  que  vous  disait  voire  gouverneur  pour  vous  encourager  au  travail? 

—  Il  me  disait  qu'un  homme  doit  chercher  à  se  faire  sur  la  terre  une  fortune  que 
Dieu  lui  a  refusée  en  naissant;  il  ajoutait  que,  pauvre  orphelin,  obscur,  je  ne  pouvais 
compter  que  sur  moi,  et  que  nul  ne  s'intéressait  ou  ne  s'intéresserait  jamais  à  ma  per- 
sonne. J'étais  donc  dans  cette  salle  basse,  et  fatigué  par  ma  leçon  d'escrime,  je  m'étais 
endormi.  Mon  gouverneur  était  dans  sa  chambre  ,  au  premier  étage  ,  juste  au-dessus 
de  moi.  Soudain  j'entendis  connne  un  petit  cri  poussé  par  mon  gouverneur.  Puis  il 
appela  :  —  «  Perronnette!  Perronnette!  »  C'était  ma  nourrice  qu'il  appelait. 

—  Oui,  je  sais,  dit  Aramis  ;  continuez,  monseigneur  continuez. 

—  Sans  doute  elle  était  au  jardin,  car  mon  gouverneur  descendit  l'escalier  avec  pré- 
cipitation. Je  me  levai,  inquiet  de  le  voir  inquiet  lui-même.  Il  ouvrit  la  porte  qui  du 
vestibule  menait  au  jardin,  en  criant  toujours  :  Perronnette!  Perronnette!  Les  fenêtres 
de  la  salle  basse  donnaient  sur  la  cour  ;  les  volets  de  ces  fenêtres  étaient  fermés  ;  mais, 
par  une  fente  du  volet ,  je  vis  mon  gouverneur  s'approcher  d'un  large  puits  situé 
presque  au-dessous  des  fenêtres  de  son  cabinet  de  travail.  Il  se  pencha  sur  la  margelle, 
regarda  dans  le  puits  et  poussa  un  nouveau  cri  en  faisant  de  grands  gestes  eûarés. 
D'où  j'étais  je  pouvais  non-seulement  voir,  mais  encore  entendre. 

—  Continuez,  monseigneur,  je  vous  en  prie,  dit  Aramis. 

—  Dame  Perronnette  accourait  aux  cris  de  mon  gouverneur.  Il  alla  au-devant  d'elle, 
la  prit  par  le  bras,  et  l'entraîna  vivement  vers  la  margelle;  après  quoi,  se  penchant 
avec  elle  dans  le  puits,  il  dit  :  «  Regardez,  regardez,  quel  malheur  !  » 

—  (f  Voyons,  voyons,  calmez-vous,  disait  dame  Perronnette  :  qu'y  a-t-il?  » 

—  «  Cette  lettre,  criait  mon  gouverneur,  voyez-vous  celte  lettre?  »  et  il  étendait  la 
main  vers  le  fond  du  puits. 

—  «  Quelle  lettre?  »  demanda  la  nourrice. 

—  «  Cette  lettre  que  vous  voyez  là-bas  :  c'est  la  dernière  lettre  de  la  reine  1  » 

A  ce  mot  je  tressailis.  Mon  gouverneur,  celui  qui  passait  pour  mon  père,  celui  qui 
me  rccommandaitsans  cesse  la  modestieet  l'humilité,  en  correspondance  avec  la  reine  ! 

—  «  La  dernière  lettre  de  la  reine!  s'écria  Perronnette  sans  paraître  étonnée  autre- 
ment que  de  voir  celte  lettre  au  fond  du  puits  :  eh  !  comment  est-elle  là  ?  » 

—  «  Un  hasard  ,  dame  Perronnette,  un  hasard  étrange  !  Je  rentrais  chez  moi:  en 


314  LES  MOUSQUETAIRES. 

rentrant  j'ouvre  la  porte,  la  fenêtre  de  son  côté  était  ouverte,  un  courant  d'air  s'établit, 
je  vois  un  papier  qui  s'envole  .je  reconnais  que  ce  papier  c'est  la  lettre  de  la  reine ,  je 
cours  à  la  fenêtre  en  poussant  un  cri,  le  papier  flotte  un  instant  en  l'air  et  tombe  dans 
le  puits. 

—  «  Eh  bien  !  »  dit  dame  Perronnette ,  «  si  la  lettre  est  tombée  dans  le  puits  ,  c'est 
comme  si  elle  était  brûlée,  et  puisque  la  reine  brûle  elle-même  toutes  ses  lettres, 
chaque  fois  qu'elle  vient...» 

—  Chaque  fois  qu'elle  vient  !  ainsi  cette  femme  qui  venait  tous  les  mois  c'était  la 
reine ,  interrompit  le  prisonnier. 

—  Oui,  fit  de  la  tête  Aramis. 

—  «  Sans  doute  ,  sans  doute  ,  »  continua  le  vieux  gentilhomme,  «  mais  celte  lettre 
contenait  des  instructions.  Comment  ferai-je  pour  les  suivre  ?  » 

—  «  Écrivez  vite  à  la  reine  ,  racontez-lui  la  chose  comme  elle  s'est  passée  ,  et  la 
reine  vous  écrira  une  seconde  lettre  en  place  de  celle-ci.  » 

—  «  Oh  !  la  reine  ne  voudra  pas  croire  à  cet  accident ,  »  dit  le  bonhomme  en  bran- 
lant la  tête,  ((  elle  pensera  que  j'ai  voulu  garder  celte  lettre  au  lieu  de  la  lui  rendre 
comme  les  autres,  afin  de  m'en  faire  une  arme.  Elle  est  si  défiante  et  M.  de  Mazarin 
si...  Ce  démon  d'Italien  est  capable  de  nous  faire  empoisonner  au  premier  soupçon!  » 

Aramis  sourit  avec  un  imperceptible  mouvement  de  tète. 

—  «  Vous  savez,  dame  Perronnette  ,  tous  les  deux  sont  si  ombrageux  à  l'endroit 
de  Philippe  I  » 

—  Philippe  ,  c'est  le  nom  qu'on  me  donnait,  interrompit  le  prisonnier. 

—  «  Eh  bien ,  alors ,  il  n'y  a  pas  à  hésiter,  dit  dame  Perronnette ,  il  faut  faire  des- 
cendre quelqu'un  dans  le  puits.  » 

—  «  Oui,  pour  que  celui  qui  rapportera  le  papier  y  lise  en  remontant.  » 

—  «  Prenons  dans  le  village  quelqu'un  (jui  ne  sache  pas  lire;  ainsi  vous  serez 
tranquille.  » 

—7  «  Soit!  Mais  celui  qui  descendra  dans  le  puits  ne  devinera-t-il  pas  l'importance 
d'im  papier  pour  lequel  on  risque  la  vie  d'un  houune  ?  Cependant  vous  venez  de  me 
domior  une  idée,  dame  Perronnelte;  oui,  quelqu'un  descendra  dans  le  puits,  et  ce 
quelqu'un,  ce  sera  moi.  » 

Mais,  sur  cette  proposition,  dame  Perronnette  se  mit  à  s'éplorer  et  à  s'écrier  de 
telle  façon,  elle  supplia  si  fort  en  pleurant  le  vieux  gentilhomme,  qu'il  lui  promit  de 
se  mettre  en  quête  d'une  échelle  assez  grande  pour  qu'on  pût  descendre  dans  le  puits, 
tandis  qu'elle  irait  jusqu'à  la  ferme  chercher  im  garçon  résolu  ,  à  qui  l'on  ferait  ac- 
croire qu'il  était  tond)é  nu  bijou  dans  le  puits,  que  ce  bijou  était  enveloppé  dans  du 
papier,  et  con)me  le  papit>r,  remarqua  mon  gouverneur,  se  développe  à  l'eau,  il  ne 
sera  pas  surprenant  qu'on  nt>  l'etiouve  que  la  lettre  tout  ouverte. 

—  «  Elle  aura  peut-être  déjà  (>u  le  temps  de  s'effacer,  dit  dame  Perronnette.  » 

—  «  Peu  importe  ,  poiirvu  que  nous  ayons  la  lettre.  Eu  remettant  la  lettre  à  la 
reine,  elle  verra  bien  que  nous  ne  l'avons  pas  trahie,  et ,  par  conséquent,  n'excitant 
pas  la  défiance  de  M.  de  Mazarin,  nows^  n'aurons  rien  à  craindre  de  lui.  » 

Cette  résolution  prise,  ils  se  séparèrent.  Je  repoussai  le  volet,  et  voyant  que  mon 
gouverneur  s'apprêtait  à  rentrer,  je  me  jetai  sur  mes  coussins  avec  un  bourdonnement 
dans  la  tête ,  causé  i)ar  tout  ce  que  je  venais  d'entendre. 

Mon  gouverneur  entrebâilla  la  porte  quelques  secondes  après  que  je  m'étais  rejeté 
sur  mes  coussins,  et ,  nie  croyant  assoupi ,  la  referma  doucement. 

A  peine  fut-elle  refermée,  que  je  me  relevai .  et,  prêtant  l'oreille,  j'entendis  le 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  3ir> 

bruit  des  pas  qui  s'éloignaient.  Alors  je  revins  à  mon  volet,  et  je  vis  sortir  mon  gou- 
verneur et  dame  Perronnelte. 

J'étais  seul  à  la  maison. 

Ils  n'eurent  pas  plutôt  refermé  la  porte  que,  sans  prendre  la  peine  de  traverser  le 
vestibule  ,  je  sautai  par  la  lenélre  et  courus  au  puits. 

Alors ,  comme  s'était  penché  mon  gouverneur,  je  me  penchai  à  mon  tour. 

Je  ne  sais  quoi  de  blanchâtre  et  de  lumineux  tremblotait  dans  les  cercles  fiissonnans 
de  l'eau  verdâtre.  Ce  disque  brillant  me  fascinait  et  m'attirait  ;  mes  yeux  étaient  fixes, 
ma  respiration  haletante  ;  le  puits  m'aspirait  avec  sa  large  bouche  et  son  haleine 
glacée  ;  il  me  semblait  lire  au  fond  de  l'eau  des  caractères  de  feu  ,  tracés  sur  le  papier 
qu'avait  touché  la  reine. 

Alors ,  sans  savoir  ce  que  je  faisais ,  et  animé  par  un  de  ces  mouvemens  instinctifs 
qui  vous  poussent  sur  les  pentes  fatales,  je  roulai  une  extrémité  de  la  corde  au  pied 
de  la  potence  du  puits;  je  laissai  pendre  le  seau  jusque  dans  l'eau,  à  trois  pieds  de 
profondeur  à  peu  près ,  tout  cela  en  me  donnant  bien  du  mal  pour  ne  pas  déranger  le 
précieux  papier  qui  commençait  à  changer  sa  couleur  blanchâtre  contre  une  teinte 
verdâtre  ,  preuve  qu'il  s'enfonçait  ;  puis,  un  morceau  de  toile  mouillée  entre  les  mains, 
je  me  laissai  glisser  dans  l'abîme. 

Quand  je  me  vis  suspendu  au-dessus  de  cette  flaque  d'eau  sombre ,  quand  je  vis  le 
ciel  diminuer  au-dessus  de  ma  tête,  le  froid  s'empara  de  moi,  le  vertige  me  saisit  et 
lit  dresser  mes  cheveux;  mais  ma  volonté  domina  tout,  terreur  et  malaise.  J'atteignis 
l'eau,  et  je  m'y  plongeai  d'un  seul  coup,  me  retenant  d'une  main ,  tandis  que  j'allon- 
geais l'autre,  et  que  je  saisissais  le  précieux  papier  qui  se  déchira  eu  deux  entre  mes 
doigts. 

Je  cachai  les  deux  morceaux  dans  mon  justaucorps,  et  m'aidant  des  pieds  aux  parois 
du  puits,  me  suspendant  des  mains,  vigoureux,  agile,  et  pressé  surtout,  je  regagnai 
la  margelle  que  j'inondai,  en  la  touchant,  de  l'eau  qui  ruisselait  de  toute  la  partie 
inférieure  de  mon  corps. 

Une  fois  hors  du  puits  avec  ma  proie ,  je  me  mis  à  courir  au  soleil ,  et  j'atteignis  le 
fond  du  jardin  où  se  trouvait  une  espèce  de  petit  bois.  C'est  là  que  je  voulais  me  réfugier. 

Comme  je  mettais  le  pied  dans  ma  cachette,  la  cloche,  qui  retentissait  lorsque  s'ou- 
vrait la  grande  porte  ,  sonna.  C'était  mon  gouverneur  qui  rentrait.  Il  était  temps  ! 

Je  calculai  qu'il  me  restait  dix  minutes  avant  qu'il  m'atteignît;  si,  devinant  où 
j'étais,  il  venait  droit  à  moi  ;  vingt  minutes  s'il  prenait  la  peine  de  me  chercher. 

C'était  assez  pour  lire  cette  précieuse  lettre  dont  je  me  hâtai  de  rapporter  les  deux 
fragmens.  Le  caractère  commençait  à  s'effacer.  Cependant,  malgré  tout,  je  parvins  à 
déchiffrer  la  lettre. 

—  Et  qu'y  avez-vous  lu,  monseigneur?  demanda  Aramis  vivement  intéressé. 

—  Assez  de  choses  pour  croire,  Monsieur,  que  le  valet  était  un  gentilhomme,  et 
que  Perronnette  ,  sans  être  ime  grande  dame,  était  cependant  plus  qu'une  servante; 
enfin  que  j'avais  moi-même  quelque  naissance,  puisque  la  reine  Anne  d'Autriche  et 
le  premier  ministre  Mazarin  me  recommandaient  si  soigneusement. 

Le  jeune  homme  s'arrêta  tout  ému. 

—  Et  qu'arriva-t-il  ?  demanda  Aramis. 

—  Il  arriva ,  Monsieur,  répondit  le  jeune  homme ,  que  l'ouvrier  appelé  par  mon 
gouverneur  ne  trouva  rien  dans  le  puits,  après  l'avoir  fouillé  en  tous  sens;  il  arriva 
que  mon  gouverneur  s'aperçut  que  la  margelle  était  toute  ruisselante;  il  arriva  que 
je  ne  m'étais  pas  si  bien  séché  au  soleil  que  dame  Perronnette  ne  reconnût  que  mes 


316  LES  MOUSQUETAIRES. 

habits  étaient  tout  humides  ;  il  arriva  enfin  que  je  fus  pris  d'une  grosse  fièvre  causée 
par  la  fraîcheur  de  l'eau  et  l'émotion  de  ma  découverte,  et  que  cette  fièvre  fut  suivie 
d'un  délire  pendant  lequel  je  racontai  tout,  de  sorte  que,  guidé  par  mes  propres 
aveux,  mon  gouverneur  trouva  sous  mon  chevet  les  deux  fragmens  de  la  lettre  écrite 
par  la  reine. 

—  Ah  I  fît  Araniis ,  je  comprends  à  cette  heure. 

—  A  partir  de  là ,  tout  est  conjecture.  Sans  doute  le  pauvre  gentilhomme  et  la  pauvre 
femme,  n'osant  garder  le  secret  de  ce  qui  venait  de  se  passer,  écrivirent  tout  à  la  reine 
et  lui  renvoyèrent  la  lettre  déchirée. 

—  Après  quoi,  dit  Aramis,  vous  fûtes  arrêté  et  conduit  à  la  Bastille. 

—  Vous  le  voyez. 

■ —  Puis  vos  deux  serviteurs  disparurent. 

—  Hélas  ! 

—  Ne  nous  occupons  pas  des  morts ,  reprit  Aramis ,  et  voyons  ce  que  l'on  peut 
faire  avec  le  vivant.  Vous  m'avez  dit  que  vous  étiez  résigné. 

—  Et  je  vous  le  répète. 

—  Sans  souci  de  la  liberté? 

—  Je  vous  l'ai  dit. 

—  Sans  ambition,  sans  regret,  sans  pensée? 
Le  jeune  honune  ne  répondit  rien. 

—  Eh  bien!  demanda  Aramis,  vous  vo\is  taisez? 

—  Je  crois  que  j'ai  assez  parlé  ,  répondit  le  prisonnier,  et  que  c'est  à  votre  tour.  Je 
suis  fatigué. 

—  Je  vais  vous  obéir,  dit  Aramis. 

Aramis  se  recueillit,  et  une  teinte  de  solennité  profonde  se  répandit  sur  toute  sa 
physionomie.  On  sentait  qu'il  en  était  arrivé  à  la  partie  importante  du  rôle  qu'il  était 
venu  jouer  dans  la  prison. 

—  Une  première  question,  fit  Aramis. 

—  Laquelle?  parlez. 

—  Dans  la  maison  que  vous  habitiez  il  n'y  avait  ni  glaces  ni  miroirs, n'est-ce  pas? 

—  Non  ,  il  n'y  avait  dans  la  maison  ni  glace  ni  miroir,  répondit  le  jeune  homme. 
Aramis  regarda  autour  de  lui. 

— Il  n'y  en  a  pas  non  plus  ici,  dit-il  ;  les  mêmes  précautions  ont  été  prises  ici  que  là-bas. 

—  Dans  quel  but? 

—  Vous  le  saurez  tout  à  l'heure.  Maintenant,  pardonnez-moi,  vous  m'avez  dit  que 
l'on  vous  avait  appris  les  mathématiques,  l'astronomie,  l'escrime  ,  le  manège,  vous 
ne  m'avez  point  parlé  d'histoire. 

—  Quelquefois  mon  gouverneur  m'a  raconté  les  hauts  faits  du  roi  saint  Louis,  du 
roi  François  I"  et  du  roi  Henri  IV. 

—  Voilà  tout? 

—  Voilà  à  peu  près  tout. 

—  Eh  bien!  je  le  vois,  c'est  encore  un  calcul  ;  comme  on  vous  avait  enlevé  les  mi- 
roirs qui  rédéchissent  le  présent,  on  vous  a  laissé  ignorer  l'histoire  qui  réfléchit  le  passé. 
De|»uis  votre  emprisonnement  les  livres  vous  ont  été  interdits,  de  sorte  que  bien  des 
faits  vous  sont  inconnus,  à  l'aide  desquels  vous  pourriez  reconstruire  l'édifice  écroulé 
de  vos  souvenirs  ou  de  vos  intérêts. 

—  C'est  vrai,  dit  le  jeune  honune. 

—  Écoulez,  je  vais  donc  en  quelques  mots  vous  dire  ce  qui  s'est  passé  en  France 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  317 

depuis  vingt-trois  ou  vingt-quatre  ans,  c'est-à-dire  depuis  la  date  probable  de  votre 
naissance,  c'est-à-dire  enfin  depuis  le  moment  qui  vous  intéresse. 

—  Dites. 

Et  le  jeune  homme  reprit  son  attitude  sérieuse  et  recueillie. 

Alors  Aramis  lui  raconta  dans  le  plus  grand  détail  l'histoire  des  dernières  années  de 
Louis  XIII  et  la  naissance  mystérieuse  d'un  prince,  frère  jumeau  de  Louis  XIV. 
Le  prisonnier  entendit  ce  récit  i    ;c  la  plus  vive  émotion. 
Aramis  continua  ainsi  : 

—  Deux  fils  jumeaux  changeaient  en  amertume  la  joie  qu'avait  causée  au  roi  la  nais- 
sance d'un  seul,  attendu  que  (ce  que  je  vais  vous  dire  vous  l'ignorez  certainement), 
attendu  qu'en  France,  c'est  l'aîné  des  fils  qui  règne  après  le  père. 

—  Je  sais  cela. 

—  Et  que  les  médecins  et  les  jurisconsultes  prétendent  qu'il  y  a  lieu  de  douter  si  le 
fils  qui  sort  le  premier  du  sein  de  sa  mère,  est  l'aîné  de  par  la  loi  de  Dieu  et  de  la  nature. 

Le  prisonnier  poussa  un  cri  étoufTé  et  devint  plus  blanc  que  le  drap  sous  lequel  il 
se  cachait. 

—  Vous  comprenez  maintenant,  poursuivit  Aramis,  que  le  roi ,  qui  s'était  vu  avec 
tant  de  joie  continuer  dans  un  hériUer,  dut  être  au  désespoir,  eu  songeant  que  main- 
tenant il  en  avait  deux,  et  que  peut-être  celui  qui  venait  de  naître  ,  et  qui  était  in- 
connu ,  contesterait  le  droit  d'aînesse  à  l'autre  qui  était  né  deux  heures  auparavant 
et  qui  deux  heures  auparavant  avait  été  reconnu.  Ainsi  ce  second  fils,  s'armant  des 
intérêts  ou  des  caprices  d'un  parti,  pouvait  un  jour  semer  dans  le  royaume  la  discorde 
et  la  guerre,  détruisant  par  cela  même  la  dynastie  qu'il  eût  du  consolider. 

—  Oh  I  je  comprends ,  je  comprends  !  nnirmura  le  jeune  homme. 

—  Eh  bien!  continua  Aramis,  voilà  ce  qu'on  rapporte  ,  voilà  ce  qu'on  assure;  voilà 
pourquoi  un  des  deux  fils  d'Anne  d'Autriche  ,  indignement  séparé  de  son  frère,  indi- 
gnement séquestré,  réduit  à  l'obscurité  la  plus  profonde;  voilà  pourquoi  ce  second 
fils  a  disparu ,  et  si  bien  disparu ,  que  nul  en  France  ne  sait  aujourd'hui  qu'il  existe , 
excepté  sa  mère. 

—  Oui,  sa  mère,  qui  l'a  abandonné!  s'écria  le  prisonnier  avec  l'expression  du 
désespoir. 

—  Excepté,  continua  Aramis,  cette  dame  à  la  robe  noire  et  aux  rubans  couleur 
de  feu  ,  et  enfin  excepté... 

—  Excepté  vous,  n'est-ce  pas?  Vous  qui  venez  me  conter  tout  cela,  vous  qui  venez 
éveiller  en  mon  âme  la  curiosité,  la  haine  ,  l'ambition  ,  et  qui  sait,  peut-être  ,  la  soif 
de  la  vengeance  ;  excepté  vous,  Monsieur,  qui,  si  vous  êtes  l'homme  que  j'attends, 
l'homme  que  me  promet  le  billet,  l'homme  enfin  que  Dieu  doit  m'envoyer,  devez 
avoir  sur  vous... 

—  Quoi?  demanda  Aramis. 

—  Un  portrait  du  roi  Louis  XIV,  qui  règne  en  ce  moment  sur  le  trône  de  France. 

—  Voici  le  portrait,  répliqua  l'évêque  en  donnant  au  prisonnier  un  émail  des  plus 
exquis  sur  lequel  Louis  XIV  apparaissait  fier,  beau,  et  vivant  pour  ainsi  dire. 

Le  prisonnier  saisit  avidement  le  portrait,  et  fixa  ses  yeux  sur  lui  comme  s'il  eût 
voulu  le  dévorer. 

—  Et  maintenant,  monseigneur,  dit  Aramis,  voilà  un  miroir. 
Aramis  laissa  le  temps  au  prisonnier  de  renouer  ses  idées. 

—  Si  haut!  si  haut!  murmura  le  jeune  homme  en  dévorant  du  regard  le  portrait 
de  Louis  XIV  et  son  imatre  à  lui-même  réfléchie  dans  le  nn'roir. 


318  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Qu'en  pensez- vous?  dit  alors  Aramis. 

—  Je  pense  que  je  suis  perdu  ,  répondit  le  captif,  que  le  roi  ne  me  pardonnera 
jamais. 

—  Et  moi ,  je  me  demande ,  ajouta  l'évêque  en  attachant  sur  le  prisonnier  un  re- 
gard brillant  de  signification ,  je  me  demande  lequel  des  deux  est  le  roi ,  de  celui  que 
représente  ce  portrait  ou  de  celui  que  reflète  cette  glace. 

—  Le  roi,  Monsieur,  c'est  celui  qui  est  sur  le  trône,  répliqua  tristement  le  jeune 
homme ,  c'est  celui  qui  n'est  pas  en  prison ,  et  qui  au  contraire  y  fait  mettre  les  autres. 
La  royauté,  c'est  la  puissance,  et  vous  voyez  bien  que  je  suis  impuissant. 

—  Monseigneur,  répondit  Aramis  avec  un  respect  qu'il  n'avait  pas  encore  témoi- 
gné ,  le  roi ,  prenez-y  bien  garde ,  sera  ,  si  vous  le  voulez  ,  celui  qui ,  sortant  de  prison, 
saura  se  tenir  sur  le  trône  où  des  amis  le  placeront. 

—  Monsieur,  ne  me  tentez  point,  fit  le  prisonnier  avec  amertume. 

—  Monseigneur,  ne  faibUssez  pas,  persista  Aramis  avec  vigueur.  J'ai  apporté  toutes 
les  preuves  de  votre  naissance  ;  consultez-les ,  prouvez-vous  à  vous-même  que  vous 
êtes  un  (ils  de  roi,  et  après  agissons. 

—  Non,  non,  c'est  impossible. 

—  A  moins,  reprit  ironiquement  l'évêque,  qu'il  ne  soit  dans  la  destinée  de  votre 
race  que  les  frères  exclus  du  trône  soient  tous  des  princes  sans  valeur  et  sans  honneur, 
comme  M.  Gaston  d'Orléans  ,  votre  oncle,  qui  dix  fois  conspira  contre  le  roi  Louis  XIII , 
son  frère. 

—  Mon  oncle  Gaston  d'Orléans  conspira  contre  son  frère!  s'écria  le  prince  épou- 
vanté: il  conspira  pour  le  détrôner? 

—  Mais  oui ,  monseigneur,  pas  pour  autre  chose. 

—  Que  me  dites-vous  là ,  Monsieur? 

—  La  vérité. 

—  Et  il  eut  des  amis...  dévoués? 

—  Comme  moi  poiu'  vous. 

—  Eh  bien!  que  lit-il?  il  échoua. 

—  Il  échoua,  mais  toujours  par  sa  faute,  et  pour  racheter,  non  pas  sa  vie  ,  car  la 
vie  du  frère  du  roi  est  sacrée  ,  inviolable,  mais  pour  racheter  sa  liberté  ,  votre  oncle 
itacrifia  la  vie  de  tous  ses  amis  les  uns  après  les  autres.  Aussi  est-il  aujourd'bui  la 
honte  de  l'histoiie  et  l'exécration  de  cent  nobles  familles  de  ce  royaume. 

—  Je  comprends,  Monsieur,  lit  le  prince;  et  c'est  par  faiblesse  ou  par  trahison  que 
mon  oncle  tua  ses  amis. 

—  Par  faiblesse ,  ce  qui  est  toujours  une  trahison  chez  les  princes. 

—  Ne  peut-on  pas  échouer  au^si  par  ignorance,  par  incapacité.  Croyez-vous  hicri 
qu'il  soit  possible  à  un  pauvre  captif  tel  (pie  moi,  élevé,  non-sculcmont  loin  de  la 
cour,  mais  loin  du  monde  ;  croyez-vous  qu'il  lui  soit  possible  d'aider  ceux  de  ses  amis 
qui  lenlcraiont  de  le  servir? 

Et  comme  Aramis  allait  répondre,  le  jeune  homme  s'écria  tout  à  coup  avec  une  vio- 
lence qui  décelait  la  force  du  sang  : 

—  Nous  parlons  ici  d'amis  ;  mais  par  (piel  hasard  aurais-je  des  anus,  moi  que  per- 
sonne ne  connaît,  et  qui  n'ai  pour  m'en  faire  ni  liberté,  ni  argent,  ni  puissance? 

—  Il  me  semble  que  j'ai  eu  l'honnour  de  m'ofl'rir  à  Votre  Altesse  Iloyale. 

—  (Ml!  ne  m'appelez  pas  ainsi,  Monsieur,  c'est  une  dérision  ou  une  barbarie. 
Pour  me  parler  de  grandeur,  de  puissance,  de  royauté  même,  est-ce  que  vous  de- 
vriez choisir  une  prison?  Vouh  voulez  me  faire  croire  à  la  splendeur,  et  nous  nous 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  319 

cachons  dans  la  nuit,  vous  me  vantez  la  gloire,  et  nous  étouffons  nos  paroles 
sous  les  rideaux  de  ce  grabat  ;  vous  me  faites  entrevoir  une  loute-puissance ,  et 
j'entends  les  pas  du  geôlier  dans  ce  corridor;  ce  pas  qui  vous  fait  trembler  plus  que 
moi.  Pour  me  rendre  un  peu  moins  incrédule,  tirez-moi  donc  de  la  Bastille;  donnez 
de  l'air  à  mes  poumons ,  des  éperons  à  mon  pied,  une  épée  à  mon  bras,  et  nous  com- 
mencerons à  nous  entendre. 

—  C'est  bien  mon  intention  de  vous  donner  tout  cela  et  plus  que  cela ,  monsei- 
gneur. Seulement,  le  voulez-vous? 

—  Écoutez  encore.  Monsieur,  interrompit  le  prince.  Je  sais  qu'il  y  adcs  gardes  à  chaque 
galerie,  des  verrous  à  chaque  porte,  des  canons  et  des  soldats  à  chaque  barrière. 
Avec  quoi  vaincrez-vous  les  gardes  ,  enclouerez-vous  les  canons?  Avec  quoi  briserez- 
vous  les  verrous  et  les  barrières? 

—  Monseigneur,  comment  vous  est  venu  ce  billet  que  vous  avez  lu  et  qui  annon- 
çait ma  visite? 

—  On  corrompt  un  geôlier  pour  un  billet. 

—  Si  l'on  corrompt  un  geôlier,  on  peut  en  corrompre  dix. 

~  Eh  bien,  j'admets  que  ce  soit  possible  de  tirer  un  pauvre  captif  de  la  Bastille; 
possible  de  le  bien  cacher  pour  que  les  gens  du  roi  ne  le  rattrapent  point;  pi)ssible 
encore  de  nourrir  convenablement  ce  malheureux  dans  un  asile  inconnu. 

—  Monseigneur  !  fit  en  souriant  Aramis. 

—  J'admets  que  celui  qui  ferait  cela  pour  moi  serait  déjà  plus  qu'un  homme  ;  mais 
puisque  vous  dites  que  je  suis  un  prince,  un  frère  du  roi,  comment  me  rendrez-vous 
le  rang  et  la  force  que  ma  mère  et  mon  frère  m'ont  enlevés?  Mais  puisque  je  dois  pas- 
ser une  vie  de  combats  et  de  haines,  comment  me  ferez-vous  vainqueur  dansées 
combats  et  invulnérable  à  mes  ennemis?  Ah!  Monsieur,  songez-y;  jetez-moi  demain 
dans  quelque  noire  caverne  ,  au  fond  d'une  montagne  ;  faites-moi  cette  joie  d'entendre 
en  liberté  les  bruits  du  fleuve  et  de  la  plaine ,  de  voir  en  liberté  le  soleil  d'azur  ou  le 
ciel  orageux ,  c'en  est  assez.  Ne  me  promettez  pas  plus ,  car  en  vérité  vous  ne  pouvez 
me  donner  plus,  et  ce  serait  un  crime  de  me  tromper  puisque  vous  vous  dites  mon  ami. 

Aramis  continua  d'écouter  en  silence. 

—  Monseigneur,  reprit-il  après  avoir  un  moment  réfléchi ,  j'admire  ce  sens  si  droit  et 
si  ferme  qui  dicte  vos  paroles;  je  suis  heureux  d'avoir  deviné  mon  roi.  J'oubliais 
de  dire,  mon  prince,  que  si  vous  daignez  vous  laisser  guider  par  moi,  et  que 
si  vous  consentez  à  devenir  le  plus  puissant  prince  de  la  terre,  vous  aurez  servi  les 
intérêts  de  tous  les  amis  que  je  voue  au  succès  de  notre  cause,  et  ces  amis  sont 
nombreux. 

—  Nombreux? 

—  Encore  moins  que  puissans,  monseigneur. 

—  Expliquez-vous. 

—  Impossible,  je  m'expliquerai,  je  le  jure  devant  Dieu  qui  m'entend  ,  le  propre 
jour  où  je  vous  verrai  assis  sur  le  trône  de  France. 

—  Mais  mon  frère  ? 

—  Vous  ordonnerez  de  son  sort.  Est-ce  que  vous  le  plaignez? 

—  Lui  qui  me  laisse  mourir  dans  un  cachot?  Non,  je  ne  le  plains  pas. 

—  A  la  bonne  heure  I 

—  Il  pouvait  venir  lui-même  en  cette  prison,  me  prendre  la  main  et  me  dire  : 
c  Mon  frère,  Dieu  nous  a  créés  pour  nous  aimer,  non  pour  nous  cond:>attre.  Je  viens 
à  vous.  Un  préjugé  sauvage  vous  condamnait  à  périr  obscurément  loin  de  tous  les 


320  LES  MOUSQUETAIRES. 

hommes ,  privé  de  toutes  les  joies.  Je  veux  vous  faire  asseoir  près  de  moi  ;  je  veux 
vous  altacher  au  côlé  l'épée  de  notre  père.  Profiterez-vous  de  ce  rapprochement 
pour  nrétoufïer  ou  me  contraindre?  Userez- vous  de  cette  épée  pour  verser  mon  sang?  » 
Oh  !  non  ,  lui  eussé-je  répondu  ;  je  vous  regarde  comme  mon  sauveur  et  vous  respec- 
terai comme  mon  maître.  Vous  jue  donnez  bien  plus  que  ne  m'avait  donné  Dieu.  Par 
vous  j'ai  la  liberté,  par  vous  j'ai  le  droit  d'aimer  et  d'être  aimé  en  ce  monde. 

—  Et  vous  eussiez  tenu  parole,  monseigneur? 

—  Oh!  sur  ma  vie!  Mais  que  dites-vous  de  cette  ressemblance  que  Dieu  m'avait 
donnée  avec  mon  frère? 

—  Je  dis  qu'il  y  avait  dans  cette  ressemblance  un  enseignement  providentiel  que  le 
roi  n'eut  pas  dû  négliger;  je  dis  que  votre  mère  a  commis  un  crime  en  faisant  diffé- 
rens  par  le  bonheur  et  parla  fortune  ceux  que  la  nature  avait  créés  si  semblables  dans 
son  sein,  et  je  conclus,  moi,  que  le  châtiment  ne  doit  être  autre  chose  que  l'équilibre 
à  rétablir. 

—  Ce  qui  signifie?... 

—  Que  si  je  vous  rends  votre  place  sur  le  trône  de  votre  frère ,  votre  frère  prendra 
la  vcMre  dans  votre  prison. 

—  Hélas  !  on  souffre  bien  en  prison  !  surtout  quand  on  a  bu  si  largement  à  la  coupe 
de  la  vie  ! 

—  Votre  Altesse  Royale  sera  toujours  libre  de  faire  ce  qu'elle  voudra:  elle  pardon- 
nera, si  bon  lui  semble,  après  avoir  puni. 

—  Bien.  Et  maintenant,  savez-vous  une  chose,  Monsieur? 

—  Dites ,  mon  prince. 

—  C'est  que  je  n'écouterai  plus  rien  de  vous  que  hors  de  la  Bastille... 

—  J'allais  dire  à  Votre  Altesse  Royale  que  je  n'aurai  plus  l'honneur  de  la  voir 
qu'une  fois. 

—  Quand  cela  ? 

—  Le  jour  où  mon  prince  sortira  de  ces  murailles  noires. 

—  Dieu  vous  entende  !  Comment  me  prévicndrez-vous? 

—  En  venant  ici  vous  chercher. 

—  Vous-même  ? 

—  Mon  prince,  ne  quittez  cette  chambre  qu'avec  moi,  ou  si  l'on  vous  contraint  en 
mon  absence ,  rappelez-vous  que  ce  ne  sera  pas  de  ma  part. 

—  Ainsi,  pas  un  mot  à  qui  que  ce  soit,  si  ce  n'est  à  vous? 

—  Si  ce  n'est  à  moi. 

Aramis  s'inclina  profondément;  le  prince  lui  tendit  la  main. 

—  Si  vous  êtes  venu,  dit-il  avec  un  sourire  afleclueux ,  pour  me  rendre  la  place 
que  Dieu  m'avait  destinée  au  soleil  de  la  fortune  et  de  la  gloire  ;  si  grâce  à  vous  je 
puis  vivre  dans  la  mémoire  des  hommes  et  faire  honneur  à  ma  race  par  quelques  faits 
illustres  ou  quelques  services  rendus  à  mes  peuples;  si  du  dernier  rang  où  je  languis 
je  m'élève  au  faite  des  honneurs,  soutenu  par  votre  main  généreuse,  eh  bien!  à  vous 
que  je  bénis  et  que  je  remercie,  à  vous  la  moitié  de  ma  puissance  et  de  ma  gloire! 
Vous  serez  encore  trop  peu  payé,  votre  part  sera  toujours  incomplète,  car  jamais  je 
ne  réussirai  à  partager  avec  vous  tout  ce  bonheur  que  vous  m'aurez  donné. 

—  Monseigneur,  dit  Aramis  éuui  de  la  pAlcur  et  de  l'élan  du  jeune  homme  ,  votre 
noblesse  de  cœur  me  pénètre  do  joie  et  d'admiration.  Ce  n'est  pas  à  vous  de  me  remer- 
cier, co  sera  surtout  aux  peuples  (jue  vous  rendrez  heureux,  à  vos  di'scoudanscpie  vous 
rendrez  illustres.  Oui,  je  vous  aurai  donné  plus  que  la  vie,  je  vous  donnerai  l'iuMUortalité. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  3-21 

Le  jeune  homme  teiidil  la  main  à  Aramis;  celui-ci  la  baisa  en  s'agenonillant. 

—  Oh  !  s'écria  le  prince  avec  une  modestie  charmante. 

—  C'est  le  premier  hommage  rendu  à  notre  roi  futur,  dit  Aramis.  Quand  je  vous 
reverrai,  je  dirai  :  Bonjour,  sire! 

—  Jusque-là,  s'écria  le  jeune  liounne  en  appuyant  ses  doigts  blancs  et  amaigris  sur 
son  cœur,  jusque-là  phis  de  rêves ,  plus  de  chocs  à  ma  vie  ;  elle  se  briserait  !  Oh  !  Mon- 
sieur, que  ma  prison  est  peliîc  et  que  cette  fenêtre  est  basse!  que  ces  portes  sont 
étroilcsl  Comment  tant  d'orgueil,  lanl  de  splendeur,  tant  de  félicités  a-t-il  pu  passer 
par  là  et  tenir  ici. 

—  Votre  Altesse  Royale  me  rend  fier,  dit  Aramis,  puisqu'elle  prétend  que  c'est  moi 
qui  ai  apporté  tout  cela. 

Il  heurta  aussitôt  à  la  porte. 

Le  geôlier  vint  ouvrir  avec  Baisemeauxqui,  dévoré  d'inquiétude  et  de  crainte,  com- 
mençait à  écouter  malgré  lui  à  la  porte  Je  la  chambre. 

Heureusement  ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  interlocuteurs  n'avait  oublié  d'éloud'er  sa 
voix,  même  dans  les  plus  hardis  élans  delà  passion. 

—  Quelle  confession  !  dit  le  gouverneur  enessayantde  rire,  croirait-on  jamais  qu'un 
reclus,  un  homme  presque  mort,  ait  commis  des  péchés  si  nombreux  et  si  longs! 

Aramis  se  tut.  Il  avait  hâte  de  sortir  de  la  Bastille,  où  le  secret  qui  l'accablait  dou- 
blait le  poids  des  nun'ailles. 

Quand  ils  furent  arrivés  chez  Baisemeaux  : 

—  Causons  affaires,  mon  cher  gouverneur,  dit  Aramis. 

—  Hélas!  répliqua  Baisemeaux. 

—  Vousavezà  me  demander  mon  accpiil  pou  recul  cinquante  mille  livres,  ditl'évéciue. 

—  Et  à  verser  le  premier  tiers  de  la  somme ,  ajouta  en  soupirant  le  pauvre  gouver- 
neur, qui  fit  trois  pas  vers  son  armoire  de  fer. 

—  Voici  votre  quittance,  dit  Aramis. 

—  Et  voici  l'argent,  reprit  avec  un  triple  soupir  M.  de  Baisemeaux. 

—  L'ordre  m'a  dit  seulement  de  donner  une  quittance  de  cinquante  mille  francs, 
dit  .\ramis;  il  ne  m'a  pas  dit  de  recevoir  d'argent.  Adieu,  monsieur  le  gouverneur. 

Et  il  partit,  laissant  Baisemeaux  plus  que  sulfoqué  parla  surprise  et  la  joie,  en  prc- 
sencedece  présentroyalfaif  sigrandementparleconfesseurextraordinairede  laBastille. 


T.  II. 


322 


LES  MOUSQUETAIRES. 


LA  RUCHE,    LES  ABEILLES   ET   LE  MIEL. 


'ÉvÊQLE  de  Vannes ,  après  sa  visite  à  la  Bastille,  revinl  en 
toute  luite  à  Saint-Mandé  où  le  rappelaient  les  préparatifs 
de  la  fête  de  Vaux. 

Tout  le  premier  étage  du  côté  gauche  de  l'hôtel  était 
occupé  par  les  épicuriens  les  plus  célèbres  dans  Paris  et 
les  plus  familiers  dans  la  maison ,  employés  chacun  dans 
son  compartiment,  connue  des  abeilles  dans  leiu's  alvéoles, 
à  produire  un  miel  destiné  au  gâteau  royal  que  M.  Fou- 
quet  comptait  servir  à  Sa  Majesté  Louis  XIV  pendant 
la  fêle. 

Pellisson,  la  tête  dans  sa  main  ,  creusait  les  fondations  du  prologue  des  Fâcheux, 
comédie  en  trois  actes  que  devait  faire  représenter  Poquelin  de  Molière ,  conmie  disait 
d'Artagnan,  etCoquelin  de  Volière  ;  coumie  disait  Porlhos. 

Loret,  dans  toute  la  naïveté  de  son  état  de  gazetier,  les  gazeliers  de  tout  temps  ont 
été  naïfs,  Loret  composait  le  récit  des  fêtes  de  Vaux  avant  même  que  ces  fêtes  eussent 
eu  lieu, 

La  Fontaine  vaguait  au  milieu  des  uns  et  des  autres,  ombre  égarée,  distraite,  gê- 
nante, insupportable,  qui  bourdoiniait  et  susurrait  à  l'épaule  de  chacun  mille  inepties 
j)oétiques. 

Il  gêna  tant  de  fois  Pellisson  que  celui-ci  relevant  la  tête  avec  humeur, 

—  Au  moins j  la  Fontaine,  dit-il,  cueillez-moi  une  rime,  puisque  vous  dites  que 
VOUS  vous  promenez  dans  les  jardine  du  Parnasse. 

' —  Quelle  rime  voulez-vous  donc?  demanda  le  tablier,  connue  l'appelait  madame  de 
Se  vigne  4 

—  Je  veux  une  rime  à  lumière ^ 

—  Ornière,  répondit  la  Fontaine. 

^—  Eh  1  mon  cher  ami ,  impossible  de  parler  d'ornières  quand  oH  vante  les  délices  de 
Vaux,  dit  Loret. 

—  D'ailleurs  cela  ne  rime  pas ,  répondit  Pellisson. 

—  Connnent!  cela  ne  rime  pas!  s'écria  la  Fontaine  surpris. 

—  Oui ,  vous  avez  une  détectable  liabituile .  mon  cher  ;  habitude  qui  vous  empêchera 
toujours  d'être  un  poëte  de  premier  ordre.  Vous  rimez  lâchement  ! 

—  Ohl  oh!  vous  trouvez,  Pellisson? 

—  Eh  oui,  mon  cher,  je  trouve.  Rappelez-vous  qu'une  rime  n'est  jamais  bonne  tant 
qu'il  s'en  peut  trouver  une  meilleure» 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  323 

—  Alors  je  n'écrirai  plus  jamais  qu'en  prose ,  dit  la  Fontaine  ,  qui  avait  pris  au  sé- 
rieux le  reproche  de  Pellisson.  Ah  !  je  m'en  étais  souvent  douté,  que  je  n'étais  qu'un 
maraud  de  poëte!  Oui,  c'est  la  vérité  pure. 

—  Ne  dites  pas  cela,  mon  cher;  vous  devenez  trop  exclusif  et  vous  avez  du  bon 
dans  vos  fables. 

—  Et  pour  commencer,  continua  la  Fontaine  poursuivant  son  idée  ,  je  vais  brûler 
une  centaine  de  vers  que  je  venais  de  faire. 

—  Où  sont-ils ,  vos  vers? 

—  Dans  ma  tète. 

—  Eh  bien  !  s'ils  sont  dans  votre  tête  ,  vous  ne  pouvez  pas  les  brûler. 

—  C'est  vrai ,  dit  la  Fontaine.  Si  je  ne  les  brûle  pas,  cependant... 

—  Eh  bien!  qu'arrivera-t-il  si  vous  ne  les  brûlez  pas? 

—  Il  arrivera  qu'ils  me  resteront  dans  l'esprit ,  et  que  je  ne  les  oublierai  jamais. 

—  Diable  !  lit  Loret ,  voilà  qui  est  dangereux  ;  on  en  devient  fou  I 

—  Diable,  diable,  diable!  Comment  faire?  répéta  la  Fontaine. 

—  J'ai  trouvé  un  moyen  ,  moi ,  dit  Molière,  qui  venait  d'entrer  sur  les  derniers  mots. 

—  Lequel  ? 

—  Ecrivez-les  d'abord,  et  brûlez-les  ensuite. 

—  Comme  c'est  simple!  Eh  bien!  je  n'eusse  jamais  inventé  cela.  Qu'il  a  d'esprit, 
ce  diable  de  Molière  !  dit  la  Fontaine.  Puis ,  se  frappant  le  front  :  Ah  !  tu  ne  seras  ja- 
mais qu'un  ihie  ,  Jean  de  la  Fontaine  !  ajouta-t-il. 

—  Que  dites-vous  là ,  mon  ami?  interrompit  Molière  en  s'approchant  du  poëte,  dont 
il  avait  entendu  l'aparté. 

—-  Je  dis  que  je  ne  serai  jamais  qu'un  âne ,  mon  cher  confrère ,  répondit  la  Fontaine 
avec  un  gros  soupir  et  les  yeux  tout  bouftis  de  tristesse.  Oui,  mon  ami,  continua-t-il 
avec  une  tristesse  croissante,  il  paraît  que  je  rime  lâchement. 

—  C'est  un  tort. 

—  Vous  voyez  bien!  Je  suis  un  faquin! 

—  Qui  a  dit  cela? 

—  Parbleu!  c'est  Pellisson.  N'est-ce  pas  Pellisson? 

Pellisson ,  replongé  dans  sa  composition,  se  garda  bien  de  répondre. 

—  Mais  si  Pellisson  a  dit  que  vous  étiez  un  faquin,  s'écria  Molière,  Pellisson  vous 
a  gravement  offensé. 

—  Vous  croyez?.., 

—  Ah!  mon  cher,  je  vous  conseille,  puisque  vous  êtes  gentilhomme,  de  ne  pas 
laisser  passer  impunie  une  pareille  injure. 

—  Heu  !  lit  la  Fontaine. 

—  Vous  êtes-vous  jamais  battu? 

—  Une  fois,  mon  ami ,  avec  un  lieutenant  de  chevau-légers. 

—  Que  vous  avait-il  fait? 

—  Il  paraît  qu'il  avait  séduit  ma  femme. 

—  Ah  I  ah!  dit  Molière,  pâlissant  légèrement. 

Mais  comme,  à  l'aveu  fornuilé  par  la  Fontaine,  les  autres  s'étaient  retournés,  Mo- 
lière garda  sur  ses  lèvres  le  sourire  railleur  qui  avait  failli  s'en  effacer,  et  continuant 
de  faire  parler  la  Fontaine, 

—  Et  qu'est-il  résulté  de  ce  duel? 

—  Il  est  résulté  que  sur  le  terrain  mon  adversaire  me  désarma,  puis  me  lit  des 
excuses,  me  promettant  de  ne  [)lus  remettre  les  pieds  à  la  maison. 


324  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Et  vous  vous  tulles  pour  satisfait?  demanda  Molière. 

—  Non  pas!  au  contraire!  Je  ramassai  mon  épée  :  pardon,  Monsieur,  lui  dis-je  .je 
ne  me  suis  pas  battu  avec  vous  parce  que  vous  étiez  l'amant  de  ma  femme,  mais  parce 
qu'on  m'a  dit  que  je  devais  me  battre.  Or,  comme  je  n'ai  jamais  été  heureux  que  de- 
puis ce  temps-là,  faites- moi  le  plaisir  de  continuer  d'aller  à  la  maison  comme  par  le 
passé,  ou  morbleu!  reconunençons.  De  sorte,  continua  la  Fontaine,  qui!  fut  forcé  de 
rester  l'amant  de  ma  femme ,  et  que  je  continue  d'être  le  plus  heureux  mari  de  la  terre. 

Tous  éclatèrent  de  rire.  Molière  seul  passa  sa  main  sur  ses  yeux.  Pourquoi?  Peut- 
être  pour  essuyer  une  larme  ,  peut-èlre  pour  étouffer  un  soupir.  Hélas!  on  le  sait 
Molière  était  moraliste,  mais  Molière  n'était  pas  philosophe.  ' 

—  C'est  égal ,  dit-il ,  revenant  au  point  de  départ  de  la  discussion  ,  Pellisson  vous 
a  offensé. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  je  l'avais  déjà  oublié  ,  moi. 

—  Et  je  vais  l'appeler  de  votre  part. 

—  Cela  se  peut  faire ,  si  vous  le  jugez  indispensable. 

—  .Je  le  juge  indispensable ,  et  j'y  vais. 

—  Attendez!  iit  la  Fontaine.  Je  veux  avoir  votre  avis. 
• —  Svu'  quoi?  sur  cette  offense? 

—  Non,  dites-moi  si  réellement  luwicrc  ne  rime  |)as  avec  oniicre. 

—  Moi ,  je  les  ferais  rimer. 

—  Parbleu!  je  le  savais  bien! 

—  Et  j'ai  fait  cent  mille  vers  pareils  dans  ma  vie. 

—  Cent  mille  !  s'écria  la  Fontaine.  Quatre  fois  la  Pucelle  que  médite  M.  Chapelain  ! 
Est-ce  aussi  sm*  ce  sujet  que  vous  avez  fait  cent  mille  vers,  cher  ami? 

—  Mais  écoutez-moi  donc  ,  éternel  distrait!  dit  Molière. 

—  Il  est  certain,  reprit  encore  la  Fontaine,  que  léguivc,  par  exemple,  rime  avec 
poslliumc. 

—  Au  phn-iel  surtout. 

—  Oui,  surtout  au  pluriel ,  attendu  qu'abirs  il  rime,  non  plus  par  trois  lettres,  mais 
par  quatre;  c'est  coniuic  ornière  avec  lumirre.  Mettez  ornicrcs  et  lumUres  au  j)luriel , 
mon  cher  Pellisson,  dit  la  Fontaine  en  allant  frapper  sur  l'épaule  de  son  confrère, 
dont  il  avait  complètement  oublié  l'injure  ,  et  cela  rimera. 

—  Hein?  lit  Pellisson. 

—  Dame!  Molière  le  dit,  el  Molière  s'y  connaît  ;  il  avoue  lui-même  avoir  fait  cent 
mille  vers 

—  Allons,  dit  Molière  en  riant,  le  voilà  parti  1 

—  C'est  comme  rivage,  (pii  rime  admirablement  avec  herbage;  j'en  mellrais  ma 
tête  au  feu. 

—  Mais...  fil  Molière. 

—  Je  vous  dis  tout  cela ,  continua  la  Fontaine ,  parce  que  vous  faites  un  divertisse- 
ment pour  Vaux,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  les  Fâclieti.r. 

—  Ah!  les  f«c/je»i.r,  c'est  cela;  oui,  je  me  souviens.  Eh  bien!  j'avais  imaginé  qu'un 
prologue  ferait  très-bien  à  voire  divertissement. 

—  Sans  doute  ,  cela  irait  à  merveille. 

—  Ah  !  vous  êtes  de  mon  avis? 

—  J'en  suis  si  bien  que  je  vous  avais  prié  do  le  faire,  ce  prologue, 

—  Voiis  m'avc/  prié  de  le  faire,  moi? 


LK  VICOMTE  DE  HKAGELONNE.  325 

—  Oui,  vous,  et  même,  sin-  volro  refus,  je  vous  ai  i)né  dcle  deinandcr  ;i  Pellissou, 
qui  le  fait  en  ce  moment. 

—  Ah!  c'est  donc  cela  que  fait  Pcllisson?  Ma  foi,  mon  cher  Molière,  vous  pourriez 
hien  avoir  raison  quelquefois. 

—  Quand  cela? 

—  Quand  vous  dites  que  je  suis  distrait.  C'est  un  vilain  défaut  ;  je  m'en  corrigerai, 
et  je  vais  vous  ftnrc  votre  prologue. 

—  Mais  puisque  c'est  Pellisson  qui  le  fait  ! 

—  C'est  juste!  Ah!  douhlc  hrute  que  je  suis!  F.oret  a  hieu  eu  raison  de  dire  que 
j'étais  un  faquin! 

—  Ce  n'est  pas  Lorel  qui  l'a  dit,  mon  ami. 

—  Eh  bien!  celui  qui  l'a  dit,  peu  m'importe  lequel!  Ainsi  votre  divertissement 
s'appelle  les  Fâcheux?  Eh  bien!  est-ce  que  vous  ne  feriez  pas  rimer  heureuœ  avec 
fâcheux  ? 

—  A  la  rigueur,  oui. 

—  Et  même  avec  capricieux? 

—  Oh  !  non  !  cette  fois  non  ! 

—  Ce  serait  hasardé,  n'est-ce  pas?  mais  enfin,  pourquoi  serait-ce  hasardé? 

—  Parce  que  la  désinence  est  tropdilférente. 

—  Je  supposais,  moi,  dit  la  Fontaine  en  quittant  Molière  pi)ur  aller  trouver  Eoret, 
je  supposais... 

—  Quesupposiez-vous?  dit  Loret  au  miheu  d'une  phrase.  Voyons,  dites  vite. 

—  C'est  vous  qui  faites  le  prologue  des  Fâcheux ,  n'est-ce  pas? 

—  Eh  !  non  ,  mordieu  !  c'est  Pellisson. 

—  Ahl  c'est  Pellisson?  s'écria  la  Fontaine,  qui  alla  trouver  Pellisson.  Je  supposais, 
continua-t-il ,  que  la  nymphe  de  Vaux.  . 

—  Ah!  joH!  s'écria  Loret.  La  nymphe  de  Vaux  !  merci,  la  Fontaine  ;  vous  venez 
de  lue  donner  les  deux  derniers  vers  de  ma  gazette  : 

Et  fon  vit  la  iiyniplie  de  Yuux 
Donner  le  prix  a  leurs  travaux. 

—  A  la  bonne  heure  !  voilà  qui  est  rimé,  dit  Pellisson  :  si  vous  rimiez  comme  cela, 
la  Fontaine ,  à  la  bonne  heure  ! 

—  Mais  il  paraît  que  je  rime  comme  cela,  puisque  Loret  dit  que  c'est  moi  qui  lui  ai 
donné  les  deux  vers  qu'il  vient  de  dire. 

—  Eh  bien!  si  vous  rimez  comme  cela,  voyons,  dites,  de  quelle  façon  comuien- 
ceriez-vous  mon  prologue? 

—  Je  dirais  par  exemple  :  «  0  nymphe...  qui...  »  Après  </Mt  je  mettrais  un  verbe,  à 
la  deuxième  personne  du  pluriel  du  présent  de  l'indicatif,  et  je  continuerais  ainsi  : 
celte  grotte  -profonde. 

—  Mais  le  verbe  ,  le  verbe?  demanda  Pellisson. 

—  Pour  venir  admirer  le  plus  grand  roi  du  monde,  continua  la  Fontaine. 

—  Mais  le  verbe,  le  verbe?  insista  obstinément  Pellisson.  Ceite  seconde  pecsomie 
du  pluriel  du  présent  de  l'indicatif? 

Eh  bien  :  quittez. 

0  nymphe,  qui  quiUez  cette  grotte  profonde 
Pour  venir  admirer  le  plus  ^rand  roi  du  monde. 


3'2G  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Vous  mettriez  :  qui  quittez  ,  vous  ? 

—  Pourquoi  pas? 

—  Qui...  qui!.. 

—  Ah!  mon  cher,  fit  la  Fontaine,  vous  êtes  horriblement  pédant! 

—  Sans  compter,  dit  Molière,  que  le  second  vers  :  Venir  admirer  est  faible  ,  mon 
cher  la  Fontaine. 

—  Alors,  vous  voyez  bien  que  je  suis  un  pleutre,  un  faquin  ,  comme  vous  disiez. 
■ —  Je  n'ai  jamais  dit  cela. 

—  Comme  disait  Loret,  alors. 

—  Ce  n'est  pas  Loret  non  plus  :  c'est  Pellisson. 

—  Eh  bien  !  Pellisson  avait  cent  fois  raison.  Mais  ce  qui  me  fâche  surtout,  mon  cher 
Molière,  c'est  que  je  crois  que  nous  n'aurons  pas  nos  habits  d'épicuriens. 

~  Vous  comptiez  sur  le  vôtre,  pour  la  fête? 

—  Oui,  pour  la  fête,  et  puis ,  pour  après  la  fête.  Ma  femme  de  ménage  m'a  pré- 
venu que  le  mien  était  un  peu  mûr. 

—  Diable  !  votre  femme  de  ménage  a  raison  :  il  est  plus  que  mûr. 

—  Ah  !  voyez-vous,  reprit  la  Fontaine,  c'est  que  je  l'ai  oublié  à  terre,  dans  mon 
cabinet,  et  ma  chatte... 

—  Eh  bien  !  votre  chatte? 

—  Ma  chatte  a  fait  ses  chats  dessus,  ce  qui  l'a  un  peu  fané. 
Molière  éclata  de  rire.  Pellisson  et  Loret  suivirent  son  exemplo. 

En  ce  moment  l'évêque  de  Vannes  parut ,  tenant  sous  son  bras  un  rouleau  de  plans 
et  de  parchemins. 

Comme  si  l'ange  de  la  mort  eût  glacé  toutes  les  imaginations  folles  et  rieuses,  comme 
si  cette  figure  pâle  eût  elïarouché  les  grâces  auxquelles  sacrifiait  Xénocrate,  le  silence 
s'établit  aussitôt  dans  l'atelier  et  chacun  reprit  son  sang-froid  et  sa  plume. 

Aramis  distribua  des  billets  d'invitation  aux  assistans  et  leur  adressa  des  remer- 
cîmens  de  la  part  de  M.  Fouquet.  Le  surintendant,  disait-il,  retenii  dans  son  cabinet 
par  le  travail,  ne  [)t)uvait  les  venir  voir,  mais  les  priait  de  lui  envoyer  un  peu  de  leur 
travail  du  jour  pour  lui  faire  oublier  la  fatigue  de  son  travail  de  la  nuit. 

A  ces  mots  on  vit  tous  les  fronts  s'abaisser.  La  Fontaine  lui-même  se  mit  à  une 
table  et  fil  courir  sur  le  vélin  luie  plume  rapide  ;  Pellisson  remit  au  net  son  prologue; 
Molière  doinia  cintpiaule  vers  ii()uv(.'lleuicnt  crayonnés  que  lui  avait  inspirés  une  visite 
chez  le  tailleur  de  la  cour,  Loret  son  article  sur  les  fêtes  merveilleuses  qu'il  prophé- 
tisait ,  et  Aratnis,  chargé  de  butin  comme  le  roi  des  abeilles,  ce  gros  bourdon  noir  aux 
ornemeus  de  pourpre  et  d'or,  rentra  dans  son  appartement,  silencieux  et  alfairé.  Mais 
avant  de  l'entrer, 

—  Songez,  dit-il,  cliers  messieurs,  que  nous  partons  tous  demain  au  soir. 

—  En  ce  cas  il  faut  que  je  prévienne  chez  moi,  dit  Molière. 

—  Ab  !  oui!  pauvre  Molière!  fit  Loret  en  souriant;  il  aime  chez  lui. 

—  //  aime,  oui,  rc|)liqua  Molière  avec  son  doux  et  triste  sourire  ;  il  aime,  ce  qui  ne 
veut  pas  dire  on  l'aime. 

—  Moi,  dit  la  Fontaine,  on  m'aime  à  Château-Thierry,  j"en  suis  bien  sûr. 
En  ce  moment  Aramis  rentra  a[)rès  une  disparition  d'un  instant. 

—  Quelqu'un  vient-il  avec  moi?  demanda-t-il.  Je  passe  par  Paris,  après  avoir  en- 
tretenu -M.  Fouquet  un  quart  d'heure.  J'offre  mon  carrosse. 

—  Bon,  à  moi  I  dit  Molière.  J'accepte  ;  je  suis  pressé. 

—  Moi,  je  dînerai  ici.  dit  î.orel.  M.  de  Gourvillo  m'a  |)rouus  d(>s  érrevisses. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  >27 

Il  m'a  promis  des  écrevisses. 

Cherche  la  riine,  la  Fontaine 

Aramis  sortit  en  riant  comme  il  savait  rire.  jMolière  le  suivit.  Ils  étaient  au  has  de 
l'escalier  lorsque  la  Fontaine  entrebâilla  la  porte  et  cria  : 

Moyennant  que  tu  l'écrivisses  , 
Il  t'a  promis  des  écrevisses. 

Les  éclats  de  rire  des  épicuriens  redoublèrent  et  parvinrent  jusqu'aux  oreilles  de 
Fouquet,  au  moment  où  Aramis  ouvrit  la  porte  de  son  cabinet. 

Quant  à  Molière  ,  il  s'était  chargé  de  commander  les  chevaux  ,  tiuidis  qu'Aramis 
allait  échanger  avec  le  surintendant  les  quelques  mots  qu'il  avait  à  lui  dire. 

—  Oh  !  comme  ils  rient  là-haut!  dit  Fouquet  avec  un  soupir. 

—  Vous  ne  riez  pas,  vous,  monseigneur? 

—  Je  ne  ris  plus,  monsieur  d'Herblay. 

—  La-fête  approche. 

—  L'argent  s'éloigne. 

—  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  c'était  mon  affaire. 

—  Oui,  vous  m'avez  promis  des  millions. 

—  Vous  les  aurez  le  lendemain  de  l'entrée  du  roi  à  Vaux. 

Fouquet  regarda  profondément  Aramis ,  et  passa  sa  main  glacée  sur  son  front  hu- 
mide. Aramis  comprit  que  le  surintendant  doutait  de  lui,  ou  sentait  son  impuissance  à 
avoir  de  l'argent.  Comment  Fouquet  pouvait-il  supposer  qu'un  |)auvre  évèque  ,  ex- 
abbé, ex-mousquetaire,  en  trouverait. 

—  Pourquoi  douter?  dit  Aramis. 
Fouquet  sourit  et  secoua  la  tète. 

—  Homme  de  peu  de  foi  !  ajouta  l'évèque. 

—  Mon  cher  monsieur  d'Herblay,  répondit  Fouquet,  si  je  tombe... 

—  Eh  bien!  si  vous  tombez? 

—  Je  tomberai  du  moins  de  si  haut  que  je  me  briserai  en  tombant. 
Puis  se  secouant  comme  pour  échapper  à  lui-môme, 

—  D'oi!i  venez-vous,  dit-il,  cher  ami? 

—  De  Paris. 

—  De  Paris?  Ah  ! 

—  Oui,  de  chez  Percerin. 

—  Et  qu'avez-vous  été  faire  vous-même  chez  Percerin ,  car  je  ne  présume  pas  que 
vous  attachiez  une  si  grande  importance  aux  habits  de  nos  poètes? 

—  Non;  j'ai  été  commander  une  surprise. 

—  Une  surprise? 

—  Oui ,  que  vous  ferez  au  roi. 

—  Coûtera -t-eile  cher? 

—  Oh  !  cent  pisloles  que  vous  donnerez  à  Lebrun. 

—  Une  peinture!  Ah!  tant  mieux  !  Et  que  doit  représenter  celle  peinture? 

—  Je  vous  conterai  cela;  puis,  du  même  coup,  quoique  vous  en  disiez,  j'ai  visité 
les  habits  de  nos  poètes. 

—  Bah!  et  ils  seront  élégans,  riches? 

—  Superbes  !  il  n'y  aura  pas  beaucoup  de  grands  seigneurs  qui  en  auront  de  pareils. 
On  verra  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  courtisans  de  la  richesse  et  ceux  de  l'amiiié. 


.^}8  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Toujours  spirituel  et  généreux .  cher  prélat  ! 

—  A  votre  école. 
Fouquet  lui  serra  la  main. 

—  Et  où  allez-vous?  dit-il. 

—  Je  vais  à  Paris,  quand  vous  m'aurez  donné  une  lellre. 

—  Une  lettre  pour  qui? 

—  Une  lettre  pour  M.  de  Lyonne. 

—  Et  que  lui  voulez-vous,  à  Lyonne? 

—  Je  veux  lui  faire  signer  une  lettre  de  cachet. 

—  Une  lellre  de  cachet!  vous  voulez  faire  niellre  quelqu'un  à  la  Bastille? 

—  Non,  au  contraire,  j'en  veux  faire  sortir  quelqu'un. 

—  Ah!  et  qui  cela? 

—  Un  pauvre  diahle,  un  jeune  homme,  un  enfant,  qui  est  emhastillé,  voilà  tantôt 
dix  ans,  pour  deux  vers  latins  qu'il  a  faits  coutre  les  jésuites. 

—  Pour  deux  vers  latins  !  et  pour  deux  vers  latins,  il  est  en  prison  depuis  dix  ans , 
le  malheureux  ! 

—  Oui. 

—  Et  il  n'a  pas  commis  d'autre  crime? 

—  A  part  ces  deux  vers,  il  est  imiocent  connue  vous  et  moi. 

—  Votre  parole  ? 

—  Sur  l'honneur! 

—  Et  il  se  nomme?... 

—  Seldon. 

—  Ah  !  c'est  trop  fort,  par  exemple  I  et  vous  saviez  cela,  et  vous  ne  me  l'avez  pas  dit  I 

—  Ce  n'est  qu'hier  que  sa  mère  s'est  adressée  à  moi,  monselirneur. 

—  Et  cette  femme  est  pau\  re? 

—  Dans  la  misère  la  plus  profonde. 

—  Mon  Dieu  ,  dit  Fouquet,  vous  permettez  parfois  de  telles  injustices,  que  je  com- 
])retids  qu'il  y  ait  des  malheureux  qiu'  doutent  de  vous  !  Tenez .  monsieur  d'HerhIay. 

El  Foucjuet,  prenant  une  plume,  écrivit  rapidement  quelques  lignes  à  son  collègue 
de  Lyonne. 

Aramis  prit  la  lettre  et  s'apprêta  à  sortir. 

—  Attendez,  dit  P'ouquet. 

Il  ouvrit  son  tiroir  et  remit  dix  hillets  de  caisse  qui  s'y  trouvaient.  Chacun  était  de 
mille  francs. 

—  Tenez,  dit-il,  faites  sortir  le  fils,  cl  remellezceci  à  la  mère;  mais  surtout  ne  lui 
dites  j)as... 

—  Quoi,  monseigneur? 

—  Qu'elle  est  de  dix  mille  livres  plus  riche  que  moi.  Elle  dirait  que  je  suis  un  triste 
surinlendant  !  .Mlez  ,  et  j'espère  que  IHeu  hénira  ceux  qui  [tensent  à  ses  pauvres. 

—  C'est  ce  que  j'es[)ère  aussi,  ré[)liqua  Aramis  eu  haisaul  la  main  de  Fouquet. 

Et  il  sortit  rapidement,  emportant  la  lettre  pour  Lyonne,  les  honsde  caisse  pour  la 
mère  de  Scddon  ,  et  l'uimenant  Molière,  qui  commençait  à  s'impatienter. 


I.K  VICOMTf::  DE  IJHAC.H^ONNE.  320 


ENCORE   UN   SOUPER    A    LA    BASTILLE. 


Sept  heures  du  soir  sonnaient  au  grand  cadran  de  la  Bastille,  à  ce  fameux  cadran 
qui,  pareil  à  tous  les  accessoires  de  la  prison  d'Etat ,  dont  l'usage  est  une  torture,  rap- 
pelait aux  prisonniers  la  destination  de  chacune  des  lienres  de  leur  supphce.  Le  cadran 
de  la  Bastille,  orné  de  figures  comme  la  [ihipart  des  horloges  de  ce  temps,  représen- 
tait saint  Pierre  aux  liens. 

C'était  l'heure  du  souper  des  pauvrescaptits.  Les  portes,  grondant  sur  leurs  énormes 
gonds,  ouvraient  passage  aux  plateaux  et  aux  panniers  chargés  de  mets,  dont  la  déli- 
catesse, comme  M.  de  Baisemeaux  nous  l'a  appris  lui-même,  s'appropriait  h  la  condi- 
tion du  détenu. 

Nous  savons  là-dessus  les  théories  de  M.  de  Baisemeaux,  souverain  dispeusateiu'des 
délices  gastronomiques,  cuisinier  en  chef  de  la  forteresse  royale,  dont  les  paniers 
pleins  montaient  les  raides  escaliers,  portant  quelque  consolation  aux  prisonniers,  dans 
le  fond  des  bouteilles  honnêtement  rem[)lies. 

Celte  même  heure  était  celle  du  souper  de  M.  le  gouverneur.  Il  avait  un  convive 
ce  jour-là,  et  la  broche  tournait  plus  lourde  que  d'habilude. 

Les  perdreaux  rôtis,  flanqués  de  cailles  et  flanquant  un  levrcau  piqué:  les  poules 
dans  le  bouillon,  le  jambon  frit  et  arrosé  de  vin  blanc,  les  cardons  de  Guipuzcoa  et  la 
bisque  d'écrevisse,  voilà,  outre  les  soupes  et  les  hors-d'o'uvre,  quel  était  le  menu  de 
M.  le  gouverneur. 

Baisemeaux  attablé  se  frottait  les  mains  en  regardant  M.  l'évêque  de  Vannes  qui, 
botlé  comme  un  cavalier,  habillé  de  gris  et  l'épée  au  flanc,  ne  cessait  de  parler  de  sa 
faim  et  témoignait  la  plus  vive  impatience. 

M.  de  Baisemeaux  de  Montlezun  n'était  pas  accoutumé  aux  familiarités  de  Sa  Gran- 
deur monseigneur  de  Vannes,  et  ce  soir- là,  Aramis  devenu  guilleret  faisait  confi- 
dences sur  confidences.  Le  prélat  était  redevenu  tant  soit  peu  mousquetaire.  L'évêque 
frisait  la  gaillardise.  Quant  à  M,  de  Baisemeaux,  avec  celte  facilité  des  gens  vulgaires, 
il  se  livrait  tout  entier  sur  ce  quart  d'aband(jn  de  son  convive. 

—  Monsieur,  dit-il,  car  en  vérité,  ce  soir,  je  n'ose  vous  appeler  monseigneur... 
" — Non  pas,  dit  Aramis,  appelez-moi  Monsieur;  j'ai  des  bottes. 

—  Eh  bien!  Monsieur,  savez-vous  qui  vous  me  rappelez  ce  soir? 

—  Non,  ma  foi,  dit  Aramis  en  se  versant  à  boire ,  mais  j'espère  que  je  vous  rap- 
pelle un  bon  convive. 

—  Vous  m'en  rappelez  deux,  Monsieur  :  l'un  bien  illustre,  c'est  feu  M.  lecardinal, 
le  grand  cardinal,  celui  de  La  Rochelle,  celui  qui  avait  des  bottes  comme  vous.  Est- 
ce  vrai? 

—  Oui,  ma  foi,  dit  Aramis.  Et  l'autre? 

—  L'autre,  c'est  un  certain  mousquetaire,  très-joli,  très-brave,  très-hardi,  très- 
heureux,  qui  d'abbé  se  fit  mousquetaire,  et  de  mousquetaire,  abbé. 

Aramis  daigna  sourire. 


330  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  D'abbé ,  continua  Baisemeaux  enhardi  par  le  sourire  de  Sa  Grandeur,  d'abi)é 
évêque,  et  d'évêque... 

—  Ah  !  arrêtons-nous,  par  grâce  ,  fit  Aramis. 

—  Je  TOUS  dis ,  Monsieur,  que  vous  me  faites  l'effet  d'un  cardinal. 

—  Cessons,  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux.  Vous  l'avez  dit .  j'ai  les  bottes  d'un 
cavalier,  mais  je  ne  veux  pas  même  ce  soir  me  brouiller,  malgré  cela,  avec  l'Église. 

—  Vous  avez  des  intentions  mauvaises  cependant,  monseigneur. 

—  Oh  !  je  l'avoue,  mauvaises .  comme  tout  ce  qui  est  mondain. 

—  Vous  courez  la  ville,  les  ruelles,  en  masque? 

—  Comme  vous  dites,  en  masque. 

—  Et  vous  jouez  toujours  de  l'épée? 

—  Je  crois  que  oui,  mais  seulement  quand  on  m'y  force.  Faites-moi  donc  le  plaisir 
d'appeler  François. 

—  Vous  avez  du  vin  là? 

—  Ce  n'est  pas  pour  du  vin,  c'est  parce  qu'il  fait  chaud  ici  et  que  la  fenêtre  est  close. 

—  Je  ferme  les  fenêtres  en  soupant  pour  ne  pas  entendre  les  rondes  ou  les  arrivées 
de  courriers. 

—  Ah  !  oui.  On  les  entend  quand  la  fenêtre  est  ouverte? 

—  Trop  bien,  et  cela  dérange.  Vous  comprenez. 

—  Cependant  on  étouffe.  François! 
François  entra. 

—  Ouvrez,  je  vous  prie,  maître  François,  dit  Aramis.  Vous  permettez,  cher  mon- 
sieur de  Baisemeaux  ? 

—  Monseigneur  est  ici  chez  lui,  répondit  le  gouverneur. 
La  fenêtre  fut  ouverte. 

—  Savez-vous,  dit  M.  de  Baisemeaux,  que  vous  allez  vous  trouver  bien  esseulé, 
maintenant  que  M.  de  la  Fèrc  a  regagné  ses  pénates  de  Blois?  C'est  un  bien  ancien 
ami ,  n'est-ce  pas? 

—  Vous  le  savez  comme  moi,  Baisemeaux  ,  puisque  vous  avez  été  aux  mousque- 
taires avec  nous. 

—  Bah  !  avec  mes  amis  je  ne  coniplc  ni  les  bouteilles  ni  les  années. 

—  Et  vous  avez  raison.  Mais  je  fais  plus  qu'aimer  M.  de  la  Fère,  cher  monsieur  de 
Baibcmeaux  :  je  le  vénère. 

—  Eh  bien  !  moi ,  c'est  singulier,  dit  le  gouverneur,  je  lui  préfère  M.  d'Artagnan. 
Voilà  un  honune  (pii  boit  bien  et  longtemps  I  Ces  gens-là  laissent  voir  leur  pensée 
au  moins. 

—  Baisemeaux,  enivrez-moi  ce  soir,  faisons  le  débauché  comme  autrefois,  et  si  j'ai 
une  peine  au  fond  du  cœur,  je  vous  promets  que  vous  la  verrez  comme  vous  verriez 
nu  diamant  an  fond  de  votre  verre. 

—  Bravo!  dit  Baisemeaux,  et  il  se  versa  un  grand  coup  de  vin  et  l'avala  en  frémis- 
sant de  joie  d'être  pour  quelque  chose  dans  un  péché  capital  d'archevêque. 

Tandis  qu'il  buvait,  il  ne  voyait  pas  avec  quelle  attention  Aramis  observait  les  bruits 
de  la  grande  cour. 

Un  courrier  entra  vers  huit  heures,  et  à  la  cinquième  bouteille  apportée  par  Fran- 
çois sur  la  table,  quoique  ce  courrier  fit  grand  bruit,  Baisemeaux  n'entendit  rien. 

—  Le  diable  l'emporte  !  fit  Aramis. 

—  Quoi  donc?  qui  donc?  demanda  Baisemeaux.  J'espère  que  ce  n'est  pas  le  vin  que 
vous  buvez,  ni  celui  qui  vous  le  fait  boire. 


LE  VICOMTE  DE  BRAG  ELOiNNE.  331 

—  Non,  c'est  un  cheval  qui  lait  .i  lui  tout  seul  aulantde  hi'iiit  clans  la  cour  que  pour- 
rait en  faire  un  escadron  tout  entier. 

—  Bah!  quelque  courrier,  répliqua  le  gouverneur  en  redoublant  force  rasades. 
Oui,  le  diable  l'emporte!  etsi  vite  que  nousn'en  entendions  plus  parler!  Hurrahl  hurrah  ! 

—  Vous  m'oubliez,  Baisemeaux  I  Mon  verre  est  vide,  dit  Aramis  en  montrant  un 
cristal  éblouissant. 

—  D'honneur, vous  m'enchantez.  François,  du  vin! 
François  entra. 

—  Du  vin,  maraud,  et  du  meilleur! 

—  Oui,  Monsietu',  mais...  c'est  un  courrier. 

—  Au  diable  !  ai-je  dit. 

—  Monsieur,  cependant... 

—  Qu'il  laisse  au  grelle;  nous  verrons  demain.  Demain  il  sera  temps,  demain  il 
fera  jour,  dit  Baisemeaux  en  chantonnant  ces  deux  dernières  phrases. 

—  Ah!  Monsieur  !  grommela  le  soldat  François ,  bien  malgré  lui,  Monsieur... 

—  Prenez  garde,  dit  Aramis,  prenez  garde! 

—  A  quoi,  cher  monsieur  d'Herblay?  dit  Baisemeaux  à  moitié  ivre. 

—  La  lettre  par  courrier  qui  arrive  aux  gouverneurs  de  citadelle ,  c'est  quelquefois 
un  ordre. 

—  Presque  toujours. 

—  Les  ordres  ne  viennent-ils  pas  des  ministres? 

—  Oui ,  sans  doute,  mais... 

— Et  ces  ministres  ne  font-ils  pas  que  contresigner  le  seing  du  roi? 

—  Vous  avez  peut-être  raison.  Cependant  c'est  bien  enmiyeux  ,  quand  on  est  en 
face  d'une  bonne  table,  en  tète-à-tète  avec  un  ami!  Ah!  pardon,  Monsieur,  j'oublie 
que  c'est  moi  qui  vous  donne  à  souper  et  que  je  parle  à  un  futur  cardinal. 

—  Laissons  tout  cela,  cher  Baisemeaux,  et  revenons  à  notre  soldat,  à  François. 

—  Eh  bien  !  qu'a-t-il  fait,  François? 

—  Il  a  murmuré. 

—  Il  a  eu  tort. 

—  Cependant  il  a  murmuré ,  vous  comprenez  :  c'est  qu'il  se  passe  quelque  chose 
d'extraordinaire.  Ce  pourrait  bien  n'être  pas  François  qui  aurait  tort  de  murmurer, 
mais  vous  qui  auriez  tort  de  ne  pas  l'entendre. 

—  Tort?  moi,  avoir  tort  devant  François?  cela  me  paraît  dur. 

—  Un  tort  d'irrégularité,  pardon!  Mais  j'ai  cru  devoir  vous  faire  une  observation 
que  je  juge  importante. 

—  Oh!  vous  avez  raison,  peut-être,  bégaya  Baisemeaux.  Ordre  du  roi,  c'est  sacré  ! 
mais  les  ordres  qui  viennent  quand  on  soupe,  je  le  répète,  que  le  diable... 

—  Si  vous  eussiez  fait  cela  au  grand  cardinal,  hein  !  mon  cher  Baisemeaux,  et  que 
cet  ordre  eût  quelque  importance... 

—  Je  le  fais  pour  ne  pas  déranger  »m  évêque  ;  ne  suis-je  pas  excusable,  morbleu  ! 

—  N'oubliez  pas,  Baisemeaux,  que  j'ai  porté  la  casaque  et  que  j'ai  l'habitude  de  voir 
partout  des  consignes. 

—  Vous  voulez  donc... 

—  Je  veux  que  vous  fassiez  votre  devoir,  mon  ami.  Oui,  je  vous  en  prie,  au  moins 
devant  ce  soldat. 

—  C'est  mathématique,  lit  Baisemeaux. 
François  attendait  toujours. 


3)-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Qu'on  nie  monte  cet  ordre  du  roi.  répéta-t-il  en  se  redressant.  Et  il  ajouta  tout 
bas  :  Savez-vous  ce  que  c'est?  Je  vais  vous  le  dire  :  quelque  chose  d'intéressant  comme 
ceci  :  «  Prenez  garde  au  feu  dans  les  environs  de  la  poudrière  ;  »  ou  bien  :  «  Veillez 
sur  un  tel,  qui  est  un  adroit  fuyard.  »  Ah  !  si  vous  saviez,  monseigneur,  combien  de 
fois  j'ai  été  réveillé  en  sursaut  au  plus  doux,  au  plus  profond  de  mon  sommeil ,  par 
des  ordonnances  arrivant  au  galop  pour  me  dire  ou  plutôt  pour  m'apporter  un  pli 
contenant  ces  mots  :  «  Monsieur  de  lîaisenieaux,  qu'y  a-t-il  de  nouveau?  »  On  voit 
bien  que  ceux  qui  perdent  leur  temps  à  écrire  de  pareils  ordres  n'ont  jamais  couché  à 
la  Bastille.  Ils  connaîtraient  mieux  l'épaisseur  de  mes  murailles,  la  vigilance  de  mes 
officiers,  la  multiplicité  de  mes  rondes.  Enfin,  que  voulez-vous,  monseigneur,  leur 
métier  est  d'écrire  pour  me  tourmenter  quand  je  suis  tranquille  ,  pour  me  troubler 
quand  je  suis  heureux  ,  ajouta  Baisemeaux  en  s'inclinant  devant  Aramis.  Laissons-les 
donc  faire  leur  métier. 

—  Et  faites  le  vôtre ,  ajouta  eu  souriant  l'évèque ,  dont  le  regard  soutenu  com- 
mandait malgré  cette  caresse. 

François  rentra.  Baisemeaux  prit  de  ses  main»  l'ordre  envoyé  du  ministère.  Il  le 
décacheta  lentement  et  le  lut  de  même.  Aramis  feignit  de  boire  pour  observer  son 
hôte  au  travers  du  cristal.  Puis,  Baisemeaux  ayant  lu, 

—  Que  disais-je  tout  à  l'heure  !  fit-il. 

—  Quoi  donc?  demanda  l'évèque. 

—  Un  ordre  d'élargissement.  Je  vous  demande  un  peu  !  la  belle  nouvelle ,  pour 
nous  déranger  ! 

—  Belle  nouvelle  pour  celui  qu'elle  concerne,  vo\is  en  conviendrez  au  moins,  mon 
cher  gouverneur. 

—  Et  à  huit  heures  du  soir  ! 

—  C'est  de  la  charité. 

—  De  la  charité,  je  le  veux  bien  ,  mais  elle  est  pour  ce  drôle-là  qui  s'ennuie,  mais 
pas  pour  moi  qui  m'amuse!  dit  Baisemeaux  exaspéré. 

—  Est-ce  une  perte  (jue  vdus  faites,  et  le  prisonnier  qui  vous  est  enlevé  était-il  aux 
grands  contrôles? 

—  Ah  bien  oui  !  Un  pleutre,  un  rat,  à  cinq  francs! 

—  Faites  voir,  demanda  ^^  d'Herblay.  Est-ce  indiscret? 

—  Non  pas  ;  lisez. 

—  Il  v  a j^ressc  sur  la  feuille.  Vous  avez  vu,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  admirable!  Pressé!...  un  homme  qui  est  ici  depuis  dix  ans!  On  est  pressé 
de  le  mettre  dehors,  aujourd'hui,  ce  soir  même,  à  huit  heures! 

Et  Baisemeaux  ,  haussant  les  épaules  avec  un  air  de  superbe  dédain  .jeta  l'ordre  sur 
la  table  et  se  remit  à  manger. 

—  Ils  ont  de  ces  mouvemens-là,  dit-il  la  bouche  pleine,  ils  prennent  un  homme 
un  beau  jour,  ils  le  nourrissent  pendant  dix  ans  et  vous  écrivent  :  Veillez  bien  sur  le 
tinjle!  ou  bleu  :  Tenez-le  rigoureusement.  Et  puis,  ipiand  on  s'est  accoutumé  à  re- 
garder le  détenu  comme  un  honuue  dangereux,  tout  à  coup  ,  sans  cause,  sans  précé- 
dent, ils  vous  écrivent  :  Mettez  en  liberté.  Et  ils  ajoutent  à  leur  missive  :  Pressé!  Vous 
avouerez,  monseigneur,  que  c'est  à  faire  lever  les  épaules. 

—  Que  voulez- vous  !  on  cric  connue  cela  ,  dit  en  souriant  Aramis,  et  on  exécute 
l'ordre. 

—  Bon!  bon!  l'on  exécute!...  oh!  patience!...  Il  ne  faudrait  pas  vous  figurer  que 
je  suis  un  esclave. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  333 

—  Mon  Dieu,  Irès-cher  monsieur  Baisemeaux,  qui  vous  a  dit  cela?  Ou  (oiniail 
votre  indépeudauce. 

—  Dieu  merci  ! 

—  Mais  on  connaît  aussi  voire  bou  cœur. 

—  Ah  !  parlons-en  ! 

—  Et  voire  obéissance  à  vos  supérieurs.  Onaud  ou  a  é(é  soldat,  voyez-vous,  Baise- 
meaux, c'est  pour  la  vie. 

—  Aussi,  obéirai-je  strictement,  et  demain  malin,  au  point  du  j  )ur,  le  détenu  dé- 
signé sera  élargi. 

—  Demain? 

—  Au  jour. 

—  Pourquoi  pas  ce  soir,  puisque  la  lettre  de  cachet  porte  s  u'  la  stiscription  cl  à 
l'intérieur  :  Pressé? 

—  Parce  que  ce  soir  nous  soupons  et  que  nous  sommes  pressés,  nous  aussi. 

—  Cher  Baisemeaux,  tout  botté  que  je  suis,  je  me  sens  prêtre ,  et  hi  charité  m"est 
un  devoir  plus  impérieux  q\ie  la  faim  et  la  soif.  Ce  malheureux  a  soulfert  assez  long- 
temps, puisque  vous  venez  de  me  dire  que  depuis  dix  ans  il  est  votre  pensionnaire. 
Abrégez-lui  la  souffrance.  Une  bonne  minute  l'attend;  donnez-la-lui  bien  vite.  Dieu 
vous  la  rendra  dans  le  paradis  en  années  de  félicité. 

—  Vous  le  voulez? 

—  Je  vous  en  prie. 

—  Comme  cela,  tout  au  travers  du  repas  ? 

—  Je  vous  en  supplie;  cette  action  vaudra  dix  Bencdicile. 

—  Qu'il  soit  fait  comme  vous  le  désirez.  Seulenienl  nous  mangerons  froid. 

—  Oh  !  qu'à  cela  ne  tienne  ! 

Baisemeaux  se  pencha  en  arrière  pour  sonner  François  ,  et  par  un  mouvement  tout 
naturel  il  se  retourna  vers  la  porte. 

L'ordre  était  resté  sur  la  table.  Araniis  profita  du  moment  où  Baisemeaux  ne  re- 
gardait pas  pour  échanger  ce  papier  contre  un  aulre  plié  de  la  même  façon  et  qu'il 
lira  de  sa  poche. 

—  François,  dit  le  gouverneur,  que  l'on  fasse  monter  ici  M.  le  major  avec  les  gui- 
chetiers de  la  Bertaudière. 

François  sortit  en  s'inclinant,  et  les  deux  convives  se  retrouvèrent  seuls. 


LE  GÉNÉRAL   DE   L'ORURE. 


Il  se  fit  un  instant  de  silence  entre  les  deux  convives,  pendant  lequel  Aramis  ne 
perdit  pas  un  instant  de  vue  le  gouverneur.  Celui-ci  ne  semblait  qu'à  moitié  résolu  à 
se  déranger  ainsi  au  milieu  de  son  souper,  et  il  était  évident  qu'il  cherchait  une  raison 
quelconque,  bonne  ou  mauvaise,  pour  retarder  au  moins  jusqu'après  le  dessert.  Cette 
raison,  il  parut  tout  à  coup  l'avoir  trouvée. 

—  Eh!  mais,  s'écria-t-il ,  c'est  itnpossibleî 

—Comment,  impossible?  «lit  Aramis.  Voyons  un  peu.  cher  ami.  ce  qui  e>l  impossible. 


33i  LES  xMOUSQUETAIRES. 

—  11  est  impossible  de  mettre  le  prisonnier  en  liberté  à  une  pareille  heure.  Où  ira- 
t-il,  lui  qui  ne  connaît  pas  Paris? 

—  11  ira  où  il  pourra. 

—  Vous  voyez  bien  !  autant  vaudrait  délivrer  un  aveugle. 

—  J'ai  un  carrosse,  je  le  conduirai  là  où  il  voudra  que  je  le  mène. 

—  Vous  avez  réponse  à  tout.  François!  Qu'on  dise  à  M.  le  major  d'aller  ouvrir  la 
prison  de  M.  Seldon,  n"  3,  Bertaudière. 

—  Seldon?  fit  Ararnis  très-simplement.  Vous  avez  dit  Seldon ,  je  crois? 

—  J'ai  dit  Seldon.  C'est  le  nom  de  celui  qu'on  élargit. 

—  Oh  !  vous  voulez  dire  Marchiali,  dit  Aramis. 

—  Marchiali?  ah  I  bien  oui  !  Non ,  non,  Seldon. 

—  Je  pense  que  vous  faites  erreur,  monsieur  de  Baisemeaux. 

—  J'ai  lu  l'ordre. 
• —  Moi  aussi. 

—  Et  j"ai  vu  Seldon  en  lettres  grosses  comme  cela. 
Et  M.  de  Baisemeaux  montrait  son  doigt. 

—  Moi  j'ai  lu  Marchiali  en  cractères  gros  comme  ceci. 
Et  Aramis  montrait  les  deux  doigts. 

—  Au  fait ,  éclaircissons  le  cas ,  dit  Baisemeaux,  sûr  de  lui.  Le  papier  est  là,  et  il 
suffira  de  le  lire. 

—  Je  lis  :  Marchiali,  reprit  Aramis  en  déployant  le  papier.  Tenez! 
Baisemeaux  regarda  et  ses  l)ras  iléchircnt. 

—  Oui ,  oui ,  dit-il  atterré,  oui ,  Marchiali.  Il  y  a  bien  écrit  Marchiali  !  c'est  bien  vrai  ! 

—  Ahl 

—  Comment!  l'homme  dont  nous  parlons  tant?  l'iiommc  que  chaque  jour  l'on  me 
recommande  tant? 

—  Il  y  a  Marchiali,  répéta  encore  l'inflexible  Aramis. 

—  Il  faut  l'avouer,  monseigneur.  Mais  je  n'y  comprends  absolument  rien. 

—  On  en  croit  ses  yeux,  cependant. 

—  Ma  foi  !  dire  qu'il  y  a  bien  Marchiali  ! 

—  El  d'une  bonne  écriture  ,  encore. 

■ —  C'est  phénoménal.  Je  vois  encore  cet  ordre  et  le  nom  de  Seldon,  Irlandais.  Je  le 
vois.  Ah  !  et  même  je  me  le  rappelle  ,  sous  ce  nom ,  il  y  avait  un  pâté  d'encre. 

—  Non ,  il  n'y  a  pas  d'encre  ;  non ,  il  n'y  a  pas  de  pâté. 

«^  Oh  I  par  exemple ,  si  fait  !  A  telle  enseigne  que  j'ai  frotté  la  poudre  qu'il  y  avait 
sur  le  pâté. 

'—Enfin,  quoi  qu'il  en  soit,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  dit  Aramis,  cl  quoi 
que  vous  ayez  vu,  l'ordre  est  signé  de  délivrer  Marcbiali  a\ec  ou  sans  pâté. 

—  L'ordre  est  signé  de  délivrer  Marchiali,  répéta  machinalement  Baisemeaux,  qui 
essayait  de  reprendre  possession  de  ses  esprits. 

—  Et  vous  allez  délivrer  ce  prisonnier.  Si  le  cœur  vous  dit  de  délivrer  aussi  Seldon  , 
je  vous  déclare  (pie  je  ne  m'y  opposerai  pas  le  moins  du  monde. 

Aramis  ponctua  cette  phrase  par  un  sourire  dont  l'ironie  acheva  de  dégriser  Baise- 
meaux et  lui  donna  du  courage. 

—  Monseigneur,  dit-il,  ce  Maixliiali  est  bien  ^le  même  prisonnier  que  l'autre  jour^ 
un  prêtre,  confesseur  de  notre  ordre,  est  venu  visiter  si  impérieusement  et  si  secrète-' 
ment. 

•—  Je  ne  sais  pas  cela,  Monsieur,  répliqua  l'évéque. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  335 

—  11  n'y  a  pas  cependant  si  longtemps,  cher  monsieur  d'ilerblay. 

—  C'est  vrai ,  mais  chez  nous,  Monsieur,  il  est  bon  que  l'honmie  d'aujourd'hui  ne 
sache  plus  ce  qu'a  fait  l'homme  d'hier. 

—  En  tout  cas,  fit  Baisenieaux,  la  visite  du  confesseur  jésuite  aura  porte  bonheur 
à  cet  honnne. 

Aramis  ne  répliqua  pas  et  se  remit  à  manger  et  à  boire. 

Baisemeaux.  lui,  ne  touchant  plus  à  rien  de  ce  qui  était  sur  la  table ,  reprit  encore 
une  fois  l'ordre  et  l'examina  en  tout  sens. 

Cette  inquisition  ,  dans  des  circonstances  ordinaires  ,  eijt  fait  monter  le  pourpre  aux 
oreilles  du  mal  patient  Aramis,  maisl'évêque  de  Vannes  ne  se  courrouçait  point  pour 
si  peu,  à  plus  forte  raison  quand  il  s'était  dit  tout  bas  qu'il  serait  dangereux  de  se 
courroucer. 

—  Allez-vous  délivrer  Marchiali?  dit-il.  Oh  !  que  voilà  du  Xérès  fondu  et  parfumé, 
mon  cher  gouverneur  1 

—  Monseigneur,  répondit  Baisemeaux,  je  délivrerai  le  prisonnier  INIarchiali  quand 
j'aurai  rappelé  le  courrier  qui  api)ort<iit  l'ordre,  et  surtout  lorsqu'on  l'interrogeant  je 
me  serai  assuré.  . 

—  Les  ordres  sont  cachetés ,  et  le  contenu  est  ignoré  du  courrier.  De  quoi  vous  assu- 
rerez-vous  donc,  je  vous  prie? 

—  Soit ,  monseigneur,  mais  j'enverrai  au  ministère,  et  là  M.  de  Lyoïme  retirera 
l'ordre  ou  l'approuvera. 

—  A  quoi  bon  tout  cela?  fit  Aramis  froidement. 

—  A  quoi  bon  ? 

■ —  Oui ,  je  demande  à  quoi  cela  sert. 

—  Cela  sert  à  ne  jamais  se  tromper,  monseigneur,  à  ne  jamais  manquer  au  respect 
que  tout  subalterne  doit  à  ses  supérieurs,  à  ne  jamais  enfreindre  les  devoirs  du  ser- 
vice qu'on  a  consenti  à  prendre. 

—  Fort  bien;  vous  venez  de  parler  si  éloquemment  que  je  vous  ai  admiré.  C'est 
vrai,  un  subalterne  doit  respect  à  ses  supérieurs;  il  est  coupable  quand  il  se  trompe, 
et  il  serait  puni  s'il  enfreignait  les  devoirs  ou  les  lois  de  son  service. 

Baisemeaux  regarda  l'évéque  avec  élonnement. 

—  Il  en  résulte,  poursuivit  Aramis,  que  vous  allez  consulter  pour  vous  mettre  en 
repos  avec  votre  conscience? 

^-  Oui ,  monseigneur. 

=-=  Et  que  si  un  supérieur  vous  ordonne ,  vous  obéirez? 
«—Vous  n'en  douiez  pas,  monseigneur. 

■—  Vous  connaissez  bien  la  signature  du  roi,  monsieur  de  Baisemeaux? 
«^  Oui ,  monseigneur. 

*-^  N'est-elle  pas  sur  cet  ordre  de  mise  en  liberté? 
• — C'est  vrai,  mais  elle  peut... 
'—  Être  fausse ,  n'est-ce  pas? 
■ —  Cela  s'est  vu,  monseigneur. 
"—  Vous  avez  raison.  Et  celle  de  M.  de  Lyonne. 

>—  Je  la  vois  bien  sur  l'ordre  ,  mais  de  même  qu'on  a  pu  contrefaire  le  seing  du  roi , 
1  on  peut  contrefaire  celui  de  M.  de  Lyonne. 

—  Vous  marchez  dans  la  logique  à  pas  de  géant ,  monsieur  de  Baisemeaux ,  dit 
Aramis,  et  votre  argumentation  est  invincible.  Mais  vous  vous  fondez  pour  croire  ces 
signatures  fausses,  parficulièrement  siu-  quelles  causes? 


3:îG  les  mousquetaires. 

—  Sur  celle-ci  :  l'absence  des  signataires.  Rien  ne  conlmle  la  signature  de  Sa  Ma- 
jesté, et  M.  de  Lyonne  n'est  pas  là  pour  me  dire  qu'il  a  signé. 

—  Eh  bien  !  monsieur  de  Baisemeaux,  fit  Aramis  en  attachant  sur  le  gouverneur 
son  regard  d'aigle  .j'adopte  si  franchement  \os  doutes  et  votre  façon  de  les  éclaircir, 
que  je  vais  prendre  une  plume  si  vous  me  la  donnez. 

Baisemeaux  donna  une  plume. 

—  Une  feuille  blanche  (judconque  ,  ajouta  Aramis. 
Baisemeaux  donna  le  papier. 

—  Et  que  je  vais  écrire,  moi  aussi,  moi  présent,  moi  incontestable,  n'est-ce  pas? 
un  ordre  auquel,  j'en  suis  certain,  vous  donnerez  créance,  si  incrédule  que  vous  soyez. 

Baisemeaux  pâlit  devant  cette  glaciale  assurance.  11  lui  sembla  que  cette  voix  d'Ara- 
niis,  si  souriant  et  si  gai  naguère,  était  devenue  fimèbre  et  sinistre,  que  la  cire  des 
llaujbeaux  se  changeait  en  cierges  de  chapelle  sépulcrale  ,  et  que  le  vin  des  verres  se 
transformait  en  calice  de  sang. 

Aramis  prit  la  plume  et  écrivit.  Baisemeaux  terrilié  lisait  derrière  son  épa'.ile  : 

«  A.  M.  D.  G..  »  écrivit  l'évèque,  et  il  souscrivit  une  croix  au-dessous  de  ces  quatre 
lettres,  qui  signifient  «</  majorem  Dei  gloriam.  Et  il  continua  : 

«  Il  nous  plait  que  l'ordre  apporté  à  M.  de  Baisemeaux  de  Montlezvui .  gouverneur 
pour  le  roi  du  château  de  la  Bastille,  soit  réputé  par  lui  bon  et  valable  et  mis  sur-le- 
champ  à  exécution. 

Signé:  «D'Herblay, 

r.oniTal  de  rOrdrp ,  par  la  grâce  de  Dieu.  » 

Baisemeaux  fut  frappé  si  profondément  que  ses  traits  demeurèrent  contractés,  ses 
lèvres  béantes,  ses  yeux  lixes.  Il  ne  remua  pas,  il  n'articula  pas  un  son. 

L'on  n'entendait  dans  la  vaste  salle  (\uc  le  bourdonnement  d'une  petite  mouche  qui 
voletait  autour  des  flambeaux. 

Aranu's ,  sans  même  daigner  regarder  riioinme  fpi'il  réduisait  à  un  si  misérable  état, 
tira  de  sa  poche  un  petit  étui  (pii  renfermait  de  la  cire  noire;  il  cacheta  sa  lettre ,  y 
apposa  un  sceau  suspendu  à  sa  poitrine  derrière  son  pourpoint ,  et  quand  ropération 
fut  terminée  ,  il  présenta ,  silencieusement  toujours ,  la  missive  à  M.  de  Baisemeaux. 

Celui-ci,  dont  les  mains  tremblaient  à  faire  pitié  ,  promena  un  regard  terne  et  fou 
sur  le  cachet.  Une  dernière  lueur  d'émotion  se  manifesta  sur  ses  traits,  et  il  tomba 
comme  foudroyé  sur  une  chaise. 

—  Allons,  allons,  dit  Aramis  après  un  long  silence  pendant  lequel  le  gouverneur 
de  la  Bastille  avait  repris  peu  à  peu  ses  sens,  ne  me  faites  pas  croire  ,  cher  Baise- 
meaux ,  que  la  présence  du  général  de  l'ordre  est  terrible  comme  celle  de  Dieu  ,  et 
qu'on  meurt  de  l'avoir  vu.  Du  courage  ;  levez-vous ,  donnez-moi  votre  main  et  obéissez. 

Baisemeaux  rassuré,  sinon  satisfait,  obéit,  baisa  la  main  d'Aramis  et  se  leva. 

—  Tout  de  suite?  nuuMnurat-il. 

■ —  Oh  !  pas  d'exagération,  mon  hùic;  i-eprenez  votre  place  et  faisons  honneur  à  ce 
beau  dessert. 

—  Monseigneur,  je  ne  me  relèverai  pas  d'un  tel  coup  ;  moi  qui  ai  ri],  plaisanté  a\cc 
vous!  moi  qui  ai  osé  vous  traiter  sur  un  pied  d'égalité! 

—  Tais-toi,  mon  vieux  camarade,  répliqua  l'évèque,  qui  sentit  combien  lu  corde 
était  tendue  et  cond)icn  il  eût  été  dangereux  de  la  rompre;  tais-loi.  Vivons  chacun  de 
notie  vie:  à  toi  ma  protection  et  mon  amitié,  ;i  moi  ton  obéissance.  Ces  doux  tributs 
exactement  payés,  restons  en  joie. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  337 

Baisemeaux  réfléchit,  il  aperçut  d'un  coup  d'oeil  les  conséquences  de  cette  extorsion 
d'un  prisonnier,  à  l'aide  d'un  faux  ordre  ,  et  mettant  en  parallèle  la  garantie  que  lui 
offrait  l'ordre  officiel  du  général ,  il  ne  la  sentit  pas  de  poids. 

Aramis  le  devina. 

—  Mon  cher  Baisemeaux  ,  dit-il,  vous  êtes  un  niais.  Perdez  donc  l'habitude  de 
réfléchir,  quand  je  me  donne  la  peine  de  penser  pour  vous. 

El  sur  un  nouveau  geste  qu'il  fit,  Baisemeaux  s'inclina  encore. 

—  Comment  vais-je  m'y  prendre?  dit-il. 

—  Comment  faites-vous  pour  délivrer  un  prisonnier? 

—  J'ai  le  règlement. 

—  Eh  bien  1  suivez  le  règlement,  mon  cher. 

—  Le  règlement  porte  que  le  guichetier  ou  l'un  des  bas  officiers  amènera  le  pri- 
sonnier au  gouverneur,  dans  le  greffe. 

—  Eh  bien!  mais,  c'est  fort  sage  ,  cela.  Et  ensuite? 

—  Ensuite  on  rend  à  ce  prisonnier  les  objets  de  valeur  qu'il  portait  sur  lui  lors  de  son 
incarcération  ,  les  habits,  les  papiers,  si  l'ordre  du  ministre  n'en  a  disposé  autrement. 

—  Que  dit  l'ordre  du  ministre  à  propos  de  ce  Marchiali  ? 

—  Rien,  car  le  malheureux  est  arrivé  ici  sans  joyaux,  sans  papiers,  et  presque  sans 
habits. 

—  Voyez  comme  tout  cela  est  simple  I  En  vérité  ,  Baisemeaux ,  vous  vous  faites  des 
monstres  de  toute  chose.  Restez  donc  ici,  et  faites  amener  le  prisonuierau  Gouvernement. 

Baisemeaux  obéit.  Il  appela  son  lieutenant  et  lui  donna  une  consigne  que  celui-ci 
transmit  sans  s'émouvoir  à  qui  de  droit. 

Une  demi-heure  après,  on  entendit  une  porte  se  refermer  dans  la  cour:  c'était  la 
porte  du  donjon  qui  venait  de  rendre  sa  proie  à  l'air  libre. 

Aramis  souffla  toutes  les  bougies  qui  éclairaient  la  chambre.  Il  n'en  laissa  brûler 
qu'une  derrière  la  porte.  Celte  lueur  tremblotante  ne  permettait  pas  aux  regards  de  se 
fixer  sur  les  objets.  Elle  en  décuplait  les  aspects  et  les  nuances  par  son  incertitude  et  sa 
mobilité. 

Les  pas  se  rapprochèrent. 

—  Allez  au-devant  de  vos  hommes,  dit  Aramis  à  Baisemeiux. 
Le  gouverneur  obéit. 

Le  sergent  et  les  guichetiers  disparurent. 
Baisemeaux  rentra  suivi  d'un  prisonnier. 
Aramis  s'était  placé  dans  l'ombre  j  il  voyait  sans  être  vu. 

Baisemeaux,  d'une  voix  émue,  fit  connaître  à  ce  jeune  homme  l'ordre  qui   le  fai- 
sait libre. 
Le  prisonnier  écoula  sans  faire  un  geste  ni  prononcer  un  mol. 

—  Vous  jurerez,  c'est  le  règlement  qui  le  veut,  ajouta  le  gouverneur,  de  ne  ja- 
mais rien  révéler  de  ce  que  vous  avez  vu  ou  entendu  dans  la  Bastille. 

Le  prisonnier  aperçut  un  Christ;  il  étendit  la  main  et  jura  des  lèvres. 

—  A  présent,  Monsieur,  vous  êtes  libre;  où  comptez-vous  aller? 

Le  prisonnier  tourna  la  tète ,  comme  pour  chercher  derrière  lui  une  protection  sur 
laquelle  il  avait  dû  compter. 
C'est  alors  qu'Aramis  sortit  de  l'ombre. 

—  Me  voici,  dit-il,  pour  rendre  à  Monsieur  le  service  qu'il  lui  plaira  de  me  demander. 
Le  prisonnier  rougit  légèromenl ,  et  sans  hésitation  vint  passer  son  bras  sous  «elui 

d' Arnmis. 

T    II.  îî 


338  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Dieu  vous  ait  eu  sa  sainte  garde  1  dit-il  d'une  voix  qui ,  par  sa  fermeté  ,  fît  tres- 
saillir le  gouverneur,  autant  que  la  formule  l'avait  étonné. 

Aramis,  en  serrant  les  mains  de  Baisemeaux,  lui  dit  : 

—  Mon  ordre  vous  gêne-t-il?  craignez-vous  qu'on  le  trouve  chez  vous,  si  l'on  ve- 
nait à  y  fouiller? 

—  Je  désire  le  garder,  monseigneur,  dit  Baisemeaux.  Si  on  le  trouvait  chez  moi ,  ce 
serait  un  signe  certain  que  je  serais  perdu  ,  et  en  ce  cas ,  vous  seriez  pour  moi  un  puis- 
sant et  dernier  auxiliaire. 

—  Étant  votre  complice,  voulez-vous  dire?  répondit  Aramis  en  haussant  les  épaules. 
Adieu,  Baisemeaux. 

Les  chevaux  attendaient,  ébranlant  le  carrosse  dans  leur  impatience. 
Baisemeaux  conduisit  l'évêque  jusqu'au  bas  du  perron. 

Aramis  fit  monter  son  compagnon  avant  lui  dans  le  carrosse ,  y  monta  ensuite,  et 
sans  donner  d'autre  ordre  au  cocher, 

—  Allez,  dil-il. 

La  voiture  roula  bruyamment  sur  le  pavé  des  cours.  Un  officier  portant  un  flam- 
beau devançait  les  chevaux  et  donnait  à  chaque  corps  de  garde  l'ordre  de  laisser  passer. 

Pendant  le  temps  que  l'on  mit  à  ouvrir  toutes  les  barrières,  Aramis  ne  respira  point, 
et  l'on  eût  pu  entendre  son  cœur  battre  contre  les  parois  de  sa  poitrine. 

Le  prisonnier,  plongé  dans  un  angle  du  carrosse ,  ne  donnait  pas  non  plus  signe 
d'existence. 

Enlin,  un  soubresaut  plus  fort  que  les  autres  annonça  que  le  dernier  ruisseau  était 
franchi.  Derrière  le  carrosse  se  referma  la  dernière  porte,  celle  de  la  rue  Saint-An- 
toine Plus  de  murs  à  droite  ni  à  gauche;  le  ciel  partout,  la  liberté  partout,  la  vie  partout. 

Les  chevaux ,  tenus  en  bride  par  une  main  vigoureuse ,  allèrent  doucement  jus- 
qu'au milieu  du  faubourg.  Là  ils  prirent  le  trot. 

Peu  à  peu,  soit  qu'ils  s'échaudassent,  soit  qu'on  les  poussât,  ils  gagnèrent  en  rapi- 
dité, et  une  fois  à  Bercy,  le  carrosse  semblait  voler,  tant  l'ardeur  des  coursiers  était 
grande.  Ces  chevaux  coururent  ainsi  jusqu'à  Villcneuve-Saint-doorgcs,  où  le  relais 
était  préparé.  Alors,  quatre  chevaux,  au  lieu  de  deux,  entraînèrent  la  voiture  dans  la 
direction  de  Melun,  et  s'arrêtèrent  un  moment  au  milieu  de  la  forêt  de  Sénart. 
L'ordre,  sans  doute,  avait  été  donné  d'avance  au  postillon ,  car  Aramis  n'eut  pas 
même  besoin  de  faire  un  signe. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  le  prisonnier,  comme  s'il  sortait  d'un  long  rêve. 

—  11  y  a  ,  mon.^eigncur,  dit  Aramis,  qu'avant  d'aller  plus  loin  ,  nous  avons  besoin 
de  causer,  Votre  Altesse  Royale  et  moi. 

—  J'attendrai  l'occasion  ,  Monsieur,  répondit  le  jeune  prince. 

—  Elle  ne  saurait  être  meilleure,  monseigneur;  nous  voici  au  milieu  du  bois ,  nul 
ne  peut  nous  entendre. 

—  Et  le  postillon  '/ 

—  Le  postillon  de  ce  relais  est  sourd  et  muel,  monseigneur. 
^—  Je  suis  à  vous,  monsieur  d'Herblay. 

'—  Vou8  plait-il  de  rester  dans  cette  voiture? 

—  Oui ,  nous  sonunes  bien  assis,  et  jaime  celle  voiture  :  c'est  celle  qui  m'a  rendu 
à  la  liberté. 

—  Attendez,  monseigneur.  Encore  une  précaution  à  prendre. 

—  Laquelle? 

—  Nous  sommes  ici  sur  le  grand  chemin  ;  il  peut  passer  des  cavalière  ou  des  car- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  339 

rosses  voyageant  comme  nous  el  qui,  à  nous  voir  arrêtés,  nous  croiraient  dans  un 
embarras.  Évitons  des  offres  de  service  qui  nous  gêneraient. 

—  Ordonnez  au  postillon  de  cacher  le  carrosse  dans  une  allée  latérale. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  voulais  faire ,  monseigneur. 

Aramis  tit  un  signe  au  muet  qu'il  toucha.  Celui-ci  mit  pied  à  terre,  prit  les  deux 
premiers  chevaux  par  la  bride  et  les  entraîna  dans  les  bruyères  veloutées ,  sur  l'herbe 
moussue  d'aune  allée  sinueuse ,  au  fond  de  laquelle,  par  cette  nuit  sans  lune,  les  nuages 
formaient  un  rideau  plus  noir  que  des  taches  d'encre. 

Gela  fait,  l'homme  se  coucha  sur  un  talus  près  de  ses  chevaux,  qui  arrachaient  de 
droite  et  de  gauche  les  jeunes  pousses  de  la  glandée. 

—  Je  vous  écoute,  dit  le  jeune  prince  à  Aramis;  mais  que  faites-vous  là? 

—  Je  désarme  des  pistolets  dont  nous  n'avons  plus  besoin,  monseigneur. 


LE   TENTATEUR. 


—  Mon  prince ,  dit  Aramis  en  se  tournant  dans  le  carrosse  du  côté  de  son  compa- 
gnon ,  si  faible  créature  que  je  sois,  si  médiocre  d'esprit,  si  inférieur  dans  Tordre  des 
êtres  pensans ,  jamais  il  ne  m'est  arrivé  de  m'entretenir  avec  un  homme  sans  pénétrer 
sa  pensée  au  travers  de  ce  masque  vivant  jeté  sur  notre  intelligence  afin  d'en  retenir 
la  manifestation.  Mais  ce  soir  dans  l'ombre  où  nous  sommes,  dans  la  réserve  où  je 
vous  vois,  je  ne  pourrai  rien  lire  sur  vos  traits,  et  quelque  chose  me  dit  que  j'aurai  de 
la  peine  à  vous  arracher  une  parole  sincère.  Je  vous  supplie  donc ,  non  pas  par  amour 
de  moi,  car  les  sujets  ne  doivent  peser  rien  dans  la  balance  que  tiennent  les  princes, 
mais  pour  l'amour  de  vous,  de  retenir  chacune  de  mes  syllabes,  chacune  de  mes  in- 
flexions, qui,  dans  les  graves  circonstances  où  nous  sommes  engagés,  auront  chacune 
leur  sens  et  leur  valeur ,  aussi  importantes  que  jamais  il  s'en  prononça  dans  le  monde. 

—  J'écoule,  répéta  le  jeune  prince  avec  décision,  sans  rien  ambitionner,  sans  rien 
craindre  de  ce  que  vous  m'allez  dire. 

Et  il  s'enfonça  plus  profondément  encore  dans^  les  coussins  épais  du  carrosse ,  es- 
sayant de  dérober  à  son  compagnon,  non-seulement  la  vue,  mais  la  supposition  même 
de  sa  personne. 

L'ombre  était  noire  et  elle  s'étendait ,  large  et  opaque ,  du  sommet  des  arbres  en- 
trelacés. Ce  carrosse  fermé  d'une  vaste  toiture  n'eût  pas  reçu  la  moindre  parcelle  de 
lumière  ,  lors  même  qu'un  atome  lumineux  se  fût  ghssé  entre  les  colonnes  de  brume 
qui  s'épanouissaient  dans  l'allée  du  bois. 

—  Monseigneur,  reprit  Aramis,  vous  connaissez  l'histoire  du  gouvernement  qui 
dirige  aujourd'hui  la  France.  Le  roi  est  sorti  d'une  enfance  captive  comme  l'a  été  la 
vôtre,  obscure  comme  l'a  été  la  vôtre,  étroite  comme  l'a  été  la  vôtre.  Seulement,  au 
heu  d'avoir  comme  vous  l'esclavage  de  la  prison,  l'obscurité  delà  solitude,  létroitesse 
de  la  vie  cachée,  il  a  dû  souffrir  toutes  ses  misères,  toutes  ses  humihations,  toutes  ses 
gênes,  au  grand  jour,  au  soleil  impitoyable  de  la  royauté;  place  noyée  de  lumière,  où 
toute  tache  parait  une  fange  sordide ,  où  toute  gloire  paraît  une  tache.  Le  roi  a  souffert , 
il  a  de  la  rancune ,  il  se  vengera.  Ce  sera  un  mauvais  roi.  Je  ne  dis  pas  qu'il  versera 


340  LES  MOUSQUETAIRES. 

le  sang  comme  Louis  XI  ou  Charles  IX,  car  il  n'a  pas  à  venger  d'injures  mortelles, 
mais  il  dévorera  l'argent  et  la  subsistance  de  ses  sujets ,  parce  qu'il  a  subi  des  injures 
d'intérêt  et  d'argent.  Je  mets  donc  tout  d'abord  à  l'abri  ma  conscience  quand  je  con- 
sidère en  face  les  mérites  et  les  défauts  de  ce  prince,  et  si  je  le  condamne,  ma  con- 
science m'absout. 

Aramis  fit  une  pause.  Ce  n'était  pas  pour  écouter  si  le  silence  du  bois  'était  toujours 
le  même,  c'était  pour  reprendre  sa  pensée  du  fond  de  son  esprit,  c'était  pour  laisser  à 
cette  pensée  le  temps  de  s'incruster  profondément  dans  l'esprit  de  son  interlocuteur. 

—  Dieu  fait  bien  tout  ce  qu'il  fait,  continua  l'évêque  de  Vannes;  et  de  cela  je  suis 
tellement  persuadé ,  que  je  me  suis  applaudi  dès  longtemps  d'avoir  été  choisi  par  lui 
conune  dépositaire  du  secret  que  je  vous  ai  aidé  à  découvrir.  Il  fallait  au  Dieu  de  jus- 
tice et  de  prévoyance  un  instrument  aigu,  persévérant,  convaincu,  pour  accompHrune 
grande  œuvre.  Cet  instrument ,  c'est  moi.  J'ai  l'acuité,  j'ai  la  persévérance,  j'ai  la 
conviction  ;  je  gouverne  un  peuple  mystérieux  qui  a  pris  pour  devise  la  devise  de 
Dieu  :  Patiens  quia  œternus  ! 

Le  prince  fit  un  mouvement.  • 

—  Je  devine,  monseigneur,  dit  Aramis,  que  vous  levez  la  tête  et  que  ce  peuple  à 
qui  je  commande  vous  étonne.  Vous  ne  saviez  pas  traiter  avec  un  roi.  Oh!  monsei- 
gneur, roi  d'un  peuple  bien  humble,  coi  d'un  peuple  bien  déshérité;  humble,  parce 
qu'il  n'ade  force  qu'en  rampant,  déshérité  ,  parce  que  jamais,  presque  jamais  en  ce 
monde,  mon  peuple  ne  récolte  les  moissons  qu'il  sème  et  ne  mange  le  fruit  qu'il  cul- 
tive. Il  travaille  pour  une  abstraction,  il  agglomère  toutes  les  molécules  de  sa  puis- 
sance pour  eu  former  un  homme,  et  à  cet  homme,  avec  le  produit  de  ses  gouttes  de 
s\ieur,  il  compose  un  nuage  dont  le  génie  de  cet  homme  doit  à  son  tour  faire  une  au- 
réole, dorée  aux  rayons  de  toutes  les  couronnes  de  la  chrétienté.  Voilà  l'homme  que 
vous  avez  à  vos  côtés,  monseigneur.  C'est  vous  dire  qu'il  vous  a  tiré  de  l'abîme  dans 
un  grand  dessein,  et  qu'il  veut,  dans  ce  dessein  magnifique,  vous  élever  au-dessus 
des  puissances  de  la  terre  ,  au-dessus  de  lui-même. 

Le  prince  toucha  légèrement  le  bras  d'Aramis. 

—  Vous  me  parlez,  (fit-il,  de  cet  ordre  religieux  dont  vous  êtes  le  chef.  Il  résulte 
pour  moi  de  vos  paroles  que  le  jour  où  vous  voudrez  précipiter  celui  que  vous  aurez 
élevé,  la  chose  se  fera,  et  que  vous  tiendrez  sous  votre  main  votre  créature  de  la  veille. 

—  Détrompez-vous,  monseigneur,  répliqua  l'évêque,  je  ne  prendrais  pas  la  peine 
de  jouer  ce  jeu  terrible  avec  Votre, Altesse  Royale,  si  je  n'avais  un  double  intérêt  à 
gagner  la  partie.  Le  jour  où  vous  serez  élevé  ,  vous  serez  élevé  à  jamais:  vous  ren- 
verserez en  montant  le  marchepied,  vous  l'enverrez  rouler  si  loin  que  jamais  sa  vue 
ne  vous  rappellera  même  son  droit  à  votre  reconnaissance. 

—  Oh  !  Monsieur. 

—  Votre  mouvement,  monseigneur,  vient  d'un  excellent  naturel.  Merci!  croyez 
bien  que  j'aspire  à  plus  que  de  la  reconnaissance,  je  suis  assuré  que  parvenu  au  faite, 
vous  méjugerez  plus  digne  encore  d'être  votre  ami,  et  alors  à  nous  deux,  monseigneur, 
nous  ferons  de  si  grandes  choses  q\i'il  en  sera  longtemps  parlé  dans  les  siècles. 

—  Dites-moi  bien.  Monsieur,  dites-le-moi  sans  voiles,  ce  que  je  suis  aujourd'hui  et 
ce  que  vous  prétendez  que  je  sois  demain. 

—  Vous  êtes  le  fils  du  roi  Louis  XIII ,  vous  êtes  le  frère  du  roi  Louis  XIV ,  vous  êtes 
l'héritier  naturel  et  légitime  du  trône  de  France,  En  vous  gardant  prèsde  lui,  comme 
on  a  gardé  Monsieur,  votre  frère  cadel .  le  roi  se  réservait  le  droit  d'être  souverain  lé- 
gitime. Les  médecins  seuls  et  Dieu  pouvaieul  lui  di>pulei-  la  légitimité.  Les  niéilecins 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  341 

aiment  toujours  mieux  le  roi  qui  est  que  le  roi  qui  u'est  pas.  Dieu  se  mettrait  ilaus  son 
tort  en  nuisant  à  un  prince  honnête  liomme.  Mais  Dieu  a  voulu  qu'on  vous  persécutât, 
et  cette  persécution  tous  sacre  aujourd'hui  roi  de  France.  Vous  aviez  donc  le  droit  de 
régner,  puisqu'on  vous  le  conteste;  vous  aviez  donc  le  droit  d'être  déclaré,  puisque 
l'on  vous  séquestre;  vous  êtes  donc  de  sang  diviu,  puisqu'on  n'a  pas  osé  verser  votre 
sang  comme  celui  de  vos  serviteurs.  Mainlenant,  voyez  ce  qu'il  a  fait  pour  vous,  ce 
Dieu  que  vous  avez  tant  de  fois  accusé  d'avoir  tout  fait  contre  vous.  Il  vous  a  donné 
les  traits,  la  taille  ,  l'âge  et  la  voix  de  votre  frère,  et  toutes  les  causes  de  votre  persé- 
cution vont  devenir  les  causes  de  votre  résurrection  triomphale.  Demain  ,  après-de- 
main, au  premier  moment,  fantôme  royal,  omhre  vivante  de  Louis  XIV,  vous  vous 
asseoirez  sur  son  trône,  d'où  la  volonté  de  Dieu,  confiée  à  l'exécution  d'un  bras 
d'homme,  l'aura  précipité  sans  retour. 

—  Je  comprends,  dit  le  prince  ;  on  ne  versera  pas  le  sang  de  mon  frère. 

—  Vous  serez  seul  arbitre  de  sa  destinée. 

—  Ce  secret  dont  on  a  abusé  envers  moi... 

—  Vous  en  userez  avec  lui.  Que  faisait-il  pour  le  cacher?  Il  vous  cachait.  Vivante 
image  de  lui-même,  vous  trahiriez  le  complot  de  .Mazarin  et  Anne  d'Autriche.  Vous, 
mon  prince,  vous  aurez  le  même  intérêt  à  cacher  celui  qui  vous  ressemblera  prison- 
nier, comme  vous  lui  ressemblerez  roi. 

—  Je  reviens  sur  ce  que  je  vous  disais.  Qui  le  ganlera? 

—  Qui  vous  gardah? 

—  Vous  connaissez  ce  secret,  vous  en  avez  fiiit  usage  pour  moi.  Qui  le  connaît  encore? 

—  La  reine-mère  et  madame  de  Chevreuse. 

—  Que  feront-elles? 

—  Rien,  si  vous  le  voulez. 

—  Comment  cela? 

—  Gomment  vous  reconnaîtront-elles,  si  vous  agissez  de  foçon  à  ce  qu'on  ne  vous 
reconnaisse  pas? 

—  Mais  il  y  a  des  difficultés  plus  graves. 

—  Dites,  prince. 

—  Mon  frère  est  marié;  je  ne  puis  prendre  la  femme  de  mon  frère. 

—  Je  ferai  qu'une  répudiation  soit  consentie  par  l'Espagne;  c'est  l'intérêt  de  votre 
nouvelle  politique,  c'est  la  morale  humaine.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  noble  et  de 
vraiment  utile  en  ce  monde  y  trouvera  son  compte. 

—  Le  roi,  séquestré,  parlera. 

—  A  qui  voulez-vous  qu'il  parle?  Aux  murs? 

—  Vous  appelez  murs  les  hommes  en  qui  vous  aurez  confiance. 

—  Au  besoin,  oui.  Votre  Altesse  Royale  d'ailleurs... 

—  D'ailleurs... 

—  Je  voulais  dire  que  les  desseins  de  Dieu  ne  s'arrêtent  pas  en  si  beau  chemin. 
Tout  plan  de  cette  portée  est  complété  par  les  résultats,  comme  un  calcul  géométrique. 
Le  roi  séquestré  ne  sera  pas  pour  vous  l'embarras  que  vous  avez  été  pour  le  roi  ré- 
gnant. Dieu  a  fait  cette  âme  orgueilleuse  et  impatiente  de  nature.  Il  l'a  déplus  amollie, 
désarmée ,  par  l'usage  des  honneurs  et  l'habitude  du  souverain  pouvoir.  Dieu  , 
qui  voulait  que  la  fin  du  calcul  géométrique  dont  j'avais  l'honneur  de  vous  parler  fut 
votre  avènement  au  trône  et  la  destrucfion  de  ce  qui  vous  est  nuisible ,  a  décidé  que 
le  vaincu  finira  bientôt  ses  souffrances  avec  les  vôtres.  Il  a  donc  préparé  cette  âme  et 
ce  corps  pour  la  brièveté  de  l'agonie.  Mis  en  prison  simple  parficulier,  séquestré  avec 


342  LES  MOUSQUETAIRES. 

•vos  doutes ,  privé  de  tout ,  avec  l'habitude  d'une  vie  solide  vous  avez  résisté.  Mais 
votre  frère  captif,  oublié,  restreint,  ne  supportera  point  son  injure,  et  Dieu  repren- 
dra son  âme  au  temps  voulu ,  c'est-à-dire  bientôt. 

A  ce  moment  de  la  sombre  analyse  d'Aramis  ,  un  oiseau  de  nuit  poussa  du  fond  des 
futaies  ce  hululement  plaintif  et  prolongé  qui  fait  tressaillir  toute  créature. 

—  J'exilerais  le  roi  déchu,  dit  Philippe  en  frémissant:  ce  serait  plus  humain. 

—  Le  bon  plaisir  du  roi  décidera  la  qyeslion,  répondit  Aramis.  Maintenant  ai-je 
bien  posé  le  problème  ?  ai-je  bien  amené  la  solution  selon  les  désirs  ou  les  prévisions 
de  Votre  Altesse  Royale  ? 

—  Oui,  Monsieur,  oui  :  vous  n'avez  rien  omis,  si  ce  n'est  cependant  une  chose  : 
il  y  a  un  obstacle  très-sérieux,  un  danger  insurmontable  que  vous  oubliez. 

—  Ah  1  fit  Aramis. 

—  Il  y  a  la  conscience  qui  crie ,  il  y  a  le  remords  qui  déchire. 

—  Oui,  c'est  vrai,  dit  l'évêque;  il  y  a  la  faiblesse  de  cœur,  vous  me  le  rappelez. 
Oh  !  vous  avez  raison,  c'est  un  immense  obstacle ,  c'est  vrai.  Le  cheval  qui  a  peur  du 
fossé  saute  au  milieu  et  se  tue!  L'homme  qui  croise  le  fer  en  tremblant  laisse  à  la 
lame  ennemie  des  jours  par  lesquels  la  mort  passe!  C'est  vrai!  c'est  vrai  I 

—  Avez-vous  un  frère  ?  dit  le  jeune  homme  à  Aramis. 

—  Je  suis  seul  au  monde  ,  répliqua  celui-ci  d'une  voix  sèche  et  nerveuse  comme  la 
détente  d'un  pistolet. 

—  Mais  vous  aimez  quelqu'un  sur  la  terre?  ajouta  Philippe. 

—  Personne!  Si  fait,  je  vous  aime. 

Le  jeune  homme  se  plongea  dans  un  silence  si  profond  que  le  bruit  de  son  propre 
souffle  devint  un  tumulte  pour  Aramis. 

—  Monseigneur,  reprit-il ,  je  n'ai  pas  dit  to\jt  ce  que  j'avais  à  dire  à  Votre  Altesse 
Royale  :  je  n'ai  pas  offert  à  mon  prince  tout  ce  que  je  possède  pour  lui  de  salutaires 
conseils  et  d'utiles  ressources.  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  briller  un  éclair  aux  yeux  de  ce 
qui  aime  l'ombre;  il  ne  s'agit  pas  de  faire  gronder  les  magnilicences  du  canon  a\ix 
oreilles  de  l'homme  doux  qui  aime  le  repos  et  les  champs.  Monseigneur,  j'ai  votre 
bonheur  tout  prêt  dans  ma  pensée  ;  je  vais  le  laisser  tomber  de  mes  lèvres,  ramassez- 
le  précieusement  pour  vous,  qui  avez  tant  aimé  le  ciel ,  les  prés  verdoyans  et  l'air  pur. 
Je  connais  un  pays  de  délices,  un  paradis  ignoré  ,  un  coin  du  monde  où  seul ,  libre  , 
inconnu,  dans  les  bois,  dans  les  fleurs,  dans  les  eaux  vives,  vous  oublierez  tout  ce 
que  la  folie  humaine,  tentatrice  de  Dieu .  vient  de  vous  débiter  de  misères  tout  à 
l'heure.  Oh!  écoutez-moi,  mon  prince,  je  no  raille  pas!  J'ai  une  àme ,  voyez-vous, 
je  devine  l'abîme  de  la  vôtre.  Je  ne  vous  prendrai  pas  incomplet  pour  vous  jeter  dans 
le  creuset  de  ma  volonté,  de  mon  caprice  ou  de  mon  ambition.  Tout  ou  rien.  Vous 
êtes  froissé,  malade  ,  presque  éteint  par  le  surcroît  de  souffle  (pi'il  vous  a  fallu  donner 
depuis  une  heure  de  liberté.  C'est  un  signe  certain  pour  moi  que  vous  ne  voudrez  pas 
continuer  à  respirer  largement,  longuement.  Tenons-nous  donc  à  une  vie  plus  humble, 
plus  appropriée  à  nos  forces.  Dieu  m'est  témoin,  j'en  atteste  sa  toute-puissance ,  que  je 
veux  faire  sortir  votre  bonheur  de  celle  éprc\ivc  où  je  vous  ai  engagé. 

—  Parlez!  parlez!  dit  le  prince  avec  une  vivacité  qui  lit  réfléchir  Aramis. 

—  Je  connais,  reprit  le  prélat ,  dans  le  Bas-Poitou  un  canton  dont  nul  en  France 
ne  soupçonne  l'existence.  Vingt  lieues  de  pays,  c'est  immense,  n'est-ce  pas?  Vingt 
lieues,  monseigneur,  et  toutes  couvertes  d'eau,  d'herbages  et  de  joncs;  le  toiit  mêlé 
d'îles  chargées  de  bois.  Ces  grands  marais,  vêtus  de  roseaux  connue  d'une  épaisse 
mante,  dorment  silencieux  cl  profonds  sous  le  sourire  du  soleil.  Quelques  familles  de 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  343 

pêcheurs  les  mesurent  paresseusement  avec  leurs  grands  radeaux  de  peupliers  et 
d'aulnes,  dont  le  plancher  est  fait  d'un  lit  de  roseaux,  dont  la  toiture  est  tressée  en 
joncs  solides.  Ces  barques,  ces  maisons  flottantes  vont  à  l'aventure  sous  le  souffle  du 
vent.  Quand  elles  touchent  une  rive^  c'est  par  hasard,  et  si  inoelleusement  que  le 
pêcheur  qui  dort  n'est  pas  réveillé  par  la  secousse.  S'il  a  voulu  aborder,  c'est  qu'il  a 
vu  les  longues  bandes  de  râles  ou  de  vanneaux,  de  canards  ou  de  pluviers,  de  sarcelles 
ou  de  bécassines,  dont  il  fait  sa  proie  avec  le  piège  ou  avec  le  plomb  du  mousquet. 

Les  aloses  argentées,  les  anguilles  monstrueuses,  les  brochets  nerveux,  les  perches 
roses  et  grises  ,  tombent  par  masses  dans  ses  filets.  Il  n'y  a  qu'cà  choisir  les  pièces  les 
plus  grasses ,  et  laisser  échapper  le  reste.  Jamais  un  homme  des  villes,  jamais  un  sol- 
dat, jamais  personne  n'a  pénétré  dans  ce  pays.  Le  soleil  y  est  doux.  Certains  massifs 
de  terre  retiennent  la  vigne  et  nourrissent  d'un  suc  généreux  ses  belles  grappes  noires 
et  blanches.  Une  fois  la  semaine ,  une  barque  va  chercher  au  four  commun  le  pain 
tiède  et  jaune  dont  l'odeur  attire  et  caresse  de  loin.  Vous  vivrez  là  comme  un  homme 
des  temps  anciens.  Seigneur  puissant  de  vos  chiens  barbets,  de  vos  lignes,  de  vos 
fusils  et  de  votre  belle'maison  de  roseaux,  vous  y  vivrez  dans  l'opulence  delà  chasse, 
dans  la  plénitude  de  la  sécurité;  vous  passerez  ainsi  des  années  au  bout  desquelles, 
méconnaissable,  transformé,  vous  aurez  forcé  Dieu  à  vous  refaire  une  destinée.  Il  y 
a  mille  pistoles  dans  ce  sac,  monseigneur  ;  c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  acheter  tout 
le  marais  dont  je  vous  ai  parlé  ;  c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  y  vivre  autant  d'années 
que  vous  avez  de  jours  à  vivre;  c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  être  le  plus  riche ,  le 
plus  libre  et  le  plus  heureux  de  la  contrée.  Acceptez  comme  je  vous  offre,  sincère- 
ment, joyeusement.  Tout  de  suite,  du  carrosse  que  voici  nous  allons  distraire  deux 
chevaux:  le  muet ,  mon  serviteur,  vous  conduira,  marchant  la  nuit,  dormant  le  jour, 
jusqu'au  pays  dont  je  vous  parle,  et  au  moins  j'aurai  la  satisfaction  de  me  dire  que 
j'ai  rendu  à  mon  prince  le  service  qu'il  a  choisi.  J'aurai  fait  un  homme  heureux. 
Dieu  m'en  saura  plus  de  gré  que  d'avoir  fait  un  homme  puissant.  C'est  bien  autre- 
ment difficile  1 

Eh  bien!  que  me  répondez-vous,  monseigneur?  Voici  l'argent.  Oh  I  n'hésitez  pas.  Au 
Poitou  vous  ne  risquez  rien,  sinon  de  gagner  les  fièvres.  Encore  les  sorciers  du  pays 
pourront-ils  vous  guérir  pour  vos  pistoles.  A  jouer  l'autre  partie,  celle  que  vous  savez, 
vous  risquez  d'être  assassiné  sur  un  trône  ou  étranglé  dans  une  prison.  Sur  mon  âme, 
je  le  dis,  à  présent  que  j'ai  pesé  les  deux ,  sur  ma  vie,  j'hésiterais. 

—  Monsieur,  répliqua  le  jeune  prince,  avant  que  je  me  résolve,  laissez-moi  des- 
cendre de  ce  carrosse,  marcher  sur  la  terre,  et  consulter  cette  voix  que  Dieu  fait  parler 
dans  la  nature  libre.  Dix  minutes,  et  je  répondrai. 

—  Faites,  monseigneur,  dit  Aramis  en  s'inclinant  avec  respect,  tant  avait  été  so- 
lennelle et  auguste  la  voix  qui  venait  de  s'exprimer  ainsi. 


3U  LES  MOUSQUETAIRES. 


COURONNE   ET   TIARE. 


Aramis  était  descendu  avant  le  jeune  homme  et  lui  tenait  la  portière  ouverte.  II  le 
vit  poser  le  pied  sur  la  mousse  avec  un  frémissement  de  tout  le  corps  et  faire  autour 
de  la  voiture  quelques  pas  embarrassés ,  chaneelans  presque.  On  eût  dit  que  le  pauvre 
prisonnier  était  mal  habitué  à  marcher  sur  la  terre  des  hommes. 

On  était  au  15  août,  vers  onze  heures  du  soir;  de  gros  nuages,  qui  présageaient  la 
tempête,  avaient  envahi  le  ciel,  et  sous  leurs  plis  dérobaient  toute  lumière  et  toute 
perspective.  A  peine  les  extrémités  des  allées  se  détachaient-elles  des  taillis  par  une 
pénombre  d'un  gris  opaque  qui  devenait,  après  un  certain  temps  d'examen,  sensible 
au  milieu  de  cette  obscurité  complète.  Mais  les  parfums  qui  montent  de  l'herbe  ,  ceux 
plus  pénétrans  et  plus  frais  qu'exhale  l'essence  des  chênes,  l'atmosphère  tiède  et  onc- 
tueuse qui  l'enveloppait  tout  entier  pour  la  première  fois  depuis  tant  d'années,  cette 
ineffable  jouissance  de  liberté  en  pleine  campagne ,  parlaient  un  langage  si  séduisant 
pour  le  prince,  que  quelle  que  fût  cette  retenue,  nous  dirons  presque  cette  dissimula- 
tion dont  nous  avons  essayé  de  donner  une  idée  ,  il  se  laissa  surprendre  à  son  émotion 
et  poussa  un  soupir  de  joie. 

Puis,  peu  à  peu,  il  leva  sa  tête  alourdie  et  respira  les  difiérentes  couches  d'air  à 
mesure  qu'elles  s'oflraient  chargées  d'arômes  à  son  visage  épanoui.  Croisant  ses  bras 
sur  sa  poitrine,  comme  pour  l'empêcher  d'éclater  à  l'invasion  de  cette  félicité  nouvelle, 
il  ahpira  délicieusement  cet  air  inconnu  qui  court  la  nuit  sous  le  dôme  des  hautes  forêts. 
Ce  ciel  qu'il  contemplait,  ces  eaux  qu'il  entendait  bruire,  ces  créatures  qu'il  voyait 
s'agiter,  n'était-ce  pas  la  réalité?  Aramis  n'était-il  pas  un  fou  de  croire  qu'il  y  eût  autre 
chose  à  rêver  dans  ce  monde? 

Ces  tableaux  enivrans  de  la  vie  de  campagne,  exemple  de  soucis,  de  craintes  et  de 
gênes,  cet  océan  de  jours  heureux  qui  miroite  incessamment  devant  toute  imagination 
jeune,  voilà  la  véritable  amorce  à  laquelle  se  pourra  prendre  un  malheureux  captif, 
usé  par  la  pierre  du  cachot,  étiolé  dans  l'air  si  rare  de  la  Bastille.  C'était  celle,  on  s'en 
souvient,  que  lui  avait  présentée  Aramis  eu  lui  olTrant  et  les  mille  pisloles  que  ren- 
fermait la  voiture  et  cet  Éden  enchanté  que  cachaient  aux  yeux  du  monde  les  déserts 
du  Bas-Poitou. 

Telles  étaient  les  réflexions  d'Aranu's  pendant  qu'il  suivait,  avec  une  anxiété  impos- 
sible à  décrire ,  la  marche  silencieuse  des  joies  de  Philippe,  (pi'il  voyait  s'enfoncer 
graduellement  dans  les  profondeurs  de  sa  méditation. 

En  effet,  le  jeune  prince  absorbé  ne  touchait  plus  que  des  pieds  à  la  terre,  et  son 
Ame,  envolée  aux  pieds  de  Dieu,  le  suppliait  d'accorder  un  rayon  de  lumière  à  cette 
hésitation  d'où  devait  sortir  sa  mort  où  sa  vie. 

Ce  moment  fut  terrible  pour  l'évêque  de  Vannes.  Il  ne  s'était  pas  encore  trouvé  en 
présence  d'un  aussi  grand  malheur.  Cette  Ame  d'acier,  habituée  à  se  jouer  dans  la  vie 
parmi  des  obstacles  sans  consistance,  ne  se  trouvant  jamais  inférieure  ni  vaincue, 
allait-elle  échouer  dans  un  si  vaste  plan,  pour  n'avoir  pas  prévu  rinfluence  qu'exer- 
çaient sur  un  corps  humain  la  puissance  de  la  nature  et  le  calme  d'une  belle  nuit? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  3i5 

Tout  à  coup  la  lèle  du  jeune  homme  s'inclina.  Sa  pensée  redescendit  sur  la  Icrre. 
On  vil  son  regard  s'endurcir,  son  front  se  plisser,  sa  bouche  s'armer  d'un  courage  fa- 
rouche; puis  ce  regard  devint  fixe  encore  une  fois,  mais  celle  fois  il  retlétailla  flamme 
des  mondaines  splendeurs;  celte  fois  il  ressemblait  au  regard  de  Satan  sur  la  mon- 
tagne ,  lorsqu'il  passait  en  revue  les  royaumes  et  les  puissances  de  la  terre  pour  en 
faire  des  séductions  à  Jésus. 

L'œil  d'Aramis  redevint  aussi  doux  qu'il  avait  été  sombre.  Alors  Philippe  lui  saisis- 
sant la  main  d'un  mouvement  rapide  et  nerveux. 

—  Allons,  dit-il,  allons  où  l'on  trouve  la  couronne  de  France! 

—  C'est  votre  décision  ,  mon  prince?  repartit  Aramis. 

—  C'est  ma  décision. 

—  Irrévocable  ? 

Philippe  ne  daigna  pas  même  répondre.  Il  regarda  résolument  l'évêque,  comme 
pour  lui  demander  s'il  était  possible  qu'un  homme  revînt  jamais  sur  un  parti  pris. 

—  Ces  regards-là  sont  des  traits  de  feu  qui  peignent  les  caractères,  dit  Aramis  en 
s'inchnanlsur  la  main  de  Philippe.  Vous  serez  grand,  monseigneur,  je  vous  en  réponds. 

—  Reprenons,  s'il  vous  plaît,  la  conversation  où  nous  l'avons  laissée.  Je  vous  avais 
dit,  je  crois,  que  je  voulais  m'entendre  avec  vous  sur  un  point  :  les  dangers  ou  les 
obstacles.  Ce  point  est  décidé.  Il  y  en  a  un  autre ,  ce  sont  les  conditions  que  vous  me 
poseriez.  A  votre  tour  de  parler,  monsieur  d'Herblay. 

—  Les  conditions ,  mon  prince? 

—  Sans  doute.  Vous  ne  m'arrêterez  pas  en  chemin  pour  une  bagatelle  semblable, 
et  vous  ne  me  ferez  pas  l'injure  de  supposer  que  je  vous  crois  sans  intét'êt  dans  cette 
affaire.  Ainsi  donc,  sans  détour  et  sans  crainte,  ouvrez-moi  le  fond  de  votre  pensée. 

—  M'y  voici,  monseigneur.  Une  fois  roi... 

—  Quand  sera-ce  ? 

—  Ce  sera  demain  au  soir.  Je  veux  dire  dans  la  nuit. 

—  Expliquez-moi  comment. 

—  Quand  j'aurai  fait  une  question  à  Votre  Altesse  Royale. 

—  Faites. 

—  J'avais  envoyé  à  Votre  Altesse  un  homme  à  moi ,  chargé  de  lui  remettre  un  ca- 
hier de  notes  écrites  finement,  rédigées  avec  sûreté,  notes  qui  permettent  à  Votre  Al- 
tesse de  connaître  à  fond  toutes  les  personnes  qui  composent  et  composeront  sa  cour. 

—  J'ai  lu  toutes  ces  notes. 

—  Attentivement  ? 

—  Je  les  sais  par  cœur. 

—  Et  comprises?  Pardon,  je  puis  demander  cela  au  pauvre  abandonné  de  la  Bastille. 
Il  va  sans  dire  que,  dans  huit  jours,  je  n'aurai  plus  rien  à  demander  à  un  esprit  comme 
le  vôtre,  jouissant  de  sa  liberté  dans  sa  toute-puissance. 

—  Interrogez-moi,  alors;  je  veux  être  l'écolier  à  qui  le  savant  maître  fait  répéter  la 
leçon  convenue. 

—  Sur  votre  famille,  d'abord,  monseigneur. 

—  Ma  mère ,  Anne  d'Autriche?  Tous  ses  chagrins ,  sa  triste  maladie.  Oh  !  je  la  con- 
nais ,  je  la  connais  ! 

—  Votre  second  frère  ?  dit  Aramis  en  s'inclinant. 

—  Vous  avez  joint  à  ces  notes  des  portraits  si  merveilleusement  tracés ,  dessinés  et 
peinls,  que  j'ai,  par  ces  peintures,  reconnu  les  gens  dont  vos  notes  me  désignaient  le 
caractère ,  les  mœurs  et  l'histoire.  Monsieur,  mon  frère,  est  un  beau  brun,  le  visage 


346  LES  MOUSQUETAIRES. 

pâle  ;  il  n'aime  pas  sa  femme  Henriette,  que  moi ,  moi  Louis  XIV,  j'ai  un  peu  aimée, 
que  j'aime  encore  coquettement,  bien  qu'elle  m'ait  tant  fait  pleurer  le  jour  où  elle 
voulait  chasser  mademoiselle  de  La  Vallière. 

—  Vous  prendrez  garde  aux  yeiLx  de  celle-ci,  dit  Aramis.  Elle  aime  sincèrement  le 
roi  actuel.  On  trompe  difficilement  les  yeux  d'une  femme  qui  aime. 

—  Elle  est  blonde,  elle  a  des  yeux  bleus  dout  la  tendresse  me  révélera  son  identité. 
Elle  boite  un  peu,  elle  écrit  chaque  jour  une  lettre  à  laquelle  je  fais  répondre  par 
M.  de  Saint-Aignan. 

—  Celui-là,  vous  le  connaissez? 

—  Comme  si  je  le  voyais  ,  et  je  sais  les  derniers  vers  qu'il  m'a  faits,  comme  ceux 
que  j'ai  composés  en  réponse  aux  siens. 

—  Très-bien.  Vos  ministres  les  connaissez-vous? 

—  Colbert ,  une  figure  laide  et  sombre ,  mais  intelligente  ;  cheveux  couvrant  le  front, 
grosse  tète  lourde ,  pleine  ;  ennemi  mortel  de  M.  Fouquet. 

—  Quant  à  celui-là  ne  nous  en  inquiétons  pas. 

—  Non,  parce  que  nécessairement  vous  me  demanderez  de  l'exiler,  n'est-ce  pas? 
Aramis,  pénétré  d'admiration  ,  se  contenta  de  dire  : 

—  Vous  serez  très-grand,  monseigneur. 

—  Vous  voyez,  ajouta  le  prince ,  que  je  sais  ma  leçon  à  merveille  -,  et  Dieu  aidant , 
vous  ensuite,  je  ne  me  tromperai  guère. 

—  Vous  avez  encore  une  paire  d'yeux  bien  gênants,  monseigneur. 

—  Oui .  le  capitaine  des  mousquetaires,  M.  d'Artagnan,  votre  ami. 

—  Mon  ami ,  je  dois  le  dire. 

—  Cehii  qui  a  escorté  la  Vallière  à  Ghaillot,  celui  qui  a  livré  Monk  dans  un  coffre 
au  roi  Charles  II,  celui  qui  a  si  bien  servi  ma  mère,  celui  à  qui  la  couronne  de  France 
doit  tant,  qu'elle  doit  tout.  Est-ce  que  vous  mo  demanderez  aussi  de  l'exiler  celui-là. 

—  Jamais,  sire.  D'Artagnan  est  un  homme  à  qui ,  dans  un  moment  donné  ,  je  me 
charge  de  tout  dire,  mais  défiez- vous  ;  car  s'il  nous  dépiste  avant  cette  révélafion  ,  vous 
ou  moi  nous  serons  pris  ou  tués.  C'est  un  homme  de  main. 

—  J'aviserai.  Parlez-moi  do  M.  Fouqiict  :  qu'en  voulez-vous  faire? 

—  Un  moment  encore,  je  vous  en  prie  .  monseigneur.  Pardon,  si  je  parais  manquer 
de  respect  en  vous  questionnant  toujours. 

—  C'est  votre  devoir  de  le  faire ,  et  c'est  encore  votre  droit. 

—  Avant  de  passer  à  M.  Fouquet,  j'aurais  un  scrupule  d'oublier  un  autre  ami  à  moi. 

—  M.  (lu  Vallon  ,  l'Hercule  de  la  France.  Quant  à  celui-là  ,  sa  fortune  est  assurée. 

—  Non  ,  ce  n'est  pas  de  lui  que  je  voulais  parler. 

—  Du  comte  de  la  Fère ,  alors? 

—  Et  de  son  fils ,  notre  fils  à  tous  quatre. 

—  Ce  garçon  qui  se  meurt  d'amour  pour  la  Vallière  ,  à  qui  mon  frère  l'a  prise  dé- 
loyalement?  Soyez  tranquille  ,  je  saurai  la  lui  faire  recouvrer.  Dites-moi  une  chose, 
monsieur  d'Herblay  :  oul)lie-t-on  les  injures  quand  on  aime?  Pardonne-t-on  à  la  femme 
qui  a  trahi?  Est-ce  im  des  usages  de  l'esprit  français?  Est-ce  une  des  lois  du  cœur 
humain? 

—  Un  homme  qui  aime  profondément ,  comme  aime  Raoul  de  Bragelonne ,  finit  par 
oublier  le  crime  de  sa  maîtresse  ;  mais  je  ne  sais  si  Raoul  oubliera. 

—  J'v  pourvoirai.  Est-ce  tout  ce  que  vous  vouliez  me  dire  sur  votre  ami? 

—  C'est  tout. 

—  A  M.  Fouquet  maintenant.  Que  comptez-vous  que  j'en  ferai? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  347 

—  Le  surintendant,  comme  par  le  passé,  je  vous  prie. 
■ — SoitI  mais  il  est  aujourd'hui  premier  ministre. 

—  Pas  tout  à  fait. 

—  Il  faudra  bien  un  premier  ministre  à  un  roi  ignorant  et  embarrassécommejeleserai. 

—  Il  faudra  un  ami  à  Votre  Majesté. 

—  Je  n'en  ai  qu'un ,  c'est  vous. 

—  Vous  en  aurez  d'autres  plus  fard  ;  jamais  d'aussi  dévoué,  jamais  d'aussi  zélé  pour 
votre  gloire. 

—  Vous  serez  mon  premier  ministre. 

—  Pas  tout  de  suite,  monseigneur.  Cela  donnerait  trop  d'ombrage  et  d'étonnement. 

—  M.  de  Richelieu  ,  premier  ministre  de  ma  grand'mère,  Marie  de  Médicis,  n'était 
qu'évêque  de  Luçon  ,  comme  vous  êtes  évêque  de  Vannes. 

—  Je  vois  que  Votre  Altesse  Royale  a  bien  profité  de  mes  notes.  Cette  miraculeuse 
perspicacité  me  comble  de  joie. 

—  Je  sais  bien  que  M.  de  Richelieu ,  par  la  protection  de  la  reine ,  est  devenu  bien- 
tôt cardinal. 

—  Il  vaudra  mieux,  dit  Aramis  en  s'inclinant,  que  je  ne  sois  premier  ministre 
qu'après  que  Votre  Altesse  Royale  m'aura  fait  nommer  cardinal. 

—  Vous  le  serez  avant  deux  mois,  monsieur  d'Herblay.  Mais  voilà  bien  peu  de 
chose.  Vous  ne  m'offenseriez  pas  en  me  demandant  plus,  et  vous  m'affligeriez  en 
vous  en  tenant  là. 

—  Aussi ,  ai-je  quelque  chose  à  espérer  de  plus ,  monseigneur. 

—  Dites  !  dites  ! 

—  M.  Fouquet  ne  gardera  pas  toujours  les  affaires,  il  vieillira  vite.  Il  aime  le  plai- 
sir, compatible  aujourd'hui  avec  son  travail,  grâce  au  reste  de  jeunesse  dont  il  jouit; 
mais  cette  jeunesse  tient  au  premier  chagrin  ou  à  la  première  maladie  qu'il  rencon- 
trera. Nous  lui  épargnerons  le  chagrin,  parce  qu'il  est  galant  homme  et  noble  cœur. 
Nous  ne  pourrons  lui  sauver  la  maladie.  Ainsi  c'est  jugé.  Quand  vous  aurez  payé  toutes 
les  dettes  de  M.  Fouquet,  remis  les  finances  en  état,  M.  Fouquet  pourra  demeurer 
roi  dans  sa  cour  de  poètes  et  de  peintres;  nous  l'aurons  fait  riche.  Alors,  devenu  pre- 
mier ministre  de  Votre  Altesse  Royale,  je  pourrai  songer  à  mes  intérêts  et  aux  vùlres. 

Le  jeune  homme  regarda  son  interlocuteur. 

—  M.  de  Richelieu ,  dont  nous  parlions ,  dit  Aramis,  a  eu  le  tort  très-grand  de  s'at- 
tacher à  gouverner  seulement  la  France.  Il  a  laissé  deux  rois,  le  roi  Louis  XIII  et  lui, 
trôner  sur  le  même  trône ,  tandis  qu'il  pouvait  les  installer  plus  commodément  sur 
deux  trônes  différens. 

—  Sur  deux  trônes?  dit  le  jeune  homme  en  rêvant. 

—  En  effet,  poursuivit  Aramis  tranquillement,  un  cardinal  premier  ministre  de 
France ,  aidé  de  la  faveur  et  de  l'appui  du  roi  frès-chrétien,  un  cardinal  à  qui  le  roi 
son  maître  prête  ses  trésors,  son  armée  ,  son  conseil,  cet  homme-là  ferait  un  double 
emploi  fâcheux  en  appliquant  ses  ressources  à  la  seule  France.  Vous,  d'ailleurs,  ajouta 
Aramis  en  plongeant  jusqu'au  fond  des  yeux  de  Philippe ,  vous  ne  serez  pas  un  roi 
comme  votre  père  :  délicat,  lent,  et  fatigué  de  tout;  vous  serez  un  roi  de  tête  etd'épée; 
vous  n'aurez  pas  assez  de  vos  États  :  je  vous  y  gênerais.  Or,  jamais  notre  amitié  ne  doit 
être,  je  ne  dis  pas  altérée,  mais  même  effleurée  par  une  pensée  secrète.  Je  vous  aurai 
donné  le  trône  de  France ,  vous  me  donnerez  le  trône  de  Saint-Pierre.  Quand  votre 
main  loyale ,  ferme  et  armée,  aura  pour  main  jumelle  la  main  d'un  pape  tel  que  je  le 
serai,  ni  Charles-Quint,  qui  a  possédé  les  deux  tiers  du  monde,  ni  Charlemagne  qui 


3i8 


LES  MOUSQUETAIRES. 


le  posséda  entier,  ne  viendront  à  la  hauteur  de  votre  ceinture.  Je  n'ai  pas  d'alliances, 
moi,  je  n'ai  pas  de  préjugés,  je  ne  vous  jetterai  pas  dans  les  persécutions  des  héré- 
tiques, je  ne  vous  jetterai  pas  dans  les  guerres  de  famille  :  je  dirai  :  A  nous  deux  l'uni- 
vers; à  moi  pour  les  âmes,  à  vous  pour  les  corps.  Et  comme  je  mourrai  le  premier, 
vous  aurez  mon  héritage.  Que  dites-vous  de  mon  plan,  monseigneur? 

—  Je  dis  que  vous  me  rendez  heureux  et  fier,  rien  que  de  vous  avoir  compris. 
Monsieur  d'Herblay,  vous  serez  cardinal  ;  cardinal ,  vous  serez  mon  premier  ministre. 
Et  puis  vous  m'indiquerez  ce  qu'il  faut  faire  pour  qu'on  vous  élise  pape,  je  le  ferai. 
Voici  ma  main,  monsieur  d'Herblay. 

—  Permettez-moi  de  m'agenouiller  devant  vous ,  sire ,  bien  respectueusement.  Nous 
nous  embrasserons  le  jour  où  tous  deux  nous  aurons  au  front ,  vous  la  couronne,  moi 
la  tiare. 

—  Embrassez-moi  aujourd'hui  même,  et  soyez  plus  que  grand,  plus  qu'habile, 
plus  que  sublime  génie  :  soyez  bon  pour  moi ,  soyez  mon  père. 

Aramis  faillit  s'attendrir  en  l'écoulant  parler.  11  crut  sentir  dans  son  cœur  un  mou- 
vement jusqu'alors  inconnu;  mais  cette  impression  s'effaça  bien  vite. 

—  Son  pèrel  pensa-t-il.  Oui,  saint  père. 

Et  ils  reprirent  place  dans  le  carrosse,  qui  courut  rapidement  sur  la  route  de  Vaux- 
le-Vicorate. 


V.\;      ?s  i .      tri 


) 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


349 


LE  CHATEAU  DE  VAUX-LE  VICOMTE. 


7 


^^Ê  H  l^^^^^^i^    E  château  de  Vaux-le-Viconite,  situé  à  une  lieue  de  Me- 
lun,  avait  été  bâti  par  Fouquet  en  1653.  Il  n'y  avait  alors 
que  peu  d'argent  en  France.  INIazarin  avait  tout  pris,  et 
^/^W^M^ÈI^^'^W'i^^    Fouquet  dépensait  le  reste.  Seulement ,  comme  certains 
•^    H   ^^^^^^     hommes  ont  les  défauts  féconds  et  les  vices  utiles,  Fou- 
quet, en  semant  les  millions  dans  ce  palais ,  avait  trouvé 
moyen  de  récolter  trois  hommes  illustres  :  Levau  ,  archi- 
tecte de  l'éditice  ;  Lenôtre ,  dessinateur  des  jardins  ,  et 
Lebrun  ,  décorateur  des  appartemens. 
— — '  g.  j^  château  de  Vaux  avait  un  défaut  qu'on  put  lui 

reprocher,  c'était  son  caractère  grandiose  et  sa  gracieuse  magnificence.  Il  est  encore 
proverbial  aujourd'hui  de  nombrer  les  arpens  de  sa  toiture ,  dont  la  réparation  est, 
de  nos  jours,  la  ruine  des  fortunes  rélrécies  comme  toute  l'époque. 

Vaux-le-Vicom(e ,  quand  on  a  franchi  sa  magnifique  grille  soutenue  par  des  ca- 
riatides, développe  son  principal  corps  de  logis  dans  la  vaste  cour  d'honneur  ceinte  de 
fossés  profonds  que  borde  un  magnifique  balustre  de  pierre.  Rien  de  plus  noble  que 
l'avant-corps  du  milieu  ,  hissé  sur  son  perron  comme  un  roi  sur  son  trône,  ayant  au- 
tour de  lui  quatre  pavillons  qui  forment  les  angles,  et  dont  les  immenses  colonnes 
ioniques  s'élèvent  majestueusement  à  toute  la  hauteur  de  l'édifice.  Les  frises  ornées 
d'arabesques,  les  frontons  couronnant  les  pilastres  donnent  partout  la  richesse  et  la 
grâce.  Les  dômes  surmonlant  le  tout  donnent  l'ampleur  et  la  majesté. 

Cette  maison,  bâlie  par  un  sujet,  ressemble  bien  plus  à  une  maison  royale  que  ces 
maisons  royales  dont  Wolsey  se  croyait  forcé  de  faire  présent  à  son  maître  de  peur  de 
le  rendre  jaloux. 

Mais  si  la  magnificence  et  le  goût  éclatent  dans  un  endroit  spécial  de  ce  palais  ,  si 
quelque  chose  peut  être  préféré  à  la  splendide  ordonnance  des  intérieurs,  au  luxe  des 
dorures,  à  la  profusion  des  peintures  et  des  statues,  c'est  le  parc,  ce  sont  les  jardins 
de  Vaux.  Les  jets  d'eau  ,  merveilleux  en  1659,  sont  encore  des  merveilles  aujourd'hui; 
les  cascades  faisaient  l'admiration  de  tous  les  rois  et  de  tous  les  princes;  et  quant  à 
la  fameuse  grotte,  thème  de  tant  de  vers  fameux,  séjour  de  cette  illustre  nymphe  de 
Vaux  que  Pellisson  fit  parler  avec  la  Fontaine,  on  nous  dispensera  d'en  décrire  toutes 
les  beautés,  car  nous  ne  voudrions  pas  réveiller  pour  nous  ces  critiques  que  méditait 
alors  Boileau  : 

Ce  ne  sont  que  festons ,  ce  ne  sont  qu'astragales. 


Kl  je  me  suuve  a  iieinc  au  Iraveis  cUi  jaiiliii. 


350  LES  MOUSQUETAIRES. 

Nous  ferons  comme  Despréaux,  nous  entrerons  dans  ce  parc  âgé  de  huit  ans  seule- 
ment, et  dont  les  cimes  déjà  superbes  s'épanouissaient  rougissantes  aux  premiers  rayons 
du  soleil.  Lenôtre  avail  hàlé  le  plaisir  du  Mécène  :  toutes  les  pépinières  avaient  donné 
des  arbres  doublés  par  la  culture  et  les  actifs  engrais.  Tout  arbre  du  voisinage  qui 
offrait  un  bel  espoir  avait  été  enlevé  avec  ses  racines  et  planté  tout  vif  dans  le  parc. 
Fouquet  pouvait  bien  acheter  des  arbres  pour  orner  son  parc,  puisqu'il  avait  acheté 
trois  villages  et  leurs  contenances  pour  l'agrandir, 

M.  de  Scudéry  dit  de  ce  palais  que  ,  pour  l'arroser,  M.  Fouquet  avait  divisé  une  ri- 
vière en  mille  fontaines  et  réuni  mille  fontaines  en  torrents.  Ce  monsieur  de  Scudéry 
en  dit  bien  d'autres  dans  sa  Clélie  sur  ce  palais  de  Yalterre  dont  il  décrit  minutieuse- 
ment les  agréments.  Nous  serons  plus  sages  de  renvoyer  les  lecteurs  curieux  à  Vaux 
que  de  les  renvoyer  à  la  Clélie.  Cependant  il  y  a  autant  de  lieues  de  Paris  à  Vaux  que 
de  volumes  à  la  Clélie. 

Cette  splendide  maison  était  prête  pour  recevoir  le -plus  grand  roi  du  monde.  Les 
amis  de  M.  Fouquet  avaient  voiture  là,«les  uns  leurs  acteurs  et  leurs  décors,  les  autres 
leurs  équipages  de  statuaires  et  de  peintres,  les  autres  encore  leurs  plumes  finement 
taillées.  Il  s'agissait  de  risquer  beaucoup  d'impromptus. 

Les  cascades,  peu  dociles,  quoique  nymphes,  regorgeaient  d'une  eau  plus  brillante 
que  le  cristal;  elles  épandaienl  sur  les  triions  et  les  néréides  de  bronze  des  flots  écu- 
meux  s'irrisant  aux  feux  du  soleil. 

Une  armée  de  serviteurs  courait  par  escouades  dans  les  cours  et  dans  les  vastes 
corridors,  tandis  que  Fouquet,  arrivé  le  matin  seidement,  se  promenait  calme  et 
clairvoyant,  pour  donner  les  derniers  ordres,  après  que  ses  intendans  avaient  passé 
leur  revue. 

On  était,  comme  nous  l'avons  dit,  au  15  août.  Le  soleil  tombait  d'aplomb  sur 
les  épaules  des  dieux  de  marbre  et  de  bronze;  il  chauffait  l'eau  des  conques  et  mûris- 
sait dans  les  vergers  ces  magnifiques  pêches  que  le  roi  devait  regretter  cinquante  ans 
plus  tard,  alors  qu'à  Marly,  manquant  de  belles  espèces  dans  ses  jardins  qui  avaient 
coûté  à  la  France  le  double  de  ce  qu'avait  coulé  Vaux,le^raju^  roi  disait  à  quoiqu'un  : 

—  Vous  êtes  trop  jeune,  vous,  pour  avoir  mangé  des  pêches  de  M.  Fouquet. 

0  souvenir!  ô  trompettes  de  la  renommée!  ô  gloire  de  ce  monde  !  Celui-là  qui  se 
connaissait  si  bien  en  mérite,  celui-là  qui  avail  recueilli  l'héritage  de  Nicolas  Fouquet, 
celui-là  qui  hii  avait  pris  Lenôtre  et  Lebrun,  celui-là  qui  l'avait  envoyé  pour  toute  sa  vie 
dans  une  prison  d'État,  celui-là  se  rappelait  seulement  les  pêches  de  cet  ennemi  vaincu, 
étouffé,  oublié!  Fouquet  avail  eu  beau  jeter  trente  millions  dans  ses  bassins,  dans  les 
creusets  de  ses  statuaires,  dans  les  écriloires  de  ses  poètes,  dans  les  portefeuilles  de  ses 
peintres  ;  il  avait  cru  en  vain  faire  penser  à  lui.  Une  pêche  éclose  vermeille  et  char- 
nue entre  les  losanges  d'un  treillage,  sous  les  langues  verdoyantes  de  ses  feuilles 
aiguës,  ce  peu  de  matière  végétale  qu'un  loir  croquait  sans  y  penser,  suffisait  au 
grand  roi  pour  ressusciter  en  son  souvenir  l'ombre  lamentable  du  dernier  surinten- 
dant de  France  I 

Bien  sûr  qu'Aramis  avait  distribué  les  grandes  masses,  qu'il  avait  pris  soin  de  faire 
garder  les  portes  et  préparer  les  logcmens ,  Fouquet  ne  s'occupait  plus  que  de  l'en- 
semble. Ici  Ciourville  lui  montrait  les  dispositions  du  feu  d'artifice;  là  Molière  le 
conduisait  au  théâtre,  et  enfin,  après  avoir  visité  la  chapelle,  les  salons,  les  ga- 
leries, F(tU([uet  redescendait  épuisé  ,  quand  il  vit  Aramis  dans  rcscalier.  Le  prélat  lui 
faisait  signe. 

Le  surintendant  vint  joindre  son  ami,  qui  l'arrêta  devant  un  grand  tableau  terminé 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  351 

à  peine.  S'escrimant  sur  cette  toile,  le  peintre  Lebrun,  couvert  de  sueur,  taché  de 
couleurs,  pâle  de  fatigue  et  d'inspiration,  jetait  les  derniers  coups  de  sa  brosse  rapide. 
C'était  ce  portrait  du  roi  qu'on  attendait. 

Fouquet  se  plaça  devant  ce  tableau  qui  vivait  pour  ainsi  dire  dans  sa  chair  fraîche 
et  dans  sa  moite  chaleur.  Il  regarda  la  figure,  calcula  le  travail,  admira,  et  ne  trou- 
vant pas  de  récompense  qui  fût  digne  de  ce  travail  d'Hercule,  il  passa  ses  bras  au  cou 
du  peintre  et  l'embrassa. 

M.  le  surintendant  venait  de  gâter  un  habit  de  mille  pistoles,  mais  il  avait  reposé 
Lebrun. 

Ce  fut  un  beau  moment  pour  l'artiste,  ce  fut  un  douloureux  moment  pour  M.  Per- 
cerin  le  tailleur,  qui,  lui  aussi,  marchait  derrière  Fouquet  et  admirait  dans  la  peinture 
de  Lebrun  l'habit  qu'il  avait  fait  pour  Sa  Majesté,  objet  d'art,  disait-il,  qui  n'avait  son 
pareil  que  dans  la  garde-robe  de  M.  le  surintendant. 

Sa  douleur  et  ses  cris  furent  interrompus  par  le  signal  qui  fut  donné  du  sommet  de 
la  maison.  Par  de  là  Melun,  dans  la  plaine  déjà  nue,  les  sentinelles  de  Vaux  avaient 
aperçu  le  cortège  du  roi  et  des  reines  :  Sa  Majesté  entrait  dans  Melun  avec  sa  longue 
file  de  carrosses  et  de  cavaliers. 

—  Dans  une  heure,  dit  Aramis  à  Fouquet. 

—  Dans  une  heure,  répUqua  celui-ci  en  soupirant. 

—  Et  ce  peuple  qui  se  demande  à  quoi  servent  les  fêtes  ro^fales!  continua  l'évêque 
de  Vannes  en  riant  de  son  faux  sourire. 

—  Hélas  I  moi  qui  ne  suis  pas  peuple,  je  me  le  demande  aussi. 

—  Je  vous  répondrai  dans  vingt-quatre  heures,  monseigneur.  Prenez  votre  bon 
visage,  car  c'est  jour  de  joie. 

—  Eh  bien  I  croyez-moi,  si  vous  voulez,  d'Herblay,  dit  le  surintendant  avec  expan- 
sion, en  désignant  du  doigt  le  cortège  de  Louis  à  l'horizon  ,  il  ne  m'aime  guère,  je  ne 
l'aime  pas  beaucoup,  mais  je  ne  sais  comment  il  se  fait  que  depuis  qu'il  approche  de 
ma  maison... 

—  Eh  bien  !  quoi  ? 

—  Eh  bien  !  depuis  qu'il  se  rapproche  ,  il  m'est  plus  sacré,  il  m'est  le  roi ,  il  m'est 
presque  cher. 

—  Cher?  oui,  fit  Aramis  en  jouant  sur  le  mot,  comme  plus  tard  l'abbé  Terray  avec 
Louis  XV. 

—  Ne  riez  pas,  d'Herblay;  je  sens  que  s'ille  voulait  bien,j'aimerais  ce  jeune  homme. 

—  Ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  faut  dire  cela,  reprit  Aramis,  c'est  à  M.  Colbert. 

—  A  M.  Colbert  1  s'écria  Fouquet.  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  vous  fera  avoir  une  pension  sur  la  cassette  du  roi  quand  il  seA  sur- 
intendant. 

Ce  trait  lancé,  Aramis  salua. 

—  Où  allez-vous  donc?  reprit  Fouquet  devenu  sombre. 

—  Chez  moi,  pour  changer  d'habits,  monseigneur. 

—  Où  vous  êtes-vou8  logé,  d'Herblay? 

—  Dans  la  cjiambre  bleue  du  deuxième  étage. 

—  Celle  qui  domie  au-dessus  de  la  chambre  du  roi? 

—  Précisément. 

—  Quelle  sujétion  vous  avez  prise  là!  Se  condamner  à  ne  pas  remuer! 

—  Toute  la  nuit,  monseigneur,  je  dors  ou  je  lis  dans  mon  lit. 

—  Et  vos  gens  ? 


352  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oh  !  je  n'ai  qu'une  personne  avec  moi. 

—  Si  peu  ! 

—  Mon  lecteur  me  suffit.  Adieu,  monseigneur;  ne  vous  fatiguez  pas  trop.  Con- 
servez-vous frais  pour  l'arrivée  du  roi. 

—  On  vous  verra?  on  verra  notre  ami  du  Vallon? 

—  .Je  l'ai  logé  près  de  moi.  Il  s'habille. 

Et  Fouquet  saluant  de  la  tète  et  du  sourire,  passa  comme  un  général  en  chef  qui 
visite  les  avant-postes  quand  on  lui  a  signalé  l'ennemi. 


LE   VIN   DE   MELUN. 


Le  roi  était  entré  effectivement  dans  Melun  avec  l'intention  de  traverser  seulement 
la  ville.  Le  jeune  monarque  avait  soif  de  plaisirs.  Durant  tout  le  voyage  il  navait 
aperçu  que  deux  fois  la  Vallière,  et  devinant  qu'il  ne  pourrait  lui  parler  que  la  nuit 
dans  les  jardins ,  après  la  cérémonie ,  il  avait  hâte  de  prendre  ses  logemens  à  Vaux. 
Mais  il  comptait  sans  son  capitaine  des  mousquetaires  et  aussi  sans  M.  Colbert- 

Semblable  àCalypso  qui  ne  pouvait  se  consoler  du  départ  d'Ulyse,  notre  Gascon  ne 
pouvait  se  consoler  de  n'avoir  pas  deviné  pourquoi  Aramis  s'était  fait  l'ordonnateur 
de  la  fête. 

—  Toujours  est-il,  se  disait  cet  esprit  inflexible  dans  sa  logique,  que  Tévêque  de 
Vanues,  mon  ami,  fait  cela  poin-  (lueUjuc  chose. 

Et  de  se  creuser  la  cervelle  bi'.'U  iiuililemcnt. 

D'Artagnan,  si  fort  assoupli  à  toutes  les  intrigues  de  cour,  d'Arlagnan  qui  connais- 
sait la  situation  de  Fouquet  mieux  que  Fouquet  lui-même,  avait  conçu  les  plus  étranges 
soupçons  à  l'énoncé  de  celte  fêle  qui  eût  ruiné  un  homme  riche  ,  et  qui  devenait  une 
œuvre  impossible,  insensée  pour  un  honune  ruiné.  El  puis,  la  présence  d'Aramis  re- 
venu de  lîelle-lsle  et  nommé  majordome  par  M.  Fouquet ,  son  immixtion  persévé- 
rante dans  toutes  les  affaires  du  surintendant,  les  visites  de  M.  de  Vannes  chez 
Baiscmcaux,  tout  ce  louche  avait  profondément  tourmenté  d'Artagnan  depuis  quel- 
ques semaines. 

—  Avec  des  hommes  de  la  trempe  d'Aramis,  dit-il,  on  n'est  le  plus  fort  que  l'épée 
à  lammin.  Tant  qu'Aramis  a  fait  l'homme  de  guerre,  il  y  a  eu  espoir  de  le  surmonter. 
Depuis  quil  a  doublé  sa  cuirasse  d'une  élole,  nous  sommes  perdus.  Mais  que  veut  .^ramis? 

El  d'Arlagnan  rêvait. 

—  Que  m'importe  après  tout  s'il  ne  veut  que  renverser  M.  Colbert?.  .  Que  peut- 
il  vouloir  autre  chose? 

D'Arlagnan  se  grattait  le  front,  cette  fertile  terre  d'où  le  soc  de  ses  ongles  avait  tant 
fouillé  de  belles  et  bonnes  idées. 

Il  cul  celle  de  s'aboucher  avec  M.  Colbert,  mais  son  amitié,  son  serment  d'autrefois 
le  liaient  trop  à  Aramis.  Il  recula.  D'ailleurs  fl  baissait  ce  (înancicr. 

Il  voulut  s'ouvrir  au  roi.  Mais  le  roi  ne  comprendrait  rien  à  ses  soupçons  qui  n'a- 
vaient pas  même  la  réalité  de  l'ombre. 

Il  résolut  dt.' s'adresser  direcleineMl  ;i  Arauiis.  la  première  l'ois  (|M'il  le  verrait. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  353 

—  Je  le  prendrai  eiifre  deux  chandelles,  directement,  brusquement,  se  dit  le 
mousquetaire  :  je  lui  mettrai  la  main  sur  le  cœur,  et  il  me  dira...  Que  me  dira-t-il? 
Oui ,  il  me  dira  quelque  chose ,  car,  mordioux  '.  il  y  a  quelque  chose  là-dessous  ! 

Plus  tranquille  ,  d'Artagnan  fit  ses  apprêts  de  voyage  et  donna  ses  soins  à  ce  que  la 
maison  militaire  du  roi,  fort  peu  considérable  encore,  fût  bien  commandée  et  bien 
ordonnancée  dans  ses  médiocres  proportions.  Il  résulta  de  ces  làtonnemenis  du  capi- 
taine, que  le  roi  se  vit  à  la  tète  des  mousquetaires  ,  de  ses  Suisses  et  d'un  piquet  de 
gardes-françaises,  lorsqu'il  arriva  devant  Melun.  On  eût  dit  d'une  petite  armée. 
M.  Colbert  regardait  ces  hommes  d'épée  avec  beaucoup  de  joie.  Il  en  voulait  encore 
un  tiers  en  sus. 

—  Pourquoi  ?  disai't  le  roi. 

—  Pour  faire  plus  d'honneur  à  M.  Fonquet,  répliquait  Colbert. 

—  Pour  le  ruiner  plus  vile,  pensait  d'Artagnan. 

L'armée  parut  devant  Melun  dont  les  notables  apportèrent  au  roi  les  clefs,  et  l'in- 
vilèrent  à  entrer  à  l'hôtel-de-ville  [)Our  prendre  le  vin  d'honneur. 

Le  roi,  qui  s'attendait  à  passer  outre  et  à  gagner  Vaux  tout  de  suite,  devint  rouge 
de  dépit. 

—  Quel  est  le  sot  qui  m'a  valu  ce  relard?  grommela-t-il  entre  ses  dents,  pendant 
que  le  maître  échevin  faisait  son  discours. 

—  Ce  n'est  pas  moi ,  répliqua  d'Artagnan,  mais  je  crois  bien  que  c'est  M.  Colbert. 
Colbert  entendit  son  nom. 

—  Que  plaît-il  à  monsieur  d'Artagnan?  demanda-t-il. 

—  Il  me  plaît  savoir  si  vous  êtes  celui  qui  a  fait  entrer  le  roi  dans  le  vin  de  Brie. 

—  Oui .  Monsieur. 

—  Alors,  c'est  à  vous  que  le  roi  a  donné  un  nom. 

—  Lequel ,  Monsieur  ? 

—  Je  ne  sais  trop...  attendez...  imbécile...  non  ,  non...  sot,  sot,  stupide  ,  voilà  ce 
que  Sa  Majesté  a  dit  de  celui  qui  lui  a  vain  le  vin  de  Melun. 

D'Artagnan  ,  après  cette  bordée,  caressa  tranquillement  son  cheval.  La  grosse  télé 
de  M.  Colbert  enfla  comme  un  boisseau. 

D'Artagnan  ,  le  voyant  si  laid  par  la  colère  ,  ne  s'arrêta  pas  en  chemin.  L'orateur 
allait  toujours ,  le  roi  rougissait  à  vue  d'œil. 

—  Mordioux  1  dit  flegmatiquement  le  mousquetaire,  le  roi  va  prendre  un  coup  de 
sang.  Où  diable  avez-vous  eu  cette  idée-là,  monsieur  Colbert?  Vous  n'avez  pas  de 
chance. 

—  Monsieur,  dit  le  financier  en  se  redressant,  elle  m'a  été  inspirée  par  mon  zèle 
pour  le  service  du  roi.  .y 

—  Bah  I  :^  ' 

—  Monsieur,  Melun  est  une  ville ,  une  bonne  ville  qui  paie  bien  et  qu'il  est  inutile 
de  mécontenter. 

—  Voyez-vous  cela!  Moi  qui  ne  suis  pas  un  financier,  j'avais  seulement  vu  une 
idée  dans  votre  idée. 

— ^  Laquelle,  Monsieur  ? 

—-  Celle  de  faire  faire  un  peu  de  bile  à  M.  Fouquet  qui  s'évertue  là-bas  sur  ses  don- 
jons à  nous  attendre. 

Le  coup  était  juste  et  rude.  Colbert  en  fut  désarçonné.  Il  se  retira  l'oreille  basse. 
Heiu'eusement  le  discours  était  fini.  Le  roi  but.  pni>  (nul  le  iiit>nde  reprit  la  marche  à 
travers  la  ville. 

T.  u.  ^-, 


354  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  roi  rongeait  ses  lèvres,  car  la  nuit  venait  et  tout  espoir  de  promenade  avec  la 
Vallière  s'évanouissait. 

Pour  faire  entrer  la  maison  du  roi  dans  Vaux  il  fallait  au  moins  quatre  heures, 
grâce  à  toutes  les  consignes.  Aussi  le  roi  qui  bouillait  d'impatience,  pressa-t-il  les 
reines,  afin  d'arriver  avant  la  nuit.  Mais  au  moment  de  se  remettre  en  marche,  les 
difhcultés  surgirent. 

—  Est-ce  que  le  roi  ne  va  pas  coucher  à  Melun?  dit  M.  Colbert  basa  d'Artagnan. 

M.  Colbert  était  bien  mal  inspiré  ce  jour-là,  de  s'adresser  ainsi  au  chef  des  mousque- 
taires. Celui-ci  avait  deviné  que  le  roi  ne  tenait  pas  en  place.  D'Artagnan  ne  voulait  le 
laisser  entrer  à  Vaux  que  bien  accompagné,  il  désirait  donc  que  Sa  Majesté  n'entrât 
qu'avec  toute  l'escorte.  D'un  autre  côté  il  sentait  que  les  retards  irriteraient  cet  impa- 
tient caractère.  Comment  conciher  ces  deux  difficultés?  D'Artagnan  prit  Colbert  au 
mot  et  le  lança  sur  le  roi. 

—  Sire,  dit-il,  M.  Colbert  demande  si  Votre  Majesté  ne  couchera  pas  à  Melun? 

—  Coucher  à  Melun  !  Et  pourquoi  faire  !  s'écria  Louis  XIV.  Coucher  à  Melun!  Qui 
diable  a  pu  songer  à  cela,  quand  M.  Fouquet  nous  attend  ce  soir? 

—  Celait,  reprit  vivement  Colbert,  la  crainte  de  retarder  Votre  Majesté  qui,  d'après 
l'étiquette,  ne  peut  entrer  autre  part  que  chez  elle,  avant  que  les  logemens  n'aient 
été  marqués  par  son  fourrier,  et  la  garnison  distribuée. 

D'Artagnan  écoulait  de  ses  oreilles  en  se  mordant  la  moustache. 

Les  reines  entendaient  aussi.  Elles  étaient  fatiguées;  elles  eussent  voulu  dormir; 
et  surtout  eni pécher  le  roi  de  se  promener  le  soir  avec  M.  de  Saint-Aignan  et  les  dames. 
Car  si  l'étiquette  renfermait  chez  elles  les  princesses,  les  dames,  leur  service  fait, 
avaient  toute  faculté  de  se  promener. 

On  voit  que  tous  ces  intérêts  s"amoncelant  en  vapeurs  devaient  produire  des  nuages, 
et  les  nuages  une  tempête.  Le  roi  n'avait  pas  de  moustache  à  mordre  :  il  mâchait 
avidement  le  manche  de  son  fouet.  Comment  sortir  de  là?  DArtagnan  faisait  les  doux 
yeux  et  <3olbert  le  gros  dos.  Sur  qui  mordre  ? 

—  On  consultera  là-dessus  la  reine,  dit  Louis  XlV  en  saluant  les  dames. 

Et  cette  bonne  grâce  qu'il  eut  péuélra  le  cœur  de  Marie-Thérèse  qui  était  boune  et 
généreuse,  et  qui,  remise  à  son  libre  arbitre,  répliqua  respectueusement  : 

—  Je  ferai  la  volonté  du  n>i  toujours  avec  plaisir. 

—  Combien  fiiul-il  de  temps  pour  aller  à  Vaux?  demanda  Anne  d'Autriche  en  traî- 
nant sur  chaque  syllabe,  et  en  appuyant  la  main  sur  son  sein  endolori. 

—  Une  heure  pour  les  carrosses  de  Lcui's  Majestés,  dit  d'Artagnan.  par  des  chemins 
assez  beaux. 

Le  roi  le  regarda. 

—  Un  quart  dheure  pour  le  roi ,  se  hâta-t-il  d'ajouter. 

—  Ou  arriverait  au  jour?  dit  Louis  XIV. 

—  Mais  les  logemens  de  la  maison  militaire  ,  objecta  doucement  Colbert  ,  feront 
perdreau  roi  toute  la  hâte  du  voyage,  si  pronq)l  qu'il  soit. 

—  Double  brute  !  pensa  d'Artagnan  ,.  si  j'avais  intérêt  à  démolir  Ion  crédit ,  je  le 
ferais  en  dix  niinulos.  A  la  place  du  roi ,  aj<>uta-l-il ,  en  me  rendant  chez  M.  Fou- 
quel  qui  est  un  galant  houiuic,  je  laisserais  ma  maison  ;  j'irais  en  ami  ;  j'entrerais  seul 
avec  mon  capitaine  des  gardes  ;  j'en  serais  plus  grand  et  plus  sacré. 

La  joie  brilla  dans  les  yeux  du  roi. 

—  Voilà  un  bon  conseil,  dit-il,  Mesdames;  allons  cheÉ  uil  aini,  en  ami.  Marchez 
dniuL'iiicnl.  Messieurs  des  équipages,  et  nous,  Messieurs,  en  avant! 


M  A  m  E -THÉRÈSE. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  355 

Il  entraîna  derrière  lui  tous  les  cavaliers. 

Colbert  cacha  sa  grosse  léte  refrognée  derrière  le  col  de  son  cheval. 

—  J'en  serai  quitte  ,  dit  d'Artagnan  tout  en  galopant ,  pour  causer  dès  ce  soir  avec 
Aramis.Et  puis,  M.  Fouquet  est  galant  homme.  Mordioux!  je  l'ai  dit,  il  faut  le  croire. 

Voilà  comment,  vers  sept  heures  du  soir,  sans  trompettes  et  sans  gardes  avancées, 
sans  éclaircurs  ni  mousquetaires ,  le  roi  se  présenta  devant  la  grille  de  Vaux,  oiî 
Fouquet,  prévenu,  attendait  depuis  une  demi-heure,  tête  nue,  au  miheu  de  sa 
maison  et  de  ses  amis. 


NECTAR   ET   AMBROISIE. 


M.  Fouquet  tint  l'étrier  au  roi  qui ,  ayant  mis  pied  à  terre,  se  releva  gracieusement 
et  plus  gracieusement  encore  lui  tendit  une  main  que  Fouquet,  malgré  un  léger  effort 
du  roi,  porta  respectueusement  à  ses  lèvres. 

Le  roi  voulait  attendre  dans  la  première  enceinte  l'arrivée  des  carrosses.  Il  n'attendit 
pas  longtemps.  Les  chemins  avaient  été  battus  par  ordre  du  surintendant.  L'on  n'eût 
pas  trouvé  depuis  Melun  jusqu'à  Vaux  un  caillou  gros  comme  un  œuf.  Aussi  les  car- 
rosses, roulant  comme  sur  un  tapis,  amenèrent-ils  sans  cahots  ni  fatigues  toutes  les 
dames  à  huit  heures.  Elles  furent  reçues  par  madame  la  surintendante,  et,  au  mo- 
ment où  elles  apparaissaient,  une  lumière  vive  comme  celle  du  jour  jaillit  de  tous  les 
arbres,  de  tous  les  vases,  de  tous  les  marbres.  Cet  enchantement  dura  jusqu'à  ce  que 
Leurs  Majestés  se  fussent  perdues  dans  l'intérieur  du  palais. 

Toutes  ces  merveilles  que  le  chroniqueur  a  entassées  ou  plutôt  conservées  dans  son 
récit,  au  risque  de  rivaliser  avec  le  romancier,  ces  splendeurs  de  la  nuit  vaincue,  de 
la  nature  corrigée,  de  tous  les  plaisirs ,  de  tous  les  luxes  combinées  pour  la  satisfaction 
des  sens  et  de  l'esprit,  Fouquet  les  offrit  réellement  à  son  roi,  dans  cette  retraite 
enchantée  dont  nul  souverain  en  Euroi)e  ne  pouvait  se  flatter  alors  de  posséder 
l'équivalent. 

Nous  ne  parlerons  ni  du  grand  festin  qui  réunit  LeursMajestés,  ni  des  concerts,  ni  des 
féeriques  métamorphoses;  nous  nous  contenterons  de  peindre  le  visage  du  roi,  qui , 
de  gai,  d'ouvert,  de  bienheureux  qu'il  était  d'abord,  devint  bientôt  sombre ,  contraint, 
irrité.  11  se  rappelait  sa  maison  à  lui,  et  ce  pauvre  lu.xe  qui  n'était  que  l'ustensile  de 
la  royauté,  sans  être  la  propriété  de  l'homme-roi.  Les  grands  vases  du  Louvre,  les 
vieux  meubles  et  la  vaisselle  de  Henri  II,  de  François  I",  de  Louis  XI,  n'étaient  que 
des  monûmens historiques.  — Ce  n'était  que  des  objets  d'art,  une  défroque  du  métier 
royal.  Chez  Fouquet ,  la  valeur  était  dans  le  travail  comme  dans  la  matière.  Fouquet 
mangeait  dans  un  or  qu(;  des  artistes  à  lui  avaient  fondu  et  ciselé  pour  lui.  Fouquet 
"buvait  des  vins  dont  le  roi  de  France  ne  savait  pas  le  nom;  il  les  buvait  dans  des  go- 
belets plus  précieux  chacun  que  toute  la  cave  royale. 

Que  dire  d^''  salles,  des  tentures,  des  tableaux,  des  serviteurs,  des  officiers  de  toute 
sorte?  Que  d:rc  du  service  où  l'ordre  remplaçant  l'étiquette,  le  bien-être  remplaçant 
les  consignes ,  le  plaisir  et  la  satisfaction  du  convive  devenaient  la  suprême  loi  de  tout 
ce  qui  obéissait  à  l'hôte? 

Cet  essaim  de  gens  affairés  sans  bruit,  cette  multitude  de  convives  moins  nombreux 


356  LES  MOUSQUETAIRES. 

que  les  serviteurs ,  ces  myriades  de  mets ,  de  vases  d'or  et  d'argent  ;  ces  flots  de  lu- 
mière, ces  amas  de  fleurs  inconnues  dont  les  serres  s'étaient  déijouiilées  comme  d'une 
surcharge,  puisqu'elles  étaient  encore  redondantes  de  beauté;  ce  tout  harmonieux,  qui 
n'était  que  le  prélude  de  la  fête  promise,  ravit  tous  les  assistans,  qui  témoignèrent 
leur  admiration  à  plusieurs  reprises,  non  par  la  voix  ou  par  le  geste,  mais  par  le  si- 
lence et  l'attention  ,  ces  deux  langages  du  courtisan  qui  ne  connaît  plus  le  frein  du  maître. 

Quant  au  roi,  ses  yeux  se  gonflèrent;  il  n'osa  plus  regarder  la  reine.  Anne  d'Autriche, 
toujours  supérieure  en  orgueil  à  toute  créature  ,  écrasa  son  hôte  par  le  mépris  qu'elle 
témoigna  pour  tout  ce  qu'on  lui  servait. 

La  jeune  reine,  bonne  et  curieuse  de  la  vie,  loua  Fouquet;  mangea  de  grand  ap- 
pétit et  demanda  le  nom  de  plusieurs  fruits  qui  paraissaient  sur  la  table.  Fouquet  ré- 
])oudil  qu'il  ignorait  les  noms.  Ces  fruils  sortaient  de  ses  réserves,  il  les  avait  souvent 
cullivés  lui-même,  étant  un  savant  en  fait  d'agronomie  exotique.  Le  roi  sentit  la  déli- 
catesse. Il  n'en  fut  que  plus  humilié.  Il  trouvait  la  reine  un  peu  peuple,  et  Anne  d'Au- 
triche un  peu  Junon.  Tout  son  soin  à  lui  était  de  se  garder  froid,  sur  la  limite  de 
l'extrême  dédain  ou  de  la  simple  admiration. 

Mais  F^ouquct  avait  prévu  tout  cela  :  c'élail  un  de  ces  hommes  qui  prévoient  tout. 

Le  roi  avait  expressément  déclaré  que  tant  qu'il  serait  chez  M.  Fouquet,  il  désirait 
ne  pas  soumettre  ses  repas  à  l'étiquette ,  et  par  conséquent  dîner  avec  tout  le  monde; 
mais  par  les  soins  du  surintendant  le  dîner  du  roi  se  trouvait  servi  à  part ,  si  l'on  peut 
s'exprimer  ainsi,  au  milieu  de  la  table  générale.  Ce  dîner  merveilleux  par  sa  compo- 
sition, comprenait  tout  ce  que  le  roi  aimait,  tout  ce  qu'il  choisissait  d'habitude.  Louis 
n'avait  pas  d'excuses,  lui,  le  preuu'er  appétit  de  son  royaume,  pour  dire  qu'il  n'avait 
pas  faim. 

M.  Fouquet  fit  Itien  mieux  :  il  ^*était  mis  à  table  pour  obéir  à  l'ordre  du  roi,  mais 

.     dès  que  les  potages  furent  servis,  il  se  leva  de  table  et  se  mit  lui-même  à  servir  le  roi, 

pendant  que  madame  la  surinlendante  se  tenait  derrière  le  fauteuil  de  la  reine-mère. 

Le  dédain  de  Junon  (.'t  les  bouderies  de  Jupiter  ne  tinrent  pas  contre  cet  excès  de  bonne 

grâce. 

La  reine-mère  mangea  un  biscuit  dans  du  vin  de  San-Lucar,  et  le  roi  mangea  de 
tout  en  disant  à  M.  Fouquet  : 

11  Cbl  impossible,  monsieur  le  suriutondant.  de  faire  meilleure  chère. 

Sur  quoi  toute  la  cour  se  mit  à  dévorer  d'un  tel  enthousiasme  ,  que  l'on  eût  dit  des 
nuées  de  sauterelles  d'ÉgypIe  s'abattant  sur  les  seigles  veris. 

Cela  n'enq)êcha  pas  qu'après  la  faim  assouvie  le  roi  ne  redevînt  triste  ;  triste  en  pro- 
portion delà  belle  humeur  qu'il  avait  cru  devoir  manifester,  triste  surtout  de  la  bonne 
mine  que  ses  courtisans  avaient  laite  à  Fou(pu't. 

D'Artagnan  ipii  mangeait  beaucoup  et  qui  buvait  sec,  sans  qu'il  y  parût,  ne  perdit 
pas  im  coup  de  dent,  mais  fit  un  grand  nond)re  d"obser\ations  qui  lui  profitèrent. 

Le  souper  fini,  le  roi  ne  voulut  pas  perdre  la  |)roinenadi'.  Le  parc  était  illuminé. 
La  lune  d'ailleurs,  comme  si  elle  se  fût  mise  aux  ordres  du  seigneur  de  Vaux,  argenta 
les  massifs  et  les  lacs  de  ses  diamans  et  de  son  phosphore.  La  fraîcheur  était  douce. 
Les  allées  étaient  ombreuses  et  sablées  si  moelleusement  que  les  pieds  s'y  plaisaient. 
Il  y  eut  fête  complète  ,  car  le  roi,  trouvant  la  Vallière  au  détour  d'un  bois ,  lui  put 
serrer  la  main  et  dire  :  Je  vous  aime,  sans  que  nul  l'enlendîl,  excepté  M.  d'Artagnaa 
qui  suivait  et  M.  Fouquet  qui  précédait. 

(>otte  nuit  d'cnrhautemens  s'avança.  Le  roi  demanda  sa  chambre.  Aussilôt  tout  fut 
en  mouvement.  Les  reines  passèrent  ch<'z  elles  au  son  des  théorbes  el  des  llùles.  Le 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  Xû 

roi  trouva  en  montant  le  grand  perron  ses  monsqnclaii-es,  que  M.  Fouqiiel  avait  fait 
venir  de  Melun  et  invités  à  souper. 

D'Arlagnan  perdit  toute  défiance. 

11  était  las,  il  avait  bien  soupe  ,  et  voulait,  une  fois  dans  sa  vie,  jouir  d'une  fètc 
chez  un  véritable  roi. 

—  .M.  Fonquet,  disait-il,  est  mon  homme. 

Ou  conduisit  en  grande  cérémonie  le  roi  dans  la  chambre  de  Morphée,  dont  nous 
devons  une  mention  légère  à  nos  lecteurs.  C'était  la  plus  belle  et  la  plus  vaste  du  pa- 
lais. Lebrun  avait  peint  dans  la  coupole  les  songes  heureux  et  les  songes  tristes  que 
Morphée  suscite  aux  rois  comme  aux  hommes.  Tout  ce  que  le  sonnneil  enfante  de  gra- 
cieux ,  ce  qu'il  verse  de  miel  et  de  parfums,  de  fleurs  et  de  nectar,  de  voluptés  ou  de 
repos  dans  les  sens,  le  peintre  en  avait  enrichi  les  fresques.  C'était  une  composition  aussi 
suave  dans  une  partie  que  sinistre  et  terrible  dans  l'autre.  Les  coupes  que  versent  les 
poisons,  le  fer  qui  brille  sur  la  tête  du  dormeur,  les  sorciers,  les  fantnmes  aux 
masques  hideux,  lesdemi-ténèbres  plus  effrayantes  que  la  flamme  ou  la  nuit  profonde, 
voilà  ce  qu'il  avait  donné  pour  pendant  à  ces  gracieux  tableaux. 

Le  roi ,  entré  dans  cette  chambre  magnititjue,  fut  saisi  d'un  frisson.  Fouquet  en  de- 
manda la  cause. 

—  J'ai  sommeil ,  répliqua  Louis  assez  pâle. 

—  Votre  Majesté  veut-elle  sou  service  sur-le-champ? 

—  Non ,  j'ai  à  causer  avec  quelques  personnes,  dit  le  roi.  Qu'on  prévienne  M  Colbcrt 
Fouquet  s'inclina  et  sortit. 


LA    CHAMBRE    DE    MORPHÉE. 


Dès  qu'Aramis  se  fut  retiré  dans  sa  chambre  qui ,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  cor- 
respondait au  plafond  peint  par  Lebrun  et  représentait  les  douceurs  du  sonnneil ,  il 
s'assura  qu'il  était  bien  seul,  et  appela  : 

—  Monseigneur  !  monseigneur  ! 

l'hilippe  sortit  de  l'alcôve  en  poussant  une  porte  à  coulisse  placée  derrière  le  lit. 

—  Vous  avez  reconnu  d'Artagnan,  n'est-ce  pas?  dit  Aramis. 

—  Avant  que  vous  l'eussiez  nommé. 

—  C'est  votre  capitaine  des  mousquetaires. 

—  Il   m'est  bien  dévoué,  répliqua  Philippe  en  appuyant  sur  le  pronom  personnel. 

—  Fidèle  comme  un  chien,  mordant  quelquefois.  Si  d'Artagnan  ne  vous  reconnaît 
pas  avant  que  Vautre  ait  disparu ,  comptez  siu*  d'Ariagiian  à  toute  éternité;  car  alors, 
il  n'a  rien  vu  ,  il  gardera  sa  fidélité.  S  il  a  vu  trop  tard,  il  est  Gascon  et  n'avouera  ja- 
mais qu'il  s'est  trompé. 

—  Je  le  pensais.  Que  faisons-nous  maintenant  ? 

—  Vo\is  allez  vous  mettre  à  l'observatoire  et  regarder,  au  coucher  du  roi ,  comment 
vous  vous  couchez  en  petite  cérémonie. 

—  Très-bien.  Où  me  mettrai-je? 

—  Asseyez-vous  sur  ce  pliant.  Je  vais  faire  glisser  le  parquet.  Vous  regarderez  par 


3o8  LES  MOUSQUETAIRES. 

celte  ouverture  qui  répond  aux  fausses  fenêtres  pratiquées  dans  le  dôme  de  la  chambre 
du  roi.  Voyez-vous? 

—  Je  vois  le  roi. 

Et  Philippe  tressaillit  comme  à  l'aspect  d'un  ennemi. 

—  Que  faii-il? 

—  Il  veut  faire  asseoir  auprès  de  lui  un  homme. 

—  M.  Fouquet? 

—  Non,  non  pas;  attendez... 

—  Les  notes,  mon  prince ,  les  portraits  î 

—  L'homme  que  le  roi  veut  faire  s'asseoir  ainsi  devant  lui,  c'est  M.  Colberl. 

—  Colbert  devant  le  roi!  s'écria  Aramis;  impossible! 

—  Regardez. 

Aramis  plongea  ses  regards  dans  la  rainure  du  parquet. 

—  Oui,  dit-il,  Colberl  lui-même.  Oh  !  monseigneur,  qu'allons-nous  entendre,  et 
que  va-t-il  résulter  de  cette  intimité? 

—  Rien  de  bon  pour  M.  Fouqiiet,  sans  nul  doute. 

Le  prince  ne  se  trompait  pas.  Nous  avons  vu  que  Louis  XIY  avait  fait  mander  Col- 
bert,  et  que  Colbert  était  arrivé.  La  conversation  s'engageait  entre  eux  par  une  des 
plus  hautes  faveurs  que  le  roi  eût  jamais  faites.  Il  est  vrai  que  le  roi  était  seul  avec 
son  sujet. 

—  Colbert ,  asseyez-vous. 

L'intendant,  comblé  de  joie,  lui  q\ii  craignait  d'être  renvoyé,  refusa  cet  insigne 
honneur. 

—  Accepte-t-il?  dit  Aramis. 

—  Non  ,  il  reste  debout. 

—  Écoutons,  mon  prince. 

El  le  futur  roi ,  le  futur  pape  écoutèrent  avidement  ces  simples  mortels  qu'ils  tenaient 
sous  leurs  pieds,  prêts  à  les  écraser  s'ils  l'oissenl  voulu. 

—  Colbert,  dit  le  roi ,  vous  m'avez  fort  contrarié  aujourd'hui. 

—  Sire...  je  le  savais. 

—  Très-bien  !  J'aime  cette  réponse.  Si  vous  le  saviez,  il  y  a  du  courage  à  l'avoir  fait. 

—  Je  risquais  de  mécontenter  Votre  Majesté  ,  mais  je  risquais  aussi  de  lui  cacher 
son  intérêt  véritable. 

—  Quoi  donc?  vous  craigniez  quelque  chose  pour  [uoi? 

—  Ne  fût-ce  qu'une  indigestion,  sire,  dit  Colbert,  car  on  ne  donne  à  son  roi  des 
festins  pareils  que  pour  l'éloufler  sous  le  poids  de  la  bonne 'chère. 

Et  cette  grosse  plaisanloric  lancée,  Colbert  en  attendit  agréablement  l'etfet.  Louis  XIV, 
l'homme  le  plus  vain  et  le  j)lusdélicat  de  son  royaume,  pardonna  encore  cette  facétie  à 
Colbert. 

—  De  vrai,  dit-il,  .M.  Fouquet  m'a  donné  un  trop  beau  repas.  Dites-moi,  Colbert, 
où  prend-il  tout  l'argejit  nécessaire  pour  subvenir  à  C(;s  frais  énormes?  Le  savez-vous? 

—  Oui,  je  le  sais,  sire. 

—  Vous  me  l'allez  un  peu  établir. 

—  Facilement ,  à  un  denier  près. 

—  Je  sais  que  vous  comptez  juste. 

—  C'est  la  première  qualité  qu'on  puisse  exiger  d'un  intendant  des  fmances. 

—  Tous  ne  l'ont  pas. 

—  Je  rends  grâce  à  Votre  Majesté  d'un  éloge  si  flatledr  dans  sa  bouche. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  359 

—  Donc,  M.  Fouqnetest  riche,  très-riche,  et  cela,  Monsieur,  loiil  le  nioiulelc  sait. 

—  Tout  le  monde,  les  vivans  comme  les  morts. 

—  Que  veut  dire  cela,  monsieur  Colberl? 

—  Les  vivans  voient  la  richesse  de  M.  Fnuquet;  ils  admirent  un  résultat,  cl  ils  y 
applaudissent;  mais  les  morts,  plus  savans  que  nous,  savent  les  causes,  et  ils  accusent. 

—  Eh  bien!  M.  Fouquet  doit  sa  richesse  à  quelles  causes? 

—  Le  métier  d'intendant  favorise  souvent  ceux  qui  l'exercent. 

T-^  Vous  avez  à  me  parler  plus  confidentiellement;  ne  craignez  rien,  nous  sommes 
bien  seuls. 

—  Je  ne  crains  jamais  rien,  sous  l'égide  de  ma  conscience  et  sous  la  protection  de 
mon  roi,  sire. 

Et  Colbert  s'inclina. 

—  Donc,  les  morts,  s'ils  parlaient,.. 

—  Ils  parlent  quelquefois ,  sire.  Lisez. 

—  Ah  1  murmura  Aramis  à  l'oreille  du  prince ,  qui ,  à  ses  côtés ,  écoutait  sans  perdre 
une  syllabe,  puisque  vous  êtes  placé  ici,  monseigneur,  pour  apprendre  votre  métier 
de  roi ,  écoutez  une  infamie  toute  royale.  Vous  allez  assister  à  une  de  ces  scènes ,  comme 
Dieu  seul  ou  plutôt  comme  le  diable  les  conçoit  et  les  exécute.  Llcoutez  bien,  vous 
profiterez. 

Le  prince  redoubla  d'attention,  et  vit  Louis  XIV  prendre  des  mains  de  Colbert  une 
lettre  que  celui-ci  lui  tendait. 

—  L'écriture  du  feu  cardinal  !  dit  le  roi. 

—  Votre  Majesté  a  bonne  mémoire,  répliqua  Colbert  en  s'inclinant,  et  c'est  une 
merveilleuse  aptitude  pour  un  roi  destiné  au  travail,  que  de  reconnaître  ainsi  les  écri- 
tures à  première  vue. 

Le  roi  lut  une  lettre  de  Mazarin ,  qui ,  est  déjà  connue  du  lecteur  depuis  la  visite  de 
madame  de  Chevreuse  à  Colbert. 

—  Je  ne  comprends  pas  bien  ,  dit  le  roi ,  intéressé  vivement. 

—  Votre  Majesté  n'a  pas  encore  l'habitude  des  comptes  d'intendance. 

—  Je  vois  qu'il  s'agit  d'argent  donné  à  M.  Fouquet. 

—  Treize  millions.  Une  jolie  somme! 

—  Mais  oui...  Eh  bien!  ces  treize  millions  manquent  dans  le  total  des  comptes? 
Voilà  ce  que  je  ne  comprends  pas  très-bien ,  vous  dis-je.  Pourquoi  et  comment  ce  dé- 
ficit serait-il  possible? 

—  Possible ,  je  ne  dis  pas  ;  réel ,  je  le  dis. 

—  Vous  dites  que  treize  millions  manquent  dans  les  comptes? 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis,  c'est  le  registre. 

—  Et  cette  lettre  de  M.  de  Mazarin  indique  l'emploi  de  cette  somme  et  le  nom  du 
dépositaire  ? 

-^  Comme  Votre  Majesté  peut  s'en  convaincre. 

—  Oui,  en  effet,  il  résulte  de  là  que  M.  Fouquet  n'aurait  pas  encore  rendu  les 
treize  millions. 

—  Cela  résulte  des  comptes;  oui ,  sire. 

—  Eh  bien!  alors?... 

—  Eh  bien!  alors,  sire,  puisque  M.  Fouquet  n'a  pas  rendu  les  treize  millions, 
c'est  ({u'il  les  a  encaissés,  et  avec  treize  millions  on  fait  quatre  fois  plus,  et  une  frac- 
lion  ,  de  dépense  et  de  munificence ,  que  Votre  Majesté  n'a  pu  en  faire  à  Fontainebleau, 
011  nous  ne  dépensâmes  que  trois  millions  en  totalité.,  s'il  vous  en  souvient. 


300  LES  MOUSQUETAIRES. 

C'était  pour  un  maladroit  une  bien  adroite  noirceur  que  ce  souvenir  invoqué  de  la 
fêle  dans  laquelle  le  roi  avait,  grâce  à  un  mot  de  Fouqnet,  aperçu  pour  la  première 
fois  son  infériorité.  Colberl  recevait  à  Vaux  ce  que  Fouquet  lui  avait  fait  à  Fontaine- 
bleau ,  et  en  bon  homme  de  finances,  il  le  rendait  avec  tous  les  intérêts.  Ayant  ainsi 
disposé  le  roi ,  Golbert  n'avait  plus  grand'chose  à  faire.  U  le  sentit  :  le  roi  était  devenu 
sombre.  Colbert  attendit  la  première  parole  du  roi  avec  autant  d'impatience  que  Phi- 
lippe et  Aramis  du  haut  de  leur  observatoire. 

—  Savez-vous  ce  qui  résulte  de  tout  cela,  monsieur  Colbert?  dit  le  roi  après  une 
réflexion. 

—  Non ,  sire ,  je  ne  le  sais  pas. 

—  C'est  que  le  fait  de  l'approprialion  de  treize  millions,  s'il  était  avéré... 

—  Mais  il  l'est. 

—  Je  veux  dire  s'il  était  déclaré,  monsieur  Colbert. 

—  Je  pense  qu'il  le  serait  dès  demain  ,  si  Votre  Majesté... 

—  N'était  pas  chez  ]M.  Fouquel,  répondit  assez  dignement  le  roi. 

—  Le  roi  est  chez  lui  partout,  sire  ,  et  surtout  dans  les  maisons  que  son  argent  a 
payées. 

—  Il  me  semble ,  dit  Philippe  bas  à  Aramis,  que  l'architecte  qui  a  bâti  ce  dôme, 
aurait  dû ,  prévoyant  quel  iTsage  on  en  ferait,  le  mobiliser  pour  qu'on  put  le  faire  choir 
sur  la  tête  des  coquins  d'un  caractère  aussi  noir  que  ce  M.  Colbert. 

—  J'v  pensais  bien,  dit  Aramis.  mais  M.  Colbert  est  si  près  du  roi  en  ce  moment! 

—  C'est  vrai,  cela  ouvrirait  une  succession. 

—  Dont  Monsieur,  votre  frère  puîné,  récolterait  tout  le  fruit,  monseignein-.  Tenez, 
restons  en  repos  et  continuons  à  écouter. 

—  Nous  n'écouterons  pas  longtemps,  dit  le  jeune  prince. 

—  Pourquoi  cela ,  monseigneur? 

—  Parce  que  si  j'étais  le  roi .  je  ne  répondrais  plus  rien. 

—  Et  que  feriez-vous  V 

—  J'attendrais  à  demain  matin  poiu-  réfléchir. 

Louis  XIV  leva  enfin  les  yeux,  et  retrouvant  Colbert  attentif  à  sa  première  parole, 

—  Monsieur  Colbert,  dit-il  en  changeant  brusquement  la  conversation,  je  vois  qu'il 
se  fait  lard  ,  je  me  coucherai. 

—  Ah  !  fil  Colbert ,  j'aurai... 

—  A  demain.  Demain  matin  j'aurai  pris  une  détermination. 

—  Fort  bien,  sire,  reparlit  Colbert  outré,  quoiqu'il  se  contint  en  présence  du  roi. 
L«'  roi  fit  un  geste  et  l'intendant  se  dirigea  vers  la  porte  à  reculons. 

—  Mon  service  ,  cria  le  roi. 

Le  service  du  roi  entra  dans  l'apiiartement. 
Pliilippe  allait  quitter  son  poste  d'observation. 

—  Un  moment  .lui  dit  .\ramis  avec  sa  douceur  habituelle  ;  ce  qui  vient  de  se  pas- 
ser nest  qu'un  détail  et  nous  n'en  prendrons  plus  demain  aucim  souci  ;  mais  le  ser- 
\i.e  de  nuit,  l'étiquette  du  petit  coucher,  ah!  monseigneur,  voilà  qui  est  important. 
Apprenez,  apprenez  comment  vous  vous  mettez  au  lit,  sire.  Regardez,  regardez. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


HGI 


COLUBER. 


^_      'histoire  nous  dira  ou  plutôt  l'histoire  nous  a  dit  les  évé- 
''\^     neniens  du  lendemain  ,  les  fêtes  splendides  données  par 
/■     le   snrinlendant  à  son   roi.   Deux  grands  écrivains  ont 
constaté  la  grande  dispute  qu'il  y  eut  entre  la  Cascade  et 
la  Gerbe  d'Eau ,  la  lutte  engagée  entre  la  Fontaine  delà 
Couronne  et  les  Animaur,  pour  savoir  à  qui  plairait  da- 
vantage. Il  y  ent  donc  le  lendemain  divcrtissemeni  et 
joie;  il  y  eut  promenade  ,  repas,  comédie  dans  laquelle, 
à  sa  grande  surprise,  Porthos  reconnut  M.  Poquelin  de 
Molière,  jouant  dans  la   faree  des  Fâcheux.  C'est  ainsi 
qu'appelait  ce  diverlissement  M.  de  Bracieux  de  Pierrefonds. 

La  Fontaine  n'en  jugeait  pas  de  même  sans  doute,  lui  qui  écrivait  à   son  ami 
M.  Maucrou  : 

C'est  un  ouvrage  de  Molière. 
Cet  écrivain  par  su  manière 
CJiarme  à  présent  tonie  la  cour. 
De  la  façon  que  son  nom  court, 
Il  doit  être  par  delà  Rome. 
J'en  suis  ravi  ,  car  c'est  un  lionime. 


On  voit  que  la  Fontaine  avait  profité  de  l'avis  de  Pellisson  et  avait  soigné  la  rime. 

Mais  préoccupé  par  la  scène  delà  veille,  mais  cuvant  le  poison  versé  parColbert,  le 
roi,  pendant  toute  cette  journée ,  si  brillante,  si  accidentée,  si  imprévue,  où  toutes  les 
merveilles  des  Mille  et  Nuits  send)laient  naître  sous  ses  pas,  le  roi  se  montra  froid, 
réservé,  taciturne.  Rien  ne  put  le  dérider;  on  sentait  qu'un  profond  ressentiment  ve- 
nant de  loin,  accru  peu  à  peu  comme  la  source  qui  devient  rivière  ,  grâce  aux  mille 
filets  d'eau  qui  l'alimentent ,  tremblait  au  plus  profond  de  son  âme.  Vers  midi  seu- 
lement il  commença  de  reprendre  un  peu  de  sérénité.  Sans  doute  sa  résolution  était 
arrêtée. 

Aramis,  qui  le  suivait  pas  à  pas,  dans  sa  pensée  comme  dans  sa  marclie,  Aramis 
conclut  que  l'événement  qu'il  attendait  ne  se  ferait  pas  attendre. 

Cette  fois  Colbert  semblait  marcher  de  concert  avec  l'éfêque  de  Vannes,  et  eût-il 
reçu  pour  chaque  aiguille  dont  il  piquait  le  cœur  du  roi  un  mot  d'ordre  d'Arainis  qu'il 
n'eût  pas  fait  mieux. 

Toute  cette  journée,  le  roi ,  qui  avait  sans  doute  besoin  d'écarter  une  pensée  sombre, 


362  LES  MOUSQUETAIRETS. 

le  roi  parut  rechercher  aussi  activement  la  société  de  la  Vallière  qu'il  mit  d'empresse- 
ment à  fuir  celle  de  M.  Golbcrt  ou  celle  de  Fouquet. 

Le  soir  vint.  Le  roi  avait  désiré  ne  se  promener  qu'après  le  jeu.  Entre  le  souper  et 
la  promenade,  on  joua  donc. 

Le  roi  gagna  mille  pistoles,  et  les  ayant  gagnées  les  mit  dans  sa  poche ,  et  se  leva 
en  disant  : 

—  Allons,  Messieurs,  au  parc. 

U  y  trouva  les  dames.  Le  roi  avait  gagné  mille  pistoles  et  les  avait  empochées, 
avons-nous  dit.  Mais  M.  Fouquet  avait  su  en  perdre  cent  mille,  de  sorte  que  parmi  les 
courtisans,  il  y  avait  encore  cent  quatre-vingt-dix  mille  livres  de  bénéfice ,  circon- 
stance qui  faisait  des  visages  des  courtisans  et  des  officiers  de  la  maison  du  roi  les  vi- 
sages les  plus  joyeux  de  la  terre. 

Il  n'en  était  pas  de  même  du  visage  du  roi ,  sur  lequel ,  malgré  ce  gain  auquel  il 
n'était  pas  insensible,  demeurait  toujours  un  lambeau  de  nuage.  Au  coin  d'une  allée 
Colbert  l'attendait.  Sans  doute  l'intendant  se  trouvait  là  en  vertu  d'un  rendez-vous 
donné,  car  Louis  XIV,  qui  l'avait  évité  ou  qui  avait  fait  semblant  de  l'éviter,  lui  fit  un 
signe  et  s'enfonça  avec  lui  dans  le  parc. 

Mais  la  Vallière  aussi  avait  vu  ce  front  sombre  et  ce  regard  flamboyant  du  roi;  elle 
l'avait  vu  ,  et  comme  rien  de  ce  qui  couvait  dans  cette  ûme  n'était  impénétrable  à  sou 
amour,  elle  avait  compris  que  cette  colère  compriuiée  menaçait  quelqu'un.  Elle  se  te- 
nait sur  le  chemin  de  la  vengeance  comme  l'ange  de  la  miséricorde. 

Toute  triste,  toute  confuse,  à  demi  folle  d'avoir  été  si  longtenips  séparée  de  sou 
amant,  inquiète  de  cette  émotion  intériein-e  qu'elle  avait  devinée  ,  elle  se  montra  d'a- 
bord au  roi  avec  un  aspect  embarrassé  que  dans  sa  mauvaise  disposition  d'esprit  le  roi 
interpréta  défavorablement. 

Alors,  comme  ils  étaient  seuls  ou  à  peu  près  seuls  ,  attendu  que  Colbert,  en  aper- 
cevant la  jeune  fille ,  s'était  respectueusement  arrêté  et  se  tenait  à  dix  pas  de  distance, 
le  roi  s'approcha  de  la  Vallière  et  lui  prit  la  main. 

—  Mademoiselle,  lui  dit-il.  puis-je  sans  indiscrétion  vous  demander  ce  que  vous 
avez?  Votre  poitrine  paraît  gonflée,  vos  yeux  sont  humides. 

—  Oh  !  sire,  si  ma  poitrine  est  gonflée,  si  mes  yeux  sont  humides,  si  je  suis  triste, 
enfin,  c'est  de  la  tristesse  de  Votre  Majesté. 

—  Ma  tristesse?  oh  !  vous  voyez  mal.  Mademoiselle.  Non ,  ce  n'est  point  de  la  tris- 
tesse que  j'éprouve. 

—  Et  qu'éprouvez-vous,  sire? 

—  De  riiuinilialion. 

—  De  riiuiniliationV  Oli  !  que  dites-vous  donc  là! 

—  Je  dis,  Mademoiselle,  que  là  où  je  suis,  nul  autre  ne  devrait  être  le  maître.  Eh 
bien  !  regardez ,  si  je  ne  m'éclipse  pas,  moi  le  roi  de  France,  devant  le  roi  de  ce  do- 
maine. Oh  !  coutinua-t-il  ou  serrant  les  dents  et  le  poing  ,  oh  !...  Et  quand  je  pense 
que  ce  roi... 

—  Après?  dit  la  Vallière  eifrayée. 

—  Que  ce  roi  est  un  serviteur  infidèle  qui  se  fait  orgueilleux  avec  mon  bien  volé  ! 
Aussi  je  vais  lui  changer,  à  cet  impudent  iniiiislro,  sa  fêle  en  \m  deuil  dont  la  nymphe 
de  Vaux  ,  comme  disent  ses  poètes,  gardera  longtemps  le  souvenir. 

— ■  Oh  !  Votre  Majesté... 

—  Eh  bien  !  Mademoiselle,  allez-vous  prendre  le  parti  de  M.  Fouquet?  fil  Louis XIV 
avec  impatience. 


LOIIS     XIV     T  ROI  VA  NT     l  .\  K     LtTTUK     DE     FOL  UT  ET     A     I.  A     VAL  LIEU  K. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  363 

—  Non  ,  sire,  je  vous  demanderai  seulement  si  vous  êtes  bien  renseigné.  Votre  Ma- 
jesté plus  d'une  fois  a  appris  à  connaître  la  valeur  des  accusations  de  cour, 

Louis  XIV  fil  signe  à  Colberl  de  s'approcher. 

—  Parlez,  monsieur  Golbert,  dit  le  jeune  prince,  car  en  vérité  je  crois  que  voilà 
mademoiselle  de  la  Vallière  qui  a  besoin  de  votre  parole  pour  croire  à  la  parole  du 
roi,  Dites  à  Mademoiselle  ce  qu'a  l'ait  M.  Fouquel.  Et  vous,  Mademoiselle ,  oh  !  ce  ne 
sera  pas  long ,  ayez  la  bonté  d'écouter,  je  vous  prie. 

Pourquoi  Louis  XIV  jnsistait-il  ainsi?  Chose  toute  simple  :  son  cœur  n'était  pas 
tranquille,  son  esprit  n'était  pas  bien  convaincu;  il  devinait  quelque  uienée  sombre, 
obscure,  tortueuse,  sous  cette  histoire  des  treize  millions,  et  il  eiit  voulu  que  le  cœur 
pur  de  la  Vallière,  révolté  à  l'idée  d'un  vol ,  approuvât  d'un  seul  mol  celte  résolution 
qu'il  avait  prise  et  que  néanmoins  il  hésitait  à  mettre  à  exécution. 

—  Parlez ,  Monsieur,  dit  la  Vallière  à  Golbert  qui  s'était  avancé  ;  parlez,  puisque  le 
roi  veut  que  je  vous  écoute.  Voyons,  dites,  quel  est  le  crime  de  M.  FouquetV 

—  Oh!  pas  bien  grave,  Mademoiselle,  dit  le  noir  personnage;  un  simple  abus  de 
confiance... 

—  Dites,  dites,  Golbert,  et  quand  vous  aurez  dit,  laissez-nous  et  allez  avertir  M.  d'Ar- 
tagnan  que  j'ai  des  ordres  à  lui  donner. 

^-  M.  d'Artagnan  !  s'écria  la  Vallière;  et  pourquoi  faire  avertir  M.  d'Artagnan,  sire? 
je  vous  supplie  de  me  le  dire. 

—  Pardieul  pour  arrêter  ce  fitan  orgueilleux  qui,  fidèle  à  sa  devise,  menace  d'es- 
calader mon  ciel. 

—  Arrêter  M.  Fouquet ,  dites-vous? 
-^  Ahl  cela  vous  étonne? 

—  Chez  lui  ! 

—  Pourquoi  pas?  S'il  est  coupable,  il  est  coupable  chez  lui  comme  ailleurs. 

—  M.  Fouquet ,  qui  se  ruine  en  ce  moment  pour  faire  honneur  à  son  roi  ! 

—  Je  crois,  en  vérité,  que  vous  défendez  ce  traître.  Mademoiselle! 
Golbert  se  mit  à  rire  tout  bas.  Le  roi  se  retourna  au  sifflement  de  ce  rire. 

—  Sire,  dit  la  Vallière,  ce  n'est  pas  M.  Fouquet  que  je  défends,  c'est  vous-même. 

—  Moi-même  !...iVous  me  défendez? 

—  Sire,  vous  vous  déshonorez  en  donnant  un  pareil  ordre. 

— :  Me  déshonorer?  niurmura  le  roi  blêmissant  de  colère.  En  vérité,  Mademoiselle, 
vous  mettez  à  ce  que  vous  dites  une  étrange  passion  !      , 

—  Je  mets  de  la  passion,  non  pas  à  ce  que  je  dis ,  sire,  mais  à  servir  Votre  Majesté, 
répondit  la  noble  jeune  fille.  J'y  mettrais,  s'il  le  fallait,  ma  vie,  et  cela  avec  la  même 
passion,  sire. 

Golbert  voulut  grommeler.  Alors  la  Vallière,  ce  doux  agneau,  se  redressa  contre 
lui ,  et  d'un  œil  enflammé  lui  imposa  silence. 

—  Monsieur,  dit-elle,  quand  le  roi  agit  bien ,  si  le  roi  fait  tort  à  moi  ou  aux  miens, 
je  me  tais;  mais  le  roi  me  servît-il,  moi  ou  ceux  que  j'aime,  si  le  roi  agit  mal,  je  le  lui  dis. 

—  Mais  il  me  semble,  Mademoiselle,  hasarda  Golbert ,  que  moi  aussi  j'aime  le  roi. 

—  Oui,  Monsieur,  nous  l'aimons  tous  deux,  chacun  à  sa  manière,  répliqua  la  Val- 
lière avec  un  tel  accent  que  le  cœur  du  jeune  roi  en  fut  pénétré.  Seulement ,  je  l'aime, 
moi,  si  fortement  que  tout  le  monde  le  sait,  si  purement  que  le  roi  lui-même  ne  doute 
pas  de  mon  amour.  Il  est  mon  roi  et  mon  maître;  je  suis  son  humble  servante;  mais 
quiconque  touche  à  son  honneur  touche  à  ma  vie.  Or,  je  répèle  que  ceux-là  désho- 
norent le  roi  qui  lui  conseillent  de  faire  arrêter  M.  Fouquet  chez  lui. 


364  LES  MOUSQUETAIRES. 

Colbert  baissa  la  tê(e,  car  il  se  sentait  abandonné  par  le  roi.  Cependant,  tout  en 
])aissanl  la  tête,  il  murmura  : 

—  Mademoiselle ,  je  n'aurais  qu'un  mot  à  dire. 

—  Ne  le  dites  pas ,  ce  mot ,  Monsieur,  car  ce  mot,  je  ne  l'écouterais  point.  Que  me 
diriez-vous,  d'ailleurs?  Que  M.  Fouquet  a  commis  des  crimes?  Je  le  sais,  parce  que 
le  roi  l'a  dit;  et  du  moment  où  le  roi  a  dit  :  «  Je  crois,  »  je  n'ai  pas  besoin  qu'une 
antre  bouclie  dise  :  «  J'affirme,  »  Mais  M.  Fouquet  fût-ille  dernier  des  hommes,  je  le 
dis  liaulement,  M.  Fouquet  est  sacré  au  roi,  parce  que  le  roi  est  son  hôte.  Sa  maison 
fùt-elle  un  repaire ,  Vaux  fùt-il  une  caverne  de  faux  monnayeurs  ou  de  bandits,  sa 
maison  est  sainte,  son  château  est  inviolable,  puisqu'il  y  loge  sa  femme,  et  c'est  un 
lieu  d'asile  que  des  bourreaux  ne  violeraient  pas. 

La  Vallière  se  tut.  Malgré  lui  le  roi  l'admirait  ;  il  fut  vaincu  par  la  chaleur  de  cette 
voix  ,  parla  noblesse  de  cette  cause.  Colbert.  lui,  ployait  écrasé  par  l'inégalité  de  la 
lutle.  Enfin,  le  roi  respira,  secoua  la  tête  et  tendit  la  main  à  la  Vallière. 

—  Mademoiselle,  dit-il  avec  douceur,  pourquoi  parlez-vous  contre  moi?  Savez-vous 
ce  que  fera  ce  misérable  si  je  le  laisse  respirer? 

—  Eh  !  mon  Dieu  ,  n'est-ce  pas  une  proie  qui  vous  appartiendra  toujours? 

—  Et  s'il  écbappe,  s'il  fuit?  s'écria  Colbert. 

—  Eh  bien  !  Monsieur,  ce  sera  la  gloire  éternelle  du  roi  d'avoir  laissé  fuir  M.  Fou- 
quet; et  plus  il  aura  été  coupable,  plus  la  gloire  du  roi  sera  grande. 

Louis  baisa  la  main  de  lu  Vallière,  tout  en  se  laissant  glisser  à  ses  genoux. 

—  Je  suis  perdu,  pensa  Colbert.  Puis,  tout  à  coup,  sa  ligure  s'éclaira  :  Oh!  non, 
non,  pas  encore!  se  dit-il. 

Et  tandis  que  le  roi ,  protégé  par  l'épaisseur  d'un  énorme  tilleul ,  étreignait  la  Val- 
lière avec  toute  l'ardeur  d'un  inelfable  amour,  Colbeit  fouilla  tranquillement  dans  son 
garde-notes,  d'où  il  tira  un  papier  plié  en  forme  de  lettre,  papier  un  peu  jaune  peut- 
être,  mais  qui  devait  être  bien  précieux,  puisque  l'intendant  sourit  en  le  regardant. 
Puis  il  reporta  son  regard  haineux  sur  le  groupe  charmant  que  dessinaient  dans 
l'ombre  la  jeune  fille  et  le  roi,  groupe  ([ue  venait  éclairer  la  lueur  des  flambeaux  qui 
s'approchaient. 

Louis  vit  la  lueur  de  ces  flambeaux  se  refléter  sur  la  robe  blanche  de  la  Vallière. 

—  Pars,  L(Miise,  lui  dit-il ,  car  voilà  que  l'on  vient. 

—  Mad(  uioiselle.  Mademoiselle,  on  vient!  ajouta  Colbert  pour  hâter  le  départ  de 
la  jeune  fille. 

Louise  disparut  rapidement  entre  les  arbres.  Puis,  connue  le  roi,  qui  s'était  mis  aux 
genoux  de  la  jeune  fille,  se  relevait  : 

—  Ah  !  mademoiselle  de  la  Vallière  a  laissé  tomber  quelque  chose,  dit  Colbert. 

—  Quoi  donc?  demanda  le  roi. 

—  Un  papier,  une  lettre,  quelque  chose  de  blanc;  tenez,  là,  sire. 
Le  roi  se  baissa  vite  elraïuassa  la  lettre  en  la  froissant. 

En  ce  moment  les  flau)beaux  arrivèrent,  inondant  de  jour  celte  scène  obscure. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  36c 


JALOUSIE. 


Celte  vraie  lumière,  cet  empressement  de  tous,  cette  nouvelle  ovation  faite  au  roi 
par  Fouquel,  vinrent  suspendre  reffctd'ime  résolution  que  la  Vallière  avait  déjà  bien 
ébranlée  dans  le  cœur  de  Louis  XIV. 

Il  regarda  Fouquet  avec  une  sorte  de  reconnaissance  pour  lui  de  ce  qu'il  avait  fourni 
à  la  Vallière  l'occasion  de  se  montrer  si  généreuse,  si  fort  puissante  sur  son  cœur. 

C'était  le  moment  des  dernières  merveilles.  A  peine  Fouquet  eut-il  emmené  le  roi 
vers  le  cbàfeau,  qu'une  masse  de  feu  s'écbappanl  avec  un  grondement  majestueux 
du  dôme  de  Vaux,  éblouissante  aurore,  vint  éclairer  jusqu'aux  moindres  détails  des 
parterres. 

Le  feu  d'artifice  commençait.  Colbert,  à  vingt  pas  du  roi  que  les  maîtres  de  Vaux 

entouraient  et  fêtaient,  cberchait  par  l'obstination  de  sa  pensée  funeste  à  ramener 

l'attention  de  Louis  sur  des  idées  que  la  magnificence  du  spectacle  éloignait  un  moment. 

Tout  à  coup,  voulant  la  tendre  à  Fouquet,  le  roi  sentit  dans  sa  main  ce  papier  que, 

selon  toute  apparence,  la  Vallière,  en  fuyant ,  avait  laissé  tomber  à  ses  pieds. 

L'aimant  le  plus  fort  de  la  pensée  d'amour  entraînait  le  jeune  prince  vers  le  souve- 
nir de  sa  maîtresse. 

Aux  lueurs  de  ce  feu  toujours  croissant  en  beautés  et  qui  faisait  pousser  des  cris 
d'admiration  dans  les  villages  d'alentour,  le  roi  lut  le  billet,  qu'il  supposait  être  une 
lettre  d'amour  destinée  à  lui  parla  Vallière. 

A  mesure  qu'il  lisait,  la  pâleur  montait  à  son  visage,  et  cette  sourde  colère  illumi- 
née par  ces  feux  de  mille  couleurs  faisait  un  spectacle  terrible  dont  tout  le  monde  eût 
frémi,  si  chacun  avait  pu  lire  dans  ce  cœur  ravagé  par  les  plus  sinistres  passions.  Pour 
lui,  plus  de  trêve  dans  la  jalousie  et  la  rage.  A  partir  du  moment  où  il  eut  découvert 
la  sombre  vérité  ,  tout  disparut  :  pitié,  douceur,  religion  de  Ihospitalité. 

Peu  s'en  fallut  que  dans  la  douleur  aiguë  qui  tordait  son  cœur  encore  trop  faible 
pour  dissimuler  sa  souffrance,  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  poussât  un  cri  d'alarme  et  qu'il 
n'appelât  ses  gardes  autour  de  lui. 

Cette  lettre  jetée  sur  les  pas  du  roi  par  Colbert ,  on  l'a  déjà  deviné ,  c'était  celle  qui 
avait  disparu  avec  le  portier  Tobie  à  Foniaineldeau,  après  la  tentative  faite  par  Fou- 
quet sur  le  cœur  de  la  Vallière. 

Fouquet  voyait  la  pâleur  et  ne  devinait  point  le  mal ,;  Colbert  voyait  la  colère  et  se 
réjouissait  à  l'approche  de  l'orage. 

La  voix  de  Fouquet  tira  le  jeune  prince  de  sa  flirouche  rêverie. 

—  Qu'avez- vouç ,  sire?  demanda  gracieusement  le  surintendant. 
Louis  fit  un  effort  sur  lui-même,  un  violent  effort. 

—  Rien,  dit-il. 

—  J'ai  peur  que  Votre  Majesté  ne  souffre. 

—  Je  souffre  en  effet,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  Monsieur,  mais  ce  n'est  rien. 
Et  le  roi,  sans  attendre  la  fin  du  feu  d'arlilice,  se  dirigea  vers  le  château. 
Fouquet  accompagna  le  loi.  Tout  le  monde  suivit  derrière  eux.  ' 


366  LES  MOUSQUETAIRES. 

Les  dernières  fusées  brûlèrent  tristement  pour  elles  seules. 

Le  surintendant  essaya  de  questionner  encore  Louis  XIV,  mais  n'obtint  aucune  ré- 
ponse. Il  supposa  qu'il  y  avait  eu  querelle  entre  Louis  et  la  Yallière  dans  le  parc, 
qu'une  brouille  en  était  résultée,  que  le  roi,  peu  boudeur  de  sa  nature,  mais  tout 
dévoué  à  sa  rage  d'amour,  prenait  le  monde  en  haine  depuis  que  sa  maîtresse  le  bou- 
dait. Cette  idée  suffit  à  le  consoler;  il  eut  même  un  sourire  amical  et  consolant  pour  le 
jeune  roi,  quand  celui-ci  lui  souhaita  le  bonsoir. 

Ce  n'était  pas  tout  pour  le  roi.  Il  ftiUait  subir  le  service.  Ce  service  du  soir  se  devait 
faire  en  grande  étiquette.  Le  lendemain  était  le  jour  du  départ.  Il  fallait  bien  que  les 
invités  remerciassent  leur  hôte  et  lui  donnassent  une  politesse  pour  ses  douze  millions. 

La  seule  chose  que  Louis  trouva  d'aimable  pour  Fouquet  en  le  congédiant ,  ce  fut 
ces  paroles  : 

—  Monsieur  Fouquet,  vous  saurez  de  mes  nouvelles;  faites,  je  vous  prie,  venir  ici 
M.  d'Artagnan. 

Et  le  sang  de  Louis  XIII,  qui  avait  tant  dissimulé,  bouillait  alors  dans  ses  veines; 
et  il  était  tout  prêt  à  faire  égorger  Fouquet;  comme  son  prédécesseur  avait  fait  assas- 
siner le  maréchal  d'Ancre.  Aussi  déguisa-t-il  l'affreuse  résolution  sous  un  de  ces  sou- 
rires royaux  qui  sont  les  éclairs  des  coups  d'État. 

Fouquet  prit  la  main  du  roi  et  la  baisa.  Louis  frissonna  de  tout  son  corps,  maislaissa 
toucher  sa  main  aux  lèvres. de  M.  Fouquet. 

Cinq  minutes  après,  d'Artagnan,  auquel  on  avait  transmis  Tordre  royal,  entrait 
dans  la  chambre  de  Louis  XIV. 

Aramis  et  Philippe  étaient  dans  la  leur,  toujours  attentifs,  toujours  écoulant. 

Le  roi  ne  laissa  pas  au  capitaine  de  ses  mousquetaires  le  temps  d'arriver  jusqu'à 
son  fauteuil. 

Il  courut  à  lui. 

—  Ayez  soin,  s'écria-t-il,  que  nul  n'entre  ici. 

—  Bien ,  sire ,  répliqua  le  soldat ,  dont  le  coup  d'œil  avait  depuis  longtemps  analysé 
les  ravages  de  cetlt^  physionomie. 

El  il  donna  l'ordre  à  la  porte;  puis  revenant  vers  le  roi, 

—  Il  y  a  du  nouveau  chez  Voire  Majesté?'dil-il. 

—  Combien  avez-vous  d'hommes  ici?  demanda  le  roi  sans  répondre. aulrèmenl  à  la 
question  qui  lui  était  (aile.  ^ 

—  Pour  quoi  faire,  sire? 

—  Combien  avez-vous  d'hommes?  répéta  le  roi  en  frappant  du  pied. 

—  J'ai  les  mousquetaires. 

—  Après? 

—  J'ai  vingt  gardes  cl  treize  Suisses. 

—  Combien  faut-il  de  gens  pour... 

—  Pour...  dit  le  mousepietaire  avec  ses  grands  yeûX  calmes. 

—  Poiu-  arrêter  M.  Fouquet. 
D'Artagnan  lit  un  pas  en  arrière. 

—  Arrêter  ^l.  Fouquet  !  dit-il  avec  celai. 

—  Allez-vous  dire  aussi  que  c'est  impassible!  s'écria  le  roi  avec  ime  rage  froide  et 
haineuse. 

—  Je  ne  dis  jamais  qu'une  chose  soit  impossible!  ri'pli(pia  d'Artagnan  blessé  au  vif. 
— '  Eh  bien  I  faites. 

D'Artagnan  tourna  sur  sds  lalons  sans  mesure  et  se  Jirigia  vers  la  porte. 


LK  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  367 

L'espace  à  parcourir  était  court  ;  il  le  franchit  eh  six  pas.  Là,  s'arrètant  : 

—  Pardon ,  sire ,  dit-il. 

—  Quoi?  dit  le  roi. 

—  Pour  faire  celte  arrestation,  je  voudrais  un  ordre  écrit. 

—  A  quel  propos,  et  depuis  quand  la  parole  du  roi  ne  vous  suffit-elle  pas? 

—  Parce  qu'une  parole  de  roi ,  issue  d'un  sentiment  de  colère,  peut  changer  quand 
le  sentiment  change. 

—  Pas  de  phrases,  Monsieur  !  vous  avez  une  autre  pensée. 

—  Oh!  j'ai  toujours  des  pensées,  moi,  et  des  pensées  que  les  autres  n'ont  malheu- 
reusement pas,  répliqua  impertinemmenl  d'Artagnan. 

Le  roi,  dans  la  fougue  de  son  enqwrtement ,  plia  devant  cet  homme,  comme  le 
cheval  plie  les  jarrets  sous  la  main  robuste  du  dompteur. 

—  Votre  pensée?  s'écria- t-il. 

—  La  voici,  sire,  répondit  d'Artagnan.  Vous  faites  arrêter  un  homme ,  lorsque  vous 
êtes  encore  chez  lui  :  c'est  de  la  colère.  Quand  vous  ne  serez  plus  en  colère ,  vous  vous 
repentirez.  Alors,  je  veux  pouvoir  vous  montrer  votre  signature  Si  cela  ne  répare 
rien ,  au  moins  cela  nous  montrera-t-il  que  le  roi  a  tort  de  se  mettre  en  colère. 

—  A  tort  de  se  mettre  en  colère  !  hurla  le  roi  avec  frénésie.  Est-ce  que  le  roi  mon 
père,  est-ce  que  mon  aïeul  ne  s'y  mettaient  pas,  corps  du  Christ  ! 

—  Le  roi  votre  père,  le  roi  votre  aïeul,  sire  ,  ne  se  mettaient  jamais  en  colère  que 
chez  eux. 

• —  Le  roi  est  maître  partout  comme  chez  lui. 

■^-  C'est  une  phrase  de  flatteur  et  qui  doit  venir  de  M.  Colbert,  mais  ce  n'est  pas 
une  vérité.  Le  roi  est  chez  lui  dans  toute  maison ,  quand  il  en  a  chassé  le  propriétaire. 
Louis  se  mordit  les  lèvres. 

—  Comment  !  dit  d'Artagnan,  voilà  un  homme  qui  se  ruine  pour  vous  plaire, 
et  vous  voulezle  faire  arrêter!  Mordioux,  sire  ,  si  je  m'appelais  Fouquet,  et  que  l'on 
me  iît  cela,  j'avalerais  d'un  coup  des  fusées  d'artifices  et  j'y  mettrais  le  feu  pour  me 
faire  sauter,  moi  et  tout  le  reste  !  C'est  égal ,  vous  le  voulez ,  j'y  vais. 

—  Allez!  fit  le  roi.  Mais  avez-vous  assez  de  monde  ? 

—  Croyez-vous,  sire,  que  je  vais  emmener  un  anspessade  avec  moi?  Arrêter 
M.  Fouquet,  mais  c'est  si  facile  qu'un  enfant  le  ferait.  M.  Fouquet  à  arrêter? c'est  un 
verre  d'absinthe  à  boire.  On  fait  la  grimace,  et  c'est  tout. 

—  S'il  se  défend?... 

—  Lui  !  allons  donc  1  se  défendre  quand  une  rigueur  comme  celle-là  le  fait  roi  et 
martjr!  Tenez,  s'il  lui  reste  un  million,  ce  dont  je  doute,  je  gage  qu'il  le  doimerait 
pour  avoir  cette  tin-là.  Allons,  sire,  j'y  vais. 

—  Attendez ,  dit  le  roi. 

—  Ah  !  qu'y  a-t-il  ? 

• —  Ne  rendez  pas  publique  son  arrestation. 
' —  C'est  plus  difficile ,  cela. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  rien  n'est  plus  simple  que  d'aller,  au  milieu  des  mille  personnes 
enthousiastes  qui  l'entourent,  dire  à  M.  Fouquet  :  «  Au  nom  du  roi,  Monsieiu',  je  vous 
arrête  !  »  Mais  aller  à  lui ,  le  tourner,  le  retourner,  le  coller  dans  quelque  coin  de  l'é- 
chiquier, de  façon  à  ce  qu'il  n'en  échappe  pas;  le  voler  à  tous  ses  convives  et  vous  le 
garder  prisonnier, sans  qu'un  de  ses  hélas  i  ait  été  entendu,  voilà  une  difficulté  réelle, 
véritable,  suprême,  et  je  la  donne  en  cent  au.\  plus  habiles. 


368  LES  MOUSQUETAIRES.     > 

—  Dites  encore  :  C'est  impossible  !  et  vous  aurez  plus  vite  fait.  Ah!  mon  Dieu ,  mon 
Dieu  !  ne  serais-je  entouré  que  de  gens  qui  m'empêchent  de  faire  ce  que  je  veux  ! 

—  Moi,  je  ne  vous  empêche  de  rien  faire.  Est-ce  dit? 

—  Gardez-moi  M.  Fouquet,  jusqu'à  ce  que  demain  j'aie  pris  une  résolution. 

—  Ce  sera  fait,  sire. 

—  Et  revenez  à  mon  lever  pour  prendre  mes  nouveaux  ordres. 

—  Je  reviendrai. 

—  Maintenant ,  qu'on  me  laisse  seul. 

— Vousnavez  pas  besoin  de  M.  Colbert?  dit  le  mousquetaire,  envoyant  sa  dernière 
flèche  au  moment  du  départ. 

Le  roi  tressaillit.  Tout  entier  à   la  vengeance  ,  il  avait  oublié  le  corps  du  délit. 

—  Non,  personne,  dit-il,  personne  ici  !  Laissez-moi! 

D'Artagnan  partit.  Le  roi  ferma  sa  porte  lui-même,  et  commença  une  furieuse 
course  dans  sa  chambre ,  comme  le  taureau  blessé  qui  traîne  après  lui  ses  banderolles 
el  les  fers  des  hameçons.  Enfin,  il  se  mit  à  se  soulager  par  des  cris. 

—  Ah  1  le  misérable  !  non-seulement  il  me  vole  mes  linances,  mais  avec  cet  or,  il 
me  corrompt  secrétaires,  amis,  généraux,  artistes,  et  il  me  prend  jusqu'à  ma  maî- 
tresse !  ah!  voilà  pourquoi  celte  perfide  l'a  si  bravement  défendu  !...  C'était  de  la  re- 
connaissance !...  Qui  sait,  peut-être  même  de  l'amour. 

Il  s'abîma  un  instant  dans  ses  réflexions  douloureuses. 

—  Un  satyre!  pensa-t-il,  avec  cette  haine  profonde  que  la  grande  jeunesse  porte 
aux  hommes  mûrs  qui  songent  encore  à  l'amour.  Et  qui  n'a  jamais  trouvé  de  rebelles! 
un  homme  à  femmelettes,  <pii  donne  des  fleurettes  d'or  et  de  diamant,  et  qui  a  des 
peintres  pour  faire  le  portrait  de  ses  maîtresses  en  costume  de  déesses  ! 

Le  roi  frémit  de  désespoir. 

—  Il  me  souille  tout!  contiuua-t-il.  Il  me  ruine  tout!  Il  me  tuera!  Cet  houune  est 
trop  pour  moi  1  11  est  mon  mortel  ennemi!  Cet  homme  tombera!  Je  le  hais!.,  je  le 
hais!.,  je  le  hais!.. 

Et  en  disant  ces  mots,  il  frappait  à  coups  redoublés  sur  les  bras  du  fauteuil  dans 
lequel  il  s'asseyait  el  duquel  il  se  levait  comme  un  épileptique. 

—  Demain!  demain!..  Oh  !  le  beau  jour,  murmura-t-il,  quand  le  soleil  se  lèvera, 
n'ayant  que  moi  pour  rival  !  Cel  homme  tombera  si  bas,  qu'en  voyant  les  ruines  que 
ma  colère  aura  faites,  on  avouera  enfin  que  je  suis  plus  grand  que  lui! 

Le  roi ,  incapable  de  se  maîtriser  plus  longtemps,  renversa  d'un  coup  de  poing  une 
table  placée  près  de  son  lit,  et  dans  la  douleur  (ju'il  ressentit,  pleurant  presque,  suffo- 
quant, il  alla  se  précipiter  sur  ses  draps,  tout  habillé  comme  il  était,  pour  les  mordre 
et  pour  y  trouver  le  repos  du  corps. 

Le  lit  gémil  sous  ce  poids,  el  à  part  quelques  soupirs  échappés  de  la  poitrine  hale- 
tante du  roi,  on  n'entendit  plus  rien  dans  la  chambre  de  Morphce. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  3G9 


LESE-MAJESTE. 


Celte  fureur  exaltée  qui  s'était  emparée  du  roi  à  la  vue  et  à  la  lecture  de  la  lettre  de 
Fouquet  à  la  Yallière,  se  fondit  peu  à  peu  en  une  fatigue  douloureuse. 

La  jeunesse,  pleine  de  santé  et  de  vie,  ayant  besoin  de  réparer  à  linstant  même  ce 
qu'elle  perd,  la  jeunesse  ne  connaît  point  ces  insomnies  sans  tin  qui  réalisent  pour  le 
malheureux  la  fable  du  foie  toujours  renaissant  de  Prométhée.  Là  où  1  homme  mûr 
dans  sa  force ,  où  le  vieillard  dans  son  épuisement,  trouvent  une  continuelle  alimen- 
tation de  la  douleur,  le  jeune  homme,  surpris  par  la  révélation  subite  du  mal,  s'énene 
en  cris,  en  luîtes  directes,  et  se  fait  terrasser  plus  vite  par  l'inflexible  ennemi  qu'il 
combat.  Une  fois  terrassé  il  ne  souffre  plus. 

Louis  fut  dompté  en  un  quart  d'heure  ;  puis  il  cessa  de  crisper  ses  poings  et  de  brû- 
ler avec  ses  regards  les  invisibles  objets  de  sa  haine;  il  cessa  d'accuser  par  de  violentes 
paroles  M.  Fouquet  et  la  Vallière  ;  il  tomba  de  la  fureur  dans  le  désespoir,  et  du  dé- 
sespoir dans  la  prostration. 

Après  qu'il  se  fut  raidi  et  tordu  pendant  quelques  instans  sur  le  lit ,  ses  bras  inertes 
retombèrent  à  ses  côtés.  Sa  tête  languit  sur  l'oreiller  de  dentelle,  ses  membres  épuisés 
frissonnèrent,  agités  de  légères  contractions  musculaires,  sa  poitrine  ne  laissa  plus 
filtrer  que  de  rares  soupirs. 

Le  dieu  Morphée  qui  régnait  en  souverain  dans  celte  chambre  à  kujaellc  il  avait 
donné  son  nom ,  et  vers  lequel  Louis  tournait  ses  yeux  appesantis  par  la  colère  et 
rougis  par  les  larmes  ,  le  dieu  Morphée  versait  sur  lui  les  pavois  dont  ses  mains  élaient 
pleines,  de  sorte  que  le  roi  ferma  doucement  les  yeux  et  s'endormit. 

Alors  il  lui  sembla,  comme  il  arrive  souvent  dans  ce  premier  sommeil,  si  doux  et 
si  léger,  qui  élève  le  corps  au-dessus  de  la  couche,  l'âme  au-dessus  de  la  terre,  il  lui 
sembla  que  le  dieu  Morphée ,  peint  sur  le  plafond ,  le  regardait  avec  des  yeux  tout 
humains;  que  quelque  cbose  brillait  et  s'agilait  dans  le  dôme;  que  les  essaims  de 
songes  sinistres,  un  instant  déplacés,  laissaient  à  découvert  un  visage  d'homme,  la 
main  appuyée  sur  sa  bouche,  et  dans  l'attitude  d'une  méditation  contemplative.  Et, 
chose  étrange,  cet  homme  ressemblait  tellement  au  roi,  que  Louis  croyait  voir  son 
propre  visage  réfléchi  dans  un  miroir.  Seulement  ce  visage  était  attristé  par  un  senti- 
ment de  profonde  pitié. 

Puis  il  lui  sembla  peu  à  peu  que  le  dôme  fuyait,  échappant  à  sa  vue,  et  que  les 
figures  et  les  attribuls  peinls  par  Lebrun  s'obscurcissaient  dans  un  éloiguement  pro- 
gressif. Un  mouvement  doux,  égal ,  cadencé  comme  celui  d'un  vaisseau  qui  plonge 
sous  la  vague,  avait  succédé  à  l'immobilité  du  lit. 

Le  roi  faisait  un  rêve  sans  doute,  et  dans  ce  rêve,  la  couronne  d'or  qui  attachait  les 
rideaux  s'éloignait  comme  le  dôme  auquel  elle  restait  suspendue  ,  de  sorte  que  le 
génie  ailé  qui  des  deux  mains  soutenait  cette  couronne  semblait  appeler  vainement  le 
roi  qui  disparaissait  loin  d'elle. 

Le  lit  s'enfonçait  toujours.  Louis,  les  yeux  ouverts,  se  laissait  décevoir  par  cette 
cruelle  hallucination.  Enfin,  la  lumière  de  la  chambre  royale  allant  s'obscurcissant, 

T.  U.  21 


370  LES  MOUSQUETAIRES. 

quelque  chose  de  fVoid,  de  sombre,  d'inexplicable  envahit  l'air.  Plus  de  peintures, 
plus  d'or,  plus  de  rideaux  de  velours,  mais  des  murs  d'un  gris  terne,  dont  l'ombre 
s'épaississait  de  plus  en  plus.  Et  cependant  le  lit  descendait  toujours,  et  après  une 
minute  qui  parut  un  siècle  au  roi,  il  atteignit  une  couche  d'air  noire  et  glacée.  Là 
il  s'arrêta. 

Le  roi  ne  voyait  plus  la  lumière  de  sa  chambre  que  comme  du  fond  d'un  puits,  on 
voit  la  lumière  du  jour. 

—  Je  fais  un  affreux  rôve!  pensa-t-il.  Il  est  temps  de  me  réveiller.  Allons,  réveil- 
lons-nous ! 

Tout  le  monde  a  éprouvé  ce  que  nous  disons  là;  il  n'est  personne  qui,  au  milieu 
d'un  cauchemar  étouffant,  ne  se  soit  dit,  à  l'aide  de  cette  lampe  qui  veille  au  fond  du 
cerveau  quand  toute  lumière  humaine  est  éteinte  ,  il  n'est  personne  qui  ne  se  soit  dit: 
Ce  n'est  rien,  je  rêve  ! 

C'était  ce  que  venait  de  se  dire  Louis  XIV,  mais  à  ce  mot  :  réveillons-nous  1  il  s'a- 
perçut que  non-seulement  il  était  éveillé,  mais  encore  qu'il  avait  les  yeux  ouverts. 
Alors  il  les  jeta  autour  de  lui. 

A  sa  droite  et  à  sa  gauche  se  tenaient  deux  hommes  armés,  enveloppés  chacun 
dans  un  vaste  manteau  et  le  visage  couvert  d'un  masque. 

L'un  de  ces  hommes  tenait  à  la  main  une  petite  lampe  dont  la  lueur  rouge  éclairait 
le  plus  triste  tableau  qu'un  roi  pût  envisager. 

I.ouis  se  dit  que  son  rêve  continuait  et  que  pour  le  faire  cesser,  il  suflisait  de  re- 
muer les  bras  ou  de  faire  entendre  sa  voix.  Il  sauta  on  bas  du  lit  et  se  trouva  sur  un 
sol  humide.  Alors,  s'adressant  à  celui  des  deux  hommes  qui  tenait  la  lampe, 

—  Qu'est  cela ,  Monsieur,  dit-il ,  et  d'où  vient  cette  plaisanterie  ? 

—  Ce  n'est  point  une  plaisanterie,  répondit  d'une  voix  sourde  celui  des  deux  hom- 
mes masqués  qui  tenait  la  lanterne. 

—  Étes-vous  à  M.  Fouquet?  demanda  le  roi  un  peu  interdit. 

—  Peu  importe  à  ([ui  nous  appartenons!  dit  lo  fantôme.  Nous  sommes  vos  maîtres^ 
voilà  tout. 

Le  roi,  plus  impatient  qu'intimidé,  se  tourna  vers  le  second  masque. 

—  Si  c'est  une  comédie,  fit-il,  vous  direz  à  M.  Fouquet  que  je  la  trouve  inconvenante, 
et  j'ordoiuK'  qu'elle  cesse. 

Ce  second  masque  auquel  s'adressait  le  roi  était  un  homme  de  très-haute  taille  et 
d'une  vaste  circonférence.  Il  se  tenait  droit  et  immobile  comme  un  bloc  de  marbre. 

—  Eh  bicnl  ajouta  lo  roi  on  frappant  du  pied,  vous  ne  me  répondez  pas! 

—  Nous  ne  vous  répondons  pas,  mon  polit  monsieur,  fit  le  goanl  d'une  voix  de 
Stentor,  parce  qu'il  n'y  a  rien  avons  répondre. 

— '  Mais  enfin  que  me  veut-on?  s'écria  Louis  en  se  croisant  les  bras  avec  colère. 
-—  Vous  le  saurez  plus  lard ,  répondit  le  porte-lampe. 

—  En  attendant ,  où  suis-jo  ? 

—  Regardez. 

Louis  regarda  eCfeclivomenl  j  mais  à  la  hieiir  do  la  lampe  que  soulevait  l'homme 
masqué,  il  n'aporçut  que  dos  murs  humides  i^ur  lesquels  brillait  çà  et  là  le  sillage 
argenté  dos  limaces. 

—  Oh!  ob  !  un  cachot?  fit  lo  roi. 

—  Non,  un  souterrain. 
• —  Qui  môuo?... 

—  Veuilii'/.  nous  suivre. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  371 

—  Je  ne  bougerai  pas  d'ici!  s'écria  le  roi. 

—  Si  vous  faites  le  miilin  .  mon  jeune  ami,  répondit  le  plus  robuste  des  deux  bom- 
mes,  je  vous  enlèverai ,  je  vous  roulerai  dans  un  manteau,  et  si  vous  y  étouffez ,  ma 
foi  !  ce  sera  tant  pis  pour  vous. 

Et  en  disant  ces  mots,  celui  qui  les  disait  tira  de  dessous  ce  manteau  dont  il  mena- 
çait le  roi  une  main  que  iNIilon  de  Crotone  eut  bien  voulu  posséder,  le  jour  où  lui  vint 
celte  malbeureuse  idée  de  fendre  son  dernier  chêne. 

Le  roi  eut  horreur  d'une  violence,  car  il  comprenait  que  ces  deux  hommes  au 
pouvoir  desquels  il  se  trouvait  ne  s'étaient  point  avancés  jusque-là  pour  reculer,  et  par 
conséquent  pousseraient  la  chose  jusqu'au  bout.  Il  secoua  la  tête. 

—  Il  paraît  que  je  suis  tombé  aux  mains  de  deux  assassins,  dit-il.  Marchons. 
Aucun  des  deux  hommes  ne  répondit  à  cette  parole.  Celui  qui  tenait  la  lampe 

marcha  le  premier;  le  roi  le  suivit;  le  second  masque  vint  ensuite.  On  traversa  ainsi 
une  galerie  longue  et  sinueuse,  diaprée  d'autant  d'escaliers  qu'on  en  trouve  dans  les 
mystérieux  et  sombres  palais  d'Anne  Radcliti".  Tous  ces  détours,  pendant  lesquels  le 
roi  entendit  plusieurs  fois  des  bruits  d'eau  sur  sa  tête,  aboutirent  enfin  à  un  long  cor- 
ridor fermé  par  une  porte  de  fer.  L'homme  à  la  lampe  ouvrit  cette  porte  avec  des  clefs 
qu'il  portait  à  sa  ceinture,  où,  pendant  toute  la  roule,  le  roi  les  avait  entendues 
résonner. 

Quand  cette  porte  s'ouvrit  et  donna  passage  à  l'air,  Louis  reconnut  ces  senteurs  em- 
baumées qui  s'exhalent  des  arbres  après  les  journées  chaudes  de  l'été.  Un  instant  il 
s'arrêta  hésitant,  mais  le  robuste  gardien  qui  le  suivait  le  poussa  hors  du  souterrain. 

—  Encore  un  coup,  dit  le  roi  en  se  retournant  vers  celui  qui  venait  de  se  livrer  à 
cet  acte  audacieux  de  toucher  son  souverain  ,  que  voulez-vous  faire  du  roi  de  France? 

—  Tâchez  d'oublier  ce  mot-là,  répondit  l'homme  à  la  lampe  d'un  ton  qui  n'admet- 
tait pas  plus  de  réplique  que  les  fameux  arrêts  de  Minos. 

—  Vous  devriez  être  roué  pour  le  mot  qvie  vous  venez  de  prononcer,  ajouta  le 
géant  en  éteignant  la  lumière  que  lui  passait  son  compagnon;  mais  le  roi  est  trop 
humain. 

Louis ,  à  cette  menace ,  lit  un  mouvement  si  brusque  que  l'on  put  croire  qu'il  vou- 
lait fuir,  mais  la  main  du  géant  s'appuya  sur  son  épaule  et  le  fixa  à  sa  place. 

—  Mais  enfin  où  allons-nous?  dit  le  roi. 

— -  Venez,  répondit  le  premier  des  deux  hommes  avec  une  sorte  de  respect  et  en 
conduisant  son  prisonnier  vers  un  carrosse  qui  semblait  attendre. 

Ce  carrosse  était  entièrement  caché  dans  les  feuillages.  Deux  chevaux  ayant  des 
entraves  aux  jambes  étaient  attachés  par  un  licol  aux  branches  basses  d'un  grand 
chêne. 

—  Montez,  dit  le  même  homme  en  ouvrant  la  portière  du  carrosse  et  en  abaissant 
le  marchepied. 

Le  roi  obéit,  s'assit  au  fond  de  la  voiture,  dont  la  portière  matelassée  et  à  serrure 
se  ferma  à  l'instant  même  sur  lui  et  sur  son  conducteur.  Quant  au  géant,  il  coupa  les 
entraves  et  les  liens  des  chevaux,  les  attela  lui-même  et  monta  sur  le  siège,  qui 
n'était  pas  occupé.  Aussitôt  le  carrosse  parfit  au  grand  trot,  gagna  la  route  de  Paris, 
et  dans  la  forêt  de  Sénart  trouva  un  relais  attaché  à  des  arbres  comme  les  premiers 
chevaux  et  sans  postillon.  L'homme  du  siège  changea  d'attelage  et  continua  rapide- 
ment sa  route  vers  Paris,  où  il  entra  sur  les  trois  heures  du  matin.  Le  carrosse  suivit 
le  faubourg  Saint- Antoine,  et  après  avoir  crié  à  la  sentinelle  :  Ordre  du  roi  !  le  cocher 
guida  les  chevaux  dans  l'enceinte  ciiculaire  delà  Bastille  aboutissant  à  la  cour  du 


372  LES  MOUSQUETAIRES. 

Gouvernement.  Là.  les  chevaux  s'arrêtèrent  fumansaux  degrés  du  perron.  Un  sergent 
de  garde  accourut. 

—  Qu'on  éveille  M.  le  gouverneur,  dit  le  cocher  d'une  voix  de  tonnerre. 

A  part  cette  voix,  qu'on  eût  pu  entendre  de  l'entrée  du  faubourg  Saint-Antoine, 
tout  demeura  calme  dans  le  carrosse  comme  dans  le  château.  Dix  minutes  après , 
M.  de  Baisemeaux  parut  en  robe  de  chambre  sur  le  seuil  de  sa  porte. 

—  Qu'est-ce  encore?  demanda-t-il ,  et  que  m'amenez-vous  là? 

L'homme  à  la  lanterne  ouvrit  la  portière  du  carrosse  et  dit  deux  mots  au  co- 
cher. Aussitôt  celui-ci  descendit  de  son  siège,  prit  un  mousqueton  qu'il  y  tenait  sous 
ses  pieds  et  appuya  le  canon  de  l'arme  sur  la  poitrine  du  prisonnier. 

—  Et  faites  feu  s'il  parle  1  ajouta  tout  haut  l'homme  qui  descendait  de  la  voiture. 

—  Bien!  répliqua  l'autre  sans  plus  d'observation. 

Cette  recommandation  faite,  le  conducteur  du  roi  monta  les  degrés,  au  haut  des- 
quels l'attendait  le  gouverneur. 

—  Monsieur  d'Herblay  !  s'écria  celui-ci. 

—  Chut!  dit  Aramis.  Entrons  chez  vous. 

—  Oh!  mon  Dieu  !  Et  quoi  donc  vous  amène  à  cette  heure? 

—  Une  erreur,  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  répondit  tranquillement  Aramis. 
Jl  paraît  que  l'autre  jour  vous  aviez  raison. 

—  A  quel  propos?  demanda  le  gouverneur. 

—  Mais  à  propos  de  cet  ordre  d'élargissement,  cher  ami. 

—  Expliquez  moi  cela,  Monsieur,  non,  monseigneur,  dit  le  gouverneur  sulfoqué  à 
la  fois  et  par  la  surprise  et  par  la  terreur. 

—  C'est  bien  simple  :  vous  vous  souvenez,  cher  monsietu'  de  Baisemeaux,  qu'on 
vous  a  envoyé  un  ordre  de  mise  en  liberté? 

—  Oui ,  pour  Marchiali. 

—  Eh  bien  !  n'est-ce  pas,  nous  avons  cru  tous  que  c'était  pour  Marchiali? 

—  Sans  doute.  Cependant,  rappelez-vous  que  moi  je  doutais,  que  moi  je  ne  voulais 
pas,  que  c'est  vous  qui  m'avez  contraint. 

—  Oh  !  quel  mot  employez-vous  là  ,  cher  Baisemeaux!..  engagé,  voilà  tout. 

—  Engagé,  ovii,  engagea  vous  le  remettre  ,  et  que  vous  l'avez  emmené  dans  votre 
carrosse. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  monsieur  de  Baisemeaux  ,  c'était  une  erreur.  On  l'a  re- 
connue au  ministère ,  de  sorte  quejc  vous  rapporte  un  ordre  du  roi ,  pour  mettre  en 
liberté...  Seldon,  ce  pauvre  diable  d'Écossais,  vous  savez? 

—  Seldon  1  vous  êtes  sur  cette  fois?.. 

—  Dame  !  lisez  vous-même ,  ajouta  Aramis  en  lui  remettant  l'ordre  auquel  il  avait, 
dans  une  de  ses  visites,  si  adroitement  substitué  celui  qui  concernait  Marchiali. 

—  Mais,  dit  Baisemeaux,  cet  ordre  c'est  celui  qui   m'est  déjà  passé  par  les  mains. 

—  Vraiment? 

—  C'est  relui  ([uc  je  vous  attestais  avoir  vu  l'autre  soir.  Parbleu  !  je  le  reconnais 
nu  pâté  d'encre. 

—  Je  ne  sais  si  c'est  celui-là,  mais  toujours  est-il  que  je  vous  l'apporte. 

—  Mais  alors ,  l'aiitrc? 

—  Qui  l'autre? 

—  Marchiali? 

—  Je  vous  le  ramène. 

—  Mais  cela  ne  me  snflit  pas.  Il  faiil  pour  le  reprendre  un  nouvel  ordre. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  373 

—  Ne  dites  donc  pas  de  ces  choses-là,  mon  cher  Baisetneaux  !  vous  parlez  coinnie  im 
enfant  !  Où  est  l'ordre  que  vous  avez  reçu  touchant  Marchiali  ? 

Baisemeaux  courut  à  son  coffret  et  l'en  tira.  Aramis  le  saisit,  le  déchira  froidement 
en  quatre  morceaux,  approcha  les  morceaux  de  la  lampe  et  les  hrùla. 

—  Mais  que  faites-vous  !  s'écria  Baisemeaux,  au  comble  de  l'eflroi. 

—  Considérez  un  peu  la  situation,  mon  cher  gouverneur,  dit  Aramis  avec  sou  im- 
perturbable tranquillité,  et  vous  allez  voir  comme  elle  est  simple.  Vous  n'avez  plus 
d'ordre  qui  justilie  la  sortie  de  Marchiali. 

—  Eh  !  mon  Dieu  ,  non ,  je  suis  un  homme  perdu  ! 

—  Mais  pas  du  tout,  puisque  je  vous  ramène  Marchiali.  Du  moment  où  je  vous  le 
ramène,  c'est  comme  s'il  n'était  pas  sorti. 

—  Ah!  fit  le  gouverneur  abasourdi. 

—  Sans  doute.  Vous  l'allez  renfermer  sur  l'heure. 

—  Je  le  crois  bien  ! 

—  Et  vous  me  donnerez  ce  Seldon  que  l'ordre  nouveau  libère.  De  cette  façon  votre 
comptabilité  est  en  règle.  Comprenez- vous? 

—  Je...  je... 

—  Vous  comprenez ,  dit  Aramis.  Très-bien. 
Baisemeaux  joignit  les  mains. 

—  Mais  enfin  pourquoi,  après  m'avoir  pris  Marchiali,  me  le  ramenez-vous?  s'écria 
le  malheureux  gouverneur  dans  un  paroxysme  de  douleur  et  d'ahurissement. 

—  Pour  un  ami  comme  vous,  dit  Aramis,  pour  un  serviteur  comme  vous,  pas  de 
secrets. 

Et  Aramis  rapprocha  sa  bouche  de  l'oreille  de  Baisemeaux. 

—  Vous  savez,  continua  Aramis  à  voix  basse,  quelle  ressemblance  il  y  avait  entre  ce 
malheureux  et... 

—  Et  le  roi  ;  oui. 

—  Eh  bien!  le  premier  usage  qu'a  fait  Marchiali  de  sa  liberté  a  été  pour  soutenir, 
devinez  quoi? 

—  Comment  voulez-vous  que  je  le  devine? 

—  Pour  soutenir  qu'il  était  le  roi  de  France. 

—  Oh  !  le  malheureux  !  s'écria  Baisemeaux. 

—  C'a  été  pour  se  revêtir  d'habits  pareils  à  ceux  du  roi  et  se  poser  en  usurpateur. 

—  Bonté  du  ciel  ! 

—  Voilà  pourquoi  je  vous  leramène,  cher  ami.  Il  est  fou  etdilsa  folie  atout  le  monde. 

—  Que  faire  alors? 

—  C'est  bien  simple  :  ne  le  laisser  communiquer  avec  personne.  Vous  comprenez 
que  lorsque  sa  folie  est  venue  aux  oreilles  du  roi,  qui  avait  eu  pitié  de  son  malheur 
et  qui  se  voyait  récompensé  de  sa  bonté  par  une  noire  ingratitude,  le  roi  a  été  furieux. 
De  sorte  que  maintenant,  retenez  bien  ceci,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  car  ceci 
vous  regarde;  de  sorte  que  maintenant  il  y  a  peine  de  mort  contre  ceux  qui  le  laisse- 
raient communiquer  avec  d'autres  qu'avec  moi,  ou  avec  le  roi  lui-même.  Vous  en- 
tendez, Baisemeaux,  peine  de  mort? 

—  Si  j'entends,  morbleu! 

—  Et  maintenant  descendez,  et  reconduisez  ce  pauvre  diable  à  son  cachot,  à  moins 
que  vous  ne  préfériez  le  faire  monter  ici. 

—  A  quoi  bon? 

—  Oui,  mieux  vaut  l'écrouer  tout  de  suite,  n'est-ce  pas? 


374  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Pardieu  ! 

—  Eh  bien  I  alors,  allons. 

Baisemeaux  fit  battre  le  tambour  et  sonner  la  cloche  qui  avertissait  chacun  de  ren- 
trer, afin  d'éviter  la  rencontre  d'un  prisonnier  mystérieux,  Puis,  lorsque  les  passages 
furentlibres,  il  alla  prendre  au  carrosse  le  prisonnier,  que  Porthos,  fidèle  à  la  consigne, 
maintenait  toujours  le  pistolet  sur  la  gorge. 

—  Ah!  vous  voilà,  malheureux  !  s'écria  Baisemeaux  en  apercevant  le  roi.  C'est  bon! 
c'est  bon! 

Et  aussitôt,  faisant  descendre  le  roi  de  voiture,  il  le  conduisit,  toujours  accompagné 
de  Porthos.  qui  n'avait  pas  quitté  son  masque  .  et  d'Aramis,  qui  avait  remis  le  sien, 
dans  la  deuxième  Bertaudière ,  et  il  lui  ouvrit  la  porte  de  la  chambre  où  pendant  six 
ans  avait  gémi  Philippe. 

Le  roi  entra  dans  le  cachot  sans  prononcer  une  parole.  Il  était  pâle  et  hagard. 

Baisemeaux  referma  la  porte  sur  lui,  donna  lui-même  deux  tours  de  clefs  à  la  ser- 
rure, et  revenant  à  Ararais: 

—  Gest,  ma  foi!  vrai,  lui  dit-il  tout  bas,  qu'il  ressemble  au  roi;  mais  cependant 
moins  que  vous  ne  le  dites. 

— De  sorte,  fit  Aramis,  que  vous  ne  vousseriez  pas  laissé  prendre  à  la  substitution,  vous? 

—  Ah!  par  exemple! 

—  Vous  êtes  un  homme  précieux,  mon  cher  Baisemeaux.  dit  Aramis.  Maintenant 
mettez  en  liberté  Seldon. 

—  C'est  juste;  j'oubliais Je  vais  donner  l'ordre. 

—  Bah  !  demain  vous  avez  le  temps. 

—  Demain!  non  ,  non,  à  l'instant  même.  Dieu  me  garde  d'attendre  une  seconde. 

—  Alors  allezà  vosaffaires,  moi  je  vais  aux  miennes.  Maisc'est  compris,  n'est-ce  pas? 

—  Qu'est-ce  qui  est  compris? 

—  Que  personne  n'entrera  chez  le  prisonnier  qu'avec  un  ordre  du  roi,  ordre  que 
j'apporterai  moi-même. 

—  C'est  dit.  Adieu,  monseigneur. 
Aramis  revint  vers  son  compagnon. 

— •Allons,  allons ,  ami  Porthos,  à  Vaux  !  et  bien  vite  ! 

—  On  est  léger  quand  on  a  tidèlcmont  servi  son  roi,  et  en  le  servant  sauvé  son  pays, 
dit  Porthos.  Les  chevaux  n'auionl  rien  ;i  traîner.  Partons. 

Et  le  carrosse ,  délivré  d'un  prisonnier  qui  en  effet  pouvait  paraître  bien  lourd  à 
Aramis,  franchit  le  pont-bnis  de  la  Bastille,  qui  se  releva  derrière  lui. 


LR  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


375 


UNE   NUIT   A    LA   BASTILLE. 


'^^,(^  A  souffrance  dans  cette  vie  est  en  proportion  des  forces  de 
l'homme.  Nous  ne  prétendons  pas  dire  que  Dieu  mesure 
toujours  aux  forces  delà  créature  l'angoisse  qu'il  lui  fait 
endurer  :  cela  ne  serait  pas  exact .  puisque  Dieu  permet 
la  mort,  qui  est  parfois  le  seul  refuge  des  âmes  trop 
vivement  pressées  dans  le  corps.  La  souffrance  est  en 
proportion  des  forces ,  c'est-à-dire  que  le  faible  souffre 
plus,  à  mal  égal,  que  le  fort.  Maintenant,  de  quels  élé- 
mens  se  compose  la  force  humaine?  n'est-ce  pas  surtout 
de  l'exercice,  de  l'habitude,  de  l'expérience?  Voilà  ce  que 
nous  ne  prendrons  pas  la  peine  de  démontrer,  c'est  un  axiome  au  moral  comme  au 
physique. 

Quand  le  jeune  roi,  hébété,  rompu,  se  vit  conduire  à  une  chambre  de  la  Bastille, 
il  se  figura  d'abord  que  la  mort  est  comme  un  sommeil,  qu'elle  a  ses  rêves,  que  le  lit 
s'était  enfoncé  dans  le  plancher  de  Vaux,  que  la  mort  s'en  était  suivie,  et  que  pour- 
suivant son  rêve  de  roi,  Louis  XIV,  défunt,  rêvait  une  de  ces  horreurs,  impossibles  à 
la  vie,  qu'on  appelle  le  détrônement,  l'incarcération  et  l'insulte  d'un  roi  naguère  tout- 
puissant. 

Assister,  fantôme  palpable,  à  sa  passion  douloureuse;  nager  dans  un  mystère  in- 
compréhensible entre  la  ressemblance  et  la  réalité;  tout  voir,  tout  entendre ,  sans 
brouiller  un  de  ces  détails  de  l'agonie,  n'était-ce  pas,  se  disait  le  roi,  un  supplice  d'au- 
tant plus  épouvantable  qu'il  pouvait  être  éternel? 

—  Est-ce  là  ce  qu'on  appelle  l'éternité,  l'enfer?  murmura  Louis  XIV,  au  moment  où 
la  porte  se  ferma  sur  lui,  poussée  par  Baisemeaux  lui-même. 

Il  ne  regarda  pas  même  autour  de  lui,  cl  dans  cette  chambre,  adossé  à  un  des  murs, 
il  se  laissa  emporter  par  la  terrible  supposition  de  sa  mort ,  en  fermant  les  yeux  pour 
éviter  de  voir  quelque  chose  de  pire  encore. 

—  Comment  suis-je  mort?  se  dit-il  à  moitié  insensé.  N'aura-t-on  pas  ûiit  descendre 
ce  lit  par  artifice?  Mais  non  ,  pas  de  souvenir  d'aucune  contusion  ,  d'aucun  choc.  Ne 
m'aurait-on  pas  plutôt  empoisonné  dans  le  repas  ou  avec  des  fumées  de  cire,  comme 
Jeanne  d'Albret,  ma  bisaïeule  ? 

Peu  à  peu  le  froid  de  cette  chambre  tomba  comme  un  manteau  sur  les  épaules 
de  Louis. 

—  J'ai  vu,  dit-il,  mon  père  exposé  mortsur  sonlit  dans  son  habitroyal.  Celte  ligure 
pâle,  si  calme  et  si  affaissée,  ces  mains  si  adroites  devenues  insensibles,  ces  jambes 


37G  LES  MOUSQUETAIRES. 

roidies,  tout  cela  n'annonçait  pas  un  sommeil  peuplé  de  songes.  Et  pourtant  que  de 
songes  Dieu  ne  devait-il  pas  envoyer  à  ce  mort!...  à  ce  mort  que  tant  d'autres  avaient 
précédé ,  précipités  par  lui,  dans  la  mort  éternelle!!!  Non,  ce  roi  était  encore  le  roi; 
il  trônait  encore ,  sur  ce  lit  funèbre  ,  comme  sur  le  fauteuil  de  velours.  Il  n'avait  rien 
abdiqué  de  sa  majesté.  Dieu,  qui  ne  l'avait  point  puni,  ne  peut  me  punir,  moi  qui 
n'ai  rien  fait. 

Un  bruit  étrange  attira  l'attention  du  jeune  homme.  Il  regarda  et  vit  sur  la  chemi- 
née, au-dessous  d'un  énorme  christ  grossièrement  peint  à  fresque,  un  rat  de  taille 
monstrueuse,  occupé  à  grignoter  un  reste  de  pain  dur,  tout  en  fixant  sur  le  nouvel 
hôte  du  logis  un  regard  intelligent  et  curieux. 

Le  roi  eut  peur,  il  sentit  le  dégoi'it:  il  recula  vers  la  porte  en  poussant  un  grand  cri. 
Et  comme  s'il  eût  fallu  ce  cri,  échappé  de  sa  poitrine,  pour  qu'il  se  reconni'it  lui- 
même  ,  Louis  se  comprit  vivant,  raisonnable  et  nanti  de  sa  conscience  naturelle. 

—  Prisonnier!  s'écria-t-ilj  moi,  moi,  prisonnier! 
Il  chercha  des  yeux  une  sonnette  pour  appeler. 

—  Il  n'y  a  pas  de  sonnettes  à  la  Bastille,  dit-il,  et  c'est  à  la  Bastille  que  je  suis  en- 
fermé. Maintenant,  comment  ai-je  été  fait  prisonnier?  C'est  une  conspiration  de  M.  Fou- 
(piet  nécessairement.  J'ai  été  attiré  à  Vaux  dans  un  piège.  M.  Fouqnet  ne  peut  être 
seul  dans  cette  alfaire.  Son  agent...  cette  voix...  C'étaitM.  d'Herblay!  je  l'ai  reconnu. 
Colbert  avait  raison.  Mais  que  me  veut  Fouquet?  régnera-t-il  à  ma  place?  Impossible! 
Qui  sait!...  pensa  le  roi  devenu  sombre.  Mon  frère  le  duc  d'Orléans  fait  peut-être 
contre  moi  ce  qu'a  voulu  faire,  toute  sa  vie,  mon  oncle  contre  mon  père.  Mais  la  reine? 
mais  ma  mère?  mais  la  Valhère?  Oh  !  la  Vallière!  elle  serait  livrée  à  Madame.  Chère 
enfant!  oui ,  c'est  cela,  on  l'aura  renfermée  connue  je  le  suis  moi-même.  Nous  sommes 
éternellement  séparés! 

Et  à  celte  seule  idée  de  séparation,  l'amant  éclata  en  soupirs,  en  sanglots  et  en  cris. 

—  Il  y  a  un  gouverneur  ici ,  reprit  le  roi  avec  fureur.  Je  lui  parlerai.  Appelons. 
Il  appela.  Aucune  voix  ne  répondit  à  la  sienne. 

Il  jtrit  sa  chaise  et  s'en  servit  pour  frapper  dans  la  massive  porte  de  chêne.  Le  bois 
sonna  sur  le  bois  et  fit  parler  plusieurs  échos  lugubres  dans  les  profondeurs  de  l'es- 
calier; mais  de  créature  qui  répondît,  pas  une. 

C'était  pour  le  roi  une  nouvelle  preuve  du  peu  d'estime  qu'on  faisait  de  lui  à  la  Bas- 
tille. Alors,  après  la  première  colère,  ay;inl  remarqué  une  fenêtre  grillée  par  où  pas- 
sait un  losange  doré  qui  devait  être  l'aube  lumineuse,  Louis  se  mil  à  crier,  doucement 
d'abord,  puis  avec  force.  Il  ne  lui  fut  rien  répondu. 

Vingt  autres  tentatives  faites  successivement  n'obtinrent  pas  plus  de  succès. 

Le  sang  conmionçaità  se  révolter  et  montait  à  la  tête  du  prince.  Celte  nature,  habi- 
tuée au  commandement,  frémissait  devant  une  désobéissance.  Peu  à  peu  la  colère 
grandit.  Le  prisonnier  brisa  sa  chaise  trop  lourde  pour  ses  mains  et  s'en  servit  comme 
d'un  bélier  pour  frapper  dans  la  porte.  Il  frappa  si  fort  et  tant  de  fois  que  la  sueur 
conunoiu'a  à  couler  de  son  front.  Le  bruit  devint  iuunense  et  continu.  Quelques  cris 
étoiiltés  y  répondaient  çà  et  là. 

Ce  bruit  produisit  sur  le  roi  un  ell'el  étrange.  11  s'arrêta  pour  l'écouter.  C'étaient  les 
voix  des  prisoimiers  autrefois  ses  victimes,  aujourd'hui  ses  compagnons.  Ces  voix 
montaient  comme  des  vapeurs  à  travers  d'épais  plafonds,  des  murs  opaques.  Elles 
accusaient  encore  l'auleiu'  de  ce  bruit,  coiiune  sans  doute  les  situpirs  et  les  larmes 
accusaient  tout  bas  l'auteur  de  leur  captivité.  Après  avoir  ôté  la  liberté  à  tant  de  gens, 
le  roi  venait  chez  eux  leur  ôter  le  sommeil. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  377 

Cette  idée  faillit  le  rendre  fou.  Elle  doubla  ses  foi'ces  ou  plutôt  sa  volonté,  altérée 
d'oblcnir  un  renseignement  ou  une  conclusion.  Le  bâton  de  la  cbaise  recommença 
son  office.  Au  bout  d'une  heure,  Louis  entendit  quelque  chose  dans  le  corridor  der- 
rière sa  porte,  et  un  violent  coup,  répondu  dans  cette  porte  même,  fit  cesser  les  siens. 

—  Ah  çà,êtcs-vous  fou?  dit  une  rude  et  grossière  voix.  Que  vous  prend-il  ce  malin? 

—  Ce  matin  !  pensa  le  roi  surpris. 
Puis  poliment, 

—  Monsieur,  dit-il,  ètes-vous  le  gouverneur  de  la  Bastille? 

—  Mon  brave,  vous  avez  la  cervelle  détraquée,  répliqua  la  voix;  mais  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  faire  tant  de  vacarme.  Taisez-vous,  mordieu! 

—  Est-ce  vous  le  gouverneur?  demanda  encore  le  roi. 

Une  porte  se  referma.  Le  guichetier  venait  de  partir,  sans  daigner  même  répondre 
un  mot. 

Quand  le  roi  eut  la  certitude  de  ce  départ,  sa  fureur  ne  connut  plus  de  bornes. 
Agile  comme  un  tigre,  il  bondit  de  la  table  sur  la  fenêtre,  dont  il  secoua  les  grilles. 
Il  enfonça  une  vitre  dont  les  éclats  tombèrent  avec  mille  cliquetis  harmonieux  dans  les 
cours.  Il  appela,  en  s'enrouant,  le  gouverneur!  le  gouverneur!  Cet  accès  dura  une 
heure,  qui  fut  une  période  de  fièvre  chaude. 

Les  cheveux  en  désordre  et  collés  sur  son  front,  ses  habits  déchirés,  blanchis, 
son  linge  en  lambeaux,  le  roi  ne  s'arrêta  qu'à  bout  de  toutes  ses  forces,  et  seulement 
alors  il  comprit  l'épaisseur  impitoyable  de  ces  murailles,  l'impénétrabilité  dece  ciment, 
invincible  à  toute  autre  tentafive  qu'à  celle  du  temps,  ayant  pour  outil  le  désespoir. 

Il  appuya  son  front  sur  la  porte  et  laissa  son  cœur  se  calmer  peu  à  peu  ;  un  batte- 
ment de  plus  l'eût  fait  éclater. 

—  Il  viendra,  dit-il ,  un  moment  où  l'on  m'apportera  la  nourriture  que  l'on  donne 
à  tous  les  prisonniers.  Je  verrai  alors  quelqu'un,  je  parlerai,  on  me  répondra. 

Et  le  roi  chercha  dans  sa  mémoire  à  quelle  heure  avait  lieu  le  premier  repas  des 
prisonniers  dans  la  Bastille.  Il  ignorait  même  ce  détail.  Ce  fut  un  coup  de  poignard 
sourd  et  cruel ,  que  ce  remords  d'avoir  vécu  vingt-cinq  ans,  roi  et  heureux,  sans  penser 
à  tout  ce  que  souffre  un  malheureux  qu'on  prive  injustement  de  sa  liberté.  Le  roi  en 
rougit  de  honte.  Il  sentait  que  Dieu,  en  permettant  cette  humiliation  terrible,  ne  fai- 
sait que  rendre  à  un  homme  la  torture  infligée  par  cet  homme  à  tant  d'autres. 

Rien  ne  pouvait  être  plus  efficace  pour  ramener  à  la  religion  cette  âme  atterrée  par 
le  sentiment  des  douleurs.  Mais  Louis  n'osa  pas  même  s'agenouiller  pour  prier  Dieu  , 
pour  lui  demander  la  fin  de  cette  épreuve. 

— Dieu  fait  bien,  dit-il,  Dieu  a  raison.  Ce  serait  lâche  à  moi  de  dejnander  à  Dieu 
ce  que  j'ai  refusé  souvent  à  mes  semblables. 

11  en  était  là  de  ses  réflexions,  c'est-à-dire  de  son  agonie,  quand  le  même  bruit  se  fit 
entendre  derrière  sa  porte,  suivi  cette  fois  du  grincement  des  clefs  et  du  bruit  des  ver- 
rous jouant  dans  les  gâches. 

Le  roi  fit  un  bond  en  avant  pour  se  rapprocher  de  celui  qui  allait  entrer,  mais  sou- 
dain ,  songeant  que  c'était  un  mouvement  indigne  d'un  roi ,  il  s'arrêta,  prit  une  pose 
noble  et  calme,  ce  qui  lui  était  facile,  et  il  attendit  le  dos  tourné  à  la  fenêtre,  [>our  dis- 
simuler un  peu  de  son  agitation  aux  regards  du  nouvel  arrivant. 

C'était  seulement  un  porte-clefs  chargé  d'un  panier  plein  de  vivres. 

Le  roi  considérait  cet  homme  avec  inquiétude;  il  attendit  qu'il  parlât. 

—  Ah!  dit  celui-ci,  vous  avez  cassé  votre  chaise.  Je  le  disais  bien.  Mais  il  faut  que 
vous  sovez  devenu  enragé  ! 


378  LES  iMOUSQUETAIRES. 

—  Monsieur,  fit  le  roi ,  prenez  garde  à  tout  ce  que  vous  allez  dire  ;  il  y  va  pour  vous 
d'un  intérêt  fort  grave. 

Le  guichetier  posa  son  panier  sur  la  table ,  et  regardant  son  interlocuteur , 

—  Hein?  dit-il  avec  surprise. 

—  Faites-moi  monter  le  gouverneur,  ajouta  noblement  le  roi. 

—  Voyons,  mon  enfant,  dit  le  guichetier,  vous  avez  toujours  été  bien  sage,  mais  la 
folie  rend  méchant,  et  nous  voulons  bien  vous  prévenir  :  vous  avez  cassé  votre  chaise 
et  fait  du  bruit  ;  c'est  un  délit  qui  se  punit  du  cachot.  Promettez-moi  de  ne  pas  recom- 
mencer, et  je  n'en  parlerai  pas  au  gouverneur. 

—  Je  veux  voir  le  gouverneur,  répliqua  le  roi  sans  sourciller. 

—  Il  vous  fera  mettre  dans  le  cachot,  prenez-y  garde. 

—  Je  veux  !  entendez-vous? 

—  Ah!  voilà  votre  œil  qui  redevient  hagard.  Bon!  je  vous  retire  votre  couteau. 

Et  le  guichetier  fit  ce  qu'il  disait,  ferma  la  porte  et  partit,  laissant  le  roi  plus  étonné, 
plus  malheureux,  plus  seul  que  jamais. 

En  vain  recornmença-t-il  le  jeu  du  bâton  de  chaise  ;  en  vain  fit-il  voler  par  la  fe- 
nêtre les  plats  et  les  assiettes  :  rien  ne  lui  répondit  plus. 

Deux  heures  après ,  ce  n'était  plus  un  roi ,  un  gentilhomme ,  un  homme,  un  cerveau  : 
c'était  un  fou  s'arrachant  les  ongles  aux  portes,  essayant  de  dépaver  la  chambre,  et 
poussant  des  cris  si  effrayans,  que  la  vieille  Bastille  semblait  trembler  jusque  dans  ses 
racines  d'avoir  osé  se  révolter  contre  son  maître. 

Quant  au  gouverneur,  il  ne  s'était  pas  même  dérangé.  Le  porte-clefs  et  les  sentinelles 
avaient  fait  leur  rapport,  mais  à  quoi  bon?  Les  fous  n'étaient-ils  pas  chose  vulgaire 
dans  la  forteresse,  et  les  murs  n'étaient-ils  pas  plus  forts  que  les  fous? 

M.  de  Baisemeaux,  pénétré  de  tout  ce  que  lui  avait  dit  Aramis.  et  parfaitement  en 
règle  avec  son  ordre  du  roi ,  ne  demandait  qu'une  chose,  c'était  que  le  fou  Marchiali 
fût  assez  fou  pour  se  pendre  un  peu  à  son  baldaquin  ou  à  l'un  de  ses  barreaux. 

En  ellet,  ce  prisonnier-là  ne  rapportait  guère,  et  il  devenait  plus  gênant  que  de  rai- 
son. Ces  complications  de  Seldon  et  de  Marchiali,  de  délivrance  et  de  réincarcération, 
ces  complications  de  ressemblance  se  fussent  trouvé  avoir  un  dénoùment  fort  com- 
mode. Baisemeaux  croyait  même  avoir  remarqué  que  cela  ne  déplairait  pas  trop  à 
M.  d'Horblay. 

—  Et  puis ,  réellement ,  disait  Baisemeaux  à  son  major,  un  prisonnier  ordinaire  est 
déjà  bien  assez  malheureux  d'être  prisonnier;  il  souffre  bien  assez,  pour  qu'on 
puisse  charitabloment  lui  souhaitt-r  la  mort.  A  plus  forte  raison  qtiand  ce  prisonnier 
est  devenu  fou.  et  qu'il  peut  mordre  et  faire  du  bruit  dans  la  Bastille  ;  alors,  ma  foi, 
ce  n'est  plus  un  vœu  charitable  à  faire  que  de  lui  souhaiter  la  mort;  ce  serait  une 
bonne  œuvre  à  accomplir  que  de  le  supprimer  tout  doucement. 

Et  le  bon  gouverneur  lit  là-dessus  son  deuxième  déjeuner. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  379 


l'ombre  de  m.  fouquet. 


D'Artagnan,  tout  lourd  encore  de  l'entretien  qu'il  venait  d'avoir  avec  le  roi ,  se  de- 
mandait s'il  était  bien  dans  son  bon  sens,  si  la  scène  se  passait  bien  à  Vaux;  si  lui, 
d'Arlagnan,  était  bien  le  capitaine  des  mousquetaires  et  M.  Fouquet  le  propriétaire  du 
château  dans  lequel  Louis  XIV  venait  de  recevoir  l'hospilalité.  Ces  réflexions  n'étaient 
pas  celles  d'un  homme  ivre.  On  avait  cependant  bien  banqueté  à  Vaux.  Les  vins  de 
M.  le  surintendant  avaient  cependant  figuré  avec  honneur  à  la  fête.  Mais  le  Gascon 
était  homme  de  sang-froid;  il  savait,  en  touchant  son  épée  d'acier,  prendre  au  moral 
le  froid  de  cet  acier  pour  les  grandes  occasions. 

—  Allons,  dit-il  en  quittant  l'appartement  royal,  me  voilà  jeté  tout  historiquement 
dans  les  destinées  du  roi  et  dans  celles  du  ministre;  il  sera  écrit  que  M.  d'Arlagnan, 
cadet  de  Gascogne,  a  mis  la  main  sur  le  collet  de  M.  Nicolas  Fouquet,  surintendant 
des  linances  de  France.  Mes  descendans,  si  j'en  ai,  se  feront  une  renommée  avec  cette 
arrestation,  comme  les  messieurs  de  Luynes  s'en  sont  fait  une  avec  les  défroques  de  ce 
pauvre  maréchal  d'Ancre.  Il  s'agit  d'exécuter  proprement  les  volontés  du  roi.  Tout 
homme  saura  bien  dire  à  M.  Fouquet  :  «  Votre  épée,  Monsieur!  »  Mais  tout  le  monde 
ne  saura  pas  garder  M.  Fouquet  sans  faire  crier  personne.  Comment  donc  opérer, 
pour  que  M.  le  surintendant  passe  de  l'extrême  faveur  à  la  dernière  disgrâce,  pour 
qu'il  voie  se  changer  Vaux  en  un  cachot,  pour  qu'après  avoir  goûté  l'encens  d'Assué- 
rus,  il  touche  à  la  potence  d'Aman,  c'est-à-dire  d'Enguerrand  de  Marigny. 

Ici  le  front  de  d'Arlagnan  s'assombrit  à  faire  pitié.  Le  mousquetaire  avait  des  scru- 
pules. Livrer  ainsi  à  la  mort  (car  certainement  Louis  XIV  haïssait  Fouquet),  livrer 
disons-nous ,  à  la  mort  celui  qu'on  venait  de  breveter  galant  homme,  c'était  un  véri- 
table cas  de  conscience. 

—  Il  me  semble ,  se  dit  d'Arlagnan ,  que  si  je  ne  suis  pas  un  croquant ,  je  ferai  sa- 
voir à  M.  Fouquet  l'idée  du  roi  à  son  égard.  Mais  si  je  trahis  le  secret  de  mon  maître, 
je  suis  un  perfide  et  un  traître,  crime  tout  à  fait  prévu  par  les  lois  mihtaires,  à  telles 
enseignes  que  j'ai  vu  vingt  fois  dans  les  guerres  brancher  des  malheureux  qui  avaient 
fait  en  petit  ce  que  mon  scrupule  me  conseille  de  faire  en  grand.  Non,  je  pense  qu'un 
homme  d'esprit  doit  sortir  de  ce  pas  avec  beaucoup  plus  d'adresse.  Et  maintenant,  ad- 
mettons-nous que  j'aie  de  l'esprit?  C'est  contestable,  en  ayant  fait  depuis  quarante  ans 
une  telle  consommation,  que  s'il  m'en  reste  pour  une  pistole,  ce  sera  bien  du  bonheur. 

D'Artagnan  se  prit  la  têle  dans  les  mains,  s'arracha,  bon  gré,  mal  gré,  quelques 
poils  de  moustache  et  ajouta  : 

—  Pour  quelle  cause  M.  Fouquet  serait-il  disgracié?  Pour  trois  causes.  La  première, 
parce  qu'il  n'est  pas  aimé  de  M.  Colbert;  la  seconde,  parce  qu'il  a  voulu  aimer  made- 
moiselle de  la  Vallière;  la  troisième,  parce  que  le  roi  aime  M.  Colbert  et  mademoiselle 
de  la  Vallière.  C'est  un  homme  perdu!  Mais  lui  mettrai-je  le  pied  sur  la  tète,  moi,  un 
homme,  quand  il  succombe  sous  des  intrigues  de  femmes  et  de  commis?  Fi  donc!  S'il 
est  dangereux,  je  l'abattrai;  s'il  n'est  que  persécuté,  je  verrai!  J'en  suis  venu  à  ce 
point  que  ni  roi  ni  homme  ne  prévaudra  sur  mon  opinion.  Athos  serait  ici  qu'il  ferait 
comme  moi.  Ainsi  donc,   au  lieu  d'aller  trouver  brutalement  M.  Fouquet, de  l'ap- 


380  LES  MOUSQUETAIRES. 

préhender  au  corps  et  de  le  calfeutrer,  je  vais  tâcher  de  me  conduire  en  homme  de 
bonnes  façons.  On  en  parlera,  d'accord ,  mais  on  en  parlera  bien. 

Et  d'Artagnan ,  rehaussant  par  un  geste  particulier  son  baudrier  sur  son  épaule, 
s'en  alla  droit  chez  M.  Fouquel,  lequel,  après  les  adieux  faits  aux  dames,  se  prépa- 
rait à  dormir  tranquillement  sur  ses  triomphes  de  la  journée. 

L'air  était  encore  parfumé  ou  infecté,  comme  on  voudra,  de  l'odeur  du  feu  d'arti- 
lice.  Les  bougies  jetaient  leurs  mourantes  clartés,  les  tleurs  tombaient  détachées  des 
guirlandes,  les  grappes  de  danseurs  et  de  courtisans  s'égrenaient  dans  les  salons. 

Au  centre  de  ses  amis,  qui  le  complimentaient  et  recevaient  ses  comphmens,  le 
surintendant  fermait  à  demi  ses  yeux  fatigués.  Il  aspirait  au  repos;  il  tombait  sur  la 
litière  de  lauriers  amassés  depuis  tant  de  jours.  On  eût  dit  qu'il  courbait  la  tête  sous 
le  poids  des  dettes  nouvelles  contractées  pour  faire  honneur  à  cette  fête. 

Fouquet  venait  de  se  retirer  dans  sa  chambre,  souriant  et  plus  qu'à  moitié  mort. 
Il  n'écoulait  plus,  il  ne  voyait  plusj  son  ht  l'attirait  et  le  fascinait.  Le  dieu  Morphée, 
dominateur  du  dôme  peint  par  Lebrun ,  avait  étendu  sa  puissance  aux  chambres  voi- 
sines et  lancé  ses  plus  efficaces  pavots  chez  le  maître  de  la  maison. 

Fouquet  presque  seul  était  déjà  dans  les  mains  de  son  valet  de  chambre ,  lorsque 
M.  d'Artagnan  parut  sur  le  seuil  de  son  appartement. 

D'Artagnan  n'avait  jamais  pu  réussir  à  se  vulgariser  à  la  cour,  en  vain  le  voyait-on 
partout  et  toujours,  il  faisait  son  efi'et  toujours  et  partout.  C'est  le  privilège  de  certaines 
natures,  qui  ressemblent  en  cela  aux  éclairs  et  au  tonnerre.  Chacun  les  connaît;  mais 
leur  apparition  étonne,  et  quand  on  les  sent,  la  dernière  impression  est  toujours  celle 
qu'on  croit  avoir  été  la  plus  forte. 

—  Tiens!  monsieur  d'Artagnan?  dit  Fouquet,  dont  la  manche  droite  était  déjà  sé- 
parée du  corps. 

—  Pour  vous  servir,  répliqua  le  mousquetaire. 

—  Entrez  donc,  cher  monsieur  d'Artagnan. 

—  Merci  ! 

—  Venez-vous  me  faire  quelque  critique  sur  la  fête?  vous  êtes  un  esprit  ingénieux. 

—  Oh  I  non. 

—  Est-ce  qu'on  gène  votre  service  ? 

—  Pas  du  tout. 

—  Vous  êtes  mal  logé,  peut-être  ? 

—  A  merveille. 

—  Eb  bien  !  je  vous  remercie  d'être  aussi  aimable,  et  c'est  moi  qui  me  déclare  votre 
obligé  pour  tout  ce  que  vous  me  dites  de  flatteur. 

Ces  paroles  signifiaient  sans  conteste  :  «  Mon  cber  tl'Artagnan ,  allez  vous  coucher, 
puisque  vous  avez  un  lit,  et  laissez-moi  en  faire  autant.  » 
D'Artagnan  ne  parut  pas  avoir  compris. 

—  Vous  vous  couchez  déjà,  dit-il  au  surintendant. 

—  Oui.  Avez-vons  quelque  chose  à  me  conununiquer  ? 

—  Rien,  Monsieur,  rien.  Vous  couchez  donc  ici  V 

—  Comme  vous  voyez. 

—  Monsieiu-,  vous  avez  donné  une  belle  tête  au  roi. 

—  Vous  trouvez? 

—  Oh!  superbe. 

—  Le  roi  est  content? 

—  Enchanté. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  381 

—  Vous  aurait-il  prié  de  m'en  faire  part? 

—  11  ne  choisirait  pas  un  si  peu  digne  messager,  monseigneur. 

—  Vous  vous  faites  fort,  monsieur  d'Artagnan. 

—  C'est  voire  lit,  ceci? 

—  Oui.  Pourquoi  celte  question?  N'êtes-vous  pas  satisfait  du  vôtre? 

—  Faut-il  vous  parler  avec  franchise  ? 

—  Assurément. 

—  Eh  bien!  non. 
Fouquet  tressaillit. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  dit-il,  prenez  ma  chambre. 

—  Vous  en  priver,  monseigneur!  Jamais  ! 

—  Que  faire  alors? 

—  Me  permettre  de  la  partager  avec  vous. 
Fouquet  regarda  fixement  le  mousquetaire. 

—  Ah  !  ah  !  dit-il,  vous  sortez  de  chez  le  roi? 

—  Mais  oui,  monseigneur. 

—  Et  le  roi  voudrait  vous  voir  coucher  dans  ma  chambre? 

—  Monseigneur.... 

—  Très-bien,  monsieur  d'Artagnan,  très-bien.Vous  êtes  ici  le  maître.  Allez,  iMonsieur. 

—  Je  vous  assure,  monseigneur,  que  je  ne  veux  point  abuser. 
Fouquet  s'adressant  à  son  valet  de  chambre, 

—  Laissez-nous,  dit-il. 
Le  valet  sortit. 

—  Vous  avez  à  me  parler,  Monsieur?  dit-il  à  d'Artagnan. 

—  Moi  ? 

—  Un  homme  de  votre  esprit  ne  vient  pas  causer  avec  un  houune  du  mien,  à 
l'heure  qu'il  est,  sans  de  graves  motifs. 

—  Ne  m'interrogez  pas. 

—  Au  contraire.  Que  voulez- vous  de  moi? 

—  Rien  que  votre  société. 

—  Allons  au  jardin,  tit  le  surintendant  tout  à  coup,  dans  le  parc. 

—  Non,  répondit  vivement  le  mousquetaire,  non. 

—  Pourquoi? 

—  La  fraîcheur... 

—  Voyons,  avouez  donc  que  vous  m'arrêtez,  dit  le  surintendant  au  capitaine. 

—  Jamais  !  fit  celui-ci. 

—  Vous  me  veillez  alors. 

—  Par  honneur,  oui,  monseigneur. 

—  Par  honneur?...  c'est  autre  chose!  ah  !  l'on  m'arrête  chez  moi? 

—  Ne  dites  pas  cela  ! 

—  Je  le  crierai  au  contraire  ! 

—  Si  vous  le  criez,  je  serai  forcé  de  vous  engager  au  silence. 

—  Bien  !  de  la  violence  chez  moi?  ah  !  c'est  très-bien  ! 

—  Nous  ne  nous  comprenons  pas  du  tout.  Tenez,  il  y  a  là  un  échiquier,  jouons,  s'il 
vous  plaît,  monseigneur. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  je  suis  donc  en  disgrâce? 

—  Pas  du  tout;  mais... 

—  Mais  défense  m'est  faite  de  me  soustraire  à  vos  regards. 


382  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Je  ne  comprends  pas  un  mot  de  ce  que  vous  nie  dites,  monseigneur,  et  si  vous 
voulez  que  je  me  relire,  annoncez-le-moi. 

—  Cher  monsieur  d'Artagnan,  vos  façons  me  rendront  fou.  Je  tombais  de  sommeil, 
vous  m'avez  réveillé. 

— Je  ne  mêle  pardonnerai  jamais,  etsi  vous  voulez  me  réconcilier  avec  moi-même... 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien  !  dormez,  là,  devant  moi  :  j'en  serai  ravi. 

—  Surveillance?... 

—  Je  m'en  vais  alors. 

—  Je  ne  vous  comprends  plus. 

—  Bonsoir,  monseigneur. 

Et  d'Artagnan  feignit  de  se  retirer. 
Alors  Fouquet  courut  après  lui. 

—  Je  ne  me  coucherai  pas,  dit-il.  Sérieusement,  et  puisque  vous  refusez  de  me 
traiter  en  homme  et  que  vous  jouez  au  tin  avec  moi,  je  vais  vous  forcer  comme  on  fait 
le  sanglier. 

—  Bah  !  s'écria  d'Artagnan  affectant  de  sourire. 

—  Je  commande  mes  chevaux  et  je  pars  pour  Paris,  dit  Fouquet,  plongeant  jus- 
qu'au cœur  du  capitaine  des  mousquetaires. 

—  Ah  !  s'il  en  est  ainsi,  monseigneur,  c'est  diOëreut. 

—  Vous  m'arrêtez? 

■ —  Non,  mais  je  pars  avec  vous. 

—  En  voilà  assez ,  monsieur  d'Artagnan  ,  reprit  F^ouquel  d'un  ton  froid.  Ce  n'est 
pas  pour  rien  que  vous  avez  cette  réputation  d'honmie  d'esprit  et  d'homme  à  res- 
sources; mais  avec  moi  tout  cela  est  superflu.  Droit  au  but.  Un  service?  Pourquoi 
m'arrêlez-vous?  qu'ai-je  fait? 

—  Oh!  je  ne  sais  rien  de  ce  que  vous  avez  fait;  mais  je  ne  vous  arrête  pas...  ce  soir... 

—  Ce  soir  !  s'écria  Fouquet  en  pâlissant,  mais  demain  ! 

—  Oh!  nous  ne  souuues  pas  à  demain,  monseigneur.  Oui  peut  répondre  jamais  du 
lendemain? 

—  Vite  !  vite  !  capitaine,  laissez-moi  parler  à  M.  d'IIerblay. 

—  Hélas  1  voilà  qui  devient  impossible,  monseigneur.  J'ai  ordre  de  veiller  à  ce  que 
vous  ne  causiez  avec  personne. 

—  Avec  M.  d'Hcrblay,  capitaine,  avec  votre  ami! 

—  Monseigneur  est-ce  que  par  hasard  M.  d'Herhlay,  mon  ami,  ne  serait  pas  le  seul 
avec  qui  je  dusse  vous  empêcher  de  communiquer? 

Fouquet  rougit,  et  prenant  l'air  de  la  résignation, 

—  Monsieur,  dit-il ,  vous  avez  raison  ;  je  reçois  une  leçon  que  je  n'eusse  pas  dû 
provoquer.  L'homme  tombé  n'a  droit  à  rien,  pas  même  de  la  part  de  ceux  dont  il  a 
fait  la  fortune,  à  plus  forte  raison  de  ceu.x  à  qui  il  n'a  pas  eu  le  bonheur  de  rendre 
jamais  service. 

—  Monseigneur  ! 

—  C'est  vrai,  monsieur  d'Artagnan:  vous  vous  êtes  toujours  mis  avec  moi  dans  une 
bonne  situation,  dans  la  situation  qui  convient  à  l'honmie  destiné  à  m'arrêler.  Vous 
ne  m'avez  jamais  rien  demandé,  vous  ! 

—  Monseigneur,  répondit  le  Gascon,  louché  de  cette  douleur  élocjuente  et  noble, 
voulez-vous,  je  vous  prie,  m'engagcr  votre  parole  d'honnête  homme  ijue  vous  ne  sor- 
tirez pas  de  cette  chambre? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  383 

—  A  quoi  bon,  mon  cher  monsieur  d'Artagnan,  puistjiio  vous  m'y  gardez!  Craignez - 
vous  que  je  lutte  contre  la  plus  vaillante  cpée  du  royaume? 

—  Ce  n'est  pas  cela,  monseigneur;  c'est  que  je  vais  vous  aller  chercher  M.  d'Her- 
blay,  et  par  conséquent  vous  laisser  seul. 

Fouquet  poussa  un  cri  de  joie  et  de  surprise. 

—  Chercher  M.  d'Herblay  !  me  laisser  seul!  s'ccria-t-il  en  joignant  les  mains. 

—  Où  loge  M.  d'Herblay,  reprit  d'Artagnan,  dans  la  chambre  bleue? 

—  Oui,  mon  ami,  oui. 

—  Votre  ami!  merci  du  mot,  monseigneur;  vous  me  donnez  aujourd'hui  si  vous 
ne  m'avez  pas  donné  autrefois. 

—  Ah  !  vous  me  sauvez  ! 

—  Il  y  a  bien  pour  dix  minutes  de  chemin  d'ici  à  la  chambre  bleue ,  pour  aller  et 
revenir?  reprit  d'Artagnan. 

—  A  peu  près. 

—  Et  pour  réveiller  Aramis,  qui  dort  bien  quand  il  dort  ;  pour  le  prévenir,  je  mets 
cinq  minutes  :  total  un  quart  d'heure  d'absence.  Maintenant,  monseigneur,  donnez- 
moi  votre  parole  que  vous  ne  chercherez  en  aucune  façon  à  fuir,  et  qu'en  rentrant  ici 
je  vous  y  trouverai. 

—  Je  vous  la  donne ,  Monsieur,  répondit  Fouquet  en  serrant  la  main  du  mousque- 
taire avec  une  atfectueuse  reconnaissance. 

D'Artagnan  disparut. 

Fouquet  le  regarda  s'éloigner,  attendit  avec  une  impatience  visible  que  la  porte  se 
fût  refermée  derrière  lui ,  et  la  porte  refermée ,  se  précipita  sur  ses  clefs,  ouvrit  quel- 
ques tiroirs  à  secrets,  cachés  dans  des  meubles;  chercha  vainement  quelques  papiers 
demeurés  sans  doute  à  Saint-Mandé,  et  qu'il  parut  regretter  de  ne  point  y  trouver- 
puis  saisissant  avec  empressement  des  lettres,  des  contrats ,  des  écritures,  il  en  fit  un 
monceau  qu'il  brûla  hâtivement  sur  la  plaque  de  marbre  de  l'âtre ,  ne  prenant  pas  le 
temps  de  tirer  de  l'intérieur  les  pots  de  fleurs  qui  lencombraient. 

Puis,  cette  opération  achevée,  comme  un  homme  qui  vient  d'échapper  à  un  im- 
mense danger,  et  que  la  force  abandonne  dès  que  ce  danger  n'est  plus  à  craindre  il 
se  laissa  tomber  anéanti  dans  un  fauteuil. 

D'Artagnan  rentra  et  trouva  Fouquet  dans  la  même  position.  Le  digne  mousquetaire 
n'avait  pas  fait  un  doute  que  Fouquet,  ayant  donné  sa  parole,  ne  songerait  pas  même 
à  y  manquer,  mais  il  avait  pensé  qu'il  utiliserait  son  absence  en  se  débarrassant  de 
tous  les  papiers,  de  toutes  les  notes,  de  tous  les  contrats  qui  pourraient  rendre  plus 
dangereuse  la  position  déjà  assez  grave  dans  laquelle  il  se  trouvait.  Aussi,  levant  la 
tête  comme  le  chien  qui  prend  le  vent,  il  flaira  cette  odeur  de  fumée  qu'il  comptait 
bien  découvrir  dans  l'atmosphère ,  et  l'y  ayant  trouvée ,  il  fit  un  mouvement  de  tête  en 
signe  de  satisfaction. 

A  l'entrée  de  d'Artagnan,  Fouquet  avait  de  son  côté  levé  la  tête,  et  aucun  des  mou- 
vemensde  d'Artagnan  ne  lui  avait  échappé. 

Puis  les  regards  des  deux  hommes  se  rencontrèrent  ;  tous  deux  virent  qu'ils  s'étaient 
compris  sans  avoir  échangé  une  parole, 

^^  Eh  bien  !  demanda  le  premier  Fouquet,  et  M.  d'Herblay? 

—  Ma  foi,  monseigneur,  répondit  d'Artagnan,  il  faut  que  M.  d'Herblay  aime  les 
promenades  nocturnes  et  fasse  au  clair  de  la  lune  dans  le  parc  de  Vaux  des  vers  avec 
quelques-uns  de  vos  poètes;  mais  il  n'était  pas  chez  lui. 

•^  Gomment!  pas  chez  lui?  s'écria  Fouquet,  ù  qui  échappait  sa  dernière  espérance 


384  LES  MOUSQUETAIRES. 

car  sans  qu'il  se  rendît  compte  de  quelle  façon  l'évèque  de  Vannes  pouvait  le  secourir, 
il  comprenait  qu'en  réalité  il  ne  pouvait  attendre  de  secours  que  de  lui. 

— Ou  bien  ,s'il  est  chez  lui,  continua  d'Arlagnan,  il  aeu  des  raisons  pour  ne  pas  répondre. 

—  Mais  vous  n'avez  donc  pas  appelé  de  façon  à  ce  qu'il  entendît,  Monsieur? 

—  Vous  ne  supposez  pas,  monseigneur,  que,  déjà  en  dehors  de  mes  ordres,  qui 
me  défendaient  de  vous  quitter  un  seul  instant,  vous  ne  supposez  pas  que  j'aie  été 
assez  fou  pour  réveiller  toute  la  maison  et  me  faire  voir  dans  le  corridor  de  l'évèque  de 
Vannes,  afin  de  bien  faire  constater  par  M.  Colbert  que  je  vous  donnais  le  temps  de 
brûler  vos  papiers. 

—  Mes  papiers? 

—  Sans  doute.  C'est  du  moins  ce  que  j'eusse  fait  à  votre  place.  Quand  on  m'ouvre 
une  porte,  j'en  profite. 

—  Eh  bien!  oui,  merci;  j'en  ai  profité. 

—  Et  vous  avez  bien  fait ,  morbleu  !  Chacun  a  ses  petits  secrets  qui  ne  regardent 
pas  les  autres. 

Fouquet  poussa  un  soupir,  se  leva,  lit  trois  ou  'quatre  tours  dans  la  chambre,  et 
finit  par  aller  s'asseoir,  avec  une  expression  de  profond  abattement,  sur  son  magni- 
ficpie  litde  velours,  tout  garni  de  splendides  dentelles. 

D'Artagnan  regarda  Fouquet  avec  un  sentiment  de  profonde  pitié. 

—  J'ai  vu  arrêter  bien  des  gens  dans  ma  vie,  dit  le  mousquetaire  avec  mélancolie  ; 
j'ai  vu  arrêter  M.  de  Cinq-Mars,  j'ai  vu  arrêter  M.  de  Chalais.  J'étais  bien  jeune.  J'ai 
vu  arrêter  M.  de  Coudé  avec  les  princes,  j'ai  vu  arrêter  M.  de  Retz,  j'ai  vu  arrêter 
M.  liroussel.  Tenez,  monseigneur,  c'est  fâcheux  à  dire,  mais  celui  de  tous  ces  gens- 
là  à  qui  vous  ressemblez  le  plus  en  ce  moment,  c'est  le  bonhounue  Broussel.  Peu  s'en 
faut  que  vous  ne  mettiez  comme  lui  votre  serviette  dans  votre  portefeuille,  et  que 
vous  ne  vous  essuyiez  la  bouche  avec  vos  papiers.  Mordiouxî  monsieur  Fouquet,  un 
homme  comme  vous  n'a  pas  de  ces  abattemens-là.  Si  vos  amis  vous  voyaient  1... 

—  Monsieur  d'Artagnan,  reprit  le  surintendant  avec  un  sourire  plein  de  tristesse  , 
vous  ne  me  comprenez  point:  c'est  justemcut  parce  (pie  mes  amis  ne  me  ■s'oient  pas, 
que  je  suis  tel  que  vous  me  voyez,  vous.  Je  ne  vis  pas  tout  seul ,  moi  ;  je  ne  suis  rien 
tout  seul.  Remarquez  bien  que  j'ai  employé  mon  existence  à  me  faire  des  amis  dont 
j'espérais  me  faire  des  soutiens.  Dans  la  prospérité,  toutes  ces  voix  heureuses,  et  heu- 
reuses par  moi,  me  faisaient  un  concert  de  louanges  et  d'actions  de  grâces.  Dans  la 
moindre  défaveur,  ces  voix  plus  humbles  accompagnaient  harmonieusement  les 
murmures  de  mon  âme.  L'isolement,  je  ne  l'ai  jamais  connu.  La  pauvreté,  fonlônie 
que  parfois  j'ai  entrevu  avec  les  haillons  au  bout  de  ma  roule!  la  pauvreté,  c'est  le 
spectre  avec  lequel  plusieurs  de  mes  amis  se  jouent  depuis  tant  d'années,  qu'ils  poé- 
tisent, qu'ils  caressent .  (piils  me  font  aimer!  La  pauvreté!  mais  je  l'accepte,  je  la 
reconnais,  je  l'accueille  comme  une  sœur  déshéritée  ;  car  la  pauvreté ,  ce  n'est  pas  la 
solitude,  ce  n'est  pas  l'exil ,  ce  n'est  pas  la  prison  !  Est-ce  que  je  serai  jamais  pauvre  , 
moi,  avec  des  amis  connue  Pellisson,  connue  la  Fontaine  ,  comme  Molière?  avec  ime 
maîtresse  connne...  ()\\\  mais  la  solitude,  à  moi  homme  de  bruit,  à  moi  homme  de 
plaisir,  à  moi  qui  ne  siiis  que  parce  que  les  autres  sont!  Oh  !  si  vous  saviez  comme  je 
suis  seul  en  ce  moment!  et  comme  vous  me  paraissez  être,  vous  qui  me  séparez  de 
tout  ce  que  j'aimais,  l'image  de  la  sohtude  ,  du  néant  et  de  la  mort  ! 

—  Mais  je  vous  ai  déjà  dit,  monsieur  Fouquet,  répondit  d'Artagnan,  touché  jns- 
(ju'au  fond  de  l'àme ,  je  vous  ai  déjà  dit  que  vous  exagériez  les  choses.  Le  roi  vous  aime. 

—  Non ,  dit  Fouquet  en  secouant  la  tête  ;  non  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  385 

—  M.  de  Golbert  vous  hait. 

—  M.  de  Coll)eit?  Que  m'importe  ! 

—  Il  vous  ruinera. 

—  Oh  !  quant  à  cela ,  je  l'en  délie  :  je  suis  ruiné. 

A  cet  étrange  aveu  du  surintendant,  d'Artagnan  promena  un  regard  expressif  au- 
tour de  lui.  Quoiqu'il  n'ouvrît  pas  la  bouche,  Fouquet  le  comprit  si  bien  qu'il  ajouta  : 

—  Que  faire  de  ces  magnificences  quand  on  n'est  plus  magiiiliquc?  Savez-vous  à 
quoi  nous  servent  la  plupart  de  nos  possessions ,  à  nous  autres  riches?  c'est  à  nous  dé- 
goûter par  leur  splendeur  même  de  tout  ce  qui  n'égale  pas  cette  splendeur.  Vaux!  me 
direz-vous,  les  merveilles  de  Vaux,  n'est-ce  pas?  Eh  bien  !  quoi?  Que  faire  de  cette 
merveille?  Avec  quoi ,  si  je  suis  ruiné,  verserai-je  l'eau  dans  les  urnes  de  mes  naïades, 
le  feu  dans  les  entrailles  de  mes  salamandres,  l'air  dans  la  poitrine  de  mes  tritons? 
Pour  être  assez  riche,  monsieur  d'Artagnan,  il  faut  être  trop  riche. 

D'Artagnan  hocha  la  tôle. 

—  Oh  !  je  sais  bien  ce  que  vous  pensez,  répliqua  vivement  Fouquel.  Si  vous  aviez 
Vaux,  vous  le  vendriez,  vous,  et  vous  achèteriez  une  terre  en  province.  Gette  terre 
aurait  des  bois,  des  vergers  et  des  champs;  cette  terre  nourrirait  son  maître.  De  qua- 
rante millions  vous  feriez  bien... 

—  Dix  millions,  interrompit  d'Artagnan. 

—  Pas  HU  million,  mon  cher  capitaine.  Nul  en  France  n'est  assez  riche  pour  acheter 
Vaux  deux  millions,  et  l'entretenir  comme  il  est  ;  nul  ne  le  pourrait,  nul  ne  le  saurait. 

■ —  Dame  !  fil  d'Artagnan  ,  en  tout  cas  un  million... 

—  Eh  bien? 

—  Ge  n'est  pas  la  misère. 

—  C'est  bien  près,  mon  cher  monsieur. 

—  Comment? 

—  Oh  !  vous  ne  comprenez  pas.  Non,  je  ne  veux  pas  vendre  ma  maison  de  Vaux. 
Je  vous  la  donne,  si  vous  voulez. 

Et  Fouquet  accompagna  ces  mots  d'un  inexprimable  mouvement  d'épaules, 

—  Donnez-la  au  roi,  vous  ferez  un  meilleur  marché. 

—  Le  roi  n'a  pas  besoin  que  je  la  lui  donne  ,  dit  Fouquet  ;  il  me  la  prendra  parfai- 
tement bien  si  elle  lui  fait  plaisir;  voilà  pourquoi  j'aime  mieux  qu'elle  périsse.  'Tenez, 
monsieur  d'Artagnan,  si  le  roi  n'était  pas  sous  mon  toit,  je  prendrais  cette  bougie, 
j'irais  sous  le  dôme  mettre  le  feu  à  deux  caisses  de  fusées  et  d'artifices  que  l'on  avait 
réservées  et  je  réduirais  mon  palais  en  cendres. 

—  Bah!  fit  néghgemment  le  mousquetaire.  En  tout  cas,  vous  ne  brûleriez  pas  les 
jardins.  C'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  chez  vous. 

—  El  puis,  reprit  sourdement  Fouquet,  qu'ai-je  dit  là,  mon  Dieu!  brûler  Vaux! 
détruire  mon  palais!  Mais  Vaux  n'est  pas  à  moi,  mais  ces  richesses,  mais  ces  mer- 
veilles, elles  appartiennent  comme  jouissance  à  celui  qui  les  a  payées,  c'est  vrai ,  mais 
comme  durée  elles  sont  à  ceux-là  qui  les  ont  créées.  Vaux  est  à  Lebrun,  Vaux  est  à 
Lenôtre ,  Vaux  est  à  Pellisson  ,  à  Levau  ,  à  la  Fontaine  :  Vaux  est  à  Molière  ,  qui  y  a 
fait  jouer  les  Fac/tewa;;  Vaux  est  à  la  postérité  enfin.  Vous  voyez  bien,  monsieur  d'Ar- 
tagnan ,  que  je  n'ai  plus  même  ma  maison  à  moi. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  d'Artagnan,  voilà  une  idée  que  j'aime,  et  je  connais  là 
M.  Fouquet.  Gette  idée  m'éloigne  du  bonhonuue  Broussel,  et  je  n'y  reconnais  plus 
les  pleurnicheries  du  vieux  frondeur.  Si  vous  êtes  ruiné,  monseigneur,  prenez  bien 
la  chose  ;  vous  aussi ,  mordioux  !  vous  appartenez  à  la  postérité  et  vous  n'avez  pas  Ig 

T.  U.  20 


386  T.ES  MOUSQUETAIRES. 

droit  (le  \ous  amoindrir.  Tenez ,  regardez-moi ,  moi  qui  ai  l'air  d'exercer  une  supé- 
riorité sur  vous ,  parce  que  je  vous  arrête  ;  le  sort ,  qui  distribue  leur  rôle  aux  comé- 
diens de  ce  monde,  m'en  a  donné  un  moins  beau  ,  moins  auTéable  à  jouer  que  n'était 
le  vôtre;  je  suis  de  ceux,  voyez-vous,  qui  pensent  que  les  rôles  de  rois  ou  de  puissans 
valent  mieux  que  les  rôles  de  mendians  ou  de  laquais.  Mieux  vaut  même  en  scène , 
sur  un  autre  tbéàtre  que  le  théâtre  du  monde,  mieux  vaut  porter  le  bel  habit  et  mâ- 
cher le  beau  langage  que  de  frotter  la  planche  avec  une  savate  ou  se  faire  caresser 
l'échiné  avec  des  bâtons  rembourres  d'éloupe.  En  un  mot,  vous  avez  abusé  de  l'or, 
TOUS  avez  commandé ,  vous  avez  joui.  Moi ,  j'ai  traîné  ma  longe  ;  moi,  j'ai  obéi  ;  moi, 
j'ai  pâli.  Eh  bien  !  si  peu  que  je  vaille  auprès  de  vous,  monseigneur,  je  vous  le  dé- 
clare ,  le  souvenir  de  ce  que  j'ai  fait  me  tient  lieu  d'un  aiguillon  qui  m'empêche  de 
courber  trop  tôt  ma  vieille  tête.  Je  serai  jusqu'au  bout  bon  cheval  d'escadron ,  et  je 
tomberai  tout  raide  ,  tout  d'une  pièce  ,  tout  vivant,  après  avoir  bien  choisi  ma  place. 
Faites  comme  moi,  monsieur  Fouquel;  vous  ne  vous  en  trouverez  pas  plus  mal. 

Fouquet  se  leva,  vint  passer  son  bras  autour  du  cou  de  d'Arlagnan ,  qu'il  étreignit 
sur  sa  poitrine,  tandis  que  de  l'autre  main  il  lui  serrait  la  main. 

—  Voilà  un  bon  sermon  ,  dit-il  après  une  pause. 

—  Sermon  de  mousquetaire  ,  monseigneur. 

—  Vous  m'aimez,  vous,  qui  me  dites  tout  cela. 

—  Peut-être. 

Fouquet  redevint  pensif;  puis  après  un  instant, 

—  Hue  pensez-vous  de  ma  situation? 

—  Rien. 

—  Cependant,  à  moins  de  mauvaise  volonté... 

—  Votre  situation  est  difticile. 

—  En  quoi? 

—  En  ce  que  vous  êtes  chez  vous. 

—  Si  difticile  qu'elle  soit,  je  la  comprends  bien. 

l'aidieul  est-ce  que  vous  vous  imaginez  qu'avec  un  autre  que  vous  j'eusse  l'ail 

tant  de  franchise? 

Connnent!  tant  de  franchise?  vous  avez  été  franc  avec  moi,  vous?  vous  qui  re- 
fusez de  me  dire  la  nioindre  chose? 

—  Tant  de  façons,  alors. 

—  A  la  bonne  heure  ! 

—  'feuez,  monseigneur,  écoutez  connnent  je  m'y  fusse  pris  avec  un  autre  que 
vous.  J'arrivais  à  votre  porte,  les  gens  partis,  ou  ,  s'ils  n'étaient  point  partis,  je  les 
attendais  à  leur  sortie  et  je  les  attrapais  un  à  un  comme  des  lapins  au  débouler:  je  les 
collVais  ^ans  bruil,  je  m'étendais  sur  le  tapis  de  votre  corridur,  et  une  main  sur  vous 
sans  que  vous  nous  en  doutassiez,  je  vous  gardais  pour  le  déjeuner  du  maître.  De  celte 
façon  pas  d'esclandre,  pas  de  défense,  pas  de  bruit;  mais  aussi  pas  d'avertissement 
pour  M.  Fouquet,  pas  de  réserve,  pas  de  ces  concessions  délicates  ([u'enlre  gens  cour- 
tois on  se  fait  au  moment  décisif.  Èles-vous  content  de  ce  plan-là? 

—  Il  me  fait  frémir. 

N'csi-cc  pas?  c'eût  été  triste  d'apparaître  demain,  sans  préparation,  et  de  vous 

demander  votre  épée. 

—  Uh!  Monsieiu',  j'en  fusse  mort  do  honte  el  de  colère  I 

Voire  reconnaissance  s'exprime   lni|)   élo(picnunenl;  je  n'ai  jioint  fait  assca, 

crt»yez-moi. 


LE  VIGOiMTE  DE  BRAGELONNE. 


387 


—  A  coup  sur.  Monsieur,  vons  ne  me  ferez  jamais  avouer  cela. 

—  Eh  bien  !  maintenant ,  monseigneur,  si  vous  êtes  content  de  moi ,  si  vous  êtes 
remis  de  la  secousse  que  j'ai  adoucie  autant  que  j'ai  pu  ,  laissons  le  temps  battre  des 
ailes;  vous  êtes  harassé,  vous  avez  des  réflexions  à  faire  ;  je  vous  en  conjure,  dormez 
ou  faites  semblant  de  dormir,  sur  votre  lit  ou  dans  votre  lit.  Moi,  je  dors  sur  ce  fau- 
teuil, et  quand  je  dors,  mon  sommeil  est  dur  au  point  que  le  canon  ne  me  réveille- 
rait pas. 

Fouquet  sourit. 

—  J'excepte  cependant,  continua  le  mousquetaire,  le  cas  où  l'on  ouvrirait  une  porte, 
soit  secrète,  soit  visible.  Oh  !  pour  cela,  mon  oreille  est  vulnérable  au  dernier  point. 
Un  craquement  me  fait  tressaillir.  C'est  une  affaire  d'antipathie  naturelle.  Allez, 
venez ,  promenez-vous  par  la  chambre  ;  écrivez ,  effacez  ,  déchirez ,  brûlez  ;  tout  cela 
jgie  m'empêchera  pas  de  dormir,  et  même  de  ronfler;  mais  ne  touchez  pas  à  la  clef  de 
la  serrure,  mais  ne  touchez  pas  au  bouton  de  la  porte,  car  vous  me  réveilleriez  en 
sursaut,  et  cela  m'agace  horriblement  les  nerfs. 

—  Décidément,  monsieur  d'Artagnan  ,  dit  Fouquet,  vous  êtes  l'homme  le  plus  spi- 
rituel et  le  plus  courtois  que  je  connaisse ,  et  vous  ne  me  laisserez  qu'un  regret  :  c'est 
d'avoir  fait  si  tard  votre  connaissance. 

D'Artagnan  poussa  un  soupir  qui  voulait  dire  :  Hélas  1  peut-éh'e  l'avez-vous  faite 
trop  tôt!  Puis  il  s'enfonça  dans  son  fauteuil,  tandis  que  Fouquet,  à  demi  couché  sur 
son  lit  et  appuyé  sur  le  coude  ,  rêvait  à  son  aventure. 

Et  tous  deux ,  laissant  les  bougies  brûler,  attendirent  ainsi  le  premier  réveil  du 
jour,  et  quand  Fouquet  soupirait  trop  haut ,  d'Artagnan  ronflait  plus  fort. 

Nulle  visite  ne  troublaleur  quiétude  ;  nul  bruit  ne  se  fit  entendre  dans  la  vaste  maison. 

Au  dehors  les  rondes  d'honneur  et  les  patrouilles  de  mousquetaires  faisaient  crier 
le  sable  sous  leurs  pas;  c'était  une  tranquiUité  de  plus  pour  les  dormeurs.  Qu'on  y 
joigne  le  bruit  du  vent  et  des  fontaines  qui  font  leur  fonction  éternelle  sans  s'inquiéter 
des  petits  bruits  et  des  petites  choses  dont  se  composent  la  vie  et  la  mort  de  l'homme. 


•■■-■iiS^ 


388 


LES  MUUSQUETAIKES. 


LE   MATIN. 


iPRÈs  de  ce  dcsiin  lugubre  du  roi  enfermé  à  la  Bastille  et 
rongeant  de  désespoir  les  verrous  et  les  barreaux,  la  rhé- 
torique des  chroniqueurs  anciens  ne  manquerait  pas  de 
placer  Tanlilhèse  de  Philippe  dormant  sous  le  dais  royal. 
Ce  n'est  pas  que  la  rhétorique  soit  toujours  mauvaise  et 
sème  toujours  à  faux  les  fleurs  dont  elle  veut  émailler 
l'histoire:  mais  nous  nous  excuserons  de  polir  ici  soi- 
LMieusement  rantilhèse  et  de  dessiner  avec  intérêt  l'autre 
tableau  destiné  à  servir  de  pendant  au  preniier. 

Le  jeune  prince  descendit  de  chez  Aramis  comme  le 
roi  était  descendu  de  la  chambre  de  Morphée.  Le  dôme  s'abaissa  lentement  sous  la 
pression  de  M.  d'Herblay,  et  Philippe  se  trouva  devant  le  lit  royal,  qui  était  remonté 
après  avoir  déposé  son  prisonnier  dans  les  profondeurs  des  souterrains. 

Seul  en  présence  de  ce  luxe,  seul  devant  toute  sa  puissance,  seul  devant  le  rôle 
qu'il  allait  être  forcé  déjouer,  Philippe  sentit  pour  la  première  fois  son  àme  s'ouvrir 
à  ces  mille  émotions  qui  sont  h's  batîemens  vitaux  d'un  co.'ur  de  roi. 

Mais  la  pAleur  le  prit  (juand  il  considéra  ce  lit  vide  et  encore  froissé  par  le  corps  de 
son  frère. 

Ce  nuiet  iom|»lice  était  revenu  après  avoir  servi  à  la  consommation  de  l'œuvre.  Il 
revenait  avec  la  trace  du  crime  ;  il  i)arlait  au  coupable  le  langage  franc  et  brutal  de 
la  conqdicité.  Il  disait  la  vérité. 

Philippe,  en  se  baissant  pour  mieux  voir,  aperçut  le  mouchoir  encore  humide  de  la 
sueur  froide  qui  avait  ruisselé  du  front  de  Louis  XIV.  Cette  sueur  épouvanta  Philippe 
comme  le  sang  d'Abcl  épuinanta  Caïu. 

—  Me  voilà  face  à  face  avec  mon  destin  ,  dit  Phiii[)pc,  l'ccil  en  feu,  le  visage  livide. 
Sera-t-il  plus  effrayant  que  ma  captivité  ne  fut  douloureuse?  Forcé  de  suivre  à  chaque 
instant  les  usurpations  de  la  pensée,  songerai-je  toujours  à  écouter  les  scrupules  de 
mon  cœur?...  Eh  bien!  oui,  le  roi  a  reposé  sur  ce  lit;  oui,  c'est  bien  sa  tète  qui  a 
creusé  ce  pli  dans  l'oreiller,  c'est  bien  l'amertume  de  ses  larmes  qui  a  amolli  ce  mou- 
choir, et  j'hésite  à  me  coucher  sur  ce  lit,  à  serrer  de  ma  main  ce  mouchoir  brodé  des 
armes  qui  sont  celles  du  roi  !...  Allons,  imitons  M.  dllerblay,  qui  veut  que  l'aclion 
soit  toujours  d'un  degré  au-dessus  de  la  pensée;  imitons  M.  d'Herblay.  qui  songe  tou- 
jours à  lui  et  qui  s'appelle  honnête  honune  quand  il  n'a  mécontenté  ou  trahi  que  ses 
ennemis.  Ce  lit,  je  l'aurais  occupé  si  Louis  XIV  ne  m'en  eut  frustré  par  le  crime  de 
notre  mère.  Pliilip[)e,  lils  de  France,  remonte  sur  ton  lit  !  Philippe,  seul  roi  de  France, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  :î80 

reprends  ton  blason!  Philippe,  senl  héritier  présomptif  de  Louis  XIII,  Ion  père,  sois 
sans  pitié  pour  l'usurpateur  qui  n'a  pas  même  en  ce  moment  le  remords  de  tout  ce 
que  tu  as  souffert  ! 

Cela  dit,  Philippe,  malgré  la  répugnance  instinctive  du  corps,  malgré  les  frissons 
el  la  terreur  que  domptait  la  volonté,  se  coucha  sur  le  lit  royal  ,  et  contraignit  ses 
muscles  à  presser  la  couche  encore  tiède  de  Louis  XIV.  tandis  (ju"il  appuyait  sur  son 
front  brillant  le  mouchoir  humide  de  sueur. 

Lorsque  sa  tête  se  renversa  en  arrière  et  creusa  l'oreiller  moelleux,  Philippe  aper- 
çut au-dessus  de  son  front  la  couronne  de  France,  tenue,  comme  nous  l'avons  dit, 
par  l'ange  aux  grandes  ailes  d'or. 

Maintenant,  qu'on  se  représente  ce  royal  intrus,  l'œil  sombre  et  le  corps  frémissant. 
Il  ressemble  an  tigre  égaré  par  une  nuit  d'orage,  qui  est  venu  par  les  roseaux,  par  la 
ravine  inconnue,  se  coucher  dans  la  caverne  du  lion  absent.  L'odeur  férine  l'a  attiré, 
cette  tiède  vapeur  de  l'habitation  ordinaire.  Il  a  trouvé  un  lit  d'herbes  sèches  ,  d'osse- 
mens  rompus  et  pâteux  comme  une  moelle  ;  il  arrive,  promène  dans  l'ombre  son  re- 
gard qui  flamboie  et  qui  voit;  il  secoue  ses  membres  ruisselans.  son  pelage  souillé  de 
vase  et  s'accroupit  lourdement ,  son  large  museau  sur  ses  pattes  énormes ,  prêt  au 
sommeil ,  mais  aussi  prêt  au  combat.  De  temps  en  temps  l'éclair  qui  brille  et  miroite 
dans  les  crevasses  de  l'antre ,  le  bruit  des  branches  qui  s'enlre-choquent,  des  pierres 
qui  crient  en  tombant,  la  vague  appréhension  du  danger,  le  tirent  de  cette  léthargie 
causée  par  la  fatigue. 

On  peut  être  ambitieux  de  coucher  dans  le  lit  du  lion ,  mais  on  ne  doit  pas  espérer 
d'y  dormir  tranquille. 

Philippe  prêta  l'oreille  à  tous  les  bruits.  Il  laissa  osciller  son  cœur  au  souffle  de 
toutes  les  épouvantes,  mais  contlant  dans  sa  force,  doublée  par  l'exagération  de  sa  ré- 
solution suprême ,  il  attendit  sans  faiblesse  qu'une  circonstance  décisive  lui  permît  de 
se  juger  lui-même.  Il  espéra  qu'un  grand  danger  luirait  pour  lui ,  comme  ces  phos- 
phores de  la  tempête  qui  montrent  aux  navigateurs  la  hauteur  des  vagues  contre  les- 
quelles ils  luttent. 

Mais  rien  ne  vint.  Le  silence,  ce  mortel  ennemi  des  cœurs  inquiets,  ce  mortel  en- 
nemi des  ambitieux,  enveloppa  toute  la  nuit  dans  son  épaisse  vapeur  le  futur  roi  de 
France,  abrité  sous  sa  couronne  volée. 

Vers  le  matin,  une  ombre  bien  plutôt  qu'un  corps,  se  glissa  dans  la  chambre  royale  ; 
Philippe  l'attendait  et  ne  s'en  étonna  pas. 

—  Eh  bien!  monsieur  d'Herblay  !  dit-il. 

—  Eh  bien  !  sire ,  tout  est  tini. 

—  Comment? 

—  Tout  ce  que  nous  attendions. 

—  Résistance? 

—  Acharnée.  Pleurs,  cris. 

—  Puis  ? 

—  Puis  la  stupeur. 

—  Mais  entin? 

—  Enfin,  victoire  complète  et  silence  absolu. 

—  Le  gouverneur  de  la  Bastille  se  doute-t-il?... 

—  De  rien. 

—  Cette  ressemblance?... 

—  Est  la  cause  du  succès. 


390  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Mais  le  prisonnier  ne  peut  manquer  de  s'expliquer.  Songez-y  bien.  J'ai  bien  pu 
le  faire,  moi  qui  avais  à  combattre  un  pouvoir  bien  autrement  solide  que  n'est  le  mien. 

—  J'ai  déjà  pourvu  à  tout.  Dans  quelques  jours,  plus  tôt  peut-être  s'il  est  besoin, 
nous  tirerons  le  captif  de  sa  prison  et  nous  le  dépayserons  par  un  exil  si  lointain... 

—  On  revient  de  l'exil ,  monsieur  d"Herblay. 

—  Si  lointain,  ai-je  dit ,  que  les  forces  matérielles  de  l'homme  et  la  durée  de  sa  vie 
ne  suffiraient  pas  au  retour. 

Encore  une  fois  le  regard  du  jeune  roi  et  celui  d'Aramis  se  croisèrent  avec  une 
froide  intelligence. 

—  Et  M.  du  Vallon?  demanda  Pbilippe  pour  changer  la  conversation. 

—  Il  vous  sera  présenté  aujourd'hui  et  conlidentiellement  vous  félicitera  du  danger 
que  cet  usurpateur  vous  a  fait  courir. 

—  Qu'en  fera-t-on  ? 

—  De  M.  du  Vallon? 

—  Un  duc  à  brevet,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  un  duc  à  brevet,  reprit  en  souriant  singulièrement  Aramis. 

—  Pourquoi  riez- vous,  monsieur  d'Herblay? 

—  Je  ris  de  l'idée  prévoyante  de  Votre  Majesté. 

—  Prévoyante  ?  qu'entendez-vous  par  là  ? 

—  Votre  Majesté  craint  sans  doute  que  ce  pauvre  Porlhos  ne  devienne  un  témoin 
gênant  et  elle  veut  s'en  défaire. 

—  En  le  créant  duc? 

—  Assurément.  Vous  le  tuez  ;  il  en  mourra  de  joie,  et  le  secret  mourra  avec  lui. 
—  Ah  !  mon  Dieu  ! 

—  Moi,  dit  flegmatiquement  Aramis,  j'y  perdrai  un  bien  bon  ami. 

En  ce  moment  et  au  milieu  de  ces  futiles  entretiens,  sous  lesquels  les  deux  conspi- 
rateurs cachaient  la  joie  et  l'orgueil  du  succès,  Aramis  entendit  quelque  chose  qui  lui 
fit  dresser  l'oreille. 

—  Qu'y  a-t-il?  dit  Philippe. 

—  Le  jour  !  sire. 

—  El»  bien  ? 

—  El)  bien,  avant  de  vous  coucher  hier  sur  ce  lit,  vous  avez  probablement  décidé 
de  faire  quelque  chose  ce  matin  au  jour. 

—  J'ai  dit  à  mon  capitaine  des  mousquetaires,  répondit  le  jeimi-  homme  vivement, 
que  je  l'attendrais. 

—  Si  vous  lui  avez  dit  cela,  il  vient  assurément,  car  c'est  un  homme  exact. 

—  J'entends  un  pas  dans  le  vestibule. 

—  C'est  lui. 

—  .\llons,  conmiencous  l'attaipie,  fil  le  jeune  roi  avec  résolution. 

—  Prenez  garde,  s'écria  Aramis  ;  commencer  l'attaque  ,  et  pard'Arlugnau,  ce  serait 
folie.  D'Artagnan  ne  sait  rien,  d'Arlagnan  n"a  rien  vu,  d'Artagnan  est  à  cent  lieues 
de  soupçonner  notre  mystère  ;  mais  qu'il  pénètre  ici  ce  matin  le  premier,  et  il  tlairera 
que  quelque  chose  s"y  est  |)assé  dont  il  doit  se  préoccuper.  Voyez-vous,  sire,  avant  de 
laisser  pénétrer  d'Artagnan  ici ,  nous  devons  donner  beaucoup  d'air  à  la  chambre,  ou 
y  introduire  tant  de  gens  que  le  linn'er  le  plus  fin  de  ce  royaume  ah  été  dépisté  par 
vingt  traces  différentes. 

—  Mais  conunenl  le  congédier,  puisque  je  lui  ai  donne  rendez-vous?  fit  olwerver 
le  prince  .  impatient  de  se  mesurer  avec  un  si  redoutable  adversaire. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  391 

—  Je  m'en  charge,  répliqua  l'cvêque,  et  pour  commencer,  je  vais  frapper  im  coup 
qui  étourdira  notre  homme. 

—  Lui  aussi  frappe  un  coup,  ajouta  vivement  le  prince. 
En  effet,  un  coup  retentit  à  l'extérieur. 

Aramis  ne  s'était  pas  trompé  :  c'était  hien  d'Artagnan  qui  s'annonçait  de  la  sorte. 

Nous  l'avons  vu  passer  la  nuit  à  philosopher  avec  M.  Fouquet,  mais  ie  mousquetaire 
était  hien  las,  même  de  feindre  le  sommeil,  et  aussitôt  que  l'auhe  vini  illuminer  de 
sa  bleuâtre  auréole  les  somptueuses  corniches  de  la  chambre  du  surintendant,  d'Ar- 
tagnan se  leva  de  son  fauteuil,  rangea  son  épée  ,  repassa  son  habit  avec  sa  manche  et 
brossa  son  feutre  comme  un  soldat  aux  gardes  prêt  à  passer  l'inspection  de  son  anspessade. 

—  Vous  sortez?  demanda  Fouquet. 

—  Oui ,  monseigneur  ;  et  vous  ? 

—  Moi,  je  reste. 

—  Sur  parole? 

—  Sur  parole. 

— Bien.  Je  ne  sors  d'ailleurs  que  pour  vous  aller  chercher  cette  réponse  ,  vous  sfivez? 

—  Cette  sentence,  vous  voulez  dire. 

-  Tenez,  j'ai  un  peu  du  vieux  Romain ,  moi.  Ce  matin ,  en  me  levant,  j'ai  remar- 
qué que  mon  épée  ne  s'est  prise  dans  aucune  aiguillette  ,  et  que  le  baudrier  a  bien 
coulé.  C'est  un  signe  infaillible. 

—  De  prospérité? 

—  Oui,  figurez-vous-le  bien.  Chaque  fois  que  ce  diable  de  buffle  s'accrochait  à  mon 
dos,  c'était  une  punition  de  M.  de  Tréville,  ou  un  refus  d'argent  de  M.  de  Mazarin. 
Chaque  fois  que  l'épée  s'accrochait  dans  le  baudrier  même ,  c'était  une  mauvaise 
commission,  comme  il  m'en  a  plu  toute  ma  vie.  Chaque  fois  que  l'épée  elle-même 
dansait  au  fourreau,  c'était  un  duel  heureux.  Chaque  fois  qu'elle  se  logeait  dans  mes 
mollets,  c'était  une  blessure  légère.  Chaque  fois  qu'elle  sortait  tout  à  fait  du  fourreau  , 
j'étais  fixé,  j'en  étais  quitte  pour  rester  sur  le  champ  de  bataille,  avec  deux  ou  trois 
mois  de  chirurgien  et  de  compresses. 

—  Ah  mais,  je  ne  vous  savais  pas  si  bien  renseigné  par  votre  épée,  dit  Fouquet 
avec  un  pâle  sourire  qui  était  la  lutte  contre  ses  propres  faiblesses.  Avez-vous  une 
tisona  ou  une  tranchante  j'  votre  lame  est-elle  fée  ou  charmée  ? 

—  Mon  épée,  voyez-vous,  c'est  un  membre  qui  fait  partie  de  mon  corps.  J'ai  ouï 
dire  que  certains  hommes  sont  avertis  par  leur  jambe  ou  par  un  battement  de  leur 
tempe.  Moi  je  suis  averti  par  mon  épée.  Eh  bien!  elle  ne  m'a  rien  dit  ce  matin.  Ah  ! 
si  fait!...  la  voilà  qui  vient  de  tomber  toute  seule  dans  le  dernier  recoin  du  baudrier. 
Savez-vous  ce  que  cela  présage  ? 

—  Non. 

—  Eh  bien!  cela  me  présage  une  arrestation  pour  aujourd'hui. 

—  Ah  mais!  fit  le  surintendant  plus  étonné  que  fâché  de  cette  franchise,  si  rien  de 
triste  ne  vous  est  prédit  par  votre  épée,  il  n'est  donc  pas  triste  pour  vous  de  m'arrêter  ? 

—  Vous  arrêter  !  vous? 

—  Sans  doute...  le  présage... 

—  Ne  vous  regarde  pas,  puisque  vous  êtes  tout  arrêté  depuis  hier.  Ce  n'est  donc  pas 
vous  que  j'arrêterai.  Voilà  pourquoi  je  me  réjouis,  voilà  pourquoi  je  dis  que  ma  journée 
sera  heureuse. 

Et  sur  ces  paroles,  prononcées  avec  une  bonne  grâce  tout  affectueuse,  le  capitaine 
prit  congé  de  Fouquet  pour  se  rendre  chez  le  roi 


392  LES  MOUSQUETAIRES. 

Il  allait  franchir  le  seuil  de  la  chambre,  lorsque  Fo>iquetlui  dil  : 

—  Une  dernière  nianjne  de  votre  bienveillance? 

—  Soit,  monseigneur. 

—  M.  d'Herblay;  laissez-moi  voir  M.  d'Herblay. 

—  Je  vais  faire  en  sorte  de  vous  le  ramener. 

Le  capitaine  vint  heurter,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  à  la  porte  du  roi.  Celle  porte 
s'ouvrit.  II  put  croire  que  le  roi  venait  ouvrir  lui-même.  Cette  supposition  n'était  pas 
inadmissible  après  l'état  d'at^italion  où  le  mousquetaire  avait  laissé  Louis  XIV  la  veille. 
Mais  au  lieu  de  la  tlgure  royale  qu'il  s'apprêtait  à  saluer  respectueusement,  il  aperçut 
la  ligure  longue  et  impassible  d'Aramis.  Peu  s'en  fallut  qu'il  ne  poussât  un  cri,  tant  sa 
surprise  fut  violente.  ^wfw**^ 

—  Aramis  !  dil-il. 

—  Bonjour,  cher  d'Artagnan,  répondit  froidement  le  prélat. 

—  Ici!  balbutia  le  mousquetaire. 

—  Sa  Majesté  vous  prie,  dil  l'évèqne  ,  d'annoncer  qu'elle  repose,  après  avoir  été 
b.ai  fatiguée  toute  la  nuit. 

—  Ah  !  fit  d'Arlagnan,  qui  ne  pouvait  comprendre  comment  l'évèque  de  Vannes, 
si  iiiincc  favori  la  veille,  se  trouvait  devenu,  en  six  heures,  le  plus  haut  champignon 
de  fortune  qui  eût  encore  poussé  dans  la  ruelle  d'un  lit  royal. 

En  effet,  pour  transmettre  au  seuil  de  la  chambre  du  monarque  les  volontés  du  roi, 
pour  servir  d'intermédiaire  à  Louis  XIV,  pour  commander  en  son  nom  à  deux  pas  de 
lui,  il  fallait  être  plus  que  n'avait  jamais  été  Richelieu  avec  Louis  XIII. 

L'œil  expressif  de  d'Artagnan,  sa  bouche  dilatée,  sa  moustache  hérissée,  dirent  tout 
cela  dans  le  plus  éclatant  des  langages  au  superbe  favori ,  qui  ne  s'en  émut  point. 

—  De  plus,  continua  l'évèque,  vous  voudrez  bien,  monsieur  le  capitaine  des  mous- 
quetaires ,  ne  laisser  admettre  que  les  grandes  entrées  ce  matin.  Sa  Majesté  veut  dor- 
mir encore. 

—  Mais,  objecta  d'Artagnan  prêt  à  se  révolter  et  surtout  à  laisser  éclater  les  soup- 
çons que  lui  inspirait  le  silence  du  roi,  mais,  monsieur  l'évêcpie.  Sa  Majesté  m'a  donné 
rendez-vous  ce  malin. 

—  Remettons,  remettons,  dit  du  fond  de  l'alcôve  la  voix  du  roi.  voix  qui  ht  courir 
un  frisson  dans  les  veines  du  mous(iuetaire. 

Il  s'inclina,  ébahi,  slupide  ,  abiuti  par  le  sourire  dont  Ar.iuùs  l'écrasa  une  fois  ces 
paroles  prononcées. 

—  Et  puis,  continua  l'évêcpie  .  pour  répondre  à  ce  (pic  vous  veniez  demander 
au  roi,  mon  cher  d'Arlagnan.  voici  un  oi'ilre  dnnt  vous  prendrcii  connaissance  sur-le- 
cbam|).  (Retordre  concerna  M.  Fouquel. 

D'Artagnan  prit  un  ordre  qu'on  lui  tendait. 

—  Mise  en  liberlé'**  muruuu'a-t-il.  Ah  î 

\'A  il  poussa  un  second  ah!  plus  intelligent  que  le  premier. 

C'est  que  cet  ordre  lui  ex[di(piait  la  présenc'e  d'Aramis  chez  le  roi;  c'est  qu'Aramis, 
pour  avoir  obtenu  la  gr<\ce  de  Eouquet,  devait  êlre  bien  avant  dans  la  faveur  royale  ; 
c'est  que  celle  faveur  expliquait  à  son  tour  l'incroyable  aplomb  avec  lequel  M.  d'Her- 
blay donnait  les  ordres  au  nom  de  Sa  Majesté. 

Il  suftisail  à  d'Artagnan  d'avoir  compris  quelque  chose  pour  tout  comprendre.  Il 
salua  et  lit  deux  pas  poiu*  partir. 

—  Je  vous  accompagne,  dit  l'évêfjue. 

—  Où  cela  ? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  393 

—  Chez  M.  Fouquet;  je  veux  jouir  tle  son  contentement. 

—  Ah  !  Aramis,  que  vous  m'avez  intrigué  tout  à  l'heure  !  dit  encore  d'Arlagnan. 

—  Mais  à  présent  vous  comprenez? 

—  Pardieu  !  si  je  comprends!  dit-il  tout  haut.  Puis  tout  bas  :  — Eh  bien,  non! 
siffla-t-il  entre  ses  dents;  non,  je  ne  comprends  pas.  C'est  égal ,  il  y  a  ordre.  Et  il 
ajouta  :  —  Passez  devant,  monseigneur. 

D'Artagnan  conduisit  Araniis  chez  Fouquet. 


l'ami  du  roi. 


Fouquet  attendait  avec  anxiété;  il  avait  déjà  congédié  plusieurs  de  ses  serviteurs  et 
de  ses  amis  qui,  devançant  l'heure  de  ses  réceptions  accoutumées,  étaient  venus  à  sa 
porte.  A  chacun  d'eux,  taisant  le  danger  suspendu  sur  sa  tète,  il  demandait  seulement 
ou  l'on  pouvait  trouver  Aramis. 

Quand  il  vit  revenir  d'Arlagnan,  quand  il  aperçut  derrière  lui  l'évéque  de  Vannes, 
sa  joie  fut  au  comble;  elle  égala  toute  son  inquiétude.  Voir  Aramis,  c'était  pour  le 
surintendant  une  compensation  au  malheur  d'être  arrêté. 

Le  prélat  était  silencieux  et  grave  :  d'Arlagnan  était  l)ouleversé  par  toute  cette  ac- 
cunndation  d'événemens  incroyables. 

—  Eh  bien  !  capitaine,  vous  m'amenez  M.  d'Herblay? 

—  Et  quelque  chose  de  mieux  encore,  monseigneur. 

—  Quoi  donc? 

—  i^a  liberté. 

—  Je  suis  libre  I 

—  Vous  l'êtes.  Ordre  du  roi. 

Fouquet  reprit  toute  sa  sérénité,  pour  bien  interroger  Aramis  avec  son  regard. 

—  Oh  oui!  vous  pouvez  remercier  M.  l'évéque  de  Vannes  ,  poursuivit  d'Artàgnan, 
car  c'est  bien  à  lui  que  vous  devez  le  changement  du  roi. 

Aramis  s(;  tourna  vers  M.  Fouquet,  aussi  surpris  que  l'avait  été  le  mousquetaire. 

—  Monseigneur,  reprit-il,  le  roi  me  charge  de  vous  dire  qu'il  est  plus  que  jamais 
voire  ami,  et  que  votre  fête  si  belle,  si  généreusement  offerte  lui  a  touché  le  cœur. 

Là-dessus  il  salua  Fouquet  si  révérencieusement,  que  celui-ci,  incapable  de  rien 
comprendre  à  une  diplomatie  de  cette  force ,  demeura  sans  voix ,  sans  idée  et  sans 
mouvement. 

D'Artagnan  crut  comprendre,  lui,  que  ces  deux  hommes  avaient  quelque  chose  à 
se  dire,  et  il  allait  obéir  à  cet  instinct  de  politesse  qui  précipite  en  pareil  cas  vers  la 
porte  celui  dont  la  présence  est  une  gêne  pour  les  autres,  mais  sa  curiosité  ardente, 
fouettée  par  tant  de  mystères,  lui  conseilla  de  rester. 

Alors  Aramis  se  tournant  vers  lui  avec  douceur, 

—  Mon  ami,  dit-il,  vous  vous  rappellerez  bien,  n'est-ce  pas,  l'ordre  du  roi  touchant 
les  défenses  pour  son  petit  lever? 

Ces  mots  étaient  assez  clairs.  Le  mousquetaire  les  comprit:  il  salua  donc  Fouquet, 
puis  Aramis  avec  une  nuance  de  respect  ironique ,  et  disparut. 


394  LES  MOUSQUETAIRES. 

Alors  Fouqnet,  dont  toute  l'impatience  avait  eu  peine  à  attendre  ce  moment .  s'é- 
lança vers  la  porte  pour  latermer.  et  revenant  à  lévêque, 

—  Mon  cher  d'Herblay,  dit-il,  je  crois  qu'il  est  temps  pour  vous  de  m'expliquer  ce 
qui  se  passe.  En  vérité ,  je  n'y  comprends  plus  rien. 

Et  son  regard  restait  fixé  sur  le  visage  d'Aramis. 

—  Nous  allons  vous  expliquer  tout  cela,  dit  Aramia  en  s'asseyant  et  en  faisant  as- 
seoir Fouquet.  Par  où  faut-il  commencer  ? 

— Par  ceci,  d'abord.  Avanttoutaufre  intérêt,  pourquoi  le  roi  me  fait-il  mettre  en  liberté? 

—  Vous  eussiez  dû  plutôt  me  demander  pourquoi  il  vous  faisait  arrêter. 

—  Depuis  mon  arrestation  j'ai  eu  le  temps  d'y  songer  et  je  crois  qu'il  s'agit  bien 
un  peu  de  jalousie.  Ma  fête  a  contrarié  M.  Colbert,  et  M.  Colberl  a  trouvé  quelque 
plan  contre  moi,  le  plan  de  Belle-Isle  ,  par  exemple. 

—  Non,  il  ne  s'agissait  pas  encore  de  Belle-Isle. 

—  De  quoi ,  alors  ? 

—  Vous  souvenez-vous  de  ces  quittances  de  treize  millions  que  M.  de  Mazarin  vous 
a  fait  voler? 

—  Oh  !  oui.  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien  !  vous  voilà  déjà  déclaré  voleur. 

—  Mon  Dieu  1 

—  Ce  n'est  pas  tout.  Vous  souvient-il  de  cette  lettre  écrite  par  vous  à  la  Vallière  ? 

—  Hélas  !  c'cht  vrai. 

—  Vous  voilà  déclaré  traître  et  suborneur. 

—  Alors,  pourquoi  m'avoir  pardonné  ? 

—  Nous  n'en  sommes  pas  encore  là  de  notre  argumentation.  Je  désire  vous  avoir 
bien  lixé  sur  le  fait.  Remarquez  bien  ceci  :  le  roi  vous  sait  coupable  de  détournement 
de  fonds.  Oh  1  pardieu  je  n'ignore  pas  que  vous  n'avez  rien  détourné  du  tout  ;  mais 
enfin,  le  roi  n'a  pas  vu  les  quittances,  et  il  ne  peut  faire  autrement  que  de  vous 
croire  criminel. 

—  Pardon,  je  ne  vois  pas... 

—  Vous  allez  voir.  Le  roi ,  de  plus ,  ayant  lu  votre  billet  amoureux  et  vos  offres 
faites  à  la  Vallière,  ne  peut  conserver  aucun  doute  sur  vos  intentions  à  l'égard  de 
celte  belle .  n'est-ce  pas  ? 

—  Assurément.  Mais  concluez. 

—  J'y  viens.  Le  roi  est  donc  pour  vous  un  ennemi  capital ,  implacable,  éternel. 

—  D'accord.  Mais  suis-je  donc  si  puissant  qu'il  n'ait  osé  me  perdre,  malgré  cette 
haine  ,  avec  tous  les  moyens  que  ma  faiblesse  ou  mon  malheur  lui  donne  comme  prise 
sur  moi  ? 

—  Il  est  bien  constaté,  poursuivit  froidement  Aramis,  que  le  roi  est  irréconcilia- 
blement  brouillé  avec  vous, 

—  Mais  qu'il  m'absout... 

—  Le  croyez-vous?  fit  l'évèque  avec  un  regard  scrutateur 

—  Sans  croire  à  la  sincérité  du  cœur,  je  crois  à  la  vérité  du  fait. 
Aramis  haussa  légèrement  les  épaules. 

—  Pourquoi  alors  Louis  XIV  vous  aurait-il  chargé  de  me  dire  ce  que  vous  m'avez 
rapporté  ? 

—  Le  roi  ne  m'a  chargé  de  rien  pour  vous. 

—  De  ri(Mi  1...  fit  le  surintendant  stupéfait.  Eh  bien  !  alors  cet  ordre... 

—  Ah  !  oui ,  il  y  a  un  ordre,  c'est  juste. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  395 

Et  ces  mots  furent  prononcés  par  Aramis  avec  un  accent  si  étrange ,  que  Fonqnet  ne 
put  s'enipèchor  de  tressaillir. 

■ —  Tenez ,  dit-il,  vous  me  cachez  quelque  chose ,  je  le  vois. 
Aramis  caressa  son  menton  avec  ses  doigts  si  blancs. 

—  Le  roi  m'exile  ? 

—  Ne  faites  pas  connue  dans  ce  jeu  où  les  enfans  devinent  la  présence  d'un  objet 
caché ,  à  la  façon  dont  une  sonnette  tinte  quant  ils  s'approchent  ou  s'éloignent. 

—  Parlez  alors. 

—  Devinez. 

—  Vous  me  faites  peur. 

—  Bah  !  c'est  que  vous  n'avez  pas  deviné  ,  alors. 

—  Que  vous  a  dit  le  roi?  Au  nom  de  notre  amitié,  ne  me  le  dissimulez  pas. 

—  Le  roi  ne  m'a  rien  dit. 

—  Vous  me  ferez  mourir  d'impatience ,  d'Herblay.  Suis-je  ou  ne  suis-je  pas  tou- 
jours surintendant  ? 

—  Tant  que  vous  voudrez. 

—  Mais  quel  singulier  empire  avez-vous  pris  tout  à  coup  sur  l'esprit  de  Sa  Majesté  ? 

—  Ah  !  voilà  ! 

—  Vous  le  faites  agir  à  votre  gré? 

—  Je  le  crois. 

—  C'est  invraisemblable. 

—  On  le  dira. 

—  D"Herblay,  par  notre  alliance ,  par  notre  amitié ,  par  tout  ce  que  vous  avez  de 
plus  cher  au  monde,  parlez-moi,  je  vous  en  supplie.  A  quoi  devez-vous  d'avoir  ainsi 
pénétré  chez  Louis  XIV?  Il  ne  vous  aimait  pas,  je  le  sais. 

—  Le  roi  m'aimera  maintenant ,  dit  Aramis  en  appuyant  sur  ce  dernier  mot. 

—  Vous  avez  eu  quelque  chose  de  particulier  avec  lui  ? 

—  Oui. 

—  Un  secret  peut-être? 

—  Oui ,  un  secret. 

—  Un  secret  de  nature  à  changer  les  intérêts  de  Sa  Majesté  ? 

—  Vous  êtes  un  homme  réellement  supérieur,  monseigneur.  Vous  avez  bien  deviné. 
J'ai  en  effet  découvert  un  secret  de  nature  à  changer  les  intérêts  du  roi  de  France. 

—  Ah  !  dit  Fouquet  avec  la  réserve  d'un  galant  homme  qui  ne  veut  pas  questionner. 

—  Et  vous  allez  en  juger,  poursuivit  Aramis;  vous  allez  me  dire  si  je  me  trompe 
sur  l'importance  de  ce  secret. 

—  J'écoute ,  puisque  vous  êtes  assez  bon  pour  vous  ouvrir  à  moi.  Seulement,  mon 
ami,  remarquez  que  je  n'ai  rien  sollicité  d'indiscret. 

Aramis  se  recueillit  un  moment. 

Puis,  plongeant  son  regard  jusque  dans  l'âme  de  son  auditeur  muet,  étonné  ,  con- 
fondu ,  il  lui  raconta  d'une  voix  grave  l'histoire  du  malheureux  Philippe. 

—  Mais,  mon  Dieu,  quelle  aventure!  s'écria  enfin  Fouquet. 

—  Vous  n'êtes  pas  au  bout.  Patience. 

—  Oh!  j'en  aurai. 

—  Dieu  voulut  susciter  à  l'opprimé  un  vengeur,  un  soutien,  si  vous  le  préférez.  Il 
arriva  que  le  roi  régnant ,  Dieu  voulut  que  l'usurpateur  eût  pour  premier  ministre  un 
homme  de  talent  et  de  grand  cœur,  un  grand  esprit,  outre  cela. 

—  C'est  bien,  c'est  bien,  s'écria  Fouquet.  Je  comprends  :  vous  avez  compté  sur 


306  LES  MOUSQUETAIRES. 

moi  pour  vous  aider  à  réparer  le  tort  fait  au  pauvre  frère  de   Louis  XIV?  Vous  avez 
bieh  pensé  :  je  vous  aiderai.  Merci,  d'Heri)lay,  merci! 

—  Ce  n'est  pas  cela  du  tout.  Vous  ne  me  laissez  pas  finir,  dit  Aramis  impassible. 

—  Je  me  tais. 

—  M.  Fouquet ,  disais-je ,  étant  ministre  du  roi  régnant,  fut  pris  en  aversion  par  le 
roi  et  fort  menacé  dans  sa  fortune,  dans  sa  liberté,  dans  sa  vie  peut-être,  par  l'in- 
trigue et  la  haine,  trop  facilement  écoulées  du  roi.  Mais  Dieu  permit,  toujours  pour 
le  salut  du  prince  sacrifié,  que  M.  Fouquet  eût  à  son  tour  un  ami  dévoué  qui  savait  le 
secret  d'État  et  se  sentait  la  force  de  mettre  ce  secret  au  jour  après  avoir  eu  la  force 
de  porter  ce  secret  vingt  ans  dans  son  cœur. 

—  N'allez  pas  plus  loin,  dit  Fouquet,  bouillant  d'idées  généreuses;  je  vous  com- 
prends et  je  devine  tout.  Vous  avez  été  trouver  le  roi  quand  la  nouvelle  de  mon  arres- 
tation vous  est  parvenue  ;  vous  l'avez  supplié ,  il  a  refusé  de  vous  entendre  ,  lui  aussi; 
alors  vous  avez  fait  la  menace  du  secret,  la  menace  de  la  révélation,  et  Louis  XIV, 
épouvanté ,  a  du  accorder  à  la  terreur  de  votre  indiscrétion  ce  qu'il  refusait;»  votreiuter- 
cession  généreuse.  Je  comprends,  je  comprends  :  vous  tenez  le  roi  ;  je  comprends  ! 

—  Vous  ne  comprenez  pas  du  tout ,  répondit  Aramis,  et  voilà  encore  une  fois  que 
vous  m'interrompez  ,  mon  ami.  Et  puis,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  vous  négligez 
trop  la  logique  et  vous  n'usez  pas  assez  de  la  mémoire. 

—  Conmient  cela? 

—  Vous  savez  sur  quoi  j'ai  appuyé  au  début  de  notre  conversation? 

—  Oui.  la  haine  de  Sa  Majesté  pour  moi.  haine  invincible;  maisquelle  haine  résis- 
terait à  la  menace  d'une  pareille  révélation  ! 

—  Une  pareille  révélation!  Eh!  voilà  où  vous  manquez  de  logique.  Quoi!  vous 
adiiiettez  que  si  j'eusse  fiiit  au  roi  une  pareille  révélation,  je  pusse  vivre  encore  à 
l'heure  qu'il  est? 

—  Il  n'y  a  pas  dix  minutes  que  vous  étiez  chez  le  roi. 

—  Soit!  Il  n'aurait  pas  eu  le  temps  de  me  faire  tuer,  mais  il  aurait  eu  le  temps  de 
me  faire  bâillonner  et  jeter  dans  une  oubliette.  Allons,  de  la  fermeté  dans  le  raison- 
nement, mordieu  ! 

Et  par  ce  mot  tout  mousquetaire,  oubli  d'un  homme  qui  ne  s'oubliait  jamais,  Fou- 
quet dut  comprendre  à  quel  degré  d'exaltation  venait  d'arriver  le  calme,  l'impéné- 
trable évèque  de  Vannes.  Il  en  frémit. 

—  Et  puis,  reprit  ce  dernier  après  s'être  dom[>lé,  serais-je  riiDinme  (jueje  suis; 
serais-je  un  ami  véritable  si  je  vous  exposais,  vous  que  le  roi  hait  déjà,  à  un  senti- 
ment plus  redoutable  encore;  du  jeune  roi?  L'avoir  volé  ,  ce  n'est  rien  ;  avoir  courtisé 
sa  maîtresse  ,  c'est  |)eu  ;  mais  tenir  dans  vos  mains  sa  couronne  et  son  honneur,  allons  ! 
il  vous  arracherait  plutôt  le  cœur  de  ses  pro|)res  mains! 

—  Vous  ne  lui  avez  rien  laissé  voir  du  secret? 

—  J'eusse  aimé  mieux  avaler  tous  les  poisons  que  Mithridate  a  bus  en  vingt  ans 
pour  essayer  à  ne  pas  mourir. 

—  Qu'avez-vous  fait  alors? 

—  Ah!  nous  y  voici,  monseigneur.  Je  crois  (pie  je  vais  exciter  en  vous  quelque 
intérêt.  Vous  m'écoutcz  tonjo\irs,  n'est-ce  pas? 

—  Si  j'écoule  !  Dites. 

Aramis  lit  un  tour  dans  la  chambre,  s'assura  de  la  solitude,  du  silence,  et  revint  se 
placer  près  du  fauteuil  dans  lequel  Fouquet  attendait  ses  révélations  avec  une  anxiété 
profonde. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  397 

— J'avais  oublié  de  vous  dire,  reprit  Araniis,  une  particularité  remarquable  toucliant 
ces  jumeaux  :  c'est  que  Dieu  les  a  faits  tellement  semblables  l'un  à  l'autre,  que  lui 
seulj  s'il  les  citait  à  son  tribunal,  les  saurait  distinguer  l'un  de  l'autre.  Leur  mère  ne 
le  pourrait  pas. 

—  Est-il  possible  1  s'écria  Fouquel. 

—  Même  noblesse  dans  les  traits,  même  démarche,  même  taille  ,  même  voix  1 

—  Mais  la  pensée?  mais  l'intelligence?  mais  la  science  de  la  vie? 

—  Oh!  en  cela  inégalité,  monseigneur..  Oui,  car  le  prisonnier  de  la  Bastille  est 
d'une  supériorité  incontestable  sur  son  frère,  et  si,  de  la  prison,  cette  pauvre  victime 
passait  sur  le  trône,  la  France  n'aurait  pas  ,  depuis  son  origine  peut-être,  rencontré 
un  maître  plus  puissant  par  le  génie  et  la  noblesse  de  caractère. 

Fouquet  laissa  un  moment  tomber  dans  ses  mains  son  front  appesanti  par  ce  secret 
immense.  Aramis  s'approchait  de  lui. 

—  Il  y  a  encore  inégalité,  dit-il  en  poursuivant  son  œuvre  tentatrice  ,  inégalité  pour 
vous,  monseigneur,  entre  les  deux  jumeaux  ,  tlls  de  Louis  XIII  :  c'est  que  le  dernier 
venu  ne  connaît  pas  M.  Golbert. 

Fouquet  se  releva  aussitôt  avec  des  traits  pâles  et  altérés.  Le  coup  avait  porté,  non 
pas  en  plein  cœur,  mais  en  plein  esprit. 

—  Je  vous  comprends,  dit-il  à  Aramis  :  vous  me  proposez  une  conspiration. 

—  A  peu  près. 

—  Une  de  ces  tentatives  qui ,  ainsi  que  vous  le  disiez  au  début  de  cet  entretien  , 
changent  le  sort  des  empires. 

—  El  du  surintendant;  oui,  monseigneur. 

—  En  un  mot,  vous  me  proposez  d'opérer  une  substitution  du  tils  de  Louis  XllI 
qui  est  prisonnier  aujourd'hui,  au  fils  de  Louis  XIII  qui  dort  dans  la  chambre  de 
Morphée  en  ce  moment? 

Aramis  sourit  avec  l'éclat  sinistre  de  sa  sinistre  pensée. 

—  Soit!  dit-il. 

—  INIais ,  reprit  Fouquet  après  un  silence  pénible ,  vous  n'avez  pas  réfléchi  que 
cette  œuvre  politique  est  de  nature  à  bouleverser  tout  le  royaume,  et  que  ,  pour  arra- 
cher cet  arbre  aux  racines  infinies  qu'on  appelle  un  roi ,  pour  le  remplacer  par  un 
autre,  la  terre  ne  sera  jamais  raffermie  à  ce  point  que  le  nouveau  roi  soit  assuré 
contre  le  vent  qui  restera  de  l'ancien  orage  et  contre  les  oscillations  de  sa  propre  masse. 

Aramis  continua  de  sourire. 

■ —  Songez  donc,  continua  Fouquet  en  s'échaufîluit  avec  cette  force  du  talent  qui 
creuse  un  projet  et  le  mûrit  en  quelques  secondes  et  avec  cette  largeur  de  vue  qui  en 
prévoit  toutes  les  conséquences  et  en  embrasse  tous  les  résultats,  songez  donc  qu'il 
nous  faut  assembler  la  noblesse,  le  clergé,  le  tiers-état;  déposer  le  prince  régnant, 
troubler  par  un  affreux  scandale  la  tombe  de  Louis  XIII ,  perdre  la  vie  et  l'honneur 
d'une  femme,  Atme  d'Autriche  ,  la  vie  et  la  paix  d'une  autre  femme ,  Marie-Thérèse, 
et  que  tout  cela  fini ,  si  nous  le  finissons... 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  dit  froidement  Aramis.  11  n'y  a  pas  un  mot  ufile  dans 
tout  ce  que  vous  venez  de  dire  là. 

—  Comment!  fil  le  surintendant  surpris,  vous  ne  discutez  pas  la  pratique,  un 
homme  comme  vous!  Vous  vous  bornez  aux  joies  enfantines  d'une  illusion  politique, 
et  vous  négligez  les  chances  de  l'exéculion,  c'est-à-dire  la  réalité;  est-ce  possible? 

—  Mon  ami,  dit  Aramis  en  appuyant  sur  le  mot  avec  une  sorte  de  familiarité  dé- 
daigneuse ,  comment  fait  Dieu  pour  substituer  un  roi  à  un  autre? 


398  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Dieu!  s'écria  Fouquet,  Dieu  envoie  un  agent  qu'on  appelle  la  mort.  Oh  !  mon 
Dieu,  monsieur  d'Herblay,  est-ce  que  vous  auriez  l'idée... 

—  Il  ne  s'a^'it  pas  de  cela,  monseigneur.  En  vérité,  vous  allez  au  delà  du  but. 
Qui  donc  vous  parle  d'envoyer  la  mort  au  roi  Louis  XIV?  qui  donc  vous  parle  de 
suivre  l'exemple  de  Dieu  dans  la  stricte  pratique  de  ses  œuvres?  Non.  Je  voulais  vous 
dire  que  Dieu  fait  les  choses  sans  bouleversement,  sans  scandale ,  sans  etiorls,  et  que 
les  hommes  inspirés  par  Dieu  réussissent  comme  lui  dans  ce  qu'ils  entreprennent , 
dans  ce  qu'ils  font. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Je  voulais  vous  dire,  mon  ami,  reprit  Aranu's  avec  la  même  intonation  qu'il 
avait  donnée  à  ce  mot  ami  quand  il  l'avait  prononcé  pour  la  première  fois:  je  voulais 
vous  dire  que  s'il  y  a  eu  bouleversement ,  scandale  et  même  effort  dans  la  substitution 
du  jjrisonnier  au  roi,  je  vous  délie  de  me  le  prouver. 

—  Plaît-il!  s'écria  Fouquet  plus  blanc  que  le  mouchoir  dont  il  essuyait  ses  tempes. 
Vous  dites?... 

—  Allez  dans  la  chambre  du  roi,  continua  tranquillement  Aramis,  et  vous  qui  sa- 
vez le  mystère,  je  vous  défie  de  vous  apercevoir  que  le  prisonnier  de  la  Bastille  est 
couché  dans  le  lit  de  son  frère. 

—  Mais  le  roi?  balbutia  Fouquet,  saisi  d'horreur  à  celle  nouvelle. 

—  Quel  roi?  fit  Aramis  de  son  plus  doux  accent;  celui  qui  vous  hait,  ou  celui  qui 
vous  aime? 

—  Le  roi...  d'hier?... 

—  Le  roi  d'hier?  rassurez-vous,  il  a  été  prendre ,  à  la  Bastille,  la  place  que  sa  vic- 
titiie  occupait  depuis  trop  longtemps. 

—  Juste  ciel  !  Et  qui  1  y  a  conduit? 

—  Moi. 

—  Vous! 

—  Oui,  et  de  la  façon  la  plus  simple.  Je  l'ai  enlevé  celle  nuit,  et,  pendant  qu'il 
redescendait  dans  l'ombre  .  l'autre  remontait  à  la  lumière.  Je  ne  crois  pas  que  cela 
ait  fait  de  bruit.  Lu  éclair  sans  tomierre,  cela  ne  ré\eillo  jamais  personne. 

Fouquet  poussa  un  cri  sourd,  comme  s'il  eùlélé  atteint  d'un  coup  in\isible,  et  pre- 
nant sa  lêle  entre  ses  deux  mains  crispées, 

—  Vous  avez  fait  cela?  nmrnnira-t-il. 

—  Assez  adroitement.  Qu'en  pensez-vous? 

—  Vous  avez  détioné  le  roi?  vous  lavez  emprisonné? 

—  C'est  fait. 

—  El  l'action  s'osl  accomplie  ici ,  à  Vaux? 

—  Ici ,  à  Vaux,  dans  la  chambre  de  Morphce.  Ne  semblait-elle  [»as  av(>ir  clé  bùlie 
dans  la  prévoyance  d'un  pareil  acte? 

—  El  cela  s'esl  passé? 

—  Cette  miit. 

—  Cette  nuit! 

—  Entre  minuit  et  une  heure. 

Fouquet  til  un  mouvement  connue  pour  se  jeter  sur  Aramis;  il  se  retint. 

—  A  Vaux!  chez  moi!...  dil-il  d'une  voix  étranglée. 

—  Mais  je  crois  (pie  oui.  C'e^t  siuloul  \otrc  maison,  depuis  ipie  M.  Colberl  ne  peut 
plus  vous  la  faire  voler. 

— C'est  doiii-  chez  moi  que  s'esl  exécuté  ce  crime  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  399 

—  Ce  crime  !  fit  Aramis  sUipéfail, 

— Ce  crime  abominable  !  poursuivit  Fouquel  en  s'exallant  de  pbisen  plus;  ce  crime 
plus  exécrable  qu'un  assassinat  !  ce  crime  qui  déshonore  à  jamais  mon  nom  et  me  voue 
à  l'horreur  de  la  postérité  ! 

—  Çà!  vous  êtes  en  délire,  Monsieur,  répondit  Aramis  d'une  voix  mal  assurée; 
vous  parlez  trop  haut:  prenez  gardel 

—  Je  crierai  si  haut  que  l'univers  m'entendra. 
— Monsieur  Fouquel,  prenez  garde  ! 

Fouquet  se  retourna  vers  le  prélat ,  qu'il  regarda  en  face. 

—  Oui,  dit-il,  vous  m'avez  déshonoré  en  commettant  cette  trahison,  ce  forfait,  sur 
mon  hôte,  sur  celui  qui  reposait  paisiblement  sous  mon  toit!  Oh  !  malheur  à  moi! 
malheur  à  moi  ! 

—  Malheur  sur  celui  qui  méditait,  sous  votre  toit,  la  ruine  de  votre  fortune,  de 
votre  vie!  Oubliez-vous  cela? 

—  C'était  mon  hôte,  c'était  mon  roi? 

Aramis  se  leva,  les  yeux  injectés  de  sang  ,  la  bouche  convulsivc. 

—  Ai-je  affaire  à  un  insensé?  dit-il. 

—  Vous  avez  affaire  à  un  honnête  homme. 

—  Fou! 

—  A  un  homme  qui  vous  empêchera  de  consommer  votre  crime. 

—  Fou! 

—  A  un  homme  qui  aime  mieux  mourir,  qui  aime  mieux  vous  tuer  que  de  laisser 
consommer  son  déshonneur. 

.   Et  Fouquet,  se  précipitant  sur  son  épée,  replacée  par  d'Artagnan  au  chevet  du  lit, 
agila  résolument  dans  ses  mains  l'étincelanl  carrelet  d'acier. 

Aramis  fronça  le  sourcil,  glissa  une  main  dans  sa  poitrine  comme  s'il  y  cherchait 
une  arme.  Ce  mouvement  n'échappa  point  à  Fouquet.  Aussi,  noble  et  superbe  en  sa 
magnanimité,  jeta-t-il  loin  de  lui  son  épée,  qui  alla  rouler  dans  la  ruelle  du  lit,  et 
s'approchant  d'Aramis ,  de  façon  à  lui  toucher  l'épaule  de  sa  main  désarmée , 

—  Monsieur,  dit-il,  il  me  serait  doux  de  mourir  ici  pour  ne  pas  survivre  à  mon 
opprobre,  et  sivous  avez  encore  quelque  amitié  pour  moi,  je  vous  en  supplie,  domiez- 
moi  la  mort. 

Aramis  resta  silencieux  et  immobile. 

—  Vous  ne  répondez  rien? 

Aramis  releva  doucement  la  tète  et  l'on  vit  l'éclair  de  l'espoir  se  rallumer  encore 
une  fois  dans  ses  yeux. 

—  Réfléchissez,  dit-il,  monseigneur,  à  tout  ce  qui  nous  attend.  Celte  justice  étant 
faite,  le  roi  vit  encore,  et  son  emprisonnement  vous  sauve  la  vie. 

—  Oui ,  réphqua  Fouquet,  vous  avez  pu  agir  dans  mon  intérêt ,  mais  je  n'accepte 
pas  votre  service.  Toutefois,  je  ne  veux  point  vous  perdre.  Vous  allez  sortir  de  cette 
maison. 

Aramis  étouffa  l'éclair  qui  jaillissait  de  son  cœur  brisé. 

—  Je  suis  hospitalier  pour  tous ,  continua  Fouquet  avec  une  inexprimable  majesté; 
vous  ne  serez  pas  plus  sacrifié,  vous,  que  ne  le  sera  celui  dont  vous  aviez  consommé 
la  perte. 

— Vous  le  serez,  vous,  dit  Aramis  d*une  voix  sourde  et  prophétique ,  vous  léserez, 
vous  le  serez  ! 

—  J'accepte  l'augure ,  monsieur  d'Herblay,  mais  rien  ne  m'arrêtera.  Vous  allez 


4(»0  LES  MOUSQUETAIRES. 

quiter  Vaux,  vous  allez  quitter  la  France;  je  vous  donne  quatre  heures  pour  vuu» 
mettre  hors  de  la  portée  du  roi. 

Quatre  heures?  fit  Aramis  railleur  et  incrédule. 

—  Foi  de  Fouquet,  nul  ne  vous  suivra  avant  ce  délai.  Vous  aurez  donc  quatre  heure.s 
d'avance  sur  tous  ceux  que  le  roi  voudrait  expédier  après  vous. 

—  Quatre  heures!  répéta  Aramis  en  rugissant. 

—  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  vous  embarquer  et  gagner  Belle-Isle,  que  je  vous 
donne  pour  refuge. 

—  Ah  !  murmura  Aramis. 

—  Bclle-Isle  est  à  moi  pour  vous,  comme  Vaux  est  à  moi  pour  le  roi.  Allez,  d'Her- 
blay ,  allez  ;  tant  que  je  vivrai ,  il  ne  tombera  pas  un  cheveu  de  votre  tète. 

—  Merci!  dit  Aramis  avec  une  sombre  ironie. 

—  Parfez  donc,  et  me  donnez  la  main  pour  que  tous  deux  nous  courions,  vous  au 
salut  de  votre  vie ,  moi  au  salut  de  mon  honneur. 

Aramis  relira  de  son  sein  la  main  qu'il  y  avait  cachée.  Elle  était  rouge  de  son  sang; 
elle  avait  labouré  sa  poitrine  avec  ses  ongles,  connue  pour  punir  la  chair  d'avoir  en- 
fanté tant  de  projets  plus  vains,  plus  fous,  plus  périssables  que  la  vie  de  l'homme.  Fou- 
quel  eut  horreur,  eut  pitié;  il  ouvrit  les  bras  à  Aramis. 

—  Je  n'avais  pas  d'armes,  murmura  celui-ci,  farouche  et  terrible  comme  l'ombre 
de  Didon. 

Puis,  sans  loucher  la  main  de  Fouquet,  il  détourna  sa  vue  et  lit  deux  pas  en  arrière. 
Sou  dernier  mot  fut  une  imprécation;  son  dernier  geste  fut  l'analhème  que  dessina 
cette  main  rongie,  en  tachant  Fouquet  au  visage  de  quelques  goutteleltes  de  son  sang. 

El  tous  deux  s'élancèrent  hors  do  la  chambre  par  l'escalier  secret  qui  aboutissait 
aux  cours  intérieures. 

Fouquet  connnanda  ses  meilleurs  chevaux,  et  Aramis  s'arrêta  au  bas  de  l'escalier 
qui  conduisait  à  la  chambre  de  Porthos. 

Il  réfléchit  longtemps,  pendant  que  le  carrosse  de  Fouquel  quittait  au  grand  galop 
le  pavé  de  la  cour  principale. 

—  Partir  seul?...  se  dit  Aramis;  prévenir  le  prince?...  Oh  !  fureur  !...  Prévenir  le 
prince,  et  alors  quoi  faire?...  Partir  avec  lui?...  Traîner  partout  ce  témoignage  accu- 
sateur?... La  guerre?...  La  guerre  civile,  implacable?...  Sans  ressource,  hélas!  Im- 
possible!... Que  fera-l-il  sans  moi?...  Oh!  sans  moi,  il  s'écroulera  comme  moi...  Qui 
sait!...  Que  la  destinée  s'accomplisse!...  Il  était  condaumé  :  qu'il  demeure  condamné  ! 
Dieu!.  ■  Démon  !  sombre  et  railleuse  puissance  qu'on  appelle  le  génie  de  l'hounne,  lu 
n'es  qu'un  souflle  plus  incertain,  [dus  inutile  que  le  vent  dans  la  montagne;  lu  t'ap- 
pelles hasard,  lu  n'es  rien;  lu  embrases  tout  de  ton  haleine,  tu  soulèves  les  quartiers 
de  roc,  la  montagne  elle-même,  cl  tout  à  coup  tu  le  brises  devant  la  croix  do  bois 
mort,  derrière  laquelle  vit  une  autre  puissance  invisible...  que  tu  niais  peut-être,  et 
(jui se  venge  de  toi,  et  qui  t'écrase  sans  te  faire  même  l'honneur  de  dire  son  nom!... 
Perdu!.. .  je  suis  perdu  !...  Que  faire?...  Aller  à  Belle-Isie?...  Oui.  Et  Porthos  qui  va 
rester  ici,  et  parler,  et  tout  conter  à  tous!  Porlhos,  qui  soulfrira  pi'ut-être  !...  Je  ne 
veux  pas  que  Porlhos  soutire.  C'est  un  de  mes  membres;  sa  douleur  est  mienne.  Por- 
thos partira  avec  moi,  Porlhos  suivra  ma  destinée.  Il  le  faul. 

El  Aranus,  tout  à  la  crainte  de  rencontrer  quebpriui  à  qui  celle  préci|)italion  pi'il 
paraître  suspecte,  Aramis  gravit  l'escalier  sans  être  aperçu  de  personne. 

Porlhos,  revenu  à  peine  de  Paris,  dormait  déjà  du  sommeil  du  ju^te.  Son  corps 
énorme  oubliait  la  fatigue,  connue  son  esprit  oïdtliait  la  pensée. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  401 

Aramis  entra,  légercorame  une  ombre,  et  posa  sa  mainnerveuse  sur  l'épaule  dugéant. 

—  Allons,  cria-t-il,  allons,  Porthos ,  allons  1 

Porthos  obéit,  se  leva,  ouvrit  les  yeux  avant  d'avoir  ouvert  son  intelligence. 

—  Nous  partons,  fit  Aramis. 

—  Ah  I  fit  Porthos. 

—  Nous  partons  à  cheval,  plus  rapides  que  nous  n'avons  jamais  couru. 

—  Ah  !  répéta  Porthos. 

—  Habillez-vous ,  ami. 

Et  il  aida  le  géant  à  s'habiller,  et  lui  mit  dans  les  poches  son  or  et  ses  diamans. 
Tandis  qu'il  se  livrait  à  cette  opération,  un  léger  bruit  attira  sa  pensée. 
D'Artagnan  regardait  à  l'embrasure  de  la  porte. 
Aramis  tressaillit. 

—  Que  diable  faites-vous  là  si  agité?  dit  le  mousquetaire. 

—  Ghui!  souffla  Porthos. 

—  Nous  partons  en  mission",  ajouta  l'évêque. 

—  Vous  êtes  bien  heureux!  dit  le  mousquetaire. 

—  Peuh!  fit  Porthos,  je  me  sens  fatigué,  j'eusse  aimé  mieux  dormir  j  mais  le  ser- 
vice du  roi  !... 

—  Est-ce  que  vous  avez  vu  M.  Fouquet?  dit  Aramis  à  d'Arlagnan. 

—  Oui ,  en  carrosse ,  à  l'instant. 

—  Et  que  vous  a-t-il  dit? 

—  Il  m'a  dit  adieu. 

—  Voilà  tout? 

—  Que  vouliez-vous  qu'il  me  dît  autre  chose?  Est-ce  que  je  ne  compte  pas  pour 
rien  depuis  que  vous  êtes  fous  en  faveur? 

—  Écoutez,  dit  Aramis  en  embrassant  le  mousquetaire ,  votre  bon  temps  est  revenu  ; 
vous  n'aurez  plus  à  êlre  jaloux  de  personne. 

—  Ah  bah  ! 

—  Je  vous  prédis  pour  ce  jour  un  événement  qui  doublera  votre  position. 

—  En  vérité  ? 

—  Vous  savez  que  je  sais  ces  nouvelles. 

—  Oh  !  oui  ! 

—  Allons,  Porthos,  vous  êtes  prêt?  Partons. 

—  Partons  1 

—  Et  embrassons  d'Artagnan. 

—  Pardieu  ! 

—  Les  chevaux? 

—  Il  n'en  manque  pas  ici.  Voulez-vo)is  le  mien? 

—  Non ,  Porthos  a  son  écurie.  Adieu ,  adieu  ! 

Les  deux  fugitifs  montèrent  à  cheval  sous  les  yeux  du  capitaine  des  mousquetaires, 
qui  tintl'étrier  à  Porlhoset  accompagna  ses  amis  du  regard  jusqu'à  ce  qu'il  les  eût  vus 
disparaître. 

—  En  toute  autre  occasion,  pensa  le  Gascon,  je  dirais  que  ces  gens-là  se  sauvent; 
mais  aujourd'hui  la  politique  est  si  changée,  que  cela  s'appelle  aller  en  mission. 

Et  il  rentra  philosophiquement  à  son  logis. 


T    II.  Î6 


402  LliS  MOUSQUETAIRES 


COMMENT  LA  CONSIGNE  ÉTAIT  RESPECTÉE  A  LA  BASTILLE. 


Fouquet  brûlait  le  pavé.  Chemin  faisant ,  il  s'agitait  d'horreur  à  l'idée  de  ce  qu'il 
venait  d'apprendre. 

—  Qu'était  donc,  pensait-il,  la  jeunesse  de  ces  hommes  prodigieux  qui,  dans  l'âge 
déjà  faible,  savent  encore  composer  des  plans  pareils  et  les  exécuter  sans  sourciller! 

Parfois  il  se  demandait  si  tout  ce  qu'Arainis  lui  avait  conté  n'était  point  un  rêve  ,  si 
la  fable  n'était  pas  le  piège  lui-même,  et  si,  en  arrivant  à  la  Bastille,  lui  Fouquet ,  il 
n'allait  pas  trouver  un  ordre  d'arrestation  qui  l'enverrait  rejoindre  le  roi  détrôné. 

Dans  cetle  idée  il  donna  quelques  ordres  cachetés  sur  sa  route,  tandis  qu'on  attelait 
les  chevaux.  Ces  ordres  s'adressaient  à  M.  d'Artagnan  et  à  tous  les  chefs  de  corps  dont 
la  fidélité  ne  pouvait  être  sus|)ecte. 

—  De  cetle  farion,  se  dit  Fouquet,  prisonnier  ou  non,  j'aurai  rendu  le  service  que 
je  dois  à  la  cause  de  l'honneur.  Les  ordres  n'arriveront  qu'après  moi  si  je  reviens  libre, 
et  par  conséquent  on  ne  les  aura  pas  décachetés.  Je  les  reprendrai.  Si  je  tarde ,  c'est 
qu'il  me  sera  arrivé  malheur.  Alors  j'aurai  du  secours  pour  moi  et  pour  le  roi. 

C'est  ainsi  préparé  qu'il  arriva  devant  la  Bastille.  Le  surintendant  avait  fait  cinq 
lieues  et  demie  à  l'heure. 

Tout  ce  qui  n'était  jamais  arrivé  à  Aramis  arriva  dans  la  Bastille  à  M.  Fouquet. 
M.  Fouquet  eut  beau  se  nommer,  il  eut  beau  se  faire  reconnaître,  il  ne  put  jamais 
être  introduit. 

A  force  de  solliciter,  do  menacer,  d'ordonner,  il  décida  un  faclionnaire  à  prévenir 
un  bas  oificier  cpii  [U'évinl  le  nuijor.  Quant  au  gouverneur,  on  n'eût  pas  même  osé 
le  déranger  pour  cela. 

Fouquet,  dans  son  carros^^e,  à  la  porte  de  la  forteresse,  rongeait  son  frein  et  atten- 
dait le  retour  de  ce  bas  oflii  icl^  qui  reparut  enfin  d'un  air  assez  maussade. 

—  K\\  bien!  dil  Foiiquct  imp;itioinment,  qu'a  dit  le  major? 

— Eh  bicnl  Monsieur,  répli(pia  le  soldat,  M.  le  major  m'.i  ri  au  nez.  Il  m'adit  que  M. Fou- 
quet est  à  Vaux,  et  que  fût-il  à  Paris,  M.  Fouquet  ne  se  lèverait  pas  à  l'heure  qu'il  est. 

—  Mordieu  !  vous  êtes  un  troupeau  de  drôles!  s'écria  le  ministre  en  o'élaucant  hors 
du  carrosse. 

Et  avant  i|ue  le  basolticier  eùteule  tem[)s  de  fermer  la  porte,  monseigneiu-  s'intro- 
duisit par  la  lente  et  courut  en  avant  malgré  les  cris  du  soldat  qui  appelait  à  l'aide. 

Fouipiet  gagi\ait  du  terrain,  peu  stuuicux  des  cris  de  cet  houune,  lequel  a^ant  enliu 
joint  Fouquet,  répétait  à  la  sentinelle  delà  seconde  porte  : 

—  A  vous,  à  vous ,  sentinelle  ! 

Le  l'actionnaire  croisa  la  piipie  sui'  le  ministre,  mais  celui-ci,  robuste  et  agile,  em- 
porté d'ailleurs  par  la  colère,  arracha  la  picpie  des  mains  du  soldat  et  lui  en  carressa 
rudement  les  épaules.  Le  bas  ot'licier,  qui  s'approchait  trop,  eut  sa  part  de  la  distribu- 
tion ;  tous  deux  poussèrent  des  cris  furieux,  au  bruit  descpiels  sortit  tout  le  premier 
corps  de  garde  de  l'avancée. 

Parmi  ces  gens,  il  y  en  eut  lui  cpii  reconiuil  le  surintendant  et  s'écria  : 


"•/r 


•  '■■•iTiiiLliitilIllifîlfiD.iWi^' 


Il  \  IZK.MEAl  X. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  403 

—  Monseigneur!...  ah!  monseigneur!...  Arrê'ez,  vous  autres! 

Et  il  arrêta  effeclivement  les  gardes  qui  se  préparaient  à  venger  leur  compagnon. 

Fouquet  commanda  qu'on  lui  ouvrît  la  grille,  mais  on  lui  objecta  la  consigne. 

Il  ordonna  qu'on  prévint  le  gouverneur  ;  mais  celui-ci  était  déjà  instruit  de  tout  le 
bruit  de  la  porte  ;  à  la  tète  d'un  piquet  de  vingt  hommes,  il  accourait  suivi  de  son  ma- 
jor, dans  la  persuasion  qu'une  attaque  avait  lieu  contre  la  Bastille. 

Baisemeaux  reconnut  aussi  Fouquet  et  laissa  tomberson  épée  qu'il  tenait  déjà  toute 
brandie. 

—  Ah  !  monseigneur!  balbutia-t-il;  que  d'excuses!... 

—  Monsieur,  lit  le  surintendant  rouge  de  chaleur  et  tout  suant,  je  vous  fais  mon 
compliment  :  votre  service  se  fait  à  merveille. 

Baisemeaux  pâlit ,  croyant  que  ces  paroles  n'étaient  qu'une  ironie,  présage  de  quel- 
que furieuse  colère.  Mais  Fouq\iel  avait  repris  haleine,  appelant  du  geste  la  sentinelle 
et  le  bas  officier  qui  se  frottaient  les  épaules, 

—  11  y  a  vingt  pistoles  pour  le  factionnaire,  dit-il,  cinquante  pour  l'officier.  Mon 
compliment.  Messieurs;  j'en  parlerai  au  roi.  A  nous  deux,  monsieur  de  Baisemeaux. 

Et  sur  un  murmure  de  satisfaction  générale,  il  suiviîle  gouverneur  au  Gouvernement. 

Baisemeaux  tremblait  déjà  de  honte  et  d'inquiétude.  La  visite  matinale  d'Aramis 
lui  semblait  avoir,  dès  à  présent,  des  conséquences  dont  un  fonctionnaire  pouvait  à  bon 
droit  s'épouvanter. 

Ce  fut  bien  autre  chose  encore,  quand  Fouquet,  d'une  voix  brève  et  avec  un  regard 
impérieux, 

—  Monsieur,  dit-il,  vous  avez  vu  M.  d'Herblay  ce  matin. 

—  Oui ,  monseigneur. 

"-Eh  bien!  Monsieur,  vous  n'avez  pas  horreur  du  crime  dont  vous  vous  êtes  rendu 
complice  ! 

—  Allons ,  bien!  pensa  Baisemeaux,  qui  ajouta  tout  haut  :  Mais  quel  crime,  mon- 
seigneur? 

—  11  V  a  là  de  quoi  vous  faire  écarteler  ,  Monsieur,  songez-y  !  Mais  ce  n'est  pas  le 
moment  de  s'irriter.  Conduisez-moi  sur-le-champ  auprès  du  prisonnier. 

'—  Auprès  de  quel  prisonnier?  fit  Baisemeaux  frémissant. 

•^  Voue  faites  l'ignorant?  soit!  c'est  ce  que  vous  pouvez  faire  de  mieux.  En  effet, 
bÎ  vous  avouiez  une  pareille  comphcité,  ce  serait  fait  de  vous.  Je  veux  donc  bien  pa- 
raître ajouter  foi  à  votre  ignorance. 

— -Je  vous  prie,  monseigneur... 

—  C'est  bien.  Conduisez-moi  auprès»  du  prisonnier. 

—  Auprès  de  îNIarchiali? 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  Marehiali? 

'^G'est  le  détenu  amené  ce  malin  par  M»  d'Herblay. 

—  On  l'appelle  ^Marehiali?  fit  le  surintendant,  troublé  dans  ses  convictions  par  la 
naïve  assurance  de  Baisemeaux. 

—  Oui,  monseigneur,  c'est  sous  ce  nom  qu'on  l'a  inscrit  ici. 

Fouquet  regarda  jusqu'au  fond  du  cœur  de  Baisemeaux.  Il  y  lut,  avec  cette  habi- 
tude des  hommes  que  donne  l'usage  du  pouvoir,  une  sincérité  absolue.  D'ailleurs,  en 
observant  une  minute  cette  physionomie  ,  comment  croire  qu'Aramis  eût  pris  un  pa- 
reil confident  ? 

-—C'est,  dit-il  alors  au  gouverneur,  le  prisonnier  que  M.  D'Herblay  avait  emmené 
avant-hier? 


404  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Oui,  monseigneur. 

—  Et  qu'il  a  ramené  ce  malin?  ajouta  vivement  Fouquet,  qui  comprit  aussitôt  le 
mécanisme  du  plan  d'Aramis. 

—  C'est  cela  ;  oui ,  monseigneur. 

—  Et  il  s'appelle  Marchiali  ? 

—  Marchiali.  Si  monseigneur  vient  ici  pour  me  l'enlever,  tant  mieux,  car  j'allais 
écrire  encore  à  son  sujet. 

—  Que  fait-il  donc? 

—  Depuis  ce  matin  il  me  mécontente  extrêmement;  il  a  des  accès  de  rage  à  faire 
croire  que  la  Bastille  s'écroulera  par  son  fait. 

—  Je  vais  vous  en  débarrasser  en  effet ,  dit  Fouquet. 

—  Ah  !  tant  mieux  ! 

—  Conduisez-moi  à  sa  prison. 

—  Monseigneur  me  donnera  bien  l'ordre... 

—  Quel  ordre? 

—  Un  ordre  du  roi. 

—  Attendez  que  je  vous  eu  signe  un. 

—  Cela  ne  suftirait  pas,  monseigneur  ;  il  me  faut  l'ordre  du  roi. 
Fouquet  prit  son  air  irrité. 

—  Vous  qui  êtes  si  scrupuleux,  dit-il,  pour  faire  sortir  les  prisonniers,  montrez-moi 
donc  l'ordre  avec  lequel  on  avait  délivré  celui-ci. 

Baiscnicaux  montra  l'ordre  de  libérer  Seldon. 

—  Eh  bien!  fit  Fouquet,  Seldon  ce  n'est  pas  Marchiali. 

—  Mais  Marchiali  n'est  pas  libéré,  monseigneur;  il  est  ici. 

—  Puisque  vous  dites  que  M.  d'Herblay  l'a  emmené  et  ramené. 

—  Je  n'ai  j)as  dit  cela. 

—  Vous  l'avez  si  bien  dit,  qu'il  me  semble  encore  l'entendre. 

—  La  langue  m'a  fourché. 

—  Monsieur  de  Baisemeaux,  prenez  garde  ! 

—  Je  n'ai  rien  à  craindre,  monseigneur  ;  je  suis  en  règle. 

—  Osez-vous  le  dire  ! 

—  Je  le  dirais  devant  un  apôtre.  M.  d'Herblay  m'a  apporté  un  ordre  de  libérer 
Seldon,  et  Seldon  est  libéré. 

—  Je  vous  dis  que  Marchiali  est  sorti  de  la  Bastille. 

—  Il  faut  me  prouver  cela,  monseigneur. 

—  Laissez-le-moi  voir. 

—  Monseigneur,  qui  gouverne  en  ce  royaume,  sait  trop  bien  que  mil  n'entre  au- 
près des  prisonniers  sans  un  ordre  exprès  du  roi. 

—  M.  d'Herblay  est  bien  entré  ,  lui. 

—  C'est  ce  qu'il  faudrait  prouver,  monseigneur. 

—  Monsieur  de  Baisemeaux,  encore  une  fois,  veuillez  donc  faire  attention  à  vos 
paroles. 

—  Les  actes  sont  là. 

—  M.  d'Herblay  est  renversé. 

—  Renversé,  M.  d'Herblay?  Impossible  ! 

—  Vous  voyez  qu'il  vous  a  iniluoncé. 

—  Ce  qui  in'iniluenoe ,  monseigneur,  c'est  le  serviie  du  roi;  j<'  fais  mon  devoir; 
donnez-moi  un  ordre  de  lui ,  et  vous  entrerez. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  405 

—  Tenez,  monsieur  le  gouverneur,  je  vous  engage  ma  parole  que  si  vous  me  laissez 
pénétrer  près  du  prisonnier,  je  vous  donne  un  ordre  du  roi  à  l'instant. 

—  Donnez-le  tout  de  suite,  monseigneur. 

—  Et  que,  si  vous  me  refusez,  je  vous  fiiis  arrêter  sur-le-champ  avec  tous  vos  officiers. 

—  Avant  de  connnetlre  cette  violence,  monseigneur,  vous  réfléchirez,  dit  IJaise- 
raeaux  fort  pâle,  que  nous  n'obéirons  qu'à  un  ordre  du  roi,  et  qu'il  sera  aussitôt  fait  à 
vous  d'en  avoir  un  pour  voir  M.  Marchiali  que  d'en  obtenir  un  pour  me  faire  tant  de 
mal ,  à  moi  innocent. 

—  C'est  vrai!  s'écria  Fouquet  furieux,  c'est  vrai  !  Eh  bien  !  monsieur  Baisemeaux, 
ajouta-t-il  d'une  voix  sonore,  en  attirant  à  lui  le  malheureux,  savez-vous  pourquoi  je 
veux  avec  tant  d'ardeur  parler  à  ce  prisonnier? 

—  Non,  monseigneur,  et  daignez  observer  combien  vous  me  causez  de  frayeur; 
j'en  tremble,  je  vais  tomber  en  défaillance. 

—  Vous  tomberez  encore  mieux  en  défaillance  tout  à  l'heure,  monsieur  Baise- 
raeaux,  quand  je  reviendrai  ici  avec  dix  mille  hommes  et  trente  pièces  de  canon. 

—  Mon  Dieu  !  voilà  monseigneur  qui  devient  fou  ! 

—  Quand  j'ameuterai  contre  vous  et  vos  maudites  tours  tout  le  peuple  de  Paris,  et 
que  je  forcerai  vos  portes,  et  que  je  vous  ferai  pendre  aux  créneaux  de  la  tour  du  coin! 

—  Monseigneur,  monseigneur,  par  grâce  ! 

—  Je  vous  donne  dix  minutes  pour  vous  résoudre,  ajouta  Fouquet  d'une  voix 
calme;  je  m'assieds  ici,  dans  ce  fauteuil,  et  vous  attends.  Si  dans  dix  minutes  vous 
persistez,  je  sors,  et  croyez-moi  fou  tant  qu'il  vous  plaira;  mais  vous  verrez  ! 

Baisemeaux  frappa  du  pied  comme  un  homme  au  désespoir,  mais  il  ne  répliqua  rien. 

Ce  que  voyant,  Fouquet  saisit  une  plume  ,  de  l'encre  et  écrivit  : 

«Ordre  à  M.  le  prévôt  des  marchands  de  rassembler  la  garde  bourgeoise  et  de  mar- 
cher sur  la  Bastille  pour  le  service  du  roi.  » 

Baisemeaux  haussa  les  épaules.  Fouquet  écrivit  : 

«  Ordre  à  M.  le  duc  de  Bouillon  et  à  M.  le  prince  de  Coudé  de  prendre  le  comman- 
dement des  Suisses  et  des  gardes  et  de  marcher  sur  la  Bastille  pour  le  service  de  Sa 
Majesté.  » 

Baisemeaux  réfléchit.  Fouquet  écrivit  : 

«Ordre  à  tout  soldat,  bourgeois  ou  gentilhomme  de  saisir  et  d'appréhender  au 
corps,  partout  où  ils  se  trouveront,  le  chevalier  d'Herblay,  évêque  de  Vannes,  et  ses 
complices,  qui  sont  :  1°  M.  de  Baisemeaux,  gouverneur  de  la  Bastille,  suspect  des 
crimes  de  trahison,  rébellion  et  lèse-majesté...» 

—  Arrêtez,  monseigneur,  s'écria  Baisemeaux;  je  n'y  comprends  absolument  rien  ; 
mais  tant  de  maux,  fussent-ils  déchaînés  par  la  folie  même,  peuventarriver  d'ici  à  deux 
heures,  que  le  roi,  qui  méjugera,  verra  si  j'ai  eu  tort  de  faire  fléchir  la  consigne  devant 
tantdecatastrophesimminentes.  Allonsau  donjon,  monseigneur;  vous  verrezMarchiali. 

Fouquet  s'élança  hors  de  la  chambre,  et  Baisemeaux  le  suivit  en  essuyant  la 
sueur  froide  qui  ruisselait  de  son  front. 

—  Quelle  affreuse  matinée  !  disait-il  ;  quelle  disgrâce  ! 

—  Marchez  vite!  répondait  Fouquet. 

Baisemeaux  fit  signe  au  porte-clefs  de  les  précéder.  Il  avait  peur  de  son  compa- 
gnon. Celui-ci  s'en  aperçut. 

—  Trêve  d'enfantillages,  dit-il  rudement.  Laissez  là  cet  homme,  prenez  les  clefs 
vous-même  et  me  montrez  le  chemin.  Il  ne  faut  pas  que  personne,  comprenez-vous! 
puisse  entendre  ce  qui  va  se  passer  ici. 


iOO  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Ah  !  fit  Baisemeaux  indécis. 

—  Encore!  s'écria  Fouquet,  Ah!  dites  tout  de  suite  :  Non,  et  je  vais  soi  tir  de  la 
Bastille  pour  porter  moi-même  mes  dépèches. 

Baisemeaux  baissa  la  tête ,  prit  les  clefs  et  gravit  seul  avec  le  ministre  l'escalier  de 
la  lour. 

A  mesure  qu'ils  s'avançaient  dans  cette  tourbillonnante  spirale,  certains  murmures 
étoufîés  devenaient  des  cris  distincts  et  d'aifreuses  imprécations. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  demanda  Fouquet, 

—  C'est  voire  Marchiali,  tit  le  gouverneur:  voilà  comment  hurlent  les  fous! 

Il  accompagna  cette  réponse  d'un  coup  d'ueil  plus  rempli  d'allusions  blessantes  que 
de  politesse  pour  Fouquet. 

Celui-ci  frissonna.  Il  venait  dans  un  cri  plus  terrible  que  les  autres,  de  reconnaître 
la  voix  du  roi. 

Il  s'arrêta  au  palier,  prit  le  trousseau  des  mains  de  Baisemeaux.  Celui-ci  crut  que 
11}  nouveau  fou  allait  lui  rompre  le  crcàne  avec  l'une  de  ces  clefs. 

—  Ah!  cria-t-il ,  M.  d'HerhIay  ne  m'avait  pas  parlé  de  cela. 

—  Ces  clefs  donc  !  dit  Fouquet  en  les  lui  arrachant.  Où  est  celle  de  la  porte  queje 
veux  ouvrir? 

—  Celle-ci. 

Un  cri  effrayant,  suivi  d'un  coup  terrible  dans  la  porte,  vint  faire  écho  dans 
l'escalier. 

—  Retirez-vous!  dit  Fouquet  à  Baisemeaux  d'une  voix  mouaçante. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  murmura  celui-ci.  Voilà  deux  enragés  qui  vont  se 
trouver  face  à  face.  L'un  mangera  l'autre  ,  j'en  suis  assuré. 

—  Si  vous  mettez  le  pied,  cria  Fouquet,  dans  cet  escalier  avant  que  je  vous  appelle, 
souvenez-vous  que  vous  prendrez  la  place  du  plus  misérable  des  prisonniers  de  la 
Bastille. 

—  J'en  mourrai,  c'est  sur!  grommela  Baisemeaux  en  se  retirant  d'un  pas  chan- 
celant. 

Les  cris  du  prisonnier  retentissaient  de  plus  eu  plus  forundables.  Fouquet  s'assura 
que  Baisemeaux  arrivait  au  bas  des  degrés.  Il  mit  la  clef  dans  la  première  serrure. 
Ce  fut  alors  qu'il  entendit  clairement  la  voix  étranglée  du  roi  (jui  criait  avec  rage  : 

—  Au  secours  !  je  suis  le  roi  !  au  secours  ! 

La  clef  de  la  seconde  porte  n'était  pas  la  même  que  celle  de  la  première.  Fouquet 
fut  obligé  de  chercher  dans  le  trousseau. 

(^pendant  le  roi,  ivre,  fou  ,  forcené,  criait  à  tue-léte  : 

—  C'est  M.  Fouquet  qui  m'a  fait  conduire  ici  !  Au  secours  contre  M.  Fouquet!  je 
suis  le  roi  !  au  secours  pour  le  roi  contre  M.  Fouqucl  ! 

Ces  vociférations  déchiraient  le  cœur  du  ministre.  Elles  étaient  suivies  de  coups 
cnVayans,  frappés  dans  la  porte  avec  cette  chaise  brisée  dont  le  roi  se  servait  comme 
d'un  bélier.  Fouquet  réussit  à  trouver  la  clef.  Lo  roi  était  à  bout  de  ses  forces  :  il  n'ar- 
ticulait plus ,  il  rugissait. 

—  Mort  à  Foutpiet  !  hurlait-il;  mort  au  scélérat  Fouquet  ! 
•  La  porte  s'ouvrit. 


LE  YICOMTl£  DE  BRAGELONNE.  407 


LA  RECONNAISSANCE  DU  ROI. 


Les  deux  hommes  qui  allaient  se  précipiter  l'un  vers  l'autre  s'arrêlèrenl  soudain  en 
s'apercevant  el  poussèrent  chacun  un  cri  d'horreur. 

—  Venez-vous  pour  m'assassiner,  Monsiom*?  dit  le  roi  en  reconnaissant  Fouquel. 

—  Le  roi  dans  cet  état  !  murmura  le  ministre. 

Rien  de  plus  effrayant,  en  effet,  que  l'aspect  du  jeune  prince  au  moment  où  le 
surprit  Fouquet.  Ses  habils  étaient  en  lambeaux;  sa  chemise,  ouverte  et  déchirée, 
buvait  à  la  fois  la  sueur  et  le  sang  qui  s'échappaient  de  sa  poitrine  et  de  ses  bras 
déchirés. 

Hagard,  pâle,  écumant,  les  cheveux  hérissés,  Louis  XIY  offrait  l'image  la  plus  vraie 
du  désespoir,  de  la  faim  et  de  la  peur  réunis  en  une  seule  statue.  Fouquet  fut  si 
touché,  si  troublé  ,  qu'il  courut  au  roi  les  bras  ouverts  et  les  larmes  aux  yeux. 

Louis  leva  sur  Fouquet  le  tronçon  de  bois  dont  il  avait  fait  un  si  furieux  usage. 

—  Eh  bien!  dit  Fouquet  d'une  voix  tremblante,  ne  reconnaissez-vous  pas  le  plus 
fidèle  de  vos  amis? 

—  Un  ami,  vous!  répéta  Louis  avec  un  grincement  de  dents  oi^i  sonnaient  la  haine 
et  la  soif  d'une  prompte  vengeance. 

—  Un  serviteur  respectueux,  ajouta  Fouquet  en  se  précipitant  à  genoux. 

Le  roi  laissa  tomber  son  arme.  Fouquet,  s'approchant,  lui  baisa  les  genoux  et  le 
prit  tendrement  entre  ses  bras. 

■ — Mon  roi,  mon  enfant!  dit-il.  Avez-vous  dû  souffrir! 

Louis,  rappelé  à  lui-même  par  le  changement  de  la  situation,  se  regarda,  et, 
honteux  de  son  désordre,  honteux  de  sa  folie,  honteux  de  la  protection  qu'il  recevait, 
il  recula, 

Fouquet  ne  comprit  point  ce  mouvement.  Il  ne  sentit  pas  que  l'orgueil  du  roi  ne 
lui  pardonnerait  jamais  d'avoir  é!é  témoin  de  tant  de  faiblesse. 

'—  Venez,  sire,  vous  êtes  libre,  dit-il.  fi 

->-  Libre?  répéta  le  roi.  Oh!  vous  nie  rendez  libre  après  avoir  osé  porter  la  main 
pur  moi! 

—  Vous  ne  le  croyez  pas!  s'écria  Fouquet  indigné:  vous  ne  croyez  pas  que  je  sois 
coupable  en  cette  circonstance. 

Et  rapidement,  chaleureusement  même,  il  lui  raconta  toute  l'intrigue  dont  on  con- 
naît les  détails. 

Tant  que  dura  le  récit ,  Louis  supporta  les  plus  horribles  angoisses,  el,  le  récit  ter- 
miné, la  grandeur  du  péril  qu'il  avait  couru  le  frappa  birn  plus  encore  que  l'impor- 
tance du  secret  relatif  à  son  frère  jumeau. 

—  Monsieur,  dit-il  soudain  à  Fouquet,  cette  double  naissance  est  un  mensonge  j  il 
est  impossible  que  vous  en  ayez  été  la  dupe. 

—  Sire  ! 

—  Il  estimpossible,  vous  dis-je,  que  l'on  soupçonne  l'honneur,  la  vertu  de  ma  mère. 
El  mon  premier  ministre  n'a  pas  déjà  fait  justice  des  criminels! 


408  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Réfléchissez  bien,  sire,  avant  de  vous  emporter,  répondit  Fouquet.  La  naissance 
de  votre  frère... 

—  Je  n'ai  qu'un  frère  :  c'est  Monsieur.  Vous  le  connaissez  comme  moi.  Il  v  a  com- 
plot, vous  dis-je,  à  commencer  par  le  gouverneur  de  la  Bastille. 

—  Prenez  garde,  sire  :  cet  homme  a  été  trompé  comme  tout  le  monde  par  la  res- 
semblance du  prince. 

—  La  ressemblance  ?  allons  donc  ! 

—  Il  faut  cependant  que  ce  Marchiali  soit  bien  semblable  à  Voire  Majesté  pour  que 
tous  les  veux  s'y  laissent  prendre,  insista  Fouquet. 

—  Folie  ! 

—  Ne  dites  pas  cela,  sire  ;  les  gens  qui  s'apprêtent  à  affronter  le  regard  de  vos  mi- 
nistres, de  votre  mère,  de  vos  ofQciers,  de  votre  famille,  ces  gens-là  doivent  être  bien 
sûrs  de  la  ressemblance. 

—  En  effet,  murmura  le  roi;  ces  gens-là,  où  sont-ils? 

—  Mais  à  Vaux. 

—  A  Vaux  !  Vous  souffrez  qu'il  y  reste,  lui  ! 

—  Le  plus  pressé,  ce  me  semble,  était  de  délivrer  Votre  Majesté.  J'ai  accompli  ce 
devoir.  Maintenant  faisons  ce  qu'ordonnera  le  roi.  J'attends. 

Louis  réfléchit  un  moment. 

—  Rassemblons  des  troupes  à  Paris,  dit-il. 

—  Tous  les  ordres  sont  donnés  à  cet  effet,  répliqua  Fouquet. 

—  Vous  avez  donné  des  ordres  !  s'écria  le  roi. 

—  Pour  cela,  oui,  sire.  Votre  Majesté  sera  à  la  tête  de  dix  mille  hommes  dans 
une  heure. 

Pour  toute  réponse,  le  roi  prit  la  main  de  Fouquet  avec  une  telle  effusion  qu'il 
était  aisé  de  voir  combien  il  avait  jusqu'à  celte  parole  conservé  de  défiance  contre  son 
nn'uislre,  malgré  l'intervention  de  ce  dernier. 

—  Et  avec  ces  troupes,  poursuivit  le  roi,  nous  irons  assiéger  dans  votre  maison  les 
rebelles  qui  doivent  déjà  s'y  être  établis  et  retranchés. 

—  Cela  m'élonncrait,  répliqua  Fouquet. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  leur  chef,  l'ûmede  l'entreprise,  ayant  été  démasqué  par  moi,  tout  le 
plan  me  semble  avorté. 

—  Vous  avez  démasqué  ce  faux  prince,  lui? 

—  Non,  je  ne  l'ai  pas  vu. 

—  Qui  donc  alors? 

—  Le  chef  de  l'entreprise ,  ce  n'est  point  ce  malheureux.  (\'hii-là  n'est  qu'un  ins- 
trument, destiné  pour  toute  sa  vie  au  malheur,  je  le  vois  bien  ! 

—  Absolument  I 

—  C'est  M.  l'abbé  d'Herblay,  l'évêque  de  Vannes. 

—  Voire  auu'  ! 

—  Il  était  mon  ami,  sire,  répliqua  noblement  Fouquet. 

—  Voilà  qui  est  malheureux  pour  vous,  dit  le  roi  d'un  ton  moins  généreux. 

—  De  pareilles  amitiés  n'avaient  rien  de  déshonorant  tant  que  j'ignorais  le  crime,  sire. 

—  Il  fallait  le  prévoir. 

—  Si  je  suis  coupable,  je  me  remets  aux  mains  de  Voire  Majesté. 

—  Ah!  monsieur  Foucpiet,  ce  n'est  point  là  ce  que  je  veux  dire,  repartit  le  roi , 
ff\ché  d'avoir  ainsi  montré  l'aigreur  de  sa  pensée.  Eh  bien  !  je  vous  le  déclare,  malgré 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  409 

le  masque  dont  ce  misérable  se  couvrait  la  face,  j'ai  eu  comme  un  vague  soiipçon  que 
ce  pouvait  être  lui.  Mais  avec  ce  chef  de  l'entreprise,  il  y  avait  un  homme  de  main. 
Celui  qui  me  menaçait  de  sa  force  herculéenne,  quel  est-il? 

—  Ce  doit  être  son  ami  le  baron  du  Vallon,  l'ancien  mousquetaire. 

—  L'ami  de  d'Artagnan?  l'ami  du  comte  de  la  Fère?  Ah  !  s'écria  le  roi  sur  ce  der- 
nier nom,  ne  négligeons  pas  cette  relation  entre  les  conspirateurs  et  M.  de  Bragelonne. 

—  Sire ,  sire ,  n'allez  pas  trop  loin.  M.  de  la  Fère  est  le  plus  honnête  homme  de 
France.  Contentez-vous  de  ce  que  je  vous  livre. 

—  De  ce  que  vous  me  livrez?  Bien  !  car  vous  me  livrez  les  coupables,  n'est-ce  pas? 

—  Comment  Votre  Majesté  l'entend-elle?  demanda  Fouquet. 

—  J'entends,  répliqua  le  roi,  que  nous  allons  arriver  à  Vaux  avec  des  forces,  que 
nous  ferons  main  basse  sur  ce  nid  de  vipères,  et  qu'il  n'échappera  rien  ;  n'est-ce  pas? 

—  Votre  Majesté  fera  tuer  ces  hommes!  sécria  Fouquet. 

—  Jusqu'au  dernier  ! 

—  Oh  !  sire  ! 

—  Entendons-nous  bien,  monsieur  Fouquet,  dit  le  roi  avec  hauteur.  Je  ne  vis  plus 
dans  un  temps  où  l'assassinat  soit  la  seule,  la  dernière  raison  des  rois.  Non,  Dieu 
merci  I  J'ai  des  parlemens,  moi,  qui  jugent  en  mon  nom,  et  j'ai  des  échafauds  où  l'on 
exécute  mes  volontés  suprêmes. 

Fouquet  pâlit. 

—  Je  prendrai  la  liberté,  dit-il,  de  faire  observer  à  Votre  Majesté  que  tout  procès 
sur  ces  matières  est  un  scandale  mortel  pour  la  dignilé  du  trône.  Il  ne  faut  pas  que 
le  nom  auguste  d'Anne  d'Autriche  passe  par  les  lèvres  du  peuple  enlr'ouverles  pour 
un  sourire. 

—  Il  fîiut  que  justice  soit  faite.  Monsieur. 

—  Bien,  sire;  mais  le  sang  royal  ne  peut  couler  sur  l'échafaud. 

—  Le  sang  royal!  vous  croyez  cela!  s'écria  le  roi  avec  fureur  en  frappant  du  pied 
sur  le  carreau.  Cette  double  naissance  est  une  invention.  Là,  surtout,  dans  cette  inven- 
tion, je  vois  le  crime  de  M.  d'Herblay.  C'est  ce  crime  que  je  veux  punir,  bien  plus 
que  leur  violence,  leur  insulte. 

—  Et  punir  de  mort? 

—  De  mort,  oui.  Monsieur. 

—  Sire ,  dit  avec  fermeté  le  surintendant,  dont  le  front  longtemps  baissé  se  releva 
superbe.  Votre  Majesté  fera  trancher  la  tête,  si  elle  le  veut,  à  Philippe  de  France,  son 
frère  ;  cela  la  regarde,  et  elle  consultera  là-dessus  Anne  d'Autriche,  sa  mère.  Ce  qu'elle 
ordonnera  sera  bien  ordonné.  Je  ne  m'en  veux  donc  plus  mêler,  pas  même  pour 
l'honneur  de  votre  couronne,  mais  j'ai  une  grâce  à  vous  demander,  je  vous  la  demande. 

—  Parlez,  dit  le  roi,  fort  troublé  par  les  dernières  paroles  du  ministre.  Que  vous 
faut-il?     • 

—  La  grâce  de  M.  d'Herblay  et  celle  de  M.  du  Vallon. 

—  Mes  assassins  ! 

—  Deux  rebelles ,  sire ,  voilà  tout. 

—  Oh  !  je  comprends  que  vous  me  demandiez  grâce  pour  vos  amis. 

—  Mes  amis  !  fit  Fouquet  blessé  profondément. 

—  Vos  amis  !  oui  ;  mais  la  sûreté  de  mon  État  exige  une  punition  exemplaire  des 
coupables. 

—  Je  ne  ferai  pas  observer  à  Votre  Majesté  que  je  viens  de  lui  rendre  la  liberté  ,  de 
lui  sauver  la  vie. 


410  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Monsieur  ! 

—  Je  ne  lui  ferai  pas  observer  que  si  M.  d'Herblay  eut  voulu  faire  son  rôle  d'as- 
sassin, il  pouvait  simplement  assassiner  Votre  Majesté,  ce  matin,  dans  la  forêt  de  Sé- 
nart,  et  que  tout  élait  fini. 

Le  roi  tressaillit. 

—  Un  coup  de  pistolet  dans  la  tête,  poursuivit  Fouquet ,  et  le  visage  de  Louis  XFV 
devenu  méconnaissable  était  à  jamais  l'absolution  de  M.  d'Herblay. 

Le  roi  pâlit  d'épouvante  à  l'aspect  du  péril  évité. 

— M. d'Herblay,  continua Fouquet,  s'il  eût  éléun  assassin,  n'avait  pas  besoin  de  me 
conter  son  plan  pour  réussir.  Débarrassé  du  vrai  roi,  il  rendait  le  faux  roi  impossible 
à  deviner.  L'usurpateur  eût-il  été  reconnu  par  Anne  d'Autriche  ,  c'était  toujours  un 
fils  pour  elle.  L'usurpateiir,  pour  la  conscience  de  M.  d'Herblay,  c'était  toujoure  un 
roi  du  sang  de  Louis  XIII.  De  plus  le  conspirateur  avait  la  sûreté,  le  secret,  l'impunité. 
Un  coup  de  pistolet  lui  donnait  tout  cela.  Grâce  pour  lui  au  nom  de  votre  salut,  sire! 

Le  roi,  au  lieu  d'èlrc  touché  par  cette  peinture  si  vraie  de  la  générosité  d'Aramis, 
se  sentait  cruellement  humilié.  Son  indomptable  orgueil  ne  pouvait  s'accoutumera 
l'idée  qu'un  homme  avait  tenu  suspendu  au  bout  de  son  doigt  le  fil  d'une  vie  royale. 
Chacune  des  paroles  que  Fouquet  croyait  efticaces  pour  obtenir  la  grâce  de  ses  amis, 
portait  une  nouvelle  goutte  de  venin  dans  le  cœur  déjà  ulcéré  de  Louis  XIV.  Rien  ne 
put  donc  le  fléchir,  et,  s'adressanl  impétueusement  à  Fouquet, 

—  Je  ne  sais  vraiment  pas.  Monsieur,  dit-il,  pourquoi  vous  me  demandez  grâce 
pour  ces  gens-là  !  A  quoi  bon  demander  ce  qu'on  peut  avoir  sans  le  solliciter? 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  sire. 

—  C'est  aisé ,  pourtant.  Où  suis-je  ici? 

—  A  la  Bastille,  sire. 

—  Oui,  dans  un  cachot.  Je  passe  pour  un  fou,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  vrai,  sire. 

—  El  nul  ne  connaît  ici  que  Marchiali. 

—  Assurément. 

—  Eh  bien!  ne  changez  rien  à  la  situation.  Laissez  le  fou  pourrir  dans  un  cachot 
de  la  Bastille,  et  MM.  d'Herblay  et  du  Vallon  n'ont  pas  besoin  do  tna  grâce.  Leur 
nouveau  roi  les  absoudra. 

—  Votre  Majesté  me  fait  injure,  sire,  et  elle  a  tort,  répliqua  sèchement  Fouquet.  Je 
ne  suis  pas  assez  enfant,  M.  d'Herblay  n'est  pas  assez  inepte,  pour  avoir  oublié  de 
faire  toutes  ces  réflexions,  et,  si  j'eusse  voulu  faire  un  nouveau  roi,  comme  vous 
dites,  je  n'avais  aucun  besoin  de  venir  forcer  les  portes  de  la  Bastille  pour  vous  en 
tirer.  Cela  tombe  sous  le  sens  Votre  Majesté  a  l'esprit  troublé  par  la  colère.  Autre- 
ment elle  n'ofTenserail  pas  sans  raison  celui  de  ses  serviteurs  qui  lui  a  i^lu  le  plus 
important  service. 

Louis  s'aperçut  qu'il  avait  été  trop  loin,  que  les  portes  de  la  Bastille  étaient  encore 
fermées  sur  lui,  tandis  que  s'ouvraient  peu  à  peu  les  écluses  derrière  lesquelles  ce 
généreux  Fouquet  ((tnlenailsa  colère. 

—  Je  n'ai  pas  dit  cela  pour  vous  humilier.  A  Dieu  ne  plaise!  Monsieur!  rèj)liqua-t- 
il.  Seulement  vous  vous  adressez  à  moi  pour  obtenir  une  grâce,  et  je  vous  réponds 
selon  ma  conscience.  Or,  suivant  ma  conscience,  les  coupables  dont  nous  parlons  ne 
sont  pas  dignes  de  grâce  ni  de  pardon. 

Fouquet  ne  répliqua  rien. 

—  Ce  que  je  fais  là ,  ajouta  le  roi,  est  généreux  comme  ce  que  vous  avez  fait ,  car 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  îl  I 

je  suis  en  voire  ponvoir.  Je  dirai  même  que  c'est  plus  généreux,  attendu  que  vous  me 
placez  en  face  de  conditions  d'où  peuvent  dépendre  ma  liberté  ,  ma  vie  ,  et  que  re- 
fuser, c'est  en  faire  le  sacrifice. 

—  J'ai  tort,  en  effet ,  répondit  Fonquet.  Oui ,  j'avais  l'air  d'extorquer  une  grâce;  je 
me  repens.je  demande  pardon  à  Votre  Majesté. 

—  Et  vous  êtes  pardonné  ,  mon  cher  monsieur  Fouquet,  fit  le  roi  avec  ini  sourire 
qui  acheva  de  ramener  la  sérénité  sur  son  visage,  que  tant  d'événemens  avaient  altéré 
depuis  la  veille. 

—  J'ai  ma  grâce,  reprit  obstinément  le  ministre;  mais  MM.  d'Herblayet  du  Vallon? 

—  N'obtiendront  jamais  la  leur,  tant  que  je  vivrai ,  répliqua  le  roi  inflexible.  Ren- 
dez-moi le  service  de  ne  m'en  plus  parler. 

—  Votre  Majesté  sera  obéie. 

—  Et  vous  ne  m'en  conserverez  pas  rancune? 

—  Oh  !  non,  sire ,  car  j'avais  prévu  le  cas. 

—  Vous  aviez  prévu  que  je  refuserais  la  grâce  de  ces  messieurs? 

—  Assurément,  et  toutes  mes  mesures  étaient  prises  en  conséquence. 

—  Qu'entendez-vous  dire? s'écria  le  roi  surpris. 

—  M.  d'Herblay  venait,  pour  ainsi  dire,  se  livrer  en  mes  mains.  M.  d'Herblay  me 
laissait  le  bonheur  de  sauver  mon  roi  et  mon  pays.  Je  ne  pouvais  condamner  M.  d'Her- 
blay à  la  mort  Je  ne  pouvais  non  plus  l'exposer  au  courroux  très-légitime  de  Voire 
Majesté.  C'eût  été  la  même  chose  que  de  le  tuer  moi-même. 

—  Eh  bien  !  qu'avez-vous  fait? 

—  Sire,  j'ai  donné  à  M.  d'Herblay  mes  meilleurs  chevaux,  et  quatre  heures  d'a- 
vance sur  tous  ceux  que  Votre  Majesté  pourra  envoyer  après  lui. 

—  Soit!  murmura  le  roi  :  mais  le  monde  est  assez  grand  pour  que  mes  cou- 
reurs gagnent  sur  vos  chevaux  les  quatre  heures  de  gain  que  vous  avez  données  à 
M.  d'Herblay. 

—  En  lui  donnant  ces  quatre  heures,  sire ,  je  savais  lui  donner  la  vie.  Il  aura  la  vie. 

—  Comment  cela? 

—  Après  avoir  bien  couru,  toujours  en  avance  de  quatre  heures  sur  vos  mousque- 
taires, il  arrivera  dans  mon  château  de  Belle-Isle,  où  je  lui  ai  donné  asile. 

—  Soit!  mais  vous  oubliez  que  vous  m'avez  donné  Belle-Isle. 

—  Pas  pour  faire  arrêter  mes  amis. 

—  Vous  me  le  reprenez  alors  ? 

—  Pour  sauver  mes  amis,  oui ,  sire. 

—  Mes  mousquetaires  le  reprendront,  et  tout  sera  dit. 

—  Ni  vos  mousquetaires  ni  même  votre  armée,  sire,  dit  froidement  Fouquet.  Belle- 
Isle  est  im'prenable. 

Le  roi  devint  livide,  un  éclair  jaillit  de  ses  yeux.  Fonquet  se  sentit  perdu,  mais  il 
n'était  pas  de  ceux  qui  reculent  devant  la  voix  de  l'honneur.  Il  soutint  le  regard  en- 
venimé du  roi.  Celui-ci  dévora  sa  rage ,  et  après  un  silence, 

—  Allons-nous  à  Vaux?  dit-il. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  Votre  Majesté,  répliqua  Fouquet  en  s'inclinant  profondé- 
ment; mais  je  crois  que  Votre  jNIajesté  ne  peut  se  dispenser  de  changer  d'habits  avant 
de  paraître  devant  sa  cour. 

—  Nous  passerons  par  le  Louvre,  dit  le  roi.  Allons. 

Et  ils  sortirent  devant  Baisemeaux  effaré,  qui  une  fois  encore  regarda  sortir  Mar- 
chiali  et  s'arracha  le  peu  de  cheveux  qui  lui  restaient. 


412 


LES  MOUSQUETAIRES. 


LE  FAUX   ROr. 


Vaux,  la  royauté  usurpatrice  continuait  bravement  son 
rùle. 

Philippe  donna  ordre  qu'on  introduisît  pour  son  petit 

lever  les  grandes  entrées  déjà  prêtes  à  paraître  devant  le 

roi.  Il  se  décida  à  donner  cet  ordre,  malgré  l'absence  de 

M.  d'Herblay,  qui  ne  revenait  pas,  et  nos  lecteurs  savent 

pour  quelle  raison.  Mais  le  prince,  ne  croyant  pas  que 

cotte  absence  j)ût  se  prolonger,  voulait,  connue  tous  les 

esprits  téméraires,  essayer  sa  valeur  et  sa  fortune,  loin  de 

toute  protection,  de  tout  conseil. 

Une  autre  raison  l'y  poussait.  Anne  d'Autriche  allait  paraître  ;  la  mère  si  coupable 

allait  se  trouver  en  présence  de  son  lils  sacrifié.  Philippe  ne  voulait  pas,  s'il  avait  une 

lailjlcsse,  en  rendre  témoin  l'homme  envers  lequel  il  était  désormais  tenu  de  déployer 

tant  de  force. 

Philippe  ouvrit  les  deux  batlans  de  la  porte ,  et  plusieiu's  personnes  entrèrent  silen- 
cieusement. Philippe  no  bougea  point  tant  que  ses  valets  de  chambre  l'habillèrent.  Il 
avait  vu  la  veille  les  habitudes  de  son  frère.  11  lit  le  roi  de  manière  à  n'éveiller  aucun 
soupçon.  D'épais  rideaux  laissaient  l'appartement  royal  dans  une  demi-obscurité. 

Ce  fut  donc  tout  habillé,  avec  l'habit  de  chasse,  qu'il  reçut  les  visiteurs.  Sa  mé- 
moire et  les  notes  d'Aramis  lui  annoncèrent  tout  d'abord  Anne  d'Autriche,  à  laquelle 
Monsieur  donnait  la  main,  puis  Madame  avec  M.  de  Saint-Aignan. 
Il  sourit  en  voyant  ces  visages  et  frissonna  en  reconnaissant  sa  mère. 
Cette  figure,  noble  et  imposante .  ravagée  par  la  douleur,  vint  plaider  dans  son  cœur 
la  cause  de  cette  fameuse  reine  qui  avait  inuuolé  un  enfant  à  la  raison  d'État,  Il  trouva 
que  sa  mère  était  belle.  Il  savait  que  Louis  XIV  l'aimait,  il  se  promit  de  l'aiiuer  aussi, 
et  de  ne  pas  être  pour  sa  vioillesse  un  châtiment  cruel. 

Il  regarda  sou  frère  avec  un  altendrissemout  facile  à  comprendre.  Celui-là  n'avait 
rion  usurpé,  rien  gâté  dans  sa  vie.  Rameau  écarté,  il  laissait  monter  la  tige,  sans 
souci  de  l'élévation  et  de  la  majesté  de  sa  vie.  Philippe  se  promit  d'être  bon  frère  pour 
ce  prince  auquel  suffisait  l'or  qui  donne  les  plaisirs. 

Il  salua  d'un  air  afToflnoux  SaiiU-Aignan,  qui  s'épuisait  on  sourires  et  en  révérences, 

et  tendit  la  main  eu  Iromblaut  à  Henriette,  sa  helle-sceur,  dont  la  beauté  le  frappa. 

Mais  il  vit  dans  les  yeux  de  cette  princesse  un  reste  de  froideur  qui  lui  plut  pour  la 

facilité  de  leurs  relations  futures. 

—  Combien  me  sora-t  il  plus  aisé,  pensait-il ,  d'être  le  frère  de  cette  femme  que  son 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  i\3 

galant,  si  elle  me  témoigne  une  froideur  que  mon  frère  ne  pouvait  avoir  pour  elle  et 
qui  m'est  imposée  à  moi  comme  un  devoir. 

La  seule  visite  qu'il  redoulàl  en  ce  moment  était  celle  de  la  reine;  son  cœur,  son 
esprit,  venaient  d'être  ébranlés  par  une  épreuve  si  violente  que  ,  malgré  leur  trempe 
solide,  ils  ne  supporteraient  peut-être  pas  un  nouveau  choc.  Heureusement  la  reine 
ne  vint  pas.  Alors  commença  de  la  part  d'Anne  d'Autriche  une  dissertation  politique 
sur  l'accueil  que  M.  Fouquet  avait  fait  à  la  maison  de  France.  Elle  entremêla  ses  hos- 
tilités de  complimens  à  l'adresse  du  roi ,  de  questions  sur  sa  santé  ,  de  petites  flatteries 
maternelles  et  de  ruses  diplomatiques. 

—  Eh  bien!  mon  tils,  dit-elle ,  êles-vous  revenu  sur  le  compte  de  M.  Fouquet? 

—  Saint-Aignan ,  dit  Philippe,  veuillez  aller  savoir  des  nouvelles  de  la  reine. 

A  ces  mots,  les  premiers  que  Philippe  eut  prononcés  tout  haut,  la  légère  différence 
qu'il  y  avait  entre  sa  voix  et  celle  de  Louis  XIV  fut  sensible  aux  oreilles  maternelles, 
et  Anne  d'Autriche  regarda  iixement  son  fils. 

Saint-Aignan  sortit.  Philippe  continua. 

—  Madame  ,  je  n'aime  pas  qu'on  me  dise  du  mal  de  M.  Fouquet ,  vous  le  savez,  et 
vous  m'en  avez  dit  du  bien  vous-même. 

—  C'est  vrai;  aussi  ne  fais-je  que  vous  questionner  sur  l'état  de  vos  sentimens  à 
son  égard. 

—  Sire,  dit  Henriette  ,  j'ai ,  moi ,  toujours  aimé  M.  Fouquet.  C'est  un  homme  de 
bon  goût,  un  brave  homme. 

—  Un  surintendant  qui  ne  lésine  jamais,  ajouta  Monsieur,  et  qui  paie  en  or  toutes 
les  cédules  que  j'ai  sur  lui. 

—  On  compte  trop  ici  chacun  pour  soi,  dit  la  vieille  reine.  Personne  ne  compte 
pour  l'État.  M.  Fouquet,  c'est  un  fait,  M.  Fouquet  ruine  l'État. 

—  Allons,  ma  mère,  repartit  Philippe  d'un  ton  plus  bas,  est-ce  que,  vous  aussi, 
vous  vous  faites  le  bouclier  de  M.  Golbert  ? 

—  Comment  cela?  fit  la  vieille  reine  surprise. 

—  C'est  qu'en  vérité,  reprit  Philippe,  je  vous  entends  parier  là  comme  parlerait 
votre  vieille  amie,  madame  de  Chevreuse. 

A  ce  nom,  Anne  d'Autriche  pâlit  et  pinça  ses  lèvres.  Philippe  avait  irrité  la  lionne. 
— Que  venez-vous  me  parler  de  madame  de  Chevreuse  !  lit-elle,  et  quelle  humeur 
avez-vous  aujourd'hui  contre  moi? 
Philippe  continua. 

—  Est-ce  que  madame  deChevreu&e  n'a  pas  toujours  une  ligue  à  faire  contre  quel- 
qu'un? Est-ce  que  madame  de  Chevreuse  n'a  pas  été  vous  rendre  une  visite,  manière? 

—  Monsieur,  vous  me  parlez  ici  d'une  telle  sorte,  repartit  la  vieille  reine,  que  je 
crois  entendre  le  roi  votre  père. 

—  Mon  père  n'aimait  pas  madame  de  Chevreuse  et  il  avait  raison,  dit  le  prince. 
Moi,  je  ne  l'aime  pas  non  plus,  et  si  elle  s'avise  de  venir,  comme  elle  y  venait  autre- 
fois, semer  les  divisions  et  les  haines  sous  prétexte  de  mendier  de  l'argent,  eh  bien  !.. 

—  Eh  bien?  dit  fièrement  Anne  d'Autriche,  provoquant  elle-même  l'orage. 

—  Eb  bien!  repartit  avec  résolution  le  jeune  homme,  je  chasserai  du  royaume  ma- 
dame de  Chevreuse ,  et  avec  elle  tous  les  artisans  de  secrets  et  de  mystères. 

Il  n'avait  pas  calculé  la  portée  de  ce  mot  terrible,  ou  peut-être  avait-il  voulu  en 
juger  l'effet,  comme  ceux  qui,  souffrant  d'une  douleur  chronique  et  cherchant  à 
rompre  la  monotonie  de  cette  souffrance,  appuient  sur  leur  plaie  pour  se  procurer  une 
douleur  aiguë. 


41i.  LES  MOUSQUETAIRES. 

Anne  d'Autriche  faillit  s'évanouir;  ses  yeux  ouverts,  mais  atones,  cessèrent  de  voir 
pendant  un  moment;  elle  tendit  les  bras  à  son  autre  tils ,  qui  aussitôt  l'embrassa  sans 
hésitation  et  sans  crainte  d'irriter  le  roi. 

—  Sire  ,  murmura-t-elle,  vous  traitez  cruellement  votre  mère. 

—  Mais  en  quoi,  Madame?  ]'épliqaa-t-il.  Je  ne  parle  que  de  madame  de  Chevreuso, 
et  ma  mère  préfère-t-elle  madame  de  Ghevreuse  à  la  sûreté  de  mon  État  et  à  la  sécu- 
rité de  ma  personne?  Eh  bien!  je  vous  dis  que  madame  de  Ghevreuse  est  venue  en 
France  pour  emprunter  de  l'argent,  qu'elle  n'en  a  pas  trouvé,  qu'elle  s'est  adressée  à 
M.  Fouquet  pour  lui  vendre  certain  secret. 

—  Gertain  secret!  s'écria  Anne  d'Autriche. 

—  Goncernant  de  prétendus  vols  que  M.  le  surintendant  aurait  commis:  ce  qui  est 
faux,  ajouta  Philippe.  M.  Fouquet  l'a  fait  chasser  avec  indignation,  préférant  l'estime 
du  roi  à  toute  complicité  avec  des  intrigans.  Alors  madame  de  Ghevreuse  a  vendu  le 
secret  à  M.  Golbert,  et  comme  elle  est  insatiable,  et  qu'il  ne  lui  suffit  pas  d'avoir 
extorqué  cent  mille  écus  à  ce  commis,  elle  a  cherché  plus  haut  si  elle  ne  trouverait 
pas  des  sources  plus  profondes...  Est-ce  vrai ,  Madame? 

—  Vous  savez  tout,  sire  ,dit  la  reine  plus  inquiète  qu'irritée. 

—  Or,  poursuivit  Philippe,  j'ai  bien  le  droit  d'en  vouloir  à  cette  furie  qui  vient  tra- 
mer à  ma  cour  le  déshonneur  des  uns  et  la  ruine  des  autres.  Si  Dieu  a  souffert  que 
certains  crimes  fussent  commis  et  s'il  lésa  cachés  dans  l'ombre  de  sa  clémence,  je 
n'admets  pas  que  madame  de  Ghevreuse  ait  le  pouvoir  de  coutre-carrer  les  desseins 
de  Dieu. 

Gette  dernicrc  partie  du  discours  de  Philippe  avait  tellement  agité  la  reine-mère  que 
son  fils  en  eut  pitié.  11  lui  prit  et  baisa  tendrouieiit  la  main;  elle  ne  sentit  pasqiie  dans 
ce  baiser  donné  malgré  les  révoltes  et  les  rancunes  du  cœur,  il  y  avait  tout  un  pardon 
de  huit  années  d'horribles  souffrances. 

Philippe  laissa  un  instant  do  silence  engloutir  les  émotions  qui  venaient  de  se  pro- 
duire. Puis,  avec  une  sorte  de  gaieté, 

—  Nous  ne  partirons  pas  encore  aujourd'hui,  dit-il;  j'ai  un  |>lan. 

Et  se  tournant  vers  la  porte,  il  espérait  y  voir  Aramis,  dont  l'absence  commençait 
k  lui  peser. 

La  reine-mère  voulut  prendre  congé. 

—  Demeurez,  mu  mère,  dit-il,  je  veux  vous  faire  faire  la  paix  avec  M.  Fouquet. 

—  Mais  je  n'eu  veux  pas  à  M.  Fouquol  :  je  craignais  seulement  ses  pi'odigalités. 

—  Nous  y  mettrons  ordre  et  ne  |)rcndrons  du  surintendant  «pie  les  bonnes  qualités. 

—  Que  cherche  donc  Votre  Majesté?  dit  Henriette,  voyant  le  roi  regarder  encore 
vers  la  porte  ,  et  désirant  lui  décocher  un  trait  au  cœur,  car  elle  supposait  qu'il  atten- 
dait la  Vallière  ou  une  lettre  d'elle. 

—  Ma  sœur,  dit  le  jeune  homme,  qui  venait  de  la  deviner,  grâce  à  cette  merveil- 
leuse perspicacité  dont  la  fortune  lui  allait  désormais  permettre  l'exercice,  ma  sœur, 
j'attends  lui  homme  extrêmement  distingué ,  un  conseiller  des  plus  habiles  que  je  veu.t 
vous  présenter  à  tous,  en  le  recommandant  à  vos  bonnes  grâces.  Ah!  entrez  donc, 
d'Artagnan. 

D'Artagnan  parut. 

—  Que  veut  Sa  Majesté? 

—  Dites  donc  où  est  monsieur  l'évéque  de  Vannes  j  votre  ami? 

—  Mais,  sire... 

—  Je  l'attends  et  ne  le  Vois  pas  venir.  Qu'on  me  le  cherche* 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  415 

D'Arlaf^nan  demeura  un  instant  stupéfait  ;  mais  bientôt,  réfléchissant  qu'Aramis 
avait  quitté  Vaux  secrètement  avec  une  mission  du  roi,  il  en  conclut  que  le  roi  vou- 
lait garder  le  secret. 

—  Sire,  répliqua-t-il,  est-ce  que  Votre  Majesté  veut  absolument  qu'on  lui  amène 
M.  d'Herblay? 

—  Absolument  n'est  pas  le  mot,  répliqua  Philippe.  Je  n'en  ai  pas  un  tel  besoin; 
mais  si  on  me  le  trouvait... 

—  J'ai  deviné,  se  dit  d'Artagnan. 

—  Ce  IM.  d'Herblay,  dit  Anne  d'Autriche,  c'est  l'évêque  de  Vannes? 

—  Oui ,  jNIadame. 

—  Un  ami  de  M.  Fouquet? 

—  Oui,  Madame,  un  ancien  mousquetaire. 
Anne  d'Autriche  rougit. 

• —  Un  de  ces  quatre  braves  qui  jadis  tirent  tant  de  merveilles. 
La  vieille  reine  se  repentit  d'avoir  voulu  mordre;  elle  rompit  l'entretien  pourycon- 
server  le  reste  de  ses  dents. 

—  Quel  que  soit  votre  choix ,  sire ,  dit-elle ,  je  le  tiens  pour  excellent. 
Tous  s'inclinèrent. 

—  Vous  verrez,  continua  Philippe  :  la  profondeur  de  M.  de  Richelieu,  moins  l'a- 
varice de  M.  de  Mazarin. 

—  Un  premier  ministre,  sire?  demanda  Monsieur  effrayé. 

"-Je  vous  conterai  cela,  mon  frère  ;  maisc'est  étrange  que  M.  d'Herblayne  soitpasici. 
Il  appela. 

—  Qu'on  prévienne  M.  Fouquet,  dit-il,  j'ai  à  lui  parler...  oh  !  devant  vous,  devant 
vous  ;  ne  vous  retirez  point. 

M.  de  Saint-Aignan  revint,  apportant  des  nouvelles  satisfaisantes  de  la  reine,  qui 
gardait  le  lit  seulement  par  précaution  et  pour  avoir  la  force  de  suivre  toutes  les  vo- 
lontés du  roi. 

Tandis  que  l'on  cherchait  partout  M.  Fouquet  et  Aramis,  le  nouveau  roi  continuait 
paisiblement  ses  épreuves,  et  tout  le  monde,  famille,  ofOciers,  valets,  reconnaissaient 
le  roi  à  son  air,  à  sa  voix,  à  ses  habitudes. 

De  son  côté,  Philippe,  appliquant  sur  tous  les  visages  la  note  et  le  dessin  fidèles 
fournis  par  son  complice  Aramis ,  se  conduisait  de  façon  à  ne  pas  même  soulever  un 
soupçon  dans  l'esprit  de  ceux  qui  l'entouraient. 

Rien  désormais  ne  pouvait  inquiéter  l'usurpateur.  Avec  quelle  étrange  facilité  la 
Providence  ne  venait-elle  pas  de  renverser  la  plus  haute  fortune  du  monde  pour  y 
substituer  la  plus  humble  ! 

Philippe  admirait  cette  bonté  de  Dieu  à  sou  égard  et  la  secondait  avec  toutes  lea 
ressources  de  son  admirable  nature.  Mais  il  sentait  parfois  comme  une  ombre  se  glis- 
ser siu"  les  rayons  de  sa  nouvelle  gloire.  Aramis  ne  paraissait  pas. 

La  conversation  avait  langui  dans  la  famille  royale.  Philippe,  préoccupé,  oubUait 
de  congédier  sou  frère  et  Madame  Henriette.  Ceux-ci  s'étonnaient  et  perdaient  peu  à 
peu  patience.  Anne  d'Autriche  se  pencha  vers  son  fils  et  lui  adressa  quelques  mots  en 
espagnol. 

Philippe  ignorait  complètement  cette  langue  ;  il  pâlit  devant  cet  obstacle  inattendu. 
Mais  comme  si  l'esprit  de  l'imperturbable  Aramis  l'eût  couvert  de  son  infaillibilité,  au 
lieu  de  se  déconcerter,  Philippe  se  leva. 

—  Eh  bien,  quoi?  répondez,  dit  Anne  d'Autriche. 


416  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Quel  est  tout  ce  bruit?  demanda  Philippe  en  se  tournant  vers  la  porte  de  l'esca- 
lier dérobé. 

Et  l'on  entendait  une  voix  qui  criait  : 

—  Par  ici  !  par  icil  Encore  quelques  degrés,  sire. 

—  La  voix  de  M.  Fouquet!  dit  d'Artaguan  placé  près  de  la  reine-mère. 

—  M.  d'Herblav  ne  saurait  être  loin,  ajouta  Philippe. 

Mais  il  vit  alors  ce  qu'il  était  bien  loin  de  s'attendre  à  voir  si  près  de  lui. 

Tous  les  yeux  s'étaient  tournés  vers  la  porte  par  laquelle  allait  entrer  M.  Fouquet  ; 
mais  ce  ne  fut  pas  lui  qui  entra. 

Un  cri  terrible  partit  de  tous  les  coins  de  la  chambre  ,  cri  douloureux  poussé  par  le 
roi  et  les  assistans. 

Il  n'est  pas  donné  aux  hommes,  même  à  ceux  dont  la  destinée  renferme  le  plus 
d'élémens  étranges  et  d'accidens  merveilleux,  de  contempler  un  spectacle  pareil  à  celui 
qu'offrait  la  chambre  royale  en  ce  moment. 

Les  volets  à  demi-clos  ne  laissaient  pénétrer  qu'une  lumière  incertaine  tamisée  par 
de  grands  rideaux  de  velours  doublés  d'une  épaisse  soie. 

Dans  celle  pénombre  moelleuse  s'étaient  peu  à  peu  dilatés  les  yeux  ,  et  chacun  des 
assistans  voyait  les  autres  plutôt  avec  la  conllance  qu'avec  la  vue.  Toutefois ,  on  en 
arrive  dans  ces  circonstances  à  ne  laisser  échapper  aucun  des  détails  environnans,  et 
le  nouvel  objet  qui  se  présente  apparaît  hunineux  comme  s'il  était  éclairé  par  le  soleil. 

C'est  ce  ([ui  arriva  pour  Louis  XIV  lorsqu'il  se  montra  pâle  et  le  sourcil  froncé  sous 
la  portière  de  Tescalier  secret. 

Fouquet  laissa  voir,  derrière,  son  visage  empreint  de  sévérité  et  de  tristesse. 

La  reine-mère,  qui  aperçut  Louis XIV  et  qui  tenait  la  main  de  Philippe  ,  poussa  le 
cri  dont  nous  avons  parlé  comme  elle  eût  fait  en  voyant  un  fantôme. 

Monsieur  eut  un  mouvement  d'éblouissement  et  tourna  la  tête,  de  celui  des  deux 
rois  qu'il  apercevait  en  face,  vers  celui  aux  côtés  duquel  il  se  trouvait. 

Madame  fit  un  pas  en  avant ,  croyant  vuirdans  une  glace  se  refléter  son  beau-frère. 

Et  de  fait  l'illusion  était  [)Ossible. 

Les  deux  princes ,  défaits  l'un  et  l'autre  ,  car  nous  renonçons  à  peindre  l'épouvan- 
table saisissement  de  Philippe,  et  tremblans  tous  deux,  crispant  l'un  et  l'autre  une 
main  convulsive  ,  se  mesuraient  du  regard  et  plongeaient  leurs  yeux  comme  des  poi- 
gnards dans  l'Ame  l'un  de  l'autre.  Muets,  halelans,  courbés,  ils  paraissaient  prêts  à 
fondre  sur  un  ennemi. 

Cette  ressemblance  inouïe  du  visage,  du  geste,  de  la  taille,  tout  jusqu'à  une  res- 
semblance de  costume  décidée  par  le  hasard,  car  Louis  XIV  était  allé  prendre  au 
Louvre  un  habit  de  velours  violet,  celle  parfaite  analogie  des  deux  princes  acheva  de 
bouleverser  le  cœur  d'Anne  d'Autriche. 

Elle  ne  devinait  po\u-tant  pas  encore  la  vérité.  Il  y  a  de  ces  malheurs  que  nul  ne 
veut  accepter  dans  la  vie.  On  aime  mieux  croire  au  surnaturel,  à  l'inijiossitilo. 

Louis  n'avait  pas  compté  sur  ces  obslaoles.  Il  s'allcndait,  en  entrant  seulement,  à 
élre  reconnu.  Soleil  vivaut,  il  ne  souffrait  pas  le  soupçon  d'une  parité  avec  qui  que 
ce  fût.  11  n'admettait  pas  que  tout  flambeau  ne  devint  ténèbres  à  l'instant  où  il  faisait 
luire  son  rayon  vainqueur. 

Aussi,  à  l'aspect  de  Philippe,  fut-il  plus  terrifié  peut-être  qu'aucun  autre  autour  de 
lui,  et  son  silence ,  son  immobilité,  furent  ce  temps  de  recueillement  et  de  calme  qui 
précède  les  violentes  explosions  de  la  colère. 

Mais  Fouquet  !  (jiii  pourrait  peindre  son  saisissement  et  sa  htui>eur  ei\  pré^euce  de  ce 


LE  VtCOMTË  t)Ë  BJaÂGRLONNË.  \[1 

j^orti'ait  vivant  de  son  maître!  Fonqnet  pensa  qu'Aramis  avait  raison,  que  ce  nonveau 
venn  était  un  roi  aussi  pur  dans  sa  race  que  l'autre,  et  que,  pour  avoir  répudié  toute 
participation  à  ce  coup  d'état  si  habilement  fait  par  le  général  des  jésuites,  il  fallait 
être  un  fol  enthousiaste,  indigne  à  ne  jamais  de  tremper  ses  mains  dans  une  œuvre  po- 
litique. 

Et  puis  c'était  le  sang  de  Louis  XIII  que  Fouquet  sacrifiait  au  sang  de  Louis  XIII; 
c'était  à  une  auiliilion  égoïste  qu'il  sacritiait  une  noble  ambition  :  c'était  au  droit  de 
garder  qu'il  sacritiait  le  droit  d'avoir. 

Toute  rétendue  de  sa  faute  lui  fut  révélée  par  le  seul  aspect  du  prétendant. 

Tout  ce  qui  se  passa  dans  l'esprit  de  Fouquet  fut  perdu  pour  les  assistans.  Il  eut 
cinq  minutes  pour  concentrer  ses  méditations  siu'  ce  point  du  cas  de  conscience  :  cinq 
minutes,  c'est-à-dire  cinq  siècles,  pendant  lesquels  les  deux  rois  et  leur  l'aniillo  trou- 
vèrent à  peine  le  temps  de  respirer  d'une  si  terrible  secousse. 

D'Artagnan ,  adossé  au  mur,  eu  face  de  Fouquet ,  le  poing  sur  son  front ,  l'ijcil  fixe ,  se 
demandait  la  raison  d'un  si  merveilleux  prodige.  Il  n'eût  pu  dire  sur-le-champ  [>our- 
quoi  il  doutait,  mais  il  savait  assurément  qu'il  avait  eu  raison  de  douter,  et  que,  dans 
cette  rencontre  des  deux  Louis  XIV,  gisait  toute  la  difficulté  qui  pendant  ces  derniers 
jours  avait  rendu  la  conduite  d'Aramis  si  Suspecte  au  mousquetaire. 

Toutefois,  ces  idées  étaient  enveloppées  de  voiles  épais.  Les  acteurs  de  cette  scène 
semblaient  nager  dans  les  vapeurs  d'un  lourd  réveil. 

Soudain  Louis  XIV,  plus  impatient  et  plus  habitué  à  counnander,  courut  à  un  des 
volets,  qu'il  ouvrit  en  déchirant  les  rideaux.  Un  flot  de  vive  lumière  entra  dans  la 
chambre  et  fit  reculer  Philippe  jusqu'à  l'alcùvc. 

Ce  mouvement,  Louis  le  saisit  avec  ardeur,  et  s'adressant  à  la  reine, 

—  Ma  mère,  dil-il ,  ne  reconnaissez-vous  pas  votre  fils,  [xiisque  cliacun  ici  a  mé- 
connu son  roi  ! 

Anne  d'Autriche  tressaillit  et  leva  les  bras  au  ciel  sans  pouvoir  articuler  un  mot. 

—  Ma  mère  ,  dit  Philippe  avec  une  voix  calme  ,  ne  reconnaissez-vous  pas  votre  fils? 
Et  cette  fois ,  Louis  recula  à  son  tour. 

Quant  à  Anne  d'Autriche  ,  elle  perdit  l'équilibre  ,  frappée  à  la  tête  et  au  cœur  par 
les  remords.  iNul  ne  l'aidant,  car  tous  étaient  pétrifiés,  elle  tnml)a  sur  son  fauteuil  en 
poussant  un  faible  soupir. 

Louis  ne  put  supporter  ce  spectacle  et  cet  affront.  11  bondit  vers  d'Arlaguan  .  ([ue  le 
vertige  commençait  à  gagner  et  qui  chancelait  en  frôlant  la  porte  ,  son  point  d'appui. 

—  A  moi  !  dit-il ,  mousquetaire  !  Regardez-nous  au  visage  ,  et  voyez  lequel  de  lui 
ou  de  moi  est  plus  pâle. 

Ce  cri  réveilla  d'Artagnan  et  vint  remuer  en  son  cœur  la  fibre  de  l'obéissance.  Il 
secoua  son  front,  et,  sans  hésiter  désormais,  il  marcha  vers  Philippe,  sur  l'épaule  du- 
quel il  appuya  la  main  en  disant  : 

—  Monsieur,  vous  êtes  mon  prisonnier  ! 

Philippe  ne  leva  pas  les  yeux  au  ciel,  ne  bougea  pas  de  la  place  oii  il  se  tenait 
comme  cramponné  au  parquet ,  l'œil  profondément  attaché  sur  le  roi  son  frère.  Il  lui 
reprochait  dans  un  sublime  silence,  tousses  malheurs  passés,  toutes  ses  tortures  de 
l'avenir.  Contre  ce  langage  de  l'àme,  le  roi  ne  se  sentit  plus  de  force  j  il  baissa  les 
yeux,  entraîna  précipilauiment  son  frère  et  sa  su.'ur^  oubliant  sa  mère  étendue  sans 
mouvement  à  trois  pas  du  fils  qu'elle  laissait  une  seconde  fois  condanmer  à  la  mort. 

Pbili{)pc  s'approcha  d'Aime  d'Aiilriibe  l't  lui  dit  d'une  voix  douce  et  nobleineul 
émue  : 

r  u.  i7 


41^ 


LES  MOUSQUETAIRES. 


—  Si  je  n'étais  pas  votre  fils,  je  vous  inaudirais,  ma  mère,  pour  in'avoir  rendu  si 
hialheùrcux. 

D"Arla|jnan  sentit  un  frisson  passer  dans  la  nioeile  de  ses  os.  11  salua  respectueuse- 
ment le  jeune  prince  et  lui  dit  à  demi  courbé  : 

—  Excusez-moi,  monseigneur,  je  ne  suis  qu'un  soldat,  et  mes  sermens  sont  à 
celui  qui  sort  de  celte  chambre. 

—  Merci,  monsieur  d'Artagnau.  Mais  qu'est  devenu  M.  d'Herhlay  ? 

—  M.  dHerblay  est  en  sûreté,  monseigneur,  dit  une  voix  derrière  eux,  et  nul,  moi 
vivant  ou  libre,  ne  fera  tomber  un  cheveu  de  sa  tête. 

—  Monsieur  Fouquet!  dit  le  prince  en  souriant  Iristemeht. 

—  Pardonnez-moi,   monseigneur,  dit  Fouquet  en  s'agenouillant,  mais  celui  qui 
rient  de  sortir  d'ici  était  mon  hôte. 

—  Voilà;  murmura  Philippe  avec  un  soupir,  de  braves  amis  et  de  bons  cœurs.  Ils 
me  loQt  regretter  ce  monde.  Marchez,  monsieur  d'Artagnan ,  je  vous  suis. 

Au  moment  où  le  capitaine  des  n)ousquetaires  allait  sortir,  Golbert  apparut,  re  mil 
H  d"Arlagnan  un  ordre  du  roi  et  se  relira. 
D'Artagnan  le  lut  et  froissa  le  papier  avec  rage. 

—  Qu'y  a-l-il?  demanda  le  prince. 

^-  Lisez ,  monseigneur,  repartit  le  mousquetaire. 
Pliilippe  lut  les  mots  tracés  à  la  hàle  de  la  main  de  Louis  XIV  : 
"  M.  d'Artagnan  conduira  le  prisoimier  aux  îles  Sainte-Marguerite.  Il  lui  couvrira 
v  le  visage  d'une  visière  de  fer,  que  le  prisonnier  ue  pourra  lever  sous  peine  de  la  vie.  » 

—  C'est  juste ,  dit  Philip[)e  avec  résiguation.  Je  suis  prêt. 

■^-  x^ramis  avait  raison,  dil  Fouiiuel  bas  au  mousquetaire  ;  celui-ci  est  roi,  bien  au- 
laul  que  l'autre. 

—  Plus  1  réphqua  d'Arlaguau.  Il  ne  lui  luanque  (pie  moi  et  vous. 


LE  VLCOxMTE  DE  DRAGELOiNNE. 


419 


OU  POUTHOS   CROIT   COURIR   APRÈS   UN   DUCHÉ. 


RACE  à  ce  temps  précieux  que  leur  avait  accordé  Foiiquet, 
Araniis  et  Portlios faisaient,  par  leur  rapidité,  hounenr  à 
la  cavalerie  française. 

Porfhos  ne  comprenait  pas  bien  pour  quel  genre  de 
mission  on  le  forçait  à  déployer  une  vélocité  pareille,  mais 
comme  il  voyait  Aramis  piquant  avec  rage,  lui ,  Portlios, 
[liquait  avec  turour. 

Ils  curent  ainsi  bient(5t  mis  douze  lieues  entre  eux  et 
jj^  Vaux,  puis  il  fallut  changer  de  chevaux  et  organiser  une 
sorte  de  service  de  poste.  C'est  pendant  lui  relais  que  Por- 
ihos  se  hasarda  discrètement  à  interroger  Aramis. 
— Chut!  répliquacelui-ci, sachez  seulement  que  notre  fortune  dépend  de  notre  rapidité. 
Comme  si  Porthos  eut  encore  été  le  mousquetaire  sans  sou  ni  maille  de  1626,  il 
poussa  en  avant.  Ce  mot  magique  de  fortune  siguitie'toujours  quelque  choseàroreille 
humaine.  Il  veut  dire  Assez  pour  ceux  qui  n'ont  rien  ;  il  veut  dire  Trop  pour  ceux  qui 
ont  assez. 

—  On  me  fera  duc ,  dit  Porthos  tout  haut.  11  se  parlait  à  lui-même. 

—  Cela  est  possible,  ré|)liqua  en  souriant  à  sa  façon  Aramis ,  dépassé  par  le  cheval 
de^  Porthos. 

Cependant  la  tète  d'Aramis était  en  feu;  l'activité  du  corps  n'avait  pas  encore  réussi 
à  surmonter  celle  de  resj)nt.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  colères  rugissantes,  de  douleurs  aux 
dents  aiguës,  de  menaces  morlelles,  se  tordait,  et  mordait,  et  grondait  dans  la  pensée 
du  prélat  vaincu. 

Sa  physionomie  olïrait  les  traces  bien  visibles  de  ce  rude  combat.  Libre  sur  le  grand 
chemin  de  s'abandonner  au  moins  aux  im|)ressions  du  moment ,  Aramis  ne  se  privait 
pas  de  blasphémer  ;i  chaque  écart  du  cheval,  à  chaque  inégalité  de  la  roule.  Pâle,  par- 
fois inondé  de  sueurs  bouillantes,  tantôt  sec  et  glacé,  il  battait  les  chevaux  el  leur  en- 
sanglantait les  flancs. 

Porthos  en  gémissait,  lui  dont  le  défaut  dominant  n'était  pas  la  sensibilité. 

Ainsi  coururent-ils  pendant  huit  grandes  heures  et  ils  arrivèrent  à  Orléans. 

Il  était  quatre  heures  de  l'après-midi.  Aramis,  en  interrogeant  ses  souvenirs,  pensa 
que  rien  ne  démontrait  la  poursuite  possible. 

Il  eût  été  sans  exenqile  (pi'une  troupe  capable  de  prendre  Porthos  et  lui  fût  fournie 
de  relais  suflisans  pour  faire  tiuaraiitc  lieues  en  huit  heures,  .\iusi,  en  admettant  la 


m  LËâ  MOUSQUEÎAÎRËS. 

poursuite,  ce  qui  n'était  pas  manifeste,  les  fuyards  avaient  cinq  bonnes  heures  d'a- 
vance  sur  les  poursuivans. 

Araiiiis  pensa  que  se  reposer  n'était  pas  imprudence,  mais  que  continuer  était  un 
coup  de  partie.  En  elfet,  vingt  lieues  de  plus,  fournies  avec  celte  rapidité,  vingt  lieues 
dévorées,  et  nul,  pas  même  d'Artagnan,  ne  pourrait  rattraper  les  ennemis  du  roi. 

Aramis  lit  donc  à  Poribos  le  chagrin  de  remonter  à  cheval.  On  courut  jusqu'à  sept 
heures  du  soir  ;  on  n'avait  plus  (prune  posle  pour  arriver  à  Blois. 

Mais  là  un  contre-tenq)s  diaholique  vint  alarmer  Aramis.  Les  chevaux  manquaient 
à  la  poste. 

Le  prélat  se  demanda  par  quelle  machination  infernale  ses  ennemis  étaient  arrivés 
à  lui  ôter  le  moveu  d"aller  plus  loin,  lui  qui  ne  reconnaissait  pas  le  hasard  pour  un 
Dieu,  lui  qui  trouvait  à  tout  résultat  sa  cause;  il  aimait  mieux  croire  que  le  refus  du 
maître  de  poste,  à  une  pareille  heure  ,  dans  un  pareil  pays ,  était  la  suite  d'un  ordre 
émané  de  haut  heu;  ordre  donné  en  vue  d'arrêler  court  le  ravisseur  de  majesté  dans 
sa  fuite. 

Mais  au  moment  oii  il  allait  s'emporter  pour  avoir,  soit  une  explication,  soit  un 
cheval,  une  idée  lui  vint.  Il  se  rappela  que  le  cotnte  de  la  Fère  logeait  dans  les  environs 

—  Je  ne  vovage  pas,  dit-il ,  et  je  ne  fais  pas  poste  entière.  Donnez-moi  deux  che- 
vaux pour  aller  rendre  visite  à  un  seigneur  de  mes  amis  cpii  habile  près  d'ici. 

—  Quel  seigneur?  demanda  le  maître  de  poste. 

—  M.  le  comte  de  la  Fère. 

Oh  !  répondit  cet  homme ,  en  se  découvrant  avec  respect ,  un  digne  seigneur. 

Mais  quel  que  soit  mon  désir  de  lui  être  agréable,  je  ne  puis  vo\is  donner  deux  che- 
vaux; tous  ceux  de  ma  poste  sont  retenus  par  M.  leducde  Beauforl.  Seulement, conti- 
nua le  maître  de  poste,  s'il  vous  plaît  démonter  dans  un  petit  cliariot  que  j'ai ,  j'y  ferai 
mettre  un  vieux  cheval  aveugle  qui  n'a  plus  que  des  jambes,  et  qui  vous  conduira 
chez  M.  le  comte  de  la  Fère. 

—  Gela  vaut  un  luuis.  dit  Aramis. 

Non,  Monsieur,  cela  m-  vaut  jamais  qu'un  écu,  c'est  le  prix  que  uje  paie  M.  Gri- 

maud,  l'intendant  du  comte,  toutes  les  fois  qu'il  se  sert  de  uïon  chariot ,  et  je  ne  vou- 
drais pas  que  M.  le  couile  eCit  à  me  reprocher  d'avoir  fait  payer  trop  cher  à  un  de  ses 
amis. 

—  Ce  sera  comme  il  vous  plaira,  dit  Aramis,  et  surtout  au  comte  de  la  Fère  que  je 
n)e  garderai  bien  de  désobliger.  Vous  aurez  votre  écu;  seulement  j'ai  bien  le  droit  de 
vous  donner  im  loiiis  [)0vu'  votre  idée. 

—  Sans  doute,  répliqua  le  maître  fout  joyeux. 

VA  il  attela  lui-ui(}me  son  vieux  cheval  à  la  carriole  criarde. 

Pendant  ce  tenq»s-là  l*()rthos  était  curieux  à  voir.  Il  se  ligin'ail  a\oir  decou\ert  le 
secret;  il  ne  se  sentait  pas  d'aise,  d'abord  parce  que  la  \isite  chez  Athos  lui  était  par- 
liculièremenlagréalde,  ensuite  parce  qu'il  était  dans  res[)érance  de  irouver  à  la  fois  un 
bon  lit  et  un  bon  soujter. 

Le  maître  avant  lini  d'atteler  proposa  un  de  ses  valets  pour  conduire  les  étrangers 
à  la  Fère. 

Porthos  s'assit  dans  le  fond  avec  Ar;uni>et  lui  dit  à  l'oreille  : 

— ■  Je  comprends. 

—  Ah!  ah!  répondit  Aramis:  et  (pie  compreiu^z-vous ,  cher  ami? 

—  Nous  allons,  de  la  |>ail  du  n»! ,  faire  (pielqne  grande  |)ro|»osilion  à  Alhos. 

—  Penh  !  lit  Aranii>. 


LK  VICOMTE  DK  BRAGELONNE.  i-21 

—  Ne  me  dites  rien,  ajoulii  le  bon  Purllios  en  essayant  de  contiopesor  a^^sez  solide- 
ment pour  éviter  les  cahots  ;  ne  ine  dites  rien ,  je  devinerai. 

—  Eh  bien  !  c'est  cela,  mon  ami ,  devinez ,  devinez. 

On  arriva  vers  neuf  heures  du  soir  chez  Athos,  par  un  clair  de  lune  ma|;nifique. 

Cette  admirable  clarté  réjouissait  Porlhos  au  delà  de  foute  expression  ;  mais  Aramis 
s'en  montrait  inconunodé  à  un  degré  presque  ésj^al.  Il  en  témoigna  quelque  chose  à 
Porthos ,  qui  lui  répondit  : 

—  Bien!  je  devine  encore I  la  mission  est  secrète. 
Ce  furent  ses  derniers  mois  en  voilure. 

].e  conducteur  les  interrompit  par  ceux-ci  : 

—  Messieurs,  vous  êtes  arrivés. 

Porthos  et  son  compagnon  descendirent  devant  la  porte  du  petit  château. 

—  C'est  là  que  nous  allons  retrouver  Athos  et  Bragelonne,  disparus  tous  deux  depuis 
la  découverte  de  l'intidélité  de  la  Vallière. 

S'il  est  un  mot  plein  de  vérité,  c'est  celui-ci  :  Les  grandes  douleurs  renferment  en 
elles-mêmes  le  germe  de  leur  consolation. 

La  blessure  de  Raoul  ne  s'était  point  cicatrisée  ;  mais  Athos,  à  force  de  convers<!r  avec 
son  fils,  à  force  de  mêler  un  peu  de  sa  vie  à  lui  dans  celle  du  jeune  lionnnc,  avait  tini 
par  lui  faire  comprendre  que  celte  douleur  de  la  première  iiitidélilé  est  nécessaire 
à  toute  existence  humaine  ,  et  que  nul  n'a  aimé  sans  la  connaître.  Raoul  écoutait , 
souvent  il  n'entendait  pas.  Rien  ne  remplace  dans  le  cœur  vivement  épris  le  souvenir 
et  la  pensée  de  l'objet  aimé.  Raoul  répondait  alors  à  son  père  : 

—  Monsieur,  tout  ce  que  vous  me  dites  est  vrai;  je  crois  que  nul  n'a  autant  soullért 
que  vous  par  le  cœur,  mais  vous  êles  un  homme  trop  grand  par  l'intelligence  ,  trop 
éprouvé  par  les  malheurs  pour  ne  pas  permettre  la  faiblesse  au  soldai  qui  souffre  pour 
la  première  fois.  Je  paie  un  tribut  que  je  ne  paierai  |ias  deux  fois;  permetlez-moi  de 
me  plonger  si  avant  dans  ma  douleur  que  je  m'y  oublie  moi-même  ,  que  j'y  noie  jus- 
qu'à ma  raison. 

—  Raoul  !  Raoul  ! 

—  Écoutez,  Monsieur,  jamais  je  ne  m'accoutumerai  à  celle  idée  que  Louise,  la  plus 
chaste  et  la  plus  naïve  des  femmes,  a  pu  tromper  aussi  lâchement  un  homme  aussi 
honnête  et  aussi  aimant  que  je  le  suis;  jamais  je  ne  pourrai  me  décider  à  voir  ce 
masque  doux  et  bon  se  changer  en  une  ligure  hypocrite  et  lascive.  Louise  perdue! 
Louise  infâme  !  Ah  !  Monsieur,  c'est  bien  plus  cruel  pour  moi  que  Raoul  abandonné, 
que  Raoul  malheureux. 

Athos  alors  employait  le  remède  héroïque.  11  défendait  Louise  contre  Raoul  et  jus- 
tifiait sa  perfidie  par  son  amour. 

—  Une  fenmie  qui  eût  cédé  au  roi  parce  qu'il  est  le  roi ,  disait-il .  mériterait  le  no\\\ 
d'infâme  ;  mais  Louise  aime  Louis.  Jeunes  tous  deux,  ils  ont  oublié,  lui  son  rang, 
elle  ses  sermens.  L'amour  absout  tout,  Raoul.  Les  deux  jeunes  gens  s'aiment  avec 
franchise. 

Et  quand  il  avait  donné  ce  coup  de  poignard,  Athos  voyait  en  soupirant  Raoul  bon- 
dir sous  la  cruelle  blessure  et  s'enfuir  au  plus  épais  du  bois  ou  se  réfugier  dans  sa 
chambre,  d'où  une  heure  après,  il  sortait  pâle  ,  tremblant,  mais  dompté.  Alors,  reve- 
nant à  Athos  avec  un  sourire  ,  il  lui  baisait  la  main  ,  comme  le  chien  qui  vient  d'être 
battu  caresse  un  bon  maître  pour  racheter  sa  faute.  Raoul,  lui ,  ne  rachetait  que  sa 
faiblesse  ,  et  il  n'avouait  que  sa  douleur. 

Ainsi  se  passèrent  les  jours  qui  suivirent  cette  scène  dans  laquelle  Athos  avait  si 


4-2-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

violeinmonf  agité  l'orgueil  imlomplable  du  roi.  Jamais,  en  causant  avec  son  fils,  il 
ne  fit  allusion  à  cette  scène,  jamais  il  ne  lui  donna  les  détails  de  cette  vigoureuse  sortie 
qui  eût  peut-être  consolé  le  jeune  homme  en  lui  montrant  son  rival  abaissé.  Athosnc 
voulait  point  que  l'amant  offensé  oubliât  le  respect  dû  au  roi. 

Et  quand  Bragelonne  ardent,  furieux,  sombre,  parlait  avec  mépris  des  paroles 
rovales ,  de  la  foi  équivoque  que  certains  fous  puisent  dans  la  promesse  touibée  du 
trône;  quand,  passant  deux  siècles  avec  la  rapidité  d'un  oiseau  qui  traverse  un  dé- 
troit pour  aller  d'ini  monde  à  l'autre,  Raoul  en  venait  à  prédire  le  temps  où  les  rois 
sembleraient  plus  petits  que  lesaulresbommes,  Athos  lui  disait  de  sa  voix  persuasive: 

—  Vous  avez  raison  ,  Raoul  ;  tout  ce  que  vous  dites  arrivera  :  les  rois  perdront  leur 
prestige ,  comme  perdent  leurs  clartés  les  étoiles  qui  ont  fait  leur  temps.  Mais  lorsque 
ce  moment  viendra,  Raoul,  nous  serons  morts,  et  rappelez-vous  bien  toujours  ce  que 
je  vous  dis  :  En  ce  monde ,  il  faut  pour  tous,  hommes ,  femmes  et  rois  ,  vivre  au  pré- 
sent ;  nous  ne  devons  vivre  selon  l'avenir  que  pour  Dieu. 

Voilà  de  quoi  s'entrelenaient ,  connue  toujours,  Alhos  et  Raoul  en  arpenlant  la 
longue  allée  de  tilleuls  dans  le  parc,  lorsque  retentit  soudain  la  clochette  qui  servait 
à  annoncer  au  comte  soit  l'heure  du  re[)as ,  soit  une  visite.  ^lachinalement ,  et  sans  y 
attacher  d'importance,  il  rebroussa  chemin  avec  sou  llls .  et  tous  les  deux  se  trou- 
vèrent au  bout  de  l'allée  en  présence  de  Porthos  et  d'Aramis. 


LES   DERNIERS   ADIEUX. 


Raoul  poussa  un  cri  de  joie  et  seri'a  tendrement  Porthos  dans  ses  bras.  Aramis  et 
Athos  s'embrassèrent  en  \ieillards.  Cet  embrassement  même  était  une  question  pour 
Aramis,  qui  aussitôt, 

Ami,  dit-il ,  nous  ne  sommes  pas  pour  longtemps  avec  vous. 

—  Ah  !  lit  le  comte. 

Le  temps,  interrompit  Porthos,  de  vous  conter  mon  bonheur. 

—  Ah  !  lit  Raoul. 

Athos  regarda  silencieusement  Aramis,  dont  déjà  l'air  sombre  lui  avait  paru  bien 
peu  en  harmonie  avec  les  bomies  nouvelles  dont  parlait  Porthos. 

Quel  est  le  bonheiu-  (pii  vous  arrive  .  voyons?  demanda  Raoul  en  souriant. 

Le  roi  me  fait  duc,  dit  avec  mystère  le  hou  l'orll'.os,  se  penchant  à  l'oreille  du 

jeune  homme;  duc  à  brevet. 

Mais  les  apartés  de  Porthos  avaient  toujours  assez  de  \  igiieur  pour  être  entendus  de 

tout  le  mondi". 

Athos  culendit  et  [toussa  une  exclamalion  ipii  lil  tressaillir  Aramis. 

Celui-ci  [)rif  W.  bris  d'Athos,  et  après  avoir  demandé  à  Porthos  la  permission  de 
causer  (pudqiii's  moments  à  l'écart. 

—  Mou  cher  Athos,  dit-il  au  cointe ,  vous  me  vo^ez  navré  de  douleur. 
— :  De  dotileur  !  s'écria  le  conite;  ah  !  cher  ami  ! 

—  Voici  en  deux  mots.  J'ai  fait  contre  le  roi  une  conspiratiivi  ;  c(>lte  conspiration  a 
manqué ,  et  à  l'heure  qu'il  est,  on  me  cherche  sans  doute. 


LE  VICOMTF.  DE  BRAGELONNE.  4-23 

—  On  vous  cberclio  !...  une  conspiration  !...  Eli  1  uion  ami  ,  que  mo  rlitos-voiislà  ! 

—  Une  triste  vérité.  Je  suis  tout  bonnement  perdu. 

—  Mais  Porthos...  ce  titre  de  duc...  qu'est-ce  que  tout  cela? 

—  Voilà  le  sujet  de  ma  plus  vive  peine  •  voilà  le  plus  profond  de  ma  blessure,  .l'ai, 
croyant  k  un  succès  infaillible,  entraîné  Portbos  dans  ma  conjuralion.  11  y  a  donné  , 
comme  vous  savez  qu'il  donne,  de  toutes  ses  forces,  sans  rien  savoir,  etaujounl  lini  le 
voilà  si  bien  compromis  avec  moi  ,  qu'il  est  perdu  comme  moi. 

—  Mon  Dieu  ! 

Et  Atbos  se  retourna  vers  Portbos,  qui  leur  sourit  agréablement. 

—  Il  faut  vous  faire  tout  comprendre.  Écoulez-moi,  continua  Aramis. 
Et  il  raconta  l'histoire  que  nous  connaissons. 

Atbos  sentit  plusieurs  fois,  durant  le  récit,  son  front  se  mouiller  de  sueur. 

—  C'est  une  grande  idée  ,  dit-il ,  mais  c'était  une  grande  faute. 

—  Dont  je  suis  puni ,  Atbos. 

—  Aussi  ne  vous  dirai-je  pas  ma  pensée  tout  entière. 

—  Dites-la. 

• —  C'est  un  crime. 

—  Capital ,  je  le  sais.  Lèse-majesté. 

—  Portbos!  Pauvre  Portbos! 

—  Que  voulez-vous  que  je  fasse?  Le  succès ,  je  vous  l'ai  dit .  était  certain. 

—  M.  Fouquel  est  un  bonnéte  bomme. 

—  Et  moi  un  sot,  de  l'avoir  si  mal  jugé,  tit  Aramis.  Ob!  la  sagesse  des  hommes! 
Oh  !  meule  immense  qui  broie  un  monde,  et  qui  un  jour  est  arrêtée  par  le  grain  de 
sable  qui  tombe,  on  ne  sait  comment,  dans  ses  rouages! 

—  Dites  par  un  diamant,  Aramis.  Enfin .  le  mal  est  fait.  Que  comptez-vous  devenir? 

—  J'emmène  Portbos.  Jamais  le  roi  ne  voudra  croire  que  ce  digne  bomme  ait  agi 
naïvement  :  jamais  il  ne  voudra  croire  que  Portbos  a  cru  servir  le  roi  en  agissant  comme 
il  l'a  fait  ;  sa  tète  paierait  ma  faute.  Je  ne  le  veux  pas. 

—  Vous  l'emmenez .  où  ? 

—  A  Belle-Isle,  d'abord.  C'est  un  refuge  imprenable.  Puis  j'ai  la  mer  et  un  navire 
pour  passer,  soit  en  Angleterre,  où  j'ai  beaucoup  de  relations... 

—  Vous?  en  Angleterre? 

—  Oui.  Ou  bien  en  Espagne,  où  j'en  ai  jdus  encore... 

—  Exilant  Porthos ,  vous  le  nùncz ,  car  le  roi  confisquera  ses  biens. 

—  Tout  est  prévu.  Je  saurai ,  une  fois  en  Espagne ,  me  réconcilier  avec  Louis  XIV,. 
et  faire  rentrer  Porthos  en  grâce. 

—  Vous  avez  du  crédit,  à  ce  que  je  vois,  Aramis  !  dit  Atbos  d'un  air  discret. 

—  Beaucoup ,  et  au  service  de  mes  amis,  ami  Atbos. 

Ces  mots  furent  accompagnés  d'une  sincère  pression  de  main. 

—  Merci ,  répliqua  le  comte. 

—  Et  puisque  nous  en  sommes  là  ,  dit  Aramis ,  vous  aussi  vous  êtes  un  mécontent  ; 
vous  aussi,  Raoul  aussi,  vous  avez  des  griefs  contre  le  roi.  Imitez  notre  exenqile. 
Passez  à  Belle-Isle.  Puis  nous  verrons.  Je  vous  garantis  sur  rbonneur  que  dans  un 
mois  la  guerre  aura  éclaté  entre  la  France  etl'Espagne ,  au  sujet  de  ce  fils  de  Louis  XIII , 
qui  est  un  infant  aussi,  et  que  la  France  détient  inhumainement.  Or,  comme  Louis  XIV 
ne  voudra  pas  d'une  guerre  faite  pour  ce  motif,  je  vous  garantis  une  transaction  dont 
le  résultat  donnera  la  grandesse  à  Portbos  et  à  moi,  et  un  duché  en  France  à  vous, 
qui  êtes  déjà  grand  d'Espagne.  Voulez- vous? 


12 i  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Non;  moi ,  j'aime  mieux  avoir  quelque  chose  à  reprocher  au  roi:  c'est  un  orgueil 
naturel  à  ma  race  de  préleudre  à  la  supériorité  sur  les  races  royales.  Faisant  ce  que 
vous  me  proposez,  je  deviendrais  l'obligé  du  roi  ;  j'y  gagnerais  certainement  sur  cette 
terre ,  j'y  perdrais  dans  ma  conscience.  Merci. 

—  Alors,  donnez-moi  deux  choses ,  Athos,  votre  absolution. 

—  Oh  !  je  vous  la  donne ,  si  vous  avez  réellement  voulu  venger  le  faible  et  l'opprimé 
contre  l'oppresseur. 

—  Cela  me  suffit,  répondit  Aramis  avec  une  rougeur  qui  s'effaça  dans  la  nuit.  Et 
maintenant  donnez-mui  vos  deux  meilleurs  chevaux  pour  gagner  la  seconde  poste, 
aitendu  que  l'on  m'en  a  refusé  sous  prétexte  d'un  voyage  que  M.  de  Btjaufort  fait  dans 
ces  parages. 

—  Vous  aurez  mes  deux  meilleurs  chevaux ,  Aramis,  et  je  vous  recommande  Por- 

tllùS. 

—  Oh  !  soyez  sans  crainte.  Un  mot  encore  :  trouvez-vous  que  je  manœuvre  pour 
lui  comme  il  convient? 

—  Le  mal  étant  fait ,  oui ,  car  le  roi  ne  lui  pardonnerait  pas,  et  puis  vous  avez  tou- 
jours, quoi  qu'il  en  dise,  un  appui  dans  M.  Fouquel,  lequel  ne  vous  abandonnera  pas, 
étant,  lui  aussi,  fort  compromis  malgré  son  trait  héroïque. 

—  Vous  avez  raison.  Voilà  pourquoi,  au  lieu  de  gagner  tuut  de  suite  la  mer,  ce 
qui  déclarerait  ma  peur  et  m'avouerait  coupable  ,  voilà  pourquoi  je  reste  sur  le  sol 
français.  Mais  Delle-Isle  sera  pour  moi  le  sol  que  je  voudrai,  anglais,  espagnol  ou 
romain  ,  le  tout  consiste  pour  moi  dans  le  pavillon  que  j'arborerai. 

—  Comment  cela? 

—  C'est  moi  qui  ai  fortiiié  Belle-Isie ,  et  nul  ne  prendra  Belle-Isle  ,  moi  le  défendant. 
El  puis,  connue  vous  l'avez  dit  tout  à  l'heure .  M.  Fouquet  est  là.  Ou  n'attaquera  pas 
Belle-Isle  sans  la  signature  de  Fouquel. 

—  C'est  juste.  Néanmoins  soyez  prudent.  Le  roi  est  rusé  et  il  est  fort. 
Aramis  sourit. 

—  Je  vous  recommande  Pnrlhos,  répéta  le  comte  avec  une  sorte  de  froide  insistance. 

—  Ce  que  je  deviendrai ,  comte,  répliqua  Araïuis  avec  le  même  ton.  notre  frère 
Porlhos  le  deviendra. 

Athos  s'inclina  en  serrant  la  maind'Aramisel  alla  embrasser  Porthos  avec  ellusion. 

—  J'étais  né  heureux  ,  n'est-ce  pas?  murmura  celui-ci ,  transporté,  en  s'envelop- 
paut  de  sou  manteau. 

—  Venez,  très-cher,  dit  Aianiis. 

Uaoul  était  allé  devant  pour  doimer  des  ordres  et  faire  seller  les  deux  chevaux. 
Déjà  le  groupe  s'était  divisé.  Athos  voyait  ses  deux  amis  sur  le  jxiint  de  partir; 
ipiclque  chose  comme  un  brouillard  passa  devant  ses  yeux  et  pesa  siw  son  cteur. 

—  C'est  étrange!  j)eii>a-l-il.  U'où  vient  cette  envie  que  j'ai  d'embrasser  l'orthos 
encore  une  fois? 

Justement  Porthos  s'était  retourné  ,  et  il  \enait  à  son  vieil  ami  les  bras  ouverts. 

C.elte  dernière  étreinte  fut  tendre  connue  dan^  la  jeunesse,  comme  dans  les  temps 
où  le  cœur  était  chaud  .  la  vie  heureuse. 

Et  puis  Porlhos  monta  sur  son  cheval.  .Arauiis  leviiit  aussi  poiu"  entourer  de  ses  bras 
le  col  d'Alhos. 

Ce  dernier  les  vit  sur  le  grand  chemin  .s'allonger  dans  l'ombre  avec  leurs  manteaux 
blancs.  Pareils  à  deux  fantômes,  ils  grandissaient  en  s'éloignant  de  terre,  et  ce  n'est 
pas  dans  la  brume,  dans  la  pente  ilu  >u\  ipi'ils  se  perdirent.  A  bout  de  perspective. 


LR  VICOMTl-:  OE  DRAP,  I^LONN  R. 


4-25 


tous  deux  sernblèrcnt  avoir  donné  du  pit'd  mi  riaii  ([iii  les  faisait  disparaîlre  évaporés 
dans  les  nuages. 

Alors  Atlios,  le  aeur  serré,  retourna  vers  la  maison  en  disant  à  Bragelonne  : 

—  Raoul,  je  ne  sais  quoi  vient  de  me  dire  que  j'avais  vu  ces  deux  hommes  pour 
la  dernière  fois. 

Tout  à  coup  un  bruit  de  chevaux  et  de  voix,  à  l'extrémité  de  la  route  de  Blois ,  attira 
leur  attention  de  ce  côté. 

Des  porte-flambeaux  à  cheval  secouaient  joyeusement  leurs  torches  sur  les  arbres 
de  la  route;  et  se  retournaient  de  temps  en  tcnq)s  pour  ne  pas  distancer  les  cavaliers 
qui  les  suivaient. 

Ces  flammes,  ce  bruit,  cette  poussière  d'une  douzaine  de  chevaux  richement  capa- 
raçonnés, firent  un  contraste  étrange  au  milieu  de  la  nuit  avec  la  disparition  sourde 
et  funèbre  des  deux  ombres  de  Porthos  et  d'Aramis. 

Alhos  rentra  chez  lui. 

Mais  il  n'avait  pas  gagné  son  parterre .  que  la  grille  d'entrée  parut  s'enflammer; 
tous  ces  flambeaux  s'ai'rètèrent  et  embrasèrent  la  route.  L'n  cri  retentit  :  —  M.  le  duc 
de  Beaufort  ! 

Et  Athos  s'élança  vers  la  porte  de  sa  maison. 


426 


LES  MOUSQUETAIHES. 


M.    DE   BEAUFORT. 


KJA  le  duc  était  descendu  de  cheval  et  cherchait  des  veux 
autour  de  hii. 

—  Me  voici ,  monseigneur,  fit  Athos. 

—  Eh  !  honsûir,   cher  comte ,  répHqua  le  prince  avec 
cette  franche  cordialité  qui  lui  gagnait  tous  les  cœurs. 

)j}  Est-ii  trop  tard  pour  un  ami? 

—  Ah  !  mon  prince,  entrez,  dit  le  comte. 
Et  ^I.  de  Beaulort  s'appuyant  sur  le  bras  d'Athos,  ils 

^       entrèrent  dans  la  maison  suivis  de  Raoul .  qui  marchait 
respectueusement  et  modestement  parmi  les  officiers  du 
prince,  au  nombre  desquels  il  comptait  plusieurs  auu"s. 

Le  prince  se  retourna  au  moment  oii  Raoul,  pour  le  laisser  seul  avec  Athos,  fer- 
mait la  porte  et  s'apprêtait  à  passer  (ive.c  les  pf^uiers  dans  une  salle  voisine, 

—  C'est  là  ce  jeune  garçon  que  j'ai  \3^]\\  pi]tp|idv\  vanter  par  M.  le  Prince  ?  demanda 
M.  de  Beau  for  t. 

—  C'est  lui,  oui,  monseignp^^r. 

—  C'est  un  soldat!  il  n'est  p^§  dp  |jop,  gardez-le,  cqm(e. 

—  Restez.  Raonl,  puisque  monseigneur  le  permet,  djt  .^|hos. 

—  Le  voilà  grand  et  beau  ,  sur  jiia  foi  !  continua  lo  duc  ^le  le  donnerez-vous.  Mon- 
sieur, si  je  vous  le  deniandeV- 

—  Comment  l'entendcï-VQus ,  monseigneur  ï  dit  Athqs. 

—  Oui,  je  viens  ici  pour  vov^s  h\\y  mes  adjeiijf. 

—  Vos  adieux  ,  monseigneur? 

—  Oui,  en  vérité.  N'avez-vo\is  aucune  idée  de  ce  que  je  vais  devenir? 

—  Mais  ce  que  vous  avez  joiuoiir^  éjéi  iliPUseign^ur,  \\^  vaillant  prime  et  mi  excel- 
lent genlilhoinme. 

—  Je  viiis  devenir  un  princt^  d'Afrique  ,  un  gentilhomme  bédouin.  Le  roi  m'envoie 
pour  faire  des  conquêtes  chez  les  Arabes. 

—  Hue  dites-vous  là,  monseigneur? 

—  C'est  étrange,  n'est-ce  pas?  Moi,  le  Parisien  par  essence,  moi  qui  ai  régné  sur 
les  faubourgs  et  qu'on  appelait  le  i-oi  des  Malles,  je  passe  de  la  place  Maubert  aux  mi- 
narets deGigelli;  je  me  fais,  de  frondeur,  aventurier! 

—  Oh  1  monseigneur,  si  vous  ne  me  disiez  pas  cela... 

—  Ce  ne  serait  pas  croyable,  n'esl-il  pas  vrai?  Croyez-moi  cependant,  et  disons- 
nous  adieu.  Voilà  ce  que  c'est  que  de  rentrer  en  faveur. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  ÏH 

—  En  faveur  ! 

—  Oui.  Vous  souriez?  Ali  !  mon  rlipr  r-onito  .  savcz-vous  pourquoi  j'aurais  nccopté? 
Le  savez- vous  bien? 

—  Parce  que  Votre  Altesse  aime  la  gloire  avant  tout. 

—  Oh  !  non.  ce  n'est  pas  glorieux,  voyez-vous ,  d'aller  tirer  le  mousquet  contre  ces 
sauvages.  La  gloire,  je  ne  la  prends  pas  par  là,  moi,  et  il  est  plus  proliaMe  que  j'y 
trouverai  autre  chose...  Mais  j"ai  voulu  et  je  veux,  entendez-vous  bien ,  mon  cher 
comte,  que  ma  vie  ait  cette  dernière  facette  après  tous  les  bizarres  nn'roitemens  que 
je  lui  ai  fait  faire  depuis  cinquante  ans.  Car  enfin,  vous  l'avoiierez,  c'est  assez 
étrange,  d'être  né  tlls  de  roi,  d'avoir  fait  la  guerre  à  des  rois,  d'avoir  compté  parmi 
les  puissances  dans  le  siècle,  d'avoir  bien  tenu  son  rang,  de  sentir  son  Henri  IV,  d'être 
grand-amiral  de  France  et  d'aller  se  faire  tuer  à  Gigclli.  parmi  tous  ces  Turcs,  Sar- 
razins  et  ^loresques. 

—  Monseigneur,  vous  insistez  étrangement  sur  ce  sujet ,  dit  Athos  troublé.  Com- 
ment supposez-vous  qu'une  si  brillante  destinée  ira  se  perdre  sous  ce  misérable  éteignoir? 

—  Est-ce  que  vous  croyez,  homme  juste  et  simple  ,  que  si  je  vais  en  Afrique  pour 
ce  ridicule  motif  je  ne  chercherai  pas  à  en  sortir  sans  ridicule?  Est-ce  que  je  ne  ferai 
pas  parler  de  moi?  Est-ce  que  pour  faire  parler  de  moi  aujourd'hui,  quand  il  y  a 
M.  le  Prince,  M.  de  Turenne  et  plusieurs  autres  mes  contemporains,  moi  l'amiral  de 
France,  le  fils  de  Henri  IV,  le  roi  de  Paris,  j'ai  autre  chose  à  faire  que  de  me  faire 
tuer?  Cordieu  !  on  en  parlera,  vous  dis-je!  je  serai  tué  envers  et  contre  tout.  Si  ce 
n'est  pas  là,  ce  sera  ailleurs, 

—  Allons,  monseigneur,  répondit  Athos,  voilà  de  l'exagération,  et  vous  n'en  avez 
jamais  montré  qu'en  bravoure. 

—  Peste  !  cher  ami ,  c'est  bravoure  que  s'en  aller  au  scorbut,  aux  dyssenteries,  aux 
sauterelles,  aux  flèches  empoisonnées,  comme  mon  aïeul  saint  Louis.  Savez-vous 
qu'ils  ont  encore  des  flèches  empoisonnées  ces  drôles-là?  Et  puis,  vous  me  connaissez, 
j'y  pense  depuis  longtemps,  et  vous  le  savez,  quand  je  veux  une  chose,  je  la  veux  bien. 

—  Vous  avez  voulu  sortir  de  Vincennes,  monseigneur. 

—  Oh  !  vous  m'y  avez  aidé,  mon  raaîtrej  et,  à  propos,  je  me  tourne  et  retourne 
sans  apercevoir  mon  vieil  ami,  M.  Vaugrimaud.  Comment  va-t-il? 

—  M.  Vaugrimaud  est  toujours  le  très-respectueux  serviteur  de  Votre  Altesse,  dit 
en  souriant  Athos. 

—  J'ai  là  cent  pistoles  pour  lui  que  j'apporte  comme  legs.  Mon  testament  est  fut, 
comte. 

—  Ah!  monseigneur!  monseigneur'. 

—  Et  vous  comprenez  que  si  l'on  voyait  Grimaud  sur  inou  lestauient... 

Le  duc  se  mit  ^  rire;  puis  s'adressanl  à  Raoul,  qui  depuis  le  commencement  de 
celte  conversation  était  tombé  dans  une  rêverie  profonde, 

—  Jeune  homme,  dit-il,  je  sais  ici  un  certain  vin  de  Vouvray,  je  crois... 

Raoul  sortit  précipitamment  pour  faire  servir  le  duc.  Pendant  çeipmps,  M.  de  Beau- 
fort  prenait  la  main  d'Athos. 

—  Ou'en  voulez- vous  faire?  demanda-l-il. 

—  Rien,  quant  à  présent,  monseigneur. 

—  Ah!  oui,  je  sais  ;  depuis  la  passion  du  roi  pour...  la  Vallière. 

—  Oui,  monseigneur. 

—  C'est  donc  vrai,  tout  cela?...  Je  l'ai  connue,  moi,  je  crois,  cette  petite  Val- 
lière. Elle  n'est  pas  belle,  il  me  semble... 


428  LES  MOUSQlIRT.\[RES. 

—  Non,  monseigneur,  dit  Alhos. 

—  Savez-vous  qui  elle  nie  rappelle? 

—  Elle  rappelle  quclipi'un  à  Voire  Allesse  ? 

—  Elle  me  rappelle  une  jeune  fille  assez  agréable  ,  dont  la  mère  habitait  les  Halles. 

—  Ah  1  ah!  fit  Alhos  eu  souriant. 

—  Le  bon  temps  !  ajouta  M.  de  Beaufort.  Oui ,  la  Vallière  me  rappelle  cette  fille. 

—  Qui  eut  un  fil^,  n'est-ce  pas? 

—  Je  crois  qrie  oui .  répondit  le  duc,  avec  une  naïveté  insouciante,  avec  un  oubli 
complaisant  dont  rien  ne  saurait  traduire  le  ton  et  la  valeur  vocale.  Or.  voilà  le  pauvre 
Raoul ,  qui  est  bien  voire  fils .  hein? 

—  C'est  mon  fils,  oui ,  monseigneur. 

—  Voilà  que  ce  pauvre  garçon  est  débouté  par  le  roi ,  et  l'on  boude? 
— ■  Mieux  que  cela,  monseigneur,  on  s'abstient. 

—  Vous  allez  laisser  croupir  c(^ garçon-là,  c'est  un  tort.  Voyons,  donnez-le-moi. 

—  Je  veux  le  garder,  monseigneur.  Je  n'ai  plus  que  lui  au  monde,  et  tant  qu'il 
voudra  rester... 

—  Bien,  bien,  répondit  le  duc.  Cependant  je  vous  l'eusse  bientôt  raccommodé.  Je 
vous  assure  qu'il  est  fait  d'une  pâte  dont  on  fiiit  les  maréchaux  de  France,  et  j'en  ai 
vu  sortir  plus  d'un  d'une  étoffe  semblable. 

—  C'est  [)ossible ,  monseigneur,  mais  c'est  le  roi  qui  fait  les  maréchaux  de  France, 
et  jamais  Raoul  n'acceptera  rien  du  roi. 

Raoul  brisa  cet  entretien  par  son  retour.  11  piécédail  (ùiuuuid  dont  l»s  mains  encore 
sûres  portaient  le  plateau  chargé  d'un  verre  etd'une  bouteille  du  vin  favori  de  M  le  duc. 
En  voyant  son  vieux  protégé,  le  duc  poussa  une  exclamation  de  plaisir. 

—  Grimaud  !  Bonsoir,  Grimaud,  dit-il  :  comment  va? 

Le  serviteur  s'inclina  profondément,  aussi  heureux  que  son  noble  interlocuteur. 

—  Deux  amis!  dit  le  duc  en  secouant  d'une  façon  vigoureuse  l'épaule  de  l'honnêle 
Grimaud. 

Autre  salut  plus  profond  et  encore  plus  joyeux  de  Grimaud. 

—  Que  vois-je  là,  comte,  un  seul  verre  ! 

—  Je  ne  bois  avec  Votre  Altesse  que  si  Votre  Altesse  m'invite,  dit  Alhos  avec  une 
noble  humilité. 

—  Cortiieu  !  vous  avez  raison  de  n'avoir  fait  apporter  cpi'un  verre,  nous  y  boirons 
tous  deux  connue  deux  frères  d'armes.  A  vous  d'abord,  comte. 

—  Faites-moi  la  grâce  tout  entière ,  monseigneur,  dit  Athosen  repoussantdoucemenl 
le  verre. 

—  Vous  êtes  un  charmant  ami,  ré[)liqua  le  duc  de  Beaufort,  qui  but  et  passa  le 
gobelet  d'or  à  son  compagnon.  Mais  ce  n'est  pas  tout,  continua-t-il  .  j'ai  encore  soif, 
et  je  veux  faire  honneur  à  ce  beau  garçon  qui  est  là  debout.  Je  porte  bonheur,  vicomte  , 
dit-il  à  Raoul ,  souhaitez  quelque  chose  en  buvant  dans  mon  verre ,  etla  peste  m'étoulfe 
si  ce  que  vous  souhaitez  n'arrive  pas  ! 

Il  lendit  le  gobelet  à  Raoul,  ipii  mouilla  précipifauuuent  ses  lèvres,  et  dit  avec  la 
même  [>romptiluile  : 

—  J'ai  souhaité  quelque  chose  ,  monseigneur. 

Ses  yeux  brillaient  d'un  feu  sombre  ,  le  sang  avait  monté  à  ses  joues:  il  effraya 
Athos  rien  (pie  par  son  sourire. 

—  Et  qu'avez-vous  souhaité?  reprit  le  duc  en  se  laissant  aller  dans  le  fauteuil, 
tandis  que  d'une  main  il  remettait  la  bouteille  et  une  bourse  à  Grimaud. 


LE  VICOMTE  t)Ë  BftAGËLoNiNt:.  ,m 

*—  Monseigneur,  voulez-vous  me  proinetlre  de  m'accorder  ce  que  j'ai  souliailc? 

—  Pardien  !  puisque  c'est  dit. 

—  .j'ai  souhaité,  monsieur  le  duc.  d'aller  avec  vous  à  (jipfcUi. 
Alhos  pâlit ,  et  ne  put  réussir  à  cacher  son  trouhlo. 

Le  duc  regarda  son  ami ,  comme  pour  l'aider  à  parer  ce  coup  imprévu. 

—  C'est  diiiicile,  mon  cher  vicomte  ,  hien  difficile,  ajouta-l-il  uu  peu  has. 

—  Pardou,  monseigneur .  j"ai  été  indiscret,  reprit  Raoul  d'uue  voix  i'eruie,  mais 
comme  vous  m'aviez  \ous-fnème  invile  à  souhaiter... 

—  A  souhaiter  de  uie  quitter'?  dit  Atlios. 

—  Oh!  monsieur...  le  pouvez-vous  croire! 

—  Eh  hien,  mordieu  !  s"écria  le  duc,  il  a  raison  le  petit  vicouite;  que  lera-t-il  ici  '.' 
Il  pourrira  de  chagrin. 

Raoul  rougit  ,  le  prince  euiporté  continua  : 

—  La  guerre  c'est  une  destruction  ;  on  y  gagne  tout ,  ou  uy  perd  qu"uue  chose, 
la  vie,  alors,  taul  pis  ! 

—  C'est-à-dire  la  méuioirc,  lit  viveuicut  Raoul ,  c"cst-ù-dire  tant  mieux. 

Il  se  repentit  d'avoir  parlé  si  vite  en  voyant  Athos  se  lever  et  ouvrir  la  fenêtre. 

Ce  geste  cachait  sans  doute  une  émotion.  Raoul  se  précipita  vers  le  comte.  Mais 
Athos  avait  déjà  dévoré  son  regret,  car  il  reparut  aux  lumières  avec  une  physiouomic 
sereine  et  impassihle. 

—  Eh  hien  !  fît  le  duc ,  voyons  !  part-il  ou  ne  p.irl  -il  [tas?  S'il  part ,  comte ,  il  sera 
mon  aide  de  camp,  mon  fils. 

—  Monseigneur  I  s'écria  Raoul  en  ployant  le  genou. 

—  Monseigneur!  s'écria  le  comte  en  prenant  la  main  du  duc.  Raoul  fera  ce  qu'il 
voudra. 

—  Oh!  non,  Monsieur,  ce  que  vous  voudrez,  interrompit  le  jeune  hoimne. 

—  Par  la  corhleu!  fit  le  prince  à  son  tour,  ce  n'est  le  comte  ni  le  vicomte  qui  fera 
sa  volonté,  ce  sera  moi.  Je  l'emmène.  La  marine,  c'est  un  avenir  superhe,  mon  ami. 

Raoul  sourit  encore  si  tristement,  que  cette  t'ois  Athos  en  eut  le  cœur  navré  et  lui 
répondit  par  mi  regard  sévère. 

Raoul  comprenait  tout  :  il  reprit  son  cahue  et  s'ohserva  si  bien  que  plus  un  mot  ne 
lui  échappa. 

Le  duc  se  leva,  voyant  l'heure  avancée,  et  dit  très-vite  : 

—  Je  suis  pressé,  moi,  mais  si  l'on  me  dit  que  j'ai  perdu  mon  temps  à  causer  avec 
un  ami,  je  répondrai  que  j'ai  fait  une  honne  recrue. 

—  Pardon,  monsieur  le  duc,  interrompit  Raoul,  ne  dites  pas  cela  au  roi,  car  ce 
n'est  pas  le  roi  que  je  servirai. 

—  Eh  !  mon  ami,  qui  donc  serviras-tu?  Ce  n'est  plus  le  temps  où  tu  eusses  pu  dii'e  : 
Je  suis  à  M.  de  Beaufort.  Xon  ,  aujoin-d'hui  nous  sommes  tous  au  roi.  Grands  et  pe- 
tits. C'est  pourquoi ,  si  tu  sers  sur  mes  vaisseaux,  pas  d'équivoque  ,  mon  cher  vicomte, 
c'est  hien  le  roi  que  tu  serviras. 

Alhos  attendait  avec  une  sorte  de  joie  impatiente  la  réponse  qu'allait  faire  à  cette 
embarrassante  question  Raoul,  l'intraitable  ennemi  du  roi ,  son  rival.  Le  père  espérait 
que  l'obstacle  renverserait  le  désir.  Il  remerciait  presque  M.  de  Beaufort,  dont  la  légè- 
reté ou  la  généreuse  réflexion  venait  de  remettre  en  doute  le  départ  d'un  (ils,  sa  seule  joie. 

Mais  Raoul,  toujours  ferme  et  tranquille  : 

— Monsieur  le  duc,  répliqua-t-il.  cette  objection  que  vous  me  faites,  je  l'ai  déjà  résolue 
dans  mon  esprit.  Je  servirai  ^ur  \ns  \aisscaux,    puisque    \ous   me   laites  la  LMàce  de 


430  LES  MOUSQUETAIRES. 

m'einmener;  mais  j'y  servirai  un  maître  plus  puissant  que  le  roi ,  j'y  servirai  Uieu. 

—  Dieu!  comment  cela?  firent  à  la  fois  Athos  et  le  prince. 

—  Mon  intention  est  de  faire  profession  et  de  devenir  chevalier  de  Malte,  ajouta 
Bragelonne,  qui  laissa  tomber  une  à  une  ces  paroles  plus  glacées  que  les  gouttes  des- 
cendues des  arbres  noirs  après  les  tempêtes  de  l'hiver. 

Sous  ce  dernier  coup,  Athos  chancela  et  lé  prince  fut  ébranlé  lui-même. 

Grimaud  poussa  un  sourd  gémisse)uent  et  laissa  tomber  la  bouteille,  qui  se  brisa 
sur  le  tapis  sans  ([ue  nui  y  fil  attention. 

M.  de  Beaufort  regarda  en  face  le  jeune  homme  et  lut  sur  ses  traits,  bien  qu'il  eût 
les  yeux  baissés,  le  feu  d'une  résolution  devant  laquelle  fout  devait  céder. 

Quant  à  Athos ,  il  connaissait  cette  àme  tendre  et  inflexible  ;  il  ne  comptait  pas  la 
faire  dévier  du  fatal  chemin  qu'elle  venait  de  se  choisir.  Il  serra  la  niain  que  lui  ten- 
dait le  duc. 

—  Comte,  je  pars  dans  deux  jours  pour  Toulon,  fit  M.  de  Beaufort.  Me  viendrez- 
vous  retrouver  à  Paris  pour  que  je  sache  votre  résolution? 

—  J'aurai  l'honneur  d'aller  vous  y  remercier  de  toutes  vos  boutés,  monj  prince, 
répliqua  le  comte. 

—  Et  amenez-moi  loùjours  le  vicomte,  qu'il  me  suive  ou  ne  me  suive  pas,  ajouta 
le  duc;  il  a  ma  parole  et  je  ue  lui  demande  que  la  vôtre. 

Ayant  ainsi  jeté  un  peu  de  baume  sur  la  blessure  de  ce  cœur  paternel,  le  duc  lira 
l'oreille  au  vieux  Griuiaud,  (pii  clignait  des  yeux  plus  qu'il  n'est  naturel,  rejoignit  son 
escorte  dans  le  parterre  et  s'éloigna. 


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LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


43i 


PRÉPARATIFS   DE   DEPART. 


A.MAis  Athos,  l'homme  fort  par  excellence,  ne  s'était 
senti  une  peine  aussi  amère  dans  le  cœur.  Mais  il  ne 
perdit  plus  le  temps  à  combattre  l'immuable  résolution 
de  son  fds.  Il  mit  tous  ses  soins  à  faire  préparer  pendant 
les  deux  jours  (p;e  le  duc  lui  avait  accordés,  tout  l'étpu- 
[)aL:e  de  Uaoul.  Ce  travail  regardait  le  bon  Grimaud, 
lequel  s'y  appliqua  sur-le-cliamp  avec  le  cœur  et  l'intel- 
ligence qu'on  lui  coimaît. 

Athos  donna  ordre  à  ce  digne  serviteur  de  prendre  la 
route  de  Paris  quand  les  équipages  seraient  prêts,  et,  pour 
ne  pas  s'exposer  à  faire  attendre  le  duc  ou  tout  au  moins  à  mettre  Raoul  en  relard  si 
le  duc  s'apercevait  de  son  absence,  il  prit,  dès  le  lendemain  de  la  visite  de  M.  de 
Beaufort,  le  chemin  de  Paris  avec  son  fils. 

Athos,  en  arrivant,  se  rendit  chez  Plancliet  pour  avoir  des  nou\  elles  de  d'Artagnan. 
Le  gentilhomme,  en  pénétrant  rue  des  Lombards,  trouva  la  boutique  de  l'épicier 
fort  encombrée  ;  mais  ce  n'était  pas  l'encombrement  d'une  vente  heureuse  ou  celui 
d'un  arrivage  de  marchandises. 

JPlanchet  ne  trônait  pas  comme  d'habitude  sur  les  !<acs  et  les  barils.  Non.  Un  garçon, 
la  plume  à  l'oreille,  un  autre  le  carnet  à  la  main  inscrivaient  force  chiffres,  tandis 
qu'un  troisième  comptait  et  pesait. 

Il  s'agissait  d'uti  inventaire.  Athos ,  qui  n'était  pas  commerçant ,  se  sentit  un  peu 
embarrassé  par  les  obstacles  matériels  et  la  majesté  de  ceux  qui  instrumentaient  ainsi. 
11  voyait  renvoyer  plusieurs  pratiques  et  se  demandait  si  lui,  qui  ne  venait  rien 
acheter,  ne  serait  pas  à  plus  forte  raison  importun. 

Aussi  demanda-t-il  fort  poliment  aux  garçons  comment  on  pourrait  parler  à 
M.  Planchet. 

La  réponse  assez  négligente  fut  que  M.  Planchet  achevait  ses  malles. 
Ces  mots  firent  dresser  l'oreille  à  Athos. 

—  Comment,  ses  hialles!  dit-il;  M.  Planchet  part-il? 

—  Oui,  Monsiem-,  sur  l'heure. 

Alors,  Messieurs,  veuillez  le  faire  prévenir  que  M.  le  comte  do  la  Fèr6  désird  lui 
parler  un  moment. 

Au  nom  du  comte  de  la  Fère,  un  des  garçons,  accoutumé  sans  doute  à  n'entendre 
prononcer  ce  nom  qu'avec  respect,  se  détacha  pour  aller  prévenir  Planchet. 


m  LËê  iMOtJSQtJËTAttlËS. 

Plancliet,  sur  le  rapport  do  son  garçon,  quitia  sa  besogne  et  accoiirnt. 

—  Ah  !  monsieur  le  comte,  dil-il,  que  de  joie,  cl  quelle  bonne  étoile  vous  amène  ? 

—  Mon  cher  Planchet,  dit  Athos  en  serrant  la  main  de  son  fils  dont  il  remarquait 
à  la  dérobée  Tair  attristé,  nous  venons  pour  savoir  de  vous...  Mais  dans  quel  em- 
barras je  vous  trouve,  vous  êtes  blanc  comme  un  meunier,  où  vous  êtes-vous  fourré? 

—  Ah  !  diable!  prenez  garde  ,  Monsieur,  et  ne  m'approchez  pas  que  je  ne  nie  sois 
bien  secoué. 

—  Pourquoi  donc?  farine  ou  poudre  ne  font  que  blanchir. 

—  Non  pas!  non  pas!  ce  que  vous  voyez-lù  sur  mes  bras,  c'est  de  l'arsenic. 

—  De  l'arsenic  ! 

—  Oui.  Je  fais  mes  provisions  pour  les  rats. 

—  Oh  !  dans  un  établissement  comme  celui-ci  les  rats  jouent  un  grand  rôle. 

—  Ce  n'est  pas  de  cet  établissement  que  je  m'occupe  ,  monsieur  le  comte,  les  rats 
m'y  ont  plus  mangé  qu'il  no  nie  mangeront. 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Mais  vous  avez  pu  le  voir,  monsieur  le  coiiile,  on  fait  mon  inventaire. 

—  Vous  quittez  le  commerce? 

—  Eh!  mon  Dieu,  oui,  je  cèdejnon  fonds  à  im  de  mes  garçons. 

—  Bah  !  vous  êtes  donc  assez  riche? 

—  Monsieur,  j'ai  pris  la  ville  en  dégoût;  je  ne  sais  si  c'est  parce  que  je  vieillis,  et 
que,  connue  le  disait  un  jour  M.  d'Artagnan,  quand  on  vieillit,  on  pense  plus  souvent 
aux  choses  de  la  jeunesse  .  mais  depuis  quelque  temps,  je  me  sens  entraîné  vers  la 
campagne  et  le  jardinage  ;  j'étais  paysan,  moi,  autrefois. 

Et   Planchet  ponctua  cet  aveu  d'un  petit  rire  un  peu  prétentieux  pour  un  homme 
qui  eût  fait  profession  d'humilité. 
Athos  approuva  du  geste. 

—  Vous  achetez  des  terres?  dil-il  ensuite. 

—  J'ai  acheté,  Monsieur,  une  petite  maison  à  Fontainebleau  et  quelque  vingt  ar- 
pens  aux  alentours. 

—  Très-bien,  Planchet,  mon  compliment. 

—  Mais,  Monsieur,  nous  sommes  bien  mal  ici  ;  voilà  que  ma  maudite  poussière  vous 
fait  tousser.  Corbleu  !  je  ne  me  soucie  pas  d'empoisonner  le  plus  digne  gentilhonnnc 
de  ce  royaume. 

Athos  ne  sourit  pas  à  cette  plaisanterie  que  lui  décochait  Planchet  pour  s'essayer 
aux  facéties  mondaines. 

—  Oui,  dit-il.  causons  à  l'écart:  chez  vous,  par  exemple.  Vous  avez  un  chez  vous, 
n'est-ce  pas  ? 

—  Certainement,  monsieur  le  comte. 

—  f^à-hant,  peut-être? 

Et  Athos  voy.iiit  Planchet  embarrassé,  vnulut  le  dégager  en  passant  devant. 

—  C'est  que...  fit  Planchet  en  hésitant. 

Athos  se  méprit  au  sens  de  cette  hésitation ,  cl  lallribuanl  à  une  crainte  qu'amail 
l'épicier  d'olVrir  une  hospitalité  médiocre, 

—  N'inq)i)i'le,  n'importe,  dit-il  en  passant  toujours,  le  logement  d'un  marchand  dans 
ce  (piarliera  le  droit  de  ne  pas  être  un  palais.  Allons  loujoiu-s, 

Raoul  le  précéda  lestement  et  entra. 

Deux  cris  se  firent  entendre  siuiullanément  ;  on  pourrait  dire  trois. 

L'un  de  ces  cris  domina  les  autres,  il  était  pou>sé  par  uiif  femme. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  433 

L'autre  sortit  de  la  bouche  de  Raoui.  C'était  une  exclamation  de  surprise.  11  ne 
l'eut  pas  plutôt  poussé  qu'il  ferma  vivement  la  porte. 
Le  troisième  était  de  l'effroi.  Planchet  l'avait  proféré. 

—  Pardon,  ajouta-t-il,  c'est  que  madame  s'habille. 

Raoul  avait  vu  sans  doute  que  Planchet  disait  vrai,  car  il  lit  un  pas  pour  redescendre. 

—  Madame...  dit  Athos.  Ah  I  pardon  ,  mon  cher ,  j'ignorais  que  vous  eussiez  là- 
haut.... 

—  C'est  Triichen,  ajouta  Planchet  mi  peu  rouge. 

—  C'est  ce  qu'il  vous  plaira,  mon  bon  Planchet;  pardon  de  notre  indiscrétion. 

—  Non  ,  non;  montez  à  présent,  Messieiu's. 

—  Nous  n'en  ferons  rien,  dit  Athos. 

—  Oh!  madame^  étant  prévenue,  elle  aura  eu  le  temps... 

—  Non,  Planchet.  Adieu. 

—  Eh!  Messieurs,  vous  ne  voudriez  pas  me  désobliger  ainsi  en  demeurant  sur  l'es- 
calier ou  en  sortant  de  chez  moi  sajîs  vous  être  assis. 

—  Si  nous  eussions  su  que  vous  aviez  une  dame  là-haut ,  répondit  Athos  avec 
son  sang-froid  habituel,  nous  eussions  demandé  de  la  saluer. 

Planchet  fut  si  décontenancé  par  cette  exquise  impertinence ,  qu'il  força  le  passage 
et  ouvrit  lui-même  la  porte  pour  faire  entrer  le  comte  et  son  lils. 

Triichen  était  tout  à  fait  vêtue  :  costume  de  marchande  riche  et  coquette  ;  œil  d'Al- 
lemande aux  prises  avec  des  yeux  français.  Elle  céda  la  place  après  deux  révérences, 
et  descendit  à  la  boutique. 

Mais  ce  ne  fut  pas  sans  avoir  écoulé  aux  portes  pour  savoir  ce  que  diraient  d'elle  à 
Planchet  les  gentilshommes  ses  visiteurs. 

Athos  s'en  doutait  bien  et  ne  mil  pas  la  conversation  sur  ce  chapitre. 

Planchet,  lui,  grillait  de  donner  des  explications  devant  lesquelles  fuyait  Athos. 

Aussi,  comme  certaines  ténacités  sont  plus  fortes  que  toutes  les  autres,  Athos  fut-il 
forcé  d'entendre  Planchet  raconter  ses  idylles  de  félicités,  traduites  en  un  langage  plus 
chaste  que  celui  de  Longus. 

Ainsi  Planchet  raconta-t-il  que  Triichen  avait  charmé  son  âge  mûr  et  porté  bonheur 
à  ses  aifaires,  comme  Ruth  à  Booz. 

—  Il  ne  vous  manque  plus  que  des  héritiers  de  votre  prospérité,  dit  Athos, 

—  Si  j'en  avais  un,  celui-là  aurait  trois  cent  mille  livres,  répliqua  Planchet. 

—  Il  faut  l'avoir,  dit  llegmatiquement  Athos,  ne  fut-ce  que  pour  ne  pas  laisser 
perdre  votre  petite  fortune. 

Ce  mol  .'  petite  fortune,  mit  Planchet  à  son  rang  comme  autrefois  la  voix  du  ser- 
gent quand  Planchet  n'était  que  piqueur  dans  le  régiment  de  Piémont,  oii  l'avait  place 
Rocheibrt. 

Athos  comprit  que  l'épicier  épouserait  Triichen  et  que,  bon  gré  mal  gré,  il  ferait 
souche. 

Cela  lui  apparut  d'autant  plus  évidemment ,  qu'il  apprit  que  le  garçon  auquel 
Planchet  vendait  son  fonds  était  un  cousin  de  Triichen. 

Athos  se  souvint  que  ce  garçon  était  rouge  de  teint  comme  une  giroflée,  crépu  de 
cheveux  et  carré  d'épaules. 

Il  savait  tout  ce  qu'on  peut ,  tout  ce  qu'on  doit  savoir  sur  le  sort  d'un  épicier. 

Athos  comprit  donc  ;  et  sans  transition  : 

—  Que  fait  M.  d'Artagnan,  dit-il?  on  ne  l'a  pas  trouvé  au  Louvre. 

—  Ah  I  monsieur  le  comte,  M.  d'Artagnan  a  disparu. 


11. 


2S 


434  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Disparu  !  fit  Athos  avec  surprise. 

—  Oh  !  Mousieur.  nous  savons  ce  que  cela  veut  dire. 

—  Mais  moi  je  ne  le  sais  pas. 

—  Quand  M.  d'Artagnan  disparait,  c'est  toujours  pour  quelque  mission  ou  quelque 
affaire. 

—  Il  vous  en  aurait  parlé  ? 

—  Jamais. 

—  Vous  avez  su  autrefois  cependant  son  départ  pour  l'Angleterre  ? 

—  A  cause  de  la  spéculation ,  fit  étourdiment  Planchet. 

—  La  spéculation? 

—  Je  veux  dire...  interrompit  Planchet  gêné. 

—  Bien ,  bien ,  vos  affaires ,  non  plus  que  celles  de  notre  ami  ne  sont  en  jeu  ;  l'in- 
térêt qu'il  nous  inspire  m'a  poussé  seul  à  vous  questionner.  Puisque  le  capitaine  des 
mousquetaires  n'est  pas  ici ,  puisque  l'on  ne  peut  obtenir  de  vous  aucun  renseignement 
sur  l'endroit  où  on  pourrait  rencontrer  M.  d'Artagnan,  nous  allons  prendre  congé  de 
vous.  Au  revoir,  Planchet,  au  revoir.  Partons,  Raoul. 

—  Monsieur  le  comte,  je  voudrais  pouvoir  vous  dire... 

—  Nullement,  nullement;  ce  n'est  pas  moi  qui  reproche  à  un  serviteur  la  discrétion. 

—  Ce  mot  :  serviteur!  frappa  rudement  le  demi-milhonnaire  Planchet;  mais  le 
respect  et  la  bonhomie  naturelle  l'emportèrent  sur  l'orgueil. 

— - 11  n'y  a  rien  d'indiscret  à  vous  dire,  monsieur  le  comte,  que  M.  d'Artagnan  est 
venu  ici  l'autre  jour. 

—  Ah!  ah! 

—  Vous  avez  raison,  mon  ami,  n'en  dites  pas  plus. 

—  Et  qu'il  y  est  resté  plusieurs  heures  à  consulter  une  carie  géographique.  Et  celle 
carte,  la  voici  comme  preuve,  ajouta  Planchet. 

Il  apporta  en  effet  au  comte  de  la  Fère  une  carte  de  France,  sur  laquelle  l'oeil 
exercé  de  celui-ci  découvrit  un  itinéraire  pointé  avec  de  petites  épingles;  là  où  l'é- 
pingle manquait,  le  trou  taisait  loi  et  jalon. 

Athos,  en  suivant  du  regard  les  épingles  et  les  trous  vit  que  d'Artagnan  avait  dû 
prendre  la  direction  du  Midi  cl  marcher  jusqu'à  la  Méditerranée,  du  côté  de  Toulon. 
C'était  auprès  de  C;umes  que  s'arrêtaient  les  marques  et  les  endroits  ponctués. 

Le  comte  de  la  Fère  se  creusa  pendant  quelques  instants  la  cervelle  pour  deviner 
ce  que  le  mousquetaire  allait  faire  à  Cannes  et  quel  motif  il  pouvait  avoir  pour  aller 
observer  les  rives  du  Var. 

Les  réflexions  d'.Vlhos  ne  lui  suggérèrent  rien.  Sa  perspicacité  accoutumée  resta  en 
défaut.  Raoul  no  devina  pas  plus  que  son  père. 

—  N'importe,  dit  le  jeune  honune  au  comte  qui ,  silencieusement  et  du  doigt,  lui 
avait  fait  comprendre  la  marche  de  d'Artagnan,  on  peut  avouer  qu'il  y  a  une  provi- 
dence loujoiu's  occupé''  tic  ra[iprocher  notre  destinée  de  celle  de  M.  d'Artagnan.  Le 
Voilà  du  coté  de  Cannes,  et  vous,  Monsieur,  vous  me  conduisez  au  moins  jusqu'à 
Toulon.  Soyez  sur  que  nous  le  retrouverons  bien  plus  aisément  sur  notre  route  que 
sur  celle  carie. 

Puis,  prenant  congé  de  Planchet  ipii  gourmandait  sc.-<  garçons,  même  le  cousin  de 
Triicheii,  ^on  successeur,  les  gentilshommes  se  mirent  en  chemin  pour  aller  rendre 
visite  à  M.  le  duc  de  Beauforl.  ^ 

A  la  sortie  de  la  boutique  de  l'épicier,  ils  virent  un  coche ,  dépositaire  futur  des 
charmes  de  madcnjoiselle  Tiùchen  el  des  sucs  d'écus  de  M.  Planchel. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  435 

—  Chacun  s'achemine  an  honhcm-  par  la  roule  cju"!!  choisit,  dit  Iristemeni  Raoul. 

—  Roule  de  Fonlainebleau  !  cria  Planchet  à  son  cocher. 


l'inventaire  de  m.  de  beàufort. 


Il  ne  restait  plus  à  Athos  qu'à  rendre  une  visite  à  M.  de  Beàufort  et  à  régler  avec 
lui  les  conditions  du  départ. 

Le  duc  était  logé  magnifiquement  à  Paris.  Il  avait  le  train  superbe  des  grandes  for- 
lunes  que  certains  vieillards  se  rappelaient  avoir  vues  fleurir  du  tenqjs  des  libéralités 
de  Henri  III. 

Alors  réellement  certains  grands  seigneurs  étaient  plus  riches  que  le  roi.  Ils  le  sa- 
vaient,  en  usaient,  et  ne  se  privaient  pas  du  plaisir  d'humilier  un  peu  Sa  Majesté 
Royale.  C'était  cette  aristocratie  égoïste  que  Richelieu  avait  contrainte  à  contribuer 
de  son  sang,  de  sa  bourse  et  dé  ses  révérences  à  ce  que  l'on  appela  dès  lors  le  service 
du  roi. 

Depuis  Louis  XI,  le  terrible  faucheur  de  grands,  jusqu'à  Richelieu,  combien  de  fa- 
milles avaient  relevé  la  tète  !  combien,  depuis  Richelieu  jusqu'à  Louis  XIV,  l'avaient 
courbée  ,  qui  ne  la  relevèrent  plus  !  Mais  M.  de  Beauforl  était  né  prince  et  d'un  sang 
qui  ne  se  répand  point  sur  les  échafauds,  si  ce  n'est  par  sentence  des  peuples. 

Ce  prince  avait  donc  conservé  une  grande  manière  de  vivre.  Comment  payait-il  ses 
chevaux,  ses  gens  et  sa  table?  nul  ne  le  sait,  lui  moins  que  les  autres.  Seulement 
il  y  avait  alors  le  privilège  pour  les  fils  de  roi ,  que  nul  ne  refusait  de  devenir  leur 
créancier,  soit  par  respect,  soit  par  dévouement,  soit  par  la  persuasion  que  l'on  serait 
payé  un  jour. 

Athos  et  Raoul  trouvèrent  donc  la  maison  du  prince  encombrée  à  la  façon  de  celle 
de  Planchet.  Le  duc  aussi  faisait  son  inventaire ,  c'est-à-dire  qu'il  distribuait  à  ses 
amis,  tousses  créanciers,  chaque  valeur  un  peu  considérable  de  sa  maison. 

—  Devant  deux  millions  à  peu  près,  ce  qui  était  énorme  alors,  M.  de  Beàufort  avait 
calculé  qu'il  ne  pourrait  partir  pour  l'Afrique  sans  une  belle  somme,  et  pour  trouver 
cette  somme,  il  distribuait  aux  créanciers  passés  vaisselle,  armes,  joyaux  et  meubles, 
ce  qui  était  plus  magnifique  que  de  vendre  et  lui  rapportait  le  double.  En  effet,  com- 
ment un  homme  auquel  on  doit  dix  mille  livres  refuserait-il  d'emporter  un  présent  de 
six  mille,  rehaussé  du  mérite  d'avoir  appartenu  au  descendant  de  Henri  IV,  et  com- 
ment, après  avoir  emporté  ce  présent,  refuserait-il  dix  mille  autres  livres  à  ce  géné- 
reux seigneur? 

C'est  donc  ce  quiélait  arrivé.  Le  prince  n'avait  plus  de  maison,  ce  qui  devient  inutile 
à  un  amiral  dont  l'appartement  est  son  navire.  Il  n'avait  plus  d'armes  superflues  de- 
puis qu'il  se  plaçait  au  milieu  de  ses  canons, plusde  joyaux  que  la  mer  eut  pu  dévorer 
mais  il  avait  trois  ou  quatre  cent  mille  écus  frais  dans  ses  coffres.  Et  partout ,  dans  la 
maison,  il  y  avait  un  mouvement  joyeux  de  gens  qui  croyaient  piller  monseigneur. 

Cette  fois  il  n'y  mettait  plusde  cérémonie,  et  l'on  eût  dit  un  véritable  pillage.  Il  don- 
nait tout.  La  fable  orientale  de  ce  pauvre  Arabe  qui  enlève  du  pillage  d'un  palais  une 
marmite  au  fond  de  laquelle  il  a  caché  un  sac  d'or  et  que  tout  le  monde  laisse  passer 


436  LES  MOUSQUETAIRES. 

ibrenient  sans  le  jalouser,  celte  fable  était  devenue  chez  le  prince  une  vérité.  Bon 
nombre  de  fournisseurs  se  payaient  sur  les  offices  du  duc.  Ainsi  l'état  de  bouche,  qui 
pillait  les  vestiaires  et  les  selleries,  trouvait  peu  de  prix  dans  ces  riens  que  prisaient 
bien  fort  les  selliers  ou  les  tailleurs. 

Jaloux  de  rapporter  chez  leurs  femmes  des  confitures  données  par  monseigneur,  on 
es  voyait  bondir  joyeux  sous  le  poids  des  terrines  ou  des  bouteilles  glorieusement 
estampillées  aux  armes  du  prince. 

M.  de  Beaufort  finit  par  donner  ses  chevaux  et  le  foin  des  greniers.  Il  fit  plus  de 
trente  heureux  avec  ses  batteries  de  cuisine,  et  trois  cents  avec  sa  cave.  De  plus,  tous 
ces  gens  s'en  allaient  avec  la  convicfion  que  M.  de  Beaufort  n'agissait  de  la  sorte  qu'en 
prévision  d'une  nouvelle  fortune  cachée  sous  les  tentes  arabes. 

Voilà  quelle  était  la  situation.  Athos,  avec  son  regard  investigateur,  s'en  rendit 
compte  du  premier  coup  d'oeil.  Il  trouva  l'amiral  de  France  un  peu  étourdi,  car  il 
sortait  de  table,  d'une  table  de  cinquante  couverts  où  Ton  avait  bu  longtemps  à  la 
prospérité  de  l'expédifion;  où,  au  dessert,  on  avait  abandonné  les  restes  aux  valets  et 
les  plats  vides  aux  curieux. 

Le  prince  s'était  enivré  de  sa  ruine  et  de  sa  popularité  tout  ensemble. 

Quand  il  vil  Athos  avec  Raoul , 

—  Voilà ,  s'écria-t-il ,  mon  aide  de  camp  que  l'on  m'amène.  Venez  par  ici,  comte; 
venez  par  ici ,  vicomte. 

Athos  cherchait  un  passage  dans  la  jonchée  de  linge  et  de  vaisselle. 

—  Voici  votre  commission  ,  dit  le  prince  à  Raoul.  Je  l'avais  préparée  comptant  sur 
vous.  Vous  allez  courir  devant  moi  jusqu'à  Antibes.  Connaissez-vous  la  mer? 

—  Oui,  nionseigneur,j"ai  voyagé  avec  M.  le  Prince. 

—  Bien.  Tous  ces  chalands,  toutes  ces  allèges  m'attendront  pour  me  faire  une 
escorte  et  charrier  mes  provisions.  Il  faut  que  l'armée  puisse  s'embarquer  dans  quinze 
jours  au  plus  lard. 

—  Ce  sera  fait ,  monseigneur. 

—  Le  présent  ordre  vous  donne  le  droit  de  visite  et  de  recherche  dans  toutes  les  îles 
qui  longent  la  côte  ;  vous  y  ferez  les  enrôlemens  et  les  enlèvemens  que  vous  voudrez 
pour  moi. 

—  Oui ,  monsieur  le  duc. 

—  Et  comme  vous  êtes  un  homme  actif,  comme  vous  travaillerez  beaucoup  ,  vous 
dépenserez  beaucoup  d'argent. 

—  J'espère  que  non,  monseigneur. 

—  Je  compte  que  si.  Mon  intendant  a  préparc  des  bons  de  mille  livres  payables  sur 
les  villes  du  Midi.  On  vous  en  donnera  cent.  Allez,  cher  vicomte. 

Athos  interrompit  le  prince. 

—  Gardez  votre  argent,  monseigneur,  la  guerre  se  fait  chez  les  Arabes  avec  de  l'or 
autant  qu'avec  du  plomb. 

—  Je  veux  essayer  du  contraire,  repartit  le  duc;  et  puis  vous  savez  mes  idées  sur 
mon  expédition  :  beaucoup  de  bruit,  beaucoup  de  feu,  et  je  disparaîtrai ,  s'il  le  faut, 
dans  la  fumée.  A  propos,  je  vous  garde  ,  mon  cher  comte. 

—  Non.  c  pars  avec  Raoul;  la  mission  dont  vous  le  chargez  est  pénible ,  difticilc. 
Seul,  il  aurait  trop  de  peine  à  la  remplir.  Vous  ne  faites  pas  attention,  monseigneur, 
que  vous  venez  de  lui  donner  un  commandement  de  premier  ordre. 

—  Bah  î 

--Et  dans  la  marine  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


437 


—  C'est  vrai.  Mais  ne  fait  onpas  loutcequ'on  veut  quand  on  lui  ressenil)lc'? 

—  Monseigneur,  vous  ne  trouverez  nulle  part  autant  de  zèle  et  d'intelligence,  au- 
tant de  réelle  bravoure  que  chez  Raoul  ;  mais  s'il  vous  nianquîdt  votre  enibarquenienl. 
vous  n'auriez  que  ce  que  vous  méritez. 

—  Le  voilà  qui  me  gronde  ! 

—  Monseigneur,  pour  approvisionner  une  flotte,  pour  rallier  une  flottille,  pour 
enrôler  votre  service  niariiime  ,  il  faudrait  trois  mois  à  un  amiral.  Raoul  est  un  ca- 
pitaine de  cavalerie ,  et  vous  lui  donnez  quinze  jours. 

—  Je  vous  dis  qu'il  s'en  tirera. 

—  Je  le  crois  bien  I  Mais  je  l'y  aiderai. 

—  J'ai  bien  compté  sur  vous,  et  je  compte  bien  même  qu'une  fois  à  Toulon  ,  vous 
ne  le  laisserez  pas  partir  seul. 

—  Oh  !  fit  Athos  en  secouant  la  tête. 

—  Patience!  patience! 

—  Monseigneur,  laissez-nous  prendre  congé. 

—  Allez  donc,  et  que  ma  fortune  vous  aide  ! 

—  Adieu  ,  monseigneur,  et  que  votre  fortune  vous  aide  aussi! 

—  Voilà  une  expédition  bien  commencée,  dit  Athos  à  son  fils.  Pas  de  vivres!  pas 
de  réserves!  pas  de  flottille  de  charge!  que  fera-t-on  ainsi? 

—  Bon  !  murmura  Raoul ,  si  tous  y  vont  faire  ce  que  j'y  ferai ,  les  vivres  ne  man- 
queront pas. 


.■y-j£.i^c 


438 


LFS  MOUSQUETAIRES. 


LE   PLAT   d'argent. 


E  voyage  fut  doux.  Atlios  et  son  fils  traversèrent  toute  la 
France  en  faisant  une  quinzaine  de  lieues  par  jour.  Ils 
mirent  quinze  jours  pour  arriver  à  Toulon,  et  perdirent 
w*^    ^'  *"?>*- il  '  ^'^-      tout  à  fait  les  traces  de  d'Artagnan  à  Antibes. 
J^    Rî  \f'^^^Mr^>'-         ^'  ^'*^''  ^''^ire  que  le  capiiaiue  des  mousquetaires  avait 
voulu   trardor  l'incognito  dans  ces    parages,  car  Athos 
recueillit  de  ses  informations  l'assurance  qu'on  avait  vu 
le  cavalier  qu'il  dépeignit  changer  ses  chevaux  contre 
une  voilure  bien    fermée  à  partir  d'Avignon.  Raoul  se 
désespérait  de  ne  point  rencontrer  d'Artagnan.  Il  man- 
quait à  ce  cœur  tendre  l'adieu  et  la  consolation  de  ce  cœur  d'acier. 

Athos  savait  par  expérience  que  d'Artagnan  devenait  impénétrable  lorsqu'il  s'oc- 
cupait d'une  affaire  sérieuse  ,  soit  pour  son  compte,  soit  pour  le  service  du  roi.  Il  crai- 
gnit mémo  d'offenser  son  ami  ou  do  lui  nuire  en  prenant  ti-op  d'informations.  Cepen- 
dant, quand  Raoul  commença  son  travail  de  classement  pour  la  (lottille  et  qu'il 
rassembla  les  chalands  et  allèges  pour  les  envoyer  à  Toulon,  l'un  des  pêcheurs  apprit 
au  comte  que  son  bateau  était  en  radoub  depuis  un  voyage  qu'il  avait  fiiit  pour  le 
compte  d'un  gentilhomme  très-pressé  de  s'embarquer. 

Athos,  croyant  que  cet  homme  mentait  pour  rester  libre  et  gagner  plus  d'argent 
à  pécher  quand  tous  ses  compagnons  seraient  partis,  insista  pour  avoir  des  détails.  Le 
pécheur  lui  apprit  qu'environ  six  joiu'sen  deçà  un  homme  était  venu  louer  son  bateau 
pendant  la  nuit  pour  rendre  une  visite  à  l'île  Saint-Honorat.  Le  prix  fut  convenu, 
mais  le  gentilhomme  était  arrivé  avec  une  grande  caisse  de  voiture  qu'il  avait  voulu 
end)arquer  malgré  les  diflicultés  de  toute  nature  que  présentait  cette  opération.  Le  pé- 
cheur avait  voulu  se  dédire.  Il  avait  menacé,  et  su  menace  n'avait  abouti  qu'à  lui  pro- 
curer \ui  grand  nombre  de  coups  de  canne  rudement  appliqués  par  ce  gentilhomme  , 
qui  frappait  fort  et  longtemps.  Tout  maugréant,  le  pécheur  avait  eu  recours  au  syndic 
de  ses  confrères  d'Antibcs,  lesquels  entre  eux  font  la  justice  et  se  protègent;  mais  le 
gentilhonune  avait  exhibé  certain  papier  à  la  vue  du(piel  le  syndic  saluant  jusqu'à 
terre  avait  enjoint  au  pécheur  d'obéir,  en  le  gourmandant  d'avoir  été  récalcitrant 
Alors  on  était  parti  avec  le  chargement. 

—  Mais  tout  cela  ne  nous  dit  pas .  reprit  Athos ,  comment  vous  avez  échoué. 

—  Le  voici.  J'allais  sur  Saint-llonorat.  ainsi  que  me  l'avait  dit  le  gentilhomme  . 
mais  il  changea  d'avis  et  prétendit  que  je  no  pourrais  pas  passer  au  sud  de  l'abbaye. 

—  Pourquoi  pas? 


I.  K     IM.  \T     l>    A  rtG  t.NT. 


LE  VICOMTP:  de  BRAGELONNE.  139 

—  Parce  que,  Monsieur,  il  y  a  en  face  de  la  tour  carrée  des  Bénédictins,  vers  la 
pointe  du  sud,  le  banc  des  Moines ,  im  écueil  à  fleur  d'eau  et  sous  l'eau,  passage 
dangereux,  mais  que  j'ai  franchi  mille  fois;  le  gentilhomme  demanda  que  je  le  dépo- 
sasse à  Sainte-Marguerite. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  Monsieur,  s'écria  le  pêcheur  avec  son  accent  provençal ,  on  est  marin 
ou  on  ne  l'est  pas,  on  connaît  sa  passe  ou  l'on  n'est  qu'une  plie  d'eau  douce.  Je  m'obs- 
tinais à  vouloir  passer. Le  gentilhomme  méprit  au  collet  et  m'annonça  tranquillement 
quïl  allait  m'élrangler.  Mon  second  s'arma  d'une  hache,  et  moi  aussi.  Nous  avions  à 
venger  l'affront  de  la  nuit.  Mais  le  gentilhomme  mit  l'épée  à  la  main,  avec  des  mou- 
vemens  si  vifs ,  que  nous  ne  pûmes  approcher  ni  l'un  ni  l'autre.  J'allais  lui  lancer  ma 
hache  à  la  tête  et  j'étais  dans  mon  droit,  n'est-ce  pas,  Monsieur?  car  un  marin  sur  son 
bord  est  maître,  comme  un  bourgeois  dans  sa  chambre:  j'allais  donc  pour  me  dé- 
fendre, couper  en  deux  le  gentilhomme,  lorsque  tout  à  coup,  vous  me  croirez  si  vous 
voulez,  Monsieur,  ce  coffre  de  carrosse  s'ouvrit,  je  ne  sais  comment,  et  il  en  sortit  une 
manière  de  fantôme,  coiffé  d'un  casque  noir,  avec  un  masque  noir;  quelque  chose 
d'effrayant  à.  voir  qui  nous  menaça  du  poing. 

—  C'était?  dit  Athos. 

—  C'était  le  diable ,  Monsieur,  car  le  gentilhomme  ,  joyeux ,  s'écria  en  le  voyant  : 
Ah!  merci,  monseigneur. 

— C'est  étrange!  murmura  le  comte  en  regardant  Raoul. 

—  Que  fîtes-vous?  demanda  celui-ci  au  pêcheur. 

—  Vous  comprenez  bien ,  Monsieur,  que  deux  pauvres  hommes  comme  nous  étaient 
déjà  trop  peu  contre  deux  gentilshommes,  mais  contre  le  diable!  ah  1  bien  oui!  Nous 
ne  nous  consultâmes  pas,  mon  compagnon  et  moi,  mais  nous  ne  fîmes  qu'un  saut  à 
la  mer  :  nous  étions  à  sept  ou  huit  cents  pieds  de  la  côte. 

—  Et  alors? 

—  Et  alors.  Monsieur,  comme  il  faisait  un  petit  vent  de  sud-ouest,  la  barque  fila 
toujours  et  alla  se  jeter  dans  les  sables  de  Sainte-Marguerite. 

—  Oh  !...  mais  les  deux  voyageurs? 

—  Bah  !  n'ayez  donc  pas  d'inquiétudes  !  Voilà  bien  la  preuve  que  l'un  était  le  diable 
et  protégeait  l'autre,  car  lorsque  nous  regagnâmes  le  bateau  à  la  nage,  au  lieu  de 
trouver  ces  deux  créatures  brisées  par  le  choc,  nous  ne  trouvâmes  plus  rien,  pas  même 
le  carrosse. 

—  Étrange!  étrange!  répéta  le  comte.  Mais  depuis,  mon  ami,  qu'avez-vous  fait? 

—  Ma  plainte  au  gouverneur  de  Sainte-Marguerite ,  qui  m'a  mis  le  doigt  sous  le  nez 
en  m'annonçant  que  si  je  cherchais  à  lui  conter  des  sornettes  pareilles,  il  me  les  paie- 
rait en  coups  d'étrivières.  Et  cependant  mon  bateau  était  brisé,  bien  brisé,  puisque  la 
proue  est  restée  sur  la  pointe  de  Sainte-Marguerite,  et  que  le  charpentier  me  demande 
cent  vingt  livres  pour  la  réparation. 

—  C'est  bon ,  répliqua  Raoul ,  vous  serez  exempté  du  service.  Allez. 

—  Nous  irons  à  Sainte-Marguerite,  voulez-vous?  dit  ensuite  Athos  à  Bragelonne. 

—  Oui,  Monsieur,  car  il  y  a  là  quelque  chose  à  éclaircir.  Très-certainement  ce 
gentilhomme  ressemble  à  d'Artagnan;  je  reconnais  ses  façons. 

Le  jour  même  ils  partirent  pour  Sainte-Marguerite,  abord  d'un  chasse-marée  venu 
de  Toulon  sur  ordre. 

L'impression  qu'ils  ressentirent  en  abordant  fut  un  bien-être  singulier.  L'île  était 
pleine  de  fleurs  et  de  fruits:  elle  servait  de  jardin  au  gouverneur  dans  sa  partie  cul- 


AiO  LES  MOUSQUETAIRES. 

livée.  Les  orangers, les  grenadiers,  les  figuiers  courbaient  sous  le  poids  de  leurs  fruits 
d'or  et  d'azur.  Tout  autour  de  ce  jardin ,  dans  sa  partie  inculte,  les  perdrix  rouges 
couraient  par  bandes  dans  les  ronces  et  dans  les  touffes  de  genévriers,  et  à  chaque 
pas  que  faisaient  Raoul  et  le  comte,  un  lapin  effravéquittait  les  marjolaines  et  les  bruyères 
pour  rentrer  dans  son  terrier. 

En  effet,  celte  bienheureuse  île  était  inhabitée.  Plate,  n'offrant  qu'une  anse  pour 
l'arrivée  des  embarcations ,  et  sous  la  protection  du  gouverneur,  qui  partageait  avec 
eux,  les  contrebandiers  s'en  servaient  comme  d'unentrepôt  provisoire  ,  à  la  charge  de 
ne  point  tuer  le  gibier  ni  dévaster  le  jardin.  Moyennant  ce  compromis,  le  gouverneur 
se  contentait  d'une  garnison  de  huit  hommes  pour  garder  sa  forteresse.  Ce  gouverneur 
était  donc  un  heureux  métayer,  récoltant  vins,  ligues,  huile  et  oranges,  faisant  con- 
fire ses  citrons  et  ses  cédrats  au  soleil  de  ses  casemates. 

La  forteresse,  ceinte  d'un  fossé  profond,  son  seul  gardien,  levait  comme  trois  têtes 
ses  trois  tourelles  liées  l'une  à  l'autre  par  des  terrasses  couvertes  de  mousse. 

Athos  et  Raoul  longèrent  pendant  quelque  temps  les  clôtures  du  jardin  sans  trouver 
quelqu'un  qui  les  introduisît  chez  le  gouverneur.  Ils  finirent  par  entrer  dans  le  jardin. 
C'était  le  moment  le  plus  chaud  de  la  journée.  Alors  tout  se  cache  sous  l'herbe  et  sous 
la  pierre.  Le  ciel  étend  ses  voiles  de  feu  comme  pour  étouffer  tous  les  bruits,  pour 
envelopper  toutes  les  existences.  Les  perdrix  sous  les  genêts,  la  mouche  sous  la  feuille 
s'endorment  comme  le  flot  sous  le  ciel. 

Athos  aperçut  seulement  sur  la  ferrasse  entre  la  deuxième  et  la  troisième  cour  un 
soldat  qui  portait  comme  un  panier  de  provisions  sur  sa  tète.  Cet  homme  revinlpresque 
aussitôt  sans  son  panier  et  disparut  dans  l'ombre  de  la  guérite. 

Tout  à  coup,  Athos  s'entendit  appeler,  et,  levant  la  tête,  aperçut  dans  l'encadre- 
ment des  barreaux  d'une  fenêtre  quelque  chose  de  blanc,  comme  une  main  qui  s'agi- 
tait ,  quelque  chose  d'éblouissant  comme  une  arme  frappée  des  rayons  du  soleil. 

Et  avant  qu'il  se  fût  rendu  compte  de  ce  qu'il  venait  de  voir,  une  traînée  lumi- 
neuse,  accompagnée  d'un  sifflement  dans  l'air,  appela  son  attention  du  donjon  sur  la 
terre.  Un  second  bruit  mat  se  fil  entendre  dans  le  fossé,  et  Raoul  courut  ramasser  un 
plat  d'argent  qui  venait  de  rouler  jusque  dans  les  sables  desséchés.  La  main  qui  avait 
lancé  ce  plat  lit  un  signe  uux  deux  gentilshommes,  puis  elle  disparut.  Alors  Raoul  et 
Athos,  s'approchant  l'un  de  l'autre,  se  mirent  à  considérer  attenfivement  le  plat 
souillé  de  poussière ,  et  ils  découvrirent  sur  le  fond  des  caractères  tracés  avec  la  pointe 
d'un  couteau  : 

Je  suiif ,  disait  l'inscription,  le  frère  du  roi  de  France  ,  prisonnier  aujourd'hui,  fou 
demain.  Gentils/ionunes  français  et  chrétiens ,  priez  Dieu  pour  l'iimc  et  la  raison  du 
fils  de  vos  maîtres  ! 

Le  plattouiba  des  mains  d'Alhos  pendant  que  Raoul  cherchait  à  pénétrer  le  sens 
mystérieux  de  ces  mots  lugubres. 

Au  même  instant,  un  cri  se  fil  entendre  du  haut  du  donjon.  Raoul  prompt  comme 
l'éclair,  courba  la  tête  et  força  son  père  à  se  courber  aussi.  Un  canon  de  mousquet  ve- 
nait de  reluire  à  la  crête  du  uuu'.  Uiu'  fumée  blanche  jaillit  connue  un  panache  à  l'o- 
ritice  du  mousqijet,  et  une  balle  vint  s'aplafir  sur  une  pierre,  à  six  pouces  des  deux 
gentilshonnncs.  Un  autre  mousquet  parut  encore  cl  s'abaissa. 

—  Cordieu  !  s'écria  Athos,  assassine-t-on  les  gens  ici?  Descendez,  lâches  que  vous  êtes! 

—  Oui,  descendez!  dit  Raoul  furieux  en  montrant  le  poing  au  château. 

L'un  des  deux  assaillans,  celui  qui  allait  tirer  le  coup  de  mousquet,  répondit  à  ces 
cris  par  une  exclamation  de  surprise ,  et  comme  son  compagnon  voulait  continuer  l'at- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  4il 

taque  et  ressaisissait  le  mousquet  tout  armé,  il  releva  l'arme,  et  le  coup  partit  en  l'air. 
Athos  et  Raoul ,  voyant  qu'on  disparaissait  de  la  plate-forme ,  pensèrent  qu'on 
allait  venir  à  eux,  et  ils  atlendirent  de  pied  ferme.  Cinq  minutes  ne  s'étaient  pas  écou- 
lées qu'un  coup  de  baguette  sur  le  tambour  appela  les  huit  soldats  de  la  garnison, 
lesquels  se  montrèrent  sur  l'autre  bord  du  fossé  avec  leurs  mousquets.  A  la  tète  de 
ces  hommes  se  tenait  un  officier  que  le  comte  et  Bragelonne  reconnurent  pour  celui  qui 
avait  tiré  le  premier  coup  de  mousquet.  Cet  homme  ordonna  aux  soldats  d'apprêter 
les  armes. 

—  Nous  allons  être  fusillés  !  s'écria  Raoul.  L'épée  à  la  main  du  moins,  et  sautons  le 
fossé  !  Nous  tuerons  bien  chacun  un  de  ces  coquins  quand  leurs  mousquets  seront  vides. 

Et  déjà  Raoul ,  joignant  le  mouvement  au  conseil,  s'élançait ,  suivi  d'Athos,  lors- 
qu'une voix  bien  connue  retentit  derrière  eux. 

—  Athos  !  Raoul  !  criait  cette  voix. 

—  D'Artagnan?  répondirent  les  deux  gentilshommes. 

—  Armes  bas ,  mordioux  !  s'écria  le  capitaine  aux  soldats.  J'étais  bien  sûr  de  ce 
que  je  disais,  moi  ! 

Les  soldats  relevèrent  leurs  mousquets. 

—  Que  nous  arrive-t-il  donc?  demanda  Athos.  Quoi  !  on  nous  fusille  sans  avertir! 

—  C'est  moi  qui  allais  vous  fusiller,  répliqua  d'Arlagnan  ,  et  si  le  gouverneur  vous 
a  manqué,  je  ne  vous  eusse  pas  manques,  moi,  chers  amis.  Quel  bonheur  que  j'aie 
pris  l'habitude  de  viser  longtemps  au  lieu  de  tirer  d'instinct  en  visant  !  J'ai  pu  vous 
reconnaître.  Ah!  mes  chers  amis  ,  quel  bonheur! 

—  Conmient!  fit  le  comte,  ce  monsieur  qui  a  tiré  sur  nous  est  le  gouverneur  de  la 
forteresse? 

—  En  personne. 

—  Et  pourquoi  tirait-il  sur  nous?  Que  lui  avons-nous  fait? 

—  Pardieu!  vous  avez  reçu  ce  que  le  prisonnier  vous  a  jeté. 

—  C'est  vrai  ! 

—  Ce  plat...  le  prisonnier  a  écrit  quelque  chose  dessus,  n'est-ce  pas? 

—  Oui. 

—  Je  m'en  étais  douté.  Ah  !  mon  Dieu! 

Et d'Artagnan,  avec  toutes  les  marques  d'une  inquiétude  mortelle,  s'empara  du 
plat  pour  en  lire  l'inscription.  Quand  il  eut  lu,  la  pâleur  couvrit  son  visage. 

—  Oh  1  mon  Dieu  !  répéta-t-il. 

—  C'est  donc  vrai?  dit  Athos  à  demi-voix ,  c'est  donc  vrai? 

—  Silence  !  voici  le  gouverneur  qui  vient. 

—  Et  que  nous  fera-t-il  ? 

—  Silence  !  vous  dis-je ,  silence  !  Si  l'on  croit  que  vous  savez  lire,  si  l'on  suppose 
que  vous  avez  compris ,  je  vous  aime  bien ,  chers  amis,  je  me  ferais  tuer  pour  vous... 
mais... 

—  Mais...  dirent  Athos  et  Raoul. 

—  Mais  je  ne  vous  sauverais  pas  d'une  éternelle  prison,  si  je  vous  sauvais  de  la 
mort.  Silence,  donc!  silence  encore  ! 

Le  gouverneur  arrivait,  ayant  franchi  le  fossé  sur  une  passerelle  de  planche. 

—  Eh  bien  !  dit-il  à  d'Artagnan,  qui  nous  arrête? 

—  Vous  êtes  des  Espagnols,  vous  ne  comprenez  pas  un  mot  de  français,  dit  vive- 
ment le  capitaine  bas  à  ses  amis. 

«—Eh  bien  !  reprit-il  en  s'adressant  au  gouverneur,  j'avais  raison,  ces  messieurs  sont 


442  LES  MOUSQUETAIRES. 

deux  capitaines  espagnols  que  j'ai  connus  à  Ypres  l'an  passé.  Ils  ne  savent  pas  un  mot 
de  français. 

—  Ah!  fil  le  gouverneur  avec  attention,  et  il  chercha  à  lire  l'inscription  du  plat. 
D'Artagnan  le  luiôta  des  mains  en  effaçant  les  caractères  à  coup  de  pointe  d'épée. 

—  Comment  !  s'écria  le  gouverneur,  que  faites-vous?  je  ne  puis  donc  pas  lire? 

—  C'est  le  secret  de  l'État,  répliqua  nettement  d'Artagnan.  et  puisque  vous  savez, 
d'après  l'ordre  du  roi ,  quilya  peine  de  mort  contre  quiconque  le  pénétrera,  je  vais,  si 
vous  le  voulez,  vous  laisser  lire  et  vous  faire  fusiller  aussitôt  après. 

Pendant  cette  apostrophe,  moitié  sérieuse,  moitié  ironique.  Athos  et  Raoul  gar- 
daient un  silence  plein  de  sang-froid. 

—  Mais  il  est  impossible,  dit  le  gouverneur,  que  ces  messieurs  ne  comprennent  pas 
au  moins  quelques  mots. 

—  Laissez  donc  !  quand  bien  même  ils  comprendraient  ce  qu'on  parle ,  ils  ne  liraient 
pas  ce  que  l'on  écrit,  lis  ne  le  liraient  même  pas  en  espagnol.  Un  noble  Espagnol , 
souvenez- vous-en ,  ne  doit  jamais  savoir  lire. 

Il  fallut  que  le  gouverneur  se  contentât  de  ces  explications;  mais  il  était  tenace. 

—  Invitez  ces  messieurs  à  venir  au  fort,  dit-il. 

—  Je  le  veux  bien  et  j'allais  vous  le  proposer,  répliqua  d'Artagnan. 

Le  fait  est  que  le  capitaine  avait  une  toute  autre  idée,  et  qu'il  eût  voulu  voir  ses 
amis  à  cent  lieues.  Mais  force  lui  fut  de  tenir  bon.  Il  adressa  en  espagnol  aux  deux 
gentilshommes  une  invitation  que  ceux-ci  acceptèrent. 

On  se  dirigea  vers  l'entrée  du  fort  et,  l'incident  étant  vidé,  les  huit  soldats  retour- 
nèrent à  leurs  doux  loisirs,  un  moment  troublés  par  cette  aventure  inouïe. 


CAPTIFS   ET  GEOLIERS. 


Une  fois  entrés  dans  le  fort  et  tandis  que  le  gouverneur  faisait  quelques  préparatifs 
pour  recevoir  ses  hôtes, 

—  Voyons,  dit  Athos,  un  mot  d'explication  pendant  que  nous  sommes  seuls. 

—  Le  voici  siniplemcnt,  répondit  le  mousquetaire.  J'ai  conduit  à  File  un  prisonnier 
que  le  roi  défend  qu'on  voie;  vous  êtes  arrivés;  il  vous  a  jeté  quelque  chose  par  son 
g\uchet  de  fenêtre;  j'étais  à  dîner  chez  le  gouverneur,  j'ai  vu  jeter  cet  objet,  j'ai  vu 
Raoul  le  ramasser.  Il  ne  me  faut  pas  beaucoup  de  temps  pour  comprendre;  j'ai  com- 
pris et  je  vous  ai  crus  d'intelligence  avec  mon  prisonnier.  Alors... 

—  Alors  vous  avez  commandé  qu'on  nous  fusillât. 

—  .Ma  loi...  je  l'avoue;  mais  si  j'ai  le  premier  sauté  sur  un  mousquet,  heureuse- 
ment j'ai  été  le  dernier  à  vous  mettre  enjoué. 

—  Si  vous  m'eussiez  tué,  d'Artagnan  ,  il  m'arrivait  ce  bonheur  de  mourir  pour 
la  maison  royale  de  Franco,  et  cet  insigne  honneur  de  mourir  par  votre  main,  à  vous, 
son  plus  noble  cl  son  plus  loyal  défenseur. 

—  Bon!  Athos,  que  me  contez-vous  là  de  la  maison  royale  I  balbutia  d'Artagnan. 
Comment!  vous,  comte  ,  un  honune  sage  et  bien  avisé,  vous  croyez  à  ces  folies  écrites 
par  un  insensé. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  -443 

—  J'y  crois. 

—  Avec  d'autant  plus  de  raison,  mon  cher  chevalier,  que  vous  avez  ordre  de  tuer 
ceux  qui  y  croiraient ,  continua  Raoul. 

—  Parce  que,  répliqua  le  capitaine  de  mousquetaires,  parce  que  toute  calomnie,  si 
elle  est  bien  absurde,  a  la  chance  presque  certaine  de  devenir  popidaire. 

—  Non,  d'Artagnan,  reprit  tout  bas  Alhos,  parce  que  le  roi  ne  veut  pas  que  le  secret 
de  sa  famille  transpire  dans  le  peuple  et  couvre  d'infamie  les  bourreaux  du  fds  de 
Louis  Xlir. 

—  Allons  1  allons!  ne  dites  pas  de  ces  enfantillages-là ,  Athos,  ou  je  vous  renie  pour 
un  homme  sensé.  D'ailleurs,  expliquez-moi  comment  Louis  XIII  aurait  un  fils  aux  îles 
Sainte-Marguerite? 

—  Un  fils  que  vous  auriez  conduit  ici,  masqué,  dans  le  bateau  d'un  pêcheur,  fit 
.  Athos,  pourquoi  pas? 

D'Artagnan  s'arrêta. 

—  Ah  !  ah  !  dit-il ,  d'où  savez-vous  qu'un  bateau  de  pêcheur?... 

—  Vous  a  amené  à  Sainte-Marguerite  avec  le  carrosse  qui  renfermait  le  prisonnier; 
avec  le  prisonnier  que  vous  appelez  monseigneur.  Oh!  je  lésais,  reprit  le  comte. 

D'Artagnan  mordit  ses  moustaches. 

—  Fût-il  vrai ,  dit-il ,  que  j'aie  amené  ici  dans  un  bateau  et  avec  un  carrosse  un  pri- 
sonnier masqué,  rien  ne  prouve  que  ce  prisonnier  soit  un  prince...  un  prince  de  la 
maison  de  France. 

—  Oh  !  demandez  cela  à  Aramis ,  répondit  froidement  Athos. 

—  A  Aramis  !  s'écria  le  mousquetaire  interdit.  Vous  avez  vu  Aramis? 

—  Après  sa  déconvenue  à  Vaux,  oui,  j'ai  vu  Aramis  fugitif,  poursuivi,  perdu,  et 
Aramis  m'en  a  dit  assez  pour  que  je  croie  aux  plaintes  que  cet  infortuné  a  gravées  sur 
le  plat  d'argent. 

D'Artagnan  laissa  pencher  sa  tête  avec  accablement. 

—  Voilà,  dit-il,  comme  Dieu  se  joue  de  ce  que  les  hommes  appellent  leur  sagesse! 
Beau  secret  que  celui  dont  douze  ou  quinze  personnes  tiennent  en  ce  moment  les  lam- 
beaux !  Alhos,  maudit  soit  le  hasard  qui  vous  a  mis  en  face  de  moi  dans  cette  affaire, 
car  maintenant... 

—  Eh  bien  !  dit  Athos  avec  sa  douceur  sévère,  votre  secret  est-il  perdu  parce  que  je  le 
sais  ?  N'en  ai-je  pas  porté  d'aussi  lourds  en  ma  vie?  Ayez  donc  de  la  mémoire,  mon  cher. 

—  Vous  n'en  avez  jamais  porté  d'aussi  périlleux,  repartit  d'Artagnan  avec  tristesse. 
J'ai  comme  une  idée  sinistre  que  tous  ceux  qui  auront  touché  à  ce  secret  mourront,  et 
mourront  mal. 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite ,  d'Artagnan  !  mais  voici  votre  gouverneur. 
D'Artagnan  et  ses  amis  reprirent  aussitôt  leurs  rôles. 

Ce  gouverneur  soupçonneux  et  dur  était  pour  d'Artagnan  d'une  politesse  allant  jus- 
qu'à l'obséquiosité.  H  se  contenta  de  faire  bonne  chère  aux  voyageurs  et  de  les  bien 
regarder.  Athos  et  Raoul  remarquèrent  qu'il  cherchait  souvent  à  les  embarrasser  par 
de  soudaines  attaques ,  ou  à  les  saisir  au  dépouru  d'attention  ;  mais  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  se  déconcerta.  Ce  qu'avait  dit  d'Artagnan  put  paraître  vraisemblable  ,  si  le  gouver- 
neur ne  le  crut  pas  vrai. 

On  sortit  de  table  pour  aller  se  reposer. 

—  Comment  s'appelle  cet  homme?  il  a  mauvaise  mine,  dit  Athos  en  espagnol  à 
d'Artagnan. 

—  De  Saint-Mars,  réphqua  le  capitaine. 


4ii  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Ce  sera  donc  le  geôlier  du  jeune  prince? 

—  Eh!  le  sais-je?  Me  voici  peut-tMre  à  Sainte-Marguerite  à  perpétuité. 

—  Allons  donc  !  vous? 

—  Mon  ami ,  je  suis  dans  la  situation  d'un  homme  qui  trouve  un  trésor  au  milieu 
d'un  désert.  Il  voudrait  l'enlever,  il  ne  peut;  il  voudrait  le  laisser,  il  n'ose.  Le  roi 
ne  me  fera  pas  revenir,  craignant  qu'un  autre  ne  surveille  moins  hienque  moi;  il  re- 
grette de  ne  m'avoir  plus,  sentant  bien  que  nul  ne  le  servira  de  près  comme  moi.  Au 
reste,  il  arrivera  ce  qu'il  plaira  à  Dieu. 

—  Mais,  fil  observer  Raoul,  par  cela  même  que  vous  n'avez  rien  de  certain,  c'est 
que  votre  état  ici  est  provisoire ,  et  vous  retournerez  à  Paris. 

—  Demandez  donc  à  ces  messieurs ,  interrompit  Saint-Mars ,  ce  qu'ils  venaient  faire 
à  Sainte-Marguerite. 

—  Ils"  venaient,  sachant  qu'il  y  avait  un  couvent  de  bénédictins  à  Saint-Honorat, 
curieux  à  voir,  et  dans  Sainte-Marguerite  une  belle  chasse. 

—  A  leur  (hsposition,  répliqua  Saint-Mars,  comme  à  la  vôtre. 
D'Arlagnan  remercia. 

—  Quand  partent-ils?  ajouta  le  gouverneur. 

—  Demain,  répondit  d'Artagnan. 

M.  de  Saint-Mars  alla  faire  sa  ronde  et  laissa  d'Artagnan  seul  avec  les  prétendus 
Espagnols. 

—  Oh  !  s'écria  le  mousquetaire  ,  voilà  une  vie  et  une  société  qui  me  conviennent 
peu.  Je  commande  à  cet  homme,  et  il  me  gêne,  mordioux!  Tenez,  voulez-vous  que 
nous  fassions  un  coup  de  mousquet  sur  les  lapins?  la  promenade  sera  belle  et  peu  fati- 
gante. L'île  n'a  qu'une  lieue  et  demie  de  longueur,  sur  une  demi-lieue  de  large;  un 
vrai  parc.  Amusons-nous. 

—  Allons  où  vous  voudrez,  d'Artagnan ,  non  pour  nous  divertir,  mais  pour  causer 
librement. 

D'Artagnan  fit  un  signe  à  un  soldat  qui  comprit  et  rapporta  des  fusils  de  chasse  aux 
gentilshommes  et  rouira  au  fort. 

—  Et  maintenant,  fit  le  mousquetaire,  répondez  un  peu  à  la  q\iestion  que  faisait  ce 
noir  Saint-Mars  :  Qu'èles-vous  venu  faire  aux  îles  Lérins? 

—  Vous  dire  adieu. 

—  Me  dire  adieu?  Comment  cela?  Raoul  part? 

—  Oui. 

—  Avec  M.  de  Beaufort,  je  parie? 

—  Avec  M.  de  Beaufort.  Oh  !  vous  devinez  toujours,  cher  ami. 

—  L'habitude... 

Pendant  que  les  deux  amis  connnençaient  leur  entretien,  Raoul,  la  tète  lourde  ,  le 
cœur  chargé  ,  s'était  assis  siu-  des  roches  moussues,  son  mousquet  sur  ses  genoux,  et 
regardant  la  mer,  regardant  le  ciel,  écoulant  la  voix  de  son  âme,  il  laissait  peu  à  peu 
s'éloigner  de  lui  les  chasseurs. 

D'Artagnan  remarqua  son  absence. 

—  Il  est  toujours  frappé,  n'est-ce  pas?  dit-il  à  .\thos. 

—  A  mort  ! 

—  Oh!  vous  exagérez,  je  pense.  Raoul  est  bien  trempé.  Sur  tous  les  cœurs  si 
nobles,  il  y  a  une  seconde  enveloppe  qui  fait  cuirasse.  La  première  saigne,  la  seconde 
résiste. 

■ —  Non,  répondit  Alhos,  Raoul  en  mourra. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONiNE.  445 

—  Mordioux!  fit  d'Arlagnan  sombre.  Puis ,  ua  moment  après  :  Pourquoi  le  laissez- 
vous  partir? 

—  Parce  qu'il  le  veuf. 

—  Et  pourquoi  n'allez-vous  pas  avec  lui  V 

—  Parce  que  je  ne  veux  pas  le  voir  mourir. 
D'Artagnan  regarda  son  ami  en  face. 

—  Vous  savez  une  chose  ,  continua  le  comte  en  s'appuyant  au  bras  du  capitaine  , 
vous  savez  que  dans  ma  vie  j'ai  eu  peur  de  bien  peu  de  choses.  Eh  bien!  j'ai  une  peur 
incessante,  insurmontable  ;  j'ai  peur  d'arriver  au  jour  où  je  tiendrais  le  cadavre  de  cet 
enfant  dans  mes  bras. 

—  Oh!  répondit  d'Artagnan  ,  oh  !  comment,  Athos,  vous  venez  vous  poser  en  pré- 
sence de  l'homme  le  plus  brave  que  vous  dites  avoir  connu,  de  votre  d'Artagnan,  de 
cet  homme  sans  égal,  comme  vous  l'appeliez  autrefois,  et  vous  venez  lui  dire  en 
croisant  les  bras  que  vous  avez  peur  de  voir  votre  fils  mort,  vous  qui  avez  vu  tout  ce 
que  l'on  peut  voir  en  ce  monde!  Eh  bien!  pourquoi  avez-vous  peur  de  cela,  Athos? 
L'homme  sur  cette  terre  doit  s'attendre  à  tout,  affronter  tout. 

—  Écoutez,  mon  ami,  après  m'étre  usé  sur  cette  terre  dont  vous  parlez,  je  n'ai 
plus  gardé  que  deux  religions  :  celle  de  la  vie,  mes  amitiés,  mon  devoir  de  père; 
celle  de  l'éternité,  l'amour  et  le  respect  de  Dieu.  Maintenant,  j'ai  en  moi  la  révéla- 
tion que  si  Dieu  souffrait  qu'en  ma  présence  mon  ami  ou  mon  fils  rendît  le  dernier 
soupir...  Oh!  non,  je  ne  veux  même  pas  vous  dire  cela,  d'Artagnan. 

—  Dites!  dites! 

—  Je  suis  fort  contre  tout,  hormis  contre  la  mort  de  ceux  que  j'aime.  Je  suis  vieux, 
voyez-vous ,  je  n'ai  plus  de  courage  :  je  prie  Dieu  de  m'épargner  dans  ma  faiblesse; 
mais  s'il  me  frappait  en  face,  et  de  cette  façon,  je  le  maudirais.  Un  gentilhomme 
chréUen  ne  doit  pas  maudire  son  Dieu,  d'Artagnan;  c'est  bien  assez  d'avoir  maudit 
un  roi  1 

—  Huml  fit  d'Artagnan,  un  peu  bouleversé  par  cette  violente  tempête  de  douleurs. 

—  D'Artagnan,  mon  ami,  vous  qui  aimez  Raoul ,  voyez-le ,  ajouta-t-il  en  montrant 
son  fils;  voyez  cette  tristesse  qui  ne  le  quitte  jamais.  Connaissez-vous  rien  de  plus  af- 
freux que  d'assister,  minute  par  minute  ,  à  l'agonie  incessante  de  ce  pauvre  cœur? 

—  Laissez-moi  lui  parler,  Athos.  Qui  sait? 

—  Essayez;  mais,  j'en  ai  la  conviction,  vous  ne  réussirez  pas. 

—  Je  ne  lui  donnerai  pas  de  consolations  ;  je  le  servirai. 

—  Vous? 

—  Sans  doute.  Est-ce  la  première  fois  qu'une  femme  serait  revenue  sur  une  infi- 
délité? Je  vais  à  lui ,  vous  dis-je. 

Athos  secoua  la  tête  et  continua  la  promenade  seul.  D'Artagnan ,  coupant  à  travers 
les  broussailles,  revint  à  Raoul  et  lui  tendit  la  main. 

—  Eh  bien  !  dit  d'Artagnan  à  Raoul ,  vous  avez  donc  à  me  parler  ? 

—  J'ai  avons  demander  un  service,  répliqua  Bragelonne. 

—  Parlez. 

—  Vous  retournerez  quelque  jour  en  France  ? 

—  Je  l'espère. 

—  Faut-il  que  j'écrive  à  mademoiselle  de  la  Vallière? 

—  Non,  il  ne  le  faut  pas. 

—  J'ai  tant  de  choses  à  lui  dire  ! 

—  Venez  les  lui  dire  ,  alors. 


Aid  LES  MOUSQL'ETAIRES. 

—  Jamais  ! 

—  La  Vallicie ,  elle  aime  le  roi,  dit  brutalement  d'Artagnan;  c'est  une  hon- 
nête tille. 

Raoul  tressaillit. 

—  Et  vous ,  vous  qu'elle  abandonne ,  elle  vous  aime  plus  que  le  roi  peut-être ,  mais 
d'une  autre  façon. 

—  D'Artagnan,  croyez-vous  bien  qu'elle  aime  le  roi  ? 

—  Elle  l'aime  à  l'idolâtrie.  C'est  un  cœur  inaccessible  à  tout  autre  sentiment.  Vous 
continueriez  à  vivre  auprès  d'elle,  que  vous  seriez  son  meilleur  ami. 

—  Ah  !  fit  Raoul  avec  un  élan  passionné  vers  cette  espérance  douloureuse. 

—  Voulez-vous? 

—  Ce  serait  lâche. 

—  Voilà  un  mot  absurde  et  qui  me  conduirait  au  mépris  de  votre  esprit.  Raoul ,  il 
n'est  jamais  lâche,  entendez-vous,  de  faire  ce  qui  est  imposé  par  la  force  majeure. 
Si  votre  cœur  vous  dit  :  «Va  là,  ou  meurs,  »  allez-y  donc,  Raoul.  A-t-elle  été  lâche 
ou  brave,  elle  qui  vous  aimait,  en  vous  préférant  le  roi,  que  son  cœur  lui  comman- 
dait impérieusement  de  vous  préférer?  Non,  elle  a  été  la  plus  brave  de  toutes  les 
femmes.  Faites  donc  comme  elle,  obéissez  à  vous-même.  Savez-vous  une  chose  dont 
je  suis  sur,  Raoul  ? 

—  Laquelle? 

—  C'est  qu'en  la  voyant  de  près,  avec  les  yeux  d'un  homme  jaloux.  Eh  bien! 
vous  cesserez  de  l'aimer. 

—  Vous  me  décidez,  mon  cher  d'Artagnan. 
-—  A  partir  pour  la  revoir? 

—  Non,  à  partir  pour  ne  la  revoir  jamais.  Je  veux  l'aimer  toujoiu's. 

—  Franchement,  reprit  le  mousquetaire,  voilà  une  conclusion  à  laquelle  j'étais  loin 
de  m'attendrc. 

»—  Tenez,  mon  ami,  vous  irez  la  revoir  et  vous  lui  donnerez  celte  lettre  qui,  si 
vous  le  jugez  à  propos,  lui  exphquera  comme  à  vous  ce  qui  se  passe  dans  mon  cœur. 
Lisez-la;  je  l'ai  préparée  cette  nuit.  Quelque  chose  me  disait  que  je  vous  verrais 
aujourd'hui. 

Il  tendit  cette  lettre  à  d'Artagnan,  qui  la  lut  : 

«  Mademoiselle  ,  vous  n'avez  pas  tort  à  mes  yeux  en  ne  m'aimant  pas.  Vous  n'êtes 
coupable  que  d'un  tort ,  celui  de  m'avoir  laissé  croire  que  vous  m'aimiez.  Cotte  erreur 
me  coûtera  la  vie.  Je  vous  la  pardonne,  mais  je  ne  me  la  pardoiuie  pas.  On  dit  que 
les  amans  heureux  sont  sourds  aux  plaintes  des  amans  dédaignés.  Il  n'en  sera  point 
ainsi  de  vous,  qui  ne  m'aimez  pas ,  sinon  avec  amitié.  Je  suis  sur  que  si  j'eusse  in- 
sisté près  de  vous  pour  changer  celle  amitié  en  amour,  vous  eussiez  cédé  par  crainte 
de  me  faire  moiirir  ou  d'amoindrir  l'estime  que  j'avais  pour  vous.  Il  m'est  bien  plus 
doux  de  mourir  en  vous  sachant  libre  et  satisfaite. 

«  Aussi  coud)icn  vous  m'aimerez  ,  quand  vous  ne  craindrez  plus  mon  regard  ou 
mon  reproche I  \ous  m'aimerez  parce  que,  si  charmant  que  vous  paraisse  un  nouvel 
amour,  Dieu  ne  m'a  fait  en  rien  l'inférieur  de  celui  que  vous  avez  choisi,  et  que 
mon  dévouement,  mon  sacrifice ,  ma  lin  douloureuse  ,  m'assurent  à  vos  yeux  une  su- 
périorité certaine  sur  lui.  J'ai  laissé  échapper,  dans  la  crédulité  na'ive  de  mon  cœur, 
le  trésor  que  je  tenais.  Beaucoup  de  gens  mo  disent  que  vous  m'aviez  aimé  assez  pour 
en  venir  à  m'aimer  beaucoup.  Celle  idée  m'enlève  toute  amertume  et  me  conduit  à 
ne  regarder  conmie  ennemi  cpie  moi  seul. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  447 

«  Vous  accepterez  ce  d(;rnier  adieu  ,  et  vous  me  bénirez  de  m'êtrc  réfugié  dans 
l'asile  inviolable  où  s'éleint  toute  haine ,  où  dure  tout  amour. 

«  Adieu,  Mademoiselle.  S'il  fallait  acheter  de  tout  mon  sang  votre  bonheur,  je 
donnerais  tout  mon  sang.  J'en  fais  bien  le  sacrilice  à  ma  misère  ! 

«  Raoul  ,  vicomte  de  Bragelonne.  » 

—  La  lettre  est  bien,  dit  le  capitaine.  Je  n'ai  qu'une  chose  à  lui  reprocher. 

—  Dites-moi  laquelle?  s'écria  Raoul. 

—  C'est  qu'elle  dit  toute  chose,  hormis  la  chose  qui  s'exhale  comme  un  poison 
mortel  de  vos  yeux,  de  votre  cœur  5  hormis  l'amour  insensé  qui  vous  brûle  encore. 

Raoul  pâlit  et  se  tut. 

—  Pourquoi  n'avez-vous  pas  écrit  seulement  ces  mots  : 

«  Mademoiselle , 
«  Au  lieu  de  vous  maudire,  je  vous  aime  et  je  meurs.  » 

—  C'est  vrai,  dit  Raoul  avec  une  joie  sinistre. 

Et  déchirant  sa  lettre  qu'il  venait  de  roprendre ,  il  écrivit  ces  lignes  : 
«  Pour  avoir  le  bonheur  de  vous  dire  encore  que  je  vous  aime ,  je  commets  la 
lâcheté  de  vous  écrire  ,  et  pour  me  punir  de  cette  lâcheté  ,  je  meurs.  » 
Et  il  signa . 

—  Vous  lui  remettrez  ces  tablettes,  n'est-ce  pas,  capitaine,  dit-il  à  d'Artagnan. 

—  Quand  cela?  répliqua  celui-ci. 

—  Le  jour,  dit  Bragelonne  en  montrant  la  dernière  phrase,  le  jour  où  vous  écrirez 
la  date  sous  ces  mots. 

Et  il  s'échappa  soudain  et  courut  joindre  Athos,  qui  revenait  à  pas  lents. 
Gomme  ils  passaient  sur  le  rempart  dans  une  galerie  dont  d'Artagnan  avait  la  clef, 
ils  virent  M.  de  Saint-Mars  se  diriger  vers  la  chambre  habitée  par  le  prisonnier. 
Ils  se  cachèrent  dans  l'angle  de  l'escalier,  sur  un  signe  de  d'Artagnan. 

—  Qu'y  a-t-il?  dit  Athos. 

—  Vous  allez  voir.  Regardez.  Le  prisonnier  revient  de  la  chapelle. 

Et  l'on  vit ,  à  la  lueur  des  rouges  éclairs,  dans  la  brume  violette  qu'estompait  le 
vent  sur  le  fond  du  ciel ,  passer  gravement ,  à  six  pas  derrière  le  gouverneur,  un 
homme  vèfu  de  noir  et  masqué  par  une  visière  d'acier  bruni,  soudée  à  un  casque  de 
même  métal ,  et  qui  lui  enveloppait  toute  la  tête.  Le  feu  du  ciel  jetait  de  fauves  reflets 
sur  la  surface  pohe,  et  ces  reflets,  voltigeant  capricieusement,  semblaient  être  les 
regards  courroucés  que  lançait  ce  malheureux,  à  défaut  d'imprécations. 

Au  milieu  de  la  galerie,  le  prisonnier  s'arrêta  un  moment  à  contempler  l'horizon 
infini ,  à  respirer  les  parfums  sulfureux  de  la  tempête,  à  boire  avidement  la  pluie 
chaude,  puis  il  poussa  un  soupir  semblable  à  un  rugissement. 

—  Venez,  Monsieur,  dit  Saint-Mars  brusquement  au  prisonnier,  car  il  s'inquiétait 
déjà  de  le  voir  regarder  longtemps  au  delà  des  murailles.  Monsieur,  venez  donc! 

—  Dites  monseigneur!  cria  de  son  coin  Athos  à  Saint-Mars  avec  une  voix  tellement 
solennelle  et  terrible  que  le  gouverneur  en  frissonna  des  pieds  à  la  tête.  Athos  voulait 
toujours  le  respect  pour  la  majesté  tombée.  Le  prisonnier  se  retourna. 

—  Qui  a  parlé?  demanda  Saint-Mars. 

—  Moi,  répliqua  d'Artagnan,  qui  se  montra  aussitôt.  Vous  savez  bien  que  c'est 
l'ordre. 

—  Ne  m'appelez  ni  monsieur  ni  monseigneur,  dit  à  son  tour  le  prisonnier  avec  une 
voix  qui  remua  Raoul  jusqu'au  fond  des  entrailles  ;  appelez-moi  maudit! 


us  LES  MOUSQUETAIRES. 

El  il  passa.  La  porte  de  fer  cria  derrière  lui. 

—  Voilà  un  homme  malheureux  !  murmura  sourdement  le  mousquetaire,  en  mon- 
trant à  Raoul  la  chambre  habitée  par  le  prince. 


LES   PROMESSES. 


A  peine  d'Artagnan  rentrait-il  dans  son  appartement  avec  ses  amis  ,  qu'un  des  sol- 
dats du  fort  vint  le  prévenir  que  le  gouverneur  le  cherchait. 

Une  barque  qui  semblait  pressée  de  gagner  le  port,  venait  à  Sainte-Marguerite  avec 
une  dépêche  iniporlanto  pour  le  capitaine  des  mousquetaires. 

En  ouvrant  le  pli,  d'Artagnan  reconnut  l'écriture  du  roi.  «Je  pense,  disait 
Louis  XIV,  que  vous  aurez  tini  d'exécuter  mes  ordres,  monsieur  d'Artagnan  ;  revenez 
donc  sur-le-champ  à  Paris,  me  trouver  dans  mon  Louvre.  » 

—  Voilà  mon  exil  fini!  s'écria  le  mousquetaire  avec  joie  j  Dieu  soit  loué,  je  cesse 
d'être  geôlier! 

El  il  montra  la  lettre  à  Athos. 

—  Ainsi,  vous  nous  quittez?  répliqua  celui-ci  avec  tristesse. 

—  Pour  nous  revoir,  cher  ami ,  attendu  que  Raoul  est  un  grand  garçon  qui  partira 
bien  seul  avec  M.  de  Beaufort,  et  qui  aimera  mieux  laisser  son  père  revenir  en  com- 
pagnie de  M.  d'Artagnan  que  de  le  forcer  à  faire  seul  deux  cents  lieues  pour  regagner 
la  Fère.  N'est-ce  pas ,  Raoul? 

—  Gerlaincmcnt, balbutia  celui-ci  avec  l'expression  d'un  tendre  regret. 

—  Non,  mon  ami,  inlcrrom|)it  Allios ,  je  ne  quitterai  Raoul  que  le  jour  où  son  vais- 
seau aura  disparu  à  l'horizon.  Tant  qu'il  est  en  France,  il  n'est  pas  séparé  de'moi. 

—  A  votre  guise,  cher  ami ,  mais  nous  quitterons  du  moins  Sainte-Marguerite  en- 
semble; proliiez  de  la  barque  qui  va  me  ramener  à  Antibes. 

—  De  grand  cœur  ;  nous  ne  serons  jamais  assez  tôt  éloignés  de  oc  fort  et  du  spectacle 
qui  nous  a  attristés  tout  à  l'heure. 

Les  trois  amis  quittèrent  donc  la  petite  île,  après  les  derniers  adieux  faits  au  gouver- 
neur, et  dans  les  dernières  lueurs  de  la  tonipête  qui  s'éloignait,  ils  virent  pour  la  der- 
nière fois  blanchir  bîs  murailles  du  fort. 

D'Artagnan  prit  congé  de  ses  amis  dans  la  nuit  même.  Avant  de  monter  à  cheval  et 
comme  il  sortait  des  bras  d'Albos, 

—  Amis,  dit-il,  vous  ressemblez  trop  à  deux  soldats  qui  abandonnent  leur  poste. 
Quelque  chose  m'avertit  que  Raoul  aurait  besoin  d'être  maintenu  par  vous  à  son 
rang.  Voulez-vous  que  je  demande  à  passer  en  Afrique  pour  y  mener  cent  bons  mous- 
quets? Le  roi  ne  me  refusera  pas  et  je  vous  emmènerai  avec  moi. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  répliqua  Raoul  en  lui  serrant  la  main  avec  effusion,  merci 
de  (  cite  olfrc  qui  nous  donnerait  plus  que  nous  ne  voulons,  M.  le  comte  et  moi.  Moi 
qui  suis  jeune,  j'ai  besoin  d'un  travail  d'esprit  et  d'une  fatigue  de  corps;  M.  le  comte 
a  besoin  du  plus  profond  repos.  Vous  êtes  son  meilleur  ami  :  je  vous  le  reconnnande. 
En  \eillant  sur  lui ,  vous  tiendrez  nos  deux  âmes  dans  votre  main. 

—  Il  faut  partir;  voilà  mon  cheval  qui  s'impatiente,  dit  d'Artagnan,  chez  qui  le 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  410 

signe  1g  pliH  manifeste  d'une  vive  émotion  était  le  changement  d'idées  dans  lui  entre- 
tien. Au  rcvoii'douc ,  cher  Athos,  et  si  vous  laites  diligence ,  eh  bien  !  je  vous  embras- 
serai plus  loi. 

Son  cheval  fit  un  mouvement  qui  écarta  le  cavalier  de  ses  anu"s. 

Celte  scène  avait  lieu  devant  la  maison  choisie  par  Athos  aux  portes  d'AntiJjcs,  et 
où  d'Artagnan ,  après  le  souper,  avait  commandé  qu'on  lui  amenât  ses  chevaux. 

La  roule  commençait  là  et  s'étendait  blanche  et  onduleusc  dans  les  va[)eurs  de  la 
nuit.  Le  cheval  respirait  avec  force  l'àprc  parfum  salin  qui  s'exhale  des  marécages. 
D'Artagnan  prit  le  trot,  et  Athos  commença  h  revenir  tristement  avec  Raoul. 

Tout  à  coup  ils  entendirent  se  rapprocher  le  bruit  des  pas  du  cheval,  et  d'abord  ils 
crurent  à  une  de  ces  répercussions  singulières  qui  trompent  l'oreille  à  chaque  circon- 
flexion  des  chemins. 

Mais  c'était  bien  le  refour  du  cavalier.  D'.\rtagnan  revenait  au  galop  vers  ses  amis. 
Ceux-ci  poussèrent  un  cri  de  joyeuse  surprise ,  et  le  capitaine ,  sautant  à  terre  comme 
un  jeune  homme,  vint  prendre  dans  ses  deux  bras  les  deux  tètes  chéries  d'Alhos  et  de 
Raoul.  Il  les  tint  longtemps  eud)rassées  sans  dire  un  mot,  sans  laisser  échapper  le 
soupir  qui  brisait  sa  poitrine.  Puis  aussi  rapidement  qu'il  était  venu  ,  il  repartit  en  ap- 
puyant les  deux  éperons  aux  flancs  du  cheval  furieux. 

—  Hélas  !  dit  le  comte  tout  bas,  hélas  ! 

—  Mauvais  présage!  se  disait  de  son  coté  d'Artagnan  en  regagnant  le  temps  perdu. 
Le  service  commandé  par  M.  de  Oeaufort  s'accomplissait  henreusement.  La  flottille 

dirigée  sur  Toulon  parles  soins  de  Raoul  était  partie,  traînant  après  elle,  dans  de  pe- 
tites nacelles  presque  invisibles,  les  fenmies  et  les  amis  des  péchevu's  et  des  conli'e- 
bandiers  misenré(|uisilion  pour  le  service  de  la  Hotte. 

Le  temps  si  court  qui  restait  au  père  et  au  fils  pour  vivre  ensemble  semblait  avoir 
doublé  de  rapidité,  comme  s'accroît  la  vitesse  de  tout  ce  qui  penche  à  tomber  dans  le 
gouffre  de  l'éternité. 

Athos  et  Raoul  revinrent  à  Toulon,  (|ui  s'emplissait  du  bruit  des  chariots,  du  bruit 
des  armures  ,  du  bruit  des  chevaux  hennissans.  Les  trompettes  sonnèrent  leurs 
marcbes  fières,  les  tambourssignalaient  leur  vigueur,  les  rues  regorgeaient  de  soldats, 
de  valels  et  de  marchands. 

Le  duc  de  Beaufort  éUiit  partout  activant  rembarquement  avec  le  zèle  et  l'intérêt 
d'un  bon  capitaine.  Il  caressait  ses  compagnons  jusqu'aux  plus  humbles  ;  il  gonrman- 
dait  ses  lienlenans  même  les  plus  considérables. 

Artillerie,  provisions,  bagages,  il  voulut  tout  voir  par  lui-même  ;  il  examina  l'équipe- 
ment de  chaque  soldat,  s'assura  de  la  santé  de  chaque  cheval.  On  sentait  que,  lé^er, 
vantard,  égoïste  dans  son  hôtel ,  le  gentilhomme  redevenait  soldat,  le  grand  seigneur 
capitaine,  vis-à-vis  de  la  responsabilité  qu'il  avait  acceptée. 

Toutes  choses  ayant  satisfait  ou  paru  satisfaire  l'anu'raljl  fità  Raoul  ses  compliment 
et  donna  les  derniers  ordres  pour  l'appareillage,  qui  fut  fixé  au  lendemain  à  la  pointe 
du  jour.  Il  invita  le  comte  et  son  fils  à  dîner  avec  lui.  Ceux-ci  prétextèrent  quelques 
nécessités  du  service  et  se  mirent  à  l'écart.  Gagnant  leur  hôtellerie,  située  sous  les 
arbres  de  la  grande  place  ,  ils  prirent  leur  repas  à  la  hâte ,  et  Athos  conduisit  Raoul 
sur  les  rochers  qui  dominent  la  ville  ,  vastes  montagnes  grises  d'où  la  vue  est  infinie 
et  embrasse  un  horizon  lifjuide  qui  semble,  tant  il  est  loin,  de  niveau  avec  les  rochers 
eux-mêmes.  La  nuit  était  belle  comme  toujours  en  ces  heureux  climals.  La  lune  se 
levant  derrière  les  rochers  déroulait  comme  une  nappe  argentée  sur  le  lapis  bleu  de 
la  mer.  Dans  la  rade,   manœuvraient  silencieusement  les  vaisseaux  qui  venaient 

î.  II.  29 


450  LES  MOUSQUETAIRES. 

prendre  leur  rang  pour  faciliter  l'embarquement.  La  mer ,  chargée  de  phosphore  , 
s'ouvrait  sous  les  carènes  des  barques  qui  transbordaient  les  bagages  et  les  mimitions  ; 
chaque  secousse  de  la  proue  fouillait  ce  gouffre  de  flammes  blanches,  et  de  chaque 
aviron  dégouttaient  les  diamans  Uquides.  On  entendait  les  marins,  joyeux  des  largesses 
de  l'amiral ,  murmurer  leurs  chansons  lentes  et  naïves.  Parfois  le  grincement  des 
chaînes  se  mêlait  au  bruit  sourd  des  boulets  tombant  dans  les  cales.  Ce  spectacle  et 
ces  harmonies  serraient  le  cœur  comme  la  crainte  et  le  dilataient  comme  l'espérance. 
Toute  cette  vie  sentait  la  mort. 

Athos  s'assit  avec  son  fils  sur  les  mousses  et  les  bruyères  du  promontoire.  Autour  de 
leur  tête  passaient  et  repassaient  les  grandes  chauves-souris,  emportées  dans  l'effrayant 
tourbillon  de  leur  chasse  aveugle.  Les  pieds  de  Raoul  dépassaient  l'arête  de  la  falaise 
et  baignaient  dans  ce  vide  que  peuple  le  vertige  et  qui  provoque  au  néant. 

Quand  la  lune  fut  levée  en  son  entier,  caressant  de  sa  lumière  les  pitons  voisins; 
quand  le  miroir  de  l'eau  fut  illuminé  dans  toute  sou  étendue,  et  que  les  petits  feux 
rouges  eurent  fait  leur  trouée  dans  les  masses  noires  de  chaque  navire  ,  Alhos ,  ras- 
semblant toutes  ses  idées,  tout  son  courage ,  dit  avec  une  émotion  grave  : 

—  Dieu  a  fait  tout  ce  que  no'.is  voyons,  Raoul  :  il  nous  a  faits  aussi,  pauvres  atomes 
mêlés  à  ce  grand  univers;  nous  brillons  comme  ces  feux  et  ces  étoiles,  nous  soupirons 
comme  ces  flots,  nous  souffrons  comme  ces  grands  navires  qui  s'usent  à  creuser  la 
vague  ,  en  obéissant  au  vent  qui  les  pousse  vers  un  but,  comme  le  souffle  de  Dieu 
nous  pousse  vers  un  port.  Tout  aime  à  vivre,  Raoul,  et  tout  est  beau  dans  les  choses 
vivantes. 

—  Monsieur,  répliqua  le  jeune  homme,  nous  avons  là  en  effet  un  beau  spectacle. 

—  Comme  d'Arlagnan  est  bon  !  interrompit  tout  de  suite  Alhos,  et  c'est  un  rare 
bonheur  que  de  s'être  appuyé  toute  une  vie  sur  un  ami  comme  celui-là!  Voilà  ce  qui 
vous  a  manqué.  Je  n'étais  pas  un  ami  pour  vous.  Raoul. 

—  Eh  !  Monsieur,  pourquoi  ? 

—  Parce  que  je  vous  ai  donné  lieu  de  croire  que  la  vie  n'a  qu'une  face,  parce  que, 
triste  et  sévère,  hélas!  j'ai  toujours  coupé  pour  vous,  sans  le  vouloir,  mon  Dieu  !  les 
bourgeons  joyeux  qui  jaillissaient  incessamment  de  l'arbre  de  la  jeunesse;  en  un  mot, 
parce  que  dans  le  moment  où  nous  sommes,  je  me  repens  de  ne  pas  avoir  fait  de  vous 
un  homme  très-expansif,  très-dissipé,  très-bruyant. 

Je  sais  pourquoi  vous  me  dites  cela  ,  Monsieur.  Non,  vous  avez  tort ,  ce  n'est 

pas  vous  qui  m'avez  faii  ce  que  je  suis;  c'est  cet  amour  qui  m'a  pris  au  moment  où 
les  en  fans  n'ont  que  des  inclinations  ;  c'est  la  constance  naturelle  à  mon  caractère, 
qui.  chez  les  autres  créatures,  n'est  qu'une  habitude.  J'ai  cru  que  je  serais  toujours 
connue  j'étais  ;  j'ai  cru  (pie  Dieu  m'avait  jeté  dans  une  route  toute  défrichée  ,  toute 
droite  bordée  de  fruits  et  de  fleurs.  J'avais  au-dessus  de  moi  votre  vigilance  ,  voire 
force.  Je  me  suis  cru  vigilant  et  fort.  Rien  ne  m'a  préparé,  je  suis  tombé  une  fois,  et 
cette  fois  m'a  ôté  le  courage  pour  toute  ma  vie.  Oh  !  non.  Monsieur,  vous  n'êles  dans 
mon  passé  que  pour  mon  bonheur;  vous  n'êtes  dans  mon  avenir  que  comme  un  espoir. 
Non,  je  n'ai  rien  à  reprocher  à  la  vie  telle  que  vous  me  l'avez  faite  ;  je  vous  bénis  et  je 
vous  aime  ardemment. 

]\Ion  cher  Raoul ,  vos  paroles  me  font  du  bien.  Elles  me  prouvent  que  vous  agi- 
rez vm  peu  pour  moi  dans  le  tenq^squi  va  suivre. 

—  Je  n'agirai  que  pour  vous,  Monsieur. 

Raoul ,  ce  que  je  n'ai  jamais  fait  à  votre  égard  ,  je  le  ferai  désormais.  Je  serai 

Votre  ami,  non  plus  votre  père.  Nous  vivrons  en  nous  répandant  au  lieu  de  vivre  en 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  451 

nous  tenant  prisonniers,  lorsque  vous  serez  revenu.  Ce  sera  bientôt,  n'est-ce  pas? 

—  Certes,  Monsieur,  car  une  expédition  pareille  ne  saurait  être  longue. 

—  Bientôt  alors  ,  Raoul,  bientôt ,  au  lieu  de  vivre  modiquctnent  sur  mon  revenu  , 
je  vous  donnerai  le  capital  de  nies  terres.  Il  nous  suflira  pour  vous  lancer  dans  le 
monde  jusqu'à  ma  morl,  et  vous  me  donnerez,  je  l'espère  ,  avant  ce  temps,  la  con- 
solation de  ne  pas  laisser  s'éteindre  ma  race. 

—  Je  ferai  tout  ce  que  vous  me  conuiianderez ,  repartit  Raoul  fort  agité. 

—  Il  ne  faudrait  pas,  Raoul ,  que  votre  service  d'aide  de  camp  Vous  conduisît  à  des 
tentatives  trop  hasardeuses.  Vous  avez  fait  vos  preuves,  on  vous  sait  bon  au  feu.  Rap- 
pelez-vous que  la  guerre  des  Arabes  est  une  guerre  de  pièges ,  d'embuscades  et  d'as- 
sassinats. 

—  On  le  dit ,  Monsieur. 

—  Il  y  a  toujours  peu  de  gloire  à  tomber  dans  un  gnet-apens.  C'est  une  mort  qui 
accuse  un  peu  de  témérité  ou  d'imprévoyance.  Vous  comprenez  bien  ce  que  je  veux- 
vous  dire,  Raoul?  A  Dieu  ne  plaise  que  je  vous  exhorte  à  demeurer  loin  des  rencontres! 

—  Je  suis  prudent  naturellement,  Monsieur,  et  j'ai  beaucoup  de  bonheur,  dit 
Raoul  avec  un  sourire  qui  glaça  le  cœur  du  pauvre  père  ;  car,  se  hâta  d'ajouter  le 
jeune  homme,  pour  vingt  combats  où  je  me  suis  trouvé  je  n'ai  encore  compté  qu'une 
égratignure. 

—  Il  y  a  en  outre,  dit  Alhos,  le  climat  qu'il  faut  craindre  :  c'est  une  laide  fin  que  la 
fièvre.  Le  roi  saint  Louis  priait  Dieu  de  lui  envoyer  une  flèche  ou  la  peste  avant  la  fièvre. 

—  Oh  !  Monsieur,  avec  de  la  sobriété,  avec  un  exercice  raisonnable... 

—  J'ai  déjà  obtenu  de  M.  de  Beaufort ,  interrompit  Athos ,  que  ses  dépêches  parti- 
raient tous  les  quinze  jours  pour  la  France.  Vous,  son  aide  de  camp,  vous  serez  chargé 
de  les  expédier;  vous  ne  m'oublierez  sans  doute  pas. 

—  Non,  Monsieur,  dit  Raoul  d'une  voix  étranglée. 

—  Enfin,  Raoul ,  comme  vous  êtes  bon  chréfien  et  moi  aussi,  nous  devons  compter 
sur  une  protection  plus  spéciale  de  Dieu  ou  de  nos  anges  gardiens.  Promettez-moi  que 
s'il  vous  arrivait  malheur  en  une  occasion,  vous  penserez  à  moi  tout  d'abord. 

' —  Tout  d'abord,  oh  !  oui. 

—  Et  que  vous  m'appellerez. 

—  Sur-Ie~champ  ! 

—  Vous  rêvez  de  moi  quelquefois,  Raoul  ? 

• —  Toutes  les  nuits,  Monsieur.  Pendant  ma  première  jeunesse  ,  je  vous  voyais  en 
songe,  calme  et  doux,  une  main  étendue  sur  ma  tête,  et  voilà  pourquoi  j"ai  toujours 
si  bien  dormi...  autrefois! 

—  Nous  nous  aimons  trop  ,  dit  le  comte ,  pour  qu'à  partir  de  ce  moment  où  nous 
nous  séparons  ,  une  part  de  nos  deux  âmes  ne  voyage  pas  avec  Fun  et  l'autre  de  nous, 
et  n'habite  pas  où  nous  habiterons.  Quand  vous  serez  triste  ,  Raoul,  je  sens  que  mon 
cœur  se  noiera  de  tristesse  ,  et  quand  vous  voudrez  sourire  en  pensant  à  moi ,  songez 
bien  que  vous  m'enverrez  de  là-bas  un  rayon  de  votre  joie. 

—  Je  ne  vous  promets  pas  d'être  joyeux,  répondit  le  jeune  homme ,  mais  soyez  cer- 
tain que  je  ne  passerai  pas  une  heure  sans  songer  à  vous;  pas  une  heure,  je  vous  le 
jure ,  à  moins  que  je  ne  sois  mort. 

Athos  ne  put  se  contenir  plus  longtemps  ;  il  entoura  de  son  bras  le  cou  de  son  fils  et 
le  but  embrassé  de  toutes  les  forces  de  son  cœur. 

La  lune  avait  fait  place  au  crépuscule;  une  bande  dorée  montait  à  l'horizon,  an- 
nonçant l'approche  du  jour.  Athos  jeta  son  manteau  sur  les  épaules  de  Raoul  et  l'em- 


4-V2  LES  MOUSQUETAIRES. 

mena  vers  la  ville,  où,  fardeaux  et  porteurs,  tout  remuai!  déjà  comme  une  va<te 
fourmilière.  A  l'extrémité  du  plateau  que  quitlaient  Athos  et  Bragelonne,  ils  virent 
une  on)bre  noire  se  balançant  avec  indécision  et  comme  honteuse  d'être  vue.  C'était 
Grimaud ,  qui ,  inquiet ,  avait  suivi  son  maître  à  la  piste  et  qui  les  attendait. 

—  Ob!  bon  Grimaud,  s'écria  Raoul,  que  veux-tu?  Tu  viens  nous  dire  qu'il  faut 
partir,  n'est-ce  pas? 

—  Seul?  fit  Grimaud  en  montrant  Raoul  à  Athos  d'un  ton  de  reproche  qui  montrait 
à  quel  point  le  vieillard  était  bouleversé. 

—  Oh!  tu  as  raison!  s'écria  le  comte.  Non,  Raoul  ne  partira  pas  seulj  non  ,  il  ne 
restera  pas  sur  une  terre  étrangère,  sans  quelqu'un  d'ami  qui  le  console  et  lui  rappelle 
tout  ce  qu'il  aimait. 

—  Moi  !  dit  Grimaud. 

—  Toi?  Oui ,  oui  !  s'écria  Raoul  louché  jusqu'au  fond  du  cœur. 

—  Hélas  !  dit  Athos,  tu  es  bien  vieux ,  mon  bon  Grimaud  ! 

—  Tant  mieux ,  répliqua  celui-ci  avec  une  profondeur  de  sentiment  et  d'intelligen:e 
inexprimable. 

—  Mais  voilà  que  l'embarquement  se  fait,  dit  Raoul,  et  tu  n'es  point  préparé. 

—  Si  !  dit  Grimaud  en  montrant  les  clefs  de  ses  coiïres  mêlées  à  celles  de  son  jeune 
maître. 

—  Mais,  objecta  encore  Raoul,  \û  ne  peux  laisser  M.  le  comte  ainsi  seul;  M.  le 
comte  que  tu  n'as  jamais  quitté. 

Grimaud  tourna  son  regard  obscurci  vers  Athos  comme  pour  mesurer  la  force  de 
l'un  et  de  l'autre.  Le  comte  ne  répondait  rien. 

—  Monsieur  le  comte  aimera  mieux  cela  ,  dit  Grimaud. 

—  Oui ,  fit  Athos. 

Eu  ce  moment  les  tambours  roulèrent  tous  à  la  fois  et  les  clairons  emplirent  l'air 
de  chants  joyeux. 

On  vit  aussitôt  déboucher  de  la  ville  les  régimens  qui  devaient  prendre  part  à 
l'expédition. 

Ils  s'avançaient  au  nombre  de  (  in(i ,  composés  chacun  (\c  quarante  compagnies. 
Royal  marchait  le  j)remicr,  reoonnaissable  à  son  uniforine  blanc  à  parcmens  bleus. 
Les  drapeaux  d'ordonnance,  écarlelés  en  croix,  violet  cl  feuille  morte,  tivecun  semis 
de  fleurs  de  lis  d'or,  laissaient  dominer  le  drapeau  colonel  blanc  avec  la  croix  tleur- 
delisée. 

Mousquetaires  aux  ailes,  avec  leurs  bâtons foin'chus  à  la  main  et  les  mousquets  sur 
l'épaide  ,  piquiers  au  centre  avec  le\irs  lances  de  quatorze  pieds,  marchaient  gaiement 
vers  les  barques  de  transport  qui  les  portaient  en  détail  vers  les  navires. 

Les  régimens  de  Picardie,  Navarre.  Nin-mandie  et  Royal-Vaisseau  venaient  ensuite. 
M.  de  Beaufort  avait  su  choisir. 

On  le  voyait  lui-même  au  loin  fermant  la  marche  avec  son  état-major.  Avant  qu'il 
put  atteindre  la  mer,  une  bonne  heure  devait  s'écouler. 

Raoul  se  dirigea  lentement  avec  Athos  vers  le  rivage,  afin  de  prendre  sa  place  au 
moment  du  passage  du  prince.  Grimaud,  bouillonnant  d'une  ardeur  de  jeune  homme, 
faisait  porter  au  vaisseau-amiral  les  bagages  de  Raoul.  Athos,  son  bras  passé  sous  ce- 
lui du  fils  qu'il  allait  perdre,  s'absorbait  dans  la  plus  douloureuse  méditation,  s'étour- 
dissaul  du  bruit  et  du  mouvement. 

Tout  à  coup  im  officier  de  M.  de  Beaufort  vint  à  eux  pour  leur  apprendre  (\\\t)  le  duc 
manifestait  le  désir  de  voir  Raoul  à  ses  côtés. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  /.ô.! 

—  Veuillez  «lire  au  prince  ,  Mousieuf,  s'écria  le  jeune  liomnie,  que  je  lui  dciiiunde 
encore  cette  heure  pour  jouir  de  la  présence  de  M.  le  comte. 

—  Non,  non,  interromi)it  Athos,  ini  aide  de  camp  ne  peut  ainsi  quitter  son  général. 
Veuillez  dire  au  prince,  Monsieur,  que  le  vicomte  va  se  rendre  auprès  de  lui. 

Loflicier  partit  au  galop. 

—  Nous  quitter  ici,  nous  quitter  l;i-bas,  ajouta  le  comte,  c'est  toujours  une  séparation. 
11  épousseta  soigneusemenl  l'habit  de  son  fils  et  lui  passa  la  main  sur  les  cheveux 

tout  en  marchant. 

—  Tenez,  dit-il,  Haoul,  vous  avez  besoin  d'argent;  M.  de  Beaufort  mène  grand 
train,  et  je  suis  certain  que  vous  vous  plairez  là-bas  à  acheter  des  chevaux  et  des 
armes,  qui  sont  choses  précieuses  en  ce  pays.  Or,  comme  vous  ne  servez  pas  le  roi  ni 
jM.  de  Beaufort  el  que  vous  ne  relevez  que  de  votre  libre  arbitre,  vous  ne  devez 
compter  ni  sur  solde,  ni  sur  largesses.  Je  veux  donc  que  vous  ne  manquiez  de  lien  à 
Gigelli.  Voici  deux  cents  pistoles.  Dépensez-les,  Raoul,  si  vous  tenez  à  me  faire  plaisir. 

Raoul  serra  la  main  de  son  père,  et  au  détour  d'une  rue,  ils  virent  M.  de  Beaufort, 
moulé  sur  un  magnifique  genêt  blanc,  qui  répondait  par  de  gracieuses  coiu'beltes  aux 
aj)plaudissemens  des  dames  de  la  ville. 

Le  duc  appela  Raoul  et  tendit  la  main  au  comte.  Il  lui  parla  longtemps,  avec  de  si 
douces  expressions,  que  le  cœur  du  pauvre  père  s'en  trouva  un  peu  réconforté. 

Il  y  eut  pour  tous  deux  un  moment  terrible  ,  celui  où,  pour  ([uitter  le  sable  de  la 
plage,  les  soldats  et  les  marins  échangèrent  avec  leurs  funilles  et  leurs  amis  les  der- 
niers baisers  :  moment  suprême  où,  malgré  la  pureté  du  ciel ,  la  chaleur  du  soleil , 
malgré  les  parfums  de  l'air  et  la  douce  vie  qui  circule  dans  les  veines ,  tout  paraît 
noir,  tout  paraît  amer,  tout  fait  douter  de  Dieu  en  parlant  par  la  bouche  même  de  Dieu. 

Il  était  d'usage  que  l'amiral  s'embarquât  le  dernier  avec  sa  suite  ;  le  canon  atten- 
dait ,  pour  lancer  sa  formidable  voix  ,  que  le  chef  eût  mis  un  pied  sm*  la  planche  de 
son  navire. 

Athos  oubliant  et  l'amiral,  et  la  flotte,  et  sa  propre  vanité  d'homme  fort,  ouvrit  les 
bras  à  son  fils  et  l'étreignit  convulsivement  sur  sa  poitrine. 

—  Accompagnez-nous  à  bord,  dit  le  duc  ému,  vous  gagnerez  une  bonne  demi-heure. 

—  Non,  lit  Athos,  non,  mon  adieu  est  dit.  Je  ne  veux  pas  en  dire  un  second. 

—  Alors,  vicomte,  embarquez,  embarquez  vite  !  ajouta  le  prince,  voulant  épargner 
les  larmes  à  ces  deux  hommes  dont  le  cœur  se  gonflait. 

Et  paternellement,  tendrement,  fort  comme  l'eût  été  Porthos,  il  enleva  Raoul  dans 
ses  bras  et  le  plaça  sur  la  chaloupe  dont  les  avirons  commencèrent  à  nager  aussitôt 
sur  un  signe.  Lui-même ,  oubliant  le  cérémonial,  sauta  sur  le  plat  bord  de  ce  canot , 
et  lé  poussa  d'un  pied  vigoureux  en  mer. 

—  Adieu  1  cria  Raoul. 

Athos  ne  répliqua  que  par  un  signe,  mais  il  sentit  quelque  chose  de  brûlant  sur  sa 
main  :  c'était  le  baiser  respectueux  de  Grimaud,  le  dernier  adieu  du  chien  fidèle. 

Athos  s'assit  sur  le  môle,  éperdu,  sourd,  abandonné.  Chaque  seconde  lui  enleva  un 
des  traits ,  une  des  nuances  du  teint  pâle  de  son  fils.  Les  bras  pendans,  l'œil  fixe,  la 
bouche  ouverte,  il  resta  confondu  avec  Raoul  dans  un  même  regard,  dans  une  même 
pensée,  dans  une  même  stupeur.  La  mer  emporta  peu  à  peu  chaloupes  et  figures  jus- 
qu'à cette  dislance  où  les  hommes  ne  sont  plus  que  des  points,  les  amours  des  sou- 
venirs. Athos  vit  son  fils  monter  l'échelle  du  vaisseau-amiral,  il  le  vit  s'accouder  au 
bastingage  et  se  placer  de  manière  à  être  toujours  un  point  de  mire  pour  l'œil  de  son 
père.  En  vain  le  canon  tonna,  en  vain  des  navires  s'élança  une  longue  rumeur  ré- 


451  LES  MOUSQUETAIRES. 

pondue  sur  terre  par  d'inimen>cs  acclamalions,  en  vain  le  bruit  voulut-il  étourdir  l'o- 
reille du  père ,  et  la  fumée  noyer  le  but  chéri  de  toutes  ses  aspirations  :  Raoul  lui 
apparut  jusqu'au  dernier  moment,  et  l'imperceptible  atome  passant  du  noir  au  pâle, 
du  p;\le  au  blanc,  du  blanc  à  rien,  disparut  pour  Athos,  longtemps  après  que  pour 
tous  les  yeux  des  assistans  avaient  disparu  les  voiles  enflées  par  le  vent. 

Vers  midi ,  quand  déjà  le  sol(>il  dévorait  l'espace  et  qu'à  peine  l'exiréuiité  des 
niàts  dominait  la  ligne  incandescente  de  la  mer,  Athos  vit  s'élever  une  ombre  douce, 
aérienne,  aussitôt  évanouie  que  vue  :  c'était  la  fumée  d'un  coup  de  canon  que  M.  de 
Beaufort  venait  de  faire  tirer  pour  saluer  une  dernière  fois  la  côte  de  France. 


ENTRR   FEMMES, 


D'Artasnan  n'avait  pu  se  cacher  à  ses  amis  aussi  bien  qu'il  l'eut  désiré.  Le  soldat 
stoique,  l'impassible  homme  d'armes,  vaincu  par  la  crainte  et  les  pressentimens , 
avait  donné  quelques  minutes  à  la  faiblesse  humaine.  Aussi,  quand  il  eut  fait  taire  son 
cœur  et  calmé  le  tressaillement  de  ses  muscles,  se  tournant  vers  son  laquais,  silen- 
cieux serviteur  toujours  aux  écoutes ,  pour  obéir  plus  vite , 

—  Rabaud,  dit-il,  tu  sauras  «pie  je  dois  faire  trente  lieues  par  jour. 

—  [îien,  mon  capitaine,  répondit  Rabaud. 

Et,  à  partir  de  ce  moment,  d'Artagnan  ,  fait  à  lallure  de  son  cheval,  comme  un 
véritable  centaure,  ne  s'occupa  plus  de  rien. 

Jamais  l'homme  d'esprit  ne  s'est  ennuyé  s'il  a  le  corps  occupé  parla  fatigue  :  jamais 
l'homme  s;iin  de  corps  n"a  manqué  de  trouver  la  vie  léirère  si  quelque  chose  a  captivé 
son  esprit.  L>'Artagnan,  toujours  courant,  toujours  rêvant,  di-scendit  à  Paris,  frais  et 
tendre  de  muscles,  comme  l'athlète  qui  s'est  préparé  pour  le  gymnase. 

Le  roi  ne  l'attendait  pas  sitôt  et  venait  de  partir  pour  chasser  du  côté  de  Meudon. 
D'Artagnan,  au  lieu  de  courir  après  le  roi,  comme  il  eût  fait  au  temps  jadis  ,  se  dé- 
botta, se  mil  au  bain  et  attendit  que  Sa  Majesté  fut  revenue  bien  poudreuse  et  bien 
lasse.  Il  occupa  les  cinq  heures  d'intervalle  à  prendre  ,  comme  on  dit ,  l'air  de  la 
maison  ,  et  à  se  cuirasser  contre  toutes  les  mauvaises  chances. 

11  a|)prit  que  le  roi,  depuis  cpiinze  jours,  était  sombre,  que  la  reine-mère  était  ma- 
ladu  et  fort  accablée,  que  .Mun>ieur.  frère  du  roi,  tournait  à  la  dévotion, que  Madame 
avait  des  vapeurs  et  (juc  M.  de  Guiche  était  parti  pour  une  de  ses  terres.  11  apprit  que 
J\I.  Colbcrt  était  raYonnant,  (jue  M.  Fouquet  consultait  tous  les  jours  un  nouveau  mé- 
deriu  ,  (pii  ne  le  guérissait  point,  et  tpic  sa  primipale  maladie  n'était  pas  de  celles 
que  les  médecins  guérissent.  Le  roi,  dit-on  à  d'.Artagnan,  faisait  à  M.  Fouquef  la  plus 
tendre  mine  et  ne  le  quittait  plus  d'inie  semelle,  mais  le  surintendant,  louché  an  cœur 
comme  ces  beaux  arbres  (juun  ver  a  piqués,  dépérissait  malgré  le  sourire  royal,  ce 
soleil  des  arbres  de  cour. 

D'Artagnan  apprit  que  mademoiselle  de  la  Vailièxe  était  devenue  indispensable  au 
roi,  (pie  le  prince,  durant  ses  chasses,  s'il  ne  l'enunenait  point,  lui  écrivait  plusieurs 
fois,  non  plus  des  vers,  mais,  ce  qui  était  bien  pis,  de  la  prose  et  par  pages. 

Aussi  voyait-on  le  i^remicr  roi  du  viomlr  .  <  omuio  disait  la  pléiaile  poétique  d'alors, 


"jc-er 


L  \     \-  A  L  L  I  E  R  F. 


LE  VlGOMTl::  l»E  BRAGELONNE.  435 

descendre  de  cheval  d'une  ardeur  sans  seconde  et  sur  la  forme  de  son  chapeau  crayon- 
ner des  phrases  en  phéhus,  que  M.  de  Saint-Aignan,  aide  de  camp  à  perpctuilé,  por- 
tait à  la  Yailière,  au  risque  de  crever  ses  chevaux. 

D'Arlagnan  alors  pensa  aux  recommandations  du  pauvre  Raoul,  à  cette  lettre  de 
désespoir  destinée  à  une  femme  qui  passait  sa  vie  à  espérer,  et,  comme  d'Arlagnan 
aimait  à  philosopher,  il  résolut  de  proiiter  de  l'absence  du  roi  pour  entretenir  un  mo- 
ment mademoiselle  de  la  ValHère.  C'était  chose  aisée;  Louise,  pendant  la  chasse 
rovale,  se  promenait  avec  quelques  dames  dans  une  galerie  du  Palais-Royal  où  préci- 
sément le  capitaine  des  mousquetaires  avait  quelques  gardes  à  inspecler. 

D'Artagnan  ne  doutait  pas  que  s'il  eù\  pu  entamer  la  conversation  sur  Raoul,  Louise 
ne  lui  donnât  quelque  sujet  d'écrire  une  bonne  lettre  au  pauvre  exilé;  or,  l'espoir  ou 
du  moins  la  consolation  pour  Raoul,  en  une  disposition  de  cœur  comme  celle  où 
nous  l'avons  vu,  c'était  le  soleil,  c'était  la  vie  de  deux  hommes  qui  étaient  bien  chers 
à  notre  capitaine. 

Il  s'achemina  donc  vers  l'endroit  où  il  savait  rencontrer  mademoiselle  de  la  VaUière. 

D'Artagnan  la  trouva  mais  fort  entourée.  Dans  son  apparente  sohlude,  la  favorite 
du  roi  recevait,  comme  une  reine,  plus  que  la  reine  peut-être,  un  honunage  dont 
Madame  avait  été  si  tière,  alors  que  tous  les  regards  du  roi  étaient  pour  elle  et  com- 
mandaient tous  les  regards  des  courtisans. 

D'Artagnan,  qui  n'était  pas  un  muguet,  ne  recevait  pourtant  que  caresses  et  gentil- 
lesses des  dames;  il  était  poli  comme  un  brave,  et  sa  réputation  terrible  lui  avait  con- 
cilié autant  d'amitié  chez  les  hommes  que  d'admiration  chez  les  femmes.  Aussi,  eu  le 
voyant  entrer,  les  filles  d'honneur  lui  adressèrent-elles  la  parole.  Elles  débutèrent  par 
des  questions  : 

Où  avait-il  été?  qu'était-il  devenu?  Pourquoi  ne  l'avait-on  pas  vu  faire  avec  son 
beau  cheval  toutes  ces  belles  voltes  qui  émerveillaient  les  curieux  au  balcon  du  roi? 

Il  répliqua  qu'il  arrivait  du  pays  des  oranges. 

Ces  demoiselles  se  mirent  à  rire.  On  était  au  temps  où  tout  le  monde  voyageait  et  où 
pourtant  un  voyage  de  cent  lieues  était  un  problème  résolu  souvent  par  la  mort. 

—  Du  pays  des  oranges?  s'écria  mademoiselle  de  Tonnay-Charente.  De  l'Espagne? 

—  Eh  !  eh  !  fit  le  mousquetaire. 

—  De  Malte?  dit  Montalais. 

— Ma  foi!  vous  approchez.  Mesdemoiselles. 

—  C'est  d'une  île?  demanda  la  Yailière. 

—  Mademoiselle  ,  dit  d'Artagnan,  je  ne  veux  pas  vous  faire  chercher  :  c'estdu  pays 
où  M.  de  Beaufort  s'embarque  à  l'heure  qu'il  est  pour  passer  en  Alger. 

—  Avez-vous  vu  l'armée  ? 

—  Comme  je  vous  vois ,  répliqua  d'Arlagnan. 

—  Avons-nous  des  amis  par  là?  lit  mademoiselle  de  Tonnay-Charente  froidement , 
mais  de  manière  à  atfirer  l'altenlion^ur  ce  mot  d'une  portée  calculée.  • 

— Mais,  réphqua  d'Artagnan  ,  nous  avons  M. de  la  Guilloticre,  M.  de  MouchY,M.  de 
Bragelonne. 

La  Yailière  pâlit. 

—  M.  de  Bragelonne?  s'écria  la  perfide  Athénaïs.  Eh  quoi  1  il  est  parU  en  guerre  ?  lui  ! 
Montalais  lui  marcha  sur  le  pied,  mais  vainement. 

—  Savez-vous  mon  idée?  confinua-t-elle  sans  pitié  en  s'adressantà  d'Artagnan. 

—  Non,  Mademoiselle  ,  et  je  voudrais  bien  la  savoir. 

—  Mon  idée,  c'est  que  tous  les  honnnes  qui  vont  faire  cette  guerre  sont  des  déses- 


4ri6  LES  MOUSQUETAIRES. 

pérés  que  l'amour  a  traités  mal  et  qui  vont  chercher  des  noires  moins  cruelles  que  ne 
relaient  les  blanches. 

Quelques  dames  se  mirent  à  rire;  la  Vallière  perdait  son  maintien;  Montalais tous- 
sait à  réveiller  un  mort. 

—  Mademoiselle,  interrompit  d'Artagnan,  vous  faites  erreur  quand  vous  parlez  des 
femmes  noires  de  Gigelli;  les  femmes,  là-bas,  ne  sont  pas  noires;  il  est  vrai  qu'elles 
ne  sont  pas  blanches  :  elles  sont  jaunes. 

—  Jaunes  1 

—  Eh  !  n'en  dites  pas  de  mal;  je  n'ai  jamais  vu  de  plus  belle  couleur  à  marier  avec 
des  yeux  noirs  et  une  bouche  de  corail. 

—  Tant  mieux  pour  M.  de  Bragelonne!  lit  mademoiselle  de  Tonnay-Charenle  avec 
insistance.  Il  se  dédommagera.  Pauvre  garçon! 

Il  se  fit  un  profond  silence  sur  ces  paroles.  D'Artagnan  eut  le  temps  de  réfléchir  que 
les  femmes,  ces  douces  colombes,  se  traitent  entre  elles  beaucoup  plus  cruellement 
que  les  tigres  elles  ours. 

Ce  n'était  pas  assez  pour  Athénaïs  d'avoir  fait  pâlir  la  Vallière;  elle  voulut  la  faire 
rougir. 

—  Savez-vous,  Louise,  dit-elle,  que  vous  voilà  un  gros  péché  sur  la  conscience? 

—  Quel  péché,  Mademoiselle?  balbutia  l'infortunée  en  cherchant  un  appui  autour 
d'elle  sans  le  trouver. 

^ — Eh  mais,  poursuivit  Athénaïs,  ce  garçon  vous  était  fiancé.  Il  vous  aimait.  Vous 
l'avez  repoussé. 

—  C'est  un  droit  qu'on  a  quand  on  est  honnête  femme,  reprit  Montalais  d'un  air 
précieux.  Lorsqu'un  sait  ne  devoir  pas  faire  le  bonheur  d'un  homme  ,  mieux  vaut  le 
repousser. 

Louise  ne  put  pas  comprendre  si  elle  devait  un  hlàme  ou  un  remercîment  à  celle 
qui  la  défendait  ainsi. 

—  Repousser!  repousser!  c'est  fort  bon,  dit  Athénaïs,  mais  là  n'est  pas  le  péché 
que  mademoiselle  de  la  Vallière  aurait  à  se  reprocher.  Le  vrai  péché ,  c'est  d'envoyer 
ce  pauvre  Hragelonne  à  la  guerre  ,  à  la  guerre  où  l'on  trouve  la  mort. 

Louise  passa  une  main  sur  son  front  glacé, 

—  Et  s'il  meurt,  continua  l'impitoyable,  vous  l'aurez  tué;  voilà  le  péché. 
Louise,  à  demi  morte  elle-même,  vint  en  chancelant  prendre  le  bras  du  capitaine 

de  mousquetaires ,  dont  le  visage  trahissait  une  émolion  inaccoutumée. 

—  Vous  aviez  à  me  parler,  monsieur  d'Artagnau,  dit-elle  dune  voix  altérée  par  la 
colère  et  la  douleur.  Qu'.aviez-vous  à  me  dire? 

D'Artagnan  fit  plusieiu's  pas  dans  la  galerie ,  teuant  Louise  sous  son  bras;  puis, 
lorsqu'ils  lurent  assez  loin  des  autres, 

—  Ce  que  j'avais  à  vous  dire,  Mademoiselle,  répliqua-t-il,  mademoiselle  de  Ton- 
nay-Cliarente  vient  de  vous  l'exprimer  brutalement ,  mais  en  entier. 

Elle  poussa  un  petit  cri,  et,  navrée  parcelle  nouvelle  blessure,  prit  sa  course 
couune  ces  pauvres  oiseaux  fra[)pés  à  mort  (|ui  cherchent  l'ombre  duhallier  pour  mourir. 

Elle  dis[)arul  par  une  porte  au  moment  oîi  le  roi  entrait  par  une  autre. 

Le  premier  regard  du  prime  fut  pour  le  siège  vide  de  sa  maîtresse;  n'apercevant 
pas  la  Vallière  il  fronça  le  sotiicil;  mais  aussitôt  il  vit  d'Artagnau  qui  le  saluait. 

—  Ah!  Monsieur,  dit-il,  vous  avez  tait  bonne  diligence  et  je  suis  content  de  vous. 
C'était  l'expression  superlative  de  la  satisfaction  royale.  Bien  des  hommes  devaient 

se  faire  tuer  poiu*  obtenir  ce  mot-là  du  roi. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  A:\1 

Les  filles  d'honneur  et  les  courlisans  qui  avaient  fuit  un  cercle  respectueux  autour 
du  roi  à  son  entrée,  s'écartèrent  en  le  voyant  chercher  le  secret  avec  son  capitaine 
des  mousquetaires. 

Le  roi  prit  les  devans  et  emmena  d'Artagnan  hors  de  la  salle,  après  avoir  encore 
nne  fois  cherché  les  yeux  de  la  Vallière,  dont  il  ne  comprcnail  point  l'absence. 

Une  fois  hors  de  la  portée  des  oreilles  curieuses , 

—  Eh  bien!  dit-il,  monsieur  d'Arlagnan,  le  prisonnier? 

—  Est  dans  sa  prison,  sire. 

—  Qu'a-t-il  dit  en  chemin? 

—  Rien,  sire. 

—  Qu'a-t-il  fait? 

—  Il  y  a  eu  un  moment  où  le  pécheiu'  à  bord  duquel  je  passais  à  Sainte-Margue- 
rite s'est  révolté  et  m'a  voulu  tuer.  Le le  prisomiier  m'a  défendu  au  lieu  d'essayer 

de  fuir. 

Le  roi  pâlit. 

—  Assez,  dit-il. 
D'Artagnan  s'inclina, 

Louis  se  promena  de  long  en  large  dans  son  cabinet. 

—  Je  vous  ai  fait  venir,  monsiein^  le  capitaine  ,  pour  vous  dire  d'aller  préparer  mes 
logemens  à  Nantes. 

—  A  Nantes  !  s'écria  d'Artagnan. 

—  En  Bretagne. 

—  Oui ,  sire  ,  en  Bretagne.  Votre  Majesté  fait  ce  long  voyage  de  Nantes? 

—  Les  États  s'y  assemblent,  répondit  le  roi.  J'ai  deux  demandes  à  leur  faire  :  j'y 
veux  être. 

—  Quand  parlirai-je  ?  dit  le  capitaine. 

—  Ce  soir...  demain...  demain  soir,  car  vous  avez  besoin  de  repos. 

—  Je  suis  tout  reposé,  sire. 

—  A  merveille.  Alors  entre  ce  soir  et  demain ,  à  votre  gré. 

D'Artagnan  salua  comme  pour  prendre  congé  ;  puis,  voyant  le  roi  très-embarrassé, 

—  Le  roi,  dit-il,  et  il  lit  deux  pas  en  avant,  le  roi  emmène-t-il  la  cour  ? 

—  Mais  oui. 

—  Alors  le  roi  aura  besoin  des  mousquetaires,  sans  doute? 
Et  l'œil  pénétrant  du  capitaine  fit  baisser  le  regard  du  roi. 

—  Prenez-en  une  brigade,  répliqua  Louis. 

—  Voilà  tout?  Le  roi  n'a  pas  d'autres  ordres  à  me  donner? 

—  Non...  Ah  L..  si  fait  !... 

—  J'écoule. 

—  Au  château  de  Nantes,  qui  est  fort  mal  distribué,  dit-on,  vous  prendrez  l'habi- 
tude de  mettre  des  mousquetaires  à  la  porte  de  chacun  des  principaux  dignitaires  que 
j'emmènerai. 

—  Des  principaux?  Comme,  par  exemple,  à  la  porte  de  M.  de  Lyonne?  De 
M,  Letellier?  De  M.  de  Brienne? 

—  Oui. 

—  Et  de  M.  lesurinlendanl? 

—  Sans  doute. 

—  Fort  bien,  sire.  Je  serai  parti  demain. 

—  Oh  !  encore  un  mot,  monsieur  d'Artagnan.  Vous  rencontrerez  à  Nantes  iM.  le 


458  LES  MOUSQUETAIRES. 

duc  de  Gesvres,  capitaine  des  gardes.  Ayez  soin  que  vos  mousquetaires  soient  placés 
avant  que  ses  gardes  n'arrivent.  Le  pas  est  aux  premiers  venus. 

—  Oui,  sire. 

—  Et  si  M.  de  Gesvres  vous  questionnait? 

—  Allons  donc,  sire  !  est-ce  que  M.  de  Gesvres  me  questionnera? 
Et  cavalièrement  le  mousquetaire  tourna  sur  ses  talons  et  disparut. 

—  A  Nantes  !  se  dit-il  en  descendant  les  degrés.  Pourquoi  n'a-t-il  pas  osé  dire  de 
suite  à  Belle-Isle  ? 

Comme  il  touchait  à  la  grande  porte ,  un  commis  de  M.  de  Brienne  courut  après  lui. 

—  Monsieur  d'Artagnan!  dit-il,  pardon...  C'est  un  bon  que  le  roi  m'a  chargé  de 
vous  remettre. 

—  Sur  votre  caisse  ?  demanda  le  mousquetaire. 

—  Non ,  Monsieur,  sur  la  caisse  de  M.  Fouquet. 

D'Artagnan  surpris  lut  le  bon ,  qui  était  de  la  main  du  roi  et  pour  deux  cents  pistoles. 

—  Quoi  !  pensa-t-il  après  avoir  remercié  gracieusement  le  commis  de  M.  de  Brienne, 
c'est  par  M.  Fouquet  qu'on  fera  payer  ce  voyage-là  !  ^lordioux  !  Voilà  du  pur  Louis  XL 
Pourquoi  n'avoir  pas  fait  ce  bon  sur  la  caisse  de  M.  Colbert?  Il  eût  payé  avec  tant  de  joie! 

Et  d'Artagnan,  fidèle  à  son  principe  de  ne  laisser  jamais  refroidir  un  bon  à  vue, 
s'en  alla  chez  M.  Fouquet  pour  toucher  ses  deux  cents  pistoles. 


LA   CENE. 


Le  surintendant  avait  sans  doute  reçu  avis  du  prochain  départ  pour  Nantes,  car  il 
donnait  un  dîner  d'adieu  à  ses  amis. 

Du  bas  de  la  maison  jusqu'en  haut,  l'empressement  des  valets  portant  des  plats  et 
l'activité  des  commis  fermant  des  registres  témoignaient  d'un  bouleversement  prochain 
dans  la  caisse  et  dans  la  cuisine. 

D'Artagnan  ,  son  bon  à  la  main ,  se  présenta  dans  les  bureaux ,  où  cette  réponse  lui 
fut  faite  qu'ilétaittrop  fard  pour  toucher,  que  la  caisse  étaitferraée.  Il  répondit  parce 
seul  mot  :  —  Service  du  roi. 

Le  commis,  un  peu  troublé,  tant  la  raine  du  capitaine  était  grave,  répliqua  que 
c'était  une  raison  respectable,  mais  que  les  habitudes  de  la  maison  étaient  respectables 
aussi;  qu'en  conséquence  il  pi'iait  le  porteur  de  repasser  le  lendemain.  D'Artagnan 
demanda  qu'on  lui  fit  voir  M.  Fouquet.  Le  commis  riposta  que  M.  le  surintendant  ne 
se  mêlait  point  de  ces  sortes  de  détails,  et  brusquement  il  ferma  sa  dernière  porte  au 
nez  de  d'Artagnan.  Celui-ci  avait  prévu  le  coup  et  nus  sa  botte  entre  la  porte  et  le 
chambranle,  de  sorte  que  la  serrure  ne  joua  point  et  que  le  commis  se  rencontra  en- 
core nez  à  nez  avec  son  interlocuteur.  Aussi  changea-t-il  de  thème  pour  dire  à  d'Ar- 
tagnan avec  une  politesse  ellVayéc  : 

—  Si  Monsieur  veut  parler  à  M.  le  surintendant ,  qu'il  aille  aux  antichambres  :  ici 
sont  les  bureaux  où  monseigneur  ne  vient  jamais. 

—  A  la  bonne  heure  !  dites  donc  cela!  répliqua  d'Artagnan. 

—  Do  l'autre  côté  de  la  cour,  fit  le  conunis,  enchanté  d'être  libre. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  \:VJ 

D'Artagnan  traversa  la  cour,  et  tombant  au  milieu  des  valets  : 

—  Monseigneur  ne  reçoit  pas  à  cette  heure,  lui  fut-il  répondu  [)ar  un  dnMe  qui  |)or- 
tait  sur  un  plat  de  vermeil  trois  faisans  et  douze  cailles. 

—  Dites-lui, /it  le  capitaine  en  arrêtant  le  valet  par  le  bout  de  son  plat,  que  je  suis 
M.  d'Artagnan,  capitaine-lieutenant  des  mousquetaires  de  Sa  Majesté. 

Le  valet  poussa  un  cri  de  surprise  et  disparut.  D'Artagnan  l'avait  suivi  à  pas  lents. 
Il  arriva  juste  à  temps  pour  trouver  dans  l'antichambre  M.  Pellisson.  ipii,  un  peu 
pâle,  venait  de  la  salle  à  manger  et  accourait  aux  renseignemens.  D'Artagnan  sourit. 

—  Ce  n'est  rien  de  fâcheux ,  monsieur  Pellisson,  rien  qu'un  petit  bon  à  toucher. 

—  Ah!  fît  en  respirant  l'ami  de  Fouquet,  et  il  prit  le  capitaine  par  la  main,  l'attira 
derrière  lui  et  le  fil  entrer  dans  la  salle  ,  où  bon  nombre  d'amis  intimes  entouraient 
le  surintendant ,  placé  au  centre  et  enseveli  dans  un  fauteuil  à  coussins. 

Là  se  trouvaient  réunis  tous  les  épicuriens  qui  naguère ,  à  Vaux ,  faisaient  les  hon- 
neurs de  la  maison,  de  l'esprit  et  de  l'argent  de  M.  Fouquet.  Amis  joyeux,  tendres  pour 
la  plupart,  ils  n'avaient  pas  fui  leur  protecteur  à  l'approche  de  l'orage,  et  malgré  les 
menaces  du  ciel,  malgré  le  tremblement  de  la  terre,  ils  se  tenaient  là  sourians,  préve- 
nans,  dévoués  à  l'infortune  comme  ils  l'avaient  été  à  la  prospérité.  A  la  gauche  du  sur- 
intendant, madame  de  Bellièresj  à  sa  droite,  madame  Fouquet  :  comme  si,  bravant 
la  loi  du  monde  et  faisant  taire  toute  raison  des  convenances  vulgaires,  les  deux  anges 
protecteurs  de  cet  honnne  se  réunissaient  pour  lui  prêter,  à  un  moment  de  crise,  l'ap- 
pui de  leurs  bras  entrelacés. 

Madame  de  Bellières  était  pâle ,  tremblante  et  pleine  de  respectueuses  attentions 
pour  la  surintendante,  qui ,  une  main  sur  la  main  de  son  mari,  regardait  anxieuse- 
ment la  porte  par  laquelle  Pellisson  allait  amener  d'Artagnan. 

Le  capitaine  entra  plein  de  courtoisie  d'abord  et  d'admiration  ensuite ,  quand ,  de 
son  regard  infaillible,  il  eut  deviné  la  signification  de  toutes  les  physionomies. 

Fouquet  se  soulevant  sur  son  fauteuil  : 

—  Pardonnez-moi,  dit-il,  monsieur  d'Artagnan,  si  je  n'ai  pas  été  vous  recevoir 
comme  venant  au  nom  du  roi. 

Et  il  accentua  ces  derniers  mots  avec  une  sorte  de  fermeté  triste  qui  pénétra  d'effroi 
le  cœur  de  ses  amis. 

—  Monseigneur,  répliqua  d'Artagnan ,  je  ne  viens  pas  chez  vous  au  nom  du  roi,  si 
ce  n'est  pour  réclamer  le  paiement  d'un  bon  de  deux  cents  pistoles. 

Tous  les  fronts  se  déridèrent;  celui  de  Fouquet  resta  seul  obscurci. 

—  Ah  !  dit-il.  Monsieur,  vous  parlez  aussi  pour  Nantes,  peut-être? 

—  Je  ne  sais  pas  oi^ije  pars,  monseigneur. 

—  Mais,  dit  madame  Fouquet  rassérénée,  vous  ne  partez  pas  si  vile,  monsieur  le 
capitaine  .  que  vous  ne  nous  fassiez  Thonneur  de  vous  asseoir  avec  nous? 

—  Madame,  ce  serait  un  bien  grand  honneur  pour  moi  ;  mais  je  suis  tellement 
pressé  que,  vous  le  voyez,  j'ai  dii  me  permettre  d'interrompre  votre  repas  pour  faire 
payer  ma  cédule. 

—  A  laquelle  il  sera  fait  réponse  par  de  l'or,  dit  Fouquet  en  faisant  un  signe  à  son 
inlendant,  qui  aussitôt  partit  avec  le  bon  que  lui  tendait  d'Artagnan. 

—  Oh!  fit  celui-ci,  je  n'étais  pas  inquiet  du  paiement  :  la  maison  est  bonne. 
Un  douloureux  sourire  se  dessina  sur  les  traits  pâlis  de  Fouquet. 

—  Vous  souffrez?  demanda  madame  de  Bellières. 

—  Votre  accès '/demanda  madame  Fouquet. 

—  Rien,  merci,  répliqua  le  surintendant. 


400  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Votre  accès?  fit  ;i  son  lourd'Aitagnan.  Esl-ce  que  vous  êtes  malade,  monseigneur? 

—  J'ai  une  lièvre  tierce  qui  m'a  pris  après  la  fêle  de  Vaux. 

—  Quelque  fraîcheur  dans  les  grottes,  la  nuit? 

—  Non,  non;  une  émotion,  voilà  tout. 

—  Le  trop  de  cœur  que  vous  avez  mis  à  recevoir  le  roi ,  dit  la  Fontaine  Irauquille- 
uiont,  sans  se  douter  qu'il  lançait  un  sacrilège. 

—  On  ne  saurait  mettre  (rop  de  cœur  à  recevoir  le  roi ,  dit  doucement  Fouquet  à 
son  poète. 

—  Monsieur  a  voulu  dire  le  trop  d'ardeur,  interrompit  d'Artagnan  avec  une  fran- 
chise parfaite  et  beaucoup  d'aménité.  Le  fait  est,  monseigneur,  que  jamais  l'hospitalité 
ne  fut  pratiquée  comme  à  Vaux. 

Madame  P'ouquet  laissa  son  visage  exprimer  clairement  que  si  Fouquet  s'était  bien 
conduit  envers  le  roi,  le  roi  ne  rendrait  pas  la  pareille  au  ministre.  Mais  d'Artagnan 
savait  le  terrible  secret,  il  le  savait  seul  avec  Fouquet  ;  ces  deux  hommes  n'avaient 
pas,  l'un  le  courage  de  ])laindre  l'autre,  l'autre  le  droit  d'accuser.  Le  capitaine,  à  qui 
Ton  apporta  les  deux  cents  pistoles,  allait  prendre  congé,  quand  Fouquet  se  levant, 
prit  un  verre  et  en  fit  donner  un  à  d'Artagnan. 

—  Monsieur,  dit-il,  à  la  santé  du  roi,  quoiqu'il  arrive. 

—  Et  à  votre  santé,  monseigneur,  quoi  qu'il  arrive,  dit  d'Artagnan  en  buvant. 

Il  salua,  sur  ces  paroles  de  mauvais  augure,  toute  la  compagnie,  qui  se  leva  dès 
qu'il  eut  fait  son  salut,  et  on  entendit  ses  éperons  et  ses  bottes  jusque  dans  les  profon- 
deurs de  l'escalier. 

—  J'ai  cru  un  moment  que  c'était  à  moi  et  non  à  mon  argent  qu'il  en  voulait,  dit 
Fouquet  en  essayant  de  rire. 

—  A  vous  !  s'écrièrent  ses  amis ,  et  pourquoi ,  mon  Dieu? 

—  Oh  !  fit  le  surintendant,  ne  nous  abusons  pas,  mes  chers  frères  en  Epicure;  je 
ne  veux  pas  faire  de  couiiiaraison  entre  le  plus  hiuuble  pécheur  de  la  terre  et  le  Dieu 
que  nous  adorons,  mais  voyez-vous,  il  donna  un  jour  à  ses  amis  un  repas  qu'on  ap- 
pelle la  Cène  et  qui  n'était  qu'ini  dùier  d'adi'.Hi  comme  celui  que  nous  faisons  en  ce 
moment. 

fJn  cri  de  douloureuse  dénégation  partit  de  tous  les  coins  do  la  table. 

—  Fermez  les  portes,  dit  Fouquet.  El  les  valets  disparurent. 

—  Mes  amis,  contiuua-t-il  en  baissant  la  voix,  qu'étais-je  autrefois?  que  suis-je  au- 
jourd'hui? Constdtez-vous  et  répondez.  Un  homme  comme  moi  baissa,  par  cela  mètne 
qu'il  ne  s'élève  plus.  Je  n'ai  plus  d'argent:  je  n'ai  plus  de  crédit:  je  n'ai  plus  que  des 
ennenu's  puissans  et  des  amis  sans  puissance. 

—  Vite!  cria  Pellisson  en  se  levant,  puisque  vous  vous  expliquez  avec  celle  fran- 
chise, c'est  à  nous  d'être  francs  aussi.  Oui,  vous  êtes  perdu  :  oui ,  vous  courez  à  votre 
ruine  ;  arrêtez-vous.  El  tout  d'abord,  que  nous  resle-t-il  en  argent? 

—  Sept  cent  mille  livres,  dit  l'intendant. 

—  Du  pain,  murmura  madame  Fouquet. 

—  Des  relais  ,  dit  Pellisson,  des  relais,  et  fuyez. 

—  Où  cela? 

—  En  Suisse,  en  Savoie,  umis  fuyez. 

—  Si  monseigneur  fuit,  dit  m;ulame  de  Bellières,  on  dira  cpi'il  était  coupable  et 
qu'il  a  eu  peur. 

—  On  dira  plus,  on  dira  que  j'ai  enq)orté  vingt  millions  avec  moi. 

—  Nous  ferons  des  njémoirespour  \ous  justifier,  dit  la  Fontaine;  fuyez. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  401 

—  Je  resterai .  dit  Fouquet;  et  d'ailleurs,  tout  ne  me  sert-il  pas? 

—  Vous  avez  BcUe-Islo  !  cria  Tabbc  Fouquet. 

—  Et  j'y  vais  tout  naturellement  en  allant  à  Nantes ,  répondit  le  surintendant;  pa- 
tience donc,  patience! 

—  Avant  Nantes,  que  de  chemin  !  dit  madame  Fouquet. 

—  Oui,  je  le  sais  bien,  répliqua  Fouquet;  mais  qu'y  faire?  le  roi  m'appelle  aux 
Klals.  Je  sais  bien  que  c'est  pour  me  perdre  :  mais  refuser  de  partir,  c'est  montrer  de 
l'inquiétude. 

—  Eh  bien  !  j"ai  trouvé  le  moyen  de  tout  concilier,  s'écria  Pellisson,  vous  allez  partir 
pour  Nantes ,  mais  avec  des  amis ,  mais  dans  votre  carrosse  jusqu'à  Orléans ,  dans  votre 
cabane  jusqu'à  Nantes  même;  toujours  prêt  à  vous  défendre  si  l'on  vous  attaque  , 
à  échapper  si  l'on  vous  menace;  en  un  mot,  vous  emporterez  votre  argent  pour  toute 
chance.  Puis  touchant  la  mer  quand  vous  voudrez,  vous  vous  embarquerez  pour  Belle- 
Isle ,  et  de  Belle-Isie  vous  vous  élancerez  oii  vous  voudrez .  pareil  à  l'aigle  qui  sort  et 
prend  l'espace  quand  on  !'a  débusqué  de  son  aire. 

Un  assentiment  unanime  accueillit  les  paroles  de  Pellisson. 

—  Oui,  faites  cela,  dit  madame  Fouquet  à  son  mari. 

—  Faites,  faites  !  s'écrièrent  tous  les  amis. 

—  Je  le  ferai ,  répliqua  Fouquet. 

—  Dès  ce  soir. 

—  Dans  une  heure. 

—  Sur-le-champ. 

—  Avec  sept  cent  mille  livres,  vous  recommencerez  une  fortune,  dit  l'abbé  Fouquet. 
Qui  nous  empécbe  d'armer  des  corsaires  à  Belle-Isle? 

—  Et  s'il  le  faut,  nous  irons  découvrir  un  nouveau  monde ,  ajouta  la  Fontaine,  ivre 
de  projets  et  d'enthousiasme. 

Un  coup  frappé  à  la  porte  interrompit  ce  concours  de  joie  et  d'espérance. 

—  Un  courrier  du  roi!  cria  le  maître  des  cérémonies. 

Alors  il  se  fit  un  profond  silence,  comme  si  le  message  qu'apportait  ce  courrier 
n'était  qu'une  réponse  à  tous  ces  projets  enfantés  l'instant  d'avant.  Chacun  attendit  ce 
que  ferait  le  maître,  dont  le  front  ruisselait  de  sueur  et  qui  véritablement  soutirait 
alors  de  sa  lièvre.  Fouquet  passa  dans  son  cabinet  pour  recevoir  le  message  de  Sa  Ma- 
jesté. Il  y  avait,  nous  l'avons  dit,  un  tel  silence  dans  les  chambres  et  dans  tout  le 
service,  que  l'on  entendit  de  la  salle  à  manger  la  voix  de  Fouquet  qui  répondait  : 

—  C'est  bien,  Monsieur. 

Cette  voix  était  pourtant  atterrée  par  l'émotion.  Un  instant  après,  Fouquet  appela 
Gourville,  qui  traversa  la  galerie  au  milieu  de  l'attente  universelle.  Enfin  il  reparut 
lui-même  parmi  ses  convives,  mais  ce  n'était  plus  le  même  visage,  pâle  et  défait, 
qu'on  lui  avait  vu  au  départ;  de  pâle  il  s'était  fait  livide  ,  et  de  défait,  décomposé. 
Spectre  vivant,  il  s'avançait  les  bras  étendus,  la  bouche  desséchée,  comme  l'ombre 
qui  vient  saluer  des  amis  d'autrefois.  A  cette  vue  ,  chacun  se  leva ,  chacun  s'écria  , 
chacun  courut  à  Fouquet.  Celui-ci ,  regardant  Pellisson,  s'appuya  sur  la  surintendante 
et  serra  la  main  glacée  de  la  marquise  de  Bellières. 

—  Eh  bien?  fit-il  d'une  voix  qui  n'avait  plus  rien  d'humain. 
• — Qu'arrive-t-il,  mon  Dieu?  lui  dit-on. 

Fouquet  ouvrit  sa  main  droite  .  qui  était  crispée,  humide ,  cl  on  y  vit  un  papier  sur 
lequel  se  jela  Pellisson  épouvanlé. 

11  lut  lc5  liLMies  suivantes  de  la  main  du  roi  ; 


4G2  LES  MOUSQUETAIRES. 

«  Cher  et  amé  monsieur  Foiiquet,  donnez-nous ,  sur  ce  qui  vous  reste  à  nous,  une 
somme  de  sept  cent  mille  livres  dont  nous  avons  besoin  ccjourd'hui  pour  notre  départ. 

«  Et  comme  nous  savons  que  votre  santé  n'est  pas  bonne ,  nous  prions  Dieu  qu'il 
vous  remette  en  santé  et  vous  ait  en  sa  sainte  et  digne  garde. 

«  Louis. 

«  La  présente  lettre  est  pour  reçu.  » 

Un  murmure  d'effroi  circula  dans  la  salle. 

—  Eh  bien!  s'écria  Pellisson  à  son  tour,  vous  avez  celte  lettre? 

—  J'ai  le  reçu,  oui. 

—  Que  ferez-vous  ,  alors? 

—  Rien,  puisque  j'ai  le  reçu.  Si  j'ai  le  reçu,  Pellisson,  c'est  que  j'ai  payé,  lit  le  sur- 
intendant avec  une  simplicité  qui  arracha  le  cœur  aux  assistans. 

—  Vous  avez  payé  !  s'écria  madame  Fouquet  au  désespoir  :  alors  nous  sommes  perdus  ! 

—  Allons,  allons,  plus  de  mots  inutiles,  interrompit  Pellisson.  Après  l'argent,  la 
vie.  Monseigneur,  à  cheval,  à  cheval! 

—  Mais  il  ne  peut  se  tenir,  voyez. 

—  Oh  !  si  l'on  réfléchit!...  dit  l'intrépide  Pellisson. 

—  Il  a  raison,  murmura  Fouqiiet. 

—  Monseigneur,  monseigneur,  cria  Gourville  en  moulant  l'escalier  par  quatre  de- 
grés à  la  fois  ;  monseigneur  ! 

—  Eh  bien  !  quoi? 

—  J'escortais,  comme  vous  savez,  le  courrier  du  roi  avec  l'argent. 
•—Oui. 

—  Eh  bien  !  arrivé  au  Palais-Royal ,  j'ai  vu... 

—  Respire,  mon  pauvre  ami,  respire,  tu  suffoques. 

—  Qu'avez-vous  vu?  crièrent  les  amis  impatiens. 

—  J'ai  vu  les  mousquetaires  monter  à  cheval,  dit  Gourville. 

—  Voyez-vous  !  s'écria-t-on ,  voyez-vous  !  Y  a-t-il  un  instant  à  perdre? 
Madame  Fouquet  se  précipita  par  les  montées  en  demandant  ses  chevaux. 
Madame  de  Bellièrcs  s'élança  pour  la  prendre  dans  ses  bras  et  lui  dit  : 

—  Madame,  au  nom  de  son  salut,  ne  témoignez  rien,  ne  manifestez  aucune  alarme. 
Pellisson  courut  pour  faire  atteler  les  carrosses. 

Et,  pendant  ce  temps,  Gourville  recueillit  dans  son  chapeau  ce  que  les  amis  plcu- 
ransct  clfarés  purent  y  jeter  d'or  et  d'argent,  dernière  offrande,  pieuse  aumône  faite 
au  malheur  par  la  pauvreté. 

Le  surintendant,  entraîné  par  les  uns ,  porté  par  les  autres,  fut  enfermé  dans  son 
carrosse.  Gourville  moula  sur  le  siège  et  prit  les  rênes.  Pellisson  contint  madame  Fou- 
(piet  évanouie. 

Madame  de  Bellières  eut  plus  de  force ,  elle  en  fut  bien  payée  ,  elle  recuediil  le  der- 
nier baiser  de  Fouquet 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  463 


CONSEILS   D  AMI. 


D'Artagnan était  parti,  Foiiquet aussi  était  parti,  et  lui  avec  une  rapidité  que  dou- 
blait le  tendre  intérêt  de  ses  amis. 

Les  premiers  momens  de  ce  voyage  ou,  pour  mieux  dire,  de  cette  fuite,  furent 
troublés  par  la  crainte  incessante  de  tous  les  cbevaux,  de  tous  les  carrosses  qu'on 
apercevait  derrière  le  fugitif. 

Il  n'était  pas  naturel;  en  effet,  que  Louis  XIV,  s'il  en  voulait  à  cette  proie,  la 
laissât  échapper;  le  jeune  lion  savait  déjà  la  chasse  ,  et  il  avait  des  limiers  assez  ardens 
pour  s'en  reposer  sur  eux. 

Mais,  insensiblement,  toutes  les  crainte^  s'évanouirent;  le*n*intendant ,  à  force  de 
courir,  mit  une  telle  distance  entre  lui  et  les  persécuteurs  que  ,  raisonnablement ,  nul 
ne  le  pouvait  atteindre.  Quant  à  la  contenance,  ses  amis  la  lui  avaient  faite  excellente. 
Ne  voyageait-il  pas  pour  aller  joindre  le  roi  à  Nantes ,  et  la  rapidité  même  ne  témoi- 
gnait-elle pas  de  son  zèle? 

Il  arriva  fatigué,  mais  rassuré,  à  Orléans,  oii  il  trouva,  grâce  aux  soins  d'un  cour- 
rier qui  l'avait  précédé,  une  belle  cabane  à  huit  rameurs. 

Ces  cabanes,  en  forme  de  gondoles,  un  peu  larges,  un  peu  lourdes,  contenant  une 
petite  chambre  couverte  en  forme  detillac,  et  une  chambre  de  poupe,  formée  par  une 
tente ,  faisaient  alors  le  service  d'Orléans  à  Nantes  par  la  Loire ,  et  ce  trajet  long  de 
nos  jours,  paraissait  alors  plus  doux  et  plus  commode  que  la  grande  route  avec  ses 
bidets  de  poste  ou  ses  mauvais  carrosses  à  peine  suspendus.  Fouquet  monta  dans  cette 
cabane ,  qui  partit  aussitôt.  Les  rameurs ,  sachant  qu'ils  avaient  l'honneur  de  mener 
le  surintendant  des  finances,  s'escrimaient  de  leur  mieux,  et  ce  mot  magique,  les 
finances,  leur  promettait  quelque  bonne  gratification  dont  ils  voulaient  se  rendre  dignes. 

La  cabane  vola  sur  les  flots  de  la  Loire.  Un  temps  magnifique,  un  de  ces  soleils 
levans  qui  empourprent  les  paysages ,  laissait  au  fleuve  toute  sa  sérénité  limpide.  Le 
courant  et  les  rameurs  portèrent  Fouquet  comme  les  ailes  portent  l'oiseau. 

Le  chiffre  de  huit  rameurs,  pour  une  gabare,  n'avait  jamais  été  dépassé,  même 
pour  le  roi. 

Fouquet  prenant  la  main  de  Gourville, 

—  Ami,  dit-il ,  c'est  tout  jugé,  rappelle-toi  le  proverbe  :  Les  premiers  vont  devant. 
Eh  bien,  Colbert  n'a  garde  de  me  passer  !  C'est  un  prudent,  Colbert. 

Parvenu  à  Nantes  Fouquet  monta  dans  un  carrosse  que  la  ville  lui  envoyait  on 
ne  sait  pourquoi ,  et  il  se  rendit  à  la  maison  de  ville ,  escorté  d'une  grande  foule 
qui,  depuis  plusieurs  joiu's,  bouillonnait  dans  l'attente  d'une  convocation  des  Etats. 
A  peine  fut-il  installé  que  Gourville  sortit  pour  aller  faire  préparer  les  chevaux 
sur  la  roule  de  Poitiers  et  de  Vannes ,  et  un  bateau  à  Painibœuf.  Il  fit  avec  tant  de 
mystère ,  d'activité,  de  générosité  ces  différentes  opérations,  que  jamais  Fouquet,  alors 
travaillé  par  son  accès  de  fièvre,  ne  fut  plus  près  du  salut,  sauf  la  coopération  de  cet 
agitateur  immense  des  projets  humains  :  le  hasard. 

Le  bruit  se  répandit  en  ville,  celle  nuit ,  que  le  roi  venait  en  grande  hâte  sur  des 


464  LES  MOUSQUETAIRES. 

chovaux  de  poste ,  et  qu'il  arriverait  dans  douze  on  dix  heures.  Le  peuple ,  en  attendant 
le  roi,  se  réjouissait  fort  de  voir  les  mousquetaires  ,  fraîchement  arrivés  avecM.d'Ar- 
tagnan  ,  leur  capitaine  ,  el  casernes  déjà  dans  le  château,  dont  ils  occupaient  tous  les 
postes  en  qualité  de  garde  d'honneur.  M.  d'Arlagnan,  qui  était  fort  poli,  se  présenta 
vers  dix  heures  chez  le  surintendant  ,  pour  lui  présenter  ses  respectueux  hommages, 
et  hien  que  le  ministre  eût  la  lièvre,  hien  qu'il  fût  soulfrant  et  trempé  de  suevn-,  il 
voulut  recevoir  M.  d'Artagnan,  lequel  fui  charmé  de  cet  honneur,  comme  on  verra 
par  l'entretien  qu'ils  eurent  ensendde. 

Fouquet  s'était  couché,  en  homuie  qui  tient  à  la  \ie  et  qui  écouomise  le  plus  pos- 
sihle  ce  mince  tissu  de  l'existence  ,  dont  les  chocs  et  les  angles  de  ce  monde  usent  si 
vile  l'irréparahle  ténuité. 

D'Artagnau  parut  sur  le  seuil  de  la  chamhre  el  fut  salué  par  le  surintendant  d'un 
bonjour  très-affable. 

—  Bonjour,  monseigneur,  réponJit  le  mousquelairo;  comment  vous  trouvez-vous 
de  ce  voyage? 

—  Assez  bien.  Merci. 

—  Et  de  la  fièvre  ?  • 

—  Assez  mal.  Je  hois,  comme  vous  voyez.  A  peine  arrivé,  j'ai  frappé  sur  Nantes 
une  contribution  de  tisane. 

—  Il  faut  dornnr  d'abord,  monseigneur. 

—  Eh!  corbleul  cher  monsieur  d'Artagnan  ,  je  dormirais  hien  volontiers... 

—  Qui  vous  en  empêche  ? 

—  Mais  vous,  d'abord. 

—  Moi  !  ah  !  monseigneur  !.. 

—  Sans  doute.  Èlsl-ce  que,  à  Nantes  comme  à  Paris,  vou^5  ne  venez  pas  au  nom 
du  roi  ? 

—  Pour  Dieu ,  monseigneur,  répliqua  le  capitaine ,  laissez  donc  le  roi  en  repos  !  Le 
jour  où  je  viendrai  de  la  part  du  roi  pour  ce  que  vous  voidez  me  dire ,  je  vous  pro- 
mets de  ne  pas  vous  faire  languir.  Vous  me  verrez  mettie  la  main  à  l'épée ,  selon 
l'ordonnance,  et  vous  m'entendrez  dire  du  premier  coup  de  ma  voix  de  cérémonie: 
«  Monseigneur,  au  nom  du  roi ,  je  vous  arrête!  » 

Fouquet  tressaillit  malgré  lui,  tant  l'accent  du  Gascon  spirituel  avait  été  naturel  et 
vigoureux.  La  représentation  du  fait  était  presque  aussi  effrayante  que  le  fait  lui- 
même. 

—  Vous  me  promettez  cette  frandiise?  dit  le  surintendant. 

—  Sur  l'honneur!  mais  nous  n'en  sommes  pas  là,  crovi  z-moi. 

—  Qui  vous  fait  penser  cela,  monsieur  d'Artagnan?  Moi,  je  crois  tout  le  contraire. 

—  Je  n'ai  entendu  parler  de  quoi  que  ce  soit,  répliqua  d'Arlagnan. 

—  Eh  !  eh  !  lit  Fouquet. 

—  Mais  non,  vous  êtes  un  agréable  hounne  malgré  votre  lièvre.  Le  roi  ne  peut,  ne 
doit  pouvoir  s'empêcher  de  vous  aimer  an  fond  du  co^iir. 

Fouquet  lit  la  grimace. 

—  Mais  M.  Golherl?  dit-il.  M.  Colherl  m"aimerait-il  aussi  autant  que  vous  le  dites? 

—  Je  ne  parle  point  de  M.  Colherl ,  reprit  d'Artagnan.  C'est  un  homme  excep- 
tionnel, celui-là!  Il  ne  vous  aime  pas,  c'est  possible,  mais  mordioux  1  l'écureuil  peut 
se  garer  de  la  couleuvre  pour  peu  qu'il  le  veuille. 

—  Sav{>z-vous  (jue  vous  m(>  parlez  eu  ami ,  répiiipia  FoU(piel ,  el  (jue  ,  sur  ma  \ie  , 
je  n'ai  jamais  trouvé  mi  honnne  de  votre  esprit  cl  de  voiic  co.mu? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  463 

—  Cela  vous  plaît  à  dire,  fil  d'Artagnan.  Ah  !  voilà  votre  voix  qui  s'enroue.  Buvez, 
monseigneur,  buvez. 

Et  il  lui  offrit  une  tasse  de  tisane  avec  la  plus  cordiale  amitié.  Fouquet  la  prit  et  le 
remercia  par  un  bon  sourire. 

—  Ces  clioses-là  n'arrivent  qu'à  moi,  dit  le  mousquelaire.  J'ai  passé  dix  ans  sous 
votre  barbe  quand  vous  remuiez  des  tonnes  d'or;  vous  taisiez  quafx"e  millions  de  pen- 
sion par  an  ;  vous  ne  m'avez  jamais  remarqué  el  voilà  que  vous  vous  apercevez  que  je 
suis  au  monde,  précisément  au  moment... 

—  Où  je  vais  tomber,  interrompit  Fouquet.  C'est  vrai ,  cher  monsieur  d'Artagnan. 
Eh  bien  I  si  je  tombe,  prenez  ma  parole  pour  vraie  ,  je  ne  serai  pas  un  jour  sans  me 
dire  en  me  frappant  la  tète  :  «  Fou!  fou!  stupide  mortel ,  tu  avais  M.  d'Artagnan  sous 
la  main,  et  lu  ne  t'es  pas  servi  de  lui!  el  tu  ne  l'as  pas  enrichi!  » 

—  Vous  me  comblez,  dit  le  capitaine.  Je  raffole  de  vous. 

—  Voyous,  n'est-ce  pas,  capitaine,  que  je  suis  bien  désigné'?  N'est-ce  pas  que  le 
roi  m'amène  bien  à  Nantes  pour  m'isoler  de  Paris  où  j'ai  lant  de  créatures  et  pour 
s'emparer  de  Belle-Isle'? 

—  Où  est  M.  d'Herblay?  ajouta  d'Artagnan. 
Fouquet  leva  la  tête. 

—  Quant  à  moi,  monseigneur,  poursuivit  d'Artagnan,  je  puis  vous  assurer  que  le 
roi  ne  m'a  rien  dit  contre  vous. 

—  Vraiment? 

—  Le  roi  m'a  conunandé  de  partir  pour  Nantes,  c'est  vrai:  de  n'en  rien  dire  à 
M.  de  Gesvres. 

—  Mon  ami. 

—  A  M.  de  Gesvres,  votre  ami,  oui,  monseigneur,  continua  le  mousquetaire.  Le 
roi  m'a  commandé  encore  de  prendre  une  brigade  des  mousquetaires,  ce  qui  est 
superflu  en  apparence,  puisque  le  pays  est  calme. 

—  Une  brigade?  dit  Fouquet  en  se  levant  sur  son  coude. 

—  Quatre-vingt-seize  cavahers ,  oui ,  monseigneur,  le  niême  nombre  qu'on  avait 
pris  pour  arrêter  MM.  de  Chalais,  de  Cinq-Mars  et  Montmorency. 

Fouquet  dressa  l'oreille  à  ces  mots  prononcés  sans  valeur  apparente. 

—  Et  puis?  dit-il. 

—  El  puis,  d'autres  ordres  insignifians,  tels  que  ceux-ci  :  garder  le  château,  garder 
chaque  logis,  ne  laisser  aucun  garde  de  M.  de  Gesvres  prendre  faction...  de  M.  de 
Gesvres,  votre  ami. 

—  Et  pour  moi ,  s'écria  Fouquet,  quels  ordres? 

—  Pour  vous,  monseigneur,  pas  le  plus  petit  mot. 

—  Monsieur  d'Artagnan...  il  s'agit  de  me  sauver  l'honneur  ella  vie  peut-être.  Vous 
ne  me  tromperiez  pas  ? 

—  Moi  !...  el  dans  quel  but?  Est-ce  que  vous  êtes  menacé?  Seulement  il  y  a  bien, 
touchant  les  carrosses  et  les  bateaux,  un  ordre... 

—  Un  ordre? 

—  Oui ,  mais  qui  ne  saurait  vous  concerner.  Simple  mesure  de  police. 

—  Laquelle ,  capitaine ,  laquelle  ? 

—  C'est  d'empêcher  tous  chevaux  ou  bateaux  de  sortir  de  Nantes  sans  un  sauf- 
conduit  signé  du  roi. 

—  Grand  Dieu  !  mais... 
D'Artagnan  se  mit  à  rire. 

T.  11.  50 


466  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Cela  n'aura  d'exécution  qu'après  l'arrivée  du  roi  à  Nantes;  ainsi,  vous  voyez 
bien,  monseigneur,  que  l'ordre  ne  vous  concerne  en  rien. 

Fouquet  devint  rêveur,  et  d'Arlagnan  feignit  de  ne  pas  remarquer  sa  préoccupation. 

—  Pour  que  je  vous  confie  ainsi  la  teneur  des  ordres  qu'on  m'a  donnés ,  il  faut  que 
je  vous  aime,  et  que  je  tienne  à  vous  prouver  qu'aucun  n'est  dirigé  contre  vous. 

—  Sans  doute  ,  dit  Fouquet  distrait. 

—  Savez- vous  bien,  monsieur  Fouquet,  que  si,  au  lieu  de  parler  à  un  homme 
couîme  vous  qui  êtes  des  premiers  du  royaume,  je  parlais  à  ime  conscience  troublée, 
inquiète,  je  me  compromettrais  à  jamais?  La  belle  occasion  pour  quelqu'un  qui  vou- 
drait prendre  le  large  !  Pas  de  police,  pas  de  gardes,  pas  d'ordres  :  l'eau  libre,  la 
route  franche,  M.  d'Artagnan  obligé  de  prêter  ses  chevaux  si  on  les  lui  deman- 
dait 1  Tout  cela  doit  vous  rassurer,  monsieur  Fouquet,  car  le  roi  ne  m'eût  pas  laissé 
ainsi  indépendant,  s'il  eût  eu  de  mauvais  desseins.  En  vérité ,  monsieur  Fouquet , 
demandez-moi  tout  ce  qui  pourra  vous  être  agréable  :  je  suis  à  votre  disposition  ;  et 
seulement,  si  vous  y  consentez,  vous  me  rendrez  un  service  :  celui  de  souhaiter  le 
bonjour  à  Aramis  et  à  Porthos ,  au  cas  où  vous  vous  embarqueriez  pour  Belle-Isle  , 
ainsi  que  vous  avez  le  droit  de  le  faire ,  sans  désemparer,  tout  de  suite,  en  robe  de 
chambre  ,  comme  vous  voilà. 

Sur  ces  mots  et  avec  une  profonde  révérence  ,  le  mousquetaire ,  dont  les  regards 
n'avaientrienperdu  de  leur  intelligente  bienveillance,  sortit  de  l'appartement  et  disparut. 

Il  n'était  pas  aux  degrés  du  vestibule,  que  Fouquet,  hors  de  lui,  se  pendit  à  la 
sonnette  et  cria  : 

^-  Mes  chevaux  !  ma  gabare  ! 

Personne  ne  répondit. 

Le  surintendant  s'habilla  lui-même  do  tout  ce  qu'il  trouva  sous  sa  main. 

—  Gourville  I...  Gourville  !...  cria-l-il  tout  en  glissant  sa  montre  dans  sa  poche. 
Et  la  sonnette  joua  encore,  tandis  que  Fouquet  répétait  : 

' — Gourville!...  Gourville  !... 
Gourville  parut .  haletant. 

—  Partons  !  partons  !  cria  le  siirintendant  dès  qu'il  le  vit. 

—  Il  est  trop  tard!  lit  l'ami  du  pauvre  Fouquet. 

—  Trop  tard  !  Pourquoi  ? 
•i—  Écoutez. 

On  enlendit  des  trompettes  et  un  bruit  de  tambours  devant  le  château. 
•^ —  Le  roi  qui  arrive  ,  monsci'.'nour. 
— ■■  Le  roi  ! 

^-^  Le  roi,  qui  a  brûlé  étapes  sur  étapes  :  le  roi .  qui  a  crevé  des  chevaux  et  (]ui 
avance  de  huit  heures  sur  votre  calcul. 

—  Nous  sommes  perdus  I  murmura  Fouquet.  Hiave  d'Artagnan,  va,  tu  m'as  parle 
lro]i  tard  I 

Le  roi  arri\ait('n  elVot  «laii^  la  \ille:  on  entendit  bientôt  le  canon  du  rempart  et 
celui  d'un  \aiss(';ni  (pii  ii-pondait  du  bas  de  la  rivière.  Fouquet  fronça  le  sourcil ,  ap- 
pela SOS  valets  de  chambre  et  ?e  lit  habiller  en  cérémonie.  De  sa  fenêtre,  derrière  les 
rideaux,  il  voyait  reuipressenu-nt  du  peu[de  et  le  mouvement  d'une  grande  troupe 
qui  avait  suivi  le  prince  sans  que  l'on  pût  deviner  comment.  Le  roi  fut  conduit  au  châ- 
teau en  grande  pompe,  et  Fouquet  le  vit  mettre  pied  ;\  terre  sur  la  herse  et  parler  bas 
n  l'oreille  de  d'Arlagnan  ,  qui  tenait  l'élrier. 

D'Arlagnan,  le  roi  étant  passé  sous  la  voûte >  fiO  dirigea  vers  la  maison  de  F*ouquetj 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  Ul 

mais  si  lentement,  si  lentement,  en  s'arrètanl  tant  de  fois  pnnr  parler  à  ses  mousque- 
taires, échelonnés  en  baie,  que  l'on  eût  dit  qu'il  couqitail  les  secondes  ou  les  pas 
avant  d'accomplir  son  message. 

Fouquet  ouvrit  la  fenêtre  pour  lui  parler  dans  la  cour. 

—  Ah  I  s'écria  d'Artagnan  en  l'apercevant,  vous  êtes  encore  chez  vous,  monseigneur  ? 
Le  surintendant  se  contenta  de  soupirer. 

—  Mon  Dieu,  oui,  Monsieur,  répondit-il,  l'arrivée  du  roi  m'a  interrompu  dans  les 
projets  que  j'avais. 

—  Ah  !  vous  savez  que  le  roi  vient  d'arriver? 

' —  Je  l'ai  vu,  oui ,  Monsieur,  et  celte  fois  vous  venez  de  sa  part... 

—  Savoir  de  vos  nouvelles,  monseigneur,  etsi  votre  santé  n'est  pas  trop  n)auvaise, 
Vous  prier  de  vouloir  bien  vous  rendre  au  château . 

—  De  ce  pas,  monsieur  d'Artagnan,  de  ce  pas. 

• —  Ahl  dame  !  fit  le  capitaine,  à  préseul  que  le  roi  est  là,  il  n'y  a  plus  de  prome- 
nades pour  personne ,  plus  de  libre  arbitre:  la  consigne  gouverne  à  présent,  vous 
comme  moi ,  moi  coimne  vous. 

Fouquet  soupira  une  dernière  fois,  monta  en  carrosse ,  tant  sa  faiblesse  était  grande, 
et  se  rendit  au  château,  escorté  par  d'Artagnan,  dont  la  politesse  n'était  pas  înoins 
effrayante  cette  fois,  qu'elle  avait  naguère  été  consolante  et  gaie. 


COMMENT    LE    ROI    LOUrS   XIV   JOUA   SON    PETIT   ROLET. 


Comme  Fouquet  descendait  de  carrosse  pour  entrer  dans  le  château  de  Nanics ,  un 
homme  du  peuple  s'approcha  de  lui  avec  tous  les  signes  du  plus  grand  respect  et  lui 
remit  une  lettre.  D'Artagnan  voulut  empêcher  cet  homme  d'entretenir  Fouquet,  et 
l'éloigna ,  mais  le  message  avait  été  remis  au  surintendant.  Fouquet  décacheta  la 
lettre  et  la  lut  ;  à  ce  moment,  un  vague  effroi  que  d'Artagnan  pénétra  facilement  se 
peignit  sur  le  visage  du  premier  ministre. 

Fouquet  mit  le  papier  dans  le  portefeuille  qu'il  avait  sous  sou  l)ras ,  et  continua  son 
chemin  vers  les  appartemens  du  roi. 

D'Artagnan,  par  les  petites  fenêtres  pratiquées  à  chaque  étage  du  donjon,  vil  en 
montant  derrière  Fouquet ,  l'homme  au  billet  regarder  autour  de  lui  sur  la  place  et 
faire  des  signes  à  plusieurs  personnes  qui  disparurent  dans  les  rues  adjacentes,  après 
avoir  elles-mêmes  répété  ces  signes  faits  par  le  personnage  que  nous  avons  indiqué. 

On  i\l  attendre  Fouquet  un  moment  sur  cette  terrasse  dont  nous  avons  parlé ,  ter- 
rasse qui  aboutissait  au  petit  corridor  après  lequel  on  avait  établi  le  cabinet  du  roi. 
D'Artagnan  alors  passa  devant  le  surintendant,  que  jusque-là  il  avait  accompagné  res- 
pectueusement, et  entra  dans  le  cabinet  royal. 

—  Eh  bien?  lui  demanda  Louis  XIV,  qui,  eu  l'apercevant >  jeta  sur  la  table  cou- 
verte de  papiers  une  grande  toile  verte. 

—  L'ordre  est  exécuté,  sire. 

—  El  Fouquet? 

—  M.  le  surintendant  me  suit,  répliqua  d'Artagnan. 


468  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Dans  dix  minutes  on  l'introduira  près  de  moi,  dit  le  roi  en  congédiant  d'Arta- 
gnan  d'un  geste. 

Celui-ci  sortit,  et  à  peine  arrivé  dans  le  corridor  à  l'extrémité  duquel  Fouquet  l'at- 
tendait, fut  rappelé  par  la  clochette  du  roi. 

—  11  n'a  pas  paru  étonné?  demanda  le  roi. 

—  Qui,  sire? 

—  Fouquet,  répéta  le  roi  sans  dire  monsieur,  particularité  qui  condrma  le  capi- 
taine des  mousquetaires  dans  ses  soupçons. 

—  Non,  sire,  répliqua-t-il. 

—  Bien. 

Et  pour  la  seconde  fois,  Louis  renvoya  d'Artagnan. 

Fouquet  n'avait  pas  quitté  la  terrasse  où  il  avait  été  laissé  par  son  guide.  Il  relisait 
son  billet  ainsi  conçu  : 

«  Quelque  chose  se  trame  contre  vous.  Peut-être  n'osera-t-on  au  château ,  ce  serait 
à  votre  retour  chez  vous.  Le  logis  est  déjà  cerné  par  les  mousquetaires.  N'y  rentrez 
pas,  un  cheval  blanc  vous  attend  derrière  l'esplanade.  » 

Fouquet  avait  reconnu  l'écriture  et  le  zèle  de  Gourville.  Ne  voulant  point  que  s'il 
lui  arrivait  malheur,  ce  papier  pût  compromettre  un  fidèle  ami ,  le  surintendant  s'oc- 
cupait à  déchirer  ce  billet  en  des  milliers  de  morceaux  éparpillés  au  vent  hors  du  ba- 
lustre  de  la  terrasse. 

D'Artagnan  le  surprit  regardant  voltiger  les  dernières  miettes  dans  l'espace. 

—  Monsieur,  dit-il ,  le  roi  vous  attend. 

Fouquet  marcha  d'un  pas  délibéré  dans  le  petit  corridor  où  travaillaient  MM.  de 
Brienne  et  Rose,  tandis  ipic  le  duc  de  Saint-Aignan  assis  sur  une  petite  chaise,  aussi 
dans  le  corridor,  paraissait  attendre  des  ordres  et  bâillait  d'une  impatience  fiévreuse, 
son  épée  entre  les  jambes.  Il  sembla  étrange  à  Fouquet  que  MM.  de  Brienne,  Rose  et 
de  Saint-Aignan,  d'ordinaire  si  attentifs,  si  obséquieux,  se  dérangeassent  à  peine 
lorsque  lui,  le  surintendant,  passa.  Mais  comment  oùt-il  trouvé  autre  chose  chez  des 
courtisans,  celui  que  le  roi  n'appelait  plus  que  Fouquet?  Il  releva  la  tète,  et,  bien 
décidé  à  tout  braver  en  face  ,  entra  chez  le  roi  après  qu'une  clochette  qu'on  connaît 
déjà  l'eût  annoncé  à  Sa  Majesté.  Le  roi ,  sans  se  lever,  lui  fit  un  signe  de  lèle,  et  avec 
intérêt, 

—  Eh!  comment  allez-vous,  Monsieur?  dit-il. 

—  Je  suis  dans  mon  accès  de  fièvre,  répliqua  le  surintendant,  mais  tout  au  service 
du  roi. 

—  Bien;  les  Étals  s'assemblent  demain  :  avez-vous  un  discours  prèl? 
Fouquet  regarda  le  roi  avec  étonncment. 

—  Je  n'en  ai  pas,  sire,  dit-il,  mais  j'en  improviserai  un.  Je  sais  assez  à  fond  les 
allai res  pour  ne  pas  demeurer  embarrassé.  Je  n'ai  qu'une  question  à  faire;  Votre 
Majesté  me  la  permellra-l-cllo  ? 

—  Faites. 

—  Pourquoi  Sa  Majesté  n'a-t-elle  pas  fait  l'honneur  à  son  premier  ministre  de  l'a- 
vertir à  Paris? 

—  Vous  étiez  malade;  je  ne  veux  pas  vous  fatiguer. 

—  Jamais  un  travail,  jamais  une  explication  ne  me  fatigue,  sire ,  et  puisque  le 
moment  est  venu  pour  moi  de  demander  une  explication  à  mon  roi... 

—  Oh  !  m(tnsiL«ur  Fouquet!  et  sur  tpioi  nue  (.xplicalion? 

—  Sur  les  iiiteulions  de  Sa  .Majesté  à  nion  égard. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  409 

Le  roi  rougit. 

—  J'ai  été  calomnié  ,  repartit  vivement  Fouquet,  et  je  dois  provoquer  la  justice  du 
roi  à  des  enquêtes. 

—  Vous  me  dites  cela  bien  inutilement,  monsieur  Fouquet,  je  sais  ce  que  je  sais. 

—  Sa  Majesté  ne  peut  savoir  les  choses  que  si  on  les  lui  a  dites,  et  je  ne  lui  ai  rieu 
dit,  moi,  tandis  que  d'autres  ont  parlé  mainte  et  mainte  fois  à... 

—  Que  voulez-vous  dire?  fit  le  roi,  impatient  de  clore  cette  conversation  embarras- 
sante. 

—  Je  vais  droit  au  fait ,  sire  ,  et  j'accuse  un  homme  de  me  nuire  auprès  de  Votre 
Majesté. 

—  Personne  ne  vous  nuit,  monsieur  Fouquet. 

—  Celte  réponse,  sire,  me  prouve  que  j'avais  raison. 

—  M.  Fouquet,  je  n'aime  pas  qu'on  accuse. 

—  Quand  on  est  accusé  I... 

—  Nous  avons  déjà  trop  parlé  de  cette  afTaire. 

—  Votre  Majesté  ne  veut  pas  que  je  me  justifie. 

—  Je  vous  répète  que  je  ne  vous  accuse  pas. 
Fouquet  fit  un  pas  en  arrière  en  faisant  un  demi-salut. 

—  II  est  certain,  pensa-t-il,  qu'il  a  pris  un  parti.  Celui  qui  ne  peut  reculer  a  seul 
une  pareille  obstination.  Ne  pas  voir  le  danger  dans  ce  moment,  ce  serait  être  aveugle  ; 
ne  pas  l'éviter,  ce  serait  être  stupide. 

Il  reprit  tout  haut  : 

—  Votre  Majesté  m'a  demandé  pour  un  travail? 

—  Non,  monsieur  Fouquet,  pour  un  conseil  que  j"ai  à  vous  donner. 

—  J'attends  respectueusement,  sire. 

—  Reposez-vous,  monsieur  Fouquet;  ne  prodiguez  plus  vos  forces;  la  session  de» 
Etats  sera  courte,  et  quand  mes  secrétaires  l'auront  close,  je  ne  veux  plus  que  l'on 
parle  affaires  de  quinze  jours  en  France. 

—  Le  roi  n'a  rien  à  me  dire  au  sujet  de  cette  assemblée  des  États  ? 

—  Non,  monsieur  Fouquet. 

—  A  moi,  surintendant  des  finances? 

—  Reposez-vous ,  je  vous  prie  ;  voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire. 

Fouquet  se  mordit  les  lèvres  et  baissa  la  tête.  Il  couvait  évidemment  quelque  pen- 
sée inquiète.  Cette  inquiétude  gagna  le  roi. 

—  Est-ce  que  vous  êtes  fâché  d'avoir  à  vous  reposer,  monsieur  Fouquet?  dit-il. 

—  Oui ,  sire,  je  ne  suis  pas  habitué  au  repos. 

—  Mais  A  ous  êtes  malade  ;  il  faut  vous  soigner. 

—  Voire  Majesté  me  parlait  d'un  discours  à  prononcer  demain  ? 

Le  roi  ne  répondit  pas  :  cette  question  brusque  venait  de  l'embarrasser.  Fouquet 
sentit  le  poids  de  celte  hésitation.  Il  crut  lire  dans  les  yeux  du  jeune  prince  un  dauber 
que  précipiterait  sa  défiance. 

—  Si  je  parais  avoir  peur  pensa-t-il ,  je  suis  perdu. 

Le  roi ,  de  son  côté,  n'était  inquiet  que  de  cette  défiance  de  Fouquet. 

—  A-t-il  éventé  quelque  chose  ?  murmurait-il. 

—  Si  son  premier  mot  est  dur,  pensa  encore  Fouquet,  s'il  s'irrite  ou  feint  de  s'ir- 
riter pour  prendre  un  prétexte,  comment  me  tirerai-je  de  là?  Adoucissons  la  pente. 
Gourville  avait  raison. 

—  Sire ,  dit-il  tout  à  coup ,  puisque  la  bonté  du  roi  veille  à  ma  santé  à  ce  point 


470  LES  MOUSQUETAIRES. 

qu'elle  lue  dispense  de  tout  travail,  est-ce  que  je  ne  serai  pas  libre  du  conseil  pour 
demain?  J'emploierais  ce  jour  à  garder  le  lit  et  je  demanderais  au  roi  de  nie  céder 
son  médecin  pour  essayer  un  remède  contre  ces  maudites  fièvres. 

-^  Soit  fait  comme  vous  désirez,  monsieur  Fonquet.  Vous  aurez  le  congé  pour 
demain,  vous  aurez  le  médecin,  vous  aurez  la  santé. 

—  Merci ,  dit  Fouquet  eu  s'inclinant.  Puis  prenant  son  parti, 

■—  Est-ce  queje  n'aurai  pas,  dit-il,  le  bonheur  de  mener  le  roiàBelle-IsIe,  chez  moi? 
Et  il  regardait  Louis  en  face  pour  juger  de  l'effet  d'une  pareille  proposition.  Le  roi 
rougit  encore. 

—  Vous  savez,  répliqua-t-il  en  essayant  de  sourire,  que  vous  venez  de  dire  ;  \ 
Jielle-Isle,  chez  moi. 

—  C'est  vrai,  sire. 

—  Eh  bien!  ne  vous  souvient-il  plus,  continiia  le  roi  du  même  ton  enjoué,  que 
vous  me  donnâtes  Belle-Isle  ? 

—  C'est  encore  vrai ,  sire.  Seulement ,  comme  vous  ne  l'avez  pas  prise,  vous  vien- 
drez en  prendre  possession. 

—  Je  le  veux  bien. 

—  C'était  d'ailleurs  l'intention  de  Voire  Majesté  autant  que  la  mienne,  et  je  ne 
saurais  dire  à  Votre  Majesté  combien  j'ai  élé  heureux  et  tler  en  voyant  toute  la  maison 
militaire  du  roi  venir  de  Paris  pour  cette  prise  de  possession. 

Le  roi  balbutia  qu'il  n'avait  pas  amené  ses  mousquetaires  pour  cela  seulement. 

—  Oh  !  je  le  pense  bien  ,  dit  vivement  Fouquet  ;  Voire  Majesté  sait  trop  bien  qu'il 
lui  suftit  de  veuir  seule,  une  badine  à  la  main,  pour  faire  tomber  toutes  les  forliti- 
cations  de  Belle-Isle. 

—  Peste  I  s'écria  le  roi,  je  ne  veux  pas  qu'elles  tombent,  ces  belles  fortifications 
qui  ont  coûté  si  cher  à  élever.  Non!  qu'elles  demeurent  contre  les  Hollandais  et  les 
Anglais.  Ce  que  je  veux  voir  à  Belle-Isle,  vous  ne  le  devineriez' pas,  monsieur  Fou- 
quel  :  ce  sont  les  belles  paysannes,  filles  et  femmes  des  terres  ou  des  grèves ,  qui  dan- 
sent si  bien  et  sont  si  séduisantes  avec  leurs  jupes  d'écarlate!  On  m'a  fort  vanté  vos 
vassales,  monsieur  le  surintendant.  Tenez,  failes-les-moi  voir? 

—  Quand  Votre  Majesté  voudra. 

—  Avez-vous  quelque  moyen  df  transport?  Ce  serait  demain  si  vous  vouliez. 
Le  surintendant  sentit  le  coup .  qui  n'était  pas  adroit,  et  il  répondit  : 

—  Non ,  sire  ;  j'ignorais  le  désir  de  Voire  Majesté  ,  j'ignorais  surtout  sa  h;\tc  de  voir 
Belle-Isle ,  et  je  ne  me  suis  précautionné  en  rien. 

—  Vousav<'z  un  bateau  à  vous ,  cependant? 

—  J'en  ai  cinq;  mais  ils  sont  tous,  soit  au  Port,  soit  à  Paimlxeuf,  et  pour  les  re- 
juimlre  ou  les  faire  arriver,  il  fuit  au  moins  vingl-(pialre  heures.  Ai-jc  besoin  d'en- 
voyer un  courrier?  Faut-il  que  je  le  fasse? 

—  Attendez  encore;  laissez  finir  la  fièvre;  allende/.  à  demain. 

—  C'est  vrai.  Qui  sait  si  demain  nous  n'aurons  pas  mille  autres  idée»?  répliqua  F(MI- 
(juel  ,  désormais  hors  de  doute  et  fort  pâle. 

Le  roi  tressaillit  et  allongea  la  main  vei"s  sa  clochette  .  mais  Fouquet  le  prévint. 

—  Sire,  dil-il,  j'ai  la  fièvre;  je  lreud)le  d(>  froid.  Si  je  deun'ure  un  momeiil  déplus, 
je  suis  capable  de  m'évanouir.  Je  demande  à  Votre  Majesté  la  permission  de  m'aller 
cacher  sous  les  couvertures. 

—  En  effet,  vous  grelottez;  c'est  aftiigeani  à  voir.  .-Mlcz,  monsieur  l-'ouipiet ,  alle/.l 
J'enverrai  savoir  de  vos  nouvelles. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  '«71 

—  Volfe  Majesté  me  comble.  Dans  uiio  hoiire,  je  me  trouverai  beaiu'onp  mieux. 
~  Je  veux  ({ue  quelqu'un  vous  reconduise  .  dit  le  roi. 

~—  Gomme  il  vous  plaira,  sire:  je  prendrais  volontiers  le  bras  de  quelqu'un. 

■ — Monsieur  d'Artagnan  !  cria  le  .roi  en  sonnant  de  sa  clochette. 

'—  Oh!  sire,  interrompit  Fouquet  en  riant  d'un  air  qui  fit  froid  au  prince ,  vous  me 
donnez  un  capitaine  de  mousquetaires  pour  me  conduire  à  mon  logis  ?  Honneur  bien 
équivoque ,  sire  !  Un  simple  valet  de  pied ,  je  vous  prie. 

—  Et  pourquoi,  monsieur  Fouquet?  M.  d'Artagnan  me  reconduit  bien,  moi! 

—  Oui,  mais  quand  il  vous  reconduit,  sire,  c'est  pour  vous  obéir;  tandis  que  moi... 

—  Eh  bien? 

—  Moi,  s'il  me  l'aut  rentrer  chez  moi  avec  votre  chef  des  mousquetaires,  on  dira 
partout  que  vous  me  faites  arrêter. 

—  Arrêter  !  répéta  le  roi ,  qui  pâlit  plus  que  Fouquet  lui-même  ;  arrêter  !  oh  !... 

—  Eh!  que  ne  dit-on  pas!  poursuivit  Fouquet  toujours  riant,  et  je  gage  qu'il  se 
trouverait  des  gens  assez  méchans  pour  en  rire. 

Cette  saillie  déconcerta  le  monarque.  Fouquet  fut  assez  habile  ou  assez  heureux  pour 
que  Louis  XIV  reculât  devant  l'apparence  du  fait  qu'il  méditait.  M.  d'Artagnan  , 
lorsqu'il  parut,  reçut  l'ordre  de  désigner  un  mousquetaire  pour  accompagner  le  surin- 
tendant. 

■^Inutile,  dit  alors  celui-ci;  épée  pour  épée,  j'aime  autant  Gourville  qui  m'attend 
en  bas.  !Mais  cela  ne  m'empêchera  pas  de  jouir  de  la  société  de  >L  d'Artagnan.  Jesuis 
bien  aise  qu'il  voie  Belle-Isle.  lui  qui  se  connaît  si  bien  en  fortifications. 

D'Artagnan  s'inclina,  ne  comprenant  plus  rien  à  la  scène.  Fouquet  salua  encore  et 
sortit  affectant  toute  la  lenteur  d'un  homme  qui  se  promène.  Une  fois  hors  du  château. 

—  Je  suis  sauvé  !  dit-il.  Oh!  oui,  tu  verras  Belle-Isle,  roi  déloyal,  mais  quand  je 
n'y  serai  plus. 

Et  il  disparut.  D'Artagnan  était  demeuré  avec  le  roi. 

—  Capitaine,  lui  dit  Sa  Majesté,  vous  allez  suivre  M.  Fouquet  à  cent  pas.  11  rentre 
chez  lui.  Vous  irez  chez  lui.  Vous  l'arrêterez  en  mon  nom  et  vous  l'enfermerez  dans 
un  carrosse. 

— Dans  un  carrosse.  Bien. 

—  De  telle  façon  qu'il  ne  puisse  en  route  ni  converser  avec  quelqu'un  ni  jeter  des 
billets  aux  gens  qu'il  rencontrera. 

—  Oh!  voilà  qui  est  difficile,  sire.  Je  ne  puis  étouffer  M.  Foniiuet ,  et  >"\\  iliMnainle 
à  respirer,  je  n'irai  pas  l'empêcher  en  fermant  glaces  et  mantelets.  11  jeltt-ra  par  les 
portières  tous  les  cris  et  les  billets  possibles. 

—  Le  cas  est  prévu,  monsieur  d'Artagnan  ;  un  carrosse  avec  un  treillis  obviera  aux 
deux  inconvéniens  que  vous  signalez. 

—  Un  carrosse  à  treillis  de  fer!  s'écria  d'Artagnan;  mais  on  ne  fait  pas  un  treillis 
de  fer  pour  carrosse  en  une  demi-heure,  et  Votre  Majesté  me  recommande  d'aller 
tout  de  suite  chez  M.  Fouquet. 

—  Aussi,  le  carrosse  en  question  est-il  tout  fait. 

—  Ah  !  c'est  différent ,  dit  le  capitaine. 

—  Il  est  tout  attelé,  et  le  cocher,  avec  les  piqueurs,  attend  dans  la  cou.  basse  du 
château. 

D'Artagnan  s'inclina. 

—  Il  ne  me  reste  ,  ajouta-t-il,  qu'à  demander  au  roi  en  quel  endroit  on  conduira 
M.  Fouquet. 


472  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Au  château  d'Angers  d'abord.  Nous  verrons  ensuite. 

—  Oui ,  sire. 

—  Monsieur  d'Artagnan  ,  un  dernier  mot  :  vous  avez  reuiarqué  que  pour  faire  cette 
prise  de  Fouquet,  je  n'emploie  pas  mes  gardes,  ce  dont  M.  de  Gesvres  sera  furieux. 
C'est  vous  dire  ,  Monsieur,  que  j'ai  contîance  en  vous. 

—  Je  le  sais  bien,  sire  !  et  il  est  inutile  de  me  le  faire  valoir. 

—  C'est  seulement  pour  arriver  à  ceci.  Monsieur,  qu'à  partir  de  ce  moment,  s'il 
arrivait  que  par  hasard  ,  un  hasard  quelconque,  M.  Fouquet  s'évadât...  on  a  vu  de  ces 
hasards-là.  Monsieur... 

—  Oh  !  sire ,  très-souvent;  mais  pour  les  autres,  pas  pour  moi. 

—  Pourquoi,  pas  pour  vous? 

—  Parce  que  moi,  sire,  j'ai  un  instant  voulu  sauver  M.  Fouquet. 
Le  roi  frémit. 

—  Parce  que,  continua  le  capitaine,  j'en  avais  le  droit,  ayant  deviné  le  plan  de 
Votre  Majesté  sans  qu'elle  m'en  eût  parlé,  et  que  je  trouvais  M.  Fouquet  intéressant. 
Or,  j'étais  Ubre  de  lui  témoigner  mon  intérêt  à  cet  honune  ? 

—  En  vérité,  Monsieur,  vous  ne  me  rassurez  point  sur  vos  services! 

—  Si  je  l'eusse  sauvé  alors,  j'étais  parfaitement  innocent;  je  dis  plus,  j'eusse  bien 
fait,  car  M.  Fouquet  n'est  pas  un  méchant  honune.  Mais  il  n'a  pas  voulu;  sa  destinée 
l'a  entraîné;  il  a  laissé  fuir  l'heure  de  la  liberté.  Tant  pis  !  Maintenant  j'ai  des  ordres, 
j'obéirai  à  ces  ordres,  et  M.  Fouquet,  vous  pouvez  le  considérer  comme  un  homme 
arrêté.  Il  est  au  château  d'Angers,  M.  Fouquet. 

—  Oh  !  vous  ne  le  tenez  pas  encore,  capitaine  ! 

—  Cela  me  regarde;  à  chacun  son  métier,  sire;  seulement,  encore  imc  fois,  rétlé- 
chissez.  Donnez-vous  sérieusement  l'ordre  d'arrêter  M.  Fouquet,  sire? 

—  Oui ,  mille  fois  oui! 

—  Écrivez  alors. 

—  Voici  la  lettre. 

D'Artagnan  la  lut,  salua  le  roi  et  sortit.  Du  haut  de  la  terrasse  il  aperçut  Oourville 
qui  passait  l'air  joyeux  et  se  dirigeait  vers  la  maison  de  M.  Fouquet. 


LE  CHEVAL  BLANC  ET  LE  CHEVAL  NOIR. 


—  Voilà  qui  est  surprenant,  dit  le  capitaine  :  Gourville  très-joyeux  et  courant  les 
rues ,  quand  il  est  à  peu  près  certain  que  M.  Fouquet  est  en  danger  ;  quand  il  est  à  peu 
près  certain  que  c'est  Gourville  quia  prévenu  M.  Fouquet  par  le  billet  de  tout  à  l'heure, 
ce  billet  ([ui  a  été  déchiré  en  mille  morceaux  sur  la  terrasse  et  livré  aux  vents  par 
M.  le  surintendant.  Gourville  se  frotte  les  mains,  c'est  qu'il  vient  de  faire  quelque 
habileté.  D'où  vient  Gourville?  Gourville  vient  de  la  rue  aux  Herbes.  Où  va  la  rue  aux 
Herbes  ? 

Eld'Artagnansuivit  sur  le  faîte  des  maisons  de  Nantes,  dominées  par  le  château ,  la 
ligne  tracée  par  les  rues ,  comme  il  eût  fait  sur  un  plan  topographicpie  ;  seulement ,  au 
lieu  de  papier  mort  et  plat ,  vide  et  désert,  la  carte  vivante  se  dressait  en  relief  avec 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  473 

les  mouvemens,  les  cris  et  les  ombres  des  hommes  et  des  choses.  Au  delà  de  l'enceinte 
de  la  ville  ,  les  grandes  plaines  verdoyantes  s'étendaient  bordant  la  Loire  et  semblaient 
courir  vers  l'horizon  empourpré  que  sillonnaient  l'azur  des  eaux  et  le  vert  noirâtre  des 
marécages.  Immédiatement  après  les  portes  de  Nantes ,  deux  chemins  blancs  montaient 
en  divergeant  comme  les  doigts  écartés  d'une  main  gigantesque.  D'Artagnan,  qui  avait 
embrassé  tout  le  panorama  d'un  coup  d'œil  en  traversant  la  terrasse,  fut  conduit  par 
la  ligne  de  la  rue  aux  Herbes  à  l'aboutissement  d'un  de  ces  chemins  qui  prenait  nais- 
sance sous  la  porte  de  Nantes.  Encore  un  pas  et  il  allait  descendre  l'escalier  de  la  terrasse 
pour  rentrer  dans  le  donjon  prendre  son  carrosse  à  treillis  et  marcher  vers  la  maison 
de  Fouquet.  Mais  le  hasard  voulut  qu'au  moment  de  se  replonger  dans  l'escalier ,  il 
fut  attiré  par  un  point  mouvant  qui  gagnait  du  terrain  sur  cette  route. 

—  Qu'est  cela?  se  demanda  le  mousquetaire,  un  cheval  qui  court,  un  cheval  échappe 
sans  doute;  comme  il  détale! 

Le  point  mouvant  se  détacha  de  la  route  et  entra  dans  les  pièces  de  luzerne. 

—  Un  cheval  blanc ,  continua  le  capitaine ,  qui  venait  de  voir  la  couleur  ressortir 
lumineuse  sur  le  fond  sombre,  et  il  est  monté;  c'est  quelque  enfant  dont  le  cheval  a 
soif  et  l'emporte  vers  l'abreuvoir  en  diagonale. 

Le  cheval  blanc  courait,  courait  toujours  dans  la  direction  de  la  Loire ,  à  l'extrémité  de 
Inquelle ,  fondue  dans  les  vapeurs  de  l'eau,  une  petite  voile  apparaissait  balancée  comme 
un  atome. 

—  Oh!  oh  !  cria  le  mousquetaire,  il  n'y  a  qu'un  homme  qui  fuit  pour  courir  aussi 
vite  dans  les  terres  labourées.  Il  n'y  a  qu'un  Fouquet ,  un  financier ,  pour  courir  ainsi 
en  plein  jour ,  sur  un  cheval  blanc.  Il  n'y  a  que  le  seigneur  de  Belle-Isle  pour  se  sauver 
du  côté  de  la  mer  quand  il  y  a  des  forêts  si  épaisses  dans  les  terres.  Et  il  n'y  a  qu'un 
d'Artagnan  au  monde  pour  rattraper  M.  Fouquet,  qui  a  une  demi-heure  d'avance  et 
qui  aura  joint  son  bateau  avant  une  heure. 

Cela  dit,  le  mousquetaire  donna  ordre  que  l'on  menât  grand  train  le  carrosse  aux 
treillis  de  fer  dans  un  bouquet  de  bois  situé  hors  de  la  ville.  Il  choisit  son  meilleur 
cheval,  lui  sauta  sur  le  dos  et  courut  par  la  rue  aux  Herbes  en  prenant ,  non  pas  le 
chemin  qu'avait  pris  Fouquet ,  mais  le  bord  même  de  la  Loire  ,  certain  qu'il  était  de 
gagner  dix  minutes  sur  le  total  du  parcours  et  de  joindre  à  l'intersection  des  deux  lignes 
le  fugitif,  qui  ne  soupçonnerait  pas  d'être  poursuivi  de  ce  côlé. 

Dans  la  rapidité  de  la  course  et  avec  l'impatience  du  persécuteur,  s'animant  comme 
à  la  chasse,  comme  à  la  guerre  ,  d'Artagnan,  si  doux  ,  si  bon  pour  Fouquet,  se  surprit 
à  devenir  féroce  et  presque  sanguinaire.  Pendant  longtemps,  il  courut  sans  apercevoir 
le  cheval  blanc;  sa  fureur  prenait  les  teintes  de  la  rage  ,  il  doutait  de  lui,  il  supposait 
que  Fouquet  s'était  abimé  dans  un  chemin  souterrain  ou  qu'il  avait  relayé  le  cheval 
blanc  par  un  de  ces  fameux  chevaux  noirs ,  rapides  comme  le  vent,  dont  d'Artagnan, 
à  Saint-Mandé,  avait  tant  de  fois  admiré ,  envié  la  légèreté  vigoureuse. 

A  cesmomens-là,  quand  le  vent  lui  coupait  les  yeux  et  en  faisait  jaillir  des  larmes; 
quand  la  selle  brûlait ,  quand  le  cheval  entamé  dans  sa  chair  vive  rugissait  de  douleur 
et  faisait  voler  sous  ses  pieds  de  derrière  une  pluie  de  sable  fin  et  de  cailloux,  d'Arta- 
gnan, se  haussant  sur  l'étrier  et  ne  voyant  rien  sur  l'eau,  rien  sous  les  arbres,  cher- 
chait en  l'air  comme  un  insensé ,  il  devenait  fou.  Un  rauque  soupir  s'exhalait  de  ses 
lèvres.  Il  répétait,  dévoré  par  la  crainte  du  ridicule  : 

—  Moi!  moi!  dupé  par  un  Gourville,  moi!...  On  dira  que  je  vieillis,  on  dira  que 
j'ai  reçu  un  million  pour  laisser  fuir  Fouquet  ! 

Et  il  enfonçait  ses  deux  éperons  dans  le  ventre  du  cheval;  il  venait  de  faire  une 


Mï  LES  MOUSQUETAIRES. 

lieue  on  deux  minutes.  Soudain  ,  à  l'extrémité  d'un  pacage,  derrière  des  haies,  il  vit 
une  forme  bi.inche  qui  se  montra,  disparut  et  demeura  enfin  visible  sur  un  terrain 
plus  élevé. 

D'Artagnan  tressaillit  de  joie  ;  son  esprit  se  rasséréna  aussitôt.  Il  essuya  la  sueur  qui 
ruisselait  de  son  front,  desserra  ses  genoux,  et,  ramenant  la  bride,  modéra  l'allure  du 
vigoureux  animal,  son  complice  dans  cette  chasse  à  l'homme.  Il  put  alors  étudier  la 
forme  de  la  roule  et  sa  position  quant  à  Fouquet.  Le  surintendant  avait  mis  son 
cheval  blanc  hors  d'haleine  en  traversant  les  terres  molles.  Il  sentait  le  besoin  de 
gagner  un  sol  plus  dur  et  tendait  vers  la  route  par  la  sécante  la  plus  courte.  D'Arta- 
gnan, lui,  n'avait  qu'à  marcher  droit  sous  la  rampe  d'une  falaise  qui  le  dérobait  aux 
yeux  de  son  ennemi:  de  sorte  qu'il  le  couperait  à  son  arrivée  sur  la  route.  Là  s'enta- 
merait la  course  réelle  ,  là  s'établirait  la  lutte. 

D'Artagnan  fit  respirer  son  cheval  à  pleins  poumons.  Il  remarqua  que  le  surinten- 
dant prenait  le  trot,  c'est-à-dire  qu'il  faisait  aussi  souffler  sa  monture.  Mais  on  était 
trop  pressé  de  part  et  d'autre  pour  demeurer  longtemps  à  celte  allure.  Le  cheval  blanc 
partit  comme  une  flèche  quand  il  toucha  un  terrain  plus  résistant.  D'Artagnan  baissa 
la  main,  et  son  cheval  noir  prit  le  galop.  Tous  deux  suivaient  la  même  route;  les 
quadruples  échos  de  la  course  se  confondaient  ;  Fouquet  n'avait  pas  encore  aperçu 
d'Artagnan. 

Mais  à  la  sortie  de  la  rampe ,  un  seul  écho  frappa  l'air ,  c'était  celui  des  pas  de 
d'Artagnan  qui  roulaient  comme  un  tonnerre. 

Fouquet  se  retourna,  il  vit  à  cent  pas  derrière  lui  en  arrière  son  ennemi  penché  sur 
le  cou  de  son  coursier.  Plus  de  doute,  le  baudrier  reluisant,  la  casaque  rouge,  c'était 
un  mousquetaire;  Fouquet  baissa  la  main  aussi,  et  son  cheval  blanc  mit  vingt  pieds 
de  plus  entre  son  adversaire  et  lui. 

—  Oh  mais!  pensa  d'Artagnan  inquiet,  ce  n'est  pas  un  cheval  ordinaire  que  monte 
là  Fouquet,  attention!  Et  attentif,  il  examina  de  son'œil  infaillible  l'allure  et  les  moyens 
de  ce  coursier. 

Croupe  ronde,  queue  maigre  et  tendue,  jambes  maigres  et  sèches  comme  des  fils 
d'acier,  sabot  plus  dur  que  du  marbre. 

Il  éperonna  le  sien,  mais  la  distance  entre  les  deux  re&ta  la  même.  D'Artagnan 
écouta  profondément  :  pas  un  souffle  du  cheval  ne  lui  parvenait,  et  pourtant  il  fendait 
le  vent.  Le  cheval  noir,  au  contraire,  conuuençait  à  r;\ler  comme  un  accès  de  toux. 

—  Il  faut  crever  mon  cheval,  mais  arriver,  pensa  le  mousquetaire. 

Va  il  se  mit  à  scier  la  bouche  du  pauvre  animal ,  tandis  qu'avec  ses  éperons  il  fouil- 
lait sa  peau  sanglante.  Le  cheval,  désespéré,  gagna  vingt  toises  et  arriva  sur  Fouquet 
à  la  portée  du  pistolet. 

—  Courage,  se  dit  le  mousquetaire ,  courage  !  le  blanc  s'allaiblira  peut-être,  et  si  le 
cheval  ne  tombe  pas,  le  maître  finira  par  tomber. 

Mais  cheval  et  homme  restèrent  droits ,  unis ,  prenant  peu  à  peu  l'avantage. 
D'Artagnan  poussa  un  cri  sauvage  (jui  fit  retourner  Fouquet,  dont  la  monture  s'a- 
nimait encore. 

—  Fameux  cheval!  enragé  cavalier!  gronda  le  capitaine.  Holà!  mordioux,  mon- 
sieur Foucpiet  !  holà  !  de  par  le  roi  ! 

Fuiupiet  ne  répondit  pas. 

—  M'entendez- vous?  Iinila  d'Artagnan,  d<Mit  le  cheval  venait  de  faire  un  faux  pas. 

—  Pardiou!  ré|tli([ua  lariuiiijuemont  Fouquet. 

D'Artagnan  faillit  devenir  fou  ;  le  sang  afflua  bouillant  à  ses  tempes,  à  ses  yeux. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  475 

—  De  par  le  roi!  s'écria-t-il  encore  :  arrêtox  ou  je  vous  abals  il'un  coup  ilc  jiistolet. 

—  Faites,  répondit  Fouipiot  volant  toujours. 

D'Arlagnan  saisit  un  de  ses  pistolets  et  l'arma,  espérant  que  le  bruit  de  la  platine 
arrêterait  son  ennemi. 

—  Vous  avez  des  pistolets  aussi,  dit-il,  défendez- vous. 

Fouquet  se  retourna  edectivement  au  bruit,  et,  regardant  d'Arta^rnan  bien  en  face, 
ouvrit  de  sa  main  droite  l'habit  qui  lui  serrait  le  corps;  il  ne  toucha  pas  à  ses  fontes. 
11  y  avait  vingt  pas  entre  eux  deiix. 

—  Mordioux  !  dit  d'Artagnan,  je  ne  vous  assassinerai  pas;  si  vous  ne  voulez  pas 
tirer  sur  moi ,  rendez-vous  !  qu'est-ce  que  la  prison? 

—  J'aime  mieux  mourir,  répondit  Fouquet  :  je  soulïVirai  moins. 
D'Artagnan,  ivre  de  désespoir,  jeta  son  pistolet  sur  la  route. 

—  Je  vous  prendrai  vif,  dit-il,  et  par  un  prodige  dont  cet  incomparable  cavalier 
était  seul  capable ,  il  mena  son  cheval  à  dix  pas  du  cheval  blanc  ;  déjà  il  étendait  la 
main  pour  saisir  sa  proie. 

—  Voyons  !  tuez-moi  !  c'est  plus  humain!  dit  Fouquet. 

—  Non!  vivant,  vivant!  murmura  le  capitaine. 

Son  cheval  lit  un  faux  pas  pour  la  seconde  fois;  celui  de  Fouquet  prit  l'avance. 

C'était  un  spectacle  inouï,  que  cette  course  entre  deux  chevaux  qui  ne  vivaient  plus 
que  par  la  volonté  de  leurs  cavaliers. 

On  peut  dire  que  d'Artagnan  courait  portant  son  cheval  entre  ses  genoux. 

Au  galop  furieux  avait  succédé  le  grand  trot,  puis  le  trot  simple. 

Et  la  course  paraissait  aussi  vive  à  ces  deux  athlètes  harassés.  D'Artagnan,  poussé 
à  bout,  saisit  le  second  pistolet  et  ajusta  le  cheval  blanc. 

—  A  votre  cheval!  pas  à  vous  !  s'écria-t-il  à  Fouquet. 

Et  il  tira.  L'animal  fut  atteint  dans  la  croupe,  il  fit  un  bond  furieux  et  se  cabra. 
Le  cheval  de  d'Artagnan  tomba  mort. 

—  Je  suis  déshonoré ,  pensa  le  mousquetaire ,  je  suis  un  misérable  ;  par  pitié , 
M.  Fouquet,  jetez-moi  un  de  vos  pistolets,  que  je  me  brijle  la  cervelle! 

Fouquet  se  remit  à  courir. 

—  Par  grâce  !  par  grâce  !  s'écria  d'Artagnan ,  ce  que  vous  ne  voulez  pas  en  ce  mo- 
ment, je  le  ferai  dans  une  heure,  mais  ici  sur  cette'route,  je  meurs  bravement ,  je 
meurs  estimé:  rendez- moi  ce  service,  monsieur  Fouquet. 

M.  Fouquet  ne  répliqua  pas  et  continua  de  trotter.  D'Artagnan  se  mit  à  courir  après 
son  ennemi.  Successivement  il  jeta  par  terre  son  chapeau,  son  habit  qui  l'embarras- 
saient, puis  son  fourreau  d'épée  qui  battait  entre  ses  jambes.  L'épée  à  la  main  lui  de- 
vint trop  lourde,  il  la  jeta  comme  le  fourreau 

Le  cheval  blanc  râlait;  d'Artagnan  gagnait  sur  lui.  Du  trot,  l'animal,  épuisé,  passa 
au  petit  pas  avec  des  vertiges  qui  secouaient  sa  tète:  le  sang,  venait  à  sa  bouche 
avec  l'écume. 

D'Artagnan  fit  un  effort  désespère,  sauta  sur  Fouquet^  et  le  prit  par  la  jambe  en 
disant  d'une  voix  entrecoupée,  haletante  : 

—  Je  vous  arrête  au  nom  du  roi;  cassez-moi  la  tête,  nous  aurons  tous  deux  fait 
notre  devoir. 

Fouquet  lança  loin  de  lui ,  dans  la  rivière,  les  deux  pistolets  dont  d'Artagnan  eût 
pu  se  saisir,  et  mettant  pied  à  terre  , 

—  Je  suis  votre  prisonnier,  Monsieur,  dit-il:  voulez-vous  prendre  mon  bras,  car 
vous  allez  vous  évanouir. 


47G  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Merci ,  murmura  d'Artagnan,  qui  effectivement  sentit  la  terre  manquer  sous  lui 
et  le  ciel  fondre  sur  sa  tête  ;  et  il  roula  sur  le  sable  à  bout  d'haleine  et  de  forces. 

Fouquet  descendit  le  talus  de  la  rivière,  puisa  de  l'eau  dans  son  chapeau  ,  vint  ra- 
fraîchir les  tempes  du  mousquetaire,  et  lui  glissa  quelques  gouttes  fraîches  entre  les 
lèvres.  D'Artagnan  se  releva  cherchant  autour  de  lui  d'un  œil  égaré.  II  vit  Fouquet 
agenouillé,  son  chapeau  humide  à  la  main  et  souriant  avec  une  ineffable  douceur. 

—  Vous  ne  vous  êtes  pas  enfui!  cria-t-il.  Oh!  Monsieur!  le  vrai  roi  parla  loyauté, 
par  le  cœur,  par  l'àme,  ce  n'est  pas  Louis  du  Louvre  ,  ni  Philippe  de  Sainte-Margue- 
rite, c'est  vous,  le  proscrit,  le  condamné  ! 

—  Mais  comment  allons-nous  faire  pour  retourner  à  Nantes?  Nousen  sommes  bien  loin. 

—  C'est  vrai ,  fit  d'Artagnan,  pensif  et  sombre. 

—  Le  cheval  blanc  reviendra  peut-être;  c'était  un  si  bon  cheval  !  Montez  dessus, 
monsieur  d'Artagnan;  moi,  j'irai  à  pied  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  reposé. 

—  Pauvre  bête!  blessée!  dit  le  mousquetaire. 

—  Il  ira  encore,  vousdis-je,  je  le  connais  ;  faisons  mieux,  montons  dessus  tous  deux. 

—  Essayons,  dit  le  capitaine;  mais  ils  n'eurent  pas  plutôt  chargé  l'animal  de  ce 
poids  double,  qu'il  vacilla ,  puis  se  remit  et  marcha  quelques  minutes,  puis  chancela 
encore  et  s'abattit  à  côté  du  cheval  noir  qu'il  venait  de  joindre. 

—  Nous  irons  à  pied,  le  destin  le  veut;  la  promenade  sera  superbe,  reprit  Fouquet 
en  passant  son  bras  sous  celui  de  d'Artagnan. 

— Mordioux  !  s'écria  celui-ci  l'œil  fixe,  le  sourcil  froncé,  le  cœur  gros.  Vilaine  journée  ! 

Ils  firent  lentement  les  quatre  lieues  qui  les  séparaient  du  bois  derrière  lequel  les 
attendait  le  carrosse  avec  une  escorte. 

Lorsque  Fouquet  aperçut  cette  sinistre  machine,  il  dit  à  d'Artagnan,  qui  baissait  les 
yeux  comme  honteux  pour  Louis  XIV  : 

—  Voilà  une  idée  qui  n'est  pas  d'un  brave  homme,  capitaine  d'Artagnan,  elle  n'est 
pas  de  vous.  Pourquoi  ces  grillages  ?  dit-il. 

—  Pour  vous  empêcher  de  jeter  des  billets  au  dehors. 

—  Ingénieux  ! 

—  Mais  vous  pouvez  parler  si  vous  ne  pouvez  pas  écrire,  dit  d'Artagnan. 

—  Parler  à  vous? 

—  Mais...  si  vous  voulez. 

Fouquet  rêva  un  moment,  puis  regardant  le  capitaine  en  face  , 

—  Un  seul  mot,  dit-il,  le  retiendrez-vous?... 

—  Parfaitement. 

—  Le  dircz-vous  à  qui  je  veux? 

—  Je  le  dirai. 

—  Saint-Mandé .'  iulkuhx  tout  bas  Fouquet. 

—  liien  !  Pour  qui? 

—  Pour  madame  de  Bellières  ou  Pellisson. 

—  C'est  fait. 

Le  carrosse  traversa  Nantes  et  prit  la  route  d'Angers. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  /,77 


OU   L  ÉCUREUIL    TOMBE,    OU    LA    COULEUVRE    VOLE. 


Il  était  deux  heures  de  raprcs-midi.  Le  roi,  plein  d'impatience,  allait  de  son  cabi- 
net H  la  terrasse ,  et  quelquefois  ouvrait  la  porte  du  corridor  pour  voir  ce  que  tai- 
saient ses  secrétaires.  M.  Colbert,  assis  à  la  place  même  où  M.  de  Saint  Aignau  était 
resté  si  longtemps  le  matin  ,  causait  à  voix  basse  avec  M.  de  Brienne.  Le  roi  ouvrit 
brusquement  la  porte  ,  et  s'adressant  à  eux, 

—  Que  dites-vous?  demanda-t-il. 

—  Nous  parlons  de  la  première  séance  des  États,  dit  M.  de  Brienne  en  se  levant. 

—  Très-bien ,  repartit  le  roi ,  et  il  rentra. 

Cinq  minutes  après,  le  bruit  de  la  clochette  rappela  Rose ,  dont  c'était  l'heure. 

—  Avez-vous  fini  vos  copies?  demanda  le  roi. 

—  Pas  encore,  sire. 

—  Voyez  si  M.  d'Artagnan  est  revenu  ! 

—  Pas  encore,  sire. 

—  C'est  étrange  !  murmura  le  roi.  Appelez  M.  Colbert. 
Colbert  entra  ;  il  attendait  ce  moment  depuis  le  nialin. 

—  Monsieur  Colbert,  dit  le  roi  très-vivement  j  il  faudrait  pourtant  savoir  ce  que 
M.  d'Artagnan  est  devenu. 

Colbert,  de  sa  voix  calme, 

—  Où  le  roi  veut-il  que  je  le  fasse  chercber?  dit-il. 

—  Eh!  Monsieur,  ne  savez-vous  pas  à  quel  endroit  je  l'avais  envoyé?  répondit  ai- 
grement Louis. 

—  Votre  Majesté  ne  me  l'a  pas  dit. 

—  Monsieur,  il  est  de  ces  cboses  que  l'on  devine,  et  vous  surtout  vous  les  devinez. 

—  J'ai  pu  supposer,  sire,  mais  je  ne  me  serais  pas  permis  de  deviner  tout  à  fait. 
Colbert  finissait  à  peine  ces  mots  qu'une  voix  bien  plus  rude  que  celle  du  roi  inter- 
rompit la  conversation  commencée  entre  le  monarque  et  le  commis. 

—  D'Artagnan  !  cria  le  roi  tout  joyeux. 
D'Artagnan  ,  pâle  et  de  furieuse  humeur,  dit  au  roi  : 

—  Sire ,  est-ce  que  c'est  Votre  Majesté  qui  a  donné  des  ordres  à  mes  mousquetaires? 

—  Quels  ordres?  fit  le  roi. 

—  Au  sujet  de  la  maison  de  M.  Fouquet? 

—  Aucun  ,  répliqua  Louis. 

—  Ah  !  ah  !  dit  d'Artagnan  en  mordant  sa  moustache.  Je  ne  m'étais  pas  trompe  : 
c'est  Monsieur. 

Et  il  désignait  Colbert. 

—  Quel  ordre?  Voyons ,  dit  le  roi. 

• —  Ordre  de  bouleverser  toute  une  maison,  de  battre  les  domestiques  etofticiers  de 
M.  Fouquet,  de  forcer  les  tiroirs,  de  mettre  à  sac  un  logis  paisible;  mordioux!  ordre 
de  sauvage  ! 

—  Monsieur  !  fit  Colbert  très-pàle 

—  Monsieur,  interrompit  d'Artagnan,  le  loi  seul,  entendez-vous!  le  roi  seul  a  le 


478  LES  MOUSQUETAIRES. 

droit  de  commander  à  mes  mousquetaires  ;  mais  quant  à  vous,  je  vous  le  défends ,  et 
je  vous  le  dis  devant  Sa  Majesté;  des  gentilshommes  qui  portent  l'épée  ne  sont  pas  des 
bélitres  qui  ont  la  plume  à  l'oreille. 

—  D'Artagnan  !  d'Artagnan!  murmura  le  roi. 

—  C'est  humiliant,  poursuivit  le  mousquetaire;  mes  soldats  sont  déshonorés.  Je  ne 
commande  pas  à  des  reîtres ,  moi,  ou  à  des  commis  de  l'intendance ,  mordioux  ! 

—  Mais  qu'y  a-t-il?  Voyons  !  dit  le  roi  avec  autorité. 

—  Il  y  a  sire ,  que  Monsieur,  Monsieur,  qui  n'a  pu  deviner  les  ordres  de  Votre  Ma- 
jesté, et  qui,  par  conséquent  n'a  pas  su  que  j'arrêtais  M.  Fouquet  ;  Monsieur,  qui  a 
fait  faire  la  cage  de  fer  à  son  patron  d'hier,  a  expédié  M.  de  Roncherat  dans  le  logis  de 
M.  Fouquet,  et  que  pour  enlever  les  papiers  du  surintendant,  on  a  enlevé  tous  les 
meubles.  Mes  mousquetaires  étaient  autour  de  la  maison  depuis  le  malin.  Voilà  mes 
ordres.  Pourquoi  s'est-on  permis  de  les  faire  entrer  dedans?  Pourquoi ,  en  les  forçant 
d'assister  à  ce  pillage ,  les  en  a-t-on  rendus  complices  ?  Mordioux  !  nous  servons  le 
roi,  nous  autres,  mais  nous  ne  servons  pas  M.  Colbert. 

—  Monsieur  d'Artagnan,  dit  le  roi  sévèrement,  prenez  garde,  ce  n'est  pas  en  ma 
présence  que  de  pareilles  explications  ,  faites  sur  ce  ton,  doivent  avoir  lieu. 

—  J'ai  agi  pour  le  bien  du  roi,  dit  Colbert  d'une  voix  altérée  ;  il  m'est  dur  d'être 
traité  de  la  sorte  par  un  olTicicr  de  Sa  Majesté  ,  et  cela  sans  vengeance,  à  cause  du 
respect  que  je  dois  au  roi. 

—  Le  respect  que  vous  devez  au  roi!  s'écria  d'Artagnan,  dont  les  yeux  flam- 
boyèrent, consiste  d'abord  à  faire  respecter  son  autorité,  à  faire  chérir  sa  personne. 
Tout  agent  d'un  pouvoir  sans  contrôle  représente  ce  pouvoir,  et  quand  les  peuples 
maudissent  la  main  qui  les  frappe,  c'est  à  la  main  rnyalo  que  Dieu  fait  reproche,  en- 
tendez-vous ? 

Cela  dit,  d'Artagnan  se  cam|>a  tlèrcment  dans  le  cabinet  du  roi,  l'œil  allumé,  la 
main  sur  l'épée,  la  lèvre  frémissante,  alfeclant  bien  plus  de  colère  encore  qu'il  n'eu 
ressentait.  Colbert,  humilié,  dévoré  de  rage ,  salua  le  roi  comme  pour  lui  demander 
la  permission  de  se  retirer.  Le  roi,  conh'arié  dans  son  orgueil  et  dans  sa  curiosité,  ne 
savait  encore  quel  parti  prendre.  D'Artagnan  le  vit  hésiter.  Uestor  plus  longtemps  eût 
été  une  faute  ;  il  fallait  obtenir  un  triomphe  sur  Colbert ,  et  le  seul  moyen  était  de  pi- 
quer si  bien  et  si  fort  au  vif  le  roi.  qu'il  ne  re^lAl  plus  à  Sa  Majesté  d'autre  sortie  que 
de  choisir  entre  l'un  ou  l'autre  antagoniste.  D'Artagnan  donc  siucdina  connue  Col- 
bert ;  mais  le  roi,  qui  tenait  avant  toute  chose  à  savoir  des  nouvelles  bien  exactes, 
bien  détaillées  de  l'arrestation  du  surintendant  des  finances,  Louis,  disons-nous,  ou- 
blia Colbert,  qui  n'avait  rien  à  dire  de  bien  neuf,  et  rappela  son  capitaine  des  mous* 
quêtai  rcs. 

—  Voyons,  Monsieur,  dit-il ,  faitiNiTabord  votio  oiTiuiuis-ioii  ,  vous  vous  reposerez 
ftprès. 

D'Artagnan.  qui  allait  franchir  la  porto.  s'arrOta  à  la  \o\\  du  roi,  revint  sur  ses  pas, 
Ot  Citlbcrt  fut  cnulraint  de  partir.  Ses  >oux  noirs  brillèrent  d'un  fou  sombre  sous  leurs 
épais  sourcils  ;  il  allongea  le  pas ,  s'inclina  devant  le  roi  »  se  redressa  à  demi  en  pas- 
sant devant  d'Artagnan  ,  et  partit  la  mort  dans  le  cndur. 

D'Artagnan,  domcuré  soûl  avec  le  roi,  s'adoucit  à  Tinslant  moule,  et  cduipOsànt 
son  visage  . 

—  Sire,  dit-il,  vous  êtes  un  roi  jeune.  C'est  à  l'aurore  que  l'Iunumo  devine  si  la 
journée  sera  belle  ou  Irislc.  Conunenl ,  sire ,  les  peuples  que  la  main  do  Dieu  a  rangés 
sous  votre  loi  auguromut-ils  do  votre  règne  si,  entre  vous  et  eux,  vous  laissez  agir 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  479 

des  ministres  de  colère  et  de  violence  ?  Mais  parlons  de  moi ,  sire  ;  laissons  une  discus- 
sion qui  vous  paraît  oiseuse,  inconvenante  peut-être.  Parlons  de  moi.  J'ai  arrête 
M.  Fouquet. 

—  Vous  y  avez  mis  le  temps,  lit  le  roi  avec  aigreur. 
D'Ariagnan  regarda  le  roi. 

— ■  Je  vois  que  je  me  suis  mal  exprimé,  dit-il.  J'ai  annonce  à  Votre  Majesté  que 
j'avais  arrêté  M.  Fouquet. 

—  Oui:  eh  bien! 

—  Eh  bien,  j'aurais  dû  dire  à  Votre  Majesté  que  M.  Fouquet  m'avait  arrêté,  c'au- 
rait été  plus  juste.  Je  rétablis  donc  la  vérité  :  j'ai  donc  été  arrêté  par  M.  Fouquet. 

Ce  fut  le  tour  de  Louis  XIV  d'être  surpris.  Sa  Majesté  s'étonna  à  son  tour.  D'Arta- 
gnan,  de  son  coup  d'œil  si  prompt,  apprécia  ce  qui  se  passait  dans  l'esprit  du  maître. 
Il  ne  lui  donna  pas  le  temps  de  questionner.  Il  raconta  avec  cette  poésie ,  avec  ce  pit- 
toresque que  lui  seul  possédait  peut-être  à  cette  époque,  l'évasion  de  Fouquet,  la 
poursuite,  la  course  acharnée,  enCin  cette  générosité  inimitable  du  surintendant,  qui 
pouvait  fuir  dix  fois,  qui  pouvait  tuer  vingt  fois  l'adversaire  attaché  à  sa  poursuite ,  et 
qni  avait  préféré  la  prison  et  pis  encore  peut-être  à  l'humiliation  de  celui  qui  voulait 
lui  ravir  sa  liberté.  A  mesure  que  le  capitaine  des  mousquetaires  parlait,  le  roi  s'agi- 
tait, dévorant  ses  paroles  et  faisant  claquer  l'extrémité  de  ses  ongles  les  uns  contre 
les  autres. 

—  Il  en  résulte  donc,  sire,  à  mes  yeux  du  moins,  qu'un  homme  qui  se  conduit  ainsi 
est  un  galant  homme  et  ne  peut  être  un  ennemi  du  roi.  Voilà  mon  opinion,  je  le  ré- 
pète à  Votre  Majesté.  Je  sais  ce  que  le  roi  va  me  dire,  et  je  m'incline  :  la  raison  d'Etat. 
Soit!  c'est  à  mes  yeux  bien  respectable.  Mais  je  suis  un  soldat,  j'ai  reçu  ma  consigne  ; 
la  consigne  est  exécutée,  bien  malgré  moi ,  c'est  vrai ,  mais  elle  l'est.  Je  me  tais. 

—  Où  est  Fouquet  en  ce  moment?  demanda  Louis  après  un  instant  de  silence. 

^—  M.  Fouquet,  sire,  répondit  d'Artagnan,  est  dans  la  cage  de  fer  que  M.  Colberl 
lui  a  fait  préparer,  etroule  au  galop  de  quatre  vigoureux  chevaux  sur  la  route  d'Angers. 

^-^  Pourquoi  l'avez-vous  quitté  en  route  ? 

---  Parce  que  Sa  Majesfé^ne  m'avait  pas  dit  d'aller  à  Angers.  La  preuve,  la  meilleure 
preuve  de  ce  que  j'avance,  c'est  que  le  roi  me  cherchait  tout  à  l'heure...  et  puis 
j'avais  une  autre  raison. 

—  Laquelle  ? 

—^  Moi  étant  là,  ce  pauvre  M.  Fouquet  n'eût  jamais  tenté  de  s'évader. 
^^  Eh  bien!  s'écria  le  roi  avec  stupéfaction. 

—  Je  l'ai  donné  à  un  de  mes  brigadiers,  le  plus  maladroit  que  j'aie  pu  trouver 
parmi  mes  mousquetaires. 

—  Étes-vous  fou,  monsieur  d'Artagnan!  s'écria  le  roi  en  croisant  les  bras  sur  sa 
poitrine. 

—  Ah  !  sire,  vous  n'attendez  pas  sans  doute  de  moi  que  je  sois  rcnncmi  de  M.  Fou- 
quet, après  ce  qu'il  vient  de  faire  pour  moi  et  pour  vous.  Non,  ne  me  le  donnez  ja- 
mais à  garder  si  vous  tenez  à  ce  qu'il  reste  sous  les  verrous;  si  bien  grillée  que  soit  la 
cage,  l'oiseau  finirait  par  s'envoler. 

—  Je  suis  surpris,  dit  le  roi  d'ime  voix  sombre  ,  que  vous  n'ayez  pas  tout  de  suite 
suivi  la  fortune  de  celui  que  M.  Fouquet  voulait  mettre  sur  mon  Irùne.  Vous  aviez  là 
tout  ce  qu'il  vous  faut  :  affection  et  reconnaissance.  A  mon  service ,  Monsieur^  on  ne 
trouve  qu'un  maître. 

■—  Si  M.  Fouquet  ne  vous  fût  pas  allé  chercher  à  la  Bastille  ,  slre^  répliqua  d'Arta- 


480  LES  MOUSQUETAIRES. 

gnan  d'une  voix  forlement  accentuée,  un  seul  homme  y  lut  allé ,  et  cet  homme  c'est 
moi;  vous  le  savez  bien,  sire. 

Le  roi  s'arrêta.  Devant  cette  parole  si  franche  ,  si  vraie  de  son  capitaine  des  mous- 
quetaires, il  n'y  avait  rien  à  objecter.  Le  roi,  en  entendant  d'Artagnan,  se  rappela  le 
d'Artagnan  d'autrefois,  celui  qui,  au  Palais-Royal,  se  tenait  caché  derrière  les  rideaux 
de  son  lit,  quand  le  peuple  de  Paris,  conduit  par  le  cardinal  de  Retz,  venait  s'assurer 
de  la  présence  du  roi  ;  du  d'Artagnan  qu'il  saluait  de  la  main  à  la  portière  de  son  car- 
rosse, lorsqu'il  se  rendait  à  Notre-Dame  en  rentrant  dans  Paris;  du  soldat  qui  l'avait 
quilté  à  Blois;  du  lieutenant  qu'il  avait  rappelé  près  de  lui  quand  la  mort  de  Mazarin 
lui  rendait  le  pouvoir;  de  riiomme  qu'il  avait  toujours  trouvé  loyal,  courageux  et  dévoué. 

Louis  s'avança  vers  la  porte  et  appela  Colbert.  Colbert  n'avait  pas  quitté  le  corridor 
où  travaillaient  les  secrétaires.  Colbert  parut. 

—  Colbert,  vous  avez  fait  faire  une  perquisition  chez  M.  Fouquel? 

—  Oui,  sire. 

—  Qu'a-t-elle  produit? 

—  M.  de  Roncherat,  envoyé  avec  les  mousquetaires  do  Votre  Majesté,  m'a  remis 
des  papiers,  répliqua  Colbert. 

—  Je  les  verrai...  Vous  allez  iv.e  donner  votre  main. 

—  Ma  main,  sire. 

—  Oui,  pour  (jue  je  la  motte  dans  celle  de  M.  d'Artagnan.  En  effet,  d'Artagnan, 
ajouta-t-il  avec  un  sourire  en  se  tournant  vers  le  soldat,  qui,  à  la  vue  du  commis,  avait 
repris  son  attitude  liautaine ,  vous  ne  connaissez  pas  l'homme  que  voici;  faites  con- 
naissance. 

Et  il  lui  montrait  Colbert. 

—  C'est  un  médiocre  serviteur  dans  les  positions  subalternes,  mais  ce  sera  un  grand 
homme  si  je  l'élève  au  premier  rang. 

—  Sire  I  balbutia  Colbert,  éperdu  de  plaisir  et  do  crainte. 

—  J'ai  compris  pourquoi,  murmura  d'Artagnan  à  l'oreille  du  roi  :  il  était  jaloux. 

—  Précisénicut,  et  sa  jalousie  lui  liait  les  ailes. 

—  Ce  sera  désormais  un  serpent  ailé,  grommela  le  mousquetaire  avec  un  reste  de 
haine  contre  son  adversaire  de  tout  à  l'heure. 

Mais  Colbert,  s'approchant  de  lui,  offrit  à  ses  yeux  une  physionomie  si  différente  de 
celle  qu'il  avait  l'habitude  de  lui  voir;  il  apparut  si  bon,  si  doux,  si  facile;  ses  yeux 
prirent  l'expression  d'une  si  noble  intelligence,  que  d'Artagnan,  connaisseur  en  phy- 
sionomies, fut  ému.  presque  changé  dans  ses  convictions.  Colbert  lui  serrait  la  main. 

—  Ce  que  le  roi  vous  a  dit.  Monsieur,  prouve  combien  Sa  Majesté  connaît  les  hommes. 
L'opposition  acharnée  que  j'ai  déployée  jusqu'à  ce  jour  contre  des  abus ,  non  contre 
des  hommes,  prouve  que  j'avais  en  \\\e  de  préparer  à  mon  roi  un  grand  règne,  à 
mon  pays  un  grand  bien-être.  J'ai  beaucoup  d'idées,  monsieur  d'Artagnan,  vous  les 
verrez  éclorc  au  soleil  de  la  paix  publique ,  et  si  je  n'ai  pas  la  certitude  et  le  bonheur 
de  conquérir  l'amitié  des  hommes  honnêtes,  je  suis  au  moins  certain.  Monsieur,  que 
j'obtiendrai  leur  estime.  Pour  leur  admiration,  Monsieur,  je  donnerais  ma  vie. 

Ce  changement,  cette  élévation  subite,  cette  approbation  muette  du  roi,  donnèrent 
beaucoup  à  penser  au  mousquetaire.  Il  salua  fort  civilement  Colbert,  qui  ne  le  per- 
dait pas  de  vue.  Le  roi,  les  voyant  réconciliés,  les  congédia  ;  ils  sortirent  ensemble. 
Une  fois  hors  du  cabinet,  le  nouveau  ministre,  arrêtant  le  capitaine  ,  lui  dit  : 

—  Est-il  possible,  monsieur  d'Artagnan,  qu'avec  un  œil  conmic  le  vôtre,  vous 
n  ayez  pas,  du  premier  coup,  à  la  première  inspection,  reconnu  ipii  je  suis'? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  497 

de  ses  jambes  molles,  il  trouva  un  sanglier  qui  lui  fit  tcle,  le  manqua  de  son  coup 
d'arquebuse  et  fut  décousu  par  la  bêle.  Il  en  est  mort  sur  le  coup. 

—  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  vous  vous  alarmiez  ,  cher  Porthos. 

—  Oh  !  vous  allez  voir.  Mon  père  était  \uie  fois  fort  comme  moi.  C'était  un  rude 
soldat  d'Henri  III  et  d'Henri  IV,  il  ne  s'appelait  pas  Antoine,  mais  Gaspard,  comme 
M.  de  Coligny.  Toujours  à  cheval ,  il  n'avaitjamais  su  ce  que  c'est  que  la  lassitude. 
Un  soir  qu'il  se  levait  de  table,  ses  jambes  lui  manquèrent. 

—  Il  avait  bien  soupe,  peut-être,  dit  Aramis,  et  voilà  jjourquoi  il  chancelait. 

—  Bah  !  un  ami  de  M.  de  Bassompierre^,  allons  donc  !  Non  ,  vous  dis-je  :  il  s'étonna 
de  celte  lassitude  et  dit  à  ma  mère,  qui  le  raillait  :  Ne  croirait-on  pas  que  je  vais  voir 
un  sanglier,  comme  défunt  M.  du  Vallon  mon  père? 

—  Eh  bien?  fit  Aramis. 

—  Eh  bien,  bravant  cette  faiblesse,  mon  père  voulut  descendre  au  jardin  au  lieu 
d'aller  au  ht;  le  pied  lui  manqua  dès  la  première  marche  ;  l'escalier  était  raide  ;  mon 
père  alla  tomber  sur   un  angle  de  pierre  dans  lequel  un  gond  de  fer  était  scellé.  Le, 
gond  lui  ouvrit  la  tempe  :  il  resta  mort  sur  la  place. 

Aramis  levant  les  yeux  sur  son  ami , 

—  Voilà  deux  circonstances  extraordinaires,  dit-il  ;  n'en  inférons  pas  qu'il  jouisse 
s'en  présenter  une  troisième.  Il  ne  convient  pas  à  un  homme  de  votre  force  d'être 
superstitieux,  mon  brave  Porthos  ;  d'ailleurs,  oi^i  est-ce  qu'on  voit  vos  jambes  fléchir? 
Jamais  vous  n'avez  été  si  raide  et  si  superbe  ;  vous  porteriez  une  maison  sur  vos  épaules. 

—  En  ce  moment,  dit  Porthos,  je  me  sens  bien  disposé;  mais  il  n'y  a  qu'un  mo- 
ment, je  vacillais,  je  m'affaissais,  et  depuis  tantôt,  ce  phénomène,  comme  vous 
dites,  s'est  présenté  quatre  fois.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  cela  me  fît  peur,  mais  cela 
me  contrariait  ;  la  vie  est  une  agréable  chose.  J'aide  l'argent;  j'ai  de  belles  terres;  j'ai  des 
chevaux  que  j'aime  ;  j'ai  aussi  des  amis  que  j'aime  :  d'Artagnan,  Athos,  Raoul  et  vous. 

L'adniirable  Porthos  ne  prenait  pas  même  la  peine  de  dissimuler  à  Aramis  le  rang 
qu'il  lui  donnait  dans  ses  amitiés. 
Aramis  lui  serra  la  main. 

—  Nous  vivrons  encore  de  nombreuses  années,  dil-il,  pour  conserver  au  monde 
des  échantillons  d'hommes  rares.  Fiez-vous  à  moi,  cher  ami,  nous  n'avons  aucune 
réponse  de  d'Artagnan  ,  c'est  bon  signe  ;  il  doit  avoir  donné  des  ordres  pour  masser 
la  flotte  et  dégarnir  la  mer.  J'ai  ordoimé,  moi,  tout  à  l'heure,  qu'on  roulât  une  barque 
sur  des  rouleaux  jusqu'à  l'issue  du  grand  souterrain  de  Locmaria,  vous  savez,  où 
nous  avons  tant  de  fois  fait  l'alfùt  pour  les  renards. 

—  Oui ,  et  qui  aboutit  à  la  petite  anse  par  un  boyau  que  nous  avons  découvert  le 
jour  011  ce  superbe  renard  s'échappa  par  là. 

—  Précisément.  En  cas  de  malheur,  on  nous  cachera  une  barque  dans  ce  souter- 
rain; elle  y  doit  êtredéjà.  Nous  attendrons  le  moment  favorable,  et  pendant  la  nuit,  en  mer! 

—  Voilà  une  bonne  idée. 

—  Eh  bien  !  les  jambes  ? 

—  Oh  !  excellentes  en  ce  moment. 

—  Vous  voyez  donc  bien  ,  tout  conspire  à  nous  donner  le  repos  et  l'espoir.  Vive 
Dieu!  Porthos,  nous  avons  encore  un  demi-siècle  de  bonnes  aventures,  et  si  je  touche 
la  terre  d'Espagne ,  je  vous  jure ,  ajouta  l'évêque  avec  une  énergie  terrible ,  que  votre 
brevet  de  duc  n'est  pas  aussi  aventiu'é  qu'on  veut  bien  le  dire. 

—  Espérons,  tit  Porthos  vui  peu  ragaillardi  par  cette  nouvelle  chaleur  de  so:i  com- 
pagnon. 


498  LES  MOUSQUETAIRES. 

Tout  à  coup  un  cri  se  fait  entendre. 

—  Aux  armes  ! 

Ce  cri ,  répété  par  cent  voix,  vint,  dans  la  chambre  où  les  deux  amis  se  tenaient . 
porter  la  surprise  chez  l'un  et  l'inquiétude  chez  Tautre.  Aramis  ouvrit  la  feuèlre,  il 
vit  courir  une  foule  de  gens  avec  des  flambeaux.  Les  femmes  se  sauvaient,  les  gens 
armés  prenaient  leurs  postes. 

La  flotte  !  la  flotte  !  cria  un  soldat  qui  reconnut  Aramis. 

—  La  flotte  !  répéta  celui-ci. 

—  A  demi-portée  de  canon ,  continua  le  soldat. 

—  Aux  armes!  cria  Aramis. 

—  Aux  armes  !  répéta  formidablement  Porlhos. 

Et  tous  deux  s'élancèrent  vers  le  môle,  pour  se  mettre  à  l'abri  derrière  les  batteries. 
On  vit  s'approcher  des  chaloupes  chargées  de  soldats  ;  elles  prirent  trois  directions 
pour  descendre  sur  trois  points  à  la  fois. 

—  Que  faut-il  faire?  demanda  un  officier  de  garde. 

—  Arrétez-les,  et  si  elles  poursuivent,  feu  !  dit  Aramis. 

Cinq  minutes  après ,  la  canonnade  commença.  C'étaient  les  coups  de  feu  que  d'Ar- 
tagnan  avait  entendus  en  abordant  en  France. 

Mais  les  chaloupes  étaient  trop  près  du  môle  pour  que  les  canons  tirassent  juste; 
elles  abordèrent  ;  le  combat  commença  presque  corps  à  corps. 

—  Qu'avez-vous ,  Porlhos  ?  dit  Aramis  à  son  ami. 

Rien...  les  jambes...  c'est  vraiment  incompréhensible...  elles  se  remettent  en 

chargeant. 

En  etfet ,  Porlhos  et  Aramis  se  mirent  à  charger  avec  une  telle  vigueur,  ils  ani- 
mèrent si  bien  leurs  hommes,  que  les  royaux  se  rembarquèrent  précipitamment  sans 
avoir  eu  autre  chose  que  des  blessés  qu'ils  emportèrent. 

.  Eh  mais,  Porlhos,  cria  Aramis,  il  nous  faul  un  prisonnier  ;  vile  !  vite  1 

Porlhos  s'abaissa  sur  l'escalier  du  môle,  saisit  par  la  nuque  un  des  officiers  de  l'ar- 
mée rovale  qui  attendait  pour  s'embarquer  que  toul  son  monde  fùl  dans  la  chaloupe. 
Le  bras  du  séant  enleva  cette  proie,  qui  lui  servit  de  bouclier  pour  remonter  sans 
qu'un  coup  de  fou  fut  tiré  sur  lui. 

—  Voici  un  prisonnier,  dit  Porlhos  à  Aramis. 

Eh  bien  1  s'écria  celui-ci  en  riant ,  calomniez  donc  vos  jambes  ! 

—  Ce  n'est  pas  avec  mes  jambes  que  je  l'ai  pris,  répliqua  Porlhos  tristement  :  c'est 
avec  mon  bras. 


LE   FILS   DE   niSCARR.VT. 


Les  Bretons  de  l'ile  étaient  tout  fiors  de  cette  victoire  ;  Aramis  ne  les  encouragea  pas. 

Ce  qui  arrivera,  dit-il  à  Porlhos  quand  tout  le  monde  fut  rentré,  c'est  que  la 

colère  du  roi  s'éveillera  avec  le  récit  de  la  résistance,  et  que  ces  braves  gens  seront 
déciniésou  brûlés  quand  lile  sera  prise  ,  ce  (pii  ne  peut  mani[uer  d'advenir. 

—  Il  en  résulte,  dit  Porlhos,  que  nous  n'avons  rien  fait  d'utile. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  i[)\) 

—  Pour  le  moment,  si  fait,  répliqua  l'évèque,  carnousavons  un  prisonnier  duquel 
nous  saurons  ce  que  nos  ennemis  préparent. 

—  Oui,  interrogeons  ce  prisonnier,  fil  Porthos,  et  le  moyen  de  le  faire  parler  est 
simple.  Nous  allons  souper  ;  nous  l'inviterons  ;  en  buvant,  il  parlera.  Ce  qui  fut  fait. 
L'officier,  un  peu  inquiet  d'abord ,  se  rassura  en  voyant  les  gens  auxquels  il  avait 
affaire.  Il  donna,  n'ayant  pas  peur  de  se  compromettre  ,  tous  les  détails  imaginables 
sur  la  démission  et  le  départ  de  d'Artagnan.  Il  expliqua  comment,  après  ce  départ,  le 
nouveau  chef  de  l'expédition  avait  ordonné  une  surprise  sur  Belle-Isle.  Aramis  et 
Porthos  échangèrent  un  coup  d'œil  qui  témoignait  de  leur  désespoir.  Plus  de  fond  à 
faire  sur  celte  brave  imagination  de  d'Artagnan,  plus  de  ressource,  par  conséquent, 
en  cas  de  défaite. 

Aramis ,  continuant  son  interrogatoire ,  demanda  au  prisonnier  ce  que  les  royaux 
comptaient  faire  des  chefs  de  Belle-Isle. 

—  Ordre,  répliqua  celui-ci ,  de  tuer  pendant  le  combat  et  de  pendre  après. 
Aramis  et  Porthos  se  regardèrent  encore. 

Le  rouge  monta  au  visage  de  tous  deux. 

—  Je  suis  bien  léger  pour  la  potence ,  répondit  Aramis  ;  les  gens  comme  moi  ne  se 
pendent  pas. 

—  Et  moi,  je  suis  bien  lourd,  dit  Porthos  ;  les  gens  comme  moi  cassent  la  corde. 

—  Je  suis  sûr,  lit  galamment  le  prisonnier,  que  nous  vous  eussions  procuré  la 
faveur  d'une  mort  à  votre  choix. 

—  Mille  remercîmens,  dit  sérieusement  Aramis. 

—  Porthos  s'inclina. 

—  Encore  ce  coup  de  vin  à  votre  santé,  lit-il  en  buvant  lui-même. 

De  propos  en  propos  le  souper  se  prolongea  ;  l'officier,  qui  était  un  spirituel  gentil- 
homme ,  se  laissa  doucement  aller  au  charme  de  l'esprit  d'Aramis  et  de  la  cordiale 
bonhomie  de  Porthos. 

—  Pardonnez-moi ,  dit-il ,  si  je  vous  adresse  une  question  ;  mais  des  gens  qui  en 
sont  à  leur  sixième  bouteille  ont  bien  le  droit  de  s'oublier  un  peu. 

—  Parlez,  fit  Aramis. 

—  N'étiez-vous  pas ,  Messieurs ,  vous  deux,  dans  les  mousquetaires  du  feu  roi  ? 

—  Oui,  Monsieur,  et  des  meilleurs,  s'il  vous  plaît,  répliqua  Porthos. 

—  C'est  vrai:  je  dirais  même  les  meilleurs  de  tous  les  soldats,  Messieurs,  si  je  ne 
craignais  d'offenser  la  mémoire  de  mon  père. 

—  De  votre  père  !  s'écria  Aramis. 

—  Savez-vous  comment  je  me  nomme?  Je  m'appelle  George  de  Biscarrat. 

—  Oh  !  s'écria  Porthos  à  son  tour,  Biscarrat  !  Vous  rappelez-vous  ce  nom,  Ai-amis  ? 
- —  Biscarrat...  rêva  l'évêque...  Il  me  semble. 

—  Cherchez  bien,  Monsieur,  dit  l'ofiicier. 

—  Pardieu  !  ce  ne  sera  pas  long,  fil  Porthos.  Biscarrat,  dit  Cardinal  !...  un  des  quatre 
qui  vinrent  nous  interrompre  le  jour  où  nous  entrâmes  dans  l'amitié  de  d'Artagnan, 
l'épée  à  la  main... 

—  Précisément,  Messieurs. 

—  Le  seul,  dit  Aramis  vivement,  que  nous  ne  blessâmes  pas. 

—  Une  rude  lame  par  conséquent,  fit  le  prisonnier. 

—  C'est  vrai;  oh!  bien  vrai,  dirent  les  deux  amis  ensemble.  Ma  foi!  monsieur  de 
Biscarrat,  enchantés  de  faire  la  connaissance  du  fils  d'un  auiisi  brave  homme. 

Biscarrat  serra  les  deux  mains  que  lui  lendaieul  les  deux  anciens  mousquetaires. 


500  LES  MOUSQUETAIRES. 

Araniis  regarda  Porthos  comme  pour  lui  dire  :  Voilà  un  homme  qui  nous  aidera. 
Et  sur-le-champ, 

Avouez,  dit-il,  Monsieur,  qu'il  fait  bon  avoir  été  honnête  homme. 

—  Mon  père  me  l'a  toujours  dit.  Monsieur. 

—  Avouez  de  plus  que  c'est  une  triste  circonstance  que  celle  où  vous  vous  trouvez 
de  rencontrer  des  gens  destinés  à  être  arquebuses  ou  pendus,  et  de  s'apercevoir  que 
ces  gens-là  sont  d'anciennes  connaissances,  des  connaissances  héréditaires. 

—  Oh  !  vous  n'êtes  pas  réservés  à  ce  sort  affreux,  Messieurs  et  amis!  dit  vivement  le 
jeune  homme. 

—  liah!  vous  l'avez  dit. 

—  Je  l'ai  dit  tout  à  l'heure,  quand  je  ne  vous  connaissais  pas;  mais  maintenant 
que  je  vous  connais,  je  dis  :  Vous  éviterez  ce  destin  funeste,  si  vous  le  voulez. 

—  Gomment!  si  nous  le  voulons!  s'écria  Aramis  dont  les  yeux  brillèrent  d'intelli- 
gence en  regardant  alternativement  son  prisonnier  et  Porthos. 

—  Pourvu,  continua  Porthos,  en  regardant  à  son  tour  avec  une  noble  intrépidité 
M.  de  Biscarrat  et  l'évêque,  pourvu  qu'on  ne  nous  demande  pas  de  lâchetés. 

—  On  ne  vous  demandera  rien  du  tout.  Messieurs,  reprit  le  gentilhomme  de  l'armée 
rovale.  Que  voulez-vous  qu'on  vous  demande  ?  Si  l'on  vous  trouve  on  vous  tue,  c'est 
chose  arrêtée;  tâchez  donc,  Messieurs,  qu'on  ne  vous  trouve  pas. 

Je  crois  ne  pas  me  tromper,  fit  Porthos  avec  dignité,  mais  il  me  semble  bien  que 

pour  nous  trouver,  il  faut  que  l'on  vienne  nous  quérir  ici. 

—  En  cela,  vous  avez  parfaitement  raison,  mon  digne  ami,  reprit  Aramis  en  inter- 
rogeant toujours  du  regard  la  physionomie  de  Biscarrat,  silencieux  et  contraint.  Vous 
voulez,  monsieur  de  Biscarrat,  nous  dire  quelque  chose,  nous  faire  quelque  ouver- 
ture, et  vous  n'osez  pas,  n'est-il  pas  vrai? 

—  Ah  !  Messieurs  et  amis,  c'est  qu'en  parlant  je  trahis  la  consigne;  mais  tenez, 
j'entends  une  voix  (pii  dégage  la  mienne  en  la  dominant. 

—  Le  canon!  fit  Porthos. 

—  Le  canon  et  la  mousqueterie  !  s'écria  l'évêque. 

Ou  entendait  gronder  au  loin,  dans  les  roches,  ces  bruits  sinistres  d'un  combat  qui 
\w  dura  point. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  demanda  Porthos. 

Eh  !  pardieu  !  s'écria  Aramis,  c'est  ce  dont  jo  me  doutais. 

—  Q\ioi  donc? 

L'attaque  faite  par  vous  n'était  qu'une  feinte  ,   n'esl-il  pas  vrai,  Monsieur?  et 

pendant  que  vos  conqiagnies  se  laissaient  repousser,  vous  aviez  la  certitude  d'opérer 
un  débarquement  de  l'autre  enté  de  l'Ile. 

—  Oh  !  plusieurs,  Monsieur. 

—  Nous  sommes  perdus  alors ,  fit  paisiblement  l'évêque  de  Vannes. 

—  Perdus!  cela  est  possible,  répondit  le  seigneur  de  Pierrefonds,  mais  nous  ne 
sommes  pas  pris  ni  pendus.  Et  en  disant  ces  mots  il  se  leva  de  la  table  ,  s'approcha  du 
nuir  et  en  détacha  froidement  sou épée  et  ses  pistolets,  qu'il  visita  avec  ce  soin  du  vieux 
soldat  qui  s"apprêlc  à  combattre  et  qui  sent  (pie  sa  vie  repose  en  grande  partie  sur 
l'excellence  et  la  bonne  tenue  de  ses  armes. 

Au  bruit  du  canon  ,  à  la  nouvelle  de  la  surprise  qui  po\ivait  livrer  l'île  aux  troupes 
rovales,  la  foule  éperdue  se  précipita  dans  le  lort.  Elle  venait  demander  assistance  et 
conseil  à  ses  chefs.  Aramis,  pâle  et  vaincu  ,  se  montra  entre  doux  llambeanx  à  la  fenêtre 
qui  donnait  sur  la  grande  cour,  pleine  de  soldats  qui  attendaient  des  ordres. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  501 

—  Mes  amis ,  dit  d'IIerhlay  irimo  voix  grave  cl  sonore,  M.  Foiiqnol  ,  votre  pro- 
(ecteur  ,  voire  ami ,  voire  pcrc  ,  a  été  arrêté  par  ordre  du  roi  et  jeté  à  la  liasliile. 

Un  long  eri  de  fureur  cl  de  menace  monta  jusqu'à  la  fenêtre  où  se  tenait  l'évèque  et 
l'enveloppa  d'un  fluide  vibrant. 

—  Vengeons  M.  Fouquel!  crièrent  les  plus  exaltés.  A  mort  les  royaux! 

—  Non  ,  mes  amis  ,  répliqua  solennellement  Aramis;  non  ,  mes  amis,  pas  de  résis- 
tance. Le  roi  est  maître  dans  son  royaume.  Hinnilicz-vous  devant  la  main  de  Dieu. 
Aimez  Dieu  et  le  roi,  qui  ont  frappé  M.  Fouquet.  Mais  ne  vengez  pas  votre  seigneur, 
ne  cherchez  pas  à  le  venger.  Vous  vous  sacrifieriez  en  vain  ,  vous,  vos  femmes  et  vos 
enfans  ,  vos  biens  et  votre  liberté.  Bas  les  armes!  mes  amis, bas  les  armes!  puisque  le 
roi  vous  le  commande,  et  relirez-vous  paisiblement  dans  vos  demeures.  C'est  moi  qui 
vous  le  demande  ,  c'est  moi  qui  vous  en  prie,  c'est  moi  qui  au  besoin  vousleconmiande 
aunom  de  M.  Fouquet. 

La  foule  amassée  sous  la  fenêtre  fit  entendre  un  long  frénu'ssement  de  colère  et 
d'effroi. 

—  Les  soldats  du  roi  Louis  XIV  sont  entrés  dans  l'île ,  continua  Aramis.  Désormais 
ce  ne  serait  plus  entre  eux  et  vous  un  combat,  ce  serait  un  massacre.  Allez ,  allez  et 
oubliez:  cette  fois,  je  vous  le  commande  au  nom  du  Seigneur. 

Les  mutins  se  retirèrent  lentement,  mais  soumis  et  muets. 

—  Ah  çà ,  mais  que  venez-vous  donc  de  dire  là,  mon  ami?  dit  Porthos. 

—  Monsieur,  dit  Biscarral  à  l'évèque,  vous  sauvez  tous  ces  habitans,  mais  vous  ne 
sauvez  ni  votre  ami  ni  vous. 

—  Monsieur  de  Biscarral,  dit  avec  un  accent  singulier  de  noblesse  et  de  courtoisie 
l'évèque  de  Vannes,  monsieurde  Biscarrat,  soyez  assez  bon  pourreprendre  votre  liberté. 

—  Je  le  veux  bien.  Monsieur,  mais... 

—  Mais  cela  nous  rendra  service ,  car  en  annonçant  au  lieutenant  du  roi  la  sou- 
mission des  insulaires,  vous  obtiendrez  peut-être  quelque  grâce  poumons  en  l'instrui- 
sant de  la  manière  dont  cette  soumission  s'est  opérée. 

—  Grâce  1  répliqua  Porthos  avec  des  yeux  flamboyans,  grâce!  qu'est-ce  quecernot-là? 
Aramis  loucha  rudement  le  coude  de  son  ami ,  comme  il  faisait  aux  l)ons  jours  de 

leur  jeunesse,  alors  qu'il  voulait  avertir  Porthos  qu'il  avait  fait  ou  qu'il  allait  faire 
quelque  bévue.  Porthos  comprit  et  se  tut  soudain. 

—  J'irai ,  Messieurs ,  répondit  Biscarral ,  un  peu  surpris  aussi  de  ce  mot  grâce  pro- 
noncé par  le  fier  mousquetaire ,  dont  quelques  instans  auparavant  il  racontait  et  vantail 
avec  tant  d'enthousiasme  les  exploits  héroïques  dont  son  père  l'avait  entretenu. 

—  Allez  donc,  monsieur  de  Biscarrat ,  dit  Aramis  en  le  saluant,  et  en  partant  recevez 
l'expression  de  toute  notre  reconnaissance. 

—  Mais  vous,  Messieurs,  vous  que  je  m'honore  d'appeler  mes  amis,  puisque  vous 
avez  bien  voulu  recevoir  ce  titre,  que  devenez-vous  pendant  ce  temps?  reprit  i'ofticier 
tout  ému  ,  en  prenant  congé  des  deux  anciens  adversaires  de  son  père. 

—  Nous,  nous  attendrons  ici. 

—  Mais,  mon  Dieu!...  l'ordre  est  formel  ! 

—  Je  suis  évêque  de  Vannes ,  monsieur  de  Biscarrat,  et  l'on  ne  passe  pas  plus  par 
les  armes  un  évêque  que  l'on  ne  pend  un  gentilhomme. 

—  Ah  !  oui,  Monsieur,  oui,  monseigneur,  reprit  Biscarrat;  oui,  c'est  vrai,  vous 
avez  raison,  il  y  a  encore  pour  vous  cette  chance.  Donc  ,  je  pars,  je  me  rends  auprès 
du  commandant  de  l'expédition,  du  lieutenant  du  roi.  Adieu  donc,  Messieurs,  ou 
plutôt  au  revoir. 


502 


LES  MOUSQUETAIRES. 


En  effet,  le  digne  officier,  sautant  sur  un  cheval  que  lui  lit  donner  Aramis,  courut 
dans  la  dire'lion  des  coups  de  feu  qu'on  avait  entendus  et  qui,  en  amenant  la  foule 
dans  le  fort,  avaient  interrompu  la  conversation  des  deux  amis  avec  leur  prisonnier. 
•    Aramis  le  regarda  partir,  et  demeuré  seul  avec  Porlhos, 

—  Eh  bien!  comprenez-vous?  dit-il. 

—  Ma  fui ,  non. 

—  Est-ce  que  Biscarrat  ne  vous  gênait  pas  ici? 

—  Non ,  c'est  un  brave  garçon. 

—  Oui,  mais  la  grotte  de  Locmaria,  est-il  nécessaire  que  tout  le  monde  la  connaisse? 

—  Ah  !  c'est  vrai,  c'est  vrai,  je  comprends.  Nous  nous  sauvons  par  le  souterrain. 

—  S'il  vous  plaît,  répliqua  joyeusement  Aramis.  En  route,  ami  Porthos,  notre  ba- 
teau nous  attend ,  et  le  roi  ne  nous  tient  pas  encore. 


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LE  V  ICO  M  TIC  DE  BRAGELONNE. 


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LA    r.ROTTE    DE   LOCMARIA. 


•D   A  LG  C  B, 


N  silence  effrayant  planait  sur  l'île.  Le  souterrain  de  Loc- 
maria  était  assez  éloigné  du  môle  pour  que  les  deux  amis 
dussent  ménager  leurs  forces  avant  d'y  arriver. 

D'ailleurs  la  nuit  s'avançait;  minuit  avait  sonné  au 
fort  ;  Porthos  et  Aramis  étaient  chargés  d'argent  et 
d'armes. 

Ils  cheminaient  donc  dans  la  lande  qui  sépare  le  môle 
de  ce  souterrain,  écoutant  tous  les  bruits  et  tâchant  d'é- 
viter toutes  les  embûches. 

De  temps  en  temps,  sur  la  route,  qu'ils  avaient  soigneu- 
sement laissée  à  leur  gauche,  passaient  des  fuyards  venant  de  l'intérieur  des  terres,  à 
la  nouvelle  du  débarquement  des  troupes  royales. 

Enfin,  après  une  course  rapide,  mais  fréquemment  interrompue  par  des  stations 
prudentes,  ils  atteignirent  ces  grottes  profondes,  par  lesquelles  le  prévoyant  évêque 
de  Vannes  avait  eu  soin  de  faire  rouler  sur  des  cylindres  une  bonne  barque  capable 
de  tenir  la  mer  dans  cette  belle  saison. 

—  Mon  bon  ami,  dit  Porthos  après  avoir  respiré  bruyamment,  nous  sommes  ar- 
rivés, à  ce  qu'il  me  paraît;  mais  je  crois  que  vous  m'avez  parlé  de  frois  hommes  qui 
devaient  nous  accompagner.  Je  ne  les  vois  pas;  où  sont-ils  donc? 

—  Ils  nous  attendent  certainement  dans  la  caverne,  et  sans  doute  ils  se  reposent  un 
moment,  après  avoir  accompli  ce  rude  et  difficile  travail. 

Aramis  arrêta  Porthos,  qui  se  préparait  à  entrer  dans  le  souterrain. 

—  Voulez-vous,  mon  bon  ami,  dit-il  au  géant ,  me  permettre  de  passer  le  premier? 
Je  connais  le  signal  que  j'ai  donné  à  nos  hommes,  et  nos  gens,  ne  l'entendant  pas, 
seraient  dans  le  cas  de  faire  feu  sur  vous  ou  de  vous  lancer  leur  couteau  dans  l'ombre. 

—  Allez,  cher  Aramis,  allez  le  premier,  vous  êtes  toute  sagesse  et  toute  prudence, 
allez.  Aussi  bien ,  voilà  cette  fatigue  dont  je  vous  ai  parlé  qui  me  reprend  encore 
une  fois. 

Aramis  laissa  Porthos  s'asseoir  à  l'entrée  de  la  grotte  et,  courbant  la  tète,  il  pé- 
nétra dans  l'intérieur  de  la  caverne  en  imitant  le  cri  de  la  chouette.  Un  petit  roucou- 
lement plaintif,  vm  cri  à  peine  distinct,  répondit  dans  la  profondeur  du  souterrain. 
Aramis  continua  sa  marche  prudente  ,  et  bientôt  il  fut  arrêté  par  le  même  cri  qu'il 
avait  le  premier  fait  entendre ,  et  ce  cri  était  lancé  à  dix  pas  de  lui. 

—  Èles-vous  là ,  Yves  ?  fit  l'évêque. 

—  Oui ,  monseigneur,  et  Goenncc  est  là  aussi.  Son  fils  nous  accompagne. 


504  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Bien.  Toutes  choses  sont-elles  prêtes? 

—  Oui ,  monseigneur. 

—  Allez  un  peu  à  l'entrée  des  grottes,  mon  bon  Yves,  et  vous  y  trouverez  le  sei- 
gneur de  Pierretbnds  qui  se  repose,  fatigué  qu'il  est  de  sa  course. 

Les  trois  Bretons  obéirent.  Porlhos ,  rafraîchi ,  avait  déjà  lui-même  commencé  la 
descente,  et  son  pas  pesant  résonnait  au  milieu  des  cavités  formées  et  soutenues  par 
les  colonnes  de  silex  et  de  granit.  Dès  que  le  seigneur  de  Bracieux  eut  rejoint  l'évêque, 
les  Bretons  allumèrent  une  lanterne  dont  ils  s'étaient  munis. 

—  Visitons  le  canot,  dit  Aramis,  et  assurons-nous  d'abord  de  ce  qu'il  renferme. 

—  N'approchez  pas  trop  la  lumière,  dit  le  patron  Yves,  car,  ainsi  que  vous  avez 
bien  voulu  me  le  recommander,  monseigneur,  j'ai  mis  sous  le  banc  de  poupe ,  dans 
le  coifre,  le  baril  de  poudre  et  les  charges  de  mousquet  que  vous  m'avez  envoyés 
du  fort. 

—  Bien,  fit  Ararnis,  et  prenant  lui-même  la  lanterne,  il  visita  minutieusement 
toutes  les  parties  du  canot  avec  les  précautions  d'un  homme  qui  n'est  ni  timide  ni 
ignorant  en  face  du  danger. 

Le  canot  était  long,  léger,  tirant  peu  d'eau,  mince  de  quille,  enfin  de  ceux  que 
Ton  a  toujours  si  bien  construits  à  Belle-Isle,  un  peu  haut  de  bord,  solide  sur  l'eau, 
très-maniable  ,  muni  de  plancbes  qui ,  dans  les  temps  incertains ,  forment  une  sorte 
de  pont,  sur  lesquelles  glissent  les  lames  et  qui  peuvent  protéger  les  rameurs.  Dans 
deux  coffres  l)ieii  clos,  placés  sous  les  bancs  de  proue  et  de  poupe,  Aramis  trouva  du 
pain ,  du  biscuit ,  des  fruits  secs,  un  quartier  de  lard ,  une  bonne  provision  d'eau  dans 
des  outres;  le  tout  formant  des  rations  suffisantes  pour  des  gens  qui  ne  devaient  ja- 
mais quiller  la  côte  et  se  trouvaient  à  même  de  se  ravitailler  si  le  besoin  le  comman- 
dait. Les  armes,  huit  mousquets  et  autant  de  pistolets  de  cavaliers,  étaient  en  bon  état 
et  tontes  chargées.  Il  y  avait  des  avirons  de  rechange  en  cas  d'accident,  et  cette  pe- 
tite voile  appelée  trinquette,  qui  aide  la  marche  du  canot  en  même  temps  que  les  ra- 
meurs nagent,  qui  est  si  utile  lorsque  la  brise  se  fait  sentir,  et  qui  ne  charge  pas 
l'embarcation. 

Lorsqtie  Aramis  eut  reconnu  toutes  ces  choses, 

—  Consul tons«nous,  dit-il,  cher  Porthos,  pour  savdir  s'il  faut  essayer  de  faire  sorUr 
la  liarque  par  rextrémilé  inconnue  de  la  grotte,  en  suivant  la  pente  et  l'ombre  du 
iouterrain,  ou  s'il  vaut  mieux,  à  ciel  découvert,  la  faire  glisser  sur  les  rouleaux,  par 
les  bruyères,  en  aplanissant  le  chcnun  de  la  petite  falaise,  cpii  u  a  pas  vingt  pieds  de 
haut  et  donne,  dans  la  marée,  trois  ou  (piatre  brasses  de  boime  eau  sur  un  bon  fond. 

—  Hu'à  cela  ne  tienne,  monseigneur.  répli(pia  le  patron  Yves  respectueusement, 
mais  je  ne  crois  pas  que,  par  la  penle  du  souterrain  et  dans  l'obscinilé  où  nous  serons 
obligés  de  manœuvrer  notre  embarcation ,  le  chemin  soit  aussi  commode  qu'en  plein 
air.  Je  connais  bien  la  falaise,  et  je  puis  vous  certifier  qu'elle  est  unie  connue  un 
gazon  de  jardin;  l'intérieur  de  la  grofle  au  contraire  est  raboteux;  sans  compter  en- 
core, monseigneur,  qu'à  l'extrémité  nous  trouverons  le  boyau  qui  mène  à  la  mer,  et 
peut-être  le  canot  n'y  passera  pas. 

—  J'ai  fait  mes  calculs,  ré[)ondit  révê<pie,  et  j'ai  la  certitude  (piil  passerait. 

—  Soit;  je  le  veux  bien,  monseigneur,  insista  le  patron;  mais  Votre  (îrandeur sait 
bien  que  pour  le  faire  atteindre  à  l'extrémité  du  boyau ,  il  faut  lever  une  énorme  pierre, 
celle  sous  laquelle  passe  toujours  le  renard  et  qui  ferme  le  boyau  comme  une  porte. 

—  On  la  lèvera  ,  dit  Portbos;  ce  n'est  rien. 

—  Je  crois  que  le  patron  pourrait  avoir  raison ,  dit  Aramis.  Essayons  du  ciel  ouvert. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  S05 

—  D'aillant  plus,  inonselyncur.  cdiitiiiua  lo  prclieur,  que  nous  ne  saurions  nous 
embarquer  avant  le  jour,  tant  il  y  a  de  travail ,  et  qu'aussitôt  que  le  jour  paraîtra,  une 
bonne  vedette,  placée  sur  la  partie  supérieure  de  la  grotte  ,  nous  sera  nécessaire  pour 
surveiller  les  manœuvres  des  chalands  ou  des  croiseurs  qui  nous  guetteraient. 

—  Oui ,  Yves,  oui ,  votre  raison  est  bonne  ;  on  va  passer  sur  la  falaise. 

Et  les  trois  robustes  Bretons  allaient,  plaçant  leurs  rouleaux  sous  la  barque,  la 
mettre  en  mouvement,  lorsque  des  aboiemens  lointains  de  chiens  se  tirent  entendre 
dans  la  campagne.  Aramis  s'élança  hors  de  la  grotte  ;  Porthos  le  suivit.  L'aube  tei- 
gnait de  pourpre  et  de  nacre  les  flots  et  la  plaine  ,  et  de  longues  volées  de  corbeaux 
rasaient  de  leurs  ailes  noires  les  maigres  champs  de  sarrasin.  Un  quart  d'heure  encore 
et  le  jour  serait  plein;  les  oiseaux  réveillés  l'annonçaient  joyeusement  par  leurs 
chants  à  toute  la  nature.  Les  aboiemens  qu'on  avait  entendus  et  qui  avaient  arrêté  les' 
trois  pêcheurs  prêts  à  remuer  la  barque  et  fait  sortir  Aramis  et  Porthos ,  se  prolon- 
geaient dans  une  gorge  profonde  à  une  lieue  environ  de  la  grotte. 

—  C'est  une  meute,  dit  Porthos,  les  chiens  sont  lancés  sur  une  piste. 

—  Qu'est  cela?  Qui  chasse  en  un  pareil  moment?  dit  Aramis. 

—  Et  par  ici  surtout,  continua  Porthos  ,  par  ici  où  l'on  craint  l'arrivée  des  royaux. 

—  Eb  mais!  s'écria  tout  à  coup  Aramis,  Yves,  Yves ,  venez  donc  ! 

—  Yves  accourut,  laissant  là  le  cylindre  qu'il  tenait  encore  et  qu'il  allait  placer  sous 
la  barque  quand  cette  exclamation  de  l'évêque  interrompit  sa  besogne. 

—  Qu'est-ce  que  cette  chasse,  patron?  dit  Porthos. 

—  Eh  monseigneur!  répliqua  le  Breton,  je  n'y  comprends  rien.  Ce  n'est  pas  en  un 
pareil  moment  que  le  seigneur  de  Locniaria  chasserait.  Non,  et  pourtant  les  chiens... 

—  Non  ,  dit  Goennec,  cène  sont  pas  là  les  chiens  du  seigneur  de  Locmaria. 

—  Par  prudence,  reprit  Aramis,  rentrons  dans  la  grotte;  évidemment  les  voix 
apj)iochent,  et  tout  à  l'heure  nous  saurons  à  quoi  nous  en  tenir. 

Ils  rentrèrent,  mais  ils  n'avaient  pas  fait  cent  pas  dans  l'ombre  cpi'un  bruit  sem- 
blable au  rauque  soupir  d'une  créature  effrayée  retentit  dans  la  caverne ,  et,  haletant, 
rapide  ,  effrayé,  un  renard  passa  comme  un  éclair  devant  les  fugitifs,  sauta  par-dessus 
la  barque  et  disparut,  laissant  après  lui  son  fumet  acre  ,  conservé  quelques  secondes 
sous  les  voûtes  basses  du  souterrain. 

—  Le  renard  !  crièrent  les  Bretons  avec  la  joyeuse  surprise  du  chasseur. 

—  Maudits  soyons-nous!  cria  l'évêque,  notre  retraite  est  découverte. 

—  Comment  cela?  dit  Porthos;  avons-nous  peur  d'un  renard? 

—  Eh!  mon  ami,  que  dites-vous  donc,  et  que  vous  inquiétez-vous  de  renard?  Ce 
n'est  pas  de  lui  qu'il  s'agit,  pardieu!  Mais  ne  savez-vous  pas,  Porlhos,  qu'après  le  re- 
nard viennent  les  chiens  et  qu'après  les  chiens  viennent  les  hommes? 

Porthos  baissa  la  tête.  On  entendit,  comme  pour  continuer  les  paroles  d'Aramis,  la 
meute  grondeuse  arriver  avec  une  effrayante  vitesse  sur  la  piste  de  l'animal.  Six  chiens 
courans  débouchèrent  au  même  instant  dans  la  petite  lande ,  avec  un  bruit  de  voix  qui 
ressemblait  à  la  fanfare  d'un  triomphe. 

—  Voilà  bien  les  chiens,  dit  Aramis  posté  à  l'affût  derrière  une  lucarne  pratiquée 
enlie  deux  rochers;  quels  sont  les  chasseurs,  maintenant? 

—  Si  c'est  le  seigneur  de  Locmaria,  répondit  le  patron,  il  laissera  les  chiens  fouiller 
la  grotte  ,  et  il  ne  pénétrera  pas  lui-même,  assuré  qu'il  sera  que  le  renard  sortira  de 
l'autre  côté. 

—  Ce  n'est  pas  le  seigneur  de  Locmaria  qui  chasse,  répondit  l'évêque  en  pâlissant 
mali-Té  lui. 


506  LES  MOUSQLETAIRES. 

—  Qui  donc ,  alors?  dit  Porlhos. 

—  Regardez. 

Porthos  appliqua  son  œil  à  la  lucarne  et  vit  au  sommet  du  monticule  une  douzaine 
de  cavaliers  qui  poussaient  leurs  chevaux  sur  la  trace  des  chiens  en  criant  :  Taïaut! 

—  Les  gardes  du  roi!  dit-il. 

—  Les  gardes  du  roi!  dites- vous,  monseigneur!  s'écrièrent  les  Bretons  en  pâhssant 
à  leur  tour. 

—  Et  Biscarrat  à  leur  tête,  monté  sur  mon  cheval  gris,  continua  Aramis. 

Les  chiens,  au  même  moment,  se  précipitèrent  dans  la  grotte  comme  une  ava- 
lanche ,  et  les  profondeurs  de  la  caverne  s'emplirent  de  leurs  cris  assourdissans. 

—  Ah!  diable!  fit  Aramis  reprenant  tout  son  sang-froid  à  la  vue  de  ce  danger  iné- 
vitable. Je  sais  bien  que  nous  sommes  perdus,  mais  au  moins  il  nous  reste  une  chance  : 
si  les  gardes  qui  von^  suivre  leurs  chiens  viennent  à  s'apercevoir  qu'il  y  a  une  issue 
aux  grottes,  plus  d'espoir,  car  en  entrant  ici,  ils  découvriront  la  barque  et  nous-mêmes. 
Il  ne  faut  pas  que  les  chiens  sortent  du  souterrain  :  il  ne  faut  pas  que  les  maîtres  y  entrent. 

—  C'est  juste ,  dit  Porlhos. 

—  Vous  comprenez,  ajouta  l'évêque  avec  la  rapide  précision  du  commandement  :  il 
y  a  là  six  chiens  qui  seront  forcés  de  s'arrêter  à  la  grosse  pierre  sous  laquelle  le  renard 
s'est  glissé  ,  mais  à  l'ouverture  trop  étroite  de  laquelle  ils  seront ,  eux,  arrêtés  et  tués. 

Les  Bretons  s'élancèrent  le  couteau  à  la  main.  Quelques  minutes  après,  un  lamen- 
table concert  de  gémissemens,  de  hurlemens  mortels,  puis  plus  rien. 

—  Bien,  dit  Aramis  froidement.  Aux  maîtres  maintenant!  Attendre  leur  arrivée, 
se  cacher  et  tuer. 

—  Tuer!  répéta  Porthos. 

—  Ils  sont  seize  ,  dit  Aramis,  du  moins  pour  le  moment. 

—  Et  bien  armés,  ajouta  Porthos  avec  un  sourire  de  consolation. 

—  Cela  durera  dix  minutes,  lit  Aramis.  Allons! 

Et  d'un  air  résolu,  il  prit  un  mousquet  et  mit  son  couteau  de  chasse  entre  ses  dents. 

—  Yves,  Goennec  et  son  fils,  continua  Aramis,  vont  nous  passer  les  mousquets. 
Vous,  Porthos,  vous  ferez  l'eu  à  bout  portant.  Nous  en  aurons  abattu  luiil  avant  (jue 
les  autres  s'en  doutent,  c'est  certain;  puis  tous,  nous  sommes  cinq,  nous  dépêcherons 
les  huit  derniers  le  couteau  à  la  main. 

—  Et  ce  pauvre  Biscarrat?  dit  Porthos. 
Aramis  réiléchit  un  moment. 

—  Biscarrat  le  pieniior,  répliqua-t-il  froidement.  Il  nous  connaîi. 


DANS   LA   GROTTE. 


Malgré  Tcspèce  de  divination  qui  élail  le  côté  remarquable  du  caractère  d'Aramis, 
l'événement,  subissinl  les  chances  des  choses  soumises  au  hasard,  ne  s'accomplit  pas 
tout  à  fait  connue  lavait  prévu  l'évêque  de  Vannes.  Biscarrat  ,  mieux  monté  que  ses 
compagnons,  arriva  le  piemier  à  l'ouverture  de  la  grotte  et  comprit  que  renard  et 
chiens   tout  s'était  engoullVé  là.  Seulemeul ,  frappé  de  cette  terreur  superstilieuse 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  507 

qu'imprime  naturellement  à  l'esprit  de  l'homme  toute  voie  souterraine  et  obscure  ,  il 
s'arrêta  à  l'extérieur  de  la  grotte,  et  attendit  que  ses  compagnons  fussent  réunis  autour 
de  lui. 

—  Eh  bien?  lui  demandèrent  les  jeunes  gens  tout  essouflés  et  ne  comprenant  rien  à 
son  inaction. 

—  Eh  bien  !  on  n'entend  plus  les  chiens;  il  faut  que  renard  et  meute  soient  engloutis 
dans  ce  souterrain. 

—  Mais  alors,  dit  un  des  jeunes  gens,  pourquoi  ne  donnent-ils  plus  de  voix? 

—  C'est  étrange  ,  dit  un  autre. 

—  Eh  bien,  mais,  fit  un  quatrième  ,  entrons  dans  cette  grotte.  Est-ce  qu'il  est  dé- 
fendu d'y  entrer,  par  hasard? 

—  Non,  répliqua  Biscarrat.  Seulement,  comme  il  y  fait  noir  comme  dans  un  four, 
on  peut  s'y  rompre  le  cou. 

—  Que  diable  sont  devenus  nos  chiens'^se  demandèrent  en  cho'ur  les  jeunes  gens. 
Et  chaque  maître  appela  son  chien  par  son  nom  ,  le  siffla  de  sa  fanfare  favorite, 

sans  qu'un  seul  répondît  ni  à  l'appel,  ni  au  sifflet. 

—  C'est  peut-être  une  grotte  enchantée,  dit  Biscarrat.  Voyons. 
Et  mettant  pied  à  terre,  il  fit  un  pas  dans  la  grotte. 

—  Attends,  attends,  je  t'accompagne,  dit  un  des  gardes,  voyant  Biscarrat  prêt  à 
disparaître  dans  la  pénombre. 

—  Non,  répondit  Biscarrat,  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose  d'extraordinaire  ;  ne 
nous  risquons  donc  pas  tous  à  la  fois.  Si  dans  dix  minutes,  vous  n'avez  point  de  mes 
nouvelles,  vous  entrerez,  mais  tous  ensemble  alors. 

—  Soit,  dirent  les  jeunes  gens,  nous  l'attendons. 

Et  sans  descendre  de  cheval ,  ils  firent  un  cercle  autour  de  la  grotte. 

Biscarrat  entra  donc  seul ,  et  avança  dans  les  ténèbres  jusque  sous  le  mousquet  de 
Porthos.  Cette  résistance  que  rencontrait  sa  poitrine  l'étonna;  i.l  allongea  la  main  et 
saisit  le  canon  glacé.  Au  même  instant,  Yves  levait  sur  le  jeune  homme  un  couteau 
qui  allait  retomber  sur  lui  de  toute  la  force  d'un  bras  breton ,  lorsque  le  poignet  de  fer 
de  Porthos  l'arrêta  à  moitié  chemin.  Puis,  comme  un  grondement  sourd,  une  voix  se 
fit  entendre  dans  l'obscurité. 

—  Je  ne  veux  pas  qu'on  le  tue ,  moi. 

Biscarrat  se  trouvait  pris  entre  une  protection  et  une  menace,  presque  aussi  terribles 
l'une  que  l'autre.  Si  brave  que  fût  le  jeune  homme  ,  il  laissa  é(;happer  un  cri  qu'Ara- 
mis  comprima  aussitôt  en  lui  mettant  un  mouchoir  sur  la  bouche. 

—  Monsieur  de  Biscarrat,  lui  dit-il  à  voix  basse,  nous  ne  vous  voulons  pas  de  mal , 
et  vous  devez  le  savoir  si  vous  nous  avez  reconnus;  mais  au  premier  mot,  au  pre- 
mier soupir,  nous  serons  forcés  de  vous  tuer  comme  nous  avons  tué  vos  chiens. 

—  Oui,  je  vous  reconnais ,  Messieurs,  dit  tout  bas  le  jeune  homme.  Mais  pourquoi 
êtes-vous  ici?  qu'y  faites-vous?  Malheureux!  malheureux!  je  vous  croyais  dans  le 
fort! 

—  Et  vous,  Monsieur,  vous  deviez  nous  obtenir  des  conditions,  ce  me  semble? 

—  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu ,  Messieurs,  mais...  il  y  a  des  ordres  formels. 

—  De  nous  tuer? 

Biscarrat  ne  répondit  rien.  Il  lui  en  coûtait  de  parler  de  corde  à  des  gentilshommes. 
Aramis  comprit  le  silence  de  son  prisonnier. 

—  Monsieur  Biscarrat,  dit-il ,  vous  seriez  déjà  mort  si  nous  n'avions  eu  égard  à  votre 
jeunesse  et  à  notre  ancienne  liaison  avec  votre  père ,  mais  vous  pouvez  encore  échap- 


508  LES  MOUSQUETAIRES. 

per  d'ici  en  nous  jurant  que  nous  ue  parlerez  pas  à  vos  compagnons  de  ce  que  vous 
avez  vu. 

—  Non-seulemenf  je  jure  que  je  n'en  parlerai  point,  dit  Biscarrat,  mais  je  jure  en- 
coio  que  je  ferai  tout  au  monde  pour  empêcher  mes  compagnons  de  mettre  le  pied 
dans  cette  grotte. 

—  Biscarrat  1  Biscarrat!  crièrent  du  dehors  plusieurs  voix  qui  vinrent  s'engouffrer 
comme  un  tourbillon  dans  le  souterrain. 

—  Répondez,  dit  Aramis. 

—  Me  voici  !  cria  Biscarrat. 

—  Allez ,  nous  nous  reposons  sur  votre  loyauté. 

Lt  il  lâcha  le  jeune  homme.  Biscarrat  remonta  vers  la  lumière. 

—  Biscarrat!  Biscarrat I  crièrent  les  voix  plus  rapprochées. 

Et  l'on  vit  se  projeter  à  l'intérieur  de  la  grotte  les  ombres  de  plusieurs  formes  hu- 
maines. Biscarrat  s'élança  au-devant  de  ses  amis  pour  les  arrêter. 

Aramis  et  Porthos  prêtèrent  l'oreille  avec  l'attention  de  gens  qui  jouent  leur  vie  sur 
un  souffle  de  l'air  ;  mais  Biscarrat  avait  regagné  l'entrée  de  la  grotte,  suivi  de  ses  amis. 

—  Oh!  oh!  dit  l'un  d'eux  en  arrivant  au  jour,  comme  lu  es  pâle! 

—  Pâle  !  s'écria  un  autre;  lu  veux  dire  livide. 

—  Moi!  fil  le  jeune  homme,  essayant  de  rappeler  toute  sa  puissance  sur  lui-même. 

—  Mais',  au  nom  du  ciel,  que  l'est-il  donc  arrivé?  demandèrent  toutes  les  voix. 

—  Messieurs,  c'est  sérieux,  dit  un  autre:  il  va  se  trouver  mal;  avez-vous  des  sels? 
Et  tous  éclatèrent  de  rire.  Les  interpellations,  les  railleries  se  croisaient  autour  de 

Biscarrat,  comme  se  croisent  au  milieu  du  feu  les  balles  dans  une  mêlée.  Il  reprit  ses 
forces  sous  ce  déluge  d'interrogations. 

—  Que  voulez-vous  que  j'aie  vu?  demanda-t-il,  j'avais  très-chaud  quand  je  suis 
entré  dans  cette  grotte,  j'y  ai  été  saisi  par  le  froid  ,  voilà  tout. 

—  Mais  les  chiens,  les  chiens,  les  as-tu  revus? 

—  Il  faut  croire  qu'ils  ont  pris,  une  autre  voie,  dit  Biscarrat. 

—  Messieurs,  dit  \m  des  jeunes  gens,  il  y  a  dans  ce  qui  se  passe,  dans  la  pâleur  et 
dau.s  le  bilence  de  notre  ami,  un  mystère  que  Biscarrat  ne  veut  pas,  ou  ne  peut  peut- 
être  pas  révéler.  Seulement,  et  c'est  chose  sure  ,  Bi^carrat  a  vu  (juelque  chose  dans  la 
grotte.  Eh  bien!  moi,  je  suis  curieux  de  voir  ce  qu'il  a  \u  ,  fût-ce  le  diable!  .\  la 
grotte,  Messieurs,  à  la  grotte  ! 

—  A  la  grotte  !  répétèrent  toutes  les  voix. 

Alors  Biscarrat  se  jeta  au-devant  de  ses  compagnons. 

—  Messieurs!  Messieurs!  s'écria-t-il ,  au  nom  du  ciel  !  n'entrez  pas! 

—  Mais  qu'y  a-t-il  donc  dans  ce  souterrain? 

—  Voyons,  parle,  Biscarrat. 

—  Décidément,  c'est  le  diable  qu'il  a  vu,  répéta  celui  qui  avait  déjà  avancé  cette 
hypothèse. 

—  Eh  bien!  mais  s'il  la  vu ,  s'écria  un  autre,  qu'il  ne  soit  pas  égoïste,  et  qu'il  nous 
le  laisse  voir  à  notre  tour. 

—  Messieurs,  Messieurs,  de  grâce!  insista  Biscarrat. 

—  Voyons,  laisse-nous  passer. 

Alors  un  des  oflicicrs  cjui ,  d'un  âge  plus  mùr  cpie  les  autres,  était  resté  en  arrière 
jusque-là  et  n'avait  rien  dit,  s'avança  : 

—  Messieurs,  fit-il  avec  un  calme  qui  contrastait  avec  l'animafion  des  jeunes  gens, 
il  y  a  là  dedans  quelqu'un  ou  quelque  chose  qui  n'est  pas  le  diable,  mais  qui,  quel 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  509 

qu'il  soit,  a  eu  assez  de  pouvoir  pour  faire  taire  nos  chiens.  Il  faut  savoir  quel  est  ce 
quelqu'un  ou  ce  quelque  chose. 

Biscarrrat  tenta  un  dernier  cll'orl  pour  arrêter  ses  amis ,  mais  ce  fut  un  clfort  inu- 
tile. La  foule  des  jeunes  gens  fit  irruption  dans  la  caverne  sur  les  pas  de  l'oflicier  qui 
avait  parlé  le  dernier,  mais  qui  le  premier  s'était  élancé  l'épée  à  la  main  pour  affronter 
le  danger  inconnu.  Biscarrat,  repoussé  par  ses  amis,  ne  pouvant  les  accompagner 
sous  peine  de  passer  aux  yeux  de  Porthos  et  d'Aramis  pour  un  traître  et  un  parjure, 
alla,  l'oreille  tendue  et  les  mains  encore  suppliantes,  s'appuyer  contre  les  parois 
rugueuses  d'un  rocher,  qu'il  jugeait  devoir  élre  exposé  au  feu  des  mousquetaires.  Qi^j^nt 
aux  gardes,  ils  pénétraient  de  plus  en  plus  avec  des  cris  qui  s'affaiblissaient  à  mesure 
qu'ils  s'enfonçaient  dans  le  souterrain. 

Tout  à  coup  une  décharge  de  mousqueterie ,  grondant  comme  un  tonnerre,  éclata 
sous  les  voûtes.  Deux  ou  trois  balles  vinrent  s'aplatir  siu-  le  rocher  auquel  s'appuyiiit 
Biscarrat.  Au  même  instant  des  soupirs,  deshurlemens  et  des  imprécations  s'élevèrent, 
et  cette  petite  troupe  de  gentilshommes  reparut,  pâles,  quelques-uns  sanglans,  tous 
enveloppés  d'un  nuage  de  fumée  que  l'air  extérieur  semblait  aspirer  du  fond  de  la 
caverne. 

—  Biscarrat!  Biscarrat!  criaient  les  fuyards,  tu  savais  qu'il  y  avait  une  embuscade 
dans  cette  caverne ,  et  tu  ne  nous  as  pas  prévenus  I 

—  Biscarrat,  tu  es  cause  que  quatre  de  nous  sont  tués,  malheur  à  toi,  Biscarrat! 

—  Mais  au  moins  dis-nous  qui  est  là  !  s'écrièrent  plusieurs  voix  furieuses, 
Biscarrat  se  tut. 

—  Dis-le  ou  meurs  !  s'écria  un  blessé  en  se  relevant  sur  un  genou  et  en  levant  sur 
son  compagnon  un  bras  armé  d'un  fer  inutile. 

Biscarrat  se  précipita  vers  lui  découvrant  sa  poitrine  au  coup,  mais  le  blessé  retotnba 
pour  ne  plus  se  relever. 

Biscarrat,  les  cheveux  hérissés,  les  yeux  hagards,  la  lète  perdue,  s'avaui^a  vers 
l'intérieur  de  la  caverne,  en  disant  : 

—  Vous  avez  raison,  mort  à  moi  qui  ai  laissé  assassiner  mes  compagnons,  je  suis 
un  lâche  ! 

Et  jetant  loin  de  lui  son  épée,  car  il  voulait  mourir  sans  se  défendre,  il  se  précipita 
tête  baissée  dans  la  caverne.  Les  autres  jeunes  gens  l'imitèrent.  Onze  qui  restaient 
de  seize  plongèrent  avec  lui  dans  le  gouffre. 

Mais  ils  n'allèrent  pas  plus  loin  que  les  premiers;  une  seconde  décharge  en  coucha 
cinq  sur  le  sable  glacé,  et  comme  il  était  impossible  de  voir  d'où  partait  cette  foudre 
mortelle,  les  autres  reculèrent  avec  une  épouvante  qui  peut  mieux  se  concevoir  que 
s'exprimer.  Mais  loin  de  fuir  comme  les  autres,  Biscarrat ,  demeuré  sain  et  sauf,  s'assit 
sur  un  quartier  de  roc  et  attendit.  Il  ne  restait  plus  que  six  gentilshommes. 

—  Sérieusement,  dit  un  des  survivans ,  est-ce  le  diable? 

—  Demandons  à  Biscarrat,  il  le  sait  lui.  Où  est  Biscarrat? 

—  11  est  mort!  dirent  deux  ou  trois  voix. 

—  Non  pas ,  répondit  un  autre. 

—  Il  faut  qu'il  connaisse  ceux  qui  sont  là. 

—  Et  comment  les  connaîfrait-il? 

—  Il  a  été  prisonnier  des  rebelles. 

—  Eh  bien,  appelons-le  et  sachons  par  lui  à  qui  nous  avons  afïàire. 

—  Boni  dit  l'ofticier  qui  avait  montré  tant  de  sang-froid  dans  cettt>  affaire,  noii.^ 
n'avons  plus  besoin  de  lui,  voilà  des  reui'oris  t|ui  nous  ;irrivent. 


510  LES  MOUSQUETAIRES. 

En  effet ,  une  compagnie  des  gardes  laissée  en  arrière  par  leurs  officiers  que  l'ar- 
deur de  lâchasse  avait  emportés,  soixante-quinze  à  quatre-vingts  hommes  à  peu 
près,  arrivaient  en  bel  ordre,  guidés  par  le  capitaine  et  le  premier  lieutenant.  Les 
cinq  officiers  coururent  au-devant  de  leurs  soldats,  et  dans  un  langage  dont  l'élo- 
quence est  facile  à  concevoir,  ils  expliquèrent  l'aventure  et  demandèrent  secours.  Le 
capitaine  les  interrompit. 

—  Où  sont  vos  compagnons  ?  demanda-t-il. 

—  iMorts  ! 

— -  Mais  vous  étiez  seize  ! 

—  Dix  sont  morts,  Biscarrat  est  dans  la  caverne,  et  nous  voilà  cinq. 

—  Biscarrat  est  donc  prisonnier? 

—  Non ,  car  le  voici  ;  voyez. 

En  effet ,  Biscarrat  apparaissait  à  l'ouverture  de  la  grotte. 

—  11  nous  fait  signe  de  venir,  dirent  les  officiers.  Allons  ! 

—  Allons!  répéta  toute  la  troupe. 

Et  l'on  s'avança  à  la  rencontre  de  Biscarrat. 

—  ^Monsieur,  dit  le  capitaine,  s'adressant  à  Biscarrat ,  on  m'assure  que  vous  savez 
quels  sont  les  hommes  qui  sont  dans  cette  grotte,  et  qui  font  cette  défense  désespérée. 
Au  nom  du  roi ,  je  vous  somme  de  déclarer  ce  que  vous  savez. 

—  Mon  capitaine,  dit  Biscarrat,  vous  n'avez  plus  besoin  de  me  sommer,  ma  pa- 
role m'a  été  rendue  à  l'instant  même,  et  je  viens  au  nom  de  ces  hommes  .. 

—  Me  dire  qu'ils  se  rendent? 

—  Vous  dire  qu'ils  sont  décidés  à  se  défendre  jusqu'à  la  mort,  si  on  ne  leur  accorde 
pas  bonne  composition. 

—  Combien  sont-ils  donc? 

—  Us  sont  deux  ,  dit  Biscarrat. 

—  Ils  sont  deux  et  veulent  nous  imposer  des  conditions? 

—  Ils  sont  deux  et  nous  ont  déjà  tué  dix  hommes,  dit  Biscarrat. 

—  Quels  gens  est-ce  donc?  des  géans  ! 

—  Mieux  que  cela.  Vous  rappelez-vous  l'histoire  du  bastion  Saint-<-^iervais,  capitaine? 

—  Oui,  où  quatre  mousquetaires  du  roi  ont  tenu  contre  toute  une  armée. 

—  Eh  bien,  ces  deux  hommes  étaient  de  ces  mousquetaires. 

—  Et  quel  intérêt  ont-ils  dans  tout  ceci? 

—  Ce  sont  eux  qui  tenaient  Belle-Isle  pour  M.  Fouquet. 
Un  murmure  courut  parmi  les  soldats. 

—  Les  mousquetaires!  les  mousquetaires!  répétaient-ils. 

Et  chez  tous  ces  braves  jeunes  gens  l'idée  qu'ils  allaient  avoir  à  lutter  contre  deux 
des  plus  vieilles  gloires  de  l'armée  faisait  courir  un  frisson,  moitié  d'enthousiasme, 
inoitié  de  terreur. 

—  Deux  hommes!  s'écria  le  capitaine,  et  ils  nous  ont  tue  dix  ofliciers,  en  deux 
décharges.  C'est  imi)ossible ,  monsieur  Bixarrat. 

—  Eh!  mon  capitaine,  répondit  celui-ci,  je  ne  vous  dis  point  qu'ils  n'ont  pas  avec 
eux  deux  ou  trois  hommes  comme  les  mousquetaires  du  bastion  Saint-Gcrvais  avaient 
avec  eux  trois  ou  quatre  domestiques;  mais  croyez-moi,  capitaine,  j'ai  vu  ces  gens- 
là,  j'ai  été  pris  par  eux ,  je  les  connais;  ils  suffiraient  à  eux  seuls  pour  détruire  tout 
un  corps  d'armée. 

—  C'est  ce  (jue  nous  allons  voir,  dit  le  capitaine,  et  cela  dans  un  moment  Allen- 
tion,  Messieurs.  , 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  511 

Sur  cette  réponse ,  personne  ne  bougea  plus  et  chacun  s'apprêta  à  obéir. 
Biscarrat  seul  risqua  une  dernière  tentative. 

—  Monsieur,  dit-il  à  voix  basse  ,  croyez-moi,  passons  notre  chemin  :  ces  deux 
hommes,  que  gagnerons-nous  à  les  combattre? 

—  Nous  y  gagnerons ,  Monsieur,  la  conscience  de  n'avoir  pas  fait  reculer  quatre- 
vingts  gardes  du  roi  devant  deux  rebelles.  Si  j'écoutais  voire  conseil ,  Monsieur,  je 
serais  un  homme  déshonoré,  et  en  me  déshonorant,  je  déshonorerais  l'armée.  En 
avant,  vous  autres  ! 

Et  il  marcha  le  premier  jusqu'à  l'ouverture  de  la  grotte.  Arrivé  là,  il  litfairc  halte. 

Celte  halte  avait  pour  but  de  donner  à  Biscarrat  et  à  ses  compagnons  le  temps  de 
lui  dépeindre  l'intérieur  delà  grolle.  Puis,  quand  il  crut  avoir  une  comiaissance  sufli- 
sante  des  lieux,  il  divisa  la  compagnie  en  trois  corps,  qui  devaient  entrer  successive- 
ment en  faisant  un  feu  nourri  dans  toutes  les  .directions.  Sans  doute  ,  à  cette  attaque, 
on  perdrait  cinq  hommes  encore,  dix  peut-être,  mais,  certes  ,  on  finirait  par  prendre 
les  rebelles,  puisqu'il  n'y  avait  pas  d'issue,  et  qu'à  tout  prendre,  deux  hommes  n'en 
pouvaient  pas  tuer  quatre-vingts. 

—  Mon  capitaine,  demanda  Biscarrat,  je  demande  à  marcher  à  la  tête  du  premier 
peloton. 

—  Soit!  dit  le  capitaine. 

—  Merci!  répondit  le  jeune  homme  avec  toute  la  fermeté  de  sa  race. 

—  Prenez  voire  épée  ,  alors. 

—  J'irai  ainsi  que  je  suis,  mon  capitaine ,  dit  Biscarrat,  car  je  ne  vais  pas  pour 
luer,  mais  pour  être  tué. 

Et  se  plaçant  à  la  tête  du  premier  peloton,  le  front  découvert  et  les  bras  croisés, 

—  Marchons,  Messieurs,  dit-il. 


UN   CHANT  D  HOMERE. 


Il  est  temps  de  passer  dans  l'autre  camp  et  de  décrire  à  la  fois  les  combattans  et  le 
champ  de  bataille. 

La  grotte  s'étendait  l'espace  d'à  peu  près  cent  loises ,  jusqu'à  un  petit  talus  domi- 
nant une  crique.  Jadis  temple  des  divinités  celtiques,  alors  que  Belle-Isle  s'appelait 
encore  Calonèse ,  cette  grotte  avait  vu  s'accomplir  plus  d'un  sacrifice  hinnain  dans  ses 
mystérieuses  profondeurs.  On  pénétrait  dans  le  premier  entonnoir  de  cette  caverne 
par  une  pente  assez  douce  au-dessus  de  laquelle  des  roches  entassées  formaient  une 
arcade  basse;  l'inlérieur,  mal  uni  quant  au  sol,  dangereux  par  les  inégalités  rocail- 
leuses de  la  voîile,  se  subdivisait  en  plusieurs  compartimens,  qui  se  commandaient 
l'un  l'auu-e  et  se  dominaient  moyennant  quelques  degrés  raboteux,  rompus ,  soudés 
de  droite  et  de  gauche  dans  d'énormes  piliers  naturels.  Au  troisième  compartiment,  la 
voûte  était  si  basse,  le  couloir  si  étroit,  que  la  barque  eût  à  peine  passé  en  touchant 
les  deux  murs;  néanmoins,  dans  un  moment  de  désespoir,  le  bois  s'assouplit,  la 
pierre  devient  complaisante  sous  le  souffle  de  la  volonté  humaine. 

Telle  était  la  pensée  d'Aramis,  lorsque,  après  avoir  engagé  le  combat,  il  se  déci- 


512  LES  MOUSQUETAIRES. 

dait  à  la  fuite  ,  fuite  assurément  dangereuse,  puisque  tous  les  assaillans  n'étaient  pas 
moris,  et  que  ,  en  admettant  la  possibilité  de  mettre  la  barque  en  mer,  on  se  fut  enfui 
au  grand  jour  devant  les  vaincus,  si  intéressés,  en  reconnaissant  leur  petit  nombre, 
à  faire  poursuivre  leurs  vainqueurs. 

Quand  les  deux  décharges  eurent  tué  dix  hommes ,  Aramis ,  habitué  aux  détours  du 
souterrain ,  les  alla  reconnaître  un  à  un ,  les  compta ,  car  la  fumée  l'empêchait  de 
voir  au  dehors,  et  sur-le-champ  il  commanda  que  le  canot  fût  roulé  jusqu'à  la  grosse 
pierre,  clôture  de  l'issue  libératrice, 

Porthos  rassembla  ses  forces ,  prit  le  canot  dans  ses  deux  bras  et  le  souleva ,  tandis 
que  les  Bretons  faisaient  courir  les  rouleaux  avec  rapidité.  On  était  descendu  dans  le 
troisième  compartiment ,  on  était  arrivé  à  la  pierre  qui  murait  l'issue.  Porthos  saisit 
cette  pierre  gigantesque  à  sa  base  ,  appuya  dessus  sa  robuste  épaule  et  donna  un  coup 
qiii  fit  craquer  cette  nuu-aille.  Une  nuée  de  poussière  tomba  de  la  voijte  avec  les 
cendres  de  dix  mille  générations  d'oiseaux  de  mer,  dont  les  nids  s'accrochaient  comme 
un  ciment  à  ce  rocher.  Au  troisième  choc  la  pierre  céda ,  elle  oscilla  une  minute. 
Porthos,  s'adossant  aux  roches  voisines,  iit  de  son  pied  un  arc-boutant  qui  chassa  le 
bloc  hors  des  entassemens  calcaires  qui  lui  servaient  de  gonds  et  de  scellemens.  La 
pierre  tombée,  on  aperçut  le  jour,  brillant,  radieux,  qui  se  précipitait  dans  ce  souter- 
rain par  l'encadrement  de  la  sortie  ,  et  la  mer  bleue  apparut  aux  Bretons  enchantés. 
On  commença  dès  lors  à  monter  la  barque  sur  cette  barricade.  Vingt  toises  encore  et 
elle  pouvait  glisser  dans  TOcéan. 

C'est  pendant  ce  temps  que  la  compagnie  arriva,  fut  rangée  par  le  capitaine  et  dis- 
posée pour  l'escalade  ou  pour  l'assaut. 

Aramis  surveillait  tout  pour  favoriser  les  travaux  de  ses  amis.  Il  vit  ce  renfort  ,  il 
compta  les  hommes,  il  se  convainquit  avec  un  seul  coup  d'œil  de  l'infranchissable  pé- 
ril où  un  nouveau  combat  les  allait  engager.  S'enfuir  sur  la  mer  au  moment  où  le 
souterrain  allait  être  envahi,  impossible.  En  cifet,  le  jour  qui  venait  d'éclairer  les 
deux  derniers  compartimens  eut  montré  aux  soldats  la  barque  roidant  vers  la  merles 
deux  rebelles  à  portée  des  mousquets ,  et  une  de  leurs  décharges  criblait  le  bateau  ,  si 
elle  ne  tuait  pas  les  cinq  navigateurs. 

Aramis,  fouillant  avec  rage  ses  cheveux  grisonnans,  invoqua  l'assistance  de  Dieu 
et  l'assistance  du  démon.  Appelant  Porthos  qui  travaillait  à  lui  seul  plus  que  rouleaux 
et  roulcurs  , 

—  Ami,  dit-il  tout  bas,  il  vient  d'arriver  un  renfort  à  nos  adversaires. 

—  Ah!  tit  tranquillement  Porthos  :  que  faire  alors? 

—  Recommencer  le  combat,  fit  Aramis,  c'est  encore  chanceux. 

—  Oui ,  dit  Porthos,  car  il  est  diflicile  que  sur  deux  on  ne  tue  pas  l'un  de  nous,  cl 
certainement  si  l'un  de  nous  était  tué,  l'autre  se  ferait  tuer  aussi. 

Porthds  dit  ces  mots  avec  ce  naturel  héroïque  qui.  chez  lui,  grandissait  de  toutes 
les  forces  de  la  matière,  .\ramis  sentit  comme  un  coup  d'éperon  à  son  cœur. 

— Nous  ne  serons  tués  ni  l'un  ni  l'autre,  si  vous  faites  ce  que  je  vais  vous  dire,  ami 
Porthos. 

—  Dites,  alors. 

—  Ces  gens  vont  descendre  dans  la  grotte:  nous  en  tuerons  une  quinzaine,  mais 
pas  plus. 

—  Combien  sont-ils  (mi  tout?  demanda  Porthos. 

—  Il  leur  c^t  arti\é  un  ronforl  de  soixante-iiiiin/e  hommes. 

—  Soixanlt'-quin/t!  et  cinq  .  qiialre-vingls.  Ah!  ab!  lit  Porllius. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  513 

—  S'il  font  feu  ensemble  ,  ils  nous  cribleront  de  balles.  Prenons  vite  un  parti  Nos 
Bretons  vont  continuer  de  rouler  le  c.uiot  vers  la  mer.  Nous  deux  nous  garderons  ici 
la  poudre ,  les  balles  et  les  mousquets. 

—  Mais  à  deux,  mon  cber  Aramis,  nous  ne  tirerons  jamais  trois  coups  ensemble  , 
dit  naïvement  Portbos  ;  le  moyen  de  la  mousqueterie  est  mauvais. 

—  Trouvez-en  donc  un  autre. 

—  Je  l'ai  trouvé!  fit  tout  à  coup  le  trcant.  Je  vais  me  meltri;  eu  embuscade  derrière 
le  pilier  avec  cette  barre  de  fer,  et  invisible,  inattaquable,  lorsqu'ils  seront  entrés  par 
flots,  je  laisse  tomber  ma  barre  sur  les  crânes  trente  fois  par  minute.  Hein!  qu'en 
dites-vous  du  projet?  vous  sourit-il  ? 

—  Excellent,  cher  ami,  parfait,  j'approuve  fort;  seulement  vous  les  effraierez,  et 
la  moitié  restera  dehors  pour  nous  prendre  parla  famine.  Ce  qu'il  nous  faut,  mon  bon 
ami ,  c'est  la  destruction  entière  de  la  troupe  ;  un  seul  homme  resté  debout  nous  perd. 

—  Vous  avez  raison,  mon  ami,  mais  comment  les  attirer, je  vous  prie? 

—  En  ne  bougeant  pas,  mon  bon  Portbos. 

—  Ne  bougeons  pas;  mais  quand  ils  seront  tous  bien  réunis... 

—  Alors,  laissez-moi  faire  ;  j'ai  une  idée. 

—  S'il  en  est  ainsi ,  et  que  votre  idée  soitbonne,  et  elle  doit  être  bonne,  votre  idée, 
je  suis  tranquille. 

—  En  embuscade  ,  Portbos,  et  comptez  tous  ceux  qui  entreront. 

—  Mais  vous ,  que  ferez-vous? 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  moi;  j'ai  ma  besogne. 

—  J'entends  des  voix  ,  ce  me  semble. 

—  Ce  sont  eux.  A  votre  poste...  Tenez-vous  à  portée  de  ma  voix  et  de  ma  main. 
Porthos  se  réfugia  dans  le  second  compartiment,  qui  était  absolument  noir. 
Aramis  se  glissa  dans  le  troisième;  le  géant  tenait  en  main  une  barre  de  fer  du 

poids  de  cinquante  livres.  Porthos  maniait  avec  une  facilité  merveilleuse  ce  levier  qui 
avait  servi  à  faire  rouler  la  barque.  Pendant  ce  temps  les  Bretons  poussaient  le  canot 
jusqu'à  la  falaise.  Dans  le  compartiment  éclairé,  AramiS;  baissé,  caché,  s'occupait  à  une 
manœuvre  mystérieuse. 

On  entendit  un  commandement  proféré  à  voix  haute.  C'était  le  dernier  ordre  du 
capitaine  commandant.  Vingt-cinq  hommes  sautèrent  des  roches  supérieures  dans  le 
premier  compartiment  de  la  grotte  ,  et  ayant  pris  terre ,  ils  se  mirent  à  faire  feu.  Les 
échos  grondèrent,  des  sifflemens  sillonnèrentlavoûte,  une  fuméeopaqueemplil  l'espace. 

—  A  gauche!  à  gauche!  cria  Biscarrat,  qui,  dans  son  premier  assaut  avait  vu  le 
passage  de  la  seconde  chambre,  et  qui,  animé  par  l'odeur  de  la  poudre,  voulait  guider 
ses  soldats  de  ce  côté. 

La  troupe  se  précipita  effectivement  à  gauche;  le  couloir  allait  s'étrécissant;  Bis- 
carrat, les  mains  étendues,  dévoué  à  la  mort,  marchait  en  avant  des  mousquets. 

—  Venez!  venez!  criait-il ,  je  vois  du  jour  1 

—  Frappez  ,  Porthos  !  cria  la  voix  sépulcrale  d'Aramis. 

Porthos  poussa  un  soupir,  mais  il  obéit.  La  barre  de  fer  tomba  d'aplomb  sur  la 
tête  de  Biscarrat,  qui  fut  tué  sans  avoir  achevé  son  cri.  Puis  le  levier  formidable  se 
leva  et  s'abaissa  dix  fois  en  dix  secondes  et  lit  dix  cadavres.  Les  soldats  ne  voyaient 
rien;  ils  entendaient  des  cris ,  des  soupirs;  ils  foulaient  des  corps,  mais  n'avaient  pas 
encore  compris  et  montaient  en  trébuchant  les  uns  sur  les  autres.  L'implacable  barre, 
tombant  toujours ,  anéantit  le  premier  peloton  sans  qu'un  seul  bruit  eût  averti  le 
deuxième,  (pii  s'avançait  tranquillement.  Seulement,  ce  second  peloton,  couuuandé 
T.  II.  rô 


514  LES  MOUSQUETAIRES. 

par  le  capilainc,  avait  brisé  un  maigre  sapin  qui  poussait  sur  la  falaise,  et  de  ses 
branches  résineuses  tordues  ensemble ,  le  capitaine  s'était  fait  un  flambeau.  En  arri- 
vant à  ce  compartiment  où  Porthos,  pareil  à  fange  exterminateur,  avait  détruit  tout 
ce  qu"il  avait  touché,  le  premier  rang  recula  d'épouvante.  Nulle  fusillade  n'avait  ré- 
pondu à  la  fusillade  des  gardes,  et  cependant  on  heurtait  un  monceau  de  cadavres,  on 
marchait  littéralement  dans  le  sang. 

Porthos  était  toujours  derrière  son  pilier. 

Le  capitaine  ,  en  éclairant  avec  la  lumière  tremblante  du  sapin  enflammé  cet  ef- 
froyable carnage  dont  il  cherchait  vainement  la  cause,  recula  jusqu'au  pilier  derrière 
lequel  était  caché  Porthos.  Alors  une  main  gigantesque  sortit  de  l'ombre  ,  se  colla  à  la 
gorge  du  capitaine  qui  poussa  un  sourd  ràlement;  ses  bras  s'étendirent  battant  l'air, 
la  torche  tomba  et  s'éteignit  dans  le  sang.  Une  seconde  après ,  le  corps  du  capitaine 
tombait  près  de  la  torche  éteinte. 

Tout  cela  s'était  fait  mystérieusement  comme  une  chose  magique. 
Par  un  mouvement  irréfléchi,  instinctif,  machinal ,  le  lieutenant  cria  :  Feu  !  Aus- 
sitôt une  volée  de  coups  de  mousquets  crépita,  tonna,  hurla  dan&  la  caverne  en  arra- 
chant d'énormes  morceaux  aux  voûtes. 

La  caverne  s'éclaira  un  instant  à  cette  fusillade,  puis  rentra  immédiatement  dans 
une  obscurité  rendue  plus  profonde  encore  [>ar  la  fumée.  Il  se  fit  alors  un  grand  silence, 
troublé  seulement  par  les  pas  de  la  troisième  brigade  qui  entrait  dans  le  souterrain. 


LA    MOUT    D  LN    TITAN. 


Au  moment  où  Porthos,  plus  habitué  à  l'obscurité  que  tous  ces  hommes  venant  du 
jour,  regardait  autour  di'  lui  pour  voir  si,  dans  celte  nuit,  Aramis  ne  lui  forait  pas 
quelque  signal ,  il  se  sentit  doucement  loucher  le  bras,  et  une  voix  faible  comme  un 
souille  murmura  tout  bas  à  son  oreille  :  —  Venez. 

—  Où 'Mit  Porthos. 

—  Chut  !  (lit  Aranùs  plus  bas  encore. 

El  au  milieu  du  bruit  de  la  troisiètne  brigade  qui  continuait  d'avancer,  au  milieu 
des  imi>récations  des  gardes  restés  debout,  des  moribonds  râlant  leur  dernier  soupir, 
Aramis  et  l^>rlhos  glis>èrent  inaperçus  le  long  des  uuuMilles  granitiques  de  la  caverne. 

Aramis  conduisit  Porthos  dans  lavant-dernier  conipartiment  et  lui  montra,  dans  un 
renfoncement  de  la  niuraille ,  un  baril  de  p<iudre  pesant  soixante  à  quatre-vingts 
livres,  auquel  il  venait  d'attacher  une  ntèche. 

—  Ami,  dit-il  à  Porthos.  vou-  allez  prendre  ce  baril  dont  je  vais,  moi,  allumer  la 
mèche  ,  et  vous  le  jetterez  au  nùlieu  de  nos  cimemis  ;  le  pouvez-vous? 

—  Parbleu!  répliqua  Porthos. .Mlumez. 

—  Attendez,  dit  Aramis.  qu'ils  soient  bien  tous  massés,  et  puis,  mon  Jupiter,  lancez 
Totre  foudi'c  au  milieu  d'eux. 

—  Allumez,  ré|>éta  Porthos. 

—  Moi,  continua  Aranùs,  je  vais  joindre  nos  Bretons  et  les  aider  à  mettre  le  canot 
à  la  mer.  Je  vous  attendrai  an  rivaixe:  lancez  ferme  et  accourez  à  nous. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  515 

—  Allumez  ,  dit  une  dernière  l'ois  Porthos. 

—  Vous  avez  compris?  dit  Aramis. 

—  Parbleu  I  dit  encore  Porthos  en  riant  d'un  rire  qu'il  n'essayait  pas  même  d'étein- 
dre; quand  on  m'explique  ,  je  conq^rends;  allez  ,  et  donnez-moi  le  feu. 

Aramis  donna  l'amadou  brûlant  à  Porthos  et  se  replia  jusqu'à  l'issue  de  la  caverne 
où  les  trois  rameurs  l'attendaient. 

Porthos.  demeuré  seul ,  approcha  bravement  l'amadou  de  la  mèche.  L'amadou, 
faible  étincelle,  principe  prem?er  dun  immense  incendie,  brilla  dans  l'obscurité 
comme  une  luciole  volante,  puis  vint  se  souder  à  la  mèche,  qu'elle  enflamma,  et 
dont  Porlhos  activa  la  flamme  avec  son  souffle. 

La  fumée  s'était  un  peu  dissipée,  et,  à  la  lueur  de  cette  mèche  pétillante,  on  put, 
pendant  une  ou  deux  secondes ,  distinguer  les  objets.  Ce  fut  un  court  mais  splendide 
spectacle  que  celui  de  ce  géant,  pâle  ,  sanglant  et  le  visage  éclairé  parle  feu  de  la 
mèche  qui  brûlait  dans  l'ombre.  Les  soldats  le  virent.  Ils  virent  ce  baril  quil  tenait 
dans  sa  main.  Ils  comprirent  ce  qui  allait  se  passer.  Alors  ces  hommes,  déjà  pleins 
d'effroi  à  la  vue  de  ce  qui  s'était  accompli ,  pleins  de  terreur  en  songeant  à  ce  qui  allait 
s'accomplir,  poussèrent  tous  à  la  fois  un  hurlement  d'agonie.  Les  uns  essayèrent  de 
s'enfuir,  mais  ils  rencontrèrent  la  troisième  brigade  qui  leur  barrait  le  chemin;  les 
autres  machinalement  mirent  en  joue,  et  tirent  feu  avec  leurs  mousquets  déchargés, 
d'autres  enfin  tombèrent  à  genoux.  Deux  ou  trois  officiers  crièrent  à  Porthos  pour 
lui  |)romettre  la  liberté  s'il  leur  donnait  la  vie.  Le  lieutenant  de  la  troisième  brigade 
criait  de  faire  feu ,  mais  les  gardes  avaient  devant  eux  leurs  compagnons  efl'arés  qui 
servaient  de  rempart  vivant  à  Porthos. 

Chaque  souffle  de  Porthos,  en  ravivant  la  mèche,  envoyait  sur  un  amas  de  cadavres 
un  ton  sulfureux ,  coupé  de  larges  tranches  de  pourpre. 

Ce  spectacle  ne  dura  qu'une  ou  deux  secondes.  Pendant  ce  court  espace  de  temps, 
un  officier  de  la  troisième  brigade  réunit  huit  hommes  armés  de  mousquets  et  par  une 
trouée  leur  ordonna  de  faire  feu  sur  Porthos.  Mais  ceux  qui  recevaient  l'ordre  de  tirer 
tremblaient  tellement  qu'à  celte  décharge  trois  gardes  tombèrent  et  que  les  cinq  autres 
balles  allèrent  en  sifflant  rayer  la  voûte ,  sUlonner  la  terre  ou  creuser  les  parois  de  la 
caverne.  Un  éclat  de  rire  répondit  à  ce  tonnerre;  puis  le  bras  du  géant  se  balança, 
puis  on  vit  passer  dans  l'air,  pareille  à  une  étoile  filante,  la  traînée  de  feu.  Le  baril, 
lancé  à  trente  pas,  franchit  la  barricade  de  cadavres  et  alla  tomber  dans  un  groupe 
hurlant  de  soldats  qui  se  jetèrent  à  plat  ventre.  L'officier  avait  suivi  en  l'air  la  brillante 
traînée;  il  voulut  se  précipiter  sur  le  baril  pour  en  arracher  la  mèche  avant  qu'elle 
atteignit  la  poudre  qu'il  recelait.  Dévouement  inutile  :  l'air  avait  activé  la  flamme 
attachée  au  conducteur;  la  mèche,  qui  en  repos  eût  brûlé  cinq  minutes,  se  trouva  dé- 
vorée en  trente  secondes,  et  l'œuvre  infernale  éclata. 

Tourbiflons  furieux  ,  siftlemens  du  soufre  et  du  nitre,  ravages  dévorans  du  feu  qui 
creuse,  tonnerre  épouvantable  de  l'explosion,  voilà  ce  que  cette  seconde,  qui  suivit 
les  deux  secondes  que  nous  avons  décrites,  vit  éclore  dans  cette  caverne,  égale  en 
horreurs  à  une  caverne  de  démons.  Les  rochers  se  fendaient  comme  des  planches  de 
sapin  sous  la  cognée.  Un  jet  de  feu,  de  fumée,  de  débris,  s'élança  du  milieu  de  la 
grotte ,  s'élargissant  à  mesure  qu'il  montait.  Les  grands  murs  de  silex  s'inclinèrent 
pour  se  coucher  dans  le  sable,  et  le  sable  lui-même,  instrument  de  douleur,  lancé 
hors  de  ses  couches  durcies,  alla  cribler  le  visage  avec  ses  myriades  d'atomes  blessans. 
Les  cris,  les  hurlemens ,  les  imprécations  et  les  existences ,  tout  s'éteignit  dans  un 
immense  fracas.  Les  trois  premiers  comparlimens  devinrent  un  gouffre  dans  lequel 


5-16  LES  MOUSQUETAIRES. 

retomba  un  à  un,  suivant  sa  pesanteur,  chaque  débris  végétal,  minéral  ou  humain. 
Puis  le  sable  et  la  cendre  plus  légers  tombèrent  à  leur  tour,  s'étendant  comme  un  lin- 
ceul grisâtre  et  fumant  sur  ces  lugubres  funérailles. 

Et  maintenant  cherchez  dans  ce  brûlant  tombeau  ,  dans  ce  volcan  souterrain,  cher- 
chez les  gardes  du  roi  aux  habits  bleus  galonnés  d'argent.  Cherchez  les  officiers  bril- 
lans  d'crj^'cberchez  les  armes  sur  lesquelles  ils  avaient  compté  pour  se  défendre,  cher- 
chez les  pierres  qui  les  ont  tués,  cherchez  le  sol  qui  les  portait.  Un  seul  homme  a  fait 
de  tout  cela  un  chaos  plus  confus,  pins  informe,  plus  terrible  que  le  chaos  qui  existait 
une  hevu-e  avant  que  Dieu  eût  eu  l'idée  de  créer  le  monde.  Il  ne  resta  rien  des  trois 
premiers  compartimens,  rien  que  Dieu  lui-même  pût  reconnaître  pour  son  ouvrage. 

Ouant  à  Porthos,  après  avoir  lancé  le  baril  de  poudre  au  milieu  des  ennemis,  il 
avait  fui,  selon  le  conseil  d'Aramis,  et  gagné  le  dernier  compartiment,  dans  lequel 
pénétraient  par  l'ouverture  l'air,  le  jour  et  le  soleil.  Aussi,  à  peine  eut-il  tourné  l'angle 
qui  séparait  le  troisième  compartiment  du  quatrième,  qu'il  aperçut  à  cent  pas  de  lui  la 
barque  balancée  par  les  flots;  là  ,  étaient  ses  amis  ;  là  ,  était  la  liberté,  là  ,  était  la  vie 

après  la  victoire. 

Encore  six  de  ses  enjambées,  et  il  était  hors  de  la  voûte;  hors  de  la  voûte,  deux  ou 
trois  vigoureux  élans ,  et  il  touchait  au  canot.  Soudain  il  sentit  ses  genoux  fléchir,  ses 
genoux  semblaient  vides,  ses  jatnbes  mollissaient  sous  lui. 

—  Oh  !  oh  1  murmura-l-il  étonné,  voilà  que  ma  fatigue  me  reprend;  voilà  que  je 
ne  peux  plus  marcher.  Qu'est-ce  à  dire?  ^ 

A  travers  l'ouverture  ,  Aramis  l'apercevait  et  ne  comprenait  pas  pourquoi  il  s  ar- 
rêtait ainsi. 

—  Venez,  Porthos!  criait  Aramis,  venez!  venez  vite! 

—  Oh  !  répondit  le  géant  en  faisant  un  etfort  qui  tendit  inutilement  tous  les  muscles 
de  son  corps,  je  ne  puis. 

En  disant  ces  mots,  il  tomba  sur  ses  genoux,  mais  de  ses  mains  robustes,  il  se  cram- 
ponna aux  roches  et  se  releva. 

—  Vite!  vite!  répéta  Aramis  en  se  courbant  vers  le  rivage,  comme  pour  attirer 

Porthos  avec  ses  bras. 

—  Me  voici,  balbutia  Porlh<is  en  réunissant  toutes  ses  forces  pour  faire  un  pas  de  plus. 

—  Au  nom'du  ciel,  Porthos,  arrivez!  arrivez!  le  baril  va  sauter! 

—  ArriNoz  ,  monseigneur,  crièrent  les  Bretons  à  Porthos .  qui  se  débattait  comme 

dans  un  rèvc.  ,        .   ,, 

Mais  il  n'était  plus  temps,  l'explosion  retentit,  la  terre  se  crevassa,  la  fumée  qui  s  e- 
lanca  par  les  larges  tissures  obscurcit  le  ciel,  la  mer  reflua  comme  chassée  par  le  souffle 
de  feu  qui  jaillit  de  la  grotte  comme  de  la  gueule  d'une  gigantesque  chimère:  le  reflux 
emi.orta  la  bar.p.e  à  vingt  toises ,  toutes  les  roches  craquèrent  à  leur  base  et  se  sépa- 
rèrent comme  des  quartiers  sous  l'elîort  des  coins;  on  vit  s'élancer  une  portion  de  la 
voûte  enlevée  au  ciel;  le  feu  rose  et  vert  du  soufre,  la  noire  lave  des  liciuéfaclions  ar- 
gileuses se  heurtèrent  et  se  comballirenl  un  instant  sous  un  dôme  majestueux  de  lu- 
liîée  puis  on  vit  osciller  d'abord,  puis  se  pencher,  puis  tomber  successivement  les 
longues  arêtes  de  rocher  que  la  violence  de  rexplo>ion  n'avait  pu  déraciner  de  leurs 
socles  séculaires;  ils  se  saluaient  les  uns  les  autres  comme  des  vieillards  graves  et 
lents    puis  se  prosternaient  couchés  à  jamais  dans  leur  poudreuse  tombe. 

(.'cl  elVrovable  cbuc  parut  rendre  à  l'orthos  les  forces  qu'il  avait  perdues;  il  se  re- 
leva    "éant  lui-même  entre  ces  géans.  Mais  au  moment  où  il  fuyait  entre  la  double 
\\c  fantômes  granitiques,  ces  derniers,  qui  n'étaient  plus  soutenus  par  les  chuinous 


liaie 


Monr    OK    PORT  II  os. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  r,t7 

correspondans,  commencèrent  à  rnnler  avec  fi-ucas  autour  de  ce  titan  qui  seiiililail  |)ré- 
cipité  du  ciel  au  milieu  des  rodiei's  (ju'il  venait  de  lancer  contre  lui. 

Porthos  sentit  trembler  sous  ses  pieds  le  sol  ébranlé  par  ce  long  déchirement.  Il 
étendit  à  droite  et  à  gauche  ses  vastes  mains  pour  repousser  les  rochers  croulans.  Un 
bloc  gigantesque  vint  s'appuyer  à  chacune  de  ses  paumes  étendues,  il  courba  la  léte, 
et  une  troisième  masse  granitique  vint  s'appesantir  entre  ses  deux  épaules. 

Un  instant  les  bras  de  Porthos  avaient  plié,  mais  l'hercule  réunit  toutes  ses  forces  et 
l'on  vit  les  deux  parois  de  cette  prison  dans  laquelle  il  était  enseveli  s'écarter  lente- 
ment et  lui  faire  place.  Un  instant  il  apparut  dans  cet  encadrement  de  granit  comme 
l'ange  antique  du  chaos,  mais  en  écartant  les  roches  latérales,  il  ofa  son  point  d'appui 
au  monolithe  qui  pesait  sur  ses  fortes  épaules,  et  le  monolithe  précipita  le  géant  sur 
ses  genoux. 

Les  roches  latérales,  un  instant  écartées,  se  rapprochèrent  et  vinrent  ajouter  leur 
poids  au  poids  primitif  qui  eut  sutli  pour  écraser  dix  hommes. 

Le  géant  tomba  sans  crier  à  l'aide ,  il  tomba  en  répondant  à  Aramis  par  des  mots 
d'encouragement  et  d'espoir,  car  un  instant,  grâce  au  puissant  arc -boutant  de  ses 
mains,  il  put  croire  que  comme  Encelade  il  secouerait  ce  triple  poids.  Mais  peu  à  peu 
Aramis  vit  le  bloc  s'affaisser;  les  mains  crispées  un  instant,  les  bras  raidis  par  un  der- 
nier effort  plièrent,  les  épaules  tendues  s'affaissèrent  déchirées,  et  la  roche  continua  de 
s'abaisser  graduellement. 

— Porthos!  Porthos!  criait  Aramisens"arrachant  lescheveux.  Porthos, où es-tu?Parle! 

—  Là!  là!  murmurait  Porthos  d'une  voix  qui  s'éteignait;  patience!  patience! 
Apeiue  acheva-t-il  ce  dernier  mot,  l'impulsion  de  la  chute  augmentant  le  pesanteur, 

l'énorme  roche  s'abattit  pressée  par  les  deux  autres  qui  s'abattirent  sur  elle  ,  et  en- 
gloutit Porthos  dans  un  sépulcre  de  pierres  brisées. 

En  entendant  la  voix  expirante  de  son  ami,  Aramis  avait  saule  à  terre.  Deux  des 
Bretons  le  suivirent  un  levier  à  la  main,  un  seul  suffisant  pour  garder  la  barque.  Les 
derniers  râles  du  vaillant  lutteur  les  guidèrent  dans  les  décombres. 

Aramis,  élincelant,  superbe,  jeune  comme  à  vingt  ans,  s'élança  vers  la  triple  masse, 
et  de  ses  mains  déhcates  comme  des  mains  de  femme,  leva  par  un  miracle  de  vigueur 
un  coin  de  l'immense  sépulcre  de  granit.  Alors  il  entrevit  dans  les  ténèbres  de  cette 
fosse  l'œil  encore  brillant  de  son  ami,  à  qui  la  niasse  soulevée  un  instant  venait  de 
rendre  la  respiration.  Aussitôt  les  deux  hommes  se  précipitèrent,  se  cramponnèrent 
au  levier  de  fer,  réunissant  leur  triple  effort ,  non  pas  pour  le  soulever,  mais  pour 
le  maintenir.  Tout  fut  inutile;  les  trois  hommes  plièrent  lentement  avec  des  cris 
de  douleur,  et  la  rude  voix  de  Porthos ,  les  voyant  s'épuiser  dans  une  lutte  inutile, 
murmura  d'un  ton  railleur  ces  mots  suprêmes  venus  jusqu'aux  lèvres  avec  la  suprême 
respiration  : 

—  Trop  lourd  ! 

Après  quoi  l'œil  s'obscurcit  et  se  ferma,  —  le  visage  devint  pâle,  la  main  blanchit, 
—  et  le  titan  se  coucha  poussant  un  dernier  soupir. 

Avec  lui  s'affaissa  la  roche,  que  même  dans  son  agonie  il  avait  soutenue  encore! 

Les  trois  hommes  laissèrent  échapper  le  levier,  qui  roula  sur  la  pierre  tumulaire. 
Puis,  haletant,  pâle,  la  sueur  au  front,  Aramis  écouta,  la  poitrine  serrée,  le  cœur 
prêt  à  se  rompre. 

Plus  rien!  —  Le  géant  dormait  de  l'éternel  sommeil ,  dans  le  sépulcre  que  Dieu 
lui  avait  fait  à  sa  taille. 


5\8  LES  MOUSQUETAIRES. 


L  ÉPITAPHE  DE  PORTHOS. 


Aramis,  silencieux,  glacé,  Iremblant  comme  un  enfant  craintif,  se  releva  en  fris- 
sonnant de  dessus  cette  pierre.  Un  chrétien  ne  marche  pas  sur  des  tombes.  Mais,  ca- 
pal»le  de  se  tenir  debout,  il  était  incapable  de  marcher.  On  eût  dit  que  quelque  chose 
de  Porthos  mort  venait  de  mourir  en  lui.  Ses  Bretons  rentourèrcnt.  Aramis  se  laissa 
aller  à  leurs  étreintes,  et  les  trois  marins  le  soulevant  remportèrent  dans  le  canot. 
Puis,  l'ayant  déposé  sur  le  banc,  près  du  gouvernail,  ils  forcèrent  de  rames,  préférant 
s'éloigner  en  nageant  à  hisser  la  voile  qui  pouvait  les  dénoncer. 

Sur  toute  cette  surface  rasée  de  l'ancienne  grotte  de  Locmaria,  sur  cette  plage  aplatie, 
un  seul  monticule  attirait  le  regard.  Aramis  n'en  put  détacher  ses  yeux,  et  de  loin , 
en  mer,  à  mesure  qu'il  gagnait  le  large  ,  la  roche  menaçante  et  tlère  lui  semblait  se 
dresser,  comme  naguère  se  dressait  Porthos ,  et  lever  au  ciel  une  tète  souriante  et  in- 
vincible comme  celle  de  l'honnête  et  vaillant  ami,  le  plus  fort  des  quatre  et  cependant 
le  premier  mort. 

Étrange  destinée  de  ces  hommes  d'airain!  Le  plus  simple  de  cœur,  allié  au  plus, 
astucieux  ;  la  force  du  corps  guidée  par  la  subtilité  de  l'esprit  ;  et,  dans  le  moment  dé- 
cisif, lorsque  la  vigueur  seule  pouvait  sauver  esprit  et  corps,  une  pierre,  un  rocher, 
un  poids  vil  et  matériel  triomphait  de  la  vigueur,  et  s'écroulant  sur  le  corps  en  chas- 
sait l'esprit. 

Digne  Porthos!  né  pour  aider  les  autres  hommes,  toujours  prêt  à  se  sacrifier  au 
salut  des  faibles,  comme  si  Dieu  ne  lui  eût  donné  la  force  que  pour  cet  usage,  en  mou- 
rant il  avait  cru  seulement  remplir  les  conditions  de  son  pacte  avec  Aramis ,  pacte 
qu'Aramis  cependant  avait  rédigé  seul,  et  que  Porthos  n'avait  connu  que  pour  en  ré- 
clamer la  terrible  solidarité. 

Noble  Porthos!  A  quoi  bon  les  châteaux  regorgeant  de  meubles,  les  forêts  regor- 
geant de  gibier,  les  lacs  regorgeant  de  poissons ,  et  les  caves  regorgeant  de  richesses  I 
A  quoi  bon  les  h^piais  aux  brillantes  livrées,  et  au  milieu  d'eux  Mousqueton,  lier  du 
pouvoir  délégué  par  toi!  0  noble  Porllios!  soucieux  entasseur  de  trésors,  ialbiil-il  tant 
travailler  à  adoucir  et  dorer  ta  vie  pour  venir,  sur  une  plage  déserte,  aux  cris  des 
oiseaux  de  l'Océan,  t'étendre,  les  os  écrasés,  sous  une  froide  pierre  !  Fallait -il  enfin, 
noble  Porthos,  amasser  tant  d'or  pour  n'avoir  pas  même  le  distique  d'un  pauvre  poëte 
sur  ton  monuMient! 

Vaillant  Porthos!  il  dort  sans  doute  encore,  oublié,  perdu,  sous  la  roche  que  les 
pâtres  de  la  lande  prennent  pour  la  toiture  gigantesque  d'un  dolmen.  Et  tant  de 
bruyères  frileuses,  tant  de  mousses  caressées  par  le  vent  anier  de  l'Océan,  tant  de  li- 
chens vivaces  ont  soudé  le  sé[)ulcre  à  la  terre ,  que  jamais  le  passant  ne  saurait  ima- 
giner qu'un  pareil  bloc  de  gr.uiit  ait  pu  èlre  soulevé  par  l'épaule  d'un  mortel. 

.\ramis,  loujouis  pâle,  toujours  glace,  leripur  aux  lèvres,  Aramis  regarda,  jusqu'au 
dernier  rayon  du  jour,  la  plage  s'elVaçant  à  l'horizon.  Pas  un  mot  ne  s'exhala  de  sa 
bouche,  pas  un  soupir  ne  souleva  sa  poitrine  profonde. 

Les  Bretons  superstitieux  le  regardaient  en  tremblant.  Ce  silence  n'était  pas  iTiui 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  319 

homme,  mais  d'une  statue.  Cependant  aux  premières  lignes  grises  qui  descendirent  du 
ciel,  le  canot  avait  hissé  sa  petite  voile,  qui,  s'arrondissant  au  baiser  de  la  brise  et 
s'éloignant  rapidement  de  la  côte,  s'élança  bravement,  le  cap  sur  l'Espagne,  à  travers 
ce  terrible  golfe  de  Gascogne  si  fécond  en  tempêtes.  Mais  une  demi-heure  à  peine 
après  que  la  voile  eut  été  hissée,  les  rameurs,  devenus  inactifs,  se  courbèrent  sur 
leurs  bancs  et,  se  faisant  un  garde-vue  de  leur  main,  se  montrèrent  les  uns  aux 
autres  un  point  blanc  qui  apparaissait  à  l'horizon,  aussi  immobile  que  l'est  en  appa- 
rence une  mouette  bercée  par  l'insensible  respiration  des  flots.  Mais  ce  qui  eut  semblé 
immobile  à  des  yeux  ordinaires  marchait  d'un  pas  rapide  pour  l'œil  exercé  du  marin; 
ce  qui  semblait  stationnaire  sur  la  vague  rasait  le  flot. 

Pendant  quelque  temps,  voyant  la  profonde  torpeur  dans  laquelle  était  plongé  le 
maître,  ils  n'osèrent  le  réveiller,  et  se  contentèrent  d'échanger  leurs  conjectures  d'une 
voix  basse  et  inquiète.  Aramis,  en  effet,  si  vigilant,  siactif,  Aramis,  dont  l'œil,  comme 
celui  du  lynx,  veillait  saus  cesse  et  voyait  mieux  la  nuit  que  le  jour,  Aramis  s'endor- 
mait dans  le  désespoir  de  son  âme. 

Une  heure  se  passa  ainsi,  pendant  laquelle  le  jour  baissa  graduellement,  mais  pen- 
dant laquelle  aussi  le  navire  en  vue  gagna  tellement  sur  la  barque,  que  Goennec,  un 
des  trois  marins ,  se  hasarda  de  dire  assez  haut  : 

—  Monseigneur,  on  nous  chasse! 

Aramis  ne  répondit  rien,  le  navire  gagnait  toujours.  Alors  d'eux-mêmes  les  deux 
marins,  sur  l'ordre  du  patron  Yves,  abattirent  la  voile,  alîn  que  ce  seul  point  qui 
apparaissait  sur  la  surface  des  flots  cessât  de  guider  l'œil  ennemi  qui  les  poursuivait. 

De  la  part  du  navire  en  vue,  au  contraire,  la  poursuite  s'accéléra  de  deux  nouvelles 
petites  voiles  que  l'on  vit  monter  à  l'extrémité  des  mâts. 

Malheureusement  on  en  était  aux  plus  beaux  et  aux  plus  longs  jours  de  l'année  ,  et 
la  lune  dans  toute  sa  clarté  succédait  à  ce  jour  néfaste.  La  balanceUe  qui  poursuivait 
la  petite  barque,  vent  arrière,  avait  donc  une  demi-heure  encore  de  crépuscule,  et 
tout  une  nuit  de  demi-clarté. 

—  Monseigneur!  monseigneur!  nous  sommes  perdus!  dit  le  patron:  regardez!  ils 
nous  voient  quoique  nous  ayons  cargué  nos  voiles. 

Aramis,  sans  répondre  ,  passa  au  patron  une  lunette  d'approche. 
Le  patron  porta  la  lunette  à  son  œil. 

—  Oh  !  monseigneur,  dit-il,  ils  sont  là;  il  me  semble  que  je  vais  les  toucher.  Vingt- 
cinq  hommes  au  moins!  Ah  !  je  vois  le  capitaine  à  l'avant.  Il  tient  une  lunette  comme 
celle-ci  et  nous  regarde.  Ah  !  il  se  retourne,  il  donne  un  ordre;  ils  roulent  une  pièce 
de  canon  à  l'avant;  ils  la  chargent,  ils  la  pointent....  Miséricorde  !  ils  tirent  sur  nous! 

Et  par  un  mouvement  machinal,  le  patron  écarta  sa  lunette,  et  les  objets,  repous- 
sés à  l'horizon,  lui  apparurent  sous  leur  véritable  aspect. 

Le  bâtiment  était  encore  à  la  distance  d'une  lieue  à  peu  près,  mais  la  manœuvre 
annoncée  par  le  patron  n'en  était  pas  moins  réelle.  Un  léger  nuage  de  fumée  apparut 
au-dessous  des  voiles,  plus  blancqu'elles  et  s'épanouissant  comme  une  fleur  qui  s'ouvre; 
puis  à  un  mille  à  peu  près  du  petit  canot,  on  vit  le  boulet  découronner  deux  ou  trois 
vagues ,  creuser  un  sillon  blanc  dans  la  mer  et  disparaître  aussi  inoffensif  encore  que 
la  pierre  avec  laquelle,  en  jouant ,  un  écoher  fait  des  ricochets. 

C'était  à  la  fois  une  menace  et  un  avis. 

—  Que  faire  ?  demanda  le  patron. 

—  Ils  vont  nous  couler,  dit  Goennec;  donnez-nous  l'absolution,  monseigneur. 
Et  les  marins  s'agenouillèrent  devant  l'évêque. 


520  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Vous  oubliez  qu'ils  vous  voient,  dit  celui-ci. 

—  C'est  vrai,  dirent  les  marins  honteux  de  leur  faiblesse.  Ordonnez,  monseigneur, 
nous  sommes  prêts  à  mourir  pour  vous. 

—  Attendons ,  dit  Aramis. 

—  Comment  !  attendons? 

—  Oui  ;  ne  voyez-vous  pas,  comme  vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  que  si  nous  essayons 
de  luir,  ils  vont  nous  couler? 

—  Mais  peut-être,  hasarda  le  patron,  peut-être  qu'à  la  faveur  de  la  nuit  nous  pour- 
rons leur  échapper. 

—  Oh  !  dit  Aramis,  ils  ont  bien  quelque  feu  grégeois  pour  éclairer  leur  route  et 
la  nôtre. 

Et  en  même  temps,  comme  si  le  petit  bâtiment  eût  voulu  répondre  à  l'appel  d' Ara- 
mis. un  second  nuage  de  fumée  monta  lentement  au  ciel,  et  du  sein  de  ce  nuage  jaillit 
une  flèche  enflammée  qui  décrivit  sa  parabole,  pareille  à  un  arc-en-ciel,  et  vint  tomber 
dans  la  mer,  où  elle  continua  de  brûler,  éclairant  l'espace  à  un  quart  de  lieue  de  dia- 
mètre. Les  Bretons  se  regardèrent  épouvantés. 

—  Vous  voyez  bien ,  dit  Aramis,  que  mieux  vaut  les  attendre. 

Les  rames  échappèrent  aux  mains  des  matelots,  et  la  petite  barque,  cessant  d'avancer, 
se  berça  immobile  à  l'exlrémité  des  vagues. 

La  nuit  venait,  mais  le  bâtiment  avançait  toujours.  On  eût  dit  qu'il  redoublait  de 
vilesse  avec  l'obscurilé.  De  temps  eu  temps,  comme  un  vautour  au  cou  sanglant  dresse 
la  tête  hors  de  son  nid ,  le  formidable  feu  grégeois  s'élançait  de  ses  flancs  et  jetait  au 
milieu  de  l'Océan  sa  flamme,  comme  une  neige  incandescente. 

Eulin  il  arriva  à  la  portée  du  mousquet.  Tous  les  honmies  étaient  sur  le  pont,  l'arme 
au  bras,  les  canonniers  à  leurs  pièces;  les  mèches  brûlaient.  On  eût  dit  qu'il  s'agissait 
d'aborder  une  frégate  et  de  combattre  un  équipage  supérieur  en  nombre ,  et  non  de 
prendre  un  canot  monté  par  quatre  hommes. 

—  Rendez-vous  !  s'écria  le  commandant  de  la  balancelle  à  l'aide  de  son  porte-voix. 
Les  matelots  regardèrent  Aramis.  Aramis  fit  un  signe  de  tête.  Le  patron  Yves  fît 

flotter  un  chiiron  blanc  au  bout  d'une  gaffe.  C'était  une  manière  d'amener  le  pavillon. 
Le  bâtiment  avançait  comme  un  cheval  de  course.  Il  lança  une  nouvelle  fusée  gré- 
geoise qui  vint  tomber  à  vingt  pas  du  petit  canot  et  qui  le  mil  en  lumière,  mieux  que 
n'eût  fait  un  rayon  du  plus  ardent  soleil. 

—  Au  [)remier  signe  de  résistance  ,  cria  le  conunandant  de  la  balancelle  ,  feu  ! 
Les  soldats  abaissèrent  leurs  mousquets. 

—  Puisqu'on  vous  dit  qu'on  se  rend  !  cria  le  patron  Yves. 

—  Vivans!  vivans!  capitaine,  crièrent  quelques  soldats  exaltés;  il  faut  les  prendre 
vivans ! 

—  Eh  bien  !  oui,  vivans,  dit  le  capitaine. 
Puisse  tournant  vers  les  Bretons, 

—  Vous  avez  tous  la  vie  sauve,  mes  amis!  cria-t-il,  sauf  M.  le  chevalier  d'Herblay. 
Aramis  tressaillit  im|)orci'ptiblement.  L'n  instant  son  (eil  se  fixa  sur  les  profondeurs 

de  l'Océan  éclairé  à  sa  surface  par  les  dernières  lueurs  du  feu  grégeois,  lueurs  qui  cou- 
raient aux  flancs  des  vagues,  jouaient  à  leurs  cimes  comme  des  panaches,  et  ren- 
daient plus  sombres,  plus  mystérieux  et  plus  terribles  encore  les  abîmes  qu'elles 
couvraient. 

—  Vous  entendez,  monseigneur?  firent  les  malelols.  Qu'ordonnez-vous? 

—  Acceptez. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  r>5! 

—  Mais  vous ,  monseigneur  ? 

Aramis  se  pencha  plus  avant  et  joua  du  bout  de  ses  doigts  blancs  et  eflilés  avec  l'eau 
verdàtre  de  la  mer,  à  lacpielie  il  souriait  coinuieà  une  amie. 

—  Acceptez!  répéla-t-il. 

—  Nous  acceptons,  répétèrent  les  matelots;  mais  quel  gage  aurons-nous? 

—  La  parole  d'un  gentilhomme,  dit  l'officier.  Sur  mon  grade  et  sur  mon  nom ,  je 
jure  que  tout  ce  qui  n'est  point  M.  le  chevalier  d'Herblay  aura  la  vie  sauve.  Je  suis 
lieutenant  de  la  frégate  du  roi  la  Pomone,  et  je  me  nomme  Louis-Constant  de 
Pressigny. 

D'un  geste  rapide,  Aramis,  déjà  courbé  vers  la  mer,  déjà  à  demi  penché  hors  de  la 
barque,  d'un  geste  rapide,  Aramis  releva  la  tête,  se  dressa  tout  debout,  et  l'œil  ar- 
dent, enflammé,  le  sourire  sur  les  lèvres. 

—  Jetez  l'échelle  ,  Messieurs,  dit-il,  comme  si  c'eût  été  à  lui  qu'appartînt  le  com- 
mandement. 

On  obéit.  Alors  Aramis,  saisissant  la  rampe  de  corde,  monta  le  premier,  mais,  au 
lieu  de  l'effroi  que  l'on  s'attendait  à  voir  paraître  sur  son  visage,  la  surprise  des  ma- 
rins de  la  balancelle  fut  grande  lorsqu'ils  le  virent  marcher  au  commandant  d'un  pas 
assuré,  le  regarder  fixement ,  et  lui  faire  de  la  main  un  signe  mystérieux  et  inconnu, 
à  la  vue  duquel  l'officier  pâlit,  trembla  et  courba  le  front.  Sans  dire  un  mot,  Aramis 
alors  leva  la  main  jusque  sous  les  yeux  du  commandant,  et  lui  fit  voir  le  chaton  d'une 
bague  qu'il  portait  à  l'annulaire  de  la  main  gauche.  Et  en  faisant  ce  signe,  Aramis, 
drapé  dans  une  majesté  froide,  silencieuse  et  hautaine,  avait  l'air  d'un  empereur 
donnant  sa  main  à  baiser.  Le  commandant,  qui  un  instant  avait  relevé  la  tête,  s'in- 
clina une  seconde  fois  avec  les  signes  du  plus  profond  respect.  Puis,  étendant  à  son 
tour  la  main  vers  la  poupe ,  c'est-à-dire  vers  sa  chambre,  il  s'effaça  pour  laisser  Ara- 
mis passer  le  premier. 

Les  trois  Bretons,  qui  avaient  monté  derrière  leur  évêque ,  se  regardaient  stupé- 
faits. Tout  l'équipage  faisait  silence.  Cinq  minutes  après,  le  commandant  appela  le 
lieutenant  en  second,  qui  remonta  aussitôt  en  ordonnant  de  mettre  le  capsur  laCorogne. 

Pendant  qu'on  exécutait  l'ordre  donné,  Aramis  reparut  sur  le  pont  et  vint  s'asseoir 
contre  le  bastingage.  La  nuit  était  arrivée,  la  lune  n'était  point  encore  venue,  et  ce- 
pendant Aramis  regardait  opiniâtrement  du  côté  de  Belle-Isle.  Yves  s'approcha  alors 
du  commandant,  qui  était  revenu  prendre  son  poste  à  l'arrière,  et  bien  bas,  bien 
humblement , 

—  Quelle  route  suivons-nous  donc,  capitaine?  demanda-t-il. 

—  Nous  suivons  la  route  qu'il  plaît  à  monseigneur,  répondit  l'officier. 

Aramis  passa  la  nuit  accoudé  sur  le  bastingage.  Yves,  en  s'approchant  de  lui,  re- 
marqua le  lendemain  que  cette  nuit  avait  dû  être  bien  humide ,  car  le  bois  sur  lequel 
s'était  appuyée  la  tête  de  l'évêque  était  trempé  comme  d'une  rosée.  Qui  sait!  cette  rosée, 
c'étaient  peut-être  les  premières  larmes  qui  fussent  tombées  des  yeux  d'Aramis  !  Quelle 
épilaphe  eût  valu  celle-là?  BonPorlhos  ! 


i22  LES  MOUSQUETAIRES. 


LE   ROI   LOUIS   XIV. 


D'Artagnan  n'était  pas  accoutumé  à  des  résistances  comme  celle  qu'il  venait  d'é  • 
prouver.  Il  revint  profondément  irrité  de  Nantes. 

L'irritation,  chez  cet  homme  vigoureux,  se  traduisait  par  une  impétueuse  attaque 
à  laquelle  peu  de  gens  jusqu'alors,  fussenl-ils  rois  ^  avaient  su  résister. 

D'Artagnan  tout  frémissant  alla  droit  au  château  et  demaqda  à  parler  au  roi  II  pou- 
vait être  sept  heures  du  malin ,  et  depuis  son  arrivée  à  Nantes ,  le  roi  était  matinal. 

—  Je  vais  vous  annoncer,  dit  M.  de  Gesvres  d'un  air  qui  ne  présageait  rien  de  bon. 
Au  bout  de  cinq  minutes  M.  de  Gesvres  revint.  Il  fit  passer  d'Artagnan  le  premier, 

le  conduisit  directement  au  cabinet  où  le  roi  attendait  son  capitaine  des  mousquetaires 
et  se  plaça  derrière  son  collègue  dans  l'antichambre. 

On  entendait  très-distinctement  le  roi  parler  haut  avec  Colbert ,  dans  ce  même  ca- 
binet où  Colbert  avait  pu  entendre,  quelques  jours  avant,  le  roi  parler  haut  avec 
M.  d'Artagnan. 

Les  gardes  restèrent,  en  piquet  à  cheval ,  devant  la  porte  principale .  et  le  bruit  se 
répandit  peu  à  peu  dans  la  ville  que  M.  le  capitaine  des  mousquetaires  allait  être  arrêté 
par  ordre  du  roi. 

Alors,  on  vit  tous  ses  hommes  se  mettre  en  mouvement,  comme  au  bon  temps  de 
Louis  XIII  et  de  M.  de  Tréville  ;  des  groupes  se  formaient,  les  escaliers  s'emplissaient; 
des  murmures  vagues  partant  des  cours  venaient  en  montant  rouler  jusqu'aux  étages 
supérieurs,  pareils  aux  rauques  lamentations  des  flots  à  la  marée. 

M.  de  Gesvres  était  inquiet.  Il  regardait  ses  gardes ,  qui  d'abord  ,  interrogés  par  les 
mousquetaires  qui  venaient  se  mêler  à  leurs  rangs,  commençaient  à  s'écarter  d'eux 
en  manifestant  aussi  quelque  inquiétude. 

D'Artagnan  était  certes  bien  moins  inquiet  que  M.  de  Gesvres,  le  capitaine  des  gardes. 
Dès  son  entrée ,  il  s'était  assis  sur  le  rebord  d'une  fenêtre ,  voyait  toutes  choses  de  son 
regard  d'aigle,  et  ne  sourcillait  pas. 

Aucun  des  progrès  de  la  fermentation  qui  s'était  manifestée  au  bruit  de  son  arres- 
tation ne  lui  avait  échappe.  11  prévoyait  le  moment  où  l'explosion  aurait  lien  ;  et  l'on 
sait  que  ses  prévisions  étaii'ut  certaines. 

—  Il  serait  assez  bizarre,  pensait-il,  que  ce  soir  mes  prétoriens  me  fissent  roi  de 
France.  Comme  j'en  rirais  ! 

Mais  au  moment  le  plus  beau,  tout  s'arrêta.  Gardes,  mousquetaires,  officiers,  sol- 
dats, murmures  et  inquiétudes,  se  dispersèrent,  s'évanouirent,  s'effacèrent.  Un  mot 
avait  calmé  les  flots. 

Le  roi  venait  de  faire  crier  par  Brienne  : 

—  Cluil,  Messieurs  !  vous  gênez  le  roi. 
D'Artagnan  soupira. 

—  C'est  fini,  dit-il,  les  mousquetaires  d'aujourd'hui  ne  sont  pas  ceux  de  Sa  Majesté 
Louis  XIII.  C'est  fini  1 

—  Monsieur  d'Artagnan  chez  le  loi  !  cria  un  huissier. 

Le  roi  se  tenait  assis  dans  sou  cabinet,  le  dos  tourné  à  la  porte  d'entrée.  En  face  de 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  523 

lui  était  une  glace  dans  laquelle,  tout  en  remuant  ses  papiers,  il  lui  suffisait  d'en- 
voyer un  coup  d'œil  pour  voir  ceux  qui  arrivaient  chez  lui. 

Il  ne  se  dérangea  pas  à  l'arrivée  de  d'Artagnan  et  replia  sur  ses  lettres  et  sur  ses 
plans  la  grande  toilette  de  soie  verte  qui  lui  servait  à  cacher  ses  secrets  aux  importuns. 

D'Artagnan  comprit  le  jeu  et  demeura  en  arrière,  de  sorte  qu'au  bout  d'un  moment 
le  roi,  qui  n'entendait  rien  et  qui  ne  voyait  que  de  l'œil ,  fut  obligé  de  crier  : 

—  Est-ce  qu'il  n'est  pas  là ,  monsieur  d'Artagnan  ? 

—  Me  voici,  réphqua  le  mousquetaire,  en  s'avançant. 

—  Eh  bien,  Monsieur,  dit  le  roi  en  fixant  son  œil  clair  sur  d'Artagnan,  qu'avez- 
vous  à  me  dire  ? 

—  Moi,  sire,  répliqua  celui-ci,  qui  guettait  le  premier  coup  de  l'adversaire  pour 
faire  une  bonne  riposte,  moi,  je  n'ai  rien  à  dire  à  Votre  Majesté,  sinon  qu'elle  m'a 
fait  arrêter  et  que  me  voici. 

Le  roi  allait  répondre  qu'il  n'avait  pas  fait  arrêter  d'Artagnan,  n)ais  cette  phrase 
lui  parut  être  une  excuse  et  il  se  tut.  D'Artagnan  garda  un  silence  obstiné. 

—  Monsieur,  reprit  le  roi ,  que  vous  avais-je  chargé  d'aller  faire  à  Belle-Isle?  dites- 
le-moi  ,  je  vous  prie. 

Le  roi,  en  disant  ces  mots,  regardait  fixement  son  capitaine.  Ici  d'Artagnan  était 
trop  heureux  ;  le  roi  lui  faisait  la  partie  si  belle  1 

—  Ce  que  je  suis  allé  faire  à  Belle-Isle?  eh  bien,  sire,  je  n'en  sais  rien  ;  ce  n'est 
pas  à  moi  qu'il  faut  demander  cela,  c'est  à  ce  nombre  infini  d'officiers  de  toute  espèce 
à  qui  l'on  avait  donné  un  nombre  infini  d'ordres  de  tous  genres,  tandis  qu'à  moi, 
chef  de  l'expédition,  l'on  n'avait  rien  ordonné  de  précis. 

Le  roi  fut  blessé  ;  il  le  montra  par  sa  réponse. 

— Monsieur,  répliqua-t-il ,  l'on  n'a  donné  des  ordres  qu'aux  gens  qu'on  a  jugés  fidèles. 

—  Aussi  m'étonné-je,  sire,  riposta  le  mousquetaire,  qu'un  capitaine  comme  moi, 
qui  a  la  valeur  de  maréchal  de  France  ,  se  soit  trouvé  sous  les  ordres  de  cinq  à  six 
lieutenans  ou  majors,  bons  à  faire  des  espions,  c'est  possible,  mais  nullement  bons  à 
conduire  des  expéditions  de  guerre.  Voilà  sur  quoi  je  venais  demander  à  Votre  Ma- 
jesté des  explications. 

—  Monsieur,  repartit  le  roi,  vous  croyez  toujours  vivre  dans  un  siècle  où  les  rois 
étaient,  comme  vous  vous  plaignez  de  l'avoir  été,  sous  les  ordres  et  à  la  discrétion  de 
leurs  inférieurs,  Vous  me  paraissez  trop  oublier  qu'un  roi  ne  doit  compte  qu'à  Dieu  de 
ses  acfions. 

—  Je  n'oublie  rien  du  tout ,  sire,  fit  le  mousquetaire  blessé  à  son  tour  de  la  leçon. 
D'ailleurs ,  je  ne  vois  pas  en  quoi  un  honnête  homme  ,  quand  il  demande  au  roi  en 
quoi  il  l'a  mal  servi ,  l'offense. 

—  Vous  m'avez  mal  servi ,  Monsieur,  en  prenant  le  parfi  de  mes  ennemis  contre  moi. 

—  Quels  sont  vos  ennemis ,  sire? 

—  Ceux  que  je  vous  envoyais  combattre. 

—  Deux  hommes  !  ennemis  de  l'armée  de  Votre  Majesté  !  Ce  n'est  pas  croyable ,  sire. 

—  Vous  n'avez  point  à  juger  mes  volontés.  Qui  sertses  amis  ne  sert  pas  son  maître. 

—  Je  l'ai  si  bien  compris  ,  sire ,  que  j'ai  offert  respectueusement  ma  démission  à 
Votre  Majesté. 

—  Et  je  l'ai  acceptée ,  Monsieur,  dit  le  roi.  Avant  de  me  séparer  de  vous,  j'ai  voulu 
vous  prouver  que  je  savais  tenir  ma  parole. 

—  Votre  Majesté  a  tenu  plus  que  sa  parole,  car  Votre  Majesté  m'a  fait  arrêter,  dit 
d'Artagnan  de  son  air  froidement  railleur  j  elle  ne  me  l'avait  pas  promis. 


521  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  roi  dédaigna  cette  pluisanterie,  et  venant  au  sérieux, 

—  Voyez,  Monsieur,  dit-il ,  à  quoi  voire  désobéissance  m'a  forcé. 

—  Ma  désobéissance  !  s'écria  d'Artagnan  rouge  de  colère. 

—  C'est  le  nom  le  plus  doux  que  j'aie  trouvé ,  poursuivit  le  roi.  Mon  idée  à  naoi  était 
de  prendre  et  de  punir  des  rebelles;  avais-je  à  m'inquiéler  si  les  rebelles  étaient  vos 
amis? 

—  Mais  j'avais  à  m'en  inquiéter,  moi ,  répondit  d'Artagnan.  C'était  une  cruauté  à 
Voire  Majesté  de  m'envoyer  prendre  mes  amis  pour  les  amener  à  vos  potences. 

—  C'était ,  Monsieur,  une  épreuve  que  j'avais  à  faire  sur  les  prétendus  serviteurs 
qui  mangent  mon  pain  et  doivent  défendre  ma  personne.  L'épreuve  a  mal  réussi, 
monsieur  d'Artagnan. 

—  Pour  un  mauvais  serviteur  que  perd  Votre  Majesté ,  dit  le  mousquetaire  avec 
ameiiume  ,  il  y  en  a  dix  qui  ont,  ce  même  jour,  fait  leurs  preuves.  Écoutez-moi,  sire  ; 
je  ne  suis  pas  accoutumé  à  ce  service-là,  moi.  Je  suis  une  épée  rebelle  quand  il  s'agit 
de  faire  le  mal.  Il  était  mal  à  moi  d'aller  poursuivre  jusqu'à  la  mort  deux  hommes 
dont  M.  Fouquet ,  le  sauveur  de  Votre  Majesté ,  vous  avait  demandé  la  vie.  De  plus, 
ces  deux  hommes  étaient  mes  amis.  Ils  n'attaquaient  pas  Votre  Majesté;  ils  succom- 
baient sous  le  poids  d'une  colère  aveugle.  D'ailleurs,  pourquoi  ne  les  laissait-on  pas 
fuir?  Quel  crime  avaient-ils  commis?  J'admets  que  vous  me  contestiez  le  droit  de  ju- 
ger leur  conduite.  Mais  pourquoi  me  soupçonner  avant  l'action?  Pourquoi  m'entourer 
d'espions?  Pourquoi  me  déshonorer  devant  l'armée?  Pourquoi,  moi,  dans  lequel  vous 
avez  jusqu'ici  montré  la  conliance  la  plus  entière,  moi  qui,  depuis  trente  ans ,  suis 
attaché  à  votre  personne  et  vous  ai  donné  mille  preuves  de  dévouement,  car  il  faut 
bien  que  je  le  dise  aujourd'hui  que  l'on  m'accuse,  pourquoi  me  réduire  à  voir  trois 
mille  soldats  du  roi  marcber  en  bataille  contre  deux  hommes? 

—  On  dirait  que  vous  oubliez  ce  que  ces  hommes  m'ont  fait  !  dit  le  roi  d'une  voix 
sourde  ,  et  qu'il  n'a  pas  tenu  à  eux  que  je  ne  fusse  perdu. 

—  Sire ,  ou  dirait  que  vous  oubliez  que  j'étais  là. 

—  Assez,  monsieur  d'Artagnan,  assez  de  ces  intérêts  dominateurs  qui  viennent 
ôter  le  soleil  à  mes  intérêts.  Je  fonde  un  état  dans  lequel  il  n'y  aura  qu'un  maître , 
je  vous  l'ai  promis  autrefois,  le  moment  est  venu  de  tenir  ma  promesse.  Vous  voulez 
être  ,  selon  vos  goûts  et  vos  amitiés ,  libre  d'entraver  mes  plans  et  de  sauver  mes  en- 
nemis? je  vous  brise  ou  je  vous  quitte.  Cherchez  un  maître  plus  commode.  Je  sais  bien 
qu'un  autre  roi  ne  se  conduirait  pas  connue  je  le  fais  et  qu'il  se  laisserait  dominer  par 
vous,  risque  à  vous  envoyer  un  jour  tenir  compagnie  à  M.  Fouquet  et  aux  autres; 
mais  j'ai  bonne  mémoire,  et  pour  moi  les  services  sont  des  titres  sacrés  à  la  reconnais- 
sance, à  l'impunité.  Vous  n'aurez,  monsieur  d'Artagnan,  que  cette  leçon  pour  punir 
votre  indiscipline,  et  je  n'imiterai  j)as  mes  prédécesseurs  dans  leur  colère,  ne  les 
ayant  pas  imités  dans  leur  faveur.  Et  puis  d'autres  raisons  me  font  agir  doucement 
envers  vous  :  c'est  que  d'abord  vous  êtes  homme  de  sens,  homme  de  grand  sens, 
honune  de  cteur,  et  que  vous  serez  un  bon  serviteur  pour  qui  vous  aura  dompté;  c'est 
et)sui te  que  vous  allez  cesser  d'avoir  des  motifs  d'insubordination.  Vos  amis  sont  dé- 
truits ou  ruinés  par  moi.  Ces  points  d'apjjui  sur  lesquels,  instinctivement,  rej^osait 
votre  esprit  capricieiix,  je  les  ai  l'ail  disparaître.  A  l'heure  qu'il  est,  mes  soldats  ont 
pris  ou  tué  les  rebelles  de  Belle-Isle. 

D'Artagnan  pâlit. 

Pris  ou  tués!  s'écria-t-il.  Oh  !  sire  ,  si  vous  pensiez  ce  que  vous  nie  dites  là,  et  si 
vous  étiez  sur  de  me  dire  la  vérité,  j'oublierais  tout  ce  qu'il  y  a  de  juste,  tout  ce  qu'il 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  525 

y  a  de  inairnanime  dans  vos  paroles .  pour  vous  appeler  un  roi  barbare  et  un  homme 
dénaluré.  Mais  je  vous  les  pardonne,  ces  paroles,  dit-il  en  souriant  avec  orgueil,  je 
les  pardonne  au  jeune  prince  qui  ne  sait  pas,  qui  ne  peut  comprendre  ce  que  sont  des 
hommes  tels  que  M.  d'Herblay,  tels  que  M.  du  Vallon,  tels  que  moi.  Pris  ou  tués! 
Ah  !  ah!  sire,  dites-moi ,  si  la  nouvelle  est  vraie,  combien  elle  vous  coûte  d'hommes 
et  d'argent.  Nous  compterons  après  si  le  gain  a  valu  l'enjeu. 

Comme  il  parlait  encore,  le  roi  s'approcha  de  lui  en  colère,  et  lui  dit  : 

—  Monsieur  d'Artagnan,  voilà  des  réponses  de  rebelle!  Veuillez  donc  me  dire, 
s'il  vous  plaît,  quel  est  le  roi  de  France?  en  savez-vous  ini  autre? 

—  Sire,  répliqua  froidement  le  capitaine  de  mousquetaires,  je  me  souviens  qu'un 
matin  vous  avez  adressé  cette  question ,  à  Vaux ,  à  beaucoup  de  gens  qui  n'ont  pas  su 
y  répondre,  tandis  que  moi  j'y  ai  répondu.  Si  j'ai  reconnu  le  roi  ce  jour-là ,  quand  la 
chose  n'était  pas  aisée,  je  crois  qu'il  serait  inutile  de  me  le  demander  aujourd'hui  que 
Votre  Majesté  est  seule  avec  moi. 

A  ces  mots  Louis  XIV  baissa  les  yeux.  Il  lui  sembla  que  l'ombre  du  malheureux 
Philippe  venait  dépasser  entre  d'Artagnan  et  lui,  pour  évoquer  le  souvenir  de  cette 
terrible  aventure. 

Presque  au  même  moment  un  ofticier  entra,  remit  une  dépêche  au  roi,  qui  à  son 
tour  changea  de  couleur  en  la  lisant. 

D'Artagnan  s'en  aperçut.  Le  roi  resta  immobile  et  silencieux  après  avoir  lu  pour  la 
seconde  fois.  Puis  prenant  tout  à  coup  son  parti , 

—  Monsieur,  dit-il,  ce  qu'on  m'apprend,  vous  le  sauriez  plus  tardj  mieux  vaut 
que  je  vous  le  dise  et  ([ue  vous  l'appreniez  par  la  bouche  du  roi.  Un  combat  a  eu  lieu 
à  Belle-Isle. 

—  Ah  !  ah!  lit  d'Artagnan  d'un  air  calme  pendant  que  son  cœur  battait  à  ronipi-e 
sa  poitrine.  Eh  bien,  sire? 

—  Eh  bien!  Monsieur,  j'ai  perdu  cent  six  hommes. 

Un  éclair  de  joie  et  d'orgueil  brilla  dans  les  yeux  de  d'Artagnan. 

—  El  les  rebelles?  dit-il. 

—  Les  rebelles  se  sont  enfuis,  dit  le  roi. 
D'Artagnan  poussa  un  cri  de  triomphe. 

—  Seulement,  ajouta  le  roi,  j'ai  une  flotte  qui  bloque  étroitement  Belle-Isle,  et 
j'ai  la  certitude  que  pas  une  barque  n'échappera. 

—  En  sorte  que,  dit  le  mousquetaire  rendu  à  ses  sombres  idées,  si  l'on  prend  ces 
deux  messieurs... 

—  On  les  pendra,  dit  le  roi  tranquillement. 

—  Et  ils  le  savent?  réphqua d'Artagnan,  qui  réprima  un  frisson. 

—  Ils  le  savent,  puisque  vous  avez  dû  le  leur  dire ,  et  que  tout  le  pays  le  sait. 

—  Alors,  sire,  on  ne  les  aura  pas  vivans  ,  je  vous  en  réponds. 

—  Ah  !  lit  le  roi  avec  négligence  et  en  reprenant  sa  lettre.  Eh  bien!  on  les  aura 
morts,  monsieur  d'Artagnan ,  et  cela  reviendra  au  même  ,  puisque  je  ne  les  prenais 
que  pour  les  faire  pendre. 

D'Artagnan  essuya  la  sueur  qui  coulait  de  son  front. 

—  Je  vous  ai  dit,  poursuivit  Louis  XIV,  que  je  vous  serais  un  jour  maître  affec- 
tionné, généreux  et  constant.  Vous  êtes  aujourd'hui  le  seul  honune  d'autrefois  qui  soit 
digne  de  ma  colère  ou  de  mon  amitié.  Je  ne  vous  ménagerai  ni  l'une  ni  l'autre,  selon 
votre  conduite.  Comprendriez-vous,  monsieur  d'Artagnan,  de  servir  un  roi  qui  aurait 
cent  autres  rois,  ses  égaux,  dans  le  loyauine?  Pourrais-je ,  dites-le-moi,  faire  avec 


526  LES  MOUSQUETAIRES. 

cetle  faiblesse  les  grandes  choses  que  je  médite?  Avez-vous  jamais  vu  l'artiste  accom- 
plir des  œuvres  solides  avec  un  instrument  rebelle  ?  Loin  de  nous,  Monsieur,  ces 
vieux  levains  des  abus  féodaux!  La  Fronde,  qui  devait  perdre  la  monarchie,  l'a 
émancipée.  Je  suis  maître  chez  moi ,  capitaine  d'Artagnan ,  et  j'aurai  des  serviteurs 
qui,  manquant  peut-être  de  votre  génie,  pousseront  le  dévouement  et  l'obéissance 
jusqu'à  l'héroïsme.  Qu'importe,  je  vous  le  demande,  qu'importe  que  Dieu  n'ait  pas 
donné  du  génie  à  des  bras  et  à  des  jambes?  c'est  à  la  tète  qu'il  le  donne ,  et  à  la  tête, 
vous  le  savez ,  le  reste  obéit.  Je  suis  la  tête  ,  moi  ! 

D'Artagnan  tressaillit.  Louis  continua  comme  s'il  n'avait  rien  vu,  quoique  ce  tres- 
saillement ne  lui  eût  point  échappé. 

—  Maintenant,  concluons  entre  nous  deux  ce  marché  que  je  vous  promis  de  faire, 
un  jour  que  vous  me  trouviez  bien  petit,  à  Blois.  Sachez-moi  gré,  Monsieur,  de  ne 
faire  payer  à  personne  les  larmes  de  honte  que  j'ai  versées  alors.  Regardez  autour  de 
vous  :  les  grandes  têtes  sont  courbées.  Courbez-vous  comme  elles,  ou  choisissez-vous 
l'exil  qui  vous  conviendra  le  mieux.  Peut-être,  en  y  refléchissant ,  trouverez-vous  que 
ce  roi  est  un  cœur  généreux  qui  compte  assez  sur  votre  loyauté  pour  vous  quitter  vous 
sachant  mécontent,  quand  vous  possédez  le  secret  de  l'État.  Vous  êtes  brave  homme  , 
je  le  sais.  Pourquoi  m'avez-vous  jugé  avant  terme?  Jugez-moi  à  partir  de  ce  jour, 
d'Artagnan ,  et  soyez  sévère  tant  qu'il  vous  plaira. 

D'Artagnan  demeurait  étourdi ,  muet,  flottant.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  il 
venait  de  trouver  un  adversaire  digne  de  lui. 

—  Voyons,  qui  vous  arrête?  lui  dit  le  roi  avec  douceur.  Vous  avez  donné  voire 
démission,  voulez-vous  que  je  vous  la  refuse?  Je  conviens  qu'il  sera  dur  à  un  vieux 
capitaine  de  revenir  sur  sa  mauvaise  humeur. 

—  Oh!  répliqua  mélancoliquement  d'Artagnan,  ce  n'est  pas  là  mon  plus  grave 
souci.  J'hésite  à  reprendre  ma  démission  ,  parce  que  je  suis  vieux  eu  face  de  vous  et 
que  j'ai  des  habitudes  difticiles  à  perdre.  Il  vous  faut  désormais  des  courtisans  qui 
sachent  vous  amuser,  des  fous  qui  sachent  se  taire  tuer  pour  ce  que  vous  appelez  vos 
grandes  œuvres.  Grandes,  elles  le  seront,  je  le  sens;  mais  si  par  hasard  j'allais  ne  pas 
les  trouver  telles  1  j'ai  vu  la  guerre  ,  sire;  j'ai  vu  la  paix  ;  j'ai  servi  Richelieu  et  Ma- 
zarin  ;  j'ai  roussi  avec  votre  père  au  feu  de  La  Rochelle  ,  troué  de  coups  comme  un 
crible ,  ayant  fait  peau  neuve  plus  de  dix  fois ,  comme  les  serpens.  Après  les  affronts 
et  les  injustices,  j'ai  un  commandt'ment  qui  était  autrefois  quelque  chose,  parce  qu'il 
donnait  le  droit  de  parler  connue  ou  voulait  au  roi.  Mais  votre  capitaine  des  mous- 
quetaires sera  désormais  un  oflicier  gardant  les  portes  basses.  Vrai ,  sire  ,  si  tel  doit 
être  désormais  l'emploi .  prolitez  de  ce  que  nous  sommes  bien  ensemble  pour  me 
l'ôter.  N'allez  pas  croire  que  j'aie  gardé  rancune  ;  non  ,  vous  m'avez  dompté,  comme 
vous  dites;  mais  il  faut  l'avouer,  en  me  dominant,  vous  m'avez  amoindri  ;  eu  me 
courbant,  vous  m'avez  convaincu  de  faiblesse.  Si  vous  saviez  conmie  cela  me  va  bien 
de  porter  haut  la  tête,  et  comme  j'aurais  piteuse  mine  à  flairer  la  poussière  de  vos 
tapis!  Oh!  sire,  je  regrette  sincèrement,  et  vous  regretterez  coinme  moi,  ce  temps 
où  le  roi  de  France  voyait  dans  ses  vestibules  tous  ces  gentilshommes  insoleus  , 
maigres,  maugréant  toujours,  hargneux  malins  qui  mordaient  mortellement  les 
jours  de  bataille.  Ces  gens-là  sont  les  meilleurs  courtisans  pour  la  main  qui  les  nour- 
rit ;  ils  la  lèchent  ;  mais  pour  la  main  qui  les  frappe,  oh  !  le  beau  coup  de  dent  !  Un 
peu  d'or  sur  les  galons  de  ces  manteaux ,  un  peu  de  ventre  dans  les  hauts-de-chausse, 
un  peu  de  gris  dans  ces  cheveux  secs,  et  vous  verrez  les  beaux  ducs  et  pairs,  les  flers 
maréchaux  de  France!  Mais  pounjuoi  dire  tout  cela?  Le  roi  est  uion  maitro,  il  veut 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  5^27 

que  je  fasse  des  vers,  il  veut  que  je  polisse  avec  des  souliers  de  satin  les  mosaïques 
de  ses  antichambres  ;  mordioux  !  c'est  difficile  ,  mais  j'ai  fait  plus  difficile  que  cela.  Je 
le  ferai.  Pourquoi  le  ferai-je  ?  Parce  que  j'aime  l'argent?  J'en  ai.  Parce  que  je  suis 
ambitieux?  iMa  carrière  est  bornée.  Parce  que  j'aime  la  cour  ?  Non.  Je  resterai,  parce 
que  j'ai  l'habitude,  depuis  trente  ans ,  d'aller  prendre  le  mot  d'ordre  du  roi  etde  m'en- 
lendre  dire  :  Bonsoir,  d'Artagnan,  avec  un  sourire  que  je  ne  mendiais  pas.  Ce  sou- 
rire, je  le  mendierai.  Ètes-vous  content,  sire? 

Et  d'Artagnan  courba  lentement  sa  tête  argentée,  sur  laquelle  le  roi  souriant  posa 
sa  blanche  main  avec  orgueil. 

—  Merci,  mon  vieux  serviteur,  mon  fidèle  ami,  dit-il.  Puisqu'à  compter  d'aujour- 
d'hui je  n'ai  plus  d'enuemis  en  France  ,  il  me  reste  à  l'envoyer  sur  un  champ  étran- 
ger ramasser  ton  bâton  de  maréchal.  Compte  sur  moi  pour  trouver  l'occasion.  En 
attendant,  mange  mon  meilleur  pain  et  dors  tranquille. 

—  A  la  bonne  heure I  dit  d'Artagnan  ému...  mais  ces  pauvres  gens  de  Belle-Isle? 
l'un  surtout,  si  bon  et  si  brave  1 

—  Est-ce  que  vous  me  demandez  leur  grâce? 

—  A  genoux,  sire. 

—  Eh  bien!  allez  la  leur  porter,  s'il  en  est  temps  encore.  Mais  vous  vous  engagez 
pour  eux. 

—  J'engage  ma  vie! 

—  Allez.  Demain,  je  pars  pour  Paris.  Soyez  revenu,  car  je  ne  veux  plus  que  vous 
me  quittiez. 

—  Soyez  tranquille ,  sire  ,  s'écria  d'Artagnan  en  baisant  la  main  du  roi. 

Et  il  s'élança,  le  cœur  gonflé  de  joie  ,  hors  du  château  sur  la  route  de  Belle-Isle. 


LES  AMIS   DE   M.    FOUQUET. 


Le  roi  était  retourné  à  Paris,  et  avec  lui  d'Artagnan,  qui,  en  vingt-quatre  heures, 
ayant  pris  avec  le  plus  grand  soin  toutes  ses  informations  à  Belle-Isle,  ne  savait  rien 
du  secret  que  gardait  si  bien  le  lourd  rocher  de  Locmaria,  tombe  héroïque  de  Por- 
thos.  Le  capitaine  des  mousquetaires  savait  seulement  ce  que  ces  deux  hommes  vail- 
lans,  ce  que  ces  deux  amis ,  dont  il  avait  si  noblement  pris  la  défense  et  essayé  de 
sauver  la  vie,  aidés  de  trois  fidèles  Bretons,  avaient  accompli  contre  une  armée  en- 
tière. 11  avait  pu  voir  lancés,  dans  la  lande  voisine,  les  débris  humains  qui  avaient 
taché  de  sang  les  silex  épars  dans  les  bruyères.  Il  savait  aussi  qu'un  canot  avait  été 
aperçu  bien  loin  en  mer,  et  que,  pareil  à  un  oiseau  de  proie,  un  vaisseau  royal  avait 
poursuivi,  rejoint  et  dévoré  ce  pauvre  petit  oiseau  qui  fuyait  à  tire  d'ailes. 

Mais  là  s'arrêtaient  les  cerfitudes  de  d'Artagnan.  Le  champ  des  conjectures  s'ouvrait 
à  cette  limite  Maintenant,  que  fallait-il  penser?  Le  vaisseau  n'était  pas  revenu.  11  est 
vrai  qu'un  coup  de  vent  régnait  depuis  trois  jours  ;  mais  la  corvette  était  à  la  fois  bonne 
voilière  et  solide  dans  ses  membrures;  elle  ne  craignait  guère  les  coups  de  vent,  et 
celle  qui  portait  Aramis  eût  dij,  selon  l'esfime  de  d'Artagnan,  être  revenue  à  Brest  ou 
rentrer  à  l'embouchure  de  la  Loire. 


528  LES  MOUSQUETAIRES. 

Telles  étaient  les  nouvelles  ambiguës,  mais  à  peu  près  rassurantes  pour  lui  person- 
nellement, que  d'Artagnan  rapportait  à  Louis  XIV,  lorsque  le  roi,  suivi  dç  toute  la 
cour,  revint  à  Paris.  Louis,  content  de  son  succès,  Louis,  plus  doux  et  plus  affable 
depuis  qu'il  se  sentait  plus  piiissant,  n'avait  pas  cessé  un  seul  instant  de  chevaucher 
à  la  portière  de  mademoiselle  de  la  Vallière. 

Tout  le  monde  s'était  empressé  de  distraire  les  deux  reines  pour  leur  faire  oublier 
cet  abandon  du  tils  et  de  l'époux.  Tout  respirait  l'avenir,  le  passé  n'était  plus  rien  pour 
personne.  Seulement,  ce  passé  venait  comme  une  plaie  douloureuse  et  saignante  aux 
cœurs  de  quelques  âmes  tendres  et  dévouées.  Aussi  le  roi  ne  fut  pas  plutôt  installé 
chez  lui  qu'il  en  reçut  une  preuve  touchante. 

Louis  XIV  venait  de  se  lever  et  de  prendre  son  premier  repas,  quand  son  capitaine 
des  mousquetaires  se  présenta  devant  lui.  D'Artagnan  était  un  peu  pâle  et  semblait 
gêné.  Le  roi  s'aperçut  au  premier  coup  d'oeil  de  Tallération  de  ce  visage  ordinaire- 
ment si  égal. 

—  Qu'avez-vous  donc  ,  d'Artagnan?  dit-il. 

—  Sire,  il  m'est  arrivé  un  grand  malheur. 

—  Mon  Dieu  !  quoi  donc? 

—  Sire ,  j'ai  perdu  un  de  mes  amis,  M.  du  Vallon  ,  à  l'affaire  de  Belle-Isle. 

Et  en  disant  ces  mots,  d'Artagnan  attachait  son  œil  de  faucon  sur  Louis  XIV  pour 
deviner  en  lui  le  premier  sentiment  qui  se  ferait  jour. 

—  Je  le  savais,  répliqua  le  roi. 

—  Vous  le  saviez  et  vous  ne  me  l'avez  pas  dit?  s'écria  le  mousquetaire. 

—  A  quoi  bon?  Votre  douleur,  mon  ami,  est  si  respectable  !  J'ai  dû,  moi,  la  mé- 
nager. Vous  instruire  de  ce  malheur  qui  vous  frappait,  d'Artagnan,  c'était  en  triom- 
pher à  vos  yeux.  Oui,  je  savais  que  .M.  du  Vallon  s'était  enterré  sous  les  rochers  de 
Locmaria  ;  je  savais  que  M.  d'Herblay  m'a  pris  un  vaisseau  avec  son  équipage  pour 
se  faire  conduire  à  Bayonne.  Mais  j'ai  voulu  que  vous  apprissiez  vous-même  ces  évé- 
nemens  d'une  manière  directe,  atin  que  vous  fussiez  convaincu  que  mes  amis  sont 
pour  moi  respectables  et  sacrés,  que  toujours  en  moi  l'bonnne  s'immolera  aux  honmies, 
puisque  le  roi  est  si  souvent  forcé  de  sacrifier  les  hommes  à  sa  majesté,  à  sa  puissance. 

—  Mais,  sire,  comment  savez-vous?... 

—  Comment  savez-vous  vous-même,  d'Artagnan? 

—  Par  celte  lettre,  sire,  que  m'écrit  de  Bayonne  Aramis,  libre  et  hors  de  péril. 

—  Tenez,  lit  le  roi  en  tirant  de  sa  cassetie,  placé  sur  un  meuble  voisin  du  siège  où 
d'Artagnan  était  appuyé,  une  lettre  copiée  exaclemeni  sur  celle  d'Aramis.  Voici  la 
même  lettre  que  Colbert  m'a  fait  j)asser  huit  heures  avant  que  vous  ne  reçussiez  la 
\ôtre.  Je  suis  bien  servi ,  je  l'espère. 

—  Oui,  sire  ,  murmura  le  mousquetaire,  vous  étiez  le  seul  homme  dont  la  for- 
tune fut  capable  de  dominer  la  fortune  et  la  force  de  mes  deux  amis.  Vous  avez  usé, 
sire,  mais  vous  n'abuserez  point,  n'est-ce  pas? 

—  D'Artagniui ,  dit  le  roi  avec  un  sourire  plein  de  bienveillance,  je  pourrais  faire 
enlever  .M.  d'Herblay  sur  les  terres  du  roi  d'Espagne  et  me  le  faire  amener  ici  vivant 
pour  en  faire  justice.  D'Artagnan,  croyez-le  bien,  je  ne  céderai  pas  à  ce  premier 
mouvement  bien  naturel.  Il  est  libre,  (piil  contiinic  dètre  libre. 

—  Oh  1  sire  ,  vous  ne  resterez  pas  toujours  aussi  dément,  aussi  noble,  aussi  géné- 
reux ,  que  vous  venez  de  vous  montrer  à  mon  égard  et  à  celui  de  M.  d'Herblay  ;  vous 
trouverez  auprès  de  vous  des  conseillers  (]ui  vous  guériront  de  celte  faiblesse. 

—  Non ,  d'Artagnan ,  vous  vous  trou»pez  (juaud  vous  accusez  mon  conseil  de  vouloir 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  5^29 

me  pousser  à  la  rigueur.  Le  conseil  de  ménager  M.  d'Horblay  vient  de  Colbert  hii- 
mcme. 

—  Ali!  sire,  fil  d'Arlagnan  slupélait. 

—  Quant  à  vous,  continua  le  roi  avec  une  bonté  [wu  ordinaire,  j"ai  phisieurs 
bonnes  nouvelles  à  vous  annoncer;  mais  vous  les  saurez,  mon  cher  capitaine,  du 
moment  où  j'aurai  terminé  mes  comptes.  J'ai  dit  que  je  voulais  faire  et  que  je  ferais 
voire  fortune.  Ce  mot  va  devenir  une  réalité. 

—  Merci ,  mille  fois ,  sire,  je  puis  attendre,  moi.  Je  vous  en  prie  ,  pendant  que  je 
vais  et  puis  prendre  patience,  que  Votre  Majesté  daigne  s'occuper  de  ces  pauvres 
gens  qui  depuis  longtemps  assiègent  votre  antichambre  et  viennent  hurrdilement  dé- 
poser une  suppliqne  aux  pieds  du  roi. 

—  Qui  cela? 

—  Des  ennemis  de  Voire  Majesté. 
Le  roi  leva  la  tête. 

—  Des  amis  de  M.  Fouquet,  ajouta  d'Artagnan. 

—  Leurs  noms? 

—  M.  Gourville,  M.  Pellisson ,  et  un  poëte,  M.  Jean  de  La  Fontaine. 
Le  roi  s'arrêta  un  moment  pour  rétléchir. 

—  Qu'ils  entrent ,  dit-il  en  fronçant  le  sourcil. 

D'Artagnan  tourna, rapidement  sur  lui-même,  leva  la  tapisserie  qui  fermait  l'entrée 
de  la  chambre  royale  ,  et  cria  dans  la  salle  voisine  :  —  Introduisez  ! 

Bientôt  parurent  à  la  porte  du  cabinet  où  se  tenaient  le  roi  et  son  capitaine  ,  les  trois 
hommes  que  d'Artagnan  avait  nommés. 

Sur  leur  passage  régnait  un  profond  silence.  Les  courlisans,  à  l'approche  des  amis 
du  malheureux  surintendant  des  finances,  reculaient  comme  pour  n'être  pas  gàlés 
par  la  contagion  de  la  disgrâce  et  de  l'infortune. 

D'Artagnan,  d'un  pas  rapide,  vint  lui-même  prendre  par  la  main  ces  mallieureux 
qui  hésitaient  et  tremblaient  à  la  porte  du  cabinet  royal;  il  les  amena  devant  le  fau- 
teuil du  roi  qui,  réfugié  dans  reml)rasure  d'une  fenêtre,  attendait  le  moment  de  la 
présentation  et  se  préparait  b.  faire  aux  supplians  un  accueil  rigoureusement  diplo^ 
matique. 

Ils  étaient  tous  en  deuil.  Le  premier  des  amis  de  Fouquet  qui  s'avança  fut  Pellisson. 
il  ne  pleurait  plus ,  mais  ses  larmes  n'avaient  uniquement  tari  que  pour  que  le  roi  put 
mieux  entendre  sa  voix  et  sa  prière.  Gourville  se  mordait  les  lèvres  pour  arrêter  ses 
pleurs  par  respect  pour  le  roi.  La  Fontaine  ensevelissait  son  visage  dans  son  mouchoir, 
etl'on  n'eût  pas  dit  qu'il  vivait  sans  le  mouvement  convulsifde  ses  épaules  soulevées 
par  ses  sanglots. 

Le  roi  avait  gardé  toute  sa  dignité.  Sou  visage  était  Impassible.  Il  avait  même  con- 
servé le  froncement  de  sourcil  qui  avait  paru  quand  d'Artagnan  lui  avait  annoncé  tes 
ennemis.  Il  fit  un  geste  qui  signifiait:  Parlez,  et  il  demeura  debout,  couvant  d'un 
regard  profond  ces  trois  hommes  désespérés. 

Pellisson  se  courba  jusqu'à  terre  et  La  Fontaine  s'agenouilla  comme  on  fait  dans 
les  églises.  Cet  obstiné  silence  ,  troublé  seulement  par  des  soupirs  et  des  gémissemens 
si  douloureux,  commençait  à  émouvoir  chez  le  roi,  non  pas  la  compassion ,  mais 
l'impatience. 

—  Monsieur  Pellisson  ,  dit-il  d'une  voix  bièv('  et  sè(ho,  monsieur  Gourville  .  et 
vous,  Monsieur... 

Et  il  ne  nomma  pas  La  Fontaine. 

T.  u.  34 


530  LES  MOUSQUETAIRES. 

— Je  verrais  avec  un  sensible  déplaisir  que  vous  vinssiez  me  prier  pour  un  des  plus 
"i-ands  criminels  que  doive  punir  ma  justice.  Un  roi  ne  se  laisse  attendrir  que  par  les 
larmes  ou  par  les  remords  :  larmes  de  l'innocence ,  remords  des  coupables.  Je  ne 
croirai  ni  aux  remords  de  M.  Fouquet  ni  aux  larmes  de  ses  amis,  parce  que  l'un  est 
gâté  jusqu'au  cœur  et  que  les  autres  doivent  redouter  de  me  venir  offenser  chez  moi. 
C'est  pourquoi,  monsieur  Pellisson,  monsieur  Gourville,  et  vous ,  Monsieur...  je  vous 
prie  de  ne  rien  dire  qui  ne  témoigne  hautement  du  respect  que  vous  avez  pour  ma 
volonté. 

—  Sire  ,  répondit  Pellisson  tremblant  à  ces  terribles  paroles,  nous  ne  sommes  rien 
venus  dire  à  Votre  Majesté  qui  ne  soit  l'expression  la  plus  profonde  du  plus  sincère 
respect  et  du  plus  sincère  amour  qui  sont  dus  au  roi  par  tous  ses  sujets.  La  justice  de 
Votre  Majesté  est  redoutable;  chacun  doit  se  courber  sous  les  arrêts  qu'elle  prononce. 
Nous  nous  inclinons  respectueusement  devant  elle.  Loin  de  nous  la  pensée  de 
venir  défendre  celui  qui  a  eu  le  malheur  d'offenser  Votre  Majesté.  Celui  qui  a  en- 
couru votre  disgrâce  peut  être  un  amij)0ur  nous,  mais  c'est  un  ennemi  de  l'État. 
Nous  l'abandonnerons  en  pleurant  à  la  sévérité  du  roi. 

—  D'ailleurs,  interrompit  le  roi,  calmé  par  cette  voix  suppliante  et  ces  persuasives 
paroles,  mon  parlement  jugera.  Je  ne  frappe  pas  sans  avoir  pesé  le  crime.  Ma  justice 
n'a  pas  l'épée  sans  avoir  eu  les  balances. 

—  Aussi  avons-nous  toute  confiance  dans  cette  impartialité  du  roi ,  et  pouvons-nous 
espérer  de  faire  entendre  nos  faibles  voix  avec  l'assentiment  de  Votre  Majesté ,  quand 
l'heure  de  défendre  un  ami  accusé  aura  sonné  pour  nous. 

—  Alors,  Messieurs,  que  demandez-vous?  dit  le  roi  de  son  air  imposant. 

—  Sire,  continua  Pellisson,  l'accusé  laisse  une  femme  et  une  famille.  Le  peu  de  bien 
qui  lui  reste  suffit  à  peine  à  payer  ses  dettes,  et  madame  Fouquet,  depuis  la  capti- 
vité de  son  mari ,  est  abandonnée  par  tout  le  monde.  La  main  de  Votre  Majesté  frappe 
à  l'égal  de  la  main  de  Dieu.  Quand  le  Seigneur  envoie  la  plaie  de  la  lèpre  ou  de  la 
peste  à  une  famille,  chacun  fuit  et  s'éloigne  de  la  demeure  du  léj)reux  ou  du  pestiféré. 
Quelquefois,  mais  bien  rarement,  un  médecin  généreux  ose  seul  approcher  du  seuil 
maudit,  le  franchit  avec  courage  et  expose  sa  vie  pour  comballre  la  mort.  Il  est  la 
dernière  ressource  du  mourant,  il  est  l'instrument  de  la  miséricorde  céleste.  Sire, 
nous  vous  supplions,  à  mains  jointes,  à  deux  genoux,  comme  on  supplie  la  Divinité; 
madame  Fouquet  n'a  plus  d'amis,  plus  de  soutiens;  elle  pleure  dans  sa  maison  pauvre 
et  déserte,  abandonnée  par  tous  ceux  qui  en  assiégeaient  la  porte  au  moment  de  la 
faveur;  elle  n'a  plus  de  crédit,  elle  n'a  plus  d'espoir.  Au  moins,  le  malheureux  sur 
qui  s'appesantit  votre  colère  reçoit  de  vous,  tout  coupable  qu'il  est,  le  pain  que 
mouillent  cliaque  jour  ses  larmes.  Aussi  affligée,  plus  dénuée  que  son  époux,  madame 
Fouquet,  celle  qui  eut  l'honneur  de  recevoir  Votre  Majesté  à  sa  table:  madame  Fou- 
quet, l'épouse  de  l'ancien  surintendant  des  luiances  de  Votre  Majesté,  madame  Fou- 
quet n'a  plus  de  pain  ! 

Ici,  le  silence  mortel  qui  enchaînait  le  souffle  des  deux  amis  de  Pellisson,  fut  rompu 
par  l'éclat  des  sanglots,  et  d'Artagnan,  dont  la  poitrine  se  brisait  en  écoulant  cette 
humble  prière,  tourna  sur  lui-même  ,  vers  l'angle  du  cabinet,  pour  mordre  en  liberté 
sa  moustache  et  comprimer  ses  soupirs. 

Le  roi  avait  conservé  son  œil  sec,  son  visage  sévère  ;  mais  la  rougeur  était  moiilce 
à  ses  joues,  et  l'assurance  de  ses  regards  dinùnuait  visiblement. 

—  Que  souhaitez-vous?  dit-il  d'une  voix  émue. 

—  Nous  venons  demander  humblement  à  Votre  Majesté  ,  répliqua  Pellisson  que  l'é- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


531 


motion  gagnait  peu  à  peu,  de  nous  pcrmeUre,  sans  encourir  sa  disgrâce,  de  prêter  à 
madame  Fouquet  deux  mille  pistoles  recueillies  parmi  tous  les  anciens  amis  de  son 
mari,  pour  que  la  veuve  ne  manque  pas  des  choses  les  plus  nécessaires  à  la  vie. 

A  ce  mot  de  veuve,  prononcé  par  Pellisson ,  quand  Fouquet  vivait  encore ,  le  roi 
pâlit  extrêmement;  sa  fierté  tomba;  la  pitié  lui  vint  du  cœur  aux  lèvres;  il  laissa 
tomber  un  regard  attendri  sur  tous  ces  gens  qui  sanglotaient  à  ses  pieds. 

—  A  Dieu  ne  plaise,  répondit-il ,  que  jo  confonde  l'innocent  avec  le  coupable.  Ceux- 
là  me  connaissent  mal  qui  doutent  de  ma  miséricorde  envers  les  faibles.  Je  ne  frap- 
perai jamais  que  les  arrogans.  Faites,  Messieurs,  faites  tout  ce  que  votre  cœur  vous 
conseillera  pour  soulager  la  douleur  de  madame  Fouquet.  Allez ,  Messieurs,  allez. 

Les  trois  hommes  se  relevèrent  silencieux,  l'œil  aride.  Les  larmes  s'étaient  taries  au 
contact  brûlant  de  leur  joue  et  de  leur  paupière.  Ils  n'eurent  pas  la  force  d'adresser  un 
remercîment  au  roi ,  lequel  d'ailleurs  coupa  court  à  leurs  révérences  solennelles  en 
se  retranchant  vivement  derrière  son  fauteuil. 

D'Artagnan  demeura  seul  avec  le  roi. 

—  Bien  1  dit-il  en  s'approchant  du  jeune  prince  qui  l'interrogeait  du  regard  ;  bien , 
mon  maître  !  Si  vous  n'aviez  pas  la  devise  qui  pare  votre  soleil ,  je  vous  en  conseille- 
rais une,  quitte  à  la  faire  traduire  en  latin  par  M.  Conrart  :  (f  |^Doux  au  petit,  rude 
au  fort  !  » 

Le  roi  sourit  et  passa  dans  la  salle  voisine  après  avoir  dit  à  d'Artagnan  : 

—  Je  vous  donne  le  congé  dont  vous  devez  avoir  besoin  pour  mettre  en  ordre  les 
affaires  de  feu  M.  du  Vallon,  votre  ami. 


bn 


LES  MOUSQUETAIRES. 


PAUVRE  PERE. 


■0  A  „  n  E  n.- 


NE  funcsle  série  d'événeniens  avait  séparé  à  jamais  les 
quatre  niousfiuetaires ,  autrefois  liés  d'une  façon  qui  pa- 
raissait indissoluble.  Alhos ,  demeuré  seul  après  le  dé- 
part de  Raoul,  commençait  à  payer  son  tribut  à  cette 
mort  anticipée  qu'on  appelle  l'absence  des  gens  aimés. 

Revenu  à  sa  maison  de  Blois ,  n'ayant  plus  même 
Grimaud  pour  recueillir  un  pauvre  sourire  quand  il  pas- 
sait dans  les  parterres ,  Athos  sentait  de  jour  en  jour 
s'allérerla  vigueur  d'une  nature  qui  depuis  si  longtemps 
semblait  infailliliio. 

L'âge,  reculé  pour  lui  par  la  présence  de  l'objet  chéri ,  arrivait  avec  ce  cortège  de 
douleurs  et  de  gènes  qui  grossit  à  mesure  qu'il  se  fait  plus  attendre.  Alhos  n'avait  plus 
là  son  fils  pour  s'étudier  à  marcher  droit,  à  lever  la  tète,  à  donner  le  bon  exemple;  il 
n'avait  plus  ces  yeux  briilans  de  jeune  houmie ,  foyer  toujours  ardent  où  se  régéné- 
rait la  flamme  de  ses  regards.  Et  puis,  faut-il  le  dire,  cette  nature  exquise  par  sa  ten- 
dresse et  sa  réserve,  ne  trouvant  plus  rien  qui  contînt  ses  élans,  se  livrait  au  chagrin 
avec  toute  la  fougue  des  natures  vulgaires,  quand  elles  se  livrent  à  la  joie. 

Le  comte  de  la  Fère ,  resté  jeune  jusqu'à  sa  soixante-deuxième  année,  toujours 
beau,  mais  courbé  ,  noble,  mais  triste,  doux  et  chancelant  sous  ses  cheveux  blanchis, 
recherchait ,  depuis  sa  solitude  ,  les  clairières  par  lesquelles  le  soleil  venait  trouer  le 
feuillage  des  allées.  Le  rude  exercice  de  toute  sa  vie ,  il  le  désapprit  quand  Raoul  ne 
fui  plus  là.  Les  serviteurs^  accoutumés  à  le  voir  levé  dès  l'aube  en  toute  saison,  s'éloii- 
nèreut  d'entendre  sonner  sept  heures  en  été  sans  que  leur  maître  eût  quitté  le  lit. 

Alhos  demeurait  couché,  un  livre  sous  son  chevet ,  et  il  ne  dormait  pas,  et  il  ne  li- 
sait pas  Couché  pour  n'avoir  plus  à  porter  son  corps,  il  laissait  l'Ame  et  l'esprit  s'é- 
lancer hors  do  l'enveloppe  et  retourner  à  son  fils  ou  à  Dieu.  Un  fui  bien  cflrayé  quel- 
quefois de  le  voir,  pendant  des  heures,  absorbé  dans  une  rêverie  muette,  insensible; 
il  n'entendait  plus  le  pas  du  valet  plein  de  crainte  qui  venait  au  seuil  de  sa  chambre 
épier  le  somiueil  ou  le  réveil  du  maître.  Il  lui  arriva  d'oublier  <pio  le  jour  était  à  moi- 
tié écoulé ,  que  l'heure  des  deux  premiers  repas  était  passée.  Alors  on  l'éveillait ,  il 
se  levait,  descendait  sous  son  allée  sombre,  puis  revenait  un  peu  au  soleil  comme 
pour  en  partager  une  minute  la  chaleur  avec  l'enfant  absent.  El  puis  la  promenade 
lugubre,  monotone,  recommençait  jusqu'à  ce  que,  épuisé,  il  regagnât  la  chambre  el 
le  lit,  son  domicile  préféré. 

Pendant  plusieurs  jours,  lo  comie  ne  dit  pas  une  parole    II  refusa  de  recevoir  les 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  533 

visites  qui  lui  arrivaient,  et,  pendant  la  nuit,  on  le  vit  rallumer  sa  lampe  et  pas^o^ 
de  longues  heures  à  écrire  ou  à  feuilleter  des  parchemins. 

Son  valet  de  chambre  remarqua  qu'il  diminuait  chaque  jour  quelques  (ours  de  sa 
promenade.  La  grande  allée  de  tilleuls  devint  bientôt  trop  longue  pour  les  pieds  qui 
la  parcouraient  jadis  mille  fois  en  un  jour. 

Bientôt  cent  pas  l'exténuèrent.  Enfin,  Athos  ne  voulut  plus  se  lever;  il  refusa  toute 
nourriture,  et  ses  gens,  épouvantés,  bien  qu'il  ne  se  plaignît  pas,  bien  qu'il  eijt  tou- 
jours le  sourire  aux  lèvres ,  bien  qu'il  continuât  à  parler  do  sa  douce  voix,  ses  gens 
allèrent  à  Blois  chercher  l'ancien  médecin  de  feu  Monsieur,  et  l'amenèrent  au  comte 
de  la  Père,  de  telle  façon  qu'il  put  voir  celui-ci  sans  en  cire  vu.  A  cet  effet,  ils  le  pla- 
cèrent dans  un  cabinet  voisin  de  la  chambre  du  malade,  et  le  supplièrent  de  ne  passe 
montrer,  dans  la  crainte  de  déplaire  au  maître  qui  n'avait  pas  demandé  de  méde- 
cin. Le  docteur  obéit:  il  examina,  du  fond  de  sa  cachette,  les  allures  de  ce  mal  mys- 
térieux qui  courbait  et  mordait  de  jour  en  jour  plus  mortellement  un  homme  naguère 
encore  plein  de  vie  et  d'envie  de  vivre.  Il  remarqua  sur  les  joues  d'Athos  la  pourpre 
de  la  fièvre  qui  s'allume  et  se  nourrit,  fièvre  lente,  impitoyable,  née  dans  un  pli  du 
cœur,  s'abritant  derrière  ce  rempart,  grandissant  de  la  souffrance  qu'elle  engendre, 
cause  à  la  fois  et  effet  d'une  situation  périlleuse. 

Le  docteur  demeura  plusieurs  heures  à  étudier  celte  douloureuse  lutte  de  la  volonté 
contre  une  puissance  supérieure;  puis  il  prit  son  parti  en  homme  brave  ,  en  esprit 
ferme  :  il  sortit  brusquement  de  sa  retraite  et  vint  droit  à  Athos,  qui  le  vit  sans  témoi- 
gner plus  de  surprise  que  s'il  n'eût  rien  compris  à  cette  apparition. 

—  Monsieur  le  comte,  pardon,  dit  le  docteur  en  venant  au  malade  les  bras  ouverts, 
mais  j'ai  un  reproche  à  vous  faire;  vous  allez  m'entendre. 

Et  il  s' assit  au  chevet  d'Athos  qui  sortit  à  grand'peine  de  sa  [)réoccupation. 

—  QiWy  a-t-il,  docteur?  demanda  le  comte  après  un  silence. 

—  Il  y  a  que  vous  êtes  malade ,  Monsieur,  et  que  vous  ne  vous  faites  pas  traiter. 

—  Moi ,  malade  !  dit  Athos  en  souriant. 

—  Fièvre,  consomption!  Allons,  allons!  monsieur  le  comte,  pas  de  subterfuges^ 
vous  êtes  un  bon  chrétien.  Vous  donneriez-vous  la  mort? 

—  Jamais ,  docteur. 

—  Eh  bien  ,  Monsieur,  vous  vous  en  allez  mourant;  demeurer  ainsi,  c'est  un  sui- 
cide; guérissez,  monsieur  le  comte,  guérissez! 

—  De  quoi  ?  trouvez  le  mal  d'abord. 

—  Vous  avez  un  chagrin  caché. 

—  Caché!...  non  pas;  j'ai  l'absence  de  mon  fils,  docteur,  voilà  tout  mon  mal  et  je 
ne  le  cache  pas. 

—  Monsieur  le  comte,  votre  fils  vit,  il  est  fort,  il  a  tout  l'avenir  des  gens  de  son 
mérite  et  de  sa  race;  vivez  pour  lui... 

— Mais  je  vis,  docteur  ;  oh  !  soyez  bien  tranquille,  ajouta-t-ilen  souriant  avec  mélanco- 
lie, tant  que  Raoul  vivra,  on  le  saura  bien,  car  tant  qu'il  vivra,  je  vivrai.  Mes  bagages 
sont  prêts,  mon  âme  est  disposée;  j'attends  le  signal...  J'attends,  docteur,  j'attends! 

Le  docteur  connaissait  la  trempe  de  cet  esprit ,  il  appréciait  la  solidité  de  ce  corps; 
il  réfléchit  un  moment,  se  dit  à  lui-même  que  les  paroles  étaient  inutiles,  les  remèdes 
absurdes  ,  et  il  partit  en  exhortant  les  serviteurs  d'Athos  à  ne  le  point  abandonner  un 
moment. 

Athos,  le  docteur  parti,  ne  témoigna  ni  colère  ni  dépit  de  ce  qu'on  l'avait  troublé  ; 
il  ne  recommanda  môme  pas  qu'on  lui  rendît  promptement  les  lettres  qui  viendraient  : 


53i.  LES  MOUSQUETAIRES. 

il  savait  bien  que  toute  distraction  qui  lui  arrivait  était  une  joie,  une  espérance  que  ses 
serviteurs  eussent  payée  de  leur  sang  pour  la  lui  procurer. 

Le  sommeil  était  devenu  rare.  Afhos ,  à  force  de  songer,  s'oubliait  quelques  heures 
au  plus  dans  une  rêverie  plus  profonde,  plus  obscure,  que  d'autres  eussent  appelée 
un  rêve.  Ce  repos  momentané  que  donnait  cet  oubli  au  corps  ,  fatiguait  l'âme  ,  car 
Athos  vivait  doublement  pendant  ces  pérégrinations  de  son  intelligence.  Une  nuit,  il 
songea  que  Raoul  s'habillait  dans  une  tente,  pour  aller  à  une  expédition  connnandée 
par  M.  de  Beaufort  en  personne.  Le  jeune  homme  était  triste,  il  agrafait  lentement  sa 
cuirasse,  lentement  il  ceignait  son  épée. 

—  Qu'avez- vous  donc?  lui  demanda  tendrement  son  père. 

—  Ce  qui  m'afflige,  c'est  la  mort  de  Porthos,  noire  si  bon  ami,  répondit  Raoul;  je 
souffre  d'ici  de  la  douleur  que  vous  en  ressentirez  là-bas. 

Et  la  vision  disparut  avec  le  sommeil  d'Athos. 

Au  point  du  jour  un  des  valets  entra  chez  son  maître  et  lui  remit  une  lettre  venant 
d'Espagne. 

—  L'écriture  d'Aramis,  pensa  le  comte. 
Et  il  lut. 

—  Porthos  est  mort!  s'écria-t-il  après  les  premières  lignes.  0  Raoul,  Raoul,  merci  ! 
tu  tiens  ta  promesse,  tu  m'avertis! 

El  Athos,  pris  d'une  sueur  mortelle  ,  s'évanouit  dans  son  lit,  sans  autre  cause  que 
sa  faiblesse. 

Quand  cet  évanouissement  d'Athos  eut  cessé,  le  comte,  presque  honteux  d'avoir 
faibli  devant  cet  événement  surnaturel,  s'habilla  et  demanda  un  cheval,  bien  décidé 
à  se  rendre  à  Blois  pour  nouer  des  correspondances  plus  sûres,  soit  avec  l'Afrique, 
soit  avec  d'Artagnan  ou  Aramis.  En  effet,  cette  lettre  d'Aramis  instruisait  le  comte  de 
la  Fère  du  mauvais  succès  de  l'expédition  de  Belle-Isle.  Elle  lui  donnait  sur  la  mort 
de  Porthos  assez  de  détails  pour  que  le  cœur  si  tendre  et  si  dévoué  d'Athos  fût  éuui 
jusqu'en  ses  dernières  libres. 

Athos  voulut  donc  aller  faire  à  son  ami  Porthos  une  dernière  visite  à  son  tombeau 
de  Locmaria. 

Mais  à  peine  les  valets  joyeux  avaient-ils  habillé  leur  maître,  qu'ils  voyaient  avec 
plaisir  se  préparer  à  un  voyage  qui  devait  dissiper  sa  mélancolie;  à  peine  le  cheval 
le  plus  doux  de  l'écurie  du  comte  était-il  sellé  et  conduit  devant  le  perron,  que  le  père 
de  Raoul  sentit  sa  tète  s'embarrasser,  ses  jaud)es  faiblir,  et  qu'il  conqnil  Timpossibi- 
lité  où  il  était  de  faire  un  pas  de  plus.  Il  demanda  d'être  porté  au  soleil  ;  on  re- 
tendit sur  son  banc  de  mousse,  où  il  passa  ]une  grande  heure  avant  de  reprendre  ses 
esprits. 

Rien  n'était  i)lus  naturel  que  cette  atonie  après  le  repos  inerte  des  derniers  jours. 
Athos  prit  un  bouillon  |H)ur  se  donner  des  forces,  et  trempa  ses  lèvres  desséchées  dans 
un  verre  plein  du  vin  d'Anjou.  Alors,  reconforté,  libre  d'esprit,  il  se  fit  amener  son 
cheval;  mais  il  lui  fallut  l'aide  de^  valets  pour  montoi-  péniblement  en  selle.  Il  ne  fit 
point  cent  pas  :  le  frisson  s'euq)ara  de  lui  au  détour  du  chemin. 

—  Voilà  qui  est  étrange,  dit-il  à  son  valet  de  chambre  qui  l'accompagnait. 

—  Arrêtons-nous,  Monsieur,  je  vous  eu  conjin'e,  répondit  le  fidèle  serviteur.  Voilà 
que  vous  pâlissez! 

—  Cela  ne  m'empêchera  pas  do  poiu'suivre  ma  route,  puisque  je  suis  en  chemin, 
répliqua  le  comte. 

Et  il  rendit  les  rênes  à  son  cheval.  Mais  soivlain  l'animal ,  au  lieu  d'obéir  à  la  peu- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  535 

sée  de  son  maître,  s'arrêta.  Un  mouvement  dont  Alhos  ne  se  rendit  pas  compte  avait 
serré  le  mors. 

—  Quelque  chose,  dit  Alhos,  veut  que  je  n'aille  pas  plus  loin.  Soutenez-moi, 
ajouta-t-il  en  étendant  les  bras;  vile,  approchez!  je  sens  tous  mes  muscles  qui  se  dé- 
tendent, et  je  vais  tomber  de  cheval. 

Le  valet  avait  vu  le  mouvement  fait  par  son  maître  en  même  temps  qu'il  avait  reçu 
l'ordre.  Il  s'approcha  vivement  et  reçut  le  comte  dans  ses  bras. 

— Allons,  décidément,  murmura-t-il ,  on  veut  que  je  reste  chez  moi. 

Ses  gens  s'approchèrent;  et  tous  le  portèrent  en  courant  vers  sa  maison.  Tout  fut 
bientôt  préparé  dans  sa  chambre  ;  ils  le  couchèrent  dans  son  lit. 

—  Vous  ferez  bien  attention ,  leur  dit-il  en  se  disposant  à  dormir,  que  j'attends  au- 
jourd'hui même  des  lettres  d'Afrique. 

—  Monsieur  apprendra  sans  doute  avec  plaisir  que  le  fils  de  Blaisois  est  monté  à 
cheval  pour  gagner  une  heure  sur  le  courrier  de  Blois,  répondit  le  valet  de  chambre. 

—  iMerci,  répondit  Athos  avec  son  sourire  de  bonté. 

Le  comte  s'endormit;  son  sommeil  anxieux  ressemblait  à  une  souffrance.  Celui  qui 
le  veillait  vit  sur  ses  trails  poindre  à  plusieurs  reprises  l'expression  d'une  torture  in- 
térieure. Peut-être  Athos  rêvait-il. 

La  journée  se  passa.  Le  fils  de  Blaisois  revint;  le  courrier  n'avait  pas  apporté  de 
nouvelles.  Le  comte  calculait  avec  désespoir  les  minutes ,  il  frémissait  quand  ces  mi- 
nutes avaient  formé  une  heure. 

Athos  savait  que  ce  courrier  n'arrivait  qu'une  fois  par  semaine.  C'était  donc  un  re- 
tard de  huit  mortels  jours  à  subir. 

Il  commença  la  nuit  avec  cette  douloureuse  persuasion.  Tout  ce  qu'un  homme  ma- 
lade et  irrité  par  la  souffrance  peut  ajouter  de  sombres  suppositions  à  des  probabilités 
déjà  tristes,  Athos  l'entassa  pendant  les  premières  heures  de  cette  mortelle  nuit.  La 
fièvre  monta;  elle  envahit  la  poitrine  ,  où  le  feu  prit  bientôt ,  suivant  l'expression  du 
médecin  qu'on  avait  ramené  de  Blois  au  dernier  voyage  du  fils  de  Blaisois.  Bientôt 
elle  gagna  la  tête.  Le  médecin  pratiqua  successivement  deux  saignées  qui  la  déga- 
gèrent, mais  qui  affaibhrent  le  malade  et  ne  laissèrent  la  force  d'action  qu'à  son  cerveau. 

Cependant  cette  fièvre  redoutable  avait  cessé.  Elle  assiégeait  de  ses  derniers  batle- 
mens  les  extrémités  engourdies;  elle  finit  par  céder  tout  à  fait  lorsque  minuit  sonna. 

Le  médecin ,  voyant  ce  mieux  incontestable,  regagna  Blois  après  avoir  ordonné 
quelques  prescripfions  et  déclaré  que  le  comte  était  sauvé. 

Alors  commença,  pour  Athos,  une  situation  étrange,  indéfinissable.  Libre  de  pen- 
ser, son  esprit  se  porta  vers  Raoul ,  vers  ce  fils  bien-aimé.  Son  imagination  lui  montra 
les  champs  de  l'Afrique  aux  environs  de  Gigelli,  où  M.  de  Beaufort  avait  dû  débar- 
quer avec  son  armée. 

C'étaient  des  roches  grises  toutes  verdies  en  certains  endroits  par  l'eau  de  la  mer, 
quand  elle  vient  fouetter  la  plage  pendant  les  tourmentes  et  les  tempêtes.  Au  delà  du 
rivage  ,  diapré  de  ces  roches  semblables  à  des  tombes,  montait  en  amphithéâtre,  entre 
leslentisques  et  les  cactus  ,  une  sorte  de  bourgade  pleine  de  fumée,  de  bruits  obscurs 
et  de  mouvemens effarés.  Tout  à  coup,  du  sein  de  cette  fumée  se  dégagea  une  flamme 
qui  parvint,  bien  qu'en  rampant,  à  couvrir  toute  la  surface  de  cette  bourgade ,  et  qui  . 
grandit  peu  à  peu,  englobant  tout  dans  ses  tourbillons  rouges,  pleurs,  cris,  bras  éten- 
dus au  ciel.  Ce  fut,  pendant  un  moment,  un  pêle-mêle  affreux  de  madriers  s'écrou- 
lant,  de  lames  tordues,  de  pierres  calcinées,  d'arbres  grillés,  disparus. 


53G  LES  MOUSQUETAIRES 

Cliose  éli-ange,  dans  ce  chaos  où  Alhos  disliiijiuait  des  bras  levés,  où  il  entendait 
des  cris,  des  sanglots,  des  soupirs ,  il  ne  vit  jamais  une  figure  humaine. 

Le  canon  tonnait  au  loin,  la  mousqueterie  pétillait,  la  mer  mugissait,  les  troupeaux 
s'échappaient  en  bondissant  sur  les  talus  des  batteries  de  canon  ,  pas  un  marin  pour 
aider  à  la  manœuvre  de  cette  flotte,  pas  un  pasteur  pour  ces  troupeaux.  Après  la  ruine 
du  village  et  la  destruction  des  forts  qui  le  dominaient,  ruine  et  destruction  opérées 
magiquement  sans  la  coopération  d'un  seul  être  humain,  la  flamme  s'éteignit,  la 
fumée  recommença  de  monter,  puis  diminua  d'intensité,  pâlit  et  s'évapora  complè- 
tement. 

La  nuit  alors  se  fit  dans  ce  paysage;  une  nuit  opaque  sur  terre,  brillante  au  firma- 
ment; les  grosses  étoiles  flambloyantes  qui  scintillent  au  ciel  africain  brillaient  sans 
rien  éclairer  qu'elles-mêmes  autour  d'elles.  Un  long  silence  s'établit  qui  servit  à  repo- 
ser un  moment  l'imagination  troublée  d'Athos,  et  comme  il  sentait  tjue  ce  qu'il  avait  à 
voir  n'était  pas  terminé,  il  appliqua  plus  allenlivement  les  regards  de  son  intelli- 
o-ence  sur  le  spectacle  étrange  que  lui  réservait  son  imagination. 

Une  lune  douce  et  pâle  se  leva  derrière  les  versans  de  la  côte  et  moirant  d'abord  les 
plis  onduleux  de  la  mer  qui  semblait  s'être  calmée  après  les  mugissemens  qu'elle  avait 
fait  entendre  pendant  la  vision  d'Athos,  la  lune,  disons-nous,  vint  attacher  ses  dia- 
mans  et  ses  opales  aux  broussailles  et  aux  halliers  de  la  colline.  Les  roches  grises 
comme  autant  de  fantômes  silencieux  et  attentifs ,  semblèrent  dresser  leurs  têtes  ver- 
dàtres  poiu"  examiner  aussi  le  champ  de  bataille  à  la  clarté  de  la  lune ,  et  Alhos  s'a- 
perçut que  ce  champ  entièrement  vide  pendant  le  combat  était  maintenant  jonché  de 
corps  abattus. 

Un  inexprimable  frisson  de  crainte  et  d'horreur  saisit  son  âme  quand  il  reconnut 
l'uniforme  blanc  et  bleu  des  soldats  de  Picardie,  leurs  longues  piques  au  manche  bleu 
et  leurs  mousquets  marqués  de  la  fleur  de  lis  à  la  crosse;  quand  il  vit  toutes  les  bles- 
sures béantes  et  froides  regarder  le  ciel  azuré  comme  pour  lui  redemander  les  âmes 
auxquelles  elles  avaient  livré  passage:  quand  il  vit  les  chevaux  cventrés,  mornes,  la 
langue  pendante  de  côté  hors  des  lèvres,  dormir  dans  le  sang  glacé  répandu  autour 
d'eux  ,  et  qui  souillait  leurs  housses  et  leurs  crinières;  quand  il  vit  le  cheval  blanc  de 
M.  de  Beauforl  étendu,  la  tête  fracassée,  au  premier  rang  sur  le  champ  des  morts. 

Athos  passa  une  main  froide  sur  son  front  qu'il  s'étonna  de  ne  pas  trouver  brûlant. 
Il  se  convainquit,  par  cet  attouchement,  qu'il  assistait  comme  un  spectateur  sans  fièvre 
au  londomain  d'une  bataille  livrée  sur  le  rivage  de  Gigclli  par  l'armée  expéditionnaire, 
qu'il  avait  vuequitter  les  côtes  de  France  et  disparaître  à  l'horizon,  et  dont  il  avait  salué 
de  la  pensée  et  du  geste  la  dernière  lueur  du  coup  de  canon  envoyé  parle  duc  en  signe 
d'adieu  à  la  patrie. 

Oui  piturra  peindre  le  déchirement  mortel  avec  lequel  son  âme.  suivant  couune  un 
œil  vigilant  la  trace  de  ces  cadavres,  les  alla  tous  regarder  l'un  après  l'autre  pour  re- 
connaître si  parmi  eux  ne  dormait  pas  Raoul  !  Qui  pourra  exprimer  la  joie  enivrante, 
divine  avec  laquelle  Alhos  s'inclina  devant  Dieu  et  le  remercia  de  n'avoir  pas  vu  ce- 
lui (pi'il  cherchait  avec  tant  de  crainte  parmi  les  morts! 

En  ellet,  tombés  morts  à  leur  rang,  raidis,  glacés,  tous  ces  cadavres,  bien  recon- 
naissables,  semblaient  se  tourner  avec  complaisance  et  respect  vers  le  comte  delà  Fère 
pour  être  nu'eux  vus  de  lui  pendant  son  inspection  funèbre. 

Il  en  était  venu  à  ce  point  d'illusion ,  que  cette  vision  était  pour  lui  un  voyage  réel, 
un  voyage  fait  par  le  père  en  Africpie  pour  obtenir  des  renseiguemens  plus  exacts 
sur  le  fil*. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  537 

• 

Aussi ,  faliguG  d'avoir  l.int  parcouru  de  mers  et  de  continens ,  il  cliercliail  à  se  repo- 
ser sous  une  des  lentes  abritées  dei'rière  un  rocher,  et  sur  le  sommet  desquelles  llol- 
tail  le  pennon  blanc  fleurdelisé. 

Alors ,  pendant  que  son  regard  errait  dans  la  plaine,  se  tournant  de  tous  les  côtés, 
il  vif  une  forme  blanche  apparaître  derrière  lesmyrtes  résineux.  Celle  figure  était  vêtue 
d'un  costume  d'officier,  elle  tenait  en  main  une  épée  brisée;  elle  s'avança  lentement 
vers  Athos,  qui ,  s'arrêfant  tout  à  coup  et  fixant  son  regard  sur  elle,  ne  parlait  pas , 
ne  remuait  pas  et  qui  voulait  ouvrir  ses  bras  parce  que,  dans  cet  officier  silencieux  et 
pâle,  il  venait  de  reconnaître  Raoul. 

Le  comte  essaya  un  cri  qui  demeura  étouffé  dans  son  gosier.  Raoul,  d'un  geste, 
lui  indiqua  de  se  taire  en  mettant  un  doigt  sur  sa  bouche  et  en  reculant  peu  à  peu, 
sans  qu'Alhos  vît  ses  jambes  se  mouvoir.  Le  comie  plus  pâle  que  Raoul ,  plus  trem- 
blant, suivit  son  fils  en  traversant  péniblement  bruyères  et  buissons,  pierres  et  fossés. 
Raoul  ne  paraissait  pas  toucher  la  ferre  et  nul  obstacle  n'entravait  la  légèreté  de  sa 
niai'che.  Le  comte,  que  les  accidens  de  terrain  fatiguaient,  s'arrêta  bientôt  épuisé. 
Raoul  lui  faisait  toujours  signe  de  le  suivre.  Le  tendre  père,  auquel  l'amour  redon- 
nait des  forces,  essaya  un  dernier  mouvement  et  gravit  la  montagne  à  la  suite  du  jeune 
homme  qui  l'attirait  par  son  geste  et  son  sourire. 

Enfin  il  tovicha  la  crête  de  cette  colline  et  vit  se  dessiner  en  noir,  sur  l'horizon  blan- 
chi par  k  lune,  les  formes  aériennes  de  Raoul.  Athos  étendait  la  main  pour  arriver 
près  de  son  fils  bien-aimé,  sur  le  plateau,  el  celui-ci  lui  tendait  aussi  la  sienne;  mais 
soudain,  comme  si  le  jeune  homme  eût  été  entraîné  malgré  lui ,  reculant  toujours ,  il 
quitta  la  ferre,  et  Athos  vit  le  ciel  clair  briller  entre  les  pieds  de  son  enfant  et  le  sol 
de  la  colline. 

Raoul  s'élevait  insensiblement  dans  le  vide,  toujours  souriant,  toujours  appelant  du 
geste  ;  il  s'éloignait  vers  le  ciel. 


l'ange  de  la  mort. 


Athos  en  était  là  de  sa  vision  merveilleuse,  quand  le  charme  fut  soudain  rompu  par 
un  grand  bruit  des  portes  extérieures  de  la  maison.  On  entendit  un  cheval  galoper 
sur  le  sable  durci  de  la  grande  allée,  et  les  rumeurs  des  conversations  les  plus  bruyantes 
et  les  plus  animées  montèrent  jusqu'à  la  chambre  où  rêvait  le  comte.  Athos  ne  bougea 
pas;  à  peine  tourna-t-il  la  têle  du  côté  de  la  porte  pour  percevoir  plus  tôt  les  bruits 
qui  arrivaient  jusqu'à  hii.  Un  pas  alourdi  monta  le  perron;  le  cheval  qui  galopait 
naguère  avec  tant  de  rapidité  partit  lentement  du  côté  de  l'écurie.  Quelques  frémis- 
semens  accompagnaient  ces  pas  qui  peu  à  peu  se  rapprochaient  de  la  chambre  d'Athos. 
Alors  une  porte  s'ouvrit,  et  Athos  se  tournant  un  peu  du  côté  où  venait  le  bruit ,  cria 
d'une  voix  faible  : 

—  C'est  un  courrier  d'Afrique,  n'est-ce  pas? 

—  Non,  monsieur  le  comte,  répondit  une  voix  qui  fit  tressaillir  sur  son  lit  le  père  de 
Raoul. 

—  Grimaud!  murmura-t-il, 


538  LES  MOUSQUETAIRES. 

Et  la  sueur  commença  de  glisser  le  long  de  ses  joues  amaigries. 

Grimaud  apparut  sur  le  seuil.  Ce  n'était  plus  Grimaud  que  nous  avons  vu,  jeune 
encore  par  le  courage  et  par  le  dévouement,  alors  qu'il  sautait  le  premier  dans  la 
barque  destinée  à  porter  Raoul  de  Bragelonne  aux  vaisseaux  de  la  Hotte  royale. 

C'était  un  sévère  et  pâle  vieillard,  aux  habits  couverts  de  poudre,  aux  rares  cheveux 
blanchis  par  les  années.  Il  tremblait  en  s'appuyant  au  chambranle  de  la  porte  et  faillit 
tomber  en  voyant  de  loin  et  à  la  lueur  des  lampes  le  visage  de  son  maître.  Grimaud 
portait  sur  son  front  l'empreinte  d'une  douleur  déjà  vieiUie  d'Une  habitude  lugubre. 
Comme  jadis  il  s'était  accoutumé  à  ne  plus  parler,  il  s'habituait  à  ne  plus  sourire. 
Athos  lut  d'un  coup  d'œil  toutes  ces  nuances  sur  le  visage  de  son  fidèle  serviteur,  et  du 
môme  ton  qu'il  eût  pris  pour  parler  à  Raoul  dans  son  rêve, 

—  Grimaud,  dit-il ,  Raoul  est  mort,  n'est-ce  pas? 

Derrière  Grimaud  les  autres  serviteurs  écoutaient  palpitans,  les  yeux  fixés  sur  le  lit 
du  maître. 

—  Oui,  répondit  le  vieillard  en  arrachant  ce  monosyllabe  de  sa  poitrine  avec  un 
rauque  soupir. 

Alors  s'élevèrent  des  voix  lamentables  qui  gémirent  sans  mesure  et  emplirent  de 
regrets  et  de  prières  la  chambre  où  ce  père  agonisait.  Ce  fut  pour  Athos  comme  la 
transition  qui  le  reconduisit  à  son  rêve.  Sans  pousser  un  cri,  sans  verser  une  larme, 
patient,  doux  et  résigné  comme  les  martyrs,  il  releva  ses  yeux  au  ciel  afin  d'-y  revoir, 
s'élevant  au-dessus  de  la  montagne  de  Gigeili ,  l'ombre  chère  qui  s'éloignait  de  lui  au 
moment  où  Grimaud  était  arrivé.  Sans  doute,  en  regardant  au  ciel,  en  reprenant  son 
merveilleux  songe,  il  repassa  par  les  mêmes  chemins  où  la  vision  à  la  fois  si  terrible 
et  si  douce  le  conduisait  naguère  ,  car  après  avoir  fermé  à  demi  les  yeux,  il  les  rouvrit 
et  se  mit  à  sourire  :  il  venait  de  voir  Raoul  qui  lui  souriait  à  son  tour. 

Dieu  voulut  sans  doute  ouvrir  à  cet  élu  les  trésors  de  la  béatitude  éternelle,  à  l'heure 
où  les  autres  houmies  tremblent  d'être  sévèrement  reçus  par  le  Seigneur,  et  se  cram- 
ponnent à  cette  vie  qu'ils  connaissent,  dans  la  terreur  de  l'autre  vie  qu'ils  entrevoient 
aux  sombres  et  sévères  flambeaux  de  la  mort.  Après  une  heure  de  cette  extase,  .Vthos 
éleva  doucement  ses  mains  blanches  comme  la  cire;  le  sourire  ne  quitta  point  ses 
lèvres,  et  il  murmura  ,  si  bas  qu'à  peine  ou  l'entendit,  ces  deux  mots  adressés  à  Dieu 
ou  à  Raoul  : 

—  Me  voici  ! 

Athos  garda  même  dans  réternel  sommeil  ce  sourire  placide  et  sincère,  ornement 
qui  devait  l'accompagner  dans  le  tombeau.  La  quiétude  de  ses  traits,  le  calme  de  son 
néant,  firent  douter  longtemps  ses  serviteurs  qu'il  eût  quitté  la  vie. 

Les  gens  du  comte  voulurent  eiiunoner  Grimaud.  (|ui  de  loin  dévorait  ce  visage  pâ- 
lissant et  n'approchait  point,  dans  la  crainte  pieuse  de  lui  apporter  le  souftle  delà 
mort.  Mais  Grimaud,  tout  fatigué  qu'il  était,  refusa  de  s'éloigner,  il  s'assit  sur  le  seuil, 
gardant  son  maître  avec  la  vigilance  d'une  sentinelle  et  jaloux  de  recueillir  son  premier 
regard  au  réveil,  son  dernier  soupir  à  la  mort.  Les  bruits  s'éteignaient  dans  toute  la 
maison,  et  chacun  respectait  le  sommeil  du  seigneur  Mais  Grimaud,  en  prêtant  l'oreille, 
s'apeirut  que  le  comte  ne  respirait  plus,  il  se  souleva,  et  de  sa  place  regarda  s'il  ne 
s'éveillerait  pas  un  tressaillement  dans  le  corps  de  son  maître. 

Rien!  La  peur  le  prit,  il  se  leva  tout  à  fait,  et  au  niême  moment  il  entendit  marcher 
dans  l'escalier;  un  bruit  d'éperons  heurtés  par  une  épé«,  son  bellii[ueux,  familier  à  ses 
oreilles,  l'arrêta  comme  il  allait  marcher  vers  le  lit  d'Alhos.  Une  voix  plus  vibrante 
encore  que  le  cuivre  et  l'acier  retentit  à  trois  pas  de  lui. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  539 

—  Alhos!  Alhos!  mon  ami!  criait  cette  voix  émue  jusqu'aux  larmes. 

—  M.  le  chevalier  d'Arlagnan  !  italhiitia  Grimaud. 

—  Oi!i  est-il?  continua  le  mousquetaire. 

Grimaud  lui  saisit  le  bras  dans  ses  doigts  osseux  et  lui  montra  le  lit,  sur  les  draps 
duquel  tranchait  déjà  la  teinte  livide  du  cadavre. 

Une  respiration  haletante,  le  contraire  d'un  cri  aigu  gonfla  la  gorge  de  d'Artagnau. 
Il  s'avança  sur  la  pointe  du  pied,  frissonnant,  épouvanté  du  bruit  que  faisaient  ses 
pas  sur  le  parquet,  et  le  cœur  déchiré  par  une  angoisse  sans  nom.  Il  approcha  son 
oreille  de  la  poitrine  d'Athos.  Ni  bruit  ni  souffle.  D'Artagnan  recula. 

Grimaud,  qui  l'avait  suivi  des  yeux  et  pour  qui  chacun  de  ses  mouvemens  avait  été 
une  révélation ,  vint  timidement  s'asseoir  au  pied  du  Ut  et  colla  ses  lèvres  sur  le  drap 
que  soulevaient  les  pieds  raidis  de  son  maître.  Alors  on  vit  de  larges  pleurs  s'échapper 
de  ses  yeux  rougis.  Ce  vieillard  au  désespoir,  qui  larmoyait  courbé  sans  proférer  une 
parole,  oflrait  le  plus  émouvant  spectacle  que  d'Artagnau,  dans  sa  vie  si  pleine  d'é- 
motions, eût  jamais  rencontré. 

Le  capitaine  resta  debout  en  contemplation  devant  ce  mort  souriant  qui  semblait 
avoir  gardé  sa  dernière  pensée  pour  faire  à  son  meiUeur  ami,  à  l'homme  qu'il  avait 
le  plus  aimé  après  Raoul,  un  accueil  gracieux  même  au  delà  de  la  vie,  et  comme 
pour  répondre  à  cette  suprême  flatterie  de  l'hospitahté ,  d'Artagnan  afla  baiser  Athos 
au  front,  et  de  ses  doigts  tremblans,  lui  ferma  les  yeux.  Puis  il  s'assit  au  chevet  du  lit. 

Tout  à  coup  le  flot  amer  qui  montait  de  minute  en  minute  envahit  son  cœur  et  lui 
brisa  la  poitrine.  Incapable  de  maîtriser  son  émotion,  il  se  leva,  et  s'arrachant  vio- 
lemment de  cette  chambre  où  il  venait  de  trouver  mort  celui  auquel  il  venait  apporter 
la  nouvelle  de  la  mort  de  Porlhos,  il  poussa  des  sanglots  si  déchirans  que  les  valets, 
qui  semblaient  n'attendre  qu'une  explosion  de  douleur,  y  répondirent  par  leurs  cla- 
meurs lugubres  ,  et  les  chiens  du  seigneur  par  leurs  lamentables  hurlemeus.  Grimaud 
fut  le  seul  qui  n'éleva  pas  la  voix.  Même  dans  le  paroxysme  de  sa  douleur,  il  n'eût 
pas  osé  profaner  la  mort  ni  pour  la  première  fois  troubler  le  sommeil  de  son  maître. 

Au  point  du  jour,  d'Artagnan,  qui  avait  erré  dans  la  salle  basse  en  se  mordant  les 
poings  pour  étouffer  ses  soupirs  ;  d'Artagnan  monta  encore  une  fois  l'escalier,  et  guet- 
tant le  moment  où  Grimaud  tournerait  la  tête  de  son  côté,  il  lui  fit  signe  de  venir  à 
lui,  ce  que  le  fidèle  serviteur  exécuta  sans  faire  plus  de  bruit  qu'une  ombre.  D'Ar- 
tagnan i-edescendit  suivi  de  Grimaud.  Une  fois  au  vestibule ,  prenant  les  mains  du 
vieillard , 

—  Grimaud,  dit-U,  j'ai  vu  comment  le  père  est  mort  :  dis-moi  maintenant  com- 
ment est  mort  le  fils. 

Grimaud  tira  de  son  sein  une  large  lettre  sur  l'enveloppe  de  laquelle  était  tracée 
l'adresse  d'Athos.  Il  reconnut  l'écriture  de  M.  de  Beaufort,  brisa  le  cachet  et  se  mit  à 
lire  en  arpentant,  aux  premiers  rayons  du  jour  bleuâtre,  la  sombre  allée  de  vieux 
marronniers  foulée  par  les  pas  encore  visibles  du  comte,  qui  venait  de  mourir. 

a  Mon  cher  comte,  »  écrivait  le  prince  avec^sa  grande  écriture  d'écolier  maUiabile, 
«  un  grand  malheur  nous  frappe  au  milieu  d'un  grand  triomphe.  Le  roi  perd  un 
soldat  des  plus  braves.  Je  perds  un  ami.  Vous  perdez  M.  de  Bragelonne.  Il  est  mort 
glorieusement,  et  si  glorieusement  que  je  n'ai  pas  la  force  de  le  pleurer  comme  je 
voudrais.  Recevez  mes  tristes  complimens,  mon  cher  comte.  Le  ciel  nous  distribue  les 
épreuves  selon  la  grandeur  de  notre  cœur.  Celle-là  est  immense ,  non  au-dessus  de 
votre  courage. 

«  Votre  bon  ami,  le  duc  de  beaufort.  » 


540  LES  MOUSQUETAIRES. 

Celte  lettre  renfermait  une  relation  écrite  par  un  des  secrétaires  du  prince. 
D'Arlagnan  ,  accoutumé  aux  émolions  de  la  bataille,  et  le  cœur  cuirassé  contre  les 
attendrissemens,  ne  put  s'onipèLher  de  tressaillir  en  lisant  ce  récit. 

c(  Le  malin,  »  disait  le  secrétaire  du  prince,  «monseigneur  le  duc  commanda  l'at- 
taque. Normandie  et  Picardie  avaient  pris  position  dans  les  roches  grises  dominées  par 
le  talus  de  la  montagne  sur  le  versant  de  laquelle  s'élèvent  les  bastions  de  Gigelli. 
Le  canon  commençant  à  tirer  engagea  l'action;  les  régimens  marchèrent  pleins  de  ré- 
solution ;  les  piquiers  avaient  la  pique  haute  ;  les  porteurs  de  mousquets  avaient  l'arme 
au  bras.  Le  prince  suivait  attentivement  la  marche  et  le  mouvement  des  troupes,  qu'il 
était  prêt  à  soutenir  avec  une  forte  réserve.  Auprès  de  monseigneur  étaient  les  plus 
vieux  capitaines  et  ses  aides  de  camp.  M.  le  vicomte  de  Bragelonne  avait  reçu  Tordre 
de  ne  pas  quitter  Son  Altesse.  Cependant  le  canon  de  l'ennemi,  qui  d'abord  avait 
tonné  indifféremment  contre  les  masses,  avait  réglé  son  feu,  et  les  boulets  mieux  di- 
rigés étaient  venus  tuer  quelques  hommes  autour  du  prince.  Les  régimens  formés  en 
colonne  et  qui  s'avançaient  contre  les  remparts  furent  un  peu  maltraités.  Il  y  avait 
hésitation  de  la  part  de  nos  troupes,  qui  se  voyaient  mal  secondées  par  notre  artil- 
lerie. En  effet,  les  batteries  qu'on  avait  établies  la  veille  n'avaient  qu'un  tir  faible  et 
incertain,  en  raison  de  leur  position.  La  direction  de  bas  en  haut  nuisait  à  la  justesse 
des  coups  et  de  la  portée.  Monseigneur,  comprenant  le  mauvais  effet  de  cette  position 
de  l'artillerie  de  siège,  commanda  aux  frégates  embossées  dans  la  petite  rade  de  com- 
mencer un  feu  régulier  contre  la  place. 

«  Pour  porter  cet  ordre  ,  M.  de  Bragelonne  s'offrit  tout  d'abord.  Mais  monseigneur 
refusa  d'acquiescer  à  la  demande  du  vicomte.  Monseigneur  avait  raison,  puisqu'il  ai- 
mait ce  jeune  seigneur  ;  et  l'événement  se  chargea  de  justifier  sa  prévision  et  son  refus, 
car  à  peine  le  sergent  que  Son  Altesse  avait  chargé  du  message  sollicité  par  M.  de 
Bragelonne  fut-il  arrivé  au  bord  de  la  mer,  que  deux  gros  coups  de  longue  escopetle 
partirent  des  rangs  de  l'ennemi  et  vinrent  l'abattre.  Ce  que  voyant ,  M.  de  Bragelonne 
sourit  à  monseigneur,  lequel  lui  dit  : 

«  —  Vous  voyez,  vicomte,  je  vous  sauve  la  vie.  Rapportez-le  plus  tard  à  M.  le 
comte  de  la  Père  ,  afin  que  l'apprenant  de  vous ,  il  m'en  sache  gré  à  moi. 

«  Le  jeune  seigneur  sourit  tristement  et  répondit  au  duc  : 

«  —  Il  est  vrai ,  monseigneur  que  sans  votre  bienveillance,  je  serais  tué  là-bas  ou 
est  tombé  ce  pauvre  sergent,  et  en  un  fort  grand  repos. 

«  M.  de  Bragelonne  fit  cette  réponse  d'un  tel  air  que  monseigneur  répliqua  vivement: 

"  — ^  rai  Dieu!  jeune  homme,  on  dirait  que  l'eau  vous  en  vient  à  la  bouche; 
mais,  par  l'âme  de  Henri  IV  !  j'ai  promis  à  votre  père  de  vous  ramener  vivant,  et  s'il 
plaît  au  Seigneur,  je  tiendrai  ma  parole. 

('  M.  de  Bragelonne  rougit,  et  d'une  voix  plus  basse, 

«  — Monseigneur,  dit-il,  pardonnez-moi,  je  vous  en  prie;  c'est  que  j'ai  toujours 
eu  le  désir  d'aller  aux  occasions,  et  qu'il  est  doux  de  se  distinguer  devant  son  général, 
surtout  quand  son  général  est  M.  le  duc  de  Beauforf. 

«  Les  grenadiers  des  deux  régimens  arrivèrent  assez  près  des  fossés  et  des  relran- 
chemens  pour  y  lancer  leurs  grenades,  qui  firent  peu  d'effet. 

«  Cependant.  M.  d'Estrées,  qui  commandait  la  tlotte,  ayani  vu  la  tentative  du  ser- 
gent pour  approcher  des  vaisseaux,  comprit  qu'il  fallait  tirer  sans  ordres  et  ouvrir  le 
leu.  Alors  les  Arabes,  se  voyant  frappés  par  les  boulets  de  la  flotte  et  par  les  ruines  et 
les  éclats  de  leurs  mauvaises  murailles,  poussèrent  des  cris  effrayans.  Leurs  cavaliers 
descendirent  la  montagne  au  galop,  courbés  sur  leurs  selles,  et  se  lancèrent  à  fond 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  541 

de  Irain  sur  les  colonnes  d'infanterie,  qui,  croisant  les  piques,  arrêtèrent  cet  élan 
fougueux.  Repoussés  par  l'attitude  ferme  du  bataillon,  les  Arabes  vinrent  de  grande 
fureur  se  jeter  sur  l'état-major,  qui  n'était  point  gardé  en  ce  moment.  Le  danger  était 
grand  :  monseigneur  tira  l'épée;  ses  secrétaires  et  ses  gens  l'imitèrent  ;  les  officiers  de 
sa  suite  engagèrent  un  combat  avec  ces  furieux. 

«  Ce  fut  alors  que  M.  de  Bragelonne  put  contenter  l'envie  qu'il  manifestait  depuis 
le  commencement  de  l'action.  Il  conibaltit  près  du  prince  avec  une  vigueur  de  Romain, 
et  tua  trois  Arabes  avec  sa  petite  épée.  Mais  il  était  visible  que  sa  bravoure  ne  venait 
pas  d'un  sentiment  d'orgueil ,  naturel  à  tous  ceux  qui  combattent.  Elle  était  impé- 
tueuse, affectée,  forcée  même  :  il  cbercbait  à  s'enivrer  du  bruit  et  du  carnage.  Il  s'é- 
cbauffa  de  telle  sorte  que  monseigneur  lui  cria  d'arrêter.  Il  dut  entendre  la  voix  de 
Son  Altesse  Royale,  puisque  nous  entendions,  nous  qui  étions  à  ses  côtés.  Cependant 
il  ne  s'arrêta  pas ,  et  continua  de  courir  vers  les  retranchemens.  Comme  M.  de  Brage- 
lonne était  un  officier  fort  soumis ,  cette  désobéissance  aux  ordres  de  monseigneur 
surprit  fort  tout  le  monde,  et  M.  de  Beaufort  redoubla  d'instances  en  criant  : 

«  —  Arrêtez,  Bragelonne!  Où  allez-vous?  Arrêtez!  reprit  monseigneur,  je  vous 
l'ordonne! 

«  Nous  tous,  imitant  le  geste  de  M.  le  duc,  nous  avions  levé  la  main.  Nous  attendions 
que  le  cavalier  tournât  bride,  mais  M.  de  Bragelonne  courait  toujours  vers  k-s  palissades. 

cf  —  Arrêtez,  Bragelonne!  répéta  le  prince  d'une  voix  très-forte,  arrêtez,  au  nom 
de  votre  père  ! 

«  A  ces  mots,  M.  de  Bragelonne  se  retourna;  son  visage  exprimait  une  vive  dou- 
leur, mais  il  ne  s'arrêtait  pas;  nous  jugeâmes  alors  que  son  cbeval  l'emportait. 

«  Quand  M.  le  duc  eut  deviné  que  le  vicomte  n'était  plus  maître  de  son  cheval  et 
qu'il  l'eut  vu  dépasser  les  premiers  grenadiers.  Son  Altesse  cria  : 

«  —  Mousquetaires,  tuez-lui  son  cheval  !  Cent  pistoles  à  qui  mettra  bas  le  cheval  ! 

«  Mais  de  tirer  sur  la  bête  sans  atteindre  le  cavalier,  qui  eût  pu  l'espérer?  Aucun 
n'osait.  Enfin  il  s'enprésenta  un,  c'était  un  fin  tireur  du  régiment  de  Picardie,  nommé 
la  Luzerne,  qui  coucha  enjoué  l'animal,  tira  et  l'atteignit  à  la  croupe,  car  on  vit  le 
sang  rougir  le  pelage  blanc  du  cheval.  Seulement,  au  lieu  de  touïber,  le  maudit  genêt 
s'emporta  plus  furieusement  encore.  Tout  Picardie,  qui  voyait  ce  malheureux  jeune 
homme  courir  à  la  mort,  criait  à  tue-tête  :  Jetez-vous  en  bas,  monsieur  le  vicomte! 
en  bas,  en  bas,  jetez-vous  en  bas!  Car  M.  de  Bragelonne  était  un  officier  fort  aimé 
dans  toute  l'armée. 

«  Déjà  le  vicomte  était  arrivé  à  portée  de  pistolet  du  rempart;  une  décharge  partit 
et  l'enveloppa  de  feu  et  de  fumée.  Nous  le  perdîmes  de  vue;  la  fumée  dissipée, 
on  le  revit  à  pied,  debout;  son  cheval  venait  d'être  tué.  Le  vicomte  fut  sommé  par 
les  Arabes  de  se  rendre  ;  mais  il  leur  fit  un  signe  négatif  avec  sa  tête,  et  continua  de 
marcher  aux  palissades.  C'était  une  imprudence  mortelle.  Cependant  toute  l'armée  lui 
sut  gré  de  ne  point  reculer,  puisque  le  malheur  l'avait  conduit  si  près.  Il  marcha 
quelques  pas  encore,  et  les  deux  régimens  battirent  des  mains. 

«Ce  fut  càce  moment  que  la  seconde  décharge  ébranla  de  nouveau  les  murailles  et 
le  vicomte  de  Bragelonne  disparut  une  seconde  fois  dansie  tourbillon;  mais  cette  fois 
la  fumée  eut  beau  se  dissiper,  nous  ne  le  vîmes  plus  debout  :  il  était  couché,  la  tête 
plus  bas  que  les  jambes ,  sur  les  bruyères,  et  les  Arabes  commencèrent  à  vouloir  sor- 
tir de  leurs  retranchemens  pour  venir  lui  couper  la  tête  ou  prendre  son  corps,  comme 
c'est  la  coutume  chez  les  infidèles.  Mais  Son  Altesse  monseigneur  le  duc  de  Beaufort 
avait  Nuivi  t)ut  cela  du  regard,  d  n-  triste  spectacle  lui  avait  armclié  de  i^rands  et 


542  LES  MOUSQUETAIRES. 

douloureux  soupirs.  Il  se  mit  donc  à  crier,  voyant  les  Arabes  courir  comme  des  fan- 
tômes blancs  parmi  les  lentisques  : 

«  —  Grenadiers,  piquiers,  est-ce  que  vous  leur  laisserez  prendre  ce  noble  corps? 

«  En  disant  ces  mots  et  agitant  son  épée,  il  courut  lui-même  vers  l'ennemi.  Les  ré- 
gimens  s'élançant  sur  ses  traces,  coururent  à  leur  tour  en  poussant  des  cris  aussi  ter- 
ribles que  ceux  des  Arabes  étaient  sauvages.  Le  'combat  commença  sur  le  corps  de 
I^I.  de  Bragelonne,  et  fut  si  acharné  que  cent  soixante  Arabes  y  demeurèrent  morts,  à 
côté  de  cinquante  au  moins  des  nôtres.  Ce  fut  un  lieutenant  de  Normandie  qui  chargea 
le  corps  du  vicomte  sur  ses  épaules  et  le  rapporta  dans  nos  lignes.  Cependant  l'avan- 
tage se  poursuivait;  les  régimens  prirent  avec  eux  la  réserve,  et  les  palissades  enne- 
mies furent  enlevées. 

«  A  trois  heures  le  feu  des  Arabes  cessa  ;  le  combat  à  l'arme  blanche  dura  deux 
heures  ;  ce  fut  un  massacre.  A  cinq  heures  nous  étions  victorieux  sur  tous  les  points  ; 
l'ennemi  avait  abandonné  ses  positions,  et  M.  le  duc  avait  fait  planter  le  drapeau  blanc 
sur  le  point  culminant  du  monticule. 

«  Ce  fut  alors  que  l'on  put  songer  à  M.  de  Bragelonne,  qui  avait  huit  grands  coups 
au  travers  du  corps  et  dont  presque  tout  le  sang  était  perdu. 

«  Toutefois,  il  respirait  encore ,  ce  qui  donna  une  joie  inexprimable  à  monseigneur, 
lequel  voulut  assister,  lui  aussi,  au  premier  pansement  du  vicomte  et  à  la  consultation 
des  chirurgiens.  Il  y  en  eut  deux  d'entre  eux  qui  déclarèrent  que  M.  de  Bragelonne 
vivrait.  Monseigneur  leur  sauta  au  cou ,  et  leur  promit  mille  louis  à  chacun  s'ils  le  sau- 
vaient. Le  vicomte  entendit  ces  transports  de  joie ,  et  soit  qu'il  fut  désespéré ,  soit  qu'il 
souffrît  de  ses  blessures,  il  exprima  par  sa  physionomie  une  contrariété  qui  donna 
beaucoup  à  penser,  surtout  à  l'un  des  secrétaires  quand  il  eut  entendu  ce  qui  va  suivre. 

«  Le  troisième  chirurgien  qui  vint  était  le  frère  Sylvain  de  Saiut-Cosme ,  le  plus 
savant  des  nôtres.  Il  sonda  les  plaies  à  son  tour  et  ne  dit  rien. 

«M.  de  Bragelonne  ouvrait  des  yeux  fixes  et  semblait  interroger  chaque  mouve- 
ment, chaque  pensée  du  savant  chirurgien. 

((  Celui-ci,  questionné  par  monseigneur,  répondit  qu'il  voyait  bien  trois  plaies  mor- 
telles sur  huit ,  mais  que  si  forte  était  la  constitution  du  blessé ,  si  féconde  la  jeunesse, 
si  miscrifordicuse  la  bonté  de  Dieu,  (jue  peut-èlre  M.  de  Bragelonne  en  reviendrait-il, 
si  toutefois  il  ne  faisait  pas  le  moindre  Mioint-mont,  Frère  Sylvain  ajouta  en  se  tour- 
nant vers  ses  aides  : 

((  —  Surtout  ne  le  renuiez  pas,  niètiie  du  doigt,  ou  vous  le  tuerez, 

<(  El  nous  sortîmes  tous  de  la  lente  avec  un  peu  d'espoir. 

«  Ce  secrétaire,  en  sortant,  crut  voir  un  sourire  pâle  et  triste  glisser  sur  les  lèvres 
du  vicomte,  lorsque  M.  le  duc  lui  dit  d'une  voix  caressante  , 

f(  —  Oh  !  vicomte ,  nous  te  sauverons  ! 

«  Mais  le  soir,  quand  on  crut  que  le  malade  devait  avoir  reposé,  l'un  des  aides 
entra  dans  la  lente  du  blessé  et  en  ressortit  en  poussant  do  grands  cris. 

«  Nous  accourûmes  tous  en  désordre,  M.  le  duc  avec  nous,  et  l'aide  nous  mon- 
tra le  corps  de  Bragelonne  par  terre ,  en  bas  du  lit ,  baigné  dans  le  reste  de  son  sang. 
Il  y  a  apparence  qu'il  avait  eu  ([uelqne  convulsion,  (juelque  mouvement  fébrile,  et 
qu'il  était  iQtnbé;  que  la  chute  qu'il  avait  faite  avait  accéléré  satin  ,  selon  le  pronostic 
du  frère  Sylvain.  On  releva  le  vicomte;  il  était  froid  et  mort.  Il  tenait  une  boucle  de 
cheveux  blonds  à  la  main  droite  et  cette  main  était  cri>pée  sur  son  cœur.  » 

—  Ob  !  murmura d'Arlagnan,  mallieureux enfant  !  un  suicide! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  543 

Et  tournant  les  yeux  vers  la  chambre  du  château,  où  dormait  Athos  d'un  sommeil 
éternel , 

—  Us  se  sont  tenu  parole  Tun  à  l'autre ,  dit-il  tout  bas.  Maintenant  je  les  trouve 
heureux;  ils  doivent  être  réunis. 


LE   DERNIER   CHANT   DU   POEME. 


Dès  le  lendemain,  on  vit  arriver  toute  la  noblesse  des  environs ,  celle  de  la  pro- 
vince ,  partout  où  les  messagers  avaient  eu  le  temps  de  porter  la  nouvelle. 

D'Artagnan  était  resté  enfermé  sans  vouloir  parler  à  personne.  Deux  morts  aussi 
lourdes  tombant  sur  le  capitaine ,  après  la  mort  de  Porthos ,  avaient  accablé  pour  long- 
temps cet  esprit  jusqu'alors  inlatigable. 

Excepté  Grimaud,  qui  entra  dans  sa  chambre  une  fois,  le  mousquetaire  n'aperçut 
ni  valets  ni  commensaux. 

Il  crut  deviner  au  bruit  de  la  maison,  à  ce  train  des  allées  et  des  venues,  qu'on 
disposait  tout  pour  les  funérailles  du  comte.  Il  écrivit  au  roi  pour  lui  demander  un  sur- 
croît de  congé. 

Grimaud,  nous  l'avons  dit,  était  entré  chez  d'Arlagnan,  s'était  assis  sur  un  esca- 
beau près  de  la  porte  ,  comme  un  homme  qui  médite  profondément ,  puis,  se  levant , 
avait  fait  signe  à  d'Artagnan  de  le  suivre. 

Celui-ci  obéit  en  silence.  Grimaud  descendit  jusqu'à  la  chambre  à  coucher  du  comte, 
montra  du  doigt  aii  capitaine  la  place  du  ht  vide  et  éleva  éloquemment  les  yeux  au  ciel. 

—  Oui ,  répondit  d'Artagnan,  oui,  bon  Grimaud  ,  auprès  du  fils  qu'il  aimait  tant. 
Grimaud  sortit  de  la  chambre  et  arriva  au  salon  ,  où  ,  selon  l'usage  de  la  province, 

on  avait  dû  disposer  le  corps  en  parade  avant  de  l'ensevelir  à  jamais. 

D'Artagnan  fut  frappé  de  voir  deux  cercueils  ouverts  dans  ce  salon;  il  approcha, 
sur  l'invitation  muette  de  Grimaud,  et  vit  dans  l'un  d'eux  Athos,  beau  jusque  dans  la 
mort,  et  dans  l'autre  Raoul,  les  yeux  fermés,  les  joues  nacrées  comme  le  Pallas  de 
Virgile  et  le  sourire  sur  ses  lèvres  violettes.  Il  frissonna  de  voir  le  père  et  le  fils,  ces 
deux  âmes  envolées,  représentées  sur  terre  par  deux  mornes  cadavres  incapables  de 
se  rapprocher,  si  près  qu'ils  fussent  l'un  de  l'autre. 

—  Raoul  ici  !  murmura-t-il.  Oh  !  Grimaud ,  tu  ne  me  l'avais  pas  dit  ! 

Giimaud  secoua  la  tête  et  ne  répondit  pas,  mais  prenant  d'Artagnan  par  la  main, 
il  le  conduisit  au  cercueil  et  lui  montra  sous  le  tin  suaire  les  noires  blessures  par  les- 
quelles avait  dû  s'envoler  la  vie.  Le  capitaine  détourna  la  vue,  et  jugeant  inutile  de 
questionner  Grimaud,  qui  ne  répondrait  pas ,  il  se  rappela  que  le  secrétaire  de  M.  de 
Beauforten  avait  écrit  plus  que  lui ,  d'Artagnan  n'avait  eu  le  courage  de  lire. 

Reprenant  cette  relation  de  l'affaire  qui  avait  coûté  la  vie  à  Raoul ,  il  trouva  ces 
mots  qui  formaient  le  dernier  paragraphe  de  la  lettre. 

«  M.  le  duc  a  ordonné  que  le  corps  de  M.  le  vicomte  fût  embaumé  ,  comme  cela  se 
pratique  chez  les  Arabes  lorsqu'ils  veulent  que  leurs  corps  soient  portés  dans  la  terre 
natale,  et  M.  le  duc  a  destiné  des  relais  pour  qu'un  valet  de  confiance  ,  qui  avait  élevé 
le  jeune  homme,  pût  ramener  son  cercueil  à  M.  le  comte  de  la  Fère.  » 


514  LES  MOUSQUETAIRES.  * 

—  Ainsi,  pensa  d'Artagnan,  je  suivrai  tes  funérailles,  mon  cher  enfant ,  moi  déjà 
vieux,  moi  qui  ne  vaux  plus  rien  sur  la  terre ,  el  je  répandrai  la  poussière  sur  ce 
front  que  je  baisais  encore  il  y  a  deux  mois.  Dieu  l'a  voulu.  Tu  l'as  voulu  toi-même. 
Je  n'ai  plus  même  le  droit  de  pleurer  :  tu  as  choisi  ta  mort;  elle  fa  semblé  préférable 
à  la  vie. 

Enfin  arriva  le  moment  où  les  froides  dépouilles  de  ces  deux  gentilshommes  de- 
vaient être  rendues  à  la  terre.  Il  y  eut  une  telle  afïluence  de  gens  de  guerre  et  de 
peuple,  que  jusqu'au  lieu  de  la  sépulture  ,  qui  était  une  chapelle  dans  la  plaine,  le 
chemin  de  la  ville  fut  rempli  de  cavaliers  et  de  piétons  en  habits  de  deuil.  L'office  des 
morts  célébré  ,  les  derniers  adieux  faits  à  ces  nobles  morts,  toute  l'assistance  se  dispersa, 
parlant  par  les  chemins  des  vertus  et  de  la  douce  mort  du  père  ,  des  espérances  que 
donnait  le  fils  et  de  sa  triste  fin  sur  le  rivage  d'Afrique.  Et  peu  à  peu  les  bruits  s'é- 
teignirent comme  les  lampes  allumées  dans  l'humble  nef.  D'Artagnan,  demeuré  seul, 
s'aperçut  que  la  nuit  venait.  Il  se  leva  du  banc  de  chêne  sur  lequel  il  était  assis  dans 
la  chapelle,  et  voulut  aller  dire  un  dernier  adieu  à  la  double  fosse  qui  renfermait  ses 
amis  perdus.  Une  femme  priait  agenouillée  sur  cette  terre  humide.  D'Artagnan  s'arrêta  au 
seuil  de  la  chapelle  pour  tâcher  de  voir  quelle  était  l'amie  pieuse  qui  venait  remplir 
ce  devoir  sacré  avec  tant  de  zèle  et  de  persévérance.  L'inconnue  cachait  son  visage 
sous  ses  mains ,  blanches  comme  des  mains  dalbàtre.  A  la  noble  simplicité  de  son  cos- 
tume, on  devinait  la  femme  de  distinction.  Au  dehors,  plusieurs  chevaux  montés  par 
des  valets  et  un  carrosse  de  voyage  allendaienl. 

Elle  priait  toujours;  elle  passait  souvent  son  mouchoir  sur  sou  visage.  D'Artagnan 
comprit  qu'elle  pleurait.  11  la  vit  frapper  sa  poitrine  avec  la  compondion  de  la  femme 
chrétienne,  Il  l'entendit  proférer,  à  plusieurs  reprises  ce  cri  parti  d'un  cœur  ulcéré  : 
Pardon  !  pardon  !  Et  comme  elle  semblait  s'abandonner  tout  entière  à  sa  douleur, 
connue  elle  se  renversait ,  à  demi  évanouie,  au  milieu  de  ses  plaintes  et  de  ses  prières, 
d'Artagnan  lit  quelques  pas  vers  la  tombe ,  afin  d'interrompre  le  sinistre  colloque  de 
la  pénitente  avec  les  moris.  Mais  aussitôt  que  son  pied  eut  crié  sur  le  sable,  l'inconnue 
releva  la  tête  et  laissa  voir  à  d'Artagnan  un  visage  inondé  de  larmes,  un  visage  ami. 

C'était  mademoiselle  de  la  Vallière. 

—  Monsieur  d'Artagnan  !  nuirmura-t-ello. 

—  Vous?  répondit  le  capitaine  d'une  voix  >ombro,  vous  ici  !  Uh  !  Madame  !  j'eusse 
aimé  mieux  vous  voir  parée  de  (leiu's  dans  le  manoir  du  comte  de  la  Fère.  Vous  eussiez 
moins  pleuré  et  eux  aussi. 

—  Monsieur,  dit-elle  en  sanglotant. 

—  Car  c'est  vous,  ajoula  riuq)itoyal)lo  ami  de.>  morts,  c'est  vous  qui  avez  couché 
ces  doux  hommes  dans  la  tontbe. 

Elle  joignit  les  mains. 

—  Je  sais,  dit-elle,  (pie  j'ai  causé  la  mori  du  viconde  de  Bragelonne.  La  nouvelle 
es'  arrivée  à  la  cour  hier.  J'ai  f.iit,  depuis  celle  nuit  à  deux  heures,  quarante  lieues 
pour  venir  demander  pardon  au  comte  que  je  croyais  encore  vivant,  et  pour  supplier 
Dieu,  sur  la  tombe  de  Raoul,  qu'il  m'envoie  tous  les  malheurs  que  je  mérite, 
e.Vcciité  un  seul.  Maintenant.  Monsieur,  je  sais  que  la  mort  du  fils  a  tué  le  père;  j'ai 
deux  crimes  à  me  reprocher  ;  j'ai  deux  punitions  à  attendre  de  Dieu. 

—  Je  vous  répéterai,  Mademoiselle  ,  dit  d'Artagnan ,  ce  que  m'a  dit  de  vous  à  An- 
libcs  M.  de  Rragelonne,  quand  déjà  il  méditait  sa  mort  ;  «  Si  rorgU(>il  et  la  coquel- 
M  leric  l'ont  enirainée.  je  lui  pardonn»'  en  la  méprisant.  Si  l'amour  l'a  l'ail  succomber, 
V  je  lui  p.ndiMiiic  fil  lui  jiUMiil  ipic  jamais  nul  ni-  l'eût  aimée  autinl  ipio  UKti.  n 


MA  DE.MOISKLLE     LA     V  A  L  1. 1  K  II  K     AU     TO.MBKAU     DE     BRAGELONNE. 


LE  VICO.MTE  DE  BRAGELONNE.  5'(o 

—  Vous  savez ,  interrompit  Louise ,  que  pour  mon  amour  j'allais  me  sacrilier  moi- 
même;  vous  savez  si  j'ai  souffert  quand  vous  me  rencontrâtes  perdue,  mourante, 
abandonnée.  Eh  bien!  jamais  je  n'ai  autant  souffert  qu'aujourd'hui,  parce  qu'alors 
j'espérais,  je  désirais,  et  qu'aujourd'hui  je  n'ose  plus  aimer  sans  remords,  et  que,  je 
le  sens ,  celui  que  j'aime  ,  oh  !  c'est  la  loi ,  me  rendra  les  tortures  que  j'ai  fait  subir  à 
d'autres. 

D'Arlagnan  ne  répondit  rien;  il  sentait  trop  bien  qu'elle  ne  se  trompait  poinl. 

—  Eh  bien!ajouta-l-elle,  cher  monsieurd'Artagnan,  ne  m'accablez  pas  aujourd'hui, 
je  vous  en  conjure  encore.  J'aime  follement,  j'aime  au  poinl  de  venir  le  dire  ,  impie 
que  je  suis,  sur  les  cendres  de  ce  mort ,  et  je  n'en  rougis  pas.  C'est  une  religion  que 
cet  amour.  Seulement,  comme  plus  tard  vous  me  verrez  seule,  oubliée,  dédaignée; 
connue  vous  me  verrez  punie,  épargnez-moi  dans  mon  éphémère  bonheur;  laissez- 
le-moi  pendant  quelques  jours,  pendant  quelques  minutes.  Il  n'existe  peut-être  déjà 
plus  à  l'heure  oi^i  je  vous  parle.  Mon  Dieu!  ce  double  crime  est  peut-être  déjà  expié. 

Elle  parlait  encore  ;  un  bruit  de  voix  et  de  pas  de  chevaux  fit  dresser  l'oreille  au 
capitaine.  Un  officier  du  roi,  M.  de  Saint-Aignan ,  venait  chercher  la  Vallièrc  de  la 
part  de  Sa  Majesté,  que  rongeaient ,  dit-il,  la  jalousie  et  l'inquiétude.  Saint-Aignan 
ne  vit  pas  d'Arlagnan,  caché  à  moitié  par  l'épaisseur  d'un  marronnier  qui  versait 
l'ombre  sur  les  deux  tombeaux.  Louise  le  remercia  et  le  congédia  d'un  geste.  Il  re- 
tourna hors  de  l'enclos. 

—  Vous  voyez,  dit  amèrement  le  capitaine  à  la  jeune  femme,  vous  voyez,  Madame, 
que  votre  bonheur  dure  encore. 

La  jeune  femme  se  releva  d'un  air  solennel  : 

— Un  jour,  dit-elle,  vous  vous  repentirez  de  rn'avoir  si  mal  jugée.  Ce  jour-là,  Mon- 
sieur, c'est  moi  qui  prierai  Dieu  d'oublier  que  vous  avez  été  injuste  pour  moi.  Ce 
bonheur,  monsieur  d'Artagnan,  ne  me  le  reprochez  pas  :  il  me  coûte  cher,  et  je  n'ai 
pas  payé  toute  ma  dette. 

En  disant  ces  mots,  elle  s'agenouilla  encore  doucement  et  affectueusement. 

—  Pardon,  une  dernière  fois ,  mon  fiancé  Raoul,  dit-elle.  J'ai  rompu  notre  chaine; 
nous  sommes  tous  deux  destinés  à  mourir  de  douleur.  C'est  loi  qui  pars  le  premier;  ne 
crains  rien,  je  te  suivrai.  Vois  seulement  que  je  n'ai  pas  été  lâche,  et  que  je  suis  ve- 
nue te  dire  ce  suprême  adieu.  Le  Seigneur  m'est  témoin,  Raoul,  que  s'il  eût  fallu  ma 
vie  pour  racheter  la  tienne,  j'eusse  donné  sans  hésiter  ma  vie.  Je  ne  pouvais  donner 
mon  amour. 

Elle  cueillit  un  rameau  et  l'enfonça  dans  la  terre  ,  puis  essuya  ses  yeux  trempés  de 
larmes ,  salua  d'Arlagnan  et  disparut. 

Le  capitaine  regarda  partir  chevaux,  cavaliers  et  carrosse;  puis  croisant  les  bras 
sur  sa  poitrine  gonflée, 

—  Quand  sera-ce  mon  lour  de  partir?  dil-il  d'une  voix  énuie.  Que  reste-t-il  à 
l'homme  après  la  jeunesse,  après  l'amour,  après  la  gloire,  après  l'amitié  ,  après  la 
force  ,  après  la  richesse?... 

Il  hésita  un  moment,  l'œil  atone  ;  puis  se  redressant  : 

—  Marchons  toujours ,  dit-il.  Quand  il  en  sera  temps ,  Dieu  me  le  dira  comme  il  l'a 
dit  aux  autres. 

Il  toucha  du  bout  des  doigts  la  terre  mouillée  par  la  rosée  du  soir,  se  signa  et  reprit 
seul,  seul  à  jamais,  le  chemin  de  Paris. 


T.  U.  55 


546 


LES  MOUSQUETAIRES. 


ÉPILOGUE. 


UATRE  ans  après  la  scène  que  nous  venons  de  décrire , 
i'^  deux  cavaliers  bien  montés  traversèrent  Blois  au  petit 
jour  et  vinrent  tout  ordonner  pour  une  chasse  à  l'oiseau 
que  le  roi  voulait  faire  dans  cette  belle  plaine  accidentée 
que  coupe  en  deux  la  Loire,  et  qui  contîne  d'un  côté  à 
Meuug,  de  l'autre  à  Amboise.  C'étaient  le  capitaine  des 
levrettes  du  roi  et  le  gouverneur  des  faucons,  person- 
nages fort  respectés  du  temps  de  Louis  XIII,  mais  un  peu 
négligés  par  son  successeur.  Ces  deux  cavaliers,  après 
avoir  reconnu  le  terrain  ,  s'en  revenaient ,  leurs  observa- 
tions faites ,  quand  ils  aperçurent  des  petits  groupes  de  soldats  épars  que  des  sergens 
plaçaient ,  de  loin  en  loin  ,  aux  débouchés  des  enceintes.  Ces  soldats  étaient  les  mous- 
quetaires du  roi.  Derrière  eux  venait ,  sur  un  bon  cheval ,  le  capitaine ,  reconnaissable 
à  ses  broderies  d'or.  Il  avait  des  cheveux  gris,  une  barbe  grisonnante.  Il  semblait  un 
peu  voûté ,  bien  que  maniant  son  cheval  avec  aisance  et  regardant  tout  autour  de  lui 
pour  surveiller. 

—  M.  d'Arlagnan  ne  vieillit  pas,  dit  le  capitaine  des  levrettes  à  son  collègue  le  fau- 
connier ;  avec  dix  ans  de  plus  que  nous  il  paraît  un  cadet  à  cheval. 

—  C'est  vrai ,  répondit  le  capitaine  des  faucons,  voilà  vingt  ans  que  je  le  vois  tou- 
jours le  même. 

Cet  oflicier  se  trompait  :  d'Artagnan ,  depuis  quatre  ans  avait  pris  douze  années. 
L'âge  imprimait  ses  griffes  impitoyables  à  chaque  angle  de  ses  yeux;  son  front  s'était 
dégarni  ;  ses  mains,  jadis  brunes  et  nerveuses,  blanchissaient  comme  si  le  sang  com- 
mençait à  s'y  refroidir. 

D'Arlagnan  abonla  les  deux  ofliciers  avec  la  nuance  d'affabilité  qui  dislingue  les 
hommes  supérieurs.  Il  reçut  en  échange  de  sa  courtoisie  deux  saints  pleins  de  respect. 

—  Ahl  quelle  heureuse  chance  de  vous  voir  ici,  monsieur  d'Artagnan,  s'écria  le 
fauconnier. 

—  C'est  plutôt  ù  moi  de  vous  dire  cela,  Messieurs,  répliqua  le  capitaine,  car  de  nos 
jours  le  roi  se  sert  plus  souvent  de  ses  mousquelaîrcs  quQ  de  ses  oiseaux. 

—  Ce  n'est  pas  connue  au  b(jn  temps,  soupira  le  fauconnier.  Vous  rappelez-vous  , 
monsieur  d'Artagnan,  q\iand  le  feu  roi  volait  la  pie  dans  les  vignes  au  delà  de  Beau- 
gency?  Ah  dame!  vous  n'étiez  pas  capitaine  des  mousquetaires  dans  ce  temps-là, 
monsieur  d'Artagnan. 

—  El  vous  n'étiez  qu'anspessade  des  tiercelets,  reprit  d'Artagnan  avec  enjouement. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  U7 

Il  n'importe  ;  mais  c'était  le  bon  temps,  attendu  que  c'est  toujours  le  bon  temps  quand 
on  est  jeune.  Bonjour,  monsieur  le  capitaine  des  levrettes. 

—  Vous  me  faites  lionneur,  monsieur  le  comte,  dit  celui-ci. 

D'Artagnan  ne  répondit  rien.  Ce  titre  de  comte  ne  l'avait  pas  frappé  ;  d'Artagnan 
était  devenu  comte  depuis  quatre  ans, 

—  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  bien  fatigué  de  la  longue  roule  que  vous  venez  de 
faire,  monsieur  le  capitaine  ?  continua  le  fauconnier.  C'est  deux  cents  lieues,  je  crois, 
qu'il  y  a  d'ici  à  Pignerol. 

— Deux  centsoixante  pour  aller,  antantpour  revenir,  dit  tranquillement  d'Artagnan. 

—  Et,  fit  l'oiseleur  tout  bas,  il  va  bien,  ce  pauvre  M.  Fouquet. 

—  Non,  répondit  d'Artagnan,  le  pauvre  homme  s'afflige  sérieusement;  il  ne 
comprend  pas  que  la  prison  soit  une  faveur,  il  dit  que  le  parlement  l'avait  absous 
en  le  bannissant,  et  que  le  bannissement  c'est  la  liberté.  Il  ne  se  ligure  pas  qu'on 
avait  juré  sa  mort,  et  que  sauver  sa  vie  des  griffes  du  parlement,  c'est  avoir  trop  d'obli- 
gation à  Dieu. 

—  Ah  oui  !  le  pauvre  homme  a  frisé  l'échafaud,  répondit  le  fauconnier  ;  on  dit  que 
M.  Colbert  avait  déjà  donné  des  ordres  au  gouverneur  de  la  Bastille,  et  que  l'exécution 
était  commandée. 

—  Enfin!  fit  d'Artagnan  d'un  air  pensif  et  comme  pour  couper  court  à  la  con- 
versation. 

— Enfin  1  répétale  capitaine  des  levrettes  en  se  rapprochant,  voilà  M.  Fouquet  à  Pigne- 
rol, ill'abien  mérité.  Il  a  eu  lebonheur  d'y  être  conduit  par  vous,  il  avait  assez  volé  le  roi. 
D'Artagnan  lança  au  maître  des  chiens  un  de  ses  mauvais  regards,  et  lui  dit  : 

—  Monsieur,  si  l'on  venait  me  dire  que  vous  avez  mangé  les  croûtes  de  vos  le- 
vrettes,  non-seulement  je  ne  le  croirais  pas,  mais  encore,  si  vous  étiez  condamné 
pour  cela  soit  au  fouet,  soit  au  cachot,  je  vous  plaindrais,  et  je  ne  souffrirais  pas  qu'on 
parlât  mal  de  vous.  Cependant,  Monsieur,  si  fort  honnête  homme  que  vous  soyez,  je 
vous  affirme  que  vous  ne  l'êtes  pas  plus  que  ne  l'était  le  pauvre  M.  Fouquet. 

Après  avoir  essuyé  cette  verte  mercuriale,  le  capitaine  des  chiens  de  Sa  Majesté 
baissa  le  nez  et  laissa  le  fauconnier  gagner  deux  pas  sur  lui  auprès  de  d'Artagnan. 

On  voyait  déjà  au  loin  les  chasseurs  poindre  aux  issues  du  bois,  les  panaches  des 
écuyères  passer  comme  des  étoiles  filantes  dans  les  clairières,  et  les  chevaux  blancs 
couper  de  leurs  lumineuses  apparitions  les  sombres  fourrés  des  taillis. 

—  Mais ,  reprit  d'Artagnan,  nous  ferez-vous  une  longue  chasse?  je  vous  prierai  de 
nous  donner  l'oiseau  bien  vite;  je  suis  très-fatigué.  Est-ce  un  héron,  est-ce  un  cygne? 

—  L'un  et  l'autre  ,  monsieur  d'Artagnan ,  dit  le  fauconnier;  mais  ne  vous  inquiétez 
pas,  le  roi  n'est  pas  connaisseur;  il  ne  chasse  pas  pour  lui;  il  veut  seulement  donner 
le  divertissement  aux  dames.  Ce  mot  aux  dames  fut  accentué  de  telle  sorte  qu'il  fit 
dresser  l'oreille  à  d'Artagnan. 

—  Ah  1  fit-il  en  regardant  le  fauconnier  d'un  air  surpris. 

Le  capitaine  des  levrettes  souriait,  sans  doute  pour  se  raccommoder  avec  le  mous- 
quetaire. 

—  Oh!  riez,  dit  d'Artagnan;  je  ne  sais  plus  rien  des  nouvelles,  moi;  j'arrive  hier 
après  un  mois  d'absence.  J'ai  laissé  la  cour  triste  encore  de  la  mort  de  la  reine-mère. 
Le  roi  ne  voulait  plus  s'amuser  depuis  qu'il  avait  recueilli  le  dernier  soupir  d'Anne 
d'Autriche;  mais  tout  finit  en  ce  monde. 

—  Et  tout  commence  aussi ,  dit  le  capitaine  des  levrettes  avec  lui  gros  rire. 

—  Ah  !  fit  pour  la  seconde  fois  d'Artagnan,  qui  bri'ilait  de  connaître,  mais  à  qui  la 


r;',8  LES  MOUSQUETAIRES. 

di^rnité  défendait  d'interroger  au-dessous  de  lui;  il  y  a  quelque  chose  qui  commence, 
à  ce  qu'il  paraît? 

Le  capitaine  fît  un  clignement  d'œil  significatif.  Mais  d'Artagnan  ne  voulait  rien 
savoir  de  cet  homme. 

—  Verra-t-on  le  roi  de  bonne  heure?  demanda-t-il  au  fauconnier. 

—  Mais  à  sept  heures^  Monsieur,  je  fais  lancer  les  oiseaux. 

—  Qui  vient  avec  le  roi?  Comment  va  Madame?  Comment  va  la  reine? 

—  Mieux ,  Monsieur. 

—  Elle  a  donc  été  malade  ? 

—  Monsieur,  depuis  le  dernier  chagrin  qu'elle  a  eu ,  Sa  Majesté  est  demeurée 
souffrante. 

—  Quel  chagrin?  Ne  craignez  pas  de  m'instruire,  mon  cher  monsieur.  J'arrive. 

—  Il  paraît  que  la  reine,  un  peu  négligée  depuis  que  sa  belle-mère  est  morte ,  s'est 
plainte  au  roi ,  qui  lui  aurait  répondu  : 

«  —  Est-ce  que  je  ne  couche  pas  chez  vous  toutes  les  nuits ,  Madame?  Que  faut-il 
de  plus?» 

—  Ah!  dit  d'Artagnan,  pauvre  femme  1  Elle  doit  bien  haïr  mademoiselle  de  la 
Vallière. 

—  Oh  !  non ,  pas  mademoiselle  de  la  Vallière  ,  répondit  le  fauconnier. 

—  Qui  donc,  alors  ? 

Le  cor  interrompit  cet  entretien.  Il  appelait  les  chiens  et  les  oiseaux.  Le  fauconnier 
et  son  compagnon  piquèrent  aussitôt  et  laissèrent  d'Artagnan  seul  au  milieu  du  sens 
suspendu.  Le  roi  apparaissait  au  loin  entouré  de  dames  et  de  cavaliers.  Toute  cette 
troupe  s'avançait  au  pas,  eu  bel  ordre,  les  cors  et  les  trompes  animant  les  chiens  et 
les  chevaux.  C'était  un  mouvement ,  un  bruit ,  un  mirage  de  lumière  dont  mainte- 
nant rien  ne  donnera  plus  une  idée,  si  ce  n'est  la  menteuse  opulence  et  la  fausse  ma- 
jesté des  jeux  de  théâtre.  D'Artagnan,  d'un  œil  un  peu  affaibli,  distingua  derrière  le 
groupe  trois  carrosses  ;  le  premier  était  celui  destiné  à  la  reine.  H  était  vide.  D'Arta- 
gnan, qui  ne  vit  pas  mademoiselle  de  la  Vallière  à  coté  du  roi,  la  chercha  et  la  vit 
dans  le  second  carrosse.  Elle  était  seule  avec  deux  femmes  qui  semblaient  s'ennuyer 
comme  leur  niaîlirsse.  A  la  gauche  du  roi.  sur  un  cheval  fougueux,  maintenu  par  sa 
main  habile,  brillait  une  femme  delà  [)lus  éclatante  beauté.  Le  roi  lui  souriait,  et  elle 
souriait  au  roi.  Tout  le  monde  riait  aux  éclats  quand  elle  avait  parlé. 

—  Je  connais  cette  femme  ,  pensa  le  mousquetaire  ;  qui  donc  est-elle  ? 

El  il  se  pencha  vers  son  ami   le  faucoimier,  à  (jui  il  adressa  cette  question; 

—  Mademoiselle  (le  Tonnay-Charente,  marquise  de  Montespan,  répondit  l'oiseleur 
Alors  le  roi  apercevant  d'Artagnan, 

—  Ah!  comte!  comte,  dit-il,  vous  voilà  doue  revenu?  Pourquoi  ne  vous  ai-je 
pas  vu  ? 

—  Sire,  répondit  le  capitaine,  parce  que  Votre  Majesté  dormait  déjà  quand  je  suis 
anivé  hier  et  qu'elle  n'était  pas  éveillée  encore  quand  j'ai  pris  mon  service  ce  matin. 

—  Toujours  le  mémo  ,  dit  à  haute  voix  Louis  satisfait.  Heposez-vous,  comte ,  je  vous 
rordoune.  Vous  dînerez  avec  moi  aujourd'hui. 

Un  murmure  d'admiration  enveloppa  d'Artagnan  comme  une  immense  caresse. 


LK  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  ni9 


LA  MORT  DE  D'ARTAGNAN. 


Au  printemps  de  l'année  suivante ,  l'armée  de  terre  entra  en  campap;iie  contre  les 
Hollandais.  Elle  précédait,  dans  un  ordre  magnifique,  la  cour  de  Louis  XIV,  qui , 
parti  à  cheval,  entouré  de  carrosses  pleins  de  dames  et  de  courtisans,  menait  à  celte 
fête  sanglante  l'élite  de  son  royaume.  Les  ofliciers  de  l'armée  n'eurent,  il  est  vrai, 
d'autre  musique  que  l'artillerie  des  forts  hollandais  ;  mais  ce  fut  assez  pour  un  grand 
nombre  qui  trouvèrent  dans  cette  guerre  les  honneurs,  l'avancement,  la  fortune  ou 
la  mort. 

M.  d'Artagnan  partit  commandant  un  corps  de  douze  mille  hommes,  cavalerie  et 
infanterie ,  avec  lesquels  il  eut  ordre  de  prendre  les  différentes  places  qui  sont  les 
nœuds  de  ce  réseau  stratégique  qu'on  appelle  la  Frise.  Jamais  armée  ne  fut  conduite 
plus  galamment  à  une  expédition.  Les  officiers  savaient  que  le  maître,  aussi  prudent, 
aussi  rusé  qu'il  était  brave  ,  ne  sacrifierait  ni  un  homme  ni  un  pouce  de  terre  sans 
nécessité.  Il  avait  les  vieilles  habitudes  de  la  guerre  :  vivre  sur  le  pays,  tenir  le  soldat 
chantant,  l'ennemi  pleurant.  Le  capitaine  des  mousquetaires  du  roi  mettait  sa  coquet- 
terie à  montrer  qu'il  savait  l'état.  On  ne  vit  jamais  occasions  mieux  choisies,  coups  de 
main  mieux  appuyés,  fautes  de  l'assiégé  mieux  mises  à  profit.  L'armée  de  d'Arta- 
gnan prit  douze  petites  places  en  un  mois.  Il  en  était  à  la  treizième,  et  celle-ci  tenait 
depuis  cinq  jours.  D'Artagnan  fit  ouvrir  la  tranchée  sans  paraître  supposer  que  ces 
gens-là  dussent  jamais  se  rendre.  Les  pionniers  et  les  travailleurs  étaient ,  dans 
l'armée  de  cet  homme,  un  corps  rempli  d'émulation,  d'idées  et  de  zèle,  parce  qu'il 
les  traitait  en  soldats,  savait  leur  rendre  la  besogne  glorieuse  ,  et  ne  les  laissait  jamais 
tuer  que  quand  il  ne  pouvait  faire  autrement.  Aussi  fiillait-il  voir  l'acharnement  avec 
lequel  se  retournaient  les  marécageuses  glèbes  de  la  Hollande.  Ces  tourbières  et  ses 
glaises  fondaient,  au  dire  des  soldats,  comme  le  beurre  aux  vastes  poêles  des  ména- 
gères frisonnes. 

M.  d'Artagnan  expédia  un  courrier  au  roi  pour  lui  donner  avis  des  derniers  succès; 
ce  qui  redoubla  la  belle  humeur  de  Sa  Majesté  et  ses  dispositions  à  bien  fêter  les 
dames.  Ces  victoires  de  M.  d'Artagnan  donnaient  tant  de  majesté  au  prince  que  ma- 
dame de  Montespan  ne  l'appela  plus  que  Louis  l'Invincible.  Aussi  mademoiselle  de 
la  Vallière,  qui  n'appelait  le  roi  que  Louis  le  Victorieux,  perdit-elle  beaucoup  dans  la 
faveur  de  Sa  Majesté.  D'ailleurs  elle  avait  souvent  les  yeux  rouges ,  et  pour  un  invin- 
cible, rien  n'est  aussi  rebutant  qu'une  maîtresse  qui  pleure  alors  que  tout  sourit  au- 
tour de  lui.  L'astre  de  mademoiselle  de  la  Vallière  se  noyait  à  l'horizon  dans  les  nuages 
et  les  larmes  !  Mais  la  gaieté  de  madame  de  Montespan  redoublait  avec  les  succès  du 
roi,  et  le  consolait  de  toute  autre  disgrâce.  C'était  à  d'Artagnan  que  le  roi  devait  cela. 
Sa  Majesté  voulut  reconnaître  ses  services  ;  il  écrivit  à  M.  Colbert  : 

«Monsieur  Colbert,  nous  avons  une  promesse  à  remplir  envers  M.  d'Artagnan, 
qui  lient  les  siennes.  Je  vous  fais  savoir  qu'il  est  l'heure  de  s'y  exécuter.  Toutes  pro- 
visions à  cet  égard  vous  seront  fournies  en  temps  utile. 

Louis.  » 


530  LES  MOUSQUETAIRES. 

En  conséquence,  Colbert,  qui  retenait  près  de  lui  l'envoyé  de  d'Artagnan ,  remit  à 
cet  officier  une  lettre  de  lui,  Colbert,  pour  d'Artagnan,  et  un  petit  coffre  de  bois 
d'ébène  incrusté  d'or,  qui  n'était  pas  fort  volumineux  en  apparence,  mais  qui,  sans 
doute,  était  bien  lourd,  puisqu'on  donna  au  messager  une  garde  de  cinq  hommes 
pour  l'aider  à  le  porter.  Ces  gens  arrivèrent  devant  la  place  qu'assiégeait  M.  d'Arta- 
gnan vers  le  point  du  jour,  et  ils  se  présentèrent  au  logement  du  général.  Il  leur  fut 
répondu  que  M.  d'Artagnan,  contrarié  d'une  sortie  que  lui  avait  faite  le  gouverneur, 
homme  sournois,  et  dans  laquelle  on  avait  comblé  les  ouvrages,  tué  soixante-dix-sept 
hommes  et  commencé  à  réparer  une  brèche,  venait  de  sortir  avec  une  dizaine  de 
compagnies  de  grenadiers  pour  faire  relever  les  travaux.  L'envoyé  de  M.  Colbert  avait 
ordre  d'aller  chercher  M.  d'Artagnan  partout  où  il  serait,  à  quelque  heure  que  ce  fût 
du  jour  ou  de  la  nuit.  Il  s'achemina  donc  vers  les  tranchées  suivi  de  son  escorte,  tous 
à  cheval.  On  aperçut  en  plaine  découverte  M.  d'Artagnan  avec  son  chapeau  galonné 
d'or,  sa  longue  canne  et  ses  grands  paremens  dorés.  Il  mâchonnait  sa  moustache 
blanche  ,  et  n'était  occupé  qu'à  secouer  avec  sa  main  gauche  la  poussière  que  jetaient 
sur  lui  en  passant  les  boulets  qui  effondraient  le  sol. 

Aussi,  dans  ce  terrible  feu  qui  remplissait  l'air  de  sifflemens,  voyait-on  les  officiers 
manier  la  pelle ,  les  soldats  rouler  les  brouettes,  et  les  vastes  fascines ,  s'élevant  por- 
tées ou  traînées  par  dix  à  vingt  hommes ,  couvrir  le  front  de  la  tranchée  rouverte  jus- 
qu'au cœur  :  par  cet  effort  furieux  du  général  animant  ses  soldats,  en  trois  heures  tout 
avait  été  rétabli.  D'Artagnan  commençait  à  parler  plus  doucement.  Il  fut  tout  à  fait 
calmé  quand  le  capitaine  des  pionniers  vint  lui  dire,  le  chapeau  à  la  main,  que  la 
tranchée  était  logeable.  Cet  homme  eut  à  peine  achevé  de  parler,  qu'un  boulet  lui 
coupa  la  jambe  et  qu'il  tomba  dans  les  bras  de  d'Artagnan.  Celui-ci  releva  son  soldat, 
et  tranquillement,  avec  toutes  sortes  de  caresses,  il  le  descendit  dans  la  tranchée  aux 
applaudissemens  enthousiastes  des  régimens. 

Dès  lors  ce  ne  fut  pas  une  ardeur,  mais  un  délire  ;  deux  compagnies  se  dérobèrent 
et  coururent  jusqu'aux  avant-postes ,  qu'ils  eurent  culbutés  en  un  tour  de  main.  Quand 
leurs  camarades,  contenus  à  grand'pcine  par  d'Artagnan,  les  virent  logés  sur  les  bas- 
tions, ils  se  lancèrent  aussi ,  et  bientôt  un  assaut  furieux  fut  donné  à  la  contrescarpe, 
d'où  dépendait  le  salut  de  la  place.  D'Artagnan  vit  qu'il  ne  lui  restait  qu'un  moyen 
d'arrêter  son  armée,  c'était  de  la  loger  dans  la  place  même  ;  il  poussa  tout  le  monde  sur 
deux  brèches  que  les  assiégés  s'occupaient  à  réparer;  le  choc  fut  terrible.  Dix-huit 
compagnies  y  prirent  part,  et  d'Artagnan  se  porta  avec  le  reste  à  une  demi-portée  de 
canon  de  la  place,  pour  soutenir  l'assaut  par  échelons.  On  entendait  distinctement  les 
cris  des  Hollandais  poignardés  sur  leurs  pièces  par  les  grenadiers  de  d'Artagnan;  la 
lutte  grandissait  de  tout  le  désespoir  du  gouverneur,  qui  disputait  pied  à  pied  sa  posi- 
tion. 

D'Artagnan  pour  en  finir  et  faire  éteindre  le  feu  qui  ne  cessait  point ,  envoya  une 
nouvelle  colonne,  qui  troua  comme  une  vrille  les  postes  encore  solides,  et  l'on  aper- 
çut bientôt  sur  les  remparts,  dans  le  feu,  la  course  effarée  des  assiégés  poursuivis  par 
les  assiégeans. 

C'est  à  ce  moment  que  le  général,  respirant  et  plein  d'allégresse,  entendit  à  ses  côtés 
une  voix  qui  lui  disait  : 
—  Monsieur,  s'il  vous  plaît,  de  la  part  de  M  Colbert. 

D'Artagnan  se  retourna  et  se  trouva  en  face  de  l'officier,  qui  lui  présentait  respec- 
tueusement son  mes>age. 

Il  rompit  le  cachet  d'une  lettre  qui  renfermait  ces  mots  : 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  551 

«  Monsieur  d'Artagnan,  le  roi  me  charge  de  vous  faire  savoir  qu'il  vous  a  nommé 
maréchal  de  France  en  récompense  de  vos  bons  services  et  de  l'honneur  que  vous 
faites  à  ses  armes. 

«  Le  roi  est  charmé,  Monsieur,  des  prises  que  vous  avez  faites;  il  vous  commande, 
surtout  de  finir  le  siège  que  vous  avez  commencé  avec  bonheur  pour  vous  et  succès 
pour  lui.  » 

D'Artagnan  était  debout,  le  visage  échauffé,  l'œil  étincelant.  Il  leva  les  yeux  pour 
voir  les  progrès  de  ses  troupes  sur  ces  murs  tout  enveloppés  de  tourbillons  rouges 
et  noirs. 

—  J'ai  fini ,  répondit-il  au  messager.  La  ville  sera  rendue  dans  un  quart  d'heure 
tout  au  plus. 

Il  continua  sa  lecture. 

«Le  coffret,  monsieur  d'Artagnan,  est  mon  présent  à  moi.  Vous  ne  serez  pas  fâ- 
ché de  voir  que,  tandis  que  vous  autres,  guerriers,  vous  tirez  l'épée  pour  défendre  le 
roi,  j'anime  les  arts  pacifiques  à  vous  orner  de  récompenses  dignes  de  vous. 

«  Je  me  recommande  à  votre  amitié,  monsieur  le  maréchal ,  et  vous  supplie  de  croire 
à  toute  la  mienne.  Colbert.  » 

D'Artagnan ,  ivre  de  joie ,  fit  un  signe  au  messager,  qui  s'approcha,  son  coffret  dans 
la  main.  Mais  au  moment  où  le  nouveau  maréchal  allait  s'appliquer  à  le  regarder, 
une  forte  explosion  retentit  sur  les  remparts  et  appela  son  attention  du  côté  de  la  ville 
assiégée, 

—  C'est  étrange,  dit  d'Artagnan,  que  je  ne  voie  pas  encore  le  drapeau  du  roi  sur 
les  murs,  et  qu'on  n'entende  pas  battre  la  chamade. 

Alors  il  laissa  là  l'officier  et  le  précieux  coffret  pour  prendre  quelques  dispositions 
décisives. 

Il  lança  trois  cents  hommes  frais ,  sous  la  conduite  d'un  officier  plein  d'ardeur,  et 
ordonna  qu'on  battît  une  autre  brèche.  Puis,  plus  tranquille,  il  se  retourna  vers  le 
coffret  que  lui  tendait  l'envoyé  de  Colbert.  C'était  son  bien,  il  l'avait  gagné.  D'Arta- 
gnan allongeait  le  bras  pour  ouvrir  ce  coffret  quand  un  boulet ,  parti  de  la  ville,  vint 
broyer  le  coffre  entre  les  bras  de  l'officier ,  frappa  d'Artagnan  en  pleine  poitrine  et  le 
renversa  sur  un  talus  de  terre,  tandis  que  le  bâton  fleurdelisé,  s'échappant  des  flancs 
mutilés  de  la  boîte ,  venait ,  en  roulant  se  placer  sous  la  main  défaillante  du  maré- 
chal. D'Artagnan  essaya  de  se  relever.  On  l'avait  cru  renversé  sans  blessure.  Un  cri 
terrible  partit  du  groupe  de  ses  officiers  épouvantés  :  le  maréchal  était  couvert  de  sang  ; 
la  pâleur  de  la  mort  montait  lentement  à  son  noble  visage.  Appuyé  sur  les  bras  qui, 
de  toutes  parts,  se  tendaient  pour  le  recevoir,  il  put  tourner  une  fois  encore  ses  regards 
vers  la  place ,  et  distinguer  le  drapeau  blanc  à  la  crête  du  basfion  principal:  ses 
oreilles ,  déjà  sourdes  aux  bruits  de  la  ville  ,  perçurent  faiblement  les  roulemens  du 
tambour  qui  annonçaient  la  victoire. 

Alors,  serrant  dans  sa  main  crispée  le  bâton  de  velours  brodé  de  fleurs  de  lis  d'or, 
il  abaissa  vers  lui  ses  yeux  qui  n'avaient  plus  la  force  de  regarder  au  ciel ,  et  il  tomba 
en  murmurant  ces  mots  étranges,  qui  parurent  aux  soldats  surpris  des  mots  cabafis- 
fiques ,  mots  qui  jadis  avaient  représenté  tant  de  choses  sur  la  terre,  et  que  nul  excepté 
ce  mourant  ne  comprenait  plus  : 

«  Athos,  Porthos,  au  revoir!  —  Aramis,  adieu  1  » 


5a2  LES  MOUSQUETATRES. 

Des  quatre  vaillans  hommes  dont  nous  avons  conté  l'histoire,  il  ne  restait  plus  qu'un 
seul,  c'était  Aramis. 

La  force,  la  noblesse  et  le  courage  étaient  remontés  à  Dieu. 

La  ruse,  plus  habile,  leur  avait  survécu  et  demeurait  sur  la  terre. 


FIN    DU    VlCOMTi:    DE    BnAGELONNE. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


PREMIER    VOL  I' ME. 

La  Lettre,  pnge  I.  —  Le  Messager,  p.  6.  —  L'Entrevue,  p.  10—  Le  Père  et  Fils,  p.  13. 

Où  il  sera  parlé  de  Cropoli,  de  Gropole  et  d'un  grand  peintre  inconnu  ,  p.  17.  —  L'Inconnu,  p.  20 

—  Parry,  p,  23.  —  Ce  qu'était  Sa  Majesté  le  roi  Louis  XIV  a  l'âge  de  vingt-deux  ans,  p.  26.  — 
Où  l'inconnu  de  l'hôtellerie  des  Médicis  perd  son  incognito,  p.  32. 

L'Arithmétique  de  M.  de  Mazarin,  p.  38.  —  La  politique  de  M.  de  Maz;irin  ,  p.  42.  —  Le  Roi  et  le 
Lieutenant,  p.  46.— Marie  de  Mancini ,  p.  48.—  Où  le  Roi  et  le  Lieutenant  chacun  l'ont  preuve 
de  mémoire,  p.  51. —  Le  Proscrit,  p.  o6. —  RcmemOir,  p.  o8. 

Ce  que  d'Artagnan  veu:iit  faire  ii  Paris ,  p.  64. —  De  la  Société  qui  se  forme  rue  des  Lombards ,  à 
l'enseigne  du  Pilon-d'Or,  pour  exploiter  l'idée  de  M.  d'Artagnan  ,  p.  66.  —  Où  d'Artagnan  se  pré- 
pare à  voyager  pour  la  maison  Planchet  et  Compagnie  ,  p.  71. 

D'Artagnan  voyage  pour  la  maison  Planchet  et  Compagnie,  p.  76.  —  Où  l'auteur  est  forcé,  bien 
malgré  lui ,  de  faire  un  peu  d'histoire  ,  p.  80.  —  Le  Trésor,  p.  83.  —  Le  Marais,  p.  89.  —  Le 
Cœur  et  l'Esprit,  p.  93.  —  Le  Lendemain  ,  p.  98. 

La  Marchandise  de  contrebande,  p.  101.  —  Où  d'Artagnan  commence  ii  craindre  d'avoir  placé  son 
argent  et  celui  de  Planchet  à  fonds  perdu,  p.  104.  —  Les  Actions  de  la  Société  Planchet  et  Com- 
pagnie remontent  au  pair,  p.  108.  —  3Ioiik  se  dessine,  p.  111. 

Comment  Athos  et  d'Artagnan  se  retrouvèrent  encore  une  fois  à  l'hôtellerie  de  la  Corne-du-Cerf, 
p.  114.  — L'Audience,  p.  H9.  —  De  l'embarras  des  richesses,  p.  122.  — Sur  le  Canal,  p.  12o. 

—  Comment  d'Artagnan  lira  ,  comme  eût  fait  une  fée  ,  une  maison  de  plaisance  dune  boite  de 
Siipin  ,p.  129.  — Comment  d'Artagnan  régla  le  passif  de  la  Société  avant  d'établir  son  actif,  p.  133. 

—  Où  l'on  voit  que  l'Epicier  français  s'étaitdeja  réliabilité  au  dix-septième  siècle,  p.  136. 

Le  jeu  de  M.  de  Mazarin  ,  p.  140.  —  Affaire  d'Etat,  p.  142.  —  Le  Récit ,  p.  I4.3  —  Où  M.  de  Ma- 
zarin se  fait  prodigue,  p.  147.  —  Guénaud,  p.  149.  —  Colbert,  p.  loi. — Confession  d'un  homme 
de  bien,  p.  154  — La  Donation,  p.  156.  —  Comment  Anne  d'Autriche  donne  un  conseil  à  Louis  XIV, 
et  comment  M.  Fouquet  lui  en  donna  un  autre  ,  p.  158.  —  Agonie,  p.  162. 

La  première  apparition  de  Colbert,  p.  167.  —  Le  premier  jour  de  la  royauté  de  Louis  XIV,  p.  170. 
Une  Passion,  p.  172.  —  La  Leçon  de  M.  d'Artagnan  ,  176.  —  Le  Roi ,  p.  178.  —  Les  Maisons  de 
M.  Fouquet,  p.  186.  —  L'abbé  Fouquet,  p  191.  —Le  vin  de  M.  de  la  Fontaine,  p.  194.  —  La 
Galerie  de  Saint-Mandé  ,  p.  196.  —  L"n  quart  d'heure  de  retard,  p.  199.—  Plan  de  bataille  ,  p.  201. 

—  Le  Cabaret  de  l'Image  de  Notre-Dame,  p.  "203.  —  Vive  Colbert!  p.  206.  —  Comment  le 
diamant  de  M.  d'Eraery  passa  entre  les  mains  de  d'Artagnan  ,  p.  210.  —  De  la  diiïerence  notable 
que  d'Artagnan  trouva  entre  M.  l'intendant  et  M.  le  surintendant,  p.  213. 

Voyage,  p.  217. —  D'Artagnan  commence  ses  investigations,  p.  219.  —  Où  le  lecteur  sera  sans 
doute  aussi  étonné  que  le  fut  d'Artagnan  de  retrouver  une  ancienne  conii.iissance,  p.  222.—  Où  les 
idées  de  d'.\rtagnan ,  d'abord  fort  troublées  ,  commencent  à  s'éclaircir  un  peu  ,  p.  225. 

Une  Procession  à  Vannes,  227.  — La  Grandeur  de  l'évèque  de  Vannes,  p.  230.  —  Où  Porthos 
commence  à  être  fâché  d'être  venu  avec  d'Artagnan ,  p   233. 

Où  d'Artagnan  court,  où  Porthos  ronfle,  où  Aramis  conseille  ,  p.  239.  — Où  M.  Fouquet  agit,  p.  241. 

—  Où  d'Artagnan  finit  par  mettre  la  main  sur  son  brevet  de  capitaine,  p.  245. 

Où  l'on  voitentin  reparaître  la  véritable  héroïne  de  cette  histoire,  p.  249.  — Malicorne  et  Manicanip, 
p.  253. —  Manicamp  et  Malicorne,  p.  255. 

La  Cour  de  l'Hôtel  Grammont ,  p.  259.  —  Le  Portrait  de  Madame  ,  p.  263. 

Au  Havre, p.  267.— En  Mer,  p.  269.—  Les  Tentes,  p.  272. 

La  Nuit,  p.  278.  —  Du  Havre  à  Paris,  p.  280.  —  Ce  que  le  chevalier  de  Lorraine  ensait  de  Ma- 
dame ,  p.  285. 


554  TABLE 

La  Surprise  de  Mademoiselle  deMontalais,  p.  291.  —  Le  consentement  d'Athos,  p.  296. 

Monsieur  est  jaloux  du  duc  de  Buckinghani ,  p.  299.  —  For  ever,  p.  303. 

Ou  Sa  Majesié  Louis  XIV  ne  trouve  mademoiselle  de  la  Valliere  ni  assez  riche,  ni  assez  jolie  pour 
un  gentilhomme  du  rang  du  vicomte  de  Bragelonne,  p.  307.  —  L'ne  foule  de  Coups  d'épée  dans 
l'eau  ,  p.  310.  —  Suite  d'une  foule  de  C'^ups  d'épée  dans  l'eau  ,  p.  313. 

Baisemeaux  de  Montlezun,  p.  320.  —  Le  Jeu  du  roi ,  p.  323. 

Les  petits  Comptes  de  M.  Baisemeaux  de  Montlezun  ,  p.  329.  —  Le  déjeuner  de  M.  de  Baisemeaux  , 
p.  33.3  —  Le  Deuxième  de  la  Bertaudière  ,  p.  338. 

Les  deux  Amies  ,  p.  343.  — L'Argenterie  de  madame  de  Bellières.  p.  347.  —  La  Dot,  p.  350.  — 
Le  Terrain  de  Dieu  ,  p.  334. 

Triple  Amour,  p.  339.  —  La  Jalousie  de  M.  de  Lorraine ,  p.  362.  —  Monsieur  est  jaloux  de  Guicbe  , 
p.  363.  —  Le  Médiateur,  p.  369.  —  Les  Conseilleurs  ,  p.  373.  —  Fontainebleau  ,  p.  381 .  —  Le 
Bain,  p.  384.  — La  Chasse  aux  papillons,  p.  386.  —  Ce  que  l'on  prend  en  chassant  aux  papil- 
lons ,  p.  389. 

Le  Ballet  des  Saisons,  p.  394.  — Les  Nymphes  du  parc  de  Fontainebleau ,  p.  398.  —  Ce  qui  se 
disait  sous  le  chêne  royal ,  403. 

L'Inquiétude  du  roi ,  p.  409.  — Le  Secret  du  roi ,  p.  412. 

Courses  de  nuit,  p.  417.  — Oii  Madame  acquiert  la  preuve  que  l'on  peut,  en  écoutant,  entendre 
ce  qui  se  dit,  p.  422. 

La  Correspondance  d'Ararais  ,  p.  426.  —  Le  Commis  d'ordre,  p.  431. 

Fontainebleau  a  deux  heures  du  matin  ,  p.  436.  —  Le  Labyrinthe  ,  440. 

Comment  Malicorne  avait  été  délogé  de  l'hôtel  du  Beau-Paon,  p.  443.  —  Ce  qui  s'était  passé  à 
l'auberge  du  Beau-Paon  ,  p.  448.  —  Un  Jésuite  de  la  onzième  année  ,  p.  453.  —  Le  Secret  de 
lEtat,  p.  438. 

Mission  ,  p.  463.  —  Heureux  comme  un  Prince,  p.  470. 

Histoire  d'une  dryade  et  dune  naïade,  p.  479. — Fin  de  l'histoire  d'une  naïade  et  d'une  dryade,  p.  486. 

Psychologie  royale  ,  p.  492.  —  Ce  que  n'avait  prévu  ni  naïade  ni  dryade  ,  p.  497.  —  Le  nouveau 
général  des  Jésuites  ,  p.  502. 

L'Orage  ,  p.  507.  —  La  Pluie  ,  p.  512.  —  Tobie  ,  p.  318. 
Les  quatre  chances  de  Madame,  p.  323. —  La  Loterie,  p    327. 

Malaga,  p.  532.  —  La  Lettre  de  M.  de  Baisemeaux,  p.  538.  —  Où  le  Lecteur  verra  avec  plaisir 
que  Porlhos  n'a  rien  perdu  de  sa  force  ,  p.  54  t. 


DEUXIEME    von  ME. 


Le  Rat  et  le  Fromage ,  page  1 .  —  La  Campagne  de  Planchet  p.  6.  —  Ce  que  l'on  voit  de  la  maison 

de  Planchet,  p.  10. 
Comment  Porthos,  Tiiichen  et  Planchet  se  quittèrent  tous  amis,  grâce  ii  d'Artagnan  ,  p.  13. 
La  PiL'scntation  de  Porthos,  p    17.  —  F.xplications  ,  p   19. 
Madame  ctGuiche,  p.  23.  —  Montalais  et  .Malicorne,  p.  29. 
Comment  de  Wa:des  fut  ri'cu  li  la  cour,  p  36.  —  Le  Combat ,  p.  43. 
Le  Souper  du  roi,  p.  30.  —  Après  souper,  p.  33. 
Comment  d'Artagnan  accomplit  la  mission  dont  le  roi  l'avait  chargé  ,  p.  37.  —  L'affût ,  p.  61 .  —  Le 

Médecin  ,  p.  65. 
Oii  d'Artagnan  reconnaît  qu'il  s'était  trompé,  et  que  c'était  Manicarap  qui  avait  raison  p.  69.  — 

Comment  il  est  bon  d'avoir  deux  cordes  a  son  arc.  p.  72. 
M.  Malicorne  archiviste  du  royaume  de  France,  p.  80. 
Le  Voyage  ,  p.  84.  —  Triumfeminat ,  p.  88.  —  Une  Première  querelle  ,  p.  92. 
Désespoir,  p.  99.  —  La  Fuite,  p.  102. 
Comment  Louis  avait  de  son  côté  passé  le  temps  de  dix  heures  et  demie  h  minuit ,  p.  107.  —  Les 

Ambassadeurs,  p.  110.  —  Chaillot,  p.  115. 
Chez  Madame,  p.  122. 


DES  MATIÈRES.  555 

Le  Mouchoir  de  mademoiselle  de  la  Yallière  ,  p.  Ml.  —  Oii  il  est  traité  des  jardiniers,  des  échelles 
et  des  filles  d'honneur,  p.  130.  —  Oii  il  est  traité  de  menuiserie,  et  où  il  est  donné  quelques  dé- 
tails sur  la  façon  de  percer  les  escaliers  ,  p.  134. 

La  Promenade  aux  flambeaux,  p.  141.  —  L'Apparition,  p.  147. 

Le  Portrait,  p.  153.  —  Hampton-Court,  p.  157.  —Le  Courrier  de  Madame,  p.  165.  —  Saint- 
Aignan  suit  les  conseil  de  Malicorne  ,  p.  172. 

Deux  vieux  amis,  p.  176.  —  Où  l'on  voit  qu'un  marché  qui  ne  peut  pas  se  faire  avec  l'un  peut  se 
faire  avec  l'autre,  p.  185.  —  La  Peau  de  l'ours  ,  p.  192. 

Chez  la  reine-mére,  p.  197.  —  Deux  amies,  p.  203. 

Comment  Jean  de  la  Fontaine  fit  son  premier  conte,  p.  208.  —  La  Fontaine  négociateur,  p.  211.— 
La  vaisselle  et  les  diamans  de  madame  de  Beilières.p  215.— La  Quittance  de  .M.  de  Mazarin,  p.  218. 
La  Minute  de  M.  Colbert,  p.  223. 

Où  il  semble  à  l'auteur  qu'il  est  temps  de  revenir  au  vicomte  de  Bragelonne,  p.  229.  —  Brage- 
lonne continue  ses  interrogations,  p.  232.  —  Deux  jalousies,  p.  236.  —  "Visite  domiciliaire. 
p.  239. 

La  Méthode  de  Porthos ,  p.  244.  —Le  déménagement    la  trappe  et  le  portrait,  p.  249. 

Rivaux  politiques,  p.  257.  —Rivaux  amoureux,  p.  260.  —  Roi  et  noblesse,  p.  265.  —  Suite 
d'orage,  p.  270. 

Heu  !  Miser!  p.  274.  —  Blessures  sur  blessures,  p.  276. 

Ce  qu'avait  deviné  Raoul ,  p.  280.  —  Trois  convives  étonnés  de  souper  ensemble  ,  p.  284. 

Ce  qui  se  passait  au  Louvre  pendant  le  souper  de  la  Bastille,  p.  288.— Une  affaire  menée  par 
M.  d'.\rtagnan,  p.  293. 

Où  Porthos  est  convaincu  sans  avoir  compris,  p.  296.  —  La  Société  de  M.  Baisemeaux,  p.  300. 

—  Le  Prisonnier,  p.  305. 

La  Ruche,  les  Abeilles  et  le  Miel,  p.  322.  —Encore  un  souper  a  la  Bastille,  p.  329.  —  Le  Gé- 
néral de  l'Ordre,  p.  333.  —Le  Tentateur,  p.  339.  —  Couronne  et  Tiare  ,  p.  344.  —  Le  Château 
de  Yaux-le-Yicomte ,  p.  349.  —Le  Vin  de  Meluu  ,  p.  352.  —  Nectar  et  Ambroisie,  p.  355.  —  La 
Chambre  de  Morphée  ,  p.  357. 

Coluber,  p.  361.  —  Jalousie,  p.  365.  —  Lèse-Majesté  ,  p.  369. 

Une  ISuit  à  la  Bastille,  p.  375.—  L'Ombre  de  M.  Fouquet ,  p.  379. 

Le  Matin,  388. -L'Ami  du  roi,  p,  393.  —  Comment  la  consigne  était  respectée  a  la  Bastille,  p.  402. 

—  La  Reconnaissance  du  roi,  p.  407. 
Le  faux  roi ,  p.  412. 

Où  Porthos  croit  courir  après  un  duché,  p.  419.— Les  derniers  adieux,  p.  422. 

M.  de  Beaufort,  p.  426. 

Préparatifs  de  départ,  p.  431.  —  L'Inventaire  de  M.  de  Beaufort ,  p.  435. 

Le  Plat  d'argent ,  p.  438.  —Captifs  etGeoliers ,  p.  442.  —  Les  Promesses ,  p.  448.  —  Entre  femmes, 
p.  454.  —  La  Gène-,  458.  —  Conseils  d'ami ,  p.  463.  —  Comment  le  roi  Louis  XiY  joua  son  petit 
rôlet,  p.  467.  —  Le  Cheval  blanc  et  le  cheval  noir,  p.  472.  —Où  l'écureuil  tombe,  ou  la  cou- 
leuvre vole,  p.  477. 

Belle-Isle-en-mer,  p.  483.  —Les  explications  d'Aramis,  p.  488.  —  Les  Adieux  de  Porthos,  p.  496. 

—  Le  fils  de  Biscarrat ,  p.  498, 

La  Grotte  de  Locmaria ,  p.  503.  —  La  Grotte,  p.  506.  —  Un  Chant  d'Homère,  p.  5  II.  —  La  Mort 
d'uu  Titan,  p.  514.  —  L'Epitaphe  de  Porthos,  p.  518.  —  Le  roi  Louis  XIV,  p.  522.  —  Les  Amis 
de  M.  Fouquet,  p.  527. 

Pauvre  Père,  p.  532.  —  L'Ange  de  la  mort,  p.  537.  —  Le  dernier  chant  du  poème,  p.  543. 

Epilogue,  p.  546.  —La  Mort  de  d'Artagnan,  p.  549. 


La.'nv.  —  Imprimerie  do  \  lAI.  \T  et  tu'. 


Plttcen^ent  des  Gruvtwes. 


TOME    PREMIER. 

Louis  XIV  et  la  Yallière,  (gravure  sur  acier) en  reJiard  du  titre. 

Le  vicomte  de  Bragelonne en  icgurd  de  la  page  45 

DArtiignan 31 

Charles  11 33 

Miizarin 39 

Louis  XIV  et  Mantini  'descendant  de  voilure). 49 

Louis  XIV  et  Marie  de  Mancini  (séparation) 51 

La  troupe  de  M.  dArtagnan. 79 

Monk 81 

Athos  et  Monk 93 

Le  duc  de  Buckinghara 127 

Colbert • Ici 

Confession  de  Mazaiin 155 

Porthos 223 

L'evêque  de  Vannes. 229 

D"Arlagiian  chez  l'évêque  de  Vannes .  231 

D"Artagnan     à  cheval) .    .    .    .^^ 239 

Le  chevalier  de  Lorraine 263 

Monsieur  (frère    du  roi) .  265 

Bragelonne  et  de  Guiche  se  rendant  au-devant  de  Madame 269 

Anne  d'Autriche 303 

De  Wjrdes 3I.j 

Le  Prisonnier  de  la  Bastille 339 

.Madame  de  Bcllières 351 

Le  Terrain  de  Dieu 3-57 

Madime  Henriette  d'Angleterre 385 

La  Chasse   aux   papillons • 391 

Mademoiselle  de  Tonnay-Charente.    . 399 

Le  Chône  royal 405 

Le  comte  de  Guiche 421 

Mademoiselle  de  Moiitalais ".    .  441 

Mademoiselle  de  Montalais  (sur  l'échelle  et  Manicamp  sur  le  mur) 447 

L'orage 513 


TOME  SECOND. 

Louis  XIV  et  Colbert  (gravure  sur  acier) en  regard  du  titre. 

Madame  et  Guiche 29 

Duel  du  rointc  de  Guiche  et  deXN'ardes 43 

Madame  visltantGuiche  blessé 81 

M.  Malicorne 85 

Anne  d'Autriche  et  la  Vallierc 91 

LouisXlV  à  Chaillot 117 

Le  Portrait  (delà  Yalliére) 153 

Saint- Aignan 173 

Retour  de  Bragelonne - 175 

Fouqucl 209 

Adieux  de  Bragelonne  et  de  la  Valliere 277 

DArtagnan  rendant  son  épee  a  L'viib«  XIV 291 

l.e  Prisonnier  (regardant  un  portrait) 317 

Marie- Thérèse 355 

Louis  XIV  trouvant  une  lettre  de  la  Vallibre 363 

Baisemcau\ 403 

Le  Faux  roi ^'7 

Le  plat  d'argent 439 

Mademois(«lle  de  la  Vallière 455 

Le  Cheval  noir  et  le  cheval  blanc •    •  473 

La  mort  de  Porthos ^17 

Athos B33 

La  Vallière  au  tombeau  de  Bragelonne 545 

La  mort  de   M.  d'Arlagnan 351 


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