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LE VICOMTE
DE BRAGELONNE
AGN Y — TYPor.R APH I K OF VIAl.AT ET Ci'
LE V ICOMTE
M. ALEXANDRE DUMAS
TOME SECOND
PARIS
DLîFOl'H RT MULAT, ÉOITEUHS
2 1. y L A I M A L A Q l A 1 S
1851
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University of Ottawa
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LE RAT ET LE FROMAGE.
oRïHOs et d'Ar[agnan revinrent à pied , comme
d'Artagnan était venu.
Lorsque d'Arlagnan, entrant le premier dans
la boutique du Pilon-d'Or, eut annoncé à Planchet
que M. du Vallon serait un des voyageurs privi-
légiés; lorsque Porthos, eu entrant daus la bou-
tique , eut fait cliqueter avec son plumet les chan-
delles de bois suspendues à l'auvent, quelque
chose comme un pressentiment douloureux trou-
bla la joie que Planchet se promettait pour le
lendemain.
Mais c'était un cœur d'or que notre épicier, re-
lique précieuse dun bon temps , qui est toujours
et a toujours été pour ceux qui vieiUissent le temps
de leur jeunesse , et pour ceux qui sont jeunes la
vieillesse de leurs ancêtres. Planchet, malgré ce frémissement iutérieur aussitôt ré-
primé que ressenti , accueillit donc Porthos avec un respect mêlé de tendre cordialité.
Porllios, uu peu raide d'abord, à cause de la distance sociale qui existait à cette
771N ■^jP> ^■' ^ \
2 LES MOUSQUETAIRES.
époque entre un baron et un épicier, Porthos tînit par s'humaniser en voyant dans
Planchet tant de bon vouloir et de prévenances.
Il fut surtout sensible à la liberté qui lui fut donnée , ou plulôt offerte , de plonger
ses larges mains dans les caisses de fruits secs et confits, dans les sacs d'amandes et
de noisettes, dans les tiroirs pleins de sucreries.
Aussi, malgré les invitations que lui fit Planchet, de monter à l'entresol, choisit-il
pour habitation favorite , pendant la soirée qu'il avait à passer chez Planchet, la bou-
tique où ses doigts rencontraient toujours ce que son nez avait senti et vu.
Les belles figues de Provence , les avelines du Foret , les prunes de la Touraine,
devinrent pour Porthos l'objet d'une distraction qu'il savoura pendant cinq heures
sans interruption.
Sous ses dents comme sous des meules, se broyaient les noyaux , dont les débris
jonchaient le plancher et criaient sous les semelles de ceux qui allaient et venaient:
Porthos égrenait dans ses lèvres, d'un seul coup, les riches grappes de muscat sec,
aux violettes couleurs, dont une demi-livre passait ainsi d'un seul coup de sa bouche
dans son estomac.
Dans un coin du magasin, les garçons, tapis avec épouvante, s'entre-regardaient
sans oser se parler.
Ils ignoraient Porthos, ils ne l'avaient jamais vu. La race de ces Titans qui avaient
porté les dernières cuirasses d'Hugues Capet, de Philippe-Auguste et de François I"
commençait à disparaître. Ils se demandaient donc mentalement si ce n'était point là
l'ogre des contes de fées, qui allait faire disparaître dans son insatiable estomac le ma-
gasin tout enfier de Planchet, et cela sans opérer le moindre déménagement des
tonnes et des caisses.
Croquant , mâchant, cassant, grignotant , suçant et avalant, Porthos disait de temps
en temps à l'épicier :
— Vous avez là un joli commerce , ami Planchet.
— Il n'en aura bientôt plus si cela continue, grommela le premier garçon, qui avait
[)arole do Planchet pour lui siiccéder.
Et dans son désespoir il s'approcha de Porthos, qui tenait toute la place du passage
qui conduisait de l'arrière-boulique à la boutique. Il espérait que l'orthos se lèverait
et que ce mouvement le distrairait de ses idées dévorantes.
— Que désirez-vous, mon ami? demanda Porthos d'un air atfable.
— Je désirerais passer, Monsieur, si cela ne vous gênait pas trop.
— C'est trop juste, dit Porthos, et cela ne me gène pas du tout.
Et en même temps il prit le garçon par la ceinture, l'enleva de terre et le posa dou-
cement de l'autre côté.
Le tout en souriant toujours avec le même air afl'able.
Les jambes manquèrent au garçon épouvanté au moment où Porthos le posait à
terre , si bien qu'il tomba le derrière sur des lièges.
Cependant, voyant la douceur de ce géant, il se hasarda de nouveau.
— Ah! Monsieur, dit-il, prenez garde.
— A quoi , mon ami? demanda Porthos.
— Vous allez vous mettre le feu dans le corps.
— Comment cela, mon ami, fit Porthos.
— Ce sont tous aliniens qui échaufl'ent. Monsieur.
— Lesquels?
— Les raisins, les noisettes, les amandes.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 3
— Oui , mais si les amandes, les noisettes et les raisins échauffent...
— C'est incontestable , Monsieur.
— Le miel rafraîchit.
Et allongeant la main vers un petit baril de miel ouvert dans lequel plongeait la
spatule à l'aide de laquelle on le sert aux pratiques, Porthos en avala une bonne
demi-livre.
— Mon ami , dit Porthos , je vous demanderai de l'eau maintenant.
— Dans un seau, Monsieur, demanda naïvement le garçon?
— Non, dans une carafe; une carafe suffira, répondit Porthos avec bonhomie.
Et portant la carafe à sa bouche, comme un sonneur fait de sa trompe, il vida la
carafe d'un seul coup.
Planchet tressaillait dans tous les sentimens qui correspondent aux fibres de la pro-
priété et de l'amour-propre.
Cependant, hôte digne de l'hospitalité antique, il feignait de causer très-attentive-
ment avec d'Artagnan , et lui répétait sans cesse :
— Ah ! Monsieur, quelle joie I... ahl Monsieur, quel honneur!
— A quelle heure souperons-nous, Planchet? demanda Porthos ; j'ai appétit.
Le premier garçon joignit les mains.
Les deux autres se coulèrent sous les comptoirs, craignant que Porthos ne sentît la
chair fraîche.
— Nous prendrons seulement ici un léger goiiter, dit d'Artagnan, et une fois à la
campagne de Planchet, nous souperons.
— Ah I c'est à votre campagne que nous allons, Planchet, dit Porthos; tant, mieux.
— Vous me comblez, monsieur le baron.
Monsieur le baron lit grand effet sur les garçons, qui virent un homme de la plus
haute qualité dans un appétit de celte espèce.
D'ailleurs ce fitre les rassura. Jamais ils n'avaient entendu dire qu'un ogre eût été
appelé monsieur lebaron.
— Je prendrai quelques biscuits pour ma route, dit nonchalamment Porthos.
Et ce disant , il vida tout un bocal de biscuits anisés dans la vaste poche de son
pourpoint.
— Ma boutique est sauvée! s'écria Planchet.
— Oui , comme le fromage, dit le premier garçon.
— Quel fromage ?
— Ce fromage de Hollande dans lequel était entré un rat et dont nous ne trouvâmes
plus que la croûte.
Planchet regarda sa boutique , et à la vue de ce qui avait échappé à la dent de Por-
thos, il trouva la comparaison exagérée.
Le premier garçon s'aperçut de ce qui se passait dans l'esprit de son maître.
— Gare au retour, lui dit-il.
— Vous avez des fruits chez vous, dit Porthos en montrant l'entresol où l'on venait
d'annoncer que la collation était servie.
— Hélas ! pensa l'épicier en adressant à d'Artagnan un regard plein de prières , que
celui-ci comprit à moitié.
Après la collation; on se mit en route.
Il était tard lorsque les trois cavaliers, partis de Paris vers six heures, arrivèrent
sur le pavé de Fontainebleau.
La roule s'était faite gaiement. Porthos prenait goût à l;i société de Planchet, parce
4 LES MOUSQUETAIRES.
que ( elui-ci lui témoignait beaucoup de res^ject et l'entretenait avec amour de ses
prés , de ses bois et de ses garennes.
Porthos avait les goûts et l'orgueil du propriétaire.
D'Artagnan, lorsqu'il eut vu aux prises les deux compagnons, prit les bas-côlés de
la route, et, laissant la bride flotler sur le cou de sa monture, il s'isola du monde
entier comme de Porthos et de Planchet.
La lune glissait doucement à travers le feuillage bleuâtre de la forêt. Les senteurs
de la plaine montaient embaumées aux narines des chevaux, qui soufflaient avec de
grands bonds de joie. Porthos et Planchet se mirent à parler foins.
Planchet avoua à Porthos que, dans l'âge mûr de sa vie, il avait en effet négligé
l'ao-riculture pour le commerce, mais que son enfance s'était écoulée en Picardie dans
les belles luzernes qui lui montaient jusqu'aux genoux , et sous les pommiers verts
aux pommes rouges; aussi s'était-il juré, aussitôt sa fortune faite, de retourner à la
nature, et de finir ses jours comme il les avait commencés, le plus près possible de la
terre où tous les hommes s'en vont.
— Eb ! eh ! dit Porthos, alors, moucher monsieur Planchet, votre retraite est proche.
— Comment cela?
— Oui , vous me paraissez en train de faire une petite fortune.
— Mais oui, répondit Planchet, on boulotte.
— Voyons, combien ambitionnez-vous, età quelchilfre comptez-vous vous retirer?
— Monsieur, dit Planchet sans répondre à la question , si intéressante qu'elle fût.
Monsieur, une chose me fait beaucoup de peine.
— Quelle chose? demanda Porthos en regardant derrière lui comme pour chercher
cette chose qui inquiétait Planchet et pour l'en délivrer.
— Autrefois, dit l'épicier, vous m'appeliez Planchet tout court et vous m'eussiez
dit : combien ambitionnes-tu, Planchet, et à quel chilfre comptes-tu te retirer?
— Certainement; certainement, autrefois j'eusse dit cela, répliqua l'honnête Por-
thos avec un embarras plein de délicatesse . mais autrefois...
— Autrefois, j'étais le laquais de M. d'Artagnan . n'est-ce pas cela que vous voulez
dire?
— Oui.
— Eh bien ! si je ne suis [)lus tout à fait son laquais , je suis encore son serviteur:
et de plus, depuis ce temps-là...
— Eh bien ! Planchet?
— Depuis ce temps-là, j'ai eu l'honneur d'être son associé.
— Oh! oh ! lit Porthos. Quoi ! d'Artagnan s'est mis dans l'épicerie?
— :- Non, non, dit d'Artagnan, que ces paroles tirèrent de sa rêverie et qui mit sou
esprit à la conversation avec l'habileté et la ra|»idilé qui distinguaient chaque opération
de son esprit et de son corps. Ce n'est pas d Artaguan cpii s'est mis dans l'épicerie,
c'est Planchet qui s'est mis dans la politique. Voilai
— Oui , dit Planchet avec orgueil et satisfaction à la t'ois, nous avons fait ensemble
une pelilc opération qui m'a ra|)porté, à moi, cent inillc livres et à M. d'Artagnan deux
(■(Mit mille.
— Oh ! oh ! lit Porthos avec admiration.
— En sorte, monsieur le baron, continua l'épicier, que je vous prie à nouveau de
m'appeler Planchet connue parle passé, et de me tutoyer toujours. V^ous ne sauriez
croire le plaisir (pie cela nie procuriM-a.
— ,1e le vf>ux . s'il en est ainsi, mon (lin- IMambct. répliqua Poillios.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 5
Et comme il se trouvait près de Planchel, il leva la main pour lui frapper sur l'é-
paule en signe de cordiale amitié.
Mais un mouvement providentiel du cheval dérangea le geste du cavalier, de sorte
que sa main tomba sur la croupe du cheval de Planchet.
L'animal plia les reins.
D'Artagnanse mit à rire et à penser tout haut.
— Prends garde, Planchet, dit-il, car si Porlhos t'aime trop il te caressera, et s'il
te caresse il t'aplatira; Porthos est toujours très-fort, vois-tu?
— Oh I dit Planchet , Mousqueton n'en est pas mort, et cependant M. le baron
l'aime bien.
— Certainement, dit Porthos avec un soupir qui fit simultanément cabrer les trois
chevaux, et je disais encore ce malin à d'Artagnan combien je le regrettais; mais dis-
moi, Planchet?...
— • Merci , monsieur le baron , merci.
— Brave garçon, va. Combien as-tu d'arpens de parc, toi?
— De parc?
— Oui. Nous compterons les prés ensuite , puis les bois après.
— Où cela. Monsieur?
— A ton château.
— Mais, monsieur le baron , je n'ai ni château , ni parc, ni prés, ni bois.
— Qu'as-tu donc, demanda Porthos, et pourquoi nommes-tu cela une campagne
alors ?
— Je n'ai point dit une campagne, monsieur le baron, répliqua Planchet un peu
humiUé , mais un simple pied à terre.
— Ah! ah! fit Porthos, je comprends: tu te réserves.
— Non, monsieur le baron, je dis la bonne vérité : j'ai deux chambres d'amis,
voilà tout.
— Mais alors, dans quoi se promènent-ils, tes amis?
— D'abord , dans la forêt du roi qui est fort belle.
— I^ fait est que la forêt est belle, dit Porthos, presque aussi belle que la furèl
du Berry.
Planchet ouvrit de grands yeux.
— Vous avez une forêt dans le genre de la forêt de Fontainebleau , ujonsieur le
baron? balbufia-t-il.
— Oui , j'en ai même deux; mais celle du Berry est ma favorite.
— Pourquoi cela? demanda gracieusement Planchet.
— Mais parce que je n'en connais pas la fin, et ensuite parce qu'elle est pleine de
braconniers.
— Et comment cette profusion de braconniers peut-elle vous rendre cette forêt si
agréable ?
— En ce qu'ils chassent mon gibier et que moi je les chasse ; ce qui , en temps de
paix, est en petit, pour moi, une image de la guerre.
On en était à ce moment de la conversation, lorsque Planchet, levant le nez, aper-
çut les premières maisons de Fontainebleau qui se dessinaient en vigueur sur le ciel,
tandis qu'au-dessus de la masse compacte et informe s'élançaient les toits aigus du
château, dont les ardoises reluisaient à la lune comme les écailles d'un immense poisson.
— Messieurs, dit Planchet, j'ai l'honneur de vous annoncer que nous sommes
arrivés à Fontainebleau.
LES MOUSQUETAIRES.
LA CAMPAGNE DE PLANCHET.
Les cavaliers levèrent la tête et virent que l'honnête Planchet disait l'exacte vérité.
Dix minutes après ils étaient dans la rue de Lyon, de l'autre côté de l'auberge du
Beau-Paon.
Une grande haie de sureaux touffus, d'aubépine et de houblon formait une clôture
impénétrable etnoire, derrière laquelle s'élevait une maisonblancheàlarge toit de tuiles.
Deux fenêtres de celte maison donnaient sur la rue.
Toutes deux étaient sombres.
Entre les deux une petite porte surmontée d'un auvent soutenu par des pilastres y
donnait entrée.
On arrivait à cetle porte par un seuil élevé.
Planchet mit pied à terre comme s'il allait frapper à cette porte , puis se ravisant il
prit son cheval par la bride et marcha pendant environ trente pas encore.
Ses deux compagnons le suivirent.
Alors il arriva devant une porte charretière à claire-voie située trente pas plus loin,
et levant un loquet de bois, seule clôture de cette porte, il poussa l'un des battans.
Alors il entra le premier, tirant son cheval par la bride, dans une petite cour entourée
de fumier, dont la bonne odeur décelait une élable toute voisine.
— Il sent bon, dit bruyamment Porthos en mettant à son tour pied à terre, et je me
croirais, en vérité, dans mes vacheries de Pierrefonds.
— Je n'ai qu'une vache , se hâta de dire modestement Planchet.
— Et moi j'en ai trente, dit Porthos, ou plutôt je ne sais pas le nombrede mes vaches.
Les deu.v cavaliers étant entrés, FManchct referma la porte derrière eux.
Pendant ce temps, d'Artagnan, qui avait mis pied à terre avec sa légèreté habi-
tuelle, humait le bon air, et joyeux comme nn Parisien qui voit de la verdure, il
arrachait un brin de chèvre-feuille d'une main, une églanline de l'autre.
Porthos avait mis ses mains sur des pois qui montaient le long des perches et man-
geait ou plutôt broutait cosses et fruits.
Planchet s'occupa aussitôt de réveiller dans son appentis une manière de paysan
vieux et cassé qui couchait sur des mousses couvertes d'une sonquenille.
Ce paysan reconnaissant Planchet , Fappcla notre maître , à la grande satisfaction
de l'épicier.
— Mettez les chevaux au râtelier, mon vieux, el bonne pitance, dit Planchet.
— Ohl oui-dà! les belles bêtes, dit le paysan; oh! il faut qu'elles en crèvent.
— Doucement, doucement, l'ami, dit d'Artagnan; peste, comme nous vallons:
l'avoine et la boite de paille, rien de plus.
— Et de l'eau blanche pour ma monture à moi, dit Porthos, car elle a bien chaud,
ce me semble.
— Oh ! ne craignez rien , Messieurs, répondit Planchet , le père Gélestin est un vieux
gendarme d'Ivry. Il connaît récuric; venez à la maison, venez.
Et il attira les deux amis par une allée fort couverte qui traversait un [ijlager, [»uis
une petite luzerne, et qui enfin aboutissait à un petit jardin derrière lecpicl s'élevait la
maison dont on avait déjà vu la principale façade du côté de la rue.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 7
A mesure que l'on approchait , on pouvait distinguer par deux fenêtres ouvertes au
rez-de-chaussée et qui donnaient accès à la chambre, l'intérieur, le ^je'ne/ra/ de Plancliet.
Cette chambre, doucement éclairée par une lampe placée sur la table , apparaissait
aufonddujardiii comme une riante image de la tranquillité ,de l'aisance et du bonheur.
Partout où tombait la paillette de lumière détachée du centre lumineux sur une
faïence ancienne, sur un meuble luisant de pro|)reté, sur une arme pendue à la ta-
pisserie, la pure clarté trouvait im pur reflet , et la goutte de feu venait dormir sur la
chose agréable à l'œil.
Cette lampe qui éclairait la chambre tandis que le feuillage des jasmins et des aris-
toloches tombait de l'encadrement des fenêtres, illuminait splendidement une nappe
damassée blanche comme un quartier de neige.
Deux couverts étaient mis sur cette nappe. Un vin jauni roulait ses rubis dans le
cristal h facettes de la longue bouteille , et un grand pot de faïence bleue à couvercle
d'argent contenait un cidre écumeux.
Près de la table , dans un fauteuil à large dossier, dormait une femme de trente ans
au visage épanoui par la santé et la fraîcheur.
Et sur les genoux de cette fraîche créature, un gros chat roux pelotonnant son
corps sur ses pattes pliées, faisait entendre le ronflement caractéristique qui , avec les
yeux demi-clos , signifie dans les mœurs félines : — Je suis parfaitement heureux.
Les deux amis s'arrêtèrent devant cette fenêtre tout ébahis de surprise.
Planchet, en voyant leur étonnement, fut ému d'une douce joie.
— Ah ! coquin de Planchet ! dit d'Artagnan, je comprends tes absences.
— Oh ! oh ! voilà du linge bien blanc , dit à son tour Porthos d'une voix de tonnerre.
Au bruit de cette voix, le chat s'enfuit, la ménagère se réveilla en sursaut, et
Planchet, prenant un air gracieux, introduisit les deux compagnons dans la chambre
où était dressé le couvert.
— Permettez-moi , dit-il, ma chère, de vous présenter monsieur le chevalier d'Ar-
tagnan, mon protecteur.
D'Artagnan prit la main de la dame en homme de cour et avec les mêmes manières
chevaleresques qu'il eût pris celle de Madame.
— Monsieur le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, ajouta Planchet.
Porthos fit un salut dont Anne d'Autriche se fût déclarée satisfaite sous peine d'être
bien exigeante.
Alors ce fut au tour de Planchet.
Il embrassa bien franchement la dame , après toutefois avoir fait un signe qui sem-
blait demander la permission à d'Artagnan et à Porthos.
Permission qui lui fut accordée , bien entendu.
D'Artagnan fit son compliment à Planchet.
— Voilà, dit-il, un homme qui sait arranger sa vie.
— Monsieur, répondit Planchet en riant, la vie est un capital que riioumie doit
placer le plus ingénieusement qu'il lui est possible...
— Et tu en retires de gros intérêts , dit Porthos en riant.
Planchet revint à sa ménagère.
— Ma chère amie , dit-il , vous voyez là les deux hommes qui ont conduit ime partie
de mon existence. Je vous les ai nommés bien des fois tous les deux.
— Et deux autres encore, dit la dame avec un accent flamand des |)lus prononcés
— Madame est Hollandaise? demanda d'Artagnan.
Porthos frisa sa moustache, ce que remarqua d'Artagnan (jui rernar(piail tout.
8 LES MOUSQUETAIRES.
— Je suis Anversoise , répondit la dame.
— Et elle s'appelle dame Gechter, dit Planchel.
— Vous n'appelez point ainsi Madame , dit d"Arfagnan.
— Pourquoi cela? demanda Planchet.
— Parce que ce serait la vieillir chaque fois que vous rappelleriez.
— Non, je l'appelle Trùchen.
— Charmant nom, dit Porthos.
— Trùchen, dit Planchet, m'est arrivée de Flandres avec sa vertu et deux mille
florins. Elle fuyait un mari fâcheux qui la battait. En ma qualité de Picard, j'ai tou-
jours aimé les Artésiennes. De l'Artois à la Flandre , il n'y a qu'un pas : elle vint
pleurer chez son parrain, mon prédécesseur de la rue des Lombards : elle plaça chez
moi ses deux mille florins que j'ai fait fructifier, et qui lui en rapportent dix mille.
— Bravo ! Planchet !
— Elle est libre , elle est riche , elle a une vache , elle commande à une servante
et au père Céleslin , elle me file toutes mes chemises , elle me tricote tous mes bas
d'hiver; elle ne me voit que tous les quinze jours, et elle veut bien se trouver heureuse.
— Heureuse chésuis effectifemeut, dit Triichen avec abandon.
Porthos frisa l'autre hémisphère de sa moustache.
— Diable! diable! pensa d'Arlagnan, est-ce que Porthos aurait des intentions...
En attendant, Trùchen, comprenant de quoi il était question, avait excité sa cuisi-
nière , ajouté deux couverts et chargé la table de mets exquis , qui font d'un souper un
repas, et d'un repas un festin.
Beurre frais, bœuf salé , anchois et thon, toute l'épicerie de Planchet.
Poulets, légumes, salade, poisson d'étang, poisson de rivière, gibier de la foret,
toutes les ressources de la province.
De plus Planchet revenait du cellier, chargé de dix bouteilles dont le verre dispa-
raissait sous une épaisse couche de poudre grise.
Cet aspect réjouit le creur de Porthos.
— J'ai faim , dit-il.
Et il s'assit près de dame Triichen avec un regard assassin.
D'Artagnan s'assit de l'autre côté.
Planchet discrètement et joyeusement se plaça en face
— Ne vous étonnez pas, dit-il, si pendant le souper Trùchen quittera souvent la
table ; elle surveille vos chambres à coucher.
En effet, la ménagère faisait de nombreux voyages, et l'on entendait an [iroinior
étage gémir les bois de lit et crier des roulettes sur le carreau.
Pendant ce temps les trois hommes mangeaient et buvaient , Porthos surtout.
C'était merveille que de les voir.
LeS' dix bouteilles étaient dix ombres lorsque Trùchen redescendit avec du fromage.
D'Artagnan avait conservé toute sii dignité.
Porthos au contraire avait perdu une partie de la sienne.
On chantait bataille, on parla chansons.
D'Arlagnan conseilla un nouveau voyage à la cave, et comme Planchet ne marchait
pas avec toute la régularité du sçavant fantassin , le capitaine des mousquelaires pro-
posa de l'accompagner.
Ils partirent donc eu fredonnant des chansons à l'aire peur aux diables les |»lus
flamands.
TiiiclicM ilcnieiua ;i labli- près de INirlhos.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 9
Tandis que les deux gourmets choisissaient derrière les falourdes, ou entendit ce
bruit sec et sonore que produisent en faisant le vide deux lèvres sur une joue.
— Porthos se sera cru à La Rochelle , pensa d'Artagnan.
Ils remontèrent chargés de bouteilles.
Plancbet n'y voyait plus, tant il chantait.
D'Artagnan, qui y voyait toujours, remarqua combien la joue gauche de Triichen
était plus rouge que la droite.
Or, Porthos souriait à la gauche de Triichen, et frisait , de ses deux mains, les deux
côtés de ses moustaches à la fois.
Triichen souriait aussi au magnifique seigneur.
Le vin pétillant d'Anjou lit des trois hommes trois diables d'abord, trois soliveaux
ensuite.
D'Artagnan n'eut que la force de prendre un bougeoir pour éclairer à Plancbet son
propre escalier.
Planchet traîna Porthos, que poussait Trûchen, fort joviale aussi de son côté.
Ce fut d'Artagnan qui trouva les chambres et découvrit les lits.
Porthos se plongea dans le sien, déshabillé par son ami le mousquetaire.
D'Artagnan se jeta sur le sien en disant :
— jMordioux! j'avais cependant juré de ne plus toucher à ce vin jaune qui sent la
pierre à fusil. Fi ! si les mousquetaires voyaient leur capitaine dans un pareil état.
Et tirant les rideaux du lit ,
— Heureusement qu'ils ne me verront pas , ajouta-t-il.
Planchet fut enlevé dans les bras de Trûchen, qui le déshabilla, et ferma rideaux
et portes.
— C'est divertissant la campagne, dit Porthos en allongeant ses jambes qui pas-
sèrent à travers le bois du lit, ce qui produisit un écroulement énorme auquel nul ne
prit garde , tant on s'était diverti à la campagne de Planchet.
Tout le monde ronflait à deux heures de l'après-minuit.
10
LES MOUSQUETAIRES.
CE QUE l'on voit DE LA MAISON DE PLANCUET
E lendemain trouva les trois héros dormant du meilleur
cœur.
Triichen avait fermé les volets en femme qui craint
pour des yeux alourdis la première visite du soleil levant.
Aussi faisait-il nuil noire sous les rideaux de Porthos
et sous le baldaquin de Planchet, quand d'Arla^man , ré-
veillé le premier par un rayon indiscret qui perçait les
fenêtres, sauta en bas du lit, connne pour arriver le pre-
mier à l'assaut.
11 prit d'assaut la chambre de Porthos , voisine de la
sienne. Ce digne Porthos dormait comme un tonnerre ^rronde ; il étalait fièrement dans
iobscurité son torse gi<rantesque , et son poing gonllé pendait hors du lit sur le tapis
de pieds.
D'Artagnan réveilla Porthos, qui frotta ses yeux d'assez bonne grâce.
Pendant ce temps, Planchet s'habillait et venait recevoir aux portes de leur chambre
les deux hcMes vacillans encore de la veille.
Bien qu'il fût encore matin, toute la maison était déjà sur pied. La cuisinière mas-
sacrait sans pitié dans la basse-cour, et le pèreCélestin cueillait des cerises dans lejardin.
Porthos, tout guilleret, tendit une main à Planchet, et d'Artagnan demanda la
permission d'embrasser madame Triichen.
Celle-ci, qui ne gardait pas rancune aux vaincus, s'approcha de Porthos au(|uol la
même faveur fut accordée.
Porthos embrassa madame Triichen avec un gros soupir.
Alors Planchet prit les deux amis par la main.
— Je vais vous montrer la maison, dit-il; hier au soir nous sounnes entrés ici
comme dans un four et nous n'avons rien pu voir; mais au jour tout change d'aspect,
€t vous serez contens.
— Commençons par la vue, dit d'Artagnan, la vue me charme avant toutes choses;
j'ai toujours habité les maisons royales, et les princes ne savent pas trop mal choisir
leurs points de vue.
— Moi, dit Porthos, j'ai toujours tenu à la vue. Dans mon château de Pierrefonds,
j'ai fait percer quatre allées qui aboutissent à une perspective variée.
— Vous allez voir ma perspective, à moi , dit Planchet.
Et il conduisit les deux hôtes à une feuèlre.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. i\
— Ah ! oui , t'est la rue de Lyon , dit d'Arlagnan.
— Oui. J'ai deux fenêtres par ici, vue insignifiante; on aperçoit celte auberge tou-
jours remuante et bruyante , c'est un voisinage désagréable. J'avais quatre fenêtres par
ici , je n'en ai conservé <\ue deux.
— Passons, ditd'Artagnan.
Ils rentrèrent dans un corridor conduisant aux chambres et Planchel poussa les volets.
— Tiens, tiens 1 dit Porthos, qu'est-ce que cela, là-bas?
— La forêt, dit Planchet. C'est l'horizon, toujours une ligne épaisse de vert qui est
jaunâtre au printemps, vert l'été, rouge l'automne et blanc l'hiver.
— Très-bien , mais c'est un rideau qui empêche de voir plus loin.
— Oui , dit Planchet, mais d'ici là on voit.
— Ah! ce grand champ... dit Porthos. Tiens!... qu'est-ce que j'y remarque... des
croix , des pierres.
— Ah çà, mais c'est le cimetière , s'écria d'Artagnan.
— Justement, dit Planchet, je vous assure que c'est très-curieux. Il ne se passe pas
de jour qu'on n'enterre ici quelqu'un. Fontainebleau est assez fort. Tantôt ce sont des
jeunes tilles vêtues de blanc avec des bannières , tantôt des échevins ou bourgeois
riches avec les chantres et la fabrique de la paroisse , quelquefois des officiers de la
maison du roi.
— Moi , je n'aime pas cela , dit Porthos.
— C'est peu divertissant, dit d'Artagnan.
— Je vous assure que cela donne des pensées saintes, répliqua Planchel.
— Ah ! je ne dis pas.
— Mais, continua Planchet, nous devons mourir un jour, et il y a quelque part une
maxime que j'ai retenue , celle-ci : C'est une pensée salutaire que la pensée de la mort.
— Je ne vous dis pas le contraire , fil Porlhos.
— Mais, objecta d'Artagnan, c'est aussi une pensée salutaire que celle de la ver-
dure, des fleurs, des rivières, des horizons bleus, des larges plaines sans fin...
— Si je les avais, je ne les repousserais pas, dit Planchet; mais n'ayant que ce
petit cimetière, fleuri aussi, moussu, ombreux et calme, je m'en contente, et je
pense aux gens de la ville qui demeurent rue des Lombards, par exemple, et qui
entendent rouler deux mille chariots par jour, et qui entendent piétiner dans la boue
cent cinquante mille personnes.
— Mais vivantes , dit Porthos , vivantes !
— Voilà justement pourquoi , dit Planchet timidement, cela me repose de voir un
peu des morts.
— Ce diable de Planchet, fit d'Artagnan, il était né pour être poêle comme pour
être épicier.
— Monsieur, dit Planchet, j'étais une de ces bonnes pâtes d'homme que Dieu a
faites pour s'animer durant un certain temps et pour trouver bonnes toutes les choses
qui accompagnent leur séjour sur terre.
D'Artagnan s'assit alors près de la fenêtre , et cette philosophie de Planchet lui ayant
paru solide, il y rêva.
— Pardieu ! s'écria Porthos, voilà que justement ou nous donne la comédie. Est-
ce que je n'entends pas un peu chanter?
— Mais oui, l'on chante, dit d'Arlagnan.
— Oh! c'est un enlerrenient de dernier ordre , dit Planchet dédaigneusemenl. Il
\'2 LES MOUSQUETAIRES.
n'y a là que le prêtre officiant, le bedeau et l'enfant de chœur. Vous voyez , Messieurs,
que le défunt ou la défunte n'était pas un prince.
— Non , personne ne suit son convoi.
— Si fait, dit Porlhos, je vois un homme.
Oui, c'est vrai, un homme enveloppé d'un manteau, dit d'Artagnan.
— Cela ne vaut pas la peine d'être vu , dit Planchet.
— Gela m'intéresse, dit vivement d'Artagnan en s'accoudant sur la fenêtre.
— Allons, allons, vous y mordez, dit joyeusement Planchet; c'est comme moi , les
premiers jours j'étais triste de faire des signes de croix toute la journée et les chants
m'allaient entrer comme des clous dans le cerveau ; depuis , je me berce avec les
chants et je n'ai jamais vu d'aussi jolis oiseaux que ceux de ce cimetière.
— Moi, (it Porthos, je ne m'amuse plus: j'aime mieux descendre.
Planchet ne fit qu'un bond , il offrit sa main à Porthos pour le conduire dans le jardin.
— Huoil vous restez là? dit Portbos à d'Artagnan en se retournant.
— Oui , mon ami , oui , je vous rejoindrai.
— Eh ! eh ! M. d'Artagnan n'a pas tort , dit Planchet ; enlerre-t-on déjà?
— Pas encore.
— Ah! oui, le fossoyeur attend que les cordes soient nouées autour de l;i bière...
Tiens , il entre une femme à l'autre bout du cimetière.
— Oui, oui , cher Planchet , dit vivement d'Artagnan, mais laisse-moi, laisse-moi,
je commence à entrer dans les méditation» salutaires, ne me trouble pas.
Planchet parfit, d'Artagnan dévorait des yeux, derrière le volet demi-clos, ce qui
se passait en face.
Les deux porteurs du cadavre avaient détaché les bretelles de leur civière , et hiis-
sèrent glisser leur fardeau dans la fosse.
A quelques pas, Ihommeau manteau, seul spectateur de la scène lugubre, s'ados-
sait à un grand cyprès, et dérobait entièrement sa ligure au fossoyeur et aux prê-
tres; le corps du défunt fut enseveli en cinq minutes.
La fosse comblée, les prêtres s'en -retournèrent, le fossoyeur leur adressa quelques
mois et partit derrière eux.
L'homme au manteau les salua au passage, et mit une pièce de monnaie dans la
main du fossoyeur.
— Mordioux ! murmura d'Artagnan, mais c'est Aramis, cet honune-là!
.\ramis en effet demeiuvi seul, de ce côté du moins, car à peine avait-il tourné la
lêtequele pas du ne femme et le frôlement d'une robe bruirent dansle chemin près de lui.
Il se retourna aussitôt et ôla son chapeau avec un grand fespect de courtisan , il
conduisit la dame sous un couvert de marronniers et de tilleuls cpii ombrageaient imc
tombe fastueuse.
— Ah! par exemple, dit d'Artagnan, l'évêciue de Vannes donnant des rendez-
vous ; c'est toujours l'abbé Aramis , nmguetant à Noisy-le-Sec.
— Oui, ajouta le mouscpietaire. mais dans un cimetière, c'est un rendez-vous sa-
cré, et il se mit à rire.
La couversafion dura une grosse demi-heure.
D'Artagnan ne pouvait voir le visage de la dame, car elle lui tournai! le dos, mais
il vovait [)arfailement à la raideur des deux interlocuteurs, à la symétrie de leiu's
gestes, à la façon coin|)assée, iudustrieu.-e, dont ils se lançaient les regards connue
attaque ou connue dclcnse, il voyait qu on ne pailait pas d'amour.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 13
A la fin de la conversation, la dame se leva, et ce fut elle qui s'inclina profondé-
ment devant Aramis.
— Oh! oh! dit d'Artagnan, mais cela finit comme un rendez-vous d'amour!... Le
cavalier s'agenouille au commencement; la demoiselle est domptée ensuite , et c'est
elle qui supplie... Quelle est cette demoiselle? Je donnerais un ongle pour la voir.
ISIais ce fut impossible. Aramis s'en alla le premier; la dame s'enfonça sous ses
coiffes et parfit ensuite.
D'Artagnan n'y tint plus : il courut à la fenèlre de la rue de Lyon.
Aramis venait d'enlrer dans l'auberge.
La dame se dirigeait en sens inverse. Elle allait rejoindre vraisemblablement un
équipage de deux chevaux de main et d'un carrosse qu'on voyait à la lisière du bois.
Elle marchait lentement, tête baissée, absorbée dans une profonde rêverie.
— Mordioux ! raordioux ! il fciut que je connaisse cette femme, dit encore le mous-
quetaire. Et sans plus délibérer, il se mit à la poursuivre.
Cbemin faisant il se demandait par quel moyen il la forcerait à lever son voile.
— Elle n'est pas jeune, dit-il ; c'est une femme du grand monde. Je connais, ou
le diable m'emporte, cette tournure-là!
Comme il courait, le bruit de ses éperons et de ses bottes sur le sol battu de la rue
faisait un cliquetis étrange, un bonheur lui arriva sur lequel il ne comptait pas.
Ce bruit inquiéta la dame, elle crut être suivie ou poursuivie, ce qui était vrai, et
elle se retourna.
D'Artagnan sauta comme s'il eût reçu dans les mollets une charge de plomb à moi-
neaux, puis faisant un crochet pour revenir sur ses pas,
— Madame de Chevreuse ! murmura-t-il.
D'Artagnan ne voulut pas rentrer sans tout savoir.
Il demanda au père Célestin de s'informer du fossoyeur quel était le mort qu'on
avait enseveli le matin même.
— Un pauvre mendiant franciscain , répliqua celui-ci , qui n'avait pas même un
chien pour l'aimer en ce monde et l'escorter à sa dernière demeure.
— S'il en était ainsi , pensa d'Artagnan, Aramis n'eût pas assisté à son convoi. —
Ce n'est pas un chien pour le dévouement que M. l'évêque de Vannes; pour le flair,
je ne dis pas !
COMMENT PORTHOS, TRUCHEN ET PLANCHET SE QUITTERENT TOUS AMIS,
GRACE A D'ARTAGNAN.
On fit grosse chère dans la maison de Planchet.
Porthos brisa une échelle et deux cerisiers , dépouilla les framboisiers, mais ne put
arriver jusqu'aux fraises, à cause, disait-il, de son ceinturon.
ïrûchen , qui déjà s'était apprivoisée avec le géant, lui répondit :
— Ce n'est pas le ceinduron, z'est le fendre.
Et Porthos, ravi de joie, embrassa Trùchen, qui lui cueillit plein sa main de
fraises et les lui fit manger dans sa main. D'Artagnan, qui arriva sur ces entrefaites,
gourmanda Porthos sur sa paresse, et plaignit tout bas Planchet.
l'j LES iMOUSQUETA[RES.
Porthos déjeuna bien ; quand il eut fini :
— Je me plairais ici , dit-il en regardant Trûchen.
Trûchen sourit.
Planchet en fit autant non sans un peu de gêne.
Alor.s d'Arlagnan dit à Porthos :
— Il ne faut pas, mon ami , que les délices de Capoue vous fassent oublier le but
réel de notre voyage à Fontainebleau.
— Ma présentation au roi?
— Précisément. Je veux aller faire un tour en ville pour préparer cela. Ne sortez
pas d'ici , je vous prie.
— Oh I non ! s'écria Porthos.
Planchet regarda d'Artagnan avec crainte.
— Est-ce que vous serez absent longtemps? dit-il,
Non, mon ami ; et dès ce soir je te débarrasse de deux hôtes un peu lourds pour toi.
— Oh ! monsieur d'Artagnan ! pouvez-vous dire...
Non, vois-tu; ton cœur est excellent , mais ta maison est petite. Tel n'a que
deux arpens, qui peut loger un roi et le rendre très-heureux. Mais tu n'es pas né grand
seigneur, toi.
— M. Porthos non plus , murmura Planchet.
— Il l'est devenu , mon cher: il est suzerain de cent mille livres de rentes depuis
vingt ans , et depuis cinquante il est suzerain de deux poings et d'une échine qui n'ont
jamais eu de rivaux dans ce beau royaume de France. Porthos est un très-grand sei-
gneur à côlé de toi, mon fils, et... je ne l'en dis pas davantage. Je te sais intelligent.
— Mais non ! mais non ! Monsieur, expliquez-moi.
— Regarde ton verger dépouillé , ton garde-manger vide , ton lit cassé . ta cave à
sec, regarde... madame Trûchen...
— Ah! mon Dieu! dit Planchet.
— Porthos, vois-tu, est seigneur de trente villages qui renferment trois cents vas-
sales fort égrillardes , et c'est un bieu bel homme que Porthos 1
— Ah ! mon Dieu ! répéta Planchet.
— Madame Trûchen est une excellente personne, continua d'Artagnan, conserve-
la pour toi , entends-tu. Et il lui frappa sur l'épaule.
A ce moment l'épicier aperçut Trûchen et Porthos éloignés sous une tonnelle.
Trûchen, avec une grâce toute flamande , faisait à Porthos des boucles d'oreille avec
des doubles cerises, et Porthos riait amoureusement, comme Samson devant Dalilah.
Planchet serra la main de d'Artagnan et courut vers la tonnelle.
Rendons à Porthos celle justice qu'il ne se dérangea pas... Sans doute il ne croyait
|)as mal faire.
Triichen non plus ne se dérangea pas, ce qui indisposa Planchet; mais il avait
assez vu de beau monde dans sa boutique pour faire bonne contenance devant un dé-
sagrément.
Planchet prit le bras de Porlhos et lui proposa d'aller voir les chevaux.
Porthos (lit qu'il était fatigué.
Planchet proposa au baron du Vallon de goûter d'un noyau cpi'il faisait lui-même
et qui n'avait pas son pareil. Le baron accepta.
C'est ainsi que toute la journée Planchet sulixcuper son ennemi. Il sacrifia son buf-
fet à son amour-propre.
J>*\rlagnaii revint deux heures après.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 15
— Tout est disposé , dit-il : j'ai vu Sa Majesié un moment au départ pour la chasse :
le roi nous attend ce soir.
— Le roi m'attend ! cria Porthos en se redressant. Et il faut bien l'avouer, car c'est
une onde mobile que le cœur de l'homme , à partir de ce moment Porthos ne regarda
plus madame Trùchen avec cette grâce touchante qui avait amolli le cœur de l'An-
versoise.
Planchet chauffa de son mieux ces dispositions ambitieuses. Il raconta ou plutôt re-
passa toutes les splendeurs du dernier règne : les batailles, les sièges, les cérémonies. Il
dit le luxe des Anglais; les aubaines conquises par les trois braves compagnons, dont
d'Arlagnan, le plus humble au début, avait fini par devenir le chef.
Il enthousiasma Porthos en lui montrant sa jeunesse évanouie , il vanta comme il
put la chasteté de ce grand seigneur et sa religion à respecter l'amitié; il fut éloquent.
il fut adroit. Il charma Porthos, fit trembler Triichen et fit rêver d'Arlagnan.
Asix heures, le mousquetaire ordonna de préparer les chevaux, et fit habiller Porthos.
Il remercia Planchet de sa bonne hospitalité , lui glissa quelques mots vagues d'un
emploi qu'on pourrait lui trouver à la cour, ce qui grandit immédiatement Planchet
dans l'esprit de Trùchen , oii le pauvre épicier, si bon , si généreux, si dévoué, avait
baissé depuis l'apparition et le parallèle de deux grands seigneurs.
Car les femmes sont ainsi faites : elles ambitionnent ce qu'elles n'ont pas , elles dé-
daignent ce qu'elles ambitionnaient quand elles l'ont.
Après avoir rendu ce service à son ami Planchet, d'Artagnan dit à Porthos tout bas :
— Vous avez, mon ami , une bague assez jolie à votre doigt.
— Trois cents pistoles, dit Porthos.
— Madame Trùchen gardera bien mieux votre souvenir si vous lui laissez cette
bague-là, répliqua d'Arlagnan.
Porthos hésita.
— Vous trouvez qu'elle n'est pas assez belle? dit le mousquetaire. Je vous com-
prends, un grand seigneur comme vous ne va pas loger chez un ancien serviteur
sans payer grassement l'hospitalité; mais, croyez-moi, Planchet a si bon cœur, qu'il
ne remarquera pas que vous avez cent mille livres de rentes.
— J'ai bien envie, dit Porthos gonflé par ce discours, de donner à madame Trùchen
ma petite métairie de Bracieux ; c'est aussi une bague au doigt .. douze arpens.
— C'est trop, mon bon Porthos, trop pour le moment... Gardez cela pour plus tard.
Il lui ôta le diamant du doigt et s'approchant de Triichen ,
— Madame, dit-il, M. le baron ne sait comment vous prier d'accepler poiu- l'amour
de lui cette petite bague. M. du Vallon est un des hommes les plus généreux et les
plus discrets que je connaisse. Il voulait vous offrir une métairie qu'il jjossède à Bra-
cieux; je l'en ai dissuadé.
— Oh ! fit Trùchen dévorant le diamant du regard.
— Monsieur le baron ! s'écria Planchet attendri.
— Mon bon ami! balbutia Porthos, charmé d'avoirété si bien Iraduil par d'Artagnan
Toutes ces exclamafions se croisant firent un dénoûment pathétique à la journée
qui pouvait se terminer d'une façon grotesque.
Mais d'Artagnan était là et partout lorsque d'Artagnan avait commandé, les choses
n'avaient fini que selon son goût et son désir.
On s'embrassa. Trùchen, rendue à elle-même par la munificence du baron, se sentit
à sa place, et n'offrit qu'im front timide et rougissant au grand seigneur avec lequel
elle se familiarisait ^i bien la veille.
16
-ES MOUSQUETAIRES.
Plancliel lui-même tut pénétré d'humilité.
En veine de sénérosité, le baron Porthos aurait volontiers vidé ses poches dans les
mains de la cuisinière et de Célesliu.
Mais d"Artagnan l'arrêta.
— A mon (our, dit-il.
Et il domia une pistole à la femme et deux à l'homme.
Ce furent des bénédictions à réjouir le cœur d'Harpagon et à le rendre prodigue.
D'Arlagnan se fit conduire par Flanchet jusqu'au château et introduisit Porlbos
dans son appartement de capitaine, où il pénétra sans avoir été aperçu de ceux qu'il
redoutait de rencontrer.
2mv,
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LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
17
LA PRÉSENTATION DE PORTHOS.
SEPT heures, le roi donnait audience à un ambassadeur
des Provinces-Unies dans le grand salon.
L'audience dura un quart d'heure.
Après quoi il reçut les nouveaux présentés et quelques
dames qui passèrent les premières.
Dans un coin du salon, derrière la colonne, Porthos et
d'Artagnan s'entretenaient en attendant leur four.
■ — Savez-vouslanouvelle? dit le mousquetaire à sonami.
— Non.
— Eh bien! regardez
Porthos se haussa sur les pointes du pied et vit M. Foutpiet en habit de cérémonie
qui conduisait Aramis au roi.
— Aramis! dit Porthos.
— Présenté au roi par M. Fouquet.
— Ah ! fit Porthos.
— Pour avoir fortifié Belle-Isie, continua d'Artagnan.
— Et moi?
— Vous, comme j'avais l'honneur de vous le dire, vous êtes le bon Porthos, lu
bonté du bon Dieu ; aussi vous prie-t-on de garder un peu Sainl-Mandé.
— Ah ! répéta Porthos.
— Mais je suis là heureusement, dit d'Artagnan, et ce sera mon tour tout à Theiire.
En ce moment Fouquet s'adressait au roi.
— Sire, dit-il, j'ai une faveur à demander à Votre Majesté. M. d'Herblay n'est pas
ambitieux, mais il sait qu'il peut être utile. Votre Majesté a besoin d'avoir un agent
à Rome et de l'avoir puissant; nous pouvons avoir un chapeau pour M. d'Herblay.
Le roi fit «n mouvement.
— Je ne demande pas souvent h Votre Majesté, dit Fouquet.
— C'est im cas , répondit le roi , qui traduisait toujours ainsi ses hésitations.
A ce mot , nul n'avait rien à répondre.
Fouquet et Aramis se regardèrent.
Le roi reprit :
— M. d'Herblay peut au^si nous servir en France, un archevêché, par exemple.
— Sire, objecta Fouquet avec une grâce qui lui était particulière. Votre Majesté
comble M. d'Herl)lay : l'archevêché peut être dans les bonnes grâces du roi le com-
plément du chapeau; l'un n'exclut pas l'autre.
T II. a
48 LES MOUSQUETAIRES.
Le roi admira la présence d'esprit et sourit.
— D'Artagiian n'eût pas mieux répondn, dit-il.
Il n'eut pas plulcM prononcé ce nom que d'Artagnan parut.
— Votre Majesté m'appelle? dit il.
Aramis et Fouqnet firent un pas pour s'éloigner.
— Permettez, sire, dit vivement d'Artagnan, qui démasqua Porlhos, permettez
que je présente à Votre Majesté M. le baron du Vallon, l'un des plus braves gen-
tilshommes de France.
Aramis, à l'aspect de Porlhos, devint [tàle; Fouquet crispa ses poings sous ses
manchettes.
D'Artagnan leur sourit à tous deux, tandis que Porthos s'inclinait, visiblement
ému , devant la majesté royale.
— Porthos ici! murmura Fouquet à l'oreille d'Aramis.
— Chut! c'est une trahison, répliqua celui-ci.
— Sire! dit d'Artagnan , voilà six ans que je devrais avoir présenté M. du Vallon
à Votre Majesté, mais certains hommes ressemblent aux étoiles; ils ne vont pas sans
le cortège de leurs amis. La pléiade ne se désunit pas, voilà pourquoi j'ai choisi pour
vous présenter M. du Vallon le moment où vous verriez à côté de lui M. d'Herblay.
Aramis faillit perdre contenance, il regarda d'Artagnan d'un air superbe , comme
pour accepter le défi que celui-ci semblait lui jeter.
— Ah! ces messieurs sont bous amis? dit le roi.
— Excellens, sire, et l'uu ré|)oiid de l'autre. Demandez à M. de Vannes comment a
été fortifiée Belle-Isle?
Fouquet s'éloigna d'un pas.
— Belle-Isle, dit froidement Aramis , a été fortiûée par Monsieur.
Et il montra Porthos qui salua une seconde fois.
Louis admirait et se déli;iit.
— Oui, dit d'Artagnan, mais demandez à M. le baron qui l'a aidé dans ses travaux?
— Aramis , dit Porthos franchement.
Et il désigna Tévéque.
— Que diable signifie to\tt cela, pensa l'évèque, et quel dénoiàment aura celte comédie ?
— Quoi ! dit le roi, M. le cardinal... je veux dire l'évèque... s'appelle Aramis?
— Nom de guerre , dit d'Artagnan.
— Nom d'amitié , dit Aramis.
— Pas de modestie , s'écriad'Artagnan : &ous ce prêtre, sire , se cache le plus brillant
officier, le plus intrépide gentilhomme, le plus savant théologien de votre royaume.
Louis leva la tète.
— Et un ingénieur! dit-il en admirant la physionomie réellement admirable alors
d'Aramis.
— Ingénieur par occasion, sire, dit celui-ci.
'— Mon conqKignon aux mousquetaires, sire, dit avec chaleur d'Artagnan , l'homme
dont les conseils ont aidé plus de cent fois les desseins des ministres de votre père...
M. d'Herblay, en un mot, qui avec M. du Vallon, moi et M. le comte de la Fère ,
connu de Votre Majesté... formait cette (piadrille, dont plusieurs ont parlé sous le feu
roi et pendant la minorité.
— Et qui a fortiiié Bollc-lsle, répéta le roi avec un accent profond.
Aramis s'avança.
— Pour servir lo fils, dit-il, l'onmie j'ai servi le père.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 19
D'Artagnan regarda bien Aramis tandis qu'il proférait ces paroles. 'il y démêla tant
de respect vrai, tant de chaleureux dévouement, tant de conviction incontestable, que
lui, lui, d'Artagnan, l'élernel douleur, lui, l'intaillible, il fut pris.
— On n'a pas un tel accent lorsqu'on ment, dit-il.
Louis fut pénétré.
— En ce cas, dit-il à Fouquel ,qui attendait avec anxiété le résultat de cette épreuve,
le chapeau est accordé. Monsieur d'Herblay , je vous donne ma parole pour la i)re--
ujière promotion. Remerciez M. Fouquel.
Ces mots furent entendus par Colbert dont ils déchirèrent le cœur. Il sortit [)récipi-
lamment de la salle.
— Vous, monsieur du Vallon, dit le roi, demandez... J'aime à récompenser les
serviteurs de mon père.
— Sire, dit Porthos... et il ne put aller plus loin.
— Sire! s'écria d'Arlagnan, ce digne gentilhomme est interdit [)ar la majesté de
votre personne, lui qui a soutenu iièrementle regard et le feu de mille ennemis. Mais
je sais ce qu'il pense , et moi , plus habitué à regarder le soleil... je vais vous dire sa
pensée : il n'a besoin de rien, il ne désire rien que le bonheur de contempler Votre
Majesté pendant un quart d'heure.
— Voussoupez avec moi ce soir, dit le roi en saluant Porthos avec un gracieux sourire.
Porthos devint cramoisi de joie et d'orgueil.
Le roi le congédia , et d'Arlagnan le poussa dans la salle après l'avoir embrassé.
— Mettez-vous près de moi à table, dit Porthos à son oreille.
— Oui, mon ami.
— Aramis me boude , n'est-ce pas?
— Aramis ne vous a jamais tant aimé. Songez donc que je viens de lui faire avoir
le chapeau de cardinal.
— C'est vrai, dit Porthos. Apropos, le roi aime-t-il qu'on mange beaucoup à sa table?
— C'est le llatter, dit d'Artagnan , car il possède un royal appétit.
— Vous m'enchanlez ! dit Porthos.
EXPLICATIONS.
Aramis avait fait habilement une conversion pour aller trouver d'Arlagnan et Por-
thos. Il arriva près de ce dernier derrière la colonne et lui serrant la main :
— Vous vous êtes échappé de ma prison? lui dit-il.
— Ne le grondez pas, dit d'Artagnan, c'est moi , cher Aramis , qui lui ai donné la
clef des champs.
— Ah ! mon ami , répliqua Aramis en regardant Porthos , est-ce que vous auriez
attendu avec moins de patience.
D Artagnan vint au secours de Porlhos qui soufllait déjà.
— Vous autres gens d'église , dit-il à Aramis, vous êtes de grands politiques. Nous
autres gens d'épée nous allons au but. Voici le fait. J'étais allé visiter ce cher IJaise-
meaux...
20 LES MOUSQUETAIRES.
Aramis dressa' l'oreille.
— Tiens! dit Porthos , vous nie faites souvenir que j'ai une lettre de Baisemcaux
pour vous , Aramis.
Et Porthos tendit à l'évêquc la lettre que nous connaissons.
Aramis demanda la permission de la lire et la lut sans que d'Artagnan parût un mo-
ment gêné par cette circonstance qu'il avait suivie tout entière.
Du reste , Aramis lui-même fil si bonne contenance , que d'Artagnan l'admira plus
que jamais.
La lettre lue, Aramis la mit dans sa poche d'un air parfaitement calme.
— Vous disiez donc, cher capitaine? dit-il.
— Je disais, continua le mousquetaire, que j'étais allé rendre visite à Baisemeaux
pour le service.
— Pour le service? dit Aramis.
— Oui, fit d'Artagnan. Et naturellement nous parlâmes de vous et de nos amis. Je
dois dire que Baisemeaux me reçut froidement. Je pris congé. Or, comme je revenais,
un soldat m'aborda et me dit ( il me reconnaissait sans doute malgré mon habit de
ville ) : Ca[»itainc, voulez-vous m'obliger en me lisant le nom écrit sur cette enveloppe ?
Et je lus : Amonsieur du Vallon, à Saint-Mandé , chez monsieur Fouquet.
— Pardicu ! me dis-je, Porthos n'est pas retourné , comme je le pensais, à Pierre-
fonds ou à Bellc-Isle , Porthos esta Saint-Mandé chez .M. Fouquet: M. Fouquet n'est
pas àSaiiit-jMandé , Porthos est donc seul, ou avec Aramis; allons voir Porthos.
Et j'allai voir Porthos.
— Très-bien I dit Aramis rêveur.
— Vous no m'aviez pas coulé cela, fit Porthos.
— Je n'ai pas eu le temps, mon ami!
— Et vous emmenâtes Porthos à Fontainebleau?
— Chez Planche t.
— Planchel demeure à Fontainebleau? dit Aramis.
— Oui , près du cimetière ! s'écria Porthos étourdiment.
— Comment, près du cimetière! fit Aramis soupçonneux.
— Allons, bon! pensa le mousquetaire, profitons de la bagarre, puisqu'il y a
bagarre !
— Oui, du cimetière! dit Porthos. Planchel, certainement , est un excellent garçon
qui fait d'excellentes confitures; mais il a des fenêtres qui donnent sur le cimetière.
C'est attristant ! Ainsi ce matin...
— Ce matin... dit Aramis de plus en plus agité.
D'Artagnan tourna le dos et alla tambouriner sur la \ ilre un peUl air de marche.
— Ce matin, confinua Porthos, nous avons vu enterrer un chrétien.
— Ah ! ah !
— C'est jitiristant! Je ne vivrais pas, moi, dans une maison d'où l'on voit continuel-
lement des morts... Au contraire, d'Artagnan paraît aimer beaucoup cela.
— Ah ! d'Artagnan a vu?
— il n'a pas vu , il a dévoré des yeux.
Aramis tressaillit et se letourna pour regarderie mousquetaircj mais celui-ci était
déjà en grande conversation avec Saint-Aignan.
Aramis continua <rinterroger Porthos; puis, quand il eut exprimé tout le jus de ce
citron gigantescpie, il en jeta l'écorce.
Il rclourna vers son ami d'Artagnan et lui frappa sur l'épaule.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 21
— Ami, dit-il quand Saint-Aignan se fui éloigné, carie souper du roi était annoncé.
— Cher ami, répliqua d'Artagnan.
— Nous ne sonpons point avec le roi, nous autres.
— Si fait, moi, je soupe.
— Pouvez-vous causer dix minutes avec moi?
— Vingt! Il en faut tout autant pour que Sa Majesté se melle à table.
— Où voulez-vous que nous causions?
— Mais ici, sur ces bancs; le roi parti, Ton peut s'asseoir, et la salle est vide.
— Asseyons-nous donc.
Ils s'assirent. Araniis prit une des mains de d'Artagnan.
— Avouez-moi , cher ami , dit-il , que vous avez engagé Porlhos à se défier i.ni peu
de moi.
— Je l'avoue, mais non pas comme vous l'entendez. J'ai vu Porlhos s'ennuyer à la
mort, et j'ai voulu , en le présentant au roi, faire pour lui ot pour vous ce que jamais
vous n'eussiez fait vous-même.
— Quoi ?
— Votre éloge.
— Vous l'avez fait noblement , merci.
— Et je vous ai approché le chapeau qui se reculait.
— Ah! je l'avoue, dit Aramis avec un singulier sourire ; en vérité, vous êtes un
homme unique pour faire la fortune de vos amis.
— Vous voyez donc que je n'ai agi que pour faire celle de Porlhos.
— Oui ! je m'en chargeais de mon coté; mais vous avez le bras plus long que nous.
Ce fut au tour de d'Artagnan de sourire.
— Voyons, dit Aramis, nous nous devons la vérité : m'aimez-vous toujours, mon
cher d'Artagnan?
— Toujours comme autrefois, répliqua d'Artagnan sans trop se compromettre par
cette réponse.
— Alors, merci, et franchise entière, dit Aramis : vous veniez à Belle-Isle pourleroi?
— Pardieu !
— Vous vouliez donc nous enlever le plaisir d'offrir Belle-Isle tout fortifié au roi?
— Mais , mon ami , pour vous ôter le plaisir, il eût fallu d'abord que je fusse instruit
de votre intention.
— Vous veniez à Belle-Isle sans rien savoir?
— De vous? eh oui ! Comment diable voulez-vous que je me figure Aramis devenu
ingénieur au point de fortifier comme Polybe ou Archimède?
— C'est vrai. Cependant vous m'avez deviné là-bas.
~ Oh ! oui.
Et Porlhos aussi?
— Très-cher, je n'ai pas deviné qu'Aramis fût ingénieur. Je n'ai pu deviner que
Porthos le fût devenu. Il y a un Latin qui a dit : On devient orateur, on naît poëte.
Mais il n'a jamais dit : On naît Porlhos et l'on devient ingénieur.
— Vous avez toujours un charmant esprit, dit froidement Aramis. Je poursuis.
— Poursuivez.
— Quand vous avez tenu notre secret , vous vous êtes hàlé de le venir dire au roi.
— J'ai d'autant plus couru , mon bon ami , que je vous ai vu courir plus fort.
Lorsqu'un homme pesant deux cent cinquante-huit livres, comme Porlhos, court la
poste, quand un prélat goutteux, pardon, c'est vous qui me l'avez dit, quand un
22 LES MOUSQUETAIRES.
prélat brûle le chemin , je suppose, moi , que ces deux amis qui n'ont pas voulu me
prévenir avaient des choses de la dernière conséquence à me cacher, et ma foi , je
cours... je cours aussi vile que ma maigreur et l'absence de goutte me le permettent.
— Cher ami, n'avez-vous pas réfléchi que vous pouviez me rendre, à moi et à
Porlhos, un triste service?
— Je l'ai bien pensé, mais vous m'aviez t'ait jouer, Porthos et vous, un triste rôle
à Belle-Isle.
— Pardonnez-moi , dit Aramis.
— Excusez-moi. dit d'Artagnan.
— En sorte, poursuivit Aramis, que vous savez tout maintenant.
— Ma foi , non .
— Vous savez que j'ai du faire prévenir tout de suite M. Fouquet, pour qu'il vous
prévint près du roi ?
— C'est là l'obscur.
— jMais non. M. Fouquet a des ennemis , vous le reconnaissez?
— Oh! oui.
— Il en a un surtout...
— Dangereux.
— Mortel. Eh bien! pour combattre l'influence de cet ennemi, M. Fouquet a dû faire
preuve, devant le roi^ d'im grand dévouement et de grands sacrilices. Il a fait luie
surprise à Sa Majesté en lui oflrant Oelle-lsic. Vous, arrivant le premier à Paris, la
surprise était détruite... Nous avions l'air de céder à la crainte.
— Je comprends.
— Voilà tout le mystère, dit Aramis, satisfait d'avoir convaincu le mousquetaire.
— Seulement, dit celui-ci. plus simple était d(> me tirer à quartier à Helle-Isie
pour médire : « Cher ami. nous fortifions Belle-Isle-en-mer pour l'oflrir au roi...
Rendez-nous le service de nous dire pour qui vous agissez. Êles-vous l'ami de M. Col-
bert ou celui de M Fou([uet? » Peut-être n'eussé-je rien répondu, mais vous etissiez
ajouté : « Ètes-vous mon ami? » J'aurais dit : Oui.
Aramis pencha la tète.
— De cette façon, continua d'Artagnan. vous me paralysiez, et je venais dire au
roi : Sire, M. Fouquet fortifie Belle-Isle. et très-bi(Mi: mais voici un mol que M. le
souverneurde Bclle-Isle m'a donné pour Votre Maiesté. Ou bien : Voici une vente de
M. Fouquet à l'endroit de ses intentions. Je ne jouais pas un sot rôle ; vous aviez votre
surprise, et nous n'avions pas besoin de loucher en nous regardant.
— Tandis, répliqua Aramis, ipiaujourd'hiii vous avez agi tout à fait cnami de
M. (^.ulberl. Vous êtes donc son ami?
— Ma foi, non! s'éciia le capitaine. M. (^olbert e>t un luislre, el je le hais counuc
je haïssais Mazarin , mais>aus le craindre.
— Eh bien! moi, dit .\ramis. j'aime M. Fouquet, etjc suisà lui. Vous connaissez ma
posiliou... Je n'ai pas de bien... M. Fouquet m'a fait avoir des bénélices, un évéché:
M. Fouquet m'a obligé comme un galant houune. el je me souviens assez du monde
pour apprécier les bons procédés. Donc M. Fouquet m'a gagné le cœur el je me suis
mis à son serxicc.
— Rien de mieux. Vous avez là un bon maître.
Aramis se pinça les lèvres.
— Le meilleur, je crois, de tous ceux qu'on pourrait avoir.
Puis il tit une pause.
I.K VICOMTI-: DE HHA'iKI.ONNE. -23
D'Artagnan se garda bien de riiitci rompre.
— Vous savez sans doute de Portlios comnienl il s"est tmiivé mêlé à tout ceci?
— Non, dild'Arlagnan, je suis curieux, c'est vrai, mais je ne questionne jamais un
ami quand il veut me cacher son vci-itahle secret.
— Je m'en vais vous le dire.
— Ce n'est pas la peine si cette confidence m'engage.
— Oh ! ne craignez rien. Porthos est l'homme que j"ai le plus aimé parce qu'il est
simple et bon, Porthos est un esprit droit. Depuis que je suis évèque, je recherche les
natures simples, qui me font aimer la vérité, haïr l'intrigue.
D'Artagnan se caressa la moustache.
— J'ai vu et recherché Porthos ; il était oisif: sa présence me rappelait mes beaux
jours d'autrefois sans m'engager à mal faire au présent J'ai appelé Porlhos à Vannes.
M. Fouquet, qui m'aime, ayant su que Porthos m'aimait, lui a promis l'ordre à la
première promotion , voilà tout le secret.
— Je n'en abuserai pas, dit d'Artagnan.
— Je le sais bien , cher ami , nul n'a plus que vous de réel honneur.
— Je m'en flatte , Aramis.
— Maintenant...
Et le prélat regarda son ami jusqu'au fond de l'âme.
— Maintenant , causons de nous, pour nous; voulez-vous devenir un des amis de
M. Fouquet? ne m'interrompez pas avant de savoir ce que cela veut dire.
— J'écoute.
— Voulez-vous devenir maréchal de France , pair, duc , et posséder un duché d'un
million?
— Mais, mon ami, répliqua d'Artagnan, pour obtenir tout cela que faut-il faire?
— Être l'homme de M. Fouquet.
— Moi , je suis l'homme du roi , cher a;iii.
— Pas exclusivement, je suppose.
— Oh ! d'Artagnan n'est qu'un.
— Vous avez , je le présume, une ambition comme un grand cœur que vous êtes?
— Mais oui.
— Eh bien?
— Eh bien! je désire être maréchal de France; mais le roi me fera maréchal, duc,
pair; le roi me donnera tout cela.
Aramis attacha sur d'Artagnan son limpide regard.
— Est-ce que le roi n'est pas le maiire? dit d'Artagnan.
— Nul ne le consteste; mais Louis XIII était aussi le maître.
— Oh! mais, cher ami, entre Richelieu et Louis XIII, il n'y avait pas un M. d'Ar-
tagnan, dit tranquillement le mousquetaire.
— Autour du roi , dit Aramis, il est bien des pierres d'achoppement.
— Pas pour les rois. ^
— Sans doute, mais...
— Tenez, Aramis, je vois que tout le monde pense à soi et jamais à ce petit prince:
moi je me soutiendrai en le soutenant.
— Et l'ingratitude?
— Les faibles en ont peur.
— Vous êtes bien sûr de vous?
— Je crois que oui.
2i
LES MOUSQUETAIRES.
— Mais le roi peut n'avoir plus besoin de vous?
— Au contraire, je crois qu'il en aura plus besoin que jamais; et tenez , mon cher,
s'il fallait arrèler un nouveau Condé, qui l'arrêterait? Ceci... ceci seul en France.
Et d'Artagnan frappa son épée.
— Vous avez raison , dit Aramis en pâlissant.
Et il se leva et serra la main de d'Artagnan.
— Voici ie dernier appel du souper, dit le capitaine des mousquetaires, vous per-
mettez.
Aramis passa son bras au cou du mousquetaire et lui dit :
— Un ami comme vous est le plus beau joyau de la couronne royale.
Puis ils se séparèrent.
— Je disais bien, pensa d'Artagnan, qu'il y avait quelque chose.
— Il faut se hâter de mettre le feu aux poudres, dit Aramis, d'Artagnan a éventé
la mèche.
I.R VICOMTE r>E BUAGFJ.ONNE.
MADAME ET GUICHE.
(^ OIS avons vu que le comte de Guiche était sorti de la
salle le jour où Louis XFS' avait oflert avec tant de ga-
lanterie à la Vallière les merveilleux bracelets gagnés à
la loterie.
Le comte se promena quelque temps hors du palais,
Tespril dévoré par uiille soupçons et mille iiKjuiétudes.
Puis on le vit guettant sur la terrasse , en face des
quinconces, le départ de Madame.
Une grosse demi-heure s'écoula. Seul à ce moment, le
comte ne pouvait avoir de bien divertissantes idées.
11 tira ses tablettes de sa poche, et se décida, après mille hésitations, à écrire ces mots :
« Madame, je vous supplie de m'accorder un moment d'enlreiien. Ne vous alarmez
pas de cette demande, qui n'a rien d'étranger au profond respect avec lequel, etc., etc.»
Il signait cette singulière supplique, pliée en billet d'amour, quand il vit sortir du
château plusieurs femmes , puis des hommes, presque tout le cercle de la reine enfin.
Il vit la Vallière elle-même, puis Montalais causant avec ^Malicorne.
Il vit jusqu'au dernier des conviés qui tout à l'heure peuplaient le cabinet de la
reine-mère.
t Madame n'était point passée; il fallait cependant qu'elle traversât cette cour pour
rentrer chez elle , et de la terrasse Guiche plongeait dans cette cour.
Enfin il vit Madame sortir avec deux pages qui portaient les flambeaux. Elle mar-
chait vite , et arrivée à sa porte elle cria :
— Pages, qu'on m'aille s'informer de M. le comte de Guiche. Il doit me rendre
compte d'une commission. S'il est hbre. qu'on le prie de passer chez moi.
Guiche demeura muet et caché dans son ombre , mais sitôt que Madame fut rentrée,
il s'élança de la terrasse en bas des degrés ; il prit l'air le plus indifférent pour se faire
rencontrer parles pages qui couraient déjà vers son logement.
— Ah ! Madame me fait chercher! se dit-il tout ému.
Et il serra son billet désormais inutile.
— Comte, dit un des pages en l'apercevant, nous sommes heiucux de vous ren-
contrer.
— Qu'y a-t-il, ^lessieurs?
— Un ordre de Madame.
— Un ordre de Madame ! fit Guiche d'un air surpris.
26 LES MOUSQUETAIRES.
^ — Oui, comte, Son Altesse Royale vous demande: vou> lui devez, nous a-t-elle
dit, compie d'une commission. Ètes-vous libre?
— Je suis fout entier aux ordres de Son Altesse Royale.
— Veuillez donc nous suivre.
Monté chez la princesse , Guiche la trouva pâle et agitée.
A la porte se tenait Montalais , un peu inquiète de ce qui se passait dans l'esprit de
sa maîtresse.
Guiche parut.
— Ah ! c'est vous, monsieur de Guiche, dit Madame, entrez, je vous prie... Made-
moiselle de Montalais, votre service est fini.
Montalais, encore plus intriguée, salua et sortit.
Les deux interlocuteurs restèrent seuls.
Le comte avait tout l'avantage : c'était Madame qui l'avait appelé à un rendez-vous.
Mais cet avantage, comment était-il possible au comle d'en user? C'était une personne
si fantasque que Madame ! c'était un caractère si mobile que celui de Son Atesse Royale !
Elle le fit bien voir, car abordant soudain la conversation,
— Eh bien! dit-elle, n'avez-vous rien à me dire?
Il crut qu'elle avait deviné sa pensée; il crut, ceux qui aiment sont ainsi faits, ils
sont crédules et aveugles comme des poètes ou des prophètes, il crut qu'elle savait le
désir qu'il avait de la voir et le sujet de ce désir.
— Oui , bien, Madame, dit-il, et je trouve cela fort étrange.
— L'affaire des bracelets, s'écria-t-elle vivement, n'est-ce pas?
— Oui, Madame.
— Vous croyez le roi amoureux, dites?
Guiche la regarda longuement, elle baissa les yeux sous ce regard qui allait jusqu'au
cœur.
— Je crois, dit-il , que le roi peut avoir eu le dessein de tourmenter quelqu'un ici ;
le roi , sans cela , ne se montrerait pas empressé comme il est ; il ne risquerait pas de
compronieltre de gaieté de cœur une jeune fille jusqu'alors inattaquable.
— Bon ! cette effrontée , dit hautement la princesse.
— Je puis affirmer à Votre Altesse Royale, dit Guiche avec une fermeté respec-
tueuse, que mademoiselle de la Vallière est aimée d'un homme qu'il convient de res-
pecter, car c'est un galant homme.
— Oh ! Bragelonne, peut-être?
— Mon ami. Oui , Madame.
— Eh bien! quand il serait voire ami, qu'importe au roi?
— Le roi sait que Bragelonne est fiancé à mademoiselle de la Vallière. et comme
Raoul a servi le roi bravement , le roi n'ira pas causer un malheur irréparable.
Madame semilà rire avec des éclats qui firent surGuiche une douloureuse impression.
— Je vous répète , INIadame. que je ne crois pas le roi amoureux de la Vallière. et
la prouve que je ne le crois pas, c'est que je voulais vous demander de qui Sa Majesté
peut chercher à piquer l'amour-propre en cette circonstance. Vous qui connaissez toute
la cour, vous m'aiderez à trouver d'autant plus assurément , que , dit-on partout, Votre
Altesse Royale est fort inlinie avec le roi.
Madame se mordit les lèvres ,et faute de bonnes raisons elle détourna la conversafion.
— Prouvez-moi , dit-elle en attachant sur lui un de ces regards dans lesquels l'âme
semble passer tout entière, prouvez-moi que vous cherchiez à m'inferroger. moi qui
vous ai appelé.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 27
Guiche tira gravement de ses taliletles ce qu'il avait érrit et le montra.
— Sympathie , dit-elle.
— Oui, til le comle avec une insurmonlal)le tendresse, oui, sympalhie ; mais moi
je vous ai expliqué comment et pourquoi je vous cherchais; vous, Madame, vous êtes
encore à me dire pourquoi vous nie mandiez près de vous.
— C'est vrai.
Et elle hésita.
— Ces bracelets me feront perdre la tête, dit-elle tout à coup.
— Vous vous attendiez à ce que le roi dût vous les offrir? répliqua Guiche.
— Pourquoi pas?
— Mais avant vous, Madame, aAant vous, sa belle-sœur, le roi n'avait-il pas la reine?
— Avant la Vallière, s'écria la princesse ulcérée, n'avail-il pas moi? n'avaif-il pas
toute la cour?
— Je vous assure, Madame, dit respectueusement le comle, que si l'on vous en-
tendait parler ainsi, que si l'on voyait vos yeux rouges et. Dieu me pardonne, cette
larme qui monte à vos cils, oh ! oui! tout le monde dirait que Votre Altesse Rovale
est jalouse.
— Jalouse! fit la princesse avec hauteur; jalouse de la Vallière?
Elle s'atlendait à faire j)lier Guiche avec ce geste hautain et ce Ion superbe.
— Jalouse de la Vallière, oui. Madame, répéla-t-il bravement.
— Je crois, Monsieur, balbutia-t-elle, que vous vous permettez de m'insuUer.
— Je ne le crois pas. Madame, répliqua le comte un peu agité mais résolu à dompter
cette fougueuse colère.
— Sortez! dit la princesse au comble de l'exaspération, tant le sang-froid et le res-
pect muet de Guiche lui tournaient à rage.
Guiche recula d'un pas, lit sa révérence avec lenteur, se releva blanc comme ses
manchettes, et d'une voix légèrement altérée.
— Ce n'était pas la peine que je m'empresse, dit-il, pour subir celte injuste disgrâce.
El il tourna le dos sans précipitation.
Il n'avait pas fait cinq pas, que Madame s'élança comme une tigresse après lui , le
saisit parla manche etle retournant :
— Ce que vous affectez de respect, dit-elle en tremblant de fureur, est plus insul-
tant que l'insulte. Voyons, insul!ez-moi , mais au moins parlez!
— Et vous, Madame, dit le comle doucement en tirant son épée, percez-moi le cœur,
mais ne me faites pas mourir à petit feu.
Au regard qu'il arrêta sur elle, regard empreint d'amour, de résolution, de déses-
poir même, elle comprit qu'un homme, si calme en apparence, se passerait l'épée
dans la poitrine si elle ajoutait un mot.
Elle lui arracha le fer d'entre les mains et serrant son bras avec un délire qui pou-
vait passer pour de la tendresse :
— Comte, dit-elle, ménagez-moi. Vous voyez'que je souffre, et vous n'avez aucune
' pitié.
Les larmes, dernière crise de cet accès, étouffèrent sa voix. Guiche, la voyant
pleurer, la prit dans ses bras et la porta jusqu'à son fauteuil ; un moment encore elle
suffoquait.
— Pourquoi, murmurait-il à ses genoux, ne m'avouez-vous pas vos peines? Aimez-
vous quelqu'un? dites-le-moi. J'en mourrai, mais après que je vous aurai soulagée,
consolée, servie même.
-28 LES MOUSQUETAIRES.
— Oh ! vous m'aimez ainsi? rèpliqua-t-elle vaincue.
— Je vous aime à ce point , oui, Madame.
Elle lui donna ses deux mains.
— J'aime, en effet , murmura-t-elle si bas que nul n'eût pu l'entendre.
Lui l'enlendit.
— Le roi? dit-il.
Elle secoua doucement la tête, et son sourire fut comtne ces éclaircies de nuages
par lesquelles . après la tempête, on croit voir le paradis s'ouvrir.
— Mais, ajouta-t-elle, il y a d'autres passions dans un cœur bien né. L'amour, c'est
la poésie; mais la vie de ce cœur, c'est l'orgueil. Comte , je suis née sur le trône , je
suis fière et jalouse de mon rang. Pourquoi le roi rapproche-t-il de lui des indignités?
— Encore ! lit le comie, voilà que vous maltraitez cette pauvre tille qui sera la
femme de mon ami.
— Vous êtes assez simple pour croire cela , vous?
— Si je ne le croyais pas , dit-il fort pâle, Bragelonne serait prévenu demain : oui,
si je supposais que celte pauvre la Vallière eût oublié les sermens qu'elle a faits à
Raoul. Mais non, ce serait une lâcheté de trahir le secret d'une femme : ce serait un
crime de troubler le repos d'un ami.
— Vous croyez, fit la princesse avec un sauvage éclat de rire, que l'ignorance est
du bonheur?
— Je le crois , répliqua-t-il.
— Prouvez! prouvez donc! dit-elle vivement.
— C'est facile . Madame : on a dit dans toute la cour que le roi vous aimait et que
vous aimiez le roi.
— Eh bien? fit-elle en respirant péniblement.
— Eh bien! admettez que Raoul, mon ami, fût venu me dire: Oui, le roi aime
Madame, oui , le roi a touché le cœur de Madame, j'eusse peut-être tué Raoul !
— Il eût fallu, dit la princesse avec cette obstination des femmes qui se sentent im-
prenables, que M. de Bragelonne eût eu des preuves pour vous parler ainsi.
— Toujours est-il , répondit Guiche en soupirant, que n'ayant pas été averti , je n'ai
rien approfondi, et qu'aujourd'hui mon ignorance m'a sauvé la vie.
— Vous pousseriez jusque-là l'égoïsme et la froideur, dit Madame , que vous lais-
seriez ce malheureux jeune homme continuer d'aimer la Vallière.
— Jusqu'au jour où la Vallière me sera révélée coupable , oui. Madame.
— Mais les bracelets ? ^
— Eh! Madame, puisque vous vous attendiez à les recevoir du roi, (|u"eussé-je pu
dire?
L'argument était vigoureux; la princesse en fut écrasée. Elle ne se releva plus dès
ce moment.
Mais comme elle avait l'àme pleine de noblesse, comme elle avait l'esprit ardent
d'intelligence, elle comprit toute la délicatesse de Guiche.
Elle lut clairement dans son cœur qu'il soupçonnait le roi d'aimer la Vallière, et ne
voulait pas user de cet expédient vulgaire qui consiste à ruiner un rival dans l'esprit
d'une femme en donnant à celle-ci l'assurance, la certitude que ce rival courtisait une
autre femme.
Elle devina qu'il soupçonnait la Vallière , et que pour lui laisser le temps de se con-
vertir, pour ne pas la perdre à jamais, il se réservait une démarche directe ou quel-
ques observations plus nettes.
MADAME ET DE GUICHE
M^ VICOMTE DE BRAGELONNE. 29
Elle lut en un mot tant de grandeur réelle, tant de générosité dans le cœur de son
amant, qu'elle sentit s'embraser le sien au contact d'une flamme aussi pure.
— Voilà bien des paroles perdues, dit-elle en lui prenant la main. Soupçons, in-
quiétudes , détiances, do\ileiirs, je crois que nous avons prononcé tous ces noms.
— Hélas! oui, Madame.
— Effacez-les de votre cœur comme je les chasse du mien. Comte , que cette la Val-
liçre aime le roi ou ne l'aime pas, que le roi aime ou n'aime pas laVallière, faisons,
à partir de ce moment, une distinction dans nos vieux rôles Vous ouvrez de grands
yeux, je gage que vous ne me comprenez pas?
— Vous êtes si vive , Madame, que je #iemble toujours de vous déplaire.
— Voyez comme il tremble! le bel effrayé, dit-elle, avec un enjouement plein de
charmes. Oui, Monsieur, j'ai deux rôles à jouer. Je suis la sceur du roi et la belle-sœur
de sa femme. A ce titre, ne faudra-t-il pas que je m'occupe des intrigues du ménage?
Votre avis ?
— Le moins possible , Madame.
— D'accord, mais c'est une question de dignité, ensuite je suis lafeunne de Monsieur.
Guicbe soupira,
— Ce qui , dit-elle tendrement, doit vous exhorter à me parler toujours avec le plus
souverain respect.
— Oh ! s'écria-t-il en tombant à ses pieds qu"il baisa couimc ceux d'une divinité.
— Vraiment, murmura-t-elle , je crois que j'ai encore un autre rôle. Je l'oubliais.
— Lequel? lequel?
— Je suis femme, dit-elle plus bas encore. J'aime !
lise releva. Elle lui ouvrit ses bras; leurs lèvres se touchèrent.
Un pas retentit derrière la tapisserie. Montalais heurta.
— Qu'y a-t-il, Mademoiselle? dit Madame.
— On cherche M. deGuiche, répondit Monlalais, qui eut tout le temps de voir tout
le désordre des acteurs de ces quatre rôles, car constamment Guiche avait héroïque-
ment aussi joué le sien.
MONTALAIS ET MALICORNE.
Montalais avait raison , M. de Guiche , appelé partout , était fort exposé par la mul-
tiplicité même des affaires à ne répondre nulle part.
Aussi, telle est la force des situations faibles, que Madame, malgré son orgueil
blessé, malgré sa colère intérieure , ne put rien reprocher, rjiomentanément du moins,
à Montalais, qui venait de violer si audacieusement la consigne quasi-royale qui
l'avait éloignée.
Guiche aussi perdit la tête, ou pluiôt, disons-le, Guiche avait perdu la tête avant
l'arrivée de Montalais; car, à peine eut-il entendu la voix de la jeune lille que, sans
prendre congé de Madame, comme la plus sim|de politesse l'exigeait, même entre
égaux, il s'enfuit le cœur brûlant, la tête folle, laissant la princesse une main levée
et lui faisant un geste d'adieu.
30 LES MOUSQUETAIRES.
C'est que Guiche pouvait dire , comme le ditChénibin cent ans plus lard: qu'il em-
portait aux lèvres du bonheur pour une éternité.
Monlalais trouva donc les deux amans fort en désordre. Il y avait désordre chez
celui qui s'enfuyait, désordre chez celle qui restait.
Aussi ,, Montalais tout en jetant un regard interrogateur autour d'elle , murmurait :
— Je crois que cette fois j'en sais autant que la femme la plus curieuse peut désirer
en savoir.
Madame fut tellement embarrassée de ce regard inquisiteur, que . comme ^i elle eût
entendu l'aparlé de Montalais, elle ne dit pas un seul mot à sa tille d'honneur, et
baissant les yeux, rentra dans sa chambre Tcoucher.
Ce que voyant Montalais , elle écouta.
Alors elle entendit Madame qui fermait les verrous de sa chambre.
De ce moment elle comprit qu'elle avait sa nuit, à elle, et faisant du coté de cette
porte qui venait de se fermer un geste assez irrespectueux, lequel voulait dire: Bonne
nuit, princesse, elle descendit retrouver Malicorne , fort occupé pour le moment à
suivre de l'œil un courrier tout poudreux qui sortait de chez le comte de Guiche.
Montalais coiriprit que Malicorne accomplissait quelque œuvre d'importance: elle le
laissa tendre les yeux , allonger le cou , et quand Malicorne en fut revenu à sa position
naturelle, elle lui frappa seulement sur l'épaule.
— Eh bien, dit Monlalais, quoi de nouveau?
— M. de Guiche aime Madame, dit Malicorne.
— Belle nouvelle! Je sais quelque chose de plus frais , moi.
— Et que savez-vous?
— C'est que Madame aime M. de Guiche.
— L'un était la conséquence de l'autre.
— Pas toujours , mon beau Monsieur.
— Cet argument serait-il à mon adresse?
— Les personnes présentes sont toujours exceptées.
— Merci, fit Malicorne. El de l'autre côté, conlinua-t-il en interrogeant, le roi u
voulu ce soir, après la loterie , voir mademoiselle de la Vallièrc.
— Eh bien ! il l'a vue.
— Non pas.
— Comment ! non pas.
— La porte était fermée.
— De sorte que...
— De sorte que le roi s'en est retourné tout penaud comme un simple voleur (jui a
oublié ses outils.
— Bien.
— Et du troisième côté? demanda Montalais.
— Le courrier qui arrive à M. de Guiche est envoyé par M. de Bragelonne.
— Bon ! lit Montalais an frappant dans ses mains.
•— Pourquoi, bon?
— Parce que voilà de l'occupation. Si nous nous eimuyons maintenant, nous au-
rons du malheur.
— 11 importe de se diviser la besogne, lit Malicorne, afin do ne point faire confusion.
' — Rien de plus simple, répliqua Montalais. Trois intrigues un peu bien chauffées,
un peu bien menées, doiment, l'une dans l'autre, et au bas chiffre, trois billets par j(»ur.
— Oh 1 s'écria Malicorne en haussant les épaules, vous n'y pensez |)as. ma chère,
LE VICOMTE DE BRAGELONiNE. 31
trois billets en un jour, c'est bon pour des sentimens bourgeois. Un mousquetaire en
service, une petite (ille au couvent échangent le billet quotidiennement par le haut de
l'échelle ou par le trou ùùl au mur. En un billet tient toute la poésie de ces pauvres
petits cœurs-là. Maischeznous. Oh ! que vous connaissez peu leTondre royal, ma chère.
— Voyons, concluez, dit Montalais impatientée. On peut venir.
— Conclure! Je n'en suis qu'à la narration. J'ai encore trois points.
— En vérité, il me fera mourir avec son flegme de Flamand , s'écria Montalais.
— Et vous , vous me ferez perdre la tête avec vos vivacités d'Italienne. Je vous di-
sais donc que nos amoureux s'écriront des volumes. Mais où voulez-vous en venir?
— A ceci. Qu'aucune de nos dames ne peut garder les lettres qu'elle recevra.
— Sans aucun doute.
— Que M. de Guiche n'oserapas garder les siennes non plus.
— C'est probable.
— Eh bien ! je garderai tout cela , moi.
— Voilà justement ce qui est impossible, dit Malicorne.
— Et pourquoi cela?
— Parce que vous n'êtes pas chez vous, que votre chambre est commune à la Val-
lière et à vous , que l'on pratique assez volontiers des visites et des fouilles dans une
chambre de fille d'honneur, que je crains fort la reine, jalouse connue une Espagnole,
la reine-mère, jalouse comme deux Espagnoles, et enfin Madame, jalouse connue dix
Espagnoles.
— Vous oubliez quelqu'un !
— Qui?
— Monsieur.
— Je ne parlais que pour les femn)es. Numérotons donc Monsieur n° \.
— Guiche.
— N°2 : le vicomte de Bragelonne.
— Et le roi? et le roi?
— N" 4. Certainement le roi , qui sera non-seulement plus jaloux mais encore plus
puissant que tout le monde. Ah ! ma chère !
— Après?
— Dans quel guêpier vous êtes-vous fourrée !
— Pas encore assez avant. Si vous voulez m'y suivre'?
— Certainement que je vous y suivrai. Cependant...
— Cependant...
— Tandis qu'il en est temps encore, je crois qu'il serait prudent de retourner en
arrière.
— - Et moi, au contraire, je crois que le plus prudent est de nous mettre du pre-
mier coup à la tête de toutes ces intrigues-là.
— Vous n'y suffirez pas.
— Avec vous j'en mènerais dix. C'est mon élément, voyez-vous. J'étais faite pour
vivre à la cour, comme la salamandre est faite pour vivre dans les flammes.
— Votre comparaison ne me rassure pas le moins du monde , chère amie. J'ai
entendu dire à des savans , d'abord qu'il n'y avait pas de salamandre, et qu'y eu
eût-il, elles seraient parfaitement grillées, elles seraient parfaitement rôties en sortant
du feu.
— Vos savans peuvent être fort savans en affaires de salamandre, mais ils sont, à
coup sûr, fort ignorans en matière de femmes. Or, vos savans ne vous diront point ceci
32 LES MOUSQUETAIRES.
que je vous dis. moi : Aure de Montalais est appelée à être, avant un mois, le pre-
mier diplomate de la cour de France !
— Soit , mais à la condition que j'en serai le deuxième.
— C'est dit, alliance offensive et défensive, bien entendu.
— Seulement, défiez-vous des lettres.
— Je vous les remettrai au fur et à mesure qu'on me les remettra.
— Que dirons-nous au roi , de Madame?
— Que Madame aime toujours le roi.
— Que dirons-nous à Madame, du roi?
— Qu'elle aurait le plus grand tort de ne pas le ménager.
— Que dirons-nous à la Vallière , de Madame?
— Tout ce que nous voudrons, la Vallière est à nous.
— A nous?
— Doublement.
— Comment cela?
— Par le vicomte de Bragelonne d'abord.
— Expliquez-vous.
— Vous n'oubliez pas, je l'espère, que M. de Bragelonne a écrit beaucoup de
lettres à mademoiselle de la Vallière?
— Je n'oublie rien.
— Ces lettres, c'est moi (pii les recevais, c'est moi qui le.> cacluîis.
— Et par conséquent c'est vous qui les avez?
— Toujours.
— Où cela , ici ?
— Oh! que non pas. Je les ai à Blois , dans la petite chambre que vous savez.
— Petite chambre chérie, petite chambre amoureuse, antichambre du palais que
je vous ferai habiter un jour. Mais, pardon , vous dites (pie toutes ces lettres sont dans
cette petite chambre?
— Oui.
— Ne les metliez-vons pas dans un coffret?
— Sans doute, dans le même codret où je mettais les lettres que je recevais de
vous , et où je déposais les miennes quand vos affaires ou vos plaisirs vous cmpêcliaient
de venir au rendez-vous.
— Ahl fort bien, dit Malicorne.
— Pourquoi celte satisfaction?
— Parce que je vois la possibilité de ne pas courir à Blois après les lettres. Je les ai ici.
— Vous avez rappoi'té le coffret?
— Il m'était cher venant de vous.
— Prenez-y garde au moins, le coiïret contient des originaux qui auront un grand
prix plus tard.
— Je le sais parbleu bien , et voilà justement pourquoi je ris, et de tout mon cœur
même.
— Maintenant, un dernier mot.
— Pourquoi donc un dernier?
T— Avons-nous besoin d'auxiliaires?
— D'aucuns.
• — Valets, servantes!
— Mauvais, détestable. Vous donnerez le> lellres, vous les recevrez. (>h ! pas de
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 33
fierté, sans qnoi^L Malioorne ot mademoiselle Auro ne faisant pas leurs affaires eux-
mêmes, se devront résoudre à les voir faire par d'autres.
— Vous avez raison, mais que se passe-t-il chez M. de Guicbe?
— Rien, il ouvre sa fenêtre.
— Disparaissons.
Et tous deux disparurent en effet, la conjuration était nouée.
La fenêtre qui venait de s'ouvrir était en effet celle du comte de Guichc.
Mais comme eussent pu le penser les ignorans, ce n'était pas seulement pour làclier
de voir l'ombre de iNIadame à travers ses rideaux qu'il se mettait à celte fenêtre, et sa
préoccupation n'était pas tout amoureuse.
Il venait, comme nous l'avons dit, de recevoir un courrier j ce courrier lui avait été
envoyé par Bragelonne. Bragelonne avait écrit à Guiche.
Il avait lu et relu la lettre, laquelle lui avait fait une profonde impression.
— Étrange, étrange, munnurait-il. Par quels moyens pnissans la destinée entraînc-
t-elle donc les gens à leur but?
VA quillant la fenêtre pour se rapprocher de la lumière, il relut une troisième fois
celte lettre, dont les lignes brûlaient à la fois son esprit et ses yeux.
Calais.
« Mon cher comte ,
« J'ai trouvé à Calais M. de Wardes, qui a été blessé gravement dans une alïaire
avec M. de Buckingham.
« C'est un homme brave, comme vous savez, que de Wardes , mais haineux et
méchant.
« Il m'a entretenu de vous , pour qui, dit-il, son cœur a beaucoup de penchant ; de
Madame, qu'il trouve belle et aimable.
« Il a deviné voire amour pour la personne que vous savez.
c( Il m'a aussi entretenu d'une personne que j'aime et m'a témoigné le plus vif inté-
rêt en me plaignant fort, le tout avec des obscurités qui m'ont effrayé d'abord, mais
que j'ai fini par prendre pour les résultats de ses habitudes de mystère.
« Voici le fait.
« Il aurait reçu des nouvelles de la cour. Vous comprenez que ce n'est que p;u'
M. de Lorraine.
« On s'entretient, disent les nouvelles, d'un changement sunenu dans les affections
du roi. »
« Vous savez qui cela regarde.
« Ensuite, disaient encore ces nouvelles, on parle d'une fille d'honneur qui donne
sujet à la médisance.
« Ces phrases vagues ne m'ont point permis de dormir. J'ai déploré depuis hier que
mon caractère droit et faible, malgré une certaine obstination, m'ait laissé sans ré-
plique à ces insinuations.
« En un mot, M. de Wardes partait pour Paris; je n'ai point retardé son déj)art
avec des explications, et puis il me paraissait dur, je l'avoue, de mettre à la question
un homme dont les blessures sont à peines fermées.
« Bref, il est parti à petites journées, parti pour assister, dit-il, au curieux spec-
tacle que la cour ne peut manquer d'offrir sous peu de temps.
« Il a ajouté à ces paroles certaines félicitations , puis certaines condoléances. Je n'ai
T. 11. 3
34 LES MOUSQUETAIRES.
pas plus compris les unes que les autres. J'étais étourdi par mes pensées el par une
défiance envers cet homme, défiance, vous le savez mieux que personne, que je
n'ai jamais pu surmonter.
« Mais lui parti, mon esprit s'est ouvert.
« Il est impossible qu'un caractère comme celui de de Wardes n'ait pas infiltre
quelque peu de sa méchanceté dans les rapports que nous avons eus ensemble.
«. Il est donc impossible que dans toutes les paroles mystérieuses que M. de Wardes
m'a dites, il n'y ait point un sens mystérieux dont je puisse me faire l'application à
moi ou à qui vous savez.
« Forcé q'ie j'étais de partir promptemenl pour obéir au roi, je n'ai point eu l'idée
de courir après M. de ^Yardes pour obtenir l'explication de ses rélicences, mais je
vous expédie un courrier et vous écris cette lettre qui vous exposera tous mes doutes.
« Vous , c'est moi ; j'ai pensé , vous agirez.
« M. de ^Yardes arrivera sous peu ; sachez ce qu'il a voulu dire si déjà vous ne le savez.
« Au reste, M. de Wardes a prétendu que M. de Buckin<.diam avait quitté Paris
comblé par Madame; c'est une alîaire qui m'eut immédiatement mis l'épée à la main
sans la nécessité où je crois me trouver de faire passer le service du roi avant toute
querelle.
c( Brûlez celte lettre que vous remet Olivain.
« Qui dit Olivain, dit la sûreté même.
« Veuillez, je vous prie, mon cher comte, me rappeler au souvenir de mademoi-
belle de la Vallière dont je baise respectueusement les mains.
« Vous, je vous embrasse. « Vicomte de Bragelonne. »
P. S. Si quelque chose de grave survenait, tout doit se prévoir, cher ami, expédiez-
moi un courrier avec ce seul mot : Venez, et je serai à Paris trente-six heures après
Votre lettre reçue. »
Guicho soupira, replia la lettre une troisième fois, et au lieu de la brûler, comme
le lui avait recommandé Raoul, il la remit dans sa poche.
Il avait besoin de la lire et de la relire encore.
■— Quel trouble et quelle confiance à la fois! murmura le comte; toute l'àmc de
Raoul est dans cette lettre.
Il y oublie le comte de la Fère , et il y parle de son respect pour Louise !
Il m'avertit pour moi, il me supplie pour lui.
— Ah ! continua Guiche avec un ircste menaçant, vous vous mêlez de mes affaires,
monsieur de Wardes^ eh bien! je vais m'occuper des vôtres.
Quanta toi, pauvre Raoul, ton cœur me laisse un dépôt; je veillerai sur lui, ne
crains rien.
Cette promesse faite, Guiche fit prier Malicorne de passer chez lui sans retard, s'il
était possible.
Malicorne se rendit à l'invitation avec une activité qui était le premier résultat de
.Ça conversation avec Montalais.
Plus Guiche qui se croyait couvert questionna Malicorne , plus celui-ci , qni travail'
lait à lOndire. devina son interrogateur.
Il s'ensuivit qu'après un quart d'heure de conversafion , pendant lequel Guiche crui
découvrir toute la vérité sur la Vallière et sur le roi, il n'apprit absolument rien que
ce qu'il avait vu de ses yeux, tandis que Malicorne apprit ou devina, comme on vou-
LE VrCOiMTE DE BR'AGELONNE.
3B
dra , que Raoul avait de la défiauce à distance, et que Guiclic allait veiller sur le tré-
sor des Hespérides.
Malicorne accepta d'être le dragon.
Guiche crut avoir tout fait pour son ami et ne s'occupa plus ([ne de lui.
Ou aunonça le lendemain au soir le retour de Wardes ol sa première ap[)arili()n
chez le roi.
Après sa visite, le convalescent devait se rendre chez Mmisieur.
Guiche se rendit chez Monsieur avani l'heure.
: >^r«^ 'fmt>-
36
LES MOUSQUETAIRES.
COxMMENT DE WARDES FUT REÇU A LA COUR.
ONsiELR avait accueilli de \Yardes avec cette faveur insigne
que le rafraîchissement de l'esprit conseille à loul carac-
§ tère léger pour la nouveaulc qui arrive.
De Wardes, qu'en efiel on n'avait pas vu depuis un
mois, élait du fruit nouveau. Le caresser c'était d'abord
une infidélité à faire aux anciens, et une infidélité a tou-
jours son charme ; c'était de plus une réparation à lu]
faire, à lui. Monsieur le traita donc on ne peut plus
favorahlcment.
M. le chevalier de Lorraine qui craignait fort ce rival ,
mais (pii re.^prclail celle seconde nature en tout semblable à la sienne, [dus le courage,
]\L le chevalier de Lorraine eut pour de Wardes des caresses plus douces encore que
n'en eut Monsieur.
Guichc était là connnc nous l'avons dit , mais se tenait un peu à l'écart, attendant
pati(;mmcntquc toutes ces embrassades fusseut terminées.
De Wardes, tout en parlant aux autres et même à Monsieur, n'avait pas perdu
Guiche de vue; sou instinct lui disait qu'il était là pour lui.
Aussi alla-t-il à Guiche aussitôt qu'il en eut fini avec les autres.
Tous deux échangèrent les complimcns les plus courtois, après quoi de Wardes re-
vint à Monsieur et aux autres gentilshommes.
Au milieu de toutes ces félicitations de bon retour, on annonça Madame.
Madame avait appris l'arrivée de de Wardes. Elle savait tous les détails de son
voyage et de son duel avec Buckingham. Elle n'était pas fAchée d'être là aux premières
paroles qui devaient être prononcées par celui qu'elle savait son einiemi.
Elle avait deux ou trois dames avec elle.
De Wardes fit à Madame les plus gracieux saluls et annonça tout d'abord pour com-
mencer les hostilités qu'il était prêt à donner des nouvelles de M. de Buckingham à
ses amis.
C'était une réponse directe à la froideur avec laquelle Madame l'avait accueilli.
L'atla(]ue était vive. Madame sentit le coup sans paraître l'avoir reçu. Elle jeta ra-
pidement les yeux sur Monsieur et sur Guiche.
Monsieiu' rougit, Guiche pAlit.
Madame seule ne changea point de physionomie; seidement , comprenant combien
cet ennemi pouvait lui susciter de désagrémeus près des deux personnes qui l'écou-
taient, elle se pencha eu ><ourianl du côté du voyageur.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 37
Le voyageur parlait d'autic cliose.
îMadanie était brave, iinpnidente même : toute retraite la jetait en avant. Après le
premier serrement de cœur elle revint au feu.
— Avez-vous beaucoup soiiflert de vos blessures, monsieur de Wardes? demand;i-
t-elle, car nous avons appris que vous aviez eu la mauvaise chance d'être blessé.
Ce fut au tour de Wardes de tressaillir ; il se pinça les lèvres.
— Non. Madame, dit-il, presque pas.
— Cependant par cette horrible chaleur...
— L'air de la mer est frais, Madame, et pnis j'avais une consolation.
— Oh ! tant mieux !... Laquelle?
— Celle de savoir que mon adversah-e soudVait plus que moi.
— Ah! il a été blessé 'plus grièvement que vous : j'ignorais cela, dit la [)i'iiicessc
a\ec une complète insensibih'lé.
— Oh ! Madame, vous vous trompez , vous vous méprenez à mes paroles. Je ne dis
pas que son corps ait i)lus souffert que le mien ; mais son cœur était atteint.
Guiche comprit oii tendait la lutte; il hasarda un signe à Madame : ce signe la sup-
{)liait d'abandonner la partie.
Maiselle, sans répondreà Guiche, sansfaire semblant de le voir, et toujours souriante:
— Eh quoi! demanda-t-elle , M. de Buckingham avait-il donc été louché au cœur?
Je ne croyais pas, moi, jusqu'à présent, qu'une blessure au cœur se put guérir.
— Hélas! Madame, répondit gracieusement de Wardes, les femmes croient toutes
cela, et c'est ce qui leur donne sur nous la supériorité de la coutiance.
— Ma mie, vous comprenez mal, fit le prince impatient. M. de Wardes vent dire
que le duc de Buckingham avait été touché au cœur par autre chose que par une épée.
— Ah! bien! bien! s'écria Madame. Ali! c'est une plaisanterie de M. de Wardes;
fort bien; seulement je voudrais savoir si M. de Buckingham goûterait cette plaisan-
terie. En vérité, c'est bien dommage qu'il ne soit point là, monsieur de Wardes.
Un éclair passa dans les yeux du jeune homme.
— Oh ! dit-il, les dents serrées, je le voudrais aussi, moi.
Guiche ne bougeait pas.
Madame semblait attendre qu'il vînt à son secours.
Monsieur hésitait.
Le chevalier de Lorraine s'avança et prit la parole.
— Madame, dit-il, de Wardes sait bien que, pour un Buckingham , être touché
au cœur n'est pas chose nouvelle, et ce qu'il a dit s'est \u déjà.
■ — Au lieu d'un aUié, deux ennemis, murmura Madame, deux ennemis ligués,
acharnés. Et elle changea la conversation.
Changer la conversation est , on le sait, un-droit des princes que l'étiquette ordonne
de respecter.
Le reste de l'entretien fut donc modéré: les principaux acteurs avaient fini leurs
rôles.
Madame se retira de bonne heure, et Monsieur, qui voulait l'interroger, lui donna
la main.
Le chevalier craignait trop que la bonne intelligence s'établit entre les deux époux
pour les laisser tranquillement ensemble.
Il s'achemina donc vers l'appartement de Monsieur pour le surprendre à son retour,
et détruire avec trois mots toutes les bonnes impressions que Madame aurait pu semer
dans son cœur.
38 LES MOUSQUETAIRES.
Guicbe fit un pas vers de Wardes, que beaucoup de gens entouraient.
Tl lui indiquait ainsi le désir de causer avec lui. Wardes lui fît, des yeux et de la
tète, signe qu'il le comprenait.
Ce signe, pour les étrangers, n'avait rien que d'amical.
Alors Guiche put se retourner et attendre.
Il n'attendit pas longtemps.
De Wardes, débarrassé de ses interlocuteurs, s'approcha de Guicbe, et tous deux ,
après un nouveau salut, se mirent à marcher côte à côte.
— Vous avez fait un bon retour, mon cher de Wardes? dit le comte.
« — Excellent, comme vous voyez.
^- Et vous avez toujours l'esprit très-gai?
— Plus que jamais.
' — C'est un grand bonheur.
— Que voulez-vous, tout est si boufFon en ce monde, tout est si grotesque autour
de nous.
— Vous avez raison.
■- — Ab ! vous êtes donc de mon avis?
— Parbleu! Et vous nous apportez des nouvelles de là-bas?...
-— Non, ma foi ! J'en viens chercher ici.
— Pardon. Vous avez cependant vu du monde à Boulogne , un de nos amis, et il n'y
a pas longtemps de cela?
— Du monde... un de nos amis...
— Vous avez la mémoire courte.
— Ab ! c'est vrai , Bragelonne.
— Justement.
— Qui allait en mission près du roi Charles.
— C'est cela. Eh bien! ne vous a-l-il pas dit ou ne lui avez-vous pas dit?
— Je ne sais trop ce que je lui ai dit, je vous l'avoue ; mais ce que je ne lui ai pas
dit, je le sais.
De Wardes était la tluesse même. Il sentait parfait(Mnent à l'attitude do Guicbe , atti-
tude pleine de froideur et de dignité, que la conversation prenait une mauvaise tour-
nure. Il résolut de se laisser aller à la conversation et de se tenir sur ses gardes.
— Qu'est-ce donc, s'il vous plaît, que celle chose que vous ne lui avez pas dite?
demanda Guicbe.
— Eh bien! la chose concernant la Vallière.
— La Vallière... Qu'est-ce que cela? et quelle est cette chose si étrange que vous
l'avez sue là-bas, vous, tandis que Bragelonne . qui était ici , ne l'a pas sue , lui?
— Est-ce sérieusement que vous me faites celte question?
— On ne peut plus sérieusement.
— Quoi, vous, homme de-cour, vous, vivant chez Madame, vous, le commensa
de la maison, vous, l'auii di- Monsieur, vous, le favori de notre belle princesse!
Guiche rougit de colère.
— De (juelle princesse parlez-vous? demanda-t-il.
— Mais je n'en connais qu'une, mon cher. Je parle de Madame. Est-ce que vous
avez une autre princesse au co'ur? voyous.
Guiche allait se lanccrj mais il vit la feinte.
Une querelle était imminente entre les deux jeunes gens. De Wardes voulait seu-
lement la querelle au nom de Madame, tandis que Guicbe ne l'acceptait qu'au nom
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 39
de la Vallière. C'était, a partir de ce moment, un jeu tout de feinte, et qui devait
durer jusqu'à ce que l'un d'eux fût louché.
Guiche reprit donc tout son sang-froid.
Il n'est pas le moins du monde question de Madame dans tout ceci, mon cher de
Wardes, dit Guiche, mais de ce que vous disiez là, à l'instant même.
— Et que disais-je V
— Que vous aviez caché à Bragelonne certaines choses.
— Que vous savez aussi bien que moi , répliqua de Wardes.
— Non, d'honneur.
— Allons donc!
— Si vous me le dites, je le saurai; mais non autrement, je vous jure.
— Comment ! j'arrive de là-bas, de soixante lieues; vous n'avez pas bougé d'ici.
Vous avez vu de vos yeux, vous, ce que la renommée m'a apporté là-bas, elle. Et
je vous entends me dire sérieusement que vous ne savez pas. Oh! comte, vous n'êtes
pas charitable.
— Ce sera comme il vous plaira, Wardes; mais je vous le répète, je ne sais rien.
— Vous faites le discret, c'est prudent.
— Ainsi vous ne me direz rien, pas plus à moi qu'à Bragelonne.
— Vous faites la sourde oreille. Je suis bien convaincu que Madame ne serait pas
si maîtresse d'elle-même que vous.
— Ah! double hypocrite, murmura Guiche, te voilà revenu sur ton terrain.
— Eh bien, alors, continua de Wardes. puisqu'il nous est si difficile de nous en-
tendre sur la Vallière et Bragelonne , causons de vos affaires personnelles.
— Mais, dit Guiche, je n'ai point d'affaires personnelles, moi. Vous n'avez rien dit
de moi, je suppose, à Bragelonne, que vous ne puissiez me redire, à moi?
— Non. Mais comprenez-vous, Guiche, c'est qu'autant je suis ignorant sur certaines
choses, autant je suis ferré sur d'autres. S'il s'agissait, par exemple, de vous
parler des relations de M. de Buckingham à Paris, comme j'ai fait tout le voyage avec
le duc, je pourrais vous dire les choses les plus intéressantes. Voulez-vous que je vous
les dise?
Guiche passa sa main sur son front moite de sueur.
— Mais non, dit-il , cent fois non, je n'ai point de curiosité pour ce qui ne me
regarde pas. M. de Buckingham n'est pour moi qu'une simple connaissance, tandis
que Raoul est un ami intime. Je n'ai donc aucune curiosité de savoir ce qui est arrivé
à M. de Buckingham, tandis que j'ai tout intérêt à savoir ce qui est arrivé à Raoul.
■■ —A Paris?
— Oui, à Paris ou à Boulogne. Vous comprenez, moi , je suis présent ■ si quelque
événement advient, je suis là pour y faire face; tandis que Raoul est absent et n'a
que moi pour le représenter; donc les alfaires de Raoul avant les miennes.
— Mais Raoul reviendra.
— Après sa mission, en attendant, vous comprenez, il ne peut courir de mau-
vais bruits sur lui, sans que je les examine.
— D'autant plus qu'il y restera quelque temps, à Londres, dit de Wardes en ricanant.
— Vous croyez? demanda naïvement de Guiche.
— Parbleu , croyez-vous qu'on l'a envoyé à Londres pour qu'il ne fasse qu'y aller
et en revenir! Non pas, on l'a envoyé à Londres pour qu'il y reste.
— Ah ! comte, ditGuiche en saisissant avec force la main de Wardes, voici un soupçon
bien fâcheux pour Bragelonne et qui justifie à merveille ce qu'il m'a écrit de Boulogne,
40 LES MOUSQUETAIRES.
De Wardes redevint froid, l'amour de la raillerie l'avait poussé en avant, el il
avait, par son imprudence , donné prise sur lui.
— Eh l»ien, voyons, qu'a-t-il écrit? demanda-t-il.
— Que vous lui aviez glissé quelques insinuations perfides contre la Vallière et que
vous aviez paru rire de sa grande confiance dans cette jeune fille.
— Oui , j'ai fait tout cela, dit de Wardes, et j'étais prêt, en le faisant , à m'entendre
dire par le vicomte de Bragelonne ce que dit un homme à un autre homme lorsque
ce dernier l'a mécontenté. Ainsi, par exemple , si je vous cherchais une querelle, à
vous, je vous dirais que Madame, après avoir distingué M. de Buckingham,
passe en ce moment pour n'avoir renvoyé le beau duc qu'à votre profit.
— Oh ! cela ne me blesserait pas le moins du monde . cher de Wardes , dit de Guiche
en souriant malgré le frisson qui courait dans ses veines comme une injection de feu.
Peste! une telle faveur, c'est du miel.
— D'accord, mais si je voulais absolument une querelle avec vous, je chercherais
un démenti, et je vous parlerais de certain bosquet où vous vous rencontrâtes avec
cette illustre princesse, de certaine génuflexion, de certain baise-main, et vous qui
êtes un homme secret , vif el pointilleux...
— Eh bien ! non, je vous jure, dit Guiche en l'interrompant avec le sourire sur les
lèvres, quoiqu'il fût porté à croire qu'il allait mourir; non, je vous jure que cela ne
me loucherait pas, que je ne vous donnerais aucun démenti; que voulez-vous , très-
cher comte , je suis ainsi fait pour les choses qui me regardent, je suis de glace. Ah !
c'est bien autre chose lorsqu'il s'agit d'un ami absent , d'un ami qui en partant nous
a confié ses intérêts, oh! pour cet ami, voyez-vous, de Wardes, je suis tout de feu!
— Je vous comprends, monsieur de Guiche, mais vous avez beau dire, il ne peut
être question entre nous en ce moment ni de Bragelonne ni de cette petite fille sans
importance qu'on appelle la Vallière !
En ce moment quelques jeunes gens de la cour traversaient le salon, el, ayant déjà
entendu les paroles qui venaient d'être prononcées, étaient à même d'entendre celles
qui allaient suivre.
De Wardes s'en aperçut et continua tout haut.
— Oh ! si la Vallière était une coquette comme Madame, dont les agaceries très-
innocentes, je le veux bien, ont d'abord fait renvoyer M. de Buckingham en Angle-
terre et ensuite vous ont fait exiler, vous, car enfin vous vous y êtes laissé prendre à
ces agaceries, n'est-ce pas, Messieurs?
Les gentilshommes s'approchèrent, Saint-Aignan en tête, Manicamp après.
— Eh! mon cher, que voulez-vous? dit Guiche en riant, je suis un fat, moi, tout
le monde sait cela. J'ai prisau sérieux une plaisanterie, el jeme suis fait exiler. Mais
j'ai vu mon erreur, j'ai courbé ma vanité aux pieds de qui do droit, et j'ai ohlcnu
mon rappel , en faisant amende honorable et en me promettant à moi-même de me
guérir de ce défaut , et , vous le voyez , j'en suis si bien guéri que je ris maintenant de
ce qu'il y a quatre jouis me brisait le cœur. Mais lui, Raoul . il aime, il est aimé, il
ne rit pas des bruits (pii peuvent troubler son bonheur, des bruits dont vous vous êtes
fait l'interprète quand vous saviez cependant, comte, connue moi, comme ces mes-
sieurs, connue tout le monde, que ces bruits n'étaient qu'une calomnie.
— Une calomnie ! s'écria de Wardes, furieux de se voir j)oussé dans le piège par le
sang-froid de (niiche.
— Mais oui , unecalonmie. Damel voici sa lettre , dans laquelle il me dit que vous
avez mal parlé de mademoiselle de la Vallière, et où il me demande si ce que vous
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 41
avez dit de celte jeune fille est vrai. Yoiilez-voiis que je fasse juges ces messieurs, de
Wardes?
Et, avec le plus grand sang-l'roid, Guiclie lut luut haut le paragraphe de la lettre
qui concernait la VaUière.
— El maintenant, continua Guiche, il est bien conslalé pour moi que vous avez
voulu blesser le repos de ce cher Bragelonne, et que vos propos étaient malicieux.
De Wardes regarda autour de lui pour savoir s'il aurait appui quelque part: mais
à cette idée que de Wardes a^ait insulté, soit directement, soit indirectement, celle
qui était Tidole du jour, chacun secoua la tète, et de Wardes ne vit que des hommes
prêts à lui donner tort.
— Messieurs, dit de Guiche , devinant d'instinct le sentiment général, notre discus-
sion avec M. de Wardes porte sur un sujet si délicat, qu'il est important que personne
n'en entende plus que vous n'en avez entendu. Gardez donc les portes, je vous prie,
et laissez-nous achever cette conversation entre nous, comme il convient à deux gen-
tilshommes dont l'un a donné à l'autre un démenti.
— Messieurs! Messieurs! s'écrièrent les assislans.
— Trouvez-vous que j'aie eu tort de défendre mademoiselle de la Vallière? dit
Guiche. En ce cas, je passe condamnation, et je retire les paroles blessantes que j'ai
pu dire contre M. de Wardes.
— Peste! dit Saint-Aignan, non pas!... mademoiselle de la Vallière est un ange.
— La vertu, la pureté en personne, dit Mauicamp.
— Vous voyez, monsieur de Wardes , dit Guiche, je ne suis point le seul qui prenne
la défense de la pauvre enfant. Messieurs, une seconde fois, je vous supplie de nous
laisser. Vous voyez qu'il est impossible d'être plus calme que nous ne le sommes.
Les courtisans ne demandaient pas mieux que de s'éloigner j les uns allèrent à une
porte, les autres à l'autre.
Les deux jeunes gens restèrent seuls.
— Bien joué? dit de Wardes au comte.
— N'est-ce pas? répondit celui-ci.
— Que voulez-vous, je me suis rouillé en province, moucher, tandis que vous, ce
que vous avez gagné de puissance sur vous-même me confond . comte : on acquiert tou-
jours quelque chose dans la société des fenunes, acceptez donc tous mes complimeus.
— Je les accepte.
— Et je les retournerai à Madame.
— Oh! maintenant, mon cher monsieur de Wardes, parlons-en aussi haut qu'il
vous plaira.
— Ne m'en défiez pas.
— Oh ! je vous en délie! vous êtes connu pour un méchant homme, si vous faites
cela vous passerez pour un lâche et Monsieur vous fera pendre ce soir à l'espagnolelle
de sa fenêtre. Parlez , mon cher de Wardes, [tariez.
— Je suis battu.
— Oui, mais pas encore autant qu'il convient.
— Je vois que vous ne seriez point fâché de me battre à plaie couture.
— Non, mieux encore.
— Diable, c'est que pour le moment, mon clier comte, vous tombez mal ; après
celle que je viens de jouer, une partie ne peut me convenir, j'ai trop perdu de sang à
Boulogne, au moindre effort mes blessures se rouvriraient, et en vérité vous auriez de
moi trop bon marché.
42 LES MOUSQUETAIRES.
— C'est vrai, dit Guiche, et cependant vous avez en arrivant fait montre de votre
belle mine et de vos bons bras.
— Oui, les bras vont encore, c'est vrai, mais les jambes sont faibles, et puis je
n'ai pas tenu le fleuret depuis ce diable de duel ; et vous , j'en réponds , vous vous
escrimez fous les jours pour mettre à bonne fin votre petit guet-apens.
— Sur l'honneur. Monsieur, répondit Guiche , voici une demi-année que je n'ai fait
d'exercice.
— Non, voyez- vous, comte, toute réflexion faite, je ne me battrai pas, pas avec
vous, du moins. J'attendrai Bragelonne, puisque vous dites que c'est Bragelonne qui
m'en veut.
— Oh ! que non pas , vous n'attendrez pas Bragelonne , s'écria Guiche hors de lui ,
car, vous l'avez dit, Bragelonne peut tarder à revenir, et en attendant , votre méchant
esprit fera son œuvre.
— Cependant, j'aurai une excuse. Prenez garde!
— Je vous donne huit jours pour achever de vous rétablir.
— C'est déjà mieux. Dans huit jours nous verrons.
— Oui, oui, je comprends, reprit Guiche, en huit jours on peut échapper à Tcn-
nemi. Non , non , pas un.
— Vous êtes fou. Monsieur, dit de Wardcs en faisant un pas de retraite.
— Et vous, vous êtes un misérable! si vous ne vous battez pas de bonne grâce...
— Eh bien?
— Je vous dénonce au roi comme ayant refusé de vous battre après avoir insulté la
Vallière.
— Ah ! fit de Wardes, vous êtes dangereusement perfide, monsieur l'honnête homme.
— Rien de plus dangereux que la perfidie de celui qui marche toujours loyalement.
— Rendez-moi mes jambes alors, ou faites-vous saigner à blanc pour égahser nos
chances.
— Non pas, j'ai mieux que cela.
— Dites.
— Nous monterons à cheval tous deux, et nous échangerons trois coups de pistolet.
Vous tirez de première force. Je vous ai vu abattre des hirondelles , à balles et au galop.
Ne dites pas non , je vous ai \\\.
— Je crois que vous avez raison, dit do Wardes : et comme cela . il est possible que
je vous tue.
— En vérité, vous me rendriez service.
— Je ferai de mon mieux.
— Est-ce dit?
— Votre main.
— La voici... A une condition pourlant.
— Laquelle?
— Vous me jurez de ne rien dire ou faire dire au roi ?
— Rien , je vous le jure.
— Je vais chercher mon cheval.
— Et moi le mien.
— Où irons-nous?
— Dans la plaine ; je sais un endroit excellent.
— Partons-nous ensemble?
— Pourquoi pas?
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LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 43
Et Ions deux, s'acheminanl vers les écuries, passèrent sous les fenêtres de Madame,
doucement éclairées ; une ombre grandissait derrière les rideaux de dentelles.
— Voilà pourtant une femme, dit de Wardes en souriant, qui ne se doute pas que
nous allons à la mort pour elle.
LE COMBAT.
De Wardes choisit son cheval et Guichc le sien;
Puis chacun le sella lui-même avec une selle à fontes.
De Wardes n'avait point de pistolets. Guiche en avait deux paires. Il les alla cher-
cher chez lui, les chargea et donna le choix à de Wardes.
De Wardes choisit des pistolets dont il s'était vingt fois servi, les mêmes avec les-
quels Guiche lui avait vu tuer les hirondelles au vol.
— Vous ne vous étonnerez point, dit-il, que je prenne toutes mes précautions. Vos
armes vous sont connues. Je ne fais par conséquent qu'égaliser les chances.
— L'observation était inutile, répondit Guiche, et vous êtes dans votre droit.
— Maintenant, dit de Wardes, je vous prie de vouloir bien m'aider à monter à che-
val, car j'y éprouve encore une certaine difticulté.
— Alors il fallait prendre le parti à pied.
— Non, une fois en selle, je vaux mon homme.
— C'est bien , n'en parlons plus.
Et Guiche aida de Wardes à montera cheval.
— Maintenant, continua le jeune homme, dans notre ardeur à nous exterminer,
nous n'avons pas pris garde à une chose.
— A laquelle?
— C'est qu'il fait nuit, et qu'il faudra nous tuer à tâtons.
— Soit, ce sera toujours le même résultat.
— Cependant il faut prendre garde à une autre circonstance.
— Qui est que les honnêtes gens ne se vont point battre sans compagnons.
— Oh! s'écria Guiche, vous êtes aussi désireux que moi de bien faire les choses.
— Oui : mais je ne veux point que l'on puisse dire que vous m'avez assassiné, pas
plus que , dans le cas où je vous tuerais , je ne veux être accusé d'un crime.
— A-t-on dit pareille chose de votre duel avec M. de Buckingham? dit Guiche; il
s'est cependant accompli dans les mêmes conditions où le nôtre va s'accomplir.
— Bon! il faisait encore jour, et nous étions dans l'eau jusqu'aux cuisses; d'ailhîurs
bon nombre de spectateurs étaient rangés sur le rivage, et nous regardaient.
Guiche réfléchit un instant; mais cette pensée qui s'était déjà présentée à son esprit
s'y raffermit, que de Wardes voulait avoir des témoins pour ramener la conversa-
tion sur Madame , et donner un tour nouveau au combat.
11 ne répliqua donc rien, et comme de Wardes l'interrogea une dernière fois du re-
gard, il lui répondit par un signe de tête qui voulait dire que le mieux était de s'en
tenir où l'on en était.
Les deux adversaires se mirent en conséquence en chemin, et sortirent du château
M LES MOUSQUETAIRES.
par cette porte que nous connaissons pour y avoir vu tout près d'elle Montalais et Ma-
lieorne.
La nuit, comme pour combattre la chaleur de la journée, avait amassé tous ses
nuages qu'elle poussait silencieusement et lourdement à Touest et à l'est. Ce dôme,
sans éclaircies et sans tonnerres apparens, pesait de tout son poids sur la terre, et com-
mençait à se trouer sous les efforts du vent, comme une immense toile détachée d'un
lambris.
Les gouttes d'eau tombaient lièdes et larges sur la terre où elles aggloméraient la
poussière en globules roulans.
En même temps que les haies qui aspiraient l'orage, des fleurs altérées, des
arbres échevelés s'exhalaient mille odeurs aromatiques qui ramenaient au cerveau
les souvenirs doux, les idées de jeunesse , de vie éternelle , de bonheur et d'amour.
— La terre sent bien bon. dit de Wardes, c'est une coquetterie de sa part pour nous
attirer à elle.
— A propos, répliqua Guiche, il m'est venu plusieurs idées et je veux vous les
soumettre.
— Relatives?
— Relatives à notre combat.
— En eiîet,il est temps, ce me semble, que nous nous en occupions,
— Sera-ce un combat ordinaire et réglé selon la coutume?
— Voyons votre coutume.
— Nous mettrons pied à terre dans une bonne plaine , nous attacherons nos chevaux
au premier objet venu, nous nous joindrons sans armes, puis nous nous éloignerons
de cent cinquante pas chacun pour revenir l'un sur l'autre.
— Bon ! c'est ainsi que je tuaile pauvre FoUivent, voici trois semainesà la Saint-Denis.
— Pardon! vous oubliez un détail.
— Lequel?
— Dans votre duel avec Follivenl vous marchâtes à pied l'un sur l'autre, Pépée
aux dents et le pistolet au poing.
— C'est vrai.
— Cette fois, au contraire, comme je ne puis pas marcher, vous l'avouez vous-même,
nous remontons à cheval et nous nous choquons, le premier qui veut tirer tire.
— C'est ce qu'il y a de mieux sans doute, mais il fait nuit; il faut com[)ter plus de
coups perdus qu'il n'y en aurait dans le jour.
— Soit! chacun pourra tirer trois coups; les deux qui seront tout chargés et un
troisième de recharge.
— A merveille! Où notre combat aura-t-il lieu?
— Avez-vous quelque préférence?
— Non.
— Vous voyez ce petit bois qui s'étend devant nous?
— Le bois des Rochers? Parfaitement.
— Vous le connaissez ?
— A merveille.
— Vous savez alors qu'il a une clairière à son centre?
— Oui.
— Gagnons cette clairièie.
— Soit !
— C'est une espèce de champ-clos naturel, avec toutes sortes de chemins, de
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. i5
faiix-fuyans, de sentiers, de fossés, de tournans , d'allées; nous serons là à merveille.
— Je le veux si vous le voulez. Nous sommes arrivés, je crois?
— Oui. Voyez le bel espace dans je rond-point. Le peu de clarté qui tombe des
étoiles, comme dit Corneille, se concentre en cette place; les limites naturelles sont
le bois qui circuite avec ses barrières.
— Soit ! faites comme vous dites.
— Terminons les conditions alors.
— Voici les miennes : si vous avez quelque chose contre, vous le direz.
— J'écoute.
— Cheval tué oblige son maître à cond^attre à pied.
• — C'est incontestable, puisque nous n'avons pas de chevaux de rechange.
— Mais n'oblige pas l'adversaire à descendre de son cheval.
— L'adversaire sera libre d'agir comme bon lui semblera.
— Les adversaires s'étant joints une fois peuvent ne se plus quitter, et par consé-
quent tirer l'un sur l'autre à bout portant.
— Accepté.
— Trois charges sans plus, n'est-ce pas?
— C'est suftisant , je crois. Voici de la poudre et des balles pour vos pistolets; mesu-
rez trois charges, prenez trois balles, j'en ferai autant , puis nous répandrons le reste
de la poudre et nous jetterons le reste des balles.
— Et nou« jurons sur le Christ, n'esl-ce pas, ajouta de Wardes, que nous n'avons
plus sur nous ni poudre ni balles.
— C'est convenu ; moi je le jure.
Et Guiche étendit la main vers le ciel.
De Wardes l'imita.
— Et maintenant, mon cher comte, dit-il, laissez-moi vous dire que je ne suis
dupe de rien : vous êtes ou vous serez l'amant de Madame. J'ai pénétré le secret, vous
avez peur que je ne l'ébruité ; vous voulez me tuer pour vous assurer le silence,
c'est tout simple, et , à votre place , j'en ferais autant.
Guiche baissa la tê'e.
— Seulement, continua de Wardes triomphant, était-ce bien la peine, dites-moi.
de me jeter encore sur les bras celte mauvaise affaire de Bragelonne; prenez ^arde
mon cher ami, en acculant le sanglier, on l'enragé, en forçant le renard, on lui
donne la férocité du jaguar. Il en résulte que , mis aux abois par vous , je me défends
jusqu'à la mort.
— C'est votre droit.
— Oui, mais prenez garde, je ferai bien du mal; ainsi, pour commencer, vous
devinez bien , n'est-ce pas , que je n'ai point fait la sottise de cadenasser mon secret ,
-ou plutôt votre secret, dans mon cœur?
Il y a un ami, un ami spirituel, vous le connaissez, qui est entré en participation
de mon secret; ainsi comprenez bien que si vous me tuez, ma mort n'aura pas servi
à grand'chose, tandis qu'au contraire, si je vous tue, dame! tout est possible, vous
comprenez.
Guiche frissonna.
— Si je vous lue , continua de Wardes, vous aurez attaché à Madame deux enne-
mis qui travailleront à qui mieux mieux à la ruiner.
— Oh ! Monsieur , s'écria Guiche furieux , ne compt<^z pas ainsi sur ma mort; de ces
deu.x nnneniis, j'espère bien tuer l'un tout de suite, et l'autre à la première occasion.
46 LÈS MOUSQUETAIRES.
De Wardes ne répondit que par un éclat de rire tellement diabolique qu'un homme
superstitieux s'en fût effrayé.
Mais Guiche n'était point impressionnable à ce point.
— Je crois , dit-il , que tout est réglé , monsieur de Wardes : ainsi prenez du champ,
je vous prie , à moins que vous ne préfériez que ce soit moi.
— Non pas, dit de Wardes, enchanté de vous épargner une peine.
Et mettant son cheval au galop , il traversa la clairière dans toute son étendue et
alla prendre son poste au point de la circonférence du carrefour qui faisait face à celui
où Guiche s'était arrêté.
Guiche demeura immobile,
A la distance de cent pas à peu près, les deux adversaires étaient absolument in-
visibles l'un à l'autre, perdus qu'ils étaient dans l'ombre épaisse des ormes et des châ-
taigniers.
Une minute s'écoula au milieu du plus profond silence.
Au bout de cette minute, chacun, au sein de l'ombre où il était caché , entendit le
double cliquetis du chien résonnant dans la batterie.
(îuiche. suivant la lactique ordinaire, mit son cheval au galop, persuadé qu'il trou-
verait une double garantie de sûreté dans l'ondulation du mouvement et dans la vitesse
de la course.
Cette course se dirigea en droite ligne sur le [)oint qu'à son avis devait occuper son
adversaire.
A la moitié du chemin, il s'attendait à rencontrer de Wardes, il se trompait.
11 continua sa course, présumant que de Wardes l'attendait inunobile.
Mais aux deux tiers de la clairière, il vit le carrefour s'illuminer tout à coup, et
une balle coupa en sifflant la plume qui s'arrondissait sur son chapeau.
Presque en même temps, et comme si le feu du premier coup eût servi à éclairer
l'autre, un second coup retentit, et une seconde balle vint trouer la tète du cheval de
Guiche un peu au-dessous de l'oreille.
L'animal toini)a.
Ces deux coups venant d'une direction tout opposée à celle dans laquelle il s'atten-
dait à trouver de Wardes frapj)èrenl Guiche de surprise ; mais comme c'était un homme
d'un grand saug-froid , il calcula sa chute , mais non pas si bien cependant que le bout
de sa botte ne se trouvât pris sous son cheval.
Heureusement dans son agonie l'animal fit un mouvement, cl Guiche put dégager
sa jambe moins pressée.
Guiche se releva, se tàta , il n'était point blessé.
Du moment où il avait senti le cheval faiblir, il avait place les deux pistolets dans
les fontes , de peur que la chute ne fit partir un des deux coups et^mème tous les deux,
ce qui l'eût désarmé iiuililemenl.
Une fois debout, il reprit ses pistolets dans ses fontes et s'avança vers l'endroil où à
la lueur de la flamme il avail vu apparaître de Wardes.
Guiche s'était dès le premier coup rendu compte de sa manœuvre qui était on ne
peut plus simple.
Au lieu de courir sur Guiche ou de rester à sa place à l'attendre , de Wardes avait,
pendant une (juinzaine de pas à peu près, suivi le cercle d'ombre (pii le dérobait à la
vue de son adversaire , et au moment où celui-ci lui présentait le flanc dans sa course,
il l'avait tiré de sa place , ajustant à l'aise, el servi au lieu d'être gêné par le galop du
cheval.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 4?
On a vu que, malgré robscurilc. la première halle avait passé à un pouce à peine
de la léle de Guiclie.
De Wardes était si sûr de son coup, qu'il avait cru voir tomber Guiche. Son étonne-
ment fut grand lorsque , au contraire, le cavalier demeura en selle.
11 se pressa pour tirer le second coup, fit un écart de main et tua le cheval.
C'était une heureuse maladresse si Guiche demeurait engagé sous l'animal. Avant
qu'il n'eût pu se dégager, de Wardes rechargeait son troisième coup et tenait Guiche à
sa merci.
Mais, tout au contraire , Guiche était debout et avait trois coups à tirer.
Guiche comprit la position... 11 s'agissait de gagner de Wardes de vitesse. Il prit sa
course , afin de le joindre avant qu'il eût fini de recharger son pistolet.
De Wardes le voyait arriver comme une tempête. La balle était juste et résistait à
la baguette. Mal charger était s'exposer à perdre un dernier coup. Bien charger était
perdre son temps, ou plutôt c'était perdre la vie.
Il fit faire un écart à son cheval.
Guiche pivota sur lui-même, et au moment où le cheval retombait le coup partit ,
enlevant le chapeau de de Wardes.
De Wardes comprit qu'il avait un instant à lui; il en profita pour achever de charger
son pistolet.
Guiche ne voyant pas tomber son adversaire, jeta le premier pistolet, devenu inu-
tile , et marcha sur de Wardes en levant le second.
Mais au troisième pas qu'il fit, de W^ardes le prit tout marchant, et le coup partit.
Un rugissement de colère y répondit; le bras du comte se crispa et s'abattit.
Le pistolet tomba.
De Wardes vit le comte se baisser, ramasser le pistolet de la main gauche et faire
un nouveau pas en avant.
Le moment était suprême.
— Je suis perdu, murmura de Wardes, il n'est point blessé à mort.
Mais au moment où Guiche levait son pistolet sur de Wardes, la tète, les épaules
et les jarrets du comte fléchirent à la fois. Il poussa un soupir douloureux et vint rou-
ler aux pieds du cheval de de Wardes.
— Allons donc, miu-mura celui-ci.
Et rassemblant les rênes , il piqua des deux.
Le cheval franchit le corps inerte et emporta rapidement de Wardes au château.
Arrivé là, de Wardes demeura un quart d heure à tenir conseil.
Dans son impatience de quitter le champ de bataille, il avait négligé de s'assurer
que Guiche fût mort.
Une double hypothèse se présentait à l'esprit agité de de Wardes.
Ou Guiche était tué, ou Guiche était seulement blessé.
Si Guiche était tué, fallait-il laisser ainsi son corps aux loups; c'était une cruauté
inutile, puisque si Guiche était tué il ne parlerait certes pas.
S'il n'était pas tué, pourquoi, en ne lui portant pas secours, se faire passer pour
un sauvage incapable de générosité.
Cette dernière considération l'emporta.
De Wardes s'informa de Manicamp.
Il apprit que Manicamp s'était informé de Guiche, et ne sachant point où le joindre,
s'était allé coucher.
De Wardes alla réveiller le dormeur et lui conta l'affaire, que Manicamp écoula
AS LES MOUSQUETAIRES.
sans dire un mût, mais avec une expression d'énergie croissante dont on aurait cru sa
physionomie incapable.
SeulemenI, lorsque de Wardes eut fini, Manicamp prononça un seul mot : Allons.
Tout en marchant, Manicamp se montait l'imagination , et au fur et à mesure que
de Wardes lui racontait l'événement, il s'assombrissait davantage.
Ainsi, dit-il, lorsque de Wardes eut fini, vous le croyez mort?
— Hélas! oui.
— Et vous vous êtes battus comme cela sans témoins?
— Il l'a voulu.
— C'est singulier!
— Gomment, c'est singulier?
Oui, le caractère de M. de Guiche ressemble bien peu à cela.
— Vous ne doutez pas de ma parole , je suppose?
— Hé! hé!
- — Vous en douiez?
— Un peu. Mais j'en douterai bien plus encore, je vous en préviens, si je vois le
pauvre garçon mort.
— Monsieur Manicamp !
— Monsieur de Wardes !
— Il me semble que vous m'insultez !
— Ce sera comme vous voudrez. Que voulez-vous! moi , je n'ai jamais aimé les
gens qui viennent vous dire : J'ai lue monsieur un tel dans un coin, c'est un bien grand
malheur! Mais je l'ai tué loyalement. Il fait nuil bien noire pour cet adverbe-là, mon-
sieur de Wardes !
— Silence, nous sommes arrivés.
En effet, on conunençait à apercevoir la petite clairière, et , dans l'espace vide,
la masse immobile du cheval mort.
A droite du cheval, sur l'herbe noire , gisait , la face contre terre , le pauvre comte
baigné dans son sang.
Il était demeuré à la même place et ne paraissait pas même faire un mouvement.
Manicamp se jela à genoux, souleva le comte et le trouva froid et trempé de sang.
11 le laissa retomber.
Puis s'allongeanl près de lui, il chercha jusqu'à ce qu'il eût trouvé le pistolet de Guiche.
— Morbleu, dit-il alors en se relevant , pâle comme un spectre et le pistolet au
poing , morbleu ! vous ne vous trompiez pas , il est bien mort !
— Mort I répéta de Wardes.
— Oui. et son pistolet est chargé, ajouta Manicampen interrogeant du doigt le bassinet.
— Mais ne vous ai-je pas dit que je l'avais pris dans la marche et que j'avais tiré sur
lui au moment où il visait sur moi.
— Etes-vous bien sur de vous être battu contre lui , monsieur do Wardes? moi, je
l'avoue, j'ai bien peur que vous ne l'ayez assassiné. Ohl ne criez pas! vous avez tire
vos trois coups et son pistolet est chargé! Vous avez tué son cheval, et lui, et lui,
Guiche, un des meilleurs tireurs de France, n'a touché ni vous ni votre cheval! Tenez,
monsieur de Wardes, vous avez du malheur de m'avoir amené ici; tout ce sang m'a
monté à la Icte : je suis un peu ivre, cl, je crois, sur l'honneur, puisque l'occasion
s'en présente, que je vais vous faire sauter la cervelle. Monsieur de Wardes, recom-
mandez votre âme à Dieu !
— .Monsieur de Manicamp, vous n'y .songez point.
I.l<] VICOMTE DE BRAGELONNE. V.)
— Si tait . ail coiili'aii'c, j'y songe trop.
— Vous m'assassineriez? »•
— Sans remords, pour le moment du moins.
— Êtes-vous gentilhomme?
— On a été page, donc on a fait ses preuves.
— Laissez-moi défendre ma vie , alors.
— Bon , pour que vous me fassiez à moi ce que vous avez fait au pauvre de Guichc.
Et Manicamp soulevant son pistolet, l'arrêta, le bras tendu et le sourcil froncé à la
hauteur de la poitrine de de Wardes.
De Wardes n'essaya pas même de fuir, il était lerritié.
Alors dans cet efl'royable silence d'un instant qui parut un siècle à de Wardes, un
soupir se fit entendre.
— Ohl s'écria de Wardes, il vit! il vit! à moi, monsieur de Guiche, on veut m'as-
sassiner.
Manicamp se recula, et, entre les deux jeunes gens on vit le comte se soulever pé-
niblement sur une main.
Manicamp jeta le pistolet à dix pas et courut à son ami en poussant un cri de joie.
De Wardes essuya son front inondé d'une sueur glacée.
— Il était temps! murmura-t-il.
— Qu'avez-vous? demanda Manicamp à Guiche, et de quelle façon êtes-vous blessé?
Guichc montra sa main mutilée et sa poitrine sanglante.
— Comte, s'écria de Wardes, on m'accuse de vous avoir assassiné; parlez, je vous
en conjure, dites que j'ai loyalement combattu?
— C'est vrai , dit le blessé, M. de Wardes a combattu loyalement, et quiconque
dirait le contraire se ferait de moi un ennemi.
— Eh! Monsieur, dit Manicamp, aidez-moi d'abord à transporter ce pauvre garçon,
et après je vous donnerai toutes les satisfactions qu'il vous plaira , ou , si vous êtes par
trop pressé, faisons mieux ; pansons le comte ici avec votre mouchoir et le mien, et
puisqu'il reste deux balles à tirer, tirons-les.
— Merci , dit de Wardes. Deux fois en une heure j'ai vu la mort de trop près: c'est
fort laid , la mort , et je préfère vos excuses.
Manicamp se mit à rire , et Guiche aussi , malgré ses souffrances.
Les deux jeunes gens voulurent le porter, mais il déclara qu'il se sentait assez fort
pour marcher seul. La balle lui avait brisé l'annulaire et le petit doigt, puis avait été
glisser sur une côte sans pénétrer dans la poitrine. C'était donc plutôt la douleur que
la gravité de la blessure qui avait foudroyé Guichc.
Manicamp lui passa un bras sous une épaule , de Wardes un bras sous l'autre , et ils
l'amenèrent ainsi à Fontainebleau , chez le médecin qui avait assisté à son lit de mort
le franciscain prédécesseur d'Aramis.
r. 11.
50
LES MOUSQUETAIRES.
Lli SOUPER DU ROI.
E roi s'élait mis à talilc pendant ce temps, et la suite peu
nombreuse des invités du jour avait pris place à ses côtés
après le geste habituel qui prescrivait de s'asseoir.
Dès cette époque, bien que l'étiquette ne fut pas en-
tore réglée comme elle le fut plus tard , la cour de France
avait entièrement rompu avec les traditions de bonhomie
et de palriarcale affabilité qu'on retrouvait encore chez
Henri IV, et qiie l'esprit soupçonneux de Louis XIII avait
peu à peu etfacées pour les remplacer par des habitudes
fastueuses de grandeur qu'il était désespéré de ne pouvoir
atteindre. Le roi dînait donc à une petite table séparée qui dominait, connue le bu-
reau d'un président, les tables voisines; petite table, avons-nous dit? hàtons-nous
cependant d'ajouter que cette petite table était encore la plus grande de toutes.
En outre, c'était celle sur laquelle s'entassaient un plus prodigieux nombre de mels
variés, poissons, gibiers, viandes domestiques, fruits, légumes et conserves.
Le roi, jeune et vigoureux, grand chasseur, adonné à tous les exercices violens,
avait en outre cette chalein- naturelle du sang commune à tous les Bourbons, qui cuit
rapidement les digestions et renouvelle les appétits.
Louis XIV était un redoutable convive; il aimait à critiquer ses ciùsiniers, mais
lorsqu'il leur faisait honneur, cet honneur était gigantes(jue.
Le roi commençait par manger plusieurs potages, soit ensemble, dans une espèce
de macédoine, soit séparément. Il entremêlait ou plutôt il séparait chacun de ces po-
tages d'un verre de vin vieux.
11 mangeait vile et assez avidement.
Porlhos , qui dès l'abord avait par respect attendu un coup de coude de d'Arlagnan,
voyant le roi s'escrimer de la sorte, se retourna vers le mousquetaire , et à demi-voix :
— Il me semble qu'on peut aller, dit-il, Sa Majesté encourage. Voyez donc.
— Le roi mange, dit d'Artagnan, mais il cause en même temps, arrangez-vous de
façon à ce que si, par hasard, il vous adressait la parole, il Jie vous prenne pas la
bouche pleine, ce qui serait disgracieux.
— Le bon moyen alors, dit Porlhos. c'est de ne point souper. Cependant j'ai faim,
je l'avoue, et tout cela sent des odeurs appétissantes, et qui sollicitent à la fois mon
odorat et mon appétit.
— N'allez pas vous aviser do ne pas manger, dit d'Arlagnan, von»; fAcheriez Sa
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 81
Majesté. Le roi a poui' habitude de dire que celui-là travaille bien qui mange bien, et
il n'aime pas qu'on fasse petite bouche à sa table.
— Alors , comment éviter d'avoir la bouche pleine si on mange ? dit Porthos.
— Il s'airit simplement, répondit le capitaine des mousquetaires, d'avaler lorsque
le roi vous fera l'honneur de vous adresser la parole.
— Très-bien.
El à partir de ce moment, Porthos se mit à manger avec un enthousiasme poli.
Le roi de temps en temps levait les yeux sur le groupe , et, en connaisseur, appré-
ciait les dispositions de ses convives.
— Monsieur du Vallon ! dit-il .
Porlhos en était à un salmis de lièvre et en engloutissait un demi-rable.
Son nom prononcé ainsi le fit tressaillir, et d'un vigoureux élan du gosier il absorba
la bouchée entière.
— Sire , dit Porthos d'une voix étouffée, mais suffisamment intelligible néanmoins.
— Que Ton passe à M. du Vallon ces filets d'agneau, dit le roi : aimez-vous les
viandes jeunes, monsiem' du Vallon ?
— Sire, j'aime tout, réphqua Porthos.
Et d'Artagnan lui souffla : — Tout ce que m'envoie Votre Majesté.
Porthos répéta : — Tout ce que m'envoie Votre Majesté.
Le roi fit avec la tête un signe de satisfaction.
— On mange bien quand on travaille bien , repartit le roi, enchanté d'avoir en tète
à tète un mangeur de la force de Porlhos.
Porthos reçut le plat d'agneau et en fit glisser une partie sur son assiette.
— Eh bien! dit le roi.
— Exquis, fit tranquillement Porlhos.
— A-t-on d'aussi fins moulons dans votre province , monsieur du Vallon? conti-
nua le roi.
— Sire, dit Porthos, je crois qu'en ma province connue partout, ce qu'il y a de
meilleur est d'abord au roi, mais ensuite je ne mangeais pas le mouton de la même
façon que le mange Votre Majesté.
— Ah I ah ! et comment le mangez- vous?
— D'ordinaire , je me fais accommoder un agneau tout entier.
— Tout entier?
• — Oui, sire.
— Et de quelle façon?
— Voilà : mon cuisinier, le drôle est Allemand, sire, mon cuisinier bourre l'agneau
en question de petites saucisses qu'il fait venir de Strasbourg, d'andouillettes qu'il fait
venir de Troyes , de mauviettes qu'il fait venir de Pithiviers; pai- je ne sais quel moyen
il désosse le mouton comme il ferait d'une volaille , tout en lui laissant la peau qui fait
autour de l'animal une croûte'rissolée; lorsqu'on le coupe par belles tranches, comme
on ferait d'un énorme saucisson , il en sort un jus tout rose qui est à la fois agréable
à l'œil et exquis au palais.
Et Porlhos fil clapper sa langue.
Le roi ouvrit de grands yeux charmés , et tout en attaquant du faisan en daube qu'on
lui présentait :
— Voilà, monsieur du Vallon , un manger que je convoiterais, dit-il. Quoi! \e
mouton entier!...
— Enfier, oui, sire.
52 LES MOUSQUETAIRES.
— Passez donc ces faisans à M. du Vallon; je vois que c'est un amateur.
L'ordre fut exécuté.
Puis revenant au mouton.
— Et cela n'est pas trop gras?
— Non , sire , les graisses tombent en même temps que le jus et surnagent ; alors
mon écuyer tranchant les enlève avec une cuillère d'argent, que j'ai fait faire exprès.
— Et vous demeurez? demanda le roi.
— A Pierrefonds , sire.
— A Pierrefonds; où est cela . monsieur du Vallon, du côté de Belle-Isle?
— Oh ! non pas , sire , Pierrefonds est dans le Soissonnais.
— Je croyais que vous me parliez de ces moutons à cause des prés salés.
— Non, sire, j'ai des prés qui ne sont pas salés, c'est vrai, mais qui n'en valent
pas moins.
Le roi passa aux entremets , mais sans perdre de vue Porthos qui continuait d'offi-
cier de son mieux,
— Vousavez un bel appétit , monsieur du Vallon , dit-il , et vous faites un bon convive.
— Ah ! ma foi , sire , si Votre Majesté venait jamais à Pierrefonds , nous mangerions
bien notre mouton à nous deux, car vous ne manquez pas d'appétit non plus , vous.
D'Artagnan poussa un bon coup de pied à Porthos sous la table.
Porthos rougit.
— A l'âge heureux de Votre Majesté, dilPorlbos, pour se rallraper, j'élaisaux mous-
quetaires, et nul ne pouvait me rassasier. Votre Majesté a bel appétit, comme j'avais
l'honneur de le lui dire, mais elle choisit avec trop de délicatesse pour être appelée
un grand mangeur.
Le roi parut charmé de la politesse de son antagoniste.
— Tàterez-vous de ces crèmes? dit-il à Porthos.
— Sire, Votre Majesté me traite trop bien pour que je ne lui dise pas la vérité tout
entière.
— Dites , monsieur du V^allon, dites.
— Eh bien! sire, en fait de sucreries, je ne connais que les pâtes , et encore il faut
qu'elles soient bien compactes; toutes ces mousses m'enllent l'estomac et tiennent
une place qui me paraît trop précieuse pour la si mal occuper.
— Ah! Messieurs, dit le roi en montrant Porthos, voilà un véritable modèle de
gastronomie. Ainsi mangeaient nos pères, qui savaient si bien manger, ajouta Sa Ma-
jesté, tandis que nous, nous picorons.
Et en disant ces mots, il prit une assiette de blanc de volaille mêlée de jambon.
Porthos , de son côlé , entama une terrine de perdreaux et de râles.
L'échanson remplit joyeusement le verre de Sa Majesté.
— Donnez de n)on vin à M. du Vallon , dit le roi.
C'était un des grands honneurs de la table royale,
D'Artagnan pressa le genou de son ami,
— Si vous pouvez avaler seulement la moitié de cette hure de sanglier que je vois
là , dit-il à Porthos, je vous juge duc et pair dans un an.
— Tout à l'heure , dit flegmaliquement Porthos , je m'y mettrai.
Le tour de la hure ne tarda pas à venir en clîel , car le roi prenait plaisir h. pousser
ce beau convive, il ne fit point passer de mets à Porthos qu'il ne les eût dégustés lui-
même; il goûta donc la hure. Porthos se montra beau joueur, au lieu d'en manger la
moitié, comme avait dit d'Artagnan , il eu mangea les trois quarts.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 53
— Il est impossible, dit le roi à demi-voix, qu'un gentilhomme qui soupe si bien tous
les jours et avec de si belles dents, ne soit pas le plus honnête homme de mon royaume.
— Entendez-vous? dit d'Arlagnan à l'oreille de son ami.
— Oui , je crois que j'ai un peu de faveur, dit Porthos en se balançant sur sa chaise.
— Oh I vous avez le vent en poupe. Oui ! oui ! oui!
Le roi et Porthos continuèrent de manger ainsi à la grande satisfaction des conviés,
dont quelques-uns, par énnilation, avaient essayé de les suivre, mais avaient dû re-
noncer en chemin.
Le roi rougissait , et la réaction du sang à son visage annonçait le commencement
de la plénitude.
C'est alors que Louis XIY, au lieu de prendre delà gaieté, comme tous les buveurs,
s'assombrissait et devenait taciturne.
Porthos, au contraire , devenait guilleret et expanyf.
Le pied de d'Artagnan dut lui rappeler plus d'une fois cette particularité.
Le dessert parut.
Le roi ne songeait plus à Porthos; il tournait ses yeux vers la porte d'entrée , et on
l'entendit demander parfois pourquoi M. de Saint- Aignan tardait tant à venir.
Enfin, au moment où Sa Majesté terminait un pot de confitures de prunes avec
un grand soupir, M. de Saint-Aignan parut.
Les yeux du roi qui s'étaient éteints peu à peu brillèrent aussitôt.
Le comte se dirigea vers la table du roi , et à son approche Louis XIV se leva.
Tout le monde se leva, Porthos même , qui achevait un nougat capable de coller
l'une à l'autre les deux mâchoires d'un crocodile. Le souper était fini.
APRES SOUPER.
Le roi prit le bras de Saint-Aignan et passa dans la chambre voisine.
— Que vous avez lardé, comte ! dit le roi.
— J'apportais la réponse, sire, répondit le comte.
— C'est donc bien long pour elle , de répondre à ce que je lui écrivais.
— Sire, Votre Majesté avait daigné faire des vers, mademoiselle de la Vallière a
voulu payer le roi de la même monnaie, c'est-à-dire en or.
— Des vers! Saint-Aignan, s'écria le roi ravi. Donne, donne.
Et Louis rompit le cachet d'une petite lettre qui renfermait effectivement des vers
que l'histoire nous a conservés et qui sont meilleurs d'intention que de facture.
Tels qu'ils étaient cependant ils enchantèrent le roi qui témoigna sa joie par des
transports non équivoques; mais le silence général avertit Louis, si chatouilleux sur
les bienséances, que sa joie pouvait donner matière à des interprétations.
Il se retourna et mit le billet dans sa poche , puis faisant un pas qui le ramena sur
le seuil de la porte auprès de ses hôtes,
— Monsieur du Vallon, dit-il , je vous ai vu avec le plus vif plaisir et je vous re-
verrai avec un plaisir nouveau.
54 LES MOUSQUETAIRES.
Porthos s'inclina, comme eût fait le colosse de Rhodes, et sortit à reculons.
. — Monsieur d'Artagnan, continua le roi, voUs attendrez mes ordres/lans la galerie ;
je vous suis obligé de m'avoir fait connaître M. du Vallon.
Messieurs, je retourne demain à Paris pour le départ des ambassadeurs d'Espagne
et de Hollande.
' A demain donc.
La salle se vida aussitôt. Le roi prit le bras de Saint-Aignan et lui fit relire encore les
vers de la Vallière.
— Comment les trouves-lu? dit-il.
— Sire... charmans !
— Ils me charment en effet , et s'ils étaient connus...
— Oh ! les poètes en seraient jaloux , mais ils ne les connaîtront pas.
— Lui avez-vous donné les miens?
— Oh ! sire , elle les a dévorés.
— Rs étaient faibles , j'en ai peur.
— Ce n'est pas ce que mademoiselle de la Vallière en a dit.
— Vous croyez qu'elle les a trouvés de son goût?
— J'en suis sûr, sire.
— Il me faudrait répondre alors?
— Oh! sire... tout de suite... après souper... Votre Majesté se fatiguera.
— Je crois que vous avez raison : l'étude après le repas est nuisible.
— Le travail du poëte surtout j et puis, en ce momeut, il y aurait préoccupation
chez mademoiselle de la Vallière.
— Quelle préoccupation ?
— Ah ! sire , comme chez toutes ces dames.
— Pourquoi?
— A cause de l'accident de ce pauvre Guiche.
— Ah! mon Dieu! est-il arrivé malheur à Guiche?
— Oui, sire, il a toute une main emportée, il a un trou à la poitrine, il se meurt.
— Ron Dieu ! et qui vous a dit cela?
— Manicamp l'a rapporté tout à l'heure chez un médecin de Fontainebleau et le
bruit s'en est répandu ici.
— Rapporté! Pauvre Guiche , et comment cela lui est-il arrivé?
— Ah! voilà, sire! comment cela lui est-il arrivé?
— Vous me dites cela d"un air tout à l'ait singulier, Saint-Aiguau. Doiuicz-moi des
détails... que dit-il?
— Lui ne dit rien , sire, mais les autres.
— Quels autres?
— Ceux qui l'ont rapporté, sire.
— Où sont-ils ceux-là?
— Je ne sais, sire, mais M. de Manicamp le sait. M. de Manicamp est de ses amis.
— Comme tout le monde, dit le roi.
— Oh! non, reprit Saint-Aignan, vous vous trompez, sire, tout le monde n'est
pas précisément des amis de M. de Guiche.
— Gomment le savez-vous?
— Est-ce que le roi veut que je m'explique?
— Sans doute , je le veux.
— Eh bien, sire, je crois avoir ouï parler dune querelle entre deux genlilshomnies.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 55
— Quand?
— Ce soir même, avant le souper de Votre Majesté.
— Cela ne prouve guère. J'ai fait des ordonnances si sévères à l'égard des duels,
que nul , je suppose, n'osera y contrevenir.
— Aussi, Dieu me préserve d'accuser personne, s'écria Saint-Aignan, Votre ^la-
jesté m'a ordonné de parler, je parle.
— Dites donc alors comment le comte de Guiche a été blessé?
— Sire, on dit à l'affût.
— Ce soir?
— Ce soir.
— Une main emportée , un trou à la poitrine. Qui était à l'affût avec M de Gniclie?
— Je ne sais, sire... Mais M. de Manicamp sait ou doit savoir.
— Vous me cachez quelque chose ._, Saint-Aignan.
— Rien, sire, rien.
— Alors expliquez-moi l'accident; est-ce un mousquet qui a crevé?
— Peut-être bien. Mais en y réfléchissant, non, sire, car on a trouvé près de
Guiche son pistolet encore chargé.
— Son pistolet ! mais on ne va pas à l'affût avec un pistolet, ce me semble.
— Sire, on ajoute que le cheval de Guiche a été lue , et que le cadavre du cheval
est encore dans la clairière.
— Son cheval ! Guiche va à l'affût à cheval. Saint-Aignan , je ne comprends rien à
ce que vous me dites. Où la chose s'est-elle passée?
— Sire, au bois Rochin, dans le rond-point.
— Bien, appelez M. d'Artagnan.
Saint-Aignan obéit. Le mousquetaire entra.
— Monsieur d'Artagnan, dit le roi , vous allez sortir par la peiite porte du degré
particulier.
— Oui, sire.
— Vous monterez à cheval.
— Oui, sire.
— El vous irez au rond-point du bois Rochin. Connaissez-vous l'endroit?
— Sire, je m'y suis battu deux fois.
— Comment! s'écria le roi étourdi de la réponse.
— Sire, sous les édils de M. le cardinal de Richelieu , repartit d'Artagnan avec son
flegme ordinaire.
— C'est différent , Monsieur. Vous irez donc là et vous examinerez soigneusement
les localités. Un homme y a été blessé , et vous y trouverez un cheval mort. Vous me
direz ce que vous pensez sur cet événement.
— Bien, sire.
— Il va sans dire que c'est votre opinion à vousetnoncelled'unautre que je veux avoir.
— Vous l'aurez dans une heure, sire.
— Je vous défends de communiquer avec qui que ce soit.
— Excepté avec celui qui me donnera une lanterne, dit d'Artagnan.
— Oui, bien entendu, dit le roi en riant de cette liberté qu'il ne tolérait que chez
son capitaine des mousquetaires.
D'Artagnan sortit par le petit degré.
— Maintenant, qu'on appelle mon médecin, ajouta Louis.
Dix minutes après le médecin du roi arrivait essoufflé.
56
LES MOUSQUETAIUES.
- Monsieur vous allez, lui dit le roi, vous Iransporler avec M de Saint Ai.n
ou d vous condu.ra,. et , ne rendrez con.p.e de Tétat du n.aladeV'o^oufve ;e; d^"
Ja maison ou je vous prie d'aller. ^eIrez daub
à ltrxiv'".f ',?"' "^r^'r ■ '"'"""' "" ^""^"Çait , dès cette époque à obéir
a Louis AU , et sortit précédant Saint-Aicrnan F"4"t^, a ooeii
luipHer!' '""'■^'""•^"- ™™!— "oi^Man'icamp, avant ,„e le médecin n'ait pu
Saint-Aignan sortit à son tour.
r^-.r i"»-
...-, ^.
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A-
K VICOMTE DE BRAGELONNE
57
COMMENT D'ARTAGNÂN ACCOMPLIT LA MISSION DONT l.E ROI
l'avait chargé.
^^„^ —
^ H EÊ\a^^^^^ ENDANT que le roi prenait ces dernières dispositions pour
y vi ^m is-^a ^m^f ^- arriver à la vérité , d'Artagnan , sans perdre une seconde,
courait à l'écurie, décrochait la lanterne, sellait son che-
val lui-même et se dirigeait vers l'endroit désigné par
Sa Majesté.
Il n'avait, suivant sa promesse, vu ni rencontré per-
sonne, et, comme nous l'avons dit, il avait poussé le
scrupule jusqu'à faire , sans l'intervention des valets
d'écurie et des palefreniers , ce qu'il avait à faire.
D'Artagnan était de ceux qui se piquent, dans les mo-
mens difficiles , de doubler leur propre valeur. En cinq minutes de galop il fut au hois,
attacha son cheval au premier arbre qu'il rencontra et pénétra à pied jusqu'à la clairière.
Alors il commença de parcourir à pied et sa lanterne à la main toute la surface du
rond-point, vint , revint, mesura , examina , et , après une demi-heure d'exploration ,
il reprit silencieusementson cheval , ets'enrevinlréfléchissantetaupasà Fontainebleau.
Louis attendait dans son cabinet : il élait seul et crayonnait sur vm papier des lignes
qu'au premier coup d'œil d'Artagnan reconnut inégales et fort raturées.
Il en conclut que ce devaient être des vers.
Le roi leva la tète et aperçut d'Artagnan.
— Eh bien! Monsieur, dit-il , m'apportez-vous des nouvelles?
— Oui , sire.
— Qu'avez-vous vu?
— Voici la probabilité , sire , dit d'Artagjian.
— C'était une certitude que je vous avais demandée.
— Je m'en rapprocherai autant que je pourrai; le temps était commode pour les
investigations dans le genre de celles que je viens de faire : il a plu ce soir et les che-
mins étaient détrempés...
— Au fait , monsieur d'Artagnan.
— Sire, Votre Majesté m'avait dit qu'il y avait un cheval mort au carrefour du bois
Rochin, j'ai donc commencé par étudier les chemins.
Je dis les chemins, attendu qu'on arrive au centre du carrefour par quatre chemins.
Celui que j'avais suivi ihoi-même présentait seul des traces fraîches. Deux chevaux
l'avaient suivi côte à côte : leurs huit pieds étaient marqués bien distinctement dans
la glaise.
38 LES xMOUSQU ETA 1RES.
L'un des cavaliers était plus pressé que l'autre. Les pas de l'un sont toujours en avant
de l'autre d'une demi-longueur de cheval.
— Alors vous êtes sûr qu'ils sont venus à deux? dit le roi.
— Oui, sire. Les chevaux sont deux grandes bêtes d'un pas égal , des chevaux ha-
bitués à la manœuvre , car ils ont tourné en parfaite oblique la barrière du rond-point.
— Après, Monsieur?
— Là les cavaliers sont restés un instant à régler sans doute les conditions du combat;
les chevaux s'impatientaient. L'un des cavaliers parlait, l'autre écoutait et se conten-
tait de répondre. Son cheval grattait la terre du pied , ce qui prouve que dans sa préoc-
cupation à écouter, il lui lâchait la bride.
— Alors il y a eu combat?
— Sans conteste.
— Continuez ; vous êtes un habile observateur.
— L'un des deux cavaliers est resté en place , celui qui écoutait; l'autre a traversé la
clairière , et a d'abord été se mettre en face de son adversaire. Alors celui cpii était resté
en place a franchi le rond-point au galop jusqu'aux deux tiers de sa longtieur, croyant
marcher sur son ennemi; mais celui-ci avait suivi la circonférence du bois.
— Vous ignorez les noms , n'est-ce pas?
— Tout à fait, sire. Seulement, celui qui suivait la circonférence du bois moulait
un cheval noir.
— Comment savez-vous cela?
— Quelques crins de sa queue sont restés aux ronces qui garnissent le bord du fossé.
— Continuez.
— Quant à l'autre cheval , je n'ai pas eu de peine à en faire le signalement , puis-
qu'il est resté mort sur le champ de bataille.
— Et de quoi ce cheval est-il mort?
— D'une balle qui lui a troué la tempe.
— Celte balle était celle d'un pistolet ou d'un fusil?
— D'un pistolet, sire. Au reste, la blessure du cheval m'a indiqué la lactique de
celui cjui l'avait tué. Il avait suivi la circonférence du bois poiu* avoir son adver-
saire en tlanc. J'ai d'ailleurs suivi ses pas sur l'herbe.
— Les pas du cheval noir?
— Oui, sire.
— Allez, monsieur d'Artagnan.
— Maintenant que Voire Majesté voit la position dos deux adversaires, il faut que
je quille le cavaher stalionnaire pour le cavaher qui passe au galop.
— Faites.
— Le cheval du cavalier qui chargeait fut tué sur le coup.
^- Conmient savez-vous cela?
— Le cavalier n'a pas eu le temps de mettre pied à terre et est tombé avec lui. J'ai
vu la trace de sa jambe qu'il avait tirée avec eifortde dessous le cheval. L'éperon,
pressé par le poids de l'animal, avait labouré la terre.
— Bien. Et qu"a-t-il fait en se relevant?
— Il a marche droit sur son adversaire.
— Toujours placé sur la lisière du bois ?
— Oui, sire. Puis, arrivé à une belle portée, il s'est arrêté solidement, ses deux
talons sont marqués l'im près de l'autre , il a lii'é, et a manqué son adversaire.
— Connncnl savez-vous cela ({u'il a manqué?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 59'
— J'ai trouvé le chapeau (roué d'une balle,
— Ah ! une preuve ! s'écria le roi.
— Insuffisante , sire , repondit froidement d'Arlagnan , c'est un chapeau sans Ici Ires,
sans armes, une plume rouge comme à tous les chapeaux; le tjalon même n'a rien de
particulier.
— El l'homme au chapeau troué a-t-il tiré son second coup?
— Oh ! sire, ses deux coups étaient déjà tirés.
— Comment avez- vous su cela?
— J'ai retrouvé les bourres du pistolet.
— Et la balle qui n'a pas tué le cheval , qu'est-cUc devenue?
— Elle a coupé la plume du chapeau de celui sur qui elle était dirigée et a été
briser un petit bouleau de l'autre côté de la clairière.
— Alors. Thomme au cheval noir était désarmé, tandis que son adversaire avait
encore un coup à tirer.
— Sire, pendant que le cavalier démonté se relevait, l'autre rechargeait sou arme.
Seulement, il était fort troublé en la rechargeant, la main lui tremblait.
— Comment savez-vous cela?
— La moitié de la charge est tombée à terre, et il a jeté la baguette , ne prenanl
pas le temps de la remettre au pistolet.
— Monsieur d'Artagnan, ce que vous dites là est merveilleux.
— Ce n'estque de l'observation, sire, elle moindre batteur d'estrade en ferait autant.
— On voit la scène rien qu'à vous entendre.
— Je l'ai en effet reconstruite dans mon esprit, à peu de changemens près.
— Maintenant, revenons au cavalier démonté. Vous disiez qu'il avait marché sur
son adversaire , tandis que celui-ci rechargeait son pistolet?
— Oui. Mais au moment oi^i il visait lui-même, l'autre tira.
— Oh ! fit le roi , et le coup?
— Le coup fut terrible, sire; le cavaUer démonté tomba sur la face après avoir fait
trois pas mal assurés.
— Où avait-il été frappé?
— A deux endroits; à la main droite d'abord, puis du même coup à la poitrine.
— Mais comment pouvez-vous deviner cela? demanda le roi plein d'admiration.
— Oh! c'est bien simple, la crosse du pistolet était tout ensanglantée, et l'on y
voyait la trace de la balle avec les fragmens d'une bague brisée. Le blessé a donc eu,
selon toute probabilité, l'annulaire et le petit doigt emportés.
— Voilà pour la main, j'en conviens , mais la poitrine?
— Sire , il y avait deux flaques de sang à la distance de deux pieds et dtMni Tune de
l'autre. A l'une de ces flaques l'herbe était arrachée par la main crispée; à l'autre
l'herbe était affaissée seulement par le poids du corps.
— Pauvre Guiche! s'écria le roi.
— Ah! c'était M. de Guiche, dit tranquillement le mousquetaire, je m'en étais
douté, mais je n'osais en parler à Votre Majesté.
— Et comment vous en doutiez-vous?
— J'avais reconnu les armes des Grammont sur les fontes du cheval mort.
— Et vous le croyez blessé grièvement?
, — Très-grièvement , puisqu'il est tombé sur le coup et qu'il est resté longtemps à la
même place; cependant, il a pu marcher, en s'en allant, soutenu par deux amis.
— Vous l'avez donc rencontré revenant?
GO LES MOUSQUETAIRES.
— Non, mais j'ai relevé les pas de trois hommes : l'homme de droite et l'homme
de gauche marchaient librement, facilement, mais celui du milieu avait le pas lourd;
d'ailleurs des traces de sang accompagnaient ce pas.
— Maintenant, Monsieur, que vous avez si bien vu le combat qu'aucun détail ne
vous en a échappé, dites-moi deux mois de l'adversaire de de Guiche.
— Oh ! sire , je ne le connais pas.
— Vous qui voyez tout si bien , cependant.
— Oui, sire, dit d'Artagnan, je vois tout, mais je ne dis pas tout ce que je vois, et
puisque le pauvre diable a échappé , que Votre Majesté me permette de lui dire que
ce n'est pas moi qui le dénoncerai.
— C'est cependant un coupable , Monsieur, que celui qui se bat en duel.
— Pas pour moi , sire, dit froidement d'Artagnan.
— Monsieur, s'écria le roi, savez-vous bien ce que vous dites!
— Parfaitement, sire; mais à mes yeux, voyez- vous, un homme qui se bat bien
est un brave homme. Voilà mon opinion : vous pouvez en avoir une autre ; c'est na-
Mu'el , vous êtes le maître.
— Monsieur d'Artagnan , j'ai ordonné cependant...
D'Artagnan interrompit le roi avec un geste respectueux.
— Vous m'avez ordonné d'aller chercher des renseigncmens sur un combat , sire ;
vous les avez. M'ordonnez-vous d'arrêter l'adversaire de M. de Guiche, j'obéirai; mais
ne m'ordonnez point de vous le dénoncer, car celle fois je n'obéirai pas.
— Eh bien ! arrêtez-le.
— Nommez-le-moi , sire.
Louis frappa du pied.
Puis après un instant de réflexion ,
— Vous avez dix fois, vingt fois, cent fois raison , dit-il.
— C'est mon avis, sire; je suisheureux que ce soit en même temps celui de Votre Majesté.
— Encore un mot... Qui a porté secours à Guiche?
— Je l'ignore.
— Mais vous parlez de deux hommes... Il y avait donc im témoin?
— Il n'y avait pas de témoin. Il y a plus... M. de Guiche une fois tombé, son
adversaire s'est enfui sans même lui porter secours.
— Le misérable!
— Dame ! sire , c'est l'eflet de vos ordonnances. On s'est bien battu , on a échappé à
une première mort, on veut échapper à une seconde , on se souvient de M. de Boule-
ville... Peste !
— Et alors on devient lâche.
— Non, l'on devient prudent.
— Donc , il s'est enfui?
— Oui , et aussi vite que son cheval a pu l'emporter môme.
— Et dans quelle direction?
— Dans celle du château.
— Après?
— Après , j'ai eu l'honneur de le dire à Voire Majesté , deux hommes- à pied sont
venus qui ont enunené M. de Guiche.
— Quelle preuve avez- vous que ces hommes soient venus après le combat?
— Ah! une preuve manifeste; au moment du combat la pluie venait de cesser, le
terrain n'avait pas eu le temps de l'absorber et était devenu humide. Les pas enfoncent,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 61
mais après le combal, mais pendant le temps que M. de Guiche est resté évanoui, la
terre s'est consolidée et les pas s'imprégnaient moins profondément.
Louis frappa ses mains l'une contre l'autre en signe d'admiration,
— Monsieur d'Artagnan , dit-il , vous êtes en vérité le plus habile homme de mon
royaume.
— C'est ce que pensait M. de Richelieu . et ce que disait >L de Mazarin , sire.
— Maintenant , il nous reste à voir si votre sagacité est en défaut.
— Ohl sire, l'homme se trompe, errare hiimanum est , dit philosophiquement le
mousquetaire.
— Alors vous n'appartenez pas à l'humanité, monsieur d'Artagnan, car je crois
que vous ne vous trompez jamais.
— Votre Majesté disait que nous allions voir.
— Oui.
— Comment cela, s'il lui plait?
— J'ai envoyé chercher M. de Manicamp, et M. de Manicamp va venir.
— El M. de Manicamp sait le secret?
— Guiche n'a pas de secrets pour M. de Manicamp.
D'Artagnan hocha la tête.
— Nul n'assistait au combat, je le répète, et à moins que M. de Manicamp ne soit
un des deux hommes qui l'ont ramené...
— Chut! dit le roi, voici qu'il vient; demeurez là et prêtez l'oreille.
— Très-bien , sire, dit le mousquetaire.
A la même minute Manicamp et Saint-Aignan parurent au seuil de la porte.
L AFFUT.
Le roi fit un signe au mousquetaire, l'autre à Sainl-Aignan.
Le signe était impérieux et signifiait : Sur votre vie, taisez-vous.
D'Artagnan se retira comme un soldat dans l'angle du cabinet.
Saint-Aignan, comme un favori , s'appuya sur le dossier du fauteuil du roi.
Manicamp, la jand)e droite en avant , le sourire aux lèvres, les mains blanches et
gracieuses, s'avança pour faire sa révérence au roi.
Le roi rendit le salut avec la tête.
— Bonsoir, monsieur de Manicamp , dit-il.
— Votre Majesté m'a fait l'honneur de me mander auprès d'elle? dit Manicamp.
— Oui , pour apprendre de vous tous les détails du malheureux accident arrivé au
comte de Guiche.
— Oh ! sire , c'est douloureux.
— Vous étiez là?
— Pas précisément, sire.
— Mais vous arrivâtes sur le théàln; fie l'accidont quelques instans après cet accident
accompli?
62 LES MOUSQUETAIRES.
— C'est cela, oui, sire, une demi-heure à peu près.
— Et où cet accident a-t-il eu lieu?
— Je crois, sire, que l'eudroit s'appelle le roud-point du bois Rochiu.
— Oui , rendez- vous de chasse.
— C'est cela même , sire.
— Eh bien ! contez-moi ce que vous savez de détails sur ce malheur, monsieur de
iManicamp. Contez.
— C'est que Votre Majesté est peut-être instruite , et je craindrais de la fatiguer par
des répétitions.
— Non, ne craignez pas.
Manicamp regarda tout autour de lui ; il ne vit que d'Artagnan adossé aux boiseries,
d'Artagnan calme, bienveillant, bonhomme, et Saint-Aignan avec lequel il était
venu et qui se tenait toujours adossé au fauteuil du roi avec une figure également
gracieuse.
11 se décida donc à parler.
— Votre Majesté n'ignore pas, dit-il, que les accidcns sont communs à la chasse.
— A lâchasse?
— Oui , sire , je veux dire à l'affût.
— Ah! ah ! dit le roi, c'est à l'aifùt que l'accident est arrivé?
— Mais oui, sire, hasarda Manicamp; est-ce que Votre Majesté l'ignorait?
— Mais à peu près, dit le roi fort vite, car toujours Louis XIV répugna ù n)ontir;
c'est donc à l'atîùt, dites-vous, que l'accident est arrivé?
— Hélas! oui, malheureusement, sire.
Le roi fit une pause.
— A l'affût de quel animal? demanda-t-il.
— Du sanglier, sire.
— Et quelle idée a donc eue Guiche de s'en aller comme cela tout seul à l'aflùl du
sanglier; c'est un exercice de campagnard cela, et bon tout au plus pour celui qui
n'a pas, comme le maréchal de Granunont, chiens et piqueurs pour chasser en gen-
filhomme.
Manicamp plia les épaules
— La jeunesse est téméraire, dit-il sentencieusement.
— Enfin L. continuez, dit le roi.
"• Tant il y a , continua Manicanq), n'osant s'aventurer cl posant un mot après
l'autre, comme fait de ses pieds un paludier dans un marais, tant il y a, sire, que le
pauvre Guiclie s'en alla tout seul à l'affût.
— Tout seul , voire! le beau chasseur! Eh ! M. Guiche ne sait-il pas que le sanglier
revient sur le coup?
— Voilà justement ce ([iii est arrivé , sire.
=— Il avait donc ou connaissance de la bête?
— Oui, sire. Des paysans l'avaient vu dans leurs pommes de terre.
— Et quel animal était-ce?
— Un ragot.
— Il fallait donc me prévenir. Monsieur, que Guiche avait dos idées de suicide ; car
enfin je l'ai vu chasser, c'est un veneiu' très-expert. Quand il lire sur l'animal acculé
et tenant aux chiens, il prend toutes ses précautions et cependant il tire avec une ca-
rabine, et celte fois il s'en va affronter le sanglier avec de simples pistolets.
— Manicamp tressaillit.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 63
— Des pistolets de luxe, excelleus pour se Inilli-o eu duel avec un homme cl non
avec un sanglier, que diable 1
— Sire, il y a des choses qui ne s'expliriuciil pas liieii.
— Vous avez raison, et révéncmentqui nous occupe est une de ces choses-là. Con-
tinuez.
Pendant ce récit, Saint- Aignan , qui eût peut-être t'ait signe àManicamp de ne pas
s'enferrer, était couché en joue par le regard obstiné du roi.
Il y avait donc entre lui et Manicamp impossibilité de communiquer.
Quant à d'Artagnan, la statue du silence à Athènes était plus bruyante ci plus
expressive que lui.
Manicamp continua donc, lancé dans la voie qu'il avait prise, à s'enfoncer dans le
panneau.
— Sire, dit-il , voici probablement comment la chose s'est passée. Guiche attendait
le sangher.
— A cheval ou à pied? demanda le roi.
— A cheval. Il tira sur la bête, la manqua.
— Le maladroit !
— La bête fonça sur lui. ■
— Elle cheval fut tué.
— Ah 1 Votre Majesté sait cela.
— On m'a dit qu'un cheval avait été trouvé mort au carrefour du bois Ilocbin. J'ai
présumé que c'était le cheval de Guiche.
— C'était lui elfectivement, sire.
— Voilà pour le cheval, c'est bien, mais pour Guiche?
— Guiche, une fois à terre, fut fouillé par le sanglier, et blessé à la main et à la
poitrine.
— C'est un horrible accident, mais il faut le dire, c'est la faute de Guiche. Com-
ment va-t-on à l'atfût d'un pareil animal avec des pistolets , il avait donc oublié la fable
d'Adonis ?
Manicamp se gratta l'oreille.
— C'est vrai , dit-il , grande imprudence.
— Vous expliquez-vous cela, monsieur Manicamp?
— Sire , ce qui est écrit est écrit.
— Ah ! vous êtes fataliste ?
Manicamp s'agitait fort mal à son aise.
— Je vous en veux, monsieur Manicamp, continua le roi.
— A moi , sire ?
— Oui. Comment, vous êtes l'ami de Guiche, vous savez qu'il est sujet à de pa-
reilles folies , et vous ne l'arrêtez pas !
Manicamp ne savait à quoi s'en tenir j le ton du roi n'était plus précisément celui
d'un homme crédule.
D'un autre côté, ce ton n'avait ni la sévérité du drame, ni l'insistance de l'inter-
rogatoire.
Il y avait plus de raillerie que de menace.
— Et vous dites donc , continua le roi , que, c'est bien le cheval de Guiche que l'on a
retrouvé mort?
— Oh! mon Dieu oui , lui-même.
— Cela vous a^t-il étonné?
64 LES MOUSQUETAIRES.
— Non, sire. A la dernière chasse, M. de Saint-Maure, Votre Majesté se le rap-
pelle, a eu un cheval tué sous lui de la même façon.
• — Oui , mais éventré.
— Sans doute, sire.
— Le cheval de Guiche eût été éventré comme celui de M. de Saint-Maure que cela
ne m'éfonnerait point, pardieu !
Manicamp ouvrit de grands yeux.
— Mais ce qui m'étonne, continua le roi, c'est que le cheval de Guiche, au heu
d'avoir le ventre ouvert , ait la tête cassée.
Manicamp se troubla.
— Est-ce que je me trompe? reprit le roi, est-ce que ce n'est pointa la tempe que
le cheval de Guiche a été frappé? Avouez, monsieur de Manicamp, que voilà un coup
singulier.
— Sire, vous savez que le cheval est un animal très-intelligent, il aura essayé de
se défendre.
— Mais un cheval se défend avec les pieds de derrière et non avec la tête.
— Alors le cheval effrayé se sera abattu , dit Manicamp, et le sanglier, vous com-
prenez, sire, le sanglier...
— Oui, je comprends pour le cheval, mais pour le cavalier?
— Eh bien, c'est tout simple; le sanglier est revenu du cheval au cavalier, et
comme j'ai déjà eu l'honneur de le dire à Votre Majesté, a écrasé la main de Guiche
au moment où il allait tirer 'sur lui son second coup de pistolet, puis d"un coup de
boutoir il lui a troué la poitrine.
— Cela est on ne peut plus vraisemblable, en vérité, monsieur de Manicamp; vous
avez tort de vous délier de votre éloquence et vous contez à merveille.
-=r-Le roi est bien bon, dit Manicamp en faisant un salut des plus embarrassés.
— A partir d'aujourd'hui seulement, je défendrai à mes gentilshommes d'aller à
l'affût. Peste! autant vaudrait leur permettre le duel.
Manicamp tressaillit et fit un mouvement pour se retirer.
— Le roi est satisfait? demanda-t-il.
— Enchanté; mais ne vous retirez point encore, monsieur de Manicamp, dit Louis,
j'ai atfaire de vous.
— Allons, allons, pensa d'Artagnan , encore un qui n'est pas de notre force.
Et il poussa »m soupir qui pouvait signifier :
— Oh! les hommes de notre force, où sont-ils maintenant!
En ce moment, un huissier souleva la portière et annonça le médecin du roi.
— Ah! s'écria Louis, voilà justement M. Valot qui vient de visiter M. de Guiche.
Nous allons avoir des nouvelles du blessé.
Manicamp se sentit plus mal à l'aise que jamais.
— De cette façon au moins, ajouta le roi, nous aurons la conscience nette.
Et il regarda d'Artagnan qui ne sourcilla point.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 63
LE MÉDECIN.
M. Valot entra.
La mise en scène élait la niènic : le roi assis, Saiiit-Aignan loiijours accoudé à son
fauleuil , d'Artagnan toujours adossé à la muraille , Mauicamp toujours debout.
— Eh bien! monsieur Valot, iit le roi, m'avez-vous obéi?
— Avec empressement, sire.
— Vous vous êtes rendu chez votre confrère de Fontainebleau?
— Oui, sire.
— Et vous y avez trouvé M. de Guiche?
— J'y ai trouvé 1\L de Guiche.
— En quel état? dites franchement.
— En très-piteux état, sire,
— Cependant , voyons , le sanglier ne l'a pas dévoré?
— Dévoré qui ?
— Guiche.
— Quel sanglier?
— Le sanglier qui l'a blessé.
— M. de Guiche a été blessé par un sanglier?
— On le dit du moins.
— Quelque braconnier plutôt...
— Comment , quelque braconnier?...
— Quelque mari jaloux, 'quelque amant maltrailé, lequel, pour se venger, aura
tiré sur lui.
— Mais que dites-vous donc là, monsieur Valot; les blessures de M, de Guiche ne
sont-elles pas produites par la défense d'un sanglier?
— Les blessures de M. de Guiche sont produites par une balle de pistolet qui lui a
écrasé l'annulaire et le petit doigt de la main droite, après quoi elle a élé se loger
dans les muscles intercostaux de la poitrine.
— Une balle! Vous êtes sûr que M. de Guiche a été blessé par une balle?.,, s'écria
le roi jouant l'homme surpris,
— Ma foi, dit Valot, si sûr que la voilà, sire.
Et il présenta au roi une balle à moitié aplatie
Le roi la regarda sans y toucher.
— 11 avait cela dans la poitrine, le pauvre garçon? demanda-t-il.
— Pas précisément. La balle n'avait point pénétré , elle s'élait aplatie, comme vous
voyez, ou sur la sous- garde du pistolet, ou sur le côté droit du sternum.
— Bon Dieu! fit le roi sérieusement, vous ne me disiez rien de tout cela, monsieur
de Manicamp,
— Sire...
— Qu'est-ce donc, voyons, que cette invention de sanglier, d'affût, de chasse de
nuit? Voyons, parlez.
— Ah! sire...
T. u. 5
6G LES MOUSQUETAIRES.
— Il me parait que vous avez raison , dit le roi en se tournant vers son capitaine de
mousquetaires, et qu'il y a eu combat.
Le roi avait plus que tout autre cette faculté donnée aux grands de compromettre
el diviser les inférieurs.
Manicamp lança au mousquetaire un regard plein de reproches.
D'Artagnan comprit ce regard et ne voulut pas rester sous le poids de l'accusation.
Il fit un pas.
— Sire, dit-il, Votre Majesté m'a commandé d'aller explorer le carrefour du bois
Rochin, et de lui dire, d'après mon estime, ce qui s'y était passé. Je lui ai fait part
de mes observations, mais sans'dénoncer personne. C'est Sa Majesté elle-même qui,
la première, a nommé M. le comte de Guiche.
— Bien! bien! Monsieur, dit le roi avec hauteur: vous avez fait voire devoir et je
suis content de vous^ cela doit vous suffire. Mais vous, monsieur de Manicamp , vous
n'avez pas fait le vôtre , car vous m'avez menti.
— Menti, sire! Le mot est dur.
— Trouvez-en un autre.
— Sire, je n'eu chercherai pas. J'ai déjà eu le malheur de déplaire à Sa Majesté ,
et ce que je trouve de mieux, c'est d'accepter humblement les reproches qu'elle jugera
à propos de m'adresser.
— Vous avez raison, Monsieur, on me déplaît toujours eu me cachant la vérité.
— Quelquefois, sire, on ignore.
— Ne mentez plus , ou je double la peine.
Manicamp s'inclina pàhssant.
D'Artagnan fit encore un pas en avant, décidé à intervenir si la colère toujours
grandissante du roi atteignait certaines limites.
— Monsieur, continua le roi, vous voyez qu'il est inutile de nier la chose plus
longtemps. M. de Guiche s'est battu.
— Je ne dis pas non, sire, et Votre Majesté eût été généreuse eu ne forçant pas un
gentilhomme au mensonge.
•=^ Forcé ! Qui vous forçait ?
— Sire , M. de Guiche est mon ami. Votre Majesté a défendu les duels sous peine
de mort. Un mensonge sauve mon ami. Je mens.
— Bien, murmura d'Artaguan, voilà un joh garçon, mordioux!
^- Monsieur, reprit le roi, au lieu de mentir, il fallait l'empêcher de se battre.
^-- Oh ! sire. Voire Majesté qui est le genlilbonuue le plus accompli do France , sait
bien que nous autres gcnsd'épéo nous n'avons jamais regardé M. de Boutevillc comme
déshonoré pour être mort en Grève. Ce qui déshonore, c'est d'éviter son ennemi et
non de rencontrer le bourreau.
— Eli bien ! soit , dit Louis XIV, je veux bien vous ouvrir un moyen de tout réparer.
- S'il est de ceux qui conviennent à un gcnUlhoinme, je le saisirai avec em-
pressement, sire.
— Le nom de l'adversaire de M. de Guiche ?
— Oh! oh! nmrnuira d'Artagnan, est-ce que nous allone continuer Louis XIII...
— Sire I... fit Manicamp avec un accent de reproche.
— Vous ne voulez pas le nommer, à ce qu'il paraît? dit le roi.
■=^ Sll'c , je ne le connais pas.
— Bravo, fit d'Artagnan.
— Monsieur de Manicamp, remettez voire épéc au capitaine.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 67
Manicamp s'inclina ^fracicusenicnl , détacha son cpée en sourianl et la tondit au
nionsquetaire.
INlais Saint-Aignan s'avança vivement entre d'Aiiagnan et lui.
— Sire , dit-il, avec la permission de Votre Majesté.
— Faites, dit le roi, enchanté peut-èlre au fond du cœur que quelqu'un se plaràt
entre lui et la colère à laquelle il sciait laissé emporter.
— Manicamp. vous êtes un brave , et le roi appréciera voire conduite; mais vouloir
trop bien servir ses amis, c'est leur nuire. Manicamp, vous savez le nom que Sa Ma-
jesté vous demande.
— C'est vrai, je le sais.
— Alors vous le direz.
— Si j'eusse dû le dire , ce serait déjà fait?
— Alors je le dirai , moi qui ne suis pas comme vous intéressé à celte prud'hommie.
— Vous, vous êtes libre; mais il me semble cependanl...
— Oh ! trêve de magnanimité ; je ne vous laisserai point aller à la Bastille comme
cela. Parlez, ou je parle.
Manicamp était homme d'esprit et comprit qu'il avait fait assez pour donner de lui
une parfaite opinion; maintenant il ne s'agissait plus que d"y persévérer en recon-
quérant les bonnes grâces du roi.
— Parlez, Monsieur, dit-il à Saint-Aignan. .J'ai fait, pour mon coniplc tout ce que
ma conscience me disait de faire , et il fallait que ma conscience ordonnât bien haut,
ajouta-t-il en se retournant vers le roi, puisqu'elle l'a emporté sur les commande-
mens de Sa Majesté; mais Sa Majesté me pardonnera, je l'espère, quand elle saura
que j'avais à garder l'honneur dune dame.
— D'une dame? demanda le roi inquiet.
— Oui, sire.
-— Une dame fut la cause de ce combat?
Manicamp s'inclina.
Le roi se leva et s'approcha de Manicamp.
— Si la personne est considérable , dit-il , je ne me plaindrai pas que vous ayez pris
desménagemens, au contraire.
— Sire , tout ce qui touche à la maison du roi ou à la maison de son frère est con-
sidérable à mes yeux.
«— A la maison de mon frère, répéta Louis XFV^ avec une sorte d hésitation... La
cause de ce combat est une dame de la maison de mon frère ?
— Ou de Madame.
• — Ah ! de Madame !
— Oui , sire.
— Ainsi , cette dame ?
— Est une des filles d'honneur de la maison de Son Altesse Royale Madame la du-
chesse d'Orléans.
— Pour qui M. de Guiche s'est battu, dites-vous?
— Oui, et celte fois je ne mens plus.
Louis fit un mouvement plein de trouble.
— Messieurs, dit-il en se retournant vers les spectateurs de cette scène, veuillez
Vous éloigner un instant , j'ai besoin de demeurer seul avec M. de Manicamp. Je sais
qu'il a des choses précieuses à me dire pour sa juslitication, et qu'il n'ose le faire
devant témoins... Remettez votre épée, monsieur de Manicamp.
68 LES MOUSQUETAIRES.
Manicamp remit son épée au ceinturon.
— Le drôle est décidément plein de présence d'esprit, murmura le mousquetaire en
prenant le bras de Saint-Aignan et en se retirant avec lui.
— Il s'en tirera , fît ce dernier à l'oreille de d'Arlagnan.
— Et avec honneur, comte.
Manicamp adressa à Saint-Aignan et au capitaine un regard de remerciment qui
passa inaperçu du roi.
— Allons, allons, dit d'Artagnan en franchissant le seuil delà porte, j'avais mau-
vaise opinion de la génération nouvelle. Eh bien ! je me trompais, et ces petits jeunes
gens ont du bon.
Valot précédait le favori et le capitaine.
Le roi et Manicamp restèrent seuls dans le cabinet.
^Tï<Ê
9Ar:/ô
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
69
OU D'ARTAGNAN RECONNAIT QU'iL S'ÉTAIT TROMPÉ ET QUE C'ÉTAIT
MANICAMP QUI AVAIT RAISON.
E roi s'assura par lui-même, en allant jusqu'à la porle ,
que personne n'écoutait, et revint se placer précipitam-
ment en face de son interlocuteur.
— Çà, Jit-il , maintenant que nous sommes seuls,
Monsieur, expliquez-vous?
— Avec la plus grande franchise , sire , répondit le
jeune homme.
— Et tout d'al)ord, monsieur de Manicamp, ajouta le
roi, sachez que rien ne me tient tant au cœur que Thon-
neur des dames.
— Voilà justement pourquoi je ménageais votre délicatesse, sire.
— Oui, je comprends tout maintenant. Vous dites donc qu'il s'agissait d'une fille
de ma belle-sœur, et que la personne en question, l'adversaire de Guiche, l'homme
enfin que vous ne voulez pas nommer...
— ^Nlais que M. de Saint-Aignan vous nommera , sire.
— Oui; vous dites donc que cet homme a offensé quelqu'un de chez Madame.
— Mademoiselle de la Vallière , oui, sire.
— Ah ! fit le roi , comme s'il s'y fût attendu et comme si cependant le coup lui avait
percé le cœur, ah ! c'est mademoiselle de la Vallière que l'on outrageait !
— Je ne dis point précisément qu'on l'outrageât, sire.
— Mais enfin !
— Je dis qu'on parlait d'elle en termes peu convenables.
— En termes peu convenables de mademoiselle de la Vallière, et vous refusez de
me dire quel était l'insolent!...
• — Sire , je croyais que c'était chose convenue , et que Votre Majesté avait renoncé
à faire de moi un dénonciateur.
— C'est juste, vous avez raison , reprit le roi en se modérant; d'ailleurs, je saurai
toujours assez tôt le nom de celui qu'il me faudra punir.
Manicamp vit bien que la question était retournée. Quant au roi, il s'aperçut qu'il
venait de se laisser entraîner un peu loin. Aussi se reprit-il :
— Et je punirai non point parce qu'il s'agit de mademoiselle de la Vallière, bien
que je l'estime particulièrement , mais parce que l'objet de la querelle est une femme.
Or, je prétends qu'à ma cour on respecte les fenmies, et qu'on ne se querelle pas.
Manicamp s'inclina.
70 LES MOUSQUETAIRES.
— Maintenant , voyons, monsieur de Manicamp, continua le roi , que disait-on de
mademoiselle de la Valiière?
— Mais Votre Majesté ne devine-t-elle pas ?
=- Moi?
— Votre Majesté sait bien quelle sorte de plaisanterie peuvent se permettre les
jeunes gens.
— On disait sans doute qu'elle aimait quelqu'un? hasarda Je roi.
— C'est probable.
— Mais mademoiselle de la Valiière a le droit d'aimer qui bon lui semble, répli-
qua le roi.
— C'est justement ce que soutenait Guiche.
— Et c'est pour cela qu'il s'est battu ?
— Oui , sire, pour cette seule cause.
T.o roi rougit.
— Et, dit-il , vous n'en savez pas davantage?
— Sur quel chapitre , sire ?
— Mais sur le chapitre fort intéressant que vous racontez à celle heure,
— Et quelle chose le roi veut-il que je sache?
— Eh bien! par exemple, le nom de l'homme que la Valiière aime, et que l'adver-
siire de Guiche lui contestait le droit d'aimer.
— Sire, je ne sais rien, je n'ai rien entendu, rien surpris; mais je liens Guiche
pour un grand cœur, et s'il s'est momentanément substitué au protecteur de la Valiière,
c'est que ce protecteur était trop haut placé pour prendre lui-mèmo sa défense.
Ces mots étaient plus que transparens ; aussi firent-ils rougir le roi, mais cette fois
de plaisir.
Il frappa doucement sur l'épaule de Manicamp.
— Allons , allons , vous êtes non-seulement un spirituel Gascon . monsieur de Mani-
camp, mais encore un brave gentilhomme , et je trouve votre ami Guiche im paladin
tout à fait de mon goût ; vous le lui témoignerez, n'est-ce pas?
— Ainsi donc, sire, Voti'e Majesté me pardonne?
— Tout à fait.
— Et je suis libre ?
Le roi sourit et tendit la main à Manicamp.
Manicanq) saisit cette main et la baisa.
— Et puis , ajouta le roi. vous contez à merveille.
— Moi , sire I
— Vous m'avez fait un récit excellent de cet accident arrivé h Guiche. Je vois le
sanglier sortant du bois, je vois le cheval s'aballanl , je vois l'animal allant du cheval
au cavalier. Vous ne racontez pas . Monsieur, vous peignez.
— Sire, je crois que Voire Majesté daigne se railler de moi , dit Maiiii.uup.
— Au contraire, lit Louis XIV sérieusement , je ris si peu , monsieur de Manicamp,
que je veux que vous racontiez à tout le monde cette aventure.
— L'aventure de l'affût?
— Oui , telle (pie vous me l'avez contée à moi, sans y changer un seul mol, vous
comprenez?
— Parfaitement, sire.
— El vous la raconterez?
— Sans perdre une minute.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. , 71
— Eh bien ! maintenant , rappelez vous-même M. d'Artagnan : j'espère que vous
n'en avez plus peur ?
— Oh ! sire , dès mie je suis sûr des bontés de mon roi , je ne crains plus rien.
— Appelez donc, dit le roi.
— Manicamp ouvrit la porte.
— Messieurs, dit-il, le roi vous appelle.
D'Artagnan, Saint-Aignan et Valot renirèrent.
— Messieurs, dit le roi, je vous fais rappeler pour vous dire que l'explication de
M. de Manicamp m'a entièrement satisfait.
D'Artagnan jeta à Valot d'un côté, et à Saint-Aignan de l'autre, un regard qu
signitlait :
— Eh bien ! que vous disais-je?
Le roi entraîna Manicamp du côté de la porte , puis tout bas :
— Que M. de Guiche se soigne, lui dit-il, et surtout qu'il se guérisse vile , je veux
me hâter de le remercier au nom de toules les dames, mais surtout (|u'il ne recom-
mence jamais.
— Dût-il mourir cent fois , sire , il recommencera cent fois s'il s'agit de l'honneur
de Voire Majesté.
C'était direct. Mais nous l'avons dit, le roi Louis XIV aimait l'encens, et pourvu
qu'on lui en donnât , il n'était pas très-exigeant sur la qualité.
— C'est bien, c'est bien, dit-il en congédiant Manicamp, je verrai Guiche (uoi-
meme et je lui ferai entendre raison.
Manicamp sortit à reculons.
Alors le roi se retournant vers les trois spectateurs de cette scène :
— Monsieur d'Artagnan, dit-il.
— Sire.
— Dites-moi donc comment se fait-il que vous ayez la vue si trouble , vous qui
d'ordinaire avez de si bons yeux?
— J'ai la vue trouble , moi , sire ?
— Sans doute.
— Gela doit être certainement, puisque Votre Majesté le dit. Mais en quoi trouble,
s'il vous plaît ?
— Mais à propos de cet événement du bois Rochin.
— Ah ! ah !
— Sans doute. Vous avez vu les traces des deux chevaux , vous avez reconnu les
pas des deux hommes , vous avez relevé les détails d'un combat. Rien de tout cela
n'a existé; illusion pure.
— Ah I ah ! lit encore d'Artagnan.
— C'est comme ces piétinemens du cheval, c'est comme ces indices de lulte. Lutte
de Guiche contre le sanglier, pas autre chose; seulement la lutte a été longue et ter-
rible , à ce qu'il paraît.
— Ah ! ah ! continua d'Artagnan.
— El quand je pense que j'ai un instant ajouté foi à une pareille erreur ! mais
aussi vous parliez avec un tel aplomb.
-r- En effet, sire, il faut que j'ai eu la berlue, dit d'Artagnan avec une belle hu-
meur qui charma le roi.
— Vous en convenez , alors ?
— Pardieu 1 sire , si j'en conviens !
72 LES MOUSQUETAIRES.
— De sorte que maintenant vous voyez la chose?...
— Tout autrement que je ne la voyais il y a une demi-heure.
— El vous attribuez cette différence dans votre opinion?...
— Oh ! à une chose bien simple, sire; il y a une demi-heure je revenais du bois
Rochin où je n'avais pour m'éclairer qu'une méchante lanterne d'écurie...
— Tandis qu'à cette heure ?...
— A cette heure , j'ai tous les flambeaux de votre cabinet, et de plus les deux yeux
du roi qui éclairent comme des soleils.
Le roi se mit à rire et Saint-Aignan à éclater.
— C'est comme M. Valot, dit d'Arlagnan, reprenant la parole aux lèvres du roij il
s'est figuré que non-seulement M. de Guiche avait été blessé par une balle , mais en-
core qu'il avait tiré une balle de sa poitrine.
— Ma foi, dit Valot, j'avoue... . ,
— N'est-ce pas que vous l'avez cru? reprit d'Artagnan.
— C'est-à-dire, dit Yalot , que non-seulement je l'ai cru, mais qu'à cette heure
encore j'en jurerais.
— Eh bien, mon cher docteur, vous avez rêvé cela.
— J'avais rêvé !
— La blessure de M. de Guiche, rêve! la balle, rêve! Aussi, croyez-moi, n'en
parlez plus.
— Bien dit; lit le roi, le conseil que vous donne d'Artagnan est bon. Ne parlez plus
de votre rêve à personne, monsieur Valof, et, foi de gentilhomme, vous ne vous en
repentirez point. Bonsoir, Messieurs. Oh! la ti'istc chose qu'un alfùt au sanglier!
— La triste chose , répéta d'Artagnan à pleine voix, qu'un allïit au sanglier!
Et il répéta encore ce mol par foules les chambres où il passa.
Puis il sortit du château emmenant Valot avec lui.
— Maintenant que nous sommes seuls, dit le roi à Saint-Aignan , comment se
nomme l'adversaire de Guiche?
Saint-Aignan regarda le roi.
— Oh ! nhésite pas, dit le roi , tu sais bien que je dois pardonner.
— Wardes , dit Saint-Aignan,
— Bien.
Puis , renhant chez lui vivement :
— Pardonner n'est pas oublier, dit Louis XIV.
COMMENT IL KST BON D'AVOIR DEIX CORDES A SON ARC.
Mauicamp sortait de chez le roi , tout heureux d'avoir si bien réussi , quand on ar-
rivant au bas de l'escalier et passant devant une portière, il se sentit tout à coup tirer
par une manche.
Il se retourna et reconnut Monlalais qui l'atlendait là au passage . et qui . mysté-
rieusement , le corps penché en avant et la voix basse , lui dit :
— Monsieur, venez vite , je vous prie.
— Et où cela , Mademoiselle ? demanda Manicamp.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 73
— D'abord, un véritable chevalier ne nrcùt point fait cette question, il m'eût
suivie sans avoir besoin d'explication aucune.
— Eh bien. Mademoiselle, ditManicamp , je suis i)rèl à me conduire en vrai chevalier.
— Non, il est trop tard, et vous n'en avez pas le mérite. Nous allons chez Madame, venez.
— Ah! ah ! fit Manicamp. Allons chez Madame.
El il suivit Montalais qui courait devant lui légère comme Galatée.
— Celte fois-ci, se disait Manicamp tout en suivant son guide, je ne crois pas que
les histoires de chasse soient de mise. Nous essaierons cependant, et au besoin... ma
foi, au besoin nous trouverons autre chose.
Montalais courait toujours.
— Comme c'est fatigant, pensa Manicamp, d'avoir à la fois besoin de son esprit et
de ses jambes.
Enfin on arriva.
Madame avait achevé sa toilette de nuit , elle était en déshabillé élégant, mais on com-
prenait que cette toilette était faite avaulqu'elleaiteuàsubirlesémolions qui l'agitaient.
Elle attendait avec une impatience visible.
Aussi Montalais et Manicamp la trouvèrent -ils debout près de la porte.
Au bruit de leurs pas. Madame était venue au-devant d'eux.
— Ah ! dit-elle, enfin !
— Voici M. Manicamp, répondit Montalais.
Manicamp s'inclina respectueusement.
Madame ti( signe à Montalais de se retirer. La jeune fille obéit.
Madame la suivit des yeux en silence jusqu'à ce que la porte se fût refermée derrière
elle ; puis se retournant vers Manicamp :
— Qu'y a-t-il donc et que m'apprend-on , monsieur de Manicamp, dit-elle, il y a
quelqu'un de blessé au château?
— Oui, Madame, malheureusement : M. de Guiche.
— Oui, M. de Guiche, répéta la princesse. En effet, je l'avais entendu dite, mais
nonaftirrner. Ainsi, bien véritablement, c'est à M. de Guiche qu'est arrivée cet te infortune?
— A lui-même , Madame.
— Savez-vous bien, monsieur de Manicamp, dit vivement la princesse, que les
duels sont antipathiques au roi? ,
— Certes, Madame, mais un duelavecune bête fauve n'est pas justiciable deSa Majesté.
— Oh ! vous ne me ferez pas l'injure de croire que j'ajouterai foi à cette fable absurde
répandue je ne sais dans quel but et prétendant que M. de Guiche a été blessé par un
sanglier. Non , non. Monsieur, la vérité est connue , et dans ce moment , outre le dé-
sagrément de sa blessure , M. de Guiche court le risque de sa liberté.
— Hélas! Madame, dit Manicamp, je le sais bien; mais qu'y faire?
— Vous avez vu Sa Majesté ?
— Oui, Madame.
— Que lui avez- vous dit?
— Je lui ai raconté comment M. de Guiche avait été l'affiàt, comment un sanglier
était sorti du bois Rochin, comment M. de Guiche avait tiré sur lui, etconnnenl enfin
l'animal furieux était revenu sur le tireur, avait tué son cheval et l'avait lui-même
grièvement blessé.
— Et le roi a cru cela?
— Parfaitement.
— Oh! vous me surprenez, monsieur de Manicamp, vous me surprenez beaucoup.
74 LES MOUSQUETAIRES.
Et Madame se promena de long en large en jetant de temps en temps un coup d'œil
interrogateur sur Manicamp, qui demeurait impassible et sans mouvement à la place
qu'il avait adoptée en entrant.
Enfin, elle s'arrêta.
— Cependant, dit-elle, tout le monde s'accorde ici à donner une autre cause à
celte blessure.
— Et quelle cause, Madame? fit Manicamp ; puis-je, sans indiscrétion, adresser
cette question à Votre Altesse?
— Vous demandez cela , vous l'ami intime de ^I. de Guiche , vous son confident?
— Ob ! Madame , l'ami intime , oui ;le coulident , non. Guicbe est un de ces bommes
qui peuvent avoir des secrets, qui en ont même , certainement, mais qui ne les disent
pas. Guicbe est discret, Madame.
— Eb bien! alors ces secrets, que M. de Guicbe renferme en lui, c'est donc moi
qui aurai le plaisir de vous les apprendre, dit la princesse avec dépit, car, en vérité,
le roi pourrait vous interroger une seconde fois , et si cette seconde fois vous lui faisiez
le même conte qu'à la première , il pourrait bien ne pas s'en contenter.
— Mais, Madame, je crois que Votre Altesse est dans l'erreur à l'égard du roi. Sa
Majesté a été fort satisfaite de moi, je vous jure.
— Alors, permettez-moi de vous dire, monsieur de Manicamp, que cela prouve
une seule chose , c'est que Sa Majesté est très-facile à satisfaire.
— Je crois que Votre Altesse a tort de s'arrêter à cette opinion. Sa Majesté est con-
nue pour ne se payer que de bonnes raisons.
— Et croyez-vous qu'elle vous saura gré de votre ofticieux mensonge quand demain
elle apprendra que M. de Guicbe a eu pour M. de Bragelonne , son ami , une querelle
qui a dégénéré en rencontre ?
— Une querelle pour M. de Bragelonne? dit Manicamp de l'air le plus naïf qu'il y
ail au monde, que me fait donc là l'bomieur de nie dire Votre Altesse?
— Qu'y a-t-ild'étonnant?M.dc Guicbe estsusceplible, irritable, il s'emportefacilement.
— Je liens au contraire. Madame, M, de Guiche pour très-patient, et n'être jamais
susceptible et irritable qu'avec les plusjustes motifs
— Mais n'est-ce pas un juste motif que l'amitié? dit la princesse.
— Ob! certes , Madame, et surtout pour un cœur comme le sien.
— Eb bien! M. de Bragelonne est un ami de M. de Guiche, vous ne nierez pas ce fait.
— Un très -grand ami.
— Eb bien ! M. de Guicbe a pris le parti de M. de Bragelonne, et comme M. de
Bragelonne était absent et ne pouvait se battre, il s'est battu pour lui.
Manicamp sourit et fil deux ou trois mouvemcnsde tête et d'épaules qui signifiaient :
— Dame! si vous le voulez absolument...
— Mais enfin, dit la princesse impalientce, parlez!
— Moi?
— Sans doute 5 il est évident que vous n'êtes pas de mon avis, et que vous avez quelque
chose à dire.
— Je n'ai à dire , Madame , qu'une seule chose.
— Dites-la.
— C'est que je ne comprends pas un mot de ce que vous me faites l'honneur de me
raconter.
— Gonunent! vous ne comprenez pas un mol à celle querelle de M. de Guicbe avec
M. de Wardes ! s'écria la princesse presque irritée.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 7o
Manicamp se tut.
— Querelle, vous dis-je, née d'un propos plus ou moins nialveillanl et plus ou
moins fondé sur la vertu de certaine dame.
— Ah ! de certaine dame, ceci c'est autre chose, dit Manicamp.
— Vous commencez à comprendre , n'est-ce pas?
— Votre Altesse m'excusera, mais je n'ose...
— Vous n'osez pas '.dit Madame exaspérée; eh bien! attendez, je vais oser, moi.
— Madame ! Madame, s'écria Manicamp, comme s'il était efl'rayé, faites attention à
ce que vous allez dire.
— Ah ! il parait que si j'étais un homme, vous vous battriez avec moi , malgré les
éditsde Sa JMajesté, comme M, de Guiche s'est haltu avec M. de Wardes, et cela pour
la vertu de mademoiselle de la Vallière.
— De mademoiselle de la Vallière! s'écria Manicamp en faisant un soubresaut subit
comme s'il était à cent lieues de s'attendre à entendre prononcer ce nom.
— Oh! qu'avez-vous donc, monsieur de Manicamp, pour bondir ainsi? dit Madame
avec ironie, auriez-vous l'iniperlinence de douter, vous, de cette vertu?
— Mais il ne s'agit pas le moins du monde, en tout cela, de la vertu de mademoi-
selle de la Vallière , Madame.
— Gomment! lorsque deux hommes se sont bri^dé la cervelle pour une femme, vous
dites qu'elle n'a rien à faire dans tout cela , et qu'il n'est point question d'elle. Ah! je
ne vous croyais pas si bon courtisan, monsieur de Manicamp.
— - Pardon, pardon, Madame, mais nous voilà bien loin de compte. Vous me faites
l'honneur de me parler une langue, et moi, à ce qu'il paraît, j'en parle une autre.
— Plait-il?
— Pardon; j'ai cru comprendre que Votre Altesse me voulait dire que MM. de
Guiche et de Wardes s'étaient battus pour mademoiselle de la Vallière?
— Mais oui.
— Pour mademoiselle de la Vallière, n'est-ce pas? répéta Manicamp.
— Eh mon Dieu 1 je ne dis pas que M. de Guiche s'occupât en personne de made-
moiselle de la Vallière , je dis qu'il s'en est occupé par procuration.
— Par procuration!
— Voyons, ne faites donc pas toujours l'homme effaré. Ne sait-on pas ici que M. de
Bragelonne est fiancé à mademoiselle de la Vallière, et qu'en partant pour la mission
que le roi lui a confiée à Londres , il a chargé son ami, M. de Guiche , de veiller sur
cette intéressante personne.
— Ah ! je ne dis plus rien , Votre Altesse est instruite.
• — De tout, je vous en préviens.
Manicamp se mit à rire, action qui faillit exaspérer la princesse, laquelle n'était
pas, comme on le sait, d'une humeur bien accommodante.
— Madame , reprit le discret Manicamp en saluant la princesse , enterrons toute
cette affaire qui ne sera jamais bienéclaircie.
— Oh ! quant à cela, il n'y a plus rien à faire et les éclaircissemens sont complets.
Le roi saura que M. de Guiche a pris parti pour cette petite aventurière qui se donne
des airs de grande dame; il saura que M. de Bragelonne ayant nommé pour son gar-
dien ordinaire du jardin des Hespérides son ami M. de Guiche , celui-ci a donné le
coup de dent requis au marquis de Wardes, qui osait porter la main sur la pomme d'or.
Or, vous n'êles pas sans savoir, monsieur de Manicamp, vous qui savez si bien toutes
choses, que le roi convoite de son côté le fameux trésor, et que peut-être saura-t-il
76 LES MOUSQUEÏAIKES.
mauvais gré à M. deGniche de s'en constituer le défenseur. Etes-vous assez renseigné
maintenant, et vous faut-il un autre avis, parlez, demandez?
— Non, Madame, non , je ne veux rien savoir de plus.
— Sachez cependant, car il faut que vous sachiez cela, monsieur de Manicamp,
sachez que l'indignation de Sa Majesté sera suivie d'ell'ets terribles. Chez les princes
d'un caractère comme l'est celui du roi, la colère amoureuse est un ouragan.
— Que vous apaiserez, vous. Madame.
— Moi ! s'écria la princesse avec un geste de violente ironie ; moi ! et à quel titre?
— Parce que vous n'aimez pas les injustices. Madame.
— Et ce serait une injustice, selon vous, que d'empêcher le roi de faire ses affaires
d'amour.
— Vous intercéderez cependant en faveur de M. de Guiche.
— Oh ! cette fois vous devenez fou. Monsieur, dit la princesse d'un tonplein de hauteur.
— Au contraire. Madame, je suis dans mon meilleur sens, et je le répète, vous dé-
fendrez M. de Guiche auprès du roi.
— Moi !
— Oui, vous.
— Et comment cela ?
— Parce que la cause de M. de Guiche , c'est la vôtre , Madame , dit tout bas avec
ardeur Manicamp dont les yeux venaient de s'allumer.
— Que voulez-vous dire?
— Je dis , Madame , que dans le nom de la Vallière à propos de cette défense prise
par M. de Guiche pour M. de Bragelonne absent , je m'étonne que Votre Altesse n'ait
pas deviné iin prétexte.
— Un prétexte?
— Oui.
— Mais un prétexte à quoi? répéta en balbutiant la princesse, que venaient d'in-
struire les regards de Manicamp.
— Maintenant , Madame, dit le jeune homme, j'en ai dit assez, je présume, pour
engager Votre Altesse ;rtie pas charger devant le roi ce pauvre Guiche, sur qui vont
tomber toutes les inimitiés fomentées par un certain parti très-opposé au vôtre.
— Vous voulez dire, au contraire , ce me semble , que tous ceux qui n'aiment point
mademoiselle delà Vallière, et même peut-être quelques-uns de ceux tpii laiment en
voudront au comte.
— Oh '.Madame, poussez-vous aussi loin l'obstination, et n'ouvrirez-vous point
l'oreille aux paroles d'un ami dévoué? Faut-il que je m*expo>e à vous déplairo>. faut-
il que je vous nonnne malgré moi la personne qui fut la véritable cause de la querelle?
— La personne ! lit Madame en rougissant.
— Faut-il, continua Manicamp, que je vous montre le pauvre Guiche irrité, fu-
rieux, exaspéré de tous ces bruits qui courent sur cette personne ; faut-il, si vous vous
obstinez à ne pas la reconnaître , et si moi le respect continue de nvempècher de la
nonnner, faut-il que je vous rappelle les scènes de Monsieur avec milord de Buckin-
gham , les insinuations lancées à propos de cet exil du duc ; faut-il que je vous retrace
les soins du comte à plaire, à observer, à protéger celte peisoune pour lai[uelle seule
il vit, pour laquelle seule il respire? Eh bien ! je le ferai, et quand je vous aurai rap-
pelé tout cela , peut-être comprendrez-vous que le comte à bout de patience , harcelé
depuis longtenqis par de Wardes, au premier mol désobligeant que celui-ci aura pro-
noncé sur cette personne, aura pris feu et respiré la vengeance.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 77
La princesse cacha son visage dans ses mains.
— Monsieur! Monsieur! s'écria-t-elle, savez-vous bien ceqnc vonsdites là et àqui vous
le dites?
— Alors, Madame, poursuivit Manicamp comme s'il n'eût point entendu les excla-
mations de la princesse, rien ne vous étonnera plus , ni l'ardcvir du comte à chercher
cette querelle, ni son adresse merveill«Ése à la transporter sur un terrain étranger à
vos intérêts. Gela surtout est prodigieux d'habileté et de sang-froid , et si la personne
pour laquelle le comte de Guiche s'est battu et a versé son sang en réalité doit quelque
reconnaissance au pauvre blessé, ce n'est vraiment pas pour le sang qu'il a perdu,
pour la douleur qu'il a soutferte, mais pour sa démarche à l'endroit d'un honneur
qui lui est plus précieux que le sien.
— Oh! s'écria Madame, comme si elle eût été seule , oh ! ce serait véritablement à
cause de moi !
Manicanq) put respirer; il avait bravement gagné le temps du repos : il respira.
Madame, de son côté, demeura quelque temps plongée dans une rêverie doulou-
reuse. On devinait son agitation aux mouvemens précipités de son sein , à la langueur
de ses yeux, aux pressions fréquentes de sa main sur son cœur.
Mais chez elle la coquetterie n'était pas une passion inerte, c'était au contraire un
feu qui cherchait des alimens et qui les trouvait.
— Alors, dit-elle, le comte aura obligé deux personnes à la fois, car j\L de Brage-
lonne aussi doit à M. de Guiche une grande reconnaissance , d'autant plus grande que
partout et toujours mademoiselle de la Vallière passera pour avoir été défendue par ce
généreux champion.
Manicamp com[)rit qu'il demeurait un reste de doute dans le cœur de la princesse,
et son esprit s'échaulfa par la résistance.
— - Beau service, en vérité, dit-il, que celui qu'il a rendu à mademoiselle de la Val-
lière ! beau service que celui qu'il a rendu à M. de Bragelonne! Le duel a fait un éclat
qui déshonore à moitié cette jeune fille : un éclat qui la brouille nécessairement avec le
vicomte. Il en résulte que le coup de pistolet de M. de Wardgs a eu trois résultats au
lieu d'un : il tue à la fois l'honneur d'une femme, le bonheur d'un honune, et peut-
être en même temps a-t-il blessé à mort un des meilleurs gentilshommes de France ! Ah !
Madame, votre logique est bien froide; elle condamne toujours, elle n'absout jamais.
Les derniers mots de Manicamp battirent en brèche le dernier doute demeuré non
pas dans le cœur, mais dans l'esprit de Madame. Ce n'était plus ni une princesse avec
ses scrupules ni rme femme avec ses soupçonneux retours, c'était un cœur qui venait
de sentir le froid profond d'une blessure.
— Blessé à mort, murmura-t-elle d'une voix haletante; oh ! monsieur de Manicamp,
n'avez-vous pas dit blessé à mort !
Manicamp ne répondit que par un profond soupir.
— Ainsi donc, vous dites que le comte estdangereusement blessé? continua la princesse.
— Eh ! [Madame , il a une main brisée et une balle dans la poitrine.
— Mon Dieu ! mon Dieu î reprit la princesse avec l'excitation de la fièvre , c'est
affreux, monsieur de Manicamp, une main brisée, dites-vous, une balle dans la poi-
trine , mon Dieu! et c'est ce lâche! c'est ce misérable ! c'est cet assassin de de Warde?
qui a fait cela! Décidément le ciel n'est pas juste,
Manicamp paraissait en proie à une violente émotion. 11 avait en effet déployé beau-
coup d'énergie dans la dernière partie de son plaidoyer.
Quant ;'t Madame , elle n'en était [ihis à calculer l(>s mnvenances: lorsque chez elle
78 LES MOUSQUETAIRES.
la passion parlait colèi-c ou sympathie, rien n'en arrêtait plus l'élan. Elle s'approcha
de Manicanip . qui venait de se laisser tomber sin- un siège comme si la douleur était
une as-ez puissante excuse à couuneltre une infi-aclion aux lois de 1 étiquette.
— ^lonsieur, dit-elle en lui prenant la main, soyez franc.
Manicamp releva la tête.
— M. de Guiche , continua Madame, est-ilfcen danger de mort?
— Deux fois, Madame, dit-il, d'abord à cause de riiémorragie qui s'est déclarée, une
artère ayant été offensée à la main, ensuite à cause de la blessure de la poitrine, qui
aurait, le médecin le craignait du moins , offensé quelque organe essentiel.
— Alors il peut mourir !
— Mourir, oui, Madame, et sans même avoir la consolation de savoir que vous avez
connu son dévouement.
— Vous le lui direz.
— Moi 1
— Oui , n'êtes-vous pas son ami?
— Moi ! oh ! non , Madame , je ne dirai à M. de Guiche , si le malheureux est encore
en état de m'entendre , je ne lui dirai que ce que j'ai vu , c'est-à-dire votre cruauté
pour lui.
— Monsieur, oh! vous ne commettrez pas cette barbarie.
— Oh î si fait, Madame , je dirai celte vérité, car entin la nature est puissante chez
un homme de son âge. Les médecins sont savans, et si par hasard le pauvre comte
survivait à sa blessure, je ne voudrais pas qu'il restât exposé à mourir de la blessure
du cœur après avoir échappé à celle du corps.
Et sur ces mots, Manicamp se leva, et, avec un profond respect, parut vouloir
prendre congé.
— Au moins, Monsieur, dit Madame, en l'arrêtant d'un air presque suppliant, vous
\oudrez bien me dire en quel état se trouve le malade, quel est le médecin qui le
soigne?
— Il est fort mal , Madame, voilà pour son état. Quant à son médecin , c'est le mé-
decin de Sa Majesté elle-même, M. Yalot. Celui-ci est en outre assisté du confrère
chez lequel M. de Guiche a été transporté.
— Gomment 1 il n'est pas au château? lit Madame.
— Hélas! Madame, le pauvre garçon était si mal qu'il n'a pu être amené jusqu'ici.
— Doiniez-moi l'adresse, Monsieur, dit vivement la princesse; j'enverrai quérir de
ees nouvelles.
• — Rue du Feurrc; une maison de l)rique avec des volets blancs. Le nom du méde-
cin est inscrit sur la porte.
— Vous retournez près du blessé , monsieur de Manicamp?
— Oui, Madame.
— Alors il convient que vous me rcniUez un service.
— Je suis aux ordres de Votre Altesse.
— Faites ce que vous vouliez faire : reloornez près de M. de Guiche, éloignez tous
les assistans: veuillez vous éloigner vous-même.
—* Madame...
— Ne perdons pas de temps en expiicalions inutiles. Voilà le fait: n'y voyez pas
autre chose que ce qui s'y trouve, ne demandez pas a\itre chose que ce que je vous
dis. Je vais envoyer une de mes femmes, deux peut-être . à cause de l'heure avancée;
je ne voudrais pa>! qu'elles vous vissent, ou plus franchement je ne voudrais pas que
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
79
vous les vissiez : ce sonl des scrupules que vous devez comprendre, vous surtout,
monsieur de Manicauip qui deviiiez tout.
— Oh! Madame, partaiteuient , je puis uu'iiio laire mieux, je marcherai devant
vos messagères; ce sera à la fois un moyen de leur indiquer sûrement la route, et de
les protéger si le hasard faisait qu'elles eussent, contre toute prohabilité, hesoin de
protection.
— El puis, parce moyen surtout, elles entreront sans difhcultés aucunes, n'est-ce pas?
-- Certes, Madame, car passant le premier, j'aplanirais ces difhcultés si le hasard
faisait qu'il s'en trouvât.
— Eh bien! allez, allez, monsieur de Manicamp, et attendez au bas de l'escalier.
— J'y vais. Madame.
— Attendez.
Manicamp s'arrêta.
— Quand vous entendrez descendre le pas de deux femmes, sortez et suivez sans
vous retourner la route qui conduit cliez le pauvre comte.
— Mais si le hasard faisait descendre deux autres personnes etquejem'y trompasse?
— On frappera trois fois doucement dans les mains.
— Oui , Madame.
— Allez, ahez.
Manicamp se retourna, salua une dernière fois et sortit la joie dans le cœur. 11
n'ignorait pas en eflet que la présence de Madame était le meilleur bamne à appliquer
sur les plaies du blessé.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que le bruit d"uue porte qu'on ouvrait et
qu'on refermait avec précaution parvint jusqu'à lui. Puis il entendit les pas légers
gUssant le long de la rampe ; puis les trois coups frappés dans les mains , c'est-à-dire
le signal convenUi
Il sortit aussitôt, et iidèle à sa parole, se dirigea sans retourner la tète à travers les
rues de Fontainebleau vers la demeure du médecin.
>/^'\.
'^&
s^.
80
LES MOUSQUETAIRES.
M. MÂLICORNE, ARCHIVISTE DU ROYAUME DE FRANCE.
Eix femmes ensevelies dans leurs manies et le \isage
couvert trun demi-masque de velours noir, suivaient
timidement les pas de Manicamp.
An premier étage, derrière les rideaux de damas rouge,
brillait la douce lueur d'une lampe posée sur un dressoir.
A l'autre extrémité de la même chambre, dans un lit
à colonnes torses, fermé de rideaux pareils à ceux qui
éteignaient le feu delà lampe, reposait Guiclie, la lète
élevée sur un double oreiller, les yeux noyés dans un
brouillard épais ; de longs cheveux noirs bouclés épar-
pillés sur le lit paraient de leur désordre les tempes sèches et pâles du jeune homme.
On sentait que la fièvre était la principale hôtesse de cette chand)re.
Guiche rêvait. Son esprit suivait à travers les. ténèbres un de ces rêves du déhre,
comme Dieu en envoie sur la roule do la mort à ceux qui vont tomber dans l'univers
étrange de l'éternité.
Deux ou trois taches de sang encore liquide maculaient le parquet.
Manicamp monta les degrés avec précipitation . seulement au seuil il s'arrêta ,
poussa doucement la porte , passa la tête dans la chambre et voyant que tout était tran-
quille, il s'approcha sur la pointe du pied du grand fauteuil de cuir, échantillon d'un
mobilier du règne de Henri IV, et voyant que la garde-malade s'y était naturellement
endormie, il la réveilla et la pria de passer dans la pièce voisine.
Puis, debout, près du lit, il demeura un instant à se demander s'il fallait réveiller
Guiche pour lui apprendre la bonne nouvelle.
Mais connue derrière la portière il commençait à entendre le frémissement soyeux
des robes et la respiration haletante de ses conq)agnes de route , comme il voyait déjà
cette portière impatiente se soulever, il s'effaça le long du lit et suivit la garde-malade
dans la chambre voisine.
Alors, au moment même où il disparaissait , la draperie se souleva, et les deux
femmes entrèrent dans la chambre qu'il venait de quitter.
Celle qui était eutrée la première fit à sa compagne un geste impérieux qui la cloua
sur un escabeau près de la porte.
Puis elle s'avauça résolument vers le lit. lit glisser les rideaux sur la tringle de fer
et rejeta leurs plis llollans derrière le chevet.
Elle vil alors la ligure pâlie du comte; elle vil sa maiu droite onvcloppée d'un linge
^■^^^^,.^:
-^^àj/ ï^5^Si^ ^ '-^^^j^
M. A DAM F. VISITANT DE (ïIlrilE RI. KSSE.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 81
éblouissant de blancheur se dessiner sur la courte-pointe à ramages sombres qui cou-
vrait une partie de ce lit de douleur.
Elle frissonna en voyant une goulle de sang qui allait s'élargissant sur ce lintre.
La poitrine blanche du jeune homme était découverte, comme si le frais de la nuit
eût dû aider sa respiration. Une petite bandelette attachait l'appareii de la blessure
autour de laquelle s'élargissait un cercle bleuâtre de sang exlravasé.
Un soupir profond s'exhala de la bouche de la jeune femme. Elle s'appuya contre
la colonne du lit et regarda par les trous de son masque ce douloureux spectacle.
Un souffle rauque et strident passait comme le râle de la mort par les dents serrées
du comte.
La dame masquée saisit la main gauche du blessé.
Cette main brûlait comme un charbon ardent.
Mais au îuoment où se posa dessus la main glacée de la dame, l'action de ce froid
fut telle, que Guiche ouvrit les yeux et tâcha de rentrer dans la vie en animant son
regard.
La première chose qu'il aperçut fut le fantôme dressé devant la colonne de son lit.
A cette vue, ses yeux se dilatèrent, mais sans que l'intelligence y alkmiât sa pure
étincelle.
Alors la dame fit un signe à sa compagne , qui était demeurée près de la porte ; sans
doute celle-ci avait sa leçon faite, car d'une voix clairement accentuée et sans hésita-
tion aucune elle prononça ces mois :
— Monsieur le comte, Son Altesse Royale Madame , a voulu savoir comment vous
supportiez les douleurs de cette blessure et vous témoigner par ma bouche tout le re-
gret qu'elle éprouve de vous voir souffrir.
Au mot : Madame, Guiche fit un mouvement: il n'avait point encore remarqué la
personne à laquelle appartenait cette voix.
Il se tourna donc naturellement vers le point d'où venait cette voix.
Mais comme la main glacée ne l'avait point abandonné, il en revint à regarder ce
fantôme immobile.
— Est-ce vous qui me parlez, Madame, demanda-t-il d'une voix affaiblie, ou y
a-t-il avec vous une autre personne dans cette chambre?
— Oui, répondit le fantôme d'une voix presque inintelligible et en baissant la tète.
— Eh bien! fit le blessé avec effort , merci. Dites à .Madame que je ne regrette plus
de mourir, puisqu'elle s'est souvenue de moi.
A ce mot : Mourir, prononcé par un mourant, la dame masquée ne put retenir ses
larmes qui coulèrent sous son masque et qui apparurent sur ses joues à l'endroit où le
masque cessait de les couvrir.
Guiche, s'il eût été plus maître de ses sens, les eût vues rouler en perles brillantes
et tomber sur son lit.
La dame, oubliant qu'elle avait un masque, porta la main à ses yeux pour les
essuyer, et rencontrant sous sa main le velours agaçant et froid , elle arracha le masque
avec colère et le jeta sur le parquet.
A cette apparition inattendue qui semblait pour lui sortir d'un nuage, Guiche poussa
un cri et tendit les bras.
Mais toute parole expira sur ses lèvres comme toute force dans ses veines.
Sa main droite qui avait suivi l'impulsion de la volonté sans calculer son degré de
puissance, sa main droite retomba sur le lit, et tout aussitôt c.e linge si blanc fut rougi
d'une ta^he plus large.
T. n. a
82 LES MOUSQUETAIRES.
Et pendant ce temps, les yeux du jeune homme se couvraient et se fermaient comme
s'il eût commencé d'entrer en lutte avec l'ange indomptable delà mort.
Puis , après quelques mouvemens sans volonté , la tète se retrouva immobile sur
l'oreiller.
Seulement de pâle elle était devenue livide.
La dame eut peur; mais celle fois, contrairement à Thabitude, la peur fut attractive.
Elle se pencha vers le jeune homme, dévorant de son souffle ce visage froid et dé-
coloré, qu'elle toucha presque, puis elle déposa un rapide baiser sur la main gauche
de Guiche, qui , secoué comme par une décharge électrique , se réveilla une seconde,
ouvrit de grands yeux sans pensée, et retomba dans un évanouissement profond.
— Allons, dit- elle à sa compagne, allons, nous ne pouvons pas demeurer plus
longtemps ici; j'y ferais quelque folie.
— Madame! Madame 1 Votre Altesse oublie son masque, dit la vigilante compagne.
— Ramassez-le, répondit sa maîtresse en se glissant éperdue par l'escalier.
Et comme la porte de la rue était restée entr'ouverte, les deux oiseaux légers pas-
sèrent par celte ouverture et d'une course légère regagnèrent le palais.
L'une des deux dames monta jusqu'aux appartemens de Madame où elle disparut.
L'autre entra dans l'appartement des filles d'honneur, ce&t-à-dire l'entresol.
Arrivée à sa chambre, elle s'assit devant une table , et sans se donner le temps de
respirer, elle se rail à écrire le billet suivant :
« Ce soir Madame a été voir JM. de Guiche.
« Tout va à merveille de ce coté.
« Allez du vôtre, et surtout brûlez ce papier. »
Puis elle plia la lettre en lui donnant une forme longue, et sortant de chez elle
avec précaution , elle traversa un corridor qui conduibail au service des gentilshommes
de Monsieur.
Là elle s'arrêta devant une porte soui laquelle ayant heurté deux coups secs, elle
gUssa le papier et s'enfuit.
Alors revenant chez elle, elle lit disparaître toute trace de sa sortie et de l'écriture
du billet.
Au milieu des investigations auxquelles elle se livrait, dans le but que nous ve-
nons de dire, elle aperçut sur la table le masque de Madame, qu'elle avait rapporté
suivant l'ordre de sa maîtresse, mais qu'elle avait oublié de lui remettre.
—Oh !oh ! dit-elle, n'oubliouspasde faire demain cequej'aioublié défaire aujourdbui.
Et elle prit le masque par sa joue de velours, et sentant son pouce humide, elle
regarda son pouce.
Il était nou-seulemcut humide mais rougi.
Le masque élail tombé sur une de ces taches de sang qui , nous l'avons dit , macu-
laient le parquet, et de l'extérieur noir qui avait été mis par le hasard en contact avec
lui, le sang a\ait passé à l'intérieur et tachait la batiste blanche.
< — Oh 1 oh l dit Monlalais, car nos lecteurs l'ont sans doute déjri reconmie à toutes
les manœuvres que nous avons décrites, oh ! oh ! je ne lui rendrai plus ce masque, il
est trop précieux maintenant.
Et se levant , elle courut à un coiïrct de bois d'érable qui renfermait plusieurs objets
de toilette et de parfumerie.
— Non) pas encore ici, dit-elle , un pareil dépôt n'est pas de ceux que l'on aban-
donne à l'aventure.
Puis, après un moment de silence cl avec un sourire qui n'appartenait qu'à elle :
LK VICOMTE DE BRAGELONNE. 8:{
• — Beau masque, ajouta Moulalais, teiut du sauii; de ce brave chevalier, (u iras
rejoiudre au uiagasiu des merveilles les lettres de la Vallière, celles de Raoul, toute
cette amoureuse collection entin qui fera un jour Thistoire de France et l'histoire de la
royauté.
Tu iras chez M. Malicorne , continua la folle en riant, tandis qu'elle commençait de
se déshabiller, chez ce diyne M. Malicorne, dit-elle en soufilanl sa bougie, qui croit
n'être que maître des appartemcns de Monsieur, et que je fais, moi, archiviste et
historiographe de la maison de Bourbon et des meilleures maisons du royaume.
— Qu'il se plaigne maintenant, ce bourru de Malicorne!
El elle tira ses rideaux et s'endormit.
0 vJ^
84
J.ES MOUSQUETAIRES.
LE VOYAGE.
E lendemain, jour indiqué pour le départ, le roi, à onze
heures sonnant , descendit avec les reines et Madame le
grand degré pour aller prendre son carrosse attelé de six
chevaux piaffant au bas de l'escalier.
Toute la cour attendait dans le fer à cheval en habits
de voyage, et c'était un brillant spectacle que cette quan-
tité de chevaux sellés , de carrosses attelés, d'hommes et
de femmes entourés de leurs officiers , de leurs valets
et de leurs pages.
Le roi monta dans son carrosse avec les deux reines.
Madame en fit autant avec Monsieur.
Les filles d'honneur imitèrent cet exemple et prirent place deux par deux dans les
carrosses qui leur étaient destinés.
Le carrosse du roi prit la tète, puis vint celui de Madame, puis les autres suivirent
selon l'étiquette.
Le temps était chaud: un léger souffle d'air qu'on avait pu croire assez fort le ma-
tin pour rafraîchir lalmosphère fut bientôt embrasé parle soleil caché sous les nuages,
et ne sinfiltra plus à travers cette chaude vapeur qui s'élevait du sol que comme un
vent brûlant qui soulevait une fine poussière et frappait au visage les voyageurs pres-
sés d'arriver.
Madame fut la première qui se plaignit delà chaleur.
Monsieur lui répondit en se renversant dans le carrosse comme un homme qui va
s'évanouir, et il s'inonda de sels et d'eaux de senteur, tout en poussant de profonds
soupirs.
Alors Madame lui dit de son air le plus aimable :
— En vérité, Monsieur, je croyais que vous eussiez été assez galant , par la chaleur
qu'il fait, pour me laisser mon carrosse à moi-toute seule et faire la route à cheval.
— A cheval! s'écria le prince avec un accent d'effroi qui fit voir combien il était
loin d'adhérer à cet étrange projet; à cheval! Mais vous n'y pensez pas, Madame,
toute ma peau s'en irait par pièces au contact de ce vent de feu.
Madame se mita rire.
•—Vous pr(;ndrez mon parasol . dit-ello.
— Et la peine de le tenir, répondit .Monsieur avec le plus grand sang-froid. D'ail-
leurs, je n'ai point de cheval.
— '^'.omincnt! pas de cheval? répliqua la princesse , qui, si elle ne gagnait pas l'iso-
M A LICOU N K.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 85
lement, gagnait du moins la taquinerie; pas de cheval! Vous faites erreur, .Monsieur,
car je vois là-bas votre bai favori.
— Mon cheval bai ! s'écria le prince en essayant d'exécuter vers la portière un mou-
vement qui lui causa tant de gêne qu'il ne l'accomplit qu'à moitié et qu'il se hâta de
reprendre son immobilité.
— Oui, dit Madame, votre cheval, conduit en main par M. de Malicorne.
— Pauvre bête ! répliqua le prince, comme il va avoir chaud!
Et sur ces paroles il ferma les yeux, pareil à un mourant qui expire.
Madame, de son côté, s'étendit paresseusement dans l'îiutre coin de la calèche et
ferma les yeux aussi , non pas pour dormir, mais pour songer tout à son aise.
Cependant le roi, assis sur le devant de la voiture dont il avait cédé le fond aux
deux reines, éprouvait cette vive contrariété des amans inquiets, qui toujours, sans
jamais assouvir cette soif ardente , désirent la vue de l'objet aimé, puis s'éloignent à
demi contens sans s'apercevoir qu'ils ont amassé une soif plus ardente encore.
Le roi, marchant en tête comme nous avons dit, ne pouvait de sa place apercevoir
les carrosses des dames et des filles d'honneur qui venaient les derniers.
Il lui fallait d'ailleurs répondre aux éternelles interpellations de la jeune reine, qui,
tout heureuse de posséder son cher mari , comme elle disait dans son oubli de l'éti-
quette royale, l'investissait de tout son amour, le garrottait de tous ses soins, de peur
qu'on ne vînt le lui prendre , ou qu'il ne lui prît l'envie de la quitter.
Anne d'Autriche que rien n'occupait alors que les élancemens sourds que de temps
en temps elle éprouvait dans le sein , Anne d'Autriche faisait joyeuse contenance , et
bien qu'elle devinât l'inipalience du roi, elle prolongeait malicieusement son supplice
par des reprises inattendues de conversation , au moment où le roi , retombé en lui-
même, conunençait à y caresser ses secrètes amours.
Tout cela, petits soins de la part de la reine, taquinerie de la part d'Anne d'Au-
triche, tout cela finit par sembler insupportable au roi qui ne savait pas commander
aux mouvemens de son cœur,
Il se plaignit d'abord de la chaleur, c'était un acheminement à d'autres plaintes.
Mais ce fut encore avec assez d'adresse pour que Marie-Thérèse ne devinât point
son but.
Prenant donc ce que disait le roi au pied de la lettre, elle éventa Louis avec ses
plumes d'autruche.
Mais la chaleur passée, le roi se plaignit de crampes et d'impatiences dans les
jambes, et comme justement le carrosse s'arrêtait pour relayer :
— Voulez-vous que je descende avec vous? demanda la reine; moi aussi j'ai les
jambes inquiètes. Nous ferons quelques pas à pied, puis les carrosses nous rejoindront
et nous y prendrons notre place.
Le roi fronça le sourcil; c'est une rude épreuve que fait subir à son infidèle la femme
jalouse qui , quoiqu'en proie à la jalousie, s'observe avec assez de puissance pour ne
pas donner de prétexte à la colère.
Néanmoins, le roi ne pouvait refuser : il accepta donc, descendit, donna le bras à
la reine, et fit avec elle plusieurs pas tandis que l'on changeait de chevaux.
Tout en marchant il jetait un coup d'oeil envieux sur les courtisans qui avaient le
bonheur de faire la route à cheval.
La reine s'aperçut bientôt que la promenade à pied ne plaisait pas plus au roi que
le voyage en voiture. Elle demanda donc à remonter en carrosse.
Le roi la conduisit jusqu'au marchepied, mais ne remonta point avec elle. Il fit trois
go LES MOUSQUETAIRES.
pas en arrière, et chercha dans la lile des carrosses à reconnaître ceUii qui l'intéres-
sait si vivement. j i -ir u-
A la portière du sixième apparaissait la blanche figure de la Yailiere.
Comme le roi, immobile à sa place, se perdait en rêveries sans voir que tout était
prêt et que l'on n'attendait plus que lui, il entendit à trois pas une voix qui l'interpel-
lait respectueusement. C'était lAI. de Malicorne , en costume complet d'écuyer, tenant
sous son bras gauche la bride de deux chevaux.
— Votre Majesté a demandé un cheval? dit-il.
— Un cheval ! Vous auriez un de mes chevaux? demanda le roi , qui essayait de
reconnaître ce gentilhomme, dont la figure ne lui était pas encore familière.
— Sire, répondit Malicorne , j'ai au moins un cheval au service de Votre Majesté.
Et Malicorne indiqua le cheval bai de Monsieur qu'avait remarqué Madame.
L'animal était superbe et royalement caparaçonné.
— Mais ce n'est pas un de mes chevaux, ^Monsieur, dit le roi.
— Si, c'est un cheval des écuries de Son Altesse Royale. Mais Son Altesse Royale
ne monte pas à cheval quand il fait si chaud.
Le roi ne répondit rien, mais s'approcha vivement de ce cheval qui creusait la terre
avec son pied.
Malicorne fit un mouvement pour lui tenir l'étrier; il était déjà en selle.
Rendu à la gaieté par cette bonne chance , le roi courut tout soin'iant au carrosse
des reines qui l'attendaient, et malgré Fair alïiiiré de Marie-Thérèse :
-- Ah I ma foi ! dit-il , j'ai trouvé ce cheval et j'en profile. J'étouffais dans le car-
rosse. Au revoir, Mesdames.
Puis s'incljnanl gracieusement sur le col arrondi de sa monture, il disparut en une
seconde.
Anne d'Autriche se pencha pour le suivre des yeux; il n'allait pas bien loin, car,
parvenu au sixième carrosse , il fit plier les jarrets de son cheval et ôta son chapeau.
Il saluait la Vallière qui , à sa vue, poussa un petit cri de surprise, en même temps
qu'elle rougissait de plaisir.
Montalais, qui occupait l'autre coin du carrosse, rendit au roi un profond salut.
Puis, en femme d'esprit, elle feignit d'être très-occupée du paysage et se retira dans
le coin à gauche.
La conversafion du roi et de la Vallière commença comme toutes les conversations
d'amans, par d'éloquens regards et par quelques mots d'abord vides de sens.
Le roi expliqua conuuent il avait eu chaud dans son carrosse, à tel point qu'un
cheval lui avait paru un bienfait.
— Et, ajouta-t-il,le bienfaiteur est un homme tout à fait intelligent, car il m'a de-
viné. Maintenant il me reste un désir, c'est de savoir quel est le genUlhonnne qui a
servi si adroitement son roi et Ta sauvé du cruel ennui où il était.
Montalais, pendant ce colloque, qui dès les premiers motsl'avait réveillée, Montalais
s'était rapprochée et s'était arrangée à rencontrerlercgarddu roi vers lafinde sa phrase.
Il en résulta que comme le roi regardait autant elle que la Vallière en interrogeant,
elle put croire que c'étaitcUequeron interrogeait, et par conséquent elle pouvaiirépondre.
Elle répondit donc :
— Sire, le cheval que monte Votre Majesté est un des chevaux de Monsieur, que
conduisait en main un des gentilshommes de Son Altesse Royale.
— Et comment s'appelle ce gentilhomme, s'il vous plaît. Mademoiselle?
— M. de Malicorne, sire.
LE VICOMTE DE 1511 AG ELONN E. 87
Le nom fil sou ellet ordinaire.
— Malicorne! répéta le roi en souriant.
— Oui , sire, répliqua Aure. Tenez, c'est ce cavalier qui galo])e ici. à ma gauclie.
Et elle indiquait en effet notre Malicorne, qui d'un air béat galopait à la portière
de gauche, sachant bien qu'on parlait de lui en ce moment même, mais ne bougeant
pas plus sur la selle qu'un sourd et muet.
— Oui, c'est ce cavalier, ditle roi ; je me rappelle sa ligure et me rappellerai son nom.
Et le roi regarda tendrement la Vallière.
Aure n'avait plus rien à faire ; elle avait laissé tomber le nom de Malicorne; le ter-
rain était bon; il n'y avait maintenant qu'à laisser le nom pousser et l'événement
porter ses fruits.
En conséquence , elle se rejeta dans son coin avec le droit de faire à M. de Malicorne
autant de signes agréables qu'elle voudrait , puisque M. de Malicorne avait eu le bon-
heur de plaire au roi.
Comme on comprend bien, Monialais ne s'en fit pas faute. Et Malicorne, avec sa
fine oreille et son œil sournois, empocha les mots :
— Tout va bien.
— Le tout accompagné d'une pantomime qui renfermait un semblant de baiser.
■ — HélasI Mademoiselle, dit enfin le roi à Louise, voilà que la liberté de la campagne
va cesser ; votre service chez Madame sera plus rigoureux , et nous ne nous verrons plus.
— Votre Majesté aime trop Madame, répondit-elle, pour ne pas venir chez elle
souvent, et quand votre Majesté traversera la chambre...
— Ah I dit le roi d'une voix tendre et qui baissait par degrés, s'apercevoir n'est point
se voir, et cependant il semble que ce soit assez pour vous.
Louise ne répondit rien : un soupir gonflait son cœur, mais elle étouffa ce soupir.
— Vous avez sur vous-même une grande puissance , ditle roi.
La Vallière sourit avec mélancolie.
— Employez cette force à aimer, coutinua-t-il, et je bénirai Dieu de vous l'avoir donnée.
La Vallière garda le silence, mais leva sur le roi un œil chargé d'amour.
Alors, comme s'il eût été dévoré par ce brûlant regard, Louis passa la main sur sou
front, et, pressaut son cheval des genoux, Iji fit faire quelques pas en avant.
Elle, renversée en arrière, l'œil demi-clos, couvait du regard ce beau cavalier,
dont les plumes ondoyaient au vent; elle aimait ses bras arrondis avec grâce, sa jambe
fine et nerveuse, serrant les flancs du cheval; cette coupe arrondie de profil que des-
sinaient de beaux cheveux bouclés, se relevant parfois pour découvrir une oreille
rose et charmante.
Enfin, elle aimait, la pauvre enfant, et elle s'enivrait de son amour.
Après un instant , le roi revint près d'elle.
— Oh ! fit-il, vous ne voyez donc pas que votre silence me perce le cœur? oh ! Ma-
demoiselle, que vous devez être impitoyable lorsque vous devez être résolue à quelque
rupture, puis je vous crois changeante... enfin, enfin, je crains cet amour profond
qui me vient pour vous.
— Oh! sire, vous vous trompez, dit la Vallière, quandj'aimerai ce sera pour toute la vie.
— Quand vous aimerez 1 s'écria le roi avec douleur, quoi! vous n'aimez donc pas?
Elle cacha son visage dans ses mains.
— Voyez-vous, voyez- vous, dit le roi, que j'ai raison de vous accuser; voyez-vous
que vous êtes changeante, capricieuse, coquette peut-être, vo"yez-vous. Oh! mou
Dieu ! mon Dieu !
88 LES MOUSQUETAIRES.
— Oh non! dit-elle, rassurez-vous, sire, nonl non! non!
— Pronieltez-moi donc alors que vous serez toujours la même pour moi.
— Oh! toujours, sire.
— Que vous n'aurez point de ces duretés qui brisent le cœur, point de ces change-
mens soudains qui me donneraient la mort.
— Non ! oh non !
— Eh bien! tenez, j'aime les promesses, j'aime à mettre sous la garantie du ser-
ment, c'est-à-dire sous la sauvegarde de Dieu tout ce qui intéresse mon cœur et mon
amour. Promettez-moi, ou plutôt jurez-moi, jurez-moi que si dans cette vie que nous
allons commencer, vie toute de sacrifices, de mystères, de douleurs, vie toute de
contre-temps et de malentendus ; jurez-moi que si nous nous sommes trompés, que si
nous nous sommes mal compris, que si nous nous sommes fait un tort, et c'est un
crime en amour, jurez-moi, Louise!...
Elle tressaillit jusqu'au fond de l'àme ; c'était la première fois qu'elle entendait son
nom prononcé ainsi par son royal amant.
Quant à Louis, ôtant son gant , il étendit la main jusque dans le carrosse.
— Jurez-moi, continua-t-il, que dans toutes nos querelles, jamais, une fois loin l'un
de l'autre, jamais nous ne laisserons passer la nuit sur une brouille sans qu'une visite, ou
toutau moinsqu'un messagede l'un denous aille portera l'autrelaconsolationetle repos.
La Vallière prit dans ses deux mains froides la main brûlante de son amant et la
serra doucement jusqu'à ce qu'un mouvement du cheval effrayé par la rotation et la
proximité de la roue l'arrachât à ce bonheur.
Elle avait juré.
— Retournez, sire, dit-elle, retournez près des reines, je sens un orage là-bas, un
orage qui menace mon cœur.
Louis obéit, salua mademoiselle de Montalais et partit au galop pour rejoindre le
carrosse des reines.
En passant il vit celui de Monsieur qui dormait.
Madame ne dormait pas , elle.
Elle dit au roi , à son passage :
— Quel bon cheval, sire!... N'est-ce pas le cheval bai de Monsieur?
Quant à la jeune reine , elle ne dit rien que ces mots :
— Êtes-vous mieux, mon cher sire?
TRIUMFEMINAT.
Le roi une fois à Paris se rendit au conseil et travailla une partie de la journée. La
jeune reine demeura chez elle avec la reine-mère et fondit en larmes après avoir fait
son adieu au roi.
— Ah ! ma mère, dit-elle , le roi ne m'aime plus. Que deviendrai-je, mon Dieu !
— Un mari aimo toujours une femme telle (pio vous, répondit Anne d'Autriche.
— Le moment peut venir, ma mère, où il aimera une autre fennne que moi.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 89
— Qu'appelez-Yous aimer?
— Oh! toujours penser à quelqu'un , toujours rechercher celle personne.
— Est-ce que vous avez remarqué, dit Anne d'Aulriche que le roi fît de ces sortes
de choses?
— Non , iMadame , dit la jeune reine en hésitant.
— Vous voyez bien, Marie.
— Et cependant , ma mère, avouez que le roi me laisse.
— Le roi, ma lîlle, appartient à tout son royaume.
— Et voilà pourquoi il ne m'appartient plus, à moi. Voilà pourquoi je me verrai,
comme se sont vues tant de reines, délaissée , oubliée, tandis que l'amour, la gloire
et les honneurs seront pour les autres. Oh! ma mère, le roi est si beau , combien lui
diront qu'elles l'aiment, combien devront l'aimer.
— Il est rare que les femmes aiment un homme dans le roi. Mais cela dût-il arri-
ver, j'en doute, souhaitez plutôt, Marie , que ces femmes aiment réellement voire mari.
D'abord l'amour dévoué de la maîtresse est un élément de dissolution rapide pour l'a-
mour de l'amant; et puis, à force d'aimer, la maîtresse perd tout empire sur l'amant
dont elle ne désire ni la puissance , ni la richesse, mais l'iimour. Souhaitez donc que
le roi n'aime guère el que sa maîtresse aime beaucoup.
— Oh ! ma mère , quelle puissance que celle d'un amour profond!
— Et vous dites que vous êtes abandonnée?
— C'est vrai! c'est vrai; je déraisonne... Il est un supplice pourtant , ma mère, au-
quel je ne saurais résister.
— Lequel?
— Celui d'un heureux choix du roi, celui d'un ménage qu'il se ferait à côté du nôtre;
celui d'une famille qu'il trouverait chez une autre femme. Oh ! si je voyais jamais des
enfans au roi... j-'en mourrais.
— Marie! Marie! répliqua la reine-mère avec un sourire, et elle prit par la main
la jeune reine, rappelez-vous ce mot que je vais vous dire et qu'à jamais il vous serve
de consolation : le roi ne peut avoir de dauphin sans vous, et vous pouvez en avoir
sans lui.
A ces paroles, qu'elle accompagna d'un expressif éclat de rire, la reine-mère quitta
sa bru pour aller au-devant de Madame dont un page venait d'annoncer la venue dans
le grand cabinet.
Madame avait pris à peine le temps de se déshabiller. Elle arrivait avec une de ces
physionomies agitées qui décèlent un plan dont l'exécution occupe et dont le résultat
inquiète.
— Je venais voir, dit Madame , si Vos Majestés avaient quelque fatigue de notre
petit voyage.
— Aucune, dit la reine-mère.
— Un peu , répliqua Marie-Thérèse.
— Moi , Mesdames , j'ai surtout souffert de la contrariété.
— Quelle contrariété? demanda Anne d'Aulriche.
— Cette fatigue que devait prendre le roi à courir ainsi à cheval.
— Bon ! cela fait bien au roi.
— Et je le lui ai conseillé moi-même , dit Marie-Thérèse en pâlissant.
Madame ne répondit rien à cela; seulement un de ces sourires qui n'appartenaient
qu'à elle se dessina sur ses lèvres sans passer sur le reste de sa physionomie; puis,
changeant aussitôt la tournure de la conversation :
90 LES MOUSnL'ETAIUES.
>'ous retrouvons Paris tout semblable au Paris que nous avons quille; toujours
des intrigues, toujours des trames, toujours des coquetteries.
Intrigues!... Quelles intrigues! demanda la reine-mère.
— On parle beaucoup de M. Fouquetet de madame Plet-sis-Bellières.
— Qui s'inscrit ainsi au numéro dix mille? répliqua la reine-mère. Mais les trames,
s'il vous plaît ?
— Nous avons, à ce qu'il parait, des démêlés avec la Hollande.
— Comment cela?
— Monsieur me racontait cette hisloire des médailles.
— Ah ! s'écria la jeune reine , ces médailles frappées en Hollande... où Ton voit un
nuage passer sur le soleil du roi. Vous avez tort d'appeler cela delà trame, c'est de la vie.
— Si méprisable que le roi la méprisera , répondit la reine-mère. Mais que disiez-
vous des coquetleries? Est-ce que vous voudriez parler de madame do Olonne"?
-— Non pas , non pas . je chercherai plus près de nous.
— Casa deUsIed, murmura la reine-mère sans remuer les lèvres à l'oreille de sa bru.
Madame n'entendil rien et continua :
. — Vous savez l'affreuse nouvelle ? dit-elle.
— Oh! oui, celte blessure de M. de Guichc.
— Et vous l'attribuez , comme tout le monde , à un accident de chasse ?
— Mais, oui, firent les deux reines, cette fois intéressées.
Madame se rapprocha.
— Un duel, dit-elle tout bas.
— Ah ! fit sévèrement Anne d'Autriche, aux oreilles de qui sonnait mal ce mol duel
proscrit eu France depuis quelle y régnait.
— Un déplorable duel, qui a failli coûter à Monsieur deux de ses meilleurs amis;
au roi deux de ses bons serviteurs.
— Pourquoi ce duel! demanda la jeune reine animée d'un instinct secret.
— Coquetteries, répéta triomphalement Madame. Ces messieurs ont disserté sur la vertu
d'une dame. De cette marche^, l'un a trouvé que Pallas elait peu de chose à côté d'elle.
L'autre a prétendu que cette dame imitait Vénus agaçant Mars; et ma foi. ces mes-
sieurs ont combattu comme Hector et Acbille.
— Vénus agaçant Mars, se dit tout bas la jeimc reine, sans oser approfondir l'allégorie.
— Qui est cette dame? répliqua nettement Anne d'Autriche. Vous avez dit, je croib,
une dame d'honneur?
— L'ai-je dit? lit Madanie.
— Oui. Je croyais même vous avoir entendu la nommer.
-~ Savez-vous qu'une femme de celte espèce est funeste à inic maison royale?
— C'est mademoiselTe de la Vallière, dit la reine-mère.
— Mon Dieu oui . c'est cetle petite laide.
— Je la croyais fiancée à un gentilhonune qui n'est ni M. de Guiche ni M. de Wardes,
je suppose.
— C'est possible. Madame.
La jeune reine prit une tapisserie (pi'elle défit avec une affectation de Iranquillilé
démentie par le tremblement de ses doigts.
— Que parliez-vous de Vénus et de Mars, poursuivit la reine-mère, est-ce qu'il y
a un Mars.''
— Elle s'en vante.
— Vous venez de dire qu'elle s'en vante?
LE VICOMTE DE BR AG EEO.NN E. 91
— C'a été la cause du combat,
— Et M. de Guiche a soutenu la cause de Mars?
— Oui, certes, en bon serviti'ur.
— Eu bon serviteur, s'écria la jeune reine, oubliant loutc réserve pour laisser
écbapper sa jalousie, serviteur de qui?
— Mars , répliqua Madame , ne pouvant être défendu qu'aux dépens de celte Vénus,
M. de Guicbe a soutenu riimoccnce absolue de Mars, et ailiriné, sans doule, que
Vénus se vantait.
— Et M. de Wardes? dit tranquilleinenl Anne d'Autricbe, propaireant le bruit que
Vénus avait raison.
— Ah! de Wardes, pensa Madame, vous paierez cher cette blessure faite au plus
noble lies lionmies.
Et elle se mit à charger do Wardes avec tout racharnement possible, payant ainsi
la dette du blessé et la sienne avec la certitude qu'elle faisait pour l'avenir la ruine de
son ennemi.
Elle en dit tant que Manicamp, s'il se fut trouvé là , eût regretté d'avoir si bien
servi son ami, puisqu'il en résultait la ruine de ce malheureux ennemi.
— Dans tout cela, dit Anne d'Autriche, je ne vois qu'une peste quiestcettelaVallière.
La jeune reine reprit son ouvrage avec une froideur absolue.
Madame écouta.
— Est-ce que tel n'est pas votre avis? lui dit Anne d'Autriche. Est-ce que vous ne
faites pas remonter à elle la cause de cette querelle et du combat?
Madame répondit par un geste qui n'élaitpas plus une aflirmation qu'une négation.
— Je ne comprends pas trop alors ce que vous m'avez dit touchant le danger de la
coquetterie, reprit Anne d'Autriche.
— Il est vrai, se hâta de dire Madame, que si la jeune personne n'avait pas été co-
quette, Mars ne se serait pas occupé d'elle.
Ce mot de Mars ramena une fugitive rougeur sur les joues de la jeune reine , mais
elle ne continua pas moins son ouvrage commencé.
— Je ne veux pas qu'à ma cour on arme ainsi les hommes les uns contre les autres,
dittlegmatiquement Anne d'Aulriche. Ces mœurs furent peut-être utiles dansun temps
0!j la noblesse divisée n'avait d'autre point de ralliement que la galanterie. Alors les
femmes régnant seules avaient le privilège d'eutrelenir la valeur des gentilshommes
par des essais fréquens. Mais aujourd'hui, Dieu soit loué! il n'y a qu'un seul maître en
France. A ce maître est dû le concours de toute force et de toute pensée. Je ne souf-
frirai pas qu'on enlève à mon fils un de ses serviteurs.
Elle se tourna vers la jeune reine.
— Que faire à cette la Vallière ? dit-elle.
— La Vallière? fît la reine paraissant surprise , je ne connais pas ce nom.
Et cette réponse fut accompagnée d'un de ces sourires glacés qui vont seulement
aux bouches royales.
Madame était elle-même une grande princesse, grande par l'esprit, la naissance el
l'orgueil; toutefois, le poids de celte réponse l'écrasa; elle fut obligée d'attendre un
moment pour se remettre.
■ — C'est une de mes filles d'honneur, répliqna-t-elle avec un salut.
— Alors, répliqua Marie-Thérèse du même ton, c'est votre affaire, ma sœur... non
la nôtre.
— Pardon , reprit Anne d'Autriche , c'est mon affaire à moi.
92 LES MOUSQUETAIRES.
Et je comprends fort bien , poursuivit-elle en adressant à Madame un regard d'in-
telligence, je comprends pourquoi Madame m'a dit ce qu'elle vient de me dire.
— Vous, ce qui émane de vous, Madame, dit la princesse anglaise , sort de la
bouche de la Sagesse.
— En renvoyant celte tîlle dans son pays, dit Marie-Thérèse avec douceur, on lui
ferait une pension.
— Sur ma cassette, s'écria vivement Madame.
— Non, non. Mesdames, interrompit Anne d'Autriche: pas d'éclats, s'il vous plaît.
Le roi n'aime pas qu'on fasse parler mal des dames. Que tout ceci, s'il vous plaît,
s'achève en famille.
— Madame, vous aurez l'obligeance de faire mander ici celte fille.
— Vous, ma fille, vous serez assez bonne pour rentrer un moment chez vous.
Les prières de la vieille reine étaient des ordres. Marie-Thérèse se leva pour rentrer
dans son appartement, et Madame pour faire appeler la Vallière par un page.
UNE PREMIERE QUERELLE.
La Vallière entra chez la reine-mère sans se douter le moins du monde qu'il se fût
tramé contre elle un complot dangereux.
Elle croyait qu'il s'agissait du service, et jamais la reine-mère n'avait été mauvaise
pour elle en pareille circonstance. D'ailleurs, ne ressortant pas immédialement de
l'autorité d'Anne d'Autriche , elle ne pouvait avoir avec elle que des rapports otlkieux
auxquels sa propre complaisance et le rang de l'auguste princesse lui faisaient un devoir
de donner toute la botuie grâce possible.
Elle s'avança donc vers la reine-mère avec ce sourire placide et doux qui faisait sa
principale beauté.
Comme elle ne s'approchait pas assez, Anne d'Autriche lui lit signe de venir jusqu'à
sa chaise.
Alors Madame rentra, et, d'un air parfaitement tranquille, s'assit près de sa belle-
mère en reprenant l'ouvrage commencé par Marie-Thérèse.
La Vallière, au lieu de l'ordre qu'elle s'attendait à recevoir sur-le-champ, s'aperçut
de ces préambules, et interrogea curieusement, sinon avec inquiétude, le visage des
deux princesses.
Anne réfléchissait.
Madame conservait une alfectation d'indillérence qui eut alarmé de moins timides.
— Mademoiselle , fit soudain la reine-mère, sans songer à modérer son accent espa-
gnol, ce qu'elle ne manquait jamais de faire à moins qu'elle ne fut en colère, venez
un peu que nous causions de vous, puisque loul le monde en cause
— De moi ! s'écria la Vallière en pâlissant.
— Feignezdc l'ignorer, belle, savez-vousleduel dcM. de Guiche etdeM. de Wardes?
— Mon Dieu ! Madame, le bruit en est venu hier jusqu'à moi, répliqua la Vallière
eu joignant les mains.
— El vous ne l'aviez pas senti d'avance, ce bruit?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 93
— Pourquoi l'eussé-je senti, Madame?
— Parce que deux hommes ne se battent jamais sans motif, et que vous deviez con-
naître les motifs de l'animosité des deux adversaires.
— Je l'ignorais absolument. Madame.
— C'est un système de défense un peu banal que la négation persévérante, el vous
qui êtes un bel esprit, Mademoiselle, vous devez fuir les banalités. Autre chose.
— Mon Dieu, Madame, Votre Majesté m'épouvante avec cet air glacé. Aurais-je eu
le malheur d'encourir sa disgrâce?
Madame se mit à rire. La Vallière la regarda d'un air stupéfait.
Anne reprit :
— Ma disgrâce!... Encourir ma disgrâce, vous n'y pensez pas, mademoiselle de la
Vallière , il faut que je pense aux gens pour les prendre en disgrâce. Je ne pense à
vous que parce qu'on parle de vous un peu trop, et je n'aime point qu'on parle des
filles de ma cour.
— Votre Majesté me fait l'honneur de me le dire, répliqua la Vallière effrayée,
mais je ne comprends pas en quoi l'on peut s'occuper de moi.
— Je m'en vais donc vous le dire. M. de Guiche aurait eu à vous défendre.
— Moi !
— Vous-même. C'est d'un chevalier, et les belles aventurières aiment que les che-
valiers lèvent la lance pour elles. Moi, je hais les champs-clos, je hais surtout les
aventures et... Faites-en votre profit.
La Vallière se plia aux pieds de la reine qui lui tourna le dos. Elle tendit les mains
à Madame qui lui rit au nez.
Un sentiment d'orgueil la releva.
— Mesdames, dit-elle, j'ai demandé quelesl mon crime; Votre Majesté doit me le dire,
et je remarque que Votre Majesté me condamne avant de m'avoir admise à me justitier.
— Eh I s'écria Anne d'Autriche , voyez donc les belles phrasés , Madame , voyez donc
les beaux sentimens: c'eslune infante que cette fille, c'est une des aspirantes du grand
Cyrus... c'est un puits de tendresses et de formules héroïques. On voit bien , ma toute
belle , que nous entretenons notre esprit dans le commerce des télés couronnées.
La Vallière se sentit mordue au cœur ; elle devint non plus pâle , mais blanche
comme un lys , et toute sa force l'abandonna.
— Je voulais vous dire , interrompit dédaigneusement la reine , que si vous continuez
à nourrir des senfimens pareils, vous nous humilierez, nous femmes, à tel point que
nous aurons honte de figurer près de vous. Devenez, simple. Mademoiselle. A propos,
que me disait- on , vous êtes liancée , je crois?
La VaUière comprima son cœur, qu'une souffrance nouvelle venait de déchirer.
— Répondez donc quand on vous parle?
— Oui, Madame.
— A un gentilhomme?
— Oui , Madame.
— Qui s'appelle?
— M. le vicomte de Bragelonne.
— Savez-vous que c'est un sort bien heureux pour vous. Mademoiselle , et que sans
fortune, sans posifion... sans grands avantages personnels, vous devriez bénir le ciel
qui vous fait un avenir comme celui-là.
La Vallière ne répliqua rien.
— Où est-il ce vicomte de Bragelonne? poursuivit la reine.
91 LES MOUSQUETAIRES.
— En Angleterre, dit Madame, où le bruit des succès de Mademoiselle ne man-
quera pas de lui parvenir.
— 0 ciel ! murmura la Vallière éperdue.
— Eh bien! Mademoiselle, dit Anne d'Autriche, on fera revenir c<' garçon-là, el
on vous expédiera quelque part avec lui. Si vous êtes d'un avis différent , les lillesonl
des visées bizarres, fiez-vous à moi, je vous remettrai dans le bon chemin, je l'ai fait
pour des filles qui ne vous valaient pas,
La Vallière n'entendait plus. L'impitoyable reine ajouta :
— Je vous enverrai seulement quelque part où vous réfléchirez mûrement. La ré-
flexion calme les ardeurs du sang, elle dévore toutes les illusions de la jeunesse. Je
suppose que vous m'avez comprise.
— Madame, Madame!
— Pas un mot.
— Madame, je suis innocente de tout ce que Votre Majesté peutsupposer. Madame,
voyez mon désespoir. J'aime, je respecte tant Votre Majesté !
— Il vaudrait mieux que vous ne me respectassiez pas , dit la reine avec une froide
ironie. Il vaudrait mieux que vous ne fussiez pas innocente. Vous figurez-vous, par
hasard, que je me contenterais de m'en aller si vous aviez commis la faute?
— Oh ! mais , Madame , vous me tuez.
— Pas de comédie, s'il vous plaît , ou je me charge du dénoùment ; allez , rentrez
chez vous et que ma leçon vous profile.
— Madame, dit la Vallière à la duchesse d'Orléans dont elle saisit les mains, priez
pour moi , vous qui êtes si bonne. ^
— Moi? répliqua celle-ci avec une joie insultante, moi bonne... Ah! Mademoiselle
vous n'en pensez pas un mot ; et brusqucmont , elle repoussa la niain de la jeune fille.
Celle-ci , au lieu de fléchir, comme les deux princesses pouvaient l'attendre de
sa pâleur et de ses larmes , reprit tout à coup le calme et sa dignité ; elle fil une révé-
rence profonde cl sortit.
— Eh bien ! dit Anne d'Autriche à Madame, croyez-vous qu'elle recommencera?
— Je me défie des caractères doux cl {latiens, répliqua Mddamc. Rien n'est plus
courageux qu'un co'ur patient, rien n'est plus sur de soi qu'im esprit doux.
— Je vous réponds qu'elle y pensera plus d'une fois avant de regarder le dieu Mars.
— A moins qu'elle ne sc^ serve de son bouclier, riposta Madame.
Un fier regard de la reine-mère répondit à cette objection qui ne manquait pas de
finesse, et les deux dames, à peu près sûres de la victoire , allèrent retrouver Marie-
Thérèse qui les attendait déguisant son impatience.
Il était alors six heures et demie du soir et le roi venait de prendre son goûter. Il
ne perdit pas de temps; le repas fini, les affaires terminées, il prit Saint- Aignan par
le bras et lui ordoiuia de le conduire à l'appartement de la Vallière.
Le courtisan fit une grosse exclamation.
— Eh bienl quoi, répliqua le roi, c'est une habitude à prendre , et pour prendre
une habitude il faut qu'on commence par quelque fait.
— JNIais, sire, l'appartement des filles, ici, c'est une lanterne : tout le monde voit
ceux qui entrent et ceux qui sortent. Il me semble qu'un prétexte Celui-ci, par
exemple...
— Voyons.
— Si Votre Majesté voulait attendre que Madame fût chez elle?
«■Plus de prétextes! plus d'attentes! Assez de ces contre-temps, de ces mystères,; je
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 95
ne vols pas en quoi le ri)i de France se déshonore à entretenir une fille d'esprit. Honni
soit qui mal y pense I
— Sire, sire, Voire Majesté me pardonnera un excès de zèle?
— Parle !
— Et la reine ?
— C'est vrai! c'est vrai! je veux que la reine soit toujours respectée. Eh bien! en-
core ce soir j'irai chez mademoiselle de la Vallière. et puis ce jour passé, je prendrai
tous les prétextes que tu voudras.
Demain nous chercherons : ce soir je n'ai pas le tenips.
Saint-Aignan ne répliqua pas; il descendit le degré devant le roi et traversa les cours
avec une honte que n'eflaçait point cet insigne honneur de servir d'appui au roi.
C'est queSaint-Aignan voulaitse conserver tout confit dans l'esprit de Madamectdes
deux reines. C'est qu'il ne voulait pas non plus déplaire à mademoiselle de la Vallière,
et que pour faire tant de belles choses il était difficile de; ne pas se heurter à quelques
difficultés.
Or, les fenêtres de la jeune reine, celles de la reine-mère, celles de Madame elle-
même donnaient sur la cour des filles. Etre vu conduisant le roi, c'était rompre avec
trois grandes princesses, avec trois femmes d'un crédit inamovible pour le faible appât
d'un éphémère crédit de maîtresse.
Ce malheureux Saint-Aignan qui avait tant de courage pour protéger la Vallière
sous les quinconces ou dans le parc de Fontainebleau , ne se sentait plus brave à la
grande lumière, il trouvait mille défauts à cette fille et brûlait d'en faire part au roi.
Mais son supplice finit; les cours furent traversées. Pas un rideau ne se souleva,
pas une fenêtre ne s'ouvrit. Le roi marchait vite d'abord à cause de son impatience,
puis à cause des longues jambes de Saint-Aignan qui le précédait.
A la porte, Saint-Aignan voulait s'éclipser, le roi le retint.
C'était une délicatesse dont le courtisan se fût bien passé.
Il dut suivre Louis chez la Vallière.
A l'arrivée du monarque, la jeune fille acbevait d'essuyer ses yeux, elle le lit si
précipitamment que le roi s'en aperçut.
nia questionna comme un amant intéressé; il la pressa.
• — Je n'ai rien, dit-elle, sire.
'—Mais enfin vous pleuriez.
— Oh ! non pas, sire.
— 'Regardez, Saint-Aignan, est-ce que je me trompe?
Saint-Aignan dut répondre , mais il était bien end)arrassé.
— Enfin, vous avez les yeux rouges, Mademoiselle, dit le roi.
— La poussière du chemin, sire.
— Mais non, mais non. vous n'avez pas cet air de satisfaction qui vous rend si
belle et si attrayante. Vous ne me regardez pas.
—Sire !
— Que dis-je! vous évitez mes regards.
Elle se détournait en effet.
— Mais, au nom du ciel, qu'y a-t-il? demanda Louis dont le sang bouillait.
"— Rien, encore une fois, sire, et je suis prête à montrer à Votre Majesté que mon
esprit est aussi libre qu'elle le désire.
-^ Votre esprit libre quand je vous embarrasse de tout , môme de votre geste* Est-
ce que l'on vous aurait blessée, fâchée?
96 LES MOUSQUETAIRES.
— Non, non, sire.
— Oh ! c'est qu'il faudrait me le déclarer I s'écria le jeune prince avec des yeux étin-
celaus-
— Mais personne , sire, personne ne m'a offensée.
— Alors, voyons, reprenez cette rêveuse gaietéou cette joyeuse mélancolie que j'ai-
mais en vous ce malin: voyons... de grâce.
— Oui, sire, oui.
Le roi frappa du pied.
— Voilà qui est inexplicable, dit-il, un changement pareil.
Et il regarda Saint-Aignan, qui lui aussi s'apercevait bien de celte morne langueur
delà Vallière, comme aussi de l'impatience du roi.
Louis eut beau prier, il eut beau s'ingénier à combattre celle disposition fatale , la
jeune fille était brisée, l'aspect même de la mort ne l'eût pas réveillée de sa torpeur.
Le roi vit dans cette négative facilité un mystère désobligeant; il se mit à regarder
autour de lui d'un air soupçonneux.
Justement il y avait dans la chambre de la Vallière un portrait en miniature d'Athos.
Le roi vit ce portrait qui ressemblait beaucoup à Bragelonne , car il avait été fait
pendant la jeunesse du comte.
Il attacha sur cette peinture des regards menaçans.
La Vallière, dans l'état d'oppression où elle se trouvait, et à cent lieues d'ailleurs
de penser à celte peinture, ne put deviner la préoccupation du roi.
Et cependant le roi s'était jeté dans un souvenir terrible qui plus d'une fois avait
préoccupé son esprit ; mais qu'il avait toujours écarté.
Il se rappelait cette intimité des deux jeunes gens depuis leur naissance.
Il se rappelait les iiancaillcs qui en avaient été la suite.
11 se rappelait qu'Athos était venu lui demander la main de la Vallière pour Raoul.
Il se figura qu'à son retour à Paris la Vallière avait trouvé certaines nouvelles de
Londres et que ces nouvelles avaient contre-balancé l'influence que lui avait pu
prendre sur elle.
Presque aussitôt il se sentit piqué aux tempes par le taon farouche qu'on appelle la
jalousie.
Il interrogea de nouveau avec amertume.
La Vallière ne pouvait répondre; il lui fallait tout dire, il lui fallait accuser la
reine, il lui fallait accuser Madame.
C'était une lutte ouverte à soutenir avec deux grandes el puissantes princesses.
Il lui semblait d'abord que ne faisant rien pour cacher ce qui se passait en elle au
roi , le roi devait lire dans son cœur à travers son silence.
Que s'il l'aimait réellement, il devait tout comprendre, tout deviner.
Qu'était-ce donc que la sympathie, sinon la flamme divine qui devait éclairer le
cœur et dispenser les vrais amans de la parole.
Elle se tut donc, se contentant de soupirer, de pleurer, de cacher sa tète dans ses
mains.
Ces soupirs , ces pleurs , qui avaient d'abord attendri , puis effrayé Louis XIV, l'ir-
ritaicnt mainlenanl.
Il ne pouvait supporter l'opposition, pas plus l'opposition des soupirs et des larmes
que toute autre opposition.
Toutes ses paroles devinrent aigres , pressantes, agressives.
Celait une nouvelle douleiu- jointe aux doidcurs de la jeiuie lille.
LE VLCOMTE DE BRAGELONNE. 97
Elle puisa dans ce qu'elle regardait comme une injustice de la part de sou amant,
la force de résister non-seulement aux autres mais encore à celle-là.
Le roi conunença à accuser directement.
La Valiière ne tenta même pas de se défendre : elle supporta toutes ces accusations,
sans répondre autrement qu'en secouant la tète , sans prononcer d'autres paroles que
ces deux mots qui s'échappent des cœurs profondément affligés :
— Mon Dieu ! mon Dieu !
Mais au lieu de calmer l'irritation du roi, ce cri de douleur l'augmentait, c'était un
appel à une puissance supérieure à la sienne , à im être qui pouvait défendre la Yal-
licre contre lui.
D'ailleurs il se voyait secondé parSaint-Aignan. Saint-Aignan, comme nous l'avons
dit, voyait l'orage grossir, il ne connaissait pas le degré d'amour que Louis XIV pou-
vait éprouver, il sentait venir tous les coups des trois princesses , la ruine de la pauvre
la Valiière , et il n'était pas assez chevalier pour ne pas craindre d'être entraîné dans
cette ruine.
Saint-Aignan ne répondait donc aux interpellations du roi que par des mots pro-
noncés à demi-voix ou que par des gestes saccadés, qui avaient pour but d'envenimer
les choses et d'amener une brouille dont le résultat devait le délivrer du souci de tra-
verser les cours en plein jour pour suivre son illustre compagnon chez la Valiière.
Pendant ce temps le roi s'exaltait de plus en plus.
Il tit trois pas pour sortir et revint.
La jeune fille n'avait pas levé la tête quoique le bruit des pas eût dij l'avertir que
son amant s'éloignait. Il s'arrêta un instant devant elle les bras croisés.
— Une dernière fois , Mademoiselle, dit-il , voulez-vous parler ? Voulez-vous donner
une cause à ce changement, à cette versatilité, à ce caprice?
— Que voulez-vous que je vous dise ! mon Dieu , murmura la Valiière. Vous voyez
bien , sire, que je suis écrasée en ce moment; vous voyez bien que je n'ai ni la vo-
lonté, ni la pensée, ni la parole.
— Est-ce donc si difficile de dire la vérité? En moins de mots que vous ne venez
d'en proférer vous l'eussiez dite.
— Mais la vérité sur quoi?
— Sur tout.
La vérité monta en effet du cœur aux lèvres de la Valiière. Ses bras firent un mou-
vement pour s'ouvrir, mais sa bouche resta muette, ses bras retombèrent. La pauvre
enfiuit n'avait pas encore été assez malheureuse pour risquer une pareille révélation.
— Je ne sais rien , balbutia-t-elle.
— Oh! c'est plus que de la coquetterie, s'écria le roi; c'est plus que du caprice,
c'est de la trahison.
Et cette fois, sans que rien l'arrêtât, sans que les tiraillemensde son cœur pussent
le faire retourner en arrière , il s'élança hors de la chambre avec un geste désespéré.
Saint-Aignan le suivit ne demandant pas mieux que de partir.
Louis XIV ne s'arrêta que dans l'escalier et se cramponnant à la rampe :
— Vois-tu? dit-il, j'ai été indignement dupé.
— Comment cela , sire? demanda le favori.
— Guiche s'est battu pour le vicomte de Bragelonne. Et ce Bragelonne!...
— Eh bien !
— Eh bien ! Elle l'aime toujours. Et en vérité, Saint-Aignan, je mourrais de honte,
si dans trois jo\u's il me restait encore un atome do cet amour dans le cœur.
T. u. 7
98
LES MOUSQUETAIRES.
Et Louis XIV reprit sa course vers son appartement à lui.
— Ah! je l'avais bien dit à Votre Majesté, murmura Saint-Aignan , en continuant
de suivre le roi et en guettant timidement à toutes les fenêtres.
Malheureusement il n'en fut pas à la sortie comme il en avait été à l'arrivée.
Un rideau se souleva; derrière ce rideau était Madame.
Madame avait vu le roi sortir de l'appartement des filles d"honneur.
Elle se leva lorsque le roi fut passé et sortit précipitamment de chez elle , et monta
deux par deux les marches de l'escalier qui conduisait à cette chambre d'où venait de
sortir le roi.
■^^-^v.
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is-
;-r^
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
90
DÉSESPOIR.
.:-j^^i\l^ A Vallière , après le départ du roi , s'était soulevée , les
fe>fâ^'* '^''"^^s éfeudiis, comiue pour le suivre, comuie pour l'ar-
rèler; puis lorsque, les porlcs refermées par lui, le bruit
de ses pas s'était perdu dans l'éloigné ment, elle n'avait
plus eu que tout juste assez de force pour aller tomber
aux pieds de son crucifix.
Elle demeura là, brisée, écrasée, engloutie dans sa
douleur sans se rendre compte d'autre chose que de sa
douleur même, douleur qu'elle ne comprenait d'ailleurs
que par Tinslinct et la sensation.
Au milieu de ce tumulte de ses pensées , la Vallière , 'entendit rouvrir sa porte ^ elle
tressaillit. Elle se retourna , croyant que c'était le roi qui revenait.
Elle se trompait, c'était Madame.
Que lui importait Madame ! Elle retomba , la tête sur son prie-Dieu. C'était Madame,
émue, irritée, menaçante. Mais qu'était-ce que cela ?
— Mademoiselle, dit la princesse s'arrêlant devant la Vallière , c'est fort beau , j'en
conviens, de s'agenouiller, de prier, de jouer la religion; mais, si soumise que vous
soyezau roi du ciel , il convient que vous fassiez un peu la volonté des princes de la terre.
La Vallière souleva péniblement sa tête en signe de respect.
— Tout à l'heure, continua Madame, il vous a été fait une recommandation , ce
nie semble?
L'œil à la fois fixe et égaré de la Vallière montra son ignorance et son oubli.
-=- La reine vous a recommandé, coutiiuia Madame, de vous ménager assez pour
que nul ne put répandre de bruits sur votre compte.
Le regard de la Vallière devint interrogateur.
— Eh bien, continua Madame , il sort quelqu'un de chez vous dont la présence est
une accusation.
La Vallière demeura muette.
— Il ne faut pas, continua Madame, que ma maison, qui est celle de la première
princesse du sang , donne un mauvais exemple à la cour ; vous seriez la cause de ce
mauvais exemple. Je vous déclare donc, Mademoiselle , hors de la présence de tout
témoin, car je ne veux pas vous humilier; je vous déclare donc que vous êtes libre
de partir dèsce moment, et que vous pouvez retourner chez madame votre mère à Blois.
La Vallière ne pouvait tomber plus bas; la Vallière ne pouvait souffrir plus qu'elle
n'avait souffert.
400 LES MOUSQUETAIRES.
Sa contenance ne changea point ; ses mains demeurèrent jointes sur ses genoux
comme celles de la divine Madeleine.
— Vous m'avez entendue? dit Madame.
Un simple frissonnement qui parcourut tout le corps delaVallière répondit pour elle.
Et, comme la victime ne donnait pas d'autre signe d'existence, Madame sortit.
Alors, à son cœur suspendu , à son sang figé en quelque sorte dans ses veines, la
Vallière sentit peu à peu se succéder des pulsations plus rapides aux poignets, au col
et aux tempes. Ces pulsations , en s'augmentant progressivement, se changèrent
bientôt en une fièvre vertigineuse, dans le délire de laquelle elle vit tourbillonner
toutes les figures de ses amis luttant contre ses ennemis.
Elle entendait s'entrechoquer à la fois dans ses oreilles assourdies des mots mena-
çanset des mots d'amour; elle ne se souvenait plus d'être elle-même; elle était sou-
levée hors de sa première existence comme par les ailes d'une puissante tempête, et
à l'horizon du chemin dans lequel le vertige la poussait, elle voyait la pierre du tom-
beau se soulevant et lui montrant l'intérieur formidable et sombre de l'éternelle nuit.
Mais cette douloureuse obsession de rêves finit par se calmer pour faire place a la
résignation habituelle de son caractère.
Un rayon d'espoir se glissa dans son cœur comme un rayon de jour dans le cachot
d'un pauvre prisonnier.
Elle se reporta sur la route de Fontainebleau , elle vit le roi à cheval à la portière
de son carrosse, lui disant qi'.'il l'aimait, lui demandant sou amour, lui faisant jurer
et jurant que jamais une soirée ne passerait sur une brouille sans qu'une visite, une
lettre, un signe , vînt substituer le repos de la nuit au trouble du soir. C'était le roi
qui avait trouvé cela, qui avait fait jurer cela, qui lui-même avait juré cela. Il était
donc impossible que le roi manquât à la promesse qu'il avait lui-même exigée , à moins
que le roi ne fût un despote qui commandât l'amour comme il commandait l'obéis-
sance , à moins que le roi ne fût un indilférent que le premier obstacle suffit pour
arrêter en chemin.
Le roi , ce doux protecteur, qui d'un mot, d'un seul mot, pouvait faire cesser toutes
ses peines, le roi se joignait donc à ses persécuteurs.
Oh ! sa colère ne pouvait durer. INlaintenant qu'il était seul, il devait souffrir tout ce
qu'elle souffrait elle-même. Mais lui, lui n'était pas enchaîné comme elle; lui pou-
vait agir, se mouvoir, venir ;elle ! elle, elle ne pouvait rien qu'attendre.
Et elle allendait de toute son àme, la pauvre enfant ; car il était impossible que le
roi ne vînt pas.
Il était dix heures et demie à peine.
Il allait ou venir, ou lui écrire, ou lui faire dire une bonne parole par M. de Saint-
Aignan.
S'il venait, oh ! comme elle allait s'élancer au-devant de lui, comme elle allait re-
pousser cette délicatesse qu'elle trouvait maintenant mal entendue ! comme elle allait
lui (lire : Ce n'est pas moi qui ne vous aime pas; ce sont elles qui ne veulent pas que
je vous aime.
Et alors, il faut le dire, en y réfléchissant, et au fur et à mesure qu'elle y réflé-
chissait, elle trouvait Louis moins coupable. En effet, il ignorait tout. Qu'avait-il dû
penser de sou obstination à garder le silence? Impatient , irritable , connue on con-
naissait le roi, il était exti'aordinairo qu'il eût même conservé si longtcnqis son sang-
l'roid. Oh! sans doute elle n'eût pas agi ainsi , elle; elle eût tout compris . tout deviné.
Mais elle était une pauvre lille.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 101
Oh! s'il venait ! s'il venait!... comme elle lui pardonnerait tout ce qu'il venait de
lui faire soufïrir; comme elle l'aimerait davantage pour avoir souffert !
Et sa tète tendue vers la porte, ses lèvres enir'ouvertcs , attendaient, Dieu lui
pardonne cette idée profane, le baiser que les lèvres du roi distillaient si suavement
le matin quand il prononçait le mot amour.
Si le roi ne venait pas, au moins écrirait-il : c'était la seconde chance, chance
moins douce, moins heureuse que l'autre , mais qui prouverait tout autant d'amour,
mais seulement un amour phis cramtiC Oh ! comme elle dévorerait cette lettre, comme
elle se hâterait d'y répondre; comme, une fois le messager parti, elle baiserait, reli-
rait, presserait sur son cœur le bienheureux papier qui devait lui apporter le repos,
la tranquillité , le bonheur !
Enfin, le roi ne venait pas; si le roi n'écrivait pas, il était au moins impossible qu'il
n'envoyât pas Saint-Aignan ou que Saint-Aignan ne vînt pas de lui-même. A un tiers,
comme elle dirait tout! la majesté royale ne serait plus là pour glacer la parole sur
ses lèvres , et alors aucun doute ne pourrait demeurer dans le cœur du roi.
Tout chez la Vallière , cœur et regard , corps et esprit , se tourna donc vers l'attente.
Elle se dit qu'elle avait encore une heure d'espoir, que jusqu'à minuit le roi pou-
vait venir, écrire ou envoyer, qu'à minuit seulement toute alteute serait inutile, tout
espoir serait perdu.
Tant qu'il y eut quelque bruit dans le palais , la pauvre enfant crut être la cause
de ce bruit; tant qu'il passa des gens dans la cour, elle crut que ces gens étaient des
messagers du roi venant chez elle.
Onze heures sonnèrent; puis onze heures un quart ; puis, onze heures et demie.
Les minutes coulaient lentement dans cette anxiété, et pourtant elles fuyaient en-
core trop vite. Les trois quarts sonnèrent.
Minuit! minuit! la dernière, la suprême espérance vint à son tour.
Avec le dernier tintement de l'horloge, la dernière lumière s'éteignit; avec la der-
nière lumière, le dernier espoir.
Ainsi, le roi lui-même l'avait trompée; le premier, il mentait au serment qu'il
avait fait le jour même; douze heures entre le serment et le parjure! ce n'était pas
avoir gardé longtemps l'illusion.
Donc, non-seulement le roi n'aimait pas, mais encore il méprisait celle que fout le
monde accablait; il la méprisait au point de l'abandonner à la honte d'une expulsion
qui équivalait à une sentence ignominieuse; et cependant," c'était lui , lui le roi, qui
était la cause première de cette ignominie.
Un sourire amer, le seul symptôme de colère qui pendant cette longue lutte eût
passé sur la figure angélique de la victime , un sourire amer apparut sur ses lèvres.
En effet, pour elle que restait-il sur la terre après le roi?
Rien.
Seulement Dieu restait au ciel.
Elle pensa à Dieu.
— Mon Dieu! dit-elle, vous me dictez vous-même ce que j'ai à faire. C'est de vous
que j'attends tout , de vous que je dois tout attendre.
Et elle regarda son crucifix dont elle baisa les pieds avec amour.
— Voilà, dit-elle, un maître qui n'oublie et n'abandonne jamais ceux qui ne l'aban-
donnent et qui ne l'oublient pas; c'est à celui-là seul qu'il faut se sacrifier.
Alors , il eût été visible , si quelqu'un eût pu plonger son regard dans cette chambre,
il eût été visible , disons-nous, que la pauvre désespérée prenait une résolution der-
dO-2 LES MOUSQUETAIRES.
nière, arrêtait un plan suprême dans son esprit, montait enlln cette «rande échelle
de Jacob qui conduit les âmes de la terre au ciel.
Alors , et comme ses genoux n'avaient plus la force de la soutenir, elle se laissa peu
à peu aller sur les marches du prie-Dieu , la tète adossée au bois de la croix, et l'œil
fixe, la respiralion haletante, elle guetta sur les vitres les premières lueurs du jour.
Deux heures du malin la trouvèrent dans cet égarement ou plutôt dans celte extase.
Elle ne s'appartenait déjà plus.
Aussi , lorsqu'elle vit la teinte violette du matin descendre sur les toits du palais et
dessiner vaguement les contours du Christ d'ivoire qu'elle tenait embrassé, elle se
leva avec une certaine force, baisa les pieds du divin martyr, descendit l'escalier de sa
chambre, et s'enveloppa la tête d'une mante tout en descendant.
Elle arriva au guichet juste au moment où une ronde de mousquetaires en ouvrait
la porte pour admettre le premier poste des Suisses.
Alors, se glissant derrière les hommes de garde, elle gagna la rue avant que le chef
de la patrouille eût même songé à se demander quelle était celle jeune femme qui
s'échappait si matin du palais.
LA FUITE.
La Vallièrc sortit derrière la patrouille.
La patrouille se dirigea à droite par la rue Saint-Honoré; machinalomcnt la Val-
lière prit à gauche.
Sa résolution était prise, son dessein arrêté; elle voulait se rendre aux («armélitesde
(lliaillnt, dont la supérieure avait une réputation de sévérité qui faisait iVémir les mon-
daines de la cour.
La Vallière n'avait jamais vu Paris, elle n'était jamais sortie à pied, elle n't'ùt pas
trouvé son chemin même dans une disposition d'esprit plus c;ilme. Cela oxprKjue com-
ment elle remontait la rue Saint-Honoré au lieu de la descendre.
Elle avait hâte de s'éloigner du Palais-Uoyal, et elle s'en éloignait.
Elle avait ouï dire seulement que Chaillot regardait la Seine . et elh' se dirigeait
donc vers la Seine.
Elle prit la rue du Coq, et ne pouvant traverser le Louvre, appuya vers l'église
Saint-Germain-rAuxcrrois,longeant l'emplacement où Perraidt bâtit depuis sa colonnade.
Bienlùt elle atteignit les quais.
Sa marche était rai)i(le et agitée. A jicine sentait-elle celte faiblesse qui de temps en
temps lui rappelait, en la forçant de boiter légèrement, cette entorse qu'elle s'était
donnée dans sa jeunesse,
A une autre heure de la journée, sa contenance eût appelé les soupçons des gens
les moins claii'voyans , attiré les regards des passans les moins curieux.
JMais à deux heures et demie du matin , les rues de Paris sont désertes ou à peu
près, et il ne s'y trouve guère que les artisans laborieux qui vont gagner le pain du
join% ou bien les oisifs dangereux (pii regagnent Unn- doniii ile après une uni! d'agita-
tion et de débauches.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 103
Pour les premiers le jour commence, pour les autres le jour finit.
La Vallière eut peur de tous ces visages sur lesquels son ignorance des types pari-
siens ne lui permettait pas de distinguer le type de la probité de celui du cynisme. Pour
elle, la misère était un épouvanlail; et tons ces gens qu'elle rencontrait semMaient
être des misérables.
Sa toilette qui était celle de la veille, était recherchée même dans sa négligence,
car c'était la même avec laquelle elle s'était rendue chez la reiiie-mère; en outre, sous
sa mante relevée pour qu'elle pût voir à se conduire, sa pâleur et ses beaux veux
parlaient un langage inconnu à ces hommes du peuple, et sans le savoir, la pauvre
fugitive sollicitait la brutalité des uns, la pitié des autres.
La Vallière marcha ainsi d'une seule course , haletante , précipitée, jusqu'à la hau-
teur de la place de Grève.
De temps en temps elle s'arrêtait, appuyait sa main sur son cœur, s'adossait à une
maison, reprenait haleine et continuait sa course plus rapide qu'auparavant.
Arrivée à la place de Grève, la Vallière se trouva en face d'un groupe de troishommes
débraillés, cbancelans, avinés, qui sortaient d'un bateau amarré sur le port.
Ce bateau était chargé de vins et l'on voyait qu'ils avaient faithonneur à la marchandise.
Ils chantaient leurs exploits bachiques sur trois tons différens, quand en arrivant à
l'extrémité de la rampe donnant sur le quai ils se trouvèrent faire tout à coup obstacle
à la marche de la jeune tille.
La Vallière s'arrêta.
Eux, de leur côté, à l'aspectde cette femme auxvêtemensde cour, firent unehalte. et
d'un commun accord se prirent par les mains et entourèrent la Vallière en lui chantant :
Vous qui vous ennuyez seulette ,
Venez, venez rire avec nous.
La Vallière comprit alors que ces hommes s'adressaient à elle et voulaient l'empê-
clier de passer; elle tenta plusieurs efforts pour fuir, mais ils furent inutiles.
Ses jambes faillirent; elle sentit qu'elle allait tomber et poussa un cri de terreur.
Mais au même instant le cercle qui Tentourait s'ouvrit sous l'effort d'une puissante
pression.
L'un des insulteurs fut culbuté à gauche, l'autre alla rouler à droite jusqu'au bord
de l'eau , le troisième vacilla sur ses jambes.
Un officier de mousquetaires se trouva en face de la jeune fille, le sourcil froncé, la
menace à la bouche, la main levée pour continuer la menace.
Les ivrognes s'esquivèrent à la vue de l'uniforme , et surtout devant la preuve de
force que venait de donner celui qui le portait.
— Mordioux ! s'écria l'officier, mais c'est mademoiselle de la Vallière !
La Vallière, étourdie de ce qui venait de se passer, stupéfaite d'entendre prononcer
son nom, la Vallière leva les yeux et reconnut d'Artagnan,
— Oui, Monsieur, dit-elle, c'est moi, c'est bien moi. Et en même temps elle se
soutenait à son bras. Vous me protégerez, n'est-ce pas, monsieur d'Artagnan? ajouta»
t-elle d'une voix suppliante.
— Certainement que je vous protégerai: mais où allez-vous, mon Dieu, à cette heure ?
— Je vais à Chaillot.
— Vous allez à Chaillot par la Râpée; mais en vérité, Mademoiselle, vous lui
tournez le dos.
lOt LES MOUSQUETAIRES.
— Alors , Monsieur, soyez assez Iton pour me meltre dans mon chemin et pour me
conduire pendant quelques pas.
— Oh ! volontiers.
— Mais comment se fait-il donc que je voiis (rouve là? Par quelle faveur du ciel
étiez- vous à portée de venir à mon secours? Il me semhle en vérité que je rêve , il me
semble que je deviens folle.
— Je me trouvais là , Mademoiselle, parce que j'ai une maison place de Grève, à
l'image Notre-Dame; que j'ai élé toucher les loyers hier, et que j'y ai passé la nuit.
Aussi désirai-je être de bonne heure au palais pour y inspecter mes postes.
— Merci , dit la Vallière.
— Voilà ce que je faisais, oui, se dit d'Artagnan ; mais elle, que faisait-elle, et
pourquoi va-t-elle à Chaillol à une pareille heure?
Et il lui offrit son bras.
La Vallière le prit et se mit à marcher avec précipilation.
Cependant cette précipitation cachait une grande faiblesse; d'Artagnan le sentit, il
proposa à la Vallière de se reposer; elle refusa.
— C'est que vous ignorez sans doute où est Chaillot? demanda d'Artagnan.
— Oui, je l'ignore.
— C'est très-loin.
— Peu importe !
— Il y a une lieue au moins.
— Je ferai cette lieue.
D'Artagnan ne répliqua point , il connaissait au simple accent les résolutions réelles.
11 porta plutôt qu'il n'accompagna la Vallière. Enfin ils aperçurent les hauteurs.
— Dans quelle maison vous rendez-vous , Mademoiselle? demanda d'Artagnan.
— Aux Carmélites, Monsieur.
— Aux Carmélites? répéta d'Artagnan étonné.
— Oui, et puisque Dieu vous a envoyé vers moi pour me soutenir dans ma roule,
recevez et mes icmercîmens et mes adieux.
— Aux Carmélites! vos adieux ! Mais vous entrez donc en religion? s'écria d'Artagnan.
— Oui, Monsieur.
— Vouslîl
Il y avait dans ce vous que nous avons accompagné de trois points d'exclamation
pour le rendre aussi expressif que possible, il y avait dans ce vous tout un poëme; il
rappelait à la Vallière et ses souvenirs anciens de Blois et ses nouveaux souvenirs de
Fontainebleau; il lui disait : Vous qui pourriez être heureuse avec Raoul, vous qui
pourriez être puissante avec Louis, vous allez entrer en religion, vous!
— Oui, iNIonsieur, dit-elle, moi je me rends la servante du Seigneur: je renonce à
tout ce monde.
— Mais ne vous trompez-vous pas à votre vocation, ne vous trompez-vous pas à
la volonté de Dieu?
— Non, puisque c'est Dieu qui a permis (pic je vous rencontrasse. Sans vous, je
succoudiais certainement à la fatigue, et puisque Dieu vous envoyait sur ma route,
c'est qu'il voulait que je pusse eu atteindre le hut.
— Oh ! fit d'Art.ignan avec doute, cela me sendde un peu bien subtil.
— Quoi qu'il en soit, reprit la jruue tille, "vous voilà insti'uit de ma démarche et
de ma résolution. Maintenant j'ai une dernière grâce à vous demander tout en vous
adressant mes remercîmens.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 105
— Dites, Mademoiselle.
— Le roi ignore ma fuite du Palais- Royal.
D'Artagnan fit un mouvement.
— Le roi , continua la Vallière, ignore ce que je vais faire.
— Le roi ignore!... s'écria d'Artagnan. Mais, Mademoiselle, prenez garde; vous ne
calc\dez pas la portée de votre action. Nul ne doit rien faire que le roi ignore , surtout
les personnes de la cour.
— Je ne suis plus de la cour, Monsieur.
D'Artagnan regarda la jeune fille avec un étonnement croissant.
— Oh ! ne vous inquiétez pas, Monsieur, conlinua-t-elle, tout est calculé , et tout
ne le fùt-il pas, il serait trop tard maintenant pour revenir sur ma résolution; l'ac-
tion est accomplie.
— Eh bien! voyons. Mademoiselle, que désirez-vous?
— Monsieur, par la pitié que l'on doit au malheur, par la générosité de votre Ame,
par votre foi de gentilhomme, je vous adjure de me faire un serment.
— Un serment!
— Oui.
— Lequel?
— Jurez-moi , monsieur d'Artagnan , que vous ne direz pas au roi que vous m'avez
vue et que je suis aux Carmélites.
D'Artagnan secoua la tête.
— Je ne jurerai point cela, dit-il.
— Et pourquoi?
— Parce que je connais le roi , parce que je vous connais , parce que je me connais
moi-même, parce que je connais tout le genre humain; non, je ne jurerai point cela!
— Alors, s'écria la Vallière avec une énergie dont on l'eût crue incapable, au lieu
des bénédictions dont je vous eusse comblé jusqu'à la fin de mes jours , soyez maudit !
car vous me rendez la plus misérable de toutes les créatures !
Nous avons dit que d'Artagnan connaissait les accens qui venaient du cœur, il ne
put résister à celui-là.
Il vit l'altération de ses traits; il vit le tremblement de ses membres; il vit chanceler
toutce corps frêle etdélicat ébranlé par secousses ; il comprit qu'une résistance le tuerait.
— Qu'il soit donc fait comme vous le voulez , dit-il. Soyez tranquille , Mademoiselle,
je ne dirai rien au roi.
— Oh! merci, merci, s'écria la Vallière, vous êtes le plus généreux des hommes.
Et dans le transport de sa joie , elle saisit les mains de d'Artagnan et les serra
entre les siennes.
Celui-ci se sentit attendri.
— Mordioux, dit-il, en voilà une qui commence par où les autres finissent : c'est
touchant.
Alors, la Vallière, qui, au moment du paroxysme de sa douleur, était tombée
assise sur une pierre , se leva et marcha vers le couvent des Carmélites que l'on voyait
se dresser dans la lumière naissante.
D'Artagnan la suivait de loin.
La porte du parloir était enir'ouverte; elle s'y glissa comme une ombre paie, et
remerciant d'Artagnan d'un seul signe de la main , elle disparut à ses yeux.
Quand d'Artagnan se trouva tout à fait seul , il réfléchit profondément à ce qui ve-
nait de se passer.
106 LES MOUSQUETAIRES.
— Voilà, par ma foi, dit-il, ce qu'on appelle une fausse position. Conserver un
secret pareil, c'est garder dans sa poche un charbon ardent et espérer qu'il ne brûlera
pas l'étoffe. Ne pas garder le secret quand on a juré qu'on le garderait, c'est d'un
homme sans honneur. Ordinairement les bonnes idées me viennent en courant , mais
cette fois, ou je me trompe fort , ou il faut que je coure beaucoup pour trouver la so-
lution de cette affaire.
Où courir?
— Ma foi , au bout du compte , du côté de Paris ; c'est le bon côté.
Seulement, courons vile.
Mais, pour courir vite, mieux valent quatre jambes que deux. Malheureusement,
pour le moment, je n'ai que mes deux jambes.
Un cheval! comme j'ai entendu dire au théâtre de Londres; ma couronne pour un
cheval !
J'y songe, cela ne me coûtera point aussi cher que cela.
Il y a un poste de mousquetaires à la barrière de la Conférence , et pour un cheval
qu'il me faut, j'en trouverai dix.
En vertu de cette résolution prise avec sa rapidité habituelle, d'Artagnan descendit
soudain les hauteurs, gagna le poste, y prit le meilleur coureur qu'il y put trouver,
et fut rendu au palais en dix minutes.
Cinq heures sonnaient à l'horloge du Palais-Royal.
D' A riagnan s'informa du roi.
Le roi s'était couché à son heure ordinaire, après avoir travaillé avec M. Colberl.
et dormait encore , selon toute probabilité.
— Allons, dit-il. elle m'avait dit vrai, le roi ignore tout; s'il >avail seulement la
moitié de ce qui s'est passé, le Palais-Royal serait à celte heure sens dessus dessous.
LE VFCOMTE DE BRAGELONNE.
COMMENT LOUIS AVAIT, DE SON COTK , PASSÉ LE TI:MPS DE
DIX HEURES ET DEMIE A MINUIT.
u sortir de la chambre des filles d'honneur, le roi avait
trouvé chez lui Golbert qui rattendail ponr prendre ses
ordres à l'occasion de la cérémonie du lendemain.
Il s'agissait, comme nous l'avons dit, d'une réception
d'ambassadeurs hollandais et espagnols.
Louis XIV avait de graves sujets de mécontentement
contre la Hollande ; les Ëlats avaient tergiversé déjà plu-
sieurs fois dans leurs relations avec la France, et sans
s'apercevoir ou sans s'inquiéter d'une rupture, ils lais-
saient encore une fois l'alliance avec le roi très-chrétien
pour nouer tontes sortes d'intrigues avec l'Espagne.
Louis XIV, à son avènement, c'est-à-dire à la mort de Mazarin, avait trouvé cette
question politique ébauchée.
Elle était d'une solution difficile pour un jeune honnne, mais connue alors toute la
nation était le roi, tout ce que résolvait la tête , le corps se trouvait prêt à l'exécuter.
Un peu de colère, la réaction d'un sang jeune et vivace au cerveau, c'était assez
pour changer une ancienne ligne politique et créer un autre système.
Le rôle des diplomates de l'époque se réduisait à arranger entre eux les coups d'I^tat
dont leurs souverains pouvaient avoir besoin.
Louis n'était pas dansune disposition d'esprit capable de lui dicter une poli tique savante.
Encore ému de la querelle qu'il venait d'avoir avec la Vallière, il errait dans son
cabinet, fort désireux de trouver une occasion de faire un éclat, après s'être contenu
si longtemps.
Golbert, en voyant entrer le roi, jugea d'un coup d'œil la situation et comprit les
intentions du monarque. Il louvoya.
Quand le maître demanda compte de ce qu'il fallait dire le lendemain, le sous-in-
tendanl commença par trouver étrange que Sa Majesté n'eût pas été mise au courant
par M. Fouquet.
— M. Fouquet, dit-il, sait toute cette affaire de la Hollande : il reçoit directement
les correspondances.
- Le roi, accoutumé à entendre M. Golbert piller M. Fouquet, laissa passer cette bou-
tade sans répliquer; seulement il écouta.
Golbert vit relfet produit et se hâta de revenir sur ses pas en disant que M. Foriquet
n'était pas toutefois aussi coupable qu'il paraissait être ail premier abord, attendu qu'il
avait dans C(; moment de grandes préoccupations.
108 LES MOUSQUETAIRES.
Le roi leva la tête.
— Quelles préoccupations? dit-il.
— Sire, les hommes ne sont que des hommes, el M. Fouquet a ses défauts avec ses
grandes qualités.
— Ah! des défauts, qui n'en a pas, monsieur Colbert?..
— Votre Majesté en a bien, dit hardiment Colbert, qui savait lancer une lourde
flatterie dans un léger blâme, comme la flèche qui fend l'air malgré son poids, grâce
à de faibles plumes qui la soutiennent.
Le roi sourit.
— Quel défaut a donc M. Fouquet? dil-il.
— Toujours le même, sire , on le dit amoureux.
— Amoureux! de qui?
— Je ne sais trop, sire; je me mêle peu de la galanterie, comme on dit.
— Mais enfin, vous savez puisque vous parlez.
— J'ai ouï prononcer...
— Quoi?
— Un nom.
— Lequel?
— Mais je ne m'en souviens plus.
— Dites toujours.
— Je crois que c'est celui d'une des filles de Madame.
Le roi tressaillit.
— Vous en savez plus que vous ne voulez dire, monsieur Colbert? murmura-t-il.
— Oh ! sire, je vous assure que non.
— Mais enfin , on les connaît, ces demoiselles de Madame ; et, en vous disant leurs
noms, vous rencontreriez peut-être celui que vous cherchez.
— Non, sire.
— Essayez.
— Ce serait inutile, sire. Quand il s'agit du nom de dames compromises, ma mé-
moire est un coffre d'airain dont j'ai perdu la clof.
Un nuage passa dans l'esprit et sur le front du roi; puis, voulant paraître maître de
lui-même et secouant la tête :
— Voyons cette affaire de Hollande, dit-il.
— Et d'abord, sire, à quelle heure Votre Majesté veut-elle recevoir les ambassadeurs?
— De bon matin.
— Onze heures?
— C'est trop tard... Neuf heures.
— C'est bien t(M.
— Pour des amis cela n'a pas d'importance; on fait tout ce qu'on veut avec des
amis; mais pour des ennemis, alors rien de mieux s'ils se blessent. Je ne serais pas
fâché, je l'avoue, de finir avec tous ces oiseaux de marais qui me fatiguent de leui"s cris.
— Sire, il sera fait comme Votre Majesté voudra... A neuf beures donc. Je don-
nerai dos ordres en conséquence. Est-ce audience solennelle?
— Non. Je veux m'expliquer avec eux et ne pas envenimer les choses, comme il
arrive toujours en présence de beaucoup de gens, mais en même temps je veux les
tirer à clair pour n'avoir pas à recouunencer.
— Votre Majesté désignera les personnes qui assisteront à cette réception.
— .l'on ferai la liste... Parlons de ces ambassadeurs : que veulent-ils?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 109
— Alliés avec l'Espagne, ils ne gagnent rien; alliés avec la France, ils perdent
beaucoup.
— Comment cela?
— Alliés avec l'Espagne, ils se voient bordés et protégés par les possessions de leur
allié; ils n'y peuvent mordre malgré leurenvie. D'Anvers à Rotterdam, il n'y aqu'un
pas par l'Escaut et la Meuse. S'ils veulent mordre au gâteau espagnol, vous, sire,
le gendre du roi d'Espagne, vous pouvez eu deux jours aller de chez vous à Bruxelles
avec de la cavalerie. Il s'agit doncde se brouiller assez avec vous et de vous faire assez
suspecter l'Espagne pour que vous ne vous mêliez pas de ses affaires.
— Il est bien plus simple alors, répondit le roi, de faire avec moi une solide alliance
à laquelle je gagnerais quelque chose, tandis qu'il y gagneraient tout.
— Non pas, car s'ils arrivaient par hasard à vous avoir pour limitrophe. Votre Ma-
jesté n'est pas un voisin commode; jeune , ardent belliqueux, le roi de France peut
porter de rudes coups à lu Hollande , surtout s'il s'approche d'elle.'
— Je comprends parfaitement, monsieur Colbert, et c'est bien expliqué; mais la
conclusion , s'il vous plaît.
— Jamais la sagesse ne manque aux décisions de Votre Majesté.
— Que me diront ces ambassadeurs?
— Ils diront à Votre Majesté qu'ils désirent fortement son alliance, et ce sera un
mensonge; ils diront aux Espagnols que les trois puissances doivent s'unir contre la
prospérité de l'Angleterre, et ce sera un mensonge, car l'alliée naturelle de Votre
Majesté aujourd'hui c'est l'Angleterre, qui a des vaisseaux quand vous n'en avez pas;
c'est l'Angleterre qui peut balancer la puissance des Hollandais dans l'Inde ; c'est l'An-
gleterre enfin, pays monarchique , où Votre Majesté a des alliances de consanguinité.
— Bien; mais que répondriez-vous?
— Je répondrais, sire, avec une modération sans égale, que la Hollande n'est pas
parfaitement disposée pour le roi de France, que les symptômes de l'esprit public chez
les Hollandais sont alarmans pour Votre Majesté ; que certaines médailles ont été frap-
pées avec des devises injurieuses.
— Pour moi! s'écria le jeune roi exalté.
— Oh! non pas, sire, non; injurieuses n'est pas le mol, et je me suis trompé. Je
voulais dire flatteuses outre mesure pour les Bataves.
— Oh ! s'il en est ainsi , peu m'importe l'orgueil des Bataves, dit le roi en soupirant.
— Votre Majesté a mille fois raison. Cependant ce n'est jamais un mal en politique,
le roi le sait mieux que moi, d'être injuste pour obtenir une concession. Votre Majesté
se plaignant avec susceptibilité des Bataves, leur paraîtra bien plus considérable.
— Qu'est-ce que ces médailles? demanda Louis, car si j'en parle il faut que je sache
quoi dire.
— INIa foi! sire, je ne sais trop... quelque devise outrecuidante... Voilàtout le sens,
les mots ne font rien à la chose.
— Bien , j'articulerai le mot médaille, et ils comprendront s'ils veulent.
• — Oh! ils comprendront. Votre Majesté pourra aussi glisser quelques mots de cer-
tains pamphlets qui courent.
— Jamais ! Les pamphlets salissent ceux qui les écrivent bien plus que ceux contre
lesquels on les écrit. Monsieur Colbert, je vous remercie, vous pouvez vous retirer.
— Sire I
— Adieu! N'oubliez pas l'heure et soyez là.
— Sire ! j'attends la liste de Votre Majesté.
110 LES MOUSQUETAIRES.
— C'est vrai.
Le roi se mit à rêver: il ne pensaii pas du tout à cette liste. La pendule sonnait onze
heures et demie.
On voyait sur le visage du prince le combat terrible de l'orgueil et de l'amour.
La conversation politique avait éteint beaucoup d'irritation chez Louis, et le visage
pâle, altéré de la Vallière parlait à sou imagination un bien autre langage que les mé-
dailles hollandaises ou les pamphlets bataves.
Il demeura dix minutes à se demander s'il fallait ou s'il ne fallait pas retourner
chez la Vallière: mais Colbert ayant insisté respectueusement pour avoir la liste, le
roi rougit de penser à l'auiour quand les affaires commandaient.
Il dicta donc :
La reine-mère.
La reine.
Madame.
Madame de Motteville.
Mademoiselle de Châtillon.
Madame de Navailles.
Et en hommes :
Monsieur.
M. le Prince.
M. de Grammont.
M. do Manicamp.
M. de Saint-Aignan.
Et les ofliciers de service.
— Les ministres , dit Colboi t.
— Cela va sans dire , et les sfcrélaires.
— Sire . je vais tout préparer : les ordres seront à domicile demain.
— Dites aujourd'hui , répliqua tristement le rui,
Minuit sonnait.
C'était l'heure où se mourait de chagrin, de soulTran'^e la pauvre la V'allière.
Le service du roi entra pour son coucher. La reine attendait depuis une heure.
Louis passa chez elle avec un soupir : mais tout en soupirant il se félicitait de son
courage. 11 s'applaudissait d'èlre ferme en amour connue enjujUtique.
LES AMBASSADEURS.
b'Artagnan, à peu de chose près, avait appris tout ce que nous venons de raconter;
c;lr il avait parmi ses amis tons les gens utiles de la maison, serviteurs officieux fiera
d'être salués par le capitaine Jes mousquetaires, aw le capitaine était une puissance;
puis, en dehors de l'ambition, tiers d être comptés pour quelque chose par un homme
aussi bravo que Tétait d'Artagnan.
D'Artagnan se faisait instruire ainsi tous les malins do ce qu'il n'avait pu voir ou
>;av(»ir la veille . n'oliiit pii? ul)iquiste, de sorte que de co (juil avait su [>ar lui-mémo
LE VICOMTE DE BRAGEl.ONNE. 111
chaque joui" et de ce qu'il avail ap[)ris par les autres, il faisait un faisceau qu'il dé-
nouait au besoin pour y prendre telle arme qu'il jtigeait nécessaire.
De cette façon, les deux yeux de d'Artagnan lui rendaienl le même oflice que les cent
yeux d'Argus.
Secrets politiques, secrets de luellcs, propos échappés aux courtisans à l'issue de
l'antichambre; ainsi d'Artagnan savait tout et renCermail tout dans le vaste et impé-
nélral)le tombeau de sa mémoire, à colédes secrets royaux si chèremeut achetés, gardés
si lidèlement.
Il sut donc l'entrevue avec Colberl; il sut donc le rendez-vous donné aux ambas-
sadeurs pour le matin ; il sut donc qu'il y serait question de médailles ; et, tout en re-
construisant la conversation sur ces quelques mots venus jusqu'à lui, il regagna son
poste dans les appartenienspour être là au moment où le roi se réveillerait.
Le roi se réveilla de fort bonne heure, ce qui prouvait que lui aussi , de son côté ,
avait assez mal dormi. Vers sept heures , il enlr"oavrit doucement sa porte.
D'Artagnan était à son poste.
Sa Majesté était pâle et paraissait fatiguée; au reste, sa toilette n'était point achevée.
— Faites appeler M. de Saint-Aignan , dit-il.
Saint-Aignan s'attendait sans doute à être appelé, car lorsque l'on se présenta chez
lui il était tout habillé.
Saint-Aignan se hâta d'obéir et passa chez le roi.
Un instant après, le roi et Saint-Aignan passèrent; le roi marchait le premier.
D'Artagnan était à la fenêtre donnant sur les cours, il n'eut pas besoin de se dé-
ranger pour suivre le roi des yeux. On eùl dit qu'il avait d'avance deviné où irait le roi.
Le roi allait chez les lilles d'honneur.
Cela n'étonna point d'Artagnan. Il se doutait bien, quoique la Vallière ne lui en
eût rien dit, que Sa Majesté avait des torts à réparer.
Saint-Aignan le suivait comme la veille, un peu moins inquiet, un peu moins agité
cependant, car il espérait qu'à sept heures du matin il n'y avait encore que lui et le
roi d'éveillé parmi les augustes hôtes du château.
D'Artagnan était à la fenêtre insouciant et calme. On eût juré qu'il ne voyait rien et
qu'il ignorait complètement quels étaient ces deux coureurs d'aventures, qui fraver-
versaient les cours enveloppés de leurs manteaux.
Et cependant d'Artagnan, tout en ayant l'air de ne les point regarder, ne les per-
dait pas de vue, et tout en sifflotant cette vieille marche des mousquetaires qu'il ne
se rappelait que dans les grandes occasions, devinait et calculait d'avance toute cette
tempête de cris et de colères qui allait s'élever au retour.
En effet , le roi entrant chez la Vallière et trouvant la chambre vide et le lit intact,
le roi commença de s'effrayer et appela Montalais.
Montalais accourut , mais son étonnement fut égal à celui du roi.
Tout ce qu'elle put chre à Sa Majesté, c'est qu'il lui avait semblé entendre pleurer
la Valhère une partie de la nuit , mais sachant que Sa Majesté était revenue, elle n'a-
vait osé s'en informer.
— Mais, demanda le roi, où croyez-vous qu'elle 8oit allée?
— Sire, répondit Montalais, Louise ebtune personne fort seniimcnlale, et souvcntje
l'ai vue se lever avec le jour et aller au jardin, [)cut-être y sera-t-elle ce malin.
La chose parut probable au roi qui descendit aussitôt pour se mettre à la recherche
de la fugitive.
D'Artagnan le vit paraître pâle et causant vivement avec son compagnon.
i\2 LES MOUSQUETAIRES.
H se dirigea vers les jardins.
Saint-Aignan le suivait tout essoufflé.
D'Artagnanne bougeait pas de sa fenêtre, sifflotant toujours, ne paraissant rien voir
et voyant tout.
— Allons, allons, murmura le capitaine quand le roi eut disparu , la passion de
Sa Majesté est plus forte que je ne le croyais ; il fait là , ce me semble , des choses qu'il
n'a pas faites pour mademoiselle de Mancini.
Le roi reparut un quart dheureaprès; il avait cherché partout, il étaithors d'haleine.
Il va sans dire que le roi n'avait rien trouvé.
Saint-Aignan le suivait, s'éventant avec son chapeau et demandant d'une voix al-
térée des renseignemens aux premiers serviteurs venus, à tous ceux qu'il rencontrait.
Manicamp se trouva sur sa route. Manicamp arrivait de Fontainebleau à petites
journées ; où les autres avaient mis six heures, il en avait mis, lui, vingt-quatre.
— Avez-vous vu mademoiselle de la Yallière? lui demanda Saint-Aignan.
Ce à quoi Manicamp, toujours rêveur et distrait, répondit, croyant qu'on lui parlait
de Guiche :
— Merci, le comte va un peu mieux.
Et il continua sa route jusqu'à l'antichambre , où il trouva d'Artagnan à qui il de-
manda des explications sur cet air effaré qu'il avait cru voir au roi.
D'Artagnan lui répondit qu'il s'était trompéj que le roi, au contraire, était d'une
gaieté folle.
Huit heures sonnèrent sur ces entrefaites.
Le roi, d'ordinaire , prenait son déjeuner à ce moment.
Il était arrêté par le code de l'étiquette que le roi aurait toujours faim à huit heures.
Il se fit servir sur une petite table dans sa chambre à coucher et mangea vite.
Saint-Aignan, dont il ne voulait pas se séparer, lui tint la serviette.
Puis il expédia quelques audiences militaires.
Pendant ces audiences il envoya Saint-Aignan aux découvertes.
Puis toujours occupé , toujours anxieux, toujours guettant le retour de Saint-Aignan
qui avait mis son monde en campagne et qui s'y était mis lui-même , le roi atteignit
neuf heures.
A neuf heures sonnant il passa dans son grand cabinet.
Les ambassadeurs entraient eux-mêmes au premier coup de ces neuf heures.
Au dernier coup les reines et Madame parurent.
Les ambassadeurs étaient trois pour la Hollande , deux pour l'Espagne.
Le roi jeta sur eux un coup d'œil et salua.
En ce moment aussi Saint-Aignan entrait.
C'était pour le roi une entrée bien autrement importante que celle des ambassa-
deurs, en quel([ue nond)re qu'ils fussent et de quelque pays qu'ils vinssent.
Aussi avant toute chose le roi lit-il à Saint-Aignan un signe d'interrogation auquel
celui-ci répondit par une négation décisive.
Le roi faillit perdre tout courage; mais comme les reines, les grands elles ambas-
sadeurs avaientles yeux fixés sur lui, il fit un violent effort et invita lesderniersà parler.
Alors un des députés espagnols fit un long discours dans lequel il vantait les avan-
tages de l'alliance espagnole.
Le roi l'intorrompit en lui disant :
— Monsieur, j'cspére que le qui est bien pour la France doit êlr<' très-l)ien pour
l'Espagne.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. .113
Ce mol, et surtout la façon péremploire dont il fut prononcé, fit pâlir l'ambassa-
deur et rougir les deux reines, qui. Espagnoles l'une et l'autre, se sentirent par cette
réponse blessées dans l(!ur orgueil de parenté et de nationalité.
L'ambassadeur hollandais prit la parole à son tour, et se plaignit des préventions
que le roi témoignait contre le gouvernement de son pays.
Le roi l'interrompit :
— Monsieur, dit-il , il est étrange que vous veniez vous plaindre, lorsque c'est moi
qui ai sujet de me plaindre; et cependant, vous le voyez , je ne le fais pas.
— Plaindre, sire! demanda le Hollandais, et de quelle offense?
Le roi sourit avec amertume.
— Me blâmerez-vous, par hasard, Moiisieur, dit-il, d'avoir des préventions contre
un gouvernement qui autorise et protège les insulteurs publics?
— Sire!...
— Je vous dis, reprit le roi en s'irritant de ses propres chagrins bien plus (pie de
la question politique, je vous dis que la Hollande est une terre d'asile pour quiconque
me hait, et surtout pour quiconque m'injurie.
— Oh! sire!...
— Ah! des preuves, n'est-ce jl^s? Eh bien! on en aura facilement des preuves.
D'où naissent ces pamphlets insolens qui me représentent comme un monarque sans
gloire et sans autorité j vos presses en gémissent. Si j'avais là mes secrétaires , je vous
citerais les titres des ouvrages avec les noms d'imprimeurs.
— Sire, répondit l'ambassadeur, un pamphlet ne peut être l'œuvre d'une nation.
Est-il équitable qu'un grand roi tel que l'est Votre Majesté rende responsable un grand
peuple du crime de quelques forcenés qui meurent de faim?
— Soit, je vous accorde cela, Monsieur. Mais quand la Monnaie d'Amsterdam
frappe des médailles à ma honte, est-ce aussi le crime de quelques forcenés?
— Des médailles! balbutia l'ambassadeur.
— Des médailles, répéta le roi en regardant Colbert.
— 11 faudrait , hasarda le Hollandais, que Votre Majesté fût bien sûre...
Le roi regardait toujours Colbert; mais Colbert avait l'air de ne pas comprendre et
se taisait, malgré les provocations du roi.
Alors d'Artagnan s'approcha, et, tirant de sa poche une pièce de monnaie qu'il mit
entre les mains du roi ,
— Voilà la médaille que Votre Majesté cherche , dit-il.
Le roi la prit.
Alors il put voir de cet œil qui, depuis qu'il était véritablement le maître, n'avait
fait que planer, alors il put voir, disons-nous, une image insolente représentant la
Hollande qui, comme Josué, arrêtait le soleil avec cette légende :
In compeclxi mco stetit sol,
— En ma présence le soleil s'est arrêté! s'écria le roi furieux. Ah! vous ne nierez
plus , je l'espère.
— Et le soleil, dit d'Artagnan, c'est celui-ci.
Et il montra, sur tous les panneaux du cabinet, le soleil, emblème multiplié et res-
plendissant, qui étalait partout sa superbe devise :
Nec pluribus inipar.
La colère de Louis, ahmentée par les élancemens de sa douleur particulière, n'avait
pas besoin de cet aliment pour tout dévr)rer. On voyait dans ses yeux l'ardeur dune
vive querelle tonte prêle à éclater.
114 LES MOUSQUETAIRES.
Uii regard de Colbert enchaîna l'orage.
L'ambassadeur hasarda des excuses.
11 dit que la vanité des peuples ne tirait pas à cousikpience ; que la Hollande était
lière d'avoir avec si peu de ressources soutenu son rang de grande nation , même
contre de grands rois, et que si un peu de fumée avait enivré ses compatriotes , le roi
élait prié d'excuser cette ivresse.
Le roi semblait chercher conseil. 11 regarda Colbert, qui resta impassible.
Puis d'Artagnan.
D'Artagnan haussa les épaules.
Ce mouvement fut une écluse levée par laquelle se déchaîna la colère du roi, con-
tenue depuis trop longtemps.
Chacun ne sachant pas où cette colère emportait, tous gardaient un morne silence.
Le deuxième ambassadeur en profita pour commencer aussi ses excuses.
Tandis qu'il parlait et que le roi, retombé peu à peu dans sa rêverie personnelle ,
écoutait celte voix pleine de trouble comme un homme disirait écoute le murmure
d'une cascade, d'Artagnan, qui avait à sa gauche Saint-Aignan , s'approcha de lui, el
d'une voix parfaitement calculée pour qu'elle allât frapper le roi :
— Savez-vous la nouvelle , comte? dit-il. ^
— Quelle nouvelle? fit Saint-Aignan.
— Mais la nouvelle de la Vallière.
Le roi tressaillit et lit involontairement un pas de cote vers les deux causeurs.
— Qu'est-il donc arrivé à la Vallière? demanda Saint-Aignan d'un Ion qu'on peut
facilement imaginer.
— Eh! pauvre enfant! dit d'Artagnan, elle est entrée eu religion.
■ — En religion! s'écria Saint-Aignan.
• — En religion! s'éciia le roi au milieu du discours do l'ambassadeur.
Puis, sous l'empire de l'étiquette, il se remit; mais écoutant toujours
■ — Quelle religion? demanda Saint-Aiguan.
— Les Carmélites de Chaillol.
— De qui diable savez-vous cela?
— D'elle-même.
— Vous l'avez vue?
' — C'est moi qui l'ai conduite aux Carmélites.
Le roi ne perdait pas un mot ; il bouillait au dedans et commençait à rugir.
— Mais pourquoi cette fuite? demanda Saint-Aignan.
— Parce que la pauvre fille a été hier chassée de la cour, dit d'Artagnan.
11 n'eut pas plutôt lâché ce mot que le roi fit un geste d'autorité.
• — Assez , Monsieur, dit-il à l'ambassadeur, assez.
Puis s' avançant vers le capitaine :
— Qui dit cola, s'écria-t-il, que la Vallière est en religion?
— M. d'Artagnan, dit le favori.
— Et c'est vrai ce que vous dites là? fit le roi se retournant vers le mousquetaire.
»— Vrai comme la vérité.
Le roi ferma les poings et pi\lit.
' — Vous avez encore ajouté quelque chose , tnonslcur d'Artagnan? dit-il.
fc— Je ne sais plus, sire.
*- "Vous avez ajouté que madetnoîsellc de la Vallière avait été chassée de la cour.
t— Ouij sire.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 113
— Et C'est encore vrai, cela?
— Informez-vous, sire.
— Et par qui?
— Oh ! iit d'Artagnaii en liomme qui se récuse.
Le roi bondil, laissant de cote ambassadeurs, ministres, courtisans et politiques.
La reine-mère se leva; elle avait loul entendu, ou ce qu'elle n'avait pas entendu,
elle l'avait deviné.
Madame, défaillanle de colère et de peur, essaya de se lever aussi comme la reine-
mère; mais elle retomba sur son fauteuil que, par un mouvement instinctif, elle
fit rouler eu arrière.
— Messieurs, dit le roi, l'audience est iinie; je ferai savoir ma réponse, ou plutôt
ma volonté à l'Espagne et à la Hollande.
Et d'un geste impérieux il congédia les ambassadeurs.
— Prenez garde, mon fils, dit la reine-mère avec indignation , prenez garde, vous
n'è;es guère maître de vous , ce me semble.
— Ah! Madame, rugit le jeune lion avec un geste effrayant, si je ne suis maître de
moi je le serai, je vous en réponds, de ceux qui tu'oulragent; venez avec moi, monsieur
d'Artagnan , venez .
Et il quitta la salle au milieu de la stupéfaction et de la terreur de tous.
Le roi descendit l'escalier et s'apprêta à traverser la coin-.
— Sire, dit d'Artagnan, Votre Majesté se trompe de chemin.
— Non, je vais aux écuries.
— Inutile, sire, j'ai des chevaux tout prêts pour Votre Majesté.
Le roi ne répondit à son serviteiu" que par un regard, mais ce regard proniellail
plus que l'ambition de trois d'Artagnan n'eût osé espérer.
CHAILLOT.
Quoiqu'on ne les eût point appelés, Manicanq) et Malicorne avaient buivi le roi et
d'Artagnan .
C'étaient deux honunes fort intelligens; seulement Malicorne arrivait souvent trop
tôt par ambition; Manicamp arrivait souvent trop tard par paresse.
Cette fois ils arrivèrent juste.
Cinq chevaux étaient préparés.
Deux furent accaparés par le roi et d'Artagnan; deux par Manicanjp et Malicorne.
Un page des écuries monta le cinquième.
Toute la cavalcade partit au galop*
D'Artagnan avait bien réellement choisi les chevaux lui-même; de véritables che-
vaux d'amans en peine j des chevaux qui ne couraient pas^ qui volaient.
Dix minutes après le départ, la cavalcade, sous la forme d'ini tourbillon de pous-
sière, arrivait à Chaillot.
Le roi se jeta littéralement à bas de son cheval. Mais si rai)idement qu'il accomplit
celte manœuvre, il trouva d'Artagnan à la bride de sa monture.
il6 LES MOUSQUETAIRES.
Le roi fil au mousquetaire un signe de reniercîment et jeta la bride au bras du page.
Puis il s'élança dans le vestibule, et, poussant violemment la porte, il entra dans le
parloir.
Manicamp , Malicorne et le page demeurèrent dehors ; d'Artagnan le suivit.
En entrant dans le parloir, le premier objet qui frappa le roi fut Louise , non pas à
genoux , mais couchée aux pieds d'un grand crucifix de pierre.
La jeune tille était étendue sur la dalle humide et à peine visible dans l'ombre de
cette salle qui ne recevait le jour que par une étroite fenêtre grillée et toute voilée par
des plantes grimpantes.
Elle était seule, inanimée, froide comme la pierre sur laquelle reposait son corps.
En l'apercevant ainsi, le roi la crut morte et poussa un cri terrible qui fil accourir
d'Artagnan.
Le roi avait déjà passé un bras autour de son corps. D'Artagnan aida le roi à sou-
lever la pauvre femme que l'engourdissement de la mort avait déjà saisie.
Le roi la prit alors entièrement dans ses bras, réchauffa de ses baisers ses mains et
ses tempes glacées.
D'Artagnan se pendit à la cloche du four.
Alors accoururent les sœurs carmélites.
Les saintes lillcs poussèrent des cris de scandale à la vue de ces hommes tenant une
femme dans leurs bras.
La supérieure accourut aussi.
Mais, femme plus mondaine que les femmes de la cour, malgré toute son austérité,
du premier coup d'œil elle reconnut le roi au respect que lui tcmoiguaienl les assis-
tans comme aussi à l'air de maître avec lequel il bouleversait toute la communauté.
A la vue du roi, elle s'était donc retirée chez elle , ce qui était un moyen de ne pas
commettre sa dignité.
Mais elle envoya parles religieuses toutes sortes de cordiaux, d'eaux de la reine de
Hongrie, de mélisse , etc., etc., ordonnavit en outre que les portes fussent fermées.
Il était temps : la douleur du roi devenait bruyante et désespérée.
Le roi paraissait décidé à envoyer chercher son médecin, lorsque la Vallière revint
à la vie.
En rouvrant les yeux, la première chose qu'elle aperçut fut le roi à ses pieds. Sans
doute elle ne le reconnut point, car elle poussa un douloureux soupir.
Louis la couvait d'un regard avide.
Enfin ses yeux errans se fixèrent sur le roi.
Elle le reconnut, et fit un faible effort pour s'arracher de ses bras.
— Kh quoi I niurmura-l-elle , lesacritlce n'est donc pas encore accompli?
— Oh ! non , non , s'écria le roi , et il ne s'accomplira pas ! c'est moi qui vous le jure 1
Elle se releva faible et toute brisée qu'elle était.
— 11 le faut cependant, dit-elle , il le faut ; ne m'arrêtez plus.
— Je vous laisserais vous sacrifier, moi ! s'écria Louis. Jamais ! jamais !
— Bon, murmura d'Artagnan ; il est bon de sortir. Du moment où ils commencent
à parler, épargnons-leur les oreilles.
D'Artagnan sortit, les deux amans demeurèrent seuls.
— Sire, coiiliuua la Vallière. pas un mot de plus, je vous en supplie. Ne perdez pas
le seul avenir que j'espère, c'est-à-dire mon salut: tout le vôtre, c'est-à-dire votre
gloire pour un caprice.
— Un caprice! s'écria le roi.
LOIIS XIV A CHAILLOT
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 117
— Oh ! mainlenant, dit la Vallière, inaiiilenant , sire, je vois clair dans votre ra'ur.
— Vous? Louise.
— Oh 1 oui , moi !
— Expliquez-vous.
— Un entraînement! incompréhensible, déraisonnable, peut vous paraître momen-
tanément une excuse suffisante, mais vous avez des devoirs qui sont incnmi)atil>les
avec votre amour pour une pauvre fille. Oubliez-moi.
— Moi , vous oublier !
— C'est déjà fait.
— Plutôt mourir !
— Sire , vous ne pouvez aimer celle que vous avez consenti à tuer cette nuit aussi
cruellement que vous l'avez fait.
— Que me dites-vous? Voyons , expliquez-vous?
— Que m'avez-vous demandé hier matin, dites? de vous aimer. Que m'avez-vous
promis en échange? de ne jamais passer minuit sans m'offrir une réconciliation quand
vous auriez eu delà colère contre moi.
— Oh ! pardonnez-moi , pardonnez-moi, Louise ! j'étais fou de jalousie!
— Sire , la jalousie est une mauvaise pensée qui renaît comme l'ivraie , quand on
l'a coupée. Vous serez encore jaloux, et vous achèverez de me tuer. Ayez la pitié de
me laisser mourir.
— Encore un mot comme celui-là, Mademoiselle, et vous me verrez expirera vos
pieds.
— Non, non ! sire, je sais mieux ce que je vaux. Croyez-moi, et vous ne vous [lerdrez
pas pour une malheureuse que tout le monde méprise.
— Oh I nommez-moi donc ceux-là que vous accusez 1 nommez-les-moi !
— Je n'ai de plaintes à faire contre personne, sire, je n'accuse que moi. Adieu ,
t sire, vous vous compromettez en me parlant ainsi.
— Prenez garde , Louise ! en me parlant ainsi , vous me réduisez au désespoir !
prenez garde !
— Oh ! sire 1 sire ! laissez-moi avec Dieu , je vous en supplie.
— Je vous arracherai à Dieu même !
— Mais auparavant, s'écria la pauvre enfant, arrachez-moi donc à ces ennemis fé-
roces qui en veulent à ma vie et à mon honneur. Si vous avez assez de force pour
aimer, ayez donc assez de pouvoir pour me défendre; mais non, celle que vous dites
aimer, on l'insulte , on la raille , on la chasse.
Et l'inoCfensive enfant, forcée par sa douleur d'accuser, se tordait les bras avec des
sanglots.
— On vous a chassée! s'écria le roi. Voilà la seconde fois que j'entends ce mot.
— Ignominieusement, sire. Vous le voyez bien, je n'ai plus d'autre protecteur que
Dieu, d'autre consolation que la prière, d'autre asile que le cloître.
— Vous aurez mon palais, vous aurez ma cour. Oh ! ne craignez plus rien, Louise ;
ceux-là ou plutôt celles-là qui vous ont chassée hier trembleront demain devant vous;
que dis-je demain? ce matin j'ai déjà grondé , menacé. Je puis laisser échapper la
foudre que je retiens encore. Louise! Louise! vous serez cruellement vengée. Des
larmes de sang paieront vos larmes. Nommez-moi seulement vos ennemis.
— Jamais! jamais !
— Comment voulez- vous que je frappe, alors?
— Sire, ceux qu'il faudrait frapper feraient reculer votre main.
118 LES MOUSQUETAIRES.
— Ûh ! vous ne me connaissez point, s'écria Louis exaspéré. Plutôt que de reculer,
je brûlerais mon royaume et je maudirais ma famille. Oui, je frapperais jusqu'à ce
bras, si ce bras élait assez lâche pour ne pas anéantir tout ce qui s'est fait l'ennemi de
la plus douce des créatures.
Et en effet, en disant ces mots, Louis frappa violemment du poing sur la cloison de
cbêne, qui rendit un lugubre murmure.
La Vallière s'épouvanta. La Colère de ce jeune bomme tout-puissant avait quelque.
chose d'imposant et de sinistre, parce que, comme celle de la tempête, elle pouvait
être mortelle.
Elle dont la douleur croyait n'avoir pas d'égale fut vaincue par cette douleur qui se
faisait jour par la menace et par la violence.
— Sire . dit-elle , une dernière fois éloignez-vous , je vous en supplie ; déjà le calme
de cette retraite m'a fortifiée , je me sens plus calme sous la main de Dieu ; Dieu est
un protecteur devant qui tombent toutes les petites méchancetés bumuines. Sire , en-
core une fois, laissez-moi avec Dieu.
— Alors, sécria Louis, dites franchement que vous ne m'avez jamais aimé , dites
que mon humilité, dites que mon repentir flattent votre orgueil, mais que vous ne
vous affligez pas de ma douleur. Dites que le roi de France n'est plus pour vous un
amant dont la tendresse pouvait faire votre bonheur, mais un despote dont le caprice
a brisé dans votre cœur jusqu'à la dernière libre de la sensibilité. Ne dites pas que vous
cherchez Dieu, dites que vous fuyez le roi. Non, Dieu n'est pas complice des résolu-
tions inflexibles; Dieu admet la pénitence et le remords; il pardonne, il veutqu'onaime.
Louise se tordait de souffrance en entendant ces paroles qui faisaient couler la flamme
jusqu'au plus profond de ses veines.
— Mais vous n'avez donc pas entendu? dit-elle.
— Quoi?
— Vous n'avez donc |)as entendu que je suis chassée, méprisée, méprisable.
— Je vous ferai la plus respectée, la plus adorée , la plus enviée de ma cour.
— Oh! prouvez-moi que vous n'avez pas cessé de m'aimer.
— Comment cela?
— Fuyez-moi.
— Je vous le proiiverai en ne vous quittant plus.
— Mais croyez-vous donc que je souiïrirai cela, sire ; croyez- vous que je vous lais-
serai déclarer la guerre à toute votre famille ; croyez-vous que je vous laisserai repousser
pour moi mère, femme et sœur?
— Ah ! vous les avez donc nommé» entin, ce sont donc elles qui ont fait le mal !
Par le Dieu tout-puissant, je les punirai.
— Et moi, voilà pourquoi l'avenir m'effraie, voilà pourquoi je refuse tout, voilà
pourquoi je ne veux pas que vous me vengiez. Assez de larmes , mon Dieu , assez de
douleurs, assez de plaintes comme cela. Oh! jamais je ne coûterai plaintes, douleurs
ni larmes à qui que ce soit. J'ai trop gémi , j'ai trop pleuré, j'ai trop souflerf.
— Et mes larmes à moi, mes douleurs à moi, mes plaintes à moi, les comptez-vous
donc pour rien?
— Ne me parlez pas ainsi, sire , au nom du ciel ! au nom du ciel! ne me parlez
pas ainsi. J'ai besoin de tout mon courage pour accomplir le sacrifice.
— Louise ! Louise ! je t'en supplie! commande, ordonne, venge-toi ou pardonne,
mais ne m'abandonne pa> !
— Hélas! il faut que nous nous séparions, sire !
LK ViCOMTK DE BKAGELONiNE. H9
— .Mais tu ne m'aiiuos donc point?
— Oh ! Dieu le sait !
— Mensonge ! mensonge !
— Oh ! si je ne vous aimais pas, sire , mais je vous hiisserais faire , je me laisserais
venp^er; j'accepterais, en échange de l'insulte que l'on m'a faite, ce doux triomphe de
l'orgueil que vous me proposez ! tandis que , vous le voyez hien, je ne veux pas mèu.e
de la douce compensation de votre amour, de votre amour, qui est ma vie, cependant,
puisque j'ai voulu mourir croyant que vous ne m'aimiez plus,
— Eh hien! oui, oui, je le sais maintenant, je le reconnais à cette heure; vous êtes
la plus sainte, la plus vénérahle des femmes. Nulle n'est digne, connue vous, non-
seulement de mon amour et de mon respect, mais encore de l'amour et du respect de
tous; aussi nulle ne sera aimée comme vous, Louise! nulle n'aura sur moi l'empire
que vous avez. Oui, je vous le jure, je briserais, eu ce moment, le monde conune
du verre, si le monde me gênait. Vous m'ordonnez de me calmer, de pardonner; soit,
je me calmerai. Vous voulez régner par la douceur et par la clémence , je serai clément
et doux. Dictez-moi seulement ma conduite, j'obéirai.
— Ah ! mon Dieu , que suis-je , moi , pauvre lille , pour dicter une syllabe à un roi
tel que vous!
— Vous êtes ma vie et mon àme. N'est-ce pas l'âme qui régit le corps?
— Oh ! vous m'aimez donc , mon cher sire?
— A deux genoux , les mains jointes, de toutes les forces que Dieu a mises en moi.
Je vous aime assez pour vous donner ma vie en souriant, si vous dites un mol !
— Vous m'aimez?
— Oh! oui.
— Alors je n'ai plus rien à désirer au monde. Votre main, sire, et disons-nous
adieu. J'ai eu dans cette vie tout le bonheur qui m'était échu.
— Oh! non. Ne dis pas que la vie commence. Ton bonheur, ce n'est pas hier;
c'est aujourd'hui, c'est demain , c'est toujours. A toi l'avenir! à toi tout ce qui est à
moi ! Plus de ces idées de séparation , plus de ces désespoirs sombres : l'amour est
notre Dieu, c'est le besoin de nos âmes. Tu vivras pour moi, comme je vivrai pour toi!
Et se prosternant devant elle, il baisa ses genoux avec des transports inexprimables
de joie et de reconnaissance.
— Oh ! sire ! sire ! tout cela est un rêve.
— Pourquoi un rêve?
— Parce que je ne puis revenir à la cour. Exilée! comment vous revoir? Ne vaut-
il pas mieux prendre le cloître pour y enterrer, dans le baume de votre amour, les der-
niers élans de votre cœur et votre dernier aveu,
— Exilée, vous ! s'écria Louis XIV; et qui donc exile quand je rappelle?
— Oh ! sire, quelque chose qui règne au-dessus des rois : le monde et l'opinion ;
réfléchissez-y, vous ne pouvez aimer une femme chassée, celle que votre mère a ta-
chée d'un soupçon, celle que votre sœur a flétrie d'un châtiment , celle-là est indigne
de vous,
— Indigne , celle qui m'appartient !
— Oui, c'est justement cela , sire , du moment où elle vous appartient, votre maî-
.tresse est indigne.
— Ah! vous avez raison, Louise, et toutes les délicatesses sont en vous. Eh bieni
vous ne serez pas exilée.
— Oh ! vous n'avez pas entendu Madame, on le voit bien.
120 LES MOUSQUETAIRES.
— J'en appellerai à ma mère.
— Oh ! vous n'avez pas vu votre mère.
— Elle aussi? Pauvre Louise ! tout le monde était donc contre vous?
— Oui, oui, pauvre Louise, qui pliait déjà sous l'orage, lorsque vous êtes venu,
lorsque vous avez achevé de la briser.
— Oh! pardon.
— Donc, vous ne fléchirez ni l'une ni l'autre, croyez-moi, le mal est sans remède,
car je ne vous permettrai jamais ni la violence, ni l'autorité.
— Eh bien! Louise, pour vous prouver combien je vous aime, je veux faire une
chose : j'irai trouver Madame.
— Vous ?
— Je lui ferai révoquer la sentence, je la forcerai...
— Forcer ? Oh ! non , non !
— C'est vrai : je la fléchirai.
Louise secoua la tête.
— Je prierai , s'il le faut, dit Louis. Croirez-vous à mon amour, après cela?
Louise releva la tête.
— Oli ! jamais pour moi; jamais ne vous humiliez; laissez -moi bien plutôt mourir
Louis réfléchit; ses traits prirent une teinte sombre.
— J'aimerai autant que vous avez aimé, dit-il; je souffrirai autant que vous avez
souffert; ce sera mon expiation à vos yeux. Allons, Mademoiselle, laissons là ces mes-
quines considérations; soyons grands comme noire douleur, soyons forts comme notre
amour.
Et en disant ces paroles, il la prit dans ses bras et lui fit une ceinture de ses deux mains.
— Mon seul bien ! ma vie ! suivez-moi, dit-il.
Elle tit un dernier effort dans lequel elle concentra non plus toute sa volonté, sa
volonté était déjà vaincue, mais toutes ses forces.
— Non ! répliqua-t-clle faiblement , non ! non ! je mourrais de honte !
— Non! vous rentrerez en reine! Nul ne sait votre sortie... d'Arlagnan seul...
— Il m'a donc trahie, lui aussi?
— Gomment cela?
— Il avait juré...
— J'avais juré de ne rien dire au roi, dit d'Artagnan passant sa (été fine à travers
a porte entr'ouverle , j'ai tenu ma parole, j'ai parlé à M. de Sainl-Aignan, ce n'est
point ma faute si le roi a entendu , n'est-ce pas , sire?
— C'est vrai; pardonnez-lui , dit le roi.
La Vallière sourit et tondit au mousquetaire sa main frêle et blanche.
— Monsieur d'Artagnan, dit le roi ravi, faites donc chercher un carrosse pour Ma-
demoiselle.
— Sire , répondit le capitaine , le carrosse attend.
— Oh ! j'ai là le modèle des serviteurs , s'éi ria le roi.
— Tu as mis le temps à t'en apercevoir, murmura d'Artagnan fiatté toutefois de
la louange.
La Vallière était vaincue; après quelques hésitations, elle se laissa entraîner dé-
faillante par son royal amant.
Mais, à la porte du parloir, au moment de le quitter, elle s'arracha des bras du
roi et revint au crucifix de pierre qu'elle baisa en disant :
— Mon Dieu 1 vous m'avez attirée, mon Dieu I vous m'avez repoussée, mais votre grâce
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
121
est infinie. Seulement, quand je reviendrai, oubliez que je m'en miIs éloignée, car
lorsque je reviendrai à vous, ce sera. pour ne plus vous quitter.
Le roi laissa échapper un sanglot.
D'Artagnan essuya une larme.
Louis entraîna la jeune femme, la souleva jusque dans le carrosse, et mit d'Arta-
gnan auprès d'elle.
Et lui-même, moulant à cheval, piqua vers le Palais-Poyal, où, dès son arrivée, il
fit prévenir Madame qu'elle eut à lui accorder un moment d'audience.
1-2-2
LES MOUSQUETAIRES.
CHEZ MADAME.
la façon dont le roi avait quitté les ambassadeurs, les
moins olairvoyans avaient deviné une guerre.
Les ambassadeurs eux-mêmes, peu instruits de la
cbronique intime, avaient interprété contre eux ce mol
célèbre : Si je ne suis pas maitre de moi , je le serai de
ceux qui m'outragent.
Heureusement pour les destinées de la France et de la
Hollande, Colbert les avait suivis pour leur donner quel-
ques explications; mais les reines et Madame , fort intel-
ligentes de tout ce qui se faisait dans leurs maisons, ayant
entendu ce mot plein de menaces, s'en étaient allées avec beaucoup de crainte et de dépit.
Madame surtout sentait que la colère royale tomberait sur elle, et comme elle était
brave, baute à l'excès, au lieu de cbercher appui cbez la reine-mère, elle s'était reti-
rée cliez elle sinon sans inquiétude, du moins sans intention d'éviter le combat.
De temps en temps Anne d'Autricbe envoyait des messagers pour s'informer si le
roi était revenu.
Le silence que gardait le cbàtcau sur cette affaire et la disparition de Louise étaient le
présage d'une quantité de malbeurs pour qui savait l'bumeiu- froide et irritable d\iroi.
Mais Madame, tenant ferme contre tous ces bruits, se renferma dans son apparte-
ment , appela Montalais près d'elle , et, de sa voix la moins émue, fit causer cette tille
sur l'événement.
Au moment où l'éloquente Montalais concluait avec toutes sortes de précautions ora-
toires et reconunandait à Madame la tolérance sous bénéfice de réciprocité, M. Mali-
corne parut cbez Madame pour demander une audience à cette princesse.
Le digne ami de Montalais jtortail sur sou visage tous les signes de l'émofion la plus
vive. 11 était impossible de s'y méprendre. L'enirevue demandée par le roi devait être
un des chapitres les plus inléressans de cette histoire du cœur des rois et des hommes.
Madame fut troid»lée par cette arrivée de son beau-frère , elle ne s'y attendait pas si
tôt, elle ne s'attendait pas surtout à une démarche directe de Louis.
Or, les femmes, qui font si bien la guerre indirectement, sont toujours moins ha-
biles et moins fortes quand il s'agit d'accepter une bataille en face.
Madanie, avons-nous dit, n'était pas de ceux qui recident, elle avait le défaut ou la
qualité contraire.
Elle exagérait la vaillance; aussi cette dépèche du roi apportée par Malicorne lui lit-
elle l'effet de la trompette qui sonne les hostilités. Elle releva fièrement le gant.
Cinq minutes après le roi montait l'escalier.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 123
Il était rouge d'avoir couru à chevaL Ses habits poudreux et en désordre contras-
taient avec la toilette si fraîche et si ajustée de Madame qui, elle, pâlissait sous son rouge.
Louis ne tit pas de préambule; il s'assit. Montalais disparut.
Madame s'assit en face du roi.
— Ma sœur, dit Louis, vous savez que mademoiselle de la Vallière s'est enfuie de
chez elle ce malin et qu'elle a été porter sa douleur, son désespoir dans un cloître.
En prononçant ces mots la voix du roi était singulièrement émue.
— C'est Votre Majesté qui me l'apprend, ré|)li([ua Madame.
— J'aurais cru que vous l'aviez appris ce matin lors de la réception des ambassa-
deurs, dit le prince.
— A votre émotion, oui, sire ; j'ai deviné qu'il se passait quelque chose d'extraor-
dinaire, mais sans rien préciser.
Le roi, qui était franc et allait au but :
— Ma sœur, dit-il, pourquoi avez-vous renvoyé mademoiselle de la Vallière?
— Parce que son service me déplaisait, répliqua sèchement Madame.
Le roi devint pourpre et ses yeux amassèrent un feu que tout le courage de Madame
eut peine à soutenir.
Il se contint pourtant et ajouta :
— 11 faut une raison bien forle , ma sœur, à une femme bonne comme vous pour
expulser et déshonorer, non-seulement une jeune fille, mais toute la famille de cette
tille. Vous savez que la ville a les yeux ouverts sur la conduite des femmes delà cour.
Renvoyer une fille d'honneur, c'est lui attribuer un crime, une faute tout au moins.
Quel est donc le crime? quelle est donc la faute de mademoiselle de la Vallière?
— Puisque vous vous faites le protecteur de mademoiselle de la Vallière, répliqua
froidement Madame , je vais vous donner des explications que j'aurais le droit de ne
donner à personne.
— Pas même au roi ! s'écria Louis en se couvrant par un geste de colère.
— Vous m'avez appelée votre sœur, dit Madame, el je suis chez moi.
— N'importe, fit le jeune monarque honteux d'avoir été emporté, vous ne pouvez
dire, jNIadame, et nul ne peut dire dans ce royaume qu'il a le droit de ne pas s'expli-
quer devant moi.
— Puisque vous le prenez ainsi , dit Madame avec une sombre colère, il me reste
à m'incliner devant Votre Majesté et à me taire.
— Non , n'équivoquons point.
— La protection dont vous couvrez mademoiselle de la Vallière m'impose le respect.
— N'équivoquons point, vous dis-je; vous savez bien que, chef de la noblesse de
France, je dois compte à tous de l'honneur des fjimilles. Vous chassez mademoiselle
de la Vallière ou toute autre.
Mouvement d'épaules de Madame.
— Ou toute autre, je le répète, continua le roi, et, comme vous déshonorez celte
personne en agissant ainsi , je vous demande une explication, afin de confirmer ou de
combattre celte sentence.
— Combattre ma sentence ! s'écria Madame avec hauteur. Quoi I quand j'ai chassé
de chez moi une de mes suivantes, vous m'ordonneriez de la reprendre?
Le roi se tut.
— Ce ne serait plus de l'excès de pouvoir, sire ; ce serait de l'inconvenance.
— Madame !
— Oh ! je me révolterais, en qualité de femme, contre un abus hors de toute di-
1^24 LES MOUSQUETAIRES.
gnité; je ne serais plus une princesse de voire sang, une fille de roi : je serais la der-
nière des créatures, je serais plus humble que la servante renvoyée.
Le roi bondit de fureur.
— Ce n'est pas un cœur, s'écria-t-il , qui bat dans voire poitrine ; si vous en agis-
sez ainsi avec moi , laissez-moi agir avec la même rigueur.
Quelquefois une balle égarée perle dans une bataille. Ce mot, que le roi ne disait
pas avec intention , frappa Madame et l'ébranla un moment : elle pouvait un jour ou
l'autre craindre des représailles.
— Enfin, dit-elle, sire, expliquez-vous.
— Je vous demande, Madame, ce qu'a fait contre vous mademoiselle de la Vallière.
— Elle est le plus artificieux entremetteur d'intrigues que je connaisse; elle a fait
battre deux amis , elle a fait parler d'elle en termes si honteux que toute la cour fronce
le sourcil au seul bruit de son nom.
— Elle! elle! dit le roi.
— Sous cette enveloppe si douce et si hypocrite , conUnua Madame, elle cache un
esprit plein de ruse et de noirceur.
— Elle !
— Vous pouvez vous y tromper, sire, mais moi je la connais : elle est capable
d'exciter à la guerre les meilleurs parens et les plus intimes amis. Voyez déjà ce qu'elle
sème de discorde entre nous.
— Je vous proteste... dit le roi.
— Sire, examinez bien ceci : nous vivions en bonne intelligence, et par ses rapports,
ses plaintes artificieuses, elle a indisposé Votre Majesté contre moi.
— Je jure, dit le roi, que jamais une parole amère n'est sortie de ses lèvres; je
jure que, même dans mes emportemens, elle ne m'a laissé menacer personne; je jure
que vous n'avez pas d'amie plus dévouée, plus respectueuse.
— D'amie! dit Madame avec une expression de dédain suprême.
— Prenez garde, Madame , dit le roi, vous oubliez que vous m'avez compris, et
que dès ce moment tout s'égalise. Mademoiselle de la Vallière sera ce que je voudrai
qu'elle soit , et demain , si je l'entends ainsi , elle sera prête à s'asseoir sur un trône.
— Elle n'y sera pas née, du moins, et vous ne pourrez faire que pour l'avenir, mais
rien pour le passé.
— Madame, j'ai été pour vous plein de complaisance et de civilité; ne me faites pas
souvenir que je suis le maître.
— Sire, vous me l'avez déjà répété deux fois. J'ai eu l'honneur de vous dire que je
m'inclinais.
— Alors, voulez-vous m'accorder que mademoiselle de la Vallière rentre chez vous?
— A quoi bon , sire , puisque vous avez un trône à lui donner? Je suis trop peu
pour protéger une telle puissance.
— Trêve de cet esprit méchant et dédaigneux. Accordez-moi sa grâce.
— Jamais 1
— Vous me poussez à la guerre dans ma famille.
— J'ai ma famille aussi où je me réfugierai.
— Est-ce une menace, et vous oublieriez-vous à ce point? Croyez-vous que, si vous
poussiez jusque-là l'offense, vos parens vous soutiendraient?
— J'espère, sire, que vous ne me forcerez à rien qui soit indigne de mon rang.
— J'espéraisque|vous vous souviendriezde notre amitié, que vous me traiteriez enfrère.
Madame s'arrêta un moment.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 125
— Ce n'est pas vous méconnaître pour mon frère , dit-elle, que de refuser une in-
justice à Votre Majesté.
— Une injustice L
— Oh ! sire, si j'apprenais à tout le monde la conduite de la Vallière, si les reines
savaient...
— Allons , allons , Henriette, laissez parler votre cœur; souvenez-vous que vous
m'avez aimé, souvenez-vous que le cœur des humains doit être aussi miséricordieux
que le cœur du souverain maître. N'ayez point l'inflexibilité pour les autres; par-
donnez à la Vallière.
— Je ne puis; elle m'a offensée.
— Mais moi , moi !
— Sire, pour vous je ferai tout au monde, excepté cela.
— Alors, vous me conseillez le désespoir... Vous me rejetez dans cette dernière res-
source des gens faibles; alors, vous me conseillez la colère et l'éclat.
— Sire, je vous conseille la raison.
— La raison... Ma sœur, je n'ai plus de raison.
— Sire, par grâce.
— Ma sœur, par pitié, c'est la première fois que je supplie : ma sœur, je n'ai plus
d'espoir qu'en vous.
— Oh ! sire , vous pleurez !
— De rage, oui, d'humiliation. Avoir été obligé de m'abaisser aux prières, moi !
le roi I Toute ma vie je détesterai ce moment. Ma sœur, vous m'avez fait endurer en
une seconde plus de maux que je n'en avais prévu dans les plus dures extrémités de
cette vie.
Et le roi, se levant, donna un libre essor à ses larmes, qui, effectivement, étaient
des pleurs de colère et de honte.
Madame fut, non pas touchée, car les femmes les meilleures n'ont pas de pitié dans
l'orgueil, mais elle eut peur que ces larmes n'entraînassent avec elles tout ce qu'il y
avait d'humain dans le cœur du roi.
— Ordonnez, sire, dit-elle; et puisque vous préférez mon humiliation à la vôtre,
bien que la mienne soit publique et que la vôtre n'ait que moi pour témoin, parlez,
j'obéirai au roi.
— Non, non, Henriette! s'écria Louis transporté de reconnaissance, vous aurez
cédé au frère ! •
— Je n'ai plus de frère , puisque j'obéis.
— Voulez- vous tout mon royaume pour remercîment?
— Comme vous aimez, dit-elle, quand vous aimez!
11 ne répondit pas. Il avait pris la main de Madame et la couvrait de baisers.
— Ainsi , dit-il , vous recevrez cette pauvre fille , vous lui pardonnerez, vous re-
connaîtrez la douceur, la droiture de son cœur.
— Je la maintiendrai dans ma maison.
— Non, vous lui rendrez votre amitié, ma chère sœur.
— Je ne l'ai jamais aimée.
— Eh bien, pour l'amour de moi , vous la traiterez bien, n'est-ce pas, Henriette?
— Soit! je la traiterai comme une tille à vous 1
Le roi se releva. Par ce mot échappé si funestement, Madame avait détruit tout le
mérite de son sacrifice. Le roi ne lui devait plus rien.
Ulcéré, mortellement atteint , il TÔpIiqua :
I2G LES MOUSQUETAIRES.
— Merci, Madame, jeme souviendrai élemellement du service que vousm'avez rendu.
El saluant avec une affectation de cérémonie, il prit congé.
En passant devant une glace , il vit ses yeux rouges et frappa du pied avec colère.
Mais il était trop tard, Malicorne et d'Artagnan, placés à la porte , avaient vu ses yeux.
— Le roi a pleuré , pensa Malicorne.
D'Arlagnan s'approcha respectueusement du roi.
— Sire, dit-il tout bas, il vous faut prendre le petit degré pour rentrer chez vous.
— Pourquoi?
— Parce que la poussière du chemin a laissé des traces sur votre visage, dit d'Ar-
tagnan. Allez, sire ! allez !
— Mordioux ! pensa-l-il , quand le roi eut cédé comme un enfant, gare à ceux qui
feront pleurer celle qui tait pleurer le roi.
,^t^É::r ^ià#^^^-" -|^^:5^
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
\'17
LE MOUCHOIR DE MADEMOISELLE DE LA VALLIERE
r" ADAME n'était pas méchanle : elle n'était qu'einj3orlée.
Le roi n'était pas imprudent : il n'était qu'amoureux.
A peine tous deux eurent-ils fait cette sorte de pacte
qui aboutissait au rappel de la Vallière, que l'un et l'autre
cherchèrent à gagner sur le marché.
Le roi voulut voir la Vallière à chaque instant du jour.
Madame, qui sentait le dépit du roi depuis la scène des
supplications , ne voulait pas abandonner la Vallière sans
cond)attre.
Elle semait donc les difficultés sous les pas du roi.
En effet, le roi , pour obtenir la présence de sa maîtresse, devait être forcé de faire
la cour à sa belle-sœur.
De ce plan dérivait toute la politique de Madame.
Comme elle avait choisi quelqu'un pour la seconder, et que ce quelqu'un était Mon-
talais, le roi se trouva cerné chaque fois qu'il venait chez Madame. On l'entourait, et
on ne le quittait pas. Madame déployait dans ses entretiens une grâce et lui esprit qui
éclipsaient tout.
Montalais lui succédait. Elle ne tarda pas à devenir insupportable au roi.
C'est ce qu'elle attendait.
Alors elle lança Malicorne ; celui-ci trouva le moyen de dire au roi quil y avait une
jeune personne bien malheureuse à la cour.
Le roi demanda qui était cette personne.
Malicorne répondit que c'était mademoiselle de Montalais.
Alors le roi déclara que c'était bien fait qu'une personne fijt malheureuse quand elle
rendait la pareille aux autres.
Malicorne s'expliqua : mademoiselle de Montalais avait ses ordres.
Le roi ouvrit les yeuxj il remarqua que Madame, sitôt que Sa Majesté paraissait,
paraissait aussi ; qu'elle était dans les corridors jusqu'après le départ du roi ; qu'elle le
reconduisait de peur qu'il ne parlât dans les antichambres à quelqu'une des filles.
Un soir elle alla plus loin.
Le roi était assis au milieu des dames , et il tenait dans sa main, sous sa manchette^
un billet qu'il voulait glisser dans les mains de la Vallière.
Madame devina cette intention et ce billet. Il était bien difficile d'empêcher le roi
d'aller où bon lui semblait.
Cependant il fallait l'empêcher d'aller à la Vallière, de lui dire bonjour, et de laisser
tomber le billet sur son genoux, derrière sdn éventail et dans son mouchoiri
1-28 LES MOUSQUETAIRES.
Le roi, qui observait aussi , se doula qu'on lui tendait un piège.
Il se leva et transporta son fauteuil sans alfeclation près de mademoiselle de Ghâ-
tillon, avec laquelle il badina.
On faisait des bouts rimes ; de mademoiselle de Châtillon. il alla vers Monlalais,
puis vers mademoiselle de Tonnay-Gharcnte.
Alors, par cette manœuvre habile, il se trouva assis devant la Vallièrc, qu'il mas-
quait entièrement.
Madame feignait une grande occupation ; elle rectifiait un dessin de fleurs sur un
canevas de tapisserie.
Le roi montra le bout du billet blanc à la Vallière , et celle-ci allongea son mouchoir
avec un regard qui voulait dire : Mettez le billet dedans.
Puis, comme le roi avait posé son mouchoir à lui sur son fauteuil, il fut assez
adroit pour le jeter par terre.
De sorte que la Vallière glissa son mouchoir à elle sur le fauteuil.
Le roi le prit sans rien faire paraître , il y mit le billet et replaça le mouchoir sur
le fauteuil.
Restait à la Vallière le temps juste d'allonger la main pour prendre le mouchoir
avec son précieux dépôt.
Mais Madame avait tout vu. Elle dit à Châtillon :
— Châtillon , ramassez donc le mouclioir du roi , s'il vous plaît , sur le tapis.
Et la jeune fille ayant obéi précipitamment, le roi s'étant dérangé, la Vallière s'élant
troublée , on vit l'autre mouchoir sur le fauteuil.
— Ah ! pardon ! Votre Majesté a deux mouchoirs, dit-elle.
Et force fut au roi de renfermer dans sa poche le mouchoir de la Vallière avec le
sien. Il y gagnait ce souvenir de l'amante, mais l'amante y perdait un quatrain qui
avait coûté dix heures au roi , et q>ii valait peut-être à lui seul un long poëme.
D'où la colère du roi et le désespoir de la Vallière.
Ce serait chose impossible à décrire.
Mais alors il se passa un événement incroyable.
Quand le roi partit pour retourner chez lui , Malicorne , prévenu on ne sait comment,
se trouvait dans l'antichambro.
Les antichambres du Palais-Royal sont obscures naturellement, et le soir, on y
mettait peu de cérémonie chez Madame, elles étaient mal éclairées.
Le roi aimait ce petit jour. Règle générale , l'amour, dont l'esprit et le cœur fiam-
boient constamment, u'aitne pas la lumière autre part que dans l'osprit et dans le cœur.
Donc l'antichambre était obscure j un seul page portait le flambeau devant Sa Majesté.
Le roi marchait d'un pas lent et dévorait sa colère.
Malicorne passa très-près du roi , le heurta presque et lui demanda pardon avec
une humilité parfaite ; mais le roi, de fort mauvaise humeur, traita fort mal Malicorne,
qui s'esquiva sans bruit.
Louis se coucha ayant eu ce soir-là quelque petite querelle avec la reine . et le
lendemain, au moment où il passait dans son cabinet, le désir lui vint de baiser le
mouchoir de la Vallière.
Il appela son valet de chambre.
— Apportez-moi, dit-il , l'habit que je portais hier, mais ayez bien soin de ne lou-
cher à rien de ce qu'il pourrait contenir.
L'ordre fut exécuté , le roi fouilla lui-)némo dans la poche de son habit.
Il n'y trouva rpTim seul mouihoir, lo sien : celui de la Vallière avait (lis|inru.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 129
Coiiinie il se perdait en conjectures et en soupçons, une lellre do la Vallière lui i'iil
apportée. Elle était conçue en ces termes :
« Qu'il est aimable à vous , mon cher seigneur, de m'avoir envoyé ces beaux vers;
que votre amour est ingénieux et persévérant, comment ne seriez-vous pas aimé! »
— Qu'est-ce que cela signitîe, pensa le roi , il y a méprise.
— Cherchez bien , dit-il au valet de chambre , un mouchoir qui devait être dans ma
poche, et si vous ne le trouvez pas, et si vous y avez touché...
Il se ravisa. Faire une affaire d'état de la perte de ce mouchoir, c'était ouvrir toute
ime chronique , il ajouta :
— J'avais dans ce mouchoir une note importante qui s'était glissée dans les plis.
— Mais, sire, dit le valetde chambre, Votre Majesté u'avaitqu'un mouchoiretle voici.
— C'est vrai , répliqua le roi en grinçant des dents , c'est vrai. Oh! pauvreté, que je
t'envie 1 Heureux celui qui prend lui-même et ôte de sa poche les mouchoirs et les billets.
Il relut la lettre de la Vallière en cherchant par quel hasard le quatrain pouvait être
arrivé à son adresse, Il y avait un post-scriplum à cette lettre :
« Je vous renvoie par votre messager cette réponse si peu digue de l'envoi. »
— A la bonne heure ! Je vais savoir quelque chose , dit-il avec joie.
— Qui est là , dit-il, et qui m'apporte ce billet?
— M. Malicorne , répliqua timidement le valet de chambre.
— Qu'il entre.
Malicorne entra.
— Vous venez de chez mademoiselle de la Vallière? dit le roi avec un soupir.
— Oui , sire.
— Et vous avez porté à mademoiselle de la Vallière quelque chose de ma part?
— Moi , sire ?
— Oui, vous.
— Non pas , sire , non pas.
— Mademoiselle de la Vallière le dit formellement.
— Oh! sire, mademoiselle de la Vallière se trompe.
Le roi fronça le sourcil.
— Quel est ce jeu? dit-il, expliquez-vous ; pourquoi mademoiselle de la Vallière vous
appclle-t-elle mon messager? Qu'avez-vous porté à cette dame ? parlez vite , Monsieur.
— Sire , j'ai porté à rriademoiselle de la Vallière un mouchoir, et voilà tout.
— Un mouchoir... Quel mouchoir?
— Sire, au moment oi^i j'eus la douleur hier de me heurter contre la personne de
Votre Majesté, malheur que je déplorerai toute ma vie, surtout après le mécontente-
ment que vous me témoignâtes; alors, sire, je demeurai immobile de désespoir,
Votre ]\Iajesté était trop loin pour eutendre mes excuses, et je vis jar terre quelque
chose de blanc.
— Ah! fit le roi.
— Je me baissai, c'était un mouchoir. J'eus un instant l'idée qu'en heurtant Votre
Majesté j'avais aidé à ce que ce mouchoir sortît de sa poche, mais en le palpant res-
pectueusement, je sentis un chilfre que je regardai, c'était le chiffre de mademoiselle
de la Vallière ; je présumai qu'en arrivant cette demoiselle avait laissé tomber son
mouchoir, je me hâtai de le lui rendre à la sortie ; et voilà tout ce que j'ai remis à ma-
demoiselle de la Vallière , je supplie Votre Majesté de le croire.
Malicorne était si naïf, si désolé, si humble, que le roi prit un excessif plaisir à
l'entendre.
T u, Q
130 LES MOUSQUETAIRES.
Il lui sut gré de ce hasard comme du plus grand ser'vice rendu.
— Voilà déjà deux heureuses rencontres que j"ai avec vous, Monsieur, dit-il, vous
pouvez compter sur mon amitié.
Le fait est que, purement et simplement, Malicorne avait volé le mouchoir dans
la poche du roi aussi galamment que l'eût pu faire un des tire-laine de la honne ville de
Paris. Madame ignora toujours cette histoire. Mais Montalais la fit soupçonner à la Val-
lière, et la Yallière la compta plus tard au roi , qui en rit excessivement et proclama
Malicorne un grand pohtique.
Louis XIV avait raison , et l'on sait qu'il se connaissait en hommes.
OU IL EST TRAITÉ DES JARDINIERS, DES ÉCHELLES
ET DES FILLES D'HONNEUR.
Malheureusement les miracles ne pouvaient toujours durer, tandis que la mauvaise
humeur de ^Madame durait toujours.
Au bout de huit jours le roi en était venu à ne plus pouvoir regarder la Vallière
sans qu'un regard de soupçon croisât le sien.
Lorsqu'une partie de promenade était proposée, pour éviter que la scène de la pluie
ou du chêne royal se renouvelât , Madame avait des indispositions toutes prêtes : grâce
à ces indispositions elle ne sortait pas et ses filles d'honneur restaient à la maison.
De visite nocturne, pas la moindre ; il n'y avait pas moyen.
C'est que, sous ce rapport, dès les premiers jours, le roi avait éprouvé un doulou-
reux échec.
Comme à Fontainebleau , il avait pris Sain t-Aignan avec lui et avait voulu se rendre
chez la Vallière. Mais il n'avait trouvé que mademoiselle de Tonnay-Cliarente qui
s'était mise à crier au feu et au voleur, de telle sorte qu'une légion de femmes de
chamhre, de surveillantes et de pages était accourue , et que Saint-Aiguan , resté seul
pour sauver l'honneur de son maître enfui , avait encouru de la part de la reine-mère
et de Madame une mercuriale sévère.
En outre, le lendemain il avait reçu deux cartels de la famille de Mortemart.
Il avait fallu que le roi intervînt.
Celte méprise était venue de ce que Madame avait subitement ordonné un change-
ment de logis à ses filles, et que la Vallière et Montalais avaient été appelées à cou-
cher dans le cabinet même de leur maîtresse.
Rien n'était donc plus possible , pas même les lettres; écrire sous les yeux d'un
argus aussi féroce, d'une douceur aussi inégale que celle de Madame, c'était s'exposer
aux plus grands dangers.
On peut juger dans quel état d'irritation continue et de colère croissante toutes ces
piqûres d'aiguilles mettaient le lion.
Le roi se décomposait le sang à chercher des moyens, et connue il ne s'ou\rail ni à
Malicorne ni à d'Artaguan , les moyens ne se trouvaient pas.
Malicorne eut l)ien çà et là quelques éclairs héroïques pour encourager le roi k ime
entière contidence.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 131
Mais, soit honle, soit défiance, le roi commençait d'abord à mordre, puis bientôt
abandonnait l'hameçon.
Ainsi, par exemple, un soir que le roi traversait le jardin et regardait tristement
les fenêtres de Madame, Malicornc heurta une échelle sous une bordure de buis et dit
à Manicamp qui marchait avec lui derrière le roi, et qui n'avait rien heurté ni rien vu :
— Est-ce que vous n'avez pas vu que je viens de heurter une échelle et que j'ai
manqué de tomber.
— Non, dit Manicamp distrait comme d'habitude, mais vous n'êtes pas (ondjé à ce
qu'il paraît,
—N'importe I il n'en est pas moins dangereux de laisser ainsi traîner les échelles.
— Oui , l'on peut se faire mal , surtout quand on est distrait.
— Ce n'est pas cela, je veux dire qu'il est dangereux de laisser traîner ainsi les
échelles près de la fenêtre des dames d'honneur.
Louis tressaillit imperceptiblement.
— Comment cela? demanda Manicamp.
— Parlez plus haut , lui souffla Malicorne en lui poussant le bras.
— Comment cela? dit plus haut Manicamp.
Le roi prêta l'oreille.
— Voilà, par exemple, dit Malicorne, une échelle qui a dix^neuf pieds , jusle la
hauteur de la corniche des fenêtres.
Manicamp, au lieu de répondre, rêvassait.
— Demandez-moi donc de quelles fenêtres, lui souffla Malicorne.
* — Mais de quelles fenêtres entendez-vous donc parler? demanda tout haut Manicamp.
— De celles de Madame.
— Eh bien !
— Oh ! je ne dis pas que l'on ose jamais monter chez Madame, mais dans le ca-
binet de Madame, séparé par une simple cloison, couchent mesdemoiselles de la Val-
lière et de Montalais qui sont deux jolies personnes.
— Par une simple cloison, dit Manicamp.
— Tenez, voici la lumière assez éclatante des appartemens de Madame; voyez-
vous ces deux fenêtres ?
— Oui.
— Et cette fenêtre voisine des autres, éclairée d'une façon moins vive, la voyez-vous?
— A merveille.
— C'est celle des filles d'honneur. Tenez, il fait chaud, voilà justement mademoiselle
de la Vallière qui ouvre sa fenêtre ; ah ! qu'un amoureux hardi pourrait lui dire de
choses, s'il soupçonnait là celte échelle de dix-neuf pieds qui atteint juste à la cornicbe.
— Mais elle n'est pas seule, avez-vous dit , elle est avec mademoiselle de Montalais?
'-^ Mademoiselle de Montalais ne compte pas , c'est une amie d'enfance , entière-
ment dévouée , un véritable puits où l'on peut jeter tous les secrets qu'on veut perdre.
Pas un mot de l'entretien n'avait échappé au roi.
Mahcorne avait même remarqué que le roi avait ralenti le pas pour lui donner le
temps de finir.
Aussi, arrivé à la porte, il congédia tout le monde, à l'exception de Malicorne.
Cela n'étonna personne , on savait le roi amoureux et on le soupçonnait de faire
des vers au clair de la lune.
Bien qu'il n'y eût pas de lune ce soir-là, le roi néanmoins pouvait avoir des vers àfaire
Tout le monde partit.
13-2 LES MOUSQUETAIRES.
Alors le roi se retourna vers Malicorne qui attendait respectueusement que le roi lui
adressât la parole.
— Que parliez-vousdonc tout àTheure d'échelle, monsieur Malicorne? demanda-t-il.
— Moi , sire , je parlais d'échelle !
Et Malicorne leva les yeux au ciel comme pour rattraper ses paroles envolées.
— Oui, d'une échelle de dix-neuf pieds.
— Ah ! oui , sire , c'est vrai ; mais je parlais à M. de Manicamp, et je me fusse tu si
j'eusse su que Votre Majesté put nous entendre.
— Et pourquoi vous fussiez-vous tu?
— Parce que je n'eusse pas voulu faire gronder le jardinier qui l'a oubliée. . . pauvre
diable 1
— Ne craignez rien... Voyons, qu'esl-ce que cette échelle?
— Votre Majesté veut-elle la voir?
— Oui.
— Rien de plus facile : elle est là , sire.
— Dans le buis ?
— Justement.
— Montrez-la-moi.
Malicorne revint sur ses pas et conduisit le roi à l'échelle.
— La voilà, sire, dit-il.
— Tirez-la donc un peu.
Malicorne mit l'échelle dans l'allée.
Le roi maicha longitudinalcmoiit dans le sens do l'échelle.
— Hum! Util... Vous dites quelle a dix-neuf pieds?
— Oui, sire.
— Dix-neuf pieds, c'est beaucoup : je ne la crois pas si longue, moi.
— On voit mal comme cela , sire. Si l'échelle était debout contre un arbre ou contre
un mur, par exemple, on verrait mieux, attendu que la comparaison aiderait
beaucoup.
— Oh! n'importe, monsieur Malicorne, j'ai peine à croire que l'échelle ait dix-
neuf pieds.
— Je sais combien Votre Majesté a le coup d'oeil sur, et cependant je gagerais.
Le roi secoua la tète.
— Il y a un moyen infaillible de vérilication, dit Malicorne.
— Lequel ?
— Chacun sait, sire, que le rez-de-chaussée du palais à dix-huit pieds.
— C'est vrai, on peut le savoir.
— Eh bien , sire , en appliquant l'échelle le long du nuir, on jugerait.
— C'est vrai.
Malicorne enleva l'échelle comme une plume et la dressa contre la muraille.
11 choisit, ou plutôt le hasard choisit la fenêtre même du cabinet de la Vallière pour
faire son expérience.
L'échelle arriva juste à larète de la corniche, c'est-à-dire presque à l'appui do la
fenêtre , de sorte qu'un homme placé sur l'avant-dernier échelon, un homme de taille
moyenne, connue était le roi , [>ar exenq)lo , pouvait facilement communiquer avec
les habitans ou plutôt les habitantes de hi^cbambre.
A peine l'échelle fut-elle posée que le roi , laissant là l'espèce de comédie qu'il jouait,
commença de gravir les échelons, tandis que Malicorne tenait l'échelle. Mais à peine
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 133
était-il à moitié de sa route aérienne qu'une paliouille de Suisses iianit dan- le jaiiliii
et s'avança droit à l'échelle.
Le roi descendit précipitamment et se cacha dans un massif.
Malicorne comprit qu'il fallait se sacrifier. S'il se cachait de son côté, on cherche-
rait jusqu'à ce que l'on trouvât ou lui ou le roi, et peut-être tous deux.
Mieux valait qu'il fût trouvé tout seul.
En conséquence, Malicorne se cacha si maladroitement qu'il fut arrêté tout seul.
Une fois arrêté, Malicorne fut conduit au poste; une fois au poste , il se nomma;
une fois nommé , il fut reconnu.
Pendant ce temps, de massif en massif, le roi retragnait la petite porte de son ap-
partement, fort humilié et surtout fort désappointé.
D'autant plus que le bruit de l'arrestation avait attiré la ValUère et Montalais à leur
fenêtre, et que Madame elle-même avait paru à la sienne entre deux bougies, de-
mandant de quoi il s'agissait.
Pendant ce temps, Malicorne se réclamait de d'Artagnan. D'Artagnan accourut.
Mais en vain Malicorne essaya-t-il de lui faire comprendre ses raisons, mais en vain
d'Artagnan les comprit-il; mais en vain encore ces deux esprits si tins et si inventifs
donnèrent-ils un tour à l'aventure, il n'y eut pour Malicorne d'autre ressource que de
passer pour avoir voulu entrer chez mademoiselle de Montalais, comme M. de Saint-
Aignan avait passé pour avoir voulu forcer la porte de mademoiselle de Tonnay-
Charente.
Madame se montra inflexible par cette double raison que, si en effet M. Malicorne
avait voulu entrer nuitamment chez elle par la fenêtre et à l'aide d'une échelle pour
voir Montalais, c'était de la part de Malicorne un essai punissable et qu'il fallait punir.
Et par cette autre raison que , si Malicorne , au lieu d'agir en son propre nom , avait
agi comme intermédiaire entre la Vallière et une personne qu'elle ne voulait pas
nommer, son crime était bien plus grand encore, puisque la passion, qui excuse tout,
n'était point là pour l'excuser.
Madame jeta donc les hauts cris et fit chasser Malicorne de la maison de Monsieur,
sans réfléchir, la pauvre aveugle, que Mahcorne et Montalais la tenaient dans leurs
serres par la visite à M. de Guiche, et par bien d'autres endroits tout aussi délicats.
Montalais , furieuse , voulut se venger tout de suite. jNIalicorne lui démontra que
l'appuiduroi valait toutes les disgràcesdumondeetqu'ilétait beaudesouffrirpourleroi.
Malicorne avait raison. Aussi, quoiqu'elle fût femme, et plutôt dix fois qu'une,
ramena-t-il Montalais à son avis.
Puis , de son côté , hâtons-nous de le dire , le roi aida aux consolations.
D'abord il fit compter à Malicorne cinquante mille livres en dédommagement de sa
charge perdue.
Ensuite il le plaça dans sa propre maison, heureux de se venger ainsi sur Madame
de tout ce qu'elle lui avait fait endurer à lui et à la Vallière.
Mais n'ayant plus Malicorne pour lui voler ses mouchoirs , et pour lui mesurer ses
échelles, le pauvre amant était dénué.
Plus d'espoir de se rapprocher jamais de la Vallière tant qu'elle resterait au Palais-
Royal.
Toutes les dignités et toutes les sommes du monde ne pouvaient remédier à cela.
Heureusement Malicorne veillait.
Il fit si bien qu'il rencontra Montalais. Il est vrai que de son côté Montalais faisait
de son mieux pour rencontrer Malicorne.
iU LES MOUSQUETAIRES.
— Que faites-A'ous la nuit chez Madame? demanda-t-il à la jeune fille.
^- Mais la nuit je dors , répliqua-t-elle.
. — Comment, vous dormez?
— Sans doute.
— Mais cela est fort mal de dormir; il ne convient pas qu'avec une douleur comme
celle que vous éprouvez une fille dorme.
— Et quelle douleur est-ce donc que j'éprouve?
— N'êtes-vous pas au désespoir de mon absence?
— Mais non, puisque vous avez reçu cinquante mille livres et une charo^e chez le roi.
— N'importe, vous êtes très-afïligée de ne plus me voir comme vous me voyiez au-
paravant, vousêfes au désespoir surtout de ce que j'ai perdu la confiance de Madame;
esf-ce vrai cela , voyons?
— Oh! c'est très-vrai.
— Eh bien! celte afiliction vous empêche de dormir la nuit, et alors vous sanglo-
tez , vous soupirez, vous vous mouchez bruyamment, et cela dix fois par minute.
— Mais, mon cher Malicorne, Madame ne supporte pas le moindre bruit chez elle.
— Je le sais pardieu bien , qu'elle ne peut rien supporter; aussi vous dis-je qu'elle
s'empressera, voyant une douleur si profonde, de vous mettre à la porte de chez elle.
— Je comprends.
■ — C'est heureux.
• — Mais qu'arrivera-t-il alors?
— Il arrivera que la Vallière se voyant séparée de vous, poussera la nuit de tels
gémissemens et de lelles lamentations, qu'elle fera du désespoir pour deux.
— Alors on la mettra dans une autre chambre.
— Justement.
— Oui , mais laquelle?
— Laquelle?
— Vous voilà embarrassé , Monsieur, des invenUons.
— Nullement; quelle que soit cette chambre , elle vaudra toujours mieux que celle
de Madame.
— C'est vrai.
— Eh bien, commencez-moi un peu vos jérémiades cette nuit.
— Je n'y manquerai pas.
— El donnez-moi le mot à la Vallière.
— Ne craignez rien, ellr pleure assez tout bas.
— Eh bien I qvi'elle pleure tout haut.
Et ils se séparèrent.
OU IL EST TRAITK DE MENUISERIE. ET OU IL EST DONNÉ QUELQUES
DÉTAILS SUR LA FAÇON DE PERCER LES ESCALIERS.
Le conseil donné à Monlalais fut communiqué h la Vallière, qui reconnut qu'il ne
man(iuait point de sagesse, et qui , après quelque résistance venant plutôt de sa timi-
dité que de sa froideur, se résolut do le mettre h exécution.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 135
Cette histoire des deux femmes pleurant et emplissant de bruits lamentables la
chambre à coucher de Madame, fui le chef-d'œuvre de Malicorne.
Comme rien n'est aussi vraique l'invraisemblable , aussi naturel que le romanesque,
cette espèce de conte des Mille et une Nuits réussit parfaitement auprès de Madame.
Elle éloigna d'abord Montalais. Puis trois jours, ou plutôt Irois nuits après avoir
éloigné Monlalais, elle éloigna la Vallière.
On donna une chambre à cette dernière dans les petits appartemens mansardés si-
tués au-dessus des appartemens des gentilshommes.
Un étage , c'est-à-dire un plancher, séparait les demoiselles d'honneur des officiers
et des gentilshommes. Un escalier particulier, placé sous la surveillance de madame
de Navaiiles , conduisait chez elles.
Pour plus grande sûreté, madame de Navaiiles, qui avait entendu parler des ten-
tatives antérieures de Sa Majesté, avait fait griller les fenêtres des chambres et les
couvertures- des cheminées.
Il y avait donc toute sûreté pour l'honneur de mademoiselle de la Vallière dont la
chambre ressemblait plus à une cage qu'à toute autre chose.
Mademoiselle de la Vallière, lorsqu'elle était chez elle, et elle y était souvent.
Madame n'utilisant guère ses services depuis qu'elle la savait en sûreté sous le regard
de madame de Navaiiles, mademoiselle de la Vallière n'avait donc d'autre distraction
que de regarder à travers les grilles de sa fenêtre.
Or, un matin qu'elle regardait comme d'habitude , elle aperçut Malicorne à une
fenêtre parallèle à la sienne.
Il tenait en main un aplomb de charpentier, lorgnait les bâtimens et additionnait
des formules algébriques sur du papier.
Il ne ressemblait pas mal ainsi à ces ingénieurs qui du coin d'une tranchée relèvent
les angles d'un bastion ou prennent la hauteur des murs d'une forteresse.
La Vallière reconnut Malicorne et le salua.
Malicorne à son tour répondit par un grand salut et disparut de la fenêtre.
Elle s'étonna de cette espèce de froideur peu habituelle au caractère toujours égal
de Malicorne , mais elle se souvint que le pauvre garçon avait perdu son emploi pour
elle , et qu'il ne devait pas être dans d'excellentes dispositions à son égard, puisque,
selon toute probabilité , elle ne serait jamais en position de lui rendre ce qu'il avait perdu.
Elle savait pardonner les offenses , à plus forte raison compatir au malheur.
La Vallière eût demandé conseil à Monlalais, si Montalais eût été là; mais Monta-
lais était absente.
C'était l'heure où Montalais faisait sa correspondance.
Tout à coup la Vallière vit un objet lancé de la fenêtre où avait apparu Malicorne
traverser l'espace , passer à travers ses barreaux et rouler sur son parquet.
Elle alla curieusement vers cet objet et le ramassa. C'était une de ces bobines sur
lesquelles on dévide la soie.
Seulement, au lieu de soie, un petit papier s'enroulait sur la bobine.
La Vallière le déroula et lut :
« Mademoiselle,
« Je suis très-inquiet de savoir deux choses :
« La première , de savoir si le parquet de votre appartement est de bois ou de briques.
« La seconde, de savoir encore à quelle distance de la fenêtre est placé votre lit.
136 LES MOUSQUETAIRES.
« Excusez mon iniporhinitc , et veuillez me faire réponse par la même voie qui
vous a apporté ma lettre, c'est-à-dire par la voie de la bobine.
M Seulement, au lieu de la jeter dans ma chambre comme je l'ai jetée dans la
vôtre , ce qui vous serait plus difficile qu'à moi , ayez tout simplement l'obligeance de
la laisser tomber.
« Croyez-moi surtout, Mademoiselle, votre bien humble et bien respectueux ser-
viteur. MALICORNE.
« Ecrivez la réponse, s'il vous plaît , sur la lettre même.»
— Ah ! le pauvre garçon, s'écria la Valiière , il faut qu'il soit devenu fou !
Et elle dirigea du côté de son correspondant, que l'on entrevoyait dans la pénombre
de la chambre , un regard plein d'affectueuse compassion.
Malicorne comprit et secoua la tête comme pour lui répondre :
— Non , non, je ne suis point fou , soyez tranquille.
Elle sourit d'un air de doute.
— Non, non, reprit-il du geste, la tête est bonne.
Et il montra sa tête.
Puis , agitant la main comme un homme qui écrit rapidement,
— Allons , écrivez , mima-t-il avec une sorte de prière.
La Valiière , fùt-il fou, ne vit point d'inconvénient à faire ce que Malicorne lui
demandait; elle prit un crayon et écrivit : bois.
Puis elle compta dix pas de la fenêtre à son lit, et écrivit encore : dix pas.
Ce qu'ayant fait, elle regarda du côlé de Malicorne, lequel la salua et lui lit signe
qu'il descendait.
La Valiière comprit que c'était pour recevoir la bobine.
Elle s'approcha de la fenêtre , et conformément aux instructions de Malicorne , elle
la laissa tomber.
Le rouleau courait encore sur les dalles quand Malicorne s'élança , l'atteignit , le
ramassa, se mit à l'éplucher comme fait un singe d'une noix, et courut tout d'abord
vers la demeure de M. de Saint-Aignan.
Saint-Aignan avait choisi ou plutôt avait sollicité son logement le plus près possible
du roi, pareil à ces plantes qui recherchent les rayons du soleil pour se développer
plus fructueusement.
Son logement se composait de deux pièces, dans le corps de logis même occupé par
Louis XIV.
M. de Saint-Aignan était fier de cette proximité qui lui donnait l'accès fi\cile chez
Sa Majesté et de plus la faveur de quelques rencontres inattendues.
Il s'occupait au moment où nous parlons de lui à faire tapisser magnifiquement ces
deux pièces , comptant sur riiouncur de quelques visites du roi , car Sa Majesté depuis
la passion qu'elle avait pour la Valiière, avait choisi Saint-Aignan pour confident et
ne pouvait se passer de lui ni la nuit ni le jour.
Malicorne se fit introduire chez le comte et ne rencontra point de difficulté parce
qu'il était bien vu du roi et que le crédit de l'un est toujours une amorce pour Taulrc.
Saint-Aignan demanda au visiteur s'il était riche de quelque nouvelle.
— D'une grande, répondit celui-ci.
— Ah! ah ! lit Saint-Aignan curieux comme un favori , laquelle?
— Mademoiselle de la Valiière a déménagé.
— Comment cela 1 dit Saint-Aignan en ouvrant de grands yeux.
— Oui.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 137
— Elle logeait chez Madame ?
— Précisément. Mais Madame s'est ennuyée du voisinage et l'a installée dans une
chambre qui se trouve précisément au-dessus de votre futur appartement.
— Gomment là-haut , s'écria Saint-Aignan avec surprise et en désignant du doigt
l'étage supérieur.
— Non, dit Malicorne, là-bas.
Et il lui montra le corps de bâtiment situé en face.
— Pourquoi dites-vous alors que sa chambre est au-dessus de mon appartement?
— Parce que je suis certain que votre appartement doit tout naturellement être
dessous la chambre de la Vallière.
Saint-Aignan à ces mots envoya à l'adresse du pauvre Malicorne un de ces regards,
comme la VaUière lui en avait déjà envoyé un un quart d'heure auparavant.
C'est-à-dire qu'il le crut fou.
— Monsieur, lui dit Malicorne, je demande à répondre à votre pensée.
— Comment, à ma pensée...
— Sans doute, vous n'avez pas compris, ce me semble, parfaitement ce que je
voulais dire.
— Je l'avoue.
— Eh bien , vous n'ignorez pas qu'au-dessous des tilles d'honneur de Madame sont
logés les gentilshommes du roi et de Monsieur.
— Oui, puisque Manicamp, de Wardes et autres y logent.
— Précisément. Eh bien! Monsieur, admirez la singularité de la rencontre : les deux
chambres destinées à M. de Guiche sont juste les deux chambre» situées au-dessous de
celles qu'occupent mademoiselle de Montalais et mademoiselle de la Vallière.
— Eh bien! après?...
— Eh bien ! après... ces deux chambres sont libres, puisque M, de Guiche, blessé,
est malade à Fontainebleau.
— Je vous jure , mon cher monsieur, que je ne devine pas.
— Ah! si j'avais le bonheur de m'appeler Saint-Aignan, je devinerais tout de suite, moi.
— Et que feriez-vous?
— Je troquerais immédiatement les chambres que j'occupe ici contre celles que
M. de Guiche n'occupe point là-bas.
— Y -pensez-vous? lit Saint-Aignan avec dédain, abandonner le premier poste
d'honneur, le voisinage du roi, un privilège accordé seulement aux princes du sang,
aux ducs et pairs!... Mais, mon cher monsieur de Malicorne, permettez-moi de vous
dire que vous êtes fou.
— Monsieur, répondit gravement le jeune homme, vous commettez deux erreurs...
Je m'appelle Malicorne tout court, et je ne suis pas fou.
Puis, tirant un papier de sa poche ;
— Écoutez ceci, dit-il; après quoi je vous montrerai cela.
— J'écoute, dit Saint-Aignan.
— Vous savez que Madame veille sur la Vallière , comme Argus sur la nymp he lo.
— Je le sais.
— Vous savez que le roi a voulu, mais en vain, parler à la prisonnière , et que ni
vous ni moi n'avons réussi à lui procurer cette fortune.
— Vous en savez surtout quelque chose, vous, mon pauvre Malicorne.
— Eh bien ! que supposez-vous qu'il arriverait à celui dont l'imagination rappro-
cherait les deux amans?
138 LES MOUSQUETAIRES.
— Oh ! le roi ne bornerait pas à peu de chose sa reconnaissance.
— Monsieur de Saint-Aignan 1
— Après?
— Ne seriez- vous pas curieux de tàter un peu de la reconnaissance royale ?
— Certes, répondit Saint-Aignan, une faveur de mon maître , quand j'aurais fait
mon devoir, ne saurait que m'ètre précieuse.
— Alors , regardez ce papier, monsieur le comte.
— Qu'est-ce que ce papier? Un plan !
— Celui des deux chambres de M. de Guichequi. selon toute probabilité, vont de-
venir vos deux chambres.
— Oh ! non, quoi qu'il arrive.
— Pourquoi cela ?
— Parce que mes deux chambres, à moi, sont convoitées par trop de gentilshommes
à qui je ne les abandonnerai certes pas: par M. de Roquelaure, par M. de laFerté,
par M. Dangeau.
— Alors je vous quitte, monsieur le comte, et je vais offrir à l'un de ces messieurs
le plan que je vous présentais et les avantages y annexés.
— Mais que ne les gardez-vous pour vous? demanda Saint-Aignan avec défiance?
— Parce que le roi ne me fera jamais l'honneur de venir ostensiblement chez moi,
tandis qu'il ira à merveille chez l'un de ces messieurs.
— Quoi! le roi irait chez l'un de ces messieurs?
— Pardieu ! s'il ira! dix fois pour une. Comment! vous me demandez si le roi ira
dans un appartement qui le rapprochera de mademoiselle de la Vallière !
— Beau rapprochement... avec tout un étage entre soi.
ÎMalicorne déplia le petit papier de la bobine.
— Monsieur le comte, dit-il, remarquez, je vous prie, que le plancher de la
chambre de mademoiselle de la Vallière est un simple parquet de bois.
— Eh bien?
— Eh bien! vous prendrez un ouvrier charpentier qui, enferméchez vous sans sa-
voir où on le mène , ouvrira votre plafond et par conséquent le parquet de mademoi-
selle de la Vallière.
— Ah ! mon Dieu ! s'écria Saint-Aignan comme ébloui.
— Plaît-il? fit Malicorne.
— Je dis que voilà une idée bien audacieuse, Monsictir.
— Elle paraîtra bien mesquine au roi , je vous assure.
— Les amoureux ne réfléchissent point au danger,
— Quel danger craignez-vous, monsieur le comte?
— Mais un percement pareil c'est un bruit effroyable; tout le chftleau en retentira.
— Oh ! monsieur le comte , je suis sûr, moi , que l'ouvrier que je vous désignerai ne
fera pas le moindre bruit. Il sciera un quadrilatère de six pieds avec une scie garnie
d'étoupe, et nul , même des plus voisins, ne s'apercevra qu'il travaille.
— Ah ! mon cher monsieur Malicorne , vous m'étourdissez , vous me bouleversez.
— Je continue, répondit tranquillement Malicorne :dans la chambre dont vousavez
percé le plafond; vous entendez bien, n'est-ce pas?
—Oui.
— Vous dressez un escalier qui permette , soit h mademoiselle de la Vallière de des-
cendre chez vous, soit au roi de monter chez mademoiselle de la Vallière.
— Mais col escalier, on le verra.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.* 139
— Non, car de voire côté il sera caché par une cloison sur laquelle vous étendrez
une tapisserie pareille à celle qui garnira le reste de l'appartement; chez mademoi-
selle de la Vallière, il disparaîtra sous une trappe qui sera le parquet même, et qui
s'ouvrira sous le lit.
— En effet, dit Saint-Aignan dont les yeux commencèrent à étinccler.
— Maintenant, monsieur le comte, je n'ai pas besoin de vous fafre avouer que le
roi viendra souvent dans la chambre oii sera établi un pareil escalier. Je crois que
M. Dangeau, particulièrement, sera frappé de mon idée, et je vais la lui développer.
— Ah ! cher monsieur Malicorne ! s'écria Saint-Aignan , vous oubliez que c'est à
moi que vous en avez parlé le premier, et que par conséquent j'ai le droit de la priorité.
— Voulez-vous donc la préférence?
— Si je la veux ! je crois bien !
— Le fait est, monsieur de Saint-Aignan, que c'est un cordon pour la première
promotion que je vous donne là, et peut-être même quelque bon duché.
— C'est du moins, répondit Saint-Aignan, rouge de plaisir, une occasion de mon-
trer au roi qu'il n'a pas tort de m'appeler quelquefois son ami, occasion, cher mon-
sieur Malicorne , que je vous devrai.
— Vous ne l'oublierez pas un peu? demanda Malicorne en souriant.
— Je m'en ferai gloire, Monsieur.
— Moi, Monsieur, je ne suis pas l'ami du roi, mais son serviteur.
— Om, et si vous pensez qu'il y a un cordon bleu pour moi dans cet escalier, je
pense qu'il y aura bien pour vous un rouleau de lettres de noblesse.
Malicorne s'inclina.
— Il ne s'agit plus maintenant que de déménager, dit Saiut-Aignan.
— Je ne vois pas que le roi s'y oppose : demandez-lui-en la permission.
— A l'instant même je cours chez lui.
— Et moi je vais me procurer l'ouvrier dont nous avons besoin.
— Quand l'aurai-je?
— Ce soir?
— N'oubliez pas les précautions.
— Je vous l'amène les yeux bandés.
— Et moi, je vous envoie un de mes carrosses.
— Sans armoiries.
— Avec un de mes laquais sans livrée , c'est convenu.
— Très-bien! monsieur le comte.
— Mais la Vallière?
— Eh bien?
— Que dira-t-elle envoyant l'opération?
— Je vous assure que cela l'intéressera beaucoup.
— Je le crois.
— Je suis même sûr que si le roi n'a pas l'audace de monter chez elle, elle aura la
curiosité de descendre.
— Espérons, dit Saint-Aignan.
— Oui , espérons , répéta Malicorne.
— Je m'en vais chez le roi, alors.
— Et vous faites à merveille.
— A quelle heure ce soir mon ouvrier ?
— A huit heures.
^''^ ' I^ES MOUSQUETAIRES.
— Et combien de temps estimez-vous qu'il lui faudra pour scier son quadrilatère?
— Mais deux heures à peu près; seulement, ensuite, il lui faudra le temps d"a-
chever ce que l'on appelle les raccords. Une nuit et une partie de la journée du len-
demain : c'est deux jours qu'il faut compter avec l'escalier.
— Deux jours, c'est bien long.
— Dame! quand on se mêle d'ouvrir une porte sur le paradis, faut-il au moins que
cette porte soit décente.
— Vous avez raison^ à tantôt, cher monsieur Malicorne. Mon déménagement sera
prêt pour après-demain soir.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
141
LA PROMENADE AUX FLAMIJEAUX.
AiNT-AiGNAN. ravi de ce qu'il venait d'entendre, enchanté
de ce qu'il entrevoyait, prit sa course vers les deux
chambres de Guiche.
Lui qui un quart d'heure auparavant n'eût pas donné
ses deux chambres pour un million, il était prêt à ache-
ter pour un million, si on le lui eût demandé, les deux
bienheureuses chambres qu'il convoitait maintenant.
INIais il n'y rencontra pas tant d'exigences. M. de Guiche
ne savait pas encore où il devait loger, et d'ailleurs il
était encore trop souffrant pour s'occuper de son logement.
Saint-Aignan eut donc les deux chambres de Guiche.
De son côté, M. Dangeau eut les deux chambres de Saint-Aignan moyennant un pot
de vin de six raille livres à l'intendant du comte , et crut avoir fait une affaire d'or.
Les deux chambres de Dangeau devinrent le futur logement de Guiche.
Le tout sans que nous puissions affirmer bien sûrement que dans ce déménagement
général ce seront ces deux chambres que Guiche habitera.
Quant à M. Dangeau, il était si transporté de joie, qu'il ne se donna même pas la
peine de supposer que Saint-Aignan avait un intérêt supérieiu' à déménager.
Une heure après cette nouvelle résolution prise par Saint-Aignan, Saint-xVignan était
donc en possession des deux chambres. Dix minutes après que Saint-Aignan était en
possession des deux chambres, Malicorne entrait chez Saint-Aignan escorté des tapis-
siers. Pendant ce temps, le roi demandait Saint-Aignan ; on courait chez Saint-Aignan,
et l'on trouvait Dangeau; Dangeau renvoyait chez Guiche, et l'on trouvait enfin Saint-
Aignan. Mais il y avait' retard, de sorte que le -roi avait déjà donné deux ou trois
mouvemens d'impafience lorsque Saint-Aignan entra tout essoufflé chez son maître.
— Tu m'abandonnes donc aussi, toi! lui dit Louis XIV de ce ton lamentable dont
César avait dû, dix-huit cents ans auparavant , dire le tu quoque.
— Sire, dit Saint-Aignan, je n'abandonne pas le roi , tout au contraire, seulement
je m'occupe de mon déménagement.
— De quel déménagement? Je croyais ton déménagement terminé depuis trois jours?
— Oui, sire. Mais je me trouve mal où je suis, et je passe dans le corps de logis enface.
— Quand je te disais que loi aussi tu m'abandonnais! s'écria le roi. Oh! mais cela
passe les bornes. Ainsi, je n'avais qu'une femme dont mon cœur se souciait, toute ma
famille se ligue pour me l'arracher. J'avais un ami à qui je confiais mes peines et qui
m'aidait à en supporter le poids, cet ami se lasse de mes plaintes et me quiltc sans
même me demander contré.
142 LES MOUSQUETAIRES.
Saint-Aignan se mit à rire.
Le roi devina qu'il y avait quelque mystère dans ce manque de respect.
— Qu'y a-t-il? s'écria le roi plein d'espoir.
— Il y a, sire, que cet ami que le roi calomnie, va essayer de rendre à son roi le
bonheur qu'il a perdu.
— Tu vas me faire voir la Vallière? fit Louis XIV.
— Sire , je n'en réponds pas encore, mais...
— Mais?...
— Mais je l'espère,
— Oh! comment? comment? dis-moi cela, Saint-Aignan. Je veux connaître ton
projet, je veux t'y aider de tout mon pouvoir.
— Sire, répondit Saint-Aignan, je ne sais pas encore bien moi-inèn)e counnent je
vais m'y prendre pour arriver à ce but; mais j'ai tout lieu de croire que dès demain...
— Demain , dis-tu?
— Oui, sire.
— Ohl quel bonheur ! Mais pourquoi déménages-tu?
— Pour vous servir mieux.
— Et en quoi étant déménagé , me peux-tu mieux servir?
■—Savez- vous oij sonlsituéeslesdeuxchambres que l'on destinailau comte de Guiche?
"Oui.
' — Alors, vous savez où je vais.
— Sans doute, mais cela ne m'avance à rien.
-^ Comment! vous ne comprenez pas, sire, qu'au-dessus de ce logement sont deux
chambres?
— Lesquelles?
— L'une , celle de mademoiselle de Monlalais, et l'autre...
'^^ L'autre, c'est celle de lu Vallière, Saint-Aiguan !
=^ Allons donc , sire.
"—Oh! Saint-Aignan, c'est vrai, oui, c'est vrai. Saint-Aignan , c'est une heureuse
idée, une idée d'auii, de poëte; en me rapprochant d'elle lorsque l'univers m'en sé-
pare, tu vaux mieux j)our moi que Pylade pour Oreste, que Patrocle pour Achille.
— Sire, dit Saint-Aignan avec un sourire , je doute que si Votre Majesté connaissait
mes projets dans toute leur étendue , elle continuât à me donner des qualifications si
pompeuses. Ah ! sire , j'en connais de plus triviales que certains puritains de la cour
ne manqueront pas de m'appliquer quand ils sauront ce que je compte faire pour
Voire Majesté.
— Saint-Aignan , je meurs d'impatience ! Saint-Aignan . je dessèche : Saint-Aignan,
je n'attendrai jamais jusqu'à demain... Demain, mais demain c'est une éternité.
— Et cependant, sire,* s'il vous plait, vous allez sortir tout à l'houre et distraire
cette impatience par une bonne promenade*
— ' Avec toi, soit; nous causerons de tes projets, nous parlerons dollo.
— Non pas , sire , je reste.
— Avec qui sortirai-je alors?
— Avec les dames.
— Ah! ma foi non , Saint-Aignan.
— Sire, il le faut.
— Non! non! mille fois non. Non, je ne m'exposerai plus à ce supplice horrible
d'être à deux pas d'elle , do la voir, d'effleurer sa robe en passant et de ne rien lui
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 143
dire. Non , je renonce à ce supplice que tu crois un bonheur, et qui n'est qu'une tor-
ture qui brûle mes yeux, qui dévore mes mains, qui broie mon cœur; la voir en pré-
sence de tous les étrangers, et ne pas lui dire que je l'aime quand tout mou être lui
révèle cet amour et me trahit devant tous; non , je me suis jure à moi-même que je
ne le ferais plus , et je tiendrai mon serment.
— Cependant, sire, écoutez bien ceci.
— Je n'écoute rien, Saint-Aignan.
— En ce cas, je continue : il est urgent, sire, comprenez-vous bien, urgent, de
toute urgence, que Madame et ses filles d'honneur soient absentes deux heures de
votre domicile.
— Tu me confonds, Saint-Aignan.
— Il est dur pour moi de commander à mon roi, mais dans cette circonstance, je
commande, sire; il me faut une chasse ou une promenade.
— Mais cette promenade , cette chasse , ce serait un caprice, une bizarrerie. En ma-
nifestant de pareilles impatiences, je découvre à toute ma cour un cœur qui ne s'ap-
partient plus à lui-même. Ne dit-on pas déjà, trop que je rêve la conquête du monde ,
mais qu'auparavant je devrais commencer par faire la conquête de moi-même.
— Ceux qui disent cela, sire, sont des impertinens et des factieux; mais, quels
qu'ils soient, si Votre Majesté préfère les écouter, je n'ai plus rien à dire. Sans cela le
jour de demain se recule à des époques indéterminées.
— Saint-Aignan, je sortirai ce soir... Ce soir, j'irai coucher à Saint-Germain aux
flambeaux; j'y déjeunerai demain, et serai de retour à Paris vers les trois heures.
Est-ce cela?
— Tout à fait.
— Alors je partirai ce soir vers huit heures.
— Votre Majesté a deviné la minute.
— Et tu ne veux rien me dire ?
— C'est-à-dire que je ne puis rien'vous dire; l'industrie est pour quelque chose dans
ce monde, sire, mais cependant le hasard y joue un si grand rôle que j'ai Thabilude
de lui laisser toujours la part la plus étroite , certain qu'il s'arrangera de manière à
prendre toujours la plus large.
— Allons , je m'abandonne à toi,
— Et vous avez raison.
Reconforté de la sorte, le roi s'en alla tout droit chez Madame, où il annonça la pro-
menade projetée.
Madame crut à l'instant même voir dans cette partie improvisée un complot
du roi pour entretenir la Vallière soit sur la route, à la faveur de l'obscurité, soit au-
trement, mais elle se garda bien de rien manifester à son beau-frère, et accepta Tin-
vilation le sourire sur les lèvres.
Elle donna tout haut des ordres pour que ses fdles d'honneur la suivissent, se réservant
de faire le soir ce qui lui paraîtrait le plus propre à contrarier les amours de Sa Majesté.
Puis, lorsqu'elle fut seule , et que le pauvre amant qui avait donné cet ordre put
croire que mademoiselle de la Vallière serait de la promenade , au moment peut-être
où il se repaissait en idée de ce triste bonheur des amans persécutés qui est de réaU-
ser par la seule vue toutes les joies de la possession interdite , en ce moment même
Madame, au milieu de ses fdles d'honneur, disait :
— J'aurai assez de deux demoiselles ce soir, mademoiselle de Tonnay-Charente et
mademoiselle de Montalais.
\iï LES MOUSQUETAIRES.
La Vallière avait prévu le coup et par conséquent s'y attendait; mais la persécution
l'avait rendue forte ; elle ne donna point à Madame la joie de voir sur son visage l'im-
pression de la contrariété qu'elle ressentait.
Au contraire, souriant avec cette ineffable douceur qui donnait un caractère angé-
lique à sa physionomie :
— Ainsi , Madame , me voilà libre ce soir? dit-elle.
— Oui, sans doute.
— J'en profiterai pour avancer cette tapisserie que Son Altesse a bien voulu remar-
quer, et que d'avance j'ai eu l'honneur de lui offrir.
Et ayant fait une respectueuse révérence , elle se retira chez elle.
Mesdemoiselles de Montalais et de Tonnay-Charente en firent autant.
Le bruit de la promenade sortit avec elles de la chambre de Madame et se répandit
par tout le château. Dix minutes après, Malicorne savait la résolution de Madame el
faisait passer sous la porte de Montalais un billet conçu en ces termes :
« Il faut que L. V. passe la nuit avec Madame. »
Montalais , selon les conventions faites ,. commença par briller le papier, puis se mit
à réfléchir.
Montalais était fille de ressources, et elle eut bientôt arrêté son plan.
A l'heure où elle devait se rendre chez Madame, c'est-à-dire vers cinq heures, elle
traversa le préau tout courant, et arrivée à dix pas d'un groupe d'officiers, poussa un cri,
tomba gracieusement sur un genou , se releva et continua son chemin, mais en boitant.
Les gentilshommes accoururent à elle pour la soutenir. Montalais s'était donné une
entorse.
Elle n'en voulut pas moins, fidèle à son devoir, continuer son ascension chez Madame.
— Qu'y a-t-il et pourquoi boitez-vous? lui demanda celle-ci, je vous prenais pour
la Vallière.
Montalais raconta comment, en courant pour venir plus vite, elle s'était tordu le pied.
Madame parut la plaindre et voulut faire venir à l'instant mènie un chirurgien.
Mais elle , assurant que l'accident n'avait rien de grave :
— Madame , dit-elle , je m'afflige seulement de manquer à mon service, et j'eusse
prié mademoiselle de la Vallière de me remplacer près de Votre Altesse...
Madame fronça le sourcil.
— Mais je n'en ai rien fait, continua Montalais.
— Et pourquoi n'en avez-vous rien lait? demanda Madame.
— Parce que la pauvre la Vallière paraissait si heureuse d'avoir sa liberté pour un
soir cl pour une nuit, (pie je ne me suis pas senti le courage de la mettre en service
à ma place.
— Comment! elle est joyeuse à ce point? demanda Madame frappée de ces paroles.
— C'est-à-dire qu'elle en est folle; elle chantait, elle toujours si mélancolique. Au
reste , Votre Altesse sait qu'elle déteste le monde et que son caractère contient un grain
de sauvagerie.
— Ohl oh ! pensa Madame , celle grande gaieté ne uie paraît pas naturelle, à moi.
— Elle a déjà fait ses petits préparatifs , continua Montalais , pour dinar chez elle,
en tète à tèle avec un de ses livres chéris. Et puis, d'ailleurs, Votre Altesse a six autres
demoiselles qui seront bien heureuses de l'accompaguer ; aussi n'ai-je pas même fait
ma proposition à mademoiselle de la Vallière.
Madame se tut.
— Ai-je bien fait'.' confinua Montalais avec un léger serrcmenl de cœur, en voyant
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 145
si mal réussir celle ruse de guerre sur laquelle elle avait si complètement compté ,
qu'elle n'avait pas cru nécessaire d'en chercher une autre.
— Madame m'approuve? continua-t-elle.
Madame pensait que pendant la nuit le roi pourrait bien quitter Saint-Germain, et
que comme on ne comptait que quatre lieues et demie de Paris à Saint-Germain, il
pourrait bien être en une heure à Paris.
— Dites-moi, fit-elle, en vous sachant blessée, la Vallière vous a au moins offert
sa compagnie ?
— Oh ! elle ne connaît pas encore mon accident; mais , le connût-elle, je ne lui de-
manderai certes rien qui la dérange de ses projets. Je crois qu'elle veut réaliser seule
ce soir la partie de plaisir du feu roi, quand il disait à M. de Cinq-Mars : Ennuyons-
nous, monsieur de Cinq-Mars, ennuyons-nous bien.
Madame était convaincue que quelque mystère amoureux était caché sous cette soif
de solitude. Ce mystère devait être le retour nocturne de Louis. 11 n'y avait plus à en
douter, la Vallière était prévenue de ce retour, de là cette joie de rester au Palais-Royal.
C'était tout un plan combiné d'avance.
— Je ne serai pas leur dupe , dit Madame.
Et elle prit un parti décisif.
— Mademoiselle deMontalais, dit-elle, veuillez prévenir votre amie mademoiselle
de la Vallière que je suis au désespoir de troubler ses projets de solitude , mais au lieu
de s'ennuyer seule chez elle comme elle le désirait, elle viendra s'ennuyer avec nous
à Saint-Germain.
— Ah! pauvre la Vallière, lit Montalais d'un air dolent, mais avec l'allégresse
dans le cœur. Oh ! Madame , est-ce qu'il n'y aurait pas moyen que Votre Altesse?...
— Assez , dit Madame , je le veux ! je préfère la société de mademoiselle la Baume
le Blanc à toutes les autres sociétés. Allez, envoyez-la-moi et soignez votre jambe.
Montalais ne se fit pas répéter l'ordre, elle rentra, écrivit sa réponse à Malicorne
et la ghssa sous le tapis.
On ira, disait cette réponse.
Une Spartiate n'eût pas écrit plus laconiquement.
— De cette façon, pensait Madame, pendant la route je la surveille , pendant la
nuit , elle couche près de moi , et bien adroite sera Sa Majesté si elle échange un seul
mot avec mademoiselle de la Vallière.
La Vallière reçut l'ordre de partir avec la même douceur indifférente qu'elle avait
reçu l'ordre de rester.
Seulement intérieurement sa joie fut vive, et elle regarda ce changement de réso-
lution de la princesse comme une consolation que lui envoyait la Providence.
Moins pénétrante que Madame, elle mettait tout sur le compte du hasard.
Tandis que tout le monde, à l'exception des disgraciés, des malades et des gens
ayant des entorses, se dirigeait vers Saint-Germain, Malicorne faisait entrer son
ouvrier dans un carrosse de M. Saint-Aignan et le conduisait dans la chambre corres-
pondant à la chambre de la Vallière.
Cet homme se mit à l'œuvre , alléché par la splendide récompense qui lui avait été
promise.
Comme on avait fait prendre chez les ingénieurs de la maison du roi les outils les
plus excellens, entre autres une de ces scies aux morsures invincibles qui vont tailler
dans l'eau les madriers de chêne durs comme du fer, l'ouvrage avança rapidement
et un morceau carré du plafond choisi entre deux sohves tomba dans les bras de Saint-
T. U. l'J
146 LES MOUSQUETAIRES.
Aignan, de Maliconie, de Touvrier el d'un valet de coutiauce, personnage mis au
monde pour tout voir, tout entendre et ne rien répéter.
Seulement, en vertu d'un nouveau plan indiqué par Malicorne, l'ouverture fut
pratiquée dans l'angle.
Voici pourquoi.
Comme il n'y avait pas de cabinet de toilette dans la chambre de la Vallière , la Val-
lière avait demandé et obtenu le malin même un grand paravent destiné à remplacer
une cloison.
Le paravent, remarqué par Malicorne, avait été accordé.
Il suffisait parfaitement pour cacher l'ouverture, qui d'ailleurs serait dissimulée par
tous les artifices de lébénisterie.
Le trou pratiqué, l'ouvrier se glissa entre les sohves et se trouva dans la chambre
de la Vallière.
Arrivé là, il scia carrément le plancher, et avec les feuilles mêmes du parquet, il
confectionna une trappe s'adaptant si parfaitement à l'ouverture, que l'œil le plus
exercé n'y pouvait voir que les interstices obligés d'une soudure de parquet.
Mabcornc avait tout prévu. Une poignée et deux charnières achetées d'avance
furent posées à cette feuille de bois.
Un de ces petits escaliers tournans connue on commençait à en poser dans les en-
tresols fut acheté tout fait par l'industrieux Malicorne , et payé deux mille livres.
Il était plus haut qu'il n'était besoin , mais le charpentier en supprima des degrés et
il se trouva d'exacte mesure.
Cet escalier, destiné à recevoir un si illustre poids, fut accroché au mur par deux
crampons seulement.
Quant à sa base , elle fut arrêtée dans le parquet même du comte par deux fiches
vissées, le roi et tout son conseil eussent pu monter cl descendre cet escaher sans
aucune crainte.
Tout marteau frappait sur un coussinet d'étoupes. toute lime mordait le manche
envelop|)é de laine , la lame trenqiée d'huile.
D'ailleurs le travail le plus bruyant avait été fait pendant la nuit et pendant la ma-
tinée , c'est-à-dire en l'absence de la Vallière et de Madame.
Quand vers les deux heures la cour rentra au Palais-Royal , et que la Vallière re-
monta dans sa chambre, tout était en place, et pas la moindre parcelle de sciure ,
pas le plus petit copeau ne venait attester la violation de domicile.
Seulement Saint-Aignan qui avait voulu aider de son mieux dans ce travail , avait
déchiré ses doigts et sa chemise et dépensé beaucoup de sueur au service de son roi.
La paume de ses mains surtout était toute garnie d'ampoules.
Ces anqioules venaient de ce qu'il avait tenu l'échelle à Malicorne.
Il avait en outre apporté un à un les cinq morceau.x de l'escalier formés chacun de
deux marches.
Enfin , nous pouvons le dire, le roi , s'il l'eût vu si aillent à l'œuvre , le roi lui eût
juré reconnaissance éternelle.
Comme l'avait prévu Malicorne , l'homme des mesures exactes , l'ouvrier cul ter-
miné toutes ses opéiations en vingt-quatre heures.
Il reçut vingt-quatre louis et partit cond)lé de joie , c'était autant qu'il gagnait d'or-
dinaire en six mois.
Nul n'avait le plus petit soupçon de ce qui s'était passé sous l'apparlemont de mado-
moisclle de la Vallière.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. U7
Alais le soir du second jour, au moment où la Valiière venait de quitter le cercle de
Madame et rentrait chez elle, un léger craquement retentit au fond de la chambre.
Etonnée , elle regarda d'où \enait le bruit. Le bruit recommença.
— Qui est là? demanda-t-elle avec un léger accent d'effroi.
— Moi, répondit la voix si connue du roi.
— Vous?... vous! s'écria la jeune lllle qui se crut un instant sous l'empire d'un
songe. Mais où cela, vous?... vous, sire?
— Ici , répliqua le roi en repliant une des feuilles du paravent et en apparaissant
comme une ombre au fond de l'appartement.
La Valiière poussa un cri et tomba toute frissonnante sur un fauteuil.
Le roi s'avança respectueusement vers elle.
L'APPARITION.
La Valhère se remit promptement de sa surprise : à force d'être respectueux, le roi
lui rendait par sa présence plus de contiance que son apparition ne lui en avait ôlé.
Mais comme il vit surtout que ce qui inquiétait la Valiière c'était la façon dont il
avait pénétré chez elle, il lui expliqua le système de l'escalier caché par le paravent,
se défendant surtout d'être une apparition surnaturelle.
— Oh ! sire , lui dit la Valiière en secouant sa blonde tête avec un charmant sourire,
présent ou absent vous n'apparaissez pas moins à mon esprit dans nn moment que
dans l'autre.
— Ce qui veut dire , Louise?...
— Oh 1 ce que vous savez bien , sire ; c'est qu'il n'est pas un instant où la pauvre fille
dont vous avez surpris le secret à Fontainebleau , et que vous êtes venu reprendre aux
pieds de la Croix, ne pense à vous.
— Louise, vous me comblez de joie et de bonheur.
La Valiière, un peu troublée , sourit tristement.
— Mais, sire, avez-vous réfléchi que votre ingénieuse invention ne pouvait nous
être d'aucune utilité?
— Et pourquoi cela? dites, j'attends.
— Parce que celte chambre où je loge , sire , n'est point à Tabri des recherches , il
s'en faut; Madame y peut venir par hasard; à chaque instant du jour mes compagnes
y viennent; fermer ma porte en dedans, c'est me dénoncer aussi clairement que si
j'écrivais dessus : N'entrez pas, le roi est ici! Et tenez, sire, en ce moment même rien
n'empêche que la porte ne s'ouvre etque Votre Majesté surprise ne soit vue près de moi.
— C'est alors , dit en riant le roi, que je serais véritablement pris pour un fantôme ,
car nul ne peut dire par où je suis venu ici. Or, il n'y a que les fantômes qui passent
à travers les murs ou à travers les plafonds.
— Oh ! sire , quelle aventure! songez-y bien, sire, quel scandale ! jamais rien de
pareil n'aurait été dit sur les filles d'honneur, pauvres créatures , que la méchanceté
n'épargne guère cependant.
148 LES MOUSQUETAIRES.
— Et vous concluez de tout cela, ma chère Louise... voyons , dites , expliquez-vous.
— Qu'il faut, bêlas! pardonnez-moi, c'est un mot bien dur...
Louis sourit.
— Voyons, dit-il.
— Qu'il faut que Votre Majesté supprime escalier, machinations et surprises, car le
mal d'être pris ici, songez-y, sire, serait plus grand que le bonheur de s'y voir.
— Eh bien, chère Louise, répondit le roi avec amour, au lieu de supprimer cet
escalier par lequel je monte , il est un moyen pkis simple auquel vous n'avez pas pensé.
— Un moyen... encore...
— Oui, encore. Oh! vous ne m'aimez pas comme je vous aime, Louise, puisque
je suis plus inventif que vous.
Elle le regarda. Louis lui tendit la main qu'elle serra doucement.
— Vous dites , continua le roi , que je serai surpris en venant ici où chacun peut
entrer à son aise.
— Tenez, sire, au moment même où vous en parlez, j'en tremble.
— Soit; mais vous ne seriez pas sur()rise, vous, en descendant cet escalier pour
venir dans les chambres qui sont au-dessous.
— Sire , sire, que dites-vous là? s'écria la Vallière effrayée.
— Vous me comprenez mal, Louise, puisqu'à mon premier mot vous prenez cette
grande colère; d'abord, savez-vous à qui appartiennent ces chambres?
— Mais, à M. le comte de Guiche.
— Non pas, à M. de Saint-Aignan.
— Vrai! s'écria la Vallière.
Et ce mot, échappé du cœur joyeux de la jeune tille, ht luire comme un éclair de
doux présage dans le cœur épanoui du roi.
— Oui, à Saint-Aignan, à notre ami, dit-il.
— Mais , sire , reprit la Vallière , je ne puis pas plus aller chez M. de Saint-Aignan
que chez M. le comte de Guiche, hasarda l'ange redevenu femme.
— Pourquoi donc ne le pouvez-vous pas, Louise?
— hnpossible! impossible!
— 11 me semble , Louise , que soiis la sauvegarde du roi l'on peut tout.
— Sous la sauvegarde du roi, dit-elle avec un regard chargé d'amour.
— Oh ! vous croyez à ma parole , n'est-ce pas ?
— J'y crois lorsque vous n'y êtes pas, sire; mais lorsque vous y êtes, lorsque vous
me parlez , lorsque je vous vois , je ne crois plus à rien.
— Que vous faut-il j)our vous rassurer, mon Dieu?
— C'est peu respectueux , je le sais, de douter ainsi du roi; mais vous n'êtes pas le
roi pour moi.
— Oh! Dieu merci, je l'espère bien ; vous voyez comme je cherche. Écoutez; la
présence d'un tiers vous rassurera-t-ellc?
— La présence de M. de Saint-Aignan, oui.
— Eu vérité , Louise , vous me percez le cœur avec de pareils soupçons.
La Vallière ne répondit rien, elle regarda seulement Louis de ce clair regard qui
pénétrait jusqu'au fond des cœurs, et se dit tout bas :
— Hélas! hélas I ce n'est pas de vous que je me défie , ce n'est pas sur vous que
poitoul mes soupçons.
— J'accepte donc , dit le roi en soupirant, et M. de Saint-Aignan, qui a l'heureux
privilège de vous rassurer, sera toujours présent à notre entretien , je vous le promets.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 1^9
— Bien vrai, sireV
— Foi de gentilhomme; et vous, de votre côté...
— Attendez; oh ! ce n'est pas tout.
— Encore quelque chose, Louise?
— Oh ! certainement, ne vous lassez pas si vite, car nous ne sommes pas au bout, sire.
— Allons, achevez de me percer le cœur.
— Vous comprenez bien, sire, que ces entretiens doivent au moins avoir près de
M. de Saint-Aignan lui-même une sorte de motif raisonnable.
— De motif raisonnable? reprit le roi d'un ton de doux reproche.
— Sans doute... Réfléchissez, sire.
— Oh ! vous avez toutes les délicatesses , et , croyez-le , mon seul désir est de vous
égaler sur ce point. Eh bien! Louise, il sera fait comme vous désirez... Nos entretiens
auront un objet raisonnable, et j'ai déjà trouvé cet objet.
— De sorte, sire... dit la VaUière en souriant.
— Que dès demain , si vous voulez...
— Demain?
— Voulez-vous dire que c'est trop lard? s'écria le roi en serrant entre ses deux
mains la main brûlante de la Vallière.
En ce moment , des pas se firent entendre dans le corridor.
— Sire, sire! s'écria la Vallière, quelqu'un s'approche, quelqu'un vient, entendez-
vous? sire! sire, fuyez, je vous en supplie.
Le roi ne lit qu'un bond de sa chaise derrière le paravent.
Il était temps ; comme le roi tirait un des feuillets sur lui , le bouton de la porte
tourna, et Montalais parut sur le seuil.
Il va sans dire qu'elle entra tout naturellement et sans faire aucune cérémonie.
Elle savait bien, la rusée, que frapper discrètement à cette porte et au lieu de la
pousser, c'était montrer à la Vallière une défiance désobligeante.
Elle entra donc, et après un rapide coup d'oeil qui lui montra deux chaises fort près
l'une de l'autre, elle employa tant de temps à refermer la porte, qui se rebellait on
ne sait comment, que le roi eut celui de lever la trappe et de redescendre chez Saint-
Aignan.
Un bruit, imperceptible pour toute oreille moins fine que la sienne , avertit Monta-
lais de la disparition du prince; elle réussit alors à fermer cette porte rebelle et s'ap-
procha de la Vallière.
— Causons, Louise, lui dit-elle, et sérieusement, si vous le voulez bien.
Louise, toute à son émotion, n'entendit pas sans une secrète terreur ce sérieuse-
ment sur lequel Montalais avait appuyé à dessein.
— Mon Dieu! ma chère Aure, murmura-t-elle, qu'y a-t-il donc encore?
— Il y a, chère amie , que Madame se doute de tout.
— De tout quoi?
— Avons-nous besoin de nous exphquer, et ne comprends-tu pas ce que je veux
dire? Voyons : tu as dû voir les fluctuations de Madame depuis plusieurs jours; tu as
dû voir comme elle t'a mise auprès d'elle, puis congédiée , puis reprise.
— C'est étrange, en effet; mais je suis habituée à ces bizarreries.
— Attends encore. Tu as remarqué ensuite que Madame , après t'avoir exclue de la
promenade, hier, t'a fait donner ordre d'assister à cette promenade.
— Si je l'ai remarqué , sans doute.
— Eh bien, il paraît que Madame a maintenant des renseignemens suffisans, car
150 LES MOUSQUETAIRES.
elle a été droil au but : n'ayant plus rien à opposer en France à ce torrent qui brise
tous les obstacles; tu sais ce que je veux dire par le torrent?
La Vallière cacha son visage entre ses mains.
— Je veux dire, poursuivit Montalais impitoyablement, ce torrent qui a enfoncé
les portes des Carmélites de Chaillot et renversé tous les préjugés de cour, tant à Fon-
tainebleau qu'à Paris.
— Hélas! hélas! murmura la Vallière toujours voilée par ses doigls entre lesquels
roulaient ses larmes.
— Oh ! ne t'afflige pas ainsi , lorsque tu n'es qu'à la moitié de tes peines.
— Mon Dieu! s'écria la jeune fille avec anxiété , qu'y a-t-il donc encore!
— Eh bien! voici le fait. Madame, dénuée d'auxiliaires en France, car elle a usé
successivement les deux reines , Monsieur et toute la cour, Madame s'est souvenue
d'une certaine personne qui a sur toi de prétendus droits.
La Vallière devint blanche comme une statue de cire.
— Cette personne , continua Montalais, n'est point à Paris en ce moment.
— Oh! mon Dieu! murmura Louise.
— Cette personne , si je ne me trompe, est eu Angleterre.
— Oui, oui, soupira la Vallière à demi brisée.
— N'est-ce pas à la cour du roi Charles II que se trouve cette personne, dis?
— Oui.
— Eh bien ! ce soir, une lettre est partie du cabinet de Madame pour Saint-James,
avec ordre pour le courrier de pousser d'une traite jusqu'à Hampton-Court, qui est, ù
ce qu'il paraît, une maison royale située à douze milles de Londres!
— Oui, après?
— Or, comme Madame écrit régulièrement à Londres tous les quinze jours, et que
le courrier ordinaire avait été expédié à Londres il y a trois jours seulement , j'ai pensé
qu'une circonstance grave pouvait seule lui mettre la plume à la main. Madame est
paresseuse pour écrire, comme lu sais.
— Oh! oui!
— Cette lettre a donc été écrite, quelque chose me le dit, pour toi.
— Pour moi, répéta la malheureuse jeune tille avec la docilité d'un automate.
— Et moi qui la vis, cette lettre, sur le bureau de Madame avant qu'elle ne fut
cachetée, j'ai cru y lire...
— Tu as cru y lire?...
— Peut-être me suis-je trompée...
— Quoi... voyons...
— Le nom de Bragelonne.
La Vallière se leva en proie à la plus douloureuse agitation.
— Montalais, dit-elle avec une voix pleine de sanglots, déjà se sont enfuis tous les
rêves rians de la jeunesse et de l'innocence. Je n'ai plus rien à te cacher à toi ni à
personne. Ma vie est à découvert, et s'ouvre connue un livre où tout le monde jieut
lire, depuisic roi jusqu'au premier passant. Aure, ma chère Aure,quefaire,quedevenir?
Montalais se rapprocha.
— Dame! consulte-toi, dit-elle.
— Eh bien ! je n'aime pas M. de Bragelonne; quand je dis que je ne l'aime pas ,
comprends-moi . je l'aime connue la plus tendre sœur peut aimer un bon frère , mais
ce n'est point ccbi (pi'il nie demande , ce n'est point cela (pie je lui ai promis.
— Enfin , tu aimes le roi , dit MmiLilais , et c'est une assez bonne excuse.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. IVi
— OuiJ'aimole roi, imirniura sourdement la jeune fille, et j'ai luayé assez cher le
droit de prononcer ces mots. Eh bien! parle, Montalais , que peux-tu potn* moi (»n
contre moi dans la position oii je me trouve?
— Parle-moi plus clairement.
— Que te dirai-je ?
— Ainsi, rien de plus particulier?
— Non, fit Louise avec étonnement.
— Bien ! alors c'est un simple conseil que tu me demandes?
— Oui.
— Relativement à M. Raoul ?
— Pas autre chose.
— C'est délicat, répliqua Montalais.
— Non , rien n'est délicat là dedans. Faut-il que je l'épouse pour lui tenir la pro-
messe faite? Faut-il que je continue d'écouter le roi?
— Sais-tu bien que tu me mets dans une position difficile? dit Montalais en souriant;
tu me demandes si tu dois épouser Raoul , Raoul dont je suis l'amie et à qui je fais un
mortel déplaisir en me prononçant contre lui. Tu me parles ensuite de ne plus écouter
le roi, le roi dont je suis la sujette, et que j'oftenserais en te conseillant d'une certaine
façon. Ah ! Louise, Louise , tu fais bon marché d'une bien difficile posifion.
— Vous ne m'avez pas comprise, Aure , dit la Vallière blessée du ton légèrement
railleur qu'avait pris Montalais : si je parle d'épouser ■NI. de Bragelonne, c'est que je
puis l'épouser sans lui faire aucun déplaisir; mais par la même raison, si j'écoute le
roi , faut-il le faire usurpateur d'un bien fort médiocre , c'est vrai , mais auquel l'amour
prêle une certaine apparence de valeur. Ce que je te demande donc, c'est de m'en-
seigner un moyen de me dégager honorablement soit d'un côté, soit de l'autre, ou
plutôt je te demande de quel côté je puis me dégager le plus honorablement.
— Ma chère Louise, répondit Montalais après un silence , je ne suis pas un des sept
sages de la Grèce , et je n'ai point de règles de conduite parfaitement invariables ; mais
en échange j"ai quelque expérience, et je puis te dire que jamais une femme ne de-
mande un conseil du genre de celui que tu me demandes sans être fortement embar-
rassée. Or, tu as fait une promesse solennelle , tu as de l'honneur ; si donc tu es em-
barrassée, ayant pris un tel engagement, ce n'est pas le conseil d'une étrangère,
tout est étranger pour un cœur plein d'amour, ce n'est pas, dis-je , mon conseil qui
te tirera d'embarras. Je ne te le donnerai donc point , d'autant plus qu'à ta place je
serais encore plus embarrassée après le conseil qu'auparavant. Tout ce que je puis
faire, c'est de te répéter ce que je t'ai déjà dit : veux-tu que je t'aide?
— Oh ! oui.
— Eh bien! c'est tout. Dis-moi en quoi tu veux que je t'aide? dis-moi pour qui et
contre qui : de cette façon nous ne ferons point d'école.
— Mais d'abord, toi, dit la Vallière en pressant la main de sa compagne, pour qui
ou contre qui te déclares-tu?
— Pour toi , si tu es véritablement mon amie.
— N'es-tu pas la confidente de Madame ?
— Raison de plus pour t'être utile; si je ne savais rien de ce côté-là, je ne pour-
rais pas t'aider, et tu ne tirerais par conséquent aucun profit de ma connaissance. Les
amitiés vivent de ces sortes de bénéfices mutuels.
— Il en résulte que tu resteras en même temps l'amie de Madame ?
— Évidemment. T'en plains-tu?
152
LES MOUSQUETAIRES.
— Non , dit la Vallière rêveuse , car celle franchise cynique lui paraissait une of-
fense faite à la femme et un tort fait à l'amie.
— A la bonne heure, dit Montalais , car en ce cas tu serais bien sotte.
— Donc, lu me serviras?
— Avec dévouement, surtout si lu me sers de même.
— On dirait que tu ne connais pas mon cœur, dit la Vallière en regardant Montalais
avec des grands yeux étonnés.
— Dame ! c'est que depuis que nous sommes à la cour, ma chère Louise , nous
sounnes hier changées.
— Comment cela ?
— C'est bien simple : élais-tu la seconde reine de France là-bas, à Blois?
La Vallière baissa la tête et se mit à pleurer.
Montalais la regarda d'une façon indéfinissable et on l'entendit murmurer ces mots :
— Pauvre fille !
Puis elle baisa Louise au front et regagna son appartement où l'attendait Malicorne.
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I. E rOUTRAIT.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
lo3
LE PORTRAIT.
ANS cette maladie qu'on appelle Vamour, les accès se sui-
vent à des intervalles toujours plus rapprochés dès que le
( '^]i^Êi''ik 1 t'^Af^ mal débute.
^ S ^^^*^àl ;^^lk's P^u^ tard, les accès s'éloignent l'un de l'autre, au fur
et à mesure que la guérison arrive.
Ceci posé comme axiome en général et comme tête de
chapitre en particulier, continuons notre récit.
Le lendemain, jour fixé par le roi pour le premier en-
tretien chez Saint-Aignan, la Vallière , en ouvrant son
paravent, trouva sur le parquet un billet écrit de la
main du roi. Ce billet avait passé de [l'étage inférieur au supérieur par la fente du
parquet. Nulle main indiscrète , nul regard curieux ne pouvait monter où montait ce
simple papier.
C'était une des idées de Malicorne. Voyant combien Saint-Aignan allait devenir
utile au roi par son logement, il n'avait pas voulu que le courtisan devînt encore in-
dispensable comme messager, et il s'était, de son autorité privée, réservé ce dernier poste.
La Vallière lut avidement ce billet, qui lui tLxait deux heures de Taprès-midi pour
le moment du rendez-vous, et qui lui indiquait le moyen de lever la plaque parquetée.
— Faites-vous belle, ajoutait le post-scripUim de la lettre.
Ces derniers mots étonnèrent la jeune fille, mais en même temps ils la rassurèrent.
L'heure marchait lentement. Elle finit cependant par arriver.
Aussi ponctuelle que la prêtresse Héro, Louise leva la trappe au dernier coup de
deux heures, et trouva sur les premiers degrés le roi, qui l'attendait respectueuse-
ment pour lui donner la main.
Cette délicate déférence la toucha sensiblement.
Au bas de l'escalier, les deux amans trouvèrent le comte qui, avec un sourire et
une révérence du meilleur goût, fit à la Vallière ses remercîmens sur l'honneur qu'il
recevait d'elle.
Puis se tournant vers le roi ,
— Sire, dit-il, notre homme est arrivé.
La Vallière inquiète regarda Louis.
— Mademoiselle , dit le roi , si je vous ai priée de me faire l'honneur de descendre
ici , c'est par intérêt. J'ai fait demander un excellent peintre qui saisît parfaitement les
ressemblances, et je désire que vous l'autorisiez à vous peindre. D'ailleurs, si vous
l'exigiez absolument, le portrait resterait chez vous.
154 LES MOUSQUETAIRES.
La Vallière rougit.
— Vous le voyez, lui dit le roi, nous ne serons plus trois seulement, nous voilà
quatre. Eh ! mon Dieu ! du moment oii nous ne serons pas seuls , nous serons tant que
vous voudrez.
La Vallière serra doucement le bout des doigts de son royal amant.
— Passons dans la chambre voisine, s'il plaît à Votre Majesté, dit Saint- Aignan.
Il ouvrit la porte et fît passer ses hôtes.
Le roi marchait derrière la Vallière et dévorait des yeux son col blanc comme de la
nacre sur lequel s'enroulaient les^anneaux serrés et crépus des cheveux argentés de la
jeune fille.
La Vallière était vêtue d'une étofife de soie épaisse de couleur gris-perle glacée de
rose, une parure de jais faisait valoir la blancheur de sa peau, ses mains fines et dia-
phanes froissaient un bouquet de pensées , de roses du Bengale et de clématites au
feuillage finement découpé, au-dessus desquelles s'élevait, comme une coupe à verser
des parfums , une tulipe de Harlem aux tons gris et violets , pure et merveilleuse
espèce, qui avait coûté cinq ans de combinaisons au jardinier et cinq mille livres au roi.
Ce bouquet , Louis l'avait mis dans la main de la Vallière en la saluant.
Dans cette chambre dont Saint-Aignan venait d'ouvrir la porte se tenait un jeune
homme vêtu d'un habit de velours léger avec de beaux yeux noirs et de grands che-
veux bruns.
C'était le peintre. Sa toile était toute prête , sa palette faite.
Il s'inchna devant mademoiselle de la Vallière avec cette grave curiosité de l'artiste
qui étudie son modèle, salua le roi discrètement , comme s'il ne le reconnaissait pas et
comme il eût par conséquent salué un autre gentilhomme.
Puis, conduisant mademoiselle de la Vallière jusqu'au siège préparé pour elle, il
l'invita à s'asseoir.
La jeune fille se posa gracieusement et avec abandon, les mains occupées, les
jambes étendues sur des coussins, et pour que ses regards n'eussent rien de vague ou
rien d'affecté, le peintre la pria de se choisir une occupation.
Alors Louis XIV en souriant vint s'asseoir sur les coussins aux pieds de sa maîtresse.
De sorte qu'elle, penchée en arrière, adossée au fauteuil, ses fleurs à la main; de
sorte que lui , les yeux levés vers elle et la dévorant du regard . ils formaient un groupe
charmant que l'artiste contempla plusieurs minutes avec satisfaction, tandis que de
son côté Saint-Aignan le contemplait avec envie.
Le peintre esquissa rapidement, puis sous les premiers coups du pinceau on vit
sortir du fond gris cette molle et poétique figure aux yeux doux, aux joues roses en-
cadrées dans des cheveux d'un pur argent.
Cependant les deux amans parlaient peu et se regardaient beaucoup; parfois leurs
yeux devenaient si languissans que le peintre était forcé d'interrompre son ouvrage
pour ne pas représenter une Érycine au lieu d'une la Vallière.
C'est alors que Saint-Aignan revenait à la rescousse; il récitait des vers ou disait
quelques-unes de ces historiettes comme Patra les racontait, comme Tallemant des
Réaux les écrivait si bien.
Ou bien la Vallière était fatiguée , et Ton se reposait.
Aussitôt un plateau de porcelaine de Chine chargé des plus beaux fruits que l'on
avait pu trouver, aussitôt le vin de Xérès distillant ses topazes dans l'argent ciselé
servaient d'accessoires à ce tableau dont le peintre ne devait retracer que la plus éphé-
mère figure.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 155
Louis s'enivrait d'amour; la Vallière , de bonheur; Sainl-Aignan, d'anibition.
Le peintre se composait des souvenirs pour sa vieillesse.
Deux heures s'écoulèrent ainsi , puis quaire heures ayant sonne, la Vallière se leva
et fit un signe au roi.
Louis se leva, s'approcha du tableau et adressa quelques compliments flatteurs à
l'artiste.
Saint-Aignan vantait la ressemblance déjà assurée , à ce qu'il prétendait.
La Vallière, à son tour, remercia le peintre en rougissant, et passa dans la chambre
voisine où le roi la suivit après avoir appelé Saint-Aignan.
— A demain, n'est-ce pas? dit-il à la Vallière.
— Mais, sire, songez-vous que l'on viendra certainement chez moi, qu'on ne m'y
trouvera pas.
— Eh bien?
— Alors que deviendrai-je?
— Vous êtes bien craintive, Louise.
— Mais enfin, si Madame me faisait demander?
— Oh! répliqua le roi, est-ce qu'un jour n'arrivera pas où vous me direz vous-
même de tout braver pour ne plus vous quitter.
— Ce jour-là, sire , je serais une insensée et vous ne devriez pas me croire.
— A demain , Louise.
La Vallière poussa un soupir ; puis, sans force contre la demande royale,
— Puisque vous le voulez, sire, à demain! répéta-t-elle.
Et à ces mots elle monta légèrement les degrés et disparut aux yeux de son amant.
— Eh bien, sire?... demanda Saint-Aignan lorsqu'elle fut partie.
— Eh bien, Saint-Aignan, hier je me croyais le plus heureux des hommes.
— Et Votre Majesté aujomd'hui, dit en souriant le comte, s'en croirait-elle par
hasard le plus malheureux?
— Non, mais cet amour est une soif inextinguible; en vain je bois, en vain je dé-
vore les gouttes d'eau que ton industrie me procure, plus je bois, plus j'ai soif.
— Sire, c'est un peu votre faute, et Votre Majesté s'est fait la position telle qu'elle est.
— Tu as raison.
— Donc, en pareil cas, sire, le moyen d'être heureux, c'est de se croire satisfait
et d'attendre.
— Attendre! tu connais donc ce mot-là, toi, attendre?
— Là, sire, là, ne vous désolez point. J'ai cherché, je chercherai encore.
Le roi secoua la tête d'un air désespéré.
— Eh quoi, sire , vous n'êtes plus content déjà?
— Eh! si fait, mon cher Saint-Aignan; mais trouve, mon Dieu! trouve.
— Sire, je m'engage à chercher, voilà tout ce que je puis faire.
Le roi voulut revoir encore le portrait, ne pouvant revoir l'original. Il indiqua
quelques changemens au peintre , et sortit.
Derrière lui Saint-Aignan congédia l'arfiste.
Chevalet, couleurs et peintre n'étaient pas disparus que Malicorne montra sa tête
entre les portières.
Saint-Aignan le reçut à bras ouvert, mais cependant avec une certaine tristesse.
Le nuage qui avait passé sur le soleil royal voilait à son tour le satellite fidèle.
Malicorne vit du premier coup d'œil ce crêpe étendu sur le visage de Saint-Aignan.
— Oh! monsieur le comte, dit-il, comme vous voilà noir!
156 LES MOUSQUETAIRES.
— J'en ai bien sujet, ma foi , mon cher monsieur Malicorne; croiriez-vous que le
roi n'est pas content?
— Pas content de son escalier?
— Oh ! non, au contraire, l'escalier a plu beaucoup.
— C'est donc la décoration des chambres qui n'est pas selon son goût?
— Oh ! pour cela, il n'y a pas seulement songé. Non, ce qui a déplu au roi...
— Je vais vous le dire , monsieur le comte , c'est d'être venu , lui , quatrième , à
un rendez-vous d'amour. Comment, monsieur le comte, vous n'avez pas deviné
cela , vous !
— Mais comment l'eussé-je deviné, cher monsieur Malicorne; quand je n'ai fait
que suivre à la lettre les instructions du roi?
— En vérité , Sa Majesté a voulu , à toute force , vous avoir près d'elle ?
— Positivement.
— Et Sa Majesté a voulu avoir en outre monsieur le peintre que j'ai rencontré en bas.
— Exigé 1 monsieur Malicorne ; exigé !
— Alors, je le comprends pardieu bien que Sa Majesté ait été mécontente.
— Mécontente de ce que l'on a ponctuellement obéi à ses ordres? je ne vous com-
prends plus.
Mahcorne se gratta l'oreille.
— A quelle heure, demanda-t-il , le roi avait-il dit qu'il se rendrait chez vous?
— A deux heures.
— Et vous étiez chez vous à attendre le roi ?
— Dès une heure et demie.
— Ah I vraiment !
— Peste ! il eût fait beau de me voir inexact devant le roi.
Malicorne, malgré le respect qu'il portait à Saint-Aignan , ne put s'empêcher de
hausser les épaules.
— El ce peintre, fît-il , le roi l'avait-il demandé aussi pour deux heures?
— Non, mais moi, je le tenais ici dès midi. Mieux vaut, vous comprenez, qu'un
peintre attende deux heures que le roi une minute.
Malicorne se mit à rire silencieusement.
— Voyons, cher monsieur Mahcorne, dit Saint-Aignan, riez moins de moi et
parlez plus.
— Vous l'exigez?
— Je vous en supplie.
— Eh bien, monsieur le comte, si vous voulez que le roi soit un peu plus content
la première fois qu'il viendra...
— Il vient demain.
— Eh bien, si voulez que le roi soit un peu plus content demain...
— Ventre saint-gris ! comme disait son aïeul, si je le veux ! je le crois bien!
— Eh bien, demain, au moment où arrivera le roi, ayez affaire dehors ; mais pour
une chose qui ne peut se remettre , pour une cbose indispensable.
— Oh ! oh !
— Pendant vingt minutes.
— Laisser le roi seul pendant vingt minutes, et l'étiquette ! s'écria Saint-Aignan effrayé.
— Allons, mettons que je n'ai rien dit, fit Malicorne tirant vers la porte.
— Si fait, si fait, cher monsieur Malicorne, au contraire, achevez, je commence à
comprendre; et le peintre, le peintre...
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 157
— Oh ! le peintre, lui, il faut qu'il soit en retard d'une demi-heure.
— Une demi-heure, vous croyez?
— Oui, je crois.
— Mon cher monsieur, je ferai comme vous dites.
— Et je crois que vous vous en trouverez bien; me permetlrez-vous de venir m'in-
former un peu demain?
— Certes.
— J'ai bien l'honneur d'être votre serviteur respectueux, monsieur de Saint-Aignan.
Et Mahcorne sortit à reculons.
— Décidément ce garçon-là a plus d'esprit que moi, se dit Saint-Aignan entraîné par
sa conviction.
HÀMPTON-COURT.
Cette révélation que nous venons de voir Montalais faire à la Vallière à la fm de
notre avant-dernier chapitre, nous ramène tout naturellement au principal héros de
cette histoire, pauvre chevalier errant au souffle du caprice d'un roi.
Si notre lecteur veut bien nous suivre, nous passerons donc avec lui ce détroit plus
orageux quel'Euripe, qui sépare Calais de Douvres, nous traverserons celle verte et
plantureuse campagne aux mille ruisseaux qui ceint Charing, Maidsione et dix autres
villes plus pittoresques les unes que les autres, et nous arriverons enfin à Londres.
De là, comme des limiers qui suivent une piste, lorsque nous aurons reconnu que
Raoul eut fait un premier séjour à White-HaU, un second à Saint-James, quand nous
saurons qu'il fut reçu par Monk et introduit dans les meilleures sociétés de la cour de
Charles H, nous courrons après lui jusqu'à l'une des maisons d'été de Charles H, près
de la ville de Kingston, à Hamplon-Court , que baigne la Tamise.
Le fleuve n'est pas encore à cet endroit l'orgueilleuse voie qui charrie chaq\ie jour
un demi-million de voyageurs et tourmente ses eaux noires comme celles du Cocyte
en disant : Moi aussi je suis la mer.
Non, ce n'est encore qu'une douce et verte rivière aux margelles moussues, aux
larges miroirs reflétant les saules et les hêtres, avec quelque barque de bois desséché
qui dort çà et là au milieu des roseaux, dans une anse d'aulnes et de myosotis.
Les paysages s'étendent à l'entour calmes et riches ; la maison de brique perce de ses
cheminées aux fumées bleues une épaisse cuirasse de houx flaves et verts; l'enfant,
vêtu d'un sarreau rouge, paraît et disparaît dans les grandes herbes comme un co-
quelicot qui se courbe sous le souffle du vent.
Les gros moutons blancs ruminent en fermant les yeux sous l'ombre des petits
trembles trapus, et de loin en loin le martin-pêcheur aux flancs d'émeraude et d'or
court comme une balle magique à la surface de l'eau et frise étourdiment la ligne de
son confrère, l'homme pêcheur, qui guette, assis sur son batelet, la tanche et l'alose.
Au-dessus de ce paradis fait d'ombre noire et de douce lumière se lève le manoir
d'Hampton-Court, bâii par Volsey , séjour que l'orgueUleux cardinal avait créé dési-
rable même pour un roi, et qu'il fut forcé, en courtisan timide , de donnera son
158 LES MOUSQUETAIRES.
maître Henri YIII, lequel avait froncé le sourcil d'envie et de cupidilé au seul aspect
du château neuf.
Hampton-Court, aux murailles de briques, aux grandes fenêtres , aux belles grilles
de fer; Hampton-Court j avec ses mille tourillons, ses clochetons bizaiTes , ses discrets
promenoirs et ses fontaines intérieures, pareilles à celles de l'Alhambra; Hampton-
Court, c'est le berceau des roses , du jasmin et des clématites. C'est la joie des yeux et
de Todorat; c'est la bordure la plus charmante de ce tableau damour que déroula
Charles H , parmi les voluptueuses peintures du Titien , du Pordenone , de Van-Dyck,
lui qui avait dans sa galerie le portrait de Charles I", roi-martyr, et sur ses boiseries
les trous des balles puritaines lancées par les soldats de Gromwell, le 24 août 16i8,
alors qu'ils avaient amené Charles I" prisonnier à Hampton-Court.
C'est là que tenait sa cour ce roi toujours ivre de plaisir: ce roi poëte par le désir ;
ce malheureux d'autrefois qui se payait par un jour de volupté chaque minute écoulée
naguère dans l'angoisse et la misère.
Ce n'était pas le doux gazon d'Hampton-Court , si doux que l'on croit fouler le ve-
lours; ce n'était pas le carré de fleurs touffues, qui ceint le pied de chaque arbre et fait
un lit aux rosiers de vingt pieds qui s'épanouissent en plein ciel comme des gerbes
d'artifice: ce n'était pas les grands tilleuls dont les rameaux tombent jusqu'à terre
comme des saules, et voilent tout amour ou toute rêverie sous leur ombre, ou plutôt
sous leur chevelure; ce n'était pas tout cela que Charles II aimait dans son beau pa-
lais d'Hampton-Court.
Peut-être était-ce alors cette belle eau rousse pareille aux eaux de la mer Caspienne,
cette eau immense, ridée par un vent frais, comme les ondulations de la chevelure
de Cléopâlre , ces eaux tapissées de cressons , de nénuphars blancs , aux bulbes vigou-
reuses, qui s'entr'ouvrent pour laisser voir comme dans l'œuf le germe d'or rutilant
au fond de l'enveloppe laiteuse, ces eaux mystérieuses et pleines de murmures, sur
lesquelles [naviguent les cygnes noirs et les petits canards avides, frêle couvée au du-
vet de soie, qui poursuivent la mouche verte sur les glaïeuls et la grenouille dans ses
repaires de mousse.
C'étaient peut-être les houx énormes au feuillage biocolor, les ponts rians jetés sur
les canaux, les biches qui brament dans les allées sans fin, et les bergeronnettes qui
piétinent en voletant dans les bordures de buis et de trèfle.
Car il y a de tout cela dans Hampton-Court: il y a en outre les espaliers de roses
blanches qui grimpent le long des hauts treillages pour laisser retomber sur le sol leur
neige odorante ; il y a dans le premier parc les vieux sycomores aux troncs verdissans
qui baignent leurs pieds dans une poétique et luxuriante moisissure.
Non, ce que Charles II aimait dans Hampton-Court, c'étaient les ombres charmantes
qui couraient après midi sur ses terrasses, lorsque, comme Louis XIV, il avait fait
peindre leurs beautés dans son grand cabinet par un des pinceaux intell igens de son
époque, pinceaux qui savaient attacher siu' la toile un rayon échappé de tant de beaux
yeux qui lançaient l'amour.
Le jour où nous arrivons à Hampton-Court , le ciel est presque doux et clair coiiunc
en un jour de France ; l'air est d'une tiédeur humide , les géraniums , les pois de sen-
teur énormes, les seringats et les héhotropes , jetés par millions dans le parterre,
exhalent leurs arômes enivrans.
Il est une heure. Le roi , revenu de la chasse , a dîné , rendu visite à la duchesse de
Casttdmaine, la maîtresse eu titre, et après cette preuve de fidélité , il peut à l'aise se
permettre des intidélités jusqu'au soir.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 159
Toute la cour folâtre et aime. C'est le temps où les dames demandent sérieusement
aux gentilshommes leur sentiment sur tel ou tel pied plus ou moins charmant , selon
qu'il est chaussé d'un has de soie rose ou d'un bas de soie verle.
C'est le temps où Charles II déclare qu'il n'y a pas de salut pour une femme sans le
bas de soie verte, parce que mademoiselle Lucy Stewart les porte de celte couleur.
Tandis que le roi cherche à communiquer ses préférences, nous verrons dans l'allée
de hêtres qui faisaii face à la terrasse une jeune dame en habit de couleur sévère mar-
chant auprès d'une autre en habit de couleur lilas et bleu sombre.
Elles traversèrent le parterre de gazon au milieu duquel s'élevait une belle fontaine
aux syrènes de bronze, et s'en allèrent en causant sur la terrasse, le long de laquelle,
de la clôture de brique , sortaient dans le parc plusieurs cabinets variés de forme ; mais
comme ces cabinets étaient pour la plupart occupés, ces jeunes femmes passèrent:
l'une rougissait, l'autre rêvait.
Entin, elles vinrent au bout de cette terrasse qui dominait toute la Tamise, et trou-
vant un frais abri, s'assirent côte à côte.
— Où allons-nous, Slewart? dit la plus jeune des deux femmes à sa compagne.
— Ma chère Graffton , nous allons , tu le vois bien , où tu nous mènes.
— Moi !
— Sans doute, toi : à l'extrémité du palais , vers 'ce banc où le jeune Français at-
tend et soupire.
Miss Mary Graffton s'arrêta court.
— Non, non, dit-elle, je ne vais pas là.
— Pourquoi?
— Retournons , Ste^vart .
— Avançons, au contraire, et exphquons-nous.
— Sur quoi ?
— Sur ce que le vicomte de Bragelonne est de toutes les promenades que tu faib ,
comme tu es de toutes les promenades qu'il fait.
— Et tu en conclus qu'il m'aime ou que je l'aime ?
— Pourquoi pas, c'est un charmant gentilhomme; personne ne m'entend , je l'es-
père, dit miss Lucy Stewart en se retournant avec un sourire qui indiquait, au reste,
que son inquiétude n'était pas grande.
— Non! non! dit Mary, le roi est dans son cabinet ovale avec M. de Buckingham.
— A propos de M. de Buckingham, Mary...
— Quoi?
— lime semble qu'il s'était déclaré ton chevalier depuis le retour de Fran:e; com-
ment va ton cœur de ce côté?
Mary Gralftou haussa les épaules.
— Bon! bon! je demanderai cela au beau Bragelonne, dit Stewart en riant, allons
le retrouver bien vite.
— Pourquoi faire?
— J'ai k lui parler, moi.
— 'Voyons, toi, Stewart, qui sais les petits secrets du roi?
— Tu crois cela?
— Dame! tu dois les savoir ou personne ne les saura; dis, pourquoi M. de Brage-
lonne est-il en Angleterre et qu'y fait-il?
— Ce que fait tout gentilhomme envoyé par son roi vers un autre roi.
— Soit; mais, sérieusement, quoique la pohtique ne soit pas notre fort, nous eu
160 LES MOUSQUETAIRES.
savons assez pour comprendre que M. de Bragelonne n'a point ici de mission sérieuse.
— Écoute, dit Stewart avec une gravité affectée, je veux bien pour loi trahir un
secret d'État. Veux-tu que je te récite la lettre de crédit donnée par le roi Louis XIV
à M. de Bragelonne et adressée à Sa Majesté le roi Charles II?
— Oui, sans doute.
— La voici : «Mon frère, je vous envoie un gentilhomme de ma cour, fils de quel-
ce qu'un que vous aimez. Traitez-le bien, je vous en prie, et failes-lui aimer l'An-
« gleterre, »
— Il y avait cela ?
— Tout net... ou l'équivalent. Jene réponds pas de la forme, mais je répondsdufond.
— Eh bien! qu'en as-tu déduit, ou plutôt qu'en a déduit le roi?
— Que Sa Majesté Française avait ses raisons pour éloigner M. de Bragelonne et le
marier... autre part qu'en France.
— De sorte qu'en vertu de cette lettre...
— Le roi Charles II a reçu M. de Bragelonne comme tu sais, splendidement et ami-
calement, il lui a donné la plus belle chambre de White-Hall, et comme tu es la plus
précieuse personne de sa cour, attendu que tu as refusé son cœur... Allons, ne rougis
pas... Il a voulu fe donner du goût pour le Français et lui faire ce beau présent. Voilà
pourquoi, toi, héritière de trois cent mille livres, toi, future duchesse, toi, belle et
bonne, il t'a mise de toutes les promenades dont M. de Bragelonne faisait partie. En-
fin, c'était un complot , une espèce de conspiration. Vois si tu veux y mettre le feu , je
t'en livre la mèche.
Miss Mary sourit avec cette expression charmante qui lui était familière , et, serrant
le bras de sa compagne ,
— Remercie le roi , dit-elle.
— Oui, oui, mais M. de Buckinghain est jaloux. Prends garde.
Ces mots étaient à peine prononces que M. de Buckingham sortait de l'un des pa-
villons de la terrasse, et s'approchant des deux femmes avec un sourire :
— Vous vous trompez, miss Lucy, dit-il, non je ne suis pas jaloux, et la preuve,
miss Mary, c'est que voici là-bas celui qui devrait être la cause de ma jalousie, le
vicomte de Bragelonne, qui rêve tout seul.
Pauvre garçon ! Permettez donc que je lui abandonne votre gracieuse compagnie
pendant quelques minutes, attendu que j'ai besoin de causer pendant ces quelques mi-
nutes avec miss Lucy Stewart.
Alors s'inclinant du côté de Lucy :
— Me ferez-vous , dit-il , l'honneur de prendre ma main pour aller saluer le roi qui
nous attend.
Et à ces mots, Buckingham toujours riant prit la main de miss Lucy Stewart et
l'emmena.
Restée seule, Mary Graffton, la tête inclinée sur lépaule avec cette mollesse gra-
cieuse particulière aux jeunes Anglaises, demeura un instant immobile les yeux lixés
sur Raoul, mais comme indécise de ce qu'elle devait faire. Enfin après que ses joues,
en pâlissant et en rougissant tour à loin' eurent révélé le combat qui se passait dans
son cœur, elle parut prendre une résolution et s'avança d'un pas assez ferme vers le
banc où Raoul était assis et rêvait.
Le bruit des pas de miss Mary, si léger qu'il fut sur la pelouse verte, réveilla Raoul;
il détourna la tête, aperçut la jeune fille et marcha au-devant de la compagne que
son heureux destin lui amenait.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 16t
— On m'envoie ù vous , Monsieur, dit Mary Graffton ; m'acceptez- vous?
— Et à qui dois-je être reconnaissant d'un pareil bonheur, Mademoiselle? demanda
Raoul.
— A M. de Buckingham, répliqua Mary en affectant la gaieté.
— A M. de Buckingham , qui cherche si passionnément votre précieuse compagnie;
Mademoiselle, dois-je vous croire?
— En effet, Monsieur, vous le voyez , tout conspire à ce que nous passions la meil-
leure ou plutôt la plus longue part de nos journées ensemble. Hier, c'était le roi qui
m'ordonnait de vous faire asseoir près de moi à table; aujourd'hui, c'est M. de Buc-
kingham qui me prie de venir m'asseoir près de vous sur ce banc.
— Et il s'est éloigné pour me laisser la place libre? demanda Raoul avec embarras"
— Regardez là-bas. au détour de l'allée, il va disparaître avec miss Stewart. A-t-
on de ces complaisances-là en France, monsieur le vicomte?
— Mademoiselle, je ne pourrais trop dire ce qui se fait en France, car à peine si
je suis Français. J'ai vécu dans plusieurs pays et presque toujours en soldat; puis,
j'ai passé beaucoup de temps à la campagne ; je suis un sauvage.
— Vous ne vous plaisez point en Angleterre , n'est-ce pas?
— Je ne sais, dit Raoul distraitement et en poussant un soupir.
— Comment ! vous ne savez...
— Pardon , lit Raoul en secouant la tête et en rappelant à lui ses pensées. Pardon,
je n'entendais pas.
— Oh ! dit la jeune femme en soupirant à son tour, comme le duc de Buckingbam
a eu tort de m'envoyer ici !
— Tort! dit vivement Raoul, vous avez raison : ma compagnie est maussade, et
vous vous ennuyez avec moi. M. de Buckingham a eu tort de vous envoyer ici.
— C'est justement, répliqua la jeune femme avec sa voix sérieuse et vibrante,
c'est justement parce que je ne m'ennuie pas avec vous que M. de Buckingham a eu
tort de m'envoyer près de vous.
Raoul rougit à son tour.
— Mais , reprit-il , comment M. de Buckingham vous envoie-t-il près de moi , et
comment y venez-vous vous-même? jM. de Buckingham vous aime et vous l'aimez...
— Non, répondit gravement Mary, non, M. de Buckingham ne m'aime point,
puisqu'il aime madame la duchesse d'Orléans; et quant à moi , je n'ai aucun amour
pour le duc.
Raoul regarda la jeune femme avec étonnement.
— Etes-vous l'ami de ^I. de Buckingham, vicomie? demanda-t-elle.
— M. le duc me fait l'honneur de m'appeler son amidepuis que nous nous sommes
vus en France.
— Vous éles de simples connaissances, alors?
— Non , car M. le duc de Buckingham est l'ami Irès-intime d'un gentilhomme que
j'aime comme un frère.
— De M, le comie de Guiche?
— Oui, Mademoiselle.
' — Lequel aime madame la duchesse d'Orléans?
— Oh 1 que dites-vous là !
— Et qui en est aimé, continua tranquillement la jeune femme.
Raoul baissa la lète, miss Mary Granton continua en soupirant :
— lis sont birn hourrux... Tenez, quillcz-tnoi , monsieur de Bragelonne , car M. de
T. II. " j,
i(j-2 LES MOUSQUETAIRES.
Buckingham vous a donné une fâcheuse commission en m'ofifrant à vous comme com-
pagne de promenade. Votre cœur est ailleurs, et à peine si vous me faites l'aumône
de votre esprit. Avouez , avouez... Ce serait mal à vous, vicomte, de ne pas avouer.
— Madame, je l'avoue.
Elle le regarda.
Il était si simple et si beau, son œil avait tant de limpidité, de douce franchise et
de résolution, qu'il ne pouvait venir à l'idée d'une femme aussi distinguée que l'était
miss Mary, que le jeune homme fût un discourtois ou un niais.
Elle vit seulement qu'il aimait une autre femme qu'elle dans toute la sincérité de
son cœur.
*— Oui , je comprends , dit-elle j vous êtes amoureux en France.
Raoul s'inclina.
— Le duc connaît-il cet amour?
• — Nul ne le sait, répondit Raoul.
— Et pourquoi me le dites-vous, à ntoi?
— • Mademoiselle...
— Allons , parlez.
— Je ne le puis.
— C'est donc à moi d'aller au-devant de l'explication ; vous ne voulez rien me dire
à moi parce que vous êtes convaincu maintenant que je n'aime point le duc , parce que
vous voyez que je vous eusse aimé peut-èlre, parce que vous êtes un gentilhomme
plein de cœur et de délicatesse, et qu'au heu de prendre, ne fùl-ce que pour vous
distraire un moment, une main que l'on approchait de la vôtre, qu'au heu de sourire
à ma bouche qui vous souriait , vous avez préféré , vous qui êtes jeune . me dire à
moi qui suis belle :
« J'aime en France. »
Eh bien, merci, monsieur de Bragelonne , vous êtes un noble gentilhonune , et je
vous en aime plus... d'amitié. A présent, ne parlons plus de moi, parlons de vous.
Oubliez que miss Mary Cirairton vous a parlé d'elle: dites-moi pourquoi vous êtes
triste , pourquoi vous l'êtes plus encore depuis quelques jours.
Raoul fut ému jusqu'au fond du cœur à l'accent doux et triste de celte voix ; il ne
put trouver un mot de réponse ; la jeune tille vint encore à son secours.
— Plaignez-moi, dit-elle. Ma mère était Française. Je puis donc dire que je suis
Française par le sang et l'àme. Mais sur cette ardeur planent sans cesse le brouillard
et la tristesse de l'Angleterre. Parfois le rêve d'or et de magiques félicités, mais sou-
dain la brume arrive et s'étend sur mon rêve qu'elle éteint. Cette fois encore, il en a
été ainsi. Pardon, assez là-dessus, donnez-moi votre main et contez vos chagrins à
une amie.
— Vous êtes Française , avez-vous dit , Française d'Ame et de sang.
— Oui , non-seulement , je le répète . ma mère était Française . mai? encore , connue
mon père, ami du roi Cbarlos l", s'était exilé en France, et pendant le procès du
prince, et pendant la vie du prolecteur, j'ai été élevée à Paris j à la restauration du roi
Charles 11 , mon père est revenu en Angleterre pour y mourir presque aussitôt; pauvre
père ! Alors le roi Charles m'a faite duchesse, et a complété mon douaire.
— Avez-vous encore quelque parent en France? demanda Raoul avec un profond
intérêt.
— J'ai une sœur , mon aînée de sept ou huit anS) mariée en France et déjà veuve;
clic s'appelle madame de Bellicres.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 163
Raoul fit un mouvement.
— Vous la connaissez ?
— J'ai entendu prononcer son nom.
— Elle aime aussi ; et ses dernières lettres m'annoncent quelle est heureuse , donc
elle est aimée. Moi, je vous le disais , monsieur de Bragelonne , j'ai la moitié de son
âme, mais je n'ai point la moitié de son bonheur. Mais parlons de vous. Qui aimez-
vous en France ?
— Une jeune fille douce et blanche comme un lis.
— Mais si elle vous aime , elle, pourquoi étes-vous triste?
— On m'a dit qu'elle ne m'aimait plus.
— Vous ne le croyez pas, j'espère?
— Celui qui m'écrit n'a point signé sa lettre.
— Une dénonciation anonyme ! Oh ! c'est quelque trahison, dit miss Grall'lon.
— Tenez, dit Raoul en montrant à la jeune tille un billet qu'il avait lu cent lois.
Mary Graffton prit le billet et lut :
c( Vicomte , disait cette lettre , vous avez bien raison de vous divertir là-bas avec les
belles dames du roi Charles II , car à la cour du roi Louis XIV on vous assiège dans
le château de vos amours. Restez donc à jamais à Londres, pauvre vicomte , ou re-
venez vite à Paris. »
— Pas de signature , dit miss Mary.
— Non.
— Donc , n'y croyez pas.
— Oui; mais voici une seconde lettre.
— De qui ?
— De M. de Guiche.
— Oh! c'est autre chose ! Et cette lettre vous dit? ..
— Lisez.
« Mon ami, je suis blessé, malade. Revenez , Raoul ; revenez !
« GUICHE. »
— Et qu'allez-vous faire? demanda la jeune fille avec un serrement de cœur.
— Mon intention, en recevant cette lettre, a été de prendre à Tinstant même congé du roi.
— Et vous la reçûtes?...
— Avant-hier.
— Elle est datée de Fontainebleau ?
— C'est étrange, n'est-ce pas? la cour est à Paris. Enfin je fusse parti. Mais quand
je parlai au roi de mon départ, il se mit à rire et me dit : « Monsieur l'ambassadeur,
d'où vient que vous partez? Est-ce que votre maître vous rappelle? » Je rougis, je fus
décontenancé, car, en effet , le roi m'a envoyé ici , et je n'ai point reçu d'ordre de retour.
Mary fronça un sourcil pensif.
— Et vous restez? demanda-t-elle.
— Il le faut. Mademoiselle.
■ — Et celle que vous aimez?...
— Eh bien?...
— Vous écrit-elle?
— Jamais.
— Jamais! Oh ! elle ne vous aime donc pas?
— Au moins, elle ne m'a point écrit depuis mon déj)arl
— Vous écrivait-elle auparavant?
164 LES MOUSQUETAIRES.
— Quelquefois. Oh! j'espère qu'elle aura eu un empêchement.
— Voici le duc; silence.
En efl'et, Buckingham reparaissait au bout de l'allée, seul et souriant; il vint len-
tement et tendit la main aux deux causeurs.
— Vous êtes-vous entendus? dit-il.
— Sur quoi? demanda Mary Grafîton.
— Sur ce qui peut vous rendre heureuse , chère Mary, et rendre Raoul moins
malheureux.
— Je ne vous comprends point , milord , dit Raoul.
— Voilàmon sentiment, miss Mary. Voulez-vous que je vous le dise devant Monsieur?
Et il souriait.
— Si vous voulez dire , répondit la jeune tille avec fierté, que j'étais disposée à
aimer M. de Bragelonne , c'est inulile , car je le lui ai dit moi-même.
Buckingham réfléchit, et sans se décontenancer comme elle s'y attendait,
— C'est, dit-il, parce que je vous connais un délicat esprit et surtout une âme
lovale , que je vous laissais avec M. de Bragelonne , dont le cœur malade peut se guérir
entre les mains d'un médecin comme vous.
— Mais, milord, avant de me parler du cœur de M. de Bragelonne, vous me par-
liez du vôtre. Voulez-vous donc que je guérisse deux cœurs à la fois?
— Il est vrai , miss Mary; mais vous me rendrez cette justice que j'ai bientôt cessé
une poursuite inutile, reconnaissant que ma blessure, à moi, était incurable.
Mary se recueillit un instant.
— Milord, dit-elle, M. de Bragelonne est heureux. Il aime , on l'aime. Il n'a donc
pas besoin d'un médecin tel que moi.
— INI. de Bragelonne , dit Buckingham, est à la veille de faire une grave maladie,
et il a plus que jamais besoin que l'on soigne son cœur.
— Expliquez-vous, milord ! demanda vivement Raoul.
— Non, peu à peu je m'expliquerai, mais si vous le désirez, je puis dire à miss
Mary ce que vous ne pouvez entendre.
— Milord , vous me mettez à la torture: milord , vous savez quelque chose.
— Je sais que miss Mary GrafTton est le plus charmant objet qu'un cœur malade
puisse rencontrer sur son chemin.
— Milord, je vous ai déjà dit que le vicomte de Bragelonne aimait ailleurs, fit la
jeune tille.
— Il a tort.
— Vous le savez donc, monsieur le duc, vous savez donc que j'ai tort?
-—Oui.
— Mais qui aimc-l-il donc? s'écria la jeune fille.
— Il aime une femme indigne de lui, dit tranquillement Buckingham avec ce
flegme qu'un Anglais seul puise dans sa tête et dans son cœur.
Miss Mary Grafflon lit un cri qui , non moins que les paroles prononcées par Buc-
kingham , appela sur les joues de Bragelonne la pâleur du saisissement et le frisson-
nement de la terreur.
— Duc. s'écria-t-il, vous venez de prononcer de telles paroles, que sans tarder
d'une seconde j'en vais chercher l'explication à Paris.
— Vous resterez ici , dit Buckingham,
— Moi!
• — Oui, vous.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 165
— Et comment cela?
— Parce que vous n'avez pas le droit de partir, et qu'on ne quitte pas le service
d'un roi pour celuid'une femme , tut-elle digne d'être aimée comme l'est Mary Grafflon.
— Alors, instruisez-moi.
— Je le veux bien. Mais resterez-vous ?
— Oui, si vous me parlez franchement.
Ils en étaient là, et sans doute Buckingham allait dire, non pas tout ce qui était,
mais tout ce qu'il savait, lorsqu'un valet de pied du roi parut à l'extrémité de la ter-
rasse et s'avança vers le cabinet où était le roi avec miss Lucy Stewart.
Cet homme précédait un courrier poudreux qui paraissait avoir mis pied à terre il y
avait quelques instans à peine.
— Le courrier de France 1 le courrier de Madame! s'écria Raoul, reconnaissant la
livrée de la duchesse.
L'homme et le courrier firent prévenir le roi, tandis que le duc et miss Gratîlon
échangeaient un regard d'intelligence.
LE COURRIER DE MADAME.
Charles II était en train de prouver ou d'essayer de prouver à miss Stewart qu'il
ne s'occupait que d'elle : en conséquence il lui promettait un amour pareil à celui que
son aïeul Henri IV avait eu pour Gabrielle.
Malheureusement pour Charles II , il était tombé sur un mauvais jour, sur un jour
où miss Stewart s'était mis en tête de le rendre jaloux.
Aussi , à cette promesse , au lieu de s'attendrir comme l'espérait Charles II , se mit-
elle à éclater de rire.
— Oh! sire, sire, s'écria-t-elle tout en riant, si j'avais le malheur de vous de-
mander une preuve de cet amour, combien serait-il facile de voir que vous mentez.
— Écoutez , lui dit Charles , vous connaissez mes cartons de Raphaël ; vous savez
si j'y tiens; le monde me les envie. Vous savez encore cela : mon père les lit acheter
par Van-Dyck. Voulez-vous que je les fasse porter aujourd'hui même chez vous ?
— Oh ! non , répondit la jeune tille ; gardez-vous-en bien , sire , je suis trop à l'étroit
pour loger de pareils hôtes.
— Alors je vous donnerai Hampton-Court pour mettre les cartons.
— Soyez moins généreux, sire , et aimez plus longtemps , voilà tout ce que je vous
demande.
— Je vous aimerai toujours; n'est-ce point assez?
— Vous riez , sire.
— Voulez- vous donc que je pleure?
— Non, mais je voudrais vous voir un peu plus mélancolique.
— Merci Dieu! ma belle, je l'ai été assez longtemps : quatorze ans d'exil, de pau-
vreté , de misère , il me semblait que c'était une dette payée ; et puis la mélancolie
enlaidit.
— Non pas, voyez plutôt le jeune Français.
im LES MOUSQUETAIRES.
— Oh ! le vicomte de Bragelonne ! vous aussi. Dieu me damne ! elles en deviendront
toutes folles les unes après les autres; d'ailleurs, lui, il a raison d'être mélancolique.
— Et pourquoi cela ?
— Ah bien ! il faut que je vous livre les secrets d'État !
— Il le faut si je le veux , puisque vous avez dit que vous étiez prêt à faire tout ce
que je voudrais.
— Eh bien! il s'ennuie de son pays, là! Étes-vous contente?
— Il s'ennuie?
— Oui, preuve qu'il est un niais.
— Comment, un niais?
— Sans doute. Comprenez-vous cela? je lui permets d'aimer miss Mary Grafflon,
et il s'ennuie !
— Bon! il paraît que si vous n'étiez pas aimé de miss Lucy Stewart, vous vous con-
soleriez, vous, en aimant miss Mary Graffton ?
— Je ne dis pas cela ; d'abord , vous savez bien que Mary Graffton ne m'aime pas;
or, on ne se console d'un amour perdu que par un amour trouvé. Mais, encore une
fois, ce n'est pas de moi qu'il est question, c'est de ce jeune homme. Ne dirait-on
pas que celle qu'il laisse derrière lui est une Hélène, une Hélène avant Paris, bien en-
tendu !
— Mais il laisse donc quelqu'un, ce gentilhomme?
— C'est-à-dire qu'on le laisse.
— Pauvre garçon ! au fait, tant pis.
— Comment , tant pis ?
— Oui ; pourquoi s'enva-t-il?
— Croyez-vous que ce soit de son gré qu'il s'en aille ?
— Il est donc forcé ?
— Par ordre, ma chère Stewart, il a quille Paris par ordre.
— Et par quel ordre ?
— Devinez.
— Du roi?
— Juste.
— Ah ! vous m'ouvrez les yeux.
— N'en dites rien, au moins.
— Vous savez bien que pour la discrétion je vaux un homme. Ainsi le roi le renvoie ?
— Oui.
— Et, pendant son absence , il lui prend sa maîtresse.
— riiii, et comprenez-vous, le pauvre enfant, au lieu de remercier le roi, il se
lamente !
— Komercier le roi de ce qu'il lui enlève sa maîtresse ! Ah oà, mais ce n'est pas
galant le moins du monde pour les femmes en général et pour les maîtresses en parti-
culier, ce que vous dites là, sire !
— Mais comprenez donc, parbleu ! Si celle que le roi lui enlève était une miss
Graffton ou une miss Ste\\arl , je serais do son avis, et je ne le trouverais même pas
assez désespéré; mais c'est une petite fille maigre et boiteuse... Au diable soit de la
fidélité! comme on dit en France. Refuser celle qui est riche pour celle qui est pauvre,
relie qui l'aime pour celle qui le trompe, a-t-on jamais vu cela?
— Croyez-vous que Mary ait sérieusement envie de plaire au vicomte, sire?
— Oui , je le crois.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 167
— Eh bien! le vicomte s'habituera à l'AngleteiTe. Mary a bonne tête , et quand elle
veut , elle veut bien.
— Ma chère miss Stewart , prenez garde, si le vicomte s'acclimate à notre pays il
n'y a pas longtemps, avant-hier encore il m'est venu demander la permission de le
quitter.
— Et vous la lui avez refusée?
— Je le crois bien, le roi mon frère a trop à cœur qu'il soit absent, et quant à moi,
j'y mets de l'amour-propre , il ne sera pas dit que j'aurai tendu à ce yongman le plus
noble et le plus doux appât de l'Angleterre...
— Vous êtes galant, sire, dit miss Stewart avec une charmante moue.
— Je ne compte pas miss Stewart , dit le roi, celle-là est un appât royal . et puisque
je m'y suis pris, un autre, j'espère , ne s'y prendra point; je dis donc entin que je
n'aurai pas fait inutilement les doux yeux à ce jeune homme ; il restera chez nous , il
se mariera chez nous, ou Dieu me damne !...
— Et j'espère bien qu'une fois marié, au lieu d'en vouloir à Votre Majesté, il lui
en sera reconnaissant, car tout le monde s'empresse à lui plaire, jusqu'à M. de Buc-
kingham, qui, chose incroyable, s'efface devant lui.
— Et jusqu'à miss Stewart, qui l'appelle un charmant cavalier.
— Écoutez, sire : vous m'avez assez vanté miss Graffton, passez-moi à mon tour un
peu de Bragelonne. Mais , à propos, sire, vous êtes depuis quelque temps d'une bonté
qui me surprend; vous songez aux absens, vous pardonnez les offenses, vous êtes
presque parfait. D'où vient...
Charles II se mit à rire.
— C'est parce que vous vous laissez aimer, dit-il.
— Oh! il doit y avoir une autre raison.
— Dame! j'oblige mon frère Louis XIV.
— Donnez-m'en une autre encore.
— Eh bien , le vrai motif, c'est que Buckingham m'a recommandé ce jeune homme
et m'a dit :
— Sire, je commence par renoncer, en faveur du vicomte de Bragelonne, à miss
Graffton, faites comme moi.
— Oh ! c'est un digne gentilhomme , en vérité, que le duc.
— Allons, bien; échauffez-vous maintenant la tête pour Buckingham. Il paraît que
vous voulez me faire damner aujourd'hui.
En ce moment on gratta à la porte.
— Qui se permet de nous déranger? s'écria Charles avec impatience.
— En vérité, sire , dit Stewart, voilà un qui se permet de la plus suprême fatuité,
et pour vous en punir...
Elle alla ouvrir elle-même la porte.
— Ah ! c'est un messager de France, dit miss Stewart.
— Un messager de France! s'écria Charles, de ma sœur peut-être?
— Oui, sire, dit l'huissier, et messager extraordinaire.
— Entrez, entrez, dit Charles.
Le courrier entra.
— Vous avez une lettre de madame la duchesse d'Orléans? demanda le roi.
— Oui, sire, répondit le courrier, et tellement pressée que j'ai mis vingt-six heures
seulement pour l'apporter à Votre Majesté, et encore ai-je perdu trois quarts d'heure
à Calais.
168 LES MOUSQUETAIRES.
— On reconnaîtra ce zèle . dit le roi.
Et il ouvrit la lettre.
Puis se prenant à rire aux éclats :
— En vérité, s'écria-t-il , je n'y comprends plus rien.
El il relut la lettre une seconde fois.
MissSte^vart affectait un maintien plein de réserve et contenait son ardente curiosité.
— Francis , dit le roi à son valet , que l'on fasse rafraîchir et coucher ce brave gar-
çon, et que demain en se réveillantil trouve àson chevel un pelitsacde cinquante louis.
— Sire !
— Va , mon ami , va : ma sœur avait bien raison de te recommander la diligence :
c'est pressé.
Et il se remit à rire plus fort que jamais.
Le messager, le valet de chambre et miss Slewart elle-même ne savaient quelle
contenance garder.
— Ah ! fît le roi en se renversant sur son fauteuil , et quand je pense que lu as
crevé... combien de chevaux?
— Deux.
— Deux chevaux pour apporter cette nouvelle! c'est bien, va mon ami, va.
Le courrier sortit avec le valet de chambre.
Charles II alla à la fenêtre qu'il ouvrit, et se penchant en dehors ;
— Duc, cria-t-il, duc Buckingham, mon cher Buckin;_'ham , venez.
Le duc se hàla d'accourir; mais arrivé au seuil de la porte et apercevant miss
Stewart, il hésita à entrer.
— Viens donc et ferme la porte, duc.
Le duc obéit et voyant le roi de si joyeuse humeur, s'approcha en souriant.
— Eh bien ! mon cher duc, où on es-tu avec ton Français?
— Mais j'en suis de son côté au plus pur désespoir, sire.
— Et pourquoi ?
— Parce que cette adorable miss Graffton veut l'épouser et qu'il ne veut pas.
— Mais ce Français nest donc qu'un Béotien 1 s'écria miss Stewart. Qu'il dise oui
ou qu'il dise non, et que cela finisse.
— Mais, dit gravement Buckingham, vous savez, ou vous devez savoir, Madame,
que M. de Bragelonne aime ailleurs.
— Alors, dit le roi venant au secoursde missStewart, rien de plus simple; qu'il dise non.
— Oh ! c'est que je lui ai prouvé qu'il avait tort de ne pas dire oui !
— Tu lui as donc avoué que sa la Vallière le trompait ?
— Ma foi, oui, tout net.
— Et qu'a-t-il fait?
— Il a fait un bond comme pour franchir le détroit.
— Enfin, dit miss Stewart, il a fait quelque chose : c'est ma foi bien heureux.
— Mais, continua Buckingham, je lai arrêté : je l'ai mis aux prises avec miss Mary,
et j'espère bien que maintenant il ne partira point comme il en avait manifesté l'intention.
— Il manifestait rinlenlion de partir! s'écria le roi.
— Un instant j'ai douté qu'aucune puissance humaine fût capable de l'arrêter; mais
les yeux de miss Mary sont braques sur lui : il restera.
— Eh bien! voilà ce qui te trompe, Buckingham, dit le roi en éclatant de rire; ce
malheureux est prédestiné.
— Prédestiné à quoi ?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 169
— A être trompé, ce qui n'est rien; mais à le voir, ce qui est beaucoup.
— A distance, et avec l'aide de miss Gratîton , le coup sera paré.
— Eh bien ! pas du tout; il n'y aura ni distance ni aide de miss Grafflon. Brage-
lonne partira pour Paris dans une heure.
Buckingham tressaillit. Miss Stewart ouvrit de grands yeux.
— Mais, sire. Votre Majesté sait bien que c'est impossible, dit le duc.
— C'est-à-dire, mon cher Buckiogham, qu'il est impossible maintenant que le
contraire arrive.
— Sire , figurez-vous que ce jeune homme est un lion.
— Je le veux bien , Villiers.
— Et que sa colère est terrible.
— Je ne dis pas non, cher ami.
— S'il voit son malheur deçrès , tant pis pour l'auteur de son malheur.
— Soit; mais que veux- tu que j'y fasse?
— Fût-ce le roi, s'écria Buckingham, je ne répondrais pas de lui !
— Oh ! le roi a des mousquetaires pour le garder, dit Charles tranquillement; je
sais cela, moi, qui ai fait antichambre chez lui à Blois. Il a M. d'Artagnan. Peste 1
voilà un gardien! Je m'accommoderais, vois-tu, de vingt colères comme celles de
ton Bragelonne , si j'avais quatre gardiens comme M. d'Artagnan.
— Oh ! mais que Votre Majesté, qui est si bonne, réfléchisse, dit Buckingham.
— Tiens, dit Charles II en présentant la lettre au duc , lis, et réponds toi-même.
A ma place , que ferais-tu ?
Buckingham prit lentement la lettre de Madame et lut ces mots en tremblant d'é-
motion :
« Pour vous, pour moi, pour l'honneur et le salut de tous, renvoyez immédiate-
« ment en France M. de Bragelonne.
« Votre sœur dévouée ,
« Henriette. «
— Qu'en dis-tu , Villiers?
— Ma foi, sire, je n'en dis rien, répondit le duc stupéfait.
— Est-ce toi, voyons, dit le roi avec affectation, qui me conseillerais de ne pas
obéir à ma sœur quand elle me parle avec cette insistance ?
— Oh! non, non, sire, et cependant...
— Tu n'as pas lu le post-scriptum, ViUiers; il est sous le pli et m'avait échappé
d'abord à moi-même : lis.
Le duc leva en effet un pli qui cachait cette ligne :
« Mille souvenirs à ceux qui m'aiment. »
Le front pâlissant du duc s'abaissa vers la terre; la feuille trembla dans ses doigts
comme si le papier se fût changé en un plomb épais.
Le roi attendit un instant et voyant que Buckingham restait muet :
— Qu'il suive donc sa destinée comme nous la nôtre, continua le roi; chacun
souffre sa passion en ce monde : j'ai eu la mienne, j'ai eu celle des miens, j'ai porté
double croix. Au diable les soucis maintenant ! Va, Villiers, va me quérir ce gentilhomme.
Le duc ouvrit la porte treillisée du cabinet, et, montrant au roi Raoul et Mary qui
marchaient à côté l'un de l'autre :
— Oh ! sire , dit-il , quelle cruauté pour cette pauvre miss Graffton I
— Allons , allons , appelle , dit Charles lien fronçant ses sourcils noirs; tout le
170 LES MOUSQUETAIRES.
monde est donc sentimental ici? Bon ! voilà miss Stewart qui s'essuie les yeux à pré-
sent. Maudit Français, va !
Le duc appela Raoul , et allant prendre la main de miss Graffton , il l'amena devant
le cabinet du roi.
— Monsieur de Bragelonne, dit Charles II, ne me demandiez-vous pas avant-hier
la permission de retourner à Paris?
— Oui, sire, répondit Raoul, que ce début étourdit tout d'abord.
— Eh bien I mon cher vicomte , j'avais refusé, je crois?
— Oui, sire.
— Et vous m'en avez voulu?
— Non, sire, car Votre Majesté refusait certainement pour d'excellens motifs ; Votre
Majesté est trop sage et trop bonne pour ne pas bien faire tout ce qu'elle fait.
— Je vous alléguais, je crois, reprit Charles, cette raison que le roi de France ne vous
avait pas rappelé?
— Oui, sire, vous m'avez en effet répondu cela.
— Eb bien ! j'ai réfléchi , monsieurde Bragelonne ; si en effet le roi ne vous a pas fixé
le retour, il m'a recommandé de vous rendre agréable le séjour de l'Angleterre; or,
puisque vous me demandez à partir, c'est que le séjour de l'Angleterre ne vous était
pas agréable.
— Je n'ai pas dit cela , sire.
— Non , mais votre demande signifiait au moins, dit le roi , qu'un autre séjour vous
serait plus agréable que celui-ci.
En ce moment Raoul se tourna vers la porte contre le chambranle de laquelle miss
Graffton était appuyée pâle et défaite.
Son autre bras était posé sur le bras de Buckingham.
— Vous ne répondez pas, poursuivit Charles; le proverbe français est positif: Qui
ne dit mot consent. Eh bien! monsieur Bragelonne, je me vois en mesure de vous sa-
tisfaire; vous pouvez, quand vous voudrez, partir pour la France, je vous y autorise.
— Sire !.. s'écria Raoul.
— Ohl murmura Mary en étreignant le bras de Buckingham.
— Vous pouvez être ce soir à Douvres , continua le roi; la marée monte à deux
heures du matin.
Raoul, stupéfait, balbutia quelques mots qui tenaient le milieu entre le remercî-
ment et l'excuse.
— Je vous dis donc adieu , monsieur de Bragelonne , et vous souhaite toutes sortes
de prospérités, dit le roi en se levant; vous me ferez le plaisir de garder en souvenir
de moi ce diamant, que je destinais à une corbeille de noces.
Miss Grafflon semblait prête à défaillir.
Raoul reçut le diamant ; en le recevant il sentait ses genoux trembler.
Il adressa quelques complimens au roi, quelques complimens à miss Stewart et
chercha Buckingham pour lui dire adieu.
Le roi profita de ce moment pour disparaître.
Raoul trouva le duc occupé à relever le courage de miss Graffton.
— Uites-luide rester. Mademoiselle, je vous en supplie, murmurait Buckingham.
— Je lui dis de partir, répondit miss Graffton en se ranimant; je ne suis pas de ces
femmes qui ont plus d'orguoilquo de ca^ur ; si on l'aime en France qu'il retourne en
France et qu'il me bénisse, moi qui lui aurai conseillé d'aller trouver son bonbeur. Si,
au contraire, on ne l'aime plus, qu'il revienne, je l'aimerai encore , et son infortune
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 171
ne l'aura point amoindri à mes yeux. Il y a dans les armes de ma maison ce que Dieu
a gravé dans mon cœur :
« Habentiparum, efjcnticuncta.
« Aux riches peu , aux pauvres tout. »
— Je doute, ami , dit Buckingham , que vous trouviez là-bas l'équivalent de ce que
vous laissez ici.
— Je crois ou du moins j'espère, dit Raoul d'un air sombre, que ce que j'aime
est digne de moi , mais s'il est vrai que j'ai un indigne amour, comme vous avez essayé
de me le faire entendre, monsieur le duc, je l'arracherai de mon cœur, dussé-jc ar-
racher mon cœur avec l'amour.
Mary Graffton leva les yeux sur lui avec une expression d'indéfinissable pitié.
Raoul sourit tristement.
— Mademoiselle, dit-il, le diamant que le roi me donne était destiné à vous,
laissez-moi vous l'offrir; si je me marie en France, vous me lo renverrez ; si je ne me
marie pas, gardez-le.
Et saluant, il s'éloigna.
— Que veut-il dire? pensa Buckingham, tandis que Raoul serrait respectueusement
la main glacée de miss Mary.
Miss Mary comprit le regard que Buckingham fixait sin* elle.
— Si c'était une bague de fiançailles , dit-elle, je ne l'accepterais point.
— Vous lui offrez cependant de revenir à vous.
— Ohl duc, s'écria la jeune fille avec des sanglots, une femme comme moi n'est
jamais prise pour consolafion par un homme comme lui.
— Alors vous pensez qu'il ne reviendra pas?
— Jamais , dit miss Graffton d'une voix étranglée.
— Eh bien, je vous dis, moi , qu'il trouvera là-bas son bonheur détruit, sa fiancée
perdue.. i son honneur même entamé... Que lui restera-t-il donc qui vaille votre
amour? Oh ! dites , Mary, vous qui vous connaissez vous-même ?
Miss Graffton posa sa blanche main sur le bras de Buckingham, et tandis que Raoul
fuyait dans l'allée de tilleuls avec une rapidité vertigineuse, elle dit d'une voix mou-
rante ces vers de Romeo et Juliette :
Il faut partir et vivre,
Ou rester et mourir.
Lorsqu'elle acheva le dernier mot, Raoul avait disparu.
Miss Graffton rentra chez elle, plus pâle et plus silencieuse qu'une ombre.
Buckingham profita du courrier qui était venu apporter la lettre au roi pour écrire
à Madame et au comte de Guiche.
Le roi avait parlé juste. A deux heures du matin, la marée était haute, et Raoul
s'embarquait pour la France.
n2 LES MOUSQUETAIRES.
SAINT-AIGNAN SUIT LE CONSEIL DE MALICORNE.
Le roi surveillait ce portrait de la Vallière avec un soin qui venait autant du désir
de la voir ressemblante que du dessein de faire durer ce portrait longtemps.
Il fallait le voir suivant le pinceau, attendre l'achèvement d'un plan ou le résultat
d'une teinte et conseiller au peintre diverses modifications auxquelles celui-ci consen-
tait avec une docilité respectueuse.
Puis quand le peintre , suivant le conseil de Malicorne , avait un peu tardé, quand
Saint-Aignan faisait une petite absence, il fallait voir, et personne ne le voyait, ces
silences pleins d'expression qui unissaient dans un soupir deux âmes fort disposées à
se comprendre et fort désireuses du calme et de la méditation.
Alors les minutes s'écoulaient comme par magie , le roi se rapprochait de sa maî-
tresse et venait la brûler du feu de son regard , du contact de son haleine.
Un bruit se faisait-il entendre dans l'antichambre , le peintre arrivait-il , Saint-
Aignan revenait-il en s'excusant , le roi se mettait à parler, la Vallière à lui répondre
précipitamment, et leurs yeux disaient à Saint-Aignan que pendant son absence ils
avaient vécu un siècle.
En un mot, Malicorne, ce philosophe sans le vouloir, avait su donner au roi l'ap-
pétit dans l'abondance et le désir dans la certitude de la possession.
Ce que la Vallière redoutait n'arriva pas.
Nul ne devina que dans la journée elle sortait deux ou trois heures de chez elle.
Elle feignait une santé irrégulière. Ceux qui se présentaient chez elle frappaient avant
que d'entrer. Malicorne, l'homme des inventions ingénieuses, avait imaginé un mé-
canisme acoustique par lequel la Vallière, dans Tappartement do Saint-Aignan,
était prévenue des visites que l'on venait faire dans la chambre qu'elle habitait
ordinairement.
Ainsi donc, sans sortir, sans avoir de confidentes, elle rentrait chez elle , déroulant
par une apparition, tardive peut-être, mais qui combattait victorieusement néanmoins
tous les soupçons des sceptiques les plus acharnés.
Malicorne avait demandé à Saint-Aignan des nouvelles du lendemain. Saint-Aignan
avait été forcé d'avouer que ce quart d'heure de liberté donnait au roi une humeur
des plus joyeuses.
— 11 faudra doubler la dose, répliqua Malicorne, mais insensiblement; attendez
bien ipi'on le désire.
On le désira si bien qu'un soir, le quatrième jour, an moment où le peintre pliait
bagage, sans que Saint-Aignan fut rentré , Saint-Aignan rentra et vit sur le visage de
la Vallière une ombre de contrariété qu'elle n'avait pu dissinmler. Le roi fut moins
secret, il témoigna sou dépit par un mouvement d'épaules très-significatif.
La Vallière rougit alors.
— Bon! s'écria Saint-Aignan, dans sa pensée, M. Malicorne sera enchanté ce soir.
En effet, Malicorne fut enchanté le soir.
— Il est bien évident, dit-il au comte, que mademoiselle de la Vallière espérait que
vous tarderiez au moins dix minutes.
MONSIEIH II F. S \ 1 N I -AIG.\A>
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 173
— Et le roi une demi-heure, cher monsieur ^laiicorne.
— Vous seriez un mauvais serviteur du roi , répliqua celui-ci, si vous refusiez cette
demi-heure de satisfaction à Sa Majesté.
— Mais le peintre? objecta Saint-Aignan.
— Je m'en charge , dit Malicorne , seulement laissez-moi prendre conseil des vi-
sages et des circonstances; ce sont mes opérations de magie à moi, et quand les sor-
ciers prennent avec l'astrolabe la hauteur du soleil, de la lune et de leurs constella-
tions, moi, je me contente de regarder si les yeux sont cerclés de noir, ou si la bouche
décrit l'arc convexe ou l'arc concave.
— Observez donc!
— N'ayez pas peur.
Et le rusé Malicorne eut tout le loisir d'observer.
Car le soir même le roi alla chez Madame avec les reines et fit une si grosse mine,
poussa de si rudes soupirs, regarda la Vallière avec des yeux si fort monrans, que
Malicorne dit à Montalais le soir :
— A demain.
Et il alla trouver le peinire dans sa maison de la rue des Jardins-Saint-Paul pour le
prier de remettre la séance à deux jours.
Saint-Aignan n'était pas chez lui quand la Vallière, déjà familiarisée avec l'étage
inférieur, leva le parquet et descendit.
Le roi, comme d'habitude, l'attendait sur l'escalier et tenait un bouquet à la main;
en la voyant, il la prit dans ses bras.
LaVallière,toutémue, regarda autour d'elle, etnevoyantque le roi, ne se plaignit pas.
Ils s'assirent.
Louis, couché près des coussins sur lesquels elle reposait, et la tête inclinée sur les
genoux de sa maîtresse, placé là comme dans un asile dont on ne pouvait le bannir,
la regardait, et comme si le moment fût venu où rien ne pouvait plus s'interposer entre
ces deux âmes, elle de soncôlé se mit à le dévorer du regard.
Alors de ses yeux si doux, si purs, se dégageait une flamme toujours jaillissante
dont les rayons allaient chercher le cœur de son royal amant pour le réchauffer d'abord
et le dévorer ensuite.
Embrasé parle contact des genoux tremblans, frémissant de bonheur lorsque la main
de Louise descendait sur ses cheveux, le roi s'engourdissait dans cette félicité, et s'at-
tendait toujours à voir entrer le peintre ou Saint-Aignan.
Dans cette prévision douloureuse, il s'efforçait parfois de fuir la séduction qui s'in-
filtrait dans ses veines, il appelait le sommeil du cœur et des sens, il repoussait la
réalité toute prête, pour courir après l'ombre.
Mais la porte ne s'ouvrit ni pour Saint-Aignan ni pour le peintre ; mais les tapisse-
ries ne frissonnèrent même point. Un silence lourd de mystère et de volupté engour-
dit jusqu'aux oiseaux dans leur cage dorée.
Le roi, vaincu, retourna sa tête et colla sa bouche brûlante dans les deux mains
réunies de la Vallière; elle perdit la raison et serra sur les lèvres de son amant ses
deux mains convulsives.
Louis se roula chancelant à genoux et comme la Vallière n'avait pas dérangé sa tête,
le front du roi se trouva au iu!veau des lèvres de la jeune femme qui, dans son extase,
effleura d'un furtif et mourant baiser, les cheveux parfumés qui lui caressaient les joues.
Le roi la saisit dans ses bras , et, sans qu'elle résistât, ils échangèrent ce premier
baiser, ce baiser ardent qui change l'amour on un délire.
in LES MOUSQUETAIRES.
Ni le peintre ni Saint-Aignan ne rentrèrent ce jour-là.
Une sorte d'ivresse pesante et douce, qui rafraîchit les sens et laisse circuler comme
un lent poison le sommeil dans les veines, ce sommeil impalpable, languissant comme
la vie heureuse, tomba , pareil à un nuage, entre la vie passée et la vie à venir des
deux amans.
Au sein de ce sommeil plein de rêves, un bruit continu, à l'étage supérieur, in-
quiéta d'abord la Vallière, mais sans la réveiller tout à fait.
Cependant, comme ce bruit continuait, comme il se faisait comprendre, comme il
rappelait la réalité à la pauvre jeune femme ivre de l'illusion, elle se releva tout
effarée , belle de son désordre , en disant :
— Quelqu'un m'attend là-haut! Louis! Louis! n'entendez-vous pas?
— Eh I n'êtes-vous pas celle que j'attends? dit le roi avec tendresse : que les antres
désormais vous attendent.
Mais elle secoua doucement la tête.
— Bonheur caché... dit-elle avec deux grosses larmes, pouvoir caché... mon orgueil
doit se taire comme mon cœur.
Le bruit recommença.
— J'entends la voix de Montalais, dit-elle.
El elle monta précipitamment l'escaher.
Le roi montait avec elle, ne pouvant se décider à la quitter et couvrant de baisers
sa main et le bas de sa robe.
— Oui , oui, répéta la Vallière la moitié du corps déjà passée à travers la trappe,
oui, la voix de Montalais qui appelle, il faut qu'il soit arrivé quelque chose d'important.
— Allez donc, cher amour, dit le roi, et revenez vite.
— Oh! pas aujourd'hui. Adieu! adieu!
Et elle s'abaissa encore une fois pour embrasser son amant, puis s'échappa.
Montalais attendait en effet tout agitée, toute pâle.
— Vite, vile, dit-elle, il monte.
— Qui cela? qui est-ce qui monte?
— Lui. Je l'avais bien prévu.
— Mais qui donc, lui? Tu me fais moiu'ir!
— Raoul, murmura Montalais.
— Moi! oui, moi, dit une voix joyeuse dans les derniers degrés du grand escalier.
La Vallière poussa un cri terrible et se renversa en arrière.
— Me voici, me voici, chère Louise, dit Raoul en accourant. Oh! je savais bien ,
moi, que vous m'aimiez toujours.
La Valhère fit un geste d'elfroi, elle s'eflorça de parler et ne put articuler (luuno
parole.
— Non ! Non ! dit-elle , et elle tomba dans les bras de Montalais murmurant :
— Ne m'approchez pas !
Montalais fit signe à Raoul qui , pétrifié sur le seuil , ne chercha pas même à faire
un pas de plus dans la chambre.
Puis, jetant les yeux du coté du paravent :
— Oh! dit-elle, l'iniprudeute! la trappe n'est pas même fermée !
Et elle s'avança vers l'angle de la chambre pour refermer d'abord le paravent, et
puis, derrière le paravent, la trappe.
Mais de celte trappe s'élança le roi qui avait entendu le cri de la Vallière et qui
venait à son secours.
RETOi;n tlK 11RAGEL0NN1-:
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 175
Il s'agenouilla devant elle en accablant de questions Montalais qui commençait à
nerdre la tète. • i i i i
Mais au mouient où le roi tombait à genoux, on entendit un en de douleur sur le
carré el le bruit d'un pas dans le corridor. Le roi voulut couru- pour von' qui avait
poussé ce cri , pour reconnaître qui faisait ce bruit de pas.
Monlalais cbcrcha à le retenir, mais ce fut vamement
Le roi quittant la Vallière , alla vers la porte , mais Raoul était deja loin , de sorte
que le roi ne vit qu'une espèce d'ombre tournant l'angle du corridor.
17G
LES MOUSQUETAIRES.
DEUX VIEUX AMIS.
a-d*Ij»cr.
ANDis que chacun pensait à ses affaires à la cour, un homme
se rendait mystérieusement derrière la place de Grève,
dans une maison qui nous est déjà connue pour l'avoir
vue assiégée un jour d'émeute par d'Artagnan.
Cette maison avait sa principale entrée par la place
Baudoyer.
Assez grande, entourée de jardins, ceinte dans la rue
Saint-Jean par des boutiques de taillandiers qui la garan-
tissaient des regards curieux , elle était enfermée dans ce
triple rempart de pierres, de bruit et de verdure, comme
une momie parfumée dans sa triple boîte.
L'homme dont nous parlons marchait d'un pas assuré, bien qu'il ne fut pas de la
première jeunesse. A voir son manteau couleur de muraille et sa lonçrue épée, qui
relevait ce manteau, nul n'eût pu méconnaître le chercheur d'aventures; et si l'on
eut bien consulté ce croc de moustaches relevé, cette peau iine et lisse qui apparaissait
sous le sombrero, comment ne pas croire que les aventures dussent être galantes.
En effet, à peine le cavalier fut-il entré dans la maison que huit heures sonnèrent
à Saint-Gervais.
Et dix minutes après une dame , suivie d'un laquais armé, vint frappera la même
porte, qu'une vieille suivant»,' lui ouvrit aussitôt.
Celle dame leva son voile en entrant. Ce n'était plus une beauté, mais c'était en-
core une femme ; elle n'était plus jeune, mais elle était encore alerte et d'une belle
prestance. Elle dissimulait, sous une toilette riche et de bon goût, un âge que Ninon
de rEnclos seule affronta en souriant.
A peine fut-elle dans le vestibule , que le cavalier dont nous n'avons fait qu'esquis-
ser les traits, vint à elle en lui tondant la main.
— Chère duchesse, dit-il , bonjour.
— Bonjour, mon cher Aramis, répliqua la duchesse.
Il la conduisit à un salon élégamment meublé dont les fenêtres hautes s'empour-
praient des derniers feux du jour tamisés par les cimes noires de quelques sapins.
Tous deux s'assirent côte à côte.
Us n'eurent ni l'un ni l'autre la pensée de demander de la hmiière, et s'enseve-
lircnlainsidansrondtrecnnunes'ils eussent voulu s'ensevelir mutuellement dansl'oubli.
— Chevalier, dit la duchesse . vous ne m'avez plus donné signe d'existence depuis
noire entrevue de Fonlaincbleau. cl j'avoue que voire présence le j<im' de la mnrt du
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 177
franciscain, j'avoue que votre initiation à certains secrets m'ont donné le plus vit
élonnement que j'aie eu de ma vie.
— Jepuisvousexp]iquermaprésence,jepuisvousexpliquermoninitiation,ditAramis.
— Mais avant tout , répliqua vivement la duchesse, parlons un peu de nous. Voilà
longtemps que nous sommes de bons amis.
— Oui , Madame, et s'il plaît à Dieu, nous le serons, sinon longtemps, du moins
toujours.
— Cela est certain, chevalier, et ma visite en est un témoignage.
— Nous n'avons plus à présent, madame la duchesse, les mêmes intérêts qu'au-
trefois, dit Aramis en souriant sans crainte dans cette pénombre, car on n'y pouvait
deviner que son sourire fût moins agréable et moins frais qu'autrefois.
— Aujourd'hui, chevalier, nous avons d'autres intérêts. Chaque âge apporte les
siens; et comme nous nous comprenons aujourd'hui en causant aussi bien comme nous
faisions autrefois sans parler, causons , voulez-vous?
— Duchesse, à vos ordres. Ah ! pardon, comment avez-vous donc retrouvé mon
adresse ? Et pourquoi ?
— Pourquoi? Je vous l'ai dit. La curiosité. Je voulais savoir ce que vous êtes à ce
franciscain, avec lequel j'avais affaire, et qui est mort si étrangement. Vous savez
qu'à noire entrevue à Fontainebleau, dans ce cimetière, au pied de cette tombe ré-
cemment fermée, nous fûmes émus l'un et lautre au point de ne nous rien confier
l'un à l'autre.
— Oui, Madame.
— Eh bien, je ne vous eus pas plutôt quitté que je me repentis. J'ai toujours été
avide de m'instruire; vous savez que madame de Longueville est im peu comme moi,
n'est-ce pas?
— Je ne sais, dit Aramis discrètement.
— Je me rappelai donc, continua la duchesse, que nous n'avions rien dit dans ce
cimetière, ni vous de ce que vous étiez à ce franciscain dont vous avez surveillé l'inhu-
mation, ni moi de ce que jelui étais. Aussi tout cela m'a paru indigne de deux bons amis
comme nous , et j'ai cherché l'occasion de me rapprocher de vous pour vous donner
la preuve que je vous suis acquise, et que Marie Michon, la pauvre morte, a laissé
sur terre une ombre pleine de mémoire.
Aramis s'inclina sur la main de la duchesse et y déposa un galant baiser.
— Vous avez dû avoir quelque peine à me retrouver? dit-il.
— Oui, fit-elle, contrariée d'être ramenée à ce que voulait savoir Aramis: mais je
vous savais ami de M. Fouquet,j'ai cherché près de M. Fouquet.
— Ami! Oh ! s'écria le chevalier, vous dites trop , Madame. Un pauvre prêtre favo-
risé par ce généreux protecteur, un cœur plein de reconnaissance et de fidélité, voilà
tout ce que je suis à M. Fouquet.
— 11 vous a fait évêque?
— Oui duchesse.
— Mais, beau mousquetaire, c'est votre retraite.
— Comme à toi l'intrigue politique, pensa Aramis. Or, ajouta-t-il, vous vous en-
quites auprès de M. Fouquet?
— Facilement. Vous aviez été à Fontainebleau avec lui; vous aviez fait un petit
voyage à votre diocèse, qui est Belle-Isle-cn-iner, je crois?
— Non pas, Madame, non pas, dit Aramis. Mon diocèse est Vannes.
— C'est ce que je voulais dire. Je croyais seulement que BelJe-Isle-en-mer...
T. U. )2
178 LES MOUSQUETAIRES.
— Est une maison à M. Fouquet, voilà tout.
— Ah ! c'est qu'on m'avait dit que Belle-Isle était fortifiée ; or, je vous sais homme
(le guerre, mon ami.
— J'ai tout désappris depuis que je suis d'église , dit Aramis piqué.
— Il suffit... J'ai donc su que vous étiez revenu de Vannes, et j'ai envoyé chez un
de nos amis, M. le comte de la Fère.
— Ah! fît Aramis.
— Celui-là est discret : il m'a fait répondre qu'il ignorait votre adresse.
— Toujours Athos , pensa l'évêque : ce qui est bon est toujours bon.
— Alors... vous savez que je ne puis me montrer ici , et que la reine-mère a tou-
jours contre moi quelque chose.
— Mais oui , et je m'en étonne.
— Oh! cela tient à toute sorte de raisons... Mais passons... Je suis forcée de me
cacher; j'ai donc par bonheur rencontré M. d'Artagnan, un de vos anciens amis,
n'est-ce pas?
' — Un de mes amis présens, duchesse.
— Il m'a renseignée, lui, il m'a envoyée à M. de Baisemeaux, le gouverneur de
la Bastille.
Aramis frissonna, et ses yeux dégagèrent dans l'ombre une flamme qu'il ne put ca-
cher à sa clairvoyante amie.
— M. de Baisemeaux, dit-il, et pourquoi d'Artagnan vous cnvoya-t-il à M. de
Baisemeaux?
' — Ah ! je ne sais.
— Que veut dire ceci? dit l'évèquo en résumant ses forces intellectuelles pour sou-
Icuir dignement le combat.
^- M. de Baisemeaux était votre obligé, m'a dit d'Artagnan?
^— C'est vrai.
^— Et l'on sait toujours l'adresse d'un créancier comme celle d'un débiteur?
■— C'est encore vrai. Alors Baisemeaux vous a indiqué?
i— Saint-Mandé, où je vous ai fait tenir une lettre.
— Que voici, et qui m'est précieuse, dit Aramis, puisque je lui dois le plaisir de
Vous voir.
La duchesse, satisfaite d'avoir ainsi effleuré sans malheur toutes les difficultés de
celte exposition délicate , respira.
Aramis ne respira pas.
— Nous en étions , dit-il , à voire visite à Baisemeaux ?
— Non, dit-elle en riant, plus loin.
— Alors c'est à votre rancune contre la reine-mère.
— Plus loin encore , reprit-elle, plus loin : nous en sommes aux rapports...
— Que vous aviez avec le franciscain, coupa vivement Aramis; eh bien , je vous
écoute altenlivement.
— C'est simple , reprit la duchesse en prenant son parti. 'Vous savez que je vis avec
M. de Laicques?
— Oui, Madame.
— Un quasi-époux?
— On le dit.
— A Bruxelles?
— Oui.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 179
— Vous savez que mes enfans m'ont ruinée et dépouillée?
— Ah! quelle misère 1 duchesse.
— C'est affreux; il a fallu que je m'ingéniasse à vivre et surtout à ne pas végéter.
— Cela se conçoit.
— J'avais des haines à exploiter, des amitiés à servir; je n'avais plus de crédit, plus
de prolecteurs.
■ — Vous qui avez protégé tant de gens! dit suavement Aramis.
— C'est toujours comme cela, chevalier. Je vis en ce temps le roi d'Espagne.
— Ah!
— Qui venait de nommer un général des jésuites, comme c'est l'usage.
— Ah ! c'est l'usage.
• — Vous l'ignoriez?
— Pardon ; j'étais distrait.
— En elfel, vous devez savoircela, vousquiétiez en si bonne intimité avecle franciscain.
— Avec le général des jésuites , vous voulez dire ?
— Précisément. Donc, je vis le roi d'Espagne. Il me voulait du bien et ne pouvait
m'en faire. Il me recommanda cependant dans les Flandres, moi et Laicques, et me
fit donner une pension sur les fonds de l'ordre.
' — Des jésuites?
— Oui. Le général, je veux dire le franciscain, me fut envoyé.
— Très-bien.
^- Et comme, pour régulariser la situation , d'après les statuts de l'ordre, je devais
être censée rendre des services... Vous savez que c'est la règle?
— Je l'ignorais.
Madame de Chevreuse s'arrêta pour regarder Aramis, mais il faisait nuit sombre.
— Eh bien! c'est la règle, reprit-elle. Je devais donc paraître avoir une utihté
quelconque. Je proposai de voyager pour l'ordre, et l'on me rangea parmi les affiliés
voyageurs. Vous comprenez que c'était une apparence et une formalité.
*— A merveille.
— Ainsi touchai-je ma pension qui était fort convenable.
— Mon Dieu, duchesse, ce que vous me dites là est un coup de poignard pour moi.
Vous, obligée de recevoir une pension des jésuites I
— Non, chevalier, de l'Espagne.
— Ah ! sauf le cas de conscience, duchesse, vous m'avouerez que c'est bien la même
chose.
— Non, non, pas du tout.
'-^ Mais enfin, de cette belle fortune, il reste bien...
^^ Il me reste Dampierre. Voilà tout.
«^ C'est encore très-beau.
— - Oui, mais Dampierre grevé, Dampierre hypothéqué, Dampierre un peu ruiné
connue la propriétaire.
— Et la reine-mère voit tout cela d'un œil sec? dit Aramis avec un curieux regard
qui ne rencontra que ténèbres»
— Oui, elle a tout oublié. =
— Vous avez , ce me semble, duchesse, essayé de rentrer en grâce?
— Oui, mais par une singularité qui n'a pas de nom, voilà-t-il pas que le petit rdi
nérile de l'antipathie que son cher père avait pour ma personne. Ah! me direz-vous,
je suis bien une de ces femmes que l'on hait, je ne suis plus de celles que l'on aimet
180 LES MOUSQUETAIRES.
— Chère duchesse , arrivons vite , je vous prie , à ce qui vous amène , car je crois
que nous pouvons nous être utiles l'un à l'autre.
— Je l'ai pensé. Je venais donc à Fontainebleau dans un double but. D'abord, j'y
étais mandée par ce franciscain que vous connaissez. A propos, comment le connaissiez-
vous? car je vous ai raconté mon histoire , et vous ne m'avez pas conté la vôtre.
— Je le connus d'une façon bien naturelle, duchesse. J'ai étudié la théologie avec
lui à Parme; nous étions devenus amis, et tantôt les affaires, tantôt les voyages , tantôt
la guerre nous avaient séparés.
— Vous saviez bien qu'il fût général des jésuites?
— Je m'en doutais.
— Mais enfin , par quel hasard étrange venez-vous , vous aussi , à cette hôtellerie
où se réunissaient les affilies voyageurs?
— Oh! dit Aramis d'une voix calme, c'est un pur hasard. Moi, j'allais à Fontaine-
bleau chez M. Fouqiiet pour avoir une audience du roi. Moi, je passais, moi, j'étais
inconnu ; je vis par le chemin ce pauvre moribond, et je le reconnus. Vous savez le
reste , il expira dans mes bras.
— Oui, mais en vous laissant dans le ciel et sur là terre une si grande puissance,
que vous donnâtes en son nom des ordres souverains.
— Il me chargea effecfivement de quelques commissions.
— Et poiu' moi?
— Je vous l'ai dit. Une somme de douze mille livres à payer. Je crois vous avoir
donné la signature nécessaire pour toucher. Ne touchàtes-vous pas ?
— Si fait, si fait. Oh! mon cher prélat, vous donnez ces ordres, m"a-t-ou dit, avec
un tel mystère et une si auguste majesté, que Ton vous crut généralement le succes-
seur du chef défunt.
Aramis rougit d'impatience. La duchesse continua.
— Je m'en suis informée , dit-elle, près du roi d'Espagne, et il éclairait mes doutes
sur ce point. Tout général des jésuites est à sa nomination et doit être Espagnol, d'après
les statuts de l'ordre. Vous n'êtes pas Espagnol, et vous n'avez pas été nommé par le roi
d'Espagne.
Aramis ne répliqua rien que ces mots :
— Vous voyez bien, duchesse, que vous étiez dans l'erreur, puisque le roi d'Es-
pagne vous a dit cela.
— Oui , cher Aramis , mais il y a autre chose que j'ai pensé , moi.
— Quoi donc?
— Vous savez que je pense un peu à tout.
— Oh 1 oui , duchesse.
— Vous savez l'espagnol?
— Tout Français qui a fait sa Fronde sait l'espagnol.
— Vous avez vécu dans les Flandres?
— Trois ans.
— Vous avez passé à Madrid?
— Quinze mois.
— Vous ôtes donc en mesure d'être naturalisé Espagnol quand tous le voudrez.
— Vous croyez? fit Aramis avec une bonhomie qui trompa la duchesse.
— Sans doute... doux ans do séjour et la connaissance de la langue sont des règles
indispensables. Vous avez trois ans et demi... quinze mois do trop.
— Où voulez-vous en venir, chère dame?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 181
— A ceci : je suis bien avec le roi d'Espagne.
— Je n'y suis pas mal, pensa Aramis.
— Voulez-vous, continua la duchesse, que je demande pour vous au roi la suc-
cession du franciscain?
— Oh I duchesse !
— Vous l'avez peut-être? dit-elle.
— Non , sur ma parole.
— Eh bien! je puis vous rendre ce service.
— Pourquoi ne l'avez-vous pas rendu à M. de Laicques , duchesse? C'est un homme
plein de talent et que vous aimez,
— Oui, certes; mais cela ne s'est pas trouvé. Enlin, répondez, Laicques ou pas
Laicques, voulez-vous?
— Duchesse, non, merci.
Elle se tut.
— Il est nommé , pensa-t-elle.
— Si vous me refusez ainsi, reprit madame de Chevreuse , ce n'est pas m'enhardir
à vous demander pour moi.
— Oh! demandez, demandez.
— Demander 1... Je ne le puis, si vous n'avez pas le pouvoir de m'accorder.
— Si peu que je puisse , demandez toujours.
— J'ai besoin d'une somme d'argent pour faire réparer Dampierre.
— Ah 1 répliqua Aramis froidement, de l'argent?... Voyons , duchesse , combien
serait-ce?
— Oh! une somme ronde.
— Tant pis... Vous savez que je ne suis pas riche?
— Vous, non, mais l'ordre... Si vous eussiez été général...
— Vous savez que je ne suis pas général ?
— Alors, vous avez un ami qui , lui , doit être riche : M. Fouquel?
— M. Fouquet! Madame, il est plus qu'à moitié ruiné.
— On le disait, et je ne voulais pas le croire.
— Pourquoi, duchesse?
— Parce que j'ai du cardinal Mazarin quelques lettres, c'est-à-dire Laicques les a ,
qui établissent des comptes étranges.
— Quels comptes ?
— C'est à propos de rentes vendues , d'emprunts faits, je ne me souviens plus bien.
Toujours est-il que le sous-intendanl , d'après des lettres signées Mazarin , aurait
puisé une trentaine de millions dans les coffres de l'État. Le cas est grave.
Aramis enfonça ses ongles dans sa main.
— Quoi ! dit-il , vous avez des lettres semblables et vous n'en avez pas fait part à
M. Fouquet?
— Ah ! répliqua la duchesse , ces sortes de choses sont des réserves que l'on garde.
Le jour du besoin venu , on les tire de l'armoire.
— Et le jour du besoin est venu ? dit Aramis.
— -Oui, mon cher.
— Et vous allez montrer ces lettres à M, Fouquet?
— J'aime mieux vous en parler à vous.
— Il faut que vous ayez bien besoin d'argent , pauvre amie , pour penser à ces
sortes de choses, vous qui teniez en si piètre estime la prose de M. de Mazarin.
18-2 LES MOUSQUETAIRES.
— J'ai en effet besoin d'argent.
— Et puis, continua Aramis d'un ton froid, vous avez dû vous faire peine à vous-
même en recourant à cette ressource. Elle est cruelle.
•=- Oh ! si j'eusse voulu faire le mal et non le bien , dit madame de Ghevreuse , au
lieu de demander au général de l'ordre ou à M. Fouquet les cinq cent mille livres dont
j'ai besoin...
— Cinq cent mille livres !
— Pas plus. Trouvez-vous que ce soit beaucoup? 11 faut cela au moins pour réparer
Dampierre.
— Oui, Madame.
^- Je dis donc qu'au lieu de demander cette somme, j'eusse été trouver mon
ancienne amie , la reine-mère ; les lettres de son époux , le signer Mazarini , m'eussent
Bervi d'introduction, et je lui eusse demandé cette bagatelle en lui disant : Madame,
je veux avoir l'honneur de recevoir Votre Majesté à Dampierre ^ permettez-moi de
niellrc Dampierre en état.
Aramis ne répliqua pas un mot.
— Eh bien, dit-elle , à qnoi songez-vous ?
— Je fais des additions, dit Aramis.
-— Et M. Fouquet des soustractions. Moi j'essaie de multiplier. Les beaux calcula-
teurs que nous sommes, comme nous pourrions nous entendre.
— Voulez-vous me permettre de rétléchir? dit Aramis.
— Non, pour une semblable ouverture , entre gens comme nous, c'est oui ou non
qu'il faut répondre, et cela tout de suite.
— C'est un piège, pensa l'évèque, il est impossible quune pareille femme soit
écoutée d'Anne d'Autriche.
— Eh bien! lit la duchesse.
— Eh bien, Madame, je serais fort surpris si M. Fouquet pouvait disposer de cinq
cent mille livres à cette heure.
— Il n'en faut donc plus parler, ditla duchesse, et Dampierre se restaïu-era comme
il pourra.
— Oh ! vous n'êtes pas, je suppose , embarrassée à ce point.
. — Non , je ne suis jamais embarrassée.
— Et la reine fera certainement pour vous, continua l'évèque. ce que le surinten-
dant no peut faire.
— Oh I mais oui... Dites-moi , vous ne voulez pas. par exemple , que je parle moi-
môme à M. Fouquet de ces lettres?
— Vous ferez à cet égard, duchesse, tout ce qu'il vous plaira; niais M. Fouquet
se sent ou ne se sent pas coupable; s'il l'est, je le sais assez fier pour ne pas l'avouer ;
s'il ne l'est pas, il s'offensera fort de celte menace.
— Vous raisonnez toujours conmic un ange.
Et la duchesse se leva.
— Ainsi, vous allez dénoncer M. Fouquet à la reine 'i* dit Aramis.
— Dénoncer!... Oh! le vilain mot. Je ne dénoncerai pas , mon cher ami; vous savez
trop bien la politique pour ignorer comment ces choses-là s'exécutent, je prendrai parti
contre M. Fouquet, voilà tout.
— C'est juste.
— Et dans une guerre de parti une arme est une arme.
— Sans doute.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 183
'—Une fois bien remise avec la rcinc-nière, je puis être dangereuse...
— C'est voire droit, duchesse.
— J'en userai, mon cher ami.
■ — Vous n'ignorez pasque M. Fouquet est au mieux avec le roi d'Espagne, duchesse?
■ — Oh ! je le suppose.
— M. Fouquet. si vous faites une guerre de jiarti comme vous dites, vous en fera
une autre.
— Ah ! que voulez-vous?
' — Ce sera son droit aussi, n'est-ce pas?
— Certes.
— Et comme il est hien avec l'Espagne , il se fera une arme de cette amitié.
— Vous voulez dire qu'il sera bien aussi avec le général de l'ordre des jésuites, mon
cher Aramis.
— Gela peut arriver, duchesse.
— Et qu'alors on me supprimera la pension que je touche par là.
— J'en ai bien peur.
' — On se consolera. Eh ! mon cher, après Richelieu, après la Fronde, après l'exil ,
qu'y a-l-il à redouter pour madame de Chevreuse?
— La pension , vous le savez, est de quarante-huit mille livres.
— Hélas ! je le sais bien.
— De plus, quand on fait la guerre de parti , on frappe , vous ne l'ignorez pas, sur
les amis de l'ennemi.
— Ah! vous voulez dire qu'on tombera sur ce pauvre Laicques.
— C'est presque inévitable, duchesse.
— Oh ! il ne touche que douze mille livres de pension.
— Oui, mais le roi d'Espagne a du crédit; consulté par M. Fouquet, il peut faire
enfermer M. Laicques dans quelque forteresse.
— Je n'ai pas grand'peur de cela , mon bon ami, parce que, grâce à une réconcilia-
tion avec Anne d'Autriche , j'obtiendrai que la France demande la liberté de Laicques,
— C'est vrai. Alors vous aurez autre chose à redouter?
— Quoi donc? lit la duchesse en jouant la surprise et l'effroi.
— Vous saurez et vous savez qu'une fois affilié à l'ordre , on n'en sort pas sans dif-
ficultés. Les secrets qu'on a pu pénétrer sont malsains, ils portent avec eux des germes
de malheurs pour quiconque les révèle.
La duchesse réfléchit un moment.
— Voilà qui est plus sérieux^ dit-elle , j'y aviserai.
Et malgré l'obscurité profonde, Aramis sentit un regard brûlant comme un fer
rouge s'échapper des yeux de son amie pour venir plonger dans son cœur.
— -■ Récapitulons, dit Aramis, qui se tint alors sur ses gardes et glissa sa main sous
son pourpoint où il avait un stylet caché.
— C'est cela , récapitulons : les bous comptes font les bons amis.
— La suppression de votre pension...
— Quarante-huit mille livres, et celle de Laicques, douze, font soixante mille livres;
voilà ce que vous voulez dire , n'est-ce pas ?
— Précisément, et je cherche le contrepoids que vous trouvez à cela.
— Cinq cent mille livres que j'aurai chez la reine.
— Ou que vous n'aurez pas.
— Je sais le moyen de les avoir, dit étourdiment la duchesse.
i84 LES MOUSQUETAIRES.
Ct's motsfireul dresser l'oreille au chevalier. A partir de celte faute de l'adversaire ,
son esprit fut tellement en garde, que lui profita toujours, et qu'elle par conséquent
perdit l'avantage.
— J'admets que vous ayez cet argent, reprit-il, vous perdrez le double, ayant cent
mille francs de pension à toucher au lieu de soixante mille , et cela pendant dix ans.
— Non, car je ne souffrirai cette diminution de revenu que pendant la durée du
ministère de M. Fouquet; or, cette durée, je l'évalue à deux mois.
— Ah! fit Araniis.
— Je suis franche , comme vous voyez.
— Je vous remercie, duchesse, mais vous auriez tort de supposer qu'après la dis-
grâce de M. Fouquet, l'ordre recommencerait à vous payer votre pension.
— Je sais le moyen de faire financer l'ordre comme je sais le moyen de faire contri-
buer la reine-mère.
— Alors, duchesse, nous sommes tous forcés de baisser pavillon devant vous. A
vous la victoire ! à vous le triomphe ! Soyez clémente, je vous en prie. Sonnez, clairons.
— Comment est-il possible, reprit la duchesse, sans prendre garde à l'ironie, que
vous reculiez devant cinq cent mille malheureuses livres, quand il s'agit de vous épar-
gner, je veux dire à votre ami, pardon, à votre protecteur, un désagrément comme
celui que cause une guerre de parti.
— Duchesse, voici pourquoi : c'est qu'après les cinq cent mille livres, M. Laicques
demandera sa part, qui sera aussi de cinq cent mille livres, n'est-ce pas? c'est qu'après
la j)art de M. Laicques et la vôtre viendra la part de vos enfans, de vos pauvres , de
tout le monde, et que des lettres si compromettantes qu'elles soient ne valent pas trois
à quatre millions. Vrai Dieu , duchesse , les ferrets de la reine de France valaient mieux
(|ue ces chiffons signés Mazarin, et pourtant ils n'ont pascoiîté à conquérir le quart de
ce que vous demandez pour vous.
— Ah ! c'est vrai , c'est vrai, mais le marchand prise sa marchandise ce qu'il veut.
C'est à l'acheteur d'acquérir ou de refuser.
— Tenez, duchesse, voulez-vousque je vous dise pourquoi je n'achèterai pas vos lettres?
— Dites.
— Vos lettres de Mazarin sont fausses.
— Allons donc.
— Sans doute, car il serait pour le moins étrange que brouillée avec la reine par
M. Mazarin, vous eussiez entretenu avec ce dernier un commerce intime; cela senti-
rait la passioR, l'espionnage, la... ma foi je ne veux pas dire le mol.
— Dites toujotu's.
— La complaisance.
— Tout cela est vrai; mais ce qui ne l'eslpasmoius.c'estcequ'ilyadans la lettre.
— Je vous jure, duchesse, que vous ne pourrez pas vous en servir auprès delà reine.
— Oh ! (pie si fait, je puis me servir de t<nil auprès de la reine.
— Hon ! pensa Aramis. (Chante donc, pie-grièche : siffle donc, vipère.
Mais la duchesse en avait assr>z dil ; elle lit deux pas vers la porte.
Aramis lui gardait une disgrâce... l'imprécation que l'esclave fait entendre derrière
le char du triomphateur.
Il sonna.
Des lumières parurent dans le salon.
Alors l'évoque se trouva dans un cercle de lumières qui resplendissaient sur le vi-
sage défait do la duchesse.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 185
Aramis allacha un long et ironique regard sur ces joues pâlies et desséchées, sur
ces yeux dont l'étincelle s'échappait de deux paupières nues, siu* cette bouche dont les
lèvres enfermaient avec soin des dents noircies et rares.
Il affecta, lui , de poser gracieusement sa jambe pure et nerveuse , sa tète lumineuse
et fière; il sourit pour laisser entrevoir ses dénis qui à la lumière avaient encore une
sorte d'éclat. La coquette vieillie comprit le galant railleur; elle était justement placée
devant une grande glace où toute sa décrépitude, si soigneusement dissimulée, apparut
manifeste par le contraste.
Alors, sans même saluer Aramis, qui s'inclinait souple et charmant comme le
mousquetaire d'autrefois, elle partit d'un pas vacillant et alourdi par la précipitation.
Aramis glissa comme un zéphyr sur le parquet pour la conduire jusqu'à la porte.
Madame de Chevreuse fit un signe à son grand laquais qui reprit le mousqueton,
et elle quitta cette maison où deux amis si tendres ne s'étaient pas entendus pour
s'être trop bien compris.
OU l'on voit qu'un marché qui ne peut pas se FAIRE AVEC L'UN
PEUT SE FAIRE AVEC L'AUTRE.
Aramis avait deviné juste; à peine sortie de la maison de la place Baudoyer, ma-
dame la duchesse de Chevreuse se fit conduire chez elle.
Elle craignait d'être suivie sans doute, et cherchait à innocenter sa promenade;
mais à peine rentrée à l'hôtel , à peine sûre que personne ne la suivrait pour l'in-
quiéter, elle se fit ouvrir la porte du jardin qui donnait sur une autre rue, et se rendit
rue Croix-des-Petits-Champs, où demeurait M. Golbert.
Nous avons dit que le soir était venu, c'est la nuit qu'il faudrait dire, et une nuit
épaisse; Paris redevenu calme, cachait dans son ombre indulgente la noble duchesse
conduisant son intrigue politique, et la simple bourgeoise qui, attardée après un souper
en ville, prenait au bras d'un amant le plus long chemin pour regagner le logis conjugal.
Madame de Chevreuse avait trop d'habitude de la politique nocturne pour ignorer
qu'un ministre ne se cèle jamais, fût-ce chez lui, aux jeunes et belles dames qui crai-
gnent la poussière des bureaux , ou aux vieilles dames très-savantes qui craignent
l'écho indiscret des ministères.
Un valet reçut la duchesse sous le péristyle, et , disons-le , il la reçut assez mal.
Cet homme lui expliqua même, après avoir vu son visage, que ce n'était pas à une
pareille heure et à un pareil âge que l'on venait troubler le dernier travail de M. Colbert.
Mais madame de Chevreuse , sans se fâcher, écrivit sur une feuille de ses tablettes
son nom , nom bruyant qui avait tant de fois tinté désagréablement aux oreilles de
Louis XIII et du grand cardinal.
Elle écrivit ce nom avec la grande écriture ignorante des hauts seigneurs de cette
époque, plia le papier d'une façon qui lui était particulière, et le remit au valet sans
ajouter un mot, mais d'une mine si impérieuse, que le drôle, habitué à flairer son
monde , sentit sa princesse, baissa la tête et courut chez M. de Colbert,
Il va sans dire que le ministre poussa un petit cri en ouvrant le papier, et que ce cri,
186 LES MOUSQUETAIRES.
instruisant suffisamment le valet de l'intérêt qu'il fallait prendre à la visite mysté-
rieuse, le valet revint en courant chercher la duchesse.
Elle monta donc assez lourdement le premier étage de la belle maison neuve , se
remit au palier pour ne pas entrer essouftlée, et parut devant M. Colbert qui tenait
lui-même les bat tans de sa porte.
La duchesse s'arrêta au seuil pour bien regarder celui avec lequel elle avait affaire.
Au premier abord, la tête ronde, lourde, épaisse, les gros sourcils, la moue dis-
gracieuse de cette ligure écrasée par une calotte paredle à celle des prêtres ; cet en-
semble , disons-nous , promit à la duchesse peu de difficultés dans les négociations ,
mais aussi peu d'intérêt dans le débat des articles.
Car il n'y avait pas d'apparence que cette grosse nature fût sensible aux charmes
d'une vengeance raffinée ou d'une ambition altérée.
Mais lorsque la duchesse vit de plus près les petits yeux noirs perçans. le pli longi-
tudinal de ce front bombé, sévère, la crispation imperceptible de ces lèvres sur
lesquelles on observa très-vulgairement de la bonhomie, madame de Chevreuse
changea d'idée et put se dire : J'ai trouvé mon homme.
— Qui me procure l'honneur de votre vigile, Madame? demanda l'intendant des
finances.
— Le besoui que j'ai de vous, Monsieur, repartit la duchesse, et celui que vous avez
de moi.
— Heureux, Madame, d'avoir entendu la première partie de votre phrase, mais
quant à la seconde...
Madame de Chevreuse s'assit sur le fauteuil que Colbert lui avançait.
— Monsieur Colbert, vous êtes intendant des finances?
— Oui , Madame.
— Et vous aspirez à devenir surintendant?...
— Madame !
— Ne niez pas ; cela ferait longueur dans notre conversation : c'est inutile.
— Cependant, Madame, si plein de bonne volonté, de politesse mémo, que je sois
envers une dame de votre mérite, rien ne me fera confesser tpicje cherche à sup-
planter mon supérieur.
— Je ne vous ai point parlé de supplanter, îuonsieur Colbert. Est-ce que par hasard
j'aurais prononcé ce mol? Je ne crois pas. Le mot remplacer est moins agressif el plus
convenalile granmiaticalcmcnf, comme disait M. de Voilure. Je prétends donc que vous
aspirez à remplacer M. l'ouquet.
— La fortune de M. Fouquct, Madame , est de celles qui résistent. M. le surinten-
dant joue dans ce siècle le rôle du colosse de Rhodes : les vaisseaux passent au-dessous
de lui et ne le renversent pas.
— Je me fusse servie précisément de celte comparaison. Oui. M. Fouquetjoue le
rôle du colosse de Rhodes : mais je me souviens d'avoir ouï raconter à M. Conrart , un
académicien , je crois, que le colosse de Rhodes étant tombé , le marchand qui l'avait
fait jeter bas, un simple marchand, monsieur Colbert, fît charger quatre cents cha-
meaux de ses débris. Un marchand! c'est bien moins fort qu'un intendant des finances.
— Madame, je puis vous assurer que je ne renverserai jamais M, Fouquel.
— Eh bien, monsieur Colbert, puisque vous vous obstinez à faire de la sensibilité
avec moi, comme si vous ignoriez que je m'appelle madame de Chevreuse, et que je
suis vieille, c'est-à-dire que vous avez affaire à une femme qui a fait de la politique
avec M. de Richelieu et qui n'a plus de temps h perdre; comme, dis-jc, vous corn-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 187
mettez cette imprudence, je m'en vais aller Irouver des gens plus intelligens et plus
pressés de faire fortune.
— En quoi, Madame , en quoi?
— Vous me donnez une pauvre idée des négocialions d'aujourd'hui , Monsieur. Je
vous jure bien que si de mon temps une femme fût allée trouver M. de Cinci-Mars, qui
pourtant n'était pas un grand esprit , je vous jure que si elle lui eiht dit sur le cardinal
ce que je viens vous dire sur M. Fouquet, M. de Cinq-Mars, à l'heure qu'il est, eût
déjà mis les fers au feu.
— Allons, Madame , allons, un peu d'indulgence.
— Ainsi vous voulez bien consentir à remplacer M. Fouquet?
— Si le roi congédie M. Fouquet, oui, certes.
— Encore une parole de trop ; il est bien évident que si vous n'avez pas encore fait
chasser M. Fouquet. c'est que vous n'avez pas pu le faire. Aussi, je ne serais qu'une
sotte pécore, si, venant à vous , je ne vous apportais pas ce qui vous manque.
— Je suis désolé d'insister. Madame , dit Golbert après un silence qui avait permis à
la duchesse de souder toute la profondeur de sa dissimulation; mais je dois vous pré-
venir que , depuis six ans, dénonciations sur dénonciations se succèdent contre M. Fou-
quet, sans que jamais l'assiette de M. le surintendant ait été déplacée.
— Il y a temps pour tout, monsieur Colbert; ceux qui ont fait ces dénonciations ne
s'appelaient pas madame de Chevreuse, et ils n'avaient pas de preuves équivalentes à
six lettres de M. de Mazarin établissant le délit dont il s'agit.
— Le délit ! f-^
— Le crime, s'il vous plaît mieux.
> — Un crime! commis par M. Fouquet?
— Rien que cela... Tiens, c'est étrange, monsieur Golbert ; vous qui avez la figure
froide et peu significative, je vous vois tout illuminé.
— Un crime !
— Enchantée que cela vous fasse quelque effet.
— Oh! c'est que le mot renferme tant de choses, Madame.
— Il renferme un brevet de surintendant des finances pour vous , et une lettre d'exil
ou de Bastille pour M. Fouquet.
— Pardonnez-moi, madame la duchesse , il est presque impossible que M. Fouquet
soit exilé; emprisonné, disgracié, c'est déjà tant!
— Oh ! je sais ce que je dis, repartit froidement madame de Chevreuse. Je ne vis
pas tellement éloignée de Paris que je ne sache ce qui s'y passe. Le roi n'aime pas
M. Fouquet, et il perdra volontiers M. Fouquet si on lui en donne l'occasion.
— Il faut que l'occasion soit bonne.
— Assez bonne. Aussi c'est une occasion que j'évalue à cinq cent mille livres.
— Gomment cela? dit Golbert.
— Je veux dire , Monsieur, que tenant cette occasion dans mes mains , je ne la ferai
passer dans les vôtres que moyennant un retour de cinq cent mille livres.
— Très-bien, Madame, je comprends. Mais puisque vous venez de fixer un prix à
la vente, voyons l'objet à acquérir.
— Oh ! la moindre chose : six lettres, je vous l'ai dit, de M. Mazarin; des autographes
qui ne seraient pas trop cbers âssurérnent, s'ils établissaient d'une façon irrécusable que
M. Fouquet a détourné de grosses sommes de l'épargne pour se les approprier.
— D'une façon irrécusable? dit Golbert les yeux brillans de joie.
— Irrécusable; voulez-vous lire les lettres?
188 LES MOUSQUETAIRES.
— De tout cœur ! la copie , bien entendu.
— Bien entendu , oui.
Madame la duchesse tira de son sein une petite liasse aplatie par le corset de velours:
— Lisez , dit-elle?
Colbert se jeta avidement sur ces papiers et les dévora.
— A merveille! dit-il.
— C'est assez net, n'est-ce pas?
— Oui, Madame, oui, M. Mazarin aurait remis de l'argent à M. Fouquet, lequel
aurait gardé cet argent, mais quel argent?
— Ah ! voilà, quel argent? si nous traitons ensemble, je joindrai à ces six lettres
une septième qui vous donnera les derniers renseignemens.
Colbert réfléchit.
— Et les originaux des lettres?
— Question inutile. C'est comme si je vous demandais, monsieur Colbert , les sacs
d'argent que vous me donnerez seront-ils pleins ou vides?
— Très-bien, Madame.
— Est-ce conclu?
— Non pas.
— Comment !
— Il y a une chose à laquelle nous n'avons réfléchi ni l'un ni l'autre.
— Dites-la-moi.
— M. Fouquet ne peut-être perdu en cette occurrence que par un procès.
— Oui.
— Un scandale public.
— Oui. Eh bien?
— Eh bien, on ne peut lui faire ni le procès ni le scandale.
— Parce que ?
— Parce qu'il est procureur général au parlement; parce que tout, en France,
administration , armée , justice , commerce , se relie mutuellement par une chaîne de
bon vouloir qu'on appelle l'esprit de corps. Ainsi, Madame, jamais le parlement ne
souffrira que son chef soit traîné devant un tribunal. Jamais, s'il y est traîné d'autorité
royale , janiais il ne sera condamné.
— Ah 1 ma foi I monsieur Colbert , cela ne me regarde pas.
— Je le sais, Madame; mais cela me regarde, moi, et diminue la valeur de votre
apport. A quoi peut me servir une preuve de crime sans la possibilité de condamnation?
— Soupçonné seulement, M. Fouquet perdra sa charge de surintendant.
— Voilà grand'chose ! s'écria Colbert, dont les traits sombres éclatèrent tout à coup
d'une expression lumineuse de haine et de vengeance.
— Ah ! ah ! monsieur Colbert, dit la duchesse; excusez-moi , je ne vous savais pas
si fort impressionnable. Bien, très-bien. Alors puisqu'il vous faut plus que je n'ai, ne
parlons plus de rien.
— Si fiiit, Madame, parlons-en toujours. Seulement vos valeurs ayant baissé,
abaissez vos prétentions.
— Vous marchandez?
— C'est une nécessité pour quiconque veut payer loyalement.
— Combien m'ollVez-vous?
— Deux cent mille livres.
La duchesse lui rit au nez ; puis tout à coup ,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 189
— Attendez , dit-elle.
— Vous consentez?
— Pas encore. J'ai une autre combinaison.
— Dites.
— '■ Vous me donnez trois cent mille livres.
— Non pas I non pas !
— Oh! c'est à prendre ou à laisser.,, et puis ce n'est pas tout.
— Encore? vous devenez impossible, madame la duchesse.
— Moins que vous ne croyez , ce n'est plus de l'argent que je vous demande.
— Quoi donc alors?
— Un service; vous savez que j'ai toujours aimé tendrement la reine.
— Eh bien?
— Eh bien , je veux avoir une entrevue avec Sa Majesté.
— Avec la reine-mère?
— Oui , monsieur Colbert, avec la reine qui n'est plus mon amie, c'est vrai , et de-
puis longtemps, mais qui peut le devenir encore si on en fournil l'occasion.
— Sa Majesté ne reçoit plus personne, Madame. Elle souffre beaucoup, vous n'igno-
rez pas que les accès de son mal se réitèrent plus fréquemment.
— Voilà précisément pourquoi je désire avoir une entrevue avec Sa Majesté. Figu-
rez-vous que dans la Flandre nous avons beaucoup de ces sortes de maladies.
— Des cancers 1 maladie affreuse, incurable.
— Ne croyez donc pas cela, monsieur Colbert. Le paysan flamand est un peu
l'homme de nature , il n'a pas précisément une femme , il a une femelle.
— Eh bi<;n. Madame?
■ — Eh bien! monsieur Colbert, tandis qu'il fume sa pipe, la femme travaille; elle
tire l'eau du puits, elle charge le mulet ou l'âne, elle se charge elle-même. Se ména-
geant peu, elle se heurte çà et là; souvent même elle est battue. Un cancer vient
d'une contusion.
— C'est vrai.
— Les Flamandes ne meurent pas pour cela. Elles vont, quand elles souffrent trop,
à la recherche du remède. Et les béguines de Bruges sont d'adnjirables médecins pour
toutes les maladies. Elles ont des eaux précieuses, des topiques , des spécifiques; elles
donnent à la malade un flacon et un cierge , bénéficient sur le cierge et servent Dieu
par l'exploitation de leurs deux marchandises. J'apporterai donc à la reine l'eau du
béguinage de Bruges. Sa Majesté guérira , et brûlera autant de cierges qu'elle le ju-
gera convenable. Vousvoyez, monsieur Colbert, que m'empêcher d'aller voir la reine,
c'est presque un crime de régicide.
— Madame la duchesse, vous êtes une femme de trop d'esprit, vous me confondez;
toutefois , je devine bien que cette grande charité envers la reine couvre un petit in-
térêt personnel.
— Est-ce que je me donne la peine de le cacher, monsieur Colbert? Vous avez dit,
je crois, un petit intérêt personnel? Apprenez donc que c'est un grand intérêt, et je
vous le prouverai en me résumant.
Si vous me faites entrer chez Sa Majesté . je me contente des trois cent mille francs
réclamés, sinon je garde mes lettres, à moins que vous n'en donniez séance tenante
cinq cent mille livres.
El, se levant sur cette parole décisive, la vieille duchesse laissa M. Colbert dans
une désagréable perplexité.
490 LES MOUSQUETAIRES.
Marchander encore était devenu impossible; ne plus marchander c'était perdre in-
finiment trop.
— Madame, dit-il, je vais avoir le plaisir de vous compter cent mille écus,
— Oh! fit la duchesse.
— Mais comment aurai-je les lettres véritables ?
— De la façon la plus simple, mon cher monsieur Colbert... à qui vous fiez-vous?
— • Le grave financier se mit à rire silencieusement, de sorte que ses gros sourcils
noirs montaient et descendaient comme deux ailes de chauve-souris sur la ligne pro-
fonde de son front jaune.
— A personne, dit-il.
■ — Oh ! vous ferez bien une exception en votre faveur, monsieur Colbert.
— Comment cela, madame la duchesse?
•=— Je veux dire que si vous preniez la peine de venir avec moi, à l'endroit où sont
les lettres, elles vous seraient remises à vous-même, et vous pourriez les vérifier,
les contrôler.
— 11 est vrai.
• — Vous vous seriez muni des cent mille écus, parce que je ne me fie, moi non
plus, à personne.
M. l'intendant Colbert rougit jusqu'aux sourcils. Il était comme tous les hommes
supérieurs dans l'art des chiffres, d'une probité insolente et mathématique.
— J'emporterai , dit-il , Madame, la somme promise, en deux bons payables à ma
caisse. Cela vous satisfera-t-il ?
— Que ne sont-ils de deux millions, vos bons de caisse, monsieur l'intendant!... Je
vais donc avoir l'honneur do vous montrer le chemin.
— Permettez que je fasse atteler mes chevaux.
— J'ai un carrosse en bas , Monsieur.
Colbert toussa comme un homme irrésolu. Il se figura un moment que la proposi-
tion de la duchesse était un piège: que peut-être on attendait à la porte; que cette
dame, dont le secret venait de se vendre cent mille écus à Colbert, devait avoir pro-
posé ce secret à Fouquet pour la même sonune.
Comme il hésitait beaucoup, la duchesse le regarda dans les yeux.
— Vous aimez mieux votre carrosse? dit-elle.
— Je l'avoue.
— Vous vous figurez que je vous conduis dans quelque traquenard?
— Madame la duchesse, vous avez le caractère fok\tre, cl moi, revêtu d'un carac-
tère assez grave, je puis être compromi> par une plaisanterie.
— Oui; enfin vous avez peur; eh bien! prenez votre carrosse, autant de laquais
que vous voudrez... seulement réfléchissez-y bien... ce que nous faisons à nous deux,
nous le savons seuls ; ce qu'un tiers aura vu , nous l'apprenons à tout l'univers. Après
tout, moi , je n'y tiens pas : mon carrosse suivra le votre, et je me tiens pour satisfaite
de monter dans votre carrosse pour aller chez la reine.
' — Chez la reine !
'=- Vous l'aviez déjà oublié? Quoi 1 une clause de cette importance pour moi vous
avait échappé? Que c'était peu pour vous, mon Dieu ! Si j'avais 5>u, je vous eusse de-
mandé le double.
— J'ai réfléchi , madame la duchesse , je ne vous accompagnerai pas.
— Vrai!... Pourquin?
^— Parce que j'ai en vous inie confiance sans bornes.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 191
-— Vous me comblez!... Mais pour que je (ouchc les cent mille écus?
— Les voici.
L'intendant griffonna quelques mots sur un papier qu'il remit à la duchesse.
— Vous êtes payée , dit-il.
— Le trait est beau, monsieur Colbert, et je vais vous en récompenser. En disant
ces mois elle se mit à rire.
Le rire de madame de Chevreuse était un murnmre sinistre; tout homme qui sent
la jeunesse, la foi, l'amour, la vie battre en son cœur, préfère des pleurs à ce rire
lamentable.
La duchesse ouvrit le haut de son justaucorps et tira de son sein rougi une petite
liasse de papiers noués d'un ruban couleur feu. Les agrafes avaient cédé sous la pres-
sion brutale de ses mains nerveuses. La peau, éraillée par l'extraction et le frotte-
ment des papiers, apparaissait sans pudeur aux yeux de l'intendant, fort intrigué de
ces préliminaires étranges.
La duchesse riait toujours.
— Voilà, dit-elle , les véritables lettres de M. Mazarin. Vous les avez, et de plus,
la duchesse de Chevreuse s'est déshabillée devant vous, comme si vous eussiez été...
je ne veux pas vous dire des noms qui vous donneraient de l'orgueil ou de la jalousie.
Maintenant, monsieur Colbert, fit-elle en agrafant et nouant avec rapidité le corps de
sa robe , votre bonne fortune est finie , accompagnez-moi chez la reine.
•^ Non pas. Madame. Si vous alliez encourir de nouveau la disgrâce de Sa Majesté,
et que l'on sût au Palais-Royal que j'ai été votre introducteur, la reine ne me pardon-
nerait de sa vie. Non. J'ai des gens dévoués au palais, ceux-là vous feront entrer sans
me compromettre.
•*- Comme il vous plaira, pourvu que j'entre.
«^Comment appelez-vous les dames reUgieuses de Bruges qui guérissent les malades?
-■"— Les béguities.
^^ Vous êtes une béguine.
«^ Soit; mais il faudra bien que je cesse de l'être.
"^ Gela vous regarde.
— Pardon, pardon I je ne veux pas être exposée à ce qu'on me refuse l'entrée.
— Cela vous regarde encore, Madame. Je vais commander au premier valet de
chambre du gentilhomme de service chez Sa Majesté de laisser entrer une béguine,
apportant un remède efficace pour soulager les douleurs de Sa Majesté. Vous portez
ma lettre , vous vous chargez du remède et des explications. J'avoue la béguine, je
Mie madame de Chevreuse.
' — Qu'à cela ne tienne.
•-" Voici la lettre d'introduction, Madame.
192 LES MOUSQUETAIRES.
LÀ PEAU DE L'OURS.
Colbert donna cette lettre à la duchesse, lui retira doucement le siège derrière lequel
elle s'abritait.
Madame de Chevreuse salua très-légèrement et sortit.
Colhert, qui avait reconnu l'écrilure de Mazaria et compté les lettres, sonna son
secrétaire et lui enjoignit d'aller chercher chez lui M. Vanel, conseiller au parlement.
Le secrétaire répliqua que M. le conseiller, fidèle à ses habitudes, venait d'entrer dans
la maison pour rendre compte à l'intendant des principaux détails du travail accompli
ce jour même dans la séance du parlement.
Colbert s'approcha des lampes, relut les lettres du défunt cardinal, sourit plusieurs
fois en reconnaissant toute la valeur des pièces que venait de lui livrer madame de Che-
vreuse, et enélayant pour plusieurs minutes sa grosse tête dans ses mains, il réûéchit
profondéjnent.
Pendant ces quelques minutes, un homme gros et grand; à la figure osseuse, aux
yeux fixes , au nez crochu , avait fait son entrée dans le cabinet de Colbert avec une
assurance modeste , qui décelait un caractère à la fois souple et décidé, souple envers
le maître qui pouvait jeter la proie, ferme envers les chiens qui eussent pu lui dispu-
ter cette proie opime.
M. Vanel avait sous le bras un dossier volumineux, il le posa sur le bureau même
où les deux coudes de Colbert étay aient sa tête.
— Bonjour, monsieur Vanel , dit celui-ci en se réveillant de sa méditation.
— Bonjour, monseigneur, dit naturellement Vanel.
— C'est Monsieur qu'il faut dire, répliqua doucement Colbert.
— On appelle monseigneur les ministres, dit Vanel avec un sang-froid impertur-
bable, vous êtes ministre.
— Pas encore !
— De fait , je vous appelle monseigneur : d'ailleurs vous êtes mon seigneur, à moi,
cela me suffit; s'il vous déplaît que je vous appelle ainsi devant le monde, laissez-
moi vous appeler de ce nom dans le particulier.
Colbert leva sa tète à la hauteur des lampes et lut ou chercha à lire sur le visage de
Vanel pour combien la sincériié cuirait dans cette protestation de dévouement.
Mais le conseiller savait soutenir le poids d'un regard; ce regard fùt-il celui de
monseigneur.
Colbert soupira. Il n'avait rien lu sur le visage de Vanel; Vanel pouvait être hon-
nête. Colbert songea que cet inférieur lui était su()éricur en cela qu'il avait unefemnîc
infidèle.
Au nioment où il s'apitoyait sur le sort de cet homme, Vanel tira froidement de sa
poche un billet parfumé, cacheté de cire d'Espagne, et le tendit à monseigneur.
— Qu'est cela , Vanel?
— Une lettre de ma femme, monscignoiu'.
Colbert toussa. Il prit la lettre, l'ouvrit, la lut cl l'enforma dans sa poche, tandis
que Vanel rcnilIcLiil iiii|i:issililriiionl snu \nluiin' de proci-duro.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 193
— Vanel, dit tout à coup le protecteur à son protégé, vous êtes un homme de tra-
vail, vous?
— Oui, monseigneur.
— Douze heures d'étude ne vous effraient pas?
— J'en fais quinze par jour.
— Impossible . Un conseiller ne saurait travailler plus de trois heures pour le parlement.
— Oh 1 je fais des états pour un ami que j'ai aux comptes, et comme il me reste du
temps j'étudie l'hébreu.
— Vous êtes fort considéré au parlement , Vanel.
— Je crois que oui, monseigneur.
— Il s'agirait de ne pas croupir sur le siège de conseiller.
— Que faire pour cela?
— Acheter une charge.
— Laquelle?
— Quelquechose de grand. Les peliles ambilions sont les plus malaisées à.satisfaire.
— Les petites bourses, monseigneur, sont les plus difficiles à remphr.
— Et puis quelle charge voyez-vous? fit Golbert.
— Je n'en vois pas, c'est vrai.
— Il y en a bien une, mais il faut élre le roi pour l'acheter sans se gêner; or, le
Toi ne se donnera pas, je crois, la fantaisie d'acheter une charge de procureur général.
Enentendanlces mots, Vanel attacha sur Colbertson regard humble et terne à la fois.
Golbert se demanda s'il avait été deviné , ou seulement rencontré par la pensée de
cet homme.
— Que me parlez-vous, monseigneur, dit Vanel, de la charge de procureur général
au parlement; je n'en sache pas d'autre que celle de M. Fouquet.
— Précisément, mon cher conseiller.
— Vous n'êtes pas dégoûté, monseigneur; mais avant que la marchandise soit
achetée, ne faut-il pas qu'elle soit vendue?
— Je crois, monsieur Vanel, que cette charge-là sera sous peu à vendre.
— A vendre! la charge de procureur de M. Fouquet?
— On le dit.
— La charge qui le fait inviolable, à vendre ! Oh 1 oh !
Et Vanel se mit à rire.
— En auriez- vous peur, de cette charge? dit gravement Golbert.
— Peur! non pas...
— Ni envie?
— Monseigneur se moque de moi, répliqua Vanel; comment un conseiller du par-
lement n'aurait-il pas envie de devenir procureur général ?
— Alors , monsieur Vanel... puisque je vous dis que la charge se présente à vendre.
— Monseigneur le dit.
— Le bruit en court.
— Je répète que c'est impossible; jamais un homme ne jette le bouclier derrière le-
quel il a brisé son honneur, sa fortune et sa vie.
— Parfois il est des fous qui se croient au-dessus de toutes les mauvaises chances,
monsieur Vanel.
— Oui, monseigneur; mais ces fous-là no foal pas leurs folies au profit des pauvres
Vanel qu'il y a dans le monde.
— Pourquoi pas?
T. 11. ,3
194 LES MOUSQUETAIRES.
— Parce que ces Vauel sont pauvres.
— Il est vrai que la charge de M. Fouquet peut coûter gros. Qu'y mettriez-vous,
monsieur Vanel?
— Tout ce que je possède , monseigneur.
— Ce qui veut dire?
— Trois à quatre cent mille livres.
— Et la charge vaut?
— Un million et demi au plus bas. Je sais des gens qui en ont offert un million
sept cent mille livres sans décider M. Fouquet. Or, si par hasard il arrivait que M. Fou-
quet voulût vendre, ce que je ne crois pas, malgré ce qu'on m'en a dit...
— Ah I l'on vous en a dit quelque chose ; qui cela ?
— M. de Gourville... M. Pellisson; oh! en l'air.
— Eh bien, si M. Fouquet voulait vendre...
— Je ne pourrais encore acheter, attendu que M. le surintendant ne vendra que
pour avoir de l'argent frais , et personne n'a un million et demi à jeter sur une table.
Colbert interrompit en cet endroit le conseiller par une pantomime impérieuse. Il
avait reconnncncé à réfléchir.
Voyant l'attitude sérieuse du maître , voyant sa persévérance à mellrc la conversa-
tion sur ce sujet, M. Vanel attendait une solution sans oser la provoquer.
— Expliquez-moi bien , dit alors Colberf , les privilèges de la charge de procureur
général.
— Le droit de mise en accusation contre tout sujet français qui n'est pas prince du
sang ; la mise à néant de toute ;iccusation dirigée contre tout Français qui n'est pas roi
ou prince. Un procureur général est le bras droit du roi pour frapper un coupable, il
est son bras aussi pour éteindre le flambeau de la justice. Ainsi M. Fouquet se sou-
liendra-t-il contre le roi lui-même en ameutant les parlemens; ainsi le roi ménagera-
t-il M. P^ouquet malgré tout pour faire eurcgisirer ses édils sans conteste. Le procu-
l'cur géuéral peut èlrc un iuslruiiicnl bien utile ou bieu dangereux.
— Voulez-vous élrc procureur géuéral . Vanel? dit tout à coup Colberl en adoucis-
sant son regard et sa voix.
— Moi! s'écria celui-ci. Mais j"ai ou riionui'ur de vous représenter qu'il manque au
moins onze cent mille livres à ma caisse.
— -Vous emprunterez celle sonune à vos amis.
— Je n'ai pas d'amis plus riches que moi.
— Un honnête honnne !
— Si tout le monde pensait comme vous, monseigneur !
— Je le pense , cela suffit , et au besoin je répondrai de vous
— Prenez garde au proverbe , monseigneur.
— Lequel?
— Qui répond paie.
— Qu'à cela ne tienne.
Vanel se leva tout remué par celle offre si subitement , si inopinément faite par uu
honnne que les [dus frivoles prenaient au sérieux.
— Ne vous jouez pas de moi, monseigneur, dil-il.
— Voyons, faisons vile, monsieur Vanel. Vous dites que M. Gourville vous a parlé
de la charge de I\L Fouqucl ?
— M. Pellissuu aussi.
— Ofliciellemcul ou oflicieusemeul?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 195
— Voici leurs paroles : Ces gens du parlement sont ambitieux et riches; ils de-
vraient bien se cotiser pour faire deux ou trois millions à M. Fouquet, leur protecteur,
leur lumière,
— Et vous avez dit?
— J'ai dil que pour ma part je donnerais dix mille livres s'il le fallait.
— Ah ! vous aimez donc iM. Fouquell s'écria jNI.Colhertavec un regard pleinde haine.
— Non; mais M. Fouquet est notre procureur général; il s'endette, il se noie ; nous
devons sauver l'honneur du corps.
— Voilà qui m'explique pourquoi M. Fouquet sera toujours sain et sauf tant qu'il
occupera sa charge , répliqua Colbert.
— Là-dessus , poursuivit Vanel, M. Gourville a ajouté *,
« Faire Faumône à M. Fouquet, c'est toujours un procédé humiliant auquel il ré-
pondra par un refus; que le parlement se cotise pour acheter dignement la charge
de son procureur général : alors tout va bien, l'honneur du corps est sauf, et l'orgueil
de M. Fouquet sauvé. »
— C'est une ouverture, cela.
— Je l'ai considéré ainsi , monseigneur.
— Eh bien, monsieur Vanel, vous irez trouver immédiatement M. Gourville ou
M. Pellisson; connaissez-vous quelque autre ami de M. Fouquet?
— Je connais beaucoup ÎNI. de la Fontaine.
— La Fontaine le rimeur?
— Précisément, il faisait des vers à ma femme, quand M. Fouquet était de nos amis.
— Adressez-vous donc à lui pour obtenir une entrevue de M. le surintendant.
— Volontiers, mais la somme?
— Au jour et à l'heure tixés, monsieur Vanel, vous serez nanti de la somme , ne
vous inquiétez point.
— Monseigneur 1 une telle munificence! vous etfacez les rois, vous surpassez
M. Fouquet.
— Un moment... ne faisons pas abus des mots. Je ne vous donne pas quatorze cent
mille livres, monsieur Vanel : j'ai desenfans.
— Eh ! Monsieur, vous me les prêtez : cela suffit.
— Je vous les prête, oui.
— Demandez tel intérêt, telle garantie qu'il vous plaira, monseigneur, je suis prêt,
et vos désirs étant satisfaits, je répéterai encore que vous surpassez les rois et M. Fou-
quet en munificence. Vos conditions?
— Le remboursement en huit années.
— Oh ! très-bien.
— Hypothèque sur la charge elle-même.
— Parfaitement : est-ce tout?
— ■■ Attendez. Je me réserve le droit de vous racheter la charge à cent cinquante
mille livres de bénéfices, si vous ne suiviez dans la gestion de cette charge une ligne
conforme aux intérêts du roi et à mes desseins.
— Ah! ah! dit Vanel un peu ému.
— Cela renferme-t-il quelque chose qui vous puisse choquer, monsieur ^'anel? dit
froidement Colbert.
— ' Non, non, répliqua vivement Vaud.
— Eh bien, nous signerons cet acte quand il vous plaira, courez chez les amis de
M. Fouquet.
496 LES MOUSQUETAIRES.
— J'y vole...
— Et obtenez du surintendant une entrevue.
— Oui , monseigneur.
— Soyez facile aux concessions.
— Oui.
— Et les arrangemens une fois pris...
— Je me hâte de le faire signer.
— Gardez-vous-en bien !... ne parlez jamais de signature avec M. Fouquet, ni de
dédit, ni même de parole , entendez-vous , vous perdriez tout.
— Eh bien, alors, monseigneur, que faire? c'est Irop diflicile...
— Tâchez seulement que M. Fouquet vous touche dans la main... Allez!
^^àâ^.v
^'' ^. tP
3j^
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
197
CHEZ LA rp:ine-mere.
A reine-mère était dans sa chambre à oouclier au Palais-
Royal avec madame de Motteville et la senora Molina.
Le roi , attendu jusqu'au soir, n'avait pas paru ; la reine,
tout impatiente, avait envoyé chercher souvent de ses
nouvelles.
Le temps semblait être à l'orage. Les courtisans et les
dames s'évitaient dans les antichambres et les corridors
pour ne point se parler de sujets compromeftans.
Monsieur avait joint le roi dès le matin pour une partie
de chasse.
Madame demeurait chez elle, boudant tout le monde.
Quant à la reine-mère , après avoir fait ses prières en latin , elle causait ménage avec
ses deux amies en pur castillan.
Madame de Motteville , qui comprenait adiulrablement cette langue, répondait en
français.
Lorsque les trois dames eurent épuisé toutes les formules de la dissimulation et de
la politesse pour en arriver à dire que la conduite du roi faisait mourir de chagrin la
reine , la reine-mère et toute sa parenté , lorsqu'on eut en termes choisis fulminé toutes
les imprécations possibles contre mademoiselle de la Yallière , la reine-mère termina
les récriminations par ces mots pleins de sa pensée et de son caractère :
— Estas hijos! dit-elle à Molina.
C'est-à-dire: Ces enfans ! mot profond dans la bouche d'une mère; mo! terrible
dans la bouche d'une reine qui , comme Anne d'Autriche , celait de si singuliers secrets
dans son âme assombrie.
— Oui, répliqua Molina, ces enfans ! à qui toute mère se sacritie.
— A qui , répliqua la reine , une mère a tout sacrifié. Et elle n'acheva pas sa phrase.
11 lui sembla , quand elle leva les yeux vers le portrait en pied du pâle Louis XIIl, que
son époux laissait une fois encore la lumière monter à ses yeux ternes, le courroux
gonfler ses narines de toile. Le portrait s'animait: il ne parlait pas, il menaçait. Un
profond silence succéda aux dernières paroles de la reine. La Molina se mit à four-
rager les rubans et les dentelles d'une vaste corbeille. Madame de Motteville, surprise
de cet éclair qui avait illuminé simultanément d'intelligence le regard de la contlden le
et celui de la maîtresse , madame de Motteville , disons-nous , baissa les yeux en femme
discrète, et ne cherchant plus à voir, écouta de toutes ses oreilles. Elle ne surprit qu' un
hum significatif de la duègne espagnole, image de la circonspection. Elle surprit aussi
un soupir hàlé comme un soufûe du sein de la reine.
198 LES MOUSQUETAIRES.
Elle leva la lête aussitôt.
— Vous souffrez? dit -elle.
— Non, Molteville , non; pourquoi dis-tu cela?
— Votre Majesté avait gémi.
■ — Tu as raison, en effet; oui, je souffre un peu.
— M. Vallot est près d'ici, chez Madame , je crois.
— Chez Madame, pourquoi?
— Madame a ses nerfs.
— Belle maladie ! M. Vallot a bien tort d'être chez Madame quand un autre mé-
decin guérirait Madame...
Madame de Motteville leva encore ses yeux surpris.
— Un médecin autre que M. Vallot, dit-elle, qui donc?
— Le travail, Motteville , le travail ; ah ! si quelqu'unest malade, c'est ma pauvre fille.
— C'est aussi Votre Majesté.
— Moins ce soir.
— Ne vous y fiez pas , Madame !
Et comme pour justifier cette menace de madame de jMotleville , une douleur aiguë
mordit la reine au cœur, la fit pâlir et la renversa sur un fauteuil avec tous les symp-
tômes d'une pâmoison soudaine.
— Mes gouttes ! murmura-t-elle.
— Prout ! prout ! répliqua la Molina , qui , sans hâter sa marche , alla tirer d'une
armoire d'écaillé dorée un grand flacon de cristal de roche et l'apporta ouvert à la reine.
Celle-ci rcspiia frénétiquement à plusieurs reprises et murmura :
■ — C'est par là que le Seigneur me tuera. Soit faite sa volonté sainte !
— On ne meurt pas pour mal avoir, ajouta la Molina , en replaçant le flacon dans
l'armoire.
— Votre Majesté va bien maintenant? demanda madame de Motteville.
— Mieux.
Et la reine posa son doigt sur ses lèvres pour commander la discrétion à sa favorite.
— C'est étrange , dit après un silence madame de Motteville.
— Qu'y a-t-il d'étrange? diMiianda la reine.
— Votre Majesté se souvicnt-ellc du jour où cette douleur apparut pour la première
fois?
— Je me souviens que c'était un jour bien triste , Motteville. ^
— Ce jour n'avait pas toujours été triste pour Votre Majesté!
— Pourquoi?
— Parce que vingt-trois ans auparavant, Madame, Sa Majesté le roi régnant,
votre glorieux lils , était né à la même heure.
La reine poussa un cii, pencha son front sur ses mains et s'abîma durant quelques
secondes.
Etait-ce souvenir ou réflexion? était-ce encore la douleur?
La Molina jeta sur madame de Motteville un regard presque furieux , tant il res-
semblait à un reproche, et la digne femme n'y ayant rien compris, allait questionner
pour l'acquit de sa conscience, lorsque soudain Anne d'Autriche se levant :
— Le 5 septembre! dit-elle, oui , ma douleur a paru le 5 septembre Grande joie
un jour, grande douleur un autre jour. Grande douleur, ajouta-t-clle tout bas, expia»
lion d'imctrop grande joie.
El à partir de ce moment, Anne d'Auliiiho, qui semblait avoir épuisé toute sa
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 199
mémoire et toute sa raison, demeura impénétrable, l'œil uiornc. la pen«éc vague,
les mains pendantes.
— Il faut nous mettre au lit, dit la Molina.
— Tout à riieurc , Molina.
— Laissons la reine , ajouta la tenace Espagnole.
— Madame de Motteville se leva ; des larmes brillantes et grosses comme des larmes
d'enfant coulaient lentement sur les joues blanches de la reine.
Molina s'en apercevant darda sur Anne d'Autriche son œil noir et vigilant.
— Oui , oui , reprit soudain la reine. Laissez-nous, Motteville , allez.
Ce mot, nous, souria désagréablement à l'oreille de la favorite française. Il signi-
fiait qu'un échange de secrets ou de souvenirs allait se faire. Il signifiait qu'une per-
sonne était de trop dans Tentretien à sa plus intéressante phase.
— Madame , Molina suffira-t-elle au service de Votre Majesté? demanda la Française.
—• Oui, répondit l'Espagnole, et madame de MotteviUe s'inclina.
Tout à coup, une vieille femme de chambre , vêtue comme elle était veu'.ie à la cour
d'Espagne en 16^20, ouvrit les portières et surprenant la reine dans ses larmes, madame
de Motteville dans sa retraite savante , la Molina dans sa diplomatie :
— Le remède 1 le remède! cria-t-ellc joyeusement à la reine en s'approchanl sans
façon du groupe.
— Quel remède , Chica? fit Anne d'Autriche.
— Pour le mal de Votre Majesté, répondit celle-ci.
— Qui l'apporte? demanda vivement madame de Motteville , M. Vallol ?
— Non, une dame de Flandre.
— Une dame de Flandre ! une Espagnole? interrogea la reine.
— Je ne sais.
— Qui l'envoie ?
-- M. Colbert.
— Son nom ?
— Elle ne l'a pas dit.
— Sa condition?
— Elle le dira.
— Son visage ?
— Elle est masquée.
— Vois , Molina ! s'écria la reine.
"^ C'est inutile, répondit tout à coup une voix ferme et douce à la fois, partie de
l'autre côté des tapisseries, voix qui fit tressaillir les autres dames et frissonner Anne
d'Autriche.
En même temps, une femme masquée paraissait entre les rideaux.
Avant que la reine ei'it parlé :
— Je suis une dame du béguinage de Bruges, dit la dame inconnue, et j'apporte
en effet le remède qui doit guérir Votre Majesté.
Chacun se tut. La béguine ne fit point un pas. ,
— Parlez , dit la reine.
: . — Quand nous serons seules, ajouta la béguine.
Anne d'Autriche adressa un regard à ses compagnes , celles-ci se retirèrent.
La béguine fit alors trois pas vers la reine et s'inclina révérencieusement.
La reine regardait avec défiance cette femme qui la regardait aussi avec des yeux
brillans par les trous de son masque.
200 LES MOUSQUETAIRES.
— La reine de France est donc hicn niulade , dit Anne d'Autriche , que l'on sait au
bi'giiinage de Bruges qu'elle a besoin d'être guérie?
— Votre Majesté, grâce à Dieu, n'est pas malade sans ressources.
— Enfin, comment savez-vous que je souffre?
— Votre Majesté a des amis en Flandre.
— Et ces amis vous ont envoyée ?
— Oui , Madame.
— Nommez-les-moi.
— Impossible, Madame, et inutile , puisque déjà la mémoire de Voire Majesté n'a
pas été réveillée par son cœur.
Anne d'Autriche leva la tète, cherchant à découvrir sous l'ombre du masque et
sous le mystère de la parole le nom de celle qui s'exprimait avec tant de familier abandon.
Puis tout à coup, fatiguée dune curiosité qui blessait toutes ses habitudes d'orgueil:
— Madame , dit-elle , vous ignorez qu'on ne parle pas aux personnes royales avec
uu masque sur le visage.
— Daignez ra'excuser, Madame, répliqua humblement la béguine.
— Je ne puis vous excuser, je puis vous pardonner si vous abandonnez votre masque.
— C'est un vœu que j'ai fait, Madame, de venir en aide aux personnes affligéesou
souffrantes sans jamais leur laisser voir mon visage. J'aurais pu donner du soulage-
ment à votre corps et à votre àme, mais puisque Votre Majesté me le défend, je me
retire. Adieu, Madame, adieu.
Ces mots furent prononcés avec un charme d'harmonie et de respect qui fit tomber
la colère et la défiance de la reine sans diminuer sa curiosité.
— Vous avez raison, dit-elle, il ne sied pas aux gens qui souffrent de dédaigner
les consolations que Dieu leur envoie. Parlez, Madame , et puissiez-vous, comme vous
venez de le dire, apporter du soulagement à mon corps... Hélas ! je crois que Dieu
se prépare à l'éprouver cruellement.
— Parlons un peu de l'àmc , s'il vous plaît, dit la béguine: de l'âme qui, j'en suis
sûre, doit souffrir aussi.
— Mon àme?...
— Il y a des cancers dévorans dont la pulsation est invisible. Ceux-là, reine, lais-
sent à la peau sa blancheur d'ivoire, ils ne marbrent point la chair de leurs bleuâtres
vapeurs; le médecin qui se penche sur la poitrine du malade n'enlendpas grincer dans
les muscles, sous le flot du sang, la dent insatiable de ces monstres: jamais le fer,
jamais le feu n'a tué ou désarmé la rage de ces fléaux mortels; ils habitent dans la
pensée et la corrompent; ils s'agrandissent dans le ctrur et le font éclater : voilà,
Madame, d'autres cancers fatals aux reines; ne souffrez-vous point de ces maux-là?
Anne leva lentement son bras éclatant de blancheur et pur de formes conunc il était
au temps de sa jeunesse.
— Ces maux dont vous parlez, dit-elle , sont la condition de notre vie à nous , grands
de la terre, à qui Dieu donne charge d'âmes. Ces maux, quand ils sont trop lourds,
le Seigneur nous en allège au tribunal de la péniletu-e. Là , nous déposons le fardeau
et les secrets. Mais n'oubliez point que ce même souverain Seigneur mesure les épreuves
aux forces de ses crcalures , et mes forces à moi ne sont pas inférieures au fardeau :
pour les secrets d'autrui , j'ai assez de la discrétion de Dieu ; pour mes secrets à moi ,
j'ai trop peu de celle de mon confesseur.
— Je vous vois courageuse comme toujours contre vos ennemis. Madame; je ne
vous sens pas confiante envers vos amis.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 201
— Les reines n'ont pas d'amis; si vous n'avez pas autre chose à me dire , si vous
\ous sentez inspirée de Dieu, comme une prophétesse, retirez-vous, car je crainsl'a venir.
— J'aurais cru , dit résolument la béyuine , que vous craigniez plutôt le passé.
Elle n'eut pas plutôt achevé celte parole , que la reine se redressant :
— Parlez, s'écria-t-elle d'un ton bref et impérieux, parlez! expliquez-vous nette-
ment, vivement, complélemenl , ou sinon...
— Ne menacez point , reine , dit la béguine avec douceur ; je suis venue à vous
pleine de respect et de compassion , j'y suis venue de la part d'une amie.
— Prouvez-le donc ! Soulagez au lieu d'irriter.
— Facilement; et Votre Majesté va voir si l'on est son amie.
— Voyons.
— Quel malheur est-il arrive à Votre Majesté depuis vingt-trois ans...
— Mais... de grands malheurs : n'ai-je pas perdu le roi?
— Je ne parle pas de ces sortes de malheurs. Je veux vous demander si depuis...
la naissance du roi... une indiscrétion d'amie a causé quelque douleur à Votre Majesté?
— Je ne vous comprends pas, répondit la reine en serrant les dents pour cacher
son émotion.
— Je vais me faire comprendre. Votre Majesté se souvient que le roi est né le 5 sep-
tembre 1638, à onze heures un quart.
— Oui , bégaya la reine.
— A midi et demi, continua la béguine , le dauphin , ondoyé déjà par Monseigneur
de Meaux sous les yeux du roi, sous vos yeux , était reconnu héritier de la couronne
de France. Le roi se rendit à la chapelle du vieux château de Sainl-Germain pour en-
tendre le Te Deum.
— Tout cela est exact , murmura la reine.
— L'accouchement de Votre Majesté s'était fait en présence de feu Monsieur, des
princes, des dames de la cour. Le médecin du l'oi, Bouvard, et le chirurgien Honoré
se tenaient dans l'antichambre, Votre Majesté s'endormit vers trois heures , jusqu'à
sept heures environ , n'est-ce pas?
— Sans doute; mais vous me récitez lace que tout le monde sait comme vous et moi.
— J'arrive, Madame, à ce que peu de personnes savent. Peu de personnes, di-
sais-je , hélas! je pourrais dire deux personnes , car il y en avait cinq seulement au-
trefois, et depuis quelques années le secret s'est assuré par la mort des principaux
participans. Le roi notre seigneur dort avec ses pères; la sage-femme Péronne l'a
suivi de près, Laporle est oublié déjà.
La reine ouvrit la bouche pour répondre ; elle trouva sous sa main glacée, dont
elle caressait son visage, les gouttes pressées d'une sueur brûlante.
— Il était huit heures, poursuivit la béguine, le roi soupait d'un grand cœur; ce
n'ciaient autour de lui que joie , cris , rasades, le peuple hurlait sous les balcons , les
Suisses, les mousquetaires et les gardes erraient par la ville portés en triomphe par les
étudians ivres.
Ces bruits formidables de l'allégresse publique faisaient gémir doucement dans les
bras de madame de Hausac, sa gouvernante, le dauphin , le futur roi de France , dont
les yeux, lorsqu'ils s'ouvriraient , devaient apercevoir deux couronnes au fond de son
berceau. Tout à coup, Votre Majesté poussa un cri perçant et dame Péronne reparut
à son chevet.
Les médecins dînaient dans une salle éloignée. Le palais déserta force d'être envahi
n'avait plus ni consignes, ni gardes. La sage-femme, après avoir examiné l'état de
202 LES MOUSQUETAIRES.
Votre Majesté, se récria, surprise , et vous prenant en ses bras , éplorée, folle de dou-
leur, envoya Laporte pour prévenir le roi que Sa Majesté la reine voulait le voir dans
sa chambre.
Laporte, vous le savez, Madame, était un homme de sang-froid et d'esprit. Il n'ap-
procha pas du roi en serviteur effrayé qui sent son importance , et veut effrayer aussi ;
d'ailleurs, ce n'était pas une nouvelle elïrayante que celle qu'attendait le roi. Tou-
jours est-il que Laporte parut, le sourire sur les lèvres , près de la chaise du roi et lui dit:
— Sire , la reine est bien heureuse et le serait encore plus de voir Votre Majesté.
Ce jour-là , Louis XIII eût donné sa couronne à un pauvre pour un Dieu gardl Gai,
léger, vif, le roi sortit de table en disant, du ton qu'Henri IV eût pu prendre : Mes-
sieurs , je vais voir ma femme.
Il arriva chez vous , Madame, au moment où dame Péronne lui tendait un second
prince, beau et fort comme le premier, en lui disant :
— Sire, Dieu ne veut pas que le royaume de France tombe en quenouille.
Le roi , dans son premier mouvement, sauta sur cet enfant et cria : Merci , mon Dieu !
La béguine s'arrêta en cet endroit, remarquant combien souffrait la reine. Anne
d'Autriche, renversée dans son fauteuil, la tèle penchée, les yeux fixes, écoutait
sans entendre , et ses lèvres s'agitaient convulsivement pour une prière à Dieu ou pour
une imprécation contre celle femme.
— Ah ! ne croyez pas que s'il n'y a qu'un dauphin en France , s'écria la béguine ;
ne croyez pas que si la reine a laissé cet enfant végéter loin du trône , ne croyez pas
qu'elle fût une mauvaise mère. Oh ! non. Il est des gens qui savent condiien de larmes
elle a versées; il est des gens qui ont pu compter les ardens baisers qu'elle donnait
à la pauvre créature en échange de celle vie de misère et d'ombre à laquelle la raison
d'État condamnait le frère jumeau de Louis XIV.
— Mon Dieu, mon Dieu ! murnuira faiblement la reine.
— On sait, continua vivement la béguine, que le roi se voyant deux lils, tous deux
égaux en âge, en prétentions, trembla pour le salut de la France , pour la tranquillité
de son Etat. On sait que M. le cardinal de Uicholioii , mandé à cet effet par Louis XIH,
réfléchit plus d'une heure dans le cabinet de Sa Majesté , et prononça cette sentence :
— Il y a un roi né pour succéder h. Sa Majesté, Dieu en a fait naître un autre pour
succéder à ce prenu'er roi ; mais à présent , nous n'avons besoin que du premier-né ;
cachons le second à la France connue Dieu l'avait caché h. ses parens eux-mêmes.
Un prince, c'est pour TÉtat la paix et la sécurité; deux conqK'lileurs , c'est la
guerre civile et ranarchie.
La reine se leva brusquement, pftle et les poings crispés.
— Vous en savez trop, dit-elle d'une voix sourde, puiscpie vous louchez aux secrets
de l'Etal. Quant au\ amis de qui vous tenez ce secret, ce sont des lâches et de faux
amis. Vous êtes leur complice dans le crime qui s'accomplit aujourd'hui. Maintenant,
à bas le masque, ou je vous fais arrêter par mon capitaine des gardes. Oh !... ce secret
ne me fait pas peurl vous l'avez bu, vous me le rendrez! Il se glacera dans votre
sein; ni ce secret, ni votre vie ne vous appartiennent plus à partir de ce moment I
Anne d'Autriche, joignant le geste }\ la menace , fit deux pas vers la béguine.
— Apprenez, dit celle-ci , à connaître la fidélité, l'honneur, la discrétion de vos
amis aliandonnés.
Elle enleva soudain son masque.
— Madame de Ghevreuse ! s'écria la reine.
— La seule confidente du secret avec Votre Majesté.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 203
— Ah! murmura Anne d'Aulricho, venez m'cmbrasser, duchesse. Hélas! c'est tuer
ses amis, que se jouer ainsi a\ec leurs chagrins mortels.
Et la reine, appuyant sa tele sur l'épaule de la vieille duchesse, laissa échapper de
ses yeux une source de larmes amères.
— Que vous êtes jeune encore ! dit celle-ci d'une voix sourde, vous pleurez 1
PEUX AMIES.
La reine regarda fièrement madame de Chevreuse.
— Je crois, dit-elle, que vous avez prononcé le mot heureuse en parlant de moi.
Jusqu'à présent, duchesse, j'avais cru impossible qu'une créature humaine ])ùt se
trouver moins heureuse que la reine de France.
— Madame , vous avez été en effet une mère de douleurs. Mais à côté de ces mi-
sères illustres dont nous nous entretenions tout à l'heure, nous vieilles amies séparées
par la méchanceté des hommes; à côlé , dis-je, de ces infortunes royales, vous avez
les joies peu sensibles, c'est vrai, mais fort enviées de ce monde. --
— Lesquelles? dit amèrement Anne d'Autriche. Comment pouvez-vous prononcer
le mot joie, duchesse, vous qui tout à l'heure reconnaissiez qu'il faut des remèdes
à mon corps et à mon esprit?
Madame de Chevreuse se recueillit un moment.
— Que les rois sont loin des autres hommes ! murmura-t-elle.
— Que voulez-vous dire ?
• — Je veux dire qu'ils sont tellement éloignés du vulgaire qu'ils oublient pour les
autres toutes les nécessités de la vie. Comme l'habitant de la montagne africaine qui,
du sein de ses plateaux verdoyans rafraîchis par les ruisseaux de neige, ne comprend
pas que l'habitant de la plaine meure de soif et de faim, au milieu des terres calci-
nées par le soleil.
La reine rougit légèrement; elle venait de comprendre.
— Savez-vous, dit-elle , que c'est mal de nous avoir délaissée?
— Oh! Madame, le roi a hérité, dit-on, de la haine que me portait son père. Le
roi me congédierait s'il me savait au Palais-Royal.
— Je ne dis pas que le roi soit bien disposé en votre faveur, duchesse , répliqua la
reine; mais, moi, je pourrais... secrètement.
La duchesse laissa percer un sourire dédaigneux qui inquiéta son interlocutrice.
— Du reste, se hâta d'ajouter la reine, vous avez très-bien fait de venu' ici.
— Merci, Madame.
— Ne fût-ce que pour nous donner cette joie de démentir le bruit de votre mort.
— On avait dit effectivement que j'étais morte.
— Partouti
— Mes enfans n'avaient pas pris le deuil , cependant.
— Ah! vous savez, duchesse, la cour voyage souvent; nous voyons peu MM. d'Albert
deLuynes, et bien des choses échappent dans les préoccupations au milieu desquelles
nous vivons constamment. **
204 LES MOUSQUETAIRES.
— Votre Majesté n'eût pas dû croire au bruit de ma mort.
— Pourquoi pas? hélas! nous sommes morlels; ne voyez-vous pas que moi, votre
sœui- cadette, comme nous disions autrefois, je penche déjà vers la sépulture?
— Votre Majesté, si elle avait cru que j'étais morte, devait s'étonner alors de ne
pas avoir reçu de mes nouvelles.
— La mort surprend parfois bien vite , duchesse.
— Oh ! Votre Majesté ! Les âmes chargées de secrets comme celui dont nous parlions
tout à l'heure ont toujours un besoin d'épanchement qu'il faut satisfaire d'avance. Au
nombre des relais préparés pour l'éternité, on compte la mise en ordre de ses papiers.
La reine tressaillit.
— Votre Majesté, dit la duchesse, saura d'une façon certaine le jour de ma mort.
— Comment cela?
— Parce que Voire Majesté recevra le lendemain, sous une quadruple enveloppe
tout ce qui a échappé de nos petites correspondances si mystérieuses d'autrefois.
— Vous n'avez pas brûlé! s'écria Anne avec effroi.
— Oh! chère Majesté, répliqua la duchesse, les traîtres seuls brûlent une corres-
pondance royale.
— Les traîtres !
— Oui, sans doute, ou plutôt ils font semblant de la brûler, la gardent ou la vendent.
— Mon Dieu !
— Les tîdèlcs au contraire enfouissent précieusement de pareils trésors, puis, un
jour, ils viennent trouver leur reine, et lui disent : Madame, je vieillis, je me sens
malade ; il y a danger de mort pour moi , danger de révélation pour le secret de Votre
Majesté; prenez donc ce papier dangereux et brùlez-lo vou>-mème.
— Un papier dangereux ! Lequel?
— Quant à moi , je n'en ai qu'un, c'est vrai , mais il est bien dangereux.
— Oh ! duchesse , dites , dites !
— C'est ce billet... daté du mardi 2 août 10 Vf, où vous me recommandiez d'aller
à Noisy-le-Sec pour voir ce cher malheureux enfant. Il y a cela de votre main, Ma-
dame : « Cher malheureux enfant. »
— Il se fît un silence profond à ce moment : la reine sondait l'abîme. Madame de
Chevreuse tendait son piège.
— Oui, malheureux, bien malheureux! murmura Anne d'Autriche; quelle triste
existence pour aboutir à une si cruelle tînl
— Il est mort! s'écria vivement la duchesse avec une curiosité dont la reine saisi
avidement l'accent sincère.
— Mort de consomption, mort oublié, mort flétri comme ces pauvres fleurs don-
nées par un amant et que la maîtresse laisse expirer dans un tiroir pour les cacher à
tout le monde.
— Mort! répéta la duchesse avec im air de découragement qui eût bien réjoui la
reine s'il n'eût été tempéré par un mélange de doute Mort à Noisy-le-Sec?
— Mais oui, dans les bras de son gouverneur, pauvre serviteur honnête qui n'a
pas survécu longtemps.
— Cela se conçoit : c'est si lourd à porter un deuil et un secret pareils.
La reine ne se donna pas la peine de relever l'ironie de cette réflexion. Madame de
Chevreuse continua.
— Eh bien! Madame, je m'informai, il y a quelques années, à Noisy-le-Sec même,
du sort de cet enfant si malheureuf. On in apprit qu'il ne passait pas pour être mort;
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 203
voilà pourquoi je ne m'étais pas affligée tout d'abord avec Votre Majesté Oh ! certes,
si je l'eusse cru , jamais une allusion à ce déplorable événement ne fût venue réveiller
les bien légitimes douleurs de Votre Majesté.
— Vous dites que l'enfant ne passait pas pour être mort à Noisy?
— Non, Madame.
— Que disait-on de lui , alors?
— On disait... on se trompait sans doule.
— Diles toujours.
— On disait qu'un soir, vers 1645, une dame belle et majestueuse, ce qui se remar-
qua malgré le masque et la manie qui la cachaient, une dame de qualité, de très-
haute qualité sans doute, était venue dans un carrosse àrembrancbeincnt de la route,
là même, vous savez, où j'attendais dos nouvelles du jeune prince, quand Votre Ma-
jesté daignait m'y envoyer.
— Eh bien ?
— Et que le gouverneur avait mené l'enfant à cette dame.
— Après.
— Le lendemain , gouverneur et enfant avaient quitté le pays.
— Vous voyez bien! il y a du vrai là dedans, puisque effectivement le pauvre en-
fant mourut d'un de ces coups de foudre qui font que , jusqu'à sept ans, au dire des
médecins , la vie des enfans tient à un fd.
— Oh ! ce que dit Votre Majesté est la vérité , nul ne le sait mieux que vous. Ma-
dame; nul ne le croit plus que moi. Mais, admirez la bizarrerie...
— Qu'est-ce encore? pensa la reine.
— La personne qui m'avait rapporté ces détails , qui avait été s'informer de la santé
de l'enfant, cette personne...
— Vous aviez confié un pareil soin à quelqu'un? Oh ! duchesse !
— Quelqu'un muet comme Votre Majesté, comme moi-même , mettons que c'est
moi-même , Madame ; ce quelqu'un, dis-je, passant quelques mois après en Touraine...
— En Touraine !
— Reconnut le gouverneur et l'enfant, crut, pardon, les reconnaître vivans tous
deux, gais et heureux et florissans tous deux, l'un dans sa verte vieillesse, l'autre
dans la jeunesse en fleur! Jugez après cela ce que c'est que les bruits qui courent;
ayez donc foi après cela à quoi que ce soit de ce qui se passe en ce monde. Mais je
fatigue Votre Majesté. Oh ! ce n'est pas mon intention et je prendrai congé d'elle après
lui avoir renouvelé l'assurance de mon respectueux dévouement.
— Arrêtez, duchesse: causons un peu de vous.
— De moi, oh! Madame, n'abaissez pas vos regards jusque-là.
— Pourquoi donc! N'êtes-vous pas ma plus ancienne amie? Est-ce que vous m'en
voulez, duchesse?
— Moi! mon Dieu! pour quel motif? Serais-je venue auprès de Votre Majesté si
j'avais sujet de lui en vouloir ?
— Duchesse, les ans nous gagnent, il faut nous serrer contre la mort qui menace.
— Madame, vous me comblez avec ces douces paroles.
— Nulle ne m'a jamais aimée, servie comme vous, duchesse.
— Votre Majesté s'en souvient?
— Toujours. Duchesse, une preuve d'amitié.
— Ah ! Madame, tout mon être appartient à Votre iMajesté.
— Celte preuve, voyons.
206 LES MOUSQUETAIRES.
— Laquelle?
— Demandez-moi quelque chose.
— Demander...
— Oh! je sais que vous êtes l'âme la plus désintéressée, la plus grande, la plus loyale.
— Ne me louez pas trop, Madame, dit la duchesse inquiète.
— Je ne vous louerai jamais autant que vous le méritez.
— Avec l'âge, avec les malheurs , on change beaucoup , Madame.
— Dieu vous entende , duchesse.
— Comment cela?
— 'Oui, la duchesse d'autrefois, la belle, la fîère, l'adorée Chevreuse m'eût ré-
pondu ingratement: Jene veux rieu de vous. Bénis soient donc les malheiu-s , s'ils sont
venus, puisqu'ils vous auront changée, et que peut-être vous me répoudrez : J'accepte.
La duchesse adoucit son regard et son sourire; elle était sous le charme et ne s'en
cachait plus.
— Parlez , chère , dit la reine , que voulez-vous?
— Il faut donc s'expliquer... -
— Sans hésitation.
•—Eh bien! Votre Majesté peut me faire une joie indicible, une joie incomparable.
•— Voyons, fil la reine, un peu refroidie par l'inquiétude. Mais, avant toutes choses,
ma bonne Chevreuse, souvenez-vous que je suis en puissance de fils comme j'étais
autrefois en puissance de mari.
— Je vous ménagerai , chère reine.
— Appelez-moi Anne comme autrefois; ce sera un doux écho de la belle jeunesse.
— Soit. Eh bien! ma vénérée maîtresse, Anne chérie...
— Sais-tu toujours l'espagnol?
— Toujours.
— Demande-moi en espagnol alors.
— Voici : Faites-moi l'honneur de venir passer quelques jours à Dampierre.
— C'est tout? s'écria la reine stupéfaite.
— Oui.
— Rien que cela I
— Bon Dieu ! aiiricz-vous l'idée que je ne vous demande pas là le plus énorme
bienfait! S'il en est ainsi , vous ne me connaissez plus. Acceptez-vous?
— Oui , de grand cœur.
— Oh! merci.
— Et je serai heureuse, continua la reine avec défiance, si ma présence peut vous
être utile à quchpie chose.
— Utile! s'écria la duchesse en riant, oh ! non, non , agréable, douce, délicieuse,
oui > raille fois oui ; c'est donc promis?
— C'est juré.
La duchesse se jeta sur la main si belle de la reine et la couvrit de baisers.
«-- C'est une bonne femme au fond , pensa la reine , et. .. généreuse d'esprit.
^- Votre Majesté, reprit la duchesse, consentira-t-elle à me donner quinze jours?
— ^ Oui certes, pourquoi?
— Parce que, dit la duchesse, me sachant on disgrâce, nul ne voulait me prêter
les cent mille écus dont j'ai besoin pour faire réparer Dampierre. !Mnis lorsqu'on
va savoir que c'est pour y recevoir Votre Majesté, tous les fonds de Paris afllucrout
chez moit
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
207
— Ah!... fit la reine en reniuanl doucement la lè(e avec intelligence. Cent mille
écus ! Il faut cent mille écus pour réparer Dampierre?
— Tout autant.
— Et personne ne veut vous les prêter?
— Personne.
— Je les prêterai, moi, si vous voulez, duchesse.
— Oh ! je n'oserais.
— Vous auriez tort.
— Vrai ?
— Foi de reine... Cent mille écus, ce n'est réellement pas beaucoup.
— N'est-ce pas?
— Non. Oh 1 je sais que vous n'avez jamais fait payer votre discrétion ce qu'elle
vaut. Duchesse, avancez-moi cette table, que je vous lasse le bon sur M. Colbert; non,
sur M. Fouquet, qui est un bien plus galant homme.
— Paie-t-il?
— S'il ne paie pas, je paierai, mais ce serait la première fois qu'il me refuserait.
La reine écrivit, donna la cédule àla duchesse et la congédia après l'avoir gaîment
embrassée.
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- ^.^f
L-i^
>V
208
LES MOUSQUETAIRES.
COMMENT JEAN DE LA FONTAINE FIT SON PREMIER CONTE.
*OAlj»ER..
DUTES ces intrigues sont épuisées; l'esprit humain, si
multiple dans ses exhibitions, a pu se développer à l'aise
dans les trois cadres que notre récit lui a fournis.
Peut-être s'agira-t-il encore de politique et d'intrigues
dans le-récil qui va suivre , mais les ressorts en seront
tellement cachés, que l'on ne verra que les fleurs et les
peintures, absolument comme dans ces théâtres forains
* où paraît sur la scène un colosse qui marche mû par les
Mm^ petites jambes et les bras grêles d'un enfant caché dans
sa carcasse.
Nous retournons à Saint-iMandé , où le surintendant reçoit, selon sou habitude, sa
société choisie d'épicuriens.
Depuis quelque temps, le maître a été rudement éprouvé. Chacun se ressent au
logis de la détresse du ministre : Plus de grandes et folles réunions. La finance a été
un prétexte pour Fouquct, et jamais, comme le dit spirituellement Gourville. prétexte
n'a été plus fallacieux : de finances pas l'ombre.
M. Valcl s'ingénie à soutenir la ré|)utation de la maison. Cependant les jardiniers
qui alimentent les ofTices se jilaigncnt d'un relard ruineux. Les expéditionnaires de
Tins d'Espagne envoient fréquemment des mandats que nul ne paie. Les pêcheurs
que le surintendant gage sur les côtes de Normandie supputent que s'ils étaient rem-
boursés, la rentrée de la sonune leur permettrait de se retirer à terre. La marée, qui
plus tard doit faire mourir Vatol , la marée n'arrive pas du tout.
Cependant, pour le jour de réception ordinaire, les amis de Fouquet se présentent
plus nombreux que de coutume. Gourville et l'abbé Fouquet causent finances, c'est-à-
dire que l'abbé emprunte quoltpiespi&toles à Gourville. Pellisson, assis les jambes croi-
Bccs, termine la péroraison d'un discours par lequel F"ouquot doit rouvrir le parlement.
Et ce discours est un chef d'œuvre, parce que Pellisson le fait pour son ami, c'est-
à-dire qu'il y met tout ce que, certainement, il n'irait pas chercher pour lui-même.
Bientôt se disputant sur les rimes faciles, arrivent du fond du jardin Lorel et la Fontaine.
Les peintres et les nuisiciens se dirigent à leur tour du côté de la salle à manger.
Lorsque huit heures sonneront , on soupera.
Le surintendant ne fait jamais attendre.
Il est sept heures et demie; l'appétit s'annonce assez galamment.
Ouand tous les convives sont réunis, Gourville va droit à Peliissiiu.U- tire de sa rê-
verie, et l'amèue an milieu d'im salon dont il ;» fermé les porte.».
.^P(t
I.'V
FOVOV-ET.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 209
— Eh bien ! dit-il . quoi de nouveau?
PcllJsson , levant sa tête intellifrenle et douce :
— J'ai emprunté, dit-il, vingt-cinq mille livres à ma tante. Les voici en bons de caisse.
— Bien, répondit Gourville, il ne manque plus que cent quatre-vingt-quinze mille
livres pour le premier paiement.
— Le paiement de quoi? demanda la Fontaine du ton qu'il mellail à dire : — Avez-
vous lu Baruc?
— Voilà encore mon distrait, dit Gourville. Quoi! c'est vous qui nous avez appris
que la petite terre de Corbeil allait être vendue par un créancier de M. Fouquet; c'est
vous qui avez proposé la cotisation de tous les amis d'Épicure; c'est vous qui avez dit
que vous feriez vendre un coin de votre maison de Château-Thierry pour fournir votre
contingent, et vous venez dire aujourd'hui : — Le paiement de quoi?
Un rire universel accueillit cette sortie et fit rougir la Fontaine.
— Pardon, pardon, dit-il, c'est vrai, je n'avais pas oublié; oh! non, seulement...
— Seulement tu ne te souvenais plus, répliqua Loret.
— Voilà la vérité. Le fait est qu'il a raison. Entre oublier et ne plus se souvenir il
y a une grande (hfférence.
— Alors, ajouta Pellisson, vous apportez cette obole , prix du coin de (erre vendu?
— Vendu ! non.
— Vous n'avez pas vendu votre clos? demanda Gourville étonné, car il connaissait
le désintéressement du poëte.
— Ma femme n'a pas voulu, répondit ce dernier.
Nouveaux rires.
— Cependant vous êtes allé à Chùteau-Tbierry pour cela, lui fut-il répondu.
— Certes , et à cheval.
— Pauvre Jean !
— Huit chevaux difïérens : j'étais roué.
— -Excellent ami!... Et là-bas vous vous êtes reposé?
— Reposé! Ah ! bien oui ! Là-bas, j'ai eu bien de la besogne.
— Comment cela?
• — Ma femme avait fait des coquetteries avec celui à qui je voulais vendre la terre.
Cet homme s'est dédit : je l'ai appelé en duel.
— Très-bien! dit le poëte : et vous vous êtes battus?
— Il paraît que non.
— Vous n'en savez donc rien ?
— Non, ma femme et ses parens se sont mêlés de cela. J'ai eu un quart d'heure
durant l'épée à la main , mais je n'ai pas été blessé.
— Et l'adversaire?
— L'adversaire non plus ; il n'était pas venu sur le terrain.
— C'est admirable! s'écria-t-on de toutes parts; vous avez dû vous courroucer?
— Trè.s-fort; j'avais gagné un rhume; je suis rentré à la maison, et ma femme
m'a querellé.
— Tout de bon ?
— Tout de bon! elle m'a jeté un pain à la tête , un gros pain.
— Et vous?
— Moi, je lui ai renversé toute la table sur le corps et sur le corps de ses convives;
puis je suis remonté à cheval, et me voilà.
Nul n'eut su Ifuir son sérieux à l'exposé de cette héroïdo comique.
T. II. 14
^210 LES MOUSQUETAIRES.
Quand l'ouragan des rires se fut un peu calmé.
— Voilà tout ce que yous avez rapporté? dit-on à la Fontaine.
— Oh ! non pas, j'ai eu une excellente idée.
— Dites !
— Avez-vous remarqué qu'il se fait en France beaucoup de poésies badines?
— Mais oui , répliqua l'assemblée.
— Et que , poursuivit la Fontaine , il ne s'en imprime que fort peu?
— Les lois sont dures, c'est vrai.
— Eh bien, marchandise rare est une marchandise chère, ai-je pensé. C'est pour-
quoi je me suis mis à composer un petit poëme extrêmement licencieux.
— Oh! oh! cherpoëte.
— Extrêmement grivois.
~ Oh ! oh !
— Extrêmement cynique.
— Diable ! diable f
— -J'y ai mis, continua froidement le poëte, toutce que j'ai pu trouver de mots galans.
Chacun se tordait de rire , tandis que ce brave poêle mettait ainsi l'enseigne à sa
marchandise.
— Et , poursuivit-il , je m'appliquai à dépasser toutce que Boccace , l'Arétin et autres
maîtres ont fait en ce genre.
— Bon Dieu! s'écria Pellisson, mais il sera danmé 1
— Vous croyez? demanda naïvement la Fontaine: je vous jure que je n'ai pas fait
cela pour moi, mais uniquement pour M. Fouqnet.
Celte conclusion mirillque mit le comble à la satisfaction des assistans.
— Et j'ai vendu cet opuscule huit cents livres la première édition, s'écria la Fon-
taine en se frottant les mains. Les livres de piété s'achètent moitié moins.
— Il eût mieux valu, dit Gourvillc en riant, faire deux livres de piété.
— C'est trop loug et pas assez divertissant, répliqua tranquillement la Fontaine ;
mes huit cents livres sont dans ce petit sac : je les offre.
Et il mil en effet son oIVrande dans les mains du trésorier des épicuriens.
Puis ce fut au tour de Lorct , qui donna cent cinquante livres; les autres s'épuisèrent
de même. Il y eut, compte fait, quarante mille livres dans roscaroello.
— Jamais plus généreux deniers ne résonnèrent dans les balances divines où la cha-
rité pèse les bons cœurs et les bonnes intentions contre les pièces fausses des dévots
hypocrites.
On faisait encore tinter les écus quand le surintendant entra ou plutôt se glissa dans
la salle. Il avait tout entendu.
On vit cet homme qui avait remué tant de milliards, ce riche qui avait épuisé tous
les plaisirs et tous les honneurs, ce cœur immense, ce cerveau fécond qui avaient,
comnie deux creusets avides, dévoré la subst;uiie matérielle et morale du premier
rovaumc du monde, on vil Fouquel dépasser le seuil, avec les yeux pleins di^ larmes,
tremper ses doigts blancs et lins dans l'or et l'argent.
— Pauvre avunône , dit-il d'une voix tendre et ém\ie , tu disparaîtras dans le plus
petit des plis de ma bourse vide, mais lu as enq)li jusqu'au bord ce que nul n'éj)uisera
jamais, mon cœur. Merci, mes amis, merci.
Et comme il ne pouvait embrasser tous ceux qui se trouvaient là et qui pleu-
raient bien aussi un peu, tout pbilosophes qu'ils fussent, il embrassa la Fontaine en
lui disant :
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. ^211
— Pauvre garçon qui s'est fait battre pour moi par sa femme , et damner par sou
confesseur!
— Bon! ce n'est rien, répondit le poëte; que vos créanciers attendent deux ans,
j'aurai fait cent autres contes qui, à deux éditions chacun, paieront la dette.
LA FONTAINE NÉGOCIATEUR,
FoLiquct serra la main de la Fontaine avec une charmante eftusion.
— Mon cher poëte, lui dit-il, faites-nous cent autres contes, non-seulement pour
les quatre-vingts pistoles que chacun d'eux rapportera , mais encore pour enrichir
notre langue de cent chefs-d'œuvre.
— Oh! oh ! dit la Fontaine en se rengorgeant, il ne faut pas croire que j'aie seule-
ment apporté cette idée et ces quatre-vingts pistoles à M. le surintendant.
— Oh ! mais, s'écria-t-on de toutes parts, M. de la Fontaine est en fonds aujourd'hui.
— Bénie soit l'idée, si elle m'apporte un ou deux millions! dit gaiment Fouquet.
— Précisément, répliqua la Fontaine.
— Vite, vite! cria l'assemblée.
— Prenez garde , dit Pellisson à l'oreille de la Fontaine , vous avez eu grand succès
jusqu'à présent, n'allez pas lancer la flèche au delà du but.
— Nenni , monsieur Pellisson , et vous qui êtes un homme de goût , vous m'approu-
verez tout le premier.
— Il s'agit de millions , dit Gourville.
— J'ai là quinze cent mille Hvres, monsieur Gourville; et il frappa sa poitrine.
— Au diable le Gascon de Château-Thierry! cria Loret.
— Ce n'est pas la poche qu'il fallait toucher, dit Fouquet, mais la cervelle.
— Tenez, ajouta la Fontaine , monsieur le surintendant, vous n'êtes pas un procu-
reur général, vous êtes un poëte.
— C'est vrai ! s'écrièrent Loret, Conrart et tout ce qu'il y avait là de gens de lettres.
— Vous êtes, dis-je, un poëte et un peintre, un statuaire, un ami des arts et des
sciences; mais, avouez-le vous-même, vous n'êtes pas un homme de robe.
—'Je l'avoue, répliqua en souriant M. Fouquet.
— On vous mettrait de l'Académie que vous refuseriez , n'est-ce pas?
— Je crois que oui, n'en déplaise aux académiciens.
— Eh bien , pourquoi, ne voulant pas faire partie de l'Académie , vous laissez-vous
aller à faire partie du parlement?
— Ohl oh ! dit Pellisson, nous parlons politique.
— Je demande , poursuivit la Fontaine, si la robe sied ou ne sied pas à M. Fouquet.
— Ce n'est pas de la robe qu'il s'agit, riposta Pellisson contrarié des rires de l'as-
semblée.
— ' Au contraire , c'est de la robe, dit Loret.
— Olez la robe au procureur général , dit Conrart , nous avons M. Fouquet, ce dont
nous ne nous plaignons pas, mais connue il n'est pas de procureur général sans robe
nous déclarons d'après M. de la Fontaine, que certainement la robe est un épouvantait.
21-2 LES MOUSQUETAIRES.
— FugiunI risus leporesque, dit Loiet.
— Les ris et les grâces, lit un savant.
— Moi,poursuivitPellisson gravement, cen'estpascomme celaqueje tratiiiis lepores.
— Et comment le traduisez-vous? demanda la Fonlaine.
— Je le traduis ainsi :
« Les lièvres se sauvent en voyant M. Fouquet. »
Éclats de rire dont le surintendant prit sa part.
— Pourquoi les lièvres? objecta Conrart piqué.
— Parce que lièvre sera celui qui ne se réjouira point de voir M. Fouquet dans les
attributs de sa force parlementaire.
— Ob ! oh ! murmurèrent les poètes.
— Quô non ascendam, dit Conrart, me parait impossible avec une robe de procureur.
— Et à moi, sans cette robe, dit l'obstiné Pellisson; qu'en pensez-vous, Gourvillc?
— Je pense que la robe est bonne , répliqua celui-ci ; mais je pense également qu'un
million et demi vaudrait mieux que la robe.
— Et je suis de l'avis de Gourville, s'écria Fouquet en coupant court à la discus-
sion par son opinion, qui devait nécessairement dominer toules les autres.
— Un million et demi ! grommela Pellisson ; pardieu ! je sais une fable indienne...
— Contez-la-moi, dit la Fonlaine ; je dois la savoir aussi.
— Contez ! contez î
— La tortue avait une carapace . dit Pellisson ; elle se réfugiait là dedans quand ses
ennemis la menaçaient. Un jour quelqu'un lui dit : Vous avez bien chaud Tété dans
cette maison-là, et vous êtes bien empêchée de montrer vos grâces. Voilà la cou-
leuvre qui vous donnera un million et demi de votre écaille.
— Bon ! fit le surintendant en riant.
— Après? fit la Fontaine, inléressé par l'apologue bien plus que par la moralité.
— La tortue vendit sa carapace et resta nue. Un vautour la vit, il avait faim; il lui
brisa les reins d'un coup de bec et la dévora.
— Onuitlios deloï dit Conrart.
— Que M. Fouquet fera bien de garder sa robe !
La Fontaine prit la moralité au sérieux.
— Vous oubliez Eschyle, dit-il à son adversaire.
— Qu'est-ce à dire?
— Eschyle le chauve.
— Après?
— Eschyle, dont un vautour, votre vaulour probablement, grand amateur de tor-
tues, prit d'en haut le crâne pour une pierre, et lança sur ce crâne une lorluc toute
blottie dans sa carapace.
— Hé! mon Dieu ! la Fonlaine a raison, reprit Fouquet devenu pensif, tout vau-
toiu', quand il a faim de tortues, sait bien leur briser gratis l'écaillé ; trop bcureuses
les tortues dont une couleuvre paie l'enveloppe un million et demi. Qu'on m'apporte
une couleuvre généreuse comme celle de votre fable, Pellisson, et je lui donne ma
carapace.
— Jiciva avis in terris! s'écria Conrart.
— Et semblable à un cygne noir, n'est-ce pas? ajouta la Fontaine; eh bien! oui,
]n-écisément, un oiseau tout noir et très-rare ; je l'ai trouvé.
— Vous avez trouvé un acquéreur pour ma charge de procureur? s'écria Fouquet.
— Oui, Monsieui'.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 513
— Mais, nioiisioiir le siirinlendant n'a jamais dit qu'il dnl vendre, reprit Pdlisson.
— Pardonnez-moi, vous-même vous en avez parlé, dit Conrart.
— J'en suis témoin , fit Gourville.
— 11 tient aux beaux discours qu'il me fait, dit en riant Fonqiiel. Cet acquéreur,
voyons, la Fontaine?
— Un oiseau tout noir, un conseiller au parlement . \m l>rave homme.
— Qui s'appelle?...
— Vanel.
— Vanel! s'écria Fouquet, Vanel! le mari de. .
— Précisément, son mari; oui, Monsieur.
— Ce cher homme! dit Fouquet avec intérêt, il veut êlre procureur général?
— Il veut êlre tout ce que vous êtes, Monsieur, dit Gourville, et faire absolument
ce que vous avez fait.
— Oh ! mais c'est bien réjouissant : contez-nous donc cela, la Fontaine.
— C'est tout simple. Je le vois de temps en temps. Tantôt je le rencontre : il tlànait
sur la place de la Bastille, précisément vers l'instant où j'allais prendre le petit car-
rosse de Saint-Mandé.
— Il devait guetter sa femme, bien sur? interrompit Loret.
— Oh! mon Dieu î non , dit simplement Fouquet; il n'est pas jaloux.
— Il m'aborde donc, m'embrasse, me conduit au cabaret de rimage-Sainl-Fiacre,
et m'entretient de ses chagrins.
— Il a des chagrins?
— Oui : sa femme lui donne de l'ambition.
— Et il vous dit?...
— Qu'on lui a parlé d'une charge au parlement , que le nom de M. Fouquet a été
prononcé, que depuis ce temps madame Vanel rêve de s'appeler madame la procu-
reuse générale , et qu'elle en meurt toutes les nuits qu'elle n'en rêve pas.
— Diable !
— Pauvre femme, dit Fouquet.
— Attendez. Conrart me dit toujours que je ne sais pas faire les affaires : vous allez
voir comment je menai celle-ci.
— Voyons?
— Savez-vous, dis-jeà Vanel, que c'est cher une charge comme celle de M. Fouquet?
— Combien à peu près? fit-il.
— M. Fouquet en a refusé dix-sept cent mille livres.
— Ma femme, répliqua Vanel, avait mis cela aux environs de quatorze cent mille,
— Comptant? lui tis-je.
— Oui ; elle a vendu un bien en Guienne , elle a réalisé.
— C'est un joli lot à toucher d'un coup, dit silencieusement l'abbé Fouquet , qui
n'avait pas encore parlé.
— Cette pauvre dame Vanel I murmura Fouquet.
Pellisson haussa les épaules.
— Un démon , dit-il bas à l'oreille de Fouquet.
— Précisément. Il serait charmant d'employer l'argent de ce démon à réparer le mal
que s'est fait pour moi un ange.
Pellisson regarda d'un air surpris Fouquet dont les pensées se fixaient, à partir de ce
moment, sur un nouveau but.
— Eh bien! demanda la Fontaine, ma négociation?
21 i LES MOUSQUETAIRES.
— Admirable ! cher poète.
— Oui , dit Gourville ; mais tel se vante d'avoir envie d'un cheval, qui n'a pas seu-
lement de quoi payer la bride.
— Le Vanel se dédirait si on le prenait au mot, continua l'abbé Fouquet.
— Je ne crois pas, dit la Fontaine.
> — Qu'en savez-vousï
— C'est que vous ignorez le dénoùment de mon histoire.
— Ah ! s'il y a ini dénoùment , dit Gourville, pourquoi flâner en route?
— Semper ad evcntitm. N'est-ce pas cela? dit Fouquet du ton d'un grand seigneur
qui se fourvoie dans les barbarismes.
Les latinistes battirent des mains.
— Mon dénoùment , s'écria la Fontaine , c'est que Vanel , ce tenace oiseau noir, sa-
chant que je venais à Saint-Mandé, m'a supplié de l'emmener.
— Oh ! oh !
— Et de le présenter, s'il était possible, à monseigneur.
— En sorte?...
— En sorte qu'il est là , sur la pelouse du Bel-Air.
— Comme un scarabée.
— Vous dites cela, Gourville , à cause des antennes, mauvais plaisant !
— Eh bien, monsieur Fouquet?
— Eh bien , il ne convient pas que le mari de madame Vanel s'enrhume hors de
chez moi : envoyez-le quérir, la Fontaine, puisque vous savez où il est.
— .J'y cours moi-même.
— Je vous accompagne, dit l'abbé Fouquet, je porterai les sacs.
— Pas de mauvaise plaisanterie, dit sévèrement Fouquet, que Taffaire soit sérieuse,
si affaire il y a. Tout d'abord , soyons hospitaliers. Excusez-moi bien , la Fontaine ,
auprès de ce galant homme , et dites-lui que je suis désespéré de l'avoir fait attendre,
mais que j'ignorais qu' il fût là.
La Fontaine était déjà parti. Par bonheur, Gourville laecompagnait, car, tout entier
à ses chiffres, le poëte se trompait de route, et courait vers Saint-Maur.
Un quart d'heure après , M. Vanel tut introduit dans le cabinet du surintendant, ce
même cabinet dont nous avons donné la description et les aboutissans au commence-
menl de cette histoire.
Fouquet, le voyant entrer, appela Pellisson et lui parla queUiues minutes à l'oreille.
— Retenez bien ceci , lui dit-il : que toute l'argenterie, que loulc la vaisselle, que
tous les joyaux, soient emballés dans le carrosse. Vous prendrez les chevaux noirs;
Tortévre vo\is accompagnera; vous reculerez le souper jusqu'à l'arrivée de madame
de Bellières.
— Encore faut-il qu(^ madame de Bellières soit prévenue , dit Pellisson.
-- Imilile, je m'en charge.
— Très-bien.
— Allez, mon ami.
Pellisson partit, devinant mal, mais conliant, comme sont tous les vrais amis, dans
la volonté qu'il subissait. Là est la force des âmes d'élite. La déliance n'est faite que
pour les natures inférieures.
Vanel s'inclina donc devant le surintendant. Il allait commencer une harangue.
— Allégez-vous, Monsieur, lui dit civilement Fouquet; il me parait que vous vou-
lez acquérir ma charge?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 215
— Monseigneur...
— Combien pouvez-vons m'en donner?
— C'est à vous, monseigneur, de fixer le chiffre. Je sais qu'on vous a l'ait des offres.
— Madame Vanel, m'a-t-on dit, l'estime quatorze cent nulle livres.
— C'est tout ce que nous avons.
— Pouvez-vous donner la somme tout de suite?
— Je ne l'ai pas sur moi , dit uaïvemenl Vanel effaré de cette simplicité, de celle
grandeur, lui qui s'attendait à des luttes, à des finesses, à des marchés d'échiquier.
— Quand Taurez-vous?
— Quand il plaira à monseigneur; et il tremblait que Fouquet ne se jouât de lui.
— Si ce n'était la peine de retourner à Paris , je vous dirais tout de suite...
— Oh ! monseigneur...
— Mais, interrompit le surintendant, mettons le solde etla signature à demain matin.
— Soit répliqua Vanel glacé, abasourdi.
— Six heures, ajouta Fouquet.
• — Six heures, répéta Vanel.
— Adieu , monsieur Vanel , dites à madame Vanol que je lui baise les mains , et
Fouquet se leva. Alors Vanel à qui le sang montait aux yeux et qui commençait à
perdre la tête :
— Monseigneur, monseigneur, dit-il, sérieusement, est-ce que vous me donnez parole?
Fouquet tourna la tète.
— Pardieu ! dit-il, et vous?
Vanel hésita, frissonna et finit par avancer timidement sa main.
Fouquet ouvrit et avança noblement la sienne. Cette main loyale s'imprégna une
seconde de la moiteur d'une main hypocrite; Vanel serra les doigts de Fouquet pour
se mieux convaincre.
Le surintendant dégagea doucement sa main.
— Adieu , dit-il.
Vanel courut à reculons vers la porte, se précipita par les vestibules et s'enfuit.
LA VAISSELLE ET LES DL4MANS DE MADAME DE BELLIERES.
A peine Fouquet eut-il congédié Vanel qu'il réfiéchit un moment :
— On ne saurait trop faire, dit-il, povu' la femme que l'on a aimée. Marguerite dé-
sire être procureuse, pourquoi ne lui pas faire ce plaisir? Maintenant que la conscience
la plus scrupuleuse ne saurait rien me reprocher, pensons uniquement à la femme qui
m'aime. Madame de Bellières doit être là.
Il indiqua du doigt la porte secrète.
S'étant enfermé , il ouvrit le couloir souterrain et se dirigea rapidement vers la
communicadon établie entre la maison de Vincennes et sa maison à lui.
Il avait négligé d'averUr son amie avec la sonnette, bien assuré qu'elle ne manquait
jamais au rendez-vous.
En effet la marquise était arrivée. Elle attendait. Le bruit que fit le surinten-
516 LES MOUSQUETAIRES.
dantl'aveplit ; elle accourut pour recevoir par-dessous la porte le billet qu'il lui passa.
— Venez, marquise ; on vous attend pour souper.
Heureuse et active, madame de Bellières gagna son carrosse dans l'avenue de Vin-
cennes et elle venait tendre sa main sur le perron à Gourville qui, pour mieux plaire
au maître, guettait son arrivée dans la cour.
Elle n'avait pas vu entrer, fumans et blancs d'écume, les chevaux noirs de Fouquet
qui ramenaient à Saint-Mandé Pellisson et Torfévre lui-môme, à qui madame de Bel-
lières avait vendu sa vaisselle et ses joyaux.
Pellisson introduisit cet hon)me dans le cabinet que Fouquet n'avait pas encore quitté.
Le surintendant remercia l'orfèvre d'avoir bien voulu lui garder comme un dépôt
ces richesses qu'il avait le droit de vendre. Il jeta les yeux sur le total des comptes qui
s'élevait à treize cent mille francs.
Puis , se plaçant à son bureau , il écrivit un bon de quatorze cent mille francs
payable à vue à sa caisse avant midi le lendemain.
— Cent mille livres de bénéfice ! s'écria l'orfèvre. Ah ! monseigneur, quelle générosité!
— Non pas, non pas, Monsieur, dit Fouquet en lui touchant l'épaule, il est des po-
litesses qui ne se paient jamais. Le bénétice est à peu près celui que vous eussiez fait;
mais il reste l'intérêt de votre argent.
En disant ces mots, il détachait de sa manchette un boulon de diamant que ce même
orfèvre avait bien souvent estimé trois nulle pistoles.
— Prenez ceci en mémoire de moi, dit-il à l'orfèvre, et adieu; vous êtes un hon-
nête homme.
— Et vous, s'écria l'orfèvre touché profondément, vous, monseigneur, vous êtes
un brave seigneur.
Fouquet fit passer le digne orfèvre par une porte dérobée; puis il alla recevoir ma-
dame de Bellières que tous les conviés entouraient déjà.
La marquise était belle toujours: mais ce jour-là elle resplendissait.
— Ne trouvez-vous pas, Messieurs , dit Fouquet , que Madame est d'une beauté in-
comparable ce soir? Savez-vous pourquoi?
— Parce que Madame est la plus belle des femmes, dit quelqu'un.
— Non, mais parce qu'elle en est la meilleure. Cependant...
— Cependant?... dit la marquise en souriant.
— Cependant, tous les joyaux que porte Madame ce soir sont des pierres fausses.
Elle rougit.
— Oh 1 oh ! s'écrièrent tous les convives, on peut dire cela sans crainte d'une femme
qui a les plus beaux diainans de Paris.
— Eh bien ! dit tout bas Fouquet à Pellisson.
— Eh bien! j'ai enfin compris, répliqua celui-ci, et vous avez bien fait.
— C'est heureux , fit en riant le surintendant.
— Monseigneur est servi I cria majestueusement Vanel.
Le fiot des convives se précipita moins lentement qu'il n'est d'usage dans les fêles
ministérielles vers la salle à manger où les attendait un magnifique spectacle.
Sur les buffets, sur les dressoirs, sur la table, au milieu des fleurs et des lumières,
brillait à éblouir la vaisselle d'or et d'argent la plus riche qu'on put voir; c'était un
reste de ces vieilles magnilicences que les artistes llorcnlins amenés par les Mèdicis
avaient sculptées, ciselées, fondues pour les dressoirs de fleurs, quand il y avait de
l'or en France; ces merveilles cachées, enfouies pendant les guerres civiles , avaient
reparu timidement dans les intermittences de cette guerre de bon goût qu'on appelait
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 217
la Fronde; alors q\ie seigneurs, se i)atlant contre seigneurs, se tuaient mais ne se pil-
laient pas. Toute celte vaisselle était marquée aux armes de madame de Bellières.
— Tiens ! s'écria la Fontaine, un P et un B!
Mais ce qu'il y avait de plus curieux c'était le couvert de la n)arquise à la place que
lui avait assignée Fouquet; là s'élevait ime pyramide de diamans, de saphirs, d'éme-
raudes, de camées antiques, la sardoine gravée par les vieux Grecs de l'Asie-Mineure,
avec ses montures d'or de Mysie , les curieuses mosaïques de la vieille Alexandrie
montées en argent, les bracelets massifs de l'Egypte de Cléopâtre jonchaient un vaste
plat dePalissy, supporté par un trépied de bronze doré sculpté par Benvenuto.
La marquise pâlit en voyant ce qu'elle ne comptait jamais revoir. Un profond si-
lence, précurseur des émotions vives, occupait la salle engourdie et inquiète.
Fouquet ne fit pas même un signe pour chasser tous les valets chamarrés qui cou-
raient, abeilles pressées, autour des vastes buffets et des tables d'oftlce.
— Messieurs, dit-il, cette vaisselle que vous voyez appartenait à madame de Bellières
qui , un jour, voyant un de ses amis dans la gène , envoya tout cet or et tout cet ar-
gent chez l'orfèvre avec cette masse de joyaux qui se dressent là devant elle. Celte
belle action d'une amie devait être comprise par des amis tels que vous. Heureux
l'homme qui se voit aimé ainsi. Buvons, Messieurs, à la santé de madame de Bellières.
Une immense acclamation couvrit ses paroles et fit tomber muette , pâmée sur son
siège, la pauvre femme qui venait de perdre ses sens, pareille aux oiseaux de la Grèce
qui traversaient le ciel au-dessus de l'arène à Olympie.
— Et puis, ajouta PeUisson, que toute vertu touchait, que toute beauté charmait,
buvons un peu aussi à celui qui inspira la belle action de Madame, car un pareil
homme doit être digne d'être aimé.
Ce fut le tour de la marquise. Elle se leva pâle et souriante , tendit son verre avec
une main défaillante dont les doigts tremblans frottèrent les doigls de Fouquet, tandis
que ses yeux mourans encore allaient chercher tout rainour qui brûlait dans ce géné-
reux cœur.
Commencé de cette héroïque façon, le souper devint promptement une fête j nul ne
s'occupa plus d'avoir de l'esprit, personne n'en manqua.
La Fontaine oublia son vin de Gorgny, et permit à Vatel de le réconcilier avec les
vins du Rhône et ceux d'Espagne.
L'abbé Fouquet devint si bon que Gourville lui dit :
— Prenez garde , monsieur l'abbé, si vous êtes aussi tendre, on vous mangera.
Les heures s'écoulèrent ainsi joyeuses et secouant des roses sur les convives. Contre
son ordinaire, le surintendant ne quitta pas la table avant les dernières largesses du
dessert.
Il souriait à la plupart de ses amis , ivres comme on l'est quand on a enivré le cœur
avant la tête, et pour la première fois il venait de regarder l'horloge.
Soudain une voiture roula dans la cour, et on l'entendit, chose étrange ! au milieu
du bruit et des chansons.
Fouquet dressa l'oreille, puis il tourna les yeux vers l'antichambre. Il lui sembla
qu'un pas y retentissait, et que ce pas, au lieu de fouler le sol, pesait sur son cœur.
Instinctivement son pied quitta le pied que madame de Bellières appuyait sur le sien
depuis deux heures.
— M. d'Herblay, évêque de Vannes ! cria l'huissier.
Et la figure sombre et pensive d'Aramis apparut sur le seuil entre les débris de
deux guirlandes , dont une flannne de lampe venait de rompre les fils.
218 LES MOUSQUETAIRES.
LA QUITTANCE DE M. DE MAZARIN,
Fouquet eût poussé un cri de joie en apercevant un ami nouveau, si l'air glacé , le
regard distrait d'Aramisne lui eussent rendu toute sa réserve.
- — Est-ce que vous nous aidez à prendre le dessert? demanda-t-il. Cependant , est-
ce q'.ie vous ne vous effraierez pas un peu de tout le bruit que font nos folies?
— Monseigneur, répliqua respectueusement Aramis, je commencerai par m'excuser
près de vous de troubler votre joyeuse réunion; puis je vous demanderai , après les
plaisirs, un moment d'audience pour les affaires.
Comme ce mot affaires avait fait dresser l'oreille à quelques épicuriens , Fouquet
se leva.
— Les affaires toiijours, dit-il, monsieur d'Hcrblay; trop beureux sommes-nous
quand les affaires n'arrivent qu'à la lin du repas.
Et ce disant , il prit la main de madame de Bellières qui le considérait avec une sorte
d'inquiétude; il la conduisit dans le plus voisin salon, après l'avoir confiée aux plus
raisonnables de la compagnie.
Quant à lui, prenant Aramis par le bras , il se dirigea vers son cabinet.
Aramis, une fois là , oublia le respect et l'étiquette ; il s'assit.
— Devinez, dit-il, qui j"ai vu ce soir?
— Mon cber cbevalier. toutes les fois que vous commencez de la sorte , je suis sûr
de m'entendre annoncer quelqiiecbose de désagréable.
— Cette fois encore vous ne vous serez pas trompé, mon cher ami, répliqua Aramis.
— Ne me faites pas languir, ajouta flegmatiquement Fouquet.
— Eb bien, j'ai vu madame deChovreuse.
— La vieille duchesse?
— Oui.
— Ou son ombre ?
— Non pas. Une vieille louve.
— Sans dents ?
— C'est possible, mais non pas sans griffes.
— Eh bien! ponnpioi m'en voudrait-elle? Je ne suis pas avare avec les femmes qui
ne sont pas prudes. C'est là une qualité que prise toujours uirine la femme qui n'ose
plus provoquer l'amour.
— Madame de Chevreusc le sait bien, (pie vous n'êtes pas avare, puisqu'elle veut
vous arracher de l'argent.
— Bon! sous quel prétexte?
— Oh ! les prétextes ne lui manquent jamais. Voici le sien.
— J'écoute.
— Il paraîtrait que la duchesse possède plusieurs lettres de M. de Mazarin.
— Cola ne m'étonne pas, le prélat était galant.
— Oui , mais ces lettres n'auraient pas de rapport avec les amours du prélat. Elles
traitent , dit-on , d'affaires de liuances.
— C'est moins intéressant.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 219
— Vous ne soupçonnez pas un peu ce que je veux dire?
— Pas du tout.
— N'auriez- vous jamais entendu parler d'une accusation de détournement de fonds?
— Cent fois ! mille fois ! Depuis que je suis aux affaires , mon cher d'Herblay, je
n'ai jamais entendu parler que de cela. C'est comme vous, évèque , lorsqu'on vous
reproche votre impiété; vous, mousquetaire, voire poltroinuM'it!; ce qu'on reproche
perpétuellement au ministre des finances, c'est de voler les linauces.
— Bien ; mais précisons, car M. de Mazarin précise, à ce que dit la duchesse.
— Voyons ce qu'il précise.
— Quelque chose comme ime somme de treize millions dont vous seriez fort em-
pêché , vous, de préciser l'emploi.
— Treize millions I dit le surintendant en s'allongeant dans son fauteuil pour mieux
lever la tète vers le plafond. Treize millions... ah ! dame ! je les cherche, voyez-vous,
parmi tous ceux que l'on m'accuse d'avoir volés.
— Ne riez pas, mon cher monsieur, c'est grave. Il est certain que la duchesse a les
lettres, et que les lettres doivent être bonnes, attendu qu'elle voulait les vendre cinq
cent mille livres.
— On peut avoir une fort jolie calomnie pour ce prix-là , répondit Fouquet. Eh !
mais , je sais ce que vous voulez dire.
Fouquet se mit à rire de bon cœur.
— Tant mieux, fit Aramis un peu rassuré.
— L'histoire de ces treize millions me revient. Oui , c'est cela, je les tiens.
— Vous me faites grand plaisir, voyons un peu.
— Imaginez-vous , mon cher, que le signer Mazarini, Dieu ait son âme, fit un jour
ce bénéfice de treize millions sur une concession de terres en litige dans la Valteline,
il les biffa sur le registre des recettes , me les tit envoyer et se les fit donner par moi
pour frais de guerre.
— Bien alors, la destination est justifiée.
— Non pas; le cardinal les fit placer sous mon nom et m'envoya une décharge.
— Vous avez cette décharge ?
— Parbleu , dit Fouquet en se levant tranquillement pour aller aux tiroirs de son
vaste bureau d'ébène incrusté de nacre et d'or.
— Ce que j'admire en vous, dit Aramis charmé, c'est votre mémoire d'abord, puis
votre sang-froid, et enfin l'ordre parfait qui règne dans votre administration, à vous le
poëte par excellence.
— Oui , dit Fouquet , j'ai de l'ordre par esprit de paresse pour m'épargner de cher-
cher, ainsi je sais que le reçu de Mazarin est dans le troisième tiroir lettre jNI. j'ouvre
ce tiroir et je mets immédiatement la main sur le papier qu'il me faut. La nuit , sans
bougie, je le trouverais.
Et il palpa d'une main sûre la liasse de papiers entassés dans le tiroir ouvert.
— Il y a plus , confinua-t-il, je me rappelle ce papier comme si je le voyais ; il est
fort, un peu rugueux, doré sur tranche ; Mazarin avait fait un pâté d"encre sur le chiffre
de la date. Eh bien, fit-il, voilà le papier qui sent qu'on s'occupe de lui et qu'il est né-
cessaire, il se cache et se révolte.
Et le surintendant regarda dans le tiroir.
Aramis s'était levé.
— C'est étrange , dit Fouquet.
— Votre mémoire vous fait défaut, mon cher monsieur; cherchez dans une autre liasse.
220 LES MOUSQUETAIRES.
Fouquet prit la liasse et la parcourut encore une fois; puis il pAlit.
— Ne vous obstinez pas à celle-ci , dit Aramis , cherchez ailleurs.
— Inutile , inutile : jamais je n'ai fait une erreur; nul que rnoi n'arrange ces sortes
(le papiers; nul n'ouvre ce liioir auquel , vous voyez, j'ai fait faire un secret dont per-
sonne que moi ne connaît le chiffre.
— Que concluez-vous alors? dit Aramis agité.
— Que le reçu de Mazarin m'a été volé. Madame de Chevreuse avait raison, che-
valier; j'ai détourné les deniers publics; j'ai volé treize millions dans les cotfres de
l'État; je suis un voleur, monsieur d'Herblay.
— Monsieur! Monsieur! ne vous irritez pas, ne vous exaltez pas.
— Pourquoi ne pas m'exalter, chevalier! la cause en vaut la peine. Un bon procès,
un bon jugement, et votre ami M. le surintendant peut suivre à Montfaucon son col-
lègue Enguerrand de Marigny, son prédécesseur Semblançay.
— Oh ! fit Aramis en souriant, pas si vile.
— Comment, pas si vite ! Que supposez-vous donc que madame de Chevreuse aura
fait de ces lettres , car vous les avez refusées , n'est-ce pas?
— Oh ! oui , refusé net. Je suppose qu'elle les sera allée vendre à M. Colbert.
— Eh bien, voyez-vous?
— J'ai dit que je supposais, je pourrais dire que j'en suis sûr, car je l'ai fait suivre,
et en me quittant elle est rentrée chez elle, puis elle est sortie par une porte de der-
rière et s'est rendue à la maison de Tinlendant, rue Croix-des-Petits-Champs.
— Procès alors, scandale et déshonneur, le tout tombant comme tombe la foudre,
aveuglément, brutalement, impitoyablement.
Aramis s'approcha de Fouquet qui frémissait dans son fauteuil, auprès des tiroirs
ouverts ; il lui posa la main sur l'épaule, et d'un ton affectueux,
— N'oubliez jamais, dit-il, que la position de M. Fouquet ne se peut comparer à
celle de Sendjiançay ou de Marigny.
— Et pourquoi ? mon Dieu !
— Parce que le procès de ces ministres s'est fait, parfait , et que l'arrêt a été exécuté,
taudis qu'à votre égard il ne peut en arri\ er de même.
— Encore un coup, pourquoi? Dans tous les temps un concussionnaire est un
criminel.
— Les criminels qui savent trouver un lieu d'asile ne sont jamais en danger.
— Me sauver 1 fuir!
— Je ne vous parle pas de cela, et vous oubliez que ces sortes de procès sont évo-
qués par le parlement, instruits par le procureur général, et que vous êtes procureur
général. Vous voyez bien qu'à moins de vouloir vous condanuier vous-même...
— Oh ! s'écria tout à coup Fouquet en frappant la table de son poing.
— Eh bien ! (juoi? qu'y a-t-il?
— Il va que je ne suis plus procureur général.
Aramis, à son tour, pâlit de manière à paraître livide; il serra ses doigts, qui cra-
quèrent l'un sur l'autre, et d'un œil hagard qui foudroya Fouquet,
— Vous n'êtes plus procureur général! dit- il en saccadant chaque syllabe.
— Non.
— Depuis quand?
— Depuis quatre à cinq heures.
— Prenez garde, interrompit froidement Aramis, je crois que vous n'êtes pas en
possessiou de votre bon sens , mon ami , remettez-vous.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 221
— Je vous dis, reprit Fouquet, que tantôt quelqu'un est venu de la part de mes
amis m'offrir quatorze cent mille livres de ma charge, et que j'ai vendu ma charge.
Aramis demeura interdit; sa figure intelligente et railleuse prit un caractère de
morne effroi qui fit plus d'effet sur le surintendant que lous les cris et tous les discours
du monde.
— Vous aviez donc bien besoin d'argent? dit-il enfin.
— Oui , pour acquitter une delte d'honneur.
Et il raconta en peu de mots à Aramis la générosité de madame de Bellières et la façon
dont il avait cru devoir payer cette générosité.
— Voilà un beau trait, dit Aramis. Cela vous coûte?..
— Tout justement les quatorze cent mille livres de ma charge.
— Que vous avez acceptées comme cela tout de suite, sans réfléchir ! ô imprudent ami I
— Je ne les ai pas reçues, mais je les recevrai demain.
— Ce n'est donc pas fait encore?
— Il faut que ce soit fait, puisque j'ai donné à l'orfèvre pour midi un l)on sur ma
caisse où l'argent de l'acquéreur entrera de six à sept heures.
— Dieu soit loué ! s'écria Aramis en frappant ses mains , rien n'est achevé, puisque
vous n'avez pas été payé.
— Mais l'orfèvre ?
— Vous recevrez de moi les quatorze cent mille livres à midi moins un quart, dit
Aramis.
— Un moment , un moment, c'est ce matin, à six heures, que je signe.
— Oh! je vous réponds que vous ne signerez pas.
— J'ai donné ma parole , chevalier.
— Si vous l'avez donnée, vous la reprendrez, voilà tout.
— Oh! que me dites-vous là, s'écria Fouquet avec un accent profondément loyal,
reprendre une parole quand on est Fouquet !
Aramis répondit au regard presque sévère du minisire par mi regard courroucé.
— Monsieur, dit-il, je crois avoir mérité d'être appelé un honnête homme , n'est-ce
pas? Sous la casaque du soldat , j'ai risqué cinq cents fois ma vie ; sous l'habit de prêtre
j'ai rendu de plus grands services encore , à Dieu, à l'État ou à mes amis. Une parole
vaut ce que vaut l'homme qui la donne. Elle est , quan(f il la tient, de l'or pur, elle
est un fer tranchant quand il ne veut pas la tenir. Il se défend alors avec cette parole
comme avec une arme d'honneur, attendu que lorsqu'il ne tient pas cette parole , cet
homme d'honneur, c'est qu'il est en danger de mort, c'est qu'il court plus de risques
que son adversaire n'a de bénéfices à faire. Alors, Monsieur, on en appelle à Dieu
et à son droit.
Fouquet baissa la léle.
— Je suis, dit-il, un pauvre Breton opiniâtre et vulgaire; mon esprit admire et craint
le vôtre. Je ne dis pas que je tiens ma parole par vertu; je la tiens, si vous voulez ,
par routine ; mais enfin les hommes du cojnmun sont assez simples pour admirer cette
rouUne; c'est ma seule vertu, laissez-m'en les honneurs.
— Alors vous signerez demain la vente de cette charge qui vous défendait contre
tous vos ennemis?
— Je signerai. ^
— Vous vous livrerez pieds et poings liés pour un faux semblant d'honneur que
dédaigneraient les plus scrupuleux casuistes?
— Je situerai.
22-2 LES MOUSQUETAIRES.
Aramis poussa un profond soupir, regarda tout autour de lui avec l'impatience d'un
homme qui voudrait briser quelque chose.
— Nous avons encore un moyen, dit-il, et j'espère que vous ne vous refuserez pas
à l'employer, celui-là.
— Assurément non, s'il est loyal... comme tout ce que vous imaginez', cher ami.
— Je ne sache rien de plus loyal qu'une renonciation de votre acquéreur. Est-ce
votre ami?
— Certes 1... mais...
— Mais !... Si vous me permettez de traiter l'affaire , je ne désespère point.
— Oh ! je vous laisserai absolument maître.
— Avec qui avez-vous traité? Quel homme est-ce?
— Je ne sais pas si vous connaissez le parlement?
— En grande partie. C'est un président quelconque?
— Non; un simple conseiller.
— Ahl ah!
— Qui s'appelle Vanel.
Aramis devint pourpre.
— Vanel I s'écria-t-il en se relevant; Vanel ! le mari de Marguerite Vanel î
— Précisément.
— De votre ancienne maîtresse?
— Oui, mon cher, elle a désiré d'être madame la procureuse générale Je lui devais
bien cela, au pauvre Vanel, et j'y gagne, puisque c'est encore faire plaisir à sa femme.
Aramis vint droit à Fouquot et lui prit la main.
— Vous savez, dit-il avec sang-froid, le nom du nouvel amant de madame Vanel?
— Ah ! elle a un nouvel an)ant , je l'ignorais; et, ma foi , non , je ne sais pas com-
ment il se nomme.
— Il se nonune M. Jean-Baptiste Colbert: il est intendant des iinances: il demeure
rue Croix-des-Petits-Champs, là où madau»e de Chevreuse est allée ce soir porter les
lettres de Mazarin qu'elle veut vendre.
— Mon Dieu I murmura Fouquet en essuyant son front ruisselant de sueur : mon Dieu!
— Vous connuencez à comj)rendre, n'est-ce pas?
— Que je suis perdu , oui .
— Trou vez-vousque cela vaille la peine de tenir un pou moins que Régulus à sa parole?
— Noii , dit Fouquet.
— Les gens entêtés, murmura Aramis, s'arrangent toujours de façon à ce qu'on
les admire.
Fouquet lui tendit la main.
A ce moment une riche horloge d'écaillé à ligures d'or placée sur une console en
face de la cheminée stnma six heures du maliu.
Une porte cria dans le vestibule.
— M. Vanel, vint dire Gourville à la porte du cabinet, demande si monseigneur
peut le recevoir.
l'oiiquet détourna ses yeux des yeux d'Aramis et répondit :
— Faites entrer M. Vanel.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 223
LA MINUTE DE M. COLBERT.
Vanel, entrant à ce moment de la conversation, n'était rien autre 'chose pour Ara-
niis et Fouquet que le point qui termine une phrase.
Mais pour Vanel qui arrivait la présence d'Aramis dans le cahinet de Fouquet de-
vait avoir une bien autre signification.
Aussi l'acheteur, à son premier pas dans la chambre, arrêta-t-il sur cette physio-
nomie, à la fois si fine et si ferme de l'évêque de Vannes un regard étonné qui devint
bientôt scrutateur.
Quant à Fouquet, véritable homme politique, c'est-à-dire maître de lui-même,
il avait déjà, par la force de sa volonté, fait disparaître de son visage les traces de l'é- -
motion causée par la révélation d'Aramis.
Ce n'était donc plus un homme abattu par le malheur et réduit aux expédiens; il
avait redressé la tête et allongé la main pour faire entrer Vanel.
Il était premier ministre , il était chez lui.
Aramis connaissait le surintendant. Toute la délicatesse de son cœur, toute la largeur
de son esprit n'avaient rien qui pussent l'étonner. Il se borna donc momentanément,
quitte à reprendre plus tard une part active dans la conversation, au rôle difficile de
l'homme qui regarde et qui écoule pour apprendre et pour comprendre.
Vanel était visiblement ému. 11 s'avançajusqu'au milieu du cabinet, saluant tout et tous.
— Je viens... dit-il.
Fouquet tit un signe de tête.
— Vous êtes exact, monsieur Vanel, dit-il.
— En affaires, monseigneur, répondit Vanel, je crois que l'exactitude est une vertu.
— Oui , Monsieur.
— Pardon , interrompit Aramis, en désignant du doigt Vanel et en s'adressant à Fou-
quet^ pardon, c'est Monsieur qui se présente pour acheter votre charge, n'est-ce pas?
— C'est moi, répondit Vanel, étonné du ton de suprême hauteur avec lequel Ara-
mis avait fait la question. Mais comment dois-je appeler celui qui me fait l'honneur?...
— Appelez-moi monseigneur, répondit sèchement Aramis.
Vanel s'inclina.
— Allons, allons. Messieurs, dit Fouquet, trêve de cérémonies; venons au fait.
— Monseigneur le voit, dit Vanel, j'attends son bon plaisir.
'— C'est moi qui au contraire attendais , répondit Fouquet.
— Qu'attendait monseigneur?
— Je pensais que vous aviez peut-être quelque chose à me dire.
— Ohl oh ! murmura Vanel en lui-même, il a réfléchi; je suis perdu !
Mais reprenant courage ;
— Non, monseigneur, rien, absolument rien que ce que je vous ai dit hier et que
je suis prêt à vous répéter.
— Voyons, franchement, monsieur Vanel, le marché n'est-il pas un peu lourd pour
vous, dites?
224 LES MOUSQUETAIRES.
— Certes, monseigneur, quinze cent mille livres, c'est une somme importante.
— Si imporlanfe, dit Fouquet , que j'avais réfléchi...
— Vous aviez réfléchi, monseigneur ? s'écria vivement Vanel.
— Oui, que vous n'êtes peut-être pas encore en mesure d'acheter.
— Oh! monseigneur!...
— Tranquillisez-vous, monsieur Vanel, je ne vous blâmerai pas d'un manque de
parole qui tiendra évidemment à votre impuissance.
— Si fait, monseigneur, vous me blâmeriez , et vous auriez raison, dit Vanel, car
c'est d'un imprudent ou d'un fou de prendre des engagemens qu'il ne peut pas tenir,
et j'ai toujours regardé une chose convenue comme une chose faite.
Fouquet rougit. Aramis fit un hum ! d'impatience.
— Il ne faudrait pas cependant vous exagérer ces idées-là, Monsieur, dit le surin-
tendant; car l'esprit de l'homme est variable et plein de petits caprices fort excusables,
fort respectables même parfois ; et tel a désiré hier qui aujourd'hui se repent.
Vanel sentit une sueur froide couler de son front sur ses joues.
— Monseigneur!... balbutia-t-il.
Quant à Aramis, heureux de voirie surintendant se poser avec tant de netteté dans
le débat, il s'ticcouda au marbre d'une console et commença de jouer avec un petit
couteau d'or à manche de malachite.
Fouquet prit son temps; puis, après un moment de silence :
— Tenez, mon cher monsieur Vanel , dit-il , je vais vous expliquer la situation.
— Vanel frémit.
— Vous êtes un galant homme , continua Fouquet, et comme tel vous comprendrez.
Vanel chancela.
— Je voulais vendre hier...
— Monseigneur avait fait plus que de vouloir vendre, interrompit Vanel, mon-
seigneur avait vendu.
— Eh bien! soit, ^lais aujourd'hui je vous demande comme une faveur de me
rendre la parole que vous aviez reçue de moi.
— Celte parole, je Tai reçue , dit Vanel , connue un inflexible écho.
— Je le sais. Voilà pourquoi je vous supplie, monsieur Vanel, entendez-vous? je
vous supplie de me la rendre...
Fouquet s'arrêta. Ce mot : je vous supplie, dont il ne voyait pas l'effet immédiat ,
ce mol venait de lui déchirer la gorge au passage.
Aramis, toujours jouant avec son couteau, fixait sur Vanel des regards qui sem-
blaient vouloir pénétrer jusqu'au fond de son Ame.
Vanel s'inclina.
— Monscigneiu', dit-il, je suis bien éuui de l'honneur que vous me faites de me
consulter sur un fait accompli ; mais...
— Ne dites pas de mais , cher monsieur Vanel.
— Hélas 1 monseigneur, songez donc que j'ai apporté l'argent: je veux dire la somme.
Et il ouvrit un gros portefeuille.
— Tenez, monseigneur, dit-il, voilà le contrat de la vente que je viens de faire
d'une terre de ma femme. Le bon est autorisé, revêtu des signatures nécessaires,
payable à vue; c'est de l'argent comptant , l'affaire est faite , en un mot.
— Mon cher monsieur Vanel, il n'est point d'alVaire en ce moude . si impc^i tante
qu'elle .soit, qui ne se remette pour obliger.
— Certes... murmura ganchemenl Vanel.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 225
• — Pour obliger uu homme dont on se fera ainsi l'ami , continua Fouquet.
— Certes , monseigneur...
— D'autant plus légitimement l'ami, monsieur Vanel, que le service rendu aura
été plus considérable. Eh bien ! voyons, Monsieur, que décidez-vous?
Vanel garda le silence.
Pendant ce temps , Aramis avait résumé ses observations.
Le visage étroit de Vanel, ses orbites enfoncées, ses sourcils ronds comme des
arcades, avaient décelé à l'évéque de Vannes un type d'avare et d'ambitieux. Battre
en brèche une passion par une autre, telle était la méthode d'Aramis. Il vit Fouquet
vaincu, démoralisé, il se jeta dans la lutte avec des armes nouvelles.
— Pardon, dit-il, vous oubliez, Monsieur, de faire comprendre à monseigneur que
ses intérêts sont diamétralement opposés à cette renonciation à la vente.
Vanel regarda l'évéque avecétonnement; il ne s'attendait pas à trouver là un auxi-
liaire. Fouquet aussi s'arrêta pour écouter l'évéque.
— Ainsi, continua Aramis, M. Vanel a vendu pour acheter votre charge , monsei-
gneur, une terre de madame sa femme ; eh bien ! c'est luie affaire, cela ! on ne déplace
pas comme ill'a fait quinze cent mille livres sans de notables perles, sans de graves
embarras.
— C'est vrai, dit Vanel, à qui Aramis, avec ses lumineux regards, arrachait la
vérité du fond du cœur.
— Des embarras, poursuivit Aramis, se résolvent en dépenses, et quand on fait une
affaire d'argent, les dépenses d'argent se cotent au n» i, parmi les charges.
— Oui, oui, dit Fouquet, qui commençait à comprendre les intentions d'Aramis.
Vanal resta muet : il avait compris.
Aramis remarqua cette froideur et cette abstention.
— Bon! se dit-il, laide face, tu fais le discret jusqu'à ce que lu connaisses la
somme ; mais ne crains rien, je vais l'envoyer une telle volée d'écus que tu capituleras.
— Il faut toiit de suite offrir à M. Vanel cent mille écus, dit Fouquet, emporté par
sa générosité.
La somme était belle. Un prince se fût contenté d'un pareil pot-de-vin. Cent mille
écus, à cette époque, étaient la dot d'une fille de roi.
Vanel ne bougea pas.
— C'est un coquin, pensa l'évéque j illuifautlescinqcent mille livres toutes rondes,
et il fit un signe à Fouquet.
— Vous semblez avoir dépensé plus que cela, cher monsieur Vanel, dit le surin-
tendant. Oh ! l'argent est hors de prix. Oui, vous aurez fait un sacrifice en vendant
cette terre. Eh bien! où avais-je la tête? C'est un bon de cinq cent mille livres que je
vais vous signer. Encore serai-jebien votre obligé de tout mon cœur.
Vanel n'eut pas un éclat de joie ou de désir. Sa physionomie resta impassible , et
pas un muscle de son visage ne bougea.
Aramis envoya un regard désespéré à Fouquet. Puis, s'avançant vers Vanel, il le
prit par le haut de son pourpoint avec le geste familier aux hommes d'une grande
importance.
— Monsieur Vanel , dit-il, ce n'est pas la gêne , ce n'est pas le déplacement d'ar-
gent , ce n'est pas la vente de votre terre qui vous occupe; c'était une plus haute idée.
Je la comprends. Notez bien mes paroles.
■ — Oui, monseigneur.
Et le malheureux commençait à trembler; le feu des yeux du prélat le dévorait.
r. u. " ,s
2-26 LES MOUSQUETAIRES.
— Je vous offre donc, moi. an nom du surintendant, non pas trois cent mille
livres, non pas cinq cent mille, mais un million. Un million, enlendez-vous?
Et il le secoua nerveusement.
— Un million! répéla Vanel tout pâle.
— Un million, c'est-à-dire, parle temps qui court, soixante-dix mille livres de revenu.
— Allons, Monsieur, ditFouquet.celane se refuse pas. Répondezdonc;acceptez-vous?
— Impossible... murmura Vanel.
Aramis pinça ses lèvres, et quelque chose comme un nuage blanc passa sur sa
physionomie.
On devinait la foudre derrière ce nuage. Il ne lâchait point Vanel.
— Vous avez acheté la charge quinze cent mille livres, n'est-ce pas? Eh bien! on
vous donnera ces quinze cent mille livres; vous aurez gagné un million et demi à
venir visiter M. Fouquet et à lui loucher la main. Honneur et profit tout à la fois,
monsieur Vanel.
— Je ne puis, dit Vanel sourdement.
— Bien, répondit Aramis, qui avait tellement serré le pourpoint, qu'au moment
OLi il le lâcha, Vanel fut renvoyé en arrière par la commotion; bien! on voit assez
clairement ce qu(^ vous êtes venu faire ici.
— Oui , on le voit , dit Fouquet.
— Mais... dit Vanel en essayant de se redresser devant la faiblesse de ces deux
hommes d'honneur.
— Le coquin élève la voix , je pense! dit Aramis avec un ton d'empereur.
— Goquin ! répéta Vanel .
— C'est misérable que je voulais dire , ajouta Aramis revenu au sang-froid. Allons,
lirez vite votre acte de vente. Monsieur; vous devez l'avoir là dans quelque poche,
lonl préparé, comme l'assassin tient son pistolet ou son poignard caché sous son manteau.
Vanel grommela.
— Assez! cria Fouquet. Cet acte, voyons!
Vanel fouilla en tremblolant dans sa poi lie: il en relira son portefeuille, et du por-
lefeuillc s'échappa un papier, tandis que Vanel offrait l'antre à Fouquet.
Aramis fondit sur ce papier dont il venait de reconnaître récriture.
— Pardon, c'est la minute de l'acte, dit Vanel.
— Je le vois bien , repartit Aramis avec un sourire plus cruel que n'eût été un coup
de fouet; et ce que j'admire, c'est (|ue celte minute est de la main de M. Colbert.
Tenez, monseigneur, regardez.
Il passa la minute à Fouquet, lequel reconnut la vérité du fait. Surchargé de ra-
tures, de mots ajoutés, les marges toutes noircies, cet acte , vivant témoignage de la
trame de Colbert, venait de tout révéler à la victime.
— Eh bien! murmura Fouquet.
Vanel alti'rré semblait chercher un trou profond pour s'y engloutir.
— Eh bien! dit Aramis, si vous ne vous appeliez Fouquet, et si votre ennemi ne
s'appelait Colbert; si vous n'aviez en face que ce lâche voleur que voici , je vous
dirais ; Niez... une pareille preuve détruit toute parole ; mais ces gens-là croiraient
que vous avez peur; ils vous craindraient moins ; tenez , monseigneur.
Il lui présenta la plume.
— Signez, dit-il.
— Fouquet serra la main d'Aramisj mais, au lieu de l'acte qu'on lui présentait, il
pi'it la minute.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 227
i — Non, pas ce papier, dit vivement Araniis, mais celui-ci. L'autre est trop pré-
cieux pour que vous ne le gardiez point.
— Oh! non pas, répliqua Fouquet; je signerai sur l'écriture même de M. Colherl;
et j'écris : « Approuvé l'écriture. »
Il signa.
• — Tenez, monsieur Vanel , dit-il ensuite.
Vanel saisit le papier, donna son argent et voulut s'enfuir.
— Un moment! dit Aramis. Êtes- vous bien sur qu'il y a le compte de l'argent? Cela
se compte, monsieur Vanel; surtout quand c'est de l'argent que M. Colbert donne
aux femmes. Ah! c'est qu'il n'est pas généreuxcomme M. Fouquet, ce dicneM. Colbert!
Et Aramis, épelant chaque mot, chaque lettre du bon à toucher, distilla toute sa co-
lère et tout son mépris goutte à goulle sur le misérable qui soullVit un demi-quart
d'heure ce supplice: puis on le renvoya, non pas môme de la voix, mais d'un geste,
comme on renvoie un manant, comme on chasse un laquais.
Une fois que Vanel fut parti , le ministre et le prélat, les yeux fixés l'un sur l'autre,
gardèrent un instant le silence.
— Eh bien? lit Aramis, rompant le silence le premier, à quoi comparez-vous un
homme qui, devant combattre un ennemi cuirassé, armé, enragé, se met nu, jette ses
armes et envoie des baisers gracieux à l'adversaire ? La bonne foi, monsieur Fouquet , c'est
une arme dont les scélérats usent souvent contre les gens de bien et elle leur réussit.
Les gens de bien devraient donc user aussi de mauvaise foi contre les coquins. Vous
verriez comme ils seraient forts sans cesser d'être honnêtes.
— On appellerait leurs actes des actes de coquin, répliqua Fouquet.
— Pas du tout; on appellerait cela la coquetterie de la probité. Enfin, puisque
vous avez terminé avec ce Vanel , puisque vous vous êtes privé du bonheur de le ter-
rasser en lui reniant votre parole, puisque vous avez donné contre vous la seule arme
qui peut vous perdre...
— Ohl mon ami, dit Fouquet avec tristesse , vous voilà comme le précepteur phi-
losophe dont nous parlait l'autre jour la Fontaine, il voit (]nc l'enfant se noie et lui fait
un discours eu trois points.
Aramis sourit.
— Philosophe, oui: précepteur, oui; enfant qui se noie, oui; mais enfant qu'on
sauvera, vous allez le voir. Et d'abord, parlons alfaires.
Fouquet le regarda d'un air étonné.
— Est-ce que vous ne m'avez pas naguère confié certain proj(>t d'ime fête à Vaux?
— Oh ! dit Fouquet, c'était dans le bon temps !
*^ Une fête à laquelle, je crois, le roi s'était invité de lui-même.
—•Non, mon cher prélat; une fêle à laquelle M. Colbert avait conseillé au roi de
s'inviter.
— Ah ! oui, comme étant une fêle trop coijteuse pour que vous ne vous y ruinas-
siez point.
— C'est cela. Dans le bon temps, comme je vous disais tout à l'heure, j'avais cet
orgueil de montrer à mes ennemis la fécondité de mes ressources: je tenais à honneur
de les frapper d'épouvante en créant des millions là où ils n'avaient vu que des ban-
queroutes possibles. Mais aujourd'hui, je compte avec l'État, avec le roi, avec moi-
même ; aujourd'hui je vais devenir l'homme de la lésine ; je saurai prouver au monde
que j'agis sur des deniers comme sur des sacs de pistoles, et à partir de demain, mes
équipages vendus, mes maisons en gage, ma dépense suspendue...
2-28 LES MOUSQUETAIRES.
— A partir de demain , interrompit Aramis tranquillement, vous allez, mon cher
ami, vous occuper sans relâche de celte belle fête de Vaux, qui doit être citée un jour
parmi les héroïques magnificences de votre beau temps.
— Vous êtes fou , chevalier d'Herblay.
— Moi! vous ne le pensez pas.
— Comment! mais savez-vous ce que peut coûter une fête, la plus simple du monde,
à Vaux? Quatre à cinq millions.
— Je ne vous parle pas de la plus simple du monde, mon cher surintendant.
— Mais puisque la fête est donnée au roi . répondit Fouquet, qui se méprenait sur
la pensée d'Aramis, elle ne peut être simple.
— Justement , elle doit être de la plus grande magnificence.
— Alors, je dépenserai dix ou douze millions.
— Vous en dépenserez vingt s'il le faut , dit Aramis sans émotion.
— Où les prendrai-je? s'écria Fouquet.
— Cela me regarde, monsieur le surintendant, et ne concevez pas un instant d'in-
quiétude. L'argent sera plus vite à votre disposition que vous n'aurez arrêté le projet
de votre fêle.
— Chevalier ! chevalier ! dit Fouquet saisi de vertige , où m'entraînez- vous?
— De l'autre côté du gouffre où vous alliez tomber, répliqua l'évêque de Vannes.
Accrochez-vous à mon manteau; n'ayez pas peur.
— Que ne m'avez-vous dit cela plus tôt , Aramis? Un jour s'est présenté où avec un
million vous m'auriez sauvé. Tandis qu'aujourd'hui...
— Tandis qu'aujourd'hui j'en donnerais vingt, dit le prélat. Eh bien , soit... Mais la
raison est simple , mon ami : le jour dont vous parlez je n'avais pas à ma disposition
le million nécessaire. Aujourd'hui j'ai facilement les vingt millions qu'il me faudra.
— Dieu vous entende et me sauve!
Aramis se reprit à sourire étrangement coiinnc d'habitude
— Dieu m'entend toujinu's moi. dit-il, cela dépend peut-être de ce que je le prie
très-haut.
— Je m'abandonne à vous sans réserve, murmura Fouquet.
— Oh ! je ne l'entends pas ainsi. C'est moi qui suis avons sans réserve. Aussi, vous
qui êtes ^e.-^pl•il le pins lin, le plus délicat et le plus ingénieux, vous ordonnerez toute
la fêle jusqu'au moindre détail. Seulement...
— Seulement? dit Fouquet en homme habitué à sentir le prix des parenthèses.
— Eh bien! vous laissant toute l'invention du détail, je me réserve la surveillance
de l'exécution.
— Comment cela?
— Je veux dire que vous ferez de moi pourcc jour-là un majordome, un intendant
supérieur, une sorte de factotum , qui participera du capitaine des gardes et de l'éco-
nome; je ferai marcher les gens, cl j'aurai les clefs des portes; vous donnerez vos
ordres, c'i'Stvrai, mais c'est à moi que vous les donnerez; ils passeront par ma bouche
pour arriver à leur destination , vous comprenez?
— Non, je ne comprends pas.
— Mais vous acceptez?
— Pardieuî oui, mon ami.
— C't'st tout ce qu'il nous faut. Merci donc et faites voire liste d'in\italions.
— Et qui invitiM-ai-je?
— Tout le monde !
T.E VICOMTE DE BRAGELONNE.
229
OU IL SEMBLE A L'AUTEUR QU'iL EST TEMPS D'EN REVENIR AU
VICOMTE DE BRAGELONNE.
I Trfe os lecteurs ont vu dans celte histoire se dérouler paral-
lèlement les aventures de la génération nouvelle cl celles
de la génération passée.
Aux uns le reflet de la gloire d'autrefois, l'expérience
des choses douloureuses de ce monde. A ceux-là aussi la
paix qui envahit le cœur, et permet au sang de s'endor-
mir autour des cicatrices qui furent de cruelles blessures.
Aux autres les combats d'amour-propre et d'amour,
les cbagrins amers et les joies ineffables : la vie au mi-
lieu de la mémoire.
Si quelque variété a surgi aux yeux du lecteur dans les épisodes de ce récit, la
cause en est aux fécondes nuances qui jaillissent de celte double palette, où deux ta-
bleaux vont se côtoyant, se mêlant et harmoniant leur ton sévère et leur ton joyeux.
Le repos des émotions de l'un s'y trouve au sein des émotions de l'autre. Après avoir
raisonné avec les vieillards, on aime à délirer avec les jeunes gens.
Aussi, quand les fils de cette histoire n'attacheraient pas puissamment le chapitre
que nous écrivons à celui que nous venons d'écrire , n'en prendrions -nous pas plus de
souci que Ruysdaël n'en prenait pour peindre un ciel d'automne après avoir achevé
un printemps.
Nous engageons le lecteur à en faire autant et. à reprendre Raoul de Bragelonne à
l'endroit où notre dernière esquisse l'avait laissé.
Ivre, épouvanté, désolé, ou plutôt sans raison, sans volonté, sans parti pris, il
s'enfuit après la scène dont il avait vu la fin chez la Vailière. Le roi, Montalais, Louise,
cette chambre, cette exclusion étrange, cette douleur de Louise, cet effroi de Monta-
lais , ce courroux du roi , tout lui présageait un malheur. Mais lequel?
Arrivé de Londres parce qu'on lui annonçait un danger, il trouvait du premier
coup l'apparence de ce danger. N'était-ce point assez pour un amant ! Oui , certes ;
mais ce n'était point assez pour un noble cœur, lier de s'exposer sur une droiture égale
à la sienne.
Cependant Raoul ne chercha pas les explications là où vont tout de suite les cher-
cher les amans jaloux ou moins timides. Il n'alla point dire à sa maîtresse : a Louise ,
est-ce que vous ne m'aimez plus? Louise, est-ce que vous en aimez un autre? »
Homme plein de courage , plein d'amitié comme il était plein d'amour; religieux obser-
230 LES MOUSQUETAIRES.
valeur de sa parole, et croyant ù la parole (rautnii. Raoul se dit: « Guiche m'a écrit
pour me prévenir; Guiche sait quelque chose : je vais aller demander à Guiche ce qu'il
sait et lai dire ce que j'ai vu. »
Le trajet n'était pas long. Guiche, rapporté de Fontainebleau à Paris depuis deux
jours, commençait à se remettre de sa blessure et faisait quelques pas dans sa chambre.
Il poussa un cri de joie en voyaril Raoul entrer avec sa fm-ie d'amitié.
Raoul poussa un cri de douleur en voyant Guiche si pâle , si maigri, si triste. Deux
mots et le geste que fit le blessé pour écarter le bras de Raoul suffirent à ce dernier
pour lui apprendre la vérité.
— Ah! voilà ! dit Raoul en s'asseyant à côté de son ami , on aime et Ton meurt.
— Non , non , l'on ne meurt pas, répliqua Guiche en souriant, puisque je suis de-
bout, puisque je vous presse dans mes bras.
— Ah ! je m'entends.
— Et je vous entends aussi. Vous vous persuadez que je suis malheureux, Raoul?
— Hélas !
— Non. Je suis le plus heureux des hommes. Je souffre avec mon corps, mais non
avec mon cœur, avec mon àme. Si vous saviez!. . Oh ! je suis le plus heureux des
hommes!
— Oh! tant mieux! répondit Raoul; tant mieux, pourvu que ceia dure.
— C'est fini; j'en ai pour jusqu'à la mort, Raoul.
— Vous, je n'en doute pas; mais elle...
— Écoutez, ami, je l'aime... parce que... Mais vous ne m'écoutez pas!
— Pardon !
— Vous êtes préoccupé?
— Mais oui, votre santé d'abord...
— Ce n'est pas cela.
— Mon cher, vous auriez tort, je crois, de m'intorroger, vous.
Et il accentua ce rows de manière à éclairer conqilétoment son ami sur la nature du
mal et la difficulté du remède.
— Vous me dites cela, Raoul, à cause de ce que je vous ai écrit?
— Mais oui... voulez-vous que nous en causions quand vous aurez fini de me conter
vos plaisirs et vos peines?
— Cher ami, à vous, bien à vous, tout de suite.
— Merci, j'ai hâte... je brûle... je suis venu de Londres ici en moitié moins de temps
que les courriers d'Etat n'en mettent d'ordinaire. Eh bien! que vouliez-vous?
— jNlais rien autre thoso , mon ami , que de vous faire venir.
— Eh bien, me voici.
— C'est bien alors.
— Il y a encore autre chose , j'imagine ?
— Ma foi non !
— Guiche !
— D'honneur!
— Vous ne m'avez pas arraché violenunent à des espérances . votis ne m'avez pas
exposé à une disgrâce du roi par ce retour (pii est \ine infraction à ses ordres, vous ne
m'avez pas, enfin, attacbé la jalousie au civur, ce serpent! pour me dire : C'est bien,
dormez tranquille.
— Je no vous dis pas: dormez tranquille, Raoul ; mais comprenez-moi bien : je ne
veux ni ne puis vous dire aoli'ecbi^se.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. -231
— Oli ! mon ami, pour (jiii me pionez-vous?
— Comment?
— Si vous siîvez, pourquoi me cachez-vous? Si vous ne savez pas, pourquoi m'aver-
lissez-vous?
— C'est vrai. J'ai eu tort. Oh ! je me repens bien , voyez-vous, Raoul. Ce n'est rien
que d'écrire à un ami : Venez! Mais avoir cet ami en face , le sentir frissonner, halelor
sous l'attente d'une parole qu'on n'ose lui dire !
— Osez ! j'ai du cœur, si vous n'en avez pas! s'écria Raoul au désespoir.
— Voilà que vous êtes injuste et que vous oubliez avoir affaire à un pauvre blessé...
la moitié de votre cœur... Là, calmez-vous ! Je vous ai dit : Venez. Vous êles venu;
n'en demandez pas plus à ce malheureux Guiche.
— Vous m'avez dit de venir, espérant que je verrais, n'est-ce pas?
— Mais...
— Pas d'hésitation ! J'ai vu.
— Ah !... fit Guiche.
— Ou du moins, j'ai cru...
— Vous voyez bien, vous doutez. Mais si vous doutez, mon pauvre ami , que me
reste-t-il à faire?
— J'ai vu la Vallière troublée... Montalais effarée... le roi...
— Le roi?...
— Oui...Vousdétournezlatête,le dangerestlà,lemalestlà; n'est-ce pas, c'est leroi?
— Je ne dis rien.
— Oh ! vous en dites mille et mille fois plus! Des faits , par grâce, par pitié, des
faits! Mon ami, mon seul ami', parlez! J'ai le cœur percé , saignant j je meurs de
désespoir !
— S'il en est ainsi , cher Raoul , répliqua de Guiche , vous me mettez à l'aise , et je
\ais parler, sûr que je ne dirai que des choses consolantes en comparaison du déses-
poir que je vous vois.
— J'écoute !... j'écoule !...
— Eh bien! tit le comte de Guiche, je puis vous dire ce que vous apprendriez delà
bouche du premier venu.
— Du premier venu ! On en parle? s'écria Raoul.
— Avant de dire: on en parle, mon ami , sachez d'abord de quoi l'on peut parler.
11 ne s'agit, je vous jure, de rien qui ne soit au fond très -innocent; peut-être une
promenade...
— Ah ! une promenade avec le roi?
— Mais, oui, avec le roi; et il me semble que le roi s'est promené déjà bien sou-
vent avec des dames, sans que pour cela...
— Vous ne m'eussiez pas écrit, répéterai-je , si cette promenade était bien naturelle.
— Je sais que pendant cet orage, il faisait meilleur pour le roi de se mettre à Tabri
que de rester debout tète nue devant la Vallière , mais...
— Mais?...
— Le roi est si poli !
— Oh ! Guiche! Guiche ! vous me faites mourir.
— Taisons-nous donc.
— Non, continuez. Cette promenade a été suivie d'autres?
— Non... c'est-à-dire , oui ; ily a eu l'aventure du chêne. Est-cela? Je n'en sais rjen.
Raoul se leva. Guiche essava de l'imiter malgré sa faiblesse.
232 LES MOUSQUETAIRES.
— Voyez-vous, tlif-il, je n'ajouterai pas un mol; j'en ai trop ou Iroppeudif.
D'autres vous renseigneront s'ils veulent ou s'ils peuvent : mon office était de vous
avertir, je l'ai fait. Surveillez à présent vos affaires vous-même.
— Ouestionner ! hélas ! vous n'êtes pas mon ami. vous qui me parlez ainsi, dit le
jeune homme désolé. Le premier que je questionnerai sera un méchant ou un sol;
méchant, il me mentira pour me tourmenter : sot, il fera pis encore. Ah ! Guiche!
Guichej avant deux heures j'aurai trouvé dix mensonges et dix duels. Sauvez-moi !
le meilleur n'est-il pas de savoir son mal !
— Moi , je ne sais rien, vous dis-je ! J'étais hlessé , fiévreux : j'avais perdu l'es-
prit, je n'ai de cela qu'une teinture effacée. Mais, pardieu! nous cherchons loin,
quand nous avons notre homme sous la main. Est-ce que vous n'avez pas d'Artagnan
pour ami ?
— Oh ! c'est vrai ! c'est vrai !
— Allez donc à lui. Il fera la lumière et ne cherchera pas à hlesser vos yeux.
Un laquais entra.
— Qu'y a-t-il? demanda Guiche.
— On attend monsieur le comte dans le cabinet des Porcelaines.
— Bien. Vous permettez, cher Raoul? Depuis que je marche, je suis si fier!
— Je vous offrirais mou bra>, Guiche, si je ne devinais que la personne est une femme.
— Je crois que oui, repartit Guiche en souriant; et il quitta Raoul.
<^elui-ci demeura immobile , absorbé, écrasé, comme le mineur sur qui une voûte
vient de s'écrouler; il est blessé, son sang coule, sa pensée s'interrompt, il essaie de
se remettre et de sauver sa vie avec sa raison. Néanmoins quelques minutes suftirent
à Raoul pour chssiper les éblouissemens de ces deux révélations. Il avait déjà ressaisi
le fil de ses idées, quand, soudain, à travers la porte, il crut reconnaître la voix de
Mdut.ilais dans le cabinet dos Porcelaines.
— Llle! s*écria-l-il. Oui, c'est bien sa voix. Oh ! voilà une femme qui pourrait me
dire la vérité; mais la questionnerai-je ici! Elle se cache même de moi; elle vient
sans doute de la part de Madame ! Je la verrai chez elle. Elle m'ex[)liquera son effroi,
sa fuite, la maladresse avec lacpiellc <»n m'a évincé : elle médira tout cela... quand
M. d'Artagnan . cpii sait tout, m'aura ralfermi le caMir. Madame... une coquette!...
Eh bien! oui , une coquette, mais qui aime à st's bons momeus ; une coquette qui ,
comme la mort ou la vie, a son caprice , mais qui fait dire à Guiche qu'il est le plus
heureux îles hommes. Celui-là, du moins , est sur des rosi's. .Mlous !
Il s'enfuit hors de chez le comte, et tout en se reprochant de n'avoir parlé que de
lui-même à Guiche, il arriva chez d Artau'uan.
BR.VGELONNE CON'TINtrE SES INTERROGATIONS.
Le capitaine était de service: il faisait sa huitaine eiiseveli dans le fauteuil de cuir,
l'éperon fiché dans le parquet, l'épée entre Ifs jambes, et lisait force lettres en tortil-
lant sa uious'\ache.
D'Artagnan poussa un grognement de joie en apercevant le fils de son ami.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 233
— Raoul , mon garçon , dit-il , |)ar quel hasard est-ce que le roi l'a rappelé?
Ces mots sonnèrent mal à Toreilledu jeune homme, qui, «'asseyant, répliqua :
— Ma foi . je n'en sais rien. Ce que je sais c'est que je suis revenu.
— Hum! lit d'Artagnan rii repliant les lettres avec un vej^wd plein d'intenlion di-
rigé vers son interlocuteur.
— Que dis-tu là, garçon? que le roi ne t'a pas rappelé, et que te voilà revenu? Je
ne comprends pas bien cela.
Raoul était déjà pâle, il roulait déjà son chapeau d"un air contraint.
— Quelle diable de mine fais-tu . et quelle conversation mortuaire ! fit le capitaine.
Est-ce que c'est en Angleterre qu'on prend ces façons-là? Mordioux! j'y ai été, moi ,
en Angleterre , et j'en suis revenu gai comme un pinson. Parleras-tu?
— J'ai trop à dire.
— Ah 1 ah 1 comment va ton père ?
— Cher ami . pardonnez-moi : j'allais vous le demander.
D'Artagnan redoubla racnité de ce regard auquel nul secret ne ré-istait.
— Tu as du chagrin? dit-il.
— Pardieul vous le savez Lien . monsieur d'Artairnan.
— Moi ?
— Sans doute. Oh 1 ne faites pas l'étonné.
— Je ne fais pas l'étonné, mon ami.
— Cher capitaine . je sais fort bien qu'au jeu de la iînesse , comme au jeu de la
force . je serai battu par vous. En ce moment, voyez-vous, je suis un sot. et je suis
un ciron. Je n'ai ni cerveau ni bras, ne me méprisez pas ; aidez-moi. En deux mot,s,
je suis le plus misérable des êtres vivans.
— Oh ! oh! pourquoi cela? demanda d'Artagnan, en débouclant son ceinturon et
en adoucissant son sourire.
— Parce que mademoiselle de la Vallière me trompe.
D'Artagnan ne changea pas de physionomie.
— Elle te trompe ! elle te trompe', voilà de grands mots ! Qui te les a dits?
— Tout le monde.
— Ah! si tout le monde l'a dit, il faut qu'il y ail quelque chose de vrai. Moi. je
crois au feu quand je vois la fumée. Cela est ridicule, mais cela est.
— Ainsi vous croyez? s'écria vivement Bragelonne.
— Ah! si tu me prends à partie...
— Sans doute.
— Je ne me mêle pas de ces affaires-là , moi : tu le sais bien.
— Comment! pour un ami ! pour un tils !
— Justement. Si tu étais un étranger, je te dirais... je ne te dirais rien du tout.
Conunent va Porlhos , le sais-tu ?
— Monsieur, s'écria Raoul en serrant la main de d'Artagnan . au nom de cette
amitié que vous avez vouée à mon père !...
— Ah ! diable ! tu es bien malade... de curiosité !
— Ce n'est pas de curiosité, c'est d'amour.
— Bon. Autre grand mot. Si tu étais réellement amoureux, mon cher Raoul , ce se-
rait bien différent.
— Que voulez-vous dire 1
— Je te disque si lu étais pris d'un amour tellement sérieux, que je puisse croire
m'adresser toujours à ton cœur... mais c'est impossible,
23i LES MOUSQUETAIRES.
— Je vous dis que j'aime éperdument Louise.
D'Artagnan lut avec ses yeux au fond du cœur de Raoul.
— Impossible , le dis-je. Tu es comme tous les jeunes gens ; lu n'es pas amoureux,
tu es fou.
— Eh bien! quand il n'y aurait que cela?
— Jamais homme sage n'a fait dévier une cervelle d'un crâne qui tourne. J'y ai
perdu mon latin cent fois en ma vie. Tu m'écouterais que tu ne m'entendrais pas;
tu m'entendrais que ne tu me comprendrais pas; tu me comprendrais que tu ne m'o-
béirais pas.
— Oh ! essayez , essayez !
— Je dis plus: si j'étais assez malheureux pour savoir quelque chose et assez bête
pour t'en faire part... Tu es mon ami , djs-tu?
— Oh ! oui.
— Elr bien ! je me brouillerais avec loi. Tu ne me pardonnerais jamais d'avoir dé-
truit ton illusion, comme on dit en amour.
— Monsieur d'Artagnan , vous savez tout; vous me laissez dans l'embarras , dans le
désespoir, dans la morl ! C'est affreux !
— Là! là!
— Je ne crie jamais, vous le savez. Mais comme mon père et Dieu ne me pardon-
neraient jamais de m'être cassé la tête d'un coup de pistolet, eh bien! je vais aller me
faire conter ce que vous refusez de médire par le premier venu; je lui donnerai un
démenti...
. — Et tu le tueras ! La belle affaire ! Tant mieux ! Qu'est-ce que cela me fait à moi?
Tue. mon garçon, tue, si cola peut le faire plaisir. C'est comme pour les gens qui
ont mal aux dents ; ils me disent : Oli ! que je souffre , je mordrais dans du fer. Je leur
dis : Mordez, mes amis, mordez ! la dent y restera.
— Je ne tuerai pas, Monsieur, dit Raoul d'un air sombre.
— Oui , oh ! oui, vous prenez de ces airs-là, vous autres, aujourd'hui , vous vous
ferez tuer, n'est-ce pas? Ah ! que c'est joli! et comme je le regretterai , parcxemple!
Comme je dirai toute la journée : C'était un fier niais que le petit Hragclonne! une
double brute! J'avais passé ma vie à lui faire tenir proprement une épée, et ce drôle
est allé se faire embrocher comme un oiseau. Allez, Raoul, allez vous faire tuer, mon
auu'. Je ne sais pas qui vous a appris la logi(pie , mais, Dieu me dauuie! comme di-
sent les Anglais , celui-là , Monsieur, a volé l'argent de votre père,
Raoul, enfonça sa tètodans ses mains et iinuinura:
— Ou n'a pas d'amis, non !
— Oh! bah! dit d'Artaunan.
— On n'a que des railleurs ou des indilférens.
— Sornettes ! Je ne suis pas \m railleur, tout Gascon que j<* suis. El indifférent ! Si
je l'étais, il y a un quart d'heure déjà que je vous aurais envoyé à tous les diables,
car vous rendriez triste un homme fou de joie, et morl un homme triste. Comment,
jeune homme, vous voulez que j'aille vous dégoûter de votre amoureuse, et vous ap-
prendre à exécrer les femmes, qui sont Ihonneur et la félicité de la vie humaine?
— Monsieur, dites, dites , et je vous bénirai !
— Eh . mon cher, croyez-vous, par hasard, que je me suis fourré dans la cervelle
toutes lesalVaircs du menuisier et du peintre de Tescalier, el cent mille autres contes
à dormir debout?
— Un menuisier? qu'est-ce que signifie ce menuisier?
LE VICOMTE DE RR ACELOMNE. 035
— M;l foi, je ne sais pas; on m'a dit qii'i] y avait un menuisier qni avail percé
un parqiKît.
— Chez la Vallière?...
— Ah ! je ne sais pas où.
— Chez le roi ?
— Bon ! si c'était chez le roi j'irais vous le dire , n'est-ce pas ?
— Chez qui alors?
— Voilà une heure que je me lue de vous répéter que je l'ignore.
— Mais le peintre alors? ce portrait...
— Il paraîtrait que le roi aurait fait faire le portrait d'une dame de la cour.
— Delà Vallière?
— Eh ! tu n'as que ce nom-là dans la bouche. Qui te parle de la Vallière ?
— Mais, alors, si ce n'est pas d'elle , pourquoi voulez-vous que cela me louche?
— Je ne veux pas que cela te touche. Mais tu me questionnes, je te réponds. Tu
veux savoir la chronique scandaleuse, je te la donne. Fais-en ton profit.
Raoul se frappa le front avec désespoir.
— C'est à en mourir! dit-il.
— Tu l'as déjà dit.
— Oui, vous avez raison.
Raoul lit un pas pour s'éloigner.
— Où vas-tu? dit d'Artagnan.
— Je vais trouver quelqu'un qui me dira la vérité.
— Qui cela?
— Une femme.
— Mademoiselle de la Vallière elle-même, n'est-ce pas? dit d'Artagnan avec un
sourire. Ah ! tu aa là une fameuse idée ; tu cherchais à être consolé, tu vas l'être tout
de suite. Elle ne te dira pas de mal d'elle-même, va.
— Vous vous trompez. Monsieur, répliqua Raoul j la femme à qui je m'adresserai
me dira beaucoup de mal.
— Je devine qui.
— Oui, Montalais.
— Ah ! son amie! Une femme qui, en cette qualité, exagérera fortement le bien
ou le mal! Ne parlez pas à Montalais, mon bon Raoul.
— Ce n'est pas la raison qui vous pousse à m'éloigner de Montalais.
— Eh bien , je l'avoue. Et de fait, pourquoi jouerais-jeavec toi comme le chat avec
une pauvre souris? Tu me fais peine , vrai. Et si je désire que tu ne parles pas à
la Montalais en ce moment, c'est que tu vas livrer ton secret et qu'on en abusera. At-
tends si tu peux.
— Je ne peux pas.
— Tant pis! Vois-tu, Raoul, si j'avais une idée... mais je n'en ai pas...
— Promettez-moi , mon ami , de me plaindre, cela me suffira , et laissez-moi sortir
d'affaire tout seul.
— Ah! bien oui! l'embourber! à la bonne heure! Place-toi ici, à celle table et
prends la plume.
— Pourquoi faire?
— Pour écrire à la Montalais et lui demander un rendez-vous.
— Ah! fit Raoul en se jetant sur la plume que lui tendait le capitaine.
Tout à coup la porte s'ouvrit et un mousquetaire, s'approcha de d'Artagnan.
036 LES MOUSQUETAIRES.
— Mon capitaine , dit-il, il y a là mademoiselle de Montalais qui voudrait vous parler.
— A moi? murmura d'Artagnan. Qu'elle entre, et je verrai bien si c'est à moi
qu'elle en a.
Le rusé capitaine avait flairé juste.
Montalais en entrant vit Raoul et s'écria :
— Monsieur ! Monsieur ! Pardon , monsieur d'Artagnan.
— Je vous pardonne, Mademoiselle, dit d'Artagnan, je sais qu'à mon âge ceux qui
me cherchent ont bien besoin de moi.
— Je cherchais M. de Bragelonne , répondit Montalais.
— Comme cela se trouve! il vous cherchait aussi! Raoul, ne voulez-vous pas aller
avec Mademoiselle?
— De tout mon cœur.
— Allez donc!
El il poussa doucement Raoul hors du cabinet; puis prenant la main de Montalais :
— Soyez bonne fille, dit-il tout bas; ménagez-le et ménagez-la.
— Ah! dit-elle sur le même ton, ce n'est pas moi qui lui parlerai.
— Gomment cela?
— C'est Madame qui le fait chercher.
— Ah! boni s'écria d'Artagnan , c'est Madame!... Avant une heure le pauvre gar-
çon sera guéri!
— Ou mort, fil Montalais avec compassion. Adieu . monsieiu* d'Artagnan.
El elle courut rejoindre Raoul, qui lattendait loin de la porte, bien intrigué, bien
inquiet de ce dialogue , qui ne promettait rien de bon.
DEUX JALOUSIES.
Les amans sont toujours tendres pour tout ce qui louche leur bien-aimée. Raoul ne
se vit pas plutôt avec Montalais qu'il lui baisa la main avec ardeur.
— Là. là, dit tristement la jeune fille. Vous placez là des baisers à fonds perdus,
cher monsieur Raoul, je vous garantis même qu'ils ne vous rapporteront pas intérêt.
— Comment? quoi... M'expliquerez-vous, ma chère Aure?...
— C'est Madame qui vous expliquera tout cela. C'est chez elle que je vous conduis.
— Quoi!...
— Silence! et pas de ces regards effarouchés. Les fenêtres ici ont des yeux, les murs
de l.irges oreilles. Faites-moi le plaisir de ne plus me regarder: faites-moi le plaisir de
me parler très-haut de la pluie, du beau temps et des agrémens de l'Angleterre.
— Enfin!...
— Ah !... je vous préviens que quelque part, je ne sais où, mais quelque part, Ma-
daine doit avoir un œil ouvert et une oreille tendue. Je ne me soucie pas, vous com-
l)renez, d'être chassée ou endtasfillée. Parlons, vousdis-je, ou plutôt ne parlons pas.
Raoul serra ses poings, enleva le pas, et fil la mine d'un homme de cœur, c'est vrai,
mais d'un homme de cœur qui va au supplice.
Montalais, l'œil émerveillé, la démarche leste, la tête à tout veut, le précédait.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 237
Raoul fut introduit immédiatement dans le cabinet de Madame.
— Allons ! pensa-t-il, celte journée se passera sans que je sache rien. Guiclie a eu
Irop pitié de moi ; il s'est entendu avec Madame et tous deux, par un complot amical,
éloignent la solution du proMème. Que n'ai-je là un bon ennemi... ce serpent de
Wardes, par exemple; il mordrait, c'est vrai ; mais je n'hésiterais plus. Hésiter...
douter... mieux vaut mourir.
Raoul était devant Madame.
Henriette, plus charmante que jamais, se tenait à demi renversée dans un fauteuil,
ses pieds mignons sur un coussin de velours brodé; elle jouait avec un petit chat aux
soies touffues, qui lui mordillait les doigis et se pendait aux guipures de son col.
Madame songeait, elle songeait profondément : il lui fallut la voix de Montalais,
celle de Raoul, pour la faire sortir de cette rêverie.
— Votre Altesse m'a mandé? répéta Raoul.
Madame secoua la tète comme si elle se réveillait.
— Bonjour, monsieur de Bragelonne , dit-elle ; oui, je vous ai mandé : vous voilà
donc revenu d'Angleterre ?
— Au service de Votre Altesse Royale.
— Merci. Laisse-nous, Montalais.
Montalais sortit.
—Vous avezbien quelques minutes à me donner, n'est-ce pas, monsieur de Bragelonne?
— Toute ma vie appartient à Votre Altesse Royale, repartit avec respect Raoul, qui
devinait quelque chose de sombre sous toutes ces politesses de Madame et à qui ce
sombre ne déplaisait pas, persuadé qu'il était d'une certaine affinité des senlimens de
Madame avec les siens.
En eflet, ce caractère étrange de la princesse , tous les gens intelligens de la cour
en connaissaient la volonté capricieuse et le fantasque despotisme.
Madame avait été flattée outre mesure des homn)ages du roi. Madame avait fait
parler d'elle et inspiré à la reine cette jalousie mortelle qui est le ver rongeur de toutes
les félicités féminines. Madame, en un mot, pour guérir son orgueil blessé, s'était
fait un cœur amoureux.
Nous savons, nous, ce que Madame avait fait pour rappeler Raoul, éloigné par
Louis XIV. Sa lettre à Charles II, Raoul ne la connaissait pas, mais d'Arlagnan l'avait
bien devinée.
Cet inexplicable mélange de l'amour etde la vanité, ces tendresses inouïes, ces per-
fidies énormes, qui les expliquera? Personne, pas même l'ange mauvais qui allume
la coquetterie au cœur des femmes.
— Monsieur de Bragelonne, dit la princesse apfès un silence, êtes-vous revenu content?
Bragelonne regarda Madame Henriette, el la voyant pale de ce qu'elle cachait, de
ce qu'elle retenait , de ce qu'elle brûlait de dire,
— Content I dit-il, de quoi voulez-vous que je sois content ou mécontent. Madame?
— Mais de quoi peut être content ou mécontent un homme de votre âge et de A'Otre mine?
— Comme elle va vite, pensa Raoul effrayé; que va-t-elle souffler en mon cœur?
Puis, effrayé de ce qu'il allait apprendre, et voulant reculer le moment si désiré,
mais si terrible où il apprendrait tout :
— Madame, répliqua- t-il. j'avais laissé un tendre ami en bonne santé, je l'ai re-
trouvé malade.
— Voulez-vous parler de M. de Guiche, répondit Madame Henriette avec une im-
perturbable tranquillité, c'est , dit-on, un ami très-cher à vous?
238 LES MOUSQUETAIRES.
— Oui. ^ladamc.
— Eh bien! c'est vrai, il a été blessé, mais il va mieux; ob ! M. de Guiche n'est
pas à plaindre , dit-elle vite. Puis se reprenant :
— Est-ce qu'il est k plaindre? dit-elle; est-ce qu'il s'est plaint? est-ce qu'il a un
chagrin quelconque que nous ne connaîtrions pas?
— Je ne parle que de sa blessure , Madame.
— A la bonne heure, car, pour le reste, M. de Guiche semble être fort henrenx;
on le voit d'une humeur joyeuse. Tenez, monsieur de Bragelonne, je suis bien sùrc
que vous choisiriez encore dètre blessé comme lui au corps!... Qu'est-ce qu'une bles-
sure au corps I
Raoul tressaillit, mais ne répliqua rien.
— Elle y revient, dit-il. Hélas !
— Plaît-il? fit-elle.
— Je n'ai rien dit , Madame.
— Vous ne dites rien? lit-elle; vous me désapprouvez donc? vous êtes donc satisfait?
Raoul se rapprocha.
— Madame, dit-il. Votre Altesse Royale veut me dire quelque chose, et sa géné-
rosité naturelle la pousse à ménager ses paroles. Veuille Votre Altesse ne plus rien
ménager; je suis fort et j'écoute.
— Ahl répliqua Henriette, que comprenez-vous maintenant?
— Ce que Votre Altesse veut me faire comprendre.
Et Raoul trembla malgré lui en prononçant ces mots.
— En effet , murmura la princesse. C'est cruel , mais puisque j'ai commencé...
— Oui , Madame, puisque Votre Altesse a bien daigné commencer qu'elle daigne
m'achever...
Henriette se leva précipitamment et lit quelques pas dans sa chambre.
— Que vous a dit M. de Guiche? dit-elle soudain.
— Rien, Madame.
— Rien!., il ne vous a rien dit. Oh ! que je le reconnais bien là.
— Il voulait me ménager, sans doute.
— Et voilà ce que les amis appellent l'amitié. Mais M. dArlagnan que vous quittez,
il vous a parlé, lui?
— Pas plus que Guiche , Madame.
Henriette lit un mouvement d'impatience.
— Au moins, dit-elle, vous savez tout ce que la cour a su?
— Je ne sais rien du tout , Madame,
— Ni la scène de l'orage? *
-" Non.
— Ni les tète-à-tète dans la foret?
— • Non plus.
— NilafuileàChailIol?
Raoul , qui penchait comme la Ileur entamée par la faucille, lit des efforts surhu-
mains {)Our sourire, et repondit avec une e.vjuise douceur :
— J'ai e>i rhonneurde dire à Votre Altesse Royale que je ne sais absolument rien,
je suis un pauvre oublié qui arrive d'Angleterre; entre les gen« d'ici et moi il \ avait
tant de Unis bruyans. (jue le bruit de toutes les choses dont ^'olre .\llesse me parle n'a
pu arriver à mon oiTille.
Henriette fut touchée de cette pâleur, de celle mansuétude, de ce courage.
I.E VICOMTE DE BFiAGELONNE. 239
Le senliment dominant de son cœur, à ce mouienl, c'était un vif déi-ir d'entendre
chez ce pauvre amant le souvenir de celle qui le faisait ainsi souffrir.
— Monsieur de Bragelonne, dit-elle, ce que vos amis n'ont pas voulu faire, je veux
le faire pour vous que j'estime et que j'aime. C'est moi qui serai votre amie. Vous
portez ici la tête comme un honnête homme, et je ne veux pas que vous la courhiez
sous le ridicule. Dans huit jours on dirait sous du mépris.
— Ah ! fit Raoul livide. C"en est déjà là !
— Si vous ne savez pas, dit la princesse, je vois que vous devinez; vous étiez le
fiancé de mademoiselle de la Yallière, n'est-ce pas?
— Oui, Madame.
— Ace titre, je vous dois un avertissement; comme d'un jour à l'autre je chasserai
mademoiselle de la Vallière de chez moi...
— Chasser la Vallière 1 s'écria Bragelonne.
— Sans doute. Croyez-vous que j'aurai toujours égard aux larmes et aux jérémiades
du roi? Non, non, ma maison ne sera pas plus longtemps commode pour ces sortes
d'usage; mais vous chancelez...
— Non, Madame , pardon , dit Bragelonne en ftiisant un effort : j"ai cru que j'allais
mourir, voilà tout. Votre Altesse Royale me faisait Ihonneur de me dire que le roi
avait pleuré, supplié...
— Oui , mais eu vain.
Et elle raconta à Raoul la scène de Chaillot et le désespoir du roi au retour; elle ra-
conta son indulgence à elle-même, et le terrible mot avec lequel la princesse outragée,
la coquette humiliée avait terrassé la colère royale.
Raoul baissa la tête.
^- Qu'en pensez-vous? dit-elle,
— Le roi l'aime, répliqua-t-il.
— Mais vous avez l'air de dire qu'elle ne l'aime pas.
■ — Hélas ! je pense encore au lenips où elle m'a aimé , Madame.
Henriette eut un moment d'admiration pour cette incrédulité sublime, puis, haussant
les épaules ;
— Vous ne me croyez pas, dit-elle. Oh 1 comme vous l'aimez, vous, et vous doutez
qu'elle aime le roi, elle?
— Jusqu'à la preuve. Pardon, j'ai sa parole, voyez-vous, et elle est fille noble.
— La preuve. . Eh bien ! soit , venez.
VISITE DOMICILIAIRE.
La princesse, précédant Raoul , le conduisit à travers la cour vers le corps de bâ-
timent qu'habitait la Vallière, et montant l'escalier qu'avait monté Raoul le matin
même, elle s'arrêta à la porte de la chambre où le jeune homme à son tour avait été
si étrangement reçu par Montalais.
Le moment était bien choisi pour accomplir le projet conçu par Madame Henriette,
le château était vide. Le roi , les courtisans et les dames étaient partis pour Saint-
240 LES MOUSQUETAIRES.
Germain; ^ladaine Henriette seule, sachant le retour de Bragelonne et pensant au
parli qu'elle avait à tirer de ce retour, avait prélexlé une indisposition et était resiée.
Madame était donc sûre de trouver vides la chambre de la Vallière et l'appartement
de Saint- Aignan. Elle tira une double clef de sa poche et ouvrit la porte de sa demoi-
selle d'honneur.
Le regard de Bragelonne plongea dans celte chambre qu'il reconnut, et l'impres-
sion que lui lit la vue de cette chambre, fut un des premiers supplices qui l'atten-
daient.
La princesse le regarda; et son œil exercé put voir ce qui se passait dans le cœur
du jeune homme.
— Vous m'avez demandé des preuves, dit-elle, ne soyez donc pas surpris si je
vous en donne. Maintenant, si vous ne vous croyez pas le courage de les supporter, il
en est temps encore, retirons-nous.
— Merci, Madame, dit Bragelonne, mais je suis venu pour être convaincu. Vous
avez promis de me convaincre, convainquez-moi.
— Entrez donc , alors , dit Madame, et refermez la porte derrière vous.
Bragelonne obéit et se retourna vers la princesse qu'il interrogea du regard.
— Vous savez où vous êtes? demanda Madame Henriette.
— Mais tout me porte à croire, Madame, que je suis dans la chambre de made-
moiselle de la Vallière?
— Vous y êtes.
— Mais je ferai observer à Votre Altesse que cette chambre est une chambre , et
n'est pas une preuve.
— Attendez.
La princesse s'achemina vers le pied du lit, replia le paravent et se baissant vers le
parquet :
— Tenez , dit-elle . baissez-vous et levez vous-même celte trappe.
— Cette trappe! s'écria Raoul avec surprise, car les mots de d'Artagnan commen-
çaient à lui revenir en mémoire , et il se souvenait que d'Artagnan avait vaguement
prononcé ce mot.
Et Raoul chercha des yeux, mais inutilement, une fente qui indiquât une ouver-
ture ou un anneau qui aidAt à soulever une portion quelconque du plancher.
Ah! c'est vrai! dit en riant Madame Henriette, j'oubliais le ressort caché , la
quatrième feuille du parquet , appuyez sur l'endroit où le bois fi\it un nœud. Voilà
l'instruction; a|)puyez vous-même, vicomte, appuyez, c'est ici.
Raoul , pAle comme un mort , appuya le pouce sur l'endroit indiqué , et en effet, à
l'instant même, le ressort joua et la trappe se souleva d'elle-même.
C'est très-ingénieux, dit la princesse , et l'on voit que l'architecte a prévu que
ce serait une petite main ([iii aurait à utiliser ce ressort : voyez comme cette trappe
s'ouvre toute seule.
— Un escalier! s'écria Raoul.
— Oui, et très-élégant même, dit Madame Henriette. Voyez, vicomte, cet es-
calier a une rampe destinée à garantir des chutes le> délicates personnes qui se ha-
sarderaient à le descendre, ce qui fait que je m'y risque. Allons, suivez-moi, vicomte,
suivez- moi.
— Mais avant de vous suivre. Madame, où conduit cet escalier?
— Ah! c'est vrai, j'oubliais de vous le dire.
— J'écoule, Madame, dit Raoul respirant à peine.
LE V [COMTE DE BRAGELONNE. 241
— Vous savez peut-être que M. de Saint-Aignan demeurait aulrcfois presque porte
à porle avec le roi ?
— Oui , Madame , je le sais ; c'était ainsi avant mon départ , et plus d'une ibis j'ai
eu l'honneur de le visiter à son ancien logement.
— Eh bien! il a obtenu du roi de changer ce commode et bel appartement que
vous lui connaissez conh-e les deux petites chambres auxquelles mène cet escaher, et
qui forment un logement deux fois plus petit et dix fois plus éloigné que celui du roi,
dont le voisinage cependant n'est point dédaigné en général par messieurs de la cour.
— Fort bien , Madame, reprit Raoul , mais continuez , je vous prie, car je ne com-
prends point encore.
— Eh bien! ii s'est trouvé par hasard, continua la princesse, que ce logement de
M. de Saint-Aignan est situé au-dessous de ceux de mes fdles, et particulièrement au-
dessous de celui de la Vallière.
— Mais dans quel but cette trappe et cet escalier?
— Dame 1 je l'ignore. Voulez-vous que nous descendions chez M. de Saint-Aignan?
Peut-être y trouverons-nous l'explication de l'énigme.
Et Madame donna l'exemple en descendant elle-même.
Raoul la suivit en soupirant.
Chaque marche qui craquait sous les pieds de Bragelonne le faisait pénétrer d'un
pas dans cet appartement mystérieux qui renfermait encore les soupirs de la Vallière
et les plus suaves parfums de son corps.
Bragelonne reconnut, en absorbant l'air par ses haletantes aspirations, que la jeune
fille avait dû passer par là.
Puis, après ces émanations, preuves invisibles , mais certaines , vinrent les fleurs
qu'elle aimait, les livres qu'elle avait choisis. Raoul eùt-il conservé un seul doute
qu'il l'eût perdu à cette secrète harmonie des goûts et des alliances de l'esprit avec
l'usage des objets qui accompagnent la vie. La Vallière était pour Bragelonne en vi-
vante présence dans les meubles, dans le choix des étoffes , dans les reflets même du
parquet.
Muet et écrasé, il n'avait plus rien à apprendre et ne suivait plus son impitoyable
conductrice que comme le patient suit le bourreau.
Madame, cruelle comme une femme délicate et nerveuse, ne lui faisait grâce d'au-
cun détail.
Mais il faut le dire, malgré l'espèce d'apathie dans laquelle il était londjé , aucun
de ces détails, fût-il resté seul, n'eût échappé à Raoul. Le bonheur de la femme qu'il
aime, quand ce bonheur lui vient d'un rival , est une torture pour un jaloux. Mais
pour un jaloux tel que l'était Raoul, pour ce cœur qui pour la première fois s'impré-
gnait de fiel, le bonheur de Louise , c'était une mort ignominieuse, la mort du corps
et de l'âme.
Il devina tout : les mains qui s'étaient serrées, les visages rapprochés qui s'étaient
mariés en face des miroirs , sorte de serment si doux pour les amans qui se voient
deux fois afin de mieux graver le tableau dans leur souvenir.
Il devina le baiser invisible sous les épaisses portières retombant délivrées de leurs
embrasses. Il traduisit en fiévreuses douleurs l'éloquence des lits de repos enfouis dans
leur ombre.
Ce luxe, cette recherche pleine d'enivrement, ce soin minutieux d'épargner tout
déplaisir à l'objet aimé, ou de lui causer une gracieuse surprise; cette puissance de
l'amour multipliéo pnr In puissanco royale, frappa Raord d'un coup mortel. OU ! s'il
T. 11. " |ii
242 LES MOUSQUETAIRES.
est un adoucissement aux poiguanles douleurs delà jalousie, c'est l'infériorité de
l'homme qu'on vous préfère; taudis qu'au contraire s'il est un enfer dans l'enfer, une
torture sans nom dans la langue, c'est la toute-puissance dun dieu mise à la disposi-
tion d'un rival avec la jeunesse, la beauté, la grâce. Dans ces momens-là Dieu lui-
même semble avoir pris parti contre l'amant dédaigné.
Une dernière douleur était réservée au pauvre Raoul : Madame Henriette souleva
un rideau de soie, et derrière le rideau il aperçut le portrait de la Vallière.
Non-seulement le portrait de la Vallière , mais de la Vallière jeune , belle, joyeuse ,
aspirant la vie par tous les pores, parce qu'à dix-huit ans la vie c'est l'amour.
— Louise! murnun-a Bragelonne, Louise! c'est donc vrai? Oh! lu ne m'as jamais
aimé, car jamais tu ne m'as regardé ainsi.
Et il lui sembla que son cœur venait d'être tordu dans sa poitrine.
Madame Henriette le regardait presque envieuse de cetle douleur, quoiqu'elle sût
bien n'avoir rien à envier, et quelle était aimée de Guiche comme la Vallière était
aimée de Bragelonne.
Raoul surprit ce regard de Madame Henriette.
— Oh ! pardon , pardon, dit-il; je devrais être plus maître de moi , je le sais, me
trouvant en face de vous, Madame. Mais puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre,
ne jamais vous frapper du coup qui m'alteint en ce moment , car vous êtes femme, et
sans doute vous ne pourriez pas supporter une pareille douleur. Pardonnez-moi , je
ne suis qu'un pauvre gentilhomme , tandis que vous êles, vous, de la race de ces heu-
reux, de ces toul-puissans, de ces élus...
— Monsieur de Bragelonne, répliqua Henriette , un cœur comme le votre mérite les
soins et les égards d'un cœur de reine. Je suis votre amie. Monsieur; aussi, n'ai-je
point voulu que toute votre vie fût empoisonnée par la perfidie et souillée par le ridi-
cule. C'est moi qui , plus brave que tous les prétendus amis, j'excepte M. de Guiche,
vous ai fait revenir de Londres; c'est moi qui vous fournis les preuves douloureuses,
mais nécessaires qui seront votre guérison , si vous êtes un courageux amant et non
pas un Amailis pleurard. No me remerciez pas; plaiguez-nioi même, et ne servez pas
moins bien le roi.
Raoul sOiU'it avec amertinne.
— Ah ! c'est vrai, dit-il, j'oubliais ceci : le roi est mon maître.
— Il y va de votre libellé ! il y va de votre vie !
Un regard clair et pénétrant de Raoul apprit à Madame Henriette qu'elle se trom-
pait et que son dernier argument n'était pas de ceux qui touchassent ce jeune homme.
— f'ronez garde, monsieur de Bragelonne, dit-elle, mais en ne pesant pas toutes
vos actions vous jetteriez dans la colère un prince disposé à s'emporter hors des limites
de la raison, vous jclleriez dans la douleur vos amis et votre famille: inclinez-vous,
soumettez-vous , guérissez-vous.
— Merci, Madame, dit-il, j'apprécie li; conseil que Voire Altesse me donne et tâ-
cherai de le suivre ; mais un deinier mol, je \ous prie.
— Dites?
— Est-ce une indiscrétion que de vous demander le secret de cet escalier, de cetle
trappe, de ce purlrail, secret t[ue vous avez découNert?
— Oh ! rien de plus sim[>Ie . j'ai pour cause de surveillance le double des clefs do mes
filles. Il m'a paru étrange que la Vallière se rcnfermùl sî souvent. Il m'a paru étrange
que M. de Saint-Aignan changent de logis; il m'a paru étrange que le roi vint voir si
quotidiennement M. de Saint-Aignan, si avant (pie celui-ci fût dans son amiiié: enliil
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 2i3
il m'a paru étrange que tant de choses se fussent faites depuis votre absence , que les
habitudes de la cour en étaient changées. Je ne veux pas être jouée par le roi, je ne
veux pas servir de manteau à ses amours; car, après la Vallicre qui pleure, il aura
Montalais qui rit, Tonnay-Charente qui chante, ce n'est pas un rôle digne de moi.
J'ai levé les scrupules de mon amitié, j'ai découvert le secret; je vous blesse; encore
une fois, excusez-moi, mais j'avais un devoir à remplir; c'est fini, vous voilà pré-
venu, l'orage va venir, garantissez-vous.
— Vous concluez quelque chose, cependant, Madame, répondit Bragelonne avec
fermeté , car vous ne supposez pas que j'accepterai sans rien dire la honte que je subis
et la Irahison qu'on me fait.
— Vous prendrez à ce sujet le parti qui vous conviendra, monsieur Raoul; seule-
ment , ne dites point la source d'où vous tenez la vérité. Voilà tout ce que je vous de-
mande, voilà le seul [)ri.\ que j'exige du service que je vous ai rendu.
— Ne craignez rien , Madame, dit Bragelonne avec un sourire amer.
— J'ai, moi, gagné le serrurier que les amans avaient mis dans leurs intérêts. Vous
pouvez fort bien avoir fait comme moi, n'est-ce pas?
— Oui, Madame. Aussi Votre Altesse Royale ne me donne aucun conseil et ne
m'impose aucune réserve autre que celle de ne pas la compromettre.
— Pas d'autre.
— Je vais donc supplier Votre Altesse Royale de m'accorder une minute de séjour ici.
— Sans moi?
— Oh! non , Madame. Peu importe ^ ce que j'ai à faire, je puis le faire devant vous.
Je vous demande une minute pour écrire un mot à quelqu'un.
— C'est hasardeux, monsieur de Bragelonne. Prenez garde.
— Personne ne peut savoir si Votre Altesse Royale m'a fait l'honneur de me con-
duire ici. D'ailleurs je signe la lettre que j'écris.
— Faites, Monsieur.
Raoul avait déjà lire ses tablettes et tracé rapidement ces mots sur une feuille blanche :
« Monsieur le comte ,
« Ne vous étonnez pas de trouver ici ce papier signé de moi avant qu'un de mes amis
que j'enverrai tantôt chez vous n'ait eu l'honneur de vous expliquer l'objet de ma visite.
« Vicomte Raoil de Bkagklonne. »
Il roula cette feuille, la glissa dans la serrure de la porte qui communiquait à la
chambre des deux amans , et bien assuré que ce papier était tellement visible que
Saint-Aignan le devait voir en rentrant, il rejoignit la princesse arrivée déjà au haut
de l'escalier.
Sur le palier ils se séparèrent, Raoul alfectanl de remercier Son Altesse, Henriette
plaignant ou faisant semblant de plaindre de tout son cœur le malheureux qu'elle ve-
nait de condamnera un aussi horrible supplice.
— Oh 1 dit-elle en le voyant s'éloigner pâle et l'œil injecté de sang ; oh ! si j'avais
su j'aurais caché la vérité à ce pauvre jeune homme.
m
LES MOUSQUETAIRES.
LA MÉTHODE DE PORTHOS.
A multiplicité des personnages que nous avons introduits
dans cette longue histoire ftiit que chacun est obligé de
ne paraître qu'à son tour et selon les exigences du ré-
cit. Il en résulte que nos lecteurs n'ont pas eu l'occasion
de se retrouver avec notre ami Porthos depuis son retour
de Fontainebleau.
Les honneurs que Porthos avait reçus du roi n'avaient
point changé le caractère placide et affectueux du res-
pectable seigneur; seulement il redressait la tète plus
que de coutume , et quelque chose de majestueux se ré-
vélait dans son maintien depuis qu'il avait reçu la faveur de diner à la table de Sa
Majesté. La salle à manger de Sa Majesté avait produit un certain eff'el sur Porthos.
Le seigneur de Bracieux et de Pierrefonds aimait à se rappeler que durant ce dîner
mémorable, force serviteurs et bon nombre d'ofticiers , se trouvant derrière les con-
vives, donnaient bon air au repas et meublaient la pièce.
Porthos se promit de conférer à M. Mousion une dignité quelconque, d'établir une
hiérarchie dans le reste de ses gens , et de se créer une maison militaire , ce qui n'était
pas insolite parmi les grands capitaines, attendu q\ie dans le précédent siècle on re-
marquait ce luxe chez MM. dcTréville, de Schomberg. de la Vieuville, sans parler
de MM. de Richelieu, de Condé et de Bouillon-Turenne.
Lui, Porthos, ami du roi cl de M. Fouqucl. baron, ingénieur, etc.. pourquoi ne
jouirait-il pas de tous les agrémens attachés aux grands biens et aux grands mérites?
Un peu délaissé d'.\ranu's, lequel, nous le savons, s'occupait beaucoup de M. Fou-
quct; un peu négligé, à cause du service, par d'Artagnan : blasé sur Triicben et sur
Planchel , Porthos se surprit à rêver sans trop savoir pourquoi ; mais à quiconque lui
eût dit : « Est-ce qu'il vous manque quelque chose, Porthos? il eut assurément ré-
pondu : Oui. »
Après un de ces dîners pendant lesquels Porthos essayait de se rappeler tous les
détails du dîner royal , demi-joyeux , grAcc au bon vin, demi-triste, gr;\ce aux idées
ambitieuses, Porthos se laissait aller à un commencement de sieste quand son valet
do chambre vint l'avertir que M. de Bragelonne voulait lui parler.
Porthos passa dans la salle voisine où il trouva son jeune ami dans les dispositions
que nous connaissons.
Raoul vint serrer la main de Porthos qui, surpris de sa gravité, lui offrit un siège.
— Cher monsieur du Vallon, dit Raoul , j'ai un .<;erviro h vous demander.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 2tô
— Gela tombe à merveille . mon jeune ami , répliqua Porthos. On m'a envoyé huit
mille livres ce malin de Pierrefomls , et si c'est d'argent que vous avez besoin...
— Non, ce n'est pas d'argent; merci, mon excellent ami.
— Tant pis! J'ai toujours entendu dire que c'est là le plus rare des services, mais
le plus aisé à rendre. Ce mot m'a frappé; j'aime à citer les mots qui me IVappent.
— Vous avez un cœur aussi bon que votre esprit est sain.
— Vous êtes trop bon. Vous dînerez bien, peut-être?
— Oh! non, je n'ai pas faim.
— Hein! Quel afïVeux pays que l'Angleterre !
— Pas trop... mais...
— Voyez-vous, si l'on n'y trouvait pas l'excellent poisson et la belle viande qu'il y
a, ce ne serait pas supportable.
— Oui, je venais ..
— Je vous écoute. Permettez seulement que je me rafraîchisse. On mange salé à
Paris. Pouah !
Et Porthos se lit apporter une bouteille de vin de Champagne.
Puis, ayant rempli avant le sien le verre de Raoul, il but un large coup, et , salis-
fait, il I éprit :
— Il me fallait cela pour vous entendre sans distraction, ^le voilà tout à vous. Que
demandez- vous , cher Raoul? Que désirez-vous?
— Dites-moi votre opinion sur les querelles , mon cher ami.
— Mon opinion?... Voyons, développez un peu votre idée, répondit Porthos en se
grattant le front.
— Je veux dire : Ètes-vous d'un bon naturel quand il y a démêlé entre vos amis et
des étrangers?
— Oh! d'un naturel excellent, comme toujours.
— Fort bien ; mais que faites-vous alors?
— Quand mes amis ont des querelles, j'ai un principe.
— Lequel?
— C'est que le temps perdu est irréparable , et que l'on n'arrange jamais aussi bien
une affaire que lorsque l'on a encore réchauffement de la dispute.
— Ah ! vraiment, voilà votre principe?
— Absolument. Aussi dès que la querelle est engagée, je mets les parties en
présence.
— Oui-da?
— Vous comprenez que de cette façon il estimpossible qu'une affaire ne s'arrange pas.
— J'aurais cru, dit avec burprise Raoul, que, prise ainsi, une affaire devait au
contraire...
— Pas le moins du monde. Songez que j'ai eu dans ma vie quelque chose comme
cent quatre-vingt à cent quatre-vingt-dix duels réglés, sans compter les prises d'épées
et les rencontres fortuites.
— C'est un beau chiffre, dit Raoul en souriant malgré lui.
— Oh ! ce n'est rien ; moi , je suis si doux. D'Artagnan compte ses duels par centaines.
Il est vrai qu'il est dur et piquant, je le lui ai répété souvent.
— Ainsi, reprit Raoul, vous arrangez d'ordinaire les affaires que vos amis vous
contient?
— Il n'y a pas d'exemple que je n'aie fini par en arranger une , dit Porthos avec
une mansuétude et une confiance qui firent bondir Raoul.
240 I ES MOUSQUETAIRES.
— jNIais, dit-il , les arrangemens sont-ils au moins lionorablcs?
— Oh ! je vous en réponds, et à ce propos je vais vous expliquer mon autre prin-
cipe. Une fois que mon ami m'a remis sa querelle, voici comme je procède. Je vais
trouver son adversaire sur-le-champ; je m'arme d'une politesse et d'un sang-froid qui
sont de rigueur en pareille circonstance.
— C'est à cela, dit Raord avec amertume, que vous devez d'arranger si bien et si
sûrement les affaires.
— Je le crois. Je vais donc trouver l'adversaire , et je lui dis : « ^fonsieur. il est im-
possible que vous ne compreniez [)as à quel point vous avez outragé mon ami. »
Raoul fronça le sourcil.
— Quelquefois, souvent même, poursuivit Porthos, mon ami n'a pas été offensé
du tout ; il a même offensé le premier : vous jugez si mon discours est adroit.
Et Porthos édala de rire.
— Décidément, se disait Raoul pendant que retentissait le tonnerre formidable de
celte hilarité, décidément j'ai du malheur. Guiche me bat froid, d'Artagnan me raille,
Porihos est mou ; nul ne veut arranger celte affau'e à ma façon. El moi qui m'étais
adressé à Porthos pour trouver une épée au lieu d'un raisonnement! Ah ! quelle mau-
vaise chance !
Porthos se remit et continua :
— J'ai donc par un seul mot mi^ l'adversaire dans son toit.
— C'est selon , dit distraitement Raoul.
— Non pas , c'est sCu-. Je l'ai mis dans son tort ; c'est à ce moment que je déploie
toute ma courtoisie, pour aboutir à l'heureuse issue de mon projet. Je m'avance donc
d'une mine afïable, et, prenant la main de l'adversaire...
— Oh! lit Raoul impatient.
— Monsieur, lui dis-je , à présent que vous êtes convaincu de l'offense , nous sommes
assurés de la réparation. Entre mon ami et vous, c'est désormais un échange de gra-
cieux procédés. En consé(pience, je suis chargé de vous donner la longueur de l'épée
de mon ami.
— Hein ! lit Raoul.
— Attendez donc!... la longueur de l'épée de mon ami. J'ai un cheval en bas: mon
ami est à tel endroit, qui altiMid impatiemment votre aimable présence: je vous em-
mène; nous prenons votre témoin en passant; l'affaire est arrangée.
— Et, dit Raoul, pâle de dépit, vous réconciliez les deux adversaires sur le terrain?
— Plaît-il, interrompit Porthos. Réconciliez? pourquoi faire?
— Vous dites que l'aHaire est arrangée.
— Sans doute! puisque mon ami attend.
— Eh bien ! quoi? s'il attend...
— Eh bien! s'il attend, c'est pour se délier les jambes. E'adversaire , au contraire,
est encore tout raide du cheval: on s'aligne, et mon ami tue l'adversaire. C'est lini.
— Ah! il le lue? s'écria Raoul.
— Pardieu! dit Porihos, est-ce que je prends jamais pour anu's des gens qui se font
l<ier? J'ai cent et un amis à la tête desquels sont monsieur votre père. Aramis et d'Ar-
tagnan , tous gens fort vivans, je crois!
— ^Oh! mon cher baron, exclama Raoul dans l'excès de sa joie Et il embrassa Porthos.
— Vous approuvez ma méthode alors? lit le géant.
— Je l'approuve si bien , que j'y aurai recours aujourd'hiii , sans retard , à l'instant
même. Vous èl(^s llintnme que je rhercbais.
LE VIGO.MTK DE BRAGELONNE. 2V7
— Bon ! me voici ; vous voulez vous batlre?
— Absolument.
— C'est bien naturel... Avec qui?
— Avec M. de Saint-Aignan.
— Je le connais... un charmant garçon, qui a été fort poli avec moi le jour où j'eus
l'honneur de dîner chez le roi. Certes, je lui rendrai sa pojilesse, môme quand ce ne
serait pas mon habitude. Ah çà I il vous a donc offensé?
— Mortellement.
— Diable ! Je pourrai dire mortellement?
— Plus encore, si vous voulez.
— C'est bien commode.
— Voilà une affaire tout arrangée , n'est-ce pas? dit Raoul en souriant.
— Cela va de soi... Oi^i l'attendez- vous?
— Ah ! pardon , c'est délicat. M. de Saint-Aignan est fort ami du roi.
— Je l'ai oui dire.
— Et si je le tue...
[ — Vous le tuerez certainement. C'est à vous de vous précaulionner. Mais mainte-
nant ces choses-là ne souffrent pas de difficultés. Si vous eussiez vécu de notre temps,
à la bonne heure !
— Cher ami, vous ne m'avez pas compris. Je veux dire que M. de Saint-Aignan
étant un ami du roi, l'affaire sera plus difficile à engager, attendu que le roi peut sa-
voir à l'avance...
— Eh! non pas! Ma mélhode, vous savez bien: « Monsieiu', vous avez offensé
mon ami, et... »
— Oui, je le sais.
— Et puis : « Monsieur, le cheval est en bas. » Je l'einmr'ne donc avant qu'il ait
parlé à personne.
— Se laissera-t-il emmener comme cela ?
— Pardieu ! je voudrais bien voir! Il serait le premier. Il est vrai que les jeimes
gens d'aujourd'hui... Mais bah! je l'enlèverai s'il le faut.
Et Porthos, joignant le geste à la parole , enleva Raoul et sa chaise.
— Très-bien , dit le jeune homme en riant. Il nous reste à poser la queslion à M. de
Saint-Aignan.
— Quelle queslion?
— Celle de l'offense.
— Eh bien! mais, c'est fait, ce me semble.
— Non, mon cher monsieur du Vallon, l'habitude, chez nous autres gens d'au-
jourd'hui , comme vous dites , veut qu'on s'explique les causes de l'offense.
— Pour votre nouvelle mélhode, oui. Eh bien ! alors contez-moi votre affaire...
— C'est que...
— Ah damel voilà l'ennui! Autrefois nous n'avions jamais besoin de rien conter.
On se battait parce qu'on se battait. Je ne connais pas de meilleure raison, moi.
— Vous êtes dans le vrai, mon ami.
— J'écoute vos motifs.
— J'en ai trop à raconter. Seulement, comme il faut préciser...
— Oui, oui, diable! avec la nouvelle méthode!
— Comme il faut, dis-je, préciser; comme d'un autre côté l'affaire est pleine de
difficultés et commande un secret absolu...
248 LES MOUSQUETAIRES.
— Oh ! oh !
— Vous aurez l'ol)ligeance de dire seulement à M. de Sainl-Aignan , et il le compren-
dra, qu'il m'a ofïensé, d'abord en déménageant.
— En déménageant? Bien, fit Porthos qui se mit à récapituler sur ses doigts. Après?
— Puis en faisant construire une trappe dans son nouveau logement...
— Je comprends, dit F'orthos; r.ne trappe. Peste! c'est grave! Je crois bien que
vous devez êhe furieux de cela! Et pourquoi ce drôle ferait-il faire des trappes sans
vous avoir consulté? Des trappes !... mordieux!... Je n'en ai pas , moi. si ce n'est mon
oubliette de Bracieux.
— Vous ajouterez, dit Raoul, que mon dernier molif de me croire outragé, c'est
le portrait que .M. de Saint-Aignan sait bien.
— Eh 1 mais, encore un portrait?... Quoi! un déménagement, une trappe et un
polirait! Mais, mon ami, dit Porlhos, avec l'un de ces griefs seulement, il y a de
quoi faire s'enir'égorger toute la gentilhommerie de France et d'Espagne, ce qui n'est
pas peu dire.
— Ainsi, cher, nous voilà suffisamment munis.
— J'emmène un deuxième cheval. Choisissez votre lieu de rendez-vous, et pen-
dant que vous attendrez, faites des plies et fendez-vous à fond, cela donne une élas-
ticité rare.
— Merci ! j'attendrai au bois de Vincennes, près des Minimes.
— Voilà qui va bien. Où trouve-t-on ce M. de Saint-Aignan?
— Au Palais-Royal.
Porthos agita une grosse sonnette. Son valet parut.
— Mon habit de cérémonie, dil-il, mon cheval e! un cheval de main.
Lo valet s'inclina et sortit.
— Votre père sait-il cela? dit Porthos.
— Non; je vais lui écrire.
— Etd'Artagnan?
— M. d'Arlagnan , non plus. 11 est prudent, il m'aiirait détourné.
— D'Artagnan est honune île bon conseil , cependant, dit Porthos étonné, dans
sa modestie loyale, qu'on eût songé à lui quand il y avait und'Artagnan au monde.
— Cher monsieur du Vallon, répliqua Raoul, ne me questionnez plus, je vous en
conjure. J'ai dit tout ce que j'avais à dire. C'est l'action (pic j'attends; je l'attends rude
et décisive , telle que vous savez les préparer. Voilà pourquoi je vous ai choisi.
— Vous serez content de moi, répliqua Porthos.
— Et songez, cher ami, que hors nous tout le monde doit ignorer cette rencontre.
— On s'aperçoit toujours de ces choses-là, dit Porthos, quand on trouve un corps
mort dans un bois Ah! ihcr ami, je vous promets tout, hors de dissimuler le corps
mort. Il est là, on le voit, c'est inévitable. J'ai pour principe de ne pas enterrer. Cela
sent son assassin. Au risipie de risque, coiinne dit le Normand.
— Brave et cher ami, à l'ouvrage!
— Reposez-vous sur mo"! , dit le géant en finissant la bouteille, tandis que son la-
(piai- étalait sur un meuble le sonqUueux habit et les dentelles.
Quant à Raoul, il sortit en se disant avec une joie secrète :
— Oh ! roi perfide! roi traître! je ne puis t'atteindro! je ne le\eux pas! les rois sont
des personnes sacrées; mais Ion ami, tonconqilice. ton conqdaisant, qui te représente, ce
lâche va payer ton crime! Je le tuerai en ton nom, et après nous songerons à Louise 1
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 2W
LE DÉMÉNAGEMENT, L4 TRAPPE ET LE PORTRAIT.
Porthos, chargé à sa grande satisfaction d'une mission qui le rajeunissait, économisa
une demi-heure sur le temps qu'il metlail d'habitude à ses toilettes de cérémonie.
En homme qui s'est frotté au grand monde, il avait commencé par envoyer son la-
quais s'informer si ^I. de Saint-Aignan était chez lui.
On lui avait fait réponse que M. le comte de Saint-Aignan avait eu l'honneur d'ac-
compagner le roi à Saint-Germain, ainsi que toute la cour, mais que M. le comte venait
de rentrer à l'instant même.
Sur cette réponse, Porthos sehâta et arriva au logis de Saint-Aignan comme celui-
ci venait de faire tirer ses bottes.
La promenade avait été superbe. Le roi, de plus en plus anioureu,\ et de plus en
plus heureux, se montrait de charmante humeur [)Our tout le monde; il avait des
bontés à nulle autre pareilles, comme disaient les poètes du temps.
M. de Saint-Aignan , on se le rappelle, était poëte et pensait l'avoir prouvé, en
assez de circonstances mémorables , pour qu'on ne lui contestât point ce titre.
Comme un infatigable croqueurde rimes, il avait, pendant toute la route, saupou-
dré de quatrains, de sixains et de madrigaux le roi d'abord, la Vallière ensuite.
De son côté le roi était en verve et avait fait un distique.
Quant à la Vallière, comme les femmes qui aiment, elle avait fait deux sonnets.
Comme on le voit , la journée n'avait pas été mauvaise pour Apollon.
Aussi, de retour à Paris, Saint-Aignan, qui savait d'avance que ses vers iraient cou-
rir les ruelles, se préoccupait-il un peu plus qu'il ne l'avait fait pendant la prome-
nade de la facture et de l'idée.
En conséquence, pareil à un tendre père qui est sur le point de produire ses enfans
dans le monde, il se demandait si le public trouverait droits, corrects , et gracieux ces
fils de son imagination. Donc, pour en avoir le cœur net, M. de Saint-Aignan se récitait
à lui-même le madrigal suivant qu'il avait dit de mémoire au roi, et qu'il avait promis
de lui donner écrit à son retour :
Iris, vos yeux malins ne disent pas toujours
Ce que votre pensée a votre cœur contie ;
Iris, pourquoi l'aut-il que je passe nui vie
A plus aimer vos yeux qui m'ont joué ces tours?
Ce madrigal , tout gracieux qu'il iùt, ne paraissait pas parfait à Saint-Aignan du
moment où il passait de la tradition orale à la poésie manuscrite. Plusieurs l'avaient
trouvé charmant , l'auteur tout le premier: mais à la seconde vue ce n'était plus le
même engouement. Aussi Saint-Aignan, devant sa table, une jambe croisée sur l'autre
el se grattant la tempe, répétait-il :
Iris , vos yeux malins ne disent pas toujours...
— Oh! quant à celui-là, murnnira Saint-Aignan , celui-là est irréprochable. J'a-
jouterais même qu'il a un petit air Ronsard ou Malherbe dont je suis content, Malbeu-
2o0 ' LES MOUSQUETAIRES.
reusement il n'en est pas de même du second. On a bien raison de dire que le vers le
plus facile à faire est le premier. Et il continua :
Ce que votre pensée à votre cœur confie...
Ah! voilà la pensée qui confie au cœur UPourquoi le cœur ne conilerait-il pas
aussi bien à la pensée? Ma foi ! quant à moi, je n'y vois pas d'obstacle. Oii diable ai-je
été associer ces deux hémistiches! Par exemple, le troisième est bon.
Iris, pourquoi faut -il que je passe ma vie...
Quoique la rime ne soit pas riche, vie et contie, ma foi! l'abbé Boyer, qui est un
grand poëte, fait rimer comme moi vie et confie dam la tragédie d'Oropaste ou le faux
Tonaxare, sans compter que M. Corneille ne s'en gêne pas dans sa tragédie de So-
plionishe. — Va donc pour vie et confie. Oui, mais le vers est impertinent. — Je me rap-
pelle que le roi s'est mordu longle à ce moment. Eu effet, il a l'air de dire à made-
moiselle de la Vallière : — D'oi^i diantre vient que je suis ensorcelé de vous! Il eût
mieux valu dire, je crois :
Que bénis soient les dieux qui conilamnent ma vie.
Condamnent! Ah! bien oui ! voilà encore une politesse ! — Le roi condamné à la
Vallière... Non! Puis il répéta :
Mais bénis soient les dieux qui... desiinent ma vie.
Pas mal; quoique destinent ma vie soit faible; mais, ma foi, tout ne peut pas être
fort dans un quatrain. — A plus aimer vos yeux? Plus aimer qui? quoi? Obscurité.
— L'obscurité n'est rien puisque la Vallière et le roi nî'ont compris, tout le monde
comprendra. — Oui , mais voilà le triste!... c'est le dernier hémistiche : — Qui m'ont
joué ces tours. Le pluriel forcé pour la rime! et puis appeler la pudeur de la Vallière
un tour ! — Ce n'est pas heureux. — Je vais passer par la langue de tous les gralle-
pai)ior mes confrères. Ou appellera mes poésies des vers de grand seigneur. Et si le
roi entend dire (pie je suis un mauvais poêle, l'idée lui viendra de le croire.
El tout en conliaut ces paroles à son cœur, et son cœur à ses pensées , le comte se
déshabillait plus complètement. Il venait de quitter son habit et sa veste j our passer
.sa robe de chambre, lorsqu'on lui annonça la visite de M. le baron du Vallon de Bra-
cieux de Pierrefonds.
— Eh ! lit-il, qu'esl-ce que cette grappe de noms? Je ne connais point cela.
— C'est, répondit le laquais, un gentilhomme qui a eu l'honneur de dîner avec
M. le comte à la table du roi pendant le séjour de Sa Majesté à FiMilaiuebleau.
— Chez le roi, à Foulainebleau? s'écria Sainl-Aignan. Eh vile, vite, introduisez ce
gentilhouuue.
Le laquais se hâta d'obéir.
Porthos entra.
M. de Saint-Aignau avait la mémoire des courtisans : à la première vue il reconnut
donc le seigneur de province à la réputation bizarre , et que le roi avait si bien reçu à
Fontainebleau, malgré quelques sourires des ofllciers présens. Il s'avança donc vers
l'iirthos avec tous les signes d'ime bienveillance cpie Porthos trouva toute naturelle,
lui (|ui arborait, en enlriuit chez un adversaire, l'étendard de la politesse la plus raflînée.
Saint-Aignan fit avancer im siège par le laquais qui avait annoncé Porthos. Ce der-
nier, qui ne venait riiMi d'exagéré dans ces politesses, s'assit et toussa. Les politesses^
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 251
d'usage s'échangèrent entre les deux gentilshommes ; puis, comme c'était le comie
qui recevait la visite :
— Monsieur le baron, dit-il, à quelle heureuse rencontre dois-je la faveur de voire visite?
— C'est justement ce que je vais avoir l'honneur de vous expliquer, monsieur le
comte , répliqua Porthos; mais , pardon...
— Qu'y a-t-il , Monsieur? demanda Saint-Aignan.
— Je m'aperçois que je casse votre chaise.
— Nullement, Monsieur, dit Saint-Aignan , nullement...
— Si fait , monsieur le comte, si fait, je la romps ; et si bien même, que si je larde,
je vais choir, position tout à fait inconvenante dans le rôle grave que je viens jouer
auprès de vous.
Porthos se leva. Il était temps, la chaise s'était déjà affaissée sur elle-même de
quelques pouces. Saint-Aignan chercha des yeux un plus solide récipient pour son hôte.
— Les meubles modernes, dit Porthos tandis que le comte se livrait à cette re-
cherche , les meubles modernes sont devenus d'une légèreté ridicule. Dans ma jeu-
nesse, époque où je m'asseyais avec bien plus d'énergie encore qu'aujourd'hui je ne
me rappelle poiutavoir jamais ronqDu un siège, sinon dans les auberges, avec mes bras.
Saint-Aignan sourit agréablement à la plaisanterie.
— Mais , dit Porthos en s'installant sur un lit de repos qui gémit mais qui résista ,
ce n'est point de cela qu'il s'agit malheureusement.
— Comment, malheureusement? Est-ce que vous seriez porteur d'un message de
mauvais augure , monsieur le baron !
— De mauvais augure... pour un gentilhomme? Oh! non, monsieur le comte ,
répliqua noblement Porthos. Je viens seulement vous annoncer que vous avez offensé
bien cruellement un de mes amis.
— Moi, Monsieur? s'écria Saint-Aignan; moi, j'ai offensé un de vos amis? El le-
quel, je vous prie?
— M. Raoul de Bragelonne.
— J'ai offensé M. de Bragelonne, moi ! s'écria Saint-Aignan. Ah! mais, en vérité,
Monsieur, cela est impossible, car M. de Bragelonne, que je connais peu, je dirai
même que je ne connais point , est en Angleterre ; ne l'ayant point vu depuis fort long-
temps, je ne saurais l'avoir offensé.
— M. de Bragelonne est à Paris, monsieur le comte , dit Porthos impassible; et
quant h l'avoir offensé, je vous réponds que c'est vrai, puisqu'il me l'a dit lui-même.
Oui,monsieur le comte, vous l'avez cruellement, mortellement offensé, je répèle lemot.
— Mais, impossible, monsieur le baron, je vous jure , inq^ossible.
— D'ailleurs, ajouta Porthos, vous ne pouvez ignorer cette circonstance, attendu
que M. de Bragelonne m'a déclaré vous avoir prévenu par un billet.
— Je n'ai reçu aucun billet. Monsieur, je vous en donne ma parole.
— Voilà qui est extraordinaire! répondit Porthos; et ce que dit Raoul...
— Je vais vous convaincre que je n'ai rien reçu , dit Saint-Aignan.
Et il sonna.
— Basque , dit-il , combien de lettres ou de billets sont venus ici en mon absence?
— Trois, monsieur le comte.
— Qui sont ?
— Le billet de M. de Fiesque, celui de madame de laFerté et la lettre de M. de Las
Fuentès.
— Voilà tout?
25^2 LES MOUSQUETAIRES.
— Tout, monsieur le comte.
— Dis la vérité devant Monsieur, la vérité, enlends-tu bien? Je réponds de toi.
— Monsieur, il y avait encore le billet de...
— De... dis vite, voyons.
— De mademoiselle de la Val...
— Cela suffit, interrompit discrètement Porthos. Fort bien, je vous crois, mon-
sieur le comte.
Saint-Aignan congédia le valet et alla lui-même fermer la porte ; mais comme il
revenait, regardant devant lui, par hasard, il vit sortir de la serrure de la chambre
voisine ce fameux papier que Bragelonne y avait glissé en partant.
— Qu'est-ce cela? dit-il.
Porthos , adossé à cette chambre , se retourna.
— Oh! oh! fit-il.
— Un billet dans la serrure! s'écria Saint-Aignan.
— Ce pourrait bien être le nôtre, monsieur le comte, dit Porthos. Voyez.
Saint-Aignan prit le papier.
— Un billet de M. Bragelonne , s'écria-t-il.
— Voyez-vous, j'avais raison. Oli ! quand je dis une chose, moi...
— Apporté ici par M. de Bragelonne lui-même, murmura le comte en pâhssant.
Mais c'est indigne ! Comment donc a-t-il pénétré ici?
Saint-Aignan sonna encore. Basque reparut.
— Qui est venu ici quand j'étais à la promenade avec le roi? demanda-t-il.
— Personne, Monsieur.
— C'est impossible! il faut qu'il soit venu quelqu'un.
— Mais, monsieur le conite , personne n'a pu entrer, puisque j'avais les clefs dans
ma poche.
— Cependant ce billet qui élail dans la serrure... Quelqu'un l'y a nus; il n'est pas
venu seul !
Basque ouvrit les bras en signe «l'ignorance absolue.
— C'est probablement M. de Bragclomie qui l'y aura mis, dit Porllios.
— Alors il serait entré ici?
— Sans doute. Monsieur.
— Mais enfin, puisque j'avais la clef dans ma poche, reprit Basque avec persévérance.
S.iint-Aignan froissa le billet après l'avoir lu.
— Il y a quelque chose là-dessous, murnuira-l-il absorbé.
Porthos le laissa un instant à ses réflexions.
Porthos revint à son message.
— Vous plairait-il que nous en revinssions à noire affaire? demanda-t-il en s'adres-
sant à Saint-Aignan, quand le laquais eut disparu.
— Mais je crois la comprendre par ce billet si étrangement arrivé. M. de Brage-
lonne m'annonce un ami...
— Je suis son ami. c'est donc moi qu'il vous annonce.
— Pour m'adresser une provocation?
— Précisément.
— Et il se plaint que je l'aie offensé?
— Cruellement, mortellement.
— De quelle façon, s'il vous plaît? car sa démarche est trop mystérieuse pour que
je n'y cherche pas au moins un sens.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 253
— Monsieur, répondit Porthos, mon ami doit avoir raison , el quant à sa démarche,
si elle est mystérieuse, comme vous dites, n'en accusez que vous.
Porthos prononça ces dernières paroles avec une confiance qui, pour un homme
peu hahitué à sa façon, devait révéler une infinité de sens, et devait le faire passer
pour tout à fait au courant.
— Mystère, soit I voyons le mystère, dit Saint-Aignan.
Mais Porthos s'inclina.
— Vous trouverez bon que je n'y entre point , Monsieur, dit-il, et pour d'excel-
lentes raisons.
— Que je comprends à merveille. Oui, Monsieur, effleurons, alors. Voyons, dites.
Monsieur, je vous écoute.
— Il y a d'abord, Monsieur, dit Porthos, que vous avez déménagé.
— C'est vrai , j'ai déménagé , dit Saint-Aignan.
— Vous l'avouez! dit Porthos d'un air de salisfactinn visible.
— Si je l'avoue? Mais, oui , je l'avoue. Pourquoi donc voulez-vous que je ne l'a-
voue pas?
— Vous avez avoué. Bien , nota Porlhos, en levant seulement im doigt en l'air.
— Ah çà. Monsieur, comment mon déménagement peut-il avoir causé douuuage à
M. de Bragelonne? Répondez, voyons? car je ne comprends absolument rien à ce que
vous me dites.
Porlhos l'arrêta.
— Monsieur, dit-il gravement, ce grief est le premier de ceux que M. de Brage-
lonne articule contre vous. S'il l'articule , c'est qu'il s'est senti blessé.
Saint-Aignan batUt du pied le parquet avec impatience.
— Cela ressemble à une mauvaise querelle, dit-il.
— On ne saurait avoir une mauvaise querelle avec un aussi galant homme que le
vicomte de Bragelonne , repartit Porthos ; mais enfin vous n'avez rien à ajouter au
sujet du déménagement, n'est-ce pas?
— Non. Après?
— Ah ! après! Mais remarquez bien. Monsieur, que voilà déjà un grief abominable
auquel vous ne répondez pas, ou plutôt auquel vous répondez mal. Comment, Mon-
sieur, vous déménagez, cela offense M. de Bragelonne, et vous ne vous excusez pas?
Très-bien !
— Quoi! s'écria Saint-Aignan, qui s'irritait du flegme de ce personnage; quoi! j'ai
besoin de consulter M. de Bragelonne sur le sujet de déménager ou non? Allons donc,
Monsieur!
— Obligatoire, Monsieur, obligatoire. Toutefois, vous m'avouerez que cela n'est
rien en comparaison du second grief.
— Voyons le second grief.
Porthos prit un air sévère.
— Et cette trappe, ^Monsieur, dit-il, cette trappe?
Saint-Aignan devint excessivement pâle. Il recula sa chaise si brusquement que
Porthos, tout naïf qu'il était, s'aperçut que le coup avait porté avant.
— La trappe! murmura Saint-Aignan.
— Oui, Monsieur, expliquez-la si vous pouvez , dit Porthos en secouant la tête.
Saint-Aignan baissa le front.
— Oh ! je suis trahi , murmura-t-il : on sait tout.
■ — On sait toujours tout, répliqua Poi't]io>, qui ne savait rien.
254 LES MOUSQUETAIRES.
— Vous m en voyez accablé, poursuivit Saint-Aiguan, accablé à ce point que j'en
perds la lète !
— Conscience coupable, Monsieur. Ohl voire affaire n"est pas bonne!
— Monsieur !
— Et quand le public sera instruit, et qu'il se fera juge...
— Oh 1 Monsieur, s'écria vivement le comte, un pareil secret doit être ignoré, même
du confesseur!
— Nous y aviserons, dit Porthos, et le secret n'ira pas loin, en effet.
— Mais, Monsieur, reprit Saint-Aignan, M. de Bragelonne, en pénétrant ce secret,
se rend-il bien compte du danger qu'il court et qu'il fait courir?
— M. de Bragelonne ne court aucun danger. Monsieur, n'en craint aucun, et vous
l'expérimenterez bientôt, avec l'aide de Dieu.
— Cet homme est un enragé, pensa Saint-Aignan. Que me veut-il?
Puis il reprit tout haut : — Voyons , Monsieur, assoupissons cette affaire.
— Vous oubliez le portrait, dit Porthos, avec une voix de tonnerre qui glaça le
sang du comte.
Comme le portrait était celui de la Vallière et qu'il n'y avait plus à s'y méprendre,
Saint-Aignan sentit ses yeux se dessiller tout à fait.
— Ah! s'écria-t-il, ah ! Monsieur, je me souviens que M. Bragelonne était son tiancé.
* Porthos prit un air imposant, la majesté de l'ignorance.
— Il ne m'importe en rien , ni à vous non plus, dit-il , que mon ami soit ou non
le iiancé de qui vous dites. Je suis même sur()ris que vous ayez prononcé celte parole
indiscrète. Elle pourra faire tort à votre cause, Monsieur.
— Monsieur, vous êtes l'esprit , la délicatesse et la loyauté en une personne. Je vois
tout ce dont il s'agit.
— Tant mieux ! dit Porthos.
— Et, poursuivit Saint-Aignan, vous me l'avez fait entendre de la façon la plus
ingénieuse et la plus exquise. Merci, Monsieur, merci.
Porthos se rengorgea.
— Seulement, à présent que je sais tout , souffrez que je vous e.vplique...
Porthos secoua la tête eu homme qui ne veut pas entendre, mais Saint-Aignan
continua :
— Je suis au désespoir, voyez-vous , do tout ce (pii arrive ; mais qu'eussiez-vous
fait à ma place? Voyons, enire nous, dites-moi ce que vous eussiez fait.
Porthos leva la tête.
— Il ne s'agit point do cola, jeune lionunc; vous avez, dit-il . connaissance des
trois griefs , n'est-ce pas?
— Pour le pren)ier, pour le déménagomcnt. Monsieur, et ici , c'est à l'homme d es-
prit et d'honneur que je m'adresse, quand une auguste volonté elle-même me con-
viait à déménager, devais-jc, pouvais-je dés<tboii?
Porthos fit un mouvement que Saint-Aignan ne lui donna pas le lenq)s d'achever.
— Ah I ma franchise vous touche , dit-il, interprétant le mouvement à sa manière.
Vous sentez que j'ai raison.
Porthos no réidiqua rion.
— Je passe à cette malheureu>e Irappe, poursuivit Saint-Aignan en appuyant si
main siu- le bras de Porthos ; cette trappe , cause du mal , moyen du mal ; celte trappe,
construite pour ce que vous savez. Eh bien! en bonne foi , supposez-vous que ce soit
moi qui , de mon plein gré, dans un endroit pareil , ai fait ouvrir une trappe des-
LE MCnWTE DE BUAGliF.ONNE. 255
linée...? Oli ! non, vous ne le croyez pas, et ici encore vous sentez, vous (leviuez,
vous comprenez, une volonté au-dessus de la mienne. Vous appréciez rentraineuiont,
je ne parle pas de l'amour, cette folie irrésistible. Mon L>icu !... iloureusemeut,
j'ai atïliire à un homme plein de cœur, de sensibilité; sans quoi , que de malheui"s el
de scandales sur elle, pauvre enfant I... et sur celui... que je ne veux pas nommer!
Porthos, étourdi, abasourdi par l'éloquence et les gestes de Saint-Aignan, faisait
mille efforts pour recevoir celte averse de paroles, auxquelles il ne comprenait pas le
plus petit mot, droit et iuunobile sur son siège.
Saint-Aignan, lancé dans sa péroraison, continua, en donnant une action nouvelle
à sa voix , une véhémence croissante à son geste.
— Quant au portrait, car je comprends que le portrait est le grief principal j quant
au portrait , voyons , suis-je coupable? Qui l'a désiré avoir son portrait? est-ce que
c'est moi? Qui l'aime? est-ce moi? Qui la veut? est-ce moi?... Qui l'a prise? est-ce
moi? Non! mille fois non! Je sais que M. de Bragelonne doit être désespéré; je sais
que ces malheurs-là sont cruels. Tenez, moi aussi je souffre. Mais pas de résistance
possible. Luttera-t-il ? On en rirait. S'il s'obstine seulement, il se perd. Vous mediriîz
que le désespoir est une folie; mais vous êtes raisonnable, vous. Vous m'avez com-
pris. Je vois à votre air grave, réfléchi, embarrassé, même que l'importance de la
situation vous a frappé. Retournez donc vers M. de Bragelonne; remerciez-le , connue
je l'en remercie moi-même d'avoir choisi pour intermédiaire un homme de votre mé-
rite. Croyez que de mon côté je garderai une reconnaissance éternelle à celui qui a
pacitié si ingénieusement, si intelligemment notre discorde. Et puisque le malheur a
voulu que ce secret fut à quatre au lieu d'être à trois, eh bien I ce secret, qui peut
faire la fortune du plus ambitieux, je me réjouis de le partager avec vous. Monsieur,
je m'en réjouis du fond de l'âme. A partir de ce moment , disposez donc de moi ; je me
mets à votre merci. Q'je faut-il que je fasse pour vous? Que dois-je demander, exiger
même? Parlez, Monsieur, parlez.
Et selon l'usage familièrement amical des courtisans de cette époque, Saint-Aignan
vint enlacer Porthos et le serrer tendrement dans ses bras.
Porthos se laissa faire avec un flegme inouï
— Parlez, répéta Saint-Aignan; que demandez-vous?
— Monsieur, dit Porthos , j'ai en bas un cheval; faites-moi le plaisir de le monter;
il est excellent et ne vous jouera point de mauvais tours.
— Monter à cheval ! pourquoi faire ? demanda Saint-Aignan avec curiosité.
— Mais , pour venir avec moi où nous attend M. de Bragelonne.
— Ah! il voudrait me parler? Je le conçois; avoir des détails, hélas ! c'est bien dé-
licat I mais en ce moment je ne puie , le roi m'attend.
— Le roi attendra , dit Porthos.
— Comment ! le roi attendra ! interrompit avec un sourire de stupéfaction ce cour-
tisan parfait qui ne compi'cnait pas que le roi put attendre.
— Monsieur, c'est l'affaire d'une petite heure, reprit Porthos.
— Mais , où donc m'attend M. de Bragelonne?
-= Aux Minimes, à Vincennes.
— Ah çà, mais, rions-nous?
— Je ne crois pas , du moins.
Et Porthos donna à son visage la rigidité de ses ligues les plus sévères.
— Mais , les Minimes, c'est un rendez-vous d'épée cela !
— Eh bien !
250 LES MOUSQUETAIRES,
" — Eh bien ! qu'ai-je à faire aux Minimes, alors?
Porllios tira lentement son épéc.
— Voici la mesure de l'épéede mon ami? dit-il.
— Corbleu ! cet homme est fou ! s'écria Saint-Aignan.
Le rouge monta aux oreilles de Porthos.
— Monsieur, dit-il , si je n'avais pas l'honneur d'être chez vous et de servir les in-
térêts de M. de Bragelonne , je vous jetterais par votre fenêtre ! Ce sera partie remise ,
et vous ne perdrez rien pour attendre. Venez-vous aux Minimes , Monsieur?
— Eh !
— Y venez-vous de bonne volonté?
— Mais...
— Je vous y porte si vous n'y venez pas! prenez garde !
— Basque! s'écria ^I. de Saint-Aignan.
Basque entra.
— Le roi appelle monsieur le comte , dit Basque.
— C'est différent, dit Porthos: le service du roi av^nt tout. Nous attendrons là jus-
qu'à ce soir, Monsieur.
Et, saluant Saint-Aignan avec sa courtoisie ordinaii'e. Porlhos sortit, enchanté
d'avoir arrangé encore une affaire selon sa méthode à lui.
Saint-Aignan le regarda sortir, puis repassant à la hàtc son habit et sa veste, il
courut en icparant le désordre de sa toilette, et disant :
— Aux Minimes ! aux Minimes ! .. Nous verrons comment le roi va prendre ce car-
tel-là. Il est bien pour lui , pardieu !
LE VICOMTE DE BRAGELUiNNE.
2o7
JllVAUX POLITIQUES.
E roi, après cette promenade si fertile pour Apollon, et
dans laquelle chacun payait son tribut aux Muses, comme
disaient les poètes de l'époque, le roi trouva chez lui
M. Fouquet qui l'atlendait.
Derrière le roi venait M. Colbert, qui Tavail pris dans
un corridor comme s'il l'eijt attendu à l'atrùt, el qui le
suivait comuie son ombre jalouse et survcillanle: M, Col-
bert , avec sa tèle carrée , son gros luxe d'iiabils débraillés
qui le faisaient ressembler quelque peu à un seigneur 11a-
mand après la bière.
Fouquet, à la vue de son ennemi, demeura calme et s'allacha pendant t(jule la
scène qui allait suivre à observer cette conduite si difficile de l'homme supéiieur dont
le cœur regorge de mépris et qui ne veut pas même témoigner son mépris dans la
crainte de faire encore trop d'honneur à son adversaire.
Colbert ne cachait pas une joie insultante. Pour lui c'était de la part de M. Fouquet
une partie mal jouée et perdue sans ressource , quoiqu'elle ne fût pas encore terminée.
Colbert était de celle école d'hommes politiques qui n'admirent que l'habileté, qui
n'estiment que le succès.
De plus Colbert, qui n'était pas seulement un homme envieux et jaloux, mais qui
avait à cœur tous les intérêts du roi , parce qu'il était doué au fond de la suprême pro-
bité du chiffre, Colbert pouvait se donner à lui-même le prétexte, si heureux lorsque
l'on hait, qu'il agissait, en ha'issant et en perdant M. Fou(pjet,en vuedu bien de l'État
et de la dignité royale.
Aucun de ces détails n'écha[)pa à Fouquet. A travers les gros sourcils de son en-
nemi, et malgré le jeu incessant de ses paupières , il lisait par les yeux jusqu'au fond
du cœur de Colbert ; il vit donc tout ce qu'il y avait dans ce co'ur : haine et triomphe.
Seulement comme, tout en pénétrant il voulait rester impénétrable , il asséréna son
visage, sourit de ce charmant sourire sympathique qui n'appartenait qu'à lui, et don-
nant l'élasticité la plus noble et la plus souple à la fois à son salut ,
— Sire, dit-il, je vois à l'air joyeux de Votre Majesté qu'elle a fait une bonne
promenade.
■ — Charmante , en effet , monsieur le surintendant, charmante. "Vous avez eu bien
tort de ne pas venir avec nous comme je vous y avais invité.
— Sire , je travaillais, répondit l'inlfudanl.
T II. 17
258 LES MOUSQUETAIRES.
— Ah! la campagne! monsieur Fouquet, s'écria le roi. Mon Dieu, que je voudrais
pouvoir loujours vivre à la campagne , en plein air, sous les arbres !
— Oh ! Votre Majesté n'est pas encore lasse du trône, j'espère ? dit Fouquet.
— Non, mais les trônes de verdure sont bien doux.
— En vérité , sire , Votre Majesté comble tous mes vœux en parlant ainsi. J'avais
justement une requête à lui présenter.
— De la part de qui? monsieur le surintendant.
— De la part des nymphes de Vaux.
— Ah ! ah ! fit Louis XIV.
— Le roi m'a daigné faire une promesse , dit Fouquet.
— Oui, je mêla rappelle.
— La fêle de Vaux, la fameuse fête , n'est-ce pas, sire? dit Colbert, essayant de
faire preuve de crédit en se mêlant à la conversation.
Fouquet, avec un profond mépris , ne releva point le mot. Ce fut pour lui comme
si Colbert n'avait ni pensé ni parlé.
— Votre Majesté sait , dit-il , que je destine ma terre de Vaux à recevoir le plus ai-
mable des princes , le plus puissant des rois.
— J'ai promis , Monsieur, dit Louis XIV en souriant , et un roi n'a que sa parole.
• — Et moi , sire, je viens dire à Votre Majesté que je suis absolument à ses ordres.
— Me promettez-vous l)eaucoupde merveilles, monsieur le surintendant?
El Louis XIV regarda Colbert.
— Des merveilles? oh ! non, sire. Je ne m'engage point à cela ; j'espère pouvoir
promettre un peu de plaisir, peut-être même un peu d'oubli au roi.
— Non pas, non pas, monsieur Fouquet. J'insiste sur le mot merveilles. Oh ! vous
êtes un magicien , nous connaissons votre pouvoir, nous savons que vous trouvez de
l'or, n'y en eftt-il point au monde. Aussi le peuple dit que vous en faites,
Fouquet sentit que le coup partait d'un double carquois , et que le roi lui lançait à
la fois une flèche de son arc, une flèche de l'arc de Colbert. Il se mit à rire.
— Oh! dit-il, le peuple sait parfaitement dans quelle mine je le prends, cet or. Il
le sait trop, peut-être ; et du reste , ajouta-l-il fièrement , je puis assurer Votre Ma-
jesté que l'or destiné à payer la fête de Vaux de fera couler ni sang ni larmes. Des
sueurs, peut-être. On les paiera.
Louis resta interdit. Il voulut regarder Colbert , Colbert aussi voulut répliquer; un
coup d'œil d'aigle , un regard loyal , royal même, lancé par Fouquet. arrêta la parole
8ur ses lèvres.
Le roi s'était remis pendant ce temps. Il se tourna vers Fouquet et lui dit :
— Donc, vous formulez votre invitation?
*— Oui, sire, s'il plaît à Votre Majesté.
— Pour quel jour?
— Pour le jour qui vous conviendra , sire.
— C'est parler en enchanlcur qui improvise, monsieur Fouquet. Je n'en dirais pas
autant , moi!
— Votre Majesté fera, quand elle le voudra, tout ce qu'un roi peut et doit faire.
Le roi de France a des serviteurs capables de tout pour son service et pour ses
plaisirs.
Colbert essaya de regarder le surintendant pour voir si ce mot était un retour à des
sentimens moins hostiles, Fouquet n'avait pas même regarde son ennemi. Colbert
n'existait pas pour lui.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 259
— Eh bienl à huit jours, voulez-vous? dit le roi.
— A huit jours, sire.
— Nous sommes à mardi, voulez-vous jusqu'au dimanche suivant!
— Le délai que daigne m'accorder Sa Majesté secondera puissamment les travaux
que mes architectes vont entreprendre pour concourir au divertissement du roi et de
ses amis.
— Et en parlant de mes amis , repartit le roi, comment les traitez-vous ?
— Le roi est maître partout, sirej le roi fait sa liste et donne ses ordres. Tous ceux
qu'il daigne inviter sont des hôtes très-respectés par moi.
— Merci! reprit le roi, touché de la noble pensée exprimée avec un noble accent.
Fouquet prit alors congé de Louis XIV, après quelques mots donnés aux détails de
certaines affaires.
Mais il sentit que Colbert demeurait avec le roi , qu'on allait s'entretenir de lui , que
ni l'un ni l'autre ne l'épargnerait. La satisfaction de donner un dernier coup, un ter-
rible coup à son ennemi, lui apparut comme une compensation à tout ce qu'on allait
lui faire souffrir.
Il revint donc promptement , lorsque déjcà il avait touché la porte, et s'adressant au roi :
— Pardon, sire, dit-il, ])ardon.
— De quoi pardon. Monsieur? fit le prince avec aménité.
— D'une faute grave que je commettais sans m'en apercevoir.
— Une faute î vous! Ah ! monsieur Fouquet , il faudra bien que je vous pardonne.
Conire quoi avez-vous péché, ou contre qui?
— Contre toute convenance, sire. J'oubliais de faire part à Votre Majesté d"nne tir-
constance assez importante.
— Laquelle?
Colbert frissonna, il crut à une dénonciation. Sa conduite avait été démasquée. Un
mot de Fouquet, une preuve articulée, et devant la loyauté juvénile de Louis XIV,
s'effaçait toute la faveur de Colbert. Celui-ci trembla donc qu'un coup si hardi ne vînt
renverser tout son échafaudage, et de fait le coup était si beau à jouer qu'Aramis le
beau joueur ne l'eût pas manqué.
— Sire , dit Fouquet d'un air dégagé, puisque Votre Majesté a eu la bonté de me
pardonner, je suis tout léger dans ma confession, ce matin j'ai vendu l'une de mes
charges.
— Une de vos charges 1 s'écria le roi, laquelle donc?
Colbert devint livide.
— Celle qui me donnait, sire , une grande robe et un air sévère : la charge de pro-
cureur général.
Le roi poussa un cri involontaire et regarda Colbert.
Celui-ci, la sueur au front, se sentit près de défaillir.
— A qui vendites-vous cette charge , monsieur Fouquet? demanda le roi.
Colbert s'appuya au chambranle de la cheminée.
— A un conseiller au parlement, sire , qui s'appelle M. Vauel.
— Vanel?
— Un ami de M. l'intendant Colbert, ajouta Fouquet en laissant tomber ces mois
avec une inimitable nonchalance, avec une expression d'oubli et d'ignorance que le
peintre, l'acteur et le poëte doivent renoncer à reproduire avec le {)inceau, le geste ou
la plume.
Puis, ayant fini, ayant écrasé Colbert sous le poids de cette supériorité, le surin-*
260 LES MOUSQUETAIRES.
tendant salua de nouveau le roi et partit à moitié vengé par la stupéfaclion du prince
et par l'humiliation du favori.
— Est-il bien possible ! seditleroi, quand Fouquet eut disparu. 11 avendu cette charge?
— Oui, sire! répliqua Golbert avec intention.
— Il est fou , risqua le roi.
Colbert, celte fois ne répliqua pas; il avait entrevu la pensée du maître. Cette pen-
sée le vengeait aussi. A sa haine venait se joindre une jalousie j à son plan de ruine
venait s'allier une menace de disgrâce.
Désormais, Colbert le sentit, entre Louis XIV et lui les idées hostiles ne rencon-
traient plus d'obstacles, et la première faute de Fouquet qui pourrait servir de pré-
texte devancerait de près le châtiment.
Fouquet avait laissé tomber son arme. Haine et jalousie venaient de la ramasser.
Colbert fut invité par le roi à la fête de Vaux ; il salua comme un homme sûr de lui ,
il accepta connue un honune qui oblige.
Le roi en était au nom de Saint-Aignan sur la liste d'ordres, quand l'huissier
annonça le comte de Saint-Aignan.
Colbert se relira discrètement à l'arrivée du mercure roval.
RIVAUX AMOUREUX.
Saint-Aignan avait quitté Louis XIV il \ avait doux heures à peine j mais, dans
celte première elfervesccnce de son amour, quand Louis XIV ne voyait pas la Val-
lière, il fallait qu'il parlât d'elle. Or, la seule personne avec laquelle il pouvait en
parler à son aise était Saint-Aignan. Saint-Aignan lui était donc indisponsabie.
— Ah! c'est vous , comte , s'écria-t-il en l'apcrcovanl, doublement joyeux qu'il était
de le voir et de ne plus voir Colbert, dont la ligure relVognéeralIristait toujours. Tant
mieux , je suis content de vous voir; vous serez du voyage, n'est-ce pas?
— Du vovatre, sire, demanda Saiut-Aiirnan. Et de (inel vovaiie?
— De celui que nous ferons pour al'er jouir delà fête que nous donne M. le surin-
tendant à Vaux. Ah ! Saint-Aignan, tu vas enlin voir une fête, une royale fête, près
de laquelle nos diverlissemens de Fontainebleau seront des jeux de robins.
— A Vaux! le surintendant doiuie une fête à Votre Majesté? et à Vaux, rien que
cola!
— Ilien que cela! je te trouve charmant de faire le dédaigneux. Sais-tu , loi qui
fais le dédaigneux, que lorsqu'on saura que M. Fouquel me reçoit à Vaux , sais-tu que
l'on s'égorgera pour être invité à cette fètel Je te le répète donc, Saint-Aignan, tu
seras du voyage.
— Oui, si d'ici là je n'en ai pas fait un autre plus long et moins agréable.
— Lequel ?
— Celui du Styx, sire.
• — Bahl fit Louis XIV en riant.
— Non, sérieusement, sire, répondit Saint-Aignan. J'y suis convié, et de façon,
«u \érité, à ne pas trop savoir de (pielle manière m'y prendre [tour refuser.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 201
— Je ne le comprends pas^ mon cher. Je sais que tu es en verve poétique, mais
tâche de ne pas tomber d'Apollon en Phœbns.
— Eh bien! donc, si Votre Majesté daigne m'écouler, je ne mettrai pas plus long-
temps l'esprit de mon roi à la torture.
— Parle.
— Le roiconnaîl-il M. le baron du V.illon?
— Oui , pardieii! y\n bon servileur du roi mon père , et un beau convive, ma foi!
car c'est de celui qui a dîné avec nous à Fontainebleau que tu veux parler?
— Précisément. Mais Votre Majesté a oublié d'ajouter à ses qualités : un aimable
lueur de gens.
— Gomment 1 il veut te tuer, M. du Vallon?
— Ou me faire tuer, ce qui est tout un.
— Oh ! par exemple !
— Ne riez pas, sire, je ne dis rien qui soit au-dessous de la vérité.
— Et tu dis qu'il veut te faire tuer?
— C'est son idée pour le moment, à ce digne gentilhomme.
— Sois tranquille, je te défendrai s'il a tort.
— Ah ! il y a un si?
— Sans doute. Voyons, réponds comme s'il s'agissait d'un autre, mon pauvre Sainl-
Aignan; a-t-il tort ou raison?
— Votre Majesté va en juger.
— Que lui as-tu fait?
— Oh ! à lui, rien; mais il paraît que j'ai fait à un de ses amis.
— C'est tout comme; et son ami, est-ce un des quatre fameux?
— Non, c'est le fils d'un des quatre fameux, voilà tout.
— Qu'as-tu fait à cet ami , voyons?
— Dame! j'ai aidé quelqu'un à lui prendre sa maîtresse.
— El tu avoues cela 1
— Il faut bien que je l'avoue, puisque c'est vrai.
— En ce cas , tu as tort.
— Ah! j'ai tort?
— Oui, et ma foi, s'il te tue...
— Eh bien!
— Eh bien! il aura raison.
— Ah ! voilà donc comme vous jugez, sire.
— Trouves-tu la méthode mauvaise?
— Je la trouve expéditivc.
— Bonne justice est prompte , disait mon aïeul Henri IV.
— Alors, que le roi signe vite la grâce de mon adversaire qui m'attend aux jMi-
nimes pour me tuer.
— Son nom et un parchemin.
— Sire , il y a un parchemin sur la table de Votre Majesté ; quant à son nom...
— Quant à son nom ?
— C'est le vicomte de Bragelonne , sire.
— Le vicomte de Bragelonne! s'écria le roi en passant du rire à la plus profonde
stupeur.
Puis, après un moment de silence pendant lequel il essuya la sueur qui coulait sur
son front ;
2Cr2 LES MOUSQUETAIRES.
— Bl'ageloiiiie ! murmura-t-il.
— Pas davantage, sire , dit Saint-Aignan.
— Bragelonne, le fiancé de...
— Oh! mon Dieu, oui! Bragelonne, le fiancé de...
— Il était à Londres , cependant !
— Oui, mais je puis répondre qu'il n'y est plus, sire.
— Et il est à Paris?
— C'est-à-dire qu'il est aux Minimes, oîi il m'attend, comme j'ai eu l'honneur de
le dire au roi.
— Sachant tout !
— Et bien autres choses encore! Si le roi veut voir le billet qu'il m'a fait tenir...
El Saint-Aignan tira de sa poche le billet que nous connaissons.
— Quand Votre Majesté aura lu le billet , dit-il . j'aurai l'honneur de lui dire com-
ment il m'est parvenu.
Le roi lut avec agitation, et aussitôt :
— Eh bien? demanda-t-il.
— Eh bien? Votre Majesté connaît certaine serrure ciselée, fermant certaine porte
en bois d'ébcnc , qui sépare certaine chambre de certain sanctuaire bleu et blanc?
— Certainement, le boudoir de Louise.
— Oui, sire. Eh bien! c'est dans le trou de cette serrure que j'ai trouvé ce billet.
Qui l'y a mis? M. de Bragelonne ou le diable. Mais comme le billet sent l'ambre et non
le soufre, je conclus que ce doit être , non pas ledialtle, mais bien M. de Bragelonne.
Louis pencha la tète et parut absorbé tristement. Peut-être en ce moment quelque
chose comme un remords traversait-il son cœur.
— Oh ! dit-il , ce secret découvert !
— Sire, je vais faire de mon mieux pour que ce secret meure dans la poitrine qui
le renferme, dit Saint-Aignan d'un ton de bravoure tout espagnole. Et il ht un mou-
vement pour gagner la porte ; mais d'un geste le roi l'arrêta.
— Et oîi allez-vous? demanda-t-il.
— Mais où l'on m'attend, sire.
— Quoi faire?
— Me battre, probablement.
— Vous battre! s'écria le roi. Un moment, s'il vous plaît, monsieur le comte!
Saint-Aignan secoua la tête comme l'enfant qui se mutine quand on veut l'empêcher
de se jeter dans un puits ou de jouer avec un couteau.
— Mais cependant, sire... lil-il,
— Et d'abord, dit le roi, je ne suis pas éclairé.
— Oh ! sur ce point , (|uc Votre Majesté interroge , répondit Saint-Aignan , et je ferai
la lumière.
— Qui vous a dit (pu- M. de BragclcMinc a pénétré dans la chambre en question?
— Ce billet cpie j'ai trouvé dans la serrure, comme j'ai eu l'honneur de le dire à
Votre Majesté.
— Qui te dit que c'est lui qui a mis le billet dans la serrure?
— Quel autre que lui eût osé se charger d'une pareille commission?
— Tu as raison. Comment a-t-il pénétré chez toi?
— Ah ! ceci est fort grave, attendu que toutes les portes étaient fermées et que mon
laquais , Basque , avait les clefs dans ses poches.
— Eh bien! on aura gagné ton laquais.
LE VICOMïl': DE BRAGELONNE. 203
— Impossible, sire.
— Pourquoi impossible?
— Parce que si on l'eût gagné, on n'eût pas perdu le pauvre garçon dont on pou-
vait encore avoir besoin plus tard, en manifestant aussi clairement qu'on s'était servi
de lui.
— C'est juste! Maintenant il ne resterait donc qu'une conjecture!
— Voyons, sire, si cette conjecture est la miMue que celle qui s'est présentéeà mon esprit?
— C'est qu'il se serait introduit par l'escalier.
— Hélas! sire, cela me paraît plus que probable.
— Il n'en faut pas moins que quelqu'un ait vendu le secret de la trappe.
— Vendu ou donné.
— Pourquoi cette distinction?
— Parce que certaines personnes, sire, étant au-dessus du prix d'une trabison,
donnent et ne vendent pas.
— Que veux-tu dire?
— Ob ! sire , Votre Majesté a l'esprit trop subtil pour ne pas m'épargner, en devinant,
l'embarras de nommer.
— Tu as raison : Madame!
— Ah ! lit Saint-Aignan.
— Madame qui s'est inquiétée du déménagement?
— Madame qui a les clefs des chambres de ses filles , et qui est assez puissante pour
découvrir ce que nul , excepté vous , sire, ou elle ne découvrirait.
— Et tu crois que ma sœur aura fait alliance avec Bragelonne?
— Eh! eh! sire...
— A ce point de l'instruire de tous ces détails?
— ■ Peut-être mieux encore.
— Mieux !.. Achève.
— Peut-être au point de l'accompagner.
— Où cela? en bas , chez toi ?
— Croyez-vous la chose impossible, sire?
— Ohî'
— Écoutez. Le roi sait si Madame aime les parfums.
— Oui; c'est une habitude qu'elle a prise de ma mère.
— La verveine surtout.
— C'est son odeur de prédilection.
— Eh bien! mon appartement embaume la verveine.
Le roi demeura pensif.
— Mais, reprit-il après un moment de silence, pourquoi Madame prendrait-elle le
parti de Bragelonne contre moi?
En disant ces mots auxquels- Saint-Aignan eût bien facilement répondu par ceux-
ci : Jalousie de fennne! le roi sondait son ami jusqu'au fond du cœur pour voir s'il
avait pénétré le secret de sa galanterie avec sa belle-sœur. Mais Saint-Aignan n'était
pas un courtisan médiocre; il ne se risquait pas à la légère dans la découverte des
secrets de famille; il était trop ami des Muses pour ne pas songer souvent à ce pauvre
Ovidius Naso , dont les yeux versèrent tant do larmes pour expier le crime d'avoir
vu, on ne sait quoi, dans la maison d'Auguste. Il passa donc adroitement à côté du
secret de Madame. Mais comme il avait fait preuve de sagacité en indiquant que Ma-
dame était venue chez lui avec Bragelonne, il fallait payer l'usure de cet amour-propre
2fii. LES MOUSQUETAIRES.
et répondre nettement à celle question : « Pourquoi Madame est-elle contre moi avec
Bragelonne? »
— Pourquoi? répondit Saint-Aignan. Mais VoIreMajesIé oublie donc que M. le comie
de Guiclie est Tami intime du vicomte de Bragelonne?
— Je ne vois pas le rapport, répondit le roi.
— Ah ! pardon, sire, lit Saint-Aignan; n)ais je croyais M. le comte de Guiche grand
ami de Madame.
— C'est juste, repartit le roi ; il n"ya plus besoin de chercher, le coup est venu de là.
— Et pour le parer, le roi n'est-il pas d'avis qu'il faut en porter un autre?
— Oui, mais pas du genre de ceux qu'on se porle au bois deVincennes, répondit le roi.
— Votre Majesté oublie, dit Saint-Aignan, que je suis gentilhomme et qu'on m'a
provoqué.
— Ce n'est pas toi que cela regarde.
— Mais c'est moi qu'on allend aux Minimes, sire, depuis plus d'une heure; moi
qui suis en cause, et désiionoré si je ne vais pas où l'on m'attend.
— Le premier honneur d'un gentilhomme, c'est l'obéissance à son roi.
— Sire...
— J'ordonne que lu demeures !
— Sire...
—Obéis !
— Comme il plaira à Votre Majesté , sire.
— D'ailleurs, je veux éclaircir toute celte affaire , je veux savoir comment on s'est
joué de moi avec assez d'audace pour pénétrer dans le sanctuaire de mes prédilec-
tions. Ceux qui ont fait cela, Saint-Aignan , ce n'est pas toi qui dois les punir, car ce
n'est pas ton honneur qu'ils ont attaqué, c'est le mien.
— Je supplie Votre iNhijesIé de ne pas accabler de sa colère M. de Bragelonne qui,
dans toute celte alfaire, a pu manciuer de prudence , mais pas de loyauté.
— Assez ! je saurai faire la part du juste et de l'injuste, même au fort de ma colère.
Pas un mot de cela à Madanic sinMoul.
— Mais que l'aire vis-à-vis de M. de Bragelonne, sire? Il va me chercher, et...
— Je lui aurai parlé ou fait parler avant ce soir.
— Encore une fois , sire , je vous en supplie , de l'indulgence !
— J'ai été indidgent assez longtemps, comte, dit Louis XIV en fronçant le sourcil ;
il est tenq)s (jue je montre à certaines personnes que je suis le maître chez moi.
Le roi prononçait à peine ces mots, (jui annonçaient qu'au nouveau ressentiment se
mêlait le souvenir d'un ancien , que l'huissier apparut sur le seuil du cabinet.
— Qu'y a-t-il? demanda le roi, et poiu'quoi \iciit-(in quand je n'ai point appelé?
— Sire, dit l'huissier, Votre Majesié m'a ordonné, une l'ois pour toutes, de laisser
passer M. le comte de la l-'cre louks les l'ois (pi'il aniailà [larler à Votre Majesié.
— Après?
— M. if I oiule (le la l'ère est là (pii allend,
l.t roi et Saint-Aignan échangèrent à ces mois un regard dans lequel il y avait plus
d'mciuiétude que de surprise. Louis hésita un instant. Mais jiresque aussitôt, prenant
sa résolution,
— Va, dit-il à Saint-.\iguan , va trouver Louise: instruis-la de ce qui se trame
contre nous; ne lui laisse pas ignorer que Madame rec(»imnence ses per>éiu lions, et
qu'elle a mis en campagne des gens qui eussent mieux fait de rester neutres.
— Sire...
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 2Go
— Si Louise s'effraie, continua le roi, rassure-la; dis-lui que l'amour du roi est
un bouclier impénétrable. Si, ce dont j'aime à douler, elle savait (ont déjà , ou si elle
avait subi de son côté quelque attaque , dis-lui bien , Saint-Aiguan, ajoula le roi tout
frissonnant de colère et de fièvre , dis-lui bien que celte fois, au lieu de la défendre
je la vengerai , el cela si sévèrement , que nul désormais n'osera lever les yeux jus-
qu'à elle.
— Est-ce tout, sire?
— C'est tout. Va vite , et demeure fidèle , toi qui vis au milieu de cet enfer sans
avoir comme moi l'espoir du paradis.
Saint-Aignan s'épuisa en protestations de dévouement, il prit et baisa la main du
roi el sortit radieux.
ROI ET NOBLESSE.
Louis se remit aussitôt pour faire un bon visage à M. de la Père. Il prévoyait bien
que le comte n'arrivait point par hasard. Il sentait vaguement l'importance de cette vi-
site, mais à un homme du ton d'Athos , à un esprit aussi distingué, la première vue
ne devait rien offrir de désagréable ou de mal ordonné.
Quand le jeune roi se fut assuré d'être calme en apparence, il donna ordre aux huis-
siers d'introduire le comte.
Quelques minutes après, Athos , en habit de cérémonie, revêtu des ordres que seul
il avait droit de porter à la cour de France , Athos se présenta d'un air si grave et si
solennel , que le roi put juger du premier coup s'il s'était ou non trompé dans ses
pressentimens.
Louis fit un pas vers le comte et lui tendit avec un sourire une main sur laquelle
Athos s'inclina plein de respect.
— Monsieur le comte de la Père, dit le roi rapidement , vous êtes si rare chez moi
que c'est une très-bonne fortune de vous y voir.
Athos salua et répondit :
— Je voudrais avoir le bonheur d'être toujours auprès de Votre Majesté.
Cette réponse, faite sur ce ton, signifiait manifestement :
— Je voudrais pouvoir être un des conseillers du roi pour lui épargner des fautes.
Le roi le sentit , et , décidé devant cet homme à conserver l'avantage du calme avec
l'avantage du rang,
— Je vois que vous avez quelque chose à me dire, fit-il.
— Je ne me serais pas, sans cela, permis de me présenter chez Votre Majesté.
— Dites vile, Monsieur, j'ai hâte de \ous satisfaire.
Le roi s'assit.
— Je suis persuadé, répliqua Athos d'un ton légèrement ému , que Votre Majesté
me donnera satisfaction.
— Ah! dit le roi avec une certaine hauteur, c'est une plainte que vous venez for-
muler ici.
— Ce ne serait une plainte, reprit Athos, que si Votre Majesté... mais veuillez
m'excuser, sire , je vais reprendre l'entretien à son début.
266 LES MOUSQUETAIRES.
— J'attends.
Le roi se souvient qu'à l'époque du départ de M. de Bnckingham , j'eus l'honneur
de l'entretenir.
— A cette époque... à peu près... Oui, je nie le rappelle... seulement, le sujet de
l'entretien... je l'ai oublié.
Athos tressaillit.
— J'aurai l'honneur de le rappeler au roi. dit-il. Il s'agissait d'une demande que
je venais adresser à Votre Majesté touchant le mariage que voulait contracter M. de
Bragelonne avec mademoiselle de la Vallière.
— Nous y voici, pensa le roi. Je me souviens, dit-il tout haut.
— A cette époque, poursuivit Athos, le roi fut si bon et si généreux envers moi et
M. de Bragelonne, que pas un des mots prononcés par Sa Majesté ne m"est sorti de
la mémoire.
— Et... iit le roi.
— Et le roi, à qui je demandais mademoiselle de la Vallière pour M. de Brage-
lonne, me refusa.
— C'est vrai , dit sèchement Louis.
— En alléguant, se hâta de dire Athos, que la fiancée n'avait pas d'état dans le monde.
Louis se contraignit pour écouter patiemment.
— Que... ajouta Athos, elle avait peu de fortune...
Le roi s'enfonça dans son fauteuil.
— Peu de naissance...
Nouvelle impatience du roi.
— Et peu de beauté, ajouta encore impiloyablcinent Athos.
Ce dernier trait enfoncé dans le cœur de l'amant le fit bondir hors mesure.
— Monsieur, dit-il , voilà une bien bonne mémoire !
— C'est toujours ce qui m'arrive quand j'ai eu l'honneur si grand d'un entrelien
avec le roi , repartit le comte sans se troubler.
— Enfin , j'ai dit tout cela , soit!
— Et j'en ai beaucoup remercié Votre Majesté, sire, parce que ces paroles témoi-
gnaient d'un intérêt bien honorable pour M. de Bragelonne.
— Vous vous rappelez aussi, dit le roi en pesant ses paroles, que vous aviez pour
ce mariage une grande répugnance?
— C'est vrai, sire.
— Et que vous faisiez la demande à contiv-cn^ur?
— Oui, Votre Majesté.
— Enfin , je me rappelle aussi, car j'ai une mémoire presque aussi bonne que la
vôtre, je me rappelle , dis-je , que vous avez dit ces paroles : « Jo ne crois pas à l'amour
de mademoiselle de la Vallière pour M. de Bragelonne. » Est-ce vrai?
Athos sentit le coup. 11 ne recula pas.
— Sire, dit-il, j'en ai déjà demandé paidoii à Votre Majesté, mais il est certaines
choses dans cet entretien qui ne seront intelligibles qu'au dénoùmcnt.
— Voyons le dénoAmenl , alors.
— Le voici. Voire Majesté avait dit (ju'eile dilVérait le mariage pour le bien de M de
Bragelonne.
Le roi se tut.
— Aujourd'hui, M. de Bragelonne est tellement malheureux' , qu'il ne |ieut différer
plus longtemps de demander une solution h Votre Majesté.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 267
Le roi pâlit. Athos le regarda fixement.
— Et que... deniande-t-il... M. de Bragelonne? dit le roi avec hésitation.
— • Absolument ce que je venais demander au roi dans la dernière entrevue , le con-
sentement de Votre Majesté à son mariage.
Le roi se tut.
— Les questions relatives aux obstacles sont aplanies pour nous, continua Athos.
Mademoiselle de la Vallière , sans fortune , sans naissance et sans beauté, n'en est pas
moins le seul beau parti du monde pour M. de Bragelonne, puisqu'il aime cette
jeune fille.
Le roi serra ses mains Tune contre l'autre.
~ Le roi hésite? demanda le comte sans rien perdre de sa fermeté ni de sa politesse.
— Je n'hésite pas... je refuse , répliqua le roi.
Athos se recueillit un moment.
— J'ai eu l'honneur, dit-il d'une voix douce, de faire observer au roi que nul obstacle
n'arrêtait les affections de M. de Bragelonne, et que sa déterminadon semblait invariable.
— Il y a ma volonté ; c'est un obstacle , je crois !
— C'est le plus sérieux de tous, riposta Athos.
— Ah!
— Maintenant, qu'il nous soit permis de demander humblement à Votre Majesté la
raison de ce refus.
— La raison!.. Une quesfion? s'écria le roi.
— Une demande, sire.
Le roi, s'appuyant sur la table avec les deux poings ,
— Vous avez perdu l'usage de la cour, monsieur de la Fère, dit-il d'une voix con-
centrée. A la cour on ne questionne pas le roi.
— C'est vrai , sire ; mais si l'on ne quesUonne pas, on suppose.
— On suppose ! Que veut dire cela?
— Presque toujours, sire, la supposition du sujet implique le manque de franchise
du roi...
— Monsieur !
— Et le manque de confiance du sujet, poursuivit intrépidement Athos.
— Je crois que vous vous méprenez, dit le monarque, entraîné malgré lui à la colère.
— Sire , je suis forcé de chercher ailleurs ce que je croyais trouver en Votre Majesté.
Au lieu d'avoir une réponse de vous, je suis forcé de m'en faire une à moi-même.
Le roi se leva.
— Monsieur le comte , dit-il , je vous ai donné le temps que j'avais de libre.
C'était un congé.
— Sire, répondit le comte , je n'ai pas eu le temps de dire au roi ce que j'étais venu
lui dire, et je vois si rarement le roi que je dois saisir l'occasion.
— Vous en étiez à des suppositions ; vous allez passer aux oliénses.
— Oh ! sire, offenser le roi!... Moi?... Jamais!... J'ai toute ma vie soutenu que les
rois sont au-dessus des autres honmies, non-seulement par le rang et la puissance,
mais par la noblesse du cœur et la valeur de l'esprit. Je ne me déciderai jamais à croire
que mon roi , celui qui m'a dit une parole , cachait avec cette parole une arrière-pensée.
— Qu'est-ce à dire? Quelle arrière-pensée?
— Je m'explique , dit froidement Athos. Si , en refusant mademoiselle de la Val-
lière à M. de Bragelonne, Votre Majesté avait un autre but que le bonheur et la for-
tune du vicomte...
208 LES MOUSQUETAIRES.
— Vous voyez bien , Monsieur, que vous m'offensez.
— Si en demandant un délai au vicomie, Voire Majesté avait voulu seulement
éloigner le fiancé de mademoiselle de la Vallière —
— Monsieur! Monsieur!
— C'est que je l'ai ouï dire partout, sire. Partout l'on parle de l'amour de Votre
Majesté pour mademoiselle de la Vallière.
Le roi déchira ses gants que, par contenance , il mordillait depuisquelques minutes.
— Malheur! s'écria-t-il, à ceux qui se mêlent de mes affaires! J'ai pris un parti!
je briserai tous les obstacles!
— Quel obstacle? dit Athos.
Le roi s'arrêta court, comme un cheval emporté à qui le mors brise le palais en se
retournant dans sa bouche.
— J'aime mademoiselle de la Vallière, dit-il soudain avec autant de noblesse que
d'emportement.
— Mais, interrompit Athos, cela n'empêche pas Votre Majesté de marier M. de
Bragelonne avec mademoiselle de la V^allière. Le sacrifice est digne d'un roi ; il est
mérité par M. de Bragelonne , qui a déjà rendu des services et qui peut passer pour un
brave homme. Ainsi donc, le roi , en renonçant à sou amour, fait preuve h la fois de
générosité, de reconnaissance et de bonne politique.
— Mademoiselle de la Vallière, dit sourdement Louis XYV n'aime pas M. de Bra-
gelonne.
— Le roi le sait? demanda Athos avec un regard profond.
— Je le sais.
— Depuis peu , alors ; sans quoi si le roi le savait lors de ma première demande, Sa
Majesté eût pris la peine de me le dire?
— r^epuis peu,
Athos garda un moment le silence.
— Je ne comprends point [alors, dit-il , tpie le roi ait envoyé M. de Bragelonne à
Londres. Cet exil surprend à bon droit tous ceux cpii aiment rbonnem- du roi.
— Qui parle dorhoimeur du roi, monsieur de la Fère?
— L'honneur du roi, sire, est le fait de l'honneur de toute sa noblesse. Quand le roi
olleuse un de ses gentilshommes, c'est-à-dire quand il lui prend un morceau de son
honneur, c'est à lui-même, au roi, <|ue celte part d'honneur est dérobée.
— Monsieur de la Fère !
— Sire, vous avez envoyé à Londres le vicomte de Bragelonne, avant d'être
l'amant de mademoiselle de la Vallière, ou depuis que vous êtes son amant?
Le roi, irrité, surloul parce qu'il se sentait douu'né, voulut essayer de congédier
Athos par un geste.
— Sire , je vous dirai tout , répli(jua le comte ; ji' ne sortirai d'ici que satisfait par
Votre Majesté ou par moi-même. Satisfait si vous m'avez prouvé que vous avez raison,
satisfait si je vous ai prouvé que vous avez tort. Oh ! vous m'écoulerez, sire. Je suis
vieux, et je tiens à tout ce qu'il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans voire
royaume. Je suis un gentilhomme qui ai versé mon sang pour votre père et pour vous
sans avoir jamais rien demandé ni à vous ni à votre père. Je n'ai fait de tort à personne
en ce monde , et j'ai obligé des rois ! Vous m'écoutercz ! Je viens vous demander compte
de l'hoimeur d'un de vos serviteiu's que vous avez abusé par im mensonge ou trahi par
une faiblesse. Je sais que ces mois irritent Votre Majesté, mais les faits nous tuent,
nous autres. Je sais que vous cherchez quel châtiment vous ferez subir à ma franchise ;
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 260
mais je sais, moi, quel chàlimenl je demanderai à Dieu de vous infliger quand je lui
raconterai votre parjure et le malheur de mon lils.
Le roi se promenait à grands pas, la main dans la poitrine, la têlc raide , l'œil
flamboyant.
— Monsieur ! s'écria-t-il tout à coup , si j'étais pour vous le roi , vous seriez déjà
pimi : mais je ne suis qu'un homme, et j'ai le droit d'aimer sur la terre ceux qui
m'aiment, bonheur si rare !
— Vous n'avez pas plus ce droit comme homme que comme roi, ou si vous vouliez
le prendre loyalement, il fallait prévenir M. de Bragelonne au lieu de l'exiler.
— Je crois que je discute, en vérité ! interrompit Louis XIV avec cette n)ajeslé que
lui seul savait trouver à un point si remarquable dans le regard et dans la voix.
— J'espérais que vous me répondriez, dit le comte.
— Vous saurez tantôt ma réponse , Monsieur !
— Vous savez ma pensée , répliqua M. de la Fère.
— Vous avez oublié que vous parliez au roi , Monsieur. C'est un crime !
— Vous avez oublié que vous brisiez la vie de deux hommes ; c'est un péché mor-
tel, sire !
— Sortez , maintenant !
— Pas avant de vous avoir dit : iils de Louis XIII , vous commencez mal votre
règne, car vous le commencez par le rapt et la déloyauté ! Ma race et moi nous sommes
dégagés envers vous de toute cette affection et de tout ce respect que j'avais fait jurer
à mon fils dans les caveaux de Saint-Denis en présence des restes de vos nobles aïeux.
Vous êtes devenu notre ennemi, sire, et nous n'avons plus affaire désormais qu'à Dieu,
notre seul maître. Prenez-y garde?
— Vous menacez !
— Obi non, dit tristement Athos, et je n'ai pas plus de bravade que de peur dans
l'âme. Dieu, dont je vous parle, sire, m'entend parler j il sait que pour l'intégrité, pour
l'honneur de votre couronne , je verserais encore à présent (oui ce que m'ont laissé de
sang vingt années de guerre civile et de guerre étrangère. Je puis donc vous assurer
que je ne menace pas le roi , plus que je ne menace l'homme ; mais je vous dis à vous :
Vous perdez deux serviteurs, j)our avoir tué la foi dans le cœur du père et l'amour
dans le cœur du lils. L'un ne croit plus à la parole royale , l'autre ne croit plus à la
loyauté des hommes, ni à la pureté des femmes. L'un est mort au respect et l'autre à
l'obéissance ! Adieu.
— Cela dit, Athos brisa son épée sur son genou, en déposa lentement les deux mor-
ceaux sur le parquet, et saluant le roi qui étouffait de rage et de honte, il sortit du cabinet.
Louis, abîmé sur sa table, passa quelques minutes à se remettre, et se relevant sou-
dain, il sonna violemment.
' — Qu'on appelle M. d'Artaguan! dit-il aux huissiers épouvantés.
270 LES MOUSQUETAIRES.
SUITE d'orage.
Sans doute nos lecteurs se sont déjà demandé comment Athos s'était si bien à point
trouvé chez le roi, lui dont ils n'avaient point entendu parler depuis un long temps.
Notre prétention comme romancier étant sul-tout d'enchaîner les événemens les uns aux
autres avec une logique presque fatale, nous nous tenions prêt à répondre et nous ré-
pondons à cette question. r
Porthos, fidèle à son devoir d'arrangeur d'affaires, avait, en quittant le Palais-
Royal, été rejoindre Raool aux Minimes du bois de Vincennes et lui avait raconté dans
ses moindres détails son entretien avec M. de Saint-Aignan. Puis il avait terminé en
disant que le message du roi à sou favori n'amènerait probablement qu'un retard mo-
mentané, et qu'en quittant le roi, Saint-Aignan s'empresserait de se rendre à l'appel
que lui avait fait Raoul.
Mais Raoul , moins crédule que son vieil ami , avait conclu du récit de Porthos, que
si Saint-Aignan allait chez le roi , Saint-Aignan conterait tout au roi, et que si Saint-
Aignan contait tout au roi, le roi défendrait à Saint-Aignan de se présenter sur le
terrain. Il avait donc, en conséquence de cette réflexion, laissé Porthos garder la
place au cas fort peu probable où Saint-Aignan viendrait . et encore avait-il bien en-
gagé Porthos à ne pas rester sur le pré plus d'une heure ou une heure et demie. Ce à
quoi Porthos s'était formellement refusé , s'inslallanl bien au contraire aux Minimes
comme pour y prendre racine, faisant promettre à Raoul de revenir de chez son père
chez lui, Raoul, afin que le laquais de Porthos sut où le trouver si M. de Saint-Ai-
gnan venait au rendez- vous.
Bragelonne avait quitté Vincennes et s'était acheminé tout droit chez .Vthos, qui de-
puis deux jours était à Paris.
Le comte était déjà prév(^nu par une lettre de d'Arlagnan.
Raoul arrivait donc surabondamment chez son père , qui , après lui avoir tendu la
main et lavoir embrassé , lui fit signe de s'asseoir.
— Je sais que vous venez à moi comme on vient à un ami . vicomte, quand ou
pleure et quand on souffre ; dites-moi (pielle cause vous amène.
Le jeune homme s'inclina et coumiença son récit. Plus d'une fois pendant son cours
les larmes lui coupèrent la voix, et un sanglot étranglé dans sa gorge suspendit la
narration.
Athos savait probal)lement déjà à quoi s'en tenir puisque nous avons dit que d'Ar-
tagnan lui avait écrit , mais tenant à garder jusqu'au bout ce calme et cette sérénité
qui faisaient le c<jté presque surhumain de son caractère, il répondit :
— Raoul, je ne crois rien de ce qu(^ l'on dit; je ne crois rien de ce que vous crai-
gnez, non pas que di;s personnes diuMies de loi ne m'aient pas déjà outreleiui de cette
aventure, mais parce que, dans mou ànie et dans ma conscii'uoe, je crois inqiossible
que le roi ail outragé un genlillioinnic. Je garantis dour le roi et vais vous rapporter
la preuve de ce cpie je dis.
itaoul, tlijtlant cunuiic un liomuie ivre entre ce (pi'il avait vu de ses propres y«ux
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 271
et cette iniperturl)ablo foi qu'il avait dans un homme qui n'avait jamais menti, s'in-
clina et se contenta Je répondre :
— Allez donc, monsieur le comte, j'attendrai.
Et il s'assit la tête cachée dans ses deux mains. Atbos s'habilla et partit. Chez le
roi , il fit ce que nous venons de raconter à nos lecteurs qui l'ont vu entrer chez Sa
Majesté et qui l'ont vu en sortir.
Quand il rentra chez lui , Raoul , pâle et morne , n'avait pas quitté sa position dé-
sespérée. Cependant , au bruit des portes qui s'ouvraient , au bruit des pas de son père
qui s'approchait de lui , le jeune homme releva la tète.
Athos était pâle, découvert, grave ; il remit son manteau et son chapeau au laquais,
le congédia du geste et s'assit près de Raoul.
— Eh bien ! Monsieur, demanda le jeune homme en hochant tristement la tête de
haut en bas, êtes-vous bien convaincu à présent?
— Je le suis , Raoul ; le roi aime mademoiselle de la Vallière.
— Ainsi , il avoue? s'écria Raoul.
— Absolument, dit Athos.
— Et elle ?
— Je ne l'ai pas vue.
— Non; mais le roi vous en a parlé. Que dit-il d'elle?
— Il dit qu'elle l'aime.
— Oh ! vous voyez ! vous voyez, jNIonsieur !
Et le jeune homme tît un geste de désespoir.
— Raoul, reprit le comte, j'ai dit au roi , croyez-le bien , tout ce que vous eussiez
pu lui dire vous-même, et je crois le lui avoir dit en termes convenables, mais fermes.
— Et que lui avez-vous dit. Monsieur?
— J'ai dit, Raoul, que tout était fini entre lui et nous ; que vous ne seriez plus
rien pour son service j j'ai dit que moi-même je demeurerais à l'écart. Il ne me reste
plus qu'à savoir une chose.
— Laquelle , Monsieur',?
— Si vous avez pris votre parti.
— Mon parti 1 A quel sujet?
— Touchant l'amour, et. .
— Achevez , Monsieur.
—Et touchant la vengeance, car j'ai peur que vous ne songiez à vous venger.
■ — Oh 1 Monsieur, cet amour... peut-être un jour, plus tard , réussirai-je à l'arra-
cher de mon cœur? J'y compte avec l'aide de Dieu et le secours de vos sages exhorta-
tions. La vengeance, je n'y avais songé que sous l'empire d'une pensée mauvaise,
car ce n'était point du vrai coupable que je pouvais me venger. J'ai donc déjà re-
noncé à la vengeance.
■— Ainsi , vous ne songez plus à chercher une querelle à M. de Saint-Aignan ?
' — Non, Monsieur. Un défi a été faitj si M. de Saint-Aignan l'accepte, je le sou-
tiendrai. S'il ne le relève pas, je le laisserai à terre.
— Et de la Vallière?
■^ Monsieur le comte n'a pas sérieusement cru que je songerais à me venger d'une
femme, répondit Raoul avec un sourire si triste qu'il attira une larme au bord des
paupières de cet homme qui s'était tant de fois penché sur ses douleurs et sur les dou-
leurs des autres.
Il tendit la main à Raoul. Raoul la saisit vivement.
272 LES MOUSQUETAIRES.
— Ainsi, monsieur le comte , vous êtes bien assuré que le mal ebt sans remède?
demanda le jeune homme.
Athos secoua la tête à son tour,
— Pauvre enfant ! murmura-t-il.
— Vous pensez que j'espère encore , dit Raoul , et vous me plaignez. Oh ! c'est qu'il
m'en coûte horriblement, voyez-vous, pour mépriser comme je le dois celle que
j"ai tant aimée. Que n'ai-je quelque tort envers elle, je serais heureux, et je lui par-
donnerais.
Athos regarda tristement >on tlls. Ces quelques mots que venait de prononcer Raoul
semblaient être sortis de son propre cœur.
En ce moment, le laquais annonça M. d'Artagnan.
Ce nom retentit d'une façon bien différente aux oreilles d'Athoset de Raoul.
Le mousquetaire annoncé fit son entrée avec un vague sourire sur les lèvres. Raoul
s'arrêta. Athos marcha vers son ami avec une expression de visage qui n'échappa
point à Bragelonne. D'Artagnan répomlit à Athos par un simple clignement de l'œil ,
puis s'avançant vers Raoul et lui prenant la main :
— Eh bien! dit-il , s'adressant à la fois au père et au fils, nous consolons l'enfant, à
ce qu'il parait.
— Et vous, toujours bon, dit Alhos, vous venez m'aidera cette tâche difficile.
El ce disant, Athos serra entre ses deux mains la mam de d'Artagnan. Raoul crut
remarquer que celte pression avait un sens particulier à part celui des paroles.
— Oui, répondit le mousquetaire en se grattant la moustache de la main qu'Alhos
lui laissait libre, oui, je viens aussi.
— Soyez le bienvenu, monsieur le chevalier; non [>our la consolation que vous ap-
portez, mais pour vous-même. Je suis consolé.
Et il essaya d'un sourire plus triste qu'aucune des larmes que d'Artagnan avait ja-
mais vu répandre.
— A la bonne heure, fit d'Artagnan.
— Seulement, continua Raoul , vous êtes arrivé comme M. le comte allait me don-
ner les détails de son entrevue avec le roi. Vous permettez, n'est-ce pas, que M. le
comte continue?
Et les yeux du jeune homme semblaient vouloir lire jusqu'au fond du cœur du
mousquetaire.
— Son entrevue avec le roi? fit d'Artagnan d'un Ion si naturel qu'il n'y avait pas
moyen de douter de son élonncmeut.
— Vous avez donc vu le roi , Alhos?
Athos sourit.
— Oui, dit-il . je l'ai vu.
— Ah! vraiment, vous ignoriez que le comte eut vu Sa Majesté? demanda Raoul
à demi rassuré.
— Ma loi, oui, tout à fait.
— Alors, me voilà plus tranquille, dit Raoul.
— Tranquille , cl sur quoi? demanda Athos.
— Monsiem", dit Raoul , pardonnez-moi , mais connaissant l'amitié que vous me
failcsThonncur de me porter, je craignais que vous n'eussiez un peu a ivemenl exprime
à Sa Majesté ma douleur et votre iudignalion , et (pi'alors le roi...
— Et qu'alois le roi? répéta d'Artagnan; voyous, achevez. R.ioti!.
— F.Miisez-moi à votre lonr, monsieur (l'Ail.i'jn.in , dit Itaniil. lu iiisi.ni! j'ai Irem-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. ;>73
blé, je l'avoue, que vous ne vinssiez pas ici comme M. d'Arlagnan, mais comme ca[)i-
taine des mousquetaires.
— Vous êtes fou , mon pauvre Raoul, s'écria d'Artaguau avec un éclat de rire dans
lequel un exact observateiu' eût peut-être désiré plus de franchise.
— Tant mieux, dit Raoul.
— Oui, fou , et savez-vous ce que je vous conseille?
— Dites, Monsieur, venant devons l'avis doit être bon.
— Eh bien! je vous conseille, après votre voyage, après votre visite chez M. de
Guiche, après votre visite chez Madame, après votre visite chez Porthos, après votre
voyagea Vincennes, je vous conseille de prendre quelque repos; couchez-vous, dor-
mez douze heures et à votre réveil fatiguez-moi un bon cheval.
Et , l'attirant à lui, il l'embrassa comme il eût fait de son propre enfant. Athos en lit
autant; seulement il était visible que le baiser était plus tendre et la pression plus
forte encore chez le père que chez l'ami.
Le jeune homme regarda encore une fois ces deux hommes en appliquant à les pé-
nétrer toutes les forces de son intelligence. Mais son regard s'émoussa sur la physiono-
mie riante du mousquetaire et sur la figure calme et douce du comte de la Fère.
— Et où allez- vous, Raoul? demanda ce dernier, voyant que Bragelonne s'apprê-
tait à sortir.
— Chez moi , Monsieur, répondit celui-ci de sa voix douce et triste.
— C'est donc là qu'on vous trouvera, vicomte, si l'on a quelque chose à vous dire?
— Oui , Monsieur. Est-ce que vous prévoyez avoir quelque chose à me dire?
— Que sais-je ! dit Alhos.
— Oui, denouvelles consolations, dit d'Artagnan en poussant tout doucement Raoul
vers la porte.
Raoul, voyant cette sérénité dans chaque geste des deux amis, sortit de chez le
comte, n'emportant avec lui que l'unique sentiment de sa douleur particulière.
— Dieu soit loué, dit-il ; je puis donc ne plus penser qu'à moi!
Et s'enveloppant de son manteau, de manière à cacher aux passans son visage sombre,
il sortit pour se rendre à son propre logement , comme il l'avait promis à Porthos.
Les deux amis avaient vu le jeune homme s'éloigner avec un sentiment pareil de
commisération.
Seulement chacun d'eux l'avait exprimé d'une façon différente.
— Pauvre Raoul! avait dit Athos en laissant échapper un soupir.
— Pauvre Raoul ! avait dit d'Artagnan en haussant les épaules.
T. H.
274
LES MOUSOUETAiriES
heu! miser!
AUVBE Raoul ! avail dit Athos. Pauvre Raoul! avait dit
d'Artaguan. EnefTet, plaint par ces deux hommes si
forts, Raoul devait être un homme bien malheureux.
Aussi , lorsqu'il se trouva seul en face de lui-même ,
laissant derrière lui l'ami intrépide et le père indulgent,
lorsqu'il se rappela l'aveu fait parle roi de cette tendresse
'^ qui lui volait sa bien-aimée. Louise delà Valhère, il
y sentit son cœur se briser, connne chacun de nous l'a senti
se briser une fois à la première illusion détruite, au pre-
mier amour trahi.
— Oh 1 murmura-t-il, c'en est donc fait! plus rien dans la vie! Rien à attendre,
rien à espérer! Gniche me l'a dit, mon père me l'a [dit, M. d'Artagnan me l'a dit.
Tout est donc un rèvc en ce monde! C'était un rêve que cet avenir poursuivi depuis
dix ans! Cotte union de nos cœurs, c'était un rêve! cette vie toute d'amour et de
bonheur, c'était un rêve!
Pauvre fou de rêver ainsi tout haut et publiquement, en face de nies amis et de mes
ennemis! Alin que mes amis sallristcnl de mes peines et qiic n»es eimeniis rient de
nies (ionleurs!
Ainsi mon niailieur va devenir une disgrâce cclatanle, un scandale public! Ainsi
demain je serai montré honleusemenl au doigt!
Et malgré le calme promis à son père et à d'Artagnan. Raoul lit entendre quelques
paroles de sourde menace :
— Et cependant, continua-t-il , si je m'appelais de Wardes, et que j'eusse à la
fois la souplesse et la vigueur de M. d'Artagnan , je rirais avec les lèvres, je convain-
crais les femmes que cette perlide, honorée de mon amour, ne me laisse qu'un regret,
celui d'avoir été abusé par ses semblans d'honnêteté ; quelques railleurs tlagorne-
raient le roi à mes dépens, je me mettrais à l'aflùt sur le chemin des railleurs j j'en
châtierais quebines-uns. Les hommes me redouteraient, et au troisième que j'aurais
couché à mes pieds, je serais adoré tles fenuncs.
Oui, voilà un parti à prendre, et le comte de la Fèrc lui-môme n'y répugnerait pas,
N'a-t-il pas été éprouvé, lui au^si, au milieu de sa jeunesse, comme je viens df l'être.
K'a-t-il pas remplacé l'amour par rivrcsse'/ Il me l'a dit souvent. Ponnpioi . moi, ne
reuïplacerais-je pas l'amour par le plaisir?
Il avait souffert autant que je souiïre . plus peut-être! L histoire d'un homme es!
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 275
donc l'histoire de tons les hommes : une épreuve pins on moins longue, pins on
moins doulourensc ! La voix de l'iiumanilé tout entière n'est qu'un long cri.
Mais qu'importe la doulenr des autres à celui qui souiïVe? La plaie ouverte dans
une autre poitrine adoucit-elle la plaie béante sur la nôtre? Le sang qui coule à côlé
de nous tarit-il notre sang? Cette angoisse universelle diiuinuc-t-elle l'angoisse parti-
culière ? Non, chacun souffre pour soi , chacun lutte avec sa douleur, chacun pleure
ses propres larmes.
Et d'ailleurs, qu'a été la vie pour moi jusqu'à présent? Une arène froide et stérile
où j'ai combattu pour les autres toujours, pour moi jamais.
Tantôt pour un roi , tantôt pour une femme.
Le roi m'a trahi , la femme m'a dédaigné.
Oh ! malheureux I... Les femmes! Ne ponrrais-je donc pas faire expier à tontes le
crime de l'une d'elles I
Que faut-il pour cela?... N'avoir plus de cœur, ou oublier qu'on en a eu nuj être
fort, même contre la faiblesse; appuyer toujours , même lorsque l'on sent rompre.
Que faut il pour en arriver là? Être jeune , beau, fort , vaillant, riche. Je suis ou
je serai tout cela.
Mais l'honneur?... Qu'est-ce que l'honneur? Une théorie que chacun comprend à
sa façon. Mon père me disait : « L'honneur, c'est le respect de ce qu'on doit aux
autres, et sourtout de ce qu'on se doit à soi-même. » Mais Guiche , mais Manicamp ,
mais Saint-Aignan surtout me diraient : « L'honneur? l'honneur consiste à servir les
passions et les plaisirs de son roi. » Cet honneur-là est facile et productif. Avec cet
honneur-là je puis garder mon poste à la cour, devenir gentilhomme de la chambre,
avoir un beau et bon régiment à moi. Avec cet honneur-là, je puis être duc et pair.
La tache que vient de m'imprimer cette femme, cette douleur avec laquelle elle
vient de briser mon cœur, à moi , Raoul , son ami d'enfance, ne touche en rien à
M. de Bragelonne, bon ofllcier, brave capitaine, qui se couvrira de gloire à la pre-
mière rencontre, et qui deviendra cent fois plus que n'est aujourd'hui mademoiselle
de la Vallière , la maîtresse du roi ; car le roi n'épousera pas mademoiselle de la Val-
lière, et plus il la montrera publiquement sa maîtresse, plus il épaissira le bandeau
de honte qu'il lui jette an front en guise de couronne, et à mesure qu'on la méprisera
comme je la méprise, moi je me glorifierai.
Hélas ! nous avions marché ensemble , elle et moi , pendant le premier, pendant le
plus beau tiers de notre vie , nous tenant par la main le long du sentier charmant et
plein de fleurs de la jeunesse , et voilà que nous arrivons à un carrefour oi!i elle se
sépare de moi, on nous allons suivre une route difFcrenle qui ira nous écartant tou-
jours davantage l'un de l'autre ; et pour atteindre le bout de ce chemin , Seigneur, je
suis seul , je suis désespéré , je suis anéanti !
Oh ! malheureux !
Raoul en était là de ses réflexions sinistres , quand son pied se posa machinalement
sur le seuil de sa maison. Il était arrivé là sans voir les rues par lesquelles il passait,
sans savoir comment il était venu; il poussa la porte, continua d'avancer et gravit
l'escalier.
Comme dans la plupart des maisons de cette époque, l'escalier était sombre et les
paliers étaient obscurs. Raoul logeait an premier étage; il s'arrêta pour sonner. Oli-
vain parut, lui prit des mains l'épée et le manteau. Raoul ouvrit lui-même la porte
qui de l'anlichambre donnait dans un petit salon assez richement meublé pour un salon
de jeune honmie, et tout garni de fleurs par Ohvain, qui, connaissant les goûts de
276 LES MOUSQUETAIRES.
son maître , s'était empressé d'y satisfaire sans s'inquiéter s'il s'apercevrait ou ne s'a-
percevrait pas de cette attention.
Il y avait dans le salon un portrait de la Vallière que la Vallière elle-même avait
dessiné et avait donné à Raoul. Ce portrait , accroché au-dessus d'une grande chaise
longue recouverte de damas de couleur soinhre, fut le premier point vers lequel Raoul
se dirigea, le premier ohjet sur lequel il fixa les yeux. Au reste, Raoul cédait à son
habitude; c'était chaque fois qu'il rentrait chez lui ce portrait qui avant toute chose
attirail ses yeux. Cette fois, comme toujours, il alla donc droit au portrait, posa ses
genoux sur la chaise longue et s'airèta à le regarder tristement.
11 avait les bras croisés sur la poitrine, la tête doucement levée, l'œil calme et voilé,
la bouche plissée par un sourire amer.
Il regarda l'image adorée ; puis tout ce qu'il avait dit repassa dans son esprit : tout
ce qu'il avait souffert assaillit son ca:",ir, et après un long silence :
— Oh! malheureux! s"écria-t-il encore.
A peine avait-il prononcé ces deux mots qu'un soupir et une plainte se tirent en-
tendre derrière lui.
Il se retourna vivement, et, dans l'angle du salon, il aperçut, debout , voilée, une
fenunc qu'en entrant il avait cachée derrière le déplacement de la porte et que depuis
il n'avait pas vue , ne s'étant pas retourné.
Il s'avança vers celte femme dont personne ne lui avait annoncé la présence , sa-
luant et s'infoitnant à la fois, quand tout à coup la tèle baissée se releva, le voile
écarté laissa voir le visage, et une ligure blanche et triste lui apparut.
Raoul se recula comme il eût fait devant un fantôme.
— Louise ! s'écria-l-il avec un accent si désespéré qu'on n'eut pas cru que la voix
humaine put jeter un pareil cri !>ans que se brisassent toutes les libres du cœur.
BLESSURES SUR BLESSURES.
Mademoiselle de la Vallière , car c'était bien elle, lit un pas en avant.
— Oui, Louise, nuuinura-t-elle.
Mais dans cet intervalle, si court qu'il fût, Raoul avait eu le lenq)s de se remettre.
— Vous, Mademoiselle? dit-il. Puis avec un accent indéfinissable : Vous ici!
ajouta- t-il.
— Oui, Raoul, répéta la jeune lille; oui , moi, qui vous attendais.
— Pardon; lorsque je suis rentré, j'ignorais...
— Oui, et j'avais recommandé à Olivain de vous laisser ignorer.
Elle hésita; et conune Kaoul ne se pressait pas de lui répondre, il se fit un silence
d'un instant, silence pendant lequel on eût pu entendre le bruit de ces deux cœui*s
qui battaient, non [»lu5 à l'unisson l'un de l'autre, mais aussi violennnent l'un que l'autre.
C'était à Louise à parler. Elle lit un elVort.
— J'avais à \ous j)arler, dit-elle; il fallait absolument que je vous visse... mui-
uièiue... seule... Je n'ai point reculé devant une démarche qui doit rester secrète, car
personne , excepté vous, ne la compreudrail, monsieur de Rriigelonne.
LES ADIEUX DE B B A G E L 0 N .N E ET DE LA N A L L I È n F.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. -277
— En effet, Mademoiselle, balbutia Raoul tout effaré, tout haletant, et moi-nieine,
malgré la bonne opinion que vous avez de moi, j'avoue...
— Voulez-vous me faire la grâce de vous asseoir et de m'ccouter? dit Louise l'in-
terrompant avec sa plus douce voix.
Bragelonne la regarda un instant; puis, secouant tristement la tète , il s'assit ou
plutôt tomba sur une chaise.
— Parlez, dit-iL
Elle jeta un regard à la dérobée autour d'elle. Ce regard était une prière et deman-
dait bien mieux le secret qu'un instant auparavant ne l'avaient l'ait ses paroles. Raoul
se releva, et allant à la porte qu'il ouvrit :
— Olivain , dit-il, je n'y suis pour personne.
Puis , se retournant vers la Vallière :
— C'est cela que vous désirez? dit-il.
Rien ne peut rendre l'elfet que fit sur Louise cette parole qui signifiait : Vous voyez
que je vous comprends encore, moi.
Elle passa son mouchoir sur ses yeux pour éponger une larme rebelle ; puis, s'é-
tant recueillie un instant :
— Raoul , dit-elle, ne détournez point de moi votre regard si bon et si franc ; vous
n'êtes pas un de ces hommesqui méprisent une femme parce qu'elle a donné son cœur,
dût cet amour faire leur malheur ou les blesser dans leur orgueil.
Raoul ne répondit point.
— Hélas! continua la Vallière, ce n'est que trop vrai , ma cause est mauvaise , et
je ne sais par quelle phrase commencer. Tenez, je ferai mieux, je crois, de vous ra-
conter tout simplement ce qui m'arrive. Comme je dirai la vérité, je trouverai tou-
jours mon droit chemin, dans l'obscurité, dans l'hésitation, dans les obstacles que
j'ai à braver, pour soulager mon cœur qui déborde et veut se répandre à vos pieds.
Raoul continua de garder le silence.
La Vallière le regardait d'un air qui voulait dire : Encouragez-moi 1 par pitié, un mot!
Mais Raoul se tut et la jeime tille dut continuer.
— Tout à l'heure , dit-elle, M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi.
Elle baissa les yeux.
De son côté Raoul détourna les siens pour ne rien voir.
— M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi, répéta-t-elle, et il m'a
dit que vous saviez tout.
Et elle essaya de regarder en face celui qui recevait cette blessure après tant d'au-
tres blessures ; mais il lui fut impossible de rencontrer les yeux de Raoul.
— Il m'a dit que vous aviez conçu contre moi une légitime colère.
Cette fois Raoul regarda la jeune fille ; et un sourire dédaigneux retroussa ses lèvres.
— Oh! conlinua-t-elle, je vous en supplie, ne dites pas que vous avez ressenti
contre moi autre chose que de la colère. Raoul, attendez que je vous aie tout dit , at-
tendez que je vous aie parlé jusqu'à la fin.
Le front de Raoul se rasséréna par la force de sa volonté, le pli de sa bouche s'eflaça.
— Et d'abord, dit la Vallière , d'abord , les mains jointes, le front courbé, je vous
demande pardon comme au plus généreux, comme au plus noble des hommes. Si je
vous ai laissé ignorer ce qui se passait en moi , jamais du moins je n'eusse consenti à
vous tromper. Oh! je vous en supplie , Raoul , je vous le demande à genoux , répon-
dez-moi, fût-ce une injure. J'aime mieux une injure de vos lèvres qu'un soupçon de
votre cœur.
î>78 LES MOUSQUETAIRES.
— J'admire votre subtilité, îMademoiselle , dit Raoul , en faisant un effort sur lui-
même pour rester calme. Laisser ignorer que l'on trompe, c'est loyal ; mais tromper?
il paraît que ce serait mal, et vous ne le feriez point.
— Monsieur, longtemps j'ai cru que je vous aimais avant toute chose, et tant que
j'ai cru à mon amour pour vous, je vous ai dit que je vous aimais. A Blois je vous
aimais. Le roi passa à Blois; je crus que je vous aimais encore. Je l'eusse juré sur un
aulel ; mais un jour est venu, qui m'a détrompée.
— Eh bien! ce jour-là, Mademoiselle, voyant que je vous aimais toujours , moi ,
la loyauté devait vous ordonner de me dire que vous ne m'aimiez plus.
— Ce jour-là , Raoul , le jour où j'ai lu jusqu'au fond de mon cœur, le jour où je
me suis avoué à moi-même que vous ne remplissiez pas toute ma pensée, le jour où
j'ai vu un autre avenir que celui d'êlre votre amie, votre amante, votre épouse, ce
jour-là, Raoul , hélas 1 vous n'étiez plus près de moi.
— Vous saviez où j'étais, Mademoiselle; il fallait m'écrire.
— Raoul . je n'ai point osé. Raoul , j'ai été lâche. Que voulez-vous, Raoul . je vous
connaissais si bien , je savais si bien que vous m'aimiez, que j'ai tremblé à la seule
idée de la douleur que j'allais vous faire; et cela est si vrai , Raoul, qu'en ce moment
où je vous parle , courbée devant aous , le cœur serré , des soupirs plein la voix , des
larmes plein les yeux , aussi vrai que je n'ai d'autre défense que ma franchise, je n'ai
pas non plus d'autre douleur que celle que je lis dans vos yeux.
Raoul essaya de sourire.
— Non , dit la jeune lille avec une conviction profonde . non , vous ne me feriez pas
cette injure, vous, de dissimuler devant moi. Vous m'aimiez, vous; vous étiez sur de
m'aimer ; vous ne vous lromi)iez pas vous-même , vous ne mentiez pas à votre propre
cœur, tandis que moi, moi !...
Et toute pâle, les bras tendus au-dessus de sa tête, elle se laissa tomber sur les genoux.
— Tandis que vous, dit Raoul , vous me disiez que vous m'aimiez, et vous en ai-
miez un autre.
— Hélas! oui, s'écria la pauvre enfant: hélas! oui, j'en aime un autre; et cet
autre... mon Dieu ! laissez-moi dire, car c'est ma seule excuse , Raoul : cet autre , je
l'aime plus que je n'aime ma \ie , plus que je n'aime Dieu. Pardonnez-moi ma faute
ou punissez ma trahison , Raoul. Je suis venue ici, non pour me défendre , mais pour
vous dire : Vous savez ce que c'est qu'aimer? Eh bien ! j'aime ! J'aime à donner ma
vie , à donner mon Ame à celui que j'aime. S'il cesse de m'aimer jamais, je mourrai
de douleur, à moins que Dieu ne me secoure , à moins que le Seigneur ne me prenne
en miséricorde. Raoul, je suis ici pour subir votre volonté quelle qu'elle soit, pour
mourir si vous voulez que je meure; tuez-moi donc, Raoul, si dans votre cœur vous
croyez que je mérite la mort.
— Prenez-y garde, Mademoiselle, dit Raoul: la fenuue qui demande la mort est
celle qui ne peut plus donner que son sang à l'amant trahi.
— Vous avez raison, dit-elle.
Raoul poussa un profond soupir.
— Et vous aimez sans pouvoir oublier? s'écria Raoul.
— J'aime sans vouloir oublier, sans dcsir(raimerjamaisailleurs,répondilIaVallièrc.
— Bien! fit Raoul. Vous m'avez dit, en effet, tout ce que vous aviez à me dire,
tout ce (pie je pouvais désirer savoir. Et maintenant , Mademoiselle , c'est moi (pii vous
demande pardon, c'est moi qui ai failli être un obstacle dans voire vie, c'est moi qui
ai eu tort, c'est moi qui, en me trompani , vous aidais à vous tromper.
LE V ICO. M TE DE BRAGELONNE, 279
— Oh ! lit la Vallière, je ne vous deinando pas tant, Raoul.
— Tout cela est ma faute, Mademoiselle, continua Raoul; plus instruit que vous
dans les difficultés de la vie, c'était à moi de vous éclairer, je devais ne pas me re-
poser sur l'incertain, je devais faire parler votre cœur, tandis que j'ai fait à peine par-
ler votre bouche. Je vous le ré[)ète , .^ladeinoiselle, je vous demande pardon.
— C'est impossible, c'est impossible! s'ccria-l-elle. Vous me raillez !
— Comment , impossible !
— Oui, il est impossible d'être bon , d'être excellent, d'être parfait à ce point.
— Prenez garde ! dit Raoul avec un sourire amer; car tout à l'heure vous allez
peut-être dire que je ne vous aimais pas.
— Oh ! vous m'aimez comme un tendre frère ; laissez-moi espérer cela', Raoul.
— Comme un tendre frère? détrompez-vous, Louise ! Je vous aimais comme un
nmant, comme un époux, comme le plus tendre des hommes qui aiment.
— Raoul ! Raoul !
— Comme un frère ! Oh ! Louise , je vous aimais à donner pour vous tout mon
sang goutte à goutte, toute ma chair lambeau par lambeau, toute mon éternité heure
par heure.
— Raoul , Raoul , par pitié !
■ — Je vous aimais tant, Louise, que mon cœur est mort, que ma foi chancelle ,
que mes yeux s'éteignent; je vous aimais tant que je ne vois plus rien ni sur la terre,
ni dans le ciel.
— Raoul , Raoul , mon ami , je vous en conjure , épargnez-moi 1 s'écria la Vallière.
Oh I si j'avais su!...
■ — Il est trop tard , Louise ; vous aimez , vous êtes heureuse ; je lis cette joie à tra-
vers vos larmes; derrière les larmes que verse votre loyauté, je sens les soupirs
qu'exhale voire amour. Louise, Louise, vous avez fait de moi le dernier des hommes:
retirez-vous , je vous en conjure. Adieu ! adieu !
— Pardonnez-moi, Raoul; pardonnez-moi, je vous en supplie!
— Eh ! n'ai-je pas fait plus? Ne vous ai-je pas dit que je vous aimais toujours?
Elle cacha son visage entre ses mains,
— Et vous dire cela , comprenez-vous , Louise? vous le dire dans un pareil moment,
vous le dire comme je vous le dis, c'est vous dire ma sentence de mort. Adieu !
La Vallière voulut tendre ses mains vers lui.
— Nous ne devons plus nous voir en ce monde, dit-il.
Elle voulut s'écrier : il lui ferma la bouche avec la main. Elle haisa cette main et
s'évanouit.
— Olivain, dit Raoul, prenez celte jeune dame et la portez dans sa chaise qui at-
tend à la porte.
Olivain la souleva. Raoul fit un mouvement pour se précipiter vers la Vallière ,
pour lui donner le premier et le dernier baiser; puis, s'arrêlant tout à coup :
— Non , dit-il, ce bien n'est pas à moi. Je ne suis pas le roi de France pour voler!
El il rentra dans sa chambre, tandis que le laquais emportait la Vallière toujours
évanouie.
280
LES MOUSOU ETA IRES.
CE QU AVAIT DEVINÉ RAOUL.
AOi L parti, les deux exclamations qui l'avaient suivi
exhalées, Athos et d'Artagnan se retrouvèrent seuls en
face l'un de l'autre. Athos reprit aussitôt l'air empressé
qu'il avait à l'arrivée de d'Artagnan.
— Eh bien ! dit-il , cher ami , que veniez-vous ni'an-
noncer?
Moi? demanda d'Artagnan.
— Sans doute, vous. On ne vous voit pas ainsi sanscause.
Athos sourit.
— Dame! til d'Artagnan.
— Je vais vous mettre à voire aise , cher ami. Le roi est furieux , n'est-ce pas?
— Mais je dois vous avouer qu'il n'est pas content.
■ — Et vous venez...
— De sa part, oui.
— Pour m'arrêter, alors?
— Vous avez mis le doigt sur la chose, cher ami.
— Je m'y attendais. Allons!
— Ohl oii ! que diable ! fit d'Artagnan , comme vous êtes pressé, vous !
— Je crains de vous mettre en retard, dit en souriant Athos.
— J'ai le temps. N'ètes-vous pas curieux d'ailleurs de savoir conunent les choses se
sont passées entre moi et le roi?
— S'il vous i)laît de me raconter cela, cher ami, j'écouterai avec plaisir.
Et il montra à d'Artagnan un grand fauteuil dans lequel celui-ci s'étendit en prenant
ses aises.
— J'y tiens, voyez-vous, continua d'Artagnan, alleiidu que la conversation est
assez curieuse.
— J'écoule.
— Eh bien ! d'abord , le roi m'a tait appeler.
— Après mon départ?
Vous descendiez les dernières marches de l'escalier, à ce que m'ont dit les mous-
quetaires. Je suis arrivé. Mon ami. il u'élail jkis rouge, il était violel. J'ignorais
encore ce qui s'était passé. Seulouicut , à terre , sur le parquet , je voyais une épée
brisée en deux morceaux.
— Capitaine d'Artagnan! s'écria le roi en m'apercevant.
— Sire , répondis-je.
— Je quitte M. de la Fère, qui est un insolent !
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 281
— Un insolent? ni'écriai-je avec un tel accent que le roi s'arrêta court.
— Capitaine d'Artagnan, reprit le roi lesdenls serrées, vous allez ni'écouter et m'obéir.
— C'est mon devoir, sire.
— J'ai bien voulu épargnera ce gentilhomme, pour lequel je garde quelques bons
souvenirs, l'affront de le faire arrêter chez moi.
— Ah ! ah ! dis-je tranquillement.
— Mais, continua-t-il , vous allez prendre un carrosse.
Je lis un mouvement.
— S'il vous répugne de l'arrêter vous-même, continua le roi, envoyez-moi mon
capitaine des gardes.
— Sire, répliquai-je, il n'est pas besoin du capitaine des gardes puisquejesuisde service.
— Je ne veux pas vous déplaire, dit le roi avec bonté; car vous m'avez toujours
bien servi, monsieur d'Artagnan.
— Vous ne me déplaisez pas, sire, répondis-je. Je suis de service, voilà tout.
— Mais, dit le roi avec élonnement, il me semble que le comte est votre ami.
— Il serait mon père , sire , que je n'en serais pas moins de service.
Le roi me regarda; il vit mon visage impassible et parut satisfait.
— Vous arrêterez donc M. le comte de la Fère? demanda-t-il.
— Sans doute , sire , si vous m'en donnez l'ordre.
— Eh bien ! l'ordre , je vous le donne.
Je m'inclinai.
— Où est le comte, sire?
— Vous le chercherez.
— Et je l'arrêterai en quelque lieu qu'il soit, alors?
— Oui. Cependant tâchez qu'il soit chez lui. S'il retournait dans ses terres, sortez
de Paris et prenez-le sur la route.
Je saluai , et comme je restais en place ,
— Eh bien? demanda le roi.
— J'attends, sire.
— Qu'attendez-vous?
— L'ordre signé.
Le roi parut contrarié.
En effet, c'était un nouveau coup d'autorité à faire; c'était répéter l'acte arbitraire,
si toutefois arbitraire il y a.
Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur, puis il écrivit :
« Ordre à M. le chevalier d'Artagnan,, capitaine lieutenant de mes mousquetaires,
d'arrêter M. le comtede la Fère partout oùon le trouvera.» Puis ilse tourna de mon côté.
J'attendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade dans ma tranquillité,
car il signa vivement. Puis me remettant l'ordre : Allez ! s'écria-t-il.
J'obéis, et me voici.
Quand le mousquetaire eut fini son récit, Athos lui serra la main avec effusion.
— Marchons, dit- il.
— Oh ! lit d'Artagnan , vous avez bien quelques petites affaires à arranger avant
de quitter comme cela voire logement?
— Moi? pas du tout.
— Comment ?
— Mon Dieu, non. Vous le savez, d'Artagnan, j'ai toujours été simple voyageur
■sur la terre, prêt à aller au bout du monde à l'ordre de mon roi, prêt à quitter ce
282 LES MOUSQUETAIRES.
monde pour l'autre cà l'ordre de mon Dieu. Que faut-il à l'homme prévenu? un porte-
manteau ou un cercueil. Je suis prêt aujourd'hui comme toujours, cher ami. Enmie-
nez-moi donc.
^ Mais Bragelonne...
— Je l'ai élevé dans les principes que je m'étais faits à moi-même, el vous voyez
qu'en vous apercevant il a deviné à l'instant même la cause qui vous amenait. Nous
l'avons dépisté un moment; mais, soyez tranquille, il s'attend assez à ma disgrâce
pour ne pas s'effrayer outre mesure. Marchons.
^^— Marchons, dit tranquillement d'Artagnan.
— Mon ami, dit le comte , comme j'ai brisé mon épée chez le roi, et que j'en ai
jeté les morceaux à ses pieds , je crois que cela me dispense de vous la remettre.
— Vous avez raison , et d'ailleurs que diable voulez-vous que je fasse de volreépée?
— Marche-t-on devant vous ou derrière vous? demanda en riant Atlios.
— On marche à mon bras, répliqua d'Artagnan.
Et il prit le bras du comte de la Fère pour descendre l'escalier.
Ils arrivèrent ainsi au palier.
Grimaud, qu'ils avaient rencontré dans l'antichambre, regardait cette sortie d'un
air inquiet. Il connaissait trop la vie pour ne pas se douter qu'il y eût quelque chose
de caché là-dessous.
— Ah! c'est toi , mon bon Grimaud? dit Athos. Nous allons...
— Faire un tour dans mon carrosse, interrompit d'Artagnan avec un mouvement
amical de la tête.
Grimaud remercia d'Artagnan par une grimace qui avait visiblement l'intention
d'être un sourire, et il accompagna les deux amis jusqu'à la portière. Athos monta le
premier; d'Artagnan le suivit sans avoir rien dit au cocher. Ce départ tout siu)ple et
sans autre démonstration, ne lit aucune sensation dans le voisinage.
Lorsque le carrosse eut atteint les quais ,
— Vous me menez à la Bastille, à ce que je vois? dit Athos.
— Moi? dit d'Artagnan; je vous mène où vous voulez aller, pas ailleurs.
— Comment cela? lit le comte surpris.
— Pardieu ! dit d'Ailagnau, vous compreuez bien , mon cher comte , que je ne me
suis chargé de la commission que poiu* (pie vous en fas.siez à votre fantaisie. Vous ne
vous attendez pas à ce que je vous fasse écrouer comme cela brutalement, sans ré-
flexion. Si je n'avais pas prévu cela, j'eusse laissé fairi* M. le capitaine des gardes.
— Ainsi?... demanda Athos.
— Ainsi, je vous le répète, nous allons où vous voulez.
— Cher ami, dit Athos en embrassant d'Artagnan, je vous reconnais bien là.
— Dame ! il me semble que c'est tout simple. Le cocher va vous mener à la barrière
du Cours-la-Ufine : vous y troïiverez un cheval que j'ai oi'douné de tenir tout prêt;
avec ce cheval , vous ferez trois postes tout d'une traite , et moi j'aurai soin de ne ren-
trer chez le roi, pour lui dire que vous êtes parti, qu'au moment où il sera impossible
de vous joindre. Pendant ce temps, vous aurez gagné le Havre, et du Havre l'Angle-
terre , où vous trouverez la jolie maison que m'a donnée mon ami Monk , sans parler
de l'hospitahté que le roi Charles ne manquera point de aous offrir. Eh bien! que
dites-vous de ce projet?
Athos secoua la tête.
— Menez-moi à la Bastille, dit-il en souriant.
— Mauvaise tête, dit d'Artagnan , réiléchissez donc.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 283
— A quoi?
— Mue vous n'avez plus vingt ans. Croyez-moi, mon ami, je vouspaile d'après
moi. Une prison est mortelle aux gens de notre âge. Non, non, je ne souffrirai pas
que vous languissiez en prison. Rien que d'y penser la tète m'en tourne !
— Ami, répondit Alhos, Dieu m'a fait, par bonheur, aussi fort de corps que d'es-
prit. Croyez-moi, je serai fort jusqu'à mon dernier soupir.
— Mais ce n'est pas de la force, mon cher, c'est de la folie.
— Non, d'Artagnan, c'est une raison suprême. Ne croyez pas que je discute le
moins du monde avec vous cette question de savoir si vous vous perdriez en me sau-
vant. J'eusse fiiit ce que vous faites si la fuite eût élé dans juesconvenances, j'eusse donc
accepté de vous ce que, sans aucun doute, en pareille circonstance, vous eussiez
accepté de moi. Non! je vous connais trop pour effleurer seulement ce sujet.
— Ah! si vous me laissiez faire, dit d'Artagnan, comme j'enverrais le roi courir
après vous!
— Il est le roi, cher ami.
— Oh! cela m'est bien égal! et tout roi qu'il est, je lui répondrais parfaitement :
« Sire, emprisonnez, e.xilez, luez tout en France et en Europe 5 ordonnez-moi d'arrêter
et de poignarder qui vous voudrez, fut-ce Monsieur voire frère; mais ne touchez ja-
mais à un des quatre mousquetaires, ou sinon, mordioux!... »
— Cher ami , répondit Athos avec calme , je voudrais vous persuader d'une chose ,
c'est que je désire être arrêté ; c'est que je tiens à vme arrestation par-dessus tout.
D'Artagnan fit un mouvement d'épauleSé
— Que voulez-vous? continua Athos, c'est ainsi; vous me laisseriez aller que je
reviendrais de moi-même me constituer prisonnier. Je veux prouver à ce jeune homme
que l'éclat de sa couronne étourdit, je veux lui prouver qu'il n'est le premier des
hommes qu'à la condition d'en être le plus généreux et le plus sage. Il me punit, il
m'emprisonne, il me torture, soit! Il abuse, et je veux lui faire savoir ce que c'est
qu'un remords , en attendant que Dieu lui apprenne ce que c'est qu'un châtiment.
— Mon ami, répondit d'Artagnan , je sais trop que lorsque vous avez dit non, c'est
non. Je n'insiste plus; vous voulez aller à la Bastille?
— Je le veux.
■ — Allons-y I... A la Bastille! continua d'Artagnan en s'adressant au cocher.
Et se rejetant dans le carrosse, il mâcha sa moustache avec un acharnement qui,
pour Athos, signitîait une résolution prise ou en train de naître.
Le silence se fit dans le carrosse, qui continua de rouler, mais pas plus vite, pas
plus lentement. Athos reprit la main du mousquetaire.
— Vous n'êtes point fâché contre moi, d'Artagnan? dit-il.
— Moi! eh! pardieu non! Ce que vous faites par héroïsme, vous, je l'eusse fait,
moi , par entêtement.
— Mais vous êtes bien d'avis que Dieu me vengera , n'est-ce pas , d'Artagnan?
— El je connais sur la terre des gens qui aideront Dieu , dit le capitaine.
28* LES MOUSQUETAIRES.
TROIS CONVIVES ÉTONNÉS DE SOUPER ENSEMBLE.
Le carrosse était arrivé devant la première porte de la Bastille. Un factionnaire
l'arrêta, et d'Artagnan n'eut qu'un mot à dire pour que la consigne fût levée. Le car-
rosse entra donc.
Tandis que le carrosse suivait le grand chemin couvert qui conduisait à la cour du
Gouvernement, d'Artagnan, dont l'œil de lynx voyait tout, même à travers les murs,
s'écria soudain :
— Eh! qu'est-ce que je vois?
— Bon! dit tranquillement Alhos. qui voyez-vous, mon ami?
— Regardez donc là-bas !
— Dans la cour?
— Oui; vite, dépêchez-vous.
— Eh bien ! un carrosse.
— Bien !
— Quelque pauvre prisonnier comme moi qu'on amène , sans doute.
— Ce serait trop drùle !
— Je ne vous comprends pas.
— Dépêchez-vous de regarder encore pour voir celui qui va sortir de ce carrosse.
Justement un second factioimaire venait d'arrêter d'Artagnan. Les formalités s'ac-
complissaient. Athos pouvait voir à cent pas l'homme que son ami lui avait signalé.
Cet homme descendit en effet de carrosse à la porte même du Gouvernement.
— Eh bien ! demanda d'Artagnan , vous le voyez?
— Oui; c'est un honmie en habit gris.
— Qu'en dites-vous?
— Je ne sais trop; c'est, comme je vous le dis, un homme en habit gris qui des-
cend de carrosse : voilà tout.
— Athos, je gagerais que c'est lui.
— Qui, lui?
— Aramis.
— Aramii arrêté? Impossible !
— Je ne vous dis pas qu'il est arrêté , puisque nous le voyons seul dans son carrosse.
— Alors que fait-il ici?
— Oh! il connaît Baisemeaux , le gttuverncur, répliqua le mousquetaire d'un ton
sournois. Ma foi! nous arrivons à temps I
— Pourquoi (aire?
— Pour voir.
— Je regrette fort celte rencontre ; Aramis , on me voyant, va prendre de l'ennui,
d'abord de me voir, ensuite d'être vu.
— Bien raisonné.
— Malheureusement il n'y a pas de remède , quand on rencontre quelqu'un dans la
Bastille, voulùt-on reculer pour l'éviter, c'est impossible.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 28ri
— Je vous dis , Alhos , que j'ai mon idée ; il s'agit d'épargner à Arainis Tennui duiil
vous pariiez.
— Comment faire?
— Connue je dirai vous direz, ou , pour niicu.v m'expliquer, laissez-moi couler la
chose à ma façon ; je ne vous recommanderai pas de mentir, cela vous serait irn[)ossible.
— Eh bien , alors?
— Eh bien !je mentirai pour deux; c'estsifacilcavecla nature et Thabitudc du Gascon!
Alhos sourit. Le carrosse s'arrêta comme le premier, sur le seuil du Gouvernement
même.
— C'est entendu , tlt d'Artagnan bas à son ami.
Athos consentit par un geste. Ils montèrent l'escalier. Si Ton s'étonne de la facilité
avec laquelle ils étaient entrés dans la Bastille, on se souviendra qu'en entrant, c'est-
à-dire au plus diflkile , d'Artagnan avait annoncé qu'il amenait un prisonnier d'Etat.
A la troisième porte au contraire, c'est-à-dire une fois bien entré, il dit seulement
au factionnaire :
— Chez M. de Baisemeaux.
Et tous deux passèrent. Ils furent bientôt dans la salle à manger du gouverneur où
le premier visage qui frappa les yeux de d'Artagnan fut celui d'Aramis, qui était assis
côte à côte de Baisemeaux et attendait l'arrivée d'un bon repas dont l'odeur parfumait
tout l'appartement.
Si d'Artagnan joua la surprise, Aramis ne la joua pas; il tressaillit en voyant ses
deux amis, et son émotion fut visible.
Cependant Athos et d'Artagnan faisaient leurs compliinens, et Baisemeaux, étonné,
abasourdi de la présence de ces trois hôtes , commençait mille évolutions autour deux.
— Ah çà, dit Aramis, par quel hasard?...
— Nous vous le demandons, riposta d'Artagnan.
— Est-ce que nous nous constituons tous prisonniers? s'écria Aramis avec l'affecta-
tion de l'hilarité.
— Eh! eh! tlt d'Artagnan, il est vrai que les murs sentent la prison en diable.
Monsieur de Baisemeaux, vous savez que vous m'avez invité à diner l'autre jour?
— Moi ! s'écria Baisemeaux.
— Ah çà , mais, on dirait que vous tombez des nues. Est-ce que vous ne vous en
souvenez pas?
Baisemeaux pâlit, rougit, regarda Aramis, qui le regardait, et linit par balbutier :
— Certes... je suis ravi... mais... sur l'honneur... je ne... Ah ! misérable mémoire!
— ■ Eh! mais j'ai tort de me souvenir, à ce qu'il paraît, dit d'Artagnan comme un
homme fâché.
— Tort ! de quoi?
Baisemeaux se précipita vers lui.
— Ne vous formalisez pas, cher capitaine! dit-il; je suis la plus pauvre tête du
royaume. Sortez-moi de mes pigeons et de leur colombier, je ne vau.\ pas un soldat
de six semaines.
— Enfin, maintenant, vous vous souvenez, dit d'Artagnan avec aploud).
— Oui, oui , répliqua le gouverneur hésitant, je me souviens.
— C'était chez le roi: vous me disiez je ne sais quelles histoires sur vos cotnpies
avec M^L Louvière et Trend)lay.
— Ah ! oui , parfaitement!
— Et sur les bontés do M. irilcrlilay pour vous.
286 LES MOUSQUETAIRES.
— Ah ! s'écria Araniis en regardant au blanc des yeux le malheureux gouvorncur,
vous disiez que vous n'aviez pas de mémoire , monsieur de Baisemeaux!
Celui-ci inlcrrompit court le mousquetaire.
— Comment donc! c'est cela; vous avez raison. 11 me semble que j'y suis encore.
Mille millions de pardons. Mais notez bien ceci , cher monsieur d'Artagnan , à cette
heure comme aux autres, prié ou non prié, vous êtes le maître chez moi, vous et
M. d'Herblay, votre ami , dit-il en se tournant vei*s Aramis : et Monsieur, ajouta-
t-il en saluant Athos.
— J'ai bien pensé tout cela , répondit d'Artagnan. Voici pourquoi je venais. N'ayant
rien à faire ce soir au Palais-Royal , je voulais lâter de votre ordinaire , quand sur la
route je rencontrai M. le comte.
Athos salua.
— -M. le comte, qui quittait Sa Majesté, me remit un ordre qui exige prompte exécu-
tion. Nous étions près d'ici; j'ai voulu poursuivre, ne fût-ce que pour vous serrer la
main et vous présenter Monsieur, dont vous me parlâtes si avantageusement chez le
roi, ce même soir où...
— Très-bien! très-bien! M. le comte de la Père, n'est-ce pas?
— Justement.
— M. le comte est le bienvenu.
— Et il dînera avec vous deux, n'est-ce pas? Tandis que moi, pauvre limier, je
vais courir pour mon service. Heureux mortels que vous êtes, vous autres ! ajouta-t-il
en soupirant, comme Porthos l'eût pu faire.
— Ainsi vous partez, dirent Aramis et Baisemeaux, unis dans un même sentiment
de surprise joyeuse.
La nuance fut saisie par d'Artagnan.
— Je vous laisse à ma place , dit-il, un noble et bon convive.
Kt il frappa doucement sur l'épaule d'Alhos, qui, lui aussi, s'étonnait et ne pouvait
s'cnijjècher de le témoigner un peu ; nuance qui fut saisie par Aramis seul, M. de Bai-
semeaux n'étant pas de la force des trois amis.
— Quoi! nous vous perdons, reprit le bon gouverneur.
— Je vous demande une heure ou ime heure et demie. Jercviendrai pour le desserl.
— Oh! nous vous attendrons, dit Baisemeaux.
— Ce serait me désobliger.
— Vous reviendrez? dit Athos d'un air de doute.
— As>urénirnt. dit-il eu lui serrant la main conlidentiellement ; e! il ajouta plu-;
bas : Attendez-moi, Athos; soyez gai, et surtout ne parlez pas d'all'aircs. pour l'amour
de Dieu !
Une nouvelle pression de main confirma le comte dans l'obligation de se tenir dis-
cret et inq)énétrable.
Baisemeaux reconduisit d'Artagnan jusqu'à la porte.
Aramis, avec force caresses, s'empara d'Athos, résolu de le faire parler; mais
Athos avait toutes les vertus au suprême degré. Quand la nécessité l'exigeait , il eût été
le premier orateur du monde; au besoin . il tVit mort avint de dire une syllabe dans
l'occasion.
Ces trois personnages se placèrent donc, dix minutes après le départ de d'Artagnan,
devant une bonne et large t;iblc meublée avec le luxe gastronomique le plus sub-
stantiel. Les grosses pièces, les conserves, les vins les plus variés apparurent succes-
sivement sur cette table, servie au.\ dépens du roi, et sur la dépense de laquelle M. Col-
Ui VICOMTE DE BRAGELONNE.
287
hert eût trouvé facilement à économiser deux tiers, sans faire maigrir personne à la
Bastille.
Baisemeaux fut le seul qui mangeât et qui bût résolument. Aramisne refusa rien et
efQeura tout; Athos, après le potage et les trois hors-d'reiivre, ne toucha plus à rien.
La conversation fut ce qu'elle devait être entre trois hommes si opposés d'humeur
et de projets.
Aramis ne cessa de se demander par quelle singulière renconire Athos se trouvait
chez Baisemeaux lorsque d'Arlagnan n'y était plus, et pourquoi d'Arlagnan ne s'y
trouvait plus quand Athos y était resté. Athos creusa toute la profondeur de cet esprit
d'Aramis qui vivait de subterfuges et d'intrigues: il regarda bien son homme et le
flaira occupé de quelque projet important. Puis, il se concentra, lui aussi, dans ses
propres intérêts, en se demandant pourquoi d'Artagnau avait quitté la Bastille si étran-
gement vite, en laissant là un prisonnier si mal introduit et si mal écroué.
Mais ce n'est pas sur ces personnages que nous arrêterons notre examen. Nous les
abandonnons à eux-mêmes devant les débris des chapons, des pcîrdrix et des poissons
mutilés par le coiiteau généreux de Baisemeaux.
Celui que nous poursuivrons, c'est d'Arlagnan qui , remontant dans le carrosse qui
l'avait amené, cria au cocher, à l'oreille :
— Chez le roi, et brûlons le pavé !
^y ^ %)
f»"
288
LES MOUSnU ETA IRES.
CE QUI SE PASSAIT AU LOUVRE PENDANT LE SOUPER DE LA RASTJLLE.
ONsiF.LR DE Saim-Aignan avciit fait sa commission auprès
(le la Vallière, ainsi qu'on l'a vu dans un des précédens
iliapiiros, mais quelle que fût son éloquence, il ne per-
>uada j)oinl à la jeune fille qu'elle eût un protecteur
assez considérable dans le roi , et qu'elle n'avait besoin
^ de personne au monde quand le roi était pour elle.
■0 Eneifet, au premier mol que le confident prononça
'"^ de la découverte du fameux secret, Louise éplorée jeta
les bauls cris et s'abandonna tout entière à une douleur
que le roi n'eût pas trouvée obligeante, si d'un coin de
l'appartement il eût pu en èlre le témoin. Saint-AiLrnan, andtassadcur s'en formalisa
conune aurait pu faire son maître , et revint chez le roi annoncer ce qu'il avait vu et
entendu. C'est là que nous le retrouvons fort agité , en présence de Louis , plus agité
encore.
— Mais, dit le roi à son courtisan lorsque celui-ci eut achevé sa narration, qu'a-
t-elle conclu? la verrai-jc au moins tout à l'heure avant le souper? viendra-t-elle ou
faudra-t-il que je passe chez elle?
— Je crois , sire, que si Votre Majesté désire la voir, il faudra que le roi fasse non-
seulement les premiers pas, mais tout le chemin.
— Rien pour moi ! Ce Bragelonne lui lient donc bien au cirur? miu-mura Louis XIV
entre ses dents.
— Oh! sire, cela n'est pas possible, car c'est vous que mademoiselle de la Vallière
aime, et cela de tout son comu". Mais vous le savez, M. de Bragelonne appartient à
celte race sévère qui joue les héros romains.
Le roi sourit faiblement, il savait à quoi s'en tenir. Athos le quittait,
— Quant à mademoiselle de la Vallière, continua Saint-Aignan , elle a été élevée
clicz Madame dmiairièro, c'csl-à-dire dans la raideur et l'austérité. Ces deux fiancés-
là se sont froidement fait de petits scrmens devant la lune et les étoiles , et voyez-vous,
sire, aujo\ird'hui, pour rompre cela , c'est le diable.
Saint-Aignan croyait faire rire encore le roi : mais bien au contraire , du simple
sourire Louis [)assa au sérieux complet, il ressentait déjà ce que lecontte avait promis
ù d'Artagnan de lui donner, des remords. Il songeait qu'en clfet ces jeunes gens s'é-
taient aimés et juré alliance; que l'un des deux avait tenu parole, et que l'autre
était [vnp probi' pour ne pas gémir de >'ètre parjui-é.
Et avec le remords la jidiHisjc aiguillonnait vi\i'iiienl \o cn'ur du roi. [| ne pi-ononça
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 289
plus une parole, et au lien d'aller chez sa mère ou chez la reine, ou chez .Madame,
pour s'égayer un peu et faire rire les dames, ainsi qu'il le disait lui-même, il te
plongea dans le vaste fauteuil où Louis XIII, son angusle père, s'était tant ennuyé
avecBaradas et Cinq-Mars pendant tant de jours et d'années.
Saiut-Aignan comprit que le roi n'était pas anuisahle en ce n!oment-l;i. Il hasarda
la dernière ressource et prononça le nom de Louise ; le roi leva la tète.
— Que fera Votre Majesté ce soir? faut-il prévenir mademoiselle de la Valhère?
— Dame! il me semljle qu'elle est prévenue, répondit le roi.
— Se promènera-t-on?
— On sort de se promener, répli(iua le roi.
— Eh bien ! sire?
— Eh bien! rêvons, Saiul-Aignan , rêvons chacun de notre côté; quand mademoi-
selle de la Vallière aura bien regretté ce qu'elle regrette ( le remords faisait son œuvre),
eh bien ! alors daignera-t-clle nous donner de ses nouvelles?
— Ah ! sire, pouvez-vous ainsi méconnaître ce cœur dévoué?
Le roi se leva, rouge de dépit; la jalousie mordait à son tour,
Saint-Aignan commcuçait à trouver la position difficile, ([iiand 1 1 iiorlièrc se leva.
Le roi tit un brusque mouvement ; sa première idée (Hait (juil lui a!'ri\ait un billet de
la Vallière, mais à la place d'un messager d'amour il ne vit que sou capitaine des
mousquetaires debout et muet dans l'embrasure.
— M. d'Artagnan! lit-il, ah!... Eh bien?
D'Artagnan regarda Saint-Aignan. Les yeux du roi piirent la même direction que
ceux de son capitaine. Ces regards eussent été clairs pour tout le monde ; à bien plus
forte raison le furent-ils pour Saint-Aignan. Le courtisan salua et sortit. Le roi et
d'Artagnan se trouvèrent seuls.
— Est-ce fait? demanda le roi.
— Oui, sire, répondit le capitaine des mousquetaires d'une voix grave, c'est fait!
Le roi ne trouva plus un mot à dire. Cependant l'orgueil lui commandait de n'en
pas rester là. Quand un roi a pris une décision, même injuste, il faut qu'il prouve à
tous ceux qui la lui ont vu prendre , et surtout il faut qu'il se prouve à lui-même qu'il
avait raison en la prenant. Il y a un bon moyen pour cela, un moyen presque infail-
lible, c'est de chercher des torts à la victime.
Louis, élevé par Mazarin et Anne d'Autriche, savait mieux qu'aucun prijicc ne le
sut jamais son métier de roi. Aussi essaya-t-il de le prouver en celte occasion. Après
un moment de silence, pendant loiiucl il avait fait tout bas ces réflexions que nous
venons de faire tout haut,
— Qu'a dit le comte? reprit-il négligemment.
«-=- Mais rien, sire.
— Cependant, il ne s'est pas laissé arrêter sans rien dire?
— Il a dit qu'il s'attendait à être arrêté, sire.
Le roi releva la tête avec fierté.
— Je présume que M. le comte de la Père n'a pas conlinué son nMe de rebelle ? dit-il.
— D'abord, sire, qu'appelez-vous rebelle? demanda tranquillement le mousque-
taire. Un rebelle, aux yeux du roi, est-ce l'homme qui , non-seulement se laisse cof-
frer à la Bastille, mais encore qui résiste à ceux qui ne veulent pas l'y conduire?
— Qui ne veulent pas l'y conduire ! s'écria le roi. Qu'euteuds-je là, capitaine? ètes-
vous fou?
— Je ne crois pas, sire.
T. li. ,tt
290 LES MOUSQUETAIRES.
— Vous parlez de gens qui ne voulaient pas arrêter M. de la Fère ?...
— Oui, sire.
— Et quels sont ces sens-là?
— Ceux que Votre Majesté en avait chargés, apparemment , dit le mousquetaire.
— Mais c'est vous que j'en avais chargé! s'écria le roi.
— Oui , sire , c'est moi.
— Et vous dites que malgré mon ordre , vous aviez l'intention de ne pas arrêter
l'homme qui m'avait insulté?
— C'était absolument mon intention, oui, sire.
— Oh !
— Je lui ai même proposé de monter sur un cheval que j'avais fait préparer pour
lui à la barrière de la Conférence.
— Et dans quel but aviez-vous fait préparer ce cheval ?
— Mais, sire, pour queM. le comte de la Fère pût gagner le Havre et de là l'Angleterre.
— Vous me trahissez donc alors, Monsieur? s'écria le roi étincelant de tierté sauvage.
— Parfaitement.
Il n'y avait rien à répondre à des articulations faites sur ce ton. Le roi ressentit une
si rude résistance qu'il s'étonna.
— Vous aviez au moins une raison, monsieur d'Artagnan, quand vous agissiez
ainsi? interrogea le roi avec majesté.
— J'ai toujours une raison, sire.
— Ce n'est pas la raison de l'amitié, au moins, la seule que vous puissiez faire
valoir, la seule qui puisse vous excuser, car je vous avais bien mis à l'aise sur ce chapitre.
— Moi , sire !
— Ne vous ai-je pas laissé le choix d'arrêter ou de ne pas arrêter M. le comte de la Fère?
— Oui, sire, mais...
— Mais quoi? interrompit le roi impatient.
— Mais en me prévenant, sire, que si je ne l'arrêtais pas, votre capitaine des gardes
l'arrêterait , lui.
— Nevousfaisais-jc pas la partie assez belle, du moment où je ne vous forçais pas
la main?
— A moi, oui, sire; à mon ami , non.
^Non?
-^ Sans doute, puisque, par moi ou par le capitaine des gardes, mon ami était
loujouru arrêté.
— El voilà votre dévouement. Monsieur! un dévouement qui raisonne, qui choisit 1
Vous n'êtes pas un soldat, Monsieur !
— J'attends que Votre Majesté me dise ce que je suis.
— Eh bien ! vous êtes un frondeur!
-^ Depiu's qu'il n'y a plus de fronde, alors, sire...
^— Mais si ce que vous dites est vrai...
— Ce que je dis est toujours vrai , sire.
= — Que venez-vous faire ici? voyons !
•-— Je viens ici dire au roi : Sire , M. de la Fère est à la Hastillc...
= — (^e n'est point votre faute, à ce qu'il paraît.
' — C'est vrai, sire, mais enlin il y est, et puisqu'il y est, il est inq>ortant que Votre
Majesté le sache.
— Ah ! monsieur d'Artagnan, vous l)ravcz votre roi !
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 291
— Sire...
— Monsieur d'Arlagnaii, je vous préviens que vous abusez de ma patience.
— Au contraire , sire.
— Gomment, au contraire?
— Je viens me faire arrêter aussi.
— Vous faire arrêter, vous!
— Sans doute. Mon ami va s'ennuyer là-bas , et je viens proposer à Votre Majesté
de me permettre de lui faire compagnie; que Votre Majesté dise un mol, et je m'ar-
rêtemoi-même; je n'aurai pas besoindii capitaine des gardes pour cela, je vous en réponds.
— Le roi s'élança vers la table et saisit une plume pour donner l'ordre d'emprisonner
d'Artagnan.
— Faites attention que cesl pour toujours , Monsieur! s'écria-t-il avec l'accent de
la menace.
— J'y compte bien, reprit le mousquetaire , car lorsqu'une fois vous aurez fait ce
beau coup-là, vous n'oserez plus me regarder en face.
Le roi jeta sa plume avec violence.
— Allez-vous-en ! dit-il.
— Oh ! non pas, sire, s'il plaità Votre Majesté !
— Comment , non pas ?
— Sire, je venais pour parler doucement au roi, le roi s'est emporté, c'est un mal-
heur, mais je n'en dirai pas moins au roi ce que j'ai à lui dire.
— Votre démission. Monsieur, s'écria le roi, votre démission!
— Sire, vous savez que ma démission ne me tient pas au cœur, puisqu'à Blois,lejour
où Votre Majesté a refusé au roi Charles le million que lui a donné mon ami le comte
de la Fère , j'ai offert ma démission au roi.
— Eh bien! alors faites vite.
— Non , sire, car ce n'est point de ma démission qu'il s'agit ici. Votre Majesté avait
pris la plume pour m'envoyer à la Bastille, pourquoi change-t-elle d'avis?
— D'Artagnan ! tête gasconne ! Qui est le roi de vous ou de moi, voyons ?
— C'est vous, sire, malheureusement.
— Gomment, malheureusement?
— Oui , sire , car si c'était moi...
— Si c'était vous, vous approuveriez la rébellion de M. d'Artagnan, n'est-ce pas?
— Oui, certes!
— En vérité?
Et le roi haussa les épaules.
— Et je dirais à mon capitaine des mousquetaires, continua d'Artagnan, je lui dirais,
en le regardant avec des yeux humains et non avec des charbons enflannnés, je lui
dirais ; Monsieur d'Artagnan, j'ai oubhé que je suis le roi. Je suis descendu de mon
trône pour outrager un gentilhomme.
f— Monsieur 1 s'écria le roi , croyez-vous que c'est excuser votre ami que de surpas-
ser son insolence ?
— Oh ! sire , j'irai bien plus loin que lui , dit d'Artagnan ; et ce sera votre faute. Je
vous dirai, ce qu'il ne vous a pas dit, lui, l'homme de toutes les délicatesses ; je vous
dirai : — Sire, vous avez sacritié son tils, et il défendait son lils; vous l'avez sacrilié
Kii-même; il vous parlait, au nom de l'honneur, de la religion et de la vertu , vous
l'avez repoussé , chassé, enq)risonné. Moi, je serai plus dur que lui, sire , et je vous
dirai : — Sire, choisissez! Voulez-vous des amis ou des valets? des soldats ou des
292 LES MOUSQUETAIRES.
danseurs à révérences? des grands hommes ou des policliinelles ? voulez-vous qu'on
vous serve ou voulez-vous qu'on plie? voulez-vous qu'on vous aime ou voulez-vous
qu'on ail peur de vous? — Si vous préférez la bassesse , Tintrigue , la couardise , oh!
dites-le, sire; nous partirons, nous autres, qui sommes les seuls restés, je dirai plus,
les seuls modèles de la vaillance d'autrefois ; nous qui avons servi et dépassé peut-être
en courage, en mérite, des hommes déjà grandsdans la postérité. Choisissez, sire, elhàtez-
vous. Ce qui vous reste de grands seigneurs, gardez-le: vous aurez toujours assez de
courtisans. Hàtez-vous, et envoyez-moi à la Bastille avec mon ami. car si vous n'avez
pas su écouler le comte de la Fère , c'est-à-dire la voix la plus douce et la plus noble
de l'honneur: si vous ne savez pas entendre d'Artagnan , c'est-à-dire la plus franche
et la plus rude voix de la sincérité, vous êtes un mauvais roi, et demain vous serez un
pauvre roi. Or, les mauvais rois, on les abhorre ; les pauvres rois . on les chasse. Voilà
ce que j'avais à vous dire, sire; vous avez eu tort de me pousser jusque-là.
Le roi se renversa froid et livide sur son fauteuil : il était évident que la foudre
tombée à ses pieds ne l'eût pas étonné davantage: on eût cru que le souffle lui man-
quait et qu'il allait expirer. Cette rude voix de la sincérité comme l'appelait d'Arta-
gnan, lui avait traversé le cœur, pareille à une lame.
DArlagnan avait dit tout ce qu'il avait à dire. Comprenant la colère du roi. il tira
son épéc, et s'approchant respectueusement de Louis XIY, il la posa sur la table.
Mais le roi, d'un geste furieux, repoussa l'épée qui tomba à terre et roula aux
pieds de d'Artagnan.
Si maître (pie le mousquetaire fût de lui il pâlit à son tour, et frémissant d'indignation :
— l^n l'oi , dit-il , peut disgracier un soldat: il peut l'exiler, il peut le condanmer à
mort ; mais, fût-il cent fois roi , il n'a jamais le droit de l'insulter en déshonorant son
épéc. Sire, un roi de France n'a jamais repoussé avec mépris l'épée d'un homme tel
que moi. Cotte épéc souillée, songcz-y, sire, elle n'a plus désormais d'autre fourreau
que mon cœur ou le vôtre. Je choisis le mien , sire, remerciez-eniDieu et ma patience !
Puis se précipitant sur son épée :
— Que mon sang retombe sur votre tèle, sire! s'écria-t-il.
EIi d'un geste rapide appuyant la poignée de l'épée au parquet, il en dirigea la
pointe sur sa poitrine.
Le roi s'élança d'un mouvement encore plus rapide que celui de d'Artagnan , jetant
le bras droit au cou du mousquetaire, et de la main gauche saisissant par le milieu
de la lame l'épée qu'il remit silencieusement au fourreau.
D'Artagnan, raide, [)àlc et frémissant encore, laissa sans l'aider faire le roi jus-
qu'au bout.
Alors , Louis attendri revint à la table, prit la plume, écrivit quelques lignes, les
signa et étendit la main vers d'Artagnan.
— Qu'est-ce que ce papier, sire? demanda le capitaine.
— L'ordre donné à M. d'Artagnan d'élargir à l'instant même M. le comte de la Fèrei
D'Artagnan saisit la main royale et la baisa; puis il plia l'ordre, le passa sous son
1 utile et sortit.
Ni le roi ni le capitaine n'avaient articulé une syllabe.
'— 0 cœur humain . boussole des rois , murmura Louis resté seul, quand donc sau-
rai-je lire dans tes replis, comme dans les feuillets d'un livre! Non , je ne suis pas un
uïauvais roi, non , je ne suis pasiin pauvre roi; mais je suis encore un enfant.
LK VICOMTE OE BRAGELONNE. 293
UNE AFFAIRE MENÉE PAR M. D'ARTAGNAN.
D'Artagnan avait promis à M. de Baiscnioaux d'être de retour au dessert, d'Arla-
gnan tint parole. On en était aux vins fins et aux liqueurs, dont la cave du gouver-
neur de la Bastille avait la réputation d'élrc adniii'aMenicnt t:arnie , lorsque les épe-
rons du capitaine des mouscpictaires retentirent dans le coiridor et que lui-même
parut sur le seuil.
Athos et Aramis avaient joué serré. Aussi aucun des deux n'avait pénétré l'aulrc.
On avait soupe, causé beaucoup de la Bastille, du dernier voyage de Fonlainehleau,
de la future fêle que M. Fouquet devait donner à Vaux. Les généralités avaient été
prodiguées, et nul, hormis Baisemeaux , n'avait effleuré les choses particulières.
D'Artagnan toniba au milieu de la conversation, encore pâle et ému de sa scène
avec le roi. Baisemeaux s'empressa d'approcher une chaise. D'Artagnan accepta un
verre plein et le laissa vide. Athos et Aramis remarquèrent tous deux cette émotion dt;
d'Arlagnan. Quant à Baisemeaux, il ne vit rien que le capitaine des mousquetaires
de Sa Majesté, auquel il se hâta de faire fêle. Approcher le roi; c'était avoir tous
droits aux égards de M. de Baisemeaux. Seulement, quoique Aramis eût remarqué
celte émotion, il n'en pouvait deviner la cause. Athos seul croyait l'avoir pénétrée.
Pour lui, le retour de d'Arlagnan, et surtout le bouleversement de l'homme impas-
sible signifiait : « Je viens de demander au roi quelque chose que le roi m'a refusé. »
Bien convaincu qu'il était dans le vrai, Athos sourit, se leva de table et fit un signe
à d'Arlagnan , comme pour lui rappeler qu'ils avaient autre chose à faire que de sou-
per ensemble.
D'Artagnan comprit et répondit par un autre signe. Aramis et Baisemeaux voyant
ce dialogue muet, interrogeaient du regard. Athos crut que c'était à lui de donner
l'explication de ce qui se passait.
— La vérité, mes amis, dit le comte de la Fère avec un sourire, c'est que vous ,
Aramis , vous venez de souper avec un criminel d'État, et vous, monsieur de Baise-
meaux , avec votre prisonnier.
Baisemeaux poussa une exclamation de surprise et presque de joie. Ce cher 3L de
Baisemeaux avait l'amour-propre de sa forteresse. A part le profit , plus il avait de
prisonniers , plus il étailheureux ; plus ces prisonniers étaient grands, plus il était lier.
Quant à Aramis , prenant une figure de circonstance :
— Oh ! cher Athos, dit-il, pardonnez-moi , mais je me doutais presque de ce qui
arrive. Quelque incartade de Raoul et de la Vallière, n'est-ce pas?
— Hélas ! fit Baisemeaux.
— Et, continua Aramis, vous, en grand seigneur que vous êtes, oubliant qu'il n'y
a plus que des courtisans, vous avez été trouver le roi et vous lui avez dit son fait?
— Vous avez deviné, mon ami.
— De sorte , dit Baisemeaux , tremblant d'avoir soupe si familièrement avec un
honnne tombé dans la disgrâce de Sa Majesté ; de sorte , monsieur le comte...
— De sorte, mon cher gouverneur, dit Athos, que mon ami M. d'Arlagnan va vous
294 LES MOUSQUETAIRES.
communiquer ce papier qui passe par l'ouverture de son buffle , et qui n'esl autre ,
certainement, que mon ordre d'écrou.
Baisemeaux tendit la rnain avec la souplesse d'habitude.
D'Artagnan tira en effet deux papiers de sa poitrine, et en présenta un au gouver-
neur. Baisemeaux déplia le papier et lut à demi-voix, tout en regardant Alhos par-
dessus le papier, en s'interrompant :
« Ordre de détenir... dans mon château de la Bastille. » Très-bien ! Dans mon châ-
teau de la Bastille... « M. le comte de la Fère. »
Oh ! Monsieur, que c'est pour moi un douloureux honneur de vous posséder !
— Vous aurez un patient prisonnier, Monsieur, dit Athos de sa voix suave et calme.
Et un prisonnier qui ne restera pas un mois chez vous, mon cher gouverneur,
dit Ararnis. tandis que Baisemeaux, Tordre à la main , transcrivait sur son registre
d'écrou la volonté royale.
Pas même un jour, ou plutôt pas même une nuit , dit d'Artagnan en exhibant le
second ordre du roi : car maintenant, cher monsieur de Baisemeaux, il vous faudra
transcrire aussi cet ordre de mettre inmiédi;itement le comte en liberté.
Ah ! fit Aramis , c'est de la besogne que vous m'épargnez , d'Artagnan. Et il serra
d'une façon significative la main du mousquetaire , en même temps que cefle d' Athos.
Eh quoi ! dit ce dernier avec étonnement, le roi me donne la liberté?
— Lisez, cher ami . repartit d'Artagnan.
Athos prit l'ordre et lut.
— C'est vrai, dit-il.
— En seriez-vous fâché ? <
Oh ! non, au contraire. Je ne veux pas de mal au roi . et le plus grand mal qu'on
puisse souhaiter aux rois , c'est qu'ils commettent une injustice. Mais vous avez eu du
mal , n'est-ce pas? Oh ! avouez-le , mon ami.
^[oi ! pas du tout ! fit en riant le mousquetaire. Le roi fait tout ce que je veux.
Arauiis regarda d'Artagnan, et vit bien qu'il mentait. Mais Baisemeaux ne regarda
rien que d'Artagnan , tant il était saisi d'une admiration profonde pour cet homme
qui faisait faire au roi tout ce qu'il voulait.
— Et le roi exile Athos? demanda Aramis.
Non, pas précisément; le roi ne s'est pas même expliqué là-dess<is . répondit
d'Artagnan , mais je crois que le comte n'a rien de mieux à faire, à moins qu'il ne
tienne à remercier le roi...
— Non, en vérité, répondit on souriant Athos.
— Eh bien! je crois que le comte n'a rien de mieux à faire , reprit d'Artagnan, que
de se retirer dans son château. .\u nsle, mon cher Athos, parlez , demandez ; si une
résidence vous est plus agréable que l'autre, je me fais fort de vous obtenir celle-là.
— Quanta cela, dit Athos. rien no peut m'ètre plus agréable, cher ami, que de
retourner dans ma solitude , sous mes grands arbres, au bord de la Loire. Si Dieu est
le suprême médecin des maux de l'âme , la nature est le souverain remède. Ainsi,
Monsieur, continua Athos en se retournant vers Baisemeaux , me voilà donc libre.
— Oui , monsieur le comte , je le crois . je l'espère , du moins , dit le gouverneur en
tournant et en reiournant les deux papiers, à moins toutefois que M. d'Artagnan n'ait
un troisième ordre.
— Non, cher monsieur Baisemcanx , non . dit le mousquetaire , il faut vous en te-
nir au second et vous arrêter là.
— Ah ! monsieur le comte, dit Baisemeaux s'adressnnl à Athos. vous ne savez pas ce
LE VICOMTE DE BRAGELOiNNE. 595
que vous perdez ! Je vous eusse mis à trente livres, comme les généraux : que dis-je !
à cinquante livres , comme les princes . et vous eussiez soupe tous les soirs comme vous
avez soupe ce soir,
— Permettez-moi, Monsieur, dit Athos, de préférer ma médiocrité.
Puis se retournant vers d'Artagnan :
— Partons , mon ami , dit-il.
— Partons, dit d'Artagnan.
— Est-ce que j'aurai cette joie, continua Athos .devons posséder pour compagnon,
mon ami?
— Jusqu'à la porte seulement, très-cher, répondit d'Artagnan ; après quoi je vous
dirai ce que j'ai dit au roi : Je suis de service.
— Et vous, mon cher Aramis, dit Athos en souriant, m'accompagnerez-vous? La
Fera est sur la route de Vannes.
— Moi, mon ami, dit le prélat, j'ai rendez-vous ce soir à Paris , et je ne saurais
m'éloigncr sans faire souffrir de graves intérêts.
— Alors, mon cher ami, dit Athos, permettez que je vous emhrasse, et que je
parte. Mon cher monsieur Baisemeaux, grand merci de votre bonne volonté , et siu--
tout de l'échantillon que vous m'avez donné de l'ordinaire de la Bastille.
Et après avoir embrassé Aramis et serré la main à M, de Baisemr;aux, après avoir
reçu les souhaits de bon voyage de tous deux, Athos partit avec d'Artagnan.
Tandis que le dénoûmentde la scène du Palais-Royal s'accomplissait à la Bastille,
disons ce qui se passait chez Athos et chez Bragelonne.
Grimaud, comme nous l'avons ju, avait accompagné son maître à Paris. Comme
nous l'avons dit , il avait assisté à la sortie d'Athos; il avait vu d'Artagnan mordre ses
moustaches; il avait vu son maître monter en carrosse; il avait interrogé l'une et
l'autre physionomies, il les connaissait toutes deux depuis assez longtemps pour avoir
compris, à traverslemasque de leur impassibilité, qu'il se passait de graves événemens.
Une fois Athos parti, il se mit à réfléchir. Alors il se rappela l'étrange façon dont
Athos lui avait dit adieu , l'embarras imperceptible pour tout autre que pour lui de ce
maître aux idées si nettes, à la volonté si droite. Il savait qu'Alhos n'avait rien em-
porté que ce qu'il avait sur lui, et cependant il croyait voir qu'Athos ne partait pas
pour une heure , pas même pour un jour. 11 y avait une longue absence dans la façon
dont Athos, en quittant Grimaud, avait prononcé le mot adieu.
— Voilà, dit-il , le nœud de l'énigme. La jeune fille a fait des siennes. Ce qu'on
dit d'elle et du roi est vrai. Notre jeune maître est trompé. Il doit le savoir. M. le
comte a été trouver le roi et lui a dit son fait. Et puis le roi a envoyé M. d'Artagnan
pour arranger l'atfaire. Ahl mon Dieu, continua Grimaud, M. le comte est rentré
sans son épée.
Cette découverte fit monter la sueur au front du brave liomme. Il ne s'arrêta pas
plus longtemps à conjecturer, il enfonça son chapeau sur sa tête et courut au logis de
Raoul.
296
LES MOUSQUI-TAIRES.
OU PORTHOS EST CONVAINCU SANS AVOIR COMPRIS.
E digne Portlios , lidèle à toutes les lois de la chevalerie
antique, s'était décidé à attendre M. de Saint-Aignan
jusqu'au coucher du soleil. El comme Saint-Aignan ne
devait pas venir, connue Raoul avait oublié den préve-
nir son second, comme la faclion commençait à être des
plus longues et des plus pénibles, Porthos s'était fait ap-
porter par le garde d'une porte quelques houfeilles de
bon vin et im quartier de viande, atin d'avoir au moins
la dislraclioii de tirer de temps en lonqjs un bouchon el
une bouchée. H en élait aux dernières extrémités, c'est-
.'i-dire aux dernières miettes, lorsque Raoul arriva escorté de Grimaud, et tous deux
poussant à loule bride.
Quand Porthos vit sur le chemin ces deux cavaliers si pressés , il ne douta plus que
ce ne fussent ses hommes, et se levant aussitôt de l'herbe sur laquelle il s'était mol-
lement assis, il commença par déraidir ses genoux et ses j)oignels en disant :
— Ce que c'est que d'avoir les belles habiludes! Ce drôle a lini par venir. Si je me
fusse retiré, il ne trouvait personne et prenait avantage.
• Puis il se campa sur une hanche avec une martiale altitude , el tit ressortir par un
puissant tour de reins la cambrure de sa taille gigantesque. Mais, au lieu de Saint-
Aignan , il ne vit que Raoul, lequel, avec des gestes désespérés, l'aborda en criant:
— Ah! cher ami ; ahl pardon; ah ! que je suis malheureux !
— Raoul , lit Porthos loul surpris.
— Vous m'en vouliez? s'écria Raoul en venant end)rasser Porlhos.
— .Moi ! et de quoi?
— De vous avoir ainsi oublié. Mais, vovez-vous, j'ai la léte perdue !
— Ah bah !
— Si vous saviez , mou ami 1
— Vous l'avez tué?
— Qui ?
— Saint-Aignan.
— Hélas ! il s'agit bien de Sainl-Aignan.
— Qu'y a-t-il encore?
— Il y a que M. le comte de la Fère doit èlrc arrêté à l'heure qu'il est.
Porlhos fit un mouvement qui eût renversé une nnu'aille.
— Arivtél... Par qui ?
ll: vicomte de bragelonnk. 297
— Par (l'Artagnan?
— C'est impossible , dit Porlhos.
— C'est cependant la vérité, répliqua Kaoul.
Porthos se tourna du coté de Grimaud en homme qui a besoin d'une seconde affir-
mation. Grimaud lit un signe de tète.
— Et où l'a-t-on mené '/demanda Porthos.
— Probablement à la Bastille.
— Qui vous le fait croire?
— En chemin nous avons questionné des gens qui ont vu passer le carrosse , et d'au-
tres^encore qui l'ont vu entrer à la Bastille.
— Oh ! oh! murmura Porthos. Et il fit deux pas.
— Que décidez-vous? demanda Raoul.
— Moi? rien. Seulement je ne veux pas qu'Athos reste à la Bastille.
Kaoul s'approcha du digne Porthos.
— Savez-vous que c'est par ordre du roi que l'arreslafion s'est faite?
Porthos regarda le jeune homme comme pour lui dire : c Qu'est-ce que cela me
fait, à moi ! » Ce muet langage parut ^ï éloquent à Kaoul, qu'il n'eu demanda pas plus.
Il remonta à cheval. Déjà Porthos, aidé de Grimaud, en avait fait autant,
— Dressons notre plan, dit Kaoul.
— Oui, répliqua Porthos, notre plan, c'est cela, dressons-le.
Kaoul poussa un grand soupir et s'arrêta soudain.
— Qu'avez-vous? demanda Porthos; une faiblesse?
— Non , l'impuissance! Avons-nous la prétention à trois d'aller prendre la Bastille?
— Ah ! si d'Artagnan était là, ré^ndit Porthos, je ne dis pas.
Kaoul fut saisi d'admiration à la vue de cette confiance héroïque à force d'être naïve.
C'étaient donc bien là ces hommes célèbres qui, à trois ou quatre , abordaient des ar-
mées, ou attaquaient des châteaux! Ces hommes qui avaient épouvanté la mort, et
qui survivaient à tout un siècle en débris , étaient plus forts encore que les plus ro-
bustes d'entre les jeunes.
— Monsieur, dit-il à Porthos, vous venez de me faire naitre une idée : il faut ab^
solument voir M. d'Artagnan.
— Sans doute.
— Il doit être rentré chez lui, après avoir conduit mon père à la Bastille. AUonschezlui.
— Informons-nous d'abord à la Bastille, dit Grimaud, qui parlait peu, mais bien.
En effet, ils se hâtèrent d'arriver devant la forteresse. Un de ces hasards, comme
Dieu les donne aux gens de grande volonté , fit que Grimaud aperçut tout à coup le
carrosse qui tournait la grande porte du pont-levis. C'était au moment où d'Artagnan ,
comme on l'a vu , revenait de chez le roi.
En vain Raoul poussa-t-il son cheval pour joindre le carrosse et voir quelles per-
sonnes étaient dedans. I.es chevaux étaient déjà arrêtés de l'autre coté de celte grande
porte qui se referma, tandis qu'im garde-française en faction heurta du mousquet le
nez du cheval de Raoul.
Celui-ci fit volte-face , trop heureux de savoir à quoi s'en tenir sur la pi'ésence de
ce carrosse qui avait renfermé son père.
— Nous le tenons , dit Grimaud .
— En attendant un peu, nous sommes sûrs qu'il sortira , n'est-ce pas, mon ami?
— A moins que d'Artagnan aussi ne soit prisonnier, répliqua Porthos ; auquel cas
tout est perdu.
298 LES MOUSQUETAIRES.
Raoul ne répondit rien. Il donna le conseil à Grimaud de conduire les chevaux dans
la pelite rue Jean-Beausire, afin d'éveiller moins de soupçons, el lui-même, avec sa
vue perçante, il guetta la sortie de d'Artagnanou celle du carrosse.
C'était le bon parti. En effet , vingt minutes ne s'étaient pas écoulées que la porte se
rouvrit et que le carrosse reparut. Un éblouissement empêcha Raoul de distinguer
quelles figures occupaient cette voiture. Grimaud jura qu'il avait vu deux personnes ,
et que son maître était ime des deux. Porthos regardait tour à tour Raoul et Grimaud,
espérant comprendre leur idée.
— Il est évident, dit Grimaud, que si M. le comte est dans ce carrosse, c'est qu'on
le met en liberté, ou qu'on le mène à une autre prison.
— Nous Talions bien voir par le chemin qu'il prendra, dit Porthos.
— Si on le met en liberté , dit Grimaud , on le conduira chez lui.
— Le carrosse n'en prend pas le chemin, dit Raoul.
Et en effet, les chevaux venaient de disparaître dans le faubourg Saint-Antoine.
— Gourons, dit Porthos ; nous attaquerons le carrosse sur la route et nous dirons à
Athos de fuir.
— Rébellion ! murmura Raoul.
Porthos lança à Raoul un second regard , digne pendant du premier. Raoul n'y ré-
pondit qu'en serrant les flancs de son cheval.
Peu d'instans après, les trois cavaliers avaient rattrapé le carrosse et le suivaient
de si près que l'haleine des chevaux humectait la caisse de la voiture.
D'Arlagnan, dont les sens veillaient toujours, entendit le trot des chevaux. C'était
au moment où Raoul disait à Porthos de dépasser le carrosse, pour voir quelle était la
personne qui accompagnait Athos. Porthos obéitfmais il ne put rien voir: les mante-
lets étaient baissés.
La colère et l'impatience gagnaient Raoul.
Il venait de remarquer ce mystère de la part des compagnons d' Athos, et il se déci-
dait aux extrémités.
D'un autre côté, d'Artagnan avait parfaitomcnt reconnu Porthos; il avait, sous le
cuir des mantelets , reconnu également Raoul , et communiqué au comte le résultat de
son observation. Ils voulaient voir si Raoul et Porthos pousseraient les choses au
dernier degré.
Cela ne manqua pas. Raoul , le pistolet au poing, fondit sur le premier cheval du
carrosse en commandant au cocher d'arrêter.
Porthos saisit le cocher el l'enleva de dessus son siège.
Grimaud tenait déjà la portière du carrosse arrêté.
Raoul ouvrit ses bras en criant :
— Monsieur le comte! monsieur le comte!
— Eh bien! c'est vous. Raoul? dit Athos ivre de joie.
— Pas mal! ajouta d'Artagnan avec un éclat de rire.
Et tous deux embrassèrent le jeune homme et Porthos qui s'étaient emparés d'eux.
— Mon brave Porthos, excellent ami! s'écria Athos; toujours vous !
— Il a encore vingt ans, dit d'Artagnan. Bravo, Porthos!
— Dame î répondit Porthos un peu confus, nous avons cru que l'on vous arrêtait.
— Tandis que , reprit Athos, il ne s'agissait que d'une promenade dans le carrosse
de M. d'Artagnan.
— Nous vous suivons depuis la Bastille, répliqua Raoul avec un ton de soupçon et
de reproche.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 299
— Où nous étions allés souper avec ce bon M. Baisemeaujc. Vous rappelez-vous
Baisemeaux, Portlios?
— Pardieu! très-bien.
— Et nous y avons vu Aramis.
— A la Bastille ?
— A souper.
— Ab ! s'écria Portbos en respirant.
— Il nous a dit mille cboses pour vous.
— Merci.
— Où va monsieur le comte? demanda Grimaud que son maître avait déjà récom-
pensé par un sourire.
— Nous allions à Blois , chez nous.
— Gomment cela? tout droit? dit Raoul.
— Tout droit.
— Sans bagages?
— Oh ! mon Dieu, Raoul eût été chargé de m'expédier les miens, ou de les ap-
porter en revenant chez moi , s'il y revient.
— Si rien ne l'arrête plus à Paris, dit d'Artagnan avec un regard ferme et tran-
chant comme l'acier, douloureux comme lui, car il rouvrit les blessures du pauvre
jeune homme , il fera bien de vous suivre , Athos.
— Rien ne m'arrête plus à Paris, dit Raoul.
— Nous partons, alors, répliqua sur-le-champ Athos.
— Et M. d'Artagnan? ^
— Oh ! moi, j'accompagne Athos jusqu'à la barrière seulement, et je reviens avec
Porthos.
— Très-bien , dit celui-ci.
— Venez, mon fils, ajouta le comte en passant doucement le bras autour du cou
de Raoul pour l'attirer dans le carrosse , et en l'embrassant encore.
— Grimaud, poursuivit le comte, lu vas retourner doucement à Paris avec ton cheval
et celui de M. du Vallon, car Raoul et moi nous montons à cheval ici et laissons le
carrosse à ces deux messieurs pour rentrer dans Paris; puis, une fois au loiris, tu
prendras mes bardes, mes lettres, et tu expédieras le tout chez nous.
— Mais, fit observer Raoul qui cherchait à faire parler le comte , quand vous re-
viendrez à Paris , il ne vous restera ni linge ni effets ; ce sera bien incommode.
— Je pense que d'ici à bien longtemps, Raoul, je ne retournerai à Paris. Notre
dernier séjour ne m'a pas encouragé à en faire d'autres.
Raoul baissa la tête et ne dit plus un mot.
Athos descendit du carrosse et monta le cheval qui avait amené Porthos . et qui
sembla fort heureux de l'échange.
On s'était embrassé, on s'était serré les mains , on s'était donné mille témoignages
d'éternelle amitié. Porthos avait promis de passer un mois chez Athos à son premier
loisir. D'Artagnan promit de mettre à profit son premier congé ; puis, ayant embrassé
Raoul pour la dernière fois ,
— Mon enfant, dit-il , je t'écrirai.
Il y avait tout dans ces mots de d'Artagnan qui n'écrivait jamais. Raoul fut touché
jusqu'aux larmes. Il s'arracha des mains du mousquetaire et partit.
D'Artagnan rejoignit Porthos dans le carrosse.
— Eh bien ! dit-il, cher ami , voilà une journée !
300 LES MOUSQUETAIRES.
— Mais oui , répliqua Porthos.
— Vous devez être éreinté?
— Pas trop. Cependant je me coucherai de bonne heure, afin demain d'être prêt.
— Et pourquoi cela?
— Pardieu I pour finir ce que j'ai commencé.
— Vous me faites frémir, mon ami; je vous vois tout efTarouché. Que diable avez-
vous commencé qui ne soit pas fini?
— Écoutez donc : Raoul ne s'est pas battu. Il faut que je me batle , moi !
— Avec qui ?... avec le roi?
— Comment! avec le roi? dit Porthos stupéfait.
— Mais oui, grand enfant , avec le roi !
— Je vous assure que c'est avec M. de Saiot-Aignan.
— Voilà ce que je voulais vous dire : En vous battant avec ce gentilhomme, c'est
contre le roi que vous tirez l'épée.
— Ah ! fit Porthos en écarquillant les yeux ; vous en êtes sûr?
— Pardieu 1
— Eh bien ! connnent arrauger cela, alors?
— Nous allons tâcher de faire un bon souper, Porthos. La table du capitaine des
mousquetaires est agréable.Vousy verrezle beau Sainl-Aignan,et vousboirezà sa santé.
— Moi? s'écria Porthos avec horreur.
— Comment! dit d'Artagnan . vous refusez de boire à la santé du roi?
— Mais, corbœuf ! je ne vous parle pas du roi ; je vous parle de M. de Saint-Aignan.
— Mais , puisque je vous répète que c'est la même chose.
— Ah!... très-bien alors, dit Porthos vaincu.
— Vous comprenez , n'est-ce pas ?
— Non, dit Porthos: mais c'est égal.
— Oui , c'est égal , répliqua d'Artagnan. Allons sou[)er, Porlhos.
LA SOCIKTK DE M. BAISEMEAUX.
On n'a pas oublié qu'en sortant de la Bastille d'Artagnan et le comte de la Fère y
avaient laissé Aramis en lêle-à-tèle avec Baisemcaux.
Baisemeaux ne s'aperçut pas le moins du monde, une fois ses deux convives sortis,
que la conversation souflrit de leur absence. Il croyait que le vin du dessert, et celui
(le la Bastille était excellent, il croyait, disons-nous, que le vin du dessert élail un
stimulant suffisant pour faire parler un honune de biru. Il connaissait mal Sa Gran-
deur, qui n'était jamais plus impénétrable qu'au dessert. Mtiis Sa Grandeur connaissait
à merveille M. de Baisemeaux, en comptant pour faire parler le gouverneur sur le
moyen q\ie celui-ci regardait comme efficace.
La conversation, sans languir en apparence, languissait donc en réalité: car Bai-
semeaux, non-seulement parlait à peu près seul, mais encore ne parlait que de ce
singulier événement de l'incarcération d'Athos, suivie de cet ordre si prompt de le
mettre en liberté.
LE VICOMTE DE BRAGELOiNNE. 301
Baisemeaux n'avait d'ailleurs pas été sans remarquer que les deux ordres, ordre
d'arrestation et ordre de mise en liberté, étaient tous deux de la main du roi. Or, le
roi ne se donnait la peine d'écrire de pareils ordres que dans les grandes circonstances.
Tout cela était fort intéressant et surtout très-obscur pour Baisemeaux: mais comme
tout cela était fort clair pour Aramis , celui-ci n'attachait pas à cet événement la même
importance qu'y attachait le bon gouverneur.
D'ailleurs Aramis se dérangeait rarement poin* rien, et il n'avait pas encore dit à
M. de Baisemeaux pour quelle cause il s'était dérangé.
Aussi, au moment où Baisemeaux en était au plus fort de sa dissertation, Aramis
l'interrompit tout à coup.
— Dites-moi, cher monsieur de Baisemeaux, est-ce que vous n'avez jamais à la
Bastille d'autres distractions que celles auxquelles j'ai assisté pendant les deux ou trois
visites que j'ai eu l'honneur de vous faire?
L'apostrophe était si inattendue , que le gouverneur, comme une girouette qui reçoit
tout à coup une impulsion opposée à celle du vent, en demeura étourdi.
— Des distractions? dit-il, mais j'en ai continuellement, monseigneur.
— Oh ! à la bonne heure ! Et ces distractions ?
— Sont de toute nature.
— Des visites , sans doute?
— Des visites , non. Les visites ne sont pas connnuncs à la Bastille;
— Comment! les visites sont rares?
— Très-rares.
— Même de la part de votre société?
— Qu'appelez-vous ma société?... Mes prisonniers?
— Oh! non. Vos prisonniers !... Je sais que c'est vous qui leur faites des visites et
non pas eux qui vous en font. J'entends par votre société, mon cher monsieur de Bai-
semeaux , la société dont vous faites partie.
Baisemeaux regarda fixement Aramis; puis, comme si ce qu'il avait supposé un
instant était impossible :
— Oh ! dit-il , j'ai bien peu de société à présent. S'il faut que je vous l'avoue , cher
monsieur d'Herblay, en général le séjour de la Bastille paraît sauvage et fastidieux
aux gens du monde. Quant aux dames , ce n'est jamais sans un certain effroi, que j'ai
toutes les peines de la ferre à calmer, qu'elles parviennent jusqu'à moi. En efTct, com-
ment ne trembleraient-elles pas un peu , pauvres femmes, en voyant ces tristes don-
jons , et en pensant qu'ils sont habités par de pauvres prisonniers qui...
Et au fur et à mesure que les yeux de Baisemeaux se lixaient sur le visage d'Ara-
mis, la langue du bon gouverneur s'embarrassa de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle
finit par se paralyser tout à fait.
— Non, vous ne comprenez pas, mon cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis.
vous ne comprenez pas... Je ne veux point parler de la société en général , mais d'une
société particulière, de la société à laquelle vous êtes aftilié , enfin.
Baisemeaux laissa presque tomber le verre plein de muscat qu'il allait porter à ses
lèvres.
— Afniié! dit-il, affilié!
— Mais sans doute, affilié, répéta Aramis avec le plus grand sang-froid. N'èles-vous
donc pas membre d'une société secrète , mon cher monsieur de Baisemeaux?
— Secrèle!
— Secrèle ou mystérieuse?
302 LES MOUSQUETAIRES.
— Oh ! monsieur d'Herblay ! . ..
— Vo\ons, ne vous défendez pas.
— Mais croyez bien...
— Je crois ce que je sais.
— Je vous jure !...
— Écoutez-moi, cher monsieur de Baisemeauxj je dis oui, vous dites non ; l'un de
nous deux est nécessairement dans le vrai, et l'autre inévitablement dans le faux.
— Eh bien ?
— Eh bien ! nous allons tout de suite nous reconnaître.
— Voyons , dit Baisemeaux, voyons.
— Buvez donc votre verre de muscat, cher monsieur de Baisemeaux , dit Aramis.
Que diable ! vous avez l'air tout elFaré.
— Mais non, pas le moins du monde , non.
— Buvez alors,
Baisemeaux but , mais il avala de travers.
— Eh bien! reprit Aramis, si, disais-je , vous ne faites point partie d'une société
secrète, mystérieuse , comme vous voudrez, l'épithète n'y fait rien; si, dis-je , vous ne
faites point partie d'une société pareille à celle que je veux désigner, eh bien ! vous
ne comprendrez pas un mot à ce que je vais dire , voilà tout.
— Oh ! soyez^sùr d'avance que je ne comprendrai rien.
— A merveille alors.
— Essayez, voyons.
— C'est ce que je vais faire. Si, au contraire , vous êtes un des membres de celle
société, vous allez tout de suite me répondre oui ou non.
— Faites la question, poursuivit Baisemeaux en tremblant.
— Car vous en conviendrez, cher monsieur de Baisemeaux, continua Aramis avec
la même impassilùlité, il est évident que l'on ne peut faire partie d'une société, il est
évident qu'on ne peut jouir des avantages que la société produit aux affiliés, sans être
astreint soi-même à quelques petites servitudes.
■ — En elfet, balbutia Baisemeaux , cela se concevrait si...
— Eh bien! donc, reprit Aramis, il y a dans la société dont je vous parlais, et dont,
ù ce qu'il paraît, vous ne faites point partie...
— Permettez, dit Baisemeaux , je ne voudrais cependant pas dire absolument.,.
— Il y a un engagement pris par tous les gouverneurs et capitaines de forteresse
afliliés à l'ordre.
Baisemeaux pâlit.
— Cet engagement , continua Aramis d'ime voix ferme, le voici.
Baisemeaux se leva, on proie à une indicible éuiotion.
— Voyons, cher monsieur d'Herblay, dit-il, voyons.
Aramis ditalors ou plutôt récita le paragraphe suivant, de l.i même voix (jue s'il eût
lu dans nu livre :
« Ledit capitaine ou gouv(!rneur de forteresse laissera entrer (juand besoin sera, et
sur la demande du prisoimier, un coulesseur affilié à l'ordre. »
Il s'arrêta. Baisemeaux faisait peine à voir, lant il était p;\lc et tremblant.
— Est-ce bien là le texte de rengagement? demanda tranquillement Aramis.
— Monseigneur!... lit Baiseuu'aux.
— \\\ ! bien l vous commencez à conqircndre , je crois?
— Monseigneur, s'écria Baisemeaux , ne ^ous jouez pas ainsi de mon pau\re es-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 303
prit; jo me trouve bien peu de chose auprès de vous, si vous avez le malin désir de
me tirer les petits secrets de mou adminislralion.
— Oh! non pas, détrompez-vdiis, cher monsieur Baisemeaux; ce n'est point aux pe-
tits secrets de votre administration que j'en veux, mais à ceux de votre conscience.
— Eh bien! soit, de ma conscience, cher monsieur d'Herblay. Mais ayez un peu
égard à ma situation, qui n'est point ordinaire.
— Elle n'est point ordinaire, mon cher monsieur, poursuivit l'intlexible Aramis, si
vous êtes agrégé à cette société ; mais elle est toute natm-elle, si, libre de tout engage-
ment, vous n'avez à répondre qu'au roi.
— Eh bien! Monsieur, eh bien, non , je n'obéis qu'au roi. A qui donc , bon Dieu,
voulez- vous qu'un gentilhomme français obéisse , si ce n'est au roi?
Aramis ne bougea point ; mais avec sa voix si suave :
— Il est bien doux, dit-il , pour un gentilhomme français, pour un prélat de France,
d'entendre s'exprimer ainsi loyalement un homme de votre mérite , cher monsieur de
Baisemeaux, et , vous ayant entendu , de ne plus croire que vous.
— Avez-vous douté, Monsieur?
— Moi? oh ! non.
— Ainsi , vous ne douiez plus?
— Je ne doute plus qu'un homme tel que vous. Monsieur, dit sérieusement Aramis,
ne serve iidèlement les maîtres qu'il s'est donnés volontairement.
— Les maîtres! s'écria Baisemeaux. Monsieur d'Herblay, vous badinez encore,
n'est-ce pas?
— Oui, je conçois, c'est une situation plus difficile d'avoir plusieurs maîtres que
d'en avoir un seul; mais cet embarras vient de vous, cher monsieur de Baisemeaux,
et je n'en suis pas la cause.
— Non, certainement, répondit le pauvre gouverneur, plus embarrassé que jan)ais.
Mais que faites-vous? Vous vous levez?
— Assurément.
• — Vous partez?
— Je pars, oui.
'— Et pourquoi?
'— Parce que je n'ai plus rien à faire ici , et qu'au contraire j'ai des devoirs ailleurs.
— Des devoirs, si tard?
■ — Oui, comprenez donc, cher monsieur de Baisemeaux; on m'a dit d'où je viens:
« Ledit gouverneur ou capitaine laissera pénétrer, quand besoin sera, sur la demande
« du prisonnier, un confesseur aftilié à l'ordre. » Je suis venu; vous ne .savez pas ce
que je veux dire, je m'en retourne dire aux gens qu'ils se sont trompés et qu'ils aient
à m'envoyer ailleurs.
-=- Comment I vous êtes?... s'écria Baisemeaux regardant Aramis presque avec elfrui.
"— Le confesseur affilié à l'ordre , dit Aramis sans changer de voix.
Mais si douces que fussent ces paroles, elles firent sur le pauvre gouverneur l'eflet
d'un coup de tonnerre. Baisemeaux devint livide, et il lui sembla que les beaux yeux
d'Aramis étaient deux lames de feu plongeant jusqu'au fond de son cœur.
— Le confesseur! murmura-t-il; vous, monseigneur, le confesseur de l'ordre!
— Oui, moi, mais nous n'avons rien à démêler ensemble, |)uisque vous n'êtes
point affilié...
— Monseigneur, je vous en supplie , reprit Baisemeaux, daignez m'entendre.
— Pourquoi?
304 LES MOUSQUETAIRES.
— ^lonseigneur, je ne dis pas que je ne fasse point partie de l'ordre...
— Ah ! ah !
— Je ne dis pas que je me refuse à obéir.
— Ce qui vient de se passer ressemble cependant bien à de la résistance, monsieur
de Baisemeaux.
— Oh! non, monseigneur, non ; seulement j'ai voulu m'assurer...
— Vous assurer de quoi? dit Aramis avec un air de suprême dédain.
— De rien, monseigneur.
Baisemeaux baissa la voix et s'inclina devant le prélat :
— Je suis en tout temps , en tout lieu, à la disposition de mes maîîrcs . dit-il, mai>...
— Fort bien ! Je vous aime mieux ainsi , Monsieur.
Aramis reprit sa chaise et tendit son verre à Baisemeaux, qui ne put jamais le rem-
plir, tant la main lui tremblait.
— Vous disiez : Mais... dit Aramis.
— Mais, reprit le pauvre honune, n'étant pas prévenu .j'étais loin de m'altendre...
— Est-ce que l'Évangile ne dit pas : « Veillez, car le moment n'est connu que de
« Dieu. » Est-ce que les prescriptions de l'ordre ne disent pas : « Veillez, car ce que
« je veux , vous devez toujours le vouloir. » El pourquoi n'atlendiez-vous pas le con-
fesseur, monsieur de Baisemeaux?
— Parce qu'il n'y a dans ce moment aucun prisonnier malade à la Bastille, mon-
seigneur.
Aramis haussa les épaules.
— Qu'en savez-vous? dit-il.
— Mais il me semble cependant...
— Monsieur de Baisemeaux , dit .\ramis en se renversant dans son fauteuil , voici
votre valet qui vent vous parler.
En ce moment, en effet, le valot do Baisemeaux parut au seuil de la porte.
— Qu'y a-t-il? demanda vivement Baisemeaux.
— Monsieur le gouverneur, dit le valet, c'est le rapport du médecin do la niaison
qu'on vous apporte.
Aramis regarda M. de Baisemeaux de son œil clair et assuré.
— Eh bieni faites entrer le messager, dit-il.
Le messager entra, salua et remit le rapport.
Baisemeaux jeta les yeux dessus, et relevant la tète,
— Le deuxième bortaudicre est malade ! dit-il avec surprise.
— Que disiez-vous donc , cher monsieur de Baisemeaux, que tout le monde se por-
tait bien dans votre hôtel? dit négligemment Aramis.
El il but (me gorgée de muscat sans cesser de regarder Baisemeaux Alors le gou-
verneur, ayant fait do la tète un signe au messager, et celui-ci étant sorti ;
— Je crois , dit-il en treniblant toujours, qu'il y a dans le paragraphe : « Sur la
demande du prisonnier. »'
— 0»ii, il y a cela , répondit .\raniis; mais voyez donc ce que l'on vous veut, cher
monsieur de Baisemeaux.
En effet, un sergent passait sa tète par l'enlrebàillement de la porte.
— Qu'est-ce encore? s'écria Baisemeaux. Ne peut-on me laisser dix minutes de
Iranqiiillilo?
— Monsieur le gouverneur, dit lo >orgoiit, le malade do la douviènio bortaudicre
a chargé son geèilier de vo\is deniandor un ronfosseiu'.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 305
Baisemeaux faillit loinber à la renverse.
Araniis dédaigna de le rassurer, comme il avait dédaigné de l'épouvanter.
— Que faut-il répondre? demanda Baisemeaux.
— Mais ce que vous voudrez, répondit Aramis en se pinçant les lèvres; cela vous
regarde; je ne suis pas gouverneur de la Bastille, moi.
— Dites , s'écria vivement Baisemeaux , dites au prisonnier qu'il va avoir ce qu'il
demande.
Le sergent sortit.
— Oh ! monseigneur 1 monseigneur! murmura Baisemeaux, comment me serais-
Je douté!... comment aurais-je prévu 1
— Qui vous disait de vous douter? qui vous priait de prévoir? répondit dédaigneu-
sement Aramis. L'ordre se doute, l'ordre sait, l'ordre prévoit. N'est-ce pas suffisant?
— Qu'ordonnez- vous? ajouta Baisemeaux.
— Moi? rien. Je ne suis qu'un pauvre prêtre, un simple confesseur. M'ordonnez-
vous d'aller voir le malade ?
— Oh ! monseigneur , je ne vous ordonne pas, je vous en prie.
— C'est bien. Alors, conduisez-moi.
LE PRISONNIER.
Depuis cette étrange transformation d'Aramis en confesseur de l'ordre , Baisemeaux
n'était plus le même homme.
Jusque-là Aramis avait été pour le digne gouverneur un prélat auquel il devait le
respect, un ami auquel il devait la reconnaissance; mais, à partir de la révélation
qui venait de bouleverser toutes ses idées, il était un inférieur et Aramis était un chef.
Il alluma lui-même un fallot , appela un porte-clefs, et se retournant vers Aramis :
— Aux ordres de monseigneur, dit-il.
x^ramis se contenta de faire un signe de tête qui voulait dire : « C'est bien ! » et
d'un signe de la main qui voulait dire : « Marchez devant! » Baisemeaux se mit en
route. Aramis le suivit.
Il faisait une belle nuit étoilée; les pas des trois hommes retentissaient sur la dalle
des terrasses, et le cliquetis des clefs pendues à la ceinture du guichetier montait jus-
qu'aux étages des tours, comme pour rappeler aux prisonniers que la liberté était
hors de leur atteinte.
On eût dit que le changement qui s'était opéré dans Baisemeaux s'était étendu jus-
qu'au prisonnier. Ce porte-clefs, le même qui, à la première visite d'Aramis, s'était
montré si curieux et si questionneur, était devenu, non-seulement muet, mais même
impassible. Il baissait la tête et semblait craindre d'ouvrir les oreilles.
On arriva ainsi au pied de la Bertaudière , dont les deux étages furent gravis silen-
cieusement et avec une certaine lenteur; car Baisemeaux, tout en obéissant, était loin
de mettre un grand empressement à obéir.
Enfin, on arriva à la porte; le guichetier n'eut pas besoin de chercher la clef, il
l'avait préparée. La porte s'ouvrit.
T. 11. 20
306 LES MOUSQUETAIRES.
Baiseraeaiix se disposait à entrer chez le prisonnier; mais, s'arrètant sur le seuil :
— Il n'est pas écrit, dit Aramis, que le gouverneur entendra la confession du pri-
sonnier.
Baisemeaux s'inclina et laissa passer Aramis, qui prit le fallot des mains du gui-
chetier et entra; puis, d'un geste, il fit signe que l'on refermât la porte derrière lui.
Pendant un instant, il se tint debout, l'oreille tendue, écoutant si Baisemeaux et
le porte-clefs s'éloignaient; puis, lorsqu'il se fut assuré par la décroissance du bruit
qu'ils avaient quitté la tour, il posa le fallot sur la table et regarda autour de lui.
Sur un lit de serge verte, en tout pareil aux autres lits de la Bastille , excepté qu'il
était plus neuf, sous des rideaux amples et fermés à demi , reposait le jeune homme
près duquel , une fois déjà , nous avons introduit Aramis.
Suivant l'usage de la prison, le captif était sans lumière. A l'heure du couvre-feu il
avait dû éteindre sa bougie. On voit combien le prisonnier était favorisé, puisqu'il
avait ce rare privilège de garder de la lumière jusqu'au moment du couvre-feu.
Près de ce lit, un grand fauteuil de cuir, à pieds tordus, supportait des habits d'une
fraîcheur remarquable. Une petite table sans plumes, sans livres, sans papier, sans
encre, était abandonnée tristement près de la fenêtre. Plusieurs assiettes encore pleines
attestaient que le prisonnier avait à peine touché à son dernier repas.
Aramis vil surlo litle jeune homme étendu, le visage àdcmi caché sous ses deux bras.
L'arrivée d'un visiteur ne le lit point changer de posture; il attendait ou dormait.
Aramis alluma la bougie à l'aide du fallot, repoussa doucement le fauteuil, et s'ap-
procha du lit avec un mélange visible d'intérêt et de respect.
Le jeune homme souleva la tète.
— Que me veut-on? demanda-t-il.
— N'avez-vous pas désiré un confesseur? répondit Aramis.
— Oui.
— Parce que vous êtes malade ?
— Oui.
— Bien malade?
Le jeune houmie attacha sur Aramis des yeux pénétrans et dit :
— Je vous remercie.
Puis , après un moment de silence,
— Je vous ai déjà vu, contiuua-t-il.
Aramis s'inclina. Sans doute rcxamcn que le prisonnier venait de faire, cette ré-
vélation d'un caractère froid, rusé et douiinateur empreint sur la physionomie de
l'cvéque de Vannes, était peu rassurant dansla situation du jeune homme, car il ajouta :
— Je vais mieux.
— Alors? demanda Aramis.
— • Alors, allant mieux, je n'ai plus le même besoin d'un confesseur, ce me semble.
=— Pas même du cilice que vous annonçait le billet que vous avez trouvé dans votre
pain ?
Le jeune homme tressaillit; mais avant qu'il eût répondu ou nié :
Pas même, continua Aramit», de cet ecclésiastique de la bouche duquel vous
avez une importante révélation à attendre?
S'il en est ainsi, dit le jeune homme en retombant sur .son oreiller, c'est dific-
rent, j'écoute.
Aramis alors le regarda plus attentivement ctfutsurprisde cet air de majesté simple
et aisée, qu'on n'acquiert jamais si Dieu ne l'a mis datls le sang ou dans le cœur.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 307
— Asseyez-vous , Monsieur, dit le prisonnier.
Aramis obéit en s'inclinant.
— Comuient vous trouvez-vous à la Bastille? demanda l'évêque.
— Très-bien.
— Vous ne souffrez pas?
— Non.
— Vous ne regrettez rien ?
— Rien.
' — Pas même la liberté?
— Qu'appelez-vous la liberté, Monsieur? demanda le prisonnier avec l'accent d'ini
homme qui se pré[)are à une lutle.
— J'appelle la liberté, les fleurs, l'air, le jour, les étoiles , le bonheur de courir oîi
vous perlent vos jambes nerveuses de vingt ans.
Le jeune homme sourit; il eût été difticile dediresic'étaitde résignation ou de dédain,
— Regardez , dit-il. j'ai là, dans ce vase du Japon, deux roses, deux belles roses
cueillies hier soir en boutons dans le jardin du gouverneur; elles ont éclos ce matin et
ouvert sousmes yeuxleur calice vermeil ; avec chaque pli de leurs feuilles elles ouvraient
le trésor de leur parfum ; ma chambre eu est tout embaumée. Ces deux roses, vovez-
les : elles sont belles parmi les roses, et les roses sont les plus belles des fleurs. Pourquoi
donc voulez-vous que je désire d'autres fleurs, puisque j'ai les plus belles de toutes?
Aramis regarda le jeune homme avec surprise.
— Si les fleurs sont la liberté, reprit mélancoliquement le captif, j'ai doncla liberté,
puisque j'ai les fleurs.
— Oh ! mais l'air ! s'écria Aramis ; l'air est si nécessaire à la vie !
— Eh bien! Monsieur, approchez-vous de la fenêtre, continua le prisonnier; elle
est ouverte. Entre le ciel et la terre le vent roule ses tourbillons de glace, de feu, de
tièdes vapeurs ou de douces brises. L'air qui vient de là caresse mon visage, quand,
monté sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passé autour du barreau qui me
soutient je me figure que je nage dans le vide.
Le front d'Aramis se rembrunissait à mesure que parlait le jeune homme.
— Le jour? conlinua-t-il ; j'ai mieux que le jour, j'ai le soleil, un ami qui vient
tous les jours me visiter sans la permission du gouverneur, sans la compagnie ducrui-
chetier. Il entre par la fenôlre , il trace dans ma chambre un grand carré long qui part
de la fenêtre même et va mordre la tenture de mon htjusqu'aux franges. Ce carré lumi-
neux grandit de dix heures à midi , et décroît de une heure à trois, lentement, comme
si, ayant eu hâte de venir, il avait regret de me quitter. Quand son dernier rayon dis-
paraît, j'ai joui quatre heures de sa présence. Est-ce que ça ne suffit pas? On m'a dit
qu'il y avait des malheureux qui creusaient des carrières , des ouvriers qui travaillaient
aux mines et qui ne le voyaient jamais.
Aramis s'essuya le front.
— Quant aux étoiles, qui sont douces à voir, continua le jeune homme, elles se
ressemblent toutes , sauf l'éclat et la grandeur. Moi , je suis favorisé , car si vous n'eus-
siez allume celle bougie, vous eussiez pu voir la belle étoile que je voyais de mon lit
avant votre arrivée, et dont le rayonnement caressait mes yeux.
Aramis baissa la tête ; il se sentait submergé sous le flot amer de cette sinistre phi-
losophie qui est la religion de la caplivilc.
— Voilà donc pour les fleurs , pour l'air, pour le j our et pour les étoiles , dit le jeune
homme avec la même tranquillité. Resie la promenade. Est-ce que toute la journée je
308 LES MOUSQUETAIRES.
ne me promène pas , dans le jardin du gouverneur s'il fait beau , ici s'il pleut , an frais
s'il fait chaud, au chaud s'il fait froid, grâce à ma cheminée pendant l'hiver? Ah!
croyez-moi, Monsieur, ajouta le prisonnier avec une expression qui n'était pas exempte
d'une certaine amertume, les hommes ont fait pour moi tout ce que peut espérer, tout
ce que peut désirer un homme.
— Les hommes, soit! dit Aramis en relevant la tète; mais il me semble que vous
oubliez Dieu.
— J'ai, en efiét, oublié Dieu, répondit le prisonnier sans s'émouvoir; mais, pour-
quoi me diles-voiis cela? à quoi bon parler de Dieu aux prisonniers.
Aramis regarda en face ce singulier jeune homme, qui avait la résignation d'un
martyr avec le sourire d"un athée.
— Est-ce que Dieu n'est pas dans toute chose? murmura-t-il d'un ton de reproche.
— Dites au bout de toute chose, répondit le prisonnier fermement.
— Soit! dit Aramis : mais revenons au point d'où nous sommes partis.
— Je ne demande pas mieux , lit le jeune homme.
— Je suis votre confesseur.
— Oui.
— Eh bien ! comme mon pénitent, vous me devez la vérité.
— Je ne demande pas mieux que de vous la dire.
— Tout prisonnier a commis le crime qui Ta fait mettre en prison. Quel crime avez-
vous commis, vous?
— Vous m'avez déjàdemandécelala première fois que vousm'avez vu, dit le prisonnier.
— Et vous avez éludé ma réponse celte fois comme aujourd'hui.
— Et pourquoi aujourd'hui pensez-vous que je vous répondrai?
— I\irce qu'aujourd'hui jf suis votre confesseur.
— Alors si vous voulez que je vous dise quel crime j'ai commis, expliquez-moi ce
que c'est qu'un crime. Or, comme je ne sais rien en moi qui me ftisse des reproches,
je dis que je ne suis pas criminel.
— On est criminel parfois aux yeux des grands de la terre , non-seulement pour avoir
commis des crimes, mais encore parce que l'on sait que des crimes ont été commis.
Le prisonnier prêtait une attention extrême.
— Oui, dit-il après un moment de silence, je comprends; oui, vous avez raison,
Monsieur ; il se pourrait bien que, de cette façon, je fusse criminel aux yeux des grands.
— Ah ! vous savez donc quelque chose? dit Aramis qui crul avoir entrevu, non pas
le défaut, mais la jointure de la cuirasse.
Non, je ne sais rien, répondit le jeune homme, mais je pense quelquefois et je
me dis, à ces momens-là...
— Que vous dites-vous?
— Que si je voulais penser plus , ou je deviendrais fou, ou je devinerais bien des
choses.
— Eh bienl alors? demanda Aramis avec impatience.
— Alors , je m'arrête.
— Vous vous arrêtez?
— Oui ; ma tête est lourde , mes idées deviennent tristes ; je sens l'ennui qui me
prend ; je désire...
— Quoi?
Je n'en sais rien , car je ne veux pas me laisser prendre au désir de choses que
je nai pas, moi qui suis si content de ce «jne j'ai.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 309
— Vous craignez la mort? dit Aramis avec une légère inquiétude.
— Oui , dit le jeune homme en souriant.
Aramis sentit le froid de ce sourire et frémit.
— Oh ! puisque vous avez peur de la mort , vous en savez plus que vous n'en dites !
s'écria-t-il.
— Mais vous , répondit le prisonnier, vous qui me faites dire de vous demander ;
vous qui, lorsque je vous ai demandé, entrez ici en me promettant tout un monde de
révélations ; d'où vient que c'est vous maintenant qui vous taisez et moi qui parle?
Puisque nous portons chacun un masque , ou gardons-le tous deux , ou déposons-le
ensemble.
Aramis sentit à la fois la force et la justesse de ce raisonnement.
— Je n'ai point affaire à un homme ordinaire , pensa-t-il. Voyons. Avez-vous de
l'ambition? dit-il tout haut sans avoir préparé le prisonnier à la Iransttiou.
— Qu'est-ce que cela, de l'ambition? demanda le jeune honune.
— C'est, répondit Aramis, un sentiment qui pousse l'homme à désirer plus qu'il n'a.
— J'ai dit que j'étais content, ^lonsieur; mais il est possible que je me trompe.
J'ignore ce que c'est que l'ambition, mais il est possible que j'en aie. Voyons, ouvrez-
moi l'esprit, je ne demande pas mieux.
— Un ambitieux , dit Aramis , est celui qui convoite par delà son état.
— Je ne convoite rien par delà mon état , dit le jeune homme avec une assurance
qui , encore une fois, fit tressaillir l'évêque de Vannes.
Il se lut. Mais à voir les yeux ardens, le front plissé, l'attitude réfléchie du cap-
tif, on sentait bien qu'il attendait autre chose que du silence. Ce silence, Aramis
le rompit.
— Vous m'avez menti la première fois que je vous ai vu, dit-il.
— Menti? s'écria le jeune homme en se dressant sur son lit, avec un tel accent dans
la voix, avec un tel éclair dans les yeux, qu'Aramis recula malgré lui.
— Je veux dire, reprit Aramis en s'inclinant , que vous m'avez caché ce que vous
savez de votre enfance.
— Les secrets d'un homme sont à lui, Monsieur, dit le prisonnier, et non au pre-
mier venu.
— C'est vrai, dit Aramis en s'inclinant plus bas que la première fois, c'est vrai,
pardonnez; mais aujourd'hui suis-je encore pour vous le premier venu? Je vous en
supplie , répondez, monseigneur.
Ce titre causa un léger trouble au prisonnier ; mais cependant il ne parut point
étonné qu'on le lui donnât.
— Je ne vous connais pas, Monsieur, dit-il.
— Oh! si j'osais, je prendrais votre main et je la baiserais.
Le jeune homme fit un mouvement comme pour donner la main à Aramis ; mais
l'éclair qui avait jailli de ses yeux s'éteignit au bord de sa paupière, et sa main se re-
lira froide et défiante.
— Baiser la main d'un prisonnier! dit-il en secouant la tête, à quoi bon!
— Pourquoi m'avez-vous dit , demanda Aramis > que vous vous trouviez bien ici?
Pourquoi m'avez-vous dit que vous n'aspiriez à rien? pourquoi enfin, en me parlant
ainsi, m'empêchez-vous d'être franc à mon tour?
Le même éclair reparut pour la troisième fois aux yeux du jeune homme; mais,
comme les deux autres fois , il expira sans rien amener.
— Vous vous défiez de moi, dit Aramis.
310 LES MOUSQUETAIRES.
^-A quel propos, Monsieur?
^Oh! par une raison bien simple : c'est que, si vous savez ce que vous devez sa-
voir, vous devez vous défier de tout le monde.
--Alors ne vous étonnez pas que je me défie, puisque vous me soupçonnez de sa-
voir ce que je ne sais pas.
Aramis était frappé d'admirafion pour cette énergique résistance.
— Oh! vous me désespérez, monseigneur, s'écria-t-il en frappant du poing sur le
fauteuil.
— Et moi je ne vous comprends pas , Monsieur.
— Eh bien ! lâchez de me comprendre.
Le prisonnier regarda fixement Aramis.
— Il me semble parfois, continua celui-ci , que j'ai devant les yeux l'homme que
je cherche... et puis...
— Et puis.... cet homme disparaît, n'est-ce pas? dit le prisonnier en souriant. Tant
mieux !
Aramis se leva.
-—Décidément, dit-il, je n'ai rien à dire à un homme qui se défie de moi au point
que vous le faites.
— Et moi, dit le prisonnier du même ton , rien à dire à l'honnne qui ne veut pas
comprendre qu'un prisonnier doit se défier de tout.
— Même de ses anciens amis? répliqua Aramis. Oh '.c'est trop de prudence, mon-
seigneur.
— De mes anciens amis? vous cMes un de mes anciens amis, vous?
— Voyons, dit Aramis, ne vous souvient-il donc plus d'avoir vu autrefois, dans le
village où s'écoula votre première enfance...
— Savez-vous le nom de ce village? demanda le prisonnier.
— Noisy-le-Sec , monseigneur, répondit fermement Aramis.
— Continuez, dit le jeune homme , sans que son visage avouAt ou niât.
— Tenez, monseigneur, dit Aramis, si vous voulez absolument continuer ce jeu,
restons-en là. Je viens pour vous dire beaucoup de choses, c'est vrai ; mais il faut me
laisser voir que ces choses, vous avez de votre côté le désir de les connaître. Avant
de parler, avant de déclarer les choses si importantes que je recèle en moi , convenez-
en , j'eusse eu besoin d'un ])cu d'aide, sinon de franchise, d'un peu de sympathie,
sinon de confiance. Eh bien ! vous vous tenez enfermé dans une prétendue ignorance
qui me paralyse Oh! non pas pour ce que vous croyez; car, si fort ignorant que
vous soyez, ou si fort inditlérent que vous feigniez d'être, vous n'en n'êtes pas moins
ce que vous êtes, monseigneur, et rien, rien, entendez-vous bien, ne fera que vous
ne le soyez pas.
— Je vous promets , répondit le prisonnier, de vous écouter sans impatience. Seu-
lement, il me semble que j'ai le droit de vous répéter cette quesfion que je vous ai
déjà laite : (Jui êtes-vons?
— Vous souvient-il. il y a quinze ou dix-huit ans, d'avoir vu à Noisy-le-Sec un ca-
valier qui venait avec une dame, vêtue ordinairement de soie noire, avec des rubans
couleur de feu dans les cbcveux?
— Oui, dit le jeune homme; une fois j'ai demandé le nom de ce cavalier, et l'on
m'a dit qu'il s'appelait l'abbé d'Herblay. Je me suis étonné que cet abbé eût l'air si
guerrier, et l'on m'a répondu qu'il n'y avait rien d'étonnant à cela, attendu que c'était
un mousquetaire du roi l^ouis Xlil.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 311
— Eh bien! dit Aramis, ce mousquetaire autrefois, cet abbé alors, évêqne de
Vannes depuis , votre confessorn- aujourd'hui, c'est moi.
— Je le sais. Je vous avais reconnu.
— Eh bien! monseigneur, si vous savez cela, il faut que j'y ajoute une chose que
vous ne savez pas, c'est que si la présence ici de ce mousquetaire , de cet abbé , de
cet évêque, de ce confesseur était connue du roi ce soir, demain celui qui a tout ris-
qué pour venir à vous verrait reluire la hache du bourreau au fond d'un cachot plus
sombre et plus perdu que ne l'est le vôtre.
En écoutant ces mots fermement accentués, le jeune homme s'était soulevé sur son
lit et avait plongé des regards de plus en plus avides dans les regards d'Aramis.
Le résultat de cet examen fut que le prisonnier parut prendre quelque confiance.
— Oui, murmura-t-il. oui, je me souviens parfaitement. La femme dont vous parlez
vint une fois avec vous et deux autres fois avec la femme...
Il s'arrêta.
— Avec la femme qui venait vous voir tous les mois, n'est-ce pas, monseigneur?
— Oui.
— Savez-vous quelle était celte dame?
— Un éclair parut prêt à jaillir de l'œil du prisonnier.
— Je sais que c'était une dame de la cour, dit-il.
— Vous vous la rappelez bien, celte dame?
— Oh! mes souvenirs ne peuvent être bien confus, sous ce rapport, dit le jeune
prisonnier; j'ai vu une fois cette dame avec un homme de quaranle-cinq ans à peu
près; j'ai vu une fois cette dame avec vous et avec la dame à la robe noire et aux ru-
bans couleur de feu. Je l'ai revue deux fois depuis avec la même personne. Ces quatre
personnes avec mon gouverneur et la vieille Perronnetle, mon geôlier et le gouver-
neur, sont les seules personnes à qui j'aie jamais parlé, et, en vérité, presque les
seules personnes que j'aie jamais vues.
— Mais vous étiez donc en prison?
— Si je suis en prison ici , relativement j'étais libre là-bas , quoique ma liberté fijt
bien restreinte: une maison dont je ne sortais pas, im grand jardin entouré de murs
que je ne pouvais franchir : c'était ma demeure ; vous la connaissez puisque vous y
êtes venu. Au reste, habitué à vivre dans les limites de ces murs et de cette maison,
je n'ai jamais désiré en sortir. Donc, vous comprenez , Monsieur, n'ayant rien vu de
ce monde, je ne puis rien désirer, et si vous me racontez quelque chose, vous serez
forcé de tout m'expliquer.
— Ainsi ferai-je, monseigneur, dit Aramis en s'inclinanl, car c'est mon devoir.
— Eh bien ! conmiencez donc par me dire ce qu'était mon gouverneur.
— Un bon gentilhomme , monseigneur, un honnête gentilhomme surtout^ un pré-
cepteur à la fois pour votre corps et pour votre âme. Avez-vous jamais eu h vous en
plaindre?
— Oh! non, monseigneur, bien au contraire; mais ce gentilhomme m'a dit sou-
vent que mon père et ma mère étaient morts; ce gentilhomme me mentait-il ou disait-
il la vérité?
— Il était forcé de suivre les ordres qui lui étaient donnés,
— Alors il mentait donc?
— Sur un point. Votre père est mort.
— Et ma mère?
Elle est morte pour vous.
3f2 LES MOUSQUETAIRES.
— iNfais pour les autres, elle vit, n'est-ce pas?
— Oui.
— El moi (le jeune homme regarda Aramis), moi, je suis condamné à vivre dans
l'obscurité d'une prison?
— Hélas ! je le crois.
— Et cela, continua le jeune homme, parce que ma présence dans le monde révé-
lerait un grand secret ?
— Un grand secret, oui.
— Pour faire enfermer à la Bastille un enfant tel que je l'étais, il faut que mon
ennemi soit bien puissant.
— m'est.
— Plus puissant que ma mère, alors?
— Pourquoi cela?
— Parce que ma mère m'eût défendu.
Aramis hésita.
— Plus puissant que votre mère, oui, monseigneur.
— Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient été enlevés et pour qu'on m'ait
séparé d'eux ainsi, j'étais donc ou ils étaient donc un bien grand danger pour mon
ennemi?
— Oui, un danser dont votre ennemi s'est délivré en faisant disparaître le gentil-
homme et la nourrice, répondit tranquillement Aramis.
— Disparaître? demanda le prisonnier. Mais de quelle façon ont-ils disparu?
— De la façon la plus sûre, répondit Aramis : ils sont morts.
Le jeune homme pâlit légèrement et passa une main tremblante sur son visage.
— Par le poison? demanda-t-il.
— Par le poison.
Le prisonnier réfléchit un instant.
Pour que ces deux innocentes créatures, reprit-il, mes seuls soutiens, aient été
assassinées le même jour, il faut que mon ennemi soit bien cruel, ou bien contraint
par la nécessité, car ce digne gentilhomme et cette pauvre fennne n'avaient jamais fait
de mal à personne.
La nécessité est dure dans votre maison, monseigneur. Aussi est-ce une néces-
sité qui me fait, à mon grand regret, vous dire que ce gentilhomme et cette nourrice
ont été assassinés.
— Oh ! vous ne m'apprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en fronçant lesourciL
— Conmient cela ?
— Je m'en doutais.
— Pourquoi ?
— Je vais vous le dire.
En ce moment, le jeune homme, s'appuyant sur ses deux coudes, s'approcha du
visa'^e d'Aramis avec une telle expression do dignité, d'abnégation, de déti même, que
j'évéque sentit l'électricité de l'enthousiasme monter en étincelles dévorantes de son
cœur flétri à son crâne dur connue l'acier.
Parlez, monseigneur. Je vous ai déjà dit que j'expose ma vie en vous parlant. Si
peu (jue soit ma vie , je vous siipplie de la recevoir comme rançon de la vôtre.
— Eh bien, reprit le jeune honune, voici pourquoi je soupçonnais que l'on a>ail
tué ma nourrice et mon gouverneur...
— Que vous appeliez votre père...
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 313
— Oui, que j'appelais mon père, mais dont je savais bien ne pas être le fils.
— Qui vous avait fait supposer?...
— De même que vous êtes, vous, trop respectueux pour un ami . lui était trop res-
pectueux pour un père.
Le jeune homme continua.
— Sans doute, je n'étais pas destiné à demeurer éternellement enfermé, et ce qui
me le fait croire, maintenant surtout , c'est le soin qu'on prenait de faire de moi un
cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui était près de moi m'avait
appris tout ce qu'il savait lui-même : les mathématiques, un pende géométrie, d'as-
tronomie, l'escrime, le manège. Tous les matins je faisais des armes dans une salle
basse et montais à cheval dans le jardin. Eh bien! un matin, c'était pendant Tété, car
il faisait une grande chaleur, je m'étais endormi dans celte salle basse. Rien, jusque-
là, ne m'avait, excepté le respect de mon gouverneur, instruit ou donné de soupçons.
Je vivais comme les enfans, comme les oiseaux, comme les plantes, d'air et de soleil ;
je venais d'avoir quinze ans.
— Alors, il y a huit ans de cela ?
— Oui, à peu près; j'ai perdu la mesure du temps.
— Pardon, mais que vous disait voire gouverneur pour vous encourager au travail?
— Il me disait qu'un homme doit chercher à se faire sur la terre une fortune que
Dieu lui a refusée en naissant; il ajoutait que, pauvre orphelin, obscur, je ne pouvais
compter que sur moi, et que nul ne s'intéressait ou ne s'intéresserait jamais à ma per-
sonne. J'étais donc dans cette salle basse, et fatigué par ma leçon d'escrime, je m'étais
endormi. Mon gouverneur était dans sa chambre , au premier étage , juste au-dessus
de moi. Soudain j'entendis connne un petit cri poussé par mon gouverneur. Puis il
appela : — « Perronnette! Perronnette! » C'était ma nourrice qu'il appelait.
— Oui, je sais, dit Aramis ; continuez, monseigneur continuez.
— Sans doute elle était au jardin, car mon gouverneur descendit l'escalier avec pré-
cipitation. Je me levai, inquiet de le voir inquiet lui-même. Il ouvrit la porte qui du
vestibule menait au jardin, en criant toujours : Perronnette! Perronnette! Les fenêtres
de la salle basse donnaient sur la cour ; les volets de ces fenêtres étaient fermés ; mais,
par une fente du volet , je vis mon gouverneur s'approcher d'un large puits situé
presque au-dessous des fenêtres de son cabinet de travail. Il se pencha sur la margelle,
regarda dans le puits et poussa un nouveau cri en faisant de grands gestes eûarés.
D'où j'étais je pouvais non-seulement voir, mais encore entendre.
— Continuez, monseigneur, je vous en prie, dit Aramis.
— Dame Perronnette accourait aux cris de mon gouverneur. Il alla au-devant d'elle,
la prit par le bras, et l'entraîna vivement vers la margelle; après quoi, se penchant
avec elle dans le puits, il dit : « Regardez, regardez, quel malheur ! »
— (f Voyons, voyons, calmez-vous, disait dame Perronnette : qu'y a-t-il? »
— « Cette lettre, criait mon gouverneur, voyez-vous celte lettre? » et il étendait la
main vers le fond du puits.
— « Quelle lettre? » demanda la nourrice.
— « Cette lettre que vous voyez là-bas : c'est la dernière lettre de la reine 1 »
A ce mot je tressailis. Mon gouverneur, celui qui passait pour mon père, celui qui
me rccommandaitsans cesse la modestieet l'humilité, en correspondance avec la reine !
— « La dernière lettre de la reine! s'écria Perronnette sans paraître étonnée autre-
ment que de voir celte lettre au fond du puits : eh ! comment est-elle là ? »
— « Un hasard , dame Perronnette, un hasard étrange ! Je rentrais chez moi: en
314 LES MOUSQUETAIRES.
rentrant j'ouvre la porte, la fenêtre de son côté était ouverte, un courant d'air s'établit,
je vois un papier qui s'envole .je reconnais que ce papier c'est la lettre de la reine , je
cours à la fenêtre en poussant un cri, le papier flotte un instant en l'air et tombe dans
le puits.
— « Eh bien ! » dit dame Perronnette , « si la lettre est tombée dans le puits , c'est
comme si elle était brûlée, et puisque la reine brûle elle-même toutes ses lettres,
chaque fois qu'elle vient...»
— Chaque fois qu'elle vient ! ainsi cette femme qui venait tous les mois c'était la
reine , interrompit le prisonnier.
— Oui, fit de la tête Aramis.
— « Sans doute , sans doute , » continua le vieux gentilhomme, « mais celte lettre
contenait des instructions. Comment ferai-je pour les suivre ? »
— « Écrivez vite à la reine , racontez-lui la chose comme elle s'est passée , et la
reine vous écrira une seconde lettre en place de celle-ci. »
— « Oh ! la reine ne voudra pas croire à cet accident , » dit le bonhomme en bran-
lant la tête, (( elle pensera que j'ai voulu garder celte lettre au lieu de la lui rendre
comme les autres, afin de m'en faire une arme. Elle est si défiante et M. de Mazarin
si... Ce démon d'Italien est capable de nous faire empoisonner au premier soupçon! »
Aramis sourit avec un imperceptible mouvement de tète.
— « Vous savez, dame Perronnette , tous les deux sont si ombrageux à l'endroit
de Philippe I »
— Philippe , c'est le nom qu'on me donnait, interrompit le prisonnier.
— « Eh bien , alors , il n'y a pas à hésiter, dit dame Perronnette , il faut faire des-
cendre quelqu'un dans le puits. »
— « Oui, pour que celui qui rapportera le papier y lise en remontant. »
— « Prenons dans le village quelqu'un (jui ne sache pas lire; ainsi vous serez
tranquille. »
—7 « Soit! Mais celui qui descendra dans le puits ne devinera-t-il pas l'importance
d'im papier pour lequel on risque la vie d'un houune ? Cependant vous venez de me
domior une idée, dame Perronnelte; oui, quelqu'un descendra dans le puits, et ce
quelqu'un, ce sera moi. »
Mais, sur cette proposition, dame Perronnette se mit à s'éplorer et à s'écrier de
telle façon, elle supplia si fort en pleurant le vieux gentilhomme, qu'il lui promit de
se mettre en quête d'une échelle assez grande pour qu'on pût descendre dans le puits,
tandis qu'elle irait jusqu'à la ferme chercher im garçon résolu , à qui l'on ferait ac-
croire qu'il était tond)é nu bijou dans le puits, que ce bijou était enveloppé dans du
papier, et con)me le papit>r, remarqua mon gouverneur, se développe à l'eau, il ne
sera pas surprenant qu'on nt> l'etiouve que la lettre tout ouverte.
— « Elle aura peut-être déjà (>u le temps de s'effacer, dit dame Perronnette. »
— « Peu importe , poiirvu que nous ayons la lettre. Eu remettant la lettre à la
reine, elle verra bien que nous ne l'avons pas trahie, et , par conséquent, n'excitant
pas la défiance de M. de Mazarin, nows^ n'aurons rien à craindre de lui. »
Cette résolution prise, ils se séparèrent. Je repoussai le volet, et voyant que mon
gouverneur s'apprêtait à rentrer, je me jetai sur mes coussins avec un bourdonnement
dans la tête , causé i)ar tout ce que je venais d'entendre.
Mon gouverneur entrebâilla la porte quelques secondes après que je m'étais rejeté
sur mes coussins, et , nie croyant assoupi , la referma doucement.
A peine fut-elle refermée, que je me relevai . et, prêtant l'oreille, j'entendis le
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 3ir>
bruit des pas qui s'éloignaient. Alors je revins à mon volet, et je vis sortir mon gou-
verneur et dame Perronnelte.
J'étais seul à la maison.
Ils n'eurent pas plutôt refermé la porte que, sans prendre la peine de traverser le
vestibule , je sautai par la lenélre et courus au puits.
Alors , comme s'était penché mon gouverneur, je me penchai à mon tour.
Je ne sais quoi de blanchâtre et de lumineux tremblotait dans les cercles fiissonnans
de l'eau verdâtre. Ce disque brillant me fascinait et m'attirait ; mes yeux étaient fixes,
ma respiration haletante ; le puits m'aspirait avec sa large bouche et son haleine
glacée ; il me semblait lire au fond de l'eau des caractères de feu , tracés sur le papier
qu'avait touché la reine.
Alors , sans savoir ce que je faisais , et animé par un de ces mouvemens instinctifs
qui vous poussent sur les pentes fatales, je roulai une extrémité de la corde au pied
de la potence du puits; je laissai pendre le seau jusque dans l'eau, à trois pieds de
profondeur à peu près , tout cela en me donnant bien du mal pour ne pas déranger le
précieux papier qui commençait à changer sa couleur blanchâtre contre une teinte
verdâtre , preuve qu'il s'enfonçait ; puis, un morceau de toile mouillée entre les mains,
je me laissai glisser dans l'abîme.
Quand je me vis suspendu au-dessus de cette flaque d'eau sombre , quand je vis le
ciel diminuer au-dessus de ma tête, le froid s'empara de moi, le vertige me saisit et
lit dresser mes cheveux; mais ma volonté domina tout, terreur et malaise. J'atteignis
l'eau, et je m'y plongeai d'un seul coup, me retenant d'une main , tandis que j'allon-
geais l'autre, et que je saisissais le précieux papier qui se déchira eu deux entre mes
doigts.
Je cachai les deux morceaux dans mon justaucorps, et m'aidant des pieds aux parois
du puits, me suspendant des mains, vigoureux, agile, et pressé surtout, je regagnai
la margelle que j'inondai, en la touchant, de l'eau qui ruisselait de toute la partie
inférieure de mon corps.
Une fois hors du puits avec ma proie , je me mis à courir au soleil , et j'atteignis le
fond du jardin où se trouvait une espèce de petit bois. C'est là que je voulais me réfugier.
Comme je mettais le pied dans ma cachette, la cloche, qui retentissait lorsque s'ou-
vrait la grande porte , sonna. C'était mon gouverneur qui rentrait. Il était temps !
Je calculai qu'il me restait dix minutes avant qu'il m'atteignît; si, devinant où
j'étais, il venait droit à moi ; vingt minutes s'il prenait la peine de me chercher.
C'était assez pour lire cette précieuse lettre dont je me hâtai de rapporter les deux
fragmens. Le caractère commençait à s'effacer. Cependant, malgré tout, je parvins à
déchiffrer la lettre.
— Et qu'y avez-vous lu, monseigneur? demanda Aramis vivement intéressé.
— Assez de choses pour croire, Monsieur, que le valet était un gentilhomme, et
que Perronnette , sans être ime grande dame, était cependant plus qu'une servante;
enfin que j'avais moi-même quelque naissance, puisque la reine Anne d'Autriche et
le premier ministre Mazarin me recommandaient si soigneusement.
Le jeune homme s'arrêta tout ému.
— Et qu'arriva-t-il ? demanda Aramis.
— Il arriva , Monsieur, répondit le jeune homme , que l'ouvrier appelé par mon
gouverneur ne trouva rien dans le puits, après l'avoir fouillé en tous sens; il arriva
que mon gouverneur s'aperçut que la margelle était toute ruisselante; il arriva que
je ne m'étais pas si bien séché au soleil que dame Perronnette ne reconnût que mes
316 LES MOUSQUETAIRES.
habits étaient tout humides ; il arriva enfin que je fus pris d'une grosse fièvre causée
par la fraîcheur de l'eau et l'émotion de ma découverte, et que cette fièvre fut suivie
d'un délire pendant lequel je racontai tout, de sorte que, guidé par mes propres
aveux, mon gouverneur trouva sous mon chevet les deux fragmens de la lettre écrite
par la reine.
— Ah I fît Araniis , je comprends à cette heure.
— A partir de là , tout est conjecture. Sans doute le pauvre gentilhomme et la pauvre
femme, n'osant garder le secret de ce qui venait de se passer, écrivirent tout à la reine
et lui renvoyèrent la lettre déchirée.
— Après quoi, dit Aramis, vous fûtes arrêté et conduit à la Bastille.
— Vous le voyez.
■ — Puis vos deux serviteurs disparurent.
— Hélas !
— Ne nous occupons pas des morts , reprit Aramis , et voyons ce que l'on peut
faire avec le vivant. Vous m'avez dit que vous étiez résigné.
— Et je vous le répète.
— Sans souci de la liberté?
— Je vous l'ai dit.
— Sans ambition, sans regret, sans pensée?
Le jeune honune ne répondit rien.
— Eh bien! demanda Aramis, vous vo\is taisez?
— Je crois que j'ai assez parlé , répondit le prisonnier, et que c'est à votre tour. Je
suis fatigué.
— Je vais vous obéir, dit Aramis.
Aramis se recueillit, et une teinte de solennité profonde se répandit sur toute sa
physionomie. On sentait qu'il en était arrivé à la partie importante du rôle qu'il était
venu jouer dans la prison.
— Une première question, fit Aramis.
— Laquelle? parlez.
— Dans la maison que vous habitiez il n'y avait ni glaces ni miroirs, n'est-ce pas?
— Non , il n'y avait dans la maison ni glace ni miroir, répondit le jeune homme.
Aramis regarda autour de lui.
— Il n'y en a pas non plus ici, dit-il ; les mêmes précautions ont été prises ici que là-bas.
— Dans quel but?
— Vous le saurez tout à l'heure. Maintenant, pardonnez-moi, vous m'avez dit que
l'on vous avait appris les mathématiques, l'astronomie, l'escrime , le manège, vous
ne m'avez point parlé d'histoire.
— Quelquefois mon gouverneur m'a raconté les hauts faits du roi saint Louis, du
roi François I" et du roi Henri IV.
— Voilà tout?
— Voilà à peu près tout.
— Eh bien! je le vois, c'est encore un calcul ; comme on vous avait enlevé les mi-
roirs qui rédéchissent le présent, on vous a laissé ignorer l'histoire qui réfléchit le passé.
De|»uis votre emprisonnement les livres vous ont été interdits, de sorte que bien des
faits vous sont inconnus, à l'aide desquels vous pourriez reconstruire l'édifice écroulé
de vos souvenirs ou de vos intérêts.
— C'est vrai, dit le jeune honune.
— Écoulez, je vais donc en quelques mots vous dire ce qui s'est passé en France
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 317
depuis vingt-trois ou vingt-quatre ans, c'est-à-dire depuis la date probable de votre
naissance, c'est-à-dire enfin depuis le moment qui vous intéresse.
— Dites.
Et le jeune homme reprit son attitude sérieuse et recueillie.
Alors Aramis lui raconta dans le plus grand détail l'histoire des dernières années de
Louis XIII et la naissance mystérieuse d'un prince, frère jumeau de Louis XIV.
Le prisonnier entendit ce récit i ;c la plus vive émotion.
Aramis continua ainsi :
— Deux fils jumeaux changeaient en amertume la joie qu'avait causée au roi la nais-
sance d'un seul, attendu que (ce que je vais vous dire vous l'ignorez certainement),
attendu qu'en France, c'est l'aîné des fils qui règne après le père.
— Je sais cela.
— Et que les médecins et les jurisconsultes prétendent qu'il y a lieu de douter si le
fils qui sort le premier du sein de sa mère, est l'aîné de par la loi de Dieu et de la nature.
Le prisonnier poussa un cri étoufTé et devint plus blanc que le drap sous lequel il
se cachait.
— Vous comprenez maintenant, poursuivit Aramis, que le roi , qui s'était vu avec
tant de joie continuer dans un hériUer, dut être au désespoir, eu songeant que main-
tenant il en avait deux, et que peut-être celui qui venait de naître , et qui était in-
connu , contesterait le droit d'aînesse à l'autre qui était né deux heures auparavant
et qui deux heures auparavant avait été reconnu. Ainsi ce second fils, s'armant des
intérêts ou des caprices d'un parti, pouvait un jour semer dans le royaume la discorde
et la guerre, détruisant par cela même la dynastie qu'il eût du consolider.
— Oh I je comprends , je comprends ! nnirmura le jeune homme.
— Eh bien! continua Aramis, voilà ce qu'on rapporte , voilà ce qu'on assure; voilà
pourquoi un des deux fils d'Anne d'Autriche , indignement séparé de son frère, indi-
gnement séquestré, réduit à l'obscurité la plus profonde; voilà pourquoi ce second
fils a disparu , et si bien disparu , que nul en France ne sait aujourd'hui qu'il existe ,
excepté sa mère.
— Oui, sa mère, qui l'a abandonné! s'écria le prisonnier avec l'expression du
désespoir.
— Excepté, continua Aramis, cette dame à la robe noire et aux rubans couleur
de feu , et enfin excepté...
— Excepté vous, n'est-ce pas? Vous qui venez me conter tout cela, vous qui venez
éveiller en mon âme la curiosité, la haine , l'ambition , et qui sait, peut-être , la soif
de la vengeance ; excepté vous, Monsieur, qui, si vous êtes l'homme que j'attends,
l'homme que me promet le billet, l'homme enfin que Dieu doit m'envoyer, devez
avoir sur vous...
— Quoi? demanda Aramis.
— Un portrait du roi Louis XIV, qui règne en ce moment sur le trône de France.
— Voici le portrait, répliqua l'évêque en donnant au prisonnier un émail des plus
exquis sur lequel Louis XIV apparaissait fier, beau, et vivant pour ainsi dire.
Le prisonnier saisit avidement le portrait, et fixa ses yeux sur lui comme s'il eût
voulu le dévorer.
— Et maintenant, monseigneur, dit Aramis, voilà un miroir.
Aramis laissa le temps au prisonnier de renouer ses idées.
— Si haut! si haut! murmura le jeune homme en dévorant du regard le portrait
de Louis XIV et son imatre à lui-même réfléchie dans le nn'roir.
318 LES MOUSQUETAIRES.
— Qu'en pensez- vous? dit alors Aramis.
— Je pense que je suis perdu , répondit le captif, que le roi ne me pardonnera
jamais.
— Et moi , je me demande , ajouta l'évêque en attachant sur le prisonnier un re-
gard brillant de signification , je me demande lequel des deux est le roi , de celui que
représente ce portrait ou de celui que reflète cette glace.
— Le roi, Monsieur, c'est celui qui est sur le trône, répliqua tristement le jeune
homme , c'est celui qui n'est pas en prison , et qui au contraire y fait mettre les autres.
La royauté, c'est la puissance, et vous voyez bien que je suis impuissant.
— Monseigneur, répondit Aramis avec un respect qu'il n'avait pas encore témoi-
gné , le roi , prenez-y bien garde , sera , si vous le voulez , celui qui , sortant de prison,
saura se tenir sur le trône où des amis le placeront.
— Monsieur, ne me tentez point, fit le prisonnier avec amertume.
— Monseigneur, ne faibUssez pas, persista Aramis avec vigueur. J'ai apporté toutes
les preuves de votre naissance ; consultez-les , prouvez-vous à vous-même que vous
êtes un (ils de roi, et après agissons.
— Non, non, c'est impossible.
— A moins, reprit ironiquement l'évêque, qu'il ne soit dans la destinée de votre
race que les frères exclus du trône soient tous des princes sans valeur et sans honneur,
comme M. Gaston d'Orléans , votre oncle, qui dix fois conspira contre le roi Louis XIII ,
son frère.
— Mon oncle Gaston d'Orléans conspira contre son frère! s'écria le prince épou-
vanté: il conspira pour le détrôner?
— Mais oui , monseigneur, pas pour autre chose.
— Que me dites-vous là , Monsieur?
— La vérité.
— Et il eut des amis... dévoués?
— Comme moi poiu' vous.
— Eh bien! que lit-il? il échoua.
— Il échoua, mais toujours par sa faute, et pour racheter, non pas sa vie , car la
vie du frère du roi est sacrée , inviolable, mais pour racheter sa liberté , votre oncle
itacrifia la vie de tous ses amis les uns après les autres. Aussi est-il aujourd'bui la
honte de l'histoiie et l'exécration de cent nobles familles de ce royaume.
— Je comprends, Monsieur, lit le prince; et c'est par faiblesse ou par trahison que
mon oncle tua ses amis.
— Par faiblesse , ce qui est toujours une trahison chez les princes.
— Ne peut-on pas échouer au^si par ignorance, par incapacité. Croyez-vous hicri
qu'il soit possible à un pauvre captif tel (pie moi, élevé, non-sculcmont loin de la
cour, mais loin du monde ; croyez-vous qu'il lui soit possible d'aider ceux de ses amis
qui lenlcraiont de le servir?
Et comme Aramis allait répondre, le jeune homme s'écria tout à coup avec une vio-
lence qui décelait la force du sang :
— Nous parlons ici d'amis ; mais par (piel hasard aurais-je des anus, moi que per-
sonne ne connaît, et qui n'ai pour m'en faire ni liberté, ni argent, ni puissance?
— Il me semble que j'ai eu l'honnour de m'ofl'rir à Votre Altesse Iloyale.
— (Ml! ne m'appelez pas ainsi, Monsieur, c'est une dérision ou une barbarie.
Pour me parler de grandeur, de puissance, de royauté même, est-ce que vous de-
vriez choisir une prison? Vouh voulez me faire croire à la splendeur, et nous nous
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 319
cachons dans la nuit, vous me vantez la gloire, et nous étouffons nos paroles
sous les rideaux de ce grabat ; vous me faites entrevoir une loute-puissance , et
j'entends les pas du geôlier dans ce corridor; ce pas qui vous fait trembler plus que
moi. Pour me rendre un peu moins incrédule, tirez-moi donc de la Bastille; donnez
de l'air à mes poumons , des éperons à mon pied, une épée à mon bras, et nous com-
mencerons à nous entendre.
— C'est bien mon intention de vous donner tout cela et plus que cela , monsei-
gneur. Seulement, le voulez-vous?
— Écoutez encore. Monsieur, interrompit le prince. Je sais qu'il y adcs gardes à chaque
galerie, des verrous à chaque porte, des canons et des soldats à chaque barrière.
Avec quoi vaincrez-vous les gardes , enclouerez-vous les canons? Avec quoi briserez-
vous les verrous et les barrières?
— Monseigneur, comment vous est venu ce billet que vous avez lu et qui annon-
çait ma visite?
— On corrompt un geôlier pour un billet.
— Si l'on corrompt un geôlier, on peut en corrompre dix.
~ Eh bien, j'admets que ce soit possible de tirer un pauvre captif de la Bastille;
possible de le bien cacher pour que les gens du roi ne le rattrapent point; pi)ssible
encore de nourrir convenablement ce malheureux dans un asile inconnu.
— Monseigneur ! fit en souriant Aramis.
— J'admets que celui qui ferait cela pour moi serait déjà plus qu'un homme ; mais
puisque vous dites que je suis un prince, un frère du roi, comment me rendrez-vous
le rang et la force que ma mère et mon frère m'ont enlevés? Mais puisque je dois pas-
ser une vie de combats et de haines, comment me ferez-vous vainqueur dansées
combats et invulnérable à mes ennemis? Ah! Monsieur, songez-y; jetez-moi demain
dans quelque noire caverne , au fond d'une montagne ; faites-moi cette joie d'entendre
en liberté les bruits du fleuve et de la plaine , de voir en liberté le soleil d'azur ou le
ciel orageux , c'en est assez. Ne me promettez pas plus , car en vérité vous ne pouvez
me donner plus, et ce serait un crime de me tromper puisque vous vous dites mon ami.
Aramis continua d'écouter en silence.
— Monseigneur, reprit-il après avoir un moment réfléchi , j'admire ce sens si droit et
si ferme qui dicte vos paroles; je suis heureux d'avoir deviné mon roi. J'oubliais
de dire, mon prince, que si vous daignez vous laisser guider par moi, et que
si vous consentez à devenir le plus puissant prince de la terre, vous aurez servi les
intérêts de tous les amis que je voue au succès de notre cause, et ces amis sont
nombreux.
— Nombreux?
— Encore moins que puissans, monseigneur.
— Expliquez-vous.
— Impossible, je m'expliquerai, je le jure devant Dieu qui m'entend , le propre
jour où je vous verrai assis sur le trône de France.
— Mais mon frère ?
— Vous ordonnerez de son sort. Est-ce que vous le plaignez?
— Lui qui me laisse mourir dans un cachot? Non, je ne le plains pas.
— A la bonne heure I
— Il pouvait venir lui-même en cette prison, me prendre la main et me dire :
c Mon frère, Dieu nous a créés pour nous aimer, non pour nous cond:>attre. Je viens
à vous. Un préjugé sauvage vous condamnait à périr obscurément loin de tous les
320 LES MOUSQUETAIRES.
hommes , privé de toutes les joies. Je veux vous faire asseoir près de moi ; je veux
vous altacher au côlé l'épée de notre père. Profiterez-vous de ce rapprochement
pour nrétoufïer ou me contraindre? Userez- vous de cette épée pour verser mon sang? »
Oh ! non , lui eussé-je répondu ; je vous regarde comme mon sauveur et vous respec-
terai comme mon maître. Vous jue donnez bien plus que ne m'avait donné Dieu. Par
vous j'ai la liberté, par vous j'ai le droit d'aimer et d'être aimé en ce monde.
— Et vous eussiez tenu parole, monseigneur?
— Oh! sur ma vie! Mais que dites-vous de cette ressemblance que Dieu m'avait
donnée avec mon frère?
— Je dis qu'il y avait dans cette ressemblance un enseignement providentiel que le
roi n'eut pas dû négliger; je dis que votre mère a commis un crime en faisant diffé-
rens par le bonheur et parla fortune ceux que la nature avait créés si semblables dans
son sein, et je conclus, moi, que le châtiment ne doit être autre chose que l'équilibre
à rétablir.
— Ce qui signifie?...
— Que si je vous rends votre place sur le trône de votre frère , votre frère prendra
la vcMre dans votre prison.
— Hélas ! on souffre bien en prison ! surtout quand on a bu si largement à la coupe
de la vie !
— Votre Altesse Royale sera toujours libre de faire ce qu'elle voudra: elle pardon-
nera, si bon lui semble, après avoir puni.
— Bien. Et maintenant, savez-vous une chose, Monsieur?
— Dites , mon prince.
— C'est que je n'écouterai plus rien de vous que hors de la Bastille...
— J'allais dire à Votre Altesse Royale que je n'aurai plus l'honneur de la voir
qu'une fois.
— Quand cela ?
— Le jour où mon prince sortira de ces murailles noires.
— Dieu vous entende ! Comment me prévicndrez-vous?
— En venant ici vous chercher.
— Vous-même ?
— Mon prince, ne quittez cette chambre qu'avec moi, ou si l'on vous contraint en
mon absence , rappelez-vous que ce ne sera pas de ma part.
— Ainsi, pas un mot à qui que ce soit, si ce n'est à vous?
— Si ce n'est à moi.
Aramis s'inclina profondément; le prince lui tendit la main.
— Si vous êtes venu, dit-il avec un sourire afleclueux , pour me rendre la place
que Dieu m'avait destinée au soleil de la fortune et de la gloire ; si grâce à vous je
puis vivre dans la mémoire des hommes et faire honneur à ma race par quelques faits
illustres ou quelques services rendus à mes peuples; si du dernier rang où je languis
je m'élève au faite des honneurs, soutenu par votre main généreuse, eh bien! à vous
que je bénis et que je remercie, à vous la moitié de ma puissance et de ma gloire!
Vous serez encore trop peu payé, votre part sera toujours incomplète, car jamais je
ne réussirai à partager avec vous tout ce bonheur que vous m'aurez donné.
— Monseigneur, dit Aramis éuui de la pAlcur et de l'élan du jeune homme , votre
noblesse de cœur me pénètre do joie et d'admiration. Ce n'est pas à vous de me remer-
cier, co sera surtout aux peuples (jue vous rendrez heureux, à vos di'scoudanscpie vous
rendrez illustres. Oui, je vous aurai donné plus que la vie, je vous donnerai l'iuMUortalité.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 3-21
Le jeune homme teiidil la main à Aramis; celui-ci la baisa en s'agenonillant.
— Oh ! s'écria le prince avec une modestie charmante.
— C'est le premier hommage rendu à notre roi futur, dit Aramis. Quand je vous
reverrai, je dirai : Bonjour, sire!
— Jusque-là, s'écria le jeune liounne en appuyant ses doigts blancs et amaigris sur
son cœur, jusque-là phis de rêves , plus de chocs à ma vie ; elle se briserait ! Oh ! Mon-
sieur, que ma prison est peliîc et que cette fenêtre est basse! que ces portes sont
étroilcsl Comment tant d'orgueil, lanl de splendeur, tant de félicités a-t-il pu passer
par là et tenir ici.
— Votre Altesse Royale me rend fier, dit Aramis, puisqu'elle prétend que c'est moi
qui ai apporté tout cela.
Il heurta aussitôt à la porte.
Le geôlier vint ouvrir avec Baisemeauxqui, dévoré d'inquiétude et de crainte, com-
mençait à écouter malgré lui à la porte Je la chambre.
Heureusement ni l'un ni l'autre des deux interlocuteurs n'avait oublié d'éloud'er sa
voix, même dans les plus hardis élans delà passion.
— Quelle confession ! dit le gouverneur enessayantde rire, croirait-on jamais qu'un
reclus, un homme presque mort, ait commis des péchés si nombreux et si longs!
Aramis se tut. Il avait hâte de sortir de la Bastille, où le secret qui l'accablait dou-
blait le poids des nun'ailles.
Quand ils furent arrivés chez Baisemeaux :
— Causons affaires, mon cher gouverneur, dit Aramis.
— Hélas! répliqua Baisemeaux.
— Vousavezà me demander mon accpiil pou recul cinquante mille livres, ditl'évéciue.
— Et à verser le premier tiers de la somme , ajouta en soupirant le pauvre gouver-
neur, qui fit trois pas vers son armoire de fer.
— Voici votre quittance, dit Aramis.
— Et voici l'argent, reprit avec un triple soupir M. de Baisemeaux.
— L'ordre m'a dit seulement de donner une quittance de cinquante mille francs,
dit .\ramis; il ne m'a pas dit de recevoir d'argent. Adieu, monsieur le gouverneur.
Et il partit, laissant Baisemeaux plus que sulfoqué parla surprise et la joie, en prc-
sencedece présentroyalfaif sigrandementparleconfesseurextraordinairede laBastille.
T. II.
322
LES MOUSQUETAIRES.
LA RUCHE, LES ABEILLES ET LE MIEL.
'ÉvÊQLE de Vannes , après sa visite à la Bastille, revinl en
toute luite à Saint-Mandé où le rappelaient les préparatifs
de la fête de Vaux.
Tout le premier étage du côté gauche de l'hôtel était
occupé par les épicuriens les plus célèbres dans Paris et
les plus familiers dans la maison , employés chacun dans
son compartiment, connue des abeilles dans leiu's alvéoles,
à produire un miel destiné au gâteau royal que M. Fou-
quet comptait servir à Sa Majesté Louis XIV pendant
la fêle.
Pellisson, la tête dans sa main , creusait les fondations du prologue des Fâcheux,
comédie en trois actes que devait faire représenter Poquelin de Molière , conmie disait
d'Artagnan, etCoquelin de Volière ; coumie disait Porlhos.
Loret, dans toute la naïveté de son état de gazetier, les gazeliers de tout temps ont
été naïfs, Loret composait le récit des fêtes de Vaux avant même que ces fêtes eussent
eu lieu,
La Fontaine vaguait au milieu des uns et des autres, ombre égarée, distraite, gê-
nante, insupportable, qui bourdoiniait et susurrait à l'épaule de chacun mille inepties
j)oétiques.
Il gêna tant de fois Pellisson que celui-ci relevant la tête avec humeur,
— Au moins j la Fontaine, dit-il, cueillez-moi une rime, puisque vous dites que
VOUS vous promenez dans les jardine du Parnasse.
' — Quelle rime voulez-vous donc? demanda le tablier, connue l'appelait madame de
Se vigne 4
— Je veux une rime à lumière ^
— Ornière, répondit la Fontaine.
^— Eh 1 mon cher ami , impossible de parler d'ornières quand oH vante les délices de
Vaux, dit Loret.
— D'ailleurs cela ne rime pas , répondit Pellisson.
— Connnent! cela ne rime pas! s'écria la Fontaine surpris.
— Oui , vous avez une détectable liabituile . mon cher ; habitude qui vous empêchera
toujours d'être un poëte de premier ordre. Vous rimez lâchement !
— Ohl oh! vous trouvez, Pellisson?
— Eh oui, mon cher, je trouve. Rappelez-vous qu'une rime n'est jamais bonne tant
qu'il s'en peut trouver une meilleure»
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 323
— Alors je n'écrirai plus jamais qu'en prose , dit la Fontaine , qui avait pris au sé-
rieux le reproche de Pellisson. Ah ! je m'en étais souvent douté, que je n'étais qu'un
maraud de poëte! Oui, c'est la vérité pure.
— Ne dites pas cela, mon cher; vous devenez trop exclusif et vous avez du bon
dans vos fables.
— Et pour commencer, continua la Fontaine poursuivant son idée , je vais brûler
une centaine de vers que je venais de faire.
— Où sont-ils , vos vers?
— Dans ma tète.
— Eh bien ! s'ils sont dans votre tête , vous ne pouvez pas les brûler.
— C'est vrai , dit la Fontaine. Si je ne les brûle pas, cependant...
— Eh bien! qu'arrivera-t-il si vous ne les brûlez pas?
— Il arrivera qu'ils me resteront dans l'esprit , et que je ne les oublierai jamais.
— Diable ! lit Loret , voilà qui est dangereux ; on en devient fou I
— Diable, diable, diable! Comment faire? répéta la Fontaine.
— J'ai trouvé un moyen , moi , dit Molière, qui venait d'entrer sur les derniers mots.
— Lequel ?
— Ecrivez-les d'abord, et brûlez-les ensuite.
— Comme c'est simple! Eh bien! je n'eusse jamais inventé cela. Qu'il a d'esprit,
ce diable de Molière ! dit la Fontaine. Puis , se frappant le front : Ah ! tu ne seras ja-
mais qu'un ihie , Jean de la Fontaine ! ajouta-t-il.
— Que dites-vous là , mon ami? interrompit Molière en s'approchant du poëte, dont
il avait entendu l'aparté.
—- Je dis que je ne serai jamais qu'un âne , mon cher confrère , répondit la Fontaine
avec un gros soupir et les yeux tout bouftis de tristesse. Oui, mon ami, continua-t-il
avec une tristesse croissante, il paraît que je rime lâchement.
— C'est un tort.
— Vous voyez bien! Je suis un faquin!
— Qui a dit cela?
— Parbleu! c'est Pellisson. N'est-ce pas Pellisson?
Pellisson , replongé dans sa composition, se garda bien de répondre.
— Mais si Pellisson a dit que vous étiez un faquin, s'écria Molière, Pellisson vous
a gravement offensé.
— Vous croyez?..,
— Ah! mon cher, je vous conseille, puisque vous êtes gentilhomme, de ne pas
laisser passer impunie une pareille injure.
— Heu ! lit la Fontaine.
— Vous êtes-vous jamais battu?
— Une fois, mon ami , avec un lieutenant de chevau-légers.
— Que vous avait-il fait?
— Il paraît qu'il avait séduit ma femme.
— Ah I ah! dit Molière, pâlissant légèrement.
Mais comme, à l'aveu fornuilé par la Fontaine, les autres s'étaient retournés, Mo-
lière garda sur ses lèvres le sourire railleur qui avait failli s'en effacer, et continuant
de faire parler la Fontaine,
— Et qu'est-il résulté de ce duel?
— Il est résulté que sur le terrain mon adversaire me désarma, puis me lit des
excuses, me promettant de ne [)lus remettre les pieds à la maison.
324 LES MOUSQUETAIRES.
— Et vous vous tulles pour satisfait? demanda Molière.
— Non pas! au contraire! Je ramassai mon épée : pardon, Monsieur, lui dis-je .je
ne me suis pas battu avec vous parce que vous étiez l'amant de ma femme, mais parce
qu'on m'a dit que je devais me battre. Or, comme je n'ai jamais été heureux que de-
puis ce temps-là, faites- moi le plaisir de continuer d'aller à la maison comme par le
passé, ou morbleu! reconunençons. De sorte, continua la Fontaine, qui! fut forcé de
rester l'amant de ma femme , et que je continue d'être le plus heureux mari de la terre.
Tous éclatèrent de rire. Molière seul passa sa main sur ses yeux. Pourquoi? Peut-
être pour essuyer une larme , peut-èlre pour étouffer un soupir. Hélas! on le sait
Molière était moraliste, mais Molière n'était pas philosophe. '
— C'est égal , dit-il , revenant au point de départ de la discussion , Pellisson vous
a offensé.
— Ah ! c'est vrai, je l'avais déjà oublié , moi.
— Et je vais l'appeler de votre part.
— Cela se peut faire , si vous le jugez indispensable.
— .Je le juge indispensable , et j'y vais.
— Attendez! iit la Fontaine. Je veux avoir votre avis.
• — Svu' quoi? sur cette offense?
— Non, dites-moi si réellement luwicrc ne rime |)as avec oniicre.
— Moi , je les ferais rimer.
— Parbleu! je le savais bien!
— Et j'ai fait cent mille vers pareils dans ma vie.
— Cent mille ! s'écria la Fontaine. Quatre fois la Pucelle que médite M. Chapelain !
Est-ce aussi sm* ce sujet que vous avez fait cent mille vers, cher ami?
— Mais écoutez-moi donc , éternel distrait! dit Molière.
— Il est certain, reprit encore la Fontaine, que léguivc, par exemple, rime avec
poslliumc.
— Au phn-iel surtout.
— Oui, surtout au pluriel , attendu qu'abirs il rime, non plus par trois lettres, mais
par quatre; c'est coniuic ornière avec lumirre. Mettez ornicrcs et lumUres au j)luriel ,
mon cher Pellisson, dit la Fontaine en allant frapper sur l'épaule de son confrère,
dont il avait complètement oublié l'injure , et cela rimera.
— Hein? lit Pellisson.
— Dame! Molière le dit, el Molière s'y connaît ; il avoue lui-même avoir fait cent
mille vers
— Allons, dit Molière en riant, le voilà parti 1
— C'est comme rivage, (pii rime admirablement avec herbage; j'en mellrais ma
tête au feu.
— Mais... fil Molière.
— Je vous dis tout cela , continua la Fontaine , parce que vous faites un divertisse-
ment pour Vaux, n'est-ce pas?
— Oui, les Fâclieti.r.
— Ah! les f«c/je»i.r, c'est cela; oui, je me souviens. Eh bien! j'avais imaginé qu'un
prologue ferait très-bien à voire divertissement.
— Sans doute , cela irait à merveille.
— Ah ! vous êtes de mon avis?
— J'en suis si bien que je vous avais prié do le faire, ce prologue,
— Voiis m'avc/ prié de le faire, moi?
LK VICOMTE DE HKAGELONNE. 325
— Oui, vous, et même, sin- volro refus, je vous ai i)né dcle deinandcr ;i Pellissou,
qui le fait en ce moment.
— Ah! c'est donc cela que fait Pcllisson? Ma foi, mon cher Molière, vous pourriez
hien avoir raison quelquefois.
— Quand cela?
— Quand vous dites que je suis distrait. C'est un vilain défaut ; je m'en corrigerai,
et je vais vous ftnrc votre prologue.
— Mais puisque c'est Pellisson qui le fait !
— C'est juste! Ah! douhlc hrute que je suis! F.oret a hieu eu raison de dire que
j'étais un faquin!
— Ce n'est pas Lorel qui l'a dit, mon ami.
— Eh bien! celui qui l'a dit, peu m'importe lequel! Ainsi votre divertissement
s'appelle les Fâcheux? Eh bien! est-ce que vous ne feriez pas rimer heureuœ avec
fâcheux ?
— A la rigueur, oui.
— Et même avec capricieux?
— Oh ! non ! cette fois non !
— Ce serait hasardé, n'est-ce pas? mais enfin, pourquoi serait-ce hasardé?
— Parce que la désinence est tropdilférente.
— Je supposais, moi, dit la Fontaine en quittant Molière pi)ur aller trouver Eoret,
je supposais...
— Quesupposiez-vous? dit Loret au miheu d'une phrase. Voyons, dites vite.
— C'est vous qui faites le prologue des Fâcheux , n'est-ce pas?
— Eh ! non , mordieu ! c'est Pellisson.
— Ahl c'est Pellisson? s'écria la Fontaine, qui alla trouver Pellisson. Je supposais,
continua-t-il , que la nymphe de Vaux. .
— Ah! joH! s'écria Loret. La nymphe de Vaux ! merci, la Fontaine ; vous venez
de lue donner les deux derniers vers de ma gazette :
Et fon vit la iiyniplie de Yuux
Donner le prix a leurs travaux.
— A la bonne heure ! voilà qui est rimé, dit Pellisson : si vous rimiez comme cela,
la Fontaine , à la bonne heure !
— Mais il paraît que je rime comme cela, puisque Loret dit que c'est moi qui lui ai
donné les deux vers qu'il vient de dire.
— Eh bien! si vous rimez comme cela, voyons, dites, de quelle façon comuien-
ceriez-vous mon prologue?
— Je dirais par exemple : « 0 nymphe... qui... » Après </Mt je mettrais un verbe, à
la deuxième personne du pluriel du présent de l'indicatif, et je continuerais ainsi :
celte grotte -profonde.
— Mais le verbe , le verbe? demanda Pellisson.
— Pour venir admirer le plus grand roi du monde, continua la Fontaine.
— Mais le verbe, le verbe? insista obstinément Pellisson. Ceite seconde pecsomie
du pluriel du présent de l'indicatif?
Eh bien : quittez.
0 nymphe, qui quiUez cette grotte profonde
Pour venir admirer le plus ^rand roi du monde.
3'2G LES MOUSQUETAIRES.
— Vous mettriez : qui quittez , vous ?
— Pourquoi pas?
— Qui... qui!..
— Ah! mon cher, fit la Fontaine, vous êtes horriblement pédant!
— Sans compter, dit Molière, que le second vers : Venir admirer est faible , mon
cher la Fontaine.
— Alors, vous voyez bien que je suis un pleutre, un faquin , comme vous disiez.
■ — Je n'ai jamais dit cela.
— Comme disait Loret, alors.
— Ce n'est pas Loret non plus : c'est Pellisson.
— Eh bien ! Pellisson avait cent fois raison. Mais ce qui me fâche surtout, mon cher
Molière, c'est que je crois que nous n'aurons pas nos habits d'épicuriens.
~ Vous comptiez sur le vôtre, pour la fête?
— Oui, pour la fête, et puis , pour après la fête. Ma femme de ménage m'a pré-
venu que le mien était un peu mûr.
— Diable ! votre femme de ménage a raison : il est plus que mûr.
— Ah ! voyez-vous, reprit la Fontaine, c'est que je l'ai oublié à terre, dans mon
cabinet, et ma chatte...
— Eh bien ! votre chatte?
— Ma chatte a fait ses chats dessus, ce qui l'a un peu fané.
Molière éclata de rire. Pellisson et Loret suivirent son exemplo.
En ce moment l'évêque de Vannes parut , tenant sous son bras un rouleau de plans
et de parchemins.
Comme si l'ange de la mort eût glacé toutes les imaginations folles et rieuses, comme
si cette figure pâle eût elïarouché les grâces auxquelles sacrifiait Xénocrate, le silence
s'établit aussitôt dans l'atelier et chacun reprit son sang-froid et sa plume.
Aramis distribua des billets d'invitation aux assistans et leur adressa des remer-
cîmens de la part de M. Fouquet. Le surintendant, disait-il, retenii dans son cabinet
par le travail, ne [)t)uvait les venir voir, mais les priait de lui envoyer un peu de leur
travail du jour pour lui faire oublier la fatigue de son travail de la nuit.
A ces mots on vit tous les fronts s'abaisser. La Fontaine lui-même se mit à une
table et fil courir sur le vélin luie plume rapide ; Pellisson remit au net son prologue;
Molière doinia cintpiaule vers ii()uv(.'lleuicnt crayonnés que lui avait inspirés une visite
chez le tailleur de la cour, Loret son article sur les fêtes merveilleuses qu'il prophé-
tisait , et Aratnis, chargé de butin comme le roi des abeilles, ce gros bourdon noir aux
ornemeus de pourpre et d'or, rentra dans son appartement, silencieux et alfairé. Mais
avant de l'entrer,
— Songez, dit-il, cliers messieurs, que nous partons tous demain au soir.
— En ce cas il faut que je prévienne chez moi, dit Molière.
— Ab ! oui! pauvre Molière! fit Loret en souriant; il aime chez lui.
— // aime, oui, rc|)liqua Molière avec son doux et triste sourire ; il aime, ce qui ne
veut pas dire on l'aime.
— Moi, dit la Fontaine, on m'aime à Château-Thierry, j"en suis bien sûr.
En ce moment Aramis rentra a[)rès une disparition d'un instant.
— Quelqu'un vient-il avec moi? demanda-t-il. Je passe par Paris, après avoir en-
tretenu -M. Fouquet un quart d'heure. J'offre mon carrosse.
— Bon, à moi I dit Molière. J'accepte ; je suis pressé.
— Moi, je dînerai ici. dit î.orel. M. de Gourvillo m'a |)rouus d(>s érrevisses.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. >27
Il m'a promis des écrevisses.
Cherche la riine, la Fontaine
Aramis sortit en riant comme il savait rire. jMolière le suivit. Ils étaient au has de
l'escalier lorsque la Fontaine entrebâilla la porte et cria :
Moyennant que tu l'écrivisses ,
Il t'a promis des écrevisses.
Les éclats de rire des épicuriens redoublèrent et parvinrent jusqu'aux oreilles de
Fouquet, au moment où Aramis ouvrit la porte de son cabinet.
Quant à Molière , il s'était chargé de commander les chevaux , tiuidis qu'Aramis
allait échanger avec le surintendant les quelques mots qu'il avait à lui dire.
— Oh ! comme ils rient là-haut! dit Fouquet avec un soupir.
— Vous ne riez pas, vous, monseigneur?
— Je ne ris plus, monsieur d'Herblay.
— La-fête approche.
— L'argent s'éloigne.
— Ne vous ai-je pas dit que c'était mon affaire.
— Oui, vous m'avez promis des millions.
— Vous les aurez le lendemain de l'entrée du roi à Vaux.
Fouquet regarda profondément Aramis , et passa sa main glacée sur son front hu-
mide. Aramis comprit que le surintendant doutait de lui, ou sentait son impuissance à
avoir de l'argent. Comment Fouquet pouvait-il supposer qu'un |)auvre évèque , ex-
abbé, ex-mousquetaire, en trouverait.
— Pourquoi douter? dit Aramis.
Fouquet sourit et secoua la tète.
— Homme de peu de foi ! ajouta l'évèque.
— Mon cher monsieur d'Herblay, répondit Fouquet, si je tombe...
— Eh bien! si vous tombez?
— Je tomberai du moins de si haut que je me briserai en tombant.
Puis se secouant comme pour échapper à lui-môme,
— D'oi!i venez-vous, dit-il, cher ami?
— De Paris.
— De Paris? Ah !
— Oui, de chez Percerin.
— Et qu'avez-vous été faire vous-même chez Percerin , car je ne présume pas que
vous attachiez une si grande importance aux habits de nos poètes?
— Non; j'ai été commander une surprise.
— Une surprise?
— Oui , que vous ferez au roi.
— Coûtera -t-eile cher?
— Oh ! cent pisloles que vous donnerez à Lebrun.
— Une peinture! Ah! tant mieux ! Et que doit représenter celle peinture?
— Je vous conterai cela; puis, du même coup, quoique vous en disiez, j'ai visité
les habits de nos poètes.
— Bah! et ils seront élégans, riches?
— Superbes ! il n'y aura pas beaucoup de grands seigneurs qui en auront de pareils.
On verra la différence qu'il y a entre les courtisans de la richesse et ceux de l'amiiié.
.^}8 LES MOUSQUETAIRES.
— Toujours spirituel et généreux . cher prélat !
— A votre école.
Fouquet lui serra la main.
— Et où allez-vous? dit-il.
— Je vais à Paris, quand vous m'aurez donné une lellre.
— Une lettre pour qui?
— Une lettre pour M. de Lyonne.
— Et que lui voulez-vous, à Lyonne?
— Je veux lui faire signer une lettre de cachet.
— Une lellre de cachet! vous voulez faire niellre quelqu'un à la Bastille?
— Non, au contraire, j'en veux faire sortir quelqu'un.
— Ah! et qui cela?
— Un pauvre diahle, un jeune homme, un enfant, qui est emhastillé, voilà tantôt
dix ans, pour deux vers latins qu'il a faits coutre les jésuites.
— Pour deux vers latins ! et pour deux vers latins, il est en prison depuis dix ans ,
le malheureux !
— Oui.
— Et il n'a pas commis d'autre crime?
— A part ces deux vers, il est imiocent connue vous et moi.
— Votre parole ?
— Sur l'honneur!
— Et il se nomme?...
— Seldon.
— Ah ! c'est trop fort, par exemple I et vous saviez cela, et vous ne me l'avez pas dit I
— Ce n'est qu'hier que sa mère s'est adressée à moi, monselirneur.
— Et cette femme est pau\ re?
— Dans la misère la plus profonde.
— Mon Dieu , dit Fouquet, vous permettez parfois de telles injustices, que je com-
])retids qu'il y ait des malheureux qiu' doutent de vous ! Tenez . monsieur d'HerhIay.
El Foucjuet, prenant une plume, écrivit rapidement quelques lignes à son collègue
de Lyonne.
Aramis prit la lettre et s'apprêta à sortir.
— Attendez, dit P'ouquet.
Il ouvrit son tiroir et remit dix hillets de caisse qui s'y trouvaient. Chacun était de
mille francs.
— Tenez, dit-il, faites sortir le fils, cl remellezceci à la mère; mais surtout ne lui
dites j)as...
— Quoi, monseigneur?
— Qu'elle est de dix mille livres plus riche que moi. Elle dirait que je suis un triste
surinlendant ! .Mlez , et j'espère que IHeu hénira ceux qui [tensent à ses pauvres.
— C'est ce que j'es[)ère aussi, ré[)liqua Aramis eu haisaul la main de Fouquet.
Et il sortit rapidement, emportant la lettre pour Lyonne, les honsde caisse pour la
mère de Scddon , et l'uimenant Molière, qui commençait à s'impatienter.
I.K VICOMTf:: DE IJHAC.H^ONNE. 320
ENCORE UN SOUPER A LA BASTILLE.
Sept heures du soir sonnaient au grand cadran de la Bastille, à ce fameux cadran
qui, pareil à tous les accessoires de la prison d'Etat , dont l'usage est une torture, rap-
pelait aux prisonniers la destination de chacune des lienres de leur supphce. Le cadran
de la Bastille, orné de figures comme la [ihipart des horloges de ce temps, représen-
tait saint Pierre aux liens.
C'était l'heure du souper des pauvrescaptits. Les portes, grondant sur leurs énormes
gonds, ouvraient passage aux plateaux et aux panniers chargés de mets, dont la déli-
catesse, comme M. de Baisemeaux nous l'a appris lui-même, s'appropriait h la condi-
tion du détenu.
Nous savons là-dessus les théories de M. de Baisemeaux, souverain dispeusateiu'des
délices gastronomiques, cuisinier en chef de la forteresse royale, dont les paniers
pleins montaient les raides escaliers, portant quelque consolation aux prisonniers, dans
le fond des bouteilles honnêtement rem[)lies.
Celte même heure était celle du souper de M. le gouverneur. Il avait un convive
ce jour-là, et la broche tournait plus lourde que d'habilude.
Les perdreaux rôtis, flanqués de cailles et flanquant un levrcau piqué: les poules
dans le bouillon, le jambon frit et arrosé de vin blanc, les cardons de Guipuzcoa et la
bisque d'écrevisse, voilà, outre les soupes et les hors-d'o'uvre, quel était le menu de
M. le gouverneur.
Baisemeaux attablé se frottait les mains en regardant M. l'évêque de Vannes qui,
botlé comme un cavalier, habillé de gris et l'épée au flanc, ne cessait de parler de sa
faim et témoignait la plus vive impatience.
M. de Baisemeaux de Montlezun n'était pas accoutumé aux familiarités de Sa Gran-
deur monseigneur de Vannes, et ce soir- là, Aramis devenu guilleret faisait confi-
dences sur confidences. Le prélat était redevenu tant soit peu mousquetaire. L'évêque
frisait la gaillardise. Quant à M, de Baisemeaux, avec celte facilité des gens vulgaires,
il se livrait tout entier sur ce quart d'aband(jn de son convive.
— Monsieur, dit-il, car en vérité, ce soir, je n'ose vous appeler monseigneur...
" — Non pas, dit Aramis, appelez-moi Monsieur; j'ai des bottes.
— Eh bien! Monsieur, savez-vous qui vous me rappelez ce soir?
— Non, ma foi, dit Aramis en se versant à boire , mais j'espère que je vous rap-
pelle un bon convive.
— Vous m'en rappelez deux, Monsieur : l'un bien illustre, c'est feu M. lecardinal,
le grand cardinal, celui de La Rochelle, celui qui avait des bottes comme vous. Est-
ce vrai?
— Oui, ma foi, dit Aramis. Et l'autre?
— L'autre, c'est un certain mousquetaire, très-joli, très-brave, très-hardi, très-
heureux, qui d'abbé se fit mousquetaire, et de mousquetaire, abbé.
Aramis daigna sourire.
330 LES MOUSQUETAIRES.
— D'abbé , continua Baisemeaux enhardi par le sourire de Sa Grandeur, d'abi)é
évêque, et d'évêque...
— Ah ! arrêtons-nous, par grâce , fit Aramis.
— Je TOUS dis , Monsieur, que vous me faites l'effet d'un cardinal.
— Cessons, mon cher monsieur de Baisemeaux. Vous l'avez dit . j'ai les bottes d'un
cavalier, mais je ne veux pas même ce soir me brouiller, malgré cela, avec l'Église.
— Vous avez des intentions mauvaises cependant, monseigneur.
— Oh ! je l'avoue, mauvaises . comme tout ce qui est mondain.
— Vous courez la ville, les ruelles, en masque?
— Comme vous dites, en masque.
— Et vous jouez toujours de l'épée?
— Je crois que oui, mais seulement quand on m'y force. Faites-moi donc le plaisir
d'appeler François.
— Vous avez du vin là?
— Ce n'est pas pour du vin, c'est parce qu'il fait chaud ici et que la fenêtre est close.
— Je ferme les fenêtres en soupant pour ne pas entendre les rondes ou les arrivées
de courriers.
— Ah ! oui. On les entend quand la fenêtre est ouverte?
— Trop bien, et cela dérange. Vous comprenez.
— Cependant on étouffe. François!
François entra.
— Ouvrez, je vous prie, maître François, dit Aramis. Vous permettez, cher mon-
sieur de Baisemeaux ?
— Monseigneur est ici chez lui, répondit le gouverneur.
La fenêtre fut ouverte.
— Savez-vous, dit M. de Baisemeaux, que vous allez vous trouver bien esseulé,
maintenant que M. de la Fèrc a regagné ses pénates de Blois? C'est un bien ancien
ami , n'est-ce pas?
— Vous le savez comme moi, Baisemeaux , puisque vous avez été aux mousque-
taires avec nous.
— Bah ! avec mes amis je ne coniplc ni les bouteilles ni les années.
— Et vous avez raison. Mais je fais plus qu'aimer M. de la Fère, cher monsieur de
Baibcmeaux : je le vénère.
— Eh bien ! moi , c'est singulier, dit le gouverneur, je lui préfère M. d'Artagnan.
Voilà un honune (pii boit bien et longtemps I Ces gens-là laissent voir leur pensée
au moins.
— Baisemeaux, enivrez-moi ce soir, faisons le débauché comme autrefois, et si j'ai
une peine au fond du cœur, je vous promets que vous la verrez comme vous verriez
nu diamant an fond de votre verre.
— Bravo! dit Baisemeaux, et il se versa un grand coup de vin et l'avala en frémis-
sant de joie d'être pour quelque chose dans un péché capital d'archevêque.
Tandis qu'il buvait, il ne voyait pas avec quelle attention Aramis observait les bruits
de la grande cour.
Un courrier entra vers huit heures, et à la cinquième bouteille apportée par Fran-
çois sur la table, quoique ce courrier fit grand bruit, Baisemeaux n'entendit rien.
— Le diable l'emporte ! fit Aramis.
— Quoi donc? qui donc? demanda Baisemeaux. J'espère que ce n'est pas le vin que
vous buvez, ni celui qui vous le fait boire.
LE VICOMTE DE BRAG ELOiNNE. 331
— Non, c'est un cheval qui lait .i lui tout seul aulantde hi'iiit clans la cour que pour-
rait en faire un escadron tout entier.
— Bah! quelque courrier, répliqua le gouverneur en redoublant force rasades.
Oui, le diable l'emporte! etsi vite que nousn'en entendions plus parler! Hurrahl hurrah !
— Vous m'oubliez, Baisemeaux I Mon verre est vide, dit Aramis en montrant un
cristal éblouissant.
— D'honneur, vous m'enchantez. François, du vin!
François entra.
— Du vin, maraud, et du meilleur!
— Oui, Monsietu', mais... c'est un courrier.
— Au diable ! ai-je dit.
— Monsieur, cependant...
— Qu'il laisse au grelle; nous verrons demain. Demain il sera temps, demain il
fera jour, dit Baisemeaux en chantonnant ces deux dernières phrases.
— Ah! Monsieur ! grommela le soldat François , bien malgré lui, Monsieur...
— Prenez garde, dit Aramis, prenez garde!
— A quoi, cher monsieur d'Herblay? dit Baisemeaux à moitié ivre.
— La lettre par courrier qui arrive aux gouverneurs de citadelle , c'est quelquefois
un ordre.
— Presque toujours.
— Les ordres ne viennent-ils pas des ministres?
— Oui , sans doute, mais...
— Et ces ministres ne font-ils pas que contresigner le seing du roi?
— Vous avez peut-être raison. Cependant c'est bien enmiyeux , quand on est en
face d'une bonne table, en tète-à-tète avec un ami! Ah! pardon, Monsieur, j'oublie
que c'est moi qui vous donne à souper et que je parle à un futur cardinal.
— Laissons tout cela, cher Baisemeaux, et revenons à notre soldat, à François.
— Eh bien ! qu'a-t-il fait, François?
— Il a murmuré.
— Il a eu tort.
— Cependant il a murmuré , vous comprenez : c'est qu'il se passe quelque chose
d'extraordinaire. Ce pourrait bien n'être pas François qui aurait tort de murmurer,
mais vous qui auriez tort de ne pas l'entendre.
— Tort? moi, avoir tort devant François? cela me paraît dur.
— Un tort d'irrégularité, pardon! Mais j'ai cru devoir vous faire une observation
que je juge importante.
— Oh! vous avez raison, peut-être, bégaya Baisemeaux. Ordre du roi, c'est sacré !
mais les ordres qui viennent quand on soupe, je le répète, que le diable...
— Si vous eussiez fait cela au grand cardinal, hein ! mon cher Baisemeaux, et que
cet ordre eût quelque importance...
— Je le fais pour ne pas déranger »m évêque ; ne suis-je pas excusable, morbleu !
— N'oubliez pas, Baisemeaux, que j'ai porté la casaque et que j'ai l'habitude de voir
partout des consignes.
— Vous voulez donc...
— Je veux que vous fassiez votre devoir, mon ami. Oui, je vous en prie, au moins
devant ce soldat.
— C'est mathématique, lit Baisemeaux.
François attendait toujours.
3)-2 LES MOUSQUETAIRES.
— Qu'on nie monte cet ordre du roi. répéta-t-il en se redressant. Et il ajouta tout
bas : Savez-vous ce que c'est? Je vais vous le dire : quelque chose d'intéressant comme
ceci : « Prenez garde au feu dans les environs de la poudrière ; » ou bien : « Veillez
sur un tel, qui est un adroit fuyard. » Ah ! si vous saviez, monseigneur, combien de
fois j'ai été réveillé en sursaut au plus doux, au plus profond de mon sommeil , par
des ordonnances arrivant au galop pour me dire ou plutôt pour m'apporter un pli
contenant ces mots : « Monsieur de lîaisenieaux, qu'y a-t-il de nouveau? » On voit
bien que ceux qui perdent leur temps à écrire de pareils ordres n'ont jamais couché à
la Bastille. Ils connaîtraient mieux l'épaisseur de mes murailles, la vigilance de mes
officiers, la multiplicité de mes rondes. Enfin, que voulez-vous, monseigneur, leur
métier est d'écrire pour me tourmenter quand je suis tranquille , pour me troubler
quand je suis heureux , ajouta Baisemeaux en s'inclinant devant Aramis. Laissons-les
donc faire leur métier.
— Et faites le vôtre , ajouta eu souriant l'évèque , dont le regard soutenu com-
mandait malgré cette caresse.
François rentra. Baisemeaux prit de ses main» l'ordre envoyé du ministère. Il le
décacheta lentement et le lut de même. Aramis feignit de boire pour observer son
hôte au travers du cristal. Puis, Baisemeaux ayant lu,
— Que disais-je tout à l'heure ! fit-il.
— Quoi donc? demanda l'évèque.
— Un ordre d'élargissement. Je vous demande un peu ! la belle nouvelle , pour
nous déranger !
— Belle nouvelle pour celui qu'elle concerne, vo\is en conviendrez au moins, mon
cher gouverneur.
— Et à huit heures du soir !
— C'est de la charité.
— De la charité, je le veux bien , mais elle est pour ce drôle-là qui s'ennuie, mais
pas pour moi qui m'amuse! dit Baisemeaux exaspéré.
— Est-ce une perte (jue vdus faites, et le prisonnier qui vous est enlevé était-il aux
grands contrôles?
— Ah bien oui ! Un pleutre, un rat, à cinq francs!
— Faites voir, demanda ^^ d'Herblay. Est-ce indiscret?
— Non pas ; lisez.
— Il v a j^ressc sur la feuille. Vous avez vu, n'est-ce pas?
— C'est admirable! Pressé!... un homme qui est ici depuis dix ans! On est pressé
de le mettre dehors, aujourd'hui, ce soir même, à huit heures!
Et Baisemeaux , haussant les épaules avec un air de superbe dédain .jeta l'ordre sur
la table et se remit à manger.
— Ils ont de ces mouvemens-là, dit-il la bouche pleine, ils prennent un homme
un beau jour, ils le nourrissent pendant dix ans et vous écrivent : Veillez bien sur le
tinjle! ou bleu : Tenez-le rigoureusement. Et puis, ipiand on s'est accoutumé à re-
garder le détenu comme un honuue dangereux, tout à coup , sans cause, sans précé-
dent, ils vous écrivent : Mettez en liberté. Et ils ajoutent à leur missive : Pressé! Vous
avouerez, monseigneur, que c'est à faire lever les épaules.
— Que voulez- vous ! on cric connue cela , dit en souriant Aramis, et on exécute
l'ordre.
— Bon! bon! l'on exécute!... oh! patience!... Il ne faudrait pas vous figurer que
je suis un esclave.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 333
— Mon Dieu, Irès-cher monsieur Baisemeaux, qui vous a dit cela? Ou (oiniail
votre indépeudauce.
— Dieu merci !
— Mais on connaît aussi voire bou cœur.
— Ah ! parlons-en !
— Et voire obéissance à vos supérieurs. Onaud ou a é(é soldat, voyez-vous, Baise-
meaux, c'est pour la vie.
— Aussi, obéirai-je strictement, et demain malin, au point du j )ur, le détenu dé-
signé sera élargi.
— Demain?
— Au jour.
— Pourquoi pas ce soir, puisque la lettre de cachet porte s u' la stiscription cl à
l'intérieur : Pressé?
— Parce que ce soir nous soupons et que nous sommes pressés, nous aussi.
— Cher Baisemeaux, tout botté que je suis, je me sens prêtre , et hi charité m"est
un devoir plus impérieux q\ie la faim et la soif. Ce malheureux a soulfert assez long-
temps, puisque vous venez de me dire que depuis dix ans il est votre pensionnaire.
Abrégez-lui la souffrance. Une bonne minute l'attend; donnez-la-lui bien vite. Dieu
vous la rendra dans le paradis en années de félicité.
— Vous le voulez?
— Je vous en prie.
— Comme cela, tout au travers du repas ?
— Je vous en supplie; cette action vaudra dix Bencdicile.
— Qu'il soit fait comme vous le désirez. Seulenienl nous mangerons froid.
— Oh ! qu'à cela ne tienne !
Baisemeaux se pencha en arrière pour sonner François , et par un mouvement tout
naturel il se retourna vers la porte.
L'ordre était resté sur la table. Araniis profita du moment où Baisemeaux ne re-
gardait pas pour échanger ce papier contre un aulre plié de la même façon et qu'il
lira de sa poche.
— François, dit le gouverneur, que l'on fasse monter ici M. le major avec les gui-
chetiers de la Bertaudière.
François sortit en s'inclinant, et les deux convives se retrouvèrent seuls.
LE GÉNÉRAL DE L'ORURE.
Il se fit un instant de silence entre les deux convives, pendant lequel Aramis ne
perdit pas un instant de vue le gouverneur. Celui-ci ne semblait qu'à moitié résolu à
se déranger ainsi au milieu de son souper, et il était évident qu'il cherchait une raison
quelconque, bonne ou mauvaise, pour retarder au moins jusqu'après le dessert. Cette
raison, il parut tout à coup l'avoir trouvée.
— Eh! mais, s'écria-t-il , c'est itnpossibleî
—Comment, impossible? «lit Aramis. Voyons un peu. cher ami. ce qui e>l impossible.
33i LES xMOUSQUETAIRES.
— 11 est impossible de mettre le prisonnier en liberté à une pareille heure. Où ira-
t-il, lui qui ne connaît pas Paris?
— 11 ira où il pourra.
— Vous voyez bien ! autant vaudrait délivrer un aveugle.
— J'ai un carrosse, je le conduirai là où il voudra que je le mène.
— Vous avez réponse à tout. François! Qu'on dise à M. le major d'aller ouvrir la
prison de M. Seldon, n" 3, Bertaudière.
— Seldon? fit Ararnis très-simplement. Vous avez dit Seldon , je crois?
— J'ai dit Seldon. C'est le nom de celui qu'on élargit.
— Oh ! vous voulez dire Marchiali, dit Aramis.
— Marchiali? ah I bien oui ! Non , non, Seldon.
— Je pense que vous faites erreur, monsieur de Baisemeaux.
— J'ai lu l'ordre.
• — Moi aussi.
— Et j"ai vu Seldon en lettres grosses comme cela.
Et M. de Baisemeaux montrait son doigt.
— Moi j'ai lu Marchiali en cractères gros comme ceci.
Et Aramis montrait les deux doigts.
— Au fait , éclaircissons le cas , dit Baisemeaux, sûr de lui. Le papier est là, et il
suffira de le lire.
— Je lis : Marchiali, reprit Aramis en déployant le papier. Tenez!
Baisemeaux regarda et ses l)ras iléchircnt.
— Oui , oui , dit-il atterré, oui , Marchiali. Il y a bien écrit Marchiali ! c'est bien vrai !
— Ahl
— Comment! l'homme dont nous parlons tant? l'iiommc que chaque jour l'on me
recommande tant?
— Il y a Marchiali, répéta encore l'inflexible Aramis.
— Il faut l'avouer, monseigneur. Mais je n'y comprends absolument rien.
— On en croit ses yeux, cependant.
— Ma foi ! dire qu'il y a bien Marchiali !
— El d'une bonne écriture , encore.
■ — C'est phénoménal. Je vois encore cet ordre et le nom de Seldon, Irlandais. Je le
vois. Ah ! et même je me le rappelle , sous ce nom , il y avait un pâté d'encre.
— Non , il n'y a pas d'encre ; non , il n'y a pas de pâté.
«^ Oh I par exemple , si fait ! A telle enseigne que j'ai frotté la poudre qu'il y avait
sur le pâté.
'—Enfin, quoi qu'il en soit, cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, cl quoi
que vous ayez vu, l'ordre est signé de délivrer Marcbiali a\ec ou sans pâté.
— L'ordre est signé de délivrer Marchiali, répéta machinalement Baisemeaux, qui
essayait de reprendre possession de ses esprits.
— Et vous allez délivrer ce prisonnier. Si le cœur vous dit de délivrer aussi Seldon ,
je vous déclare (pie je ne m'y opposerai pas le moins du monde.
Aramis ponctua cette phrase par un sourire dont l'ironie acheva de dégriser Baise-
meaux et lui donna du courage.
— Monseigneur, dit-il, ce Maixliiali est bien ^le même prisonnier que l'autre jour^
un prêtre, confesseur de notre ordre, est venu visiter si impérieusement et si secrète-'
ment.
•— Je ne sais pas cela, Monsieur, répliqua l'évéque.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 335
— 11 n'y a pas cependant si longtemps, cher monsieur d'ilerblay.
— C'est vrai , mais chez nous, Monsieur, il est bon que l'honmie d'aujourd'hui ne
sache plus ce qu'a fait l'homme d'hier.
— En tout cas, fit Baisenieaux, la visite du confesseur jésuite aura porte bonheur
à cet honnne.
Aramis ne répliqua pas et se remit à manger et à boire.
Baisemeaux. lui, ne touchant plus à rien de ce qui était sur la table , reprit encore
une fois l'ordre et l'examina en tout sens.
Cette inquisition , dans des circonstances ordinaires , eijt fait monter le pourpre aux
oreilles du mal patient Aramis, maisl'évêque de Vannes ne se courrouçait point pour
si peu, à plus forte raison quand il s'était dit tout bas qu'il serait dangereux de se
courroucer.
— Allez-vous délivrer Marchiali? dit-il. Oh ! que voilà du Xérès fondu et parfumé,
mon cher gouverneur 1
— Monseigneur, répondit Baisemeaux, je délivrerai le prisonnier INIarchiali quand
j'aurai rappelé le courrier qui api)ort<iit l'ordre, et surtout lorsqu'on l'interrogeant je
me serai assuré. .
— Les ordres sont cachetés , et le contenu est ignoré du courrier. De quoi vous assu-
rerez-vous donc, je vous prie?
— Soit , monseigneur, mais j'enverrai au ministère, et là M. de Lyoïme retirera
l'ordre ou l'approuvera.
— A quoi bon tout cela? fit Aramis froidement.
— A quoi bon ?
■ — Oui , je demande à quoi cela sert.
— Cela sert à ne jamais se tromper, monseigneur, à ne jamais manquer au respect
que tout subalterne doit à ses supérieurs, à ne jamais enfreindre les devoirs du ser-
vice qu'on a consenti à prendre.
— Fort bien; vous venez de parler si éloquemment que je vous ai admiré. C'est
vrai, un subalterne doit respect à ses supérieurs; il est coupable quand il se trompe,
et il serait puni s'il enfreignait les devoirs ou les lois de son service.
Baisemeaux regarda l'évéque avec élonnement.
— Il en résulte, poursuivit Aramis, que vous allez consulter pour vous mettre en
repos avec votre conscience?
^- Oui , monseigneur.
=-= Et que si un supérieur vous ordonne , vous obéirez?
«—Vous n'en douiez pas, monseigneur.
■— Vous connaissez bien la signature du roi, monsieur de Baisemeaux?
«^ Oui , monseigneur.
*-^ N'est-elle pas sur cet ordre de mise en liberté?
• — C'est vrai, mais elle peut...
'— Être fausse , n'est-ce pas?
■ — Cela s'est vu, monseigneur.
"— Vous avez raison. Et celle de M. de Lyonne.
>— Je la vois bien sur l'ordre , mais de même qu'on a pu contrefaire le seing du roi ,
1 on peut contrefaire celui de M. de Lyonne.
— Vous marchez dans la logique à pas de géant , monsieur de Baisemeaux , dit
Aramis, et votre argumentation est invincible. Mais vous vous fondez pour croire ces
signatures fausses, parficulièrement siu- quelles causes?
3:îG les mousquetaires.
— Sur celle-ci : l'absence des signataires. Rien ne conlmle la signature de Sa Ma-
jesté, et M. de Lyonne n'est pas là pour me dire qu'il a signé.
— Eh bien ! monsieur de Baisemeaux, fit Aramis en attachant sur le gouverneur
son regard d'aigle .j'adopte si franchement \os doutes et votre façon de les éclaircir,
que je vais prendre une plume si vous me la donnez.
Baisemeaux donna une plume.
— Une feuille blanche (judconque , ajouta Aramis.
Baisemeaux donna le papier.
— Et que je vais écrire, moi aussi, moi présent, moi incontestable, n'est-ce pas?
un ordre auquel, j'en suis certain, vous donnerez créance, si incrédule que vous soyez.
Baisemeaux pâlit devant cette glaciale assurance. 11 lui sembla que cette voix d'Ara-
niis, si souriant et si gai naguère, était devenue fimèbre et sinistre, que la cire des
llaujbeaux se changeait en cierges de chapelle sépulcrale , et que le vin des verres se
transformait en calice de sang.
Aramis prit la plume et écrivit. Baisemeaux terrilié lisait derrière son épa'.ile :
« A. M. D. G.. » écrivit l'évèque, et il souscrivit une croix au-dessous de ces quatre
lettres, qui signifient «</ majorem Dei gloriam. Et il continua :
« Il nous plait que l'ordre apporté à M. de Baisemeaux de Montlezvui . gouverneur
pour le roi du château de la Bastille, soit réputé par lui bon et valable et mis sur-le-
champ à exécution.
Signé: «D'Herblay,
r.oniTal de rOrdrp , par la grâce de Dieu. »
Baisemeaux fut frappé si profondément que ses traits demeurèrent contractés, ses
lèvres béantes, ses yeux lixes. Il ne remua pas, il n'articula pas un son.
L'on n'entendait dans la vaste salle (\uc le bourdonnement d'une petite mouche qui
voletait autour des flambeaux.
Aranu's , sans même daigner regarder riioinme fpi'il réduisait à un si misérable état,
tira de sa poche un petit étui (pii renfermait de la cire noire; il cacheta sa lettre , y
apposa un sceau suspendu à sa poitrine derrière son pourpoint , et quand ropération
fut terminée , il présenta , silencieusement toujours , la missive à M. de Baisemeaux.
Celui-ci, dont les mains tremblaient à faire pitié , promena un regard terne et fou
sur le cachet. Une dernière lueur d'émotion se manifesta sur ses traits, et il tomba
comme foudroyé sur une chaise.
— Allons, allons, dit Aramis après un long silence pendant lequel le gouverneur
de la Bastille avait repris peu à peu ses sens, ne me faites pas croire , cher Baise-
meaux , que la présence du général de l'ordre est terrible comme celle de Dieu , et
qu'on meurt de l'avoir vu. Du courage ; levez-vous , donnez-moi votre main et obéissez.
Baisemeaux rassuré, sinon satisfait, obéit, baisa la main d'Aramis et se leva.
— Tout de suite? nuuMnurat-il.
■ — Oh ! pas d'exagération, mon hùic; i-eprenez votre place et faisons honneur à ce
beau dessert.
— Monseigneur, je ne me relèverai pas d'un tel coup ; moi qui ai ri], plaisanté a\cc
vous! moi qui ai osé vous traiter sur un pied d'égalité!
— Tais-toi, mon vieux camarade, répliqua l'évèque, qui sentit combien lu corde
était tendue et cond)icn il eût été dangereux de la rompre; tais-loi. Vivons chacun de
notie vie: à toi ma protection et mon amitié, ;i moi ton obéissance. Ces doux tributs
exactement payés, restons en joie.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 337
Baisemeaux réfléchit, il aperçut d'un coup d'oeil les conséquences de cette extorsion
d'un prisonnier, à l'aide d'un faux ordre , et mettant en parallèle la garantie que lui
offrait l'ordre officiel du général , il ne la sentit pas de poids.
Aramis le devina.
— Mon cher Baisemeaux , dit-il, vous êtes un niais. Perdez donc l'habitude de
réfléchir, quand je me donne la peine de penser pour vous.
El sur un nouveau geste qu'il fit, Baisemeaux s'inclina encore.
— Comment vais-je m'y prendre? dit-il.
— Comment faites-vous pour délivrer un prisonnier?
— J'ai le règlement.
— Eh bien 1 suivez le règlement, mon cher.
— Le règlement porte que le guichetier ou l'un des bas officiers amènera le pri-
sonnier au gouverneur, dans le greffe.
— Eh bien! mais, c'est fort sage , cela. Et ensuite?
— Ensuite on rend à ce prisonnier les objets de valeur qu'il portait sur lui lors de son
incarcération , les habits, les papiers, si l'ordre du ministre n'en a disposé autrement.
— Que dit l'ordre du ministre à propos de ce Marchiali ?
— Rien, car le malheureux est arrivé ici sans joyaux, sans papiers, et presque sans
habits.
— Voyez comme tout cela est simple I En vérité , Baisemeaux , vous vous faites des
monstres de toute chose. Restez donc ici, et faites amener le prisonuierau Gouvernement.
Baisemeaux obéit. Il appela son lieutenant et lui donna une consigne que celui-ci
transmit sans s'émouvoir à qui de droit.
Une demi-heure après, on entendit une porte se refermer dans la cour: c'était la
porte du donjon qui venait de rendre sa proie à l'air libre.
Aramis souffla toutes les bougies qui éclairaient la chambre. Il n'en laissa brûler
qu'une derrière la porte. Celte lueur tremblotante ne permettait pas aux regards de se
fixer sur les objets. Elle en décuplait les aspects et les nuances par son incertitude et sa
mobilité.
Les pas se rapprochèrent.
— Allez au-devant de vos hommes, dit Aramis à Baisemeiux.
Le gouverneur obéit.
Le sergent et les guichetiers disparurent.
Baisemeaux rentra suivi d'un prisonnier.
Aramis s'était placé dans l'ombre j il voyait sans être vu.
Baisemeaux, d'une voix émue, fit connaître à ce jeune homme l'ordre qui le fai-
sait libre.
Le prisonnier écoula sans faire un geste ni prononcer un mol.
— Vous jurerez, c'est le règlement qui le veut, ajouta le gouverneur, de ne ja-
mais rien révéler de ce que vous avez vu ou entendu dans la Bastille.
Le prisonnier aperçut un Christ; il étendit la main et jura des lèvres.
— A présent, Monsieur, vous êtes libre; où comptez-vous aller?
Le prisonnier tourna la tète , comme pour chercher derrière lui une protection sur
laquelle il avait dû compter.
C'est alors qu'Aramis sortit de l'ombre.
— Me voici, dit-il, pour rendre à Monsieur le service qu'il lui plaira de me demander.
Le prisonnier rougit légèromenl , et sans hésitation vint passer son bras sous «elui
d' Arnmis.
T II. îî
338 LES MOUSQUETAIRES.
— Dieu vous ait eu sa sainte garde 1 dit-il d'une voix qui , par sa fermeté , fît tres-
saillir le gouverneur, autant que la formule l'avait étonné.
Aramis, en serrant les mains de Baisemeaux, lui dit :
— Mon ordre vous gêne-t-il? craignez-vous qu'on le trouve chez vous, si l'on ve-
nait à y fouiller?
— Je désire le garder, monseigneur, dit Baisemeaux. Si on le trouvait chez moi , ce
serait un signe certain que je serais perdu , et en ce cas , vous seriez pour moi un puis-
sant et dernier auxiliaire.
— Étant votre complice, voulez-vous dire? répondit Aramis en haussant les épaules.
Adieu, Baisemeaux.
Les chevaux attendaient, ébranlant le carrosse dans leur impatience.
Baisemeaux conduisit l'évêque jusqu'au bas du perron.
Aramis fit monter son compagnon avant lui dans le carrosse , y monta ensuite, et
sans donner d'autre ordre au cocher,
— Allez, dil-il.
La voiture roula bruyamment sur le pavé des cours. Un officier portant un flam-
beau devançait les chevaux et donnait à chaque corps de garde l'ordre de laisser passer.
Pendant le temps que l'on mit à ouvrir toutes les barrières, Aramis ne respira point,
et l'on eût pu entendre son cœur battre contre les parois de sa poitrine.
Le prisonnier, plongé dans un angle du carrosse , ne donnait pas non plus signe
d'existence.
Enlin, un soubresaut plus fort que les autres annonça que le dernier ruisseau était
franchi. Derrière le carrosse se referma la dernière porte, celle de la rue Saint-An-
toine Plus de murs à droite ni à gauche; le ciel partout, la liberté partout, la vie partout.
Les chevaux , tenus en bride par une main vigoureuse , allèrent doucement jus-
qu'au milieu du faubourg. Là ils prirent le trot.
Peu à peu, soit qu'ils s'échaudassent, soit qu'on les poussât, ils gagnèrent en rapi-
dité, et une fois à Bercy, le carrosse semblait voler, tant l'ardeur des coursiers était
grande. Ces chevaux coururent ainsi jusqu'à Villcneuve-Saint-doorgcs, où le relais
était préparé. Alors, quatre chevaux, au lieu de deux, entraînèrent la voiture dans la
direction de Melun, et s'arrêtèrent un moment au milieu de la forêt de Sénart.
L'ordre, sans doute, avait été donné d'avance au postillon , car Aramis n'eut pas
même besoin de faire un signe.
— Qu'y a-t-il? demanda le prisonnier, comme s'il sortait d'un long rêve.
— 11 y a , mon.^eigncur, dit Aramis, qu'avant d'aller plus loin , nous avons besoin
de causer, Votre Altesse Royale et moi.
— J'attendrai l'occasion , Monsieur, répondit le jeune prince.
— Elle ne saurait être meilleure, monseigneur; nous voici au milieu du bois , nul
ne peut nous entendre.
— Et le postillon '/
— Le postillon de ce relais est sourd et muel, monseigneur.
^— Je suis à vous, monsieur d'Herblay.
'— Vou8 plait-il de rester dans cette voiture?
— Oui , nous sonunes bien assis, et jaime celle voiture : c'est celle qui m'a rendu
à la liberté.
— Attendez, monseigneur. Encore une précaution à prendre.
— Laquelle?
— Nous sommes ici sur le grand chemin ; il peut passer des cavalière ou des car-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 339
rosses voyageant comme nous el qui, à nous voir arrêtés, nous croiraient dans un
embarras. Évitons des offres de service qui nous gêneraient.
— Ordonnez au postillon de cacher le carrosse dans une allée latérale.
— C'est précisément ce que je voulais faire , monseigneur.
Aramis tit un signe au muet qu'il toucha. Celui-ci mit pied à terre, prit les deux
premiers chevaux par la bride et les entraîna dans les bruyères veloutées , sur l'herbe
moussue d'aune allée sinueuse , au fond de laquelle, par cette nuit sans lune, les nuages
formaient un rideau plus noir que des taches d'encre.
Gela fait, l'homme se coucha sur un talus près de ses chevaux, qui arrachaient de
droite et de gauche les jeunes pousses de la glandée.
— Je vous écoute, dit le jeune prince à Aramis; mais que faites-vous là?
— Je désarme des pistolets dont nous n'avons plus besoin, monseigneur.
LE TENTATEUR.
— Mon prince , dit Aramis en se tournant dans le carrosse du côté de son compa-
gnon , si faible créature que je sois, si médiocre d'esprit, si inférieur dans Tordre des
êtres pensans , jamais il ne m'est arrivé de m'entretenir avec un homme sans pénétrer
sa pensée au travers de ce masque vivant jeté sur notre intelligence afin d'en retenir
la manifestation. Mais ce soir dans l'ombre où nous sommes, dans la réserve où je
vous vois, je ne pourrai rien lire sur vos traits, et quelque chose me dit que j'aurai de
la peine à vous arracher une parole sincère. Je vous supplie donc , non pas par amour
de moi, car les sujets ne doivent peser rien dans la balance que tiennent les princes,
mais pour l'amour de vous, de retenir chacune de mes syllabes, chacune de mes in-
flexions, qui, dans les graves circonstances où nous sommes engagés, auront chacune
leur sens et leur valeur , aussi importantes que jamais il s'en prononça dans le monde.
— J'écoule, répéta le jeune prince avec décision, sans rien ambitionner, sans rien
craindre de ce que vous m'allez dire.
Et il s'enfonça plus profondément encore dans^ les coussins épais du carrosse , es-
sayant de dérober à son compagnon, non-seulement la vue, mais la supposition même
de sa personne.
L'ombre était noire et elle s'étendait , large et opaque , du sommet des arbres en-
trelacés. Ce carrosse fermé d'une vaste toiture n'eût pas reçu la moindre parcelle de
lumière , lors même qu'un atome lumineux se fût ghssé entre les colonnes de brume
qui s'épanouissaient dans l'allée du bois.
— Monseigneur, reprit Aramis, vous connaissez l'histoire du gouvernement qui
dirige aujourd'hui la France. Le roi est sorti d'une enfance captive comme l'a été la
vôtre, obscure comme l'a été la vôtre, étroite comme l'a été la vôtre. Seulement, au
heu d'avoir comme vous l'esclavage de la prison, l'obscurité delà solitude, létroitesse
de la vie cachée, il a dû souffrir toutes ses misères, toutes ses humihations, toutes ses
gênes, au grand jour, au soleil impitoyable de la royauté; place noyée de lumière, où
toute tache parait une fange sordide , où toute gloire paraît une tache. Le roi a souffert ,
il a de la rancune , il se vengera. Ce sera un mauvais roi. Je ne dis pas qu'il versera
340 LES MOUSQUETAIRES.
le sang comme Louis XI ou Charles IX, car il n'a pas à venger d'injures mortelles,
mais il dévorera l'argent et la subsistance de ses sujets , parce qu'il a subi des injures
d'intérêt et d'argent. Je mets donc tout d'abord à l'abri ma conscience quand je con-
sidère en face les mérites et les défauts de ce prince, et si je le condamne, ma con-
science m'absout.
Aramis fit une pause. Ce n'était pas pour écouter si le silence du bois 'était toujours
le même, c'était pour reprendre sa pensée du fond de son esprit, c'était pour laisser à
cette pensée le temps de s'incruster profondément dans l'esprit de son interlocuteur.
— Dieu fait bien tout ce qu'il fait, continua l'évêque de Vannes; et de cela je suis
tellement persuadé , que je me suis applaudi dès longtemps d'avoir été choisi par lui
conune dépositaire du secret que je vous ai aidé à découvrir. Il fallait au Dieu de jus-
tice et de prévoyance un instrument aigu, persévérant, convaincu, pour accompHrune
grande œuvre. Cet instrument , c'est moi. J'ai l'acuité, j'ai la persévérance, j'ai la
conviction ; je gouverne un peuple mystérieux qui a pris pour devise la devise de
Dieu : Patiens quia œternus !
Le prince fit un mouvement. •
— Je devine, monseigneur, dit Aramis, que vous levez la tête et que ce peuple à
qui je commande vous étonne. Vous ne saviez pas traiter avec un roi. Oh! monsei-
gneur, roi d'un peuple bien humble, coi d'un peuple bien déshérité; humble, parce
qu'il n'ade force qu'en rampant, déshérité , parce que jamais, presque jamais en ce
monde, mon peuple ne récolte les moissons qu'il sème et ne mange le fruit qu'il cul-
tive. Il travaille pour une abstraction, il agglomère toutes les molécules de sa puis-
sance pour eu former un homme, et à cet homme, avec le produit de ses gouttes de
s\ieur, il compose un nuage dont le génie de cet homme doit à son tour faire une au-
réole, dorée aux rayons de toutes les couronnes de la chrétienté. Voilà l'homme que
vous avez à vos côtés, monseigneur. C'est vous dire qu'il vous a tiré de l'abîme dans
un grand dessein, et qu'il veut, dans ce dessein magnifique, vous élever au-dessus
des puissances de la terre , au-dessus de lui-même.
Le prince toucha légèrement le bras d'Aramis.
— Vous me parlez, (fit-il, de cet ordre religieux dont vous êtes le chef. Il résulte
pour moi de vos paroles que le jour où vous voudrez précipiter celui que vous aurez
élevé, la chose se fera, et que vous tiendrez sous votre main votre créature de la veille.
— Détrompez-vous, monseigneur, répliqua l'évêque, je ne prendrais pas la peine
de jouer ce jeu terrible avec Votre, Altesse Royale, si je n'avais un double intérêt à
gagner la partie. Le jour où vous serez élevé , vous serez élevé à jamais: vous ren-
verserez en montant le marchepied, vous l'enverrez rouler si loin que jamais sa vue
ne vous rappellera même son droit à votre reconnaissance.
— Oh ! Monsieur.
— Votre mouvement, monseigneur, vient d'un excellent naturel. Merci! croyez
bien que j'aspire à plus que de la reconnaissance, je suis assuré que parvenu au faite,
vous méjugerez plus digne encore d'être votre ami, et alors à nous deux, monseigneur,
nous ferons de si grandes choses q\i'il en sera longtemps parlé dans les siècles.
— Dites-moi bien. Monsieur, dites-le-moi sans voiles, ce que je suis aujourd'hui et
ce que vous prétendez que je sois demain.
— Vous êtes le fils du roi Louis XIII , vous êtes le frère du roi Louis XIV , vous êtes
l'héritier naturel et légitime du trône de France, En vous gardant prèsde lui, comme
on a gardé Monsieur, votre frère cadel . le roi se réservait le droit d'être souverain lé-
gitime. Les médecins seuls et Dieu pouvaieul lui di>pulei- la légitimité. Les niéilecins
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 341
aiment toujours mieux le roi qui est que le roi qui u'est pas. Dieu se mettrait ilaus son
tort en nuisant à un prince honnête liomme. Mais Dieu a voulu qu'on vous persécutât,
et cette persécution tous sacre aujourd'hui roi de France. Vous aviez donc le droit de
régner, puisqu'on vous le conteste; vous aviez donc le droit d'être déclaré, puisque
l'on vous séquestre; vous êtes donc de sang diviu, puisqu'on n'a pas osé verser votre
sang comme celui de vos serviteurs. Mainlenant, voyez ce qu'il a fait pour vous, ce
Dieu que vous avez tant de fois accusé d'avoir tout fait contre vous. Il vous a donné
les traits, la taille , l'âge et la voix de votre frère, et toutes les causes de votre persé-
cution vont devenir les causes de votre résurrection triomphale. Demain , après-de-
main, au premier moment, fantôme royal, omhre vivante de Louis XIV, vous vous
asseoirez sur son trône, d'où la volonté de Dieu, confiée à l'exécution d'un bras
d'homme, l'aura précipité sans retour.
— Je comprends, dit le prince ; on ne versera pas le sang de mon frère.
— Vous serez seul arbitre de sa destinée.
— Ce secret dont on a abusé envers moi...
— Vous en userez avec lui. Que faisait-il pour le cacher? Il vous cachait. Vivante
image de lui-même, vous trahiriez le complot de .Mazarin et Anne d'Autriche. Vous,
mon prince, vous aurez le même intérêt à cacher celui qui vous ressemblera prison-
nier, comme vous lui ressemblerez roi.
— Je reviens sur ce que je vous disais. Qui le ganlera?
— Qui vous gardah?
— Vous connaissez ce secret, vous en avez fiiit usage pour moi. Qui le connaît encore?
— La reine-mère et madame de Chevreuse.
— Que feront-elles?
— Rien, si vous le voulez.
— Comment cela?
— Gomment vous reconnaîtront-elles, si vous agissez de foçon à ce qu'on ne vous
reconnaisse pas?
— Mais il y a des difficultés plus graves.
— Dites, prince.
— Mon frère est marié; je ne puis prendre la femme de mon frère.
— Je ferai qu'une répudiation soit consentie par l'Espagne; c'est l'intérêt de votre
nouvelle politique, c'est la morale humaine. Tout ce qu'il y a de vraiment noble et de
vraiment utile en ce monde y trouvera son compte.
— Le roi, séquestré, parlera.
— A qui voulez-vous qu'il parle? Aux murs?
— Vous appelez murs les hommes en qui vous aurez confiance.
— Au besoin, oui. Votre Altesse Royale d'ailleurs...
— D'ailleurs...
— Je voulais dire que les desseins de Dieu ne s'arrêtent pas en si beau chemin.
Tout plan de cette portée est complété par les résultats, comme un calcul géométrique.
Le roi séquestré ne sera pas pour vous l'embarras que vous avez été pour le roi ré-
gnant. Dieu a fait cette âme orgueilleuse et impatiente de nature. Il l'a déplus amollie,
désarmée , par l'usage des honneurs et l'habitude du souverain pouvoir. Dieu ,
qui voulait que la fin du calcul géométrique dont j'avais l'honneur de vous parler fut
votre avènement au trône et la destrucfion de ce qui vous est nuisible , a décidé que
le vaincu finira bientôt ses souffrances avec les vôtres. Il a donc préparé cette âme et
ce corps pour la brièveté de l'agonie. Mis en prison simple parficulier, séquestré avec
342 LES MOUSQUETAIRES.
•vos doutes , privé de tout , avec l'habitude d'une vie solide vous avez résisté. Mais
votre frère captif, oublié, restreint, ne supportera point son injure, et Dieu repren-
dra son âme au temps voulu , c'est-à-dire bientôt.
A ce moment de la sombre analyse d'Aramis , un oiseau de nuit poussa du fond des
futaies ce hululement plaintif et prolongé qui fait tressaillir toute créature.
— J'exilerais le roi déchu, dit Philippe en frémissant: ce serait plus humain.
— Le bon plaisir du roi décidera la qyeslion, répondit Aramis. Maintenant ai-je
bien posé le problème ? ai-je bien amené la solution selon les désirs ou les prévisions
de Votre Altesse Royale ?
— Oui, Monsieur, oui : vous n'avez rien omis, si ce n'est cependant une chose :
il y a un obstacle très-sérieux, un danger insurmontable que vous oubliez.
— Ah 1 fit Aramis.
— Il y a la conscience qui crie , il y a le remords qui déchire.
— Oui, c'est vrai, dit l'évêque; il y a la faiblesse de cœur, vous me le rappelez.
Oh ! vous avez raison, c'est un immense obstacle , c'est vrai. Le cheval qui a peur du
fossé saute au milieu et se tue! L'homme qui croise le fer en tremblant laisse à la
lame ennemie des jours par lesquels la mort passe! C'est vrai! c'est vrai I
— Avez-vous un frère ? dit le jeune homme à Aramis.
— Je suis seul au monde , répliqua celui-ci d'une voix sèche et nerveuse comme la
détente d'un pistolet.
— Mais vous aimez quelqu'un sur la terre? ajouta Philippe.
— Personne! Si fait, je vous aime.
Le jeune homme se plongea dans un silence si profond que le bruit de son propre
souffle devint un tumulte pour Aramis.
— Monseigneur, reprit-il , je n'ai pas dit to\jt ce que j'avais à dire à Votre Altesse
Royale : je n'ai pas offert à mon prince tout ce que je possède pour lui de salutaires
conseils et d'utiles ressources. Il ne s'agit pas de faire briller un éclair aux yeux de ce
qui aime l'ombre; il ne s'agit pas de faire gronder les magnilicences du canon a\ix
oreilles de l'homme doux qui aime le repos et les champs. Monseigneur, j'ai votre
bonheur tout prêt dans ma pensée ; je vais le laisser tomber de mes lèvres, ramassez-
le précieusement pour vous, qui avez tant aimé le ciel , les prés verdoyans et l'air pur.
Je connais un pays de délices, un paradis ignoré , un coin du monde où seul , libre ,
inconnu, dans les bois, dans les fleurs, dans les eaux vives, vous oublierez tout ce
que la folie humaine, tentatrice de Dieu . vient de vous débiter de misères tout à
l'heure. Oh! écoutez-moi, mon prince, je no raille pas! J'ai une àme , voyez-vous,
je devine l'abîme de la vôtre. Je ne vous prendrai pas incomplet pour vous jeter dans
le creuset de ma volonté, de mon caprice ou de mon ambition. Tout ou rien. Vous
êtes froissé, malade , presque éteint par le surcroît de souffle (pi'il vous a fallu donner
depuis une heure de liberté. C'est un signe certain pour moi que vous ne voudrez pas
continuer à respirer largement, longuement. Tenons-nous donc à une vie plus humble,
plus appropriée à nos forces. Dieu m'est témoin, j'en atteste sa toute-puissance , que je
veux faire sortir votre bonheur de celle éprc\ivc où je vous ai engagé.
— Parlez! parlez! dit le prince avec une vivacité qui lit réfléchir Aramis.
— Je connais, reprit le prélat , dans le Bas-Poitou un canton dont nul en France
ne soupçonne l'existence. Vingt lieues de pays, c'est immense, n'est-ce pas? Vingt
lieues, monseigneur, et toutes couvertes d'eau, d'herbages et de joncs; le toiit mêlé
d'îles chargées de bois. Ces grands marais, vêtus de roseaux connue d'une épaisse
mante, dorment silencieux cl profonds sous le sourire du soleil. Quelques familles de
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 343
pêcheurs les mesurent paresseusement avec leurs grands radeaux de peupliers et
d'aulnes, dont le plancher est fait d'un lit de roseaux, dont la toiture est tressée en
joncs solides. Ces barques, ces maisons flottantes vont à l'aventure sous le souffle du
vent. Quand elles touchent une rive^ c'est par hasard, et si inoelleusement que le
pêcheur qui dort n'est pas réveillé par la secousse. S'il a voulu aborder, c'est qu'il a
vu les longues bandes de râles ou de vanneaux, de canards ou de pluviers, de sarcelles
ou de bécassines, dont il fait sa proie avec le piège ou avec le plomb du mousquet.
Les aloses argentées, les anguilles monstrueuses, les brochets nerveux, les perches
roses et grises , tombent par masses dans ses filets. Il n'y a qu'cà choisir les pièces les
plus grasses , et laisser échapper le reste. Jamais un homme des villes, jamais un sol-
dat, jamais personne n'a pénétré dans ce pays. Le soleil y est doux. Certains massifs
de terre retiennent la vigne et nourrissent d'un suc généreux ses belles grappes noires
et blanches. Une fois la semaine , une barque va chercher au four commun le pain
tiède et jaune dont l'odeur attire et caresse de loin. Vous vivrez là comme un homme
des temps anciens. Seigneur puissant de vos chiens barbets, de vos lignes, de vos
fusils et de votre belle'maison de roseaux, vous y vivrez dans l'opulence delà chasse,
dans la plénitude de la sécurité; vous passerez ainsi des années au bout desquelles,
méconnaissable, transformé, vous aurez forcé Dieu à vous refaire une destinée. Il y
a mille pistoles dans ce sac, monseigneur ; c'est plus qu'il n'en faut pour acheter tout
le marais dont je vous ai parlé ; c'est plus qu'il n'en faut pour y vivre autant d'années
que vous avez de jours à vivre; c'est plus qu'il n'en faut pour être le plus riche , le
plus libre et le plus heureux de la contrée. Acceptez comme je vous offre, sincère-
ment, joyeusement. Tout de suite, du carrosse que voici nous allons distraire deux
chevaux: le muet , mon serviteur, vous conduira, marchant la nuit, dormant le jour,
jusqu'au pays dont je vous parle, et au moins j'aurai la satisfaction de me dire que
j'ai rendu à mon prince le service qu'il a choisi. J'aurai fait un homme heureux.
Dieu m'en saura plus de gré que d'avoir fait un homme puissant. C'est bien autre-
ment difficile 1
Eh bien! que me répondez-vous, monseigneur? Voici l'argent. Oh I n'hésitez pas. Au
Poitou vous ne risquez rien, sinon de gagner les fièvres. Encore les sorciers du pays
pourront-ils vous guérir pour vos pistoles. A jouer l'autre partie, celle que vous savez,
vous risquez d'être assassiné sur un trône ou étranglé dans une prison. Sur mon âme,
je le dis, à présent que j'ai pesé les deux , sur ma vie, j'hésiterais.
— Monsieur, répliqua le jeune prince, avant que je me résolve, laissez-moi des-
cendre de ce carrosse, marcher sur la terre, et consulter cette voix que Dieu fait parler
dans la nature libre. Dix minutes, et je répondrai.
— Faites, monseigneur, dit Aramis en s'inclinant avec respect, tant avait été so-
lennelle et auguste la voix qui venait de s'exprimer ainsi.
3U LES MOUSQUETAIRES.
COURONNE ET TIARE.
Aramis était descendu avant le jeune homme et lui tenait la portière ouverte. II le
vit poser le pied sur la mousse avec un frémissement de tout le corps et faire autour
de la voiture quelques pas embarrassés , chaneelans presque. On eût dit que le pauvre
prisonnier était mal habitué à marcher sur la terre des hommes.
On était au 15 août, vers onze heures du soir; de gros nuages, qui présageaient la
tempête, avaient envahi le ciel, et sous leurs plis dérobaient toute lumière et toute
perspective. A peine les extrémités des allées se détachaient-elles des taillis par une
pénombre d'un gris opaque qui devenait, après un certain temps d'examen, sensible
au milieu de cette obscurité complète. Mais les parfums qui montent de l'herbe , ceux
plus pénétrans et plus frais qu'exhale l'essence des chênes, l'atmosphère tiède et onc-
tueuse qui l'enveloppait tout entier pour la première fois depuis tant d'années, cette
ineffable jouissance de liberté en pleine campagne , parlaient un langage si séduisant
pour le prince, que quelle que fût cette retenue, nous dirons presque cette dissimula-
tion dont nous avons essayé de donner une idée , il se laissa surprendre à son émotion
et poussa un soupir de joie.
Puis, peu à peu, il leva sa tête alourdie et respira les difiérentes couches d'air à
mesure qu'elles s'oflraient chargées d'arômes à son visage épanoui. Croisant ses bras
sur sa poitrine, comme pour l'empêcher d'éclater à l'invasion de cette félicité nouvelle,
il ahpira délicieusement cet air inconnu qui court la nuit sous le dôme des hautes forêts.
Ce ciel qu'il contemplait, ces eaux qu'il entendait bruire, ces créatures qu'il voyait
s'agiter, n'était-ce pas la réalité? Aramis n'était-il pas un fou de croire qu'il y eût autre
chose à rêver dans ce monde?
Ces tableaux enivrans de la vie de campagne, exemple de soucis, de craintes et de
gênes, cet océan de jours heureux qui miroite incessamment devant toute imagination
jeune, voilà la véritable amorce à laquelle se pourra prendre un malheureux captif,
usé par la pierre du cachot, étiolé dans l'air si rare de la Bastille. C'était celle, on s'en
souvient, que lui avait présentée Aramis eu lui olTrant et les mille pisloles que ren-
fermait la voiture et cet Éden enchanté que cachaient aux yeux du monde les déserts
du Bas-Poitou.
Telles étaient les réflexions d'Aranu's pendant qu'il suivait, avec une anxiété impos-
sible à décrire , la marche silencieuse des joies de Philippe, (pi'il voyait s'enfoncer
graduellement dans les profondeurs de sa méditation.
En effet, le jeune prince absorbé ne touchait plus que des pieds à la terre, et son
Ame, envolée aux pieds de Dieu, le suppliait d'accorder un rayon de lumière à cette
hésitation d'où devait sortir sa mort où sa vie.
Ce moment fut terrible pour l'évêque de Vannes. Il ne s'était pas encore trouvé en
présence d'un aussi grand malheur. Cette Ame d'acier, habituée à se jouer dans la vie
parmi des obstacles sans consistance, ne se trouvant jamais inférieure ni vaincue,
allait-elle échouer dans un si vaste plan, pour n'avoir pas prévu rinfluence qu'exer-
çaient sur un corps humain la puissance de la nature et le calme d'une belle nuit?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 3i5
Tout à coup la lèle du jeune homme s'inclina. Sa pensée redescendit sur la Icrre.
On vil son regard s'endurcir, son front se plisser, sa bouche s'armer d'un courage fa-
rouche; puis ce regard devint fixe encore une fois, mais celle fois il retlétailla flamme
des mondaines splendeurs; celte fois il ressemblait au regard de Satan sur la mon-
tagne , lorsqu'il passait en revue les royaumes et les puissances de la terre pour en
faire des séductions à Jésus.
L'œil d'Aramis redevint aussi doux qu'il avait été sombre. Alors Philippe lui saisis-
sant la main d'un mouvement rapide et nerveux.
— Allons, dit-il, allons où l'on trouve la couronne de France!
— C'est votre décision , mon prince? repartit Aramis.
— C'est ma décision.
— Irrévocable ?
Philippe ne daigna pas même répondre. Il regarda résolument l'évêque, comme
pour lui demander s'il était possible qu'un homme revînt jamais sur un parti pris.
— Ces regards-là sont des traits de feu qui peignent les caractères, dit Aramis en
s'inchnanlsur la main de Philippe. Vous serez grand, monseigneur, je vous en réponds.
— Reprenons, s'il vous plaît, la conversation où nous l'avons laissée. Je vous avais
dit, je crois, que je voulais m'entendre avec vous sur un point : les dangers ou les
obstacles. Ce point est décidé. Il y en a un autre , ce sont les conditions que vous me
poseriez. A votre tour de parler, monsieur d'Herblay.
— Les conditions , mon prince?
— Sans doute. Vous ne m'arrêterez pas en chemin pour une bagatelle semblable,
et vous ne me ferez pas l'injure de supposer que je vous crois sans intét'êt dans cette
affaire. Ainsi donc, sans détour et sans crainte, ouvrez-moi le fond de votre pensée.
— M'y voici, monseigneur. Une fois roi...
— Quand sera-ce ?
— Ce sera demain au soir. Je veux dire dans la nuit.
— Expliquez-moi comment.
— Quand j'aurai fait une question à Votre Altesse Royale.
— Faites.
— J'avais envoyé à Votre Altesse un homme à moi , chargé de lui remettre un ca-
hier de notes écrites finement, rédigées avec sûreté, notes qui permettent à Votre Al-
tesse de connaître à fond toutes les personnes qui composent et composeront sa cour.
— J'ai lu toutes ces notes.
— Attentivement ?
— Je les sais par cœur.
— Et comprises? Pardon, je puis demander cela au pauvre abandonné de la Bastille.
Il va sans dire que, dans huit jours, je n'aurai plus rien à demander à un esprit comme
le vôtre, jouissant de sa liberté dans sa toute-puissance.
— Interrogez-moi, alors; je veux être l'écolier à qui le savant maître fait répéter la
leçon convenue.
— Sur votre famille, d'abord, monseigneur.
— Ma mère , Anne d'Autriche? Tous ses chagrins , sa triste maladie. Oh ! je la con-
nais , je la connais !
— Votre second frère ? dit Aramis en s'inclinant.
— Vous avez joint à ces notes des portraits si merveilleusement tracés , dessinés et
peinls, que j'ai, par ces peintures, reconnu les gens dont vos notes me désignaient le
caractère , les mœurs et l'histoire. Monsieur, mon frère, est un beau brun, le visage
346 LES MOUSQUETAIRES.
pâle ; il n'aime pas sa femme Henriette, que moi , moi Louis XIV, j'ai un peu aimée,
que j'aime encore coquettement, bien qu'elle m'ait tant fait pleurer le jour où elle
voulait chasser mademoiselle de La Vallière.
— Vous prendrez garde aux yeiLx de celle-ci, dit Aramis. Elle aime sincèrement le
roi actuel. On trompe difficilement les yeux d'une femme qui aime.
— Elle est blonde, elle a des yeux bleus dout la tendresse me révélera son identité.
Elle boite un peu, elle écrit chaque jour une lettre à laquelle je fais répondre par
M. de Saint-Aignan.
— Celui-là, vous le connaissez?
— Comme si je le voyais , et je sais les derniers vers qu'il m'a faits, comme ceux
que j'ai composés en réponse aux siens.
— Très-bien. Vos ministres les connaissez-vous?
— Colbert , une figure laide et sombre , mais intelligente ; cheveux couvrant le front,
grosse tète lourde , pleine ; ennemi mortel de M. Fouquet.
— Quant à celui-là ne nous en inquiétons pas.
— Non, parce que nécessairement vous me demanderez de l'exiler, n'est-ce pas?
Aramis, pénétré d'admiration , se contenta de dire :
— Vous serez très-grand, monseigneur.
— Vous voyez, ajouta le prince , que je sais ma leçon à merveille -, et Dieu aidant ,
vous ensuite, je ne me tromperai guère.
— Vous avez encore une paire d'yeux bien gênants, monseigneur.
— Oui . le capitaine des mousquetaires, M. d'Artagnan, votre ami.
— Mon ami , je dois le dire.
— Cehii qui a escorté la Vallière à Ghaillot, celui qui a livré Monk dans un coffre
au roi Charles II, celui qui a si bien servi ma mère, celui à qui la couronne de France
doit tant, qu'elle doit tout. Est-ce que vous mo demanderez aussi de l'exiler celui-là.
— Jamais, sire. D'Artagnan est un homme à qui , dans un moment donné , je me
charge de tout dire, mais défiez- vous ; car s'il nous dépiste avant cette révélafion , vous
ou moi nous serons pris ou tués. C'est un homme de main.
— J'aviserai. Parlez-moi do M. Fouqiict : qu'en voulez-vous faire?
— Un moment encore, je vous en prie . monseigneur. Pardon, si je parais manquer
de respect en vous questionnant toujours.
— C'est votre devoir de le faire , et c'est encore votre droit.
— Avant de passer à M. Fouquet, j'aurais un scrupule d'oublier un autre ami à moi.
— M. (lu Vallon , l'Hercule de la France. Quant à celui-là , sa fortune est assurée.
— Non , ce n'est pas de lui que je voulais parler.
— Du comte de la Fère , alors?
— Et de son fils , notre fils à tous quatre.
— Ce garçon qui se meurt d'amour pour la Vallière , à qui mon frère l'a prise dé-
loyalement? Soyez tranquille , je saurai la lui faire recouvrer. Dites-moi une chose,
monsieur d'Herblay : oul)lie-t-on les injures quand on aime? Pardonne-t-on à la femme
qui a trahi? Est-ce im des usages de l'esprit français? Est-ce une des lois du cœur
humain?
— Un homme qui aime profondément , comme aime Raoul de Bragelonne , finit par
oublier le crime de sa maîtresse ; mais je ne sais si Raoul oubliera.
— J'v pourvoirai. Est-ce tout ce que vous vouliez me dire sur votre ami?
— C'est tout.
— A M. Fouquet maintenant. Que comptez-vous que j'en ferai?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 347
— Le surintendant, comme par le passé, je vous prie.
■ — SoitI mais il est aujourd'hui premier ministre.
— Pas tout à fait.
— Il faudra bien un premier ministre à un roi ignorant et embarrassécommejeleserai.
— Il faudra un ami à Votre Majesté.
— Je n'en ai qu'un , c'est vous.
— Vous en aurez d'autres plus fard ; jamais d'aussi dévoué, jamais d'aussi zélé pour
votre gloire.
— Vous serez mon premier ministre.
— Pas tout de suite, monseigneur. Cela donnerait trop d'ombrage et d'étonnement.
— M. de Richelieu , premier ministre de ma grand'mère, Marie de Médicis, n'était
qu'évêque de Luçon , comme vous êtes évêque de Vannes.
— Je vois que Votre Altesse Royale a bien profité de mes notes. Cette miraculeuse
perspicacité me comble de joie.
— Je sais bien que M. de Richelieu , par la protection de la reine , est devenu bien-
tôt cardinal.
— Il vaudra mieux, dit Aramis en s'inclinant, que je ne sois premier ministre
qu'après que Votre Altesse Royale m'aura fait nommer cardinal.
— Vous le serez avant deux mois, monsieur d'Herblay. Mais voilà bien peu de
chose. Vous ne m'offenseriez pas en me demandant plus, et vous m'affligeriez en
vous en tenant là.
— Aussi , ai-je quelque chose à espérer de plus , monseigneur.
— Dites ! dites !
— M. Fouquet ne gardera pas toujours les affaires, il vieillira vite. Il aime le plai-
sir, compatible aujourd'hui avec son travail, grâce au reste de jeunesse dont il jouit;
mais cette jeunesse tient au premier chagrin ou à la première maladie qu'il rencon-
trera. Nous lui épargnerons le chagrin, parce qu'il est galant homme et noble cœur.
Nous ne pourrons lui sauver la maladie. Ainsi c'est jugé. Quand vous aurez payé toutes
les dettes de M. Fouquet, remis les finances en état, M. Fouquet pourra demeurer
roi dans sa cour de poètes et de peintres; nous l'aurons fait riche. Alors, devenu pre-
mier ministre de Votre Altesse Royale, je pourrai songer à mes intérêts et aux vùlres.
Le jeune homme regarda son interlocuteur.
— M. de Richelieu , dont nous parlions , dit Aramis, a eu le tort très-grand de s'at-
tacher à gouverner seulement la France. Il a laissé deux rois, le roi Louis XIII et lui,
trôner sur le même trône , tandis qu'il pouvait les installer plus commodément sur
deux trônes différens.
— Sur deux trônes? dit le jeune homme en rêvant.
— En effet, poursuivit Aramis tranquillement, un cardinal premier ministre de
France , aidé de la faveur et de l'appui du roi frès-chrétien, un cardinal à qui le roi
son maître prête ses trésors, son armée , son conseil, cet homme-là ferait un double
emploi fâcheux en appliquant ses ressources à la seule France. Vous, d'ailleurs, ajouta
Aramis en plongeant jusqu'au fond des yeux de Philippe , vous ne serez pas un roi
comme votre père : délicat, lent, et fatigué de tout; vous serez un roi de tête etd'épée;
vous n'aurez pas assez de vos États : je vous y gênerais. Or, jamais notre amitié ne doit
être, je ne dis pas altérée, mais même effleurée par une pensée secrète. Je vous aurai
donné le trône de France , vous me donnerez le trône de Saint-Pierre. Quand votre
main loyale , ferme et armée, aura pour main jumelle la main d'un pape tel que je le
serai, ni Charles-Quint, qui a possédé les deux tiers du monde, ni Charlemagne qui
3i8
LES MOUSQUETAIRES.
le posséda entier, ne viendront à la hauteur de votre ceinture. Je n'ai pas d'alliances,
moi, je n'ai pas de préjugés, je ne vous jetterai pas dans les persécutions des héré-
tiques, je ne vous jetterai pas dans les guerres de famille : je dirai : A nous deux l'uni-
vers; à moi pour les âmes, à vous pour les corps. Et comme je mourrai le premier,
vous aurez mon héritage. Que dites-vous de mon plan, monseigneur?
— Je dis que vous me rendez heureux et fier, rien que de vous avoir compris.
Monsieur d'Herblay, vous serez cardinal ; cardinal , vous serez mon premier ministre.
Et puis vous m'indiquerez ce qu'il faut faire pour qu'on vous élise pape, je le ferai.
Voici ma main, monsieur d'Herblay.
— Permettez-moi de m'agenouiller devant vous , sire , bien respectueusement. Nous
nous embrasserons le jour où tous deux nous aurons au front , vous la couronne, moi
la tiare.
— Embrassez-moi aujourd'hui même, et soyez plus que grand, plus qu'habile,
plus que sublime génie : soyez bon pour moi , soyez mon père.
Aramis faillit s'attendrir en l'écoulant parler. 11 crut sentir dans son cœur un mou-
vement jusqu'alors inconnu; mais cette impression s'effaça bien vite.
— Son pèrel pensa-t-il. Oui, saint père.
Et ils reprirent place dans le carrosse, qui courut rapidement sur la route de Vaux-
le-Vicorate.
V.\; ?s i . tri
)
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
349
LE CHATEAU DE VAUX-LE VICOMTE.
7
^^Ê H l^^^^^^i^ E château de Vaux-le-Viconite, situé à une lieue de Me-
lun, avait été bâti par Fouquet en 1653. Il n'y avait alors
que peu d'argent en France. INIazarin avait tout pris, et
^/^W^M^ÈI^^'^W'i^^ Fouquet dépensait le reste. Seulement , comme certains
•^ H ^^^^^^ hommes ont les défauts féconds et les vices utiles, Fou-
quet, en semant les millions dans ce palais , avait trouvé
moyen de récolter trois hommes illustres : Levau , archi-
tecte de l'éditice ; Lenôtre , dessinateur des jardins , et
Lebrun , décorateur des appartemens.
— — ' g. j^ château de Vaux avait un défaut qu'on put lui
reprocher, c'était son caractère grandiose et sa gracieuse magnificence. Il est encore
proverbial aujourd'hui de nombrer les arpens de sa toiture , dont la réparation est,
de nos jours, la ruine des fortunes rélrécies comme toute l'époque.
Vaux-le-Vicom(e , quand on a franchi sa magnifique grille soutenue par des ca-
riatides, développe son principal corps de logis dans la vaste cour d'honneur ceinte de
fossés profonds que borde un magnifique balustre de pierre. Rien de plus noble que
l'avant-corps du milieu , hissé sur son perron comme un roi sur son trône, ayant au-
tour de lui quatre pavillons qui forment les angles, et dont les immenses colonnes
ioniques s'élèvent majestueusement à toute la hauteur de l'édifice. Les frises ornées
d'arabesques, les frontons couronnant les pilastres donnent partout la richesse et la
grâce. Les dômes surmonlant le tout donnent l'ampleur et la majesté.
Cette maison, bâlie par un sujet, ressemble bien plus à une maison royale que ces
maisons royales dont Wolsey se croyait forcé de faire présent à son maître de peur de
le rendre jaloux.
Mais si la magnificence et le goût éclatent dans un endroit spécial de ce palais , si
quelque chose peut être préféré à la splendide ordonnance des intérieurs, au luxe des
dorures, à la profusion des peintures et des statues, c'est le parc, ce sont les jardins
de Vaux. Les jets d'eau , merveilleux en 1659, sont encore des merveilles aujourd'hui;
les cascades faisaient l'admiration de tous les rois et de tous les princes; et quant à
la fameuse grotte, thème de tant de vers fameux, séjour de cette illustre nymphe de
Vaux que Pellisson fit parler avec la Fontaine, on nous dispensera d'en décrire toutes
les beautés, car nous ne voudrions pas réveiller pour nous ces critiques que méditait
alors Boileau :
Ce ne sont que festons , ce ne sont qu'astragales.
Kl je me suuve a iieinc au Iraveis cUi jaiiliii.
350 LES MOUSQUETAIRES.
Nous ferons comme Despréaux, nous entrerons dans ce parc âgé de huit ans seule-
ment, et dont les cimes déjà superbes s'épanouissaient rougissantes aux premiers rayons
du soleil. Lenôtre avail hàlé le plaisir du Mécène : toutes les pépinières avaient donné
des arbres doublés par la culture et les actifs engrais. Tout arbre du voisinage qui
offrait un bel espoir avait été enlevé avec ses racines et planté tout vif dans le parc.
Fouquet pouvait bien acheter des arbres pour orner son parc, puisqu'il avait acheté
trois villages et leurs contenances pour l'agrandir,
M. de Scudéry dit de ce palais que , pour l'arroser, M. Fouquet avait divisé une ri-
vière en mille fontaines et réuni mille fontaines en torrents. Ce monsieur de Scudéry
en dit bien d'autres dans sa Clélie sur ce palais de Yalterre dont il décrit minutieuse-
ment les agréments. Nous serons plus sages de renvoyer les lecteurs curieux à Vaux
que de les renvoyer à la Clélie. Cependant il y a autant de lieues de Paris à Vaux que
de volumes à la Clélie.
Cette splendide maison était prête pour recevoir le -plus grand roi du monde. Les
amis de M. Fouquet avaient voiture là,«les uns leurs acteurs et leurs décors, les autres
leurs équipages de statuaires et de peintres, les autres encore leurs plumes finement
taillées. Il s'agissait de risquer beaucoup d'impromptus.
Les cascades, peu dociles, quoique nymphes, regorgeaient d'une eau plus brillante
que le cristal; elles épandaienl sur les triions et les néréides de bronze des flots écu-
meux s'irrisant aux feux du soleil.
Une armée de serviteurs courait par escouades dans les cours et dans les vastes
corridors, tandis que Fouquet, arrivé le matin seidement, se promenait calme et
clairvoyant, pour donner les derniers ordres, après que ses intendans avaient passé
leur revue.
On était, comme nous l'avons dit, au 15 août. Le soleil tombait d'aplomb sur
les épaules des dieux de marbre et de bronze; il chauffait l'eau des conques et mûris-
sait dans les vergers ces magnifiques pêches que le roi devait regretter cinquante ans
plus tard, alors qu'à Marly, manquant de belles espèces dans ses jardins qui avaient
coûté à la France le double de ce qu'avait coulé Vaux,le^raju^ roi disait à quoiqu'un :
— Vous êtes trop jeune, vous, pour avoir mangé des pêches de M. Fouquet.
0 souvenir! ô trompettes de la renommée! ô gloire de ce monde ! Celui-là qui se
connaissait si bien en mérite, celui-là qui avail recueilli l'héritage de Nicolas Fouquet,
celui-là qui hii avait pris Lenôtre et Lebrun, celui-là qui l'avait envoyé pour toute sa vie
dans une prison d'État, celui-là se rappelait seulement les pêches de cet ennemi vaincu,
étouffé, oublié! Fouquet avail eu beau jeter trente millions dans ses bassins, dans les
creusets de ses statuaires, dans les écriloires de ses poètes, dans les portefeuilles de ses
peintres ; il avait cru en vain faire penser à lui. Une pêche éclose vermeille et char-
nue entre les losanges d'un treillage, sous les langues verdoyantes de ses feuilles
aiguës, ce peu de matière végétale qu'un loir croquait sans y penser, suffisait au
grand roi pour ressusciter en son souvenir l'ombre lamentable du dernier surinten-
dant de France I
Bien sûr qu'Aramis avait distribué les grandes masses, qu'il avait pris soin de faire
garder les portes et préparer les logcmens , Fouquet ne s'occupait plus que de l'en-
semble. Ici Ciourville lui montrait les dispositions du feu d'artifice; là Molière le
conduisait au théâtre, et enfin, après avoir visité la chapelle, les salons, les ga-
leries, F(tU([uet redescendait épuisé , quand il vit Aramis dans rcscalier. Le prélat lui
faisait signe.
Le surintendant vint joindre son ami, qui l'arrêta devant un grand tableau terminé
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 351
à peine. S'escrimant sur cette toile, le peintre Lebrun, couvert de sueur, taché de
couleurs, pâle de fatigue et d'inspiration, jetait les derniers coups de sa brosse rapide.
C'était ce portrait du roi qu'on attendait.
Fouquet se plaça devant ce tableau qui vivait pour ainsi dire dans sa chair fraîche
et dans sa moite chaleur. Il regarda la figure, calcula le travail, admira, et ne trou-
vant pas de récompense qui fût digne de ce travail d'Hercule, il passa ses bras au cou
du peintre et l'embrassa.
M. le surintendant venait de gâter un habit de mille pistoles, mais il avait reposé
Lebrun.
Ce fut un beau moment pour l'artiste, ce fut un douloureux moment pour M. Per-
cerin le tailleur, qui, lui aussi, marchait derrière Fouquet et admirait dans la peinture
de Lebrun l'habit qu'il avait fait pour Sa Majesté, objet d'art, disait-il, qui n'avait son
pareil que dans la garde-robe de M. le surintendant.
Sa douleur et ses cris furent interrompus par le signal qui fut donné du sommet de
la maison. Par de là Melun, dans la plaine déjà nue, les sentinelles de Vaux avaient
aperçu le cortège du roi et des reines : Sa Majesté entrait dans Melun avec sa longue
file de carrosses et de cavaliers.
— Dans une heure, dit Aramis à Fouquet.
— Dans une heure, répUqua celui-ci en soupirant.
— Et ce peuple qui se demande à quoi servent les fêtes ro^fales! continua l'évêque
de Vannes en riant de son faux sourire.
— Hélas I moi qui ne suis pas peuple, je me le demande aussi.
— Je vous répondrai dans vingt-quatre heures, monseigneur. Prenez votre bon
visage, car c'est jour de joie.
— Eh bien I croyez-moi, si vous voulez, d'Herblay, dit le surintendant avec expan-
sion, en désignant du doigt le cortège de Louis à l'horizon , il ne m'aime guère, je ne
l'aime pas beaucoup, mais je ne sais comment il se fait que depuis qu'il approche de
ma maison...
— Eh bien ! quoi ?
— Eh bien ! depuis qu'il se rapproche , il m'est plus sacré, il m'est le roi , il m'est
presque cher.
— Cher? oui, fit Aramis en jouant sur le mot, comme plus tard l'abbé Terray avec
Louis XV.
— Ne riez pas, d'Herblay; je sens que s'ille voulait bien,j'aimerais ce jeune homme.
— Ce n'est pas à moi qu'il faut dire cela, reprit Aramis, c'est à M. Colbert.
— A M. Colbert 1 s'écria Fouquet. Pourquoi?
— Parce qu'il vous fera avoir une pension sur la cassette du roi quand il seA sur-
intendant.
Ce trait lancé, Aramis salua.
— Où allez-vous donc? reprit Fouquet devenu sombre.
— Chez moi, pour changer d'habits, monseigneur.
— Où vous êtes-vou8 logé, d'Herblay?
— Dans la cjiambre bleue du deuxième étage.
— Celle qui domie au-dessus de la chambre du roi?
— Précisément.
— Quelle sujétion vous avez prise là! Se condamner à ne pas remuer!
— Toute la nuit, monseigneur, je dors ou je lis dans mon lit.
— Et vos gens ?
352 LES MOUSQUETAIRES.
— Oh ! je n'ai qu'une personne avec moi.
— Si peu !
— Mon lecteur me suffit. Adieu, monseigneur; ne vous fatiguez pas trop. Con-
servez-vous frais pour l'arrivée du roi.
— On vous verra? on verra notre ami du Vallon?
— .Je l'ai logé près de moi. Il s'habille.
Et Fouquet saluant de la tète et du sourire, passa comme un général en chef qui
visite les avant-postes quand on lui a signalé l'ennemi.
LE VIN DE MELUN.
Le roi était entré effectivement dans Melun avec l'intention de traverser seulement
la ville. Le jeune monarque avait soif de plaisirs. Durant tout le voyage il navait
aperçu que deux fois la Vallière, et devinant qu'il ne pourrait lui parler que la nuit
dans les jardins , après la cérémonie , il avait hâte de prendre ses logemens à Vaux.
Mais il comptait sans son capitaine des mousquetaires et aussi sans M. Colbert-
Semblable àCalypso qui ne pouvait se consoler du départ d'Ulyse, notre Gascon ne
pouvait se consoler de n'avoir pas deviné pourquoi Aramis s'était fait l'ordonnateur
de la fête.
— Toujours est-il, se disait cet esprit inflexible dans sa logique, que Tévêque de
Vanues, mon ami, fait cela poin- (lueUjuc chose.
Et de se creuser la cervelle bi'.'U iiuililemcnt.
D'Artagnan, si fort assoupli à toutes les intrigues de cour, d'Arlagnan qui connais-
sait la situation de Fouquet mieux que Fouquet lui-même, avait conçu les plus étranges
soupçons à l'énoncé de celte fêle qui eût ruiné un homme riche , et qui devenait une
œuvre impossible, insensée pour un honune ruiné. El puis, la présence d'Aramis re-
venu de lîelle-lsle et nommé majordome par M. Fouquet , son immixtion persévé-
rante dans toutes les affaires du surintendant, les visites de M. de Vannes chez
Baiscmcaux, tout ce louche avait profondément tourmenté d'Artagnan depuis quel-
ques semaines.
— Avec des hommes de la trempe d'Aramis, dit-il, on n'est le plus fort que l'épée
à lammin. Tant qu'Aramis a fait l'homme de guerre, il y a eu espoir de le surmonter.
Depuis quil a doublé sa cuirasse d'une élole, nous sommes perdus. Mais que veut .^ramis?
El d'Arlagnan rêvait.
— Que m'importe après tout s'il ne veut que renverser M. Colbert?. . Que peut-
il vouloir autre chose?
D'Arlagnan se grattait le front, cette fertile terre d'où le soc de ses ongles avait tant
fouillé de belles et bonnes idées.
Il cul celle de s'aboucher avec M. Colbert, mais son amitié, son serment d'autrefois
le liaient trop à Aramis. Il recula. D'ailleurs fl baissait ce (înancicr.
Il voulut s'ouvrir au roi. Mais le roi ne comprendrait rien à ses soupçons qui n'a-
vaient pas même la réalité de l'ombre.
Il résolut dt.' s'adresser direcleineMl ;i Arauiis. la première l'ois (|M'il le verrait.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 353
— Je le prendrai eiifre deux chandelles, directement, brusquement, se dit le
mousquetaire : je lui mettrai la main sur le cœur, et il me dira... Que me dira-t-il?
Oui , il me dira quelque chose , car, mordioux '. il y a quelque chose là-dessous !
Plus tranquille , d'Artagnan fit ses apprêts de voyage et donna ses soins à ce que la
maison militaire du roi, fort peu considérable encore, fût bien commandée et bien
ordonnancée dans ses médiocres proportions. Il résulta de ces làtonnemenis du capi-
taine, que le roi se vit à la tète des mousquetaires , de ses Suisses et d'un piquet de
gardes-françaises, lorsqu'il arriva devant Melun. On eût dit d'une petite armée.
M. Colbert regardait ces hommes d'épée avec beaucoup de joie. Il en voulait encore
un tiers en sus.
— Pourquoi ? disai't le roi.
— Pour faire plus d'honneur à M. Fonquet, répliquait Colbert.
— Pour le ruiner plus vile, pensait d'Artagnan.
L'armée parut devant Melun dont les notables apportèrent au roi les clefs, et l'in-
vilèrent à entrer à l'hôtel-de-ville [)Our prendre le vin d'honneur.
Le roi, qui s'attendait à passer outre et à gagner Vaux tout de suite, devint rouge
de dépit.
— Quel est le sot qui m'a valu ce relard? grommela-t-il entre ses dents, pendant
que le maître échevin faisait son discours.
— Ce n'est pas moi , répliqua d'Artagnan, mais je crois bien que c'est M. Colbert.
Colbert entendit son nom.
— Que plaît-il à monsieur d'Artagnan? demanda-t-il.
— Il me plaît savoir si vous êtes celui qui a fait entrer le roi dans le vin de Brie.
— Oui . Monsieur.
— Alors, c'est à vous que le roi a donné un nom.
— Lequel , Monsieur ?
— Je ne sais trop... attendez... imbécile... non , non... sot, sot, stupide , voilà ce
que Sa Majesté a dit de celui qui lui a vain le vin de Melun.
D'Artagnan , après cette bordée, caressa tranquillement son cheval. La grosse télé
de M. Colbert enfla comme un boisseau.
D'Artagnan , le voyant si laid par la colère , ne s'arrêta pas en chemin. L'orateur
allait toujours , le roi rougissait à vue d'œil.
— Mordioux 1 dit flegmatiquement le mousquetaire, le roi va prendre un coup de
sang. Où diable avez-vous eu cette idée-là, monsieur Colbert? Vous n'avez pas de
chance.
— Monsieur, dit le financier en se redressant, elle m'a été inspirée par mon zèle
pour le service du roi. .y
— Bah I :^ '
— Monsieur, Melun est une ville , une bonne ville qui paie bien et qu'il est inutile
de mécontenter.
— Voyez-vous cela! Moi qui ne suis pas un financier, j'avais seulement vu une
idée dans votre idée.
— ^ Laquelle, Monsieur ?
—- Celle de faire faire un peu de bile à M. Fouquet qui s'évertue là-bas sur ses don-
jons à nous attendre.
Le coup était juste et rude. Colbert en fut désarçonné. Il se retira l'oreille basse.
Heiu'eusement le discours était fini. Le roi but. pni> (nul le iiit>nde reprit la marche à
travers la ville.
T. u. ^-,
354 LES MOUSQUETAIRES.
Le roi rongeait ses lèvres, car la nuit venait et tout espoir de promenade avec la
Vallière s'évanouissait.
Pour faire entrer la maison du roi dans Vaux il fallait au moins quatre heures,
grâce à toutes les consignes. Aussi le roi qui bouillait d'impatience, pressa-t-il les
reines, afin d'arriver avant la nuit. Mais au moment de se remettre en marche, les
difhcultés surgirent.
— Est-ce que le roi ne va pas coucher à Melun? dit M. Colbert basa d'Artagnan.
M. Colbert était bien mal inspiré ce jour-là, de s'adresser ainsi au chef des mousque-
taires. Celui-ci avait deviné que le roi ne tenait pas en place. D'Artagnan ne voulait le
laisser entrer à Vaux que bien accompagné, il désirait donc que Sa Majesté n'entrât
qu'avec toute l'escorte. D'un autre côté il sentait que les retards irriteraient cet impa-
tient caractère. Comment conciher ces deux difficultés? D'Artagnan prit Colbert au
mot et le lança sur le roi.
— Sire, dit-il, M. Colbert demande si Votre Majesté ne couchera pas à Melun?
— Coucher à Melun ! Et pourquoi faire ! s'écria Louis XIV. Coucher à Melun! Qui
diable a pu songer à cela, quand M. Fouquet nous attend ce soir?
— Celait, reprit vivement Colbert, la crainte de retarder Votre Majesté qui, d'après
l'étiquette, ne peut entrer autre part que chez elle, avant que les logemens n'aient
été marqués par son fourrier, et la garnison distribuée.
D'Artagnan écoulait de ses oreilles en se mordant la moustache.
Les reines entendaient aussi. Elles étaient fatiguées; elles eussent voulu dormir;
et surtout eni pécher le roi de se promener le soir avec M. de Saint-Aignan et les dames.
Car si l'étiquette renfermait chez elles les princesses, les dames, leur service fait,
avaient toute faculté de se promener.
On voit que tous ces intérêts s"amoncelant en vapeurs devaient produire des nuages,
et les nuages une tempête. Le roi n'avait pas de moustache à mordre : il mâchait
avidement le manche de son fouet. Comment sortir de là? DArtagnan faisait les doux
yeux et <3olbert le gros dos. Sur qui mordre ?
— On consultera là-dessus la reine, dit Louis XlV en saluant les dames.
Et cette bonne grâce qu'il eut péuélra le cœur de Marie-Thérèse qui était boune et
généreuse, et qui, remise à son libre arbitre, répliqua respectueusement :
— Je ferai la volonté du n>i toujours avec plaisir.
— Combien fiiul-il de temps pour aller à Vaux? demanda Anne d'Autriche en traî-
nant sur chaque syllabe, et en appuyant la main sur son sein endolori.
— Une heure pour les carrosses de Lcui's Majestés, dit d'Artagnan. par des chemins
assez beaux.
Le roi le regarda.
— Un quart dheure pour le roi , se hâta-t-il d'ajouter.
— Ou arriverait au jour? dit Louis XIV.
— Mais les logemens de la maison militaire , objecta doucement Colbert , feront
perdreau roi toute la hâte du voyage, si pronq)l qu'il soit.
— Double brute ! pensa d'Artagnan ,. si j'avais intérêt à démolir Ion crédit , je le
ferais en dix niinulos. A la place du roi , aj<>uta-l-il , en me rendant chez M. Fou-
quel qui est un galant houiuic, je laisserais ma maison ; j'irais en ami ; j'entrerais seul
avec mon capitaine des gardes ; j'en serais plus grand et plus sacré.
La joie brilla dans les yeux du roi.
— Voilà un bon conseil, dit-il, Mesdames; allons cheÉ uil aini, en ami. Marchez
dniuL'iiicnl. Messieurs des équipages, et nous, Messieurs, en avant!
M A m E -THÉRÈSE.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 355
Il entraîna derrière lui tous les cavaliers.
Colbert cacha sa grosse léte refrognée derrière le col de son cheval.
— J'en serai quitte , dit d'Artagnan tout en galopant , pour causer dès ce soir avec
Aramis.Et puis, M. Fouquet est galant homme. Mordioux! je l'ai dit, il faut le croire.
Voilà comment, vers sept heures du soir, sans trompettes et sans gardes avancées,
sans éclaircurs ni mousquetaires , le roi se présenta devant la grille de Vaux, oiî
Fouquet, prévenu, attendait depuis une demi-heure, tête nue, au miheu de sa
maison et de ses amis.
NECTAR ET AMBROISIE.
M. Fouquet tint l'étrier au roi qui , ayant mis pied à terre, se releva gracieusement
et plus gracieusement encore lui tendit une main que Fouquet, malgré un léger effort
du roi, porta respectueusement à ses lèvres.
Le roi voulait attendre dans la première enceinte l'arrivée des carrosses. Il n'attendit
pas longtemps. Les chemins avaient été battus par ordre du surintendant. L'on n'eût
pas trouvé depuis Melun jusqu'à Vaux un caillou gros comme un œuf. Aussi les car-
rosses, roulant comme sur un tapis, amenèrent-ils sans cahots ni fatigues toutes les
dames à huit heures. Elles furent reçues par madame la surintendante, et, au mo-
ment où elles apparaissaient, une lumière vive comme celle du jour jaillit de tous les
arbres, de tous les vases, de tous les marbres. Cet enchantement dura jusqu'à ce que
Leurs Majestés se fussent perdues dans l'intérieur du palais.
Toutes ces merveilles que le chroniqueur a entassées ou plutôt conservées dans son
récit, au risque de rivaliser avec le romancier, ces splendeurs de la nuit vaincue, de
la nature corrigée, de tous les plaisirs , de tous les luxes combinées pour la satisfaction
des sens et de l'esprit, Fouquet les offrit réellement à son roi, dans cette retraite
enchantée dont nul souverain en Euroi)e ne pouvait se flatter alors de posséder
l'équivalent.
Nous ne parlerons ni du grand festin qui réunit LeursMajestés, ni des concerts, ni des
féeriques métamorphoses; nous nous contenterons de peindre le visage du roi, qui ,
de gai, d'ouvert, de bienheureux qu'il était d'abord, devint bientôt sombre , contraint,
irrité. 11 se rappelait sa maison à lui, et ce pauvre lu.xe qui n'était que l'ustensile de
la royauté, sans être la propriété de l'homme-roi. Les grands vases du Louvre, les
vieux meubles et la vaisselle de Henri II, de François I", de Louis XI, n'étaient que
des monûmens historiques. — Ce n'était que des objets d'art, une défroque du métier
royal. Chez Fouquet , la valeur était dans le travail comme dans la matière. Fouquet
mangeait dans un or qu(; des artistes à lui avaient fondu et ciselé pour lui. Fouquet
"buvait des vins dont le roi de France ne savait pas le nom; il les buvait dans des go-
belets plus précieux chacun que toute la cave royale.
Que dire d^'' salles, des tentures, des tableaux, des serviteurs, des officiers de toute
sorte? Que d:rc du service où l'ordre remplaçant l'étiquette, le bien-être remplaçant
les consignes , le plaisir et la satisfaction du convive devenaient la suprême loi de tout
ce qui obéissait à l'hôte?
Cet essaim de gens affairés sans bruit, cette multitude de convives moins nombreux
356 LES MOUSQUETAIRES.
que les serviteurs , ces myriades de mets , de vases d'or et d'argent ; ces flots de lu-
mière, ces amas de fleurs inconnues dont les serres s'étaient déijouiilées comme d'une
surcharge, puisqu'elles étaient encore redondantes de beauté; ce tout harmonieux, qui
n'était que le prélude de la fête promise, ravit tous les assistans, qui témoignèrent
leur admiration à plusieurs reprises, non par la voix ou par le geste, mais par le si-
lence et l'attention , ces deux langages du courtisan qui ne connaît plus le frein du maître.
Quant au roi, ses yeux se gonflèrent; il n'osa plus regarder la reine. Anne d'Autriche,
toujours supérieure en orgueil à toute créature , écrasa son hôte par le mépris qu'elle
témoigna pour tout ce qu'on lui servait.
La jeune reine, bonne et curieuse de la vie, loua Fouquet; mangea de grand ap-
pétit et demanda le nom de plusieurs fruits qui paraissaient sur la table. Fouquet ré-
])oudil qu'il ignorait les noms. Ces fruils sortaient de ses réserves, il les avait souvent
cullivés lui-même, étant un savant en fait d'agronomie exotique. Le roi sentit la déli-
catesse. Il n'en fut que plus humilié. Il trouvait la reine un peu peuple, et Anne d'Au-
triche un peu Junon. Tout son soin à lui était de se garder froid, sur la limite de
l'extrême dédain ou de la simple admiration.
Mais F^ouquct avait prévu tout cela : c'élail un de ces hommes qui prévoient tout.
Le roi avait expressément déclaré que tant qu'il serait chez M. Fouquet, il désirait
ne pas soumettre ses repas à l'étiquette , et par conséquent dîner avec tout le monde;
mais par les soins du surintendant le dîner du roi se trouvait servi à part , si l'on peut
s'exprimer ainsi, au milieu de la table générale. Ce dîner merveilleux par sa compo-
sition, comprenait tout ce que le roi aimait, tout ce qu'il choisissait d'habitude. Louis
n'avait pas d'excuses, lui, le preuu'er appétit de son royaume, pour dire qu'il n'avait
pas faim.
M. Fouquet fit Itien mieux : il ^*était mis à table pour obéir à l'ordre du roi, mais
. dès que les potages furent servis, il se leva de table et se mit lui-même à servir le roi,
pendant que madame la surinlendante se tenait derrière le fauteuil de la reine-mère.
Le dédain de Junon (.'t les bouderies de Jupiter ne tinrent pas contre cet excès de bonne
grâce.
La reine-mère mangea un biscuit dans du vin de San-Lucar, et le roi mangea de
tout en disant à M. Fouquet :
11 Cbl impossible, monsieur le suriutondant. de faire meilleure chère.
Sur quoi toute la cour se mit à dévorer d'un tel enthousiasme , que l'on eût dit des
nuées de sauterelles d'ÉgypIe s'abattant sur les seigles veris.
Cela n'enq)êcha pas qu'après la faim assouvie le roi ne redevînt triste ; triste en pro-
portion delà belle humeur qu'il avait cru devoir manifester, triste surtout de la bonne
mine que ses courtisans avaient laite à Fou(pu't.
D'Artagnan ipii mangeait beaucoup et qui buvait sec, sans qu'il y parût, ne perdit
pas im coup de dent, mais fit un grand nond)re d"obser\ations qui lui profitèrent.
Le souper fini, le roi ne voulut pas perdre la |)roinenadi'. Le parc était illuminé.
La lune d'ailleurs, comme si elle se fût mise aux ordres du seigneur de Vaux, argenta
les massifs et les lacs de ses diamans et de son phosphore. La fraîcheur était douce.
Les allées étaient ombreuses et sablées si moelleusement que les pieds s'y plaisaient.
Il y eut fête complète , car le roi, trouvant la Vallière au détour d'un bois , lui put
serrer la main et dire : Je vous aime, sans que nul l'enlendîl, excepté M. d'Artagnaa
qui suivait et M. Fouquet qui précédait.
(>otte nuit d'cnrhautemens s'avança. Le roi demanda sa chambre. Aussilôt tout fut
en mouvement. Les reines passèrent ch<'z elles au son des théorbes el des llùles. Le
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. Xû
roi trouva en montant le grand perron ses monsqnclaii-es, que M. Fouqiiel avait fait
venir de Melun et invités à souper.
D'Arlagnan perdit toute défiance.
11 était las, il avait bien soupe , et voulait, une fois dans sa vie, jouir d'une fètc
chez un véritable roi.
— .M. Fonquet, disait-il, est mon homme.
Ou conduisit en grande cérémonie le roi dans la chambre de Morphée, dont nous
devons une mention légère à nos lecteurs. C'était la plus belle et la plus vaste du pa-
lais. Lebrun avait peint dans la coupole les songes heureux et les songes tristes que
Morphée suscite aux rois comme aux hommes. Tout ce que le sonnneil enfante de gra-
cieux , ce qu'il verse de miel et de parfums, de fleurs et de nectar, de voluptés ou de
repos dans les sens, le peintre en avait enrichi les fresques. C'était une composition aussi
suave dans une partie que sinistre et terrible dans l'autre. Les coupes que versent les
poisons, le fer qui brille sur la tête du dormeur, les sorciers, les fantnmes aux
masques hideux, lesdemi-ténèbres plus effrayantes que la flamme ou la nuit profonde,
voilà ce qu'il avait donné pour pendant à ces gracieux tableaux.
Le roi , entré dans cette chambre magnititjue, fut saisi d'un frisson. Fouquet en de-
manda la cause.
— J'ai sommeil , répliqua Louis assez pâle.
— Votre Majesté veut-elle sou service sur-le-champ?
— Non , j'ai à causer avec quelques personnes, dit le roi. Qu'on prévienne M Colbcrt
Fouquet s'inclina et sortit.
LA CHAMBRE DE MORPHÉE.
Dès qu'Aramis se fut retiré dans sa chambre qui , ainsi que nous l'avons dit, cor-
respondait au plafond peint par Lebrun et représentait les douceurs du sonnneil , il
s'assura qu'il était bien seul, et appela :
— Monseigneur ! monseigneur !
l'hilippe sortit de l'alcôve en poussant une porte à coulisse placée derrière le lit.
— Vous avez reconnu d'Artagnan, n'est-ce pas? dit Aramis.
— Avant que vous l'eussiez nommé.
— C'est votre capitaine des mousquetaires.
— Il m'est bien dévoué, répliqua Philippe en appuyant sur le pronom personnel.
— Fidèle comme un chien, mordant quelquefois. Si d'Artagnan ne vous reconnaît
pas avant que Vautre ait disparu , comptez siu* d'Ariagiian à toute éternité; car alors,
il n'a rien vu , il gardera sa fidélité. S il a vu trop tard, il est Gascon et n'avouera ja-
mais qu'il s'est trompé.
— Je le pensais. Que faisons-nous maintenant ?
— Vo\is allez vous mettre à l'observatoire et regarder, au coucher du roi , comment
vous vous couchez en petite cérémonie.
— Très-bien. Où me mettrai-je?
— Asseyez-vous sur ce pliant. Je vais faire glisser le parquet. Vous regarderez par
3o8 LES MOUSQUETAIRES.
celte ouverture qui répond aux fausses fenêtres pratiquées dans le dôme de la chambre
du roi. Voyez-vous?
— Je vois le roi.
Et Philippe tressaillit comme à l'aspect d'un ennemi.
— Que faii-il?
— Il veut faire asseoir auprès de lui un homme.
— M. Fouquet?
— Non, non pas; attendez...
— Les notes, mon prince , les portraits î
— L'homme que le roi veut faire s'asseoir ainsi devant lui, c'est M. Colberl.
— Colbert devant le roi! s'écria Aramis; impossible!
— Regardez.
Aramis plongea ses regards dans la rainure du parquet.
— Oui, dit-il, Colberl lui-même. Oh ! monseigneur, qu'allons-nous entendre, et
que va-t-il résulter de cette intimité?
— Rien de bon pour M. Fouqiiet, sans nul doute.
Le prince ne se trompait pas. Nous avons vu que Louis XIY avait fait mander Col-
bert, et que Colbert était arrivé. La conversation s'engageait entre eux par une des
plus hautes faveurs que le roi eût jamais faites. Il est vrai que le roi était seul avec
son sujet.
— Colbert , asseyez-vous.
L'intendant, comblé de joie, lui q\ii craignait d'être renvoyé, refusa cet insigne
honneur.
— Accepte-t-il? dit Aramis.
— Non , il reste debout.
— Écoutons, mon prince.
El le futur roi , le futur pape écoutèrent avidement ces simples mortels qu'ils tenaient
sous leurs pieds, prêts à les écraser s'ils l'oissenl voulu.
— Colbert, dit le roi , vous m'avez fort contrarié aujourd'hui.
— Sire... je le savais.
— Très-bien ! J'aime cette réponse. Si vous le saviez, il y a du courage à l'avoir fait.
— Je risquais de mécontenter Votre Majesté , mais je risquais aussi de lui cacher
son intérêt véritable.
— Quoi donc? vous craigniez quelque chose pour [uoi?
— Ne fût-ce qu'une indigestion, sire, dit Colbert, car on ne donne à son roi des
festins pareils que pour l'éloufler sous le poids de la bonne 'chère.
Et cette grosse plaisanloric lancée, Colbert en attendit agréablement l'etfet. Louis XIV,
l'homme le plus vain et le j)lusdélicat de son royaume, pardonna encore cette facétie à
Colbert.
— De vrai, dit-il, .M. Fouquet m'a donné un trop beau repas. Dites-moi, Colbert,
où prend-il tout l'argejit nécessaire pour subvenir à C(;s frais énormes? Le savez-vous?
— Oui, je le sais, sire.
— Vous me l'allez un peu établir.
— Facilement , à un denier près.
— Je sais que vous comptez juste.
— C'est la première qualité qu'on puisse exiger d'un intendant des fmances.
— Tous ne l'ont pas.
— Je rends grâce à Votre Majesté d'un éloge si flatledr dans sa bouche.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 359
— Donc, M. Fouqnetest riche, très-riche, et cela, Monsieur, loiil le nioiulelc sait.
— Tout le monde, les vivans comme les morts.
— Que veut dire cela, monsieur Colberl?
— Les vivans voient la richesse de M. Fnuquet; ils admirent un résultat, cl ils y
applaudissent; mais les morts, plus savans que nous, savent les causes, et ils accusent.
— Eh bien! M. Fouquet doit sa richesse à quelles causes?
— Le métier d'intendant favorise souvent ceux qui l'exercent.
T-^ Vous avez à me parler plus confidentiellement; ne craignez rien, nous sommes
bien seuls.
— Je ne crains jamais rien, sous l'égide de ma conscience et sous la protection de
mon roi, sire.
Et Colbert s'inclina.
— Donc, les morts, s'ils parlaient,..
— Ils parlent quelquefois , sire. Lisez.
— Ah 1 murmura Aramis à l'oreille du prince , qui , à ses côtés , écoutait sans perdre
une syllabe, puisque vous êtes placé ici, monseigneur, pour apprendre votre métier
de roi , écoutez une infamie toute royale. Vous allez assister à une de ces scènes , comme
Dieu seul ou plutôt comme le diable les conçoit et les exécute. Llcoutez bien, vous
profiterez.
Le prince redoubla d'attention, et vit Louis XIV prendre des mains de Colbert une
lettre que celui-ci lui tendait.
— L'écriture du feu cardinal ! dit le roi.
— Votre Majesté a bonne mémoire, répliqua Colbert en s'inclinant, et c'est une
merveilleuse aptitude pour un roi destiné au travail, que de reconnaître ainsi les écri-
tures à première vue.
Le roi lut une lettre de Mazarin , qui , est déjà connue du lecteur depuis la visite de
madame de Chevreuse à Colbert.
— Je ne comprends pas bien , dit le roi , intéressé vivement.
— Votre Majesté n'a pas encore l'habitude des comptes d'intendance.
— Je vois qu'il s'agit d'argent donné à M. Fouquet.
— Treize millions. Une jolie somme!
— Mais oui... Eh bien! ces treize millions manquent dans le total des comptes?
Voilà ce que je ne comprends pas très-bien , vous dis-je. Pourquoi et comment ce dé-
ficit serait-il possible?
— Possible , je ne dis pas ; réel , je le dis.
— Vous dites que treize millions manquent dans les comptes?
— Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le registre.
— Et cette lettre de M. de Mazarin indique l'emploi de cette somme et le nom du
dépositaire ?
-^ Comme Votre Majesté peut s'en convaincre.
— Oui, en effet, il résulte de là que M. Fouquet n'aurait pas encore rendu les
treize millions.
— Cela résulte des comptes; oui , sire.
— Eh bien! alors?...
— Eh bien! alors, sire, puisque M. Fouquet n'a pas rendu les treize millions,
c'est ({u'il les a encaissés, et avec treize millions on fait quatre fois plus, et une frac-
lion , de dépense et de munificence , que Votre Majesté n'a pu en faire à Fontainebleau,
011 nous ne dépensâmes que trois millions en totalité., s'il vous en souvient.
300 LES MOUSQUETAIRES.
C'était pour un maladroit une bien adroite noirceur que ce souvenir invoqué de la
fêle dans laquelle le roi avait, grâce à un mot de Fouqnet, aperçu pour la première
fois son infériorité. Colberl recevait à Vaux ce que Fouquet lui avait fait à Fontaine-
bleau , et en bon homme de finances, il le rendait avec tous les intérêts. Ayant ainsi
disposé le roi , Golbert n'avait plus grand'chose à faire. U le sentit : le roi était devenu
sombre. Colbert attendit la première parole du roi avec autant d'impatience que Phi-
lippe et Aramis du haut de leur observatoire.
— Savez-vous ce qui résulte de tout cela, monsieur Colbert? dit le roi après une
réflexion.
— Non , sire , je ne le sais pas.
— C'est que le fait de l'approprialion de treize millions, s'il était avéré...
— Mais il l'est.
— Je veux dire s'il était déclaré, monsieur Colbert.
— Je pense qu'il le serait dès demain , si Votre Majesté...
— N'était pas chez ]M. Fouquel, répondit assez dignement le roi.
— Le roi est chez lui partout, sire , et surtout dans les maisons que son argent a
payées.
— Il me semble , dit Philippe bas à Aramis, que l'architecte qui a bâti ce dôme,
aurait dû , prévoyant quel iTsage on en ferait, le mobiliser pour qu'on put le faire choir
sur la tête des coquins d'un caractère aussi noir que ce M. Colbert.
— J'v pensais bien, dit Aramis. mais M. Colbert est si près du roi en ce moment!
— C'est vrai, cela ouvrirait une succession.
— Dont Monsieur, votre frère puîné, récolterait tout le fruit, monseignein-. Tenez,
restons en repos et continuons à écouter.
— Nous n'écouterons pas longtemps, dit le jeune prince.
— Pourquoi cela , monseigneur?
— Parce que si j'étais le roi . je ne répondrais plus rien.
— Et que feriez-vous V
— J'attendrais à demain matin poiu- réfléchir.
Louis XIV leva enfin les yeux, et retrouvant Colbert attentif à sa première parole,
— Monsieur Colbert, dit-il en changeant brusquement la conversation, je vois qu'il
se fait lard , je me coucherai.
— Ah ! fil Colbert , j'aurai...
— A demain. Demain matin j'aurai pris une détermination.
— Fort bien, sire, reparlit Colbert outré, quoiqu'il se contint en présence du roi.
L«' roi fit un geste et l'intendant se dirigea vers la porte à reculons.
— Mon service , cria le roi.
Le service du roi entra dans l'apiiartement.
Pliilippe allait quitter son poste d'observation.
— Un moment .lui dit .\ramis avec sa douceur habituelle ; ce qui vient de se pas-
ser nest qu'un détail et nous n'en prendrons plus demain aucim souci ; mais le ser-
\i.e de nuit, l'étiquette du petit coucher, ah! monseigneur, voilà qui est important.
Apprenez, apprenez comment vous vous mettez au lit, sire. Regardez, regardez.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
HGI
COLUBER.
^_ 'histoire nous dira ou plutôt l'histoire nous a dit les évé-
''\^ neniens du lendemain , les fêtes splendides données par
/■ le snrinlendant à son roi. Deux grands écrivains ont
constaté la grande dispute qu'il y eut entre la Cascade et
la Gerbe d'Eau , la lutte engagée entre la Fontaine delà
Couronne et les Animaur, pour savoir à qui plairait da-
vantage. Il y ent donc le lendemain divcrtissemeni et
joie; il y eut promenade , repas, comédie dans laquelle,
à sa grande surprise, Porthos reconnut M. Poquelin de
Molière, jouant dans la faree des Fâcheux. C'est ainsi
qu'appelait ce diverlissement M. de Bracieux de Pierrefonds.
La Fontaine n'en jugeait pas de même sans doute, lui qui écrivait à son ami
M. Maucrou :
C'est un ouvrage de Molière.
Cet écrivain par su manière
CJiarme à présent tonie la cour.
De la façon que son nom court,
Il doit être par delà Rome.
J'en suis ravi , car c'est un lionime.
On voit que la Fontaine avait profité de l'avis de Pellisson et avait soigné la rime.
Mais préoccupé par la scène delà veille, mais cuvant le poison versé parColbert, le
roi, pendant toute cette journée , si brillante, si accidentée, si imprévue, où toutes les
merveilles des Mille et Nuits send)laient naître sous ses pas, le roi se montra froid,
réservé, taciturne. Rien ne put le dérider; on sentait qu'un profond ressentiment ve-
nant de loin, accru peu à peu comme la source qui devient rivière , grâce aux mille
filets d'eau qui l'alimentent , tremblait au plus profond de son âme. Vers midi seu-
lement il commença de reprendre un peu de sérénité. Sans doute sa résolution était
arrêtée.
Aramis, qui le suivait pas à pas, dans sa pensée comme dans sa marclie, Aramis
conclut que l'événement qu'il attendait ne se ferait pas attendre.
Cette fois Colbert semblait marcher de concert avec l'éfêque de Vannes, et eût-il
reçu pour chaque aiguille dont il piquait le cœur du roi un mot d'ordre d'Arainis qu'il
n'eût pas fait mieux.
Toute cette journée, le roi , qui avait sans doute besoin d'écarter une pensée sombre,
362 LES MOUSQUETAIRETS.
le roi parut rechercher aussi activement la société de la Vallière qu'il mit d'empresse-
ment à fuir celle de M. Golbcrt ou celle de Fouquet.
Le soir vint. Le roi avait désiré ne se promener qu'après le jeu. Entre le souper et
la promenade, on joua donc.
Le roi gagna mille pistoles, et les ayant gagnées les mit dans sa poche , et se leva
en disant :
— Allons, Messieurs, au parc.
U y trouva les dames. Le roi avait gagné mille pistoles et les avait empochées,
avons-nous dit. Mais M. Fouquet avait su en perdre cent mille, de sorte que parmi les
courtisans, il y avait encore cent quatre-vingt-dix mille livres de bénéfice , circon-
stance qui faisait des visages des courtisans et des officiers de la maison du roi les vi-
sages les plus joyeux de la terre.
Il n'en était pas de même du visage du roi , sur lequel , malgré ce gain auquel il
n'était pas insensible, demeurait toujours un lambeau de nuage. Au coin d'une allée
Colbert l'attendait. Sans doute l'intendant se trouvait là en vertu d'un rendez-vous
donné, car Louis XIV, qui l'avait évité ou qui avait fait semblant de l'éviter, lui fit un
signe et s'enfonça avec lui dans le parc.
Mais la Vallière aussi avait vu ce front sombre et ce regard flamboyant du roi; elle
l'avait vu , et comme rien de ce qui couvait dans cette ûme n'était impénétrable à sou
amour, elle avait compris que cette colère compriuiée menaçait quelqu'un. Elle se te-
nait sur le chemin de la vengeance comme l'ange de la miséricorde.
Toute triste, toute confuse, à demi folle d'avoir été si longtenips séparée de sou
amant, inquiète de cette émotion intériein-e qu'elle avait devinée , elle se montra d'a-
bord au roi avec un aspect embarrassé que dans sa mauvaise disposition d'esprit le roi
interpréta défavorablement.
Alors, comme ils étaient seuls ou à peu près seuls , attendu que Colbert, en aper-
cevant la jeune fille , s'était respectueusement arrêté et se tenait à dix pas de distance,
le roi s'approcha de la Vallière et lui prit la main.
— Mademoiselle, lui dit-il. puis-je sans indiscrétion vous demander ce que vous
avez? Votre poitrine paraît gonflée, vos yeux sont humides.
— Oh ! sire, si ma poitrine est gonflée, si mes yeux sont humides, si je suis triste,
enfin, c'est de la tristesse de Votre Majesté.
— Ma tristesse? oh ! vous voyez mal. Mademoiselle. Non , ce n'est point de la tris-
tesse que j'éprouve.
— Et qu'éprouvez-vous, sire?
— De riiuinilialion.
— De riiuiniliationV Oli ! que dites-vous donc là!
— Je dis, Mademoiselle, que là où je suis, nul autre ne devrait être le maître. Eh
bien ! regardez , si je ne m'éclipse pas, moi le roi de France, devant le roi de ce do-
maine. Oh ! coutinua-t-il ou serrant les dents et le poing , oh !... Et quand je pense
que ce roi...
— Après? dit la Vallière eifrayée.
— Que ce roi est un serviteur infidèle qui se fait orgueilleux avec mon bien volé !
Aussi je vais lui changer, à cet impudent iniiiislro, sa fêle en \m deuil dont la nymphe
de Vaux , comme disent ses poètes, gardera longtemps le souvenir.
— ■ Oh ! Votre Majesté...
— Eh bien ! Mademoiselle, allez-vous prendre le parti de M. Fouquet? fil Louis XIV
avec impatience.
LOIIS XIV T ROI VA NT l .\ K LtTTUK DE FOL UT ET A I. A VAL LIEU K.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 363
— Non , sire, je vous demanderai seulement si vous êtes bien renseigné. Votre Ma-
jesté plus d'une fois a appris à connaître la valeur des accusations de cour,
Louis XIV fil signe à Colberl de s'approcher.
— Parlez, monsieur Golbert, dit le jeune prince, car en vérité je crois que voilà
mademoiselle de la Vallière qui a besoin de votre parole pour croire à la parole du
roi, Dites à Mademoiselle ce qu'a l'ait M. Fouquel. Et vous, Mademoiselle , oh ! ce ne
sera pas long , ayez la bonté d'écouter, je vous prie.
Pourquoi Louis XIV jnsistait-il ainsi? Chose toute simple : son cœur n'était pas
tranquille, son esprit n'était pas bien convaincu; il devinait quelque uienée sombre,
obscure, tortueuse, sous cette histoire des treize millions, et il eiit voulu que le cœur
pur de la Vallière, révolté à l'idée d'un vol , approuvât d'un seul mol celte résolution
qu'il avait prise et que néanmoins il hésitait à mettre à exécution.
— Parlez , Monsieur, dit la Vallière à Golbert qui s'était avancé ; parlez, puisque le
roi veut que je vous écoute. Voyons, dites, quel est le crime de M. FouquetV
— Oh! pas bien grave, Mademoiselle, dit le noir personnage; un simple abus de
confiance...
— Dites, dites, Golbert, et quand vous aurez dit, laissez-nous et allez avertir M. d'Ar-
tagnan que j'ai des ordres à lui donner.
^- M. d'Artagnan ! s'écria la Vallière; et pourquoi faire avertir M. d'Artagnan, sire?
je vous supplie de me le dire.
— Pardieul pour arrêter ce fitan orgueilleux qui, fidèle à sa devise, menace d'es-
calader mon ciel.
— Arrêter M. Fouquet , dites-vous?
-^ Ahl cela vous étonne?
— Chez lui !
— Pourquoi pas? S'il est coupable, il est coupable chez lui comme ailleurs.
— M. Fouquet , qui se ruine en ce moment pour faire honneur à son roi !
— Je crois, en vérité, que vous défendez ce traître. Mademoiselle!
Golbert se mit à rire tout bas. Le roi se retourna au sifflement de ce rire.
— Sire, dit la Vallière, ce n'est pas M. Fouquet que je défends, c'est vous-même.
— Moi-même !...iVous me défendez?
— Sire, vous vous déshonorez en donnant un pareil ordre.
— : Me déshonorer? niurmura le roi blêmissant de colère. En vérité, Mademoiselle,
vous mettez à ce que vous dites une étrange passion ! ,
— Je mets de la passion, non pas à ce que je dis , sire, mais à servir Votre Majesté,
répondit la noble jeune fille. J'y mettrais, s'il le fallait, ma vie, et cela avec la même
passion, sire.
Golbert voulut grommeler. Alors la Vallière, ce doux agneau, se redressa contre
lui , et d'un œil enflammé lui imposa silence.
— Monsieur, dit-elle, quand le roi agit bien , si le roi fait tort à moi ou aux miens,
je me tais; mais le roi me servît-il, moi ou ceux que j'aime, si le roi agit mal, je le lui dis.
— Mais il me semble, Mademoiselle, hasarda Golbert , que moi aussi j'aime le roi.
— Oui, Monsieur, nous l'aimons tous deux, chacun à sa manière, répliqua la Val-
lière avec un tel accent que le cœur du jeune roi en fut pénétré. Seulement , je l'aime,
moi, si fortement que tout le monde le sait, si purement que le roi lui-même ne doute
pas de mon amour. Il est mon roi et mon maître; je suis son humble servante; mais
quiconque touche à son honneur touche à ma vie. Or, je répèle que ceux-là désho-
norent le roi qui lui conseillent de faire arrêter M. Fouquet chez lui.
364 LES MOUSQUETAIRES.
Colbert baissa la tê(e, car il se sentait abandonné par le roi. Cependant, tout en
])aissanl la tête, il murmura :
— Mademoiselle , je n'aurais qu'un mot à dire.
— Ne le dites pas , ce mot , Monsieur, car ce mot, je ne l'écouterais point. Que me
diriez-vous, d'ailleurs? Que M. Fouquet a commis des crimes? Je le sais, parce que
le roi l'a dit; et du moment où le roi a dit : « Je crois, » je n'ai pas besoin qu'une
antre bouclie dise : « J'affirme, » Mais M. Fouquet fût-ille dernier des hommes, je le
dis liaulement, M. Fouquet est sacré au roi, parce que le roi est son hôte. Sa maison
fùt-elle un repaire , Vaux fùt-il une caverne de faux monnayeurs ou de bandits, sa
maison est sainte, son château est inviolable, puisqu'il y loge sa femme, et c'est un
lieu d'asile que des bourreaux ne violeraient pas.
La Vallière se tut. Malgré lui le roi l'admirait ; il fut vaincu par la chaleur de cette
voix , parla noblesse de cette cause. Colbert. lui, ployait écrasé par l'inégalité de la
lutle. Enfin, le roi respira, secoua la tête et tendit la main à la Vallière.
— Mademoiselle, dit-il avec douceur, pourquoi parlez-vous contre moi? Savez-vous
ce que fera ce misérable si je le laisse respirer?
— Eh ! mon Dieu , n'est-ce pas une proie qui vous appartiendra toujours?
— Et s'il écbappe, s'il fuit? s'écria Colbert.
— Eh bien ! Monsieur, ce sera la gloire éternelle du roi d'avoir laissé fuir M. Fou-
quet; et plus il aura été coupable, plus la gloire du roi sera grande.
Louis baisa la main de lu Vallière, tout en se laissant glisser à ses genoux.
— Je suis perdu, pensa Colbert. Puis, tout à coup, sa ligure s'éclaira : Oh! non,
non, pas encore! se dit-il.
Et tandis que le roi , protégé par l'épaisseur d'un énorme tilleul , étreignait la Val-
lière avec toute l'ardeur d'un inelfable amour, Colbeit fouilla tranquillement dans son
garde-notes, d'où il tira un papier plié en forme de lettre, papier un peu jaune peut-
être, mais qui devait être bien précieux, puisque l'intendant sourit en le regardant.
Puis il reporta son regard haineux sur le groupe charmant que dessinaient dans
l'ombre la jeune fille et le roi, groupe ([ue venait éclairer la lueur des flambeaux qui
s'approchaient.
Louis vit la lueur de ces flambeaux se refléter sur la robe blanche de la Vallière.
— Pars, L(Miise, lui dit-il , car voilà que l'on vient.
— Mad( uioiselle. Mademoiselle, on vient! ajouta Colbert pour hâter le départ de
la jeune fille.
Louise disparut rapidement entre les arbres. Puis, connue le roi, qui s'était mis aux
genoux de la jeune fille, se relevait :
— Ah ! mademoiselle de la Vallière a laissé tomber quelque chose, dit Colbert.
— Quoi donc? demanda le roi.
— Un papier, une lettre, quelque chose de blanc; tenez, là, sire.
Le roi se baissa vite elraïuassa la lettre en la froissant.
En ce moment les flau)beaux arrivèrent, inondant de jour celte scène obscure.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 36c
JALOUSIE.
Celte vraie lumière, cet empressement de tous, cette nouvelle ovation faite au roi
par Fouquel, vinrent suspendre reffctd'ime résolution que la Vallière avait déjà bien
ébranlée dans le cœur de Louis XIV.
Il regarda Fouquet avec une sorte de reconnaissance pour lui de ce qu'il avait fourni
à la Vallière l'occasion de se montrer si généreuse, si fort puissante sur son cœur.
C'était le moment des dernières merveilles. A peine Fouquet eut-il emmené le roi
vers le cbàfeau, qu'une masse de feu s'écbappanl avec un grondement majestueux
du dôme de Vaux, éblouissante aurore, vint éclairer jusqu'aux moindres détails des
parterres.
Le feu d'artifice commençait. Colbert, à vingt pas du roi que les maîtres de Vaux
entouraient et fêtaient, cberchait par l'obstination de sa pensée funeste à ramener
l'attention de Louis sur des idées que la magnificence du spectacle éloignait un moment.
Tout à coup, voulant la tendre à Fouquet, le roi sentit dans sa main ce papier que,
selon toute apparence, la Vallière, en fuyant , avait laissé tomber à ses pieds.
L'aimant le plus fort de la pensée d'amour entraînait le jeune prince vers le souve-
nir de sa maîtresse.
Aux lueurs de ce feu toujours croissant en beautés et qui faisait pousser des cris
d'admiration dans les villages d'alentour, le roi lut le billet, qu'il supposait être une
lettre d'amour destinée à lui parla Vallière.
A mesure qu'il lisait, la pâleur montait à son visage, et cette sourde colère illumi-
née par ces feux de mille couleurs faisait un spectacle terrible dont tout le monde eût
frémi, si chacun avait pu lire dans ce cœur ravagé par les plus sinistres passions. Pour
lui, plus de trêve dans la jalousie et la rage. A partir du moment où il eut découvert
la sombre vérité , tout disparut : pitié, douceur, religion de Ihospitalité.
Peu s'en fallut que dans la douleur aiguë qui tordait son cœur encore trop faible
pour dissimuler sa souffrance, peu s'en fallut qu'il ne poussât un cri d'alarme et qu'il
n'appelât ses gardes autour de lui.
Cette lettre jetée sur les pas du roi par Colbert , on l'a déjà deviné , c'était celle qui
avait disparu avec le portier Tobie à Foniaineldeau, après la tentative faite par Fou-
quet sur le cœur de la Vallière.
Fouquet voyait la pâleur et ne devinait point le mal ,; Colbert voyait la colère et se
réjouissait à l'approche de l'orage.
La voix de Fouquet tira le jeune prince de sa flirouche rêverie.
— Qu'avez- vouç , sire? demanda gracieusement le surintendant.
Louis fit un effort sur lui-même, un violent effort.
— Rien, dit-il.
— J'ai peur que Votre Majesté ne souffre.
— Je souffre en effet, je vous l'ai déjà dit, Monsieur, mais ce n'est rien.
Et le roi, sans attendre la fin du feu d'arlilice, se dirigea vers le château.
Fouquet accompagna le loi. Tout le monde suivit derrière eux. '
366 LES MOUSQUETAIRES.
Les dernières fusées brûlèrent tristement pour elles seules.
Le surintendant essaya de questionner encore Louis XIV, mais n'obtint aucune ré-
ponse. Il supposa qu'il y avait eu querelle entre Louis et la Yallière dans le parc,
qu'une brouille en était résultée, que le roi, peu boudeur de sa nature, mais tout
dévoué à sa rage d'amour, prenait le monde en haine depuis que sa maîtresse le bou-
dait. Cette idée suffit à le consoler; il eut même un sourire amical et consolant pour le
jeune roi, quand celui-ci lui souhaita le bonsoir.
Ce n'était pas tout pour le roi. Il ftiUait subir le service. Ce service du soir se devait
faire en grande étiquette. Le lendemain était le jour du départ. Il fallait bien que les
invités remerciassent leur hôte et lui donnassent une politesse pour ses douze millions.
La seule chose que Louis trouva d'aimable pour Fouquet en le congédiant , ce fut
ces paroles :
— Monsieur Fouquet, vous saurez de mes nouvelles; faites, je vous prie, venir ici
M. d'Artagnan.
Et le sang de Louis XIII, qui avait tant dissimulé, bouillait alors dans ses veines;
et il était tout prêt à faire égorger Fouquet; comme son prédécesseur avait fait assas-
siner le maréchal d'Ancre. Aussi déguisa-t-il l'affreuse résolution sous un de ces sou-
rires royaux qui sont les éclairs des coups d'État.
Fouquet prit la main du roi et la baisa. Louis frissonna de tout son corps, maislaissa
toucher sa main aux lèvres. de M. Fouquet.
Cinq minutes après, d'Artagnan, auquel on avait transmis Tordre royal, entrait
dans la chambre de Louis XIV.
Aramis et Philippe étaient dans la leur, toujours attentifs, toujours écoulant.
Le roi ne laissa pas au capitaine de ses mousquetaires le temps d'arriver jusqu'à
son fauteuil.
Il courut à lui.
— Ayez soin, s'écria-t-il, que nul n'entre ici.
— Bien , sire , répliqua le soldat , dont le coup d'œil avait depuis longtemps analysé
les ravages de cetlt^ physionomie.
El il donna l'ordre à la porte; puis revenant vers le roi,
— Il y a du nouveau chez Voire Majesté?'dil-il.
— Combien avez-vous d'hommes ici? demanda le roi sans répondre. aulrèmenl à la
question qui lui était (aile. ^
— Pour quoi faire, sire?
— Combien avez-vous d'hommes? répéta le roi en frappant du pied.
— J'ai les mousquetaires.
— Après?
— J'ai vingt gardes cl treize Suisses.
— Combien faut-il de gens pour...
— Pour... dit le mousepietaire avec ses grands yeûX calmes.
— Poiu- arrêter M. Fouquet.
D'Artagnan lit un pas en arrière.
— Arrêter ^l. Fouquet ! dit-il avec celai.
— Allez-vous dire aussi que c'est impassible! s'écria le roi avec ime rage froide et
haineuse.
— Je ne dis jamais qu'une chose soit impossible! ri'pli(pia d'Artagnan blessé au vif.
— ' Eh bien I faites.
D'Artagnan tourna sur sds lalons sans mesure et se Jirigia vers la porte.
LK VICOMTE DE BRAGELONNE. 367
L'espace à parcourir était court ; il le franchit eh six pas. Là, s'arrètant :
— Pardon , sire , dit-il.
— Quoi? dit le roi.
— Pour faire celte arrestation, je voudrais un ordre écrit.
— A quel propos, et depuis quand la parole du roi ne vous suffit-elle pas?
— Parce qu'une parole de roi , issue d'un sentiment de colère, peut changer quand
le sentiment change.
— Pas de phrases, Monsieur ! vous avez une autre pensée.
— Oh! j'ai toujours des pensées, moi, et des pensées que les autres n'ont malheu-
reusement pas, répliqua impertinemmenl d'Artagnan.
Le roi, dans la fougue de son enqwrtement , plia devant cet homme, comme le
cheval plie les jarrets sous la main robuste du dompteur.
— Votre pensée? s'écria- t-il.
— La voici, sire, répondit d'Artagnan. Vous faites arrêter un homme , lorsque vous
êtes encore chez lui : c'est de la colère. Quand vous ne serez plus en colère , vous vous
repentirez. Alors, je veux pouvoir vous montrer votre signature Si cela ne répare
rien , au moins cela nous montrera-t-il que le roi a tort de se mettre en colère.
— A tort de se mettre en colère ! hurla le roi avec frénésie. Est-ce que le roi mon
père, est-ce que mon aïeul ne s'y mettaient pas, corps du Christ !
— Le roi votre père, le roi votre aïeul, sire , ne se mettaient jamais en colère que
chez eux.
• — Le roi est maître partout comme chez lui.
■^- C'est une phrase de flatteur et qui doit venir de M. Colbert, mais ce n'est pas
une vérité. Le roi est chez lui dans toute maison , quand il en a chassé le propriétaire.
Louis se mordit les lèvres.
— Comment ! dit d'Artagnan, voilà un homme qui se ruine pour vous plaire,
et vous voulezle faire arrêter! Mordioux, sire , si je m'appelais Fouquet, et que l'on
me iît cela, j'avalerais d'un coup des fusées d'artifices et j'y mettrais le feu pour me
faire sauter, moi et tout le reste ! C'est égal , vous le voulez , j'y vais.
— Allez! fit le roi. Mais avez-vous assez de monde ?
— Croyez-vous, sire, que je vais emmener un anspessade avec moi? Arrêter
M. Fouquet, mais c'est si facile qu'un enfant le ferait. M. Fouquet à arrêter? c'est un
verre d'absinthe à boire. On fait la grimace, et c'est tout.
— S'il se défend?...
— Lui ! allons donc 1 se défendre quand une rigueur comme celle-là le fait roi et
martjr! Tenez, s'il lui reste un million, ce dont je doute, je gage qu'il le doimerait
pour avoir cette tin-là. Allons, sire, j'y vais.
— Attendez , dit le roi.
— Ah ! qu'y a-t-il ?
• — Ne rendez pas publique son arrestation.
' — C'est plus difficile , cela.
— Pourquoi ?
— Parce que rien n'est plus simple que d'aller, au milieu des mille personnes
enthousiastes qui l'entourent, dire à M. Fouquet : « Au nom du roi, Monsieiu', je vous
arrête ! » Mais aller à lui , le tourner, le retourner, le coller dans quelque coin de l'é-
chiquier, de façon à ce qu'il n'en échappe pas; le voler à tous ses convives et vous le
garder prisonnier, sans qu'un de ses hélas i ait été entendu, voilà une difficulté réelle,
véritable, suprême, et je la donne en cent au.\ plus habiles.
368 LES MOUSQUETAIRES. >
— Dites encore : C'est impossible ! et vous aurez plus vite fait. Ah! mon Dieu , mon
Dieu ! ne serais-je entouré que de gens qui m'empêchent de faire ce que je veux !
— Moi, je ne vous empêche de rien faire. Est-ce dit?
— Gardez-moi M. Fouquet, jusqu'à ce que demain j'aie pris une résolution.
— Ce sera fait, sire.
— Et revenez à mon lever pour prendre mes nouveaux ordres.
— Je reviendrai.
— Maintenant , qu'on me laisse seul.
— Vousnavez pas besoin de M. Colbert? dit le mousquetaire, envoyant sa dernière
flèche au moment du départ.
Le roi tressaillit. Tout entier à la vengeance , il avait oublié le corps du délit.
— Non, personne, dit-il, personne ici ! Laissez-moi!
D'Artagnan partit. Le roi ferma sa porte lui-même, et commença une furieuse
course dans sa chambre , comme le taureau blessé qui traîne après lui ses banderolles
el les fers des hameçons. Enfin, il se mit à se soulager par des cris.
— Ah 1 le misérable ! non-seulement il me vole mes linances, mais avec cet or, il
me corrompt secrétaires, amis, généraux, artistes, et il me prend jusqu'à ma maî-
tresse ! ah! voilà pourquoi celte perfide l'a si bravement défendu !... C'était de la re-
connaissance !... Qui sait, peut-être même de l'amour.
Il s'abîma un instant dans ses réflexions douloureuses.
— Un satyre! pensa-t-il, avec cette haine profonde que la grande jeunesse porte
aux hommes mûrs qui songent encore à l'amour. Et qui n'a jamais trouvé de rebelles!
un homme à femmelettes, <pii donne des fleurettes d'or et de diamant, et qui a des
peintres pour faire le portrait de ses maîtresses en costume de déesses !
Le roi frémit de désespoir.
— Il me souille tout! contiuua-t-il. Il me ruine tout! Il me tuera! Cet houune est
trop pour moi 1 11 est mon mortel ennemi! Cet homme tombera! Je le hais!., je le
hais!., je le hais!..
Et en disant ces mots, il frappait à coups redoublés sur les bras du fauteuil dans
lequel il s'asseyait el duquel il se levait comme un épileptique.
— Demain! demain!.. Oh ! le beau jour, murmura-t-il, quand le soleil se lèvera,
n'ayant que moi pour rival ! Cel homme tombera si bas, qu'en voyant les ruines que
ma colère aura faites, on avouera enfin que je suis plus grand que lui!
Le roi , incapable de se maîtriser plus longtemps, renversa d'un coup de poing une
table placée près de son lit, et dans la douleur (ju'il ressentit, pleurant presque, suffo-
quant, il alla se précipiter sur ses draps, tout habillé comme il était, pour les mordre
et pour y trouver le repos du corps.
Le lit gémil sous ce poids, el à part quelques soupirs échappés de la poitrine hale-
tante du roi, on n'entendit plus rien dans la chambre de Morphce.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 3G9
LESE-MAJESTE.
Celte fureur exaltée qui s'était emparée du roi à la vue et à la lecture de la lettre de
Fouquet à la Yallière, se fondit peu à peu en une fatigue douloureuse.
La jeunesse, pleine de santé et de vie, ayant besoin de réparer à linstant même ce
qu'elle perd, la jeunesse ne connaît point ces insomnies sans tin qui réalisent pour le
malheureux la fable du foie toujours renaissant de Prométhée. Là où 1 homme mûr
dans sa force , où le vieillard dans son épuisement, trouvent une continuelle alimen-
tation de la douleur, le jeune homme, surpris par la révélation subite du mal, s'énene
en cris, en luîtes directes, et se fait terrasser plus vite par l'inflexible ennemi qu'il
combat. Une fois terrassé il ne souffre plus.
Louis fut dompté en un quart d'heure ; puis il cessa de crisper ses poings et de brû-
ler avec ses regards les invisibles objets de sa haine; il cessa d'accuser par de violentes
paroles M. Fouquet et la Vallière ; il tomba de la fureur dans le désespoir, et du dé-
sespoir dans la prostration.
Après qu'il se fut raidi et tordu pendant quelques instans sur le lit , ses bras inertes
retombèrent à ses côtés. Sa tête languit sur l'oreiller de dentelle, ses membres épuisés
frissonnèrent, agités de légères contractions musculaires, sa poitrine ne laissa plus
filtrer que de rares soupirs.
Le dieu Morphée qui régnait en souverain dans celte chambre à kujaellc il avait
donné son nom , et vers lequel Louis tournait ses yeux appesantis par la colère et
rougis par les larmes , le dieu Morphée versait sur lui les pavois dont ses mains élaient
pleines, de sorte que le roi ferma doucement les yeux et s'endormit.
Alors il lui sembla, comme il arrive souvent dans ce premier sommeil, si doux et
si léger, qui élève le corps au-dessus de la couche, l'âme au-dessus de la terre, il lui
sembla que le dieu Morphée , peint sur le plafond , le regardait avec des yeux tout
humains; que quelque cbose brillait et s'agilait dans le dôme; que les essaims de
songes sinistres, un instant déplacés, laissaient à découvert un visage d'homme, la
main appuyée sur sa bouche, et dans l'attitude d'une méditation contemplative. Et,
chose étrange, cet homme ressemblait tellement au roi, que Louis croyait voir son
propre visage réfléchi dans un miroir. Seulement ce visage était attristé par un senti-
ment de profonde pitié.
Puis il lui sembla peu à peu que le dôme fuyait, échappant à sa vue, et que les
figures et les attribuls peinls par Lebrun s'obscurcissaient dans un éloiguement pro-
gressif. Un mouvement doux, égal , cadencé comme celui d'un vaisseau qui plonge
sous la vague, avait succédé à l'immobilité du lit.
Le roi faisait un rêve sans doute, et dans ce rêve, la couronne d'or qui attachait les
rideaux s'éloignait comme le dôme auquel elle restait suspendue , de sorte que le
génie ailé qui des deux mains soutenait cette couronne semblait appeler vainement le
roi qui disparaissait loin d'elle.
Le lit s'enfonçait toujours. Louis, les yeux ouverts, se laissait décevoir par cette
cruelle hallucination. Enfin, la lumière de la chambre royale allant s'obscurcissant,
T. U. 21
370 LES MOUSQUETAIRES.
quelque chose de fVoid, de sombre, d'inexplicable envahit l'air. Plus de peintures,
plus d'or, plus de rideaux de velours, mais des murs d'un gris terne, dont l'ombre
s'épaississait de plus en plus. Et cependant le lit descendait toujours, et après une
minute qui parut un siècle au roi, il atteignit une couche d'air noire et glacée. Là
il s'arrêta.
Le roi ne voyait plus la lumière de sa chambre que comme du fond d'un puits, on
voit la lumière du jour.
— Je fais un affreux rôve! pensa-t-il. Il est temps de me réveiller. Allons, réveil-
lons-nous !
Tout le monde a éprouvé ce que nous disons là; il n'est personne qui, au milieu
d'un cauchemar étouffant, ne se soit dit, à l'aide de cette lampe qui veille au fond du
cerveau quand toute lumière humaine est éteinte , il n'est personne qui ne se soit dit:
Ce n'est rien, je rêve !
C'était ce que venait de se dire Louis XIV, mais à ce mot : réveillons-nous 1 il s'a-
perçut que non-seulement il était éveillé, mais encore qu'il avait les yeux ouverts.
Alors il les jeta autour de lui.
A sa droite et à sa gauche se tenaient deux hommes armés, enveloppés chacun
dans un vaste manteau et le visage couvert d'un masque.
L'un de ces hommes tenait à la main une petite lampe dont la lueur rouge éclairait
le plus triste tableau qu'un roi pût envisager.
I.ouis se dit que son rêve continuait et que pour le faire cesser, il suflisait de re-
muer les bras ou de faire entendre sa voix. Il sauta on bas du lit et se trouva sur un
sol humide. Alors, s'adressant à celui des deux hommes qui tenait la lampe,
— Qu'est cela , Monsieur, dit-il , et d'où vient cette plaisanterie ?
— Ce n'est point une plaisanterie, répondit d'une voix sourde celui des deux hom-
mes masqués qui tenait la lanterne.
— Étes-vous à M. Fouquet? demanda le roi un peu interdit.
— Peu importe à ([ui nous appartenons! dit lo fantôme. Nous sommes vos maîtres^
voilà tout.
Le roi, plus impatient qu'intimidé, se tourna vers le second masque.
— Si c'est une comédie, fit-il, vous direz à M. Fouquet que je la trouve inconvenante,
et j'ordoiuK' qu'elle cesse.
Ce second masque auquel s'adressait le roi était un homme de très-haute taille et
d'une vaste circonférence. Il se tenait droit et immobile comme un bloc de marbre.
— Eh bicnl ajouta lo roi on frappant du pied, vous ne me répondez pas!
— Nous ne vous répondons pas, mon polit monsieur, fit le goanl d'une voix de
Stentor, parce qu'il n'y a rien avons répondre.
— ' Mais enfin que me veut-on? s'écria Louis en se croisant les bras avec colère.
-— Vous le saurez plus lard , répondit le porte-lampe.
— En attendant , où suis-jo ?
— Regardez.
Louis regarda eCfeclivomenl j mais à la hieiir do la lampe que soulevait l'homme
masqué, il n'aporçut que dos murs humides i^ur lesquels brillait çà et là le sillage
argenté dos limaces.
— Oh! ob ! un cachot? fit lo roi.
— Non, un souterrain.
• — Qui môuo?...
— Veuilii'/. nous suivre.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 371
— Je ne bougerai pas d'ici! s'écria le roi.
— Si vous faites le miilin . mon jeune ami, répondit le plus robuste des deux bom-
mes, je vous enlèverai , je vous roulerai dans un manteau, et si vous y étouffez , ma
foi ! ce sera tant pis pour vous.
Et en disant ces mots, celui qui les disait tira de dessous ce manteau dont il mena-
çait le roi une main que iNIilon de Crotone eut bien voulu posséder, le jour où lui vint
celte malbeureuse idée de fendre son dernier chêne.
Le roi eut horreur d'une violence, car il comprenait que ces deux hommes au
pouvoir desquels il se trouvait ne s'étaient point avancés jusque-là pour reculer, et par
conséquent pousseraient la chose jusqu'au bout. Il secoua la tête.
— Il paraît que je suis tombé aux mains de deux assassins, dit-il. Marchons.
Aucun des deux hommes ne répondit à cette parole. Celui qui tenait la lampe
marcha le premier; le roi le suivit; le second masque vint ensuite. On traversa ainsi
une galerie longue et sinueuse, diaprée d'autant d'escaliers qu'on en trouve dans les
mystérieux et sombres palais d'Anne Radcliti". Tous ces détours, pendant lesquels le
roi entendit plusieurs fois des bruits d'eau sur sa tête, aboutirent enfin à un long cor-
ridor fermé par une porte de fer. L'homme à la lampe ouvrit cette porte avec des clefs
qu'il portait à sa ceinture, où, pendant toute la roule, le roi les avait entendues
résonner.
Quand cette porte s'ouvrit et donna passage à l'air, Louis reconnut ces senteurs em-
baumées qui s'exhalent des arbres après les journées chaudes de l'été. Un instant il
s'arrêta hésitant, mais le robuste gardien qui le suivait le poussa hors du souterrain.
— Encore un coup, dit le roi en se retournant vers celui qui venait de se livrer à
cet acte audacieux de toucher son souverain , que voulez-vous faire du roi de France?
— Tâchez d'oublier ce mot-là, répondit l'homme à la lampe d'un ton qui n'admet-
tait pas plus de réplique que les fameux arrêts de Minos.
— Vous devriez être roué pour le mot qvie vous venez de prononcer, ajouta le
géant en éteignant la lumière que lui passait son compagnon; mais le roi est trop
humain.
Louis , à cette menace , lit un mouvement si brusque que l'on put croire qu'il vou-
lait fuir, mais la main du géant s'appuya sur son épaule et le fixa à sa place.
— Mais enfin où allons-nous? dit le roi.
— - Venez, répondit le premier des deux hommes avec une sorte de respect et en
conduisant son prisonnier vers un carrosse qui semblait attendre.
Ce carrosse était entièrement caché dans les feuillages. Deux chevaux ayant des
entraves aux jambes étaient attachés par un licol aux branches basses d'un grand
chêne.
— Montez, dit le même homme en ouvrant la portière du carrosse et en abaissant
le marchepied.
Le roi obéit, s'assit au fond de la voiture, dont la portière matelassée et à serrure
se ferma à l'instant même sur lui et sur son conducteur. Quant au géant, il coupa les
entraves et les liens des chevaux, les attela lui-même et monta sur le siège, qui
n'était pas occupé. Aussitôt le carrosse parfit au grand trot, gagna la route de Paris,
et dans la forêt de Sénart trouva un relais attaché à des arbres comme les premiers
chevaux et sans postillon. L'homme du siège changea d'attelage et continua rapide-
ment sa route vers Paris, où il entra sur les trois heures du matin. Le carrosse suivit
le faubourg Saint- Antoine, et après avoir crié à la sentinelle : Ordre du roi ! le cocher
guida les chevaux dans l'enceinte ciiculaire delà Bastille aboutissant à la cour du
372 LES MOUSQUETAIRES.
Gouvernement. Là. les chevaux s'arrêtèrent fumansaux degrés du perron. Un sergent
de garde accourut.
— Qu'on éveille M. le gouverneur, dit le cocher d'une voix de tonnerre.
A part cette voix, qu'on eût pu entendre de l'entrée du faubourg Saint-Antoine,
tout demeura calme dans le carrosse comme dans le château. Dix minutes après ,
M. de Baisemeaux parut en robe de chambre sur le seuil de sa porte.
— Qu'est-ce encore? demanda-t-il , et que m'amenez-vous là?
L'homme à la lanterne ouvrit la portière du carrosse et dit deux mots au co-
cher. Aussitôt celui-ci descendit de son siège, prit un mousqueton qu'il y tenait sous
ses pieds et appuya le canon de l'arme sur la poitrine du prisonnier.
— Et faites feu s'il parle 1 ajouta tout haut l'homme qui descendait de la voiture.
— Bien! répliqua l'autre sans plus d'observation.
Cette recommandation faite, le conducteur du roi monta les degrés, au haut des-
quels l'attendait le gouverneur.
— Monsieur d'Herblay ! s'écria celui-ci.
— Chut! dit Aramis. Entrons chez vous.
— Oh! mon Dieu ! Et quoi donc vous amène à cette heure?
— Une erreur, mon cher monsieur de Baisemeaux, répondit tranquillement Aramis.
Jl paraît que l'autre jour vous aviez raison.
— A quel propos? demanda le gouverneur.
— Mais à propos de cet ordre d'élargissement, cher ami.
— Expliquez moi cela, Monsieur, non, monseigneur, dit le gouverneur sulfoqué à
la fois et par la surprise et par la terreur.
— C'est bien simple : vous vous souvenez, cher monsietu' de Baisemeaux, qu'on
vous a envoyé un ordre de mise en liberté?
— Oui , pour Marchiali.
— Eh bien ! n'est-ce pas, nous avons cru tous que c'était pour Marchiali?
— Sans doute. Cependant, rappelez-vous que moi je doutais, que moi je ne voulais
pas, que c'est vous qui m'avez contraint.
— Oh ! quel mot employez-vous là , cher Baisemeaux!.. engagé, voilà tout.
— Engagé, ovii, engagea vous le remettre , et que vous l'avez emmené dans votre
carrosse.
— Eh bien ! mon cher monsieur de Baisemeaux , c'était une erreur. On l'a re-
connue au ministère , de sorte quejc vous rapporte un ordre du roi , pour mettre en
liberté... Seldon, ce pauvre diable d'Écossais, vous savez?
— Seldon 1 vous êtes sur cette fois?..
— Dame ! lisez vous-même , ajouta Aramis en lui remettant l'ordre auquel il avait,
dans une de ses visites, si adroitement substitué celui qui concernait Marchiali.
— Mais, dit Baisemeaux, cet ordre c'est celui qui m'est déjà passé par les mains.
— Vraiment?
— C'est relui ([uc je vous attestais avoir vu l'autre soir. Parbleu ! je le reconnais
nu pâté d'encre.
— Je ne sais si c'est celui-là, mais toujours est-il que je vous l'apporte.
— Mais alors , l'aiitrc?
— Qui l'autre?
— Marchiali?
— Je vous le ramène.
— Mais cela ne me snflit pas. Il faiil pour le reprendre un nouvel ordre.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 373
— Ne dites donc pas de ces choses-là, mon cher Baisetneaux ! vous parlez coinnie im
enfant ! Où est l'ordre que vous avez reçu touchant Marchiali ?
Baisemeaux courut à son coffret et l'en tira. Aramis le saisit, le déchira froidement
en quatre morceaux, approcha les morceaux de la lampe et les hrùla.
— Mais que faites-vous ! s'écria Baisemeaux, au comble de l'eflroi.
— Considérez un peu la situation, mon cher gouverneur, dit Aramis avec sou im-
perturbable tranquillité, et vous allez voir comme elle est simple. Vous n'avez plus
d'ordre qui justilie la sortie de Marchiali.
— Eh ! mon Dieu , non , je suis un homme perdu !
— Mais pas du tout, puisque je vous ramène Marchiali. Du moment où je vous le
ramène, c'est comme s'il n'était pas sorti.
— Ah! fit le gouverneur abasourdi.
— Sans doute. Vous l'allez renfermer sur l'heure.
— Je le crois bien !
— Et vous me donnerez ce Seldon que l'ordre nouveau libère. De cette façon votre
comptabilité est en règle. Comprenez- vous?
— Je... je...
— Vous comprenez , dit Aramis. Très-bien.
Baisemeaux joignit les mains.
— Mais enfin pourquoi, après m'avoir pris Marchiali, me le ramenez-vous? s'écria
le malheureux gouverneur dans un paroxysme de douleur et d'ahurissement.
— Pour un ami comme vous, dit Aramis, pour un serviteur comme vous, pas de
secrets.
Et Aramis rapprocha sa bouche de l'oreille de Baisemeaux.
— Vous savez, continua Aramis à voix basse, quelle ressemblance il y avait entre ce
malheureux et...
— Et le roi ; oui.
— Eh bien! le premier usage qu'a fait Marchiali de sa liberté a été pour soutenir,
devinez quoi?
— Comment voulez-vous que je le devine?
— Pour soutenir qu'il était le roi de France.
— Oh ! le malheureux ! s'écria Baisemeaux.
— C'a été pour se revêtir d'habits pareils à ceux du roi et se poser en usurpateur.
— Bonté du ciel !
— Voilà pourquoi je vous leramène, cher ami. Il est fou etdilsa folie atout le monde.
— Que faire alors?
— C'est bien simple : ne le laisser communiquer avec personne. Vous comprenez
que lorsque sa folie est venue aux oreilles du roi, qui avait eu pitié de son malheur
et qui se voyait récompensé de sa bonté par une noire ingratitude, le roi a été furieux.
De sorte que maintenant, retenez bien ceci, cher monsieur de Baisemeaux, car ceci
vous regarde; de sorte que maintenant il y a peine de mort contre ceux qui le laisse-
raient communiquer avec d'autres qu'avec moi, ou avec le roi lui-même. Vous en-
tendez, Baisemeaux, peine de mort?
— Si j'entends, morbleu!
— Et maintenant descendez, et reconduisez ce pauvre diable à son cachot, à moins
que vous ne préfériez le faire monter ici.
— A quoi bon?
— Oui, mieux vaut l'écrouer tout de suite, n'est-ce pas?
374 LES MOUSQUETAIRES.
— Pardieu !
— Eh bien I alors, allons.
Baisemeaux fit battre le tambour et sonner la cloche qui avertissait chacun de ren-
trer, afin d'éviter la rencontre d'un prisonnier mystérieux, Puis, lorsque les passages
furentlibres, il alla prendre au carrosse le prisonnier, que Porthos, fidèle à la consigne,
maintenait toujours le pistolet sur la gorge.
— Ah! vous voilà, malheureux ! s'écria Baisemeaux en apercevant le roi. C'est bon!
c'est bon!
Et aussitôt, faisant descendre le roi de voiture, il le conduisit, toujours accompagné
de Porthos. qui n'avait pas quitté son masque . et d'Aramis, qui avait remis le sien,
dans la deuxième Bertaudière , et il lui ouvrit la porte de la chambre où pendant six
ans avait gémi Philippe.
Le roi entra dans le cachot sans prononcer une parole. Il était pâle et hagard.
Baisemeaux referma la porte sur lui, donna lui-même deux tours de clefs à la ser-
rure, et revenant à Ararais:
— Gest, ma foi! vrai, lui dit-il tout bas, qu'il ressemble au roi; mais cependant
moins que vous ne le dites.
— De sorte, fit Aramis, que vous ne vousseriez pas laissé prendre à la substitution, vous?
— Ah! par exemple!
— Vous êtes un homme précieux, mon cher Baisemeaux. dit Aramis. Maintenant
mettez en liberté Seldon.
— C'est juste; j'oubliais Je vais donner l'ordre.
— Bah ! demain vous avez le temps.
— Demain! non , non, à l'instant même. Dieu me garde d'attendre une seconde.
— Alors allezà vosaffaires, moi je vais aux miennes. Maisc'est compris, n'est-ce pas?
— Qu'est-ce qui est compris?
— Que personne n'entrera chez le prisonnier qu'avec un ordre du roi, ordre que
j'apporterai moi-même.
— C'est dit. Adieu, monseigneur.
Aramis revint vers son compagnon.
— •Allons, allons , ami Porthos, à Vaux ! et bien vite !
— On est léger quand on a tidèlcmont servi son roi, et en le servant sauvé son pays,
dit Porthos. Les chevaux n'auionl rien ;i traîner. Partons.
Et le carrosse , délivré d'un prisonnier qui en effet pouvait paraître bien lourd à
Aramis, franchit le pont-bnis de la Bastille, qui se releva derrière lui.
LR VICOMTE DE BRAGELONNE.
375
UNE NUIT A LA BASTILLE.
'^^,(^ A souffrance dans cette vie est en proportion des forces de
l'homme. Nous ne prétendons pas dire que Dieu mesure
toujours aux forces delà créature l'angoisse qu'il lui fait
endurer : cela ne serait pas exact . puisque Dieu permet
la mort, qui est parfois le seul refuge des âmes trop
vivement pressées dans le corps. La souffrance est en
proportion des forces , c'est-à-dire que le faible souffre
plus, à mal égal, que le fort. Maintenant, de quels élé-
mens se compose la force humaine? n'est-ce pas surtout
de l'exercice, de l'habitude, de l'expérience? Voilà ce que
nous ne prendrons pas la peine de démontrer, c'est un axiome au moral comme au
physique.
Quand le jeune roi, hébété, rompu, se vit conduire à une chambre de la Bastille,
il se figura d'abord que la mort est comme un sommeil, qu'elle a ses rêves, que le lit
s'était enfoncé dans le plancher de Vaux, que la mort s'en était suivie, et que pour-
suivant son rêve de roi, Louis XIV, défunt, rêvait une de ces horreurs, impossibles à
la vie, qu'on appelle le détrônement, l'incarcération et l'insulte d'un roi naguère tout-
puissant.
Assister, fantôme palpable, à sa passion douloureuse; nager dans un mystère in-
compréhensible entre la ressemblance et la réalité; tout voir, tout entendre , sans
brouiller un de ces détails de l'agonie, n'était-ce pas, se disait le roi, un supplice d'au-
tant plus épouvantable qu'il pouvait être éternel?
— Est-ce là ce qu'on appelle l'éternité, l'enfer? murmura Louis XIV, au moment où
la porte se ferma sur lui, poussée par Baisemeaux lui-même.
Il ne regarda pas même autour de lui, cl dans cette chambre, adossé à un des murs,
il se laissa emporter par la terrible supposition de sa mort , en fermant les yeux pour
éviter de voir quelque chose de pire encore.
— Comment suis-je mort? se dit-il à moitié insensé. N'aura-t-on pas ûiit descendre
ce lit par artifice? Mais non , pas de souvenir d'aucune contusion , d'aucun choc. Ne
m'aurait-on pas plutôt empoisonné dans le repas ou avec des fumées de cire, comme
Jeanne d'Albret, ma bisaïeule ?
Peu à peu le froid de cette chambre tomba comme un manteau sur les épaules
de Louis.
— J'ai vu, dit-il, mon père exposé mortsur sonlit dans son habitroyal. Celte ligure
pâle, si calme et si affaissée, ces mains si adroites devenues insensibles, ces jambes
37G LES MOUSQUETAIRES.
roidies, tout cela n'annonçait pas un sommeil peuplé de songes. Et pourtant que de
songes Dieu ne devait-il pas envoyer à ce mort!... à ce mort que tant d'autres avaient
précédé , précipités par lui, dans la mort éternelle!!! Non, ce roi était encore le roi;
il trônait encore , sur ce lit funèbre , comme sur le fauteuil de velours. Il n'avait rien
abdiqué de sa majesté. Dieu, qui ne l'avait point puni, ne peut me punir, moi qui
n'ai rien fait.
Un bruit étrange attira l'attention du jeune homme. Il regarda et vit sur la chemi-
née, au-dessous d'un énorme christ grossièrement peint à fresque, un rat de taille
monstrueuse, occupé à grignoter un reste de pain dur, tout en fixant sur le nouvel
hôte du logis un regard intelligent et curieux.
Le roi eut peur, il sentit le dégoi'it: il recula vers la porte en poussant un grand cri.
Et comme s'il eût fallu ce cri, échappé de sa poitrine, pour qu'il se reconni'it lui-
même , Louis se comprit vivant, raisonnable et nanti de sa conscience naturelle.
— Prisonnier! s'écria-t-ilj moi, moi, prisonnier!
Il chercha des yeux une sonnette pour appeler.
— Il n'y a pas de sonnettes à la Bastille, dit-il, et c'est à la Bastille que je suis en-
fermé. Maintenant, comment ai-je été fait prisonnier? C'est une conspiration de M. Fou-
(piet nécessairement. J'ai été attiré à Vaux dans un piège. M. Fouqnet ne peut être
seul dans cette alfaire. Son agent... cette voix... C'étaitM. d'Herblay! je l'ai reconnu.
Colbert avait raison. Mais que me veut Fouquet? régnera-t-il à ma place? Impossible!
Qui sait!... pensa le roi devenu sombre. Mon frère le duc d'Orléans fait peut-être
contre moi ce qu'a voulu faire, toute sa vie, mon oncle contre mon père. Mais la reine?
mais ma mère? mais la Valhère? Oh ! la Vallière! elle serait livrée à Madame. Chère
enfant! oui , c'est cela, on l'aura renfermée connue je le suis moi-même. Nous sommes
éternellement séparés!
Et à celte seule idée de séparation, l'amant éclata en soupirs, en sanglots et en cris.
— Il y a un gouverneur ici , reprit le roi avec fureur. Je lui parlerai. Appelons.
Il appela. Aucune voix ne répondit à la sienne.
Il jtrit sa chaise et s'en servit pour frapper dans la massive porte de chêne. Le bois
sonna sur le bois et fit parler plusieurs échos lugubres dans les profondeurs de l'es-
calier; mais de créature qui répondît, pas une.
C'était pour le roi une nouvelle preuve du peu d'estime qu'on faisait de lui à la Bas-
tille. Alors, après la première colère, ay;inl remarqué une fenêtre grillée par où pas-
sait un losange doré qui devait être l'aube lumineuse, Louis se mil à crier, doucement
d'abord, puis avec force. Il ne lui fut rien répondu.
Vingt autres tentatives faites successivement n'obtinrent pas plus de succès.
Le sang conmionçaità se révolter et montait à la tête du prince. Celte nature, habi-
tuée au commandement, frémissait devant une désobéissance. Peu à peu la colère
grandit. Le prisonnier brisa sa chaise trop lourde pour ses mains et s'en servit comme
d'un bélier pour frapper dans la porte. Il frappa si fort et tant de fois que la sueur
conunoiu'a à couler de son front. Le bruit devint iuunense et continu. Quelques cris
étoiiltés y répondaient çà et là.
Ce bruit produisit sur le roi un ell'el étrange. 11 s'arrêta pour l'écouter. C'étaient les
voix des prisoimiers autrefois ses victimes, aujourd'hui ses compagnons. Ces voix
montaient comme des vapeurs à travers d'épais plafonds, des murs opaques. Elles
accusaient encore l'auleiu' de ce bruit, coiiune sans doute les situpirs et les larmes
accusaient tout bas l'auteur de leur captivité. Après avoir ôté la liberté à tant de gens,
le roi venait chez eux leur ôter le sommeil.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 377
Cette idée faillit le rendre fou. Elle doubla ses foi'ces ou plutôt sa volonté, altérée
d'oblcnir un renseignement ou une conclusion. Le bâton de la cbaise recommença
son office. Au bout d'une heure, Louis entendit quelque chose dans le corridor der-
rière sa porte, et un violent coup, répondu dans cette porte même, fit cesser les siens.
— Ah çà,êtcs-vous fou? dit une rude et grossière voix. Que vous prend-il ce malin?
— Ce matin ! pensa le roi surpris.
Puis poliment,
— Monsieur, dit-il, ètes-vous le gouverneur de la Bastille?
— Mon brave, vous avez la cervelle détraquée, répliqua la voix; mais ce n'est pas
une raison pour faire tant de vacarme. Taisez-vous, mordieu!
— Est-ce vous le gouverneur? demanda encore le roi.
Une porte se referma. Le guichetier venait de partir, sans daigner même répondre
un mot.
Quand le roi eut la certitude de ce départ, sa fureur ne connut plus de bornes.
Agile comme un tigre, il bondit de la table sur la fenêtre, dont il secoua les grilles.
Il enfonça une vitre dont les éclats tombèrent avec mille cliquetis harmonieux dans les
cours. Il appela, en s'enrouant, le gouverneur! le gouverneur! Cet accès dura une
heure, qui fut une période de fièvre chaude.
Les cheveux en désordre et collés sur son front, ses habits déchirés, blanchis,
son linge en lambeaux, le roi ne s'arrêta qu'à bout de toutes ses forces, et seulement
alors il comprit l'épaisseur impitoyable de ces murailles, l'impénétrabilité dece ciment,
invincible à toute autre tentafive qu'à celle du temps, ayant pour outil le désespoir.
Il appuya son front sur la porte et laissa son cœur se calmer peu à peu ; un batte-
ment de plus l'eût fait éclater.
— Il viendra, dit-il , un moment où l'on m'apportera la nourriture que l'on donne
à tous les prisonniers. Je verrai alors quelqu'un, je parlerai, on me répondra.
Et le roi chercha dans sa mémoire à quelle heure avait lieu le premier repas des
prisonniers dans la Bastille. Il ignorait même ce détail. Ce fut un coup de poignard
sourd et cruel , que ce remords d'avoir vécu vingt-cinq ans, roi et heureux, sans penser
à tout ce que souffre un malheureux qu'on prive injustement de sa liberté. Le roi en
rougit de honte. Il sentait que Dieu, en permettant cette humiliation terrible, ne fai-
sait que rendre à un homme la torture infligée par cet homme à tant d'autres.
Rien ne pouvait être plus efficace pour ramener à la religion cette âme atterrée par
le sentiment des douleurs. Mais Louis n'osa pas même s'agenouiller pour prier Dieu ,
pour lui demander la fin de cette épreuve.
— Dieu fait bien, dit-il, Dieu a raison. Ce serait lâche à moi de dejnander à Dieu
ce que j'ai refusé souvent à mes semblables.
11 en était là de ses réflexions, c'est-à-dire de son agonie, quand le même bruit se fit
entendre derrière sa porte, suivi cette fois du grincement des clefs et du bruit des ver-
rous jouant dans les gâches.
Le roi fit un bond en avant pour se rapprocher de celui qui allait entrer, mais sou-
dain , songeant que c'était un mouvement indigne d'un roi , il s'arrêta, prit une pose
noble et calme, ce qui lui était facile, et il attendit le dos tourné à la fenêtre, [>our dis-
simuler un peu de son agitation aux regards du nouvel arrivant.
C'était seulement un porte-clefs chargé d'un panier plein de vivres.
Le roi considérait cet homme avec inquiétude; il attendit qu'il parlât.
— Ah! dit celui-ci, vous avez cassé votre chaise. Je le disais bien. Mais il faut que
vous sovez devenu enragé !
378 LES iMOUSQUETAIRES.
— Monsieur, fit le roi , prenez garde à tout ce que vous allez dire ; il y va pour vous
d'un intérêt fort grave.
Le guichetier posa son panier sur la table , et regardant son interlocuteur ,
— Hein? dit-il avec surprise.
— Faites-moi monter le gouverneur, ajouta noblement le roi.
— Voyons, mon enfant, dit le guichetier, vous avez toujours été bien sage, mais la
folie rend méchant, et nous voulons bien vous prévenir : vous avez cassé votre chaise
et fait du bruit ; c'est un délit qui se punit du cachot. Promettez-moi de ne pas recom-
mencer, et je n'en parlerai pas au gouverneur.
— Je veux voir le gouverneur, répliqua le roi sans sourciller.
— Il vous fera mettre dans le cachot, prenez-y garde.
— Je veux ! entendez-vous?
— Ah! voilà votre œil qui redevient hagard. Bon! je vous retire votre couteau.
Et le guichetier fit ce qu'il disait, ferma la porte et partit, laissant le roi plus étonné,
plus malheureux, plus seul que jamais.
En vain recornmença-t-il le jeu du bâton de chaise ; en vain fit-il voler par la fe-
nêtre les plats et les assiettes : rien ne lui répondit plus.
Deux heures après , ce n'était plus un roi , un gentilhomme , un homme, un cerveau :
c'était un fou s'arrachant les ongles aux portes, essayant de dépaver la chambre, et
poussant des cris si effrayans, que la vieille Bastille semblait trembler jusque dans ses
racines d'avoir osé se révolter contre son maître.
Quant au gouverneur, il ne s'était pas même dérangé. Le porte-clefs et les sentinelles
avaient fait leur rapport, mais à quoi bon? Les fous n'étaient-ils pas chose vulgaire
dans la forteresse, et les murs n'étaient-ils pas plus forts que les fous?
M. de Baisemeaux, pénétré de tout ce que lui avait dit Aramis. et parfaitement en
règle avec son ordre du roi , ne demandait qu'une chose, c'était que le fou Marchiali
fût assez fou pour se pendre un peu à son baldaquin ou à l'un de ses barreaux.
En ellet, ce prisonnier-là ne rapportait guère, et il devenait plus gênant que de rai-
son. Ces complications de Seldon et de Marchiali, de délivrance et de réincarcération,
ces complications de ressemblance se fussent trouvé avoir un dénoùment fort com-
mode. Baisemeaux croyait même avoir remarqué que cela ne déplairait pas trop à
M. d'Horblay.
— Et puis , réellement , disait Baisemeaux à son major, un prisonnier ordinaire est
déjà bien assez malheureux d'être prisonnier; il souffre bien assez, pour qu'on
puisse charitabloment lui souhaitt-r la mort. A plus forte raison qtiand ce prisonnier
est devenu fou. et qu'il peut mordre et faire du bruit dans la Bastille ; alors, ma foi,
ce n'est plus un vœu charitable à faire que de lui souhaiter la mort; ce serait une
bonne œuvre à accomplir que de le supprimer tout doucement.
Et le bon gouverneur lit là-dessus son deuxième déjeuner.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 379
l'ombre de m. fouquet.
D'Artagnan, tout lourd encore de l'entretien qu'il venait d'avoir avec le roi , se de-
mandait s'il était bien dans son bon sens, si la scène se passait bien à Vaux; si lui,
d'Arlagnan, était bien le capitaine des mousquetaires et M. Fouquet le propriétaire du
château dans lequel Louis XIV venait de recevoir l'hospilalité. Ces réflexions n'étaient
pas celles d'un homme ivre. On avait cependant bien banqueté à Vaux. Les vins de
M. le surintendant avaient cependant figuré avec honneur à la fête. Mais le Gascon
était homme de sang-froid; il savait, en touchant son épée d'acier, prendre au moral
le froid de cet acier pour les grandes occasions.
— Allons, dit-il en quittant l'appartement royal, me voilà jeté tout historiquement
dans les destinées du roi et dans celles du ministre; il sera écrit que M. d'Arlagnan,
cadet de Gascogne, a mis la main sur le collet de M. Nicolas Fouquet, surintendant
des linances de France. Mes descendans, si j'en ai, se feront une renommée avec cette
arrestation, comme les messieurs de Luynes s'en sont fait une avec les défroques de ce
pauvre maréchal d'Ancre. Il s'agit d'exécuter proprement les volontés du roi. Tout
homme saura bien dire à M. Fouquet : « Votre épée, Monsieur! » Mais tout le monde
ne saura pas garder M. Fouquet sans faire crier personne. Comment donc opérer,
pour que M. le surintendant passe de l'extrême faveur à la dernière disgrâce, pour
qu'il voie se changer Vaux en un cachot, pour qu'après avoir goûté l'encens d'Assué-
rus, il touche à la potence d'Aman, c'est-à-dire d'Enguerrand de Marigny.
Ici le front de d'Arlagnan s'assombrit à faire pitié. Le mousquetaire avait des scru-
pules. Livrer ainsi à la mort (car certainement Louis XIV haïssait Fouquet), livrer
disons-nous , à la mort celui qu'on venait de breveter galant homme, c'était un véri-
table cas de conscience.
— Il me semble , se dit d'Arlagnan , que si je ne suis pas un croquant , je ferai sa-
voir à M. Fouquet l'idée du roi à son égard. Mais si je trahis le secret de mon maître,
je suis un perfide et un traître, crime tout à fait prévu par les lois mihtaires, à telles
enseignes que j'ai vu vingt fois dans les guerres brancher des malheureux qui avaient
fait en petit ce que mon scrupule me conseille de faire en grand. Non, je pense qu'un
homme d'esprit doit sortir de ce pas avec beaucoup plus d'adresse. Et maintenant, ad-
mettons-nous que j'aie de l'esprit? C'est contestable, en ayant fait depuis quarante ans
une telle consommation, que s'il m'en reste pour une pistole, ce sera bien du bonheur.
D'Artagnan se prit la têle dans les mains, s'arracha, bon gré, mal gré, quelques
poils de moustache et ajouta :
— Pour quelle cause M. Fouquet serait-il disgracié? Pour trois causes. La première,
parce qu'il n'est pas aimé de M. Colbert; la seconde, parce qu'il a voulu aimer made-
moiselle de la Vallière; la troisième, parce que le roi aime M. Colbert et mademoiselle
de la Vallière. C'est un homme perdu! Mais lui mettrai-je le pied sur la tète, moi, un
homme, quand il succombe sous des intrigues de femmes et de commis? Fi donc! S'il
est dangereux, je l'abattrai; s'il n'est que persécuté, je verrai! J'en suis venu à ce
point que ni roi ni homme ne prévaudra sur mon opinion. Athos serait ici qu'il ferait
comme moi. Ainsi donc, au lieu d'aller trouver brutalement M. Fouquet, de l'ap-
380 LES MOUSQUETAIRES.
préhender au corps et de le calfeutrer, je vais tâcher de me conduire en homme de
bonnes façons. On en parlera, d'accord , mais on en parlera bien.
Et d'Artagnan , rehaussant par un geste particulier son baudrier sur son épaule,
s'en alla droit chez M. Fouquel, lequel, après les adieux faits aux dames, se prépa-
rait à dormir tranquillement sur ses triomphes de la journée.
L'air était encore parfumé ou infecté, comme on voudra, de l'odeur du feu d'arti-
lice. Les bougies jetaient leurs mourantes clartés, les tleurs tombaient détachées des
guirlandes, les grappes de danseurs et de courtisans s'égrenaient dans les salons.
Au centre de ses amis, qui le complimentaient et recevaient ses comphmens, le
surintendant fermait à demi ses yeux fatigués. Il aspirait au repos; il tombait sur la
litière de lauriers amassés depuis tant de jours. On eût dit qu'il courbait la tête sous
le poids des dettes nouvelles contractées pour faire honneur à cette fête.
Fouquet venait de se retirer dans sa chambre, souriant et plus qu'à moitié mort.
Il n'écoulait plus, il ne voyait plusj son ht l'attirait et le fascinait. Le dieu Morphée,
dominateur du dôme peint par Lebrun , avait étendu sa puissance aux chambres voi-
sines et lancé ses plus efficaces pavots chez le maître de la maison.
Fouquet presque seul était déjà dans les mains de son valet de chambre , lorsque
M. d'Artagnan parut sur le seuil de son appartement.
D'Artagnan n'avait jamais pu réussir à se vulgariser à la cour, en vain le voyait-on
partout et toujours, il faisait son efi'et toujours et partout. C'est le privilège de certaines
natures, qui ressemblent en cela aux éclairs et au tonnerre. Chacun les connaît; mais
leur apparition étonne, et quand on les sent, la dernière impression est toujours celle
qu'on croit avoir été la plus forte.
— Tiens! monsieur d'Artagnan? dit Fouquet, dont la manche droite était déjà sé-
parée du corps.
— Pour vous servir, répliqua le mousquetaire.
— Entrez donc, cher monsieur d'Artagnan.
— Merci !
— Venez-vous me faire quelque critique sur la fête? vous êtes un esprit ingénieux.
— Oh I non.
— Est-ce qu'on gène votre service ?
— Pas du tout.
— Vous êtes mal logé, peut-être ?
— A merveille.
— Eb bien ! je vous remercie d'être aussi aimable, et c'est moi qui me déclare votre
obligé pour tout ce que vous me dites de flatteur.
Ces paroles signifiaient sans conteste : « Mon cber tl'Artagnan , allez vous coucher,
puisque vous avez un lit, et laissez-moi en faire autant. »
D'Artagnan ne parut pas avoir compris.
— Vous vous couchez déjà, dit-il au surintendant.
— Oui. Avez-vons quelque chose à me conununiquer ?
— Rien, Monsieur, rien. Vous couchez donc ici V
— Comme vous voyez.
— Monsieiu-, vous avez donné une belle tête au roi.
— Vous trouvez?
— Oh! superbe.
— Le roi est content?
— Enchanté.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 381
— Vous aurait-il prié de m'en faire part?
— 11 ne choisirait pas un si peu digne messager, monseigneur.
— Vous vous faites fort, monsieur d'Artagnan.
— C'est voire lit, ceci?
— Oui. Pourquoi celte question? N'êtes-vous pas satisfait du vôtre?
— Faut-il vous parler avec franchise ?
— Assurément.
— Eh bien! non.
Fouquet tressaillit.
— Monsieur d'Artagnan, dit-il, prenez ma chambre.
— Vous en priver, monseigneur! Jamais !
— Que faire alors?
— Me permettre de la partager avec vous.
Fouquet regarda fixement le mousquetaire.
— Ah ! ah ! dit-il, vous sortez de chez le roi?
— Mais oui, monseigneur.
— Et le roi voudrait vous voir coucher dans ma chambre?
— Monseigneur....
— Très-bien, monsieur d'Artagnan, très-bien.Vous êtes ici le maître. Allez, iMonsieur.
— Je vous assure, monseigneur, que je ne veux point abuser.
Fouquet s'adressant à son valet de chambre,
— Laissez-nous, dit-il.
Le valet sortit.
— Vous avez à me parler, Monsieur? dit-il à d'Artagnan.
— Moi ?
— Un homme de votre esprit ne vient pas causer avec un houune du mien, à
l'heure qu'il est, sans de graves motifs.
— Ne m'interrogez pas.
— Au contraire. Que voulez- vous de moi?
— Rien que votre société.
— Allons au jardin, tit le surintendant tout à coup, dans le parc.
— Non, répondit vivement le mousquetaire, non.
— Pourquoi?
— La fraîcheur...
— Voyons, avouez donc que vous m'arrêtez, dit le surintendant au capitaine.
— Jamais ! fit celui-ci.
— Vous me veillez alors.
— Par honneur, oui, monseigneur.
— Par honneur?... c'est autre chose! ah ! l'on m'arrête chez moi?
— Ne dites pas cela !
— Je le crierai au contraire !
— Si vous le criez, je serai forcé de vous engager au silence.
— Bien ! de la violence chez moi? ah ! c'est très-bien !
— Nous ne nous comprenons pas du tout. Tenez, il y a là un échiquier, jouons, s'il
vous plaît, monseigneur.
— Monsieur d'Artagnan, je suis donc en disgrâce?
— Pas du tout; mais...
— Mais défense m'est faite de me soustraire à vos regards.
382 LES MOUSQUETAIRES.
— Je ne comprends pas un mot de ce que vous nie dites, monseigneur, et si vous
voulez que je me relire, annoncez-le-moi.
— Cher monsieur d'Artagnan, vos façons me rendront fou. Je tombais de sommeil,
vous m'avez réveillé.
— Je ne mêle pardonnerai jamais, etsi vous voulez me réconcilier avec moi-même...
— Eh bien ?
— Eh bien ! dormez, là, devant moi : j'en serai ravi.
— Surveillance?...
— Je m'en vais alors.
— Je ne vous comprends plus.
— Bonsoir, monseigneur.
Et d'Artagnan feignit de se retirer.
Alors Fouquet courut après lui.
— Je ne me coucherai pas, dit-il. Sérieusement, et puisque vous refusez de me
traiter en homme et que vous jouez au tin avec moi, je vais vous forcer comme on fait
le sanglier.
— Bah ! s'écria d'Artagnan affectant de sourire.
— Je commande mes chevaux et je pars pour Paris, dit Fouquet, plongeant jus-
qu'au cœur du capitaine des mousquetaires.
— Ah ! s'il en est ainsi, monseigneur, c'est diOëreut.
— Vous m'arrêtez?
■ — Non, mais je pars avec vous.
— En voilà assez , monsieur d'Artagnan , reprit F^ouquel d'un ton froid. Ce n'est
pas pour rien que vous avez cette réputation d'honmie d'esprit et d'homme à res-
sources; mais avec moi tout cela est superflu. Droit au but. Un service? Pourquoi
m'arrêlez-vous? qu'ai-je fait?
— Oh! je ne sais rien de ce que vous avez fait; mais je ne vous arrête pas... ce soir...
— Ce soir ! s'écria Fouquet en pâlissant, mais demain !
— Oh! nous ne souuues pas à demain, monseigneur. Oui peut répondre jamais du
lendemain?
— Vite ! vite ! capitaine, laissez-moi parler à M. d'IIerblay.
— Hélas 1 voilà qui devient impossible, monseigneur. J'ai ordre de veiller à ce que
vous ne causiez avec personne.
— Avec M. d'Hcrblay, capitaine, avec votre ami!
— Monseigneur est-ce que par hasard M. d'Herhlay, mon ami, ne serait pas le seul
avec qui je dusse vous empêcher de communiquer?
Fouquet rougit, et prenant l'air de la résignation,
— Monsieur, dit-il , vous avez raison ; je reçois une leçon que je n'eusse pas dû
provoquer. L'homme tombé n'a droit à rien, pas même de la part de ceux dont il a
fait la fortune, à plus forte raison de ceu.x à qui il n'a pas eu le bonheur de rendre
jamais service.
— Monseigneur !
— C'est vrai, monsieur d'Artagnan: vous vous êtes toujours mis avec moi dans une
bonne situation, dans la situation qui convient à l'honmie destiné à m'arrêler. Vous
ne m'avez jamais rien demandé, vous !
— Monseigneur, répondit le Gascon, louché de cette douleur élocjuente et noble,
voulez-vous, je vous prie, m'engagcr votre parole d'honnête homme ijue vous ne sor-
tirez pas de cette chambre?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 383
— A quoi bon, mon cher monsieur d'Artagnan, puistjiio vous m'y gardez! Craignez -
vous que je lutte contre la plus vaillante cpée du royaume?
— Ce n'est pas cela, monseigneur; c'est que je vais vous aller chercher M. d'Her-
blay, et par conséquent vous laisser seul.
Fouquet poussa un cri de joie et de surprise.
— Chercher M. d'Herblay ! me laisser seul! s'ccria-t-il en joignant les mains.
— Où loge M. d'Herblay, reprit d'Artagnan, dans la chambre bleue?
— Oui, mon ami, oui.
— Votre ami! merci du mot, monseigneur; vous me donnez aujourd'hui si vous
ne m'avez pas donné autrefois.
— Ah ! vous me sauvez !
— Il y a bien pour dix minutes de chemin d'ici à la chambre bleue , pour aller et
revenir? reprit d'Artagnan.
— A peu près.
— Et pour réveiller Aramis, qui dort bien quand il dort ; pour le prévenir, je mets
cinq minutes : total un quart d'heure d'absence. Maintenant, monseigneur, donnez-
moi votre parole que vous ne chercherez en aucune façon à fuir, et qu'en rentrant ici
je vous y trouverai.
— Je vous la donne , Monsieur, répondit Fouquet en serrant la main du mousque-
taire avec une atfectueuse reconnaissance.
D'Artagnan disparut.
Fouquet le regarda s'éloigner, attendit avec une impatience visible que la porte se
fût refermée derrière lui , et la porte refermée , se précipita sur ses clefs, ouvrit quel-
ques tiroirs à secrets, cachés dans des meubles; chercha vainement quelques papiers
demeurés sans doute à Saint-Mandé, et qu'il parut regretter de ne point y trouver-
puis saisissant avec empressement des lettres, des contrats , des écritures, il en fit un
monceau qu'il brûla hâtivement sur la plaque de marbre de l'âtre , ne prenant pas le
temps de tirer de l'intérieur les pots de fleurs qui lencombraient.
Puis, cette opération achevée, comme un homme qui vient d'échapper à un im-
mense danger, et que la force abandonne dès que ce danger n'est plus à craindre il
se laissa tomber anéanti dans un fauteuil.
D'Artagnan rentra et trouva Fouquet dans la même position. Le digne mousquetaire
n'avait pas fait un doute que Fouquet, ayant donné sa parole, ne songerait pas même
à y manquer, mais il avait pensé qu'il utiliserait son absence en se débarrassant de
tous les papiers, de toutes les notes, de tous les contrats qui pourraient rendre plus
dangereuse la position déjà assez grave dans laquelle il se trouvait. Aussi, levant la
tête comme le chien qui prend le vent, il flaira cette odeur de fumée qu'il comptait
bien découvrir dans l'atmosphère , et l'y ayant trouvée , il fit un mouvement de tête en
signe de satisfaction.
A l'entrée de d'Artagnan, Fouquet avait de son côté levé la tête, et aucun des mou-
vemensde d'Artagnan ne lui avait échappé.
Puis les regards des deux hommes se rencontrèrent ; tous deux virent qu'ils s'étaient
compris sans avoir échangé une parole,
^^ Eh bien ! demanda le premier Fouquet, et M. d'Herblay?
— Ma foi, monseigneur, répondit d'Artagnan, il faut que M. d'Herblay aime les
promenades nocturnes et fasse au clair de la lune dans le parc de Vaux des vers avec
quelques-uns de vos poètes; mais il n'était pas chez lui.
•^ Gomment! pas chez lui? s'écria Fouquet, ù qui échappait sa dernière espérance
384 LES MOUSQUETAIRES.
car sans qu'il se rendît compte de quelle façon l'évèque de Vannes pouvait le secourir,
il comprenait qu'en réalité il ne pouvait attendre de secours que de lui.
— Ou bien ,s'il est chez lui, continua d'Arlagnan, il aeu des raisons pour ne pas répondre.
— Mais vous n'avez donc pas appelé de façon à ce qu'il entendît, Monsieur?
— Vous ne supposez pas, monseigneur, que, déjà en dehors de mes ordres, qui
me défendaient de vous quitter un seul instant, vous ne supposez pas que j'aie été
assez fou pour réveiller toute la maison et me faire voir dans le corridor de l'évèque de
Vannes, afin de bien faire constater par M. Colbert que je vous donnais le temps de
brûler vos papiers.
— Mes papiers?
— Sans doute. C'est du moins ce que j'eusse fait à votre place. Quand on m'ouvre
une porte, j'en profite.
— Eh bien! oui, merci; j'en ai profité.
— Et vous avez bien fait , morbleu ! Chacun a ses petits secrets qui ne regardent
pas les autres.
Fouquet poussa un soupir, se leva, lit trois ou 'quatre tours dans la chambre, et
finit par aller s'asseoir, avec une expression de profond abattement, sur son magni-
ficpie litde velours, tout garni de splendides dentelles.
D'Artagnan regarda Fouquet avec un sentiment de profonde pitié.
— J'ai vu arrêter bien des gens dans ma vie, dit le mousquetaire avec mélancolie ;
j'ai vu arrêter M. de Cinq-Mars, j'ai vu arrêter M. de Chalais. J'étais bien jeune. J'ai
vu arrêter M. de Coudé avec les princes, j'ai vu arrêter M. de Retz, j'ai vu arrêter
M. liroussel. Tenez, monseigneur, c'est fâcheux à dire, mais celui de tous ces gens-
là à qui vous ressemblez le plus en ce moment, c'est le bonhounue Broussel. Peu s'en
faut que vous ne mettiez comme lui votre serviette dans votre portefeuille, et que
vous ne vous essuyiez la bouche avec vos papiers. Mordiouxî monsieur Fouquet, un
homme comme vous n'a pas de ces abattemens-là. Si vos amis vous voyaient 1...
— Monsieur d'Artagnan, reprit le surintendant avec un sourire plein de tristesse ,
vous ne me comprenez point: c'est justemcut parce (pie mes amis ne me ■s'oient pas,
que je suis tel que vous me voyez, vous. Je ne vis pas tout seul , moi ; je ne suis rien
tout seul. Remarquez bien que j'ai employé mon existence à me faire des amis dont
j'espérais me faire des soutiens. Dans la prospérité, toutes ces voix heureuses, et heu-
reuses par moi, me faisaient un concert de louanges et d'actions de grâces. Dans la
moindre défaveur, ces voix plus humbles accompagnaient harmonieusement les
murmures de mon âme. L'isolement, je ne l'ai jamais connu. La pauvreté, fonlônie
que parfois j'ai entrevu avec les haillons au bout de ma roule! la pauvreté, c'est le
spectre avec lequel plusieurs de mes amis se jouent depuis tant d'années, qu'ils poé-
tisent, qu'ils caressent . (piils me font aimer! La pauvreté! mais je l'accepte, je la
reconnais, je l'accueille comme une sœur déshéritée ; car la pauvreté , ce n'est pas la
solitude, ce n'est pas l'exil , ce n'est pas la prison ! Est-ce que je serai jamais pauvre ,
moi, avec des amis connue Pellisson, connue la Fontaine , comme Molière? avec ime
maîtresse connne... ()\\\ mais la solitude, à moi homme de bruit, à moi homme de
plaisir, à moi qui ne siiis que parce que les autres sont! Oh ! si vous saviez comme je
suis seul en ce moment! et comme vous me paraissez être, vous qui me séparez de
tout ce que j'aimais, l'image de la sohtude , du néant et de la mort !
— Mais je vous ai déjà dit, monsieur Fouquet, répondit d'Artagnan, touché jns-
(ju'au fond de l'àme , je vous ai déjà dit que vous exagériez les choses. Le roi vous aime.
— Non , dit Fouquet en secouant la tête ; non !
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 385
— M. de Golbert vous hait.
— M. de Coll)eit? Que m'importe !
— Il vous ruinera.
— Oh ! quant à cela , je l'en délie : je suis ruiné.
A cet étrange aveu du surintendant, d'Artagnan promena un regard expressif au-
tour de lui. Quoiqu'il n'ouvrît pas la bouche, Fouquet le comprit si bien qu'il ajouta :
— Que faire de ces magnificences quand on n'est plus magiiiliquc? Savez-vous à
quoi nous servent la plupart de nos possessions , à nous autres riches? c'est à nous dé-
goûter par leur splendeur même de tout ce qui n'égale pas cette splendeur. Vaux! me
direz-vous, les merveilles de Vaux, n'est-ce pas? Eh bien ! quoi? Que faire de cette
merveille? Avec quoi , si je suis ruiné, verserai-je l'eau dans les urnes de mes naïades,
le feu dans les entrailles de mes salamandres, l'air dans la poitrine de mes tritons?
Pour être assez riche, monsieur d'Artagnan, il faut être trop riche.
D'Artagnan hocha la tôle.
— Oh ! je sais bien ce que vous pensez, répliqua vivement Fouquel. Si vous aviez
Vaux, vous le vendriez, vous, et vous achèteriez une terre en province. Gette terre
aurait des bois, des vergers et des champs; cette terre nourrirait son maître. De qua-
rante millions vous feriez bien...
— Dix millions, interrompit d'Artagnan.
— Pas HU million, mon cher capitaine. Nul en France n'est assez riche pour acheter
Vaux deux millions, et l'entretenir comme il est ; nul ne le pourrait, nul ne le saurait.
■ — Dame ! fil d'Artagnan , en tout cas un million...
— Eh bien?
— Ge n'est pas la misère.
— C'est bien près, mon cher monsieur.
— Comment?
— Oh ! vous ne comprenez pas. Non, je ne veux pas vendre ma maison de Vaux.
Je vous la donne, si vous voulez.
Et Fouquet accompagna ces mots d'un inexprimable mouvement d'épaules,
— Donnez-la au roi, vous ferez un meilleur marché.
— Le roi n'a pas besoin que je la lui donne , dit Fouquet ; il me la prendra parfai-
tement bien si elle lui fait plaisir; voilà pourquoi j'aime mieux qu'elle périsse. 'Tenez,
monsieur d'Artagnan, si le roi n'était pas sous mon toit, je prendrais cette bougie,
j'irais sous le dôme mettre le feu à deux caisses de fusées et d'artifices que l'on avait
réservées et je réduirais mon palais en cendres.
— Bah! fit néghgemment le mousquetaire. En tout cas, vous ne brûleriez pas les
jardins. C'est ce qu'il y a de mieux chez vous.
— El puis, reprit sourdement Fouquet, qu'ai-je dit là, mon Dieu! brûler Vaux!
détruire mon palais! Mais Vaux n'est pas à moi, mais ces richesses, mais ces mer-
veilles, elles appartiennent comme jouissance à celui qui les a payées, c'est vrai , mais
comme durée elles sont à ceux-là qui les ont créées. Vaux est à Lebrun, Vaux est à
Lenôtre , Vaux est à Pellisson , à Levau , à la Fontaine : Vaux est à Molière , qui y a
fait jouer les Fac/tewa;; Vaux est à la postérité enfin. Vous voyez bien, monsieur d'Ar-
tagnan , que je n'ai plus même ma maison à moi.
— A la bonne heure, dit d'Artagnan, voilà une idée que j'aime, et je connais là
M. Fouquet. Gette idée m'éloigne du bonhonuue Broussel, et je n'y reconnais plus
les pleurnicheries du vieux frondeur. Si vous êtes ruiné, monseigneur, prenez bien
la chose ; vous aussi , mordioux ! vous appartenez à la postérité et vous n'avez pas Ig
T. U. 20
386 T.ES MOUSQUETAIRES.
droit (le \ous amoindrir. Tenez , regardez-moi , moi qui ai l'air d'exercer une supé-
riorité sur vous , parce que je vous arrête ; le sort , qui distribue leur rôle aux comé-
diens de ce monde, m'en a donné un moins beau , moins auTéable à jouer que n'était
le vôtre; je suis de ceux, voyez-vous, qui pensent que les rôles de rois ou de puissans
valent mieux que les rôles de mendians ou de laquais. Mieux vaut même en scène ,
sur un autre tbéàtre que le théâtre du monde, mieux vaut porter le bel habit et mâ-
cher le beau langage que de frotter la planche avec une savate ou se faire caresser
l'échiné avec des bâtons rembourres d'éloupe. En un mot, vous avez abusé de l'or,
TOUS avez commandé , vous avez joui. Moi , j'ai traîné ma longe ; moi, j'ai obéi ; moi,
j'ai pâli. Eh bien ! si peu que je vaille auprès de vous, monseigneur, je vous le dé-
clare , le souvenir de ce que j'ai fait me tient lieu d'un aiguillon qui m'empêche de
courber trop tôt ma vieille tête. Je serai jusqu'au bout bon cheval d'escadron , et je
tomberai tout raide , tout d'une pièce , tout vivant, après avoir bien choisi ma place.
Faites comme moi, monsieur Fouquel; vous ne vous en trouverez pas plus mal.
Fouquet se leva, vint passer son bras autour du cou de d'Arlagnan , qu'il étreignit
sur sa poitrine, tandis que de l'autre main il lui serrait la main.
— Voilà un bon sermon , dit-il après une pause.
— Sermon de mousquetaire , monseigneur.
— Vous m'aimez, vous, qui me dites tout cela.
— Peut-être.
Fouquet redevint pensif; puis après un instant,
— Hue pensez-vous de ma situation?
— Rien.
— Cependant, à moins de mauvaise volonté...
— Votre situation est difticile.
— En quoi?
— En ce que vous êtes chez vous.
— Si difticile qu'elle soit, je la comprends bien.
l'aidieul est-ce que vous vous imaginez qu'avec un autre que vous j'eusse l'ail
tant de franchise?
Connnent! tant de franchise? vous avez été franc avec moi, vous? vous qui re-
fusez de me dire la nioindre chose?
— Tant de façons, alors.
— A la bonne heure !
— 'feuez, monseigneur, écoutez connnent je m'y fusse pris avec un autre que
vous. J'arrivais à votre porte, les gens partis, ou , s'ils n'étaient point partis, je les
attendais à leur sortie et je les attrapais un à un comme des lapins au débouler: je les
collVais ^ans bruil, je m'étendais sur le tapis de votre corridur, et une main sur vous
sans que vous nous en doutassiez, je vous gardais pour le déjeuner du maître. De celte
façon pas d'esclandre, pas de défense, pas de bruit; mais aussi pas d'avertissement
pour M. Fouquet, pas de réserve, pas de ces concessions délicates ([u'enlre gens cour-
tois on se fait au moment décisif. Èles-vous content de ce plan-là?
— Il me fait frémir.
N'csi-cc pas? c'eût été triste d'apparaître demain, sans préparation, et de vous
demander votre épée.
— Uh! Monsieiu', j'en fusse mort do honte el de colère I
Voire reconnaissance s'exprime lni|) élo(picnunenl; je n'ai jioint fait assca,
crt»yez-moi.
LE VIGOiMTE DE BRAGELONNE.
387
— A coup sur. Monsieur, vons ne me ferez jamais avouer cela.
— Eh bien ! maintenant , monseigneur, si vous êtes content de moi , si vous êtes
remis de la secousse que j'ai adoucie autant que j'ai pu , laissons le temps battre des
ailes; vous êtes harassé, vous avez des réflexions à faire ; je vous en conjure, dormez
ou faites semblant de dormir, sur votre lit ou dans votre lit. Moi, je dors sur ce fau-
teuil, et quand je dors, mon sommeil est dur au point que le canon ne me réveille-
rait pas.
Fouquet sourit.
— J'excepte cependant, continua le mousquetaire, le cas où l'on ouvrirait une porte,
soit secrète, soit visible. Oh ! pour cela, mon oreille est vulnérable au dernier point.
Un craquement me fait tressaillir. C'est une affaire d'antipathie naturelle. Allez,
venez , promenez-vous par la chambre ; écrivez , effacez , déchirez , brûlez ; tout cela
jgie m'empêchera pas de dormir, et même de ronfler; mais ne touchez pas à la clef de
la serrure, mais ne touchez pas au bouton de la porte, car vous me réveilleriez en
sursaut, et cela m'agace horriblement les nerfs.
— Décidément, monsieur d'Artagnan , dit Fouquet, vous êtes l'homme le plus spi-
rituel et le plus courtois que je connaisse , et vous ne me laisserez qu'un regret : c'est
d'avoir fait si tard votre connaissance.
D'Artagnan poussa un soupir qui voulait dire : Hélas 1 peut-éh'e l'avez-vous faite
trop tôt! Puis il s'enfonça dans son fauteuil, tandis que Fouquet, à demi couché sur
son lit et appuyé sur le coude , rêvait à son aventure.
Et tous deux , laissant les bougies brûler, attendirent ainsi le premier réveil du
jour, et quand Fouquet soupirait trop haut , d'Artagnan ronflait plus fort.
Nulle visite ne troublaleur quiétude ; nul bruit ne se fit entendre dans la vaste maison.
Au dehors les rondes d'honneur et les patrouilles de mousquetaires faisaient crier
le sable sous leurs pas; c'était une tranquiUité de plus pour les dormeurs. Qu'on y
joigne le bruit du vent et des fontaines qui font leur fonction éternelle sans s'inquiéter
des petits bruits et des petites choses dont se composent la vie et la mort de l'homme.
•■■-■iiS^
388
LES MUUSQUETAIKES.
LE MATIN.
iPRÈs de ce dcsiin lugubre du roi enfermé à la Bastille et
rongeant de désespoir les verrous et les barreaux, la rhé-
torique des chroniqueurs anciens ne manquerait pas de
placer Tanlilhèse de Philippe dormant sous le dais royal.
Ce n'est pas que la rhétorique soit toujours mauvaise et
sème toujours à faux les fleurs dont elle veut émailler
l'histoire: mais nous nous excuserons de polir ici soi-
LMieusement rantilhèse et de dessiner avec intérêt l'autre
tableau destiné à servir de pendant au preniier.
Le jeune prince descendit de chez Aramis comme le
roi était descendu de la chambre de Morphée. Le dôme s'abaissa lentement sous la
pression de M. d'Herblay, et Philippe se trouva devant le lit royal, qui était remonté
après avoir déposé son prisonnier dans les profondeurs des souterrains.
Seul en présence de ce luxe, seul devant toute sa puissance, seul devant le rôle
qu'il allait être forcé déjouer, Philippe sentit pour la première fois son àme s'ouvrir
à ces mille émotions qui sont h's batîemens vitaux d'un co.'ur de roi.
Mais la pAleur le prit (juand il considéra ce lit vide et encore froissé par le corps de
son frère.
Ce nuiet iom|»lice était revenu après avoir servi à la consommation de l'œuvre. Il
revenait avec la trace du crime ; il i)arlait au coupable le langage franc et brutal de
la conqdicité. Il disait la vérité.
Philippe, en se baissant pour mieux voir, aperçut le mouchoir encore humide de la
sueur froide qui avait ruisselé du front de Louis XIV. Cette sueur épouvanta Philippe
comme le sang d'Abcl épuinanta Caïu.
— Me voilà face à face avec mon destin , dit Phiii[)pc, l'ccil en feu, le visage livide.
Sera-t-il plus effrayant que ma captivité ne fut douloureuse? Forcé de suivre à chaque
instant les usurpations de la pensée, songerai-je toujours à écouter les scrupules de
mon cœur?... Eh bien! oui, le roi a reposé sur ce lit; oui, c'est bien sa tète qui a
creusé ce pli dans l'oreiller, c'est bien l'amertume de ses larmes qui a amolli ce mou-
choir, et j'hésite à me coucher sur ce lit, à serrer de ma main ce mouchoir brodé des
armes qui sont celles du roi !... Allons, imitons M. dllerblay, qui veut que l'aclion
soit toujours d'un degré au-dessus de la pensée; imitons M. d'Herblay. qui songe tou-
jours à lui et qui s'appelle honnête honune quand il n'a mécontenté ou trahi que ses
ennemis. Ce lit, je l'aurais occupé si Louis XIV ne m'en eut frustré par le crime de
notre mère. Pliilip[)e, lils de France, remonte sur ton lit ! Philippe, seul roi de France,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. :î80
reprends ton blason! Philippe, senl héritier présomptif de Louis XIII, Ion père, sois
sans pitié pour l'usurpateur qui n'a pas même en ce moment le remords de tout ce
que tu as souffert !
Cela dit, Philippe, malgré la répugnance instinctive du corps, malgré les frissons
el la terreur que domptait la volonté, se coucha sur le lit royal , et contraignit ses
muscles à presser la couche encore tiède de Louis XIV. tandis (ju"il appuyait sur son
front brillant le mouchoir humide de sueur.
Lorsque sa tête se renversa en arrière et creusa l'oreiller moelleux, Philippe aper-
çut au-dessus de son front la couronne de France, tenue, comme nous l'avons dit,
par l'ange aux grandes ailes d'or.
Maintenant, qu'on se représente ce royal intrus, l'œil sombre et le corps frémissant.
Il ressemble an tigre égaré par une nuit d'orage, qui est venu par les roseaux, par la
ravine inconnue, se coucher dans la caverne du lion absent. L'odeur férine l'a attiré,
cette tiède vapeur de l'habitation ordinaire. Il a trouvé un lit d'herbes sèches , d'osse-
mens rompus et pâteux comme une moelle ; il arrive, promène dans l'ombre son re-
gard qui flamboie et qui voit; il secoue ses membres ruisselans. son pelage souillé de
vase et s'accroupit lourdement , son large museau sur ses pattes énormes , prêt au
sommeil , mais aussi prêt au combat. De temps en temps l'éclair qui brille et miroite
dans les crevasses de l'antre , le bruit des branches qui s'enlre-choquent, des pierres
qui crient en tombant, la vague appréhension du danger, le tirent de cette léthargie
causée par la fatigue.
On peut être ambitieux de coucher dans le lit du lion , mais on ne doit pas espérer
d'y dormir tranquille.
Philippe prêta l'oreille à tous les bruits. Il laissa osciller son cœur au souffle de
toutes les épouvantes, mais contlant dans sa force, doublée par l'exagération de sa ré-
solution suprême , il attendit sans faiblesse qu'une circonstance décisive lui permît de
se juger lui-même. Il espéra qu'un grand danger luirait pour lui , comme ces phos-
phores de la tempête qui montrent aux navigateurs la hauteur des vagues contre les-
quelles ils luttent.
Mais rien ne vint. Le silence, ce mortel ennemi des cœurs inquiets, ce mortel en-
nemi des ambitieux, enveloppa toute la nuit dans son épaisse vapeur le futur roi de
France, abrité sous sa couronne volée.
Vers le matin, une ombre bien plutôt qu'un corps, se glissa dans la chambre royale ;
Philippe l'attendait et ne s'en étonna pas.
— Eh bien! monsieur d'Herblay ! dit-il.
— Eh bien ! sire , tout est tini.
— Comment?
— Tout ce que nous attendions.
— Résistance?
— Acharnée. Pleurs, cris.
— Puis ?
— Puis la stupeur.
— Mais entin?
— Enfin, victoire complète et silence absolu.
— Le gouverneur de la Bastille se doute-t-il?...
— De rien.
— Cette ressemblance?...
— Est la cause du succès.
390 LES MOUSQUETAIRES.
— Mais le prisonnier ne peut manquer de s'expliquer. Songez-y bien. J'ai bien pu
le faire, moi qui avais à combattre un pouvoir bien autrement solide que n'est le mien.
— J'ai déjà pourvu à tout. Dans quelques jours, plus tôt peut-être s'il est besoin,
nous tirerons le captif de sa prison et nous le dépayserons par un exil si lointain...
— On revient de l'exil , monsieur d"Herblay.
— Si lointain, ai-je dit , que les forces matérielles de l'homme et la durée de sa vie
ne suffiraient pas au retour.
Encore une fois le regard du jeune roi et celui d'Aramis se croisèrent avec une
froide intelligence.
— Et M. du Vallon? demanda Pbilippe pour changer la conversation.
— Il vous sera présenté aujourd'hui et conlidentiellement vous félicitera du danger
que cet usurpateur vous a fait courir.
— Qu'en fera-t-on ?
— De M. du Vallon?
— Un duc à brevet, n'est-ce pas ?
— Oui, un duc à brevet, reprit en souriant singulièrement Aramis.
— Pourquoi riez- vous, monsieur d'Herblay?
— Je ris de l'idée prévoyante de Votre Majesté.
— Prévoyante ? qu'entendez-vous par là ?
— Votre Majesté craint sans doute que ce pauvre Porlhos ne devienne un témoin
gênant et elle veut s'en défaire.
— En le créant duc?
— Assurément. Vous le tuez ; il en mourra de joie, et le secret mourra avec lui.
— Ah ! mon Dieu !
— Moi, dit flegmatiquement Aramis, j'y perdrai un bien bon ami.
En ce moment et au milieu de ces futiles entretiens, sous lesquels les deux conspi-
rateurs cachaient la joie et l'orgueil du succès, Aramis entendit quelque chose qui lui
fit dresser l'oreille.
— Qu'y a-t-il? dit Philippe.
— Le jour ! sire.
— El» bien ?
— El) bien, avant de vous coucher hier sur ce lit, vous avez probablement décidé
de faire quelque chose ce matin au jour.
— J'ai dit à mon capitaine des mousquetaires, répondit le jeimi- homme vivement,
que je l'attendrais.
— Si vous lui avez dit cela, il vient assurément, car c'est un homme exact.
— J'entends un pas dans le vestibule.
— C'est lui.
— .\llons, conmiencous l'attaipie, fil le jeune roi avec résolution.
— Prenez garde, s'écria Aramis ; commencer l'attaque , et pard'Arlugnau, ce serait
folie. D'Artagnan ne sait rien, d'Arlagnan n"a rien vu, d'Artagnan est à cent lieues
de soupçonner notre mystère ; mais qu'il pénètre ici ce matin le premier, et il tlairera
que quelque chose s"y est |)assé dont il doit se préoccuper. Voyez-vous, sire, avant de
laisser pénétrer d'Artagnan ici , nous devons donner beaucoup d'air à la chambre, ou
y introduire tant de gens que le linn'er le plus fin de ce royaume ah été dépisté par
vingt traces différentes.
— Mais conunenl le congédier, puisque je lui ai donne rendez-vous? fit olwerver
le prince . impatient de se mesurer avec un si redoutable adversaire.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 391
— Je m'en charge, répliqua l'cvêque, et pour commencer, je vais frapper im coup
qui étourdira notre homme.
— Lui aussi frappe un coup, ajouta vivement le prince.
En effet, un coup retentit à l'extérieur.
Aramis ne s'était pas trompé : c'était hien d'Artagnan qui s'annonçait de la sorte.
Nous l'avons vu passer la nuit à philosopher avec M. Fouquet, mais ie mousquetaire
était hien las, même de feindre le sommeil, et aussitôt que l'auhe vini illuminer de
sa bleuâtre auréole les somptueuses corniches de la chambre du surintendant, d'Ar-
tagnan se leva de son fauteuil, rangea son épée , repassa son habit avec sa manche et
brossa son feutre comme un soldat aux gardes prêt à passer l'inspection de son anspessade.
— Vous sortez? demanda Fouquet.
— Oui , monseigneur ; et vous ?
— Moi, je reste.
— Sur parole?
— Sur parole.
— Bien. Je ne sors d'ailleurs que pour vous aller chercher cette réponse , vous sfivez?
— Cette sentence, vous voulez dire.
- Tenez, j'ai un peu du vieux Romain , moi. Ce matin , en me levant, j'ai remar-
qué que mon épée ne s'est prise dans aucune aiguillette , et que le baudrier a bien
coulé. C'est un signe infaillible.
— De prospérité?
— Oui, figurez-vous-le bien. Chaque fois que ce diable de buffle s'accrochait à mon
dos, c'était une punition de M. de Tréville, ou un refus d'argent de M. de Mazarin.
Chaque fois que l'épée s'accrochait dans le baudrier même , c'était une mauvaise
commission, comme il m'en a plu toute ma vie. Chaque fois que l'épée elle-même
dansait au fourreau, c'était un duel heureux. Chaque fois qu'elle se logeait dans mes
mollets, c'était une blessure légère. Chaque fois qu'elle sortait tout à fait du fourreau ,
j'étais fixé, j'en étais quitte pour rester sur le champ de bataille, avec deux ou trois
mois de chirurgien et de compresses.
— Ah mais, je ne vous savais pas si bien renseigné par votre épée, dit Fouquet
avec un pâle sourire qui était la lutte contre ses propres faiblesses. Avez-vous une
tisona ou une tranchante j' votre lame est-elle fée ou charmée ?
— Mon épée, voyez-vous, c'est un membre qui fait partie de mon corps. J'ai ouï
dire que certains hommes sont avertis par leur jambe ou par un battement de leur
tempe. Moi je suis averti par mon épée. Eh bien! elle ne m'a rien dit ce matin. Ah !
si fait!... la voilà qui vient de tomber toute seule dans le dernier recoin du baudrier.
Savez-vous ce que cela présage ?
— Non.
— Eh bien! cela me présage une arrestation pour aujourd'hui.
— Ah mais! fit le surintendant plus étonné que fâché de cette franchise, si rien de
triste ne vous est prédit par votre épée, il n'est donc pas triste pour vous de m'arrêter ?
— Vous arrêter ! vous?
— Sans doute... le présage...
— Ne vous regarde pas, puisque vous êtes tout arrêté depuis hier. Ce n'est donc pas
vous que j'arrêterai. Voilà pourquoi je me réjouis, voilà pourquoi je dis que ma journée
sera heureuse.
Et sur ces paroles, prononcées avec une bonne grâce tout affectueuse, le capitaine
prit congé de Fouquet pour se rendre chez le roi
392 LES MOUSQUETAIRES.
Il allait franchir le seuil de la chambre, lorsque Fo>iquetlui dil :
— Une dernière nianjne de votre bienveillance?
— Soit, monseigneur.
— M. d'Herblay; laissez-moi voir M. d'Herblay.
— Je vais faire en sorte de vous le ramener.
Le capitaine vint heurter, ainsi que nous l'avons dit, à la porte du roi. Celle porte
s'ouvrit. II put croire que le roi venait ouvrir lui-même. Cette supposition n'était pas
inadmissible après l'état d'at^italion où le mousquetaire avait laissé Louis XIV la veille.
Mais au lieu de la tlgure royale qu'il s'apprêtait à saluer respectueusement, il aperçut
la ligure longue et impassible d'Aramis. Peu s'en fallut qu'il ne poussât un cri, tant sa
surprise fut violente. ^wfw**^
— Aramis ! dil-il.
— Bonjour, cher d'Artagnan, répondit froidement le prélat.
— Ici! balbutia le mousquetaire.
— Sa Majesté vous prie, dil l'évèqne , d'annoncer qu'elle repose, après avoir été
b.ai fatiguée toute la nuit.
— Ah ! fit d'Arlagnan, qui ne pouvait comprendre comment l'évèque de Vannes,
si iiiincc favori la veille, se trouvait devenu, en six heures, le plus haut champignon
de fortune qui eût encore poussé dans la ruelle d'un lit royal.
En effet, pour transmettre au seuil de la chambre du monarque les volontés du roi,
pour servir d'intermédiaire à Louis XIV, pour commander en son nom à deux pas de
lui, il fallait être plus que n'avait jamais été Richelieu avec Louis XIII.
L'œil expressif de d'Artagnan, sa bouche dilatée, sa moustache hérissée, dirent tout
cela dans le plus éclatant des langages au superbe favori , qui ne s'en émut point.
— De plus, continua l'évèque, vous voudrez bien, monsieur le capitaine des mous-
quetaires , ne laisser admettre que les grandes entrées ce matin. Sa Majesté veut dor-
mir encore.
— Mais, objecta d'Artagnan prêt à se révolter et surtout à laisser éclater les soup-
çons que lui inspirait le silence du roi, mais, monsieur l'évêcpie. Sa Majesté m'a donné
rendez-vous ce malin.
— Remettons, remettons, dit du fond de l'alcôve la voix du roi. voix qui ht courir
un frisson dans les veines du mous(iuetaire.
Il s'inclina, ébahi, slupide , abiuti par le sourire dont Ar.iuùs l'écrasa une fois ces
paroles prononcées.
— Et puis, continua l'évêcpie . pour répondre à ce (pic vous veniez demander
au roi, mon cher d'Arlagnan. voici un oi'ilre dnnt vous prendrcii connaissance sur-le-
cbam|). (Retordre concerna M. Fouquel.
D'Artagnan prit un ordre qu'on lui tendait.
— Mise en liberlé'** muruuu'a-t-il. Ah î
\'A il poussa un second ah! plus intelligent que le premier.
C'est que cet ordre lui ex[di(piait la présenc'e d'Aramis chez le roi; c'est qu'Aramis,
pour avoir obtenu la gr<\ce de Eouquet, devait êlre bien avant dans la faveur royale ;
c'est que celle faveur expliquait à son tour l'incroyable aplomb avec lequel M. d'Her-
blay donnait les ordres au nom de Sa Majesté.
Il suftisail à d'Artagnan d'avoir compris quelque chose pour tout comprendre. Il
salua et lit deux pas poiu* partir.
— Je vous accompagne, dit l'évêfjue.
— Où cela ?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 393
— Chez M. Fouquet; je veux jouir tle son contentement.
— Ah ! Aramis, que vous m'avez intrigué tout à l'heure ! dit encore d'Arlagnan.
— Mais à présent vous comprenez?
— Pardieu ! si je comprends! dit-il tout haut. Puis tout bas : — Eh bien, non!
siffla-t-il entre ses dents; non, je ne comprends pas. C'est égal , il y a ordre. Et il
ajouta : — Passez devant, monseigneur.
D'Artagnan conduisit Araniis chez Fouquet.
l'ami du roi.
Fouquet attendait avec anxiété; il avait déjà congédié plusieurs de ses serviteurs et
de ses amis qui, devançant l'heure de ses réceptions accoutumées, étaient venus à sa
porte. A chacun d'eux, taisant le danger suspendu sur sa tète, il demandait seulement
ou l'on pouvait trouver Aramis.
Quand il vit revenir d'Arlagnan, quand il aperçut derrière lui l'évéque de Vannes,
sa joie fut au comble; elle égala toute son inquiétude. Voir Aramis, c'était pour le
surintendant une compensation au malheur d'être arrêté.
Le prélat était silencieux et grave : d'Arlagnan était l)ouleversé par toute cette ac-
cunndation d'événemens incroyables.
— Eh bien ! capitaine, vous m'amenez M. d'Herblay?
— Et quelque chose de mieux encore, monseigneur.
— Quoi donc?
— i^a liberté.
— Je suis libre I
— Vous l'êtes. Ordre du roi.
Fouquet reprit toute sa sérénité, pour bien interroger Aramis avec son regard.
— Oh oui! vous pouvez remercier M. l'évéque de Vannes , poursuivit d'Artàgnan,
car c'est bien à lui que vous devez le changement du roi.
Aramis s(; tourna vers M. Fouquet, aussi surpris que l'avait été le mousquetaire.
— Monseigneur, reprit-il, le roi me charge de vous dire qu'il est plus que jamais
voire ami, et que votre fête si belle, si généreusement offerte lui a touché le cœur.
Là-dessus il salua Fouquet si révérencieusement, que celui-ci, incapable de rien
comprendre à une diplomatie de cette force , demeura sans voix , sans idée et sans
mouvement.
D'Artagnan crut comprendre, lui, que ces deux hommes avaient quelque chose à
se dire, et il allait obéir à cet instinct de politesse qui précipite en pareil cas vers la
porte celui dont la présence est une gêne pour les autres, mais sa curiosité ardente,
fouettée par tant de mystères, lui conseilla de rester.
Alors Aramis se tournant vers lui avec douceur,
— Mon ami, dit-il, vous vous rappellerez bien, n'est-ce pas, l'ordre du roi touchant
les défenses pour son petit lever?
Ces mots étaient assez clairs. Le mousquetaire les comprit: il salua donc Fouquet,
puis Aramis avec une nuance de respect ironique , et disparut.
394 LES MOUSQUETAIRES.
Alors Fouqnet, dont toute l'impatience avait eu peine à attendre ce moment . s'é-
lança vers la porte pour latermer. et revenant à lévêque,
— Mon cher d'Herblay, dit-il, je crois qu'il est temps pour vous de m'expliquer ce
qui se passe. En vérité , je n'y comprends plus rien.
Et son regard restait fixé sur le visage d'Aramis.
— Nous allons vous expliquer tout cela, dit Aramia en s'asseyant et en faisant as-
seoir Fouquet. Par où faut-il commencer ?
— Par ceci, d'abord. Avanttoutaufre intérêt, pourquoi le roi me fait-il mettre en liberté?
— Vous eussiez dû plutôt me demander pourquoi il vous faisait arrêter.
— Depuis mon arrestation j'ai eu le temps d'y songer et je crois qu'il s'agit bien
un peu de jalousie. Ma fête a contrarié M. Colbert, et M. Colberl a trouvé quelque
plan contre moi, le plan de Belle-Isle , par exemple.
— Non, il ne s'agissait pas encore de Belle-Isle.
— De quoi , alors ?
— Vous souvenez-vous de ces quittances de treize millions que M. de Mazarin vous
a fait voler?
— Oh ! oui. Eh bien ?
— Eh bien ! vous voilà déjà déclaré voleur.
— Mon Dieu 1
— Ce n'est pas tout. Vous souvient-il de cette lettre écrite par vous à la Vallière ?
— Hélas ! c'cht vrai.
— Vous voilà déclaré traître et suborneur.
— Alors, pourquoi m'avoir pardonné ?
— Nous n'en sommes pas encore là de notre argumentation. Je désire vous avoir
bien lixé sur le fait. Remarquez bien ceci : le roi vous sait coupable de détournement
de fonds. Oh 1 pardieu je n'ignore pas que vous n'avez rien détourné du tout ; mais
enfin, le roi n'a pas vu les quittances, et il ne peut faire autrement que de vous
croire criminel.
— Pardon, je ne vois pas...
— Vous allez voir. Le roi , de plus , ayant lu votre billet amoureux et vos offres
faites à la Vallière, ne peut conserver aucun doute sur vos intentions à l'égard de
celte belle . n'est-ce pas ?
— Assurément. Mais concluez.
— J'y viens. Le roi est donc pour vous un ennemi capital , implacable, éternel.
— D'accord. Mais suis-je donc si puissant qu'il n'ait osé me perdre, malgré cette
haine , avec tous les moyens que ma faiblesse ou mon malheur lui donne comme prise
sur moi ?
— Il est bien constaté, poursuivit froidement Aramis, que le roi est irréconcilia-
blement brouillé avec vous,
— Mais qu'il m'absout...
— Le croyez-vous? fit l'évèque avec un regard scrutateur
— Sans croire à la sincérité du cœur, je crois à la vérité du fait.
Aramis haussa légèrement les épaules.
— Pourquoi alors Louis XIV vous aurait-il chargé de me dire ce que vous m'avez
rapporté ?
— Le roi ne m'a chargé de rien pour vous.
— De ri(Mi 1... fit le surintendant stupéfait. Eh bien ! alors cet ordre...
— Ah ! oui , il y a un ordre, c'est juste.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE 395
Et ces mots furent prononcés par Aramis avec un accent si étrange , que Fonqnet ne
put s'enipèchor de tressaillir.
■ — Tenez , dit-il, vous me cachez quelque chose , je le vois.
Aramis caressa son menton avec ses doigts si blancs.
— Le roi m'exile ?
— Ne faites pas connue dans ce jeu où les enfans devinent la présence d'un objet
caché , à la façon dont une sonnette tinte quant ils s'approchent ou s'éloignent.
— Parlez alors.
— Devinez.
— Vous me faites peur.
— Bah ! c'est que vous n'avez pas deviné , alors.
— Que vous a dit le roi? Au nom de notre amitié, ne me le dissimulez pas.
— Le roi ne m'a rien dit.
— Vous me ferez mourir d'impatience , d'Herblay. Suis-je ou ne suis-je pas tou-
jours surintendant ?
— Tant que vous voudrez.
— Mais quel singulier empire avez-vous pris tout à coup sur l'esprit de Sa Majesté ?
— Ah ! voilà !
— Vous le faites agir à votre gré?
— Je le crois.
— C'est invraisemblable.
— On le dira.
— D"Herblay, par notre alliance , par notre amitié , par tout ce que vous avez de
plus cher au monde, parlez-moi, je vous en supplie. A quoi devez-vous d'avoir ainsi
pénétré chez Louis XIV? Il ne vous aimait pas, je le sais.
— Le roi m'aimera maintenant , dit Aramis en appuyant sur ce dernier mot.
— Vous avez eu quelque chose de particulier avec lui ?
— Oui.
— Un secret peut-être?
— Oui , un secret.
— Un secret de nature à changer les intérêts de Sa Majesté ?
— Vous êtes un homme réellement supérieur, monseigneur. Vous avez bien deviné.
J'ai en effet découvert un secret de nature à changer les intérêts du roi de France.
— Ah ! dit Fouquet avec la réserve d'un galant homme qui ne veut pas questionner.
— Et vous allez en juger, poursuivit Aramis; vous allez me dire si je me trompe
sur l'importance de ce secret.
— J'écoute , puisque vous êtes assez bon pour vous ouvrir à moi. Seulement, mon
ami, remarquez que je n'ai rien sollicité d'indiscret.
Aramis se recueillit un moment.
Puis, plongeant son regard jusque dans l'âme de son auditeur muet, étonné , con-
fondu , il lui raconta d'une voix grave l'histoire du malheureux Philippe.
— Mais, mon Dieu, quelle aventure! s'écria enfin Fouquet.
— Vous n'êtes pas au bout. Patience.
— Oh! j'en aurai.
— Dieu voulut susciter à l'opprimé un vengeur, un soutien, si vous le préférez. Il
arriva que le roi régnant , Dieu voulut que l'usurpateur eût pour premier ministre un
homme de talent et de grand cœur, un grand esprit, outre cela.
— C'est bien, c'est bien, s'écria Fouquet. Je comprends : vous avez compté sur
306 LES MOUSQUETAIRES.
moi pour vous aider à réparer le tort fait au pauvre frère de Louis XIV? Vous avez
bieh pensé : je vous aiderai. Merci, d'Heri)lay, merci!
— Ce n'est pas cela du tout. Vous ne me laissez pas finir, dit Aramis impassible.
— Je me tais.
— M. Fouquet , disais-je , étant ministre du roi régnant, fut pris en aversion par le
roi et fort menacé dans sa fortune, dans sa liberté, dans sa vie peut-être, par l'in-
trigue et la haine, trop facilement écoulées du roi. Mais Dieu permit, toujours pour
le salut du prince sacrifié, que M. Fouquet eût à son tour un ami dévoué qui savait le
secret d'État et se sentait la force de mettre ce secret au jour après avoir eu la force
de porter ce secret vingt ans dans son cœur.
— N'allez pas plus loin, dit Fouquet, bouillant d'idées généreuses; je vous com-
prends et je devine tout. Vous avez été trouver le roi quand la nouvelle de mon arres-
tation vous est parvenue ; vous l'avez supplié , il a refusé de vous entendre , lui aussi;
alors vous avez fait la menace du secret, la menace de la révélation, et Louis XIV,
épouvanté , a du accorder à la terreur de votre indiscrétion ce qu'il refusait;» votreiuter-
cession généreuse. Je comprends, je comprends : vous tenez le roi ; je comprends !
— Vous ne comprenez pas du tout , répondit Aramis, et voilà encore une fois que
vous m'interrompez , mon ami. Et puis, permettez-moi de vous le dire, vous négligez
trop la logique et vous n'usez pas assez de la mémoire.
— Conmient cela?
— Vous savez sur quoi j'ai appuyé au début de notre conversation?
— Oui. la haine de Sa Majesté pour moi. haine invincible; maisquelle haine résis-
terait à la menace d'une pareille révélation !
— Une pareille révélation! Eh! voilà où vous manquez de logique. Quoi! vous
adiiiettez que si j'eusse fiiit au roi une pareille révélation, je pusse vivre encore à
l'heure qu'il est?
— Il n'y a pas dix minutes que vous étiez chez le roi.
— Soit! Il n'aurait pas eu le temps de me faire tuer, mais il aurait eu le temps de
me faire bâillonner et jeter dans une oubliette. Allons, de la fermeté dans le raison-
nement, mordieu !
Et par ce mot tout mousquetaire, oubli d'un homme qui ne s'oubliait jamais, Fou-
quet dut comprendre à quel degré d'exaltation venait d'arriver le calme, l'impéné-
trable évèque de Vannes. Il en frémit.
— Et puis, reprit ce dernier après s'être dom[>lé, serais-je riiDinme (jueje suis;
serais-je un ami véritable si je vous exposais, vous que le roi hait déjà, à un senti-
ment plus redoutable encore; du jeune roi? L'avoir volé , ce n'est rien ; avoir courtisé
sa maîtresse , c'est |)eu ; mais tenir dans vos mains sa couronne et son honneur, allons !
il vous arracherait plutôt le cœur de ses pro|)res mains!
— Vous ne lui avez rien laissé voir du secret?
— J'eusse aimé mieux avaler tous les poisons que Mithridate a bus en vingt ans
pour essayer à ne pas mourir.
— Qu'avez-vous fait alors?
— Ah! nous y voici, monseigneur. Je crois (pie je vais exciter en vous quelque
intérêt. Vous m'écoutcz tonjo\irs, n'est-ce pas?
— Si j'écoule ! Dites.
Aramis lit un tour dans la chambre, s'assura de la solitude, du silence, et revint se
placer près du fauteuil dans lequel Fouquet attendait ses révélations avec une anxiété
profonde.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 397
— J'avais oublié de vous dire, reprit Araniis, une particularité remarquable toucliant
ces jumeaux : c'est que Dieu les a faits tellement semblables l'un à l'autre, que lui
seulj s'il les citait à son tribunal, les saurait distinguer l'un de l'autre. Leur mère ne
le pourrait pas.
— Est-il possible 1 s'écria Fouquel.
— Même noblesse dans les traits, même démarche, même taille , même voix 1
— Mais la pensée? mais l'intelligence? mais la science de la vie?
— Oh! en cela inégalité, monseigneur.. Oui, car le prisonnier de la Bastille est
d'une supériorité incontestable sur son frère, et si, de la prison, cette pauvre victime
passait sur le trône, la France n'aurait pas , depuis son origine peut-être, rencontré
un maître plus puissant par le génie et la noblesse de caractère.
Fouquet laissa un moment tomber dans ses mains son front appesanti par ce secret
immense. Aramis s'approchait de lui.
— Il y a encore inégalité, dit-il en poursuivant son œuvre tentatrice , inégalité pour
vous, monseigneur, entre les deux jumeaux , tlls de Louis XIII : c'est que le dernier
venu ne connaît pas M. Golbert.
Fouquet se releva aussitôt avec des traits pâles et altérés. Le coup avait porté, non
pas en plein cœur, mais en plein esprit.
— Je vous comprends, dit-il à Aramis : vous me proposez une conspiration.
— A peu près.
— Une de ces tentatives qui , ainsi que vous le disiez au début de cet entretien ,
changent le sort des empires.
— El du surintendant; oui, monseigneur.
— En un mot, vous me proposez d'opérer une substitution du tils de Louis XllI
qui est prisonnier aujourd'hui, au fils de Louis XIII qui dort dans la chambre de
Morphée en ce moment?
Aramis sourit avec l'éclat sinistre de sa sinistre pensée.
— Soit! dit-il.
— INIais , reprit Fouquet après un silence pénible , vous n'avez pas réfléchi que
cette œuvre politique est de nature à bouleverser tout le royaume, et que , pour arra-
cher cet arbre aux racines infinies qu'on appelle un roi , pour le remplacer par un
autre, la terre ne sera jamais raffermie à ce point que le nouveau roi soit assuré
contre le vent qui restera de l'ancien orage et contre les oscillations de sa propre masse.
Aramis continua de sourire.
■ — Songez donc, continua Fouquet en s'échaufîluit avec cette force du talent qui
creuse un projet et le mûrit en quelques secondes et avec cette largeur de vue qui en
prévoit toutes les conséquences et en embrasse tous les résultats, songez donc qu'il
nous faut assembler la noblesse, le clergé, le tiers-état; déposer le prince régnant,
troubler par un affreux scandale la tombe de Louis XIII , perdre la vie et l'honneur
d'une femme, Atme d'Autriche , la vie et la paix d'une autre femme , Marie-Thérèse,
et que tout cela fini , si nous le finissons...
— Je ne vous comprends pas, dit froidement Aramis. 11 n'y a pas un mot ufile dans
tout ce que vous venez de dire là.
— Comment! fil le surintendant surpris, vous ne discutez pas la pratique, un
homme comme vous! Vous vous bornez aux joies enfantines d'une illusion politique,
et vous négligez les chances de l'exéculion, c'est-à-dire la réalité; est-ce possible?
— Mon ami, dit Aramis en appuyant sur le mot avec une sorte de familiarité dé-
daigneuse , comment fait Dieu pour substituer un roi à un autre?
398 LES MOUSQUETAIRES.
— Dieu! s'écria Fouquet, Dieu envoie un agent qu'on appelle la mort. Oh ! mon
Dieu, monsieur d'Herblay, est-ce que vous auriez l'idée...
— Il ne s'a^'it pas de cela, monseigneur. En vérité, vous allez au delà du but.
Qui donc vous parle d'envoyer la mort au roi Louis XIV? qui donc vous parle de
suivre l'exemple de Dieu dans la stricte pratique de ses œuvres? Non. Je voulais vous
dire que Dieu fait les choses sans bouleversement, sans scandale , sans etiorls, et que
les hommes inspirés par Dieu réussissent comme lui dans ce qu'ils entreprennent ,
dans ce qu'ils font.
— Que voulez-vous dire ?
— Je voulais vous dire, mon ami, reprit Aranu's avec la même intonation qu'il
avait donnée à ce mot ami quand il l'avait prononcé pour la première fois: je voulais
vous dire que s'il y a eu bouleversement , scandale et même effort dans la substitution
du jjrisonnier au roi, je vous délie de me le prouver.
— Plaît-il! s'écria Fouquet plus blanc que le mouchoir dont il essuyait ses tempes.
Vous dites?...
— Allez dans la chambre du roi, continua tranquillement Aramis, et vous qui sa-
vez le mystère, je vous défie de vous apercevoir que le prisonnier de la Bastille est
couché dans le lit de son frère.
— Mais le roi? balbutia Fouquet, saisi d'horreur à celle nouvelle.
— Quel roi? fit Aramis de son plus doux accent; celui qui vous hait, ou celui qui
vous aime?
— Le roi... d'hier?...
— Le roi d'hier? rassurez-vous, il a été prendre , à la Bastille, la place que sa vic-
titiie occupait depuis trop longtemps.
— Juste ciel ! Et qui 1 y a conduit?
— Moi.
— Vous!
— Oui, et de la façon la plus simple. Je l'ai enlevé celle nuit, et, pendant qu'il
redescendait dans l'ombre . l'autre remontait à la lumière. Je ne crois pas que cela
ait fait de bruit. Lu éclair sans tomierre, cela ne ré\eillo jamais personne.
Fouquet poussa un cri sourd, comme s'il eùlélé atteint d'un coup in\isible, et pre-
nant sa lêle entre ses deux mains crispées,
— Vous avez fait cela? nmrnnira-t-il.
— Assez adroitement. Qu'en pensez-vous?
— Vous avez détioné le roi? vous lavez emprisonné?
— C'est fait.
— El l'action s'osl accomplie ici , à Vaux?
— Ici , à Vaux, dans la chambre de Morphce. Ne semblait-elle [»as av(>ir clé bùlie
dans la prévoyance d'un pareil acte?
— El cela s'esl passé?
— Cette miit.
— Cette nuit!
— Entre minuit et une heure.
Fouquet til un mouvement connue pour se jeter sur Aramis; il se retint.
— A Vaux! chez moi!... dil-il d'une voix étranglée.
— Mais je crois (pie oui. C'e^t siuloul \otrc maison, depuis ipie M. Colberl ne peut
plus vous la faire voler.
— C'est doiii- chez moi que s'esl exécuté ce crime !
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 399
— Ce crime ! fit Aramis sUipéfail,
— Ce crime abominable ! poursuivit Fouquel en s'exallant de pbisen plus; ce crime
plus exécrable qu'un assassinat ! ce crime qui déshonore à jamais mon nom et me voue
à l'horreur de la postérité !
— Çà! vous êtes en délire, Monsieur, répondit Aramis d'une voix mal assurée;
vous parlez trop haut: prenez gardel
— Je crierai si haut que l'univers m'entendra.
— Monsieur Fouquel, prenez garde !
Fouquet se retourna vers le prélat , qu'il regarda en face.
— Oui, dit-il, vous m'avez déshonoré en commettant cette trahison, ce forfait, sur
mon hôte, sur celui qui reposait paisiblement sous mon toit! Oh ! malheur à moi!
malheur à moi !
— Malheur sur celui qui méditait, sous votre toit, la ruine de votre fortune, de
votre vie! Oubliez-vous cela?
— C'était mon hôte, c'était mon roi?
Aramis se leva, les yeux injectés de sang , la bouche convulsivc.
— Ai-je affaire à un insensé? dit-il.
— Vous avez affaire à un honnête homme.
— Fou!
— A un homme qui vous empêchera de consommer votre crime.
— Fou!
— A un homme qui aime mieux mourir, qui aime mieux vous tuer que de laisser
consommer son déshonneur.
. Et Fouquet, se précipitant sur son épée, replacée par d'Artagnan au chevet du lit,
agila résolument dans ses mains l'étincelanl carrelet d'acier.
Aramis fronça le sourcil, glissa une main dans sa poitrine comme s'il y cherchait
une arme. Ce mouvement n'échappa point à Fouquet. Aussi, noble et superbe en sa
magnanimité, jeta-t-il loin de lui son épée, qui alla rouler dans la ruelle du lit, et
s'approchant d'Aramis , de façon à lui toucher l'épaule de sa main désarmée ,
— Monsieur, dit-il, il me serait doux de mourir ici pour ne pas survivre à mon
opprobre, et sivous avez encore quelque amitié pour moi, je vous en supplie, domiez-
moi la mort.
Aramis resta silencieux et immobile.
— Vous ne répondez rien?
Aramis releva doucement la tète et l'on vit l'éclair de l'espoir se rallumer encore
une fois dans ses yeux.
— Réfléchissez, dit-il, monseigneur, à tout ce qui nous attend. Celte justice étant
faite, le roi vit encore, et son emprisonnement vous sauve la vie.
— Oui , réphqua Fouquet, vous avez pu agir dans mon intérêt , mais je n'accepte
pas votre service. Toutefois, je ne veux point vous perdre. Vous allez sortir de cette
maison.
Aramis étouffa l'éclair qui jaillissait de son cœur brisé.
— Je suis hospitalier pour tous , continua Fouquet avec une inexprimable majesté;
vous ne serez pas plus sacrifié, vous, que ne le sera celui dont vous aviez consommé
la perte.
— Vous le serez, vous, dit Aramis d*une voix sourde et prophétique , vous léserez,
vous le serez !
— J'accepte l'augure , monsieur d'Herblay, mais rien ne m'arrêtera. Vous allez
4(»0 LES MOUSQUETAIRES.
quiter Vaux, vous allez quitter la France; je vous donne quatre heures pour vuu»
mettre hors de la portée du roi.
Quatre heures? fit Aramis railleur et incrédule.
— Foi de Fouquet, nul ne vous suivra avant ce délai. Vous aurez donc quatre heure.s
d'avance sur tous ceux que le roi voudrait expédier après vous.
— Quatre heures! répéta Aramis en rugissant.
— C'est plus qu'il n'en faut pour vous embarquer et gagner Belle-Isle, que je vous
donne pour refuge.
— Ah ! murmura Aramis.
— Bclle-Isle est à moi pour vous, comme Vaux est à moi pour le roi. Allez, d'Her-
blay , allez ; tant que je vivrai , il ne tombera pas un cheveu de votre tète.
— Merci! dit Aramis avec une sombre ironie.
— Parfez donc, et me donnez la main pour que tous deux nous courions, vous au
salut de votre vie , moi au salut de mon honneur.
Aramis relira de son sein la main qu'il y avait cachée. Elle était rouge de son sang;
elle avait labouré sa poitrine avec ses ongles, connue pour punir la chair d'avoir en-
fanté tant de projets plus vains, plus fous, plus périssables que la vie de l'homme. Fou-
quel eut horreur, eut pitié; il ouvrit les bras à Aramis.
— Je n'avais pas d'armes, murmura celui-ci, farouche et terrible comme l'ombre
de Didon.
Puis, sans loucher la main de Fouquet, il détourna sa vue et lit deux pas en arrière.
Sou dernier mot fut une imprécation; son dernier geste fut l'analhème que dessina
cette main rongie, en tachant Fouquet au visage de quelques goutteleltes de son sang.
El tous deux s'élancèrent hors do la chambre par l'escalier secret qui aboutissait
aux cours intérieures.
Fouquet connnanda ses meilleurs chevaux, et Aramis s'arrêta au bas de l'escalier
qui conduisait à la chambre de Porthos.
Il réfléchit longtemps, pendant que le carrosse de Fouquel quittait au grand galop
le pavé de la cour principale.
— Partir seul?... se dit Aramis; prévenir le prince?... Oh ! fureur !... Prévenir le
prince, et alors quoi faire?... Partir avec lui?... Traîner partout ce témoignage accu-
sateur?... La guerre?... La guerre civile, implacable?... Sans ressource, hélas! Im-
possible!... Que fera-l-il sans moi?... Oh! sans moi, il s'écroulera comme moi... Qui
sait!... Que la destinée s'accomplisse!... Il était condaumé : qu'il demeure condamné !
Dieu!. ■ Démon ! sombre et railleuse puissance qu'on appelle le génie de l'hounne, lu
n'es qu'un souflle plus incertain, [dus inutile que le vent dans la montagne; lu t'ap-
pelles hasard, lu n'es rien; lu embrases tout de ton haleine, tu soulèves les quartiers
de roc, la montagne elle-même, cl tout à coup tu le brises devant la croix do bois
mort, derrière laquelle vit une autre puissance invisible... que tu niais peut-être, et
(jui se venge de toi, et qui t'écrase sans te faire même l'honneur de dire son nom!...
Perdu!.. . je suis perdu !... Que faire?... Aller à Belle-Isie?... Oui. Et Porthos qui va
rester ici, et parler, et tout conter à tous! Porlhos, qui soulfrira pi'ut-être !... Je ne
veux pas que Porlhos soutire. C'est un de mes membres; sa douleur est mienne. Por-
thos partira avec moi, Porlhos suivra ma destinée. Il le faul.
El Aranus, tout à la crainte de rencontrer quebpriui à qui celle préci|)italion pi'il
paraître suspecte, Aramis gravit l'escalier sans être aperçu de personne.
Porlhos, revenu à peine de Paris, dormait déjà du sommeil du ju^te. Son corps
énorme oubliait la fatigue, connue son esprit oïdtliait la pensée.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 401
Aramis entra, légercorame une ombre, et posa sa mainnerveuse sur l'épaule dugéant.
— Allons, cria-t-il, allons, Porthos , allons 1
Porthos obéit, se leva, ouvrit les yeux avant d'avoir ouvert son intelligence.
— Nous partons, fit Aramis.
— Ah I fit Porthos.
— Nous partons à cheval, plus rapides que nous n'avons jamais couru.
— Ah ! répéta Porthos.
— Habillez-vous , ami.
Et il aida le géant à s'habiller, et lui mit dans les poches son or et ses diamans.
Tandis qu'il se livrait à cette opération, un léger bruit attira sa pensée.
D'Artagnan regardait à l'embrasure de la porte.
Aramis tressaillit.
— Que diable faites-vous là si agité? dit le mousquetaire.
— Ghui! souffla Porthos.
— Nous partons en mission", ajouta l'évêque.
— Vous êtes bien heureux! dit le mousquetaire.
— Peuh! fit Porthos, je me sens fatigué, j'eusse aimé mieux dormir j mais le ser-
vice du roi !...
— Est-ce que vous avez vu M. Fouquet? dit Aramis à d'Arlagnan.
— Oui , en carrosse , à l'instant.
— Et que vous a-t-il dit?
— Il m'a dit adieu.
— Voilà tout?
— Que vouliez-vous qu'il me dît autre chose? Est-ce que je ne compte pas pour
rien depuis que vous êtes fous en faveur?
— Écoutez, dit Aramis en embrassant le mousquetaire , votre bon temps est revenu ;
vous n'aurez plus à êlre jaloux de personne.
— Ah bah !
— Je vous prédis pour ce jour un événement qui doublera votre position.
— En vérité ?
— Vous savez que je sais ces nouvelles.
— Oh ! oui !
— Allons, Porthos, vous êtes prêt? Partons.
— Partons 1
— Et embrassons d'Artagnan.
— Pardieu !
— Les chevaux?
— Il n'en manque pas ici. Voulez-vo)is le mien?
— Non , Porthos a son écurie. Adieu , adieu !
Les deux fugitifs montèrent à cheval sous les yeux du capitaine des mousquetaires,
qui tintl'étrier à Porlhoset accompagna ses amis du regard jusqu'à ce qu'il les eût vus
disparaître.
— En toute autre occasion, pensa le Gascon, je dirais que ces gens-là se sauvent;
mais aujourd'hui la politique est si changée, que cela s'appelle aller en mission.
Et il rentra philosophiquement à son logis.
T II. Î6
402 LliS MOUSQUETAIRES
COMMENT LA CONSIGNE ÉTAIT RESPECTÉE A LA BASTILLE.
Fouquet brûlait le pavé. Chemin faisant , il s'agitait d'horreur à l'idée de ce qu'il
venait d'apprendre.
— Qu'était donc, pensait-il, la jeunesse de ces hommes prodigieux qui, dans l'âge
déjà faible, savent encore composer des plans pareils et les exécuter sans sourciller!
Parfois il se demandait si tout ce qu'Arainis lui avait conté n'était point un rêve , si
la fable n'était pas le piège lui-même, et si, en arrivant à la Bastille, lui Fouquet , il
n'allait pas trouver un ordre d'arrestation qui l'enverrait rejoindre le roi détrôné.
Dans cetle idée il donna quelques ordres cachetés sur sa route, tandis qu'on attelait
les chevaux. Ces ordres s'adressaient à M. d'Artagnan et à tous les chefs de corps dont
la fidélité ne pouvait être sus|)ecte.
— De cetle farion, se dit Fouquet, prisonnier ou non, j'aurai rendu le service que
je dois à la cause de l'honneur. Les ordres n'arriveront qu'après moi si je reviens libre,
et par conséquent on ne les aura pas décachetés. Je les reprendrai. Si je tarde , c'est
qu'il me sera arrivé malheur. Alors j'aurai du secours pour moi et pour le roi.
C'est ainsi préparé qu'il arriva devant la Bastille. Le surintendant avait fait cinq
lieues et demie à l'heure.
Tout ce qui n'était jamais arrivé à Aramis arriva dans la Bastille à M. Fouquet.
M. Fouquet eut beau se nommer, il eut beau se faire reconnaître, il ne put jamais
être introduit.
A force de solliciter, do menacer, d'ordonner, il décida un faclionnaire à prévenir
un bas oificier cpii [U'évinl le nuijor. Quant au gouverneur, on n'eût pas même osé
le déranger pour cela.
Fouquet, dans son carros^^e, à la porte de la forteresse, rongeait son frein et atten-
dait le retour de ce bas oflii icl^ qui reparut enfin d'un air assez maussade.
— K\\ bien! dil Foiiquct imp;itioinment, qu'a dit le major?
— Eh bicnl Monsieur, répli(pia le soldat, M. le major m'.i ri au nez. Il m'adit que M. Fou-
quet est à Vaux, et que fût-il à Paris, M. Fouquet ne se lèverait pas à l'heure qu'il est.
— Mordieu ! vous êtes un troupeau de drôles! s'écria le ministre en o'élaucant hors
du carrosse.
Et avant i|ue le basolticier eùteule tem[)s de fermer la porte, monseigneiu- s'intro-
duisit par la lente et courut en avant malgré les cris du soldat qui appelait à l'aide.
Fouipiet gagi\ait du terrain, peu stuuicux des cris de cet houune, lequel a^ant enliu
joint Fouquet, répétait à la sentinelle delà seconde porte :
— A vous, à vous , sentinelle !
Le l'actionnaire croisa la piipie sui' le ministre, mais celui-ci, robuste et agile, em-
porté d'ailleurs par la colère, arracha la picpie des mains du soldat et lui en carressa
rudement les épaules. Le bas ot'licier, qui s'approchait trop, eut sa part de la distribu-
tion ; tous deux poussèrent des cris furieux, au bruit descpiels sortit tout le premier
corps de garde de l'avancée.
Parmi ces gens, il y en eut lui cpii reconiuil le surintendant et s'écria :
"•/r
• '■■•iTiiiLliitilIllifîlfiD.iWi^'
Il \ IZK.MEAl X.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 403
— Monseigneur!... ah! monseigneur!... Arrê'ez, vous autres!
Et il arrêta effeclivement les gardes qui se préparaient à venger leur compagnon.
Fouquet commanda qu'on lui ouvrît la grille, mais on lui objecta la consigne.
Il ordonna qu'on prévint le gouverneur ; mais celui-ci était déjà instruit de tout le
bruit de la porte ; à la tète d'un piquet de vingt hommes, il accourait suivi de son ma-
jor, dans la persuasion qu'une attaque avait lieu contre la Bastille.
Baisemeaux reconnut aussi Fouquet et laissa tomberson épée qu'il tenait déjà toute
brandie.
— Ah ! monseigneur! balbutia-t-il; que d'excuses!...
— Monsieur, lit le surintendant rouge de chaleur et tout suant, je vous fais mon
compliment : votre service se fait à merveille.
Baisemeaux pâlit , croyant que ces paroles n'étaient qu'une ironie, présage de quel-
que furieuse colère. Mais Fouq\iel avait repris haleine, appelant du geste la sentinelle
et le bas officier qui se frottaient les épaules,
— 11 y a vingt pistoles pour le factionnaire, dit-il, cinquante pour l'officier. Mon
compliment. Messieurs; j'en parlerai au roi. A nous deux, monsieur de Baisemeaux.
Et sur un murmure de satisfaction générale, il suiviîle gouverneur au Gouvernement.
Baisemeaux tremblait déjà de honte et d'inquiétude. La visite matinale d'Aramis
lui semblait avoir, dès à présent, des conséquences dont un fonctionnaire pouvait à bon
droit s'épouvanter.
Ce fut bien autre chose encore, quand Fouquet, d'une voix brève et avec un regard
impérieux,
— Monsieur, dit-il, vous avez vu M. d'Herblay ce matin.
— Oui , monseigneur.
"-Eh bien! Monsieur, vous n'avez pas horreur du crime dont vous vous êtes rendu
complice !
— Allons , bien! pensa Baisemeaux, qui ajouta tout haut : Mais quel crime, mon-
seigneur?
— 11 V a là de quoi vous faire écarteler , Monsieur, songez-y ! Mais ce n'est pas le
moment de s'irriter. Conduisez-moi sur-le-champ auprès du prisonnier.
'— Auprès de quel prisonnier? fit Baisemeaux frémissant.
•^ Voue faites l'ignorant? soit! c'est ce que vous pouvez faire de mieux. En effet,
bÎ vous avouiez une pareille comphcité, ce serait fait de vous. Je veux donc bien pa-
raître ajouter foi à votre ignorance.
— -Je vous prie, monseigneur...
— C'est bien. Conduisez-moi auprès» du prisonnier.
— Auprès de îNIarchiali?
— Qu'est-ce que c'est que Marehiali?
'^G'est le détenu amené ce malin par M» d'Herblay.
— On l'appelle ^Marehiali? fit le surintendant, troublé dans ses convictions par la
naïve assurance de Baisemeaux.
— Oui, monseigneur, c'est sous ce nom qu'on l'a inscrit ici.
Fouquet regarda jusqu'au fond du cœur de Baisemeaux. Il y lut, avec cette habi-
tude des hommes que donne l'usage du pouvoir, une sincérité absolue. D'ailleurs, en
observant une minute cette physionomie , comment croire qu'Aramis eût pris un pa-
reil confident ?
-—C'est, dit-il alors au gouverneur, le prisonnier que M. D'Herblay avait emmené
avant-hier?
404 LES MOUSQUETAIRES.
— Oui, monseigneur.
— Et qu'il a ramené ce malin? ajouta vivement Fouquet, qui comprit aussitôt le
mécanisme du plan d'Aramis.
— C'est cela ; oui , monseigneur.
— Et il s'appelle Marchiali ?
— Marchiali. Si monseigneur vient ici pour me l'enlever, tant mieux, car j'allais
écrire encore à son sujet.
— Que fait-il donc?
— Depuis ce matin il me mécontente extrêmement; il a des accès de rage à faire
croire que la Bastille s'écroulera par son fait.
— Je vais vous en débarrasser en effet , dit Fouquet.
— Ah ! tant mieux !
— Conduisez-moi à sa prison.
— Monseigneur me donnera bien l'ordre...
— Quel ordre?
— Un ordre du roi.
— Attendez que je vous eu signe un.
— Cela ne suftirait pas, monseigneur ; il me faut l'ordre du roi.
Fouquet prit son air irrité.
— Vous qui êtes si scrupuleux, dit-il, pour faire sortir les prisonniers, montrez-moi
donc l'ordre avec lequel on avait délivré celui-ci.
Baiscnicaux montra l'ordre de libérer Seldon.
— Eh bien! fit Fouquet, Seldon ce n'est pas Marchiali.
— Mais Marchiali n'est pas libéré, monseigneur; il est ici.
— Puisque vous dites que M. d'Herblay l'a emmené et ramené.
— Je n'ai j)as dit cela.
— Vous l'avez si bien dit, qu'il me semble encore l'entendre.
— La langue m'a fourché.
— Monsieur de Baisemeaux, prenez garde !
— Je n'ai rien à craindre, monseigneur ; je suis en règle.
— Osez-vous le dire !
— Je le dirais devant un apôtre. M. d'Herblay m'a apporté un ordre de libérer
Seldon, et Seldon est libéré.
— Je vous dis que Marchiali est sorti de la Bastille.
— Il faut me prouver cela, monseigneur.
— Laissez-le-moi voir.
— Monseigneur, qui gouverne en ce royaume, sait trop bien que mil n'entre au-
près des prisonniers sans un ordre exprès du roi.
— M. d'Herblay est bien entré , lui.
— C'est ce qu'il faudrait prouver, monseigneur.
— Monsieur de Baisemeaux, encore une fois, veuillez donc faire attention à vos
paroles.
— Les actes sont là.
— M. d'Herblay est renversé.
— Renversé, M. d'Herblay? Impossible !
— Vous voyez qu'il vous a iniluoncé.
— Ce qui in'iniluenoe , monseigneur, c'est le serviie du roi; j<' fais mon devoir;
donnez-moi un ordre de lui , et vous entrerez.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 405
— Tenez, monsieur le gouverneur, je vous engage ma parole que si vous me laissez
pénétrer près du prisonnier, je vous donne un ordre du roi à l'instant.
— Donnez-le tout de suite, monseigneur.
— Et que, si vous me refusez, je vous fiiis arrêter sur-le-champ avec tous vos officiers.
— Avant de connnetlre cette violence, monseigneur, vous réfléchirez, dit IJaise-
raeaux fort pâle, que nous n'obéirons qu'à un ordre du roi, et qu'il sera aussitôt fait à
vous d'en avoir un pour voir M. Marchiali que d'en obtenir un pour me faire tant de
mal , à moi innocent.
— C'est vrai! s'écria Fouquet furieux, c'est vrai ! Eh bien ! monsieur Baisemeaux,
ajouta-t-il d'une voix sonore, en attirant à lui le malheureux, savez-vous pourquoi je
veux avec tant d'ardeur parler à ce prisonnier?
— Non, monseigneur, et daignez observer combien vous me causez de frayeur;
j'en tremble, je vais tomber en défaillance.
— Vous tomberez encore mieux en défaillance tout à l'heure, monsieur Baise-
raeaux, quand je reviendrai ici avec dix mille hommes et trente pièces de canon.
— Mon Dieu ! voilà monseigneur qui devient fou !
— Quand j'ameuterai contre vous et vos maudites tours tout le peuple de Paris, et
que je forcerai vos portes, et que je vous ferai pendre aux créneaux de la tour du coin!
— Monseigneur, monseigneur, par grâce !
— Je vous donne dix minutes pour vous résoudre, ajouta Fouquet d'une voix
calme; je m'assieds ici, dans ce fauteuil, et vous attends. Si dans dix minutes vous
persistez, je sors, et croyez-moi fou tant qu'il vous plaira; mais vous verrez !
Baisemeaux frappa du pied comme un homme au désespoir, mais il ne répliqua rien.
Ce que voyant, Fouquet saisit une plume , de l'encre et écrivit :
«Ordre à M. le prévôt des marchands de rassembler la garde bourgeoise et de mar-
cher sur la Bastille pour le service du roi. »
Baisemeaux haussa les épaules. Fouquet écrivit :
« Ordre à M. le duc de Bouillon et à M. le prince de Coudé de prendre le comman-
dement des Suisses et des gardes et de marcher sur la Bastille pour le service de Sa
Majesté. »
Baisemeaux réfléchit. Fouquet écrivit :
«Ordre à tout soldat, bourgeois ou gentilhomme de saisir et d'appréhender au
corps, partout où ils se trouveront, le chevalier d'Herblay, évêque de Vannes, et ses
complices, qui sont : 1° M. de Baisemeaux, gouverneur de la Bastille, suspect des
crimes de trahison, rébellion et lèse-majesté...»
— Arrêtez, monseigneur, s'écria Baisemeaux; je n'y comprends absolument rien ;
mais tant de maux, fussent-ils déchaînés par la folie même, peuventarriver d'ici à deux
heures, que le roi, qui méjugera, verra si j'ai eu tort de faire fléchir la consigne devant
tantdecatastrophesimminentes. Allonsau donjon, monseigneur; vous verrezMarchiali.
Fouquet s'élança hors de la chambre, et Baisemeaux le suivit en essuyant la
sueur froide qui ruisselait de son front.
— Quelle affreuse matinée ! disait-il ; quelle disgrâce !
— Marchez vite! répondait Fouquet.
Baisemeaux fit signe au porte-clefs de les précéder. Il avait peur de son compa-
gnon. Celui-ci s'en aperçut.
— Trêve d'enfantillages, dit-il rudement. Laissez là cet homme, prenez les clefs
vous-même et me montrez le chemin. Il ne faut pas que personne, comprenez-vous!
puisse entendre ce qui va se passer ici.
iOO LES MOUSQUETAIRES.
— Ah ! fit Baisemeaux indécis.
— Encore! s'écria Fouquet, Ah! dites tout de suite : Non, et je vais soi tir de la
Bastille pour porter moi-même mes dépèches.
Baisemeaux baissa la tête , prit les clefs et gravit seul avec le ministre l'escalier de
la lour.
A mesure qu'ils s'avançaient dans cette tourbillonnante spirale, certains murmures
étoufîés devenaient des cris distincts et d'aifreuses imprécations.
— Qu'est-ce que cela? demanda Fouquet,
— C'est voire Marchiali, tit le gouverneur: voilà comment hurlent les fous!
Il accompagna cette réponse d'un coup d'ueil plus rempli d'allusions blessantes que
de politesse pour Fouquet.
Celui-ci frissonna. Il venait dans un cri plus terrible que les autres, de reconnaître
la voix du roi.
Il s'arrêta au palier, prit le trousseau des mains de Baisemeaux. Celui-ci crut que
11} nouveau fou allait lui rompre le crcàne avec l'une de ces clefs.
— Ah! cria-t-il , M. d'HerhIay ne m'avait pas parlé de cela.
— Ces clefs donc ! dit Fouquet en les lui arrachant. Où est celle de la porte queje
veux ouvrir?
— Celle-ci.
Un cri effrayant, suivi d'un coup terrible dans la porte, vint faire écho dans
l'escalier.
— Retirez-vous! dit Fouquet à Baisemeaux d'une voix mouaçante.
— Je ne demande pas mieux, murmura celui-ci. Voilà deux enragés qui vont se
trouver face à face. L'un mangera l'autre , j'en suis assuré.
— Si vous mettez le pied, cria Fouquet, dans cet escalier avant que je vous appelle,
souvenez-vous que vous prendrez la place du plus misérable des prisonniers de la
Bastille.
— J'en mourrai, c'est sur! grommela Baisemeaux en se retirant d'un pas chan-
celant.
Les cris du prisonnier retentissaient de plus eu plus forundables. Fouquet s'assura
que Baisemeaux arrivait au bas des degrés. Il mit la clef dans la première serrure.
Ce fut alors qu'il entendit clairement la voix étranglée du roi (jui criait avec rage :
— Au secours ! je suis le roi ! au secours !
La clef de la seconde porte n'était pas la même que celle de la première. Fouquet
fut obligé de chercher dans le trousseau.
(^pendant le roi, ivre, fou , forcené, criait à tue-léte :
— C'est M. Fouquet qui m'a fait conduire ici ! Au secours contre M. Fouquet! je
suis le roi ! au secours pour le roi contre M. Fouqucl !
Ces vociférations déchiraient le cœur du ministre. Elles étaient suivies de coups
cnVayans, frappés dans la porte avec cette chaise brisée dont le roi se servait comme
d'un bélier. Fouquet réussit à trouver la clef. Lo roi était à bout de ses forces : il n'ar-
ticulait plus , il rugissait.
— Mort à Foutpiet ! hurlait-il; mort au scélérat Fouquet !
• La porte s'ouvrit.
LE YICOMTl£ DE BRAGELONNE. 407
LA RECONNAISSANCE DU ROI.
Les deux hommes qui allaient se précipiter l'un vers l'autre s'arrêlèrenl soudain en
s'apercevant el poussèrent chacun un cri d'horreur.
— Venez-vous pour m'assassiner, Monsiom*? dit le roi en reconnaissant Fouquel.
— Le roi dans cet état ! murmura le ministre.
Rien de plus effrayant, en effet, que l'aspect du jeune prince au moment où le
surprit Fouquet. Ses habils étaient en lambeaux; sa chemise, ouverte et déchirée,
buvait à la fois la sueur et le sang qui s'échappaient de sa poitrine et de ses bras
déchirés.
Hagard, pâle, écumant, les cheveux hérissés, Louis XIY offrait l'image la plus vraie
du désespoir, de la faim et de la peur réunis en une seule statue. Fouquet fut si
touché, si troublé , qu'il courut au roi les bras ouverts et les larmes aux yeux.
Louis leva sur Fouquet le tronçon de bois dont il avait fait un si furieux usage.
— Eh bien! dit Fouquet d'une voix tremblante, ne reconnaissez-vous pas le plus
fidèle de vos amis?
— Un ami, vous! répéta Louis avec un grincement de dents oi^i sonnaient la haine
et la soif d'une prompte vengeance.
— Un serviteur respectueux, ajouta Fouquet en se précipitant à genoux.
Le roi laissa tomber son arme. Fouquet, s'approchant, lui baisa les genoux et le
prit tendrement entre ses bras.
■ — Mon roi, mon enfant! dit-il. Avez-vous dû souffrir!
Louis, rappelé à lui-même par le changement de la situation, se regarda, et,
honteux de son désordre, honteux de sa folie, honteux de la protection qu'il recevait,
il recula,
Fouquet ne comprit point ce mouvement. Il ne sentit pas que l'orgueil du roi ne
lui pardonnerait jamais d'avoir é!é témoin de tant de faiblesse.
'— Venez, sire, vous êtes libre, dit-il. fi
->- Libre? répéta le roi. Oh! vous nie rendez libre après avoir osé porter la main
pur moi!
— Vous ne le croyez pas! s'écria Fouquet indigné: vous ne croyez pas que je sois
coupable en cette circonstance.
Et rapidement, chaleureusement même, il lui raconta toute l'intrigue dont on con-
naît les détails.
Tant que dura le récit , Louis supporta les plus horribles angoisses, el, le récit ter-
miné, la grandeur du péril qu'il avait couru le frappa birn plus encore que l'impor-
tance du secret relatif à son frère jumeau.
— Monsieur, dit-il soudain à Fouquet, cette double naissance est un mensonge j il
est impossible que vous en ayez été la dupe.
— Sire !
— Il estimpossible, vous dis-je, que l'on soupçonne l'honneur, la vertu de ma mère.
El mon premier ministre n'a pas déjà fait justice des criminels!
408 LES MOUSQUETAIRES.
— Réfléchissez bien, sire, avant de vous emporter, répondit Fouquet. La naissance
de votre frère...
— Je n'ai qu'un frère : c'est Monsieur. Vous le connaissez comme moi. Il v a com-
plot, vous dis-je, à commencer par le gouverneur de la Bastille.
— Prenez garde, sire : cet homme a été trompé comme tout le monde par la res-
semblance du prince.
— La ressemblance ? allons donc !
— Il faut cependant que ce Marchiali soit bien semblable à Voire Majesté pour que
tous les veux s'y laissent prendre, insista Fouquet.
— Folie !
— Ne dites pas cela, sire ; les gens qui s'apprêtent à affronter le regard de vos mi-
nistres, de votre mère, de vos ofQciers, de votre famille, ces gens-là doivent être bien
sûrs de la ressemblance.
— En effet, murmura le roi; ces gens-là, où sont-ils?
— Mais à Vaux.
— A Vaux ! Vous souffrez qu'il y reste, lui !
— Le plus pressé, ce me semble, était de délivrer Votre Majesté. J'ai accompli ce
devoir. Maintenant faisons ce qu'ordonnera le roi. J'attends.
Louis réfléchit un moment.
— Rassemblons des troupes à Paris, dit-il.
— Tous les ordres sont donnés à cet effet, répliqua Fouquet.
— Vous avez donné des ordres ! s'écria le roi.
— Pour cela, oui, sire. Votre Majesté sera à la tête de dix mille hommes dans
une heure.
Pour toute réponse, le roi prit la main de Fouquet avec une telle effusion qu'il
était aisé de voir combien il avait jusqu'à celte parole conservé de défiance contre son
nn'uislre, malgré l'intervention de ce dernier.
— Et avec ces troupes, poursuivit le roi, nous irons assiéger dans votre maison les
rebelles qui doivent déjà s'y être établis et retranchés.
— Cela m'élonncrait, répliqua Fouquet.
— Pourquoi?
— Parce que leur chef, l'ûmede l'entreprise, ayant été démasqué par moi, tout le
plan me semble avorté.
— Vous avez démasqué ce faux prince, lui?
— Non, je ne l'ai pas vu.
— Qui donc alors?
— Le chef de l'entreprise , ce n'est point ce malheureux. (\'hii-là n'est qu'un ins-
trument, destiné pour toute sa vie au malheur, je le vois bien !
— Absolument I
— C'est M. l'abbé d'Herblay, l'évêque de Vannes.
— Voire auu' !
— Il était mon ami, sire, répliqua noblement Fouquet.
— Voilà qui est malheureux pour vous, dit le roi d'un ton moins généreux.
— De pareilles amitiés n'avaient rien de déshonorant tant que j'ignorais le crime, sire.
— Il fallait le prévoir.
— Si je suis coupable, je me remets aux mains de Voire Majesté.
— Ah! monsieur Foucpiet, ce n'est point là ce que je veux dire, repartit le roi ,
ff\ché d'avoir ainsi montré l'aigreur de sa pensée. Eh bien ! je vous le déclare, malgré
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 409
le masque dont ce misérable se couvrait la face, j'ai eu comme un vague soiipçon que
ce pouvait être lui. Mais avec ce chef de l'entreprise, il y avait un homme de main.
Celui qui me menaçait de sa force herculéenne, quel est-il?
— Ce doit être son ami le baron du Vallon, l'ancien mousquetaire.
— L'ami de d'Artagnan? l'ami du comte de la Fère? Ah ! s'écria le roi sur ce der-
nier nom, ne négligeons pas cette relation entre les conspirateurs et M. de Bragelonne.
— Sire , sire , n'allez pas trop loin. M. de la Fère est le plus honnête homme de
France. Contentez-vous de ce que je vous livre.
— De ce que vous me livrez? Bien ! car vous me livrez les coupables, n'est-ce pas?
— Comment Votre Majesté l'entend-elle? demanda Fouquet.
— J'entends, répliqua le roi, que nous allons arriver à Vaux avec des forces, que
nous ferons main basse sur ce nid de vipères, et qu'il n'échappera rien ; n'est-ce pas?
— Votre Majesté fera tuer ces hommes! sécria Fouquet.
— Jusqu'au dernier !
— Oh ! sire !
— Entendons-nous bien, monsieur Fouquet, dit le roi avec hauteur. Je ne vis plus
dans un temps où l'assassinat soit la seule, la dernière raison des rois. Non, Dieu
merci I J'ai des parlemens, moi, qui jugent en mon nom, et j'ai des échafauds où l'on
exécute mes volontés suprêmes.
Fouquet pâlit.
— Je prendrai la liberté, dit-il, de faire observer à Votre Majesté que tout procès
sur ces matières est un scandale mortel pour la dignilé du trône. Il ne faut pas que
le nom auguste d'Anne d'Autriche passe par les lèvres du peuple enlr'ouverles pour
un sourire.
— Il fîiut que justice soit faite. Monsieur.
— Bien, sire; mais le sang royal ne peut couler sur l'échafaud.
— Le sang royal! vous croyez cela! s'écria le roi avec fureur en frappant du pied
sur le carreau. Cette double naissance est une invention. Là, surtout, dans cette inven-
tion, je vois le crime de M. d'Herblay. C'est ce crime que je veux punir, bien plus
que leur violence, leur insulte.
— Et punir de mort?
— De mort, oui. Monsieur.
— Sire , dit avec fermeté le surintendant, dont le front longtemps baissé se releva
superbe. Votre Majesté fera trancher la tête, si elle le veut, à Philippe de France, son
frère ; cela la regarde, et elle consultera là-dessus Anne d'Autriche, sa mère. Ce qu'elle
ordonnera sera bien ordonné. Je ne m'en veux donc plus mêler, pas même pour
l'honneur de votre couronne, mais j'ai une grâce à vous demander, je vous la demande.
— Parlez, dit le roi, fort troublé par les dernières paroles du ministre. Que vous
faut-il? •
— La grâce de M. d'Herblay et celle de M. du Vallon.
— Mes assassins !
— Deux rebelles , sire , voilà tout.
— Oh ! je comprends que vous me demandiez grâce pour vos amis.
— Mes amis ! fit Fouquet blessé profondément.
— Vos amis ! oui ; mais la sûreté de mon État exige une punition exemplaire des
coupables.
— Je ne ferai pas observer à Votre Majesté que je viens de lui rendre la liberté , de
lui sauver la vie.
410 LES MOUSQUETAIRES.
— Monsieur !
— Je ne lui ferai pas observer que si M. d'Herblay eut voulu faire son rôle d'as-
sassin, il pouvait simplement assassiner Votre Majesté, ce matin, dans la forêt de Sé-
nart, et que tout élait fini.
Le roi tressaillit.
— Un coup de pistolet dans la tête, poursuivit Fouquet , et le visage de Louis XFV
devenu méconnaissable était à jamais l'absolution de M. d'Herblay.
Le roi pâlit d'épouvante à l'aspect du péril évité.
— M. d'Herblay, continua Fouquet, s'il eût éléun assassin, n'avait pas besoin de me
conter son plan pour réussir. Débarrassé du vrai roi, il rendait le faux roi impossible
à deviner. L'usurpateur eût-il été reconnu par Anne d'Autriche , c'était toujours un
fils pour elle. L'usurpateiir, pour la conscience de M. d'Herblay, c'était toujoure un
roi du sang de Louis XIII. De plus le conspirateur avait la sûreté, le secret, l'impunité.
Un coup de pistolet lui donnait tout cela. Grâce pour lui au nom de votre salut, sire!
Le roi, au lieu d'èlrc touché par cette peinture si vraie de la générosité d'Aramis,
se sentait cruellement humilié. Son indomptable orgueil ne pouvait s'accoutumera
l'idée qu'un homme avait tenu suspendu au bout de son doigt le fil d'une vie royale.
Chacune des paroles que Fouquet croyait efticaces pour obtenir la grâce de ses amis,
portait une nouvelle goutte de venin dans le cœur déjà ulcéré de Louis XIV. Rien ne
put donc le fléchir, et, s'adressanl impétueusement à Fouquet,
— Je ne sais vraiment pas. Monsieur, dit-il, pourquoi vous me demandez grâce
pour ces gens-là ! A quoi bon demander ce qu'on peut avoir sans le solliciter?
— Je ne vous comprends pas, sire.
— C'est aisé , pourtant. Où suis-je ici?
— A la Bastille, sire.
— Oui, dans un cachot. Je passe pour un fou, n'est-ce pas?
— C'est vrai, sire.
— El nul ne connaît ici que Marchiali.
— Assurément.
— Eh bien! ne changez rien à la situation. Laissez le fou pourrir dans un cachot
de la Bastille, et MM. d'Herblay et du Vallon n'ont pas besoin do tna grâce. Leur
nouveau roi les absoudra.
— Votre Majesté me fait injure, sire, et elle a tort, répliqua sèchement Fouquet. Je
ne suis pas assez enfant, M. d'Herblay n'est pas assez inepte, pour avoir oublié de
faire toutes ces réflexions, et, si j'eusse voulu faire un nouveau roi, comme vous
dites, je n'avais aucun besoin de venir forcer les portes de la Bastille pour vous en
tirer. Cela tombe sous le sens Votre Majesté a l'esprit troublé par la colère. Autre-
ment elle n'ofTenserail pas sans raison celui de ses serviteurs qui lui a i^lu le plus
important service.
Louis s'aperçut qu'il avait été trop loin, que les portes de la Bastille étaient encore
fermées sur lui, tandis que s'ouvraient peu à peu les écluses derrière lesquelles ce
généreux Fouquet ((tnlenailsa colère.
— Je n'ai pas dit cela pour vous humilier. A Dieu ne plaise! Monsieur! rèj)liqua-t-
il. Seulement vous vous adressez à moi pour obtenir une grâce, et je vous réponds
selon ma conscience. Or, suivant ma conscience, les coupables dont nous parlons ne
sont pas dignes de grâce ni de pardon.
Fouquet ne répliqua rien.
— Ce que je fais là , ajouta le roi, est généreux comme ce que vous avez fait , car
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. îl I
je suis en voire ponvoir. Je dirai même que c'est plus généreux, attendu que vous me
placez en face de conditions d'où peuvent dépendre ma liberté , ma vie , et que re-
fuser, c'est en faire le sacrifice.
— J'ai tort, en effet , répondit Fonquet. Oui , j'avais l'air d'extorquer une grâce; je
me repens.je demande pardon à Votre Majesté.
— Et vous êtes pardonné , mon cher monsieur Fouquet, fit le roi avec ini sourire
qui acheva de ramener la sérénité sur son visage, que tant d'événemens avaient altéré
depuis la veille.
— J'ai ma grâce, reprit obstinément le ministre; mais MM. d'Herblayet du Vallon?
— N'obtiendront jamais la leur, tant que je vivrai , répliqua le roi inflexible. Ren-
dez-moi le service de ne m'en plus parler.
— Votre Majesté sera obéie.
— Et vous ne m'en conserverez pas rancune?
— Oh ! non, sire , car j'avais prévu le cas.
— Vous aviez prévu que je refuserais la grâce de ces messieurs?
— Assurément, et toutes mes mesures étaient prises en conséquence.
— Qu'entendez-vous dire? s'écria le roi surpris.
— M. d'Herblay venait, pour ainsi dire, se livrer en mes mains. M. d'Herblay me
laissait le bonheur de sauver mon roi et mon pays. Je ne pouvais condamner M. d'Her-
blay à la mort Je ne pouvais non plus l'exposer au courroux très-légitime de Voire
Majesté. C'eût été la même chose que de le tuer moi-même.
— Eh bien ! qu'avez-vous fait?
— Sire, j'ai donné à M. d'Herblay mes meilleurs chevaux, et quatre heures d'a-
vance sur tous ceux que Votre Majesté pourra envoyer après lui.
— Soit! murmura le roi : mais le monde est assez grand pour que mes cou-
reurs gagnent sur vos chevaux les quatre heures de gain que vous avez données à
M. d'Herblay.
— En lui donnant ces quatre heures, sire , je savais lui donner la vie. Il aura la vie.
— Comment cela?
— Après avoir bien couru, toujours en avance de quatre heures sur vos mousque-
taires, il arrivera dans mon château de Belle-Isle, où je lui ai donné asile.
— Soit! mais vous oubliez que vous m'avez donné Belle-Isle.
— Pas pour faire arrêter mes amis.
— Vous me le reprenez alors ?
— Pour sauver mes amis, oui , sire.
— Mes mousquetaires le reprendront, et tout sera dit.
— Ni vos mousquetaires ni même votre armée, sire, dit froidement Fouquet. Belle-
Isle est im'prenable.
Le roi devint livide, un éclair jaillit de ses yeux. Fonquet se sentit perdu, mais il
n'était pas de ceux qui reculent devant la voix de l'honneur. Il soutint le regard en-
venimé du roi. Celui-ci dévora sa rage , et après un silence,
— Allons-nous à Vaux? dit-il.
— Je suis aux ordres de Votre Majesté, répliqua Fouquet en s'inclinant profondé-
ment; mais je crois que Votre jNIajesté ne peut se dispenser de changer d'habits avant
de paraître devant sa cour.
— Nous passerons par le Louvre, dit le roi. Allons.
Et ils sortirent devant Baisemeaux effaré, qui une fois encore regarda sortir Mar-
chiali et s'arracha le peu de cheveux qui lui restaient.
412
LES MOUSQUETAIRES.
LE FAUX ROr.
Vaux, la royauté usurpatrice continuait bravement son
rùle.
Philippe donna ordre qu'on introduisît pour son petit
lever les grandes entrées déjà prêtes à paraître devant le
roi. Il se décida à donner cet ordre, malgré l'absence de
M. d'Herblay, qui ne revenait pas, et nos lecteurs savent
pour quelle raison. Mais le prince, ne croyant pas que
cotte absence j)ût se prolonger, voulait, connue tous les
esprits téméraires, essayer sa valeur et sa fortune, loin de
toute protection, de tout conseil.
Une autre raison l'y poussait. Anne d'Autriche allait paraître ; la mère si coupable
allait se trouver en présence de son lils sacrifié. Philippe ne voulait pas, s'il avait une
lailjlcsse, en rendre témoin l'homme envers lequel il était désormais tenu de déployer
tant de force.
Philippe ouvrit les deux batlans de la porte , et plusieiu's personnes entrèrent silen-
cieusement. Philippe no bougea point tant que ses valets de chambre l'habillèrent. Il
avait vu la veille les habitudes de son frère. 11 lit le roi de manière à n'éveiller aucun
soupçon. D'épais rideaux laissaient l'appartement royal dans une demi-obscurité.
Ce fut donc tout habillé, avec l'habit de chasse, qu'il reçut les visiteurs. Sa mé-
moire et les notes d'Aramis lui annoncèrent tout d'abord Anne d'Autriche, à laquelle
Monsieur donnait la main, puis Madame avec M. de Saint-Aignan.
Il sourit en voyant ces visages et frissonna en reconnaissant sa mère.
Cette figure, noble et imposante . ravagée par la douleur, vint plaider dans son cœur
la cause de cette fameuse reine qui avait inuuolé un enfant à la raison d'État, Il trouva
que sa mère était belle. Il savait que Louis XIV l'aimait, il se promit de l'aiiuer aussi,
et de ne pas être pour sa vioillesse un châtiment cruel.
Il regarda sou frère avec un altendrissemout facile à comprendre. Celui-là n'avait
rion usurpé, rien gâté dans sa vie. Rameau écarté, il laissait monter la tige, sans
souci de l'élévation et de la majesté de sa vie. Philippe se promit d'être bon frère pour
ce prince auquel suffisait l'or qui donne les plaisirs.
Il salua d'un air afToflnoux SaiiU-Aignan, qui s'épuisait on sourires et en révérences,
et tendit la main eu Iromblaut à Henriette, sa helle-sceur, dont la beauté le frappa.
Mais il vit dans les yeux de cette princesse un reste de froideur qui lui plut pour la
facilité de leurs relations futures.
— Combien me sora-t il plus aisé, pensait-il , d'être le frère de cette femme que son
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. i\3
galant, si elle me témoigne une froideur que mon frère ne pouvait avoir pour elle et
qui m'est imposée à moi comme un devoir.
La seule visite qu'il redoulàl en ce moment était celle de la reine; son cœur, son
esprit, venaient d'être ébranlés par une épreuve si violente que , malgré leur trempe
solide, ils ne supporteraient peut-être pas un nouveau choc. Heureusement la reine
ne vint pas. Alors commença de la part d'Anne d'Autriche une dissertation politique
sur l'accueil que M. Fouquet avait fait à la maison de France. Elle entremêla ses hos-
tilités de complimens à l'adresse du roi , de questions sur sa santé , de petites flatteries
maternelles et de ruses diplomatiques.
— Eh bien! mon tils, dit-elle , êles-vous revenu sur le compte de M. Fouquet?
— Saint-Aignan , dit Philippe, veuillez aller savoir des nouvelles de la reine.
A ces mots, les premiers que Philippe eut prononcés tout haut, la légère différence
qu'il y avait entre sa voix et celle de Louis XIV fut sensible aux oreilles maternelles,
et Anne d'Autriche regarda iixement son fils.
Saint-Aignan sortit. Philippe continua.
— Madame , je n'aime pas qu'on me dise du mal de M. Fouquet , vous le savez, et
vous m'en avez dit du bien vous-même.
— C'est vrai; aussi ne fais-je que vous questionner sur l'état de vos sentimens à
son égard.
— Sire, dit Henriette , j'ai , moi , toujours aimé M. Fouquet. C'est un homme de
bon goût, un brave homme.
— Un surintendant qui ne lésine jamais, ajouta Monsieur, et qui paie en or toutes
les cédules que j'ai sur lui.
— On compte trop ici chacun pour soi, dit la vieille reine. Personne ne compte
pour l'État. M. Fouquet, c'est un fait, M. Fouquet ruine l'État.
— Allons, ma mère, repartit Philippe d'un ton plus bas, est-ce que, vous aussi,
vous vous faites le bouclier de M. Golbert ?
— Comment cela? fit la vieille reine surprise.
— C'est qu'en vérité, reprit Philippe, je vous entends parier là comme parlerait
votre vieille amie, madame de Chevreuse.
A ce nom, Anne d'Autriche pâlit et pinça ses lèvres. Philippe avait irrité la lionne.
— Que venez-vous me parler de madame de Chevreuse ! lit-elle, et quelle humeur
avez-vous aujourd'hui contre moi?
Philippe continua.
— Est-ce que madame deChevreu&e n'a pas toujours une ligue à faire contre quel-
qu'un? Est-ce que madame de Chevreuse n'a pas été vous rendre une visite, manière?
— Monsieur, vous me parlez ici d'une telle sorte, repartit la vieille reine, que je
crois entendre le roi votre père.
— Mon père n'aimait pas madame de Chevreuse et il avait raison, dit le prince.
Moi, je ne l'aime pas non plus, et si elle s'avise de venir, comme elle y venait autre-
fois, semer les divisions et les haines sous prétexte de mendier de l'argent, eh bien !..
— Eh bien? dit fièrement Anne d'Autriche, provoquant elle-même l'orage.
— Eb bien! repartit avec résolution le jeune homme, je chasserai du royaume ma-
dame de Chevreuse , et avec elle tous les artisans de secrets et de mystères.
Il n'avait pas calculé la portée de ce mot terrible, ou peut-être avait-il voulu en
juger l'effet, comme ceux qui, souffrant d'une douleur chronique et cherchant à
rompre la monotonie de cette souffrance, appuient sur leur plaie pour se procurer une
douleur aiguë.
41i. LES MOUSQUETAIRES.
Anne d'Autriche faillit s'évanouir; ses yeux ouverts, mais atones, cessèrent de voir
pendant un moment; elle tendit les bras à son autre tils , qui aussitôt l'embrassa sans
hésitation et sans crainte d'irriter le roi.
— Sire , murmura-t-elle, vous traitez cruellement votre mère.
— Mais en quoi, Madame? ]'épliqaa-t-il. Je ne parle que de madame de Chevreuso,
et ma mère préfère-t-elle madame de Ghevreuse à la sûreté de mon État et à la sécu-
rité de ma personne? Eh bien! je vous dis que madame de Ghevreuse est venue en
France pour emprunter de l'argent, qu'elle n'en a pas trouvé, qu'elle s'est adressée à
M. Fouquet pour lui vendre certain secret.
— Gertain secret! s'écria Anne d'Autriche.
— Goncernant de prétendus vols que M. le surintendant aurait commis: ce qui est
faux, ajouta Philippe. M. Fouquet l'a fait chasser avec indignation, préférant l'estime
du roi à toute complicité avec des intrigans. Alors madame de Ghevreuse a vendu le
secret à M. Golbert, et comme elle est insatiable, et qu'il ne lui suffit pas d'avoir
extorqué cent mille écus à ce commis, elle a cherché plus haut si elle ne trouverait
pas des sources plus profondes... Est-ce vrai , Madame?
— Vous savez tout, sire ,dit la reine plus inquiète qu'irritée.
— Or, poursuivit Philippe, j'ai bien le droit d'en vouloir à cette furie qui vient tra-
mer à ma cour le déshonneur des uns et la ruine des autres. Si Dieu a souffert que
certains crimes fussent commis et s'il lésa cachés dans l'ombre de sa clémence, je
n'admets pas que madame de Ghevreuse ait le pouvoir de coutre-carrer les desseins
de Dieu.
Gette dernicrc partie du discours de Philippe avait tellement agité la reine-mère que
son fils en eut pitié. 11 lui prit et baisa tendrouieiit la main; elle ne sentit pasqiie dans
ce baiser donné malgré les révoltes et les rancunes du cœur, il y avait tout un pardon
de huit années d'horribles souffrances.
Philippe laissa un instant do silence engloutir les émotions qui venaient de se pro-
duire. Puis, avec une sorte de gaieté,
— Nous ne partirons pas encore aujourd'hui, dit-il; j'ai un |>lan.
Et se tournant vers la porte, il espérait y voir Aramis, dont l'absence commençait
k lui peser.
La reine-mère voulut prendre congé.
— Demeurez, mu mère, dit-il, je veux vous faire faire la paix avec M. Fouquet.
— Mais je n'eu veux pas à M. Fouquol : je craignais seulement ses pi'odigalités.
— Nous y mettrons ordre et ne |)rcndrons du surintendant «pie les bonnes qualités.
— Que cherche donc Votre Majesté? dit Henriette, voyant le roi regarder encore
vers la porte , et désirant lui décocher un trait au cœur, car elle supposait qu'il atten-
dait la Vallière ou une lettre d'elle.
— Ma sœur, dit le jeune homme, qui venait de la deviner, grâce à cette merveil-
leuse perspicacité dont la fortune lui allait désormais permettre l'exercice, ma sœur,
j'attends lui homme extrêmement distingué , un conseiller des plus habiles que je veu.t
vous présenter à tous, en le recommandant à vos bonnes grâces. Ah! entrez donc,
d'Artagnan.
D'Artagnan parut.
— Que veut Sa Majesté?
— Dites donc où est monsieur l'évéque de Vannes j votre ami?
— Mais, sire...
— Je l'attends et ne le Vois pas venir. Qu'on me le cherche*
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 415
D'Arlaf^nan demeura un instant stupéfait ; mais bientôt, réfléchissant qu'Aramis
avait quitté Vaux secrètement avec une mission du roi, il en conclut que le roi vou-
lait garder le secret.
— Sire, répliqua-t-il, est-ce que Votre Majesté veut absolument qu'on lui amène
M. d'Herblay?
— Absolument n'est pas le mot, répliqua Philippe. Je n'en ai pas un tel besoin;
mais si on me le trouvait...
— J'ai deviné, se dit d'Artagnan.
— Ce IM. d'Herblay, dit Anne d'Autriche, c'est l'évêque de Vannes?
— Oui , jNIadame.
— Un ami de M. Fouquet?
— Oui, Madame, un ancien mousquetaire.
Anne d'Autriche rougit.
• — Un de ces quatre braves qui jadis tirent tant de merveilles.
La vieille reine se repentit d'avoir voulu mordre; elle rompit l'entretien pourycon-
server le reste de ses dents.
— Quel que soit votre choix , sire , dit-elle , je le tiens pour excellent.
Tous s'inclinèrent.
— Vous verrez, continua Philippe : la profondeur de M. de Richelieu, moins l'a-
varice de M. de Mazarin.
— Un premier ministre, sire? demanda Monsieur effrayé.
"-Je vous conterai cela, mon frère ; maisc'est étrange que M. d'Herblayne soitpasici.
Il appela.
— Qu'on prévienne M. Fouquet, dit-il, j'ai à lui parler... oh ! devant vous, devant
vous ; ne vous retirez point.
M. de Saint-Aignan revint, apportant des nouvelles satisfaisantes de la reine, qui
gardait le lit seulement par précaution et pour avoir la force de suivre toutes les vo-
lontés du roi.
Tandis que l'on cherchait partout M. Fouquet et Aramis, le nouveau roi continuait
paisiblement ses épreuves, et tout le monde, famille, ofOciers, valets, reconnaissaient
le roi à son air, à sa voix, à ses habitudes.
De son côté, Philippe, appliquant sur tous les visages la note et le dessin fidèles
fournis par son complice Aramis , se conduisait de façon à ne pas même soulever un
soupçon dans l'esprit de ceux qui l'entouraient.
Rien désormais ne pouvait inquiéter l'usurpateur. Avec quelle étrange facilité la
Providence ne venait-elle pas de renverser la plus haute fortune du monde pour y
substituer la plus humble !
Philippe admirait cette bonté de Dieu à sou égard et la secondait avec toutes lea
ressources de son admirable nature. Mais il sentait parfois comme une ombre se glis-
ser siu" les rayons de sa nouvelle gloire. Aramis ne paraissait pas.
La conversation avait langui dans la famille royale. Philippe, préoccupé, oubUait
de congédier sou frère et Madame Henriette. Ceux-ci s'étonnaient et perdaient peu à
peu patience. Anne d'Autriche se pencha vers son fils et lui adressa quelques mots en
espagnol.
Philippe ignorait complètement cette langue ; il pâlit devant cet obstacle inattendu.
Mais comme si l'esprit de l'imperturbable Aramis l'eût couvert de son infaillibilité, au
lieu de se déconcerter, Philippe se leva.
— Eh bien, quoi? répondez, dit Anne d'Autriche.
416 LES MOUSQUETAIRES.
— Quel est tout ce bruit? demanda Philippe en se tournant vers la porte de l'esca-
lier dérobé.
Et l'on entendait une voix qui criait :
— Par ici ! par icil Encore quelques degrés, sire.
— La voix de M. Fouquet! dit d'Artaguan placé près de la reine-mère.
— M. d'Herblav ne saurait être loin, ajouta Philippe.
Mais il vit alors ce qu'il était bien loin de s'attendre à voir si près de lui.
Tous les yeux s'étaient tournés vers la porte par laquelle allait entrer M. Fouquet ;
mais ce ne fut pas lui qui entra.
Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre , cri douloureux poussé par le
roi et les assistans.
Il n'est pas donné aux hommes, même à ceux dont la destinée renferme le plus
d'élémens étranges et d'accidens merveilleux, de contempler un spectacle pareil à celui
qu'offrait la chambre royale en ce moment.
Les volets à demi-clos ne laissaient pénétrer qu'une lumière incertaine tamisée par
de grands rideaux de velours doublés d'une épaisse soie.
Dans celle pénombre moelleuse s'étaient peu à peu dilatés les yeux , et chacun des
assistans voyait les autres plutôt avec la conllance qu'avec la vue. Toutefois , on en
arrive dans ces circonstances à ne laisser échapper aucun des détails environnans, et
le nouvel objet qui se présente apparaît hunineux comme s'il était éclairé par le soleil.
C'est ce ([ui arriva pour Louis XIV lorsqu'il se montra pâle et le sourcil froncé sous
la portière de Tescalier secret.
Fouquet laissa voir, derrière, son visage empreint de sévérité et de tristesse.
La reine-mère, qui aperçut Louis XIV et qui tenait la main de Philippe , poussa le
cri dont nous avons parlé comme elle eût fait en voyant un fantôme.
Monsieur eut un mouvement d'éblouissement et tourna la tête, de celui des deux
rois qu'il apercevait en face, vers celui aux côtés duquel il se trouvait.
Madame fit un pas en avant , croyant vuirdans une glace se refléter son beau-frère.
Et de fait l'illusion était [)Ossible.
Les deux princes , défaits l'un et l'autre , car nous renonçons à peindre l'épouvan-
table saisissement de Philippe, et tremblans tous deux, crispant l'un et l'autre une
main convulsive , se mesuraient du regard et plongeaient leurs yeux comme des poi-
gnards dans l'Ame l'un de l'autre. Muets, halelans, courbés, ils paraissaient prêts à
fondre sur un ennemi.
Cette ressemblance inouïe du visage, du geste, de la taille, tout jusqu'à une res-
semblance de costume décidée par le hasard, car Louis XIV était allé prendre au
Louvre un habit de velours violet, celle parfaite analogie des deux princes acheva de
bouleverser le cœur d'Anne d'Autriche.
Elle ne devinait po\u-tant pas encore la vérité. Il y a de ces malheurs que nul ne
veut accepter dans la vie. On aime mieux croire au surnaturel, à l'inijiossitilo.
Louis n'avait pas compté sur ces obslaoles. Il s'allcndait, en entrant seulement, à
élre reconnu. Soleil vivaut, il ne souffrait pas le soupçon d'une parité avec qui que
ce fût. 11 n'admettait pas que tout flambeau ne devint ténèbres à l'instant où il faisait
luire son rayon vainqueur.
Aussi, à l'aspect de Philippe, fut-il plus terrifié peut-être qu'aucun autre autour de
lui, et son silence , son immobilité, furent ce temps de recueillement et de calme qui
précède les violentes explosions de la colère.
Mais Fouquet ! (jiii pourrait peindre son saisissement et sa htui>eur ei\ pré^euce de ce
LE VtCOMTË t)Ë BJaÂGRLONNË. \[1
j^orti'ait vivant de son maître! Fonqnet pensa qu'Aramis avait raison, que ce nonveau
venn était un roi aussi pur dans sa race que l'autre, et que, pour avoir répudié toute
participation à ce coup d'état si habilement fait par le général des jésuites, il fallait
être un fol enthousiaste, indigne à ne jamais de tremper ses mains dans une œuvre po-
litique.
Et puis c'était le sang de Louis XIII que Fouquet sacrifiait au sang de Louis XIII;
c'était à une auiliilion égoïste qu'il sacritiait une noble ambition : c'était au droit de
garder qu'il sacritiait le droit d'avoir.
Toute rétendue de sa faute lui fut révélée par le seul aspect du prétendant.
Tout ce qui se passa dans l'esprit de Fouquet fut perdu pour les assistans. Il eut
cinq minutes pour concentrer ses méditations siu' ce point du cas de conscience : cinq
minutes, c'est-à-dire cinq siècles, pendant lesquels les deux rois et leur l'aniillo trou-
vèrent à peine le temps de respirer d'une si terrible secousse.
D'Artagnan , adossé au mur, eu face de Fouquet , le poing sur son front , l'ijcil fixe , se
demandait la raison d'un si merveilleux prodige. Il n'eût pu dire sur-le-champ [>our-
quoi il doutait, mais il savait assurément qu'il avait eu raison de douter, et que, dans
cette rencontre des deux Louis XIV, gisait toute la difficulté qui pendant ces derniers
jours avait rendu la conduite d'Aramis si Suspecte au mousquetaire.
Toutefois, ces idées étaient enveloppées de voiles épais. Les acteurs de cette scène
semblaient nager dans les vapeurs d'un lourd réveil.
Soudain Louis XIV, plus impatient et plus habitué à counnander, courut à un des
volets, qu'il ouvrit en déchirant les rideaux. Un flot de vive lumière entra dans la
chambre et fit reculer Philippe jusqu'à l'alcùvc.
Ce mouvement, Louis le saisit avec ardeur, et s'adressant à la reine,
— Ma mère, dil-il , ne reconnaissez-vous pas votre fils, [xiisque cliacun ici a mé-
connu son roi !
Anne d'Autriche tressaillit et leva les bras au ciel sans pouvoir articuler un mot.
— Ma mère , dit Philippe avec une voix calme , ne reconnaissez-vous pas votre fils?
Et cette fois , Louis recula à son tour.
Quant à Anne d'Autriche , elle perdit l'équilibre , frappée à la tête et au cœur par
les remords. iNul ne l'aidant, car tous étaient pétrifiés, elle tnml)a sur son fauteuil en
poussant un faible soupir.
Louis ne put supporter ce spectacle et cet affront. 11 bondit vers d'Arlaguan . ([ue le
vertige commençait à gagner et qui chancelait en frôlant la porte , son point d'appui.
— A moi ! dit-il , mousquetaire ! Regardez-nous au visage , et voyez lequel de lui
ou de moi est plus pâle.
Ce cri réveilla d'Artagnan et vint remuer en son cœur la fibre de l'obéissance. Il
secoua son front, et, sans hésiter désormais, il marcha vers Philippe, sur l'épaule du-
quel il appuya la main en disant :
— Monsieur, vous êtes mon prisonnier !
Philippe ne leva pas les yeux au ciel, ne bougea pas de la place oii il se tenait
comme cramponné au parquet , l'œil profondément attaché sur le roi son frère. Il lui
reprochait dans un sublime silence, tousses malheurs passés, toutes ses tortures de
l'avenir. Contre ce langage de l'àme, le roi ne se sentit plus de force j il baissa les
yeux, entraîna précipilauiment son frère et sa su.'ur^ oubliant sa mère étendue sans
mouvement à trois pas du fils qu'elle laissait une seconde fois condanmer à la mort.
Pbili{)pc s'approcha d'Aime d'Aiilriibe l't lui dit d'une voix douce et nobleineul
émue :
r u. i7
41^
LES MOUSQUETAIRES.
— Si je n'étais pas votre fils, je vous inaudirais, ma mère, pour in'avoir rendu si
hialheùrcux.
D"Arla|jnan sentit un frisson passer dans la nioeile de ses os. 11 salua respectueuse-
ment le jeune prince et lui dit à demi courbé :
— Excusez-moi, monseigneur, je ne suis qu'un soldat, et mes sermens sont à
celui qui sort de celte chambre.
— Merci, monsieur d'Artagnau. Mais qu'est devenu M. d'Herhlay ?
— M. dHerblay est en sûreté, monseigneur, dit une voix derrière eux, et nul, moi
vivant ou libre, ne fera tomber un cheveu de sa tête.
— Monsieur Fouquet! dit le prince en souriant Iristemeht.
— Pardonnez-moi, monseigneur, dit Fouquet en s'agenouillant, mais celui qui
rient de sortir d'ici était mon hôte.
— Voilà; murmura Philippe avec un soupir, de braves amis et de bons cœurs. Ils
me loQt regretter ce monde. Marchez, monsieur d'Artagnan , je vous suis.
Au moment où le capitaine des n)ousquetaires allait sortir, Golbert apparut, re mil
H d"Arlagnan un ordre du roi et se relira.
D'Artagnan le lut et froissa le papier avec rage.
— Qu'y a-l-il? demanda le prince.
^- Lisez , monseigneur, repartit le mousquetaire.
Pliilippe lut les mots tracés à la hàle de la main de Louis XIV :
" M. d'Artagnan conduira le prisoimier aux îles Sainte-Marguerite. Il lui couvrira
v le visage d'une visière de fer, que le prisonnier ue pourra lever sous peine de la vie. »
— C'est juste , dit Philip[)e avec résiguation. Je suis prêt.
■^- x^ramis avait raison, dil Fouiiuel bas au mousquetaire ; celui-ci est roi, bien au-
laul que l'autre.
— Plus 1 réphqua d'Arlaguau. Il ne lui luanque (pie moi et vous.
LE VLCOxMTE DE DRAGELOiNNE.
419
OU POUTHOS CROIT COURIR APRÈS UN DUCHÉ.
RACE à ce temps précieux que leur avait accordé Foiiquet,
Araniis et Portlios faisaient, par leur rapidité, hounenr à
la cavalerie française.
Porfhos ne comprenait pas bien pour quel genre de
mission on le forçait à déployer une vélocité pareille, mais
comme il voyait Aramis piquant avec rage, lui , Portlios,
[liquait avec turour.
Ils curent ainsi bient(5t mis douze lieues entre eux et
jj^ Vaux, puis il fallut changer de chevaux et organiser une
sorte de service de poste. C'est pendant lui relais que Por-
ihos se hasarda discrètement à interroger Aramis.
— Chut! répliquacelui-ci, sachez seulement que notre fortune dépend de notre rapidité.
Comme si Porthos eut encore été le mousquetaire sans sou ni maille de 1626, il
poussa en avant. Ce mot magique de fortune siguitie'toujours quelque choseàroreille
humaine. Il veut dire Assez pour ceux qui n'ont rien ; il veut dire Trop pour ceux qui
ont assez.
— On me fera duc , dit Porthos tout haut. 11 se parlait à lui-même.
— Cela est possible, ré|)liqua en souriant à sa façon Aramis , dépassé par le cheval
de^ Porthos.
Cependant la tète d'Aramis était en feu; l'activité du corps n'avait pas encore réussi
à surmonter celle de resj)nt. Tout ce qu'il y a de colères rugissantes, de douleurs aux
dents aiguës, de menaces morlelles, se tordait, et mordait, et grondait dans la pensée
du prélat vaincu.
Sa physionomie olïrait les traces bien visibles de ce rude combat. Libre sur le grand
chemin de s'abandonner au moins aux im|)ressions du moment , Aramis ne se privait
pas de blasphémer ;i chaque écart du cheval, à chaque inégalité de la roule. Pâle, par-
fois inondé de sueurs bouillantes, tantôt sec et glacé, il battait les chevaux el leur en-
sanglantait les flancs.
Porthos en gémissait, lui dont le défaut dominant n'était pas la sensibilité.
Ainsi coururent-ils pendant huit grandes heures et ils arrivèrent à Orléans.
Il était quatre heures de l'après-midi. Aramis, en interrogeant ses souvenirs, pensa
que rien ne démontrait la poursuite possible.
Il eût été sans exenqile (pi'une troupe capable de prendre Porthos et lui fût fournie
de relais suflisans pour faire tiuaraiitc lieues en huit heures, .\iusi, en admettant la
m LËâ MOUSQUEÎAÎRËS.
poursuite, ce qui n'était pas manifeste, les fuyards avaient cinq bonnes heures d'a-
vance sur les poursuivans.
Araiiiis pensa que se reposer n'était pas imprudence, mais que continuer était un
coup de partie. En elfet, vingt lieues de plus, fournies avec celte rapidité, vingt lieues
dévorées, et nul, pas même d'Artagnan, ne pourrait rattraper les ennemis du roi.
Aramis lit donc à Poribos le chagrin de remonter à cheval. On courut jusqu'à sept
heures du soir ; on n'avait plus (prune posle pour arriver à Blois.
Mais là un contre-tenq)s diaholique vint alarmer Aramis. Les chevaux manquaient
à la poste.
Le prélat se demanda par quelle machination infernale ses ennemis étaient arrivés
à lui ôter le moveu d"aller plus loin, lui qui ne reconnaissait pas le hasard pour un
Dieu, lui qui trouvait à tout résultat sa cause; il aimait mieux croire que le refus du
maître de poste, à une pareille heure , dans un pareil pays , était la suite d'un ordre
émané de haut heu; ordre donné en vue d'arrêler court le ravisseur de majesté dans
sa fuite.
Mais au moment oii il allait s'emporter pour avoir, soit une explication, soit un
cheval, une idée lui vint. Il se rappela que le cotnte de la Fère logeait dans les environs
— Je ne vovage pas, dit-il , et je ne fais pas poste entière. Donnez-moi deux che-
vaux pour aller rendre visite à un seigneur de mes amis cpii habile près d'ici.
— Quel seigneur? demanda le maître de poste.
— M. le comte de la Fère.
Oh ! répondit cet homme , en se découvrant avec respect , un digne seigneur.
Mais quel que soit mon désir de lui être agréable, je ne puis vo\is donner deux che-
vaux; tous ceux de ma poste sont retenus par M. leducde Beauforl. Seulement, conti-
nua le maître de poste, s'il vous plaît démonter dans un petit cliariot que j'ai , j'y ferai
mettre un vieux cheval aveugle qui n'a plus que des jambes, et qui vous conduira
chez M. le comte de la Fère.
— Gela vaut un luuis. dit Aramis.
Non, Monsieur, cela m- vaut jamais qu'un écu, c'est le prix que uje paie M. Gri-
maud, l'intendant du comte, toutes les fois qu'il se sert de uïon chariot , et je ne vou-
drais pas que M. le couile eCit à me reprocher d'avoir fait payer trop cher à un de ses
amis.
— Ce sera comme il vous plaira, dit Aramis, et surtout au comte de la Fère que je
n)e garderai bien de désobliger. Vous aurez votre écu; seulement j'ai bien le droit de
vous donner im loiiis [)0vu' votre idée.
— Sans doute, répliqua le maître fout joyeux.
VA il attela lui-ui(}me son vieux cheval à la carriole criarde.
Pendant ce tenq»s-là l*()rthos était curieux à voir. Il se ligin'ail a\oir decou\ert le
secret; il ne se sentait pas d'aise, d'abord parce que la \isite chez Athos lui était par-
liculièremenlagréalde, ensuite parce qu'il était dans res[)érance de irouver à la fois un
bon lit et un bon soujter.
Le maître avant lini d'atteler proposa un de ses valets pour conduire les étrangers
à la Fère.
Porthos s'assit dans le fond avec Ar;uni>et lui dit à l'oreille :
— ■ Je comprends.
— Ah! ah! répondit Aramis: et (pie compreiu^z-vous , cher ami?
— Nous allons, de la |>ail du n»! , faire (pielqne grande |)ro|»osilion à Alhos.
— Penh ! lit Aranii>.
LK VICOMTE DK BRAGELONNE. i-21
— Ne me dites rien, ajoulii le bon Purllios en essayant de contiopesor a^^sez solide-
ment pour éviter les cahots ; ne ine dites rien , je devinerai.
— Eh bien ! c'est cela, mon ami , devinez , devinez.
On arriva vers neuf heures du soir chez Athos, par un clair de lune ma|;nifique.
Cette admirable clarté réjouissait Porlhos au delà de foute expression ; mais Aramis
s'en montrait inconunodé à un degré presque ésj^al. Il en témoigna quelque chose à
Porthos , qui lui répondit :
— Bien! je devine encore I la mission est secrète.
Ce furent ses derniers mois en voilure.
].e conducteur les interrompit par ceux-ci :
— Messieurs, vous êtes arrivés.
Porthos et son compagnon descendirent devant la porte du petit château.
— C'est là que nous allons retrouver Athos et Bragelonne, disparus tous deux depuis
la découverte de l'intidélité de la Vallière.
S'il est un mot plein de vérité, c'est celui-ci : Les grandes douleurs renferment en
elles-mêmes le germe de leur consolation.
La blessure de Raoul ne s'était point cicatrisée ; mais Athos, à force de convers<!r avec
son fils, à force de mêler un peu de sa vie à lui dans celle du jeune lionnnc, avait tini
par lui faire comprendre que celte douleur de la première iiitidélilé est nécessaire
à toute existence humaine , et que nul n'a aimé sans la connaître. Raoul écoutait ,
souvent il n'entendait pas. Rien ne remplace dans le cœur vivement épris le souvenir
et la pensée de l'objet aimé. Raoul répondait alors à son père :
— Monsieur, tout ce que vous me dites est vrai; je crois que nul n'a autant soullért
que vous par le cœur, mais vous êles un homme trop grand par l'intelligence , trop
éprouvé par les malheurs pour ne pas permettre la faiblesse au soldai qui souffre pour
la première fois. Je paie un tribut que je ne paierai |ias deux fois; permetlez-moi de
me plonger si avant dans ma douleur que je m'y oublie moi-même , que j'y noie jus-
qu'à ma raison.
— Raoul ! Raoul !
— Écoutez, Monsieur, jamais je ne m'accoutumerai à celle idée que Louise, la plus
chaste et la plus naïve des femmes, a pu tromper aussi lâchement un homme aussi
honnête et aussi aimant que je le suis; jamais je ne pourrai me décider à voir ce
masque doux et bon se changer en une ligure hypocrite et lascive. Louise perdue!
Louise infâme ! Ah ! Monsieur, c'est bien plus cruel pour moi que Raoul abandonné,
que Raoul malheureux.
Athos alors employait le remède héroïque. 11 défendait Louise contre Raoul et jus-
tifiait sa perfidie par son amour.
— Une fenmie qui eût cédé au roi parce qu'il est le roi , disait-il . mériterait le no\\\
d'infâme ; mais Louise aime Louis. Jeunes tous deux, ils ont oublié, lui son rang,
elle ses sermens. L'amour absout tout, Raoul. Les deux jeunes gens s'aiment avec
franchise.
Et quand il avait donné ce coup de poignard, Athos voyait en soupirant Raoul bon-
dir sous la cruelle blessure et s'enfuir au plus épais du bois ou se réfugier dans sa
chambre, d'où une heure après, il sortait pâle , tremblant, mais dompté. Alors, reve-
nant à Athos avec un sourire , il lui baisait la main , comme le chien qui vient d'être
battu caresse un bon maître pour racheter sa faute. Raoul, lui , ne rachetait que sa
faiblesse , et il n'avouait que sa douleur.
Ainsi se passèrent les jours qui suivirent cette scène dans laquelle Athos avait si
4-2-2 LES MOUSQUETAIRES.
violeinmonf agité l'orgueil imlomplable du roi. Jamais, en causant avec son fils, il
ne fit allusion à cette scène, jamais il ne lui donna les détails de cette vigoureuse sortie
qui eût peut-être consolé le jeune homme en lui montrant son rival abaissé. Athosnc
voulait point que l'amant offensé oubliât le respect dû au roi.
Et quand Bragelonne ardent, furieux, sombre, parlait avec mépris des paroles
rovales , de la foi équivoque que certains fous puisent dans la promesse touibée du
trône; quand, passant deux siècles avec la rapidité d'un oiseau qui traverse un dé-
troit pour aller d'ini monde à l'autre, Raoul en venait à prédire le temps où les rois
sembleraient plus petits que lesaulresbommes, Athos lui disait de sa voix persuasive:
— Vous avez raison , Raoul ; tout ce que vous dites arrivera : les rois perdront leur
prestige , comme perdent leurs clartés les étoiles qui ont fait leur temps. Mais lorsque
ce moment viendra, Raoul, nous serons morts, et rappelez-vous bien toujours ce que
je vous dis : En ce monde , il faut pour tous, hommes , femmes et rois , vivre au pré-
sent ; nous ne devons vivre selon l'avenir que pour Dieu.
Voilà de quoi s'entrelenaient , connue toujours, Alhos et Raoul en arpenlant la
longue allée de tilleuls dans le parc, lorsque retentit soudain la clochette qui servait
à annoncer au comte soit l'heure du re[)as , soit une visite. ^lachinalement , et sans y
attacher d'importance, il rebroussa chemin avec sou llls . et tous les deux se trou-
vèrent au bout de l'allée en présence de Porthos et d'Aramis.
LES DERNIERS ADIEUX.
Raoul poussa un cri de joie et seri'a tendrement Porthos dans ses bras. Aramis et
Athos s'embrassèrent en \ieillards. Cet embrassement même était une question pour
Aramis, qui aussitôt,
Ami, dit-il , nous ne sommes pas pour longtemps avec vous.
— Ah ! lit le comte.
Le temps, interrompit Porthos, de vous conter mon bonheur.
— Ah ! lit Raoul.
Athos regarda silencieusement Aramis, dont déjà l'air sombre lui avait paru bien
peu en harmonie avec les bomies nouvelles dont parlait Porthos.
Quel est le bonheiu- (pii vous arrive . voyons? demanda Raoul en souriant.
Le roi me fait duc, dit avec mystère le hou l'orll'.os, se penchant à l'oreille du
jeune homme; duc à brevet.
Mais les apartés de Porthos avaient toujours assez de \ igiieur pour être entendus de
tout le mondi".
Athos culendit et [toussa une exclamalion ipii lil tressaillir Aramis.
Celui-ci [)rif W. bris d'Athos, et après avoir demandé à Porthos la permission de
causer (pudqiii's moments à l'écart.
— Mou cher Athos, dit-il au cointe , vous me vo^ez navré de douleur.
— : De dotileur ! s'écria le conite; ah ! cher ami !
— Voici en deux mots. J'ai fait contre le roi une conspiratiivi ; c(>lte conspiration a
manqué , et à l'heure qu'il est, on me cherche sans doute.
LE VICOMTF. DE BRAGELONNE. 4-23
— On vous cberclio !... une conspiration !... Eli 1 uion ami , que mo rlitos-voiislà !
— Une triste vérité. Je suis tout bonnement perdu.
— Mais Porthos... ce titre de duc... qu'est-ce que tout cela?
— Voilà le sujet de ma plus vive peine • voilà le plus profond de ma blessure, .l'ai,
croyant k un succès infaillible, entraîné Portbos dans ma conjuralion. 11 y a donné ,
comme vous savez qu'il donne, de toutes ses forces, sans rien savoir, etaujounl lini le
voilà si bien compromis avec moi , qu'il est perdu comme moi.
— Mon Dieu !
Et Atbos se retourna vers Portbos, qui leur sourit agréablement.
— Il faut vous faire tout comprendre. Écoulez-moi, continua Aramis.
Et il raconta l'histoire que nous connaissons.
Atbos sentit plusieurs fois, durant le récit, son front se mouiller de sueur.
— C'est une grande idée , dit-il , mais c'était une grande faute.
— Dont je suis puni , Atbos.
— Aussi ne vous dirai-je pas ma pensée tout entière.
— Dites-la.
• — C'est un crime.
— Capital , je le sais. Lèse-majesté.
— Portbos! Pauvre Portbos!
— Que voulez-vous que je fasse? Le succès , je vous l'ai dit . était certain.
— M. Fouquel est un bonnéte bomme.
— Et moi un sot, de l'avoir si mal jugé, tit Aramis. Ob! la sagesse des hommes!
Oh ! meule immense qui broie un monde, et qui un jour est arrêtée par le grain de
sable qui tombe, on ne sait comment, dans ses rouages!
— Dites par un diamant, Aramis. Enfin . le mal est fait. Que comptez-vous devenir?
— J'emmène Portbos. Jamais le roi ne voudra croire que ce digne bomme ait agi
naïvement : jamais il ne voudra croire que Portbos a cru servir le roi en agissant comme
il l'a fait ; sa tète paierait ma faute. Je ne le veux pas.
— Vous l'emmenez . où ?
— A Belle-Isle, d'abord. C'est un refuge imprenable. Puis j'ai la mer et un navire
pour passer, soit en Angleterre, où j'ai beaucoup de relations...
— Vous? en Angleterre?
— Oui. Ou bien en Espagne, où j'en ai jdus encore...
— Exilant Porthos , vous le nùncz , car le roi confisquera ses biens.
— Tout est prévu. Je saurai , une fois en Espagne , me réconcilier avec Louis XIV,.
et faire rentrer Porthos en grâce.
— Vous avez du crédit, à ce que je vois, Aramis ! dit Atbos d'un air discret.
— Beaucoup , et au service de mes amis, ami Atbos.
Ces mots furent accompagnés d'une sincère pression de main.
— Merci , répliqua le comte.
— Et puisque nous en sommes là , dit Aramis , vous aussi vous êtes un mécontent ;
vous aussi, Raoul aussi, vous avez des griefs contre le roi. Imitez notre exenqile.
Passez à Belle-Isle. Puis nous verrons. Je vous garantis sur rbonneur que dans un
mois la guerre aura éclaté entre la France etl'Espagne , au sujet de ce fils de Louis XIII ,
qui est un infant aussi, et que la France détient inhumainement. Or, comme Louis XIV
ne voudra pas d'une guerre faite pour ce motif, je vous garantis une transaction dont
le résultat donnera la grandesse à Portbos et à moi, et un duché en France à vous,
qui êtes déjà grand d'Espagne. Voulez- vous?
12 i LES MOUSQUETAIRES.
— Non; moi , j'aime mieux avoir quelque chose à reprocher au roi: c'est un orgueil
naturel à ma race de préleudre à la supériorité sur les races royales. Faisant ce que
vous me proposez, je deviendrais l'obligé du roi ; j'y gagnerais certainement sur cette
terre , j'y perdrais dans ma conscience. Merci.
— Alors, donnez-moi deux choses , Athos, votre absolution.
— Oh ! je vous la donne , si vous avez réellement voulu venger le faible et l'opprimé
contre l'oppresseur.
— Cela me suffit, répondit Aramis avec une rougeur qui s'effaça dans la nuit. Et
maintenant donnez-mui vos deux meilleurs chevaux pour gagner la seconde poste,
aitendu que l'on m'en a refusé sous prétexte d'un voyage que M. de Btjaufort fait dans
ces parages.
— Vous aurez mes deux meilleurs chevaux , Aramis, et je vous recommande Por-
tllùS.
— Oh ! soyez sans crainte. Un mot encore : trouvez-vous que je manœuvre pour
lui comme il convient?
— Le mal étant fait , oui , car le roi ne lui pardonnerait pas, et puis vous avez tou-
jours, quoi qu'il en dise, un appui dans M. Fouquel, lequel ne vous abandonnera pas,
étant, lui aussi, fort compromis malgré son trait héroïque.
— Vous avez raison. Voilà pourquoi, au lieu de gagner tuut de suite la mer, ce
qui déclarerait ma peur et m'avouerait coupable , voilà pourquoi je reste sur le sol
français. Mais Delle-Isle sera pour moi le sol que je voudrai, anglais, espagnol ou
romain , le tout consiste pour moi dans le pavillon que j'arborerai.
— Comment cela?
— C'est moi qui ai fortiiié Belle-Isie , et nul ne prendra Belle-Isle , moi le défendant.
El puis, connue vous l'avez dit tout à l'heure . M. Fouquet est là. Ou n'attaquera pas
Belle-Isle sans la signature de Fouquel.
— C'est juste. Néanmoins soyez prudent. Le roi est rusé et il est fort.
Aramis sourit.
— Je vous recommande Pnrlhos, répéta le comte avec une sorte de froide insistance.
— Ce que je deviendrai , comte, répliqua Araïuis avec le même ton. notre frère
Porlhos le deviendra.
Athos s'inclina en serrant la maind'Aramisel alla embrasser Porthos avec ellusion.
— J'étais né heureux , n'est-ce pas? murmura celui-ci , transporté, en s'envelop-
paut de sou manteau.
— Venez, très-cher, dit Aianiis.
Uaoul était allé devant pour doimer des ordres et faire seller les deux chevaux.
Déjà le groupe s'était divisé. Athos voyait ses deux amis sur le jxiint de partir;
ipiclque chose comme un brouillard passa devant ses yeux et pesa siw son cteur.
— C'est étrange! j)eii>a-l-il. U'où vient cette envie que j'ai d'embrasser l'orthos
encore une fois?
Justement Porthos s'était retourné , et il \enait à son vieil ami les bras ouverts.
C.elte dernière étreinte fut tendre connue dan^ la jeunesse, comme dans les temps
où le cœur était chaud . la vie heureuse.
Et puis Porlhos monta sur son cheval. .Arauiis leviiit aussi poiu" entourer de ses bras
le col d'Alhos.
Ce dernier les vit sur le grand chemin .s'allonger dans l'ombre avec leurs manteaux
blancs. Pareils à deux fantômes, ils grandissaient en s'éloignant de terre, et ce n'est
pas dans la brume, dans la pente ilu >u\ ipi'ils se perdirent. A bout de perspective.
LR VICOMTl-: OE DRAP, I^LONN R.
4-25
tous deux sernblèrcnt avoir donné du pit'd mi riaii ([iii les faisait disparaîlre évaporés
dans les nuages.
Alors Atlios, le aeur serré, retourna vers la maison en disant à Bragelonne :
— Raoul, je ne sais quoi vient de me dire que j'avais vu ces deux hommes pour
la dernière fois.
Tout à coup un bruit de chevaux et de voix, à l'extrémité de la route de Blois , attira
leur attention de ce côté.
Des porte-flambeaux à cheval secouaient joyeusement leurs torches sur les arbres
de la route; et se retournaient de temps en tcnq)s pour ne pas distancer les cavaliers
qui les suivaient.
Ces flammes, ce bruit, cette poussière d'une douzaine de chevaux richement capa-
raçonnés, firent un contraste étrange au milieu de la nuit avec la disparition sourde
et funèbre des deux ombres de Porthos et d'Aramis.
Alhos rentra chez lui.
Mais il n'avait pas gagné son parterre . que la grille d'entrée parut s'enflammer;
tous ces flambeaux s'ai'rètèrent et embrasèrent la route. L'n cri retentit : — M. le duc
de Beaufort !
Et Athos s'élança vers la porte de sa maison.
426
LES MOUSQUETAIHES.
M. DE BEAUFORT.
KJA le duc était descendu de cheval et cherchait des veux
autour de hii.
— Me voici , monseigneur, fit Athos.
— Eh ! honsûir, cher comte , répHqua le prince avec
cette franche cordialité qui lui gagnait tous les cœurs.
)j} Est-ii trop tard pour un ami?
— Ah ! mon prince, entrez, dit le comte.
Et ^I. de Beaulort s'appuyant sur le bras d'Athos, ils
^ entrèrent dans la maison suivis de Raoul . qui marchait
respectueusement et modestement parmi les officiers du
prince, au nombre desquels il comptait plusieurs auu"s.
Le prince se retourna au moment oii Raoul, pour le laisser seul avec Athos, fer-
mait la porte et s'apprêtait à passer (ive.c les pf^uiers dans une salle voisine,
— C'est là ce jeune garçon que j'ai \3^]\\ pi]tp|idv\ vanter par M. le Prince ? demanda
M. de Beau for t.
— C'est lui, oui, monseignp^^r.
— C'est un soldat! il n'est p^§ dp |jop, gardez-le, cqm(e.
— Restez. Raonl, puisque monseigneur le permet, djt .^|hos.
— Le voilà grand et beau , sur jiia foi ! continua lo duc ^le le donnerez-vous. Mon-
sieur, si je vous le deniandeV-
— Comment l'entendcï-VQus , monseigneur ï dit Athqs.
— Oui, je viens ici pour vov^s h\\y mes adjeiijf.
— Vos adieux , monseigneur?
— Oui, en vérité. N'avez-vo\is aucune idée de ce que je vais devenir?
— Mais ce que vous avez joiuoiir^ éjéi iliPUseign^ur, \\^ vaillant prime et mi excel-
lent genlilhoinme.
— Je viiis devenir un princt^ d'Afrique , un gentilhomme bédouin. Le roi m'envoie
pour faire des conquêtes chez les Arabes.
— Hue dites-vous là, monseigneur?
— C'est étrange, n'est-ce pas? Moi, le Parisien par essence, moi qui ai régné sur
les faubourgs et qu'on appelait le i-oi des Malles, je passe de la place Maubert aux mi-
narets deGigelli; je me fais, de frondeur, aventurier!
— Oh 1 monseigneur, si vous ne me disiez pas cela...
— Ce ne serait pas croyable, n'esl-il pas vrai? Croyez-moi cependant, et disons-
nous adieu. Voilà ce que c'est que de rentrer en faveur.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. ÏH
— En faveur !
— Oui. Vous souriez? Ali ! mon rlipr r-onito . savcz-vous pourquoi j'aurais nccopté?
Le savez- vous bien?
— Parce que Votre Altesse aime la gloire avant tout.
— Oh ! non. ce n'est pas glorieux, voyez-vous , d'aller tirer le mousquet contre ces
sauvages. La gloire, je ne la prends pas par là, moi, et il est plus proliaMe que j'y
trouverai autre chose... Mais j"ai voulu et je veux, entendez-vous bien , mon cher
comte, que ma vie ait cette dernière facette après tous les bizarres nn'roitemens que
je lui ai fait faire depuis cinquante ans. Car enfin, vous l'avoiierez, c'est assez
étrange, d'être né tlls de roi, d'avoir fait la guerre à des rois, d'avoir compté parmi
les puissances dans le siècle, d'avoir bien tenu son rang, de sentir son Henri IV, d'être
grand-amiral de France et d'aller se faire tuer à Gigclli. parmi tous ces Turcs, Sar-
razins et ^loresques.
— Monseigneur, vous insistez étrangement sur ce sujet , dit Athos troublé. Com-
ment supposez-vous qu'une si brillante destinée ira se perdre sous ce misérable éteignoir?
— Est-ce que vous croyez, homme juste et simple , que si je vais en Afrique pour
ce ridicule motif je ne chercherai pas à en sortir sans ridicule? Est-ce que je ne ferai
pas parler de moi? Est-ce que pour faire parler de moi aujourd'hui, quand il y a
M. le Prince, M. de Turenne et plusieurs autres mes contemporains, moi l'amiral de
France, le fils de Henri IV, le roi de Paris, j'ai autre chose à faire que de me faire
tuer? Cordieu ! on en parlera, vous dis-je! je serai tué envers et contre tout. Si ce
n'est pas là, ce sera ailleurs,
— Allons, monseigneur, répondit Athos, voilà de l'exagération, et vous n'en avez
jamais montré qu'en bravoure.
— Peste ! cher ami , c'est bravoure que s'en aller au scorbut, aux dyssenteries, aux
sauterelles, aux flèches empoisonnées, comme mon aïeul saint Louis. Savez-vous
qu'ils ont encore des flèches empoisonnées ces drôles-là? Et puis, vous me connaissez,
j'y pense depuis longtemps, et vous le savez, quand je veux une chose, je la veux bien.
— Vous avez voulu sortir de Vincennes, monseigneur.
— Oh ! vous m'y avez aidé, mon raaîtrej et, à propos, je me tourne et retourne
sans apercevoir mon vieil ami, M. Vaugrimaud. Comment va-t-il?
— M. Vaugrimaud est toujours le très-respectueux serviteur de Votre Altesse, dit
en souriant Athos.
— J'ai là cent pistoles pour lui que j'apporte comme legs. Mon testament est fut,
comte.
— Ah! monseigneur! monseigneur'.
— Et vous comprenez que si l'on voyait Grimaud sur inou lestauient...
Le duc se mit ^ rire; puis s'adressanl à Raoul, qui depuis le commencement de
celte conversation était tombé dans une rêverie profonde,
— Jeune homme, dit-il, je sais ici un certain vin de Vouvray, je crois...
Raoul sortit précipitamment pour faire servir le duc. Pendant çeipmps, M. de Beau-
fort prenait la main d'Athos.
— Ou'en voulez- vous faire? demanda-l-il.
— Rien, quant à présent, monseigneur.
— Ah! oui, je sais ; depuis la passion du roi pour... la Vallière.
— Oui, monseigneur.
— C'est donc vrai, tout cela?... Je l'ai connue, moi, je crois, cette petite Val-
lière. Elle n'est pas belle, il me semble...
428 LES MOUSQlIRT.\[RES.
— Non, monseigneur, dit Alhos.
— Savez-vous qui elle nie rappelle?
— Elle rappelle quclipi'un à Voire Allesse ?
— Elle me rappelle une jeune fille assez agréable , dont la mère habitait les Halles.
— Ah 1 ah! fit Alhos eu souriant.
— Le bon temps ! ajouta M. de Beaufort. Oui , la Vallière me rappelle cette fille.
— Qui eut un fil^, n'est-ce pas?
— Je crois qrie oui . répondit le duc, avec une naïveté insouciante, avec un oubli
complaisant dont rien ne saurait traduire le ton et la valeur vocale. Or. voilà le pauvre
Raoul , qui est bien voire fils . hein?
— C'est mon fils, oui , monseigneur.
— Voilà que ce pauvre garçon est débouté par le roi , et l'on boude?
— ■ Mieux que cela, monseigneur, on s'abstient.
— Vous allez laisser croupir c(^ garçon-là, c'est un tort. Voyons, donnez-le-moi.
— Je veux le garder, monseigneur. Je n'ai plus que lui au monde, et tant qu'il
voudra rester...
— Bien, bien, répondit le duc. Cependant je vous l'eusse bientôt raccommodé. Je
vous assure qu'il est fait d'une pâte dont on fiiit les maréchaux de France, et j'en ai
vu sortir plus d'un d'une étoffe semblable.
— C'est [)ossible , monseigneur, mais c'est le roi qui fait les maréchaux de France,
et jamais Raoul n'acceptera rien du roi.
Raoul brisa cet entretien par son retour. 11 piécédail (ùiuuuid dont l»s mains encore
sûres portaient le plateau chargé d'un verre etd'une bouteille du vin favori de M le duc.
En voyant son vieux protégé, le duc poussa une exclamation de plaisir.
— Grimaud ! Bonsoir, Grimaud, dit-il : comment va?
Le serviteur s'inclina profondément, aussi heureux que son noble interlocuteur.
— Deux amis! dit le duc en secouant d'une façon vigoureuse l'épaule de l'honnêle
Grimaud.
Autre salut plus profond et encore plus joyeux de Grimaud.
— Que vois-je là, comte, un seul verre !
— Je ne bois avec Votre Altesse que si Votre Altesse m'invite, dit Alhos avec une
noble humilité.
— Cortiieu ! vous avez raison de n'avoir fait apporter cpi'un verre, nous y boirons
tous deux connue deux frères d'armes. A vous d'abord, comte.
— Faites-moi la grâce tout entière , monseigneur, dit Athosen repoussantdoucemenl
le verre.
— Vous êtes un charmant ami, ré[)liqua le duc de Beaufort, qui but et passa le
gobelet d'or à son compagnon. Mais ce n'est pas tout, continua-t-il . j'ai encore soif,
et je veux faire honneur à ce beau garçon qui est là debout. Je porte bonheur, vicomte ,
dit-il à Raoul , souhaitez quelque chose en buvant dans mon verre , etla peste m'étoulfe
si ce que vous souhaitez n'arrive pas !
Il lendit le gobelet à Raoul, ipii mouilla précipifauuuent ses lèvres, et dit avec la
même [>romptiluile :
— J'ai souhaité quelque chose , monseigneur.
Ses yeux brillaient d'un feu sombre , le sang avait monté à ses joues: il effraya
Athos rien (pie par son sourire.
— Et qu'avez-vous souhaité? reprit le duc en se laissant aller dans le fauteuil,
tandis que d'une main il remettait la bouteille et une bourse à Grimaud.
LE VICOMTE t)Ë BftAGËLoNiNt:. ,m
*— Monseigneur, voulez-vous me proinetlre de m'accorder ce que j'ai souliailc?
— Pardien ! puisque c'est dit.
— .j'ai souhaité, monsieur le duc. d'aller avec vous à (jipfcUi.
Alhos pâlit , et ne put réussir à cacher son trouhlo.
Le duc regarda son ami , comme pour l'aider à parer ce coup imprévu.
— C'est diiiicile, mon cher vicomte , hien difficile, ajouta-l-il uu peu has.
— Pardou, monseigneur . j"ai été indiscret, reprit Raoul d'uue voix i'eruie, mais
comme vous m'aviez \ous-fnème invile à souhaiter...
— A souhaiter de uie quitter'? dit Atlios.
— Oh! monsieur... le pouvez-vous croire!
— Eh hien, mordieu ! s"écria le duc, il a raison le petit vicouite; que lera-t-il ici '.'
Il pourrira de chagrin.
Raoul rougit , le prince euiporté continua :
— La guerre c'est une destruction ; on y gagne tout , ou uy perd qu"uue chose,
la vie, alors, taul pis !
— C'est-à-dire la méuioirc, lit viveuicut Raoul , c"cst-ù-dire tant mieux.
Il se repentit d'avoir parlé si vite en voyant Athos se lever et ouvrir la fenêtre.
Ce geste cachait sans doute une émotion. Raoul se précipita vers le comte. Mais
Athos avait déjà dévoré son regret, car il reparut aux lumières avec une physiouomic
sereine et impassihle.
— Eh hien ! fît le duc , voyons ! part-il ou ne p.irl -il [tas? S'il part , comte , il sera
mon aide de camp, mon fils.
— Monseigneur I s'écria Raoul en ployant le genou.
— Monseigneur! s'écria le comte en prenant la main du duc. Raoul fera ce qu'il
voudra.
— Oh! non, Monsieur, ce que vous voudrez, interrompit le jeune hoimne.
— Par la corhleu! fit le prince à son tour, ce n'est le comte ni le vicomte qui fera
sa volonté, ce sera moi. Je l'emmène. La marine, c'est un avenir superhe, mon ami.
Raoul sourit encore si tristement, que cette t'ois Athos en eut le cœur navré et lui
répondit par mi regard sévère.
Raoul comprenait tout : il reprit son cahue et s'ohserva si bien que plus un mot ne
lui échappa.
Le duc se leva, voyant l'heure avancée, et dit très-vite :
— Je suis pressé, moi, mais si l'on me dit que j'ai perdu mon temps à causer avec
un ami, je répondrai que j'ai fait une honne recrue.
— Pardon, monsieur le duc, interrompit Raoul, ne dites pas cela au roi, car ce
n'est pas le roi que je servirai.
— Eh ! mon ami, qui donc serviras-tu? Ce n'est plus le temps où tu eusses pu dii'e :
Je suis à M. de Beaufort. Xon , aujoin-d'hui nous sommes tous au roi. Grands et pe-
tits. C'est pourquoi , si tu sers sur mes vaisseaux, pas d'équivoque , mon cher vicomte,
c'est hien le roi que tu serviras.
Alhos attendait avec une sorte de joie impatiente la réponse qu'allait faire à cette
embarrassante question Raoul, l'intraitable ennemi du roi , son rival. Le père espérait
que l'obstacle renverserait le désir. Il remerciait presque M. de Beaufort, dont la légè-
reté ou la généreuse réflexion venait de remettre en doute le départ d'un (ils, sa seule joie.
Mais Raoul, toujours ferme et tranquille :
— Monsieur le duc, répliqua-t-il. cette objection que vous me faites, je l'ai déjà résolue
dans mon esprit. Je servirai ^ur \ns \aisscaux, puisque \ous me laites la LMàce de
430 LES MOUSQUETAIRES.
m'einmener; mais j'y servirai un maître plus puissant que le roi , j'y servirai Uieu.
— Dieu! comment cela? firent à la fois Athos et le prince.
— Mon intention est de faire profession et de devenir chevalier de Malte, ajouta
Bragelonne, qui laissa tomber une à une ces paroles plus glacées que les gouttes des-
cendues des arbres noirs après les tempêtes de l'hiver.
Sous ce dernier coup, Athos chancela et lé prince fut ébranlé lui-même.
Grimaud poussa un sourd gémisse)uent et laissa tomber la bouteille, qui se brisa
sur le tapis sans ([ue nui y fil attention.
M. de Beaufort regarda en face le jeune homme et lut sur ses traits, bien qu'il eût
les yeux baissés, le feu d'une résolution devant laquelle fout devait céder.
Quant à Athos , il connaissait cette àme tendre et inflexible ; il ne comptait pas la
faire dévier du fatal chemin qu'elle venait de se choisir. Il serra la niain que lui ten-
dait le duc.
— Comte, je pars dans deux jours pour Toulon, fit M. de Beaufort. Me viendrez-
vous retrouver à Paris pour que je sache votre résolution?
— J'aurai l'honneur d'aller vous y remercier de toutes vos boutés, monj prince,
répliqua le comte.
— Et amenez-moi loùjours le vicomte, qu'il me suive ou ne me suive pas, ajouta
le duc; il a ma parole et je ue lui demande que la vôtre.
Ayant ainsi jeté un peu de baume sur la blessure de ce cœur paternel, le duc lira
l'oreille au vieux Griuiaud, (pii clignait des yeux plus qu'il n'est naturel, rejoignit son
escorte dans le parterre et s'éloigna.
■^^^
^"iS^S
.^4^A
w'fyM^^iw-^'^'^
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
43i
PRÉPARATIFS DE DEPART.
A.MAis Athos, l'homme fort par excellence, ne s'était
senti une peine aussi amère dans le cœur. Mais il ne
perdit plus le temps à combattre l'immuable résolution
de son fds. Il mit tous ses soins à faire préparer pendant
les deux jours (p;e le duc lui avait accordés, tout l'étpu-
[)aL:e de Uaoul. Ce travail regardait le bon Grimaud,
lequel s'y appliqua sur-le-cliamp avec le cœur et l'intel-
ligence qu'on lui coimaît.
Athos donna ordre à ce digne serviteur de prendre la
route de Paris quand les équipages seraient prêts, et, pour
ne pas s'exposer à faire attendre le duc ou tout au moins à mettre Raoul en relard si
le duc s'apercevait de son absence, il prit, dès le lendemain de la visite de M. de
Beaufort, le chemin de Paris avec son fils.
Athos, en arrivant, se rendit chez Plancliet pour avoir des nou\ elles de d'Artagnan.
Le gentilhomme, en pénétrant rue des Lombards, trouva la boutique de l'épicier
fort encombrée ; mais ce n'était pas l'encombrement d'une vente heureuse ou celui
d'un arrivage de marchandises.
JPlanchet ne trônait pas comme d'habitude sur les !<acs et les barils. Non. Un garçon,
la plume à l'oreille, un autre le carnet à la main inscrivaient force chiffres, tandis
qu'un troisième comptait et pesait.
Il s'agissait d'uti inventaire. Athos , qui n'était pas commerçant , se sentit un peu
embarrassé par les obstacles matériels et la majesté de ceux qui instrumentaient ainsi.
11 voyait renvoyer plusieurs pratiques et se demandait si lui, qui ne venait rien
acheter, ne serait pas à plus forte raison importun.
Aussi demanda-t-il fort poliment aux garçons comment on pourrait parler à
M. Planchet.
La réponse assez négligente fut que M. Planchet achevait ses malles.
Ces mots firent dresser l'oreille à Athos.
— Comment, ses hialles! dit-il; M. Planchet part-il?
— Oui, Monsiem-, sur l'heure.
Alors, Messieurs, veuillez le faire prévenir que M. le comte do la Fèr6 désird lui
parler un moment.
Au nom du comte de la Fère, un des garçons, accoutumé sans doute à n'entendre
prononcer ce nom qu'avec respect, se détacha pour aller prévenir Planchet.
m LËê iMOtJSQtJËTAttlËS.
Plancliet, sur le rapport do son garçon, quitia sa besogne et accoiirnt.
— Ah ! monsieur le comte, dil-il, que de joie, cl quelle bonne étoile vous amène ?
— Mon cher Planchet, dit Athos en serrant la main de son fils dont il remarquait
à la dérobée Tair attristé, nous venons pour savoir de vous... Mais dans quel em-
barras je vous trouve, vous êtes blanc comme un meunier, où vous êtes-vous fourré?
— Ah ! diable! prenez garde , Monsieur, et ne m'approchez pas que je ne nie sois
bien secoué.
— Pourquoi donc? farine ou poudre ne font que blanchir.
— Non pas! non pas! ce que vous voyez-lù sur mes bras, c'est de l'arsenic.
— De l'arsenic !
— Oui. Je fais mes provisions pour les rats.
— Oh ! dans un établissement comme celui-ci les rats jouent un grand rôle.
— Ce n'est pas de cet établissement que je m'occupe , monsieur le comte, les rats
m'y ont plus mangé qu'il no nie mangeront.
— Que voulez-vous dire?
— Mais vous avez pu le voir, monsieur le coiiile, on fait mon inventaire.
— Vous quittez le commerce?
— Eh! mon Dieu, oui, je cèdejnon fonds à im de mes garçons.
— Bah ! vous êtes donc assez riche?
— Monsieur, j'ai pris la ville en dégoût; je ne sais si c'est parce que je vieillis, et
que, connue le disait un jour M. d'Artagnan, quand on vieillit, on pense plus souvent
aux choses de la jeunesse . mais depuis quelque temps, je me sens entraîné vers la
campagne et le jardinage ; j'étais paysan, moi, autrefois.
Et Planchet ponctua cet aveu d'un petit rire un peu prétentieux pour un homme
qui eût fait profession d'humilité.
Athos approuva du geste.
— Vous achetez des terres? dil-il ensuite.
— J'ai acheté, Monsieur, une petite maison à Fontainebleau et quelque vingt ar-
pens aux alentours.
— Très-bien, Planchet, mon compliment.
— Mais, Monsieur, nous sommes bien mal ici ; voilà que ma maudite poussière vous
fait tousser. Corbleu ! je ne me soucie pas d'empoisonner le plus digne gentilhonnnc
de ce royaume.
Athos ne sourit pas à cette plaisanterie que lui décochait Planchet pour s'essayer
aux facéties mondaines.
— Oui, dit-il. causons à l'écart: chez vous, par exemple. Vous avez un chez vous,
n'est-ce pas ?
— Certainement, monsieur le comte.
— f^à-hant, peut-être?
Et Athos voy.iiit Planchet embarrassé, vnulut le dégager en passant devant.
— C'est que... fit Planchet en hésitant.
Athos se méprit au sens de cette hésitation , cl lallribuanl à une crainte qu'amail
l'épicier d'olVrir une hospitalité médiocre,
— N'inq)i)i'le, n'importe, dit-il en passant toujours, le logement d'un marchand dans
ce (piarliera le droit de ne pas être un palais. Allons loujoiu-s,
Raoul le précéda lestement et entra.
Deux cris se firent entendre siuiullanément ; on pourrait dire trois.
L'un de ces cris domina les autres, il était pou>sé par uiif femme.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 433
L'autre sortit de la bouche de Raoui. C'était une exclamation de surprise. 11 ne
l'eut pas plutôt poussé qu'il ferma vivement la porte.
Le troisième était de l'effroi. Planchet l'avait proféré.
— Pardon, ajouta-t-il, c'est que madame s'habille.
Raoul avait vu sans doute que Planchet disait vrai, car il lit un pas pour redescendre.
— Madame... dit Athos. Ah I pardon , mon cher , j'ignorais que vous eussiez là-
haut....
— C'est Triichen, ajouta Planchet mi peu rouge.
— C'est ce qu'il vous plaira, mon bon Planchet; pardon de notre indiscrétion.
— Non , non; montez à présent, Messieiu's.
— Nous n'en ferons rien, dit Athos.
— Oh! madame^ étant prévenue, elle aura eu le temps...
— Non, Planchet. Adieu.
— Eh! Messieurs, vous ne voudriez pas me désobliger ainsi en demeurant sur l'es-
calier ou en sortant de chez moi sajîs vous être assis.
— Si nous eussions su que vous aviez une dame là-haut , répondit Athos avec
son sang-froid habituel, nous eussions demandé de la saluer.
Planchet fut si décontenancé par cette exquise impertinence , qu'il força le passage
et ouvrit lui-même la porte pour faire entrer le comte et son lils.
Triichen était tout à fait vêtue : costume de marchande riche et coquette ; œil d'Al-
lemande aux prises avec des yeux français. Elle céda la place après deux révérences,
et descendit à la boutique.
Mais ce ne fut pas sans avoir écoulé aux portes pour savoir ce que diraient d'elle à
Planchet les gentilshommes ses visiteurs.
Athos s'en doutait bien et ne mil pas la conversation sur ce chapitre.
Planchet, lui, grillait de donner des explications devant lesquelles fuyait Athos.
Aussi, comme certaines ténacités sont plus fortes que toutes les autres, Athos fut-il
forcé d'entendre Planchet raconter ses idylles de félicités, traduites en un langage plus
chaste que celui de Longus.
Ainsi Planchet raconta-t-il que Triichen avait charmé son âge mûr et porté bonheur
à ses aifaires, comme Ruth à Booz.
— Il ne vous manque plus que des héritiers de votre prospérité, dit Athos,
— Si j'en avais un, celui-là aurait trois cent mille livres, répliqua Planchet.
— Il faut l'avoir, dit llegmatiquement Athos, ne fut-ce que pour ne pas laisser
perdre votre petite fortune.
Ce mol .' petite fortune, mit Planchet à son rang comme autrefois la voix du ser-
gent quand Planchet n'était que piqueur dans le régiment de Piémont, oii l'avait place
Rocheibrt.
Athos comprit que l'épicier épouserait Triichen et que, bon gré mal gré, il ferait
souche.
Cela lui apparut d'autant plus évidemment , qu'il apprit que le garçon auquel
Planchet vendait son fonds était un cousin de Triichen.
Athos se souvint que ce garçon était rouge de teint comme une giroflée, crépu de
cheveux et carré d'épaules.
Il savait tout ce qu'on peut , tout ce qu'on doit savoir sur le sort d'un épicier.
Athos comprit donc ; et sans transition :
— Que fait M. d'Artagnan, dit-il? on ne l'a pas trouvé au Louvre.
— Ah I monsieur le comte, M. d'Artagnan a disparu.
11.
2S
434 LES MOUSQUETAIRES.
— Disparu ! fit Athos avec surprise.
— Oh ! Mousieur. nous savons ce que cela veut dire.
— Mais moi je ne le sais pas.
— Quand M. d'Artagnan disparait, c'est toujours pour quelque mission ou quelque
affaire.
— Il vous en aurait parlé ?
— Jamais.
— Vous avez su autrefois cependant son départ pour l'Angleterre ?
— A cause de la spéculation , fit étourdiment Planchet.
— La spéculation?
— Je veux dire... interrompit Planchet gêné.
— Bien , bien , vos affaires , non plus que celles de notre ami ne sont en jeu ; l'in-
térêt qu'il nous inspire m'a poussé seul à vous questionner. Puisque le capitaine des
mousquetaires n'est pas ici , puisque l'on ne peut obtenir de vous aucun renseignement
sur l'endroit où on pourrait rencontrer M. d'Artagnan, nous allons prendre congé de
vous. Au revoir, Planchet, au revoir. Partons, Raoul.
— Monsieur le comte, je voudrais pouvoir vous dire...
— Nullement, nullement; ce n'est pas moi qui reproche à un serviteur la discrétion.
— Ce mot : serviteur! frappa rudement le demi-milhonnaire Planchet; mais le
respect et la bonhomie naturelle l'emportèrent sur l'orgueil.
— - 11 n'y a rien d'indiscret à vous dire, monsieur le comte, que M. d'Artagnan est
venu ici l'autre jour.
— Ah! ah!
— Vous avez raison, mon ami, n'en dites pas plus.
— Et qu'il y est resté plusieurs heures à consulter une carie géographique. Et celle
carte, la voici comme preuve, ajouta Planchet.
Il apporta en effet au comte de la Fère une carte de France, sur laquelle l'oeil
exercé de celui-ci découvrit un itinéraire pointé avec de petites épingles; là où l'é-
pingle manquait, le trou taisait loi et jalon.
Athos, en suivant du regard les épingles et les trous vit que d'Artagnan avait dû
prendre la direction du Midi cl marcher jusqu'à la Méditerranée, du côté de Toulon.
C'était auprès de C;umes que s'arrêtaient les marques et les endroits ponctués.
Le comte de la Fère se creusa pendant quelques instants la cervelle pour deviner
ce que le mousquetaire allait faire à Cannes et quel motif il pouvait avoir pour aller
observer les rives du Var.
Les réflexions d'.Vlhos ne lui suggérèrent rien. Sa perspicacité accoutumée resta en
défaut. Raoul no devina pas plus que son père.
— N'importe, dit le jeune honune au comte qui , silencieusement et du doigt, lui
avait fait comprendre la marche de d'Artagnan, on peut avouer qu'il y a une provi-
dence loujoiu's occupé'' tic ra[iprocher notre destinée de celle de M. d'Artagnan. Le
Voilà du coté de Cannes, et vous, Monsieur, vous me conduisez au moins jusqu'à
Toulon. Soyez sur que nous le retrouverons bien plus aisément sur notre route que
sur celle carie.
Puis, prenant congé de Planchet ipii gourmandait sc.-< garçons, même le cousin de
Triicheii, ^on successeur, les gentilshommes se mirent en chemin pour aller rendre
visite à M. le duc de Beauforl. ^
A la sortie de la boutique de l'épicier, ils virent un coche , dépositaire futur des
charmes de madcnjoiselle Tiùchen el des sucs d'écus de M. Planchel.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 435
— Chacun s'achemine an honhcm- par la roule cju"!! choisit, dit Iristemeni Raoul.
— Roule de Fonlainebleau ! cria Planchet à son cocher.
l'inventaire de m. de beàufort.
Il ne restait plus à Athos qu'à rendre une visite à M. de Beàufort et à régler avec
lui les conditions du départ.
Le duc était logé magnifiquement à Paris. Il avait le train superbe des grandes for-
lunes que certains vieillards se rappelaient avoir vues fleurir du tenqjs des libéralités
de Henri III.
Alors réellement certains grands seigneurs étaient plus riches que le roi. Ils le sa-
vaient, en usaient, et ne se privaient pas du plaisir d'humilier un peu Sa Majesté
Royale. C'était cette aristocratie égoïste que Richelieu avait contrainte à contribuer
de son sang, de sa bourse et dé ses révérences à ce que l'on appela dès lors le service
du roi.
Depuis Louis XI, le terrible faucheur de grands, jusqu'à Richelieu, combien de fa-
milles avaient relevé la tète ! combien, depuis Richelieu jusqu'à Louis XIV, l'avaient
courbée , qui ne la relevèrent plus ! Mais M. de Beauforl était né prince et d'un sang
qui ne se répand point sur les échafauds, si ce n'est par sentence des peuples.
Ce prince avait donc conservé une grande manière de vivre. Comment payait-il ses
chevaux, ses gens et sa table? nul ne le sait, lui moins que les autres. Seulement
il y avait alors le privilège pour les fils de roi , que nul ne refusait de devenir leur
créancier, soit par respect, soit par dévouement, soit par la persuasion que l'on serait
payé un jour.
Athos et Raoul trouvèrent donc la maison du prince encombrée à la façon de celle
de Planchet. Le duc aussi faisait son inventaire , c'est-à-dire qu'il distribuait à ses
amis, tousses créanciers, chaque valeur un peu considérable de sa maison.
— Devant deux millions à peu près, ce qui était énorme alors, M. de Beàufort avait
calculé qu'il ne pourrait partir pour l'Afrique sans une belle somme, et pour trouver
cette somme, il distribuait aux créanciers passés vaisselle, armes, joyaux et meubles,
ce qui était plus magnifique que de vendre et lui rapportait le double. En effet, com-
ment un homme auquel on doit dix mille livres refuserait-il d'emporter un présent de
six mille, rehaussé du mérite d'avoir appartenu au descendant de Henri IV, et com-
ment, après avoir emporté ce présent, refuserait-il dix mille autres livres à ce géné-
reux seigneur?
C'est donc ce quiélait arrivé. Le prince n'avait plus de maison, ce qui devient inutile
à un amiral dont l'appartement est son navire. Il n'avait plus d'armes superflues de-
puis qu'il se plaçait au milieu de ses canons, plusde joyaux que la mer eut pu dévorer
mais il avait trois ou quatre cent mille écus frais dans ses coffres. Et partout , dans la
maison, il y avait un mouvement joyeux de gens qui croyaient piller monseigneur.
Cette fois il n'y mettait plusde cérémonie, et l'on eût dit un véritable pillage. Il don-
nait tout. La fable orientale de ce pauvre Arabe qui enlève du pillage d'un palais une
marmite au fond de laquelle il a caché un sac d'or et que tout le monde laisse passer
436 LES MOUSQUETAIRES.
ibrenient sans le jalouser, celte fable était devenue chez le prince une vérité. Bon
nombre de fournisseurs se payaient sur les offices du duc. Ainsi l'état de bouche, qui
pillait les vestiaires et les selleries, trouvait peu de prix dans ces riens que prisaient
bien fort les selliers ou les tailleurs.
Jaloux de rapporter chez leurs femmes des confitures données par monseigneur, on
es voyait bondir joyeux sous le poids des terrines ou des bouteilles glorieusement
estampillées aux armes du prince.
M. de Beaufort finit par donner ses chevaux et le foin des greniers. Il fit plus de
trente heureux avec ses batteries de cuisine, et trois cents avec sa cave. De plus, tous
ces gens s'en allaient avec la convicfion que M. de Beaufort n'agissait de la sorte qu'en
prévision d'une nouvelle fortune cachée sous les tentes arabes.
Voilà quelle était la situation. Athos, avec son regard investigateur, s'en rendit
compte du premier coup d'oeil. Il trouva l'amiral de France un peu étourdi, car il
sortait de table, d'une table de cinquante couverts où Ton avait bu longtemps à la
prospérité de l'expédifion; où, au dessert, on avait abandonné les restes aux valets et
les plats vides aux curieux.
Le prince s'était enivré de sa ruine et de sa popularité tout ensemble.
Quand il vil Athos avec Raoul ,
— Voilà , s'écria-t-il , mon aide de camp que l'on m'amène. Venez par ici, comte;
venez par ici , vicomte.
Athos cherchait un passage dans la jonchée de linge et de vaisselle.
— Voici votre commission , dit le prince à Raoul. Je l'avais préparée comptant sur
vous. Vous allez courir devant moi jusqu'à Antibes. Connaissez-vous la mer?
— Oui, nionseigneur,j"ai voyagé avec M. le Prince.
— Bien. Tous ces chalands, toutes ces allèges m'attendront pour me faire une
escorte et charrier mes provisions. Il faut que l'armée puisse s'embarquer dans quinze
jours au plus lard.
— Ce sera fait , monseigneur.
— Le présent ordre vous donne le droit de visite et de recherche dans toutes les îles
qui longent la côte ; vous y ferez les enrôlemens et les enlèvemens que vous voudrez
pour moi.
— Oui , monsieur le duc.
— Et comme vous êtes un homme actif, comme vous travaillerez beaucoup , vous
dépenserez beaucoup d'argent.
— J'espère que non, monseigneur.
— Je compte que si. Mon intendant a préparc des bons de mille livres payables sur
les villes du Midi. On vous en donnera cent. Allez, cher vicomte.
Athos interrompit le prince.
— Gardez votre argent, monseigneur, la guerre se fait chez les Arabes avec de l'or
autant qu'avec du plomb.
— Je veux essayer du contraire, repartit le duc; et puis vous savez mes idées sur
mon expédition : beaucoup de bruit, beaucoup de feu, et je disparaîtrai , s'il le faut,
dans la fumée. A propos, je vous garde , mon cher comte.
— Non. c pars avec Raoul; la mission dont vous le chargez est pénible , difticilc.
Seul, il aurait trop de peine à la remplir. Vous ne faites pas attention, monseigneur,
que vous venez de lui donner un commandement de premier ordre.
— Bah î
--Et dans la marine !
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
437
— C'est vrai. Mais ne fait onpas loutcequ'on veut quand on lui ressenil)lc'?
— Monseigneur, vous ne trouverez nulle part autant de zèle et d'intelligence, au-
tant de réelle bravoure que chez Raoul ; mais s'il vous nianquîdt votre enibarquenienl.
vous n'auriez que ce que vous méritez.
— Le voilà qui me gronde !
— Monseigneur, pour approvisionner une flotte, pour rallier une flottille, pour
enrôler votre service niariiime , il faudrait trois mois à un amiral. Raoul est un ca-
pitaine de cavalerie , et vous lui donnez quinze jours.
— Je vous dis qu'il s'en tirera.
— Je le crois bien I Mais je l'y aiderai.
— J'ai bien compté sur vous, et je compte bien même qu'une fois à Toulon , vous
ne le laisserez pas partir seul.
— Oh ! fit Athos en secouant la tête.
— Patience! patience!
— Monseigneur, laissez-nous prendre congé.
— Allez donc, et que ma fortune vous aide !
— Adieu , monseigneur, et que votre fortune vous aide aussi!
— Voilà une expédition bien commencée, dit Athos à son fils. Pas de vivres! pas
de réserves! pas de flottille de charge! que fera-t-on ainsi?
— Bon ! murmura Raoul , si tous y vont faire ce que j'y ferai , les vivres ne man-
queront pas.
.■y-j£.i^c
438
LFS MOUSQUETAIRES.
LE PLAT d'argent.
E voyage fut doux. Atlios et son fils traversèrent toute la
France en faisant une quinzaine de lieues par jour. Ils
mirent quinze jours pour arriver à Toulon, et perdirent
w*^ ^' *"?>*- il ' ^'^- tout à fait les traces de d'Artagnan à Antibes.
J^ Rî \f'^^^Mr^>'- ^' ^'*^'' ^''^ire que le capiiaiue des mousquetaires avait
voulu trardor l'incognito dans ces parages, car Athos
recueillit de ses informations l'assurance qu'on avait vu
le cavalier qu'il dépeignit changer ses chevaux contre
une voilure bien fermée à partir d'Avignon. Raoul se
désespérait de ne point rencontrer d'Artagnan. Il man-
quait à ce cœur tendre l'adieu et la consolation de ce cœur d'acier.
Athos savait par expérience que d'Artagnan devenait impénétrable lorsqu'il s'oc-
cupait d'une affaire sérieuse , soit pour son compte, soit pour le service du roi. Il crai-
gnit mémo d'offenser son ami ou do lui nuire en prenant ti-op d'informations. Cepen-
dant, quand Raoul commença son travail de classement pour la (lottille et qu'il
rassembla les chalands et allèges pour les envoyer à Toulon, l'un des pêcheurs apprit
au comte que son bateau était en radoub depuis un voyage qu'il avait fiiit pour le
compte d'un gentilhomme très-pressé de s'embarquer.
Athos, croyant que cet homme mentait pour rester libre et gagner plus d'argent
à pécher quand tous ses compagnons seraient partis, insista pour avoir des détails. Le
pécheur lui apprit qu'environ six joiu'sen deçà un homme était venu louer son bateau
pendant la nuit pour rendre une visite à l'île Saint-Honorat. Le prix fut convenu,
mais le gentilhomme était arrivé avec une grande caisse de voiture qu'il avait voulu
end)arquer malgré les diflicultés de toute nature que présentait cette opération. Le pé-
cheur avait voulu se dédire. Il avait menacé, et su menace n'avait abouti qu'à lui pro-
curer \ui grand nombre de coups de canne rudement appliqués par ce gentilhomme ,
qui frappait fort et longtemps. Tout maugréant, le pécheur avait eu recours au syndic
de ses confrères d'Antibcs, lesquels entre eux font la justice et se protègent; mais le
gentilhonune avait exhibé certain papier à la vue du(piel le syndic saluant jusqu'à
terre avait enjoint au pécheur d'obéir, en le gourmandant d'avoir été récalcitrant
Alors on était parti avec le chargement.
— Mais tout cela ne nous dit pas . reprit Athos , comment vous avez échoué.
— Le voici. J'allais sur Saint-llonorat. ainsi que me l'avait dit le gentilhomme .
mais il changea d'avis et prétendit que je no pourrais pas passer au sud de l'abbaye.
— Pourquoi pas?
I. K IM. \T l> A rtG t.NT.
LE VICOMTP: de BRAGELONNE. 139
— Parce que, Monsieur, il y a en face de la tour carrée des Bénédictins, vers la
pointe du sud, le banc des Moines , im écueil à fleur d'eau et sous l'eau, passage
dangereux, mais que j'ai franchi mille fois; le gentilhomme demanda que je le dépo-
sasse à Sainte-Marguerite.
— Eh bien?
— Eh bien ! Monsieur, s'écria le pêcheur avec son accent provençal , on est marin
ou on ne l'est pas, on connaît sa passe ou l'on n'est qu'une plie d'eau douce. Je m'obs-
tinais à vouloir passer. Le gentilhomme méprit au collet et m'annonça tranquillement
quïl allait m'élrangler. Mon second s'arma d'une hache, et moi aussi. Nous avions à
venger l'affront de la nuit. Mais le gentilhomme mit l'épée à la main, avec des mou-
vemens si vifs , que nous ne pûmes approcher ni l'un ni l'autre. J'allais lui lancer ma
hache à la tête et j'étais dans mon droit, n'est-ce pas, Monsieur? car un marin sur son
bord est maître, comme un bourgeois dans sa chambre: j'allais donc pour me dé-
fendre, couper en deux le gentilhomme, lorsque tout à coup, vous me croirez si vous
voulez, Monsieur, ce coffre de carrosse s'ouvrit, je ne sais comment, et il en sortit une
manière de fantôme, coiffé d'un casque noir, avec un masque noir; quelque chose
d'effrayant à. voir qui nous menaça du poing.
— C'était? dit Athos.
— C'était le diable , Monsieur, car le gentilhomme , joyeux , s'écria en le voyant :
Ah! merci, monseigneur.
— C'est étrange! murmura le comte en regardant Raoul.
— Que fîtes-vous? demanda celui-ci au pêcheur.
— Vous comprenez bien , Monsieur, que deux pauvres hommes comme nous étaient
déjà trop peu contre deux gentilshommes, mais contre le diable! ah 1 bien oui! Nous
ne nous consultâmes pas, mon compagnon et moi, mais nous ne fîmes qu'un saut à
la mer : nous étions à sept ou huit cents pieds de la côte.
— Et alors?
— Et alors. Monsieur, comme il faisait un petit vent de sud-ouest, la barque fila
toujours et alla se jeter dans les sables de Sainte-Marguerite.
— Oh !... mais les deux voyageurs?
— Bah ! n'ayez donc pas d'inquiétudes ! Voilà bien la preuve que l'un était le diable
et protégeait l'autre, car lorsque nous regagnâmes le bateau à la nage, au lieu de
trouver ces deux créatures brisées par le choc, nous ne trouvâmes plus rien, pas même
le carrosse.
— Étrange! étrange! répéta le comte. Mais depuis, mon ami, qu'avez-vous fait?
— Ma plainte au gouverneur de Sainte-Marguerite , qui m'a mis le doigt sous le nez
en m'annonçant que si je cherchais à lui conter des sornettes pareilles, il me les paie-
rait en coups d'étrivières. Et cependant mon bateau était brisé, bien brisé, puisque la
proue est restée sur la pointe de Sainte-Marguerite, et que le charpentier me demande
cent vingt livres pour la réparation.
— C'est bon , répliqua Raoul , vous serez exempté du service. Allez.
— Nous irons à Sainte-Marguerite, voulez-vous? dit ensuite Athos à Bragelonne.
— Oui, Monsieur, car il y a là quelque chose à éclaircir. Très-certainement ce
gentilhomme ressemble à d'Artagnan; je reconnais ses façons.
Le jour même ils partirent pour Sainte-Marguerite, abord d'un chasse-marée venu
de Toulon sur ordre.
L'impression qu'ils ressentirent en abordant fut un bien-être singulier. L'île était
pleine de fleurs et de fruits: elle servait de jardin au gouverneur dans sa partie cul-
AiO LES MOUSQUETAIRES.
livée. Les orangers, les grenadiers, les figuiers courbaient sous le poids de leurs fruits
d'or et d'azur. Tout autour de ce jardin , dans sa partie inculte, les perdrix rouges
couraient par bandes dans les ronces et dans les touffes de genévriers, et à chaque
pas que faisaient Raoul et le comte, un lapin effravéquittait les marjolaines et les bruyères
pour rentrer dans son terrier.
En effet, celte bienheureuse île était inhabitée. Plate, n'offrant qu'une anse pour
l'arrivée des embarcations , et sous la protection du gouverneur, qui partageait avec
eux, les contrebandiers s'en servaient comme d'unentrepôt provisoire , à la charge de
ne point tuer le gibier ni dévaster le jardin. Moyennant ce compromis, le gouverneur
se contentait d'une garnison de huit hommes pour garder sa forteresse. Ce gouverneur
était donc un heureux métayer, récoltant vins, ligues, huile et oranges, faisant con-
fire ses citrons et ses cédrats au soleil de ses casemates.
La forteresse, ceinte d'un fossé profond, son seul gardien, levait comme trois têtes
ses trois tourelles liées l'une à l'autre par des terrasses couvertes de mousse.
Athos et Raoul longèrent pendant quelque temps les clôtures du jardin sans trouver
quelqu'un qui les introduisît chez le gouverneur. Ils finirent par entrer dans le jardin.
C'était le moment le plus chaud de la journée. Alors tout se cache sous l'herbe et sous
la pierre. Le ciel étend ses voiles de feu comme pour étouffer tous les bruits, pour
envelopper toutes les existences. Les perdrix sous les genêts, la mouche sous la feuille
s'endorment comme le flot sous le ciel.
Athos aperçut seulement sur la ferrasse entre la deuxième et la troisième cour un
soldat qui portait comme un panier de provisions sur sa tète. Cet homme revinlpresque
aussitôt sans son panier et disparut dans l'ombre de la guérite.
Tout à coup, Athos s'entendit appeler, et, levant la tête, aperçut dans l'encadre-
ment des barreaux d'une fenêtre quelque chose de blanc, comme une main qui s'agi-
tait , quelque chose d'éblouissant comme une arme frappée des rayons du soleil.
Et avant qu'il se fût rendu compte de ce qu'il venait de voir, une traînée lumi-
neuse, accompagnée d'un sifflement dans l'air, appela son attention du donjon sur la
terre. Un second bruit mat se fil entendre dans le fossé, et Raoul courut ramasser un
plat d'argent qui venait de rouler jusque dans les sables desséchés. La main qui avait
lancé ce plat lit un signe uux deux gentilshommes, puis elle disparut. Alors Raoul et
Athos, s'approchant l'un de l'autre, se mirent à considérer attenfivement le plat
souillé de poussière , et ils découvrirent sur le fond des caractères tracés avec la pointe
d'un couteau :
Je suiif , disait l'inscription, le frère du roi de France , prisonnier aujourd'hui, fou
demain. Gentils/ionunes français et chrétiens , priez Dieu pour l'iimc et la raison du
fils de vos maîtres !
Le plattouiba des mains d'Alhos pendant que Raoul cherchait à pénétrer le sens
mystérieux de ces mots lugubres.
Au même instant, un cri se fil entendre du haut du donjon. Raoul prompt comme
l'éclair, courba la tête et força son père à se courber aussi. Un canon de mousquet ve-
nait de reluire à la crête du uuu'. Uiu' fumée blanche jaillit connue un panache à l'o-
ritice du mousqijet, et une balle vint s'aplafir sur une pierre, à six pouces des deux
gentilshonnncs. Un autre mousquet parut encore cl s'abaissa.
— Cordieu ! s'écria Athos, assassine-t-on les gens ici? Descendez, lâches que vous êtes!
— Oui, descendez! dit Raoul furieux en montrant le poing au château.
L'un des deux assaillans, celui qui allait tirer le coup de mousquet, répondit à ces
cris par une exclamation de surprise , et comme son compagnon voulait continuer l'at-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 4il
taque et ressaisissait le mousquet tout armé, il releva l'arme, et le coup partit en l'air.
Athos et Raoul , voyant qu'on disparaissait de la plate-forme , pensèrent qu'on
allait venir à eux, et ils atlendirent de pied ferme. Cinq minutes ne s'étaient pas écou-
lées qu'un coup de baguette sur le tambour appela les huit soldats de la garnison,
lesquels se montrèrent sur l'autre bord du fossé avec leurs mousquets. A la tète de
ces hommes se tenait un officier que le comte et Bragelonne reconnurent pour celui qui
avait tiré le premier coup de mousquet. Cet homme ordonna aux soldats d'apprêter
les armes.
— Nous allons être fusillés ! s'écria Raoul. L'épée à la main du moins, et sautons le
fossé ! Nous tuerons bien chacun un de ces coquins quand leurs mousquets seront vides.
Et déjà Raoul , joignant le mouvement au conseil, s'élançait , suivi d'Athos, lors-
qu'une voix bien connue retentit derrière eux.
— Athos ! Raoul ! criait cette voix.
— D'Artagnan? répondirent les deux gentilshommes.
— Armes bas , mordioux ! s'écria le capitaine aux soldats. J'étais bien sûr de ce
que je disais, moi !
Les soldats relevèrent leurs mousquets.
— Que nous arrive-t-il donc? demanda Athos. Quoi ! on nous fusille sans avertir!
— C'est moi qui allais vous fusiller, répliqua d'Arlagnan , et si le gouverneur vous
a manqué, je ne vous eusse pas manques, moi, chers amis. Quel bonheur que j'aie
pris l'habitude de viser longtemps au lieu de tirer d'instinct en visant ! J'ai pu vous
reconnaître. Ah! mes chers amis , quel bonheur!
— Conmient! fit le comte, ce monsieur qui a tiré sur nous est le gouverneur de la
forteresse?
— En personne.
— Et pourquoi tirait-il sur nous? Que lui avons-nous fait?
— Pardieu! vous avez reçu ce que le prisonnier vous a jeté.
— C'est vrai !
— Ce plat... le prisonnier a écrit quelque chose dessus, n'est-ce pas?
— Oui.
— Je m'en étais douté. Ah ! mon Dieu!
Et d'Artagnan, avec toutes les marques d'une inquiétude mortelle, s'empara du
plat pour en lire l'inscription. Quand il eut lu, la pâleur couvrit son visage.
— Oh 1 mon Dieu ! répéta-t-il.
— C'est donc vrai? dit Athos à demi-voix , c'est donc vrai?
— Silence ! voici le gouverneur qui vient.
— Et que nous fera-t-il ?
— Silence ! vous dis-je , silence ! Si l'on croit que vous savez lire, si l'on suppose
que vous avez compris , je vous aime bien , chers amis, je me ferais tuer pour vous...
mais...
— Mais... dirent Athos et Raoul.
— Mais je ne vous sauverais pas d'une éternelle prison, si je vous sauvais de la
mort. Silence, donc! silence encore !
Le gouverneur arrivait, ayant franchi le fossé sur une passerelle de planche.
— Eh bien ! dit-il à d'Artagnan, qui nous arrête?
— Vous êtes des Espagnols, vous ne comprenez pas un mot de français, dit vive-
ment le capitaine bas à ses amis.
«—Eh bien ! reprit-il en s'adressant au gouverneur, j'avais raison, ces messieurs sont
442 LES MOUSQUETAIRES.
deux capitaines espagnols que j'ai connus à Ypres l'an passé. Ils ne savent pas un mot
de français.
— Ah! fil le gouverneur avec attention, et il chercha à lire l'inscription du plat.
D'Artagnan le luiôta des mains en effaçant les caractères à coup de pointe d'épée.
— Comment ! s'écria le gouverneur, que faites-vous? je ne puis donc pas lire?
— C'est le secret de l'État, répliqua nettement d'Artagnan. et puisque vous savez,
d'après l'ordre du roi , quilya peine de mort contre quiconque le pénétrera, je vais, si
vous le voulez, vous laisser lire et vous faire fusiller aussitôt après.
Pendant cette apostrophe, moitié sérieuse, moitié ironique. Athos et Raoul gar-
daient un silence plein de sang-froid.
— Mais il est impossible, dit le gouverneur, que ces messieurs ne comprennent pas
au moins quelques mots.
— Laissez donc ! quand bien même ils comprendraient ce qu'on parle , ils ne liraient
pas ce que l'on écrit, lis ne le liraient même pas en espagnol. Un noble Espagnol ,
souvenez- vous-en , ne doit jamais savoir lire.
Il fallut que le gouverneur se contentât de ces explications; mais il était tenace.
— Invitez ces messieurs à venir au fort, dit-il.
— Je le veux bien et j'allais vous le proposer, répliqua d'Artagnan.
Le fait est que le capitaine avait une toute autre idée, et qu'il eût voulu voir ses
amis à cent lieues. Mais force lui fut de tenir bon. Il adressa en espagnol aux deux
gentilshommes une invitation que ceux-ci acceptèrent.
On se dirigea vers l'entrée du fort et, l'incident étant vidé, les huit soldats retour-
nèrent à leurs doux loisirs, un moment troublés par cette aventure inouïe.
CAPTIFS ET GEOLIERS.
Une fois entrés dans le fort et tandis que le gouverneur faisait quelques préparatifs
pour recevoir ses hôtes,
— Voyons, dit Athos, un mot d'explication pendant que nous sommes seuls.
— Le voici siniplemcnt, répondit le mousquetaire. J'ai conduit à File un prisonnier
que le roi défend qu'on voie; vous êtes arrivés; il vous a jeté quelque chose par son
g\uchet de fenêtre; j'étais à dîner chez le gouverneur, j'ai vu jeter cet objet, j'ai vu
Raoul le ramasser. Il ne me faut pas beaucoup de temps pour comprendre; j'ai com-
pris et je vous ai crus d'intelligence avec mon prisonnier. Alors...
— Alors vous avez commandé qu'on nous fusillât.
— .Ma loi... je l'avoue; mais si j'ai le premier sauté sur un mousquet, heureuse-
ment j'ai été le dernier à vous mettre enjoué.
— Si vous m'eussiez tué, d'Artagnan , il m'arrivait ce bonheur de mourir pour
la maison royale de Franco, et cet insigne honneur de mourir par votre main, à vous,
son plus noble cl son plus loyal défenseur.
— Bon! Athos, que me contez-vous là de la maison royale I balbutia d'Artagnan.
Comment! vous, comte , un honune sage et bien avisé, vous croyez à ces folies écrites
par un insensé.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. -443
— J'y crois.
— Avec d'autant plus de raison, mon cher chevalier, que vous avez ordre de tuer
ceux qui y croiraient , continua Raoul.
— Parce que, répliqua le capitaine de mousquetaires, parce que toute calomnie, si
elle est bien absurde, a la chance presque certaine de devenir popidaire.
— Non, d'Artagnan, reprit tout bas Alhos, parce que le roi ne veut pas que le secret
de sa famille transpire dans le peuple et couvre d'infamie les bourreaux du fds de
Louis Xlir.
— Allons 1 allons! ne dites pas de ces enfantillages-là , Athos, ou je vous renie pour
un homme sensé. D'ailleurs, expliquez-moi comment Louis XIII aurait un fils aux îles
Sainte-Marguerite?
— Un fils que vous auriez conduit ici, masqué, dans le bateau d'un pêcheur, fit
. Athos, pourquoi pas?
D'Artagnan s'arrêta.
— Ah ! ah ! dit-il , d'où savez-vous qu'un bateau de pêcheur?...
— Vous a amené à Sainte-Marguerite avec le carrosse qui renfermait le prisonnier;
avec le prisonnier que vous appelez monseigneur. Oh! je lésais, reprit le comte.
D'Artagnan mordit ses moustaches.
— Fût-il vrai , dit-il , que j'aie amené ici dans un bateau et avec un carrosse un pri-
sonnier masqué, rien ne prouve que ce prisonnier soit un prince... un prince de la
maison de France.
— Oh ! demandez cela à Aramis , répondit froidement Athos.
— A Aramis ! s'écria le mousquetaire interdit. Vous avez vu Aramis?
— Après sa déconvenue à Vaux, oui, j'ai vu Aramis fugitif, poursuivi, perdu, et
Aramis m'en a dit assez pour que je croie aux plaintes que cet infortuné a gravées sur
le plat d'argent.
D'Artagnan laissa pencher sa tête avec accablement.
— Voilà, dit-il, comme Dieu se joue de ce que les hommes appellent leur sagesse!
Beau secret que celui dont douze ou quinze personnes tiennent en ce moment les lam-
beaux ! Alhos, maudit soit le hasard qui vous a mis en face de moi dans cette affaire,
car maintenant...
— Eh bien ! dit Athos avec sa douceur sévère, votre secret est-il perdu parce que je le
sais ? N'en ai-je pas porté d'aussi lourds en ma vie? Ayez donc de la mémoire, mon cher.
— Vous n'en avez jamais porté d'aussi périlleux, repartit d'Artagnan avec tristesse.
J'ai comme une idée sinistre que tous ceux qui auront touché à ce secret mourront, et
mourront mal.
— Que la volonté de Dieu soit faite , d'Artagnan ! mais voici votre gouverneur.
D'Artagnan et ses amis reprirent aussitôt leurs rôles.
Ce gouverneur soupçonneux et dur était pour d'Artagnan d'une politesse allant jus-
qu'à l'obséquiosité. H se contenta de faire bonne chère aux voyageurs et de les bien
regarder. Athos et Raoul remarquèrent qu'il cherchait souvent à les embarrasser par
de soudaines attaques , ou à les saisir au dépouru d'attention ; mais ni l'un ni l'autre
ne se déconcerta. Ce qu'avait dit d'Artagnan put paraître vraisemblable , si le gouver-
neur ne le crut pas vrai.
On sortit de table pour aller se reposer.
— Comment s'appelle cet homme? il a mauvaise mine, dit Athos en espagnol à
d'Artagnan.
— De Saint-Mars, réphqua le capitaine.
4ii LES MOUSQUETAIRES.
— Ce sera donc le geôlier du jeune prince?
— Eh! le sais-je? Me voici peut-tMre à Sainte-Marguerite à perpétuité.
— Allons donc ! vous?
— Mon ami , je suis dans la situation d'un homme qui trouve un trésor au milieu
d'un désert. Il voudrait l'enlever, il ne peut; il voudrait le laisser, il n'ose. Le roi
ne me fera pas revenir, craignant qu'un autre ne surveille moins hienque moi; il re-
grette de ne m'avoir plus, sentant bien que nul ne le servira de près comme moi. Au
reste, il arrivera ce qu'il plaira à Dieu.
— Mais, fil observer Raoul, par cela même que vous n'avez rien de certain, c'est
que votre état ici est provisoire , et vous retournerez à Paris.
— Demandez donc à ces messieurs , interrompit Saint-Mars , ce qu'ils venaient faire
à Sainte-Marguerite.
— Ils" venaient, sachant qu'il y avait un couvent de bénédictins à Saint-Honorat,
curieux à voir, et dans Sainte-Marguerite une belle chasse.
— A leur (hsposition, répliqua Saint-Mars, comme à la vôtre.
D'Arlagnan remercia.
— Quand partent-ils? ajouta le gouverneur.
— Demain, répondit d'Artagnan.
M. de Saint-Mars alla faire sa ronde et laissa d'Artagnan seul avec les prétendus
Espagnols.
— Oh ! s'écria le mousquetaire , voilà une vie et une société qui me conviennent
peu. Je commande à cet homme, et il me gêne, mordioux! Tenez, voulez-vous que
nous fassions un coup de mousquet sur les lapins? la promenade sera belle et peu fati-
gante. L'île n'a qu'une lieue et demie de longueur, sur une demi-lieue de large; un
vrai parc. Amusons-nous.
— Allons où vous voudrez, d'Artagnan , non pour nous divertir, mais pour causer
librement.
D'Artagnan fit un signe à un soldat qui comprit et rapporta des fusils de chasse aux
gentilshommes et rouira au fort.
— Et maintenant, fit le mousquetaire, répondez un peu à la q\iestion que faisait ce
noir Saint-Mars : Qu'èles-vous venu faire aux îles Lérins?
— Vous dire adieu.
— Me dire adieu? Comment cela? Raoul part?
— Oui.
— Avec M. de Beaufort, je parie?
— Avec M. de Beaufort. Oh ! vous devinez toujours, cher ami.
— L'habitude...
Pendant que les deux amis connnençaient leur entretien, Raoul, la tète lourde , le
cœur chargé , s'était assis siu- des roches moussues, son mousquet sur ses genoux, et
regardant la mer, regardant le ciel, écoulant la voix de son âme, il laissait peu à peu
s'éloigner de lui les chasseurs.
D'Artagnan remarqua son absence.
— Il est toujours frappé, n'est-ce pas? dit-il à .\thos.
— A mort !
— Oh! vous exagérez, je pense. Raoul est bien trempé. Sur tous les cœurs si
nobles, il y a une seconde enveloppe qui fait cuirasse. La première saigne, la seconde
résiste.
■ — Non, répondit Alhos, Raoul en mourra.
LE VICOMTE DE BRAGELONiNE. 445
— Mordioux! fit d'Arlagnan sombre. Puis , ua moment après : Pourquoi le laissez-
vous partir?
— Parce qu'il le veuf.
— Et pourquoi n'allez-vous pas avec lui V
— Parce que je ne veux pas le voir mourir.
D'Artagnan regarda son ami en face.
— Vous savez une chose , continua le comte en s'appuyant au bras du capitaine ,
vous savez que dans ma vie j'ai eu peur de bien peu de choses. Eh bien! j'ai une peur
incessante, insurmontable ; j'ai peur d'arriver au jour où je tiendrais le cadavre de cet
enfant dans mes bras.
— Oh! répondit d'Artagnan , oh ! comment, Athos, vous venez vous poser en pré-
sence de l'homme le plus brave que vous dites avoir connu, de votre d'Artagnan, de
cet homme sans égal, comme vous l'appeliez autrefois, et vous venez lui dire en
croisant les bras que vous avez peur de voir votre fils mort, vous qui avez vu tout ce
que l'on peut voir en ce monde! Eh bien! pourquoi avez-vous peur de cela, Athos?
L'homme sur cette terre doit s'attendre à tout, affronter tout.
— Écoutez, mon ami, après m'étre usé sur cette terre dont vous parlez, je n'ai
plus gardé que deux religions : celle de la vie, mes amitiés, mon devoir de père;
celle de l'éternité, l'amour et le respect de Dieu. Maintenant, j'ai en moi la révéla-
tion que si Dieu souffrait qu'en ma présence mon ami ou mon fils rendît le dernier
soupir... Oh! non, je ne veux même pas vous dire cela, d'Artagnan.
— Dites! dites!
— Je suis fort contre tout, hormis contre la mort de ceux que j'aime. Je suis vieux,
voyez-vous , je n'ai plus de courage : je prie Dieu de m'épargner dans ma faiblesse;
mais s'il me frappait en face, et de cette façon, je le maudirais. Un gentilhomme
chréUen ne doit pas maudire son Dieu, d'Artagnan; c'est bien assez d'avoir maudit
un roi 1
— Huml fit d'Artagnan, un peu bouleversé par cette violente tempête de douleurs.
— D'Artagnan, mon ami, vous qui aimez Raoul , voyez-le , ajouta-t-il en montrant
son fils; voyez cette tristesse qui ne le quitte jamais. Connaissez-vous rien de plus af-
freux que d'assister, minute par minute , à l'agonie incessante de ce pauvre cœur?
— Laissez-moi lui parler, Athos. Qui sait?
— Essayez; mais, j'en ai la conviction, vous ne réussirez pas.
— Je ne lui donnerai pas de consolations ; je le servirai.
— Vous?
— Sans doute. Est-ce la première fois qu'une femme serait revenue sur une infi-
délité? Je vais à lui , vous dis-je.
Athos secoua la tête et continua la promenade seul. D'Artagnan , coupant à travers
les broussailles, revint à Raoul et lui tendit la main.
— Eh bien ! dit d'Artagnan à Raoul , vous avez donc à me parler ?
— J'ai avons demander un service, répliqua Bragelonne.
— Parlez.
— Vous retournerez quelque jour en France ?
— Je l'espère.
— Faut-il que j'écrive à mademoiselle de la Vallière?
— Non, il ne le faut pas.
— J'ai tant de choses à lui dire !
— Venez les lui dire , alors.
Aid LES MOUSQL'ETAIRES.
— Jamais !
— La Vallicie , elle aime le roi, dit brutalement d'Artagnan; c'est une hon-
nête tille.
Raoul tressaillit.
— Et vous , vous qu'elle abandonne , elle vous aime plus que le roi peut-être , mais
d'une autre façon.
— D'Artagnan, croyez-vous bien qu'elle aime le roi ?
— Elle l'aime à l'idolâtrie. C'est un cœur inaccessible à tout autre sentiment. Vous
continueriez à vivre auprès d'elle, que vous seriez son meilleur ami.
— Ah ! fit Raoul avec un élan passionné vers cette espérance douloureuse.
— Voulez-vous?
— Ce serait lâche.
— Voilà un mot absurde et qui me conduirait au mépris de votre esprit. Raoul , il
n'est jamais lâche, entendez-vous, de faire ce qui est imposé par la force majeure.
Si votre cœur vous dit : «Va là, ou meurs, » allez-y donc, Raoul. A-t-elle été lâche
ou brave, elle qui vous aimait, en vous préférant le roi, que son cœur lui comman-
dait impérieusement de vous préférer? Non, elle a été la plus brave de toutes les
femmes. Faites donc comme elle, obéissez à vous-même. Savez-vous une chose dont
je suis sur, Raoul ?
— Laquelle?
— C'est qu'en la voyant de près, avec les yeux d'un homme jaloux. Eh bien!
vous cesserez de l'aimer.
— Vous me décidez, mon cher d'Artagnan.
-— A partir pour la revoir?
— Non, à partir pour ne la revoir jamais. Je veux l'aimer toujoiu's.
— Franchement, reprit le mousquetaire, voilà une conclusion à laquelle j'étais loin
de m'attendrc.
»— Tenez, mon ami, vous irez la revoir et vous lui donnerez celte lettre qui, si
vous le jugez à propos, lui exphquera comme à vous ce qui se passe dans mon cœur.
Lisez-la; je l'ai préparée cette nuit. Quelque chose me disait que je vous verrais
aujourd'hui.
Il tendit cette lettre à d'Artagnan, qui la lut :
« Mademoiselle , vous n'avez pas tort à mes yeux en ne m'aimant pas. Vous n'êtes
coupable que d'un tort , celui de m'avoir laissé croire que vous m'aimiez. Cotte erreur
me coûtera la vie. Je vous la pardonne, mais je ne me la pardoiuie pas. On dit que
les amans heureux sont sourds aux plaintes des amans dédaignés. Il n'en sera point
ainsi de vous, qui ne m'aimez pas , sinon avec amitié. Je suis sur que si j'eusse in-
sisté près de vous pour changer celle amitié en amour, vous eussiez cédé par crainte
de me faire moiirir ou d'amoindrir l'estime que j'avais pour vous. Il m'est bien plus
doux de mourir en vous sachant libre et satisfaite.
« Aussi coud)icn vous m'aimerez , quand vous ne craindrez plus mon regard ou
mon reproche I \ous m'aimerez parce que, si charmant que vous paraisse un nouvel
amour, Dieu ne m'a fait en rien l'inférieur de celui que vous avez choisi, et que
mon dévouement, mon sacrifice , ma lin douloureuse , m'assurent à vos yeux une su-
périorité certaine sur lui. J'ai laissé échapper, dans la crédulité na'ive de mon cœur,
le trésor que je tenais. Beaucoup de gens mo disent que vous m'aviez aimé assez pour
en venir à m'aimer beaucoup. Celle idée m'enlève toute amertume et me conduit à
ne regarder conmie ennemi cpie moi seul.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 447
« Vous accepterez ce d(;rnier adieu , et vous me bénirez de m'êtrc réfugié dans
l'asile inviolable où s'éleint toute haine , où dure tout amour.
« Adieu, Mademoiselle. S'il fallait acheter de tout mon sang votre bonheur, je
donnerais tout mon sang. J'en fais bien le sacrilice à ma misère !
« Raoul , vicomte de Bragelonne. »
— La lettre est bien, dit le capitaine. Je n'ai qu'une chose à lui reprocher.
— Dites-moi laquelle? s'écria Raoul.
— C'est qu'elle dit toute chose, hormis la chose qui s'exhale comme un poison
mortel de vos yeux, de votre cœur 5 hormis l'amour insensé qui vous brûle encore.
Raoul pâlit et se tut.
— Pourquoi n'avez-vous pas écrit seulement ces mots :
« Mademoiselle ,
« Au lieu de vous maudire, je vous aime et je meurs. »
— C'est vrai, dit Raoul avec une joie sinistre.
Et déchirant sa lettre qu'il venait de roprendre , il écrivit ces lignes :
« Pour avoir le bonheur de vous dire encore que je vous aime , je commets la
lâcheté de vous écrire , et pour me punir de cette lâcheté , je meurs. »
Et il signa .
— Vous lui remettrez ces tablettes, n'est-ce pas, capitaine, dit-il à d'Artagnan.
— Quand cela? répliqua celui-ci.
— Le jour, dit Bragelonne en montrant la dernière phrase, le jour où vous écrirez
la date sous ces mots.
Et il s'échappa soudain et courut joindre Athos, qui revenait à pas lents.
Gomme ils passaient sur le rempart dans une galerie dont d'Artagnan avait la clef,
ils virent M. de Saint-Mars se diriger vers la chambre habitée par le prisonnier.
Ils se cachèrent dans l'angle de l'escalier, sur un signe de d'Artagnan.
— Qu'y a-t-il? dit Athos.
— Vous allez voir. Regardez. Le prisonnier revient de la chapelle.
Et l'on vit , à la lueur des rouges éclairs, dans la brume violette qu'estompait le
vent sur le fond du ciel , passer gravement , à six pas derrière le gouverneur, un
homme vèfu de noir et masqué par une visière d'acier bruni, soudée à un casque de
même métal , et qui lui enveloppait toute la tête. Le feu du ciel jetait de fauves reflets
sur la surface pohe, et ces reflets, voltigeant capricieusement, semblaient être les
regards courroucés que lançait ce malheureux, à défaut d'imprécations.
Au milieu de la galerie, le prisonnier s'arrêta un moment à contempler l'horizon
infini , à respirer les parfums sulfureux de la tempête, à boire avidement la pluie
chaude, puis il poussa un soupir semblable à un rugissement.
— Venez, Monsieur, dit Saint-Mars brusquement au prisonnier, car il s'inquiétait
déjà de le voir regarder longtemps au delà des murailles. Monsieur, venez donc!
— Dites monseigneur! cria de son coin Athos à Saint-Mars avec une voix tellement
solennelle et terrible que le gouverneur en frissonna des pieds à la tête. Athos voulait
toujours le respect pour la majesté tombée. Le prisonnier se retourna.
— Qui a parlé? demanda Saint-Mars.
— Moi, répliqua d'Artagnan, qui se montra aussitôt. Vous savez bien que c'est
l'ordre.
— Ne m'appelez ni monsieur ni monseigneur, dit à son tour le prisonnier avec une
voix qui remua Raoul jusqu'au fond des entrailles ; appelez-moi maudit!
us LES MOUSQUETAIRES.
El il passa. La porte de fer cria derrière lui.
— Voilà un homme malheureux ! murmura sourdement le mousquetaire, en mon-
trant à Raoul la chambre habitée par le prince.
LES PROMESSES.
A peine d'Artagnan rentrait-il dans son appartement avec ses amis , qu'un des sol-
dats du fort vint le prévenir que le gouverneur le cherchait.
Une barque qui semblait pressée de gagner le port, venait à Sainte-Marguerite avec
une dépêche iniporlanto pour le capitaine des mousquetaires.
En ouvrant le pli, d'Artagnan reconnut l'écriture du roi. «Je pense, disait
Louis XIV, que vous aurez tini d'exécuter mes ordres, monsieur d'Artagnan ; revenez
donc sur-le-champ à Paris, me trouver dans mon Louvre. »
— Voilà mon exil fini! s'écria le mousquetaire avec joie j Dieu soit loué, je cesse
d'être geôlier!
El il montra la lettre à Athos.
— Ainsi, vous nous quittez? répliqua celui-ci avec tristesse.
— Pour nous revoir, cher ami , attendu que Raoul est un grand garçon qui partira
bien seul avec M. de Beaufort, et qui aimera mieux laisser son père revenir en com-
pagnie de M. d'Artagnan que de le forcer à faire seul deux cents lieues pour regagner
la Fère. N'est-ce pas , Raoul?
— Gerlaincmcnt, balbutia celui-ci avec l'expression d'un tendre regret.
— Non, mon ami, inlcrrom|)it Allios , je ne quitterai Raoul que le jour où son vais-
seau aura disparu à l'horizon. Tant qu'il est en France, il n'est pas séparé de'moi.
— A votre guise, cher ami , mais nous quitterons du moins Sainte-Marguerite en-
semble; proliiez de la barque qui va me ramener à Antibes.
— De grand cœur ; nous ne serons jamais assez tôt éloignés de oc fort et du spectacle
qui nous a attristés tout à l'heure.
Les trois amis quittèrent donc la petite île, après les derniers adieux faits au gouver-
neur, et dans les dernières lueurs de la tonipête qui s'éloignait, ils virent pour la der-
nière fois blanchir bîs murailles du fort.
D'Artagnan prit congé de ses amis dans la nuit même. Avant de monter à cheval et
comme il sortait des bras d'Albos,
— Amis, dit-il, vous ressemblez trop à deux soldats qui abandonnent leur poste.
Quelque chose m'avertit que Raoul aurait besoin d'être maintenu par vous à son
rang. Voulez-vous que je demande à passer en Afrique pour y mener cent bons mous-
quets? Le roi ne me refusera pas et je vous emmènerai avec moi.
— Monsieur d'Artagnan, répliqua Raoul en lui serrant la main avec effusion, merci
de ( cite olfrc qui nous donnerait plus que nous ne voulons, M. le comte et moi. Moi
qui suis jeune, j'ai besoin d'un travail d'esprit et d'une fatigue de corps; M. le comte
a besoin du plus profond repos. Vous êtes son meilleur ami : je vous le reconnnande.
En \eillant sur lui , vous tiendrez nos deux âmes dans votre main.
— Il faut partir; voilà mon cheval qui s'impatiente, dit d'Artagnan, chez qui le
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 410
signe 1g pliH manifeste d'une vive émotion était le changement d'idées dans lui entre-
tien. Au rcvoii'douc , cher Athos, et si vous laites diligence , eh bien ! je vous embras-
serai plus loi.
Son cheval fit un mouvement qui écarta le cavalier de ses anu"s.
Celte scène avait lieu devant la maison choisie par Athos aux portes d'AntiJjcs, et
où d'Artagnan , après le souper, avait commandé qu'on lui amenât ses chevaux.
La roule commençait là et s'étendait blanche et onduleusc dans les va[)eurs de la
nuit. Le cheval respirait avec force l'àprc parfum salin qui s'exhale des marécages.
D'Artagnan prit le trot, et Athos commença h revenir tristement avec Raoul.
Tout à coup ils entendirent se rapprocher le bruit des pas du cheval, et d'abord ils
crurent à une de ces répercussions singulières qui trompent l'oreille à chaque circon-
flexion des chemins.
Mais c'était bien le refour du cavalier. D'.\rtagnan revenait au galop vers ses amis.
Ceux-ci poussèrent un cri de joyeuse surprise , et le capitaine , sautant à terre comme
un jeune homme, vint prendre dans ses deux bras les deux tètes chéries d'Alhos et de
Raoul. Il les tint longtemps eud)rassées sans dire un mot, sans laisser échapper le
soupir qui brisait sa poitrine. Puis aussi rapidement qu'il était venu , il repartit en ap-
puyant les deux éperons aux flancs du cheval furieux.
— Hélas ! dit le comte tout bas, hélas !
— Mauvais présage! se disait de son coté d'Artagnan en regagnant le temps perdu.
Le service commandé par M. de Oeaufort s'accomplissait henreusement. La flottille
dirigée sur Toulon parles soins de Raoul était partie, traînant après elle, dans de pe-
tites nacelles presque invisibles, les fenmies et les amis des péchevu's et des conli'e-
bandiers misenré(|uisilion pour le service de la Hotte.
Le temps si court qui restait au père et au fils pour vivre ensemble semblait avoir
doublé de rapidité, comme s'accroît la vitesse de tout ce qui penche à tomber dans le
gouffre de l'éternité.
Athos et Raoul revinrent à Toulon, (|ui s'emplissait du bruit des chariots, du bruit
des armures , du bruit des chevaux hennissans. Les trompettes sonnèrent leurs
marcbes fières, les tambourssignalaient leur vigueur, les rues regorgeaient de soldats,
de valels et de marchands.
Le duc de Beaufort éUiit partout activant rembarquement avec le zèle et l'intérêt
d'un bon capitaine. Il caressait ses compagnons jusqu'aux plus humbles ; il gonrman-
dait ses lienlenans même les plus considérables.
Artillerie, provisions, bagages, il voulut tout voir par lui-même ; il examina l'équipe-
ment de chaque soldat, s'assura de la santé de chaque cheval. On sentait que, lé^er,
vantard, égoïste dans son hôtel , le gentilhomme redevenait soldat, le grand seigneur
capitaine, vis-à-vis de la responsabilité qu'il avait acceptée.
Toutes choses ayant satisfait ou paru satisfaire l'anu'raljl fità Raoul ses compliment
et donna les derniers ordres pour l'appareillage, qui fut fixé au lendemain à la pointe
du jour. Il invita le comte et son fils à dîner avec lui. Ceux-ci prétextèrent quelques
nécessités du service et se mirent à l'écart. Gagnant leur hôtellerie, située sous les
arbres de la grande place , ils prirent leur repas à la hâte , et Athos conduisit Raoul
sur les rochers qui dominent la ville , vastes montagnes grises d'où la vue est infinie
et embrasse un horizon lifjuide qui semble, tant il est loin, de niveau avec les rochers
eux-mêmes. La nuit était belle comme toujours en ces heureux climals. La lune se
levant derrière les rochers déroulait comme une nappe argentée sur le lapis bleu de
la mer. Dans la rade, manœuvraient silencieusement les vaisseaux qui venaient
î. II. 29
450 LES MOUSQUETAIRES.
prendre leur rang pour faciliter l'embarquement. La mer , chargée de phosphore ,
s'ouvrait sous les carènes des barques qui transbordaient les bagages et les mimitions ;
chaque secousse de la proue fouillait ce gouffre de flammes blanches, et de chaque
aviron dégouttaient les diamans Uquides. On entendait les marins, joyeux des largesses
de l'amiral , murmurer leurs chansons lentes et naïves. Parfois le grincement des
chaînes se mêlait au bruit sourd des boulets tombant dans les cales. Ce spectacle et
ces harmonies serraient le cœur comme la crainte et le dilataient comme l'espérance.
Toute cette vie sentait la mort.
Athos s'assit avec son fils sur les mousses et les bruyères du promontoire. Autour de
leur tête passaient et repassaient les grandes chauves-souris, emportées dans l'effrayant
tourbillon de leur chasse aveugle. Les pieds de Raoul dépassaient l'arête de la falaise
et baignaient dans ce vide que peuple le vertige et qui provoque au néant.
Quand la lune fut levée en son entier, caressant de sa lumière les pitons voisins;
quand le miroir de l'eau fut illuminé dans toute sou étendue, et que les petits feux
rouges eurent fait leur trouée dans les masses noires de chaque navire , Alhos , ras-
semblant toutes ses idées, tout son courage , dit avec une émotion grave :
— Dieu a fait tout ce que no'.is voyons, Raoul : il nous a faits aussi, pauvres atomes
mêlés à ce grand univers; nous brillons comme ces feux et ces étoiles, nous soupirons
comme ces flots, nous souffrons comme ces grands navires qui s'usent à creuser la
vague , en obéissant au vent qui les pousse vers un but, comme le souffle de Dieu
nous pousse vers un port. Tout aime à vivre, Raoul, et tout est beau dans les choses
vivantes.
— Monsieur, répliqua le jeune homme, nous avons là en effet un beau spectacle.
— Comme d'Arlagnan est bon ! interrompit tout de suite Alhos, et c'est un rare
bonheur que de s'être appuyé toute une vie sur un ami comme celui-là! Voilà ce qui
vous a manqué. Je n'étais pas un ami pour vous. Raoul.
— Eh ! Monsieur, pourquoi ?
— Parce que je vous ai donné lieu de croire que la vie n'a qu'une face, parce que,
triste et sévère, hélas! j'ai toujours coupé pour vous, sans le vouloir, mon Dieu ! les
bourgeons joyeux qui jaillissaient incessamment de l'arbre de la jeunesse; en un mot,
parce que dans le moment où nous sommes, je me repens de ne pas avoir fait de vous
un homme très-expansif, très-dissipé, très-bruyant.
Je sais pourquoi vous me dites cela , Monsieur. Non, vous avez tort , ce n'est
pas vous qui m'avez faii ce que je suis; c'est cet amour qui m'a pris au moment où
les en fans n'ont que des inclinations ; c'est la constance naturelle à mon caractère,
qui. chez les autres créatures, n'est qu'une habitude. J'ai cru que je serais toujours
connue j'étais ; j'ai cru (pie Dieu m'avait jeté dans une route toute défrichée , toute
droite bordée de fruits et de fleurs. J'avais au-dessus de moi votre vigilance , voire
force. Je me suis cru vigilant et fort. Rien ne m'a préparé, je suis tombé une fois, et
cette fois m'a ôté le courage pour toute ma vie. Oh ! non. Monsieur, vous n'êles dans
mon passé que pour mon bonheur; vous n'êtes dans mon avenir que comme un espoir.
Non, je n'ai rien à reprocher à la vie telle que vous me l'avez faite ; je vous bénis et je
vous aime ardemment.
]\Ion cher Raoul , vos paroles me font du bien. Elles me prouvent que vous agi-
rez vm peu pour moi dans le tenq^squi va suivre.
— Je n'agirai que pour vous, Monsieur.
Raoul , ce que je n'ai jamais fait à votre égard , je le ferai désormais. Je serai
Votre ami, non plus votre père. Nous vivrons en nous répandant au lieu de vivre en
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 451
nous tenant prisonniers, lorsque vous serez revenu. Ce sera bientôt, n'est-ce pas?
— Certes, Monsieur, car une expédition pareille ne saurait être longue.
— Bientôt alors , Raoul, bientôt , au lieu de vivre modiquctnent sur mon revenu ,
je vous donnerai le capital de nies terres. Il nous suflira pour vous lancer dans le
monde jusqu'à ma morl, et vous me donnerez, je l'espère , avant ce temps, la con-
solation de ne pas laisser s'éteindre ma race.
— Je ferai tout ce que vous me conuiianderez , repartit Raoul fort agité.
— Il ne faudrait pas, Raoul , que votre service d'aide de camp Vous conduisît à des
tentatives trop hasardeuses. Vous avez fait vos preuves, on vous sait bon au feu. Rap-
pelez-vous que la guerre des Arabes est une guerre de pièges , d'embuscades et d'as-
sassinats.
— On le dit , Monsieur.
— Il y a toujours peu de gloire à tomber dans un gnet-apens. C'est une mort qui
accuse un peu de témérité ou d'imprévoyance. Vous comprenez bien ce que je veux-
vous dire, Raoul? A Dieu ne plaise que je vous exhorte à demeurer loin des rencontres!
— Je suis prudent naturellement, Monsieur, et j'ai beaucoup de bonheur, dit
Raoul avec un sourire qui glaça le cœur du pauvre père ; car, se hâta d'ajouter le
jeune homme, pour vingt combats où je me suis trouvé je n'ai encore compté qu'une
égratignure.
— Il y a en outre, dit Alhos, le climat qu'il faut craindre : c'est une laide fin que la
fièvre. Le roi saint Louis priait Dieu de lui envoyer une flèche ou la peste avant la fièvre.
— Oh ! Monsieur, avec de la sobriété, avec un exercice raisonnable...
— J'ai déjà obtenu de M. de Beaufort , interrompit Athos , que ses dépêches parti-
raient tous les quinze jours pour la France. Vous, son aide de camp, vous serez chargé
de les expédier; vous ne m'oublierez sans doute pas.
— Non, Monsieur, dit Raoul d'une voix étranglée.
— Enfin, Raoul , comme vous êtes bon chréfien et moi aussi, nous devons compter
sur une protection plus spéciale de Dieu ou de nos anges gardiens. Promettez-moi que
s'il vous arrivait malheur en une occasion, vous penserez à moi tout d'abord.
' — Tout d'abord, oh ! oui.
— Et que vous m'appellerez.
— Sur-Ie~champ !
— Vous rêvez de moi quelquefois, Raoul ?
• — Toutes les nuits, Monsieur. Pendant ma première jeunesse , je vous voyais en
songe, calme et doux, une main étendue sur ma tête, et voilà pourquoi j"ai toujours
si bien dormi... autrefois!
— Nous nous aimons trop , dit le comte , pour qu'à partir de ce moment où nous
nous séparons , une part de nos deux âmes ne voyage pas avec Fun et l'autre de nous,
et n'habite pas où nous habiterons. Quand vous serez triste , Raoul, je sens que mon
cœur se noiera de tristesse , et quand vous voudrez sourire en pensant à moi , songez
bien que vous m'enverrez de là-bas un rayon de votre joie.
— Je ne vous promets pas d'être joyeux, répondit le jeune homme , mais soyez cer-
tain que je ne passerai pas une heure sans songer à vous; pas une heure, je vous le
jure , à moins que je ne sois mort.
Athos ne put se contenir plus longtemps ; il entoura de son bras le cou de son fils et
le but embrassé de toutes les forces de son cœur.
La lune avait fait place au crépuscule; une bande dorée montait à l'horizon, an-
nonçant l'approche du jour. Athos jeta son manteau sur les épaules de Raoul et l'em-
4-V2 LES MOUSQUETAIRES.
mena vers la ville, où, fardeaux et porteurs, tout remuai! déjà comme une va<te
fourmilière. A l'extrémité du plateau que quitlaient Athos et Bragelonne, ils virent
une on)bre noire se balançant avec indécision et comme honteuse d'être vue. C'était
Grimaud , qui , inquiet , avait suivi son maître à la piste et qui les attendait.
— Ob! bon Grimaud, s'écria Raoul, que veux-tu? Tu viens nous dire qu'il faut
partir, n'est-ce pas?
— Seul? fit Grimaud en montrant Raoul à Athos d'un ton de reproche qui montrait
à quel point le vieillard était bouleversé.
— Oh! tu as raison! s'écria le comte. Non, Raoul ne partira pas seulj non , il ne
restera pas sur une terre étrangère, sans quelqu'un d'ami qui le console et lui rappelle
tout ce qu'il aimait.
— Moi ! dit Grimaud.
— Toi? Oui , oui ! s'écria Raoul louché jusqu'au fond du cœur.
— Hélas ! dit Athos, tu es bien vieux , mon bon Grimaud !
— Tant mieux , répliqua celui-ci avec une profondeur de sentiment et d'intelligen:e
inexprimable.
— Mais voilà que l'embarquement se fait, dit Raoul, et tu n'es point préparé.
— Si ! dit Grimaud en montrant les clefs de ses coiïres mêlées à celles de son jeune
maître.
— Mais, objecta encore Raoul, \û ne peux laisser M. le comte ainsi seul; M. le
comte que tu n'as jamais quitté.
Grimaud tourna son regard obscurci vers Athos comme pour mesurer la force de
l'un et de l'autre. Le comte ne répondait rien.
— Monsieur le comte aimera mieux cela , dit Grimaud.
— Oui , fit Athos.
Eu ce moment les tambours roulèrent tous à la fois et les clairons emplirent l'air
de chants joyeux.
On vit aussitôt déboucher de la ville les régimens qui devaient prendre part à
l'expédition.
Ils s'avançaient au nombre de ( in(i , composés chacun (\c quarante compagnies.
Royal marchait le j)remicr, reoonnaissable à son uniforine blanc à parcmens bleus.
Les drapeaux d'ordonnance, écarlelés en croix, violet cl feuille morte, tivecun semis
de fleurs de lis d'or, laissaient dominer le drapeau colonel blanc avec la croix tleur-
delisée.
Mousquetaires aux ailes, avec leurs bâtons foin'chus à la main et les mousquets sur
l'épaide , piquiers au centre avec le\irs lances de quatorze pieds, marchaient gaiement
vers les barques de transport qui les portaient en détail vers les navires.
Les régimens de Picardie, Navarre. Nin-mandie et Royal-Vaisseau venaient ensuite.
M. de Beaufort avait su choisir.
On le voyait lui-même au loin fermant la marche avec son état-major. Avant qu'il
put atteindre la mer, une bonne heure devait s'écouler.
Raoul se dirigea lentement avec Athos vers le rivage, afin de prendre sa place au
moment du passage du prince. Grimaud, bouillonnant d'une ardeur de jeune homme,
faisait porter au vaisseau-amiral les bagages de Raoul. Athos, son bras passé sous ce-
lui du fils qu'il allait perdre, s'absorbait dans la plus douloureuse méditation, s'étour-
dissaul du bruit et du mouvement.
Tout à coup im officier de M. de Beaufort vint à eux pour leur apprendre (\\\t) le duc
manifestait le désir de voir Raoul à ses côtés.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. /.ô.!
— Veuillez «lire au prince , Mousieuf, s'écria le jeune liomnie, que je lui dciiiunde
encore cette heure pour jouir de la présence de M. le comte.
— Non, non, interromi)it Athos, ini aide de camp ne peut ainsi quitter son général.
Veuillez dire au prince, Monsieur, que le vicomte va se rendre auprès de lui.
Loflicier partit au galop.
— Nous quitter ici, nous quitter l;i-bas, ajouta le comte, c'est toujours une séparation.
11 épousseta soigneusemenl l'habit de son fils et lui passa la main sur les cheveux
tout en marchant.
— Tenez, dit-il, Haoul, vous avez besoin d'argent; M. de Beaufort mène grand
train, et je suis certain que vous vous plairez là-bas à acheter des chevaux et des
armes, qui sont choses précieuses en ce pays. Or, comme vous ne servez pas le roi ni
jM. de Beaufort el que vous ne relevez que de votre libre arbitre, vous ne devez
compter ni sur solde, ni sur largesses. Je veux donc que vous ne manquiez de lien à
Gigelli. Voici deux cents pistoles. Dépensez-les, Raoul, si vous tenez à me faire plaisir.
Raoul serra la main de son père, et au détour d'une rue, ils virent M. de Beaufort,
moulé sur un magnifique genêt blanc, qui répondait par de gracieuses coiu'beltes aux
aj)plaudissemens des dames de la ville.
Le duc appela Raoul et tendit la main au comte. Il lui parla longtemps, avec de si
douces expressions, que le cœur du pauvre père s'en trouva un peu réconforté.
Il y eut pour tous deux un moment terrible , celui où, pour ([uitter le sable de la
plage, les soldats et les marins échangèrent avec leurs funilles et leurs amis les der-
niers baisers : moment suprême où, malgré la pureté du ciel , la chaleur du soleil ,
malgré les parfums de l'air et la douce vie qui circule dans les veines , tout paraît
noir, tout paraît amer, tout fait douter de Dieu en parlant par la bouche même de Dieu.
Il était d'usage que l'amiral s'embarquât le dernier avec sa suite ; le canon atten-
dait , pour lancer sa formidable voix , que le chef eût mis un pied sm* la planche de
son navire.
Athos oubliant et l'amiral, et la flotte, et sa propre vanité d'homme fort, ouvrit les
bras à son fils et l'étreignit convulsivement sur sa poitrine.
— Accompagnez-nous à bord, dit le duc ému, vous gagnerez une bonne demi-heure.
— Non, lit Athos, non, mon adieu est dit. Je ne veux pas en dire un second.
— Alors, vicomte, embarquez, embarquez vite ! ajouta le prince, voulant épargner
les larmes à ces deux hommes dont le cœur se gonflait.
Et paternellement, tendrement, fort comme l'eût été Porthos, il enleva Raoul dans
ses bras et le plaça sur la chaloupe dont les avirons commencèrent à nager aussitôt
sur un signe. Lui-même , oubliant le cérémonial, sauta sur le plat bord de ce canot ,
et lé poussa d'un pied vigoureux en mer.
— Adieu 1 cria Raoul.
Athos ne répliqua que par un signe, mais il sentit quelque chose de brûlant sur sa
main : c'était le baiser respectueux de Grimaud, le dernier adieu du chien fidèle.
Athos s'assit sur le môle, éperdu, sourd, abandonné. Chaque seconde lui enleva un
des traits , une des nuances du teint pâle de son fils. Les bras pendans, l'œil fixe, la
bouche ouverte, il resta confondu avec Raoul dans un même regard, dans une même
pensée, dans une même stupeur. La mer emporta peu à peu chaloupes et figures jus-
qu'à cette dislance où les hommes ne sont plus que des points, les amours des sou-
venirs. Athos vit son fils monter l'échelle du vaisseau-amiral, il le vit s'accouder au
bastingage et se placer de manière à être toujours un point de mire pour l'œil de son
père. En vain le canon tonna, en vain des navires s'élança une longue rumeur ré-
451 LES MOUSQUETAIRES.
pondue sur terre par d'inimen>cs acclamalions, en vain le bruit voulut-il étourdir l'o-
reille du père , et la fumée noyer le but chéri de toutes ses aspirations : Raoul lui
apparut jusqu'au dernier moment, et l'imperceptible atome passant du noir au pâle,
du p;\le au blanc, du blanc à rien, disparut pour Athos, longtemps après que pour
tous les yeux des assistans avaient disparu les voiles enflées par le vent.
Vers midi , quand déjà le sol(>il dévorait l'espace et qu'à peine l'exiréuiité des
niàts dominait la ligne incandescente de la mer, Athos vit s'élever une ombre douce,
aérienne, aussitôt évanouie que vue : c'était la fumée d'un coup de canon que M. de
Beaufort venait de faire tirer pour saluer une dernière fois la côte de France.
ENTRR FEMMES,
D'Artasnan n'avait pu se cacher à ses amis aussi bien qu'il l'eut désiré. Le soldat
stoique, l'impassible homme d'armes, vaincu par la crainte et les pressentimens ,
avait donné quelques minutes à la faiblesse humaine. Aussi, quand il eut fait taire son
cœur et calmé le tressaillement de ses muscles, se tournant vers son laquais, silen-
cieux serviteur toujours aux écoutes , pour obéir plus vite ,
— Rabaud, dit-il, tu sauras «pie je dois faire trente lieues par jour.
— [îien, mon capitaine, répondit Rabaud.
Et, à partir de ce moment, d'Artagnan , fait à lallure de son cheval, comme un
véritable centaure, ne s'occupa plus de rien.
Jamais l'homme d'esprit ne s'est ennuyé s'il a le corps occupé parla fatigue : jamais
l'homme s;iin de corps n"a manqué de trouver la vie léirère si quelque chose a captivé
son esprit. L>'Artagnan, toujours courant, toujours rêvant, di-scendit à Paris, frais et
tendre de muscles, comme l'athlète qui s'est préparé pour le gymnase.
Le roi ne l'attendait pas sitôt et venait de partir pour chasser du côté de Meudon.
D'Artagnan, au lieu de courir après le roi, comme il eût fait au temps jadis , se dé-
botta, se mil au bain et attendit que Sa Majesté fut revenue bien poudreuse et bien
lasse. Il occupa les cinq heures d'intervalle à prendre , comme on dit , l'air de la
maison , et à se cuirasser contre toutes les mauvaises chances.
11 a|)prit que le roi, depuis cpiinze jours, était sombre, que la reine-mère était ma-
ladu et fort accablée, que .Mun>ieur. frère du roi, tournait à la dévotion, que Madame
avait des vapeurs et (juc M. de Guiche était parti pour une de ses terres. 11 apprit que
J\I. Colbcrt était raYonnant, (jue M. Fouquet consultait tous les jours un nouveau mé-
deriu , (pii ne le guérissait point, et tpic sa primipale maladie n'était pas de celles
que les médecins guérissent. Le roi, dit-on à d'.Artagnan, faisait à M. Fouquef la plus
tendre mine et ne le quittait plus d'inie semelle, mais le surintendant, louché an cœur
comme ces beaux arbres (juun ver a piqués, dépérissait malgré le sourire royal, ce
soleil des arbres de cour.
D'Artagnan apprit que mademoiselle de la Vailièxe était devenue indispensable au
roi, (pie le prince, durant ses chasses, s'il ne l'enunenait point, lui écrivait plusieurs
fois, non plus des vers, mais, ce qui était bien pis, de la prose et par pages.
Aussi voyait-on le i^remicr roi du viomlr . < omuio disait la pléiaile poétique d'alors,
"jc-er
L \ \- A L L I E R F.
LE VlGOMTl:: l»E BRAGELONNE. 435
descendre de cheval d'une ardeur sans seconde et sur la forme de son chapeau crayon-
ner des phrases en phéhus, que M. de Saint-Aignan, aide de camp à perpctuilé, por-
tait à la Yailière, au risque de crever ses chevaux.
D'Arlagnan alors pensa aux recommandations du pauvre Raoul, à cette lettre de
désespoir destinée à une femme qui passait sa vie à espérer, et, comme d'Arlagnan
aimait à philosopher, il résolut de proiiter de l'absence du roi pour entretenir un mo-
ment mademoiselle de la ValHère. C'était chose aisée; Louise, pendant la chasse
rovale, se promenait avec quelques dames dans une galerie du Palais-Royal où préci-
sément le capitaine des mousquetaires avait quelques gardes à inspecler.
D'Artagnan ne doutait pas que s'il eù\ pu entamer la conversation sur Raoul, Louise
ne lui donnât quelque sujet d'écrire une bonne lettre au pauvre exilé; or, l'espoir ou
du moins la consolation pour Raoul, en une disposition de cœur comme celle où
nous l'avons vu, c'était le soleil, c'était la vie de deux hommes qui étaient bien chers
à notre capitaine.
Il s'achemina donc vers l'endroit où il savait rencontrer mademoiselle de la VaUière.
D'Artagnan la trouva mais fort entourée. Dans son apparente sohlude, la favorite
du roi recevait, comme une reine, plus que la reine peut-être, un honunage dont
Madame avait été si tière, alors que tous les regards du roi étaient pour elle et com-
mandaient tous les regards des courtisans.
D'Artagnan, qui n'était pas un muguet, ne recevait pourtant que caresses et gentil-
lesses des dames; il était poli comme un brave, et sa réputation terrible lui avait con-
cilié autant d'amitié chez les hommes que d'admiration chez les femmes. Aussi, eu le
voyant entrer, les filles d'honneur lui adressèrent-elles la parole. Elles débutèrent par
des questions :
Où avait-il été? qu'était-il devenu? Pourquoi ne l'avait-on pas vu faire avec son
beau cheval toutes ces belles voltes qui émerveillaient les curieux au balcon du roi?
Il répliqua qu'il arrivait du pays des oranges.
Ces demoiselles se mirent à rire. On était au temps où tout le monde voyageait et où
pourtant un voyage de cent lieues était un problème résolu souvent par la mort.
— Du pays des oranges? s'écria mademoiselle de Tonnay-Charente. De l'Espagne?
— Eh ! eh ! fit le mousquetaire.
— De Malte? dit Montalais.
— Ma foi! vous approchez. Mesdemoiselles.
— C'est d'une île? demanda la Yailière.
— Mademoiselle , dit d'Artagnan, je ne veux pas vous faire chercher : c'estdu pays
où M. de Beaufort s'embarque à l'heure qu'il est pour passer en Alger.
— Avez-vous vu l'armée ?
— Comme je vous vois , répliqua d'Arlagnan.
— Avons-nous des amis par là? lit mademoiselle de Tonnay-Charente froidement ,
mais de manière à atfirer l'altenlion^ur ce mot d'une portée calculée. •
— Mais, réphqua d'Artagnan , nous avons M. de la Guilloticre, M. de MouchY,M. de
Bragelonne.
La Yailière pâlit.
— M. de Bragelonne? s'écria la perfide Athénaïs. Eh quoi 1 il est parU en guerre ? lui !
Montalais lui marcha sur le pied, mais vainement.
— Savez-vous mon idée? confinua-t-elle sans pitié en s'adressantà d'Artagnan.
— Non, Mademoiselle , et je voudrais bien la savoir.
— Mon idée, c'est que tous les honnnes qui vont faire cette guerre sont des déses-
4ri6 LES MOUSQUETAIRES.
pérés que l'amour a traités mal et qui vont chercher des noires moins cruelles que ne
relaient les blanches.
Quelques dames se mirent à rire; la Vallière perdait son maintien; Montalais tous-
sait à réveiller un mort.
— Mademoiselle, interrompit d'Artagnan, vous faites erreur quand vous parlez des
femmes noires de Gigelli; les femmes, là-bas, ne sont pas noires; il est vrai qu'elles
ne sont pas blanches : elles sont jaunes.
— Jaunes 1
— Eh ! n'en dites pas de mal; je n'ai jamais vu de plus belle couleur à marier avec
des yeux noirs et une bouche de corail.
— Tant mieux pour M. de Bragelonne! lit mademoiselle de Tonnay-Charenle avec
insistance. Il se dédommagera. Pauvre garçon!
Il se fit un profond silence sur ces paroles. D'Artagnan eut le temps de réfléchir que
les femmes, ces douces colombes, se traitent entre elles beaucoup plus cruellement
que les tigres elles ours.
Ce n'était pas assez pour Athénaïs d'avoir fait pâlir la Vallière; elle voulut la faire
rougir.
— Savez-vous, Louise, dit-elle, que vous voilà un gros péché sur la conscience?
— Quel péché, Mademoiselle? balbutia l'infortunée en cherchant un appui autour
d'elle sans le trouver.
^ — Eh mais, poursuivit Athénaïs, ce garçon vous était fiancé. Il vous aimait. Vous
l'avez repoussé.
— C'est un droit qu'on a quand on est honnête femme, reprit Montalais d'un air
précieux. Lorsqu'un sait ne devoir pas faire le bonheur d'un homme , mieux vaut le
repousser.
Louise ne put pas comprendre si elle devait un hlàme ou un remercîment à celle
qui la défendait ainsi.
— Repousser! repousser! c'est fort bon, dit Athénaïs, mais là n'est pas le péché
que mademoiselle de la Vallière aurait à se reprocher. Le vrai péché , c'est d'envoyer
ce pauvre Hragelonne à la guerre , à la guerre où l'on trouve la mort.
Louise passa une main sur son front glacé,
— Et s'il meurt, continua l'impitoyable, vous l'aurez tué; voilà le péché.
Louise, à demi morte elle-même, vint en chancelant prendre le bras du capitaine
de mousquetaires , dont le visage trahissait une émolion inaccoutumée.
— Vous aviez à me parler, monsieur d'Artagnau, dit-elle dune voix altérée par la
colère et la douleur. Qu'.aviez-vous à me dire?
D'Artagnan fit plusieiu's pas dans la galerie , teuant Louise sous son bras; puis,
lorsqu'ils lurent assez loin des autres,
— Ce que j'avais à vous dire, Mademoiselle, répliqua-t-il, mademoiselle de Ton-
nay-Cliarente vient de vous l'exprimer brutalement , mais en entier.
Elle poussa un petit cri, et, navrée parcelle nouvelle blessure, prit sa course
couune ces pauvres oiseaux fra[)pés à mort (|ui cherchent l'ombre duhallier pour mourir.
Elle dis[)arul par une porte au moment oîi le roi entrait par une autre.
Le premier regard du prime fut pour le siège vide de sa maîtresse; n'apercevant
pas la Vallière il fronça le sotiicil; mais aussitôt il vit d'Artagnau qui le saluait.
— Ah! Monsieur, dit-il, vous avez tait bonne diligence et je suis content de vous.
C'était l'expression superlative de la satisfaction royale. Bien des hommes devaient
se faire tuer poiu* obtenir ce mot-là du roi.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. A:\1
Les filles d'honneur et les courlisans qui avaient fuit un cercle respectueux autour
du roi à son entrée, s'écartèrent en le voyant chercher le secret avec son capitaine
des mousquetaires.
Le roi prit les devans et emmena d'Artagnan hors de la salle, après avoir encore
nne fois cherché les yeux de la Vallière, dont il ne comprcnail point l'absence.
Une fois hors de la portée des oreilles curieuses ,
— Eh bien! dit-il, monsieur d'Arlagnan, le prisonnier?
— Est dans sa prison, sire.
— Qu'a-t-il dit en chemin?
— Rien, sire.
— Qu'a-t-il fait?
— Il y a eu un moment où le pécheiu' à bord duquel je passais à Sainte-Margue-
rite s'est révolté et m'a voulu tuer. Le le prisomiier m'a défendu au lieu d'essayer
de fuir.
Le roi pâlit.
— Assez, dit-il.
D'Artagnan s'inclina,
Louis se promena de long en large dans son cabinet.
— Je vous ai fait venir, monsiein^ le capitaine , pour vous dire d'aller préparer mes
logemens à Nantes.
— A Nantes ! s'écria d'Artagnan.
— En Bretagne.
— Oui , sire , en Bretagne. Votre Majesté fait ce long voyage de Nantes?
— Les États s'y assemblent, répondit le roi. J'ai deux demandes à leur faire : j'y
veux être.
— Quand parlirai-je ? dit le capitaine.
— Ce soir... demain... demain soir, car vous avez besoin de repos.
— Je suis tout reposé, sire.
— A merveille. Alors entre ce soir et demain , à votre gré.
D'Artagnan salua comme pour prendre congé ; puis, voyant le roi très-embarrassé,
— Le roi, dit-il, et il lit deux pas en avant, le roi emmène-t-il la cour ?
— Mais oui.
— Alors le roi aura besoin des mousquetaires, sans doute?
Et l'œil pénétrant du capitaine fit baisser le regard du roi.
— Prenez-en une brigade, répliqua Louis.
— Voilà tout? Le roi n'a pas d'autres ordres à me donner?
— Non... Ah L.. si fait !...
— J'écoule.
— Au château de Nantes, qui est fort mal distribué, dit-on, vous prendrez l'habi-
tude de mettre des mousquetaires à la porte de chacun des principaux dignitaires que
j'emmènerai.
— Des principaux? Comme, par exemple, à la porte de M. de Lyonne? De
M, Letellier? De M. de Brienne?
— Oui.
— Et de M. lesurinlendanl?
— Sans doute.
— Fort bien, sire. Je serai parti demain.
— Oh ! encore un mot, monsieur d'Artagnan. Vous rencontrerez à Nantes iM. le
458 LES MOUSQUETAIRES.
duc de Gesvres, capitaine des gardes. Ayez soin que vos mousquetaires soient placés
avant que ses gardes n'arrivent. Le pas est aux premiers venus.
— Oui, sire.
— Et si M. de Gesvres vous questionnait?
— Allons donc, sire ! est-ce que M. de Gesvres me questionnera?
Et cavalièrement le mousquetaire tourna sur ses talons et disparut.
— A Nantes ! se dit-il en descendant les degrés. Pourquoi n'a-t-il pas osé dire de
suite à Belle-Isle ?
Comme il touchait à la grande porte , un commis de M. de Brienne courut après lui.
— Monsieur d'Artagnan! dit-il, pardon... C'est un bon que le roi m'a chargé de
vous remettre.
— Sur votre caisse ? demanda le mousquetaire.
— Non , Monsieur, sur la caisse de M. Fouquet.
D'Artagnan surpris lut le bon , qui était de la main du roi et pour deux cents pistoles.
— Quoi ! pensa-t-il après avoir remercié gracieusement le commis de M. de Brienne,
c'est par M. Fouquet qu'on fera payer ce voyage-là ! ^lordioux ! Voilà du pur Louis XL
Pourquoi n'avoir pas fait ce bon sur la caisse de M. Colbert? Il eût payé avec tant de joie!
Et d'Artagnan, fidèle à son principe de ne laisser jamais refroidir un bon à vue,
s'en alla chez M. Fouquet pour toucher ses deux cents pistoles.
LA CENE.
Le surintendant avait sans doute reçu avis du prochain départ pour Nantes, car il
donnait un dîner d'adieu à ses amis.
Du bas de la maison jusqu'en haut, l'empressement des valets portant des plats et
l'activité des commis fermant des registres témoignaient d'un bouleversement prochain
dans la caisse et dans la cuisine.
D'Artagnan , son bon à la main , se présenta dans les bureaux , où cette réponse lui
fut faite qu'ilétaittrop fard pour toucher, que la caisse étaitferraée. Il répondit parce
seul mot : — Service du roi.
Le commis, un peu troublé, tant la raine du capitaine était grave, répliqua que
c'était une raison respectable, mais que les habitudes de la maison étaient respectables
aussi; qu'en conséquence il pi'iait le porteur de repasser le lendemain. D'Artagnan
demanda qu'on lui fit voir M. Fouquet. Le commis riposta que M. le surintendant ne
se mêlait point de ces sortes de détails, et brusquement il ferma sa dernière porte au
nez de d'Artagnan. Celui-ci avait prévu le coup et nus sa botte entre la porte et le
chambranle, de sorte que la serrure ne joua point et que le commis se rencontra en-
core nez à nez avec son interlocuteur. Aussi changea-t-il de thème pour dire à d'Ar-
tagnan avec une politesse ellVayéc :
— Si Monsieur veut parler à M. le surintendant , qu'il aille aux antichambres : ici
sont les bureaux où monseigneur ne vient jamais.
— A la bonne heure ! dites donc cela! répliqua d'Artagnan.
— Do l'autre côté de la cour, fit le conunis, enchanté d'être libre.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. \:VJ
D'Artagnan traversa la cour, et tombant au milieu des valets :
— Monseigneur ne reçoit pas à cette heure, lui fut-il répondu [)ar un dnMe qui |)or-
tait sur un plat de vermeil trois faisans et douze cailles.
— Dites-lui, /it le capitaine en arrêtant le valet par le bout de son plat, que je suis
M. d'Artagnan, capitaine-lieutenant des mousquetaires de Sa Majesté.
Le valet poussa un cri de surprise et disparut. D'Artagnan l'avait suivi à pas lents.
Il arriva juste à temps pour trouver dans l'antichambre M. Pellisson. ipii, un peu
pâle, venait de la salle à manger et accourait aux renseignemens. D'Artagnan sourit.
— Ce n'est rien de fâcheux , monsieur Pellisson, rien qu'un petit bon à toucher.
— Ah! fît en respirant l'ami de Fouquet, et il prit le capitaine par la main, l'attira
derrière lui et le fil entrer dans la salle , où bon nombre d'amis intimes entouraient
le surintendant , placé au centre et enseveli dans un fauteuil à coussins.
Là se trouvaient réunis tous les épicuriens qui naguère , à Vaux , faisaient les hon-
neurs de la maison, de l'esprit et de l'argent de M. Fouquet. Amis joyeux, tendres pour
la plupart, ils n'avaient pas fui leur protecteur à l'approche de l'orage, et malgré les
menaces du ciel, malgré le tremblement de la terre, ils se tenaient là sourians, préve-
nans, dévoués à l'infortune comme ils l'avaient été à la prospérité. A la gauche du sur-
intendant, madame de Bellièresj à sa droite, madame Fouquet : comme si, bravant
la loi du monde et faisant taire toute raison des convenances vulgaires, les deux anges
protecteurs de cet honnne se réunissaient pour lui prêter, à un moment de crise, l'ap-
pui de leurs bras entrelacés.
Madame de Bellières était pâle , tremblante et pleine de respectueuses attentions
pour la surintendante, qui , une main sur la main de son mari, regardait anxieuse-
ment la porte par laquelle Pellisson allait amener d'Artagnan.
Le capitaine entra plein de courtoisie d'abord et d'admiration ensuite , quand , de
son regard infaillible, il eut deviné la signification de toutes les physionomies.
Fouquet se soulevant sur son fauteuil :
— Pardonnez-moi, dit-il, monsieur d'Artagnan, si je n'ai pas été vous recevoir
comme venant au nom du roi.
Et il accentua ces derniers mots avec une sorte de fermeté triste qui pénétra d'effroi
le cœur de ses amis.
— Monseigneur, répliqua d'Artagnan , je ne viens pas chez vous au nom du roi, si
ce n'est pour réclamer le paiement d'un bon de deux cents pistoles.
Tous les fronts se déridèrent; celui de Fouquet resta seul obscurci.
— Ah ! dit-il. Monsieur, vous parlez aussi pour Nantes, peut-être?
— Je ne sais pas oi^ije pars, monseigneur.
— Mais, dit madame Fouquet rassérénée, vous ne partez pas si vile, monsieur le
capitaine . que vous ne nous fassiez Thonneur de vous asseoir avec nous?
— Madame, ce serait un bien grand honneur pour moi ; mais je suis tellement
pressé que, vous le voyez, j'ai dii me permettre d'interrompre votre repas pour faire
payer ma cédule.
— A laquelle il sera fait réponse par de l'or, dit Fouquet en faisant un signe à son
inlendant, qui aussitôt partit avec le bon que lui tendait d'Artagnan.
— Oh! fit celui-ci, je n'étais pas inquiet du paiement : la maison est bonne.
Un douloureux sourire se dessina sur les traits pâlis de Fouquet.
— Vous souffrez? demanda madame de Bellières.
— Votre accès '/demanda madame Fouquet.
— Rien, merci, répliqua le surintendant.
400 LES MOUSQUETAIRES.
— Votre accès? fit ;i son lourd'Aitagnan. Esl-ce que vous êtes malade, monseigneur?
— J'ai une lièvre tierce qui m'a pris après la fêle de Vaux.
— Quelque fraîcheur dans les grottes, la nuit?
— Non, non; une émotion, voilà tout.
— Le trop de cœur que vous avez mis à recevoir le roi , dit la Fontaine Irauquille-
uiont, sans se douter qu'il lançait un sacrilège.
— On ne saurait mettre (rop de cœur à recevoir le roi , dit doucement Fouquet à
son poète.
— Monsieur a voulu dire le trop d'ardeur, interrompit d'Artagnan avec une fran-
chise parfaite et beaucoup d'aménité. Le fait est, monseigneur, que jamais l'hospitalité
ne fut pratiquée comme à Vaux.
Madame P'ouquet laissa son visage exprimer clairement que si Fouquet s'était bien
conduit envers le roi, le roi ne rendrait pas la pareille au ministre. Mais d'Artagnan
savait le terrible secret, il le savait seul avec Fouquet ; ces deux hommes n'avaient
pas, l'un le courage de ])laindre l'autre, l'autre le droit d'accuser. Le capitaine, à qui
Ton apporta les deux cents pistoles, allait prendre congé, quand Fouquet se levant,
prit un verre et en fit donner un à d'Artagnan.
— Monsieur, dit-il, à la santé du roi, quoiqu'il arrive.
— Et à votre santé, monseigneur, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en buvant.
Il salua, sur ces paroles de mauvais augure, toute la compagnie, qui se leva dès
qu'il eut fait son salut, et on entendit ses éperons et ses bottes jusque dans les profon-
deurs de l'escalier.
— J'ai cru un moment que c'était à moi et non à mon argent qu'il en voulait, dit
Fouquet en essayant de rire.
— A vous ! s'écrièrent ses amis , et pourquoi , mon Dieu?
— Oh ! fit le surintendant, ne nous abusons pas, mes chers frères en Epicure; je
ne veux pas faire de couiiiaraison entre le plus hiuuble pécheur de la terre et le Dieu
que nous adorons, mais voyez-vous, il donna un jour à ses amis un repas qu'on ap-
pelle la Cène et qui n'était qu'ini dùier d'adi'.Hi comme celui que nous faisons en ce
moment.
fJn cri de douloureuse dénégation partit de tous les coins do la table.
— Fermez les portes, dit Fouquet. El les valets disparurent.
— Mes amis, contiuua-t-il en baissant la voix, qu'étais-je autrefois? que suis-je au-
jourd'hui? Constdtez-vous et répondez. Un homme comme moi baissa, par cela mètne
qu'il ne s'élève plus. Je n'ai plus d'argent: je n'ai plus de crédit: je n'ai plus que des
ennenu's puissans et des amis sans puissance.
— Vite! cria Pellisson en se levant, puisque vous vous expliquez avec celle fran-
chise, c'est à nous d'être francs aussi. Oui, vous êtes perdu : oui , vous courez à votre
ruine ; arrêtez-vous. El tout d'abord, que nous resle-t-il en argent?
— Sept cent mille livres, dit l'intendant.
— Du pain, murmura madame Fouquet.
— Des relais , dit Pellisson, des relais, et fuyez.
— Où cela?
— En Suisse, en Savoie, umis fuyez.
— Si monseigneur fuit, dit m;ulame de Bellières, on dira cpi'il était coupable et
qu'il a eu peur.
— On dira plus, on dira que j'ai enq)orté vingt millions avec moi.
— Nous ferons des njémoirespour \ous justifier, dit la Fontaine; fuyez.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 401
— Je resterai . dit Fouquet; et d'ailleurs, tout ne me sert-il pas?
— Vous avez BcUe-Islo ! cria Tabbc Fouquet.
— Et j'y vais tout naturellement en allant à Nantes , répondit le surintendant; pa-
tience donc, patience!
— Avant Nantes, que de chemin ! dit madame Fouquet.
— Oui, je le sais bien, répliqua Fouquet; mais qu'y faire? le roi m'appelle aux
Klals. Je sais bien que c'est pour me perdre : mais refuser de partir, c'est montrer de
l'inquiétude.
— Eh bien ! j"ai trouvé le moyen de tout concilier, s'écria Pellisson, vous allez partir
pour Nantes , mais avec des amis , mais dans votre carrosse jusqu'à Orléans , dans votre
cabane jusqu'à Nantes même; toujours prêt à vous défendre si l'on vous attaque ,
à échapper si l'on vous menace; en un mot, vous emporterez votre argent pour toute
chance. Puis touchant la mer quand vous voudrez, vous vous embarquerez pour Belle-
Isle , et de Belle-Isie vous vous élancerez oii vous voudrez . pareil à l'aigle qui sort et
prend l'espace quand on !'a débusqué de son aire.
Un assentiment unanime accueillit les paroles de Pellisson.
— Oui, faites cela, dit madame Fouquet à son mari.
— Faites, faites ! s'écrièrent tous les amis.
— Je le ferai , répliqua Fouquet.
— Dès ce soir.
— Dans une heure.
— Sur-le-champ.
— Avec sept cent mille livres, vous recommencerez une fortune, dit l'abbé Fouquet.
Qui nous empécbe d'armer des corsaires à Belle-Isle?
— Et s'il le faut, nous irons découvrir un nouveau monde , ajouta la Fontaine, ivre
de projets et d'enthousiasme.
Un coup frappé à la porte interrompit ce concours de joie et d'espérance.
— Un courrier du roi! cria le maître des cérémonies.
Alors il se fit un profond silence, comme si le message qu'apportait ce courrier
n'était qu'une réponse à tous ces projets enfantés l'instant d'avant. Chacun attendit ce
que ferait le maître, dont le front ruisselait de sueur et qui véritablement soutirait
alors de sa lièvre. Fouquet passa dans son cabinet pour recevoir le message de Sa Ma-
jesté. Il y avait, nous l'avons dit, un tel silence dans les chambres et dans tout le
service, que l'on entendit de la salle à manger la voix de Fouquet qui répondait :
— C'est bien, Monsieur.
Cette voix était pourtant atterrée par l'émotion. Un instant après, Fouquet appela
Gourville, qui traversa la galerie au milieu de l'attente universelle. Enfin il reparut
lui-même parmi ses convives, mais ce n'était plus le même visage, pâle et défait,
qu'on lui avait vu au départ; de pâle il s'était fait livide , et de défait, décomposé.
Spectre vivant, il s'avançait les bras étendus, la bouche desséchée, comme l'ombre
qui vient saluer des amis d'autrefois. A cette vue , chacun se leva , chacun s'écria ,
chacun courut à Fouquet. Celui-ci , regardant Pellisson, s'appuya sur la surintendante
et serra la main glacée de la marquise de Bellières.
— Eh bien? fit-il d'une voix qui n'avait plus rien d'humain.
• — Qu'arrive-t-il, mon Dieu? lui dit-on.
Fouquet ouvrit sa main droite . qui était crispée, humide , cl on y vit un papier sur
lequel se jela Pellisson épouvanlé.
11 lut lc5 liLMies suivantes de la main du roi ;
4G2 LES MOUSQUETAIRES.
« Cher et amé monsieur Foiiquet, donnez-nous , sur ce qui vous reste à nous, une
somme de sept cent mille livres dont nous avons besoin ccjourd'hui pour notre départ.
« Et comme nous savons que votre santé n'est pas bonne , nous prions Dieu qu'il
vous remette en santé et vous ait en sa sainte et digne garde.
« Louis.
« La présente lettre est pour reçu. »
Un murmure d'effroi circula dans la salle.
— Eh bien! s'écria Pellisson à son tour, vous avez celte lettre?
— J'ai le reçu, oui.
— Que ferez-vous , alors?
— Rien, puisque j'ai le reçu. Si j'ai le reçu, Pellisson, c'est que j'ai payé, lit le sur-
intendant avec une simplicité qui arracha le cœur aux assistans.
— Vous avez payé ! s'écria madame Fouquet au désespoir : alors nous sommes perdus !
— Allons, allons, plus de mots inutiles, interrompit Pellisson. Après l'argent, la
vie. Monseigneur, à cheval, à cheval!
— Mais il ne peut se tenir, voyez.
— Oh ! si l'on réfléchit!... dit l'intrépide Pellisson.
— Il a raison, murmura Fouqiiet.
— Monseigneur, monseigneur, cria Gourville en moulant l'escalier par quatre de-
grés à la fois ; monseigneur !
— Eh bien ! quoi?
— J'escortais, comme vous savez, le courrier du roi avec l'argent.
•—Oui.
— Eh bien ! arrivé au Palais-Royal , j'ai vu...
— Respire, mon pauvre ami, respire, tu suffoques.
— Qu'avez-vous vu? crièrent les amis impatiens.
— J'ai vu les mousquetaires monter à cheval, dit Gourville.
— Voyez-vous ! s'écria-t-on , voyez-vous ! Y a-t-il un instant à perdre?
Madame Fouquet se précipita par les montées en demandant ses chevaux.
Madame de Bellièrcs s'élança pour la prendre dans ses bras et lui dit :
— Madame, au nom de son salut, ne témoignez rien, ne manifestez aucune alarme.
Pellisson courut pour faire atteler les carrosses.
Et, pendant ce temps, Gourville recueillit dans son chapeau ce que les amis plcu-
ransct clfarés purent y jeter d'or et d'argent, dernière offrande, pieuse aumône faite
au malheur par la pauvreté.
Le surintendant, entraîné par les uns , porté par les autres, fut enfermé dans son
carrosse. Gourville moula sur le siège et prit les rênes. Pellisson contint madame Fou-
(piet évanouie.
Madame de Bellières eut plus de force , elle en fut bien payée , elle recuediil le der-
nier baiser de Fouquet
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 463
CONSEILS D AMI.
D'Artagnan était parti, Foiiquet aussi était parti, et lui avec une rapidité que dou-
blait le tendre intérêt de ses amis.
Les premiers momens de ce voyage ou, pour mieux dire, de cette fuite, furent
troublés par la crainte incessante de tous les cbevaux, de tous les carrosses qu'on
apercevait derrière le fugitif.
Il n'était pas naturel; en effet, que Louis XIV, s'il en voulait à cette proie, la
laissât échapper; le jeune lion savait déjà la chasse , et il avait des limiers assez ardens
pour s'en reposer sur eux.
Mais, insensiblement, toutes les crainte^ s'évanouirent; le*n*intendant , à force de
courir, mit une telle distance entre lui et les persécuteurs que , raisonnablement , nul
ne le pouvait atteindre. Quant à la contenance, ses amis la lui avaient faite excellente.
Ne voyageait-il pas pour aller joindre le roi à Nantes , et la rapidité même ne témoi-
gnait-elle pas de son zèle?
Il arriva fatigué, mais rassuré, à Orléans, oii il trouva, grâce aux soins d'un cour-
rier qui l'avait précédé, une belle cabane à huit rameurs.
Ces cabanes, en forme de gondoles, un peu larges, un peu lourdes, contenant une
petite chambre couverte en forme detillac, et une chambre de poupe, formée par une
tente , faisaient alors le service d'Orléans à Nantes par la Loire , et ce trajet long de
nos jours, paraissait alors plus doux et plus commode que la grande route avec ses
bidets de poste ou ses mauvais carrosses à peine suspendus. Fouquet monta dans cette
cabane , qui partit aussitôt. Les rameurs , sachant qu'ils avaient l'honneur de mener
le surintendant des finances, s'escrimaient de leur mieux, et ce mot magique, les
finances, leur promettait quelque bonne gratification dont ils voulaient se rendre dignes.
La cabane vola sur les flots de la Loire. Un temps magnifique, un de ces soleils
levans qui empourprent les paysages , laissait au fleuve toute sa sérénité limpide. Le
courant et les rameurs portèrent Fouquet comme les ailes portent l'oiseau.
Le chiffre de huit rameurs, pour une gabare, n'avait jamais été dépassé, même
pour le roi.
Fouquet prenant la main de Gourville,
— Ami, dit-il , c'est tout jugé, rappelle-toi le proverbe : Les premiers vont devant.
Eh bien, Colbert n'a garde de me passer ! C'est un prudent, Colbert.
Parvenu à Nantes Fouquet monta dans un carrosse que la ville lui envoyait on
ne sait pourquoi , et il se rendit à la maison de ville , escorté d'une grande foule
qui, depuis plusieurs joiu's, bouillonnait dans l'attente d'une convocation des Etats.
A peine fut-il installé que Gourville sortit pour aller faire préparer les chevaux
sur la roule de Poitiers et de Vannes , et un bateau à Painibœuf. Il fit avec tant de
mystère , d'activité, de générosité ces différentes opérations, que jamais Fouquet, alors
travaillé par son accès de fièvre, ne fut plus près du salut, sauf la coopération de cet
agitateur immense des projets humains : le hasard.
Le bruit se répandit en ville, celle nuit , que le roi venait en grande hâte sur des
464 LES MOUSQUETAIRES.
chovaux de poste , et qu'il arriverait dans douze on dix heures. Le peuple , en attendant
le roi, se réjouissait fort de voir les mousquetaires , fraîchement arrivés avecM.d'Ar-
tagnan , leur capitaine , el casernes déjà dans le château, dont ils occupaient tous les
postes en qualité de garde d'honneur. M. d'Arlagnan, qui était fort poli, se présenta
vers dix heures chez le surintendant , pour lui présenter ses respectueux hommages,
et hien que le ministre eût la lièvre, hien qu'il fût soulfrant et trempé de suevn-, il
voulut recevoir M. d'Artagnan, lequel fui charmé de cet honneur, comme on verra
par l'entretien qu'ils eurent ensendde.
Fouquet s'était couché, en homuie qui tient à la \ie et qui écouomise le plus pos-
sihle ce mince tissu de l'existence , dont les chocs et les angles de ce monde usent si
vile l'irréparahle ténuité.
D'Artagnau parut sur le seuil de la chamhre el fut salué par le surintendant d'un
bonjour très-affable.
— Bonjour, monseigneur, réponJit le mousquelairo; comment vous trouvez-vous
de ce voyage?
— Assez bien. Merci.
— Et de la fièvre ? •
— Assez mal. Je hois, comme vous voyez. A peine arrivé, j'ai frappé sur Nantes
une contribution de tisane.
— Il faut dornnr d'abord, monseigneur.
— Eh! corbleul cher monsieur d'Artagnan , je dormirais hien volontiers...
— Qui vous en empêche ?
— Mais vous, d'abord.
— Moi ! ah ! monseigneur !..
— Sans doute. Èlsl-ce que, à Nantes comme à Paris, vou^5 ne venez pas au nom
du roi ?
— Pour Dieu , monseigneur, répliqua le capitaine , laissez donc le roi en repos ! Le
jour où je viendrai de la part du roi pour ce que vous voidez me dire , je vous pro-
mets de ne pas vous faire languir. Vous me verrez mettie la main à l'épée , selon
l'ordonnance, et vous m'entendrez dire du premier coup de ma voix de cérémonie:
« Monseigneur, au nom du roi , je vous arrête! »
Fouquet tressaillit malgré lui, tant l'accent du Gascon spirituel avait été naturel et
vigoureux. La représentation du fait était presque aussi effrayante que le fait lui-
même.
— Vous me promettez cette frandiise? dit le surintendant.
— Sur l'honneur! mais nous n'en sommes pas là, crovi z-moi.
— Qui vous fait penser cela, monsieur d'Artagnan? Moi, je crois tout le contraire.
— Je n'ai entendu parler de quoi que ce soit, répliqua d'Arlagnan.
— Eh ! eh ! lit Fouquet.
— Mais non, vous êtes un agréable hounne malgré votre lièvre. Le roi ne peut, ne
doit pouvoir s'empêcher de vous aimer an fond du co^iir.
Fouquet lit la grimace.
— Mais M. Golherl? dit-il. M. Colherl m"aimerait-il aussi autant que vous le dites?
— Je ne parle point de M. Colherl , reprit d'Artagnan. C'est un homme excep-
tionnel, celui-là! Il ne vous aime pas, c'est possible, mais mordioux 1 l'écureuil peut
se garer de la couleuvre pour peu qu'il le veuille.
— Sav{>z-vous (jue vous m(> parlez eu ami , répiiipia FoU(piel , el (jue , sur ma \ie ,
je n'ai jamais trouvé mi honnne de votre esprit cl de voiic co.mu?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 463
— Cela vous plaît à dire, fil d'Artagnan. Ah ! voilà votre voix qui s'enroue. Buvez,
monseigneur, buvez.
Et il lui offrit une tasse de tisane avec la plus cordiale amitié. Fouquet la prit et le
remercia par un bon sourire.
— Ces clioses-là n'arrivent qu'à moi, dit le mousquelaire. J'ai passé dix ans sous
votre barbe quand vous remuiez des tonnes d'or; vous taisiez quafx"e millions de pen-
sion par an ; vous ne m'avez jamais remarqué el voilà que vous vous apercevez que je
suis au monde, précisément au moment...
— Où je vais tomber, interrompit Fouquet. C'est vrai , cher monsieur d'Artagnan.
Eh bien I si je tombe, prenez ma parole pour vraie , je ne serai pas un jour sans me
dire en me frappant la tète : « Fou! fou! stupide mortel , tu avais M. d'Artagnan sous
la main, et lu ne t'es pas servi de lui! el tu ne l'as pas enrichi! »
— Vous me comblez, dit le capitaine. Je raffole de vous.
— Voyous, n'est-ce pas, capitaine, que je suis bien désigné'? N'est-ce pas que le
roi m'amène bien à Nantes pour m'isoler de Paris où j'ai lant de créatures et pour
s'emparer de Belle-Isle'?
— Où est M. d'Herblay? ajouta d'Artagnan.
Fouquet leva la tête.
— Quant à moi, monseigneur, poursuivit d'Artagnan, je puis vous assurer que le
roi ne m'a rien dit contre vous.
— Vraiment?
— Le roi m'a conunandé de partir pour Nantes, c'est vrai: de n'en rien dire à
M. de Gesvres.
— Mon ami.
— A M. de Gesvres, votre ami, oui, monseigneur, continua le mousquetaire. Le
roi m'a commandé encore de prendre une brigade des mousquetaires, ce qui est
superflu en apparence, puisque le pays est calme.
— Une brigade? dit Fouquet en se levant sur son coude.
— Quatre-vingt-seize cavahers , oui , monseigneur, le niême nombre qu'on avait
pris pour arrêter MM. de Chalais, de Cinq-Mars et Montmorency.
Fouquet dressa l'oreille à ces mots prononcés sans valeur apparente.
— Et puis? dit-il.
— El puis, d'autres ordres insignifians, tels que ceux-ci : garder le château, garder
chaque logis, ne laisser aucun garde de M. de Gesvres prendre faction... de M. de
Gesvres, votre ami.
— Et pour moi , s'écria Fouquet, quels ordres?
— Pour vous, monseigneur, pas le plus petit mot.
— Monsieur d'Artagnan... il s'agit de me sauver l'honneur ella vie peut-être. Vous
ne me tromperiez pas ?
— Moi !... el dans quel but? Est-ce que vous êtes menacé? Seulement il y a bien,
touchant les carrosses et les bateaux, un ordre...
— Un ordre?
— Oui , mais qui ne saurait vous concerner. Simple mesure de police.
— Laquelle , capitaine , laquelle ?
— C'est d'empêcher tous chevaux ou bateaux de sortir de Nantes sans un sauf-
conduit signé du roi.
— Grand Dieu ! mais...
D'Artagnan se mit à rire.
T. 11. 50
466 LES MOUSQUETAIRES.
— Cela n'aura d'exécution qu'après l'arrivée du roi à Nantes; ainsi, vous voyez
bien, monseigneur, que l'ordre ne vous concerne en rien.
Fouquet devint rêveur, et d'Arlagnan feignit de ne pas remarquer sa préoccupation.
— Pour que je vous confie ainsi la teneur des ordres qu'on m'a donnés , il faut que
je vous aime, et que je tienne à vous prouver qu'aucun n'est dirigé contre vous.
— Sans doute , dit Fouquet distrait.
— Savez- vous bien, monsieur Fouquet, que si, au lieu de parler à un homme
couîme vous qui êtes des premiers du royaume, je parlais à ime conscience troublée,
inquiète, je me compromettrais à jamais? La belle occasion pour quelqu'un qui vou-
drait prendre le large ! Pas de police, pas de gardes, pas d'ordres : l'eau libre, la
route franche, M. d'Artagnan obligé de prêter ses chevaux si on les lui deman-
dait 1 Tout cela doit vous rassurer, monsieur Fouquet, car le roi ne m'eût pas laissé
ainsi indépendant, s'il eût eu de mauvais desseins. En vérité , monsieur Fouquet ,
demandez-moi tout ce qui pourra vous être agréable : je suis à votre disposition ; et
seulement, si vous y consentez, vous me rendrez un service : celui de souhaiter le
bonjour à Aramis et à Porthos , au cas où vous vous embarqueriez pour Belle-Isle ,
ainsi que vous avez le droit de le faire , sans désemparer, tout de suite, en robe de
chambre , comme vous voilà.
Sur ces mots et avec une profonde révérence , le mousquetaire , dont les regards
n'avaientrienperdu de leur intelligente bienveillance, sortit de l'appartement et disparut.
Il n'était pas aux degrés du vestibule, que Fouquet, hors de lui, se pendit à la
sonnette et cria :
^- Mes chevaux ! ma gabare !
Personne ne répondit.
Le surintendant s'habilla lui-même do tout ce qu'il trouva sous sa main.
— Gourville I... Gourville !... cria-l-il tout en glissant sa montre dans sa poche.
Et la sonnette joua encore, tandis que Fouquet répétait :
' — Gourville!... Gourville !...
Gourville parut . haletant.
— Partons ! partons ! cria le siirintendant dès qu'il le vit.
— Il est trop tard! lit l'ami du pauvre Fouquet.
— Trop tard ! Pourquoi ?
•i— Écoutez.
On enlendit des trompettes et un bruit de tambours devant le château.
•^ — Le roi qui arrive , monsci'.'nour.
— ■■ Le roi !
^-^ Le roi, qui a brûlé étapes sur étapes : le roi . qui a crevé des chevaux et (]ui
avance de huit heures sur votre calcul.
— Nous sommes perdus I murmura Fouquet. Hiave d'Artagnan, va, tu m'as parle
lro]i tard I
Le roi arri\ait('n elVot «laii^ la \ille: on entendit bientôt le canon du rempart et
celui d'un \aiss(';ni (pii ii-pondait du bas de la rivière. Fouquet fronça le sourcil , ap-
pela SOS valets de chambre et ?e lit habiller en cérémonie. De sa fenêtre, derrière les
rideaux, il voyait reuipressenu-nt du peu[de et le mouvement d'une grande troupe
qui avait suivi le prince sans que l'on pût deviner comment. Le roi fut conduit au châ-
teau en grande pompe, et Fouquet le vit mettre pied ;\ terre sur la herse et parler bas
n l'oreille de d'Arlagnan , qui tenait l'élrier.
D'Arlagnan, le roi étant passé sous la voûte > fiO dirigea vers la maison de F*ouquetj
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. Ul
mais si lentement, si lentement, en s'arrètanl tant de fois pnnr parler à ses mousque-
taires, échelonnés en baie, que l'on eût dit qu'il couqitail les secondes ou les pas
avant d'accomplir son message.
Fouquet ouvrit la fenêtre pour lui parler dans la cour.
— Ah I s'écria d'Artagnan en l'apercevant, vous êtes encore chez vous, monseigneur ?
Le surintendant se contenta de soupirer.
— Mon Dieu, oui, Monsieur, répondit-il, l'arrivée du roi m'a interrompu dans les
projets que j'avais.
— Ah ! vous savez que le roi vient d'arriver?
' — Je l'ai vu, oui , Monsieur, et celte fois vous venez de sa part...
— Savoir de vos nouvelles, monseigneur, etsi votre santé n'est pas trop n)auvaise,
Vous prier de vouloir bien vous rendre au château .
— De ce pas, monsieur d'Artagnan, de ce pas.
• — Ahl dame ! fit le capitaine, à préseul que le roi est là, il n'y a plus de prome-
nades pour personne , plus de libre arbitre: la consigne gouverne à présent, vous
comme moi , moi coimne vous.
Fouquet soupira une dernière fois, monta en carrosse , tant sa faiblesse était grande,
et se rendit au château, escorté par d'Artagnan, dont la politesse n'était pas înoins
effrayante cette fois, qu'elle avait naguère été consolante et gaie.
COMMENT LE ROI LOUrS XIV JOUA SON PETIT ROLET.
Comme Fouquet descendait de carrosse pour entrer dans le château de Nanics , un
homme du peuple s'approcha de lui avec tous les signes du plus grand respect et lui
remit une lettre. D'Artagnan voulut empêcher cet homme d'entretenir Fouquet, et
l'éloigna , mais le message avait été remis au surintendant. Fouquet décacheta la
lettre et la lut ; à ce moment, un vague effroi que d'Artagnan pénétra facilement se
peignit sur le visage du premier ministre.
Fouquet mit le papier dans le portefeuille qu'il avait sous sou l)ras , et continua son
chemin vers les appartemens du roi.
D'Artagnan, par les petites fenêtres pratiquées à chaque étage du donjon, vil en
montant derrière Fouquet , l'homme au billet regarder autour de lui sur la place et
faire des signes à plusieurs personnes qui disparurent dans les rues adjacentes, après
avoir elles-mêmes répété ces signes faits par le personnage que nous avons indiqué.
On i\l attendre Fouquet un moment sur cette terrasse dont nous avons parlé , ter-
rasse qui aboutissait au petit corridor après lequel on avait établi le cabinet du roi.
D'Artagnan alors passa devant le surintendant, que jusque-là il avait accompagné res-
pectueusement, et entra dans le cabinet royal.
— Eh bien? lui demanda Louis XIV, qui, eu l'apercevant > jeta sur la table cou-
verte de papiers une grande toile verte.
— L'ordre est exécuté, sire.
— El Fouquet?
— M. le surintendant me suit, répliqua d'Artagnan.
468 LES MOUSQUETAIRES.
— Dans dix minutes on l'introduira près de moi, dit le roi en congédiant d'Arta-
gnan d'un geste.
Celui-ci sortit, et à peine arrivé dans le corridor à l'extrémité duquel Fouquet l'at-
tendait, fut rappelé par la clochette du roi.
— 11 n'a pas paru étonné? demanda le roi.
— Qui, sire?
— Fouquet, répéta le roi sans dire monsieur, particularité qui condrma le capi-
taine des mousquetaires dans ses soupçons.
— Non, sire, répliqua-t-il.
— Bien.
Et pour la seconde fois, Louis renvoya d'Artagnan.
Fouquet n'avait pas quitté la terrasse où il avait été laissé par son guide. Il relisait
son billet ainsi conçu :
« Quelque chose se trame contre vous. Peut-être n'osera-t-on au château , ce serait
à votre retour chez vous. Le logis est déjà cerné par les mousquetaires. N'y rentrez
pas, un cheval blanc vous attend derrière l'esplanade. »
Fouquet avait reconnu l'écriture et le zèle de Gourville. Ne voulant point que s'il
lui arrivait malheur, ce papier pût compromettre un fidèle ami , le surintendant s'oc-
cupait à déchirer ce billet en des milliers de morceaux éparpillés au vent hors du ba-
lustre de la terrasse.
D'Artagnan le surprit regardant voltiger les dernières miettes dans l'espace.
— Monsieur, dit-il , le roi vous attend.
Fouquet marcha d'un pas délibéré dans le petit corridor où travaillaient MM. de
Brienne et Rose, tandis ipic le duc de Saint-Aignan assis sur une petite chaise, aussi
dans le corridor, paraissait attendre des ordres et bâillait d'une impatience fiévreuse,
son épée entre les jambes. Il sembla étrange à Fouquet que MM. de Brienne, Rose et
de Saint-Aignan, d'ordinaire si attentifs, si obséquieux, se dérangeassent à peine
lorsque lui, le surintendant, passa. Mais comment oùt-il trouvé autre chose chez des
courtisans, celui que le roi n'appelait plus que Fouquet? Il releva la tète, et, bien
décidé à tout braver en face , entra chez le roi après qu'une clochette qu'on connaît
déjà l'eût annoncé à Sa Majesté. Le roi , sans se lever, lui fit un signe de lèle, et avec
intérêt,
— Eh! comment allez-vous, Monsieur? dit-il.
— Je suis dans mon accès de fièvre, répliqua le surintendant, mais tout au service
du roi.
— Bien; les Étals s'assemblent demain : avez-vous un discours prèl?
Fouquet regarda le roi avec étonncment.
— Je n'en ai pas, sire, dit-il, mais j'en improviserai un. Je sais assez à fond les
allai res pour ne pas demeurer embarrassé. Je n'ai qu'une question à faire; Votre
Majesté me la permellra-l-cllo ?
— Faites.
— Pourquoi Sa Majesté n'a-t-elle pas fait l'honneur à son premier ministre de l'a-
vertir à Paris?
— Vous étiez malade; je ne veux pas vous fatiguer.
— Jamais un travail, jamais une explication ne me fatigue, sire , et puisque le
moment est venu pour moi de demander une explication à mon roi...
— Oh ! m(tnsiL«ur Fouquet! et sur tpioi nue (.xplicalion?
— Sur les iiiteulions de Sa .Majesté à nion égard.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 409
Le roi rougit.
— J'ai été calomnié , repartit vivement Fouquet, et je dois provoquer la justice du
roi à des enquêtes.
— Vous me dites cela bien inutilement, monsieur Fouquet, je sais ce que je sais.
— Sa Majesté ne peut savoir les choses que si on les lui a dites, et je ne lui ai rieu
dit, moi, tandis que d'autres ont parlé mainte et mainte fois à...
— Que voulez-vous dire? fit le roi, impatient de clore cette conversation embarras-
sante.
— Je vais droit au fait , sire , et j'accuse un homme de me nuire auprès de Votre
Majesté.
— Personne ne vous nuit, monsieur Fouquet.
— Celte réponse, sire, me prouve que j'avais raison.
— M. Fouquet, je n'aime pas qu'on accuse.
— Quand on est accusé I...
— Nous avons déjà trop parlé de cette afTaire.
— Votre Majesté ne veut pas que je me justifie.
— Je vous répète que je ne vous accuse pas.
Fouquet fit un pas en arrière en faisant un demi-salut.
— II est certain, pensa-t-il, qu'il a pris un parti. Celui qui ne peut reculer a seul
une pareille obstination. Ne pas voir le danger dans ce moment, ce serait être aveugle ;
ne pas l'éviter, ce serait être stupide.
Il reprit tout haut :
— Votre Majesté m'a demandé pour un travail?
— Non, monsieur Fouquet, pour un conseil que j"ai à vous donner.
— J'attends respectueusement, sire.
— Reposez-vous, monsieur Fouquet; ne prodiguez plus vos forces; la session de»
Etats sera courte, et quand mes secrétaires l'auront close, je ne veux plus que l'on
parle affaires de quinze jours en France.
— Le roi n'a rien à me dire au sujet de cette assemblée des États ?
— Non, monsieur Fouquet.
— A moi, surintendant des finances?
— Reposez-vous , je vous prie ; voilà tout ce que j'ai à vous dire.
Fouquet se mordit les lèvres et baissa la tête. Il couvait évidemment quelque pen-
sée inquiète. Cette inquiétude gagna le roi.
— Est-ce que vous êtes fâché d'avoir à vous reposer, monsieur Fouquet? dit-il.
— Oui , sire, je ne suis pas habitué au repos.
— Mais A ous êtes malade ; il faut vous soigner.
— Voire Majesté me parlait d'un discours à prononcer demain ?
Le roi ne répondit pas : cette question brusque venait de l'embarrasser. Fouquet
sentit le poids de celte hésitation. Il crut lire dans les yeux du jeune prince un dauber
que précipiterait sa défiance.
— Si je parais avoir peur pensa-t-il , je suis perdu.
Le roi , de son côté, n'était inquiet que de cette défiance de Fouquet.
— A-t-il éventé quelque chose ? murmurait-il.
— Si son premier mot est dur, pensa encore Fouquet, s'il s'irrite ou feint de s'ir-
riter pour prendre un prétexte, comment me tirerai-je de là? Adoucissons la pente.
Gourville avait raison.
— Sire , dit-il tout à coup , puisque la bonté du roi veille à ma santé à ce point
470 LES MOUSQUETAIRES.
qu'elle lue dispense de tout travail, est-ce que je ne serai pas libre du conseil pour
demain? J'emploierais ce jour à garder le lit et je demanderais au roi de nie céder
son médecin pour essayer un remède contre ces maudites fièvres.
-^ Soit fait comme vous désirez, monsieur Fonquet. Vous aurez le congé pour
demain, vous aurez le médecin, vous aurez la santé.
— Merci , dit Fouquet eu s'inclinant. Puis prenant son parti,
■— Est-ce queje n'aurai pas, dit-il, le bonheur de mener le roiàBelle-IsIe, chez moi?
Et il regardait Louis en face pour juger de l'effet d'une pareille proposition. Le roi
rougit encore.
— Vous savez, répliqua-t-il en essayant de sourire, que vous venez de dire ; \
Jielle-Isle, chez moi.
— C'est vrai, sire.
— Eh bien! ne vous souvient-il plus, continiia le roi du même ton enjoué, que
vous me donnâtes Belle-Isle ?
— C'est encore vrai , sire. Seulement , comme vous ne l'avez pas prise, vous vien-
drez en prendre possession.
— Je le veux bien.
— C'était d'ailleurs l'intention de Voire Majesté autant que la mienne, et je ne
saurais dire à Votre Majesté combien j'ai élé heureux et tler en voyant toute la maison
militaire du roi venir de Paris pour cette prise de possession.
Le roi balbutia qu'il n'avait pas amené ses mousquetaires pour cela seulement.
— Oh ! je le pense bien , dit vivement Fouquet ; Voire Majesté sait trop bien qu'il
lui suftit de veuir seule, une badine à la main, pour faire tomber toutes les forliti-
cations de Belle-Isle.
— Peste I s'écria le roi, je ne veux pas qu'elles tombent, ces belles fortifications
qui ont coûté si cher à élever. Non! qu'elles demeurent contre les Hollandais et les
Anglais. Ce que je veux voir à Belle-Isle, vous ne le devineriez' pas, monsieur Fou-
quel : ce sont les belles paysannes, filles et femmes des terres ou des grèves , qui dan-
sent si bien et sont si séduisantes avec leurs jupes d'écarlate! On m'a fort vanté vos
vassales, monsieur le surintendant. Tenez, failes-les-moi voir?
— Quand Votre Majesté voudra.
— Avez-vous quelque moyen df transport? Ce serait demain si vous vouliez.
Le surintendant sentit le coup . qui n'était pas adroit, et il répondit :
— Non , sire ; j'ignorais le désir de Voire Majesté , j'ignorais surtout sa h;\tc de voir
Belle-Isle , et je ne me suis précautionné en rien.
— Vousav<'z un bateau à vous , cependant?
— J'en ai cinq; mais ils sont tous, soit au Port, soit à Paimlxeuf, et pour les re-
juimlre ou les faire arriver, il fuit au moins vingl-(pialre heures. Ai-jc besoin d'en-
voyer un courrier? Faut-il que je le fasse?
— Attendez encore; laissez finir la fièvre; allende/. à demain.
— C'est vrai. Qui sait si demain nous n'aurons pas mille autres idée»? répliqua F(MI-
(juel , désormais hors de doute et fort pâle.
Le roi tressaillit et allongea la main vei"s sa clochette . mais Fouquet le prévint.
— Sire, dil-il, j'ai la fièvre; je lreud)le d(> froid. Si je deun'ure un momeiil déplus,
je suis capable de m'évanouir. Je demande à Votre Majesté la permission de m'aller
cacher sous les couvertures.
— En effet, vous grelottez; c'est aftiigeani à voir. .-Mlcz, monsieur l-'ouipiet , alle/.l
J'enverrai savoir de vos nouvelles.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. '«71
— Volfe Majesté me comble. Dans uiio hoiire, je me trouverai beaiu'onp mieux.
~ Je veux ({ue quelqu'un vous reconduise . dit le roi.
~— Gomme il vous plaira, sire: je prendrais volontiers le bras de quelqu'un.
■ — Monsieur d'Artagnan ! cria le .roi en sonnant de sa clochette.
'— Oh! sire, interrompit Fouquet en riant d'un air qui fit froid au prince , vous me
donnez un capitaine de mousquetaires pour me conduire à mon logis ? Honneur bien
équivoque , sire ! Un simple valet de pied , je vous prie.
— Et pourquoi, monsieur Fouquet? M. d'Artagnan me reconduit bien, moi!
— Oui, mais quand il vous reconduit, sire, c'est pour vous obéir; tandis que moi...
— Eh bien?
— Moi, s'il me l'aut rentrer chez moi avec votre chef des mousquetaires, on dira
partout que vous me faites arrêter.
— Arrêter ! répéta le roi , qui pâlit plus que Fouquet lui-même ; arrêter ! oh !...
— Eh! que ne dit-on pas! poursuivit Fouquet toujours riant, et je gage qu'il se
trouverait des gens assez méchans pour en rire.
Cette saillie déconcerta le monarque. Fouquet fut assez habile ou assez heureux pour
que Louis XIV reculât devant l'apparence du fait qu'il méditait. M. d'Artagnan ,
lorsqu'il parut, reçut l'ordre de désigner un mousquetaire pour accompagner le surin-
tendant.
■^Inutile, dit alors celui-ci; épée pour épée, j'aime autant Gourville qui m'attend
en bas. !Mais cela ne m'empêchera pas de jouir de la société de >L d'Artagnan. Jesuis
bien aise qu'il voie Belle-Isle. lui qui se connaît si bien en fortifications.
D'Artagnan s'inclina, ne comprenant plus rien à la scène. Fouquet salua encore et
sortit affectant toute la lenteur d'un homme qui se promène. Une fois hors du château.
— Je suis sauvé ! dit-il. Oh! oui, tu verras Belle-Isle, roi déloyal, mais quand je
n'y serai plus.
Et il disparut. D'Artagnan était demeuré avec le roi.
— Capitaine, lui dit Sa Majesté, vous allez suivre M. Fouquet à cent pas. 11 rentre
chez lui. Vous irez chez lui. Vous l'arrêterez en mon nom et vous l'enfermerez dans
un carrosse.
— Dans un carrosse. Bien.
— De telle façon qu'il ne puisse en route ni converser avec quelqu'un ni jeter des
billets aux gens qu'il rencontrera.
— Oh! voilà qui est difficile, sire. Je ne puis étouffer M. Foniiuet , et >"\\ iliMnainle
à respirer, je n'irai pas l'empêcher en fermant glaces et mantelets. 11 jeltt-ra par les
portières tous les cris et les billets possibles.
— Le cas est prévu, monsieur d'Artagnan ; un carrosse avec un treillis obviera aux
deux inconvéniens que vous signalez.
— Un carrosse à treillis de fer! s'écria d'Artagnan; mais on ne fait pas un treillis
de fer pour carrosse en une demi-heure, et Votre Majesté me recommande d'aller
tout de suite chez M. Fouquet.
— Aussi, le carrosse en question est-il tout fait.
— Ah ! c'est différent , dit le capitaine.
— Il est tout attelé, et le cocher, avec les piqueurs, attend dans la cou. basse du
château.
D'Artagnan s'inclina.
— Il ne me reste , ajouta-t-il, qu'à demander au roi en quel endroit on conduira
M. Fouquet.
472 LES MOUSQUETAIRES.
— Au château d'Angers d'abord. Nous verrons ensuite.
— Oui , sire.
— Monsieur d'Artagnan , un dernier mot : vous avez reuiarqué que pour faire cette
prise de Fouquet, je n'emploie pas mes gardes, ce dont M. de Gesvres sera furieux.
C'est vous dire , Monsieur, que j'ai contîance en vous.
— Je le sais bien, sire ! et il est inutile de me le faire valoir.
— C'est seulement pour arriver à ceci. Monsieur, qu'à partir de ce moment, s'il
arrivait que par hasard , un hasard quelconque, M. Fouquet s'évadât... on a vu de ces
hasards-là. Monsieur...
— Oh ! sire , très-souvent; mais pour les autres, pas pour moi.
— Pourquoi, pas pour vous?
— Parce que moi, sire, j'ai un instant voulu sauver M. Fouquet.
Le roi frémit.
— Parce que, continua le capitaine, j'en avais le droit, ayant deviné le plan de
Votre Majesté sans qu'elle m'en eût parlé, et que je trouvais M. Fouquet intéressant.
Or, j'étais Ubre de lui témoigner mon intérêt à cet honune ?
— En vérité, Monsieur, vous ne me rassurez point sur vos services!
— Si je l'eusse sauvé alors, j'étais parfaitement innocent; je dis plus, j'eusse bien
fait, car M. Fouquet n'est pas un méchant honune. Mais il n'a pas voulu; sa destinée
l'a entraîné; il a laissé fuir l'heure de la liberté. Tant pis ! Maintenant j'ai des ordres,
j'obéirai à ces ordres, et M. Fouquet, vous pouvez le considérer comme un homme
arrêté. Il est au château d'Angers, M. Fouquet.
— Oh ! vous ne le tenez pas encore, capitaine !
— Cela me regarde; à chacun son métier, sire; seulement, encore imc fois, rétlé-
chissez. Donnez-vous sérieusement l'ordre d'arrêter M. Fouquet, sire?
— Oui , mille fois oui!
— Écrivez alors.
— Voici la lettre.
D'Artagnan la lut, salua le roi et sortit. Du haut de la terrasse il aperçut Oourville
qui passait l'air joyeux et se dirigeait vers la maison de M. Fouquet.
LE CHEVAL BLANC ET LE CHEVAL NOIR.
— Voilà qui est surprenant, dit le capitaine : Gourville très-joyeux et courant les
rues , quand il est à peu près certain que M. Fouquet est en danger ; quand il est à peu
près certain que c'est Gourville quia prévenu M. Fouquet par le billet de tout à l'heure,
ce billet ([ui a été déchiré en mille morceaux sur la terrasse et livré aux vents par
M. le surintendant. Gourville se frotte les mains, c'est qu'il vient de faire quelque
habileté. D'où vient Gourville? Gourville vient de la rue aux Herbes. Où va la rue aux
Herbes ?
Eld'Artagnansuivit sur le faîte des maisons de Nantes, dominées par le château , la
ligne tracée par les rues , comme il eût fait sur un plan topographicpie ; seulement , au
lieu de papier mort et plat , vide et désert, la carte vivante se dressait en relief avec
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 473
les mouvemens, les cris et les ombres des hommes et des choses. Au delà de l'enceinte
de la ville , les grandes plaines verdoyantes s'étendaient bordant la Loire et semblaient
courir vers l'horizon empourpré que sillonnaient l'azur des eaux et le vert noirâtre des
marécages. Immédiatement après les portes de Nantes , deux chemins blancs montaient
en divergeant comme les doigts écartés d'une main gigantesque. D'Artagnan, qui avait
embrassé tout le panorama d'un coup d'œil en traversant la terrasse, fut conduit par
la ligne de la rue aux Herbes à l'aboutissement d'un de ces chemins qui prenait nais-
sance sous la porte de Nantes. Encore un pas et il allait descendre l'escalier de la terrasse
pour rentrer dans le donjon prendre son carrosse à treillis et marcher vers la maison
de Fouquet. Mais le hasard voulut qu'au moment de se replonger dans l'escalier , il
fut attiré par un point mouvant qui gagnait du terrain sur cette route.
— Qu'est cela? se demanda le mousquetaire, un cheval qui court, un cheval échappe
sans doute; comme il détale!
Le point mouvant se détacha de la route et entra dans les pièces de luzerne.
— Un cheval blanc , continua le capitaine , qui venait de voir la couleur ressortir
lumineuse sur le fond sombre, et il est monté; c'est quelque enfant dont le cheval a
soif et l'emporte vers l'abreuvoir en diagonale.
Le cheval blanc courait, courait toujours dans la direction de la Loire , à l'extrémité de
Inquelle , fondue dans les vapeurs de l'eau, une petite voile apparaissait balancée comme
un atome.
— Oh! oh ! cria le mousquetaire, il n'y a qu'un homme qui fuit pour courir aussi
vite dans les terres labourées. Il n'y a qu'un Fouquet , un financier , pour courir ainsi
en plein jour , sur un cheval blanc. Il n'y a que le seigneur de Belle-Isle pour se sauver
du côté de la mer quand il y a des forêts si épaisses dans les terres. Et il n'y a qu'un
d'Artagnan au monde pour rattraper M. Fouquet, qui a une demi-heure d'avance et
qui aura joint son bateau avant une heure.
Cela dit, le mousquetaire donna ordre que l'on menât grand train le carrosse aux
treillis de fer dans un bouquet de bois situé hors de la ville. Il choisit son meilleur
cheval, lui sauta sur le dos et courut par la rue aux Herbes en prenant , non pas le
chemin qu'avait pris Fouquet , mais le bord même de la Loire , certain qu'il était de
gagner dix minutes sur le total du parcours et de joindre à l'intersection des deux lignes
le fugitif, qui ne soupçonnerait pas d'être poursuivi de ce côlé.
Dans la rapidité de la course et avec l'impatience du persécuteur, s'animant comme
à la chasse, comme à la guerre , d'Artagnan, si doux , si bon pour Fouquet, se surprit
à devenir féroce et presque sanguinaire. Pendant longtemps, il courut sans apercevoir
le cheval blanc; sa fureur prenait les teintes de la rage , il doutait de lui, il supposait
que Fouquet s'était abimé dans un chemin souterrain ou qu'il avait relayé le cheval
blanc par un de ces fameux chevaux noirs , rapides comme le vent, dont d'Artagnan,
à Saint-Mandé, avait tant de fois admiré , envié la légèreté vigoureuse.
A cesmomens-là, quand le vent lui coupait les yeux et en faisait jaillir des larmes;
quand la selle brûlait , quand le cheval entamé dans sa chair vive rugissait de douleur
et faisait voler sous ses pieds de derrière une pluie de sable fin et de cailloux, d'Arta-
gnan, se haussant sur l'étrier et ne voyant rien sur l'eau, rien sous les arbres, cher-
chait en l'air comme un insensé , il devenait fou. Un rauque soupir s'exhalait de ses
lèvres. Il répétait, dévoré par la crainte du ridicule :
— Moi! moi! dupé par un Gourville, moi!... On dira que je vieillis, on dira que
j'ai reçu un million pour laisser fuir Fouquet !
Et il enfonçait ses deux éperons dans le ventre du cheval; il venait de faire une
Mï LES MOUSQUETAIRES.
lieue on deux minutes. Soudain , à l'extrémité d'un pacage, derrière des haies, il vit
une forme bi.inche qui se montra, disparut et demeura enfin visible sur un terrain
plus élevé.
D'Artagnan tressaillit de joie ; son esprit se rasséréna aussitôt. Il essuya la sueur qui
ruisselait de son front, desserra ses genoux, et, ramenant la bride, modéra l'allure du
vigoureux animal, son complice dans cette chasse à l'homme. Il put alors étudier la
forme de la roule et sa position quant à Fouquet. Le surintendant avait mis son
cheval blanc hors d'haleine en traversant les terres molles. Il sentait le besoin de
gagner un sol plus dur et tendait vers la route par la sécante la plus courte. D'Arta-
gnan, lui, n'avait qu'à marcher droit sous la rampe d'une falaise qui le dérobait aux
yeux de son ennemi: de sorte qu'il le couperait à son arrivée sur la route. Là s'enta-
merait la course réelle , là s'établirait la lutte.
D'Artagnan fit respirer son cheval à pleins poumons. Il remarqua que le surinten-
dant prenait le trot, c'est-à-dire qu'il faisait aussi souffler sa monture. Mais on était
trop pressé de part et d'autre pour demeurer longtemps à celte allure. Le cheval blanc
partit comme une flèche quand il toucha un terrain plus résistant. D'Artagnan baissa
la main, et son cheval noir prit le galop. Tous deux suivaient la même route; les
quadruples échos de la course se confondaient ; Fouquet n'avait pas encore aperçu
d'Artagnan.
Mais à la sortie de la rampe , un seul écho frappa l'air , c'était celui des pas de
d'Artagnan qui roulaient comme un tonnerre.
Fouquet se retourna, il vit à cent pas derrière lui en arrière son ennemi penché sur
le cou de son coursier. Plus de doute, le baudrier reluisant, la casaque rouge, c'était
un mousquetaire; Fouquet baissa la main aussi, et son cheval blanc mit vingt pieds
de plus entre son adversaire et lui.
— Oh mais! pensa d'Artagnan inquiet, ce n'est pas un cheval ordinaire que monte
là Fouquet, attention! Et attentif, il examina de son'œil infaillible l'allure et les moyens
de ce coursier.
Croupe ronde, queue maigre et tendue, jambes maigres et sèches comme des fils
d'acier, sabot plus dur que du marbre.
Il éperonna le sien, mais la distance entre les deux re&ta la même. D'Artagnan
écouta profondément : pas un souffle du cheval ne lui parvenait, et pourtant il fendait
le vent. Le cheval noir, au contraire, conuuençait à r;\ler comme un accès de toux.
— Il faut crever mon cheval, mais arriver, pensa le mousquetaire.
Va il se mit à scier la bouche du pauvre animal , tandis qu'avec ses éperons il fouil-
lait sa peau sanglante. Le cheval, désespéré, gagna vingt toises et arriva sur Fouquet
à la portée du pistolet.
— Courage, se dit le mousquetaire , courage ! le blanc s'allaiblira peut-être, et si le
cheval ne tombe pas, le maître finira par tomber.
Mais cheval et homme restèrent droits , unis , prenant peu à peu l'avantage.
D'Artagnan poussa un cri sauvage (jui fit retourner Fouquet, dont la monture s'a-
nimait encore.
— Fameux cheval! enragé cavalier! gronda le capitaine. Holà! mordioux, mon-
sieur Foucpiet ! holà ! de par le roi !
Fuiupiet ne répondit pas.
— M'entendez- vous? Iinila d'Artagnan, d<Mit le cheval venait de faire un faux pas.
— Pardiou! ré|tli([ua lariuiiijuemont Fouquet.
D'Artagnan faillit devenir fou ; le sang afflua bouillant à ses tempes, à ses yeux.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 475
— De par le roi! s'écria-t-il encore : arrêtox ou je vous abals il'un coup ilc jiistolet.
— Faites, répondit Fouipiot volant toujours.
D'Arlagnan saisit un de ses pistolets et l'arma, espérant que le bruit de la platine
arrêterait son ennemi.
— Vous avez des pistolets aussi, dit-il, défendez- vous.
Fouquet se retourna edectivement au bruit, et, regardant d'Arta^rnan bien en face,
ouvrit de sa main droite l'habit qui lui serrait le corps; il ne toucha pas à ses fontes.
11 y avait vingt pas entre eux deiix.
— Mordioux ! dit d'Artagnan, je ne vous assassinerai pas; si vous ne voulez pas
tirer sur moi , rendez-vous ! qu'est-ce que la prison?
— J'aime mieux mourir, répondit Fouquet : je soulïVirai moins.
D'Artagnan, ivre de désespoir, jeta son pistolet sur la route.
— Je vous prendrai vif, dit-il, et par un prodige dont cet incomparable cavalier
était seul capable , il mena son cheval à dix pas du cheval blanc ; déjà il étendait la
main pour saisir sa proie.
— Voyons ! tuez-moi ! c'est plus humain! dit Fouquet.
— Non! vivant, vivant! murmura le capitaine.
Son cheval lit un faux pas pour la seconde fois; celui de Fouquet prit l'avance.
C'était un spectacle inouï, que cette course entre deux chevaux qui ne vivaient plus
que par la volonté de leurs cavaliers.
On peut dire que d'Artagnan courait portant son cheval entre ses genoux.
Au galop furieux avait succédé le grand trot, puis le trot simple.
Et la course paraissait aussi vive à ces deux athlètes harassés. D'Artagnan, poussé
à bout, saisit le second pistolet et ajusta le cheval blanc.
— A votre cheval! pas à vous ! s'écria-t-il à Fouquet.
Et il tira. L'animal fut atteint dans la croupe, il fit un bond furieux et se cabra.
Le cheval de d'Artagnan tomba mort.
— Je suis déshonoré , pensa le mousquetaire , je suis un misérable ; par pitié ,
M. Fouquet, jetez-moi un de vos pistolets, que je me brijle la cervelle!
Fouquet se remit à courir.
— Par grâce ! par grâce ! s'écria d'Artagnan , ce que vous ne voulez pas en ce mo-
ment, je le ferai dans une heure, mais ici sur cette'route, je meurs bravement , je
meurs estimé: rendez- moi ce service, monsieur Fouquet.
M. Fouquet ne répliqua pas et continua de trotter. D'Artagnan se mit à courir après
son ennemi. Successivement il jeta par terre son chapeau, son habit qui l'embarras-
saient, puis son fourreau d'épée qui battait entre ses jambes. L'épée à la main lui de-
vint trop lourde, il la jeta comme le fourreau
Le cheval blanc râlait; d'Artagnan gagnait sur lui. Du trot, l'animal, épuisé, passa
au petit pas avec des vertiges qui secouaient sa tète: le sang, venait à sa bouche
avec l'écume.
D'Artagnan fit un effort désespère, sauta sur Fouquet^ et le prit par la jambe en
disant d'une voix entrecoupée, haletante :
— Je vous arrête au nom du roi; cassez-moi la tête, nous aurons tous deux fait
notre devoir.
Fouquet lança loin de lui , dans la rivière, les deux pistolets dont d'Artagnan eût
pu se saisir, et mettant pied à terre ,
— Je suis votre prisonnier, Monsieur, dit-il: voulez-vous prendre mon bras, car
vous allez vous évanouir.
47G LES MOUSQUETAIRES.
— Merci , murmura d'Artagnan, qui effectivement sentit la terre manquer sous lui
et le ciel fondre sur sa tête ; et il roula sur le sable à bout d'haleine et de forces.
Fouquet descendit le talus de la rivière, puisa de l'eau dans son chapeau , vint ra-
fraîchir les tempes du mousquetaire, et lui glissa quelques gouttes fraîches entre les
lèvres. D'Artagnan se releva cherchant autour de lui d'un œil égaré. II vit Fouquet
agenouillé, son chapeau humide à la main et souriant avec une ineffable douceur.
— Vous ne vous êtes pas enfui! cria-t-il. Oh! Monsieur! le vrai roi parla loyauté,
par le cœur, par l'àme, ce n'est pas Louis du Louvre , ni Philippe de Sainte-Margue-
rite, c'est vous, le proscrit, le condamné !
— Mais comment allons-nous faire pour retourner à Nantes? Nousen sommes bien loin.
— C'est vrai , fit d'Artagnan, pensif et sombre.
— Le cheval blanc reviendra peut-être; c'était un si bon cheval ! Montez dessus,
monsieur d'Artagnan; moi, j'irai à pied jusqu'à ce que vous soyez reposé.
— Pauvre bête! blessée! dit le mousquetaire.
— Il ira encore, vousdis-je, je le connais ; faisons mieux, montons dessus tous deux.
— Essayons, dit le capitaine; mais ils n'eurent pas plutôt chargé l'animal de ce
poids double, qu'il vacilla , puis se remit et marcha quelques minutes, puis chancela
encore et s'abattit à côté du cheval noir qu'il venait de joindre.
— Nous irons à pied, le destin le veut; la promenade sera superbe, reprit Fouquet
en passant son bras sous celui de d'Artagnan.
— Mordioux ! s'écria celui-ci l'œil fixe, le sourcil froncé, le cœur gros. Vilaine journée !
Ils firent lentement les quatre lieues qui les séparaient du bois derrière lequel les
attendait le carrosse avec une escorte.
Lorsque Fouquet aperçut cette sinistre machine, il dit à d'Artagnan, qui baissait les
yeux comme honteux pour Louis XIV :
— Voilà une idée qui n'est pas d'un brave homme, capitaine d'Artagnan, elle n'est
pas de vous. Pourquoi ces grillages ? dit-il.
— Pour vous empêcher de jeter des billets au dehors.
— Ingénieux !
— Mais vous pouvez parler si vous ne pouvez pas écrire, dit d'Artagnan.
— Parler à vous?
— Mais... si vous voulez.
Fouquet rêva un moment, puis regardant le capitaine en face ,
— Un seul mot, dit-il, le retiendrez-vous?...
— Parfaitement.
— Le dircz-vous à qui je veux?
— Je le dirai.
— Saint-Mandé .' iulkuhx tout bas Fouquet.
— liien ! Pour qui?
— Pour madame de Bellières ou Pellisson.
— C'est fait.
Le carrosse traversa Nantes et prit la route d'Angers.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. /,77
OU L ÉCUREUIL TOMBE, OU LA COULEUVRE VOLE.
Il était deux heures de raprcs-midi. Le roi, plein d'impatience, allait de son cabi-
net H la terrasse , et quelquefois ouvrait la porte du corridor pour voir ce que tai-
saient ses secrétaires. M. Colbert, assis à la place même où M. de Saint Aignau était
resté si longtemps le matin , causait à voix basse avec M. de Brienne. Le roi ouvrit
brusquement la porte , et s'adressant à eux,
— Que dites-vous? demanda-t-il.
— Nous parlons de la première séance des États, dit M. de Brienne en se levant.
— Très-bien , repartit le roi , et il rentra.
Cinq minutes après, le bruit de la clochette rappela Rose , dont c'était l'heure.
— Avez-vous fini vos copies? demanda le roi.
— Pas encore, sire.
— Voyez si M. d'Artagnan est revenu !
— Pas encore, sire.
— C'est étrange ! murmura le roi. Appelez M. Colbert.
Colbert entra ; il attendait ce moment depuis le nialin.
— Monsieur Colbert, dit le roi très-vivement j il faudrait pourtant savoir ce que
M. d'Artagnan est devenu.
Colbert, de sa voix calme,
— Où le roi veut-il que je le fasse chercber? dit-il.
— Eh! Monsieur, ne savez-vous pas à quel endroit je l'avais envoyé? répondit ai-
grement Louis.
— Votre Majesté ne me l'a pas dit.
— Monsieur, il est de ces cboses que l'on devine, et vous surtout vous les devinez.
— J'ai pu supposer, sire, mais je ne me serais pas permis de deviner tout à fait.
Colbert finissait à peine ces mots qu'une voix bien plus rude que celle du roi inter-
rompit la conversation commencée entre le monarque et le commis.
— D'Artagnan ! cria le roi tout joyeux.
D'Artagnan , pâle et de furieuse humeur, dit au roi :
— Sire , est-ce que c'est Votre Majesté qui a donné des ordres à mes mousquetaires?
— Quels ordres? fit le roi.
— Au sujet de la maison de M. Fouquet?
— Aucun , répliqua Louis.
— Ah ! ah ! dit d'Artagnan en mordant sa moustache. Je ne m'étais pas trompe :
c'est Monsieur.
Et il désignait Colbert.
— Quel ordre? Voyons , dit le roi.
• — Ordre de bouleverser toute une maison, de battre les domestiques etofticiers de
M. Fouquet, de forcer les tiroirs, de mettre à sac un logis paisible; mordioux! ordre
de sauvage !
— Monsieur ! fit Colbert très-pàle
— Monsieur, interrompit d'Artagnan, le loi seul, entendez-vous! le roi seul a le
478 LES MOUSQUETAIRES.
droit de commander à mes mousquetaires ; mais quant à vous, je vous le défends , et
je vous le dis devant Sa Majesté; des gentilshommes qui portent l'épée ne sont pas des
bélitres qui ont la plume à l'oreille.
— D'Artagnan ! d'Artagnan! murmura le roi.
— C'est humiliant, poursuivit le mousquetaire; mes soldats sont déshonorés. Je ne
commande pas à des reîtres , moi, ou à des commis de l'intendance , mordioux !
— Mais qu'y a-t-il? Voyons ! dit le roi avec autorité.
— Il y a sire , que Monsieur, Monsieur, qui n'a pu deviner les ordres de Votre Ma-
jesté, et qui, par conséquent n'a pas su que j'arrêtais M. Fouquet ; Monsieur, qui a
fait faire la cage de fer à son patron d'hier, a expédié M. de Roncherat dans le logis de
M. Fouquet, et que pour enlever les papiers du surintendant, on a enlevé tous les
meubles. Mes mousquetaires étaient autour de la maison depuis le malin. Voilà mes
ordres. Pourquoi s'est-on permis de les faire entrer dedans? Pourquoi , en les forçant
d'assister à ce pillage , les en a-t-on rendus complices ? Mordioux ! nous servons le
roi, nous autres, mais nous ne servons pas M. Colbert.
— Monsieur d'Artagnan, dit le roi sévèrement, prenez garde, ce n'est pas en ma
présence que de pareilles explications , faites sur ce ton, doivent avoir lieu.
— J'ai agi pour le bien du roi, dit Colbert d'une voix altérée ; il m'est dur d'être
traité de la sorte par un olTicicr de Sa Majesté , et cela sans vengeance, à cause du
respect que je dois au roi.
— Le respect que vous devez au roi! s'écria d'Artagnan, dont les yeux flam-
boyèrent, consiste d'abord à faire respecter son autorité, à faire chérir sa personne.
Tout agent d'un pouvoir sans contrôle représente ce pouvoir, et quand les peuples
maudissent la main qui les frappe, c'est à la main rnyalo que Dieu fait reproche, en-
tendez-vous ?
Cela dit, d'Artagnan se cam|>a tlèrcment dans le cabinet du roi, l'œil allumé, la
main sur l'épée, la lèvre frémissante, alfeclant bien plus de colère encore qu'il n'eu
ressentait. Colbert, humilié, dévoré de rage , salua le roi comme pour lui demander
la permission de se retirer. Le roi, conh'arié dans son orgueil et dans sa curiosité, ne
savait encore quel parti prendre. D'Artagnan le vit hésiter. Uestor plus longtemps eût
été une faute ; il fallait obtenir un triomphe sur Colbert , et le seul moyen était de pi-
quer si bien et si fort au vif le roi. qu'il ne re^lAl plus à Sa Majesté d'autre sortie que
de choisir entre l'un ou l'autre antagoniste. D'Artagnan donc siucdina connue Col-
bert ; mais le roi, qui tenait avant toute chose à savoir des nouvelles bien exactes,
bien détaillées de l'arrestation du surintendant des finances, Louis, disons-nous, ou-
blia Colbert, qui n'avait rien à dire de bien neuf, et rappela son capitaine des mous*
quêtai rcs.
— Voyons, Monsieur, dit-il , faitiNiTabord votio oiTiuiuis-ioii , vous vous reposerez
ftprès.
D'Artagnan. qui allait franchir la porto. s'arrOta à la \o\\ du roi, revint sur ses pas,
Ot Citlbcrt fut cnulraint de partir. Ses >oux noirs brillèrent d'un fou sombre sous leurs
épais sourcils ; il allongea le pas , s'inclina devant le roi » se redressa à demi en pas-
sant devant d'Artagnan , et partit la mort dans le cndur.
D'Artagnan, domcuré soûl avec le roi, s'adoucit à Tinslant moule, et cduipOsànt
son visage .
— Sire, dit-il, vous êtes un roi jeune. C'est à l'aurore que l'Iunumo devine si la
journée sera belle ou Irislc. Conunenl , sire , les peuples que la main do Dieu a rangés
sous votre loi auguromut-ils do votre règne si, entre vous et eux, vous laissez agir
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 479
des ministres de colère et de violence ? Mais parlons de moi , sire ; laissons une discus-
sion qui vous paraît oiseuse, inconvenante peut-être. Parlons de moi. J'ai arrête
M. Fouquet.
— Vous y avez mis le temps, lit le roi avec aigreur.
D'Ariagnan regarda le roi.
— ■ Je vois que je me suis mal exprimé, dit-il. J'ai annonce à Votre Majesté que
j'avais arrêté M. Fouquet.
— Oui: eh bien!
— Eh bien, j'aurais dû dire à Votre Majesté que M. Fouquet m'avait arrêté, c'au-
rait été plus juste. Je rétablis donc la vérité : j'ai donc été arrêté par M. Fouquet.
Ce fut le tour de Louis XIV d'être surpris. Sa Majesté s'étonna à son tour. D'Arta-
gnan, de son coup d'œil si prompt, apprécia ce qui se passait dans l'esprit du maître.
Il ne lui donna pas le temps de questionner. Il raconta avec cette poésie , avec ce pit-
toresque que lui seul possédait peut-être à cette époque, l'évasion de Fouquet, la
poursuite, la course acharnée, enCin cette générosité inimitable du surintendant, qui
pouvait fuir dix fois, qui pouvait tuer vingt fois l'adversaire attaché à sa poursuite , et
qni avait préféré la prison et pis encore peut-être à l'humiliation de celui qui voulait
lui ravir sa liberté. A mesure que le capitaine des mousquetaires parlait, le roi s'agi-
tait, dévorant ses paroles et faisant claquer l'extrémité de ses ongles les uns contre
les autres.
— Il en résulte donc, sire, à mes yeux du moins, qu'un homme qui se conduit ainsi
est un galant homme et ne peut être un ennemi du roi. Voilà mon opinion, je le ré-
pète à Votre Majesté. Je sais ce que le roi va me dire, et je m'incline : la raison d'Etat.
Soit! c'est à mes yeux bien respectable. Mais je suis un soldat, j'ai reçu ma consigne ;
la consigne est exécutée, bien malgré moi , c'est vrai , mais elle l'est. Je me tais.
— Où est Fouquet en ce moment? demanda Louis après un instant de silence.
^— M. Fouquet, sire, répondit d'Artagnan, est dans la cage de fer que M. Colberl
lui a fait préparer, etroule au galop de quatre vigoureux chevaux sur la route d'Angers.
^-^ Pourquoi l'avez-vous quitté en route ?
--- Parce que Sa Majesfé^ne m'avait pas dit d'aller à Angers. La preuve, la meilleure
preuve de ce que j'avance, c'est que le roi me cherchait tout à l'heure... et puis
j'avais une autre raison.
— Laquelle ?
—^ Moi étant là, ce pauvre M. Fouquet n'eût jamais tenté de s'évader.
^^ Eh bien! s'écria le roi avec stupéfaction.
— Je l'ai donné à un de mes brigadiers, le plus maladroit que j'aie pu trouver
parmi mes mousquetaires.
— Étes-vous fou, monsieur d'Artagnan! s'écria le roi en croisant les bras sur sa
poitrine.
— Ah ! sire, vous n'attendez pas sans doute de moi que je sois rcnncmi de M. Fou-
quet, après ce qu'il vient de faire pour moi et pour vous. Non, ne me le donnez ja-
mais à garder si vous tenez à ce qu'il reste sous les verrous; si bien grillée que soit la
cage, l'oiseau finirait par s'envoler.
— Je suis surpris, dit le roi d'ime voix sombre , que vous n'ayez pas tout de suite
suivi la fortune de celui que M. Fouquet voulait mettre sur mon Irùne. Vous aviez là
tout ce qu'il vous faut : affection et reconnaissance. A mon service , Monsieur^ on ne
trouve qu'un maître.
■— Si M. Fouquet ne vous fût pas allé chercher à la Bastille , slre^ répliqua d'Arta-
480 LES MOUSQUETAIRES.
gnan d'une voix forlement accentuée, un seul homme y lut allé , et cet homme c'est
moi; vous le savez bien, sire.
Le roi s'arrêta. Devant cette parole si franche , si vraie de son capitaine des mous-
quetaires, il n'y avait rien à objecter. Le roi, en entendant d'Artagnan, se rappela le
d'Artagnan d'autrefois, celui qui, au Palais-Royal, se tenait caché derrière les rideaux
de son lit, quand le peuple de Paris, conduit par le cardinal de Retz, venait s'assurer
de la présence du roi ; du d'Artagnan qu'il saluait de la main à la portière de son car-
rosse, lorsqu'il se rendait à Notre-Dame en rentrant dans Paris; du soldat qui l'avait
quilté à Blois; du lieutenant qu'il avait rappelé près de lui quand la mort de Mazarin
lui rendait le pouvoir; de riiomme qu'il avait toujours trouvé loyal, courageux et dévoué.
Louis s'avança vers la porte et appela Colbert. Colbert n'avait pas quitté le corridor
où travaillaient les secrétaires. Colbert parut.
— Colbert, vous avez fait faire une perquisition chez M. Fouquel?
— Oui, sire.
— Qu'a-t-elle produit?
— M. de Roncherat, envoyé avec les mousquetaires do Votre Majesté, m'a remis
des papiers, répliqua Colbert.
— Je les verrai... Vous allez iv.e donner votre main.
— Ma main, sire.
— Oui, pour (jue je la motte dans celle de M. d'Artagnan. En effet, d'Artagnan,
ajouta-t-il avec un sourire en se tournant vers le soldat, qui, à la vue du commis, avait
repris son attitude liautaine , vous ne connaissez pas l'homme que voici; faites con-
naissance.
Et il lui montrait Colbert.
— C'est un médiocre serviteur dans les positions subalternes, mais ce sera un grand
homme si je l'élève au premier rang.
— Sire I balbutia Colbert, éperdu de plaisir et do crainte.
— J'ai compris pourquoi, murmura d'Artagnan à l'oreille du roi : il était jaloux.
— Précisénicut, et sa jalousie lui liait les ailes.
— Ce sera désormais un serpent ailé, grommela le mousquetaire avec un reste de
haine contre son adversaire de tout à l'heure.
Mais Colbert, s'approchant de lui, offrit à ses yeux une physionomie si différente de
celle qu'il avait l'habitude de lui voir; il apparut si bon, si doux, si facile; ses yeux
prirent l'expression d'une si noble intelligence, que d'Artagnan, connaisseur en phy-
sionomies, fut ému. presque changé dans ses convictions. Colbert lui serrait la main.
— Ce que le roi vous a dit. Monsieur, prouve combien Sa Majesté connaît les hommes.
L'opposition acharnée que j'ai déployée jusqu'à ce jour contre des abus , non contre
des hommes, prouve que j'avais en \\\e de préparer à mon roi un grand règne, à
mon pays un grand bien-être. J'ai beaucoup d'idées, monsieur d'Artagnan, vous les
verrez éclorc au soleil de la paix publique , et si je n'ai pas la certitude et le bonheur
de conquérir l'amitié des hommes honnêtes, je suis au moins certain. Monsieur, que
j'obtiendrai leur estime. Pour leur admiration, Monsieur, je donnerais ma vie.
Ce changement, cette élévation subite, cette approbation muette du roi, donnèrent
beaucoup à penser au mousquetaire. Il salua fort civilement Colbert, qui ne le per-
dait pas de vue. Le roi, les voyant réconciliés, les congédia ; ils sortirent ensemble.
Une fois hors du cabinet, le nouveau ministre, arrêtant le capitaine , lui dit :
— Est-il possible, monsieur d'Artagnan, qu'avec un œil conmic le vôtre, vous
n ayez pas, du premier coup, à la première inspection, reconnu ipii je suis'?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 497
de ses jambes molles, il trouva un sanglier qui lui fit tcle, le manqua de son coup
d'arquebuse et fut décousu par la bêle. Il en est mort sur le coup.
— Ce n'est pas une raison pour que vous vous alarmiez , cher Porthos.
— Oh ! vous allez voir. Mon père était \uie fois fort comme moi. C'était un rude
soldat d'Henri III et d'Henri IV, il ne s'appelait pas Antoine, mais Gaspard, comme
M. de Coligny. Toujours à cheval , il n'avaitjamais su ce que c'est que la lassitude.
Un soir qu'il se levait de table, ses jambes lui manquèrent.
— Il avait bien soupe, peut-être, dit Aramis, et voilà jjourquoi il chancelait.
— Bah ! un ami de M. de Bassompierre^, allons donc ! Non , vous dis-je : il s'étonna
de celte lassitude et dit à ma mère, qui le raillait : Ne croirait-on pas que je vais voir
un sanglier, comme défunt M. du Vallon mon père?
— Eh bien? fit Aramis.
— Eh bien, bravant cette faiblesse, mon père voulut descendre au jardin au lieu
d'aller au ht; le pied lui manqua dès la première marche ; l'escalier était raide ; mon
père alla tomber sur un angle de pierre dans lequel un gond de fer était scellé. Le,
gond lui ouvrit la tempe : il resta mort sur la place.
Aramis levant les yeux sur son ami ,
— Voilà deux circonstances extraordinaires, dit-il ; n'en inférons pas qu'il jouisse
s'en présenter une troisième. Il ne convient pas à un homme de votre force d'être
superstitieux, mon brave Porthos ; d'ailleurs, oi^i est-ce qu'on voit vos jambes fléchir?
Jamais vous n'avez été si raide et si superbe ; vous porteriez une maison sur vos épaules.
— En ce moment, dit Porthos, je me sens bien disposé; mais il n'y a qu'un mo-
ment, je vacillais, je m'affaissais, et depuis tantôt, ce phénomène, comme vous
dites, s'est présenté quatre fois. Je ne vous dirai pas que cela me fît peur, mais cela
me contrariait ; la vie est une agréable chose. J'aide l'argent; j'ai de belles terres; j'ai des
chevaux que j'aime ; j'ai aussi des amis que j'aime : d'Artagnan, Athos, Raoul et vous.
L'adniirable Porthos ne prenait pas même la peine de dissimuler à Aramis le rang
qu'il lui donnait dans ses amitiés.
Aramis lui serra la main.
— Nous vivrons encore de nombreuses années, dil-il, pour conserver au monde
des échantillons d'hommes rares. Fiez-vous à moi, cher ami, nous n'avons aucune
réponse de d'Artagnan , c'est bon signe ; il doit avoir donné des ordres pour masser
la flotte et dégarnir la mer. J'ai ordoimé, moi, tout à l'heure, qu'on roulât une barque
sur des rouleaux jusqu'à l'issue du grand souterrain de Locmaria, vous savez, où
nous avons tant de fois fait l'alfùt pour les renards.
— Oui , et qui aboutit à la petite anse par un boyau que nous avons découvert le
jour 011 ce superbe renard s'échappa par là.
— Précisément. En cas de malheur, on nous cachera une barque dans ce souter-
rain; elle y doit êtredéjà. Nous attendrons le moment favorable, et pendant la nuit, en mer!
— Voilà une bonne idée.
— Eh bien ! les jambes ?
— Oh ! excellentes en ce moment.
— Vous voyez donc bien , tout conspire à nous donner le repos et l'espoir. Vive
Dieu! Porthos, nous avons encore un demi-siècle de bonnes aventures, et si je touche
la terre d'Espagne , je vous jure , ajouta l'évêque avec une énergie terrible , que votre
brevet de duc n'est pas aussi aventiu'é qu'on veut bien le dire.
— Espérons, tit Porthos vui peu ragaillardi par cette nouvelle chaleur de so:i com-
pagnon.
498 LES MOUSQUETAIRES.
Tout à coup un cri se fait entendre.
— Aux armes !
Ce cri , répété par cent voix, vint, dans la chambre où les deux amis se tenaient .
porter la surprise chez l'un et l'inquiétude chez Tautre. Aramis ouvrit la feuèlre, il
vit courir une foule de gens avec des flambeaux. Les femmes se sauvaient, les gens
armés prenaient leurs postes.
La flotte ! la flotte ! cria un soldat qui reconnut Aramis.
— La flotte ! répéta celui-ci.
— A demi-portée de canon , continua le soldat.
— Aux armes! cria Aramis.
— Aux armes ! répéta formidablement Porlhos.
Et tous deux s'élancèrent vers le môle, pour se mettre à l'abri derrière les batteries.
On vit s'approcher des chaloupes chargées de soldats ; elles prirent trois directions
pour descendre sur trois points à la fois.
— Que faut-il faire? demanda un officier de garde.
— Arrétez-les, et si elles poursuivent, feu ! dit Aramis.
Cinq minutes après , la canonnade commença. C'étaient les coups de feu que d'Ar-
tagnan avait entendus en abordant en France.
Mais les chaloupes étaient trop près du môle pour que les canons tirassent juste;
elles abordèrent ; le combat commença presque corps à corps.
— Qu'avez-vous , Porlhos ? dit Aramis à son ami.
Rien... les jambes... c'est vraiment incompréhensible... elles se remettent en
chargeant.
En etfet , Porlhos et Aramis se mirent à charger avec une telle vigueur, ils ani-
mèrent si bien leurs hommes, que les royaux se rembarquèrent précipitamment sans
avoir eu autre chose que des blessés qu'ils emportèrent.
. Eh mais, Porlhos, cria Aramis, il nous faul un prisonnier ; vile ! vite 1
Porlhos s'abaissa sur l'escalier du môle, saisit par la nuque un des officiers de l'ar-
mée rovale qui attendait pour s'embarquer que toul son monde fùl dans la chaloupe.
Le bras du séant enleva cette proie, qui lui servit de bouclier pour remonter sans
qu'un coup de fou fut tiré sur lui.
— Voici un prisonnier, dit Porlhos à Aramis.
Eh bien 1 s'écria celui-ci en riant , calomniez donc vos jambes !
— Ce n'est pas avec mes jambes que je l'ai pris, répliqua Porlhos tristement : c'est
avec mon bras.
LE FILS DE niSCARR.VT.
Les Bretons de l'ile étaient tout fiors de cette victoire ; Aramis ne les encouragea pas.
Ce qui arrivera, dit-il à Porlhos quand tout le monde fut rentré, c'est que la
colère du roi s'éveillera avec le récit de la résistance, et que ces braves gens seront
déciniésou brûlés quand lile sera prise , ce (pii ne peut mani[uer d'advenir.
— Il en résulte, dit Porlhos, que nous n'avons rien fait d'utile.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. i[)\)
— Pour le moment, si fait, répliqua l'évèque, carnousavons un prisonnier duquel
nous saurons ce que nos ennemis préparent.
— Oui, interrogeons ce prisonnier, fil Porthos, et le moyen de le faire parler est
simple. Nous allons souper ; nous l'inviterons ; en buvant, il parlera. Ce qui fut fait.
L'officier, un peu inquiet d'abord , se rassura en voyant les gens auxquels il avait
affaire. Il donna, n'ayant pas peur de se compromettre , tous les détails imaginables
sur la démission et le départ de d'Artagnan. Il expliqua comment, après ce départ, le
nouveau chef de l'expédition avait ordonné une surprise sur Belle-Isle. Aramis et
Porthos échangèrent un coup d'œil qui témoignait de leur désespoir. Plus de fond à
faire sur celte brave imagination de d'Artagnan, plus de ressource, par conséquent,
en cas de défaite.
Aramis , continuant son interrogatoire , demanda au prisonnier ce que les royaux
comptaient faire des chefs de Belle-Isle.
— Ordre, répliqua celui-ci , de tuer pendant le combat et de pendre après.
Aramis et Porthos se regardèrent encore.
Le rouge monta au visage de tous deux.
— Je suis bien léger pour la potence , répondit Aramis ; les gens comme moi ne se
pendent pas.
— Et moi, je suis bien lourd, dit Porthos ; les gens comme moi cassent la corde.
— Je suis sûr, lit galamment le prisonnier, que nous vous eussions procuré la
faveur d'une mort à votre choix.
— Mille remercîmens, dit sérieusement Aramis.
— Porthos s'inclina.
— Encore ce coup de vin à votre santé, lit-il en buvant lui-même.
De propos en propos le souper se prolongea ; l'officier, qui était un spirituel gentil-
homme , se laissa doucement aller au charme de l'esprit d'Aramis et de la cordiale
bonhomie de Porthos.
— Pardonnez-moi , dit-il , si je vous adresse une question ; mais des gens qui en
sont à leur sixième bouteille ont bien le droit de s'oublier un peu.
— Parlez, fit Aramis.
— N'étiez-vous pas , Messieurs , vous deux, dans les mousquetaires du feu roi ?
— Oui, Monsieur, et des meilleurs, s'il vous plaît, répliqua Porthos.
— C'est vrai: je dirais même les meilleurs de tous les soldats, Messieurs, si je ne
craignais d'offenser la mémoire de mon père.
— De votre père ! s'écria Aramis.
— Savez-vous comment je me nomme? Je m'appelle George de Biscarrat.
— Oh ! s'écria Porthos à son tour, Biscarrat ! Vous rappelez-vous ce nom, Ai-amis ?
- — Biscarrat... rêva l'évêque... Il me semble.
— Cherchez bien, Monsieur, dit l'ofiicier.
— Pardieu ! ce ne sera pas long, fil Porthos. Biscarrat, dit Cardinal !... un des quatre
qui vinrent nous interrompre le jour où nous entrâmes dans l'amitié de d'Artagnan,
l'épée à la main...
— Précisément, Messieurs.
— Le seul, dit Aramis vivement, que nous ne blessâmes pas.
— Une rude lame par conséquent, fit le prisonnier.
— C'est vrai; oh! bien vrai, dirent les deux amis ensemble. Ma foi! monsieur de
Biscarrat, enchantés de faire la connaissance du fils d'un auiisi brave homme.
Biscarrat serra les deux mains que lui lendaieul les deux anciens mousquetaires.
500 LES MOUSQUETAIRES.
Araniis regarda Porthos comme pour lui dire : Voilà un homme qui nous aidera.
Et sur-le-champ,
Avouez, dit-il, Monsieur, qu'il fait bon avoir été honnête homme.
— Mon père me l'a toujours dit. Monsieur.
— Avouez de plus que c'est une triste circonstance que celle où vous vous trouvez
de rencontrer des gens destinés à être arquebuses ou pendus, et de s'apercevoir que
ces gens-là sont d'anciennes connaissances, des connaissances héréditaires.
— Oh ! vous n'êtes pas réservés à ce sort affreux, Messieurs et amis! dit vivement le
jeune homme.
— liah! vous l'avez dit.
— Je l'ai dit tout à l'heure, quand je ne vous connaissais pas; mais maintenant
que je vous connais, je dis : Vous éviterez ce destin funeste, si vous le voulez.
— Gomment! si nous le voulons! s'écria Aramis dont les yeux brillèrent d'intelli-
gence en regardant alternativement son prisonnier et Porthos.
— Pourvu, continua Porthos, en regardant à son tour avec une noble intrépidité
M. de Biscarrat et l'évêque, pourvu qu'on ne nous demande pas de lâchetés.
— On ne vous demandera rien du tout. Messieurs, reprit le gentilhomme de l'armée
rovale. Que voulez-vous qu'on vous demande ? Si l'on vous trouve on vous tue, c'est
chose arrêtée; tâchez donc, Messieurs, qu'on ne vous trouve pas.
Je crois ne pas me tromper, fit Porthos avec dignité, mais il me semble bien que
pour nous trouver, il faut que l'on vienne nous quérir ici.
— En cela, vous avez parfaitement raison, mon digne ami, reprit Aramis en inter-
rogeant toujours du regard la physionomie de Biscarrat, silencieux et contraint. Vous
voulez, monsieur de Biscarrat, nous dire quelque chose, nous faire quelque ouver-
ture, et vous n'osez pas, n'est-il pas vrai?
— Ah ! Messieurs et amis, c'est qu'en parlant je trahis la consigne; mais tenez,
j'entends une voix (pii dégage la mienne en la dominant.
— Le canon! fit Porthos.
— Le canon et la mousqueterie ! s'écria l'évêque.
Ou entendait gronder au loin, dans les roches, ces bruits sinistres d'un combat qui
\w dura point.
— Qu'est-ce que cela? demanda Porthos.
Eh ! pardieu ! s'écria Aramis, c'est ce dont jo me doutais.
— Q\ioi donc?
L'attaque faite par vous n'était qu'une feinte , n'esl-il pas vrai, Monsieur? et
pendant que vos conqiagnies se laissaient repousser, vous aviez la certitude d'opérer
un débarquement de l'autre enté de l'Ile.
— Oh ! plusieurs, Monsieur.
— Nous sommes perdus alors , fit paisiblement l'évêque de Vannes.
— Perdus! cela est possible, répondit le seigneur de Pierrefonds, mais nous ne
sommes pas pris ni pendus. Et en disant ces mots il se leva de la table , s'approcha du
nuir et en détacha froidement sou épée et ses pistolets, qu'il visita avec ce soin du vieux
soldat qui s"apprêlc à combattre et qui sent (pie sa vie repose en grande partie sur
l'excellence et la bonne tenue de ses armes.
Au bruit du canon , à la nouvelle de la surprise qui po\ivait livrer l'île aux troupes
rovales, la foule éperdue se précipita dans le lort. Elle venait demander assistance et
conseil à ses chefs. Aramis, pâle et vaincu , se montra entre doux llambeanx à la fenêtre
qui donnait sur la grande cour, pleine de soldats qui attendaient des ordres.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 501
— Mes amis , dit d'IIerhlay irimo voix grave cl sonore, M. Foiiqnol , votre pro-
(ecteur , voire ami , voire pcrc , a été arrêté par ordre du roi et jeté à la liasliile.
Un long eri de fureur cl de menace monta jusqu'à la fenêtre où se tenait l'évèque et
l'enveloppa d'un fluide vibrant.
— Vengeons M. Fouquel! crièrent les plus exaltés. A mort les royaux!
— Non , mes amis , répliqua solennellement Aramis; non , mes amis, pas de résis-
tance. Le roi est maître dans son royaume. Hinnilicz-vous devant la main de Dieu.
Aimez Dieu et le roi, qui ont frappé M. Fouquet. Mais ne vengez pas votre seigneur,
ne cherchez pas à le venger. Vous vous sacrifieriez en vain , vous, vos femmes et vos
enfans , vos biens et votre liberté. Bas les armes! mes amis, bas les armes! puisque le
roi vous le commande, et relirez-vous paisiblement dans vos demeures. C'est moi qui
vous le demande , c'est moi qui vous en prie, c'est moi qui au besoin vousleconmiande
aunom de M. Fouquet.
La foule amassée sous la fenêtre fit entendre un long frénu'ssement de colère et
d'effroi.
— Les soldats du roi Louis XIV sont entrés dans l'île , continua Aramis. Désormais
ce ne serait plus entre eux et vous un combat, ce serait un massacre. Allez , allez et
oubliez: cette fois, je vous le commande au nom du Seigneur.
Les mutins se retirèrent lentement, mais soumis et muets.
— Ah çà , mais que venez-vous donc de dire là, mon ami? dit Porthos.
— Monsieur, dit Biscarral à l'évèque, vous sauvez tous ces habitans, mais vous ne
sauvez ni votre ami ni vous.
— Monsieur de Biscarral, dit avec un accent singulier de noblesse et de courtoisie
l'évèque de Vannes, monsieurde Biscarrat, soyez assez bon pourreprendre votre liberté.
— Je le veux bien. Monsieur, mais...
— Mais cela nous rendra service , car en annonçant au lieutenant du roi la sou-
mission des insulaires, vous obtiendrez peut-être quelque grâce poumons en l'instrui-
sant de la manière dont cette soumission s'est opérée.
— Grâce 1 répliqua Porthos avec des yeux flamboyans, grâce! qu'est-ce quecernot-là?
Aramis loucha rudement le coude de son ami , comme il faisait aux l)ons jours de
leur jeunesse, alors qu'il voulait avertir Porthos qu'il avait fait ou qu'il allait faire
quelque bévue. Porthos comprit et se tut soudain.
— J'irai , Messieurs , répondit Biscarral , un peu surpris aussi de ce mot grâce pro-
noncé par le fier mousquetaire , dont quelques instans auparavant il racontait et vantail
avec tant d'enthousiasme les exploits héroïques dont son père l'avait entretenu.
— Allez donc, monsieur de Biscarrat , dit Aramis en le saluant, et en partant recevez
l'expression de toute notre reconnaissance.
— Mais vous, Messieurs, vous que je m'honore d'appeler mes amis, puisque vous
avez bien voulu recevoir ce titre, que devenez-vous pendant ce temps? reprit i'ofticier
tout ému , en prenant congé des deux anciens adversaires de son père.
— Nous, nous attendrons ici.
— Mais, mon Dieu!... l'ordre est formel !
— Je suis évêque de Vannes , monsieur de Biscarrat, et l'on ne passe pas plus par
les armes un évêque que l'on ne pend un gentilhomme.
— Ah ! oui, Monsieur, oui, monseigneur, reprit Biscarrat; oui, c'est vrai, vous
avez raison, il y a encore pour vous cette chance. Donc , je pars, je me rends auprès
du commandant de l'expédition, du lieutenant du roi. Adieu donc, Messieurs, ou
plutôt au revoir.
502
LES MOUSQUETAIRES.
En effet, le digne officier, sautant sur un cheval que lui lit donner Aramis, courut
dans la dire'lion des coups de feu qu'on avait entendus et qui, en amenant la foule
dans le fort, avaient interrompu la conversation des deux amis avec leur prisonnier.
• Aramis le regarda partir, et demeuré seul avec Porlhos,
— Eh bien! comprenez-vous? dit-il.
— Ma fui , non.
— Est-ce que Biscarrat ne vous gênait pas ici?
— Non , c'est un brave garçon.
— Oui, mais la grotte de Locmaria, est-il nécessaire que tout le monde la connaisse?
— Ah ! c'est vrai, c'est vrai, je comprends. Nous nous sauvons par le souterrain.
— S'il vous plaît, répliqua joyeusement Aramis. En route, ami Porthos, notre ba-
teau nous attend , et le roi ne nous tient pas encore.
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LE V ICO M TIC DE BRAGELONNE.
r)03
LA r.ROTTE DE LOCMARIA.
•D A LG C B,
N silence effrayant planait sur l'île. Le souterrain de Loc-
maria était assez éloigné du môle pour que les deux amis
dussent ménager leurs forces avant d'y arriver.
D'ailleurs la nuit s'avançait; minuit avait sonné au
fort ; Porthos et Aramis étaient chargés d'argent et
d'armes.
Ils cheminaient donc dans la lande qui sépare le môle
de ce souterrain, écoutant tous les bruits et tâchant d'é-
viter toutes les embûches.
De temps en temps, sur la route, qu'ils avaient soigneu-
sement laissée à leur gauche, passaient des fuyards venant de l'intérieur des terres, à
la nouvelle du débarquement des troupes royales.
Enfin, après une course rapide, mais fréquemment interrompue par des stations
prudentes, ils atteignirent ces grottes profondes, par lesquelles le prévoyant évêque
de Vannes avait eu soin de faire rouler sur des cylindres une bonne barque capable
de tenir la mer dans cette belle saison.
— Mon bon ami, dit Porthos après avoir respiré bruyamment, nous sommes ar-
rivés, à ce qu'il me paraît; mais je crois que vous m'avez parlé de frois hommes qui
devaient nous accompagner. Je ne les vois pas; où sont-ils donc?
— Ils nous attendent certainement dans la caverne, et sans doute ils se reposent un
moment, après avoir accompli ce rude et difficile travail.
Aramis arrêta Porthos, qui se préparait à entrer dans le souterrain.
— Voulez-vous, mon bon ami, dit-il au géant , me permettre de passer le premier?
Je connais le signal que j'ai donné à nos hommes, et nos gens, ne l'entendant pas,
seraient dans le cas de faire feu sur vous ou de vous lancer leur couteau dans l'ombre.
— Allez, cher Aramis, allez le premier, vous êtes toute sagesse et toute prudence,
allez. Aussi bien , voilà cette fatigue dont je vous ai parlé qui me reprend encore
une fois.
Aramis laissa Porthos s'asseoir à l'entrée de la grotte et, courbant la tète, il pé-
nétra dans l'intérieur de la caverne en imitant le cri de la chouette. Un petit roucou-
lement plaintif, vm cri à peine distinct, répondit dans la profondeur du souterrain.
Aramis continua sa marche prudente , et bientôt il fut arrêté par le même cri qu'il
avait le premier fait entendre , et ce cri était lancé à dix pas de lui.
— Èles-vous là , Yves ? fit l'évêque.
— Oui , monseigneur, et Goenncc est là aussi. Son fils nous accompagne.
504 LES MOUSQUETAIRES.
— Bien. Toutes choses sont-elles prêtes?
— Oui , monseigneur.
— Allez un peu à l'entrée des grottes, mon bon Yves, et vous y trouverez le sei-
gneur de Pierretbnds qui se repose, fatigué qu'il est de sa course.
Les trois Bretons obéirent. Porlhos , rafraîchi , avait déjà lui-même commencé la
descente, et son pas pesant résonnait au milieu des cavités formées et soutenues par
les colonnes de silex et de granit. Dès que le seigneur de Bracieux eut rejoint l'évêque,
les Bretons allumèrent une lanterne dont ils s'étaient munis.
— Visitons le canot, dit Aramis, et assurons-nous d'abord de ce qu'il renferme.
— N'approchez pas trop la lumière, dit le patron Yves, car, ainsi que vous avez
bien voulu me le recommander, monseigneur, j'ai mis sous le banc de poupe , dans
le coifre, le baril de poudre et les charges de mousquet que vous m'avez envoyés
du fort.
— Bien, fit Ararnis, et prenant lui-même la lanterne, il visita minutieusement
toutes les parties du canot avec les précautions d'un homme qui n'est ni timide ni
ignorant en face du danger.
Le canot était long, léger, tirant peu d'eau, mince de quille, enfin de ceux que
Ton a toujours si bien construits à Belle-Isle, un peu haut de bord, solide sur l'eau,
très-maniable , muni de plancbes qui , dans les temps incertains , forment une sorte
de pont, sur lesquelles glissent les lames et qui peuvent protéger les rameurs. Dans
deux coffres l)ieii clos, placés sous les bancs de proue et de poupe, Aramis trouva du
pain , du biscuit , des fruits secs, un quartier de lard , une bonne provision d'eau dans
des outres; le tout formant des rations suffisantes pour des gens qui ne devaient ja-
mais quiller la côte et se trouvaient à même de se ravitailler si le besoin le comman-
dait. Les armes, huit mousquets et autant de pistolets de cavaliers, étaient en bon état
et tontes chargées. Il y avait des avirons de rechange en cas d'accident, et cette pe-
tite voile appelée trinquette, qui aide la marche du canot en même temps que les ra-
meurs nagent, qui est si utile lorsque la brise se fait sentir, et qui ne charge pas
l'embarcation.
Lorsqtie Aramis eut reconnu toutes ces choses,
— Consul tons«nous, dit-il, cher Porthos, pour savdir s'il faut essayer de faire sorUr
la liarque par rextrémilé inconnue de la grotte, en suivant la pente et l'ombre du
iouterrain, ou s'il vaut mieux, à ciel découvert, la faire glisser sur les rouleaux, par
les bruyères, en aplanissant le chcnun de la petite falaise, cpii u a pas vingt pieds de
haut et donne, dans la marée, trois ou (piatre brasses de boime eau sur un bon fond.
— Hu'à cela ne tienne, monseigneur. répli(pia le patron Yves respectueusement,
mais je ne crois pas que, par la penle du souterrain et dans l'obscinilé où nous serons
obligés de manœuvrer notre embarcation , le chemin soit aussi commode qu'en plein
air. Je connais bien la falaise, et je puis vous certifier qu'elle est unie connue un
gazon de jardin; l'intérieur de la grofle au contraire est raboteux; sans compter en-
core, monseigneur, qu'à l'extrémité nous trouverons le boyau qui mène à la mer, et
peut-être le canot n'y passera pas.
— J'ai fait mes calculs, ré[)ondit révê<pie, et j'ai la certitude (piil passerait.
— Soit; je le veux bien, monseigneur, insista le patron; mais Votre (îrandeur sait
bien que pour le faire atteindre à l'extrémité du boyau , il faut lever une énorme pierre,
celle sous laquelle passe toujours le renard et qui ferme le boyau comme une porte.
— On la lèvera , dit Portbos; ce n'est rien.
— Je crois que le patron pourrait avoir raison , dit Aramis. Essayons du ciel ouvert.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. S05
— D'aillant plus, inonselyncur. cdiitiiiua lo prclieur, que nous ne saurions nous
embarquer avant le jour, tant il y a de travail , et qu'aussitôt que le jour paraîtra, une
bonne vedette, placée sur la partie supérieure de la grotte , nous sera nécessaire pour
surveiller les manœuvres des chalands ou des croiseurs qui nous guetteraient.
— Oui , Yves, oui , votre raison est bonne ; on va passer sur la falaise.
Et les trois robustes Bretons allaient, plaçant leurs rouleaux sous la barque, la
mettre en mouvement, lorsque des aboiemens lointains de chiens se tirent entendre
dans la campagne. Aramis s'élança hors de la grotte ; Porthos le suivit. L'aube tei-
gnait de pourpre et de nacre les flots et la plaine , et de longues volées de corbeaux
rasaient de leurs ailes noires les maigres champs de sarrasin. Un quart d'heure encore
et le jour serait plein; les oiseaux réveillés l'annonçaient joyeusement par leurs
chants à toute la nature. Les aboiemens qu'on avait entendus et qui avaient arrêté les'
trois pêcheurs prêts à remuer la barque et fait sortir Aramis et Porthos , se prolon-
geaient dans une gorge profonde à une lieue environ de la grotte.
— C'est une meute, dit Porthos, les chiens sont lancés sur une piste.
— Qu'est cela? Qui chasse en un pareil moment? dit Aramis.
— Et par ici surtout, continua Porthos , par ici où l'on craint l'arrivée des royaux.
— Eb mais! s'écria tout à coup Aramis, Yves, Yves , venez donc !
— Yves accourut, laissant là le cylindre qu'il tenait encore et qu'il allait placer sous
la barque quand cette exclamation de l'évêque interrompit sa besogne.
— Qu'est-ce que cette chasse, patron? dit Porthos.
— Eh monseigneur! répliqua le Breton, je n'y comprends rien. Ce n'est pas en un
pareil moment que le seigneur de Locniaria chasserait. Non, et pourtant les chiens...
— Non , dit Goennec, cène sont pas là les chiens du seigneur de Locmaria.
— Par prudence, reprit Aramis, rentrons dans la grotte; évidemment les voix
apj)iochent, et tout à l'heure nous saurons à quoi nous en tenir.
Ils rentrèrent, mais ils n'avaient pas fait cent pas dans l'ombre cpi'un bruit sem-
blable au rauque soupir d'une créature effrayée retentit dans la caverne , et, haletant,
rapide , effrayé, un renard passa comme un éclair devant les fugitifs, sauta par-dessus
la barque et disparut, laissant après lui son fumet acre , conservé quelques secondes
sous les voûtes basses du souterrain.
— Le renard ! crièrent les Bretons avec la joyeuse surprise du chasseur.
— Maudits soyons-nous! cria l'évêque, notre retraite est découverte.
— Comment cela? dit Porthos; avons-nous peur d'un renard?
— Eh! mon ami, que dites-vous donc, et que vous inquiétez-vous de renard? Ce
n'est pas de lui qu'il s'agit, pardieu! Mais ne savez-vous pas, Porlhos, qu'après le re-
nard viennent les chiens et qu'après les chiens viennent les hommes?
Porthos baissa la tête. On entendit, comme pour continuer les paroles d'Aramis, la
meute grondeuse arriver avec une effrayante vitesse sur la piste de l'animal. Six chiens
courans débouchèrent au même instant dans la petite lande , avec un bruit de voix qui
ressemblait à la fanfare d'un triomphe.
— Voilà bien les chiens, dit Aramis posté à l'affût derrière une lucarne pratiquée
enlie deux rochers; quels sont les chasseurs, maintenant?
— Si c'est le seigneur de Locmaria, répondit le patron, il laissera les chiens fouiller
la grotte , et il ne pénétrera pas lui-même, assuré qu'il sera que le renard sortira de
l'autre côté.
— Ce n'est pas le seigneur de Locmaria qui chasse, répondit l'évêque en pâlissant
mali-Té lui.
506 LES MOUSQLETAIRES.
— Qui donc , alors? dit Porlhos.
— Regardez.
Porthos appliqua son œil à la lucarne et vit au sommet du monticule une douzaine
de cavaliers qui poussaient leurs chevaux sur la trace des chiens en criant : Taïaut!
— Les gardes du roi! dit-il.
— Les gardes du roi! dites- vous, monseigneur! s'écrièrent les Bretons en pâhssant
à leur tour.
— Et Biscarrat à leur tête, monté sur mon cheval gris, continua Aramis.
Les chiens, au même moment, se précipitèrent dans la grotte comme une ava-
lanche , et les profondeurs de la caverne s'emplirent de leurs cris assourdissans.
— Ah! diable! fit Aramis reprenant tout son sang-froid à la vue de ce danger iné-
vitable. Je sais bien que nous sommes perdus, mais au moins il nous reste une chance :
si les gardes qui von^ suivre leurs chiens viennent à s'apercevoir qu'il y a une issue
aux grottes, plus d'espoir, car en entrant ici, ils découvriront la barque et nous-mêmes.
Il ne faut pas que les chiens sortent du souterrain : il ne faut pas que les maîtres y entrent.
— C'est juste , dit Porlhos.
— Vous comprenez, ajouta l'évêque avec la rapide précision du commandement : il
y a là six chiens qui seront forcés de s'arrêter à la grosse pierre sous laquelle le renard
s'est glissé , mais à l'ouverture trop étroite de laquelle ils seront , eux, arrêtés et tués.
Les Bretons s'élancèrent le couteau à la main. Quelques minutes après, un lamen-
table concert de gémissemens, de hurlemens mortels, puis plus rien.
— Bien, dit Aramis froidement. Aux maîtres maintenant! Attendre leur arrivée,
se cacher et tuer.
— Tuer! répéta Porthos.
— Ils sont seize , dit Aramis, du moins pour le moment.
— Et bien armés, ajouta Porthos avec un sourire de consolation.
— Cela durera dix minutes, lit Aramis. Allons!
Et d'un air résolu, il prit un mousquet et mit son couteau de chasse entre ses dents.
— Yves, Goennec et son fils, continua Aramis, vont nous passer les mousquets.
Vous, Porthos, vous ferez l'eu à bout portant. Nous en aurons abattu luiil avant (jue
les autres s'en doutent, c'est certain; puis tous, nous sommes cinq, nous dépêcherons
les huit derniers le couteau à la main.
— Et ce pauvre Biscarrat? dit Porthos.
Aramis réiléchit un moment.
— Biscarrat le pieniior, répliqua-t-il froidement. Il nous connaîi.
DANS LA GROTTE.
Malgré Tcspèce de divination qui élail le côté remarquable du caractère d'Aramis,
l'événement, subissinl les chances des choses soumises au hasard, ne s'accomplit pas
tout à fait connue lavait prévu l'évêque de Vannes. Biscarrat , mieux monté que ses
compagnons, arriva le piemier à l'ouverture de la grotte et comprit que renard et
chiens tout s'était engoullVé là. Seulemeul , frappé de cette terreur superstilieuse
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 507
qu'imprime naturellement à l'esprit de l'homme toute voie souterraine et obscure , il
s'arrêta à l'extérieur de la grotte, et attendit que ses compagnons fussent réunis autour
de lui.
— Eh bien? lui demandèrent les jeunes gens tout essouflés et ne comprenant rien à
son inaction.
— Eh bien ! on n'entend plus les chiens; il faut que renard et meute soient engloutis
dans ce souterrain.
— Mais alors, dit un des jeunes gens, pourquoi ne donnent-ils plus de voix?
— C'est étrange , dit un autre.
— Eh bien, mais, fit un quatrième , entrons dans cette grotte. Est-ce qu'il est dé-
fendu d'y entrer, par hasard?
— Non, répliqua Biscarrat. Seulement, comme il y fait noir comme dans un four,
on peut s'y rompre le cou.
— Que diable sont devenus nos chiens'^se demandèrent en cho'ur les jeunes gens.
Et chaque maître appela son chien par son nom , le siffla de sa fanfare favorite,
sans qu'un seul répondît ni à l'appel, ni au sifflet.
— C'est peut-être une grotte enchantée, dit Biscarrat. Voyons.
Et mettant pied à terre, il fit un pas dans la grotte.
— Attends, attends, je t'accompagne, dit un des gardes, voyant Biscarrat prêt à
disparaître dans la pénombre.
— Non, répondit Biscarrat, il faut qu'il y ait quelque chose d'extraordinaire ; ne
nous risquons donc pas tous à la fois. Si dans dix minutes, vous n'avez point de mes
nouvelles, vous entrerez, mais tous ensemble alors.
— Soit, dirent les jeunes gens, nous l'attendons.
Et sans descendre de cheval , ils firent un cercle autour de la grotte.
Biscarrat entra donc seul , et avança dans les ténèbres jusque sous le mousquet de
Porthos. Cette résistance que rencontrait sa poitrine l'étonna; i.l allongea la main et
saisit le canon glacé. Au même instant, Yves levait sur le jeune homme un couteau
qui allait retomber sur lui de toute la force d'un bras breton , lorsque le poignet de fer
de Porthos l'arrêta à moitié chemin. Puis, comme un grondement sourd, une voix se
fit entendre dans l'obscurité.
— Je ne veux pas qu'on le tue , moi.
Biscarrat se trouvait pris entre une protection et une menace, presque aussi terribles
l'une que l'autre. Si brave que fût le jeune homme , il laissa é(;happer un cri qu'Ara-
mis comprima aussitôt en lui mettant un mouchoir sur la bouche.
— Monsieur de Biscarrat, lui dit-il à voix basse, nous ne vous voulons pas de mal ,
et vous devez le savoir si vous nous avez reconnus; mais au premier mot, au pre-
mier soupir, nous serons forcés de vous tuer comme nous avons tué vos chiens.
— Oui, je vous reconnais , Messieurs, dit tout bas le jeune homme. Mais pourquoi
êtes-vous ici? qu'y faites-vous? Malheureux! malheureux! je vous croyais dans le
fort!
— Et vous, Monsieur, vous deviez nous obtenir des conditions, ce me semble?
— J'ai fait ce que j'ai pu , Messieurs, mais... il y a des ordres formels.
— De nous tuer?
Biscarrat ne répondit rien. Il lui en coûtait de parler de corde à des gentilshommes.
Aramis comprit le silence de son prisonnier.
— Monsieur Biscarrat, dit-il , vous seriez déjà mort si nous n'avions eu égard à votre
jeunesse et à notre ancienne liaison avec votre père , mais vous pouvez encore échap-
508 LES MOUSQUETAIRES.
per d'ici en nous jurant que nous ue parlerez pas à vos compagnons de ce que vous
avez vu.
— Non-seulemenf je jure que je n'en parlerai point, dit Biscarrat, mais je jure en-
coio que je ferai tout au monde pour empêcher mes compagnons de mettre le pied
dans cette grotte.
— Biscarrat 1 Biscarrat! crièrent du dehors plusieurs voix qui vinrent s'engouffrer
comme un tourbillon dans le souterrain.
— Répondez, dit Aramis.
— Me voici ! cria Biscarrat.
— Allez , nous nous reposons sur votre loyauté.
Lt il lâcha le jeune homme. Biscarrat remonta vers la lumière.
— Biscarrat! Biscarrat I crièrent les voix plus rapprochées.
Et l'on vit se projeter à l'intérieur de la grotte les ombres de plusieurs formes hu-
maines. Biscarrat s'élança au-devant de ses amis pour les arrêter.
Aramis et Porthos prêtèrent l'oreille avec l'attention de gens qui jouent leur vie sur
un souffle de l'air ; mais Biscarrat avait regagné l'entrée de la grotte, suivi de ses amis.
— Oh! oh! dit l'un d'eux en arrivant au jour, comme lu es pâle!
— Pâle ! s'écria un autre; lu veux dire livide.
— Moi! fil le jeune homme, essayant de rappeler toute sa puissance sur lui-même.
— Mais', au nom du ciel, que l'est-il donc arrivé? demandèrent toutes les voix.
— Messieurs, c'est sérieux, dit un autre: il va se trouver mal; avez-vous des sels?
Et tous éclatèrent de rire. Les interpellations, les railleries se croisaient autour de
Biscarrat, comme se croisent au milieu du feu les balles dans une mêlée. Il reprit ses
forces sous ce déluge d'interrogations.
— Que voulez-vous que j'aie vu? demanda-t-il, j'avais très-chaud quand je suis
entré dans cette grotte, j'y ai été saisi par le froid , voilà tout.
— Mais les chiens, les chiens, les as-tu revus?
— Il faut croire qu'ils ont pris, une autre voie, dit Biscarrat.
— Messieurs, dit \m des jeunes gens, il y a dans ce qui se passe, dans la pâleur et
dau.s le bilence de notre ami, un mystère que Biscarrat ne veut pas, ou ne peut peut-
être pas révéler. Seulement, et c'est chose sure , Bi^carrat a vu (juelque chose dans la
grotte. Eh bien! moi, je suis curieux de voir ce qu'il a \u , fût-ce le diable! .\ la
grotte, Messieurs, à la grotte !
— A la grotte ! répétèrent toutes les voix.
Alors Biscarrat se jeta au-devant de ses compagnons.
— Messieurs! Messieurs! s'écria-t-il , au nom du ciel ! n'entrez pas!
— Mais qu'y a-t-il donc dans ce souterrain?
— Voyons, parle, Biscarrat.
— Décidément, c'est le diable qu'il a vu, répéta celui qui avait déjà avancé cette
hypothèse.
— Eh bien! mais s'il la vu , s'écria un autre, qu'il ne soit pas égoïste, et qu'il nous
le laisse voir à notre tour.
— Messieurs, Messieurs, de grâce! insista Biscarrat.
— Voyons, laisse-nous passer.
Alors un des oflicicrs cjui , d'un âge plus mùr cpie les autres, était resté en arrière
jusque-là et n'avait rien dit, s'avança :
— Messieurs, fit-il avec un calme qui contrastait avec l'animafion des jeunes gens,
il y a là dedans quelqu'un ou quelque chose qui n'est pas le diable, mais qui, quel
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 509
qu'il soit, a eu assez de pouvoir pour faire taire nos chiens. Il faut savoir quel est ce
quelqu'un ou ce quelque chose.
Biscarrrat tenta un dernier cll'orl pour arrêter ses amis , mais ce fut un clfort inu-
tile. La foule des jeunes gens fit irruption dans la caverne sur les pas de l'oflicier qui
avait parlé le dernier, mais qui le premier s'était élancé l'épée à la main pour affronter
le danger inconnu. Biscarrat, repoussé par ses amis, ne pouvant les accompagner
sous peine de passer aux yeux de Porthos et d'Aramis pour un traître et un parjure,
alla, l'oreille tendue et les mains encore suppliantes, s'appuyer contre les parois
rugueuses d'un rocher, qu'il jugeait devoir élre exposé au feu des mousquetaires. Qi^j^nt
aux gardes, ils pénétraient de plus en plus avec des cris qui s'affaiblissaient à mesure
qu'ils s'enfonçaient dans le souterrain.
Tout à coup une décharge de mousqueterie , grondant comme un tonnerre, éclata
sous les voûtes. Deux ou trois balles vinrent s'aplatir siu- le rocher auquel s'appuyiiit
Biscarrat. Au même instant des soupirs, deshurlemens et des imprécations s'élevèrent,
et cette petite troupe de gentilshommes reparut, pâles, quelques-uns sanglans, tous
enveloppés d'un nuage de fumée que l'air extérieur semblait aspirer du fond de la
caverne.
— Biscarrat! Biscarrat! criaient les fuyards, tu savais qu'il y avait une embuscade
dans cette caverne , et tu ne nous as pas prévenus I
— Biscarrat, tu es cause que quatre de nous sont tués, malheur à toi, Biscarrat!
— Mais au moins dis-nous qui est là ! s'écrièrent plusieurs voix furieuses,
Biscarrat se tut.
— Dis-le ou meurs ! s'écria un blessé en se relevant sur un genou et en levant sur
son compagnon un bras armé d'un fer inutile.
Biscarrat se précipita vers lui découvrant sa poitrine au coup, mais le blessé retotnba
pour ne plus se relever.
Biscarrat, les cheveux hérissés, les yeux hagards, la lète perdue, s'avaui^a vers
l'intérieur de la caverne, en disant :
— Vous avez raison, mort à moi qui ai laissé assassiner mes compagnons, je suis
un lâche !
Et jetant loin de lui son épée, car il voulait mourir sans se défendre, il se précipita
tête baissée dans la caverne. Les autres jeunes gens l'imitèrent. Onze qui restaient
de seize plongèrent avec lui dans le gouffre.
Mais ils n'allèrent pas plus loin que les premiers; une seconde décharge en coucha
cinq sur le sable glacé, et comme il était impossible de voir d'où partait cette foudre
mortelle, les autres reculèrent avec une épouvante qui peut mieux se concevoir que
s'exprimer. Mais loin de fuir comme les autres, Biscarrat , demeuré sain et sauf, s'assit
sur un quartier de roc et attendit. Il ne restait plus que six gentilshommes.
— Sérieusement, dit un des survivans , est-ce le diable?
— Demandons à Biscarrat, il le sait lui. Où est Biscarrat?
— 11 est mort! dirent deux ou trois voix.
— Non pas , répondit un autre.
— Il faut qu'il connaisse ceux qui sont là.
— Et comment les connaîfrait-il?
— Il a été prisonnier des rebelles.
— Eh bien, appelons-le et sachons par lui à qui nous avons afïàire.
— Boni dit l'ofticier qui avait montré tant de sang-froid dans cettt> affaire, noii.^
n'avons plus besoin de lui, voilà des reui'oris t|ui nous ;irrivent.
510 LES MOUSQUETAIRES.
En effet , une compagnie des gardes laissée en arrière par leurs officiers que l'ar-
deur de lâchasse avait emportés, soixante-quinze à quatre-vingts hommes à peu
près, arrivaient en bel ordre, guidés par le capitaine et le premier lieutenant. Les
cinq officiers coururent au-devant de leurs soldats, et dans un langage dont l'élo-
quence est facile à concevoir, ils expliquèrent l'aventure et demandèrent secours. Le
capitaine les interrompit.
— Où sont vos compagnons ? demanda-t-il.
— iMorts !
— - Mais vous étiez seize !
— Dix sont morts, Biscarrat est dans la caverne, et nous voilà cinq.
— Biscarrat est donc prisonnier?
— Non , car le voici ; voyez.
En effet , Biscarrat apparaissait à l'ouverture de la grotte.
— 11 nous fait signe de venir, dirent les officiers. Allons !
— Allons! répéta toute la troupe.
Et l'on s'avança à la rencontre de Biscarrat.
— ^Monsieur, dit le capitaine, s'adressant à Biscarrat , on m'assure que vous savez
quels sont les hommes qui sont dans cette grotte, et qui font cette défense désespérée.
Au nom du roi , je vous somme de déclarer ce que vous savez.
— Mon capitaine, dit Biscarrat, vous n'avez plus besoin de me sommer, ma pa-
role m'a été rendue à l'instant même, et je viens au nom de ces hommes ..
— Me dire qu'ils se rendent?
— Vous dire qu'ils sont décidés à se défendre jusqu'à la mort, si on ne leur accorde
pas bonne composition.
— Combien sont-ils donc?
— Us sont deux , dit Biscarrat.
— Ils sont deux et veulent nous imposer des conditions?
— Ils sont deux et nous ont déjà tué dix hommes, dit Biscarrat.
— Quels gens est-ce donc? des géans !
— Mieux que cela. Vous rappelez-vous l'histoire du bastion Saint-<-^iervais, capitaine?
— Oui, où quatre mousquetaires du roi ont tenu contre toute une armée.
— Eh bien, ces deux hommes étaient de ces mousquetaires.
— Et quel intérêt ont-ils dans tout ceci?
— Ce sont eux qui tenaient Belle-Isle pour M. Fouquet.
Un murmure courut parmi les soldats.
— Les mousquetaires! les mousquetaires! répétaient-ils.
Et chez tous ces braves jeunes gens l'idée qu'ils allaient avoir à lutter contre deux
des plus vieilles gloires de l'armée faisait courir un frisson, moitié d'enthousiasme,
inoitié de terreur.
— Deux hommes! s'écria le capitaine, et ils nous ont tue dix ofliciers, en deux
décharges. C'est imi)ossible , monsieur Bixarrat.
— Eh! mon capitaine, répondit celui-ci, je ne vous dis point qu'ils n'ont pas avec
eux deux ou trois hommes comme les mousquetaires du bastion Saint-Gcrvais avaient
avec eux trois ou quatre domestiques; mais croyez-moi, capitaine, j'ai vu ces gens-
là, j'ai été pris par eux , je les connais; ils suffiraient à eux seuls pour détruire tout
un corps d'armée.
— C'est ce (jue nous allons voir, dit le capitaine, et cela dans un moment Allen-
tion, Messieurs. ,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 511
Sur cette réponse , personne ne bougea plus et chacun s'apprêta à obéir.
Biscarrat seul risqua une dernière tentative.
— Monsieur, dit-il à voix basse , croyez-moi, passons notre chemin : ces deux
hommes, que gagnerons-nous à les combattre?
— Nous y gagnerons , Monsieur, la conscience de n'avoir pas fait reculer quatre-
vingts gardes du roi devant deux rebelles. Si j'écoutais voire conseil , Monsieur, je
serais un homme déshonoré, et en me déshonorant, je déshonorerais l'armée. En
avant, vous autres !
Et il marcha le premier jusqu'à l'ouverture de la grotte. Arrivé là, il litfairc halte.
Celte halte avait pour but de donner à Biscarrat et à ses compagnons le temps de
lui dépeindre l'intérieur delà grolle. Puis, quand il crut avoir une comiaissance sufli-
sante des lieux, il divisa la compagnie en trois corps, qui devaient entrer successive-
ment en faisant un feu nourri dans toutes les .directions. Sans doute , à cette attaque,
on perdrait cinq hommes encore, dix peut-être, mais, certes , on finirait par prendre
les rebelles, puisqu'il n'y avait pas d'issue, et qu'à tout prendre, deux hommes n'en
pouvaient pas tuer quatre-vingts.
— Mon capitaine, demanda Biscarrat, je demande à marcher à la tête du premier
peloton.
— Soit! dit le capitaine.
— Merci! répondit le jeune homme avec toute la fermeté de sa race.
— Prenez voire épée , alors.
— J'irai ainsi que je suis, mon capitaine , dit Biscarrat, car je ne vais pas pour
luer, mais pour être tué.
Et se plaçant à la tête du premier peloton, le front découvert et les bras croisés,
— Marchons, Messieurs, dit-il.
UN CHANT D HOMERE.
Il est temps de passer dans l'autre camp et de décrire à la fois les combattans et le
champ de bataille.
La grotte s'étendait l'espace d'à peu près cent loises , jusqu'à un petit talus domi-
nant une crique. Jadis temple des divinités celtiques, alors que Belle-Isle s'appelait
encore Calonèse , cette grotte avait vu s'accomplir plus d'un sacrifice hinnain dans ses
mystérieuses profondeurs. On pénétrait dans le premier entonnoir de cette caverne
par une pente assez douce au-dessus de laquelle des roches entassées formaient une
arcade basse; l'inlérieur, mal uni quant au sol, dangereux par les inégalités rocail-
leuses de la voîile, se subdivisait en plusieurs compartimens, qui se commandaient
l'un l'auu-e et se dominaient moyennant quelques degrés raboteux, rompus , soudés
de droite et de gauche dans d'énormes piliers naturels. Au troisième compartiment, la
voûte était si basse, le couloir si étroit, que la barque eût à peine passé en touchant
les deux murs; néanmoins, dans un moment de désespoir, le bois s'assouplit, la
pierre devient complaisante sous le souffle de la volonté humaine.
Telle était la pensée d'Aramis, lorsque, après avoir engagé le combat, il se déci-
512 LES MOUSQUETAIRES.
dait à la fuite , fuite assurément dangereuse, puisque tous les assaillans n'étaient pas
moris, et que , en admettant la possibilité de mettre la barque en mer, on se fut enfui
au grand jour devant les vaincus, si intéressés, en reconnaissant leur petit nombre,
à faire poursuivre leurs vainqueurs.
Quand les deux décharges eurent tué dix hommes , Aramis , habitué aux détours du
souterrain , les alla reconnaître un à un , les compta , car la fumée l'empêchait de
voir au dehors, et sur-le-champ il commanda que le canot fût roulé jusqu'à la grosse
pierre, clôture de l'issue libératrice,
Porthos rassembla ses forces , prit le canot dans ses deux bras et le souleva , tandis
que les Bretons faisaient courir les rouleaux avec rapidité. On était descendu dans le
troisième compartiment , on était arrivé à la pierre qui murait l'issue. Porthos saisit
cette pierre gigantesque à sa base , appuya dessus sa robuste épaule et donna un coup
qiii fit craquer cette nuu-aille. Une nuée de poussière tomba de la voijte avec les
cendres de dix mille générations d'oiseaux de mer, dont les nids s'accrochaient comme
un ciment à ce rocher. Au troisième choc la pierre céda , elle oscilla une minute.
Porthos, s'adossant aux roches voisines, iit de son pied un arc-boutant qui chassa le
bloc hors des entassemens calcaires qui lui servaient de gonds et de scellemens. La
pierre tombée, on aperçut le jour, brillant, radieux, qui se précipitait dans ce souter-
rain par l'encadrement de la sortie , et la mer bleue apparut aux Bretons enchantés.
On commença dès lors à monter la barque sur cette barricade. Vingt toises encore et
elle pouvait glisser dans TOcéan.
C'est pendant ce temps que la compagnie arriva, fut rangée par le capitaine et dis-
posée pour l'escalade ou pour l'assaut.
Aramis surveillait tout pour favoriser les travaux de ses amis. Il vit ce renfort , il
compta les hommes, il se convainquit avec un seul coup d'œil de l'infranchissable pé-
ril où un nouveau combat les allait engager. S'enfuir sur la mer au moment où le
souterrain allait être envahi, impossible. En cifet, le jour qui venait d'éclairer les
deux derniers compartimens eut montré aux soldats la barque roidant vers la merles
deux rebelles à portée des mousquets , et une de leurs décharges criblait le bateau , si
elle ne tuait pas les cinq navigateurs.
Aramis, fouillant avec rage ses cheveux grisonnans, invoqua l'assistance de Dieu
et l'assistance du démon. Appelant Porthos qui travaillait à lui seul plus que rouleaux
et roulcurs ,
— Ami, dit-il tout bas, il vient d'arriver un renfort à nos adversaires.
— Ah! tit tranquillement Porthos : que faire alors?
— Recommencer le combat, fit Aramis, c'est encore chanceux.
— Oui , dit Porthos, car il est diflicile que sur deux on ne tue pas l'un de nous, cl
certainement si l'un de nous était tué, l'autre se ferait tuer aussi.
Porthds dit ces mots avec ce naturel héroïque qui. chez lui, grandissait de toutes
les forces de la matière, .\ramis sentit comme un coup d'éperon à son cœur.
— Nous ne serons tués ni l'un ni l'autre, si vous faites ce que je vais vous dire, ami
Porthos.
— Dites, alors.
— Ces gens vont descendre dans la grotte: nous en tuerons une quinzaine, mais
pas plus.
— Combien sont-ils (mi tout? demanda Porthos.
— Il leur c^t arti\é un ronforl de soixante-iiiiin/e hommes.
— Soixanlt'-quin/t! et cinq . qiialre-vingls. Ah! ab! lit Porllius.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 513
— S'il font feu ensemble , ils nous cribleront de balles. Prenons vite un parti Nos
Bretons vont continuer de rouler le c.uiot vers la mer. Nous deux nous garderons ici
la poudre , les balles et les mousquets.
— Mais à deux, mon cber Aramis, nous ne tirerons jamais trois coups ensemble ,
dit naïvement Portbos ; le moyen de la mousqueterie est mauvais.
— Trouvez-en donc un autre.
— Je l'ai trouvé! fit tout à coup le trcant. Je vais me meltri; eu embuscade derrière
le pilier avec cette barre de fer, et invisible, inattaquable, lorsqu'ils seront entrés par
flots, je laisse tomber ma barre sur les crânes trente fois par minute. Hein! qu'en
dites-vous du projet? vous sourit-il ?
— Excellent, cher ami, parfait, j'approuve fort; seulement vous les effraierez, et
la moitié restera dehors pour nous prendre parla famine. Ce qu'il nous faut, mon bon
ami , c'est la destruction entière de la troupe ; un seul homme resté debout nous perd.
— Vous avez raison, mon ami, mais comment les attirer, je vous prie?
— En ne bougeant pas, mon bon Portbos.
— Ne bougeons pas; mais quand ils seront tous bien réunis...
— Alors, laissez-moi faire ; j'ai une idée.
— S'il en est ainsi , et que votre idée soitbonne, et elle doit être bonne, votre idée,
je suis tranquille.
— En embuscade , Portbos, et comptez tous ceux qui entreront.
— Mais vous , que ferez-vous?
— Ne vous inquiétez pas de moi; j'ai ma besogne.
— J'entends des voix , ce me semble.
— Ce sont eux. A votre poste... Tenez-vous à portée de ma voix et de ma main.
Porthos se réfugia dans le second compartiment, qui était absolument noir.
Aramis se glissa dans le troisième; le géant tenait en main une barre de fer du
poids de cinquante livres. Porthos maniait avec une facilité merveilleuse ce levier qui
avait servi à faire rouler la barque. Pendant ce temps les Bretons poussaient le canot
jusqu'à la falaise. Dans le compartiment éclairé, AramiS; baissé, caché, s'occupait à une
manœuvre mystérieuse.
On entendit un commandement proféré à voix haute. C'était le dernier ordre du
capitaine commandant. Vingt-cinq hommes sautèrent des roches supérieures dans le
premier compartiment de la grotte , et ayant pris terre , ils se mirent à faire feu. Les
échos grondèrent, des sifflemens sillonnèrentlavoûte, une fuméeopaqueemplil l'espace.
— A gauche! à gauche! cria Biscarrat, qui, dans son premier assaut avait vu le
passage de la seconde chambre, et qui, animé par l'odeur de la poudre, voulait guider
ses soldats de ce côté.
La troupe se précipita effectivement à gauche; le couloir allait s'étrécissant; Bis-
carrat, les mains étendues, dévoué à la mort, marchait en avant des mousquets.
— Venez! venez! criait-il , je vois du jour 1
— Frappez , Porthos ! cria la voix sépulcrale d'Aramis.
Porthos poussa un soupir, mais il obéit. La barre de fer tomba d'aplomb sur la
tête de Biscarrat, qui fut tué sans avoir achevé son cri. Puis le levier formidable se
leva et s'abaissa dix fois en dix secondes et lit dix cadavres. Les soldats ne voyaient
rien; ils entendaient des cris , des soupirs; ils foulaient des corps, mais n'avaient pas
encore compris et montaient en trébuchant les uns sur les autres. L'implacable barre,
tombant toujours , anéantit le premier peloton sans qu'un seul bruit eût averti le
deuxième, (pii s'avançait tranquillement. Seulement, ce second peloton, couuuandé
T. II. rô
514 LES MOUSQUETAIRES.
par le capilainc, avait brisé un maigre sapin qui poussait sur la falaise, et de ses
branches résineuses tordues ensemble , le capitaine s'était fait un flambeau. En arri-
vant à ce compartiment où Porthos, pareil à fange exterminateur, avait détruit tout
ce qu"il avait touché, le premier rang recula d'épouvante. Nulle fusillade n'avait ré-
pondu à la fusillade des gardes, et cependant on heurtait un monceau de cadavres, on
marchait littéralement dans le sang.
Porthos était toujours derrière son pilier.
Le capitaine , en éclairant avec la lumière tremblante du sapin enflammé cet ef-
froyable carnage dont il cherchait vainement la cause, recula jusqu'au pilier derrière
lequel était caché Porthos. Alors une main gigantesque sortit de l'ombre , se colla à la
gorge du capitaine qui poussa un sourd ràlement; ses bras s'étendirent battant l'air,
la torche tomba et s'éteignit dans le sang. Une seconde après , le corps du capitaine
tombait près de la torche éteinte.
Tout cela s'était fait mystérieusement comme une chose magique.
Par un mouvement irréfléchi, instinctif, machinal , le lieutenant cria : Feu ! Aus-
sitôt une volée de coups de mousquets crépita, tonna, hurla dan& la caverne en arra-
chant d'énormes morceaux aux voûtes.
La caverne s'éclaira un instant à cette fusillade, puis rentra immédiatement dans
une obscurité rendue plus profonde encore [>ar la fumée. Il se fit alors un grand silence,
troublé seulement par les pas de la troisième brigade qui entrait dans le souterrain.
LA MOUT D LN TITAN.
Au moment où Porthos, plus habitué à l'obscurité que tous ces hommes venant du
jour, regardait autour di' lui pour voir si, dans celte nuit, Aramis ne lui forait pas
quelque signal , il se sentit doucement loucher le bras, et une voix faible comme un
souille murmura tout bas à son oreille : — Venez.
— Où 'Mit Porthos.
— Chut ! (lit Aranùs plus bas encore.
El au milieu du bruit de la troisiètne brigade qui continuait d'avancer, au milieu
des imi>récations des gardes restés debout, des moribonds râlant leur dernier soupir,
Aramis et l^>rlhos glis>èrent inaperçus le long des uuuMilles granitiques de la caverne.
Aramis conduisit Porthos dans lavant-dernier conipartiment et lui montra, dans un
renfoncement de la niuraille , un baril de p<iudre pesant soixante à quatre-vingts
livres, auquel il venait d'attacher une ntèche.
— Ami, dit-il à Porthos. vou- allez prendre ce baril dont je vais, moi, allumer la
mèche , et vous le jetterez au nùlieu de nos cimemis ; le pouvez-vous?
— Parbleu! répliqua Porthos. .Mlumez.
— Attendez, dit Aramis. qu'ils soient bien tous massés, et puis, mon Jupiter, lancez
Totre foudi'c au milieu d'eux.
— Allumez, ré|>éta Porthos.
— Moi, continua Aranùs, je vais joindre nos Bretons et les aider à mettre le canot
à la mer. Je vous attendrai an rivaixe: lancez ferme et accourez à nous.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 515
— Allumez , dit une dernière l'ois Porthos.
— Vous avez compris? dit Aramis.
— Parbleu I dit encore Porthos en riant d'un rire qu'il n'essayait pas même d'étein-
dre; quand on m'explique , je conq^rends; allez , et donnez-moi le feu.
Aramis donna l'amadou brûlant à Porthos et se replia jusqu'à l'issue de la caverne
où les trois rameurs l'attendaient.
Porthos. demeuré seul , approcha bravement l'amadou de la mèche. L'amadou,
faible étincelle, principe prem?er dun immense incendie, brilla dans l'obscurité
comme une luciole volante, puis vint se souder à la mèche, qu'elle enflamma, et
dont Porlhos activa la flamme avec son souffle.
La fumée s'était un peu dissipée, et, à la lueur de cette mèche pétillante, on put,
pendant une ou deux secondes , distinguer les objets. Ce fut un court mais splendide
spectacle que celui de ce géant, pâle , sanglant et le visage éclairé parle feu de la
mèche qui brûlait dans l'ombre. Les soldats le virent. Ils virent ce baril quil tenait
dans sa main. Ils comprirent ce qui allait se passer. Alors ces hommes, déjà pleins
d'effroi à la vue de ce qui s'était accompli , pleins de terreur en songeant à ce qui allait
s'accomplir, poussèrent tous à la fois un hurlement d'agonie. Les uns essayèrent de
s'enfuir, mais ils rencontrèrent la troisième brigade qui leur barrait le chemin; les
autres machinalement mirent en joue, et tirent feu avec leurs mousquets déchargés,
d'autres enfin tombèrent à genoux. Deux ou trois officiers crièrent à Porthos pour
lui |)romettre la liberté s'il leur donnait la vie. Le lieutenant de la troisième brigade
criait de faire feu , mais les gardes avaient devant eux leurs compagnons efl'arés qui
servaient de rempart vivant à Porthos.
Chaque souffle de Porthos, en ravivant la mèche, envoyait sur un amas de cadavres
un ton sulfureux , coupé de larges tranches de pourpre.
Ce spectacle ne dura qu'une ou deux secondes. Pendant ce court espace de temps,
un officier de la troisième brigade réunit huit hommes armés de mousquets et par une
trouée leur ordonna de faire feu sur Porthos. Mais ceux qui recevaient l'ordre de tirer
tremblaient tellement qu'à celte décharge trois gardes tombèrent et que les cinq autres
balles allèrent en sifflant rayer la voûte , sUlonner la terre ou creuser les parois de la
caverne. Un éclat de rire répondit à ce tonnerre; puis le bras du géant se balança,
puis on vit passer dans l'air, pareille à une étoile filante, la traînée de feu. Le baril,
lancé à trente pas, franchit la barricade de cadavres et alla tomber dans un groupe
hurlant de soldats qui se jetèrent à plat ventre. L'officier avait suivi en l'air la brillante
traînée; il voulut se précipiter sur le baril pour en arracher la mèche avant qu'elle
atteignit la poudre qu'il recelait. Dévouement inutile : l'air avait activé la flamme
attachée au conducteur; la mèche, qui en repos eût brûlé cinq minutes, se trouva dé-
vorée en trente secondes, et l'œuvre infernale éclata.
Tourbiflons furieux , siftlemens du soufre et du nitre, ravages dévorans du feu qui
creuse, tonnerre épouvantable de l'explosion, voilà ce que cette seconde, qui suivit
les deux secondes que nous avons décrites, vit éclore dans cette caverne, égale en
horreurs à une caverne de démons. Les rochers se fendaient comme des planches de
sapin sous la cognée. Un jet de feu, de fumée, de débris, s'élança du milieu de la
grotte , s'élargissant à mesure qu'il montait. Les grands murs de silex s'inclinèrent
pour se coucher dans le sable, et le sable lui-même, instrument de douleur, lancé
hors de ses couches durcies, alla cribler le visage avec ses myriades d'atomes blessans.
Les cris, les hurlemens , les imprécations et les existences , tout s'éteignit dans un
immense fracas. Les trois premiers comparlimens devinrent un gouffre dans lequel
5-16 LES MOUSQUETAIRES.
retomba un à un, suivant sa pesanteur, chaque débris végétal, minéral ou humain.
Puis le sable et la cendre plus légers tombèrent à leur tour, s'étendant comme un lin-
ceul grisâtre et fumant sur ces lugubres funérailles.
Et maintenant cherchez dans ce brûlant tombeau , dans ce volcan souterrain, cher-
chez les gardes du roi aux habits bleus galonnés d'argent. Cherchez les officiers bril-
lans d'crj^'cberchez les armes sur lesquelles ils avaient compté pour se défendre, cher-
chez les pierres qui les ont tués, cherchez le sol qui les portait. Un seul homme a fait
de tout cela un chaos plus confus, pins informe, plus terrible que le chaos qui existait
une hevu-e avant que Dieu eût eu l'idée de créer le monde. Il ne resta rien des trois
premiers compartimens, rien que Dieu lui-même pût reconnaître pour son ouvrage.
Ouant à Porthos, après avoir lancé le baril de poudre au milieu des ennemis, il
avait fui, selon le conseil d'Aramis, et gagné le dernier compartiment, dans lequel
pénétraient par l'ouverture l'air, le jour et le soleil. Aussi, à peine eut-il tourné l'angle
qui séparait le troisième compartiment du quatrième, qu'il aperçut à cent pas de lui la
barque balancée par les flots; là , étaient ses amis ; là , était la liberté, là , était la vie
après la victoire.
Encore six de ses enjambées, et il était hors de la voûte; hors de la voûte, deux ou
trois vigoureux élans , et il touchait au canot. Soudain il sentit ses genoux fléchir, ses
genoux semblaient vides, ses jatnbes mollissaient sous lui.
— Oh ! oh 1 murmura-l-il étonné, voilà que ma fatigue me reprend; voilà que je
ne peux plus marcher. Qu'est-ce à dire? ^
A travers l'ouverture , Aramis l'apercevait et ne comprenait pas pourquoi il s ar-
rêtait ainsi.
— Venez, Porthos! criait Aramis, venez! venez vite!
— Oh ! répondit le géant en faisant un etfort qui tendit inutilement tous les muscles
de son corps, je ne puis.
En disant ces mots, il tomba sur ses genoux, mais de ses mains robustes, il se cram-
ponna aux roches et se releva.
— Vite! vite! répéta Aramis en se courbant vers le rivage, comme pour attirer
Porthos avec ses bras.
— Me voici, balbutia Porlh<is en réunissant toutes ses forces pour faire un pas de plus.
— Au nom'du ciel, Porthos, arrivez! arrivez! le baril va sauter!
— ArriNoz , monseigneur, crièrent les Bretons à Porthos . qui se débattait comme
dans un rèvc. , . ,,
Mais il n'était plus temps, l'explosion retentit, la terre se crevassa, la fumée qui s e-
lanca par les larges tissures obscurcit le ciel, la mer reflua comme chassée par le souffle
de feu qui jaillit de la grotte comme de la gueule d'une gigantesque chimère: le reflux
emi.orta la bar.p.e à vingt toises , toutes les roches craquèrent à leur base et se sépa-
rèrent comme des quartiers sous l'elîort des coins; on vit s'élancer une portion de la
voûte enlevée au ciel; le feu rose et vert du soufre, la noire lave des liciuéfaclions ar-
gileuses se heurtèrent et se comballirenl un instant sous un dôme majestueux de lu-
liîée puis on vit osciller d'abord, puis se pencher, puis tomber successivement les
longues arêtes de rocher que la violence de rexplo>ion n'avait pu déraciner de leurs
socles séculaires; ils se saluaient les uns les autres comme des vieillards graves et
lents puis se prosternaient couchés à jamais dans leur poudreuse tombe.
(.'cl elVrovable cbuc parut rendre à l'orthos les forces qu'il avait perdues; il se re-
leva "éant lui-même entre ces géans. Mais au moment où il fuyait entre la double
\\c fantômes granitiques, ces derniers, qui n'étaient plus soutenus par les chuinous
liaie
Monr OK PORT II os.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. r,t7
correspondans, commencèrent à rnnler avec fi-ucas autour de ce titan qui seiiililail |)ré-
cipité du ciel au milieu des rodiei's (ju'il venait de lancer contre lui.
Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ébranlé par ce long déchirement. Il
étendit à droite et à gauche ses vastes mains pour repousser les rochers croulans. Un
bloc gigantesque vint s'appuyer à chacune de ses paumes étendues, il courba la léte,
et une troisième masse granitique vint s'appesantir entre ses deux épaules.
Un instant les bras de Porthos avaient plié, mais l'hercule réunit toutes ses forces et
l'on vit les deux parois de cette prison dans laquelle il était enseveli s'écarter lente-
ment et lui faire place. Un instant il apparut dans cet encadrement de granit comme
l'ange antique du chaos, mais en écartant les roches latérales, il ofa son point d'appui
au monolithe qui pesait sur ses fortes épaules, et le monolithe précipita le géant sur
ses genoux.
Les roches latérales, un instant écartées, se rapprochèrent et vinrent ajouter leur
poids au poids primitif qui eut sutli pour écraser dix hommes.
Le géant tomba sans crier à l'aide , il tomba en répondant à Aramis par des mots
d'encouragement et d'espoir, car un instant, grâce au puissant arc -boutant de ses
mains, il put croire que comme Encelade il secouerait ce triple poids. Mais peu à peu
Aramis vit le bloc s'affaisser; les mains crispées un instant, les bras raidis par un der-
nier effort plièrent, les épaules tendues s'affaissèrent déchirées, et la roche continua de
s'abaisser graduellement.
— Porthos! Porthos! criait Aramisens"arrachant lescheveux. Porthos, où es-tu?Parle!
— Là! là! murmurait Porthos d'une voix qui s'éteignait; patience! patience!
Apeiue acheva-t-il ce dernier mot, l'impulsion de la chute augmentant le pesanteur,
l'énorme roche s'abattit pressée par les deux autres qui s'abattirent sur elle , et en-
gloutit Porthos dans un sépulcre de pierres brisées.
En entendant la voix expirante de son ami, Aramis avait saule à terre. Deux des
Bretons le suivirent un levier à la main, un seul suffisant pour garder la barque. Les
derniers râles du vaillant lutteur les guidèrent dans les décombres.
Aramis, élincelant, superbe, jeune comme à vingt ans, s'élança vers la triple masse,
et de ses mains déhcates comme des mains de femme, leva par un miracle de vigueur
un coin de l'immense sépulcre de granit. Alors il entrevit dans les ténèbres de cette
fosse l'œil encore brillant de son ami, à qui la niasse soulevée un instant venait de
rendre la respiration. Aussitôt les deux hommes se précipitèrent, se cramponnèrent
au levier de fer, réunissant leur triple effort , non pas pour le soulever, mais pour
le maintenir. Tout fut inutile; les trois hommes plièrent lentement avec des cris
de douleur, et la rude voix de Porthos , les voyant s'épuiser dans une lutte inutile,
murmura d'un ton railleur ces mots suprêmes venus jusqu'aux lèvres avec la suprême
respiration :
— Trop lourd !
Après quoi l'œil s'obscurcit et se ferma, — le visage devint pâle, la main blanchit,
— et le titan se coucha poussant un dernier soupir.
Avec lui s'affaissa la roche, que même dans son agonie il avait soutenue encore!
Les trois hommes laissèrent échapper le levier, qui roula sur la pierre tumulaire.
Puis, haletant, pâle, la sueur au front, Aramis écouta, la poitrine serrée, le cœur
prêt à se rompre.
Plus rien! — Le géant dormait de l'éternel sommeil , dans le sépulcre que Dieu
lui avait fait à sa taille.
5\8 LES MOUSQUETAIRES.
L ÉPITAPHE DE PORTHOS.
Aramis, silencieux, glacé, Iremblant comme un enfant craintif, se releva en fris-
sonnant de dessus cette pierre. Un chrétien ne marche pas sur des tombes. Mais, ca-
pal»le de se tenir debout, il était incapable de marcher. On eût dit que quelque chose
de Porthos mort venait de mourir en lui. Ses Bretons rentourèrcnt. Aramis se laissa
aller à leurs étreintes, et les trois marins le soulevant remportèrent dans le canot.
Puis, l'ayant déposé sur le banc, près du gouvernail, ils forcèrent de rames, préférant
s'éloigner en nageant à hisser la voile qui pouvait les dénoncer.
Sur toute cette surface rasée de l'ancienne grotte de Locmaria, sur cette plage aplatie,
un seul monticule attirait le regard. Aramis n'en put détacher ses yeux, et de loin ,
en mer, à mesure qu'il gagnait le large , la roche menaçante et tlère lui semblait se
dresser, comme naguère se dressait Porthos , et lever au ciel une tète souriante et in-
vincible comme celle de l'honnête et vaillant ami, le plus fort des quatre et cependant
le premier mort.
Étrange destinée de ces hommes d'airain! Le plus simple de cœur, allié au plus,
astucieux ; la force du corps guidée par la subtilité de l'esprit ; et, dans le moment dé-
cisif, lorsque la vigueur seule pouvait sauver esprit et corps, une pierre, un rocher,
un poids vil et matériel triomphait de la vigueur, et s'écroulant sur le corps en chas-
sait l'esprit.
Digne Porthos! né pour aider les autres hommes, toujours prêt à se sacrifier au
salut des faibles, comme si Dieu ne lui eût donné la force que pour cet usage, en mou-
rant il avait cru seulement remplir les conditions de son pacte avec Aramis , pacte
qu'Aramis cependant avait rédigé seul, et que Porthos n'avait connu que pour en ré-
clamer la terrible solidarité.
Noble Porthos! A quoi bon les châteaux regorgeant de meubles, les forêts regor-
geant de gibier, les lacs regorgeant de poissons , et les caves regorgeant de richesses I
A quoi bon les h^piais aux brillantes livrées, et au milieu d'eux Mousqueton, lier du
pouvoir délégué par toi! 0 noble Porllios! soucieux entasseur de trésors, ialbiil-il tant
travailler à adoucir et dorer ta vie pour venir, sur une plage déserte, aux cris des
oiseaux de l'Océan, t'étendre, les os écrasés, sous une froide pierre ! Fallait -il enfin,
noble Porthos, amasser tant d'or pour n'avoir pas même le distique d'un pauvre poëte
sur ton monuMient!
Vaillant Porthos! il dort sans doute encore, oublié, perdu, sous la roche que les
pâtres de la lande prennent pour la toiture gigantesque d'un dolmen. Et tant de
bruyères frileuses, tant de mousses caressées par le vent anier de l'Océan, tant de li-
chens vivaces ont soudé le sé[)ulcre à la terre , que jamais le passant ne saurait ima-
giner qu'un pareil bloc de gr.uiit ait pu èlre soulevé par l'épaule d'un mortel.
.\ramis, loujouis pâle, toujours glace, leripur aux lèvres, Aramis regarda, jusqu'au
dernier rayon du jour, la plage s'elVaçant à l'horizon. Pas un mot ne s'exhala de sa
bouche, pas un soupir ne souleva sa poitrine profonde.
Les Bretons superstitieux le regardaient en tremblant. Ce silence n'était pas iTiui
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 319
homme, mais d'une statue. Cependant aux premières lignes grises qui descendirent du
ciel, le canot avait hissé sa petite voile, qui, s'arrondissant au baiser de la brise et
s'éloignant rapidement de la côte, s'élança bravement, le cap sur l'Espagne, à travers
ce terrible golfe de Gascogne si fécond en tempêtes. Mais une demi-heure à peine
après que la voile eut été hissée, les rameurs, devenus inactifs, se courbèrent sur
leurs bancs et, se faisant un garde-vue de leur main, se montrèrent les uns aux
autres un point blanc qui apparaissait à l'horizon, aussi immobile que l'est en appa-
rence une mouette bercée par l'insensible respiration des flots. Mais ce qui eut semblé
immobile à des yeux ordinaires marchait d'un pas rapide pour l'œil exercé du marin;
ce qui semblait stationnaire sur la vague rasait le flot.
Pendant quelque temps, voyant la profonde torpeur dans laquelle était plongé le
maître, ils n'osèrent le réveiller, et se contentèrent d'échanger leurs conjectures d'une
voix basse et inquiète. Aramis, en effet, si vigilant, siactif, Aramis, dont l'œil, comme
celui du lynx, veillait saus cesse et voyait mieux la nuit que le jour, Aramis s'endor-
mait dans le désespoir de son âme.
Une heure se passa ainsi, pendant laquelle le jour baissa graduellement, mais pen-
dant laquelle aussi le navire en vue gagna tellement sur la barque, que Goennec, un
des trois marins , se hasarda de dire assez haut :
— Monseigneur, on nous chasse!
Aramis ne répondit rien, le navire gagnait toujours. Alors d'eux-mêmes les deux
marins, sur l'ordre du patron Yves, abattirent la voile, alîn que ce seul point qui
apparaissait sur la surface des flots cessât de guider l'œil ennemi qui les poursuivait.
De la part du navire en vue, au contraire, la poursuite s'accéléra de deux nouvelles
petites voiles que l'on vit monter à l'extrémité des mâts.
Malheureusement on en était aux plus beaux et aux plus longs jours de l'année , et
la lune dans toute sa clarté succédait à ce jour néfaste. La balanceUe qui poursuivait
la petite barque, vent arrière, avait donc une demi-heure encore de crépuscule, et
tout une nuit de demi-clarté.
— Monseigneur! monseigneur! nous sommes perdus! dit le patron: regardez! ils
nous voient quoique nous ayons cargué nos voiles.
Aramis, sans répondre , passa au patron une lunette d'approche.
Le patron porta la lunette à son œil.
— Oh ! monseigneur, dit-il, ils sont là; il me semble que je vais les toucher. Vingt-
cinq hommes au moins! Ah ! je vois le capitaine à l'avant. Il tient une lunette comme
celle-ci et nous regarde. Ah ! il se retourne, il donne un ordre; ils roulent une pièce
de canon à l'avant; ils la chargent, ils la pointent.... Miséricorde ! ils tirent sur nous!
Et par un mouvement machinal, le patron écarta sa lunette, et les objets, repous-
sés à l'horizon, lui apparurent sous leur véritable aspect.
Le bâtiment était encore à la distance d'une lieue à peu près, mais la manœuvre
annoncée par le patron n'en était pas moins réelle. Un léger nuage de fumée apparut
au-dessous des voiles, plus blancqu'elles et s'épanouissant comme une fleur qui s'ouvre;
puis à un mille à peu près du petit canot, on vit le boulet découronner deux ou trois
vagues , creuser un sillon blanc dans la mer et disparaître aussi inoffensif encore que
la pierre avec laquelle, en jouant , un écoher fait des ricochets.
C'était à la fois une menace et un avis.
— Que faire ? demanda le patron.
— Ils vont nous couler, dit Goennec; donnez-nous l'absolution, monseigneur.
Et les marins s'agenouillèrent devant l'évêque.
520 LES MOUSQUETAIRES.
— Vous oubliez qu'ils vous voient, dit celui-ci.
— C'est vrai, dirent les marins honteux de leur faiblesse. Ordonnez, monseigneur,
nous sommes prêts à mourir pour vous.
— Attendons , dit Aramis.
— Comment ! attendons?
— Oui ; ne voyez-vous pas, comme vous le disiez tout à l'heure, que si nous essayons
de luir, ils vont nous couler?
— Mais peut-être, hasarda le patron, peut-être qu'à la faveur de la nuit nous pour-
rons leur échapper.
— Oh ! dit Aramis, ils ont bien quelque feu grégeois pour éclairer leur route et
la nôtre.
Et en même temps, comme si le petit bâtiment eût voulu répondre à l'appel d' Ara-
mis. un second nuage de fumée monta lentement au ciel, et du sein de ce nuage jaillit
une flèche enflammée qui décrivit sa parabole, pareille à un arc-en-ciel, et vint tomber
dans la mer, où elle continua de brûler, éclairant l'espace à un quart de lieue de dia-
mètre. Les Bretons se regardèrent épouvantés.
— Vous voyez bien , dit Aramis, que mieux vaut les attendre.
Les rames échappèrent aux mains des matelots, et la petite barque, cessant d'avancer,
se berça immobile à l'exlrémité des vagues.
La nuit venait, mais le bâtiment avançait toujours. On eût dit qu'il redoublait de
vilesse avec l'obscurilé. De temps eu temps, comme un vautour au cou sanglant dresse
la tête hors de son nid , le formidable feu grégeois s'élançait de ses flancs et jetait au
milieu de l'Océan sa flamme, comme une neige incandescente.
Eulin il arriva à la portée du mousquet. Tous les honmies étaient sur le pont, l'arme
au bras, les canonniers à leurs pièces; les mèches brûlaient. On eût dit qu'il s'agissait
d'aborder une frégate et de combattre un équipage supérieur en nombre , et non de
prendre un canot monté par quatre hommes.
— Rendez-vous ! s'écria le commandant de la balancelle à l'aide de son porte-voix.
Les matelots regardèrent Aramis. Aramis fit un signe de tête. Le patron Yves fît
flotter un chiiron blanc au bout d'une gaffe. C'était une manière d'amener le pavillon.
Le bâtiment avançait comme un cheval de course. Il lança une nouvelle fusée gré-
geoise qui vint tomber à vingt pas du petit canot et qui le mil en lumière, mieux que
n'eût fait un rayon du plus ardent soleil.
— Au [)remier signe de résistance , cria le conunandant de la balancelle , feu !
Les soldats abaissèrent leurs mousquets.
— Puisqu'on vous dit qu'on se rend ! cria le patron Yves.
— Vivans! vivans! capitaine, crièrent quelques soldats exaltés; il faut les prendre
vivans !
— Eh bien ! oui, vivans, dit le capitaine.
Puisse tournant vers les Bretons,
— Vous avez tous la vie sauve, mes amis! cria-t-il, sauf M. le chevalier d'Herblay.
Aramis tressaillit im|)orci'ptiblement. L'n instant son (eil se fixa sur les profondeurs
de l'Océan éclairé à sa surface par les dernières lueurs du feu grégeois, lueurs qui cou-
raient aux flancs des vagues, jouaient à leurs cimes comme des panaches, et ren-
daient plus sombres, plus mystérieux et plus terribles encore les abîmes qu'elles
couvraient.
— Vous entendez, monseigneur? firent les malelols. Qu'ordonnez-vous?
— Acceptez.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. r>5!
— Mais vous , monseigneur ?
Aramis se pencha plus avant et joua du bout de ses doigts blancs et eflilés avec l'eau
verdàtre de la mer, à lacpielie il souriait coinuieà une amie.
— Acceptez! répéla-t-il.
— Nous acceptons, répétèrent les matelots; mais quel gage aurons-nous?
— La parole d'un gentilhomme, dit l'officier. Sur mon grade et sur mon nom , je
jure que tout ce qui n'est point M. le chevalier d'Herblay aura la vie sauve. Je suis
lieutenant de la frégate du roi la Pomone, et je me nomme Louis-Constant de
Pressigny.
D'un geste rapide, Aramis, déjà courbé vers la mer, déjà à demi penché hors de la
barque, d'un geste rapide, Aramis releva la tête, se dressa tout debout, et l'œil ar-
dent, enflammé, le sourire sur les lèvres.
— Jetez l'échelle , Messieurs, dit-il, comme si c'eût été à lui qu'appartînt le com-
mandement.
On obéit. Alors Aramis, saisissant la rampe de corde, monta le premier, mais, au
lieu de l'effroi que l'on s'attendait à voir paraître sur son visage, la surprise des ma-
rins de la balancelle fut grande lorsqu'ils le virent marcher au commandant d'un pas
assuré, le regarder fixement , et lui faire de la main un signe mystérieux et inconnu,
à la vue duquel l'officier pâlit, trembla et courba le front. Sans dire un mot, Aramis
alors leva la main jusque sous les yeux du commandant, et lui fit voir le chaton d'une
bague qu'il portait à l'annulaire de la main gauche. Et en faisant ce signe, Aramis,
drapé dans une majesté froide, silencieuse et hautaine, avait l'air d'un empereur
donnant sa main à baiser. Le commandant, qui un instant avait relevé la tête, s'in-
clina une seconde fois avec les signes du plus profond respect. Puis, étendant à son
tour la main vers la poupe , c'est-à-dire vers sa chambre, il s'effaça pour laisser Ara-
mis passer le premier.
Les trois Bretons, qui avaient monté derrière leur évêque , se regardaient stupé-
faits. Tout l'équipage faisait silence. Cinq minutes après, le commandant appela le
lieutenant en second, qui remonta aussitôt en ordonnant de mettre le capsur laCorogne.
Pendant qu'on exécutait l'ordre donné, Aramis reparut sur le pont et vint s'asseoir
contre le bastingage. La nuit était arrivée, la lune n'était point encore venue, et ce-
pendant Aramis regardait opiniâtrement du côté de Belle-Isle. Yves s'approcha alors
du commandant, qui était revenu prendre son poste à l'arrière, et bien bas, bien
humblement ,
— Quelle route suivons-nous donc, capitaine? demanda-t-il.
— Nous suivons la route qu'il plaît à monseigneur, répondit l'officier.
Aramis passa la nuit accoudé sur le bastingage. Yves, en s'approchant de lui, re-
marqua le lendemain que cette nuit avait dû être bien humide , car le bois sur lequel
s'était appuyée la tête de l'évêque était trempé comme d'une rosée. Qui sait! cette rosée,
c'étaient peut-être les premières larmes qui fussent tombées des yeux d'Aramis ! Quelle
épilaphe eût valu celle-là? BonPorlhos !
i22 LES MOUSQUETAIRES.
LE ROI LOUIS XIV.
D'Artagnan n'était pas accoutumé à des résistances comme celle qu'il venait d'é •
prouver. Il revint profondément irrité de Nantes.
L'irritation, chez cet homme vigoureux, se traduisait par une impétueuse attaque
à laquelle peu de gens jusqu'alors, fussenl-ils rois ^ avaient su résister.
D'Artagnan tout frémissant alla droit au château et demaqda à parler au roi II pou-
vait être sept heures du malin , et depuis son arrivée à Nantes , le roi était matinal.
— Je vais vous annoncer, dit M. de Gesvres d'un air qui ne présageait rien de bon.
Au bout de cinq minutes M. de Gesvres revint. Il fit passer d'Artagnan le premier,
le conduisit directement au cabinet où le roi attendait son capitaine des mousquetaires
et se plaça derrière son collègue dans l'antichambre.
On entendait très-distinctement le roi parler haut avec Colbert , dans ce même ca-
binet où Colbert avait pu entendre, quelques jours avant, le roi parler haut avec
M. d'Artagnan.
Les gardes restèrent, en piquet à cheval , devant la porte principale . et le bruit se
répandit peu à peu dans la ville que M. le capitaine des mousquetaires allait être arrêté
par ordre du roi.
Alors, on vit tous ses hommes se mettre en mouvement, comme au bon temps de
Louis XIII et de M. de Tréville ; des groupes se formaient, les escaliers s'emplissaient;
des murmures vagues partant des cours venaient en montant rouler jusqu'aux étages
supérieurs, pareils aux rauques lamentations des flots à la marée.
M. de Gesvres était inquiet. Il regardait ses gardes , qui d'abord , interrogés par les
mousquetaires qui venaient se mêler à leurs rangs, commençaient à s'écarter d'eux
en manifestant aussi quelque inquiétude.
D'Artagnan était certes bien moins inquiet que M. de Gesvres, le capitaine des gardes.
Dès son entrée , il s'était assis sur le rebord d'une fenêtre , voyait toutes choses de son
regard d'aigle, et ne sourcillait pas.
Aucun des progrès de la fermentation qui s'était manifestée au bruit de son arres-
tation ne lui avait échappe. 11 prévoyait le moment où l'explosion aurait lien ; et l'on
sait que ses prévisions étaii'ut certaines.
— Il serait assez bizarre, pensait-il, que ce soir mes prétoriens me fissent roi de
France. Comme j'en rirais !
Mais au moment le plus beau, tout s'arrêta. Gardes, mousquetaires, officiers, sol-
dats, murmures et inquiétudes, se dispersèrent, s'évanouirent, s'effacèrent. Un mot
avait calmé les flots.
Le roi venait de faire crier par Brienne :
— Cluil, Messieurs ! vous gênez le roi.
D'Artagnan soupira.
— C'est fini, dit-il, les mousquetaires d'aujourd'hui ne sont pas ceux de Sa Majesté
Louis XIII. C'est fini 1
— Monsieur d'Artagnan chez le loi ! cria un huissier.
Le roi se tenait assis dans sou cabinet, le dos tourné à la porte d'entrée. En face de
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 523
lui était une glace dans laquelle, tout en remuant ses papiers, il lui suffisait d'en-
voyer un coup d'œil pour voir ceux qui arrivaient chez lui.
Il ne se dérangea pas à l'arrivée de d'Artagnan et replia sur ses lettres et sur ses
plans la grande toilette de soie verte qui lui servait à cacher ses secrets aux importuns.
D'Artagnan comprit le jeu et demeura en arrière, de sorte qu'au bout d'un moment
le roi, qui n'entendait rien et qui ne voyait que de l'œil , fut obligé de crier :
— Est-ce qu'il n'est pas là , monsieur d'Artagnan ?
— Me voici, réphqua le mousquetaire, en s'avançant.
— Eh bien, Monsieur, dit le roi en fixant son œil clair sur d'Artagnan, qu'avez-
vous à me dire ?
— Moi, sire, répliqua celui-ci, qui guettait le premier coup de l'adversaire pour
faire une bonne riposte, moi, je n'ai rien à dire à Votre Majesté, sinon qu'elle m'a
fait arrêter et que me voici.
Le roi allait répondre qu'il n'avait pas fait arrêter d'Artagnan, n)ais cette phrase
lui parut être une excuse et il se tut. D'Artagnan garda un silence obstiné.
— Monsieur, reprit le roi , que vous avais-je chargé d'aller faire à Belle-Isle? dites-
le-moi , je vous prie.
Le roi, en disant ces mots, regardait fixement son capitaine. Ici d'Artagnan était
trop heureux ; le roi lui faisait la partie si belle 1
— Ce que je suis allé faire à Belle-Isle? eh bien, sire, je n'en sais rien ; ce n'est
pas à moi qu'il faut demander cela, c'est à ce nombre infini d'officiers de toute espèce
à qui l'on avait donné un nombre infini d'ordres de tous genres, tandis qu'à moi,
chef de l'expédition, l'on n'avait rien ordonné de précis.
Le roi fut blessé ; il le montra par sa réponse.
— Monsieur, répliqua-t-il , l'on n'a donné des ordres qu'aux gens qu'on a jugés fidèles.
— Aussi m'étonné-je, sire, riposta le mousquetaire, qu'un capitaine comme moi,
qui a la valeur de maréchal de France , se soit trouvé sous les ordres de cinq à six
lieutenans ou majors, bons à faire des espions, c'est possible, mais nullement bons à
conduire des expéditions de guerre. Voilà sur quoi je venais demander à Votre Ma-
jesté des explications.
— Monsieur, repartit le roi, vous croyez toujours vivre dans un siècle où les rois
étaient, comme vous vous plaignez de l'avoir été, sous les ordres et à la discrétion de
leurs inférieurs, Vous me paraissez trop oublier qu'un roi ne doit compte qu'à Dieu de
ses acfions.
— Je n'oublie rien du tout , sire, fit le mousquetaire blessé à son tour de la leçon.
D'ailleurs , je ne vois pas en quoi un honnête homme , quand il demande au roi en
quoi il l'a mal servi , l'offense.
— Vous m'avez mal servi , Monsieur, en prenant le parfi de mes ennemis contre moi.
— Quels sont vos ennemis , sire?
— Ceux que je vous envoyais combattre.
— Deux hommes ! ennemis de l'armée de Votre Majesté ! Ce n'est pas croyable , sire.
— Vous n'avez point à juger mes volontés. Qui sertses amis ne sert pas son maître.
— Je l'ai si bien compris , sire , que j'ai offert respectueusement ma démission à
Votre Majesté.
— Et je l'ai acceptée , Monsieur, dit le roi. Avant de me séparer de vous, j'ai voulu
vous prouver que je savais tenir ma parole.
— Votre Majesté a tenu plus que sa parole, car Votre Majesté m'a fait arrêter, dit
d'Artagnan de son air froidement railleur j elle ne me l'avait pas promis.
521 LES MOUSQUETAIRES.
Le roi dédaigna cette pluisanterie, et venant au sérieux,
— Voyez, Monsieur, dit-il , à quoi voire désobéissance m'a forcé.
— Ma désobéissance ! s'écria d'Artagnan rouge de colère.
— C'est le nom le plus doux que j'aie trouvé , poursuivit le roi. Mon idée à naoi était
de prendre et de punir des rebelles; avais-je à m'inquiéler si les rebelles étaient vos
amis?
— Mais j'avais à m'en inquiéter, moi , répondit d'Artagnan. C'était une cruauté à
Voire Majesté de m'envoyer prendre mes amis pour les amener à vos potences.
— C'était , Monsieur, une épreuve que j'avais à faire sur les prétendus serviteurs
qui mangent mon pain et doivent défendre ma personne. L'épreuve a mal réussi,
monsieur d'Artagnan.
— Pour un mauvais serviteur que perd Votre Majesté , dit le mousquetaire avec
ameiiume , il y en a dix qui ont, ce même jour, fait leurs preuves. Écoutez-moi, sire ;
je ne suis pas accoutumé à ce service-là, moi. Je suis une épée rebelle quand il s'agit
de faire le mal. Il était mal à moi d'aller poursuivre jusqu'à la mort deux hommes
dont M. Fouquet , le sauveur de Votre Majesté , vous avait demandé la vie. De plus,
ces deux hommes étaient mes amis. Ils n'attaquaient pas Votre Majesté; ils succom-
baient sous le poids d'une colère aveugle. D'ailleurs, pourquoi ne les laissait-on pas
fuir? Quel crime avaient-ils commis? J'admets que vous me contestiez le droit de ju-
ger leur conduite. Mais pourquoi me soupçonner avant l'action? Pourquoi m'entourer
d'espions? Pourquoi me déshonorer devant l'armée? Pourquoi, moi, dans lequel vous
avez jusqu'ici montré la conliance la plus entière, moi qui, depuis trente ans , suis
attaché à votre personne et vous ai donné mille preuves de dévouement, car il faut
bien que je le dise aujourd'hui que l'on m'accuse, pourquoi me réduire à voir trois
mille soldats du roi marcber en bataille contre deux hommes?
— On dirait que vous oubliez ce que ces hommes m'ont fait ! dit le roi d'une voix
sourde , et qu'il n'a pas tenu à eux que je ne fusse perdu.
— Sire , ou dirait que vous oubliez que j'étais là.
— Assez, monsieur d'Artagnan, assez de ces intérêts dominateurs qui viennent
ôter le soleil à mes intérêts. Je fonde un état dans lequel il n'y aura qu'un maître ,
je vous l'ai promis autrefois, le moment est venu de tenir ma promesse. Vous voulez
être , selon vos goûts et vos amitiés , libre d'entraver mes plans et de sauver mes en-
nemis? je vous brise ou je vous quitte. Cherchez un maître plus commode. Je sais bien
qu'un autre roi ne se conduirait pas connue je le fais et qu'il se laisserait dominer par
vous, risque à vous envoyer un jour tenir compagnie à M. Fouquet et aux autres;
mais j'ai bonne mémoire, et pour moi les services sont des titres sacrés à la reconnais-
sance, à l'impunité. Vous n'aurez, monsieur d'Artagnan, que cette leçon pour punir
votre indiscipline, et je n'imiterai j)as mes prédécesseurs dans leur colère, ne les
ayant pas imités dans leur faveur. Et puis d'autres raisons me font agir doucement
envers vous : c'est que d'abord vous êtes homme de sens, homme de grand sens,
honune de cteur, et que vous serez un bon serviteur pour qui vous aura dompté; c'est
et)sui te que vous allez cesser d'avoir des motifs d'insubordination. Vos amis sont dé-
truits ou ruinés par moi. Ces points d'apjjui sur lesquels, instinctivement, rej^osait
votre esprit capricieiix, je les ai l'ail disparaître. A l'heure qu'il est, mes soldats ont
pris ou tué les rebelles de Belle-Isle.
D'Artagnan pâlit.
Pris ou tués! s'écria-t-il. Oh ! sire , si vous pensiez ce que vous nie dites là, et si
vous étiez sur de me dire la vérité, j'oublierais tout ce qu'il y a de juste, tout ce qu'il
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 525
y a de inairnanime dans vos paroles . pour vous appeler un roi barbare et un homme
dénaluré. Mais je vous les pardonne, ces paroles, dit-il en souriant avec orgueil, je
les pardonne au jeune prince qui ne sait pas, qui ne peut comprendre ce que sont des
hommes tels que M. d'Herblay, tels que M. du Vallon, tels que moi. Pris ou tués!
Ah ! ah! sire, dites-moi , si la nouvelle est vraie, combien elle vous coûte d'hommes
et d'argent. Nous compterons après si le gain a valu l'enjeu.
Comme il parlait encore, le roi s'approcha de lui en colère, et lui dit :
— Monsieur d'Artagnan, voilà des réponses de rebelle! Veuillez donc me dire,
s'il vous plaît, quel est le roi de France? en savez-vous ini autre?
— Sire, répliqua froidement le capitaine de mousquetaires, je me souviens qu'un
matin vous avez adressé cette question , à Vaux , à beaucoup de gens qui n'ont pas su
y répondre, tandis que moi j'y ai répondu. Si j'ai reconnu le roi ce jour-là , quand la
chose n'était pas aisée, je crois qu'il serait inutile de me le demander aujourd'hui que
Votre Majesté est seule avec moi.
A ces mots Louis XIV baissa les yeux. Il lui sembla que l'ombre du malheureux
Philippe venait dépasser entre d'Artagnan et lui, pour évoquer le souvenir de cette
terrible aventure.
Presque au même moment un ofticier entra, remit une dépêche au roi, qui à son
tour changea de couleur en la lisant.
D'Artagnan s'en aperçut. Le roi resta immobile et silencieux après avoir lu pour la
seconde fois. Puis prenant tout à coup son parti ,
— Monsieur, dit-il, ce qu'on m'apprend, vous le sauriez plus tardj mieux vaut
que je vous le dise et ([ue vous l'appreniez par la bouche du roi. Un combat a eu lieu
à Belle-Isle.
— Ah ! ah! lit d'Artagnan d'un air calme pendant que son cœur battait à ronipi-e
sa poitrine. Eh bien, sire?
— Eh bien! Monsieur, j'ai perdu cent six hommes.
Un éclair de joie et d'orgueil brilla dans les yeux de d'Artagnan.
— El les rebelles? dit-il.
— Les rebelles se sont enfuis, dit le roi.
D'Artagnan poussa un cri de triomphe.
— Seulement, ajouta le roi, j'ai une flotte qui bloque étroitement Belle-Isle, et
j'ai la certitude que pas une barque n'échappera.
— En sorte que, dit le mousquetaire rendu à ses sombres idées, si l'on prend ces
deux messieurs...
— On les pendra, dit le roi tranquillement.
— Et ils le savent? réphqua d'Artagnan, qui réprima un frisson.
— Ils le savent, puisque vous avez dû le leur dire , et que tout le pays le sait.
— Alors, sire, on ne les aura pas vivans , je vous en réponds.
— Ah ! lit le roi avec négligence et en reprenant sa lettre. Eh bien! on les aura
morts, monsieur d'Artagnan , et cela reviendra au même , puisque je ne les prenais
que pour les faire pendre.
D'Artagnan essuya la sueur qui coulait de son front.
— Je vous ai dit, poursuivit Louis XIV, que je vous serais un jour maître affec-
tionné, généreux et constant. Vous êtes aujourd'hui le seul honune d'autrefois qui soit
digne de ma colère ou de mon amitié. Je ne vous ménagerai ni l'une ni l'autre, selon
votre conduite. Comprendriez-vous, monsieur d'Artagnan, de servir un roi qui aurait
cent autres rois, ses égaux, dans le loyauine? Pourrais-je , dites-le-moi, faire avec
526 LES MOUSQUETAIRES.
cetle faiblesse les grandes choses que je médite? Avez-vous jamais vu l'artiste accom-
plir des œuvres solides avec un instrument rebelle ? Loin de nous, Monsieur, ces
vieux levains des abus féodaux! La Fronde, qui devait perdre la monarchie, l'a
émancipée. Je suis maître chez moi , capitaine d'Artagnan , et j'aurai des serviteurs
qui, manquant peut-être de votre génie, pousseront le dévouement et l'obéissance
jusqu'à l'héroïsme. Qu'importe, je vous le demande, qu'importe que Dieu n'ait pas
donné du génie à des bras et à des jambes? c'est à la tète qu'il le donne , et à la tête,
vous le savez , le reste obéit. Je suis la tête , moi !
D'Artagnan tressaillit. Louis continua comme s'il n'avait rien vu, quoique ce tres-
saillement ne lui eût point échappé.
— Maintenant, concluons entre nous deux ce marché que je vous promis de faire,
un jour que vous me trouviez bien petit, à Blois. Sachez-moi gré, Monsieur, de ne
faire payer à personne les larmes de honte que j'ai versées alors. Regardez autour de
vous : les grandes têtes sont courbées. Courbez-vous comme elles, ou choisissez-vous
l'exil qui vous conviendra le mieux. Peut-être, en y refléchissant , trouverez-vous que
ce roi est un cœur généreux qui compte assez sur votre loyauté pour vous quitter vous
sachant mécontent, quand vous possédez le secret de l'État. Vous êtes brave homme ,
je le sais. Pourquoi m'avez-vous jugé avant terme? Jugez-moi à partir de ce jour,
d'Artagnan , et soyez sévère tant qu'il vous plaira.
D'Artagnan demeurait étourdi , muet, flottant. Pour la première fois de sa vie, il
venait de trouver un adversaire digne de lui.
— Voyons, qui vous arrête? lui dit le roi avec douceur. Vous avez donné voire
démission, voulez-vous que je vous la refuse? Je conviens qu'il sera dur à un vieux
capitaine de revenir sur sa mauvaise humeur.
— Oh! répliqua mélancoliquement d'Artagnan, ce n'est pas là mon plus grave
souci. J'hésite à reprendre ma démission , parce que je suis vieux eu face de vous et
que j'ai des habitudes difticiles à perdre. Il vous faut désormais des courtisans qui
sachent vous amuser, des fous qui sachent se taire tuer pour ce que vous appelez vos
grandes œuvres. Grandes, elles le seront, je le sens; mais si par hasard j'allais ne pas
les trouver telles 1 j'ai vu la guerre , sire; j'ai vu la paix ; j'ai servi Richelieu et Ma-
zarin ; j'ai roussi avec votre père au feu de La Rochelle , troué de coups comme un
crible , ayant fait peau neuve plus de dix fois , comme les serpens. Après les affronts
et les injustices, j'ai un commandt'ment qui était autrefois quelque chose, parce qu'il
donnait le droit de parler connue ou voulait au roi. Mais votre capitaine des mous-
quetaires sera désormais un oflicier gardant les portes basses. Vrai , sire , si tel doit
être désormais l'emploi . prolitez de ce que nous sommes bien ensemble pour me
l'ôter. N'allez pas croire que j'aie gardé rancune ; non , vous m'avez dompté, comme
vous dites; mais il faut l'avouer, en me dominant, vous m'avez amoindri ; eu me
courbant, vous m'avez convaincu de faiblesse. Si vous saviez conmie cela me va bien
de porter haut la tête, et comme j'aurais piteuse mine à flairer la poussière de vos
tapis! Oh! sire, je regrette sincèrement, et vous regretterez coinme moi, ce temps
où le roi de France voyait dans ses vestibules tous ces gentilshommes insoleus ,
maigres, maugréant toujours, hargneux malins qui mordaient mortellement les
jours de bataille. Ces gens-là sont les meilleurs courtisans pour la main qui les nour-
rit ; ils la lèchent ; mais pour la main qui les frappe, oh ! le beau coup de dent ! Un
peu d'or sur les galons de ces manteaux , un peu de ventre dans les hauts-de-chausse,
un peu de gris dans ces cheveux secs, et vous verrez les beaux ducs et pairs, les flers
maréchaux de France! Mais pounjuoi dire tout cela? Le roi est uion maitro, il veut
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 5^27
que je fasse des vers, il veut que je polisse avec des souliers de satin les mosaïques
de ses antichambres ; mordioux ! c'est difficile , mais j'ai fait plus difficile que cela. Je
le ferai. Pourquoi le ferai-je ? Parce que j'aime l'argent? J'en ai. Parce que je suis
ambitieux? iMa carrière est bornée. Parce que j'aime la cour ? Non. Je resterai, parce
que j'ai l'habitude, depuis trente ans , d'aller prendre le mot d'ordre du roi etde m'en-
lendre dire : Bonsoir, d'Artagnan, avec un sourire que je ne mendiais pas. Ce sou-
rire, je le mendierai. Ètes-vous content, sire?
Et d'Artagnan courba lentement sa tête argentée, sur laquelle le roi souriant posa
sa blanche main avec orgueil.
— Merci, mon vieux serviteur, mon fidèle ami, dit-il. Puisqu'à compter d'aujour-
d'hui je n'ai plus d'enuemis en France , il me reste à l'envoyer sur un champ étran-
ger ramasser ton bâton de maréchal. Compte sur moi pour trouver l'occasion. En
attendant, mange mon meilleur pain et dors tranquille.
— A la bonne heure I dit d'Artagnan ému... mais ces pauvres gens de Belle-Isle?
l'un surtout, si bon et si brave 1
— Est-ce que vous me demandez leur grâce?
— A genoux, sire.
— Eh bien! allez la leur porter, s'il en est temps encore. Mais vous vous engagez
pour eux.
— J'engage ma vie!
— Allez. Demain, je pars pour Paris. Soyez revenu, car je ne veux plus que vous
me quittiez.
— Soyez tranquille , sire , s'écria d'Artagnan en baisant la main du roi.
Et il s'élança, le cœur gonflé de joie , hors du château sur la route de Belle-Isle.
LES AMIS DE M. FOUQUET.
Le roi était retourné à Paris, et avec lui d'Artagnan, qui, en vingt-quatre heures,
ayant pris avec le plus grand soin toutes ses informations à Belle-Isle, ne savait rien
du secret que gardait si bien le lourd rocher de Locmaria, tombe héroïque de Por-
thos. Le capitaine des mousquetaires savait seulement ce que ces deux hommes vail-
lans, ce que ces deux amis , dont il avait si noblement pris la défense et essayé de
sauver la vie, aidés de trois fidèles Bretons, avaient accompli contre une armée en-
tière. 11 avait pu voir lancés, dans la lande voisine, les débris humains qui avaient
taché de sang les silex épars dans les bruyères. Il savait aussi qu'un canot avait été
aperçu bien loin en mer, et que, pareil à un oiseau de proie, un vaisseau royal avait
poursuivi, rejoint et dévoré ce pauvre petit oiseau qui fuyait à tire d'ailes.
Mais là s'arrêtaient les cerfitudes de d'Artagnan. Le champ des conjectures s'ouvrait
à cette limite Maintenant, que fallait-il penser? Le vaisseau n'était pas revenu. 11 est
vrai qu'un coup de vent régnait depuis trois jours ; mais la corvette était à la fois bonne
voilière et solide dans ses membrures; elle ne craignait guère les coups de vent, et
celle qui portait Aramis eût dij, selon l'esfime de d'Artagnan, être revenue à Brest ou
rentrer à l'embouchure de la Loire.
528 LES MOUSQUETAIRES.
Telles étaient les nouvelles ambiguës, mais à peu près rassurantes pour lui person-
nellement, que d'Artagnan rapportait à Louis XIV, lorsque le roi, suivi dç toute la
cour, revint à Paris. Louis, content de son succès, Louis, plus doux et plus affable
depuis qu'il se sentait plus piiissant, n'avait pas cessé un seul instant de chevaucher
à la portière de mademoiselle de la Vallière.
Tout le monde s'était empressé de distraire les deux reines pour leur faire oublier
cet abandon du tils et de l'époux. Tout respirait l'avenir, le passé n'était plus rien pour
personne. Seulement, ce passé venait comme une plaie douloureuse et saignante aux
cœurs de quelques âmes tendres et dévouées. Aussi le roi ne fut pas plutôt installé
chez lui qu'il en reçut une preuve touchante.
Louis XIV venait de se lever et de prendre son premier repas, quand son capitaine
des mousquetaires se présenta devant lui. D'Artagnan était un peu pâle et semblait
gêné. Le roi s'aperçut au premier coup d'oeil de Tallération de ce visage ordinaire-
ment si égal.
— Qu'avez-vous donc , d'Artagnan? dit-il.
— Sire, il m'est arrivé un grand malheur.
— Mon Dieu ! quoi donc?
— Sire , j'ai perdu un de mes amis, M. du Vallon , à l'affaire de Belle-Isle.
Et en disant ces mots, d'Artagnan attachait son œil de faucon sur Louis XIV pour
deviner en lui le premier sentiment qui se ferait jour.
— Je le savais, répliqua le roi.
— Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'écria le mousquetaire.
— A quoi bon? Votre douleur, mon ami, est si respectable ! J'ai dû, moi, la mé-
nager. Vous instruire de ce malheur qui vous frappait, d'Artagnan, c'était en triom-
pher à vos yeux. Oui, je savais que .M. du Vallon s'était enterré sous les rochers de
Locmaria ; je savais que M. d'Herblay m'a pris un vaisseau avec son équipage pour
se faire conduire à Bayonne. Mais j'ai voulu que vous apprissiez vous-même ces évé-
nemens d'une manière directe, atin que vous fussiez convaincu que mes amis sont
pour moi respectables et sacrés, que toujours en moi l'bonnne s'immolera aux honmies,
puisque le roi est si souvent forcé de sacrifier les hommes à sa majesté, à sa puissance.
— Mais, sire, comment savez-vous?...
— Comment savez-vous vous-même, d'Artagnan?
— Par celte lettre, sire, que m'écrit de Bayonne Aramis, libre et hors de péril.
— Tenez, lit le roi en tirant de sa cassetie, placé sur un meuble voisin du siège où
d'Artagnan était appuyé, une lettre copiée exaclemeni sur celle d'Aramis. Voici la
même lettre que Colbert m'a fait j)asser huit heures avant que vous ne reçussiez la
\ôtre. Je suis bien servi , je l'espère.
— Oui, sire , murmura le mousquetaire, vous étiez le seul homme dont la for-
tune fut capable de dominer la fortune et la force de mes deux amis. Vous avez usé,
sire, mais vous n'abuserez point, n'est-ce pas?
— D'Artagniui , dit le roi avec un sourire plein de bienveillance, je pourrais faire
enlever .M. d'Herblay sur les terres du roi d'Espagne et me le faire amener ici vivant
pour en faire justice. D'Artagnan, croyez-le bien, je ne céderai pas à ce premier
mouvement bien naturel. Il est libre, (piil contiinic dètre libre.
— Oh 1 sire , vous ne resterez pas toujours aussi dément, aussi noble, aussi géné-
reux , que vous venez de vous montrer à mon égard et à celui de M. d'Herblay ; vous
trouverez auprès de vous des conseillers (]ui vous guériront de celte faiblesse.
— Non , d'Artagnan , vous vous trou»pez (juaud vous accusez mon conseil de vouloir
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 5^29
me pousser à la rigueur. Le conseil de ménager M. d'Horblay vient de Colbert hii-
mcme.
— Ali! sire, fil d'Arlagnan slupélait.
— Quant à vous, continua le roi avec une bonté [wu ordinaire, j"ai phisieurs
bonnes nouvelles à vous annoncer; mais vous les saurez, mon cher capitaine, du
moment où j'aurai terminé mes comptes. J'ai dit que je voulais faire et que je ferais
voire fortune. Ce mot va devenir une réalité.
— Merci , mille fois , sire, je puis attendre, moi. Je vous en prie , pendant que je
vais et puis prendre patience, que Votre Majesté daigne s'occuper de ces pauvres
gens qui depuis longtemps assiègent votre antichambre et viennent hurrdilement dé-
poser une suppliqne aux pieds du roi.
— Qui cela?
— Des ennemis de Voire Majesté.
Le roi leva la tête.
— Des amis de M. Fouquet, ajouta d'Artagnan.
— Leurs noms?
— M. Gourville, M. Pellisson , et un poëte, M. Jean de La Fontaine.
Le roi s'arrêta un moment pour rétléchir.
— Qu'ils entrent , dit-il en fronçant le sourcil.
D'Artagnan tourna, rapidement sur lui-même, leva la tapisserie qui fermait l'entrée
de la chambre royale , et cria dans la salle voisine : — Introduisez !
Bientôt parurent à la porte du cabinet où se tenaient le roi et son capitaine , les trois
hommes que d'Artagnan avait nommés.
Sur leur passage régnait un profond silence. Les courlisans, à l'approche des amis
du malheureux surintendant des finances, reculaient comme pour n'être pas gàlés
par la contagion de la disgrâce et de l'infortune.
D'Artagnan, d'un pas rapide, vint lui-même prendre par la main ces mallieureux
qui hésitaient et tremblaient à la porte du cabinet royal; il les amena devant le fau-
teuil du roi qui, réfugié dans reml)rasure d'une fenêtre, attendait le moment de la
présentation et se préparait b. faire aux supplians un accueil rigoureusement diplo^
matique.
Ils étaient tous en deuil. Le premier des amis de Fouquet qui s'avança fut Pellisson.
il ne pleurait plus , mais ses larmes n'avaient uniquement tari que pour que le roi put
mieux entendre sa voix et sa prière. Gourville se mordait les lèvres pour arrêter ses
pleurs par respect pour le roi. La Fontaine ensevelissait son visage dans son mouchoir,
etl'on n'eût pas dit qu'il vivait sans le mouvement convulsifde ses épaules soulevées
par ses sanglots.
Le roi avait gardé toute sa dignité. Sou visage était Impassible. Il avait même con-
servé le froncement de sourcil qui avait paru quand d'Artagnan lui avait annoncé tes
ennemis. Il fit un geste qui signifiait: Parlez, et il demeura debout, couvant d'un
regard profond ces trois hommes désespérés.
Pellisson se courba jusqu'à terre et La Fontaine s'agenouilla comme on fait dans
les églises. Cet obstiné silence , troublé seulement par des soupirs et des gémissemens
si douloureux, commençait à émouvoir chez le roi, non pas la compassion , mais
l'impatience.
— Monsieur Pellisson , dit-il d'une voix bièv(' et sè(ho, monsieur Gourville . et
vous, Monsieur...
Et il ne nomma pas La Fontaine.
T. u. 34
530 LES MOUSQUETAIRES.
— Je verrais avec un sensible déplaisir que vous vinssiez me prier pour un des plus
"i-ands criminels que doive punir ma justice. Un roi ne se laisse attendrir que par les
larmes ou par les remords : larmes de l'innocence , remords des coupables. Je ne
croirai ni aux remords de M. Fouquet ni aux larmes de ses amis, parce que l'un est
gâté jusqu'au cœur et que les autres doivent redouter de me venir offenser chez moi.
C'est pourquoi, monsieur Pellisson, monsieur Gourville, et vous , Monsieur... je vous
prie de ne rien dire qui ne témoigne hautement du respect que vous avez pour ma
volonté.
— Sire , répondit Pellisson tremblant à ces terribles paroles, nous ne sommes rien
venus dire à Votre Majesté qui ne soit l'expression la plus profonde du plus sincère
respect et du plus sincère amour qui sont dus au roi par tous ses sujets. La justice de
Votre Majesté est redoutable; chacun doit se courber sous les arrêts qu'elle prononce.
Nous nous inclinons respectueusement devant elle. Loin de nous la pensée de
venir défendre celui qui a eu le malheur d'offenser Votre Majesté. Celui qui a en-
couru votre disgrâce peut être un amij)0ur nous, mais c'est un ennemi de l'État.
Nous l'abandonnerons en pleurant à la sévérité du roi.
— D'ailleurs, interrompit le roi, calmé par cette voix suppliante et ces persuasives
paroles, mon parlement jugera. Je ne frappe pas sans avoir pesé le crime. Ma justice
n'a pas l'épée sans avoir eu les balances.
— Aussi avons-nous toute confiance dans cette impartialité du roi , et pouvons-nous
espérer de faire entendre nos faibles voix avec l'assentiment de Votre Majesté , quand
l'heure de défendre un ami accusé aura sonné pour nous.
— Alors, Messieurs, que demandez-vous? dit le roi de son air imposant.
— Sire, continua Pellisson, l'accusé laisse une femme et une famille. Le peu de bien
qui lui reste suffit à peine à payer ses dettes, et madame Fouquet, depuis la capti-
vité de son mari , est abandonnée par tout le monde. La main de Votre Majesté frappe
à l'égal de la main de Dieu. Quand le Seigneur envoie la plaie de la lèpre ou de la
peste à une famille, chacun fuit et s'éloigne de la demeure du léj)reux ou du pestiféré.
Quelquefois, mais bien rarement, un médecin généreux ose seul approcher du seuil
maudit, le franchit avec courage et expose sa vie pour comballre la mort. Il est la
dernière ressource du mourant, il est l'instrument de la miséricorde céleste. Sire,
nous vous supplions, à mains jointes, à deux genoux, comme on supplie la Divinité;
madame Fouquet n'a plus d'amis, plus de soutiens; elle pleure dans sa maison pauvre
et déserte, abandonnée par tous ceux qui en assiégeaient la porte au moment de la
faveur; elle n'a plus de crédit, elle n'a plus d'espoir. Au moins, le malheureux sur
qui s'appesantit votre colère reçoit de vous, tout coupable qu'il est, le pain que
mouillent cliaque jour ses larmes. Aussi affligée, plus dénuée que son époux, madame
Fouquet, celle qui eut l'honneur de recevoir Votre Majesté à sa table: madame Fou-
quet, l'épouse de l'ancien surintendant des luiances de Votre Majesté, madame Fou-
quet n'a plus de pain !
Ici, le silence mortel qui enchaînait le souffle des deux amis de Pellisson, fut rompu
par l'éclat des sanglots, et d'Artagnan, dont la poitrine se brisait en écoulant cette
humble prière, tourna sur lui-même , vers l'angle du cabinet, pour mordre en liberté
sa moustache et comprimer ses soupirs.
Le roi avait conservé son œil sec, son visage sévère ; mais la rougeur était moiilce
à ses joues, et l'assurance de ses regards dinùnuait visiblement.
— Que souhaitez-vous? dit-il d'une voix émue.
— Nous venons demander humblement à Votre Majesté , répliqua Pellisson que l'é-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
531
motion gagnait peu à peu, de nous pcrmeUre, sans encourir sa disgrâce, de prêter à
madame Fouquet deux mille pistoles recueillies parmi tous les anciens amis de son
mari, pour que la veuve ne manque pas des choses les plus nécessaires à la vie.
A ce mot de veuve, prononcé par Pellisson , quand Fouquet vivait encore , le roi
pâlit extrêmement; sa fierté tomba; la pitié lui vint du cœur aux lèvres; il laissa
tomber un regard attendri sur tous ces gens qui sanglotaient à ses pieds.
— A Dieu ne plaise, répondit-il , que jo confonde l'innocent avec le coupable. Ceux-
là me connaissent mal qui doutent de ma miséricorde envers les faibles. Je ne frap-
perai jamais que les arrogans. Faites, Messieurs, faites tout ce que votre cœur vous
conseillera pour soulager la douleur de madame Fouquet. Allez , Messieurs, allez.
Les trois hommes se relevèrent silencieux, l'œil aride. Les larmes s'étaient taries au
contact brûlant de leur joue et de leur paupière. Ils n'eurent pas la force d'adresser un
remercîment au roi , lequel d'ailleurs coupa court à leurs révérences solennelles en
se retranchant vivement derrière son fauteuil.
D'Artagnan demeura seul avec le roi.
— Bien 1 dit-il en s'approchant du jeune prince qui l'interrogeait du regard ; bien ,
mon maître ! Si vous n'aviez pas la devise qui pare votre soleil , je vous en conseille-
rais une, quitte à la faire traduire en latin par M. Conrart : (f |^Doux au petit, rude
au fort ! »
Le roi sourit et passa dans la salle voisine après avoir dit à d'Artagnan :
— Je vous donne le congé dont vous devez avoir besoin pour mettre en ordre les
affaires de feu M. du Vallon, votre ami.
bn
LES MOUSQUETAIRES.
PAUVRE PERE.
■0 A „ n E n.-
NE funcsle série d'événeniens avait séparé à jamais les
quatre niousfiuetaires , autrefois liés d'une façon qui pa-
raissait indissoluble. Alhos , demeuré seul après le dé-
part de Raoul, commençait à payer son tribut à cette
mort anticipée qu'on appelle l'absence des gens aimés.
Revenu à sa maison de Blois , n'ayant plus même
Grimaud pour recueillir un pauvre sourire quand il pas-
sait dans les parterres , Athos sentait de jour en jour
s'allérerla vigueur d'une nature qui depuis si longtemps
semblait infailliliio.
L'âge, reculé pour lui par la présence de l'objet chéri , arrivait avec ce cortège de
douleurs et de gènes qui grossit à mesure qu'il se fait plus attendre. Alhos n'avait plus
là son fils pour s'étudier à marcher droit, à lever la tète, à donner le bon exemple; il
n'avait plus ces yeux briilans de jeune houmie , foyer toujours ardent où se régéné-
rait la flamme de ses regards. Et puis, faut-il le dire, cette nature exquise par sa ten-
dresse et sa réserve, ne trouvant plus rien qui contînt ses élans, se livrait au chagrin
avec toute la fougue des natures vulgaires, quand elles se livrent à la joie.
Le comte de la Fère , resté jeune jusqu'à sa soixante-deuxième année, toujours
beau, mais courbé , noble, mais triste, doux et chancelant sous ses cheveux blanchis,
recherchait , depuis sa solitude , les clairières par lesquelles le soleil venait trouer le
feuillage des allées. Le rude exercice de toute sa vie , il le désapprit quand Raoul ne
fui plus là. Les serviteurs^ accoutumés à le voir levé dès l'aube en toute saison, s'éloii-
nèreut d'entendre sonner sept heures en été sans que leur maître eût quitté le lit.
Alhos demeurait couché, un livre sous son chevet , et il ne dormait pas, et il ne li-
sait pas Couché pour n'avoir plus à porter son corps, il laissait l'Ame et l'esprit s'é-
lancer hors do l'enveloppe et retourner à son fils ou à Dieu. Un fui bien cflrayé quel-
quefois de le voir, pendant des heures, absorbé dans une rêverie muette, insensible;
il n'entendait plus le pas du valet plein de crainte qui venait au seuil de sa chambre
épier le somiueil ou le réveil du maître. Il lui arriva d'oublier <pio le jour était à moi-
tié écoulé , que l'heure des deux premiers repas était passée. Alors on l'éveillait , il
se levait, descendait sous son allée sombre, puis revenait un peu au soleil comme
pour en partager une minute la chaleur avec l'enfant absent. El puis la promenade
lugubre, monotone, recommençait jusqu'à ce que, épuisé, il regagnât la chambre el
le lit, son domicile préféré.
Pendant plusieurs jours, lo comie ne dit pas une parole II refusa de recevoir les
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 533
visites qui lui arrivaient, et, pendant la nuit, on le vit rallumer sa lampe et pas^o^
de longues heures à écrire ou à feuilleter des parchemins.
Son valet de chambre remarqua qu'il diminuait chaque jour quelques (ours de sa
promenade. La grande allée de tilleuls devint bientôt trop longue pour les pieds qui
la parcouraient jadis mille fois en un jour.
Bientôt cent pas l'exténuèrent. Enfin, Athos ne voulut plus se lever; il refusa toute
nourriture, et ses gens, épouvantés, bien qu'il ne se plaignît pas, bien qu'il eijt tou-
jours le sourire aux lèvres , bien qu'il continuât à parler do sa douce voix, ses gens
allèrent à Blois chercher l'ancien médecin de feu Monsieur, et l'amenèrent au comte
de la Père, de telle façon qu'il put voir celui-ci sans en cire vu. A cet effet, ils le pla-
cèrent dans un cabinet voisin de la chambre du malade, et le supplièrent de ne passe
montrer, dans la crainte de déplaire au maître qui n'avait pas demandé de méde-
cin. Le docteur obéit: il examina, du fond de sa cachette, les allures de ce mal mys-
térieux qui courbait et mordait de jour en jour plus mortellement un homme naguère
encore plein de vie et d'envie de vivre. Il remarqua sur les joues d'Athos la pourpre
de la fièvre qui s'allume et se nourrit, fièvre lente, impitoyable, née dans un pli du
cœur, s'abritant derrière ce rempart, grandissant de la souffrance qu'elle engendre,
cause à la fois et effet d'une situation périlleuse.
Le docteur demeura plusieurs heures à étudier celte douloureuse lutte de la volonté
contre une puissance supérieure; puis il prit son parti en homme brave , en esprit
ferme : il sortit brusquement de sa retraite et vint droit à Athos, qui le vit sans témoi-
gner plus de surprise que s'il n'eût rien compris à cette apparition.
— Monsieur le comte, pardon, dit le docteur en venant au malade les bras ouverts,
mais j'ai un reproche à vous faire; vous allez m'entendre.
Et il s' assit au chevet d'Athos qui sortit à grand'peine de sa [)réoccupation.
— QiWy a-t-il, docteur? demanda le comte après un silence.
— Il y a que vous êtes malade , Monsieur, et que vous ne vous faites pas traiter.
— Moi , malade ! dit Athos en souriant.
— Fièvre, consomption! Allons, allons! monsieur le comte, pas de subterfuges^
vous êtes un bon chrétien. Vous donneriez-vous la mort?
— Jamais , docteur.
— Eh bien , Monsieur, vous vous en allez mourant; demeurer ainsi, c'est un sui-
cide; guérissez, monsieur le comte, guérissez!
— De quoi ? trouvez le mal d'abord.
— Vous avez un chagrin caché.
— Caché!... non pas; j'ai l'absence de mon fils, docteur, voilà tout mon mal et je
ne le cache pas.
— Monsieur le comte, votre fils vit, il est fort, il a tout l'avenir des gens de son
mérite et de sa race; vivez pour lui...
— Mais je vis, docteur ; oh ! soyez bien tranquille, ajouta-t-ilen souriant avec mélanco-
lie, tant que Raoul vivra, on le saura bien, car tant qu'il vivra, je vivrai. Mes bagages
sont prêts, mon âme est disposée; j'attends le signal... J'attends, docteur, j'attends!
Le docteur connaissait la trempe de cet esprit , il appréciait la solidité de ce corps;
il réfléchit un moment, se dit à lui-même que les paroles étaient inutiles, les remèdes
absurdes , et il partit en exhortant les serviteurs d'Athos à ne le point abandonner un
moment.
Athos, le docteur parti, ne témoigna ni colère ni dépit de ce qu'on l'avait troublé ;
il ne recommanda môme pas qu'on lui rendît promptement les lettres qui viendraient :
53i. LES MOUSQUETAIRES.
il savait bien que toute distraction qui lui arrivait était une joie, une espérance que ses
serviteurs eussent payée de leur sang pour la lui procurer.
Le sommeil était devenu rare. Afhos , à force de songer, s'oubliait quelques heures
au plus dans une rêverie plus profonde, plus obscure, que d'autres eussent appelée
un rêve. Ce repos momentané que donnait cet oubli au corps , fatiguait l'âme , car
Athos vivait doublement pendant ces pérégrinations de son intelligence. Une nuit, il
songea que Raoul s'habillait dans une tente, pour aller à une expédition connnandée
par M. de Beaufort en personne. Le jeune homme était triste, il agrafait lentement sa
cuirasse, lentement il ceignait son épée.
— Qu'avez- vous donc? lui demanda tendrement son père.
— Ce qui m'afflige, c'est la mort de Porthos, noire si bon ami, répondit Raoul; je
souffre d'ici de la douleur que vous en ressentirez là-bas.
Et la vision disparut avec le sommeil d'Athos.
Au point du jour un des valets entra chez son maître et lui remit une lettre venant
d'Espagne.
— L'écriture d'Aramis, pensa le comte.
Et il lut.
— Porthos est mort! s'écria-t-il après les premières lignes. 0 Raoul, Raoul, merci !
tu tiens ta promesse, tu m'avertis!
El Athos, pris d'une sueur mortelle , s'évanouit dans son lit, sans autre cause que
sa faiblesse.
Quand cet évanouissement d'Athos eut cessé, le comte, presque honteux d'avoir
faibli devant cet événement surnaturel, s'habilla et demanda un cheval, bien décidé
à se rendre à Blois pour nouer des correspondances plus sûres, soit avec l'Afrique,
soit avec d'Artagnan ou Aramis. En effet, cette lettre d'Aramis instruisait le comte de
la Fère du mauvais succès de l'expédition de Belle-Isle. Elle lui donnait sur la mort
de Porthos assez de détails pour que le cœur si tendre et si dévoué d'Athos fût éuui
jusqu'en ses dernières libres.
Athos voulut donc aller faire à son ami Porthos une dernière visite à son tombeau
de Locmaria.
Mais à peine les valets joyeux avaient-ils habillé leur maître, qu'ils voyaient avec
plaisir se préparer à un voyage qui devait dissiper sa mélancolie; à peine le cheval
le plus doux de l'écurie du comte était-il sellé et conduit devant le perron, que le père
de Raoul sentit sa tète s'embarrasser, ses jaud)es faiblir, et qu'il conqnil Timpossibi-
lité où il était de faire un pas de plus. Il demanda d'être porté au soleil ; on re-
tendit sur son banc de mousse, où il passa ]une grande heure avant de reprendre ses
esprits.
Rien n'était i)lus naturel que cette atonie après le repos inerte des derniers jours.
Athos prit un bouillon |H)ur se donner des forces, et trempa ses lèvres desséchées dans
un verre plein du vin d'Anjou. Alors, reconforté, libre d'esprit, il se fit amener son
cheval; mais il lui fallut l'aide de^ valets pour montoi- péniblement en selle. Il ne fit
point cent pas : le frisson s'euq)ara de lui au détour du chemin.
— Voilà qui est étrange, dit-il à son valet de chambre qui l'accompagnait.
— Arrêtons-nous, Monsieur, je vous eu conjin'e, répondit le fidèle serviteur. Voilà
que vous pâlissez!
— Cela ne m'empêchera pas do poiu'suivre ma route, puisque je suis en chemin,
répliqua le comte.
Et il rendit les rênes à son cheval. Mais soivlain l'animal , au lieu d'obéir à la peu-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 535
sée de son maître, s'arrêta. Un mouvement dont Alhos ne se rendit pas compte avait
serré le mors.
— Quelque chose, dit Alhos, veut que je n'aille pas plus loin. Soutenez-moi,
ajouta-t-il en étendant les bras; vile, approchez! je sens tous mes muscles qui se dé-
tendent, et je vais tomber de cheval.
Le valet avait vu le mouvement fait par son maître en même temps qu'il avait reçu
l'ordre. Il s'approcha vivement et reçut le comte dans ses bras.
— Allons, décidément, murmura-t-il , on veut que je reste chez moi.
Ses gens s'approchèrent; et tous le portèrent en courant vers sa maison. Tout fut
bientôt préparé dans sa chambre ; ils le couchèrent dans son lit.
— Vous ferez bien attention , leur dit-il en se disposant à dormir, que j'attends au-
jourd'hui même des lettres d'Afrique.
— Monsieur apprendra sans doute avec plaisir que le fils de Blaisois est monté à
cheval pour gagner une heure sur le courrier de Blois, répondit le valet de chambre.
— iMerci, répondit Athos avec son sourire de bonté.
Le comte s'endormit; son sommeil anxieux ressemblait à une souffrance. Celui qui
le veillait vit sur ses trails poindre à plusieurs reprises l'expression d'une torture in-
térieure. Peut-être Athos rêvait-il.
La journée se passa. Le fils de Blaisois revint; le courrier n'avait pas apporté de
nouvelles. Le comte calculait avec désespoir les minutes , il frémissait quand ces mi-
nutes avaient formé une heure.
Athos savait que ce courrier n'arrivait qu'une fois par semaine. C'était donc un re-
tard de huit mortels jours à subir.
Il commença la nuit avec cette douloureuse persuasion. Tout ce qu'un homme ma-
lade et irrité par la souffrance peut ajouter de sombres suppositions à des probabilités
déjà tristes, Athos l'entassa pendant les premières heures de cette mortelle nuit. La
fièvre monta; elle envahit la poitrine , où le feu prit bientôt , suivant l'expression du
médecin qu'on avait ramené de Blois au dernier voyage du fils de Blaisois. Bientôt
elle gagna la tête. Le médecin pratiqua successivement deux saignées qui la déga-
gèrent, mais qui affaibhrent le malade et ne laissèrent la force d'action qu'à son cerveau.
Cependant cette fièvre redoutable avait cessé. Elle assiégeait de ses derniers batle-
mens les extrémités engourdies; elle finit par céder tout à fait lorsque minuit sonna.
Le médecin , voyant ce mieux incontestable, regagna Blois après avoir ordonné
quelques prescripfions et déclaré que le comte était sauvé.
Alors commença, pour Athos, une situation étrange, indéfinissable. Libre de pen-
ser, son esprit se porta vers Raoul , vers ce fils bien-aimé. Son imagination lui montra
les champs de l'Afrique aux environs de Gigelli, où M. de Beaufort avait dû débar-
quer avec son armée.
C'étaient des roches grises toutes verdies en certains endroits par l'eau de la mer,
quand elle vient fouetter la plage pendant les tourmentes et les tempêtes. Au delà du
rivage , diapré de ces roches semblables à des tombes, montait en amphithéâtre, entre
leslentisques et les cactus , une sorte de bourgade pleine de fumée, de bruits obscurs
et de mouvemens effarés. Tout à coup, du sein de cette fumée se dégagea une flamme
qui parvint, bien qu'en rampant, à couvrir toute la surface de cette bourgade , et qui .
grandit peu à peu, englobant tout dans ses tourbillons rouges, pleurs, cris, bras éten-
dus au ciel. Ce fut, pendant un moment, un pêle-mêle affreux de madriers s'écrou-
lant, de lames tordues, de pierres calcinées, d'arbres grillés, disparus.
53G LES MOUSQUETAIRES
Cliose éli-ange, dans ce chaos où Alhos disliiijiuait des bras levés, où il entendait
des cris, des sanglots, des soupirs , il ne vit jamais une figure humaine.
Le canon tonnait au loin, la mousqueterie pétillait, la mer mugissait, les troupeaux
s'échappaient en bondissant sur les talus des batteries de canon , pas un marin pour
aider à la manœuvre de cette flotte, pas un pasteur pour ces troupeaux. Après la ruine
du village et la destruction des forts qui le dominaient, ruine et destruction opérées
magiquement sans la coopération d'un seul être humain, la flamme s'éteignit, la
fumée recommença de monter, puis diminua d'intensité, pâlit et s'évapora complè-
tement.
La nuit alors se fit dans ce paysage; une nuit opaque sur terre, brillante au firma-
ment; les grosses étoiles flambloyantes qui scintillent au ciel africain brillaient sans
rien éclairer qu'elles-mêmes autour d'elles. Un long silence s'établit qui servit à repo-
ser un moment l'imagination troublée d'Athos, et comme il sentait tjue ce qu'il avait à
voir n'était pas terminé, il appliqua plus allenlivement les regards de son intelli-
o-ence sur le spectacle étrange que lui réservait son imagination.
Une lune douce et pâle se leva derrière les versans de la côte et moirant d'abord les
plis onduleux de la mer qui semblait s'être calmée après les mugissemens qu'elle avait
fait entendre pendant la vision d'Athos, la lune, disons-nous, vint attacher ses dia-
mans et ses opales aux broussailles et aux halliers de la colline. Les roches grises
comme autant de fantômes silencieux et attentifs , semblèrent dresser leurs têtes ver-
dàtres poiu" examiner aussi le champ de bataille à la clarté de la lune , et Alhos s'a-
perçut que ce champ entièrement vide pendant le combat était maintenant jonché de
corps abattus.
Un inexprimable frisson de crainte et d'horreur saisit son âme quand il reconnut
l'uniforme blanc et bleu des soldats de Picardie, leurs longues piques au manche bleu
et leurs mousquets marqués de la fleur de lis à la crosse; quand il vit toutes les bles-
sures béantes et froides regarder le ciel azuré comme pour lui redemander les âmes
auxquelles elles avaient livré passage: quand il vit les chevaux cventrés, mornes, la
langue pendante de côté hors des lèvres, dormir dans le sang glacé répandu autour
d'eux , et qui souillait leurs housses et leurs crinières; quand il vit le cheval blanc de
M. de Beauforl étendu, la tête fracassée, au premier rang sur le champ des morts.
Athos passa une main froide sur son front qu'il s'étonna de ne pas trouver brûlant.
Il se convainquit, par cet attouchement, qu'il assistait comme un spectateur sans fièvre
au londomain d'une bataille livrée sur le rivage de Gigclli par l'armée expéditionnaire,
qu'il avait vuequitter les côtes de France et disparaître à l'horizon, et dont il avait salué
de la pensée et du geste la dernière lueur du coup de canon envoyé parle duc en signe
d'adieu à la patrie.
Oui piturra peindre le déchirement mortel avec lequel son âme. suivant couune un
œil vigilant la trace de ces cadavres, les alla tous regarder l'un après l'autre pour re-
connaître si parmi eux ne dormait pas Raoul ! Qui pourra exprimer la joie enivrante,
divine avec laquelle Alhos s'inclina devant Dieu et le remercia de n'avoir pas vu ce-
lui (pi'il cherchait avec tant de crainte parmi les morts!
En ellet, tombés morts à leur rang, raidis, glacés, tous ces cadavres, bien recon-
naissables, semblaient se tourner avec complaisance et respect vers le comte delà Fère
pour être nu'eux vus de lui pendant son inspection funèbre.
Il en était venu à ce point d'illusion , que cette vision était pour lui un voyage réel,
un voyage fait par le père en Africpie pour obtenir des renseiguemens plus exacts
sur le fil*.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 537
•
Aussi , faliguG d'avoir l.int parcouru de mers et de continens , il cliercliail à se repo-
ser sous une des lentes abritées dei'rière un rocher, et sur le sommet desquelles llol-
tail le pennon blanc fleurdelisé.
Alors , pendant que son regard errait dans la plaine, se tournant de tous les côtés,
il vif une forme blanche apparaître derrière lesmyrtes résineux. Celle figure était vêtue
d'un costume d'officier, elle tenait en main une épée brisée; elle s'avança lentement
vers Athos, qui , s'arrêfant tout à coup et fixant son regard sur elle, ne parlait pas ,
ne remuait pas et qui voulait ouvrir ses bras parce que, dans cet officier silencieux et
pâle, il venait de reconnaître Raoul.
Le comte essaya un cri qui demeura étouffé dans son gosier. Raoul, d'un geste,
lui indiqua de se taire en mettant un doigt sur sa bouche et en reculant peu à peu,
sans qu'Alhos vît ses jambes se mouvoir. Le comie plus pâle que Raoul , plus trem-
blant, suivit son fils en traversant péniblement bruyères et buissons, pierres et fossés.
Raoul ne paraissait pas toucher la ferre et nul obstacle n'entravait la légèreté de sa
niai'che. Le comte, que les accidens de terrain fatiguaient, s'arrêta bientôt épuisé.
Raoul lui faisait toujours signe de le suivre. Le tendre père, auquel l'amour redon-
nait des forces, essaya un dernier mouvement et gravit la montagne à la suite du jeune
homme qui l'attirait par son geste et son sourire.
Enfin il tovicha la crête de cette colline et vit se dessiner en noir, sur l'horizon blan-
chi par k lune, les formes aériennes de Raoul. Athos étendait la main pour arriver
près de son fils bien-aimé, sur le plateau, el celui-ci lui tendait aussi la sienne; mais
soudain, comme si le jeune homme eût été entraîné malgré lui , reculant toujours , il
quitta la ferre, et Athos vit le ciel clair briller entre les pieds de son enfant et le sol
de la colline.
Raoul s'élevait insensiblement dans le vide, toujours souriant, toujours appelant du
geste ; il s'éloignait vers le ciel.
l'ange de la mort.
Athos en était là de sa vision merveilleuse, quand le charme fut soudain rompu par
un grand bruit des portes extérieures de la maison. On entendit un cheval galoper
sur le sable durci de la grande allée, et les rumeurs des conversations les plus bruyantes
et les plus animées montèrent jusqu'à la chambre où rêvait le comte. Athos ne bougea
pas; à peine tourna-t-il la têle du côté de la porte pour percevoir plus tôt les bruits
qui arrivaient jusqu'à hii. Un pas alourdi monta le perron; le cheval qui galopait
naguère avec tant de rapidité partit lentement du côté de l'écurie. Quelques frémis-
semens accompagnaient ces pas qui peu à peu se rapprochaient de la chambre d'Athos.
Alors une porte s'ouvrit, et Athos se tournant un peu du côté où venait le bruit , cria
d'une voix faible :
— C'est un courrier d'Afrique, n'est-ce pas?
— Non, monsieur le comte, répondit une voix qui fit tressaillir sur son lit le père de
Raoul.
— Grimaud! murmura-t-il,
538 LES MOUSQUETAIRES.
Et la sueur commença de glisser le long de ses joues amaigries.
Grimaud apparut sur le seuil. Ce n'était plus Grimaud que nous avons vu, jeune
encore par le courage et par le dévouement, alors qu'il sautait le premier dans la
barque destinée à porter Raoul de Bragelonne aux vaisseaux de la Hotte royale.
C'était un sévère et pâle vieillard, aux habits couverts de poudre, aux rares cheveux
blanchis par les années. Il tremblait en s'appuyant au chambranle de la porte et faillit
tomber en voyant de loin et à la lueur des lampes le visage de son maître. Grimaud
portait sur son front l'empreinte d'une douleur déjà vieiUie d'Une habitude lugubre.
Comme jadis il s'était accoutumé à ne plus parler, il s'habituait à ne plus sourire.
Athos lut d'un coup d'œil toutes ces nuances sur le visage de son fidèle serviteur, et du
môme ton qu'il eût pris pour parler à Raoul dans son rêve,
— Grimaud, dit-il , Raoul est mort, n'est-ce pas?
Derrière Grimaud les autres serviteurs écoutaient palpitans, les yeux fixés sur le lit
du maître.
— Oui, répondit le vieillard en arrachant ce monosyllabe de sa poitrine avec un
rauque soupir.
Alors s'élevèrent des voix lamentables qui gémirent sans mesure et emplirent de
regrets et de prières la chambre où ce père agonisait. Ce fut pour Athos comme la
transition qui le reconduisit à son rêve. Sans pousser un cri, sans verser une larme,
patient, doux et résigné comme les martyrs, il releva ses yeux au ciel afin d'-y revoir,
s'élevant au-dessus de la montagne de Gigeili , l'ombre chère qui s'éloignait de lui au
moment où Grimaud était arrivé. Sans doute, en regardant au ciel, en reprenant son
merveilleux songe, il repassa par les mêmes chemins où la vision à la fois si terrible
et si douce le conduisait naguère , car après avoir fermé à demi les yeux, il les rouvrit
et se mit à sourire : il venait de voir Raoul qui lui souriait à son tour.
Dieu voulut sans doute ouvrir à cet élu les trésors de la béatitude éternelle, à l'heure
où les autres houmies tremblent d'être sévèrement reçus par le Seigneur, et se cram-
ponnent à cette vie qu'ils connaissent, dans la terreur de l'autre vie qu'ils entrevoient
aux sombres et sévères flambeaux de la mort. Après une heure de cette extase, .Vthos
éleva doucement ses mains blanches comme la cire; le sourire ne quitta point ses
lèvres, et il murmura , si bas qu'à peine ou l'entendit, ces deux mots adressés à Dieu
ou à Raoul :
— Me voici !
Athos garda même dans réternel sommeil ce sourire placide et sincère, ornement
qui devait l'accompagner dans le tombeau. La quiétude de ses traits, le calme de son
néant, firent douter longtemps ses serviteurs qu'il eût quitté la vie.
Les gens du comte voulurent eiiunoner Grimaud. (|ui de loin dévorait ce visage pâ-
lissant et n'approchait point, dans la crainte pieuse de lui apporter le souftle delà
mort. Mais Grimaud, tout fatigué qu'il était, refusa de s'éloigner, il s'assit sur le seuil,
gardant son maître avec la vigilance d'une sentinelle et jaloux de recueillir son premier
regard au réveil, son dernier soupir à la mort. Les bruits s'éteignaient dans toute la
maison, et chacun respectait le sommeil du seigneur Mais Grimaud, en prêtant l'oreille,
s'apeirut que le comte ne respirait plus, il se souleva, et de sa place regarda s'il ne
s'éveillerait pas un tressaillement dans le corps de son maître.
Rien! La peur le prit, il se leva tout à fait, et au niême moment il entendit marcher
dans l'escalier; un bruit d'éperons heurtés par une épé«, son bellii[ueux, familier à ses
oreilles, l'arrêta comme il allait marcher vers le lit d'Alhos. Une voix plus vibrante
encore que le cuivre et l'acier retentit à trois pas de lui.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 539
— Alhos! Alhos! mon ami! criait cette voix émue jusqu'aux larmes.
— M. le chevalier d'Arlagnan ! italhiitia Grimaud.
— Oi!i est-il? continua le mousquetaire.
Grimaud lui saisit le bras dans ses doigts osseux et lui montra le lit, sur les draps
duquel tranchait déjà la teinte livide du cadavre.
Une respiration haletante, le contraire d'un cri aigu gonfla la gorge de d'Artagnau.
Il s'avança sur la pointe du pied, frissonnant, épouvanté du bruit que faisaient ses
pas sur le parquet, et le cœur déchiré par une angoisse sans nom. Il approcha son
oreille de la poitrine d'Athos. Ni bruit ni souffle. D'Artagnan recula.
Grimaud, qui l'avait suivi des yeux et pour qui chacun de ses mouvemens avait été
une révélation , vint timidement s'asseoir au pied du Ut et colla ses lèvres sur le drap
que soulevaient les pieds raidis de son maître. Alors on vit de larges pleurs s'échapper
de ses yeux rougis. Ce vieillard au désespoir, qui larmoyait courbé sans proférer une
parole, oflrait le plus émouvant spectacle que d'Artagnau, dans sa vie si pleine d'é-
motions, eût jamais rencontré.
Le capitaine resta debout en contemplation devant ce mort souriant qui semblait
avoir gardé sa dernière pensée pour faire à son meiUeur ami, à l'homme qu'il avait
le plus aimé après Raoul, un accueil gracieux même au delà de la vie, et comme
pour répondre à cette suprême flatterie de l'hospitahté , d'Artagnan afla baiser Athos
au front, et de ses doigts tremblans, lui ferma les yeux. Puis il s'assit au chevet du lit.
Tout à coup le flot amer qui montait de minute en minute envahit son cœur et lui
brisa la poitrine. Incapable de maîtriser son émotion, il se leva, et s'arrachant vio-
lemment de cette chambre où il venait de trouver mort celui auquel il venait apporter
la nouvelle de la mort de Porlhos, il poussa des sanglots si déchirans que les valets,
qui semblaient n'attendre qu'une explosion de douleur, y répondirent par leurs cla-
meurs lugubres , et les chiens du seigneur par leurs lamentables hurlemeus. Grimaud
fut le seul qui n'éleva pas la voix. Même dans le paroxysme de sa douleur, il n'eût
pas osé profaner la mort ni pour la première fois troubler le sommeil de son maître.
Au point du jour, d'Artagnan, qui avait erré dans la salle basse en se mordant les
poings pour étouffer ses soupirs ; d'Artagnan monta encore une fois l'escalier, et guet-
tant le moment où Grimaud tournerait la tête de son côté, il lui fit signe de venir à
lui, ce que le fidèle serviteur exécuta sans faire plus de bruit qu'une ombre. D'Ar-
tagnan i-edescendit suivi de Grimaud. Une fois au vestibule , prenant les mains du
vieillard ,
— Grimaud, dit-U, j'ai vu comment le père est mort : dis-moi maintenant com-
ment est mort le fils.
Grimaud tira de son sein une large lettre sur l'enveloppe de laquelle était tracée
l'adresse d'Athos. Il reconnut l'écriture de M. de Beaufort, brisa le cachet et se mit à
lire en arpentant, aux premiers rayons du jour bleuâtre, la sombre allée de vieux
marronniers foulée par les pas encore visibles du comte, qui venait de mourir.
a Mon cher comte, » écrivait le prince avec^sa grande écriture d'écolier maUiabile,
« un grand malheur nous frappe au milieu d'un grand triomphe. Le roi perd un
soldat des plus braves. Je perds un ami. Vous perdez M. de Bragelonne. Il est mort
glorieusement, et si glorieusement que je n'ai pas la force de le pleurer comme je
voudrais. Recevez mes tristes complimens, mon cher comte. Le ciel nous distribue les
épreuves selon la grandeur de notre cœur. Celle-là est immense , non au-dessus de
votre courage.
« Votre bon ami, le duc de beaufort. »
540 LES MOUSQUETAIRES.
Celte lettre renfermait une relation écrite par un des secrétaires du prince.
D'Arlagnan , accoutumé aux émolions de la bataille, et le cœur cuirassé contre les
attendrissemens, ne put s'onipèLher de tressaillir en lisant ce récit.
c( Le malin, » disait le secrétaire du prince, «monseigneur le duc commanda l'at-
taque. Normandie et Picardie avaient pris position dans les roches grises dominées par
le talus de la montagne sur le versant de laquelle s'élèvent les bastions de Gigelli.
Le canon commençant à tirer engagea l'action; les régimens marchèrent pleins de ré-
solution ; les piquiers avaient la pique haute ; les porteurs de mousquets avaient l'arme
au bras. Le prince suivait attentivement la marche et le mouvement des troupes, qu'il
était prêt à soutenir avec une forte réserve. Auprès de monseigneur étaient les plus
vieux capitaines et ses aides de camp. M. le vicomte de Bragelonne avait reçu Tordre
de ne pas quitter Son Altesse. Cependant le canon de l'ennemi, qui d'abord avait
tonné indifféremment contre les masses, avait réglé son feu, et les boulets mieux di-
rigés étaient venus tuer quelques hommes autour du prince. Les régimens formés en
colonne et qui s'avançaient contre les remparts furent un peu maltraités. Il y avait
hésitation de la part de nos troupes, qui se voyaient mal secondées par notre artil-
lerie. En effet, les batteries qu'on avait établies la veille n'avaient qu'un tir faible et
incertain, en raison de leur position. La direction de bas en haut nuisait à la justesse
des coups et de la portée. Monseigneur, comprenant le mauvais effet de cette position
de l'artillerie de siège, commanda aux frégates embossées dans la petite rade de com-
mencer un feu régulier contre la place.
« Pour porter cet ordre , M. de Bragelonne s'offrit tout d'abord. Mais monseigneur
refusa d'acquiescer à la demande du vicomte. Monseigneur avait raison, puisqu'il ai-
mait ce jeune seigneur ; et l'événement se chargea de justifier sa prévision et son refus,
car à peine le sergent que Son Altesse avait chargé du message sollicité par M. de
Bragelonne fut-il arrivé au bord de la mer, que deux gros coups de longue escopetle
partirent des rangs de l'ennemi et vinrent l'abattre. Ce que voyant , M. de Bragelonne
sourit à monseigneur, lequel lui dit :
« — Vous voyez, vicomte, je vous sauve la vie. Rapportez-le plus tard à M. le
comte de la Père , afin que l'apprenant de vous , il m'en sache gré à moi.
« Le jeune seigneur sourit tristement et répondit au duc :
« — Il est vrai , monseigneur que sans votre bienveillance, je serais tué là-bas ou
est tombé ce pauvre sergent, et en un fort grand repos.
« M. de Bragelonne fit cette réponse d'un tel air que monseigneur répliqua vivement:
" — ^ rai Dieu! jeune homme, on dirait que l'eau vous en vient à la bouche;
mais, par l'âme de Henri IV ! j'ai promis à votre père de vous ramener vivant, et s'il
plaît au Seigneur, je tiendrai ma parole.
(' M. de Bragelonne rougit, et d'une voix plus basse,
« — Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi, je vous en prie; c'est que j'ai toujours
eu le désir d'aller aux occasions, et qu'il est doux de se distinguer devant son général,
surtout quand son général est M. le duc de Beauforf.
« Les grenadiers des deux régimens arrivèrent assez près des fossés et des relran-
chemens pour y lancer leurs grenades, qui firent peu d'effet.
« Cependant. M. d'Estrées, qui commandait la tlotte, ayani vu la tentative du ser-
gent pour approcher des vaisseaux, comprit qu'il fallait tirer sans ordres et ouvrir le
leu. Alors les Arabes, se voyant frappés par les boulets de la flotte et par les ruines et
les éclats de leurs mauvaises murailles, poussèrent des cris effrayans. Leurs cavaliers
descendirent la montagne au galop, courbés sur leurs selles, et se lancèrent à fond
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 541
de Irain sur les colonnes d'infanterie, qui, croisant les piques, arrêtèrent cet élan
fougueux. Repoussés par l'attitude ferme du bataillon, les Arabes vinrent de grande
fureur se jeter sur l'état-major, qui n'était point gardé en ce moment. Le danger était
grand : monseigneur tira l'épée; ses secrétaires et ses gens l'imitèrent ; les officiers de
sa suite engagèrent un combat avec ces furieux.
« Ce fut alors que M. de Bragelonne put contenter l'envie qu'il manifestait depuis
le commencement de l'action. Il conibaltit près du prince avec une vigueur de Romain,
et tua trois Arabes avec sa petite épée. Mais il était visible que sa bravoure ne venait
pas d'un sentiment d'orgueil , naturel à tous ceux qui combattent. Elle était impé-
tueuse, affectée, forcée même : il cbercbait à s'enivrer du bruit et du carnage. Il s'é-
cbauffa de telle sorte que monseigneur lui cria d'arrêter. Il dut entendre la voix de
Son Altesse Royale, puisque nous entendions, nous qui étions à ses côtés. Cependant
il ne s'arrêta pas , et continua de courir vers les retranchemens. Comme M. de Brage-
lonne était un officier fort soumis , cette désobéissance aux ordres de monseigneur
surprit fort tout le monde, et M. de Beaufort redoubla d'instances en criant :
« — Arrêtez, Bragelonne! Où allez-vous? Arrêtez! reprit monseigneur, je vous
l'ordonne!
« Nous tous, imitant le geste de M. le duc, nous avions levé la main. Nous attendions
que le cavalier tournât bride, mais M. de Bragelonne courait toujours vers k-s palissades.
cf — Arrêtez, Bragelonne! répéta le prince d'une voix très-forte, arrêtez, au nom
de votre père !
« A ces mots, M. de Bragelonne se retourna; son visage exprimait une vive dou-
leur, mais il ne s'arrêtait pas; nous jugeâmes alors que son cbeval l'emportait.
« Quand M. le duc eut deviné que le vicomte n'était plus maître de son cheval et
qu'il l'eut vu dépasser les premiers grenadiers. Son Altesse cria :
« — Mousquetaires, tuez-lui son cheval ! Cent pistoles à qui mettra bas le cheval !
« Mais de tirer sur la bête sans atteindre le cavalier, qui eût pu l'espérer? Aucun
n'osait. Enfin il s'enprésenta un, c'était un fin tireur du régiment de Picardie, nommé
la Luzerne, qui coucha enjoué l'animal, tira et l'atteignit à la croupe, car on vit le
sang rougir le pelage blanc du cheval. Seulement, au lieu de touïber, le maudit genêt
s'emporta plus furieusement encore. Tout Picardie, qui voyait ce malheureux jeune
homme courir à la mort, criait à tue-tête : Jetez-vous en bas, monsieur le vicomte!
en bas, en bas, jetez-vous en bas! Car M. de Bragelonne était un officier fort aimé
dans toute l'armée.
« Déjà le vicomte était arrivé à portée de pistolet du rempart; une décharge partit
et l'enveloppa de feu et de fumée. Nous le perdîmes de vue; la fumée dissipée,
on le revit à pied, debout; son cheval venait d'être tué. Le vicomte fut sommé par
les Arabes de se rendre ; mais il leur fit un signe négatif avec sa tête, et continua de
marcher aux palissades. C'était une imprudence mortelle. Cependant toute l'armée lui
sut gré de ne point reculer, puisque le malheur l'avait conduit si près. Il marcha
quelques pas encore, et les deux régimens battirent des mains.
«Ce fut càce moment que la seconde décharge ébranla de nouveau les murailles et
le vicomte de Bragelonne disparut une seconde fois dansie tourbillon; mais cette fois
la fumée eut beau se dissiper, nous ne le vîmes plus debout : il était couché, la tête
plus bas que les jambes , sur les bruyères, et les Arabes commencèrent à vouloir sor-
tir de leurs retranchemens pour venir lui couper la tête ou prendre son corps, comme
c'est la coutume chez les infidèles. Mais Son Altesse monseigneur le duc de Beaufort
avait Nuivi t)ut cela du regard, d n- triste spectacle lui avait armclié de i^rands et
542 LES MOUSQUETAIRES.
douloureux soupirs. Il se mit donc à crier, voyant les Arabes courir comme des fan-
tômes blancs parmi les lentisques :
« — Grenadiers, piquiers, est-ce que vous leur laisserez prendre ce noble corps?
« En disant ces mots et agitant son épée, il courut lui-même vers l'ennemi. Les ré-
gimens s'élançant sur ses traces, coururent à leur tour en poussant des cris aussi ter-
ribles que ceux des Arabes étaient sauvages. Le 'combat commença sur le corps de
I^I. de Bragelonne, et fut si acharné que cent soixante Arabes y demeurèrent morts, à
côté de cinquante au moins des nôtres. Ce fut un lieutenant de Normandie qui chargea
le corps du vicomte sur ses épaules et le rapporta dans nos lignes. Cependant l'avan-
tage se poursuivait; les régimens prirent avec eux la réserve, et les palissades enne-
mies furent enlevées.
« A trois heures le feu des Arabes cessa ; le combat à l'arme blanche dura deux
heures ; ce fut un massacre. A cinq heures nous étions victorieux sur tous les points ;
l'ennemi avait abandonné ses positions, et M. le duc avait fait planter le drapeau blanc
sur le point culminant du monticule.
« Ce fut alors que l'on put songer à M. de Bragelonne, qui avait huit grands coups
au travers du corps et dont presque tout le sang était perdu.
« Toutefois, il respirait encore , ce qui donna une joie inexprimable à monseigneur,
lequel voulut assister, lui aussi, au premier pansement du vicomte et à la consultation
des chirurgiens. Il y en eut deux d'entre eux qui déclarèrent que M. de Bragelonne
vivrait. Monseigneur leur sauta au cou , et leur promit mille louis à chacun s'ils le sau-
vaient. Le vicomte entendit ces transports de joie , et soit qu'il fut désespéré , soit qu'il
souffrît de ses blessures, il exprima par sa physionomie une contrariété qui donna
beaucoup à penser, surtout à l'un des secrétaires quand il eut entendu ce qui va suivre.
« Le troisième chirurgien qui vint était le frère Sylvain de Saiut-Cosme , le plus
savant des nôtres. Il sonda les plaies à son tour et ne dit rien.
«M. de Bragelonne ouvrait des yeux fixes et semblait interroger chaque mouve-
ment, chaque pensée du savant chirurgien.
(( Celui-ci, questionné par monseigneur, répondit qu'il voyait bien trois plaies mor-
telles sur huit , mais que si forte était la constitution du blessé , si féconde la jeunesse,
si miscrifordicuse la bonté de Dieu, (jue peut-èlre M. de Bragelonne en reviendrait-il,
si toutefois il ne faisait pas le moindre Mioint-mont, Frère Sylvain ajouta en se tour-
nant vers ses aides :
(( — Surtout ne le renuiez pas, niètiie du doigt, ou vous le tuerez,
<( El nous sortîmes tous de la lente avec un peu d'espoir.
« Ce secrétaire, en sortant, crut voir un sourire pâle et triste glisser sur les lèvres
du vicomte, lorsque M. le duc lui dit d'une voix caressante ,
f( — Oh ! vicomte , nous te sauverons !
« Mais le soir, quand on crut que le malade devait avoir reposé, l'un des aides
entra dans la lente du blessé et en ressortit en poussant do grands cris.
« Nous accourûmes tous en désordre, M. le duc avec nous, et l'aide nous mon-
tra le corps de Bragelonne par terre , en bas du lit , baigné dans le reste de son sang.
Il y a apparence qu'il avait eu ([uelqne convulsion, (juelque mouvement fébrile, et
qu'il était iQtnbé; que la chute qu'il avait faite avait accéléré satin , selon le pronostic
du frère Sylvain. On releva le vicomte; il était froid et mort. Il tenait une boucle de
cheveux blonds à la main droite et cette main était cri>pée sur son cœur. »
— Ob ! murmura d'Arlagnan, mallieureux enfant ! un suicide!
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 543
Et tournant les yeux vers la chambre du château, où dormait Athos d'un sommeil
éternel ,
— Us se sont tenu parole Tun à l'autre , dit-il tout bas. Maintenant je les trouve
heureux; ils doivent être réunis.
LE DERNIER CHANT DU POEME.
Dès le lendemain, on vit arriver toute la noblesse des environs , celle de la pro-
vince , partout où les messagers avaient eu le temps de porter la nouvelle.
D'Artagnan était resté enfermé sans vouloir parler à personne. Deux morts aussi
lourdes tombant sur le capitaine , après la mort de Porthos , avaient accablé pour long-
temps cet esprit jusqu'alors inlatigable.
Excepté Grimaud, qui entra dans sa chambre une fois, le mousquetaire n'aperçut
ni valets ni commensaux.
Il crut deviner au bruit de la maison, à ce train des allées et des venues, qu'on
disposait tout pour les funérailles du comte. Il écrivit au roi pour lui demander un sur-
croît de congé.
Grimaud, nous l'avons dit, était entré chez d'Arlagnan, s'était assis sur un esca-
beau près de la porte , comme un homme qui médite profondément , puis, se levant ,
avait fait signe à d'Artagnan de le suivre.
Celui-ci obéit en silence. Grimaud descendit jusqu'à la chambre à coucher du comte,
montra du doigt aii capitaine la place du ht vide et éleva éloquemment les yeux au ciel.
— Oui , répondit d'Artagnan, oui, bon Grimaud , auprès du fils qu'il aimait tant.
Grimaud sortit de la chambre et arriva au salon , où , selon l'usage de la province,
on avait dû disposer le corps en parade avant de l'ensevelir à jamais.
D'Artagnan fut frappé de voir deux cercueils ouverts dans ce salon; il approcha,
sur l'invitation muette de Grimaud, et vit dans l'un d'eux Athos, beau jusque dans la
mort, et dans l'autre Raoul, les yeux fermés, les joues nacrées comme le Pallas de
Virgile et le sourire sur ses lèvres violettes. Il frissonna de voir le père et le fils, ces
deux âmes envolées, représentées sur terre par deux mornes cadavres incapables de
se rapprocher, si près qu'ils fussent l'un de l'autre.
— Raoul ici ! murmura-t-il. Oh ! Grimaud , tu ne me l'avais pas dit !
Giimaud secoua la tête et ne répondit pas, mais prenant d'Artagnan par la main,
il le conduisit au cercueil et lui montra sous le tin suaire les noires blessures par les-
quelles avait dû s'envoler la vie. Le capitaine détourna la vue, et jugeant inutile de
questionner Grimaud, qui ne répondrait pas , il se rappela que le secrétaire de M. de
Beauforten avait écrit plus que lui , d'Artagnan n'avait eu le courage de lire.
Reprenant cette relation de l'affaire qui avait coûté la vie à Raoul , il trouva ces
mots qui formaient le dernier paragraphe de la lettre.
« M. le duc a ordonné que le corps de M. le vicomte fût embaumé , comme cela se
pratique chez les Arabes lorsqu'ils veulent que leurs corps soient portés dans la terre
natale, et M. le duc a destiné des relais pour qu'un valet de confiance , qui avait élevé
le jeune homme, pût ramener son cercueil à M. le comte de la Fère. »
514 LES MOUSQUETAIRES. *
— Ainsi, pensa d'Artagnan, je suivrai tes funérailles, mon cher enfant , moi déjà
vieux, moi qui ne vaux plus rien sur la terre , el je répandrai la poussière sur ce
front que je baisais encore il y a deux mois. Dieu l'a voulu. Tu l'as voulu toi-même.
Je n'ai plus même le droit de pleurer : tu as choisi ta mort; elle fa semblé préférable
à la vie.
Enfin arriva le moment où les froides dépouilles de ces deux gentilshommes de-
vaient être rendues à la terre. Il y eut une telle afïluence de gens de guerre et de
peuple, que jusqu'au lieu de la sépulture , qui était une chapelle dans la plaine, le
chemin de la ville fut rempli de cavaliers et de piétons en habits de deuil. L'office des
morts célébré , les derniers adieux faits à ces nobles morts, toute l'assistance se dispersa,
parlant par les chemins des vertus et de la douce mort du père , des espérances que
donnait le fils et de sa triste fin sur le rivage d'Afrique. Et peu à peu les bruits s'é-
teignirent comme les lampes allumées dans l'humble nef. D'Artagnan, demeuré seul,
s'aperçut que la nuit venait. Il se leva du banc de chêne sur lequel il était assis dans
la chapelle, et voulut aller dire un dernier adieu à la double fosse qui renfermait ses
amis perdus. Une femme priait agenouillée sur cette terre humide. D'Artagnan s'arrêta au
seuil de la chapelle pour tâcher de voir quelle était l'amie pieuse qui venait remplir
ce devoir sacré avec tant de zèle et de persévérance. L'inconnue cachait son visage
sous ses mains , blanches comme des mains dalbàtre. A la noble simplicité de son cos-
tume, on devinait la femme de distinction. Au dehors, plusieurs chevaux montés par
des valets et un carrosse de voyage allendaienl.
Elle priait toujours; elle passait souvent son mouchoir sur sou visage. D'Artagnan
comprit qu'elle pleurait. 11 la vit frapper sa poitrine avec la compondion de la femme
chrétienne, Il l'entendit proférer, à plusieurs reprises ce cri parti d'un cœur ulcéré :
Pardon ! pardon ! Et comme elle semblait s'abandonner tout entière à sa douleur,
connue elle se renversait , à demi évanouie, au milieu de ses plaintes et de ses prières,
d'Artagnan lit quelques pas vers la tombe , afin d'interrompre le sinistre colloque de
la pénitente avec les moris. Mais aussitôt que son pied eut crié sur le sable, l'inconnue
releva la tête et laissa voir à d'Artagnan un visage inondé de larmes, un visage ami.
C'était mademoiselle de la Vallière.
— Monsieur d'Artagnan ! nuirmura-t-ello.
— Vous? répondit le capitaine d'une voix >ombro, vous ici ! Uh ! Madame ! j'eusse
aimé mieux vous voir parée de (leiu's dans le manoir du comte de la Fère. Vous eussiez
moins pleuré et eux aussi.
— Monsieur, dit-elle en sanglotant.
— Car c'est vous, ajoula riuq)itoyal)lo ami de.> morts, c'est vous qui avez couché
ces doux hommes dans la tontbe.
Elle joignit les mains.
— Je sais, dit-elle, (pie j'ai causé la mori du viconde de Bragelonne. La nouvelle
es' arrivée à la cour hier. J'ai f.iit, depuis celle nuit à deux heures, quarante lieues
pour venir demander pardon au comte que je croyais encore vivant, et pour supplier
Dieu, sur la tombe de Raoul, qu'il m'envoie tous les malheurs que je mérite,
e.Vcciité un seul. Maintenant. Monsieur, je sais que la mort du fils a tué le père; j'ai
deux crimes à me reprocher ; j'ai deux punitions à attendre de Dieu.
— Je vous répéterai, Mademoiselle , dit d'Artagnan , ce que m'a dit de vous à An-
libcs M. de Rragelonne, quand déjà il méditait sa mort ; « Si rorgU(>il et la coquel-
M leric l'ont enirainée. je lui pardonn»' en la méprisant. Si l'amour l'a l'ail succomber,
V je lui p.ndiMiiic fil lui jiUMiil ipic jamais nul ni- l'eût aimée autinl ipio UKti. n
MA DE.MOISKLLE LA V A L 1. 1 K II K AU TO.MBKAU DE BRAGELONNE.
LE VICO.MTE DE BRAGELONNE. 5'(o
— Vous savez , interrompit Louise , que pour mon amour j'allais me sacrilier moi-
même; vous savez si j'ai souffert quand vous me rencontrâtes perdue, mourante,
abandonnée. Eh bien! jamais je n'ai autant souffert qu'aujourd'hui, parce qu'alors
j'espérais, je désirais, et qu'aujourd'hui je n'ose plus aimer sans remords, et que, je
le sens , celui que j'aime , oh ! c'est la loi , me rendra les tortures que j'ai fait subir à
d'autres.
D'Arlagnan ne répondit rien; il sentait trop bien qu'elle ne se trompait poinl.
— Eh bien!ajouta-l-elle, cher monsieurd'Artagnan, ne m'accablez pas aujourd'hui,
je vous en conjure encore. J'aime follement, j'aime au poinl de venir le dire , impie
que je suis, sur les cendres de ce mort , et je n'en rougis pas. C'est une religion que
cet amour. Seulement, comme plus tard vous me verrez seule, oubliée, dédaignée;
connue vous me verrez punie, épargnez-moi dans mon éphémère bonheur; laissez-
le-moi pendant quelques jours, pendant quelques minutes. Il n'existe peut-être déjà
plus à l'heure oi^i je vous parle. Mon Dieu! ce double crime est peut-être déjà expié.
Elle parlait encore ; un bruit de voix et de pas de chevaux fit dresser l'oreille au
capitaine. Un officier du roi, M. de Saint-Aignan , venait chercher la Vallièrc de la
part de Sa Majesté, que rongeaient , dit-il, la jalousie et l'inquiétude. Saint-Aignan
ne vit pas d'Arlagnan, caché à moitié par l'épaisseur d'un marronnier qui versait
l'ombre sur les deux tombeaux. Louise le remercia et le congédia d'un geste. Il re-
tourna hors de l'enclos.
— Vous voyez, dit amèrement le capitaine à la jeune femme, vous voyez, Madame,
que votre bonheur dure encore.
La jeune femme se releva d'un air solennel :
— Un jour, dit-elle, vous vous repentirez de rn'avoir si mal jugée. Ce jour-là, Mon-
sieur, c'est moi qui prierai Dieu d'oublier que vous avez été injuste pour moi. Ce
bonheur, monsieur d'Artagnan, ne me le reprochez pas : il me coûte cher, et je n'ai
pas payé toute ma dette.
En disant ces mots, elle s'agenouilla encore doucement et affectueusement.
— Pardon, une dernière fois , mon fiancé Raoul, dit-elle. J'ai rompu notre chaine;
nous sommes tous deux destinés à mourir de douleur. C'est loi qui pars le premier; ne
crains rien, je te suivrai. Vois seulement que je n'ai pas été lâche, et que je suis ve-
nue te dire ce suprême adieu. Le Seigneur m'est témoin, Raoul, que s'il eût fallu ma
vie pour racheter la tienne, j'eusse donné sans hésiter ma vie. Je ne pouvais donner
mon amour.
Elle cueillit un rameau et l'enfonça dans la terre , puis essuya ses yeux trempés de
larmes , salua d'Arlagnan et disparut.
Le capitaine regarda partir chevaux, cavaliers et carrosse; puis croisant les bras
sur sa poitrine gonflée,
— Quand sera-ce mon lour de partir? dil-il d'une voix énuie. Que reste-t-il à
l'homme après la jeunesse, après l'amour, après la gloire, après l'amitié , après la
force , après la richesse?...
Il hésita un moment, l'œil atone ; puis se redressant :
— Marchons toujours , dit-il. Quand il en sera temps , Dieu me le dira comme il l'a
dit aux autres.
Il toucha du bout des doigts la terre mouillée par la rosée du soir, se signa et reprit
seul, seul à jamais, le chemin de Paris.
T. U. 55
546
LES MOUSQUETAIRES.
ÉPILOGUE.
UATRE ans après la scène que nous venons de décrire ,
i'^ deux cavaliers bien montés traversèrent Blois au petit
jour et vinrent tout ordonner pour une chasse à l'oiseau
que le roi voulait faire dans cette belle plaine accidentée
que coupe en deux la Loire, et qui contîne d'un côté à
Meuug, de l'autre à Amboise. C'étaient le capitaine des
levrettes du roi et le gouverneur des faucons, person-
nages fort respectés du temps de Louis XIII, mais un peu
négligés par son successeur. Ces deux cavaliers, après
avoir reconnu le terrain , s'en revenaient , leurs observa-
tions faites , quand ils aperçurent des petits groupes de soldats épars que des sergens
plaçaient , de loin en loin , aux débouchés des enceintes. Ces soldats étaient les mous-
quetaires du roi. Derrière eux venait , sur un bon cheval , le capitaine , reconnaissable
à ses broderies d'or. Il avait des cheveux gris, une barbe grisonnante. Il semblait un
peu voûté , bien que maniant son cheval avec aisance et regardant tout autour de lui
pour surveiller.
— M. d'Arlagnan ne vieillit pas, dit le capitaine des levrettes à son collègue le fau-
connier ; avec dix ans de plus que nous il paraît un cadet à cheval.
— C'est vrai , répondit le capitaine des faucons, voilà vingt ans que je le vois tou-
jours le même.
Cet oflicier se trompait : d'Artagnan , depuis quatre ans avait pris douze années.
L'âge imprimait ses griffes impitoyables à chaque angle de ses yeux; son front s'était
dégarni ; ses mains, jadis brunes et nerveuses, blanchissaient comme si le sang com-
mençait à s'y refroidir.
D'Arlagnan abonla les deux ofliciers avec la nuance d'affabilité qui dislingue les
hommes supérieurs. Il reçut en échange de sa courtoisie deux saints pleins de respect.
— Ahl quelle heureuse chance de vous voir ici, monsieur d'Artagnan, s'écria le
fauconnier.
— C'est plutôt ù moi de vous dire cela, Messieurs, répliqua le capitaine, car de nos
jours le roi se sert plus souvent de ses mousquelaîrcs quQ de ses oiseaux.
— Ce n'est pas connue au b(jn temps, soupira le fauconnier. Vous rappelez-vous ,
monsieur d'Artagnan, q\iand le feu roi volait la pie dans les vignes au delà de Beau-
gency? Ah dame! vous n'étiez pas capitaine des mousquetaires dans ce temps-là,
monsieur d'Artagnan.
— El vous n'étiez qu'anspessade des tiercelets, reprit d'Artagnan avec enjouement.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. U7
Il n'importe ; mais c'était le bon temps, attendu que c'est toujours le bon temps quand
on est jeune. Bonjour, monsieur le capitaine des levrettes.
— Vous me faites lionneur, monsieur le comte, dit celui-ci.
D'Artagnan ne répondit rien. Ce titre de comte ne l'avait pas frappé ; d'Artagnan
était devenu comte depuis quatre ans,
— Est-ce que vous n'êtes pas bien fatigué de la longue roule que vous venez de
faire, monsieur le capitaine ? continua le fauconnier. C'est deux cents lieues, je crois,
qu'il y a d'ici à Pignerol.
— Deux centsoixante pour aller, antantpour revenir, dit tranquillement d'Artagnan.
— Et, fit l'oiseleur tout bas, il va bien, ce pauvre M. Fouquet.
— Non, répondit d'Artagnan, le pauvre homme s'afflige sérieusement; il ne
comprend pas que la prison soit une faveur, il dit que le parlement l'avait absous
en le bannissant, et que le bannissement c'est la liberté. Il ne se ligure pas qu'on
avait juré sa mort, et que sauver sa vie des griffes du parlement, c'est avoir trop d'obli-
gation à Dieu.
— Ah oui ! le pauvre homme a frisé l'échafaud, répondit le fauconnier ; on dit que
M. Colbert avait déjà donné des ordres au gouverneur de la Bastille, et que l'exécution
était commandée.
— Enfin! fit d'Artagnan d'un air pensif et comme pour couper court à la con-
versation.
— Enfin 1 répétale capitaine des levrettes en se rapprochant, voilà M. Fouquet à Pigne-
rol, ill'abien mérité. Il a eu lebonheur d'y être conduit par vous, il avait assez volé le roi.
D'Artagnan lança au maître des chiens un de ses mauvais regards, et lui dit :
— Monsieur, si l'on venait me dire que vous avez mangé les croûtes de vos le-
vrettes, non-seulement je ne le croirais pas, mais encore, si vous étiez condamné
pour cela soit au fouet, soit au cachot, je vous plaindrais, et je ne souffrirais pas qu'on
parlât mal de vous. Cependant, Monsieur, si fort honnête homme que vous soyez, je
vous affirme que vous ne l'êtes pas plus que ne l'était le pauvre M. Fouquet.
Après avoir essuyé cette verte mercuriale, le capitaine des chiens de Sa Majesté
baissa le nez et laissa le fauconnier gagner deux pas sur lui auprès de d'Artagnan.
On voyait déjà au loin les chasseurs poindre aux issues du bois, les panaches des
écuyères passer comme des étoiles filantes dans les clairières, et les chevaux blancs
couper de leurs lumineuses apparitions les sombres fourrés des taillis.
— Mais , reprit d'Artagnan, nous ferez-vous une longue chasse? je vous prierai de
nous donner l'oiseau bien vite; je suis très-fatigué. Est-ce un héron, est-ce un cygne?
— L'un et l'autre , monsieur d'Artagnan , dit le fauconnier; mais ne vous inquiétez
pas, le roi n'est pas connaisseur; il ne chasse pas pour lui; il veut seulement donner
le divertissement aux dames. Ce mot aux dames fut accentué de telle sorte qu'il fit
dresser l'oreille à d'Artagnan.
— Ah 1 fit-il en regardant le fauconnier d'un air surpris.
Le capitaine des levrettes souriait, sans doute pour se raccommoder avec le mous-
quetaire.
— Oh! riez, dit d'Artagnan; je ne sais plus rien des nouvelles, moi; j'arrive hier
après un mois d'absence. J'ai laissé la cour triste encore de la mort de la reine-mère.
Le roi ne voulait plus s'amuser depuis qu'il avait recueilli le dernier soupir d'Anne
d'Autriche; mais tout finit en ce monde.
— Et tout commence aussi , dit le capitaine des levrettes avec lui gros rire.
— Ah ! fit pour la seconde fois d'Artagnan, qui bri'ilait de connaître, mais à qui la
r;',8 LES MOUSQUETAIRES.
di^rnité défendait d'interroger au-dessous de lui; il y a quelque chose qui commence,
à ce qu'il paraît?
Le capitaine fît un clignement d'œil significatif. Mais d'Artagnan ne voulait rien
savoir de cet homme.
— Verra-t-on le roi de bonne heure? demanda-t-il au fauconnier.
— Mais à sept heures^ Monsieur, je fais lancer les oiseaux.
— Qui vient avec le roi? Comment va Madame? Comment va la reine?
— Mieux , Monsieur.
— Elle a donc été malade ?
— Monsieur, depuis le dernier chagrin qu'elle a eu , Sa Majesté est demeurée
souffrante.
— Quel chagrin? Ne craignez pas de m'instruire, mon cher monsieur. J'arrive.
— Il paraît que la reine, un peu négligée depuis que sa belle-mère est morte , s'est
plainte au roi , qui lui aurait répondu :
« — Est-ce que je ne couche pas chez vous toutes les nuits , Madame? Que faut-il
de plus?»
— Ah! dit d'Artagnan, pauvre femme 1 Elle doit bien haïr mademoiselle de la
Vallière.
— Oh ! non , pas mademoiselle de la Vallière , répondit le fauconnier.
— Qui donc, alors ?
Le cor interrompit cet entretien. Il appelait les chiens et les oiseaux. Le fauconnier
et son compagnon piquèrent aussitôt et laissèrent d'Artagnan seul au milieu du sens
suspendu. Le roi apparaissait au loin entouré de dames et de cavaliers. Toute cette
troupe s'avançait au pas, eu bel ordre, les cors et les trompes animant les chiens et
les chevaux. C'était un mouvement , un bruit , un mirage de lumière dont mainte-
nant rien ne donnera plus une idée, si ce n'est la menteuse opulence et la fausse ma-
jesté des jeux de théâtre. D'Artagnan, d'un œil un peu affaibli, distingua derrière le
groupe trois carrosses ; le premier était celui destiné à la reine. H était vide. D'Arta-
gnan, qui ne vit pas mademoiselle de la Vallière à coté du roi, la chercha et la vit
dans le second carrosse. Elle était seule avec deux femmes qui semblaient s'ennuyer
comme leur niaîlirsse. A la gauche du roi. sur un cheval fougueux, maintenu par sa
main habile, brillait une femme delà [)lus éclatante beauté. Le roi lui souriait, et elle
souriait au roi. Tout le monde riait aux éclats quand elle avait parlé.
— Je connais cette femme , pensa le mousquetaire ; qui donc est-elle ?
El il se pencha vers son ami le faucoimier, à (jui il adressa cette question;
— Mademoiselle (le Tonnay-Charente, marquise de Montespan, répondit l'oiseleur
Alors le roi apercevant d'Artagnan,
— Ah! comte! comte, dit-il, vous voilà doue revenu? Pourquoi ne vous ai-je
pas vu ?
— Sire, répondit le capitaine, parce que Votre Majesté dormait déjà quand je suis
anivé hier et qu'elle n'était pas éveillée encore quand j'ai pris mon service ce matin.
— Toujours le mémo , dit à haute voix Louis satisfait. Heposez-vous, comte , je vous
rordoune. Vous dînerez avec moi aujourd'hui.
Un murmure d'admiration enveloppa d'Artagnan comme une immense caresse.
LK VICOMTE DE BRAGELONNE. ni9
LA MORT DE D'ARTAGNAN.
Au printemps de l'année suivante , l'armée de terre entra en campap;iie contre les
Hollandais. Elle précédait, dans un ordre magnifique, la cour de Louis XIV, qui ,
parti à cheval, entouré de carrosses pleins de dames et de courtisans, menait à celte
fête sanglante l'élite de son royaume. Les ofliciers de l'armée n'eurent, il est vrai,
d'autre musique que l'artillerie des forts hollandais ; mais ce fut assez pour un grand
nombre qui trouvèrent dans cette guerre les honneurs, l'avancement, la fortune ou
la mort.
M. d'Artagnan partit commandant un corps de douze mille hommes, cavalerie et
infanterie , avec lesquels il eut ordre de prendre les différentes places qui sont les
nœuds de ce réseau stratégique qu'on appelle la Frise. Jamais armée ne fut conduite
plus galamment à une expédition. Les officiers savaient que le maître, aussi prudent,
aussi rusé qu'il était brave , ne sacrifierait ni un homme ni un pouce de terre sans
nécessité. Il avait les vieilles habitudes de la guerre : vivre sur le pays, tenir le soldat
chantant, l'ennemi pleurant. Le capitaine des mousquetaires du roi mettait sa coquet-
terie à montrer qu'il savait l'état. On ne vit jamais occasions mieux choisies, coups de
main mieux appuyés, fautes de l'assiégé mieux mises à profit. L'armée de d'Arta-
gnan prit douze petites places en un mois. Il en était à la treizième, et celle-ci tenait
depuis cinq jours. D'Artagnan fit ouvrir la tranchée sans paraître supposer que ces
gens-là dussent jamais se rendre. Les pionniers et les travailleurs étaient , dans
l'armée de cet homme, un corps rempli d'émulation, d'idées et de zèle, parce qu'il
les traitait en soldats, savait leur rendre la besogne glorieuse , et ne les laissait jamais
tuer que quand il ne pouvait faire autrement. Aussi fiillait-il voir l'acharnement avec
lequel se retournaient les marécageuses glèbes de la Hollande. Ces tourbières et ses
glaises fondaient, au dire des soldats, comme le beurre aux vastes poêles des ména-
gères frisonnes.
M. d'Artagnan expédia un courrier au roi pour lui donner avis des derniers succès;
ce qui redoubla la belle humeur de Sa Majesté et ses dispositions à bien fêter les
dames. Ces victoires de M. d'Artagnan donnaient tant de majesté au prince que ma-
dame de Montespan ne l'appela plus que Louis l'Invincible. Aussi mademoiselle de
la Vallière, qui n'appelait le roi que Louis le Victorieux, perdit-elle beaucoup dans la
faveur de Sa Majesté. D'ailleurs elle avait souvent les yeux rouges , et pour un invin-
cible, rien n'est aussi rebutant qu'une maîtresse qui pleure alors que tout sourit au-
tour de lui. L'astre de mademoiselle de la Vallière se noyait à l'horizon dans les nuages
et les larmes ! Mais la gaieté de madame de Montespan redoublait avec les succès du
roi, et le consolait de toute autre disgrâce. C'était à d'Artagnan que le roi devait cela.
Sa Majesté voulut reconnaître ses services ; il écrivit à M. Colbert :
«Monsieur Colbert, nous avons une promesse à remplir envers M. d'Artagnan,
qui lient les siennes. Je vous fais savoir qu'il est l'heure de s'y exécuter. Toutes pro-
visions à cet égard vous seront fournies en temps utile.
Louis. »
530 LES MOUSQUETAIRES.
En conséquence, Colbert, qui retenait près de lui l'envoyé de d'Artagnan , remit à
cet officier une lettre de lui, Colbert, pour d'Artagnan, et un petit coffre de bois
d'ébène incrusté d'or, qui n'était pas fort volumineux en apparence, mais qui, sans
doute, était bien lourd, puisqu'on donna au messager une garde de cinq hommes
pour l'aider à le porter. Ces gens arrivèrent devant la place qu'assiégeait M. d'Arta-
gnan vers le point du jour, et ils se présentèrent au logement du général. Il leur fut
répondu que M. d'Artagnan, contrarié d'une sortie que lui avait faite le gouverneur,
homme sournois, et dans laquelle on avait comblé les ouvrages, tué soixante-dix-sept
hommes et commencé à réparer une brèche, venait de sortir avec une dizaine de
compagnies de grenadiers pour faire relever les travaux. L'envoyé de M. Colbert avait
ordre d'aller chercher M. d'Artagnan partout où il serait, à quelque heure que ce fût
du jour ou de la nuit. Il s'achemina donc vers les tranchées suivi de son escorte, tous
à cheval. On aperçut en plaine découverte M. d'Artagnan avec son chapeau galonné
d'or, sa longue canne et ses grands paremens dorés. Il mâchonnait sa moustache
blanche , et n'était occupé qu'à secouer avec sa main gauche la poussière que jetaient
sur lui en passant les boulets qui effondraient le sol.
Aussi, dans ce terrible feu qui remplissait l'air de sifflemens, voyait-on les officiers
manier la pelle , les soldats rouler les brouettes, et les vastes fascines , s'élevant por-
tées ou traînées par dix à vingt hommes , couvrir le front de la tranchée rouverte jus-
qu'au cœur : par cet effort furieux du général animant ses soldats, en trois heures tout
avait été rétabli. D'Artagnan commençait à parler plus doucement. Il fut tout à fait
calmé quand le capitaine des pionniers vint lui dire, le chapeau à la main, que la
tranchée était logeable. Cet homme eut à peine achevé de parler, qu'un boulet lui
coupa la jambe et qu'il tomba dans les bras de d'Artagnan. Celui-ci releva son soldat,
et tranquillement, avec toutes sortes de caresses, il le descendit dans la tranchée aux
applaudissemens enthousiastes des régimens.
Dès lors ce ne fut pas une ardeur, mais un délire ; deux compagnies se dérobèrent
et coururent jusqu'aux avant-postes , qu'ils eurent culbutés en un tour de main. Quand
leurs camarades, contenus à grand'pcine par d'Artagnan, les virent logés sur les bas-
tions, ils se lancèrent aussi , et bientôt un assaut furieux fut donné à la contrescarpe,
d'où dépendait le salut de la place. D'Artagnan vit qu'il ne lui restait qu'un moyen
d'arrêter son armée, c'était de la loger dans la place même ; il poussa tout le monde sur
deux brèches que les assiégés s'occupaient à réparer; le choc fut terrible. Dix-huit
compagnies y prirent part, et d'Artagnan se porta avec le reste à une demi-portée de
canon de la place, pour soutenir l'assaut par échelons. On entendait distinctement les
cris des Hollandais poignardés sur leurs pièces par les grenadiers de d'Artagnan; la
lutte grandissait de tout le désespoir du gouverneur, qui disputait pied à pied sa posi-
tion.
D'Artagnan pour en finir et faire éteindre le feu qui ne cessait point , envoya une
nouvelle colonne, qui troua comme une vrille les postes encore solides, et l'on aper-
çut bientôt sur les remparts, dans le feu, la course effarée des assiégés poursuivis par
les assiégeans.
C'est à ce moment que le général, respirant et plein d'allégresse, entendit à ses côtés
une voix qui lui disait :
— Monsieur, s'il vous plaît, de la part de M Colbert.
D'Artagnan se retourna et se trouva en face de l'officier, qui lui présentait respec-
tueusement son mes>age.
Il rompit le cachet d'une lettre qui renfermait ces mots :
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 551
« Monsieur d'Artagnan, le roi me charge de vous faire savoir qu'il vous a nommé
maréchal de France en récompense de vos bons services et de l'honneur que vous
faites à ses armes.
« Le roi est charmé, Monsieur, des prises que vous avez faites; il vous commande,
surtout de finir le siège que vous avez commencé avec bonheur pour vous et succès
pour lui. »
D'Artagnan était debout, le visage échauffé, l'œil étincelant. Il leva les yeux pour
voir les progrès de ses troupes sur ces murs tout enveloppés de tourbillons rouges
et noirs.
— J'ai fini , répondit-il au messager. La ville sera rendue dans un quart d'heure
tout au plus.
Il continua sa lecture.
«Le coffret, monsieur d'Artagnan, est mon présent à moi. Vous ne serez pas fâ-
ché de voir que, tandis que vous autres, guerriers, vous tirez l'épée pour défendre le
roi, j'anime les arts pacifiques à vous orner de récompenses dignes de vous.
« Je me recommande à votre amitié, monsieur le maréchal , et vous supplie de croire
à toute la mienne. Colbert. »
D'Artagnan , ivre de joie , fit un signe au messager, qui s'approcha, son coffret dans
la main. Mais au moment où le nouveau maréchal allait s'appliquer à le regarder,
une forte explosion retentit sur les remparts et appela son attention du côté de la ville
assiégée,
— C'est étrange, dit d'Artagnan, que je ne voie pas encore le drapeau du roi sur
les murs, et qu'on n'entende pas battre la chamade.
Alors il laissa là l'officier et le précieux coffret pour prendre quelques dispositions
décisives.
Il lança trois cents hommes frais , sous la conduite d'un officier plein d'ardeur, et
ordonna qu'on battît une autre brèche. Puis, plus tranquille, il se retourna vers le
coffret que lui tendait l'envoyé de Colbert. C'était son bien, il l'avait gagné. D'Arta-
gnan allongeait le bras pour ouvrir ce coffret quand un boulet , parti de la ville, vint
broyer le coffre entre les bras de l'officier , frappa d'Artagnan en pleine poitrine et le
renversa sur un talus de terre, tandis que le bâton fleurdelisé, s'échappant des flancs
mutilés de la boîte , venait , en roulant se placer sous la main défaillante du maré-
chal. D'Artagnan essaya de se relever. On l'avait cru renversé sans blessure. Un cri
terrible partit du groupe de ses officiers épouvantés : le maréchal était couvert de sang ;
la pâleur de la mort montait lentement à son noble visage. Appuyé sur les bras qui,
de toutes parts, se tendaient pour le recevoir, il put tourner une fois encore ses regards
vers la place , et distinguer le drapeau blanc à la crête du basfion principal: ses
oreilles , déjà sourdes aux bruits de la ville , perçurent faiblement les roulemens du
tambour qui annonçaient la victoire.
Alors, serrant dans sa main crispée le bâton de velours brodé de fleurs de lis d'or,
il abaissa vers lui ses yeux qui n'avaient plus la force de regarder au ciel , et il tomba
en murmurant ces mots étranges, qui parurent aux soldats surpris des mots cabafis-
fiques , mots qui jadis avaient représenté tant de choses sur la terre, et que nul excepté
ce mourant ne comprenait plus :
« Athos, Porthos, au revoir! — Aramis, adieu 1 »
5a2 LES MOUSQUETATRES.
Des quatre vaillans hommes dont nous avons conté l'histoire, il ne restait plus qu'un
seul, c'était Aramis.
La force, la noblesse et le courage étaient remontés à Dieu.
La ruse, plus habile, leur avait survécu et demeurait sur la terre.
FIN DU VlCOMTi: DE BnAGELONNE.
TABLE DES MATIÈRES.
PREMIER VOL I' ME.
La Lettre, pnge I. — Le Messager, p. 6. — L'Entrevue, p. 10— Le Père et Fils, p. 13.
Où il sera parlé de Cropoli, de Gropole et d'un grand peintre inconnu , p. 17. — L'Inconnu, p. 20
— Parry, p, 23. — Ce qu'était Sa Majesté le roi Louis XIV a l'âge de vingt-deux ans, p. 26. —
Où l'inconnu de l'hôtellerie des Médicis perd son incognito, p. 32.
L'Arithmétique de M. de Mazarin, p. 38. — La politique de M. de Maz;irin , p. 42. — Le Roi et le
Lieutenant, p. 46.— Marie de Mancini , p. 48.— Où le Roi et le Lieutenant chacun l'ont preuve
de mémoire, p. 51. — Le Proscrit, p. o6. — RcmemOir, p. o8.
Ce que d'Artagnan veu:iit faire ii Paris , p. 64. — De la Société qui se forme rue des Lombards , à
l'enseigne du Pilon-d'Or, pour exploiter l'idée de M. d'Artagnan , p. 66. — Où d'Artagnan se pré-
pare à voyager pour la maison Planchet et Compagnie , p. 71.
D'Artagnan voyage pour la maison Planchet et Compagnie, p. 76. — Où l'auteur est forcé, bien
malgré lui , de faire un peu d'histoire , p. 80. — Le Trésor, p. 83. — Le Marais, p. 89. — Le
Cœur et l'Esprit, p. 93. — Le Lendemain , p. 98.
La Marchandise de contrebande, p. 101. — Où d'Artagnan commence ii craindre d'avoir placé son
argent et celui de Planchet à fonds perdu, p. 104. — Les Actions de la Société Planchet et Com-
pagnie remontent au pair, p. 108. — 3Ioiik se dessine, p. 111.
Comment Athos et d'Artagnan se retrouvèrent encore une fois à l'hôtellerie de la Corne-du-Cerf,
p. 114. — L'Audience, p. H9. — De l'embarras des richesses, p. 122. — Sur le Canal, p. 12o.
— Comment d'Artagnan lira , comme eût fait une fée , une maison de plaisance dune boite de
Siipin ,p. 129. — Comment d'Artagnan régla le passif de la Société avant d'établir son actif, p. 133.
— Où l'on voit que l'Epicier français s'étaitdeja réliabilité au dix-septième siècle, p. 136.
Le jeu de M. de Mazarin , p. 140. — Affaire d'Etat, p. 142. — Le Récit , p. I4.3 — Où M. de Ma-
zarin se fait prodigue, p. 147. — Guénaud, p. 149. — Colbert, p. loi. — Confession d'un homme
de bien, p. 154 — La Donation, p. 156. — Comment Anne d'Autriche donne un conseil à Louis XIV,
et comment M. Fouquet lui en donna un autre , p. 158. — Agonie, p. 162.
La première apparition de Colbert, p. 167. — Le premier jour de la royauté de Louis XIV, p. 170.
Une Passion, p. 172. — La Leçon de M. d'Artagnan , 176. — Le Roi , p. 178. — Les Maisons de
M. Fouquet, p. 186. — L'abbé Fouquet, p 191. —Le vin de M. de la Fontaine, p. 194. — La
Galerie de Saint-Mandé , p. 196. — L"n quart d'heure de retard, p. 199.— Plan de bataille , p. 201.
— Le Cabaret de l'Image de Notre-Dame, p. "203. — Vive Colbert! p. 206. — Comment le
diamant de M. d'Eraery passa entre les mains de d'Artagnan , p. 210. — De la diiïerence notable
que d'Artagnan trouva entre M. l'intendant et M. le surintendant, p. 213.
Voyage, p. 217. — D'Artagnan commence ses investigations, p. 219. — Où le lecteur sera sans
doute aussi étonné que le fut d'Artagnan de retrouver une ancienne conii.iissance, p. 222.— Où les
idées de d'.\rtagnan , d'abord fort troublées , commencent à s'éclaircir un peu , p. 225.
Une Procession à Vannes, 227. — La Grandeur de l'évèque de Vannes, p. 230. — Où Porthos
commence à être fâché d'être venu avec d'Artagnan , p 233.
Où d'Artagnan court, où Porthos ronfle, où Aramis conseille , p. 239. — Où M. Fouquet agit, p. 241.
— Où d'Artagnan finit par mettre la main sur son brevet de capitaine, p. 245.
Où l'on voitentin reparaître la véritable héroïne de cette histoire, p. 249. — Malicorne et Manicanip,
p. 253. — Manicamp et Malicorne, p. 255.
La Cour de l'Hôtel Grammont , p. 259. — Le Portrait de Madame , p. 263.
Au Havre, p. 267.— En Mer, p. 269.— Les Tentes, p. 272.
La Nuit, p. 278. — Du Havre à Paris, p. 280. — Ce que le chevalier de Lorraine ensait de Ma-
dame , p. 285.
554 TABLE
La Surprise de Mademoiselle deMontalais, p. 291. — Le consentement d'Athos, p. 296.
Monsieur est jaloux du duc de Buckinghani , p. 299. — For ever, p. 303.
Ou Sa Majesié Louis XIV ne trouve mademoiselle de la Valliere ni assez riche, ni assez jolie pour
un gentilhomme du rang du vicomte de Bragelonne, p. 307. — L'ne foule de Coups d'épée dans
l'eau , p. 310. — Suite d'une foule de C'^ups d'épée dans l'eau , p. 313.
Baisemeaux de Montlezun, p. 320. — Le Jeu du roi , p. 323.
Les petits Comptes de M. Baisemeaux de Montlezun , p. 329. — Le déjeuner de M. de Baisemeaux ,
p. 33.3 — Le Deuxième de la Bertaudière , p. 338.
Les deux Amies , p. 343. — L'Argenterie de madame de Bellières. p. 347. — La Dot, p. 350. —
Le Terrain de Dieu , p. 334.
Triple Amour, p. 339. — La Jalousie de M. de Lorraine , p. 362. — Monsieur est jaloux de Guicbe ,
p. 363. — Le Médiateur, p. 369. — Les Conseilleurs , p. 373. — Fontainebleau , p. 381 . — Le
Bain, p. 384. — La Chasse aux papillons, p. 386. — Ce que l'on prend en chassant aux papil-
lons , p. 389.
Le Ballet des Saisons, p. 394. — Les Nymphes du parc de Fontainebleau , p. 398. — Ce qui se
disait sous le chêne royal , 403.
L'Inquiétude du roi , p. 409. — Le Secret du roi , p. 412.
Courses de nuit, p. 417. — Oii Madame acquiert la preuve que l'on peut, en écoutant, entendre
ce qui se dit, p. 422.
La Correspondance d'Ararais , p. 426. — Le Commis d'ordre, p. 431.
Fontainebleau a deux heures du matin , p. 436. — Le Labyrinthe , 440.
Comment Malicorne avait été délogé de l'hôtel du Beau-Paon, p. 443. — Ce qui s'était passé à
l'auberge du Beau-Paon , p. 448. — Un Jésuite de la onzième année , p. 453. — Le Secret de
lEtat, p. 438.
Mission , p. 463. — Heureux comme un Prince, p. 470.
Histoire d'une dryade et dune naïade, p. 479. — Fin de l'histoire d'une naïade et d'une dryade, p. 486.
Psychologie royale , p. 492. — Ce que n'avait prévu ni naïade ni dryade , p. 497. — Le nouveau
général des Jésuites , p. 502.
L'Orage , p. 507. — La Pluie , p. 512. — Tobie , p. 318.
Les quatre chances de Madame, p. 323. — La Loterie, p 327.
Malaga, p. 532. — La Lettre de M. de Baisemeaux, p. 538. — Où le Lecteur verra avec plaisir
que Porlhos n'a rien perdu de sa force , p. 54 t.
DEUXIEME von ME.
Le Rat et le Fromage , page 1 . — La Campagne de Planchet p. 6. — Ce que l'on voit de la maison
de Planchet, p. 10.
Comment Porthos, Tiiichen et Planchet se quittèrent tous amis, grâce ii d'Artagnan , p. 13.
La PiL'scntation de Porthos, p 17. — F.xplications , p 19.
Madame ctGuiche, p. 23. — Montalais et .Malicorne, p. 29.
Comment de Wa:des fut ri'cu li la cour, p 36. — Le Combat , p. 43.
Le Souper du roi, p. 30. — Après souper, p. 33.
Comment d'Artagnan accomplit la mission dont le roi l'avait chargé , p. 37. — L'affût , p. 61 . — Le
Médecin , p. 65.
Oii d'Artagnan reconnaît qu'il s'était trompé, et que c'était Manicarap qui avait raison p. 69. —
Comment il est bon d'avoir deux cordes a son arc. p. 72.
M. Malicorne archiviste du royaume de France, p. 80.
Le Voyage , p. 84. — Triumfeminat , p. 88. — Une Première querelle , p. 92.
Désespoir, p. 99. — La Fuite, p. 102.
Comment Louis avait de son côté passé le temps de dix heures et demie h minuit , p. 107. — Les
Ambassadeurs, p. 110. — Chaillot, p. 115.
Chez Madame, p. 122.
DES MATIÈRES. 555
Le Mouchoir de mademoiselle de la Yallière , p. Ml. — Oii il est traité des jardiniers, des échelles
et des filles d'honneur, p. 130. — Oii il est traité de menuiserie, et où il est donné quelques dé-
tails sur la façon de percer les escaliers , p. 134.
La Promenade aux flambeaux, p. 141. — L'Apparition, p. 147.
Le Portrait, p. 153. — Hampton-Court, p. 157. —Le Courrier de Madame, p. 165. — Saint-
Aignan suit les conseil de Malicorne , p. 172.
Deux vieux amis, p. 176. — Où l'on voit qu'un marché qui ne peut pas se faire avec l'un peut se
faire avec l'autre, p. 185. — La Peau de l'ours , p. 192.
Chez la reine-mére, p. 197. — Deux amies, p. 203.
Comment Jean de la Fontaine fit son premier conte, p. 208. — La Fontaine négociateur, p. 211.—
La vaisselle et les diamans de madame de Beilières.p 215.— La Quittance de .M. de Mazarin, p. 218.
La Minute de M. Colbert, p. 223.
Où il semble à l'auteur qu'il est temps de revenir au vicomte de Bragelonne, p. 229. — Brage-
lonne continue ses interrogations, p. 232. — Deux jalousies, p. 236. — "Visite domiciliaire.
p. 239.
La Méthode de Porthos , p. 244. —Le déménagement la trappe et le portrait, p. 249.
Rivaux politiques, p. 257. —Rivaux amoureux, p. 260. — Roi et noblesse, p. 265. — Suite
d'orage, p. 270.
Heu ! Miser! p. 274. — Blessures sur blessures, p. 276.
Ce qu'avait deviné Raoul , p. 280. — Trois convives étonnés de souper ensemble , p. 284.
Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de la Bastille, p. 288.— Une affaire menée par
M. d'.\rtagnan, p. 293.
Où Porthos est convaincu sans avoir compris, p. 296. — La Société de M. Baisemeaux, p. 300.
— Le Prisonnier, p. 305.
La Ruche, les Abeilles et le Miel, p. 322. —Encore un souper a la Bastille, p. 329. — Le Gé-
néral de l'Ordre, p. 333. —Le Tentateur, p. 339. — Couronne et Tiare , p. 344. — Le Château
de Yaux-le-Yicomte , p. 349. —Le Vin de Meluu , p. 352. — Nectar et Ambroisie, p. 355. — La
Chambre de Morphée , p. 357.
Coluber, p. 361. — Jalousie, p. 365. — Lèse-Majesté , p. 369.
Une ISuit à la Bastille, p. 375.— L'Ombre de M. Fouquet , p. 379.
Le Matin, 388. -L'Ami du roi, p, 393. — Comment la consigne était respectée a la Bastille, p. 402.
— La Reconnaissance du roi, p. 407.
Le faux roi , p. 412.
Où Porthos croit courir après un duché, p. 419.— Les derniers adieux, p. 422.
M. de Beaufort, p. 426.
Préparatifs de départ, p. 431. — L'Inventaire de M. de Beaufort , p. 435.
Le Plat d'argent , p. 438. —Captifs etGeoliers , p. 442. — Les Promesses , p. 448. — Entre femmes,
p. 454. — La Gène-, 458. — Conseils d'ami , p. 463. — Comment le roi Louis XiY joua son petit
rôlet, p. 467. — Le Cheval blanc et le cheval noir, p. 472. —Où l'écureuil tombe, ou la cou-
leuvre vole, p. 477.
Belle-Isle-en-mer, p. 483. —Les explications d'Aramis, p. 488. — Les Adieux de Porthos, p. 496.
— Le fils de Biscarrat , p. 498,
La Grotte de Locmaria , p. 503. — La Grotte, p. 506. — Un Chant d'Homère, p. 5 II. — La Mort
d'uu Titan, p. 514. — L'Epitaphe de Porthos, p. 518. — Le roi Louis XIV, p. 522. — Les Amis
de M. Fouquet, p. 527.
Pauvre Père, p. 532. — L'Ange de la mort, p. 537. — Le dernier chant du poème, p. 543.
Epilogue, p. 546. —La Mort de d'Artagnan, p. 549.
La.'nv. — Imprimerie do \ lAI. \T et tu'.
Plttcen^ent des Gruvtwes.
TOME PREMIER.
Louis XIV et la Yallière, (gravure sur acier) en reJiard du titre.
Le vicomte de Bragelonne en icgurd de la page 45
DArtiignan 31
Charles 11 33
Miizarin 39
Louis XIV et Mantini 'descendant de voilure). 49
Louis XIV et Marie de Mancini (séparation) 51
La troupe de M. dArtagnan. 79
Monk 81
Athos et Monk 93
Le duc de Buckinghara 127
Colbert • Ici
Confession de Mazaiin 155
Porthos 223
L'evêque de Vannes. 229
D"Arlagiian chez l'évêque de Vannes . 231
D"Artagnan à cheval) . . . .^^ 239
Le chevalier de Lorraine 263
Monsieur (frère du roi) . 265
Bragelonne et de Guiche se rendant au-devant de Madame 269
Anne d'Autriche 303
De Wjrdes 3I.j
Le Prisonnier de la Bastille 339
.Madame de Bcllières 351
Le Terrain de Dieu 3-57
Madime Henriette d'Angleterre 385
La Chasse aux papillons • 391
Mademoiselle de Tonnay-Charente. . 399
Le Chône royal 405
Le comte de Guiche 421
Mademoiselle de Moiitalais ". . 441
Mademoiselle de Montalais (sur l'échelle et Manicamp sur le mur) 447
L'orage 513
TOME SECOND.
Louis XIV et Colbert (gravure sur acier) en regard du titre.
Madame et Guiche 29
Duel du rointc de Guiche et deXN'ardes 43
Madame visltantGuiche blessé 81
M. Malicorne 85
Anne d'Autriche et la Vallierc 91
LouisXlV à Chaillot 117
Le Portrait (delà Yalliére) 153
Saint- Aignan 173
Retour de Bragelonne - 175
Fouqucl 209
Adieux de Bragelonne et de la Valliere 277
DArtagnan rendant son épee a L'viib« XIV 291
l.e Prisonnier (regardant un portrait) 317
Marie- Thérèse 355
Louis XIV trouvant une lettre de la Vallibre 363
Baisemcau\ 403
Le Faux roi ^'7
Le plat d'argent 439
Mademois(«lle de la Vallière 455
Le Cheval noir et le cheval blanc • • 473
La mort de Porthos ^17
Athos B33
La Vallière au tombeau de Bragelonne 545
La mort de M. d'Arlagnan 351
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