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Full text of "Le vieux Paris; fêtes, jeux et spectacles"

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I 


LE 


VIEUX    PARIS 


FÊTKS,  JKliX  KT  SPECTACLES 


L    fs  eu.'  C'\U      i  t 


LE    CHARLATAN    FRANC^AIS 

D'après  une  composition  de  Diiplessi-Bertaux.  (xviii«  siècle.) 


VICTOR    FOURNEL 


LE 


M EUX   PARIS 


FKTES 


JEUX    ET    SPECTACLES 


TOURS 

ALFRED   MAME  ET  FILS,  ÉDITEURS 


M     DCCC     LXXXVII 


J^ 


De 

7/5" 
fé 


LE 


VIEUX  PARIS 


FÊTES,  JEUX  ET  SPECTACLES 


CHAPITRE  I 


REPRESENTATIONS   PUBLIQUES  DES   MYSTÈRES 


Les  représentations  dramatiques  du  moyen  âge,  quand  elles  com- 
mencèrent à  se  dégager  nettement  des  cérémonies  liturgiques  et  des 
premiers  bégayements  des  jongleurs,  olTraient  un  caractère  frappant 
de  ressemblance  avec  les  jeux  solennels  de  l'ancienne  Grèce.  Orga- 
nisés par  toute  une  ville,  et  quelquefois  par  toute  une  contrée,  à  cer- 
taines dates  qui  restaient  gravées  comme  de  grandes  époques  dans  la 
mémoire,  populaire,  les  mystères,  drames  religieux  et  nationaux  à  la 
fois,  se  déployaient  avec  ampleur  devant  une  foule  attentive,  le  plus 
souvent  en  plein  soleil,  sur  le  parvis  ou  sous  le  porche  d'une  église, 
dans  un  cimetière,  sur  une  place  publique,  au  haut  d'une  large  rue 
montante,  où  se  dressait  l'immense  échafaud  avec  tous  ses  étages, 
avec  son  monde  de  décorations  sommaires  et  d' entreparleurs.  Mais 
les  choses  ne  se  passaient  ainsi  qu'en  province.  A  Paris  il  n'en  était 
pas  de  même.  Tant  que  les  pèlerins  de  Jérusalem,  de  la  Sainte-Baume 
et  de  Saint-Jacques  de  Gompostelle  se  bornèrent  à  chanter  des  can- 
tiques et  des  complaintes,  la  foule  put  les  suivre,  déambulant  par  les 
rues,  ou  arrêtés  sur  les  places.  Bourgeois  et  artisans  s'amassaient 
autour  de  ces  hommes,  que  leurs  bourdons  et  leurs  escarcelles,  quel- 


8  LE  VIEUX  PARIS 

quefois  les  palmes  qu'ils  avaient  rapportées  de  la  terre  sainte  et  te- 
naient en  main  comme  des  témoins  authentiques  de  leurs  voyages, 
désignaient  à  la  cui'iosité  et  à  la  vénération  publiques.  On  écoutait 
avec  une  avidité  respectueuse  les  chants  naïts  où  les  pèlerins  redi- 
saient la  gloire  du  gi'and  saint  Jacques,  les  miracles  de  la  Madeleine 
ou  les  outrages  des  mahométans  au  tombeau  du  Christs  Le  théâtre  des 
Confrères  de  la  Passion  ne  fat,  dans  l'origine,  que  la  métamorphose 
de  ces  cantiques  en  actions  dialoguées,  aidées  du  grossier  prestige 
d'un  appareil  scénicjue  tout  à  fait  élémentaire.  Mais  à  peine  les  pèle- 
rins se  sont- ils  organisés  en  confrérie  dramatique,  qu'ils  s'isolent  de 
Ja  rue,  s'enferment,  et  n'ouvi'ent  plus  leur  porte  qu'à  beaux  deniers 
comptants. 

Ce  fut  seulement  en  1398  ({ue  les  Confrères  de  la  Passion  louèrent 
une  salle  à  Saint- Maur  pour  s'y  établir,  et  en  liO'i  qu'ils  fondèrent, 
à  l'hôpital  de  la  Trinité,  le  premier  théâtre  lixe  qu'on  ait  vu  à  Paris, 
il  ne  faudrait  pas  croire  toutefois  que  les  mystères  eussent  attendu, 
])0ur  naître  et  se  produire,  la  création  du  théâtre  de  l'hôpital  de  la 
Trinité.  Indépendamment  des  fêtes  et  représentations  liturgiques  où  ils 
étaient  contenus  en  germe,  on  les  voit  se  déveloi)per  dès  le  xiv^  siècle, 
du  moins  à  l'état  mimique,  dans  les  rues  de  Paris,  principalement 
aux  entrées  des  rois.  Les  vieux  chroniqueui"s  nous  ont  transmis  de 
précieux  détails  sur  les  mystères  des  rues,  qui,  faisant  partie  essen- 
tielle du  cérémonial  d'usage  en  ces  sortes  de  solennité,  formaient 
une  véritable  institution  populaire. 

Ces  représentations  aux  entrées  des  rois  étaient  tantôt  de  simples 
tableaux  vivants,  tantôt  des  pantomimes  où  la  parole  était  inutile.  La 
musique  concourait  d'ordinaire  à  l'embellissement  du  spectacle  :  ici 
des  anges  entonnaient  des  cantiques  sur  un  échafaud,  et  là  des 
orgues  jouaient  moult  doucement.  Souvent  aussi  on  plaçait,  au  bas 
de  la  scène,  des  personnages  chargés  d'expliquer  au  peuple  les  détails 
de  la  représentation.  Il  y  avait  des  mystères  fixes  et  des  mystères 
ambulants;  mais  presque  toujours  chaque  échafaud  ne  comprenait 
qu'un  fragment  de  l'action,  et  celle-ci  se  déroulait  par  degrés  sur 
toute  la  série  des  théâtres  dressés  le  long  des  rues,  dans  la  direction 
suivie  par  le  cortège,  qui,  sans  interrompre  sa  marche,  jouissait 
ainsi  de  l'ensemble  du  spectacle  en  le  parcourant  d'un  bouta  l'autre, 
comme  dans  un  panorama.  Les  diverses  parties  de  la  représentation 
restaient  assez  longtemps  en  permanence  pour  que  le  populaire  pût  la 


1  Voir  le  Mémoire  de  M.  Victor  Leclerc  sur  les   Pèlerinages   au   mo>jen  âge,   dans  le 
recueil  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-  lettres. 


REPRÉSENTATIONS  DES  MYSTÈRES  9 

contempler  ;i  son  gré  dans  ses  moindres  détails,  en  la  reprenant,  au 
besoin,  depuis  le  eommeniement. 

Je  glisserai  rapidement  sur  les  mystèi-es  par  signes  représentés  aux 
diverses  entrées  des  rois  et  des  reines  à  Pai'is,  poui*  éviter  les  répé- 
titions monotones  et  les  longuoui's  fatigantes'. 


^<r^ 


Apprêts  pour  la  représentalioii  (l'iin  mystère,  d'après  un  tableau  de  Van -Bons 

peint  en  1580. 


Les  l'êtes  et  les  spectacles  olîerts,  durant  toute  une  semaine,  par 
PhUippe  le  Bel  à  son  gendre  Edouard  II  d'Angleterre,  en  VM^,  sont 
restés  célèbres;  ils  eurent  lieu  sur  un  tliéàtre  élevé  au  milieu  de  l'ile 


'   On  trouvera  la  plupart  des  relations  de  nos  vieux  chroniqueurs  sur  ce  sujet  réunies 
dans  les  frères  Parl'aict,  t.  II. 


10.  LE  VIEUX   PARIS 

OU  pré  Notre-Dame.  «  On  y  voyait,  dit  Monteii  d'après  la  Chronique 
de  Godefroi  de  Paris,  les  scènes  qu'offre  la  vie  humaine  dans  les 
divers  états,  les  artisans  avec  leurs  instruments,  les  médecins  avec 
leurs  fioles,  les  gens  de  justice  avec  leurs  écritoires,  les  gens  de 
guerre  ave',  leurs  épées,  les  gens  d'église  avec  leurs  chapes;  on  y 
voyait  l'intelligence  humaine  personnifiée  sous  l'emblème  de  l'animal 
le  plus  intelligent,  le  renard  :  successivement  apprenti,  garçon, 
maître,  chef  de  jurande;  apothicaire,  mire,  chirurgien,  médecin; 
procureur,  avocat,  juge,  président;  clerc,  moine,  abbé,  évoque, 
archevêque,  pape;  et  cependant  toujours  renard,  toujours  laissant 
sortir  de  dessous  ses  habits  sa  grande  queue ,  ses  petites  oreilles ,  tou- 
jours montrant  ses  yeux  vifs  et  spirituels,  toujours  croquant  œufs, 
poussins  et  poules.  Figurez- vous  en  même  temps,  çà  et  là,  des 
groupes  de  rois  de  la  fève,  de  ribauds,  d'hommes  sauvages  entourés 
de  jeunes  Parisiens,  de  jeunes  Parisiennes,  formant  différentes  danses, 
différents  branles,  et  à  l'extrémité  la  vénérable  figure  d'Adam,  regar- 
dant au  xiv  siècle  sa  nombreuse  race  ainsi  habillée,  costumée,  bario- 
lée. »  Le  Christ  figurait  aussi  dans  cet  étrange  mystère,  d'abord 
pendant  son  enfance,  un  chapelet  au  bras,  causant,  riant,  mangeant 
des  pommes  avec  sa  mère,  puis  expirant  sur  la  croix,  enfin  sortant 
de  son  tombeau  et  montant  au  ciel.  On  entendait  le  chant  des  anges 
dans  le  paradis.  L'enfer  était  représenté  comme  un  vaste  lac  de  soufre, 
de  poix  et  de  feu,  au  milieu  duquel  s'ouvrait  la  bouche  d'une  effroyable 
caverne,  par  où  sortaient  et  rentraient  des  légions  de  diables  tout 
chargés  d'âmes/.  Peut-être  est-ce  à  Philippe  le  Bel  qu'on  doit  la 
première  idée  de  cette  farce,  qui  était  de  sa  part  une  machine  de 
guerre  contre  Boniface  VIII,  et  ce  n'est  pas  la  seule  fois  que  notre 
vieux  théâtre  est  devenu  un  instrument  politique  entre  les  mains  de  la 
royauté.  Le  passage  de  Godefroi  de  Paris  démontre  clairement  qu'il 
s'agissait  d'un  spectacle  muet  '.  Les  bourgeois  et  métiers  qui  s'étaient 
spécialement  chargés  de  l'organisation  de  cette  fête  avaient  jeté  sur 
le  bras  de  la  Seine  un  pont  large  de  près  de  sept  toises,  où  ils 
défilèrent  en  ordre,  richement  parés,  à  pied  et  à  cheval,  au  son 
des  trompes,  tambours,  buccines,  timbres  et  nacaires^ 

Ces  jeux  de  personnages,  ces  défilés,  par  les  rues  de  la  ville  et  le 
Grand- Pont  richement  encourtinés ,   des  bourgeois  et  des   gens   de 


'  Monteii,  Histoire  des  Français  des  divers  étals,  xiv  siècle;  ép.  56. 

-  Godefroi  de  Paris,  Chronique  en  vers,  publiée  par  M.  Buchon,  du  vers  S271  à  5380.  — 
Saint- Foix,  Essaix  historiques  sur  Paris,  t.  IV,  p.  57.  —  Magnin,  Journal  des  Savants, 
janvier  1856. 

3  Grandes  chroniques  de  France,  publiées  par  M.  Paulin  Paris,  t.  V,  p.  198. 


REPRÉSENTATIONS  DES  MYSTERES  li 

métier  vêtus  de  robes  pareilles  pour  chaque  corps,  remplirent  aussi 
un  rôle  important  à  l'entrée  du  roi  Jean  '. 

Le  20  juin  1389,  à  l'entrée  d'Isabeau  de  Bavière,  la  ville  se  mit  en 
frais  extraordinaires  et  fit  grandement  les  choses.  Le  spectacle  com- 
mençait à  la  premièi'e  porte  Saint -Denis,  où  le  décorateur  avait  figuré 
un  ciel  étoile,  rempli  de  jeunes  anges  qui  chantaient,  et  où,  dans 
les  bras  de  Notre-Dame,  le  petit  Jésus  s'ébattait  avec  un  moulin 
fait  d'une  grosse  noix.  Un  peu  plus  loin,  devant  le  moustier  de  la 
Trinité,  les  bourgeois  de  Paris  représentaient  sur  un  échafaud  la 
grande  bataille  du  roi  Richard  contre  Saladin  et  les  Sarrasins.  A  la 
seconde  porte  Saint- Denis,  le  cortège  arriva  derechef  devant  un  ciel 
«  nué  et  estoilé  très  richement  »,  où  siégeaient  Dieu  le  Père,  le  Fils 
et  le  Saint-Esprit;  et,  au  moment  où  la  reine  passait  avec  sa  litière 
sous  la  porte  du  Paradis,  deux  anges  en  descendirent  et  vinrent 
déposer  sur  sa  tête,  en  chantant,  une  couronne  d'or  garnie  de  pierres 
précieuses.  Enfin,  après  avoir  joui  d'un  nouveau  spectacle  devant  la 
chapelle  Saint  -  Jacques ,  le  cortège  arriva  à  la  porte  du  Ghâtelet, 
où  l'on  avait  bâti  un  château  de  bois,  surmonté  d'un  magnifique 
lit  de  justice  sur  lequel  était  couchée  Madame  sainte  Anne.  Un 
homme  armé  de  toutes  pièces  gardait  chacun  des  créneaux.  Ce  châ- 
teau contenait  dans  son  enceinte  une  garenne  et  «  grande  foison  de 
ramée  »  ,  avec  beaucoup  de  lièvres,  lapins  et  oisillons.  Du  bois 
s'échappa,  à  l'approche  de  la  reine,  un  grand  cerf  blanc,  mû  par  un 
homme  caché  dans  l'intérieur,  et  qui  portait  au  cou  les  armes  du 
roi;  il  se  sauva  vers  le  lit  de  justice,  poursuivi  par  un  lion  et  par  un 
aigle;  mais  une  douzaine  de  jeunes  pucelles,  tenant  des  épées  nues 
en  leurs  mains,  se  précipitèrent  devant  ces  animaux  féroces,  pour 
protéger  le  fugitif*. 

Nous  en  sommes  encore  à  l'enfance  de  l'art,  et  c'est  â  peine  si  l'on 
commence  à  discerner,  sous  la  pompe  naïve  de  ce  spectacle,  les  rudi- 
ments d'une  représentation  dramatique.  11  n'en  est  plus  de  même 
quarante  ans  plus  tard,  lors  de  l'entrée  à  Paris  du  roi  d'Angle- 
terre Henri  VI  (1431).  Dans  l'intervalle,  le  théâtre  des  Confrères  de 
la  Passion  avait  donné  l'élan ,  et  les  esprits  avaient  marché  :  aussi  les 
bourgeois  furent- ils  en  mesure  cette  fois  d'olïrir  aux  regards  émer- 
veillés du  souverain,  outre  une  chasse  au  cerf  et  plusieurs  autres 
représentations  figurées ,  les  mystères  de  la  Nativité  de  Notre-Dame, 
de  son  Mariage,   de  l'Adoration  des  trois  Mages,   du  Massacre  des 


'  Grandes  chroniques  de  France,  publiées  par  M.  Paulin  Paris,  t.  V,  p.  198. 

*  Froissart,  liv.  VI ,  ch.  i.  Grandes  chroniques  de  France,  règne  de  Charles  VI ,  ch.  xlviu. 


12  \'E  VIEUX  PARIS 

Innocents,  de  la  Parabole  du  semeur  et  de  la  Légende  de  saint 
Denis  *.  Déjà  môme,  quelques  années  auparavant,  à  l'entrée  du 
duc  de  Beaufort,  en  li>2i,  les  enfants  de  Paris  avaient  représenté 
devant  le  Châtelet  un  «  moult  bel  mystère  du  Vieil  Testament  et  du 
Nouvel...,  sans  parler  ne  sans  signer,  comme  se  fussent  ymaiges 
enlevées  contre  un  mur  -  i).  C'était  là,  on  le  voit,  de  véritables  tableaux 

vivants. 

Il  en  fut  bien  mieux  encore  quand ,  le  12  novembre  1437,  Charles  VII 
rentra  à  son  tour  dans  sa  bonne  capitale,  qu'il  venait  de  i-econquérir. 
Les  Parisiens  avaient  à  peine  eu  le  temps  de  démolir  les  échafauds 
qui  avaient  servi  lors  de  l'entrée  solennelle  de  Henri  VI;  ils  les 
relevèrent  en  toute  hâte  ;  mais  il  faut  leur  rendre  cette  justice  qu'ils 
déployèrent  plus  de  magnificence  et  d'imagination  pour  leur  roi  légi- 
time qu'ils  n'avaient  fait  pour  l'usurpateur  étrangei'.  Ils  organisèrent 
d'abord  une  sorte  de  mystère  ambulant  :  derrière  le  prév()t  des  mai- 
chands,  le  prévôt  de  Paris  et  les  échevins,  venaient,  à  cheval,  des 
personnages  symboliques,  représentant  les  sept  Péchés  mortels  et  les 
sept  Vertus  théologales  et  cardinales.  Les  scènes  du  Nouveau  Testa- 
ment étaient  disséminées  sur  tous  les  points  parcourus  par  le  cortège, 
et  remphssaient  presque  la  ville.  Ici,  on  voyait  sainte  Geneviève, 
entourée  de  saint  Thomas,  saint  Denis,  saint  Maurice,  saint  Louis; 
ailleurs,  saint  Jean -Baptiste  montrant  VAgnus  Dei,  avec  un  chœur 
de  musiciens  habillés  en  anges;  là,  la  trahison  de  Judas;  plus  loin,  la 
Résurrection  et  l'apparition  à  Madeleine,  la  descente  du  Saint-Esprit 
sur  les  apôtres,  le  baptême  de  Jésus.  «  Et  ne  parloient  rien  ceux  qui 
ce  faisoient^  » 

Devant  le  Châtelet  se  déployait  le  plus  beau  mystère.  On  y  avait 
dressé  un  gi-and  rocher,  couvert  d'un  bocage  et  d'un  pàtis,  où  les 
bergers,  en  gardant  leurs  troupeaux,  étaient  avei'tis  par  l'ange  de  la 
naissance  du  Christ,  et  chantaient  le  Gloria  in  excelsis;  au-dessous 
de  l'arcade  de  ce  rocher,  sur  un  lit  de  justice,  on  apercevait  ti'ois 
[)ersonnages  représentant  la  Loi  de  gi'àce,  la  Loi  écrite  et  la  Loi  de 
nature;  puis,  contre  les  boucheries,  le  Paradis,  le  Purgatoire  et 
l'Enfer,  avec  saint  ]\lichel,  pesant  les  âmes  dans  sa  balance*. 

Les  représentations  données  dans  les  rues  de  Paris  aux  entrées 
de   Louis  XI,  de  Charles  VIII,  de  Louis  Xll,  de  M^c  Claude,  sa 


'  Enguerrand  de  Monslrelet,  I.  II,  ch.  cix. 

2  Journal  d'un  bourQeois  de  Paris,  collection  Michaud  et  Poujoulat,  III,  2'43. 
•^  Monslrelet,  I.  11,  ch.  ccxix. 

■*  Recueil  des  offices  de  France,  par  Jean  Chenu.  —  Histoire  de  Charles  VII ,  par  Alain 
Chartier. 


REPRESENTATIONS  DES  MYSTÈRES 


13 


fille',  et  de  quelques  autres  reines  de  France,  Anne  de  Bretagne, 
Marie  d'Angleterre,  Éléonore  d'Autriche,  etc.,  offrent  toujours  à  peu 
près  le  même  déploiement  de  personnages  symboliques,  de  chasses. 


Un  mystère  au  xvi"  siècle. 

La  Sibylle  persique,  d'après  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale  l'r.  2362. 
(  Mystère  des  Sibylles.) 


Un  mystère  au  xvi»  siècle. 

L'Apparition  qui  annonce  la  représentation,  d'après  le  même  manuscrit. 
(Mystère  des  Sibylles.) 

de  batailles,  de  tableaux  ou  pantomimes.  Quelques  particularités  seu- 
lement méritent  d'être  notées  au  passage. 
Lors  de  l'entrée  de  Louis  XI ,  s'il  faut  en  croire  la  Chronique  de 


*  On  peut  consulter,  sur  les  fêles  de  cette  entrée,  le  manuscrit  10,326  (ancien  fonds  du 
roi  ) ,  à  la  Bibliothèque  nationale. 


14  LE  VIEUX  PARIS 

Jean  de  Troyes  (année  1461),  il  y  avait  à  la  fontaine  du  Ponceau 
«  trois  belles  filles  faisant  personnages  de  seraines  (sirènes) ,  et  disoient 
de  petits  motets  et  bergerettes  •  d  .  A  l'entrée  de  Charles  VIII  (1484) , 
on  mimait  les  scènes  de  la  Passion  et  de  la  Bible,  particulièrement 
celle  de  Goliath  tué  par  David,  comme  une  allégorie  à  l'adresse  du 
jeune  roi  qui  serait  victorieux  de  tous  ses  ennemis,  près  de  la  Trinité, 
sur  le  Pont-au- Change,  devant  la  porte  Saint-Denis,  sous  les  porches 
des  églises.  En  1502,  l'entrée  du  légat,  puis  celle  de  l'archiduc,  furent 
solennisées  encore  par  des  figurations  semblables  devant  le  Châtelet^ 
Ces  scènes  étaient  toujours  muettes,  à  l'exception  des  chants;  mais,  à 
l'entrée  de  la  reine  de  Bretagne  (19  novembre  1504),  on  trouve  sur 
plusieurs  points  un  acteur  qui,  sous  prétexte  d'expliquer  le  spectacle, 
adresse  à  la  foule  de  véritables  discours  en  vers. 

A  côté  des  mystères,  les  moralités  ne  tardent  pas  non  plus  à  se 
montrer,  avec  tout  leur  cortège  de  personnifications  métaphysiques  : 
ainsi,  déjà  à  l'entrée  de  Louis  XII  (1498),  c'est  d'abord  Noblesse 
accompagnée  d'Humanité,  puis  Richesse  escortée  de  Libéralité,  cha- 
cune avec  ses  attributs,  qui  jouent  une  sorte  de  moralité  muette  sur 
l'échafaud  de  la  porte  Saint-Denis.  Devant  le  Chàtelet,  un  roi  est  assis 
sur  son  trône,  ayant  à  sa  droite  Bon  Conseil  et  à  sa  gauche  Justice; 
Injustice  est  couchée  sous  ses  pieds.  Près  de  lui.  Puissance  armée 
tient  un  voulge  (épieu)  contre  la  poitrine  de  Division,  et  à  l'entour 
sont  rangés  Église,  Peuple,  Seigneurie,  Pouvoir,  Union  et  Paix. 
C'était  tout  un  tableau  décoratif  et  allégorique.  A  partir  de  ce  mo- 
ment, l'allégorie  se  fait  une  part  chaque  jour  grandissante,  et  les 
mystères  mimés  en  pleine  rue,  comme  les  autres,  tournent  de  plus 
en  plus  à  la  moralité. 

Pendant  tout  le  règne  de  Louis  XII,  et  encore  aux  entrées  de 
François  I^  et  de  Claude  de  France,  c'est  le  charpentier  Jean  Mar- 
chand et  maître  Pierre  Gringore,  son  compère,  qu'on  voit  figurer 
sur  les  livres  de  comptes  comme  touchant  de  100  à  115  livres  pour 
avoir  fait  et  composé  lesdits  mystères,  en  dressant  les  échafauds,  en 
disposant  les  tapisseries,  en  habillant  les  personnages,  en  salariant 
les  chantres  et  ménétriers,  en  choisissant  les  sujets,  chacun  suivant 
sa  spécialité. 


1  On  figura  aussi  à  cette  entrée  une  bataille  contre  les  Anglais,  «  qui  furent  prins  et  gai- 
gnez,  et  eurent  les  gorges  coupées.  »  La  barbarie  du  temps,  dit  à  ce  propos  Dulaurc  avec 
une  gravité  admirable,  fait  douter  si  cette  scène  fut  fictive  ou  réelle. 

2  Petit  de  Julleville,  les  Mgstcrcs,  t.  II,  ch.  xvi,  p.  198-202.  On  trouvera  dans  ce  même 
chapitre  l'indication  et  la  description  sommaire  d'un  grand  nombre  d'autres  mystères  sans 
paroles,  célébrés  dans  les  villes  de  province,  presque  toujours  aussi  pour  des  entrées  de 
princes. 


REPRÉSENTATIONS  DES  MYSTÈRES  15 

A  l'entrée  de  Charles- Quint  (4540),  s'élevait,  à  la  porte  Baudoyer, 
un  parc  français  rempli  de  lis ,  avec  deux  portes  aux  deux  bouts  : 
l'une  fermée  et  verrouillée,  la  porte  de  la  Guerre;  l'autre  ouverte, 
la  porte  de  la  Paix,  de  laquelle  sortait  une  belle  nymphe  nommée 
Alliance.  Parfois  l'imagination  fougueuse  des  ordonnateurs  de  la  fête 
ne  connaissait  pas  de  limites,  mêlant  tous  les  genres  et  tous  les  styles, 
le  profane  et  le  sacré,  le  symbolique  et  le  réel,  le  christianisme  et  la 
mythologie,  en  un  bizarre  amalgame  où  elle  jetait  pêle-mêle,  sans  y 
chercher  malice,  tout  ce  qu'ils  avaient  appris  dans  les  livres  et  tout 
ce  qu'ils  savaient  faire,  —  comme  à  l'entrée  de  Marie  d'Angle- 
terre (1514),  où  l'on  vit  sur  un  échafaud  dames  Justice  et  Vérité, 
montant  et  descendant  entre  la  terre  et  le  trône  céleste ,  entourées  des 
douze  pairs  de  France,  et,  au  bas  de  l'échafaud,  cinq  personnages  les 
plus  étrangement  assortis  qui  furent  jamais,  à  savoir  :  Bon -Accord, 
Stella  Maris,  Minerva,  Diana  et  Phœbus;  tandis  que  devant  la  Trinité 
on  représentait  la  visite  de  la  reine  de  Saba  à  Salomon,  et  au  Palais 
l'Annonciation,  où  le  salut  adressé  par  l'ange  à  la  Vierge  était  une 
allusion  gracieuse  au  nom  de  la  souveraine. 

Ces  spectacles  allèrent  toujours  croissant  de  magnificence  jusqu'au 
règne  de  Henri  II,  après  lequel  on  les  remplaça  par  des  arcs  de 
triomphe'.  Bs  supposaient  même  une  assez  grande  habileté  de  la  part 
des  machinistes  qui  en  organisaient  la  partie  matérielle,  et  je  ne  sais 
si  nous  voyons  beaucoup  mieux  aujourd'hui  dans  nos  grandes  fêtes 
nationales  et  populaires.  Outre  les  bourgeois  et  les  corjis  de  métiers, 
les  confréries  dramatiques  prenaient  part  à  ces  représentations  :  com- 
ment eùt-il  été  possil)le  qu'elles  s'abstinssent,  en  ces  occasions  solen- 
nelles, de  ce  qui  était  leur  objet  spécial?  Nous  savons,  d'ailleurs, 
que  les  clercs  de  la  Basoche  étaient  convoqués  aux  entrées  des  rois 
et  des  reines  à  Paris,  pour  contribuer  à  la  pompe  de  la  fête.  Il  est 
probable  aussi  que  les  échafauds  dressés  invariablement  devant  le 
Chàtelet  étaient  desservis  par  la  corporation  dramatique  des  clercs  du 
lieu;  il  est  plus  probable  encore  que  ceux  qui  s'élevaient  d'une  façon 


*  Les  frères  Parfaict  disent  que  les  mystères  de  rentrée  des  rois  ne  durèrent  que  jusqu'à 
François  I",  assertion  qui  a  été  naturellement  répétée  presque  partout.  Cependant,  non 
seulement  la  reine  Éléonore  fit  encore  son  entrée  en  1530  au  milieu  de  mystères  et  jeux 
(comme  s'exprime  Marot),  parmi  lesquels  figurait  une  «  bergerie  moralisée  »,  jouée  par  les 
Confrères  de  la  Passion  devant  l'église  de  la  Trinité,  mais  encore  on  lit  dans  les  Extraits 
des  registres  de  l'Hôtel  de  Ville,  relativement  à  l'entrée  de  Henri  H  {Aj-chivcs  curieuses  de 
l'Iiistoire  de  France,  I"  série,  1. 111 ,  p.  4'i7)  :  «  ...  A  esté  conclud,  advisé  et  délibéré...  quant 
aux  joyeuses  entrées  du  Roy  et  de  la  Royne...  qu'on  fera  de  beaulx  eschauffeaulx  et  mts- 
lères  es-porte  Sainct-  Denis  le  Ponceau ,  et  aut7'cs  lieux  accoustumés;  et  pour  ce  faire  se- 
ront mandés  peintres,  inventeurs  et  gens  de  bon  espreit  pour  composer  et  adviser  auxdits 
mislères.  » 


16 


LE  VIEUX   PARIS 


non  moins  invariable  devant  l'hôpital  de  la  Trinité  étaient  réservés 
aux  Confrères  de  la  Passion,  qui  n'avaient,  pour  ainsi  dire,  qu'une 
porte  à  ouvrir  pour  se  transporter,  avec  leurs  costumes  et  leurs  déco- 
rations, du  théâtre  de  l'intérieur  au  théâtre  du  dehors.  Qui  aurait  eu 
l'audace  d'aller  représenter  un  mystère  au  seuil  même  des  maîtres  du 
yeni'e,  de  ceux  qui  l'avaient  créé  et  l'avaient  élevé  à  son  plus  haut 
point  de  splendeur?  Seulement  ceux-ci  se  bornaient  alors  à  une 
action  figurée,  transformant  la  pièce  en  pantomime,  et  ces  circon- 


Naissance  de  la  Vierge  Marie;  Présentation;  Annonciation,  d'après  le  manuscrit 
du  mystère  de  la  Passion  à  Valenciennes.  —  Bibl.  nat.  fr.  12Î536,  xvi"  siècle. 


stances  étaient  à  peu  près  les  seules  où  les  Confrères  de  la  Passion 
jouassent  en  plein  air. 

Si  ce  n'est  là  qu'une  conjecture  fort  vraisemblable  pour  les  pre- 
mières fêtes  de  cette  nature,  c'est  une  certitude  pour  toutes  celles  qui 
eurent  lieu  à  partir  de  la  fin  du  xv"  siècle.  Dès  l'entrée  de  Louis  XII, 
en  1498,  la  relation  conservée  par  le  Cérémonial  français  nous 
apprend  que  le  sacrifice  d'Abraham  et  le  crucifiement  de  Jésus  entre 
les  deux  larrons,  représentés  devant  l'église  de  la  Trinité,  avaient 
pour  auteurs  et  pour  acteurs  les  Confrères,  et  les  registres  de  l'Hôtel 
de  ville  répètent  la  môme  chose  pour  les  entrées  des  reines  Anne  de 
Bretagne  et  Éléonore  d'Autriche. 

A  ces  grandes  solennités  bien  des  détails  se  rattachent  de  près  ou 


VotzaJà/y 


f^c       îcatii        ûu  /^ifuttlement'         pouttvixxty      ctytru,        d     ,eftoit 


JIIIIIIIIIIIIWIIIl|il|||im>ll<W!lllllilimill>u!f-.lillli.llll.ll,ilL,lllllHl.llllll H!!M|l|!!ij|||!||||||||||||||||||,||||||||||!!mtl||||ffmMlllllllllllllllllllllillllllllll^^  I!lllllllllll!ll!llllllllllllllll 


■MIIIIIIIMIIIIIIIIIIIIIIlUffllIi 


iii'iiiiiiniiiiiiii mfjiiiiMiiiinnimiiiiiiniiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiipiiiii!iiiiiniiiiiiiiiiiiiiiiniiniiiiiiiii!!,i;iiiiiiiiii|iiiiiiiiMii^ 


Un  théâtre  dressé  pour  la  représentation  du  mystère  de 


V<niec. 


U      yivirtere       de     l<i      ma/ilcy       tne      1^       tcfuri/C' 


'iilui"limHiitiMiii;iHHiiiiiiiiiiiii|iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiuiitiiiuiiuiiliuiintiiiiiutiiiuiiiiiiiiiiiiuiiiiiiiiiiiiiiiiuiuifiuiiiiiiiiiuiiiiiiiiiiiii[iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii 


lllllllllllllll'H'llll"' 


'"■ -A.W>VtHUHtV,V.t>Hl.,.1l>,.IHt I.V^^>.^V _^,   ■ 


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-^--^ ■■"■■" ^'^t'iVrWi'i'i^^-"^'"^ 


lll!llllllllllll|||||l!IIIMIII|||||ll!l!llllllllllllllllll||||l!MIIIMIIIIIIIIIIIIIIIIlUIIIIIMIIIIIIIMIIIIIIIIIIIIMlllllMlllliniinnNIIII,IIIIIIIMIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII 


près  le  maauscrit  de  la  Bibliothèque  nationale,  fr.  12536. 


^ 


REPRÉSENTATIONS  DES  MYSTÈRES 


17 


de  loin  dans  les  fêles  religieuses  comme  dans  les  fêtes  publiques 
de  certains  corps  de  métiers  et  dans  les  processions  dramatiques  de 
certaines  confréries.  Il  est  souvent  difficile  de  distinguer  nettement 
les  corporations  des  confréries,  au  moyen  âge.  Toute  corporation  est 
en  même  temps  confrérie;  beaucoup  de  confréries  sont  en  même 
temps  corporations.  Les  confréries  se  forment  soit  de  gens  du  même 
métier,  comme  celles  de  Saint- Amand,  de  Sainte- Anne,  de  Saints- 
Crépin-et-Crépinien,  de  Saint-Martin-le-Bouillanl,  de  Saint-Honoré, 


Prédication  de  saint  Jean  et  son  arrestation  par  ordre  d'Ilérode,  d'après  le  manuscrit 
du  mystère  de  la  Passion  à  Valenciennes. —  Bibl.  nat.  fr.  12536,  xvi»  siècle. 


de  Saint- Michel,  etc.;  soit  de  gens  du  même  quartier  et  de  la  même 
paroisse,  comme  celle  de  la  Vierge  de  la  rue  aux  Ouës,  réunis  dans 
un  dessein  religieux,  auquel  s'associe  fréquemment  un  but  plus  pro- 
fane; quelquefois  même,  comme  la  grande  confrérie  de  Notre-Dame, 
de  gens  qui  ne  sont  ni  de  la  même  profession  ni  du  même  quartier. 

Aussi  bien  que  les  corps  de  métiers,  les  confréries  pures  et  simples 
avaient  leurs  fêtes  publiques,  leurs  démonstrations  solennelles,  qui 
affectaient  souvent  la  forme  d'une  sorte  de  représentation  populaire, 
où  le  drame,  voire  la  comédie,  se  déroulaient  dans  une  pantomime 
naïve  et  passionnée.  Telle  était,  par  exemple,  la  fameuse  procession 
des  pèlerins,  le  jour  de  Saint- Jacques. 

L'hôpital   et    l'église  de  Saint- Jacques   aux  Pèlerins  avaient  été 

2 


18  LE  VIEUX   PARIS 

fondés  par  une  confrérie  de  bourgeois  de  Paris  qui  avaient  fait  le 
pèlerinage  de  Saint -Jacques  en  Galice.  Formée  sur  la  lin  du  xiiif  siècle, 
cette  confrérie  conçut,  dès  1317,  le  dessein  d'ouvrir  un  hôpital  pour 
y  héberger  les  pauvres  voyageurs  des  deux  sexes,  en  particulier  ceux 
qui  allaient  à  Saint -Jacques  ou  qui  en  revenaient.  Elle  y  réussit, 
après  avoir  surmonté  une  foule  d'embarras  et  de  tracasseries  ' . 
Chaque  année,  au  mois  de  juillet,  les  confrères  faisaient  une  proces- 
sion magnifique,  où  leur  patron  était  figuré  «  par  un  grand  faquin 
vestuen  saint  Jacques,  marchant  avec  la  contenance  d'un  crocheteur 
qui  veut  contrefaire  l'honiieste  homme  ^  ».  Ce  personnage  était  habillé 
«  d'un  chapeau,  bourdon,  cannebasse,  et  d'une  robe  à  l'apostolique, 
toute  recoquillée,  récamée  par -dessus  d'escailles  et  de  moules  de  la 
mer^  ».  Tout  le  long  du  trajet,  les  pèlerins  en  procession,  sous  pré- 
texte sans  doute  de  couleur  locale  et  pour  mieux  jouer  leur  rôle,  rem- 
plissaient aux  premiers  cabarets  venus  les  calebasses  de  cuir  bouilH 
dont  ils  avaient  eu  soin  de  se  munir,  et  les  vidaient  en  pleine  rue.  La 
cérémonie  se  terminait  naturellement  par  un  banquet  dans  les  salles 
de  l'hôpital,  et,  durant  tout  le  repas,  le  grand  faquin  qui  représentait 
saint  Jacques  se  tenait  au  haut  bout  de  la  table,  entre  deux  hommes 
chargés  de  l'éventer  respectueusement.  Mais  il  payait  cher  cet  hon- 
neur, car,  sous  prétexte  que  les  saints  ne  mangent  point,  il  était 
condamné  à  regarder  les  exploits  des  joyeux  convives,  sans  touclier 
à  un  plat.  —  Avant  la  fin  du  xvii^  siècle,  le  pseudo- saint  Jacques 
avait  disparu  de  la  cérémonie,  mais  le  reste  demeurait  comme  par  le 
passé ,  et  les  confrères  avaient  si  bien  besogné ,  si  bien  fêté  leur  grand 
patron,  qu'ils  avaient  ruiné  entièrement  la  caisse. 

Malgré  cet  accident,  la  confrérie  tint  bon  :  elle  se  borna  à  res- 
treindre à  de  plus  modestes  limites  la  fête  qu'elle  célébrait  d'abord 
avec  un  si  grand  éclat,  et,  tant  qu'elle  subsista,  elle  fit  tous  les  ans, 
le  lundi  après  Saint- Jacques  le  Majeur,  une  procession  dans  laquelle 
liguraient  tous  ses  membres,  le  bourdon  d'une  main,  un  cierge  de  l'autre. 

J^a  confrérie  des  chevaliers^  voyageurs  et  palmiers  du  Saint - 
Sépulcre  de  Jérusalem,  ou,  plus  simplement,  la  confrérie  du  Saint- 
Sépulcre,  fondée  en  1330,  réunissait,  comme  son  nom  l'indique, 
d'autres  pèlerins  qui  avaient  accompli  un  voyage  encore  plus  lointain 
et  plus  sacré  que  celui  de  Saint-Jacques  de  Compostelle.  Tous  les  ans, 


1  V.  Piganiol  delà  Force,  Description  de  Paris,  t.  111,  p.  171  et  suivantes. 

2  Sauvai,  t.  11,  p.  620. 

3  Le  Franc-Archer  de  la  vraie  Église,  par  Ant.  Fusil,  liv.  II.  —  11  faut,  néanmoins  ,  se 
défier  des  renseignements  donnés  par  ce  prêtre  apostat  dans  son  livre,  ou  plutôt  dans  son 
libelle. 


REPRÉSENTATIONS  DES  MYSTÈRES  19 

et  même  plusieurs  fois  par  an,  elle  se  dirigeait,  en  cortège  solennel, 
de  l'église  des  PP.  cordeliers  du  grand  couvent  de  Paris  à  l'église  du 
Saint- Sépulcre,  située  rue  Saint-Denis,  là  où  s'ouvrit  depuis  la  cour 
Batave.  A  partir  de  l'an  1727,  elle  prit  l'usage  de  passer  par  le 
Grand -Cliâtelet,  où  elle  payait  les  dettes  d'un  certain  nombre  de 
prisonniers,  qui  se  joignaient  aussitôt  à  la  procession  et  l'aclievaient 
avec  leurs  libérateurs  '. 

Cette  confrérie,  qui  avait  disparu  en  1789,  ressuscita  en  1814,  et 
s'organisa  en  Ordre  royal,  militaire,  religieux  et  hospitalier  du 
Saint- Sépulcre  de  Jérusalem,  qui  eut  son  état- major,  ses  diplômes, 
ses  cbevaliers,  et  s'arrogea  le  droit  de  distribuer  l'antique  décoration 
dont  les  origines  se  rattachent  aux  croisades.  Elle  fit  alors  quelque 
bruit  et  jeta  un  certain  éclat;  mais  une  ordonnance  du  roi,  vers  182i, 
mit  fin  à  cette  usurpation  jusque-là  tolérée ^ 

Il  est  probable  que  diverses  autres  cérémonies  figuratives,  mi- 
religieuses,  mi -dramatiques,  étaient  également  représentées  par  des 
confréries  spéciales,  par  exemple,  le  mystère  du  Juif,  joué  tous  les 
ans,  à  la  procession  de  l'Octave,  en  souvenir  d'un  sacrilège  odieux, 
dont  la  mémoire  resta  vivante  à  Paris  pendant  plusieurs  siècles.  En 
1298,  un  juif,  ayant  donné  trente  sols  à  une  pauvre  femme,  à  con- 
dition que,  lorsqu'elle  communierait,  elle  lui  rapporterait  l'hostie,  se 
livra  sur  le  corps  du  Christ  à  une  série  d'outrages  qui  furent  révélés 
par  son  fils  et  qu'il  expia  par  sa  mort.  Les  principales  péripéties  de 
ce  drame  miraculeux  étaient  mises  en  scène  dans  la  procession.  On 
voyait  le  juif  percer  à  coups  de  canif  l'hostie,  qui  jetait  du  sang,  et 
ce  mystère  en  pantomime  réchauffait  la  foi  ardente  du  peuple,  et  le 
poussait  à  rendre  de  nouveaux  hommages  au  saint  sacrement  pi'o- 
mené  en  pompe  par  les  rues  ^ 

Le  mystère  du  Juif  était  aussi  représenté  parfois  en  d'autres  pro- 
cessions que  celle  de  l'Octave,  comme  nous  l'apprend  le  Bourgeois  de 
Paris,  qui  nous  donne  en  même  temps  de  précieux  détails  sur  la 
manière  dont  on  le  mettait  en  scène.  Il  raconte  que,  le  15  mai  1444, 
une  procession  alla  aux  Billettes*  chercher  le  canif  dont  le  juif  avait 


1  Mercure  de  France  d'avril  1735.  —  Lemaire,  Paris  ancien  cl  nouveau,  t.  I",  p.  469. 

*  On  trouvera  de  curieux  détails,  bien  qu'un  peu  suspects,  sur  celte  métamorphose  de  la 
confrérie,  dans  la  Chronique  indiscrète  du  x\x'  siècle,  1825,  lettre  xxxni. 

3  Félibien  et  Lobineau,  Histoire  de  Paris,  1.  XVI,  ch.  lxxv. 

*  La  chapelle  des  Carmes- Billettes,  dite  chapelle  des  Miracles,  avait  été  bâtie,  en  1302, 
sur  l'emplacement  de  l'ancienne  maison  du  juif;  on  y  gardait  tous  les  instruments  dumiiaclc; 
le  canif  teint  de  sang,  la  chaudière  où  il  avait  fait  bouillir  l'hostie,  qui  était  conservée 
elle-même  à  l'église  Saint-Jean-en-Grève,  etc.  (Lemaire,  Parts  ancieyi  et  nouveau,  t.  I", 
p.  406-409.) 


^ 


20  LE  VIEUX  PARIS 

déchiré  l'hostie,  et  qu'on  le  porta  en  pompe,  avec  la  sainte  croix  et 
beaucoup  d'autres  reliques,  à  Sainte -Catherine  du  Val  des  Écoliers, 
«  et  y  avoit  devant,  ajoute-t-il,  plus  de  cinq  cents  torches  allumées,... 
et  avoit  après  ces  sainctes  reliques  tout  le  mystère  du  Juif,  qui  estoit 
en  une  charrette  lié,  où  il  avoit  espines,  comme  se  on  le  menast  ardoir 
(brûler),  et  après  venoit  la  Justice,  sa  femme  et  ses  enfants,  et  parmi 
les  rues  avoit  deux  eschaffaulx  de  très -piteux  mystères,  et  furent  les 
rues  parées  comme  à  la  Saint  -  Sauveur  ^  » 

Néanmoins,  à  mesure  que  la  simplicité  de  la  foi  s'altérait  et  que 
le  souvenir  du  prodige  allait  s'affaiblissant  dans  les  cœurs,  cette  repré- 
sentation perdit  peu  à  peu  aux  yeux  du  peuple  sa  haute  signification 
religieuse,  et  en  vint  à  n'être  plus  pour  lui  qu'un  amusement  à  peine 
caché  sous  le  voile  de  la  dévotion ,  une  variété  des  mille  et  un  spec- 
tacles de  la  rue.  Dès  lors  elle  donna  lieu  à  de  tels  abus,  que  l'auto- 
rité ecclésiastique  s'en  préoccupa,  et  qu'elle  fut  défendue  par  plusieurs 
conciles  -. 

Les  confréries  avaient  aussi  des  cérémonies  spéciales  pour  l'enter- 
rement de  chacun  de  leurs  membres,  et  ces  solennités  atteignaient 
surtout  un  haut  degré  de  splendeur  à  la  mort  d'un  maître  ou  d'un 
grand  dignitaire.  Les  confrères  se  rendaient  aux  obsèques  et  accom- 
pagnaient ]e  corps  avec  des  cierges  et  des  torches.  Le  trésor  de  la 
communauté  servait,  au  besoin,  à  défrayer  les  dépenses  extraordi- 
naires à  l'aide  desquelles  on  voulait  honorer  le  défunt. 

Beaucoup  de  confréries  avaient  été  inspirées  par  la  pensée  de  la 
moi't,  dans  tous  ses  genres  et  sous  ses  physionomies  les  plus  diverses. 
L'une  des  principales  était  spécialement  instituée  pour  ensevelir  les 
défunts  et  assister  à  leur  enterrement  '.  Celle  de  la  Très  -  Sainte- 
Trinité  faisait  processionnellement,  chaque  lundi,  le  tour  du  cimetière 
(les  liuiocents.  Les  pénitents  de  toutes  les  couleurs  accompagnaient 
souvent  les  condamnés  à  l'échafaud.  A  Paris,  quand  on  menait  les 
criminels  à  Montfaucon  avec  cet  appareil  qui  faisait  du  dernier  sup- 
plice un  des  spectacles  les  plus  recherchés  du  populaire,  on  les  arrê- 
tait, pour  recevoir  l'eau  bénite  et  baiser  un  crucifix  de  bois,  dans  la 
cour  du  couvent  des  Filles -Dieu,  qui  les  entouraient  en  chantant  les 
psaumes  de  la  pénitence,  et  leur  servaient  le  dernier  morceau  du 
patient,  c'est-à-dire  un  verre  de  vin  et  trois  fragments  de  pain  bénit. 


1  Collection  Michaud,  t.  111,  p.  293,  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  sous  Charles  Vif. 
—  Voir  aussi,  ibid.,  t.  Il,  p.  653,  Journal...  sous  Charles  VI. 

2  L'abbé  Thiers,  Traité  des  jeux  el  divertissements,  ch.  xxxiii. 

3  Voyez  les  Statuts  (manuscrits)  des  confrères  de  la  Compagnie  de  la  Morl ,  établis  par 
Henri  III.  (Bibl.  nationale,  fonds  des  Célestins.) 


REPRÉSENTATIONS  DES  MYSTÈRES  21 

Après  la  mort  de  Jacques  d'Armagnac,  duc  de  Nemours,  qui  eut  lu 
tête  tranchée  en  1477,  cent  cinquante  cordeliers  vinrent  chercher  le 
corps,  tenant  en  main  des  torches  allumées,  chantant  des  hymnes,  et 
précédés  d'un  cercueil  découvert,  où  l'on  mit  le  cadavre  du  duc'. 

Faut-il  rattacher  à  notre  sujet  les  représentations  symholiques  de  la 
danse  macabre  dont  parlent  plusieurs  auteurs?  La  danse  macahre, 
un  des  thèmes  populaires  de  l'art  au  moyen  âge,  était  destinée  à  nq)- 
peler  l'égalité  de  tous  les  hommes  devant  la  mort.  Elle  se  déroule  sou- 
vent sur  les  murs  des  cimetières,  des  cloîtres  et  des  églises,  comme 
sur  les  pages  des  livres  de  prières. 

Le  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  sous  Charles  VI et  Charles  Vil 
raconte  que  la  danse  macabre  fut  faite  aux  Innocents  en  l'an  14'2î-,  et 
il  en  parle  encore  en  4  420.  l^eaucoup  sont  persuadés  qu'il  s'agit  ici 
d'une  véritable  représentation*.  Le  théâtre,  suivant  cette  interpréta- 
tion, était  adossé  aux  charniers  du  cimetière,  lieu  propice  pour  ce 
lugubre  spectacle.  La  Mort,  sous  forme  d'un  squelette  aux  grands 
bras  décharnés,  cherchait  â  attirer  vers  la  tombe  chacun  des  divers 
états  peisonnifiés.  Pape,  roi,  cardinaux,  princes,  évèques,  abbés, 
moines,  avocats,  médecins,  ménétriers,  laboureurs,  clercs,  docteurs, 
enfants,  bourgeois  et  bourgeoises  paraissaient  successivement  sur  la 
scène  et  étaient  saisis  par  la  Mort,  comme  dans  la  composition 
d'Holbein,  comme  dans  toutes  les  peintures  qui  reproduisirent  à 
foison  ce  sujet,  et  dont  on  trouve  encore  des  traces  à  Strasbourg,  â 
Rouen,  à  Bàle  et  en  bien  d'autres  lieux.  En  li'ii,  le  mystère  de  la 
danse  macabre ^  au  milieu  d'une  des  misères  les  plus  profondes  qui 
eussent  désolé  le  peuple  pendant  les  guerres  de  l'occupation  anglaise, 
compliquées  des  luttes  sanglantes  entre  Armagnacs  et  Bourguignons, 
était  un  divertissement  tout  de  circonstance,  et,  si  c'est  bien  d'une 
représentation  dramatique  qu'il  s'agit,  —  ce  que,  pour  notre  part,  nous 
n'osons  affirmer,  —  il  se  prolongea  du  mois  d'août  au  carême  suivant, 
ne  se  jouant  sans  doute  qu'aux  dimanches  et  fêtes,  peut-être  se  répé- 
tant plusieurs  fois.  Cette  longue  durée  semblerait  indiquer  qu'il  était 

*  Saint- Foix,  Essais  historiques  sur  Paris,  t.  I",  p.  117-118.  —  Chronique  de  Jean  de 
Troyes.  (Collection  Michaud,  t.  IV,  p.  333.)—  11  en  fut  de  même  après  le  supplice  du  conné- 
table de  Saint- Pol.  {Ibid.,  p.  321.) 

•  Particulièrement  Michelet,  P.  Lacroix,  Langlois  dans  son  Essai  sur  les  danses  des  morts. 
Il  faut  l'avouer  toutefois,  le  texte  de  ces  deux  passages  autorise  à  croire  que  le  chroniqueur 
n'a  voulu  désigner  qu'une  peinture  et  non  un  spectacle  en  action.  C'est  dans  ce  sens  que  se 
prononce  Peignot  {Recherches  sur  la  danse  des  morts,  1828,  in-8°),  et  son  opinion  semble 
confirmée  par  quelques  lignes  du  Journal  de  l'Esfoile  (Collection  Michaud,  t.  XV,  p.  59). 
Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  ce  cas  particulier,  il  est  permis  de  penser,  quand  on  connaît  1rs 
goûts  et  les  habitudes  du  moyen  âge,  que  ces  peintures  symboliques  durent  être  transpor- 
tées sur  la  scène  et  mises  en  drame. 


22  LE  VIEUX   PARIS 

représenté  par  une  confrérie  qui  avait  pour  but  spécial  de  jouer  en 
public,  —  peut-être  par  les  Confrères  de  la  Passion  eux-mêmes. 

Le  vendredi  10  mai  4591,  jour  de  la  Saint- Job,  dit  l'Estoile,  les 
Wallons,  faisant  partie  des  troupes  qui  occupaient  alors  Paris,  célé- 
brèrent par  les  rues,  à  la  mode  de  leur  pays,  un  mystère  ambulant, 
ou  plutôt  une  mascarade  de  la  patience  de  Job.  Ils  se  promenèrent  à 
travers  la  ville,  avec  force  gens  à  moitié  nus,  qui  avaient  les  bras 
sanglants  et  les  corps  peints;  et,  en  ce  bel  équipage,  ils  accompa- 
gnaient avec  des  violons  un  liomme  monté  à  rebours  sur  un  âne,  et 
ayant  à  ses  côtés  un  diable  et  une  femme  qui  le  couvraient  de  risées. 
Cet  homme,  qui  représentait  Job,  donnait  la  bénédiction  aux  passants 
avec  la  queue  de  son  âne.  Cette  farce  sacrilège  excita  l'indignation  du 
peuple  de  Paris,  qui,  sur  le  pont  Notre-Dame,  voulut  jeter  les  acteurs 
à  l'eau,  et  les  força  de  se  retirer  plus  vite  qu'ils  n'étaient  venus ^ 
Sauvai  nous  raconte  aussi  que  les  paroissiens  de  Saint-Nicolas,  le 
jour  de  la  Fête-Dieu,  contrefaisoicnt  Jésus -Christ,  les  apôtres, 
Adam,  Eve,  Abraham,  Isaac  et  Moïse,  «  mais  avec  des  moqueries  et 
des  scandales  si  honteux,  que  le  Parlement,  par  arrêt,  condamna  à 
deux  cents  livres  parisis  d'amende  ceux  qui,  à  l'avenir,  profaneraient 
de  la  sorte  une  si  sainte  fête  "\  » 

D'ordinaire,  c'était  simplement  par  leurs  cris  et  montres  que  les 
mystères,  moralités,  soties,  joués  à  Paris,  se  mettaient  en  rapports 
directs  avec  la  rue.  On  connaît  le  cri  de  Gringoire  pour  le  Jeu  du 
Prince  des  sotz  et  de  Mère  sotte.  Comme  les  Enfants  Sans-Souci,  les 
Confrères  delà  Passion,  lors  d'une  représentation  solennelle,  parcou- 
raient la  ville  en  grand  appareil  et  faisaient  une  proclamation  à  tous 
les  carrefours.  Rabelais  nous  a  laissé^  une  description  pleine  de  verve 
burlesque  d'une  de  ces  montres,  où  l'on  voyait  les  diables  du  mystère, 
vêtus  de  peaux  de  brebis,  de  veau  et  de  loup,  portant  des  têtes  de 
mouton  et  des  cornes  de  bœuf,  ceints  de  grosses  courroies  auxquelles 
pendaient  des  sonnettes,  sauter  et  gambader  par  les  rues,  en  criant, 
hurlant,  jetant  des  fusées  et  des  pétards  sur  leur  passage.  Cette 
description  s'applique  à  une  ville  de  province;  mais,  sans  doute,  les 
choses  pouvaient  se  passer  à  peu  près  de  même  à  Paris.  Nous  avons, 
du  reste,  un  document  détaillé  qui  nous  dispense  de  recourir  à  des 
inductions  toujours  plus  ou  moins  vagues  :  c'est  la  description  du  cry 
et  de  la  montre  qui  eurent  lieu  le  16  décembre  1540,  avant  la  repré- 
sentation du  Mystère  des  Actes  des  Apôtres,  par  les  frères  Gréban , 

'  Journal  de  l'Estoile  (Collection  Michaud,  t.  XV,  p.  33). 

2  AnliquUés,  t.  11. 

*  Pantagruel,  liv.  IV,  ch.  xiii. 


REPRÉSENTATIONS  DES  MYSTÈRES 


23 


afin  d'annoncer  la  pièce  et  de  recruter  des  acteurs  de  bonne  volonté  '. 
Voici  quels  étaient  l'ordre  et  la  composition  du  cortège. 

D'abord  marchaient  six  trompettes,  ayant  à  leurs  instruments  des 
banderoles  aux  armes  du  roi,  —  et  parmi  eux  le  trompette  ordi- 
naire et  le  crieur  juré  de  la  ville.  Puis  un  grand  nombre  de  ser- 
gents et  d'archers  du  prévôt  de  Paris,  vêtus  de  leui's  hoquetons 
paillés  d'argent,  aux  Hvrées  et  armes  tant  du  roi  que  du  prévôt. 


-jS«7r 


Le  héraut  annonçant  la  représentation. 
(D'après  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale,  fr.  2362.) 

Ensuite  beaucoup  «  d'officiers  de  sergents  de  ville,  tant  du  nombre 
de  la  marchandise  que  du  Parloir  aux  bourgeois,  vestuz  de  leurs 
robes  my-parties  de  couleurs  de  ladicte  ville,  avec  leurs  enseignes, 
qui  sont  des  navires  d'argent  ».  Après,  deux  hommes  establis  pour 
faire  la  proclamation,  avec  des  saies  de  velours  noir,  «  portans 
manches  perdues  de  satin  de  trois  couleurs,  assavoire  jaulne,  gris  et 
bleu;  »  les  deux  directeurs  du  mystère,  l'un  ecclésiastique,  l'autre 
laïque,  «  vestuz  honnestement;  »  les  quatre  entrepreneurs ,  «  vestuz  de 
chamarres  de  taffetas  armoysin  et  pourpoinctz  de  velours,  le  tout 
noir.  »  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  le  cortège  entier  était  à  cheval. 
Par  derrière  s'avançaient  quatre  commissaires  du  Ghàtelet,  montés 
sur  des  mules  garnies  de  housses,  puis  un  grand  nombre  de  bour- 


*  Histoire  du  Théâtre  français,  par  les  frères  Parfaict,  t.  11,  p.  345-350. 


24 


LE  VIEUX  PARIS 


geois  en  ordre,  marchands  et  autres,  «  tant  de  longue  robe  que  de 
courte.  »  A  chaque  carrefour  la  troupe  s'arrêtait,  et  deux  des  entre- 
preneurs s'en  détachaient  pour  se  joindre  aux  deux  hommes  spécia- 
lement chargés  de  la  proclamation.  Les  six  trompettes  sonnaient  par 
trois  fois;  et,  après  une  nouvelle  fanfare,  exécutée  par  le  trompette 
ordinaire  de  la  ville,  les  quatre  personnages  nommés  ci-dessus  criaient 


Héraut  à  cheval.  (D'après  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale,  fr.  2362. 


de  tous  leurs  poumons  la  longue  proclamation  qui  nous  a  été  conser- 
vée. Elle  est  tout  entière  en  vers  bizarres,  où  les  jeux  les  plus  pué- 
rils du  rythme  se  donnent  pleine  carrière,  comme  dans  les  poésies 
équivoquées  de  Crétin ,  et  nous  n'avons  pas  le  courage  d'en  citer  une 
seule  strophe. 

Même  lorsque  les  mystères  eurent  disparu  devant  la  comédie, 
lorsque  les  Confrères  délaissés  eurent  cédé  la  place  aux  Agnan,  aux 
Valeran  Lecomte  et  aux  Gaultier- Garguille,  il  est  probable  qu'il  resta, 
pendant  un  certain  temps,  quelque  chose  de  la  montre  et  du  cri  dans 
les  usages  des  nouveaux  maîtres  de  l'Hôtel  de  Bourgogne.  Les  pre- 
miers farceurs  qui  montèrent  sur  cette  scène,  illustrée  un  peu  plus 
tard  par  les  talents  de  Bellerose  et  de  Ploridor,  n'étaient  guère  que 


REPRÉSENTATIONS  DES  MYSTÈRES 


'lo 


des  saltimbanques  peu  différents  de  ceux  des  places  publiques,  et  ils 
en  avaient  la  plupart  des  habitudes.  Comme  nos  baraques  foraines 
d'aujourd'hui,  l'Hôtel  de  Bourgogne,  à  ses  débuts,  faisait  précéder 
ses  représentations  d'une  espèce  de  parade  à  la  porte,  qui  servait, 
pour  ainsi  dire,  d'annonce  et  d'amorce  au  spectacle  du  dedans.  Dans 


Palhelin  prenant  la  pièce  de  drap 
qu'il  enlève  au  drapier. 


Palhelin  |)laidant  pour  le  berger 
devant  le  juge. 


Fac-similé  des  gravures  sur  bois  de  la  farce  de  Palhelin  (considérée  comme  le  lype 

de  la  comédie  qui  a  succédé  aux  myslères).  Éd.  de  1490. 

(V.  Paul  Lacroix,  Les  Sciences  et  les  Lettres  au  moyen  âge,  p.  555.) 


la  Comédie  des  comédiens,  de  Scudéry,  qui  est  de  i63i,  nous  voyons 
encore  les  meilleures  troupes  de  province,  même  dans  la  seconde  ville 
du  royaume,  à  Lyon,  envoyer  un  tambour,  escorté  d'un  arlequin, 
pour  battre  le  rappel  par  les  rues  avant  la  représentation.  Nous  ne  dé- 
passerons pas  les  bornes  de  la  vraisemblance  en  conjecturant  qu'il 
en  avait  été  de  même  à  Paris,  au  moins  jusqu'aux  premières  années 
du  xviie  siècle,  avant  l'emploi  des  afficlies,  et  peut-être  concurrem- 
ment avec  elles. 


CHAPITRE  II 


FÊTES   ET  JEUX    PUBLICS   DE   L'UNIVERSITE 


LES    ECOLIERS    DANS    LA    RUE 

Comme  toutes  les  corporations  du  moyen  âge,  l'Université  de 
Paris  avait  ses  solennités  de  famille,  ses  démonstrations,  ses  pro- 
cessions, ses  exhibitions  publiques;  elle  les  avait  môme  plus  fré- 
quentes et  plus  animées  à  cause  de  son  importance  spéciale,  de  ses 
privilèges  et  de  la  jeunesse  innombrable,  amie  des  plaisirs  et  du 
bruit,  dont  se  composait  l'armée  de  ses  suppôts  et  écoliers. 

Pas  de  mois,  pour  ainsi  dire,  qui  ne  ramenât  périodiquement  sa 
fête,  et  même  qui  n'en  ramenât  plusieurs.  Nous  allons  passer  les 
principales  en  revue,  en  suivant  l'ordre  chronologique. 

Le  6  janvier,  jour  de  l'Epiphanie,  les  écoliers  se  livraient  à  des 
réjouissances  qu'ds  appelaient  ?'^r/a/ia  dans  le  latin  de  l'Université,  et 
qui  étaient  le  digne  pendant  de  la  fête  des  Fous  ou  des  Sous- Diacres. 
Toute  surveillance  cessait  de  plein  droit  :  les  portes  des  collèges  res- 
taient grandes  ouvertes,  et  les  élèves,  souvent  accompagnés  des 
maîtres  et  régents,  compagnons  ordinaires  de  leurs  jeu.x;  comme  de 
leurs  études,  se  répandaient  par  la  ville  en  mascarades  tumultueuses, 
couverts  d'habits  ridicules,  de  haillons,  de  robes  retournées,  ou  par- 
fois d'accoutrements  somptueux.  Réunis  en  un  lieu  i)ropice,  ils  éli- 
saient par  acclamation  un  roi  des  fous,  chargé  de  donner  le  branle 
à  leurs  amusements  bouffons.  Cette  pratique  était  fort  ancienne,  et  on 
n'en  peut  fixer  la  première  origine. 

La  fête  des  Rois,  en  1468,  fut  troublée  par  de  graves  désordres, 
et  les  écoliers,  masqués  et  armés  de  bâtons,  s'entre-battirent  tout  le 
jour  dans  les  rues,  si  bien  que  le  recteur  dut  aviser  à  des  mesures 
sévères  contre  le  retour  de  pareils  abus  '.  Elle  sembla  un  moment  vou- 

'  Sauvai,  Antiquités  de  Paiis ,  t.  Il,  p.  622. 


28  LE  VIEUX  PARIS 

loir  se  restreindre  à  l'intérieur  des  collèges  et  se  passer  en  famille, 
en  célébrant  le  roi  de  la  fève  par  des  chansons  et  des  farces  bur- 
lesques; mais  les  vieux  usages  ne  tardèrent  pas  à  reprendre  le  dessus, 
et,  en  1488,  la  Faculté  des  arts,  assemblée  au  lieu  habituel  de  ses 
conférences,  dans  l'église  Saint-Julien-le- Pauvre,  pour  procéder  à 
une  réforme  devenue  nécessaire,  trouva  le  mal  tellement  enraciné 
qu'elle  se  résigna  à  lui  faire  des  concessions.  Les  divertissements 
extraordinaires,  interdits  pour  les  fêtes  de  saint  Martin,  de  sainte 
Catherine  et  de  saint  Nicolas,  furent  tolérés  pour  l'Epiphanie,  à  con- 
dition qu'ils  ne  commenceraient  que  la  veille  au  soir  et,  le  jour 
même,  après  vêpres;  qu'ils  ne  nuiraient  en  rien  aux  offices  et  aux 
études  ;  qu'ils  se  renfermeraient  dans  l'enceinte  de  chaque  collège,  sans 
que  les  jeunes  gens  pussent  continuer  à  courir  de  l'un  à  l'autre,  et 
enfin  qu'on  ne  jouerait  plus  de  comédie  qui  n'eût  été  soigneusement 
examinée  d'abord.  Une  sanction  sévère  fut  donnée  comme  garantie  à 
ce  règlement;  car  l'écolier  coupable  de  l'avoir  violé  devait  être  battu 
de  verges  dans  la  cour  du  collège  par  quatre  régents,  sous  les  yeux 
du  recteur  et  des  procureurs,  et  en  présence  de  ses  camarades, 
solennellement  assemblés  au  son  de  la  cloche.  Cette  réforme  ne  dura 
pas.  Deux  ans  après,  on  essaya  d'enlever  d'assaut  la  révocation  du 
décret,  qui  résista  à  cette  brusque  attaque;  mais  peu  à  peu  la  vigi- 
lance des  réformateurs  s'endormit,  et  les  écoliers  recommencèrent  à 
s'émanciper  de  telle  sorte  que,  le  8  décembre  1525,  le  Parlement  dut 
s'en  mêler  et  défendre  par  un  arrêt,  renouvelé  deux  ans  plus  tard 
(4  janvier  1528),  qu'on  jouât  dans  les  collèges,  à  la  fête  des  Rois, 
«  aucunes  farces,  momeries,  ni  sotise  '  *.  Le  Parlement  ne  fut  pas 
plus  heureux  que  ne  l'avaient  été  les  recteurs,  et  les  jeux  bouffons 
de  la  fête  des  Rois  continuèrent  leur  cours  à  travers  tous  les  obsta- 
cles, jusqu'à  ce  qu'enfin,  lasse  de  ces  excès,  l'Université  prit  un 
grand  parti  et  coupa  court  au  mal  en  rayant  définitivement  l'Epi- 
phanie des  fastes  académiques  (décembre  1559)  ^ 

Quelques  jours  après  l'Epiphanie  arrivait  la  fête  de  saint  Guillaume, 
patron  particulier  de  la  nation  de  France  \  Elle  était  célébrée  en 


1  Ces  représentations,  qui  avaient  lieu  soit  dans  la  grande  salie,  soit  dans  la  cour  des 
collèges,  avaient  remplacé  peu  à  peu  les  mascarades  des  rues,  avec  moins  de  scandale  au 
dehors  sans  doute,  mais  avec  tout  autant  de  licence  et  de  désordres  au  dedans. 

2  Sauvai ,  Antiquités  de  Paris,  t.  11.  —  Du  Boulay,  Ilistoria  univers.  Paris,  t.  V,  p.  761-785; 
t.  VI,  p.  186,  204,  526. 

3  On  sait  que  les  écoliers  de  la  faculté  des  arts  étaient  partagés  en  quatre  nations:  celles 
de  France,  de  Picardie,  de  Normandie,  et  celle  d'Angleterre,  qui  devint  la  nation  d'Alle- 
magne vers  1437,  quelque  temps  après  la  mort  de  Jeanne  d'Arc,  suppliciée  par  les  Anglais. 
Ces  nations  se  divisaient  elles-mêmes  en  provinces,  qui  se  subdivisaient  en  diocèses. 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ 


29 


grande  pompe,  avec  messe  solennelle,  musique,  déjeuner.  En  1414, 
plusieurs  princes  du  sang  s'y  rendirent;  trois  ans  plus  tard,  le  roi 
y  vint  lui-même,  et,  dans  cette  mémorable  occurrence,  la  nation  tint 
à  se  distinguer  en  donnant  un  grand  repas  aux  chevaliers  et  écuyers 
de  sa  suite,  ainsi  qu'à  ses  propres  suppôts.  Les  autres  nations  avaient 


Sceau  de  l'Université  de  Paris,  d'après  l'original  conservé  aux  Archives  nalionales,  etc. 

également  leurs  patrons  particuliers,  aux  fêtes  desquels  reparais.saieni 
toujours  les  mômes  divertissements  et  les  mômes  folies.  Aussi  les 
réjouissances  scandaleuses  par  lesquelles  les  écoliers  des  diverses 
nations  déshonoraient  les  solennités  de  leurs  patrons  furent -elles 
l'objet  d'une  réforme  particulière  de  la  part  de  la  faculté  des  arts', 
en  décembre  1451 ,  quelque  temps  avant  la  grande  réforme  du  car- 
dinal d'Estouteville-. 


1  La  faculté  des  arts,  que  nous  appellerions  aujourd'hui  des  lettres,  la  plus  nombreuse  de 
beaucoup,  était  la  faculté  inférieure,  qui  servait  d'acheminement  aux  trois  facultés  supé- 
rieures :  de  théologie,  de  médecine  et  de  décret  ou  droit  canon.  Elle  comprenait  tout  ce  qui 
n'avait  pas  atteint  le  grade  de  docteur.  Ces  facultés  supérieures,  réunies  aux  quatre  nations 
de  la  faculté  des  arts,  formaient  les  sept  compagnies  de  la  république  universitaire.  Les 
premières  avaient  pour  chef,  chacune  un  doyen;  les  dernières,  chacune  un  procureur.  Le 
chef  suprême  de  l'Université  était  le  recteur,  en  même  temps  chef  particulier  de  la  faculté 
des  arts,  et  élu  par  elle  seule,  parce  qu'elle  formait  le  corps  de  l'Universiti  proprement  dit, 
et  embrassait  dans  son  cadre  immense  presque  tout  le  personnel  enseignant  des  collèges.  Il 
faut  lire  Launoy  {Regii  Navarrse  gymnasii  hisloria)  si  Ton  veut  se  mettre  au  courant  du 
mécanisme  administratif  de  l'Université. 

*  Crevier,  Histoire  de  l'Unioersilé  de  Paris,  t.  III,  p.  382;  t.  IV,  p.  169. 


30  11'^  VÎKUX   PARIS 

Le  29  janvier,  le  recteur  de  l'Université,  suivi  des  quatre  facultés, 
allait  offi'ir  solennellement  au  garde  des  sceaux  le  cierge  de  la  Chan- 
deleur. 

Le  jour  de  Pâques  et  le  lendemain  étaient  marqués  par  deux  céré- 
monies, où  l'Université  s'oiTrait  en  spectacle  dans  les  rues  de  Paris. 
Le  premier  jour,  le  recteur  se  rendait  processionnellement  avec  un 
cortège,  composé  des  procureurs  des  quatre  nations  et  de  la  plupart 
des  officiers  et  maîtres  de  l'Université,  sur  le  Pré -aux -Clercs,  tant 
pour  le  visiter  que  pour  constater  et  confirmer  son  droit  de  propriété; 
le  lendemain,  il  se  dirigeait  à  l'église  Notre-Dame-des-Champs, 
hors  les  murs,  où,  après  avoir  fait  ses  dévotions,  il  prenait  part  à 
un  grand  dîner.  Le  cortège  reconduisait  ensuite  le  recteur  jusque 
chez  lui.  En  152G,  la  visite  du  Pré-aux- Clercs  fut  transférée  au  lundi 
de  Pâques,  par  respect  pour  la  sainteté  de  la  plus  grande  fête  du 
catholicisme,  que  troublaient  souvent  le  tumulte  et  les  extravagances 
auxquels  cette  démarclie  donnait  lieu  '. 

Le  Pré-aux- Clercs  servait  aux  jeux  des  écoliers  pendant  les  jours 
et  les  heures  de  congé,  et  l'Université  n'en  tira  jamais  d'autre  parti. 
Toute  cette  jeunesse  turbulente  s'y  assemblait  en  foule  pour  se  livrer 
aux  divertissements  innombrables  dont  Rabelais  %  les  Colloques 
d'Erasme  et  un  cha[)itre  de  Math.  Cordier^  ont  dressé  le  curieux  cata- 
logue, et  qui  dégénéraient  souvent  en  querelles  où  le  sang  coulait,  où 
le  guet  lui-même  n'était  pas  respecté.  Dès  1473,  les  écoliers  avaient 
si  bien  pris  Fliabitude  de  se  réunir  pour  insulter  les  ])ourgeois  et  se 
battre  entre  eux,  que  la  faculté  des  arts  dut  parer  au  mal  par  un 
décret  rigoureux,  qui  allait  jusqu'à  interdire  les  promenades  et  récréa- 
tions au  Pré-aux- Clercs.  Mais,  deux  cà  trois  ans  après,  les  désordres 
recommençaient  de  plus  belle,  et,  le  7  août  1477,  les  écoliers  se 
livrèrent,  sur  le  théâtre  ordinaire  de  leurs  jeux,  un  combat  en  forme, 
où  les  maîtres  mêmes  i)rirent  part,  et  où  plusieurs  furent  assez  griè- 
vement blessés. 

Ils  avaient  aussi  de  nombreuses  querelles  avec  les  moines  de  Saint- 
Germain- des-Prés,  compétiteurs  naturels  de  l'Université  à  la  posses- 
sion du  Pré -aux -Clercs,  et  qui  n'avaient  jamais  pu  se  résoudre  à  l'en 


'  Crevier,  Histoire  de  l'Université,  l.  IV,  p.  2u2-2o3;  t.  V,  p.  192-194. 

-  Gargantua,  liv.  I,  ch.  xxii.  L'abbé  Thiers  nous  apprend,  dans  son  Traité  des  jeux  et 
divertissements  (ch.  x.\iv),  qu'une  des  récréations  les  plus  ordinaires  dans  les  petites  écoles, 
—  c'est-à-dire  dans  celles  où  l'on  apprenait  l'écriture,  la  lecture  et  les  éléments  de  la  gram- 
maire latine,  —  était  la  joute  aux  coqs,  et  que,  bien  qu'innocente  par  elle-même,  elle  avait 
été  défendue  sous  peine  d'excommunication  par  le  concde  de  Cognac,  en  1260,  à  cause  de 
la  perte  de  temps  et  des  désordres  qu'elle  occasionnait. 

3  De  corrupli  sermonis  emendalione ,  p.  326. 


FÊTES  ET  JEUX   DE  L'UNIVERSITÉ  34 

laisser  jouir  paisiblement.  Le  4  juillet  1548,  excités  d'ailleurs  par  une 
déclamation  de  Ramus,  dans  laquelle  les  usurpations  des  moines 
étaient  l'objet  d'ardentes  invectives,  ils  se  portent  en  armes  contre 
l'abbaye,  font  brèche  aux  murs  du  grand  clos  qu'ils  saccagent,  et 
dévastent  les  propriétés  de  la  maison  pendant  tout  le  jour.  Il  fallut 
que  les  religieux  soutinssent  un  siège  et  organisassent,  avec  leurs 
gens,  une  défense  qui  coûta  cher  à  bon  nombre  d'écoliers.  Le  Parle- 
ment, après  avoir  informé,  consacra,  par  sa  décision,  les  droits  uni- 
versitaires. Néanmoins  les  écohers  ne  furent  pas  satisfaits  de  cet 
arrêt,  qui  leur  paraissait  resserrer  les  anciennes  limites  de  leur 
patrimoine.  Ils  en  voulaient  surtout  aux  nouveaux  édifices  qu'on  éle- 
vait sur  le  terrain  du  grand  pré,  sans  respect  pour  l'espace  et  la 
liberté  nécessaires  à  leurs  ébats,  et  ils  tentèrent  à  plusieurs  reprises 
de  les  démolir. 

Le  12  mai  1557,  un  écolier  breton  et  un  avocat,  se  promenant 
ensemble,  furent  tués  de  coups  de  feu  partis  d'une  fenêtre  ouverte 
sur  le  pré.  Ce  fut  le  signal  d'une  émeute  formidable  de  l'Université. 
Pendant  plusieurs  jours  les  artiens  s'assemblèrent  en  armes,  atta- 
quant les  maisons,  les  détruisant  par  le  fer  et  la  flamme,  maltraitant 
le  lieutenant  criminel  et  ses  archers,  quoiqu'on  eût  jeté  en  prison 
l'auteur  présumé  du  crime.  Le  procureur  général  et  le  Parlement 
prirent  alors  des  mesures  rigoureuses,  firent  pendre  au  milieu  du 
Pré-aux-Clercs  un  des  plus  séditieux  parmi  les  écoliers,  et  infor- 
mèrent le  roi,  qui  se  trouvait  à  cette  époque  éloigné  de  Paris.  Comme 
les  désordres  continuaient,  on  oi'donna  de  fermer  les  portes  des  col- 
lèges à  six  heures  du  soir,  de  murer  ou  de  griller  toutes  les  fenêtres 
des  chambres  basses  qni  donnaient  sur  la  rue,  enfin  d'enlever  toutes 
les  armes  offensives  qu'on  trouverait  dans  les  chambres  des  étudiants. 
L'exécution  de  ces  ordres  donna  lieu  à  de  nouveaux  soulèvements  : 
il  fallut  la  sévère  intervention  de  l'autorité  royale  pour  y  mettre  un 
terme,  et  depuis  ce  moment,  grâce  aux  mesures  prises,  le  Pré-aux- 
Clercs  redevint  le  théâtre  innocent  et  paisible  des  ébats  scolaires'. 

L'Université  était  très  jalouse  de  la  possession  du  Pré-aux-Clercs. 
Elle  y  tenait  comme  à  tous  ses  privilèges,  et  ne  laissait  passer  sans 
protestation  immédiate  aucune  tentative  d'empiétement.  Au  besoin, 
elle  se  faisait  justice  elle-même.  En  1539,  le  recteur  ayant  trouvé, 
dans  sa  visite  annuelle,  des  moutons  qui  paissaient  l'herbe  sacrée  de 

*  Pour  tous  ces  faits,  voyez  Félibien,  Histoire  de  Paris,  t.  II,  p.  1025-1027;  Crevier, 
Histoire  de  l'Université,  t.  IV,  p.  358,  381  ;  t.  V,  p.  A-23,  425;  t.  VI,  p.  31.  On  peut  consulter 
aussi  un  chapitre  de  la  série  publiée  par  M.  Rathery  dans  le  Journal  général  de  l'instruc- 
tion publique  sur  les  Anciens  collèges  de  Paris,  année  1856,  n°*  58  et  97. 


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FÊTES  ET  JEUX   DE   L'LMVERSITÉ 


33 


l'Université,  fit  saisir  et  enlever  un  des  coupables.  Une  autre  fois,  en 
1305,  le  recteur,  escorté  des  maîtres  et  des  élèves,  était  allé  arracher 
le  blé  qu'un  particulier  avait  eu  l'audace  de  semer  dans  le  domaine 
de  la  fille  ainée  des  rots.  Tout  cela  n'empêcha  pas  l'Université  d'être 
expulsée  peu  à  peu  de  ce  domaine,  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  en  fut  défi- 
nitivement dépossédée,  au  xviF  siècle,  par  les  constructions  qui  le 
recouvrirent,  et  dut  transporter  aux  Champs-Elysées,  dans  les  plaines 
de  Gentilly,  au  bois  de  Boulogne,  le  théâtre  de  ses  ébats. 


Bas-relief  représentant  une  réparation  publique  faite  en  1440  à  l'Université 

et  aux  religieux  augustins  par  les  sergents  du  prévôt  de  Paris. 

—  Ce  bas- relief  est  aujourd'hui  conservé  ù  l'école  des  Beaux- Arts. 

Les  émeutes,  rixes  et  violences  des  écoliers  ne  se  produisaient  pas 
seulement  dans  l'enceinte  du  Pré-aux- Clercs.  Rien  n'était  plus  fré- 
quent que  des  faits  de  ce  genre,  et  la  turbulence  indisciplinable  de  la 
nation  universitaire,  —  surtout  des  martinets,  c'est-à-dire  des 
externes  libres,  vrais  oiseaux  de  passage,  qui  logeaient  dans  les  mai- 
sons bourgeoises,  et  des  galodies,  ainsi  nommés  de  la  chaussure  qu'il 
leur  fallait  pour  franchir  les  boues  de  la  montagne  Sainte-Geneviève, 
externes  amateurs,  souvent  fort  à^é^,  encore  moins  connus  que  les 
martinets  par  les  principaux  des  collèges  dont  ils  recevaient  les  leçons, 
—  était  passée  en  proverbe.  Le  cloître  Saint-Benoît,  le  clos  Bruneau, 
le  carrefour  Saint- Ililaire,  comptaient  parmi  les  lieux  les  plus  dange- 
reux de  la  ville.  On  conçoit  tout  ce  qu'avait  de  redoutable  une  armée 

3 


34  LE  VIEUX  PARIS 

d'écoliers  qui  pouvait  se  monter  jusqu'à  vingt  mille  hommes,  dont 
beaucoup  âgés  de  plus  de  trente  ans.  Dans  l'origine,  l'Université  ne 
se  chargeait  que  de  donner  l'instruction  à  ses  élèves,  obligés  de  se 
pourvoir  à  leurs  risques  et  périls  pour  tous  les  besoins  de  la  vie  maté- 
rielle. Même  quand  la  charité  privée  se  fut  occupée  de  leur  fournir  la 
nourriture  et  le  logement  par  une  foule  de  fondations,  elles  restèrent 
insuffisantes  pour  détruire  entièrement  un  mal,  d'ailleurs  enraciné, 
et  qui  trouva  de  nouveaux  aliments  dans  la  multitude  toujours  crois- 
sante des  écoliers  et  dans  les  privilèges  exorbitants  qu'on  leur  accor- 
dait, en  compensation  de  la  dureté  de  leur  vie  scolastique,  et  pour 
mieux  les  attirer. 

La  protection  dont  les  rois,  les  papes,  les  légats  entouraient  l'Uni- 
versité n'était  pour  cette  jeunesse  ardente  et  orgueilleuse  qu'une 
sorte  d'encouragement  aux  excès,  lin  prévôt  n'entrait  pas  en  charge 
que  l'Université  ne  le  mandat  devant  elle  et  ne  le  forçât  de  jurer  le 
respect  de  ses  privilèges;  en  cas  d'infraction,  elle  exigeait  des  amendes 
honorables  et  des  châtiments  sévères,  qui  allaient  même  jusqu'à  la 
destitution.  Quiconque  essayait  de  lutter  contre  ce  corps  omnipotent 
était  presque  toujours  brisé.  A  la  première  atteinte  portée  à  ses  droits 
ou  à  son  orgueil,  l'Université  frappait  Paris  d'interdit,  en  suspendant 
leçons  et  sermons;  et  Dieu  sait  ce  qu'il  fallait  d'arbitrages,  de  média- 
tions, d'admonitions,  d'enquêtes,  de  réparations,  de  bulles  du  sou- 
verain pontife,  de  promesses  du  roi  et  du  Parlement  pour  obtenir  le 
pardon.  Elle  abusa  tellement  de  ce  moyen  dangereux,  qu'elle  fmit 
par  le  discréditer  et  par  lasser  la  patience  même  de  ses  protecteurs. 

Ce  sei'ait  une  histoire  interminable  et  qui  exigerait  plusieurs  in-folio, 
que  celle  des  actes  de  désordre  et  do  violence  dont  les  incorrigibles 
élèves  de  la  foculté  des  arts  désolaient  Paris  et  les  environs.  En  1229, 
ils  se  livrèrent  aux  plus  effroyables  excès  dans  le  bourg  Saint-Marcel, 
à  la  suite  d'une  station  prolongée  devant  les  brocs  d'un  tavernier,  qui 
osait  leur  demander  le  payement  de  ce  qu'ils  avaient  bu.  Quarante  ans 
après,  un  arrêté  de  l'évêque  de  Paris  prouve  qu'ils  n'avaient  rien 
changé  à  leur  manière  de  vivre.  Il  leur  reproche  leurs  désordres  de 
jour  et  de  nuit,  blessures,  meurtres,  enlèvements  de  femmes,  séduc- 
tions et  persécutions  de  jeunes  filles,  violations  des  établissements 
hospitaliers,  rapines,  brigandages  et  une  multitude  d'autres  crimes  en 
horreur  à  Dieu'.  Vers  le  miheu  du  xvi"  siècle,  les  écohers,  chez  les- 
quels Louis  XI,  en  incorporant  dans  sa  milice  urbaine  une  compa- 


1  Cartul.  de  N.-D.,  1,  p.  161.—  Springer,  Paris  au  xm«  siècle,  traduit  par  M.V.  Fou- 
cher,  in-i2,  p.  121. 


FÊTES  ET  JEUX   DE  L'UNIVERSITÉ 


35 


gnie  d'universitaires,  avait  développé  le  sentiment  belliqueux,  étaient 
encore  dans  l'usage  d'aller  se  promener  à  la  campagne,  formés  en 
bataillons,  avec  armes,  enseignes  déployées,  tambours,  fifres  et 
trompettes,  se  faisant  escorter  de  soldats  de  louage,  qui  leur  servaient 
de  porte- respect,  et  tirant  force  coups  de  feu.  Ils  étaient  souvent  en 
compagnie  de  leurs  principaux  et  de  leurs  régenls,  dont  la  présence 
n'arrêtait  pas  leurs  folies  ;  on  les  vit  en  quelques  circonstances  enfon- 
cer les  portes ,  piller  et  dévaster  les  vignes  et  les  champs'.  Ils  enga- 
geaient des  rixes  innombrables  avec  les  bourgeois,  les  bateliers,  les 
archers,  les  soldats  de  la  garde,  etc.  Durant  le  xviio  siècle  même,  les 


Université  de  Paris.  Sceau  de  la  nation  de  France  (xiv  siècle), 
d'après  l'original  conservé  aux  Archives  nationales,  etc. 

écoles  étaient  une  des  grandes  préoccupations  de  la  police,  et  les 
Registres  du  Parlement,  conservés  en  manuscrit  à  la  bibliothè(iue 
de  la  Sorbonne,  nous  apprennent  que  les  exécutions  capitales  étaient 
presque  toujours  le  signal  de  nouveaux  désordres  parmi  eux,  et  qu'il 
fallait  se  prémunir  «  contre  les  voyes  de  fait,  violences  et  meurtres 
qui  se  commettent  par  les  escoliers,  estudiants  en  médecine  et  compa- 
gnons chirurgiens,  qui,  pour  avoir  les  corps  de  ceux  qui  sont  exécu- 
tez, attirent  des  vagabonds,  pages  et  laquais,  et  les  emportent  par 
force*  ». 
Au   moyen   âge,    les   pauvres  écoliers  de  Navarre  et  des  Bons- 


•  Voyez  particulièrement,  sur  ces  dévastations  des  vignes,  les  Contes  d'Eulrapel,  par  Noël 
du  Fail,  ch.  xxiv.  Est-ce  à  cause  de  ce  penchant  décidé  des  artiens  pour  le  pillage  des 
vignes  que  leurs  vacances  s'appelaient  les  vendanges? 

*  Rapports  de  M.  Avenel  (  1"  rapport),  dans  le  Bulletin  des  comités  historiques  du  mivis- 
tère  de  l'instruction  publique.  Mars  1851. 


36  LE  VIEUX  PARIS 

Enfants  mendiaient  leur  pain  par  les  rues  à  haute  voix;  au  xyip  siècle, 
il  y  avait  des  écoliers  qui  se  faisaient  tire-laine,  et,  non  contents  de 
kiUer  d'insolence  avec  les  pages  et  de  grossièreté  avec  les  laquais, 
luttaient  encore  de  dextérité  et  d'audace  avec  les  voleurs  de  profes- 
sion :  il  est  vrai  que  ceux-ci  se  prétendaient  souvent  écoliers,  quand 
ils  étaient  pris  sur  le  fait,  afin  de  donner  à  leur  crime  les  appa- 
rences d'une  simple  espièglerie,  et  de  profiter  pour  leur  part  des  pri- 
vilèges de  l'Université  ^ 

Les  écoliers  se  battaient  souvent  aussi  entre  eux  :  le  tumulte  était 
leur  élément  naturel,  et  ils  se  fussent  exterminés  les  uns  les  autres 
plutôt  que  de  renoncer  à  leur  habitude  favorite.  Vers  l'an  1278,  il 
s'éleva  une  rivalité  entre  la  très  constante  nation  d'Angleterre  et  la 
très  fidèle  nation  picarde,  qui  se  disputaient  le  deuxième  rang  parmi 
les  nations,  et  les  choses  s'envenimèrent  de  telle  sorte  que  les  suppôts 
d'Angleterre  se  jetaient  dans  la  rue  sur  les  Picards,  les  frappaient,  les 
tuaient  même,  et  que  ceux-ci  furent  réduits  à  échapper  par  la  fuite 
à  leurs  redoutables  adversaires  ^  Une  autre  fois  (1468),  on  voit  les 
étudiants  engager  entre  eux  une  bataille  acharnée  à  coups  de  bâtons 
ferrés^  et  d'autres  armes,  en  pleine  rue  du  Fouarre,  c'est-à-dire 
devant  leurs  écoles,-  et  sous  les  yeux  du  recteur  et  des  maîtres*.  Cette 
bienheureuse  rue  était  faite  à  souhait  pour  les  rixes  entre  écoliers  : 
elle  affermissait  les  pieds  et  amortissait  les  chutes  avec  la  paille  dont 
elle  était  jonchée  pour  éteindre  le  bruit  des  chevaux  et  des  voitures, 
et  on  finit  par  la  fermer  à  chaque  extrémité  d'une  barrière  qui,  en 
éloignant  les  profanes,  en  faisait  une  sorte  de  salle  en  plein  air,  où  les 
écoliers  passaient  la  journée  à  jouer,  à  manger,  à  se  quereller.  Ou 
bien  c'étaient  des  guerres  civiles  de  collège  à  collège,  comme  celle 


^  Ch.  Sorel,  la  Vraie  histoire  comique  de  Francion,  édition  Delahays  ,  p.  179.  —  Les  Caquets 
de  l'accouchée,  édition  Jannet,  p.  70. 

~  Sur  les  hostilités  réciproques  de  nalion  à  nation,  sur  les  railleries,  les  reproches  et  les 
injures  dont  elles  se  poursuivaient  continuellement  les  unas  les  autres,  voyez  Vllisloria 
occidentaiis  de  Jacques  de  Vitry  (cap.  vu). 

3  Ces  bâtons  ferrés,  armes  favorites  des  étudiants,  s'appelaient  Iribars;  ils  étaient  épais  et 
lourds,  et  pouvaient  aisément  briser  une  tête  ou  une  armure. 

''  Ces  batailles  dans  la  rue  n'étaient  souvent  que  la  suite  naturelle  des  batailles  dialectiques 
et  des  disputes  acharnées  commencées  durant  la  classe,  et  qui  faisaient  ressembler  l'intérieur 
d'une  école  à  l'antre  des  tempêtes  (Monteil,  Histoire  des  Français,  t.  I,  ép.  xlvi).  Les 
divers  statuts  des  réformateurs  de  l'Universiti,  dont  rien  n'égale  la  minutie,  insistent  d'une 
façon  significative  sur  ce  point,  et  recommandent  aux  maîtres,  aussi  bien  qu'aux  élèves,  de 
s'abstenir  d'injures  les  uns  envers  les  autres  dans  les  réunions  et  les  classes. —  Voy.  Statuts  des 
cardinauxde  Saint-Marc  et  de  Montaigu  (1266) ,  Réforme  du  cardinal  d'Estouteville  (1452), 
le  Règlement  du  collège  de  la  Marche,  les  Dialogues  de  Vives,  Nie.  Mercier,  De  offieiis 
scolaslicorwn ,  et  tous  ces  traités  et  manuels  à  l'usage  des  écoliers,  d'une  naïveté  si  grande 
dans  leurs  prescriptions,  et  où  l'on  trouve  tant  de  renseignements  sur  les  mœurs  et  usages 
de  l'Université. 


FETES  ET  JEUX   DE   L'UNIVERSITÉ 


37 


qui  s'éleva  en  1522  entre  Montaigu  et  Sainte-Barbe,  et  qui  a  foui-ni 
à  Nicolas  Petit  le  sujet  d'un  poème  latin  :  la  Barbaromachie ,  imprimé 
la  môme  année'. 

Les  cérémonies  religieuses  même  n'étaient  pas  toujours  respectées, 
et,  par  exemple,  la  distribution  des  cierges  de  la  CUiandeleur,  qui  se 
faisait  avec  une  certaine  pompe  dans  les  églises  et  chapelles  de  l'Uni- 
versité, devenait  quelquefois  l'occasion  de  disputes  et  de  scandales. 
En  1465,  pendant  la  messe  que  la  nation  de  France  célébrait  ce 
jour-là  dans  le  collège  de  Navarre,  à  la  suite  d'une  querelle  survenue 


lîtiiversité  de  Paris.  Sceau  de  la  nation  de  Picardie  (xiv  f-it-cle), 
d'après  l'original  conservé  aux  Archives  nationales,  etc. 

entre  les  écoliers,  les  cierges  furent  pillés  et  les  orncmoiUs  de  raulcl 
déchirés  en  lambeaux. 

Une  des  sources  les  plus  fécondes  et  les  plus  fréquentes  du  tumulU^ 
dans  le  peuple  des  étudiants,  c'était  l'élection  des  recteurs.  Les  Irri- 
gues, les  cabales,  les  rivalités,  l'agitation  électonde  enfin,  comme  on 
dirait  aujourd'hui,  se  traduisaient  souvent  par  des  faits  d'une  violence 
inouïe,  qui  nécessitaient  l'intervention  du  prévôt  de  Paris  et  du  lieu- 
tenant criminel.  On  se  battait  avant  l'élection,  pour  assurer  le  triomphe 
de  son  candidat;  on  se  battait  après  l'élection,  pour  le  soutenir  eoidie 
ceux  qui  l'attaquaient.  Souvent  les  huées  des  mécontents  accueillaient 
la  proclamation  de  leur  nouveau  chef,  et  pierres  et  bâtons  d'entrer 
aussitôt  en  danse.  La  faculté  des  arts  lança  à  plusieurs  reprises  de 
vigoureux  décrets  contre  ces  guerres  civiles;  mais  la  turbulence  natu- 


*  Quicherat,  Histoire  de  Sainte- Barbe ,  in-8%  t.  I,  ch.  xvi. 


38  LE  VIEUX  PARIS 

relie  à  la  gent  universitaire  prévalut  toujours  contre  la  sagesse  et  la 
sévérité  de  ses  règlements.  L'autorité  civile  elle-même  essaya,  à  diverses 
époques,  de  prévenir  le  retour  de  semblables  scènes,  par  des  ordon- 
nances qui  témoignent  suffisamment  à  elles  seules  de  la  juste  défiance 
où  elle  tenait  les  habitudes  des  écoliers.  On  a  déjà  vu  qu'elle  les  avait 
condamnés  à  une  sorte  de  claustration ,  à  la  suite  des  événements  qui 
avaient  ensanglanté  le  Pré -aux -Clercs  dans  le  mois  de  mai  1557. 
Dès  1318  on  leur  avait  défendu  de  porter  des  armes  :  cette  défense 
fut  souvent  renouvelée  par  la  suite  ;  et  dans  le  xvii»  siècle  on  la  voit 
reparaître  coup  sur  coup,  en  1604,  1619,  1621,  1623,  1635,  etc.  Bien 
mieux,  le  Parlement,  en  1575,  avait  interdit  aux  maîtres  d'escrime 
de  demeurer  dans  le  quartier  des  collèges;  et  en  1578,  à  la  suite  d'une 
nouvelle  algarade  des  écoliers,  l'Université,  si  attentive  pourtant  contre 
toute  atteinte  portée  à  son  indépendance,  prit  une  délibération  où  le 
Parlement  était  supplié  de  tenir  la  main  à  la  stricte  exécution  de  cet 
arrêt.  Les  Lois  et  Statuts  de  l'Académie  et  de  V Université  de  Paris, 
promulgués  le  13  septembre  1598,  portent  en  propres  termes  :  «  Les 
écoliers  ne  pourront  apprendre  l'escrime;  et  afin  de  retrancher  toute 
occasion  propre  à  les  détourner  de  leurs  études  et  à  les  jeter  dans  le 
dérèglement,  les  rnaitres  d'armes,  les  joueurs  de  flûte'/,  les  danseurs, 
les  histrions  videront  les  lieux  dépendant  de  l'Académie  et  seront  relé- 
gués au  delà  des  ponts.  » 

L'enchaînement  des  idées  nous  a  menés  loin,  sans  pourtant  nous 
faire  dévier  de  notre  route.  Les  troubles,  les  désordres,  les  émeutes 
et  rébellions  des  écoliers  sont  mêlés  par  tous  les  points  à  l'histoire  de 
la  vieille  Université,  et  nous  les  trouverons  encore  sur  nos  pas.  Mais 
il  est  temps  de  fermer  cette  longue  parenthèse  et  de  revenir  au  cœur 
même  de  notre  sujet. 

La  fête  principale  que  nous  rencontrons  d'abord  après  la  visite 
solennelle  au  Pré -aux -Clercs,  c'est  celle  du  Mai.  Durant  les  derniers 
jours  d'avril,  les  écoliers  se  répandaient  dans  la  campagne  pour  enle- 
ver de  grosses  branches  d'arbres  et  de  jeunes  chênes  qu'ils  rappor- 
taient en  triomphe  et  qu'ils  allaient  planter,  le  premier  jour  du  mois 
suivant,  tant  devant  les  portes  des  dignitaires  de  l'Université  que 
dans  la  cour  de  leur  collège,  en  exécutant  des  danses  tout  autour. 
Cet  usage,  général  d'ailleurs,  non  seulement  au  moyen  âge,  mais  jus- 
qu'à la  Révolution,  fut  aboli  pour  l'Université  en  1539,  par  le  recteur 
Nicolas  Godefroi. 

1  On  peut  les  lire  à  la  suite  de  VHistoire  de  l'éducation  en  France,  par  M.  Théry,  2  vol. 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ  39 

Le  mois  de  juin  ramenait  l'une  des  plus  grandes  solennités  univer- 
sitaires, la  procession  du  Laiidit.  Mais,  à  ce  sujet,  quelques  explica- 
tions préalables  sont  nécessaires. 

L'Université  exerçait  de  vieille  date  un  droit  sur  le  parchemin', 
qu'on  trouve  établi  par  des  témoignages  authentiques  dès  avant  la  lin 
du  xiiio  siècle,  et  qui  remonte  probablement  plus  haut.  Les  parche- 
miniers  de  Paris  ne  pouvaient  se  fournir  ailleurs  qu'à  la  foire  du 
Landit  ou  à  la  halle  des  Mathurins,  qui  était  le  dépôt  général  de  tout 
le  parchemin  entrant  dans  la  ville.  Ces  mesures  avaient  pour  but  de 
facihter  à  l'Université  l'exercice  de  son  droit.  Ainsi,  quand  la  halle 
des  Mathurins  avait  reçu  une  provision  nouvelle,  le  recteur,  averti, 
envoyait  compter  les  bottes,  qu'il  faisait  ensuite  visiter  et  taxer  par 
quatre  parcheminiers  jurés  de  l'Université,  et  sur  chacune  desquelles 
une  redevance  fixe  lui  était  due.  On  ne  devait  vendre  aux  marcliands 
qu'après  vingt-quatre  heures  consacrées  aux  besoins  des  particuliers, 
et  surtout  des  écoliers.  Pour  le  Landit,  les  choses  se  passaient  abso- 
lument de  môme  :  le  recteur  y  visitait  le  parchemin,  dont  la  vente 
était  réservée  d'abord  aux  maîtres ,  aux  écoliers  et  à  quelques  autres 
privilégiés.  Ajoutons  que,  vers  le  milieu  du  xv°  siècle,  lorsque  la  foire 
du  Landit,  qui  se  tenait  jusque-là  entre  la  Chapelle  et  Saint-Denis, 
eut  été  transférée  dans  cette  dernière  ville,  l'abbé  de  Saint- Denis  en 
prit  occasion  de  disputer  à  l'Université  son  droit  de  visite  du  parche- 
min, et  tenta  de  le  lui  ravir.  Ce  fut  dès  lors  un  sujet  de  difficultés  et 
de  protestations  continuelles,  et,  à  partir  de  l'an  1000,  les  recteurs 
cessèrent  d'aller  au  Landit,  mais  non  les  écoliers  et  les  régents. 

Le  Landit  était  donc  une  sorte  de  foire  universitaire,  et  il  était 
naturel  que  l'Université  s'y  rendît  en  corps;  mais  l'usage  n'avait  pas 
tardé,  comme  toujours,  à  dégénérer  en  abus,  et  cette  démarche  était 
devenue  le  prétexte  de  réjouissances  bruyantes  où  l'on  oubliait  toute 
discipline. 

La  foire  du  Landit  s'ouvrait  primitivement  le  premier  lundi  après 
le  Jl  juin,  fête  de  saint  Barnabe,  et  ne  durait  que  trois  jours;  par  la 
suite  elle  se  prolongea  beaucoup.  Dès  l'aube,  les  écoles  étaient  en 
grande  rumeur.  Étudiants  et  maîtres  accouraient  de  toutes  parts  se 
ranger  sur  la  place  Sainte -Geneviève,  et  de  là,  à  la  suite  de  son  chef, 
l'immense  cortège,  accompagné  de  soudards  en  armes,  môle  de  vaga- 
bonds, parfois  même,  dit -on,  de  femmes  et  de  filles  déguisées  -,  et 


1  Tous  les  corps  de  métiers  qui  se  rattachaient  à  la  science  et  aux  lettres,  libraires,  relieurs, 
enlumineurs,  écrivains,  dépendaient,  comme  les  parcheminiers,  de  l'Université. 
-  Hurtaut  et  Magny,  Dictionnaire  de  Pans,  art.  Landit. 


40 


LE  VIEUX  PARIS 


escorté  de  bedeaux  coilîés  de  leurs  bonnets  rouges  tout  neufs  ',  cadeau 
obligé  du  recteur  à  chaque  Landit,  partait  à  cheval,  marchant  sur 
deux  lignes,  tambours  battants,  trompettes  sonnantes  et  enseignes 
déployées.  Pendant  deux  heures,  la  circulation  était  suspendue  sur 
son  passage.  Nulle  fête  peut-être  ne  lâchait  plus  complètement  la 
bride  aux  excès  des  écoliers  ;  nulle  ne  donnait  lieu  à  plus  de  désordres 
et  de  scandales,  si  bien  que  le  mot  landit  était  synonyme  de  diver- 
tissement licencieux  et  tumultueux  ^  Les  recteurs  et  le  Parlement  s'en 
préoccupèrent;  mais  il  se  passa  des  siècles  avant  que  leurs  arrêts 
pussent  réformer  cette  vieille  licence,  à  laquelle  la  plupart  des  maitr-es 


Université  de  Paris.  Sceau  de  la  nation  d'Angleterre  (xiv  siècle), 
d'après  l'original  conservé  aux  Archives  nationale?,  etc. 

tenaient  autant  que  les  écoliers,  et  où  ils  prenaient  largement  leur 
part. 

En  -1539,  le  principal  du  collège  Sainte-Barbe,  Jacques  de  Govéa, 
armé  des  défenses  du  Pai^lement  et  de  l'Université,  voulant  s'opposer 
à  ce  que  son  collège  célébrât  le  Landit  dans  la  forme  ordinaire,  les 
régents  forcèrent  les  portes  et  les  barrières ,  sortirent  triomphalement 
à  la  tête  de  leurs  élèves,  avec  aimes  et  tambours,  et  rentrèrent  le  soir 
dans  le  même  apparat  et  au  milieu  d'un  tapage  infernal  \  En  1609 

'  Les  bedeaux  jouaient  un  rôle  important,  public  et  privé,  dans  l'Universilé  :  ils  renou- 
velaient la  paille  et  les  jonchées  d'herbe  des  écoles  de  la  rue  du  Fouarre;  ils  les  ornaient  de 
tapisseries  dans  les  occasions  voulues;  ils  figuraient  majestueusement  dans  les  processions, 
cortèges ,  actes  publics  et  toutes  les  cérémonies. 

2  Car  quand  frères  de  cloistre  sont  frères  de  Landit, 
Leur  bonne  renommée  forment  en  amendrit.         Jean  de  Meung. 
3  Outre  du  Boulayet  Crevier,  voy.  Quicherat,  Histoire  de  Sainte-Barbe,  t.  1 ,  ch.  xxv. 


FÈÏKS  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ 


41 


seulement,  après  bien  des  arrêts  et  bien  des  décrets  inutiles  *  qui 
n'avaient  amené  que  des  révoltes  et  des  violences ,  on  parvint  à 
dompter  l'opiniâtre  résistance  des  sectateurs  du  Landit.  A  partir 
de  ce  moment,  le  voyage  de  la  place  Sainte  -  Geneviève  à  Saint- 
Denis  sur  deux  files,  avec  tambours  et  trompettes,  fut  supprimé:  il 
ne  resta  de  la  vieille  fête  (pi'un  grand  congé,  que  les  écoliers  per- 
sistèrent longtemps  encore  à  aller  passer  sur  le  champ  de  foire,  en 
compagnie  de  leurs  l'égents  et  de  leurs  maîtres  pai'ticuliers.  Jusqu'à 
la  Révolution,  vous  les  eussiez  vus  arriver  fidèlement  le  jour  de  l'ou- 
verture, (pii  à  clieval  sur  une  rosse  étique,  qui  dans  une  carriole  dé- 


Universilé  dp  Paris.  Sceau  de  la  faculté  de  théologie  (xiv  si^iIe/, 
d'après  l'original  conservé  aux  Archive;-  nationales,  etc. 

bordante  de  rires  et  de  cris,  et  dévaliser  les  Ijoutiques  dos  marchands, 
mettre  les  cabarets  au  pillage,  dîner  sur  l'iierbe,  remplir  Saint-Denis 
enfin  de  leur  gaieté  et  de  leurs  folies  ^ 

Un  rimeur  du  xiii^  siècle  nous  a  laissé  une  description  curieuse  ' 
de  ce  monde  en  miniature,  de  cette  grande  ville  giouill;mle  et  foiu'- 
millante  qui  revenait  chaque  année  camper  i)Oui'  quelques  jours  aux 
portes  de  Paris,  ramenant  en  avalanches,  de  tous  les  points  de  l'Eu- 
rope, des  monceaux  de  parchemin,  de  lingerie,  de  pelleterie,  de  cuir, 


'  Xolamment  en  lo58.  En  looO,  on  avait  voulu  restreindre  considérablement  le  cortège, en 
limitant  le  nombre  des  maîtres  et  écoliers  à  une  douzaine  par  nation. 

-  .Mercier,  Tableau  de  Paris ,  ch.  dv. 

3  Le  Dit  du  Landit,  qui  date  de  1290  à  1300.  —  Voy.  encore  Sauvai,  t.  I  ;  —  Depping, 
introiuction  au  Livre  des  métiers,  d'Ét.  Boileau ,  p.  38;  —  Tabbé  Lebœuf,  Histoire  de  la 
ville  et  du  diocèse  de  Paris,  in- 12,  t.  III,  p.  246. 


42  LE  VIEUX  PARIS 

de  toiles,  de  tapisserie,  de  mercerie,  d'habits  vieux  et  nouveaux;  et 
les  changeurs,  les  orfèvres,  les  chaudronniers,  les  épiciers,  lesregrat- 
tiers,  les  marchands  de  chevaux,  les  marchands  de  drap,  les  mar- 
chands de  vin,  etc.  etc.  On  conçoit  que  les  écoliers  tinssent  à  cette 
foire.  Quant  aux  maîtres,  ils  avaient  une  autre  raison  pour  y  tenir 
davantage  encore.  Jusque  dans  les  premières  années  du  xviF  siècle,  les 
élèves  payaient  leurs  régents  en  trois  fois  différentes,  et  le  droit  du 
Landit,  se  montant  à  cinq  ou  six  écus  d'or,  était  le  plus  considérable 
de  tous  :  ils  fichaient  la  somme  dans  un  citron,  que  renfermait  un 
verre  de  cristal ,  et  l'apportaient  aux  régents ,  au  bruit  des  fifres  et  des 
tambours;  car  rien  ne  se  faisait  sans  tambours  ou  sans  trompettes 
dans  la  vieille  Université.  Ceux-ci  leur  donnaient  en  retour  le  grand 
dîner  d'usage,  sous  une  tente  dressée  dans  la  plaine  ou  au  cabaret. 
La  suppression  de  ce  droit  par  le  Parlement  excita  parmi  les  régents 
une  colère  dont  Nicolas  Bourbon  se  rendit  l'organe  dans  son  Tndi- 
(jnatio  valeriana,  qui  lui  valut  quelques  jours  de  prison.  L'idée  du 
Landit  était  si  bien  associée  à  celle  de  cette  redevance,  que  le  mot 
s'employait  souvent  pour  désigner  les  honoraires  des  professeurs,  et 
que ,  par  un  l)izarre  anachronisme ,  Malherbe  s'en  est  servi  en  ce  sens 
dans  sa  traduction  du  De  beneficiis  de  Sénèque  '. 

Outre  le  grand  Landit  du  mois  de  juin,  il  y  avait  ce  qu'on  appelait 
le  petit  Landit,  dans  le  mois  d'août  :  on  y  venait  apporter  aux  régents 
(juelques  écus  avec  les  mômes  cérémonies  que  nous  avons  décrites, 
et  ceux-ci  répondaient  derechef  à  cette  civilité  par  un  repas,  dont  ils 
avaient  fait  eux-mêmes  les  apprêts,  et  durant  lequel  des  flûtes  et  des 
harpes  enchantaient  les  convives  des  sons  de  leur  harmonie.  Le  len- 
demain, les  élèves  tenaient  à  cœur  de  rendre  aux  maîtres  dîner  pour 
dîner,  et  parfois  la  lutte  de  courtoisie  n'en  finissait  pas.  Le  petit  Landit 
fut  également  l'objet  de  diverses  réformes  et  prohibitions,  qui  eurent 
besoin  de  se  renouveler  longtemps  avant  d'atteindre  leur  but. 

Le  25  août,  jour  de  la  Saint-Louis,  au  moment  où  allaient  s'ouvrii' 
les  vacances  de  la  faculté  des  arts,  se  célébrait  dans  chaque  collège, 
au  moins  depuis  le  règne  de  François  1'^'",  une  cérémonie  publique 
dans  laquelle  on  peut  voir  le  germe  de  la  distribution  des  prix  actuelle. 
On  tendait  la  cour  et  les  arbres  de  draps  blancs  sur  lesquels  étaient 
disposées,  entre  des  guirlandes  de  feuillage,  les  bonnes  pages  d'écri- 
ture des  jeunes  élèves  et  les  meilleures  compositions  des  humanistes, 
calhgraphiées  avec  art,  et  chacun  se  tenait  près  de  son  ouvrage,  pour 
recueillir  les  remarques  des  invités,  tandis  que,  dans  la  grande  salle, 

1  Origines  de  Ménage,  art.  Landit. 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ 


43 


les  philosophes  et  les  rhétoriciens  se  livraient  à  des  exercices  égale- 
ment publics  par- devant  une  sorte  de  jury  ^ 

Le  mois  de  novembre  ramenait  la  Saint-Martin  et  la  Sainte-Catherine, 
qui  se  passaient  avec  les  désordres  accoutumés.  L'Université  possé- 
dait, sous  le  vocable  de  ces  patrons,  deux  églises,  Saint- Martin -des - 
Champs  et  Sainte- Catherine-  du  -Val -des -Écoliers ,  où  elle  se  rendait 
fréquemment  en  processions  solennelles. 

La  Saint-Nicolas  (6  décembre)  était  une  des  principales  dates  du 
calendi'ier  universitaire,  et  des  plus  follement  célébrées  par  les  éco- 
liers. Elle  offrait  plusieurs  points  de  ressemblance  avec  les  Regalia  et 
avec  la  fête  des  Fous  des  clercs  de  Notre-Dame,  autant  qu'on  en  peut 
juger  par  les  renseignements  incomplets  qui  nous  ont  été  transmis  sui' 


Université  de  Paris.  Sceau  de  la  faculté  de  médecine  (xiv*  siècle), 
d'après  l'original  conservé  aux  Archives  nationales,  etc. 

son  compte.  Ainsi,  en  1275,  la  nuit  comme  le  jour,  tant  à  la  Saint- 
Nicolas  qu'à  la  Sainte- Catherine,  les  écoliers  parcouraient  les  rues 
de  la  ville,  couverts  de  masques,  brandissant  des  torches,  dansant, 
insultant  les  bourgeois.  En  1276,  le  légat  Simon  de  Brie  les  accuse 
de  se  livrer,  dans  certaines  fêtes,  absolument  aux  mêmes  excès  et 
aux  mêmes  folies  qu'on  reprochait  aux  diacres  de  l'église  catliédi'ale 
dans  la  fête  des  Fous.  —  Le  5  décembre  4363,  veille  de  la  Saint- 
Nicolas,  on  voit  écoliers  et  régents  s'assembler  pour  élire  un  évoque 
burlesque.  En  1365,  les  élèves  de  Saint- Nicolas  du  Louvre,  qui  pré- 
tendaient avoir  droit  de  franchise  dans  toute  l'enceinte  de  leur  cour 
et  des  maisons  dépendantes,  poussent  leurs  bruyantes  réjouissances 
jusque  fort  avant  dans  la  nuit.  Le  guet,  faisant  sa  ronde,  s'émeut  de 
ce  tumulte,  et,  sur  leur  refus  d'y  mettre  fin,  les  attaque  et  en  em- 
mène quelques-uns  en  prison.  Les  archers  furent  punis  sévèrement 


*  Ëlie  Vinet,  Schola  aquilanica. —  Quicherat,  Histoire  de  Sainte-Barbe,  t.  1 ,  p.  90. 


44  ].E  VIEUX  PARIS 

pour  avoir  violé  les  privilèges  de  l'Université;  mais  la  franchise  du 
collège  n'en  fut  i)as  moins  restreinte  à  la  chapelle  et  au  cimetière. 
Deux  années  plus  tard,  nous  trouvons  les  écoliers  renouvelant  la 
cérémonie  bouironne  de  l'élection  d'un  évoque;  en  habits  de  prélats, 
ils  le  conduisent  processionnellement  chez  le  recteur,  puis  courent  les 
rues  la  nuit  entière  avec  des  flambeaux  allumés.  Ils  sont  rencontrés 
par  le  guet,  et  il  en  résulte  une  rixe  acharnée.  Tous  les  délinquants 
furent  condamnés  à  faire  amende  honorable  à  genoux  et  pieds  nus, 
dans  le  chapitre  des  Mathurins  ^ . 

Un  des  poètes  latins  les  plus  remarquables  du  xii^  siècle,  Hilaire,  a 
laissé  une  pièce  de  vers  intitulée  :  Papa  scholaslicus  {le  Pape  des 
écoliers)^  qui  semble  avoir  été  inspirée  par  cet  usage,  et  qu'on  pour- 
rait prendre  pour  Tliymne  d'inauguration  et  de  triomphe  chanté  par 
les  étudiants  au  sacre  burlesque  de  leur  évêque,  le  jour  de  la  Saint- 
Nicolas  ou  de  l'Epiphanie. 

Il  ne  faut  pas  omettre  non  plus  les  fêtes  et  divertissements  auxquels 
donnait  lieu  l'entrée  dans  l'Université  des  nouveaux  étudiants,  qu'on 
appelait  les  héjauncs,  —  terme  emprunté  au  vocabulaire  de  la  fau- 
connei'ie,  où  l'on  désignait  de  la  sorte  les  oiseaux  au  bec  jaune,  c'est- 
à-dire  tout  novices  encore.  Par  extension,  le'  mot  béjaime  s'entendait 
aussi  du  droit  de  bienvenue  que  devaient  payer  les  nouveaux  régents, 
m;us  suj'tout  les  nouveaux  élèves. 

Béjaune  se  disait  beanus  dans  la  l)asse  latinité,  qui  formait  la  langue 
commune  de  toutes  les  nations  universitaires.  La  délinition  du  terme 
est  dans  son  acrostiche,  dit  Lambecius  ■^,  et  il  l'exphque  ainsi,  en 
prenant  chaque  lettre  pour  l'initiale  d'un  mot  :  Beanus  Est  Animal 
Nesciens  Vitam  Studiosorum.  Ménage  l'exphque  de  même  dans  ses 
Origines,  à  cette  exception  pi'ès  qu'il  substitue  Asinns  à  Animal, 
variante  qui  a  son  importance  !  De  tout  temps  le  béjaune  avait  été 
considéré  comme  une  matière  exploitable  et  corvéable  à  merci,  et  les 
brimades  d'aujourd'hui  remontent  haut.  Saint  Grégoire  de  Nazianze 
a  décrit,  dans  un  de  ses  discours,  comment  les  nouveaux  venus 
étaient  reçus  et  bafoués  dans  les  écoles  d'Athènes.  L'Université  de 
Paris  avait  bien  perfectionné  ces  pratiques  :  non  contents  de  leur  faire 
payer  un  droit  d'entrée  souvent  fort  élevé,  il  n'était  pas  de  vexations, 
de  railleries,  de  mauvaises  niches,  de  farces  ridicules  et  souvent 
cruelles  dont  les  anciens  ne  régalassent  ces  malheureux.  Ceux-ci 
formaient  une  confrérie  particulière,  qui  avait  pour  chef  l'abbé  des 


'   Du  Boulay,  fHstor.  univ.  Parh.,  t.  111,  p.  431.  -  Sauvai,  l.  II,  p.  622. 
2  Epislolse  obscurorum  virortim. 


FÊTES  ET  JEUX   DE  I/UNIVERSITÉ  /,g 

béjaunes,  nommé  par  le  suffrage  universel,  et  le  jour  des  Innocents, 
qu'on  avait  choisi  par  dérision,  cet  abbé,  monté  sur  un  àne,  parcou- 
rait les  rues  de  Paris  à  la  tète  de  sa  confrérie,  se  livrant  à  toute  sorte 
d'extravagances.  Le  soir,  il  donnait  le  baptême  aux  béjaunes  en  les 
aspergeant  avec  des  seaux  d'eau  sale.  II  y  avait  des  béjaunes  même 
dans  les  classes  de  théologie,  comme  on  le  voit  par  uîie  sentence 
de  4476,  qui  condamne  à  une  amende  de  huit  sols  parisis  l'abbé  des 
béjaunes  en  théologie  du  collège  de  Sorbonne,  pour  avoir  manqué  à 
une  partie  de  son  devoir  le  jour  des  Innocents  ^  Puis  tout  le  collège 
mangeait,  buvait,  jouait  des  momeries  satiriques,  se  divertissait  enfin 
aux  dépens  des  pauvres  diables,  que  l'impôt  pi'élevé  sur  eux  ne  pré- 
servait pas  des  railleries,  des  injures  et  même  des  coups.  J^e  21 
mars  13it2,  par  un  décret  sévère,  l'Université  abolit  le  droit  forcé  du 


Contre-sceau  de  l'Uriiversilé  île  Paris  (xiv  siècli»   , 
d'après  l'original  conservé  aux  Archives  nationale:;,   etc. 


béjaune;  mais  les  cérémonies  bouiïonnes  dont  nous  avons  dit  iiii  mol 
persistèrent  longtemps  encore,  i)uis(iue,  à  la  lin  du  w^  siècle  (  lilKJ), 
les  statuts  du  collège  de  Saint- Bernard  les  proliibèi-enl  en  des  termes 
qui  nous  offrent  en  même  temps  quelques  révélations  sur  la  nature 
de  cet  abus.  Ils  interdisent  les  réceptions  de  béjaunes,  nec  non  Ixijii- 
lationes,  lihraiiones,  reliquasque  ornnes  insolentias...  in  capHulo, 
in  (lormitorio,  rn  parvis  schoJis,  in  jardinis.  Ils  cassent  le  litre 
et  la  charge  d'abbé  des  béjaunes,  et  ordonnent  de  i^emettre  au  pro- 
viseur omnia  uasa,  munimenta  et  instrumenta  hujusmodi  leuitalibus 
dicata  *-. 

L'Université  avait  encore,  dans  le  mois  de  décembre,  une  quatrième 
fête  publique  :  sa  procession  générale,  qui  revenait  à  époque  fixe, 
indépendamment  de  toutes  les  auties,  et  oi'i  les  écoliers  se  monliaient 


'  L'abbé  Lebœuf,  II,  lxxh. 

*  Ducange,  Glossarium ,  art.  Bejanus,  Bejnunium, 


46  LE  VIEUX  PARIS 

si  turbulents,  qu'en  4489  on  fut  obligé  d'abolir,  ou  du  moins  d'inter- 
rompre l'ancien  usage  d'après  lequel  beaucoup  d'entre  eux  marchaient 
en  tête  du  cortège,  derrière  des  enseignes  et  bannières.  Il  y  avait 
aussi  une  procession  tous  les  trois  mois ,  lors  de  l'élection  du  recteur. 
Ce  chef  suprême  était  d'abord  nommé  pour  un  mois,  ou  pour  six 
semaines  seulement  :  on  ne  tarda  pas  à  voir  les  inconvénients  des 
élections  trop  multipliées,  et,  en  1278,  le  cardinal  légat,  Simon  de 
Brie,  fit  prolonger  leur  pouvoir  pendant  trois  mois,  ce  qui  était  bien 
court  encore.  Quatre  intrants,  que  les  maîtres  choisissaient  dans  les 
quatre  nations,  élisaient  le  recteur  à  la  chandelle  éteinte,  c'est-à-dire 
qu'on  plaçait  une  chandelle  allumée  sur  la  table  pendant  l'assemblée, 
et  qu'il  fallait  que  les  intrants  fussent  tombés  d'accord  avant  que  la 
chandelle  ne  s'éteignît,  sauf  à  être  remplacés  par  d'autres  dans  le  cas 
contraire.  Une  fois  élu,  le  nouveau  recteur  était  reconduit  procession- 
nellement  chez  lui,  accompagné  des  nations  et  des  membres  des 
quatre  Facultés,  tous  revêtus  de  leurs  costumes.  Lui-même  portait 
ses  habits  de  grande  cérémonie  :  —  une  robe  d'écarlate  violette  à 
manches  froncées,  une  ceintui'e  de  soie  de  la  môme  couleur,  ornée 
de  glands  soie  et  or,  un  fort  ruban  passé  en  baudrier  de  gauche 
à  droite,  d'où  pendait  une  escarcelle  en  velours  violet,  garnie  de 
boutons  et  de  galons  d'or,  et  contenant  le  sceau  de  l'Université  avec 
les  clefs  de  la  caisse  commune;  sur  les  épaules  un  mantelet  d'hermine 
et  sur  la  tête  le  bonnet  carré  '.  Arrivé  à  son  logis,  le  nouveau  rec- 
teur, qui  était  souvent  un  simple  régent  de  collège,  offrait  le  vin  et 
les  épices  à  ceux  qui  l'avaient  reconduit.  Cette  coutume  était  du  moins 
en  vigueur  au  milieu  du  xv^  siècle. 

Voici  quels  étaient,  au  xviic,  l'ordre  et  la  composition  de  la  pro- 
cession de  l'Université  lors  de  l'élection  du  recteur,  qui  avait  encore 
lieu  quatre  fois  par  an. 

En  tête  marchaient  les  mendiants:  cordeliers,  jacobins,  augus- 
tins  et  carmes,  avec  la  croix;  puis  deux  bedeaux  vêtus  de  robes  noires 
à  manches  plissées ,  portant  sur  l'épaule  des  masses  de  vermeil ,  et  le 
bonnet  carré  en  tête.  Ils  étaient  suivis  des  régents  de  tous  les  col- 
lèges ,  en  robes  noires  à  manches  froncées  et  bonnet  carré ,  et  d'une 
vingtaine  d'ecclésiastiques  avec  six  religieux  de  Saint -Martin -des - 
Champs,  tous  revêtus  de  chapes  et  de  surplis,  pour  chanter  à  la  pro- 
cession. Venaient  ensuite  le  petit  bedeau  de  la  faculté  de  médecine, 
avec  sa  masse  et  sa  robe  noire ,  et  les  bachehers  de  médecine  en 


>  Pasquier,  Recherches  de  la  France,  liv.  IX,  ch.  xxii  et  xxiii.  —  Chérue     Dictionnaire 
des  institutions ,  art.  Recteur. 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ  47 

épitoges  fourrées;  puis  le  petit  bedeau  de  lu  faculté  de  droit,  les 
bacheliers  de  la  même  faculté,  avec  leurs  épitoges  rouges  doublées 
de  fourrure  blanche,  et  les  bacheliers  et  docteurs  des  ordres  religieux 
avec  leur  habit  ordinaire  de  religion.  Derrière  eux,  le  petit  appari- 
teur de  la  faculté  de  théologie,  en  robe  d'écarlate  violette  à  manches 
froncées,  sans  masse,  précédait  les  bacheliers  et  licenciés  de  cette 
faculté,  couverts  de  longues  chapes  noires  avec  la  fourrure  blanche 
par- dessus.  On  voyait  successivement  ensuite  les  quati'e  procureurs 
des  nations  de  la  faculté  des  arts,  en  épitoges  rouges,  précédés  de 
leurs  bedeaux;  le  grand  bedeau  de  la  faculté  de  médecine,  en  épitoge 
bleue  fourrée  de  vert,  avec  une  masse  de  vermeil,  marchant  en  tête 
des  docteurs  de  la  môme  faculté,  vêtus  de  longues  chapes  d'écarlate 
rouge  à  fourrure  blanche  par- dessus;  le  premier  bedeau  ou  greffier 
de  la  faculté  de  droit,  en  épitoge  violette  fourrée  de  l)lanc,  et  les 
docteurs  de  cette  faculté,  en  robes  d'écarlate  avec  le  chapeau  fourré, 
comme  les  conseillers  du  Parlement;  le  greffier  ou  premier  apjiari- 
teur  de  la  faculté  de  théologie,  en  robe  à  manches  froncées,  d'écar- 
late violette,  au  collet  rond  et  renversé,  doublé  d'une  fourrui'o 
blanche;  les  docteurs  en  théologie,  vêtus  de  grandes  chapes  noires, 
et,  par-dessus,  leurs  fourrures  et  tours  de  col  d'hermine  blanche; 
enfin  quali'e  bedeaux  en  robes  noires  à  manches  plissées,  portant  sui' 
l'épaule  des  masses  de  vermeil,  et  marchant  de  front;  et,  poui-  fermer 
la  marche,  le  recteur,  avec  la  pompe  et  la  majesté  d'un  roi,  revêtu 
du  costume  que  nous  avons  décrit  plus  haut.  F^e  recteur  avait  d'ordi- 
naire à  sa  gauche  le  doyen  de  Sorbonne,  ou,  à  son  défaut,  le  plus 
ancien  docteur  de  la  faculté. 

Dans  les  cérémonies  extraordinaires  s'ajoutait  au  défilé,  devant  les 
procureurs  des  quatre  nations,  le  clerc  des  Messageries,  tenant  un 
bâton  d'azur  semé  de  fleurs  de  lis  d'or,  couvert,  par-dessus  sa  robe 
noire,  d'une  tunique  de  toile  violette  en  forme  de  cotte  d'ai-mes,  comme 
celle  des  hérauts,  et  portant  devant  et  derrière  les  armes  de  l'Univer- 
sité*. Cette  procession  partait  toujours  des  Mathurins  pour  se  rendre 
de  là  dans  une  autre  église. 

Le  recteur  avait  d'immenses  prérogatives.  Sa  place  était  marquée 
aux  premiers  rangs  dans  les  cérémonies  publiques.  Quand  il  mourait 
dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  on  lui  rendait  les  mêmes  honneurs 
qu'aux  princes  du  sang  :  il  restait  exposé  huit  jours  sur  le  lit  de  parade; 
les  cours  étaient  obligées  de  venir  jeter  l'eau  bénite  et  d'assister  à  son 
service,  et  on  l'enterrait  à  Saint- Denis.  Les  funérailles  d'un  recteur 

'  Lemaire,  Paris  ancien  el  nouveau,  1683,  t.  I ,  p.  435  et  suiv. 


48 


LE  VIEUX   PARIS 


mort  vers  l'an  1600  coûtèrent  jusqu'à  vingt- huit  mille  livres,  somme 
énorme  en  tout  temps  '.  Du  reste,  l'Université  avait  en  grand  souci 
les  obsèques  de  ses  moindres  membres;  il  était  réglé,  par  exemple, 
que  la  moitié  des  maîtres  devaient  rester  jusqu'à  la  fin  à  celles  d'un 
simple  écolier  des  arts  -,  et  tous  les  étudiants  étaient  fortement  en- 
gagés à  assister  en  costume  à  celles  de  leurs  camarades  ^ 


Bedeau  de  l'Université,  d'après  une  pièce  conservée  au  cabinet  des  Estampes. 
(Costumes  et  mœurs,  Henri  III,  p.  113.) 


En  outre,  les  processions  extraordinaires  de  l'Université  revenaient 
fi'équemment.  On  les  ordonnait  parfois  comme  spectacle,  et  c'est  ce 
qui  eut  lieu  particulièrement  le  l^i-  décembre  147G,  où  le  cortège  eut 
soin  de  passer  sous  les  fenêtres  du  roi  de  Portugal ,  Alphonse  V,  venu 
à  Paris  pour  y  solliciter  des  secours ,  et  logé  par  Louis  XI  dans  la 
rue  des  Prouvaires  ''.  Il  ne  se  passait  pas  un  événement  de  quelque 
importance  que  l'Université  ne  le  célébrât  de  cette  façon;  il  n'y  avait 


1  Journal  de  Barbier,  édit.  Charpentier,  t.  II,  xxxviii. 

2  Statut  de  Robert  de  Courçon  (1215). 

3  Réforme  du  cardinal  d'Estouteville. 

'1  Jean  de  Troyes,  Chronique  de  Louis  XI  (Collection  Michaud,  t.  IV,  p.  227). 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ 


49 


pas  un  grand  intérêt  en  jeu  dans  l'Église  ou  dans  l'État,  qu'elle  n'or- 
donnât une  procession  pour  implorer  la  protection  de  Dieu.  Elle  en 
entreprenait  pour  l'extinction  du  schisme,  pour  le  maintien  du  con- 
cile de  Bàle,  pour  célébrer  la  réduction  de  Paris  sous  l'autorité  de 
Charles  VII,  pour  la  promotion  d'un  nouveau  pape,  pour  demander 
le  secours  du  ciel  en  faveur  de  François  ï'"'"  contre  Charles  -  Quint , 


'^«^ 


Le  recteur  de  l'Université  de  Paris,  d'après  une  pièce  conservée  au  cabinet  des  Estampes. 
(Costumes  et  mœurs,  Henri  III,  p.  1U9.) 


pour  faire  amende  honorable  des  sacrilèges  commis  par  les  héré- 
tiques, pour  purifier  le  Pré -aux- Clercs,  profané  par  les  assemblées 
secrètes  des  huguenots  ',  etc.  etc. 

Tout  lui  était  prétexte  à  ces  démonstrations  publiques.  Chargeait- 
elle  le  recteur  d'aller  rappeler  aux  généraux  des  aides  ses  privilèges 
d'exemption  de  tout  subside,  elle  décidait  qu'il  se  ferait  accompagner 
d'un  nombreux  cortège,  pour  donner  plus  de  poids  à  sa  réclama- 
tion (1459).  Maître  Janotus  de  Bragmardo,  quand  il  va  redemander  à 


'  Voir,  sur  ces  processions  particulières  à  l'Université,  Crevier,  t.  IV,  pp.  G7,  81,  222, 
273,  303;  t.  V,  pp.  145,  212,  321  ;  t.  VI,  pp.  64,  444,  etc. 

4 


50  LK  VIEUX  PARIS 

Gargantua  les  cloches  de  Notre-Dame,  touche  devant  soi  trois  bedeaux 
à  rouge  museau,  et  traîne  après  soi  cinq  ou  six  maîtres  bien  crottés. 
C'est  peu,  et  Rabelais  raille  l'Université,  qui  faisait  mieux  les  choses. 
Avait -elle  obtenu  la  délivrance  de  quelques  écoliers  retenus  dans  les 
prisons  du  lieutenant  criminel,  elle  les  ramenait  chez  eux  en  triomphe, 
avec  un  cortège  qui  montait  bien  vite  à  près  d'un  millier  de  per- 
sonnes (1453).  La  moindre  de  ses  démarches  s'accomplissait  avec  la 
même  pompe,  le  môme  étalage. 

Des  Mathurins  le  cortège  se  rendait  presque  toujours,  soit  aux 
Gélestins,  soit  à  Saint- Martin-des-Champs,  soit  à  Sainte- Catherine- 
du-Val-des-Écoliers,  et  généralement  un  très  grand  nombre  d'étu- 
diants marchaient  en  tête,  tenant  en  main  des  cierges  allumés. 
Navarrais,  Gholets,  Bernardins,  Lombards,  Barbarains,  Montacu- 
tiens;  ceux  des  collèges  de  Harcourt,  de  Beauvais,  de  la  Marche,  de 
Dormans,  de  Justice,  du  cardinal  Lemoine,  de  Bayeux,  de  Presles, 
de  Narbonne,  du  Plessis,  d'Arras,  de  Lisieux,  deBoncourt,  du  petit 
collège  de  Hubant  ou  de  VAve-Maria  '  ;  les  graves  sententiaires  du 
parvis  Notre-Dame,  les  turl)ulents  artiens  de  la  rue  du  Fouarre,  et 
les  suppôts  de  la  très  saluhre  faculté  de  médecine,  les  pauvres  Ijour- 
siers  des  Bons -Enfants  et  les  humbles  capettes  de  Montaigu,  aussi 
bien  que  les  portionistes  et  les  caméristes  ^,  tous  avec  leurs  longues 
robes  traînant  jusqu'aux  talons  et  serrées  d'une  ceinture  ^,  avec  leurs 
tahards  de  hrunette,  comme  on  disait  alors,  leurs  chapes  et  leurs 
capuces,  marchaient  à  leurs  rangs  respectifs,  derrière  les  pennons 
et  les  bannières  de  chaque  collège  qui  flottaient  au  vent,  sous  la 
conduite  des  principaux  de  chaque  établissement  et  des  procureurs 
de  chaque  nation.  Dans  la  procession  du  10  avril  1436,  célébrée  pour 
remercier  Dieu  de  la  rentrée  de  Charles  VII  à  Paris,  plus  de  quatre 
mille  personnes,  tant  maîtres  qu'écoliers,  tenaient  toutes  un  cierge  à 
la  main.    Une  autre,  célébrée  quelques  années  auparavant,   était  si 


'  11  avait  été  fondé  vers  1346  pour  six  élèves  boursiers.  On  en  peut  voir  le  règlement  curieux 
dans  un  manuscrit  du  musée  des  Archives,  dont  les  naïves  enluminures  nous  font  pénétrer 
dans  la  vie  intime  du  collège. 

2  Les  portionistes  correspondaient  aux  pensionnaires  d'aujourd'hui  :  ils  payaient  pension 
pour  être  logés,  nourris,  surveillés,  instruits  dans  le  collège.  Les  caméristes  étaient  des 
jeunes  gens  appartenant  à  des  familles  riches,  qui  vivaient  en  chambre,  sous  la  direction 
particulière  d'un  pédagogue,  se  nourrissant  à  leurs  frais,  et  ne  recevant  du  principal  de 
collège  que  le  local,  le  feu  pour  leur  cuisine  et  l'instruction. 

3  Chaque  statut  et  règlement  de  l'Université  fait  une  loi  aux  bacheliers ,  maîtres  es  arts ,  etc., 
de  ce  vêtement  long,  décent,  bien  fermé,  et  interdit  absolument  les  tuniques  courtes,  ou- 
vertes, décolletées,  retroussées,  les  barioluros  dans  les  habits,  les  souliers  recourbés  en 
pointe,  les  nœuds  de  rubans,  etc.  La  Réforme  du  cardinal  d'Estouteville  répète  cette  recom- 
mandation pour  chacune  des  facultés. 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ  51 

nombreuse,  que,  lorsque  les  premiers  rangs  touchaient  déjà  à  Saint- 
Denis,  terme  de  la  procession,  le  recteur  se  trouvait  encore  aux 
Mathurins.  Plusieurs  ordres  religieux  assistaient  à  ces  cérémonies,  et 
en  1565,  dans  la  requête  par  laquelle  ils  demandaient  à  l'Université 
de  les  recevoir  dans  son  sein,  les  jésuites  proposaient  de  se  rendre  à 
ces  processions  et  d'y  envoyer  un  certain  nombre  de  leurs  élèves. 

Les  nations  avaient  aussi  quelquefois  leurs  processions  parlii'u- 
lières  :  c'est  ainsi  que,  le  10  juin  H15,  la  nation  de  France  en  fit  une, 
se  rendant  aux  Célestins,  à  l'extrémité  de  la  rue  du  Petit- Musc,  où 
elle  allait  célébrer  un  service  solennel  pour  le  duc  d'Orléans,  récem- 
ment assassiné  par  Jean  Sans-Peur.  La  particularité  la  plus  remar- 
quable de  cette  procession,  c'est  que  l'évèque  de  Paris  y  marcha  à 
pied,  côte  à  côte  avec  le  procureur  de  la  nation.  L'Université  tenait 
fort  aux  questions  <le  préséance  et  n'était  pas  disposée  à  céder,  fût-ce 
à  l'évoque,  ce  qu'elle  considérait  comme  son  droit.  Voici  encore  un 
fait  qui  le  prouve  d'une  façon  curieuse.  En  lii'i,  l'évèque  de  Paris 
et  le  recteur  avaient  indiqué  pour  le  même  jour  une  procession,  l'un 
de  tout  son  clergé  à  Notre-Dame,  l'autre  de  l'Université  à  Saint- 
Magloire.  Quand  l'Université  fut  réunie  aux  Mathurins,  avant  la  céré- 
monie, on  discuta  sur  cette  bizarre  rencontre,  et  les  facultés  supé- 
rieures furent  d'avis  qu'on  se  joignît  à  la  procession  de  l'évèque;  mais 
la  faculté  des  arts  tint  bon  pour  celle  du  recteur,  soutenant  que  l'Uni- 
versité, tille  aînée  du  roi,  ne  devait  point  cé<ler  à  l'évèque,  et  ([ue 
le  contraire  serait  plutôt  convenable.  Elle  l'emporta  :  non  seulement 
la  pi-ocession  de  l'Université  eut  lieu,  mais  il  fut  même  grandement 
question  de  retrancher  du  corps  le  docteur  qui  avait  prêché  à  celle  de 
l'évèque. 

L'Université  prenait  également  part  à  toutes  les  processions  géné- 
rales; elle  était  convoquée  à  toutes  les  entrées  de  rois,  de  princes  et 
de  légats,  en  un  mot,  aux  grandes  cérémonies  publiques.  Partout  elle 
portait  la  même  susceptibilité  ombrageuse  pour  la  conservation  de  ses 
droits  et  privilèges,  et  il  n'y  avait,  pour  ainsi  dire,  pas  une  de  ces  cir- 
constances qui  ne  donnât  naissance  à  quehjue  dispute,  souvent  accom- 
pagnée de  tumulte  et  de  rixes.  A  l'enterrement  de  Chai'les  V  (1300), 
quand  on  apporta  son  corps  du  château  de  Beauté  â  l'abbaye 
Saint- Antoine,  d'où  la  pompe  devait  partir  pour  Saint-Denis,  le 
recteur  voulut  absolument  marcher  à  côté  de  l'évèque,  et  comme 
on  lui  disputait  cette  place,  les  écoliers  vinrent  se  ranger  avec  fracas 
autour  de  lui.  Repoussés  par  les  archers,  ils  se  défendent,  attaquent  â 
leur  tour  et  troublent  la  cérémonie.  Il  fallut  en  emmener  plusieurs  en 
prison.  Le  14  juillet  1404,  pendant  une  procession  à  Sainte-Catherine- 


52  T^K  VIEUX   PARIS 

du  -  Val  -  des  -  Écoliers  ,  les  étudiants  qui  marcliaieut  en  tête  ren- 
contrent les  pages  du  chambellan  Charles  de  Savoisy.  Ceux-ci  veulent 
traverser  les  rangs  avec  les  chevaux  qu'ils  menaient  à  l'abreuvoir; 
repoussés  à  coups  de  pierres  par  les  écoliers,  ils  rentrent  à  l'hôtel, 
s'arment,  amènent  un  renfort  de  valets,  et  la  bataille  s'engage.  Ce 
fut  un  combat  acharné,  où  le  sang  coula,  où  l'église  môme  ne  fut 
pas  épargnée  par  les  valets,  mais  qui,  en  définitive,  coûta  cher  à 
Charles  de  Savoisy,  car  son  hôtel  fut  rasé  en  expiation  des  violences 
de  ses  gens. 

Aux  funérailles  de  Charles  VIII,  l'Université  accompagna  proces- 
sionnellement  le  corps  à  Saint -Denis,  formant  à  elle  seule  toute  la 
gauche  du  cortège  :  d'abord  les  écoliers  de  la  faculté  des  arts,  puis 
les  nations  et  les  facultés  suivant  leur  ordre,  jusqu'au  recteur,  qui, 
précédé  par  les  bedeaux  avec  leurs  masses,  faisait  vis-à-vis  aux  pré- 
lats. C'était  un  triomphe  dont  le  corps  se  montra  fier.  Aussi,  comme 
on  avait  fait  imprimer  un  récit  des  funérailles  où  les  choses  n'étaient 
pas  rapportées  fidèlement,  les  députés  de  l'Université,  transportés 
d'une  indignation  légitime,  ordonnèrent  que  cet  écrit  serait  brûlé 
(hms  une  de  ses  processions. 

Mais  les  droits  du  recteur  et  de  l'Université  n'eurent  jamais  tant  de 
périls  à  subir  et  tant  de  combats  à  livrer  que  lors  des  obsèques  de 
la  reine  Claude,  en  1526.  Du  Boulay  et  Crevier  ont  rapporté,  avec 
l'étendue  et  la  gravité  séantes,  toutes  les  péripéties  de  cette  lutte, 
où  l'honneur  du  corps  fut  sauvé  par  l'inébranlable  fermeté  du  rec- 
teur; et,  quoi  qu'en  puissent  penser  les  doctes  historiens,  cet  épisode 
nous  paraît  à  peu  près  de  nature  à  fournir  un  pendant  au  poème 
héroï- comique  du  Lutrin. 

On  voit  dans  ce  récit,  ainsi  que  par  bien  d'autres  passages  encore, 
que  l'Université  considérait  comme  n'étant  pas  de  sa  dignité  de  sortir 
hors  des  portes  de  la  viDepour  aller  au-devant  du  corps;  qu'elle  avait 
le  droit  de  marcher  sur  une  môme  ligne  à  la  gauche  du  chapitre,  en 
sorte  que  le  recteur  se  trouvât  au  niveau  du  doyen;  et  qu'elle  préten- 
dait prendre  le  pas  sur  la  chambre  des  comptes  et  la  cour  des  aides. 
Lors  de  l'entrée  du  l'oi  Henri  II,  l'Université  essaya  môme  d'intro- 
duire une  innovation  qui  marque  son  désir  de  briller  et  de  produire 
de  l'effet  :  jusqu'alors  elle  attendait  le  roi,  pour  le  saluer  et  le  haran- 
guer, devant  Sainte -Geneviève- des -Ardents,  peu  distante  de  Notre- 
Dame;  mais,  ayant  décidé  cette  fois  qu'elle  irait  jusqu'au  prieuré  de 
Saint-Lazare,  où  le  roi  recevait  les  hommages  des  autres  compa- 
gnies, elle  résolut  qu'elle  s'y  rendrait  à  cheval,  et  il  fallut,  pour 
l'empêcher,  une  lettre  du  roi  sollicitée  par  les  théologiens,  les  seuls 


FÊTES  ET  JEUX   DE  L'UNIVERSITÉ 


53 


(}ui  .s'elïrayasseiit  à  l'idée  de  cette  cavalcade,  dont   les   ti'uis   autres 
l'acultés  ne  voulaient  pas  démordre. 

Que  serait-ce  si  nous  avions  à  parler  de  toutes  les  fêtes  d'intérieur 
et  de  famille,  pour  ainsi  dire;  à  décrire,  par  exemple,  l'obit  de 
Rol)ert  de  Sorbonne,  que  chaque  année  elle  célébrait  solennellement 
en  corps;  les  visites  du  recteur  dans  les  collèges,  qu'il  devait  inspectei- 
une  fois  chaque  mois;  les  bouffonneries  satii-icpies,  les  cérémonies  gio- 


Université  de  Paris.  —  Réception  d'un  docteur,  vers  1620.  (D'après  Crispin  de  Pas. 

tesques  des  paranymphes ,  <jui  furent  abolies  seulement  au  milieu  du 
xviiic  siècle,  et  tant  d'autres  divertissements  renfermés  dans  les  murs 
de  tel  ou  tel  collège,  comme  la  solennité  du  cardinal,  cpii  se  célébrait 
les  12  et  13  janvier  dans  le  collège  du  cardinal  Lemoine  '  ! 

On  voit  que  la  vieille  Université  n'était  pas  seulement  la  mère  du 
savoir,  mais  celle  aussi  «  des  jeux  et  des  ris  » ,  et  qu'elle  aimait  à 
marier  utile  dulci,  suivant  le  précepte  d'Horace.  On  se  demande^ 
même  comment,  au  milieu  de  tant  de  folies,  dont  la  plupart  sub- 
sistèrent  simultanément   durant  de  longues  années,   il  pouvait  lui 


'  Voir  sur  ces  fêtes:  Pasquier,  Recherches: ,  liv.  IX,  ch.  xxiii;—  du  Houlay,  t.  VI,  p.  700: 
Mémoire  pour  la  FaciiUé  de  théologie,  au  sujet  des  Paranymphes  (1745); —  Crevier,  l.  IV, 
p.  309;  t.  VI ,  p.  238;  —  Dulaure,  Ilisl.  de  Pari< ,  t.  II,  p.  287;  —  Chéruel,  Dictionnaire  des 
instit.,  art.  Moine  [le],  Paranymphe  el  Recteur. 


54  LK  VIEUX   PARIS 

rester  du  temps  pour  se  livrer  à  l'étude,  et  on  n'en  est  que  plus 
pénétré  d'admiration  pour  ces  savants  docteurs  qui  avaient  trouvé  le 
moyen  de  s'instruire  in  utroquc  jure,  d'apprendre  Aristote  par  cœur, 
et  les  deux  Priscien,  Ravisius  Textor,  Mathurin  Cordier,  les  Colloques 
et  les  traités  d'Elrasme,  la  grammaire  de  Diomède,  les  huit  auteurs 
moraux,  le  Despautère,  les  Grands  Synonymes ,  le  Donat,  le  Facet, 
ïhéodelet,  Alanus  in  'paraholis,  le  Doctrinal,  et  tous  les  livres  énu- 
mérés  par  Rabelais  en  l'éducation  de  Gargantua,  d'approfondir  enfin 
le  trivium  et  le  quadrivium,  à  travers  ce  tourbillon  de  jeux,  farces, 
momeries,  processions,  mascarades,  cavalcades,  rixes  et  batailles,  qui 
aujourd'hui  suffiraient  largement  à  remplir  toute  une  vie  d'étudiant. 

Mais  il  ne  faut  pas  que  la  multitude  de  ces  fêtes  et  l'entrain  avec 
lequel  on  les  célébrait  fassent  illusion  :  la  discipline  intérieure  des 
collèges  était  très  sévère,  et  souvent  même  rude;  la  journée  entière 
était  remplie  par  l'étude  et  les  leçons  dans  leurs  diverses  formes,  à 
peine  entrecoupées  par  de  courts  moments  de  repos,  qui  n'étaient 
pas  toujours  des  récréations'.  Les  statuts  de  la  plupart  des  collèges 
sont  d'une  parcimonie  excessive  sur  cette  matière,  et  semblent  moins 
reconnaître  la  nécessité  hygiénique  des  jeux  et  des  exercices  corporels 
que  les  tolérer,  en  s'efforçant  de  les  régler  et  de  les  restreindre  le  plus 
possible  ^  Une  telle  sévérité  amenait  naturellement  la  réaction.  \\  fallait 
bien  que  l'arc  se  détendît  quelquefois,  et  alors  les  élèves  apportaient 
dans  leurs  jeux  publics  la  même  ardeur  impétueuse  qu'ils  mettaient 
dans  leurs  exercices  scolaires.  Ces  hommes  du  moyen  âge  et  de  la 
Renaissance  ne  faisaient  rien  à  demi.  Et  ce  n'est  pas  seulement  à  l'im- 
puissance do  l'administration  et  à  la  mauvaise  organisation  de  la 
police  qu'il  faut  attribuer  l'impunité  fréquente  et  le  continuel  renou- 
vellement de  toutes  ces  fêtes  bizarres,  de  ces  désordres,  de  ces  excès, 
de  ces  abus  où  l'orgueil  et  l'enivrement  de  son  importance  entraî- 
naient l'Université;  c'est  encore  et  surtout  au  profond  respect,  à  la 
vive  admiration  qu'on  professait  alors  pour  la  science,  et  qui  rejaillis- 
saient jusque  sur  les  clercs,  en  les  protégeant  dans  leurs  folies  par  le 
souvenir  de  leurs  études. 

Ajoutons  qu'on  aurait  une  idée  très  fausse  de  la  vie  universitaire 
au  moyen  âge,  si  l'on  n'en  voyait  que  cette  face,  la  seule  que  nous 
ayons  abordée,  parce  qu'elle  était  la  seule  qui  nous  regardât.  Les  règle- 
ments n'oul)liaient  pas  plus  les  devoirs  religieux  et  charitables  que  les 
études  des  élèves,  et  les  enluminures  de  plus  d'un  registre  scolaire 

1  Rob.  Goulet,  Wepfacfo^/ma,  cap.  iv.— Thurot,  De  l'organisalion  de  l'enseignement,  in-8». 
«  Rathery,  Les  anciens  collèges  de  Paris  {Journal   général  de  l'instruction  publique  du 
2  février  1856). 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ 


5S 


nous  les  montrent  visitant  les  prisons  et  les  hôpitaux,   faisant  les 
prières,  les  olTrandes  et  les  aumônes  de  fondation. 

Les  seules  fêtes  de  la  vieille  Université  qui  soient  arrivées  jusqu'à 
nous  sont  celles  du  grand  concours  et  de  la  Saint- Charlemagne. 


«  Li  enfant  doivent  dire  chacun  jor,  après  Matines  dites,  Salve  R»gina 
à  genolx  et  jointes  les  mains  devant  l'ymage  Notre-Dame.  » 


Li  premier  des  enfanz  qui  se  veile  de  nuit 
doit  soner  la  cloque  et  dire  Ave,  Maria.  » 


«  Le  semainier  doit  doner  a  boire 
es  oyseaux  chacun  jor.  » 


La  vie  de  collège  dans  l'Université  de  Paris  à  la  fin  du  xiv  siècle; 
d'après  le  registre  des  Archives  nationales  MM  406  (collège  de  Hubanl). 


Le  concours  général  entre  tous  les  lycées  et  collèges  de  Paris,  aux- 
quels on  adjoint  celui  de  Versailles,  a  eu  lieu  pour  la  première  fois 
en  1747,  le  23  août,  avec  beaucoup  de  pompe  et  d'éclat,  par  suite 
d'un  legs  du  chanoine  Legendre,  mort  quatorze  ans  auparavant.  Il 
avait  fondé  par  testament  des  prix  destinés  aux  auteurs  des  trois  plus 
belles  pièces  de  vers  héroïques  français,  aux  trois  plus  beaux  morceaux 
de  prose,  aux  trois  meilleures  odes  latines,  etc.,  et  le  bénéfice  de  ces 
dispositions  testamentaires,  vainement  attaquées  par  des  collatéraux, 
fut  attribué  par  le  Parlement  de  Paris  à  l'Université.  Quelque  temps 


56 


LE   VIEUX   PARIS 


après,  la  fondation  s'accrut  successivement  et  coup  sur  coup  par  les 
donations  Goffin,  J.-D.  Goignard  et  Collot'. 

Mais  le  concours  général  ne  se  rattache  que  très  indirectement  à 
notre  sujet.  C'est  pourtant,  aujourd'hui  encore,  un  des  spectacles  du 
quartier  latin.  Le  jour  de  la  distribution  des  prix,  qui  a  heu  invaria- 


Les  enfants  du  collège  doivent  donner  chaque  année  «  à  la  Toussaint,  au  Chatelet, 
à  XXV  prisoniers  pouvres,  à  chacun  quatre  deniers  ». 


Les  enfants  doivent  donner,  chaque  jour,  «  cinq  escuelées  de  potage, 
en  chacune  escuele  troys  pièces  de  pain  », 

La  vie  do  collège  dans  l'Université  de  Paris  à  la  fin  du  xiv  siècle; 
d'après  le  registre  des  Archives  nationales  MM  406  (collège  de  Hubanl), 

blement  le  premier  lundi  d'août  dans  le  grand  amphithéâtre  de  la 
Sorbonne,  les  curieux  s'amassent,  pour  voir  défiler  le  ministre  de 
l'instruction  pubhque,  les  hauts  dignitaires ,  les  professeurs  en  robes, 
les  jeunes  lauréats,  les  facultés  précédées  de  leurs  massiers,  comme 
au  temps  de  Boileau  et  de  Molière,  les  invités,  les  parents,  la  musique. 


>  Jourdain,  Hist.  de  VUnicersilé  de  Paris,  in-folio,  iiv.  111,  ch.  v. 


FETES  ET  JEUX   DE  L'UNIVERSITÉ 


57 


C'est  par  là  seulement  que  cette  cérémonie  universitaire  rentre  dans 
le  cadre  du  présent  livre. 

L'Université,  qui  se  jugeait  héritière  et  descendante  de  la  fameuse 
École  palatine,  considérait  le  grand  empereur  d'Occident  comme  son 
fondateur,  bien  que,  en  réalité,  elle  n'eût  été  constituée  délinitive- 


Les  enfants  doivent  aller  chaque  année,  le  jour  de  la  Toussaint,  à  l'Hôtel-Dieu, 
et  donner  à  vingt- cinq  pauvres,  à  chacun  quatre  deniers. 


Les  enfants  doivent,  le  jour  de  la  Fête-Dieu,  porter  devant  Notre- Seigneur 
un  cierge  d'un  quarteron  de  cire  vierge. 

La  vie  de  collège  dans  l'Universilé  de  Paris  à  la  fin  du  xiv«  siècle; 
d'après  le  registre  des  Archives  nationales  iNLM  406  (collège  de  Hubanl). 


ment  et  à  l'état  de  corps,  avec  ses  statuts  et  ses  privilèges,  que  par 
Philippe-Auguste.  Charlemagne  était  le  patron  général  de  l'Univoisité 
et  le  patron  spécial  de  la  nation  d'Allemagne.  A  quelle  ('[)oque  l'Uni- 
versité s'est- elle  placée  sous  la  protection  du  grand  «  cmperor  à  la 
barbe  llorie  »,  canonisé  par  un  antipape,  mais  laissé  au  nombre  des 
saints  par  une  tolérance  dont  tous  nos  lycéens  sont  reconnaissants 
envers  l'Éghse,  même  les  cancres,  qui  jouissent,  ce  jour-là  au  moins, 
d'un  congé  et  des  bénéfices  de  l'amnistie  proclamée  par  le  proviseur? 


58 


LE  VIEUX   PARIS 


Louis  XI,  qui  professait  une  dévotion  particulière  pour  ce  glorieux 
prédécesseur,  avait  commandé  sous  peine  de  mort,  en  1479,  d'hono- 
rer le  jour  de  sa  fête  en  s'abstenant  de  tout  travail  servile.  Cette 
ordonnance  était  bien  oubliée  quand,  en  janvier  1629,  le  recteur  le 
Maistre  publia  un  mandement  pour  enjoindre  de  le  célébrer  le  28  jan- 


Le  jour  de  l"obit  de  leur  fondateur,  les  enfants  doivent  prier  liturgiquement 
pour  le  repos  de  son  âme. 


Procession  des  enfants  «es  galeries». 


rrr 


La  vie  de  collège  dans  l'Université  de  Paris  à  la  fin  du  xiv  siècle; 
d'après  le  registre  des  Archives  nationales  MM  406  (collège  de  Hubant). 

vier  dans  tous  les  établissements  universitaires,  et  de  donner  congé 
aux  élèves.  Mais,  dès  l'année  suivante,  il  n'était  plus  question  de 
rien.  En  1661  seulement,  le  recteur  Egasse  du  Boulay,  une  des 
gloires  de  l'Université  de  Paris,  rappela  solennellement  à  tous  les 
principaux  des  collèges  leurs  devoirs  envers  ce  saint  patron,  avec 
l'injonction,  qui  devait  être  renouvelée  chaque  année,  de  fêter  sa 
mémoire.  Il  allait  encore,  un  peu  plus  tard,  en  1674,  fonder  une 
messe  et  un  panégyrique  en  son  honneur.  C'est  donc  à  lui  qu'il  faut 
faire  remonter  la  véritable  origine  de  la  Saint- Charlemagne^  Le  ban- 


Jourdain,  Hisi.  de,  l'Université  de  Paris,  in-folio,  liv.  1,  ch.  vi;  II,  iv. 


FÊTES  KT  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ  59 

quel  OÙ  sont  réunis  aujourd'hui  encore,  avec  les  professeurs,  les 
plus  forts  élèves  de  chaque  classe,  ne  s'établit  qu'après  cette  dernière 
date.  Ce  que  le  nom  glorieux  du  fils  de  Pépin  le  Bref  rappelle  avant 
tout  aux  jeunes  lycéens,  c'est  une  orgie  annuelle  de  veau,  de  poulet 
rôti,  de  nougat,  d'oranges,  de  Champagne  à  trente  sous  la  bouteille  et 
de  vers  latins.  La  veuve  Clicquot  laisse  à  désirer,  mais  le  veau  est 
authentique,  et  on  peut  redemander  du  vers  latin;  on  le  pouvait  du 
moins  jusqu'à  ces  derniers  temps,  et  j'aime  à  croire  que  les  réformes 
universitaires  ne  l'auront  pas  atteint  dans  ce  lieu  d'asile. 

Du  plus  loin  que  le  dîner  de  la  Saint- Gharlemagne  se  montre  dans 
l'histoire,  il  apparaît  composé  des  éléments  invariables  que  nous 
venons  de  dire,  sauf  le  vin  de  Champagne,  produit  de  la  civilisation 
moderne.  Quelquefois,  comme  dans  les  banquets  de  Sainte-Barbe,  le 
poulet  est  remplacé  par  un  dindon,  mets  traditionnel  dans  la  vieille 
maison  de  la  rue  de  Reims.  Et  souvent  les  vers  latins  se  doublent  de 
vers  français  :  joute  courtoise  et  toujours  classique  entre  la  langue  de 
Virgile  et  celle  de  Racine.  En  4880,  à  Saint-Louis,  comme  on  savait 
les  vers  latins  condamnés  à  mort,  deux  élèves  de  rhétorique  eurent 
l'idée  ingénieuse  de  conq)oser  un  dialogue  où  la  muse  latine  et  la 
muse  française  se  répondaient,  comme  la  lyre  et  la  harpe  de  Victoi- 
Hugo  : 

Altemis  dicetis,  amant  alterna  Camrenœ. 

Chacun  défendait  sa  cause;  l'alexandrin  répondait  à  riicxamèlre,  la 
rime  luttait  avec  la  césure,  et  cette  grande  dispute  finissait  par  une 
réconciliation  et  un  embrassement. 

J'ai  toujours  été  surpris  qu'il  ne  se  soit  point  trouvé  encore  un 
nourrisson  de  l'Université,  élève,  professeur  ou  maître  d'étude,  pour 
écrire  l'histoire  des  banquets  de  la  Saint- Charlemagne.  Les  docu- 
ments écrits  ne  lui  manqueraient  pas,  et  les  traditions  orales  moins 
encore.  l\  n'aurait  qu'à  interroger  autour  de  lui  et  à  recueillir  les 
récits  des  anciens.  Ces  agapes  scolastiques  ont  été  marquées  par  des 
épisodes  de  toute  espèce,  généralement  gais ,  quelquefois  tragiques. 

Si  l'on  nous  eût,  en  particulier,  conservé  la  collection  des  pièces 
inspirées  par  la  Saint- Charlemagne,  je  m'assure  qu'on  y  pourrait  faire 
quelques  trouvailles  assez  curieuses.  l\  est  bien  peu  de  jeunes  gens 
destinés  à  la  gloire  littéraire,  sous  ses  formes  les  plus  diverses,  qui 
ne  se  soient  assis  à  cette  table  enviée,  et  il  serait  piquant  de  retrouver 
leuj-s  premiers  essais  poétiques.  Je  donnerais  quelque  chose  pour  avoir 
une  pièce  de  vers,  même  latins,  du  jeune  Arouet,  de  Villemain,  de 
Victor  Hugo  ou  de  Sainte-Beuve  à  l'âge  de  dix-sept  ans. 


60  LE  VIEUX  PARIS 

Par  malheur,  toutes  mes  recherches  n'ont  abouti  (ju'à  un  maigre 
butin.  En  1824,  l'élève  Benoit  Rathery  y  prononça  une  parodie  par- 
fois assez  ingénieuse  de  la  troisième  églogue  de  Virgile  : 

Ah  !  comités , 

s'écrie  le  jeune  poète  : 

rubicunda  timete  venena, 
Prudenter  correcta  licet,  capitique  bibenlum 
Ignotura  quidem,  sciret  si  ignoscere  Bacchus. 

Prudente^'  correcta,  comme  synonyme  d'abondance,  est  une  péri- 
phrase aimable.  Plus  loin,  le  poète,  entraîné  par  un  élan  gastrono- 
mique, ne  craint  pas  de  s'écrier,  en  un  style  digne  de  Vitellius  : 

0  comités,  iteriimquc  iterumque  incumbitc  mensis; 
Totum,  si  liceat,  venter  turgeseat  in  annum. 

Venter  turgeseat  est  dépourvu  d'alticisme  et  serait  digne  tout  au 
plus  des  haricots  universitaires.  Mais  justement  la  Saint- Charlemagne 
est  le  seul  jour  de  l'année  où  l'élève  soit  sur  de  ne  point  manger  de 
haricots. 

Cette  môme  année,  un  grave  incident  signalait  à  Louis -le -Grand 
le  banquet  de  la  Saint -Charlemagne.  En  ce  temps-là,  Louis-le-Grand 
avait  pour  proviseur  M.  Berthot,  dont  la  sévérité  inflexible  et  les 
opinions  très  royalistes  déplaisaient  aux  élèves.  Ils  l'en  avaient  déjà 
averti  par  les  voies  usitées  :  imitation  des  cris  de  divers  animaux  sur 
son  passage,  mutineries,  révoltes  contre  l'autorité  du  maître  d'étude, 
accès  subits  et  interminables  de  toux,  de  coryzas  et  d'éternuements 
pendant  les  classes.  Un  soir,  l'élève  Morel-Fatio,  —  la  plus  belle  con- 
quête que  la  peinture  de  marine  ait  jamais  faite  sur  les  cancres  de 
collège,  —  avait  organisé  le  complot  connu  dans  l'histoire  universi- 
taire sous  le  nom  de  Conspiration  des  bouts  de  chandelle.  Chaque 
élève  s'éclairait  à  l'étude  avec  un  bout  de  chandelle  iiché  sur  son 
pupitre.  A  un  signal  donné  par  lui,  toutes  les  chandelles  sont  éteintes 
en  un  clin  d'œil,  et  l'étude  se  trouve  plongée  dans  les  ténèbres.  La 
salle  voisine  imite  cet  exemple,  puis  la  suivante,  et  ainsi  jusqu'à  la 
dernière.  En  dix  secondes,  la  nuit  est  partout,  et  le  sabbat  com- 
mence. Ce  fut  un  grand  jour  pour  les  marchands  de  dictionnaires  et 
de  Crradus  ad  Parnassum,  dont  il  se  lit  une  eiTroyable  consommation 
sur  l'occiput  et  les  épaules  des  maîtres  d'étude.  Le  soir  même,  Morel- 
Fatio  était  réintégré  dans  la  maison  paternelle,  d'où  il  transporta  ses 
exercices  au  collège  Bourbon. 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ  61 

L'insuffisance  de  ces  moyens  décida  les  élèves  à  frapper  un  grand 
coup.  Au  moment  où  les  invités,  —  externes  ou  pensionnaires  de 
Sainte-Barbe  et  des  institutions  voisines,  —  entraient  au  réfectoire 
l)our  y  céléjjrer  la  fête  du  patron  de  l'Université,  les  internes  de 
Louis-le-Grand  communiquèrent  aux  premiers  rangs  le  mol  d'ordre, 
qui  se  transmit  de  l'un  à  l'autre  :  «  Défense  de  répondre  au  toast  du 
proviseur.  Faites  circuler,  d  Au  dessert,  M.  Berthot  se  lève  sans  soup- 
çon, et  d'une  voix  sonore  porte  le  toast  :  «  Au  roi,  Messieurs!  »  Les 


Université  de  Paris.  Un  cours  public  d'après  une  gravure  du  xvi*  siècle 

conservée  au  cabinet  des  Estampes.  (Vieux  maîtres  en  bois.) 

Cf.  Paul  Lacroix,  Les  Sciences  et  les  Lettres  an  moyen  âge,  p.  o. 


quelques  professeurs  qui  l'entourent  lui  répondent;  mais,  trouljlés 
par  le  silence  unanime  des  élèves,  ils  le  font  sans  conviction  et  sans 
ensemble.  Tout  le  réfectoire  éclate  irrespectueusement  de  rire  à  cette 
maigre  et  hésitante  acclamation. 

C'est  ainsi  que  l'intelligente  jeunesse  préludait  aux  trois  glorieuses  ! 

La  punition  ne  se  fit  pas  attendre  :  elle  fut  inexorable.  Le  i)rovi- 
seur,  d'abord  atterré,  ne  recouvra  ses  sens  que  pour  sortir  précipi- 
tamment du  réfectoire,  et  courir,  fumant  encore  de  colère,  demander 
un  arrêté  d'expulsion  contre  tous  les  élèves  qui  s'étaient  assis  au 
banquet.  Il  l'obtint.  Et  comme  ceux-ci  étaient  les  vainqueurs  des 
concours  et  les  forts  en  thème,  il  décapita  lui-même  son  collège. 
Les  bannis  allèrent  porter  leurs  couromies  aux  établissements  voisins. 

Où  la  politique  va- 1- elle  se  nicher? 

Ce  n'est  pas  la  seule  fois  qu'elle  se  soit  attaquée  à  cet  innocent 
banquet.  En  sa  ti'iple  qualité  de  saint,  de  despote  et  de  ci-devant, 


62  l^E  VIEUX  PARIS 

Charlemagne  ne  pouvait  être  épargné  plus  que  ne  l'avaient  été  la 
fête  des  Rois  et  les  étrennes  par  la  Révolution.  En  1793,  au  moment 
môme  où  Louis  XVI  venait  de  monter  à  la  guillotine,  il  s'était  trouvé 
à  Paris  un  principal  de  collège,  l'ex-abbé  Forestier,  qui  n'avait  pas 
craint  de  faire  célébrer  à  ses  élèves  cette  solennité,  suivant  l'antique 
usage.  Quelques  jours  après,  il  pouvait  lire  le  virulent  article  fulminé 
contre  lui  par  les  Révolutions  de  Paris  : 

«:  Législateurs  citoyens,  vos  prédécesseurs  nous  ont  débarrassés  de 
la  Sorbonne  et  de  l'Université  ;  vous  nous  avez  délivrés  des  rois  et  de 
la  royauté  :  comment  se  fait-il  que  sous  vos  yeux,  huit  jours  après 
l'exécution  du  jugement  à  mort  porté  contre  le  dernier  de  nos  des- 
potes, quinze  jours  après  les  honneurs  rendus  à  un  martyr  de  la 
Répubhque;  comment  se  fait- il  qu'un  pédant,  prêtre  et  docteur  de 
Sorbonne,  ait  eu  l'indécence  ou  la  sottise  de  faire  chômer,  par  les 
écoliers  du  gymnase  public  dont  il  est  le  chef,  la  fête  de  saint  Char- 
lemagne, roi  de  France? 

«  Lundi  dernier,  le  principal  du  collège  des  Quatre  -  Nations  s'est 
permis  ce  scandale  antirévolutionnaire,  et  sans  doute  a  trouvé  des 
imitateurs  parmi  ses  dignes  collègues.  Imbécile  esclave  des  anciens 
usages  d'une  vieille  corporation  qui  n'existe  plus,  et  dont  il  était 
membre,  ce  pédagogue  suprême,  sans  respect  pour  l'esprit  public  et 
pour  la  jeunesse,  lundi  dernier,  a  fermé  les  classes  de  la  maison  d'é- 
ducation qu'il  préside,  a  fait  venir  chez  lui  les  premiers  sujets  de 
chaque  classe,  les  a  salués  du  titre  d'empereurs,  en  mémoire  d'un 
roi  massacreur  et  corrupteur  des  mœurs  publiques...  Voilà  le  modèle 
qu'un  chef  de  maison  d'éducation  a  mis,  cette  année,  sous  les  yeux 
de  nos  jeunes  républicains  ! 

«:  Nous  croyons  de  notre  devoir  de  ne  point  passer  ce  fait  sous 
silence  et  de  le  dénoncer  à  toutes  les  autorités  constituées,  au  dépar- 
tement, à  la  municipaUté,  aux  tribunaux  et,  avant  tout,  au  comité 
d'instruction  publique.  Nous  apprenons  avec  plaisir  que  le  substitut 
du  procureur  de  la  Commune  s'en  occupe ,  et  il  y  a  urgence  ; 
car  nous  savons  de  bonne  part  qu'un  grand  nombre  d'écoliers, 
pour  peu  qu'on  tarde,  se  proposent  de  se  faire  justice  eux-mêmes 
avec  l'arme  du  ridicule,  la  seule  permise  aux  individus  contre  la 
sottise  doctorale.  En  conséquence,  le  susdit  prêtre  et  docteur  prin- 
cipal du  collège  des  Quatre  -  Nations  ne  doit  pas  être  surpris  si, 
l'un  des  jours  du  carnaval  où  nous  entrons,  il  voit  arriver  sous  ses 
fenêtres  un  quadrupède  à  longues  oreilles,  qu'on  le  priera  poliment 
de  monter,  la  queue  de  l'animal  d'une  main,  une  férule  dans  l'autre 
et  le  bonnet  de  Sorbonne  sur  la  tête.  Il  sera  promené  ainsi  dans  tout 


FÊTES  ET  JEUX  DE  L'UNIVERSITÉ  03 

Paris,  un  jeune  héraut  marchant  devant  lui  et  disant:  «  Citoyens, 
«  c'est  ainsi  que  doit  être  traité,  pour  la  première  fois,  tout  prêtre 
«  ou  docteur,  principal  de  collège,  qui  invite  les  écoliers  à  célébrer 
«  la  fête  d'un  roi.  » 

Le  substitut  de  la  Commune  qui  avait  dénoncé  le  principal  du  col- 
lège Mazarin  et  appelé  sur  lui  la  vindicte  publique  était  Real,  —  depuis 
le  comte  Real  et  l'un  des  favoris  de  l'empereur.  Le  résultat  de  l'in- 
struction, aussitôt  commencée,  fut  que  le  citoyen  Forestier  avait  obéi 
aux  ordres  du  vice  -  recteur  ;  «  mais  il  a  fait,  ajoute  le  Moniteur  qui 
rend  compte  de  cette  grosse  affaire,  tout  ce  qui  dépendait  de  lui  pour 
tourner  au  profit  de  l'esprit  républicain  ce  reste  gothique  de  l'ancien 
régime.  La  fête  a  changé  de  nom  ;  elle  a  été  appelée  Fête  de  VEniu- 
lation.  Des  santés  ont  été  portées  à  la  liberté,  à  l'égalité  et  à  la  Répu- 
blique. Le  citoyen  Forestier  jouit  dans  sa  section  de  la  réputation  d'un 
bon  patriote  et  d'un  républicain  prononcé.  * 

Cette  absolution  ne  satisfit  pas  Prudhomme,  qui  en  appela  à  «  un 
plus  ample  informé  ».  Le  conseil  général  chargea  son  procureur 
de  procéder  à  une  nouvelle  instruction  sur  le  cas  du  vice- recteur  et 
de  lui  en  rendre  compte.  Mais  je  n'ai  pu  trouver  son  rapport  dans  la 
suite  des  procès -verbaux  de  la  Commune,  et  sans  doute  cette 
affaire,  qui  avait  failli  prendre  des  proportions  considérables,  fut 
enterrée  là. 


Foire  de  Saint-Germain  au  xvii»  siècle,  d'après  une  pièce  du  cabinet  des  Esi  P* 


>  [aphie  de  Paris,  région  du  bourg  Saint-Germain.  Appendice,  XII,  p.  406. 


CHAPITRE   III 


LE3  FOIRES  DE  PARIS 

FOIRES  DU  LANDIT,  DE  BEZONS,  SAINT-OVIDE,  SAINT-LAURENT 

FOIRE  SAINT-GERMAIN.—  LES  FOIRES  QUI  SUBSISTENT 


L'étude  de  nos  vieilles  foires  parisiennes  offre  un  grand  intérêt,  à 
des  points  de  vue  très  divers  :  on  peut  dire  qu'elles  furent  l'embryon 


^"H-P 


Mom.iié  inûnîranT  leJ Lû^^jleà 
Faradej  et  les  Jeux  cfclit  Foire-. 

Frontispice  des  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  spectacles  de  la  foire.  —  Paris ,  1743 ,  in-8°. 
(En-lêle  du  premier  volume:  Bibl.  du  musée  Carnavalet,  n»  3676.) 

des  expositions  universelles,  —  avec  des   différences  notables  sans 
doute,  mais  aussi  avec  certaines  analogies,  telles  que  les  divisions 

5 


66  -LE  VIEUX  PARIS 

par  branches  d'industrie  et  les  classements  d'objets  par  pays  de  pro- 
venance, —  car  on  s'y  rendait  de  toutes  les  parties  de  l'Europe  et 
quelquefois  du  monde.  L'opéra-comique  y  eut  son  berceau;  quoi  qu'en 
puisse  penser  son  orgueil  de  parvenu,  c'est  bien  là  qu'il  est  né  et  qu'il 
a  commencé  à  grandir,  entre  les  marionnettes,  les  veaux  à  doux  têtes, 
les  escamoteurs  et  les  danseurs  de  corde. 

Si  aujourd'hui  les  foires  tendent  à  disparaître,  par  suite  de  l'extinc- 
tion des  privilèges,  de  la  rapidité  des  communications,  de  la  diffusion 
de  l'industrie  et  de  cent  autres  raisons  analogues,  elles  étaient  autre- 
fois une  des  nécessités  principales  d'un  commerce  encore  au  berceau. 
Outre  ses  grands  marchés,  Paris  en  avait  de  vastes  et  nombreuses, 
dont  quelques-unes  jouissaient  d'une  réputation  européenne. 


I 


De  ce  nombre  était,  par  exemple,  la  foire  du  Landit,  ou,  pour  suivre 
une  orthographe  plus  conforme  à  l'étymologie,  de  l'Indict,  dont  nous 
avons  parlé  dans  le  chapitre  précédent.  Aux  environs  de  Paris  se 
tenait  également  une  foire  beaucoup  moins  ancienne  et  moins  im- 
portante, mais  qui  ne  fut  pas  moins  populaire  en  son  genre  :  celle 
de  Bezons,  petit  vihage  qui  fait  actuellement  partie  du  département 
de  Seine- et- Oise.  Elle  avait  lieu  le  premier  dimanche  de  septembre, 
et  les  Parisiens  s'y  rendaient  en  foule.  Gabriel  de  Saint-Aubin  nous  en 
a  laissé  un  vif  croquis  dans  une  de  ses  plus  curieuses  estampes  (1750)  : 
c'est  un  fouillis,  une  cohue  pittoresque  de  tentes  sous  les  arbres, 
d'acheteurs,  de  badauds,  de  carrioles  sur  lesquelles  sont  juchées  des 
caravanes  entières  de  visiteurs  et  de  personnages  travestis.  La  prairie 
de  Bezons  voyait  bien  des  folies  de  toutes  sortes  pendant  la  durée  de 
cette  foire,  véritable  renouveau  du  carnaval,  où  l'on  allait  en  partie 
fine  comme  au  Moulin  de  Javehe  et  au  Port-à-l'Anglais  : 

Haut  le  pied,  belle  Alizon  ! 
Pour  gambader,  rire  et  boire, 

Vive  la  foire 

De  Bezons! 

On  y  danse 

En  cadence; 

On  s'y  balance 

Sur  le  gazon  i. 

1  Dancourt,  la  Foire  de  Bezons,  1693.  —  V.  aussi  le  Retour  de  la  foire  de  Bezons,  par 
Gherardi  {id.).  —  Cabinet  des  Estampes  :  Topographie  de  la  France,  Seine-et-Oise  ,  I  (2  es- 
tampes). 


LES  FOIRES   DE  PARIS 


69 


Les  jeunes  seigneurs,  les  muguets,  les  plumets  et  le  petit  peuple 
qui  étaient  allés  s'égayer  à  ce  grand  rendez-vous  à  la  mode,  revenaient 
en  cortège  triomphant  à  Paris,  et  l'avocat  Barbier  nous  apprenrl  dans 
son  Journal  (septembre  1720)  que  les  bourgeois  de  la  bonne  ville 
avaient  coutume  de  se  réunir  à  l'Étoile,  au  bout  des  Champs-Elysées, 


La  foire  de  Bezons. 

<i  Le  bac  et  la  parade,  »  d'après  une  gravure  conservée  au  cabinet  des  Estampes. 

(Topographie  de  la  France,  Seine-et-Oise,  canton  d'Argenleuil.) 

pour  assister  au  joyeux  retour,  j'allais  dire  à  la  descente  de  cette 
foire,  véritable  défilé  de  masques;  car  il  était  d'usage  de  s'y  rendre 
sous  des  déguisements  divers. 

Parmi  celles  qui  se  tenaient  à  Paris  même,  et  qui  ont  disparu, 
nous  citerons  :  la  foire  du  Temple,  pour  les  fourrures  et  les  merce- 
ries; la  foire  Saint-Clair,  qui  s'échelonnait  pendant  huit  jours  le  long 
de  la  rue  Saint -Victor,  à  partir  du  18  juillet,  et  qui  était  très  fré- 
quentée par  les  joueurs  de  marionnettes  et  les  montreurs  d'animaux  ; 
la  foire  du  Saint-Esprit ,  qui  se  renouvelait  tous  les  lundis  sur  la  place 


70  LE  VIEUX  PARIS 

de  Grève,  au  xviii''  siècle;  puis  deux  autres  plus  fameuses  :  les  foires 
Saint -Ovide  et  Saint- Laurent. 

Au  xvii<5  siècle,  la  foire  Saint- Ovide  avait  lieu  place  Vendôme.  Sa 
première  origine  ne  remonte  pas  plus  haut  que  l'an  1665,  où,  le  duc 
de  Créqui  ayant  donné  aux  capucines  de  cette  place  le  corps  de  saint 
Ovide,  qu'il  avait  reçu  du  pape  Alexandre  VII ,  il  s'ouvrit  aux  abords 
du  couvent  une  petite  foire  de  pâtisseries,  de  pains  d'épice,  de  jouets, 
de  bijoux  enfantins,  d'objets  religieux,  pour  profiter  du  concours  des 
fidèles.  Cette  foire  s'augmenta  vite  avec  l'afiluence  populaire.  Il  s'y 
établit  des  tentes,  des  cabarets,  des  guinguettes,  à  l'usage  spécialement 
des  gens  de  la  campagne,  mais  dont  les  Parisiens  ne  se  firent  pas 
faute  de  profiter  non  plus.  Elle  durait  un  mois,  du  14  août  au  15  sep- 
tembre. En  1764,  un  industriel  obtint  de  faire  construire  autour  de 
la  place  des  loges  de  charpente  pour  les  marchands  et  d'autres  pour 
les  spectacles  forains^;  ce  qui  n'empêcha  pas  la  foire  Saint- Ovide, 
quelques  années  après,  en  1772,  d'émigrer  sur  la  place  Louis  XV,  où 
elle  fut  incendiée  en  1777.  C'était  la  réunion  populaire  et  plébéienne 
par  excellence.  Tous  les  baladins,  danseurs  de  corde,  montreurs  de 
curiosités  et  de  phénomènes,  saltimbanques  vulgaires,  avaient  fini 
par  en  faire  le  centre  de  leur  industrie.  Cependant  il  ne  faudrait  pas 
croire  que  là  se  bornât  le  cercle  de  ses  exhibitions  :  la  foire  Saint- 
Ovide  avait  aussi  son  public  aristocratique,  qui  y  venait  par  curiosité. 
Les  fournisseurs  en  vogue,  les  modistes,  les  coiileurs  en  profitaient 
pour  y  exposer  le  fruit  de  leurs  doctes  méditations,  et,  en  1772,  on 
y  vit  figurées,  sur  de  grands  mannequins,  dans  un  des  nombreux 
cafés  qui  la  remphssaient,  les  gigantesques  coiffures  à  la  Monte- au- 
ciel,  que  le  peuple  s'attroupait  pour  saluer  de  ses  applaudissements 
ironiques  ^ 

C'est  à  la  foire  Saint- Ovide  que  le  rédacteur  des  Mémoires  secrets 
rencontra  un  jour  ce  saltimbanque  qui,  après  avoir  exécuté  différents 
tours  de  passe -passe,  s'arrêta  tout  à  coup  avec  recueillement  et  inter- 
pella les  spectateurs  en  ces  termes  : 

«  Messieurs,  je  vous  prie  de  prêter  une  attention  toute  particulière 
au  tour  qui  va  suivre.  Je  l'ai  appris  à  Ferney,  de  ce  grand  homme 
qui  fait  tant  de  bruit  ici,  de  M.  de  Voltaire,  —  notre  maitre  à  tous!  » 

Et  il  se  découvrait  respectueusement. 

Plusieurs  étabhssements  reHgieux  avaient  le  privilège  d'ouvrir  des 
boutiques  dans  leur  enceinte.  Les  fêtes  patronales  de  la  plupart  des 

'  Hurtaut  et  Magny,  Dictionnaire  historique  de  la  ville  de  Paris,  111,  48. 
*  Mémoires  de  la  république  des  lettres,  t.  XXlV.   —  E.  et  J.  de  Concourt,  la  Femme 
au  xviii»  siècle,  in-8",  p.  31^. 


LES  FOIRES  DE  PARIS 


paroisses  de  Paris  donnaient  également  lieu  à  de  petites  foires  qui 
s'établissaient  aux  alentours  de  chaque  église,  à  peu  près  comme  celle 
qu'on  voit  aujourd'hui  près  Saint- Étienne-du- Mont,  aux  premiers 


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La  foire  Saint- Laurent.  (Reproduction  d'une  pièce  unique  de  la  collection  Bonnardol 
publiée  dans  le  livre  de  M.  Heulhard,  La  Foire  Saint- Laurent). 


jours  de  janvier,  durant  la  neuvaine  de  Sainte- Geneviève.  On  y  ven- 
dait des  images  et  tableaux  de  sainteté,  des  chapelets,  des  bouquets, 
des  heures  et  livres  de  piété,  des  objets  de  dévotion,  et  aussi  toutes 
sortes  de  babioles  pour  les  enfants,  pain  d'épice  et  pain  mouton  (c'est- 


72  LE  VIEUX  PARIS 

à- dire  du  pain  mollet  doré  avec  du  jaune  d'œuf  et  mélangé  de  sucre 
et  d'anis),  oublies  et  gaufres  historiées  de  sujets  pieux.  Une  des  plus 
renommées  parmi  ces  petites  foires  était  celle  qui  revenait  le  24  août, 
devant  l'église  Saint-Barthélémy,  située  vis-à-vis  des  galeries  du  palais 
de  justice.  Le  premier  jour  de  l'an  était  aussi  précédé,  accompagné 
et  suivi  d'une  grande  exhibition  de  baraques  foraines,  où  les  frian- 
dises, les  jouets  et  les  almanachs  remplissaient  un  rôle  important'. 
Une  plus  longue  description  de  cette  foire  aux  étrennes,  qui  autrefois 
s'étalait  sur  le  Pont- Neuf,  et  qui  aujourd'hui  occupe  surtout  la  ligne 
des  grands  boulevards,  serait  parfaitement  inutile. 

La  foire  Saint- Laurent  a  été  rejetée  dans  l'ombre  par  la  foire  Saint- 
Germain,  dont  elle  n'égala  jamais  ni  la  gloire  ni  les  magnificences, 
mais  à  côté  de  laquelle  néanmoins  elle  mérite  une  liistoire  spéciale. 
C'était  une  foire  d'été,  et  l'autre  une  foire  d'hiver.  Elle  se  tenait  à 
l'extrémité  opposée  de  Paris,  dans  un  enclos  dont  le  boulevard  de 
Strasbourg  traverse  aujourd'hui  l'emplacement,  et  sa  durée,  d'abord 
d'un  seul  jour,  liait  par  s'élever  jusqu'à  trois  mois,  du  28  juin  au 
30  septembre. 

Elle  était  issue  de  la  foire  Saint- Lazare  ou  Saint -Ladre,  concédée 
par  Louis  le  Gros,  dans  les  premières  années  du  xiF  siècle,  aux  reli- 
gieux de  la  léproserie  de  Saint-Lazare,  et  qui  s'étendait  d'abord  dans 
des  terrains  vagues  sur  la  route  de  Saint-Denis,  puis  qui  se  rap- 
procha peu  à  peu  des  faubourgs.  En  la  rachetant  au  prieuré  de  Saint- 
Lazare  (1181)  pour  la  transférer  aux  Halles,  Philippe -Auguste  con- 
stitua à  ce  prieuré,  en  guise  d'indemnité,  une  rente  perpétuelle  de 
trois  cents  livres,  que  le  domîiine  royal  acquittait  encore  au  xvii^  siècle. 
De  là  naquit  la  foire  Saint- Ladre  en  Paris,  qui  végéta  à  la  pointe 
Saint -Eustache  jusqu'à  la  fin  du  xyi"  siècle.  Mais  l'ancienne  foire, 
un  moment  interrompue,  ne  fut  cependant  point  définitivement  sup- 
primée, et  ne  tai-da  môme  pas  à  reprendre  l'avantage  sur  celle  qui 
devait  la  remplacer. 

Nous  ne  pouvons  la  suivre  dans  toutes  ses  péripéties  originelles.  Il 
suffit  de  dire  que  c'est  en  1663  qu'elle  se  fixa  enfin,  entre  les  fau- 
bourgs Saint-Denis  et  Saint-Martin,  au-dessus  de  l'éghse  Saint-Lau- 
rent, sur  un  emplacement  invariable  disposé  tout  exprès  pour  elle,  et 
couvert  de  constructions  définitives.  Jusque-là  elle  n'avait  occupé  que 
des  échoppes  faites  à  la  hâte,  des  étabhs  découverts  et  des  parcs 
jonchés  de  paille.  En  1663,  les  prêtres  de  Saint-Lazare,  à  qui  elle 
appartenait,  firent  bâtir  dans  un  enclos  l'espèce  de  petite  ville  foraine 

1  Fr.  Colletet,  les  Tracas  de  Paris. 


LES  FOIRES  DE  PARIS  75 

que  l'on  voit  figurer,  avec  ses  divisions  par  quartiers,  rues  et  préaux, 
dans  les  plans  de  Paris  postérieurs  à  cette  date.  On  y  pénétrait  par 
quatre  portes,  qui  s'élevèrent  par  la  suite  au  nombre  de  six.  A  l'en- 
clos proprement  dit  s'adjoignaient  deux  importantes  dépendances  :  le 
préau  des  Carrosses  et  le  préau  des  Spectacles.  Les  rues  bien  pavées 
de  cette  ville  de  bois  étaient  plantées  de  beaux  arbres,  acacias  et 
marronniers,  qui  leur  donnaient  un  aspect  riant  et  champêtre.  Elle 
avait  la  forme  d'un  échiquier  coupé  par  dix  rues  transversales,  dont 
chacune  portait  un  nom.  Le  quartier  du  commerce  comprenait  douze 
carrés  de  corps  de  boutiques,  où  s'ouvraient  environ  deux  cents 
soixante  loges,  sans  compter  les  nombreux  appentis  adossés  au  mur 
d'enceinte.  La  poterie,  qui  était  à  la  foire  Saint -Laurent,  avec  la 
faïence,  l'objet  d'un  commerce  très  étendu,  se  vendait  à  part.  En  1G78, 
la  duchesse  de  Cleveland  y  fit  exposer  et  mettre  en  vente  sa  magni- 
fique collection  de  porcelaines  chinoises,  et  ce  fut  un  événement  dont 
tout  Paris  s'occupa  beaucoup. 

A  peine  la  nouvelle  foire  Saint-Laurent  était -elle  inaugurée,  que 
Loret  se  hâta  d'en  donner  une  description  dans  sa  Muse  historique, 
en  faisant  ressortir  le  contraste  qu'elle  présentait  avec  l'ancienne  : 

Cette  foire  n'étoit  jadis 
Qu'un  assez  mal-plaizant  taudis, 
Où  les  patins,  robes  et  cottes 
Amassoient  souvent  bien  des  crottes  : 
Mais  on  y  voit  présentement, 
Par  un  grand  accommodement. 
Avec  des  structures  égales, 
Quatre  assez  spacieuses  halles  '. 

Deux  ans  après,  François  Colletet  en  donnait  une  description  bur- 
lesque, mais  peu  précise,  dans  son  Tracas  de  Paris  ^.  Tous  les  chro- 
niqueurs contemporains  appuient  sur  le  caractère  populaire  de  cette 
foire,  sur  le  tapage,  et  particulièrement  sur  le  bruit  des  tambourins 
et  des  sifflets  qui  en  remplissaient  l'enceinte.  Les  sifflets  étaient  pour 
la  foire  Saint-Laurent  ce  que  furent  plus  tard  les  mirlitons  pour  celle 
de  Saint-Cloud.  «  Il  n'est  fils  de  bon  père  et  de  bonne  mère  à  qui  on 
n'en  achète,  »  dit  Sauvai. 

Sa  position  presque  suburbaine  en  faisait  le  rendez-vous  des  paysans 
de  la  banlieue,  comme  des  gens  de  moyenne  et  basse  condition.  Le 
public  brillant  et  spécial  de  la  foire  Saint -Germain,  les  grands  sei- 

1  Lettre  du  25  août  1663. 

*  On  peut  parcourir  aussi,  pour  le  commencement  du  xvui«  siècle,  la  Foire  Saint- 
Laurent  ,  comédie  de  Legrand. 


76  LE  VIEUX  PARIS 

gneurs  et  les  grandes  dames,  les  petits  maîtres,  les  pages,  les  écoliers, 
les  laquais,  ne  venaient  là  que  par  accident,  et  le  genre  des  transac- 
tions s'y  ressentait  naturellement  de  la  différence  du  public.  Cependant 
au  commerce  primitif  s'adjoignit  par  degrés  un  commerce  plus  relevé, 
à  mesure  que  l'importance  de  la  foire  augmentait  et  qu'elle  se  peuplait 
de  spectacles  plus  nombreux  et  plus  variés,  qui  y  attiraient  les  amis 
du  plaisir.  Les  orfèvres,  bijoutiers,  peintres,  tabletiers,  ébénistes, 
marchands  de  cabinets  et  d'objets  curieux  s'y  établirent  peu  à  peu 
auprès  des  forains  primitifs. 

Rien  n'égalait  donc,  en  son  beau  temps,  la  joyeuse  et  bruyante 
animation  de  ce  rendez-vous  populaire.  Tandis  que  les  faïenciers, 
potiers,  vanniers,  miroitiers,  merciers,  carrossiers,  lingères,  modistes, 
épiciers,  couteliers,  quincailliers,  servaient  leurs  clients,  les  mon- 
treurs de  raretés  et  de  curiosités,  les  figures  de  cire,  les  sauteurs,  les 
singes  et  chiens  savants,  l'homme  sans  bras,  les  femmes  fortes  et 
l'innombrable  variété  des  spectacles  forains  attiraient  la  foule  des 
désœuvrés.  On  se  groupait  devant  les  parades,  on  entrait  dans  les 
cafés  et  cabarets,  la  plupart  doul)lés  de  jardins,  et,  jusque  bien  avant 
dans  la  nuit,  on  s'attardait  chez  les  montreurs  de  marionnettes,  les 
limonadiers,  les  marchands  de  liqueurs,  les  pâtissiers,  et  le  long  des 
boutiques  brillamment  illuminées. 

La  réunion  de  l'Opéra-Comique  à  la  Comédie  italienne  en  1762,  puis 
l'importance  croissante  du  boulevard  du  Temple,  cette  foire  perpé- 
tuelle ouverte  à  sa  porte,  frappèrent  d'un  coup  mortel  la  foire  Saint- 
Laurent.  Elle  fut  même  entièrement  privée  de  représentations  en  1773, 
et  ne  fit  plus  guère  que  languir,  avec  des  alternatives  diverses,  jusqu'à 
sa  mort  définitive.  Pourtant  l'incendie  de  la  foire  Saint-Ovide,  en  1778, 
et,  deux  ou  trois  ans  après,  la  fondation  de  la  Redoute  chinoise,  où 
l'on  avait  réuni  tous  les  genres  de  divertissements,  et  qui  excita  d'a- 
bord une  vive  curiosité,  lui  donnèrent  un  regain  de  succès.  Mais  ce 
ne  hit  qu'un  temps  d'arrêt  dans  une  décadence  tellement  précipitée, 
que  la  Révolution  n'eut  môme  pas  la  peine  de  la  tuer  :  elle  n'existait 
plus  depuis  deux  à  trois  ans.  D'une  requête  adressée  par  Nicolet  au 
lieutenant  de  police,  en  178i ',  il  ressort  que  généralement  les  direc- 
teurs des  spectacles  du  boulevard  étaient  libres  de  se  transférer  à  la 
foire,  au  moment  où  elle  s'ouvrait,  ou  bien  de  rester  sur  les  rem- 
parts. Nicolet  avait  reçu  l'ordre,  qu'il  considérait  comme  ruineux,  de 
fermer  son  spectacle  du  boulevard  pour  se  rendre  à  la  foire  Saint- 
Laurent,  et  son  désespoir  prouve  quelle  était  la  décadence  de  celle-ci. 

'  Catalogue  J.non  Sapin,  n»  263. 


Le  grand  concert  des  Aveugles,  à  la  foire  Saint-Ovide, 
d'après  une  gravure  du  temps, 


i^ 


LES  FOIRES  DE  PARIS  79 

En  1815,  le  vieil  enclos  servit  de  refuge  aux  habitants  de  la  Chapelle 
et  de  la  Villette,  fuyant  devant  les  troupes  aUiées.  En  1826,  on  ouvrit 
deux  rues  sur  cet  emplacement,  et  en  1835  on  construisit  un  marché, 
qui  a  été  détruit  par  le  percement  du  boulevard  de  Sti'asbourg,  de  sorte 
qu'il  ne  reste  plus  aujourd'hui  aucun  vestige  de  la  vieille  foire'. 


II 


Nous  voici  arrivés  maintenant  à  la  foire  Saint-Germain,  l'archétype 
de  toutes  ces  grandes  réunions  d'affaires  et  de  plaisirs,  celle  qui  en 
résumait  les  splendeurs  en  elle  seule,  et  pour  laquelle  nous  avons  dû 
réserver  une  foule  de  détails  qui  lui  sont  communs  avec  toutes  les 
autres,  afin  d'éviter  les  répétitions. 

La  foire  Saint-Germain  était  sous  la  dépendance  de  l'abbaye  de  Saint- 
Germain-des-Prés,  comme  la  foire  Saint- Laurent  relevait  des  reli- 
gieux de  Saint- Lazare.  Quoique  postérieure  à  la  première  forme  de 
celle-ci  d'environ  quatre  siècles,  elle  l'emporta  bien  vite  sur  elle, 
grâce  à  sa  position  plus  centrale,  à  ses  plus  vastes  aménagements,  à 
ses  galeries  couvertes,  qui  protégeaient  visiteurs  et  marchands  contre 
l'intempérie  des  saisons. 

Sous  Louis  XI,  vers  1486,  les  religieux  à  qui  le  terrain  et  le  privi- 
lège de  la  foire  avaient  été  concédés  quatre  années  auparavant  y  fii'ent 
bâtir  trois  cent  quarante  loges.  Elle  s'ouvrait  alors  le  l^'''  octobre  et 
durait  huit  jours;  mais  les  moines  de  Saint-Denis  prétendirent  qu'elle 
ferait  tort  à  la  leur,  qui  commençait  le  9  du  même  mois,  et  réussirent 
à  en  faire  reporter  la  date  au  mois  de  février.  En  151 1 ,  les  loges  pri- 
mitives furent  remplacées  par  des  constructions  plus  régulières.  Dès 
1(330,  elle  durait  six  semaines.  Plus  tard,  elle  fut  étendue  du  3  février 
à  la  veille  du  dimanche  des  Rameaux,  ce  qui,  en  certaines  années, 
lui  donnait  une  existence  de  deux  mois  et  demi,  partagée  entre  le 
carnaval  et  le  carême,  sans  compter  qu'elle  était  assez  souvent  pro- 
longée par  ordonnance  du  roi  *.  C'était  l'époque  où  la  cour,  et  avec 
elle  les  gens  riches  et  de  qualité,  se  trouvaient  à  Paris.  Au  xvii"  siècle, 
elle  se  tenait  à  peu  près  où  l'on  voit  aujourd'hui  le  marché  Saint- 
Germain,  mais  sur  une  plus  large  échelle,  entre  les  rues  Guisarde,  du 
Four,  des  Boucheries,  des  Quatre-Vents ,  de  Tournon  et  des  Aveugles. 

'  M.  Heulhard  a  publié  en  1878  une  très  intéressante  monographie  de  la  Foire  Sainl- 
Lauvenl ,  1  vol.  in-18,  où  nous  avons  beaucoup  puisé, 
î  L'Estoile,  Journal  de  Henri  IF,  en  1607,  23  février. 


80  LE  VIEUX  PARIS 

Elle  comprenait  deux  halles  d'une  longueur  de  cent  trente  pas,  sur 
une  largeur  de  cent  environ,  recouvertes  d'une  toiture  fort  exhaus- 
sée, dont  on  regardait  l'immense  charpente  comme  un  chef-d'œuvre, 
et  percées  de  neuf  voies  tirées  au  cordeau  qui  les  partageaient  en 
vingt-quatre  portions,  «  sans  autre  pavé  que  la  terre,  qui  est  aussi 
inégale  que  possihle  :  on  aurait  peine  à  y  marcher  si  on  n'était  porté 
par  la  foule...  C'est  un  vrai  trou  au  milieu  du  faubourg.  Vous  y 
descendez  de  tous  côtes,  et  en  certains  endroits  il  y  a  jusqu'à  douze 
marches,  en  sorte  que  le  sol  est  de  six  à  huit  pieds  plus  bas  que  celui 
de  la  ville  '.  »  Çà  et  là  étaient  ménagés  des  cours  et  des  puits  pour  le 
feu^  Dans  l'intervalle  des  foires,  les  loges  et  boutiques  étaient  louées 
par  des  ouvriers  qui  en  faisaient  des  magasins. 

L'Estoile  parle  très  fréquemment  de  la  foire  Saint- Germain.  Scarron 
nous  en  a  laissé  une  description  burlesque,  un  peu  avant  le  milieu 
du  xviF  siècle.  Sauvai  et  Loret  s'en  sont  occupés  au  long.  Regnard 
et  Dancourt  donnèrent,  en  1G95  et  1G96,  des  comédies  sur  le  môme 
sujet  ^.  Grâce  à  ces  documents  originaux  et  à  beaucoup  d'autres  du 
môme  genre,  parmi  lesquels  nous  citerons  nombre  de  mazarinades 
et  de  plaquettes  sur  les  plaisirs  du  carnaval  et  des  jours  gras,  il  est 
possible  de  reconstituer,  sans  trop  de  peine,  la  physionomie  de  ce 
marché  célèbre. 

Pendant  toute  la  durée  de  la  foire,  que  venaient  ouvrir  solennelle- 
ment le  prévôt  de  la  ville  et  le  lieutenant  général  de  poUce ,  une  foule 
immense  s'y  pressait  de  tous  les  coins  de  Paris  et  des  environs. 
C'était,  entre  les  boutiques,  dans  les  ruelles  débordant  de  boue  et  de 
crotte,  un  effroyable  tohu-bohu,  un  va-et-vient  incessant  de  cavaliers 
à  moustaches  en  crocs  et  à  larges  panaches,  de  belles  dames  étalant 
le  fard  de  leurs  joues  et  le  luxe  de  leurs  déshabillés  galants,  de  sol- 
dats à  la  longue  rapière,  de  pages  à  l'affût  d'une  niche,  de  laquais 
courant  après  les  querelles,  de  fdous,  de  mendiants,  de  badauds  et 
de  filles.  Les  équipages  se  croisaient,  les  vinaigrettes  renversaient  les 
chaises  à  porteurs,  les  cochers  se  disputaient  de  la  voix,  du  geste  et 
du  fouet,  et  il  fallait  quelque  bravoure  pour  s'engager  résolument 


1  Lister,  Voyage  à  Paris,  en  1698,  édit.  de  la  société  des  Bibliophiles,  1873,  in-8o,  p.  161. 
M.  Clément  de  Ris  commet  une  grosse  erreur  dans  sa  note  sur  ce  passage,  où  il  dit  que  la 
foire  Saint-Germain  fut  supprimée  en  1736. 

2  Ces  précautions  n'empêchèrent  pas  la  foire  Saint- Germain  d'être  consumée,  le  17  mars 
1762,  par  un  terrible  incendie  qui  porta  un  coup  mortel  à  sa  prospérité.  G.  de  Saint-Aubin 
a  gravé  cet  incendie  et  ses  suites  dans  une  série  de  six  estampes. 

3  En  1607,  on  dansa  au  Louvre  un  ballet  intitulé  :  l'Accouchemenl  de  la  foire  Sainl-Ger- 
main.  —  De  Beauchamps  mentionne,  en  1606,  un  Ballet  de  la  foire  Sainl-Germain,  qui 
est  peut-être  le  même. 


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LES  FOIRES  DE  PARIS  83 

dans  celte  marée  humaine,  où  parfois  im  mouvement  de  reflux  et 
d'irrésistibles  poussées  produisaient  des  catastrophes  tour  à  tour  gro- 
tesques et  terribles.  Joignez-y  le  concert  des  sonnettes,  des  flûtes, 
des  mirlitons,  des  sifflets,  des  tambourins  et  des  trompettes;  le 
vacarme  des  industries  tapageuses  qui  encombraient  les  abords  du 
marché,  les  cris  des  oublieux,  des  limonadiers  et  des  marchands  de 
tout  genre,  le  bruit  infernal  des  conversations,  des  discussions,  des 
injures,  des  rixes,  des  mousquetaires  voulant  entrer  dans  les  loges 
sans  payer,  des  provinciaux  criant  au  voleur,  des  infirmes  sollicitant 
la  charité  publique,  des  jeunes  seigneurs  rossant  la  garde  et  de  la 
garde  rossée  par  les  jeunes  seigneurs,  et  vous  aurez  une  très  légère 
idée  de  ce  qu'on  entendait  à  la  foire  Saint- Germain. 

Le  jour  était  surtout  réservé  au  peuple;  mais  la  nuil,  apivs  la 
comédie  et  l'opéra,  amenait  avec  elle  une  asseml)lée  plus  brillaiile. 
(l'était  le  moment  choisi  par  la  noblesse  et  les  grandes  dames  poui- 
faire  leur  apparition  au  milieu  des  merveilles  du  marché,  et  le  roi 
lui-môme  ne  dédaignait  pas  de  s'y  montrer  souvent.  Henri  III  y  vint 
à  plusieurs  reprises.  Henri  IV  et  la  reine  n'y  manquèrent  ])as  un  seul 
jour,  nous  apprend  l'Estoile,  en  l'année  1G08,  et  ils  avaient  une  loge 
où  étaient  dressés  la  table  et  le  tapis  pour  jouer  au  brelan.  Le  petit 
Dauphin,  leur  fils,  y  fut  conduit  trois  fois  en  KHM)  et  s'y  amusa  fort. 
Interdite  en  1611  par  suite  de  l'assassinat  du  roi,  elle  fut  suppléée 
par  une  foire  qui  s'ouvrit  au  jardin  des  Tuileries  pour  les  marchands 
de  Flandre  et  d'Allemagne,  qu'on  ne  voulut  point  condamnera  avoir 
fait  un  voyage  inutile'.  A  la  clarté  des  milliers  de  flambeaux  allumés 
à  chaque  boutique  et  qui  transformaient  la  foire  en  une  soi'te  de 
palais  enchanté,  allait  lentement  de  long  en  large,  comme  au  Cours, 
cette  foule  bariolée  d'éclatants  costumes,  les  dames  couvertes  du 
masque  de  velours  noir.  Alors  surtout  les  tire- laines  et  les  coupe- 
bourses  faisaient  leur  office;  alors  aussi  se  nouaient  les  intrigues.  Si 
l'on  voulait  tracer  une  histoire  complète  de  la  célèbre  foire,  il  y  aurai! 
là  tout  un  chapitre  sçabi'eux  que  je  laisse  écrire  à  d'autres. 

La  foire  Saint-Germain  était  un  lieu  de  rixes  et  <le  combats  non 
moins  que  de  plaisirs  et  d'affaii'es.  Les  désordres  de  tout  genre  y 
étaient  incessants,  et  les  arrêts  de  police  pour  les  prévenir  ou  les 
réprimer  sont  innombrables ^  J'en  ai  déjà  touché  un  mot;  queNpies 
extraits  de  l'Estoile  montreront  que  je  suis  loin  d'avoir  exagéré. 

«  En  1579,  le  roi  fut  insulté  à  la  foire  par  une  troupe  de  jeunes 

'  Héroard,  Journal,  t.  II,  S2-3. 

«  V.  Léon  Roulland,  la  Foire  Saint -Germain,  dans  les  Mémoires  de  la  Société  de  l'his- 
toire de  Paris,  t.  111. 


84  I>t:  VIEUX  PARIS 

gens  qui,  le  croyant  à  Chartres,  singeoieiit  son  costume  avec  de 
longues  fraises  de  papier,  en  criant  :  «  A.  la  fraise  on  connoît  le 
(T  veau.  » 

En  4587,  le  duc  de  Mayenne  et  la  duchesse  de  Montpensier  avaient 
formé  le  projet  de  l'enlever  pendant  qu'il  s'y  promèneroit,  après  avoir 
dîné  à  l'abbaye  Saint- Germain.  Prévenu  du  complot,  il  envoya  à  sa 
place  le  duc  d'Épernon,  qui  fut  insulté  et  obligé  de  fuir. 

«  Le  10  février  1597,  le  duc  de  Nemours  et  le  comte  d'Auvergne 
allèrent  à  la  foire,  où  ils  commirent  dix  mille  insolences  :  un  avo- 
cat y  perdit  son  chapeau,  et  fut  bien  battu  par  les  gens  du  comte 
d'Auvergne...  » 

(T  Pendant  la  foire  Saint- Germain  de  cette  année  (1605),  où  le  roi 
alloit  ordinairement  se  pourmener,  se  commirent  à  Paris  des  meurtres 
et  excès  infinis,  procédant  des  débauches  de  la  foire,  dans  laquelle 
les  pages,  les  laquais,  écoliers  et  soldats  des  gardes  firent  des  inso- 
lences non  accoutumées,  se  battant  dedans  et  dehors  comme  en 
petites  batailles  rangées,  sans  qu'on  y  put  ou  voulût  donner  autre- 
ment d'ordre.  Un  laquais  coupa  les  deux  oreilles  à  un  écolier  et  les 
lui  mit  dans  sa  pochette,  dont  les  écoliers  mutinés,  se  ruant  sur  tous 
les  laquais  qu'ils  rencontroient,  en  tuèrent  et  blessèrent  beaucoup. 
Un  soldat  des  gardes  ayant  été  attaqué  desdits  laquais  au  sortir  de  la 
foire,  et  atterré  par  eux  de  coups  de  bâton  sur  les  fossés  de  Saint- 
Germain,  s'étant  enfin  relevé,  en  tua  deux  et  les  jeta  tout  morts  dans 
les  fossés,  puis  s'en  alla  et  se  sauva.  Voilà  comme  les  débauches,  qui 
sont  assez  communes  en  matière  de  foire,  furent  extraordinaires  en 
icelle.  » 

Au  siècle  suivant,  les  choses  n'avaient  pas  changé.  Barbier,  dans 
son  Journal  (mars  1721),  nous  raconte  en  détail  une  lutte  terrible 
entre  les  pages  du  roi  et  des  princes  du  sang  et  les  pages  des  sei- 
gneurs et  ambassadeurs  étrangers,  à  qui  les  premiers  voulaient  inter- 
dire l'entrée  sur  la  scène  dans  la  loge  de  je  ne  sais  quel  bateleur, 
dette  rixe  sanglante  se  prolongea  trois  jours,  et  il  fallut  pour  y  mettre 
fin  la  sérieuse  intervention  de  la  force  armée. 

Les  accidents  n'étaient  guère  moins  rares  au  milieu  de  cette  foule 
immense  et  tumultueuse,  pressée  en  tous  sens  dans  les  rues  innom- 
brables du  champ  forain.  L'entrée,  du  côté  de  la  rue  de  Tournon  en 
particulier,  était  une  gorge  étroite,  à  pente  rapide,  où  les  piétons  ne 
trouvaient  ni  recoin  ni  allée  pour  se  garer  des  voitures  dont  les  roues 
effleuraient  les  murailles. 

Je  ne  vois  pas  que  Louis  XIV  ni  Louis  XV  se  soient  rendus  à  la 
foire,  comme  avaient  fait  leurs  prédécesseurs;  mais  le  Dauphin,  Mon- 


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LES  FOIRES  DE   PARIS.  87 

sieur  et  les  autres  princes  du  sang  ne  manquaient  guère  de  s'y  mon- 
trer. Gela  était  indigne  de  la  majesté  du  premier.  Le  second  n'eût  pas 
mieux  demandé,  seulement  il  n'osait.  On  y  suppléait  en  organisant 
des  foires  à  la  cour;  ce  fut  même  là  un  divertissement  à  la  mode  sous 
son  règne.  Le  7  septembre  1750,  Collé  donna  dans  le  jardin  d'Etiolés, 
«  pour  le  bouquet  de  Mme  de  Meulan,  »  la  Foire  du  Parnasse,  et  il 
décrit  longuement  dans  son  Journal  cette  fête,  en  vue  de  laquelle 
le  jardin  avait  été  arrangé  en  véritable  foire,  avec  parades,  loges  de 
danseurs  de  cordes,  spectacles,  curiosités,  magasins,  cabarets.  En 
1775,  pour  fêter  le  jeune  archiduc  Maximilien,  on  disposa  à  Versailles, 
sur  le  terrain  du  Manège,  une  foire,  avec  sept  rues  couvertes,  l)ordées 
de  boutiques,  cafés,  baraques  de  saltimbanques,  y  compris  la  salle  de 
Nicolet,  où  l'on  joua  devant  Leurs  Majestés  un  opéra-comique  spécia- 
lement arrangé  par  Gluck  pour  la  circonstance'. 

Que  vendait-on  à  la  foire  Saint-Germain?  On  y  vendait  de  tout.  Les 
commerçants  sérieux  y  accouraient  de  toutes  les  villes  de  France. 
Quant  à  Paris,  il  fournissait  surtout  les  boutiques  de  luxe,  de  modes, 
de  jeux  et  de  rafraîchissements.  Chaque  objet  de  commerce  avait  son 
quartier  distinct,  et  chaque  carré  était  consacré  à  la  même  induslrio-'. 
Les  robes  de  chambre  de  Marseille,  les  draps  de  Rouen,  de  Gouriiay, 
de  Darnetal,  les  chemises  de  toile  de  Hollande,  les  bonnets  à  la  sia- 
moise, les  points-coupés  de  Gênes,  les  diamants  d'Alençon,  les  pein- 
tures de  Flandre  s'étalaient  à  tous  les  yeux,  ici,  c'était  un  Portugais 
vendant  des  chinoiseries,  de  l'ambre  gris,  de  la  porcelaiîie  fine;  là,  un 
Provençal  débitant  des  oranges  et  des  citrons;  de  ce  côté,  un  Turc, 
vrai  ou  postiche,  avec  son  baume  de  Perse,  ses  marchandises  du 
Levant,  ses  eaux  de  senteur  de  Conslantinople;  plus  loin,  un  Armé- 
nien annonçant  à  grands  cris  qu'il  tenait  boutique  de  thé,  ciiocol;il 
et  café ^  Lingers,  épiciers,  merciers,  bijoutiers,  orfèvres ,  chapeliers , 
bottiers,  armuriers,  couteliers,  quincailhers ,  oiseliers,  parchemi- 
niers,  marchands  de  jouets,  peintres  surtout  (comme  on  appelait  les 
marchands  de  tableaux),  ébénistes  et  sculpteurs  s'y  succédaient  eu 
ordre  méthodique  et  classés  par  groupes.  Les  barbiers,  chirurgiens  et 
arracheurs  de  dents  n'y  manquaient  pas  non  plus.  Dieu  sait  tout  ce 


'  Journal  de  Collé,  à  la  date.  —  Spectacles  des  foires ,  pour  l'année  1777. 

*  Entre  les  rues  Garancière  et  de  Tournon  se  U-ouvait  le  Champ  croUé,  destiné  à  la  vente 
des  bestiaux. 

'  Le  premier  café  de  Paris  fut  établi  à  la  foire  Saint-Germain  par  l'Arménien  Pascal,  qui 
alla  se  fixer  ensuite  quai  de  l'École.  Plus  tard,  au  moment  où  la  mode  du  café  commençait 
à  se  passer,  suivant  la  prédiction  de  M""  de  Sévigné,  le  Sicilien  Procope  s'établit  à  la  même 
foire,  et  le  remit  en  vogue  par  la  magnificence  de  sa  boutique  et  la  bonne  qualité  de  la 
liqueur  qu'il  servait. 


88  -        LE  VIEUX  PARIS 

qui  s'y  vendait  de  fromages  de  Milan,  de  petits  chiens  de  Bologne,  de 
vins  d'Espagne,  de  rosolio,  d'oranges  de  Portugal,  de  sucreries  colo- 
riées et  de  dragées  de  Verdun  !  On  y  coudoyait  à  chaque  pas  les  gau- 
friers, confituriers',  pâtissiers  français  et  limonadiers  italiens.  On  y 
trouvait  à  foison  les  jeux  de  dés  (qui  y  furent  interdits  peu  d'années 
après  la  mort  de  Louis  XIV),  vrais  coupe-gorge  où  trônaient  les 
chevaliers  d'industrie,  —  et  les  hlanques-,  logées  dans  le  pavillon  des 
marionnettes,  des  voltigeurs,  des  marchands  d'orviétan,  et  amassant 
la  foule  au  son  retentissant  de  la  trompette.  Les  salles  de  bal  n'y  man- 
quaient pas  non  plus,  comme  on  peut  croire. 

Quant  aux  cabarets,  richement  tapissés,  ornés  de  glaces,  de  tableaux 
et  de  lustres,  ils  écoulaient  des  centaines  de  tonnes  de  ratafia,  hypo- 
cras,  aigre  de  cèdre,  muscat,  vins  de  Saint- Laurent,  de  la  Verdée, 
de  Rivesaltes,  de  Malvoisie,  eau  de  cannelle,  eau  de  Forges  et  de 
Bourbon,  etc.  Dans  les  premières  années  du  xviic  siècle,  lorsque  le 
tabac  commença  à  se  répandre,  la  foire  Saint- Germain  lui  fit  grande 
fête,  et  les  amateurs  entraient  aux  cabarets,  rien  que  pour  priser  et 
fumer  la  nicotine,  servie  des  mains  de  l'hôte. 

A  défaut  des  descriptions  ultra- familières  de  Scarron  et  de  Fran- 
çois Colletet,  le  poète  crotté,  —  trop  longues  pour  trouver  place  ici, 
—  nous  croyons  devoir  reproduire  le  léger  croquis  que  Loret  a  laissé 
de  ce  lieu  de  délices,  à  la  date  du  22  février  1664  : 

On  y  voit  de  tous  les  côtés 

Cent  plaisantes  diversités; 

Car,  outre  les  orfèvreries, 

Outre  les  riches  pierreries, 

Quantité  de  bijoux  fort  beaux 

Qui  brillent,  le  soir,  aux  flambeaux; 

Outre  mainte  belle  marchande, 

Outre  les  toiles  de  Hollande, 

Les  beaux  rubans,  les  fins  mouchoirs. 

Les  porcelaines,  les  miroirs, 

1  Chez  lesquels  on  faisait  souvent  la  partie  d'aller  manger  des  confitures  tout  son  soûl. 
(Boursault,  Lettres  à  Dabet.) 

2  Les  Manques  étaient  des  loteries  où  le  billet  blanc  perdait  :  les  billets  gagnants  por- 
taient la  désignation  de  leurs  gains.  {^Recherches  de  Pasquier,  liv.  Vil,  ch.  xl.)  Ce  fui  une 
des  grandes  modes  du  xvii»  siècle.  L'Estoile  et  le  Mercure  de  France  nous  apprennent  qu'un 
nommé  Jonas  avait  loué  jusqu'à  l/iOO  livres  pour  quinze  jours  une  maison  oii  il  voulait 
installer  une  blanque,  pendant  la  foire  Saint- Germain  (1609).  L'année  précédente  ,  un  arrêt 
du  Parlement  avait  défendu  à  cette  foire  les  jeux  de  cartes,  dés,  quilles  et  tourniquets.  Cette 
mesure  était  urgente,  car  tout  le  monde,  depuis  le  plus  petit  bourgeois  jusqu'aux  plus  grands 
seigneurs,  venait  risquer  sa  fortune  dans  les  académies  de  jeu  qui  y  fourmillaient,  et,  le 
23  février  1607,  Henri  IV  lui-même,  le  roi  économe  qui  marchandait  si  âprcment  les  bouti- 
quiers de  la  foire,  et  leur  offrait  dix-huit  livres  quand  ils  en  demandaient  soixante,  y  avait 
perdu  sept  cents  écus  contre  M.  de  Villars. 


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LES  FOIRES  DE  PARIS  91 

Les  tableaux  et  les  antiquailles 
Qui  ne  sont  pas  pour  des  canailles, 
Les  confitures  et  douceurs, 
Marionnettes  et  danseurs; 
Outre  les  animaux  sauvages, 
Outre  cent  et  cent  batelages. 
Les  Fagotins  et  les  Guenons, 
Les  mignonnes  et  les  mignons. 
On  voit  un  certain  habile  homme 
(Je  ne  sais  pas  comme  on  le  nomme) 
Dont  le  travail  industrieux 
Fait  voir  à  tous  les  curieux 
Non  pas  la  figure  d'Hérodes , 
Mais  du  grand  colosse  de  Rhodes. 
Qu'à  faire  on  a  bien  du  temps  mis  : 
Les  hauts  murs  de  Sémiramis, 
Où  cette  reine  fait  la  ronde  ; 
Bref,  les  sept  merveilles  du  monde. 
Dont  très  bien  des  yeux  sont  surpris , 
Et  que  l'on  voit  à  juste  prix. 

Ces  derniers  vers  nous  servent  de  transition  naturelle  pour  passer 
des  bagatelles  de  la  porte,  que  nous  avons  examinées  jusqu'à  présent, 
au  principal  attrait  de  cette  bienheureuse  foire,  «  raccourci  de  toutes 
les  merveilles  et  délices  du  monde,  »  comme  la  qualifie  la  légende 
d'une  grande  estampe  du  wiii»  siècle.  Elle  était  naturellement  le 
paradis  des  saltimbanques,  farceurs,  opérateurs,  bateleurs,  mon- 
treurs de  raretés  et  de  curiosités  \  diseurs  de  bonne  aventure ,  et  de 
toute  la  confrérie  de  Bohême.  Ah!  les  belles  clioses  qui  sollicitaient  de 
toutes  parts,  dans  ce  joyeux  quartier  qu'on  trouvait  tout  à  l'entrée,  les 
regards  et  l'argent  du  badaud!  Aimait- il  le  merveilleux,  il  avait  le 
choix  entre  maître  Gonin  avec  ses  tours  de  gibecière,  et  l'Égyptienne 
qui  l'attirait  en  un  coin  pour  lui  prédire,  d'après  l'inspection  de  sa 
ligne  de  vie,  qu'il  mourrait  centenaire;  il  marchait  entre  une  double 
rangée  de  sanctuaires  magiques,  décorés  de  crapauds,  de  chats  noirs, 
de  squelettes,  de  grands  lézards  empaillés,  où,  moyennant  un  sou, 
le  sorcier  en  chapeau  pointu  lui  faisait  prédire  l'avenir  par  des  Bouches 
de  Vérité  en  carton.  Aimait-il  les  monstruosités  de  la  nature,  dès  lors 
comme  aujourd'hui  il  ne  manquait  pas  de  veaux  à  deux  têtes,  de  nains 
et  de  géants  *.  S'il  avait  du  goût  pour  l'histoire  et  pour  les  arts,  il  allait 
voir  les  momies,  les  automates  ou  les  figures  de  cire,  ce  que  l'on 

1  On  donnait  plus  spécialement  alors  le  nom  de  curiosilés  à  des  questions  adressées  à  un 
prétendu  sorcier,  pour  connaître  l'avenir. 

-  M™«  de  Sévigné  n'a  pas  dédaigné  de  mentionner  la  grande  diablesse  de  femme  qu'on  y 
montrait  en  1671  (lettre  du  13  mars). 


92  LE  VIEUX  PARIS      . 

appelait  le  Cercle,  c'est-à-dire  une  réunion  de  personnages  groupés 
en  rond,  d'une  façon  vivante  et  expressive.  Préférait-il  les  tours  de 
force  ou  d'adresse,  cinq  cents  loges  se  disputaient  l'honneur  de  sa 
présence  au  son  du  clairon,  du  tambour  et  du  tambourin  à  sonnettes. 
Bon  Dieu!  que  île  sauteurs!  que  d'hommes  grimpés  sur  des  échasses! 
que  d'animaux  savants!  que  de  meneurs  d'éléphants,  d'ours  et  de 
lions!  que  de  danseurs  de  corde! 

Et  n'allez  pas  croire  que  les  saltimbanques  du  xviP  siècle  fussent  de 
petits  garçons  à  côté  des  nôtres!  Non,  en  vérité  :  ils  auraient  pu  sans 
crainte  alTronter  le  public  blasé  du  Cirque  ou  de  l'Hippodrome.  11  y 
avait  bien  quelques  fraudes,  et  les  saltimbanques  du  temps  passé 
n'étaient  pas  plus  scrupuleux  que  les  nôtres  en  fait  de  phénomènes. 
Mercier  nous  apprend,  dans  son  Tableau  de  Paris  ^,  qu'en  plein 
wiiic  siècle,  on  y  créait  des  géants  à  l'aide  d'un  ingénieux  système 
de  coilTure  et  de  brodequins  au  talon  élevé;  des  animaux  extraordi- 
naires et  uniques,  avec  des  ourses  rasées,  épilées,  auxquelles  on 
avait  passé  des  chemises,  vestes  et  culottes;  des  colosses  de  bois  qui 
parlaient,  grâce  à  un  petit  garçon  caché  dans  leur  ventre.  Si  nous 
connaissions  les  secrets  des  baraques  foraines  du  xvii"  siècle,  nous  y 
trouverions  sans  doute  nombre  de  tours  analogues;  mais  il  resterait 
pourtant  bien  des  choses  vraiment  singulières. 

Ainsi,  que  dites-vous  de  l'industriel  qui  avalait  un  seau  d'eau  claire 
tout  entier,  puis  le  rendait  par  la  bouche  en  lui  donnant  la  couleur 
demandée?  Que  dites-vous  des  rats  qui  dansaient  sur  la  corde,  et  de 
la  guenon  qui  signait  son  nom?  L'acrobatie  et  les  animaux  savants 
étaient  alors,  comme  aujourd'hui,  le  spectacle  classique  de  la  foire,  et 
la  danse  de  corde  surtout  persista  toujours,  en  se  perfectionnant  sans 
relâche,  même  après  l'établissement  des  théâtres  réguliers. 

C'est  aussi  à  la  foire  Saint- Germain  que  le  rhinocéros  apparut  pour 
la  première  fois  en  France  (1749),  et  le  naïf  Barbier  nous  a  conservé 
dans  son  Journal  '  le  souvenir  de  l'impression  produite  par  cet  animal, 
(jui  rappoila  une  iietitc  fortune  à  l'heureux  propriétaire  de  la  loge  où 
on  le  montrait. 

Tous  ces  spectacles  étaient,  bien  entendu,  —  comme  ceux  que 
l'on  voit  encore  aujourd'hui  sur  certaines  places,  les  jours  de  fêtes 
publiques,  —  précédés  de  parades  à  la  porte;  et  ces  parades,  desti- 
nées à  allécher  la  foule,  n'en  foi'maient  point  la  partie  la  moins  diver- 
tissante. On  y  voyait  des  sauteurs,  des  jongleurs,  des  cquilibristes. 


1  Tome  III,  ch.  lxxx  (Amslerdam,  1782,  in-12). 
-  Édit.  Charpentier,  t.  IV,  p.  336. 


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LES  FOIRES  DE  PARIS  9B 

Sur  le  devant  des  théâtres  de  marionnettes,  Polichinelle,  avec  sa 
pratique,  conviait  le  public  à  la  représentation;  ou  bien  de  grands 
gaillards,  habillés  en  arlequins,  agaçaient  un  singe,  lui  faisaient  exé- 
cuter mille  grimaces  et  mille  cabrioles  autour  d'un  bâton.  Devant  les 
théâtres  plus  relevés ,  Gilles ,  Scaramouche  et  Colombine  se  livraient  à 
des  dialogues  bouffons,  entremêlés  de  claques  et  de  coups  de  pied,  au 
milieu  desquels  éclataient  les  rugissements  du  porte- voix,  proclamant 
à  la  foule  ébahie  les  splendeurs  du  spectacle  et  le  prix  des  places'. 

A  mesure  qu'on  avance  vers  la  fm  du  siècle,  le  théâtre  se  fait  de 
plus  en  plus  sa  place  à  la  foire.  Il  est  toujours  mêlé  de  danses,  de 
sauts,  de  tours  de  force,  de  parades;  mais  on  ne  se  borne  plus  à  ces 
exercices  physiques  :  on  ;d)andonne  les  spectacles  d'agilité,  d'adresse  et 
de  dislocation  pures  aux  loges  de  saltimbanques;  on  montre  l'ambition 
de  s'élever  au-dessus  par  une  action  qui  se  déroule  dans  une  panto- 
mime, ou  même  dans  un  vaudeville,  dans  une  pièce  mêlée  de  chants. 
Les  simples  baladins  avaient  conservé  leur  royauté  à  la  foire  Saint- 
Ovide,  ou  à  quelque  autre  d'aussi  mince  valeur;  mais,  relégués  à  l'ar- 
rière-plan  sur  ce  terrain  plus  illustre,  ils  s'y  étaient  elTacés  devant 
de  vrais  comédiens  des  théâtres  réguliers,  qui  ])ossédaient  leui's 
troupes,  leur  répertoire,  leurs  auteurs. 

Comment  cette  transformation  s'était-elle  0})érée?  11  esl  racile  de  le 
comprendre.  On  avait  débuté  par  les  marionnettes,  et  d'un  tlu'àtre  de 
marionnettes  à  un  théâtre  d'acteurs  en  chair  et  en  os  il  n'y  a  qu'un 
pas,  assez  large,  il  est  vrai.  Aussi  fut-on  longtemps  à  le  faire.  C'est  à 
l'année  1595,  autant  qu'il  est  possible  de  lixer  une  date,  qu'on  peut 
rapporter  la  première  origine  du  spectacle  de  la  foire;  mais  quel 
théâtre!  un  véritable  spectacle  forain  dans  toute  la  rigueur  du  terme. 
Quoi  qu'il  en  soit,  les  comédiens  de  province  (jui  s'y  étaient  établis 
s'y  maintinrent,  en  dépit  des  Confrères  de  la  Passion  et  de  l'InUel  de 
Bourgogne,  auquel  on  les  obligea  seulement,  par  sentence  du 
5  février  1590,  à  payer  une  redevance  annuelle  de  deux  écus.  Sous 
Henri  IV,  nombre  de  troupes  ambulantes  profitèrent  aussi  (U)^  fran- 
chises de  la  foire  Saint- Germain  pour  s'y  établir. 

En  1650,  par  suite  de  la  permission  du  lieutenant  civil,  le  fameux 
Brioché,  premier  du  nom,  qui  avait  le  siège  principal  de  ses  exercices 
à  la  porte  de  Nesle,  s'y  installa  avec  ses  acteurs  de  bois  et  y  fit  mer- 
veille. Mais  il  y  avait  déjà  des  marionnettes  auparavant,  nous  l'avons 

'  Tout  cela  menait  tel  tapage  et  chômait  si  peu  d'un  bout  à  l'autre  de  la  foire ,  que  les  voi- 
sins avaient  beaucoup  à  en  soulïrir.  Dans  la  seconde  moitié  du  xvii»  siècle,  le  curédeSaint- 
Sulpice  obtint  un  moment  la  cessation  des  jeux  et  spectacles  forains  le?  dimanches  et  jours 
de  fête. 


96  LE   VIEUX  PARIS 

dit,  et  Scarron  en  parle  dans  sa  Description  burlesque.  Bientôt  les  sal- 
timbanques, pour  varier  leur  spectacle,  avaient  mêlé  timidement  à 
leurs  exercices  quelques  farces  au  gros  sel,  puis  des  fragments  de 
vieilles  pièces  italiennes.  Loret  nous  apprend'  qu'on  voyait,  à  la  foire 
Saint-Laurent,  à  côté  des  arlequins,  des  géants  et  des  sauteurs  ordi- 
naires, d'agréables  ballets  et  même  de  petites  comédies.  Dès  1661 ,  le 
sieur  Raisin,  organiste  de  Troyes,  y  était  venu  montrer  une  épinetteù 
trois  claviers,  dont  l'un  paraissait  répéter  tout  seul  les  airs  que  l'on 
jouait  sur  les  deux  autres.  Le  roi,  cbarmé  et  elfrayé,  voulut  savoir  le 
secret  de  ce  prodige,  qui  s'accomplissait  par  le  moyen  du  fils  cadet  de 
Raisin,  caché  dans  l'intérieur  de  l'épinette.  Non  content  de  le  combler 
de  présents,  Louis  XIV  accorda  au  père  la  permission  de  jouer  la 
comédie  avec  une  troupe  désignée  sous  le  nom  de  troupe  du  Dauphin. 
Au  jeu  de  l'épinette.  Raisin  joignait  une  sarabande  exécutée  par  ses 
trois  enfants,  et  la  représentation  à  tour  de  rôle  de  deux  petites  pièces  : 
Tricassin  Rival  et  VAndouille  de  Troyes.  On  sait  que  ce  théâtre, 
après  avoir  eu  un  succès  extraordinaire,  fut  feimé  quelques  années 
après,  lorsque  Molière  obtint  un  ordre  du  roi  pour  enlever  le  jeune 
Baron  à  la  veuve  Raisin ,  qui ,  du  reste,  ne  s'était  pas  maintenue  à  la  foire. 

Enfin,  en  1678,  la  troupe  d'Allard  et  de  Maurice,  logée  dans  le  jeu 
(le  paume  d'Orléans,  à  la  foire  Saint- Germain,  exécutait  un  divertis- 
sement comique  à  trois  intermèdes  :  les  Forces  de  l'Amour  et  de  la 
Magie,  biz;u're  assemblage  de  dialogues  plus  ou  moins  plaisants,  de 
sauts  périlleux,  de  machines  et  de  danses.  C'était  une  pièce  assez  sin- 
gulière, mais  entin  c'était  une  pièce.  La  troupe,  qui  se  composait  de 
vingt-({uatre  sauteurs  de  tous  les  pays  et  des  plus  habiles,  trouvait 
presque  entièrement  son  emploi,  soit  dans  le  cours,  soit  dans  les 
intermèdes  de  cette  comédie  bouffonne,  mêlée  d'apparitions  de  cra- 
pauds, de  démons,  de  magiciens,  qui  fournissaient  une  occasion  natu- 
relle d'y  intercaler  les  exercices  les  plus  variés  et  les  plus  périlleux. 

A  la  lin  du  xviic  siècle,  les  troupes  d'Allard,  de  Maurice  et  de  Ber- 
trand étaient  définitivement  étabUes  aux  foires  Saint-Laurent  et  Saint- 
Germain,  où,  conjointement  à  leurs  tours  de  force  et  d'agilité,  qu'elles 
n'abandonnèrent  jamais  et  qui  faisaient  le  fond  de  leurs  représenta- 
tions, elles  jouaient  les  pièces  des  anciens  comédiens  itahens,  avec 
les  types  de  Gilles,  Scaramouche,  Arlequin  et  autres,  qui  se  prêtaient 
si  bien  à  la  pantomime.  Un  détail  indiquera  de  quelle  façon  était  alors 
composé  leur  personnel  d'acteurs  :  ceux  d'Alexandre  Bertrand  rece- 
vaient vingt  sous  par  jour,  et  la  soupe  lorsqu'ils  jouaient. 

'  Muse  historique,  lettre  du  27  août  1663. 


LES  FOIKES  DE  PAHIS 


97 


A  pai-tir  de  ce  moment,  le  théâtre  de  la  Foire  est  constitué.  11  eut  à 
supporter  sans  doute  beaucoup  de  luttes  et  de  vexations  de  tout  genre. 
Il  eut  à  se  défendre  successivement  contre  la  tyrannie  de  l'Opéra,  (jui 
exigeait  de  lui  des  redevances  exorbitantes,  et  contre  les  réclamations 
de  la  Comédie  française,  qui,  après  avoir  fait  interdire  la  parole  à  ses 


Théâtre  de  la  foire  Saint- Lanrent  au  xviir  siècle.  —  Lue  scène  du  Mvnde  renversé, 
d'après  une  gravure  du  Tlxéùlre  de  la  Foire ,  par  Le  Sage  (  1737). 

acteurs,  obtint,  en  1719,  la  suppression  (instantanée)  de  tous  les  spec- 
tacles forains,  sauf  les  montreurs  de  marionnetles  et  les  danseuis  de 
corde',  très  souvent  confondus  ensemble;  enfin  conlre  les  rigueurs  de 
l'administration,  les  interdictions,  les  saisies,  la  censure,  les  démoli- 
tions par  ordre.  Et  cependant,   à  force  de  prudence,   d'adresse  el 


'  L'Opéra -Comique,  comme  on  l'appelait,  fut  rétabli  en  1724,  après  un  interrègne  que  la 
Comédie  italienne  avait  vainement  essayé  d'exploiter  à  son  profit,  et  où  avaient  eu  lieu  di- 
verses tentatives  de  résurrection;  et  il  dura  ainsi,  sauf  une  nouvelle  suspension  (de  \1V6 
à  1752),  jusqu'en  1762,  époque  de  sa  réunion  à  la  Comédie  italienne. 

7 


98 


LE  VIEUX  PARIS 


d'audace  combinées,  en  sachant  céder  à  propos  pour  se  redresser 
ensuite,  en  trouvant  sans  cesse  de  nouvelles  ressources  et  des  expé- 
dients ingénieux  dans  les  moments  les  plus  désespérés,  il  en  vint 
peu  à  peu  à  un  état  de  prospérité  remarquable,  surtout  vers  le  milieu 
du  xviiie  siècle,  après  l'avènement  de  Monnet.  Dès  1741,  on  voyait  à 


La  danse  des  bouquetières,  dans  l'Impromptu  du  Pont-Neuf, 
d'après  une  gravure  du  Théâtre  de  la  Foire,  par  Le  Sage  (1737) 


la  foire  Saint- Laurent  une  ancienne  actrice  de  la  Comédie  française, 
Mme  d'Arimath,  qui  fut  la  mère  de  M^e  Duroncy.  Sophie  Arnould 
débuta  à  la  foire  Saint- Germain  de  1758.  Le  théâtre  de  la  Foire  avait 
dès  lors  non  seulement  de  belles  salles  et  des  décors  où  Servandoni 
mettait  quelquefois  la  main,  mais  des  ballets  splendides,  des  pièces 
régulières  et  des  auteurs  illustres.  C'est  lui  qui  a  donné  naissance  à  la 
fois  à  l'Opéra -Comique  et  aux  spectacles  des  boulevards.  Quand  la 
foire  se  fermait,  il  émigrait  aux  rem'parts;  dès  qu'elle  se  rouvrait,  il 
revenait  à  la  foire.  Au  fond,  foire  et  boulevard  étaient  la  même  chose  : 


LES  FOIRES  DE  PARIS 


99 


pas  un  petit  théâtre  d'ici  qu'on  ne  retrouve  là  à  son  jour,   depuis 
Curtius  jusqu'à  Nicolet'. 

Avec  tant  d'agréments  divers,  on  comprend  sans  peine  la  passion 
du  peuple  de  Paris  pour  la  foire  Saint -Germain.  Cependant  elle  chô- 
mait quelquefois  dans  les  temps  difficiles.  Elle  ne  fut  pas  tenue  pen- 


Théâtre  de  la  foire  Saint-Laurent  au  xviii»  siècle. 

Une  scène  du  Rappel  de  la  foire  à  la  vie, 

d'après  une  gravure  du  Théâtre  de  la  Foire,  par  Le  Sage  (4737). 

dant  une  grande  partie  de  la  Ligue,  de  1560  à  1574,  et  on  ne  la  réta- 
blit qu'en  prenant  les  précautions  les  plus  minutieuses  contre  les 
désordres  qui  pourraient  s'y  produire.  Les  troubles  de  la  Fronde  en 
occasionnèrent  la  suppression  en  1649.  Ce  fut  un  grand  deuil,  qui  fit 
explosion  dans  plusieurs  mazarinades^   Je  ne   sais  si  la  privation 


'  Les  frères  Parfaict,  des  Boulmiers,  Monnet,  etc.,  ont  écrit  l'histoire  du  Théâtre  de  la 
Foire.  11  faut  parcourir  aussi  le  recueil  de  documents  publiés  par  M.  Campardon,  fOus  le 
titre  de  Spectacles  de  la  Foire,  2  vol.  in -8°. 

'  Notamment  dans  les  Plaintes  du  carnaval  et  de  la  foire  Saint- Germain. 


100 


LE  VIEUX  PARIS 


même  du  pain  de  Gonesse  fut  plus  sensible  aux  Parisiens.  En  1668 
aussi,  la  peste  en  empêcha  l'ouverture,  comme  déjà  en  1580.  Toutes 
ces  dates  restèrent  marquées  de  noir  dans  les  annales  de  la  ville. 


Boulîonnerie  de  foire,  par  Taunay. 
Cabinet  des  Estampes.  (Costumes  et  Mœurs  Louis  XVI,  Oa  34.) 

L'importance  croissante  des  boulevards  eut  pour  conséquence  natu- 
relle de  diminuer  d'autant  celle  des  théâtres  forains.  La  suppression 
del'Opéra-Gomique  et  l'incendie  delà  foire  Saint -Germain,  en  1762, 


LES  FOFRES  DE   PARIS  101 

leur  avaient  déjà  porté  un  grand  coup  sans  doute.  Les  parades  à  la 
porte  des  baladins,  chères  aux  filous  et  aux  libertins,  furent  suppri- 
mées très  peu  de  temps  après  par  la  police,  suivant  Restif  de  la  Bre- 
tonne, qui  nous  a  donné,  sur  les  abus  favorisés  pai"  ces  grossiers 
spectacles  de  la  porte  et  la  cohue  qu'ils  amassaient,  des  détails  cynique- 
ment indignés;  la  dernière  eut  lieu  à  la  foir(;  Saint -Ovide,  en  1777. 
La  Révolution,  cette  grande  fosse  commune  de  toutes  les  anciennes 
institutions  de  la  monarchie,  supprima  les  foires  :  elle  avait  supprimé 
bien  autre  chose!  Mais,  pour  ne  pas  aggraver  ses  torts,  il  convieni 
de  faire  remarquer  que  celle  de  Saint- Germain,  comme  si  elle  eût 
prévu  ce  qui  devait  aiTiver,  s'était  éteinte  dès  l'année  178(),  à  peu 
près  en  même  temps  que  la  foire  Saint- Laurent. 


III 


Complétons  ce  chapitre  par  un  coup  d'œil  sur  quelques  foires 
aujourd'hui  subsistantes,  soit  dans  les  environs  de  Paris,  soit  à  Paris 
même. 

Il  n'est  pas  un  des  innombrables  villages  faisant  à  l'inuiiense  capi- 
tale une  ceinture  d'ombrages,  de  tleurs  et  de  guinguettes,  qui  n'ait  s;i 
foire  annuelle,  dont  la  fête  de  son  patron  donne  généralement  le  signal. 
Nous  ne  nous  arrêterons  qu'aux  deux  plus  célèbres  :  à  la  fête  des 
Loges  et  à  celle  de  Saint-Cloud. 

La  foire  des  Loges  se  tient  pendant  trois  jours,  à  partir  du  premiei- 
dimanche  de  septembre,  dans  la  forêt  de  Saint- Germain- en -Laye, 
sur  la  vaste  pelouse  qui  précède  la  maison  d'éducation  des  Loges, 
destinée  aux  fdles  des  membres  de  la  Légion  d'honneur.  Elle  a  pour 
origine,  comme  tant  d'autres,  et  comme  la  promenade  de  Long- 
champ,  un  pèlei'inage  auquel  elle  a  survécu. 

Il  y  avait  là  jadis  un  monastère  de  religieux,  fondé  en  1323,  et 
reconstruit  en  1644  par  les  libéralités  d'Anne  d'Autriche.  Cette  faveur 
de  la  reine  lui  avait  déjà  valu  une  certaine  célébrité,  quand,  le 
9  janvier  1(302,  à  la  demande  des  habitants  de  Saint-Germain,  la 
confrérie  de  Saint-Fiacre,  patron  des  jardiniers,  qui  venait  d'être 
instituée  par  le  pape  Innocent  X,  fut  établie  dans  l'église  placée  sous 
le  patronage  de  Notre-Dame  de  Grâce,  mais  habituellement  dési- 
gnée, ainsi  que  le  couvent  lui-même,  sous  le  nom  de  Loges,  à  cause 
des  loges  ou  cabanes  de  bûcherons  qui  s'élevaient  de  temps  immémo- 
rial sur  ce  point  de  la  forêt.  Il  s'ensuivit  un  beau  pèlerinage,  où  l'on 


102  LE  VIEUX  PARIS 

venait  en  foule  de  Paris  et  des  alentours.  Les  pèlerins  campaient  sous 
les  arbres  du  bois  et  dînaient  sur  l'herbe,  avec  les  provisions  qu'ils 
avaient  emportées.  De  là  l'origine  des  rôtisseurs  en  plein  vent  et  mar- 
chands de  victuailles  qui  constituent  aujourd'hui  encore  le  côté  carac- 
téristique de  la  foire  des  Loges  :  l'effet  a  survécu  à  la  cause.  La  Révo- 
lution même  ne  put  interrompre  l'habitude  prise  par  la  population 
parisienne  depuis  plus  d'un  siècle  ;  seulement  le  pèlerinage  devint  une 
simple  fête  champêtre,  comme  le  rendez -vous  aux  Ténèbres  de  Long- 
champ  était  devenu  un  simple  défilé  d'équipages  et  de  toilettes. 

Un  historien  de  Saint -Germain- en -Laye  comptait  dans  la  foire 
des  Loges,  en  1829,  dix  bals  à  grand  orchestre,  douze  spectacles 
variés,  dix  jeux  de  bagues  et  cent  quatre-vingts  marchands  de  jouets 
d'enfants,  de  pain  d'épices,  de  menue  mercerie;  il  y  ajoute  cinquante 
restaurants  et  marchands  de  vin.  La  statistique  étabUssait  qu'on 
buvait  pendant  la  fête,  rien  que  dans  les  étabhssements  ci-dessus, 
dix -huit  mille  deux  cents  bouteilles  de  vin,  dix -huit  cents  bouteilles 
de  bière,  cent  trente  bouteilles  d'eau-de-vie,  —  et  cela  indépendam- 
ment des  bouteilles  apportées  par  les  promeneurs  dans  leurs  voitures 
et  dans  leurs  paniers. 

«  De  tous  les  villages  environnants,  et  même  de  la  capitale,  on  y 
accourt  avec  l'empressement  que  donne  l'espoir  du  plaisir.  Deux  cents 
à  deux  cent  cinquante  fiacres,  cabriolets  de  place,  voitures  et  char- 
rettes conduisent  la  petite  propriété  de  Saint- Germain  au  lieu  du  ras- 
semblement, pendant  que  plus  de  trois  cents  voitures  de  maîtres,  atte- 
lées de  coursiers  fringants,  y  portent  avec  rapidité  la  classe  distinguée. 
Sur  des  tapis  de  mousse  et  de  gazon  et  sous  des  ormes  et  des  chênes 
antiques,  s'élèvent  une  multitude  de  tentes,  qui  donnent  à  la  fête 
l'aspect  d'un  campement  militaire.  Devant  des  feux  allumés  sur  la 
terre  tournent  le  gigot,  la  pièce  de  bœuf  ou  de  veau  que  fera  bientôt 
disparaître  l'appétit  des  amateurs.  De  tous  les  côtés,  des  tables,  dres- 
sées en  plein  vent,  appellent  les  buveurs.  Leurs  saillies,  leurs  pré- 
tendus bons  mots,  l'air  d'hilarité  répandu  sur  leur  figure,  leurs 
poses  grotesques,  amusent  l'observateur  qui  vient  tourner  autour  de 
leurs  groupes,  et  qui  y  trouve  mille  sujets  de  tableaux  pour  le  pinceau 
d'un  nouveau  Téniers.  D'un  autre  côté,  tous  les  saltimbanques  et  les 
farceui's  des  places  de  Paris  s'y  trouvent  réunis  pour  lever  un  impôt 
sur  la  curiosité  publique  et  la  badauderie  '.  » 

Je  n'ai  pas  cité  cette  description  pour  la  richesse  ou  la  nouveauté 
de  son  coloris,  mais  parce  qu'elle  se  trouve  encore  exacte  aujourd'hui  : 

^  Goujon,  Histoire  de  la  ville  et  du  château  de  Saint- Germain -en- Laye. 


LES  FOIRES  DE   PARIS 


103 


la  foire  des  Loges  n'a  pas  changé  de  caractère;  seulement  elle  est 
déchue.  Il  y  a  un  demi -siècle,  il  n'en  était  pas  de  plus  fameuse,  de 
plus  bruyante  et  de  plus  connue  dans  les  environs  de  Paris.  Ah!  les 
belles  parties  qu'on  faisait  aux  Loges  sous  le  règne  de  Louis- Philippe! 
On  arrivait  par  longs  et  folâtres  cortèges,  d'une  gaieté  résolue,  d'une 


La  foire  des  Loges  au  siècle  dernier,  d'après  Jean -Michel  Moreau. 


expansion  turbulente.  Les  chevauihées  sur  les  rosses  des  loueurs 
d'alentour,  les  cavalcades  à  dos  d'àne  rivalisaient  avec  les  classiques 
tapissières.  Par  l'avenue  qui  conduit  du  château  de  Saint-Germain  aux 
Loges  roulait  impétueusement,  comme  le  Rhône  au  sortir  du  lac  de 
Genève,  un  flot  continu  d'omnibus,  de  coucous,  de  pataches,  de  chars 
à  bancs,  de  cabriolets  détraqués,  de  citadines  dépenaillées,  de  berlin- 
gots remontant  aux  croisades,  dans  un  tourbillon  de  cris,  de  chan- 
sons, de  disputes,  de  coups  de  fouet,  <le  rixes  joyeuses,  quelquefois 
de  culbutes  dans  les  fossés  de  la  route.  Les  tables  des  cabarets  et  des 


104  LE  VIEUX   PARIS 

restaurants  en  plein  air  étaient  prises  d'assaut.  On  allait  décrocher  son 
poulet  à  la  broche,  qui  tournait  du  matin  au  soir  devant  le  grand  mur 
en  briques  ou  en  terre  sèche  élevé  pour  lui  servir  de  foyer.  On  choi- 
sissait laborieusement,  sur  l'étagère  décorée  de  feuillage,  son  canta- 
loup, que  les  membres  de  la  société  venaient  llairer  tour  à  tour.  Les 
raffinés  mangeaient,  en  guise  de  pain,  de  la  galette  toute  chaude, 
fabriquée  sans  interruption  par  les  pâtissiers  voisins,  et  qui  donnait 
un  goût  exquis  au  suresnes  du  restaurant. 

Après  le  dîner,  le  champ  de  foire  était  envahi  :  on  cassait  une 
poupée  au  tir,  on  gagnait  une  douzaine  de  macarons,  une  demi-dou- 
zaine de  salières  et  de  coquetiers  au  jeu  du  tourniquet  ou  de  la  toupie 
hollandaise,  quelquefois  un  lapin  au  jeu  de  boule,  ce  qui  mettait  le 
comble  à  la  belle  humeur.  On  allait  dire  bonjour  à  la  femme  colosse, 
—  la  plus  belle  créature  de  l'univers,  —  voir  travailler  l'équilibriste 
sans  pareil,  écouter  la  harangue  de  MUe  Eloa,  dentiste-pédicure  bre- 
yetée  par  S.  M.  l'empereur  du  Maroc  et  du  Congo.  On  contemplait 
les  illuminations,  on  se  répandait  sous  les  arbres,  et  jusqu'au  matin, 
dans  la  forêt  changée  en  campement,  retentissait  derrière  la  charrette 
du  bohème,  ou  sous  la  tente  des  nomades,  le  bruit  des  rires  et  des 
chants,  des  hbations  et  des  danses. 

Voilà  du  moins  ce  que  racontent  les  anciens,  laudatores  temporis 
acii.  On  entrevoit  un  tout  petit  coin  de  cette  fête  légendaire  des  Loges 
dans  le  Lion  amoureux  de  Frédéric  Soulié;  on  la  retrouverait  au  long 
en  feuilletant  les  œuvres  complètes  de  Paul  de  Kock  et  autres  roman- 
ciers populaires,  ses  émules.  Nos  pères  étaient  plus  gais  que  leurs 
neveux.  Nous  sommes  une  génération  mélancohque.  La  politique  est 
sombre;  le  monde  et  les  foires  deviennent  ternes.  Impossible  de  se 
le  dissimuler  :  la  fête  des  Loges  est  en  pleine  décadence,  quoique  les 
morceaux  en  soient  encore  bons,  et  qu'elle  ait  des  restes  dont  se  con- 
tenterait mainte  fête  des  environs  de  Paris,  parmi  les  plus  huppées. 

L'aspect  général  est  resté  le  même.  Devant  la  gare  de  Saint- Ger- 
main, à  la  grille  du  château,  sur  tous  les  chemins  de  la  forêt,  deux 
cents  véhicules  des  formes  les  plus  bizarres,  parfois  conduits  par  des 
postillons  à  gilets  rouges,  se  disputent  les  visiteurs.  La  foire  se  tient 
toujours  dans  son  cadre  incomparable,  autour  du  vénérable  chêne  de 
Diane  de  Poitiers,  et  vous  y  pourrez  saluer  au  passage  la  bannière 
du  Grand-Fiacre,  ressouvenir  des  origines  religieuses  de  la  fête.  Le 
quartier  des  victuailles,  les  fabricants  de  gaufres  et  galettes,  les 
broches  à  contrepoids  tournant  devant  la  flamme  qui  dore  les  flancs 
du  poulet ,  les  étalages  formés  de  draps  et  de  rideaux  de  lit  où  s'entre- 
lacent  des  guirlandes   de   gigots  et  de  fleurs,   de  branchages  et  de 


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LES  FOIRES  DE   PARIS  107 

longes  de  veau;  les  piles  de  saucissons,  de  jambonneaux  et  de  langues 
fourrées  ;  les  rangées  de  tables  blanches  avec  l'hôtelier  rubicond  de 
Maisons,  de  Conflans  ou  de  Poissy  trônant  près  du  comptoir,  ré- 
jouissent l'œil  et  l'odorat.  Mais,  hélas!  malgré  la  colonie  parisienne 
qui  a  pris  depuis  quelques  années  Saint- Germain  et  ses  alentours 
pour  heux  favoris  de  villégiature,  les  tables  sont  trop  souvent  vides 
et  les  poulets  tournent  mélancoliquement  dans  la  solitude,  surtout  en 
dehors  du  dimanche  et  si  le  temps  est  douteux. 

Le  cadre  de  la  fête  de  Saint -Cloud,  qui  a  lieu  à  la  même  époque 
sous  les  arbres  du  parc ,  et  se  prolonge  pendant  tout  le  mois  de  sep- 
tembre, n'est  pas  moins  admirable.  Grâce  à  la  facilité  des  moyens  dv 
communication,  elle  est  toujours  fréquentée  et  n'a  rien  perdu  de  sa 
vogue.  Les  Parisiens  y  vont  en  partie  de  plaisir  manger  de  la  galette, 
voir  les  parades  et  acheter  de  gigantesques  mirlitons,  sur  lesquels  ils 
exécutent  en  chœur,  lorsqu'ils  reviennent  par  le  chemin  de  fer,  des 
concertos  à  faire  aboyer  tous  les  chiens  au  passage.  La  foire  de 
Saint- Cloud  est  la  plus  brillante  et  la  plus  populaire  qui  se  tienne 
autour  de  la  grande  ville  pendant  la  belle  saison;  mais  elle  n'a  pas 
les  origines  historiques  de  celle  dont  nous  venons  de  parler  et  ne  se 
rattache  guère  à  l'histoire  du  vieux  Paris. 

La  foire  au  jambon  se  tenait  au  moyen  âge  sur  le  parvis  Notre- 
Dame,  le  mardi  saint;  elle  a  passé  de  là  au  (piai  des  Augustins,  puis 
au  boulevard  Bourdon,  où  elle  est  restée  longtemps.  Elle  s'établit 
aujourd'hui,  depuis  quelques  années,  sur  le  boulevard  Ricliard- 
Lenoir,  pendant  les  premiers  jours  de  la  semaine  sainte,  et  elle  se 
complète  par  un  bazar  aux  vieilles  ferrailles  qui  n'offre  aucun  intérêt. 

Il  n'en  est  pas  de  môme  de  la  foire  au  pain  d'épice,  dont  la  \)]dœ 
du  Trône  et  les  avenues  voisines  sont  le  théâtre  pendant  la  (juinzaine 
de  Pâques.  Par  la  place  énorme  qu'y  occupe  sous  toutes  ses  formes, 
—  en  carrés,  en  rectangles,  en  losanges,  en  pavés,  en  couronnes,  en 
bonshommes,  à  l'angéhque,  au  citron,  aux  amandes,  —  la  pâtisserie 
populaire  dont  elle  a  pris  son  nom,  et  aussi  par  la  variété  de  ses 
amusements,  par  le  nombre  de  ses  charlatans  et  de  ses  saltim- 
banques, elle  est  la  véritable  héritière  de  la  foire  Saint- Ovide,  qu'on 
appela  souvent  d'ailleurs  la  foire  au  pain  d'épice  lorsqu'elle  se  fut 
transportée  place  Louis  XV.  C'est,  en  réalité,  la  seule  qui,  dans  l'in- 
térieur de  Paris,  présente  une  certaine  image,  au  point  de  vue  pitto- 
resque, des  grandes  foires  du  temps  passé. 

Qui  n'a  pas  vu,  qui  n'a  pas  entendu  la  foire  au  pain  d'épice  par 
une  belle  journée  de  Pâques,  ou  le  lendemain  lundi,  n'a  rien  vu  ni 
rien  entendu.  On  en  sort  le  tympan  brisé,  la  tête  rompue  par  le 


108  hE  VIEUX   PARIS 

vacarme  infernal  où  se  réunissent,  sans  se  confondre,  les  deux  ou 
trois  douzaines  d'orgues  de  Barbarie,  jouant  à  la  fois,  qui  la  Marseil- 
laise,  qui  l'air  des  Cloches  de  Corneville,  qui  Tout  à  la  joie;  les 
orchestres  vertigineux  de  cinquante  baraques  de  saltimbanques,  la 
sonorité  déchirante  des  cuivres,  le  nasillement  enragé  de  la  clari- 
nette, les  roulements  des  tambours,  les  interjections  de  la  grosse 
caisse,  les  rugissements  du  porte -voix,  les  cymbales,  les  cloches,  les 
boniments,  les  cris  d'appel  et  les  décharges  des  carabines  dans  trois 
ou  quatre  douzaines  de  tir;  énervé,  ahuri,  ivre  de  couleurs  et  de 
mouvements,  roulé  par  la  foule  comme  un  grain  de  sable  dans  les 
vagues  de  l'Océan,  et  voyant  flotter,  virer,  bondir  devant  ses  yeux  un 
chaos  tourbillonnant  de  chevaux  de  bois,  de  manèges  décorés  de 
flammes,  de  vélocipèdes,  de  chemins  de  fer,  de  balançoires,  de  gon- 
doles, de  montagnes  russes,  de  toupies  hollandaises,  de  tourniquets. 

A  défaut  de  la  foire  elle-même,  le  public  est  à  lui  seul  un  spec- 
tacle. Aux  grands  jours,  on  peut  suivre,  depuis  Neuilly  et  Chaillot, 
ses  courants  qui  convergent  de  toutes  parts  vers  le  vaste  champ 
forain  :  par  la  rue  Saint-Honoré,  par  la  rue  de  Rivoh,  par  le  boule- 
vard, par  les  quais,  le  flot  coule  dans  le  même  sens,  en  remontant 
le  cours  de  la  Seine.  Le  faubourg  Saint- Antoine  est  noir  comme 
une  fourmilière.  Deux  mille  personnes  s'agitent  sur  la  place  Saint- 
Germain-l'Auxerrois  derrière  les  tramways  du  cours  de  Vincennes. 
C'est  ce  public  populaire  des  dimanches  de  printemps  et  d'été  qui 
prend  possession  de  Paris,  qui  envahit  les  fêtes  de  la  banlieue,  qui 
sort  des  boutiques,  des  bureaux,  des  administrations,  des  loges  de 
concierges,  des  ateliers,  avec  l'intention  formelle  de  s'amuser,  de 
s'amuser  jusqu'à  extinction  de  forces  vitales. 

Le  trait  qui  caractérise  cette  héritière  de  la  foire  Saint- Ovide  est  le 
luxe  de  plus  en  plus  effréné  des  grands  établissements  de  saltim- 
banques, car  nous  ne  pouvons  plus  nous  permettre  de  les  quahfier 
de  baraques.  Gocherie  jette  l'argent  par  les  fenêtres.  Becker  et  les 
frères  Legoix  luttent  de  prodigalités  pour  leurs  pièces ,  comme  l'Opéra 
et  le  Chàtelet  :  ils  exhibent  dans  les  parades  de  la  porte  des  rangées 
de  guerriers,  des  bayadères,  des  casques,  des  boucliers,  des  lances, 
des  hallebardes,  des  manteaux  de  velours  brodés  d'or,  dignes  de 
Michel  Strogoff  et  des  Mille  et  une  Nuits. 

Aucune  industrie  ambulante  ne  s'est  plus  transformée  que  celle  des 
théâtres  forains.  Quelques-uns  représentent  des  mises  de  fonds  con- 
sidérables. Le  saltimbanque  qui  les  dirige  n'est  plus  le  bohème  famé- 
lique d'autrefois;  c'est  un  capitaliste,  un  entrepreneur,  un  gros 
commerçant,  qui  fait  des  frais  considérables,  ne  recule  pas  devant 


LES  FOIRES  DE   PAKIS  1U9 

l'électricité  et  la  vapeur,  réalise  des  recettes  énormes  et  parfois  éJiiie 
une  grosse  fortune. 

Les  chevaux  de  bois  eux-mêmes  semblent  saisis  de  vertige  et 
prennent  le  mors  aux  dents.  Qu'y  avait- il  jadis  de  plus  modeste,  de 
plus  humble  que  le  cheval  de  bois?  Cet  honnête  coursier,  toujours 
taillé  par  des  artistes  primitifs  suivant  des  formes  consacrées,  presque 
hiératiques,  tournait  au  moyen  d'une  manivelle  élémentaire  et  au  son 
d'un  orgue  de  Barbarie,  dans  un  manège  d'une  simphcité  Spartiate. 
Aujourd'hui  les  chevaux  de  bois  sont  remplacés  par  des  sirènes,  des 
lions,  des  hippogriffes  et  autres  animaux  fantastiques,  étages  sur  trois 
rangs  ;  les  petites  voitures  ont  des  airs  de  gala  qui  intimident  la  cou- 
turière; l'intérieur  du  manège  est  tapissé  de  glaces,  de  draperies,  de 
velours  et  de  soie  ;  la  manivelle  est  remplacée  par  une  locomotive 
dont  les  flots  de  vapeur,  au  lieu  de  se  rabattre  sur  la  tête  des  clients, 
sont  expulsés  au  moyen  d'un  long  tuyau,  et  l'orgue  de  Barbarie  par 
un  orchestre  complet,  qui  joue  la  Marseillaise  dans  les  entr'actes. 

Devant  ce  faste  asiatique  je  regrette  la  sim[)licité  de  nos  pères  ; 
mais  il  était  écrit  que  rien  n'échapperait  à  la  funeste  passion  du  luxe, 
pas  plus  les  chevaux  de  bois  que  les  almanachs  et  les  poupées. 


CHAPITRE  IV 


LES  BOULEVARDS  —  LE  BOULEVARD  DU  TEMPLE 


I 

Nous  n'avons  pas  à  retracer  l'histoire  fort  compliquée  des  anciens 
remparts  de  Paris.  Ceux  qui  subsistaient  au  xviic  siècle  dans  la  par- 
tie nord,  à  peu  près  sur  la  ligne  des  boulevards  actuels,  avaient  été 
construits  à  la  hâte  sous  le  règne  de  François  I^"",  pour  opposer  une 
barrière  à  l'ennemi,  dont  les  reîtres  et  les  lansquenets  dévastaient 
déjà  la  Champagne.  En  1670,  un  arrêt  du  conseil  d'État  ordonna  l'ou- 
verture d'un  boulevard  de  la  Bastille  à  la  porte  Saint-Denis;  l'avenue 
devait  être  composée  de  trois  rangées  d'arbres,  et  l'allée  du  milieu 
large  de  près  de  cent  pieds.  T/année  suivante,  on  décréta  la  conti- 
nuation des  travaux  jusqu'à  la  nouvelle  porte  Saint- Honoré,  et  enlin 
d'autres  ordonnances  complétèrent,  en  1084  et  1085,  le  plan  d'en- 
semble de  la  grande  ligne  des  boulevards,  dont  le  nom  rap[)elle  les 
fortifications  auxquelles  ils  ont  succédé  '. 

Ce  premier  boulevard  formait  une  sorte  de  terrasse  d'où  l'on  domi- 
nait d'une  part  les  rues  voisines,  condamnées  ainsi  à  se  métamor- 
phoser en  cloaques,  de  l'autre  la  campagne.  C'est  seulement  dans  les 
premières  années  du  xviii^  siècle  qu'on  songea,  en  égalisant  les 
niveaux,  à  assainir  et  à  purifier  les  voies  limitrophes.  L'établisse- 
ment de  ce  nouveau  cours  devint  le  point  de  départ  d'une  foule  de 
belles  constructions ,  qui  s'élevèrent  d'abord  à  peu  près  exclusivement 
du  côté  de  la  ville.  La  porte  Richelieu,  démolie,  et  ses  environs  firent 
place  à  des  hôtels  princiers,  dont  les  jardins  s'étendaient  le  long  des 
boulevards  et  d'où  l'on  apercevait  non  seulement  l'oseille,  la  laitue, 
les  moissons  d'artichauts  et  les  couches  de  champignons  de  la  Grange- 

*  Mercure  du  mois  d'août  1811.—  Ed.  Fournier,  Paris  démoli  :  la  Grange- Batelière  ,ch.  i. 


112 


LE  VIEUX   PARIS 


Batelière  chantés  par  Regnard,  qui  avait  justement  sa  maison  par  là, 
mais  encore  les  cimes  de  Montmartre,  avec  leur  groupe  de  moulins  à 
vent,  leurs  deux  églises  et  leur  dôme,  «  perspective  qui  n'a  pas  sa 
pareille,  »  comme  s'exprime  l'historien  de  Paris,  Sauvai. 

Toutefois  les  anciens  boulevards,  à  vingt  pas  desquels  on  trouvait 
la  campagne  et  que  bordaient  presque  sur  toute  la  ligne  de  grands 


Vue  du  Jeu  de  paume  du  comte  d'Artois  sur  les  boulevards, 
d"après  nue  estampe  conservée  au  musée  Carnavalet.  (Portefeuille  28. 


jardins  du  côté  de  la  ville,  restèrent  longtemps  déserts  et  silencieux. 
Ce  ne  fut  guère  que  vers  le  milieu  du  xviii*'  siècle  qu'ils  commen- 
cèi-ent  à  prendre  vi"iiment  la  physionomie  d'une  promenade  publique. 
Les  cafés,  les  théàlrcs  et  spectacles  de  tout  genre,  les  boutiques  de 
traiteurs  avec  leur  musique,  leurs  bosquets  illuminés,  leurs  guirlandes 
de  fleurs,  donnent  alors  aux  boulevards  une  animation  particulière  et 
y  attirent  la  foule.  «  .le  trouve  le  rempart  charmant,  dit  vers  cette 
date  le  chevalier  d'un  proverbe  de  Carmontelle,  la  Maison  du  boule- 
vard. On  n'a  pas  besoin  de  sortir  pour  voir  tout  Paris  :  il  vient  passer 


Ui 


LES  BOULEVARDS  115 

tous  les  jours  sous  vos  fenêtres.  »  Et  la  comtesse  est  tout  ù  fait  de  cet 
avis;  seulement  eJle  est  gênée  par  les  arbres,  qui  Tempôchent  de  bien 
voir,  et  elle  voudrait  les  détruire. 

A  mesure  que  Paris  s'étendait  de  l'autre  côté,  les  boulevards  pre- 
naient une  importance  plus  grande,  en  devenant  un  centre  de  réu- 
nion pour  les  habitants  des  deux  zones.  Bientôt  le  commerce  y  suivit 
les  spectacles,  et  de  brillants  magasins  s'ouvrirent.  En  1753,  date 
importante  dans  leur  histoire,  le  prévôt  des  marchands,  M.  de  Bar- 
nage,  y  attira  la  foule  par  ses  améliorations  et  ses  embellissements. 
On  arrosa  quotidiennement  la  grande  allée;  les  allées  latérales  furent 
sablées  et  garnies  de  bancs  de  pierre.  Aussi,  comme  dit  la  chanson: 

Le  marquis,  le  robin,  le  page 

Y  vont  tous  les  jours 
A  cheval  ou  clans  réquipage, 

Comme  l'on  lait  au  Cours  '. 

Quelques  années  après,  un  ouvrage  curieux  et  peu  connu  déciit 
en  termes  piquants  la  physionomie  des  boulevai'ds  et  la  foule  qui  s'y 
pressait  : 

«  Nous  nous  acheminâmes  au  rempart,  où  l'on  nous  avait  promis 
de  superbes  monstruosités.  L'affluence  y  était  excessive,  et  les  femmes 
y  portaient  un  air  de  crainte.  J'en  vis  trente  animées  de  la  peur  d'être 
renversées  ou  de  voir  leurs  carrosses  réduits  en  morceaux.  Les  unes 
criaient,  d'autres  faisaient  la  grimace,  et  quelques-unes  se  ramas- 
saient dans  le  fond  de  leurs  voitures.  Cependant  elles  paraissaient 
toutes  jolies  et  se  ressemblaient  :  l'œil  n'avait  pas  le  temps  de  lixer 
leurs  traits.  On  ne  voyait  que  des  figures  enluminées  et  des  diamants. 
Elles  avaient  l'éclat  d'un  pastel  sous  une  glace,  et  je  conçus  que  la 
promenade  devait  s'accréditer,  parce  qu'il  y  avait  beaucoup  à  gagner 
pour  les  laides. 

«  Nous  nous  promenâmes  dans  la  contre-allée,  sans  pouvoir  un 
instant  décrire  une  hgne  directe.  Nous  étions  à  chaque  minute  cou- 
doyés rudement,  et  j'apprêtai  à  rire  en  tombant  deux  ou  trois  fois 
dans  le  fossé  qui  bordait  l'avenue.  Je  commençais  une  phrase,  et  j'at- 
tendais un  quart  d'heure  avant  que  mon  camarade  pût  me  rejoindre 
pour  la  finir.  Nous  ne  parhons  qu'en  mots  coupés.  Au  bout  de  deux 
heures,  nous  nous  sentîmes  harassés,  moulus  de  corps  et  altérés  par 
l'excès  de  la  poussière  que  nous  avions  avalée.  Nous  déplorâmes  l'em- 


1  Chansonnier  historique  du  xviii»  siècle,  publié  par  E.  Raunié,  t.  VII ,  p.  224.  —  Journal 
de  Barbier,  1753. 


116 


LE  VIEUX  PARIS 


pire  de  la  mode  qui  l'emportait  sur  la  raison  et  la  commodité,  et  nous 
nous  promîmes  bien  de  ne  plus  venir  respirer  un  air  étouffant  et 
char'Té  d'exhalaisons  pestilentielles.  Le  bruit  des  bateleurs  nous  avait 
assourdis,  la  poudre  nous  avait  aveuglés  et  desséché  le  palais;  notre 
odorat  était  gonflé  de  vapeurs  suif ocan tes...  La  lassitude  nous  invita 
à  prendre  des  chaises,  et  nous  attendîmes  la  nuit'.  » 

Tant  qu'ils  ne  furent  point  pavés,  c'est-à-dire  jusque  dans  les  com- 
mencements du  règne  de  Louis  XVI,  ils  furent,  surtout  les  mercredis 
et  les  vendredis,  une  des  promenades  favorites  des  gens  à  équipages. 
Vers  1780,  les  boulevards  du  Nord,  avec  leurs  parades  extérieures. 


L'Opéra  à  la  fin  du  xviii"  siècle, 
d'après  une  pièce  du  cabinet  des  Estampes  (topographie  de  Paris,  X»,  39). 

avec  Nicolet,  avec  les  figures  de  Curtius,  avec  leurs  chanteurs  et 
leurs  vielleuses,  avec  leur  aspect  de  foire  perpétuelle,  étaient  déjà 
une  des  plus  grandes  attractions  de  la  capitale.  «  Les  dimanches  et 
les  jeudis,  écrivait  Dulaure  en  1780,  sont  le  rendez-vous  des  plus 
jolies  femmes  de  Paris;  deux  longues  files  de  voitures,  plus  brillantes 
les  unes  que  les  autres,  y  forment  un  coup  d'œil  toujours  nouveau-.  » 
Et  M™c  de  Genlis,  dans  son  Dictionnaire  des  étiquettes:  «  Depuis  le 
règne  de  Louis  XV  jusqu'à  la  Révolution,  la  promenade  du  bon  air, 
le  soir,  durant  les  l)eaux  jours  de  l'été,  après  l'Opéra,  était  les  bou- 
levards. On  voyait  là,  dans  de  superbes  voitures  à  sept  glaces,  les 
plus  jolies  femmes  de  la  cour  et  de  la  ville,  et  toujours  magnifique- 
ment parées.  Les  voitures  formaient  deux  longues  files,  allant  grave- 
ment au  petit  pas;  l'entre-deux  des  files  était  occupé  par  les  jeunes 


1  L'esprit  et  la  chose,  par  Marchand  et  Desboulmiers,  1767,  in- 18,  ch.  vin. 
-  Nouvelle  description  des  curiosités  de  Paris.  —  Voy.  aussi  Mercier,  Tableau  de  Paris  : 
le  spectacle  des  boulevards  (1781);  —  Prud'homme,  Miroir  de  Paris,  VI,  xxxix. 


LES  nOULEVARDS  H7 

f^ens  les  plus  élégants,  qui  s'y  promenaient  à  pied,  et  par  de  jeunes 
bouquetières  portant  d'immenses  corbeilles  remplies  des  plus  l)elles 
fleurs  de  la  saison.  C'était  un  spectacle  unique,  d  Les  carrosses  non 
seulement  marchaient  au  pas,  mais  s'arrêtaient  même  souvent,  afin 
de  permettre  la  conversation,  les  invitations,  les  échanges  de  nou- 
velles. 

Sous  la  Révolution,  les  boulevards  furent  encombrés  de  tentes  de 
limonadiers,  de  larges  auvents,  de  barrières  placées  devant  les  mai- 
sons pour  les  protéger  contre  les  immondices  et  sans  doute  aussi 
contre  les  désordres  de  la  rue.  La  suppression  de  ces  annexes  en  fut 
prononcée  par  la  Commune  de  Paris,  dans  la  séance  du  25  juillet  1793, 
sur  l'avis  de  Chaumelte  et  de  Real,  et  malgré  la  vive  opposition  de 
plusieurs  membres. 

Après  la  Terreur,  la  réaction  thermidorienne  commença  à  rendre 
aux  boulevards  un  peu  de  vie  et  d'éclat.  Sous  le  Directoire,  ils  reprirent 
à  peu  près  l'aspect  qu'ils  ofi'raient  sous  le  règne  de  Louis  XV,  mais 
avec  les  modifications  amenées  par  le  changement  social.  Les  grands 
seigneurs  d'autrefois  étaient  remplacés  par  les  parvenus  ;  avec  tout 
autant  de  licence,  les  mœurs  avaient  plus  de  grossièreté;  le  luxe 
s'étalait  avec  plus  d'ostentation  et  d'arrogance.  Les  rapports  de  police 
de  l'an  IV  signalent  les  propos  et  les  murmures  du  peu[)le  devant  le 
faste  scandaleux  des  équipages  et  des  toilettes;  ils  ajoutent  (pie  lo 
boulevard  du  Temple,  en  particulier,  oiîVait,  comme  le  Palais-Éga- 
lité, le  spectacle  du  plus  hideux  libertinage. 

Les  inci'oyables  et  merveilleux  des  deux  sexes  éta))lirent  surtout 
leur  centre  de  réunion  dans  la  partie  du  boulevaitl  qui  s'étendait  de 
la  rue  Drouot  à  la  rue  de  la  Chaussée- d'Antin,  et  qu'on  surnomma 
alors  le  Petit- Coblentz.  Les  larges  cravates,  les  oreilles  de  ciiien,  les 
breloques  colossales,  les  gourdins  noueux  s'y  croisaient  avec  les  robes 
à  la  grecque  et  les  toilettes  transparentes;  sur  les  six  rangs  de  cliaises 
de  paille  qui  garnissaient  les  côtés,  on  étalait  des  jambes  chaussées 
de  bas  de  soie  aux  fleurs  de  lis  d'argent,  et  les  épigrammes,  les  quo- 
libets, les  chansons  contre  Barras  circulaient  de  groupe  en  groupe. 
Le  Petit- Coblentz,  comme  on  l'a  dit,  était  un  Paris  dans  Paris,  <t  la 
promenade  des  jolies  femmes,  le  camp  du  bon  ton,  la  galerie  de  la 
mode,  la  protestation  des  élégantes,  le  rendez -vous  des  mécontents.  » 


118  LE  VIEUX  PARIS 


II 


Mais  le  boulevard  du  Temple  demande  une  monographie  spéciale  : 
il  ne  saurait  être  confondu  avec  les  autres,  car,  dès  l'origine,  il 
eut  son  existence  propre  et  sa  physionomie  à  part,  qu'il  garda  pen- 
dant plus  d'un  siècle ,  malgré  des  modifications  diverses  et  même  pro- 
fondes. 

Tous  les  Parisiens  d'âge  moyen  et  aussi  une  foule  de  provinciaux 
se  rappellent  très  nettement  encore  l'aspect  si  pittoresque ,  si  vivant  et 
si  caractéristique  que  présentait,  jusqu'en  septembre  1862,  avant  les 
démolitions  et  les  remaniements  qu'entraîna  l'ouverture  du  boulevard 
du  Prince -Eugène,  ce  coin  grouillant  de  la  grande  ville.  Tous  les 
théâtres  populaires  semblaient  s'y  être  donné  rendez-vous;  ils  s'y 
suivaient  à  la  file  et  parfois  sans  aucune  interruption.  A  quelques  pas 
en  avant,  le  théâtre  de  la  Porte- Saint- Martin  et  le  vieil  Ambigu  sem- 
blaient ouvrir  la  marche.  Puis  venaient,  les  uns  sur  les  autres,  le 
théâtre  Lyrique,  le  Cirque- Olympique,  les  Folies -Dramatiques,  la 
Gaieté,  les  Funambules,  les  Délassements -Comiques,  et,  fermant  le 
défilé,  l'humble  Petit- Lazari.  Tous  ces  théâtres  étaient  situés  sur  le 
côté  gauche  du  boulevard  en  venant  de  la  Madeleine ,  sauf  les  Folies- 
Nouvelles,  ou  Déjazet,  le  seul  qui  se  soit  jamais  élevé  sur  le  liane 
droit,  à  moins  qu'on  n'y  veuille  joindre  la  salle  du  physicien  Robin. 
Au  delà  des  Délassements,  en  mettant  le  pied  sur  le  boulevard  des 
Filles -du -Calvaire,  on  entrait  brusquement  dans  la  solitude. 

Le  boulevard  du  Temple  était  lui-même  silencieux  pendant  le  jour. 
Mais,  dès  que  tombait  le  soir,  toutes  ses  façades  s'allumaient;  des 
guirlandes  de  gaz  éclairaient  les  inscriptions  et  les  affiches  gigan- 
tesques; des  transparents  lumineux  dessinaient  au-dessus  des  portes 
la  principale  scène  du  drame  ou  de  la  comédie  ;  par  ses  innombrables 
affluents  débouchait  une  foule  empressée  ;  des  queues  immenses , 
d'où  partaient  des  cris,  des  rires,  des  interpellations  joviales,  des 
réclamations,  des  bruits  de  dispute,  s'allongeaient  devant  chaque 
théâtre,  se  recourbant  en  replis  tortueux,  s'embrouillant  parfois  les 
unes  dans  les  autres,  surveillées  par  les  gardes  municipaux  et  les  ser- 
gents de  ville.  On  entendait  retentir  de  toutes  parts  la  sonnette  des 
marchands  de  coco,  la  voix  grave  ou  aiguë,  enrouée  ou  perçante  des 
marchands  de  programmes,  des  marchands  de  lorgnettes,  des  mar- 
chands de  limonade  polonaise  et  de  glace  à  deux  liards  le  verre,  des 


LES  BOULEVARDS  119 

marchandes  d'oranges,  de  chaussons  aux  pommes  et  de  sucre  d'orge, 
des  marchands  de  billets  moins  chers  qu'au  bureau.  Puis  tout  s'en- 
gouffrait dans  les  salles.  Ceux  qui  n'avaient  pas  trouvé  place  dans 
l'une  se  repliaient  sur  la  voisine,  plutôt  que  de  perdre  leur  soirée; 
les  riches  aHmentaient  les  pauvres  de  leur  superflu,  et  il  s'établissait 
entre  tous  ces  théâtres  une  sorte  d'égalité  de  courant.  Jusqu'après 
minuit,  l'animation  restait  en  permanence  sur  le  large  boulevard, 
entretenue  par  les  curieux,  les  flâneurs,  les  ramasseurs  de  bouts  de 
cigare,  les  acheteurs  de  contremarques,  tous  les  petits  industriels, 
parasites  de  l'art  dramatique,  vivant  aux  abords  des  théâtres,  blottis 
à  leur  ombre;  et  sans  cesse  renouvelée  sur  quelque  point  par  les 
bruyantes  sorties  des  entr'actes,  qui  déchaînaient  de  nouveau  la  tem- 
pête des  cris  d'appel  et  des  tintements  de  clochette. 

Eh  bien,  ce  spectacle  unique  en  son  genre,  dont  les  curieux  ne  se 
lassaient  pas,  qu'on  allait  voir  comme  on  fût  allé  visiter  le  Panorama 
ou  la  Lanterne  magique,  n'était  rien,  à  ce  qu'il  paraît,  auprès  de 
celui  que  présentait  l'ancien  boulevard.  Les  regrets  que  nous  éprou- 
vons en  pensant  à  ce  boulevard  de  1860,  les  vieillards  de  1860  les 
éprouvaient,  eux  aussi,  en  se  remémorant  celui  de  la  Restauration; 
et  pour  les  vieillards  de  la  Restauration  le  boulevard  du  Temple  était 
lui-même  en  décadence  depuis  la  chute  de  l'ancien  régime.  J'ai  connu, 
dans  les  premières  années  du  second  empire,  un  octogénaire  dont  les 
souvenirs  d'enfance  remontaient  avec  délices  au  boulevard  de  1780, 
et  qui  me  disait  en  parlant  de  celui  de  1855  :  «  Ce  n'est  rien,  rien, 
à  côté  de  l'autre.  Voilà  celui  qu'il  fallait  voir  et  que  les  splendeurs 
du  Paris  moderne  n'ont  jamais  pu  effacer  de  ma  mémoire.  »  Qu'il 
confondît  un  peu,  comme  il  arrive,  le  charme  de  ses  souvenirs  avec 
le  charme  de  sa  jeunesse  envolée,  c'est  possible;  mais  il  est  certain 
que,  parmi  les  boulevards  du  Nord,  dont  Paris  s'engoua  sous  le 
règne  de  Louis  XV,  il  n'en  est  pas  un  dont  il  se  soit  plus  épris  alors, 
et  que,  dans  la  dernière  moitié  du  siècle,  il  exerça  une  séduction  et 
une  fascination  croissantes,  qu'il  est  d'ailleurs  facile  de  s'exphquer, 
d'après  les  récits  et  les  descriptions  des  chroniqueurs. 

En  1750,  le  boulevard  du  Temple  est  planté  de  cinq  rangées  d'arbres, 
et  les  bateleurs  commencent  à  s'y  montrer.  Dès  le  mois  de  juin  1753, 
l'avocat  Barbier  écrit  dans  son  Journal,  en  notant  la  vogue  naissante 
des  boulevards  : 

«  Il  y  a  principalement,  les  fêtes  et  dimanches,  un  concours  éton- 
nant de  carrosses  qui  font  cours  en  plusieurs  files,  depuis  la  porte 
Saint- Antoine  jusqu'à  celle  du  Pont-aux- Choux.  Il  y  a  aussi,  dans 
cet  espace,  plusieurs  cabarets  et  des  loges  de  marionnettes;  cela  fait 


120 


LE  VIEUX  PARIS 


Spectacle  et  presque  foire.  Et  un  grand  monde  à  pied  dans  les  contre- 
allées.  » 

La  faveur  populaire  restera  désormais  fidèle  au  boulevard  du 
Temple  :  non  pas  seulement  la  faveur  populaire ,  mais  aussi  celle 
du  plus  beau  monde.  «  C'est  aujourd'hui  de  grand  air,  dit  Grimm 
en  d754*,  d'aller,  après  souper,  sur  les  boulevards  voir  les  marion- 
nettes, i)  Il  s'agit  bien  du  nôtre,  on  le  voit  par  ces  derniers  mots.  En 
un  mot,  le  boulevard  est  la  folie  du  jour,  comme  le  qualifient  diverses 


Le  Petit- Coblonlz.  —   Promenade  du  boulevard   des  Italiens,  en  1797, 
d'après  une  estampe  conservée  au  musée  Carnavalet.  (Portefeuille  28.) 

brochures  de  la  même  date-.  Les  étrangers  y  couraient  comme  les 
Parisiens,  qu'ils  fussent  de  simples  touristes  ou  des  souverains  tels 
que  Joseph  II.  Le  27  juin  1756,  le  Dauphin  n'y  résiste  plus  :  il  vient, 
avec  la  Dauphine  et  Mesdames  de  France,  accompagné  d'une  suite 
de  dix  à  douze  carrosses,  se  promener  sur  les  boulevards  jusqu'à  la 
maison  d'eau,  et  s'amuse  surtout  de  la  quantité  de  boutiques,  de 
loges,  de  cafés,  de  cabarets,  de  pâtisseries,  bâtis  sur  les  fossés  de  la 
porte  du  Pont-aux- Choux.  Il  y  avait  un  monde  infini,  dit  Barbier; 


'  Correspondance ,  édit.  Tourneux,  in-8",  t.  II,  p.  400. 

2  Critique  sur  la  folie  du  jour,  175/*,  in -12,  —  La  folie  du  jour  ou  la  promenade  du 
boulevard  (s.  I.  n.  d.),  in-Zi". 


LES  BOULEVARDS 


121 


les  voitures  s'étaient  rangées  des  deux  côtés  le  long  des  arbres,  pour 
assister  immobiles  à  la  promenade  du  Dauphin. 

La  renommée  des  nouveaux  boulevards  avait  dès  lors  reçu  sa 
consécration.  Rien  de  plus  rai-e  et  de  plus  flatteur  que  ces  visites 
princières,  en  un  temps  surtout  où  la  cour  ne  quittait  presque  jamais 
Veisailles.  Les  princesses  Louise  et  Sophie  n'étaient  jamais  venues  à 
Paris,  quand,  quelques  années  après,  le  3  juillet  17G1,  elles  renou- 
velèrent la  promenade  du  Dauphin,  dont  elles  ne  furent  pas  moins 


Les  boulevards.  —  En  face  des  Variétés  et  des  Panoramas.  —  Une  séance  de  saltimbanques, 
d'après  les  Tableaux  de  Paris  de  Marlet. 


charmées  que  lui.  Dans  un  genre  bien  différent,  le  très  joli  opéra- 
comique  en  vaudeville  donné  par  Favart  en  1758,  tout  en  prouvant 
à  quel  point  les  boulevards  en  général  et  le  l)Oulevard  du  Temple  en 
particulier  étaient  déjà  à  la  mode,  ne  fit  qu'accroître  encore  leur 
popularité. 

Dès  l'origine,  les  bateleurs,  les  saltimbanques,  les  acrobates,  les 
montreurs  d'animaux  savants,  de  marionnettes,  de  curiosités,  étaient 
accourus  de  toutes  parts.  En  1759  s'y  installa  le  seul  d'entre  eux  qui 
soit  devenu  célèbre  en  son  genre,  ce  Nicolet  dont  le  nom  est  resté 
légendaire. 

Jean -Baptiste  Nicolet  fut  le  plus  illustre  de  toute  une  dynastie.  Il 
s'était  déjà  fait  une  réputation  dans  les  foires  avec  ses  marionnettes 
quand  il  vint  s'établir  au  boulevard  du  Temple.  Il  y  réahsa  de  si 
belles  recettes,  que,  dès  1763,  il  était  obhgé  de  se  déplacer  et  de 
s'agrandir,  sans  quitter,  bien  entendu,  son  cher  boulevard.  Ce  théâtre 


122  LE  VIEUX  PARIS 

ne  portait  alors  que  le  nom  de  son  propriétaire -directeur.  C'est  ici 
Nicolet,  lisait- on  en  lettres  d'or  sur  le  fronton  de  la  loge.  Et  il  n'en 
fallait  pas  davantage ,  car  dès  le  début  Nicolet  avait  habitué  son  public 
à  le  voir  aller  de  plus  fort  en  plus  fort.  A  ses  marionnettes  ne  tar- 
dèrent pas  à  se  joindre  des  acteurs  en  chair  et  en  os.  Cette  troupe 
hétéroclite  jouait  pêle-mêle  des  ouvrages  de  tous  les  genres,  farces, 
pièces  italiennes,  vaudevilles,  où  l'on  parlait,  où  l'on  chantait,  où 
l'on  dansait;  on  y  joignait  des  tours  de  force  et  d'adresse,  des  exer- 
cices sur  la  corde,  des  sauts  périlleux.  Bref,  c'était,  dans  cette  pre- 
mière période,  un  salmigondis  des  spectacles  les  plus  divers. 

Mais,  en  1772,  Louis  XV,  à  force  d'entendre  parler  de  Nicolet, 
témoigna  le  désir  de  voir  une  de  ses  représentations,  et  le  baladin, 
mandé  à  Ghoisy,  s'évertua  si  bien  à  divertir  le  monarque  blasé,  qu'il 
obtint  l'autorisation  d'appeler  désormais  son  théâtre  les  Grands  Dan- 
seurs du  roi.  Ce  fut  la  seconde  période.  Pour  répondre  à  ce  titre 
pompeux,  il  perfectionna  et  régularisa  son  spectacle,  choisit  mieux 
ses  acteurs,  les  habilla  plus  proprement,  eut  de  jolis  décors,  reçut 
des  pièces  et  pantomimes  faites  avec  soin,  qu'il  s'étudiait  à  varier  et 
qu'il  renouvelait  souvent  ^  C'est  précisément  à  partir  du  moment  où 
le  spectable  de  Nicolet  s'appela  les  Grands  Danseurs  du  roi  qu'on 
n'y  dansa  plus,  ou  du  moins  que  la  danse  n'y  fut  plus  qu'un  acces- 
soire. En  1792,  il  prit  le  nom  de  théâtre  de  la  Gaieté  :  c'était  sa  troi- 
sième évolution. 

Son  rival  le  plus  fameux  et  le  plus  redoutable  au  boulevard  fut 
Audinot,  ancien  acteur  de  l'Opéra- Comique  et  de  la  Comédie  ita- 
lienne. Comme  Nicolet,  Audinot  avait  débuté  à  la  foire  par  un  spec- 
tacle de  marionnettes;  il  n'y  avait  paru  qu'une  fois,  en  1769,  mais  il 
avait  si  complètement  réussi  du  premier  coup,  qu'il  eut  tout  de  suite 
l'idée  d'aller  s'établir  au  rempart.  Dès  le  mois  de  juillet  de  la  même 
année,  le  futur  Ambigu -Comique  s'élevait  dans  le  voisinage  de  la 
future  Gaieté.  Les  comédiens  de  bois  n'eurent  pas  un  succès  moindre 
sur  le  boulevard  qu'à  la  foire  Saint- Germain,  et  bientôt  la  petite  salle 
d'Audinot  devint  un  vrai  théâtre,  avec  une  troupe  d'enfants,  parmi 
lesquels  brillait  sa  propre  fille.  Il  fit  graver  au  frontispice  de  son 
théâtre  cette  devise  latine  en  calembour  :  Sicut  infantes  aiidi  nos, 
qu'il  était  bien  capable  d'avoir  trouvée  lui-même,  car  c'était  un  lettré. 
On  lui  doit  plusieurs  pièces  et  un  opéra-comique. 

Nicolet  avait  un  singe  savant;  Audinot  eut  le  sien  aussi.  Nicolet 
avait  Taconnet,  le  roi  des  savetiers;  Audinot  eut  l'arlequin  Bordier, 

1  Du  Coudray ,  Nouveaux  essais  sur  Paris,  1781 ,  t.  I,  p.  119. 


LES  BOULEVARDS  123 

rival  de  l'illustre  Janot',  qui  voulut,  sous  la  Révolution,  mais  un  peu 
trop  tôt,  s'élever  jusqu'aux  rôles  tragiques  et  s'en  trouva  mal.  Nicolet 
avait  joué  à  Choisy  devant  le  roi  et  la  du  Barry;  Audinot  y  jeua  éga- 
lement et  charma  la  favorite.  Le  succès  de  ses  représentations  sur  le 
boulevard  balança  aussitôt,  et  môme  dépassa  souvent  celui  de  son 
voisin.  C'était  d'ailleurs  un  succès  d'un  autre  genre,  moins  exclusi- 
vement populaire.  Il  attirait  d'abord  un  public  spécial,  dont  Delille  a 
parlé  dans  un  vers  souvent  cité  : 

Chez  Audinot  l'enfance  attire  la  vieillesse. 

Puis  il  s'adressait  à  des  fournisseurs  connus,  et  il  donnait  volontiers 
des  pièces  hardies  et  satiriques,  qui,  surtout  jouées  par  des  enfants, 
offraient  le  ragoût  d'une  curiosité  piquante  à  cette  société  blasée 
et  désœuvrée.  Grands  seigneurs  et  grandes  dames  ftiisaient  la  partie 
d'aller  s'encanailler  chez  Audinot,  comme  aux  bals  de  la  Nouvelle- 
France. 

Le  cours  d'une  telle  prospérité  ne  pouvait  manquer  d'être  inter- 
rompu par  de  nombreuses  traverses.  Un  jour,  la  Comédie-Française 
se  plaignait  de  ces  incursions  sur  un  domaine  qui  lui  était  réservé, 
et  obtenait  qu'on  le  réduisit  à  la  bouffonnerie  et  à  la  parade.  Une 
autre  fois,  c'est  l'Opéra  désert  qui  s'élève  contre  ses  usurpations,  lui 
fait  interdire  le  chant  ainsi  que  la  danse,  et  rogner  la  moitié  de  son 
orchestre.  Puis,  c'est  quelque  riche  particulier,  quelque  puissant  du 
jour,  furieux  d'une  boutade,  d'une  épigramme  qu'il  croit  dirigée 
contre  lui  ou  quelqu'un  des  siens,  qui  jure  de  faire  périr  Audinot 
sous  le  bâton.  Ou  bien  encore  c'est  l'archevêque  de  Paris  qui  réclame 
contre  l'audace  avec  laquelle  cet  histrion  a  osé  mettre  sur  la  scène 
les  cérémonies  et  les  habits  sacerdotaux.  Audinot  se  débat,  plaide, 
écrit  des  mémoires.  Il  n'était  point  d'un  tempérament  à  se  laisser 
faire.  Il  paraît  même  avoir  eu  un  caractère  processif  et  batailleur. 
En  1784,  quand  un  arrêt  du  conseil  d'État  attribua  le  privilège  des 
spectacles  forains  à  l'Académie  royale  de  musique,  avec  le  droit  d'en 
concéder  le  bail  et  le  privilège  à  qui  elle  voudrait,  moyennant  une 
redevance,  Nicolet,  souple  et  adroit,  se  tira  de  ce  mauvais  pas  à 
force  d'argent  ;  mais  Audinot  ne  voulut  point  se  soumettre  :  il  publia 
notes  sur  notes,  mémoires  sur  mémoires,  disputa  le  terrain  pied  à 
pied;  et  lorsqu'il  eut  été  évincé,  le  1er  janvier  1785,  il  continua  ardem- 
ment la  lutte  contre  ses  adversaires  et  ses  spoliateurs.  Les  brochures 

*  Volange,  dil  Janot,  s'il  n'était  pas  précisément  sur  le  boulevard  da  Temple,  attirait  du 
moins  la  foule  tout  près  de  là ,  au  coin  de  la  rue  de  Bondy. 


124  LE  VIEUX  PARIS 

OU  les  articles  violents  échangés  alors  entre  Nicolet,  de  l'Écluse, 
directeur  des  Variétés  amusantes,  Audinot,  Parisau,  l'un  de  ses 
anciens  fournisseurs,  directeur  des  élèves  de  l'Opéra,  et  son  souffleur 
Gabiot  de  Salins,  furent  un  des  amusements  de  la  curiosité  publique ^ 
Enfin ,  après  avoir  lutté  et  plaidé  tant  qu'il  put ,  il  dut  passer  sous  les 
fourches  caudines  et  se  soumettre  aux  conditions  qu'on  lui  imposait 
afin  de  rentrer  en  possession  de  l'Ambigu  (octobre  1785),  qu'il  quitta 
deux  ans  après  pour  prendre  sa  retraite  ^ 

Nous  venons  de  nommer  le  sieur  de  l'Ecluse  (qu'on  écrit  aussi 
Lécluse).  Il  avait  eu  une  vie  plus  accidentée  encore  que  celle  de 
Nicolet  et  d'Audinot.  Ancien  acteur  de  l'Opéra- Comique,  il  s'était  fait 
dentiste  après  la  fermeture  de  son  théâtre  en  1745,  était  allé  à  Fer- 
ney  soigner  M^ne  Denis,  en  môme  temps  qu'il  donnait  des  leçons  de 
déclamation  à  M^'c  Corneille,  ce  qui  lui  a  valu  d'occuper  une  place 
dans  la  correspondance  de  Voltaire  et  dans  sa  polémique  avec  Fré- 
ron  ;  s'était  établi  à  Genève  et  avait  môme  eu  l'honneur  d'être  nommé 
chirurgien -dentiste  du  roi  de  Pologne.  En  1775,  déjà  âgé  de  soixante- 
quatre  ans,  il  sollicita  et  obtint  l'autorisation  de  fonder,  auprès  de 
l'Ambigu,  le  Spectacle  du  sieur  de  V Écluse,  qui  devint  ensuite  les 
Variétés  amusantes  %  nom  porté  d'ailleurs  par  quantité  d'autres 
théâtres.  C'était  un  comédien  d'un  grand  talent,  mais  il  manquait  de 
fonds  et  ne  put  soutenir  son  entreprise.  Il  fit  faillite,  et  dut  abandon- 
ner à  deux  danseurs  de  l'Opéra  la  salle  des  Variétés,  qui  fut  démolie 
en  1784. 

Le  7  janvier  1779,  un  ancien  danseur  de  l'Opéra,  Abraham,  et  un 
ancien  acteur  de  province,  Tissier,  fondèrent  sur  le  boulevard  du 
Temple,  vis-à-vis  de  la  rue  Chariot,  le  théâtre  des  Élèves  de  l'Opéra. 
Us  obtinrent  d'abord  un  vif  succès,  grâce  à  une  tragédie  pantomime, 
la  Jérusalem  délivrée,  qui  mettait  en  scène  une  multitude  de  person- 
nages, avec  force  marches  militaires,  combats,  changements  à  vue,  de 
belles  décorations,  de  riches  costumes  et  une  musique  agréable.  La 
salle  était  charmante,  et  l'entreprise  semblait  sûre  de  l'avenir.  Quatre- 
vingts  jeunes  gens  des  deux  sexes  composaient  le  personnel  de  ce 
théâtre,  qui  annonçait  la  prétention  de  former  des  élèves  chantants 
et  dansants  pour  l'Académie  royale  de  musique.  Mais  l'argent  faisait 
défaut  pour  monter  des  pièces  nouvelles,  et  le  public  ne  tarda  pas  à 
se  lasser  de  voir  toujours  la  môme  chose.  Au  bout  de  quelques  mois. 


'  Voir  les  Mémoires  secrets ,  mai  1785. 

*  Sur  Nicolet  et  Audinot,  voir  Campardon ,  les  Spectacles  de  la  foire,  2  vol.  in-8°. 
3  M.  Campardon  dit  en  1778  et  à  la  foire  Saint- Laurent;  je  m'en  rapporte  aux  Mémoires 
secrets ,  qui  sont  contemporains.  Voir  à  la  date  du  21  mai  1785. 


LES  BOULEVARDS  125 

Abraham  et  Tissier  furent  contraints  de  céder  leur  privilège  à  Pari- 
sau,  qui  se  remua  beaucoup  et  ne  fut  pas  plus  heureux.  Traqué  par 
ses  créanciers,  après  avoir  déployé  des  prodiges  de  stratégie  i)our 
leur  échapper,  il  dut  fermer  son  spectacle  en  septembre  1780.  Dès 
lors,  la  malheureuse  salle  passa  par  les  péripéties  les  plus  diverses 
sans  pouvoir  se  relever.  On  vit  s'y  succéder  coup  sur  coup  les  Jeux 
pythiques,  les  Beaujolais,  chassés  du  Palais -Royal  par  le  privilège 
accordé  à  la  Montansier,  le  Lycée  dramatique,  qui  vivait  au  jour  le 
jour  et  en  était  venu  à  ne  plus  jouer  qu'une  ou  deux  fois  la  semaine. 
Enfin  l'arlequin  Lazari  s'y  fixa  en  1792  et  en  releva  la  fortune. 

Le  Spectacle  des  associés  fut  fondé  en  4774  par  le  sieur  Beauvisage, 
et  un  ancien  arlequin  du  même  théâtre,  Gabriel  Salle.  On  y  jouait 
des  drames  et  des  tragédies  de  façon  à  faire  pouffer  de  rire.  S'il  faut 
en  croire  les  méchants  propos  du  Chroniqueur  désœuvré,  d'ailleurs 
très  sujet  à  caution,  les  acteurs  étaient  recrutés  parmi  des  commis- 
sionnaires, et  la  salle  n'était  remplie  que  par  la  canaille.  Vienne,  dit 
Visage  ou  Beauvisage,  sans  doute  à  cause  de  son  extrême  laideur, 
avait  été  d'abord  aboyeur  chez  Nicolet.  Puis  il  se  fit  grimacier,  el 
débuta  sur  une  chaise,  «  à  la  générosité  de  l'auditoire».  Peu  à  peu 
il  joignit  à  ses  grimaces  un  jeu  de  marionnettes,  qu'il  remplaça 
ensuite  par  des  acteurs,  et  enfin,  son  ambition  croissant  toujours,  il 
finit  par  jouer  la  tragédie  au  théâtre  qu'il  avait  fondé  et  dont  il  était 
le  directeur. 

Le  dernier  théâtre  proprement  dit  dont  nous  ayons  à  parler  est 
celui  des  Délassements- Comiques,  qui  s'ouvrit  en  1785,  à  côté  de 
l'hôtel  Foulon,  à  peu  près  sur  l'emplacement  occupé  depuis  par  le 
Théâtre  Historique  et  le  Théâtre  Lyrique.  Il  avait  pour  fondateur  un 
original,  auteur  et  comédien  à  la  fois,  très  actif,  très  intrigant,  peu 
scrupuleux,  Plancher-Valcour.  Après  un  incendie  qui  avait  dévoré  la 
salle  encore  toute  neuve,  les  Délassements,  reconstruits,  prirent  un 
tel  essor,  grâce  à  la  remuante  habileté  de  leur  directeur,  que  les 
grands  théâtres,  jaloux,  lui  firent  intimer  l'ordre  par  le  lieutenant  de 
police  de  ne  représenter  que  la  pantomime,  de  n'avoir  jamais  plus  de 
trois  acteurs  en  scène,  et  de  jouer  derrière  une  gaze.  Mais  Plancher- 
Valcour  parvint  à  éluder  quelques-unes  de  ces  prohibitions,  que  la 
Révolution  allait  bientôt  mettre  â  néant. 

Par  leurs  parades,  leurs  annonces,  leurs  crieurs,  ces  théâtres  fai- 
saient presque  autant  de  bruit  au  dehors  qu'au  dedans,  et  amusaient 
le  public  gratuit  de  la  rue  non  moins  que  le  public  payant.  Parfois  le 
directeur  lui-même  joignait  ses  invitations  à  celles  de  l'aboyeur.  «  En- 
trez, Messieurs,  Mesdames,  criait  Salle.  Grande  représentation  extra- 


126 


LE  VIEUX  PARIS 


ordinaire!  Prrrenez  vos  billets.  Le  Grand  festin  de  Pierre,  ou  l'Athée 
foudroyé,  sera  joué  ce  soir  par  M.  Constantin,  premier  sujet,  avec 
toute  sa  garde-robe...  Faites  voir  l'habit  du  premier  acte.  Entrez! 
entrez  !  M.  Constantin  changera  douze  fois  de  costume.  Il  enlèvera  la 
fille  du  Commandeur  avec  une  veste  à  brandebourgs  et  sera  foudroyé 
avec  un  habit  à  paillettes  ^  » 

Les  théâtres  avaient  naturellement  entraîné  les  cafés  à  leur  suite. 
Le  boulevard  du  Temple  en  était  rempli,  et  beaucoup  de  ces  cafés 


Les  politiques  au  café  Turc,  d'après  une  pièce  conservée  au  musée  Carnavalet. 


étaient  eux-mêmes  des  spectacles,  des  concerts,  qui  avaient  leur  scène, 
leur  orchestre,  leur  troupe  et  leur  répertoire.  Citons  pêle-mêle  les 
cafés  et  restaurants  Bancelin,  le  Cadran  bleu,  Henneveu,  Gaussin, 
Sirgent,  Yon,  Goddet,  Alexandre,  Armand,  Crété,  l'Hôtel  de  Navarre, 
le  jeu  de  paume  de  Chorier,  où  les  habitués  de  Nicolet  allaient  jouer 
aux  cartes  et  au  billard,  et  bien  d'autres  encore,  sur  lesquels  V Es- 
pion du  boulevard  du  Temple  nous  a  prodigué  les  détails  les  moins 
édifiants. 

Tout  en  prenant  de  l'orgeat  ou  de  l'eau-de-vie,  de  l'eau  d'or,  de 
l'eau  de  Barbade,  du  punch,  quelque  Hqueur  des  îles,  du  café,  du 
ratafia,  de  la  bière  avec  des  échaudés,  des  meringues  ou  des  maca- 


1  Brazier,  Chronique  des  petits  théâtres.  Les  Cent  et  un ,  t.  IX ,  le  boulevard  du  Temple. 


LES  BOULEVARDS 


127 


rons,  les  habitués  partageaient  leur  attention  distraite  et  bruyante 
entre  le  spectacle  de  l'estrade  et  le  spectacle  de  la  rue,  entre  la  mu- 
sique criarde  et  glapissante  de  l'orchestre  et  celle  des  vielleuses,  qui 
poursuivaient  les  clients  jusque  dans  les  salles  des  cafés  ou  des  trai- 
teurs, et  circulaient  sans  cesse  à  travers  les  tables. 

Le  café  Turc  mérite  une  mention  toute  spéciale  parmi  ces  établis- 
sements. C'était  le  plus  vaste  et  le  plus  beau  du  boulevard,  celui  où 


Les  chanleui'ti  du  boulevard. 
Scène  populaire ,  d'après  une  pièce  conservée  au  musée  Carnavalet, 


l'on  était  le  mieux  servi.  Il  était  renommé  pour  ses  glaces  excellentes. 
On  y  pouvait  promener  ses  rêveries  à  travers  deux  jardins  charmants , 
causer  politique  ou  nouvelles  du  jour  avec  quelque  bon  vieux  rentier 
du  Marais  assis  sur  un  banc,  jouer  aux  échecs,  aux  dominos,  aux 
dames  sur  une  table  du  café,  ou  bien  à  la  toupie,  au  tonneau,  à  la 
balançoire  sous  les  frais  ombrages. 

Ah!  le  merveilleux  spectacle  que  présentait  à  certaines  heures  du 
jour,  depuis  les  dernières  années  de  Louis  XV  jusqu'à  la  Révolution, 
surtout  le  jeudi,  jour  à  la  mode,  le  beau  boulevard,  comme  on  aimait 
à  l'appeler,  comme  l'appelle  sans  cesse  Restif  de  la  Bretonne!  C'est 
son  époque  la  plus  populaire,  la  plus  bruyante,  mais  hélas!  aussi, 


128 


LE  VIEUX  PARIS 


la  plus  licencieuse.  Entre  deux  triples  rangées  de  chaises  remplies 
par  des  officiers,  des  robins,  des  gentilshommes,  des  financiers,  de 
petits  maîtres,  des  abbés,  de  belles  curieuses  étalant  toutes  les  fan- 
taisies de  la  mode,  fort  occupées  à  regarder  et  à  se  laisser  voir,  et 
môme,  à  l'endroit  du  café  Turc,  par  de  vieilles  femmes  du  Marais, 
aux  joues  plaquées  de  rouge,  quel  tourbillon  de  chevaux,  de  livrées, 
d'équipages,  —  cabriolets,  diables,  culs -de- singe ,  désobligeantes, 
dormeuses,   vis-à-vis,   sabots,    gondoles,    allemandes,   que   sais -je 


e!:.CAn.N'CH  lia 


L .  f!PUSS£Ai/    iC 


Les  musiciens  italiens  sur  le  boulevard,  d'après  les  Tableaux  de  Paris,  de  Marlet. 


encore!  Les  voitures  vont  et  viennent,  ou  stationnent  le  long  des 
allées,  et  des  jeunes  gens  à  cheval  caracolent  autour  d'elles.  On  se 
lorgne,  on  se  salue,  on  s'appelle,  on  glose  les  uns  sur  les  autres, 
tandis  que  les  chanteuses  du  café  Gaussin  glapissent  d'une  voix 
fausse,  que  les  paradeurs  allument  le  public  par  leurs  grimaces  et 
leurs  plaisanteries  salées,  que  de  toutes  parts  retentissent  les  appels 
des  aboyeurs,  de  la  grosse  caisse,  des  tambours  et  des  trompettes,  la 
vielle  ou  le  triangle  des  Savoyards  à  marmotte  dansant  devant  les 
tables  en  plein  air,  la  flûte  et  le  tambourin  des  Catalans  faisant  sau- 
ter leurs  marionnettes,  et  la  gamme  étourdissante  des  marchandes 
de  plaisirs  et  des  petites  marchandes  de  nougat,  des  merciers  et  clin- 
quailliers  ambulants,  des  bouquetières,  des  chanteurs  de  complaintes 
et  de  couplets  grivois. 

En  dehors  des  quatre  ou  cinq  théâtres  que  nous  avons  cités,  les 
seuls  qui  existassent  sur  le  boulevard  du  Temple  avant  la  Révolution, 


LES  BOULEVARDS  LU 

jusqu'à  ce  que  la  loi  de  1791  eût  proclamé  la  liberlé  de  l'industrie 
dramatique,  il  faut  tout  au  moins  tirer  de  la  cohue  anonyme  des 
innombrables  spectacles  qui  donnaient  tant  d'animation  et  de  gaieté 
populaires  au  boulevard,  le  fameux  Curtius,  avec  son  cabinet  de 
figures  de  cire,  et  le  non  moins  illustre  Comus,  prédécesseur  de 
Robert  Houdin  et  grand -père  d'une  célébrité  d'un  tout  autre  genre, 
M.  Ledru-Rollin  '.  Mais  autour  d'eux  comment  essayer  d'énumérer 
les  équilibristes,  les  puces  et  les  chiens  savants,  les  animaux  féroces, 
les  nains,  les  géants,  les  femmes  colosses  et  les  femmes  sauvages, 
les  hercules,  les  tireurs  de  cartes,  les  faiseurs  de  tours,  les  avaleurs 
d'étoupe  enflammée,  les  marionnettes,  les  monstres,  les  phénomènes 
et  les  curiosités  de  toute  sorte? 

Sur  ce  perpétuel  champ  de  foire  se  succédaient  sans  interruption 
les  variétés  innombrables  de  baladins  et  d'escamoteurs,  cette  multi- 
tude de  saltimbanques  de  tout  genre,  croqués  un  peii  plus  tard  au 
passage  par  l'alerte  crayon  de  Carie  Vernet,  de  Roilly  et  de  Duplossis- 
Rertaux.  On  y  voyait  des  Indiens  rouges  de  la  tribu  des  grands  Osages , 
des  singes,  des  chiens  tondus  et  peints  de  façon  à  passer  pour  des 
animaux  extraordinaires;  des  hommes  squelettes,  comme  cet  Am- 
broise  Seurat  qui  donna  le  spectacle  de  sa  maigreur  phénoménale  uji 
peu  après  1830;  des  gens  qui  avalaient  des  serpents,  des  cailloux, 
des  fourchettes;  des  enfants  qui  buvaient  de  l'huile  bouillante  ou  qui 
marchaient  sur  des  barres  de  fer  rouge. 

D'un  bout  à  l'autre  se  pressaient  des  équilibristes,  tireurs  de  cartes, 
astrologues  et  astronomes,  physiciens  en  plein  vent,  faisant  tourner 
des  machines  électriques  et  donnant  le  choc  pour  deux  sous,  mon- 
trant des  chambres  noires  ou  des  télescopes  miraculeux  qui  lais- 
saient parfaitement  voir  tout  objet  placé  à  leur  extrémité,  même  lors- 
qu'on les  bouchait  par  un  chapeau  ou  une  planche.  Çà  et  là,  parmi 
ces  saltimbanques  scientifiques,  se  glissait  un  montreur  de  micro- 
scope, essayant  par  tous  les  moyens  possibles  d'allumer  la  curiosité 
du  cercle  de  populace  dont  il  était  entouré.  «  Messieurs,  disait-il, 
qu'un  d'entre  vous  veuille  bien  me  confier  un  insecte,  si  petit  qu'il 
soit,  et  pour  un  sou  je  vous  le  ferai  voir  aussi  gros  que  mon  poing.  » 
Par  malheur  pour  le  pauvre  industriel,  l'insecte  se  trouvait  toujours 
dans  son  auditoire  beaucoup  plus  vite  que  le  sou  *. 

Les  grimaciers  y  abondaient  aussi ,  et  avec  la  même  résolution  f(u<> 
nous  venons  de  mentionner  l'homme  à  l'insecte,  nous  n'hésiterons 

'  Voir  nos  chapitres  vu  et  vin. 

-  Pujoulx,  Paris  à  la  fin  du  xviii<^  siècle,  180i ,  in-S»,  p.  34.  —  Paris  as  il  was  and  as  il 
is,  180.3,  leller  XXVII,  p.  315. 


132  LE  VIEUX  PARIS 

pas  à  nous  arrêter  un  moment  devant  le  plus  fameux  de  ces  artistes 
du  boulevard.  Dugazon  se  vantait  d'avoir  trouvé  quarante  manières 
de  remuer  le  nez  ;  rien  qu'en  chantant  un  couplet  de  la  Belle  Bour- 
bonnaise, sa  complainte  de  prédilection,  un  autre  grimacier  du  bou- 
levard du  Temple  remuait  de  cinquante  façons  au  moins  son  nez 
énorme,  chargé  de  gigantesques  besicles  de  carton  sans  verre,  qui  se 
balançaient  éperdument  en  zigzags  tumultueux,  avec  un  grand  bruit 
de  grelots.  Les  gesticulations  extravagantes,  exclamations,  rires  et 
larmes ,  petits  cris ,  gloussements ,  gémissements ,  se  succédaient 
comme  la  grêle,  en  guise  d'accompagnement  harmonique  aux  décom- 
positions les  plus  effroyables  et  les  plus  réjouissantes  du  fades,  aux 
dislocations  les  plus  baroques  de  tout  le  corps.  Ce  grimacier  camard 
était  tout  un  poème  à  lui  seul,  et  il  avait  élevé  sa  profession  à  un 
point  qu'on  atteindra  peut-être  encore,  —  car  les  ressources  de  l'art 
sont  infinies,  —  mais  qu'on  ne  dépassera  certainement  jamais.  Il 
s'appelait  Val-Souani,  dit  l'Italien.  Son  costume  était  une  merveille 
(le  fantaisie  :  pantalon  rose,  souliers  jaunes  à  larges  bouffettes,  veste 
de  soie  à  gros  boutons  comme  celle  de  Pierrot,  perruque  de  filasse 
bouclée,  bâton  orné  d'une  vessie  dont  il  se  servait  en  guise  de  vio- 
lon. 11  désopila  la  rate  des  bons  Parisiens  jusqu'au  commencement 
du  premier  Empilée,  et  après  sa  mort  il  eut  un  successeur  digne  de 
lui  qui  charma  longtemps  les  habitués  de  Tivoli,  et  que  le  gouver- 
nement impérial  n'oubliait  jamais  d'inscrire  dans  le  programme  des 
réjouissances  publiques  \ 

A.  de  Saint- Aubin  nous  a  donné  deux  vues  du  boulevard  à  sa  belle 
époque,  qui  en  disent  plus  que  des  pages  de  description "\  C'était  un 
liandxmonium  divertissant,  comme  l'appelait  Delille,  qui,  devenu 
vieux  et  presque  aveugle,  demandait  encore  à  y  être  conduit,  assu- 
rant qu'il  devinerait  et  saurait  reconstituer  tout  le  spectacle  rien  qu'en 
entendant  les  inflexions  de  voix,  et  que,  si  ses  yeux  lui  faisaient 
défaut,  il  verrait  par  ses  oreilles. 

Tous  les  mondes  se  mêlaient  sans  cesse  en  un  courant  bariolé,  sur 
ce  boulevard  essentiellement  populaire  et  pourtant  fréquenté  avec 
prédilection  par  l'aristocratie.  On  y  organisa  des  courses  de  traîneaux 


1  Musée  de  la  caricature.  —  Gouriet,  t.  II,  p.  82  et  suiv.  D'après  Mercier,  avant  de  devenir 
représentant  du  peuple  et  de  jouer  le  rôle  que  l'on  sait  sous  la  Révolution,  Poultier  avait 
été  non  seulement  «  joueur  de  gobelets  et  stentor  de  spectacles  forains  »,  mais  encore 
<i  acteur  chez  le  Grimacier  ». 

2  Voir  sa  Promenade  des  remparts  de  Paris  et  ses  Portraits  à  la  mode.  Voir  aussi,  pour  le 
tableau  général  du  boulevard  du  Temple,  la  Folie  du  jour,  déjà  citée;  la  Soirée  des  boule- 
vards, de  Favart;  Mercier,  Restif,  passim;  Brazier,  dans  le  tome  IX  des  Cent  et  un  et  dans 
sa  Chroniijue  des  petits  théâtres;  M™«  Vigée-Lebrun,  Mémoires,  lettre  III. 


LES  BOULEVARDS  133 

pendant  le  rude  hiver  de  1777.  Quelques  années  après,  Cagliostro 
venait  demeurer  à  sa  porte.  On  y  rencontrait  les  hommes  de  lettres 
et  les  philosophes  à  côté  des  grands  seigneurs  et  des  comédiens  : 
Vanloo  entre  Palissot  et  Linguet,  Condorcet  auprès  de  Villette  et  de 
Dazincourt,  Lauraguais  et  Turgot,  Grandménil  et  d'Argenson,  Ducis 
et  de  Machault,  Houdon  et  Maui'epas,  MontgoKier  et  Mesmer,  Lavoi- 
sier  et  Cagliostro.  Franklin  l'appelait  le  clul)  des  Quatre-Nations.  Clri- 
mod  de  la  Reynière  disait  à  Diderot,  en  parcourant  avec  cet  aniateui- 
de  la  me  le  houlevard  du  Temple  :  «  Je  crois  faire  le  l'ève  hizarre  de 
deux  échantillons  coupés  en  plein  drap  dans  la  société  parisienne  pour 
habiller  un  polichinelle.  »  Et  M'"c  de  Pompadour  au  duc  de  Ghoiseul, 
qui  l'avait  entraînée  vers  les  mêmes  parages  :  «  Il  semiile  (juc  la  corn- 
et la  ville  se  soient  donné  le  mot  pour  renverser  la  cloison  '.  » 

A  ce  point  de  vue,  le  boulevard  du  Temple,  ([ui  l'eût  cru!  était 
comme  un  symbole  et  un  symptôme  de  la  Révolution  prochaine. 


in 


Le  décret  de  1791  sur  la  liberté  des  théâtres  doul>la  ou  tiiiiln  presque 
immédiatement  le  nombre  des  spectacles.  Ce  fut  tout  d'abord  une  folie, 
un  délire.  Ouelques  mois  après  le  décret,  la  comnume  do  Paris  n'avait 
pas  reçu  moins  de  soixante-dix-huit  soumissions  de  tliéàtres.  Ces 
projets,  conçus  dans  l'elTervescence  de  la  première  lieuie,  furent  loin 
d'aboutir  tous.  Il  fallut  en  rabattre  dès  ({u'il  s'agit  de  les  mettre  à 
exécution.  Mais  Paris  n'en  compta  pas  moins  un  moment  trenle-cin([ 
théâtres  en  1791,  et  plus  tard  ceux-ci  s'élevèrent  à  près  d'une  cin- 
quantaine. Le  boulevard  du  Temple  en  eut  pour  sa  part  cinq  ou  six 
nouveaux  :  les  Elèves  de  Thalie,  les  Petits  Comédiens  français,  le 
Théâtre  Minerve,  les  cafés  Godet  et  de  la  Victoire,  où  l'on  jouait  la 
comédie,  sans  parler  des  marionnettes,  des  curiosités,  des  s[»ectacles 
de  tout  genre.  Mais  aucun  de  ces  nouveaux  établissements  n'arriva 
à  la  réputation  des  premiers. 

Au  lendemain  de  la  prise  de  la  Bastille,  Plancher- Valcour,  directeur 
des  Délassements-Comiques,  déchira  en  pleine  représentation,  au  cri 
de:  Vive  la  liberté!  le  rideau  de  gaze  qu'il  avait  été  condamné  à  in- 
terposer entre  le  public  et  ses  acteurs.  Ce  bizarre  personnage,  prêt  à 
toutes  les  besognes,  auteur  et  comédien  en  même  temps  que  direc- 

'  Ch.  Maurice,  Feu  le  boulevard  du  Temple,  in-S",  1863. 


134  LE  VIEUX  PARIS 

teur,  qui  allait,  sous  le  nom  d'Aristide  Valcour,  remplir  de  ses  élucu- 
brations  en  prose  et  en  vers  le  Journal  de  la  Montagne,  où  il  rédigeait 
spécialement  les  séances  des  Jacobins,  puis  devenir  juge  de  paix  sous 
le  Directoire,  pour  rentrer  ensuite  au  théâtre,  a  écrit  un  grand  nombre 
de  sans-culottides ,  dont  l'une  des  plus  connues  est  le  Vous  et  le  Toi. 
Mais,  dès  1792,  il  avait  laissé  à  un  nommé  Colon  la  direction  de  son 
spectacle.  Les  Délassements -Comiques  firent  tout  leur  possible  pour 
lutter  contre  les  troubles  du  temps.  L'escamoteur  Perrin  y  alternait 
avec  la  Constitution  villageoise  et  autres  vaudevilles  patriotiques  ;  mais 
les  affaires  n'étaient  pas  brillantes.  Deharme  les  releva,  et  l'on  y  vit 
alors  des  acteurs  qui  s'appelaient  Joanny  et  Potier'. 

A  la  Gaieté,  Nicolet  s'était  empressé,  lui  aussi,  de  se  mettre  au 
pas,  ce  qui  ne  l'empôcha  point  d'être  arrêté  en  janvier  1794,  comme 
coupable  d'avoir  fait  jouer  un  ouvrage  obscène  -.  C'était  le  moment  où 
la  Révolution  décrétait  les  bonnes  mœurs  et  mettait  la  vertu  à  l'ordre 
du  jour.  En  dehors  de  ses  pièces  patriotiques,  Nicolet  avait  profité  de 
la  liberté  des  théâtres  pour  jouer  des  comédies  de  Molière,  qui  enthou- 
siasmaient tellement  le  public,  qu'il  lui  arriva  plus  d'une  fois  d'en 
réclamer  à  grands  cris  l'auteur.  En  1795,  il  céda  son  entreprise  au 
factotum  Ribier,  dont  l'activité  dévorante  était  proverbiale,  et  qui  la 
garda  jusqu'en  1798,  où  elle  revint  à  la  veuve  de  Nicolet.  Il  avait  changé 
le  nom  de  la  Gaieté  pour  l'appeler  Théâtre  d'émulation,  et  il  y  avait 
fait  jouer  des  pièces  comme  le  Moine,  les  Pénitents  noirs,  le  Mariage 
du  Capucin. 

A  l'Ambigu,  on  donnait  la  Journée  de  Varennes,  ou  le  Maître  de 
poste  de  Sainte-Menehould ,  avec  exhibition  de  Drouet  et  de  son  com- 
pagnon Guillaume,  annoncés  sur  les  affiches;  Dorothée,  grande  pan- 
tomime où  se  déroulait  une  procession  magnifique,  avec  prêtres  en 
aube ,  chantres  en  chape ,  évêques ,  cardinaux ,  enfants  de  chœur,  reli- 
gieuses, châsses,  croix,  bannières  et  tous  les  signes  de  la  rehgion 
défilant  au  milieu  des  cris ,  des  rires ,  des  huées ,  préparant  ainsi  le 
peuple  aux  mascarades  du  culte  de  la  Raison  ;  enfin ,  pour  nous  borner 
là,  le  Gâteau  des  Tyrans,  ou  le  Hasard  distiibuteur  des  couronnes, 
dont  le  titre  sufiit  à  indiquer  la  nature. 

Le  théâtre  des  Associés  devint  d'abord  le  Théâtre  patriotique ,  et 
fit  tous  ses  efforts  pour  justifier  ce  titre.  Puis  il  s'appela  le  Théâtre 
sans  prétention ,  sous  l'administration  du  brave  père  Prévôt,  qui  était 
à  la  fois  directeur,  acteur,  régisseur,  souffleur,  décorateur,  burahste, 
lampiste,  machiniste,  etc. 

'  Brazier,  Chronique  des  petits  théâtres,  édit.  Rouveyre,  t.  I,  p.  108  el  suiv. 
2  De  Concourt,  Société  sous  la  Révolution,  in -12,  p.  234. 


LES  BOULEVARDS  135 

L'ancien  théâtre  des  Élèves  de  l'Opéra,  devenu  les  Variétés  amu- 
santes et  le  Théâtre  de  Lazari,  donnait  la  Liberté  des  Nègres  et  les 
Brigands  de  la  Vendée,  la  Noblesse  au  village,  VOmbre  de  J.-J.  Rous- 
seau, la  Mort  de  Saint- Far geau,  VAmi  du  Peuple  ou  la  Mort  de 
Marat,  les  Déserteurs  prussiens,  le  ballet-pantomime  des  Sans- 
Culottes,  etc.  Mais  on  se  perd  alors  dans  les  théâtres  des  Variétés 
amusantes.  Il  y  en  a  partout.  La  plupart  ne  durent  qu'un  moment  et 
sont  aussitôt  remplacés  par  un  autre  du  même  nom.  Quand  Gaillard 
et  Dorfeuille  eurent  acheté  le  spectacle  du  sieur  de  l'Écluse,  ils  le 
transportèrent  d'abord  au  Jardin  de  la  Révolution,  c'est-à-dire  à 
l'ex-Palais-Royal,  sous  le  titre  de  Variélés  amusantes.  Monvel,  étant 
venu  se  joindre  à  eux,  en  éleva  le  répertoire  et  leur  lit  concevoir  l'idée 
d'une  spéculation  plus  vaste.  Ils  bâtirent  donc  le  théâtre  de  la  rue 
Richelieu,  qui  s'appela  d'abord  Théâtre  du  Palais- Royal  ;  puis, 
quand  les  comédiens  émigrés  du  théâtre  de  la  Nation  s'y  furent  réu- 
nis, Théâtre  français  de  la  rue  Richelieu,  enfin  Théâtre  de  la  Répu- 
blique. Ainsi  le  bouffon  l'Écluse,  ancien  dentiste,  pourrait,  jusqu'à 
un  certain  point,  revendiquer  pour  son  spectacle  l'honneur  d'avoir  été, 
de  métamorphose  en  métamorphose  et  de  migration  en  migration,  la 
souche  de  la  Comédie- Française  actuelle. 

Toute  cette  histoire  est  d'ailleurs  fort  embrouillée.  Pendant  que  le 
grimacier  l'Écluse  s'en  allait  au  Palais-Royal,  puis  à  la  rue  Richelieu 
dans  la  personne  de  ses  successeurs  et  de  ses  acquéreurs  Gaillard  et 
Dorfeuille,  son  ancienne  salle  de  la  rue  de  Bondy,  démolie  d'abord 
et  remplacée  par  une  manufacture  de  papier,  était  rebâtie  sous  le  titre  de 
Théâtre  français  comique  et  lyrique,  qui  devait  s'appeler  plus  tard 
le  Théâtre  des  jeunes  artistes.  C'est  là  que  Beffroy  de  Reigny,  phis 
connu  sous  le  nom  de  Cousin  Jac(jues,  fit  jouer  en  1790,  avec  un  succès 
prodigieux,  Nicodème  dans  la  lune,  ou  la  Révolution  pacifique,  une 
des  plus  jolies  et  des  plus  ingénieuses  pièces  de  circonstance,  une  des 
plus  modérées  aussi  que  les  événements  d'alors  aient  produites. 

Dans  la  seule  année  1793,  le  Lycée  des  Arts,  ancien  Cirque,  repré- 
sentait coup  sur  coup  le  Café  des  Patriotes,  V École  du  républicain, 
VÉchappé  de  Lyon,  la  Prise  de  Toulon,  la  Tigresse  du  Noj'd,  le 
Mariage  aux  frais  de  la  nation,  V Histoire  du  genre  humain,  grande 
pantomime  nationale  et  civique  ;  que  sais-je  encore  '  ? 

Si  nous  voulions  pousser  jusqu'au  théâtre  du  Marais,  dans  le  voi- 
sinage, nous  y  rencontrerions  un  des  plus  grands  succès  de  l'époque, 
Robert  chef  de  brigands,  où  la  Martelière  avait  mis  en  scène  d'hé- 

1  Les  Spectacles  de  Paris,  année  I79'i.  Suite  de  la  43»  partie. 


136  LE  VIEUX  PARIS 

roïques  bandits,  redresseurs  de  torts,  frappant  comme  des  justiciers 
des  hommes  pervers  épargnés  par  le  glaive  de  la  loi. 

Indépendamment  de  leurs  propres  pièces ,  les  théâtres  du  boulevard 
étaient  parfois  autorisés  par  d'autres,  et  spécialement  par  le  théâtre  du 
Vaudeville  ou  des  Italiens,  à  leur  emprunter  celles  qui  avaient  eu  de 
grands  succès  chez  eux,  afm  de  mieux  répandre  parmi  le  peuple  les 
sentiments  patriotiques.  «  C'est  ainsi,  dit  Brazier,  que  j'ai  vu  repré- 
senter à  l'Ambigu  et  aux  Délassements  V Heureuse  Décade,  la  Nourrice 
républicaine,  Encore  un  curé,  la  Fêle  de  l'Egalilé.  »  Tous  les  théâtres 
étaient  des  instruments  de  propagande  et  se  faisaient  les  porte-voix 
de  la  Révolution.  Les  sans -culottes  se  pressaient  naturellement  de 
préférence  dans  les  théâtres  populaires  du  boulevard  du  Temple ,  qu'é- 
chauffait encore  le  voisinage  de  la  Bastille  et  du  faubourg  Antoine. 

Beaucoup  d'acteurs  et  d'auteurs  du  boulevard,  comme  Plancher- 
Valcour,  Cammaille  Saint-Aubin ,  Gassier  Saint- Amand ,  se  remuèrent 
pour  s'attribuer  une  importance  politique.  Brazier  raconte  que,  dans 
une  fête  patriotique  en  1794,  il  vit  le  petit  Moreau,  véritable  nain, 
haut  de  quatre  pieds,  qui  avait  joué  à  l'Ambigu,  puis  aux  Jeunes- 
Artistes,  descendre  le  faubourg  Saint -Martin,  habillé  à  la  romaine, 
en  escortant  avec  une  gravité  et  une  importance  risibles  une  Raison 
qui  le  dépassait  de  toute  la  tète  et  de  la  moitié  du  buste. 

Mais,  après  le  9  thermidor,  le  boulevard  du  Temple  ne  fut  pas  moins 
prompt  à  la  palinodie.  Sur  toute  la  ligne  ce  fut  une  grande  émulation 
pour  insulter  les  idoles  qu'on  avait  adorées,  culbuter  les  bustes  de 
Marat  et  de  Lepelletier.  De  même  que  jadis  on  y  chantait  le  Ça  ira  et 
la  Carmagnole,  on  exigeait  maintenant  des  acteurs  que,  chaque  soir, 
ils  chantassent  le  Réveil  du  peuple.  Au  théâtre  des  Jeunes -Artistes, 
Martainville ,  qui  du  moins  n'avait  pas  attendu  qu'il  n'y  eût  plus  de 
danger  pour  attaquer  les  terroristes,  donnait,  en  1797,  les  Assemblées 
primaires,  où  les  Jacobins  étaient  fort  maltraités,  et  faisait  placarder 
à  la  porte  du  théâtre  et  dans  les  rues  un  récit  gouailleur  de  sa  conver- 
sation avec  le  citoyen  Limodin,  secrétaire  de  la  police,  qui  l'avait 
mandé  après  la  représentation  pour  lui  faire  retirer  sa  pièces 

L'Ambigu  raillait  les  parvenus,  les  enrichis  de  l'agiotage,  les  pois- 
sardes qui  avaient  pris  la  place  des  grandes  dames  d'autrefois  en  disant 
avec  orgueil  :  «  C'est  nous  maintenant  qui  sont  les  princesses,  »  dans 
M"*^  Angot  au  sérail  de  Constantinople ,  qui  fut  le  plus  éclatant  succès 
du  théâtre  de  la  Révolution,  avec  Nicodème  dans  la  lune  et  Robert 
chef  de  brigands. 

•  Th.  Muret,  Hist.  par  le  théâtre,  t.  I,  160. 


X 


LES  BOULEVARDS  139 

Le  5  vendémiaire  an  Vil,  les  Délassements -Comiques  oiïVirent  au 
public  un  spectacle  dont  la  composition  peut  passer  pour  un  admirable 
résumé  de  la  période  révolutionnaire:  la  Souveraineté  du  peuple, 
comédie,  suivie  des  Horreurs  de  la  misère,  drame,  et  de  la  Débâcle, 
parade  mêlée  de  couplets  :  «  Si  le  hasard  seul  a  présidé  à  cette  affiche , 
dit  Brazier,  admirons  le  hasard;  si  c'est  une  plaisanterie  faite  à  plaisir, 
avouons  qu'elle  est  d'autant  plus  sanglante  que  l'autorité  n'aurait  jamais 
osé  s'en  apercevoir,  d  Là,  comme  à  Feydeau,  on  se  battait  au  par- 
terre; les  sifflets  luttaient  de  leur  mieux  contre  les  applaudissements, 
et  la  jeunesse  dorée,  les  jeunes  gens  à  collet  vert  et  à  cadenettes  ros- 
saient les  jacobins,  sans  préjudice  des  coups  d'ép'ée  qu'on  échangeait 
parfois  le  lendemain. 

Les  cafés  avaient  subi  les  mêmes  métamorphoses  et  passé  pai*  les 
mêmes  vicissitudes  que  les  théâtres.  Chacun  d'eux,  sans  pouvoir  riva- 
hser  avec  les  cafés  politiques  du  Palais-Royal,  est  devenu  un  forum 
où  l'on  s'égosille,  où  l'on  casse  la  vaisselle,  où  l'on  échange  des  coups 
de  poing  et  des  coups  de  canne.  Les  patriotes  trônent  au  café  Gibet, 
porte  Saint-Antoine,  et  au  café  du  grand  Guillaume.  Le  café  Turc  se 
ruine  à  force  de  faire  crédit  à  ses  hai)itués  jacobins,  qu'il  n'ose  mettre 
à  la  porte,  et  le  café  Chinois  recueille  son  héritage.  Plusieurs,  comme 
le  café  des  Arts,  essayent  de  faire  diversion  aux  querelles  intestines 
et  d'imposer  silence  aux  braillards  en  établissant  des  scènes.  Le  chan- 
sonnier Déduit,  Orphée  du  ruisseau ,  donne  au  café  Yon  un  Nicodèmr 
dans  le  soleil,  en  concurrence  avec  la  pièce  du  Cousin  Jac(jues. 

Au  café  Godet,  le  propriétaire,  capitaine  de  la  garde  nationale,  offre 
en  lui  un  mélange  intime  du  limonadier  et  du  patriote,  sans  que  l'un 
nuise  à  l'autre:  «  Capitaine,  lui  crient  les  consommateurs,  viens 
essuyer  la  table.  Capitaine,  apporte -nous  un  verre  de  rogomme.  »  Et 
le  bruit  des  discussions  entre  fayetlistes  et  maratistes,  des  querelles, 
des  batteries,  les  cris  des  marchands  d'oul)lies  et  des  bouquetières, 
le  grincement  des  vielles,  les  hurlements  des  vendeurs  de  canards,  la 
mélopée  des  chanteurs  de  la  rue,  couvrent  son  orchestre  et  le  mettent 
en  déroute. 

Quelle  décadence  et  quelle  chute  pour  le  boulevard  du  Temple  !  11 
n'avait  jamais  brillé  par  l'atticisme  et  la  délicatesse  ;  mais  les  i)arades 
sont  devenues  plus  ignobles,  les  cafés  sont  des  antres  où  l'on  beugle; 
les  jeiix  et  les  ris  ont  pris  la  fuite,, les  bouquetières  et  les  vielleuses 
ressemblent  à  des  furies  de  la  guillotine  ;  on  y  sent  partout  la  royauté 
de  la  borne  et  du  ruisseau.  La  Révolution  s'étale  jusque  dans  le  ca- 
binet des  figures  de  cire  de  Curtius.  Les  spectacles  vulgaires  et  gros- 
siers ont  pris  le  haut  du  pavé.   C'est  partout  un  débordement  de 


140  LE  VIEUX  PARIS 

tapage,  de  saltimljanqiies  et  de  charlatans  cyniques,  de  monstres 
hideux,  de  spectacles  vulgaires  aux  bruyantes  annonces,  d'histrions 
crapuleux,  d'ivrognes  et  de  prostituées'. 

La  multiplication  des  théâtres  a  causé  leur  ruine.  Ils  ne  font  plus 
leurs  frais,  ils  ne  payent  plus  leurs  auteurs  ni  leurs  employés.  Le 
personnel  se  met  en  révolte.  Au  théâtre  du  Marais,  qui  annonce  une 
salle  chauffée,  on  en  est  réduit  à  remplacer  le  feu  dans  les  poêles  par 
des  lampions.  Beaucoup  sont  fermés  et  à  vendre.  Il  n'en  restait  plus 
guère  qu'une  vingtaine  dans  tout  Paris  en  1807,  quand  Napoléon, 
d'un  trait  de  plume,  comme  d'un  coup  de  salure,  les  réduisit  à  neuf, 
ne  laissant  au  Ijoulevard  du  Temple  que  l'Ambigu  et  la  Gaieté. 

«  Ah!  disait  avec  amertume  le  père  Prévôt,  directeur  du  Théâtre 
sans  'prétention ,  cet  homme  m'a  bien  trompé.  C'est  un  grand  coup 
d'État  qu'il  vient  de  faire.  Nous  verrons  où  cela  le  mènera.  Pauvre 
France  !  » 

En  4809  et  en  181  G,  on  laissa  s'ouvrir  ou  se  rouvrir  deux  nouveaux 
théâtres,  sinon  sur  notre  boulevard  même,  du  moins  dans  le  voisinage  : 
d'abord  le  cirque  du  Faubourg- du -Temple,  où  l'on  se  mit  à  repré- 
senter des  mélodrames  militaires;  puis  la  salle  de  la  Porte-Saint- 
Martin,  qui  devint  le  théâtre  des  Jeux  Gymniques  et  put  représenter, 
par  simple  tolérance,  des  pantomimes  et  des  vaudevihes  à  deux  acteurs. 
On  démolit  les  Délassements,  en  laissant  debout  la  façade  et  le  vesti- 
l)ule,  sous  lequel  s'installèrent  successivement  des  animaux  savants, 
des  nains,  des  géants,  des  phénomènes,  des  figures  de  cire.  Ce  ves- 
tiljule  ét;dt  l'une  des  grandes  curiosités  du  boulevard.  Après  être  resté 
fermé  environ  deux  ans,  le  Théâtre  sans  prétention  rouvrit  sous  le 
nom  de  Café  d'Apollon;  en  buvant  une  bouteille  de  bière,  on  pouvait 
y  entendre  chanter  une  ariette,  voir  jouer  quelques  scènes  détachées, 
une  pantomime,  une  arlequinade.  C'est  là  que  s'étabht,  peu  après, 
le  théâtre  de  M^e  Saqui,  d'abord  simple  spectacle  acrobatique,  mais 
qui,  d'empiétement  en  empiétement,  ne  tarda  pas  à  jouer  la  panto- 
mime d'abord,  ensuite  le  vaudeville  et  la  comédie. 

Le  Théâtre  de  Lazari  ou  des  Variétés  amusantes  avait  été  brûlé 
en  1798,  et  la  façade,  sur  laquelle  se  lisait  encore  ce  dernier  titre, 
subsista  jusqu'en  1836.  Le  Théâtre  des  jeunes  Artistes  de  la  rue  de 
Bondy  fut  remplacé  par  un  magasin  et  un  atelier  d'opticien.  Celui  des 
Nouveaux  Troubadours  disparut  sans  espoir  de  résurrection.  Mais  le 
décret  avait  laissé  del)out  plusieurs  spectacles  du  genre  forain  :  il 
arriva  çà  et  là  que  ces  spectacles  se  substituèrent  à  quelques-uns 

'  De  Concourt,  Société  sous  la  Révolution,  199-200;  sous  le  Directoire,  60-62,  in-IS. 


LES   BOULEVARDS 


LU 


des  théâtres  fermés  par  le  décret.  Plusieurs  se  transformèrent  ou  se 
déplacèrent,  mais  aucun  de  ceux  qui  attiraient  la  foule  ne  périt.  Aux 
premières  années  de  la  Restauration,  la  jeune  Malaga,  acrobate  pleine 
de  grâce  et  de  distinction,  était  encore  un  des  attraits  du  boulevard 
du  Temple,  bien  que  le  spectacle  qui  portait  son  nom  eût  été  supprimé 
en  1807.  A  la  fin  du  premier  empire,  on  constate  sur  noire  boulevard 
l'existence  d'un  spectacle  tenu  par  le  sieur  Dromale,    sous  le  nom 


Sd     (}A7lf//i:/l   <it>t' 


La  parade  du  boulevard  du  Tem(jle, 
d'après  une  estampe  conservée  au  musée  Carnavalet  (portefeuille  78). 


(le  Théâtre  des  Pijfjmées  ou  le  Monde  en  miniature;  grâce  à  ses 
marionnettes  très  bien  articulées,  à  ses  pièces  mécaniques,  à  ses 
métamorphoses,  à  ses  tableaux  marins  reflétés  dans  des  glaces  qui 
prolongeaient  la  mer  à  l'infini;  grâce  surtout  aux  deux  pitres  fameux, 
IJobècheet  Galimafré,  qui  faisaient  la  parade  devant  la  porte,  le  spec- 
tacle des  Pygmées  ne  désemplissait  pas. 

Voici  quelle  était  à  peu  près,  à  cette  date,  la  physionomie  du  bou- 
levard. A  gauche,  en  venant  de  la  porte  Saint-Martin,  on  rencontrait 
d'abord  le  café  Ilainsselin  et  le  restaurant  Ilenneveu,  qui  jouissaient 
d'une  certaine  célébrité;  puis  l'hùtel  Foulon,  sur  lequel  planait  encore 
le  souvenir  sanglant  de  son  propriétaire,  massacré  en  1789;  le  ves- 
tibule des  anciens  Délassements,  où  était  installé  en  particulier  le 


142  I^E  VIEUX  PARIS 

célèbre  éleveur  d'oiseaux  Dujou  ;  le  café  de  VEpi-Scié,  tout  récemment 
ouvert  et  qui  ne  tarda  pas  à  devenir  le  rendez -vous  des  chevaliers 
d'industrie  et  des  r()deurs  du  grand  genre  ;  le  théâtre  des  Jeunes 
Troubadours,  fermé,  et  les  Ombres  chinoises  de  Hurpin,  avec  leur 
paillasse  Louis  Leborgne;  le  théâtre  de  la  Malaga,  appelé  d'abord 
des  Patagoniens  ;  le  café  Chinois ,  fondé  par  un  sergent  des  guides 
de  la  garde;  l'Ambigu,  qui  n'était  pas  alors  à  l'endroit  qu'il  occupe 
aujourd'hui,  et,  séparé  par  un  café  seulement,  la  Gaieté.  Venaient 
ensuite  le  salon  des  figures  de  cire  de  Curtius,  le  café  d'Apollon,  le 
théâtre  des  Pygmées  avec  ses  désopilantes  parades,  le  café-théâtre 
delà  Victoire,  ancien  café  Godet;  le  père  Laplace,  pâtissier  populaire, 
qui  était  le  Coupe -toujours  du  temps;  les  automates  de  ïhévenélin 
et  deux  nouveaux  cabinets  de  figures  de  cire,  appartenant  tous  deux 
au  même  propriétaire,  entre  lesquels  s'ouvrait  l'ancien  café  Yon, 
maintenant  café-théâtre  du  Bosquet.  La  fin  du  boulevard  était  encore 
occupée  par  une  série  ininterrompue  de  pâtisseries,  d'estaminets  et  de 
cabarets  :  il  suffira  de  citer  la  Galiote,  d'antique  renom,  et  Bancelin, 
de  fondation  plus  récente  et  très  recherché  par  les  amateurs  de  par- 
ties fines. 

Le  côté  droit  était  à  peu  près  complètement  délaissé  par  les  saltim- 
banques et  même  par  les  limonadiers  et  les  traiteurs.  On  n'y  pouvait 
guère  signaler,  d'un  bout  à  l'autre,  que  la  rotonde  et  le  jardin  de 
Paphos;  puis  le  café  Turc,  qui  fut  si  longtemps,  malgré  ses  diminu- 
tions successives,  une  des  curiosités  de  Paris  et  des  joies  de  nos 
pères.  Jamais  il  n'eut  plus  de  vogue.  Dans  les  kiosques  aux  verres  de 
couleur,  dans  les  pavillons,  dans  la  grande  allée  garnie  de  sophas, 
sous  le  pont  chinois,  dans  les  petits  bosquets,  dans  les  cabinets  de 
verdure  et  les  charmilles  à  jour  qui  bordaient  l'enceinte  du  jardin, 
se  pressaient  force  provinciaux  et  étrangers,  mêlés  aux  Parisiens  de 
tous  les  quartiers  et  aux  habitués  du  voisinage,  aux  ébénistes  du  fau- 
bourg Saint- Antoine,  aux  marcliands  de  bois  du  boulevard  Bourdon, 
aux  épiciers  de  la  rue  Porte-Foin  ou  de  la  rue  Chariot,  aux  petits 
rentiers  du  Marais,  qui  s'installaient  à  quatre  heures,  après  le  dîner, 
et  ne  bougeaient  pas  jusqu'à  onze  heures  du  soir. 

Sous  la  Restauration ,  l'aspect  du  boulevard  du  Temple ,  avec  son 
avenue  d'arbres  séculaires  et  ses  petits  fossés  creusés  par  intervalles, 
sa  foule  bruyante  et  l)ariolée  circulant  entre  les  curiosités  et  les  spec- 
tacles divers,  se  bousculant  aux  parades  à  partir  de  midi,  demeure 
d'abord  à  peu  près  le  même.  En  181G,  peu  après  l'ouverture  en  titre 
du  théâtre  de  Mme  Saqui,  un  sieur  Bertrand  lui  fait  concurrence  en 
fondant  le  spectacle  des  Funambules,  qui,  à  l'origine,  comme  son 


LES  BOULEVARDS  l/i3 

nom  l'indique,  n'ofTrait  à  son  public  que  des  danses  de  corde.  Quand 
le  théâtre  de  Dromale,  dit  des  Pygmées,  dut  fermer  ses  portes  à  cause 
du  départ  de  Bobèche  et  de  Galimafré,  —  à  moins  que  ce  ne  soient 
Bobèche  et  Galimafré  qui  aient  dû  partir  à  la  suite  de  la  déconfiture 
de  Dromale,  —  un  pauvre  diable,  nommé  Provot,  fonda  dans  sa  ba- 
ra(iue  un  théâtre  archipopulaire,  auquel  il  donna  le  nom  de  Petit- 
Lazari,  en  souvenir  de  l'Arlequin  fameux  qui  avait  créé  les  Variétés 
amusantes.  Le  souvenir  du  Petit  -  Lazari ,  qui  payait  ses  pièces 
trois  francs  et  faisait  payer  ses  places  vingt-cinq  centimes,  qui  eut 
jusqu'à  la  fin  un  aboyeur  à  la  porte  et  dont  les  acteurs  maniaient 
pendant  le  jour  le  rabot  ou  le  marteau,  est  demeuré  légendaire. 

En  4821,  Alaux  l'aîné,  frère  du  peintre,  obtint  le  privilège  d'un 
nouveau  théâtre,  qu'il  fit  bâtir  proche  des  ex -Variétés  amusantes,  et 
qu'il  baptisa  Panorama  Dramatique.  La  salle  était  belle,  et,  malgré 
les  restrictions  du  privilège,  qui  ne  permettait  que  deux  acteurs  en 
scène,  elle  semblait  ouvrir  sous  les  plus  heureux  auspices,  car  elle 
avait  des  fournisseurs  et  des  acteurs  connus,  un  comité  de  lecture  où 
se  rencontraient  des  noms  comme  Taylor,  de  Latouche,  de  Cailloux, 
Merville  et  Ch.  Nodier.  Cependant  l'entreprise  ne  vécut  guère  ({ue  ce 
que  vivent  les  roses.  Les  efforts  inouïs  du  directeur  ne  purent  empê- 
cher le  spectacle  d'être  fermé  en  1823,  après  deux  ans  et  trois  mois 
d'existence,  et  démoli  aussitôt  pour  faire  place  à  une  grande  maison 
de  six  étages. 

L'incendie  de  l'Ambigu,  dans  la  nuit  du  13  au  14  juillet  1827,  à  l'is- 
sue d'une  répétition  où  l'on  avait  essayé  l'eflét  d'un  feu  d'artifice,  fut 
suivi  du  déplacement  de  ce  théâtre,  que  l'on  reconstruisit  à  l'endroit 
qu'il  occupe  encore  aujourd'hui.  Tels  furent  les  principaux  change- 
ments que  subirent,  durant  cette  période,  les  théâtres  du  boulevard 
du  Temple.  J'allais  oublier  l'ouverture,  le  31  mars  de  la  même  année, 
du  nouveau  Cirque  Olympique,  qui  remplaçait  le  théâtre  du  faul)0urg 
du  Temple,  également  dévoré  par  les  flammes  l'année  précédente. 

Sur  d'autres  points,  quelques  modifications  s'étaient  opérées  aussi. 
On  perça,  en  1820,  le  passage  Vendôme.  De  nouveaux  cafés  et  de 
nouveaux  restaurants  s'élevèrent  :  entre  autres,  Deffieux,  qui  eut  si 
longtemps  la  spécialité  des  banquets  de  noces.  Bonvalet  fit  son  appa- 
rition sous  la  forme  modeste  d'une  boutique  de  marchand  de  vins 
traiteur,  fréquentée  par  la  population  ouvrière  du  quartier.  En  même 
temps,  le  Cadran  bleu  et  les  Vendanges  de  Bourgogne  servaient  de 
rendez- vous  aux  repas  de  corps,  aux  grandes  réunions  gastrono- 
miques, et  conquéraient  ce  renom  dont  la  décadence  devait  com- 
mencer vers  la  fin  du  règne  de  Louis- Philippe.  Rogné  de  toutes  parts. 


144 


LE  VIEUX  PARIS 


rétréci,  privé  de  ses  principaux  moyens  de  séduction,  le  café  Turc 
voyait  baisser  sa  vogue,  malgré  les  travaux  par  lesquels  il  essayait  de 
dissimuler  la  diminution  de  son  jardin,  malgré  la  richesse  de  son 
comptoir  et  le  brillant  de  sa  décoration.  Il  n'était  plus  guère  fréquenté 
que  par  les  élégants  du  Pont-aux-Ghoux,  les  beautés  des  Filles-du- 
Calvaire,  les  bons  vieux  bourgeois  des  Enfants -Rouges,  clientèle 
surannée  qui  lui  donnait  un  aspect  vieillot  sous  son  ornementation 


i'.-i.  c.i:(A'i-r\  d' 


Les  montagnes  russes,  d'après  une  estampe  du  temps. 


luxueuse,  et  la  foule  se  partageait  entre  le  café  Chinois,  le  café  du 
Bosquet,  surtout  le  café  des  Princes,  longtemps  son  rival  obscur, 
mais  qui  s'était  mis  à  la  mode  du  jour  en  élevant  dans  son  enceinte 
quelques-unes  de  ces  montagnes  factices  de  plâtre,  de  bois  et  de 
toile  peinte,  du  haut  desquelles  on  se  laissait  rouler  jusqu'en  bas 
dans  un  traîneau  qui  passait  avec  la  rapidité  et  le  bruit  de  la  foudre. 
C'est  probablement  aux  débuts  de  la  Restauration  que  se  rapporte 
le  gai  tableau  tracé  par  Désaugiers  dans  sa  chanson  de  Cadet  Buteux 
au  boulevard  du  Temple  : 

La  seul'  prom'nadc  qu'a  du  piix , 
La  seule  dont  je  suis  épris, 
La  seule  où  j'  m'en  donne,  où  je  ris, 
C'est  r  boulevard  du  Temple,  à  Paris... 


LES  BOULEVARDS 

Y  a  r  spectacle  de  mam'sell'  Rose, 
Qui,  sans  jamais  s'  donner  d'efforts. 
Moyennant  queuq'  sous,  c'est  peu  de  chose, 
Fait  tout  c'  que  l'on  veut  de  son  corps... 


145 


Boulevard  du  Temple  :  1°  le  café  Turc  en  1786;  2"  le  jardin  Turc  en  1840. 
D'après  deux  estampes  du  temps.  (Musée  Carnavalet,  portefeuille  28.) 


L'  café  d'Apollon  est  tout  contre: 

Une  espèce  d'  petit  salon , 

Où  l'univers,  que  l'on  y  montre, 

A  trois  pieds  d' large  et  deux  pieds  d'  long... 

Qu'est  c'  donc  qu'  j'entends  ?  C'est  d'  la  musique. 
V'ià  tous  les  dindons  du  quartier 
Qui  s'  pressent,  s'  foulent;  mais,  bernique! 
Ils  ont  beau  faire,  je  suis  l'  premier. 


10 


146  LE  VIEUX  PARIS 

«  D'  mon  Barbaro,  v'nez  voir  l'adresse; 

«  V'nez  voir  l'esprit  d'  mon  petit  ânon  ; 

«  V'nez  voir  mon  lapin  batt'  la  caisse  ; 

«  V'nez  voir  mon  s'iin  tirer  1'  canon.  » 

Et  la  trompette  qui  résonne, 
L'ivrogn'  qui  jur',  1'  tambour  qui  bat, 
Les  chiens  qui  jouent,  la  clocli'  qui  sonne, 
Et  moi  d'  crier,  pendant  c'  sabbal. 

Mais,  tandis  qu'  pour  voir  tant  d'  bamboches. 
Je  m'  tords  l' jarret,  les  yeux  et  1'  cou , 
Me  v'ià,  quand  j'  fouillons  dans  mes  poches. 
Sans  mouchoir,  sans  montre  et  sans  1'  sou. 

Cette  poésie  peu  lyrique  donne  bien  l'idée  du  mouvement  popu- 
laire et  du  tapage  assourdissant  qui  régnaient  sans  cesse  d'un  bout  à 
l'autre  de  ce  boulevard,  plein  de  tabagies,  de  tripots,  de  guinguettes, 
de  jongleurs,  de  grimaciers,  de  petits  industriels,  de  chanteurs,  d'ani- 
maux savants,  de  parades  et  aussi  de  fdous.  Et  les  filous  n'étaient 
point,  par  malheur,  les  seuls  personnages  suspects  qu'on  y  rencontrât. 
Il  faut  bien  dire,  sans  appuyer,  que  les  parades  surtout  y  attiraient 
souvent  fort  mauvaise  compagnie. 

Vers  la  fin  de  la  Restauration,  la  physionomie  du  boulevard  s'était 
peu  à  peu  modifiée  profondément.  On  avait  comblé  les  fossés,  con- 
struit des  maisons,  garanti  les  boutiques  par  des  grilles,  adapté  des 
auvents  aux  théâtres,  pavé  les  devantures.  La  suppression  des  parades 
par  ordonnance  de  police  ne  contribua  pas  peu  non  plus  à  donner  un 
aspect  plus  décent,  mais  aussi  plus  monotone,  au  vieux  boulevard 
populaire,  qui  perdit  en  gaieté  ce  qu'il  gagna  en  élégance. 

Sous  le  gouvernement  de  Juillet,  le  changement  va  s'accentuant  de 
plus  en  plus.  Le  boulevard  se  garnit  de  larges  trottoirs;  les  masures 
font  place  à  de  belles  maisons.  Les  automates  de  Thévenelin  et  les 
deux  cabinets  céroplastiques  de  M^c  Georges  disparaissent,  et  sur 
leurs  ruines  s'élève  le  grand  café  des  Mille  colonnes,  rendez -vous  des 
joueurs  de  poule,  d'écarté,  de  piquet,  de  lansquenet,  et  d'ailleurs  fré- 
quenté par  une  population  aussi  peu  choisie  que  le  vieil  Épi- scié. 
Lazari  et  les  Funambules  montent  en  grade  :  le  premier  substitue  à 
ses  marionnettes  primitives  des  acteurs  en  chair  et  en  os  ;  le  second 
remplace  la  danse  de  corde  par  des  vaudevilles  et  des  pantomimes,  où 
allait  s'illustrer  le  roi  des  Pierrots,  Debureau.  En  1831  s'ouvre  le 
théâtre  des  Fohes- Dramatiques,  ce  Palais -Royal  du  boulevard,  admi- 
nistré jusqu'à  sa  mort,  en  1857,  par  le  directeur  Mouriez,  qui  y 
ramassa  des  milhons,  et  où  Frederick  Lemaître  attira  quelque  temps 
tout  Paris  dans  Robert  Macaire.  Dix  ans  après ,  le  nom  des  Délasse- 


LES  BOULEVARDS  I47 

ments- Comiques  renaissait  dans  un  petit  théâtre  qui  cultiva  le  même 
genre  sans  atteindre  le  môme  succès,  et  qui,  plus  tard,  se  fit  une 
spécialité  des  revues  de  fin  d'année.  Enfin,  au  déclin  du  rè»ne,  le 
grand  Dumas  obtenait  le  privilège  du  théâtre  Historique,  qui  devait 
d'abord  s'appeler  théâtre  Montpensier  et  qu'il  se  proposait  d'ali- 
menter à  lui  seul.  La  nouvelle  salle  s'ouvrit,  en  1847,  sur  l'emplace- 
ment de  l'ancien  hôtel  Foulon,  avec  des  acteurs  comme  Mélingue, 
Bignon  et  Rouvière. 

Tels  furent  les  principaux  changements  matériels  apportés  sous  ce 
règne  dans  les  théâtres  du  boulevard.  Joignons- y,  pour  être  complet 
tout  en  restant  sommaire,  l'incendie  en  1835  de  la  Gaieté,  qui  pro- 
fita de  cet  accident,  si  commun  aux  salles  de  spectacles  pour  revêtir 
une  armature  de  fer,  et  qui  parvint  à  rouvrir  dans  le  courant  de  la 
même  année.  Joignons -y  encore  la  disparition,  après  l'ordonnance 
qui  supprimait  les  maisons  de  jeux  à  partir  du  le  janvier  1837,  de  la 
Rotonde  de  Paphos,  où  la  roulette  s'était  installée  comme  à  Frascati, 
et  son  remplacement  par  le  magasin  de  nouveautés  :  Au  pauvre 
Jacques.  Le  jour  de  l'attentat  de  Fieschi,  le  jardin  Turc  avait  été 
pacifiquement  envahi,  avant  le  passage  du  roi,  par  les  gardes  natio- 
naux de  la  7e  et  de  la  3«  légion,  et  sa  terrasse  encombrée  de  belles 
et  élégantes  curieuses.  L'explosion  de  la  machine  infernale  transforma 
en  ambulance  et  en  morgue  ce  lieu  de  délices.  A  peine  débarrassé 
des  blessés  et  des  cadavres  qu'on  avait  entassés  à  la  hâte  sur  ses 
pelouses  et  dans  ses  bosquets,  il  retrouva  quelques  mois  de  grande 
vogue,  grâce  aux  concerts  excentriques  et  bruyants  organisés  par 
Jullien,  qui  eut  le  premier  l'idée  de  faire  entrer  le  canon  au  nombre 
des  instruments  de  son  orchestre.  Mais  on  se  lasse  de  tout,  et,  après 
le  départ  de  Jullien,  le  propriétaire  du  jardin  Turc,  voyant  son  café 
retomber  dans  la  solitude,  vendit  encore  une  notable  partie  du  ter- 
rain, sur  laquelle  on  éleva  deux  maisons.  Dès  lors  ses  brillantes  des- 
tinées furent  bien  finies. 

Le  répertoire  des  théâtres  populaires  du  boulevard  du  Temple  subit 
des  modifications  plus  profondes  que  leur  physionomie  matérielle.  Le 
Directoire,  l'Empire,  la  Restauration  surtout  avaient  été  la  véritable 
époque  du  boulevard  du  Crime,  l'âge  d'or  du  mélodrame  naïf  et 
convaincu,  solennel,  sacerdotal,  de  la  tour  du  nord,  du  torrent  de 
la  vallée,  des  souterrains  du  château,  de  la  croix  de  ma  mère,  de  la 
jeune  fille  innocente  et  persécutée,  du  traître  puni,  de  la  vertu  récom- 
pensée. En  ce  temps -là,  on  croyait  aux  brigands  de  Cuvelier  et  de 
Loasel-Théogate;  jamais  on  ne  se  fût  permis  de  traiter  de  bénisseur 
le  vertueux  M.  Marty;  Frénoy,  Ferdinand,  Defresne,  M"c  Bourgeois 


148  LE  VIEUX  PARIS 

faisaient  frémir  sincèrement  le  gamin;  et  le  niais  obligé,  le  niais  des 
anciens  jours,  sous  les  traits  de  Dumesnil  et  de  Raffde,  dilatait  toutes 
les  rates  et  semblait  l'idéal  du  comique.  Mais  peu  à  peu  l'auditoire 
même  de  la  Gaieté  et  de  l'Ambigu  s'était  fait  sceptique  et  blasé.  Il 
épluchait  son  plaisir;  il  devenait  difficile,  exigeant;  il  ne  croyait  plus 
que  c'était  arrivé.  L'apparition  du  romantisme  parut  devoir  porter 
un  coup  mortel  au  mélodrame.  Du  premier  coup  il  en  modifia  pro- 
fondément les  conditions  et  le  style  :  aux  brigands  de  la  montagne  et 
aux  tyrans  farouches  il  substitua  les  empoisonneurs,  les  adultères, 
les  parricides  et  les  fratricides  ;  aux  traîtres ,  les  truands  ;  la  dague  à 
Yhache;  Damnation!  à  Merci,  mon  Dieu!  la  fièvre  à  l'intérêt;  Fre- 
derick et  Dorval  à  Tautin  et  Adèle  Dupuis;  la  Tour  de  Nesle  à  la 
Pie  voleuse.  Néanmoins  le  mélodrame  s'en  releva  ;  il  reprit  son  cours 
en  se  pliant  aux  conditions  nouvelles  et  avec  des  éléments  nouveaux. 
Si  Corsse  était  mort  et  si  le  Racine  du  boulevard,  Gaigniez,  n'écrivait 
plus,  la  Gaieté  et  l'Ambigu  avaient  encore  leur  Corneille  dans  la  per- 
sonne de  Pixérécourt;  Dennery  se  levait  déjà  à  l'horizon,  et  Bouchardy 
allait  apparaître,  toujours  aussi  sincère,  sinon  aussi  naïf  que  ses  pré- 
décesseurs. 

Après  la  révolution  de  1848,  nous  entrons  dans  la  période  contem- 
poraine, et  beaucoup  de  nos  lecteurs  n'ont  plus  qu'à  consulter  leurs 
propres  souvenirs.  Bornons -nous  donc  à  mentionner  rapidement, 
sans  nous  arrêter,  la  création  du  théâtre  Lyrique  :  d'abord  sous  le 
titre  d'Opéra  national,  dans  la  salle  du  cirque  Olympique;  puis  dans 
celle  du  théâtre  Historique,  tombé  en  faillite.  Ge  fut  à  peu  près  le 
seul  changement  qui  s'opéra  sur  cette  rive,  jusqu'à  la  démolition 
de  4862.  De  l'autre  côté,  s'ouvrit  en  1852  le  petit  théâtre  des  Folies- 
Meyer,  qui  s'appela  ensuite  les  FoHes- Nouvelles,  et  qui  finit  par 
devenir  le  théâtre  Déjazet,  après  avoir  été  fort  en  vogue  dans  le 
monde  du  plaisir,  puis  délaissé  par  le  public  frivole  et  volage  qui 
l'avait  adopté.  Plus  loin,  le  physicien  Robin  créa  sous  l'Empire  un 
spectacle  qui  fit  concurrence  à  celui  de  Robert-Houdin  et  qui  joignait 
aux  tours  d'escamotage  des  expériences  de  science  amusante.  En 
dépassant  quelque  peu  les  parages  du  boulevard  du  Temple,  nous 
trouvons  encore,  à  gauche,  le  grand  bâtiment  du  Girque  d'Hiver, 
inauguré  en  1852  sous  le  nom  de  cirque  Napoléon,  et  à  droite  le 
théâtre  Beaumarchais ,  ancien  théâtre  Saint -Antoine,  auquel  son 
nouveau  patron  n'a  pas  plus  porté  bonheur  que  l'ancien.  Peut-être 
y  faudrait -il  ajouter  les  cafés  chantants  :  ce  fut  une  mode  du  second 
empire,  mais  cette  mode  n'était  qu'une  résurrection.  Le  café  du 
Géant,  qui  attira  si  longtemps  la  foule  aux  environs  du  passage  Yen- 


LES  BOULEVARDS  149 

dôme,  par  l'exhibition  d'un  et  même  de  plusieurs  colosses  dans  les 
entr'actes  de  ses  concerts,  était  l'héritier  des  anciens  cafés  d'Apollon 
et  de  la  Victoire. 

Le  45  juillet  48612  peut  être  considéré  comme  le  dernier  jour  du 
vieux  boulevard  du  Temple,  quoique  les  démoHsseurs  eussent  accordé 
un  répit  à  la  Gaieté  jusqu'à  la  fin  du  mois.  Les  Funamlndes  et  les 
Folies  donnèrent  des  pièces  d'adieu,  composées  expressément  pour  la 
circonstance.  Le  cirque  Olympique  et  le  théâtre  Lyrique  se  trans- 
portèrent dans  les  nouvelles  salles  de  la  place  du  Chàtelet.  La  Gaieté 
émigra  au  square  des  Arts -et- Métiers.  Le  Petit-Lazari  disparut  pour 
toujours.  Après  quelque  intervalle,  les  Folies-Dramatiques  allèrent  se 
réinstaller  dans  le  voisinage,  rue  de  Bondy,  et  les  Délassements  sur 
le  nouveau  boulevard  du  Prince-Eugène.  Les  Funambules,  bien  plus 
tard,  essayèrent  de  ressusciter  boulevard  de  Strasbourg  et  n'en 
purent  venir  à  bout.  Ce  vieux  centre  de  tous  les  spectacles  populaires 
de  Paris  n'a  gardé  absolument  ({ue  le  théâtre  Déjazet,  le  dernier 
venu  de  tous  et  un  des  plus  modestes.  Désoimais  il  n'a  [»his  de 
physionomie  et  })lus  d'histoire. 


CHAPITRE   V 


LONGCHAMP  DEPUIS  SON  ORIGINE  JUSQU'A  NOS  JOURS 


Tout  le  monde  connait  l'origine  très  logique  de  l'usage  très  bizarre 
qui  faisait  des  trois  jours  de  la  semaine  sainte,  le  mercredi,  le  jeudi 


Avant  que  Longchamp  fixât  la  mode  : 

«  Galant  >>  à  la  mode  de  1647  et  1648,  d'après  une  estampe  du  temps. 

(Comme  contraste,  on  a  placé  près  de  lui  un  ouvrier  avec  son  costume  de  1649.) 

et  le  vendredi ,  la  grande  fête  du  luxe  et  de  la  vanité ,  la  pompeuse 
cavalcade  où  [s'exhibaient  avec  fracas  toutes  les  nouveautés  et  toutes 


152 


LE  VIEUX  PARIS 


les  folies  des  modes  printanières.  On  sait  que  cette  promenade  eut 
pour  point  de  départ  un  pèlerinage  à  l'abbaye  de  Longchamp,  fondée 
par  Isabelle  de  France,  sœur  de  saint  Louis,  et  où  ses  restes  mortels 
opéraient  des  miracles.  Personne  n'ignore  comment  cette  abbaye ,  gâtée 
par  sa  puissance  et  sa  richesse,  par  les  privilèges  dont  les  papes  et 
les  rois  s'étaient  plu  à  la  combler,  tomba  peu  à  peu  dans  un  état  de 


Avant  que  Longchamp  fixât  la  mode  : 
«  Galant  »  à  la  mode  de  1647  et  1648,  d'après  une  estampe  du  temps. 


décadence,  d'indiscipline  et  de  dérèglement,  contre  lequel  saint  Vin- 
cent de  Paul  s'élevait  avec  une  force  tout  apostolique,  au  xviP  siècle; 
comment  ensuite  elle  imagina  de  combattre  le  discrédit  où  ses  dés- 
ordres l'avaient  réduite,  et  de  reconquérir  l'affluence  publique  autour 
du  tombeau  de  sainte  Isabelle,  par  ses  offices  de  la  semaine  sainte 
en  musique.  A  la  fm  du  xviie  siècle,  les  Ténèbres  de  Longchamp 
avaient  déjà  la  vogue,  et  il  était  de  mode  parmi  les  courtisans  de  s'y 
rendre. 
En  1727,  la  retraite  de  M^e  le  Maure,  fameuse  cantatrice  du  grand 


LONGCHAMP 


153 


Opéra,  qui  était  allée  y  prendre  le  voile,  accrut  cette  mode  jusqu'aux 
proportions  d'un  engouement  inouï.  Pendant  les  trois  ans  qu'elle  y 
resta,  la  beauté  extraordinaire  de  sa  voix,  étendue,  puissante  et 
moelleuse,  l'art  de  sa  diction  et  l'accent  pathétique  qu'elle  savait 
mettre  dans  son  chant,  attirèrent  aux  offices  de  la  semaine  sainte  un 
immense,  mais  très  profane  public,  heureux  de  retrouver  ainsi  une 


Avant  que  Longchamp  fixât  la  mode  : 
Louis  XIV  en  justaucorps  (1671  ),  d'après  une  estampe  du  temps. 


favorite  si  vivement  regrettée.  Le  jour  où  elle  se  fit  entendre  pour  la 
première  fois,  on  s'écrasa  dans  la  nef,  dans  la  tribune  et  jusque  dans 
la  galerie  qui  conduisait  à  la  chapelle,  dont  il  fut  impossible  de  fei- 
mer  les  portes.  L'habitude  persista  après  son  départ,  grâce  au  soin 
que  prit  l'abbaye  de  recruter  partout,  et  même  jusque  dans  les 
chœurs  de  l'Opéra,  dit- on,  les  voix  les  plus  pures  et  les  plus  par- 
faites, pour  soutenir  la  réputation  de  ses  concerts  religieux.  La 
mode  était  fixée.  Pendant  un  mois  d'avance,  pas  une  femme  du 
grand  monde  ou  du  demi -monde,  si  l'on  peut  employer  cette  exprès- 


154 


LE  VIEUX  PARIS 


sion  sans  anachronisme,  qui  ne  songeât  jour  et  nuit  à  la  façon  vic- 
torieuse dont  elle  s'y  prendrait  pour  faire  Ténèbres,  selon  le  mot 
consacré,  au  prochain  Longchamp. 

L'auteur  anonyme  de  VHistoire  de  Laurent  Marcel,  ou  l'Obser- 
vateur sans  préjugés,  publiée  en  1779,  mais  dont  les  observations 
remontent  à  quelques  années  plus  haut,  a  parlé  de  ces  concerts  et 


Avant  que  Longchamp  fixât  la  mode  : 
Pages  (1662);  le  duc  d'Orléans,  frère  du  roi  (1663);  d'après  les  estampes  du  temps. 


décrit  leur  physionomie  très  mondaine.  «  La  célébrité  des  lamenta- 
tions de  J^ongchamp  nous  détermina  à  les  aller  entendre ,  et  ce  fut  de 
toutes  nos  pratiques  de  piété  celle  dont  je  fus  le  moins  content.  Il  se 
forme  à  ces  sortes  d'assemblées  une  émulation  de  voix  et  d'instru- 
ments qui  ne  paraissent  se  surpasser  que  pour  briguer  de  nombreux 
suffrages.  Les  musiciens  s'y  rendent  comme  à  l'Opéra,  avec  un  exté- 
rieur d'effronterie  qui  révolte.  La  moitié  des  assistants  oublient  l'objet 
qui  devrait  les  y  attirer,  pour  ne  s'occuper  que  de  la  mélodie  des 
sons  et  de  la  beauté  des  vilirations  et  des  roulades;  on  y  parle,  on  y 


LONGCHAMP 


loo 


rit,  on  y  éclate  avec  aussi  peu  de  ménagement  que  dans  un  marché. 
Une  quêteuse,  entre  autres,  s'y  fait  voir  dans  une  parure  peu  faite 
pour  exciter  la  dévotion.  » 

L'usage  survécut  à  la  cause  qui  lui  avait  donné  naissance,  et  quand 
l'archevêque  de  Paris  Christophe  de  Beaumont,  scandalisé  de  voir  la 


Avant  que  Longchamp  fixât  la  mode  : 

Dames  en  conversation  aux  Tuileries,  fin  du  règne  de  Louis  XIV, 

d'après  un  dessin  de  Bonnart  (cabinet  des  Estampes,  Modes  diverses,  11,  Oa,  62). 


foule  se  donner  rendez-vous  dans  une  chapelle  comme  à  un  théâtre, 
la  lit  fermer  au  public,  celui-ci  n'en  continua  pas  moins  à  défiler, 
pendant  les  trois  jours  saints,  dans  les  Champs-Elysées  et  dans  l'allée 
du  bois  de  Boulogne  qui  conduisait  à  Longchamp.  On  garda  la  pro- 
menade et  l'exhibition  dont  le  chant  des  Ténèbres  n'était  plus  depuis 
longtemps  que  le  prétexte.  On  ne  lit  plus  Ténèbres;  on  lit  Long- 
champ  toujours  :  c'était  le  principal.  On  n'avait  plus  la  fatigue  et 
l'ennui  de  descendie  du  carrosse  où  l'on  était  si  bien,  où  l'on  s'éla- 


156 


LE  VIEUX  PARIS 


lait  en  une  pose  si  savamment  calculée  pour  mettre  dans  tout  leur 
jour  les  avantages  de  sa  personne  et  de  sa  toilette,  de  s'étouffer  dans 
l'église,  au  risque  d'y  gâter  sa  dentelle  et  d'y  friper  son  falbala.  Au 
lieu  d'entrer  dans  la  chapelle,  on  en  fit  le  tour,  et  ce  fut  là  tout  le 
changement. 

Les  règnes   de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI  furent  l'âge  d'or  de 
Longchamp.  C'était  à  qui  s'y  montrerait  avec  la  toilette  la  plus  écra- 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Une  famille  de  la  haute  bourgeoisie  en  tenue  de  promenade,  d'après  une  estampe  du  temps. 


santé,  l'équipage  le  plus  riche  et  le  plus  original,  les  bijoux  les  plus 
éblouissants.  La  cour  et  la  ville,  comme  on  disait  alors,  banquiers, 
fournisseurs,  traitants,  fermiers  généraux,  grands  seigneurs,  princes 
du  sang,  envahissaient  le  chemin  de  l'abbaye.  Les  bourgeois  mêmes 
réservaient  pour  ces  jours-là  ce  qu'ils  avaient  de  plus  frais  et  de  plus 
beau.  On  y  inaugurait  les  inventions  nouvelles.  C'était  le  grand  con- 
cours des  modistes,  des  couturières,  des  marchands  de  chevaux  et  de 
voitures. 

Les  carrosses  à  la  file,  allant,  avançant  au  pas,  reculant,  embrouil- 
lés les  uns  dans  les  autres,  offrent  tous  les  états  confondus,  disent 


LONGCHAMP 


167 


les  chroniqueurs  du  temps.  Lorsqu'on  est  parvenu  au  bout  de  l'allée 
on  retourne  sur  ses  pas,  pour  revenir  encore  et  recommencer  ainsi 
tant  qu'on  a  quelque  chance  d'exciter  l'admiration  ou  la  jalousie.  I^s 
gens  à  pied  et  à  cheval,  pêle-mêle,  lorgnent  toutes  les  femmes.  Les 
princes  y  font  voir  les  dernières  inventions  des  selliers,  et  guident 
quelquefois  eux-mêmes;  mais  il  leur  est  interdit  de  rompre  la  file.  Le 
milieu  de  la  chaussée  leur  est  réservé,  ainsi  qu'aux  pairs,  aux  ambas- 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Un  ancien  militaire  en  habit  de  ville,  vers  1760,  daprès  Joseph  Vernet. 

sadeurs,  aux  ministres.  Les  fiacres  délabrés,  avec  leurs  rosses,  font 
valoir  les  équipages  somptueux  Les  commis  et  les  clercs  galopent  de 
leur  mieux  sur  des  chevaux  loués.  Des  faubouriens  nar(|uois,  juchés  sur 
des  ânes  et  des  groupes  poissards,  apostrophent  les  beautés  surannées 
et  les  toilettes  extravagantes.  Le  peuple  rit,  chante,  boit,  et  s'enivre. 
L'église  est  déserte  et  les  cabarets  sont  pleins  :  c'est  ainsi  qu'on  pleure 
la  passion  du  Christ  '. 

Prudhomme  rapporte  encore  qu'on  vit  des  ducs  et  des  marquis 


*  Mercier,  Tableau  deParis,  ch. Longchamp.—  Prudhomme,  Miroir  deParis,  VII,  p. 367. 
—  Cuisin,  le  Petit  Diable  Boiteux ,  ch.  Longchamp.  —  Du  Coudray;  Nouveaux  essais  sur 
Paris,  t.  VI,  p.  275. 


158 


LE  VIEUX  PARIS 


s'endetter  de  25  à  30,000  livres  avec  leurs  carrossiers  pour  briller  à  ce 
rendez-vous  de  toutes  les  hautes  élégances.  D'après  les  exemples  que 
nous  allons  citer,  ce  chiffre  n'a  rien  d'étonnant. 

«  On  prêtait  très  souvent  des  calèches  et  des  chevaux  pour  y  aller, 
écrit  M™e  de  Genlis  dans  une  note  de  son  Dictionnaire  des  étiquettes 
de  la  cour.  Mme  de  ***,  une  veille  de  Longchamp,  sachant  que  M.  le 
vicomte  de  V***  en  avait  deux,  lui  en  fit  demander  une  :  il  avait  disposé 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Costumes  de  bal  en  1762,  d'après  Saint- Aubin. 


de  l'une  et  de  l'autre;  mais  sur-le-champ  il  en  fit  acheter  une  de 
la  plus  grande  élégance,  uniquement  pour  la  prêter  trois  heures  à 
Mme  de  ***.  Cette  galanterie  parut  fort  aimable,  mais  elle  n'étonna 
point.  » 

Les  femmes  de  théâtre,  surtout,  allaient  y  étaler  leur  luxe  insolent, 
un  luxe  asiatique,  comme  dit  Prudhomme.  En  1742,  M^ie  le  Duc  s'y 
montre  toute  couverte  de  diamants,  dans  un  carrosse  à  six  chevaux, 
puis  dans  une  microscopique  calèche  bleue  et  argent,  attelée  de  six 
chevaux  pas  plus  gros  que  des  ânes.  «  Un  petit  postillon  et  un  petit 
hussard  richement  habillés,  l'un  en  veste  rouge  toute  couverte  de 
galons  d'argent,  avec  une  plume  bleue  au  chapeau;  l'autre  en  robe 


LONGCIIAMP 


159 


bleue,  le  sabre  et  le  bonnet  tout  garnis  de  plaques  d'argent,  »  et  deux 
valets  de  pied  déguisés  complétaient  l'équipage,  que  la  le  Duc  con- 
duisait elle-même,  ayant  sa  sœur  et  la  Carton  à  côté  d'elle.  «  Plusieurs 
autres  actrices  remplissaient  trois  carrosses  de  la  suite  et  portaient 
ses  couleurs  :  bleu  et  blanc.  La  plupart  des  coureurs  de  Longchamp, 
à  cheval,  en  carrosse  et  en  calèche,  firent  cortège  à  celte  troupe  de 
vestales,  autant  par  curiosité  que  par  amusement.  »  delà  lit  grand 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longcliamp 
Costumes  de  bal  en  1762,  d'après  Saint-Aubin. 


scandale.  La  le  Duc  reçut  avis  de  ne  point  reparaître  le  lendemain ,  si 
elle  ne  voulait  être  culbutée  avec  sa  calèche ,  et  elle  fut  chansonnée  de 
toutes  parts  '. 

En  1753,  au  plus  fort  des  luttes  de  l'autorité  royale  contre  le  Par- 
lement et  contre  le  Chàtelet,  qui  avait  déclaré  que,  durant  l'exil  de 
celui-ci,  il  connaîtrait  à  sa  place  des  refus  de  sacrements  et  en  pour- 
suivrait les  auteurs;  au  moment  où  l'on  parlait  de  supprimer  l'un  et 
l'autre  et  où  la  fermentation  de  Paris  était  à  son  comble  par  suite  de 
l'arrestation  de  plusieurs  conseillers,  le  luxe  de  carrosses,  de  magni- 


'  Mélanges  de  Boisjourdain.  —  Journal  de  Barbier,  éd.  Charpentier,  III,  342. 


160 


LE  VIEUX  PARIS 


fiques  livrées ,  de  parures  et  de  diamants  déployé  dans  ce  cortège  de  la 
mode  parut  une  sorte  de  bravade  aux  esprits  agités  ^  Quelques  années 
après,  en  face  du  carré  Mari gny,  la  Deschamps  recevait,  de  la  part  de 
la  reine,  l'ordre  de  se  retirer  de  Longchamp,  où  son  luxe  effronté  fai- 
sait scandale.  En  1768,  M^e  Guimard,  la  danseuse,  attirait  tous  les 
regards  par  un  char  d'une  élégance  exquise,  décoré  d'armes  par- 
lantes :  un  marc  d'or  d'où  sortait  un  guy  de  chêne,  dans  un  écus- 
son  supporté  par  les  Grâces  et  couronné  par  les  Amours ^  En  1774, 
M'ic  Duthé  et  M'Jc  Gléophile,  toutes  deux  de  l'Opéra,  se  disputaient 


/V\xVi/W^ 


/^(^ 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  ; 

(I  CoilTures  ridicules  »  sous  le  règne  de  Louis  XVI,  d'après  les  pièces  conservées 

au  cabinet  des  Estampes.  (Costumes  et  Mœurs,  Louis  XVI,  Oa  34.) 

la  palme  de  la  magnificence.  Le  jeudi,  la  première  l'avait  emporté 
avec  son  carrosse  à  six  chevaux,  doré  sur  tranche,  à  harnais  empana- 
chés; le  vendredi,  M"c  Gléophile  l'écrasa  avec  un  équipage  ciselé, 
découpé  à  jour,  travaillé  comme  une  pièce  d'orfèvrerie.  Ghevaux  et 
gens  avaient  des  diamants  jusqu'à  leurs  cocardes,  et  les  brides,  rai- 
dies par  des  incrustations  en  pierres  de  couleurs ,  se  prêtaient  à  peine 
au  mouvement  que  leur  imprimait  le  cochera  M^c  Renard  s'y  montra 
aussi  en  voiture  à  quatre  chevaux,  dont  les  liarnais  étaient  tout 
couverts  de  pierres  qui  brillaient  comme  des  diamants;  il  est  vrai 
qu'elles  étaient  fausses,  mais  il  n'y  en  avait  pas  moins  pour  beaucoup 
d'argent  "*. 


1  Barbier,  Id.,  VI ,  23.  —  D'Argenson ,  VIII ,  278. 

-  Mémoires  secrets,  31  mars  1768. 

'  Mémoires  de  Fleury,  ch.  xii. 

■»  Souvenirs  de  M™«  Vigée- Lebrun,  lettre  111. 


LONGCHAMP 


ICI 


Les  femmes  du  monde  avaient  parfois  le  mauvais  goût  de  vouloir 
lutter  contre  ces  créatures  qui  étalaient  leur  honte  en  étalant  leurs 
richesses.  Elles  étaient  naturellement  vaincues.  Plus  le  siècle  avan- 
çait, plus  la  licence  croissante  des  mœurs  et  la  fortune  scandaleuse 
des  fermiers  généraux  assuraient  le  triomphe  à  leurs  rivales.  Au  Long- 
champ  de  1780,  qui  fut  très  l)rillant  malgré  le  froid,  et  où  la  file  des 
équipages  se  prolongeait  sans  interruption  de  la  place  Louis  XV  à  la 
porte  Maillot,  entre  deux  haies  de  soldats  du  guet,  la  duchesse  de 


'iX:' 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 

«  Coiffures  ridicules  »  sous  le  règne  de  Louis  XVI ,  d'après  les  pièces  conservées 

au  cabinet  des  Estampes.  (Costumes  et  Mœurs,  Louis  XVI,  Oa  34.) 


Valentinois  produisit  une  sensation  énorme  en  se  promenant  dans  un 
carrosse  de  porcelaine  attelé  de  chevaux  gris  pommelé,  aux  harnais 
de  soie  cramoisie  brodés  en  argent.  Mais  une  simple  figurante  de 
l'Opéra,  Mlle  Beaupré,  éclipsa  la  duchesse  :  son  carrosse,  également 
en  porcelaine,  et  traîné  par  quatre  chevaux  isahelle  harnachés  de 
velours  bleu  foncé  que  rehaussait  une  somptueuse  broderie  d'or,  était 
décoré  de  peintures  représentant  Diane  et  Endymion  : 

Belle  Valentinois, 

s'écriait  à  ce  propos  un  poète, 

laissez  sous  la  remise 
Ce  carrosse  fragile ,  avec  raison  vanté  : 
La  vertu  d'opéra  doit,  en  toute  entreprise. 
L'emporter  en  fragilité. 

11 


162 


LE  VIEUX  PARIS 


Longchamp  servait  alors  de  théâtre  à  des  exhibitions  de  tout  genre , 
même  en  dehors  de  la  mode.  Les  Mémoires  secrets  de  Bachaumont 
nous  apprennent,  en  1782,  que  l'aéronaute  Blanchard  avait  eu  bien 
des  fois  l'idée  d'y  montrer  la  voiture  marchant  sans  chevaux  qu'il 
avait  imaginée,  mais  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  faire.  Il  la 
fabriqua  un  peu  i^lus  tard,  et  on  la  vit  fonctionner  plus  d'une  fois 
peut-être  pendant  le  fameux  défilé  des  jours  saints,  dans  la  grande 
avenue  des  Champs -Élysées^  Les  inventeurs  ne  pouvaient  trouver 
d'occasion  plus  propice  pour  se  faire  connaître. 

Un  Anglais  parut  à  Longchamp  dans  un  carrosse  d'argent,  dont 
les  roues  étaient  rehaussées  de  pierres  précieuses  et  les  chevaux  fer- 
rés du  même  métal.  C'était  à  qui  étalerait  le  plus  de  richesse  dans  les 


fa     Kfjailloist- 


la  Trani"''' 


le  Barnci-a. /a  Jauiame^  la  NouVôile  Baigneuse 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 

Coiffures  du  temps  de  Louis  XVI ,  d'après  le  Jeu  du  costume  et  des  coëffures  des  dames. 

(Collection  Hennin,  t.  III,  avant- dernier  fo.) 


équipages,  le  plus  d'élégance  dans  les  attelages,  le  plus  de  faste  dans 
les  livrées.  Des  masques  élégants,  représentant  les  personnages  dra- 
matiques en  vogue,  sillonnaient  la  foule.  On  voyait  Jeannot,  avec 
son  bonnet  rouge  et  sa  lanterne;  la  famille  Jérôme  Pointu^  Cadet 
Roussel,  etc.  etc.  La  mode,  du  haut  d'un  char  que  traînaient  des 
papillons,  dictait  ses  arrêts,  que  la  foule  s'empressait  de  recueillir, 
pour  les  transmettre,  de  province  en  province,  jusqu'aux  extrémités 
de  l'Europe. 

Les  approches  de  la  Révolution  ne  changèrent  rien  à  l'usage  reçu. 
La  cavalcade  de  1786  fut  des  plus  ])rjllantes,  et  M^ie  Adehne,  de  la 
Comédie -Italienne,  dont  la  dépense  en  cette  occasion  s'éleva  jusqu'à 
mille  louis,  y  éclipsa  tout  le  monde  par  la  magnificence  de  sa  voiture, 
de  son  attelage  et  du  harnachement  de  ses  chevaux  -. 

L'année   suivante,  la  mode   délaissa,  pendant  les  trois  jours,  la 


1  Mémoires  secrets,  XX,  164.  —  Dupuis-Delcourt,  Manuel  d'aérostation. 

2  Mémoires  secrets ,  XXXI,  p,  257. 


LONGCHAMP 


163 


route  sablonneuse  de  l'abbaye,  qu'on  avait  suivie  jusque-là,  en  y 
substituant  l'allée  qui  va  de  la  Muette  à  Madrid.  Il  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  raviver  l'éclat  de  Longchamp.  Beaucoup  de  personnes 
s'étaient  fait  faire  un  équipage  différent  pour  cliacun  des  trois  jours. 


le  Bonnet  en  Cascade 


l'Agréable 


le  Chapeau  en  Coquille 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 

Coiffures  du  temps  de  Louis  XVI,  d'après  le  Jeu  du  costume  et  des  coë/fures  des  damen. 

(Collection  Hennin,  t.  HI,  avant-dernier  f".) 

La  foule  se  pressait  surtout  autour  d'un  char  satirique  dont  l'idée 
était  attribuée  au  marquis  de  Villette  :  l'attelage,  composé  d'un  ànon 
que  dirigeait  un  jockey,  les  marionnettes  des  deux  sexes  assises  dans 
l'intérieur  et  saluant  d'un  mouvement  continu  la  Folie  avec  sa  ma- 


/*  CÀa^OÊt  <m  Am/mr  </i.  fi't/çj 


/a     T/itrtje- 


/f  £<rnmt  a.  fa    ù/afiiuàC^ 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 

Coiffures  du  temps  de  Louis  XVI ,  d'après  le  Jeu  du  costume  et  des  coë/fures  des  dames. 

(Collection  Hennin,  t.  III,  avant-dernier  f°.) 


rotte,  qui  surmontait  la  voiture,  furent  regardés  comme  une  piquante 
parodie  de  la  célèbre  promenade. 

En  1789  même,  après  un  carnaval  superbe,  Longchamp  fit  encore 
merveille.  Jamais  on  n'avait  vu  plus  de  luxe  et  d'originalité  dans  les 
modes.  Les  luiskis,  mis  en  vogue  par  l'anglomanie  croissante,  enva- 
hirent les  Champs-Elysées,  et  on  se  livra  à  une  véritable  orgie  de 
souliers  à  la  chinoise,  de  caracos  de  satin,  de  culottes  de  velours, 
d'habits  à  doublures  de  couleur,  de  boucles  aux  nœuds  d'amour  et 


164 


LE  VIEUX   PARIS 


aux  coquilles,  de  redingotes  à  double  collet^,  etc.  etc.  Le  peuple  n'avait 
pas  encore  pris  la  Bastille  et  laissait  faire. 

Néanmoins  quelques  scènes  préludèrent  d'une  façon  assez  significa- 
tive aux  troubles  révolutionnaires.  M^c  Vigée- Lebrun  raconte,  dans 
ses  Souvenirs^,  qu'elle  donnait  un  concert  ce  jour-là,  et  que  ses 
invités  arrivaient  consternés,  lui  racontant  que  le  matin,  à  la  bar- 
rière de  l'Étoile ,  la  populace  avait  insulté  de  la  façon  la  plus  effrayante 
les  gens  qui  passaient  en  voiture.  Des  misérables  montaient  sur  les 
marchepieds  en  criant  :  «  L'année  prochaine,  vous  serez  derrière  vos 
carrosses  et  nous  serons  dedans.  » 


— ~'  'y^-s'^ 


la  Diligente 


la  Lévite 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 

Costumes  du  temps  de  Louis  XVI,  d'après  le  Jeu  du  costume  et  des  coëffures  des  dames. 

(Collection  Hennin,  t.  Hl,  avant- dernier  f».) 


Ces  menaces  furent  mises  çà  et  là  à  exécution  au  Longchamp 
de  1790,  par  le  peuple,  qui  connaissait  alors  toute  sa  force.  Au  nom 
de  l'égalité,  il  contraignit  un  laquais  en  livrée,  debout  derrière  un 
carrosse,  de  prendre,  dans  l'intérieur  de  la  voiture,  la  place  de  son 
maître,  qui  fut  installé  en  son  lieu  primitif;  et  comme  un  certain 
nombre  d'aristocrates  avaient  fait  coifîer  leur  domestique  avec  une 
queue,  pour  se  moquer  de  la  milice,  les  domestiques  se  virent  battus 
comme  plâtre  par  la  foule  ^ 

Ce  fut  le  dernier  effort  de  Longchamp  sous  la  Révolution.  Dès  lors, 
il  se  tint  coi.  On  n'avait  plus  guère  le  loisir  d'y  songer.  Sous  la  Ter- 
reur, en  1793,  tout  ce  qui  rappela  le  nom  de  la  fameuse  promenade. 


'  Challamel,  Histoire -Musée  de  la  République,  3"=  édit.,  p.  22-23. 

2  T.  I,  p.  183;  lettre  XU. 

3  De  Concourt,  la  Société  française  sous  la  Révolution ,  3'  édit.,  p.  G2,  74, 


LONGCHAMP 


165 


ce  fut  une  caricature  intitulée:  Modes  de  Longchamp,  où  l'on  voyait 
d'élégants  promeneurs  et  des  promeneuses  en  grandes  toilettes ,  qui , 
de  l'air  le  plus  aristocratique  du  monde,  portaient  leurs  têtes  coupées 
sous  le  bras.  Cette  allégorie  n'avait  rien  d'engageant. 

L'année  1797,  après  avoir  rétabli  le  premier  jour  de  l'an,  ramena 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Modes  de  179S.  —  D'après  une  gravure  du  temps. 


aussi  la  cavalcade  de  Longchamp  dans  sa  gloire  d'autrefois,  quoique 
le  vieux  monastère  eiit  été  vendu  et  dépecé  par  la  bande  noire.  Sans 
atteindre  les  splendeurs  du  règne  de  Louis  XV,  le  Directoire  y  afficha 
un  luxe  assez  grand  pour  irriter  les  derniers  jacobins,  assistant  avec 
une  indignation  farouche  à  cette  résurrection  du  passé.  Dans  les  voi- 
tures légères  du  jour,  qui  avaient  remplacé  les  lourds  et  imposants 
équipages  d'autrefois,  dans  le  cabriolet,  le  hockei,  inventé  par  Gagnant, 
le  phaéton,  le  soufflet,  le  carrick,  le  vis-à-vis,  emportés  comme  des 
coquilles  de  noix  par  des  chevaux  fringants;  —  parmi  les  cavaliers. 


166 


LE   VIEUX   PARIS 


les  beaux,  les  muscadins,  les  agréables,  les  admirables,  les  in- 
croyables, les  inconcevables,  les  inimaginables,  et  les  amazones  san- 
glées sur  leurs  selles  avec  des  courroies  de  Hongrie,  s'étalent,  en 
costumes  grecs  et  en  déshabillés  hardis,  les  parvenues  du  jour  et  les 
beautés  à  la  mode,  depuis  M}^<^  Lanxade,  la  danseuse;  M^c  Lange, 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Modes  de  1796  :  coiffure  à  la  Grecque.  —  D'après  une  estampe  du  temps. 


l'actrice  de  Feydeau;  M^c  Mézerai,  de  la  Comédie- Française  ;  jusqu'à 
Mme  TaUien,  M^e  Hainguerlot,  Mme  Hamehn  et  la  jeune  M«ic  Réca- 
mier,  qui  préludait  alors  à  ses  éclatants  succès. 

Tous  les  fiacres  de  Paris  se  sont  donné  rendez-vous  aux  Champs- 
Elysées,  malgré  la  colèi^e  des  anglo- cavalcadours ,  qui  sans  cesse  en 
bousculent  et  en  roiTipent  la  file.  A  travers  la  cohue  circule  la  gon- 
dole de  Franconi,  chargée  de  musiciens,  précédée  et  suivie  de  toute 
sa  troupe  à  cheval.  Et  dans  cette  grande  mascarade  où  Longchamp 


LONGCHAMP 


167 


prend  d'un  coup  la  revanche  de  son  éclipse  de  six  ans,  le  vieil  esprit 
gaulois,  sorti  intact  des  grilles  de  la  Terreur,  se  dédommage  à  son 
tour  par  des  épigrammes  en  action.  Regardez,  au  milieu  des  voitures 
élégantes,  ce  vieux  fiacre  tout  ouvert  et  tout  disloqué,  suspendu  sur 
des  cordes  nouées  et  renouées  en  vingt  endroits,  avec  ses  roues  tom- 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Une  <i  Merveilleuse  »  en  1798.  —  D'après  le  Tableau  des  modes  de  Paris. 


bant  en  ruines  et  rafistolées  tant  bien  que  mal ,  attelé  de  six  haridelles 
étiques  et  poussives,  traînant  six  hommes  en  habits  râpés,  plus  maigres 
et  plus  lamentables  encore  que  leur  véhicule  et  que  ses  chevaux  !  La 
foule  s'écrase  pour  approcher  de  cet  étrange  équipage,  et  elle  éclate 
de  rire  en  lisant  en  grosses  lettres,  sur  les  panneaux  sales  et  à  demi 
défoncés  du  fiacre  :  Char  des  rentiers  '. 
L'empressement  avec  lequel  on  s'était  porté  à  Longchamp  équiva- 


•  Goncourt,  Société  française  sous  le  Directoire,  id.,  202. 


168 


LE  VIEUX   PARIS 


lait  à  une  manifestation  antirévolutionnaire.  Personne  ne  s'y  trompa, 
et  le  gouvernement  moins  que  personne.  D'ailleurs  le  bruit  avait 
couru  que  le  Longchamp  de  1797  devait  servir  de  couvert  à  une 
grande  conspiration  aristocratique,  et  le  gouvernement  l'avait  fait  sur- 
veiller de  près  par  ses  troupes  et  ses  agents  de  police  mêlés  à  la  foule. 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Redingote  à  l'Allemande  et  casque  à  la  Minerve.  (1798.)  —  D'après  le  Tableau  des  modes 

de  Paris. 

Il  existe  aux  Archives  *  un  rapport  au  Directoire,  du  23  ventôse  an  VII, 
contre  cette  fête  dont  le  retour  approchait.  Elle  est  considérée  comme 
dangereuse,  parce  que  les  partisans  de  l'ancien  ordre  de  choses,  dit 
l'auteur  du  rapport,  la  solennisent  avec  beaucoup  de  pompe.  «  Cette 
ancienne  institution  que  créa  la  superstition  de  nos  pères  est  d'autant 
plus  difficile  à  abolir,  qu'elle  offre  un  assez  grand  attrait.  Elle  a  perdu. 


'  Carton  pi^  87-89. 


o 


LONGCHAMP 


171 


il  est  vrai,  son  caractère  religieux,  mais  elle  rappelle  d'antiques  erreurs 
et  les  ennemis  du  gouvernement  citent  pour  preuve  de  l'attachement 
du  peuple  aux  anciennes  coutumes  l'ardeur  avec  laquelle  il  s'y  rend,  b 
En  conséquence,  l'ingénieux  fonctionnaire  propose  un  moyen  très 
simple  de  l'empêcher.  Comme  les  élections  doivent  occuper  les  ci- 
toyens pendant  toute  la  décade  prochaine,  pour  éloigner  d'eux  les 
distractions  malséantes  et  contraires  au  devoir  civique,  on  pourrait 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Modes  de  1799.  —  Les  physionomies  du  jour,  par  Nodet.  (Collection  Hennin.) 


interdire  généralement,  jusqu'au  10  germinal,  toutes  les  grandes  fêtes 
champêtres. 

Longchamp  ne  fut  pas  interdit  et  eut  son  éclat  hal)ituel.  L'expédi- 
tion d'Egypte  fournit  même  à  la  mode  de  nouvelles  armes,  et  heau- 
coup  de  femmes  se  montrèrent  revêtues  de  costumes  orientaux, 
d'étoffes  rapportées  du  Caire  et  d'Arabie. 

On  avait  fondé  sur  le  Longchamp  de  l'année  i800  des  espérances 
qui  ne  furent  pas  tout  à  fait  réalisées  ;  néanmoins ,  les  descriptions  que 
nous  en  trouvons  dans  les  journaux  du  temps  présentent  quelques 
traits  curieux  :  «  Une  multitude  innombrable  de  spectateurs ,  dit  VAmi 
des  Lois,  couvrait  la  route  et  les  allées  du  bois  de  Boulogne.  Qu'ont-ils 
vu?  La  plupart  des  fiacres  de  Paris,  qui  se  suivaient  à  la  file  et  sur 
une  seule  ligne  ;  de  temps  en  temps  des  voitures  de  maître  assez  bien 


172 


LE  VIEUX   PARIS 


vernissées,  mais  aussi  simples  que  les  personnes  qu'elles  renfermaient  : 
il  en  faut  cependant  excepter  une  douzaine  qui,  par  leur  élégance  et 
la  beauté  de  leur  attelage,  ont  mérité  de  fixer  les  regards  des  curieux. 
Ils  se  sont  arrêtés  avec  plaisir  sur  plusieurs  calèches  :  l'une  d'elles, 
traînée  par  deux  beaux  chiens  parfaitement  enharnachés,  renfermait 
six  jolis  enfants  qui  semblaient  un  essaim  d'Amours...  La  route  du 
bois  de  Boulogne,  deiaiis  l'entrée  des  Champs-Elysées  jusqu'aux  envi- 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Modes  de  1799. —  Les  physionomies  du  jour,  par  Nodet.  (Collection  Hennin.) 


rons  de  la  barrière,  était  bordée  d'un  triple  rang  de  chaises,  occupées 
par  un  très  grand  nombre  de  jeunes  et  jolies  curieuses,  élégamment 
vêtues...  La  plupart  des  jeunes  gens,  qui  étaient  à  cheval  ou  en  voi- 
ture, portaient  l'uniforme.  Quelques-uns  cependant,  mais  en  très 
petit  nombre,  avaient  adopté  le  costume  du  jour,  demi-bottes,  pan- 
talon jaune,  habit  gris,  collet  noir  plissé  et  formant  l'échelle. 

«  Le  peuple,  qui  remphssait  la  grande  allée,  a  joui  complètement 
du  privilège  qu'il  conserve,  de  temps  immémorial,  de  maltraiter  ceux 
qui  l'éclaboussent.  Il  n'a  été  distrait  de  ce  plaisir  que  par  un  très  petit 
nombre  de  caricatures.  La  plus  remarquable  était  un  mannequin  repré- 
sentant une  femme  très  sommairement  vêtue,  placée  dans  un  cabrio- 


LONGCHAMP 


173 


let  à  côté  d'un  jeune  homme  qui  paraissait  ti'ansi  de  froid,  malgré  un 
bon  habit  de  drap,  un  gilet  croisé,  une  triple  cravate  qui  lui  cachait 
les  oreilles  et  le  nez.  Dieu  sait  les  quolibets  que  le  mannequin  a  reçus. 
Combien  y  ont  été  ti'ompés  et  ont  pris  ce  buste  de  cire  peinte  pour 

1 A     1_ 1  _    I 


une  dame  à  la  mode  !  » 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Modes  de  1799.  —  Les  physionomies  du  jour,  par  Nodet.  (Colloction  Hennin.) 


C'était  à  peine  une  caricature,  en  effet,  et  il  fallait  une  certaine 
attention  pour  discerner  du  premier  coup  ce  couple  de  tous  ceu.v 
qu'on  pouvait  voir  autour  de  lui  :  l'honniie  en  lourd  habit  carré  qui 
lui  donnait  l'air  d'un  mastodonte,  la  femme  en  robe  de  linon  moulant 
la  taille  et  presque  transparente.  Par  un  contraste  étrange,  ces  cava- 
liers grotesques  et  ces  femmes  à  peine  habillées,  qui  avaient  assisté 
le  m;itin  à  la  grande  revue  du  premier  consul,  ne  parlaient  que  de  la 
guerre  prochaine,  et  les  noms  de  Bonaparte,  de  Moreau,  de  Masséna, 


174 


LE  VIEUX  PARIS 


prononcés  avec  l'accent  mignard  et  le  zézaiement  à  la  mode,  circu- 
laient de  bouche  en  bouche. 

A  mesure  que  le  Consulat  s'éloignait  de  la  RépubHque  pour  s'ache- 
miner à  l'Empire,  la  vieille  fête  aristocratique  reprenait  de  plus  en 
plus  son  essor  d'autrefois. 

Le  Longchamp  de  1801  fut  brillant,  quoi  qu'en  dise,  dans  son 
Journal  des  Dames  et  des  Modes,  la  Mésangère,  que  ses  souvenirs 
et  ses  regrets  des  Longchamps  de  l'ancien  régime  rendent  très  difficile. 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Modes  de  1799.  —  Les  physionomies  du  jour,  par  Nodet.  (Collection  Hennin. 


M">e  Récamier,  que  VAmi  des  Lois  signalait  déjà  l'année  précédente 
comme  faisant  depuis  plusieurs  années  l'ornement  de  ces  réunions  mon- 
daines ,  assise  dans  une  calèche  découverte  à  deux  chevaux ,  que  l'en- 
combrement forçait  d'aller  au  pas ,  remporta  «  un  véritable  triomphe  ^  » . 
Millevoye,  bien  jeune  alors,  —  il  n'avait  que  dix-neuf  ans,  —  a  chanté 
le  Longchamp  de  1801  dans  des  vers  légers  et  satiriques  qui  n'annon- 
çaient guère  le  futur  poète  élégiaque  de  la  Chute  des  feuilles  : 

J'ai  vu  cette  brillante  fête, 
Fête  des  Grâces,  des  Amours, 
Que  trois  mois  d'avance  on  apprête. 
Et  dont  on  s'occupe  trois  jours. 

1  Souvenirs  et  correspondance  tirés  des  papiers  de  Af'"«  Récamier,  in -18,  I,  17. 


r 


LONGCHAMP  175 

J'ai  vu  la  beauté  sous  les  armes, 
Rassemblant  tous  ses  traits  vainqueurs, 
Doubler  le  pouvoir  de  ses  charmes 
Pour  venir  assiéger  les  cœurs. 

J'ai  vu  tour  à  tour  d'autres  belles, 
Se  livrant  à  des  goûts  nouveaux. 
Oser,  amazones  nouvelles, 
Caracoler  sur  des  chevaux. 

J'ai  vu  la  tournure  grossière 
Des  parvenus  en  chars  brillants; 
Ces  messieurs  se  tenaient  dedans 
De  l'air  dont  on  se  tient  derrière. 

«  Par  une  sorte  de  réserve  et  de  convenance,  dit  le  Bon  Genre 
en  traçant  la  caricature  de  deux  incroyables  montés  au  Longchamp 
de  1801  sur  des  chevaux  de  brasseurs,  le  peuple  ne  se  mêle  point 
aux  beaux  messieurs  et  aux  belles  dames.  »  On  était  pourtant  encore 
en  République,  et  on  sortait  à  peine  de  la  Révolution.  Ce  renseigne- 
ment un  peu  optimiste,  donné  à  distance,  et  qu'on  pourrait  prendre 
pour  un  conseil  déguisé,  n'est  guère  d'accord  avec  un  passage  de 
VAmi  des  Lois  que  nous  citions  tout  à  l'heure. 

Armand  Goufle  a  décrit  en  vers  assez  piquants  le  Longchamp 
de  1802,  où  la  foule  fut  énorme  et  l'étalage  de  toilettes  exorbitant  : 

A  Longchamp  je  vais  en  berline  ; 
De  toutes  parts  on  m'examine, 
Et  je  tâche  d'avancer  pour 
Examiner  tout  à  mon  tour. 
Hélas!  ma  peine  est  inutile; 
11  faut  au  pas  suivre  la  fde  ; 
Je  me  trouve,  par  ce  moyen, 
Fort  bien  vu...,  mais  je  ne  vois  rien. 

Mon  Dieu  !  que  de  riches  parures  ! 
Mon  Dieu  !  que  de  belles  voitures  ! 
Combien  de  messieurs  élégants. 
Et  combien  de  chevaux  fringants  ! 
Que  de  fiacres!  que  de  dentelles, 
De  bijoux  et  de  demoiselles  ! 
Que  d'or,  quel  éclat,  que  d'appas 
De  ma  place  je  ne  vois  pas  ! 

Le  même  sujet  inspira  aussi,  la  même  année,  quelques  vers  sati- 
riques à  la  muse  de  Luce  de  Lancival,  qui  n'était  pas  toujours  guin- 
dée sur  le  ton  tragique  : 

Célèbre  qui  voudra  les  plaisirs  de  Longchamps; 
Pour  moi,  je  choisis  mieux  le  sujet  de  mes  chants. 


176  LK  VIEUX  PARIS 

Mon  pinceau  se  refuse  à  la  caricature  : 

J'abandonne  à  Callot  la  grotesquft  figure 

Du  dédaigneux  Mohdor,  brillant  fils  du  hasard, 

Pompeusement  assis  au  môme  char 
Dont  naguère  il  ouvrait  et  fermait  la  portière, 
Ce  fat,  tout  rayonnant  de  son  luxe  éphémère. 
Et  qui  pour  trois  louis  s'eslime  trop  heureux 
De  louer  un  coursier  qui  sera  vendu  deux... 
Tout  Paris  à  Longolianip  vole.  Qu'y  trouve-t-on? 
Maint  badaud  à  cheval,  en  fiacre,  en  phaéton, 
Maint  piéton  vomissant  mainte  injure  grossière, 
Beaucoup  de  bruit,  d'ennui,  de  rhuuK^  et  de  poussière 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Modes  de  1799.  —  Les  physionomies  du  jour,  par  Nodet.  (Collection  Hennin,) 


On  a  remarqué  sans  doute  ces  épigrammes  contre  les  parvenus  qui 
reparaissent  dans  toutes  les  descriptions  de  Longchamp,  et  qui  in- 
diquent, en  effet,  l'un  des  traits  les  plus  caractéristiques  de  la  société 
nouvelle  issue  delà  Révolution.  Elles  ne  manquent  pas  non  plus  dans 
une  chanson  de  Désaugiers,  à  peu  près  de  la  date  :  Cadet  Buteux  à 
Longchamp ,  leste  et  lihre  revue,  en  un  pot-pourri  d'une  douzaine  de 
couplets,  du  spectacle  tapageur  et  hariolé  qu'offrait  alors  cette  pro- 
menade, véritahle  cohue  d'équipages,  de  fiacres,  de  piétons,  de  cava- 
liers, —  parfois  même  montés  sur  des  ânes,  —  et  d'amazones,  de 
bourgeois,  de  muscadins,  de  marchands,  de  beautés  aristocratiques. 


LONGCIIAMP 


17' 


de  beautés  boutiquières ,  etc.,  qui  tenait  à  la  fois  de  la  mascarade  et 
de  la  foire,  et  dont  la  licence  jurait  outrageusement  avec  la  sainteté 
des  jours  où  elle  avait  lieu  : 

Paix  donc  !  m'  dit  un  passant  : 

Cte  dame  est  un'  ci-devant... 

Oui,  ci-dVant  blanchisseuse; 

J' li  conseillons  d'  fair'  sa  dédaigneuse! 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp 
Modes  de  1804.  —  D'après  la  Mésangère. 


En  1803,  après  l'arrestation  de  Georges  Cadoudal,  la  police  fit  fer- 
mer les  barrières  pour  rechercher  les  complices  de  Georges  et  empê- 
cher leur  fuite.  Cette  mesure  inquiéta  les  Parisiens,  mais  à  un  ])(tinl 
de  vue  unique  :  Longchamp  était  pi^oche,  et  comment  faire  la  prome- 
nade traditionnelle  si  la  barrière  de  l'Etoile  restait  fermée?  Heureuse- 

12 


178  LE  VIEUX  PARIS 

ment  on  découvrit,  le  dimanche  des  Rameaux,  les  deux  derniers  com- 
plices, et  Paris  poussa  un  soupir  de  soulagements 

On  s'occupa  beaucoup  par  avance  du  Longcbamp  de  1805.  Le  Journal 
de  la  Mésangère  (15  germinal  an  XII)  rapporte  une  conversation  de 
deux  femmes  sur  ce  sujet,  qu'il  a  saisie  au  vol  quelques  jours  avant 
la  fameuse  promenade  : 

«  Eh  bien,  ma  chère,  tes  préparatifs  sont-ils  faits?  —  Pour  Long- 
champ,  ma  chère  amie?  Pas  du  tout...  On  veut  que,  ma  voiture 
comptée,  je  ne  dépense  ce  jour-là  que  20,000  fr.  —  Ah!  que  c'est 
mesquin!  Moi,  j'ai  tout  ce  qu'il  me  ûiut.  Ma  voiture  découverte  est 
déjà  sous  ma  remise;  car,  tu  le  sais,  il  est  décidé  qu'à  Longcbamp, 
pluie  ou  vent,  une  jolie  femme  ne  pourra  se  montrer  qu'en  calèche 
bleu  pâle.  » 

Ce  fut,  en  effet,  la  couleur  adoptée  par  les  carrossiers  pour  toutes 
les  calèches  du  grand  ton.  Il  y  eut,  cette  année -là,  large  exhibition 
de  modes  nouvelles  dans  tous  les  genres  :  les  joailliers  imaginèrent 
une  nouvelle  forme  de  peignes  d'une  exécution  très  recherchée  ;  les 
chapeaux  de  paille  à  jour,  dentelés  sur  le  bord  et  dont  la  calotte 
formait  une  étoile,  —  d'écaillés  de  poisson,  de  bois  tissu  très  léger, 
avec  bouquets  de  brins  d'avoine  et  touffes  de  marronniers  entourées 
de  feuilles  de  houx ,  fleurs  de  la  saison  brodées  en  laine  de  couleur  et 
rubans  nues  à  raies  écartées,  rivalisaient  de  luxe  et  d'élégance.  Léger 
s'était  surpassé  dans  les  coupes  des  habits  masculins.  Garchi  avait 
réservé  l'ouverture  de  ses  nouvelles  salles  pour  le  retour  de  Long- 
ci  lamp.  Frascati  inaugura  également  un  magnifique  salon  le  premier 
jour  de  la  fête,  et  Brunet  lui-même  voulut  concourir  au  succès  de  ces 
trois  grandes  journées  en  faisant  jouer  à  la  Montansier  M.  Commode, 
ou  la  Soirée  de  Longchamp.  Du  reste,  pendant  toute  la  durée  de 
l'Empire,  la  promenade  dont  nous  écrivons  l'histoire  fut  brillante.  Il 
était  d'usage  alors  de  commencer  vers  onze  heures  du  matin  le  défilé, 
qui  ne  cessait  pas  jusqu'à  la  nuit^ 

En  1816,  on  avait  fait  de  grands  préparatifs  pour  Longchamp, 
forcément  suspendu  les  années  précédentes  :  on  avait  ferré  à  neuf 
l'avenue  de  Neuihy  pour  les  voitures,  égalisé  les  contre -allées,  rem- 
placé les  arbres  dévastés  par  les  chevaux  des  bivouacs.  Le  salon  de 
Mars,  le  salon  de  Flore,  tous  les  limonadiers  et  restaurateurs  des 
Champs-Elysées  s'étaient  fait  repeindre,  du  rez-de  chaussée  aux 
combles.  Les  carrossiers  de  la  rue  de  la  Paix  étalaient,   dès  la  mi- 

1  Musuier-Descloseaux,  Indiscrétions  et  souvenirs,   tirés  du  portefeuille  d'un  fonctionr- 
naire  de  l'Empire. 
î  Lettres  de  Paris,  Heidelberg,  1809,  in-12,  p.  160. 


LONGCHAMP  179 

carême,  des  cabriolets  et  des  calèches  du  genre  le  plus  léger  et  le 
plus  gracieux.  On  parlait  d'équipages  somptueux  et  bizarres,  particu- 
lièrement d'un  attelage  «  appartenant  à  un  étranger  de  marque  » 
dont  l'équipement,  du  plus  bel  acier,  devait  produire  un  effet  mer- 
veilleux sous  les  rayons  du  soleil.  Malheureusement  le  soleil  manqua; 
le  temps  nuageux  était  plein  de  menaces;  les  dames,  craignant  de 
gâter  leurs  toilettes,  ne  se  montrèrent  qu'en  demi-négligé,  et  Long- 
champ  ne  tint  pas  ce  qu'il  avait  promis. 

L'année  suivante,  au  contraire,  la  promenade  fut  favorisée  par  un 
soleil  superbe.  Les  brillants  équipages  affluaient  dans  l'allée  centrale, 
les  promeneurs  élégants  dans  la  contre-allée  de  droite,  qui  leur  ébiit 
réservée  d'un  accord  tacite,  et  le  peuple  se  pressait  dans  la  contre- 
allée  de  gauche.  Les  chaises,  quoiqu'on  les  fît  payer  ce  jour-là  quinze 
ou  vingt  sous,  étaient  garnies  de  spectateurs.  Au  Longchamp  de  1819, 
pour  forcer  la  recette ,  les  loueuses  eurent  même  l'aplomb  de  tendre , 
de  distance  en  distance,  des  morceaux  de  toile  qui  cachaient  la  vue  des 
équipages  aux  piétons.  Jamais  on  n'avait  assisté  à  plus  imposante  lovée 
en  masse  de  chapeaux  d'une  conception  nouvelle,  de  robes  blanches 
brodées,  de  spencers  roses  ou  lilas.  Les  petits  maîtres  étalaient  avec 
complaisance  les  boutons  d'or  mis  récemment  à  la  mode  ^ 

Grâce  à  la  beauté  exceptionnelle  <lu  temps,  le  Longchamp  de  IS'i,") 
fut  un  des  plus  animés  et  des  plus  féconds  en  modes  nouvelles  qu'on 
eût  jamais  vus.  On  y  inaugura  particulièrement  des  voitures  à  six 
places  tenant  un  peu  du  droschki.  De  grands  personnages  anglais  s'y 
promenèrent  le  vendredi,  avec  des  postillons  et  des  cochers  (pii  por- 
taient des  bouquets  de  fleurs  naturelles  à  la  boutonnière  de  leur  liabit 
ou  de  leur  veste.  Les  élégants  caracolaient,  en  pantalons  collants  de 
peau  blanche,  en  habits  couleur  brou  de  noix,  à  un  seul  rang  de 
boutons  de  métal  jaune  irisés,  en  gilets  à  schall  de  Casimir  tleur  de 
pêcher,  en  cravates  à  petits  bluets  et  chapeaux  à  larges  bords.  On 
remarqua  surtout,  parmi  les  cavahers,  un  jeune  Arménien,  âgé  de 
vingt  ans,  neveu  d'un  des  ministres  de  Méhémet-Ali,  arrivé  à  Paris 
depuis  peu,  dont  le  costume  excita  vivement  la  curiosité  de  la  foule; 
parmi  les  équipages,  un  char  romain,  bleu  et  or,  traîné  par  deux 
chevaux  blancs  et  conduit  par  deux  hommes  debout,  qui  portait  les 
initiales  de  son  propriétaire,  en  lettres  de  métal  gothiques,  sur  la 
housse  du  siège  des  cochers. 

Jusqu'à  la  fin  de  la  Restauration,  malgré  l'inclémence  assez  fré- 


»  La  Mésangère,  Journal  des  Dames,  1816,  pp.  146,  154,  167;  1817,  n^du  10  avril;  1810, 
15  avril. 


180  LE  VIEUX  PARIS 

quente  de  la  température,  la  promenade  de  Longchamp  eut  généra- 
lement beaucoup  d'éclat.  En  1830,  comme  pour  marquer  l'approche 
du  règne  des  banquiers ,  les  trois  équipages  les  plus  remarqués  furent 
les  fastueuses  calèches  à  la  Daumont  de  MM.  Boomfd,  banquiers 
anglais,  et  de  «  M.  le  baron  de  Rothschild,  banquier  allemand  », 
puis  la  voiture  en  glaces,  à  quatre  chevaux  andalous,  livrée  bleu- 
barbeau  et  argent,  de  M.  Aguado,  «  marquis  de  Marismas,  banquier 
espagnol*.  »  Les  amazones  portaient  toutes  des  manchettes  à  la 
Dorsay,  récemment  mises  en  vogue  par  le  beau  comte  qui  était  dès 
lors  le  type  du  dandysme. 

Pendant  plusieurs  années  après  la  révolution  de  juillet,  l'inquié- 
tude des  esprits ,  les  troubles  politiques ,  le  choléra ,  le  froid  et  la  pluie 
semblèrent  se  concerter  pour  enlever  tout  éclat  à  cette  fête  de  la  mode 
et  de  la  vanité.  Pour  la  première  fois  en  1838,  un  vrai  soleil  de  juillet 
luisit  sur  ces  trois  journées.  Néanmoins,  en  dépit  d'une  température 
presque  hivernale  et  du  vent  piquant  qui  ne  cessa  de  souffler,  l'année 
1835  marque  une  éclaircie  dans  l'histoire  assez  terne  du  Longchamp 
de  la  branche  cadette.  Mistress  Trollope,  qui  en  fut  témoin  lors  de 
son  voyage  à  Paris,  l'a  décrit  dans  son  livre.  Elle  admira  beaucoup 
la  richesse  élégante  des  voitures  et  des  attelages,  dignes  des  plus  beaux 
de  Hyde-Park,  et  les  toilettes  des  dames  qui,  bravant  les  bronchites 
et  les  fluxions  de  poitrine,  se  tenaient  héroïquement  en  costumes 
printaniers  dans  leurs  calèches  découvertes.  La  famille  royale,  les 
ministres  et  plusieurs  légations  étrangères  étaient  représentés  par  des 
équipages  magnifiques.  Les  cinq  chevaux  attelés  à  la  voiture  de  lord 
Seymour  et  montés  par  des  jockeys  à  livrée  verte  et  blanche,  atti- 
rèrent aussi  beaucoup  l'attention.  On  admira  surtout,  le  jeudi,  qui 
était  le  grand  jour,  ses  domestiques  chamarrés  de  velours  et  d'or.  Un 
riche  négociant  américain,  M.  T***,  se  montra  avec  deux  voitures, 
deux  énormes  chasseurs  à  plumets,  deux  attelages  de  quatre  chevaux 
richement  caparaçonnés,  et  poussa  le  luxe,  dit-on,  jusqu'à  renouve- 
ler sa  livrée  à  chacun  des  trois  jours.  A  coup  sûr,  cela  ne  valait  pas 
les  carrosses  en  porcelaine,  ou  ciselés  et  dorés  sur  tranches,  ni  les 
chevaux  ornés  de  marcassites  qu'on  y  voyait  avant  la  Révolution  ; 
mais  pour  un  règne  bourgeois  comme  celui  de  Louis -Philippe,  c'était 
encore  très  joli! 

Lord  Seymour,  dont  les  équipages  faisaient  l'ornement  indispen- 
sable de  Longchamp  aussi  bien  que  du  carnaval  ,  brillait  à  celui 
de  1838,  où  se  montrèrent  aussi  le  duc  et  la  duchesse  de  Wurtem- 

1  La  Mésangère,  n»  du  20  avril. 


LONGCHAMP 


181 


berg,  le  duc  et  la  duchesse  d'Orléans,  et  où,  à  l'ombre  de  deux 
énormes  voitures  à  six  roues  articulées,  montées  par  plus  de  cin- 
quante personnes,  trottait  une  calèche  en  miniature,  attelée  de 
chèvres,  que  dirigeait  un  enfant. 

Les  années  suivantes,  le  mauvais  temps  ou  le  froid  revint  se  jctoi" 
à  la  traverse  d'une  façon  presque  continue,  au  grand  désesimir  de 


Histoire  de  la  mode  dans  ses  rapports  avec  Longchamp  : 
Petit -maître  «  en  chenille  ».  —  D'après  l'Album  du  bon  Ion. 


Humann,  de  M^s  Herbault,  de  Gagelin,  de  tous  les  fournisseurs  atti- 
trés de  la  mode.  Le  Journal  des  Dames,  le  Petit  Courrier  des  Dames 
se  lamentent  chaque  année  sur  la  décadence  progressive  de  cette  pro- 
menade. M'"c  de  Girardin  a  peint  à  plusieurs  reprises,  avec  son  espi'il 
ordinaire,  dans  les  Lettres  parisiennes  du  vicomte  de  Launay,  l'ago- 
nie de  Longchamp,  entrecoupée  de  quelques  soubresauts,  de  quelques 
rapides  éclairs  de  vie  : 

«    Nous   revenons    de    Longchamp,    écrit-elle  le    17  avril    18iO; 


182  LE  VIEUX  PARIS 

c'étaient  de  véritables  Cl;iamps-Éiysées  !  Des  ombres  errantes  traver- 
saient à  pas  lents  des  nuages  de  poussière. 

«  Première  apparition  :  un  prince  russe  à  quatre  chevaux,  — 
Seconde  apparition  :  une  dame  bleu  de  ciel,  robe  décolletée,  écharpe 
iris,...  ombrelle  chinée...  en  milord  découvert  (car  il  y  avait  peu  de 
lords,  mais  beaucoup  de  milords).  —  Troisième  apparition  :  une 
célèbre  étrangère  à  quatre  beaux  chevaux ,  avec  courrier,  postillons  et 
voiture  de  suite.  —  Quatrième  apparition  :  un  fiacre  tout  neuf  du  meil- 
leur goût,  no  518.  —  Cinquième  apparition  :  calèche  découverte  à  quatre 
jolies  femmes;  une  capote  vert-pomme  délicieuse;  une  autre  paille  et 
velours  adorable...  —  Sixième  apparition  :  voiture  prétentieuse,  livrée 
fantastique,  cocher  nègre.  —  Septième  apparition  :  une  tapissière, 
toutes  voiles  déployées ,  contenant  des  passagers  innombrables  ;  pilote 
cramoisi.  —  Huitième  apparition  :  cavalcade  d'élégants;  chevaux  de 
pur  sang;  cheveux  et  barbe  poudrés.  —  Neuvième  apparition  :  douze 
voitures  de  briquets  phosphoriques  ^  —  Dixième  apparition  :  une 
belle  femme  avec  un  joli  enfant  dans  une  calèche  anglaise.  —  Onzième 
apparition  :  un  landau  peuplé  de  chiens  et  de  manchons ,  chenil  rou- 
lant... —  Douzième  apparition  :  une  grosse  femme  en  grand  deuil, 
riant  aux  éclats  dans  un  cabriolet  de  louage.  » 

Au  Longchamp  de  1844,  M^c  de  Girardin  remarque  qu'il  y  avait 
plus  d'étrangères  que  de  Françaises,  et  que  d'ailleurs,  depuis  quel- 
ques années,  le  véritable  jour  de  Longchamp  a  été  reculé  jusqu'au 
dimanche  de  la  Quasimodo.  Trois  ans  après,  elle  enterre  définitive- 
ment l'antique  promenade  en  écrivant  que  non  seulement  elle  est 
passée  de  mode,  mais  que  c'est  la  mode  de  n'y  pas  aller. 

La  république  de  1848  n'était  pas  faite  pour  la  ressusciter.  Sous  le 
régime  qui  suivit,  quelques  grandes  dames  excentriques  essayèrent 
vainement  de  galvaniser  la  coutume  défunte.  On  assure  que  l'impé- 
ratrice avait  conçu,  en  1869,  l'idée  de  rétablir  l'abbaye  de  Long- 
champ,  ce  qui  aurait  eu  peut-être  pour  conséquence  très  profane  de 
rendre  au  défilé  son  antique  éclat.  Les  événements  l'empêchèrent  de 
donner  suite  à  son  projet.  Non  seulement  Longchamp  est  bien  mort, 
mais  il  est  enfermé  et  scellé  dans  sa  tombe.  On  n'y  voit  même  plus 
ces  véhicules  commerciaux  et  ces  défilés  mercantiles  qui  le  compo- 
saient presque  tout  entier  à  la  fin,  sous  les  premières  années  du 
second  Empire. 


1  Longchamp  a  toujours  servi  de  théâtre  aux  réclames  des  industriels,  qui  n'avaient  garde 
de  négliger  un  moyen  d'exhibition  si  favorable.  En  1845,  Barnum  s'empressa  de  faire  figurer 
dans  le  défilé  l'équipage  en  miniature  de  Tora  Pouce,  qui  accapara  les  regards  de  tous  les 
badauds. 


LONGCHAMP  183 

Si  la  compétence  ne  nous  faisait  absolument  défaut,  cette  histoire 
de  Longchamp  eût  pu  devenir  sous  notre  plume  celle  de  la  mode 
elle-même,  surtout  de  la  mode  féminine,  dans  ses  fantaisies  les  plus 
caractéristiques  et  ses  plus  extravagantes  variations.  D'année  en 
année,  Longchamp  a  marqué  les  principales  étapes  et  parfois  les 
grandes  révolutions  de  la  mode,  —  les  modes  à  la  comète,  au  rhino- 
céros, à  la  Pompadour,  à  la  Tronchin,  à  la  hollandaise,  à  Vamjlaise, 
à  la  romaine,  à  la  grecque,  à  la  girafe.  On  y  retrouverait,  à  leur 
date,  le  grand  déballage  des  lobes  couleur  Opéra  brûlé,  entrailles  de 
petit  -  maître ,  soupir  étouffé,  vive  bergère,  boue  de  Paris,  merde 
d'oie,  caca  Dauphin  et  couleur  puce,  celle-ci  décomposée  en  une 
douzaine  de  nuances  par  des  teinturiers  en  délire  :  vieille  puce  et 
jeune  puce,  dos  de  puce,  cuisse  de  puce,  tête  de  puce,  ventre  de  puce 
en  fièvre  de  lait;  des  rul)ans  à  la  Cadière,  à  V allure,  au  passage  du 
Rhin,  au  quadrille  de  la  Reine,  aux  soupirs  de  Vénus,  à  la  Cagliostro; 
du  vertugadin  et  du  panier  en  gondoles,  à  coude,  à  guéridon,  (hi 
demi-panier  ou  janséniste,  de  la  considération,  du  falbala,  du 
pouff,  du  pet-en-l'air,  du  quésaco,  de  la  polonaise,  de  la  circas- 
sienne,  des  lévites,  des  caracos,  des  chemises  à  la  Floricourt,  des 
manches  à  gigot;  de  la  coque,  du  chignon,  du  bouillon;  des  boucles 
biaisées,  frisées,  brisées,  renversées,  en  marrons,  en  béquilles,  (mi 
coquilles,  en  rosette,  en  colimaçon;  des  coiffures  à  la  circonstance , 
à  y  inoculation,  à  la  candeur,  à  la  frivolité,  en  moulin  à  vent ,  en 
bosquets,  en  taillis,  en  jardin  du  Palais- Royal,  en  bois  de  Rou- 
logne,  en  ruisseau,  en  mer  agitée,  avec  des  bouillons  de  gaze  et  une 
flotte  de  chiffons,  à  la  mappemonde,  au  zodiaque,  à  X aigrette-para- 
sol, au  cabriolet,  à  la  monte -au -ciel,  en  chasseur,  en  moutons,  à 
Yingénue,  à  Venfant;  des  plumes,  du  panache,  du  diadème,  du  tui*- 
ban;  des  mille  et  une  variétés  de  bonnets,  depuis  le  battant- l'œil, 
noué  d'un  désespoir  coquet,  qui  était  le  bonnet  familier  du  coin  du 
feu  et  ne  se  montrait  guère  à  Longchamp,  jusqu'aux  bonnets  à  la 
débâcle,  à  la  révolte,  à  la  clochette,  à  la  moissonneuse,  à  la  Gcr- 
trude,  aux  navets,  aux  cerises,  au  parterre,  au  parc  anglais,  à 
Vhérisson,  au  Colysée,  à  la  Gabrielle  de  Vergij,  à  la  grenade,  à  l:i 
Thisbé,  à  la  pouponne,  à  la  crèche,  au  berceau  d'Amour,  à  la  Rcllc- 
Poule,  à  la  d'Estaing ,  au  Port-Mahon,  à  la  caisse  d'escompte,  à  la 
Montgolfîer,  aux  relevailles  de  la  Reine,  à  la  Jeannette,  au  compte 
rendu;  enfin  des  chapeaux  au  char  de  Vénus,  à  l'otseaw  royal,  à  la 
Corse,  à  la  Caravane,  au  cabriolet,  à  la  Ramponneau ,  au  co/m- 
maillard,  à  la  Roston,  à  la  Philadelphie,  à  la  bergère,  à  la  laitière, 
et,  comme  si  ce  n'était  pas  assez  pastoral  encore,  à  la  vache! 


184  LE  VIEUX  TARIS 

C'est  à  Longchamp  que  se  montrèrent  pour  la  première  fois  les 
incroyables  et  les  merveilleux.  C'est  au  Longchamp  de  1802  que  le 
pantalon  vainquit  défmitivement  la  culotte;  au  Longchamp  de  1811 
que  la  botte  se  cacha  sous  le  pantalon,  au  heu  de  s'étaler  par-dessus, 
comme  elle  le  faisait  jusqu'alors;  au  Longchamp  de  1822  que  le  cor- 
sage court,  avec  la  ceinture  sous  le  sein,  fut  relégué  parmi  les  modes 
surannées;  au  Longchamp  de  1826,  que  s'étalèrent  les  premières 
barbes  romantiques  et  qu'il  fut  constaté  qu'on  pouvait  être  à  la  fois 
élégant  et  barbu. 

Arrêtons  cette  nomenclature  qui,  môme  abrégée  et  réduite  à  sa 
plus  simple  expression,  rappelle  déjà  les  énumérations  homériques. 
Non  seulement  la  chronique  de  Longchamp  se  confond  avec  celle  de 
la  mode,  mais  la  mode  elle-même  n'est  que  l'expression  fugitive  et 
frivole,  mobile,  éphémère,  incessamment  renouvelée,  de  tous  les  cou- 
rants qui  traversent  nos  idées,  nos  opinions  et  nos  mœurs.  Prenez- y 
garde,  et  sous  cette  avalanche  de  noms  arides,  vous  retrouverez  tous 
les  faits,  petits  ou  grands,  de  notre  histoire  politique,  morale  ou  sociale 
en  ces  deux  derniers  siècles  :  les  roueries  de  la  Régence  et  les  idylles  de 
Trianon,  l'incendie  de  l'Opéra  et  le  succès  d'une  pièce  de  Sedaine  ou 
de  Dubelloy ,  l'invention  des  aérostats  et  la  naissance  du  Dauphin ,  les 
victoires  du  maréchal  de  Richelieu  et  l'insurrection  américaine,  la 
haine  des  jésuites,  l'amour  de  la  philosophie  et  de  la  nature,  l'affole- 
ment pour  les  charlatans  et  les  imposteurs  de  haute  volée,  les  émeutes 
du  peuple  de  Paris,  et  jusqu'au  compte  rendu  de  Necker.  On  voit  à 
quelles  proportions  pourrait  s'élargir  une  histoire  de  Longchamp. 
Mais  il  me  suffit  d'entr'ouvrir  cette  perspective,  et  mon  humble  ambi- 
tion se  contente  d'avoir  esquissé  un  croquis  sommaire,  qui  pourra 
servir  de  canevas  à  l'historien  futur. 


CHAPITRE  VI 


OPÉRATEURS  -  CHARLATANS  -    EMPIRIQUES  -  ARRACHEURS  DE  DENTS 


NOTIONS    GÉNÉRALES  ET    PRÉLIMINAIRES 

Il  d  toujours  existé  de  ces  hommes  bienfaisants  et  méconnus  qui  se 
sont  imposé  pour  mission  de  mettre  le  grand  art  de  guérir  à  la  por- 
tée de  toutes  les  bourses  comme  de  toutes  les  intelligences,  et  (pii,  si 
l'on  me  permet  cette  amliitieuse  métaphore,  proportionnée  à  l'impor- 
tance du  sujet,  promènent  de  ville  en  ville  et  de  rue  en  rue  la  science 
divine  d'Esculape  sur  l'humble  tombereau  de  Thespis. 

Dès  le  xiiic  siècle,  l'existence  et  les  hauts  faits  des  mires  ambulants 
sont  attestés  par  quelques-uns  des  plus  anciens  monuments  de  notre 
littérature.  Des  personnages  mi-boulîons  et  mi-médecins  parcou- 
raient les  villes  et  les  campagnes  avec  leurs  drogues,  qu'ils  débitaient 
sur  la  place  publique.  Ces  drogues  étaient  surtout  des  herbes  de  la 
Saint- Jean,  vendues  par  Vherbier  à  grand  renfort  de  lazzi  et  de 
grimaces,  comme  on  peut  voir  dans  le  Dit  de  Vhcrherie,  de  Rutebeuf. 

Vers  la  fin  du  moyen  âge,  les  Mauloïie,  les  Malassegnée,  les  ]\Ialas- 
sis  s'étaient  acquis  une  renommée  légitime  sur  les  places  publiques 
de  Paris,  et  principalement  sans  doute  sur  la  place  de  Grève,  qui 
était  alors  le  grand  théâtre  de  tous  les  divertissements  populaii-es; 
mais,  quelle  que  fût  leur  habileté,  ils  n'en  étaient  encore  qu'à  l'en- 
fance de  l'art,  et  les  Tabarin,  les  Barry,  les  Orviétan,  allaient  bientôt 
replonger  leurs  noms  dans  l'oubli. 

Du  modeste  mire  ambulant  du  moyen  âge  au  glorieux  opérateur 
du  xviic  siècle,  il  y  a  loin,  —  aussi  loin  que  de  la  ville  de  boue  de 
Philippe- Auguste  à  la  ville  de  marbre  de  Louis  XIV.  Ce  titre  d'opé- 
rateur a  lui-même  je  ne  sais  quoi  de  majestueux,  qui  est  tout  à  fait 


188  LE  VIEUX  PARIS 

en  rapport  avec  la  littérature  de  la  grande  époque.  On  voit  bien 
poindre,  dès  les  premières  années  du  xvii^  siècle,  le  nom  injurieux 
de  charlatan,  qui  aujourd'hui  a  définitivement  prévalu;  mais  ce  sont 
surtout  les  docteurs  de  la  Faculté  qui  l'emploient  contre  leurs  heu- 
reux rivaux  de  la  rue,  tandis  que  la  foule  persiste  à  les  traiter 
d'opérateurs,  et  qu'eux-mêmes  s'appellent  pompeusement  médecins 
chimiques  ou  spagiriques,  par  opposition  aux  galéniques  de  la 
Faculté.  Et  pourquoi  eussent-ils  courbé  la  tête  sous  l'indignation  des 
Diafoirus  et  des  Desfonandrès?  Ils  étaient  aussi  habiles  qu'eux,  ils 
payaient  patente  pour  exercer  leur  profession  en  public  '  ;  s'ils  tuaient 
(|uelquefois  le  client,  c'était  du  moins  en  le  faisant  rii'e,  et  la  foule 
les  préférait  de  beaucoup  à  leurs  solennels  et  lugul)res  confrères. 

Dès  IGIO,  Courval- Sonnet,  docteur  en  médecine,  avait  cru  néces- 
saire de  publier  une  satire  contre  les  charlatans  qui  pullulaient  déjà 
dans  Paris.  En  1619,  parurent  les  Tromperies  des  charlatans  décou- 
vertes, qui  ne  sont  guère  qu'une  reproduction  de  cette  satire,  avec 
quelques  variantes.  En  162!2,  un  autre  médecin,  qui  ne  s'est  fait  con- 
naître que  par  ses  initiales,  lançait  contre  eux  le  Discours  de  l'origine 
des  mœurs,  fraudes  et  impostures  des  charlatans ,  c'est-à-dire  tout  un 
docte,  grave,  solennel  traité,  qui  mettait  en  jeu  à  la  fois  les  injures 
et  les  raisonnements,  le  sentiment  et  la  rhétorique,  l'Écriture,  les 
saints  Pères  et  les  i)hilosophes,  pour  pulvériser  ces  baladins  et  tria- 
cleurs,  si  dommageables  à  la  Faculté. 

A  plusieurs  reprises,  l'autorité,  mise  -en  défiance  par  les  dénoncia- 
tions de  la  médecine  officielle,  comme  aussi  par  leur  vie  essentielle- 
ment nomade  et  leurs  mœurs  équivoques,  voulut  sévir  contre  eux. 
Ainsi,  pour  nous  borner  à  ces  deux  exemples,  auxquels  il  serait 
facile  d'en  ajouter  beaucoup  d'autres,  un  règlement  du  30  mars  1635, 
assimilant  les  opérateurs  ambulants  aux  saltimbanques  du  dernier 
ordre,  portait  ce  qui  suit  :  «  Sont  aussi  faites  défenses...  à  tous  ven- 
deurs de  thériaques,  arracheurs  de  dents,  joueurs  de  tourniquets, 
marionnettes  et  chanteurs  de  chansons,  de  s'arrêter  en  aucun  lieu  et 
faire  assembler  du  peuple.  »  Vers  la  fin  du  siècle  suivant,  ce  fut  pis 
encore  :  le  premier  médecin  du  roi  faisait  chasser  de  Paris  tous  les 
empiriques,  docteurs  en  bonnets  fourrés  et  marchands  d'orviétan,  au 
grand  désespoir  de  Mercier  et  des  autres  amateurs  du  pittoresque. 
Toutefois  ces  ordonnances  ne  furent  jamais  exécutées  bien  rigoureu- 
sement, ou  du  moins  elles  n'eurent  dans  la  pratique  qu'une  durée 
fort  éphémère,  comme  le  prouvera  surabondamment  ce  chapitre. 

1  L' A nti -caquet  de  l'accouchée  (1662). 


OPÉRATEURS  KT  CHARLATANS  189 

A  Paris,  durant  le  xyip  siècle,  les  opérateurs  avaient  choisi  pour 
centre  de  leurs  travaux  le  Pont-Neuf  et  ses  abords. 

Vous,  rendez -vous  de  charlatans, 

s'écrie  le  poète  Berthod,  dans  la  Ville  de  Paris  en  vers  burlesques, 

Pont- Neuf,  ordinaire  Ihôàlre 

De  vendeurs  d'onf^ucnt  et  d'eniiilastre, 

Séjour  des  ariach(!urs  de  dents,... 

D'opérateurs  et  de  chyniiques 

Et  de  médecins  spapryriques. 

Il  y  en  avait  de  toutes  sortes  et  de  tous  étages,  depuis  le  pauvre 
diable  qui  portait  lui-même  sa  boîte  à  médicaments  sous  le  bras,  jus- 
qu'à celui  qui  traînait  à  sa  suite  toute  une  bande  d'auxiliaires.  Les 
plus  riches  possédaient  de  vraies  troupes  de  comédiens,  qui  eussent 
pu  lutter  sans  désavantage  contre  celles  des  principales  villes  de  pro- 
vince, et  ils  attiraient  le  public  à  leurs  drogues  en  l'amusant  par  des 
lazzi,  des  chansons,  des  danses^,  des  parades  et  des  farces,  sans  ou- 
blier les  prospectus  pompeux  qu'ils  faisaient  distribuer  à  foison  dans 
les  alentours  du  cheval  de  bronze  -,  et  les  afliches  dont  ils  tapissaient 
tous  les  coins  de  rues. 

Ces  troupes  avaient  leurs  éléments  essentiels  et  indispensables,  dont 
tout  opérateur  qui  se  respectait  ne  se  fût  pas  plus  passé  que  de  ses 
drogues:  c'était  surtout  le  singe  et  le  Marocain.  Le  singe  égayait  la 
galerie  par  ses  grimaces;  le  Marocain,  vrai  ou  faux,  plus  souvent 
faux  que  vrai,  agissait  sur  les  imaginations  crédules  et  simulait  assez 
bien  le  diable.  A  défaut  du  Marocain,  l'opérateur  mis  en  scène  par 
Scarron,  dans  le  Roman  comique,  avait  du  moins  une  vieille  servante 
moresque.  En  outre,  il  se  faisait  nommer  Ferdinando  Ferdinandi, 
gentilhomme  vénitien,  (juoiqu'il  fût  natif  de  Caen  :  ce  genre  d'impos- 
ture était  fort  en  usage  parmi  les  charlatans,  pour  se  donner  plus  de 
prestige  auprès  du  populaire,  et  il  n'était  pas  un  triacleui-  picard  ou 
normand^  qui  ne  se  prétendît  pour  le  moins,  à  défaut  de  mieux, 
élève  des  cliirurgiens,  saigneurs  et  dentistes  italiens.  Les  meilleurs 
spagiriques  passaient  pour  venir  d'Italie,  et  c'était  même,  s'il  faut  en 
croire  de  graves  érudits,  le  bourg  de  Cœretum,  près  Spolète,  qui 

'  11  y  avait  encore  de  ces  opéraleurs  avec  entrechats  et  ballets  à  la  porte  ,en  plein  xviir  siècle. 
(Noverre,  Letlrcs  sur  la  danse,  1760,  in -12,  p.  /i8.) 

*  Furetière,  le  Roman  bourgeois,  édil.  Asselineau  et  Fournier,  p.  2i'i.—  Brucys,  les  Em- 
piriques,  1697,  I,  se.  II. 

3  La  Picardie  et  la  Normandie  fournissaient  la  plupart  des  charlatans  français.  Ceux  de 
Cbauny,  en  Picardie,  étaient  particulièrement  connus  comme  <i  grands  jaseurs  et  beaux 
bailleurs  de  balivernes».  (Rabelais,  Gargantua,  ch.  xx.) 


190  LE  VIEUX  PARIS 

avait  envoyé  en  France  ses  premiers  charlatans  '.  Charles  Sorel  introduit 
aussi,  au  dixième  livre  de  son  curieux  roman  de  Francion,  un  opéra- 
teur normand  qui  se  fait  passer  pour  Italien ,  bien  avant  l'époque  où 
la  Bruyère  nous  apprend  que  l'émulation  d'un  illustre  spagirique 
de  cette  nation,  Garetti,  avait  peuplé  le  monde  médical  de  noms  en 
0  et  en  i,  «  noms  vénérables,  ajoute-t-il,  qui  en  imposent  au  ma- 
lades et  aux  maladies  ^  »  Il  y  a  toujours  dans  une  physionomie  étran- 
gère quelque  chose  qui  attire  plus  fortement  la  curiosité  de  la  foule. 
Aussi,  indépendamment  de  leur  singe,  de  leur  Marocain  et  du  masque 
italien  dont  ils  s'affublaient  personneUement,  les  charlatans  avaient-ils 
soin  de  choisir  des  femmes  qui  pussent  compléter  la  physionomie 
exotique  de  la  troupe.  Celle  de  l'opérateur  de  Scarron  était  Espagnole; 
le  fameux  Barry  eut  tour  à  tour  des  compagnes  itahenne,  anglaise, 
flamande,  etc.  Ces  messieurs  aimaient  la  bariolure  et  la  variété,  et 
leurs  courses  en  tous  pays  les  mettaient  à  môme  de  satisfaire  large- 
ment ce  goût.  Très  souvent  ils  s'associaient  des  comédiens  italiens, 
et  les  Baratins,  les  Zani,  les  Grisigoulins ,  les  Gratians,  faisaient  mer- 
veille sur  leur  théâtre:  celui-ci  avec  son  pédantisme  doctoral,  ceux-là 
avec  leurs  bouffonneries  grotesques. 

Les  opérateurs  du  dernier  ordre  se  recrutaient  surtout  dans  le  corps 
des  trompettes,  qui,  après  les  guerres,  profitaient  des  loisirs  que  leur 
faisait  la  paix  pour  courir  les  villages  en  exécutant  des  tours  de  gobe- 
lets et  en  débitant  des  drogues  ^  Ils  avaient  soin  de  revêtir  un  costume 
bizarre  et  voyant,  nuancé  de  toutes  les  couleurs.  Montés  sur  un  che- 
val, s'ils  n'avaient  pas  de  tréteaux,  ou  parfois  sur  un  simple  banc, 
ils  commençaient  par  attirer  la  foule,  tantôt  au  son  du  clairon,  tantôt 
au  son  de  la  guitare,  du  violon,  du  rebec  ou  de  quelque  autre  instru- 
ment. Puis  ils  commençaient  à  vanter  leurs  drogues,  où  l'antidote 
connu  alors  sous  le  nom  de  mithridate,  en  souvenir  de  ce  roi  de  Pont 
que  les  poisons  ne  pouvaient  entamer,  tenait  presque  toujours  la 
première  place.  On  juge  bien  que  les  panacées  ne  manquaient  pas 
non  plus.  Ils  y  joignaient  des  emplâtres,  opiats  pour  les  coliques  et 

1  Suivant  Calepin  {Discours  de  l'origine  des  ciarlatans,  1619,  p.  16-22)  et  Furetière, 
c'est  du  nom  de  ce  bourg  que  viendrait  le  mot  charlatan;  suivant  d'autres,  dont  l'opinion 
semble  beaucoup  plus  naturelle,  il  viendrait  simplement  de  l'italien  scarlatano,  pour  dési- 
gner la  couleur  du  costume  dont  ils  s'accoutraient. 

2  Nous  n'aurons  point  à  parler  dans  ce  chapitre  de  Careltl,  non  plus  que  du  chevalier 
Talbot,  de  Rarbereau,  du  prieur  de  Cabrières,  du  frère  Ange,  de  Christophe  Ozanne,  d'A- 
monio,  du  chevalier  Digby,  au  siècle  suivant,  de  Willars,  de  Vinache,  de  Michel  Schup- 
part ,  du  soldat  Printemps ,  de  Pittara ,  du  thaumaturge  de  la  rue  des  Moineaux  ,  de  Mochine , 
et  de  cent  autres  empiriques,  précurseurs  du  docteur  Noir  et  du  zouave  Jacob,  mais 
qui,  comme  eux,  n'ont  pas  opéré  dans  la  rue. 

*  Sorel,  Francion,  édit.  Delahays,  p.  403, 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  191 

le  mal  de  mer,  huiles  pour  guérir  les  anciennes  surdités  et  toutes  les 
vieilles  douleurs;  poudres,  racines  et  électuaires  contre  le  mal  de 
dents  ;  pommades  pour  les  crevasses  du  sein  et  les  mules  au  talon  ; 
breuvages,  baumes  et  onctions  contre  la  gale,  la  rogne,  la  pierre; 
graisses  pour  les  brûlures  ;  onguents  de  toute  sorte,  mitonnes  à  grand 
renfort  de  beurre,  d'huile,  de  cire,  joints  au  jus  de  quelques  herbes 
innocentes  et,  disaient- ils,  à  la  graisse  de  phénix  et  d'oiseau  de  pa- 
radis ;  de  la  terre  de  Bethléhem  (trouvée  à  Ménilmontant)  pour  donner 
du  lait  aux  nourrices  ;  des  bols  de  terre  sigillée  de  Lemnos  et  d'Ar- 
ménie, fabriqués  avec  de  la  terre  de  Blois.  Ils  arrachaient  les  dents, 
guérissaient  les  plaies  et  raccommodaient  les  membres  cassés.  «  Les 
uns  remettent  les  dents  tombées,  et  les  autres  font  des  yeux  de  cris- 
tal. Il  y  en  a  qui  guérissent  des  maux  incurables;  celui-ci  prétend 
avoir  découvert  la  vertu  cachée  de  quelques  simples  ou  de  quelques 
pierres  en  poudre  pour  blanchir  et  embellir  le  visage;  celui-là  assure 
qu'il  rajeunit  les  vieillards.  Il  en  est  qui  effacent  les  rides  du  front  et 
des  yeux,  qui  font  des  jambes  de  bois,  etc.',  »  On  vendait,  nous 
apprend  Guy  Patin,  des  remèdes  antiécliptiques  et  anticométiques , 
contre  les  maladies  prophétisées  par  les  éclipses  et  surtout  par  la 
comète  de  1G64.  Les  moins  ambitieux,  mais  ils  étaient  rares,  se  bor- 
naient à  des  fards  et  parfums,  savonnettes,  poudre  à  blanchii-  les  dents 
et  tuer  les  souris,  pâtes  pour  les  cors,  anneaux  pour  la  crampe. 

Dans  la  Maison  des  jeux,  de  Gh.  Sorel  ^  on  trouve  im  récit  inti- 
tulé :  Secrets  merveilleux  d'un  philosophe  et  opérateur.  G'est  un  conte, 
mais  qui  a  le  mérite  de  nous  tracer  une  espèce  de  tableau  idéal  de  la 
profession,  et  d'indiquer,  dans  son  exagération  môme,  les  secrets  les 
plus  admirables  dont  se  targuaient  les  adeptes.  Les  eaux  et  pâtes  sou- 
veraines contre  les  ulcères,  brûlures,  plaies  de  tous  genres,  n'étaient 
quêteurs  moindres  merveilles;  ils  rendaient  la  vue,  ils  faisaient  repous- 
ser les  dents.  «  Quant  au  nez,  quelqu'un  l'a  fait  autrefois  revenir  en 
faisant  une  incision  dans  le  bras  d'un  faquin  ou  esclave,  et  l'atta- 
chant après  contre  la  partie  offensée  de  celuy  qui  avoit  perdu  l'une  des 
principales  pièces  de  son  visage.  »  Gette  idée  ne  paraîtrait  plus  aussi 
bouffonne  aujourd'hui  qu'elle  le  semblait  à  Sorel.  Son  phénoménal 
opérateur  confectionne  aussi  des  breuvages  qui  embellissent,  d'autres 
qui  rajeunissent;  il  fait  des  tahsmans;  il  guérit  par  l'application  de 
ses  remèdes  au  pus  d'un  ulcère,  au  sang  d'une  plaie  envoyé  dans  un 
hnge,  ce  qui  est  une  anticipation  sur  la  poudre  sympathique  du  che- 
valier Digby. 

1  Traduction  d'une  lettre  italienne  contenant  une  critique  agréable  de  ce  temps ,  vers  1645, 
«  T.  \",  p.  121  et  suiv.,  1642. 


192  LE  VIEUX  PARIS 

Voulez-vous  avoir  une  idée  de  l'éloquence  de  ces  habiles  gens,  qui, 
du  reste,  n'a  guère  varié  depuis?  Lisez  le  prologue  de  V Opérateur 
Barry,  comédie  de  Dancourt  :  c'est  tout  à  fait  cela,  en  faisant  la  part 
de  quelques  bouffonneries,  qui  même  ne  laissent  pas  de  contribuer 
pour  leur  part  à  la  couleur  locale.  On  y  trouve  jusqu'aux  réflexions 
grotesques  par  lesquelles  le  valet,  comme  le  paillasse  de  nos  jours, 
intervenait  dans  les  discours  de  son  maître. 

«  Vous  voyez.  Messieurs  et  Mesdames,  vous  voyez,  dis -je,  le  plus 
grand  personnage  du  monde,  un  virtuose,  un  phénix  pour  sa  profes- 
sion, le  parangon  de  la  médecine,  le  successeur  d'Hippocrate  en  ligne 
directe,  le  scrutateur  de  la  nature,  le  vainqueur  des  maladies  et  le 
fléau  de  toutes  les  Facultés.  Vous  voyez,  dis -je,  de  vos  propres  yeux, 
un  médecin  méthodique,  galénique,  hippocratique ,  pathologique, 
chimique,  spagirique,  empirique. 

JODELET.  —  Et  un  médecin  qui  sait  la  médecine  ;  cela  n'est  pas 
commun. 

BAïuiv.  —  Y,\\  quels  lieux  de  l'univers  n'ai -je  point  été?  Quelles 
cures  n'ai-je  point  faites?  Informez- vous  de  moi  à  Siam  :  on  vous 
dira  que  j'ai  guéri  l'éléphant  blanc  d'une  colique  néphrétique.  Que 
l'on  écrive  en  Italie  :  on  saura  que  j'ai  délivré  la  république  de  Raguse 
d'un  cancer  qu'elle  avait  à  la  mamelle  gauche.  Que  l'on  demande  au 
grand  Mogol  qui  l'a  sauvé  de  sa  dernière  petite  vérole  :  c'est  Barry. 
Qui  est-ce  qui  a  arraclié  onze  dents  màclielières  et  quinze  cors  aux 
pieds  à  l'infante  Atabalippa?  Quel  autre  pourrait- ce  être  que  le  fa- 
meux Barry  '  ? 

jODEi>ET.  —  Pour  peu  que  vous  en  doutiez,  allez  vous-mêmes  sur 
les  lieux  :  on  vous  en  dira  des  nouvelles. 

L5ARRY.  —  Mais,  me  direz-vous,  je  n'ai  que  faire  de  vos  remèdes: 
je  me  porte  bien;  je  ne  suis,  Dieu  merci,  ni  pulmonique  ni  asth- 
matique; je  n'ai  ni  pierre,  ni  gravelle,  ni  fluxion,  ni  catarrhe,  ni 
rhumatisme.  Hé!  tant  mieux!  le  ciel  en  soit  loué!  c'est  ce  que  je 
demande.  Est-ce  l'intérêt  qui  me  fait  agir?  Non,  signori,  non:  j'ai 
piou  de  bien  que  je  n'en  veux.  Mais  j'ai  d'autres  secrets  où  le  beau 
sexe  ne  sera  peut-être  pas  insensible.  Je  vous  apporte.  Mesdames,  — 


1  Les  oi)érateurs  se  couvraient  volontiers  du  nom  des  princes  et  des  magistrats  les  plus 
lointains.  Ils  étaient  toujours  munis  d'attestations  et  lettres  patentes  signées  des  potentats 
régnant  dans  les  terres  australes  (Palaprat,  Lettre  sur  la  comédie  des  Empiriques).  Vher- 
bier  mis  en  scène  par  Rutebœuf  avait  soigné  le  sire  du  Caire.  »  Mais  c'est  chose  plaisante, 
dit  le  Discours  de  roriginc  des  ciarlatans ,  de  voir  l'artifice  dont  se  servent  ces  médecins  de 
balle  pour  vendre  leurs  drogues,  quand,  avec  mille  faux  serments,  ils  affirment  avoir  appris 
leurs  eecrels  du  roi  de  Danemark  ou  d'un  prince  de  Transylvanie.  » 


UPÉHATEURS  ET  CHARLATANS 


193 


hé  quoi?  le  trésor  de  la  beauté,  le  magasin  des  agréments,  l'arsenal 
de  l'amour... 

JODELET.  —  C'est  lui  i[uï  m'a  rendu  beau  comme  vous  me  voyez. 

BARRY.  —  Je  porte  avec  moi  un  baume  du  Japon  qui  noircit  les 
cheveux  gris  et  dément  les  extraits  baptistaires  ;  une  pommade  du 


L'arracheur  de  dénis ,  d'après  Koelants. 


Pérou  qui  rend  le  teint  uni  comme  un  miroir  ;  une  quintessence  de 
la  Chine  qui  agrandit  les  yeux  et  rapproche  les  coins  de  la  bouche, 
fait  ressortir  le  nez  à  celles  qui  n'en  ont  guère,  et  le  fait  rentrer  à  celles 
qui  en  ont  trop.  » 

Tout  triomphant  que  soit  ce  pallas,  celui  du  charlatan  de  Sorel,  un 
simple  arracheur  de  dents  cependant,  l'emporte  de  beaucoup  encore. 
C'est  celui-là  qu'il  faut  lire,  pour  apprendre  à  mépriser  les  vulgaires 
praticiens  de  nos  jours,  qui  déracinent  une  molaire  à  la  pointe  du 
sabre  et  croient  avoir  accompli  une  grande  prouesse.  Cet  opérateur 

13 


194  LE  VIEUX  PARIS 

s'arrête  au  bout  du  Pont-Neuf  et  commence  à  parler  à  son  cheval 
pour  amasser  la  foule  : 

«  Viens  çà,  dis,  mon  cheval,  pourquoi  est-ce  que  nous  venons  en 
cette  place  ?  Si  tu  savois  parler,  tu  me  répondrois  que  c'est  pour  faire 
service  aux  honnêtes  gens.  Mais,  ce  me  dira  quelqu'un,  gentilhomme 
italien,  à  quoi  est-ce  que  tu  nous  peux  servir?  A  vous  arracher  les 
dents ,  Messieurs ,  sans  vous  faire  aucune  douleur,  et  à  vous  en  re- 
mettre d'autres  avec  lesquelles  vous  pourrez  manger  comme  avec  les 
naturelles.  Et  avec  quoi  les  ôtes-tu?  Avec  la  pointe  d'une  épée?  Non, 
Messieurs,  cela  est  trop  vieil;  c'est  avec  ce  que  je  tiens  dans  ma  main. 
Et  que  tiens-tu  dans  ta  main,  seigneur  italien?  La  bride  de  mon 
cheval...  Je  guéris  les  soldats  par  courtoisie,  les  pauvres  pour  l'amour 
de  Dieu,  et  les  riches  marchands  pour  de  l'argent.  Voyez  ce  que  c'est 
d'avoir  une  dent  gâtée,  viciée  et  corrompue,  et  à  quoi  cela  nuit: 
vous  irez  recommander  un  procès  chez  un  sénateur;  penserez -vous 
parler  à  lui,  il  se  détournera  et  dira  :  «  Ah  !  la  putréfaction  !  tirez-vous 
«  de  là,  mon  ami  ;  que  vous  sentez  mauvais  !  »  Ainsi  il  ne  vous  en- 
tendra })oint,  et  voilà  votre  cause  perdue.  Mais  vous  me  direz  :  «  N'as-tu 
«  point  quelque  autre  remède?  »  Oui-da,  j'ai  d'une  pommade  pour 
blanchir  le  teint;  elle  est  blanche  comme  neige,  odoriférante  comme 
baume  et  comme  musc...  Je  ne  suis  ni  médecin,  ni  docteur,  ni  phi- 
losoplie;  mais  mon  onguent  fait  autant  que  les  philosophes,  les  doc- 
teurs et  les  médecins.  L'expérience  vaut  mieux  que  la  science,  et  la 
pratique  vaut  mieux  que  la  théorie  ^  » 

On  ne  s'étonnera  plus  maintenant  que  les  poètes  crottés  allassent 
entendre  assidûment  les  bateleurs  du  Pont -Neuf,  pour  se  former  à 
l'éloquence -. 

Rien  ne  manque  à  ce  curieux  échantillon,  ni  les  apostrophes,  ni 
les  axiomes  classiques  et  le  ton  sentencieux,  ni  même  le  compère; 
car  le  charlatan,  à  l'appui  de  son  discours,  arrache  à  un  gueux  six 
dents,  qu'il  avait  eu  soin  de  lui  ajuster  auparavant,  et  ledit  gueux,  en 
guise  de  sang,  crache  de  la  peinture  rouge  qu'il  tenait  dans  sa  bouche. 
Je  me  trompe  pourtant;  il  y  manque  quelque  chose,  je  veux  dire  les 
citations  grecques  et  latines,  les  phrases  italiennes  et  espagnoles  dont 
les  opérateurs  aimaient  à  émailler  leurs  discours,  pour  éblouir  l'audi- 
toire. Après  ces  harangues  mirifiques,  débitées  quelquefois  avec 
accompagnement  d'harmonie,   pompeusement   déclamées   ou   môme 


'  Francion ,  liv.  X. 

«  Œuvres  de  Saint-Amant,  édition  elzéviriennc,  t.  1",  p.  215. 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  19S 

chantées  ',  il  fallait  voir  gants  et  mouchoirs,  parfois  môme  souliers 
et  chapeaux,  voler  vers  l'éloquent  triacleur,  renfermant,  qui  une  pièce 
de  cinq  sols,  qui  une  pièce  de  huit,  qui  un  teston,  et  revenir  avec 
l'onguent,  la  poudre  aux  vers  ou  l'orviétan  demandé. 

Dans  les  troupes  complètes  d'opérateurs,  ces  allocutions  se  fai- 
saient tantôt  avant,  tantôt  après  la  représentation;  ou  plutôt  elles  se 
faisaient  avant,  après  et  môme  pendant.  Le  spectacle,  où  les  danses, 
les  concerts,  les  divertissements,  les  tours  de  gibecière,  jouaient  un 
large  rôle,  était  hal)ituellement  gratuit*,  n'ayant  d'autre  but  que  de 
servir  d'appât  à  la  vente,  et  il  n'est  pas  besoin  d'ajouter  que,  loin  de 
briller  par  la  décence  et  le  bon  goût,  il  tombait  fiicilement  dans  la 
grossièreté  et  pis  encore. 

Les  opérateurs  vivaient  en  bonne  intelligence  et  confraternité  avec 
les  comédiens,  qui  alors  n'étaient  pas  toujours  beaucoup  au-dessus 
d'eux.  Le  Roman  comique,  en  plusieurs  passages,  rend  témoignage 
de  ces  relations  amicales,  et  après  lui  le  Voyage  de  Guibray  (17()i), 
curieux  et  rarissime  petit  livre  (jui  fait  comme  la  suite  naturelle  du 
Roman  comique.  Quelle  différence  pouvait-on  voir,  je  vous  le  demande, 
entre  Gaultier- Garguille  ou  Turlupin,  et  Tabarin  ou  Barry?  Des  deux 
côtés,  mêmes  grimaces,  mêmes  quolibets,  même  accoutrement,  môme 
jeu  et  à  peu  près  mêmes  pièces.  Aussi  les  opérateurs  et  les  comédiens 
s'empruntaient-ils  réciproquement  des  sujets,  et  passaient-ils  de  l'un 
à  l'autre  genre  d'existence  avec  la  plus  grande  facilité  du  monde. 
Galinette  de  la  Galine,  de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  ne  ci-oyait  pas  com- 
promettre sa  dignité  en  comparaissant  sur  les  planches  à  C(Hé  iVil 
signor  Hieronymo,  le  célèbre  empirique;  d'un  autre  côté,  Guillot- 
Gorju,  Bruscambille  et  Jean  Farine  ne  faisaient  qu'un  saut  de  leurs 
tréteaux  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  lequel  môme,  à  ce  que  nous  apprend 
encore  le  Voyage  de  Guibray ,  se  remontait  à  fond  en  dépouillant 
Mondor  de  ses  plus  excellents  bateleurs.  Dancourt  a  donc  pu  supjx)- 
ser,  sans  trop  d'invraisemblance,  que  sa  comédie  de  V Opérateur 
Rarry,  jouée  sur  le  Théâtre-Français  en  170t2,  était  une  farce  repré- 
sentée devant  les  spectateurs  par  ce  grand  homme  lui- môme. 

Mais  s'ils  étaient  en  rapports  suivis  avec  les  comédiens,  ils  ne 
l'étaient  pas  moins  avec  tous  les  vagabonds  des  grandes  routes.  Le 
môme  Voyage  de  Guibray  nous  les  montre,  à  plusieurs  reprises,  as- 


'  Molière,  V Amour  médecin,  acte  II,  se.  vu. 

*  Suite  du  Roman  comique,  chap.  iv  (t.  H,  p.  loO  de  notre  rdit.  chez  Jannel).  R.  Pois- 
son, V Après-souper  des  auberges ,  scène  vu.  Mais  pas  toujours  pourtant  (Poisson  ,  le  Poêle 
Basque,  scène  ii)  :  il  arrivait  parfois,  en  effet,  que  l'opérateur  se  laissait  absorber  par  le 
directeur  de  troupe,  et  que  les  drogues  n'étaient  que  le  prétexte  ou  le  masque  de  la  comédie. 


196  LE  VIEUX  PARIS 

sociés  à  des  troupes  d'Égyptiens,  comme  on  disait  alors,  jusqu'à  leur 
acheter  des  femmes,  ou  emprunter  leur  aide  pour  voler  des  enfants. 
Il  y  a,  dans  le  Discours  de  l'origine  des  ciarlatans,  un  chapitre 
entier  qui  roule  sur  leurs  mœurs  dépravées,  et  qui  les  accuse  d'être 
coureurs,  parjures,  hahillards,  lihertins,  joueurs,  menteurs,  jmsse- 
fins ,  piliers  de  tavernes  et  cabarets.  Le  tableau  n'est  pas  ilatté, 
quoique  nous  l'ayons  adouci  en  le  reproduisant.  Nous  aimons  à 
croire  que  l'auteur,  en  digne  médecin  galénique,  a  chargé  quelque 
peu  les  couleurs  dont  il  a  peint  ses  adversaires. 


II 


iiARRY    ET    L'ORVIETAN 

Barry  brillait  à  Paris  dans  la  première  moitié,  et  môme  dès  les  pre- 
mières années  du  xvii«  siècle.  C'est  à  tort  que  M.  Edouard  Fournier, 
dans  son  Histoire  du  Pont-Neuf ,  l'a  fait  contemporain  de  la  comédie 
à  laquelle  Dancourt  a  donné  son  nom  {l'Opérateur  Barry ,  4702).  En 
lisant  avec  soin  le  prologue  dont  elle  est  précédée,  on  aurait  pu  voir 
que  l'auteur  lui  fait  dire  de  lui-même  :  «  Il  y  a  quatre-vingt-treize 
ans,  je  faisois  un  bruit  de  diable  à  Paris,  »  ce  qui  reporte  à  1G09 
l'époque  dont  il  est  question.  Ce  renseignement,  d'ailleurs,  concorde 
avec  deux  autres,  que  nous  puisons  dans  V Histoire  de  Barry,  Filandre 
et  Alison,  publiée  à  la  suite  du  Voyage  de  Guibray  (1704).  En  effet, 
nous  y  lisons  d'abord  que,  lors  de  son  dernier  voyage  à  Rome, 
postérieur  à  son  séjour  à  Paris,  le  pape  fit  frapper  en  son  honneur 
une  médaille  qui  portait  le  millésime  de  1G44.  Il  est  fâcheux  qu'on  ne 
trouve  pas  d'autres  dates  dans  ce  curieux  récit,  mais  celle-là  suffit 
à  peu  près  à  notre  but.  En  outre,  on  y  raconte  que  peu  de  temps 
après,  et  vers  la  fin  de  sa  vie,  lorsqu'il  était  déjà  âgé  d'environ 
soixante-dix  ans,  il  se  rencontra  à  Rouen  avec  les  débris  de  la  troupe 
de  Mondor,  dont  l'Hôtel  de  Bourgogne  s'était  approprié  la  meilleure 
partie  '.  Or,  c'est  de  1G18  à  1035,  et  peut-ôtre  môme  plus  tard,  que 


1  M.  Ed.  Soulié  a  trouvé  la  trace  de  l'opérateur  Gilles  Barry  en  1655  à  Lyon,  où  il  demande 
l'autorisation  de  monter  son  théâtre  en  place  publique.  Si  c'est  bien  le  nôtre,  comme  il  est 
probable,  on  voit  qu'il  survécut  à  son  voyage  de  Rome  plus  longtemps  que  ne  le  feraient 
supposer  les  expressions  du  récit  que  nous  analysons  ici,  et  qui  se  soucie  peu  de  l'exacti- 
tude chronologique.  M.  Jal  l'a  confondu,  dans  son  Dictionnaire  critique,  avec  Antoine 
Barry,  joueur  d'instruments. 


OPERATEURS  ET  CHARLATANS  197 

Mondor  brillait  sur  le  Pont-Neuf:  cette  nouvelle  date  ne  peut  donc 
que  confirmer  les  deux  précédentes.  Ainsi  rien  ne  s'oppose,  —  bien 
au  contraire,  —  à  ce  que,  suivant  Dancourt,  Barry  fit  «  un  bruit  de 
diable  »  à  Paris  en  4609,  époque  où  il  aurait  eu  quelque  cbose  comme 
trente -cinq  ans. 

Suivant  le  même  Dancourt,  l'illustre  opérateur  portait  l'harmonieux 
et  imposant  prénom  de  Molcliisédech.  Là  se  bornent  à  peu  près  tous  les 
renseignements  biographiques  qu'il  nous  donne  sur  son  compte  ;  mais 
nous  avons,  pour  y  suppléei-,  l'Histoire  de  Barry,  dont  nous  paillons 
tout  à  l'heure,  histoire  qui  est  racontée  dans  le  plus  grand  détail  par 
la  propre  fille  de  l'habile  médecin  chimique.  C'est  ce  document  que 
nous  suivrons  pas  à  pas,  au  risque,  pour  cette  fois,  de  nous  éloigner 
beaucoup  de  Paris. 

Donc  Barry  était  un  grand  homme  de  fort  bonne  mine,  ce  (|ui  n'esl 
pas  indifférent  quand  il  s'agit  d'un  opérateur.  Portant  la  barbe  longue 
et  les  cheveux  courts,  il  était  habillé  d'une  soutane  de  satin  noir  avec 
des  boutons  d'or,  et  d'un  manteau  traînant  de  la  même  étolVe.  A  Paris, 
il  se  tenait  sur  la  place  Dauphine.  Notre  héros  voyageait  benucoup  ; 
il  lit,  entre  autres,  [)lusieurs  excursions  à  Rome.  La  dernière  fois  qu'il 
s'y  rendit,  la  peste  y  exerçait  d'horribles  ravages,  et  les  cardinaux 
mêmes  se  disposaient  à  fuir.  Jîarry  alla  trouver  le  saint-père,  obtint 
la  faveur  de  lui  parler,  et,  comme  Dieu  l'avait  doué  d'éloquence,  il  lui 
vanta  avec  tant  de  chaleur  la  vertu  de  son  antidote,  qu'il  le  déteimiiia 
à  rester,  ainsi  que  les  cardinaux  et  seigneui's  qui  n'étaient  pas  encoie 
pai'lis.  Aussitôt  il  iit  bàlir  un  magnifique  tliéàtre  sur  la  place  Navoîie, 
et  travailla  si  bien  avec  ses  remèdes,  qu'en  moins  de  (juinzc  jours  il 
arrêta  le  coui'S  de  la  maladie.  Rome  changea  de  physionomie,  grâce 
au  miraculeux  opérateur,  qui  se  vit  comblé  d'honneurs  et  de  biens. 
Le  pape  lui  fit  présent  d'une  grande  médaille  d'or,  frappée  en  son 
honneur,  où  l'on  voyait  d'un  côté  son  effigie,  et  sur  le  revers  l'in- 
scription suivante  : 

INNOCENTIUS   DECIMUS   BARRIDO,    URBIS   SANATORI , 
AXNO   SALUTIS  1614 

Après  avoir  laissé  en  Ualie  une  Anglaise  qui  l'avait  suivi,  Rany 
quitta  la  Ville  éternelle  avec  deux  belles  Romaines,  les  signore  Moiini 
et  Colombina,  qui  ne  purent  se  séparer  de  lui.  R  était  fort  inconstant 
dans  tous  ses  goûts,  et  d'une  humeur  libertine  que  déplore  amèi-e- 
ment  sa  fille.  R  rentra  en  France  et  arriva,  après  nombre  de  stations 
intermédiaires,  à  la  célèbre  foire  de  Guibray,  qui  se  tient,  comme  on 


198  LE  VIEUX  PARIS 

sait,  dans  un  faubourg  de  Falaise.  Il  avait  ramené  d'Italie  une  troupe 
admirable,  qui  s'était  récemment  augmentée  d'un  Trivelin,  fils  naturel 
qu'il  avait  eu  d'une  Égyptienne.  Ce  Trivelin  était  un  grand  garçon 
fait  au  tour,  et  le  premier  qui  ait  dansé  sur  la  corde  sans  balancier. 
En  outre,  les  riches  décorations  qu'il  avait  rapportées  de  Venise, 
l'excellence  et  la  grande  réputation  de  ses  remèdes,  la  beauté  et  la 
variété  de  ses  pièces  italiennes,  jouées  par  des  acteurs  hors  ligne,  lui 
attiraient  une  foule  innombrable.  Un  jour,  on  allait  commencer  la 
pièce  et  ses  comédiens  achevaient  de  s'habiller,  pendant  qu'il  était 
resté  avec  la  signora  Morini  à  entretenir  l'auditoire  de  la  vertu  de 
son  antidote  et  des  effets  merveilleux  qu'il  en  avait  obtenus,  tout  en 
jouant  avec  des  crapauds,  des  aspics  et  des  vipères  qu'il  tenait  dans 
ses  mains,  pour  montrer  à  quel  point  il  dédaignait  les  morsures  des 
bètes  venimeuses,  quand  un  homme  apporta  une  fiole  et  un  billet  à 
la  demoiselle  Morini,  et  se  perdit  dans  la  foule.  Le  billet  était  un  défi 
d'expérimenter  le  poison  contenu  dans  la  fiole.  Le  glorieux  Barry  lut 
ce  défi  tout  haut,  l'accepta,  et  pour  qu'on  ne  pût  croire  que  c'était 
un  tour  concerté  d'avance,  il  fit  avaler  une  seule  cuillerée  de  la 
liqueur  à  un  chien,  qui  creva  sur-le-champ.  Sans  se  laisser  effrayer 
par  ce  résultat  terrible  ni  arrêter  par  les  larmes  de  sa  troupe,  il 
versa  le  contenu  de  la  fiole  dans  un  verre,  et  son  Marocain  lui  pré- 
para un  peu  d'orviétan,  qu'il  prit  dans  une  boîte  tirée  au  hasard 
parmi  celles  qu'on  vendait.  Barry  avala  alors  le  poison,  dont  l'effet 
fut  si  instantané,  malgré  la  promptitude  qu'on  mit  à  lui  administrer 
le  remède,  qu'il  enlla  extraordinairement  et  tomba  en  défaillance.  On 
le  crut  mort.  Par  bonheur,  son  fidèle  Marocain  le  fit  mettre  aussitôt 
entre  deux  matelas,  et  il  en  fut  quitte  pour  quelques  jours  d'indispo- 
sition, qui  ne  l'empêchèrent  pas  de  paraître  en  public.  On  juge  du 
dé])it  prodigieux  qu'obtint  alors  sa  marchandise. 

Ce  poison  avait  été  composé  secrètement  par  la  Morini,  qui  était 
jalouse  et  se  croyait  moins  en  faveur  que  la  Golombina.  Voyant  son 
coup  manqué,  et  craignant  d'être  découverte,  elle  corrompit  le  Tri- 
velin, et  l'amena  à  profiter  de  la  confiance  de  son  père  pour  lui  voler 
tout  ce  qu'il  avait  d'or  et  d'argent. 

De  Guibray  Barry  descendit  à  Rouen,  alors  désolé  par  le  pourpre. 
Reçu  avec  une  bienveillance  particulière  par  le  premier  président  du 
Parlement,  il  délivra  en  peu  de  jours  la  ville  de  cette  maladie,  aussi 
dangereuse  que  la  peste.  Puis  il  alla  courir  le  royaume  et  les  pays 
étrangers,  sans  rien  changer  de  son  genre  de  vie,  quoiqu'il  fût  sep- 
tuagénaire. Ce  fut  à  Amiens  qu'il  termina  son  existence  aventureuse. 
Un  sauteur,  qu'il  avait  amené  de  Portugal,  le  vola  de  concert  avec 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  199 

Colombina,  puis  tous  deux  se  sauvèrent  en  Hollande,  lîarry,  cette 
t'ois,  avait  été  si  complètement  dépouillé  qu'il  dut  congédier  sa  troupe. 
Ce  dernier  malheur  lui  donna  le  coup  mortel  ;  son  esprit  môme  y 
succomba,  et  entraîna  dans  sa  chute  un  corps  ruiné  pai-  quatre- 
vingts  ans  de  travaux  et  d'excès.  Le  grand  Barry,  le  favori  des 
princes,  le  vainqueur  de  la  mort,  s'en  fut  mourir  à  l'hôpital,  t)ù, 
touché  enfin  de  la  grâce,  il  pleura  sincèrement  ses  fautes  et  eut  la 
fin  la  plus  édifiante. 

Son  contemporain,  il  signor  Hieronymo  B'erranti  d'Orviéto\  avait 
primitivement  son  théâtre  dans  la  cour  du  Palais',  d'où  il  semble  s'être 
transporté  plus  tard  aux  abords  du  Pont- Neuf  ^.  Le  spectacle  du  sei- 
gneur Hieronymo  était  un  des  mieux  organisés  et  des  plus  courus.  Aux 
quatre  coins  de  la  scène  se  tenaient  quatre  excellents  joueurs  de  viole 
qui  faisaient  merveille,  assistés  de  l'unique  boulîon  Galinette  la  Galina, 
célèbre  par  ses  grimaces  et  l'énorme  plume  rouge  qui  coilîait  son 
bonnet  pointu.  Au  miheu  il  signor  Hieronymo,  debout,  en  superbe 
équipage,  une  grosse  chaîne  d'or  au  cou,  célébrait,  dans  un  langage 
tout  de  miel  et  de  sucre,  et  plein  de  la  plus  artificieuse  rhétoi'ique, 
les  propriétés  admirables  de  ses  onguents,  baumes,  huiles,  extrac- 
tions, quintessences,  distillations  et  calcinations.  Ce  qui  fit  surtout 
sa  célébrité,  ce  fut  la  mise  en  lumière  d'une  drogue,  extrêmement 
compliquée,  dont  la  thériaque  formait  la  base,  et  qui  s'appelait  l'or- 
viétan, du  nom  de  la  ville  où  elle  avait  été  inventée  et  conq)oséc, 
dit-on,  par  un  chimiste  nommé  Lupi.  Peut-être  Hieronymo  l'avait-il 
perfectionnée,  ou  laissait-il  croire  volontiers  qu'elle  était  de  son  fait. 


1  De  son  vrai  nom  Christophe  Conlugi,  d'après  la  découverte  faite  i)ar  M.  Ravenel  dans 
les  registres  de  Saint-Jacques-du-Haul-Pas.  M.  Jal,  qui  a  rencontré,  sur  le  registre  de 
1670  à  1676,  plusieurs  signatures  de  Christophe  Contugi,  dicl  l'Orviétan,  est  du  même  avis. 
Cependant  on  pourrait  contester  ce  point,  s'il  en  valait  la  peine,  et  essayer  d'établir  que  ce 
nom  était  plutôt  celui  d'un  successeur  de  l'Orviétan,  d'un  de  ceux  qui  avaient  hérité  de 
son  titre  en  même  temps  que  de  son  secret.  (Voir  une  note  de  M.  Bonnardot,  p.  \M  du 
Paris  ridicule  et  burlesque,  publié  par  M.  P.  Lacroix.)  11  est  fort  douteux  que  l'Orviétan 
dont  il  est  ici  question  exerçât  encore  en  1G76,  et  même  en  1670,  et  il  ne  l'est  pas  qu'avant 
lui  d'autres  antidotaircs  eussent  pris  le  même  surnom,  par  exemple,  Jacques  Ovyn,  qui  avait 
également  son  théâtre  sur  le  Pont-Neuf  ou  au  quartier  de  Nesle.  Bien  plus,  on  voit  ce  sobri- 
quet porté  par  le  frère  de  J.  Ovyn,  curé  de  Saint-Simon,  qui  se  qualifie  Nicolas  Ovyn  de 
l'Orviétan,  dans  l'acte  de  baptême  d'un  sien  neveu  et  fdleul  en  1635  (Jal,  artic.  Cunlugi). 
Les  questions  de  dates  et  de  noms  sont  fort  embrouillées  dans  la  biographie  de  ces  bohèmes, 
et  avec  des  documents  aussi  peu  précis,  aussi  mal  tenus  que  les  actes  du  temps. 

2  Les  tromperies  des  charlatans  découvertes ,  par  le  sieur  Courval  (1769). 

3  Peut-être  la  cour  du  Palais  est-elle  ici,  par  abréviation,  pour  la  cour  de  l'île  du  Palais, 
et  alors  elle  désignerait  la  place  Dauphine,  qui  est  dans  l'île  du  Palais,  comme  on  appelait 
souvent  la  Cité  au  xvii°  siècle  (Lemaire,  Paris  ancien  el  nouveau,  t.  111,  p.  313),  et  qui 
avait  toute  la  physionomie  d'une  cour.  L'explication  est  vraisemblable;  si  elle  est  vraie, 
Hieronymo  n'aurait  pas  changé  de  place. 


200  LE  VIEUX  PARIS 

Ce  mot  est  resté  comme  terme  générique;  quelques  années  après,  on 
l'employait  indiiîéremment  pour  désigner  un  charlatan  ou  sa  drogue, 
et  même  le  lieu  où  il  la  débitait  '.  L'orviétan  eut  une  popularité 
immense;  il  obtint,  à  la  date  du  9  avril  1647,  un  privilège  renouvelé 
près  d'un  siècle  plus  tard ,  après  un  nouvel  examen  ;  fut  môme  ap- 
prouvé solennellement,  en  d053,  par  douze  docteurs  de  la  Faculté, 
que  leurs  collègues  s'empressèrent  d'accabler  de  leur  indignation  ^,  et 
conserva  très  longtemps  une  vogue  extraordinaii'e.  On  en  faisait  un 
grand  débit  dans  une  boutique  de  la  rue  Dauphine,  vis-à-vis  le  Pont- 
Neuf,  à  l'enseigne  du  Soleil^  où  allaient  s'approvisionner  beaucoup 
de  marchands  qui  la  débitaient  en  plein  air. 

Hieronymo,  pour  expérimenter  un  de  ses  remèdes,  se  brûlait  publi- 
quement les  mains  avec  un  flambeau  jusqu'à  ce  qu'elles  fussent  cou- 
vertes d'ampoules;  puis,  par  l'application  de  son  onguent,  il  se  gué- 
rissait en  deux  heures.  Mais  le  sieur  de  Gourval  nous  apprend  qu'il 
avait  eu  soin  d'abord  de  se  laver  secrètement  avec  une  eau  artifi- 
cielle, qui  garantissait  de  la  tlamme  les  parties  fraîchement  imbibées, 
tout  en  lui  permettant  de  produire  à  l'épiderme  des  pustules  sans 
aucune  consistance.  Voici  qui  était  plus  fort  :  il  se  donnait  des  coups 
d'épée  à  travers  les  muscles  de  l'épigastre,  principalement  ceux  qui 
sont  situés  vers  les  hypocondi-es  ;  puis  il  appliquait  son  baume  sur 
les  plaies,  dont  le  lendemain  on  n'apercevait  plus  que  la  cicatrice 
presque  entièrement  fermée.  Mais,  dit  encore  le  sieur  de  Gourval, 
«  c'étoit  une  guérison  palliative,  une  cure  charlatanesque  et  trom- 
peuse, pour  piper  le  monde,  car  lesdites  plaies  étoient  encore  toutes 
fraîches  et  récentes  en  leur  fond,  et  n'étoient  guéries  qu'en  apparence 
et  superficiellement.  »  11  est  permis  de  trouver  l'explication  insuffi- 
sante. Et  lorsque  le  sieur  de  Gourval  raconte  la  même  chose  de  plu- 
sieurs charlatans  d'Avignon  '%  qui  se  perçaient  les  bras  avec  des 
poignards,  pour  faire  croire  au  peuple  qu'ils  se  guérissaient  en  vingt- 
quatre  heures  par  la  seule  application  de  leur  onguent,  tandis  qu'en 
réalité  au  l)Out  de  huit  jours  la  blessure,  amendée  à  la  surface,  restait 
fort  irritée  à  l'intérieur,  je  ne  puis  m'empêcher  d'admirer  le  courage 
de  ces  hommes,  et  à  quel  point  ils  se  dévouaient  au  martyre  pour  la 


1  Histoire  du  poète  Sibus ,  1661. 

2  Lettre  de  Guy-Patin,  du  6  janvier  IBS-S.  11  y  donne  de  piquants  détails  sur  cette 
affaire. 

3  Avignon  était  une  ville  renommée  pour  ses  opérateurs  :  le  voisinage  de  Tltalie  avait 
influé  sur  elle.  Nous  apprenons,  par  une  plaquette  intitulée  le  Clairvoyant  intervenu  sur  la 
réponse  de  Tabarin  (1619),  qu'il  y  avait  alors  un  opérateur  connu  particulièrement  sous 
le  titre  de  l'Avignonnais,  lequel  vendait  une  drogue  baptisée  du  nom  prétentieux  de  poUj- 
erenton . 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS 


201 


propagation  de  leurs  drogues.  A  supposer  même  que  l'efTet  en  fût 
purement  extérieur,  c'était  déjà  quelque  chose  qu'un  remède  qui,  du 
jour  au  lendemain,  savait  cicatriser,  au  point  de  la  rendre  à  peu  près 
invisible,  une  plaie  profonde  faite  avec  le  poignard  ou  l'épée, 

//  sifjnor  Ilicronymo  brilla  à  Paris  durant  plus  de  trente  ans.  Comme 
ses  confi'ères,  il  jouait  des  farces  et  parades.  I.e  nom  de  sa  drogue 
était  devenu  le  sien,  et  ce  nom  se  trouve  souvent  usur[)é  par  les  pam- 
phlétaires d'alors,  (jui  abritaient  leurs  ouvrages  compromellants  sous 
sa  signature.  On  a  les  Sanc/lots  de  rOruiétan  siir  Vabserice  du  rar- 


Lo  charlatan,  d'après  une  pièce  de  la  collection  llcmiin. 


dinal  Mazarin,  le  Dialo(jue  de  Jodelet  cl  de  VOnnétan  sur  les  affaires 
du  temps  (l(3iO),  etc. 

Le  Boulanger  de  Chalussay  a  fait  jouer  un  rôle  à  l'Orviétan,  comme 
à  Barry  (qu'il  écrit  Bary)  dans  sa  comédie  (VElomire  hypocondre , 
pu))liée  seulement  en  1670,  et  dont  l'action  ne  peut  se  passeï-  qu'un 
petit  nombre  d'années  auparavant,  postérieurement  à  1()()5,  puisqu'il 
y  est  question  de  V  Amour  médecin,  joué  cette  année -là,  et  qu'elle 
peut  être  considérée  comme  une  riposte  de  la  Faculté,  bafouée  dans 
•cette  pièce.  Mais  il  ne  faut  pas  sans  doute  en  conclure  absolument 
que  ces  deux  grands  hommes  exerçassent  encore  à  cette  date  ;  seule- 
ment ils  vivaient  toujours  dans  le  souvenir  populaire,  et  ils  étaient 
passés  à  l'état  de  types.  Le  Boulanger  de  Chalussay  les  a  mis  en 
scène  pour  mieux  humilier  Molière,  qu'il  nous  présente  comme  leur 
élève.  Angélique,  qui  n'est  autre  que  Madeleine  Béjart,  raconte  devant 


202  LE  VIEUX  PARIS 

toute  la  troupe  du  Palais -Royal  la  jeunesse  de  Molière;  après  avoir 
dit  que  son  père  le  fit  recevoir  avocat,  elle  ajoute  : 

Cependant,  sçavez-voiis  ce  que  faisoit  le  drolle? 
Chez  deux  grands  charlatans  il  apprenoit  un  rolle  : 
Chez  ces  originaux,  l'Orviétan  et  Bary, 
Dont  le  fat  se  croyoit  déjà  le  favory. 

E  L  0  M  I R  E 

Pour  rOrviétan ,  d'accord  ;  mais  pour  Rary,  je  nie 
D'avoir  jamais  brigué  place  en  sa  compagnie. 

ANGÉLIQUE 

Tu  briguas  chez  Bary  le  quatrième  employ; 

Bary  t'en  refusa,  tu  t'en  plaignis  à  moy, 

Et  je  me  souviens  bien  qu'en  ce  temps -là  mes  frères 

T'en  gaussoient,  t'appelant  le  mangeur  de  vipères; 

Car  tu  fus  si  privé  de  sens  et  de  raison 

Et  si  persuadé  de  son  contre -poison. 

Que  tu  t'offris  à  luy  pour  faire  ses  épreuves, 

Quoy  qu'en  nostre  quartier  nous  connussions  les  veuves 

De  six  fameux  bouffons  crevez  dans  cet  employ. 

Ce  fut  là  que  chez  nous  on  eut  pitié  de  toy, 

Car  mes  frères,  voulant  prévenir  ta  folie. 

Dirent  qu'il  nous  falloit  faire  la  comédie  ^ 

Plus  liant  (acte  1^-,  scène  m),  le  Boulanger  de  Chalussay  nous  avait 
montre  Molière  en  tête  à  tête  avec  l'Orviétan  et  Barry,  et  refusant  de 
s'asseoir  dans  un  fauteuil  devant  eux,  parce  qu'il  se  souvient 

Que  l'un  et  l'autre  fut  son  maistre. 

11  ne  nous  dit  pas  pourtant  en  propres  termes  qu'il  soit  monté  sur 
leurs  tréteaux  et  qu'il  ait  mangé  des  couleuvres  en  place  publique; 
il  faut  lui  en  savoir  gré.  Sous  l'exagération  haineuse  d'un  ennemi, 
il  pourrait  bien  y  avoir  un  fond  de  vérité  dans  ces  assertions,  en  ce 
sens  du  moins  que  Molière,  qui,  non  content  d'étudier  Scaramouche 
et  Gaultier-Garguille,  avait  également  tiré  parti  du  théâtre  deTabarin, 
dut  ne  pas  dédaigner  davantage  les  parades  de  Barry  et  de  l'Orviétan. 

Le  Boulanger  de  Chalussay  prête  à  ceux-ci  un  langage  sentencieux, 
emphatique  et  farci  de  citations,  qui  n'a  rien  que  de  très  vraisem- 
blable. L'Orviétan  s'exprime  en  un  baragouin  mi-tudesque,  mi-ita- 
lien, qui  ajoute  un  charme  particulier  à  ses  hâbleries  : 

Ma,  foussiez-vous  larté  d'aspics  et  de  vipères, 
Lio  forte  et  l'arsenic  proulast-il  fos  fiscères. 
Déjà  fos  intestins  en  foiissent-ils  ronchez. 
Et  foussiez-vous  moj'dou  de  cent  chians  enrachez, 
Né  craindé  pu  la  mort,  ny  que  le  mal  empire: 
Foicy  moy  l'Orfiétan,  et  cela  c'est  tout  dire. 

'  Elomire  hypocondre ,  scène  ii  du  Divorce  comique,  intercalé  dans  le  IV«  acte. 


OPERATEURS  ET  CHARLATANS  203 

Il  est  permis  de  croire  qu'il  a  un  peu  force  la  note  ;  surtout  quand  il 
parle  des  six  bouflbns  crevés  dans  l'emploi  de  mangeurs  de  vipères 
chez  Barry,  en  dépit  de  son  contrepoison,  je  n'hésite  pas  à  croire  à 
une  calomnie.  Il  faut  se  rappeler  que  l'auteur  était  prol)id)lement  un 
membre  de  la  Faculté,  comme  semble  le  prouver  le  sous-titre  de  sa 
pièce  {les  Médecins  vengez)  et  cent  détails  qui  s'y  trouvent  dissc'mi- 
nés  :  en  cette  qualité,  il  devait  en  vouloir  aux  deux  illustres  opéra- 
teurs non  moins  qu'à  Molière,  et  ils  ont  la  gloire  d'avoir  été  calom- 
niés en  môme  temps  que  lui. 


III 


MONDOR    ET    TABARIN.  —    PADELLE.   —    GILLES    LE    NIAIS 

Sur  cette  liste  immense  des  saltimbanques  et  des  artistes  de  la  l'ue, 
qui  commence  avec  le  monde  et  qui  ne  linira  qu'avec  lui,  si  MM.  les 
préfets  de  j)olice  le  veulent  bien  permettre,  est-il  un  nom  plus  illustre, 
un  nom  qui  sonne  plus  joyeusement  à  l'oreille  que  celui  de  ïaburin? 
Dans  le  cercle  épique  des  charlatans  du  \vji°  siècle,  Tabarin  passe 
de  la  tête  tous  ses  compagnons,  comme  la  déesse  Calypso  au  milieu 
de  ses  nynq)hes.  Le  Savoyard  est  assurément  un  grand  homme,  (laul- 
tier-Garguille  fut  un  grimacier  de  génie,  Turlupin  a  UK'rité  (pie  son 
nom  se  changeât  en  proverbe,  Bruscaml)ille  sera  l'éternel  déses|)oir 
de  nos  pitres  les  plus  ambitieux;  mais  tous  disi)araissent  devant  Taba- 
rin, comme  les  étoiles  devant  le  soleil. 

Aujourd'hui,  après  plus  de  deux  siècles,  Tabarin  a  encore  ses  fana- 
tiques. Il  s'est  formé,  parmi  les  érudits  et  les  bibliomanes,  une  petite 
secte  de  tabarinistes,  semblables  à  ces  homéristes  de  la  Grèce  qui  se 
prétendaient  sortis  d'une  côte  du  chantre  d'Achille,  et  allaient  par- 
tout récitant  ses  poèmes.  On  l'a  mis  en  comédie,  en  vaudeville,  en 
drame,  en  roman,  en  prose,  en  vers  et  en  musique;  il  a  récemment 
paru  sur  les  scènes  illustres  du  Théâtre -Français  et  de  l'Opéra  ;  des 
fantaisistes  et  des  savants  lui  ont  consacré  de  copieuses  notices  ;  on 
a  écrit  cent  fois  sa  biographie  et  sa  bibliographie,  et  publié  coup 
sur  coup,  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  deux  éditions  complètes  de 
ses  œuvres,  avec  notes  et  commentaires,  comme  ont  fait,  mais  avec 
infiniment  moins  d'étendue  et  de  zèle,  Servius  pour  Virgile  et  ihos- 
sette  pour  Boileau.  On  voit  donc  qu'il  reste  à  peine  quelques  épis  à 
glaner  dans  ce  champ  moissonné  à  pleines  mains  et  mis  au  pillage. 
Je  n'aliorde  à  mon  tour  Tabarin  qu'avec  le  frisson  que  ressent  tout 


20i  LE  VIEUX   PARIS 

honnête  écrivain,  quand  il  se  voit  en  face  d'un  gros  lieu  commun 
qu'il  lui  est  impossible  de  tourner  :  ne  pouvant  passer  sous  silence 
un  tel  nom  dans  l'histoire  des  rues  de  Paris,  j'avertis  du  moins  le 
lecteur  que  j'ai  peu  de  goût  pour  répéter  ce  qui  se  trouve  partout,  et 
je  le  renvoie  à  quelques-uns  de  mes  prédécesseurs  ',  s'il  est  curieux 
de  renseignements  plus  amples. 

Vers  l'an  1018,  un  opérateur,  nommé  Mondor  -,  avait  établi  son 
théâtre  sur  la  place  Dauphine.  D'où  venait  Mondor?  A  en  croire 
quelques  mots  recueillis  çà  et  là  dans  deux  ou  trois  plaquettes  du 
temps  ^,  il  serait  venu  d'Italie,  l'inépuisable  patrie  des  charlatans; 
mais  il  est  probable  que  ce  n'était  qu'un  Italien  de  contrebande,  comme 
la  plupart  de  ses  confrères.  Mondor  a  toute  la  physionomie  d'un  pseu- 
donyme. Il  paraît  s'être  appelé  de  son  vrai  nom  Philippe  Girard,  et 
il  était  frère  d'un  autre  opérateur,  nommé  Antoine  Girard ,  mort  long- 
temps avant  lui.  Il  se  qualifia  docteur  en  médecine  sur  l'acte  de  bap- 
tême de  la  fdle  de  Gaultier-Garguille*. 

Mondor  avait  commencé  par  courir  le  monde  avec  son  baume  et 
ses  onguents ^  A  peine  est-il  fixé  à  Paris,  qu'on  le  trouve  en  com- 
pagnie de  Tabarin,  qui  pouvait  bien  avoir  été  son  valet  d'abord, 
comme  le  dit  une  note  de  Brossette  sur  VArt  poétique  de  Boileau, 
mais  qui  devint  certainement  ensuite  son  associé,  et  même  le  principal 
pei'sonnage  de  l'association  ^. 

'  Spécialement  à  M.  Leber  [Recherches  d'un  homme  grave  sur  un  farceur)  et  aux  deux 
derniers  éditeurs  de  Tabarin ,  qui  ont  eu  la  pudeur  de  se  déguiser  sous  les  pseudonymes 
Avenlin  et  G.  d'Harmonville. 

-  On  trouve  aussi  son  nom  écrit  Montdort  et  Mont  d'or. 

^  Le  Clairvoyant  intervenu  sur  la  réponse  de  Tabarin  (1619).  Le  Parlement  nouveau,  par 
Daniel  Martin  (1637.) 

'*  Dictionnaire  de  Jal ,  artic.  Mondor  et  Tabarin.  J'ignore  sur  quelle  autorité  se  fonde 
M.  Chardon  (La  troupe  du  Roman  comique,  1876,  in-S"),  pour  reconnaître  Tabarin  dans 
cet  Antoine  Girard  et  en  faire  ainsi  le  frère  de  Mondor.  Suivant  M.  Jal,  le  vrai  nom  de 
Tabarin  était  Jean  Salomon;  mais  la  longue  dissertation  à  laquelle  il  se  livre  pour  l'établir 
n'est  guère  concluante;  suivant  M.  Leber,  il  était  Italien  et  s'appelait  Tabarini.  Deux  causes 
d'erreurs  continuelles  en  pareille  matière,  sans  parler  de  beaucoup  d'autres,  c'est  de  prendre 
au  sérieux,  dans  les  facéties  de  ces  personnages,  de  pures  fantaisies,  et  de  conclure,  de  la 
ressemblance  de  deux  noms,  à  l'identité  de  deux  personnages,  sans  compter  que  beaucoup 
de  ces  farceurs  ont  porté  des  noms  qui  avaient  été  pris  avant  eux  et  qui  ont  été  repris  après. 
Il  en  est  très  probablement  ainsi  du  nom  de  Tabarin,  qui  doit  avoir  été  un  nom  générique, 
particulièrement  illustré  par  l'associé  de  Mondor,  dont  le  rayonnement  a  absorbé  les  autres. 

'•^  (I  J'ay  autrefois  voyagé,  dil-il  lui-m.ême,  j'ay  veu  une  partie  de  l'Europe,  tantost  à  pied, 
tantost  à  cheval...  (G^'uvres  de  Tabarin,  Fantaisie  et  Dialogue  XVJ.)  J'ay  veu  les  Espagnes 
et  traversé  une  grande  partie  des  Allemagnes.  »  {Recueil  général  des  rencontres  et  questions 
de  Tabarin,  h"  partie,  question  XXV.) 

6  Brossette  paraît  avoir  confondu  le  rôle  de  valet,  toujours  rempli  par  Tabarin  sur  la 
scène,  avec  sa  position  réelle  vis-à-vis  de  Mondor.  Tabarin  jouait  les  valets,  comme  tant 
d'autres  comédiens  qui  n'en  sont  pas  moins  indépendants  pour  cela  dans  leur  vie  privée  : 
c'est  dans  ee  sens  restreint  qu'il  faut  prendre  évidemment  la  question  XXVI  de  la  h"  partie 
du  Recueil  général,  où  il  se  présente  d'un  bout  à  l'autre  comme  le  valet  de  Mondor. 


OPÉRATEUHS  ET  CHARLATANS  2U5 

C'était  un  liomme  de  belle  mine,  de  mine  vénérable  même,  avec 
ses  longs  cheveux  et  sa  grande  barbe  blanche,  et  tout  à  fait  propre  à 
séduire  la  foule  par  ses  agréments  extérieurs,  aussi  bien  que  par  son 
éloquence,  f^es  témoignages  abondent  sur  ce  point  :  «  Quant  à  Mundor, 
dit  le  Discours  sur  Vorùjine...  des  ciarlatans,  lOlU  (ch.  viii),  il  a  de 
l'esprit  et  un  peu  do  lettres,  et  serait  capable,  s'il  vouloit,  d'une 
vocation  plus  honorable.  Il  est  civil  et  courtois,  ostant  son  cha|)eau 
bien  honnestem«nt  et  avec  un  doux  souris,  quand  il  renvoyé  le  mou- 
choir ou  le  gand.  »  Les  commères  des  Caquets  de  Vaccouchéc  (troi- 
sième journée)  parlent  aussi  de  sa  bonne  mine,  qui,  en  lOi^,  lui 
faisait  encore  débiter  abondamment  sa  marchandise,  comme  s'il  ne 
fût  arrivé  que  de  la  veille  à  Paris.  ]j'Épitre  dédicatoire  de  VInventaire 
universel  des  Œuvres  de  Tabarin,  un  peu  suspecte,  il  est  vrai,  s'étend 
également  sur  le  bien  dire  qui  lui  est  naturel,  sur  l'éloquence  par 
laquelle  il  ravit  les  oreilles  de  ses  auditeurs,  et  le  sonnet  en  tète  de 
VInventaire,  jouant  agréablement  sur  son  nom,  s'écrie  dans  une 
métaphore  ambitieusement  lyrique  : 

Ainsi,  Monsieur,  vous  êtes  le  Mont  d'or, 
D'où  l'éloquence,  espancliant  son  trésor, 
Par  cent  canaux  se  distille  en  nos  âmes. 

Dans  les  parades  de  Tabarin  où  Mondor  figure,  il  al)onde  en  citations 
de  toutes  sortes,  latines,  voire  grecques,  et  en  aphorismes  tirés  des 
philosophes  :  «  Ce  n'est  pas  mon  exercice  d'estre  cai)itaine,  dit-il 
quelque  part  ^  ;  dès  le  plus  tendre  de  mon  enfance,  j'embrassay  les 
lettres  et  me  mis  à  l'abry  des  lauriers  d'Apollon.  »  Pourquoi  ce  savant 
homme  n'a-t-il  pas  écrit  son  Apologie  de  sa  propre  main,  au  lieu  de 
la  laisser  faire  à  d'autres? 

Les  drogues  de  Mondor  avaient  une  grande  renommée,  non  pas 
seulement  chez  le  bas  peuple,  mais  parmi  les  riches  bourgeois  et  les 
seigneurs.  On  voit  dans  le  Pasquil  de  la  cour  (IG'i'i)  que  les  coinli- 
sans  croyaient  à  ses  remèdes  et  en  usaient.  11  expose  lui-même,  dans 
une  des  questions  du  recueil  tal)arinique  -,  la  nature  et  l'eflicacité  de 
son  baume  et  de  sa  pommade  : 

«  A  la  vérité,  dit-il,  il  faut  que  je  confesse,  sans  philautie  ou  osten- 
tation, que  mon  bausmc  est  un  des  plus  rares  secrets  que  la  nature 
ait  jamais  descouverts,  tant  pour  les  expériences  qu'il  a  fait  paroistre, 
tant  à  Paris  qu'es  autres  villes  de  France,  où  je  l'ay  distribué,  que 

'  Fanlaxsie  et  dialogue  XXVIH  de  VInventaire  universel  des  Œuvres  de  Tabarin. 
^  I"  partie,  question  LI,  p.  73  de  l'édition  Delahays. 


206  LE  VIEUX  PARIS 

pour  les  événemens  et  guarisons  admirables  qui  en  sont  réussis, 
outre  mesme  mon  attente.  Il  est  très  bon  aux  douleurs  de  teste,  aux 
migraines,  vertige,  ténébrosités  du  cerveau;  il  est  singulier  pour  le 
mal  d'estomach,  sincope,  vomissemens,  palpitations  et  autres  incom- 
moditez  qui  naissent  en  cette  partie  ;  il  est  rare  pour  l'obstruction  du 
foie,  pour  l'opilation  de  la  ratte,  pour  mal  de  reins,  de  fluctions  cata- 
reuses  et  pour  les  sciatiques  :  il  ne  faut  qu'en  engraisser  la  partie 
malade  avec  un  linge  bien  chaud  ;  on  en  voit  des  effets  admirables... 
Pour  le  mal  de  teste,  il  se  faut  graisser  les  deux  temples,  la  nuque 
et  la  suture  coronale...  » 

Comme  tous  les  opérateurs  importants,  Mondor  avait  une  troupe 
comique,  un  orchestre,  et  des  représentations.  Une  estampe  du  temps, 
placée  en  tète  des  Œuvres  de  Tabarin,  représente  son  théâtre  avec 
ses  accompagnements  élémentaires  et  indispensables  :  une  estrade, 
décorée  dans  le  fond  d'un  lamljeau  de  tapisserie;  sur  le  devant, 
Tabarin  et  Mondor;  derrière  eux,  un  joueur  de  violon,  un  joueur 
de  reljec,  et  un  valet  qui  ouvre  un  coffre  pour  passer  les  fioles  et 
boîtes  à  Mondor.  J.es  séances  avaient  lieu  tous  les  jours,  surtout  vers 
le  soir,  et  les  vendredis  les  représentations  extraordinaires.  Dans  son 
enscml)le,  le  spectacle  se  composait  généralement  de  deux  parties. 
C'était  d'al)ord  une  sorte  de  parade,  se  rapprochant  de  celles  de  nos 
pitres  d'aujourd'hui,  de  ces  conversations  impossibles,  farcies  de  quo- 
libets et  de  coq -à- l'âne,  qu'ils  engagent  avec  leurs  maîtres  pour 
mettre  le  public  en  train.  Toutes  ces  parades  sont  jetées  dans  le 
même  moule  :  Tal)arin  commence  par  poser  quelque  question  sau- 
grenue à  Mondor,  qui  donne  tête  baissée  dans  le  piège,  et  répond 
avec  une  gravité  docte  et  prolixe,  comme  un  professeur  de  pliiloso- 
phie  parlant  ex  cathedra;  puis,  lorsqu'il  a  terminé  sa  dissertation, 
désarçonné  plus  d'une  fois  par  les  boutades  irrévérencieuses  de 
Tabarin,  celui-ci  énonce  à  son  tour,  à  la  grande  indignation  de  son 
maître,  qui  le  traite  de  vilain,  de  lourdaud  et  de  gros  porc,  une  solu- 
tion l)uilesquement  cynique,  destinée  à  faire  éclater  de  rire  chaque 
joyeux  compère  de  l'auditoire,  «  depuis  le  talon  gauche  jusqu'à  l'oreille 
droite,  »  Le  sujet  ne  change  guère  plus  que  le  plan.  L'imagination  de 
Tabarin  n'a  pas  un  vol  élevé;  comme  Gaultier- Garguille,  comme  le 
Savoyard,  comme  Bruscambille,  il  se  contente  d'un  idéal  qui  décon- 
certerait le  plus  éhonté  des  paillasses  de  nos  jours.  Il  piétine  en 
pleine  ordure  comme  un  enfant  dans  un  tas  de  boue  ;  il  a  pour  les 
plaisanteries  scatologiques  un  penchant  qui  fait  songer  à  certain  insecte 
sur  lequel  roule  une  des  questions  de  son  recueil  ;  il  vous  couvre ,  il 


OPERATEURS  ET  CHARLATANS  2U7 

VOUS  asperge,  il  vous  inonde  de  ses  déplorables  gouailleries ,  avec  une 
verve  endiablée  et  une  abondance  si  congruente  au  sujet,  qu'il  ne 
reste  aux  délicats  que  la  ressource  de  se  sauver  à  toutes  jambes  en 
se  boucliant  le  nez. 

Essayons  de  détacher  quelques  échantillons  de  son  style,  parmi  la 
demi-douzaine  de  questions  et  de  fantaisies  où  l'on  peut  se  hasarder 
à  choisir  : 

TABARiN.  «  Mon  maistre,  lequel  des  deux  a  le  plus  {i^rand  jugement, 
l'asne  ou  l'homme? 

LE  MAISTRE.  —  Voilà  la  questiou  d'un  asne,  Tabarin...  As- tu  oublié 
que  l'homme  est  l'honneur  et  le  premier  des  animaux,  et  qu'il  les 
passe  d'autant  en  excellence  que  son  esprit  est  relevé  par- dessus  leur 
nature  terrestre?  etc. 

TABARIN.  —  Vous  avoz  licau  conter  tout  ce  que  vous  voudrez  :  si 
est-ce  que  je  prouve  qu'un  asne  a  bien  plus  de  jugement  qu'un 
homme. 

LE  MAISTRE.  —  En  quoy,  Tabarin? 

TABARIN.  —  Premièrement  en  ce  que,  si  un  homme  mène  un  asne 
au  marché  pour  porter  sa  charge,  l'asne,  comme  plus  judicieux, 
marchera  devant;  si  son  maistre  luy  fait  le  moindre  signe,  à  dia  ou 
à  hue-hau,  l'asne  l'entend.  Ne  sont-ce  pas  là  des  traits  d'un  grand 
jugement?  Il  en  a  bien  plus  que  l'homme;  car,  s'il  vient  à  entonner 
son  langage  et  parler  en  langue  asinicjue,  son  maistre  n'a  pas  l'esprit 
de  l'entendre  seulement;  luy,  au  contraire,  il  entend  le  langage  de 
son  maistre.  » 

La  question  que  Tabarin  pose  à  Mondor  à  la  page  suivante  est 
celle-ci  :  «  Quelle  est  la  chose  du  monde  la  plus  hardie?  »  Sur  quoi 
Mondor  répond  d'un  ton  lyrique  : 

«r  C'est  la  mort,  Tabarin  :  il  n'y  a  rien  de  plus  hardy  ni  de  plus 
audacieux;  elle  combat,  renverse  et  terrasse  les  plus  foudroyans  mo- 
narques et  les  princes  les  plus  sourcilleux.  Les  dieux  mesmes  (pour 
parler  avec  les  anciens)  ont  craint  de  l'offenser  ;  elle  affronte  les  plus 
puissans  empereurs,  bouleverse  leurs  desseins.  La  mort  ravit,  pille, 
emporte  et  saccage  tout...  » 

Mais  Tabarin  coupe  court  à  ce  l)eau  développement  oratoire,  en 
prouvant  que  la  chose  la  plus  hardie  du  monde,  «  c'est  la  chemise  du 
meusnier,  parce  qu'elle  prend  tous  les  jours  un  larron  au  collet.  » 

Un  peu  plus  loin,  il  demande  à  son  maître  «  pourquoy  les  femmes 
ne  répondent  pas  à  la  messe  »,  et  il  lui  démontre  que  la  vraie  raison 


2U8 


LE  VIEUX  PARIS 


c'est  que,  partout  où  elles  se  trouvent,  elles  veulent  toujours  avoir 
le  dernier  mot,  et  qu'on  s'est  aperçu  que  le  Kyrie,  par  exemple,  ne 
finirait  jamais  si  on  les  laissait  répondre. 
Encore  une  citation,  choisie  parmi  les  fantaisies  et  dialogues: 

TABAiiiN.  ((  Mon  maistre,  esguisez  le  tranchant  de  vos  résolutions, 
je  m'envay  emmancher  la  serpe  d'une  subtile  demande  :  si  vous  aviez 
enclos  dans  un  grand  sac  un  sergent,  un  musnier,  un  tailleur  et  un 
procureur,  qui  est-ce  de  ces  quati'e  qui  sortiroit  le  premier  si  on  lui 
faisoit  une  ouverture? 


Tabarin  et  Mondor,  d'après  une  estampe  placée  en  tête  des  Œuvres  de  Tabarin. 


LE  MAISTRE.  —  A  la  vérité,  Tabarin,  il  faut  que  je  confesse  ingé- 
nuement  que  je  suis  bien  empesché  à  résoudre  cette  demande,  veu 
que  je  ne  voy  surgir  aucune  raison  qui  me  fasse  connoistre  lequel  des 
quatre  sortiroit  le  premier;  cela  est  indifférent,  et  les  actions  qui  sont 
indifférentes  ne  peuvent  pas  se  résoudre  facilement,  car  les  philo- 
sophes disent  que  toutes  les  fois  que  deux  causes  sont  tellement  pré- 
parées à  produire  un  effet,  que  non  est  major  ratio  unius  quant  altc- 
rius,  tune  non  datur  actio,  l'effect  ne  suit  pas...  Je  ne  rencontre 
aucune  raison  formelle  pourquoy  l'un  sortiroit  plus  tost  que  l'autre, 
puisque  omnia  siint  paria,  sinon  que  je  dis  que  celuy  qui  seroit  le 
plus  proche  de  l'embouchure  du  sac  sortiroit  le  premier. 

TABAiiiN.  —  Je  voy  bien  qu'il  ftmt  que  je  vous  enseigne  ce  secret, 
mon  maistre,  à  la  charge  que  vous  payerez  pinte. 

LE  MAISTRE.  —  Il  n'y  a  chose  qu'un  homme  vertueux  ne  doive  pra- 
tiquer pour  apprendre  quelque  science. 

TABARIN.  —  Le  premier  qui  sortiroit  du  sac,  si  un  sergent,  un  mus- 


14 


T 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  2H 

nier,  un  tailleur  et  un  procureur  estoient  dedans,  c'est  un  larron,  mon 
maistre.  » 

Je  ne  donne  pas  ces  extraits  comme  le  ncc  plus  ultra  de  la  verve 
de  Tabarin  :  il  en  a  bien  autrement  quelquefois;  mais,  par  malheur, 
c'est  toujours  dans  les  sujets  scabreux  et  de  citation  impossible. 

La  seconde  partie  du  spectacle  se  composait  d'une  farce.  On  nous 
a  conservé  aussi  quatre  ou  cinq  échantillons  de  ces  fo'liis  de  comé- 
dies, qui  ressemblent  assez  aux  premières  œuvres  de  Molière  :  ta 
Jalousie  du  Barbouillé  et  le  Médecin  volant.  Elles  en  ont  la  licence, 
les  lazzi  et  les  jeux  de  scène;  comme  elles,  ce  ne  sont  que  des  cane- 
vas destinés  à  être  remplis  au  hasard  du  moment,  et  sur  les(piels 
brodait  à  sa  guise,  dans  rentraîncment  du  jeu  et  sons  le  Um  dos 
rires,  l'imagination  de  l'acteur. 

Les  personnages  qui  reparaissent  dans  ces  imbroglios  sont  toujours 
à  peu  près  les  mêmes.  Il  y  en  a  une  demi-douzaine:  Tabarin,  \o 
vieux  Piphagne,  Lucas  JolTu  ou  Joufllu,  le  capitaine  Rodomont  el 
son  valet  Fristelin;  enfin  une  femme,  qui  est  tantôt  Francisquine  et 
tantôt  Isabelle.  On  voit  que  Mondor  avait  toute  une  petite  troupe 
comique.  C'était  lui  qui  remplissait  le  rôle  de  Rodomont  :  «  Dedans 
votre  nom  de  Mont  d'or,  lui  dit  Tabarin  en  l'une  de  ses  questions  ', 
il  y  a  bien  Rodomont,  si  on  lèvent  anagrammatiser  (aussi  faites-vous 
aucune  fois  son  personnage  en  vos  tragédies).  »  La  femme  de  Taba- 
rin, commère  dessalée,  preste  à  la  riposte,  et  (pi'un  gros  mot  n'ef- 
frayait pas,  jouait  la  verte  Francisquine,  les  deux  poings  sur  les 
hanches,  ou  la  jeune  et  coquette  Isabelle,  avec  des  airs  penchés  el 
la  bouche  en  cœur.  Quant  à  Lucas,  c'était  le  plus  connu  [>armi  les  ac- 
teurs secondaires  de  ce  théâtre  burlesque  en  plein  vent.  Il  a  \\\v[c  son 
nom  comme  éditeur,  ou  on  le  lui  a  pris,  lors  de  la  publication  des 
Arrêts  admirables  et  authentiques  du  sieur  Tabarin  (Paris,  chez  Lucas 
Joffu,  rue  des  Farces,  à  l'enseigne  de  la  Routeille)  et  (\q<,  Eirennes 
admirables  du  sieur  Tabarin  (chez  Lucas  Joufllu,  la  même  année). 
C'était  l'usage  d'indiquer  ainsi  des  adresses  plus  ou  moins  bouffonnes 
de  libraires  fictifs  au  bas  de  ces  facéties,  et  nous  verrons  encore  la 
même  chose  se  produire  pour  Trostole,  un  des  acteurs  du  théâtre 
de  Grattelard.  Lucas  était  môme  devenu  assez  célèbre  pour  que  les 
auteurs  de  livrets  satiriques  s'abritassent  quelquefois  derrière  ce 
masque  bouffon-.  Dans  la  Descente  de  Tabarin  aux  enfers  (IG'ii), 

'  !'•  partie,  question  XXXVIII. 

-  Plusieurs  pièces  qui  font  partie  des  Caquets  de  l'accouchée,  espèce  de  satires  en  prose 
assez  piquantes  de  la  première  moitié  du  xvii"  siècle,  ont  paru  sous  la  rubrique  :  De  l'impri- 
merie de  Lucas  Joffu,  comédien  ordinaire  de  l'île  du  Palais. 


212  LE  VIEUX   PARIS 

une  des  innombi'ables  facéties  inspirées  par  le  grand  farceur  popu- 
laire, il  est  question  de  Lucas  Joffu  comme  d'un  des  auxiliaires  les 
plus  célèbres  de  Tabarin. 

C'était  celui-ci  qui  composait  lui-môme  ses  parades  et  ses  farces; 
au  besoin,  lorsque  l'imagination  lui  faisait  défaut,  il  mettait  sans 
façon  au  pillage  le  répei'toire  de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  qu'il  lui  suffi- 
sait de  modifier  bien  peu  pour  le  rendre  digne  de  ses  tréteaux.  Ainsi 
la  seconde  farce  du  Recueil  taharinique ,  où  l'on  voit  Lucas,  en  par- 
tant pour  les  Indes,  confier  la  garde  de  sa  fille  à  Tabarin,  est  en 
grande  partie  une  imitation  de  celle  de  Turlupin  et  de  Gros -Guil- 
laume', à  moins  toutefois  que  ce  ne  soit  celle-ci  qu'il  faille  prendre 
pour  une  imitation  de  celle-là  :  l'incertitude  des  dates  de  ces  deux 
chefs-d'œuvre  ne  nous  permet  pas  de  résoudre  nettement  la  ques- 
tion, et  nous  nous  y  résignons  sans  trop  de  peine.  L'Hôtel  de  Bour- 
gogne de  Gros-Guillaume  et  le  petit  théâtre  de  l'Ile  du  Palais,  c'est 
absolument  la  môme  chose,  ou  les  différences  sont  tellement  imper- 
ceptibles, qu'il  faut  prendre  un  microscope  pour  les  apercevoir.  L'au- 
ditoire est  le  môme,  les  acteurs  ont  étudié  à  la  même  école,  ils  sont 
de  la  môme  famille-.  Gaultier- Garguille  ne  trouve  rien  de  mieux 
à  faire,  quand  il  veut  se  marier,  que  de  demander  la  fille  de  Taba- 
rin, et  quand  parait  le  Recueil  (jénéral  des  rencoyitres  et  questions 
(le  son  beau-père,  lui  et  Gros-Guillaume,  «  docteurs  régens  en  l'uni- 
versité de  l'IIostel  de  lîourgongne,  »  signent  en  tète  une  approbation 
burlesque. 

Ah  !  les  joyeuses  soirées  que  ménageait  Tabarin  aux  habitués  de  sa 
verve  comique!  Pages,  clercs,  écoliers,  laquais,  crocheteurs,  filous, 
I)etits  boutiquiers  en  goguette,  soldats  du  roi  affamés  de  plaisirs  gra- 
tuits, toute  la  sé(pielle  du  cheval  de  bronze  et  de  la  Samaritaine,  tous 
les  chevaliers  d'industrie,  les  badauds,  les  nouvellistes,  bohémiens, 
archei's,  cavaliei's,  chambrières,  porteurs  d'eau,  ramoneurs,  gentils- 
liommes,  chanteurs  ambulants,  pâtissiers,  crieurs  des  rues,  toute 
cette  population  bigarrée  que  la  pointe  de  La  Belle  fixait,  quelques 
années  plus  tard  (1040),  dans  sa  vue  du  Pont-Neuf,  tout  cela  se 
pressait,  se  haussait,  grimpait  sur  les  bornes,  se  bousculait  pour 
mieux  voir  et  mieux  entendre.  En  ces  moments,  la  place  Dauphine 
était  le  paradis  des  tire-laine.  Et  comme  on  riait  à  gueule  bée,  avant 
le  premier  mot,  dès  qu'on  apercevait  sur  la  scène,  par-devant  les  deux 
musiciens  et  le  Marocain  préposé  au  coffre  des  remèdes,  à  côté  du 


1  Citée  par  les  frères  Parfaict,  I.  IV,  p.  254  et  suiv. 

«  V.  la  Rencontre  de  Gaultier- Garguille  avec  Tabarin  en  l'autre  monde  (1634). 


OPERATEURS  ET  CHARLATANS  213 

vénérable  Mondor  en  liabit  court  et  tout  chargé  de  clinquant,  l'iné- 
narrable Tabarin  avec  son  pantalon  large,  son  tabar  négligemment 
drapé  sur  ses  épaules,  son  épée  de  bois  passée  dans  sa  ceinture,  sa 
barbe  «  en  trident  de  Neptune'  »,  ses  longues  moustaches,  et  sur  la 
tête  cet  immense,  ce  fantastique  chapeau,  ce  protée  aux  mille  formes, 
qu'il  pétrissait  comme  une  cire  entre  ses  doigts  et  qui  faisait  à  lui 
seul  une  grande  partie  de  la  popularité  de  son  maître  M 

Il  était  impossible  que  tant  de  joyeusetés,  de  baliverneries  et  de 
bons  ('ontes  fussent  perdus  pour  la  postérité.  J'uime  à  croire  que  Taba- 
rin ne  polissait  pas  lentement  ses  œuvres  dans  le  silence  du  cabinet, 
avant  de  les  débiter  sur  les  théâtres,  et  qu'à  tous  les  mérites  de  gaieté 
et  de  belle  humeur  qu'il  faut  lui  reconnaître,  il  ajoutait  celui  de  l'im- 
provisation. Mais,  parmi  ses  auditeurs  de  chaque  jour,  il  s'en  trouva 
un  qui,  à  force  d'entendre  toutes  ces  admirables  choses,  finit  par  les 
savoir  à  peu  près  par  cœur;  il  les  réunit,  non  peut-être  sans  y  metti'e 
quelque  peu  du  sien  pour  coml)Ier  les  vides  de  sa  mémoire,  et  le 
Recueil  général  des  rencontres  et  questions  lahariiiiques  parut  en  Wl-1 
chez  Sommaville.  La  même  année,  il  s'en  lit  une  deuxième  édition, 
augmentée,  qui  ne  devait  pas  être  la  dernière,  et,  l'année  suivante,  le 
libraire,  affriandé  par  son  succès,  donna  la  seconde  partie  du  Recueil 
général,  qui  s'accrut,  dans  une  réimpression,  de  deux  farces  tabari- 
niques.  Dès  le  début,  la  concurrence  s'éhiit  mise  de  la  partie,  et  un 
mois  à  peine  après  la  première  publication  de  Sommaville,  paraissait 
V Inventaire  universel  des  œuvres  de  Tabarin,  contenant  ses  fantai- 
sies, dialogues,  paradoxes,  gaillardises,  rencontres,  farces  et  con- 
ceptions, le  tout  curieusement  recherché  et  recueilly,  dont  trois  éditions 
se  succédèrent  coup  sur  coup.  A  en  croire  le  Francion  de  Sorel  ',  c'est 
à  un  cuistre  de  collège  qu'on  devrait  le  Recueil  des  farces  tabari- 
niques,  «  livre  de  si  bonne  chance,  ajoute  celui  qui  raconte  le  fait, 
qu'on  en  a  vendu  vingt  mille  exemplaires,  au  lieu  que  d'un  bon  livi'o 
à  peine  en  peut- on  vendre  six  cents.  »  Mais  je  ne  veux  point  enlrei" 
dans  le  dédale  de  la  bibliographie  tabarinique,  ni  examiner  en  détail 
le  degré  d'authenticité  de  cette  multitude  de  petites  pièces,  mises 
alors  sous  le  nom  du  glorieux  farceur,  et  où  l'on  a  poussé  l'abeira- 
tion  mentale  jusqu'à  le  faire  intervenir  gravement  dans  des  questions 
théologiques. 

De  temps  à  autre,  Mondor  et  Ta])arin  quittaient  Paris  pour  faire 

'  V.,  parmi  les  pièces  tabariniques,  la  Descente  de  Tabarin  aux  enfers. 
-  Le  Parlement  nouveau,  de  Daniel  Martin.  —  De  l'Antiquité  du  chapeau  de  Tabarin. 
—  Les  Fantaisies  plaisantes  et  facétieuses  du  chapeau  à  Tabarin,  elc. 
3  Livre  XL 


214  LE  VIEUX   PARIS 

des  excursions  en  province  ',  et  tous  les  échos  du  Pont-Neuf  pleu- 
raient leur  absence  ;  tous  les  écoliers  et  suppôts  de  l'université  de  la 
place  Dauphine  regardaient  à  l'horizon  jusqu'à  ce  que  le  joyeux  couple 
fût  revenu  parmi  eux.  Les  parades  et  les  farces  reprenaient  alors  avec 
un  succès  plus  vif.  Pourtant,  à  partir  de  1625,  le  nom  de  Tabarin 
cesse  d'occuper  au  même  degré  l'attention  publique  ;  on  ne  le  voit 
presque  plus  reparaître  dans  les  plaquettes  et  les  facéties  volantes,  et 
l'on  pourrait  croire  que,  dès  ce  moment,  il  était  retiré  du  théâtre,  si 
l'on  ne  savait,  par  un  renseignement  positif^,  qu'il  le  quitta  seule- 
ment vers  l'année  1630. 

Diverses  légendes  ont  couru  sur  les  causes  de  sa  retraite.  Quelques- 
uns  l'ont  attribuée  à  son  chagrin  d'avoir  été  trahi  par  sa  femme;  j'ai 
même  lu  à  ce  propos,  dans  un  historien  sentimental,  qu'il  mourut  de 
douleur,  au  milieu  d'une  misère  profonde,  n'ayant  jamais  pu  se  con- 
soler du  départ  de  son  Eurydice.  Suivant  un  autre,  dont  la  faille  ingé- 
nieuse mêle  avec  plus  d'adresse  à  une  dose  égale  de  sentiment  quelque 
ressouvenir  du  vrai  caractère  de  Tabarin,  il  aurait  cherché  à  noyer 
son  chagrin  dans  une  farouche  ivresse,  et  serait  mort  au  cabaret, 
sous  la  table,  à  la  suite  d'un  duel  bachique  avec  un  colporteur  pié- 
montais.   Il  est  impossible,   comme  on  voit,   de   souhaiter  de  plus 
minutieux  détails  ;  le  malheur  est  que  l'auteur  les  a  pris  dans  son 
imagination  et  non  dans  la  réalité.  On  rit  de  cet  apocryphe  Tabarin 
d'opéra-comique,  de  ce  tourtereau  sensible  et  fidèle,  quand  on  con- 
naît l'homme.  On  aura  voulu  évidemment  calquer  après  coup  cette 
légende  sur  l'histoire  de  Molière  et  d'Armande  Béjart.  Tous  ces  contes 
bleus  ont  été  détruits  par  la  découverte  d'un  document  contemporain, 
que  j'ai  déjà  cité  :  le  Parlement  nouveau,  de  Daniel  Martin  (1637). 
On  y  lit  ({ue  Tabarin,  après  s'être  enrichi  dans  sa  profession,  acheta 
une  seigneurie  près   de  Paris  et  s'y  retii'a.  Jusque-là  rien  que  de 
naturel  :  les  charlatans  étaient  assez  coutumiers  de  faire  fortune,  et 
Tal)arin  le  méritait  certes  plus  à  lui  seul  que  tous  les  autres  ensemble. 
—  Mondor,  de  son  côté,  devint  sieur  de  Goteroye  et  de  P>ety.  —  Daniel 
Martin  ajoute  que  les  voisins  du  farceur,  gentilshommes  de  la  vieille 
roche,  humiliés  d'avoir  pour  égal  un  personnage  de  ce  genre,  le  tuèrent 
à  la  chasse.  La  chose  est  romanesque  et  quelque  peu  invraisemblable, 
et  l'on   s'étonne  qu'un    si  cruel  dénouement   à  la  vie  d'un  homme 
(jui  avait  tellement  occupé  la  renommée  n'ait  pas  laissé  de  trace  ail- 
leurs que  dans  ce  livi-e  fort  inconnu  ;  mais  nous  citons  nos  auteurs  : 
lijjre  à  ceux  qui  nous  lisent  de  les  contester. 

'  L'Adieu  de  Tabarin  an  peuple  de  Paris  (1623.) 

2  Avertissement  de  VAmphilrite  (cinq  actes  en  vers)  de  ^\.  de  Monléoii  (1630). 


OPÉRATEUHS  ET  CHARLATANS  215 

Eu  tout  cas,  il  semble  que  Tabarin  était  mort  en  1033',  et  il  est 
au  moins  probable  qu'il  ne  survécut  pas  longtemps  à  sa  reti-aite. 
Dès  1630,  il  était  remplacé,  comme  nous  l'apprend  encore  M.  de 
Monléon,  —  ce  qui  est  le  plus  grand  mérite  de  sa  tragédie,  —  par  uu 
nommé  Padelle,  ou  Padel.  Toutefois  Padelle  avait  exercé  auparavant 
et  s'était  déjà  fait  connaître  à  Paris,  concurremment  avec  celui  dont 
il  devait  recueillir  l'héritage  :  ce  point  est  prouvé  par  un  document 
qui  a  échappé,  je  crois,  à  tous  les  biographes  de  Tabarin  et  de  son 
successeur,  je  veux  dire  le  2'estament  du  P.  Garasse,  pièce  sati- 
rique publiée  en  1020.  L'auteur  fait  ainsi  parler  le  fameux  jésuite  : 
«  Je  donne  mes  rencontres,  mes  facéties,  les  brocards,  allusions, 
contre- pèteries,  qui  sont  dans  mon  livre  de  la  Doctrine  curieuse,  à 
Tabarin  ou  à  Padelle,  pour  s'en  servir  sur  le  théâtre  et  récréer  les 
Parisiens.  » 

Ainsi  dans  cette  pièce,  non  seulement  Tabarin  et  Padelle  sont 
nommés  à  côté  l'un  de  l'autre,  comme  des  farceurs  tous  deux  en 
exercice,  mais  encore  Padelle  est  mis  en  scène  plusieurs  années  avant 
la  date  reçue  comme  celle  de  la  retraite  de  Taliarin  et  de  sa  propre 
apparition  sur  le  théâtre. 

Il  est  nommé  aussi,  et  encore  sur  la  môme  ligne  que  Tabarin,  dans 
YElomire  hijpocondre ,  de  Le  Boulanger  de  (Ihalussay  (1070)  : 

Les  Taparins  et  les  Padelles 
Ne  seroient  que  fos  écoliers, 

dit  l'Orviétan  à  Molière  (I,  se.  m).  D'après  quelques  autres  témoi- 
gnages, et  particulièrement  un  passage  des  Reiyles,  statuts  et  ordon- 
nances de  la  Caballe  des  filous  réformez  -,  où  il  est  fait  allusion  à 
l'habileté  avec  laquelle  il  débitait  ses  drogues,  on  voit  (jue  Padelle 
n'était  pas  trop  indigne  de  succéder  à  Tabarin,  quoiqu'il  soit  loin 
d'avoir  jamais  atteint  sa  réputation. 

Après  le  départ  de  son  associé,  Mondor  continua  courageusement 
son  débit  d'éloquence  et  de  drogues.  En  1034,  il  trônait  encore  à  la 
place  Dauphine  '%  mais  avec  moins  de  majesté  et  de  vogue  (pie  par  le 
passé.  VHistoire  de  Barry,  Filandre  et  Alison  ((\.10\ ^  in-P2),  nous  le 


'  Rencontre  de  Gaultier  -  G arguille  et  de  Tabarin  en  l'autre  monde  (1634).  —  Au 
contraire,  suivant  les  frères  Parfaict  {Hist.  de  l'ancien  théâtre  italien,  p.  58-59),  il  vivait 
encore  vers  la  fin  de  l'année  1659,  époque  où  Mazarin  fit  venir  de  Vienne  en  Autriche  Domi- 
nique Biancolelli,  qui  jouait  alors,  disent -ils,  dans  la  troupe  du  fameux  Tabarini  ou 
Tabarin,  le  même  qui  était  venu  en  France  sous  Louis  Xlll.  Comme  ils  n'indiquent  pas 
leurs  sources,  les  moyens  de  contrôle  nous  manquent. 

*  Variétés  historiques  et  littéraires,  étlit.  Éd.  Fournier,  t.  III,  p.  151. 

^  Testament  de  feu  Gaultier -Garguille  (1634). 


216  LE  VIEUX  PARIS 

montre,  un  peu  après  1644,  à  Rouen,  avec  les  débris  de  sa  troupe, 
dont  l'Hôtel  de  Bourgogne  lui  avait  pris  les  meilleurs  acteurs.  Depuis, 
on  le  perd  de  vue. 

Même  lorsque  Mondor  eut  définitivement  disparu,  la  place  Dau- 
phine  ne  chôma  pas,  comme  on  peut  croire.  Sous  la  régence  d'Anne 
d'Autriche,  les  tréteaux  de  Tabarin  étaient  occupés  par  un  farceur 
connu  sous  le  nom  de  Gilles  le  Niais,  mais  qui  n'a  pas  marqué  une 
trace  plus  profonde  dans  l'histoire  que  son  prédécesseur  Padelle.  Et 
pourtant  Gilles  le  Niais  a  laissé  un  Théâtre,  volume  rarissime  que 
M.  Leber  avait  dans  sa  bibliothèque.  S'il  faut  en  croire  les  Véritables 
prétieuses,  comédie  de  Somaize^,  Grilles  le  Niais  s'appelait  de  son 
vrai  nom  le  sieur  de  la  Force;  il  se  vantait  d'être  le  disciple  de 
Guillot-Gorju,  et  après  avoir  représenté  en  plein  air,  voyant  que  le 
théâtre  du  Petit- Bourbon  lui  enlevait  ses  chalands,  il  forma  le  projet 
de  jouer  dans  un  lieu  fermé,  et  de  faire  payer  à  la  porte  en  entrant. 
Il  avait  une  véritable  troupe  pour  représenter  les  farces  qu'il  compo- 
sait lui-même.  Somaize  lui  fait  remplir  un  rôle  dans  sa  comédie, 
ainsi  qu'à  deux  de  ses  acteurs. 

On  lit  dans  le  Rôle  des  présentations  faites  aux  grands  jours  de 
l'éloquence  française-  :  «  S'est  présenté  Gilles  le  Niais,  sieur  de 
Tourniquet,  l'un  des  ordinaires  du  cheval  de  bronze,  ayant  procura- 
lion  du  Filou  et  du  Lanturlu  (chansons  du  temps  fort  à  la  mode 
dans  le  peuple),  requérant  que  les  mots  de  vraiment,  çamon,  voilà 
bien  de  quoi,  et  autres,  qui  se  trouvent  dans  les  chansons  du  Pont- 
Neuf,  soient  approuvés  pour  bon  françois.  »  D'après  ce  passage,  dont 
plusieurs  termes  sont  assez  obscurs,  on  voit  du  moins  que  Gilles  le 
Niais  tenait  ses  séances  près  du  cheval  de  bronze,  en  l'année  1646, 
qui  est  donnée  pour  date  à  la  scène  reproduite  par  l'auteur  du  livret, 
et  que  les  chansons  populaires  formaient  un  élément  essentiel  de  ses 
représentations.  A  moins,  ce  qui  est  fort  probable,  que  ce  nom  de 
Gilles  le  Niais  ne  fût  un  sobriquet  typique,  appliqué  à  plusieurs 
personnages  K 

Parmi  les  mazarinades,  il  y  en  a  plusieurs  qui  ont  paru  sous  le  nom 

'  Scène  viii. 

2  Du  moins  dans  le  texte  lel  qu'il  fut  imprimé  à  la  suite  d'une  des  premières  éditions  de 
la  Comédie  des  académisles ,  de  Saint-Évremond. 

3  11  était  passé  en  proverbe.  Après  la  satire  de  Gilles  Boileau  contre  Ménage,  on  disait,  — 
écrit  Tallemant  des  Réaux  dans  l'historiette  qu'il  consacre  à  celui-ci:  «  Gilles  a  trouvé 
Gilles,  mais  Ménage  est  Gilles  le  Niais.  »  Et  il  ajoute  :  «  Un  enfariné  que  l'on  appelait  ainsi.  » 
On  voit  par  le  Dictionnaire  de  Furetière  que  le  nom,  illustré  par  le  premier  qui  le  porta, 
devint  générique  et  s'appliqua  à  tous  les  bouffons  des  danseurs  de  cordes  et  de  charlatans, 
de  même  que  celui  de  l'Orviétan  était  porté  par  tous  les  débitants  d'antidotes,  et  celui  de 
Jean  Farine  par  les  bouffons  enfarinés  dont  naquit  notre  Pierrot. 


OPÉRATEURS  ET  CITARrATANS  217 

de  ce  farceur.  Ce  sont,  par  exemple,  le  Dialogue  burlesque  de  Gilles 
le  Niais  et  du  capitan  Spacamon  (lGi-9),  les  Entreliens  sérieux  de 
Jodelel  et  de  Gilles  le  Niais,  retourné  de  Flandre,  sur  le  temps 
présent  (môme  année),  le  Véritable  Gilles  le  Niais  en  vers  bur- 
lesques (s.  1.  n.  d.)  :  il  y  adresse  ses  plaintes  à  la  Gazette  sur  l'ab- 
sence prolongée  du  roi,  qui  le  prive  de  son  gagne-pain.  Comme  tous 
ses  confrères,  Gilles  le  Niais  avait  eu  beaucoup  à  souffi'ir,  pendant  la 
Fronde,  des  troubles  de  la  rue  et  de  leloignement  de  la  cour. 


IV 


DESIDFRIO    DESCOMBES    ET    I.E    BARON    DE    GRATTEI.ARD 

En  même  temps  que  Tabarin  trônait  sur  la  place  Dauphine,  Desi- 
derio  de  Combes  ou  Descombes  (car  il  porte  ces  deux  noms,  et  même 
le  premier  plus  souvent  que  l'autre,  dans  les  facéties  de  l'époque) 
avait  ses  tréteaux  tout  près  de  là,  à  l'entrée  du  Pont-Neuf  et  de  la  rue 
Daupbine. 

Desiderio  Descombes  était  un  empirique  d'origine  italienne,  ou  qui 
du  moins  cbercbait,  suivant  l'usage,  à  se  faire  passer  pour  tel,  tant 
par  son  nom  (pie  par  son  jargon  môle  d'expressions  transalpines. 
D'après  la  légende,  il  était  élève  du  docteur  Montai to  de  Florence,  et 
s'était  rendu  en  France  à  la  suite  du  fameux  astrologue  et  pbysicien 
Cosme  Ruggieri.  Son  estrade  se  distinguait  de  celles  de  ses  confivres 
par  un  grand  étalage  de  serpents  en  bouteilles,  et  ses  exercices  pour 
capter  la  confiance  publique  consistaient  à  avaler  du  poison,  dont  il 
contrebalançait  aussitôt  les  effets  par  son  antidote,  et  à  se  faire 
mordre,  comme  les  jongleurs  indiens,  par  des  animaux  venimeux, 
tels  qu'aspics  et  vipères.  Le  Discours  de  l'origine  des  ciarlatans ,  qui 
nous  révèle  ces  particularités  en  son  cbapitre  v,  les  explique  d'une 
façon  plus  ou  moins  suffisante.  Dans  le  premier  cas,  s'il  faut  l'en 
croire,  l'opérateur  avait  soin,  soit  de  substituer  adroitement  des  mor- 
ceaux de  sucre-candi  à  l'arsenic;  soit,  deux  beures  avant  l'expérience, 
de  manger  une  grande  quantité  de  laitue  avec  beaucoup  d'buile,  ou, 
à  défaut  de  laitue,  des  tripes  grasses,  jusqu'à  ce  que  son  estomac 
devînt  entlé  et  tendu  comme  un  tambourin,  et  cela  afin  que  les  con- 
duits des  veines  mésaraïques  en  fussent  bouchés,  et  que  le  poison  ne 
pût  pénétrer  au  dedans  du  corps.  Le  poison  pris,  il  avalait  son  anti- 
dote aussitôt,  comme  s'il  en  eût  eu  grand  besoin;  puis,  une  fois 
seul,  il  vomissait  et  revomissait  tout  ce  qu'il  avait  dans  l'estomac. 


218  LE  VIEUX   PARIS 

et,  pendant  un  jour  entier,  ne  faisait  autre  chose  que  de  boire  du 
lait. 

Le  moyen  nous  semble  aussi  incommode  que  peu  rassurant,  et 
nous  croyons  qu'il  est  plus  prudent  de  ne  pas  trop  s'y  fier. 

Ces  charlatans  dressaient  leurs  valets  à  simuler  tous  les  symptômes 
de  l'empoisonnement,  à  rouler  les  yeux,  à  tordre  le  cou,  tirer  la 
langue  d'un  pied  de  long,  se  changer  la  couleur  du  visage  en  retenant 
leur  haleine;  ils  leur  arrêtaient  même  le  pouls  et  le  battement  des 
artères,  en  leur  serrant  fortement  les  bras  au  moyen  d'une  boulette 
de  fer  cachée  au-dessus  du  coude  et  correspondant  à  un  lien  placé 
autour  des  membres.  Le  pauvre  patient  émerveillait  les  spectateurs 
lorsque,  sur  le  point  d'expirer,  il  ressuscitait  aussitôt  après  avoir  pris 
sa  thériaque. 

Le  même  Discours  explique  aussi  le  jeu  des  serpents  par  les  arti- 
fices qu'employaient  les  charlatans  du  temps  de  Galien,  et  qu'il  sup- 
pose pareils  à  ceux  que  mettaient  encore  en  œuvre  les  opérateurs  du 
xviic  siècle.  Avant  de  manier  les  bêtes  venimeuses,  ils  se  frottaient 
les  mains  d'un  onguent,  composé  surtout  de  suc  de  serpentaire,  de  suc 
de  racines  d'asphodèles  et  de  cervelle  de  lièvre.  Ils  avaient  soin, 
d'ailleurs,  pour  plus  de  sûreté,  de  se  mettre  en  quête  de  vipères  et 
d'aspics  au  fort  de  l'hiver,  alors  qu'engourdis  par  le  froid  ils  sont 
moins  capables  de  nuire;  puis  ils  leur  faisaient  décharger  leur  venin  sur 
une  pièce  de  viande,  incessamment  exposée  à  leurs  morsures,  ou  ils 
empâtaient  leurs  dents,  les  leur  cassaient  et  arrachaient,  leur  cou- 
paient les  vésicules  contenant  le  poison,  etc. 

Ainsi  s'y  prenait  Desiderio  Descombes  :  «  Et  je  voudrois,  dit  l'au- 
teur du  DiscoiLvs,  que  l'on  fit  en  son  endroit  ce  qu'autrefois  j'ai  vu  à 
l'endroit  d'un  autre  pour  découvrir  l'imposture.  Un  apothicaire  fut 
commandé  par  l'un  des  magistrats  de  porter  à  un  charlatan  une  pièce 
de  sublimé,  parce  qu'il  se  vantoit  d'en  manger,  et  à  un  autre  qui  se 
faisoit  mordre  par  des  serpents,  lui  fit  porter  une  vipère;  mais  cet 
imposteur  se  garda  bien  de  toucher  ni  au  sublimé  ni  à  la  vipère, 
témoignage  évident  que  ce  sublimé  qu'ils  mangent  est  sophistiqué,  et 
que  leurs  vipères  sont  sans  venin.  » 

Un  peu  plus  loin,  nous  apprenons  que  plusieurs  empiriques  osaient 
se  dire  issus  de  la  lignée  de  saint  Paul,  et  qu'ils  vendaient  de  la  terre 
de  Malte  contre  les  morsures  des  bêtes  venimeuses,  —  en  souvenir 
de  la  vipère  cpii  avait  piqué  l'apôtre  dans  cette  île,  et  qu'il  avait  secouée 
au  feu  sans  en  éprouver  aucun  maP.  L'auteur  se  garde  bien  de  nier 

'  Acles  des  Apôlres ,  ch.  xxvui. 


mi" 


OPERATEURS  ET  CHARLATANS  219 

que  la  terre  de  Alalte  «  n'ait  quelque  souveraine  vertu  contre  les  poi- 
sons »  ;  toute  son  indignation  vient  de  ce  que  les  charlatans  trompent 
honteusement  le  peuple  sur  la  provenance  de  celle- qu'ils  lui  vendent, 
et  il  propose  sérieusement  au  grand  maître  de  Malte  de  remédiei-  à 
cette  perfidie  a  à  la  fayon  du  Grand  Turc,  lequel  en  ses  terres  fait 
sceller  de  son  sceau  le  bol  Armène  et  la  terre  sigillée  r . 

C'est  avec  une  pareille  candeur  que  le  médecin  auquel  on  doit  ce  Dis- 
cours, et  qui  n'a  rien  de  l'esprit  fort  qu'on  reproche  aux  docteurs  do  nos 
jours,  combat  pied  à  pied  tous  les  usages  des  charlatans,  n'attaquant 
leurs  drogues  que  pour  y  substituer  d'autres  drogues,  ne  Ijattant  en 
bi'èche  l'ignorance  et  les  préjugés  de  la  médecine  empiri(jue  qu'au 
nom  de  l'ignorance  et  des  préjugés  de  la  médecine  officielle. 

Revenons  à  Desiderio  Descombes. 

11  avait  un  théâtre  comme  tous  ses  grands  confrères,  et  surtout  un 
bateleur,  valet  ou  associé,  qui  est  resté  célèbre  sous  le  nom  de  bai'on 
de  Grattelard.  C'est  à  tort  qu'on  a  fait  de  Grattelard  un  charlatan 
distinct  et  indépendant;  quelques-uns  aussi  l'ont  confondu  avec 
Desiderio  Descombes  lui-même';  mais  il  est  bien  prouvé  que  c'était 
son  compagnon,  car  dans  les  parades  qui  nous  en  restent,  et  dont 
nous  parlerons  tout  à  l'heure,  on  voit  Grattelard  jouer  le  rôle  de 
valet  vis-à-vis  de  celui  qui  s'appelle  le  maître;  et,  en  un  endroit,  il 
caractérise  Desiderio  Descombes  et  le  désigne  clairement  en  rappe- 
lant l'habitude  qu'il  avait  de  se  faire  mordre  par  des  serpents. 

Malgré  toutes  ces  ressources,  ses  farces  et  ses  parades,  sa  haute 
taille,  son  bel  habit  rouge  écarlate,  sur  lequel  tranchait  la  pâleur  de 
son  visage,  la  longue  chaîne  d'or  à  laquelle  il  portait  suspendus  les 
portraits  des  souverains  des  quatre  parties  du  monde,  et  la  façon 
extraordinaire  dont  il  se  jouait  des  poisons  et  des  serpents,  Desiderio 
Descombes  faisait  assez  piètre  figure  près  de  ses  voisins  Mondor  et 
Tabarin.  Il  n'était  pas  doué  de  cet  extérieur  imposant  et  de  ce  babil 
affilé  qu'il  faut  pour  séduire  la  foule.  Son  étalage  d'érudition  pédan- 
tesque  et  de  termes  de  l'art,  encore  alourdi  par  un  accent  étranger, 
n'était  pas  propre  à  charmer  le  public,  que  la  renommée  de  ses 
drogues  attirait  seule  autour  de  ses  planches.  Aussi  les  commères 
qu'un  auteur  du  temps  nous  a  montrées  jacassant  à  qui  mieux 
mieux,  dans  les  Caquets  de  V accouchée  - ,  après  s'être  étendues  avec 
complaisance  sur  la  belle  mine  de  Mondor,  ne  cachent-elles  point  leur 

'  Entre  autres,  M.  Avenlin ,  dans  son  édition  de  Tabarin  {Bibliothèque  ehévirienne,  l.  II, 
p.  159),  mais  toutefois  en  exprimant  un  doute,—  et  l'auteur  de  la  Postface  d'une  autre  édi- 
tion de  Tabarin,  publiée  chez  Delahays. 

*  Troisième  journée. 


220  .  LE  VIEUX  PARIS 

• 

aversion  pour  ce  maussade  personnage  :  «  L'on  n'en  peut  dire  autant 
de  Desiderio  de  (lombes,  que  l'on  nomme  Charlatan,  car  il  n'a  pas 
bonne  trogne,  et  de  bien  dire  il  lui  en  manque  autant;  on  dit  aussi 
qu'il  le  sait  bien  confesser.  En  cela  l'on  peut  croire  qu'il  n'est  pas 
charlatan,  si  ce  n'est  que  l'on  veut  dire  qu'il  use  de  mots  étranges 
pour  mieux  vendre  et  débiter  ses  drogues.  » 

«  Quant  à  de  Combes,  dit  plus  rudement  le  Discours  de  l'origine... 
des  ciarlatans  (ch.  viii),  il  est  grossier  et  rustaud;  il  ne  sait  lire,  ni 
écrire,  ni  parler,  et  le  peu  d'audience  qu'on  lui  donne  le  fait  tenir, 
comme  il  est,  pour  le  plus  ignorant  ciarlatan  et  le  plus  effronté  men- 
teur qui  ait  monté  jamais  en  banc.  »  Mais  cette  invective  est  suspecte 
par  son  origine.  Desiderio  Descombes,  qui  raillait  sans  cesse  la 
Faculté  et  se  vantait  de  pouvoir  tout  guérir,  sauf  l'ignorance,  la  sot- 
tise et  l'orgueil  des  médecins  patentés,  était  tout  particulièrement  en 
butte  à  la  haine  de  ces  messieurs,  qu'il  ruinait,  d'ailleurs,  par  l'in- 
calculable débit  de  ses  panacées;  car  les  gens  sérieux  savaient  distin- 
guer en  lui  l'orateur  médiocre  de  l'opérateur  excellent.  On  raconte 
qu'ils  le  firent  aiTÔter,  comme  ont  fait  leurs  successeurs  pour  un 
fameux  empirique  de  nos  jours;  mais,  plus  heureux  que  le  Docteur 
noir,  il  gagna  sa  cause,  et  remonta  triomphant  sur  son  théâtre. 

On  aura  remarqué,  dans  le  premier  des  passages  cités  plus  haut, 
(jue  le  nom  de  cliarlatan,  commun  à  toute  une  classe  d'hommes, 
seml)le  avoir  été  spécialement  réservé,  et  comme  par  excellence,  à 
Desiderio  Descombes,  sans  doute  à  cause  de  son  costume  {scarla- 
lano,  écarlate).  Ce  nom  et  quelques  autres  indices  nous  autorisent  à 
croire  que  c'est  de  lui  aussi  qu'il  est  question  dans  un  des  chapitres 
précédents  du  même  Uvre.  Nous  citons  cet  endroit  pour  les  quelques 
renseignements  qu'on  y  trouve  : 

«  Je  me  fis  conduire  sur  le  Pont-Neuf,  où  je  tàchois  à  aller  le  petit 
pas;  mais  il  me  fut  impossible,  pour  être  poussé  et  foulé  par  une 
multitude  de  petit  peuple  de  toutes  sortes  d'états,  qui  avoient  quitté 
leur  boutique  pour  venir  voir  le  charlatan  :  les  uns  y  menoient  leurs 
enfants  plus  soigneusement  qu'au  sermon;  les  autres  étoient  huyés 
par  leurs  femmes ,  qui  se  lamentoient  de  n'avoir  point  de  pain  à  la 
maison  et  néanmoins  que  leur  méchant  mari  s'amusoit  à  la  farce 
plutôt  qu'à  sa  besoigne;  et  bref,  quand  je  fus  arrivé  sur  le  lieu,  j'y 
vis  une  si  grande  confusion,  mêlée  de  querelles  et  de  batteries,  pour 
les  coupe-bourses  qui  s'y  rencontrent,  que  je  n'eus  le  loisir  d'en- 
tendre trois  ou  quatre  mots  de  leur  science,  qui  m'étonnèrent  de 
prime  face,  parce  que  le  charlatan  promettoit  de  guérir  toutes  sortes 
de  maux  en  vingt-quatre  heures,  pour  une  pièce  de  huit  sols. 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  221 

4  Je  suis  bien  misérérable,  ce  dis-je  alors,  d'avoir  dépensé  tant 
«  d'argent  à  me  faire  médeciner,  et  avoir  eu  tant  de  mal,  puis- 
«  qu'avec  si  peu  d'argent  on  peut  recouvrer  sa  santé.  »  Et  comme  je 
me  plaignois,  marmottant  entre  mes  dents,  un  homme  de  la  troupe 
qui  m'écoutoit  me  toucha  sur  l'épaule  et  me  dit  :  «  Ne  vous  tachez 
«  point  de  n'avoir  usé  de  ses  drogues  :  j'en  ai  acheté  plusieurs  lois, 
«  et  pour  beaucoup  d'argent,  pour  me  guéiir  le  m;il  d'eslomac,  h^s 
«  dents  et  les  catarrhes;  j'ai  trouvé,  pour  en  avoir  usé,  mon  mal 
«(  être  augmenté.  C'est  pourquoi  je  l'abandonne  et  le  donne  au  diable 
«  avec  mon  argent.  » 

Des  dialogues  en  façon  de  parades  (jue  récitait  Desiderio  Descombes 
avec  son  bateleur  il  nous  reste  un  recueil,  pul)lié  vers  l'an  1G23, 
sous  ce  titre  affriolant  :  Les  Renco7itres ,  fantaisies  et  coq-à-Vasne 
facétieux  du  baron  de  Grattelanl ,  tenant  sa  classe  ordinaire  au  bout 
du  Pont-Neuf;  ses  gaillardises  admirables ,  ses  conceptions  inouïes  et 
ses  farces  joviales^.  Par  malheur,  le  texte  est  loin  de  répondre  aux 
promesses  de  l'étiquette.  C'est  un  plat,  grossier  et  piètre  recueil  do 
l)alourdises,  conçu,  comme  les  dialogues  tabariniques,  sur  un  inva- 
riable patron  :  Grattelard  adresse  une  interrogation  biscornue  à  son 
maître,  qui  y  répond  de  la  façon  la  plus  solennelle  et  la  plus  doc- 
torale, et  Grattelard  finit  par  donner  sa  propre  solution,  i)res({n(' 
toujours  aussi  orduriùre  que  possible.  A  en  juger  par  cet  o[)us(ulo, 
Grattelard  n'aurait  pas  eu  plus  que  son  maitre  le  don  de  l'ima- 
gination et  de  la  belle  parole,  car  sur  les  quatorze  ({uestions  (pii 
le  composent  sept,  dont  une  seule  avec  une  solution  dilîérenlo,  ont 
été  textuellement  empruntées  au  Recueil  de  ïabarin.  Ce  sont  les 
moins  mauvaises.  11  est  difficile  d'en  donner  des  extraits  suivis. 
Nous  essayerons  pourtant  de  détachei-  quelques  lignes  de  celles 
qui  lui  appartiennent  en  propre,  pour  que  le  lecteur  ait  une  idée 
du  genre. 

La  demande  X1II<'  est  intitulée  :  A  quoi  on  peut  connoitre  un  âne 
entre  cent  brebis.  Je  passe  toutes  les  vilenies  du  commencement.  Le 
maitre  répond  à  la  question  avec  gravité  : 

«  Outre  que  la  nature  a  discerné  et  distingue  abondamment  cha- 
cune espèce  des  animaux  par  les  propriétés  essentielles  t{ue  toutes 
ont,  chacune  en  son  particulier,  la  forme  extérieure  et  superficielle 
du  corps  les  peut  aisément  faire  reconnoître.  Premièrement  l'àne  est 
plus  grand  qu'une  brebis. 

1  A  Paris,  de  l'imprimerie  de  Julien  Trostolle,  vis-à-vis  du  cheval  Je  bronze,  et  se 
vendent  en  la  galerie  du  Pont-Neuf. 


222  LE  VIEUX  PARIS 

GRATTELARD.  —  Voilà  uiiG  Lelle  distinction;  il  y  a  des  ânes  de 
toutes  qualités,  mon  maître,  et  à  tous  âges. 

LE  MAÎTRE.  —  Los  âues  Ont  les  oreilles  plus  longues. 

GRATTELARD.  —  Oh!  pour  Cette  raison-là,  elle  n'est  point  trop 
impertinente.  Ce  n'est  point  leur  faute,  mon  maître  :  c'est  que  leur 
mère  ne  leur  a  pas  mis  de  béguin  dès  leur  jeunesse...  Mais  la  seule 
chose  à  quoi  on  puisse  discerner  un  âne  dans  un  troupeau  de  brebis, 
c'est  à  l'œil,  mon  maître. 

LE  MAÎTRE.  —  Voilù  uue  grande  subtilité.  Est-ce  qu'ils  ont  les  yeux 
plus  gros? 

GRATTELARD.  —  Nou  pas.  Vous  Ics  recounoîtrez  à  l'œil,  car  si  vous 
étiez  aveugle,  vous  ne  pourriez  les  reconnoître.  » 

La  demande  VII'^  :  Si  Dieu  a  fait  quelque  chose  de  mauvais^  a 
probablement  inspiré  à  la  Fontaine  sa  belle  fable  du  Gland  et  la 
Citrouille,  et  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  nous  faire  beaucoup 
pardonner  à  Graltelard. 

«  GRATTELARD.  —  En  me  promenant  dans  le  jardin,  j'ai  aperçu 
une  grosse  citrouille  (par  ma  foi,  c'était  un  vrai  tambour  de  Suisse), 
qui  étoit  pendue  en  l'air.  J'admirois  comme  la  nature  avoit  eu  si  peu 
d'esprit  de  dire  qu'un  si  gros  fruit  fût  soutenu  d'une  si  petite  queue. 
Mais,  quand  j'ai  été  plus  avant  dans  le  bois,  qui  est  à  l'autre  extré- 
mité du  jardin,  j'ai  bien  changé  d'avis  et  d'opinion. 

LE  ^lAÎTRE.  —  Tu  as  Tcconnu  enfin  que  la  nature  ne  produit  rien 
qu'avec  grande  considération. 

GRATTELARD.  —  Par  la  mordienne!  j'étois  perdu  si  elle  eût  fait 
autrement;  car,  en  passant  par- dessous  un  grand  chêne,  j'entendois 
chanter  un  oiseau  qui,  par  son  doux  ramage,  m'arrêta  tout  court;  et 
comme  je  voulois  regarder  en  haut,  un  gland  me  tomba  sur  le  nez.  Je 
fus  contraint  alors  d'avouer  que  la  nature  avoit  bien  fait;  car,  si  elle 
eût  mis  une  citrouille  au  sommet  du  chêne,  cela  m'eût  cassé  le  nez.  » 

Voilà  le  fumier  d'où  la  Fontaine  a  tiré  sa  perle;  mais  enfin  cette 
perle,  toute  brute  qu'elle  fût  encore,  se  trouvait  dans  ce  fumier. 
Ajoutons  toutefois  que  Grattelard  lui-môme  n'en  est  certainement  pas 
l'inventeur.  Ces  livrets  ne  sont  que  la  mise  en  œuvre,  coulée  dans 
un  moule  particuher,  d'un  fonds  à  peu  près  invariable  de  gaudrioles 
et  de  facéties  où  se  sont  alimentés  tous  nos  vieux  conteurs,  et  le 
bouffon  du  charlatan  n'a  probablement  servi  que  de  prête  -  nom  à 
l'éditeur  nouveau  de  ces  plaisantes  Rencontres. 

Grattelard  joue  aussi  un  rôle  très  actif  dans  la  Farce  des  Bossus, 
qu'ont  réimprimée  les  deux  éditeurs  récents  des  œ^uvres  de  Tabarin, 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  223 

et  qui  appartenait  certainement  au  théâtre  de  Desiderio  Descombes. 
On  peut  la  lire,  pour  voir  ce  qu'étaient  les  pièces  dont  cet  empirique 
amusait  son  auditoire  :  des  espèces  de  parades  grossières  et  rapides, 
où  tout  était  sacrifié  à  la  bouffonnerie  de  l'action,  et  qui  se  termi- 
naient par  une  bataille  générale,  comme  les  comédies  jouées  chez 
Polichinelle  ou  Guignol.  Un  des  personnages  se  nomme  Trostole;  il 
est  à  croire  que  c'est  le  même  que  le  prétendu  imprimeur-libraire 
dont  on  lit  le  nom  au  bas  des  Rencontres,  fantaisies  et  coq-à-Vasne, 
d'autant  plus  qu'il  y  indique  sa  demeure  comme  située  vis-à-vis  le 
clieval  de  bronze.  Pareille  chose  se  faisait  souvent,  nous  l'avons  dt^à 
dit.  Trostole  était  donc,  selon  toute  probabilité,  un  des  farceurs  de 
Desiderio  Descombes. 

Une  facétie  de  1G!22  '  attribue  le  curieux  et  piquant  panqjhlet  des 
Caquets  de  Vaccoiichée  au  baron  de  Grattelard ,  qu'elle  qualilie 
d'homme  fort  sujet  à  médire  des  actions  d'autrui.  Cette  opinion  ne 
peut  se  soutenir  un  moment  :  nous  avons  vu  que  les  Caquets  de 
l'accouchée  traitent  avec  un  grand  dédain  le  maître  de  Grattelard,  et 
d'ailleurs,  à  défimt  d'autre  preuve,  la  lecture  seule  de  cet  ouvrage, 
sérieux  sous  sa  forme  légère,  suffirait  à  prouver  qu'il  ne  peut  èlre  de 
cet  infime  bateleur. 

Le  nom  de  Grattelard  s'est  perpétué  jusqu'à  nous,  grâce  aux  ])ien- 
faits  du  colportage.  Dans  ces  dernières  années,  on  réimprimait 
encore,  pour  les  répandre  par  milliers  parmi  les  villageois  amis  du 
gros  rire,  un  mince  livret  portant  pour  titre  :  Les  Enlrclicns  facétieux 
du  sieur  baron  de  Grattelard ,  disciple  de  Verboquct,  propres  à  chas- 
ser la  mélancolie  et  à  désopiler  la  rate.  Ce  nom  de  Vei-boquct  est 
sans  doute  un  sobriquet  allégori({ue  ou  simplement  bouffon,  qui  s'aj)- 
plique  à  quelque  autre  héros  de  la  rue,  peut-être  à  Descombes  lui- 
même.   Nous  glissons  sur  ce  mystère  sans  tenter  de  l'approfondir. 


QUELQUES  DU  MINORES 

Après  ces  rois  de  l'empirisme ,  ces  orateurs  et  ces  poètes  illustres  de 
la  médecine  ou  de  la  chirurgie  en  plein  vent,  il  resterait  encore  bien 
des  noms  moins  célèbres  à  glaner  dans  la  vaste  galerie  dont  nous 
avons  inscrit  le  titre  en  tête  de  ce  chapitre.  Il  n'est  pas  donné  à  tous 

'   La  Sentence  par  corps  obtenue  par  plusieurs  femmes  de  Paris  contre   l'auteur  des 
Caquets. 


224 


LE   VIEUX   PARIS 


d'arriver  à  la  gloire;  d'ailleurs  la  postérité,  qui,  comme  toute  femme, 
a  ses  caprices,  n'adopte  pas  toujours  les  renommées  d'un  jour  ou 
d'un  siècle. 

Parmi  les  victimes  de  ces  caprices  de  la  postérité,  dont  il  convient 
du  moins  de  sauver  les  noms  d'un  oubli  définitif,  nous  citerons  tout 


Le  marchand  d'orviétan,  d'après  le  frontispice  du  livre  inlitulé 
De  charlalanaria  erudilorum  declamationes  duae. 


d'abord  Martin  Crocquesole,  farceur  et  opérateur  sans  pair  des  pre- 
mières années  du  grand  siècle,  «  brave,  et  plaisant,  et  fort  regretté, 
le  plus  renommé  de  son  temps,  »  disent  les  Fantaisies  du  chapeau  à 
Taharin.  11  me  semble  que  voilà  une  oraison  funèbre  qui  doit  donner 
à  réilécliir  sur  les  injustes  oublis  de  l'bistoire.  L'ombre  de  Crocque- 
sole aura  du  moins  été  consolée  par  ce  magnanime  hommage,  sorti 
d'une  plume  si  compétente.  C'était  un  ancien  écorcheur  de  génisses, 
que  son  mérite,  et  son  mérite  seul,  avait  élevé  sur  le  pinacle.  Il  mou- 
rut, au  grand  regret  de  l'humanité  souffrante,  sans  avoir  révélé  à 
personne  les  secrets  de  son  art. 


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OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  227 

Le  Discours  de  l'origine  des  ciarlatans  nous  apprend  le  nom  d'un 
autre  grand  opérateur,  Denys  l'Escot  ou  Lescot,  <r  qui  se  vantoit  qu'en 
dix  ans  qu'il  faisoit  le  métier  de  ciarlatan,  il  avoit  gaigné  cinquante 
mil  escus*.  »  En  vrai  médecin  de  la  Faculté,  l'auteur  s'en  indigne. 
S'il  n'est  pas  mort  trop  tôt,  il  a  pu  s'indigner  à  plus  juste  titre,  car 
beaucoup  d'autres,  plus  célèbres,  avaient  bien  dépassé  ce  cliilTr-e,  si 
respectable  qu'il  soit. 

Cabotin,  opérateur  ambulant  de  la  première  moitié  du  xvii«  siècle, 
était  aussi  un  fort  habile  homme,  qui  associait  même  l'ait  d'Apollon  à 
celui  îde  son  docte  bâtard»,  comme  s'exprime  Casimir  Delavigne;  car 
il  s'entendait  à  tourner  un  vers  burlesqiie  aussi  bien  que  Dassoucy 
en  personnel  Ce  personnage,  qui  promenait  dans  tous  les  coins  de 
la  France  et  autres  lieux  ses  tréteaux  de  bouffon  et  de  charlatan, 
et  qui  jouait  des  farces  en  vendant  des  drogues,  a  peut-être  servi  de 
patron  aux  comédiens  nomades  baptisés  du  môme  nom  que  lui,  et 
qu'on  appelait  aussi  quelquefois  alors  des  gandolins,  du  nom  de 
guerre  d'un  acteur  bouffon  du  Marais. 

Au  commencement  du  xviic  siècle,  l'opérateur  Cavanel  vendait  un 
baume  fort  recherché  du  peuple,  qui  le  nommait  le  baume  à  Simone, 
du  nom  d'une  guenuche  que  cet  empirique  avait  toujours  avec  lui,  et 
qui  exécutait  des  tours  surprenants.  Une  estampe  populaire ',  (jui  est 
là  peu  près  du  môme  temps,  ou  môme  antérieure  de  quelques  années, 
nous  montre  le  fameux  opérateur  Turpin,  del)out  sur  ses  tréteaux,  près 
du  cheval  de  bronze,  entre  ses  auxiliaires  Pierrot  et  Scaramoiulie,  et 
débitant  ses  drogues  avec  accompagnement  de  parades  et  de  grimaces. 
Ce  n'était  pas  là  son  seul  profit,  si  l'on  en  croit  la  ]('geii<le  ii-i<'\('ren- 
cieuse  placée  au  bas  de  l'image,  qui  l'accuse 

D'attraper  aussi  ^on  loiiin 
Des  filous  ses  affidez 
Et  même  ses  associez, 

perdus  dans  la  foule  des  spectateurs  naïfs.  Un  peu  plus  tard.  Tos- 
cane, qui  avait  fait  partie  de  l'ancien  Théâtre-Italien,  puis  débuté 
dans  les  rôles  d'Arlequin  à  la  foire  de  1710,  rompit  ses  engagements 
et  devint  le  plus  riche  et  le  plus  illustre  opérateur  du  royaume.  Il  par- 
courait surtout  la  province,  où  il  faisait  tout  à  fait  brillante  figure. 


'  V.  encore  VAnti-caquel  de  l'accouchée,  1622. —  Le  fameux  orviétan  Lescot,  dont  parle 
Palaprat  dans  son  Discours  sur  les  empiriques  (édition  de  ses  œuvresen2  vol.  iu-I2,  1712), 
était  sans  doute  un  descendant  de  celui-là. 

'  Bibliothèque  poétique  de  Viollet-Ie-Duc ,  V'  partie. 

'  Les  véritables  cris  de  Paris,  à  Paris,  chez  Daumont,  rue  Saint-Martin. 


228  LE  VIEUX  PARIS 

Un  petit  livre  curieux,  le  Charlatan  ou  le  docteur  Sacroton\  nous 
donne  des  renseignements  authentiques  sur  la  manière  d'être  des 
opérateurs  de  place  publique  à  une  date  un  peu  postérieure,  et  trace 
un  amusant  tableau  de  leurs  habitudes  :  ce  Comptes-tu  pour  rien  de 
voyager  partout,  »  dit  le  docteur  à  l'élève  qu'il  initie  au  grand  art 
du  charlatanisme,  «  de  porter  le  sabre  au  côté,  les  pistolets  à  l'arçon, 
le  bonnet  fourré  en  tête;  d'avoir  un  char  qui,  arrivé  sur  la  place,  se 
métamorphose  tout  à  coup  en  théâtre  avec  la  rapidité  d'une  décora- 
tion d'opéra;  et  là,  semblable  aux  orateurs  romains,  de  parler  au 
public?  Qui  est-ce  qui  parle  aujourd'hui  au  public?  Personne,  mon 
ami,  personne  excepté  nous."  »  Regardez  le  charlatan  que  G.  de  Saint- 
Aubin  a  représenté  en  si  triomphant  arroi  dans  une  de  ses  plus  jolies 
eaux-fortes,  debout,  en  manchettes  de  dentelles,  sur  le  devant  d'une 
voiture  à  deux  chevaux,  haute  comme  une  maison,  et  dites -nous  si 
le  tableau  du  docteur  Sacroton  est  flatté. 

Sous  la  Révolution,  et  surtout  sous  le  Directoire,  les  charlatans 
faisaient  rage  sur  les  quais  de  l'Ecole  et  de  la  Mégisserie,  ainsi  que 
sur  la  place  des  Victoires,  qui  n'était  plus  qu'un  vaste  cabinet  de  con- 
sultations, quelque  chose  comme  le  quartier  général  de  la  médecine 
populaire  et  empirique,  un  repaire  de  charlatans,  tout  bariolé  d'en- 
seignes et  d'affiches.  Les  guérisseurs  de  maladies  secrètes  s'affichaient 
en  plein  soleil,  vantant  et  distribuant  leurs  remèdes  au  son  des  cym- 
bales, des  clarinettes,  des  cors  de  chasse.  La  licence  de  l'époque  favo- 
risait l'impudence  de  ces  industriels  en  plein  vent  :  jamais  ils  n'avaient 
pris  aussi  effrontément  le  haut  du  pavé,  jamais  ils  n'avaient  four- 
millé et  pullulé  en  nombre  pareil,  débitant  sans  vergogne  comme  sans 
aucune  entrave  des  drogues  plus  nuisibles  qu'utiles  ^ 

Les  premières  années  de  ce  siècle  produisirent  le  Grand- Suisse  et 
le  Docteur  napolitain.  Le  premier  parcourait  la  ville  en  cabriolet, 
suivi  d'un  second  char  que  remphssait  une  troupe  de  virtuoses  ma- 
gniiiquement  vêtus  et  exécutant  une  musique  militaire.  Le  Grand- 
Suisse,  personnage  à  longues  moustaches,  à  large  chapeau,  à  man- 
teau galonné  en  or,  haranguait  ainsi  la  foule  à  chaque  station  de  sa 
marche  triomphale  : 

<ï  Messieurs,  Mesdames,  c'est  le  véritable  vulnéraire  suisse,  ou  thé 
suisse,  que  j'ai  l'honneur  de  vous  annoncer.  Votre  serviteur  a  l'hon- 
neur de  vous  prévenir  que  ce  vulnéraire  a  la  vertu  et  les  propriétés 

1  Comédie- parade  en  un  acte,  Paris,  veuve  Ballard,  1780. 

s  Mercier,  le  Nouveau  Paris,  édit.  Poulet-Malassis,  1862,  p.  411.—  J.  Rosny,  le  Péruvien 
à  Paris,  1801,  t.  II,  p.  137.—  De  Concourt,  la  Société  française  sous  le  Directoire,  3"^  édit., 
pp.  4,  43,  86. 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  220 

sûres  de  purifier  la  masse  du  sang;  qu'il  lait  transpirer,  —  par  les 
sueurs  et  les  urines;  —  qu'il  enlève  toutes  les  jaunisses  ;  qu'il  l'ait  sortir 
toutes  les  vermines  ou  vers  du  corps  humain  ;  qu'il  guérit  du  poumon, 
lorsqu'on  s'y  prend  à  temps;  qu'il  enlève  toutes  les  fièvres,  etc.  » 

Après  quoi,  la  musi(iue  exécutait  une  fanfare,  et  le  [)ul»lic  s'empres- 
sait d'acquérir  ce  précieux  et  universel  vulnéraire'. 

Le  fameux  dottor  napolilano ,  qui  exerçait  oiicoie  sous  la  Jiestau- 
ration,  avait  choisi  la  place  du  Louvre  pour  principal  théâtre  de  sa 
faconde.  Il  fallait  le  voir  sur  son  cabriolet  découvert,  avec  son  nez  de 
perroquet,  son  bel  habit  écarlate  à  brandebourgs  d'or,  sa  veste  brodée, 
ses  larges  manchettes  de  Flandre,  les  doigts  chargés  de  bagues  et  le 
chef  coille  d'une  énorme  perruque  poudrée  à  blanc.  Chacun  de  ses 
flacons  d'honneur  lui  revenait  à  six  francs;  il  le  vendait  six  sous.  On 
se  sentait  déjà  guéri  rien  qu'en  regardant  et  en  écoutant  ce  philan- 
thrope si  bien  mis-. 

Le  règne  de  Louis- Philippe,  la  deuxième  républi(pic,  les  premières 
années  du  second  empire  ont  vu  dans  les  rues  de  Paris  le  marchand 
de  vulnéraire  suisse  qui,  revêtu  d'un  ancien  uniforme  de  chevalier  de 
Malte,  débitait  comme  une  panacée  infaillil)le  des  bouteilles  d'eau  de 
Cologne,  et  Lartaud,  chirurgien -pédicure  de  l'empereur  du  Maroc, 
dont  la  calotte  enguirlandée  de  médailles,  l'habit  tout  chargé  de  coeurs 
et  de  christs  brodés  en  blanc  sur  la  poitrine,  la  voiture  aux  deux  clie- 
vaux  empanachés,  les  harangues  chaleureuses  et  pleines  d'onction  où 
il  déployait  une  éloquence  vraiment  émue  pour  vendie  son  précieux 
baume,  sont  encore  présents  à  la  mémoire  de  la  plupart  des  Parisiens 
qui  ont  dépassé  la  cinipiantaine.  Ce  sont  à  peu  près  les  seuls  opéra- 
teurs de  nos  jours  qui  soient  parvenus  à  se  faire  une  place  dans  la 
galerie  des  célébrités  de  la  me. 

Pour  être  complet,  ce  chapitre  devrait  finir  par  l'historique  d'une 
certaine  classe  d'opérateurs  plus  modestes,  généralement  domiciliés 
sur  la  place  des  Victoires  ou,  mieux  encore,  sur  le  Pont- Neuf,  qui 
consacraient  leurs  talents  à  la  guérison  de  la  gent  animale,  en  parti- 
culier de  la  race  canine,  ainsi  que  l'attestait  une  enseigne  profession- 
nelle représentant  un  caniche  dont  le  sang  coulait  dans  un  vase.  L'il- 
lustre Lyonnais,  qui,  après  avoir  eu  l'honneur  de  guérir  la  chienne 
de  Mme  de  Pompadour  et  d'obtenir  le  titre  de  médecin-consultant  des 
chiens  de  S.  M.  Louis  XV,  Unit  par  acheter  un  château  et  une  sei- 
gneurie en  Bourgogne,  est  la  plus  glorieuse  figure  de  ces  praticiens 

'  Gouriet,  t.  11,  p.  329. 

*  Jouy,  l'Ermite  de  la  Chatisscc  d'Ântin  y  IV,  142.— Kotzbue,  Mes  souvenirs  de  Paris, 
1805,  I,  133. 


230  ■  LE  VIEUX   PARIS 

en  sous -ordre.  Mais  il  est  douteux  qu'il  ait  jamais  opéré  dans  la  rue, 
et,  parmi  les  sous-vétérinaires  du  Pont-Neuf,  aucun  n'a  conquis  une 
personnalité  distincte  et  ne  se  détache  de  la  foule  anonyme. 


VI 


LES    ARRACHEURS    DE    DENTS 

La  grande  tribu  des  arracheurs  de  dents  n'est  qu'une  branche  de 
la  famille  ])lus  vaste  encore  des  opérateurs  ;  nulle  autre  n'occupe  une 
plus  belle  place  dans  la  légende  des  charlatans  historiques. 

L'origine  des  arracheurs  de  dents,  est-il  besoin  de  le  dire?  «  se 
pei'd  dans  la  nuit  des  temps  ».  Les  herbiers  et  les  mires  du  moyen 
âge  savaient,  au  Ijesoin,  faire  sauter  une  molaire  et  guérir  une  bouche 
malade,  tout  comme  ils  étaient  capables  démettre  en  fuite  l'épilepsie, 
l'apoplexie  et  la  paralysie.  Mais,  ne  nous  sentant  pas  de  force  à 
débrouiller  l'obscurité  qui  cache  à  tous  les  regards  les  débuts  et  les 
premiers  ])rogrùs  de  ces  utiles  praticiens  de  la  rue,  nous  ne  remon- 
terons jtoint  au  delà  du  xvii«  siècle.  C'est  à  partir  de  cette  époque 
seulement  (ju'on  les  voit  avec  netteté  apparaître  au  grand  jour,  et  que 
l'historien  peut,  sans  ti'op  de  peine,  les  surprendre  et  les  étudier  dans 
l'exercice  de  leur  noble  fonction.  Même  à  cette  date  pourtant,  ils  se 
confondent  souvent  encore  avec  les  opérateurs  proprement  dits,  dont 
il  n'est  pas  toujours  facile  de  les  distinguer. 

Ainsi,  l'un  des  premiers  et  en  même  temps  des  plus  illustres  que 
nous  connaissions,  c'est  le  seigneur  Hieronymo  Ferranti,  dit  V Or- 
viétan, que  nous  avons  déjà  présenté  à  nos  lecteurs.  Ce  mémorable 
empirique  ne  se  bornait  pas,  en  effet,  pour  écouler  son  inappréciable 
l)aume,  à  se  brûler  les  mains  avec  un  flambeau  et  à  se  transpercer 
les  muscles  de  l'épigastre  à  grands  coups  d'épée,  comme  nous  l'avons 
vu  :  Courval  nous  apprend  encore  que ,  pour  mieux  s'achalander  et 
par  pur  amour  de  l'art,  il  arrachait  aussi  les  dents  de  qui  voulait, 
sans  douleur,  et  sans  employer  d'autres  instruments  que  le  pouce  et 
l'index.  Mais  auparavant,  dit  le  sieur  de  Courval,  jaloux  à  lui  seul 
comme  la  Faculté  tout  entière ,  «  il  touchoit  la  dent  de  ses  deux  doigts , 
au  bout  de  l'un  desquels  il  mettoit  subtilement,  en  babillant,  un  peu 
de  poudre  narcotique  ou  stupéfactoire,  pour  endormir  ou  engourdir 
la  partie,  afm  de  la  rendre  stupide  et  sans  aucun  sentiment;  et  à 
l'autre  doigt  il  mettoit  une  poudre  merveilleusement  caustique,  laquelle 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  231 

étoit  d'opération  si  soudaine,  qu'en  un  moment  elle  faisoit  escarre  et 
ouverture  en  la  gencive,  déchaussant  et  déracinant  tellement  la  dent, 
qu'aussitôt  qu'il  la  touchoit  de  ses  deux  doigts  seulement,  il  l'arra- 
choit,  et  quelquefois  tomboit  sans  y  toucher.  »  Nous  ne  voyons  pas 
en  quoi  cette  merveilleuse  poudre  peut  diminuer  le  mérite  du  signor 
Hieronymo,  et  il  est  permis  de  souhaiter  que  nos  dentistes  d'aujour- 
d'hui en  retrouvent  la  recette  :  tout  le  monde  y  gagnerait. 

Le  charlatan  dont  il  est  question  au  X«  livre  de  Vllistoire  comique 
de  Francion,  par  Cli.  Sorel  (1022),  faisait  quelque  chose  de  plus  pro- 
digieux encore,  nous  l'avons  vu,  puisqu'il  déracinait  les  dents  (il  s'en 
vantait  du  moins)  non  pas  avec  ses  doigts,  non  pas  même  avec  l'épée 
qu'il  portait  au  côté  droit,  moyen  déjà  devenu  banal,  mais  avec  la 
bride  de  son  cheval. 

D'autres  arracheurs  de  dents  llorissaient  également  à  la  même 
époque.  Nous  citerons,  en  particulier,  toujours  sur  le  Pont -Neuf, 
l'Anglais  à  la  fraise  jaune,  qui  vendait  aussi  un  onguent  souverain 
contre  les  cors  aux  pieds,  et  maître  Arnaut,  qui,  pour  convaincre 
ses  clients  qu'il  soignait  les  râteliers  des  potentats  et  qu'il  était  en 
relations  intimes  avec  les  têtes  les  plus  illustres  de  la  chrétienté,  avait 
fait  peindre  autour  de  son  portrait,  servant  de  montre  à  sa  bouticpie, 
le  pape  et  le  consistoire  des  cardinaux,  cliacun  avec  un  emplàti'c 
noir  sur  la  tempe*.  Un  peu  plus  tard,  les  Brioché,  établis  à  la  porto 
de  Nesle,  se  distinguèrent  aussi  dans  la  profession  *;  mais  il  est  cei- 
tain  du  moins  que  ce  ne  fut  jamais  là  pour  eux  qu'un  accessoii'c,  et 
ils  sont  surtout  connus  de  la  postérité  par  leurs  marionnettes. 

On  juge  bien  que  les  empiriques  du  temps  passé,  comme  ceux  de 
notre  temps,  n'avaient  garde  d'oublier  les  compères.  L'un  faisait 
marché  avec  un  gueux,  à  qui  il  arrachait  sans  effort  une  demi-dou- 
zaine de  dents  qu'il  avait  eu  soin  de  lui  mettie  préalablement  lui- 
même  dans  la  bouche.  L'autre  payait  un  pauvre  dial)le  sur  lequel  il 
opérait  pubhquement,  afin  qu'il  protestât  ne  sentir  aucun  mal.  Ce 
dernier  cas  est  justement  relaté  tout  au  long  dans  un  curieux  petit 
livre  de  1(361,  tableau  fidèle  de  la  littérature  crottée  d'alors  :  Vllistoire 
du  poète  Sibus,  qui  met  en  scène  Cormier,  un  des  plus  fameux  char- 
latans du  milieu  du  xvii^  siècles 

Cormier  était  venu  s'établir,  vers  1630,  sur  le  l)out  du  Pont-Neuf 
qui   regarde   la  rue  Dauphine,   et  il   savait   à   merveille   attirer   les 


'  Francion,  liv.  X.  Elrennes  admirables  de  Tabarin  (|1623). 
-  Brossette,  note  sur  le  v.  104  de  l'épîlre  VII  de  Boileau.  —  V.  notre  ch.  viii. 
3  II  ne  faut  pas  le  confondre,  comme  a  fait  M.  C.  Moreau  dans  !a  table  de  sa  fhbliogra- 
phie  des  Masarinades ,  avec  le  non  moins  fameux  cabaretier  du  même  nom. 


232 


LE  V1P]UX  PARIS 


badauds  par  ses  cris,  ses  grimaces  et  ses  tours  de  gibecière.  Au 
temps  de  la  Fronde,  il  avait  déjà  acquis  une  notoriété  assez  grande 
pour  qu'on  fit  circuler  quelques  mazarinades  sous  le  couvert  de  son 
nom.  On  vit  paraître,  en  1649,  les  Entretiens  du  sieur  Cormier  avec 
le  sieur  la  Fleur,  dit  le  Poitevin^  sur  les  affaires  du  temps.  Dans 


L'arracheur  de  dents,  d'après  Lucas  de  Leyde. 

une  autre,  le  Ministre  d'État  flambé,  publié  la  même  année,  on  le 
cite  parmi  ceux  qui  avaient  été  ruinés  par  les  troubles.  C'est  avec  cet 
habile  homme  que  le  famélique  poète  Sibus,  voyant  que  ses  dents  ne 
lui  étaient  point  d'un  grand  usage,  avait  fait  marché  de  s'en  laisser 
arracher  deux  en  public  moyennant  dix  sols,  afin  qu'elles  lui  ser- 
vissent au  moins  à  quelque  chose. 

L'auteur  nous  montre  d'abord  Cormier  amusant  la  foule  aux  baga- 
telles de  la  porte,  et  tenant  d'une  main  un  vei're  plein  d'eau,  de  l'autre 

•  Charlatan  et  marchand  de  curiosités,  dit  M.  Moreau. 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS 


233 


un  papier  qui  avait  la  vertu  de  teindre  l'eau  en  rouge,  de  manière  à 
la  faire  passer  pour  du  vin.  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  reproduire 
ici  sa  harangue,  mi- solennelle  et  mi -familière,  mélangée  d'expressions 
et  de  tournures  qui  semblent  tialiir  en  Cormier  une  origine  rustique, 
à  moins  que  ce  ne  fût  sim{)lement  un  genre  adopté  par  lui  pour  mieux 


Le  singe  charlatan,  d'après  Daret. 


agir  sur  le  peuple.  Nous  nous  bornerons  à  la  scène  qui  rentre  le  plus 
directement  dans  le  cadre  de  ce  chapitre  : 

<f  Le  charlatan  ayant  ainsi  expliqué  l'utilité  de  sa  poudre,  on  croyoit 
qu'il  en  alloit  faire  l'expéi'ience ,  quand  il  changea  tout  d'un  coup  de 
discours  pour  tenir  toujours  son  monde  d'autant  plus  en  haleine,  et 
se  mit  à  ftiire  une  longue  digression  sur  l'expérience  qu'il  avoit  acquise 
par  ses  voyages  à  tirer  les  dents  sans  faire  aucune  douleur.  Il  n'eut 
pas  plus  tôt  achevé  la  parole,  qu'on  ouït  sortir  du  milieu  de  la  foule  la 
voix  d'un  homme  qui  disoit  :  «  Pardieu!  je  voudrois  qu'il  m'eût  coûte 


234  LE  VIEUX  PARIS 

«  dix  pistoles  et  que  ce  qu'il  dit  fût  vrai.  Il  y  a  plus  d'un  mois  que 
c(  je  ne  dors  ni  nuit  ni  jour,  non  plus  qu'une  âme  damnée.  »  Cette 
voix  ëtoit  celle  du  poète,  qui  prenoit  cette  occasion  de  paroître,  ainsi 
qu'il  avoit  été  accordé  entre  eux.  Le  charlatan  lui  dit  qu'il  falloit  donc 
qu'il  eût  quelque  dent  i^àtée  et  qu'il  s'approchât.  Et  pour  ce  que  Sihus 
feignoit  d'en  faire  quelque  difficulté  :  «  Approchez,  vous  dis-je,  réitéra 
«  le  lin  matois;  notre  vue  ne  vous  coûtera  rien.  Je  ne  sommes  pas 
«  si  guiahle  que  je  sommes  noir;  s'il  n'y  a  point  de  mal,  je  n'y  en 
«  mettrons  pas.  )>  Notre  petit  homme  s'avança  donc,  et  l'autre,  lui 
ayant  fait  ouvrir  la  bouche  et  lui  ayant  longtemps  farfouillé  dedans, 
lui  dit  qu'il  ne  s'étonnoit  pas  s'il  ne  pouvoit  dormir  ;  qu'il  avoit  deux 
dents  gâtées  et  que,  s'il  n'y  prenoit  garde  de  bonne  heure,  il  couroit 
fortune  de  les  perdre  toutes.  Après  plusieurs  autres  cérémonies  que 
je  passerai  sous  silence,  Sibus  le  pria  de  les  lui  arracher;  mais  quand 
ce  fut  tout  de  bon,  quelque  propos  qu'il  eût  fait  de  gagner  ses  dix 
sols  de  bonne  grâce,  la  douleur  qu'il  sentoit  étoit  si  forte  qu'elle 
lui  faisoit  â  tous  moments  oublier  sa  résolution.  Il  se  roidissoit  contre 
son  charlatan  ;  il  s'écrioit ,  reculant  la  tête  en  arrière  ;  puis ,  quand 
l'autre  avoit  été  contraint  de  le  lâcher  :  «  Ouf!  continuoit-il  portant 
«  la  main  â  sa  bouche  et  crachant  le  sang;  ouf!  il  ne  m'a  point  fait 
«  de  mal.  »  C'étoit  donc  un  spectacle  assez  extraordinaire  de  voir  un 
homme,  les  larmes  aux  yeux,  vomissant  le  sang  par  la  bouche,  s'é- 
criant  comme  un  perdu,  protester  néanmoins  en  môme  temps  que 
celui  qui  le  mettoit  en  cet  état  et  le  faisoit  plaindre  de  la  sorte  ne  lui 
faisoit  aucune  douleur.  » 

Aussi,  malgré  le  marché  conclu.  Cormier  ne  lui  arracha-t-il  qu'une 
seule  dent.  Le  poète  fut  fort  aise  de  se  voir  quitte  à  si  bon  compte; 
mais  lorsqu'il  se  rendit,  le  soir,  chez  son  homme  pour  toucher  son 
salaire,  celui-ci  le  lui  refusa  net,  alléguant  qu'il  ne  lui  avait  rien 
promis  qu'à  certaines  conditions  qui  n'avaient  pas  été  tenues,  et  que 
ses  cris  l'avaient  forcé  de  s'arrêter  à  la  première  dent.  Là- dessus 
grande  querelle  :  le  poète,  enragé  de  perdre  le  fruit  de  son  martyre, 
se  plaint  que  le  charlatan  lui  a  arraché  une  gencive  et  l'appelle  bour- 
reau ;  mais  celui-ci  s'en  moque,  et  répond  en  riant  que  de  bons 
témoins  lui  ont  entendu  dire  à  lui- môme  qu'il  n'avait  point  de  mal. 
Par  bonheur,  l'auteur  de  l'histoire  vint  alors  à  passer,  et,  pour  conso- 
ler le  pauvre  homme,  il  l'emmena  dîner  chez  lui  avec  les  dents  qui  • 
lui  restaient. 

Daniel  de  Cosnac  parle,  dans  ses  Mémoires \  d'un  certain  Cormier, 

1  T.  I",  p.  127-128. 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  23b 

directeur  de  troupe  ambulante,  qui  faillit  l'emporter  sur  Molière  pour 
jouer  au  château  de  Lagrange,  près  Pézenas,  devant  le  pi-ince  de 
Conti,  et  qui  l'eût  même  emporté  défmitivement  sans  sa  généreuse 
insistance  et  celle  du  poète  Sarrasin.  M.  Edouard  Fournier,  dans  les 
notes  de  ses  Variétés  historiques  et  littéraires  \  a  émis  roi)inion  cpie 
ce  doit  être  de  notre  Cormier  qu'il  s'agit  dans  ce  passage.  ].a  chose 
est  très  possible  :  les  opérateurs,  surtout  parvenus  à  ce  degré  de 
réputation,  avaient  des  troupes  complètes  à  leur  disposition,  et, 
comme  les  comédiens  de  Paris,  ils  faisaient  des  excursions  en  pio- 
vince.  11  serait  piquant  sans  doute,  —  et  triste  à  la  fois,  —  de  voir 
notre  grand  poète  comique  aux  prises  avec  un  arracheur  de  dents, 
et  presque  vaincu  par  lui;  néanmoins  il  faudrait  d'autres  preuves 
pour  adopter  cette  opinion,  qui  doit  jusqu'à  présent  rester  à  l'état  de 
simple  conjecture.  Le  nom  de  Cormier  n'était  pas  rare  alors  ;  d'autre 
part,  les  représentations  des  opérateurs,  destinées  seulement  à  servir 
d'amorce  pour  leurs  drogues,  étaient  habituellement  gratuites,  et  il 
ne  semble  guère  probable  que  le  prince  de  Conti  pi'ît  des  engage- 
ments avec  la  troupe  d'un  cliarlatan,  si  bien  montée  qu'elle  fût.  Mais, 
encore  une  fois,  malgré  ces  sujets  de  doute,  la  chose  est  ti'ès  [)()ssible, 
et  peut-être  la  découverte  d'un  document  nouveau  la  rendra-t-elle 
certaine  un  jour. 

A  la  même  date  à  peu  près  que  Cormier,  llorissait  un  autre  ai-ra- 
cheurde  dents,  dont  la  vogue,  un  moment  ti'ès bruyante,  alla  bicidV)! 
déclinant,  et  dont  la  célébrité  éphémère  n'est  pas  venue  jusipi'à  la 
postérité.  C'était  l'opérateur  Dupont,  un  homme  d'intrigue  et  de  res- 
source, ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  un  faiseur.  Les  deux 
grands  chroniqueurs  des  petits  événements  du  xvii°  siècle,  Tallemant 
des  Réaux  et  Loret^,  nous  ont  conservé  quelque  trace  des  exploits 
de  cet  ambitieux  dentiste,  qui,  pour  attirer  la  foule  chez  lui,  avait 
ouvert  à  la  Roquette  un  jardin  pubhc,  où  il  donnait  de  gi-andes  fêtés, 
accompagnées  de  musique,  danses,  feux  d'artifice,  et,  un  peu  jtlus 
tard,  de  joutes  et  combats  à  la  barrière ^ 

Le  premier  de  tous  les  arracheurs  de  dents  du  wii^  siècle  fut,  sans 
contredit,  l'incomparable  Carmehne,  un  grand  praticien  et  un  magni- 
fique discoureur.  11  avait  dressé  sa  tente  en  face  du  cheval  de  bronze, 
vis-à-vis  le  Savoyard,  ce  roi  des  chanteurs  du  Pont -Neuf.  Le  Che- 
vrœa7ia  et  la  comédie  d'Elomire  hypocondre  nous  apprennent  (ju'il 


>  T.  VII,  |).  104. 

*  Historiettes,  édit.,  Paulin  Paris,  in-8»,  I.  VI,  p,  90;  t.  VII,  p.  480.—  Muse  historique , 
I"  lettre  de  juin  166/i. 
'  r.astil  Blaze,  Molière  musicien,  t.  I«",  p.  If56-157. 


236  LE  VIEUX  PARIS 

avait  fait  mettre  sur  son  portrait,  exposé  à  la  fenêtre  de  sa  boutique, 
l'inscription  suivante  empruntée  à  Virgile  :  Uno  avulso  non  déficit 
aller.  «  L'un  étant  arraché,  l'autre  ne  manque  pas'.  »  Ce  fragment 
d'hexamètre ,  appliqué  par  le  poète  latin  au  rameau  d'or,  avait  été  ingé- 
nieusement détourné  par  Carmeline  à  son  art,  dont  il  exprimait  les 
deux  faces  :  l'art  d'extirper  les  molaires,  et  l'art  de  les  remplacer.  Cela 
n'était  pas  mal  lettré  pour  un  arracheur  de  dents.  La  foule  ne  bougeait 
d'autour  de  lui,  séduite  par  son  éloquence  gasconne  et  sa  dextérité. 
Une  mazarinade  de  J649,  V Agréable  récit  des  barricades,  nous 
peint  Carmeline  prenant  part  à  l'émeute  contre  le  Mazarin,  et  gar- 
dant, avec  une  troupe  fidèle,  le  poste  du  cheval  de  bronze.  Cette 
pièce  le  décrit  : 

Vêtu  d'un  collet  de  senteur, 
Chausses  de  damas  à  ramage, 
La  grosse  fraise  à  double  étage, 
Bas  d'attache,  le  brodequin 
De  vache  noire  ou  maroquin. 
Le  sabre  pendant  sur  la  hanche. 
Et  sur  le  tout  l'écharpe  blanche , 
Tenant  en  main  bec  de  corbin , 
Monté  sur  un  cheval  aubin. 

11  est  probable  qu'il  avait  aussi,  comme  la  plupart  de  ses  confrères, 
le  chapelet  de  dents  enfilées  autour  du  cou,  —  signe  caractéristique 
de  la  profession.  L'auteur  nous  le  montre  dirigeant  la  construction 
d'un  retranchement  bizarre,  où  entre  tout  l'arsenal  de  sa  bou- 
tique. De  l'un  à  l'autre  piher,  on  étend  d'abord  un  râtelier  de  dents; 
puis,  par- dessus,  on  entasse  des  mâchoires,  des  brayers,  des  suppo- 
sitoires;, des  péhcans  (tenailles  pour  arracher  les  dents),  des  bistou- 
ris, des  boîtes  de  poudre  d'iris,  et,  pour  couronner  le  tout,  deux 
crocodiles  empaillés,  qui  paraissaient  vivants. 

On  voit,  par  quelques  points  de  cette  énumération,  que  CarmeUne 
ne  se  bornait  pas  à  arracher  les  dents.  Mais,  s'il  empiétait  sur  les  fonc- 
tions des  autres  opérateurs,  la  plupart  de  ceux-ci  empiétaient  égale- 
ment sur  les  siennes,  comme  nous  l'avons  déjà  dit. 

N'oublions  pas  d'ajouter  que  l'iRustre  Carmehne  eut  pour  succes- 
seur son  neveu  Carante  ou  Quarante,  dont  le  nom,  beaucoup  moins 
glorieux,  est  parvenu  jusqu'à  nous  porté  sur  l'aile  du  sien"-. 

Il  faut  ensuite  franchir  le  siècle  avant  de  lui  trouver  un  rival  de 

*  Mais  uno  avulso  non  déficit  alter, 

Comme  dit  doctement  votre  ami  Carmeline. 

{Elomire  hypoc,  acte  1,  scène  m.) 
2  Abrah.  du  Pradel,  Livre  commode  des  adresses  (1691  ). 


OPERATEURS  ET  CHARLATANS 


237 


gloireet  de  renommée.  Avec  le  gros  Thomas,  ou  plutôt,  comme  l'ap- 
pelle Barbier  dans  son  Journal  et  comme  il  est  généralement  désigné 
alors,  le  grand  Thomas,  l'étoile  des  arracheurs  de  dents  du  Pont- Neuf, 
quelque  temps  éclipsée,  revit  d'un  plus  brillant  éclat.  Il  semble  avoir 
débuté  vers  1711.  Dès  17*28,  sa  gloire  était  en  plein  é|)anouissemenl , 
et  déjà  le  récit  de  ses  hauts  faits  courait  les  nouvelles  à  la  main.  Il 
avait  établi  le  centre  de  ses  opérations  sur  le  terre-plein  du  Poiil- 


Le  grand  Thomas  sur  le  Pont-Neuf,  d'après  une  estampe  du  temps. 

Neuf,  et  là,  monté  sur  son  échafaud  mobile  en  acier,  qu'entourait 
une  rangée  de  garde-lous',  il  y  débitait,  au  prix  modique  do  ciini 
sous,  la  médecine  universelle,  et  tirait  au  besoin  l'horoscope  des  per- 
sonnes qui  voulaient  bien  l'honorer  de  leur  confiance.  11  entreprenait 
la  guérison  des  maladies  de  foie  et  de  reins,  à  ce  que  dit,  ou  plutôt 
à  ce  que  chante  la  burlesque  apothéose  faite  en  son  honneur  quand  il 
mourut;  et  cette  pièce,  qui  n'est  peut-être  qu'une  calomnie,  raconte 
même  en  termes  narquois  qu'il  ordonnait  tout  bonnement  la  même 
dose  pour  les  hommes  et  pour  les  chevaux.  11  soignait  aussi  la  fièvre 


*  Le  grand  Thomas  a  été  souvent  gravé  de  pied  en  cap,  et  la  sculpture  même  s'en  esl 
occupée.  Nous  avons  vu  sa  statuette,  moitié  ivoire,  moitié  bois,  portant  la  date  de  173'i,  et 
le  représentant  assis  dans  un  large  fauteuil,  à  côté  de  son  singe,  qui,  armé  d'une  longue 
pince,  arrache  une  dent  à  un  chien.  On  le  peignait  également,  ainsi  que  son  singe,  sur  les 
boîtes  et  les  tabatières. 


238  LE  VIEUX  PARIS 

et  la  goutte.  Mais  la  mâchoire  humaine  était  surtout  son  fait  :  nulle 
dent  ne  résistait  à  ce  terrible  artiste,  qui  abusait  de  son  énorme  force 
musculaire  pour  réduire  les  rebelles  à  l'obéissance.  Si  elle  y  mettait 
de  la  bonne  volonté,  le  grand  Thomas  l'extirpait  sans  douleur,  avec 
souplesse  et  dextérité;  mais,  pour  peu  qu'elle  s'entêtât,  il  s'entêtait  à 
son  tour,  faisait  agenouiller  le  patient,  et  pesant  de  toutes  ses  forces 
sur  la  mâchoire  inférieure,  le  soulevait  de  terre  avec  la  vigueur  d'un 
taureau,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  remporté  la  victoire. 

C'était  un  philanthrope  et  un  cœur  d'or  que  le  gros  Thomas.  De 
temps  à  autre,  il  se  rendait  à  l'Hôtel -Dieu  pour  y  exercer  gratis  son 
bienfaisant  ministère.  On  lit  dans  les  Nouvelles  à  la  main\  à  la  date 
du  30  novembre  1728  :  «  Le  grand  Thomas,  voulant  témoigner  sa  joie 
sur  le  rétablissement  de  la  santé  de  Sa  Majesté,  a  arraché  gratis, 
pendant  trois  jours,  les  dents  au  pubhc,  sur  le  Pont-Neuf,  et  il  a  été 
dans  les  prisons  et  les  hôpitaux  les  arracher  gratis.  »  En  J729,  lors 
de  la  naissance  du  Dauphin,  il  fit  mieux  encore,  car,  le  jour  même 
où  l'heureux  événement  fut  connu,  il  annonça  qu'il  exercerait  pour 
rien  et  distribuerait  gratuitement  ses  marchandises  durant  quinze 
jours  entiers,  et  il  tint  parole "l  Le  bruit  courut  que  le  roi  lui  avait 
donné  une  pension ,  et  c'est  par  un  accès  de  reconnaissance  bien  légi- 
time de  la  part  de  l'opérateur  que  l'avocat  Barbier  explique,  dans  son 
Journal,  le  nouveau  trait  de  munificence  que  nous  allons  raconter. 
Du  haut  de  son  char  de  triomphe,  il  avertit  les  badauds  assemblés 
devant  lui  que  le  lundi  suivant,  19  septembre,  il  donnerait  sur  le 
Pont- Neuf  un  grand  repas  à  tout  le  peuple.  11  se  mit  en  mesure 
d'accomplir  sa  promesse  :  déjà  il  avait  terminé  tous  ses  préparatifs, 
acheté  un  l)œuf,  des  moutons,  des  oies,  et  fait  imprimer  l'annonce 
et  le  menu  de  son  repas,  avec  permission,  quand  le  conseil  de  police 
réfléchit  et  prit  peur.  Le  dimanche  soir,  défense  lui  fut  signifiée  de 
passer  outre.  Le  lundi,  toute  la  canaille  s'assembla  :  le  Pont-Neuf,  la 
place  Dauphine  et  les  quais  débordaient.  Ne  voyant  rien  venir,  elle 
ne  tarda  point  à  passer  des  murmures  à  la  colère,  et,  peu  après,  tous 
ces  gens,  rassemblés  d'abord  pour  dîner  à  la  table  du  grand  Thomas, 
allaient  tumultueusement  briser  les  vitres  de  sa  maison.  Il  fallut 
envoyer  la  garde  pour  le  protégera 

Voilà  la  popularité! 

'  Publiées  par  le  Dullelin  du  Bibliophile ,  juillet  1846. 

2  Le  gros  Thomas  ne  fut  pas  le  seul  des  industriels  de  la  rue  à  manifester  ainsi  son  allé- 
gresse en  cette  mémorable  occurrence  :  Mercier  nous  apprend,  dans  son  Tableau  de  Paris 
{ch.  CDXLv),  qu'un  décrotteur  du  Pont- Neuf  imita  son  exemple  en  nettoyant  les  chaussures 
de  tous  ses  clients  pour  l'amour  du  nouveau -né. 

3  Journal  de  Barbier,  à  la  date  indiquée. 


OPÉRATEURS  KT  CHARLATANS  239 

Le  surlendemain  paraissait  une  chanson  populaire  qui  raillait 
cruellement  la  mésaventure  du  grand  Thomas  et  de  ses  clients  allâ- 
mes. Les  Orphées  du  Pont-Neuf  ne  se  firent  pas  faute  de  venir  chan- 
ter à  sa  barbe  ces  couplets  satiriques  qui  le  livraient  à  la  risée  de  ses 
précédents  admirateurs.  Nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de  retrou- 
ver ce  monument  inconnu  des  historiographes  de  notre  héros,  et 
nous  n'en  voulons  point  priver  la  postérité. 

CHANSON   NOUVELLE 

su  H    LK    REPAb    DU    GRAND    THOMAS 
Sur  l'air  :  Du  haut  en  bds. 

Sur  le  l'onl-Neiif 
Un  grand  repas  devoit  paroîlro, 

Sur  lo  l'ont -Neuf 
On  devoit  y  gtTvir  un  bœuf; 
Douze  moutons  y  dévoient  être. 
Thomas  nous  a  trompés,  le  traître! 

Sur  le  I»ont-Neuf. 

Ouel  déplaisir! 
Je  comptois  y  remplir  ma  panse. 

Quel  déplaisir! 
Je  n'ai  pu  remplir  mon  désir. 
Vain  espoir,  trompeuse  espérance. 
Point  do  cervelas  ni  <réclanclu'  : 

Quel  déplaisir! 

De  toute  part 
Tout  le  peuple  accouroit  en  foule. 

De  toute  part. 
De  I\iris  et  de  Vaugirard, 
De  Ménilmonlant  et  du  Houle, 
Croyant  que  le  bon  vin  y  coule. 

De  toute  part. 

Consolez -vous. 
Gens  invités  à  cette  fête. 

Consolez -vous  : 
Allez-vous-en  manger  les  choux 
Que  votre  ménagère  apprête  ; 
Ma  foi ,  vous  n'êtes  que  des  bêtes  : 

Tant  pis  pour  vous  M... 

Heureusement  la  gloire  du  grand  Thomas  n'était  pas  de  celles 
qu'un  choc  suffit  à  briser.  Elle  survécut  à  cette  rude  épreuve,  comme 
le  soleil  qui  reparaît  plus  éclatant  dès  que  le  nuage  a  passé. 

'  Permis  d'imprimer  el  dislribuer,  ce  21  septembre  1729.      Hérault. 


240  •    Î^E  VIEUX  PARIS 

Le  grand  Thomas  était  superbe  à  voir,  debout,  à  côté  de  son  singe, 
sur  le  char  ou  l'estrade  qui  lui  servait  de  trône,  avec  sa  taille 
gigantesque,  plus  grosse  pourtant  qu'élevée,  le  panache  éclatant 
qui  flottait  sur  son  tricorne,  son  justaucorps  à  grandes  basques 
et  son  gilet  long,  que  bordaient  une  multitude  de  boutons  entassés 


LA  FIGURE  VERITABLE  DU    StJPERBE 
BONNET  DU  GRAND  TKOMAS  OPERATEUR 

MNS  PAREIL 


Bonnet  du  grand  Thomas,  d'après  une  pièce  conservée  au  cabinet  des,  Estampes. 
(Costumes  et  Mœurs,  Louis  XV,  Oa  29.) 


les  uns  sur  les  autres  comme  les  perles  d'un  collier,  sa  cravate 
blanche  à  nœud  large  et  solennel,  son  épée  avec  la  poignée  à  tête 
d'animal,  sa  plaque  sur  la  poitrine,  son  visage  grave,  doux  et  véné- 
rable, orné  d'un  beau  nez  aquilin,  débitant  d'une  voix  mâle  et  forte 
ses  éloquentes  harangues. 

C'était  un  personnage  magnifique  en  toutes  choses,  et  dans  cer- 
taines occasions  importantes  il  déployait  le  luxe  d'un  prince.  Un 
jour  qu'il  alla  rendre  visite  au  roi  à  Versailles,  on  le  vit  défiler  par 


UFÉKATEURS  ET  CHARLATANS 


241 


les  rues  au  milieu  d'une  pompe  tout  ù  fait  orientale.  Monté  sur  un 
cheval  superbe  qu'un  valet  conduisait  par  la  bride,  il  était  coilTé  d'un 
bonnet  en  argent  massif  (dont  le  portrait  nous  a  été  conservé  par  la 


Un  opérateur...  sur  les  bêtes. 
Le  marchand  de  mort-aux-riUs  (dessin  de  Gavarni). 


gravure),  ayant  à  son  sommet  un  globe  couronné  d'un  coq;  il  portait 
un  habit  écarlate  et  un  plastron  d'argent,  représentant  un  soleil  si 
lumineux,  qu'on  ne  pouvait  le  regarder  de  face,  et  il  défilait  au  milieu 
d'une  escorte,  salué  par  les  acclamations  du  peuple. 
Cet  illustre  empirique  brilla  sur  le  Pont-Neuf  au  moins  pendant 

10 


242  LE  VIEUX   PARIS 

vingt-cinq  OU  vingt-six  ans,  c'est-à-dire  sûrement  jusqu'en  1737% 
et  peut-être  encore  plus  tard.  Sa  statuette  en  pied,  qui  porte  pour 
suscription,  dans  une  guirlande  :  «  Je  suis  de  4734,  »  semble  se  rap- 
porter à  un  événement  célèbre  de  sa  vie.  Trois  ans  après,  une  pièce 
de  vers,  écrite  en  alexandrins  solennels,  célébrait  encore  ses  talents 
et  ses  vertus  sur  le  ton  le  plus  enthousiaste.  Voici  ce  fragment 
épique,  dont  nous  avons  retrouvé  un  exemplaire  : 

A  M.   THOMAS 

DES   EMPIRIQUES    DU    SIÈCLE   LE    PLUS   ILLUSTRE    ET   LE   SEUL   CHARITABLE 

Digne  fils  d'Esculape,  au  temple  de  mémoire 

Ma  muse  se  hasarde  à  chanter  votre  gloire, 

Et  dans  ce  haut  dessein  trop  longtemps  suspendu, 

Elle  va  vous  donner  Tencens  qui  vous  est  dû. 

IMiœbus,  viens  seconder  mon  zèle  téméraire, 

VA  daigne  me  prêter  ton  fiambeau  salutaire  : 

L'illustre  grand  Thomas,  Tlionneur  de  l'univers, 

Est  enfin  aujourd'hui  le  sujet  de  mes  vers. 

Tu  sçais  bien  qu'autrefois,  aux  rives  de  la  Seine, 

La  Mort,  la  sombre  Mort  vivoit  en  souveraine, 

Et,  prévenant  toujours  la  lente  guérison, 

Elle  portoit  partout  son  funèbre  poison; 

D'un  deuil  continuel  elle  faisoit  parade, 

Et  tout  enfin  mouroit  avant  qu'être  malade. 

Mais  l'illustre  Thomas,  par  ses  divins  secrets, 

Paroît  sur  ce  rivage,  arrête  ses  progrès... 

Alors  le  grand  Thomas,  triomphant,  plein  de  gloire. 

Nous  invite  à  goûter  l'effet  de  sa  victoire, 

Et  loin  de  ravilir  son  secours  généreux 

Par  un  sordide  gain,  ainsi  que  nos  aveux. 

Par  un  soin  libéral  autant  que  charitable 

11  donne  le  remède  au  mal  du  misérable. 

La  fièvre  devant  lui  disparoît  en  tremblant, 

La  goutte  pour  jamais  s'enfuit  en  clopinant, 

Et  tous  les  maux  bannis  par  son  art  salutaire 

Laissent  goûter  en  paix  les  plaisirs  de  la  terre 

Enfin  tout  l'univers  l'admire  et  le  bénit, 

I']t  ma  muse,  à  chanter  manquant  de  voix,  finit  "i. 

Cette  pièce,  imprimée  sur  feuille  volante,  comme  un  prospectus, 
faisait  probablement  partie  de  celles  que  le  grand  Thomas  distribuait 
lui-même  à  la  foule  du  haut  de  son  trône;  et  à  son  style  noble  et 

1  El  non  pas  seulement  jusqu'en  1733 ,  comme  le  dil  M.  Éd.  Fournier  dans  son  Histoire  du 
Pont -Neuf,  t.  I",  p.  251. 

2  Vu  l'approbation  du  sieur  Paget.  Permis  d'imprimer,  colporter,  ce  15  décembre  1736. 

HÉRAULT. 


OPÉRATEURS  ET  CHARLATANS  2'»3 

solennel  je  croirais  volontiers  qu'il  l'avait  commandée  à  l'un  de  ses 
poètes  ordinaires,  à  moins  que,  supposition  moins  injurieuse  à  sa 
gloire,  elle  n'eût  été  inspirée  par  la  reconnaissance  à  quelque  pauvre 
diable  de  rimeur  guéri  par  ses  soins. 

Ce  grand  homme  eût  pu  amasser  facilement  cinquante  mille  livres 
de  rente;  mais  sa  bienfaisance  et  ses  prodigalités  le  réduisirent  à 
une  modeste  aisance,  avec  laquelle  il  finit  par  se  retirer  du  métier.  Il 
mourut  fidèle  à  l'empirisme  et  sans  avoir  demandé  les  secours  de  la 
Faculté. 

Le  grand  Thomas  eut  des  successeurs,  mais  non  des  héritiers,  et 
personne  n'est  digne  de  prendre  place  à  sa  suite  dans  cette  histoire. 
Rappelons  pourtant  le  nom  du  dentiste  Lécluse,  ce  type  curieux  de 
la  Bohème  scientilique  et  artistique,  que  nous  avons  déjà  rencontré. 
Mercier  a  exalté  Catalan',  praticien  d'une  habileté  extraordinaire,  le 
Désirabodc  et  le  Faltet  de  son  lemj)s.  Si,  de  la  rue  Dauphinc  (pi'il 
habitait,  Catalan  ont  ou  l'esprit  de  faire  un  saut  jusqu'à  son  voisin  le 
Pont-Neuf,  il  aurait  enriflii  d'une  belle  figure  de  plus  celle  trop 
courte  galerie  des  arracheurs  de  dents;  mais  il  resta  chez  lui  comme 
un  aristocrate,  et  nous  n'avons  ])as  à  nous  occuper  des  dentistes  en 
chambre.  De  nos  jours,  Duchesne  i)èré  cl  lils  ont  fait  (pichpie  ligure 
parmi  les  dentistes  forains.  Vers  1850  et  dans  les  ainu'cs  suivaiiles, 
Duchesne  lils  se  signalait  sur  les  ]»laces  [tubliques  pai'  son  élo(juence 
imagée,  fougueuse  et  ])assionnée  :  «  Messieurs,  disait-il  avec  une 
irrésistible  conviction,  d'autres  vous  arrachent  les  dénis;  moi,  je  les 
cueille!  •> 

'  TaUmu  de  Paris,  1782,  l.  IV,  cli.  xxv. 


CHAPITRE  VII 


ESCAMOTEURS.  -  PRESTIDIGITATEURS   —  VENTRILOQUES 
JONGLEURS.  —  DEVINS.  —  TIREURS  DE  CARTES 


Ce  chapitre  tient  au  précédent,  comme  le  saltimbancpie  tient  au 
charlatan.  Presque  toujours  les  deux  industries  marchent  de  front. 
Les  escamoteurs,  jongleurs  et  tireurs  de  cartes  ne  font  pas  générale- 
ment profession  de  vendre  la  santé;  mais  au  besoin  ils  adjoignent 
volontiers  cette  branche  à  leur  commerce,  révèlent  une  maladie  et 
en  indiquent  le  remède  comme  ils  prédisent  l'avenir;  —  surtout  les 
fabricants  de  panacées,  d'élixirs  de  longue  vie,  d'antidotes  occultes 
et  souverains,  ne  sont  presque  jamais  que  des  i)restidigitateurs. 
Parfois  on  aurait  peine  à  dire  si  c'est  le  jongleur  ou  le  thaumaturge 
qui  domine  en  eux,  et  on  ne  sait  trop  dans  quelle  catégorie  les 
ranger. 

I 

Si  haut  et  si  loin  qu'on  recherche  dans  notre  histoire  intime,  on  y 
rencontre  le  faiseur  de  tours  de  i)asse-passe.  Les  trouvères  et  ménes- 
trels du  moyen  âge  mêlaient  à  leurs  récits  et  à  leurs  chants  tous  les 
amusements  qui  pouvaient  charmer  la  foule  ou  les  seigneurs,  parti- 
culièrement les  tours  d'adresse,  les  jeux  de  gobelets  et  toutes  les  sou- 
plesses du  corps  et  de  la  main.  On  les  voyait  avaler  des  épées,  jeter 
en  l'air  des  poignards  qu'ils  recevaient  par  le  manche,  jouer  avec  des 
boules,  exécuter  enthi  ces  actes  de  dextérité  auxquels  la  tradition,  qui 
[)ourrait  servir  de  preuve  à  elle  seule,  a  spécialement  conservé  jus- 
qu'à nos  jours  le  nom  de  jonglerie ,  lorsque  les  autres  attributs  de  cet 
art  ont  disparu  pour  toujours.  Tout  ce  que  font  aujourd'hui  nos  jon- 
gleurs  de  places  i)ubliques,  les  jongleurs  lettrés  du  moyen  âge  le  fai- 
saient aussi  dans  les  entr'actes  de  leurs  plus   nobles  exercices;  et 


246  LE  VIEUX   PARIS 

parmi  les  conseils  qu'un  poète  du  xiF  siècle  donne  à  un  ménestrel  de 
son  temps,  se  rencontrent  ceux-ci  :  «  Sache  jeter  et  retenir  de  petites 
pommes  avec  les  couteaux,  imiter  le  chant  des  oiseaux,  faire  des 
tours  avec  des  corbeilles,  etc.  » 

Les  escamoteurs  et  i)restidigiLateurs,  comme  on  dit  de  nos  jours, 
remplissaient  leur  rôle  parmi  les  spectacles  ordinaires  des  rues  de 
Paris,  et  figuraient  môme  dans  les  représentations  qui  avaient 
lieu  aux  entrées  des  rois.  On  ht  dans  la  relation  en  vers  que  nous 
a  conservée  le  Cérémonial  frangois  de  lentrée  de  Charles  VllI,  le 
8  juillet  1481.  : 

Plus  avant,  à  la  Porte  aux  Peintres, 

Vis  le  Galiffre  de  Braudas  i , 

Qui  engouloit,  sans  nulles  feintes. 

Enclumes  de  fer,  à  grands  tas, 

Dônotant  que  tels  Goulias 

En  France  ont  fait  grand'mangerie. 

Ce  GalifTre  de  Braudas  est  évidemment  un  aïeul  des  industriels  de 
nos  places  puljliqucs  que  nous  voyons  chaque  jour  avaler  des  mon- 
tagnes d'étoupes  et  de  grands  plats  de  cailloux. 

La  première  apparition  des  bohémiens  en  France  et  leur  aiM'ivée 
aux  })ortes  de  Paris,  en  1427-,  avaient  déjà  beaucoup  contribué  à 
étendre  et  à  populariser  les  pratiques  de  la  magie  blanche.  Tout  Paris 
alla  voir  ces  mystérieux  vagabonds,  à  physionomie  dial)olique,  dans 
le  village  de  la  Chapelle -Saint- Denis,  où  on  les  avait  logés,  et  ils 
exploitèrent  largement  à  leur  profit  la  curiosité  et  la  crédulité  de  la 
foule.  Les  femmes  surtout  disaient  la  bonne  aventure,  effrayaient  les 
imaginations  simples  par  leurs  tours  d'escamotage,  et  faisaient  com- 
paraiti'e  le  diable  au  besoin.  Ils  étaient  si  experts  en  sorcellerie, 
disaient  les  bourgeois,  que,  si  on  leur  donnait  la  moindre  pièce  de 
monnaie,  toutes  celles  qu'on  avait  en  poche  s'envolaient  aussitôt  à  la 
suite  et  couraient  rejoindre  leur  compagne;  ce  qui  tendait  à  prouver 
que  ces  grands  magiciens  étaient  surtout  de  fort  habiles  et  fort  peu 
scrupuleux  escamoteurs. 

Le  i)lus  ancien  prestidigitateur  peut-être  dont  la  réputation  soit 
parvenue  jusqu'à  nous,  c'est  ce  maître  Gonin  qui  vivait  sous  Fran- 


'  C'est-à-dire  le  calife  de  Bagdad,  personnage  qui  joue  un  grand  rôle  dans  les  romans 
chevaleresques  du  moyen  âge  où  l'on  guerroie  contre  les  Sarrasins,  et  qui  est  un  ressouvenir 
des  batailles  de  Charles  Martel  et  des  croisades.  C'est  par  un  calembour  qui  s'explique  dans 
les  vers  suivants  que  le  poète,  du  mot  calife,  a  fait  Galiffre,  c'est-à-dire  goulu,  goulias, 
comme  il  le  dit  lui-même  un  peu  plus  loin. 

*  Recherches  de  Pasquier,  livre  IV,  ch.  xix. 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  247 

çois  P'",  «  homme  fort  expert  et  subtil  en  son  art,  »  dit  Brantôme', 
qui  nous  parle  de  ses  «  inventions,  illusions,  sorcelleries  et  enchan- 
temens  d  ,  et  qui  rapporte  à  l'appui  de  son  assertion  un  trait  digne  de 
tous  ceux  dont  il  a  rempli  son  livre.  Cet  excellent  bateleur  et  faiseui* 
de  tours  a  légué  son  nom  à  ses  successeurs.  On  a  fait  toutes  sortes  do 
conjectures,  dont  aucune  n'est  pleinement  satisfaisante,  sur  l'origine 
et  l'étymologie  de  ce  nom,  qui  devint  à  partir  du  xvic  siècle  la  dési- 
gnation patronymique  de  tous  les  escamoteurs.  Rien  ne  s'oppose  abso- 
lument à  ce  qu'il  ait  été  dans  l'origine  un  nom  propre,  le  nom  de 
famille  d'un  enchanteur  illustre,  qui  aurait  si  bien  incarné  en  lui  l'art 
de  la  magie  blanche  que  ce  nom  serait  devenu  synonyme  du  genre,  et 
qu'on  ait  dit  un  maître  Cîonin  comme  on  dit  un  Layard,  un  Alexandre, 
un  Crésus.  L'étymologie  donnée  par  Bodin,  qui,  dans  sa  Démono- 
manie,  fait  dériver  maître  Gonin  de  l'hébreu  megonim,  «  maître  sor- 
cier, »  prouve  seulement  l'habileté  extraordinaire  de  cet  homme,  qui 
n'a  pas  permis  au  célèbre  démonographe  de  l'oublier  dans  sa  galerie, 
et  l'impuissance  où  étaient  beaucoup  de  gens  de  s'expliquer  tant  de 
tours  incroyables  autrement  que  par  un  commerce  avec  l'esprit  malin. 
Pareille  méprise  dut  arriver  souvent  alors,  et  il  est  probable  que 
noml)re  de  personnages  regardés,  poursuivis  et  brûlés  comme  sor- 
ciers, étaient  simplement  des  prestidigitateurs  et  des  escamoteurs. 
Qu'étaient-ce  autre  chose,  par  exemple,  que  lluggieri.  César  et  tant 
d'autres?  La  Voisin,  dont  les  enchantements  et  les  divinations  firent 
si  graml  bruit  dans  la  seconde  moitié  du  wii^  siècle,  n'était  qu'une 
adroite  joueuse  de  tours  de  passe-passe,  qui  avait  mérité  le  bûcher 
par  ses  empoisonnements,  mais  non  par  ses  sortilèges*. 

Revenons  à  maître  Gonin.  Son  nom  ne  se  transmit  pas  seulement 
aux  autres  escamoteurs,  en  France  et  môme  à  l'étranger  :  il  prit  une 
extension  et  une  signification  beaucoup  plus  grandes  ;  il  passa  en  pro- 
verbe pour  désigner  les  hommes  fins  et  rusés  ^,  adroits  et  souples, 
même  les  pronostiqueurs,  les  gabeurs,  les  diseurs  de  bons  contes. 
Par  une  analogie  naturelle  et  fâcheuse,  il  devint  aussi  le  synonyme  de 
ce  que  nous  appelons  maintenant  un  grec,  et  les  personnages  trop 
habiles  de  leurs  mains,  les  filous,  les  pipeurs,  les  tricheurs,  ceux  qui 
corrigeaient  le  sort  aux  jeux  de  cartes  ou  de  dés,  se  vantaient  de 

1  Hommes  illuslres. 

2  Sur  la  Voisin  et  la  Vigoureux,  sa  complice,  on  peut  lire  le  t.  V  des  Lettres  de  M'"«  de  Sévigné 
(édit.  Ad.  Régnier,  in-S»,  passim)  et  la  Devineresse,  comédie  de  Th.  Corneille  elde  Visé. 

3  Dictionnaire  de  Furetière.  Il  garde  ce  sens  même  en  plein  xviii»  siècle.  Bordelon  a  publié 
en  1713  les  Tours  de  maître  Gonin  (2  vol.  in -12),  où  j'avais  cru  d'abord  trouver  quelques 
renseignements,  mais  qui  ne  sont  rien  autre  chose  que  la  fort  insipide  histoire  d'un  polisson 
qui  passe  sa  vie  à  mentir,  à  mystifier  et  à  attaquer  les  gens. 


248  LE  VIEUX   PARIS 

combattre  sous  les  étendards  de  maître  Gonin  '.  Enfin  ce  nom  avait 
eu  la  gloire  de  fournir  matière  à  une  foule  de  dictons,  qui  se  retrou- 
vaient à  chaque  instant  dans  la  bouche  du  peuple  ou  sous  la  plume 
des  écrivains  populaires. 

Dans  la  même  page  où  il  parle  du  maître  Gonin  qui  florissait  à  la 
cour  de  François  I^r,  Brantôme  nous  révèle  également  l'existence  de 
son  petit-fils,  un  habile  homme  aussi,  quoique  bien  inférieur  à  son 
aïeul.  Ce  second  maître  Gonin  abusa,  à  ce  qu'il  paraît,  de  son  talent 
pour  l'escamotage  et  les  tours  d'adresse,  puisqu'il  finit  par  être  con- 
damné à  la  potence,  sous  le  règne  de  Charles  IX.  Il  est  vrai  qu'il  ne 
tiendrait  qu'à  nous  de  croire,  d'après  le  savant  théologien  Delrio, 
docteur  es  arts  magiques,  et  l'un  des  classiques  de  la  démonographie, 
qu'il  échappa  à  ce  désagrément  par  une  autre  invention  de  son  métier, 
en  jetant  un  enchantement  sur  les  yeux  du  public  et  du  bourreau ,  qui 
pendit  en  sa  place,  sans  s'en  apercevoir,  la  mule  du  premier  prési- 
dent; mais  ce  dernier  tour  nous  semble  d'une  authenticité  douteuse, 
même  pour  un  personnage  dont  la  gibecière  était  si  bien  fournie  ^ 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point,  ce  maître  Gonin  exerçait  son  art 
dans  les  rues  de  Paris,  et  il  convoquait  au  son  de  la  trompette  les 
badauds  et  les  curieux,  qui  se  pressaient  en  foule  autour  de  lui  :  «  Je 
ne  pense  point,  écrivait  Ramiis  en  1568,  que  si  maistre  Gonin  avoit 
sonné  sa  trompette  aux  quatre  coins  de  Paris,  qu'il  assemblast  plus 
de  fol  peuple.  »  C'est  évidemment  de  notre  personnage  qu'il  s'agit 
ici  :  on  le  voit  à  la  date,  antérieure  de  quelques  années  seulement  à 
celle  où  l'attendait  la  potence.  —  Est-ce  de  lui  aussi,  ou  de  son  père, 
ou  de  son  aïeul,  qu'il  est  question  dans  un  livret  de  l'an  1022  :  la 
Chasse  au  vieil  Grognard  de  V antiquité?  Parlant  des  délectations  du 
temps  passé,  sur  lequel  il  daube  à  cœur  joie,  l'auteur  s'exprime  ainsi 
sur  le  compte  de  nos  ancêtres  :  «...  Ou  bien  suivoient  pas  à  pas 
maistre  Gonin,  qui  avec  sa  robe  mi-party,  le  nez  enfariné,  jouant  de 
sa  cornemuse,  faisoit  danser  son  chien  Courtault,  ou,  par  une  subti- 
lité de  la  main,  courir  sur  son  bras  sa  petite  beste  faicte  d'un  pied 
de  lièvre,  qu'ils  croyoient  fermement  estre  vivante,  tant  ils  avoient 
l'esprit  innocent.  »  Si  ce  n'est  lui  que  désigne  ce  passage,  c'est  donc 
quelqu'un  des  siens,  et  voilà  une  demi-douzaine  de  lignes  qui  font 
revivre  d'une  façon  assez  piquante  la  physionomie  pittoresque  de  ce 
type  classique  des  rues  de  Paris. 


'  Dassoucy,  Aventures ,  ch.  m. 

2  C'esl  peut-être  à  ce  sorcier  et  à  son  supplice  que  se  rapporte  le  dicton  recueilli  par 
Adrien  de  Montluc  dans  sa  Comédie  des  proverbes  (acte  II ,  se.  iij  :  «  Maître  Gonin  est  mort, 
le  monde  n'est  plus  grue.  » 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  o'iO 

A  la  suite  de  ces  deux  maîtres  Gonin  de  la  même  famille,  le  nom 
est  devenu  générique.  Néanmoins  il  semble  avoir  été  plus  particuliè- 
rement appliqué,  au  xviio  siècle,  à  un  célèbre  joueur  de  gobelets  du 
Pont- Neuf,  qui  exerçait  à  quelques  pas  des  tréteaux  de  Tabarin  et 
de  tous  ces  autres  escamoteurs,  boudons  ou  faiseurs  de  tout-s  de  force 
et  d'adresse,  qu'énumère  l'auteur  du  Ministre  iVÉtat  flambé  (\Q\9)  : 


Cagliostro  consulté  sur  la  l.olerie.  —  D'après  une  gravure  du  temps. 


Gardelin,  le  C40utelier,  la  Roche,  etc.  Cet  habile  homme  excitait 
l'admiration  des  chambrières,  des  écoliers,  des  laquais  et  des  pages, 
des  bourgeois  et  des  mousquetaires,  par  la  dextérité  avec  laquelle 
il  faisait  disparaître  la  muscade,  et  changeait  instantanément  en 
fleurs  la  poudre  magique  qu'il  pétrissait  dans  ses  mains.  Avec  son 
chapeau  encombré  de  plumets,  ses  longues  moustaches,  sa  largo 
fraise,  la  grande  escarcelle  où  il  renfermait  tous  les  instruments  de 
son  art,  ses  bras  nus  jusqu'au-dessus  du  coude  pour  éviter  tout 
soupçon  de  fraude,  et  son  intarissable  faconde,  maître  Gonin  était 


250  LE  VIEUX  PARIS 

superbe  à  voir  et  à  entendre.  Au  son  retentissant  de  sa  trompette, 
—  car  alors,  comme  du  temps  de  Ramus,  la  trompette  était  encore 
l'instrument  ordinaire  des  saltimbanques,  charlatans  et  faiseurs  de 
tours  de  passe  -  passe ',  —  la  foule  accourait,  et  tandis  que  maitre 
Gonin  s'escrimait  sur  sa  petite  table,  les  filous,  ses  confrères  clandes- 
tins, travaillaient  de  leur  mieux  dans  les  poches  de  ses  admirateurs. 

Un  des  tours  ordinaires  de  ces  escamoteurs  était  le  tour  des  son- 
nettes ,  que  Sorel  a  pris  la  peine  de  nous  expliquer  dans  sa  Maison  des 
jeux,  mais  en  termes  qui  pourraient  être  plus  clairs  :  «  Les  charlatans, 
dit-il,  se  servent  aussi  quelquefois  de  deux  sonnettes  et  vous  montrent 
qu'il  y  en  a  une  dans  chaque  main  ;  puis  ils  vous  les  font  passer  toutes 
deux  dans  une  seule,  vous  éblouissent  par  leur  mouvement  continuel , 
et  vous  étourdissent  en  môme  temps  de  leur  babil.  Pour  vous  abuser 
aussi  davantage,  ils  ont  une  autre  sonnette  attachée  à  l'un  des  bras, 
qui  est  celui  de  la  main  vide  ;  et  pour  vous  faire  croire  qu'il  y  a  toujours 
une  sonnette  à  chaque  main ,  ils  font  sonner  celle-là  en  môme  temps 
que  les  autres;  et  après,  si  l'on  gage  qu'il  y  en  a  une  dans  chaque 
main,  ils  les  ouvrent  et  vous  font  voir  que  vous  avez  perdu.  » 

Vers  1642,  un  escamoteur,  connu  sous  le  nom  de  Buveur  d'eau,  se 
fit  connaiti'e  à  Paris  par  des  tours  d'un  autre  genre,  mais  peut-ôtre  plus 
merveilleux  encore,  et,  en  tout  cas,  d'une  espèce  plus  rare  que  ceux 
de  maitre  Gonin.  Cet  homme  avalait  un  seau  d'eau  et  le  rendait  immé- 
diatement après,  soit  en  forme  de  girandole,  soit  en  partageant  le 
tout  entre  plusieurs  bouteilles,  avec  l'odeur  et  la  couleur  de  l'eau-de- 
rose ,  de  l'eau  d'ambre ,  et  de  toutes  les  variétés  d'eau  possibles  ;  ou , 
quand  il  le  voulait,  avec  la  couleur,  l'odeur  et  les  autres  propriétés 
apparentes  de  l'eau -de -vie.  Spectacle  étonnant,  et  que  néanmoins  le 
xviic  siècle  n'admirait  pas  à  sa  valeur,  peut-être,  comme  le  remarque 
philosophiquement  Sauvai -,  parce  que  l'homme  prenait  peu  d'argent! 
C'est  probalilement  l'industriel  que  Jacques  Lagniet  a  pourtraicturé 
sous  le  titre  du  Maltois,  insigne  buveur  d'eau,  avec  ce  quatrain  : 

Le  Maltois  rend  par  sa  science 
Tant  d'eaux  de  différente  odeur. 
Qu'il  semble  qu'il  ait  en  sa  panse 
La  boutique  d'un  parfumeur. 

Ces  tours  sont  surprenants,  mais  ils  sont  authentiques  et  mieux 

'  Bemonlrance  de  Pierre  de  la  Ramée ,.  .  louchanl  la  profession  royale  en  mathématique, 
n-8°,  p.  39. 

2  Antiquités  de  Pans,  t.  Il,  p.  545.  On  a  fait  sur  ce  personnage  la  Bouffonnerie  d'un 
buveur  d'eau  (1642),  mentionnée  par  Beauchamps  dans  le  3'=  volume  de  ses  Recherches  sur 
les  théâtres. 


escamotp:urs  et  devins  251 

prouvés,  j'en  atteste  Niebulir,  que  tous  les  faits  de  l'iiistoire  romaine. 
Appuyé  sur  cette  base  solide,  nous  pouvons  dès  lors  considérer  comme 
un  véritable  tableau  de  mœurs  qui  se  rattache  à  notre  sujet,  en  com- 
plétant nos  indications,  et  non  pas  seulement  comme  une  fantaisie 
de  poète  macaroni(jue,  la  description  «pio  nous  a  laissée  l'auteur  de 
Merlin  Coccaïe  des  ex[)loits  d'un  escamoteur  populaire.  Cette  pein- 
ture curieuse  n'est  pas  celle  d'un  homme,  c'est  celle  d'un  ty|)e;  nous 
la  citons  d'autant  plus  volontiers  que  l'Italie,  où  se  passe  la  scène, 
était  la  terre  nourricière,  le  point  de  départ  de  la  plupart  des  sal- 
tim])anques  du  monde  civilisé,  et  qu'elle  fournissait  à  Pai'is  la  line 
Heur  de  ses  escamoteurs  comme  de  ses  charlatans  et  de  ses  empi- 
riques. Boccal  le  Beri^amasque,  chanté  par  la  muse  ixtulTonne  de 
Folengo,  est  l'exemplaire  original  de  tous  nos  maîtres  (lonin.  I.e  poète 
nous  le  montre,  la  gibecière  pendue  au  côté  droit  de  la  ceinture,  les 
manches  de  la  chemise  et  du  pourpoint  retroussés  jusqu'aux  coudes, 
installé  devant  une  petite  taljle  qui  repose  sur  deux  tréteaux.  11  com- 
mence par  les  meiuies  bagatelles  du  métier,  est'amotant  de  petites 
muscades  avec  ses  gobelets  de  cuivre,  les  multipliant,  les  faisant  dis- 
paraître, etc.  Il  se  fait  apporter  ensuite  une  bouteille  de  malvoisie, 
la  boit  jusqu'au  fond  et  jette  le  bouclion  dans  la  mer;  puis,  après 
avoir  ouvert  la  bouche  pour  montrer  (ju'il  n'y  a  rien  dedans,  il  serre 
les  dents,  souflle  de  toutes  ses  forces  et  tire  de  son  gosier  des  poi- 
gnées de  farine  dont  il  asperge  les  assistants.  Eu  môme  temps  on  voit 
pendre  au  cou  de  l'un  d'eux  le  bouchon  ([iii  avait  été  jeté  dans  la 
mer.  Boccal  fait  encore  beaucoup  d'autres  tours  merveilleux  :  il  met 
un  morceau  de  pain  dans  la  bouche  d'un  spectateur,  et  quand  celui-ci 
veut  le  cracher,  il  n'a  plus  que  des  crottes  de  cheval  entre  les  lèvres  ; 
il  tire  les  aiguillettes  d'un  autre  sans  les  rompre,  et  ordonne  de  les 
chercher  dans  la  poitrine  de  son  voisin,  d'où  l'on  extrait  successive- 
ment une  bouteille,  un  miroir,  une  écritoii-e,  uue  sonnette,  une 
semelle  de  soulier,  une  étrille,  toute  une  foire.  Il  dit  à  un  auti'e  de 
souftler  du  nez,  et  soudain,  de  ce  nez  remué  par  trois  ou  quatre 
éternuements  successifs  il  sort  avec  un  grand  bruit  un  taon,  suivi 
d'un  grillon  et  de  mieux  encore  ^ 

En  1696,  un  paysan  dauphinois,  nommé  Jacques  Aymar,  lit  grand 
bruit  à  Paris  par  l'emploi  d'une  merveilleuse  baguette  divinatoire,  à 
l'aide  de  la(|uelle  il  découvrait  non  seulement  les  trésors,  les  souices 
et  les  bornes  déplacées,  mais  les  malélices,  les  voleurs  et  les  assas- 


'  Histoire  macaronique  de  Merlin  Coccaïe,  t.  XIII ,  p.  235-7,  édition  G.Briinet  et  P.  La- 
croix, iti-16. 


252  LE  VIEUX  PARIS 

sins.  Il  opéra  tant  de  merveilles  que,  durant  plusieurs  années,  il  ne 
fut  pas  question  d'autre  chose  à  Paris.  Ce  qui  l'avait  surtout  mis  à 
la  mode,  c'était  la  découverte,  très  dramatiquement  graduée  et  arran- 
gée avec  un  véritable  génie  de  mise  en  scène,  des  meurtriers  d'un 
marchand  de  vin  de  J.yon.  Le  flair  merveilleux  de  sa  baguette,  qui 
lui  avait  fait  suivre  les  coupables  à  la  piste  pendant  plusieurs  jours, 
malgré  toutes  les  complications  de  leur  fuite,  avait  été  solennellement 
attesté  pai'  les  certiticats  en  bonne  et  due  forme  des  magistrats  et  des 
autorités  de  Lyon.  Du  mois  de  juillet  au  mois  de  septembre,  le  Mer- 
cure et  la  Gazette  sont  pleins  de  ces  attestations  et  de  ces  récits.  On 
publia  toutes  sortes  de  pièces,  de  relations  et  d'explications  sur  son 
compte.  Les  philosophes  et  les  théologiens  s'en  préoccupèrent,  attri- 
buant ces  prodiges,  les  uns  aux  émanations  des  corpuscules,  les  autres, 
comme  Malebranche  et  le  P.  Lebrun,  au  pouvoir  du  diable.  Aymar 
était  simplement  un  personnage  adroit,  une  espèce  de  Cagliostro  en 
herbe,  dont  le  charlatanisme  très  habile  Unit  par  être  découvert. 
Mandé  à  Paris,  mis  à  l'épreuve  par  le  prince  de  Condé,  par  d'autres 
grands  personnages  et  par  la  police,  il  commit  bévues  sur  bévues, 
perdit  bien  vite  la  réputation  qu'il  s'était  acquise,  et  retourna  s'ense- 
velir dans  sa  province. 

Mais  la  baguette  de  coudrier  était  devenue  à  la  mode,  et  un  grand 
nom])re  d'adeptes,  des  femmes  môme,  se  mirent  à  la  faire  tourner'. 
En  1782,  un  nommé  Bleton,  compatriote  d'Aymar,  renouvela,  au 
grand  émoi  des  savants,  ce  prodige  de  la  baguette  divinatoire,  mais 
seulement  pour  la  découverte  des  eaux  souterraines.  Il  faillit  être 
étouffé  par  l'aflluence  de  la  foule,  au  moment  où  sa  baguette  de  cou- 
drier tournait  pour  indiquer  la  présence  d'une  source  dans  la  partie 
jusqu'alors  la  plus  aride  du  jardin  du  Luxembourg.  Quand  il  se  trou- 
vait au-dessus  d'un  cours  d'eau,  il  éprouvait  des  symptômes  nerveux, 
spasmodiques  et  convulsifs,  qui  communiquaient  un  mouvement  de 
rotation  à  la  baguette  de  métal  supportée  par  ses  deux  index.  On  le 
promena  dans  tous  les  jardins  de  Paris  et  des  environs,  sans  pouvoir 
jamais  le  prendre  en  défaut;  après  quoi,  la  curiosité  publique,  satis- 
faite ,  le  laissa  de  côté  '-. 

La  baguette  divinatoire  n'était  qu'une  application  piirticulière  de 
cette  baguette  magique,  instrument  professionnel  des  fées   du   bon 


^  Mercure  de  1692-3.  CoUin  de  Plancy,  Dictionnaire  inférerai,  art.  Baguette  divinatoire. 
Bordelon,  Molière  aux  Champs-Elysées,  p.  6^».  Tallemant,  édit.  P.  Paris,  III,  98.  C'est  la 
baguette  d'Aymar  qui  a  inspiré  à  Regnard  la  comédie  de  la  Baguette  de  Vtdcain. 

2  Mémoires  secrets,  t.  XX,  II  et  1/i  mai  1782.  Paul  Lacroi.x,  Dix- huitième  siècle  :  Lettres, 
sciences  et  arts,  in-4o,  p.  .'>1. 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  263 

vieux  temps,  des  astrologues,  et  encore  aujourd'hui  des  sorciers  des 
places  publiques.  Pour  avoir  toute  sa  puissance,  elle  devait  être  de 
la  pousse  de  l'année,  et  il  fallait  qu'on  la  coupât  le  premier  mercredi 
de  la  lune,  aux  environs  de  minuit,  en  prononçant  des  paroles  caba- 
listiques. 

Le  xviiie  siècle  mérite  d'occuper  une  place  importante  dans  les 
annales  de  hi  jonglerie  et  de  la  prestidigitation,  bien  que  la  plupart 
des  liéros  et  des  exploits  (|u'il  a  produits  en  ce  génie  ne  rentrent 
pas  dans  l'bumble  cadre  de  ce  chapitre,  où  je  ne  m'occupe  que  des 
magiciens  populaires  et  des  saltimbanques  de  la  rue.  Sous  le  règne 
de  M»^"  <le  Pompadour,  la  sorcière  Bontemps,  femme  d'un  soldat  aux 
gardes,  et  dont  la  fille  épousa  le  président  Beaudoin,  renouvela, 
mais  d'une  façon  plus  innocente,  les  exploits  de  la  Voisin.  Elle  lisait 
l'avenir  dans  le  marc  de  café,  et  vendait  un  élixir  de  beauté.  Les 
plus  grands  personnages  allaient  souvent  la  consulter  et  se  montrèrent 
fort  contents  de  ses  révélations  sur  leur  passé  et  de  ses  prédictions  \ 
Les  convulsionnaires  du  cimetière  Saint- Médard,  pauvres  dupes 
menées  par  quelques  dupeurs,  le  comte  de  Saint -Cîermain,  Mesmer 
avec  ses  baquets,  Caglioslro  enfin,  pourraient  nous  foui'nir  une 
ample  moisson,  si  nous  n'avions  volontairement  restreint  dans  un 
cercle  plus  étroit  et  plus  sûr  le  champ  de  nos  recherches  liistoriques. 
Pourtant  Cagliostro  nous  appartient  par  quelques  points  de  sa  l)io- 
graphie.  Cet  illustre  charlatan,  durant  ses  trois  séjours  à  Paris, 
exerça  quelquefois  en  plein  air  :  tantôt,  en  iiabile  ventriloque,  il 
faisait  entendre  dans  la  rue  ou  en  rase  campagne  des  voix  ([ui 
venaient  du  ciel;  tantôt,  empirique  en  même  temps  que  ])resti(ligita- 
teur,  il  distribuait  publiquement  son  vin  d'Egypte,  ses  poudres  et  ses 
pommades.  Du  haut  de  la  terrasse  de  sa  maison,  rue  Saint-Claude, 
au  Marais,  il  se  montrait  à  la  foule  attroupée,  prête  à  l'adorer  comme 
un  dieu,  la  haranguait,  lui  révélait  ses  mystères.  Ce  siècle  esprit-fort, 
père  de  VE7icyclopédie,  qui  ne  croyait  pas  en  rÉvangile  et  (\u\  ne 
croyait  guère  en  Dieu,  crut  à  Saint- Germain  et  à  Cagliostro. 

Esquissons  la  biographie  de  ce  dernier,  en  le  prenant  comme  type  : 
elle  nous  dispensera  de  nous  arrêter  aux  autres. 

L'état  civil  de  Joseph  Balsamo,  malgré  tout  le  soin  qu'il  prit  pour 
entourer  son  origine  de  ténèbres  mystérieuses,  est  parfaitement  éta- 
bh,  et  Gœthe  n'a  pas  dédaigné  d'y  concourir  lui-même  par  ses 
recherches.  B  était  né  à  Palerme,  le  8  juin  1743,  de  Pierre  Balsamo 
et  de  Féhcité  Bracconeri.  Le  nom  de  Cagliostro,  (ju'il  prit  i>lus  taid, 

'  Mémoires  de  M™^  du  Haussât,  édil.  Barrière,  p.  105  et  138-142. 


254  LE   VIEUX  PARIS 

en  l'enrichissant  du  titre  de  comte,  était  le  nom  du  mari  de  sa  mar- 
raine. Dans  la  généalogie  qu'il  se  fabriqua,  il  se  donnait  pour  l'un 
des  descendants  de  Charles  Martel,  et  cette  idée  lui  avait  sans  doute 
été  suggérée  par  le  nom  de  son  arrière-grand-père  du  côté  maternel, 
Matthieu  Martello.  C'est  ainsi  que  la  [)lupart  des  faljjes  imaginées  par 
cet  aventurier  reposaient  sur  un  fond  réel,  défiguré  à  plaisir  et  paré 
des  plus  fastueuses  couleurs. 

On  assure  qu'il  prit  les  premières  notions  sur  les  diverses  branches 
de  la  médecine,  dont  il  devait  par  la  suite  tirer  si  bon  parti,  dans  le 
couvent  des  frères  de  la  Miséricorde,  à  Cartagirone,  où  il  entra  à 
l'âge  de  treize  ans  et  gagna  l'affection  du  frère  pharmacien.  II  s'en  fit 
chasser  à  la  suite  de  plusieurs  mauvais  tours,  et  revint  à  Palerme 
mener  une  vie  d'expédients  où  on  le  voit  commencer  déjà,  non  sans 
succès,  l'exploitation  de  la  niaiserie  humaine.  La  plus  jolie  et  la  plus 
impudente  de  ses  farces  fut  peut-être  celle-ci.  Il  avait  soutiré  à  l'or- 
fèvre Murano  la  somme  de  soixante  onces  d'or,  par  la  promesse  de 
lui  faire  découvrir  dans  une  caverne  un  trésor  immense  confié  à  la 
garde  des  génies.  A  peine  arrivé  dans  la  caverne,  le  ])auvre  Murano 
fut  entouré  par  une  demi-douzaine  do  diablotins  habillés  de  rouge, 
(pii  le  houspillèrent  et  le  bàtonnèrent  de  la  bonne  façon,  et  il  s'enfuit 
sans  demander  son  reste. 

Après  s'être  rendu  im])ossible  à  Palerme,  Balsamo  passa  à  Messine, 
où  il  fit  la  connaissance  d'un  certain  Altolas,  qui  est  devenu  plus  tard 
le  sage  Althathas  de  son  autobiographie  fabuleuse.  Voici  ce  qu'il 
racontait.  D'après  ses  plus  lointains  souvenirs,  il  avait  été  élevé  à 
Médine  au  milieu  d'une  pompe  princière  par  le  sage  Althathas  ;  puis  il 
s'était  rendu  à  la  Mecque  avec  son  instituteur  et  ses  innombrables 
domesti({ues,  et  il  y  avait  vécu  trois  ans,  chez  son  parent  le  shérif. 
De  là  il  était  passé  en  Egy|)te,  où  il  avait  recueilli  la  sagesse  primi- 
tive de  la  l)ouche  des  prêtres,  dans  les  souterrains  de  Memphis  et 
dans  l'intéi'ieur  des  Pyramides.  A  Mait(},  où  le  sage  Althathas  était 
mort,  il  avait  été  l'ccueilli  avec  éclat  par  le  grand  maître,  dont  quelques 
paroles  mystéi-ieuses  l'autorisaient  à  croire  f[u'il  était  le  fils  d'une  prin- 
cesse de  Trébizonde.  Enfin  le  grand  maître  avait  désigné  le  chevalier 
d'Aquino  pour  l'accompagner  à  Naples,  où  s'ouvrit  sa  carrière  pu- 
blique. —  Et  voici  la  vérité  :  Altolas  était  un  aventurier,  fourbe  et 
prestidigitateur.  Il  avait  déjà  parcouru  l'Orient,  et  y  entreprît  une 
nouvelle  tournée  avec  le  jeune  Balsamo,  qu'il  initia  à  sa  science  d'es- 
camoteur. Grâce  à  ses  heureuses  dispositions  naturelles,  l'élève 
dépassa  bientôt  le  maître,  et,  chemin  faisant,  il  serra  dans  sa  mé- 
moire, qui  ne  laissait  rien  perdre,  force  briîjes  de  langues  orientales 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  2?i5 

et  tout  ce  qu'il  put  attraper  de  particularités  sur  les  religions,  les 
rites,  les  légendes  merveilleuses  de  l'Egypte,  de  l'Asie  Mineure,  etc. 
A  Malte,  il  eut  en  elTet  des  rai)ports  avec  le  grand  maitre,  mais  uni- 
quement parce  que  celui-ci  nourrissait  pour  l'alchimie  une  passion 
mallieureuse,  que  Balsamo  sut  adroitement  exploiter. 

11  obtint  du  crédule  grand  maitre  des  lettres  de  recommandation 
pressantes  pour  Rome  et  pour  Naples,  et,  à  Rome,  l'envoyé  de  l'ordre 
de  Malte  près  le  saint-siège,  le  baron  de  Bretteville,  le  présenta  chez 
les  plus  hauts  personnages.  Mais  nous  ne  pouvons  le  suivre  pas  à 
pas  dans  l'existence  la  plus  enchevêtrée,  la  plus  ténébreuse  et  la  plus 
vagabonde  qui  fut  jamais.  Pendant  dix  ans,  l^alsamo,  qui  venait 
d'épouser  la  belle  et  intrigante  Lorenza  Feliciani,  lille  d'un  très 
humble  artisan,  voyage  de  pays  en  pays,  changeant  sans  cesse  de 
nom  et  de  condition,  dupant  et  escro(|aant  les  badauds  de  son  mieux, 
se  perfectionnant  enfin,  par  une  praticjue  assidue  et  une  obsei'va- 
tion  pénétrante  de  toutes  les  formes  de  la  crédulité,  dans  ce  grand 
art  du  charlatan  dont  il  devait  bientôt  offrir  l'exeniitle  le  |>]us  extra- 
ordinaire. 

Il  était  vcim  deux  fois  à  Paris  pendant  quelques  mois,  comme  i)our 
tâter  le  terrain;  mais  ce  n'est  qu'en  1785  qu'il  s'y  lixa  et  y  obtint  le 
succès  éclatant  que  l'on  sait.  Dans  l'intervalle  il  avait  déjà  fait  grand 
tapage  à  Londres  et  à  la  Haye.  C'est  de  Londres  que  datent  vraiment 
sa  célébrité  historique  et  sa  puissance.  A  partir  de  ce  moment,  un  le 
voit  mener  grand  train,  se  mouvoir  dans  les  hautes  sphères,  impri- 
mer à  son  industrie  un  cachet  de  nouveauté  et  de  hardiesse  qui 
frappe  les  imaginations.  On  portait,  dit  l'un  de  ses  historiens,  son 
portrait  et  celui  de  Lorenza  sur  des  éventails,  des  bagues  et  des 
médaillons;  on  vendait  son  Imste,  avec  l'inscription  :  Divo  Caglios- 
tro,  —  car  il  avait  dès  lors  piis  définitivement  ce  nom, 

A  Londres,  Cagliostro  s'était  fait  recevoir  franc- maçon,  et  les  loges 
tinrent  dès  lors  une  place  considérable  dans  sa  vie.  A  la  Haye,  il  en 
fonda  une  à  l'usage  des  dames,  et,  à  partir  de  ce  moment,  il  s'occupa 
de  propager  un  nouveau  système  de  franc -maçonnerie,  qu'il  tenait 
des  prêtres  égyptiens  des  Pyramides,  lesquels  le  tenaient  eux-mêmes 
d'Enoch  et  d'Élie.  Au  lieu  de  s'appeler  le  Vénérable,  il  s'appelait  le 
Grand  Cophte;  il  se  prétendait  né  d'un  ange  et  d'une  femme,  et 
envoyé  sur  la  terre  pour  conduire  les  fidèles  à  la  perfection  par  la 
renaissance  physique  et  morale. 

Les  adeptes  de  Cagliostro  ne  s'occupèrent  jamais  beaucoup  de  la 
renaissance  morale;  mais,  pour  la  renaissance  physique,  ce  fut  autre 
chose.  11  en  avait  donné  la  recette;  seulement  elle  n'était  pas  des  plus 


256  LE  VIEUX  PARIS 

faciles  à  suivre.  Il  fallait  se  retirer,  avec  un  ami  sûr,  dans  une  retraite 
absolue,  où  l'on  commençait  par  jeûner  rigoureusement  pendant 
dix- sept  jours.  Le  dix- septième,  après  s'être  fait  saigner,  on  avalait 
six  gouttes  d'une  certaine  mixture  blanche,  dont  on  augmentait 
ensuite  la  dose  de  deux  gouttes  par  jour.  Le  trente -deuxième  jour,  à 
la  suite  d'une  saignée  nouvelle,  on  se  mettait  au  lit  et  l'on  absorbait 
le  premier  grain  de  la  matériel  iirima,  qui  amenait  une  syncope  de 
trois  lieures  avec  convulsions.  Le  lendemain,  le  deuxième  grain  ame- 
nait la  fièvre,  le  délire,  la  chute  des  cheveux,  des  dents  et  de  la  peau. 
Au  trente- sixième  jour,  le  troisième  grain  vous  faisait  tomber  dans 
un  long  et  profond  sommeil,  pendant  lequel  repoussait  tout  ce  qu'on 
avait  perdu.  Le  trente- neuvième,  on  prenait  un  bain  et  l'on  buvait  un 
verre  de  vin  auquel  dix  gouttes  de  baume  du  Grand  Cophte  avaient 
communiqué  une  vertu  merveilleuse.  Le  quarantième  jour  enfin,  on 
rentrait  dans  le  monde,  rajeuni  de  cinquante  ans.  Il  fallait  recom- 
mencer tous  les  demi -siècles,  et  l'on  pouvait  atteindre  ainsi  l'âge  de 
5,557  ans  ;  mais  l'iionnête  Cagliostro  ne  vous  cachait  pas  qu'il  lui  était 
impossible  de  dépasser  ce  chiffre  fatidique. 

Avec  l'amour  de  la  vie,  l'amour  de  l'or  fut  la  passion  sur  laquelle 
Cagliostro  s'appliqua  le  plus  cà  fonder  son  empire.  Il  savait  que  ce 
sont  les  deux  sentiments  les  plus  vivaces  de  l'homme.  L'éhxir  de 
longue  vie  et  la  pierre  philosophale  furent  les  principaux  instruments 
de  son  règne.  11  y  joignait  les  relations  avec  le  monde  surnaturel,  la 
prédiction  de  l'avenir  et  les  apparitions.  Pour  évoquer  les  ombres  des 
grands  hommes,  les  anges  et  les  prophètes  de  l'Ancien  Testament,  il 
avait  à  sa  disposition  tout  un  arsenal  de  trucs,  tout  un  répertoire  de 
fantasmagories  qui  eussent  fait  envie  à  Dunglas  Home  et  aux  frères 
Davenport,  mais  que  Robertson,  Robin  et  Robert  Houdin  ont  depuis 
longtemps  dépassé.  Ce  thaumaturge  était  un  spirite  avant  la  lettre, 
un  médium  de  première  catégorie,  complétant  son  industrie  par  l'em- 
ploi du  magnétisme  et  de  l'escamotage.  Un  de  ses  exercices  favoris 
et  des  plus  saisissants  consistait  à  faire  lire  dans  un  vase  rempli 
d'eau  par  une  voyante,  c'est-à-dire  par  une  petite  fille  en  état 
d'innocence  parfaite,  née  sous  une  constehation  favorable,  ayant  les 
yeux  bleus,  l'àme  sensible  et  les  nerfs  délicats.  Cela  se  faisait  à  grand 
renfort  de  prières  et  de  paroles  cabalistiques;  l'eau  se  troublait  et 
s'agitait;  il  s'y  formait  des  figures  que  la  voyante,  non  sans  tomber 
en  convulsions,  décrivait  à  l'auditoire  effrayé. 

Les  plus  grands  personnages,  depuis  le  cardinal  de  Rohan  jusqu'au 
comte  d'Estaing,  surtout  les  femmes  les  plus  distinguées  par  leur 
naissance  et  leur  fortune,  comptèrent  parmi  les  adeptes  de  Cagliostro. 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  257 

Mais  ces  merveilleuses  jongleries  aboutirent  ù  une  fin  misérable. 
Impliqué  dans  l'afTaire  du  Collier,  Gagliostro  fut  jeté  à  la  Bastille, 
puis  banni  de  France  le  8  mai  178G.  Il  erra  encore  quelque  temps  à 
travers  l'Europe,  cbercbant  à  ressaisir  son  prestige  détruit.  Le  saint- 
office  le  fit  arrêter  à  Rome,  le  27  novembre  1789,  et  conduire  au 
château  Saint- Ange.  Les  pièces  de  son  procès,  qui  réveilla  vivement 


Le  diseur  de  bonne  aventure,  d'après  une  pièce  du  cabinet  des  Estampes. 
(Costumes  et  Mœurs,  Louis  XVI,  Oa  34.) 


la  curiosité  de  l'Europe,  ont  été  publiées.  Il  confessa  la  plupart  de  ses 
impostures,  tout  en  soutenant  la  vérité  des  appaiitions  qu'il  évoquait 
par  l'intermédiaire  de  la  voyante.  On  sait  qu'il  fut  condamné  à  mort, 
et  que  le  pape  Pie  VI  commua  la  peine  capitale  en  une  détention  per- 
pétuelle. Les  génies  qu'il  avait  à  son  ordre  ne  vinrent  point  le  déli- 
vrer, et  il  mourut  en  prison,  probablement  en  1795,  suivant  quel- 
ques-uns en  1797,  à  peu  près  oublié  de  tous  ses  fanatiques. 

Ainsi  était  déjà  mort  le  comte  de  Saint- Germain;  ainsi  devaient 
mourir  Mesmer  et,  de  nos  jours,  Dunglas  Home.  Ainsi  s'éteignent  tous 
ces  grands  feux  de  paille  qui  illuminent  le  triste  chapitre  des  supersli- 

17 


258  I^K   V1KT1X   PARIS 

tions  humaines,  ne  laissant  après  eux  qu'un  peu  de  cendre  noircie 
dans  les  bas -fonds  de  l'histoire. 

Laissons  là  ces  charlatans  de  salon,  ces  escamoteurs  ambitieux, 
qui  ont  méprisé  le  gobelet,  la  muscade  et  la  boîte  à  double  fond,  et 
ont  préféré  une  réputation  troublée,  pleine  d'orages  et  de  mécomptes, 
à  la  gloire  pure  et  tranquille  dont  ils  eussent  pu  jouir  sur  la  place 
publique. 

Heureusement  nous  pouvons  revendiquer  à  cette  époque  des  noms 
plus  innocents  que  ceux-là,  de  vrais  successeurs  de  maître  Gonin, 
qui  n'ont  pas  cherché  à  se  poser  en  envoyés  de  la  Providence  et  en 
images  de  la  Divinité. 

Aux  foires  du  milieu  du  siècle,  le  Paysan  de  la  Nort-Holland  con- 
voquait les  curieux  à  des  exercices  de  magie  blanche  dont  ses  affiches 
donnent  la  plus  haute  idée.  Nous  citerons  particulièrement  le  pot  de 
fleurs  philosophe,  où,  à  l'instar  des  escamoteurs  indiens,  il  faisait, 
sous  les  yeux  du  public,  croître  un  arbre  qui  se  couvrait  ensuite  de 
fleurs,  puis  de  fruits,  qu'on  distribuait  aux  spectateurs;  le  change- 
ment d'une  personne  de  la  compagnie  «  en  tel  animal  que  l'on  sou- 
haitait, à  deux  ou  quatre  pieds  »,  le  changement  d'un  objet  tenu  par 
l'un  des  spectateurs  dans  sa  main  en  un  animal  vivant;  les  pièces  de 
monnaie  métamorphosées  en  créatures  vivantes;  la  résurrection  d'un 
coq  ou  d'une  poule,  à  laquelle  un  assistant  avait  lui-même  coupé  la 
tête;  vingt  tours  de  bagues,  de  cartes,  de  mouchoirs,  plus  surpre- 
nants les  uns  que  les  autres;  enfin  celui-ci,  que  nous  donnons  tex- 
tuellement d'après  son  affiche  :  «  Il  suspend  un  pigeon  vivant  par  la 
tête  à  un  ruban  ou  à  une  corde  tendue;  à  la  faveur  d'une  chandelle 
ou  d'une  lampe,  l'ombre  du  pigeon  se  rélléchit  sur  une  toile  attachée 
à  la  muraihe;  dès  qu'il  touche  avec  la  pointe  de  son  poignard  l'ombre 
de  cet  oiseau,  le  pigeon,  dont  il  est  cependant  fort  éloigné,  exprime 
par  ses  mouvements  qu'il  est  sensible  à  ses  piqûres.  Il  perce  l'ombre, 
et  le  sang  du  pigeon  coule  dans  un  plat  qu'on  a  mis  sous  lui,  comme 
si  l'animal  avait  été  frappé  lui-même  par  le  coup.  Enfin  le  Paysan  de 
la  Nort-Holland  donnera  trois  coups  du  tranchant  de  son  poignard 
dans  l'ombre  du  col  du  pigeon;  au  troisième  coup,  le  corps  du  pigeon 
tombe ,  la  tête  reste  au  cordon  sans  que  personne  ait  touché  l'animal , 
ou  qu'il  ait  reçu  aucune  impression  d'ailleurs.  »  Le  Paysan  de  la 
Nort-Holland  faisait  payer,  en  1751 ,  ses  places  jusqu'à  quarante  sols 
au  premier  rang  '. 


»  Campardon,  Spectacles  delà  foire,  II,  216-9.  Les  escamoteurs  abondaient  d'ailleun 
dans  les  baraques  des  foires,  comme  on  l'a  déjà  vu  au  chapitre  in. 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS 


'll)\) 


Un  escamoteur  juif,  nommé  Jonas,  exéculait  des  tours  élonnanls 
et  donnait  des  leçons  de  son  art,  en  1774,  au  Vauxhall  d'hiver,  qui 
avait  été  construit  cinq  ans  auparavant  dans  la  paitie  occidentale  de 
l'enclos  de  la  foire  Saint- Germain.  —  Une  dizaine  d'années  plus 
tard,  Pinetti,  qui  avait  commencé  sa  réputation  dans  les  rues  de 
Rome,  Ijrillait  à  Paris  de  manière  à  éclipser  tous  ses  rivaux.  Les 
Mémoires  secrets  constatent  son  habileté  extraordinaire,  la  fécondité 
et  la  variété  de  son  imagination ,  et  ajoutent  que  le  roi  en  fut  si  satis- 
fait, qu'il  lui  permit  de  donner  des  représentations  sur  le  théâtre  de 


Jongleurs  indiens,  d'après  le  Bon  genre,  n"  88. 


l'hôtel  des  Fermes.  Parmi  ses  tours,  on  remarquait  ceux  de  la  Tclc 
d'or,  qui  devinait  tout  ce  qu'on  lui  demandait,  en  l'indiquant  par  des 
signes;  du  Bouquet  philosophique,  renouvelé  du  Paysan  de  la  Nort- 
Ilolland;  du  pigeon  auquel  il  coupait  la  tête,  sans  répandre  une 
goutte  de  sang,  avec  une  bande  de  papier  ordinaire,  et  cent  autres 
pareils. 

Au  moment  où  sa  vogue  commençait  à  se  ralentir,  il  trouva  moyen 
de  la  raviver  en  faisant  publier  contre  lui,  par  un  confrère  qui  signait 
de  Cremps,  un  opuscule  intitulé  la  Magie  découverte  ou  les  Tours  du 
célèbre  Pinetti  mis  au  jour,  et  en  arrangeant  avec  lui  une  représenta- 
tion oii  il  le  confondit  si  bien,  que  le  parterre  se  jeta  sur  le  pseudo- 
contradicteur, le  battit  comme  plâtre  et  le  força  d'aller  demander 
pardon  à  genoux,  sur  la  scène,  à  celui  dont  il  avait  voulu  détruire  la 
renommée.  Pinetti  transporta  le  pul)lic  d'admiration  par  la  générosité 


260  LE  VIEUX   PARIS 

avec  laquelle,  après  avoir  réduit  au  silence  son  calomniateur,  il  prit 
sa  défense,  le  releva,  l'embrassa  et  le  fit  sortir  par  une  porte  de  der- 
rière, en  lui  glissant  dans  la  main,  avec  des  précautions  ostensibles, 
une  poignée  d'écus  ^  On  voit  que  cet  illustre  escamoteur  avait  plus 
d'un  tour  dans  son  sac  à  malices. 

Une  anecdote  authentique,  ou  du  moins  qui  fut  alors  racontée  par- 
tout sans  trouver  de  contradicteurs,  prouva  encore  mieux  son  habi- 
leté. Le  duc  de  Chartres  venait  d'entrer  à  son  spectacle,  accompagné 
de  quelques  autres  seigneurs.  Pinetti  s'avance  vers  Son  Altesse,  et  fait 
un  geste  d'étonnement  :  «  Qu'est-ce  donc?  demande  le  prince.  —  Mon- 
seigneur, je  vous  avoue  que  je  suis  surpris  de  vous  voir  sans  chemise 
au  milieu  d'un  cercle  si  brillant.  »  Le  duc  de  Chartres  se  regarde,  et 
s'aperçoit  avec  saisissement  qu'il  est,  en  effet,  sans  chemise.  «  Serait-il 
possible  que  vous  me  l'eussiez  escamotée?  demande-t-il  à  Pinetti.  — 
Non  pas  moi,  Monseigneur,  mais  bien  M.  de  Fitz- James,  à  qui  vous 
vous  fiez,  et  qui  l'a  dans  sa  poche.  »  M.  de  Fitz- James  se  fouille,  et 
ramène  la  chemise.  Pinetti  la  prend,  la  jette  dans  un  brasier,  et  lors- 
qu'elle est  consumée  par  la  flamme,  le  prince  la  retrouve  sur  son 
corps.  Un  pareil  prodige  nous  dispense  de  parler  des  autres;  mais 
nous  ne  voulons  pas  du  moins  négliger  d'ajouter  que  cet  escamoteur 
exerça  dans  la  rue,  et  que  le  Pont-Neuf  fut  pendant  quelque  temps 
le  théâtre  de  sa  gloire. 

Vers  la  même  époque,  môme  un  peu  auparavant,  l'illustre  Ledru- 
Comus,  grand-père  d'un  homme  qui  devait  acquérir  de  nos  jours  une 
célébrité  d'un  autre  genre,  —  Ledru-Rolhn,  —  faisait  également, 
par  ses  expériences  de  physique  amusante,  l'admiration  de  Louis  XV, 
qui  lui  avait  donné  le  titre  de  professeur  de  physique  des  enfants  de 
France,  et  des  Parisiens  les  plus  blasés.  Les  Mémoires  secrets;  V Es- 
pion du  boulevard  du  Temple;  Paris,  Versailles,  les  provinces  au 
xviii°  siècle,  et  tous  les  ouvrages  de  même  nature  ne  tarissent  pas 
sur  les  talents  de  ce  personnage,  qui  voulut  même  joindre  la  gloire 
d'Esculape  à  celle  de  maître  Gonin. 

Ledru-Comus  eut  un  concurrent  qui  lui  vola  son  pseudonyme, 
pour  créer  entre  eux  deux  une  confusion  qui  ne  pouvait  que  lui  être 
très  profitable.  Ce  second  Comus,  qui  s'intitulait  «  premier  physicien 
de  France  »  était  un  pur  et  simple  escamoteur,  mais  très  habile.  Sa 
renommée  date  surtout  de  la  mort  de  Comus-Ledru  (1807),  dont  il 
sembla  l'héritier  et  le  continuateur.  Parmi  ses  exercices  favoris, 
signalons  le  coup  de  piquet,  un  tour  de  carte  qu'il  exécutait  les  yeux 

'  Paris,  Versailles,  etc.,  t.  II,  p.  171. 


ESCAMOïEUFiS  ET  DEVINS  261 

bandés,  en  faisant  son  adversaire  repic  et  capot;  les  huit  montres 
jetées  en  l'air  qu'il  suspendait  au  plafond  d'un  coup  de  pistolet;  et 
le  tour  du  verre  de  vin  chan*,fé  en  fleurs,  qu'il  se  vantait  sur  ses 
afliches  d'avoir  exécuté  devant  Sa  Majesté  Impéi'iale.  Avant  de  mourir 
pauvre  et  oublié  en  1820,  Comus  avait  subi,  au  milieu  de  ses  succès, 
la  peine  du  talion,  en  se  voyant  voler  à  lui-même,  sauf  une  seule 
lettre  (Conus  au  lieu  de  Comus),  son  glorieux  pseudonyme,  par 
le  sieur  Cote,  acte  de  concuirence  indélicate  au(piel  il  fut  très 
sensible. 

Ledru- Comus  avait  pour  voisin  sur  le  boulevard  le  physicien 
Noël,  bien  inférieur  à  lui,  et  (pii  n'était  guèie  fré(|uenté  que 
par  les  valets  de  ses  spectateurs  habituels  '.  Le  fameux  Romain, 
comme  l'appelait  une  estampe  populaire,  escamotait  un  enfant,  un 
boulet  de  48,  une  béte  à  (luatrc  pattes.  En  1791 ,  Perrin  donnait  des 
représentations  de  ses  prestiges  dans  la  salle  des  Délassements- 
Comiques,  où  il  alternait  avec  les  acteurs.  Il  y  exécutait,  entre 
autres,  les  tours  de  V encrier  parfaitement  isolé  qui  fournit  à 
volonté  de  l'encre  de  toutes  les  couleurs,  de  la  colombe  qui  rap- 
porte une  bague  mise  dans  un  pistolet  véritable  et  tiré  par  une 
croisée,  de  la  montre  piléc  dans  un  mortier  et  retrouvée  aussi  belle 
qu'auparavant,  et  dix  autres  non  moins  piodigieux.  Val,  excellent 
boulfon,  et  le  premier  homme  du  monde  pour  faire  sauter  la  coupe, 
exerçait  à  la  satisfaction  générale,  en  1797,  dans  le  jardin  du  pavillon 
de  Hanovre. 

11  faudrait  parler  encore  de  Philippe,  de  Bienvenu,  d'Olivier,  don! 
Cadet  Duteux  a  chanté  les  bons  tours  dans  une  des  plus  jolies  chan- 
sons de  Désaugiers;  de  Lel)reton,  dont  le  cabinet  de  t)hysique  et  de 
fantasmagorie,  situé  rue  Bonapai'te,  eut  queUpie  renommée  sous  le 
premier  empire  %  et  de  vingt  autres  pareils.  Mais  ces  physiciens  en 
chambre  nous  entraîneraient  trop  loin.  Quelques  escamoteurs  de  la 
rue  luttaient  de  célébrité  avec  de  si  puissants  rivaux.  En  177(),  le 
sieur  Rupano,  Vénitien  avantageusement  connu  dans  plusieurs  cours 
de  l'Europe,  et  ayant  eu  l'honneur,  en  passant  à  Fontainebleau,  de 
faire  voir  plusieurs  tours  de  physique  et  de  mathématiques  à  la  famille 
royale,  vint  s'étabHr  sur  le  Pont-Neuf  et  fit  l'admiration  de  la  foule. 

•  Le  Chroniqueur  desœuvré ,  ou  l'Espion  du  boulevard  du  Temple,  1782,  2«  édition,  t.  I, 
ch.  VII. 

*  Voir  pour  tous  ces  noms  :  Diilaure,  Histoire  de  Paris,  v,  310;  —  Bachaumont,  Mé- 
moires secrets,  janvier  1784;  —  Gouriet,  Personnages  célèbres,  t.  II,  p.  32i;  —  Brazier, 
Chronique  des  petits  Ihêâlres,  t.   I,   p.  100;  —  Petite  chronique  de  Paris,  pp.  78,  88,  953; 

—  Rougemont,  le  Rôdeur,  t.  II,  p.  276;  —  Prud'homme,  Miroir  de  Paris,  t.  I\^  p.  208; 

—  Nouveau  Pariseum,  1810,  p.  19i,  etc. 


•262  LE  VIEUX  PARIS 

En  outre,  il  vendait  une  encre  invisible,  qui  ne  paraissait  que  sous 
l'action  d'une  poudre  mystérieuse,  des  plumes  d'une  nouvelle  inven- 
tion, de  la  cire  dont  un  très  petit  morceau  suffisait  pour  cacheter 
plus  de  mille  lettres  sans  lumière,  de  la  poudre  excellente  pour 
nettoyer  et  blanchir  les  dents  sans  attaquer  l'émail,  une  composition 
pour  la  guérison  radicale  des  cors  aux  pieds,  oignons,  durillons, 
enfin  tout  un  arsenal  de  belles  et  bonnes  choses,  tout  un  magasin  de 
secrets. 

Un  peu  plus  tard,  Augier  l)rillait  à  la  tête  des  escamoteurs  de  la 
rue,  dont  il  était  à  la  fois  le  doyen  et  le  vainqueur.  Ce  personnage, 
vénérable  par  son  grand  âge  et  les  longues  méditations  à  l'aide  des- 
quelles il  avait  perfectionné  son  art,  joignait  au  talent  d'exécuter  des 
tours  de  passe-passe  et  de  gibecière  celui  d'écrire  des  opuscules,  où 
il  enrichissait  les  secrets  du  grand  et  du  petit  Albert  du  résultat  de 
ses  propres  découvertes. 

Parmi  les  tireurs  de  cartes  les  plus  recherchés  venait  alors  en  pre- 
mière ligne  Aliette,  plus  connu  sous  le  nom  d'Etteila,  qui  est  l'ana- 
gramme de  son  nom.  Le  grand  Etteila,  comme  on  l'appelle  dans  la 
langue  des  adeptes,  est  encore  aujourd'hui  le  patron  des  cartoman- 
ciens et  de  la  cartomancie,  dont  il  a  tracé  le  code.  Les  plus  hauts 
personnages  allaient  le  consulter  dans  le  taudis  qu'il  occupait,  à  un 
cinquième  étage  de  la  rue  Fromenteau  ' ,  et  sa  réputation  était  aussi 
bien  établie  dans  la  cour  de  Louis  XVI  que  le  fut  plus  tard  celle  de 
M"c  Lenormand  à  la  cour  impériale.  Etteila  était  assez  riche  pour 
habiter  un  appartement  et  une  rue  plus  convenables;  mais,  en  res- 
tant dans  son  bouge  de  la  rue  Fromenteau,  il  ne  faisait  que  suivre 
une  tradition  constante  du  métier.  Les  sorciers,  spécialement  ceux 
du  vieux  temps,  ont  toujours  aimé  les  galetas  sombres  et  sales, 
comme  par  affinité  avec  l'antre  des  Sibylles-. 

Le  fameux  devin  du  Directoire,  Martin,  logeait  aussi  dans  une 
sorte  de  taudis,  situé  au  premier  étage  de  la  rue  d'Anjou-Dau- 
phine,  n"  173.  C'était  un  cul-de-jatte,  ne  pouvant  remuer  qu'à  l'aide 
de  béquilles,  qu'il  manœuvrait  d'ailleurs  avec  une  prestesse  extraor- 
dinaire. Cette  difformité  môme  n'était  pas  sans  influence  sur  la  vogue 
dont  il  jouissait.  L'imagination  aime  à  concevoir  les  sorciers  sous  une 

1  Œuvres  choisies  du  prince  de  Ligne,  in-S",  t.  II,  p.  240.  —  V.  également  Cuisin,  Paris 
en  miniature ,  p.  287. 

2  Cuisin  (1822,  p.  290-1).  constate  aussi  cette  tradition  des  devins  antérieurs  à  la  Révo- 
lution :  (I  Autrefois,  dit -il,  la  tireuse  de  cartes  habitait  les  greniers;  »  mais  il  ajoute  que 
maintenant  elle  rend  ses  oracles  dans  un  salon,"  sur  un  fastueux  snplja;  qu'elle  fait  faire 
antichambre;  qu'elle  a  sa  police  occulte,  qui  lui  procure  toutes  les  informations  utiles  à  prix 
d'argent,  etc. 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  263 

figure  bizarre  et  monstrueuse  :  les  magiciennes  du  moyen  âge  étaient 
des  vieilles  ratatinées,  tordues  et  rabougries  comme  des  racines  de 
mandragore;  les  sorcières  de  Macbeth  n'ont  plus  physionomie  hu- 
maine; le  diable  a  des  cornes  et  une  tète  de  l)ouc,  et  Asmodée  est 
boiteux.  Martin  possédait  donc  tout  à  fait  la  mine  de  son  emploi. 
Homme  ignorant,  mais  convaincu,  plein  d'une  assurance  tranquille 
et  profonde,  il  avait  foi  en  son  art  et  savait  communiquer  cette  foi 
à  son  innombrable  clientèle.  Tous  les  jours,  sauf  le  dimanche,  qu'il 
réservait  pour  de  mystérieuses  promenades,  dont  un  jour  il  ne  revint 
plus,  son  appartement  ne  désemplissait  pas,  et  il  n'était  point  rare  de 
voir  une  longue  queue  se  former  dans  l'escalier  et  dans  la  cour.  Les 
cabriolets  et  les  berlines  stationnaient  en  foule  à  sa  porte.  On  ne 
venait  la  première  fois  que  pour  donner  son  nom  à  l'huissier  et 
savoir  son  jour  d'audience.  Et  afm  ({u'on  n'oubliât  pas  le  chemin  de 
son  antre,  sans  cesse  un  marmot,  à  l'œil  bleu,  aux  cheveux  blonds 
bouclés,  peut-être  son  lils,  sautillait  par  les  rues,  criant  et  tendant 
à  tous  l'adresse  du  devin  : 

«  Le  citoyen  Martin,  Italien,  demeure  toujours  rue  d'Anjou.  Il  pré- 
vient ses  concitoyens  et  ses  concitoyennes  qu'ayant  parcouru  les  quatre 
parties  de  l'Europe,  il  a  étudié,  depuis  l'âge  de  quinze  ans,  la  phy- 
sique, et,  par  le  moyen  d'une  carte  de  chiromancie,  il  dit  le  présent, 
le  passé  et  l'avenir.  Il  dit  aussi  quand  les  mariages  doivent  avoir 
lieu,  de  même  que  les  divorces;  il  dépeint  les  objets  que  l'on  doit 
avoir.  Il  observe  qu'il  fait  ce  travail  dès  sa  plus  tendre  jeunesse,  de 
père  en  fils,  par  expériences  physiques.  » 

Il  réalisait  aisément  des  recettes  de  six  à  sept  louis  par  jour.  Les  prix 
variaient  suivant  la  nature  des  choses  qu'on  voulait  savoir  :  chaque  ave- 
nir avait  son  tarif,  et  la  cote  de  l'ambition  n'était  pas  la  même  que 
celle  de  l'amour.  On  le  consultait  non  seulement  pour  les  mariages, 
pour  les  effets  perdus,  pour  la  connaissance  des  choses  futures,  mais 
surtout  pour  les  vols  :  c'était  sa  spécialité,  et  le  devin,  après  avoir  battu 
et  mêlé  son  jeu  d'une  main  rapide,  et  consulté  le  destin  sur  une  carte 
géographique,  toujours  étendue  devant  lui,  prononçait  l'oracle  avec 
un  accent  italien  qui  n'était  peut  être  qu'un  charlatanisme  de  plus.  Il 
racontait  avec  un  grand  sang-froid,  à  qui  voulait  l'entendre,  qu'il  était 
venu  du  Piémont  dans  un  char  volant,  attelé  de  deux  dragons  '. 

Après  Aliette  et  Martin ,  les  tarots  de  M^c  Villeneuve ,  rue  de  Lan- 


'  Mercier,  le  Nouveau  Paris,  ch.  lxui.  —  Les  journaux  du  temps.  —  E.  et  J.  de  Con- 
court ,  Histoire  de  la  société  sous  le  Directoire,  p.  234  et  suiv.  —  Mémoires  de  Fleury,  t  II , 
p.  369  et  suiv. 


264 


].E  VIEUX   PARIS 


cry  '  ;  les  blancs  d'œufs  de  M^nc  Michel  et  la  poule  noire  de  M"c  Lenor- 
mand  héritèrent  de  l'inépuisable  créduUté  des  badauds  parisiens  '-. 
Au  sortir  de  la  révolution,  la  foule  désorientée  se  jetait  à  plein  corps 
dans  la  superstition  la  plus  extravagante,  comme  dans  un' refuge 
contre  l'athéisme.  C'est  l'âge  d'or  de  la  sorcellerie.  Il  n'est  plus  ques- 
tion que  de  fantômes  et  de  revenants,  de  ruines  fantasmagoriques  et 
de  souterrains  mystérieux,  dans  les  romans  et  les  drames;  les  petits 
livres  de  secrets  magiques  fourmillent  à  tous  les  étalages,  les  philtres 
reviennent  à  la  mode;  la  plus  vulgaire  matrone  à  qui  il  prend  fan- 
taisie de  changer  son  escabeau  en  trépied  passe  en  un  clin  d'œil  à 


£i  e\R     T'v      't 


Le  sorcier  de  Tivoli,  d'après  les  Tableaux  de  Paris,  de  Marlet.  - 


l'état  de  sibylle.  Tous  les  murs  sont  recouverts  d'affiches  imprimées 
et  manuscrites  annonçant  les  moyens  infaillibles  de  gagner  à  la  lote- 
rie et  de  faire  fortune,  l'art  de  deviner  les  gens  sur  leur  écriture^, 
la  clef  des  songes  et  l'explication  des  pronostics.  Tous  les  carrefours, 
toutes  les  places  et  tous  les  boulevards  sont  remplis  d'astrologues  et 
de  devins  des  deux  sexes.  Il  y  en  a  plus  de  cinquante  établis  en 
plein  air,  de  la  Madeleine  à  la  rue  Vieille -du -Temple,  les  uns  avec 
des  tables  que  surmonte  une  bannière  aux  devises  mystérieuses,  les 
autres  avec  des  espèces  de  guéridons  tournants,  divisés  en  comparti- 
ments divers  pour  chaque  âge  et  chaque  profession  ;  d'autres  encore 


>  C'est  à  elle  que  Bourienne,  dans  ses  Mémoires  (II ,  76),  attribue  la  fameuse  prédiction 
faite  à  Joséphine,  qui  serait  allée  la  consulter  pendant  l'expédition  d'Éeypte. 

2  Rougemont,  le  Rôdeur,  t.  I,  p.  295. 

3  E.  et  J.  de  Concourt,  Société  française  sous  le  Directoire ,  p.  237, 


Les  Devineresses,  d'après  l'Almanach  de  1680. 
Bibliothèque  nationale,  cabinet  des  Estampes,  Histoire  de  France,  Qb  197. 


KSCAMOÏEURS  KT   DEVINS  267 

avec  de  longues  robes  couvertes  d'hiéroglyphes,  ou  perchant  sur  leur 
attirail  quelque  hibou,  symbole  de  leur  savoir  magi(pie,  que  l'igno- 
rance de  certains  badauds  leur  fait  prendre  pour  un  animal  curieux 
venu  des  contrées  les  plus  lointaines.  Ces  sorciers  disent  la  bonne 
aventure  à  travers  un  long  tube  qu'ils  appliquent  à  roreille  du  client; 
ou  bien  ils  lui  font  prendre  au  hasard  un  petit  carré  de  papier  blanc, 
qui  se  couvre  d'écriture  aussitôt  qu'ils  le  jettent  dans  un  bocal  parais- 
sant vide,  mais  où  est  renfermé  un  agent  chimique  dont  l'action  fait 
ressortir  les  caractères  jusque-là  invisibles  '. 

Mais  ces  magiciens  en  plein  vent  se  consacraient  principalement  à 
l'indication  des  numéros  qui  devaient  sortir  au  prochain  tirage  de  la 
loterie,  par  le  moyen,  tantôt  d'une  roue  de  fortune,  tantôt  d'un 
zodiaque  divisé  en  quatre-vingt-dix  cases,  sur  lequel  une  poupée 
tournante  venait  désigner,  en  abaissant  sa  baguette,  le  chiffre  qu'on 
devait  prendre  et  le  mois  où  il  fallait  tenter  la  fortune.  Kotzebue  a 
décrit  en  détail  ^  toutes  ces  sibylles  et  ces  devins  ({ui  remplissaient  les 
ponts  et  les  rues  sous  le  Consulat. 
Revenons  aux  physiciens  proprement  dits. 

Le  plus  célèbre  peut-être  de  tous  ces  prestidigitateurs  et  dupeurs 
de  sens  fut  Robertson,  dont  le  spectacle  fantasmagorique  et  nécro- 
mantique,  ouvert  d'abord  au  pavillon  de  l'Échiquier,  dans  les  pre- 
miers jours  de  germinal  an  VI,  puis  installé  peu  de  temps  après  dans 
l'ancien  couvent  des  Capucines  (rue  de  la  Paix),  excita  vivement, 
durant  plusieurs  années,  la  curiosité  parisienne.  Robertson  était  un 
physicien  de  mérite  et  un  mécanicien  habile  ;  il  arrivait  aux  elVets 
les  plus  saisissants  par  l'étude  profonde  (|u'il  avait  faite  des  lois  de  la 
lumière,  et  par  la  combinaison  des  moyens  scientifKjues  avec  tous 
les  prestiges  de  la  mise  en  scène.  Il  avait  soin  de  préparer  les  esprits 
aux  impressions  qu'il  voulait  produire.  Ce  n'était  qu'après  plusieurs 
détours  sous  les  cloîtres  silencieux  de  l'ancien  couvent,  décorés  de 
sombres  peintures,  que  le  spectateur  arrivait  à  la  salle,  fermée  par 
une  porte  de  forme  antique  et  couverte  d'hiéroglyphes,  qui  semblait 
annoncer  l'entrée  des  mystères  d'Isis  :  «  On  se  trouvait  alors,  ajoute 
Robertson  lui-même  en  ses  Mémoires'^,  dans  un  lieu  sombre,  tendu 
de  noir,  faiblement  éclairé  par  une  lampe  sépulcrale,  et  dont  quelques 
images  lugubres  annonçaient  seules  la  destination.  Un  calme  pro- 
fond,  un  silence  absolu,   un  isolement   subit  au   sortir  d'une   rue 


'  Paris  as  il  was  and  as  it  is.  London,  1803;  in-8°,  t.  I ,  p.  311. 

*  Souvenirs  de  Paris  en  1804. 

3  Publiés  seulement  en  1830,  t.  I,  p.  278. 


268  LE  VIEUX  PARIS 

bruyante  étaient  comme  les  préludes  d'un  monde  idéal.  Déjà  le 
recueillement  commençait,  toutes  les  physionomies  étaient  graves, 
presque  mornes,  et  l'on  ne  se  parlait  qu'à  voix  basse.  » 

Après  un  petit  discours  préliminaire  de  Robertson,  dont  l'air 
solennel,  la  maigreur  et  la  pâleur  s'appropriaient  parfaitement  à  la 
circonstance,  tout  à  coup  la  lampe  s'éteignait,  plongeant  toute  l'as- 
semblée dans  des  ténèbres  profondes  :  «  Au  bruit  de  la  pluie,  du 
tonnerre,  de  la  cloche  funèl)re  évoquant  les  ombres  de  leurs  tom- 
beaux, succédaient  les  sons  déchirants  de  l'harmonica;  le  ciel  se 
découvrait,  mais  sillonné  en  tous  sens  par  la  foudre.  Dans  un  loin- 
tain très  reculé,  un  point  lumineux  surgissait;  une  figure,  d'abord 
petite,  se  dessinait,  puis  s'approchait  à  pas  lents,  et  à  chaque  pas 
semblait  grandir;  bienhH  d'une  taille  énorme,  le  fantôme  s'avançait 
jusque  sous  les  yeux  du  spectateur  et,  au  moment  où  celui-ci  allait 
jeter  un  cri,  disparaissait  avec  une  promptitude  inimaginable,  d 
D'autres  fois,  les  spectres  sortaient  tout  formés  d'un  souterrain  et  se 
présentaient  brusquement;  un  squelette  apparaissait  tout  à  coup  sur 
un  piédestal.  J^es  principales  scènes  étaient  d'ordinaire  empruntées  à 
l'événement  du  jour.  Robespierre  entr'ouvrait  son  tombeau  et  voulait 
se  dresser,  mais  la  foudre  tombait  sur  lui  et  le  réduisait  en  poussière'. 
Ou  bien,  au  milieu  du  chaos,  parmi  les  éclairs,  on  voyait  se  lever 
une  étoile  brillante  avec  cette  inscription  au  centre  :  Dix-huit  bru- 
maire,  et  les  nuages,  en  se  dissipant,  laissaient  apercevoir  Bonaparte 
offrant  une  branche  d'olivier  à  Minerve,  qui  l'arrondissait  en  couronne 
pour  la  placer  sur  sa  tête. 

Dans  le  répertoire  fantasmagorique  de  Robertson,  on  distinguait 
particulièrement  le  Cauchemar,  les  Préparatifs  du  sabbat,  Young 
enterrant  sa  fille,  Macbeth  et  les  trois  sorcières,  la  Nonne  sanglante, 
la  Danse  des  sorciers,  tous  sujets,  comme  on  voit,  propres  à  agir 
fortement  sur  les  nerfs  et  à  frapper  de  terreur  les  imaginations  faibles. 
Il  y  avait  aussi  des  thèmes  gracieux  et  comiques,  sans  parler  des  sujets 
philosophiques,  d'accord  avec  les  tendances  de  l'époque  et  avec  celles 
de  Robertson  lui-même,  qui  se  vante  orgueilleusement  d'avoir  fait 
de  son  spectacle  un  instrument  de  guerre  contre  les  superstitions  et 
les  préjugés  ! 

A  ces  fantasmagories,  qui  composaient  le  fond  de  ses  représenta- 
tions et  qui,  grâce  au  soin  qu'il  prenait  de  les  renouveler  et  de  les 
étendre  sans  cesse,  attirèrent  tout  Paris  pendant  plus  de  six  ans, 
il  joignait  de  très  curieuses  expériences  de  physique,  d'acoustique, 

1  Courrier  des  spectacles  du  -4  ventôse,  an  VIII. 


KSC  A  MOTEURS  ET  DEVINS  271 

de  galvanisme,  de  mécanique  et  d'automatie;  son  spectacle  était  vrai- 
ment une  réunion  de  toutes  les  merveilles  et  de  toutes  les  féeries  de 
la  science. 

Pendant  un  voyage  de  Robertson,  les  frères  Aubée,  qu'il  avait 
employés  dans  ses  exhibitions,  profitèrent  de  son  absence  pour  s'in- 
staller au  pavillon  de  l'Échiquier,  qu'il  venait  de  quitter  lui-même,  et 
pour  organiser  un  spectacle  rival,  auquel  ils  donnèrent  le  nom  bar- 
bare de  Fantasmaparastasie.  Robertson,  qui  s'était  muni  en  toute 
hâte  d'un  brevet  d'invention,  leur  intenta  un  procès  qui  se  traîna 
dans  d'interminables  longueurs,  mais  où  les  procédés  les  plus  secrets 
de  son  art  durent  être  divulgués.  Dès  lors  les  représentations  fan- 
tasmagoriques devinrent  très  communes  à  Paris  :  on  les  compta  pai- 
douzaines,  principalement  sur  les  quais.  Robertson  dut  porter  sa 
science  ailleurs,  et  chercher  successivement  dans  rexi)loitation  des 
aérostats,  des  jardins  publics,  des  illuminations  et  des  feux  d'artifice, 
un  nouvel  aliment  à  son  activité,  un  nouveau  moyen  d'accroître  une 
réputation  et  une  fortune  dont  ses  fantômes  avaient  déjà  fait  la  meil- 
leure part. 

Deux  ans  après  l'établissement  de  Robertson  (an  VIII),  on  installa 
avec  grand  fracas,  dans  une  salle  du  cloître  Saint-Germain-l'Auxer- 
rois,  un  spectacle  annoncé  par  un  prospectus  d'un  charlatanisme 
pompeux  et  solennel,  sous  le  nom  de  Découverte  de  V invisibilité  du 
corps  humain,  et  plus  généralement  désigné  sous  celui  de  la  Fille 
invisible.  C'était  simplement  une  expérience  d'acoustique  très  ingé- 
nieuse, au  moyen  de  laquelle  on  voulait  persuader  aux  s{)ectateurs 
qu'une  personne  qui  entendait  les  moindies  mots  prononcés  à  voix 
basse  et  y  répondait,  sans  qu'on  pût  la  voir,  était  placée  au  milieu 
d'eux.  On  ne  saurait  croire  à  quel  point  ce  phénomène  intrigua  la 
curiosité  populaire  et  même  celle  des  savants  :  il  se  produisit  sur  le 
compte  de  la  Fille  invisible,  dans  les  brochures  et  les  journaux, 
autant  de  conjectures  que  sur  la  statue  sonore  de  Memnon.  Robert- 
son eut  bientôt  pénétré  le  mystère,  et  il  s'appropria  cette  expérience, 
en  l'améliorant  et  en  l'enjolivant'.  Quelque  temps  après,  il  enrichit 
son  spectacle  d'une  nouvelle  expérience  analogue  d'acoustique  et  d'in- 
visibilité, en  s'adjoignant  le  fameux  ventriloque  Fitz- James,  qui  ne 
s'était  pas  encore  produit  en  public. 

^  Il  faut  chercher  les  détails  et  l'explicalion  de  tous  ces  faits  dans  le  t.  I"  des  Mémoires 
de  Robertson,  à  partir  de  la  p.  195. 


272  LE  VIEUX  PARIS 


II 


La  ventriloquie  a  de  tout  temps  formé  l'une  des  branches  les  plus 
curieuses  du  commerce  des  escamoteurs  et  des  charlatans  de  tout 
genre.  Dieu  nous  garde  de  traiter  la  question  au  point  de  vue  tech- 
nique et  scientifique,  comme  a  fait  au  dernier  siècle  le  docte  abbé  de 
la  Chapelle'.  Nous  ne  doutons  pas  qu'on  ne  puisse  expliquer  par  là 
bien  des  supercheries,  bien  des  prétendus  prodiges  et  de  faux  oracles, 
mais  cela  ne  nous  regarde  pas.  Nous  n'avons  affaire  qu'aux  ventri- 
loques qui  se  sont  donnés  en  spectacle. 

Le  premier,  je  crois,  dont  il  soit  question  dans  nos  vieux  auteurs, 
est  celui  dont  parle.  Etienne  Pasquier  dans  ses  Recherches  (liv.  VI, 
ch.  XXXIX )  :  «  11  n'y  a  pas  douze  ou  treize  ans  qu'il  est  mort  un 
bouffon,  nommé  Constantin,  qui  représentoit  presque  toutes  sortes 
de  voix,  tantost  le  chant  des  rossignols,  qui  n'eussent  pas  mieux  seu 
desgoiser  leurs  ramages  que  luy,  tantost  la  musique  d'un  asne,  tan- 
tost les  voix  de  trois  ou  quatre  chiens  qui  se  battent,  et  enfui  le  cry 
de  celuy  qui,  pour  esLre  mordu  par  les  autres,  se  va  plaignant.  Avec 
un  peigne  mis  dans  sa  bouche,  il  représentoit  le  son  d'un  cornet  à 
boucquin  :  toutes  ces  choses  si  à  propos,  que  ny  l'asne,  ny  les  chiens 
en  leur  naïf,  ni  un  homme  jouant  du  cornet  à  boucquin  n'eussent  eu 
l'avantage  sur  luy.  J'en  parle  comme  celuy  qui  l'ay  veu  souventesfois 
en  ma  maison.  Mais  surtout  étoit  admirable  qu'il  parloit  quelquefois 
d'une  voix  qu'il  tenoit  tellement  enclose  dans  son  estomac  sans  ouvrir, 
que  bien  peu,  les  balevres,  à  manière  qu'estant  près  devons,  s'il  vous 
appeloit,  vous  eussiez  cru  que  c'estoit  une  voix  qui  venoit  de  bien  loin, 
et  ainsi  ay-je  veu  quelques  miens  amis  trompés  par  luy.  » 

Sans  nous  arrêter  maintenant  ni  à  Louis  Brabant,  le  valet  de 
chambre  de  François  l<^'^,  ni  à  Collet,  l'Esprit  de  Montmartre ,  dont 
Tallemant  des  Réaux  a  raconté  quelques-uns  des  bons  tours  ^,  ni 
même  à  son  quasi  -  contemporain  Verdelet,  «  aveugle  et  joueur  de 
musette,  engastrimythe  et  ventriloque,  qui  amusa  et  étonna  les  ba- 
dauds tant  qu'il  voulut 3,  »  ni  davantage  au  comte  de  Saint- Germain, 


1  Le  Ventriloque  ou  V Engastrimythe ,  1772;  II»  partie,  in-12. 

2  Édition  P.  Paris,  in-S»,  t.  V,  p.  94-96. 

3  Bernier,  Anti-Menagiana,  1693,  in-12. 


KSCAMOTKURS  ET  DKVFNS 


273 


à  l'épiciei"  Saint- Gilles  '  et  à  dix  autres,  nous  nous  bornerons  à 
mentionner,  antérieurement  àThiémet  et  à  Fitz- James,  l'homme  ven- 
triloque qui  est  désigné  dans  les  Mémoires  manuscrits  de  Francœur 
comme  payant  une  redevance  annuelle  de  quarante  livres  à  l'Opéra, 
et  la  Poupée  parlante  produite  à  Paris  en  1783.  C'était  évidemment 
par  la  ventriloquie  que  s'expliquait  ce  dernier  prodige,  qui  intii"^ua 


frf.  e/tnv'cj  rti' 


Le  ventriloque  au  café  Borel,  d'après  une  estampe  du  temps. 


tant  les  Parisiens.  On  n'en  douta  plus,  en  voyant  l'année  suivante 
l'auteur  produire  un  ventriloque  octogénaire,  qui,  prenant  l'automate 


*  On  raconte  quelques  anecdotes  curieuses  sur  cet  épicier  de  Sainl-Germain-en-Laye.  Un 
jour,  dit  Caslil-Blaze  {Molière  musicien,  t.  I,  p.  280),  il  entre  dans  le  réfectoire  des  corde- 
liers  de  cette  ville,  et  dit  en  jetant  sa  grosse  voix  sur  une  statue  de  saint  François  :  <>  Il 
vaudrait  mieux  prier.  »  Aussitôt  les  révérends  pères,  conslernés,  quittent  la  table  et  courent 
à  l'église.  —  <•  M.  de  Saint-Gilles,  écrit  l'abbé  de  la  Chapelle,  me  fit  entrer  dans  une  petite 
chambre  au  rez-de-chaussée,  que  l'on  appelle,  je  crois,  arrière- boutique;  el  chacun  de 
nous  occupa  un  coin  d'une  petite  cheminée  qui  nous  chauffait;  une  table  à  côté  de  nous. 
Nous  étions  seuls.  Mes  yeux  ne  quittaient  pas  son  visage,  que  je  vis  presque  toujours  en 
face.  11  y  avait  près  d'une  demi-heure  qu'il  me  racontait  des  scènes  très  comiques  causées  par 
son  talent  de  ventriloque,  lorsque,  dans  un  moment  de  silence  de  sa  part  el  de  distraction 
de  la  mienne ,  je  m'entendis  appeler  très  distinctement  :  «  Monsieur  de  la  Chapelle!  »  mais  de 
si  loin  et  avec  un  son  de  voix  si  étrange,  que  toutes  mes  entrailles  en  furent  émues.—  «  Vous 
venez,  lui  dis -je,  de  me  parler  en  ventriloque?  «  11  ne  me  répondit  que  par  un  sourire; 
mais,  dans  le  même  temps  que  je  lui  montrais  la  direction  de  la  voix,  je  m'entendis  dire  bien 
distinctement,  avec  le  même  caractère  et  le  même  timbre  :  «  Ce  n'est  pas  de  ce  côté -là  !  <> 
Et  alors  la  voix  me  parut  partir  d'un  coin  de  la  chambre,  comme  si  elle  fût  venue  de  la 
terre  même.  »  —  Saint- Gilles  fut  examiné  par  les  commissaires  de  l'Académie  des  science», 
et  mandé  dans  le  sein  de  l'Académie  elle-même,  le  22  décembre  1770. 

18 


274  1>E  VIEUX  PARIS 

dans  ses  bras  et  le  berçant  comme  un  enfant,  entretenait  avec  lui  un 
dialogue  auquel  on  se  fût  mépris  '. 

Le  comédien  Lécluse  possédait  aussi  en  ce  genre  un  talent  distin- 
gué, qu'il  utilisa  d'abord  à  la  foire,  puis  dans  la  salle  élevée  par  lui, 
en  1779,  au  coin  des  rues  de  Bondy  et  de  Lancry.  Grâce  à  ce  ta- 
lent et  à  son  art  d'imitation,  il  pouvait  reproduire,  de  manière  à  faire 
une  illusion  complète,  les  bruits  les  plus  divers  et  les  plus  bizarres  : 
celui  d'un  forgeron  battant  son  fer  sur  l'enclume,  d'un  postillon  fai- 
sant claquer  son  fouet,  du  rouet  d'une  fileuse,  et  dix  autres  pareils, 
sans  parler  de  tous  les  cris  de  Paris.  Tant  de  talents,  joints  à  une 
verve  naturelle  qui  lui  permettait  d'arranger  ses  imitations  en  petites 
scènes  de  comédie,  ne  l'enrichirent  pas,  et,  après  avoir  à  diverses 
reprises  touché  à  la  fortune,  le  pauvre  ventriloque,  criblé  de  dettes, 
dut  vendre  son  théâtre. 

ïhiémet,  le  bouffon  par  excellence,  l'homme  aux  imitations  d'une 
vérité  et  d'une  verve  prodigieuses,  faisait  le  principal  ornement  des 
fûtes  données  par  Wentsell,  sous  le  Directoire,  dans  le  pavillon  de 
l'Échiquier,  et  les  chroniques  de  la  fin  du  siècle  ne  tarissent  pas  sur 
ses  talents  de  farceur  et  d'amuseur.  Quand  il  jouait  à  lui  seul  la 
Chasse  du  moulin,  V Arracheur  de  dents  et  surtout  les  Moines  gour- 
mayids,  il  eût  déridé  lord  Spleen  en  personne  ^  C'était  à  la  fois  un 
venirilotpie,  un  grimacier  et  un  mystificateur  de  première  force,  et 
le  premier  de  ces  talents  lui  aidait  beaucoup  à  exercer  le  dernier.  Le 
valet  de  chambre  de  Napoléon  I^r^  Constant,  raconte  dans  ses  Mémoires 
(ju'au  retour  de  l'expédition  d'Egypte  plusieurs  grands  personnages, 
cnli'e  autres  Eugène  de  Beauharnais,  se  plaisaient  à  faire  venir  Thié- 
met  à  leur  table,  pour  mystifier  les  convives  à  l'aide  de  ses  exercices 
de  ventriloquie,  et  il  rapporte  en  particulier  une  scène  de  dispute 
comique  engagée  par  lui  avec  Dugazon,  où  il  jouait  le  rôle  d'un  bègue 
et  d'un  sourd  ^ 

Thiémet  était  l'oncle  et  le  parrain  de  Gavarni ,  auquel  il  avait  légué 
quelque  chose  de  son  comique  à  froid.  Le  célèbre  artiste  a  raconté 
aux  frères  de  Concourt  que,  lorsqu'on  le  baptisa  à  l'âge  de  trois  ans, 
Thiémet  dérida  jusqu'au  curé  de  Saint- Nicolas  en  imitant  les  vagis- 
sements d'un  filleul  de  six  semaines,  tant  il  était  incapable  de  se 
défendre  contre  le  besoin  de  mystifier  *  ! 

'  Mémoires  secrets ,  t.  XXIV,  p.  231  ;  t.  XXV,  p.  182.  Cet  exercice  de  l'homme  à  la  poupée 
s'élail  i)erpétué  au  café  des  Aveugles  jusqu'à  sa  fermeture,  il  y  a  quelques  années. 

2  Ilcnrion,  Encore  un  tableau  de  Paris,  ch.  xxiii.  —  E.  et  J.  de  Concourt,  la  Société  sous 
le  Directoire,  p.  145. 

3  Mémoires  de  Constant,  t.  I,  p.  118. 

■î  Gavarni,  par  E.  et  J.  de  Concourt,  ch.  i,  p.  4-S,  1873,  in-S". 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS 


275 


Ne  faut- il  pas  aussi  ranger  parmi  les  ventriloques  M""  Vuniquc  et 
incomparable  Joséphine^  comme  elle  s'appelait  elle-même  avec  un 
juste  sentiment  de  ses  propres  mérites,  qui  avait  reçu  de  la  Provi- 
dence le  talent  naturel  d'imiter  «:  tous  les  instruments  à  vent  et  orga- 
nisés, serinettes  et  rossignols  >>?  Mais  nous  craindrions  de  rabaisser 
ce  génie  universel,  qui  se  qualifiait  dans  ses  prospectus  a  première 
artiste  académicienne  de  France,  auteur,  vérificateur  et  professeur  de 
tous  les  genres  d'écriture  »,  et,  entre  autres  talents  divers,  avait 
celui  d'exécuter  «  à  main  levée,  des  deux  mains  à  la  fois,  d'un  doigt 
de  chaque  main,  à  poing  fermé,  renversé  du  coude,  de  la  main 
gauche  et  sans  voir,  les  traits  les  plus  corrects  ». 

Personne  n'a  poussé  plus  loin  que  Fitz- James,  (jui  se  prétendait 
fils  d'un  grand  seigneur,  et  qui  eut  l'honneur  de  se  faire  tuer,  le 
30  mars  1814,  sur  les  buttes  Montmartre,  en  défendant  Paris  contre 
les  cosaques,  le  singulier  don  de  produire  par  la  voix  une  illusion 
complète  et  absolue.  11  en  abusait  en  société,  tantôt  pour  faire  croire 
à  la  présence  d'un  individu  renfermé  dans  la  cheminée  et  se  sauvant 
sur  les  toits,  tantôt  pour  lier  une  conversation  mystérieuse  et  pour- 
tant animée  avec  un  voleur  caché  sous  le  lit  ou  sous  la  table.  La  vérih' 
était  si  parfaite  que  ceux  mêmes  qui  le  connaissaient  s'y  laissaient 
toujours  prendre,  et  (ju'on  envoya  plus  d'une  fois  chercher  hi  garde 
pour  arrêter  les  prétendus  voleurs.  Dans  ces  sortes  de  scènes,  on 
n'apercevait  même  pas  le  mouvement  de  ses  lèvres.  Sur  le  théâtre  do 
Robertson,  ses  principaux  exercices,  qu'il  exécutait  habiluellemoiit 
derrière  un  paravent  pour  mieux  duper  l'oreille,  étaient  ceux  du  den- 
tiste arrachant  successivement  toutes  les  dents  saines  au  lieu  de  la 
dent  gâtée  ;  d'une  quei'ello  entre  quatre  ou  cin({  personnes  ;  du  malade; 
du  couvent,  où  les  spectateurs  entendaient,  de  la  manière  la  plus  dis- 
tincte et  la  plus  surprenante,  le  tintement  de  la  cloche,  le  son  i\o 
l'orgue,  le  chant  des  chœurs;  du  comité  révolutionnaire,  où  il  imi- 
tait à  lui  seul  cinq  ou  six  orateurs,  le  bruit  des  pas,  des  discussions 
et  des  clameurs  du  peuple  assemblé  '. 

Borel,  son  élève,  atteignit  presque  à  sa  célébrité.  Sous  l'empire, 
Fitz- James  et  Borel  étaient  tous  deux  propriétaires,  au  Palais-Royal, 
le  premier  dans  la  galerie  de  Virginie,  le  second  dans  un  des  caveaux 
de  la  galerie  de  Valois,  de  cafés  portant  leur  nom,  où  ils  attiraient 
beaucoup  de  monde,  surtout  des  provinciaux  et  des  étrangers.  Sur  le 
théâtre  lilliputien  qui  s'élevait  au  fond  de  son  café  et  où  l'on  ne  pou- 
vait se  tenir  debout  sans  toucher  les  frises,  Fitz- James  jouait  de 

*  Robertson,  Mémoires,  l.  I,  ch.  xv. ~  Lellres  sur  Paris,  Heidelberg,  1809,  p.  82-8'i. 


276  LE  VIEUX  PARIS 

petites  scènes  élémentaires  et  d'un  comique  plus  facile  que  profond , 
qui  commençaient  invariablement  par  une  allocution  burlesque  au 
public,  se  poursuivaient  par  un  chant  de  même  nature,  exécuté  avec 
un  compère  dont  le  fausset  aigu  répondait  à  sa  basse-taille,  et  s'ache- 
vaient par  les  scènes  de  ventriloquie.  Il  savait  également  décomposer 
son  visage  et  prendre  le  masque  qu'il  voulait. 

Sous  le  Directoire  il  était  de  mode  d'aller  se  faire  mystifier  au  café 
Borel.  On  y  amenait  un  ami,  dont  on  donnait  secrètement  le  nom  et 
l'adresse  au  comptoir.  Un  instant  après,  Borel  descendait,  agitant  une 
sonnette  et  demandant  à  haute  voix  s'il  ne  se  trouvait  pas  un  mon- 
sieur de  tel  endroit  parmi  les  assistants.  L'interpellé,  naturellement, 
se  levait,  et  Borel  lui  annonçait  qu'un  individu,  porteur  d'une  lettre 
à  son  adresse,  le  priait  de  monter.  Mais  au  môme  moment  une  voix 
criait  par  le  soupirail  :  «  Ne  vous  dérangez  pas,  je  suis  très  pressé,  et 
je  vais  vous  jeter  la  lettre.  Tendez  votre  chapeau.  »  Le  malheureux 
mystifié  obéissait  à  l'injonction,  tendait  son  chapeau  et  ne  recevait 
l'ien.  Il  montait  ensuite  dans  la  galerie  et  n'apercevait  personne.  Ces 
scènes  eurent  quelquefois  des  dénouements  presque  tragiques,  et  la 
police  lit  fermer  le  café  ^ 

Après  eux  vint  Comte,  qui  n'était  pas  seulement  un  ventriloque, 
mais  aussi  un  physicien  et  un  escamoteur  de  première  volée.  On  sait 
qu'il  finit  par  organiser  un  théâtre,  où  à  ses  tours  de  passe -passe  et 
à  ses  apparitions  fantasmagoriques  il  joignait  la  représentation  de 
pièces  enfantines.  Ce  personnage,  dans  les  diverses  péripéties  de  sa 
carrière  aussi  longue  qu'accidentée,  mériterait  de  nous  arrêter  quelque 
temps.  Chacun  de  ses  voyages  en  province  ou  à  l'étranger  était  mar- 
qué par  une  scène  de  mystification,  où  son  rare  talent  de  ventri- 
loque jouait  un  grand  rôle,  et  qu'il  faisait  servir  adroitement  de 
réclame  à  ses  représentations.  Comte  était  né  à  Genève,  d'un  père 
français,  en  1788.  Il  arriva  à  Paris  pour  la  première  fois  en  1809; 
mais  la  place  était  prise  par  Olivier,  Borel,  Fitz- James,  et  il  n'obtint 
d'abord  aucun  succès.  Il  alla  se  perfectionner  en  province  et  revint 
en  1814.  Il  fonda  alors  un  théâtre  dans  un  caveau  de  Vhôtel  des  fermes, 
rue  de  Grenelle-Saint-Honoré,  qui  avait  été  occupé  avant  lui  par  Bien- 
venu et  Olivier. 

Après  plusieurs  déménagements  successifs.  Comte  alla  s'inslaller 
au  passage  Clioiseul,  où  il  créa  définitivement,  en  18!25,  son  théâtre 
des  Jeunes -Élèves,  un  des  plus  aimables  souvenirs  de  notre  enfance, 
remplacé  depuis  par  le  théâtre  des  Bouffes -Parisiens,  qui  ne  s'a- 

1  A   Simon ,  dans  le  Bulletin  français. 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS 


277 


dresse  qu'aux  grandes  personnes.  Le  père  Comte,  (jui  avait  été  décoré 
par  le  gouvernement  de  Juillet,  se  retira  en  1834,  et  mourut  cinq 
ans  après. 


III 


Le  théâtre  de  la  rue  de  (Irenelle,  fondé  d'abord  par  Comte,  devint 
un  réservoir  inépuisable  de  tours  et  de  jongleries  de  toute  sorte,  et 


JVfîr 


Jacques  de  Falaise,  d'après  le  Bon  genre,  n»  93. 


ce  fui  là  qu'on  vit,  en  181G,  ce  prodigieux  Jacques  de  Falaise,  qui 
fit  oublier  bien  vite  les  jongleurs  indiens  dont  Paris  pleurait  le  départ. 
Jacques  de  Falaise  avalait  une  épée  de  dix-huit  pouces  de  long,  sans 
faire  plus  de  grimaces  que  si  c'eût  été  du  macaroni,  des  noix  intactes 
avec  leurs  coques,  un  fourneau  de  pipe,  un  gros  moineau  vivant,  une 
souris  blanche,  et  terminait  par  un  serpent  vivant.  Les  plaisants 
faisaient  courir  le  bruit  qu'il  devait  avaler  un  chat  pour  chercher 
la  souris  dans  son  estomac,  et  que,  si  le  chat  tardait  trop  à  revenir, 
il  avait  un  chien  tout  prêt  pour  l'aller  prendre  et  le  rapporter. 

Une  mention  également  à  VHomme  insensible,  ou,  comme  l'appelle 
V Ermite  de  la  Chaussée  d'Antin  (l,  311)  qui  ne  l'a  pas  oublié  parmi 
les  curiosités  de  Paris  sous  l'Empire,  à  VHomme  incompréhensible , 
si  toutefois  ces  deux  portraits  se  rapportent  bien  au  même  original. 


278  l^K   VIEUX   l'ARlS 

L'Homme  incompréhensible,  après  avoir  longtemps  avalé  des  cailloux, 
se  nourrit  ensuite  de  baguettes  de  vingt -huit  pouces  de  long,  qu'il 
enfonçait  tout  entières  dans  son  estomac.  L'Homme  insensible  s'in- 
troduisait dans  l'œsophage  une  perche  tlexible  qui  devait  pénétrer 
jusqu'à  Yultima  Tlnile  de  ses  intestins,  et  même  y  décrire  une  courbe, 
car,  à  en  croire  Gouriet,  elle  était  plus  longue  que  le  coffre  de  cet 
étonnant  personnage.  Pour  seconde  expérience,  il  se  traversait  la 
joue  avec  une  épingle,  la  recourbait  en  dehors  de  manière  à  en  for- 
mer un  crochet,  auquel  il  suspendait  une  montre.  Enfm  il  prenait  et 
gardait  dans  ses  mains  une  barre  de  fer  rougie  au  feu  devant  les 
spectateurs.  L'Académie  de  médecine  ne  dédaigna  pas  de  s'occuper 
de  ce  phénomène,  auquel  le  Journal  des  A^is  surtout  lit  une  sorte  de 
célébrité. 

Ne  serait-ce  pas  le  môme  que  l'Espagnol  Lionetto,  plus  générale- 
ment connu  sous  le  nom  de  Y  Homme  incombustible,  qui,  non  con- 
tent de  se  passer  un  fer  rouge  sur  le  talon  et  la  pointe  du  pied,  allait 
jus({u'à  se  le  passer  sur  la  langue,  où  il  plaçait  également  un  peu  de 
plomb  fondu  qu'il  maniait  avec  ses  doigts,  et  jusqu'à  boire  une  cuil- 
lerée d'hu'fle  bouillante.  La  science  a  donné  l'explication  très  natu- 
l'elle  de  ces  phénomènes  magiques,  et  les  exercices  de  Lionetto  ne 
ilirent  pas  étrangers  aux  recherches  et  aux  premières  découvertes 
sur  les  moyens  de  rendre  la  peau  insensible  à  l'action  de  la  chaleur. 
M.  Boutigny  (d'Évreux)  a  prouvé  de  la  manière  la  plus  concluante 
la  vérité  de  sa  découverte  en  plaçant  sa  main  droite  sous  un  jet  de 
fonte  Hquide,  et  la  gauche  dans  une  cuve  pleine  de  bronze  incan- 
descent. Une  autre  fois  môme ,  il  se  plongea  tout  entier  dans 
une  fosse  remplie  de  fonte  ardente ,  et  sortit  intact  de  ce  bain 
infernal,  qui  eût  fait  jadis  et  ferait  peut-être  encore  la  fortune  d'un 
cliarlatan. 

On  avait  déjà  vu  à  Paris,  au  siècle  précédent,  le  charlatan  Gaspard 
Toulon  se  frotter  les  mains  avec  du  plomb  fondu,  et,  dès  le  xyip  siècle, 
un  autre  Homme  insensible  marcher  sur  des  barres  de  fer  toutes 
rouges,  avaler  de  l'huile  bouillante,  se  faire  couler  de  la  cire  d'Es- 
pagne fondue  sur  la  main  et  sur  la  langue,  sans  en  être  plus  ému 
que  si  c'était  de  l'eau.  M^c  de  Sévigné  en  parle  dans  sa  lettre  du 
30  juin  1680  à  Mme  de  Grignan,  en  lui  racontant  qu'elle  a  vu  imiter 
tous  ces  prodiges  par  un  ancien  laquais  de  M.  de  Coulanges,  qui  l'est 
venu  visiter  aux  Rochers.  Kotzebue  en  vit  également  un  en  1804,  qui 
aspirait  un  grand  trait  d'huile  bouillante  et  s'en  rinçait  la  bouche, 
comme  si  c'eût  été  de  l'eau  fraîche,  avant  de  la  rejeter,  puis  employait 
le  reste  de  cette  huile  à  se  laver  les  bras ,  le  visage  et  les  yeux  ;  après 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  "  279 

quoi,  il  se  promenait  pieds  nus  sur  des  l)arres  de  fer  rouge,  qu'il 
léchait  pour  dernier  exercice. 

Les  physiciens  Miette  et  Maillot,  sous  le  premier  empire,  attiraient 
la  foule  à  leurs  cahinets  amhulants  de  la  rue  Madame  et  des  houle- 
vards.  Le  nom  de  Miette  surtout,  ou  du  Dragon  de  Paris,  comme  il 
s'appelait  et  comme  on  l'appelait,  mériterait  à  lui  seul  les  honneurs 
d'un  chapitre  :  c'est  un  des  plus  glorieux  que  puisse  revendi([uer 
l'histoire  des  artistes  en  plein  vent.  De  père  en  fils  et  de  frère  en 
frère,  la  famille  Miette  a  réi^né  \nvii  d'un  demi-siècle  dans  les  rues 
de  Paris.  Le  dernier  des  Miette,  l'un  des  sept  fils  du  Dragon  de 
Paris,  a  exercé  pendant  vingt- cinq  ans  sur  le  quai  des  Augustins, 
où  il  arrivait  régulièrement  clia({ue  jour  dès  que  cinq  heures  son- 
naient à  riiorloge  de  la  Vallée.  Inventeur  de  la  poudre  persane  pour 
nettoyer  la  boehe,  blanchir  les  dents  et  corriger  la  mauvaise  haleine, 
«  toutefois  et  quantes,  ajoutait  l'inventeur,  la  mauvaise  haleine  n'est 
point  le  produit  de  la  putréfaction  de  l'estomac,  »  sans  préjudice 
de  divers  autres  produits  merveilleux  qu'il  vendait  tous  au  prix 
de  deux  sous,  Miette  émaillait  sa  harangue  de  tours  de  gohelels  [)Oui' 
pousser  à  la  vente;  il  tuait  et  ressuscitait  un  lapin,  pilait  une  montre 
et  coupait  un  mouchoir  en  quatre,  pour  les  remettre  ensuite  dans 
leur  état  primitif,  faisait  pondre  une  douzaine  d'œufs  à  son  sac  d 
malices,  etc.  etc.  ;  mais  son  adresse  de  prestidigitateur  faisait  tort  à 
son  éloquence  d'empirique,  et  il  se  pressait  plus  d'admirateurs  (jue  d'a- 
cheteurs autour  de  sa  table.  «  Messieurs,  déclarait  Miette  de  sa  voix 
insinuante,  je  ne  vous  dirai  pas  que  je  suis  élève  de  M"°  Lenorinand  : 
Mi'c  Lenormand  n'a  jamais  fait  d'élèves.  Je  ne  vous  dirai  pas  (pie  je 
suis  le  gendre  ou  le  successeur  du  célèbre  Moreau  :  mossieu  Moreau 
n'a  jamais  eu  de  gendre  ni  de  successeur.  —  Mais  (pi'es-tu  donc 
alors?  —  Messieurs,  je  n'emprunte  mon  nom  à  personne  :  je  suis 
Miette.  Feu  mon  père  était  escamoteur,  mon  frère  était  escamoteui', 
je  suis  escamoteur'.  »  J'aime  cette  noble  et  laconique  fierté  d'un 
saltimbanque  indépendant,  qui  se!it  ce  qu'il  vaut,  et  qui  a  conscience 
de  la  gloire  acquise  à  son  nom  par  de  longues  années  d'exercice  dans 
les  rues  de  Paris. 

Miette  avait  un  émule,  «pi'on  appelait  l'Esprit,  —  émule  sur  tous 
les  points,  comme  escamoteur  et  comme  empirique.  L'Esprit,  aussi 
maigre  que  l'indiquait  son  nom ,  et  toujours  vêtu  d'une  veste  de  hus- 
sard trop  courte,  faisait  des  tours  de  passe -passe  pour  arriver  à 
vendre  ses  petits  paquets  de  poudre  vermifuge,  et  il  s'engageait  à 

»  Texier,  Tableau  de  Paris,  1,  252.  —  Champûeiiry,  les  Excenlriques. 


280 


LE  VIEUX   PARIS 


changer  sa  muscade  en  autruche  dès  que  sa  provision  serait  épuisée  ; 
mais,  hélas!  elle  ne  s'épuisait  jamais. 

Le  piquant  historiographe  des  personnages  célèbres  dans  les  rues 
de  Paris,  Gouriet,  nous  présente  encore  quelques  physionomies  dignes 
de  mention  parmi  celles  qui  charmaient  les  badauds,  en  1811,  lors- 
qu'il éci'ivait  son  livre.  Il  y  avait,  par  exemple,  des  tireurs  de  cartes, 
comme  Gomard  et  comme  ce  sorcier  du  Pont -Neuf  qui  combinait  la 
divination  par  l'eau  avec  la  divination  par  les  cartes,  c'est-à-dire,  en 


L'escamoteur  du  Château -d'Eau,  d'après  les  Tableaux  de  Paris,  de  Marlet. 


termes  techniques,  l'hydromancie  avec  la  cartomancie.  Le  Devin  du 
Pont- Neuf  était  un  vieillard  déjà  courbé,  un  ancien  des  âges,  qui 
semblait  avoir  conversé  avec  Paracelse  et  Agrippa.  Sur  la  petite  table 
placée  devant  lui  s'alignaient  plusieurs  vases  remplis  d'une  eau  trans- 
parente. Ceux  qui  le  consultaient  prenaient  au  hasard  quelques  cartes 
dans  le  jeu  qu'il  leur  présentait;  le  Devin  alors  lisait  dans  l'eau  lim- 
pide les  cartes  que  vous  aviez  prises  et  les  événements  que  vous 
réservait  l'avenir.  Il  y  avait  encore  V Aveugle  du  bonheur,  qui,  tout 
le  jour,  courait  Paris  et  les  quais  adjacents  dans  sa  petite  voiture, 
désignée  de  loin  au  regard  par  une  image  de  la  Fortune  debout  sur 
la  roue  du  Destin.  Il  disait  la  bonne  aventure,  et  délivrait  des  billets 
de  loterie  à  l'aide  d'un  mécanisme  ingénieux,  où  la  roue  du  Destin 
jouait  admirablement  son  rùle.  Après  avoir  été  longtemps  une  des 
curiosités  de  Paris,   l'Aveugle  du  bonheur,  égaré  par  une  passion 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS 


281 


violente  pour  la  jeune  fille  ({m  traînait  sa  petite  voiture,  tenta  de  la 
faire  périr  parce  qu'elle  en  aimait  un  autre,  et  monta  sur  lecha- 
faud  :  dénouement  tragique  qu'il  n'avait  point  su  prévoir,  lui  qui 
disait  si  bien  la  bonne  aventure  aux  autres.  Kotzebue  n'a  pas  dédai- 
gné de  s'en  occuper  assez  longuement  dans  le  récit  de  son  voyage  à 
Paris  en  1804,  et  Gouriet  lui  a  consacré  dans  sa  galerie  une  notice 
qu'il  eût  dû  faire  plus  longue. 
Je  ne  veux  pas  non  plus  oubliei-  le  bàtonnisle,  en  même  temps 


Un  prédécesseur  des  bâtonnistes  du  xix»  sièrle.  —  Le  joueur  de  baguettes , 
d'après  le  Bon  genre,  n°  92. 


marcJiand  de  billets  de  loterie,  —  artiste  au  poignet  agile  et  au  coup 
d'œil  sûr,  qui,  en  faisant  le  moulinet  avec  son  bâton,  enlevait  déli- 
catement une  petite  pièce  de  monnaie  placée  en  équilibre  sur  le  nez 
d'un  enfant;  ni  M.  Préjean,  personnage  vénérable  à  cheveux  blancs 
et  tout  de  noir  habillé,  comme  un  parfait  notaire,  qui  jonglait  dans 
la  perfection  avec  des  boules  d'ivoire.  La  supériorité  de  Préjean  dans 
ce  noble  exercice,  que  le  capitaine  Cook  vit  pratiquer  à  Tongataboo 
lorsqu'il  y  aborda  pour  la  première  fois,  était  si  bien  connue,  que 
le  gouvernement  impérial  l'employait  dans  la  plupart  de  ses  fêtes, 
comme  un  élément  de  réjouissance  publique.  Préjean  occupait  d'or- 
dinaire un  des  bosquets  des  Champs- Hllysées,  avec  le  grimacier  dont 
les  contorsions  phénoménales  amusaient  la  populace. 

L'Italien  Bosco,  né  à  Turin  en  1793,  est  venu  <à  diverses  reprises 
exécuter  à  Paris  des  tours  merveilleux,  auxquels  son  costume  de 
velours  brodé  d'or,  sa  figure  grassouillette  et  joviale,  son  intarissable 


282  LK   VIEUX  PARIS 

faconde  et  son  accent  italien  donnaient  nn  grand  charme  de  plus. 
Bosco  aimait  fort  la  réclame,  et  à  chacune  de  ses  visites  le  hruit  de 
ses  tours  courait  les  journaux  tout  autant  que  les  hons  mots  du  cor- 
niste Vivier.  C'était  le  plus  cosmopolite  et  le  plus  vagahond  des  esca- 
moteurs :  il  est  mort  à  Dresde  en  1802,  laissant  un  hls  qui  n'a  pas 
atteint  à  l'illustration  paternelle. 

De  nos  jours,  l'art  du  -physicien  a  fait  de  nouveaux  progrès.  Rohert 
Iloudin,  dont  le  nom  est  resté  proverhial,  n'a  certainement  jamais 
été  dépassé  par  aucun  prestidigitateur.  C'est  en  1845  qu'il  avait 
ouvert  au  Palais -lloyal  son  petit  théâtre  des  Soirées  fantastiques, 
qu'il  transporta  par  la  suite  sur  le  boulevard  des  Italiens,  et  où  se 
sont  succédé  après  lui,  —  quand,  en  185G,  il  fut  envoyé  chez  les 
Arabes  par  le  gouvernement  pour  détruire  leurs  illusions  sur  les 
miracles  de  leurs  marabouts,  —  son  beau -frère  llamilton,  puis 
M.  Lahire,  dit  Clcverman,  Brunet  et  Robert  Houdin  fils.  Robert 
Uoudin  a  inauguré  dans  son  théâtre  l'habilude  d'opérer  en  habit 
noir,  sans  aucun  prestige  de  costume  et  sans  aucun  trompe-l'œil.  11 
a  écrit  des  Mémoires,  comme  Ro])ertson,  et  laissé  divers  écrits  sur 
son  art. 

En  18Gi',  deux  enchanteurs  chinois,  Arr-IIée  et  Sam-TIumg,  don- 
nèrent au  cirque  Napoléon  une  série  de  représentations  très  courues. 
Ils  commençaient  par  jongler  avec  des  boules  de  cuivre,  en  portant 
dans  cet  exercice  une  agilité,  une  adresse  et  une  précision  extraordi- 
naires. Puis  Sam-IIumg  avalait  devant  le  public  une  quantité  énorme 
d'étoupes  enllammées,  qui  lui  sortaient  ensuite  de  la  bouche  avec  des 
torrents  de  fumée,  métamorphosées  en  quatre  cents  mètres  de  ruban 
blanc,  deux  cents  mètres  de  ruban  bleu,  deux  cents  de  ruban  rose, 
un  grand  et  gros  cierge  allumé,  plus  un  canard  qui  se  mettait  à 
courir  dans  l'enceinte  du  cirque. 

p]n  énumérant  les  plus  célèJjres  escamoteurs,  n'oublions  pas  Alfred 
de  Caston,  l^obin,  dont  le  théâtre  du  boulevard  du  Temple  et  les 
tours  de  prestidigitation  scientifique  eurent  un  grand  succès  sous  le 
second  empire;  le  docteur  E|)stein,  qui  faillit  être  victime,  en  1869, 
d'une  de  ses  expériences,  et  reçut  en  pleine  poitrine  une  baguette 
de  hisil  qu'on  avait  oublié  de  retirer  du  canon  avant  de  le  viser. 

Parmi  les  j)restidigitateurs  d'un  plus  haut  vol,  qu'on  eût  offensés 
grièvement  en  les  traitant  d'escamoteurs  et  qui  se  prétendaient  en 
comnmnication  avec  le  monde  des  esi)rits,  comment  ouljlier  le  célèbre 
médium  américain,  ou  plutôt  écossais,  —  car  il  était  né  à  Édim- 
bour-g  et  n'était  passé  en  Amérique  qu'à  l'âge  de  neuf  ans,  —  Dun- 
glas  Home?  En  1856  et  1857,  Home  remplit  Paris  et  la  France  du 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  283 

l)ruil  dos  prodiges  qu'il  opcruit,  ou  plutôt  qui  s'opéraient  par  son 
intermédiaiie ;  car  il  se  prétendait  purement  passif  dans  ces  faits 
extraordinaires.  Il  s'était  déjà  fait  connaître  depuis  plusieurs  années 
aux  Etats-Unis,  en  Angleten-e  et  en  Italie,  par  les  manifestations 
auxquelles  il  servait  d'instruments,  lorsqu'il  arriva  à  Paris  pour  la 
première  fois,  au  mois  de  juin  185G,  et  presque  aussitôt  la  cliionifpie 
commença  à  s'occuper  de  lui.  Home  ne  donnait  pas  de  séances 
publiques  et  payantes,  comme  un  charlatan  vulgaire  ;  il  oi)éi"ait  dans 
les  salons,  dans  les  châteaux,  chez  des  amis,  pi'es({uc  toujours  du 
grand  monde,  et,  depuis  Cagliostro,  jamais  thaumaturge  n'avait  pas- 
sionné à  ce  point  la  curiosité  et  l'imagination.  Il  fut  même  i>résent(' 
aux  Tuileries  et  chez  les  plus  hauts  personnages  de  la  cour,  où  il 
produisit  des  phénomènes  merveilleux.  D'après  ses  adeptes.  Home 
ne  se  bornait  pas  à  mettre  des  tables  en  mouvement  par  l'imposition 
des  mains  et  à  converser  avec  elles,  à  évoquer  et  à  intei'rogei'  les 
esprits,  à  les  faire  répondre  et  même  écrire;  non  seulement  les 
sonnettes  s'agitaient  et  des  frappements  mystérieux  se  produisaient 
autour  de  lui,  lorsqu'il  était  en  possession  de  sa  puissance,  mais  il 
opérait  des  cures  instantanées,  il  rendait  les  es[»rits  visibles,  il  était 
soulevé  en  l'air,  et  des  femmes  s'évanouissaient  de  terreui-  devant  ses 
expériences. 

Après  un  séjour  de  quelques  mois,  il  disi)arut  subitement,  et  les 
bruits  les  plus  contradictoires  circulèrent  sur  les  causes  de  ce  brusque 
départ.  Mais  il  revint  en  1857,  comme  pour  les  démentir.  Cette  fois, 
la  curiosité  était  déjà  un  peu  émoussée,  et  l'on  s'occupa  moins  de 
lui  ^  Il  faut  se  rapporter  aux  journaux  du  temps  si  l'on  veut  savoir  à 
quel  point  il  absorbait  l'attention.  Beaucoup  crurent  en  lui  ;  d'autres 
s'acharnèrent  à  trouver  des  explications,  souvent  bizarres  et  inadmis- 
sibles :  on  s'accorda  généralement  à  le  considérer  comme  un  mystifi- 
cateur sérieux,  qui  avait  poussé  fort  loin  l'art  de  la  prestidigitation. 
Après  avoir  paru  vouloir  remuer  le  monde.  Home  avait  si  bien  sombré 
dans  l'oubli,  que  lorsqu'il  est  mort  à  Paris,  en  juin  188G,  dix  per- 
sonnes à  peine  ont  suivi  son  cercueil. 

En  1865,  les  frères  Davenport,  Américains,  vinrent  renouveler 
chez  nous ,  mais  dans  un  cadre  restreint  et  sans  crainte  de  se 
donner  en  spectacle  comme  de  simples  escamoteurs ,  les  miracles 
de  Home.  Eux  aussi  se  prétendaient  doués  d'un  pouvoir  surnaturel 
et  en  rapports  directs  avec  les  esprits.  Nous  nous  arrêterons  un 
peu  plus  longuement  à  ces  prétendus  médiums,  en  raison  du  tapage 

'  Voyez  Dunglas  Home,  Révélalions  sur  ma  vie  surnalurellc,  1864,  ch.  v-vii. 


284  LE  VIEUX  PARIS 

que  fit  leur  armoire  mystérieuse  et  du  caractère  théâtral  de  leur 
exhibition. 

Après  avoir  obtenu  d'éclatants  succès  en  Angleterre  et,  dit  la 
légende,  accompli  des  prodiges  au  château  de  Gennevilliers,  ils  arri- 
vèrent, au  mois  de  septembre  1865,  à  Paris,  où  devait  expirer  leur 
prestige.  Dès  leur  première  soirée  publique,  le  14  septembre,  ils  se 
heurtèrent  contre  une  incrédulité  tellement  bruyante,  que  le  commis- 
saire de  police  dut  faire  évacuer  la  salle.  Un  ingénieur  impétueux,  se 
précipitant  vers  l'armoire  dans  laquelle  ils  étaient  liés,  avait  brisé  la 
planche  qui  leur  servait  de  banc,  prétendant  qu'elle  était  à  bascule, 
ce  qui  leur  permettait  de  se  détacher.  Sans  comprendre  au  juste,  le 
public  s'était  mis  à  siffler  et  à  bafouer  les  frères  Davenport.  Ils  conti- 
nuèrent néanmoins  leurs  séances,  lorsqu'il  eut  été  reconnu  que  cette 
prétendue  explication  n'exphquait  rien. 

Le  22  septembre,  j'allai  voir  les  fi'ères  Davenport  dans  leur  petit 
sanctuaire  de  la  salle  Herz.  Qu'on  me  permette  de  reproduire  ici,  en 
l'abrégeant,  le  compte  rendu  détaillé  ({ue  j'envoyai  alors,  au  sortir  de 
la  séance,  à  un  journal  étranger. 

L'armoire  mystérieuse  occupe  le  fond  de  la  salle,  adossée  à  la 
muraille,  et  je  puis,  comme  tout  le  monde,  l'examiner  à  loisir.  C'est 
un  meuble  de  huit  à  dix  pieds  de  large  sur  trois  pieds  de  profondeur 
environ,  garni  à  l'intérieur  d'un  banc  qui  en  fait  le  tour.  Elle  repose 
sur  trois  tréteaux.  Elle  a  trois  portes,  dont  chacune  se  compose  de 
plusieurs  replis  assujettis  par  des  crochets  et  des  verrous  mobiles; 
celle  du  milieu  est  percée,  dans  sa  partie  supérieure,  d'une  ouver- 
ture en  losange,  recouverte  en  dedans  d'une  étoffe  de  drap  noir.  Il  y 
a  sur  le  plancher  un  tapis,  qu'on  peut  soulever  à  son  aise.  Les  cloi- 
sons sont  minces,  et  ne  permettent  pas  de  supposer  la  moindre  com- 
munication avec  le  dehors  :  ce  n'est  évidemment  pas  là  qu'il  hiû 
chercher  le  truc. 

A  terre  gisent  les  cordes  :  j'en  compte  neuf  bouts,  de  longueur 
et  de  grosseur  inégales.  Sur  le  ])anc  du  centre  reposent  un  cornet 
en  cuivre,  deux  sonnettes,  deux  guitares,  un  violon,  un  tamliour 
de  basque. 

MM.  Ira  et  Wilham  Davenport  font  leur  entrée  sans  aucune  espèce 
de  solennité  :  la  musique  manque  au  spectacle.  Ce  sont  deux  jeunes 
gens,  l'un  de  vingt-six,  l'autre  de  vingt-quatre  ans,  en  habits  noirs, 
comme  des  gentlemen.  Ils  sont  maigres  et  se  ressemblent  fort.  Ils 
ont  l'air  bénin,  presque  timide.  Ces  messieurs  vont  s'asseoir  sur  les 
bancs  de  l'armoire  mystérieuse,  et  deux  commissaires,  tirés  au  sort 


KSCAMOTEURS  KT   DEVINS  28"» 

dans  l'assistance,  les  lient  de  leur  mieux,  en  passant  les  cordes  par 
les  trous  pratiqués  dans  le  banc.  Les  bras  et  les  mains  sont  enchaî- 
nés aussi  bien  que  le  corps.  On  ferme  les  portes,  et,  avant  même  que 
celle  du  milieu  ne  soit  poussée,  le  cornet  de  cuivre,  placé  sur  le  banc, 
saute  dans  la  salle.  On  i"ouvi-e  les  portes  précipitamment  ;  les  deux 
médiums  sont  toujours  enchaînés. 

Ce  tour  se  renouvelle  cinq  ou  six  fois  de  suite.  Je  ne  tarde  pas  à 
remarquer  une  chose  :  bien  que  les  deux  commissaires  se  tiennent 
près  de  l'armoire,  ce  ne  sont  pas  eux  qui  ferment  les  portes;  toutes 
les  fois  qu'ils  s'en  approclient,  un  aide  se  joint  à  eux;  on  les  laisse 
bien  y  toucher,  mais  c'est  toujours  l'aide  qui  achève.  Quelqu'un  en 
fait  l'observation  à  haute  voix.  I/aide,  qui  ne  parle  qu'anglais,  en 
abuse  pour  ne  pas  comprendre,  et  continue  de  plus  belle.  La  per- 
sonne qui  sert  d'intermédiaire  entre  MM.  Davenport  et  le  public 
français  assure  que  cette  particularité  n'a  aucune  signification  ;  que 
les  commissaires  ne  peuvent  fermer  les  portes  eux-mêmes ,  parce  qu'il 
faut  tirer  en  dedans  des  verrous  qu'ils  ne  sauraient  pas  mettre.  Mais 
pourquoi  ne  pourraient- ils  faire  tout  ce  que  peut  l'aide  lui -môme? 
Pendant  cette  discussion,  l'expérience  va  son  train,  mais  toujours 
avec  le  concours  de  l'aide.  Un  des  connnissaii-es  me  cunlie  qu'il  a 
voulu  fermer  la  porte,  et  qu'il  a  été  repoussé  par  une  main  mysté- 
rieuse. Il  y  a  là  pkisieurs  messieurs  qui  pai'aissent  convaincus  que 
c'est  la  main  d'un  esprit,  —  resj)rit  qui  comparait  tous  les  jours  à 
huit  heures  et  demie  du  soir,  sauf  les  dimanches,  moyennant  trente 
francs  par  personne,  pour  faire  sauter  des  cornets,  donner  des  [)ich('- 
nettes,  enlever  des  guitares,  jouer  du  tambour  de  basque,  et  se  livrer 
à  toute  sorte  d'exercices  de  même  catégorie. 

Après  celte  premièie  séi'ie,  on  referme  l'armoire.  Des  bruits,  des 
craquements.  Trois  minutes  se  passent,  montre  en  main.  Les  portes 
se  rouvrent,  et  William  Davenport  apparaît  délié,  tandis  qu'Ira  est 
toujours  captif  sous  ses  cordes.  Ira  répète  ensuite  le  tour  pour  son 
propre  compte.  Les  portes  sont  closes  derechef,  et,  api'ès  trois  nou- 
velles miiuites,  on  les  retrouve  liés  tous  deux  sur  leurs  bancs,  plus 
solidement  qu'ils  ne  l'avaient  été  par  les  deux  commissaires,  mais 
d'une  autre  façon.  L'expérience  serait  plus  concluante,  s'ils  apj)a- 
raissaient  liés  de  la  même  manière.  Il  n'en  coûterait  rien  de  plus  aux 
esprits,  et  du  moins  ils  ne  laisseraient  pas  au  public  la  ressoui-ce  de 
dire  (pie  ces  messieurs  ont  un  procédé  pour  faire  autour  de  leurs 
corps  tels  ou  tels  nœuds,  mais  ceux-là  et  pas  d'autres. 

On  pourrait  ajouter  que  ïolmaque  se  déliait  et  se  reliait  lui-même 
dans  un  sac,  à  l'Hippodrome,  sans  le  secours  des  esprits.  Quoi  qu'il 


286  LE  VIEUX  PARIS 

en  soit,  ce  tour,  qui  est  la  base  des  expériences  de  MM.  Davenport, 
est  remarquable  dans  son  genre,  et  je  comprends  les  assistants  qui 
ont  battu  des  mains ,  en  criant  :  «:  Bravo  !  c'est  très  bien  exécuté.  » 
Si  ces  messieurs  avaient  la  bonne  foi,  qui  serait  en  môme  temps 
de  l'habileté,  de  se  présenter  comme  de  simples  escamoteurs,  nous 
serions  les  premiers  à  les  applaudir,  en  leur  conseillant  seulement 
une  mise  en  scène  plus  riche  et  plus  amusante,  moins  d'amour  pour 
les  ténèbres,  et  un  peu  plus  de  diversité  dans  les  tours.  Ce  sont  des 
Ptobert  Houdin  du  nouveau  monde,  qui,  n'ayant  qu'un  répertoire 
peu  varié,  quoique  très  remarquable,  ont  imaginé  d'en  relever  la 
saveur  en  l'attribuant  aux  esprits. 

Nous  passons  ensuite  à  l'exercice  du  concert  dans  l'armoire.  Les 
deux  médiums,  liés,  font  un  sabbat  modéré  avec  les  instruments 
qu'ils  ont  sous  la  main.  On  remarque  que  le  vacarme  ne  commence 
que  deux  à  trois  minutes  après  la  fermeture  des  portes,  et  va  dimi- 
nuant, jusqu'à  ce  qu'il  s'éteigne  tout  à  fait,  deux  à  trois  minutes 
avant  leur  réouverture.  11  faut  bien  que  les  esprits  laissent  aux 
médiums  le  temps  de  se  lier  et  de  se  délier.  Le  tapage  manque  d'en- 
train et  de  furia,  et  cette  partie  de  la  représentation  est  beaucoup 
plus  amusante  chez  Robin. 

De  temps  à  autre,  passe  par  la  lucarne  une  main  agitant  une  son- 
nette, qu'on  peut  à  peine  distinguer  dans  l'obscurité  propice  de  la 
salle;  puis  un  bras  décharné,  affichant  l'intention  de  simuler  un  bras 
de  fantôme,  et  ressemblant  beaucoup  à  un  bras  en  carton  ou  en  cire. 
Un  des  assistants  s'efforce  de  le  happer  :  après  plusieurs  tentatives 
inutiles,  il  reçoit  sur  la  tête  la  sonnette  que  la  main  vient  de  laisser 
tomber,  et  se  rejette  précipitamment  en  arrière.  C'est  ainsi  qu'on 
décourage  les  incrédules  qui  veulent  y  regarder  de  trop  près. 

L'un  des  commissaires  se  laisse  ensuite  enfermer  dans  l'armoire  : 
il  est  assis  sur  le  banc  du  milieu,  une  main  liée  sur  l'épaule  d'Ira, 
l'autre  sur  le  genou  de  Wilham,  tous  deux  garrottés.  Comme  les 
frères  sont  aux  deux  extrémités  de  l'armoire,  le  patient  a  les  deux 
mains  étendues  à  une  assez  grande  distance  de  son  corps.  Tous 
les  instruments  sont  empilés  sur  ses  genoux.  Les  portes  fermées, 
nous  entendons  des  bruits  vagues,  un  frou-frou  de  cordes,  un  fra- 
cas de  guitares  et  de  violons  qu'on  tracasse,  puis  une  conversation 
à  demi-voix,  puis  de  la  musique  et  des  tapages  divers.  Quand  on 
rouvre,  le  commissaire  est  coiffé  d'un  tambour  de  basque,  et  il  a  la 
guitare  sur  les  épaules,  entre  son  cou  et  la  cloison.  Invité  à  s'expli- 
quer, il  raconte  qu'il  a  senti  les  instruments  voyager  autour  de  lui, 
et  frôler  sa  figure.  Une  main  douce  lui  a  caressé  les  cheveux,  on  a 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS  287 

(léfilit  le  nœud  de  sa  cravate  :  s'il  avait  eu  des  lunettes,  elles  n'au- 
raient pas  manqué,  suivant  l'usage  invariable,  de  passer  sur  le  nez 
d'un  des  médiums. 

Les  voix  qu'on  a  entendues  sont  la  sienne  et  celles  d'interlocuteurs 
invisibles,  (ju'il  priait  de  faire  doucement  et  sans  le  blesser.  Par 
malheur,  il  ne  connaît  pas  la  voix  des  frères  Davenport,  et  n'a  pu  la 
comparer  à  celle  des  esprits  ;  personne  ne  la  connaît,  car  ils  no 
parlent  pas,  ce  qui  est  une  grande  force:  le  silence  est  d'or.  D'ail- 
leurs, l'éducation  de  ces  médiums  serait  bien  incomplète  s'ils  n'y 
pouvaient  joindre  au  besoin  un  peu  de  ventnloquie.  11  n'a  senti 
remuer  aucun  des  deux  frères.  Rappelons  seulement,  sans  prétendre 
expliquer  à  fond  ce  tour  vraiment  curieux,  qu'il  avait  la  main  droite 
liée  sur  une  épaule  de  l'un,  et  la  main  gauche  sur  un  genou  de 
l'autre,  ce  qui,  en  admettant  cette  faculté  de  se  délier,  ou  du  moins 
de  sortir  des  nœuds,  qui  est  le  point  de  départ  nécessaire  de  toute 
explication,  laissait  libre  tout  le  bas  du  corps  du  premier  et  tout  le 
haut  du  second,  sans  qu'il  put  rien  vérifier  par  lui-même,  puisqu'il 
n'avait  pas  la  libre  disposition  de  ses  mains. 

C'est  à  ce  moment  que  se  place  l'expérience  de  la  farine.  On  rem- 
plit de  farine  les  mains  des  médiums  garrottés,  et  quand  on  rouvre 
l'armoire,  leurs  liens  sont  à  terre,  sans  qu'un  grain  do  farine  ail 
glissé  sur  leurs  habits  ou  sur  le  plancher.  C'est  du  moins  ainsi  on 
théorie,  et  même  en  pratique  dans  presque  tous  les  cas;  mais  il 
n'en  a  pas  été  tout  à  fait  de  môme  cette  fois.  Je  vérilio,  et  jo  signale 
un  petit  tas  de  farine  derrière  le  banc.  Il  faut  bien  se  résoudre^  à  en 
convenir,  mais  on  m'explique  que  ce  tas  a  dû  tomber  au  moment  où 
on  leur  mettait  la  farine  dans  les  mains.  Il  est  fâcheux  que  personne 
ne  s'en  soit  aperçu  alors,  pour  couper  court  d'avance  à  tout  fàciicux 
commentaire. 

On  passe  à  la  seconde  partie  de  la  représentation  :  Une  heure  datu^ 
les  ténèbres.  Une  table  est  placée  au-devant  de  l'armoire  mystérieuse, 
séparée  du  premier  rang  de  spectateurs  par  une  barrière  à  clairo- 
voie.  M.  William  Davenport  et  leur  associé,  M.  Fay,  un  Allemand  à 
bonne  figure  grasse  et  placide,  s'asseoient  de  chaque  côté  et  se 
laissent  attacher,  les  pieds  sur  un  morceau  de  papier,  où  je  trace 
les  contours  de  leurs  bottes  avec  un  crayon.  Ira  Davenport  va  se 
placer  dans  l'assistance,  près  d'un  sergent  de  ville,  qui  s'assure  de  sa 
personne.  Obscurité  complète.  On  recommande  le  silence,  et  les  spec- 
tateurs reçoivent  l'ordre  d'établir  la  chaîne  des  mains.  Quelques  mi- 
nutes se  passent;  un  bruit  de  cordes  se  fait  entendre,  puis  tout  à  coup 
je  reçois  un  habit  en  plein  visage.  On  ralhime.  M.  Fay  est  lonjours  nlta- 


288  LE  VIEUX  PARIS 

ché  à  sa  chaise,  mais  en  manclies  de  chemise.  Je  dépose  la  redingote 
sur  la  table.  Nouvelle  obscurité.  Un  certain  temps  se  passe,  pendant 
lequel  j'ai  entendu  le  bruit  des  cordes  et  le  froissement  du  drap.  Sur 
l'invitation  du  cornac  de  ces  messieurs,  j'ordonne  à  l'habit  d'aller  sur 
le  corps  de  M.  Fay.  On  rallume,  et,  en  effet,  le  médium  apparaît 
revêtu  de  l'habit;  mais  les  cordes  qui  lui  attachent  les  poignets  sont 
par-dessous  et  non  par- dessus  les  manches. 

L'aide  me  pousse  du  coude  et  me  passe  la  chandelle  pour  vérifier 
que  les  pieds  sont  toujours  enfermés  dans  le  contour  au  crayon,  et 
que,  par  conséquent,  ces  messieurs  ' n'ont  pas  bougé.  Je  jette  un 
coup  d'œil  vague  du  côté  de  M.  Fay,  et  un  léger  cri  d'étonnement 
me  monte  à  la  bouche.  J'ai  tracé  moi -môme  le  contour,  et  je  sais 
bien  que  chaque  papier  dépassait  par  derrière  comme  par  devant  : 
or  en  voici  un  qui  ne  va  maintenant  que  jusqu'aux  talons.  Faut-il 
croire  que,  pour  masquer  les  mouvements  qu'ils  ont  faits  dans  l'ombre, 
ils  ont  retourné  leurs  papiers  en  retraçant  eux-mêmes  un  contour  de 
l'autre  côté? 

((  Attendez  !  » 

Je  me  précipite.  Mais  déjà  ces  messieurs  ont  levé  les  pieds,  et 
l'aide  a  ramassé  le  papier  suspect.  Il  est  décidément  très  commode 
pour  eux  de  ne  pas  comprendre  le  français.  Enfin,  n'insistons  pas, 
puisque  nous  n'avons  pu  vérifier,  et  tàclions  d'étouffer  tout  soupçon 
malséant. 

Encore  l'obscurité  absolue.  Quelque  chose  de  supra -mystérieux  se 
prépare.  Je  lâche  à  mi-voix  une  plaisanterie  d'incrédule  endurci, 
qui  fait  rire  mes  voisins,  et  je  sens  une  main  furtive  qui  passe  sur  la 
mienne  en  me  serrant  les  doigts;  elle  a  disparu,  avant  que  j'aie  pu 
la  saisir.  Simple  avertissement  des  esprits  d'avoir  à  être  plus  recueilli 
et  plus  convaincu. 

On  sent  circuler  comme  un  souffle  de  l'autre  monde  :  cet  effet -là 
n'est  pas  bien  difficile  à  produire  dans  l'ombre.  Voici  un  bruit  d'in- 
strument qui  semble  se  mettre  en  voyage  par  les  airs.  Une  guitare 
cogne  mon  chapeau  ;  pendant  que  je  cherche  à  la  saisir,  une  main 
m'empoigne  l'oreille  gauche  et  une  touffe  de  cheveux.  En  jetant  mon 
bras  droit  à  la  rencontre  de  la  main  mystérieuse  qui  m'a  tiré  l'oreille, 
je  donne  un  coup  dans  l'œil  de  mon  voisin  de  derrière,  qui  pousse 
une  exclamation  de  douleur  contenue,  et  se  penche  aussitôt  vers  moi 
pour  me  prévenir  à  l'oreille  que  ceci  n'est  pas  une  plaisanterie,  et 
qu'il  vient  d'être  touché  ! 

Le  fracas  se  calme;  on  rallume,  et  un  chapeau  blanc  apparaît  sur 
la  tal)le.  Un  monsieur  de  bonne  mine  le  réclame,  et  déclare  qu'il  lui 


ESCAMOTEURS  ET  DEVINS 


•289 


a  été  enlevé  avec  force  par  une  main  invisil)le.  Le  m^Mue  monsieiu', 
qui  semble  d'un  excellent  caractère,  se  charge  de  cacheter  les  cordes 
des  médiums  pour  la  dernière  opération,  —  soin  superflu,  et  qui 
n'empêche  nullement  les  mains  de  se  dégager  des  nœuds  et  d'y  ren- 
trer. Les  guitares  sont  enduites  de  phosphore,  et  presque  aussitôt  on 
les  voit  tracer  dans  l'air  des  cercles  lumineux  et  désordonnés.  On 
nous  prévient  de  ne  point  faire  partir  d'allumettes  chimiques,  sous 


L'armoire  des  frères  Davenport,  d'après  une  photograpliie. 


peine  de  malheurs  graves,  car  les  guitares  tomberaient  di'oit  sur  la 
tète  des  assistants,  et  pourraient  les  blesser,  comme  cela  est  jusl(>- 
ment  arrivé  la  veille,  à  ce  qu'il  paraît.  T/assemblée  est  docile,  el  ne 
fait  point  partir  d'allumettes  chimiques,  mais  elle  rit  aux  éclats,  en 
se  garant  comme  elle  peut.  Je  n'aurais  jamais  cru  qu'une  séance  d'es- 
prits put  être  aussi  gaie.  Mais  je  suis  un  profane,  et  l'un  de  mes  voi- 
sins, spirite  hagard  et  bientôt  mûr  pour  Charenton,  gémit  sur  mon 
incrédulité,  qu'il  compare  à  celle  de  saint  Thomas. 

Enfin  l'une  des  guitares  s'abat  sur  les  genoux  d'un  spectateur  du 
deuxième  rang,  l'autre  je  ne  sais  où.  On  rallume.  Applaudissez,  Pari- 
siens du  xixc  siècle  :  la  farce  est  finie,  et  les  acteurs  ont  bien  joué. 
I/habile  escamoteur  M.  ITamilton,  non  loin  duquel  j'étais  assis, 
avouait  ne  rien  comprendre  à  ce  truc  surprenant  du  v(»l  dt^s  gui- 
tares, et  j'aurais   mauvaise   grâce   à  prétendre   que  j'y  comprends 

lu 


290  LE   VIEUX  PARIS 

quelque  chose.  Cela  n'est  pas  du  tout  nécessaire,  et  je  n'ai  jamais 
rien  compris  non  plus  à  la  bouteille  inépuisable  de  Robert  lioudin, 
sans  me  casser  la  tête  pour  si  peu  '. 

Voilà,  tout  au  juste,  ce  que  les  frères  Davenport  ont  fait  dans  la 
soirée  du  22  septembre,  sous  mes  yeux,  si  je  puis  employer  ici  cette 
expression  qui,  vu  l'obscurité  de  la  salle,  ressemble  furieusement  à 
une  métaphore.  Il  paraît  qu'ils  en  ont  fait  bien  d'autres  en  Amérique 
et  en  Angleterre:  vous  pourrez  consulter  à  ce  propos,  si  vous  êtes 
friand  de  ce  genre  de  régal,  les  Phénomènes  des  frères  Davenport , 
un  livre  écrit  par  un  croyant,  le  bon  docteur  Nichols;  traduit  par 
une  adepte,  M^c  Bernard -Derosne,  et  annoté  par  un  pontife  de  la 
doctrine.  La  lecture  en  est  divertissante.  Il  constitue,  avec  les  Révé- 
lations de  M.  Home,  les  Actes  des  apôtres  du  spiritisme.  Il  vous 
démontrera  comme  quoi  les  esprits  peuvent  donner  des  représenta- 
tions publiques,  travailler  à  heure  fixe,  aller  en  ville,  et  comment  on 
peut  baser  non  seulement  une  doctrine,  mais  une  rehgion  nouvelle, 
sur  ces  manifestations  de  fantômes  que  Dieu  envoie  de  l'autre  monde 
pour  convertir  les  âmes  en  faisant  des  niches  aux  incrédules,  en 
ouvrant  et  en  promenant  des  parapluies  dans  les  airs,  en  vidant  des 
lits  de  plume  sur  la  tête  des  aubergistes,  en  portant  de  la  vaisselle  du 
buffet  sur  la  table  et  de  la  table  sur  le  buffet,  en  noircissant  les  lèvres 
et  en  enlevant  les  lunettes  des  spectateurs  récalcitrants,  en  produisant 
enfin  toutes  sortes  d'autres  phénomènes  d'un  ordre  aussi  élevé,  et 
d'une  utilité  morale  et  sociale  aussi  recommandable. 

Bref,  l'hostilité  du  premier  jour  se  changea  bien  vite  en  une  indif- 
férence tellement  profonde,  que  les  frères  Davenport  durent  renon- 
cer aux  vastes  espoirs  qu'ils  avaient  fondés  sur  la  curiosité  des  Pari- 
siens et  abandonner  des  séances  dont  pas  une  seule  n'était  parvenue 
à  remplir  leur  petite  salle  d'un  public  sérieux,  ayant  payé  sa  place 
au  bureau. 

Après  Home  et  les  frères  Davenport,  il  serait  intéressant  de  pré- 
senter au  lecteur  M.  Stuart  Cumberland  et  ses  expériences  de  lecture 
dans  la  pensée,  données  au  Grand-Hôtel  en  1884.  Mais  cette  date 
toute  contemporaine  le  dérol)e  au  cadre  de  notre  travail,  et  nous 
(levons  laisser  à  notre  successeur  le  soin  d'adjoindre  sa  figure  à  la 
galerie  qui  se  déroule  dans  le  présent  chapitre. 

1  On  peut  voir  l'explicalion  donnée  par  Robert  Houdin  lui-même  dans  sa  Marjie  cl  physique 
amusantes,  de  ces  tours  qui  furent  imités  par  Robin  dans  sa  petite  salle  du  boulevard  du 
Temple. 


CHAPITRE   VIII 


MARIONNETTES.  —  PANTINS.  —  FIGURES  MÉCANIQUES  ' 
OMBRES  CHINOISES  ET  FIGURES  DE  CIRE  « 


Beaucoup  de  gens  vont  trouver  ce  sujet  bien  frivole,  et  pourtant  ce 
frivole  sujet  débute  d'une  façon  très  grave. 

Les  représentations  liturgiques  de  l'Église,  qui  donnèrent  chez  nous 
naissance  au  théâtre,  furent  également,  si  l'on  peut  s'expi'imer  ainsi, 
le  berceau  des  maiionnettes.  C'est  là  qu'on  voit  apparaître  la  première 
trace  de  ces  figures  mobiles  de  cire  ou  de  bois  qui  devaient  avoir  par 
la  suite  des  destinées  si  diverses.  11  est  facile  de  comprendre  l'efTet 
qu'on  en  pouvait  tirer  pour  représenter  les  scènes  de  l'Évangile,  et 
particulièrement  la  passion  du  Christ,  dans  les  âges  heureux  où  la  foi 
des  fidèles  permettait  encore  l'emploi  de  ces  moyens  na'ifs.  A  défaut 
d'autres  preuves,  cet  usage  serait  suffisamment  constaté  par  les  décrets 
de  certains  conciles  ou  synodes  que  provoquèrent  ses  abus.  Il  subsista 
d'ailleurs  en  France,  même  bien  au  delà  du  moyen  âge.  A  Diepi)e, 
dans  l'église  Saint- Jaccjues,  les  fêtes  de  l'Assomption,  de  Noël  et 
l'Ascension  étaient  célébrées  par  de  grandes  pantomimes  religieuses, 
où  les  statues  à  ressort  et  les  figures  remuées  par  des  fils  jouaient  un 
rôle  considérable  :  Louis  XIV  et  la  régente  y  assistèrent  en  passant 
par  cette  ville  (1&47),  et  eurent  la  barbarie  d'en  ordonner  la  suppi-es- 
sion,  au  grand  désespoir  des  Dieppois^ 

C'est  dans  les  processions  de  la  Fête-Dieu  et  des  Rogations,  comme 
dans  celles  qu'on  avait  instituées  en  souvenir  de  certains  événements 
miraculeux,  que  ces  simulacres  mobiles,  sous  forme  de  mannequins 
colossaux,  persistèrent  le  plus  longtemps.  On  connaît  la  Tarasque  de 


*  M.  Ch.  Magnin  a  presque  épuisé  la  partie  la  plus  importante  de  ce  sujet  dans  sa  savante 
Histoire  des  Marionnettes ,  à  laquelle  nous  empruntons  beaucoup  de  détails  de  ce  chapitre, 
en  y  ajoutant  le  résultat  de  nos  propres  recherches. 

*  Vitet,  Histoire  de  Dieppe,  p.  3u-47. 


292  T.E  VIEUX    PARTS 

Tarascon,  la  Gargouille  de  Rouen,  la  Grand'Gueule  de  Lyon,  et 
bien  d'autres.  A  Paris,  jusque  vers  1730,  le  clergé  de  Notre-Dame 
promena  en  pompe,  durant  les  Rogations,  un  immense  dragon  d'osier 
à  gueule  béante,  et  sans  doute  mouvante,  qui  représentait  la  bête 
monstrueuse  tuée  jadis  par  saint  Marcel  '. 

En  dehors  de  l'Église,  à  peine  les  premiers  rudiments  du  théâtre 
se  montrent -ils,  qu'on  voit  également  apparaître  les  marionnettes, 
en  jrrenant  le  mot  dans  son  sens  le  plus  étendu.  Plusieurs  auteurs 
du  moyen  âge  y  font  des  allusions  évidentes  ;  quelques  auti'es  les  ont 
expressément  décrites.  Un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Stras- 
bourg, qui  remonte  à  la  fin  du  mi<ï  siècle  {Hortus  deliciarum) ,  nous 
montre  dans  une  miniature  un  spectacle  de  marionnettes  réduit  à  sa 
plus  simple  expression.  Nul  doute  que  les  jongleurs  ambulants  ne 
complétassent  souvent  par  de  pareils  spectacles  leurs  séances  sous 
les  porches  des  églises,  sur  les  places  publiques,  dans  les  assemblées 
et  les  foires. 

Les  figures  mobiles  se  rencontrent  çà  et  là  dans  les  fêtes  et  mys- 
tères doiuiés  par  la  ville  de  Paris  aux  entrées  des  rois  el  des  reines, 
par  exemple,  à  celle  d'Isabeau  de  Bavière  où,  sur  l'échafaud  de  la 
porte  du  Ghàtelet,  un  grand  cerf  blanc,  mû  par  un  homme  caché 
dans  l'intérieur  de  son  corps,  s'échappa  d'un  bois  à  l'approche  de  la 
reine  et  se  sauva  vers  le  lit  de  justice,  poursuivi  par  un  aigle  et  par 
un  lion,  qui  étaient  sjins  doute  mus  aussi  de  la  môme  manière-. 
Grâce  aux  marionnettes,  pendant  que  Paris  avait  les  confrères  et 
chaque  grande  ville  de  province  ses  troupes  locales  et  indigènes,  les 
villages  eux-mêmes  pouvaient  jouir  du  spectacle  des  mystères. 

D'après  quelques  mazarinades  ^,  il  semble  que,  vers  le  milieu  du 
xvip  siècle,  les  Théatins,  appelés  d'Italie  par  le  cardinal,  étaient 
encore,  dans  l'usage  de  donner  au  peuple  la  représentation  de  la 
Crèche  à  l'aide  de  petites  figures  à  ressort.  Ils  conservèrent  assez 
longtemps  ces  habitudes  théâtrales,  qu'ils  avaient  sans  doute  appor- 
tées de  leur  pays.  La  Bruyère  y  a  fait  allusion  dans  un  passage  de 
ses  Caractères  K 

Au  wiiic  siècle,  cette  représentation  était  passée  en  d'autres 
mains;  mais  elle  avait  toujours  heu  régulièrement,  à  Noël,  sur  le 

1  ^anvaX ,  Anliquilés  de  Paris ,  t.  Il,  p.  620, 

-  On  pourrait  donner  une  autre  explication;  mais  celle-ci  est  la  plus  plausible  el  la  seule 
qui  satisfasse,  en  y  regardant  de  près.  Du  reste,  les  machmes  s'employaient  fréquemment 
dans  les  représentations  publiques  aux  entrées  des  rois,  et  les  récits  des  clironiqueurs  nous 
montrjnl  que  les  machinistes  étaient  d'une  certaine  habileté  dans  leur  art. 

3  Le  Passeport  de  Mazarln,  et  surtout  la  Lettre  au  cardinal  burlesque  (1649). 

''  De  (inelques  usncfes.  —  \^oir  aussi  L.  de  Laborde:   Le  Palais  Mazarin  .  note  161. 


MARIONNETTES  ET  FIOIIHES   DE  Cl\{E  293 

pont  de  rilùlul-Dicu  ;  et  à  Pjuiiies  on  représentait  les  soulViances  et 
la  mort  du  Christ  au  même  endroit'.  Qui  de  nous  n'a  vu,  soit  au 
fond  de  la  province,  soit  à  Paris,  les  jours  de  fêtes  publiques,  les 
restes  de  ces  spectacles  primitifs,  qui  se  sont  perpétués  jusqu'à  nous 
avec  la  Passion,  le  drame  de  Geneviève  de  Drahant  ou  la  Tentation 
de  saint  Antoine? 

Il  se  pourrait  que  le  nom  de  marionnettes  vînt  de  Marie  (Mariou), 
qui  autrefois  était  souvent  figurée  dans  les  céiémonies  religieuses  par 
des  statues  animées,  plutôt  que  d'un  certain  Marion,  personnage 
douteux  et  plus  ou  moins  légendaire,  qui  les  aurait  définitivement 
implantées  en  France  sous  Charles  IX.  Quoi  qu'il  en  soit,  dès  la  fin 
du  xvi<'  siècle,  on  voit  les  théâtres  de  marionnettes  élai)lis  chez  nous 
et  baptisés  du  nom  qui  leur  restera.  Seulement,  au  lieu  d'olïVii-  à 
cette  date  la  même  galerie  de  figures  invaiiables  qu'on  y  retrouve 
toujours  aujourd'hui  à  travers  les  déguisements  et  les  alléralions,  ils 
avaient  emprunté  à  leur  temps  des  types  particulieis,  parmi  lesipiels 
Polichinelle  se  dessine  déjà  sous  la  figure  du  «  l)adin  es  farce  de 
France,  bossu  -  ». 

Le  premier  joueur  de  marionnettes  dont  l'histoire  ait  iviueilli  le 
nom  reste  aussi  jusqu'à  présent  le  plus  illustre  de  tous.  On  devine 
que  je  parle  de  Bi'ioché.  Voilà  le  véritable  ancêtre  du  genre.  Si  Coi- 
neille  est  le  fondateur  du  théâtre  français,  Ih'ioché  peut  être  consi- 
déré comme  le  créateur  du  théàti'e  des  marionnettes. 

Il  y  eut  deux  Brioché,  nous  dit  Brossette  dans  son  Comme iildirc 
sur  la  F//c  Épiire  de  Boileau.  ((  Fanchon  ou  Franrois  Urioclié'  v\n\[ 
tils  de  Jean  Brioché,  arracheur  de  dents,  (jui  est  r(\i4ai'd('  comme 
l'inventeur  des  marionnettes,  (]uoi(pril  n'ait  fait  ([ue  les  perfection- 
ner. »  Il  y  en  eut  même  plus  de  deux,  comme  0!i  poui'ra  s'en  con- 
vaincre en  lisant  le  Dictionnaire  critique  de  hioijraphie  et  d'histoire 
du  savant  M.  Jal.  M.  Jal  a  eu  l'honneur  de  débrouiller  quch^ue  peu 
la  généalogie  confuse  de  ces  personnages  illustres  dont  on  avait 
retrouvé  le  vrai  nom  avant  lui  '\  mais  dont  il  a  établi  l'état  civil  à 
l'aide  d'un  grand  nombre  d'actes.  Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  les 
détails  minutieux  de  sa  notice;  (pi'il  nous  suffise  de  résumei-  très 
sommairement  le  résultat  de  ses  découvertes  en  disant  que  le  pic- 
mier  Brioché,  celui  que  Brossette  a  le  tort  d'appeler  Jean,  fut  IMerie 
Datefin,  né  en  1507,  décédé  au  Château-Gaillard  le  25  septembre  1077, 
dans  sa  cent  dixième  année,  comme  le  dit  en  propres  termes  son 

'  V.  les  Afftchen  de  Paris,  des  'i  avril  et  29  décembre  I7i6. 

-  G.  Botichel,  18'  srrie. 

5  Correspondance  lilléraire  du  23  octobre  1862. 


294  LE   VIEUX   1>AH1S 

acte  d'inhumation,  et  que  ce  patriarche  du  genre  eut  huit  enfants, 
parmi  lesquels  une  fille,  qui  épousa  en  1G63  un  autre  joueur  de 
marionnettes,  Jean-JJaptiste  Archambault,  et  François  ou  Fanchon, 
le  plus  fameux  de  tous,  qui  devait  faire  oublier  son  père,  —  né  le 
9  septembre  1620,  «  mort  au  bout  du  Pont-Neuf  »,  le  31  mars  1681. 
On  ne  sait  d'où  leur  vient  le  surnom  sous  lequel  ils  sont  universelle- 
ment connus.  Dans  un  acte  de  la  Cour  des  Monnaies,  nous  apprenons 
que  Pierre  Datelin  (ou  d'Aitelin)  avait  pignon  sur  rue  et  possédait 
une  maison  rue  de  la  Lune;  le  métier  était  lucratif,  et  je  ne  jurerais 
pas  que  Brioché  ne  possédât  encore  d'autres  immeubles  sur  le  pavé 
de  Paris.  Il  est  qualifié  dans  le  môme  acte  :  «  joueur  des  menus 
plaisirs  du  roi,  »  et  dans  plusieurs  autres,  son  lils  porte  le  môme 
titre,  auquel  il  ajoute  celui  de  «  joueur  des  menus  plaisirs  de  M''  le 
Daupliin  ».  Il  allait  donner  des  représentations  à  la  cour  «  pour 
divertir  les  Enfants  de  France  »:  que  de  titres!  que  de  fonctions! 
que  d'honneurs!  et  l'on  voit,  dans  les  registres  du  trésor  royal,  qu'il 
fut  mandé  en  1669  à  Saint- Germain-en-Laye  pour  amuser  le  Dau- 
phin, et  qu'il  reçut  en  rémunération  la  somme  de  1,365  livres. 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  père  et  le  hls  étaient  opérateurs  pour  les 
dents.  Ils  semblent  aussi  avoir  exécuté  des  tours  de  passe-passe  et 
d'escamotage^,  et  nous  apprenons  d'autre  part  qu'ils  vendaient  des 
drogues  et  des  parfums,  dans  les  entr'actes  de  leurs  représentations. 
Par  là,  ils  se  rattachaient  à  la  grande  famille  des  charlatans  et  des 
farceurs  de  la  rue.  En  somme,  c'étaient  des  opérateurs  d'une  phy- 
sionomie particulière,  qui  employaient  des  comédiens  de  bois,  au 
lieu  d'acteurs  en  chair  et  en  os,  et  encore  n'est -il  pas  bien  sur  qu'ils 
n'aient  pas  eu  quelquefois  recours  à  ceux-ci.  Mais  tous  leurs  autres 
litres  se  sont  effacés  devant  celui  de  joueurs  de  marionnettes. 

D'autres  Brioclié  ont  également  marqué  dans  l'histoire  des  marion- 
nettes, notamment  deux  frères  puînés  de  François  :  l'un,  qui  portait 
le  môme  nom;  l'autre,  qui  s'appelait  Jean,  et  vécut  au  moins  jusqu'à 
la  hn  du  siècle.  On  voit  que  ce  fut  toute  une  dynastie.  Il  s'est  établi 
naturellement  une  certaine  confusion  entre  eux,  et  il  serait  difficile 
de  dire  à  quelle  époque  précise  l'un  a  cédé  la  place  à  l'autre,  si 
même  ils  n'ont  pas  exei'cé  simultanément.  Mais  ces  questions  em- 
brouillées n'auraient  qu'un  intérêt  secondaire  pour  nos  lecteurs.  Sans 
chercher  à  démêler  dans  la  poussière  des  manuscrits  des  vestiges 
effcicés  et  confondus  par  le  temps,  tenons -nous -en  au  personnage 

1   Ainsi  (ju'un  godeno ,  que  do  fine  manière 
Brioclié  l'ail  sortir  hors  de  sa  gibecière. 

(Tristan,  le  Parasite,  V,  iv.) 


MARIONNET^TES  ET  FIGURES  DE  ClBE  295 

collectif  que  ces  individus  d'une  même  famille  composent  à  eux  tous. 
Il  y  a  plusieurs  Brioché  pour  les  érudits  ;  il  n'y  en  eut  qu'un  pour  le 
peuple,  et  il  n'y  en  a  qu'un  non  plus  pour  la  postérité  :  le  Brioché 
typique  et  légendaire,  célébré  par  Boileau,  Molière  et  la  Fontaine;  le 
Brioché  qui  remplit  tout  le  xviie  siècle  de  sa  gloire,  qui  brillait  déjà 
au  Château- Gaillard  sous  Mazarin,  et  probablement  sous  Bichelieu 
(peut-être  même  avait-il  débuté  sous  Henri  IV),  et  qui  y  était  encore 
en  1695,  comme  on  le  voit  dans  une  pièce  adressée  par  Gacon  à 
Regnard,  après  le  succès  du  Joueur,  et  dont  l'allusion  ne  peut  plus 
désigner  Fanchon,  mais  désigne  sans  doute  Jean,  encore  en  pleine 
activité  au  mois  d'octobre  1696  ^  Cette  famille  des  Brioché  est  la 
souche,  le  tronc  d'où  tout  part,  auquel  tout  vient  se  rattaclier.  Grâce 
à  cette  succession  de  père  en  lils,  â  la  longue  carrière  de  chacun 
d'eux  au  point  central  occupé  par  leur  théâtre;  à  leur  habileté,  â  la 
foule  qu'attiraient  chaque  jour  la  souplesse  des  acteurs,  la  beauté 
des  costumes  et  des  décorations,  les  lazzi  de  Vimpresario,  la  variété 
et  la  bonne  humeur  du  répertoire,  le  nom  de  Brioché  devint  en 
quelque  sorte  le  nom  même  du  genre,  et  leurs  marionnettes  pas- 
sèrent en  lieu  commun. 

En  4649,  il  y  avait  déjà  certainement  un  Brioclié  établi  près  la 
porte  de  Nesle,  non  loin  du  Pont-Neuf,  et  fort  couru  du  populaire; 
on  le  sait  par  une  mazarinade  curieuse  :  Lettre  de  PoUchineUe  à 
Jules  Mazarin,  où  l'on  voit  aussi  ({ue  le  nom  classique  do  Polichi- 
nelle avait  enfin  pénétré  alors  dans  le  petit  domaine  di'aniatique  dont 
il  ne  devait  plus  sortir.  A  en  juger  par  une  lettre  d'ilaniillou -,  nu 
peu  postérieure  â  cette  date,  le  gaillard  avait  dès  lors  celle  humeur 
naniuoise  et  facétieuse  qui  le  caractérise  encore  aujourd'hui.  Mais 
c'est  là  à  peu  près  tout  ce  que  nous  savons  de  certain  :  on  ne  [>cut 
faire  que  des  conjectui'os  pour  les  autres  types,  et  (piant  au  iH'per- 
toire,  il  a  disparu  tout  entier,  et  il  ne  reste  pas  même  un  seul  lilic 
de  pièce.  Il  en  est  du  théâtre  de  Brioché  comme  de  celui  de  Thespis  : 
Etiam  periere  riiinw. 

A  défaut  de  ses  pièces,  nous  i)OUVons  du  moins  reconstituer  jusi^i'à 
un  certain  point  la  physionomie  extérieure  de  ses  représenlalions, 
grâce  surtout  â  un  opuscule  du  temps,  qui  renferme  quehpies  détails 
curieux  sur  notre  héros  ^  Le  personnage  principid  de  son  si)ectjicle 
était,  comme  on  a  pu  le  deviner  d'après  ce  (jui  i)récède,  seigneur 
Polichinelle,  «  petit  Esope  de  bois,  remuant,  tournant,  virant,  dan- 

'  Jal,  Dictionnaire  critique,  p.  472. 

*  Œuvres  d'Hamilton  (1825),  t.  I,  p.  382. 

'  Combat  de  Bergerac  avec  le  singe  de  Brioché,  plaquette  publiée  vers  1655. 


296  l'E  VIEUX   PARIS 

sant,   riant,   parlant,...   hétéroclite   marmouset,   drolifiquo  bossu;» 
puis  un  singe  sans  pareil,  resté  célèbre  dans  l'histoire  sous  le  nom 
de  Fagotin.  L'habitude  des  montreurs  de  marionnettes  fut  toujours 
d'avoir  un  singe,  dont  les  grimaces,  les  gambades  et  les  sauts  par- 
dessus un  bâton  amassaient  la  foule  aux  bagatelles  de  la  porte  '.  (f  Ce 
singe  étoit  gros  ainsi  qu'un  pasté  d'Amiens,  grand  comme  un  petit 
homme,  bouffon  en  diable.  Brioché  l'avoit  coiffé  d'un  vieux  vigogne, 
dont  un  plumet  cachoit  les  trous,  les  fissures,  la  gomme  et  la  colle; 
il  lui  avoit  ceint  le  col  d'une  fraise  à  la  Scaramouche  ;  il  lui  faisoit 
porter  un  pourpoint  à  six  basques  mouvantes,  garni  de  passements 
et  d'aiguillettes,  et  lui  avoit  concédé  un  baudrier  orné  d'une  lame 
sans  pointe,  »  dont  il  lui  avait  appris  à  se  servir  pour  se  mettre  en 
garde  et  porter  quelques  bottes.  Voilà  un  maître  singe  pourtraicturé 
de  pied  en  cap,  et  dont  le  costume  est  mieux  connu  que  celui  de 
Charlemagne.  Il  en  coûtait  six  l)lancs  pour  pénétrer  dans  l'intérieur 
de  la  loge  et  y  jouir  du  spectacle  des  marionnettes,  que  Brioché  diri- 
geait prestement  lui-même,  tandis  que  son  compère,  comme  il  se 
pratique  encore  aujourd'hui  dans  quelques  théâtres  en  plein  vent  des 
Champs-Elysées,  accompagnait  leurs  danses  et  leurs  trémoussements 
sur  son  violon.  Les  spectateurs  se  tenaient  debout,  entassés  les  uns 
sur  les  autres,  au  grand  prolit  des  filous-. 

On  a  déjà  vu  quelle  était  l'habileté  de  Brioché;  on  va  le  voir  encore 
pai'  l'anecdote  suivante,  qui,  malgré  son  invraisemblance,  offre  tous 
les  caractères  de  l'authenticité. 

Brioché  faisait  de  fréquentes  excursions  en  dehors  de  son  théâtre  de 
la  ])orte  de  Nesle,  ou,  comme  on  désigne  plus  souvent  cet  endroit, 
du  Château  -  Gaillard  ■'.  l\  ne  se  bornait  pas  alors  à  faire  jouir  de  son 
s[)ectacle  récréatif  les  habitués  des  foires  Saint- Germain  et  Saint- 
Laurent.  Un  jour,  après  avoir  longtemps  amusé  Paris  et  la  province, 
voulant  se  faire  connaître  à  l'étranger,  il  arriva  en  Suisse,  et  ouvrit 
son  théâtre  à  Soleure,  une  ville  arriérée,  qui  n'avait  jamais  ouï  par- 
ler (le  mai'ionnettes.  La  foule  accourut.  Mais,  à  la  vue  de  ces  petites 
ligures  qui  marchaient  et  qui  parlaient,  l'c-tonnement,  puis  l'effroi 
s'emparent  des  spectateurs.  Le  mot  de  sorcellerie  circule  bientôt  dans 
toutes  les  bouches.  Du  soupçon  à  la  certitude  il  n'y  avait  pas  loin  en 


1  Colletet,  le  Tracas  de  Paris  en  vers  burlesques,  réimprimé  par  M.  Paul  Lacroix  dans 
son  Paris  ridicule,  p.  200. 

'  Colletet,  le  Tracas  de  Paria. 

3  La  porte  de  Nesle  fut  détruite  vers  I6i9.  On  peut  voir  le  Château-Gaillard  dans  le  Ponl- 
Xcuf  de  Pérelle:  c'est  une  maison  isolée,  à  peu  près  à  l'endroit  où  aboutit  aujourd'hui  la 
rue  Guénégaud. 


MARIONNETTES  ET  FIGURES   DE  CIRE 


297 


pareille  matière.  On  tient  conseil,  et,  après  mûre  de-libération,  on 
conclut  que  notre  héros  n'est  ni  plus  ni  moins  qu'un  magicien  dan- 
gereux, courant  le  monde  avec  une  bande  de  diablotins.  On  \c  dénonce 
au  magistrat,  qui  se  hâte  de  l'appréhender  au  corps  et  de  le  mettre 
en  prison.  Le  procès  s'instruit  ;  des  témoins  sérieux  et  dignes  de  foi 
attestent  avoir  ouï  jargonner,  parlementer  et  deviseï-  des  poupées  de 


Polichinelle,  d'nprès  Bonnarl. 

bois  qui  ne  peuvent  avoir  été  animées  que  par  un  secret  infernal. 
Brioché  allait  payer  de  sa  vie  le  tort  d'avoir  été  trop  habile  dans  la 
pratique  de  son  art,  lorsque,  par  bonheur,  un  capitaine  aux  gardes 
suisses,  nommé  du  Mont,  arrivé  à  Soleure  pour  y  faire  recrue,  voulut 
voir  le  sorcier.  Il  le  reconnut,  expliqua  la  bévue  aux  magistrats  et  le 
fit  remettre  en  liberté'. 


'  Combat  de  Bergerac ,  déjà  cilé.  L'abbé  d'Arlijrny,  Nouveaux  Mémoires,  t.  V,  p.  123.  Celle 
aventure  est  racontée  aussi  dans  \' Histoire  de  la  musique  (mss.)  par  dom  Calliaux.  Vers  la 
même  époque,  le  mécanicien  Alix,  d'Aix  en  Provence,  fut  moin>  heureux  que  Brioché:  il 
avait  inventé  un  squelette  jouant  de  la  guitare  qui,  malgré  toutes  ses  explicalions,  lui  valut 
bel  et  bien  une  condamnation  à  mort.  Il  fut  pendu,  en  compagnie  du  squelette  (166i\ 
puis  brûlé  en  place  publique  comme  sorcier.  —  V.  Bonnet,  tlist.  de  la  Musique,  p.  82;  — 
Fétis,  Biographie  universelle  des  musiciens. 


298  LE  VIEUX   PARIS 

Tel  fut  à  peu  près  l'unique  accident  qui  troubla  l'heureuse  carrière 
de  Brioché.  Je  me  trompe  :  la  mort  violente  de  son  cher  compagnon 
Fagotin,  ce  singe  de  bonne  race,  dont  le  nom  avait  fmi  par  devenir 
proverbial,  et  que  Molière  et  la  Fontaine  ont  immortalisé  ',  lui  porta 
un  coup  plus  sensible  encore.  Nous  avons  vu  que  Brioché  habillait 
Fagotin  en  homme  et  lui  avait  appris  à  se  poser  en  spadassin  :  ce  fut 
ce  qui  amena  sa  perte.  Cyrano  de  Bergerac,  grand  ferrailleur,  ayant 
un  jour  engagé  bataille  avec  une  troupe  de  laquais  amassée  devant  le 
petit  théâtre  de  la  porte  de  Nesle,  qui  l'avait  insulté  au  passage,  et 
voyant  ce  personnage,  vêtu  comme  ses  ennemis,  qui  faisait  mine  de 
le  transpercer,  l'embrocha  tout  net  d'un  coup  de  sa  terrible  flamberge. 
Cyrano  ne  plaisantait  pas  sur  le  point  d'honneur,  et  il  était  myope! 
La  facétie  qui  nous  raconte  cette  catastrophe,  et  qui  n'est  peut-être 
qu'une  invention  burlesque,  nous  montre  Brioché  «  larmoyant  comme 
un  veau  »  sur  le  cadavre  de  son  ami ,  qu'il  apostrophe  des  plus  pathé- 
tiques lamentations.  Le  lendemain,  il  se  lève  altéré  de  vengeance, 
intente  procès  au  coupable  et  réclame  cinquante  pistoles  de  dom- 
mages-intérêts. «  Bergerac  se  défendit  en  Bergerac,  c'est-à-dire  avec 
des  écrits  facétieux  et  des  paroles  grotesques.  Il  dit  au  juge  qu'il 
payeroit  Brioché  en  poète,  ou  en  monnoie  de  singe;  que  les  espèces 
étoient  un  meuble  que  Phébus  ne  connaissoit  point.  Il  jura  qu'il  apo- 
théoseroit  la  bête  morte  par  une  épitaphe  apollinique.  Sur  les  raisons 
alléguées ,  Brioché  fut  débouté  de  ses  prétentions  ;  on  lui  défendit 
même  de  laisser  vaguer  à  l'avenir  le  singe  qui  succéderoit  au  défunt, 
crainte  d'accident  ^  » 

S'il  faut  en  croire  encore  le  passage  déjà  cité  de  Brossette,  Brio- 
ché, quoi(pi'il  eût  perfectionné  le  mécanisme  des  marionnettes,  avait 
(Hé  dépassé  sur  ce  point  par  un  éti'anger,  un  Anglais,  qui  «  avoit 
tfouvé  le  secret  do  les  faire  mouvoir  par  des  ressorts  et  sans  corde; 
mais  on  pi'éféroit  celles  de  Brioché,  à  cause  des  plaisanteries  qu'il 
leur  faisoit  dire  ».  Ce  passage  est  obscur,  et  le  scoliaste  de  Boileau 
aurait  eu  bien  besoin  lui-même  d'un  commentateur. 

Il  est  certain  toutefois  qu'en  1676  Brioché  vit  se  lever  contre  lui 
un  rival  redoutable  dans  la  personne  d'un  nommé  la  Grille,  qui  fonda 
un  théâtre  de  marionnettes  perfectionnées,  connu  d'abord  sous  le  nom 
de  Théâtre  des  Pijgmées,  puis  sous  celui  de  Théâtre  des  Bamboches , 
qu'il  prit  dès  l'année  suivante.  C'était  même  une  concurrence  à  l'Opéra, 
car  les  Bamboches  du  sieur  la  Grille  jouaient  des  pièces  ornées  de 


'  Tartuffe,  II,  m  ;  —  Fables ,  I,  fable  vu. 
^  Combat  de  Bergerac ,  etc. 


MARIONNETTES  ET  EICUMES  DE  CIHE  299 

musique,  de  machines  volantes  et  de  changements  à  vue,  comme 
s'exprime  le  programme  d'ouverture.  Ces  amhitieuses  marionnettes, 
hautes  de  (juatre  pieds  et  richement  costumées,  avaient  l'air  de  chan- 
ter elles-mêmes,  tant  leurs  gestes  et  tous  leurs  mouvements  s'adap- 
taient aux  voix  partant  de  la  coulisse.  Il  n'est  pas  l)esoin  d'ajouter 
qu'elles  dansaient  à  merveille,  ce  qui  a  toujours  été  le  talent  ])articu- 
lier  des  marionnettes.  J^e  mécanisme  en  avait  été  amélioré  de  telle 
sorte  qu'elles  produisaient  illusion.  Elles  jouaient  des  tragi-comédies, 
des  pastorales,  de  grandes  pièces  en  musique,  et  se  remuaient  sui-  la 
scène  sans  qu'on  les  tînt  suspendues'.  Ce  spectacle  attira  la  foule 
pendant  environ  deux  ans  dans  le  (|uartier  du  Marais  du  Tem])le; 
puis  l'omhrageuse  jalousie  de  l'Opéra,  toujours  en  garde  contre  la 
moindre  atteinte  portée  à  ses  privilèges,  en  réclama  et  en  ohtint  la 
suppression.  De  Visé  avait  prévu  ce  dénouement  fatal,  (piand  il  écri- 
vait dans  \e  Mercure-  :  «  Celles  du  Marais  se  sont  déjà  perfectionnées; 
elles  ne  dansent  })as  mal,  mais  elles  chantent  trop  haut  i»our  i»ouvoii' 
chanter  bien  longtemps  \  » 

Les  marionnettes  allaient  souvent  donner  des  rei)résentalions  à 
domicile.  Les  petits  bourgeois,  les  commerçants,  les  provinciaux,  les 
mandaient  chez  eux  dans  les  grandes  circonstances.  Elles  étaient  de 
la  ])lupart  des  fêtes  de  famille.  Dorine  dit  à  Marianne,  en  lui  faisant 
le  tableau  ironique  du  bonheur  tranquille  dont  elle  jiniira  dans  sa 
petite  ville,  après  avoir  épousé  ^I.  Tartuffe  : 

I.à,  dans  le  carnaval,  vous  pourrez  espérer 

Le  l)al  et  la  f!:rand'bande,  à  savoir  deux  niusetles, 

Et  parfois  Fagotin  et  les  marionnettes. 

(  Acte  il,  scène  ni.) 

Ce  sont  aussi  des  marionnettes  (juc  le  Gascon  de  VAprès-mupé  dc>i 
auberges  y  farce  de  Raymond  Poisson,  amène  à  la  société  de  voya- 
geurs à  laquelle  il  a  eu  l'imprudence  de  i)romellre  la  comédie.  Elles 


'  M.  J.  Claretie  a  trouvé  aux  Archives  et  publié  dans  son  volume  sur  Molière  le  privi- 
lège accordé  par  le  roi  à  Dominique  de  Mormandin,  écuyer,  sieur  de  la  Grille,  pour  sa 
«  nouvelle  invention  de  marionnettes,  qui  ne  sont  pas  seulement  d'une  grandeur  extraordi- 
naire, mais  mesme  représentent  des  comédies  avec  des  décorations  et  des  iiiaclunes  imi- 
tant la  danse  et  faisant  la  voix  humaine,  lesquelles  serviront  non  seulement  de  divertisse- 
ment au  public,  mais  serviront  d'instruction  pour  la  jeunesse  ». 

-  Année  1677,  mars,  p.  39. 

3  V.  la  lettre  écrite  par  Colbert  au  lieutenant  de  police  la  Reynie,  pour  faire  cesser  les  em- 
piétements des  marionnettes,  sur  la  réclamation  de  Lulli.  {Mémoires  mss.  pour  servir  à  l'his- 
loire  de  l'Académie  royale  de  musique,  par  Amelot,  p.  29.)  Ce  n'est  pas  la  seule  l'ois,  à 
beaucoup  près,  que  Colbert  et  l'autorité  supérieure  aient  dû  mettre  un  frein  aux  prétentions 
des  marionnettes  François  Brioché  lui-même  avait  été  Iracassé  par  la  police,  et  il  fallut 
l'intervention  du  roi  pour  le  protéger.  Correspondance  de  Colbert,  29  janvier  ltî7l. 


300  LE  VIETîX   PARIS 

ne  se  bornaient  pas  à  cette  clientèle  bourgeoise.  Tallemant  des  Réaiix 
nous  les  montre  en  exercice  à  Meudon,  chez  le  duc  de  Guise,  petit- fils 
du  Balafré  \  et  nous  les  avons  déjà  vues  à  la  cour  de  Saint- Germain. 

Mais  c'est  la  foire  qu'on  peut  considérer  comme  la  vraie  patrie  des 
comédiens  de  bois.  Il  est  déjà  question  des  marionnettes  de  la  foire 
Saint- Germain  dans  le  Frandon  de  Sorel  "^^  qui  nous  apprend  qu'il 
en  coûtait  un  sol  d'entrée  aux  amateurs,  et  l'on  peut  croire  (ju'elles 
y  avaient  précédé  tous  les  autres  spectacles.  Nous  les  retrouvons  dans 
une  description  de  la  même  foire  par  Scarron  en  1643  '\  et  en  1640 
le  lieutenant  civil  Aubray  leur  accordait  une  autorisation  formelle. 
Toutefois  ce  n'est  que  sur  la  fin  du  siècle  qu'on  y  peut  constater  leur 
établissement  fixe  et  définitif.  Vers  1086,  un  célèbre  doreur  et  fabri- 
cant de  marionnettes,  Alexandre  Bertrand,  conçut  l'idée  de  diriger 
lui-même  les  petites  figures  qu'il  s'était  borné  jusque-là  à  tailler 
pour  les  autres.  Il  loua  donc  une  loge  (c'était  le  terme  reçu)  dans 
l'impasse  de  la  rue  des  Quatre-Vents ,  puis,  en  1690,  s'établit  dans 
le  préau  même  de  la  foire  Saint- Germain.  Mais,  ayant  voulu  renfor- 
cer son  spectacle,  déjà  mêlé  de  sauteries  et  de  danses  de  corde,  en 
y  adjoignant  une  troupe  d'enfants  des  deux  sexes,  il  se  perdit  par 
cette  tentative  ambitieuse,  et,  sur  la  plainte  des  comédiens  français, 
sa  nouvelle  loge  fut  démolie.  Bertrand  alla  cacher  sa  honte  à  la  foire 
Saint-Laurent.  En  dépit  de  cet  échec,  la  suppression  de  la  Comédie 
italienne,  en  1697,  réveilla  si  bien  ses  prétentions  et  ses  espérances, 
(pi'il  osa  s'établir  dans  le  local  abandonné  par  elle,  et  qui  n'était  ni 
plus  ni  moins  que  l'ancien  hôtel  de  Bourgogne,  cet  ilhistre  berceau 
(lu  Théàtre-i^'i'ançais.  Ainsi,  par  un  coup  de  fortune  qui  ne  se  renou- 
vela plus  et  qui  forme  comme  le  point  culminant  de  leur  histoire,  on 
vit  les  marionnettes  s'étaler  sur  la  scène  de  Corneille  et  de  Racine. 
Mais,  au  bout  de  quelques  jours,  un  ordre  du  roi  mit  hn,  par  leur 
expulsion ,  à  ce  triomphe  insolent. 

La  disgrâce  de  la  Comédie  italienne  avait  de  tous  les  côtés  donné 
l'éveil  à  l'ambition  des  comédiens  de  bois,  et  c'est  surtout  à  cette 
date  que  se  rattache  la  longue  et  opiniâtre  lutte  soutenue  contre  les 
grands  théâtres  par  les  spectacles  forains.  Les  entrepreneurs  de  ces 
spectacles  n'étaient  autorisés  que  pour  les  marionnettes  et  les  danses 
de  corde  ;  mais  ils  cherchaient  sans  cesse  à  agrandir  le  cercle  de  ces 
modestes  attributions,  et  l'on  sait  ce  qu'il  fallut  de  temps  et  d'efforts 


'  Historiettes,  2'  édition  ,  t.  VII  ,  p.  119. 

-  Au  moins  dans  l'édition  de  1632  (liv.  V],  car  nous  n'avons  pu  voir  la  première,  qui  est 
antérieure  de  dix  ans. 
''  f^tanccs  à  Son  Altesse  Boynle. 


MARIONNETTES   ET  FIGURES   r>E  C.\\\E  301 

pour  arrêter  leurs  empiélemenls.  C'est  aussi  l'époque  où,  clans  un 
esprit  de  vengeance  qui  s'accordait  fort  jjien  avec  leurs  intérêts  ma- 
tériels, les  théâtres  des  comédiens  de  bois  formaient  leur  ré[)ertoii'e 
presque  tout  entier  de  parodies  des  grandes  scènes  (opéras  ou  tra- 
gédies), parodies  généralement  fort  libres.  Pour  sauver  les  apparences, 
ces  pièces  étaient  précédées  d'un  jeu  pur  et  simple  de  marionnettes, 
en  guise  de  lever  de  rideau. 

Après  bien  des  péripéties,  Alexandre  Bertrand  mourut  en  17^25,  à 
peu  près  ruiné,  ne  laissant  à  sa  lille  Anne  et  à  son  lils  Nicolas,  pour 
toute  fortune,  qu'une  réunion  de  figures  de  cire  servant  à  représente)- 
la  Crèche  et  qu'ils  exploitèrent  rue  de  la  Bùchcrie,  sous  le  [>assage 
servant  d'entrée  au  pont  de  l'Hôtel- Dieu  ^ 

En  1717,  on  voit  poindre,  pour  achever  Bertrand,  le  sieur  Bienfait, 
qui  devait  acquérir  une  véritable  illustration  dans  son  genre.  En  I7l!>, 
la  suppression  des  théâtres  forains  laisse  le  champ  libi-e  aux  seuls 
joueurs  de  maiionnettes,  et,  dans  les  années  suivantes,  tandis  ([u'on 
apportait  toute  sorte  d'entraves  aux  autres  pièces,  les  maiionnettes 
restent  libres  de  tout  dire,  et  usent  de  la  permission.  Bien  n'égale, 
je  ne  dis  pas  seulement  la  licence  graveleuse,  mais  les  libertés  sali- 
riques  qu'elles  se  permirent.  C'était  d'ailleurs  une  constante  tiadilion 
du  genre.  Polichinelle  fut  de  tout  temps  un  pei'sonnage  narcpiois  el 
gouailleur,  d'allure  délibérée,  prompt  à  l'épigramme  et  intemix'i-ant 
dans  ses  propos.  Cet  immortel  précurseur  de  M.  Mayeux,  maligne 
incarnation  de  Jacques  Bonhomme,  (|ui  doit  être  d'origine  gau- 
loise, quoi  qu'on  en  ait  dit,  et  que  les  deux  Brioché,  en  tout  cas, 
façonnèrent  si  bien  à  l'esprit  français,  a  traversé  noti'e  histoire  en 
clignant  de  l'œil  d'un  air  goguenard  et  en  ricanant  tout  bas,  quelipie- 
fois  tout  haut.  Aujourd'hui,  ne  pouvant  faire  mieux,  il  se  borne  à 
rosser  le  commissaire  et  à  narguer  l'autorité  dans  la  peisonne  des 
gendarmes.  Jadis  il  n'était  pas  très  rare  qu'il  allât  plus  loin,  et  le 
lieutenant  de  police  dut  plus  d'une  fois  réprimer  ses  excursions  témé- 
raires à  travers  les  événements  du  jour.      * 

Durant  la  première  moitié  du  xviiie  siècle,  les  marionnettes,  non 
contentes  d'être  devenues,  dans  toute  la  rigueur  du  terme,  un  instru- 
ment de  mordante  critique  littéraire,  s'élevaient  môme  jusqu'aux  har- 
diesses de  l'opposition  politique,  si  bien  qu'on  finit  par  astreindre  les 
canevas  de  leurs  pièces  à  la  censure*.  Aristophane  revivait  sur  les 


'  Campardoii ,  Spectacles  de  la  foire,  .irt.  Bertrand  (Alexandre-Nicolas- Aiiiio). 

2  En  février  1753,  le  bruit  courut  que  Polichinelle  avait  été  mis  à  la  Bastille,  daii<  la  per- 
sonne de  son  maître,  pour  sVtre  permis  de  railler  sans  vergoene  le  parlement  à  la  foire 
Saint -Germain. 


302  I^K  VIEUX   PAIUS 

tréteaux  des  successeurs  de  Brioché.  11  en  fut  ainsi  surtout  quand 
Fuzelier,  d'Orneval  et  le  Sage,  qui  étaient  alors  dans  toute  la  vigueur 
du  talent,  irrités  d'avoir  vu  refuser  à  leur  protégé  Francisque  le  pri- 
vilège de  l'Opéra- Comique,  qu'ils  avaient  en  quelque  sorte  créé  sur 
ses  planches,  et  ne  voulant  pas  se  plier  aux  entraves  imposées  par 
les  grands  théâtres,  prirent  le  parti  de  porter  leur  verve  et  leur 
talent  aux  marionnettes  de  la  Place.  Ils  firent  peindre  au  bas  du 
rideau  un  Polichinelle  avec  la  devise  :  «  J'en  valons  bien  d'autres.  » 
Tout  Paris  s'empressa  dans  leur  loge,  et  l'une  de  leurs  pièces  sur- 
tout, Pierrot-Romulus ,  parodie  d'une  tragédie  de  la  Motte,  eut  tant 
de  succès  qu'on  la  jouait  sans  interruption  de  dix  heures  du  matin 
à  deux  heures  après  minuit,  et  que  même  le  Régent  fit  recommencer 
un  jour  la  dernière  séance  pour  lui. 

Pendant  ce  temps.  Francisque,  après  avoir  essayé  des  pièces  en 
monologues,  où  il  n'avait  la  permission  de  faire  parler  qu'un  seul 
acteur  en  chair  et  en  os,  finissait  par  recourir  lui-même  aux  marion- 
nettes, mais  à  des  marionnettes  gigantesques,  et  Piron,  en  leur  con- 
fiant, à  la  foire  Saint- Laurent,  des  opéras -comiques  de  sa  composi- 
tion, augmentait  de  son  nom  fameux  la  petite  pléiade  des  illustres  du 
genre,  auxquels  il  faut  joindre  encore  Carolet,  le  plus  inépuisable  de 
tous,  et  Favart,  qui  débuta  par  là,  à  la  foire  de  1732. 

L'Anglais  John  Riner,  dont  le  spectacle  était  situé  dans  le  jeu  de 
paume  de  la  rue  des  Fossés-Monsieur- le- Prince,  ne  doit  pas  être 
oublié  parmi  les  plus  célèbres  successeurs  de  Brioché  ;  non  plus  que 
Fourré  et  Nicolet  père,  qui  essayèrent,  avec  quelque  succès,  de 
lutter  contre  la  vogue  absorbante  de  lîienfait,  le  roi  de  la  partie. 

Vers  le  milieu  du  xviiie  siècle,  peut-être  par  suite  de  l'introduc- 
tion de  la  censure  dans  le  répertoire  des  marionnettes,  on  voit  peu 
à  peu  la  verve  et  l'esprit  faire  place  aux  elfets  matériels  et  aux  sur- 
prises de  la  mécanique.  Il  en  est  de  ce  théâtre  absolument  comme 
des  autres,  où  le  plaisir  passe  des  oreihes  uux  yeux,  quand  vient  la 
décadence  : 

Jam  migravit  ab  aiire  voliiptas 

Omnis  ad  incertos  oculos  et  gaudia  vana. 

Ce  fut  encore  Bienfait  qui  se  distingua  le  plus  dans  cette  nouvelle 
voie,  où  toutefois  quelques-uns  de  ses  rivaux,  tels  que  Prévost  et 
Levasseur,  le  suivirent  de  près,  et  où  plus  tard,  en  pleine  révolution, 
le  théâtre  des  Pantagoniens  se  distingua  par  l'habileté  et  la  variété 
de  ses  transformations.  Les  loges  foraines  se  mirent  à  rivaliser  avec 
les  irucs  de  l'Opéra,  et  chacune  d'elles  eut  son  Servandoni  et  son 


MAHIONNHTTKS  KT  FIGUHKS  Ul-    CIHK  303 

Vaucanson.  De  cette  époque  date  le  commencement  de  la  lin.  Bienfait 
lui-même  n'eut  pas  à  s'applaudir  de  son  innovation  :  sa  loge,  avec 
ses  appartenances  et  dépendances,  fut  saisie  et  vendue  en  1750.  Il  se 
releva  néanmoins  de  ce  rude  coup,  et  après  lui  son  fils,  qui  lui  fai- 
sait concurrence  depuis  plusieurs  années,  reprit  sa  succession,  mais 
sans  hériter  de  sa  gloire. 

Lorsqu'on  eut  ouvert  le  boulevard  du  Temple,  les  marionnettes 
transférèrent  leur  quartier  général  sur  ce  nouveau  champ  d'asile, 
véritable  héritier  de  la  Foire.  Fourré  fils  y  fit  bâtir  par  Servandoni, 
vers  1750,  un  petit  théâtre,  où,  concurremment  avec  ses  acteurs  de 
bois,  il  exploita  le  genre  des  pièces  à  machines,  et  quatre  ans  après  il 
céda  sa  loge  à  Nicolet  cadet,  le  plus  fameux  du  nom,  qui  se  transporta, 
en  1709,  à  l'endroit  où  s'éleva,  jusqu'en  1802,  le  théâtre  de  la  Gaieté. 
Nicolet  le  jeune  avait  fait  une  courte  et  peu  fructueuse  apparition 
vers  1700  dans  la  salle  bâtie  par  l'arcliitecte  Antoine  sur  la  Ijulte  de 
Montparnasse,  et  il  y  avait  eu  pour  successeur,  quelques  années 
après,  les  marionnettes  du  sieur  Gaudon  et  C'c,  déjà  fort  avantageu- 
sement connues  sur  les  foires.  On  voulait  essayer  d'aclialander  ces 
nouveaux  boulevards,  mais  la  tentative  de  Gaudon  ne  réussit  pas 
mieux  '.  Nicolet  fut  plus  heureux  sur  le  boulevard  du  Temple.  Il  eut 
un  rival  redoutable,  à  partir  de  1770,  dans  les  grandes  marionnettes 
d'Audinot.  La  célébrité  de  celui-ci  et  la  vogue  extraordinaire  du 
spectacle  auquel  il  avait  donné  le  nom  d'Ambigu-Comique,  pour 
caractériser  la  variété  de  ses  amusements,  datent  surtout  de  l'époque 
où  il  remplaça  ses  acteurs  de  bois  par  des  enfants,  et  dès  lors  il 
n'appartient  plus  au  cadre  de  ce  chapitre.  Mais  ce  changement  ne 
se  fit  pas  tout  d'un  coup  :  pendant  quelque  temps  Audinot  mêla  les 
deux  spectacles,  et  l'on  vit  sur  la  scène  de  l'Ambigu  un  Arlequin  en 
chair  et  en  os,  le  nain  Moreau,  donner  la  réplique  à  un  Polichinelle 
de  bois,  de  la  même  taille  que  lui;  ou  bien  des  personnes  placées 
dans  la  coulisse  parlaient  pour  la  marionnette,  qui  faisait  les  gestes 
sur  la  scène  ^ 

A  partir  de  cette  date,  les  marionnettes,  profitant  du  nouveau 
théâtre  que  venait  de  leur  ouvrir  le  boulevard  du  Temple,  commencent 
à  émigrer  des  foires  principales,  tout  en  persévérant  à  se  montrer 
dans  les  autres,  et  spécialement  à  la  foire  Saint-Ovide,  qui  avait  été 
de  tout  temps  le  séjour  favori  des  baladins  suljalternes.  En  outre  du 
boulevard  du  Temple,  une  nouvelle  foire  perpétuelle,  mais  plus  aris- 

'  Du  Coudray,  Nouveaux  Essais  sur  Paris,  I,  131. 

'  Rétif  de  la  Bretonne,  Les  nuits  de  Paris,  118»  nuit ,  p   1869;  168'  nuil ,  p.  3213.  -  Sur 
Nicolet  et  Audinot,  voir  notre  ch.  iv. 


304  I.K   VIEUX   PARIS 

tocratique,  s'ouvrit  au  Palais -Royal  vers  1784,  et  les  marionnettes 
en  pi-irent  possession  avec  les  Petits  comédiens  ou  les  Comédiens  de 
bois  du  comte  de  Beaujolais,  qui  deux  ans  après  cédèrent  la  place  à 
d'autres  acteurs  à  peu  près  de  leur  taille,  mais  cette  fois  vivants.  Pen- 
dant vingt- quatre  ans,  les  pantins  délaissés  dormirent  dans  les  gre- 
niers de  la  salle,  d'où  Mi'c  Montansier  les  tira  en  1810  pour  les 
faire  remonter  sur  la  scène  ;  ce  théâtre  des  Jeux  forains  (tel  était 
le  nom  modeste  qu'il  avait  pris)  n'obtint  pas  grand  succès,  malgré  le 
concours  du  spirituel  Martainville  et  le  luxe  déployé  par  le  costumier. 
En  1785,  les  fantoccini^  de  Caron  passèrent  du  boulevard  du  Temple 
au  Palais -Royal.  C'étaient  des  bonshommes  presque  microscopiques. 
Caron  eut  beau  se  multiplier,  il  ne  put  longtemps  attirer  la  foule. 

Carlo  Perico  fut  plus  heureux  avec  ses  fantoccini  italiens  que  Caron 
avec  ses  fantoccini  français.  On  le  suit  à  la  piste  de  foire  en  foire, 
puis  sur  le  boulevard  du  Temple,  à  partir  de  1702,  et  l'on  connaît 
quelques  pièces  de  son  répertoire,  comme:  Arlequin  ramoneur,  astro- 
logue, statue,  enfant,  squelette,  perroquet,  lune,  et  le  Combat  des 
fourberies  entre  Arlequin  et  Scapin.  Ce  petit  théâtre  était  assez  fré- 
quenté \)0\\Y  donner  deux  représentations  par  jour,  où  il  faisait 
l)ayer  les  places  30  sols  aux  premières  et  24  sols  aux  secondes,  ce 
qui  était  tout  à  fait  respectable  et  le  serait  encore  aujourd'hui  pour 
un  théâtre  de  marionnettes.  M'"«  Vigée-Lebrun  en  a  très  favorable- 
ment parlé  dans  ses  Souvenirs  :  «  Longtemps  après  mon  mariage, 
dit-elle  (elle  s'était  mariée  en  1770),  j'ai  vu  sur  le  même  boulevard 
(du  Temple)  divers  petits  spectacles.  Le  seul  où  j'ai  été  souvent  et 
qui  m'amusait  beaucoup  était  celui  des  fantoccini  de  Carlo  Perico. 
Ces  marionnettes  étaient  si  bien  faites  et  leurs  mouvements  si  naturels, 
qu'elles  faisaient  parfois  illusion.  Ma  fille,  qui  avait  au  plus  six  ans 
et  que  j'y  menais  avec  moi  (remarquez  la  nuance  :  elle  ne  dit  pas 
qu'elle  y  allât  à  cause  de  sa  fille;  ce  n'était  pas  la  fdle  qui  l'y  menait, 
mais  la  mère  qui  l'y  menait  avec  elle),  ne  doutait  pas  d'abord  que  ces 
personnages  ne  fassent  vivants.  Quand  je  lui  eus  dit  le  contraire,  je 
me  rappelle  que  je  la  menai  peu  de  temps  après  à  la  Comédie -Fran- 
çaise :  <r  Et  ceux-là,  maman,  me  dit-elle,  sont-ils  vivants^?  » 


'  Ce  fut  quelque  temps  une  mode  d'italianiser  les  marionnettes,  comme  pour  retremper 
leur  popularité.  Les  Puppi  napolitani  jouèrent  aussi  un  rôle  assez  important  dans  les  der- 
nières années  du  premier  empire;  mais  les  Puppi  étaient  vraiment  italiens,  et  parlaient  la 
langue  de  leur  pays.  Nous  avons  aujourd'hui  les  Pupazzi  de  M.  Lemercier  de  Neuville. 

-  Campardon,  Spectacles  de  la  Foire;  art.  Perico.  Les  Fantoccini  italiens,  notés  dans  les 
Mémoires  inédits  de  Francœur  comme  payant  à  TOpéra  une  redevance  annuelle  de  345  livres , 
tandis  que  les  humbles  marionnettes  du  sieur  Second  payaient  48  livres  seulement ,  étaient-ils 
ceux  de  Perico,  ou  ceux  de  Castagna  au  Palais -Royal? 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE  305 

Le  décret  sur  lu  Iil)erté  des  théâtres,  en  1791,  donna  naissance  à 
quelques  nouveaux  spectacles  de  marionnettes.  C'est  ainsi  que  le  petit 
Moreau,  qui  avait  été,  au  début,  le  seul  acteur  vivant  sur  la  scène 
d'Audinot,  profita  de  ce  décret  i)our  ouvrir  au  Palais-Royal  un  specUicle 
dit  des  Comédiens  de  bois,  qui  ne  dura  pas  lon<,rtemps.  Mais  les  marion- 


Polichinelle,  d'après  Charlet. 


nettes  elles-mêmes  durent  professer  les  opinions  du  jour  et  marclier 
au  pas.  Dans  la  dernière  charretée  de  victimes  conduites  à  la  guillotine 
le  9  thermidor,  il  y  avait  un  couple  de  braves  gens  (les  Loison)  condamnés 
à  mort  par  le  tribunal  révolutionnaire  pour  «  manœuvres  coupables  » , 
parce  qu'ils  avaient,  suivant  les  uns,  exposé  une  ligure  en  cire  de 
Charlotte  Corday  ;  suivant  d'autres ,  joué,  dans  leur  guignol  des  Champs- 
Elysées,  une  pièce  où  elle  avait  son  rôle  et  criait  :  A  bas  Ma  rat  '. 

'  Mémoires  de  miss  Elliol.  —  Sorel,  Le  couvent  des  Carmes  sous  la   TeiTeur,  p.  248.  — 
Vatel,  Charlotte  de  Corday,  t.  1 ,  p.  189:  Inlroducl. 

20 


306  I^t:  VIEUX  PARIS 

Le  xviii«  siècle  avait  été  vraiment  l'âge  d'or  des  marionnettes.  On 
les  rencontrait  partout  :  sur  le  Pont -Neuf,  à  toutes  les  foires,  sur  les 
boulevards,  sur  les  quais,  particulièrement  sur  le  quai  de  la  Ferraille, 
ce  grand  rendez- vous  des  chanteurs,  des  racoleurs,  des  marchands 
d'orviétan  et  des  farceurs  populaires  '.  Elles  devinrent  môme  un  diver- 
tissement de  société  consacré  par  la  mode.  A  la  iin  du  xviic  siècle  et 
au  commencement  du  xviiP,  elles  avaient  tenu  une  grande  place  dans 
les  amusements  de  la  cour  de  Sceaux.  Le  maître  de  cérémonie  de 
ces  fêtes  ingénieuses,  Malezieu,  composa  en  1705,  avec  le  duc  de 
Bourbon,  pour  les  marionnettes  de  la  duchesse  du  Maine,  une  petite 
pièce  satirique,  la  scène  de  Polichinelle  et  le  Voisi7i^  où  était  tournée 
en  ridicule  l'Académie  française,  quoiqu'il  en  fit  partie  depuis  quatre 
années.  Ce  fut  le  signal  d'une  véritable  guerre  d'épigrammes  et  de  mor- 
dantes répliques,  et  pendant  quelque  temps  Malezieu  dut  se  tenir  à 
l'écart  du  docte  corps  qu'il  avait  offensé  et  qui  lui  gardait  rancune. 
La  même  année,  les  mômes  marionnettes  jouèrent  encore  à  l'hôtel  de 
Tresmes  une  farce  qui  fut  le  point  de  départ  d'une  nouvelle  agita- 
tion. Une  autre  fois,  peu  après  la  victoire  de  Denain,  elles  osèrent 
mettre  en  scène ,  aux  applaudissements  des  courtisans  et  du  maréchal 
en  personne,  les  fanfaronnades  de  Villars.  Ce  thème  fut  exploité  à 
Sceaux,  à  Versailles,  et  môme  à  la  foire  Saint- Germain,  où  il  fallut 
un  certain  jour  répéter  la  représentation  cinq  ou  six  fois  dans  une 
seule  soirée,  pour  satisfaire  à  la  curiosité  de  la  foule  "-. 

Plus  d'un  noble  personnage  et  d'un  spirituel  écrivain  se  passèrent 
la  fantaisie  de  faire  jouer  les  marionnettes  de  la  cour  de  Sceaux.  C'est 
ainsi  que  l'on  vit,  au  milieu  du  siècle,  dans  une  séance  mémorable, 
le  comte  d'Eu,  grand-maître  de  l'artillerie,  les  diriger  de  sa  propre 
main,  puis  céder  la  place  à  Voltaire.  Sous  l'influence  de  ce  dernier, 
Polichinelle  se  métamorphosa  aussitôt  en  parfait  courtisan,  et  adressa 
au  comte  un  beau  compliment  en  vers  impromptu.  Voltaire,  du  reste, 
n'en  était  pas  à  ses  débuts.  La  correspondance  de  M™^  de  Graffigny 
(11  décembre  1738)  nous  apprend  que  les  marionnettes  avaient  péné- 
tré au  château  de  Cirey,  en  compagnie  de  la  lanterne  magique,  et 
qu'elles  amusaient  l'auteur  de  la  Henriade  non  moins  vivement  que 
l'auteur  des  Institutions  de  Physique  et  la  traductrice  de  Newton, 

•  On  peut  lire  à  ce  propos,  dans  la  Bibliothèque  des  théâtres  de  Mau point  et  le  Diction- 
naire des  théâtres  de  Léris ,  comment  Ponteuil ,  qui  devait  plus  tard  se  distinguer  sur  la 
scène  française,  devint  comédien,  pour  ainsi  dire,  dès  le  sein  de  sa  mère,  à  cause  de  l'atten- 
tion avec  laquelle  celle-ci,  qui  demeurait  sur  le  quai,  regardait  de  sa  fenêtre  les  bateleurs 
de  la  rue,  et  comment  il  débuta ,  dès  sa  plus  tendre  jeunesse,  par  des  représentations  de  ma- 
rionnettes, dont  l'une  faillit  lui  devenir  fatale. 

2  Nemeitz,  Séjour  de  Paris,  Leyde,  1727,  in-12,  t.  1 ,  p.  175. 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE  :j(»7 

M'"c  du  Cliàtelet  *.  Jamais  les  marionnettes  n'avaient  été  à  pareille 
fête. 

L'exemple  de  la  cour  de  Sceaux  porta  ses  fruits.  Pendant  plusieurs 
années,  les  comédiens  de  bois  ne  surent  plus  où  donner  de  la  tète. 
Polichinelle,  son  compère  et  son  chien  Gobe -mouche  couraient  tous 
les  salons.  Il  fallait  faire  queue  et  s'inscrire  chez  les  directeurs  pour 
arriver  à  les  avoir  à  ses  soirées.  Grâce  à  son  riche  assortiment,  Bien- 
fait était  celui  qui  pouvait  satisfaire  le  plus  aisément  aux  demandes 
de  l'aristocratique  clientèle.  11  faisait  annoncer  dans  les  affiches  qu'il 
allait  en  ville,  «  en  l'avertissant  un  jour  devant,  »  et  cette  annonce 
ne  s'adressait  pas  seulement  aux  collégiens  en  vacances,  comme  l'in- 
scription qui  surmonte  de  nos  jours  le  théâtre  de  Guignol,  mais  aux 
salons  du  plus  grand  monde.  M"c  Pélissier,  de  l'Opéra,  poussa  le 
luxe  jusqu'à  faire  quelque  temps  une  pension  à  un  directeur  de 
marionnettes  pour  lui  jouer  deux  parades  par  jour  dans  son  hôtel. 
Était-ce  amour  immodéré  pour  ces  innocentes  créatures?  Hélas! 
M"c  Péhssier  n'avait  point  les  goûts  si  naïfs.  C'était  uniquement  désir 
de  se  poser  en  grande  dame  et  de  singer  la  duchesse  :  personne  ne 
s'y  méprit. 

Pauvres  marionnettes!  Dieu  sait  l'abus  qu'on  en  fit  dans  ces  socié- 
tés équivoques  du  xviiie  siècle,  et  tout  ce  que  leurs  lèvres  de  bois 
furent  condamnées  à  répéter  en  ces  j'éunions  d'amateurs  blasés,  où 
le  libertinage  du  rire  ne  connaissait  pas  de  limites  !  On  composa  à 
leur  intention  une  sorte  de  répertoire  occulte,  dans  lequel  les  parades 
de  Collé  se  mêlaient  aux  maximes  de  l'Encyclopédie,  pour  égayer  les 
soupers  des  petites  maisons.  Polichinelle  lisant  Diderot  et  commentant 
d'Holbach,  Pierrot  inspiré  par  Voltaire,  dame  Gigogne  devenue  libre 
penseuse  et  tenant  salon  d'athéisme  comme  ]\I"'e  Doublet,  n'était-ce 
pas  le  renversement  du  monde,  et  ne  voyait -on  pas  bien  que  la  révo- 
lution était  proche?  Pauvres,  pauvres  marionnettes! 

Ce  goût  fut  poussé  si  loin,  qu'il  donna  naissance  à  une  manie 
bizarre  dont  les  écrits  du  temps  nous  rendent  témoignage,  en  parti- 
culier le  Journal  de  l'avocat  Barbier,  sous  la  date  de  janvier  4747.  Il 
s'agit  de  la  mode  des  pantins  et  pantincs,  petites  figures  peintes  sur 
du  carton,  et  mises  en  mouvement  par  des  fils,  qu'il  devint  de  bon 
ton,  d'abord  vers  1725  ou  un  peu  plus  tard,  puis  surtout  en  I7i7, 
lorsque  les  découpures  eurent  fait  leur  temps,  de  porter  avec  soi 
partout.  Les  boutiques  d'étrennes  en  étaient  remplies.  Ces  pantins 
représentaient  des  figures  de  fantaisie  ou  des  types  de  la  Comédie 

'  Dans  une  aulre  lettre,  on  voit  qu'il  se  montrait  jaloux  de  leur  Enfant  prodigue. 


308  LE   VIEUX  PARIS 

italienne,  et  là  aussi  le  libertinage  du  siècle  se  donnait  carrière.  Ils 
ne  tardèrent  point  à  passer,  comme  toutes  les  modes,  de  Paris  dans 
les  provinces.  Les  plus  communs  se  vendaient  vingt-quatre  sols; 
d'antres  atteignaient  des  prix  fabuleux,  et  plusieurs  peintres  célèbres 
ne  dédaignèrent  pas  de  tirer  parti  de  cette  mode  singulière.  La  duchesse 
de  Chartres  paya  1,500  livres  un  pantin  peint  par  Boucher'.  La  verve 
satirique  des  faiseurs  de  couplets  et  de  pièces  s'exerça  largement  sur 
ce  grave  sujet. 

Que  Pantin  serait  henreux 
S'il  avait  l'art  de  vous  plaire! 

Ces  deux  vers  d'une  chanson  inspirée  par  la  mode  bizarre  dont  nous 
parlons  se  sont  transmis,  pour  ainsi  dire,  de  bouche  en  bouche  jus- 
qu'à nous.  Les  modistes  et  les  couturières  habillaient  les  dames  à  la 
pantin:  «  La  postérité,  dit  d'Alembert,  aura  peine  à  croire  qu'en 
France  des  personnages  d'un  âge  mûr  aient  pu,  dans  un  accès  de 
•vertige  assez  long,  s'occuper  de  ces  jouets  ridicules,  et  les  rechercher 
avec  un  empressement  que  dans  d'autres  pays  on  pardonnerait  à 
peine  à  l'àgc  le  plus  tendre.  »  Partout,  dans  la  rue,  dans  les  salons, 
où  ils  étaient  à  demeure  pendus  à  la  cheminée;  à  la  cour,  dans 
les  spectacles,  dans  les  promenades,  on  voyait,  en  effet,  non  seule- 
ment des  enfants  et  des  femmes,  mais  jusqu'à  des  vieillards,  tirer 
des  pantins  de  leurs  poches  et  les  faire  danser  le  plus  sérieusement 
du  monde. 

Plus  tard,  on  exploita  encore  cet  inoffensif  jouet  en  le  transfor- 
mant, et  de  loin  en  loin  il  reprit  faveur  sous  l'empire  de  certaines 
circonstances  passagères.  «  Des  marchands  de  la  foire  Saint-Ovide, 
écrit  P)achaumont  dans  ses  Mémoires  secrets,  à  la  date  du  7  sep- 
teml)re  1702,  ont  imaginé  de  faire  de  petites  figures  habillées  en 
jésuites,  qui  ont  pour  base  une  coquille  d'escargot;  cela  a  pris  comme 
les  pantins.  A  l'aide  d'une  ficelle,  on  fait  sortir  et  rentrer  le  jésuite 
dans  sa  coquille.  C'est  une  fureur.  Il  n'y  a  point  de  maison  qui  n'ait 
son  jésuite.  »  La  société  de  Jésus  venait  d'être  expulsée  de  France  par 
le  ministère  Choiseul,  et  les  pantins,  en  vrais  pantins  qu'ils  étaient, 
sautaient  pour  le  pouvoir  du  moment,  comme  tous  les  pantins  pré- 
sents, passés  et  futurs. 

Revenons  à  nos  marionnettes  pour  finir. 

Les  marionnettes  auront  toujours  un  charme  particulier  pour  les 

1  11  n'y  a  rien  d'exorbitant  à  cela,  quand  on  songe  qu'en  1722  le  roi  avait  fait  présent  à 
l'Infante,  qui  venait  d'arriver  à  Paris  pour  l'épouser,  d'une  poupée  de  vingt  mille  livres. 
{Journal  de  Barbier,  1,  198.) 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE 


309 


intelligences  droites  et  les  cœurs  simples  :  c'est  à  ce  titre  qu'elles  font 
la  joie  des  enfants,  et  ce  privilège  devrait  suflirc  à  leur  valoir  toutes 
nos  sympathies.  Mais  on  n'a  pas  assez  remarqué  combien  de  gens 
d'esprit,  de  savants  et  d'artistes  illustres  ont  aimé  et  recherché  les 
marionnettes.  Il  y  a  des  grands  hommes  dont  le  cœur  redevient 
enfant  à  certaines  heures;  il  y  en  a  d'autres,  et  cela  vaut  mieux, 
dont  le  cœur  reste  toujours  enfant.  Je  ne  parle  pas  des  mar'ionnetles 


Sd.  CAJ{l^JKJi  ."-• 

Les  petites  marionnettes,  d'après  un  dessin  colorié  conservé  au  musée  ('-arna valet. 
(Mœurs,  petit  portefeuille.) 


philosophiques  de  l'Encyclopédie,  et  je  me  défie  de  celles  que  Voltaire 
faisait  jouer  à  Cirey.  Mais  il  reste  beaucoup  d'exemples  moins  sus- 
pects. Euler  passait  des  heures  entières  à  les  contempler  avec  une 
admiration  ingénue.  Haydn  composa  cinq  opérettes  pour  les  fan- 
toches du  prince  Esterhazy.  Gœthe  a  raconté  son  enlliousiasme  juvé- 
nile pour  le  même  divertissement;  il  se  lit  à  plusieurs  reprises  direr- 
teur  et  fournisseur  d'un  théâtre  de  marionnettes,  d'abord  dans  la 
maison  paternelle,  puis  à  la  cour  de  Weimar.  Ce  sont  les  représenta- 
tions des  marionnettes  qui  lui  ont  fourni  la  i)ensée  premièie  et  plu- 
sieurs traits  saillants  de  la  légende  de  Faust;  c'est  d'elles  aussi  (Jik^ 
s'est  inspiré  Lessing  dans  les  fragments  qu'il  avait  composés  sur  le 


3in  LH  VIEUX   PARIS 

même  sujet.  Si  nous  rentrons  en  France,  d'autres  enseignements 
nous  attendent.  Les  marionnettes  populaires  peuvent  s'enorgueillir 
d'avoir  souvent  compté  dans  leur  auditoire  de  hauts  fonctionnaires, 
comme  Français  de  Nantes,  ou  des  hommes  d'esprit  et  de  talent, 
comme  Henri  de  Latouche  et  Charles  Nodier;  d'avoir  eu  pour  histo- 
rien un  grave  érudit,  un  ancien  professeur  de  Sorhonne,  un  memhre 
de  l'Institut,  M.  Gh.  Magnin,  qui  n'a  pas  dédaigné  d'étudier  leurs 
origines,  comme  il  avait  fait  pour  celles  du  théâtre  lui-même,  et  de 
suivre  leurs  transformations  et  leurs  progrès  avec  autant  de  soin 
qu'en  eût  pu  mettre  un  de  ses  confrères  à  combler  les  lacunes  de  la 
dynastie  des  Lagides  ;  enfin  d'avoir  inspiré  à  George  Sand  les  meil- 
leurs et  les  plus  irréprochables  de  ses  ouvrages.  Les  marionnettes  de 
Nohant  rappellent  les  marionnettes  de  Girey,  —  et  par  plus  d'un 
point.  Pour  ma  part,  je  leur  sais  gré  d'avoir  fait  écrire  la  Nuit  de 
Noël  à  cette  main  qui  venait  de  signer  M""  la  Quintinie,  et  je  reconnais 
là  leur  bienfaisante  influence.  <r  II  n'y  a  pas  que  les  enfants  qui  s'amu- 
sent aux  marionnettes,  a  écrit  M.  l'abbé  Bautain,  et  tout  philosophe 
que  j'étais,  avant  d'entrer  dans  les  ordres,  je  me  suis  plus  d'une  fois 
arrêté  sur  les  boulevards  ou  dans  un  champ  de  foire,  pour  entendre 
les  bons  mots  de  Paillasse  ou  de  Polichinelle.  ». 

Mais,  malgré  ces  illustres  exemples  et  ces  efforts  de  réhabilitation, 
les  marionnettes  sont  maintenant  bien  déchues  de  leur  vieille  gloire, 
et  il  est  à  craindre  qu'elles  ne  se  relèvent  jamais  complètement  de 
leur  décadence.  Un  siècle  raisonnable  et  positif  comme  le  nôtre  n'a 
pas  de  temps  à  perdre  à  ces  futilités.  Nous  n'avons  plus  de  grands 
soigneurs,  nous  n'avons  plus  que  des  gens  riches  qui  s'occupent  de 
leur  fortune  ou  de  leur  plaisir.  Les  théâtres  de  marionnettes  qui 
essayent  de  se  fonder  çà  et  là  n'ont  pas  de  physionomie  propre  et 
vivent  de  compromis  ;  ils  ouvrent  et  ils  ferment  sans  qu'on  s'en  aper- 
çoive. Seules  les  marionnettes  de  la  rue  servent  de  centre  de  ralliement 
aux  derniers  fidèles,  et  réunissent  autour  d'elles  l'inébranlable  audi- 
toire de  bonnes,  de  soldats  et  d'enfants,  les  seules  personnes  en  France 
que  la  politique  ou  la  Bourse  n'ait  pas  encore  gâtées. 

On  sait  que  Pohchinelle  a  été  détrôné  par  le  Lyonnais  Cniignol.  Ce 
canut  narquois  et  voltairien  est  aujourd'hui  en  pleine  possession  de 
tous  ces  petits  théâtres  en  plein  air  des  Champs-Elysées  et  autres 
lieux  où  se  pressent  les  enfants  et  leurs  bonnes,  entourés  d'un  cercle 
de  badauds.  Polichinelle  se  borne  à  ouvrir  la  représentation  par  un 
prologue  qui,  pour  être  toujours  le  même  et  toujours  absolument 
incompréhensible,  n'en  obtient  pas  moins  un  succès  soutenu.  Il  y  a 
une  trentaine  d'années,  on  avait  essayé  de  ressusciter  Polichinelle, 


MAHIONNKTTKS  Kï  FIGURES   \)K  C.IUK 


311 


et  pendant  (jnelquc  temps  on  le  vit  tous  les  jours  dans  i-on  petit 
théâtre,  voisin  du  Palais  de  l'Industrie,  avec  son  chien,  son  ami 
Pierrot,  sa  femme,  les  gendarmes,  la  potence  et  le  diable,  qui  venait 
l'enlever  à  la  fin.  Mais  le  goût  du  public  n'y  était  plus,  et  cette  tenta- 
tive archaïque  ne  put  durer. 

En  1861,  on  ouvrit  au  jardin  des  Tuileries  un  luxueu.v  théâtre  de 
marionnettes,  dont  la  presse  s'occupa  comme  s'il  se  fût  agi  d'une 
nouvelle   scène  de   drame.    Les    costumes    étaient   magnifiques,   les 


I>I.CtAK(lîÈ"j' 


Guignol  au  pont  des  Arts,  d'après  les  Tableaux  de  Paris,  de  Marlel. 


têtes  avaient  été  ou  devaient  être  dessinées  par  Daumici-;  un  niaclii- 
niste  était  chargé  des  cbangemcnts  à  vue;  on  avait  engagé,  au  prix 
de  150  francs  par  mois,  de  vrais  acteurs  pour  donner  le  ton  au.\ 
dialogues,  et  demandé  des  pièces  aux  écrivains  connus,  par  exemple, 
au  poète  Fernand  Desnoyers,  qui  écrivit  particulièrement  le  prologue 
en  vers.  La  critique  était  convoquée  aux  premières,  et  les  maiion- 
nettes  des  Tuileries,  qui  n'épargnaient  d'ailleurs  ni  aflichcs  ni  an- 
nonces, figuraient  dans  plus  d'un  feuilleton  du  lundi.  Tant  d'ellorfs 
ne  purent  soutenir  cette  fastueuse  entreprise,  qui  avait  eu  le  tort  de 
méconnaître  la  modestie  essentielle  du  genre.  Elle  se  ti'aina  jus- 
qu'en 1807,  et  ce  fut  justement  l'année  de  l'exposition,  sur  laquelle 
elle  comptait  sans  doute  pour  se  relever,  qui  acheva  sa  ruine. 


312  LE  VIEUX  PARIS 


II 


On  avait  tellement  usé  et  abusé  des  marionnettes,  que,  vers  la 
fm  du  x\m^  siècle,  le  genre  s'épuisait  :  il  fallait  le  rajeunir  par  une 
tentative  hardie,  et  c'est  alors  qu'on  voit  ai)paraitre  les  ombres  chi- 
noises. 

On  sait  en  quoi  ce  divertissement  consiste.  Entre  une  toile  blanche 
ou  un  papier  huilé  et  les  lumières  posées  par  derrière,  une  main  fait 


Séraphin  (Dominique- François), 
d'après  une  eau-forte  placée  en  tête  de  Feu  Séraphin,  Lyon,  1875,  in-S". 

mouvoir,  au  moyen  de  tiges  menues,  des  figures  plates,  de  carton 
ou  de  cuir,  dont  l'ombre  se  projette  en  noir  sur  le  transparent.  L'Ita- 
lie et  l'Allemagne  connaissaient  depuis  assez  longtemps  les  ombres 
chinoises.  En  1770,  le  spectacle  des  Ombres  à  scènes  changeantes, 
dont  Grimm  a  dit  quelques  mots',  avait  préparé  les  voies.  En  1775, 
s'ouvrit  le  théâtre  des  Récréatioiis  de  la  Chine  du  sieur  Ambroise, 
dont  les  annonces  promettaient  monts  et  merveilles,  tout  ce  qu'on 
pouvait  rêver  de  plus  curieux  en  fait  d'ombres  mouvantes  et  de 
machines  maritimes  :  l'aurore  avec  le  soleil  levant,  la  mer  en  fureur, 
des  vaisseaux  en  marche,  etc.  etc.  Malgré  toutes  ces  belles  choses, 
Ambroise  ne  réussit  guère,  et  son  nom  est  bien  échpsé  par  celui  de 
Séraphin  Dominique- François  (né  à  Longwy,  le  15  février  1747),  qui 
s'établit  au  Palais-Royal,  dans  le  local  occupé  il  y  a  peu  d'années 
encore  par  ses  héritiers  ^ 

1  Gazelle  lUléraire,  15  août  1770. 

2  C'est  la  petite  nièce  de  Séraphin  qui  est  restée  sur  le  pont  jusqu'au  bout. 


La  lanterne  magique  au  xviii»  siècle,  d'après  une  estampe  du  temps. 


.MARIONNETTES   ET  EIGURES   DE  CIRE  31^ 

Avaiil  de  se  transporter  à  Paris,  le  sieur  François,  qui  avait  pris 
tout  d'aboi'd  pour  nom  de  guerre  son  prénom  de  Séraphin ,  était  venu 
à  Versailles  dès  l'année  177:2.  Admis  à  jouer  trois  fois  la  semaine, 
pendant  le  carnaval,  devant  la  famille  royale  et  la  cour,  moyennant 
une  somme  de  300  livres,  il  profita  de  son  succès  pour  obtenir  le 
titre  de  Spectacle  des  Enfants  de  France,  puis  l'autorisation  de  s'éta- 
blir à  Paris,  sans  payer  aux  grands  théâtres  la  rétribution  d'usage'. 
Il  ouvrit  le  8  septembre  1784,  dans  les  nouvelles  galeries  que  venait 
de  faire  construire  le  duc  d'Orléans,  et  obtint  vite  un  gi'and  succès, 
constaté  par  plusieurs  ouvrages  du  temps. 

A  défaut  du  petit  peuple,  qui  y  allait  peu,  les  bourgeois,  la  bonne 
compagnie  môme  et  les  abbés  s'y  pressaient,  en  compagnie  des  enfants. 
Kotzebue,  qui  s'est  d'ailleurs  montré  d'une  maussaderie  fort  teutonne 
pour  ce  joli  spectacle,  visité  par  lui  en  1790,  s'accorde  avec  tous  les 
contemporains  à  dire  que  la  salle  <f  était  remplie  à  étouffer-  ».  On  y 
jouait  tous  les  soirs,  les  dimanches  et  jours  de  fête  deux  fois  par 
jour. 

Malgré  cette  illustre  origine,  l'innocent  théâtre,  qu'on  eût  dû  croire 
bien  à  l'abri  de  la  politique,  n'échappa  point,  sous  la  Révolution,  à 
la  contagion  répubhcaine,  et,  tandis  que  les  marionnettes  de  la  rue 
s'amusaient  à  donner  des  répétitions  de  la  guillotine  en  coupant  le 
cou  à  Polichinelle;  tandis  que  les  pantins  élémentaires,  dont  les 
Savoyards  dirigeaient  les  évolutions  à  l'aide  d'une  licelle  attachée  à 
leur  genou,  dansaient  la  carmagnole  au  son  de  la  flûte  et  du  tambou- 
rin, comme  de  vrais  sans -culottes,  les  ombres  chinoises  représen- 
taient, dès  la  fin  de  89,  V Apothicaire  patriote,  où  l'on  célébrait  les  5 
et  6  octobre,  puis  la  Fédération  nationale,  la  Démonseigneurisation , 
œuvre  de  Guillemin  et  de  l'auteur  des  Janot,  Dorvigny,  qui  passait, 
comme  on  sait,  pour  fils  de  Louis  XV;  cnlin,  en  1794,  la  Pomme  à 
la  plus  belle  ou  la  Chiite  du  Trône,  de  Landrin, 

Non  content  d'aider  à  la  révolution  avec  son  spectacle,  ou  plutôt 
de  faire  tous  ses  efforts  pour  retenir  sa  clientèle  en  se  mettant  au 
diapason  du  jour.  Séraphin  voulut  môme  l'encourager  de  sa  plume,  ce 
qui  me  le  gâte  un  peu  plus.  Lisez  le  Gouffre  infernal  des  Aristocrates, 
pièce  publiée  en  mai  1790,  par  Séraphin  le  Cadet,  «  premier  inventeur 

1  Mémoires  de  Cléry.  On  peut  voir  aux  Archives,  dans  un  registre  de  la  secrélairerie  d'Etat 
(section  administrative),  le  brevet  accordé  au  sieur  Séraphin  par  le  roi,  le  22  avril  1784, 
pour  l'établissement  à  Versailles  d'un  «  spectacle  d'ombres  chinoises  et  de  farce  arabesque  », 
afin  «  d'être  toujours  à  portée  de  contribuer  aux  amusements  des  Enfans  de  F'rance,  toutes 
les  fois  qu'il  en  seroit  requis  ».  Ce  brevet  le  dit  natif  de  Metz. 

*  Ma  fuile  à  Paris.—  V.  aussi  le  Tableau  du  Palais -Royal ,  brochure  antérieure  de 
quelques  années. 


316  LE  VIEUX   PARIS 

des  ombres  chinoises.  »  11  était  membre  de  la  Société  populaire  des 
Tuileries,  et,  en  1793,  forcé  de  quitter  le  territoire  de  ladite  section, 
il  lui  demandait  comme  une  grâce  de  rester  toujours  membre  de  la 
Société,  ce  que  celle-ci  lui  accorda  en  considération  de  ses  preuves 
de  civisme. 

Mais ,  heureusement ,  le  directeur  n'écrivit  pas  seul  pour  ce  mignon 
théâtre  :  sans  parler  des  emprunts  faits  à  de  plus  hautes  scènes  et 
accommodés  à  ses  jeunes  auditeurs,  Séraphin  avait  ses  pièces  à  lui, 
composées  exclusivement  pour  lui.  Plusieurs  écrivains  de  quelque 
renom,  comme  Guillemin  et  Dorvigny,  déjà  nommés,  comme  Gabiot 
de  Salins  et  dix  autres,  ne  dédaignèrent  pas  de  travailler  à  son  réper- 
toire. 

Séraphin,  mort  en  1800,  eut  pour  successeur  son  neveu,  homme 
zélé,  qui  joignit  au  spectacle  classique  des  ombres  chinoises  des  trans- 
formations mécaniques.  11  mourut  à  son  tour  en  1844  et  fut  remplacé 
par  son  gendre,  qui  s'efforça  d'étendre  et  de  varier  ses  représen- 
tations. 

Quel  est  le  Parisien  quinquagénaire  qui  ne  se  rappelle  le  petit  théâtre 
de  l'imprésario  des  ombres  chinoises?  Dans  un  entresol  du  Palais- 
Royal,  grand  comme  une  bonbonnière,  on  avait  trouvé  le  moyen  de 
construire  deux  ou  trois  rangs  de  loges,  des  fauteuils  d'orchestre,  un 
parterre,  —  toute  une  salle  de  spectacle  en  miniature.  C'était  un  vrai 
bijou,  taillé  sur  des  mesures  venues  évidemment  de  Lilhput.  Les 
fauteuils  d'orcliestre  étaient  destinés  à  recevoir  des  spectateurs  de  dix 
ans;  aussi,  quand  ils  se  présentaient  escortés  d'un  grand-papa  doué 
d'un  embonpoint  exceptionnel,  l'administration  du  théâtre  faisait  enle- 
ver les  bras  de  deux  ou  trois  stalles,  et  le  grand -papa  ne  payait  pas 
plus  d'une  place  entière,  tout  comme  son  petit- fils  :  Séraphin  se 
piquait  d'être  un  homme  prévenant. 

La  salle  pleine,  on  éteignait  tous  les  quinquets  :  le  rideau  se  levait 
et  un  transparent  lumineux  se  détachait  dans  l'obscurité.  Le  jeune 
public  était  tout  yeux,  tout  oreilles.  Derrière  le  transparent  se  dessi- 
naient de  noires  silhouettes,  et  elles  mimaient  un  drame  saisissant, 
que  quelques  couplets,  chantés  du  fond  de  la  coulisse,  rendaient 
plus  saisissant  encore. 

De  ce  répertoire,  qui  charma  tant  de  générations,  il  est  une  pièce 
dont  le  titre  au  moins  passera  â  la  postérité.  Eschyle  a  fait  les  Perses, 
Sophocle  a  fait  Œdipe  à  Colone,  Gorneine  a  fait  le  Cid,  Racine  a  fait 
Athalie,  Shakespeare  a  fait  Macbeth  et  Othello,  —  Séraphin  a  fait  le 
Pont  Cassé.  On  a  attribué  ce  chef-d'œuvre  à  Dorvigny;  je  n'en  crois 
rien  :  Dorvigny  avait  trop  d'esprit.  On  dit  aussi  qu'il  vient  d'un  ancien 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIHE  31" 

fabliau.  En  tout  cas,  Séraphin  se  l'est  tellement  approprié  et  y  a  si 
bien  mis  sa  touche,  que  l'œuvre  est  devenue  sienne. 

Le  Pont-Cassé  réunit  les  trois  grandes  unités  de  la  tragédie  clas- 
sique :  U7iité  de  lieu,  unité  de  temps,  unité  d'actioti. 

Unité  de  lieu,  —  tout  le  drame  se  passe  entre  les  deux  piles  d'un 
pont  dont  le  milieu  vient  d'être  démoli.  Unité  de  temps,  —  lu  scône 
se  déroule  dans  l'espace  d'un  quart  d'heure.  Unité  d'action,  —  je 
n'imagine  rien  de  moins  compliqué  que  ce  dialogue  échangé  d'un  bord 
à  l'autre  de  la  rivière  entre  deux  personnages...  Il  est  le  drame  à  lui 
tout  seul!  Mais  après  ce  chef-d'œuvre  il  faut  tirer  l'échelle! 

Un  bon  bourgeois  arrive  au  bord  de  la  rivière;  le  pont  s'est  rompu  : 
un  maçon  achève  d'en  abattre  les  piles.  Le  bourgeois  s'étonne,  s'é- 
meut; il  hèle  le  maçon:  «;  Hé!  l'ami,  peut-on  passer  l'eau V  »  Le 
maçon  chante  : 

Les  canards  Font  bien  passée, 

Tire  lire  lire, 
Les  canards  l'ont  bien  passée, 

Lire  Ion  fa  ! 

Le  bourgeois  :  lié!  l'ami,  vend-on  du  vin  à  la  maison  là-bas? 
Le  maçon  : 

On  en  vend  plus  qu'on  n'en  donne, 

Tire  lire  lire. 
On  en  vend  plus  qu'on  n'en  donne, 

Lire  lonfa! 

Le  bourgeois  :  lié!  l'ami,  le  vin  est-il  bon? 
Le  maçon  : 

Il  est  si  bon,  qu'il  se  laisse  boire. 

Tire  lire  lire, 
11  est  si  bon,  qu'il  se  laisse  boire. 

Lire  lonfa! 

Le  bourgeois:  Hé!  l'ami,  veux-tu  que  je  te  paye  chopino? 

Le  maçon  :  Bourgeois,  dès  lors  que  vous  payez  chopine,  il  y  a 
moyen  de  s'entendre.  Ho!  père  l'Éperlan!  viens  donc  passer  dans  ton 
bateau  un  brave  bourgeois  qui  veut  payer  chopine.  » 

L'Éperlan  arrive  avec  son  bateau  :  le  bouigeois  passe  l'eau  et,  au 
lieu  de  payer  chopine,  il  rosse  le  maçon  à  coups  de  camie  ;  le  maçon 
se  rebiffe  et  rosse  à  son  tour  le  boui-geois  à  coups  de  pioche. 

Quel  drame,  juste  ciel!  Et,  si  nous  voulions  l'analyser  de  près,  n'y 
aurait-il  pas  de  quoi  provoquer  toutes  les  rigueurs  de  la  censureV 
Ce  dialogue  et  celte  mimique  soulevaient  dans  le  jeune  auditoire  des 
transports  frénétiques  :  il  y  avait  les  partisans  du  bourgeois  et  les 


:H8  le   vieux   l'AHIS 

partisans  du  maçon  :  les  bébés  battaient  des  mains  avec  fureur  pour 
l'acteur  de  leur  choix,  et,  dans  l'entr'acte,  les  parents  avaient  toutes 
les  peines  du  monde  à  empêcher  ces  messieurs  d'échanger  leurs 
cartes,  comme  le  faisaient  jadis,  au  foyer  de  l'Opéra,  les  Gluckistes 
et  les  Piccinnistes. 

Après  avoir  longtemps  coulé  des  jours  prospères  grâce  aux  ombres 
chinoises,  Séraphin  s'aperçut  un  jour  que  son  public  se  refroidissait. 
Il  imagina  de  joindre  des  marionnettes  à  ses  silhouettes  primitives. 
Les  marionnettes  étaient  attifées  avec  goût,  revêtues  d'oripeaux  bien 
pailletés;  n'importe,  elles  ne  parvinrent  pas  à  galvaniser  l'indifférence 
publique,  et  le  vide  se  fit  peu  à  peu  autour  de  Séraphin.  Alors,  quit- 
tant le  Palais-Royal,  il  alla  s'établir  (le  8  septembre  1858)  en  plein 
boulevard  Montmartre,  au  coin  du  passage  JoulTroy,  où  il  fut  rem- 
placé ensuite  par  le  Théâtre-Miniature.  Hélas!  le  succès  l'avait  défi- 
nitivement abandonné.  I^e  Pont  Cassé  n'avait  plus  le  don  d'appeler 
le  jeune  auditoire;  la  salle  demeurait  vide,  et  le  joyeux  tire  lire  lire 
des  anciens  jours  retentissait  dans  cette  solitude  avec  une  navrante 
mélancoUe.  La  mort  de  son  directeur,  l'année  suivante,  lui  porta  le 
dernier  coup.  Après  avoir  essayé  de  lutter  encore  quelque  temps, 
sous  la  direction  de  sa  veuve,  le  théâtre  Séraphin  passa  de  vie  à  tré- 
pas le  15  août  1870,  au  milieu  de  nos  premiers  reversa  Perte  irré- 
parable pour  la  bonne  gaieté  française!  A  qui  la  faute,  sinon  à  ces 
ingrats  bébés  qui  s'avisent  de  vouloir  être  des  hommes  avant  d'avoir 
perdu  leurs  dents  de  lait,  et  qu'on  mène  à  l'Opéra  à  l'âge  où  nous 
nous  contentions  d'applaudir  les  Canards  Vont  bien  passée  ? 

Entre  autres  originalités,  Séraphin  en  avait  une  qui  était  un  des 
derniers  vestiges  des  habitudes  théâtrales  d'autrefois  :  on  faisait  le 
honiment  à  sa  porte.  Jusqu'à  la  fin  de  son  séjour  au  Palais-Royal,  le 
boniment  a  été  fait  par  un  grand  vieillard,  vêtu  d'un  manteau  cou- 
leur de  muraille,  que  tout  Paris  connaissait.  Ce  personnage  pitto- 
resque se  promenait  mélancoliquement  chaque  soir  sous  les  arcades, 
scandant  d'une  voix  vibrante,  sur  une  sorte  de  rythme  solennel  qui 
remplissait  la  galerie^  cette  bizarre  mélopée  que  l'on  n'entendra  plus  : 
((  Entrez  voir  les  ombres  chinoises  de  monsieur  Séraphin.  Ce  soir,  le 
Pont  Cassé,  suivi  (VAli-Baha  ou  les  quarante  voleurs.  Entrrrez  chez 
MONSIEUR  Séraphin  !  » 

Après  le  salon  de  l'Allemand  Curtius,  cette  grande  curiosité  clas- 
sique du  boulevard  du  Temple,  Séraphin  était  le  seul,  avec  le 
Petit  -  Lazari ,  qui  eût  conservé  son  aboyeur  à  la  porte.  Il  est  mort 

'  V.  Feu  Séraphin,  1875,  in-S». 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE  319 

d'anémie,  et  Lazari  est  démoli.  C'est  ainsi  que  toutes  les  traditions  se 
perdent. 

A  peu  près  au  moment  où  Séraphin  se  faisait  connaître  par  ses 
ombres  cliinoises,  le  lecteur  et  l'ordonnateur  des  fêtes  du  duc  d'Or- 
léans, Carmontelle,  imaginait,  pour  divertir  la  société  de  Bagnolet  et 
des  Folies  de  Chartres,  ses  transparents,  tableaux  sur  papier  très 
fin,  où  étaient  représentés  les  sujets  les  plus  divers,  paysages,  ani- 
maux, scènes  de  genre,  caricatures,  qu'il  déroulait  devant  une  vitre 
en  bandes  longues  parfois  de  plus  de  cent  pieds  et  pendant  des  lieures 
entières,  comme  une  comédie  en  action,  plaisante,  malicieuse,  sati- 
rique, où  le  talent  de  l'auteur  des  Proverbes  était  complété  par  celui 
du  portraitiste  et  du  dessinateur. 

Les  ombres  chinoises  tiennent,  par  un  lien  bien  ténu  et  quelque 
peu  artificiel,  je  l'avoue,  aux  autres  spectacles  d'optique.  C'est  le 
moment  de  dire  un  mot  de  la  lanterne  magique,  inventée  par  le 
P.  Kircher,  et  dont  il  a  donné  la  description  dans  son  Ars  magna 
lucis  et  umbrœ,  en  1G45.  On  la  voit  déjà  fonctionnant  en  France 
dix  ans  plus  tard.  Dans  sa  lettre  du  13  mai  1056,  Loret  raconte 
ce  qu'il  a  vu  le  mardi  précédent,  c'est-à-dire  le  9,  à  l'hùlel  de 
Liancourt.  On  fit,  dit- il,  «  étendre  en  l'air  une  toile  unie  en  laquelle 
on  ne  voyoit  rien, 

El  toutefois,  à  l'instant  même 
On  y  vit  d'assez  beaux  palais , 
Des  gens  qui  dansoient  des  ballets, 
Des  gens  qui,  d'estoc  et  de  taille, 
Seinbloient  se  livrer  la  bataille... 
J'y  vis  des  lueurs  un  peu  sombres. 
Des  corps  légers  comme  des  ombres  ; 
Mais  ce  qui  me  mit  en  sursaut. 
C'est  qu'ils  avoient  les  pieds  en  haut. 
Et  ne  faisoient  dans  leurs  allures. 
Danses,  combats,  tours  et  postures, 
(Non  plus  que  les  astres  la  nuit) 
Aucun  tintamarre  ni  bruit. 
Enfin,  voyant  cette  magie 
Agir  avec  tant  d'énergie. 
Certes,  je  fis,  à  plusieurs  fois. 
Quantité  de  signes  de  croix.  » 

C'est  évidemment  la  lanterne  magique  dont  il  s'agit  ici  :  on  n'en 
saurait  douter.  Mais  la  profonde  surprise  du  gazetier  démontre  à  quel 
point  ce  spectacle  était  nouveau.  Comment  ne  l'eùt-il  pas  été  alors, 
puisqu'il  l'était  encore  un  siècle  après?  Le  Journal  du  citoyen  (175i) 
décrit  comme  une  nouveauté  le  mécanisme  de  cet  appaieil,  que  des 


320  LE  VIEUX  PARTS 

Piëmontais  et  des  Savoyards  promenaient  la  nuit  dans  les  rues  de  Paris 
et  sur  les  foires,  en  s'annonçant  aux  sons  d'un  orgue  de  Barbarie  '. 

Des  industriels  ambulants  promenaient  aussi  des  optiques^  espèces 
de  boîtes  montées  sur  quatre  pieds,  où,  par  la  combinaison  d'un  miroir 
plan  incliné  à  quarante -cinq  degrés  et  d'un  verre  doublement  con- 
vexe, on  faisait  paraître  les  objets  grossis  et  renversés. 

JJoptique  nous  acbemine  le  plus  naturellement  du  monde  au  Gos- 
morama,  qui  a  eu  pour  successeurs  de  nos  jours  les  panoramas  et  les 
dioramas.  Ouvert  le  Iff  janvier  1808,  dans  la  galerie  vitrée  du  Palais- 
Royal,  le  Cosmorama  avait  la  prétention  d'offrir  en  une  série  de 
tableaux ,  qui  se  renouvelaient  de  mois  en  mois ,  la  représentation  du 
monde,  les  vues  des  principaux  sites  et  les  monuments  les  plus  remar- 
quables, anciens  et  modernes,  de  l'univers  entier.  On  y  remarquait 
surtout  la  basilique  de  Saint-Pierre,  qui  restait  exposée  en  perma- 
nence (vue  intérieure,  avec  plus  de  deux  mille  figures),  le  Payithéon 
cV Agrippa,  le  Grand  Amphilhcdtre ,  etc.  ^ 

'  V.,  dans  noire  chapilre  vu,  ce  que  nous  disons  des  expériences  de  t'untasmagorie  de 
Robcrtson. 

2  Prospectus  du  Cosmorama,  1888,  revu  et  réimprimé  en  1823.  Ajoutons  ici  quelques  mots 
sur  le  Diorama,  et  le  ou  plutôt  les  Panoramas,  qui  ne  se  rattachent  que  très  indirectement 
au  sujet  du  chapitre  actuel.  Le  premier  Panorama  parisien  avait  été  peint  par  Fontaine, 
Prévost  et  Constant  Bourgeois,  par  suite  d'un  brevet  concédé  à  Robert  Fulton,  en  1799. 
C'était  une  Vue  de  Paris ,  qu'on  exhiba  dans  une  rotonde  construite  sur  le  boulevard  Mont- 
martre. Le  succès  fut  tel,  qu'on  bâtit  aussitôt  deux  autres  rotondes,  où  l'on  montra  le  Camp 
de  Boidorjne,  les  Vues  de  Toulon,  do  Tilsilt ,  et  de  tous  les  lieux  illustrés  par  les  victoires 
do  Bonaparte.  On  exhiba  successivement  dans  ces  rotondes,  et  dans  celle  que  Prévost  ouvrit 
en  1812  sur  le  boulevard  des  Capucines,  des  vues  do  Rome,  de  Naples,  de  Florence,  de 
Jérusalem,  d'Athènes,  etc.,  qui  frappèrent  le  public  d'étonnement  et  d'admiration;  Chateau- 
briand n'a  pas  dédaigné  de  rendre  hommage  à  l'exactitude  et  à  la  puissance  d'illusion  de 
ces  deux  dernières  vues,  et  de  les  invoquer  en  quelque  sorte  à  l'appui  de  son  Itinéraire. 
L'honneur  de  cette  création  en  France  doit  être  surtout  reporté  à  l'aclivito  et  à  l'intelligence 
artistique  de  Prévost,  qui  mourut  de  fatigue  et  de  langueur  en  1823,  à  la  suite  de  son 
voyage  en  Orient.  L'engouement  général  pour  ce  spectacle  s'accrut  encore  quand  Bonaparte 
fut  venu  voir  Tilsitt  avec  ses  aides  de  camp.  Lui-même  en  fut  si  frappé,  qu'il  ordonna  à 
l'architecte  Cellerier  de  dresser  les  plans  de  sept  panoramas  qui  devaient  être  bâtis  dans  le 
grand  carré  des  Champs-Elysées,  mais  qui  restèrent  à  l'état  de  projet.  Ce  sont  les  rotondes 
du  boulevard  Montmartre  qui  ont  donné  leur  nom  au  passage  dont  la  première  galerie  fut 
ouverte  en  1800.  Elles  subsistèrent  jusqu'en  1831.  Le  panorama  du  colonel  Langlois,  aux 
Champs-Elysées,  leur  succéda.  On  y  vit  VInccndie  de  Moscou,  puis  la  Bataille  d'Hylau  et 
la  Bataille  des  Pyramides.  Exproprié  pour  les  travaux  de  la  première  exposition  universelle, 
il  rouvrit  en  1858  dans  le  bâtiment  nouveau  qu'il  occupe  encore  aujourd'hui.  Les  Panoramas 
se  sont  multipliés  à  Paris  depuis  quelques  années. —  Le  diorama,  qui  produisait  un  effet  si 
merveilleux  par  les  changements  de  lumière  et  de  perspective,  était  de  l'invention  de  Da- 
guerre  et  de  Bouton.  Il  débuta  en  1822  rue  Samson,  derrière  le  Château -d'Eau,  par  la 
Messe  de  minuit  dans  Sainl-Elicnne-du-Mont ,  où  l'on  apercevait  d'abord  l'église  en  plein 
jour  et  vide,  puis  envahie  peu  à  peu  i)ar  la  nuit,  puis  s'éclairant  par  degrés  et  enfin  rem- 
plie par  la  foule  des  lidèles.  Ce  sujet  est  resté  le  plus  célèbre  de  tous  ceux  qu'on  y  montra. 
Consumé  par  un  incendie  en  1839,  le  Diorama  se  transporta  boulevard  Bonne-Nouvelle  et 
fut  encore  réduit  en  cendres  dix  ans  après.  Depuis  lors,  il  ne  parvint  jamais  à  reconquérir 
son  ancienne  vocrue. 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE 


321 


III 


Le  xviii«  siècle  ne  fut  pas  seulement  l'âge  d'or  des  maiionnettes  ;  il 
fut  aussi  la  grande  époque  des  automates  et  des  pièces  mécaniques. 
Vaucanson  avait  donné  le  signal  avec  son  flùteur  et  son  canard  digé- 
rant, dont  le  premier  fut  exposé  dès  1738  :  le  troupeau  des  imitateurs 
se  jeta  sur  ses  traces.  Defrance  exposait  en  ITiO  des  flùteui-s  et  des 


_^— -?"     "-■■■v./ggtl»PJJ!V*,''tKW!fJ 


L'automate  joueur  de  flûte  et  l'automate  tambourin  do  Vaucmsun, 
d'après  une  gravure  de  la  collection  Hennin. 


oiseaux  mécaniques  dans  une  salle  des  Tuileries,  et  Lagrelet,  après 
avoir  acheté  ces  pièces,  les  exhil)a  à  la  foire  Saint-Germain  en  1750, 
avec  plusieurs  autres  curiosités  du  même  genre.  Les  Ouvriers  auto- 
mates de  Bourgeois  de  CiuUeaublanc,  parmi  lescpiels  un  cycloi>e  à  sa 
forge,  parurent  à  la  foire  de  17i8,  après  s'être  montrés  hôtel  de 
Jabach  et  rue  de  Gondé.  A  la  même  date,  le  Palais  magi<[ue  obtenait 
grand  succès,  et  la  foule  se  pressait  surtout  auprès  de  trois  automates 
représentant  :  l'un,  une  paysanne  ayant  siu-  la  tète  un  pigeon  dont  le 
bec  jetait  du  vin  rouge  ou  blanc  à  volonté,  quand  elle  en  a[)prochait 
un  verre  qu'elle  tenait  à  la  main;  l'autre,  un  épicier  assis  à  son  comp- 
toir et  se  levant  pour  fermer  ou  rouvrir  sa  bouticjue  et  apporter  tontes 
les  marchandises  demandées;  le  troisième,  un  Maure  qui  donnait  un 

•21 


322  LE  VIEUX  PARIS 

concert  en  frappant  d'un  marteau  sur  une  petite  cloche.  En  1775,  les 
frères  Droz,  habiles  mécaniciens  suisses,  montraient,  entre  autres 
pièces  curieuses,  un  jeune  garçon  trempant  sa  plume  dans  l'encre  et 
écrivant  tout  ce  qu'on  lui  dictait,  en  espaçant  les  mots,  mettant  les 
majuscules  et  passant  d'une  ligne  à  l'autre.  Un  autre  enfant  dessinait 
des  portraits ,  des  paysages ,  des  animaux  et  généralement  tout  ce  qu'on 
lui  demandait  de  reproduire.  Il  y  avait  aussi  une  petite  joueuse  de 
clavecin  ;  enfin  un  paysage ,  où  l'on  voyait  un  villageois  s'avancer  avec 
son  âne  et  entrer  au  moulin,  un  chien  aboyer,  des  oiseaux  chanter, 
des  chèvres  brouter,  des  dames  danser  le  menuet,  un  berger  sortir 
d'une  grotte,  éveiller  une  bergère  en  jouant  un  air  de  flûte  que  l'écho 
répétait  doucement,  puis  celle-ci  prendre  sa  guitare  et  exécuter  un 
concert  avec  lui  ^  Mais  on  n'en  finirait  pas  d'énumérer  toutes  les  pièces 
physiques  et  mécaniques  de  ce  genre  à  la  même  époque  ^ 

On  vit  paraître  en  1783  l'automate  joueur  d'échecs,  de  l'invention 
de  M.  de  Kempelen,  gentilhomme  hongrois,  montré  par  M.  Anthon. 
Cet  automate,  de  grandeur  naturelle,  jouait  une  partie  avec  le  pre- 
mier amateur  venu;  quand  il  le  faisait  échec,  ou  si  celui-ci  jouait  de 
travers,  l'automate  l'avertissait  par  un  signe  de  tête.  Il  répondait  aux 
demandes  en  indiquant  successivement  les  lettres  de  l'alphabet  qui, 
réunies,  formaient  la  réponse.  L'échiquier  était  posé  devant  l'automate 
sur  une  commode  qu'on  ouvrait  pour  montrer  qu'elle  ne  contenait 
que  des  rouages  et  qu'il  n'y  avait  personne  de  caché  dans  l'intérieur; 
mais ,  pendant  toute  la  partie ,  le  démonstrateur  se  tenait  debout  près 
de  la  machine,  qui  ne  pouvait  jouer  que  dix  à  douze  coups  sans 
être  remontée.  Il  fut  impossible  aux  membres  de  l'Académie  des 
sciences  et  aux  plus  fameux  mécaniciens  de  découvrir  le  secret  ^ 

L'automate  de  Kempelen  reparut  à  Paris  en  1819  et  en  1820  dans 
le  passage  des  Panoramas,  avec  les  plus  ingénieux  perfectionnements, 
dus  à  l'habileté  de  l'illustre  mécanicien  allemand  Léonard  Maelzel,  à 
qui  le  baron  Kempelen  l'avait  cédé.  Jamais  pièce  mécanique  n'excita 
une  curiosité  plus  grande  et  plus  universelle,  et  l'on  en  fit  paraître 
une  multitude  d'explications,  dont  aucune  n'est  suffisamment  claire  et 
catégorique  K 


1  Légende  accompagnant  la  gravure  originale  de  la  pièce  mécanique. 

*  V.  Campardon,  Spectacles  de  la  foire,  art.  Automates  et  les  renvois. 

3  Mémoires  secrets,  t.  XXII,  p.  214,  262;  t.  XXIII,  p.  3-5.  —  Journal  de  Paris,  du 
18  avril  1782. 

*  Voir  dans  les  Histoires  grotesques  et  sérieuses  d'Edgar  Poe,  traduites  par  Baudelaire, 
le  Joueur  d'échecs  de  Maelzel,  et  le  Magasin  pittoresque,  t.  II,  133.  Le  prétendu  automate 
était  dirigé,  bien  entendu,  par  un  homme  très  habilement  caché  à  l'intérieur,  comme  l'épi- 
nette  Raisin,  qui  excita  une  curiosité  si  ardente  à  la  foire  et  à  la  cour,  en  1661. 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE  323 

En  1778,  un  abbé  Mical  avait  fait,  à  l'instar  de  Vandrohle  d'Al- 
bert le  Grand,  une  tête  parlante,  qu'il  brisa  paice  qu'il  n'eu  était 
pas  satisfait;  en  1783,  il  en  produisit  deux  autres,  qui  prononçaient 
distinctement  plusieurs  phrases,  dont  l'une  très  longue  :  «  j.e  roi  fait 
le  bonheur  de  ses  peuples,  et  le  bonheur  de  ses  peuples  fait  celui  (hi 
roi  ^  » 

A  la  fin  de  la  même  année,  on  vit  une  autre  ligure  parlante  qui 
répondait  à  toutes  les  questions,  et  dont  on  ne  put  également  devi- 
ner le  secret.  «:  Pour  que  l'on  ne  soupçonne  aucune  communication, 
disait  le  Journal  de  Paris  (G  octobre  1783),  la  ligure  est  susi)endue 
en  l'air  par  un  ruban  ou  un  cordon.  D'ailleurs,  sans  être  sus- 
pendue, elle  parle  également  dans  les  mains.  »  Il  est  probable  (pie 
c'était  un  ventriloque  qui  prêtait  sa  voix  à  la  poui)ée.  L'année  sui- 
vante, les  badauds  parisiens  purent  contempler  dans  les  baraques  ilu 
boulevard  un  automate  dansant  sur  la  corde  '. 

Je  regrette  de  ne  pouvoir  parler  ni  de  Noël  et  de  son  siège  de 
Gibraltar  exécuté  par  un  habile  mécanicien,  ni  des  automates  de 
Thévenelin,  qui  firent  merveille  sur  le  boulevard  du  Temple  pendant 
l'Empire  et  la  Restauration;  ni  de  l'éléphant  automate  du  Palais- 
Royal,  de  taille  demi-nature;  ni  du  spectacle  mécanique  de  MM.  Mail- 
lardet  père  et  fils,  dont  on  admirait  encore  sous  l'Empire  les  prodiges 
au  même  lieu;  ni  du  Spectacle  'pittoresque  et  mécanique  de  Pierre, 
où  l'on  voyait,  entre  autres  tableaux  merveilleux,  le  Lever  et  le  cou- 
cher du  soleil,  l'Hôpital  de  Greenwich ,  la  Tempête,  et  qui  attirail  la 
foule  à  la  même  époque  dans  la  rue  du  Port-Mahon  ;  ni  de  l'auto- 
mate du  cabinet-musée  de  PelleticM-,  qui  jouait  à  la  fois  do  la  llùte, 
du  galoubet  et  du  tambourin";  ni  de  bien  d'aulres  plus  lapproclH's 
de  nous. 

Cependant  nous  ne  voulons  point  (inir  C(;  paragraphe  sans  accorder 
une  mention  toute  spéciale  au  Muséum  mécanique  du  sieur  Gaglardi, 
établi  pendant  la  Restauration  sur  le  boulevard  Saint-Martin,  à  côté 
de  l'Ambigu,  qui  tenait  à  la  fois  des  figures  de  cire  et  (\q<^  marion- 
nettes, ou  plutôt  des  automates.  Ce  cabinet  se  recommandait  en  outre 
par  un  heureux  choix  des  motifs  les  plus  pittoresques.  C'était  le 
moment  de  la  guerre  d'Espagne  et  de  l'insurrection  de  Grèce,  — 
admirable  matière  à  mettre  en  figures  de  cire  :  Gaglardi  n'eut  garde 
de  négliger  une  si  belle  occasion.  Mais  laissons  parler  une  i)etite 

'  Mémoires  secrets,  t.  XXIV,  p.  39,  et  t.  XXVI,  p.  2^1.— Journal  de  Paris,  \"  mai  177S. 
î  Mémoires  secrets,  t.  XXIV,  p.  231,  et  t.  XXVI,  p.  183. 

3  Prud'homme,  Miroir  de  Paris,  t.  V,  p.  166  (1807).— Le  7iouvcau  Pariseum  (1810,  in-12), 
p.  194  et  280. 


324  LE  VIEUX  PARIS 

notice  enthousiaste,  que  l'auteur  a  eu  la  modestie  de  signer  simple- 
ment de  ses  initiales  J.  B.  On  serait  inexcusable  de  chercher  à  refaire 
de  pareils  morceaux. 

Voici  donc  ce  qu'on  voyait  d'abord  sur  la  façade  extérieure  : 

«  Au-dessus  de  la  porte  d'entrée,  un  brigand  espagnol,  assis  sur 
im  rocher,  et  dans  la  pose  la  plus  heureuse,  contemple  avec  une 
satisfaction  passionnée  un  portrait  qu'il  tient  dans  sa  main  gauche. 
Le  mouvement  lent  et  gradué  de  son  bras,  qui  rapproche  de  ses  yeux 
ce  souvenir  d'amour,  se  trouve  brusquement  arrêté  par  un  bruit  sou- 
dain qu'il  a  cru  entendre  dans  l'éloignement,  et  vers  lequel  il  porte 
des  regards  à  la  fois  inquiets  et  farouches;  mais  ce  bruit  n'est  qu'une 
illusion,  la  crainte  a  cessé,  et  ses  yeux  reviennent  se  reposer  avec 
douceur  sur  les  traits  de  celle  qu'il  aime. 

«  Ce  contraste  des  sentiments  tendres  et  des  cruelles  habitudes 
du  métier,  de  ces  émotions  amoureuses  dans  un  cœur  de  brigand, 
de  ce  portrait  et  de  cette  arme  homicide  qui  reluit  à  ses  pieds,  offre 
un  mérite  de  composition  qu'il  est  plus  aisé  de  sentir  que  de  dé- 
crire. » 

Assurément.  Et  pourtant  le  voilà  bien  décrit.  L'artiste,  comme  l'écri- 
vain, a  fait  là  un  de  ces  tableaux  complets  qu'on  n'oublie  plus. 

«  A  gauche  de  la  porte,  un  Grec  sur  une  colline  (admirez  le  tact 
exquis  du  style  :  le  brigand  espagnol  était  sur  un  rocher,  comme  il 
sied  à  un  brigand,  mais  le  généreux  Grec  est  sur  U7ie  colline),  le 
mousquet  à  la  main,  le  poignard  au  côté,  un  genou  posé  à  terre,  le 
corps  en  avant,  promène  vivement  ses  regards  sur  un  bas -fond  par 
où  doit  passer  l'ennemi.  L'arme  est  déjà  prête,  son  cœur  brûle  de 
vengeance,  le  coup  ne  tardera  pas  à  se  faire  entendre;  on  sent  qu'il 
va  partir.  —  Expression  de  bravoure,  traits  fortement  prononcés,  phy- 
sionomie éminemment  grecque.  » 

A  droite,  on  voyait  un  lancier  polonais  en  sentinelle.  Le  Polonais 
ne  pouvait  être  oublié,  il  achevait  le  coup  d'œil  de  cette  incompa- 
rable façade. 

Dans  l'intérieur  du  salon  étaient  disposées  trois  scènes,  dont  les 
deux  premières  reproduisaient  encore  des  épisodes  de  l'insurrection 
grecque.  L'une  mettait  en  œuvre  la  reddition  de  la  place  de  Modon 
à  l'armée  française.  Elle  montrait  successivement  Ibrahim,  «  dans 
toute  la  richesse  du  faste  oriental,  »  prenant  la  dépêche  du  général 
Maison  «  avec  le  mouvement  de  la  fierté  blessée  )>;  puis  «  un  intré- 
pide Hellène,  ayant  trompé  la  vigilance  des  gardes  »,  qui  levait  le 
poignard  pour  le  frapper,  mais  que  désarmait  un  esclave  éthiopien. 
«  Cette  scène  s'anime  de  plus  en  plus  par  la  présence  de  la  femme 


MAHIONNKTTES  ET  FIGURES  DE  CIHE  32r, 

de  l'audacieux  Grec,  qui,  accourant  avec  son  enfant,  vient  demander 
à  genoux,  les  cheveux  épars,  les  yeux  liumides,  les  traits  altérés,  la 
grâce  de  son  époux.  De  l'autre  côté  du  tableau,  le  vieux  gouvernenr 
de  Coron,  ouvrant  ses  bras  dans  l'attitude  la  plus  suppliante,  clieiclie 
à  déterminer  Ibrahim  à  rendre  la  i)lace  et  à  éviter  les  hori'euis  (jui 
accompagnent  la  prise  d'une  ville  enlevée  d'assaut.  Il  sendile  en  mèincï 
temps  implorer  sa  clémence  en  faveur  de  la  pauvre  Grecque.  Sa  poi- 
trine est  oppressée,  la  crainte  d'un  refus  se  peint  sur  toute  sa  piiysid- 
nomie...  La  touchante  attitude  de  ce  respectable  vieillard,  qui  vient  de 
triomphei'  de  la  dureté  du  satrape,  jette  sur  cette  scène  l'intéièt  le 
plus  vif  et  dispose  le  cœur  à  de  tendres  émotions,  j» 

La  deuxième  scène  représentait  Canaris  et  Miaoulis  mé'ditant,  ren- 
fermés dans  le  silence  du  cal)inel,  devant  une  table  couveite  de 
dépèches.  Sur  le  front  sévère  de  IMiaoulis,  «  on  croit  lire  les  nobles 
sentiments  du  héros,  et  tout  à  la  fois  le  llegme  stoique  de  l'homme 
de  guerre  et  rimpassil)ilité  du  géomètre  et  du  mathématicien.  Comme 
sa  tète  inclinée  se  lève  graduellement  et  sans  elfort!  Comme  on  la  voit 
penser!  Comme  cette  scène  muette  intéresse!  Comme  elle  réveille  les 
souvenirs  mythologiques  de  cette  ancienne  patrie  de  l'héroïsme  et  d(^ 
la  liberté  !  Comme  elle  excite  à  un  silence  religieux  !  Comme  on  ciainl 
de  troubler  d'aussi  graves,  d'aussi  importantes  méditations!  » 

Comme  cela  est  écrit!  ajouterai-je  à  mon  tour.  Quel  slylt»  acadé- 
mique! quels  traits  de  feu!  et  quel  art  profond  chez  le  sieur  Gaglardi 
et  chez  son  interprète,  pour  chatouiller  toutes  les  fibres  du  coMir 
humain  et  du  cœur  français  ! 

La  troisième  et  dernière  scène  olTrait  la  décollation  de  saint  Jean- 
Baptiste,  vaste  composition  où  l'on  voyait  un  des  grands  officiers  du 
roi,  au  milieu  d'un  nombreux  cortège  de  satellites,  saisissant  par  les 
cheveux,  en  jetant  un  rerjard  scrutateur  et  farouche  sur  l'assemblée, 
cette  tète  pâle  dont  la  mort  s'empare  [)eu  à  peu  sans  lui  rien  faire 
perdre  de  sa  douceur;  le  corps  s'agitant  dans  les  dernières  convul- 
sions aux  pieds  de  l'exécuteur,  a.  dont  la  sombre  figure  porte  l'em- 
preinte de  la  férocité  et  du  remoids;  »  un  ami  de  Jean,  la  poitrine 
haletante,  consolé  par  un  jeune  disciple;  la  mère  de  la  [)rincesse, 
qui  a  voulu  se  donner  le  barbare  plaisir  d'assister  au  supplice;  la 
princesse  elle-même,  «  dont  la  jeunesse  et  la  beauté  contrastent  si 
péniblement  avec  la  cruauté  de  son  cœui';  »  des  esclaves,  des  courti- 
sans, composant  leur  figure  d'après  l'impression  des  princesses;  un 
sicaire,  «  les  bras  croisés,  le  sabre  nu  suspendu  à  l'un  d'eux,  (jui 
contemple  cette  scène  avec  un  sourire  ironique  et  brutal  ;  »  des 
négresses,  un  vieux  capitaine,  des  gardes,  (r  l'œil  sec,  la  figure  im- 


326  -  LE  VIEUX  PARIS 

passible;  »  enfin  un  ange  voltigeant  au-dessus  de  Jean  pour  lui  appor- 
ter l'immortelle  couronne  du  martyre. 

«  Quelle  scène  !  quel  tableau  !  »  s'écrie  ici  le  narrateur,  vaincu  par 
son  enthousiasme.  Certes,  nous  eussions  été  bien  coupable  de  ne  pas 
accorder  à  une  telle  réunion  de  chefs-d'œuvre  une  des  plus  belles 
places  de  notre  galerie. 


IV 


Le  Muséum  mécanique,  où  l'art  de  Gurtius  se  trouvait  réuni  à 
celui  de  Brioché,  nous  servira  de  transition  naturelle  pour  passer 
aux  ligures  de  cire,  qui  de  tout  temps  disputèrent  aux  marionnettes 
le  premier  rang  dans  la  faveur  populaire.  Déjà,  au  xvii^  siècle,  la 
popularité  do  Brioché  et  de  sa  famille  avait  été  presque  atteinte  par 
celle  de  Benoit. 

Le  Bourguignon  Antoine  Benoît,  surnommé  Benoît  du  Cercle,  se  fit 
un  nom  et  une  fortune  en  exhibant  ce  qu'on  appelait  alors  un  cercle. 
Un  mot  de  La  Bruyère  sem])lerait  autoriser  à  croire  que  les  figures 
dont  il  se  composait  étaient  mobiles,  puisqu'il  les  désigne  sous  le  nom 
de  marionnettes^ ;  divers  passages  de  M"""  de  Sévigné,  qui  en  parle 
plusieurs  fois  dans  ses  Lettres,  en  les  prenant  pour  termes  de  com- 
paraison, donnent,  au  contraire,  à  entendre  qu'elles  étaient  immo- 
biles et  inanimées.  «  Si  vous  étiez  hors  de  ma  pensée,  écrit- elle  à  sa 
fille,  le  11  avril  1671,  je  serois  vide  de  tout  comme  une  figure  de 
Benoit.  »  Et  le  24  janvier  1680  :  «  Ce  procédé  a  si  excessivement  saisi 
la  Bertillac,  qu'elle  en  est  devenue  une  image  de  Benoit.  » 

En  outre,  le  mot  marionnettes  avait  jadis  une  signification  moins 
restreinte  qu'aujourd'hui,  et  nous  devons  nous  rappeler  qu'on  faisait 
souvent  de  vraies  marionnettes  en  cire,  comme  celles  qui  représen- 
taient la  Crèche  et  la  Passion  sur  le  pont  de  l'Hôtel- Dieu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain,  par  le  témoignage  de  La  Bruyère 
et  par  bien  d'autres,  que  Benoît  faisait  fortune  à  son  commerce.  Les 
curieux  affluaient  à  son  Cercle  royal  de  la  rue  des  Saints-Pères,  vis- 
à-vis  la  rue  Taranne,  ou  dans  sa  baraque  de  la  foire.  Il  avait  mis 
les  Cercles  à  la  mode,  et  Dancourt  n'a  pas  manqué  d'en  montrer  un 
au  dénouement  de  sa  Foire  Saint- Germain.  C'était  un  homme  de 

1  Des  Jufjements ,  édit.  Lefèvre,  in- 16,  p.  349. 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE  327 

grand  talent  dans  sa  spécialité,  et  les  portraits  en  cire  qu'il  exécutait 
(surtout  ceux  des  courtisans)  étaient  d'un  réalisme,  d'une  véi'ité 
extraordinaires,  comme  on  peut  en  juger  par  un  magnifKiue  médail- 
lon de  Louis  XIV  à  l'âge  de  soixante  ans,  conservé  à  Versailles.  L'il- 
lustre graveur  Abraham  Bosse  faisait  un  cas  tout  particulier  de  son 
habileté,  et  l'abbé  de  Marolles  l'a  chanté  dans  un  de  ses  (juatrains. 
Bosse  pratiquait  d'aiHeurs  lui-même  avec  succès  l'art  du  modelage 
en  cire.  En  1675,  Mme  de  Thianges,  sœur  de  M^c  de  Montespan, 
donna  au  duc  du  Maine  une  chambre  dorée  qui  portait  cette  inscrip- 
tion :  Chambre  du  sublime.  C'était  une  espèce  de  Temple  du  goût, 
au  dedans  duquel  on  voyait  un  grand  nombre  de  personnages  en  cire 
groupés  de  façon  à  former  une  composition  allégorique.  Al)raham 
Bosse  avait  fait  de  ses  mains  le  duc  du  Maine  assis  dans  un  fauteuil, 
près  ducjuel  Bossuet  se  tenait  debout,  donnant  des  vers  à  examiner  à 
La  Rochefoucauld'. 

Antoine  Benoît,  qui  figure  dans  le  Livre  des  Adresses  (1G9'2),  en 
compagnie  de  M^ie  Benoit,  s'était  livré  d'abord  à  la  peinture  avec  suc- 
cès, et  avait  été  reçu  membre  de  l'Académie  comme  portraitiste.  Il 
mourut  en  1717,  à  l'âge  de  quatre-vingt-huit  ans,  laissant  plusieurs 
enfants,  dont  l'un,  Gabriel,  cultiva  les  arts  comme  lui  :  on  le  voit  par 
la  qualité  de  peintre  du  roi,  qu'il  prend  au  bas  de  l'acte  d'inbnma- 
tion  de  son  père.  Mais  tout  autre  témoignage  nous  fait  défaut  à  ce 
sujet;  car  c'est  d'Antoine  sans  doute  et  non  de  Gabriel,  comme  on 
pourrait  le  croire  de  prime  abord,  que  parle  Nemeitz  dans  son  Séjour 
de  Paris,  dont  la  première  édition  française  ne  parut  qu'en  17'2i, 
mais  avait  été  traduite  sur  l'édition  allemande  de  1718,  qui  i-apportait 
elle-même  les  souvenirs  d'un  voyage  antérieur.  Nemeitz  le  (pialilie 
d' «  incomparable  ouvrier  en  cire  )^,  et  nous  apprend  qu'un  graixl 
nombre  de  personnages  les  plus  importants  de  la  coui-  et  la  famille 
royale  d'Angleterre  avaient  place  dans  sa  collection  -. 

Un  peu  plus  tard  et  pendant  une  grande  partie  du  siècle,  on  pou- 
vait aller  voir  à  l'Estrapade,  le  mercredi,  moyennant  un  écu,  le  fameux 
cabinet  de  M^c  Biberon,  dont  les  figures  anatomiques  en  cire  étaient 

•  La  céroplaslique  était  cultivée  depuis  longtemps  et  avait  été  poussée  très  loin.  L'usage 
était  de  faire  figurer  l'effigie  en  cire  de  chaciue  monarque  à  son  enterrement.  Sous  Henri  1V^ 
l'usage  des  portraits  en  cire  était  fort  répandu,  et  il  est  question  à  chaque  instant,  dans  le 
Journal  de  Jean  Héroard,  de  ceux  que  liraient  iean  Paolo,  du  Pré,  ou  même  le  pf  lit  Dau- 
phin. Le  Syracusain  Zambo,  qui  était  venu  en  France  après  avoir  travaillé  pour  le  grand- 
duc  à  Florence,  et  qui  fut  enterré  à  Saiut-Sulpice  en  1701 ,  avait  accjuis  la  réputation  d'un 
artiste  hors  ligne  pour  ses  figures  anatomiques  en  cire,  dont  il  avait  enrichi  surtout  le  ca- 
binet fondé  rue  de  Tournon  par  le  chirurgien  Guillaume  des  Xoves. 

*  Voir  la  notice  de  M  Eudore  Soulié  sur  Benoît  et  le  Dictionnaire  critique  de  M.  Jal , 
art.  Benoît. 


328  LE  VIEUX  PARIS 

modelées  avec  une  telle  perfection  de  détails ,  que  le  chevalier  Piingle , 
après  les  avoir  vues ,  lui  dit  :  «  Il  n'y  manque  que  la  puanteur.  »  C'est 
une  physionomie  hien  originale  que  celle  de  cette  vieille  fille,  très 
modeste,  très  dévote,  mais  qui  n'en  avait  pas  moins  suivi,  pendant 
près  de  quarante  ans,  avec  une  véritahle  passion,  partagée  d'ailleurs 
en  ce  siècle  par  des  femmes  du  plus  grand  monde,  telles  que  la  com- 
tesse de  Coigny,  des  cours  de  dissection  dans  les  amphithéâtres  pour 
se  perfectionner  dans  son  art.  «  Elle  avait  toujours,  dit  M^c  de  Genlis, 
dans  un  cahinet  vitré  au  milieu  de  son  jardin,  qu'elle  appelait  son 
petit  houdoir,  des  cadavres  qui  lui  servaient  de  modèles.  »  En  1771, 
elle  eut  l'honneur  d'être  appelée  à  faire  des  démonstrations  anato- 
miques  avec  ses  ligures  dans  l'Académie  des  sciences,  sous  les  yeux 
du  roi  de  Suède.  Mais,  quoique  son  cahinet  fût  donné  en  spectacle  à 
certains  jours,  je  ne  veux  point  rahaisser  cette  originale  et  savante 
personne  aux  proportions  d'une  simple  montreuse  de  figures  de  cire  '. 
Sous  le  règne  de  Louis  XVI,  on  voit  apparaître  un  nom  demeuré 
illustre  dans  les  annales  du  genre  et  que  personne  n'a  fait  ni  ne  fera 
oubher,  pas  même  M^^c  Tussaud,  de  Londres,  qui  a  transporté  la 
royauté  de  la  cc7'0 plastique  au  delà  des  mers  '-.  Curtius ,  Allemand 
d'origine,  qui  s'appelait  en  réalité  Creutz,  s'était  révélé  en  mode- 
lant les  belles  figures  du  cabinet  Aubin  ,  boulevard  du  Temple.  Il 
avait  débuté,  vers  1770,  au  boulevard  Saint -Martin  et  au  Palais- 
Royal.  Vers  1780,  on  le  trouve  au  n»  52  du  boulevard  du  Temple  ^ 
Mais,  en  même  temps  que  ce  nouveau  cabinet,  il  garda  celui  du 
Palais-Royal,  près  du  café  Corazza,  sous  les  arcades.  Une  des  pièces 
les  plus  intéressantes  de  son  spectacle  était  alors  le  groupe  de  Pyrame 
et  Thisbé,  avec  cette  particularité  bizarre  qu'on  pouvait  ouvrir  le 
corps  de  Thisbé  pour  en  examiner  l'intérieur  *.  Son  cabinet  renfer- 
mait aussi  toutes  les  célébrités  du  jour,  et  toutes  les  cours  de  l'Eu- 
rope, voire  l'empereur  de  la  Chine.  On  y  rencontrait  pêle-mêle  l'ac- 
teur Volange,  qui  avait  popularisé  sur  la  scène  le  type  bouffon  de 
Janot,  Voltaire  et  Jean- Jacques,  l'empoisonneur  Desrues,  le  géant 
de  la  foire,  l'avocat  Linguet ,  le  saint -père  et  le  Grand  Turc,  la 
Lescombat  et  le  comte  d'Estaing,  Mesmer,  Cagliostro  et  M^e  Contât. 


*  Mémoires  de  M'"«  de  Genlis,  t.  I ,  p.  309.  —  Correspondance  de  Grimm,  !«■■  avril  1771. 

*  Le  cabinet  Tussaud,  de  Londres,  est  en  grande  partie  notre  ancien  cabinet  Curtius  : 
l'Angleterre  s'est  enrichie  de  nos  dépouilles.  C'était  un  sieur  Tussaud  qui  tenait  le  cabinet 
de  Curtius  sous  l'Empire.  Les  Tussaud  sont  de  la  famille  des  Curtius. 

3  Mémoires  secrels ,  t.  XXII,  11  mai  1703.  Comme  tous  les  théâtres  du  boulevard,  il  sui- 
vait les  foires. 

^  Thierry,  Le  Voyarjeur  à  Paris ,  1790,  t.  I,  p.  128.—  Kotzebue,  Mes  souvenirs  de  Paris 
en  1804,  traduction  française,  1803,  t.  II,  p.  221. 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE 


329 


Mais  le  morceau  pi-incipal,  la  pièce  de  résistance,  celait  le  Grand 
Couvert,  où  l'on  voyait  la  famille  royale  tout  entière,  et  l'empereur  à 
côté  du  roi,  assis  autour  d'une  vaste  table  char<;ée  de  mets  habile- 
ment imités.  «  FJntreZj  Messieurs ^  criait-on  à  la  i)orte,  venez  voir  le 


i-^ . 


■À 


Le  salon  de  Curtius,  d'après  une  gravure  d'un  almanach  de  1782. 
(Collection  de  M.  le  liaron  J.  T^ichon.) 


Grand  Couvert  :  c'est  tout  comme  à  Versailles.  »  Après  le  Grand 
Couvert ,  ce  qui  attirait  le  plus  la  curiosité  de  la  foule  était  la  Caverne 
des  grands  voleurs,  c'est-à-dire  la  salle  où  il  avait  réuni  les  princi- 
paux scélérats  de  f'rance  et  de  l'étranger  '.   «  Ces  jours  derniers, 


'  Un  sieur  Clément  Lorin  tenait  également,  vers  la  même  date,  sur  le  boulevard,  un  ca- 
binet de  figures  de  cire  qui  portait  le  môme  titre. 


330  LE   VIEUX  PARIS 

racontent  les  Mémoires  secrets,  à  la  date  du  41  mai  1783,  l'aboyeur 
criait  à  l'ordinaire  :  «  Messieurs,  entrez.  Venez  voir  les  grands  vo- 
ce leurs!  »  Le  marquis  de  Villette  passoit,  il  demande  tout  haut: 
î  M.  le  prince  et  M^c  la  princesse  de  Guéménée  y  sont-ils?  »  On  lui 
répond  que  non.  «  Tant  pis;  votre  collection  n'est  pas  complète,  j'au- 
rois  donné  six  livres  pour  les  voir'.  »  Il  n'en  coûtait  que  deux  sous 
par  personne ,  et  le  public  entrait  si  bien  que  le  sieur  Curtius  encais- 
sait quelquefois  des  recettes  de  cent  écus  par  jour  ^ 

Curtius  avait  un  fonds  de  figures  immuables  qui  formaient  le  corps 
de  ])ataille  de  sa  collection  et  restaient  en  permanence  à  leur  place. 
Mais  les  célébrités  du  moment,  une  fois  leur  vogue  passée,  reculaient 
peu  à  peu  vers  les  derniers  rangs,  jusqu'à  ce  qu'on  les  débaptisât 
pour  leur  faire  jouer  de  nouveaux  rôles  sous  de  nouveaux  costumes. 
Sous  la  révolution  surtout,  Curtius,  qui  était  devenu  un  patriote 
farouche,  —  tout  comme  Séraphin,  —  capitaine  du  bataillon  de  Naza- 
reth et  étonnant  la  Convention  elle-même  par  l'originalité  de  ses 
communications  républicaines  '\  Curtius ,  qui  avait  proposé  de  rem- 
placer la  vieille  foire  Saint- Germain  par  un  temple  à  Cérès,  et  de 
créer  un  corps  de  garçons  ])Oulangers  sous  le  titre  de  Volontaires  du 
Comité  des  subsistances'',  eut  fort  à  faire  pour  se  tenir  au  courant, 
et  il  lui  fallut  autant  d'activité  que  d'adresse  pour  ne  jamais  se  laisser 
surprendre  par  les  événements.  Chacune  des  péripéties  révolution- 
naires avait  son  contre-coup  dans  son  salon,  où  les  changements  à 
vue  se  succédaient  comme  en  une  féerie.  Le  Grand  Couvert  présenta 
successivement  à  l'admiration  du  badaud  Louis  XVI  et  son  auguste 
famille,  le  Comité  de  salut  public,  le  Directoire,  les  consuls;  puis 
Napoléon  1«'",  les  souverains  alliés,  Louis  XVIII,  Charles  X,  enfin 
Louis-Philippe,  tous  avec  leurs  augustes  familles.  Seule  ne  changeait 
pas  la  lal)le  autour  de  laquelle  venaient  s'asseoir  les  uns  après  les 
autres  tant  d'augustes  personnages,  avec  les  assiettes  de  fruits  dispo- 
sées symétricpiement  devant  eux  et  où  s'était  incrustée  la  poussière 
de  soixante  ans. 

Il  n'était  pas  jusqu'au  factionnaire  planté  à  la  porte  derrière 
l'aboyeur,  entre  deux  lampions,  ce  factionnaire  farouche  qu'admirait 


*  Le  prince  de  Guéménée  venait  de  faire  sa  fameuse  banqueroute. 

-  Mercier,  Tableau  de  Paris,  spectacle  des  boulevards.  —  Le  Chroniqueur  désœuvré 
ou  l'Espion  du  boidevard  du  Temple,  1782,  t.  I,  ch.  xxx.  —  Théveneau  de  iMorande,  la 
Gazette  noire. 

3  Mortimer-Ternaux,  Histoire  de  la  Terreur,  t.  IV.  Malgré  ses  opinions  avancées,  notons 
que  Curtius  exposait  encore  au  salon  de  1791  un  buste  colorié  du  prince  royal,  en  cire. 

*  Concourt,  la  Société  pendant  la  révolution,  p.  54,  3«  édition. 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE  331 

Cadet  Buteux  en  tremblant',  qui  n'eût  subi,  suivant  les  régimes,  un 
nombre  incalculable  de  métamorphoses  :  «  Je  l'ai  vu  soldat  aux  gardes- 
françaises,  écrivait  Brazier  en  1832*,  hussard  chamboran,  grenadier  de 
la  Convention,  guide  consulaire,  lancier  polonais,  chasseur  de  la  garde 
imi)ériale,  tambour  de  la  garde  royale,  sergent  de  la  garde  nationale; 
dimanche  dernier  il  était  garde  municipal.  —  Quand  vous  entrez  dans 
le  salon,  ajoute-t-il,  vous  le  trouvez  tel  qu'il  était  dans  l'origine,  noir 
et  enfumé.  Les  figures  nouvelles  relèguent  par  derrière  les  figures 
anciennes,  comme  le  roi  qui  arrive  à  Saint-Denis  fait  descendre  son 
prédécesseur  dans  la  tombe,  pour  prendre  sa  place  sur  la  dernière 
marche  du  caveau.  Cependant  vous  y  retrouvez,  comme  à  la  porte, 
des  visages  de  votre  connaissance...  Je  crois  qu'on  a  plus  souvent 
changé  les  habits  que  les  visages.  Je  ne  serais  pas  surpris  que  Gene- 
viève de  Brabant  fût  devenue  la  bergère  d'Ivi-y;  que  Chiu-lotte  Corday 
eût  prêté  son  bonnet  à  la  belle  écaillère;  que  Barnave  représentât 
aujourd'hui  le  général  Foy,  et  que  la  moustache  de  Jean  Bart  eût  servi 
à  faire  celle  du  maréchal  Lannes.  »  Un  jour,  en  effet,  Pujoulx,  entrant 
à  la  foire  Saint-Laurent  dans  la  baraque  de  Curtius,  qui  exhibait  une 
bande  de  voleurs  dont  on  parlait  beaucoup  alors,  reconnut,  derrière 
les  chefs,  les  seuls  qui  fussent  ressemljlants,  dans  le  fretin  des  ban- 
dits enchaînés,  couverts  de  haillons  et  couchés  sur  la  paille,  le  por- 
trait fort  ressemblant  de  Linguet,  qui,  quelques  mois  auparavant, 
figurait  avec  honneur  i)armi  les  illustrations  du  grand  cabinet,  mais 
qui  avait  eu  le  tort  de  passer  de  mode  dans  l'intervalle.  Quiconque 
s'était  fait  modeler  par  Curtius  courait  risque  de  retrouver  sa  ligure 
en  compagnie  aussi  compromettante  quand  il  avait  besoin  de  com- 
parses. 

Mn»c  la  comtesse  de  Bassanville,  dans  son  amusant  ouvi-agc»  sur  les 
Salons  d'autrefois  (t.  111,  p.  0),  raconte  qu(^  visitant  en  KSlT)  un 
magnifique  cabinet  de  figui-es  de  cire,  —  probablement  celui  de  Cur- 
tius, —  elle  entendit  de  ses  deux  oreilles  le  démonstrateur  dire  en 
montrant  la  figure  de  Marie- Louise  :  «  Vous  voyez  cette  mallieureuse 
archiduchesse  qui  fut  enlevée  et  contrainte  à  épouser  cet  homme  que 
la  pudeur  m'empêche  de  nommer.  »  On  voit  qu'il  n'était  même  pas 


'  Cadet  Dulcux  au  boulevard  du  Temple,  chanson  de  Dcsaugiers.  Indépendamment  de  ce 
lactionnaire ,  on  voyait  aussi  à  l'entrée,  au  moins  plus  tard,  un  homme- affiche,  d'une  im- 
mobilité absolue,  que  les  personnes  non  prévenues  prenaient  pour  une  figure  de  cire,  mais 
qui  d'heure  en  heure  s'animait  au  grand  ébahissement  des  badauds.  (Ch.  Maurice,  Feu  le 
boulevard  du  Temple.) 

*  Le  boulevard  du  Temple  dans  les  Cent  et  un,  t.  IX.—  V.  aussi  sa  Chronique  des  petits 
théâtres,  t.  I,  pp.  299,  310-3. 


332  LE   VIEUX   PARIS 

toujours  nécessaire  de  débaptiser  les  personnages  :  il  suffisait  d'en 
changer  lepithète.  Ainsi  Napoléon,  en  1815,  était  VOgre  de  Corse. 
Gurtius  entendait  la  politique  aussi  bien  que  certains  directeurs  de 
journaux. 

Au  besoin,  il  faisait  sans  vergogne  un  brigand  d'un  roi  ou  un  roi 
d'un  brigand.  Les  triomphateurs  de  la  veille  pouvaient  être  exhibés 
comme  victimes  le  lendemain.  Les  vainqueurs  de  la  Bastille  deve- 
naient, après  le  10  août,  les  vainqueurs  des  Tuileries.  Le  vertueux 
Maximilien ,  l'incorruptiltle,  pouvait  encore  servir,  après  le  9  thermi- 
dor, sous  le  nom  de  l'infâme  Robespierre.  Necker  et  Bailly,  La  Fayette 
et  Mirabeau,  les  Girondins,  Marat,  passaient  chez  lui,  comme  dans 
la  réalité,  du  Capitole  à  la  roche  Tarpéienne,  du  Panthéon  aux  gémo- 
nies. Dans  le  numéro  188  des  Révolutions  de  Paris,  Prudhomme  le 
tance  vertement  parce  que,  à  la  date  du  IG  lévrier  93,  il  ne  montrait 
pas  encore  le  supphce  de  Louis  XVI,  et  il  lui  rappelle  toutes  les 
exhibitions  anti-civiques  dont  il  s'est  jadis  rendu  coupable  :  «  En 
expiation  de  ce  délit,  écrit -il,  si  Gurtius  est  patriote,  il  s'empressera 
de  modeler  encore  Louis  Gapet  guillotiné  :  c'est  le  moyen  d'achalan- 
der  un  cabinet  que  déserteraient  les  patriotes,  si  cet  artiste  refusait 
plus  longtemps  de  procurer  ce  spectacle  à  ceux  de  ses  concitoyens  qui 
n'ont  pu  assister  au  supplice  du  dernier  de  nos  tyrans.  La  répubhque 
ne  souffre  les  arts  dans  son  sein  que  sous  la  condition  qu'ils  concour- 
ront tous  à  consacrer  les  événements  heureux  et  les  bons  principes.  » 
Il  est  probable  que  Gurtius,  en  homme  prudent,  ne  se  le  lit  pas  dire 
deux  fois.  Autant  que  tous  les  autres  spectacles,  les  figures  de  cire, 
les  marionnettes  môme  étaient  surveillées  avec  un  soin  vigilant  ;  on 
les  considérait  comme  propres  à  diriger  l'esprit  public,  et  les  observa- 
teurs notaient  leur  plus  ou  moins  de  patriotisme.  Il  leur  en  eût  coûté 
cher  de  ne  pas  se  montrer  suffisamment  civiques. 

On  mit  à  plusieurs  reprises  son  cabinet  à  contribution  dans  les 
journées  révolutionnaires  et  les  fêtes  de  la  république,  par  exemple, 
le  12  juillet  89,  où  l'on  alla  prendre  chez  lui,  sur  le  boulevard,  les 
bustes  de  Nccivcr  et  du  duc  d'Orléans  pour  les  promener  par  les  rues, 
et  aux  obsèques  solennelles  de  Lazowski,  le  28  avril  1793,  où  l'on 
porta  son  effigie  du  populaire  commandant  des  canonniers  '. 

L'histoire  ancienne  et  l'histoire  moderne,  l'histoire  sacrée  et  l'his- 
toire profane  se  coudoyaient  dans  ce  musée  naïf,  qui  fit  si  longtemps 
l'éducation  du  gamin  de  Paris.  On  y  admirait  la  mort  d'flolopherne 
à  côté  du  sacre  de  Napoléon  ;  mais  on  y  voyait  aussi  d'autres  sujets 

1  Renouvier,  Hii^loire  de  l'art  pendant  la  révolution,  t.  II,  p.  420. 


MARIONNETTES  ET  FIGURES  DE  CIRE  333 

beaucoup  plus  profanes,  et  qui  eussent  été  mieux  dans  un  boudoir 
ou  dans  un  cabinet  d'anatomie.  Curtius  ne  reculait  même  pas,  il  faut 
bien  l'avouer  à  sa  honte,  devant  le  commerce  plus  ou  moins  clandestin 
de  petits  groupes  licencieux,  dont  la  vente  formait  la  plus  large  part 
de  ses  revenus.  Comme  tant  d'autres  artistes,  il  déslionora  plus  d'une 
fois,  par  l'emploi  qu'il  en  faisait,  l'habileté,  le  talent  même  cpTil  avait 
acquis  dans  son  art. 

C'était  lui  qui  modelait  et  coloriait  ses  figures  de  ses  propres  mains. 
Le  plus  souvent,  le  bas  du  corps  n'était  guère  qu'un  informe  mannequin, 
assez  exactement  drapé  de  riches  costumes  ;  mais  les  bustes  étaient 
parfaits,  et  la  tête  reproduisait  la  nature  vivante  de  façon  à  pi'0(lnire 
illusion*.  Le  salon  de  Curtius  exhil)ait  aussi  une  momie  i>arfailemenl 
conservée,  la  chemise  sanglante  de  Henri  IV*  et  des  moulages  fiiits 
sur  le  vif  d'après  des  personnages  fameux,  surtout  d'après  les  grands 
criminels  morts  sur  l'échafaud.  Un  jour,  dans  les  dernières  années  de 
l'Empire,  David  entra  chez  Curtius,  avec  son  jeune  élève  Etienne 
Delécluze,  qui  nous  a  conservé  le  récit  de  cette  curieuse  anecdote.  Le 
démonstrateur  de  l'établissement,  voyant  qu'il  avait  alfaire  à  des  con- 
naisseurs, interrompit  ses  explications  pour  offrir  de  leur  faire  voir 
quelques  pièces  curieuses  qu'on  ne  montrait  pas  à  tout  le  monde, 
et,  ayant  levé  le  couvercle  d'un  colTre  posé  dans  un  lenfoncement 
du  salon,  il  produisit  à  leurs  yeux  les  tètes  moulées  en  cire  de  plu- 
sieurs révolutionnaires,  entre  autres  celles  d'Hébert  et  de  Robes- 
pierre, en  faisant  remarquer  sur  cette  dernière  la  présence  du 
bandeau  qui  retenait  la  mâchoire  (juand  il  se  fut  tiré  un  coup  de  [)is- 
tolet.  David,  conservant  le  plus  grand  calme,  imposa  silence  au  gar- 
çon d'un  signe  de  la  main,  examina  longuement  les  tètes  où  tous  les 
accidents  qui  résultent  du  supplice  étaient  minutieusement  rendus, 
et  se  contenta  de  dire  à  mi-voix  en  s'en  allant  :  t  C'est  bien  imité, 
c'est  très  bien  fait  \  » 

Les  autres  cabinets  de  figures  de  cire  ne  méi'itent  i)as  d'èti-e  nom- 
més à  côté  de  celui  de  Curtius,  pas  même  ceux  du  citoyen  Orsy  au 
Pal  ai  s -Égalité,  qui  allait  jusqu'à  (hmner,  avec  ses  figures  de  cire,  des 
représentations  de  l'assassinat  de  Marat  et  de  Le|)elletier;  et  du  sieur 
Devains,  qui  s'efforçait,  avant  la  révolution,  de  suivre  de  loin  ses 
traces.  Pour  faire  apprécier  d'un  mot  toute  la  dilTérence  qui  séparait 
Devains  de  Curtius,  il  suffira  de  dire  qu'il  ne  payait  ({ue  trente- six 

•  Le  Désoeuvré  mis  en  œuvre,  ou  le  revers  de  la  médaille,  1782,  cli.  xxxv.  —  De  Jouy, 
V  Ermite  de  la  Chaussée  d'An  lin ,  t.  I ,  p.  313. 

*  Prud'homme,  Miroir  de  Paris,  t.  Vil,  p.  T-i. 

^  Delécluze,  David ,  son  école  et  son  temps,  p.  343. 


334  LE  VIEUX  PARIS 

livres  de  redevance  à  l'Académie  royale  de  musique,  tandis  que  celui-ci 
était  astreint  à  en  payer  cent  cinquante. 

La  fermeture  du  cabinet  de  Curtius  porta  un  coup  fatal  aux  figures 
de  cire.  Ce  spectacle  démodé  se  réfugia  en  province  et  ne  sortit  plus 
guère  des  foires.  Pour  ressaisir  quelque  faveur,  il  essaya  plus  tard  de 
prendre  ou  d'afficher  un  caractère  scientifique,  et,  sous  ce  couvert, 
se  livra  maintes  fois  à  des  exhibitions  répugnantes.  Dans  ce  genre, 
un  des  cabinets  les  plus  célèbres  et  les  plus  riches  fut  celui  qui 
s'intitulait  ambitieusement  Musée  HartJwff,  installé  en  1865  dans  la 
salle  Beethoven,  passage  de  l'Opéra,  et  dont  certaines  pièces  anato- 
miques  eussent  donné  le  cauchemar  au  carabin  le  plus  bronzé.  On 
sait  qu'une  société  constituée  sous  le  nom  du  spirituel  illustrateur 
Grévin  a  essayé,  dans  ces  derniers  temps,  de  reconstituer  le  cabinet 
de  Curtius  sur  le  boulevard  des  Italiens,  en  plein  centre  de  Paris  élé- 
gant, avec  toutes  les  conditions  de  luxe  et  de  progrès  matériel  exigés 
par  l'état  actuel  de  la  civilisation.  Mais  le  Musée  Grévin  appartient  au 
Paris  contemporain,  et  nous  devons  nous  arrêter  sur  le  seuil  sans 
chercher  à  le  franchir. 


CHAPITRE  IX 


ACROBATES  ET  SAUTEURS 


La  danse  de  corde  est  un  art  méconnu  par  l'opinion.  Marcher  entre 
terre  et  ciel,  avec  la  légèreté  du  sylphe,  sur  un  fil  à  peine  visible; 
se  promener  dans  les  airs  et  monter  vers  la  nue,  comme  pour  y 
regarder  les  étoiles  face  à  face;  se  heurter  en  passant  à  laile  elVa- 
rouchée  des  oiseaux,  qu'on  pourrait  prendre  en  étendant  la  main; 
lutter  avec  le  vertige,  braver  la  mort  à  chaque  mouvement,  dans  de 
superbes  gambades  et  d'orgueilleuses  cabrioles  à  travers  l'infini  ;  tenir 
tout  un  peuple  haletant  à  la  fois  d'admiration  et  de  terreui*,  et  tou- 
jours, au  milieu  des  angoisses  de  la  foule,  des  cris  d'épouvante,  des 
éblouissements,  des  applaudissements,  lorsque  les  plus  braves  eux- 
mêmes  parmi  les  spectateurs  ferment  les  yeux  pour  se  dérol)er  à  la 
peur  qui  les  gagne,  reparaître  calme,  intrépide,  souriant,  inébran- 
lable, voltigeant  dans  une  atmosphère  lumineuse,  comme  une  vision 
de  l'autre  monde  :  voilà  le  sort  et  voilà  la  gloire  de  l'acrobate.  Les 
Grecs,  maîtres  et  arbitres  du  beau,  qui  se  connaissaient  en  ails  ('lé- 
gants  et  nobles,  honoraient  la  danse  de  corde  d'une  particulière  estime, 
dans  ces  jeux  où  ils  cherchaient  à  développer  à  la  fois  la  force  du 
corps,  la  souplesse  des  mouvements,  la  grâce  des  attitudes  et  l'audace 
de  fàme.  Les  schœnobatcs ,  qui  se  suspendaient  par  les  pieds  ou  le 
cou  et  tournaient  autour  de  la  corde,  comme  la  roue  autour  de  l'es- 
sieu; les  acrobates,  qui,  les  bras  et  les  jambes  tendus,  volaient  de 
haut  en  bas  le  long  de  la  corde  appuyée  sur  leur  estomac  ;  les  ori- 
hates  et  les  neurohales ,  qui  couraient  sur  la  corde  horizontale  et  y 
formaient  tous  les  pas  de  la  danse  au  son  de  la  flûte,  avaient  porté 
chez  eux  ce  grand  art  à  un  degré  de  perfection  que  n'atteignirent 
jamais,  malgré  la  protection  de  l'empereur  philosophe  Marc-Aurèle 
et  du  divin  Iléhogabale,  prêtre  du  Soleil,  les  funambules  du  grossier 
peuple  romain. 


330  LE  VIEUX  PARIS 

J'admire  notre  inconséquence.  Une  danseuse  de  l'Opéra  qui  fait  des 
entrechats  et  des  pirouettes  sur  le  plancher  des  vaches,  avec  une 
robe  aussi  courte  par  en  haut  que  par  en  bas,  c'est  une  artiste  :  les 
Dorât  et  les  Gentil -Bernard  la  chantent  dans  leurs  petits  vers,  et  on 
la  paye  cent  mille  francs  par  année;  un  acrobate,  qui  fait  tout  cela  et 
bien  d'autres  clioses  encore,  à  cinquante  pieds  du  sol,  sur  un  fil 
de  la  grosseur  du  petit  doigt,  où  un  moineau  môme  ne  se  pourrait 
hasarder  sans  que  la  tête  lui  tournât,  c'est  un  saltimbanque,  et  il  aura 
bien  de  la  peine  à  gagner  de  quoi  vivre  de  pain  sec  et  d'eau  claire  ! 
Est-ce  donc  parce  qu'à  l'élégance,  à  la  grâce,  à  la  souplesse  des  autres 
danseurs,  il  faut  nécessairement  qu'il  joigne  une  adresse  quasi  sur- 
luimaine  ,  un  courage  et  un  sang -froid  extraordinaires?  est-ce 
pour  cela  que  l'opinion,  tout  en  l'admirant,  le  méprise?  Et  les  dan- 
seuses, qui  s'offenseraient  d'un  rapprochement  avec  ces  modestes 
héros  de  la  corde  raide,  trouvent- elles  qu'il  soit  plus  déshonorant  de 
tourbillonner  dans  l'espace  comme  un  atome,  comme  une  étincelle, 
comme  un  rayon,  en  jouant  sa  vie  le  sourire  aux  lèvres,  que  de  sauter 
prosaïquement  sur  des  planches  où  le  plus  grand  risque  qu'on  puisse 
courir  est  d'attraper  une  entorse?  Est-ce  le  péril  qui  fait  leur  infério- 
rité? est-ce  leur  courage  qu'on  méprise  en  eux?  Saltimbanques  pour 
saltimbanques,  —  ou  artistes  pour  artistes,  —  je  me  déclare  réso- 
lument, quant  à  moi,  en  faveur  des  plus  vaillants,  et  au  vaudeville 
du  corps  de  ballet  je  préfère  le  drame  de  la  danse  de  corde. 

Les  exercices  des  acrobates  remontent  incontestablement  chez  nous 
à  la  plus  haute  antiquité.  Les  Francs  de  la  première  race,  amoureux 
tle  la  danse  pittoresque  et  caractérisée,  comme  tous  les  peuples  et 
tous  les  siècles  à  demi  barbares,  et  fort  experts  en  intrépidité,  devaient 
se  plaire  à  ce  spectacle  gracieux  et  mâle  à  la  fois,  qui,  par  malheur, 
a  manqué  alors  d'historiens.  En  tout  cas,  il  est  certain  qu'on  le  trouve 
en  usage  dès  l'établissement  des  foires  :  les  danseurs  de  corde  suivent 
de  ville  en  ville  ces  grands  marchés  populaires,  et  vont  dresser  leur 
théâtre  sur  la  place  pubhque,  sur  le  champ  forain.  Souvent  ils  s'asso- 
cient à  un  montreur  d'ours,  à  un  mire  ou  herbier  ambulant,  à  quelque 
jongleur  d'ordre  infime,  et  déploient  leur  talent  dans  les  entr'actes 
de  la  vente  des  drogues  ou  du  chant  d'un  poème.  La  représentation  a 
presque  toujours  lieu  en  plein  air,  et  elle  est  suivie  de  la  quête  '. 

A  partir  du  milieu  du  xiiic  siècle,  nous  marchons  un  peu  moins  à 
tâtons,  et  les  chroniqueurs  commencent  à  s'occuper  des  faits  et  gestes 
de  nos  héros,  que  nous  pouvons  dès  lors  suivre,  pour  ainsi  dire,  à 

'  Spon,  Recherches  curieuses  des  anliquilês ,  1683,  m-\''. 


ACROBATES  ET  SAUTEURS 


33- 


la  piste.  Albëric  des  Trois- Fontaines  nous  apprend  qu'aux  noces  de 
Robert  d'Artois,  frère  de  saint  Louis,  un  ménestrel  traversait  les  airs 
sur  une  corde.  Sous  Charles  V,  on  vit  dans  le  même  genre,  à  Paiis, 
quelque  chose  de  bien  plus  merveilleux,  et  la  docte  Christine  de  l^isan 
n'a  pas  dédaigné  d'en  transmettre  le  récit  à  la  postérité.  Nous  jiilons 
lui  laisser  la  parole  : 

«  Il  y  avoit  un  homme  à  Paris,  du  temps  du  sage  roi  Charles,  ({ui 


Les  bateleurs,  d'après  une  gravure  de  Caudes-Venne,  1620. 


avoit  une  telle  industrie  qu'il  sautoit  merveilleusement,  tond)oit  et 
faisoit,  sur  des  cordes  tendues  haut  en  l'air,  plusieui's  tours  qui  scm- 
bleroient  chose  impossible  si  on  ne  l'avoit  vu;  car  il  tendoil  des 
cordes  bien  menues,  allant  depuis  les  tours  de  Nostre-Dame  do  Paris 
jusques  au  Palais  et  plus  loin,  et  par-dessus  ces  cordes  sautoit  et 
faisoit  des  tours  de  souplesse,  si  bien  qu'il  sembloit  voler;  aussi  l'ap- 
peloit-on  le  Voleiir.  Je  le  vis,  et  beaucoup  d'autres  aussi.  On  disoit 
qu'il  n'avoit  jamais  eu  son  pareil  en  ce  métier...  Il  vola  ainsi  par  plu- 
sieurs fois  devant  le  roi.  Et  comme,  quelque  temps  après,  le  roi  apprit 
que  cet  homme,  en  volant,  avoit  manqué  la  corde  qu'il  devoit  prendre 
avec  le  pied,  et  qu'il  étoit  tombé  de  si  haut  qu'il  s'étoil  entièrement 

22 


338  LE  VIEUX  PARIS 

broyé  :  «  Certes,  dit-il,  il  est  impossible  qu'à  la  lin  il  n'arrive  malheur 
«  à  un  homme  qui  présume  trop  de  son  sens,  de  sa  force,  de  sa  légè- 
«  reté  ou  de  toute  autre  chose  ^  » 

Cette  réflexion  philosophique  est  venue  très  à  propos  pour  relever 
un  sujet  que  beaucoup  de  gens  trouveront  bien  futile.  J'en  pourrais 
moi -môme  hasarder  quelquefois  de  semblables  ;  je  prie  néanmoins  le 
lecteur  de  m'en  dispenser  :  celle  du  sage  Charles  V  est  de  taille  à  ser- 
vir pour  tout  le  reste  du  chapitre. 

Sous  le  règne  de  son  successeur,  Paris  vit  se  renouveler  ce  spec- 
tacle extraordinaire,  dans  des  circonstances  et  avec  une  mise  en 
scène  qui  lui  ajoutaient  un  intérêt  nouveau.  On  a  raconté  mille  fois 
le  trait  de  ce  Génois  (ou  Genevois)  qui,  à  l'entrée  d'Isabeau  de  Bavière 
à  Paris  (1385),  se  laissa  couler,  en  chantant,  sur  une  corde  tendue 
depuis  le  haut  des  tours  de  Notre-Dame  jusqu'au  faîte  de  la  maison 
la  plus  élevée  du  pont  Saint- Michel,  selon  Froissart,  ou,  selon  Juvénal 
des  Ursins,  jusqu'au  Pont -au -Change,  sur  lequel  passait  la  reine; 
puis  entra  par  une  fente  pratiquée  à  l'étoffe  de  taffetas  d'azur,  semée 
de  fleurs  de  lis  d'or,  dont  le  pont  était  recouvert,  et,  après  avoir 
déposé  une  couronne  sur  la  tête  de  la  nouvelle  souveraine,  repartit 
par  le  même  chemin,  comme  s'il  fût  remonté  au  ciel.  Pour  dissiper 
l'obscurité  naissante,  le  Génois  tenait  de  chaque  main  un  flambeau 
allumé,  et  les  villageois  des  environs  de  Paris,  qui  aperçurent,  dit-on, 
à  trois  ou  quatre  lieues  à  la  ronde  cette  illumination  mouvante,  pen- 
sèrent qu'un  ange  était  descendu  du  paradis  tout  exprès  pour  saluer 
la  reine  à  son  entrée  dans  sa  bonne  ville.  Les  plus  sceptiques  durent 
croire  tout  au  moins  à  quelque  lumineux  météore,  complice  de  la  joie 
universelle,  ou  présage  d'un  grand  événement  public. 

Dulaure,  qui  a  découvert  dans  l'histoire  de  Paris  tant  de  choses 
étonnantes  qu'on  n'y  avait  jamais  soupçonnées,  a  fait  aussi  sa  petite 
découverte  sur  ce  point  particulier  de  notre  histoire  nationale  ^  Il  dit 
que  ce  funambule  est  sans  doute  le  même  que  le  Voleur  dont  a  parlé 
Christine  de  Pisan.  Je  suis  tout  disposé  à  le  croire,  mais  une  diffi- 
culté m'arrête,  et  je  me  demande  comment  un  homme  qui  s'était 
«  entièrement  broyé  »  dans  une  chute,  sous  le  règne  de  Charles  V, 
se  trouvait  si  ingambe  sous  le  règne  de  Charles  VI.  A  moins  que  l'es- 
prit fort  Dulaure  ne  croie  aux  miracles  de  Sganarelle,  qui  ressuscitait 
les  enfants  tombés  du  haut  d'un  clocher,  et  les  envoyait  aussitôt  jouer 
à  la  marelle  et  à  saute -mouton. 

'  Chrisliiie  de  Pisan,  le  Livre  des  faits  el  bonnes  mœurs  du  sage  roi  Charles,  IP  part., 
ch.  XX, 
2  Tome  II,  p.  473,  noie,  édit,  de  1821. 


ACROBATES  ET  SAUTEURS  339 

Dans  le  cours  du  xv^  et  du  wi"  siècle,  on  voit  la  danse  de  corde 
répandue  et  cultivée  partout  :  l'étranger  rivalise  avec  la  France,  et  la 
province  avec  Paris.  Les  historiens  du  temps,  moins  dédaigneux  que 
ceux  du  nôtre,  semblent  avoir  compris  l'impoitance  de  ce  grand  art 
et  ils  ne  manquent  pas  d'en  transmettre  avec  admiration  les  exploits 
à  la  postérité,  comme  avaient  déjà  fait  avant  eux  Christine  de  Pisan, 
Froissart,  Juvénal  des  Ursins,  et  d'autres  encore.  Matthieu  de  Coucy, 
dans  son  Histoire  de  Charles  Vil,  parle  d'un  Portugalois  qui  faisait 
des  tours  extraordinaires  devant  les  ambassadeurs  du  roi  de  France 
à  Milan,  sur  une  corde  tendue  à  cent  cinquante  pieds  de  haut.  Jean 
d'Authon  a  gravement  enregistré  dans  sa  chronique  les  prodiges  exé- 
cutés à  Màcon,  sous  le  règne  de  Louis  Xtl,  par  le  funambule  George 
Menustre  :  c'était  un  jeune  homme  qui,  deux  soirs  de  suite,  exécuta 
les  gambades  les  plus  audacieuses,  les  danses  en  vogue,  les  morisques 
les  plus  échevelées,  sur  une  corde  à  vingt -six  toises  du  sol,  qui  allait 
de  la  grosse  tour  du  château  de  Màcon  jusqu'aux  clocliers  des  Jaco- 
bins, et  à  laquelle,  de  temps  à  autre,  il  se  suspendait  par  les  pieds 
ou  par  les  dents. 

Que  nos  grands  acrobates  du  xix*^  siècle  ne  soient  donc  pas  trop 
fiers  :  leurs  ancêtres  les  valaient  l^ien.  Blondin  a  traversé  sans  l)alan- 
cier  la  cataracte  du  Niagara  ;  était-il  beaucoup  moins  difficile  pour 
l'époque,  et  vu  l'état  peu  avancé  de  la  civilisation,  de  traverser  Màcon 
en  se  cramponnant  à  la  corde  par  la  force  de  la  mâchoire,  ou  de  se 
laisser  glisser  du  haut  des  tours  de  Notre-Dame  jusqu'au  Pont-au- 
Ghange  avec  un  flambeau  à  cluufuc  main? 

A  la  fin  du  xvi''  siècle,  un  illustre  acrobate,  Italien  d'origine. 
Archange  Tuccaro,  consigna  dans  un  ouvrage  curieux  le  grave  résul- 
tat de  ses  méditations  pratiques  sur  son  art.  Né  à  Aquila,  dans  les 
Abruzzes,  il  avait  suivi  en  France  Elisabeth  d'Autriclie,  fille  de  Maxi- 
milien,  mariée  à  Gharles  IX.  Il  eut  l'honneur  de  danser  à  Mézières 
devant  la  cour,  et  d'accompagner  dans  son  voyage  en  Touraine  le 
jeune  souverain,  qui,  charmé  de  ses  talents,  lui  décerna  le  titre  de 
Saltarin  du  roi.  Enivré  d'un  tel  honneur,  Tuccaro  fit  imprimer  Trois 
dialogues  de  Vexercice  de  sauter  et  voltiger  en  l'air,  avec  des  figures 
(Paris,  1599,  in-4o),  composés,  dit-il,  pour  plaire  au  monarque, 
«  qui  étoit  désireux  au  possible  de  s'exercer  à  ces  sauts  périlleux,  es 
quels  j'avois  l'honneur  de  lui  servir  de  maître.  »  Gharles  IX  était  moi't 
depuis  longtemps;  mais  Tuccaro,  qui  avait  la  conscience  de  sa  valeur, 
et  qui  se  glorifiait  d'avoir  eu  un  Valois  pour  élève,  n'hésita  pas  à 
dédier  son  livre  à  Henri  IV. 

Néanmoins  le  xyi"  siècle  ne  semble  pas  avoir  produit ,  à  Paris  même, 


340 


LE  VIEUX  PARIS 


de  funambules  comparables  au  Voleur  et  au  Génois.  George  Menustre 
était  peut-être  un  étranger  :  en  tout  cas,  nous  ne  voyons  nulle  part 
qu'il  se  soit  montré  à  Paris.  On  dirait  (jue  le  grand  art,  en  se  popu- 
larisant, s'était  abaissé,  qu'il  avait  i)erdu  en  liauteur  ce  qu'il  avait 
gagné  en  étendue.  La  danse  de  corde  était  devenue  un  spectacle  vul- 
gaire, prodigué  dans  toutes  les  rues  et  sur  toutes  les  places  publiques, 
et  elle  semblait  vouloir  courber  sa  vieille  gloire  sous  le  niveau  uniforme 
d'une  médiocrité  banale.  Un  auteur  contemporain  de  Henri  II  parle 


Acrobates  et  sauteurs  du  xviii"  siècle,  d'après  une  estampe  du  temps. 

avec  entbousiasme  d'un  Turc  qui,  marchant  sur  une  corde  avec  un 
bassin  ',  se  laissait  tomber  sur  une  autre  tendue  plus  bas,  où  il  faisait 
mille  tours  de  son  métier.  On  avait  déjà  vu  mieux,  et  on  ne  devait 
pas  tarder  à  voir  mieux  encore  ;  mais  l'admiration  de  l'auteur  semble 
prouver  que  ce  Turc  fut  un  des  restaurateurs  de  la  haute  école,  et 
qu'on  lui  doit  en  partie  cette  renaissance  de  la  danse  de  corde  qui 
fut  contemporaine  de  la  renaissance  des  lettres. 

C'était  surtout  les  dimanches  et  les  jours  de  fête  que  la  danse  de 
corde  faisait  merveilles  dans  les  rues.  En  15G0,  sur  les  plaintes  des 


'  A  quoi  servait  ce  bassin?  Je  l'ignore,  et  ne  fais  que  transcrire  Sauvai,  qui  cite  son  au- 
teur, sans  le  désigner  plus  nettement. 


ACROBATES  ET  SAUTEURS  341 

curés  de  Paris,  un  règlement  de  police,  enregistré  par  la  Mare,  rédui- 
sit les  acrobates  à  ne  plus  se  montrer  qu'aux  foires  Saint- Germain  et 
Saint- Laurent. 

En  1583,  une  troupe  de  volti(jeurs  anglais  cmei'veille  les  Paiisiens 
et,  sous  Henri  IV,  un  aci'obale  irlandais  et  le  sauteur  Colas  amusent 
le  jeune  Dauphin  à  Fontainel)leau  '.  A  mesure  qu'on  avance,  l'acro- 
batie est  de  plus  en  plus  accaparée  par  les  spectacles  foi'ains  ;  cepen- 
dant,  sous   Louis  XIV    même,  elle   ne   laisse   pas,    dans    certaines 


Acrobates  du  xviii«  siècle,  d'après  une  estampe  du  temps. 

circonstances  solennelles,  de  se  montrer  quelquefois  encore  en  plein 
air,  comme  pour  prouver  à  la  face  du  ciel  qu'elle  est  digne  du  grand 
siècle  et  à  la  hauteur  de  tous  les  autres  arts.  Un  jour,  un  acrobate 
intrépide  lit  tendre  une  corde  de  la  tour  de  Nesle  à  la  tour  du  Grand- 
Prévôt,  c'est-à-dire  de  l'emplacement  actuel  de  l'hôtel  de  la  Monnaie 
à  celui  de  Saint- Germain -l'Auxerrois,  et  il  voltigea  là -dessus  tant  et 
si  bien,  il  y  Ht  tant  et  tant  de  tours  de  souplesse,  de  gambades,  de 
cabrioles,  de  pirouettes  et  de  sauts  de  carpe,  qu'il  finit  par  tomber  la 
tète  la  première  dans  la  Seine,  mais  sans  se  faire  autrement  de  mal. 
11  avait  négligé  peut-être  de  mâcher,  avant  ses  exercices,  cette  racine 


'  Journal  d'Héroard;  Didot,  in -8»,  pp.  90,  126,  346. 


342  LE  VIEUX  PARIS 

qui  servait  de  préservatif  à  tous  ses  confrères  contre  le  vertige  et  les 
étourdissements ;  mais  il  avait  eu  du  moins  la  prudence,  dont  il  ne 
se  repentit  pas,  de  dresser  sa  corde  au-dessus  de  la  rivière. 

D'après  un  passage  d'une  mazarinade  de  1649  :  le  Ministre  d'État 
flambé,  commenté  par  d'autres  écrits  du  même  temps,  il  semble 
aussi  qu'il  y  avait  alors  des  acrobates  établis  sur  le  Pont- Neuf  ou  aux 
environs.  Deux  vers  de  cette  pièce  s'expriment  de  la  sorte,  en  par- 
lant des  saltimbanques  de  ce  pont  fameux  : 

Cardelin  semble  être  perclus, 

Son  corps  ne  fait  plus  de  merveille. 

Or  nous  savons  d'autre  part  *  que  ce  Cardelin  était  un  habile  acro- 
bate italien  qui,  au  ballet  de  la  Prospérité  des  armes  de  France  (1641), 
avait  représenté  la  Victoire  en  dansant  sur  une  corde,  environné  de 
nuages  :  il  semble  donc  assez  logique  d'en  conclure  que  le  môme  exer- 
cice faisait  partie  de  ses  cabrioles  sur  le  Pont- Neuf. 

Mais,  nous  l'avons  dit,  la  foire  était  le  grand  centre,  le  quartier 
général  des  funambules.  Dès  l'origine,  ou  du  moins  dès  qu'on  com- 
mence à  distinguer  ce  qui  s'y  passe,  les  diverses  troupes  qui  viennent 
s'y  établir  se  composent  surtout  de  cabrioleurs,  les  uns  gambadant 
sur  les  planches,  les  autres  sur  la  corde  raide,  et  pendant  d'assez 
longues  années  les  spectacles  forains  ne  sont  guère  autre  chose.  Nous 
avons  déjà  cité  ^  les  noms  d'Allard ,  qui  occupe  une  des  premières  places 
dans  les  fastes  de  l'acrobatie  foraine ,  où  on  le  voit  apparaître  dès  1678; 
de  Maurice  Vondrebeck  ou  von  der  Beck,  dit  simplement  Maurice, 
d'al)ord  pensionnaire,  puis  associé,  enfin  rival  des  Allard,  et  dont  le 
fils  du  célèbre  Baron  épousa  la  fille  en  1696^,  et  de  quelques  autres. 
Ces  troupes  de  danseurs  de  corde,  comme  on  les  appelait,  môme 
lorsqu'elles  mêlaient  à  leurs  spectacles  des  représentations  de  farces, 
de  vaudevilles,  de  pantomimes  et  pièces  par  écriteaux,  étaient  innom- 
brables, et  il  serait  aussi  long  que  fastidieux  de  vouloir  les  énumérer 
toutes.  Mais  comment  ne  pas  accorder  tout  au  moins  une  mention 
spéciale  à  des  artistes  comme  Antony  de  Sceaux  et  Crespin,  dont  les 
talents  illustrèrent  la  fin  du  règne  de  Louis  le  Grand?  Antony  est 
certainement  un  des  funambules  les  plus  étonnants  qu'on  ait  vus  en 
France,  et  nul  n'a  surpassé  son  adresse,  son  aplomb,  son  agihté.  Il 
brillait  également  dans  les  exercices  nobles  et  les  exercices  de  fantai- 

1  Mémoires  de  Marolles,  t.  I",  p.  120.—  Beauchamps,  Recherches  sur  les  théâtres,  t.  III, 
p.  119. 

2  Voir  notre  chapitre  m. 

3  Jal,  Dictionnaire  critique,  art.  Baron. 


ACROBATES  KT  SAUTEURS  :r43 

sie.  Il  avait  inventé  la  danse  d'ivrogne,  et  les  sauteurs  de  sa  troupe 
figurèrent  déguisés  en  ours,  en  lions,  en  tigres,  qui  se  livraient  à 
des  bonds  prodigieux  et  à  tous  les  tours  de  force  de  la  voltige,  dans 
les  fêtes  offertes  par  le  duc  de  Bourbon  à  Louis  XV  pour  son  sacre. 
Crespin  était  un  boiteux  qui,  malgré  son  inlirniité,  jouait  les  pre- 
miers rôles  dans  les  troupes  de  la  veuve  Maurice  et  du  chevalier  Pel- 
legrin,  et  brillait  comme  pas  un  dans  le  tour  de  la  table  ou  le  saut 
du  manche  à  balai. 

Vers  la  lin  du  xvii^  siècle,  à  la  foire  Saint-Germain,  un  Turc' 
montait  tout  droit  le  long  d'une  corde  qui  partait  du  sol  pour  se  rat- 
tacher au  bout  d'un  grand  màt,  presque  sous  le  plafond  du  jeu  de 
paume.  Une  fois  arrivé  sur  le  faîte,  il  attachait  son  l)alancier  au  màt, 
qui  était  surmonté  d'un  rond  de  bois  large  comme  une  assiette,  et  là 
il  virait  de  tous  les  côtés  sur  lui-même  comme  une  toupie  fouettée  par 
un  écolier,  puis  dansait  la  tête  en  bas  et  les  pieds  en  l'air,  en  exécutant 
une  foule  de  mouvements  conformes  à  la  cadence  des  violons  ;  enfin 
il  descendait  tout  debout  sur  la  corde,  quoiqu'elle  fût  tendue  de  haut 
en  bas,  comme  je  l'ai  dit.  Il  est  vrai  que  cet  homme  extraordinaire 
était  un  Turc,  et  que  les  Turcs  passaient,  avec  les  Anglais  et  les 
Chinois,  —  singulière  association,  n'est-ce  pas?  —  poui-  les  plus 
hal)iles  danseurs  de  corde  du  monde.  Aussi  les  Turcs  plus  ou  moins 
authentiques  abondaient -ils  parmi  les  acrobates  et  les  équiiibristes. 
Ce  Turc  périt  au  milieu  de  ses  dangereux  exercices  à  la  foire  de 
Troyes,  victime,  dit- on,  de  la  trahison  d'un  Anglais  de  sa  ti'oupe, 
qui,  sans  doute  par  jalousie  nationale,  avait  graissé  perfidement  la 
corde. 

On  trouve  dans  l'œuvre  de  Bonnart  une  série  d'estampes  repré- 
sentant les  exploits  sur  la  corde  de  deux  couples  d'acrobates,  (ju'il 
appelle  l'Anglais  et  l'Anglaise,  le  Hollandais  et  la  Hollandaise,  et  qui 
excitaient,  en  ce  temps-là,  l'admiration  des  amateurs.  Les  deux 
femmes,  qui  sont  fort  belles,  s'en  tiennent  aux  traditions  vulgaires, 
mais  l'Anglais  s'étend  et  se  balance,  renversé  le  dos  sur  la  corde; 
le  Hollandais  danse  les  fers  aux  pieds,  exécute  avec  le  l)alancier  des 
tours  périlleux,  se  suspend  à  une  corde  lâche  au-dessus  de  sa  tête 
et  se  laisse  retomber  sur  la  corde  raide.  On  y  voit  aussi  le  Turc  de 
tout  à  l'heure,  escaladant  d'un  ferme  jarret  un  câble  tendu  en  (hago- 
nale  et  presque  à  pic. 

D'autres  dansaient  sur  la  corde  armés  de  pied  en  cap,  les  jambes 
enchaînées,  les  pieds  dans  des  sabots  ou  des  bottes,  jouant  du  violon 

i  Bonnet,  Histoire  de  la  danse. 


34^» 


LE  VIEUX  PARIS 


par  derrière,  au-dessus  de  la  tête,  entre  les  jambes.  On  formait  spé- 
cialement des  troupes  d'enfants  acrobates,  qui  rivalisaient  d'habileté 
et  de  hardiesse  avec  les  vétérans  du  genre.  C'est  ainsi  que  tous  les 
exercices  du  Petit  Diable  et  de  Placide,  dont  nous  parlerons  plus 
loin,  —  la  danse  de  corde  en  sabots,  les  châssis,  les  écarts,  le  saut 
du  cheval,  —  étaient  répétés  sans  balancier  par  un  enfant  qui  n'avait 
pas  huit  ans  et  qu'on  avait  surnommé  le  Petit  petit  Diable  K 


Les  acrobates,  d'après  Duplessis-Bcrtaux. 

L'iiisloire  des  sauteurs  se  môle  intimement  à  celle  des  acrobates  et 
ne  saui'ait  eu  être  séparée.  Non  seulement  ils  travaillaient  côte  à  c(3te 
dans  les  mômes  troupes,  les  mômes  spectacles,  les  mômes  pièces, 
mais  presque  toujours  les  ar'tistes  forains  étaient  acrobates  et  sauteurs 
en  môme  temps.  Il  en  était  ainsi,  par  exemple,  du  Basque  Pierre 
Dubroc,  le  premier,  dit-on,  qui  exécuta  le  saut  du  tremplin  en  tenant 
à  la  main  deux  llambeaux,  et  aussi  de  l'Anglais  qui,  quelques  années 
après,  en  IT'i?,  exécutait  le  saut  périlleux  par- dessus  quatorze  per- 
sonnes del)out.  Cet  Anglais  faisait  partie  de  la  troupe  de  Restier  père, 
chef  de  toute  une  dynastie  d'entrepi'eneurs  de  spectacles  forains  qui 
remplissent  le  xviii^  siècle,  avec  J.-F.  Cohn,  Julien  de  Lavigne  et  sa 
veuve,  G  ourliez  dit  Caudon,  etc. 


1  Campardon,  Spectacles  de  la  Foire,  t.  1,  p.  308;  t.  II,  p.  329. 


ACROBATES  ET  SAUTEURS 


3'io 


Dans  lu  première  moitié  du  xvinc  siècle,  Gertrude  Boon,  plus  con- 
nue sous  le  nom  de  la  belle  Tourneuse,  sœur  d'un  danseur  de  corde 
bien  connu,  attirait  tous  les  ans  une  foule  immense  dans  la  bai'aque 
de  la  dame  Baron.  Elle  se  piquait  trois  épées  au  coin  de  chaque  œil, 
et,  pendant  un  quart  d'heure,  tournait  ainsi  sur  elle-même,  au  son 
des  violons,  avec  une  ëljlouissante  rai)idité,  sans  perdi-e  un  moment 
l'équilibre  et  sans  qu'aucune  des  épées  quittât  son  poste.  Gertmde 


La  force  de  l'équilibre,  le  dimanche,  près  la  barrière,  d'après  Marlet. 

Boon  était  aussi  sage  que  belle;  tous  les  projets  de  séduction  échouè- 
rent contre  sa  vertu,  si  bien  qu'un  de  ses  soupirants,  Gervais,  homme 
puissamment  riche,  finit  par  lui  olfrir  sa  main  et  sa  fortune,  rpii  furent 
acceptées  '. 

En  1742,  débuta  à  la  foire  Saint-Germain  Grimaldi,  surnommé  la 
Jambe  de  fer,  un  des  plus  inti'é[)ides  cabrioleurs  que  l'on  ait  vus.  Il 
avait  parié  que,  dans  le  divertissement  du  Prix  de  Cythère,  il  bondi- 
rait jusqu'à  la  hauteur  des  lustres,  et  il  tint  si  bien  sa  parole  que, 
d'un  coup  qu'il  donna  dans  celui  du  milieu,  il  en  lit  sauter  une  pierre 


>  La  belle  Tourneuse  fui  ressuscitée  sous  la  Restauration  par  une  jeune  fille  qui  exerçait 
en  pleine  rue.  Les  pointes  de  longues  aiguilles  fixées  près  de  ses  yeux,  elle  tournoyait  sur 
elle-même,  tout  en  chantant,  avec  une  telle  rapidité,  que  l'œil  du  spectateur  ne  discernait 
plus  rien.  (Les  Cent  et  un,  t.  Il,  p.  226.) 


346  LE  VIEUX  PARIS 

à  la  figure  de  Méhémet-Elîendi,  ambassadeur  de  la  Porte,  qui  se 
trouvait  dans  la  loge  du  roi.  A  l'issue  du  spectacle,  Grimaldi  se  pré- 
senta devant  lui,  espérant  une  récompense;  mais  il  fut  rossé  haut  et 
ferme  par  les  esclaves  de  l'ambassadeur,  qui  prétendirent  qu'il  avait 
manqué  de  respect  à  leur  maître.  Comment  de  vils  esclaves  pour- 
raient-ils rien  comprendre  aux  arts  nobles? 

Quelques  jours  après,  il  annonça  qu'il  danserait  une  entrée  de 
nain  surprenante.  Pour  cela  il  se  fit  fabriquer  un  énorme  turban 
qui  englobait  sa  tête  et  sa  poitrine.  A  ses  hanches  étaient  attachés 
deux  petits  bras  postiches,  et  sur  son  ventre  il  avait  fait  peindre  un 
visage  de  nain  qui  changeait  de  physionomie  à  chaque  mouvement 
des  plis  de  sa  peau.  Mais  la  pohce  intervint,  et  comme  il  insistait,  en 
homme  qui  se  voit  enlever  sa  gloire,  l'exempt  de  la  foire  l'envoya 
coucher  en  prison. 

Jambe  de  fer  avait  pour  danseuse,  disent  les  Anecdotes  dramatiques, 
sa  femme,  sa  fille  ou  sa  sœur,  tout  ce  que  l'on  voudra,  car  on  n'a 
jamais  pu  débrouiller  leur  degré  de  parenté.  C'était  une  nymphe  tra- 
pue, qui  lui  disputait  en  vigueur  et  en  agilité  le  prix  de  la  gargouil- 
lade.  Mais,  malgré  tout  son  mérite,  elle  ne  fut  point  goûtée  à  Paris, 
et  se  vit  obligée  de  courir  la  province. 

La  troupe  de  Nicolet  mérite  une  place  d'honneur  dans  l'histoire 
qui  nous  occupe.  Ses  équilibristes,  ses  sauteurs,  ses  acrobates,  ses 
grands  danseurs,  en  vertu  de  la  devise  attachée  à  leur  spectacle,  se 
faisaient  une  loi  de  se  dépasser  les  uns  les  autres  ,  de  se  surpasser 
eux-mêmes  du  jour  au  lendemain,  et  le  pitre  Becquet,  l'aïeul  d'Auriol 
et  des  clowns,  singeait  leurs  gambades  et  leurs  sauts  périlleux  avec 
une  drôlerie  sans  pareille. 

Un  des  plus  brillants  danseurs  de  Nicolet  fut  le  beau  Dupuis,  qui 
exécutait  le  saut  mortel  de  la  planche  de  feu,  le  saut  par- dessus  un 
géant  de  huit  pieds,  le  saut  du  tremplin  par-dessus  douze  hommes, 
puis  par- dessus  un  cheval  et  un  cavalier,  enfin  le  saut  périlleux  par- 
dessus sept  hommes  ayant  chacun  une  chandelle  allumée  sur  la  tête 
et  sans  en  étehidre  aucune.  Son  fils  rivalisait  avec  lui  d'adresse  et 
d'agilité  dans  la  même  troupe. 

Deux  autres  sauteurs  de  Nicolet  ont  laissé  un  renom  véritable- 
ment historique  :  Placide  et  le  Petit  Diable.  Placide  n'était  qu'un 
prénom,  et  le  Petit  Diable  un  surnom.  Le  premier  s'appelait  en  réa- 
lité Alexandre- Placide  Bussart.  Il  débuta  vers  1770,  et  alla  souvent 
faire  avec  son  camarade,  dans  les  intervalles  des  foires,  des  excur- 
sions en  province  et  à  l'étranger,  d'où  il  revenait  chez  Nicolet.  Il  le 
quitta  définitivement  en  1785,  et  eut  même  avec  lui  un  démêlé  où  il 


ACROBATES  ETSAUTEURS  347 

prétendit  que  le  titre  de  danseur  du  roi  lui  appartenait  à  lui  seul  et 
que  Nicolet  le  lui  avait  pris  sans  droit.  Placide  demandait  qu'on  lui 
transférât  le  privilège  de  Nicolet,  ou,  à  défaut,  qu'on  lui  permit  tout 
au  moins  d'ouvrir  un  petit  spectacle  dans  le  genre  du  sien.  11  n'était 
pas  sans  quelque  littérature,  et  on  lui  doit  un  certain  nombre  de  pan- 
tomimes, arrangées  sans  doute  de  manière  à  fournir  un  cadre  favo- 
rable à  des  exercices  de  clowns.  Il  est,  dit-on,  la  soucbe  d'où  sortit 
une  illustration  théâtrale  d'un  genre  plus  littéraire,  la  spirituelle  et 
sémillante  MH"  Volnais. 

Placide  était,  pour  ainsi  dire,  inséparable  de  Pol,  dit  le  Petit 
Diable'.  Tous  deux  voyageaient  ensemble,  et  ils  allèrent  particulière- 
ment récolter  de  concert  les  applaudissements  des  Anglais  à  Londres. 
Cependant  il  s'en  sépara  lorsque  celui-ci  quitta  la  troupe,  où  il  resta 
lui-môme  jusqu'en  1789,  pour  passer  alors  à  l'étranger.  Nous  pour- 
rions môme  dire  que  le  Petit  Diable  émigra,  comme  son  élève  et 
protecteur  le  comte  d'Artois.  On  raconte  en  effet,  et  l'anecdote  paraît 
authentique,  que  le  jeune  prince,  après  l'avoir  vu,  charmé  de  sa  sou- 
plesse et  de  son  agihté,  le  fit  venir  à  Vei'sailles  et  voulut  prendre  des 
leçons  de  lui.  Chaque  matin,  pendant  l'été  de  1780,  il  se  rendait 
secrètement  au  Petit -Trianon  pour  s'exercer  sous  la  direction  du 
Petit  Diable  et  de  son  camarade.  Quand  il  se  crut  assez  fort,  il  donna 
un  échantillon  de  son  savoir-faire  à  la  reine  et  à  quelques  spectateurs 
choisis,  qui  s'accordèrent  à  reconnaître  son  talent*.  L'exemple  du 
comte  d'Artois  ne  resta  pas ,  d'ailleurs  ,  sans  influence ,  comme  on 
peut  croire  :  sous  le  règne  de  Louis  XVI,  ce  fut  une  mode  parmi 
les  jeunes  courtisans  et  les  gens  du  bel  air  de  faire  venir  un  artiste 
de  la  troupe  de  Restier  ou  de  Nicolet,  pour  apprendre  à  danser  sur 
la  corde  ^. 

Le  beau  Dupuis  eut  fort  à  faire  pour  soutenir  sa  renommée  contre 
le  Petit  Diable,  qui,  suivant  les  chroniqueurs  contemporains,  faisait 
«  des  choses  merveilleuses  sur  la  corde  lâche  i>,  risquait  sans  cesse, 

1  D'après  les  curieux  Mémoires  de  Joe  Grimaldi,  sauteur  anglais,  descendant  de  la  Jambe 
de  fer,  que  Dickens  n'a  pas  dédaigné  de  publier  lui-même,  nous  savons  maintenant  qu'il 
s'appelait  de  son  vrai  nom  Paul  Rédigé,  que  son  père  était  un  saltimbanque  du  boulevard, 
et  sa  sœur,  la  Petite  Saxonne,  une  équilibriste  assez  habile. 

*  Mémoires  secrets.  —  Les  petits  Théâtres  du  boulevard,  par  J.  Macaire,  dans  le  XIII'  vol. 
des  Cent  et  uti.  —  Chronique  indiscrète  du  xix*  siècle,  1825,  in  -8°,  p.  48.  —  Nous  avons  déjà 
vu  plus  haut  Charles  IX  prendre  des  leçons  de  l'acrobate  Tuccaro.  Ajoutons  que  le  jeune 
Daguerre,  qui  préludait  à  une  gloire  plus  solide  par  des  succès  de  brillant  danseur,  poussa 
la  passion  de  l'art  chorégraphique  jusqu'à  apprendre  à  danser  sur  la  corde,  et  même  jusqu'à 
lutter  un  jour  publiquement,  sans  être  vaincu,  avec  le  fameux  acrobate  Forioso.  {Dic- 
tionnaire de  la  conversation ,  art.  Daguerre.) 

3  Mémoires  de  Dufort  de  Cheverny,  in-^",  t.  I ,  p.  29.  Nous  y  voyons  aussi  que  les  acro- 
bates étaient  habituellement  vêtus  de  blanc  (p.  39). 


348  I^E  VIEUX  PARIS 

avec  une  audace  superbe,  de  se  casser  le  cou,  et  dansait  avec  des 
œufs  attachés  sous  ses  pieds,  sans  les  casser.  Un  programme  de  1779 
nous  retrace  sommairement  le  tableau  d'une  lutte  entre  ces  deux 
gloires  de  l'acrobatie  :  «  Grands  sauts  périlleux  entre  le  Petit  Diable 
et  le  sieur  Dupuis,  —  les  doubles  rondades,  —  l'exercice  de  la 
chaise,  —  la  danse  du  panier,  —  le  saut  de  la  baguette  et  du  cha- 
peau, etc.  '.  » 

On  peut  joindre  à  ces  illustrations  Navarin,  sauteur  espagnol,  du 
moins  à  en  croire  l'afiiclie,  foi't  sujette  à  caution  sur  ce  point.  Nava- 
rin débuta  en  1782  et  eut  l'honneur  de  vaincre  en  combat  singulier 
une  troupe  d'acrobates  étrangers  venus  pour  le  délier  sur  le  théâtre 
de  ses  exploits. 

La  troupe  des  Grands  Danseurs  du  roi  exhibait  encore,  en  1775, 
un  funambule  qui  était  en  même  temps  un  des  plus  prodigieux  équi- 
libristes  que  l'on  eût  jamais  vus.  Joseph  Brunn  roulait  un  enfant 
dans  une  brouette  sur  le  fd  de  fer  ;  sur  ce  même  fil  se  mettait  à 
genoux  dans  un  grand  cercle,  avec  six  pipes  en  équihbre,  arrangées 
en  losanges  les  unes  dans  les  autres  et  deux  portant  des  bougies  ; 
exécutait  enfin,  avec  des  épées,  des  couteaux,  des  fourchettes,  des 
clefs,  etc.,  un  programme  de  dix-sept  tours  dont  les  almanachs 
nous  ont  conservé  le  détail.  Vers  la  môme  époque,  la  Hongroise,  — 
un  nom  souvent  porté  par  les  artistes  forains,  —  dansait  et  faisait 
des  tours  d'équilibre  sur  le  fil  de  fer  en  jouant  du  violon,  en  bat- 
tant du  tambour,  en  carillonnant  avec  des  cloches,  en  sonnant  une 
fanfare  avec  un  cor  qu'elle  tenait  en  équilibre  sur  sa  bouche.  Dans  le 
spectacle  du  sieur  Second,  associé  à  Ribié,  un  jeune  Polonais  de 
quinze  ans,  tout  en  exécutant  un  long  roulement  de  tambour,  portait 
en  équilibre  une  pyramide  de  trente  verres  et  trente  lumières  sur  la 
pointe  d'un  clou  ^ 

Comme  nous  l'avons  dit,  les  sauts  et  les  danses  de  corde  s'étaient 
mêlés  peu  à  peu,  dans  les  spectacles  de  la  foire,  à  des  fragments 
de  dialogues,  à  une  oml)re  d'intrigue,  à  une  mise  en  scène  qui  ten- 
dait à  les  métamorphoser  en  pièces  de  théâtre.  Cette  déviation  vers 
la  comédie,  déjà  commencée  au  xvii^  siècle,  s'était  si  bien  accentuée 
dès  les  premières  années  du  xviiic,  qu'un  arrêt  défendit  aux  danseurs 
de  corde,  le  17  avril  1709,  d'intercaler  des  scènes  musicales  dans 
leurs  repi'ésentations,  et  qu'en  février  1710  les   comédiens   du  roi 


'  De  Manne  et  Méneslrier,  Galerie  historique  de  la  troupe  deNicolet,  ch.  ir. —  Campardon, 
Spectacles  de  la  foire,  à  chaque  nom.  On  trouvera  dans  cet  ouvrage  beaucoup  d'autres  dan- 
seurs et  sauteurs  auxquels  il  est  impossible  de  s'arrêter. 

2  Campardon,  Spectacles  de  la  foire,  t.  1,  p.  290,  183;  t.  H,  p.  388. 


ACROBATES  ET  SAUTEURS 


3'i9 


obtinrent  encore  contre  eux  une  prohibition  de  parler,  ciianter  et 
danser,  à  moins,  sans  doute,  que  ce  ne  fût  sui*  la  corde.  En  1719 
tous  les  spectacles  forains  furent  même  momentanément  supprimés'. 
Le  théâtre  de  la  foire  n'en  continua  pas  moins  ses  empiétements  avec 
des  péripéties  et  des  revers  qui  ne  sont  point  de  noire  cadre;  et  quand 
l'acrobatie  y  eut  été  relépruée  au  second  plan,  elle  «iarda  ,],,  moins  la 


M™«  Saqui,  d'après  des  documents  de  l'époque. 


première  place  à  la  foire  Saint-Ovide,  qui  oITrit  un  asile  hospitalier 
et  sans  partage  aux  funambules  relégués  ailleui's  dans  la  pénoml)re. 
La  foire  et  plus  tard  le  boulevard  du  Temple  ouviaient  un  si  large 
champ  à  la  danse  de  corde  et  se  l'étaient,  pour  ainsi  dire,  si  bien 
incorporée,  qu'il  n'en  restait  rien  ou  presque  rien  pour  la  rue,  j'en- 
tends rien  qui  vaille  les  honneurs  d'une  mention  honorable.  Notons 
pourtant  que,  le  30  août  1718,  on  vit  une  jeune  fdle,  une  femme  et 

'  Mémoires  {mss.)  pour  servir  à  l'Itist.  de  l'Académie  royale  de  musùfHe,  par  Amclul  Dos- 
pois,  le  Théâtre  français  sous  Louis  XIV,  p.  90-1.  —  Campardon,  i<pcdacles  de  la  Foire, 
art.  Allard, 


350  LE  VIEUX  PARIS 

trois  hommes  voltiger  sur  une  corde  tendue  au-dessus  de  la  Seine, 
près  du  Pont- Royal;  après  quoi,  le  Gilles  de  la  troupe  y  vint  sauter 
lui-même,  les  pieds  chaussés  de  sabots  ^ 

Les  wauxhalls  et  les  jardins  de  plaisir  ouverts  sous  les  règnes  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVI  firent  appel  aussi  à  ce  divertissement 
populaire.  Mais  il  s'épanouit  surtout  dans  ceux  qui  se  multiplièrent 
sous  la  révolution,  après  la  Terreur.  La  danse  de  corde  alla  s'établir 
jusque  sur  les  ruines  des  églises  et  des  monastères,  et  des  saltim- 
banques sans  pudeur  cabriolèrent  dans  le  jardin  de  ce  couvent,  situé 
sur  l'emplacement  de  la  rue  de  la  Paix,  où  les  austères  capucines 
macéraient  leur  corps  en  chantant  nuit  et  jour  les  louanges  de  Dieu. 
Entre  tous  les  jardins  publics  du  Directoire,  Tivoli  multiplia  dans  son 
enceinte  les  spectacles  d'acrobates,  et  l'on  y  vit  en  particulier  le  citoyen 
Cabanel  danser  gracieusement  sur  un  câble  tout  revêtu  d'artifices  et 
semblable  à  une  flamme  vivante  ^ 

C'est  sous  le  Directoire  aussi  que  parut  une  jeune  fille  destinée  à 
devenir  la  plus  illustre  des  acrobates,  cette  M^c  Saqui  qu'on  a  pu 
revoir  encore,  en  l'an  de  grâce  1861,  à  l'âge  de  quatre-vingt-trois 
ans,  exécuter  un  pas  de  trois  sur  la  corde  raide,  devant  le  public  de 
l'Hippodrome.  Elle  avait  même  déljuté,  tout  enfant,  avant  la  révolu- 
tion. Ils  sont  rares  les  artistes  qui  peuvent  se  vanter  d'avoir  rempli 
une  aussi  longue  carrière  et  dansé  sous  plus  de  dix  régimes  difîé- 
rents.  M^c  Saqui,  fille  de  Navarin,  avait  grandi  dans  les  coulisses  du 
théâtre  de  Nicolet.  Sous  le  premier  empire,  elle  faisait  en  quelque 
sorte,  avec  les  ballons  et  les  mâts  de  cocagne,  partie  essentielle  de 
tous  les  divertissements  publics.  Elle  traversa  un  jour  la  Seine  sur 
une  corde,  en  secouant  de  chaque  main  un  drapeau  tricolore;  il  fal- 
lait la  voir,  à  Tivoli  ou  au  milieu  des  grandes  fêtes  impériales,  mon- 
ter, à  travers  les  feux  d'artifice  et  les  fusées  volantes,  à  travers  les 
tourbillons  d'étincelles  et  de  fumée,  sur  l'étroite  corde  obliquement 
tendue  à  soixante  pieds  de  haut,  et  se  diriger,  légère  et  radieuse 
comme  une  Immortelle,  sous  son  costume  aérien,  vers  le  sommet  du 
grand  mât  qui  marquait  le  terme  de  son  périlleux  voyage.  Souvent 
elle  disparaissait,  enveloppée  du  voile  épais  dont  les  ondulations  s'ac- 
cumulaient autour  d'elle;  on  la  croyait  perdue,  et  tout  à  coup  on 
l'apercevait  sortant  de  la  nue,  qui  semblait  avoir  porté  dans  ses 
flancs  cette  nouvelle  déesse  d'Homère,  et  bondissant  avec  les  ailes 
d'un  oiseau  parmi  les  gerbes  d'étincelles,  ou  rayonnant,  calme  et 


^  Buvat,  Journal  de  la  Régence,  t.  II ,  p.  290. 

*  E.  et  J.  de  Concourt,  Société  française  sous  le  Directoire,  p.  21. 


ACROBATES  ET  SAUTEURS  351 

souriante,  dans  une  apothéose  de  feux  de  Bengale.  M^'c  Suqui  jouait 
à  elle  seule  sur  la  corde  raide  des  mimodrames,  où  elle  représentait 
le  passage  du  mont  Saint- Bernard,  la  bataille  de  Wagrain,  la  prise 
de  Saragosse;  et  après  la  chute  de  l'empire,  devenue  directrice  de 
l'ancien  théâtre  des  Associés,  elle  y  renouvela  ses  exploits  pendant 
plusieurs  années,  tandis  que  le  théâtre  des  Funambules  s'établissait 
à  sa  porte,  en  1810,  pour  lui  faire  concurrence  avec  ses  parades,  ses 
pantomimes,  ses  danseurs,  et  son  pierrot  Charigny,  le  prédécesseur 
de  Doburau. 

M"c  Rose  et  M"c  Malaga  égalèrent  presque  la  gloire  de  M"ic  Saqui. 
M"°  Rose  était  une  danseuse  brillante,  pleine  de  fougue  et  de  vei-ve, 
experte  en  tous  genres  d'exercices  difficiles  et  périlleux;  sachant  se 
maintenir  en  équilibre  sur  un  chandelier,  la  tète  en  bas  et  les  i)ieds 
en  l'air,  ou  renouveler  la  danse  des  épées  qui  avait  jadis  illusti'é  la 
belle  Tourneuse,  en  pirouettant  plus  de  vingt  minutes  sur  elle-même, 
avec  la  pointe  de  dix  armes  posées  dans  ses  narines  ou  sur  sa  goi-ge. 
M^'o  Malaga,  charmante  jeune  personne  à  la  physionomie  suave  et 
rêveuse,  était  une  funambule  de  l'école  métaphysique,  pleine  de 
poésie  et  d'expression.  Elle  dansait  sur  la  corde  avec  les  ailes  d'une 
sylphide  et  les  grâces  décentes  des  nymphes  chantées  par  iloi-ace. 
Même  lorsque,  variant  ses  travaux,  elle  se  faisait  servir  au  public 
arrangée  à  la  crapaudine  sur  un  plat  d'argent,  elle  gardait  encore 
cette  chasteté  idéale  qui  annonçait  la  Taglioni.  M^c  Rose  et  M"c  Malaga 
avaient  chacune  leur  spectacle  ;  mais  on  les  vit  quelque  temi)s  réunies, 
sous  la  révolution,  au  théâtre  des  Pantagoniens,  le  lieu  d'asile  ^[^^^ 
funiimbules,  et  dans  la  salle  qui  portait  le  nom  de  la  dernière'. 

M"c  Malaga  avait  débuté  dans  les  dernières  années  du  wuv  siècle. 
Elle  venait  se  montrer  pendant  la  parade,  dans  un  costume  pailleté, 
presque  toujours  rouge,  très  favorable  à  l'éclat  <le  son  leint  de  blonde. 
La  fortune  assez  considérable  qu'elle  avait  amassée  fut  (lissipé(;  pai' 
un  mari  joueur,  et  elle  mourut  dans  la  misère  vers  1851.  Les  frères 
Luguet  sont  ses  petits- fils. 

La  lille  de  la  Malaga  se  distingua  aussi*  dans  la  partie.  Lors  d'une 
fête  donnée  à  Versailles,  en  1814,  devant  les  souverains  alliés,  elle 
exécuta  une  ascension  sur  la  corde  raide,  à  deux  cents  pieds  au-dessus 
de  la  pièce  d'eau  des  Suisses,  en  compagnie  d'un  acrobate  de  l'autre 
sexe.  Cette  représentation  fut  malheureuse.  L'homme  perdit  réipii- 
libre  et  se  tua.  Quant  à  la  fille  de  la  Malaga,  elle  faillit  partager  le 


'  Brazier,  Chronique  des  petits  théâtres,  et  le  Boulevard  du  Temple,  dans  les  Cent  cl  un  . 
t.  IX.—  Th.  de  Banville,  les  Petits  théâtres  de  Paris,  Musée  des  Familles,  t.  XllI,  p  201. 


352 


LE  VIEUX  PARIS 


même  sort,  mais  elle  eut  la  présence  d'esprit  de  se  rattraper  d'une 
main  à  la  corde  et  d'y  rester  suspendue  pendant  plus  de  vingt  minutes 
que  dura  le  sauvetage'. 

A  peu  près  à  la  môme  date,  deux  jeunes  Italiennes,  les  sœurs 
Romanieni,  sans  atteindre  à  une  renommée  égale,  attii'aient  aussi  la 
foule  au  Cirque  Olympique  par  leurs  exercices  de  sylphides,  non  pas 


L'équilibriste  du  chandelier,  d'après  le  Bon  genre,  n»  91. 

sur  une  corde,  mais  sur  un  (il  d'archal.  C'était  également  l'époque 
de  la  célùl)i'e  équilibriste  M'i^  Herculana. 

On  a  souvent  reproché  au  premier  empire  d'avoir  été  une  époque 
stérile  pour  les  arts  ;  c'est  une  injustice  :  l'empire  fut  l'âge  d'or  de  la 
danse  de  corde  moderne.  Tandis  que  M^c  Saqui  brillait  comme  un 
soleil  dans  le  ciel  de  l'acrobatie,  une  pléiade  d'autres  grands  artistes 
gravitaient  autour  d'elle,  entraînés  dans  son  mouvement  et  absorbés 
dans  son  éclat.  C'était  l'époque  où  l'incomparable  mime  Deburau  pré- 
ludait humblement  à  sa  gloire  future  par  des  sauts  et  des  cabrioles, 
en  compagnie  de  son  père,  de  ses  frères  et  de  ses  sœurs,  vaillante 
famille  de  funambules  dont  il  était  le  plus  indigne.  M.  Jules  Janin 


1  Cil.  Maurice,  Histoire  anecdotique  du  théâtre,  t.  I«',  p.  192. 


ACRORATKS  ET  SAUTEURS 


333 


a  retracé,  dans  son  Histoire  du  théâtre  A  quatre  sous,  le  tableau  des 
exercices  journaliers  de  ces  hardis  sauteurs  et  de  leurs  associés, 
M.  et  Mme  Godot.  11  nous  peint  la  Grande  marche  militaire,  où  l'on 
voyait  trois  hommes,  habillés  en  guerriers  et  secouant  dans  leurs 
mains  le  drapeau  tricolore,  marcher  sur  la  corde  au  pas  de  charfre; 
puis  la  Pyramide  d'Egypte,  qui  était  à  elle  seule  tout  un  drame. 


~.D  ewT/iEr{  d.  i* 


Exercice  de  Forioso  aux  Champs-Elysées,  le  15  août  1809,  jour  de  la  fête  de  Sa  Majesté, 
d'après  une  estampe  du  temps. 


toute  une  féerie  émouvante,  où  le  public  tremblait  et  frémissait 
comme  à  une  représentation  de  Talma.  Sur  deux  cordes  parallèles 
s'avançaient  d'un  pied  léger  deux  acrobates,  le  cou  emboîté  à  cha- 
cune des  extrémités  d'une  fourche  en  bois  ;  sur  cette  fourche  mon- 
taient deux  autres  artistes,  enchaînés  eux-mêmes  à  une  seconde 
fourche,  et  sur  celle-ci  grimpait  Deburau  lui-même,  qui  se  tenait 
dans  une  pose  plastique  au  sommet  de  l'échafaudage  mouvant.  Vous 
voyez  d'ici  le  tableau. 

Le  décret  impérial  de  1807  avait  laissé  subsister  quelques  spec- 
tacles de  danseurs  de  corde,  pantomimes,  faiseurs  de  tours  de  force. 

23 


3o4  LE  VIEUX  PARIS 

D'autres  tliéâtres  supprimés  par  ce  décret  furent  remplacés  par  des 
acrobates,  et  l'art  de  M^c  Saqui  s'enrichit  sur  quelques  points  des 
dépouilles  du  drame  ou  du  van<leville.  Il  en  fut  particulièrement 
ainsi  dans  la  salle  Montansier,  où  Brunet,  qui  avait  si  longtemps 
porté  ombrage  à  ses  voisins  de  la  Comédie-Française,  eut  pour  suc- 
cesseur un  des  plus  merveilleux  sauteurs  qui  se  soient  jamais  vus, 
l'illustre  Forioso. 

Pierre  Forioso  s'était  montré  pour  la  première  fois  à  Paris,  le 
7  janvier  1801,  dans  la  salle  Louvois,  avec  son  père,  ancien  acrobate 
lui-même,  ses  deux  frères  aînés  et  sa  sœur.  Dès  celte  première  cam- 
pagne, il  avait  vivement  excité  l'attention  des  amateurs.  Ses  frères 
ou  lui  jouaient  du  violon  sur  la  corde,  y  faisaient  collation,  franchis- 
saient des  rubans  les  pieds  attachés,  se  jetaient  au  travers  d'un 
soleil  enflammé.  En  1802,  ils  sont  au  Théâtre  Olympique.  En  1807,  à 
la  salle  Montansier,  Pierre  n'a  plus  avec  lui  que  sa  sœur,  —  foi't  habile 
elle  aussi  et  qui  faisait  des  tableaux  vivants  sur  la  corde,  —  avec 
son  frère  Mustapha.  Quelques  auxiliaires  dignes  de  s'exhiber  en  si 
belle  compagnie,  entre  autres  M"i°  Pique,  prêtaient  leur  concours  à 
la  f.miille. 

Forioso  portait  bien  son  nom  :  il  se  démenait  en  l'air  comme  un 
diable,  comme  un  tourbillon,  comme  un  ouragan;  il  effrayait  et  stu- 
péfiait par  la  hardiesse  inconcevable  et  la  rapidité  de  ses  cabrioles. 
Et  pourtant  cet  homme,  qui  pouvait  se  croire  invincible,  ti'ouva  ses 
miutres  sur  le  théâtre  même  de  ses  succès.  Deux  inconnus,  venus  on 
ne  sait  trop  d'où,  les  frères  Piavel,  lui  envoyèrent  un  cartel.  Forioso 
accepta,  et  la  lutte  s'engagea  dans  la  salle  Montansier,  par- devant 
d'innombrables  spectateurs,  passionnés  pour  ou  contre,  et  engageant 
des  ])aris  comme  à  une  course  de  chevaux'.  Hélas!  Forioso  fut 
vaincu,  —  on  dit  même  deux  fois  de  suite,  —  aux  lieux  qui  avaient 
été  si  souvent  témoins  de  son  triomphe.  Vestris  et  Paul  Duport, 
choisis  poui-  arbiti'cs,  décernèrent  la  couronne  à  son  adversaire,  qui 
voulut  la  partager  avec  lui;  mais  Forioso,  justifiant  son  nom,  ne 
répondit  à  cet  acte  généreux  que  par  des  récriminations  suivies  d'un 
cartel  en  termes  agressifs,  où  il  demandait  sa  revanche  à  Tivoli  et 
ne  put  l'obtenir.  Il  n'en  mourut  pas  pourtant;  il  ne  se  passa  pas  son 
balancier  au  travers  du  corps,  mais  il  voulut  se  relever  par  une 
action  d'éclat,  et  tout  Paris  apprit  par  une  affiche  qu'à  la   Saint- 

1  Suivant  d'aulres,  au  contraire,  c'est  Forioso  qui,  retiré  du  théâtre  Montansier  après  y 
avoir  épuisé  son  succès,  el  ayant  transporté  ses  exercices  à  Tivoli,  se  laissa  aller,  en  assis- 
tant aux  exploits  de  Ravel,  qui  lui  avait  succédé  dans  son  ancienne  salle,  ù  lui  jeter  un  im- 
prudent défi  de  23  napoléons,  accepté  séance  tenante. 


ACROBATES  ET  SAUTEURS  355 

Napoléon  prochaine  Forioso  se  promènerait  sui-  une  corde  tendue 
depuis  le  pont  de  la  Concorde  jusqu'au  Pont- Royal.  Notre  amour 
pour  la  vérité  historique  nous  force  d'ajouter  qu'il  n'en  fut  rien  :  des 
circonstances  impréuues,  suivant  le  terme  usité  en  pareil  cas,  peut- 
être  les  ordres  de  la  police,  empêchèrent  la  réalisation  de  ce  projet 
grandiose  '. 

Peu  de  temps  après,  la  famille  Forioso  et  la  famille  Ravel  quittèrent 
Paris  pour  entreprendre  en  province  et  à  l'étranger  des  pérégrinations 
où  nous  n'avons  pas  à  les  suivre.  Plus  tard,  retiré  près  de  Ragnères- 
de-Rigorre,  dans  une  propriété  champêtre,  fruit  de  ses  sueurs,  où  il 
mourut  en  1846,  Forioso  eut  la  consolation  d'y  former  un  enfant  qui 
devait  rappeler  ses  exploits  et  peut-être  les  effacer  :  le  jeune  Auriol, 
fils  d'un  de  ses  anciens  amis  de  théâtre.  Et  quasi  cursorcs...  Il  put, 
avant  de  mourir,  assister  à  la  gloire  de  son  élève,  qui  lui  fut  douce 
sans  doute  comme  un  écho  et  un  reflet  de  la  sienne. 

Parmi  les  plus  célèbres  cabrioleurs  contemporains,  il  est  impos- 
sible d'oublier  Auriol,  le  roi,  ou  plutôt  le  roitelet  des  clowns.  Jean- 
fiaptiste  Auriol,  mort  seulement  en  1881,  était  né  le  8  août  1808,  à 
Toulouse.  l\  avait  de  qui  tenir,  car  son  père  était  un  ancien  premier 
sauteur  de  Nicolet,  et  la  veille  encore  de  sa  naissance  sa  mère  avait 
bondi,  voltigé  et  caracolé  sur  le  théâtre  du  Capitole  :  le  petit  Auriol 
était  déjà  si  léger!  On  peut  donc  dire  qu'il  entra  en  ce  monde  en 
sautant.  Certain  qu'il  retomberait  toujours  sur  les  pieds,  son  père 
voulut  qu'il  apprît  tout  d'abord  à  marcher  sur  les  mains,  et  dès  qu'il 
s'éveillait,  on  le  portait  sur  la  corde  raide  pour  le  reposer  de  son 
berceau. 

A  six  ans,  Auriol  était  en  son  genre  un  enfant  i)rodige.  Les  leçons 
de  Forioso  développèrent  encore  ses  brillantes  dispositions  naturelles. 
Il  se  mit  à  la  tête  de  sa  famille  pour  exploiter  le  Midi.  Ses  frères 
reconnaissaient  humblement  la  supériorité  de  ce  petit  Poucet.  A  (jua- 
torae  ans,  il  avait  déjà  fait  son  tour  d'Allemagne.  D'un  saut  il  revint 
en  France;  d'un  bond  il  passa  en  Hollande;  d'une  cabriole  il  se 
retrouva  en  Suisse.  C'est  le  lc>-  juillet  1834  qu'il  débuta  au  Ciique 
Olympique,  avec  un  succès  qui  devint  bien  vite  du  délire. 

«  Qu'est-ce  qui  roule?  dit  une  biographie  à  peu  près  contempo- 
raine de  ses  débuts;  qu'est-ce  qui  s'enlève?  qu'est-ce  qui  se  glisse? 
Là-bas...,  là-haut...,  à  droite...,  à  gauche...  C'est  lui,  c'est  Auriol. 
Oh  !  ah  !  les  charmantes  gambades  !  Que  d'élasticité  dans  ces  jambes 


'  Brazier,  Chronique  des  petits  théâtres,  t.  1",  p.  232.  —  De  Manne  et  Menestrier,  Galerie 
de  la  troupe  de  Nicolet,  chap.  sur  Forioso  et  Ravel. 


386 


LE  VIEUX   PARIS 


et  dans  ces  bras -là!  que  de  précision  dans  tous  ces  mouvements  si 
justes,  si  gais,  si  hardis!  que  de  séduction  jusque  dans  le  petit  cri 
dont  il  s'accompagne  en  l'air,  comme  un  oiseau  !  » 
Et  cette  biographie  a  pris  audacieusement  pour  devise  : 

Quid  levius  pluma?  —  Pulvis.  —  Quid  pulvere?  —  Ventud. 
Quid  vento? 

Je  propose  une  variante,  sauf  le  respect  dû  à  la  prosodie  : 

Quid  aura?  —  Aui^iol. 

—  Auriol  vient  d'aérien,  disait-on. 


Danseur»  d'écha?ses  aux  Champs-Elysées,  d'après  les  Tableaux  de  Paris,  de  Marlet. 

Nous  ne  suivrons  pas  l'illustre  clown  dans  toutes  ses  gambades 
ultérieures  :  par -dessus  le  Rhin,  qu'il  franchit  encore  comme  une 
simple  banquette  irlandaise;  par -dessus  les  Pyrénées,  qu'il  sauta  à 
cloche -pied,  et  d'où  il  rapporta  une  médaille  d'or.  C'était  en  1841. 
Puis  il  revint  au  Cirque,  qu'il  ne  quitta  que  dans  les  premières 
années  du  second  empire.  En  1858,  il  était  directeur  d'un  spectacle 
ambulant,  et  donnait  sur  les  champs  de  foire  des  représentations  dont 
sa  prestesse  faisait  le  principal  attrait. 

Ce  bout  d'homme,  maigre,  sec,  nerveux,  à  l'aul  vif,  avait  eu  la 
légèreté  de  l'oiseaLi-mouche.  Ses  cabrioles  au-dessus  d'une  pyramide 
de  carafes  et  de  raladiers,  ses  sauts  périlleux  par- dessus  je  ne  sais 
coml)ien  de  chevaux  et  douze  hommes  hérissés  de  baïonnettes,  ses 
exercices  de  voltige  et  d'équilibre,  les  pieds  en  l'air,  la  tête  sur  le 
goulot  d'une  bouteille  échafaudée  au  sommet  de  vingt  autres,  posi- 


ACROBATES  ET  SAUTEURS 


357 


tion  dans  laquelle  il  mangeait,  buvait,  sonnait  de  la  trompe,  haran- 
guait le  public  et  démontrait  la  charge  en  douze  temps,  ont  laissé 
des  souvenirs  légendaires.  On  l'a  vu  reparaître,  en  1872  et  en  1873, 
à  l'âge  de  soixante -cmq  ans,  dans  une  pièce  des  Variétés,  le  Tour 
du  cadran,  où  il  y  avait  une  scène  spécialement  arrangée  pour  lui, 
et  au  cirque  Fernando.  De  temps  à  autre  aussi,  durant  sa  longue 
retraite,  quelque  affiche  de  banlieue  exhibait  son  nom;  mais  le  pu- 
blic le  croyait  mort  depuis  longtemps,  et  ceux  qui  ne  l'avaient  pas 


^Si--^c 


L'anglaise,  d'après  le  Bon  genre,  n»  96. 


VU  jadis  s'obstinaient  parfois  à  prendre  pour  un  faux  Auriol  ce  petit 
vieux  à  la  voix  d'enfant  ou  d'oiseau. 

Jamais  peut-être  aucun  clown  n'a  joui  d'une  gloire  aussi  euro- 
péenne. Il  ne  venait  point  à  Paris  un  provincial,  et  il  y  venait  peu 
d'étrangers  dont  l'un  des  premiers  soins  ne  fût  de  l'aller  voir.  C'était, 
dans  la  vie  privée,  un  brave  homme,  très  doux,  très  poli,  assez  spi- 
rituel, causant  bien,  ne  cachant  ni  ses  opinions  conservatrices  ni  ses 
croyances  religieuses,  aimant  à  causer  de  ses  exploits  passés,  mais 
sans  jactance,  et  à  montrer  les  trophées  dont  il  avait  tapissé  son 
modeste  logement. 

La  renommée  d'Auriol  fut  égalée  plus  tard,  dans  les  premières 
années  du  second  empire,  par  celle  du  beau  Léotard,  l'iiomme  au 
trapèze.  Bornons-nous  à  mentionner,  parmi  les  gloires  du  Cirque, — 


358  LE  VIEUX  PARIS 

car  ils  sont  tout  à  fait  nos  contemporains,  et  les  choses  d'aujourd'hui 
sont  exclues  de  ce  livre, —  le  clown  Boswell,  dont  la  fantaisie  bizarre 
et  lugubre  faisait  songer  à  quelque  bouffon  shakespearien,  et  qui 
mourut  tragiquement;  les  frères  Deans,  qui  se  brisèrent  la  tète  au 
mois  de  juillet  1873,  à  Munich,  en  s'élançant  ensemble  pour  saisir  le 
même  trapèze;  un  autre  gymnaste  habile,  Rinaldi,  qui  périt  d'un 
coup  de  sang  à  Florence,  vers  la  même  époque,  tandis  qu'il  était 
suspendu  par  les  pieds  à  son  trapèze;  le  sauteur  Onra,  dont  les  exer- 
cices semblaient  le  dernier  mot  de  Vart,  mais  qui  a  encore  été  dépassé 
depuis;  enlin,  vers  1875,  Mayol,  dit  l'Homme-Obus,  lequel  chargeait 
un  mortier  avec  son  corps  comme  avec  un  projectile  et  se  faisait 
lancer  en  avant  par  une  charge  de  poudre  minutieusement  dosée, 
qui  l'envoyait  jusqu'à  un  trapèze  où  il  s'accrochait  pour  commencer 
aussitôt  les  exercices  ordinaires.  Où  s'arrêteront  les  sauteurs  et  les 
acrobates  de  l'avenir?  Nul  ne  l'ose  prévoir,  après  les  prouesses 
inouïes  que  tous  les  jours  des  saltimbanques  inconnus  exécutent 
sous  les  yeux  des  spectateurs  du  Cirque  et  de  l'Hippodrome.  Qui 
sait?  Peut-être  un  jour  nos  petits- neveux  riront- ils  de  leurs  naïfs 
aïeux,  qui  voyaient  dans  la  danse  de  corde  le  nec  plus  ultra  de  la 
hardiesse  et  de  l'habileté,  à  peu  près  comme  nous-mêmes  aujour- 
d'hui, dans  le  wagon  qui  nous  entraine  à  toute  vapeur,  nous  rions 
de  la  patache  de  nos  pères. 

Cependant  il  paraît  bien  difficile  qu'on  puisse  jamais  dépasser  Blon- 
di n.  Si  récentes  que  soient  les  représentations  données  par  Blondin 
chez  nous,  comment  fermer  un  chapitre  sur  les  acrobates  sans  en 
dire  quelques  mots?  Blondin,  hls  et  petit- fils  de  gymnastes,  né 
en  1823,  exerçait  à  Nimes  quand  il  y  fut  remarqué,  en  1851,  par  un 
habile  acrobate,  Ravel,  probablement  le  fils  du  fameux  Ravel,  qui 
l'emmena  avec  lui  en  Amérique,  où  sa  réputation  s'est  faite.  Long- 
temps attaché  au  théâtre  de  New-York,  il  le  quitta  un  jour,  en  1859, 
pour  mettre  à  exécution  une  entreprise  audacieuse.  Cette  histoire 
invraisemblable  courut  alors  tous  les  journaux,  trouvant  beaucoup 
d'incrédules.  On  assurait  qu'un  acrobate  avait  tendu  sa  corde  au- 
dessus  de  la  cataracte  du  Niagara,  et  que  chaque  jour  il  traversait 
ainsi  l'abîme  devant  une  foule  immense,  en  ne  se  lassant  pas  d'ajou- 
ter à  cet  exercice  de  nouvelles  variantes.  Tantôt  il  prenait  son  fils 
sur  son  dos  et  le  portait  d'une  rive  à  l'autre  en  courant  (un  jour 
qu'il  avait  l'honneur  de  travailler  devant  le  prince  de  Galles,  il  lui 
offrit  même  la  préférence;  mais  le  prince,  en  souriant,  allégua  sa 
grandeur  qui  l'attachait  au  rivage);  tantôt  il  installait  une  cliaise  et 
un  petit  fourneau  sur  la  corde,  allumait  le  feu,  cassait  des  œufs 


ACROBATES  ET  SAUTEURS 


359 


et  confectionnait  une  omelette,  qu'il  mangeait  ensuite  devant  les  Yan- 
kees émerveillés.  Les  citoyens  de  la  libre  Améri(jue,  habitués  aux 
tours  (le  force  et  qu'on  n'étonne  pas  aisément,  n'en  pouvaient  croire 


Blondin  au  Palais  de  l'Industrie. 


leurs  yeux,  et  ils  tirent  bien  vite  à  Blondin  une  popularité  supérieuie 
à  celle  qu'avaient  jadis  conquise  Jenny  i.ind  et  la  pseudo-nouiiice 
de  Washington. 

Blondin  ne  pouvait  manquer  d'avoir  les  honneurs  de  la  contie- 


360  LE  VIEUX  PARIS 

façon.  11  y  a  eu  autant  de  faux  Blondin  que  de  faux  Démétrius  et  de 
faux  Louis  XVII.  Il  paraît  que  celui  qu'on  a  vu  à  Paris,  pendant  les 
derniers  mois  de  l'année  1877,  dans  la  grande  nef  du  Palais  de  l'In- 
dustrie, était  bien  réellement  le  vrai.  Malgré  son  âge  de  cinquante- 
quatre  ans,  il  accomplissait  sur  une  corde  juchée  à  trente  ou  quarante 
mètres  de  hauteur,  presque  sous  la  voûte,  et  sans  le  moindre  filet 
pour  le  recevoir  en  cas  de  chute,  des  exercices  dont  plusieurs  eussent 
été  déjà  des  tours  de  force  s'ils  avaient  été  faits  à  terre.  Non  content 
de  se  coucher  de  son  long  sur  la  corde  et  de  se  relever  à  la  force  du 
jarret,  de  s'y  planter  la  tête  en  bas  et  les  pieds  eri  l'air,  on  le  voyait 
y  étabhr  un  grand  fourneau  de  cuisine  qu'il  apportait  sur  son  dos 
jusqu'au  centre  et  y  fabriquer  des  omelettes  qu'il  jetait  à  l'assistance, 
ou  une  chaise  sur  laquelle  il  montait  en  enjambant  le  dossier  et  dont 
il  escaladait  les  barreaux  comme  les  degrés  d'une  échelle;  marcher, 
courir  plutôt,  avec  des  chaînes  au  cou,  aux  mains  et  aux  jambes; 
puis  revêtu  d'un  sac  de  toile  et  les  yeux  bandés  ;  puis  les  pieds  dans 
des  paniers  ronds ,  par  lesquels  il  avait  remplacé  les  sabots  classiques  ; 
enfin,  monté  sur  un  vélocipède  où  la  corde  s'engrenait  dans  une  rai- 
nure des  roues.  Hier,  à  l'âge  de  soixante-deux  ans,  il  exerçait  encore. 
Blondin  a  posé  les  colonnes  d'Hercule  de  l'acrobatie  :  on  l'égalera 
peut-être,  on  ne  le  surpassera  jamais. 


CHAPITRE  X 


ÊTRES  INCOMPLETS  —  NAINS  ET  GÉANTS 


Paris  est  une  ville  privilégiée  entre  toutes  les  villes.  C'est  pour  la 
servir  et  pour  lui  complaire  que  le  monde  a  été  créé.  Tout  ce  qu'il  y 
a  de  beau,  de  singulier,  de  rare  ou  d'unique  sur  la  surface  du  globe, 
s'envole  aussitôt  vers  Paris  comme  une  flèche  vers  son  but.  Naît- il 
quelque  part  un  de  ces  phénomènes  qui  font  reculer  la  nature  devant 
son  œuvre  :  un  veau  à  deux  têtes,  un  homme  sans  bras,  un  enfant  mons- 
trueux capable  d'étouffer  une  hydre  dans  son  berceau,  ou  si  mignon 
et  si  frêle  qu'il  pourrait  tenir  tout  entier  dans  la  pantoufle  de  Cen- 
drillon,  c'est  pour  Paris!  Un  cyclope  n'ayant  qu'un  œil  au  milieu  du 
front,  une  femme  à  barbe,  un  rat  gros  comme  un  bœuf,  un  merle 
blanc,  un  homme  à  queue,  un  homme -chien  tout  revêtu  de  poils, 
vite  à  Paris!  Athéniens  blasés,  qui  bâillez  au  Théâtre- Français  et  à 
l'Opéra,  dites,  que  vous  faut-il  pour  réveiller  votre  esprit  endormi, 
pour  émoustifler  votre  curiosité  assouvie'.'  Que  voulez -vous  voir? 
Une  chose  impossible,  un  démenti  à  la  logique  et  à  la  création,  une 
absurdité  vivante,  une  fable,  une  chimère,  un  de  ces  cauchemars 
sortis  du  cerveau  des  mythologues  de  l'antiquité  ou  des  poètes  roman- 
tiques, une  sirène,  un  vampire,  un  albinos,  un  satyre,  un  phoque 
qui  parle,  une  femme  qui  se  nourrit  de  sabres  crus,  un  anthropo- 
phage, un  squelette  animé,  un  crocodile  qui  pince  de  la  guitare,  une 
jeune  princesse  sauvage  qui  danse  sur  la  corde,  un  roi  des  îles  Nou- 
kahiva  qui  cire  les  bottes.  Pan  avec  ses  pieds  de  chèvre,  Cacus  vomis- 
sant des  flammes.  Hercule  emportant  une  montagne  sur  son  dos  et 
jonglant  avec  un  poids  de  deux  cents  livres  comme  avec  une  toupie? 
Demandez,  faites-vous  servir.  Il  n'en  coûte  que  deux  sous  par  per- 
sonne, et  on  ne  paye  qu'en  sortant.  Suivez  le  monde!  Un  petit  air  de 


362 


LE  VIEUX  PARIS 


clarinette  et  de  grosse  caisse  ;  voilà  qui  est  fait.  Regardez  maintenant 
dans  ce  baquet,  sous  ce  bocal,  sur  cette  table,  dans  ce  tiroir,  vous  y 
trouverez  le  monstre  demandé! 


Il  fut  un  temps  où  la  naissance  des  monstres  était  regardée  comme 
un  présage  infaillible  de  quelque  grand  malheur,  au  lieu  d'être  exploi- 
tée comme  une  curiosité  foraine.  C'est  à  ce  point  de  vue  (\ue  les 


Les  monstres.  —  François  Trouillet  ou  Trouillac,  d'après  une  pièce  du  temps. 


envisagent  tous  les  démonographes  :  Boguet,  dans  ses  Discours  des 
exécrables  sorciers,  ïorquemada  en  son  Exameron ,  et  bien  d'autres, 
comme  aussi  la  plupart  des  vieux  auteurs  qui  en  ont  parlé.  La  fille 
double,  née  le  6  juin  li-28  à  Aubervilliers ,  et  qui,  pendant  les  trois 
jours  qu'elle  vécut,  fut  visitée  d'une  multitude  iniinie  de  curieux, 


ÊTRES  INCOMPLETS,  NAINS  ET  GÉANTS 


363 


était  considérée  comme  le  produit  d'un  démon  incube  ou  succube. 
César  Nostradamus  décrivant,  dans  son  Histoire  de  Provence,  l'en- 
fant à  deux  tètes  et  le  chevreau  phénoménal  qu'on  avait  ap[)orlés  à 
son  père,  le  fameux  prophète,  pour  qu'il  les  examinât  (155i),  ne 
manque  pas  de  s'étendre  sur  les  «  malheurs  et  divisions  cpi'ils  sem- 
blent pronostiquer  infaillil)lement ,    eslans   loujours   i)n»(luils  contre 


Mathias  Buchinger,  d'après  un  portrait  daté  de  1707. 

l'ordre  et  l'art  de  nature,  non  certainement  comme  causes,  mais 
vrais  signes  et  nonces  extraordinaires  et  certains  de  choses  tristes  et 
funestes  ».  Montaigne  lui-même,  peu  superstitieux  j)ar  nature,  fait 
quelque  réflexion  semblable  sur  l'enfant  double  qu'on  montrait  en 
son  temps  pour  de  l'argent'.  Mais  la  crédulité  et  l'imagination  popu- 
laires ont  si  bien  exagéré  tous  ces  faits  dans  les  siècles  passés,  et  les 
écrivains  les  ont  acceptés  avec  un  empressement  si  naïf,  sans  jamais 


'  Essais,  liv.  11 ,  ch.  xxx. 


364  LE  VIEUX  PARIS 

les  contrôler  en  rien,  qu'il  en  est  bien  peu  que  l'on  puisse  citer  alors 
avec  quelque  garantie  de  certitude. 

Nous  n'avons  garde  d'ailleurs  de  nous  arrêter  aux  monstres  pro- 
prement dits,  sujet  répugnant,  qui  ne  peut  offrir  d'intérêt  qu'au 
point  de  vue  médical.  L'exploitation  ou  la  simulation  des  cas  térato- 
logiques,  parmi  les  animaux  comme  parmi  les  hommes,  a  toujours 
tenu  une  très  large  place  dans  les  exhibitions  foraines,  et  le  classique 
veau  à  deux  têtes  est  certainement  un  des  plus  anciens  spectacles 
qu'on  ait  offerts  à  l'admiration  de  la  foule.  Elle  serait  interminable 
la  liste  des  phénomènes  qui  ont  laissé  trace  dans  la  chronique  pari- 
sienne, depuis  ce  Trouillac,  l'homme  cornu  trouvé,  en  1599,  dans 
la  forêt  du  Maine,  et  montré  sur  le  Pont- Neuf  ;  le  monstre  de  Mada- 
gascar, qu'on  exhibait  en  1658,  et  dont  J.  Lagniet  nous  a  laissé  le 
portrait;  jusqu'aux  êtres  doubles,  dont  les  plus  célèbres,  Ritta-Cri- 
stina,  les  frères  Siamois  et,  tout  récemment  encore,  Millie- Christine, 
ont  paru  en  notre  siècle. 

Disons  seulement  quelques  mots  des  êtres  incomplets  qui  ont  mérité 
un  intérêt  plus  sérieux  par  l'industrie  avec  laquelle  ils  savaient  sup- 
pléer aux  lacunes  de  leurs  organes. 

L'Estoile  et  Sauvai  nous  apprennent  qu'on  vit  à  Paris,  en  1586, 
un  Breton  sans  bras,  qui  écrivait,  lavait  un  verre,  était  son  cha- 
peau, jouait  aux  dés,  aux  cartes  et  aux  quilles,  tirait  de  l'arc, 
chargeait,  bandait,  démontait  et  faisait  partir  un  pistolet.  A  cette 
curiosité,  Sauvai  en  ajoute  beaucoup  d'autres  de  la  même  nature.  Il 
parle,  avec  l'admiration  séante,  du  fds  d'un  tailleur  nommé  l'Asne, 
qui,  venu  au  monde  sans  main  droite,  sans  bras  ni  épaule  gauches, 
taillait  des  plumes  avec  le  moignon  du  bras  droit  et  gagnait  sa  vie  à 
écrire  ;  d'une  femme  sans  bras  qui  coupait  des  chemises  et  des  habits  ; 
d'une  fille  de  seize  ans,  aflligée  de  la  même  lacune,  qu'on  voyait  de 
son  temps,  au  cimetière  Saint- Innocent  et  dans  les  rues  de  Paris, 
enfilant  des  aiguilles  et  cousant  avec  ses  pieds  ;  enfin  d'un  autre 
homme  également  sans  bras,  qui,  non  content  de  faire  tout  ce  que 
faisait  le  Breton  dont  il  est  question  plus  haut,  buvait  et  mangeait 
tout  seul,  maniait  un  fouet  mieux  que  charretier  du  monde  et,  rien 
qu'en  penchant  la  tête  sur  son  épaule,  ruait  de  grande  force  une  coi- 
gnée  contre  quelque  pièce  de  bois.  Par  malheur,  un  si  beau  talent 
finit  par  tourner  mal,  et  l'homme  sans  bras  abusa  de  sa  trompeuse 
infirmité  pour  se  faire  meurtrier  et  larron  de  grand  chemin.  Certes, 
il  fallait  une  vocation  bien  déterminée  pour  se  mettre  à  détrousser  les 
passants  avec  ses  pieds,  et  si  ce  voleur  était  digne  de  la  potence  par 
sa  perversité,  par  l'originalité  du  fait  il  méritait  sa  grâce. 


ÊTRES  INCOMPLETS,  NAINS  ET  GÉANTS 


■Mil 


De  pareils  cas  pourtant,  si  extraordinaires  qu'ils  seml)lent,  ne 
sont  pas  aussi  rares  que  l'on  pourrait  croire.  On  u  vu  très  souvent 
des  hommes  sans  mains  et  sans  bras  se  distinguer  par  une  habileté 
incroyable.  En  1709,  on  montrait  à  la  foire  Saint- Laurent  un  phé- 
nomène dont  il  est  question  dans  la  comédie  de  Legrand  portant  ce 
titre,  et  qui,  entre  autres  exercices,  ôtait  son  chapeau,  battait  les 
cartes,  jouait  au  piquet,  s'accompagnait  du  tympanon  avec  le  pied. 
En  1716,  à  la  foire  Saint- Germain,  un  Allemand,  non  seulement 


Les  monstres.  —  La  veuve  Dimanche  et  son  excroissance  cornée, 
d'après  une  estampe  du  temps. 


sans  mains,  mais  sans  jambes,  se  servait  de  deux  moignons  informes 
pour  tailler  une  plume,  écrire  et  faire  des  traits,  toucher  d'un  instru- 
ment, jouer  des  gobelets,  tirer  des  coups  de  fusil,  exécuter  des  tours 
de  carte  et  des  tours  d'adresse  '.  On  en  montrait  un  sur  le  boulevard 
du  Temple,  en  1770,  qui  buvait,  mangeait,  débouchait  une  bouteille, 
se  servait  d'un  cure-dents,  jouait  à  tous  les  jeux,  fdait  de  la  laine  ou 
du  coton,  jetait  un  bâton  avec  force  à  quarante  pieds  de  lui,  enfdait 
une  aiguille  et  faisait  un  nœud  au  fd,  etc.  Quelques  années  après, 
à  la  foire  Saint -Germain,  la  jeune  et  merveilleuse  Vénitienne,  qui 
réunissait  tous  les  charmes,  —  car  non  seulement  elle  n'avait  pas 
de  mains  et  ses  pieds  étaient  attachés  aux  genoux,  mais  elle  était 
naine,  —  chantait  des  ariettes  italiennes,  raclait  du  violon,  tricotait, 


'  A.  Heulhard,  La  foire  Saint- Laurent ,  1878,  in-8°,  p.  126,  132. 


366  LE  VIEUX   PARIS 

lilait,  coupait,  cousait  et  se  servait  de  sa  langue  pour  nouer  le  fil. 
Une  autre,  en  181G,  attirait  la  foule  sur  les  boulevards  en  jouant 
du  violon,  comme  cet  Hermann  Untbang  exhibé  par  le  cirque 
Napoléon  en  1870.  Il  y  a  une  trentaine  d'années,  on  voyait  sur  la 
place  Saint- Germain -l'Auxerrois,  dont  il  avait  lait  son  quartier 
général,  un  pauvre  être  également  dépourvu  de  ses  quatre  membres 
et  qui  écrivait  avec  son  ventre.  L'administration  est  devenue  plus 
sévère  qu'autrefois  pour  des  spectacles  repoussants  qui  encombraient 
la  voie  publique. 

Sera-ce  insulter  aux  mânes  du  peintre  Ducornet,  né  sans  bras, 
que  de  rappeler  son  nom  célèbre  à  la  suite  de  tous  ces  anonymes? 
Ducornet  ne  se  bornait  pas  à  enfiler  une  aiguille  et  à  jouer  aux 
cartes,  il  exécutait  avec  ses  pieds  des  tableaux  qui  ne  seraient  point 
sans  mérite,  même  pour  un  peintre  doué  de  tous  ses  membres,  et 
dont  plusieurs  ornent  des  églises,  des  châteaux,  des  musées.  Mais 
Ducornet  ne  se  donnait  point  en  spectacle,  bien  qu'on  ait  souvent 
fait  cercle  au  Louvre,  à  sa  grande  irritation,  pour  le  voir  passer  sur 
les  épaules  de  son  père  ;  car  il  évitait  de  marcher  de  peur  d'altérer  la 
délicatesse  des  pieds  qui  lui  servaient  de  mains.  J'ai  voulu  inscrire  ici 
le  nom  de  cet  artiste,  mort  en  185G,  comme  celui  qui  a  le  mieux 
montré  jusqu'à  quel  point  l'industrie  pouvait  suppléer  à  la  nature,  et 
aussi  pour  honorer  et  relever  un  sujet  qui  n'a  rien  de  bien  noble  par 
lui-même. 

Sans  nous  arrêter  à  quelques  autres  cas  curieux,  tels  que  les 
femmes  sans  langue,  mais  néanmoins  parlant  très  bien,  —  phéno- 
mène à  souhait  pour  exercer  la  verve  caustique  des  misogynes,  — 
qu'on  montrait  aux  foires  de  17G6  et  de  1773,  nous  terminerons  cette 
rapide  esquisse  des  êtres  incomplets  par  quelques  notes  sur  les 
aveugles.  Sauvai  ne  les  a  pas  oubliés,  et  il  cite  de  plusieurs  des  traits 
étonnants ,  qui  néanmoins  n'étonneront  personne ,  car  on  sait  jus- 
qu'où la  privation  d'un  sens,  en  particulier  de  la  vue,  peut  pousser 
la  délicatesse  et  le  développement  des  autres.  Et  comment  s'étonner 
de  rien  après  l'exemple  de  l'illustre  aveugle -né  Saunderson,  qui  fit 
si  longtemps  de  doctes  cours  sur  la  perspective,  la  lumière  et  les 
couleurs  ? 

Ces  malheureux  se  donnaient  parfois  en  spectacle,  et  on  les  a  faits 
plus  d'une  fois  servir  au  divertissement  des  gens  qui  voyaient  clair, 
surtout  avant  qu'on  n'eût  entrepris  leur  éducation  d'une  manière 
méthodique.  Valentin  Haûy  a  raconté  qu'il  fut  conduit  à  s'occuper 
d'eux  en  voyant  un  jour,  le  18  mai  1782,  dans  un  café  de  la  place 
Louis  XV,  «  dix  pauvres  aveugles  affublés  d'une  manièi'e  ridicule, 


ÊTRES  INCOMPLETS,  NAhNS  ET  GÉANTS  367 

ayant  des  bonnets  de  papier  sur  la  tête,  des  lunettes  de  carton  sans 
verre  sur  le  nez,  des  parties  de  musique  éclairées  devant  eux  et 
jouant  fort  mal  le  même  air  à  l'unisson  '.  » 

L'année  suivante,  une  Viennoise,  M"c  Paradis,  était  presque  aussi 
à  la  mode  chez  les  Parisiens  par  son  talent  sur  le  piano  que  l'avait 
été,  un  peu  auparavant,  son  compatriote  Mozart.  Elle  suppléait  à 
l'absence  de  la  vue  en  notant  les  morceaux  ({u'on  lui  dictait,  même 
les  plus  compliqués,  à  l'aide  d'épingles  fichées  dans  des  pelotes,  et 
en  les  apprenant  par  cœur  avec  ses  doigts. 

L'étonnante  habileté  des  aveugles  à  suppléer  les  organes  qui  leui' 
manquent  est  tellement  connue,  qu'il  suffira  de  citer  un  ou  deux  faits 
entre  ceux  dont  les  rues  de  Paris  ont  été  les  témoins  :  par  exemple, 
l'usage  où  l'on  était,  par  ces  brouillards  opaques  et  impénéti'ables  que 
dégage  quelquefois  la  Seine,  de  prendre  un  quinze- vingt  pour  guide 
à  travers  la  ville ,  et  ce  trait  des  deux  aveugles  vus  à  Paris  par 
Kotzebue  en  1804,  et  qui  jouaient  la  journée  entière  au  piquet  dans 
la  rue,  à  la  volonté  de  tout  passant  qui  les  payait  en  consé(pience. 
Vers  la  fm  du  règne  de  Louis  XVI,  on  avait  organisé  un  orchestre 
d'enfants  aveugles,  qui  allaient  d'église  en  église  exécuter  des  messes 
en  musique  pour  attirer  la  foule  -. 

Beaucoup  de  nos  lecteurs  se  souviennent  encore  du  bruyant  café 
des  Aveugles,  installé  dans  un  sous-sol  du  Palais-Royal,  et  (pii  rap- 
pelait jusqu'à  un  certain  point  le  café  de  la  place  Louis  XV,  dé(;rit 
par  Valentin  IhUiy,  car  il  avait  un  orchestre  et  une  troupe  drama- 
tique exclusivement  composés  d'artistes  qui  n'y  voyaient  pas.  (let  ('la- 
blissement  populaire,  assez  mal  fréquenté,  a  disi)aiMi  depuis  (jliclipies 
années.  On  ne  rencontre  même  plus  guère  d'aveugles  jouant  <le 
l'accordéon  ou  de  la  clarinette  sur  les  ponts.  Celte  infirmité  n'est 
plus  donnée  en  spectacle  dans  les  rues  que  j)ar  des  mendiants  obsti- 
nés, dont  le  nombre  ne  dépasse  pas  celui  des  autres  inlirmes.  Aujour- 
d'hui, tout  aveugle  de  bonne  volonté  peut  être  mis  en  mesure,  ]»lus 
aisément  qu'un  cul-de-jatle  ou  même  qu'un  manchot,  de  bien  gagner 
sa  vie. 


'  Du  Camp,  Paris,  t.  V,  p.  V3.  —  Campardon,  Spectacles  de  la  fmre ,  I.  I,  p.  187 
'  Nouveau  Tableau  de  Paris  (1790). 


368  f'E  VIEUX  PARIS 


II 


Parmi  les  phénomènes  vivants  de  la  nature,  les  nains  et  les  géants 
ont  toujours  joui  du  privilège  d'exciter  une  curiosité  qui,  du  moins, 
est  sans  mélange  de  dégoût. 

Il  est  souvent  question,  chez  nos  vieux  romanciers ,  de  nains  son- 
nant du  cor  sur  les  donjons  pour  annoncer  l'approche  de  quelque 
chevalier  ou  de  quelque  belle  dame,  chargés  de  messages,  accompa- 
gnant les  demoiselles,  remphssant  l'office  de  varlets.  Ils  figuraient, 
au  moins  à  la  fin  du  moyen  âge,  dans  les  cours  à  côté  des  fous  du 
roi,  dont  ils  remplissaient  même  fréquemment  les  fonctions.  On  leur 
rasait  la  tête,  on  les  revêtait  d'un  accoutrement  grotesque,  avec  un 
bonnet  orné  de  grelots,  et  souvent  aussi  ils  portaient  la  marotte.  La 
reine  Isabeau  de  Bavière  avait  une  naine.  François  I^r^  Henri  II, 
Catherine  de  Médicis,  etc.,  eurent  des  nains  à  leur  service  pour  les 
divertir.  Le  fameux  Triboulet,  l'un  des  plus  connus  parmi  les  fous 
de  cour,  était  un  nain  contrefait.  Biaise  de  Vigenère,  qui  prétend 
avoir  été  servi  à  Rome,  en  d566,  dans  un  banquet  chez  le  cardinal 
Vitelli,  par  trente -quatre  nains,  ajoute  quelques  renseignements  rela- 
tifs à  ceux  de  la  cour  de  France,  sous  François  I^r  et  Henri  H,  dont 
le  plus  petit  était  Grandjean  le  Milanais,  qu'on  portait  dans  une  cage 
comme  un  oiseau.  La  femme  de  François  I*^^,  la  reine  Claude,  et  sa 
fille,  la  princesse  Charlotte,  avaient  également  des  naines,  dont  il  est 
fait  mention  dans  les  comptes  de  dépenses. 

Catherine  de  Médicis  eut  pour  les  nains  un  goût  particulier,  qui 
semble  avoir  été  poussé  jusqu'à  une  véritable  passion.  En  1556,  la 
cour  de  France  possédait  pour  le  moins  trois  nains,  dont  deux,  Bezon 
et  Romanesque,  appartenaient  spécialement  à  Catherine,  et  dont  le 
troisième,  Merville,  ne  tarda  point  à  passer  également  à  son  service. 
Tous  trois  avaient  des  gouverneurs  et  étaient  somptueusement  vêtus. 
La  même  année,  Catherine  reçut  en  présent  du  roi  de  Pologne  deux 
autres  nains,  désignés  sous  le  nom  du  Grand -Pollacre  et  du  Petit- 
Pollaçon.  Il  est  question  aussi  de  ses  naines  à  diverses  reprises  dans 
les  comptes  de  la  maison  du  roi;  l'une  d'elles,  native  de  Norman- 
die, n'avait  pas  dix-huit  pouces  de  haut  à  l'âge  de  sept  ou  huit  ans. 
Elle  maria  ensemble  trois  couples  de  nains  qui  étaient  à  son  ser- 


ÊTRES  INCOMPLETS,  NAINS  ET  GÉANTS 


369 


vice,  mais  qui  ne  firent  pas  souche'.  En  1578,  elle  en  avait  encore 
cinq,  particulièrement  Majosky,  qui  suivait  aux  frais  de  la  reine  les 
cours  d'un  collège.  Elle  laissa  par  testament  six  mille  écus  à  chacune 
de  ses  naines.  Ses  fds  héritèrent  de  ce  goût.  Cjiurles  JX   fit  paraître 


.Aiur^Â/inuraZeurs  4/c  /%c/^^ej  c/d/a^f'aûi/'^^ 
CéjhinNai/t  delapliupèiité  r/msen  me/ne  t£mjdeàrpàijjûlie 
espèce M/n/né Akmcuq^ec/c'jâ  ci^isne  e/iAlU/mi^/iedaas/û 
Foretno7reJlnâçiie^o/DOitcesde/iauî,ctilnapdsûrandicÙ! 
piùs  l'acte c{e ^.  arts.  û'jttmJ^âie^rsjinyuï/i'/^MT/jo 
ur  intéresser  kstfava/ue/tl^ùlçu^.ct?ydifs^iremlml!ellest 
^aivi^Lti/inctuv'  en  mmw^m^/îT/r^scu/ufuziheulfMitcWprm 
i/re  ilm/icoit.ctrelii'ntfyutp^iî^/nent: 

Les  nains  célèbres.  —  Le  nain  Akeneil  :  fac-similé  d'une  gravure  du  temps. 

son  nain  dans  un  tournoi  en  1503.  En  157^2,  le  roi  de  Pologne  lui 
envoya  quatre  nains;  puis  l'empereur  d'Allemagne  lui  lit  présent  de 
trois  autres,  également  Polonais.  La  Pologne  paraît  avoii-  été  tout 
particulièrement  en  possession,  du  moins  à  cette  époque,  de  produire 
ces  avortons.  On  en  connaît  deux,  Jean  de  Crésoqui  et  don  Diego  de 
Portugal,  qui,  en  1577,  appartenaient  à  Henri  III.  On  les  habillait 


•  L.  Guyon ,  Diverses  leçons. 


24 


37U  LE  VIEUX  PARIS 

comme  des  poupées  ;  ils  dansaient  des  voltes  et  des  gaillardes  pour 
amuser  les  courtisans. 

Henri  IV  avait  trois  nains  :  Xanica  ou  Janick,  Espagnol  ;  Merlin  et 
Marin  Noël.  La  tradition  des  nains  de  cour  était  si  bien  affermie,  que 
Ru}3ens  ne  crut  pas  pouvoir  oublier  ce  personnage  essentiel  dans  le 
tableau  où  il  représenta  le  mariage  de  Marie  de  Médicis  avec  le  Béar- 
nais. Outre  ses  quatre  nains  en  titre ,  dont  l'histoire  nous  a  con- 
servé les  noms,  Pierre  Dumont,  Raphaël  Dubois,  Denis  Sornet  et 
Guillaume  Dupont',  Louis  XIII  en  avait  recueilh  du  règne  précédent 
plusieurs,  dont  l'un,  en  1623,  remplissait  les  fonctions  d'huissier  de 
son  cabinet,  de  même  que  le  nain  Mandricart  était  huissier  du  cabi- 
net de  la  reine.  Ce  dernier  ne  fut  pas  non  plus  le  seul  que  posséda 
Anne  d'Autriche  :  bornons -nous  à  nommer  parmi  les  autres  Louis 
Pinson,  dit  Balthazar,  dont  la  mort  en  1662  marqua,  dit-on,  l'aboli- 
tion de  cette  charge  à  la  cour  de  France.  Cependant  on  trouve  encore 
le  nain  Lutel  sur  les  comptes  de  1664  à  1668;  et,  en  1686,  Louis  XIV 
en  avait  un,  âgé  de  trente -cinq  ans  et  haut  de  quatorze  pouces, 
envoyé  de  Bretagne  par  M.  de  Lavardin. 

A  l'exemple  du  roi,  les  princes  du  sang,  les  grands  seigneurs,  les 
hauts  personnages  en  tout  genre,  —  Mademoiselle,  dont  Vincompa- 
r cible  mignonne,  morte  en  1653,  a  obtenu  de  la  muse  burlesque  de 
Loref^  un  long  article  nécrologique;  le  prince  de  Condé,  le  marquis 
de  Bouftlers,  le  chancelier  Séguier,  et  même  des  ecclésiastiques,  — 
avaient  des  nains  dont  nous  ne  parlerons  pas,  non  plus  que  de  tous 
ceux  dont  il  est  question  dans  Tallemant  des  Réaux  ■'. 

En  dehors  de  la  cour  de  France,  un  des  derniers  et  des  plus 
illustres  nains  officiels,  auquel  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  d'ac- 
corder une  mention  à  cause  de  son  exceptionnelle  célébrité,  et  aussi 
parce  qu'il  parut  dans  les  rues  de  Paris,  fut  le  Lorrain  Nicolas  Ferri, 
plus  connu  sous  le  nom  de  Bébé,  qui  appartenait  à  l'ancien  roi  de 
Pologne,  Stanislas  Leczinski.  Bébé  n'avait  pas  plus  de  vingt- quatre 
l)0uces  de  haut;  on  pouvait  le  cacher,  armé  de  pied  en  cap,  sous  la 
croûte  d'un  pâté.  Un  jour  qu'il  sortait  delà  rue  Dauphine  pour  prendre 
le  Pont -Neuf,  se  voyant  entouré  par  les  passants,  il  s'esquiva  leste- 
ment le  long  du  quai  de  la  Vallée,  et  enfila  la  rue  des  Augustins.  La 
foule  le  suivait  de  près;  mais,  au  détour  de  la  rue.  Bébé  avait  disparu. 
On  le  chercha  partout  sans  pouvoir  le  trouver  et,  de  guerre  lasse,  il 
fallut  l)ien  que  l'attroupement  se  dispersât.  Aussitôt  Bébé  sortit  d'une 

'  Archives  ciirieusefi  de  Vhisloira  de  France,  2-=  série,  t.  VI,  p.  67. 

-  Muse  historique,  lettre  du  15  février  1633. 

3  Édit.  P.  Paris,  t.  II    p.  75  et  115;  1    IV,  p.  398, 


ÈTHES  INCOMPLETS,  NAINS  ET  GÉANTS  371 

hotte  forte,  qui  se  trouvait  à  l'étalage  d'un  cordonnier,  et  où  personne 
ne  s'était  avisé  de  l'aller  quérir. 

A  la  petite  cour  de  Lunéville,  où  il  avait  jusqu'alors  régné  sans 
rival,  Bél)é  faillit  crever  de  jalousie  quand  il  vit  arriver,  à  la  suite  de 
la  comtesse  Humiecska,  le  nain  Borulawski,  dit  Joujou,  qui  l'empor- 
tait sur  lui  d'abord  parce  qu'il  était  plus  petit  de  quelques  pouces, 
ensuite  parce  qu'il  était  gentilhomme,  enfin  parce  qu'il  causait  mieux, 
se  montrait  plus  intelligent  et  plus  aimahle.  Borulawski  soutenait 
dignement  la  réputation  de  la  Pologne  au  point  de  vue  de  la  produc- 
tion des  nains.  Il  vint  ensuite  cà  Paris  avec  sa  bienfaitrice,  et,  j)endant 
plus  d'une  année  qu'il  y  resta,  fut  l'objet  d'une  curiosité  et  d'une 
faveur  très  llatteuses.  Le  financier  Bouret  donna  en  son  honneur  une 
réception  brillante,  suivie  d'un  repas  où  les  pièces  et  la  vaisselle 
étaient  en  rapport  avec  sa  petite  taille.  Le  comte  de  Ti-essan  fit 
de  Borulawski  l'objet  d'un  mémoire  à  l'Académie  des  sciences,  et 
Saint- Foix  en  conserva  le  souvenir  dans  ses  Essais  sur  Paris  ^.  Plus 
tard,  après  de  longues  tournées  dans  les  divers  pays  de  l'Europe  et 
lorsqu'il  avait  pris  le  parti  de  se  montrer  pour  de  l'argent  et  de  don- 
ner des  concerts,  il  revint  à  Paris  et  n'y  obtint  pas  un  moindre  suc- 
. ces.  Borulawski,  un  des  rares  nains  lettrés  ([u'on  ait  vus,  a  écrit  ses 
Mé^noires. 

Rapprochons  de  Bébé  et  de  Joujou  le  nain  Richebourg,  (pii  avait  lo 
titre  de  sommelier  dans  la  maison  de  la  duchesse  d'Orléans,  fenuue 
du  futur  Philippe- Égalité,  sans  en  remplir  les  fonctions,  et  ([ui  était 
une  sorte  de  nain  d'office.  Richebourg  n'est  mort  (pi'en  18r)(S,  à 
l'âge  de  quatre-vingt-dix  ans;  il  est  sans  doute  l'unique  exemple 
d'une  longévité  pareille  qu'on  puisse  trouver  dans  l'Iiistoire  de  ces 
petits  êtres*. 

A  côté  de  ces  nains  historiques,  les  auti'es  font  assez  piètre  figure. 
On  n'a  pas  manqué  d'en  exhiber  souvent  dans  les  foires,  et  nous 
pourrions  rapporter  un  grand  nombre  de  cas,  nr.us  généralement 
anonymes  et  sans  intérêt,  dès  le  xvio  et  le  xviic  siècle.  C'est  au  xviii" 
seulement  que,  grâce  aux  chroniqueurs  et  aux  almanachs  forains,  les 
renseignements  deviennent  plus  précis.  Citons  si)écialement,  en  1751, 
le  nain  hollandais,  haut  de  deux  pieds  quatre  pouces,  et  dont,  à  en 
croire  l'annonce,  la  grosseur  de  la  tète  égalait  la  longueur  de  son 
corps;  en  1774  et  1775,  une  naine  allemande  du  nom  de  Stœbert, 
très  bien  faite,  et  le  nain  des  Indes,  haut  de  vingt-sept  pouces  seule- 


1  Tome  IV,  j).  |/45,  5- édit. 

*  Ed.  Garnier,  les  Nniin^  el  /<•■'  Gémils,  in-!8,  p.  1(53. 


372  LE  VIEUX  PARIS 

ment,  qui  eut  l'honneur  d'être  présenté  à  la  famille  royale;  en  4779, 
le  nain  géant,  enfant  de  quatre  ans  conformé  comme  le  plus  ro- 
buste, et  une  famille  de  Lapons  dont  le  père  avait  trente  et  un  pouces 
de  haut,  la  femme  vingt-huit  et  l'enfant  dix-huit. 

Plus  tard,  le  nain  Hynch  excita  par  son  talent  l'admiration  de  tous 
les  habitués  du  Cirque  Olympique.  Mais  de  tous  les  nains  de  théâtre 
c'est  le  petit  Moreau  qui  fit  le  plus  de  bruit  et  fournit  la  plus  longue 
carrière.  Il  était  fils  d'un  musicien  de  la  Comédie  Italienne  et  n'avait, 
dit-on,  pas  plus  de  vingt-huit  pouces.  Dans  une  fête  donnée  par  le 
prince  de  Gondé  à  Chantilly,  en  17G7,  Moreau,  alors  âgé  de  treize 
ans,  sortit  tout  à  coup,  habillé  en  Amour,  d'un  énorme  ananas  qu'on 
avait  servi  au  milieu  de  la  table  et  charma  les  dames  en  chantant 
des  couplets  à  leur  louange.  Audinot  l'engagea  en  1769  à  l'Ambigu, 
où  il  fit  merveille  dans  les  rôles  d'Arlequin.  Puis  il  passa  aux  Varié- 
tés, où  sa  grâce  et  sa  gentillesse  continuèrent  à  charmer  le  public,  et 
revint  encore  à  l'Ambigu,  mais  avec  un  bien  moindre  succès  qu'au- 
trefois. Vers  la  fin  de  la  révolution,  on  le  retrouve  au  théâtre  des 
Jeunes- Artistes,  entre  Désaugiers  et  Lepeintre  jeune,  celui-ci  tout 
enfant  encore.  Ce  fut  la  fin  de  sa  carrière  artistique.  Devenu  vieux  et 
tombé  dans  la  misère,  il  en  fat  réduit,  sous  le  premier  empire,  à 
courir  les  places  publiques  et  à  se  montrer  pour  deux  sous  dans  des 
baraques  K 

En  4813,  Nanette  Stocker,  Autrichienne  d'origine,  en  compagnie 
de  l'Alsacien  Ilauptmann,  donnait  des  représentations  de  chant,  de 
musique  et  de  danse;  la  première  jouait  du  piano-forte  avec  talent,  et 
le  second  ne  manquait  pas  d'habileté  sur  le  violon.  Agée  de  trente- 
trois  ans,  Nanette  pesait  trente- trois  livres  et  avait  exactement  trente- 
trois  pouces  de  haut.  Les  théâtres  semblaient  alors  vouloir  accaparer 
les  nains.  Sewrin  fit  sa  pièce  de  Gulliver  dans  Vile  des  Géants,  pour 
en  exhiber  trois,  à  côté  de  l'acteur  Cazot,  qui  était  d'une  taille  gigan- 
tesque (1815).  Au  Cirque,  en  1818,  parut  une  jolie  naine  de  huit 
ans,  la  j>etile  Babet,  haute  de  dix- huit  pouces  et  faite  au  tour, 
laquelle,  après  avoir  excité  l'admiration  de  l'Allemagne,  fit  les  délices 
de  Paris  par  ses  grâces  mignonnes,  comme  son  habileté  dans  l'art  de 
la  pantomime  et  dans  celui  de  l'équitation. 

L'année  suivante,  tout  Paris  alla  voir  au  théâtre  Comte  les  deux 
sœurs  Souvray,  qui,  bien  que  déjà  vieilles,  étaient  encore  vives, 
chantaient  et  dansaient  agi'éablement,  surtout  Thérèse,  la  plus  petite 


'  Le  Chroniqueur  désœuvré ,  t.  I ,  p.  68;  t.  II ,  p.  56. —  Brazier,  Chronique  des  petits  théâtres , 
t.  I,p.  125. 


ETRES  INCOMPLETS,  NAINS  ET  GÉANTS  :nr; 

et  la  plus  intéressante,  que  l'affiche  qualifiait  de  M"'c  Jiébé,  car  on 
prétendait  qu'elle  avait  été  fiancée,  en  1701,  à  son  compatriote  Nico- 
las Bébé. 

C'est  encore  le  théâtre  Comte  qui  mit  en  lumiùi'o,  sous  le  réunie  de 
Louis-Philippe  (1830), Je  nain  Mathias  Gullia,  lllyrien,  haut  d(;  trente- 
quatre  pouces,  parlant  cinq  lauj-uos,  et  qui  fut  présenté  à  l'Académie 
des  sciences  par  Geoffroy  Saint- Ilihdre. 

Tels  furent  les  principaux  prédécesseurs  de  l'illustre  généial  Tom- 
Pouce,  qui  mérite  de  nous  ai-rèter  un  peu  i)lus  lon<,4emi)s.  Ce  plu'^- 
nomùne,  exploité  par  Barnum  avec  un  véritaltle  «-énie,  était  né  dans 
le  Connecticut  et  s'appelait  réellement  Charles  Stratton.  Barnum  lui 
avait  donné  le  nom  du  nain  légendaire  de  l'Angleterre,  Tom-Tliumb, 
Poucet  de  la  chevalerie,  compagnon  du  roi  Arthui-,  l'un  des  héros  de 
la  Table-Ronde,  sur  lequel  Fielding  a  écrit  une  ti'agédie.  Après  avoii- 
passé  par  l'Angleten-e,  Tom- Pouce  arriva  à  Paris  précédé  d'une  répu- 
tation colossale,  et  fut  présenté  à  Louis- Philippe  et  à  sa  famille  comme 
il  l'avait  été  à  la  reine  Victoria.  La  foule  se  pressa  dans  la  salle  des 
concerts  de  la  rue  Vivienne,  où  il  se  montrait.  Il  fut  l'objet  d'un 
engouement  extrême.  On  le  mandait  dans  les  salons.  Les  dames  se 
le  passaient  de  main  en  main,  lui  prodiguant  les  bonbons  et  même 
les  bijoux.  Il  se  piquait  de  belles  manières  et  avait  des  façons  de  gen- 
tleman. Couvert  habituellement  d'un  habit  à  la  IVangaise,  [tondre 
comme  un  cordon-bleu  du  temps  de  Louis  XV,  i)ortant  au  côté  uiu^ 
épée  en  or  grande  comme  une  éj)ingle  do  cravate,  il  se  montrait  (pu^l- 
quefois  aussi  en  costume  de  Frédéric  11  ou  de  général,  et  se  prenait 
fort  au  sérieux.  Son  portrait  figurait  aux  vitres  de  tous  les  marchands 
d'estampes.  Son  nom  courait  les  journaux,  les  chroniques,  les  chan- 
sons et  les  pièces  de  théâtre. 

On  l'engagea  au  Vaudeville  pour  y  jouer  le  Pelil  Poucet  (5  mai  18i")), 
vaudeville -féerie  de  Clairville  et  Dumanoir.  Les  badauds  s'allronpaienl 
sur  la  voie  publique  autour  de  son  équipage  couleur  d'azur,  alleU* 
de  poneys  microscopiques,  qui  semblait  avoir  été  taillé  dans  une 
citrouille,  comme  le  carrosse  de  Cendrillon.  Tom-Pouce  avait  alors, 
ou  plutôt  on  lui  attribuait  treize  à  quatorze  ans,  car  il  est  probable; 
que  Barnum  le  vieillissait;  il  était  haut  de  soixante  centimètres  et  ne 
pesait  guère  que  treize  livres. 

Après  avoir  quitté  Paris  pour  se  faire  voir  en  province  et  à  l'étran- 
ger, il  y  rentra  vers  la  fin  de  l'année  et  alla  prendre  congé  de  la 
famille  royale  à  Saint-Cloud.  Nous  n'avons  pas  à  le  suivre  dans  le 
reste  de  sa  carrière,  qui  ne  nous  regarde  plus.  Qu'il  nous  suffise  d(! 
dire  que  plus  tard,  après  avoir  fait  fortune,  Tom-Pouce  épousa  en 


376  LE  VIEUX  PARIS 

grande  pompe  miss  Lavinia  Warren,  une  naine  charmante  en  com- 
pagnie de  laquelle  il  venait  d'entreprendre  une  nouvelle  tournée  en 
Angleterre,  son  pays  de  prédilection.  En  1864,  il  passa  par  Paris  avec 
sa  femme  et  sa  fille  âgée  de  onze  mois,  descendit  à  l'hôtel  du  Louvre 
et  lança  des  invitations  conçues  en  ces  termes,  auxquelles  les  curieux 
répondirent  avec  empressement  : 

M.  et  M"*"  Charles  S.  Stratton  (connus  sous  le  nom  de  général 

Tom- Pouce  et  sa  femme)  présentent  leurs  compliments  à , 

et  seront  très  honorés  si  Ton  veut  bien  accepter  la  carte  ci -jointe  et 
en  faire  usage  aux  temps  et  lieu  ci-dessous  indiqués  : 

HOTEL    DU     LOUVKE 

Cette  carte  est  bonne  pour  quatre  personnes.  On  sera  admis  sur 
sa  présentation  au  domestique  de  service  à  l'entrée  du  salon  de  ré- 
ception. Les  enfants  ne  seront  pas  admis. 

Quant  à  la  carte,  on  y  lisait  ceci  : 

HOTEL   DU   LOUVRE 

RUE    DE    RIVOLI 

M.   ET  M'""  Charles   S.   STRATTON 

Chez  eux   do  2  à  ■'i  heures, 
du  h  au  8  décembre  1854. 

J^e  général  Tom- Pouce  était  alors  trop  grand  seigneur  pour  se 
montrer  à  prix  d'argent;  mais  il  avait  gardé  l'amour  des  vieux  comé- 
diens pour  les  planches  où  ils  ont  ohtenu  leurs  triomphes.  Il  voulait 
ai)paraître  dans  sa  splendeur  à  ceux  qui  l'avaient  vu  dans  son  humi- 
lité, et  les  recevoir  en  gentleman,  chez  lui,  au  milieu  de  sa  famille. 

Tom- Pouce  est  mort  au  mois  de  juihet  1883  ;  cette  nouvelle  a  ravivé 
sa  gloire,  et  tous  les  journaux,  môme  les  plus  sérieux,  lui  ont  consacré 
des  articles  nécrologiques. 

Depuis  Tom-Pouce,  les  nains  les  plus  remarquables  et  les  plus 
célèbres  qui  se  soient  montrés  à  Paris  sont  le  prince  et  la  princesse 
Colibri,  les  prétendus  Aztèques,  la  princesse  Féhcie,  l'avorton  exhibé 
par  M.  Marc  Fournier  à  la  Porte -Saint -Martin  dans  sa  revue  de  fin 
d'année,  en  18()7,  et  tout  récemment  les  midgets  américains.  11  serait 
fastidieux  de  nous  arrêter  à  chaque  échantillon  de  cette  race  d'oi- 
seaux-mouches, auxquels  la  nature  a  généralement  économisé  l'in- 
telligence autant  que  la  matière,  mais  que  les  badauds  sont  portés  à 
admirer  avec  attendrissement,  comme  la  fine  Heur  et  la  pure  quin- 
tessence de  nature,  pour  peu  seulement  qu'ils  ne  soient  pas  tordus, 
noueux  et  rabougris.  11  suffira  d'en  choisir  un  comme  exemple,  et 


ÊTRES  INCOMPLETS,   NAINS  ET  GÉANTS  377 

nous  choisissons  les  Aztèques,  ou  plutôt  les  petits  êtres,  véritables 
lilliputiens,  qu'on  nous  a  montrés  à  deux  reprises  sous  ce  nom, 
d'abord  en  4853,  dans  la  salle  de  l'Hippodrome,  puis  en  1875  dans 
celle  de  Frascati. 

En  1853,  ils  firent  leur  tour  d'Europe,  et  après  avoir,  comme  le 
général  Tom-Pouce,  présenté  leurs  hommages  à  la  reine  Victoria,  qui 
les  fit  marier,  dit-on,  ils  avaient  paru  devant  l'empereur  Napoléon  III, 
qui  leur  donna  2,000  francs.  Étaient-ce  bien  des  Aztè(pies,  c'est-à-dire 
des  descendants  de  l'ancienne  race  indigène  du  Mexique  chassée  i)ar 
les  Espagnols?  11  est  pour  le  moins  permis  d'en  douter.  Les  Aztèques 
du  temps  de  Fernand  Corlez  étaient  des  hommes  de  belle  stature, 
intelligents  et  hardis;  ceux-là  n'étaient  que  de  petits  idiots,  jouant  à 
dada,  peureux  comme  des  mouches  ou  commodes  oiseaux,  auxquels 
ils  ressemblaient  avec  leur  front  déprimé  et  leur  nez  proéminent  en 
forme  de  bec.  Que  de  longs  siècles  de  servitude  aient  alîaibli  le  moral 
du  peu  qui  reste  de  la  race,  rien  n'est  plus  naturel;  mais  qu'elle  les 
ait  rabougris  et  7'atatinés  physiquement  au  point  de  leur  faire  perdre 
la  grande  moitié  de  leur  taille  primitive,  voilà  ce  qui  est  plus  diflicile 
à  comprendre. 

Il  ne  faut  voir  prol)al)lement  en  eux  que  des  accidents  de  la  nature, 
des  exceptions  monstiueuses,  plutôt  qu'une  variété  de  l'espèce  hu- 
maine. C'est  vers  1850  que  ces  deux  èties,  Maximo,  l'honimo,  et 
lîartholo,  la  femme,  furent  l'amenés  de  l'intérieur  du  Vucatan  i»ar 
l'Espagnol  Pedro  Velasquez,  (pii  les  vendit  à  un  l)arnum.  Velas- 
quez  se  vantait  de  les  avoir  enlevés  à  une  peuplade  à  la<pielle  ils 
servaient  de  dieux,  et,  chose  étrange!  lorsipie  MM.  Uroca  et  Topi- 
nard,  de  la  Société  d'anthropologie,  voulurent  examiner  leur  con- 
stitution physique,  tous  deux,  l'homme  surtout,  prirent  alois  et 
immédiatement  la  position  très  lemanjuable  et  assez  diflicile  à  sup- 
porter longtemps,  à  cause  du  i"a|»prochement  des  <;enoux  et  de  l'écar- 
tement  des  pieds,  qu'on  voit  attribuée  aux  vieilles  idoles  mexicaines, 
notamment  sur  les  bas-reliefs  de  Palanqué.  Ajoutons  que,  sur  les 
monuments  des  Toltèques,  prédécesseurs  des  Aztè(pies,  on  trouve 
des  figures  de  divinités  se  rapprochant  complètement  des  leurs,  et 
que  de  la  position  gardée  par  eux  pendant  douze  ans  il  est  résulté 
(jnelques  infirmités  incurables.  11  parait  donc  à  peu  près  sur  qu'ils 
avaient  joué  le  rôle  de  dieux  chez  les  Indiens  de  l'Amérique  cen- 
trale, précisément  à  cause  de  leur  difformité. 

«  Les  Aztèques,  dit  le  Journal  des  Débats  dans  un  article  des  pre- 
miers jours  de  1875,  ont  un  peu  grandi  depuis.  Maximo  avait  alors 
875  millimètres  de  haut,  il  a  aujourd'hui  1«»  3i.  La  fille  Bartholo, 


378  LE   VIEUX   PARIS 

qui  mesurait  781  millimètres,  mesure  maintenant  !•"  33.  La  circon- 
férence de  leur  tête  a  passé  de  336  millimètres  à  393,  et  de  338  mil- 
limètres à  413.  L'aspect  général  est  devenu  moins  enfantin,  mais 
l'intelligence  n'a  rien  gagné.  Ils  sont  de  l'espèce  de  métis  dite  zambo, 
c'est-à-dire  issue  du  mélange  de  sang  indien  et  de  sang  nègre.  Ils 
ont  aujourd'hui  trente-deux  et  vingt-huit  ans.  La  femme  est  deve- 
nue, avec  l'âge,  un  peu  plus  sérieuse  que  l'homme;  mais  tous  deux 
n'ont  à  leur  service,  pour  s'exprimer,  que  le  geste  et  une  quinzaine 
de  mots  de  mauvais  anglais.  Maximo  a  conservé  une  assez  grande 
vivacité  et  un  penchant  à  l'imitation,  qui  rappelle  beaucoup  les 
manières  de  certains  singes.  C'est  ainsi  qu'à  la  Société  d'anthropo- 
logie, voyant  l'un  des  membres  faire  son  portrait,  il  prit  aussitôt  un 
crayon,  et  se  mit  à  griffonner  de  son  côté,  en  parodiant  les  manières 
du  dessinateur.  « 


III 


Los  géants  n'ont  jamais  figuré,  comme  les  nains,  dans  le  train 
domestique  des  rois,  des  princes  ou  des  grands  seigneurs.  Tout  au 
plus,  en  cherchant  bien,  pourrait-on  en  trouver  quelques-uns  parmi 
les  valets  de  pied,  les  heiduques,  les  chasseurs  et  les  laquais  de  cer- 
taines maisons,  mais  à  l'état  isolé  et  sans  constituer  une  sorte  d'insti- 
tution. En  revanche  ils  n'ont  pas  compté  en  moins  grand  nombre 
parmi  les  curiosités  foraines. 

En  1613,  un  chirurgien  de  Beaurepaire,  Pierre  Mazuyer,  exhibait 
solennellement  des  débris  fossiles  trouvés  en  Dauphiné  le  11  janvier 
précédent  :  c'étaient,  entre  autres,  des  dents  de  la  grandeur  du  pied 
d'un  taureau  de  vingt  mois,  les  os  d'une  cuisse  et  une  jambe  de 
neuf  pieds  de  long,  des  vertèbres  d'épine  dorsale  de  près  d'un  demi- 
pied  d'épaisseur,  etc.,  qu'il  présentait  comme  les  restes  du  géant 
Theutobocus,  roi  des  Cimbres  et  des  Teutons,  recueillis  dans  sa 
tombe,  à  dix-huit  pieds  sous  terre,  avec  des  médailles  de  son  vain- 
queur Marins .  La  découverte  de  ces  ossements  souleva  un  si  grand 
bruit,  que  le  roi  avait  ordonné  de  les  transporter  à  Paris.  Mazuyer 
fit  composer  à  l'appui  de  son  attribution  un  espèce  de  discours,  qu'il 
vendait  lui-même,  et  il  les  montrait  pour  de  l'argent,  avec  une 
enseigne  à  sa  porte,  où  les  os  du  géant  étaient  peints.  Theutobocus 
partagea  la  curiosité  parisienne  avec  les  Topinambous  ramenés  en 
France  la  même  année  par  Rasilly.  Une  longue  et  ardente  polémique 


ÊTRES  INCOMPLETS,  NAINS  ET  GÉANTS        :n9 

s'engagea  à  ce  sujet  parmi  les  savants  :  le  cliirurgien  Ilabicot  i)rit  fait 
et  cause  pour  l'hypothèse  hasardée  de  Mazuyer;  mais  il  fut  si  docte- 
ment réfuté,  surtout  par  l'illustre  Riolan,  que  Mazuyer  vit  bientôt  la 
foule  déserter  son  spectacle,  et  qu'il  dut  finir  par  vendre  ses  os  à 
d'autres  charlatans  qui  les  promenèrent  ailleurs.  Les  prétendus  restes 
de  Theutobocus  étaient  i)robal)lement  ceux  d'un  mastodonte;  mais  le 
roi  des  Cimbres  et  des  Teutons  faisait  un  effet  plus  pittoresque  sur 
l'enseigne,  et  il  est  probable  que  c'était  là,  après  tout,  la  principale 
base  de  la  conviction  de  Mazuyer'. 

\ai  Bouffonnerie  de  la  fille  géante,  publiée  à  Paris  en  IGil ,  roule 
sur  un  phénomène  de  ce  genre  qui  attirait  de  nombreux  badauds  à 
la  foire.  En  1658,  deux  valets  de  pied  du  roi  avaient  ol)lenu  la  per- 
mission de  montrer  pour  quinze  sous,  au  bout  du  Pont-Neuf,  dans 
une  baraque  souvent  occupée  par  des  exhibitions  du  même  genre, 
un  géant  rouennais,  qui  fit  concurrence  aux  débuts  de  la  troupe  de 
Molière,  et  faillit  en  compromettre  le  succès,  comme  ce  funam])ule 
romain  pour  lequel  la  foule  déserta  VHécyre  de  Térenco.  Il  revint 
en  IGOl,  après  une  tournée  dans  les  pays  étrangers,  parliculièremenl 
en  Hollande,  et,  quoiqu'il  en  coûtât  quinze  sols  tournois  pour  le  voii-, 
ainsi  que  la  femme,  la  salle  du  bout  du  Pont-Neuf  ne  désemplissait 
pas.  Les  courtisans  surtout  ne  se  lassaient  point  d'aller  l'admiicr,  et 
le  trouvaient  encore  grandi  depuis  trois  ans  '. 

«  Nous  avons  été  voir  à  la  foire,  écrit  M'""  de  Sévigné  le  l:} 
mars  1671,  une  grande  diablesse  de  femme,  plus  grande  que  Riber- 
pré  de  toute  la  tète.  » 

Vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  l'Allemand  Christophe  Miller 
excita  l'admiration  des  Parisiens  par  sa  haute  taille.  Il  eut  l'honneur 
d'être  présenté  au  roi  et  de  recevoir  en  cadeau  de  sa  main,  s'il  faut 
en  croire  l'avis  qui  annonçait  son  arrivée  à  Londres  un  [)eu  plus  tai-d, 
une  massue  d'argent  et  un  magnifique  cimeterre  avec  lesquels  il  avait 
grand  soin  de  se  montrer.  En  1735,  on  exhiba  i)endant  quelques 
mois,  à  prix  d'argent,  un  Suédois  âgé  de  vingt- neuf  ans,  nommé 
Cajanus,  qui  avait  sept  pieds  de  haut,  et  vers  la  même  é})oque  les 
curieux  pouvaient  également  rassasier  leur  vue  de  la  contemplation 
d'un  colossal  Finlandais,  pesant  quatre  cent  cinquante  livres  et  ayant 
presque  une  aune  et  demie  de  largeur  ^  Une  vingtaine  d'années  plus 
tard,  le  géant  irlandais  Mac-Gi'ath  produisit  une  impression  plus  stu- 
péfiante encore.  11  n'avait  pas  tout  à  fait  vingt  ans.  Sa  taille  n'avait 

1  Mercure  français,  t.  III,  p.  266-73. 

*  Loret,  Muse  historique,  8  et  22  janvier  1661. 

'  Mercure,  mai  1735. 


380  LE  VIEUX  PARIS 

commencé  à  se  développer  d'une  façon  exceptionnelle  qu'à  partir  de 
sa  quinzième  année,  et  elle  ne  cessa  de  s'accroitre  jusqu'à  sa  mort. 
Né  en  1736,  il  avait,  en  1753,  sept  pieds  trois  pouces  de  hauteur,  et 
lorsqu'il  mourut  épuisé,  en  1760,  il  était  long  de  sept  pieds  huit  pouces 
anglais  (2^  528)  '. 

On  vit  à  la  foire  Saint -Germain,  de  1775  à  1777,  une  série  de 
géants  hors  ligne  :  le  Dalmate  Matthieu  Thomick,  haut  de  sept  pieds 
quatre  pouces,  qui  parlait  plusieurs  langues  et  dont  l'affiche  pré- 
conisait l'éloquence,  faculté  peu  commune  chez  de  tels  colosses;  le 
Westphalien  Roose,  haut  de  huit  pieds  un  pouce,  mesure  de  Hol- 
lande; l'Algérienne  liahillée  en  sultane,  dont  la  taille  égalait  six  pieds 
huit  pouces  '. 

Le  théâtre  de  l'Amhigu  représenta  en  1780  une  pièce  intitulée  le 
Géant  désarmé  par  l'Amour,  composée  tout  exprès  pour  l'exhihition 
d'un  phénomène  de  sept  pieds  deux  pouces,  dont  on  avait  pris  soin 
de  faire  ressortir  la  haute  taille  en  confiant  le  principal  rôle  à  une 
espèce  de  naine,  d'ailleurs  excellente  actrice,  la  petite  Bonnet.  Deux 
ans  après,  le  théâtre  des  Grands  Danseurs  du  roi  montrait  un  Goliath 
de  sept  pieds  et  demi,  en  môme  temps  qu'un  Hercule  acrohate  non 
moins  étonnant  en  son  genre,  car  il  soulevait  une  tahle  sur  laquelle 
ce  personnage  était  placé  avec  seize  autres  hommes  :  lorsque  le  géant 
disparut,  on  le  remplaça  pour  ce  tour  par  trois  individus  d'espèce 
ordinaire,  ce  qui  donne  une  idée  de  sa  taille  et  de  son  poids. 

D'année  en  année  nous  pourrions  récolter  dans  les  petites  chro- 
niques et  les  almanachs  forains  des  exemples  semhlahles.  Mais,  outre 
que  cette  nomenclature  serait  monotone,  il  est  prudent  de  s'en  défier. 
Les  géants  de  la  foire  et  des  haraques  du  boulevard  n'étaient  pas 
tous,  il  s'en  faut,  parfaitement  authentiques,  et  ce  n'est  pas  d'au- 
jourd'hui qu'on  sait  l'art  d'en  fabriquer  avec  des  hommes  ou  des 
femmes  d'une  taille  presque  ordinaire,  grandis  par  des  chaussures  à 
hauts  talons,  des  coiifures  élevées,  d'amples  panaches  et  toute  sorte 
d'artifices  analooaes. 

En  nous  rapprocliaiit  de  notre  époque,  nous  trouvons,  parmi  les 
cas  les  plus  remarquables ,  le  géant  espagnol  Joachim  Eleiceiguy, 
haut  de  2'"  307,  qui  en  1845  faisait  les  beaux  jours  de  la  salle  Mon- 
tesquieu, où  il  se  montrait  costumé  en  tambour-major.  V Illusiration 
donna  son  portrait,  en  l'accompagnant  d'une  notice,  où  nous  hsons 
qu'il  pesait  195  kilos,  que  ses  pieds  étaient  longs  de  42  centimètres 


'  Ed.  Garnier,  Nains  el  Géants,  p.  276,  296. 

2  Campardon,  Spectacles  de  la  Foire,  article  Géants. 


ÊTRES  INCOMPLETS,  NAINS  ET  GÉANTS 


381 


et  que,  tout  mal  bâti  qu'il  était,  il  avait  des  mains  d'une  proportion  et 
d'une  beauté  remarquables.  Dans  l'une  des  années  suivantes,  le  géant 
anglais  Arthur  Galley,  masse  de  chair  d'une  loui'deur  apalliiciue,  se 
promenait  tous  les  soiis  devant  les  spectateurs  de  la  salle  Jîoime- 
Nouvelle,  tenant  de  chaque  main  une  svelte  danseuse  et  accompagné 


Géants  et  géantes  célèbres.  —  Jeannette  Douillet,  la  géanio  suisse, 
d'après  un  dessin  de  Iticliler. 


d'un  enfant  qui  courait  autour  de  lui  en  passant  entre  ses  jambes, 
par-dessous  sa  pelisse  hongroise. 

Dans  les  premières  années  du  second  empire,  il  existait  sur  le 
boulevard  du  Temple  un  café- concert  dit  du  Géant,  dont  la  spécia- 
lité consistait  à  donner  en  spectacle,  entre  les  chansons  et  les  romances 
de  ses  artistes,  un  et  quelquefois  deux  de  ces  colosses.  Le  café  du 
Géant  disparut  quand  on  démolit  l'ancien  boulevard  du  Teiuple.  «  Tous 
les  phénomènes  de  ce  genre  qui  vivaient  à  celte  époque  ont  passé  par 


382  LE  VIEUX  PARTS 

ce  café,  géants  polonais  et  géants  chinois,  russes  ou  américains.  Leur 
exhibition  se  bornait  à  monter  pendant  quelques  minutes  sur  l'estrade, 
ou  théâtre  du  fond,  en  costume  plus  ou  moins  riche,  et  surtout  à  se 
promener  dans  la  salle  et  à  passer  entre  les  rangées  de  table,  en  tenant 
maladroitement  par  la  main  une  des  chanteuses  qui  faisait  la  quête  et 
que  l'on  choisissait  parmi  les  plus  petites  de  la  troupe.  Quand  le  géant 
était  fort,  les  garçons  de  café  s'arrangeaient  toujours  de  façon  à  pro- 
duire sur  un  point  de  la  salle  une  sorte  d'encombrement  factice,  et 
le  géant  enlevait  alors  dans  ses  bras  et  faisait  passer  par- dessus  la 
table  la  quêteuse  qui  poussait  de  petits  cris  effrayés  ;  mais  on  trouvait 
rarement  des  géants  capables  d'exécuter  ce  tour  de  force,  et  la  plu- 
part se  traînaient  gauchement,  ahuris  par  les  lumières,  la  foule  des 
spectateurs  et  semblaient,  pour  ainsi  dire,  embarrassés  et  comme 
honteux  de  leur  grandeur  '.  » 

Après  avoir  perdu  ce  centre  de  ralliement,  les  géants  dispersés  ne 
surent  d'abord  que  devenir.  Enfin  peu  à  peu  ils  reprirent  leurs  esprits, 
et  l'on  en  revit  quelques-uns  à  droite  et  à  gauche  :  le  Vosgien  Joseph 
Crice,  —  taille  2^  201,  -  qui  fut  présenté  à  l'empereur  en  1802;  le 
géant  qui  remplissait  le  rôle  du  tambour-major  en  1809  dans  le 
Mareyicjo  de  M.  Dennery  au  Châtelet,  et  qui,  pour  donner  du  feu  à 
un  jeune  soldat,  le  soulevait  par  le  collet  de  son  habit  jusqu'à  sa 
pipe;  la  comtesse  Lodoïska,  de  Vienne,  etc.  Rappelons  aussi  le  géant 
chinois  Ghang  et  sa  femme;  un  autre  géant  chinois,  qui  se  montrait 
à  l'exposition  universelle  de  1807  et  donnait  à  ses  visiteurs  sa  signa- 
ture autographe,  ({w'ïl  peignait  devant  eux.  Nous  en  avons  certaine- 
ment passé,  mais  nous  espérons  n'avoir  commis,  dans  cette  nomen- 
clature, aucun  oubli  essentiel. 

1  Ed.  Garnier,  Naini  et  Géants,  p.  322. 


CHAPITRE  XI 


ANIMAUX   SAVANTS   ET  CURIEUX 


I 


Les  badauds  qui  s'arrêtent  sur  les  places  publiques,  pour  regardei- 
un  cbien  qui  présente  les  armes  ou  un  sin};e  qui  joue  des  casta- 
gnettes, ne  se  doutent  guère  de  l'antiijuité  à  laquelle  reinonio  cet 
innocent  spectacle.  On  peut  affirmer  sans  crainte  que,  depuis  (pi'il 
y  a  des  saltimbanques,  il  y  a  des  animaux  savants.  Or  il  y  a  toujours 
eu  des  saltiml)anques.  Les  jongleurs  et  ménétriers  du  moyen  à^e  me- 
naient souvent  avec  eux  des  ours  et  des  singes  qu'ils  avaient  dressés, 
les  uns  à  danser  en  cadence  aux  sons  des  instruments,  les  autres  à 
exécuter  des  cabrioles  reliaussées  de  grimaces.  D'après  les  statuts  du 
Livre  des  Métiers,  recueillis  et  classés  par  Etienne  lîoileau  sous  le 
règne  de  Louis  IX,  les  pauvres  jongleurs  entrant  à  Paris  par  le  Petit- 
Pont  étaient  dispensés  de  tout  droit,  pourvu  qu'ils  lissent  exécuter 
quelques  gambades  à  leurs  singes  devant  le  péager,  et  c'est  de  là 
qu'est  venu  ce  dicton  :  «  Payer  en  monnaie  de  singe.  » 

Gomme  les  jongleurs,  les  herbiers  et  mires,  ou  médecins  ambu- 
lants, amassaient  la  foule  par  les  tours  de  souplesse  des  animaux 
qu'ils  avaient  instruits  à  la  sueur  de  leur  front,  par  des  sauts  d'ours, 
de  singes  et  de  chiens.  La  truie  qui  iile  et  l'àne  ({ui  vielle  figurent  sou- 
vent parmi  les  monuments  du  moyen  âge.  Un  manuscrit  du  commen- 
cement du  XI v«  siècle,  de  la  Bibliothèque  bodléienne,  représente  un 
cheval  tambourinant.  Dans  un  autre,  de  1344,  on  voit  un  chien  qui 
danse  et  un  coq  juché  sur  des  échasses  qu'il  manie  en  cadence,  aux 
sons  d'une  tlùte  et  d'un  tambourin.  Ce  sont  là  évidemment  des  tours 
de  jongleurs.  Ils  dressaient  aussi  des  chèvres,  pareils  à  la  Djali  de  la 
Esmoralda,  ou  plus  simplement  à  cette  chèvre  sellée  et  bridée  que 
des  bateleurs  faisaient  monter  et  descendre  le  lonu'  d'un  bâton,  avec 


384  LE  VIEUX  PARIS 

un  singe  sur  ses  épaules ,  devant  Louis  XIII ,  et  que  le  jeune  roi  voulut 
acheter  immédiatement  pour  vingt-six  écus  d'or  ^ 

Pour  écrire  l'histoire  des  animaux  savants  au  moyen  âge,  il  fau- 
drait aborder  celle  des  carrousels  et  celle  de  la  vénerie,  qui  tinrent 
une  si  grande  place  parmi  les  occupations  favorites  de  la  féodalité. 
La  chasse  à  l'aide  du  faucon  et  des  autres  oiseaux  de  proie  dressés 
par  une  éducation  assidue  était  souvent  un  spectacle  qui  se  donnait 
pour  récréer  les  dames,  ou  les  convives  et  les  hôtes  d'un  grand  sei- 
gneur. On  avait  môme  trouvé  moyen  de  le  faire  entrer  dans  les  diver- 
tissements des  festins  et  au  nombre  des  entremets  :  le  maître  queux 
posait  sur  la  table  un  pâté  à  jour  dans  lequel  étaient  enfermées  des 
perdrix,  des  cailles,  des  alouettes.  Dès  qu'on  avait  ouvert  le  pâté, 
toute  la  nichée  prenait  son  vol  ;  on  lâchait  alors  un  oiseau  de  proie, 
qui  fondait  sur  les  fugitifs  et  les  rapportait  au  maître  *. 

Sous  Louis  XIII,  où  tout  ce  qui  tenait  à  l'art  de  la  vénerie  fut 
porté  au  plus  haut  point  de  perfection  et  de  splendeur,  duchesses  et 
marquises  assistaient  fréquemment  à  la  chasse  au  vol,  et  le  roi 
avait  fait  môme  élever  dans  la  plaine  Saint -Denis  une  petite  butte 
en  terre,  surmontée  d'un  pavillon,  où  il  se  mettait  avec  les  dames, 
comme  dans  un  observatoire,  pour  jouir  du  spectacle.  Tout  jeune, 
il  se  divertissait  sans  cesse,  à  Fontainebleau  ou  aux  Tuileries,  en 
plein  air  ou  dans  la  grande  galerie  du  palais,  à  cette  chasse  au  vol. 
Ce  fut  sous  son  règne  aussi  qu'un  Flamand  donna  à  la  cour  le  diver- 
tissement, alors  tout  nouveau,  de  la  chasse  au  poisson,  à  l'aide  de 
deux  cormorans  dressés.  Nous  savons  par  le  journal  de  Dangeau,  qui 
suit  pas  à  pas  tous  les  amusements  de  Versailles  et  de  Saint- Germain, 
que  Louis  XIV  procura  plusieurs  fois  ce  spectacle  aux  princesses  de 
son  entourage. 

Les  opérateurs  ou  charlatans  des  xvF  et  xvii^^  siècles  avaient  tou- 
jours un  singe  savant,  quelquefois  un  cheval  qui,  comme  celui  du 
charlatan  anglais  dont  parle  Palma-Cayet^,  devinait  aux  clignements 
d'yeux  et  aux  signes  imperceptibles  de  son  maître  combien  d'argent  tel 
assistant  avait  dans  sa  bourse,  ceux  qui  étaient  les  derniers  venus,  etc., 
au  risque  de  se  faire  passer  pour  un  démon,  et  d'être  brûlé  par  la 
main  du  l)ourreau.  Le  singe  était  également  l'inséparable  compagnon 
des  montreurs  de  marionnettes.  Nous  avons  parlé  du  Fagotin  de 
Brioché,  qui  savait  se  mettre  en  garde,  pousser  des  bottes  comme  un 
spadassin,  et  qui  môme,  assure-t-on,  faisait  la  nique  aux  plus  déter- 

'  Journal  d'IIéroard ,  13  novembre  1601. 

2  Flore  et  Blanche/leur. 

3  Chronolog.  septénaire,  collection  Michaud,  t.  XIII,  285. 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CURIEUX 


385 


minés  acrobates.  Mais  c'était  surtout  à  la  foire  Saint- Germain  qu'il 
fallait  aller  chercher  les  animaux  savants.  Là  les  chiens  et  les  sin^-es 
se  disputaient  la  palme,  et  ravissaient  tour  à  tour  les  sufTi-af^es  des 
connaisseurs.  On  y  vit  paraître,  en  une  certaine  année,  une  merveil- 
leuse guenon  de  l'île  d'Angole,  élevée  par  un  habitant  de  la  Cité 


Les  animaux  savants  au  moyen  dge. 
«  L'âne  qui  vielle  » ,  sculpture  de  la  cathédrale  de  Chartres. 

laquelle  brillait  également  dans  les  exercices  du  corps  et  dans  ceux  de 
l'intelligence,  car  elle  savait  pirouetter  sur  un  fd  tendu,  puis  signer 
lisiblement  son  nom  :  Marie  cVAngolc.  Le  talent  acrobatique,  entre 
tant  d'autres,  semblait  particulièrement  réservé  à  la  race. 

En  IGGO,   il  y  avait  encore,  à  la  foire  Saint-Germain,  un  singe 
nommé  Fagotin,  comme  celui  de  Brioché  ',  artiste  admirable,  qui  fut 


'  Fagotin  était  d'ailleurs  devenu  une  espèce  de  nom  générique. 


25 


380  LE  VIEUX  PARIS 

occis  avec  toute  sa  troupe  par  d'affreux  bandits,  sur  la  route  de 
Caen,  où  il  se  rendait  pour  éblouir  la  Normandie  des  cabrioles  que 
Paris  avait  admirées.  Loret,  le  chroniqueur  des  petits  et  des  grands 
événements  d'alors,  n'a  pas  dédaigné  d'enregistrer  ce  meurtre  dans 
sa  gazette  en  vers  ' . 

Une  chanteuse,  nommée  M"c  Choinet,  avait  appris  à  son  singe  à 
jouer  une  sarabande  "-,  et  elle  le  montrait  sans  doute  au  pul)lic  quand 
elle  se  faisait  entendre  elle-même.  Une  demoiselle  accompagnée  par 
un  singe,  cela  devait  faii'e  un  tableau  piquant  et  fort  goûté  des  ama- 
teurs. 

Du  reste,  les  singes,  au  xviic  siècle,  étaient  devenus,  pour  ainsi 
dire,  d'un  usage  domestique,  et  il  était  de  mode  dans  beaucoup  de 
maisons  riches  d'en  avoir  un,  qu'on  habillait  d'une  livrée,  et  qui 
réjouissait  les  visiteurs  par  ses  grimaces.  François  Golletet,  l'auteur 
du  Tracas  de  Paris,  passant  en  revue  tout  ce  qu'on  rencontre  dans 
les  rues  de  la  ville,  n'oublie  pas  le  singe  vêtu  en  page  qui  saute  sur 
une  fenêtre,  et  c'est  sans  doute  aussi  cet  usage  qui  a  inspiré  à  la 
Fontaine  celle  de  ses  fables^  où  un  singe  jette  dans  la  mer  qui  baigne 
la  miiison  l'argent  que  son  maître  amasse  avec  tant  de  soin.  Le  roman 
de  Frandon,  par  Sorel,  si  fécond  en  détails  intimes  sur  les  mœurs 
et  usages  du  xviic  siècle,  raconte  deux  anecdotes  qui  viennent  à  l'ap- 
pui (le  cette  remarque  :  d'abord  celle  d'un  Suisse  qui,  trouvant  un 
singe  sur  la  porte  d'une  taverne,  lui  donne  un  teston  à  changer,  et 
s'étonne  de  n'être  remboursé  qu'en  grimaces  ;  puis  celle  d'un  paysan 
qui,  apportant  un  panier  de  poires  à  un  seigneur,  se  laisse  dévaliser 
en  route  par  deux  gros  singes,  couverts  de  belles  casaques  de  toile 
d'oi'  et  ayant  l'épée  au  coté,  auxquels  il  ôte  respectueusement  son 
chapeau,  les  prenant  pour  les  iils  du  seigneur  ^ 

S'il  faut  en  croire  le  commentaire  de  Saint- Marc  sur  les  œuvres 
de  Boileau ,  le  supplice  de  Cl.  le  Petit ,  brûlé  en  place  de  Grève , 
fut  causé  par  un  de  ses  singes  domestiques,  qui  jeta  dans  la  rue  des 
feuilles  de  papier  où  l'auteur  du  Paris  ridicule  avait  écrit  des  vers 
sacrilèges  et  impies. 

Les  singes  et  guenons  du  roi  occupent  une  aussi  grande  place  que 
ses  nains  et  ses  fous  dans  le  Journal  d'Héroard.  Nombre  de  mémoires. 


'  Voir,  pour  les  animaux  savants  de  la  foire  Saint-Germain,  Desbouimiers,  Ilist.  de 
l'Opéra- Comique;  —  les  frères  Parfaict,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  théâtres  de 
la  Foire,  etc. 

2  Voiture,  Lettre  à  M"«  Rambouillet  du  22  octobre  1634.  —  Tallemant  des  Réaux  ,  Contes 
de  Lestes,  dans  ses  Historiettes. 

3  Le  Thésauriseur  et  le  singe,  1.  XII,  fable  m. 
*  Hist.  comique  de  Franciun,  liv.  III. 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CUHIKUX  387 

entre  autres  ceux  de  Brienne  et  de  Monglaf,  sans  parler  des  mazari- 
nades,  font  allusion  à  la  passion  qu'avait  Mazarin  pour  les  singes 
comme  son  prédécesseur  pour  les  chats.  Ils  l'accusent  de  passcn-  son 
temps  à  faire  danser  ces  vilaines  bêtes  sur  ses  genoux  '.  Les  duchesses 
de  Bouillon  et  de  Mazarin,  ses  nièces,  avaient  hérité  de  lui  ce  goût 
pour  les  guenons,  qui  prenaient  une  large  place  dans  les  véritables 
ménageries  qu'elles  nourrissaient  chez  elles,  comme  on  le  voit  en 
quelques  lettres  de  Chaulieu  et  de  Saint-Évremond  ^  La  Muse  royale 
(25  juillet  1056)  ne  manque  pas  de  nous  entretenir  longuement  de 
la  guenon  de  M^e  de  Guébriant,  dressée  à  toutes  sortes  de  services 
et  de  gentillesses,  et  capable  de  jouer  le  rôle  d'un  valet  de  bonne 
maison.  Cette  habitude  d'avoir  au  moins  un  singe  qui  devenait  le 
commensal  de  chaque  hôtel,  qui  amusait  la  société  par  ses  tours, 
quelquefois  mangeait  à  table  et  couchait  avec  le  maître  ^,  se  prolon- 
gea jusque  dans  le  siècle  suivant.  On  connaît  le  singe  de  M"™»  du 
Barry,  presque  aussi  célèbre  que  son  négrillon  Zamore,  et  qui  inspira 
au  duc  de  Tresmes,  jaloux  de  sa  faveur,  l'idée  de  se  qualifier  de 
«  sapajou  »  de  M"'c  la  comtesse.  La  Guimard  et  presque  toutes  les 
femmes  à  la  mode  sous  Louis  XV  avaient  également  des  singes  à 
demeure  dans  leur  salon. 

Revenons  au  xvii«  siècle.  En  cette  glorieuse  époque,  qui  a  réuni 
tous  les  genres  de  grandeur  et  de  supériorité,  des  rats  excitèrent 
longtemps  l'admiration  publique  à  la  foire  Saint- Germain,  en  dan- 
sant sur  la  corde  comme  des  personnes  naturelles,  ou  plutôt  beau- 
coup mieux.  Ces  rats  étaient  bien  les  contemporains  de  l'araignc'e  <le 
Pellisson!  Le  grave  Bonnet,  qui  n'a  pas  dédaigné  d<î  s'en  occujier 
dans  son  Histoire  de  la  danse,  nous  apprend  ({ue  ces  inh'rcssaiils 
animaux  sautaient  en  mesure,  au  son  des  instruments,  debout  sur 
leurs  pattes  de  derrière  et  tenant  de  petits  contrepoids.  Une  autre; 
troupe  de  huit  rats  dansaient  un  ballet  figuré  sur  une  grande  table, 
en  se  réglant  sur  les  violons  avec  autant  de  justesse  que  les  pre- 
miers sujets  de  l'Opéra  ;  puis  un  rat  Ijlanc  de  Laponie  exécutait  une 
sarabande  avec  la  précision  et  la  gravité  d'un  Espagnol.  Il  en  coûtait 
quinze  sols  pour  contempler  ce  merveilleux  spectacle. 

Après  la  guenon  d'Angole  et  les  rats  danseurs,  mais  beaucoup  i»lus 
tard,  c'est  là  qu'on  vit  également  six  serpents  originaires  d'Asie, 
élèves  de  la  signera  Francesca,  qui  se  trémoussaient  fort  pro[)rement 


'  Lettre  au  cardinal  burlesque  (1649).  —  Testament  de  Jules  Mazarin  (1651). 

2  L.  de  Laborde,  Le  palais  Mazarin ,  note  515. 

3  Tallemanl  des  Réaux,  Historiette  de  M™  Roger. 


388  LE  VIEUX   PARIS 

sur  la  corde  :  résultat  prodigieux  qui  montre  jusqu'où,  dans  un  siècle 
de  lumière,  peut  aller  le  génie  humain  ! 

En  1723,  la  foire  Saint-Laurent  montrait  à  qui  voulait  le  voir 
quelque  cliose  de  plus  miraculeux  encore  :  un  singe  incomparable, 
—  les  singes  se  sont  toujours  distingués  parmi  les  animaux  savants, 
et  nous  sommes  destinés  à  les  rencontrer  plusieurs  fois  encore  sur 
notre  chemin,  —  qui,  vêtu  en  femme,  s'acquittait  parfaitement  d'un 
menuet  avec  son  maître,  représentait  une  comédie-pantomime  mêlée 
de  cris  et  d'exclamations  partis  des  entrailles,  en  compagnie  d'un 
chien  instruit  à  le  seconder;  jouait  du  bilboquet  comme  Henri  III, 
et  apprenait  à  jouer  du  violon'. 

Ce  singe  n'est- il  pas  celui  que  décrit  le  voyageur  Nemeitz  pour 
l'avoir  vu  à  la  foire  Saint- Germain,  à  peu  près  à  la  môme  époque? 
((  ...  Un  singe  habillé  premièrement  en  mousquetaire,  puis  en  demoi- 
selle et  ensuite  en  arlequin.  Cet  animal  salua  la  compagnie,  ôta  lui- 
même  son  petit  chapeau  et  le  remit  lui-même,  s'assit  sur  une  chaise 
faite  exprès  pour  lui...,  fit  de  son  petit  mousquet  tous  les  exercices 
d'un  fantassin,  tira  un  coup  de  pistolet,  dansa  un  menuet,  fit  plu- 
sieurs tours  dans  le  cercle,  monté  sur  un  chien,  tenant  un  drapeau 
de  sa  patte.  L'on  dit  que  le  maître  de  ce  singe  a  gagné  plus  de  cinq 
mihe  hvres  pendant  la  foire,  i)  Tous  ces  exercices  sont  assez  faibles, 
et  il  est  probable  que  Nemeitz  a  oublié  les  plus  importants.  Il  vit 
aussi  à  la  même  foire  Y  Académie  des  pigeons,  qui  traînaient  un  petit 
chariot,  tournaient  la  broche,  sautaient  par- dessus  la  baguette  et 
rapportaient  comme  le  chien,  enfin  un  lièvre  savant  qui  battait  la 
caisse  et  qui  fumait. 

Sept  années  après,  à  la  foire  de  1730,  la  chienne  Charmante,  de- 
vançant les  exploits  de  l'illustre  Munito,  excitait  les  transports  des 
bourgeois  de  Paris  en  jouant  à  la  triomphe,  en  devinant  la  couleur 
des  robes  et  en  composant  des  noms,  tels  que  Marie,  Louis,  etc. 
«  On  croit,  ma  foi,  qu'il  y  a  un  peu  de  magie  dans  ce  fait-là,  »  dit 
l'avocat  Barbier  ^ 

Il  serait  impossible  de  s'arrêter  à  tous  les  animaux  savants  qui 
firent  les  délices  et -l'orgueil  de  la  foire;  mais  qu'on  me  permette 
pourtant  de  mentionner  encore  le  canari  phénoménal  qu'on  y  voyait 
en  17G0,  lequel  savait  discerner  les  couleurs,  écrire  un  nombre  ou 
un  mot  demandé,  à  l'aide  de  caractères  détachés  qu'il  cherchait  suc- 


1  Voir,  outre  les  historiens  de  la  Foire,  Brazier,  Chronique  des  petits  théâtres,  t.  II, 
p    53-54. 

2  Journal,  t.  II ,  p.  97. 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CURIEUX 


389 


cessivement,  indiquer  l'iieure  et  la  minute  que  marquait  une  montre, 
enfin  faire  les  quatre  règles  élémentaires'. 

Vers  le  même  temps,  le  singe  de  Nicolet  renouvelait  la  réputation 
et  les  merveilles  de  celui  de  Brioché.  Cette  intelligente  bète,  nommée 
Turco,  et  dressée,  ainsi  que  le  savant  chien  Caraby,  par  rhal)ile  dan- 
seur de  corde  Laurent  Spinacuta,  était  le  plus  l)rillant  acteur  de  son 
théâtre,  où  Nicolet  avait  commencé  d'ailleurs  par  montrer  des  ani- 
maux savants,  et  il  devint  bien  vite  le  favori  du  public  par  la  verve 


-•l/^.V //•■/)■  ,/, 


Les  singes,  d'après  les  Tableaux  de  Pans,  de  Marlet. 


et  le  naturel  avec  lesquels  il  s'acquittait  des  scènes  Ijoulïbnnes  con- 
fiées à  son  talent.  Lors  de  cette  fameuse  maladie  de  Mole  qui  mit 
tout  le  beau  monde  de  Paris  en  émoi  et  qui  valut  au  comédien  de  si 
curieuses  marques  de  sympathie  des  grandes  dames,  Nicolet  s'avis;i 
de  dresser  son  singe  à  jouer  le  rôle  de  l'acteur  malade  :  enveloppé 
dans  une  robe  de  chambre,  coilTé  d'un  bonnet  de  nuit  avec  une 
faveur  rose,  les  pieds  perdus  dans  de  chaudes  pantoufles,  le  singe 
prenait  des  attitudes  penchées,  faisait  des  mines  dolentes,  se  don- 
nait tous  les  airs  intéressants  qui  étaient  de  circonstance,  parodiait 
enfin  l'élégante  fatuité  de  son  modèle,  de  façon  à  réjouir  singuliè- 
rement les  spectateurs.  Le  chevalier  de  Boufllers  composa  là- dessus 


'  Les  Serins  privés,  à  la  suite  du  t.  XIX  de  Berquin;  Paris,  Nepveu,  1825,  in-16. 


390  LE  VIEUX   PARIS 

des  couplets  assez  impertinents,  qui  furent  bientôt  dans  toutes  les 

bouches  : 

Quel  est  ce  gentil  animal 
Qui,  dans  ces  jours  de  carnaval, 
Tourne  à  Paris  toutes  les  têtes. 
Et  pour  qui  l'on  donne  des  fêtes? 
Ce  ne  peut  être  que  Mulet  i 
Ou  le  singe  de  Nicolet. 

.le  ne  cite  pas  les  autres,  ils  sont  partout. 

«  Turco,  singe  très  habile  sur  la  corde,  écrit  en  1775  l'auteur  des 
Anecdotes  dramatiques  (I,  384),  mourut,  il  y  a  trois  ou  quatre  ans, 
d'une  indigestion  de  dragées.  11  était  fort  aimé  du  public  et  surtout 
des  dames.  11  allait  faire  la  belle  conversation  avec  celles  qui  l'appe- 
laient. 11  s'asseyait  sur  l'appui  des  loges  et  grugeait  toutes  les  pas- 
tilles de  ces  ])elles ,  dont  il  était  l'enfant  gâté.  »  On  lui  fit  une  épitaphe 

en  triolet  : 

Ci-gît  le  singe  à  Nicolet, 

Qui  plaisait  à  plus  d'une  actrice  : 

Passants ,  montrez  votre  regret  ; 

Ci-gît  le  singe  à  Nicolet. 

11  était  grand,  poli,  bien  fait; 

Des  singes  c'était  le  Narcisse. 

Ci-gît  le  singe  à  Nicolet; 

llclas!  pourquoi  faut-il  qu'il  gisse? 

En  février  1772,  on  voyait  à  la  foire  Saint-Germain  un  singe  jouant 
do  la  vielle  en  compagnie  de  son  maitre,  qui  l'accompagnait  sur  la 
mandoline,  et  Bachaumont  n'a  pas  oublié  ce  phénomène  qui  fit  courir 
tout  Paris.  L'année  suivante,  on  y  montrait,  au  rapport  de  Buffon, 
un  couple  de  cacatoès  qui  obéissaient  aux  moindres  signes  de  leur 
maitre,  répondaient  à  ses  questions  par  un  geste  affirmatif  ou  néga- 
tif, (^t  indiquaient,  d'après  les  signes  convenus,  l'heure  du  jour,  la 
([uaulité  des  spectateurs,  la  couleur  des  habits  d'une  personne,  et 
bien  d'autres  choses  analogues. 


II 


C'est  sans  doute  aussi  à  la  foire  que  travaillait  cet  industrieux  dres- 
seur d'animaux  dont  a  parlé  Tallemant  :  <  Un  nommé  Néron,  dit-il  ^ 
avoit  attelé  des  cerfs  à  un  chariot  ;  après,  il  enchaîna  des  puces  à  un 

'  Véritable  nom  de  Mole. 

'-  Historiettes ,  édit.  Monmerqué  et  Paris,  t.  VII,  p.  189. 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CURIEUX  'MW 

chariot  aussi.  Il  avoit  appris  à  une  chèvre  à  marcher  sur  la  corde  ou 
plutôt  sur  deux  cordes.  Il  avoit  un  chat-huant  (ju'il  lenoit  daus  une 
cage;  il  lui  avoit  plumé  les  moignons  des  ailes,  avoit  attaché  à  l'une 
une  rondache  et  à  l'autre  une  épée  ;  il  l'avoit  iiabillé  en  cavalier.  Il 
disoit  qu'il  n'avoit  point  d'animal,  hors  une  poule,  à  qui  il  n'eût 
appris  quelque  chose.  » 

Les  puces  dont  parle  Tallemant  ne  restèrent  pas  les  seules  de  leui- 
espèce.  Nous  savons  par  Brienne*  qu'un  charlatan  avait  imaginé  d'en 
atteler  une  à  un  canon  d'or,  pour  amuser  Louis  XIV  dans  son  enfance. 
La  Bruyère  parle,  à  la  fin  de  son  chapitre  des  Jugements,  de  «  quatre 
puces  célèbres  que  montroit  autrefois  un  charlatan,  subtil  ouvriei-, 
dans  une  liole  où  il  ovoit  trouvé  le  secret  de  les  faire  vivre  :  il  leur 
avoit  mis  à  chacune  une  salade  en  tête,  leur  avoit  passé  un  coi-ps  de 
cuirasse,  mis  des  brassards,  des  genouillères,  la  lance  sur  la  cuisse; 
rien  ne  leur  manquoit,  et,  en  cet  équipage,  elles  alloient  par  sauts  et 
par  bonds  dans  leur  bouteille.  »  Peut-être  est-ce  le  même  homme 
dont  M'""  de  Sévigné  entretient  sa  fdle,  dans  sîi  lettre  du  i  (\v- 
cembre  1G73  :  «  On  disoit  l'autre  jour  à  ^I.  le  Dauphin  qu'il  y  avoit 
un  homme  à  Paris  qui  avoit  fait  pour  chef-d'œuvre  un  petit  chariot 
qui  étoit  traîné  par  des  puces.  Il  dit  à  M.  le  prince  do  Gonti  :  «  Mon 
<r  cousin,  qui  est-ce  qui  a  fait  les  harnois?  —  Quelque  araignée  du 
(T  voisinage,  »  dit  le  prince ^  » 

De  pareils  exemples  sont  innombrables.  La  puce  enchaînée  était  un 
des  objets  à  la  mode  du  xviic  siècle.  Cet  usage  a  inspiré  une  pièce  do 
vers  à  Desbarreaux,  où  il  nous  montre  Pyrœmon  portant  à  Alcimo- 
don,  (T  pour  en  faire  un  chef-d'cEuvre  admirable,  »  une  puce  (pii  a 
osé  profaner  les  appas  de  sa  bergère.  Alcimedon  se  met  à  l'œuvre  : 

Sa  main  attache  au  col  de  la  j)uce  insolente 
D'or  fin  et  délicat  une  chaîne  çralantc... 

Cet  animal  microscopique,  presque  insaisissable,  et  sur  lecpiei  il 
semble  que  l'homme  ne  puisse  exercer  aucune  action ,  est  justement 
l'un  de  ceux  que  son  ingénieuse  patience  a  su  le  mieux  soumettie  à 
une  foule  de  travaux,  où  d'ailleurs  l'énorme  force  musculaire  de  lii 
bestiole  est  plus  intéressée  que  son  intelligence.  Ceilains  naturalistes 
en  citent  des  traits  presque  incroyables.  Lémery  rapporte  qu'il  a  vu 
une  puce  enchaînée  à  un  petit  canon  d'argent  soutenu  de  deux 
roues,  grand  comme  la  moitié  de  l'ongle  et  gros  comme  un  fer  d'ai- 
guillette, mais  pesant  quatre-vingts  fois  plus  (pi'elle  :  parfois  on  l'eiii- 

"  Mémoires  ,  ch.  i ,  222. 

i  Édit.  Monmerqué  et  Régnier,  t.  IH  ,  p.  299.  I.e  passage  de  La  Bruyf^re  iip  se  trouve  que 
dans  sa  6'  édition  publiée  en  1691 .  mais  il  parle  d'autrefois. 


392  LE  VIEUX   PARIS 

plissait  de  poudre,  à  laquelle  on  mettait  le  feu,  et  la  puce  héroïque 
soutenait  sans  pdlir  la  détonation.  Mouffet  et  Hoock  parlent  de  deux 
Anglais,  dont  l'un  avait  attaché  une  puce  à  une  chaîne  d'or  de  la 
longueur  du  doigt  et  pesant  moins  d'un  grain,  qu'elle  maniait  faci- 
lement; l'autre  faisait  tirer  par  une  de  ces  petites  bêtes  un  carrosse 
d'ivoire  à  six  chevaux,  avec  cocher,  chien,  postillon,  laquais  et  quatre 
personnes  dans  le  carrosse  '. 

En  1792,  pour  son  spectacle  «  des  puces  travailleuses  »,  le  sieur 
Préjean  payait  une  redevance  de  vingt-cinq  livres  à  l'Opéra,  comme 
on  le  voit  par  le  registre  de  Francœur.  Ainsi  la  Révolution  elle-même 
n'avait  pu  tuer  Vart,  et  les  puces  savantes  travaillaient  à  deux  pas  des 
tricoteuses. 

En  1804,  on  montrait  au  jardin  des  Capucines  une  troupe  de  puces 
traînant,  par  des  chaînes  en  or,  des  éléphants,  des  voyageurs  en  car- 
ton dans  un  char  à  six  chevaux,  et,  à  côté,  des  mouches  à  qui  l'on 
avait  eu  la  patience  d'apprendre  à  se  battre  à  l'épée  *. 

Si  nous  sommes  malheureusement  réduits  à  des  notions  bien  vagues 
sur  les  puces  travailleuses  de  1792,  et  même  sur  celles  de  1804,  nous 
allons  pouvoir  nous  dédommager  quelque  peu  en  1825,  grâce  aux 
renseignements  que  M.  Walckenaër  n'a  pas  dédaigné  de  nous  trans- 
mettre sur  les  intéressants  animaux  qu'il  étudie  dans  son  Histoire 
naturelle  des  insectes. 

Un  industriel  était  venu  s'établir  place  de  la  Bourse,  et  montrait, 
au  prix  de  douze  sous,  un  étonnant  spectacle  composé  tout  entier 
de  puces  savantes.  D'abord  quatre  de  ces  insectes  faisaient  l'exercice 
avec  une  pique,  et  se  dressaient  sur  leurs  pattes  de  derrière.  Ensuite 
paraissaient  des  puces  attelées  à  un  canon  avec  son  affût,  et  d'autres 
à  une  petite  berline  d'or  à  quatre  roues,  avec  un  postillon  et  une 
puce -cocher  assise  sur  le  siège,  tenant  dans  ses  pattes  un  mince 
éclat  de  bois  qui  représentait  un  fouet.  Au  besoin,  on  les  obhgeait  à 
marcher  au  moyen  d'un  charbon  brûlant  promené  au-dessus  de  leurs 
têtes.  Elles  traînaient  leurs  véhicules  par  .une  chaîne  attachée  à  leurs 
cuisses  de  derrière  et  qu'on  n'ôtait  jamais,  dit-on.  Pas  une  n'était 
morte,  depuis  deux  ans  et  demi  qu'elles  menaient  ce  genre  d'exis- 
tence. Tous  ces  exercices  s'accomplissaient  sur  une  glace  polie ,  où 
M.  Walckenaër  put  les  observer  à  l'aise  avec  une  loupe. 

Neuf  ans  plus  tard,  en  1834,  un  sieur  Cucchiani  montrait  à  Paris 
une  troupe  de  ces  insectes  qui  non  seulement  traînaient  des  voitures 

1  Journal  de  Verdun,  Ern.  Menault,  Inleîligcnce  des  animaux,  p.  49-50. 
«  Kotzebue,  Mes  Souvenirs  de  Paris  en  1804,  Iracl.  fr.  de  1805,  t.  I,  p.  107.  —  Improvi- 
sateur français,  t.  XVI,  349. 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CURIEUX  393 

et  puisaient  de  l'eau,  mais,  revêtus  d'uniformes  militaires,  exécutaient 
au  commandement  des  évolutions  stratégiques  ! 

Pareil  spectacle  frappa  un  jour  detonnement  Dickens,  qui,  dans 
ses  notes  curieuses  sur  le  théâtre  contemporain,. a  déci-it  un  Conseï'- 
vatoire  de  puces,  où  soixante  de  ces  animalcules  étaient  dressés  par 
un  directeur  expert. 

Chose  bizarre  !  la  plupart  des  puces  savantes  qui  viennent  se  pro- 
duire à  Paris  se  prétendent,  par  l'organe  de  leur  imprésario,  sous  le 
patronage  de  la  famille  royale  d'Angleterre.  Nous  ne  savons  à  quelle 
époque  se  rapporte  un  prospectus  sans  date  que  nous  avons  entre  les 
mains,  et  qui  annonce  une  Exhibition  extraordinaire  de  puces 
industrieuses,  patronisées  (sic)  par  la  famille  royale  et  (de  [)lus) 
jmr  la  noblesse  d'Angleterre.  Voici  ce  morceau  curieux  : 

UNE  SALLE  DE  BAL 
Dans  laquelle  deux  Puces  habillées  en  daines,  et  deux  autres  on 
messieurs,  danseront  une  valse.  L'orchestre  est  composé  de  douze 
Puces  jouant  de  différents  instruments  convenables  à  la  petitesse 
des  musiciens.  La  musique  est  très  bien  entendue.  On  y  voit  aussi 
quatre  Pucee  autour  d'une  table,  et  jouant  une  partie  de  piquet. 

UN  VAISSEAU  DE  GUERRE  DE  120  CANONS 

Complètement  fourni  de  ses  mâts,  voiles,  cordages,  etc.,  traîné 

par  une  seule  Puce. 

UN  ÉQUIPAGE 
Tiré  par  quatre  Puces  complètement  harnachées;  le  cocher  et  le 
laquais,  qui  sont  aussi  des  Puces,  sont  habillés  en  livrée;  le  cocher 
tient  un  fouet. 

UN  ÉLÉPHANT  ARMÉ  EN  GUERRE 
Tiré  par  une  seule  Puce. 

LE    DUC   DE   WELLINGTON 

ET    SES    DEUX   AmES    DE   CAMP 

Montés  sur  des  Puces  enliarnachécs  de  selles,  brides  en  or, 
comme  le  sont  ordinairement  les  chevaux. 

DEUX   PUCES 
Décideront  une  affaire  d'honneur  l'épée  à  la  main. 

UNE  AUTRE  PUCE 
Tirera  un  seau  d'eau  d'un  puits. 

UN  JEU  DE  BAGUES 

Dont  l'action  est  totalement  exécutée  par  des  Puces  habillées 

en  différents  costumes. 

En  tête  les  armes  d'Angleterre,  avec  la  devise  Dieu  et  mon  droit, 
et  l'autre,  mieux  appropriée  à  la  circonstance  :  Honni  soit  qui  mal 
y  pense! 


394  LE  VIEUX  PARIS 

Les  puces  savantes  ont  encore  reparu  de  nos  jours.  Je  lis  dans  une 
lettre  de  Berlin  adressée  à  la  Gazette  de  France  (17  mars  1874)  : 

«  Berlin  vient  de  voir  partir  un  industriel  qui  lui  a  offert  pendant 
deux  mois  une  exhibition  bien  intéressante  :  des  puces  dressées  avec 
un  art  savant,  vêtues  d'élégantes  et  frôles  paillettes  d'or,  exécutaient 
une  série  d'exercices  fort  curieux.  La  «  troupe  »  entière  figurait  dans 
une  grande  cérémonie,  annoncée  en  gros  caractères  sur  l'affiche,  et 
qui  était  comme  le  bouquet  de  la  représentation  :  les  Funérailles  de 
Napoléon  IIL  Six  puces  attelées  traînaient  le  char  funèbre,  et  les 
autres  suivaient,  la  larme  à  l'œil  et  le  crêpe  au  bras.  » 

J'ignore  absolument  si  ce  sont  les  mêmes  qui  ont  fait  leur  début  à 
Paris  vers  la  fin  de  l'année  1875,  et  qui,  soit  dit  sans  calembour,  ont 
eu  le  don  de  piquer  assez  vivement  la  curiosité  publique.  Cette  der- 
nière troupe  était  dirigée  par  le  «  dompteur  »  Ubini,  —  le  Bidel  et  le 
Pezon  de  ces  tigres  microscopiques,  —  qui  plaçait  son  spectacle  sous 
le  patronage  de  la  famille  royale  d'Angleterre,  —  toujours!  Elles 
avaient  des  talents  variés  et  se  livraient  aux  exercices  les  plus  divers. 
Les  unes  traînaient  des  chariots  ;  d'autres  faisaient  de  l'escrime  ; 
celle-ci  était  enchaînée,  comme  un  forçat,  à  un  boulet  qu'elle  pro- 
menait derrière  elle;  cehe-là  tirait  le  canon;  une  enfin  servait  de 
cheval  à  un  général  en  miniature.  Rien  de  drôle  comme  la  malle- 
poste  attelée  de  quatre  puces,  tandis  qu'une  cinquième  figurait  sur  le 
siège  en  guise  de  cocher. 

Avant  d'avoir  vu  l'exposition  de  M.  Ubini,  je  me  figurais  assez  dif- 
ficilement une  malle -poste  attelée  de  puces  :  la  voiture  en  ques- 
tion, faite  de  carton  léger,  était  à  peine  grosse  comme  le  bout  du 
petit  doigt.  Le  long  du  timon,  quatre  fortes  puces  étaient  [iccrochées 
par  des  fils  imperceptibles,  plus  minces  qu'un  cheveu;  l'équipage 
roulait  sur  un  petit  socle  garni  de  velours,  avec  l'entrain  d'une  calèche 
lancée  sur  la  pelouse  de  J^ongchamp. 

«  L'étoile  de  la  troupe,  disait  le  Figaro  du  25  décembre  1875, 
traîne  un  éléphant  d'une,  pesanteur  mille  fois  plus  grande  que  la 
sienne.  Los  comparses  attelées  à  un  mail-coach  voiturent,  sur  une 
feuille  de  papier,  le  comique  et  le  père  noble  qui  se  prélassent  dans 
l'intérieur.  T^e  cocher  est  épique  avec  son  grand  fouet  noir.  A  côté, 
sur  une  autre  scène,  se  battent  deux  spadassines.  Leur  dextre,  armée 
d'un  grand  sabre,  fait  des  «  coupes  »,  des  «  dégagés  ■»  et  des  «  une, 
deux  »,  que  notre  maître  d'armes  Yigeant  ne  désavouerait  pas.  La 
plus  hardie  tire  le  canon...  En  nous  penchant,  nous  lui  trouvons  un 
air   martial,  une   apparence  de   grognard   et  une  légère   senteur  de 


ANIMAUX  SAVANTS  KT  GIIHIKHX  395 

cognac  qui  trahissent  la  vie  des  camps  et  des  fail)lesses  d'artilleur.  Je 
ne  dirai  rien  de  celles  de  ces  actrices  qui  tirent  de  l'eau  d'un  puits, 
dirigent  des  chars  dans  la  carrière  ou  supportent  sur  leur  dos  des 
cuirassiers  minuscules. 

«  C'est  de  puce  en  plus  fort!  disait  un  lanalicpio  à  ma  (hoite.  Je 
«  les  ai  vues  en  Angleterre,  mais  elles  n'agissaient  pas  avec  autant 
«  d'ensemble  et  de  précision,  d 

«  J'ai  observé  la  façon  dont  les  puces  du  sieur  Ubini  sont  atte- 
lées. Elles  sont  tout  bonnement  pincées  au  niveau  du  corselet  pai- 
deux  petites  tiges  métalliques  qui  les  tiennent  sous  le  joug.  En  sorte 
que  leurs  tours  ont  pour  cause  déterminante  les  elîoi'ts  qu'elles  font 
pour  se  dégager  de  l'étreinte  qui  les  suffoque...  Ce  sont,  en  somme, 
ses  accessoires  et  son  matériel  qui  sont  dignes  de  la  plus  grande 
admiration.  Le  char,  l'éléphant,  le  puits,  le  canon,  tout  cela  tient 
dans  une  noix,  et  il  porte  d'habitude  son  magasin  de  décors  dans  son 
portefeuille.  i> 

Le  public  riait  de  bon  cœur  à  toutes  ces  évolutions,  mais  il  deve- 
nait inquiet  devant  les  exercices  de  la  })uce-cheval ,  (\u'\  était  en 
liberté.  11  eût  été  d'autant  plus  inquiet,  s'il  avait  su  (pie,  paieil  à 
Phalaris,  qui  nourrissait  ses  chevaux  avec  les  membres  i)alpitaiits 
de  ses  esclaves,  M.  Ubini,  —  patroné  par  la  faniille  royale  d'An- 
gleterre 1  —  nourrit  ses  bètes  de  sang  humain.  Une  fois  ]>ai'  jour, 
les  puces  savantes  sont  appliquées  sui-  le  bras  d'un  i)auvi'o  diable^, 
dont  l'unique  profession  est  de  se  livrer  en  proie  à  leur  dévorani 
appétit. 

Les  principes  d'éducation  des  puces  ont  été  dévoilés  par  un  expert , 
dans  une  lettre  au  chroniqueur  du  Temps.  Nous  allons  les  reproduire 
d'après  celui-ci  : 

<t  11  s'agit  d'abord  d'habituer  les  puces  à  la  marche.  On  ne  sait  (]ne 
trop  que  ces  insectes  ont  une  brusquerie  d'allures  désespérante.  Ce 
sont  de  petites  personnes  agitées,  qui  réalisent  d'instinct  la  fable  du 
mouvement  perpétuel.  Or  il  est  de  toute  nécessité  d'assoui)lir  cette 
humeur  capricieuse  et  de  les  déshabituer  de  ces  façons  de  kanguroos. 
On  les  enferme  donc  dans  une  petite  boite  qui  se  meut  au  premier 
bond;  plus  la  malheureuse  puce  pi-oteste,  et  plus  son  supplice  est 
rigoureux.  Elle  finit  par  se  lasser.  La  fatigue  a  raison  de  la  révolte  de 
ses  nerfs;  elle  comprend  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  contre  la  destinée,  et 
elle  se  résigne. 

«  C'est  le  premier  acte.  Quand  son  propriétaire  juge  que  la  réflexion 
a  accompU  son  œuvre,  il  sort  l'artiste  de  sa  prison  et  il  procède  à  son 
harnachement.  Dur  labeur!  On  la  sande  à  la  troisième  articulation  et 


396  I^E  VIEUX  PARIS 

au  moyen  d'un  cheveu  ou  d'un  fil  de  soie  très  fin,  noué  sur  le  dos. 
Ainsi  équipée,  notre  puce  est  mise  à  la  chaîne  et  ahandonnée  à  de 
nouvelles  méditations.  Le  plus  souvent  son  instinct  se  réveille.  La 
pauvrette  se  croit  lihre,  et  elle  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  recom- 
mencer ses  gamhades.  Mais  chaque  saut  la  ramène  à  son  point  de 
départ.  Bientôt  l'aiguillon  de  la  faim  se  met  de  la  partie  ;  elle  se  dit 
qu'elle  ne  gagnera  rien  à  faire  la  mauvaise  tête,  et  elle  devient  douce 
comme  un  petit  mouton.  C'est  le  moment  de  lui  jeter  un  morceau  de 
sucre...,  je  me  trompe,  un  petit  lambeau  de  bœuf  cru  devant  lequel 
elle  se  garde  bien  de  bouder.  Voilà  pour  le  deuxième  acte. 

«  Le  plus  fort  est  fait.  Ce  n'est  qu'un  jeu  après  cela  de  lui  faire 
exécuter  les  exercices  préparatoires,  de  lui  apprendre  à  marcher  au 
pas,  de  la  suspendre  à  un  fil  de  soie,  de  l'atteler  à  de  petites  voi- 
tures. Et  notez  bien  que  le  dompteur  se  réserve  toujours  la  ressource 
de  la  diète  ou  de  la  terrible  boîte  tournante.  En  revanche,  que  de 
caresses  et  de  friandises  quand  elle  est  arrivée  à  traîner  le  char,  à 
diriger  la  brouette,  à  tirer  le  canon,  à  tourner  le  mouUn  et  à  danser 
sur  la  corde  '  !  » 

Mais,  au  fond,  il  s'agit  surtout  d'avoir  la  patience  et  l'adresse  de 
lui  adapter  des  engins,  de  l'emprisonner  dans  des  entraves  dont  elle 
fait  etfort  pour  se  débarrasser.  L'éducation  de  la  plupart  des  puces 
savantes  n'est  guère  autre  chose. 

Les  puces  savantes,  comme  les  singes,  nous  ont  entraîné  plus  loin 
que  nous  le  pensions.  Revenons  maintenant  sur  nos  pas. 


'  Temps  du  24  septembre  187b.  Qu'on  nous  permette  d'égayer  la  matière  par  une  anecdote 
empruntée  à  celte  même  chronique.  Un  professeur  de  puces  montrait  ses  lauréates  à  une 
famille  royale  du  continent,  quand  tout  à  coup  l'hercule  de  la  bande  disparut.  Mais  le  pro- 
fesseur l'avait  suivie  des  yeux,  et  après  un  moment  d'embarras  :  «  J'en  demande  pardon  à 
Son  Altesse,  dit -il  à  l'une  des  princesses,  mais  mon  élève  s'est  réfugiée  sur  son  auguste 
personne...,  et  si  elle  veut  bien  la  rechercher,  ce  sera  l'affaire  d'un  instant...  »  La  jeune  prin- 
cesse s'exécuta  gaiement.  Elle  passa  dans  une  chambre  voisine  et  revint,  quelques  minutes 
après,  tenant  entre  le  pouce  et  l'index  l'insecte  demandé.  Mais  à  peine  le  professeur  l'eut -il 
aperçu,  qu'il  secoua  la  tête,  et  de  sa  voix  la  plus  gracieuse  :  «  C'est  à  recommencer,  dit-il; 
Votre  Altesse  s'est  trompée...  La  puce  qu'elle  a  bien  voulu  me  rapporter  est...  une  puce 
sauvage  !  n 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CURIEUX  397 


III 


Après  avoir  parcouru  la  foire  comme  nous  l'avons  fait,  nous  ne 
pourrions  que  nous  répéter  en  allant  rechercher  les  animaux  savants 
sur  le  Pont-Neuf,  et  plus  taid  au  houlevaid  du  Temple.  Il  suffira  de 
dire  que  le  Pont-Neuf  était,  au  xviuc  siècle  encore,  le  centre  général 
non  seulement  des  charlatans  de  haute  volée,  mais  aussi  des  saltim- 
hanques  de  bas  étage  et  des  plus  humhles  montreurs  d'animaux. 
Mercier,  qui  a  tout  vu  dans  le  Paris  de  son  temps,  n'a  eu  garde  d'ou- 
hlier  les  ours  placides  du  Pont-Neuf,  dansant  tout  le  jour  au  son  du 
tambourin,  grimpant  à  l'échelle  et  tendant  le  chapeau  du  maître  à  la 
ronde. 

Quant  au  boulevard  du  Temple,  comme  nous  l'avons  dit,  il  (léi)or- 
dait  de  baraques  de  bois  où  l'on  exhibait  des  ménageries  et  des  ani- 
maux instruits  dans  tous  les  arts.  On  y  voyait  des  ânes  qui  indiquaient 
la  personne  la  plus  gourmande  de  la  société,  des  chiens  calculateurs, 
des  oiseaux  qui  tournaient  la  broche,  menaient  un  camarade  dans 
une  brouette,  montaient  la  garde  et  exécutaient  la  charge  en  douze 
temps,  des  lièvres  et  des  lapins  qui  battaient  de  la  grosse  caisse. 

Sous  la  Révolution,  le  même  boulevard  resta  le  siège  principal 
de  cette  industrie,  car  la  République  ne  supprima  pas  les  animaux 
savants  ;  seulement  elle  fit  porter  à  l'àne  la  couronne  civique  et  le 
bonnet  de  la  liberté,  et  elle  dressa  des  singes  patriotes  qui,  sur  la 
seule  épithète  d'aristocrates,  sautaient  à  la  gorge  des  gens'.  Le  singe 
Barbaro  fut  l'une  des  curiosités  parisiennes  de  l'époque  révolution- 
naire. 

Le  Cirque  a  été  la  scène  par  excellence  des  animaux  savants.  Je 
réserve  pour  un  paragraphe  à  part  l'histoire  sommaire  de  ce  théâtre 
et  de  ses  chevaux,  qui  se  rattache  par  plusieurs  points  à  celle  des 
courses.  Le  cheval  savant  s'est  rarement  montré  sur  la  place  publique, 
et  il  est,  pour  ainsi  dire,  la  propriété  exclusive  des  cirques.  En  dehors 
de  la  classique  troupe  équestre,  on  y  a  vu  des  étoiles  engagées  acci- 
dentellement pour  varier  les  exercices  et  doul)lèr  le  plaisir  du  public: 
par  exemple,  le  jeune  tigre,  câlin  et  caressant  comme  un  chat  nou- 
veau né,  croquant  des  gimblettes  et  léchant  la  joue  des  personnes 

'  Moore,  Journal  durant  un  séjour  en  France. 


398  LE  VIEUX  PARIS 

qui  voulaient  bien  l'honorer  de  leur  confiance;  et  la  chèvre  acrobate, 
qui  cabriolait  sur  la  corde  avec  les  grâces  mutines  et  piquantes  d'une 
déesse  de  l'Opéra.  Mais  les  animaux  qui,  au  Cirque,  rivalisèrent  le 
mieux  avec  les  chevaux  et  détournèrent  à  leur  profit  la  plus  large 
part  de  la  faveur  puljlique,  furent  un  cerf  et  un  éléphant  :  le  cerf 
Coco  et  l'éléphant  Kiouny. 

Franconi  père  est  le  premier  qui  se  soit  essayé,  ou  du  moins  qui 
ait  réussi  à  instruire  un  cerf,  à  le  rendre  souple  et  docile  au  comman- 
dement. La  tâche  était  malaisée,  et  il  ne  mit  pas  moins  de  deux  ans 
et  demi  à  l'accomplir;  mais  aussi  quel  élève  et  quel  succès! 

Le  cerf  Coco  fut  à  la  mode ,  sous  la  Restauration ,  comme  la  girafe 
et  les  tabatières  Touquet.  Voici  en  quoi  consistaient  ses  exercices  : 
d'abord  il  faisait  le  tour  du  manège  en  cadence,  balançant  gracieuse- 
ment son  bois,  s'arrêtant  au  moindre  signe  de  M.  Franconi,  chan- 
geant d'allure  ou  retournant  sur  ses  pas,  franchissant  des  rubans  et 
des  barrières,  se  mettant  à  genoux,  tantôt  sur  les  jambes  de  devant, 
tantôt  sur  celles  de  derrière,  se  couchant  sur  le  côté  en  feignant 
d'être  endormi.  Dans  cette  dernière  position,  M.  Franconi  venait  s'as- 
seoir sur  le  cerf,  pesamment,  et  lui  tirait  plusieurs  coups  de  pistolet 
aux  oreilles,  sans  que  cette  pauvre  bète,  d'un  naturel  si  timide,  fît  le 
moindre  mouvement.  Ensuite  huit  hommes  entraient  au  son  d'une 
musique  militaire  :  ils  se  plaçaient  en  carré  ;  le  cerf  Coco  sautait  par- 
dessus les  Imit  hommes.  Ils  étaient  remplacés  par  quatre  chevaux, 
qu'il  franchissait  également. 

Ce  n'était  pas  tout.  On  élevait  au  milieu  du  manège  une  sorte  de 
poi'li({uc  garni  de  pièces  et  de  cordons  d'artifices.  Là,  sur  un  pié- 
destal, venait  se  poser  le  cerf  Coco,  liéroïque,  indifférent  en  appa- 
rence aux  feux  qui  l'environnaient,  aux  détonations  des  pétards,  au 
pétillement  des  gerbes.  D'autres  fois,  au  heu  du  portique,  c'était  un 
ballon  avec  sa  nacelle,  que  l'on  descendait  ou  remontait  à  l'aide  d'une 
poulie,  et  où  il  prenait  place.  Son  sang-froid,  en  se  sentant  enlever 
dans  les  airs,  était  pareil  à  celui  de  Blanchard,  de  Garnerin  ou  de  sa 
nièce.  A  une  certaine  hauteur,  les  pièces  d'artifice  jouaient  leur  rôle, 
et  retombaient  en  flammèches  à  peu  de  distance  des  spectateurs, 
transportés  jusqu'au  délire. 

Le  cerf  Coco  devait  épuiser  la  coupe  des  triomphes  :  on  lui  fit  jouer 
des  pantomimes,  on  le  fit  paraître  dans  les  mélodrames.  Il  excellait, 
dit -on,  dans  Gérard  de  Neuers,  où  toutes  les  péripéties  d'une  chasse 
étaient  habilement  représentées.  Poursuivi  par  les  chiens  et  par  les 
cavaliers,  on  le  voyait  parcourir  les  ravins  et  les  montagnes  figurées 
par  les  décorations;  il  arrivait  au  bord  d'un  précipice,  et,  d'un  saut 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CURIEUX  399 

énorme,  il  se  mettait  hors  des  atteintes  de  la  meute,  qui  restait  sur 
l'autre  bord,  aboyante  et  désappointée'. 

L'intéressant  animal  était  si  bien  apprivoisé  qu'il  venait  manger 
dans  la  main  et  se  laissait  doucement  gratter  son  bois  par  tous  les 
spectateurs.  Même  au  milieu  de  ses  exercices  plus  savants  et  plus 
compliqués,  c'était  toujours  cette  partie  du  programme  qui  obtenait 
le  plus  vif  succès. 

Les  lauriers  du  cerf  Coco  excitèrent  autant  d'émulation  que  ceux 
de  Miltiade,  et  les  rivaux  de  Franconi  en  perdirent  le  sommeil.  On 
vit  surgir  de  toutes  parts  des  réductions  et  des  imitations  du  cerf 
Goco.  Au  Cirque  même,  Rubi  et  Actéon  essayèrent  do  rivaliser  avec 
lui,  sans  y  réussir.  La  plus  célèbre  de  ces  copies,  et  la  seule  qui  ait 
laissé  un  souvenir  dans  l'histoire,  fut  le  cerf  Azor,  (pii  faisait  de  son 
mieux  pour  reproduire,  au  jardin  de  Tivoli,  les  exploits  de  son  chef 
de  file. 

Quant  à  l'éléphant  Kiouny,  c'était  un  colosse  étonnant,  dont  on 
était  parvenu  à  faire  un  acteur  :  il  ne  lui  manquait  absolument  ([ue 
la  parole  pour  rivaliser  avec  les  meilleurs  comédiens  du  Cirque 
Olympique.  Dans  V Éléphant  du  roi  de  Siam  (1829),  qui  lui  dut  sa 
vogue  inépuisable,  il  exécutait,  avec  une  imperturba])le  gravité,  les 
tours  les  plus  extraordinaires,  distribuant  des  fleurs  aux  dames,  sei- 
vant  à  table,  débouchant  des  bouteilles  et,  pour  comble,  dansant  la 
gavotte  '. 

Kiouny  avait  été  devancé  dans  une  partie  de  ces  merveilles  p;ir 
Baba,  qu'il  surpassa  de  beaucoup.  Néanmoins  lîalja,  délicieuse  mi- 
niature d'éléphant,  guère  [)lus  gros  qu'un  bo'uf,  luttait  victorieuse- 
ment contre  un  coureur  exercé,  prenait  avec  sa  ti'onq)e  un  mouchoir 
<lans  la  poche  de  son  cornac,  lançait  la  boule  comme  un  reiitiei"  et 
jouait  de  l'octave  assez  bien  pour  conduire  une  contredanse  \ 

En  1845,  le  Cirque  renouvela  un  spectacle  qui  lui  avait  dtjd  si 
bien  réussi.  Anicet  Bourgeois  et  Vilain  Saint- llilaire  composèrent 
une  pièce  en  trois  actes,  les  Éléphants  de  la  pagode,  pour  servir 
de  cadre  aux  exercices  d'une  petite  troupe  de  ces  pachydermes,  qui 


'  Ch.  Monselet,  Figaro,  avril  18G9. 

2  Grille,  les  Théâtres,  in-8»,  p.  97.—  Brazier,  Chroniq.,  1. 1,  p.  149  et  suiv.—  L'éléphanl 
Kiouny  ne  serait- il  pas  le  même  que  cet  éléphant  Chuni,  dont  le  docteur  Franklin  nous 
raconte  les  exploits  au  théâtre  Adelphi  et  à  Coburg-Theatre,  dans  les  mélodrames  anglais 
composés  pour  lui,  et  à  qui  la  vieillesse  ou  la  satiété  do  la  gloire  aigrit  si  bien  le  carao 
tère,  qu'il  fallut  le  fusiller?  {Vie  des  animaux,  trad.  par  A.  Esquiros,  t.  H,  p.  77.)  La  res- 
semblance des  noms  et  des  exercices  nous  autorise  à  le  croire.  Ou,  si  ce  n'est  lui,  c'est  donc 
son  frère  ! 

3  Cuisin,  Paris  en  miniature,  1822,  in-  12,  p.  89. 


400 


LE   VIEUX  PARIS 


s'acquittèrent  de  leur  rôle  à  la  satisfaction  générale,  comme  celui 
que  nous  avons  vu  récemment,  à  la  Porte- Saint- Martin,  dans  le  Tour 
du  Monde. 

Tout   cela  démontre   que  l'éléphant  a  bien   progressé  cliez   nous 
depuis  le  jour  où  il  sulfisait  d'en  exhiber  un  dans  le  simple  état  de 


J^dUÉ 


Le  cerf  Coco,  d'après  une  gravure  en  couleurs  de  la  collection  Liesville. 


nature  pour  faire  courir  tout  Paris  (1771),  et  où  Duclos  disait  :  «  Cau- 
sons de  l'éléphant;  c'est  la  seule  bête  un  peu  considérable  dont  on 
puisse  parler  en  ce  temps-ci  sans  danger.  » 

Mais  l'éléphant  avait  depuis  longtemps  fait  ses  preuves  dans  l'anti- 
quité. On  n'aurait  jamais  fini,  si  l'on  voulait  citer  tous  les  traits  d'in- 
telligence que  les  historiens  anciens  en  rapportent,  et  qui  sont  l'un 
des  principaux  ornements  des  recueils  d'anecdotes,  de  l'Histoire  natu- 


26 


AMMAUX   SAVANTS  ET  CURIEUX  ',03 

relie  et  de  la  Morale  en  action.  Élien,  Arrien  et  Pline  ne  tarissent 
pas  sur  le  compte  des  tours  d'adresse  qu'on  lui  faisait  exécuter  pour 
le  divertissement  du  peuple.  Domitien,  désirant  donner  aux  Romains 
une  fête  digne  de  lui  et  digne  d'eux,  avait  dressé  une  troupe  d'éléphants 
pour  danser  un  ballet,  et  ceux-ci  se  tirèrent  dans  la  perfection  des 
pas  les  plus  compliqués  et  des  figures  les  plus  difficiles,  avec  des 
grâces  folâtres  et  majestueuses  à  la  fois.  On  voit  qu'il  n'y  a  rien  de 
nouveau  sous  le  soleil,  pas  même  la  gavotte  de  l'éléphant  Kiouny. 

S'il  faut  en  croire  un  grave  auteur,  l'éléphant  serait  particulière- 
ment sensible  à  la  musique,  et  il  n'est  point,  d'ailleurs,  le  seul 
animal  dans  ce  cas.  Le  docteur  Chaumet  a  raconté  dans  un  livre 
savant  :  Influence  de  la  musique  sur  la  santé  et  la  maladie  y  un 
concert  donné,  le  10  prairial  an  VI,  aux  éléphants  du  jardin  des 
Plantes  par  plusieurs  musiciens  distingués  du  Conservatoire.  Ces 
éléphants,  qui  répondaient  aux  noms  de  Haus  et  Mar()uerile\  mani- 
festèrent le  plus  vif  étonnement.  L'air  0  ma  tendre  musette,  exécuté 
en  ut  mineur  sur  le  basson,  eut  le  privilège  de  les  séduire  jusqu'à 
l'extase.  Mais,  lorsque  le  Ça  ira,  exécuté  en  ré  par  tout  l'orchestre, 
fit  entendre  ses  notes  entraînantes,  les  pachydermes  se  mirent  aussi- 
tôt à  danser  avec  un  entrain  fort  révolutionnaire;  il  fallut,  pour  les 
calmer,  en  revenir  à  Charmante  Gabrielle,  qui  les  plongea  dans  une 
douce  langueur. 

Il  n'en  est  pas  des  rhinocéros  comme  des  éléphants  :  on  a  laie- 
ment  pu  les  instruire.  Le  rhinocéros  savant  qu'on  montra  en  1815, 
passage  Castiglione,  ne  faisait  que  des  exercices  très  somniiiires, 
malgré  la  curiosité  qu'il  excita.  Mais  cette  curiosité  tenait  surtout 
à  la  nature  même  de  l'animal ,  encore  peu  connu  en  Fi-ance,  et 
aussi  à  sa  stupidité  proverbiale,  qui  rehaussait  le  prix  des  moindi'es 
résultats  obtenus  par  la  patience  de  ses  instituteurs.  Il  n'en  avait  jus- 
qu'alors paru  qu'un  seul  chez  nous,  en  1749.  Son  succès  avait 
été  tel,  qu'il  inspira  un  poème  en  six  chants  et  qu'on  vit  naître  des 
coiffures  à  la  rhinocéros,  comme  plus  tard,  en  1827,  tout  fut  à  la 
girafe,  quand  la  première  qu'on  eût  vue  en  France  arriva  au  jardin 
des  Plantes. 

Puisque  l'occasion  s'en  présente,  disons  ([uehjues  mots  «le  cet  ani- 
mal, qui  excita  bien  plus  la  curiosité  encore  que  l'éléphant  et  le  rhino- 
céros. Jamais  entrée  de  souverain  à  Pai'is  ne  fut  entourée  de  i)lus  do 
surveillance  et  de  plus  d'honneurs.  Elle  était  envoyée  à  Charles  X  par 


'  C'étaient  sans  doute  ceux  qui  venaient  d'être  envoyés  par  le  stathouderet  dont  les  jour- 
naux avaient  retracé  l'itinéraire  jour  par  jour. 


404  LE  VIEUX  PARIS 

Mëhémet-Ali,  pacha  d'Egypte.  On  choisit  la  helle  saison  pour  l'ame- 
ner à  Paris,  et  Geoffroy  Saint- Hilaire  fat  chargé  d'organiser  son 
voyage,  qui  s'accomplit  par  petites  étapes,  avec  une  escorte  de  trois 
gendarmes  et  une  suite  de  trois  laquais,  uniquement  chargés  des 
soins  à  lui  rendre.  Deux  vaches  lui  prodiguaient  leur  lait;  quatre 
Arahes  lui  servaient  de  ministres.  Elle  avait  déharqué  à  Marseille, 
et  sur  tout  le  trajet,  de  la  Gannebière  à  Paris,  ce  fut  une  série 
d'ovations.  Dans  chaque  ville,  les  populations  s'attroupaient  pour 
contempler  la  noble  inconnue,  qui  s'avançait  revêtue  d'une  toile  cirée 
aux  armes  de  France.  Le  30  juin  1827,  on  apprit  qu'elle  approchait 
de  Paris.  Une  grande  foule  se  porta  à  sa  rencontre.  Guvier  alla  l'at- 
tendre à  la  barrière,  accompagné  de  plusieurs  savants,  et  la  condui- 
sit, au  milieu  d'une  nouvelle  escorte  de  vingt-cinq  gendarmes  et  entre 
les  rangs  pressés  des  curieux,  à  l'Orangerie,  dont  on  avait  fait  une 
écurie  provisoire. 

Le  9  juillet,  la  girafe  s'achemina  vers  Saint-Gloud  pour  être  pré- 
sentée officiellement  à  Sa  Majesté.  Le  cortège  était  imposant  :  en  tête 
un  peloton  de  gendarmerie,  puis  tous  les  membres  de  l'administration 
du  Muséum,  à  cheval  ou  en  voiture  ;  ensuite  la  girafe,  le  cou  entouré 
d'un  collier  égyptien,  les  flancs  recouverts  d'un  riche  manteau  de 
cérémonie;  enfin,  pour  fermer  la  marche,  des  groupes  de  gardiens 
et  un  second  peloton  de  gendarmerie.  Sa  Majesté  daigna  tendre  des 
feuilles  de  rose  au  bel  animal,  dont  la  douceur  et  les  caresses  char- 
mèrent toute  la  cour,  et  fit  distribuer  2,000  francs  de  gratification  aux 
gardiens. 

Pendant  bien  des  mois,  la  girafe  fut  l'objet  de  toutes  les  conversa- 
tions. On  la  chanta  en  prose,  en  vers,  en  musique,  sur  le  piano, 
sur  la  guitare  et  sur  l'orgue  de  Barbarie.  Le  crayon,  la  brosse  et  le 
ciseau  reproduisirent  ses  traits.  On  adressa  des  madrigaux  à  ses 
beaux  yeux.  Pas  un  natur-aliste  qui  ne  briguât  l'honneur  de  devenir 
son  historiographe  officiel.  De  tous  les  bouts  de  Paris  et  de  tous  les 
coins  de  la  province,  on  venait  la  voir  en  caravanes.  Un  cercle  de 
courtisans  se  pressait  sans  cesse  autour  d'elle.  Plusieurs  magasins 
s'empressèrent  de  prendre  pour  enseigne  :  A  la  girafe;  je  crois  bien 
qu'il  en  reste  encore.  La  mode  donna  son  nom  à  une  foule  de  créa- 
tions diverses.  La  couleur  girafe  succéda  à  la  couleur  puce,  à  la  cou- 
leur souris.  Tout  fut  à  la  girafe  :  on  porta  des  bonnets  et  des  chapeaux, 
des  cols,  des  robes,  des  souliers  et  des  manches  à  la  girafe.  Une 
foule  d'opuscules  de  circonstance  se  publièrent  sous  son  patronage. 
M.  de  Salvandy,  qui  était  déjà  un  personnage  à  cette  époque,  et  qui 
avait  acquis  une  haute  situation  dans  la  httérature  et  la  presse  par 


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-  ANIMAl'X   SAVA\T<;   KT  CIIRIKIJX  ^,,7 

son  Alonzo  et  sa  collaboration  an  Journal  de^  Débats,  pnblia  snc- 
cessivement  denx  Lettres  de  la  (jirafe  aa  paclia  d'Étjijpte,  on  il  atta- 

,  quait  la  censure,  qui  venait  d'être  rétablie  pour  les  écrits  périodiques. 
Enfin,  le  7  juillet,  le  théâtre  dn  Vaudeville  donnait  un  à-propos  de 

'r_  Théaulon  et  Théodore  Anne  :  la  Girafe  ou  le  Jardin  du  Roi,  dans 
lequel  les  auteurs  n'avaient  en  garde  d'oublier  les  couplets  en  riion- 
neur  des  (îi'ecs,  qui  partageaient  aloi's  aven'  la  gii-afe  les  faveuis  de 
l'opinion. 

La  girafe  vécut  dix-huit  ans,  grâce  aux  soins  extraordinaires  (ju'oii 
prit  pour  la  préserver  de  l'humidité  et  du  Iroid,  et  pour  régler  son 
régime.  Elle  mourut  d'une  alïection  de  la  poitrine,  comme  le  jeune 
malade  chanté  par  Millevoye.  Cette  alïection  est  héréditaire  chez  les 
girafes  du  jardin  des  Plantes.  Joignez-y  sans  doute  la  nostalgie;  car, 
pour  être  girafe,  on  n'en  a  pas  moins  l'amour  du  pays. 

Vers  la  fin  de  l'empire,   une  troupe   de  chiens   s'illustra  sur   le 
théâtre  du  Palais-Royal,  qui,  à  bout  de  ressources,  avait  essayé  sut'- 
cessivement  des  danseurs  de  corde  et  des  fantoccini.   a  La  troupe 
était  complète,  dit  Brazier  :  il  y  avait  le  jeune  premier  et  la  jeune 
première,  le  comique,  le  tyran,  le  père  noble,  la  soubrette,  le  corps 
de  ballet,  etc.  Ces  artistes  à  quatre  pattes  jouaient  mi   mélodi'ame 
émouvant,  dont  l'héroïne  était  une  jeune  princesse  russe,  enfermée 
dans  un  château  par  un  tyran  farouche,  et  que  son  fiancé  voulait 
délivrer.  La  princesse,  jolie  épagneule  à  longues  soies,  se  promenait 
mélancoliquement  sur  la  tour,  au  pied  de  laquelle  rôdait,  langouieux 
et  triste,  le  prince  son  fiancé,  appartenant  à  la  race  des  canii-hes, 
qui  sont  les  emblèmes  vivants  de  la  fidélité.  Tous  deux  s'aboyaient 
tendrement  leur  amour.   Le  tyran   était  un  atîreux   bouledogue  au 
gros  nez  camard.  Les  troupes  du  fiancé  venaient  se  ranger  sui'  la 
scène;  c'étaient  des  barbets,  des  lévriers,  des  bassets,  avec  un  elai- 
ron  qui  avait  la  queue  en  trompette.  L'armée  ennemie  se  composait 
de  danois,  de  chiens  anglais,  de  griffons,  de  roquets,   de  carlins. 
Les  éclaireurs   circulaient   furtivement,    tenant   dans   la   gueule   un 
bâton  avec  une  lanterne   à  chaque  bout.   L'assaut  s'exécutait  avec 
furie,  et,  après  des  péripéties  diverses,  la  princesse  innocente  était 
délivrée,  et  le  tyran  farouche  emmené  prisonnier  avec  les  honneui's 
dus  à  son  rang.  Le  spectacle  terminé,  on  donnait  un  os  à  ronger  an 
général  en  chef,  une  pâtée  à  l'amoureuse  et  des  boulettes  à  tous  les 
artistes  ' .  » 


'  Brazier,  Chronique  des  petits  théâtres,  t.  U,  |).  235.  Les  chiens  savants  lurent  toujours 
l'un  des  spectacles  les  plus  communs.   La  foire  en  était  pleine.  Eu  1750,  on  montrait,  à 


408  LE  VIEUX  PARIS 

C'est  sans  doute  ce  même  spectacle  qu'a  célébré  Désaugiers,  avec 
sa  verve  bouffonne,  dans  l'une  de  ses  plus  amusantes  chansons  popu- 
laires :  Troisième  soirée  de  X^adet  Buteux  au  spectacle  des  chiens 
savants,  qui  est  à  la  fois  uii  témoignage  du  succès  et  un  document 
historique  sur  la  représentation  : 

Qui  sort  de  c'Io  toil'  fcndiin? 

Un'  valseuse;  ah!  qu'elle  est  bien! 

Mais,  si  je  n'ons  pas  la  berlue, 

J'  crais  qu'elle  a  z'un  museau  d'  chien. 

Dieu  m'  pardonne,  à  sa  tournure, 

Je  n'  l'aurions  point  deviné  : 

Pi  l'enfant  n'  sent  pas  la  m'sure, 

C  n'est  pas  faute  d'avoir  du  né!... 

Via  z'un  soldat  qui  déserte; 
Six  chiens  lui  fris'ent  les  mollets... 
On  r  saisit,  il  s'  déconcerte; 
Zeste,  on  lui  fait  son  procès. 
Et  1'  déserteur,  qu'on  canarde, 
Tomb'  raidc  mort  d' la  premier'  main , 
Comm'  s'il  avait,  par  mégarde. 
Mangé  z'un'  boulette  en  ch'min. 

L'un  s'  met  deux  pieds  en  écharpe 

Et  court  plus  vite  que  1'  vent. 

Ravel,  avec  ses  sauts  d'  carpe. 

En  aurait -il  fait  z'autant? 

Et  c't  aut'  matin  qui  se  cramponne 

Sous  un  glob'  de  feu  qui  part. 

C'est  Garnerin  z'en  personne, 

Ferme  au  post'  comme  un  César. 

11  n'  lâchera  point  qu'on  n'  l'assomme, 

Et  dans  l'occasion  j'  maintiens 

Que  c'  fanfan-là  n'est  point  z'homme 

A  laisser  sa  part  aux  chiens. 

Mais  c'est  dans  l'assaut  d' la  place 

Qu'il  faut  les  voir  travailler; 

Pour  leur  donner  tant  d'audace. 

Connue  on  a  dû  l's  étriller! 

C'est  pis  qu'  des  lions,  pis  qu'  des  diables. 

Etc.  etc. 

A  la  même  date  aussi ,  la  salle  qui  devint  plus  tard  celle  des  Funam- 
bules servait  de  théâtre  à  une  admirable  troupe  de  chiens  savants, 

rhôlel  de  la  Guelte,  une  chienne  savante  qui  lisait  et  comptait  «  par  le  moyen  de  cartes 
topographiques  » ,  et  répondait  par  le  même  moyen  aux  demandes  à  elles  adressées  «  sur  les 
Métamorphoses  d'Ovide,  la  géographie,  l'histoire  romaine  ».  Une  autre,  en  1784,  au  Palais- 
Royal,  lisait,  calculait,  devinait,  faisait  force  tours  et  jeux  de  physique,  etc.  Impossible  de 
s'arrêter  seulement  à  la  millième  partie  de  ces  cas. 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CURIEr.X 


411 


qui  y  jouaient  tour  ù  tour,  avec  une  égale  perfection,  le  vaudeville 
badin,  la  comédie  Régence  et  le  drame  militaire'.  Braves  ai'tistes, 
consciencieux,  dociles,  ne  plaidant  pas  contre  leur  directeur,  ne  de- 
mandant point  à  être  mis  en  vedette  sur  l'affiche,  ne  rendant  jamais 
leur  rôle  à  l'auteur,  ne  se  croyant  pas  enlin  les  premiers  animaux  de 
la  création,  parce  qu'ils  se  tiraient  d'un  emploi  de  travestis,  ou  jtarce 
qu'ils  avaient  le  museau  coquet  et  le  poil  frisé! 

Le  premier  empire  fut  décidément  l'âge  d'oi-  des  animaux  savants, 
et  les  chroniqueurs  de  l'époque  ne  tarissent  pas  sur  ce  sujet.  Malgi'é 


jvf 


Les  chiens  à  la  mode,  d'après  le  Bon  genre,  n»  33. 


l'institution  des  prix  décennaux  et  les  encouragements  de  la  haute 
police,  la  poésie  restait  muette  et  l'Homère  attendu  n'ai'rivait  pas; 
mais  les  saltimbanques  llorissaient,  et  l'âne  et  le  chien  savanis  fai- 
saient merveille  sur  le  pavé  de  Paris  !  Gouriet  nous  a  conseivé  ■  le 
tableau  d'une  troupe  brillante  entre  toutes  les  autres.  Elle  compre- 
nait d'abord  un  àne  respectable  et  pacifique,  —  bien  qu'il  eût,  sous 
la  révolution ,  porté  le  bonnet  de  la  liberté  dans  les  rues  de  Paris ,  — 
faisant  d'une  mine  débonnaire  tout  ce  que  savent  faire  les  ânes  qui 
ont  été  à  l'école,  tirant  les  cartes,  devinant  les  points  sur  un  dé, 
marquant  avec  le  pied  l'heure  indiquée  par  une  montre;  puis  une 
compagnie  de  chiens  danseurs,  —  ces  dames  distinguées  par  un 
petit  chapeau  coquettement  placé  sur  l'oreille  et  par  un  petit  jupon, 
ces  messieurs  généralement  dans  le  simple  costume  de  nature.  —  Le 


'  .1.  Janin,  Deburau,  Histoire  du  théâtre  à  quatre  sous  .  p.  70  et  suiv. 
-  Personnages  célèbres  des  rues  de  Paris,  1811,  t.  11,  p.  318. 


412 


LE  VIEUX  PARIS 


directeur  organisait  le  ballet,  et,  tout  en  jouant  du  violon,  ne  dédai- 
gnait pas  de  faire  vis-à-vis  à  la  première  danseuse  pour  le  menuet 
cVExaudet.  Ensuite  venaient  les  danses  de  caractère,  dans  leurs 
variétés  les  plus  originales  ;  les  artistes  exécutaient  des  pas  difficiles 
et  brillants,  et  la  représentation  se  terminait  par  des  valses.  Après 
quoi,  le  maître  remettait  son  violon  dans  son  étui  et  la  maîtresse  son 
tambour  de  basque  sous  le  bras  ;  les  premiers  sujets  grimpaient  sur 
l'àne,  dont  la  science  n'avait  pas  gâté  l'heureux  caractère,  et  toute  la 
troupe  s'acheminait  au  prochain  carrefour. 


Le  chien  qui  file,  d'après  le  Bon  genre,  n»  8b, 

Le  singe  voltigeur  du  boulevard,  qui  dansait  merveilleusement  sur 
la  corde,  les  taureaux  dressés  aux  combats  innocents,  l'ours  Martin, 
qui  montait  à  soixante  pieds  de  hauteur,  au  milieu  d'un  feu  d'arti- 
fice \  et  surtout  les  serins  hollandais  de  Dujon,  firent  concurremment 
fureur  à  Paris.  Sur  leur  théâtre  du  passage  Delorme,  qui  fut  trans- 
porté un  peu  plus  tard  au  Palais-Royal,  ceux-ci,  qui  formaient  une 
troupe  de  trente  sujets,  se  livraient  à  une  série  d'exercices  brillants, 
sans  s'effrayer  du  son  du  tambour  battu  violemment  à  leurs  oreilles , 
ni  des  éclats  et  des  lueurs  subites  d'un  feu  d'artifice  tiré  sous  leurs  yeux. 
Les  uns  exécutaient  la  voltige  sur  des  cordes,  se  suspendaient  par 
les  pattes  à  des  trapèzes  et  à  des  balançoires,  tournaient  rapidement 


'  Petite  Chronique  de  Paris,  1816,  p.  i2L 


ANIMAUX   SAVANTS  ET  CURIEUX 


413 


sur  eux-mêmes  comme  des  totons,  faisaient  l'exercice  et  le  saut 
périlleux;  les  autres  poussaient  des  brouettes,  tiraient  des  voitures, 
marchaient  avec  des  seaux  suspendus  à  leurs  tètes,  à  la  façon  des  por- 
teurs de  lait  hollandais;  ou  bien  encore  ils  se  tenaient  en  équilibre 
sur  les  ailes  et  sur  la  tète,  ils  s'accouplaient  deux  à  doux  pour  figurer 
un  aigle  double,  ils  demeuraient  tranquilles  et  immobiles  au  centre 
d'un  disque  de  feu.  Enfin,  pour  terminer  par  le  spectacle  classique 
des  oiseaux  et  des  chiens  savants,  une  bonne  partie  de  la  ti'oupe 
jouait  un  drame  renouvelé  du  Déserteur  de  Sedaine,  où  l'on  voyait  le 


Munito,  le  chien  savant,  d'après  le  Bon  genre,  n"  100. 


canari  qui  avait  abandonné  son  poste  jugé  par  le  conseil  de  guerre, 
condamné  à  périr  fusillé,  faisant  le  mort  à  exciter  la  plus  com[)lète 
illusion,  et  emporté  dans  un  tombereau  vers  sa  sépulture.  Aussi 
VErmite  de  la  chaussée  d'Antin  n'a-t-il  eu  garde  de  les  oublier 
parmi  les  curiosités  de  Paris  sous  le  premier  empire'. 

A  mesure  qu'on  se  rapproche  de  notre  époque,  bien  d'autres  noms 
viennent  grossir  la  liste  de  cette  académie  des  sciences  de  la  gent  ani- 
male, —  et  tout  d'abord,  sous  la  Restauration,  celui  de  Munito,  le  plus 
étonnant,  le  plus  surprenant,  le  plus  renversant  des  chiens,  qui  a 
vaincu  tous  ses  prédécesseurs  et  que  personne  n'a  vaincu.  Le  barbet 
Munito,  natif  des  environs  de  Milan,  était  un  calculateur  d'une  force 


'  Tome  1,  p.  31 ,  in-I2  —  Voir  aussi  les  Animaux  savants ,  par  M*»  B***,  née  de  V.  L.,  1816, 
in -8»  oblong,  et  le  livre  de  Kotzebue,  qui  les  admira  dès  1804  {Mes  Souvenirs  de  Paris, 
1805,  t.  I,  p.  198). 


414  LE  VIEUX  PARTS 

respectable  :  il  savait  ses  quatre  règles  mieux  que  la  plupart  des 
enfants  après  cinq  ou  six  années  d'école  primaire;  il  jouait  aux  domi- 
nos comme  Ponsard  ou  Jules  Janin,  et  triomphait  parfois  des  ama- 
teurs les  plus  redoutables;  enfm  il  entendait^  s'il  ne  parlait  pas, 
l'italien,  le  français  et  l'allemand. 

Dans  son  livre  sur  V Éducation  du  chien  (18G6),  M.  Ém.  de  Tarade, 
qui  prétend  qu'on  peut  cultiver  et  développer  les  facultés  intellectuelles 
de  cet  animal  comme  celles  d'un  enfant,  croit  déprécier  Munito  en 
révélant  sur  quoi  reposait  sa  prétendue  science.  «  Munito,  dit -il, 
était  placé  dans  un  cercle  formé  de  grands  cartons  sur  lesquels 
étaient  tracés  ou  des  lettres  ou  des  chiffres  peints  de  couleurs  diffé- 
rentes. Il  avait  l'ouïe  excessivement  fme  et  exercée  à  saisir  le  léger 
bruit  que  son  maître  produisait  avec  l'ongle  ou  un  cure- dent,  quoique 
la  main  qui  donnait  ce  signal  fût  cachée  dans  sa  poche.  Et  le  chien 
soi-disant  savant  se  promenait  dans  le  cercle,  ayant  l'air  de  réfléchir 
(voyez  l'hypocrisie!),  et  s'arrêtait  devant  le  carton  voulu  par  son 
maître.  »  L'auteur  s'applaudit  d'avoir,  à  force  de  patience  et  d'atten- 
tion, découvert  cette  jonglerie,  et  il  la  dévoile  comme  un  trait  de 
perversité  rare.  Cependant,  si  ce  n'était  pas  là  de  la  science,  c'était 
au  moins  une  extrême  habileté,  et,  même  avant  cette  explication  lumi- 
neuse, je  pense  qu'il  n'était  venu  à  l'esprit  de  personne  de  croire  que 
Munito  fût  réellement  un  mathématicien.  Cette  faculté  de  percevoir 
les  moindres  signes,  de  les  démêler  dans  toutes  leurs  complications 
et  d'y  obéir  aussitôt,  peut  être  poussée  très  loin  chez  les  chiens  par 
l'étude  et  l'exercice.  «  Au  moyen  d'une  espèce  de  formulaire,  dit 
Adrien  Léonard  dans  le  livre  f[u'il  publia  en  1842  {Essais  sur  l'édu- 
cation des  animaux) ,  je  suis  parvenu  à  tirer  de  mes  chiens  tout  ce 
que  je  veux,  et  à  leur  faire  exécuter,  au  simple  commandement,  les 
actes  les  plus  opposés.  Ainsi  je  puis  leur  dire  :  Allez  vous  coucher! 
puis  les  arrêtant  tout  à  coup  dans  leur  impulsion,  leur  commander 
de  venir  à  moi;  leur  dire:  Soyez  gais;  puis,  un  instant  après: 
Soyez  tristes;  mettre  un  morceau  de  pain  devant  Braque,  et  dire: 
Voilà  pour  Phylax  ;  un  autre  devant  Phylax,  et  dire  :  Voilà  pour 
Braque,  sans  que  l'un  prenne  le  morceau  destiné  à  l'autre;  bien 
plus,  les  laisser  un  temps  indéfini  devant  ces  deux  morceaux  de 
pain,  et  leur  dire  ensuite  :  Mangez  !  sans  que  l'un  ni  l'autre  se  trompe 
sur  le  morceau  qui  lui  était  destiné,  l)ien  que  ce  morceau  ne  soit  pas 
placé  devant  lui.  » 

A  côté  de  Munito,  nommons  les  abeilles  dociles,  qui  partagèrent 
avec  lui  l'honneur  d'attirer  la  foule  au  Cabinet  d'illusions  de  la  Cour 
des  l'ontaines,  cette  Cour  des  Miracles  où  l'on  montrait  aussi  le  ser- 


ANIMAUX   SAVANTS  KT  CUHIKL'X  415 

peut  indien,  dressé  à  obéir  ù  la  voix  de  son  maitre  et  à  laiie  tous  les 
mouvements  qu'il  lui  commandait;  et  le  cochon  savant,  un  des  rares 
animaux  de  son  espèce  qui  ait  consenti  à  se  laisser  instruire,  depuis 
ceux  que  les  bohémiens  disaient  danser,  au  xve  siècle,  dans  les 
rues  de  Paris,  vêtus  de  velours  et  de  satin,  et  qui,  un  jour,  comme 
le  raconte  Saint- Gelais,  et  comme  nous  l'a  montré  M.  Comte  dans 
l'un  de  ses  plus  spirituels  tableaux,  réjouirent  si  fort  Louis  XI  ma- 
lade. Le  cochon  savant  lisait  l'heure  à  une  montre  et  l'indiquait  sur 
un  cadran  de  papier,  en  appuyant  son  groin  à  l'endioit  voulu  ;  il  com- 
posait aussi  le  nom  d'une  personne  présente,  à  l'aide  de  caraclèivs 
mobiles  qu'il  alignait  dans  leur  ordre. 

On  connaît  le  mélodi'ame  du  Chien  de  Montargis,  qui  se  reprend 
parfois  encore  aujourd'hui  avec  succès.  Le  rôle  du  chien,  qui  est  le 
principal  de  la  pièce,  a  été  joué  par  une  suite  de  grands  artistes  sur 
la  scène  de  la  Gaieté.  Celui  qui  le  créa  (1814)  fut  un  caniche  nommé 
Vendredi,  qui  appartenait  à  l'un  des  administrateurs  du  théâtre;  et, 
parmi  ses  successeurs,  on  a  particulièrement  distingué  Catulle,  qui 
avait  été  dressé  par  un  artiste  du  même  théâtre,  et  (pii  touchait  cinq 
francs  de  feux  par  représentation  '. 

En  1842,  dans  une  pièce  intitulée  le  Chien  des  Pyrénées,  qui  avait 
pour  auteurs  MM.  de  Comberousse  et  F.  Lalanne,  le  Ciique  Olym- 
pique produisit  un  acteur  ([uadrupède  d'une  intelligence  phénomé- 
nale. C'était  un  chien-loup  croisé  de  griffon,  auquel  on  avait  doimé 
le  nom  d'Emile.  D'un  bout  à  l'autre  de  ce  long  mélodrame,  construit 
suivant  toutes  les  régies  de  l'art,  avec  incendie,  souterrain,  abîme, 
pont  jeté  sur  le  torrent,  traître,  niais,  enfant  au  berceau,  vierge  per- 
sécutée, Emile  jouait  le  rôle  le  plus  actif,  menait  l'intrigue  et,  même 
séparé  de  son  maitre  et  abandonné  à  lui-même,  se  lii'ait  à  mei-veille 
des  situations  les  plus  compliquées.  Il  servait  à  table,  portait  des 
lettres,  sauvait  un  enfant  d'un  incendie,  déjouait  les  projets  téné- 
breux du  traître  en  révélant  sa  conversation  à  l'aide  de  lelti'es  en  bois, 
déliait  les  cordes  de  son  maître  prisonnier  et  l'aidait  à  scier  les  bar- 
reaux de  son  cachot,  |)récipitait  le  méchant  dans  l'abîme  en  tirant 
la  clavette  qui  soutenait  le  pont,  se  jetait  à  l'eau  pour  saisir  dans  sa 
poche  le  portefeuille  qui  contenait  les  titres  de  la  jeune  fille  innocente, 
et  allait  chercher  la  police  pour  faire  empoigner  les  complices  du 
traître,  après  avoir  eu  soin  de  les  bloquer  dans  leur  tanière-. 

Nous  ne  t'oublierons  pas  non  plus,  Flora,  doux  souvenii-  de  notre 


^  Th.  Gautier,  Hist.  de  Pari  dramatique,  t.  II,  p.  229  et  suiv. 
*  liibliolfièque  de  l'École  des  Charles,  5»  série,  t.  V. 


416  LK  VIEUX  PARIS 

enfance!  Flora,  que  j'ai  eu  l'iionneur  de  connaître  personnellement, 
était  l'une  des  principales  actrices  du  théâtre  de  Séraphin.  Cette 
aimable  chienne  possédait  des  talents  très  estimables,  faisait  sa  par- 
tie de  cartes  ou  de  dominos,  dansait  à  ravir  et  sautait  à  travers  un 
cerceau  garni  de  pipes,  comme  les  clowns  du  Cirque.  Mais  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  rare  dans  le  mérite  de  Flora,  c'est  l'art  avec  lequel  elle 
savait  seconder  le  jeu  des  marionnettes  :  Arlequin  et  Polichinelle 
étaient  pour  elle  des  confrères  auxquels  elle  s'associait  avec  convic- 
tion ;  elle  leur  tendait  la  patte,  comme  une  actrice  intelligente  leur 
eût  donné  la  réplique.  Porter  un  biscuit  à  Flora,  caresser  Flora,  tirer 
familièrement  l'oreille  de  Flora,  c'était  l'ambition  de  tout  jeune  spec- 
tateur de  Séraphin  :  les  habitués  du  théâtre  étaient  seuls  admis  à  lui 
présenter  leurs  hommages  dans  la  coulisse,  comme  s'il  se  fût  agi 
d'une  illustre  diva. 

Munito,  Flora,  Emile  ont  eu  un  brillant  successeur,  en  1876,  dans 
la  personne  de  Minos,  qui  n'était  pas  un  caniche,  mais  une  sorte  de 
griifon  écossais,  et  qui  n'avait  pas  été  élevé  dans  un  but  d'exhibition 
lucrative,  mais  instruit  en  ami,  dans  le  sein  d'une  famille  heureuse 
et  aisée,  par  la  fille  de  la  maison.  Sans  la  mauvaise  fortune  qui  vint 
s'abattre  sur  l'intérieur  où  il  avait  grandi,  les  talents  de  Minos  ne 
fussent  jamais  sortis  de  l'intimité.  Même  alors,  ils  ne  s'en  détachèrent 
qu'avec  une  sorte  de  discrétion  et  de  pudeur.  Minos  fut  présenté  dans 
les  plus  illustres  salons  parisiens  ;  il  daigna  aussi  se  montrer  dans 
quelques  représentations  de  bienfaisance,  mais  il  se  respectait  trop 
pour  monter  sur  des  tréteaux  vulgaires  ou  pour  se  compromettre  au 
Cirque,  en  compagnie  de  clowns  et  d'acrobates.  L'art  de  Minos  con- 
sistait surtout  à  deviner  avec  une  subtilité  et  une  promptitude  extra- 
ordinaires ce  que  voulait  de  lui  sa  jeune  institutrice  ;  il  lisait  dans  ses 
yeux,  il  semblait  lire  dans  son  âme,  et  exécutait  toujours  sans  erreur 
ce  que  lui  commandait  un  geste  ou  un  regard  imperceptible. 

Nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  énumérer  tant  de  lapins 
battant  du  tambour,  tant  de  lièvres  surmontant  leur  timidité  natu- 
relle pour  tirer  des  coups  de  pistolet,  tant  de  phoques  baisant  leur 
maître,  saluant  les  visiteurs  de  la  voix  et  du  geste  et  faisant  distinc- 
tement entendre  la  première  syllabe  du  mot  papa,  tant  d'ours  dan- 
sant en  cadence  et  offrant  la  patte,  que  le  bon  la  Fontaine  en  eût  tiré 
la  matière  d'une  demi-douzaine  de  fables  nouvelles  contre  le  système 
de  Descartes  qui  fait  de  la  bote  une  machine  sans  àme  ! 

Toutefois,  puisque  j'ai  nommé  l'ours,  ma  conscience  d'historien 
m'oblige  à  dire  que,  de  tous  les  animaux  savants,  c'est  celui  dont 
il  faut  le  plus  se  défier.  Grâce  à  la  taille  peu  svelte  de  l'animal  et 


ANIMAUX   SAVANTS  ET  CUHIEUX 


41 


à  l'épaisseur  de  sa  toison,  il  est  si  lUcile  à  un  conipùie  de  se  glis- 
ser sous  sa  peau  !  Un  ours  savant  me  fait  toujours  penser  à  ces 
ours  de  bals  masqués  qui  dansent  la  scottish  et  donnent  la  patte 
aux  dames.  Un  jour,  raconte  M.  ïoussenel  dans  son  Esprit  des 
bêtes,  un  ours  qui  avait  fait  ses  études  à  l'école  mutuelle  d'O,  arion- 
dissement  de  Saint- Girons,  étant  en  train  de  se  livrer  à  ses  exer- 
cices  sur  la   place   de   la  Bastille,   reconnut  parmi   les   spectateurs 


La  danse  de  l'ours,  d'après  une  estampe  coloriée  (1808) 
conservée  au  musée  Carnavalet. 


M.  le  maire  de  son  pays  natal,  et  il  s'interrompit  aussit<)t  [loui-  lui 
offrir  ses  respects. 

Mais  le  montreur  d'ours,  —  un  des  souvenirs  de  notre  enfance,  — 
est  bien  déchu  aujourd'hui.  C'est  un  type  qui  disparait,  et  on  ne  le 
rencontre  plus  guère,  avec  l'animal  grognon  qu'il  mène  en  laisse  et 
le  tambourin  sur  lequel  il  lui  l)at  la  mesure,  que  dans  des  villages 
lointains,  où  il  a  affaire  à  des  curieux  moins  blasés  et  à  une  police 
plus  tolérante. 

La  troupe  des  singes  et  chiens  savants  de  Corvi,  qui,  depuis  trente 
ans  et  plus,  court  sans  relâche  toutes  les  fêtes  populaires  de  Paris 
ainsi  que  toutes  les  foires  des  environs  et  qui  a  réjoui  déjà  tant  de 
générations  de  bambins  avec  sa  table  d'hôte,  son  cuisinier,  son  cai)i- 

27 


7,18  hV:  VIEUX   PARIS 

taine  rébarbatif,  son  acrol)ale,  a  perpétué  jusqu'à  nous  les  pures  tra- 
ditions du  genre,  et  mériterait  d'être,  elle  aussi,  visitée  par  Cadet 
Buteux  et  chantée  par  Désaugiers. 

L'un  des  derniers  animaux  savants  qui  ait  acquis  une  véritable 
illustration  personnelle,  c'est  le  mulet  Rigolo,  exhibé  par  le  Cirque 
en  1865.  La  spéciahté  de  Rigolo  consistait  à  désarçonner  tout  cavalier 
qui  essayait  de  le  monter  et  à  lui  faire  mordre  la  poussière  en  un 
clin  d'œil.  Stimulée  par  la  prime  de  100  francs  que  l'administration 
promettait  à  quiconque  parviendrait  à  se  maintenir  pendant  cinq 
minutes  sur  la  croupe  du  terrible  mulet,  une  foule  d'amateurs  ten- 
taient chaque  jour  l'expérience,  et  redescendaient  plus  vite  qu'ils 
n'étaient  montés,  généralement  la  tête  la  première.  Rigolo,  d'ail- 
leurs, variait  ses  exercices  de  la  façon  la  plus  divertissante  pour  le 
public,  sinon  pour  le  patient.  Il  semblait  jongler  avec  ses  cavaliers, 
les  faisant  passer  déhcatement  tantôt  par- dessus  sa  tête  et  tantôt 
par- dessus  sa  queue,  ou  les  jetant  en  l'air  comme  s'il  eût  joué  à 
pile  ou  face,  et  tombant  brusquement  en  arrêt  après  une  course 
effrénée.  Cej^endant  VImmontable,  comme  l'appelaient  les  affiches  du 
Cirque,  fut  traîtreusement  dompté  un  soir  par  un  cavalier  artifi- 
cieux qui,  à  peine  installé  sur  son  dos,  s'y  coucha  à  plat  ventre,  en 
lui  bouchant  les  yeux  avec  ses  deux  mains.  En  vain  l'administration 
protesta  contre  ce  procédé  indélicat  :  le  public,  enthousiasmé,  exigea 
que  les  100  francs  fussent  remis  séance  tenante  au  dompteur,  et  cà 
partir  de  ce  soir -là  Rigolo,  qui  avait  perdu  son  prestige,  se  retira 
sous  sa  tente. 

Voilà  les  animaux  savants  tels  qu'il  les  faut  au  scepticisme  actuel. 
Ilélas  !  nous  sommes  blasés  par  la  civilisation  ;  l'habitude  des  mer- 
veihes  a  tari  l'enthousiasme,  et  tous  ces  phénomènes  sont  bien  déchus 
du  rang  où  les  avait  placés  la  naïve  admiration  de  nos  pères!  \\  n'est 
pas  un  directeur  de  théâtre  de  mélodrame  qui  ne  mette  au  besoin 
deux  ou  trois  prodiges  pareils  dans  ses  pièces  à  grand  spectacle.  Nos 
pères  ont  parlé  longtemps  non  seulement  du  caniche  qui  jouait  dans 
le  Chien  de  Montargis,  mais  des  moutons  du  Petit  Homme  rouge, 
à  la  Gaieté.  l\  suffisait  même  encore  à  M.  Mourier,  pour  raviver  jus- 
qu'à des  proportions  inouïes  l'intérêt  épuisé  de  Geneviève  de  Brabant, 
de  substituer  à  la  biche  mécanique  des  premières  représentations  une 
véritable  biche,  bien  vivante  et  parfaitement  dressée,  qu'il  tenait  en 
réserve  pour  ce  coup  de  théâtre.  Mais  de  nos  jours,  qui  a  songé  à 
s'émerveiher  du  chien  des  Cosaques,  des  Mohicans,  de  Mauprat,  de 
la  chèvre  du  Pardon  de  Ploërmel  et  de  la  troupe  de  dromadaires  des 
Massacres  de  Syrie,  quoique  la  badauderie  naturelle  aux  Parisiens  les 


ANIMAUX  SAVANTS  ET  CUIUELX  ',10 

ait  naturellement  poussés  à  aller  voir  ces  merveilles?  J.es  vieux  et 
candides  artifices  qui  consistaient  à  fabriquer  les  bètes  avec  des  com- 
parses, groupés  sous  une  peau,  ont  disparu  du  théâtre:  si  l'on  a 
besoin  d'un  éléphant,  on  prend  un  éléphant;  et  si  l'on  veut  un  cha- 
meau, on  fait  venir  d'Orient  un  chameau,  à  qui  le  régisseur  apprend 
son  rôle  :  ce  n'est  pas  plus  difficile  que  pour  un  comparse. 

Mais,  entre  tant  de  bêtes  savantes  de  tous  les  rangs,  depuis  les 
plus  humbles  jusqu'aux  plus  aristocratiques,  depuis  les  plus  dociles 
jusqu'aux  plus  rétives,  lorsqu'on  est  parvenu  à  dresser  des  abeilles  et 
des  porcs,  il  est  remarquable  que  le  chat  fasse,  pour  ainsi  dire,  com- 
plètement défaut.  Il  est  bien  question  dans  le  Journal  de  l'Estoile  ' 
d'un  homme  qui  voulut  présenter  à  Henri  IV  un  chat  «  duit  à  mille 
souplesses  »  ;  mais  comme  on  eut  opinion,  ajoute  le  chroniqueui-,  qu'il 
y  avait  là  un  sort  pour  faire  du  mal  à  Sa  Majesté,  M.  le  charlatan  et 
son  bateleur  de  chat  disparurent  si  bien  qu'on  n'en  entendit  plus  ])ai- 
1er.  La  question  resta  donc  indécise  comme  devant. 

La  princesse  Palatine  fait  mention  également  d'un  chat  savant, 
dans  un  passage  de  sa  Correspondance  qui  est  intéressant  ])our  notre 
objet  ;  mais  on  remarquera  le  rôle  elTacé  que  joue  ce  félin  relativement 
à  ses  compagnons  : 

«  Après  dîner,  mon  petit- fils,  le  duc  de  (Ihai'tres,  est  venu  me 
voir.  Je  lui  ai  donné  un  spectacle  approprié  à  son  âge  :  (•'(Hait  un 
char  de  triomphe  que  traînait  un  gros  chat,  et  où  était  ])lac('e  une 
petite  chienne  nommée  Adrienne;  un  pigeon  sert  de  coclier,  deux 
autres  font  les  pages,  et  un  chien  sert  de  laquais  et  est  assis  dei- 
rière.  Il  s'appelle  Picard,  et  quand  la  dame  descend  de  voitui-e.  Picard 
abat  le  marchepied.  Le  chat  se  nomme  Castille.  Picard  se  laisse  aussi 
seller,  on  lui  met  une  poupée  sur  le  dus,  et  il  fait  tout  ce  (pi'on  fait 
faire  aux  chevaux  de  manège.  » 

Ce  n'est  pas  que  le  chat  manque  d'intelligence,  mais  il  manque  de 
servilité.  La  souplesse  qu'il  a  dans  l'esprit  et  dans  le  corps,  il  ne  l'a  pas 
dans  le  caractère.  Il  est  rebelle  à  s'instruii-e  pour  le  compte  d'autrui 
et  à  plier  sous  la  liaguette  du  maître,  sauf  «piand  il  y  trouve  son  pro- 
fit. Le  sentiment  de  l'art  a  pu  seul,  si  l'on  en  croit  un  récit  qui,  je 
l'avoue  à  ma  honte,  me  laisse  quelques  doutes,  triompher  de  cette 
noble  indocilité  du  chat  : 

<r  La  foire  de  Gravesend,  dit  le  docteur  Franklin  dans  sa  Vie  des 
animaux,  vit  jadis  un  spectacle  d'un  nouveau  genre,  annoncé  sous 
le  titre  :  Concert  de  miaulements.  Au  centre  du  théâtre  était  un  singe 

»  Colleclion  Micliaud,  I.  XV,  p.  261. 


420  LE  VIEUX   PARIS 

qui  battait  la  mesure  ;  devant  lui  se  tenaient  des  chats  avec  des  cahiers 
de  musique  ouverts  sur  leurs  pupitres.  Au  signal  donné  par  le  singe, 
les  artistes  élevèrent  la  voix  et  la  dirigèrent  sur  un  mode  tour  à  tour 
triste  ou  gai ,  qui  annonçait  un  sentiment  quelconque  de  la  musique.  » 
On  me  permettra  de  n'ajouter  qu'une  foi  modérée  à  ce  prodige.  Je 
croirais  plus  volontiers  au  concert  miaiilique  que  donna,  sous  le 
Directoire,  le  directeur  du  bal  de  la  Veillée,  devenu  depuis  le  Prado  : 
«  Il  y  avait  là,  dit  G.  Duval,  qui  y  assistait,  une  vingtaine  de  chats, 
dont  on  n'apercevait  que  les  têtes,  disposées  sur  les  touches  d'un  clave- 
cin. Ces  touches  étaient  des  lames  pointues,  dont  chacune  allait  frapper 
la  queue  d'un  chat  qui  poussait  un  cri.  Chaque  cri  répondant  à  une 
note  de  musique,  cela  produisait  un  charivari  admirable  ^  »  A  la 
bonne  heure!  Voilà  qui  est  au  moins  aussi  pittoresque,  et  surtout 
beaucoup  plus  vraisemblable. 

On  voit  que  le  chapitre  des  chats  savants  est  à  la  fois  très  court  et 
très  obscur.  11  serait  plus  simple  de  dire  qu'il  n'existe  pas.  Non,  non, 
le  chat  n'est  point  un  sot  animal  :  il  a  plus  d'esprit  à  lui  seul,  dans 
son  heureuse  ignorance  et  sa  paresse  obstinée,  que  tous  les  ânes,  les 
chiens  et  les  chevaux  savants,  triomphateurs  de  la  place  publique, 
brillants  et  tristes  esclaves  du  saltimbanque  qui  les  exploite,  —  pauvres 
hôtes  si  bien  instruites,  mais  si  souvent  battues;  si  savantes,  mais  si 
maigres!  Homme  ou  bète,  il  en  coûte  pour  apprendre,  et  l'on  arrive 
à  la  gloire  par  de  rudes  chemins. 

'  Souvenirs  de  Thermidor,  t.  Il,  p.  71. 


CHAPITRE  XIÏ 


LES  CHEVAUX  OU  CIRQUE  -  LES  COURSES  ÉQUESTRES  ET  PEDESTRES 


f 


Que  ne  pourrait-on  pas  dire  aussi  des  chevaux  savants!  11  n'est 
point  de  tour  de  souplesse  ou  d'adresse  auquel  on  ne  soit  parvenu  à 
dresser  «  la  plus  noble  eonquête  (jue  l'homme  ait  jamais  faite  »  parmi 
les  animaux.  Mais  le  cheval  se  souvient  toujouis  ([u'il  a  été  chanté  sur  le 
mode  lyrique  par  BulTon  et,  bien  longtemps  avant  lui,  par  le  Livre 
de  Job;  il  n'a  de  goût  et  d'aptitude  que  pour  les  plus  hauts  exerci(;es 
du  corps  ou  de  l'esprit,  et  non  poui*  les  jongleries  vulgaires  des  sal- 
timbanques. On  l'instruit  à  danser  en  cadence  sur  ses  pieds  de  dei- 
rière,  à  franchir  de  triples  barrièies,  à  traverseï'  des  obstacles  nniltijiliés 
à  plaisir,  «à  s'identifier  au  corps  de  son  cavalier,  à  le  ramasser  avec 
les  dents  et  à  le  replacer  sur  son  dos  ;  je  doute  qu'on  l'instruise 
jamais  d'une  façon  satisfaisante  à  trouver  la  personne  la  plus  bavarde 
de  la  société  et  le  mari  le  plus  jaloux,  exploits  qui,  de  temps  imnié'- 
morial,  ont  été  réservés  à  l'.àne,  sa  caricature. 

C'est  surtout  depuis  Franconi,  ou  plutôt  depuis  l'Anglais  Astley, 
qui  florissait  quelques  années  avant  la  révolution,  qu'on  a  entrepris 
l'éducation  du  cheval  d'une  manière  méthodique  et  suivie,  en  vue  des 
spectacles  publics.  Néanmoins,  comme  toutes  choses  ici-bas,  les  Fran- 
coni et  les  Astley  avaient  eu  des  précurseurs. 

Pour  ne  pas  sortir  de  France,  les  chevaux  étaient  dressés  à  faire 
des  sauts,  des  cabrioles  et  des  courbettes  en  cadence  dans  les  car- 
rousels de  Louis  XIII  et  de  Louis  XIV.  Le  fameux  écuyer  Ant.  de 
Pluvinel,  moit  en  1620,  fut  l'un  de  ceux  qui  obtinrent  en  ce  genre 
les  résultats  les  plus  étonnants. 

L'Estoile  parle  aussi  d'un  ballet  dansé  par  des  chevaux  d'Espagne, 
le  19  octobre  1581  :  cr  Ils  se  tournoient  et  se  retournoient,  dit -il,  au 


422  LE  VIEUX  PARIS 

son  et  cadence  des  trompettes,  hautbois  et  clairons,  y  ayant  été  dres- 
sés cinq  ou  six  mois  auparavant.  »  Et  l'année  suivante  ^  :  «  En  ce 
mois  d'aoust  vint  à  Paris  un  Italien  de  Bologne,  qui  se  disoit  avoir 
esté  esclave  des  Turcs  par  l'espace  de  huit  ans,  et  y  avoit  appris  plu- 
sieurs gentillesses  et  dextéritez  rares  et  remarquables.  Il  se  lit  voir 
premièrement  au  roy,  après  à  la  cour  estant  à  Fontainebleau,  puis 
vint  à  Paris,  où  s'estant  fait  voir  en  quelques  endroits  particuliers,  et 
sentant  qu'on  prenoit  goust  à  son  bastelage,  il  ouvrit  boutique  en 
une  carrière  au  long  des  murs  de  la  ville,  tirant  de  la  porte  de  Bussy 
à  la  porte  de  Nesle,  et  y  ayant  fait  dresser  une  forme  de  hce  avec 
des  peaux  et  des  cordes,  y  receut  tout  venans  à  cinq  sols  pour  teste. 
Ce  qu'il  S(;avoit  faire  estoit  que,  sur  un  cheval  courant  à  toute  car- 
rière, il  demeuroit  debout  sur  les  deux  pieds,  tenant  une  zagaye  en 
la  main,  qu'il  dardoit  assez  dextrement  au  bout  de  la  carrière,  et  se 
renfourchoit  en  selle  ;  en  mesme  état  et  forme  il  tenoit  une  masse 
d'armes  en  main,  qu'il  mettoit  en  l'air  et  reprenoit  en  main  par  plu- 
sieurs fois  durant  la  carrière;  en  une  autre  carrière,  ainsi  debout  sur 
la  selle,  le  cheval  courant,  il  contournoit  ladite  zagaye  qu'il  tenoit  en 
main,  autour  de  sa  teste  et  de  ses  espaules,  fort  agilement  et  subti- 
lement; en  une  autre  carrière,  assis  en  selle,  le  cheval  tousjours 
courant  sans  arrest,  mettoit  un  de  ses  pieds  à  terre  et  ressautoit  en 
selle,  cinq  ou  six  fois  durant  la  carrière^;  en  une  autre  carrière, 
debout  sur  la  selle,  d'une  lance  qu'il  tenoit  sous  le  bras  comme  en 
arrest,  il  emportoit  un  gand  perdu  au  miUeu  de  la  carrière...,  et  pour 
derniei"  mets  de  son  service,  le  cheval  ainsi  courant  à  toute  carrière, 
il  se  tenoit  des  mains  à  l'arçon  de  devant,  et  ayant  la  teste  bas  et  les 
pieds  en  haut,  fournissoit  en  ce  point  la  carrière,  au  bout  de  laquelle 
il  se  renfourchoit  en  la  selle  fort  dextrement...  L'homme  et  le  cheval 
se  connoissant  de  longue  main,  et  rompus,  faisoient  paroistre  les 
merveilles  plus  grandes  qu'elles  n'estoient.  Il  gaigna  pour  quelques 
mois  beaucoup  d'argent,  puis  se  retira  quand  il  sentit  qu'on  commen- 
çoit  à  se  lasser  de  luy.  y> 

A  coup  sûr,  nos  écuyers  font  beaucoup  mieux  aujourd'hui,  et  sans 
avoir  besoin  d'aller  s'instruire  chez  les  Turcs.  Mais  voici  qui  est  plus 
fort.  En  1601,  on  exhibait  à  Paris  un  cheval  nommé  Monaco,  qui 
sautait,  gambadait,  se  mettait  debout,  éternuait,  riait  en  montrant 
les  dents,  rapportait  comme  un  caniche,  marquait  les  points  d'une 
carte  en  frappant  du  pied  droit  si  ehe  était  noire,  du  gauche  si  elle 

'  Journal  du  règne  de  Henri  III ,  année  1582. 

2  Nous  apprenons  par  Sauvai  (t.  11,  p-S'iSiqu'un  Maure,  palefrenier  du  roi,  l'aisaitaussi 
à  la  même  époque  une  partie  de  ces  tours  d'adresse. 


CIRQUES  ET  COURSES  /i23 

était  rouge,  prenait  toutes  les  allures,  exécutait  toutes  les  courbettes, 
tous  les  bonds  et  toutes  les  parades  qu'on  fait  exécuter  à  un  cheval 
de  manège,  sur  la  seule  parole  de  son  maître  et  suivant  le  genre  de 
cavalier  qu'il  lui  indiquait,  prenait  des  attitudes  désolées  lorsqu'on  le 
grondait,  faisait  le  mort,  se  laissait  fouler  aux  pieds,  et,  lorsqu'un 
spectateur  avait  demandé  et  oljtenu  sa  grâce,  se  relevait  et  allait 
remercier  son  protecteur  en  le  caressant.  Bref,  ses  tours  étaient  si 
surprenants  que  son  maître,  soupçonné  de  sorcellerie  et  enfermé, 
eut  grand'peine  à  démontrer  son  innocence. 

Au  commencement  du  xviP  siècle,  il  y  avait  à  Paris  deux  frères  de 
la  basse  Navarre,  associés  à  un  Flamand  et  à  un  Allemand,  qui  avaient 
trouvé  le  moyen  d'accommoder  un  cheval  de  façon  qu'il  put  aller  au 
bout  du  monde  plus  vite  que  tous  les  chevaux  de  poste  se  relayant 
les  uns  les  autres,  sans  s'arrêter  et  sans  souffler.  L'un  d'eux  expéri- 
menta sa  découverte  en  1604,  en  partant  de  Milan  pour  Paris,  avec 
des  gentilshommes  qui  couraient  en  poste,  tandis  qu'il  n'était  monté 
que  sur  un  bidet  de  piètre  apparence;  cependant  il  arrivait  toujours 
le  premier  à  chaque  station,  où  il  les  attendait,  et  il  les  précéda  d'une 
heure  à  Paris,  sans  avoir  changé  de  monture. 

Ces  hommes  atteignaient  à  un  semljlable  résultat  par  un  certain 
régime  qui,  suivant  la  naïve  explication  du  chroniqueur,  dératait 
leurs  chevaux  tellement  qu'ils  ne  pouvaient  devenir  poussifs,  «  ne  se 
lasser  d'aller,  »  et  par  une  certaine  drogue  ({ui  les  entretenait  en 
haleine'.  Mais  de  cette  drogue  et  de  ce  régime  merveilleux  nous  ne 
savons  rien  autre  chose,  et  on  n'en  a  pas  retrouvé  le  secret. 

Les  Académies ,  sous  Louis  XIV,  poussaient  très  loin  l'éducation 
du  cheval  et  du  cavaher.  On  les  dressait  l'un  et  l'autre  à  exécuter, 
dans  les  ballets  équestres,  les  ligures  les  plus  difliciles  et  les  i)lus 
variées  sur  quatre  airs  différents,  et  l'on  vit  un  jour  un  seigneur 
faire  à  cheval  le  tour  de  l'Orangerie  de  Versailles  en  se  maintenant 
sur  le  rebord  de  la  balustrade.  Tout  gentilhomme  devait  savoir  figurer 
dans  les  carrousels,  et  y  faire  exécuter  à  son  cheval  les  manœuvres 
réglées  par  le  metteur  en  scène. 

Mais  Astley  fut,  comme  je  l'ai  dit,  le  véritable  précurseur  de  Fran- 
coni  et  le  fondateur  des  spectacles  équestres.  Le  père  et  le  fils  étaient 
venus  s'étabUr  à  Paris,  d'abord  en  1774,  rue  des  Vieilles -Tuileries-, 

>  Palma-Cayet,  Chronolog.  septénaire,  collect.  Michaud,  t.  Xll,  p.  284. 

»  C'est  à  partir  de  cette  date  qu'on  voit  les  cirques  se  multiplier  peu  à  peu  à  Paris.  Astley 
paraît  avoir  donné  l'impulsion.  Citons  seulement  Hyam,  le  héros  anglais,  qui  exécutait  ses 
exercices  sur  le  boulevard  du  Temple  en  1775;  Balp,  dont  les  représentations  équestres 
obtenaient  grand  succès  en  1779,  sur  le  même  boulevard;  et  Béates,  écuyer  anglais,  dont 
le  manège  s'ouvrait  aux  Champs-Elysées,  également  sous  le  règne  de  Louis  XVI. 


424 


LE  VIEUX  TARIS 


puis  rue  du  Faubourg -du -Temple,  vers  1782.  Ils  ne  s'entendaient 
pas  seulement  à  élever  des  chevaux,  et  nous  devons  tout  d'abord 
ouvrir  une  parenthèse  en  faveur  de  leur  singe,  le  général  Jacquot, 
qui  excitait  l'admiration  universelle  par  son  esprit  et  ses  tours.  Dans 


Escrime  à  pied.  (Bibliothèque  nationale,  l'r.  1236,  f»  93). 

le  spectacle  des  sieurs  Astley,  rien  n'était  plus  surprenant  que  les 
entrées  des  chevaux,  le  menuet  à  deux  chevaux,  le  combat  du  cheval 
et  du  garçon  tailleur',  etc.,  et  Astley  fils  exécutait  particulièrement, 


Escrime  à  cheval.  (Bibliothèque  nationale,  fr.  1236,  f"  9o), 

sur  des  animaux  lancés  au  galop,  le  menuet  de   Devonshire  avec 
une  grâce,  une  souplesse  et  un  aplomb  qu'admirait  Vestris,  le  diou 


1  Thiéry,  le  Voyageur  à  Paris,  1700,  t.  H,  p.  219. 


CIRQUES  KT  COURSK? 


42rî 


de  la  danse.  Lui  et  son  père  avaient  la  perfection  de  forme  des  athlètes 
antiques  ^ 

Le  nom  de  Franconi  est  resté  classique  dans  l'espèce,  fl'est  une 
famille  de  centaures.  Père,  tils,  cousins,  ont  rivalisé  dans  l'art  olym- 
pique, et  les  femmes  elles-mêmes  s'y  sont  distinguées,  car  M"^  Fran- 
coni dansait  avec  grâce  sur  des  chevaux  au  galop.  Les  Fi-anconi,  sans 
oublier  les  Trancher,  ont  donné  au  cheval  l'obéissance  d'un  esclave.  Fn 


Une  s-éance  de  Franconi,  d'après  une  e.-tampo  runservéo  au  mui^ée^C.arnavaliM. 


perfectionnant  les  principes  d'éducation  des  la  Guéiinièie,  des  Piuvi- 
nière,  des  Benoît  Guerre,  des  Astley;  en  dressant  l'animal  par  la  pri- 
vation du  sommeil  et  de  la  nourriture,  les  châtiments  de  l'éperon,  du 
caveçon,  des  mors  turcs,  des  triples  brides,  les  récompenses  des  frian- 
dises, et  cent  autres  moyens  pareils,  ils  lui  ont  fait  faire  des  choses 
dont  bien  des  hommes  seraient  incapables,  jouer  des  pantomimes  et 
prendre  part  à  des  tragédies.  Mais  je  neveux  pas  entrer  dans  l'e.xposé 
théorique  de  cet  art  spécial,  .le  n'ai  point  à  éciire  un  traité,  je  me 
borne  à  ramasser  les  notes  d'une  histoire. 

Le  chef  de  la  dynastie  fut  Antonio  Franconi,  né  à  Udine  en  1737, 
qui  parcourut  d'abord  la  France  en  montrant  des  oiseaux  savants. 


'  Mémoires  secrets ,  I.  XXI ,  p.  24  et  b9. 


426  LE  VIEUX  PARIS 

essaya  vainement  d'établir  à  Rouen  les  courses  de  taureaux,  résida 
plusieurs  années  à  Lyon,  et,  en  1783,  s'associa  une  première  fois 
avec  Astley.  Mais,  comme  ses  oiseaux  savants  semblaient  peu  goû- 
tés des  Parisiens,  il  retourna  en  province,  où  il  commença  à  s'exer- 
cer dans  la  carrière  qui  devait  faire  l'illustration  de  la  famille.  Le 
J2  avril  1791,  Franconi,  «  citoyen  de  Lyon,  »  revenait  débuter  comme 
écuyer  dans  le  manège  d'Astley;  malgré  le  succès  de  ce  début,  il 
retourna  encore  presque  aussitôt  à  Lyon,  où  son  cirque  des  Brot- 
teaux  devait  être  détruit  de  fond  en  comble  à  la  suite  du  siège,  en  1793. 
Le  21  mars  de  la  même  année,  il  ouvrit  enfm,  dans  l'ancien  amphi- 
théâtre d'Astley,  dont  il  était  devenu  le  propriétaire,  le  cirque  de 
Franconi.  Il  parut  plus  d'une  fois  sur  des  scènes  proprement  dites.  A 
l'ouverture  du  Théâtre  national  de  la  rue  de  la  Loi,  le  15  août  1793, 
les  chevaux  de  Franconi  furent  à  peu  près  les  seuls  acteurs  qui 
obtinssent  quelque  succès,  par  la  manière  brillante  dont  ils  figurèrent 
dans  le  ballet  de  la  Constitution  à  Constantinople. 

Franconi  traversa  tant  bien  que  mal  la  période  révolutionnaire, 
joignant  à  ses  représentations  équestres  quelques  rares  intermèdes  à 
deux  personnages.  Puis,  voulant  développer  cette  partie  de  son  spec- 
tacle, il  fit  bâtir  dans  l'ancien  enclos  des  Capucines  un  autre  manège, 
à  l'extrémité  duquel  s'élevait  une  scène  assez  vaste,  où  l'on  jouait 
des  pantomimes.  Le  percement  de  la  rue  Napoléon  (depuis  rue  de 
la  Paix)  força  Franconi,  ou  plutôt  ses  fils,  à  qui  il  avait  cédé  son 
exploitation  en  1805,  d'émigrer,  et  le  28  décembre  1807  s'ouvrit  le 
Cirque  Olympique,  sur  l'emplacement  où  s'éleva  plus  tard  la  salle 
Valcntino.  Tout  Paris  passa  par  cette  salle  pour  y  admirer  les  scènes 
é(|uestres  et  les  pantomimes  exécutées  avec  une  rare  perfection  par 
Laurent  et  Henri  Franconi,  aidés  de  leurs  femmes.  Les  Forces  d'Her- 
cule et  les  Centaures  ou  l'Éducation  d'Achille  obtinrent  le  succès  le 
plus  prodigieux.  Laurent  Franconi  excellait  particulièrement  dans 
l'éducation  des  chevaux  :  il  en  produisit  vingt- deux. 

En  1817,  nous  retrouvons  au  faubourg  du  Temple  le  cirque  Fran- 
coni, délogé  du  quartier  Mont-Thabor  par  l'installation  imminente  du 
Trésor.  11  y  resta  jusqu'en  182G,  toujours  en  possession  de  la  faveur 
publique.  Détruit  par  un  violent  incendie,  il  fut  rebâti  rapidement  sur 
le  boulevard  du  Temple,  grâce  à  un  concours  sympathique,  qui  se 
manifesta  par  des  représentations  au  bénéfice  des  deux  frères ,  par  des 
souscriptions,  par  la  prolongation  de  leur  privilège.  La  nouvelle  salle 
fut  construite  dans  des  conditions  d'aménagement  qui  permettaient  le 
déploiement  d'une  troupe  immense,  composée  de  cinq  à  six  cents 
personnes,    fantassins,    artilleurs,    cavaliers,   et  la  figuration  d'une 


CIRQUES  ET  COURSES  ',27 

baluille.  C'est  de  cette  époque  (jue  date  le  mimodrame  militaire, 
dont  le  tableau  final  mettait  invariablement  en  scène  une  mêlée  avec 
coups  de  canon,  charges  de  cavalerie,  feux  de  Bengale  et  apothéose 
patriotique. 

Quelques   mois  après   l'ouverture   de   la   nouvelle   salle,    Adolphe 
Franconi  succédait  à  son  père  et  à  son  oncle.  11  s'associa  Vilain  de 
Saint- Ililaire  et  Ferdinand  Laloue,  tlont  le  nom  est  resté  particuliè- 
rement attaché  aux  pièces  militaires  de  l'ancien  Cirque  jOlympicjue. 
Enfui,  en  1835,  le  Cirque  échappa  aux  mains  de  la  famille  Franconi 
pour  passer  à  celles  de  M.  Dejean,  qui,  quelques  années  après,  fmit 
par  renoncer  au  théâtre  du  Ijoulevard  du  Temple  pour  se  consacrei- 
tout  entier  aux  représentations  équestres,  renforcées  par  tous  les  exer- 
cices gymnastiques,  tous  les  spectacles  de  pliénomènes  et  dé  curiosités 
qu'il  y  put  joindre,  d'abord  dans  le  seul  Cirque  construit  en  18i-4 
par  M.  liittorf  aux  Champs-Elysées,  auquel  il  adjoignit,  au  commen- 
cement de  l'empire,  le  cirque  d'Hiver  ou  cinpie  Napoléon.  Ce  que 
M.  Dejean,  pendant  sa  longue  carrière,  a  produit  dans  ses  deux  éta- 
blissements de  chevaux  di'essés,  d'écuyers  et  d'écuyères,  depuis  les 
Paul  et  les  Bastion  jusqu'aux  Loisset,  aux  Loyal,  aux  Lalanne,  aux 
Paul  Cuzent,  sans  oublier  la  fameuse  Coralie  et  l'illusli-e  M^c  Lejars, 
—  surtout  quand  il  eut  été  stimulé,  en  1845,  par  la  création  de  l'Hip- 
podrome,  spécialement  destiné   aux  courses  en   char,  aux  parades 
militaires  et  au  déploiement  de  grands  spectacles  équestres,  —  deman- 
derait une  énumération  homérique'.  Faut-ii  rai)peler  le  cheval  Gas- 
tronome,  s'asseyant  à  table  et  dégustant  les  vins  et  les  mets,  avec 
les  airs  de  tète  d'un  disciple  émérite  de  Ih'illat-Savariii  ;  le  Réjcutei 
le  Glorieux,  dressés  à  îles  prodiges  d'obéissance  et  d'habileli',  et  tons 
ces  chevaux  savants,  dansant  en  cadence,  faisant  les  morts,  ramas- 
sant un  fouet,  un  mouchoir,  ou  même  leur  cavalier  couché  ])ar  teri'c, 
et  que  n'ont  pu  dépasser  aucun  de  leurs  rares  rivaux,   pas   même 
le  cheval  extraordinaire  de  Cottras,  gloire  du  Pont-aux- Choux  sous 
la  Restauration.  Tout  récemment  le   Cirque  est  revenu  aux  mains 
d'un  héritier  de  la  grande  famille  des  Franconi,  dont  le  nom  toujours 
populaire  reste  indissolublement  attaché  aux  spectacles  éciuestres  *. 


'  Rappelons  au  moins  en  passant  le  souvenir  d'une  écuyère  qui  ne  parut,  Je  crois,  ni  au 
Cirque,  ni  à  l'Hippodrome,  mais  à  la  Gaieté,  dans  les  Pirates  de  la  Savane,  où  elle  jouait 
un  rôle  de  Mazeppa  femelle,  qui  fit  courir  tout  Paris  en  1867  :  la  belle  miss  Ada  Monken  , 
morte  l'année  suivante  à  la  fleur  de  l'âge,  —  créature  aussi  richement  douée  de  tous  les  dons 
de  l'esprit  que  du  corps,  —  car  elle  traduisait  VJliade  à  treize  ans,  elle  jouait  la  tragédie, 
elle  avait  été  brillante  journaliste,  elle  savait  à  fond  sept  ou  huit  langues,  —  mais  plus  ex- 
centrique, aventureuse  et  désordonnée  que  Lola -Montés  elle-même. 

*  Le  Cir(jite  Franconi,  in-8»,  1875, 


428  LE  VIEUX  PARIS 


II 


L'histoire  des  courses  se  rattache  étroitement  à  celle  que  nous 
venons  d'esquisser.  Dans  sa  nouvelle  d'Arabian  Godolphin ,  Eugène 
Sue  a  j-etracé  l'histoire  des  huit  chevaux  barbes  envoyés  en  1731  par 
le  bey  de  Tunis  au  roi  de  iM'ance,  à  la  suite  d'un  traité  de  com- 
merce, et  spécialement  de  celui  qui,  sous  le  nom  que  nous  venons 
de  transcrire,  devint  la  souche  de  la  race  illustre  des  chevaux  pur- 
sang  qui  triomphent  aujourd'hui  sur  toutes  les  arènes  de  l'Europe, 
et  enseigna  aux  sportsnien  anglais  le  secret  de  ces  croisements  dont 
ils  ont  si  bien  su  tirer  parti.  Ces  chevaux,  à  l'allure  brusque  et 
impétueuse,  aux  jambes  sèches,  à  la  physionomie  sauvage,  au  poil 
rare,  aux  formes  anguleuses  et  décharnées,  encore  amaigris  par  les 
fatigues  de  la  route,  furent  d'abord  reçus  dans  les  écuries  royales 
avec  la  plus  grande  insouciance  et  traités  ensuite  avec  un  extrême 
dédain.  On  affectionnait  alors,  pour  la  guerre  et  pour  la  chasse, 
des  chevaux  d'espèce  anglaise,  ordinairement  élevés  dans  le  comté 
de  Suffolk,  ramassés,  très  près  de  terre,  appelés  en  F>ance  cour- 
tauds, ou  les  mecklembourgeois  massifs  que  vous  pouvez  voir  dans  les 
tableaux  de  Van  der  Meulen.  De  là  le  mépris  qui  accueilHt  les  huit 
chevaux  barbes  du  bey  de  Tunis.  Mal  soignés,  mal  traités  par  les  pale- 
freniers, l'énergie  de  leur  sang  arabe  se  révolta  contre  la  souffrance. 
On  les  trouva  bientôt  vicieux,  indomptables,  et  peu  à  peu  on  s'en  défit 
à  vil  prix. 

Un  jour,  un  quaker  anglais,  M.  Coke,  vit  un  charretier  rouer  de 
coups  un  cheval  attelé  à  une  lourde  voiture,  et  qui  s'était  abattu, 
épuisé.  L'Anglais,  d'un  regard  rapide,  reconnut  dans  la  pauvre  bête 
le  type  du  pur  arabe.  Séance  tenante,  il  conclut  marclié  avec  le  char- 
retier et  emmena  le  cheval ,  faisant  en  même  temps  une  bonne  action 
et  une  bonne  affaire. 

Ce  cheval  de  charrette  n'était  autre  que  le  dernier  survivant  des 
huit  chevaux  barbes  du  bey  de  Tunis.  Coke  lui  lit  franchir  la  Manche, 
et  il  entra  dans  l'écurie  de  lord  Godolphin,  où  il  donna  le  jour  à  un 
poulain  grêle  et  sauvage  auquel  les  employés  du  haras  ne  liront  d'a- 
bord guère  attention  eux-mêmes.  Mais  lorsque  le  poulain,  signalé 
par  le  bruit  de  ses  exploits  précoces,  eut  été  envoyé  sur  le  champ 
de  courses,  où  il  triompha,  comme  en  se  jouant,  des  plus  redou- 


ClHgUKS  ET  COURSES  4-2U 

tables  rivaux,  le  barbe  qui  l'avait  engendré  fut  enfin  estimé  à  toute 
sa  valeur.  Le  noble  lord  voulut  lui  servir  de  parrain,  et  les  fastes  du 
sport  enregistrèrent  le  nom  immortel  iVArabian  Godolphin. 

Dans  la  Correspondance  secrète  entre  Marie -Thérèse  et  le  comte  Je 
Mercy-Argenteau,  on  trouve  de  curieux  détails  sur  l'origine  et  l'éta- 
blissement des  courses  en  France.  Ce  fut  encore  une  suite  de  l'an- 
glomanie qui  s'était  répandue  cbez  nous.  L'une  des  premières  eut 
lieu  en  1776,  dans  la  plaine  des  Sablons.  «  Quelques  jeunes  gens 
avaient  imaginé  cette  nouveauté,  à  l'imitation  de  ce  qui  se  fait  en 
Angleterre.  Une  foule  de  monde  s'était  rendue  à  ce  mince  spectacle 
(c'est  Son  Excellence  l'ambassadeur  qui  parle,  ne  l'oubliez  pas). 
La  reine  y  est  venue  avec  Monsieur,  Madame  et  le  comte  d'Artois. 
Quoiqu'il  n'y  eût  rien  à  redire  à  cet  objet  de  promenade,  elle  ne 
fut  point  accueillie  avec  les  applaudissements  et  marques  de  joie 
accoutumés.  »  Le  vainqueur  de  cette  course  fut  le  du(^  de  Lauzun, 
qui  l'avait  oi'ganisée  avec  le  marquis  de  Conllans  '  et  le  duc  de 
Cbartres,  dont  le  cheval  normand  lit  trois  fois  en  six  minutes  le  tour 
de  la  piste. 

Beaucoup  d'autres  suivirent  coup  sur  coup  (il  y  en  avait  plu- 
sieurs par  semaine),  soit  au  bois  de  Boulogne,  soit  à  Fontainebleau. 
Toute  la  cour  s'était  prise  de  passion  pour  cet  amusement,  que 
patronnaient  chaudement  le  comte  d'Artois  et  le  duc  de  (Ihartres,  et 
où  la  jeune  reine  se  laissait  entraiiier  avec  l'impétuosité  de  son  caiac- 
tère  et  de  son  âge  :  grave  sujet  d'inquiétudes  et  d'alarmes  poui-  le 
surveillant  dévoué,  mais  un  peu  morose,  que  lui  avait  dumié  s;i 
mèi-e.  Il  ne  tarit  pas  en  réflexions  sur  les  inconvénients  (pi'entrainc 
cette  habitude,  et  sur  la  promiscuité  i)eu  séante  à  laquelle  Maiic- 
Antoinette  s'y  trouve  exi)osée  : 

((  Ces  courses  ne  sont  qu'une  parodie  assez  puéi-ile  de  celles  (|ui 
se  font  en  Angleterre,  et  ne  méi-iteraient  certainement  pas  dètic 
honorées  de  la  présence  de  la  reine.  On  a  bâti  pour  Sa  Majesté  une 
sorte  d'estrade  où  elle  se  place  pour  voir  ce  spectacle,  où  il  y  a  tou- 
jours une  affluence  de  monde  peu  choisi,  beaucoup  de  jeunes  gens 
mal  vêtus;  ce  qui,  joint  à  beaucoup  de  confusion  et  de  bruit,  forme 
u!i  ensemble  qui  ne  s'accorde  point  avec  la  dignité  qui  doit  environ- 
ner une  grande  princesse.  » 

Louis  XVI  n'avait  aucun  goût  pour  ce  spectacle  ;  mais  il  ne  savait 
pas  résister  à  la  reine,  et  celle-ci  finit  par  l'entrainei-  à  la  fameuse 


>  Le  même  qui,  peu  de  temps  après,  gagnait  le  pari  de  parcourir  deux  lieues  au  Irai  eu 
tenant  un  verre  plein  dont  il  ne  répandrait  pas  une  seule  goutte. 


/,;30  LE  VIEUX  PARIS 

course  du  13  novembre  177G.  C'est  qu'il  ne  s'agissait  de  rien  moins 
que  d'une  lutte  à  outrance  entre  deux  princes  du  sang,  les  sportsmen 
les  plus  acharnés  du  royaume,  —  le  comte  d'Artois  et  le  duc  de 
Chartres,  —  et  des  débuts  en  France  d'un  pur- sang  anglais,  King- 
Pepin,  le  Gladiateur  du  temps,  dont  on  disait  merveilles,  et  que  le 
frère  du  roi  s'était  chargé  de  produire.  King- Pépin  fut  honteusement 
battu  et  fit  perdre  des  sommes  énormes  à  ses  partisans.  Les  agences 
de  poules  n'étaient  pas  encore  instituées,  ce  qui  n'empêchait  point 
les  paris.  Je  crois  môme  que  les  plus  gros  d'aujourd'hui  paraîtraient 
bien  mesquins  à  côté  de  ceux  qui  se  faisaient  couramment  alors  dans 
l'entourage  de  la  reine. 

Quelques  jours  après,  le  sévère  Mercy  trace  ce  tableau,  sans  doute 
un  peu  chargé,  de  la  tribune  royale  pendant  les  courses  et  du  sans- 
façon  qu'il  y  avait  remarqué  : 

((  A  la  première  course,  je  m'y  rendis  à  cheval,  et  j'eus  grand  soin 
de  me  tenir  dans  la  foule,  à  distance  du  pavillon  de  la  reine,  où  tous 
les  jeunes  gens  entraient  en  bottes  et  en  chenille  (costume  non  habillé). 
Le  soir,  la  reine,  qui  m'avait  aperçu,  me  demanda  à  son  jeu  pour- 
quoi je  n'étais  pas  monté  dans  le  pavillon  pendant  la  course.  Je  répon- 
dis, assez  haut  pour  ôtre  entendu  de  plusieurs  étourdis  qui  étaient 
présents,  que  la  raison  qui  m'avait  empoché  de  monter  dans  le  pavil- 
lon était  que  je  me  trouvais  en  bottes  et  en  habit  de  cheval,  et  que  je 
ne  m'accoutumerais  jamais  à  croire  que  l'on  put  paraître  devant  la 
reine  dans  un  pareil  équipage.  Sa  Majesté  me  sourit,  et  les  coupables 
me  jetèrent  des  regards  fort  mécontents. 

<r  A  la  seconde  course,  je  m'y  rendis  en  voiture  et  habillé  en  habit 
de  ville;  je  montai  au  pavillon,  où  je  trouvai  une  grande  table  cou- 
verte d'une  simple  collation,  qui  était  comme  au  pillage  d'une  troupe 
de  jeunes  gens  indignement  vôtus,  faisant  une  cohue  et  un  bruit  à 
ne  pas  s'entendre;  et  au  milieu  de  cette  foule  étaient  la  reine, 
Madame,  M'^e  d'Artois,  M^e  ÉUsabeth,  Monsieur  et  M.  le  comte 
d'Artois,  lequel  dernier  courait  de  haut  en  bas,  pariant,  se  désolant 
quand  il  perdait  et  se  livrant  à  des  joies  pitoyables  quand  il  gagnait, 
s'élançant  dans  la  foule  du  peuple  pour  aller  encourager  ses  postil- 
lons ou  jaquets  (jockeys),  et  présentant  à  la  reine  celui  qui  lui  avait 
gagné  une  course.  J'avais  le  cœur  très  serré  de  voir  ce  spectacle,  et 
plus  encore  en  observant  la  contenance  gônée  et  ennuyée  de  Mon- 
sieur, de  Madame,  de  M^c  d'Artois  et  de  Mme  Elisabeth.  Il  faut  con- 
venir cependant  qu'au  milieu  de  ce  pêle-mêle  la  reine,  se  portant 
partout,  parlant  à  tout  le  monde,  conservait  un  air  de  grâce  et  de 
grandeur  qui  diminuait  en  partie  l'inconvénient  du  moment;  mais  le 


CIRQUES  KT  COURSES  /.lU 

peuple,  qui  iio  pouvait  :ip(îrcevoir  celte  nuiuicc,  ne  voyait  (pi'une 
familiarité  dangereuse  à  laisser  soupçonner  dans  ce  pays-ci.  > 

Il  paraît  que  le  comte  d'Artois  notait  guère  récompensé  de  son 
zèle  pour  les  courses  et  de  ses  dépenses  considérables  en  chevaux  et  en 
postillons  anglais.  La  plupart  des  chevaux  qu'il  faisait  courir  étiiient 
battus;  il  perdait  tous  ses  paris  non  moins  invariablement,  «  et  l'on 
se  permettait  là- dessus,  dit  Mercy,  des  plaisanteries  dont  il  était  infi- 
niment piqué.  » 

Le  bon  Louis  XVI  avait  fini  par  s'aviser  d'un  moyen  assez  original 
pour  empêcher  la  noblesse  de  se  ruiner  ainsi  à  l'anglaise,  «r  A  la  der- 
nière course  de  chevaux,  raconte  M^c  de  Genlis,  M.  de  X***  a  perdu 
1,000  louis.  Le  roi  a  parié  un  petit  écu  ;  c'est  une  leçon  bien  douce 
et  de  bien  bon  goût  sur  l'extravagance  des  paris.  »  La  leçon  demeura 
stérile,  quoiqu'elle  eût  été  renouvelée  plusieurs  fois;  les  grands  sei- 
gneurs continuèrent  à  se  ruiner.  Louis  XVI  était  un  roi  bonliomme, 
qui  avait  peu  d'influence  sur  sa  cour.  Mais  si  nos  sporlsmen  à  la 
mode,  jaloux  de  ne  pas  voir  dégénérer  le  champ  de  courses  en  tri- 
pot, avaient  le  courage  de  s'entendre  pour  faire  revivre  cet  excellent 
exemple,  peut-être  seraient-ils  plus  heureux  que  lui.  Tout  le  monde 
y  gagnerait,  excepté  les  bookmakers,  et  l'amélioration  de  la  race  che- 
valine n'y  perdrait  rien. 

La  révolution  interrompit  naturellement  les  fêtes  aristocratiques. 
Cependant,  dès  que  l'on  commença  à  respirer,  le  Directoire  rétablit, 
dans  les  fêtes  publiques,  les  courses  à  cheval,  avec  les  courses  en 
char  et  les  courses  à  pied.  Malgré  l'importance  qu'il  attachait  à  ce 
concours,  qui,  d'ailleurs,  avait  un  caractère  tout  différent  des  an- 
ciennes courses  de  chevaux,  car  il  s'agissait  du  coureur  plus  que  du 
coursier;  la  pompe  qu'il  s'efforçait  de  donner  au  spectacle,  qui  avait 
lieu  généralement  au  Ghamp-de-Mars,  et  les  récompenses  qu'd  décer- 
nait aux  vainqueurs,  il  ne  put  jamais  lui  assurer  l'éclat  qu'il  rêvait. 
Le  premier  empire  essaya  de  relever  les  courses,  auxquelles  il  assi- 
gna des  époques  fixes  et  des  lieux  déterminés,  depuis  Paris  jus(pi'à 
Saint-Brieuc;  mais  il  s'appliqua  à  prendre  en  tout  le  contre-pied  des 
idées  anglaises  et  ne  réussit  pas.  Louis  XVIII  fut  plus  heureux,  et 
l'année  1820  marqua  un  mouvement  de  renaissance  dans  l'histoire 
des  courses.  C'est  sous  son  règne  que  furent  établis  les  haras  de  Meu- 
don  et  de  Virollay,  et  bientôt  lord  Seymour  et  le  comte  d'Orsay  allaient 
briller  côte  à  côte  sur  le  turf  français.  On  pense  bien  que  l'ancien 
comte  d'Artois,  devenu  Charles  X,  suivit  son  frère  dans  cette  voie. 
Après  le  temps  d'arrêt  de  la  révolution  de  1830,  le  goût  et  la  science 
du  sport  reprirent  une  nouvelle  vigueur  par  la  création  du  Stud-book 


432 


LE  VIEUX  PARIS 


français,  c'est-à-dire  du  livre  d'oi-,  de  l'arbre  généalogique,  pour  ainsi 
dire,  des  chevaux  de  pur -sang,  par  celle  du  Jockey -Club  et  de  la 
Société  d'encouragement,  qui  lui  prêta  un  actif  concours  pour  le 
développement  des  courses  '.  Chantilly  était  surtout  le  rendez -vous 
des  turfistes  et  le  grand  champ  de  bataille  équestre. 


w^^^^ 


n 


Les  premières  courses  sous  Louis  XVI,  d'après  une  estampe  du  temps. 

Mais  le  second  empire  fut  l'âge  d'or  de  cette  institution.  C'est  alors 
qu'elle  a  pris  tout  son  essor  et  toute  sa  splendeur.  L'hippodrome  pari- 
sien n'avait  été,  jusqu'en  185G,  que  le  Champ -de- Mars  ;  il  émigra 
alors  dans  la  belle  et  vaste  plaine  de  Longchamp.  La  fondation  du 
grand  prix  de  la  Ville  de  Paris,  —  100,000  francs,  donnés  moitié 
par  la  Ville,  moitié  par  les  compagnies  de  chemins  de  fer,  —  pour 
chevaux  de  trois  ans,  en  1801,  marqua  l'apogée  des  courses.  Parmi 


'  L.  Énault,  Revue  française ,  M 


CIRQUES  ET  COURSES 


433 


les  conquérants  du  grand  prix,  qui  se  partagent  à  peu  près  égale- 
ment entre  la  France  et  l'Angleterre,  on  a  retenu  surtout  le  nom  de 
Gladiateur,  au  comte  de  Lagrange,  également  vainqueur  aux  courses 


Un  ancien  cheval  de  courses  :  grandeur  et  décadence. 
Le  cheval  du  saltimbanque,  par  M.  Frémiet. 


d'Epsom.  Ce  double  triomphe  prit  les  proportions  d'un  grand  événe- 
ment. 

Sans  pouvoir  rivaliser  encoi^e  avec  le  derby  d'Epsom,  le  champ  de 
courses  de  Longchamp,  un  jour  de  grand  prix,  est  un  spectacle  à 
voir.  L'enceinte  du  pesage,  avec  ses  illustrations  hippiques,  la  foule 
immense  accumulée  dans  les  tribunes  ou  autour  de  la  piste,  les  équi- 

28 


434  LE  VIEUX  PARIS 

pages,  l)reaks^  chars  à  bancs,  calèches  où  l'on  se  tient  debout  et  où 
on  lunche  dans  l'intervalle  des  épreuves,  les  voitures  de  bookmakers, 
le  public  d'initiés  et  de  néophytes  qui  s'écrase  autour  du  tableau  des 
poules,  les  costumes  éclatants  des  jockeys,  l'animation,  les  trans- 
ports ,  les  cris  et  les  battements  de  mains  quand ,  de  la  grappe  de 
chevaux  qui  passent  comme  un  tourbillon,  comme  un  éclair,  le  favori 
se  détache  et  prend  les  devants  aux  approches  du  poteau,  il  y  a  là  de 
quoi  griser  l'imagination  pendant  quelques  minutes. 

Pindare  est  né  deux  mille  quatre  cents  ans  trop  tôt.  Lui  qui  a 
chanté  les  athlètes  des  jeux  olympiques,  quehe  riche  matière  n'eùt-il 
pas  trouvée  dans  les  courses  de  Longchamp  et  le  grand  prix  de  la 
Ville  de  Paris  !  Quelle  ode  frémissante  d'enthousiasme  lui  eussent 
inspirée  ces  coursiers,  plus  superbes,  plus  impétueux,  de  race  plus 
divine  que  les  chevaux  d'Achille  et  ceux  de  Diomède,  qui  vomissaient 
la  flamme  par  les  naseaux,  que  le  Bucéphale  d'Alexandre  ou  l'attelage 
bouillant  du  char  de  Phœbus  ;  cette  foule  de  cent  mille  hommes  entas- 
sés sur  l'admirable  pelouse  qui  s'étend  entre  le  bois  de  Boulogne  et  la 
Seine,  et  que  domine  le  Mont-Valérien  du  haut  de  son  amphithéâtre 
de  collines;  ces  toilettes,  ces  équipages,  ce  bruit,  ce  mouvement,  ces 
cris,  cette  fièvre!  Je  suis  tenté,  quand  j'y  songe,  de  pleurer,  comme 
le  poète  Chapelle  avec  M'^c  Chouars,  la  mort  de  Pindare  si  mécham- 
ment tué  par  les  médecins. 


m 


Qu'on  me  permette  de  compléter  cette  notice  sur  les  courses  de 
clievaux  par  un  rapide  appendice  sur  les  courses  à  pied. 

Les  courses  à  pied  étaient  en  honneur  chez  les  Grecs,  comme  on 
sait,  et  on  les  cultive  encore  chez  les  Anglais,  grands  amateurs  de 
tous  les  exercices  du  corps.  En  France,  on  ne  les  rencontre  plus 
guère  à  l'état  d'institution  que  dans  le  pays  basque  ou  les  jours  de 
certaines  fêtes  publiques,  concurremment  avec  la  course  en  sac  et 
l'escalade  du  mât  de  cocat^ne. 

Mais  le  Directoire,  en  essayant  de  ressusciter  les  fêtes  olympiques, 
n'avait  eu  garde  de  les  oublier.  On  ne  saurait  croire  tout  le  mal  qu'il 
se  donna  pour  les  faire  refleurir  parmi  nous.  Les  Archives  natio- 
nales conservent  dans  une  douzaine  de  cartons  des  liasses  énormes 
de  projets,  de  rapports,  d'instructions,  de  règlements  relatifs  cà  l'in- 


CIRQUES  ET  COUHSES  /,3:j 

slitution  (le  ces  jeux  gymniques,  qui  se  célébraient  principalement 
au  Giiamp-de-Mars,  les  jours  de  fêtes  décadaires,  et  dont  les  vain- 
queurs obtenaient  pour  récompense,  comme  les  athlètes  antiques, 
une  couronne  de  laurier,  d'olivier  ou  de  chêne,  avec  le  droit  d'occu- 
per pendant  un  an,  au  cirque,  au  théâtre  et  dans  les  temples,  des 
places  réservées. 

Les  courses  à  pied  se  faisaient  en  veste  et  culotte  blanches,  dans 
une  enceinte  dessinée  par  des  piquets  et  des  cordons  tricolores.  I^s 
concurrents  arrivaient,  divisés  par  pelotons,  précédés  d'un  héraut  et 
d'une  musique  militaire.  Chaque  y)eloton  partait  au  troisième  l'oule- 
ment  de  tamboui*.  Les  exercices  s'ouvraient  par  une  coui-se  d'essai, 
et  les  deux  premiers  de  chaque  peloton  recevaient  une  plume  qu'ils 
attachaient  à  leur  chapeau.  Puis  venait  la  course  décisive  entre  ces 
premiers  vainqueurs. 

Deux  citoyens  surtout,  les  sieurs  Cosme  et  Villemereux,  s'ac- 
quirent une  réputation  hors  ligne  dans  la  course  à  pied.  Ils  étaient 
devenus  la  terreur  de  tous  les  concui'i'ents,  ([ui  obsédaient  le  ministre 
de  l'intérieur,  François  do  Neufchàteau,  et  spécialement  le  bureau 
des  fêtes  nationales,  dirigé  par  Amaury  Duval,  avec  Fc'lix  Nogarel 
pour  sous-chef,  de  pétitions  ayant  pour  but  d'éliminer  des  jeux  ces 
accapareurs.  J'ai  trouvé  dans  les  cartons  des  Archives  toute  une 
correspondance  naïvement  solennelle  et  pleine  d'une  enq)liase  réjouis- 
sante sur  ce  grand  sujet.  Cosme  et  Villemereux  défendaient  leurs 
droits  avec  une  éloquence  chaleureuse  et  réi)ublicaiiie,  en  ra|>pelaiit 
tous  les  souvenirs  de  l'antiquité  classique.  On  finit  i>ai'  les  (iéclaicr 
Ijors  concours. 

Un  jour  Carie  Vernet,  à  la  suite  d'un  pari,  se  présenta  lui-même 
pour  disputer  le  prix  de  la  course  au  Champ-de-^fars,  et  il  le  g;igna. 
Svelte,  élégant  et  leste,  très  lancé  dans  la  vie  mondaine,  très  adroit  à 
tous  les  exercices  physiques,  Carie  Vernet  était  aussi  intrépide  mar- 
cheur qu'habile  cavalier. 

«  Monsieur  Vernet,  lui  dit  gracieusement  le  sensible  la  Réveillère- 
Lepeaux  en  lui  remettant  sa  couronne,  votre  nom  est  habitué  à  tous 
les  triomphes.  » 

Il  y  avait  aussi  des  luttes  de  force,  où  l'un  des  plus  brillants  vain- 
queurs fut  le  citoyen  Pierre  Oriot,  boucher,  demeurant  rue  de  la 
Grande -Truanderie,  auquel  il  n'a  manqué  également  ([u'un  Pindare 
pour  devenir  aussi  célèbre  que  Diagoras.  Il  y  avait  en  outre  des 
courses  de  char  dans  le  stade.  On  voulait  ressusciter  la  Grèce  et  Rome; 
le  paganisme  du  temps  aboutissait  à  une  sorte  de  divinisation  de  la 
vigueur  physique  :  «:  Ce  monde  vit  ravalé  à  ses  sens,  animalisé,  si  1  on 


430  LE  VIEUX  PARIS 

peut  dire.  Il  s'est  mis  à  adorer  le  corps  et  à  le  cultiver...  La  mode 
est  aux  croloniates,  et  les  générations  du  Directoire  ne  grandissent 
et  ne  vivent  que  dans  la  dépense  et  l'exercice  de  leurs  muscles  '.  » 
Aux  fêtes  publiques,  où  l'on  couronne  dans  le  Ghamp-de-Mars  les 
Villemereux,  les  Cosme,  les  Tourton,  les  Constantin,  les  C.  Vernet; 
aux  jeux  gymniques  de  l'hôtel  d'Orsay,  aux  courses  à  cheval  de 
Bagatelle,  aux  courses  à  pied  du  jardin  Monceaux,  aux  palestres, 
aux  luttes  à  mains  plates,  se  joignent  les  grandes  parties  de  paume 
et  de  barres  du  bois  de  Boulogne,  organisées  sur  une  large  échelle, 
où  M"^^  Tallien  et  ses  amies  ne  dédaignent  pas  de  figurer  parmi  les 
spectatrices,  et  où,  comme  dans  les  tournois  du  vieux  temps,  ces 
chevaliers  dégénérés  combattent  sous  les  yeux  des  dames  dont  ils 
portent  les  couleurs. 

Paris  a  vu  de  nos  jours,  à  plusieurs  reprises,  des  courses  à  pied 
ti'ès  intéressantes.  En  1855  ou  5G,  un  Espagnol  nommé  Genaro  porta 
un  défi  à  tous  les  chevaux  des  hippodromes  parisiens,  se  faisant 
fort  de  courir  plus  longtemps  qu'eux.  L'expérience  eut  lieu  dans  la 
plaine  de  Longchamp ,  où  les  tribunes  étaient  aussi  bien  garnies 
qu'aux  jours  des  solennités  hippiques.  Genaro  parut  sur  la  piste 
vêtu  d'un  costume  élégant,  mais  sommaire;  on  vit  un  homme  de 
trente-cinq  ans,  mince,  nerveux,  trapu,  légèrement  grêlé.  Le  signal 
du  départ  fut  donné  vers  trois  heures.  Deux  heures  après,  trois  che- 
vaux se  retiraient  successivement  de  la  lice.  A  six  heures,  Genaro 
courait  toujours;  chaque  fois  qu'il  passait  devant  la  tribune,  il  était 
salué  par  des  hourras  et  des  applaudissements  frénétiques.  Les  che- 
vaux et  les  jockeys  haletaient.  Il  en  restait  cinq.  Bientôt  trois  autres 
se  déclarèreid  encore  vaincus.  Enfin,  à  huit  heures,  Genaro  tomba 
évanoui  :  il  ne  restait  plus  que  deux  chevaux,  dont  les  propriétaires 
se  partagèrent  le  prix. 

Le  G  mai  1874,  un  guide  des  Pyrénées,  Orteig,  portant  le  nom 
d'une  source  et  d'un  établissement  des  Eaux-Bonnes,  où  il  exerçait 
iiabituellement  son  iiulustrie,  fut  le  liéros  de  luttes  et  d'épreuves 
mémorables  dans  l'exercice  de  la  course  à  pied.  Ces  épreuves  avaient 
lieu  dans  la  plaine  située  en  dehors  des  fortifications,  entre  les  portes 
de  Courl)evoie  et  d'Asnières,  et  les  jeunes  gens  des  clubs  parisiens 
avaient  été  particulièrement  convoqués.  Dans  l'une,  Orteig  lassa  trois 
rivaux  et  parcourut  <lix  kilomètres  en  vingt-quatre  minutes,  ce  qui 
eût  été  fort  digne  de  considération  même  de  la  part  d'un  cheval.  Puis 
vint  le  tour  des  œufs.  A  partir  du  but  choisi,  on  disposa  quarante 

1  E.  et  J.  de  Goncourt,  Société  française  sous  le  Directoire,  ch.  iv. 


CIRQUE?  ET  COURSES  ',37 

œufs  sur  une  seule  ligne,  en  mettant  entre  chacun  un  intervalle  «l'un 
mètre.  Alors  Orteig,  après  s'être  préalablement  imposé  une  charge  de 
quarante  kilos,  s'en  alla  les  ramasser  l'iui  après  l'autre,  en  les  raj)- 
portant  successivement  à  son  i)oint  de  dé[)art. 

Cette  course  n'a  pas  seulement  le  mérite  d'être  un  tour  de  force; 
elle  olfre  ce  double  intérêt  d'un  exercice  historique  de  la  plus  haute 
antiquité,  puisque,  suivant  Tacite,  c'élait  un  <les  divertissements 
favoris  des  Germains,  et  d'un  problème  malhémati(pie  très  curieux, 
analogue  à  celui  que  contient  l'historiette  si  connue  du  brahmine, 
inventeur  du  jeu  d'échecs,  demandant  pour  récompense  au  r(»i  indien 
Schéram  un  grain  de  ])lé  pour  la  pi-emière  case  de  son  échi(]uiei', 
deux  poui'  la  suivante,  quatre  pour  la  troisième  et  ainsi  de  suite,  en 
doublant  toujours  jusqu'à  la  soixante-cjuatrième.  On  connaît  la  suite 
de  cette  histoire,  qui  fera  étei-nellement  l'admiialion  des  lycéens  à 
leurs  débuts  dans  l'étude  de  rarithméti<pie.  l.a  demande  parut  plus 
que  modeste  et  lui  fut  immédiatement  accordée;  les  coui'tisans  rail- 
lèrent beaucoup  l'hniocent  brahmine,  et  ils  riaient  encore  (piand  le 
mathématicien  de  la  cour,  tout  eiïaré,  vint  aimoncer  que,  après  calcul, 
le  nombre  tot;d  des  grains  nécessaires  pour  remplir  les  conditions  de 
cette  humble  requête  s'élèverait  à  ([iiatre-vingt-sept  (pialrillions,  <mi 
négligeant  les  millions,  les  milliards  et  les  ti'illions  comme  (W^  hiu - 
lions  insignifiantes. 

Sans  produire  des  résultats  aussi  foudroyants,  le  calcul  des  dis- 
tances dans  le  tour  des  œufs,  tel  <[u'il  a  été  exécuté  i)ar  Urteig,  n'en 
est  pas  moins  un  exemple  foil  cuiieux  aussi  de  ce  (pi'oii  a[>pelle  en 
arithméti(iue  la  puissance  du  nombi-e.  JMontucla  raconte,  dans  ses 
Récréations  malhématiqiies ,  un  pari  engagé,  vers  la  lin  du  règne  de 
Louis  XV,  entre  deux  individus  sur  les  bases  suivantes  :  on  i»la(;a 
un  panier  à  un  endroit  déterminé,  et  cent  cailloux  furent  rangés, 
perpendiculairement  à  ce  panier,  à  une  toise  l'un  de  l'autre,  i/un  (\e<, 
deux  individus  gagea  ([u'il  irait  du  Luxembourg  à  la  grille  du  châ- 
teau de  Meudon,  et  vice  versa,  en  moins  de  temps  qu'il  n'en  faudrait 
à  l'autre  pour  ramasser  les  cent  cailloux  et  les  apporter  un  par  un 
dans  le  panier.  Celui-ci  accepta  le  déli  avec  empressement,  mais  il 
n'en  était  encore  qu'au  quatre-vingt-cinquième  quand  son  partenaire 
arriva  au  but  après  avoir  accompli  sa  double  course.  En  elTet,  pour 
faire  le  trajet,  aller  et  retour,  du  panier  au  premier  caillou,  il  fallait 
déjà  parcourir  deux  toises,  quatre  pour  le  second,  et  ainsi  de  suite, 
ce  qui  finissait  par  fournir  un  total  de  dix  mille  cent  toises.  Or  c'est 
justement  l'étendue  qu'avait  à  franchir  le  second,  puisqu'il  y  a  ciini 
mille  cinquante  toises  de  distance  entre  le  château  de  Meudon  et  le 


438  LE  VIEUX   PARIS 

Luxembourg,  et  il  avait  en  moins  l'énorme  fatigue  de  se  baisser  et  de 
se  relever  cent  fois  de  suite. 

Plus  récemment  encore ,  nous  avons  vu  les  expériences  de  l'homme- 
cheval,  de  l'homme -vapeur,  de  l'homme -éclair,  des  gaillards  qui  ont 
eu  bien  tort  de  ne  pas  naître  aux  temps  héroïques  de  la  Grèce,  à 
l'époque  d'Atalante  ou  d'Achille  aux  pieds  légers,  tout  au  moins  à 
celle  où  l'on  élevait  une  statue  au  coureui'  Ladas.  Mais  combien  de 
ces  demi- dieux  d'autrefois  ne  seraient  plus  que  des  saltimbanques 
aujourd'hui  !  Les  coureurs  chantés  sur  la  lyre  dans  les  Olympiques 
se  verraient  réduits  à  se  faire  facteurs  de  la  poste,  et  si  Hercule  lui- 
même  revenait  en  ce  monde,  ce  qu'il  pourrait  espérer  de  plus  avan- 
tageux, ce  serait  un  engagement  dans  la  baraque  de  Marseille  jeune, 
à  moins  que  ce  ne  fût  une  médaille  de  fort  de  la  halle. 


CHAPITRE  XIII 


COMBATS  D'ANIMAUX  -   BETES  FAUVES  ET   DOMPTEURS 


Pour  remplacer  les  luttes  de  gladiateurs,  empruntées  [Vdi  la  Ciaule 
aux  Romains,  les  P>ancs  avaient  adopté  les  combats  d'animaux.  Ils 
étaient  déjà  certainement  en  usage  sous  la  première  race,  et  la  fameuse 
vision  de  la  reine  Bazinc,  femme  de  Childéric,  telle  que  la  rapporte  le 
moine  Aymoin,  semble  inspirée  par  un  ressouvenir  de  celte  coutume, 
parfaitement  en  harmonie  avec  les  mœurs  de  l'époque.  Grégoii'e  de 
Tours*  nous  apprend  que  Ghilpéric  fit  bâtir  ou  restaurer  des  circjues 
à  Paris  et  à  Soissons,  pour  donner  des  spectacles  au  peuple,  et  il  est 
très  probable,  bien  qu'il  ne  s'explique  pas  sur  ce  point,  que  les  com- 
bats de  bêtes  féroces  faisaient  partie  de  ces  représentations.  C'est  en 
un  divertissement  de  ce  genre,  à  l'abbaye  de  Ferrièies,  (jue  le  roi 
Pépin  le  Bref  intervint,  suivant  le  récit  du  moine  de  Saint- Gall,  pour 
tuer  d'un  coup  d'épée  un  lion  et  un  taureau  qu'on  avait  lâchés  l'un 
contre  l'autre,  et  qu'aucun  des  courtisans,  spectateurs  du  combat, 
n'osait  séparer.  Histoire  ou  légende,  le  récit  est  significatif,  et  prouve 
tout  au  moins  que,  dès  l'origine  de  la  deuxième  race,  ce  spectacle 
était  pleinement  passé  en  usage. 

Nous  voyons  aussi  dans  les  Gestes  du  moine  de  Saint  -  Gall  que 
les  ambassadeurs  «  du  roi  des  Africains  »  envoyèrent  à  Charlemagne 
un  Hon  et  un  ours  de  Numidie. 

Sous  les  Capétiens,  les  documents  abondent  :  nous  ne  prendrons 
que  les  plus  caractéristiques.  Philippe  VI  acheta,  rue  Froidmanteau, 

'  Histoire  des  Francs,  liv.  V,  ch.  xviii. 


440  LE  VIEUX  PARIS 

près  du  Louvre,  une  grange  pour  y  loger  ses  ours,  ses  lions  et  ses 
taureaux.  Plus  tard,  les  ménageries  royales  de  bêtes  fauves,  qui  figu- 
raient sans  doute  dans  les  jeux  et  divertissements  des  cours  plénières, 
furent  transportées  rue  de  la  Calandre  et,  sous  le  roi  Charles  V,  à 
l'hôtel  Saint-Paul;  on  pourrait  même  croire  qu'il  en  subsista  simul- 
tanément plusieurs  en  différents  endroits.  La  maison  d'un  certain 
Nicolas  le  Calendreur,  qui  avait  pris  son  nom  de  la  rue  où  il  demeu- 
rait, est  désignée  dans  les  Censiers  de  1367  comme  celle  «  où  sou- 
loient  estre  les  lions  du  roy  ».  L'hôtel  Saint- Paul  avait  sa  tour  des 
lions  :  sa  ménagerie  demeura  longtemps  célèbre,  et  le  souvenir  en  est 
resté  dans  les  noms  du  Parc-Royal  et  des  Lions,  donnés  aux  rues 
qu'on  traça  sur  son  emplacement  ou  aux  alentours  lorsqu'il  eut  été 
détruit.  A  l'exemple  des  souverains,  beaucoup  de  grands  seigneurs 
noui'rissaient  des  bêtes  féroces  dans  leurs  hôtels,  en  même  temps  que 
des  singes  et  des  jongleurs. 

C'est  sans  doute  pendant  que  Içs  lions  royaux  logeaient  rue  de  la 
Calandre,  dans  la  Cité,  que  leur  garde  était  confiée  au  maître  des  enfants 
de  chœur  de  la  Sainte -Chapelle,  qui  cumulait  ainsi  deux  fonctions  bien 
diverses.  On  prenait  par  an  six  cent  soixante-dix  livres  tournois  sur  la 
recette  des  Aides,  pour  la  nourriture  et  Y entreienemenl  des  uns  et  des 
autres.  Mais  les  lions  coûtaient  plus  cher  que  les  enfants  de  chœur;  il  en 
était  du  moins  ainsi  sous  le  règne  de  Louis  XI,  qui,  pour  célébrer  son 
joyeux  avènement,  ordonna  que  la  somme  serait  payée  désormais  sur 
son  domaine,  et  dont  l'ordonnance  allouait  deux  cent  quarante  livres 
pour  les  enfants  et  deux  cent  cinquante  pour  les  animaux  ^ 

Les  comptes  d'Isabeau  de  Bavière,  conservés  aux  Archives,  montrent 
qu'elle  avait  une  ménagerie,  où,  parmi  beaucoup  d'autres  animaux  très 
divers,  on  comptait  un  léopard,  qui  lui  avait  été  donné  par  son  fils 
le  dauphin  Jean,  duc  de  Guyenne.  Le  garde  des  lions  de  Charles  VI, 
qui  était,  en  1387,  Guillaume  Signier,  et,  en  1404,  Perrin  Hernier, 
touchait  alors,  d'après  les  comptes  de  l'argentier  du  roi,  trente- deux 
livres  parisis  par  mois.  A  cette  dernière  date,  il  avait  deux  lions  et 
autant  de  lionnes  sous  sa  garde. 

Le  Dauphin  Louis,  depuis  Louis  XI,  de  passage  à  Limoges,  en  1439, 
reçut  une  jeune  lionne  en  présent  de  la  part  de  Duchàtel,  sénéchal 
de  Beaucaire.  Le  prince  la  fit  attacher  par  une  corde  à  la  croisée, 
dans  l'antichambre  de  la  maison  qu'il  habitait;  pendant  la  nuit,  elle 
sauta  par  la  fenêtre  et  resta  suspendue  à  sa  corde,  qui  l'étrangla.  Ce 
fut  un  gros  chagrin  pour  le  Dauphin,  qui  avait  hérité  du  goût  de  ses 

'  r.  Lacroix,  Curiosités  de'J'hisloire  du  vieux  Paris,  p.  60. 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS 


441 


pères  pour  les  bêtes  fauves'.  En  1U7,  se  trouvant  en  Provence,  il 
reçut  du  même  Duchàtel  un  autre  lion,  qu'il  oilVit  au  roi  René. 
Deux  ans  plus  tard,  il  envoyait  lui-même  au  roi  son  père  un  léopard 
comme  cadeau  d'étrennes. 

Ces  présents  singuliers  étaient  alors  très  usités  entre  princes.  On 
les  retrouve  partout.  Quand  Marguerite  d'Anjou  va  épouseï-  Henri  VI 


:^  *£ 


Vue  de  l'ancienne  ménagerie,  à  Versailles,  daprès  une  estampe  du  temps. 


en  Angleterre  (1445),  à  peine  arrivée  à  ral)baye  de  Ticlilield ,  ellr 
reçoit  un  lion  en  hommage  de  l'un  des  courtisans,  et  personne  ne 
semble  avoir  été  choqué  d'un  tel  cadeau  fait  à  une  princesse  de 
seize  ans.  Quelques  années  après,  figurent  dans  une  gi^ande  fête  che- 
valeresque donnée  près  de  Saumur  par  le  roi  René  deux  lions  en  vie, 
attachés  par  des  chaînes  d'argent  et  soutenant  un  écu  symbolique  -. 

'  Mémoires  de  la  Soc'été  des  antiquaires  de  France,  t.  XI ,  p.  363. 

2  V.  l'article  sur  les  Animaux  vivan(s  possédés  au  moyen  âge  par  des  princes  et  des  prin- 
cesses, Magasin  pittoresque ,  t.  XXXIX,  p.  213. 


442  LE  VIEUX   PARIS 

Louis  XII  ne  dérogea  point  à  l'usage;  seulement  il  relégua  ses 
lions  à  Tours,  sous  la  garde  et  aux  frais  des  bourgeois  de  la  ville, 
qui  ne  parvinrent  qu'à  grand'peine  à  se  débarrasser  de  ces  hôtes 
gloutons  et  dangereux. 

La  passion  de  la  chasse,  que  tous  nos  rois  poussaient  si  loin,  con- 
tribuait à  accroître  leur  penchant  pour  les  bêtes  féroces.  Ce  n'étaient 
pas  seulement,  en  effet,  des  faucons  et  des  éperviers  qu'on  employait 
dans  les  chasses  aristocratiques  :  Charles  VIII  se  servit  de  léopards 
dressés,  qui  étaient  enfermés  dans  un  fossé  du  château  d'Amboise,  et 
Louis  XII  en  eut  également  dans  ses  équipages  de  vénerie  ^ 

François  I^i"  rapporta  de  sa  captivité  en  Espagne  un  goût  plus  pro- 
noncé encore  que  celui  de  ses  prédécesseurs  pour  les  ménageries  et 
les  combats  d'animaux.  L'Espagne,  terre  classique  des  corridas,  rece- 
vait de  ses  possessions  d'Afrique  des  lions  qu'on  mettait  aux  prises, 
les  jours  de  fêtes,  avec  des  tigres,  des  ours  ou  des  taureaux,  et  ce  diver- 
tissement fut  offert  plus  d'une  fois  au  royal  prisonnier,  qui  n'eut  garde 
d'oublier,  à  son  retour  en  France,  le  plaisir  qu'il  y  avait  pris.  Dès  lors 
il  se  complut,  pour  ainsi  dire,  à  vivre  en  compagnie  des  bêtes  fauves 
logées  dans  son  palais  et  familiarisées  avec  lui.  Le  naturaliste  Pierre 
I3elon  nous  apprend  qu'il  avait  parfois  près  de  sa  personne  «  quelque 
lion,  ou  telle  fière  beste  »,  comme  nous  avons  des  chiens  et  des  chats. 

Les  comptes  de  dépenses  de  François  I^,  conservés  aux  Archives, 
portent,  à  la  date  du  3  mars  -1529  :  «  A  Geoffroy  Couldroy,  boucher, 
demeurant  à  Amboise,  la  somme  de  douze  livres  six  sols  tournois, 
pour  son  payement  d'un  thoreau  qu'il  a  baillé  et  amené,  de  l'ordonnance 
du  dict  seigneur,  es  loges  des  lyons  qui  sont  au  dict  Amboise,  pour 
faire  combattre  le  dict  thoreau  avec  les  dicts  lyons,  pour  le  desduit  et 
passe-temi)s  du  dict  seigneur  ^  » 

Amboise  était,  comme  on  sait,  une  des  résidences  favorites  de 
François  l^^'.  Un  jour  qu'il  y  avait  concert  dans  les  appartements  du 
roi,  un  sangher,  qui  s'était  échappé  de  sa  bauge,  se  précipita  dans 
l'escalier,  poursuivi  par  les  gens  de  service,  et  vint  déboucher  dans 
la  salle  au  grand  effroi  des  assistants  ;  mais  François ,  en  digne  héri- 
tier de  Pépin  le  Bref,  tira  son  épée  et  jeta  bas  la  bête  ^ 

Qui  ne  connaît  l'aventure  romanesque  contée  par  Brantôme'?  Une 
dame,  voulant  éprouver  la  valeur  de  M.  de  Lorge,  «  un  jour  que  le 
roy  François  1er  faisoit  combattre  des  lions  en  sa  cour,...  laissa  tom- 

1  Challamel,  Mém.  du  peuple  français,  t.  V,  p.  119.  —  Lettres  de  Louis  Xll ,  publiées 
par  J.  Godefroy,  t.  II,  p.  42. 

2  Archives  curieuses  de  l'histoire  de  France,  \">  série,  t.  III,  p.  80. 

3  Celler,  Origines  de  l'opéra ,  p.  298. 


COMBATS  D'ANIMAUX  KT  DOMPTEURS  Vi3 

ber  un  de  ses  gants  dans  le  parc  des  lions,  estant  en  leur  j»Ius  grande 
furie,  et  là-dessus  pria  M.  de  Lorge  de  l'aller  quérir,  s'il  î'aymoit  tant 
comme  il  le  disoit.  Luy,  sans  s'estonner,  met  la  cape  au  poing  et  l'es- 
pée  à  l'autre  main,  et  s'en  va  assurément  parmi  ces  lions  recouvrer 
le  gant.  En  quoy  la  fortune  luy  fut  si  favoral)le,  que,  faisant  toujoui's 
bonne  mine,  et  montrant  d'une  belle  assurance  la  pointe  de  son  espée 
aux  lions,  ils  ne  l'osèrent  attaquer,  et,  ayant  recouvré  le  gant,  il  s'en 
retourna  devers  sa  maistresse  et  luy  rendit...  Mais  on  dit  qu'il  luy  jeta 
par  beau  dépit  le  gant  au  nez  '.  » 

Le  22  juillet  1547,  Henri  11  écrivait  au  prévôt  des  mai'cliands  : 
«  Nous  voulons  faire  nourrir  en  nostre  ville  de  Paris,  pendant  nosti'e 
voyage,  les  bestes  qui  nous  ont  été  admenées  d'AIVrique.  A  ceste 
cause,  vous  les  recevrez,  et  donnerez  oi'dre  à  leur  nouri-iture  et  à 
l'entretenement  de  ceulx  qui  en  ont  la  charge.  »  L'assemblée  de  ville 
répondit  d'abord  par  un  refus;  mais,  le  monarque  étant  reveiui  à  la 
charge,  elle  vota  vingt  sols  tournois  par  jour  pour  les  gouverneurs 
du  dromadaire,  de  l'ours  et  du  lion  du  roi,  somme  sur  laquelle  cha- 
cun d'eux  devait  nourrir  l'animal  conlié  à  sa  gardée 

L'amour  des  combats  d'animaux  ne  perdit  rien  de  sa  vivacité  jusque 
vers  la  fin  du  xvic  siècle,  et  particulièi'ement  sous  (Iharles  IX,  ([iie 
son  caractère  et  son  éducation  n'étaient  pas  faits  pour  éloigner  de  ces 
jeux  sanglants.  Un  jour  qu'un  de  ses  lions  avait  mis  en  pièces  ses 
meilleurs  chiens  lâchés  contre  lui,  Ciiarles  IX,  tout  bouillant  de 
colère,  voulait  sauter  dans  l'arène  pour  les  venger  :  il  fallut  le  i-eleiiir 
de  force.  Son  frère  et  successeur  Henri  111  renonça  le  piemier,  non 
par  humanité,  mais  par  superstition,  à  un  usage  enraciiK;  depuis  si 
longtemps  dans  les  mœurs.  L'Estoile  nous  apprend  (pie  ce  fut  en 
revenant  du  couvent  des  Bonshommes,  où  il  avait  fait  ses  pàques, 
qu'il  ordonna  de  tuer  à  coups  d'arquebuse  «  les  lions,  ours  et  sem- 
blables bêtes  qu'il  souloit  nourrir  pour  combattre  avec  les  dogues  ». 
Il  avait  rêvé,  la  nuit  précédente,  que  ces  animaux  se  jetaient  sur  lui 
pour  le  dévorer  :  avec  un  homme  tel  que  Henri  Hi,  il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  prononcer  leur  arrêt  de  mort.  Ces  animaux  sauvages 
étaient  nourris  au  château  de  Madrid,  et  le  roi  les  faisait  souvent 
combattre  dans  la  cour  du  Louvre  les  uns  contre  les  autres,  ou  contre 
des  taureaux  échauffés. 

Vingt -cinq  ans  plus  tard,  le  duc  de  Guise  arquebusa  lui-même, 
mais  pour  un  motif  plus  sérieux,  une  lionne  qu'il  nourrissait  par 

'  Vies  des  dames  galantes,   discours  vi«.  —  Tallemanl  des  Réaux  raconte  le  même  trait, 
mais  il  en  fait  honneur  à  Bussy  d'Amboise  {Historiette  de  Monlsoreau). 
*  P.  Robiquet,  Histoire  municipale  de  Paris,  1880,  in-S»,  p.  412-3. 


444  LE  VIEUX  PARIS 

plaisir'  à  son  hôtel,  et  qui  avait  abusé  de  son  hospitalité  pour  étran- 
gler un  de  ses  laquais  '. 

La  mesure  radicale  prise  par  Henri  III  n'avait  donc  pas  détruit  la 
tradition.  Des  combats  d'animaux  tirés  des  ménageries  royales  eurent 
lieu  plusieurs  fois  sous  les  yeux  de  Henri  IV,  notamment  à  Fontai- 
nebleau et  dans  les  salles  même  du  Palais.  Héroard  raconte  que,  le 
19  novembre  1606,  le  petit  Dauphin,  depuis  Louis  XIH ,  fut  «  mené 
au  roy  dans  la  salle  de  bal  pour  y  voir  combatti-e  les  dogues  contre 
les  ours  et  le  taureau.  Un  ours  ayant  mis  sous  luy  un  des  dogues,  il 
se  prend  à  criei'  :  «  Tuez  l'ours  !  tuez  l'ours  !  »  Ce  spectacle  avait 
produit  sur  le  jeune  prince  une  telle  impression  de  plaisir,  que  le 
soir,  au  lieu  de  se  laisser  coucher,  il  se  lit  tenir  {)ar  la  lisière  pour 
imiter  les  dogues  qu'il  avait  vus  tirant  sur  la  laisse,  dans  leur  ardeur 
à  se  jeter  sur  les  ours.  Une  autre  fois  encore,  excité  par  les  récits  du 
duc  de  Guise,  il  se  rend  dans  la  chambre  ovale  du  palais  de  Fontai- 
nebleau, pour  voir  une  lutte  pareille,  organisée  par  un  Anglais  qui 
en  faisait  métier,  et  qui  traînait  à  sa  suite  une  troupe  d'ours  et  de 
dogues  furieux  "-. 

On  peut  suivre  la  persistance  de  cet  usage  d'un  bout  à  l'autre  du 
xviic  siècle,  et  môme  pendant  une  partie  du  xviiic.  Sous  Henri  IV  et 
Louis  XIII,  la  ménagerie  occupait,  au  jardin  des  Tuileries,  un  grand 
bâtiment  qui  faisait  vis-à-vis  à  la  Seine,  et  qui  était  fort  hanté  des 
curieux.  Le  14  juin  1610,  raconte  encore  Héroard,  le  petit  Louis  XIII, 
qui  venait  de  faire  «  voler  trois  cailles  par  deux  de  ses  émérillons  » , 
et  qui  le  surlendemain  devait  aller  au  Pré-aux-Glercs  «  pour  y  courir 
un.  chat  à  force  de  cheval  »,  va  aux  Tuileries,  «  où  il  voit  un  bon 
attaché  contre  un  arbre,  auquel  on  jette  un  chien,  qu'il  étrangle  sou- 
dain. :»  La  Comédie  des  Thuileries,  commandée  par  Richelieu  aux 
cinq  auteurs,  et  jouée  à  la  cour  en  1635,  n'a  eu  garde  d'oul)lier  cette 
ménagerie,  que  décrit  le  prologue  : 

Après  on  m'a  montre,  dans  un  antre  sauvage, 
Des  hestes  dont  les  yeux  ne  flambent  que  de  rage  : 
Des  tigres,  des  lions,  des  ours,  des  léopards... 

Le  gardeur  de  lions  tlgure  parmi  les  personnages  de  la  pièce  et  raconte 
(acte  IV,  se.  v)  comment  Aglante,  poussé  par  son  désespoir  amou- 
reux, s'est  jeté  dans  la  fosse  aux  lions. 


1  L'Estoile,  Journal  des  règnes  de  Henri  III  et  de  Henri  IV,  années  1583  et  1608.—  Pas- 
quier,  Leltres ,  liv.  XIV,  lettre  n.  —  Voir  aussi  Saint-Foix,  Essais  historiques  sur  Paris, 
t.  I,  p.  131,  219;  t.  II,  p.  211,  et  Archives  curieuses  de  l'histoire  de  France,  1''"  série, 
t.  111,  p.  4'i8,  pour  les  bêtes  féroces  de  Henri  II. 

2  Journal  de  Jean  Héroard,  t.  1 ,  p.  227;  t.  II ,  p.  83. 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS  445 

En  1641,  le  voyageur  anglais  John  Evelyn,  dont  la  Société  des 
bibliophiles  a  publié  par  extraits  le  Journal  de  voyage,  vit  encore  aux 
Tuileries  le  bâtiment  «  où  l'on  garde  les  bêtes  sauvages  pour  le  diver- 
tissement du  roi  »,  et  qui  contenait  entre  autres  un  ours,  un  loup, 
un  sanglier  et  un  léopard.  Quelques  années  plus  tard,  il  raconte 
(18  novembre  1649)  qu'il  aperçut  le  jeune  Louis  XIV,  sur  la  terrasse 
i  du  Palais-Royal,  où  il  hal)itait  alors,  occupé  à  un  combat  de  taureaux. 
Il  s'agit  peut-être  de  la  chasse  à  courre  organisée  par  Mazarin,  le 
jour  de  la  Saint-Hubert,  dans  le  jardin  du  Palais-Royal,  pour  dis- 
traire l'enfant- roi  et  lui  permettre  un  exercice  dont  il  avait  pris  l'ha- 
bitude à  Saint-Ciermain  et  à  Compiùgne.  Cette  chasse  à  courie,  racontée 
dans  une  plaquette  du  temps  et  dans  le  Journal  de  Dubuisson-Aube- 
nay,  à  la  date  du  4  novembre,  se  termina  pai-  un  coml)at  entre  un 
taureau  et  les  diiens,  qui  venaient  de  forcer  successivement  un  lièvre, 
un  cerf  et  un  sanglier. 

Vincennes,  puis  Versailles,  héritèrent  ensuite  de  ces  hùtes  incom- 
modes. Lors  de  la  transformation  du  château  de  Vincennes  par  Maza- 
rin, les  fossés  furent  peuplés  d'ours,  de  lions  et  de  tigres',  entre 
lesquels,  dans  certaines  circonstances,  on  organisait  des  rencontres 
et  des  luttes  pour  l'amusement  de  la  cour.  La  ménagerie  de  Vincennes 
portait  le  nom  de  sérail;  c'est  ainsi  qu'on  la  trouve  désignée  dans 
plusieurs  pièces  du  registre  de  la  trésorerie,  réglant  les  sommes  à 
allouer  au  sieur  Jacques  Petit-Maire,  ((  gouvei'ncur  du  sérail  de  Vin- 
cennes,... à- compte  de  la  nourritui'e  et  entretenement  des  bestes 
farouches-.  »  Loret  raconte  en  son  style  (pie  la  reine  s'y  rendit  le 
19  juillet  1663,  avec  My»"  d'Orléans  et  beaui^oup  de  dames,  et,  api-ès 
avoir  décrit  le  banquet  et  la  chasse  dans  le  parc,  il  ajoute  : 

Kn<iiili'  on  (levant  cet  ('-bat 
On  vit  le  l'urienx  conibnt 
Et  les  conloisioiis  l'éioces 
De  diverses  besles  atroces. 
Dont  les  assauts  fieis  et  nionlans 
Divertissoient  les  resrardans  •'. 

Les  dames  dont  il  est  ici  question  n'étaient  pas  les  moins  avides  de 
ce  spectacle.  Plusieurs  avaient  des  ménageries  privées,  qu'elles  ne 
laissaient  point  sans  doute  entièrement  inactives.  On  sait,  par  une 
lettre  du  P.  Quesnel  à  Arnauld,  —  (jui  se  fût  attendu  à  trouver  là 
un  renseignement  pareil?  —  que  Mme  Je  Montespan  nourrissait  deux 

'  L.  de  Laborde,  Palais  Mazarin,  p.  35. 

*  Jal,  Dictionnaire  critique,  art.  Sérail  de  Vincennes. 

ï  Muse  historique,  liv.  XIV. 


446  LE  VIEUX  PARIS 

ours  qui  allaient  et  venaient  suivant  leur  bon  plaisir,  et  que  ces  intel- 
ligentes botes,  comme  si  elles  eussent  voulu  venger  leur  maîtresse, 
dont  la  faveur  s'effaçait  alors  devant  l'éclat  passager  de  M'ic  de  Fon- 
tanges,  entrèrent  un  soir  dans  le  magnifique  appartement  qu'on 
préparait  à  celle-ci,  et  dont  les  peintres  avaient  oublié  de  fermer  la 
porte  :  elles  y  passèrent  la  nuit  et  n'y  perdirent  pas  leur  temps,  car 
le  lendemain  l'appartement  n'était  plus  reconnaissable.  Mais  ces  ours 
rentraient  évidemment  dans  la  catégorie  des  animaux  apprivoisés, 
comme  les  singes  et  les  nains  qui  faisaient  alors  partie  des  meubles 
de  toute  grande  maison.  Tristan  l'Hermite  raconte  de  môme,  dans  le 
Page  disgracié,  que  le  jeune  prince  au  service  duquel  il  était  entré, 
le  marquis  de  Verneuil,  avait  toujours  sa  chambre  remplie  de  toutes 
sortes  de  bêtes,  et  particulièrement  d'ours. 

Achevons  rapidement  l'histoire  de  la  ménagerie  royale.  Elle  fut  trans- 
férée à  Versailles,  dans  un  bâtiment  construit  par  Mansard  près  du 
grand  canal,  sans  doute  vers  la  fm  de  1G94,  date  de  la  suppression  du 
sérail  de  Vincennes  '.  Mais,  bien  auparavant,  Louis  XIII  avait  déjà  fait 
établir  dans  cette  ville  un  enclos  où  l'on  élevait  des  cerfs  et  d'autres 
bètes  fauves,  et  qu'on  nommait  le  Parc  aux  cerfs.  La  ménagerie  de 
Versailles  comprenait  un  pavillon  au  centre  d'une  cour  octogone,  qu'une 
grille  séparait  de  sept  autres  cours  destinées  aux  animaux.  Le  pavillon 
renfermait  un  appartement  d'été  et  un  appartement  d'hiver,  reliés  l'un 
à  l'autre  par  un  grand  salon  que  décoraient  les  portraits  des  principaux 
animaux  de  la  ménagerie,  peints  par  Desportes;  du  balcon  qui  régnait 
autour  de  cette  pièce,  on  dominait  les  sept  cours  d'animaux ^  Mais 
cette  brillante  installation  ne  l'empêcha  pas  de  tomber  peu  à  peu 
dans  un  r<jle  très  effacé.  Ce  n'est  pas  à  la  ménagerie  royale  qu'on 
s'adresse,  c'est  à  la  ménagerie  de  l'hôtel  de  la  Ferté,  quand  on  veut 
donner  au  jeune  roi  Louis  XV,  à  l'expiration  de  son  deuil,  le  diver- 
tissement d'un  coml)at  d'animaux  ^  Elle  demeura  reléguée  à  Ver- 
sailles jusqu'à  l'année  1792,  où  on  la  licencia  pour  faire  place  aux 
prisonniers  condamnés  après  le  10  août,  et  ses  derniers  hôtes,  expé- 
diés à  Paris,  allèrent  former,  en  s'adjoignant  aux  confiscations  opé- 
rées sur  les  ménageries  foraines  pour  cause  de  contravention,  le 
premier  noyau  de  cette  riche  collection  du  Jardin  des  Plantes,  aujour- 
d'hui populaire  dans  le  monde  entier.  C'était  pour  protéger  les  pri- 
sonniers d'Orléans  que  le  conseil  général,  en  apprenant  leur  arrivée 


'  Jal,  Dictionnaire  critique,  p.  1123. 
2  Magasin  pittoresque,  t.  Xlll,  p.  40/i. 
^  Gazette  de  France,  2  septembre  1716. 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS  'i'i7 

à  Versailles,  avait  décidé  de  les  loger  dans  l'ex- ménagerie,  «  qui,  pai* 
son  nom  même,  aura  l'avantage  de  satisfaire  en  quelque  sorte  l'ani- 
madversion  populaire  et  d'atténuer  le  sentiment  de  la  haine  en  faisant 
naître  des  idées  de  mépris  '.  »  D'ailleurs,  la  ménagerie  de  Versailles 
avait  été  réduite  à  sa  plus  simple  expression  par  le  peuple  souverain, 
qui  avait  fait  main  basse  sur  tout  ce  qui  s'y  trouvait  de  mangeable, 
et  ne  put  fournir  que  cinq  animaux  au  Jardin  des  Plantes. 

Il  ne  sera  ni  sans  intérêt  ni  en  dehors  de  notre  cadre  de  raconter 
un  peu  plus  en  détail  la  façon  toute  révolutionnaire  dont,  le  15  bi'u- 
maire  an  II  (5  novembre  1793),  le  Jardin  des  Plantes,  qui  jusqu'alors 
était  resté  absolument  (idèle  à  son  titre,  reçut  ses  premiers  hôtes 
vivants.  Paris  était  alors  encombré  de  montreurs  d'animaux  féroces, 
qui  gênaient  la  circulation  et  compromettaient  la  sécurité  publique. 
Le  procureur  de  la  Commune,  Ghaumette,  prit  de  son  chef  un  arrêté 
parfaitement  arbitraire  et  même  illégal,  portant  que  tous  les  animaux 
stationnant  sur  les  places  de  Paris  seraient  saisis  sans  délai  et  con- 
duits au  Jardin  des  Plantes  pour  y  demeurer,  après  une  estimation 
sommaire  de  leur  valeur  et  une  indemnité  payée  aux  propriétaires. 
Avant  même  que  les  professeurs  eussent  reçu  aucun  avis,  ils  virent 
affluer  aux  portes  de  l'établissement  un  bataillon  de  bêtes  fauves, 
conduites  par  leurs  gardiens  et  escortées  d'agents  de  police.  Bien 
que  le  Jardin  des  Plantes  ressortit  à  l'Etat  et  non  à  la  Commune, 
Etienne  Geoffroy  Saint- llilaire,  chargé  de  la  chaire  de  zoologie,  qui 
se  trouvait  alors  dans  son  cabinet  et  qu'on  vint  prévenir  en  toute 
hâte,  prit  aussitôt  son  parti,  donna  ordre  d'ouvrir  les  portes  et  se 
chargea  jusqu'à  la  décision  légale  du  gouvernement  d'entretenir  à  ses 
frais  les  animaux  et  leurs  gardiens.  L'illustre  savant  et  Bernardin  de 
Saint- Pierre,  qui  avait  été  nommé,  on  170'2,  intendant  du  Jardin  du 
Roi,  ne  parvinrent  pas  sans  peine  à  faire  vivre  ces  hôtes  voraces, 
en  faveur  desquels  l'administration,  qui  avait  déjà  tant  do  mal  à 
alimenter  les  citoyens ,  se  monti-ail  peu  empressée  de  se  mettre 
en  frais.  Ils  n'y  ménagèrent  aucun  sacrifice,  et  il  ari-iva  même 
un  moment  où,  pour  sauver  les  uns,  ils  durent  se  résoudre  à  leur 
faire  manger  les  autres.  Cette  première  fournée  comprenait  un  léo- 
pard, deux  ours  blancs,  un  chat-tigre,  un  vautour,  deux  aigles,  une 
civette,  des  agoutis,  des  singes,  etc.,  le  tout  évalué  à  une  somme 
de  33,000  francs. 

Bientôt  aux  carnassiers  vinrent  s'adjoindre  des  animaux  plus  paci- 
fiques. Après  l'exécution  de  PhiUppe- Égalité,  on  avait  conlisqué  le 

'  Le  Roy,  Histoire  de  Versailles,  t.  II,  p.  262. 


448 


LE   VIEUX  PARIS 


parc  du  Raincy.  Le  proconsul  de  Seine-et-Oise,  Grassous,   cassant 
l'adjudication  de  la  chasse  qui  avait  été  faite,  par  voie  d'enchères 


Au  Jardin  des  Plantes,  —  La  fosse  aux  ours. 


au  marquis  de  Livry  et  à  Merlin  de  Thionville,  décida  que  les  bêtes 
du  parc,  cerfs,  daims,  chevreuils  et  autres,  seraient  mises  à  la  dis- 
position du  Jardin  des  Plantes.  On  y  joignit  deux  dromadaires  confis- 
ques au  château  de  Bel-Air,  qui  appartenait  au  prince  de  Ligne,  puis 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS  449 

successivement  un  éléphant  et  un  lion  achetés  ù  des  ménageries  qui 
couraient  les  foires  de  province,  et  des  représentants  de  toutes  les 
espèces  acclimatées  en  France,  saisis  dans  les  forets  de  l'État.  Bref 
la  ménagerie  du  Jardin  des  Plantes  faisait  déjà  très  bonne  figure 
quand,  le  21  frimaire  an  III,  à  la  suite  d'un  rapport  de  Thibaudeau, 
la  (.'onvention  sanctionna  enfin  par  un  décret  l'existence  de  cet  éta- 
blissement, désormais  national'.  Dans  cette  réorganisation,  Bernar- 
din de  Saint-Pierre  était  mis  à  la  porte  du  Jardin,  que  son  court 
passage  avait  illustré  :  ce  fut  la  manière  dont  on  le  paya  de  ses  etTorts 
et  de  ses  sacrifices. 


II 


Des  entrepreneurs  privés  avaient  organisé  également  des  ména- 
geries pour  donner  au  public  le  spectacle  des  combats  d'animaux. 
L'Anglais  que  nous  avons  vu  plus  haut  faire  lutter  des  dogues  contre 
un  ours  dans  la  cliambre  ovale  de  Fontainebleau,  sous  les  yeux  du 
jeune  Louis  XIII,  était  un  de  ces  industriels  vaga])onds,  et  il  ne 
demanda  pas  mieux  que  de  se  consacrer  au  service  du  roi  et  de  lui 
entretenir  une  meute  de  vingt-cinq  dogues  de  combat,  moyennant 
une  pension  de  mille  écus.  Dos  lettres  patentes  du  3  août  1015  accor- 
dèrent à  Ci.  de  Thou  et  Ch.  Clalliot  l'autorisation  d'établir  à  Paris  un 
théâtre  pour  les  joutes  et  batailles  do  taureaux,  de  lions,  d'ours,  de 
chiens  et  autres  animaux*.  En  1074,  Henri  Guichai'd,  intendant  des 
bâtiments  et  jardins  du  duc  d'Orléans,  obtint  encore  un  brevet  du 
roi  pour  bâtir  un  cirque  ou  amphithéâtre,  dont  ce  spectacle  devait 
former  un  des  principaux  attraits^;  mais  on  ne  voit  pas  qu'il  ait 
jeté  grand  éclat  ni  fait  beaucoup  de  bruit.  Nous  savons  aussi  que  le 
célèbre  sauteur  Maurice  avait,  à  la  foire  Saint- Germain,  vers  la  fin 
du  siècle,  deux  loges  dont  l'une  était  destinée  à  des  combats  de 
taureaux  '.  La  chose  n'était  pas  encore  passée  dans  les  habitudes 
du  peuple  aussi  complètement  que  dans  celles  des  grands.  C'est  au 
xviiie  siècle  que  les  combats  d'animaux  prirent  un  développement 
considérable.  Voici  le  prospectus  d'un  de  ces  combats,  donné  par 


'  Magasin  pittoresque,  t.  VI,  p.  106-8.  —  Arthur  Mangin,  les  Jardins,  in-folio. 
2  Collection  Lamoignon ,  archives  de  la  Prélecture  de  police,  t.  XII,  p.  607. 
^  Correspondance  administrative  de  Louis  XIV,  t.  IV,  p.  595. 
*  Spectacles  de  la  Foire,  2  vol.  in -12,  1743. 

29 


450  I^E  VIEUX  PARIS 

l'une  des  ménageries  qu'on  trouvait  toujours  alors  installées  sur  les 
vieux  remparts  de  Paris  : 

COMBAT  A   MORT 

DANS   LA    MÉNAGERIE    SUR   LE   COURS   DE   LA    PORTE    SAINT -MARTIN 

PAR   PERMISSION  DU   ROY 

ET   DE   MONSIEUR   LE   LIEUTENANT-GÉNÉRAL   DE   POLICE 

Vous  estes  avertis  que  l'on  prépare  pour  dimanche,  8  octobre  1713, 
un  combat  jusqu'à  la  mort  d'un  taureau  qui  est  d'une  grosseur  et 
beauté  à  faire  plaisir,  comme  aussi  tout  ce  qui  suit  qui  sera  fait  et 
bien  exécuté.  Premièrement  :  plusieurs  braves  dogues  promettent 
de  tenir  pied  ferme  à  plusieurs  nations  toutes  différentes,  et  livrer 
bataille  à  tout  ce  qui  se  présentera.  Le  premier  choc  se  donnera 
d'abord  à  quatre  heures  précises  contre  la  nation  mâtine  ;  le  deuxième, 
contre  celle  des  ours;  le  troisième,  contre  celle  des  loups;  le  qua- 
trième, contre  celle  des  taureaux;  le  cinquième,  contre  celle  des 
tessons  (  blaireaux  )  ;  le  sixième,  contre  celle  des  gapards  (guépards  )  ; 
le  septième  sera  le  combat  général  où  le  gros  chef  perdra  la  vie., 
La  fin  sera  un  dogue  qui  se  battra  en  l'air  au  milieu  d'un  grand  feu 
d'artifice,  où  il  y  aura  de  l'extraordinaire. 

On  prendra,  au  parterre  :  dix  sols;  galerie:  vingt-cinq  sols  ; 
grand  balcon  :  cinquante  sols;  et  petit  balcon:  trois  livres  *. 

On  voit  qu'il  en  coûtait  presque  aussi  cher  pour  aller  au  combat 
de  taureaux  que  pour  entrer  à  la  Comédie  française. 

Trois  ans  après,  en  1716,  nous  trouvons  aussi  un  combat  du  tau- 
reau établi  à  la  barrière  de  Sèvres,  sous  la  direction  d'un  sieur  Nico- 
las Saint- Martin.  Il  durait  encore  vers  le  milieu  du  siècle,  et  avait 
alors  pour  directeur  le  fils  du  précédent,  qui,  en  convoquant  le  public 
à  son  spectacle,  l'avertissait  en  outre  qu'il  tenait  à  sa  disposition  de 
l'huile  d'ours  contre  les  rhumatismes,  pour  faire  croître  les  cheveux 
et  pour  fortifier  les  reins  des  enfants  ^ 

La  joute  aux  coqs,  dont  il  est  parfois  question  dans  nos  anciens 
chroniqueurs,  n'a  jamais  bien  pris  racine  que  chez  nos  voisins  les 
Anglais.  Le  Mercure  de  1735  nous  apprend  qu'on  essaya  alors  de 
l'acclimater  parmi  nous.  En  1772,  les  directeurs  de  l'étabhssement 
du  Golysée,  ne  sachant  plus  que  faire  pour  attirer  le  public  récalci- 
trant, imaginèrent  aussi  d'annoncer  un  combat  de  coqs.  Cette  première 
tentative  échoua  piteusement.  «  Quand  le  monde,  en  petit  nombre,  a 
été  rassemblé,  racontent  les  Mémoires  secrets,  on  en  a  tiré  un  de 


1  La  Mosaïque,  année  1873,  p.  102. 

■''  Campardon,  Spectacles  de  la  Foire,  t.  II,  p.  372. 


COMBATS   D'AiMMAUX   KT   DOMPTK  U  HS  4:jI 

son  sac,  qui  a  déployé  une  grande  fierté.  Son  rival  ne  s'est  pas  animé 
à  cette  vue;  on  n'a  pu  le  maintenir  sur  la  table,  et  il  est  allé  cher- 
cher un  asile  sous  les  jupes  des  dames.  On  en  a  présenté  un  second, 
qui  n'a  pas  été  plus  courageux,  en  sorte  que  le  public  indigné  a  crié 
que  c'était  se  moquer  de  lui  :  il  a  réclamé  son  argent,  d  Une  nou- 
velle tentative,  quatre  ou  cinq  jours  après,  réussit  mieux  :  les  deux 
rivaux  s'acharnèrent  l'un  contre  l'autre  et  restèrent  tous  deux  morts 
sur  le  champ  de  bataille.  Mais  le  public  n'en  persista  pas  moins  à 
s'abstenir'.  On  tenta  encore  de  renouveler  les  combats  de  cojjs,  vers 
la  fin  de  la  Restauration,  au  bois  de  Boulogne,  sans  obtenir  beaucoup 
plus  de  succès. 

En  1781  s'ouvrit,  rue  de  l'Hôpital-Saint-Louis,  sur  l'ancien  che- 
min de  Pantin,  un  amphithéâtre,  qui  lut  un  peu  rapproché  do  la 
barrière  quelques  années  plus  tard  et  subsista  jusqu'en  18îi3.  C'est 
là  qu'avait  lieu  le  combat  du  taureau.  Des  dogues,  fournis  par  l'éta- 
blissement ou  amenés  par  les  amateurs,  étaient  lâchés  contre  des 
animaux  sauvages  de  tout  genre  :  sangliers,  loups,  et  même,  dans 
les  grandes  circonstances,  léopards,  tigres  et  lions,  mais  surtout 
contre  des  taureaux.  Les  jours  de  fêtes,  pour  alléclier  le  public,  on 
portait  la  mort  du  taureau  sur  les  affiches,  et  cette  partie  du  pro- 
gramme s'exécutait  au  son  des  fanfares  les  plus  éclatantes.  Des  flèches, 
garnies  de  pétards  et  de  fusées,  étaient  décochées  à  ces  pauvres  bêtes 
affaiblies  par  l'âge  et  par  le  jeûne  ;  puis,  lorsqu'elles  étaient  suffisam- 
ment exaspérées  et  ahuries,  on  les  faisait  déchirer  par  une  meute-. 
Le  tout  se  terminait  généralement  par  un  feu  d'artifice  dans  le({uel 
on  enlevait  un  bouledogue. 

Pour  compléter  l'attrait  du  spectacle,  on  y  donnait  aussi  le  diver- 
tissement du  houruary  et  du  peccata,  où  l'on  voyait  un  âne  assailli, 
houspillé,  mordu  à  outrance  par  une  bande  de  chiens  lâchés  contre 
lui^.  Cette  partie  de  la  représentation  avait  généralement  un  grand 
succès,  —  succès  de  rire,  et  quelquefois  succès  d'admiration  auprès 
des  connaisseurs  ;  car  l'âne  n'était  pas  toujours  le  moins  terrible 
athlète  de  ces  luttes,  et  son  habileté  à  esquiver  les  coups  de  dents,  le 
sang- froid  avec  lequel  il  saisissait  le  moment  opportun  pour  détacher 


1  Mémoires  secrets,  t.  XXIV,  p.  212,  217. 

2  Du  Coudray,  Nouveau  tableau  de  Paris,  t.  IV,  p.  231).  Le  sieur  Leieu,  entrepreneur  de 
ce  spectacle,  avait  même  essayé  d'y  représenter  des  combats  de  taureaux  comme  en  Espagne, 
avec  des  toréadors.  Mais,  malgré  la  précaution  qu'il  prenait  de  faire  saigner  largement 
l'animal  avant  de  le  lancer  dans  l'arène,  pour  lui  enlever  toute  sa  fougue,  la  police  interdit 
celle  partie  de  la  représentation  comme  trop  dangereuse. 

'  Thiéry,  le  Voyageur  à  Paris,  t.  1,  p.  188.—  J.  Rosny,  le  Péruvien  à  Paris,  ISOI ,  t.  111 , 
p.  180. 


432  LE  VIEUX  PARIS 

à  ses  ennemis  une  ruade  décisive  qui  leur  fracassait  la  mâchoire,  lui 
valaient  maintes  fois  des  applaudissements  chaleureux.  Les  personnes 
de  la  plus  haute  qualité,  les  dames  de  la  cour  elles-mêmes  assistaient 
souvent  à  cette  odieuse  parodie  des  corridas  de  Madrid,  et  y  pre- 
naient un  vif  plaisir.  Dans  certaines  circonstances,  on  vit  une  iile  de 
brillants  équipages  alignés  à  la  porte  de  ce  cirque  de  bas  étage,  qui 
n'en  fut  pas  moins  fermé  par  ordonnance  en  1786.  Peu  de  temps 
après  il  se  rouvrit,  sous  la  direction  de  Monroy,  qui,  pour  être  toléré 
par  la  police,  s'engagea  à  ne  plus  admettre  dans  sa  troupe  que  des 
acteurs  choisis  et  expurgés  avec  soin,  cachant  une  grande  douceur  de 
mœurs  sous  les  apparences  de  la  férocité.  Son  taureau  n'avait  que  de 
courts  accès  d'humeur  sombre,  tempérés  par  une  éducation  savante, 
et  ses  loups  étaient  des  loups  pleins  d'urbanité  et  de  savoir-vivre, 
dressés  à  ne  se  fâcher  que  pour  la  forme.  Quant  à  l'ours,  le  fameux 
Carpolin,  dont  le  nom  figurait  toujours  en  grandes  majuscules  sur 
l'affiche,  ce  n'était  plus  qu'un  fantôme  d'ours,  invalide  de  la  profes- 
sion, une  vieille  fouri'ure,  à  moitié  vide,  à  moitié  empaillée,  et  que, 
par  surcroît,  on  avait  la  précaution  de  museler  pour  se  tenir  en 
garde  contre  ses  moindres  retours  de  jeunesse.  Carpolin  était  le  souiTre- 
douleur  de  l'arène;  heureusement  l'épaisseur  de  sa  peau  lui  servait  de 
boucher  contre  les  morsures. 

Sur  la  fin  de  sa  vie,  l'ours  Carpolin,  tout  décrépit  et  désormais 
liors  d'état  de  faire  même  une  apparence  d'illusion,  fut  vendu  à  un 
coiffeur  de  la  place  de  la  Bourse,  qui  s'empressa  d'inonder  Paris  de 
prospectus  pour  annoncer  la  pommade  infaihible  contre  la  calvitie 
qu'il  venait  de  confectionner  avec  la  graisse  de  cet  athlète.  Telle  fut  la 
fin  déplorable  d'un  héros.  Sic  transit  gloria  mundi  ! 

Dès  les  premiers  temps  de  la  révolution ,  il  fut  question  de  sup- 
primer le  combat  do  taureaux.  Le  Moniteur  du  12  mars  1790,  — 
juste  à  la  même  époque  où  l'on  voyait  sur  le  boulevard  du  Temple 
une  ménagerie  de  bêtes  féroces,  avec  cette  inscription  empreinte  du 
génie  de  l'époque  :  Grayids  Aristocrates  d'Afrique  \  —  fulminait  un 
article  contre  «  cet  horrible  amusement...  où  une  multitude  aveugle 
va  prendre  des  leçons  de  barbarie  et  s'accoutumer  à  verser  le  sang 
avec  la  tranquillité  d'une  action  ordinaire  et  le  calme  d'un  goût  satis- 
fait». Cet  article  nous  apprend  que  le  combat  de  taureaux  n'avait  heu 


'  Courrier  de  Gorsas,  n»  du  7  juin  1790.  Celte  ménagerie,  peu  de  temps  après,  fui  trans- 
portée aux  environs  du  Champ  de  Mars;  mais,  au  moment  de  la  tète  de  la  Fédération,  elle 
reçut  l'ordre  de  déménager,  de  peur  d'accident.  On  craignait  que  cette  bande  d'aristocrates 
ne  se  ruât  sur  les  iialriotes  rassemblés  de  tous  les  points  de  la  France  et  n'en  lit  un  carnage 
alîreux . 


COMBATS  D'AMMAUX   ET  DOMPTEURS  453 

que  les  jours  de  grandes  fêles  et  de  fêtes  de  lu  Vierge,  ce  qui  explique 
en  pai'tie  son  succès;  car  les  petits  et  grands  spectacles  étant  fermés 
ces  jours-là,  le  peuple  n'avait  pas  d'autre  amusement  :  a  On  les  lui 
a  interdits  par  respect  pour  la  religion,  continue  l'administi-ateur  de 
police  Peucliet,  auteur  de  l'article,  comme  s'il  était  d'exemple  plus 
dangereux,  de  délassement  plus  opposé  aux  i)rincipes  i-eligieux  et  aux 
principes  de  la  raison  que  celui  qui  liahilue  Tliounne  au  sang,  (pii  le 
dresse  à  l'insensibilité  et  l'organise  de  manière  à  poi'ter  dans  la  société' 
le  germe  de  toutes  les  atrocités...  Le  peuple  nous  a  lendu  d'assez 
grands  services  pour  que  nous  ami)itionnions  d'épurer,  d'adoucir, 
de  civiliser  ses  mœurs,  et  ce  ne  sera  pas  par  des  scènes  de  sang  et 
de  carnage  que  nous  y  parviendrons;  ce  ne  sera  pas  en  le  livi-ant  à 
lui-même  sur  ce  qui  i)eut  lui  plaire  (pie  nous  y  l'éussirons.  On  l'a 
trop  méi)risé  autrefois  pour  l'instruire  et  l'admetti'e  au  jjlaisii'  de  la 
raison  et  de  la  sensibilité.  Je  demande  la  destruction  du  combat  de 
taureaux,  comme  un  spectacle  qui  fait  honte  à  la  capitale,  et  (pii  nous 
rappelle  un  temps  d'ignominie.  » 

Une  note  ajoutée  à  l'article  nous  apprend  que  l'adminisli'alion  «  vient 
de  prendre  des  mesures  pour  sup[)i'imer  ce  dangereux  annisement  ». 
Le  15  août,  en  elTet,  la  municipalité  de  Paris,  sur  l'instigation  du 
maire  Bailly,  et  le  département  de  police  rendaient  un  arrêté  d'in- 
terdiction. Mais  le  combat  de  taureaux  ressuscita  dans  les  piemieis 
mois  de  l'année  suivante,  «  avec  [)ermission  du  maii'e;  »  et,  sur  les 
lilaintes  de  Peucliet,  l>ailly  lui  i-épondit  que  l'arène,  étant  placée^  à 
lîelleville,  é(liap[)ait  au  ressort  de  la  municii)alité  de  Paris,  et  ([ue  hi 
permission  du  maire  annoncée  sur  l'altiche  était  celle  du  maire  de 
lîelleville.  Peucliet  en  a[)pela  alors  au  directoire  du  département'.  En 
cette  même  année  1791,  Manuel,  procureur  de  la  commune,  prononça 
derechef  la  suppression  du  combat  de  taureaux,  comme  <r  déshonorant 
les  mœuis  et  les  lois  d'un  peui)le  libre  ».  Mais  ce  tenace  spectacle 
résista  encore  à  l'anathème  porté  contre  lui,  ou  du  moins  il  ne  tarda 
pas  à  se  faire  tolérer  de  nouveau.  11  subsistait  certainement,  ou  il 
avait  repris  à  la  tin  de  1705  et  en  90,  quoiqu'il  fit  alors  de  peu  biil- 
lantes  alîaires.  Les  événements  i)oliliques  n'avaient  pas  été  favorables 
à  sa  prospérité.  En  fait  de  sang,  la  révolution  avait  mieux  à  olTiir 
aux  amateurs  que  celui  des  dogues  ou  du  taureau. 

Pendant  la  Restauration,  le  Ginpie  de  la  barrière  du  Combat  reprit 
quelque  vogue,  mais  à   peu   près  exclusivement  dans  la  populace. 


>  Réimpression  de  l'ancien  Moniteur,  1.  III,  p    587;  t.  V,  p.  290,   i20;  t.  VIII,  p.  211, 
3ri8,  660. 


454  LE  VIEUX  PARIS 

Situé  à  l'extrémité  d'un  des  faubourgs  les  plus  populaires,  entre  la 
Villette  et  Belleville,  il  ne  ressemblait  en  rien  aux  amphithéâtres 
romains,  pas  même  à  nos  cirques  équestres.  Des  bâtiments  d'assez 
sinistre  apparence  entouraient  une  vaste  cour  quadrangulaire,  ayant 
au  centre  un  anneau  pour  y  attacher  la  bête  fauve,  et  traversée  à  la 
hauteur  du  toit  par  des  chaînes  de  fer  pour  recevoir  les  roues  d'ar- 
tifice et  pour  y  suspendre  les  chiens  à  la  force  de  la  mâchoire.  Point 
de  gradins  ni  de  banquettes  :  les  spectateurs  et  les  parieurs,  ainsi 
que  le  maître  du  lieu  et  ses  valets,  se  tenaient  debout  sur  la  bordure 
de  pavés  qui  encadrait  l'arène.  Si  l'on  tenait  essentiellement  à  une 
baignoire,  le  belluaire  ouvrait  une  cage,  donnait  un  coup  de  pied  à 
l'ours  ou  au  loup  qui  l'occupait,  le  faisait  passer  dans  une  bauge  voi- 
sine ,  et  vous  mettait  à  sa  place  ;  rien  de  plus  simple.  Vous  étiez  véri- 
tablement en  loge  grillée  ^  Tous  les  dimanches  et  tous  les  lundis, 
après  l'apposition  de  la  longue  affiche  jaune  qui  portait  le  programme 
du  spectacle,  avec  son  bois  grossier  représentant  l'ours  indomptable 
de  la  mer  du  Nord,  le  fameux  bouledogue  Maroquin,  le  jeune  et 
vigoureux  taureau  d'Espagne  faisant  sauter  en  l'air  des  chiens  éven- 
trés,  au  milieu  de  piqueurs  habillés  en  sauvages  comme  ceux  du 
bœuf  gras,  l'enceinte  avait  peine  à  contenir  une  foule  où  ne  man- 
quaient même  ni  les  enfants  ni  les  femmes.  Toutefois  les  loges  à  deux 
francs  restaient  généralement  vides.  Aux  places  à  cinquante  centimes, 
les  garçons  bouchers  formaient  le  noyau  principal.  Ils  amenaient  leurs 
chiens  pour  les  pousser  contre  1(3S  ours,  les  loups,  les  taureaux,  les 
coi'fs,  ou  les  uns  contre  les  autres,  engageant  des  paris,  aux  applau- 
dissements des  plus  ignobles  voyous  des  faubourgs,  qui  venaient  là 
poursuivre  leur  éducation,  commencée  dans  les  cabarets,  à  la  cour 
d'assises  et  autour  de  la  guillotine. 

On  raconte  que,  pendant  son  séjour  à  Paris  en  1824,  l'infant  don 
Miguel,  devenu  un  des  plus  fidèles  habitués  du  combat  de  taureaux, 
y  conduisit  un  jour  deux  énormes  bouledogues  pur  sang,  afin  de  les 
faire  battre  contre  ceux  des  spectateurs  habituels.  Tout  se  passa  bien 
d'ai)ord.  Les  bouledogues  étranglaient,  éventraient  les  chiens  à  la 
satisfaction  du  prince,  quand  tout  à  coup  une  troupe  de  garçons  bou- 
chers se  précipita  dans  la  mêlée  et  fit  une  décharge  de  rotins  sur  les 
pur  sang.  Le  prince  se  fâcha,  les  bouchers  lui  ripostèrent,  et  comme 
il  avait  affaire  à  trop  forte  partie,  il  jugea  prudent  de  s'esquiver.  Il 
ne  put  regagner  sa  voiture  qu'à  travers  une  grêle  de  tous  les  projec- 
tiles dont  un  tas  d'immondices  peut  être  l'arsenal. 

'  Arthur  Mangin,  l'Homme  et  la  bêle,  p.  410.  —  Théophile  Gautier,  Caprices  et  zigzags, 
p.  307  et  8.  —  J.  .lanin  ,  l'/lne  mort.  ch.  i. 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS  455 

Le  lendemain  il  se  présenta  aux  Tuileries  : 

«  Comment  trouvez- vous  les  Français?  lui  demanda  Louis  XVlll, 
déjà  au  courant  de  l'aventure. 

—  Très  impolis,  répondit  don  Miguel. 

—  Je  le  crois  bien,  reprit  le  roi;  vous  n'avez  vu  jusqu'ici  que  nos 
garçons  bouchers.  » 

Dans  les  premières  années  du  règne  de  Louis- Philippe,  deux  des 
amateurs  les  plus  distingués  étaient  lord  Seymour  et  un  gentilhomme 
français  à  qui  sa  fantastique  maigreur  avait  fait  donner  le  surnom  de 
Squelette.  Celui-ci  possédait  surtout  une  paire  de  chiens  fiimeux, 
vainqueurs  en  cent  combats  publics  ou  privés,  qu'il  appelait  Loubet  I 
et  Loubet  IL  En  dehors  de  la  barrière  du  Combat,  les  amateurs  de 
ce  genre  de  sport  se  rendaient  le  plus  souvent  aux  moulins  de  Mont- 
martre, pour  y  mettre  leurs  champions  aux  prises.  Un  jour,  le  Sque- 
lette paria  contre  lord  Seymour  que  Loubet  I  tiendrait  plus  longtemps 
que  n'importe  quel  autre.  Lord  Seymour  accrocha  son  chien  King, 
le  plus  beau  bull  du  Royaume-Uni,  à  l'une  des  ailes  du  moulin,  et 
Loubet  I  fut  suspendu  à  la  suivante.  Comme  il  faisait  du  vent,  les 
ailes  se  mirent  à  tourner,  entraînant  les  pauvres  bêtes  dans  l'espace. 
Au  bout  de  quarante -deux  minutes,  King  tomba.  Loubet  tenait  tou- 
jours; seulement  on  le  vit  se  débattre,  puis  il  ne  bougea  plus,  i  Ici, 
Loubet!  D  cria  son  maître.  Il  ne  remua  pas.  On  s'approcha;  il  était 
mort,  ses  crocs  plantés  dans  le  bois  ^  Waterloo  était  vengé!  11  y 
avait  ainsi  entre  les  champions  français  et  les  champions  britan- 
niques, de  véritables  batailles  nationales,  et  un  des  grands  souvenirs 
de  la  barrière  du  Combat  est  celui  du  duel  où  Loubet  H,  ([uoi(iue 
chargé  d'ans  et  devenu  aveugle,  vainquit  et  étrangla  liobb,  lils  de  la 
perfide  Albion.  On  assure  que  des  Anglais,  jaloux  et  furieux,  firent 
empoisonner  ce  vieux  brave. 

M.  Delessert,  le  dernier  préfet  de  police  sous  Louis-Piiilii)i)e,  feima 
définitivement  l'ignoble  arène,  qui  ne  s'est  plus  rouverte  depuis.  Ce 
spectacle  a  été  remplacé,  il  y  a  quelques  années,  par  des  combats  de 
chiens  et  de  rats  importés  d'Angleterre  :  combats  non,  étranglements 
plutôt,  et  dont  l'appHcation  de  la  loi  Grammont  a  dû  suffire  à  faire 
justice. 

•  Tony  Révillon,  cilé  par  Larousse  dans  le  Grand  dictionnaire;  art.  Chien. 


456  LE   VIEUX  PARIS 


III 


Les  combats  d'animaux  firent  place,  dans  la  faveur  publique,  au 
spectacle  des  dompteurs,  c'est-à-dire  de  l'homme  luttant  lui-même 
contre  la  brute,  de  la  force  morale  aux  prises  avec  la  force  maté- 
rielle. Les  deux  sujets  se  tiennent  de  si  près  qu'il  est  presque  im- 
possible de  les  séparer.  La  vue  des  ménageries,  la  férocité  des  bêtes 
fauves  qu'on  lançait  les  unes  contre  les  autres,  devaient  faire  naître 
l'idée  de  les  apprivoiser,  de  les  adoucir,  de  les  réduire  à  l'impuis- 
sance en  les  dominant.  C'était  un  progrès  :  si  le  nouveau  spectacle 
a  quelque  chose  de  sauvage  encore,  du  moins  il  n'est  plus  ignoble, 
et  il  excite  une  curiosité  qui  se  mêle  de  terreur  sans  se  mêler  de 
dégoût. 

Non  que  les  dompteurs  aient  attendu  la  disparition  des  combats 
d'animaux  pour  paraître  sur  la  scène  :  on  peut  même  dire,  en  un 
certain  sens,  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  ménagerie  sans  dompteurs,  et 
qu'il  s'est  rencontré  de  tout  temps  des  hommes  habiles  et  hardis  qui 
ont  su  changer  les  lois  ordinaires  de  la  nature  animale  par  le  seul 
ascendant  de  leur  volonté.  Peut-être  Androclès,  cet  esclave  dont 
Aulu-Gelle  et  Sénèque  ont  conté  la  dramatique  et  touchante  histoire, 
devenue  classique  dans  tous  les  recueils  d'anecdotes,  était- il  simple- 
ment un  dompteur.  M.  de  Lorges,  quand  il  descendit  dans  le  parc 
aux  lions  pour  chercher  le  gant  de  sa  clame,  fit  précisément  le  métier 
de  dompteur  en  contenant  les  fauves  par  son  attitude.  De  tels  exemples 
ne  sont  pas  rares,  mais  ne  rentrent  point  dans  notre  sujet.  Il  ne  s'agit 
ici  que  de  la  profession  spéciale  et  du  genre  de  spectacle  que  rappelle 
le  mot  de  dompteur. 

Envisagé  ainsi ,  le  dompteur  est  chez  nous  de  date  récente  et  presque 
contemporaine.  L'idée  de  donner  en  représentation  la  lutte  victorieuse 
de  la  volonté,  du  regard,  du  geste  de  l'homme  contre  les  instincts  de 
l'animal  féroce,  est  le  fruit  d'une  civilisation  avancée,  et  il  n'y  a  guère 
qu'un  demi -siècle  que  ces  périlleux  exercices  ont  pris  rang  parmi  les 
spectacles  publics. 

Le  premier  dompteur,  celui  qui  ouvrit  la  voie  aux  autres,  est  resté 
aussi  le  plus  remarquable  et  le  plus  heureux  de  tous.  Quelques-uns 
de  nos  lecteurs  peuvent  encore  se  souvenir  de  l'avoir  vu  à  Paris. 

Martin,  dont  on  a  fait  à  tort  un  Hollandais,  probablement  parce 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS 


457 


que,  dans  le  cours  de  ses  premières  pérégi'inations  avec  les  troupes 
d'écuyers  dont  il  faisait  paitie,  il  avait  séjourné  dans  les  Pays-lîas, 
où  il  épousa  la  fille  d'un  directeur  de  ménagerie,  M"c  Van  Aken , 
peut-être  aussi  parce  qu'il  a  pris  sa  retraite  dans  cette  contrée,  était 
né  à  Marseille,  d'un  fabricant  de  parfumerie  et  de  pâtes  alimentaires, 
le  10  janvier  1793,  en  pleine  ménagerie  révolutionnaire.  Il  s'appelait 
Henri  Mai'lin,  comme  l'historien.  (!e  futd'ahord,  dans  sa  jeunesse,  un 


Le  dompteur  Martin  au  théâtre  de  la  Porte-Saint- Martin , 
d'après  le  Monde  dramalUiue. 


gymnaste  et  un  écuyer.  11  avait  été  aussi  matelot  ou  soldat.  A[très 
avoir  parcouru  l'Allemagne  et  la  Hollande  dans  une  troupe  étpiestre, 
il  monte  un  cirque  à  ses  frais,  se  ruine,  ce  qui  n'était  d'ailleurs  pas 
bien  difficile,  est  séduit  par  les  yeux  de  M"'"  Van  Aken,  copropriétaire 
d'une  ménagei^e  ambulante,  et,  pour  conquérir  sa  main,  pénètre 
audacieusement  dans  la  cage  du  tigre. 

La  ménagerie  Van  Aken,  avec  son  magnifique  tigre  royal  Atir,  sa 
lionne,  son  ours  brun,  sa  hyène,  etc.,  devint  le  noyau  de  celle  que 
Martiu  rendit  plus  tard  si  illustre.  Elle  lui  fouruit  les  premiers  sujets 
sur  lesquels  il  étudia  et  appliqua  les  procédés  de  dressage  qui  lui 
avaient  si  bien  réussi  avec  le  tigre.  C'est  seulement  en  mars  1829, 
après  avoir  longtemps  parcouru  les  pays  étrangers,  qu'il  rentra  en 


458  '  LE  VIEUX  PARIS 

France  par  Lyon ,  avec  sa  ménagerie  considérablement  accrue  par  des 
acquisitions  nouvelles,  par  des  cadeaux  princiers  et  par  d'heureux 
événements  de  famille.  Le  lion  Cobourg,  en  particulier,  dont  la  doci- 
lité, la  gentillesse  et  les  formidables  espiègleries  faisaient  l'admiration 
de  tous  ses  visiteurs,  était  né  en  cage  et  avait  été  nourri  par  une 
chienne;  il  mourut,  le  noble  animal,  pour  avoir  avalé  une  pantoufle 
dans  l'appartement  où  on  le  laissait  folâtrer  en  liberté. 

Quand  il  se  montra  à  Paris,  le  3  décembre  1829,  Martin  était 
dans  la  fleur  de  l'âge.  Toute  sa  constitution  annonçait  la  vigueur  :  de 
fortes  moustaches,  des  yeux  enflammés  et  des  cheveux  noirs  accen- 
tuaient encore  sa  figure  énergique. 

Il  amenait  avec  lui,  outre  des  boas  et  d'autres  animaux  plus  inof- 
fensifs, des  lions  et  lionnes  (Néron,  Cobourg,  Fanny,  Carlotta),  une 
hyène  et  un  tigre  *.  Il  alla  s'installer  dans  un  vaste  terrain  du  boule- 
vard Bonne- Nouvelle,  sur  un  emplacement  assez  difficile  à  détermi- 
ner aujourd'hui,  mais  qui  paraît  avoir  été  à  peu  près  celui  que  recou- 
vrent actuellement  les  magasins  de  la  Ménagère.  Henri  Heine  nous 
apprend,  dans  une  de  ses  lettres,  que  Martin  eut  pour  successeur  à 
cet  endroit  l'abbé  Châtel  et  l'Église  française,  qui,  à  force  de  démé- 
nager, se  trouvait  alors  presque  en  état  de  vagabondage  :  l'histoire  a 
de  ces  rapprochements  bizarres.  Il  allait  également  donner  des  repré- 
sentations dans  la  salle  Franconi. 

Dès  le  premier  jour  où  parut  Martin,  on  s'écrasa  à  la  porte.  Lors- 
qu'on eut  vu  ses  prodigieux  exercices,  ce  fut  bien  autre  chose 
encore.  La  foule,  qui  n'était  pas  blasée  par  l'habitude,  accourait  tous 
les  soirs  plus  nombreuse  et  plus  avide  qu'au  drame  le  plus  émou- 
vant. C'était  bien  un  drame,  d'aiUeurs,  qu'il  jouait  avec  ses  terribles 
partenaires,  drame  dont  le  dénouement  restait  toujours  incertain,  et 
où  sa  vie  était  l'enjeu  qu'il  posait  contre  les  applaudissements  du 
parterre. 

Martin  n'avait  pour  armes  qu'une  lance  de  bois  et  un  fouet.  Il  se 
vantait  que  personne  ne  l'avait  jamais  vu  avec  une  cravache.  Il  se 
présentait  d'abord  avec  sa  hyène,  la  conduisant  en  laisse  comme  un 
chien,  au  moyen  d'une  chaîne  de  fer  passée  dans  son  collier,  s'en 
faisant  suivre  sans  résistance  dans  tous  ses  tours  et  détours,  qu'il  se 
plaisait  à  embrouiller  et  à  contrarier  brusquement  pour  qu'il  ne  restât 
pas  le  moindre  doute  sur  sa  docilité.  Il  se  faisait  rapporter  ses  gants 

1  Le  prospectus  de  sa  Ménagerie  royale,  avec  une  gravure  grossière  qui  le  représente 
couché  sur  son  lion  Cobourg,  annonce  des  kanguroos,  maribas,  singes,  lions,  chevaux 
bleus  d'Afrique,  sans  poil  ni  crinière,  roukans  au  nangé  poivre,  tigre  royal  (le  seul  exis- 
tant dans  le  royaume!),  lion  de  Perse,  portant  une  crinière  jusque  sous  le  ventre. 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS  'io9 

par  elle.  Puis,  après  lui  avoir  jeté  plusieurs  morceaux  de  viande 
qu'elle  avalait  goulûment,  il  lui  ouvrait  la  gueule  toute  grande,  afin 
de  montrer  sa  mâchoire  aux  spectateurs ,  et  l'emportait  sous  son  bras 
comme  un  épagneul. 

Alors,  derrière  la  toile  en  iil  de  fer  à  larges  mailles  qui  la  séparait 
des  spectateurs  sans  rien  dérober  à  leur  vue,  on  voyait  accourir  la 
lionne,  l'œil  animé,  la  gueule  béante,  battant  sa  queue  de  ses  flancs 
et  poussant  des  rugissements  rauques  aiguisés  par  la  faim.  Mai'tin 
choisissait  pour  ses  exercices  l'heure  où  elle  attendait  son  repas,  et 
se  plaisait  à  exciter  sa  colère  au  moment  le  plus  périlleux  pour  lui. 
Avec  sa  lance  de  bois,  il  entrait  chez  elle,  la  faisait  reculer,  la  délo- 
geait de  coin  en  coin,  malgré  ses  rugissements,  et  lorsque,  poussée 
à  bout,  elle  l)ondissait  pour  saisir  dans  sa  gueule  le  bâton  menaçant, 
il  la  maîtrisait  encore  du  regard  et  de  la  voix,  la  forçait  à  lâcher  prise 
et  s'en  allait  en  tenant  les  yeux  fixés  sur  elle. 

C'est  au  sortir  d'une  de  ses  représentations,  où  Martin  donnait  la 
plus  haute  idée  de  la  puissance  humaine  en  dominant  les  plus  terribles 
animaux  par  la  seule  force  du  regard,  que  Gh.  Nodier  s'écriait  :  «  Les 
circonstances  ont  fait  un  dompteur  d'animaux  de  celui  qui  eût  pu  deve- 
nir un  dompteur  d'hommes.  A  la  tète  d'une  armée,  Martin  aurait  été 
peut-être  un  Bonaparte.  » 

Le  lion  Néron  et  le  tigre  vivaient  en  bonne  harmonie  dans  la 
même  cage.  A  rai)proche  du  dompteur,  on  leur  voyait  donner  les 
signes  d'une  agitation  extraordinaire.  Néron  secouait  sa  lourde  cri- 
nièi'e;  Atirse  dressait  contre  les  barreaux  de  fer,  puis  tous  les  deux  se 
promenaient  en  sens  inverse  dans  l'étroite  cage.  C'est  alors  que  Mai- 
tin  s'introduisait  au  milieu  d'eux,  armé  d'un  fouet.  Il  les  faisait  aller 
et  venir,  tourner  à  droite  et  à  gauche  comme  des  chevaux  savants, 
poser  la  tête  sur  ses  genoux,  se  couclier  à  ses  pieds,  les  frappant,  au 
moindre  retard,  à  la  plus  légère  hésitation,  de  coups  qu'ils  rece- 
vaient le  front  baissé  et  la  queue  serrée  entre  les  jambes.  Dès  qu'il 
croisait  les  bras,  tigre,  lion  ou  hyène  venait  poser  ses  pattes  sur 
l'épaule  du  dompteur. 

De  tous  ces  animaux,  le  plus  docile  et  le  plus  affectueux  était  le 
tigre.  «  Il  vient  à  chaque  instant,  écrit  un  historien  et  spectateur 
de  la  ménagerie  Martin  ',  réclamer  les  caresses  de  son  instituteur,  et, 
dès  qu'il  en  a  reçu  l'ordre,  il  se  presse,  place  les  deux  pattes  sur  ses 
épaules  et  frotte  sa  tête  contre  la  tête  de  son  maitre  avec  toute  la 
grâce  du  chat  le  plus  aimable  et  le  plus  doux.  »  Dans  une  des  pièces 

'  Ed.  de  Fontanes,  dans  le  Journal  des  Enfants,  t.  II,  p.  SOJ. 


460  LE  VIEUX  PARIS 

qu'il  allait  jouer  à  Franconi  avec  ses  animaux,  ce  tigre  était  dressé 
à  poursuivre  un  enfant  tout  autour  du  cirque.  Un  jour,  il  s'échappa 
de  la  ménagerie  et  fit  subitement  sur  le  boulevard  une  brusque 
apparition,  qui,  comme  on  peut  le  croire,  y  jeta  un  grand  trouble. 
Mais,  tandis  que  les  passants  prenaient  la  fuite  en  jetant  des  cla- 
meurs d'épouvante,  le  tigre,  après  quelques  bonds  folâtres,  s'arrêta 
comme  dépaysé  et  rentra  de  lui-même  à  la  maison  '. 

Pour  couronner  ses  représentations  ordinaires,  Martin  se  plaisait  à 
agacer  son  lion  et  son  tigre  au  moment  où  on  leur  jetait  la  viande 
qu'ils  attendaient  avec  impatience,  et  à  braver  leur  fureur  impuis- 
sante à  l'aide  d'un  énorme  bâton,  qu'ils  broyaient  entre  leurs  dents. 
La  grande  taille,  la  belle  figure  calme  et  résolue  du  dompteur,  son 
œil  d'un  éclat  magnétique,  ajoutaient  encore  à  l'intérêt  de  ses  exer- 
cices et  à  l'admiration  qu'il  excitait  dans  la  foule. 

«  Ah!  canaillasse,  disait  Martin  à  Néron  avec  son  accent  pro- 
vençal, je  sais  bien  que  tu  me  croqueras  un  jour;  mais  d'ici  là  tu 
auras  reçu  tant  de  raclées,  que  je  ne  l'aurai  pas  volé.  »  Cette  pré- 
diction sinistre  qu'il  se  faisait  à  lui-même  ne  se  réalisa  pas.  Il  s'en 
fahut  de  peu  pourtant.  Un  jour,  un  de  ses  lions  voulut  le  dévorer  ; 
Martin  fut  sauvé  par  son  tigre,  qui  vint  se  planter  devant  lui  d'un  air 
résolu.  Un  autre  jour,  à  Boulogne,  il  fut  terrassé  par  Gobourg,  qui  lui 
enfonça  ses  crocs  dans  la  cuisse  et  faillit  lui  broyer  la  main  gauche. 

Martin  avait  retrouvé  tout  d'abord,  parmi  ses  spectateurs  les  plus 
assidus,  le  duc  de  Brunswick,  une  de  ses  anciennes  connaissances, 
qui  lui  avait  jadis  fait  bon  accueil  dans  sa  capitale,  et  il  conquit  bien 
vite  aussi  la  protection  de  la  duchesse  de  Berry,  qui  s'intéressait 
à  toutes  les  formes  de  l'art.  En  homme  avisé,  il  résolut  de  profiter 
de  cette  haute  faveur.  La  révolution  de  1830  éclata  juste  au  moment 
où  Martin  venait  d'arborer  au-dessus  de  sa  porte  les  armes  de  la 
duchesse,  et  où  il  était  en  train  de  solliciter  le' titre  de  zoogymnaste 
breveté  de  Son  Altesse  Royale.  L'aimable  duchesse  s'intéressait  beau- 
coup à  son  futur  zoogymnaste  et  au  zoorama  qu'il  avait  conçu  le 
projet  de  créer.  En  attendant,  elle  l'avait  nommé  inspecteur  hono- 
raire de  sa  ménagerie  de  Rosny.  Les  journées  de  Juillet  vinrent  se 
jeter  à  la  traverse  de  tous  ces  beaux  desseins.  Martin  y  assista  en 
directeur  désappointé,  mais  se  hâta  de  remplacer  prudemment  à  sa 
porte  les  armoiries  de  la  duchesse  par  le  drapeau  tricolore,  et  d'adres- 
ser à  ses  frères  d'armes  de  la  garde  nationale  des  billets  d'entrée 
patriotiques  à  prix  réduit. 

1  Arthur  Mangin  ,  l'Homme  et  la  bêle,  p.  /ib9. 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEL'HS  /i6l 

Ilélas!  les  esprits  étaient  tournés  ailleurs,  et  Martin  eût  été  con- 
traint de  reprendre  sa  vie  nomade  si  le  directeur  du  Cirque  Olym- 
pique, Adolphe  Franconi,  n'avait  eu  l'idée  de  rappeler  le  public  à 
son  théâtre  en  y  faisant  débuter  les  animaux  féroces  du  boulevard 
Bonne-Nouvelle,  dans  un  scénario  qui  donnerait  pour  cadre  aux  exer- 
cices du  dompteur  une  action  dramaticpie  et  suivie.  Avec  tiois  de  ses 
fournisseurs  ordinaires,  INIM.  A.  François,  Th.  Nezel  et  II.  Villemot, 
il  imagina  les  Lions  de  Mysore,  drame  en  trois  actes  et  sept  tableaux, 
qui  fut  représenté  pour  la  première  fois  le  '■2\  avril  l(S31.  Nous  avons 
lu  cette  pièce,  où  Martin  jouait  le  rôle  d'un  paria  persécuté  pai-  un 
rajah,  qui  se  liait  d'amitié  avec  les  lions  dans  les  forêts,  et  que  pro- 
tégeaient ses  fauves  en  comlKittant  pour  lui  contre  les  satellites  de 
son  persécuteur.  Mais  elle  fait  assez  pileuse  mine  séparée  de  la 
chasse  aux  tigres,  du  combat  contre  les  boas  constrictors ,  de  l'exhi- 
bition de  toute  la  ménagerie,  semée  plus  ou  moins  ingénieusement 
dans  chaque  scène,  et  surtout  du  tableau  final  où  Martin,  condamné 
à  être  jeté  aux  bêtes,  combattait  contre  un  lion  en  costume  de  gla- 
diateur et  le  terrassait'. 

Après  avoir  enthousiasmé  Paris,  les  Lions  de  Mijsore  enlrepi-ireiit 
une  tournée  triomphale  à  l'étranger.  Puis  Mai'tin  parcourut  la  France, 
volant  partout  de  succès  en  succès.  A  ^telz,  il  éclipse  M^'c  Mars;  à 
Nîmes,  il  inspire  à  Reboul  un  long  dithyraml)0.  En  \K\\,  il  était  de 
retour  à  Paris,  où  une  autre  ménagerie  essayait  vainement  de  lutter 
contre  la  sienne.  Puis  il  reprit  encore  sa  vie  cosmopolite  jus(iu'en  \KM). 
A  cette  date,  jugeant  «pi'il  avait  suffisamment  rempli  sa  cariière,  il 
vendit  tous  ses  animaux  à  son  beau-frère,  également  directeur  d'une 
ménagerie  ambulante,  et  prit  sa  retraite  dans  le  pays  natal  de  sa 
femme. 

Dans  sa  nouvelle  patrie,  Martin  contribua  à  fonder  le  .lardin  zoo- 
logique de  Rotterdam,  et  finit  par  le  diriger.  11  n'est  moit  «pie  le 
7  avril  1882,  près  de  cette  dernière  ville,  à  Overschie,  où  il  occupait 
ses  loisirs,  comme  un  bon  bourgeois,  à  pêcher  à  la  ligne  et  à  cultiver 
des  roses. 

Ce  furent  surtout  les  successeurs  de  Martin,  Carter  et  Van  Ambui-gh , 
qui  usèrent  du  mode  d'exhil)ition  scénique  inauguré  dans  les  Lions  de 
Mysore. 

L'Américain  Van  Amburgh  fit  sa  première  apparition  à  Paris  sur 
le  thécàtre  de  la  Porte- Saint- Martin,  au  mois  d'août  1839,  dans  une 
pièce  intitulée  la  Fille  de  VÉmir,  où  il  était  chargé  de  représenter 

'  Pichot,  Mémoires  d'un  dompteur,  1877,  in-12. 


4C)2  LE  VIEUX  PARIS 

l'Arabe  Saïd-el-Maïdir,  qui  sauve  sa  petite  fille  jetée  aux  bêtes  féroces 
par  son  ennemi  Ahmed -Bermud.  L'affluence  des  spectateurs  était 
énorme  et  leur  impatience  poussée  à  tel  point,  qu'on  ne  put  achever 
Victorine,  ou  la  nuit  porte  conseil,  qui  commençait  le  spectacle. 
A  chaque  instant  un  grand  cri  s'élevait  de  la  foule  :  «  Les  botes  !  les 
bêtes  !  »  et  durant  l'entr'acte ,  les  trépignements  et  les  vociférations 
d'une  curiosité  exaspérée  jusqu'à  la  fureur  ne  cessèrent  de  se  faire 
entendre. 

Les  premières  scènes  de  la  Fille  de  VEmir  furent  à  peine  écou- 
tées, jusqu'au  moment  où  un  mot,  accueiUi  par  des  applaudisse- 
ments frénétiques,  annonça  enfin  l'introduction  de  la  ménagerie  dans 
le  drame.  Quand  le  rideau  se  releva  au  second  acte,  toute  la  largeur 
du  théâtre  était  occupée  par  deux  grandes  cages  où  se  prélassaient 
deux  magnifiques  lions  et  une  lionne,  deux  tigres,  des  panthères  et 
des  léopards.  Debout  sur  la  plate- forme  des  cages,  Ahmed-Bermud 
lançait  la  fille  de  l'émir,  —  c'est-à-dire  un  mannequin,  car  la  pohce 
n'avait  pas  voulu  autoriser  cette  scène  de  l'enfant  qui  se  jouait  au 
naturel  dans  les  représentations  données  d'abord  en  Angleterre,  — 
par  la  trappe  ouverte,  en  défiant  son  père  de  la  sauver.  Celui-ci  se 
précipitait  alors  dans  la  première  cage.  Son  burnous,  jeté  à  terre, 
laissait  voir  un  costume  d'empereur,  avec  cothurne  et  justaucorps 
en  forme  de  cuirasse.  Il  tenait  à  la  main  une  petite  houssine,  dont 
il  fustigeait  les  animaux  à  droite  et  à  gauche  pour  se  frayer  un  chemin. 
Il  ouvrait  la  gueule  du  lion  et  y  fourrait  sa  tête,  après  y  avoir  enfoncé 
son  bras;  il  le  renversait,  grimpait  sur  lui,  distribuait  des  coups  de 
pied,  des  coups  de  cravache  et  des  soufflets,  accueilhs  comme  des 
caresses  par  toutes  les  bêtes,  qui  venaient  se  frotter  à  lui,  le  lécher 
en  rampant  et  mettre  amicalement  leurs  pattes  sur  ses  épaules. 

Après  avoir  accompli  les  mêmes  exercices  avec  plus  d'audace  encore 
dans  la  seconde  cage ,  il  finissait  par  jeter  au  milieu  de  tous  ces 
fauves,  en  guise  de  défi  et  pour  mieux  montrer  son  empire,  un 
petit  agneau  qu'aucun  d'eux,  malgré  tous  les  aiguillons  de  la  convoi- 
tise, n'osait  toucher  du  bout  des  dents  ou  des  griffes;  puis  il  repa- 
raissait derrière  la  cage,  avec  la  petite  fille,  dont  il  était  censé  avoir 
sauvé  la  vie. 

Van  Amburgh  était  un  jeune  homme  de  moins  de  trente  ans,  fleg- 
matique, bien  découplé,  de  grande  taille,  à  la  figure  douce,  aux 
cheveux  blonds,  à  l'œil  blanchâtre  et  verdàtre,  illuminé  de  lueurs 
blafardes'.  Le  fameux  capitahste  américain,  James  Fish,  assassiné 

1  Théophile  Gautier,  Hist.  de  l'art  dramatique,  t.  I,  p.  288-93. 


COMBATS  D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS  /|(}3 

en  1871  à  New- York,  après  avoir  acquis  en  sept  années  une  fortune 
de  plus  de  200  millions,  avait  servi  pendant  huit  ans,  dans  sa  jeu- 
nesse, chez  le  dompteur  Van  Amburgh,  pour  nettoyer  les  cages  des 
animaux  et  recevoir  les  billets  à  la  porte. 

La  même  année,  quelques  mois  après.  Van  Amburgh  ét;nt  dépassé 
par  Carter. 

C'est  au  Cirque  Olympique,  théâtre  naturel  de  ce  genre  de  représen- 
tations, dans  le  Lion  du  désert,  pièce  en  trois  actes  de  MM.  F.  Laloue, 
Labrousse  et  Anicet  Bourgeois,  que  Carter  se  livrait  à  ses  exercices. 
Cette  fois,  plus  de  cage;  rien  qui  séparât  la  panthère  et  le  lion  des 
acteurs  ni  du  public.  L'intérêt  du  spectacle  s'assaisonnait  d'une  pointe 
d'épouvante;  il  arrivait  un  moment  où  les  bètes  féroces  semblaient 
sur  le  point  de  bondir  dans  le  parterre,  et  où  les  spectateurs  crai- 
gnaient pour  eux-mêmes. 

Au  premier  acte,  l'Arabe  Abdallah  luttait  corps  à  corps  avec  la 
panthère,  qui  l'avait  surpris  pendant  son  sommeil  ;  et  tous  deux  rou- 
laient en  se  débattant  jusqu'à  la  rampe.  Au  deuxième,  Abdallah 
domptait  un  lion  qu'il  avait  rencontré  dans  le  désert^  le  harnachait 
comme  un  cheval  et  le  conduisait  par  la  bride.  Au  troisième,  il  se 
faisait  traîner  par  lui  sur  un  char  anti(}ue,  en  le  stimulant  à  coups 
de  fouet  et  de  bâton,  puis  il  grimpait  sur  son  dos  et  l'enfourchait 
comme  un  cheval.  Rien  n'était  plus  singulier  que  l'air  piteux,  débon- 
naire et  déconfit  du  pauvre  lion  attelé  au  char  de  carton  peint,  et 
tirant  le  cou  comme  une  rosse  de  fiacre,  empêtré  sous  un  ignoble 
attirail  de  brides  rouges. 

Après  la  pièce.  Carter  faisait  comparaître  toute  sa  ménagerie  en 
bloc  sur  la  scène;  et  le  plus  simplement  du  monde,  sans  aucun  éta- 
lage de  geste  ou  de  regard  magnétique,  il  se  roulait  au  milieu  de 
ses  animaux,  les  fouaillait,  les  excitait,  les  retournait  en  tous  sens. 
Rappelé,  il  venait  saluer  le  public  en  compagnie  d'un  de  ses  acteurs 
à  quatre  pattes  '. 

Carter  était  plus  grand  encore  que  Van  Amburgh,  d'une  carrure 
plus  athlétique  aussi,  mais  d'une  physionomie  non  moins  douce  et 
flegmatique.  On  ajoute  qu'il  avait  dans  toutes  ses  manières  (îuelque 
chose  de  gracieux  et  même  d'efféminé,  qui  formait  un  parfait  con- 
traste avec  ses  exercices. 

Carter  ne  reçut  jamais  la  moindre  égratignure.  Quant  à  Van  Am- 
burgh, qu'un  Anglais,  selon  la  légende,  suivait  de  ville  en  ville  et  de 


*  Théophile  Gautier,  Histoire  de  l'art  dramatique,  l.  I,  p.  33'j-338.  —  J.  Janin,  Histoire 
de  la  littérature  dramatique ,  t.  I ,  p.  374. 


464  LE  VIEUX   PARIS 

théâtre  en  théâtre  (souvenir  dont  s'inspira  sans  doute  Eugène  Sue 
lorsqu'il  eut  à  peindre  le  Morock  du  Juif -Errant),  parce  qu'il  avait 
parié  mille  livres  que  ses  bêtes  finiraient  par  le  manger,  il  eut  un 
jour  le  liane  labouré  par  un  coup  de  griffe  de  sa  lionne. 

Van  Amburgh  et  Carter  occupèrent  toutes  les  voix  de  la  renom- 
mée à  Paris  pendant  l'année  1839.  La  foule  se  renouvelait  sans  cesse 
pour  voir  leurs  périlleux  exercices,  tous  les  journaux  retentissaient 
de  leurs  noms,  on  pubhait  leurs  portraits,  on  les  mettait  môme  au 
théâtre;  Théaulon  fit  jouer  au  Vaudeville,  le  '27  février  1840,  en  col- 
laboration avec  Armand  Dartois,  le  Dompteur  de  bêtes  féroces,  parade 
en  un  acte.  Van  Amburgh  figurait  également  dans  les  Bamboches  de 
l'année,  revue  donnée  au  Palais-Royal  en  décembre  1839,  par  Th.  Mu- 
ret et  les  frères  Gogniard.  Mais,  parmi  ses  lions,  il  y  en  avait  un  qui 
s'appelait  Cobourg  :  la  censure,  toujours  pleine  de  zèle,  exigea  abso- 
lument que  le  nom  fût  changé,  par  respect  poui'  S.  M,  Léopold  de 
Cobourg,  roi  des  Belges  et  gendre  de  Louis-Philippe.  Les  auteurs  y 
substituèrent  donc,  contraints  et  forcés,  celui  de  Marlborough.  Mais, 
le  jour  de  la  représentation  venu,  l'acteur  ne  songea  pas  au  change- 
ment, et  il  lâcha  le  nom  de  Cobourg,  qui  ne  produisit  pas  la  moindre 
émotion  dans  le  parterre  ^ 

Après  ces  illustres  rivaux,  il  s'écoula  un  certain  nombre  d'années 
sans  qu'il  parût  sur  la  scène  parisienne  un  successeur  digne  d*eux. 
Il  faut  aller  justju'en  1851  pour  rencontrer  la  ménagerie  ITuguet  de 
Massilia  avec  son  dompteur  Charles. 

Elle  s'était  installée  dans  une  sorte  de  grand  hangar,  dans  une 
vraie  baraque  foraine,  établie,  autant  qu'il  m'en  souvienne,  sur  le 
Itoulevard  du  Temple.  Le  spectacle  n'était  mêlé  d'aucun  élément 
étranger.  Aux  accents  d'un  orcîiestre  de  barrière,  où  dominaient  les 
cuivres  violents  et  qui  déchirait  les  oreilles,  Charles,  en  pantalon 
noir  et  en  manches  de  chemise,  pénétrait  au  milieu  de  ses  redou- 
tables élèves.  Il  était  d'une  intrépidité  rare,  même  dans  sa  profes- 
sion :  il  agaçait  les  hyènes,  taquinait  les  panthères,  s'amusait  à 
les  frapper  à  tour  de  l)ras,  â  exciter  leur  gourmandise  sans  la  satis- 
faire, à  leur  retirer  de  la  gueule  un  morceau  de  sucre  ou  de  viande, 
et  finalement  il  s'étendait  sur  un  lit  moelleux  composé  de  tigres, 
de  lions  et  de  léopards,  dont  il  ramenait  les  griffes  sur  sa  poitrine 
et  les  crinières  sur  sa  ligure,  pour  se  tenir  chaud.  Quand  on  essayait 
de  le  détourner  de  ces  dangereux  exercices  :  «  Allons  donc,  di- 
sait-il en  riant,  il  n'y  a  pas  de  danger.   J'aime  mieux  donner  ma 

'  Tli.  Muret,  l'Histoire  par  le  Thédlre ,  t.  III,  2S5. 


30 


CUMliATS  D'AMMAL'X   ET  DUMl'TKUHS  ',07 

tête  à  un  tigre  élevé  par  moi  que  ma  main  à  un  chien  que  je  ne 
connais  pas.  » 

•  Après  le  succès  obtenu  par  la  ménagerie  de  Huguet  et  les  exercices 
de  Charles,  les  dompteurs  se  multiplièrent,  et  il  devient  presque 
impossible  de  s'arrêter  à  chacun  d'eux.  On  vit  même  une  femme  se 
signaler  dans  la  carrière.  C'était  à  l'Hippodrome  :  elle  représentait 
une  jeune  chrétienne  livrée  aux  bêles,  et  commençait  par  faire  le  tour 
de  l'arène,  prenant  des  poses  plastiques  et  mystiques  en  rapport  avec 
son  rôle.  Puis,  à  un  moment  donné,  le  plafond  de  la  ^^l'ande  ca^^e 
sur  laquelle  elle  se  tenait  agenouillée,  s'abaissait  sous  elle,  et  la 
martyre  descendait  au  milieu  des  lions,  qui  venaient  lui  lécher  les 
pieds. 

James  Crockett,  Anglais  d'origine,  avait  d'abord  pratiqué  dans  sa 
patrie,  et  il  était  âgé  de  trente  ans  quand  il  vint  à  Paris,  en  ISGIÎ.  11 
avait  débuté  comme  trombone  dans  la  troupe  de  musiciens  attachée 
à  la  ménagerie  royale  d'Astley,  et  c'est  là  qu'il  avait  pris  le  goût  de 
sa  nouvelle  profession.  La  ménagerie  de  Crockett  se  composait  sur- 
tout de  lions  et  de  lionnes  qu'il  se  i>laisait  à  traiter  en  véritables  tou- 
tous, et  dans  la  cage  desquels  il  entrait  vêtu  d'un  simple  maillot. 

En  même  temps  que  Crockett  au  Cirque,  le  dompteur  lïermanu 
opérait  à  l'Hippodrome,  à  grand  renfort  de  réclames  plus  ou  moins 
burlesques,  enfantées  chaque  jour  par  l'intarissable  imagination  du 
directeur  de  cet  établissement.  Horripilé  par  ces  morceaux  lyriques, 
Crockett  adressa  à  son  rival,  le  '29  mai  18()3,  un  défi  ([u'il  rendit 
public,  et  qui  semblait  promettre  aux  amateurs  les  émotions  les 
plus  épicées  : 

«  Paris,  28  mai  1863. 

«  J'offre  d'entrer  pendant  une  représentation  publique  dans  la  cage 
de  tous  les  animaux  réunis  de  M.  Hermann,  lions,  hyènes  et  ours 
noir,  et  ensuite  d'entrer  dans  la  cage  de  votre  terrible  ours  blanc,  de 
cet  ours  blanc  dont  la  férocité  ne  laisse  rien  à  désirer,  de  cet  ours 
blanc  dont  l'exhibitio7i  va  être  incessamment  supprimée,  le  tcte-à-tclc 
avec  cet  animal  devenant  de  plus  en  plus  dangereux. 

«  Au  cas  où  vous  accepteriez  ma  proposition,  je  pose,  comme 
condition,  que  la  recette  foite  aux  portes  de  l'établissement  où  elle 
aurait  lieu  m'appartiendra ,  si  je  ne  suis  pas  mangé  par  vos  terribles 
animaux. 

«  Si,  au  contraire,  je  suis  mangé,  je  m'engage  alors  à  ne  pas  vous 
disputer  la  recette;  ce  pourquoi  vous  n'avez,  je  pense,  que  bien  peu 


468  LE  VIEUX   PARIS 

de  chances,  malheureusement  pour  vous,  j'en  conviens,  mais,  vous  en 
conviendrez  aussi,  je  l'espère,  bien  heureusement  pour  moi. 

«  Agréez,  Monsieur,  mes  salutations. 

C(  rinocKETT. 

«  P.  S.  —  Je  pose  une  seconde  condition  à  l'exécution  de  ma  pro- 
position, c'est  qu'au  cas  où  je  survivrai  vous  ne  m'inlligerez  pas  la 
promenade  en  char  traîné  par  vos  claqueurs.  » 

Mais  ce  cartel,  renouvelé  le  3  juin,  demeura  sans  réponse. 

Même  après  tant  de  braves,  Batty  trouva  moyen  de  se  distinguer 
encore  par  son  audace.  Il  était  étonnant  de  calme  et  d'aisance  au 
milieu  de  ses  féroces  pensionnaires.  Quand  on  le  voyait,  avec  ses 
cheveux  en  accroche- cœur,  son  pantalon  collant  et  sa  petite  redin- 
gote à  brandebourgs,  sur  laquelle  s'étalaient  plusieurs  médailles,  entrer 
dans  la  cage  de  ses  cinq  lions,  les  caresser,  les  taquiner,  les  fouailler, 
se  promener  au  milieu  d'eux  sans  avoir  l'air  de  les  apercevoir,  et 
môme  en  leur  tournant  le  dos,  leur  faire  tirer  la  langue,  leur  regar- 
der la  mâchoire  de  tout  près  comme  un  dentiste,  et  hnir  par  fourrer 
sa  tête  dans  leur  gueule,  les  plus  blasés  ne  pouvaient  s'empêcher  de 
ressentir  un  petit  frisson.  Un  jour,  il  retira  sa  tête  couverte  de  sang  :  la 
formidable  mâchoire  s'était  refermée  sur  lui  en  appuyant  un  peu  trop 
fort.  Il  demanda  avec  sang -froid  un  linge  mouillé,  s'essuya  tranquil- 
lement et  continua  la  séance.  Un  autre  jour,  il  n'échappa  à  une  bles- 
sure plus  grave,  et  peut-être  à  la  mort,  que  grâce  à  la  diversion  opé- 
rée par  son  aide,  qui  s'appelait  Lucas. 

Batty  n'en  a  pas  moins  définitivement  échappé  aux  périls  de  sa  pro- 
fession, et  on  assure  qu'il  est  aujourd'hui  retiré  aux  environs  de  Ber- 
lin, où  il  s'est  fait  débitant  de  bière  et  de  choucroute.  Son  aide  Lucas 
ne  devait  pas  être  si  heureux. 

Quelques  années  plus  tard,  celui-ci  paraissait  à  l'Hippodrome,  à  la 
tête  d'une  ménagerie  qui  lui  appartenait  en  propre,  et  il  s'y  livrait  à 
tous  les  exercices  ordinaires  des  dompteurs.  Nous  n'aurions  rien  de 
particulier  à  en  dire  sans  la  catastrophe  qui  l'a  rendu  fameux  dans 
les  fastes  de  sa  dangereuse  profession. 

Le  mercredi  18  août  1869,  pendant  une  de  ses  représentations, 
sa  lionne,  âgée  de  douze  ans,  et  qui  déjà  auparavant  avait  blessé 
grièvement  un  dompteur  à  Rochefort,  se  jeta  sur  lui  et  le  terrassa. 
Dès  qu'il  fut  à  terre,  les  autres  lions  plus  jeunes  se  joignirent  à  elle. 
On  juge  de  l'épouvante  des  spectateurs.  Tandis  que  les  femmes  s'éva- 
nouissaient, que  les  hommes  enjambaient  les  bancs  pour  s'enfuir  en 


•      COMBATS   D'ANIMAUX  ET  DOMPTEURS  /|69 

désordre,  ou  pour  descendre  au  milieu  du  cirque,  l'aide  de  Lucas 
se  précipitait  dans  la  cage  avec  une  intrépidité  et  un  dévouement 
admirables,  armé  d'une  barre  de  fer  dont  il  fi-appait  à  coups  redou- 
blés sur  les  animaux.  Après  une  lutte  de  quelques  instants,  il  par- 
venait à  leur  faire  làclier  prise,  et  Lucas  pouvait  enfin  sortir,  ou 
plutôt  être  emporté.  Son  maillot  gris- perle  et  sa  tunique  de  velours 
noir  à  brandebourgs  d'argent  étaient  inondés  de  sang.  Il  avait  tout  lo 
corps,  particulièrement  la  tête,  le  bras  et  la  cuisse,  déchirés  de  coups 
de  griffes  et  de  coups  de  crocs.  Il  était  horriblement  pâle  et  se  soute- 
nait à  peine. 

Lucas,  dompteur  par  goût  et  par  vocation,  exer(;ait  en  même  temps, 
boulevard  Ilaussmann,  un  i)etit  commerce  de  marchand  de  vin  et  de 
liqueurs.  Dans  rimpossiJjiJité  de  le  soigner  chez  lui,  car  la  plus  grande 
partie  du  logement  était  occupée  par  la  boutique,  que  tenait  sa  femme, 
on  le  transporta  chez  son  beau -père,  maréchal -ferrant  dans  l'ave- 
nue Montaigne.  Paris  s'intéressa  au  sort  du  pauvre  dompteui-,  sacri- 
fié à  ses  plaisirs ,  et  pendant  cinq  jours  les  trois  docteurs  (fui  le 
soignaient  publièrent  dans  les  journaux,  comme  s'il  se  fût  agi  d'un 
prince,  le  bulletin  de  sa  santé.  Le  23  août,  il  succombait  aux  suites 
de  ses  blessures. 

Il  fallut  bien  convenir  alors  ([uo  décidément  cette  scène  n'avait  pas 
été  une  petite  réclame  dramatique,  arrangée  de  concert  avec  la  direc- 
tion pour  allécher  le  bourgeois  sensible  et  nerveux,  comme  d'aimaldcs 
plaisants  commençaient  déjà  à  le  dire. 

Le  public  lui-même,  rassuré  outi'c  mesure  par  l'apitarence  souvent 
placide  et  débonnaire  de  ces  animaux,  et  l'aisance  parfaite  avec  laijuelle 
le  dompteur  se  comporte  à  leur  égard,  est  trop  porté  à  croire  que 
ces  exercices  sont  absolument  inoffensifs.  Que  de  plaisanteries  faciles 
n'a-t-on  pas  faites  à  ce  sujet! 

«  C'est  un  faux  lion.  Il  est  en  carton,  —  ou  en  pain  d'épice. 

—  Le  tigre  est  empaillé  ;  il  ne  lui  manque  que  des  roulettes. 

—  Je  connais  l'homme  qui  fait  l'ours;  on  le  paye  3  fr.  50  c.  la 
séance. 

—  La  panthère  n'a  plus  de  dents  ;  on  lui  a  mis  un  râtelier  Fal- 
let. Elle  ne  vit  que  de  bouillons,  qu'on  lui  ingurgite  avec  un  enton- 
noir, »  etc.  etc. 

Un  chroniqueur  facétieux  assurait  dans  le  temps  qu'il  avait  sur- 
pris un  jour  les  hyènes  et  les  lionceaux  de  Pezon  jouant  aux  quatre 
coins  dans  un  entr'acte,  sous  les  yeux  maternels  de  M'"*^  Pezon, 
qui  tricotait  tranquillement  une  paire  de  chaussettes  pour  son  mari. 
C'est  la  panthère  qui  était  le  pot.  Et  un  autre  racontait  un  jour  que 


470  LE  VIEUX  PARIS 

Bidel,  saisi  d'un  accès  de  férocité  au  moment  où  son  tigre  venait 
lui  lécher  la  main,  avait  failli  dévorer  le  pauvre  animal,  qu'on  n'avait 
eu  que  le  temps  d'arracher  de  ses  mains ,  tout  tremblant  et  les  larmes 
aux  yeux,  et  qui  en  était  heureusement  quitte  pour  quelques  égrati- 
gnures. 

Jusqu'au  jour  où  ce  lion  en  pain  d'épice,  ce  tigre  empaillé,  cette 
panthère  sans  dents  croquent  la  jambe  ou  le  bras  de  leur  maître.  Et 
alors ,  c'est  un  autre  chœur  : 

«  Gomment  tolère-t-on  des  exhibitions  pareilles?  A  quoi  pense  la 
police?...  Qu'on  nous  ramène  tout  de  suite  aux  gladiateurs  !...  » 

Le  jour  où  Lucas  fut  déchiré  par  ses  botes,  on  pouvait  voir  s'éta- 
ler à  tous  les  kiosques  une  charge  d'André  Gill,  qu'on  se  hâta  de 
faire  disparaître,  montrant  le  dompteur  qui  distribuait  des  coups  de 
cravache  à  de  vieilles  descentes  de  lit  en  peaux  de  loups,  à  des  tapis 
à  têtes  de  lions. 

Sans  aller  aussi  loin  que  les  journaux  de  l'opposition  avancée,  qui 
imputaient  la  mort  de  Lucas  au  gouvernement  ;  sans  demander  une 
loi  pour  régler  les  représentations  de  l'Hippodrome  ;  sans  même  récla- 
jner  l'intervention  de  la  police,  il  semble  qu'il  y  aurait  quelque  chose 
à  faire.  Mais  ce  quelque  chose  regarde  le  public.  On  lui  sert  le  spec- 
tacle qu'il  aime  et  qu'il  encourage.  C'est  à  lui,  c'est  à  ce  badaud  féroce 
et  blasé,  c'est  à  ce  Moloch  insatiable  de  la  curiosité  parisienne,  que 
Lucas  a  été  servi  en  pâture.  Son  abstention  serait  plus  efficace  contre 
(le  tels  amusements  que  toutes  les  prohibitions  du  monde.  Qu'il  n'aille 
pas  voir  travailler  les  dompteurs,  et  les  dompteurs  ne  seront  plus 
mangés  par  leurs  bêtes. 

Mais  c'est  trop  exiger  de  son  tempérament.  Le  jour  même  où  l'on 
enterrait  Lucas,  un  monsieur  et  une  dame,  doués  d'une  physio- 
nomie britannique  des  plus  prononcées,  assistaient  à  la  représenta- 
tion de  l'Hippodrome.  Durant  le  cours  du  spectacle,  ils  étaient  dis- 
traits et  indifférents,  et  à  mesure  qu'approchait  la  fm  on  leur  voyait 
donner  des  marques  non  équivoques  d'impatience  et  de  désappoin- 
tement. Enhn,  lorsque  tout  fut  terminé  et  que  l'assistance  com- 
mença à  sortir,  ils  éclatèrent  en  récriminations  et  en  imprécations 
que  leurs  voisins  eurent  beaucoup  de  peine  à  comprendre.  Ils  récla- 
maient Lioucas,  en  montrant  du  doigt  avec  colère  le  programme  de 
l'Hippodrome,  imprimé  à  la  quatrième  page  d'un  journal  qu'ils  tenaient 
à  la  main.  Ce  journal  était  le  Gaulois  du  25  août,  et  on  y  lisait  en 
effet  : 

Hippodrome.  —  De  3  à  5  heures,  exhibition  d'animaux  féroces  par 
M.  Lucas,  dompteur. 


COMBATS   D'AMMArx   HT   H(iMF>TEnRS  471 

Il  est  vrai  qu'à  la  première  page  ils  auraient  pu  lire  :  «  r.e  dompteui* 
Lucas  vient  <le  succoml)er  aux  suites  de  ses  blessures.  »  Il  était  difli- 
eile  que  Lucas  sortît  du  tombeau  pour  désarmer  le  courroux  des  deux 
insulaires.  Un  voisin  compatissant  leur  montra  cette  première  note, 
inconciliable  avec  la  seconde,  et  tenta  de  leur  expliquer  par  quelle 
étourderie  ou  quelle  négligence  le  cliché  de  la  quatrième  page  avait  pu 
être  conservé  sans  qu'on  s'en  aperçût.  Mais  l'Anglais  s'en  alla  en 
jurant  de  faire  un  procès  au  journal. 

Ah  !  si  l'on  se  fût  douté  de  la  scène  palpitante  qui  attendait  les 
spectateurs  de  l'Hippodrome,  quelle  recette!  On  aurait  pu  doubler 
les  prix,  comme  les  jours  où  la  Patti  chante,  et  il  n'y  aurait  pas 
eu  assez  de  places  pour  tout  le  monde.  Pensez  un  peu  à  l'effet  d'une 
affiche  conçue  en  ces  termes  :  Pour  la  dernière  représentation  du 
dompteur  Lucas,  qui  sera  dévoré  aujourd'hui  par  ses  lions.  Hélas! 
on  n'en  savait  rien.  On  se  doutait  bien  qu'il  serait  mangé  quelque 
jour;  mais  où?  mais  quand'?  Fatale  incertitude!  Et  c'est  ainsi  qu'on 
manque  les  plus  belles  affaires!  Du  moins  on  tit  ce  qu'on  put,  en 
promenant  partout  les  lions  qui  avaient  dévoré  Lucas,  et  on  les  ren- 
contrerait probablement  encore  aujourd'luii,  sur  que^iue  foire,  avec 
cette  affiche  que  nous  avons  vue  : 

THÉÂTRE  DES  GRANDS  IJONS 
DE  DÉFUNT  LUCAS 

UO.NT    LA    MORT   A    CAUSÉ    DANS    TOUTE    LA    TRANi  L    UNE    l'ÉMBLli   SENSATION 

et  avec  des  explications  destinées  à  apprendre  au  public  (pio  ces  lions 
avaient  déjà  blessé  Crockett  et  Batty  avant  de  dévorer  Lucas,  et  à  lui 
faire  espérer  que  le  quatrième  dompteur  pourrait  bien  avoir  le  mémo 
sort. 

Dans  les  derniers  mois  de  l'année  1873,  on  vit  paraître  aux  Folies- 
Bergères  un  dompteur  nègre  du  nom  de  Delmonico,  avec  sept  lions. 
Ses  exercices  formaient  un  étrange  contraste  avec  le  genre  de  repré- 
sentations habituel  de  ce  théâtre.  Quoiqu'il  fût  assez  neuf  encore  dans 
son  métier,  puisqu'il  l'avait  commencé  depuis  quelques  mois  seu- 
lement, Delmonico  s'en  tirait  à  merveille,  quand,  le  14  janvier  1875, 
il  lui  arriva  un  accident  qui  faillit  avoir  les  suites  les  plus  graves. 
Les  sept  lions  étaient  plus  animés  que  de  coutume,  ils  avaient  leurs 
nerfs,  et  l'un  d'eux,  dans  ses  évolutions,  mordit  assez  cruellement  le 
dompteur  au  pouce  de  la  main  droite.  Avec  une  rare  présence  d'es- 
prit, bien  nécessaire  en  pareil  moment,  celui-ci  demanda  tui  mou- 
choir et  en  enveloppa  sa  main,  pour  cacher  la  vue  du  sang  aux  féroces 


472  LE  VIEUX  PARIS 

animaux  :  il  n'en  continua  pas  moins  ses  exercices ,  mais  au  milieu 
d'un  danger  plus  sérieux,  car  il  faillit  encore  être  atteint  à  la  jambe 
par  un  des  lions  qu'il  craignait  le  moins. 

Delmonico  passa  ensuite  en  Allemagne,  et  le  bruit  de  sa  mort  san- 
glante courut  un  moment  les  journaux,  La  nouvelle  était  si  vraisem- 
blable qu'elle  parut  naturellement  vraie;  elle  ne  l'était  pas  cepen- 
dant, elle  le  sera  peut-être  quelque  jour.  On  en  parlera  pendant  dix 
minutes.  Ces  choses-là  n'émeuvent  que  lorsqu'on  les  voit  de  ses  propres 
yeux.  —  Ce  n'est  rien  :  c'est  un  dompteur  mangé  par  ses  bêtes.  Que 
voulez -vous?  chaque  métier  a  ses  désagréments. 

Combien  n'en  avons -nous  pas  vu  d'autres  encore  après  lui,  depuis 
l'Américain  Cooper,  qui  travaillait  au  Cirque  en  1874,  jusqu'à  Edward 
Williams,  qu'un  de  ses  lions  a  failli  manger  à  l'Hippodrome  en  1885; 
depuis  Pezon,  à  la  mine  rustique,  jusqu'à  Bidel,  qui  opère  en  frac  à 
la  française  et  qui  a  offert  un  jour  à  son  pubhc  le  ragoût  d'une 
jeune  actrice  des  Variétés  jusque-là  parfaitement  inconnue,  W^^  Ghi- 
nassy,  entrant  avec  lui  dans  la  cage  aux  lions  et  conquérant  ainsi  du 
coup  une  célébrité  qui  se  faisait  trop  attendre.  Bidel  a  été  lui-même 
renversé  par  ses  fauves,  qui  lui  firent  dix- sept  blessures,  à  la  foire 
deNeuilly,  au  mois  de  juillet  1886.  A  peine  en  a-t-on  parlé  pendant 
vingt-quatre  lieures.  Plus  nous  allons,  plus  les  dompteurs  se  multi- 
plient. Gela  devient  presque  un  spectacle  banal,  et  c'est  à  peine  si  l'on 
y  prête  encore  quelque  attention.  Il  faut  des  prodiges  d'audace  et  des 
bravades  poussées,  pour  ainsi  dire,  jusqu'à  la  folie  pour  forcer  la 
curiosité  de  la  foule. 

Un  mot  maintenant  sur  le  personnel  des  ménageries  en  général, 
sur  la  façon  dont  il  est  recruté,  puis  dressé. 

Il  existe  en  Angleterre,  en  Hollande  et  en  Belgique  des  marchands 
d'animaux  féroces,  comme  sur  les  quais  des  marchands  d'oiseaux. 
Ces  négociants  ont  des  commis  voyageurs  qui  «  font  »  les  Indes- 
Orientales,  l'Afrique,  l'Amérique  du  Sud,  et  achètent  sur  pied  un 
crocodile,  un  éléphant  ou  un  rhinocéros,  comme  un  armateur  achète 
du  coton  en  tige  ou  du  sucre  en  canne.  Mais  les  ménageries  d'Eu- 
rope sont  surtout  alimentées  par  la  foire  qui  se  tient  au  jardin  zoolo- 
gique d'Anvers  du  5  au  10  septembre.  Les  adjudications  se  font  à  la 
criée,  absolument  comme  à  l'hôtel  Drouot;  seulement  l'article  se  met 
rarement  «  en  main  ». 

Il  paraît  que  la  plupart  des  lions  ne  sont  pas,  comme  on  le  croit 
généralement,  dressés  par  les  dompteurs  qui  les  exhibent,  mais  éle- 
vés par  des  entraîneurs  particuliers,  qui,  lorsqu'ils  les  ont  mis  en 
état  d'exécuter  un  certain  nombre  d'exercices,  les  envoient  en  repré- 


COMBATS  DWMMAUX  HT  DOMPTEURS  'i73 

sentation  avec  un  employé  spécial.  Celui-ci  répond  de  leur  santé,  et 
verse  un  cautionnement  à  cet  effet.  On  ne  dit  pas  si  les  compagnies 
d'assurance  sur  la  vie  assurent  celles  des  dompteurs. 

La  principale  école  de  lions,  lisons-nous  à  ce  propos  dans  un  journal 
que  nous  reproduisons  sous  bénéfice  d'inventaire,  se  trouve  à  Madrid, 
et  le  «  maître  de  pension  »  y  a  amassé  une  fortune  considérable.  Il 
faut,  en  effet,  pour  élever  avec  succès  ces  aimables  quadrupèdes,  se 
trouver  dans  une  ville  où  la  viande  soit  à  bon  marché,  et  les  tau- 
reaux tués  aux  corridas  fournissent  là-bas  une  nourriture  coriace, 
mais  abondante  et  peu  chère. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  renseignements,  qui  nous  semblent,  î\ 
vrai  dire,  un  peu  sujets  à  caution,  rien  ne  donne  plus  l'idée  de 
la  supériorité  de  l'homme  que  ces  victoires  qu'il  remporte  cluKiue 
jour,  par  la  seule  force  de  sa  volonté,  par  le  seul  ascendant  de  sa 
supériorité  intellectuelle  et  morale,  par  le  seul  rayonnement  de  son 
regard,  sur  les  forces  les  plus  aveugles  et  les  plus  terribles  de  la 
création.  C'est  l'àme  victorieuse  de  la  matière.  Quel  dommage  qu'un 
pareil  triomphe,  si  grand  en  soi,  si  significatif,  si  glorieux,  soit 
devenu  un  exercice  de  baraque,  un  spectacle  forain,  un  jeu  de  sal- 
timbanque ! 


CHAPITRE  XIV 


LES  AÉROSTATS   ET   LES   HOMMES  VOLANTS 


11  y  u  un  peu  plus  d'un  siècle  que  le  premier  l^allon  s'est  élevé 
dans  les  airs,  et  depuis  un  siècle  ce  spectacle,  multiplié  à  profusion 
dans  toutes  les  solennités  publiques,  n'a  presque  rien  perdu  pour  la 
foule  de  sa  curiosité  et  de  son  émotion.  A  voir  les  curieux  (pii  se 
pressent  à  chaque  ascension  nouvelle,  on  croirait  que  le  ballon  est 
inventé  d'hier.  L'ignorance  des  principes  de  la  direction  aérienne, 
en  faisant  du  ballon  une  sorte  de  joujou  dangereux,  conti'ibue  à  ])r()- 
longer  son  influence  sur  l'imagination  poi)ulaire.  Grâce  à  cette  igno- 
rance, à  laquelle  cependant  M.  Dupuy  de  Lôme,  puis  les  capitaines 
Krebbs  et  Renard  ont  porté  les  premiers  coups,  il  garde  l'irrésistible 
attrait  du  mystère  :  chaque  ascension  est  un  voyage  dans  l'inconnu  ; 
chaque  aéronaute  est  un  argonaute  partant,  sur  la  nef  p()(*li([ne  de  la 
Fable,  à  la  conquête  de  la  Toison  d'oi',  le  cœur  cuirassé  de  cette 
triple  ceinture  de  chêne  et  d'airain  qu'Horace  suppose  au  i)remier 
navigateur.  Qu'on  trouve  enfin  la  direction  des  ballons,  et  bicntcH 
peut-être  il  n'en  sera  pas  plus  question  que  des  chemins  de  fer,  des 
télégraphes  et  des  bateaux  à  vapeur;  ils  cesseront  d'intéresser  en 
commençant  à  entrer  dans  la  pratique  ordinaire  de  la  vie.  La  poésie 
s'en  va  en  même  temps  que  vient  la  science,  et  du  jour  où  la  con- 
quête de  l'air  par  l'hélice  de  Nadar,  de  M.  Dupuy  de  Lôme  ou  du 
capitaine  Krebbs  sera  une  vérité,  nous  laisserons  la  parole  aux  ingé- 
nieurs et  aux  Manuels -Roret. 


I 


La  tentation  est  venue  à  l'homme  depuis  bien  longtemps  de  riva- 
liser avec  l'oiseau.  11  est  impossible  de  regarder  le  ciel  par  un  beau 
jour  de  printemps  sans   avoir  le   désir  d'y   monter,   sur   l'aile  des 


476  LE  VIEUX  PARIS 

vapeurs  et  des  parfums  qui  s'élèvent  de  la  terre  :  la  contemplation 
de  l'immense  atmosphère  donne  le  vertige  comme  celle  de  tous  les 
abîmes,  et  le  dieu  tombé  éprouve  à  certains  moments  la  nostalgie 
des  cieux.  Dédale  et  Icare  étaient  deux  aéronautes ,  dont  le  premier, 
malheureusement,  n'a  légué  son  secret  à  personne,  mais  dont  le 
second  a  eu  beaucoup  d'héritiers.  Qu'était-ce  aussi  que  la  colombe 
de  bois  volante  d'Archytas  de  Tarente,  mue  par  le  souffle  de  l'air 
qu'elle  renfermait,  suivant  Aulu- Celle'?  Mais  nous  ne  remonterons 
pas  jusqu'à  ces  hauteurs  mythologiques,  où  nous  risquerions  de  nous 
perdre  à  notre  tour. 

Ce  que  l'on  peut  dire,  du  moins,  c'est  que  l'invention  des  Montgol- 
fier,  comme  toutes  les  inventions,  n'éclata  pas  au  grand  jour  sans 
avoir  été  préparée  et  mûrie  dans  l'ombre.  On  en  trouve  le  germe, 
souvent  bien  frêle  et  bien  obscur,  dans  un  grand  nombre  d'écrits, 
depuis  le  Traité  de  Vadmirahle  puissance  de  l'art  et  de  la  nature,  par 
Roger  Bacon,  jusqu'au  Philosophe  sans  prétention,  de  la  Folie  (1775); 
depuis  les  Histoires  comiques  de  la  lune  et  du  soleil,  de  Cyrano  de 
Bergerac,  jusqu'à  VHomme  volant,  de  Restif  de  la  Bretonne. 

Plusieurs  rehgieux,  le  P.  Laurette  Laure,  le  P.  Lana  de  Brescia, 
en  1670,  et  le  P.  Galien  d'Avignon,  en  1755,  ont  notamment  émis, 
dans  des  livres  devenus  fort  rares,  des  idées  et  des  théories  non  seu- 
lement ingénieuses,  mais  scientifiques,  et,  sur  certains  points,  dignes 
de  la  plus  sérieuse  attention,  bien  que  tout  à  fait  impraticables,  au 
sujet  de  la  navigation  aérienne  '.  Nous  aurions  plaisir  à  décrire  avec 
quelque  détail  le  bateau  volant  du  P.  Lana,  avec  sa  voile  et  ses 
quatre  globes  composés  de  légères  lames  métalliques,  dont  on  devait 
pomper  l'air  ;  puis  ce  colossal  vaisseau  aérien  que  le  P.  Galien  vou- 
lait faire  plus  grand  qu'Avignon  et  plus  haut  qu'une  montagne. 

L'idée  tenta  même  plus  d'une  fois  de  passer  de  la  théorie  dans  la 
pratique.  Le  moyen  auquel  d'abord  on  devait  naturellement  s'arrêter, 
c'était  celui  que  suggéraient  à  la  fois  l'exemple  de  la  nature  et  les 
souvenirs  sacrés  de  l'antiquité  grecque.  Comme  les  premiers  naviga- 
teurs avaient  imité  les  nageoires  du  poisson ,  les  premiers  aéronautes 
songèrent  aux  ailes  des  oiseaux. 

Dès  le  xp  siècle,  le  bénédictin  anglais  Olivier  de  Malmesbury 
essaya  de  voler  et  y  parvint  l'espace  de  cent  vingt  pas,  après  quoi 


1  On  peut  voir,  mais  en  se  tenant  en  garde  contre  d'assez  graves  erreurs,  d'intéressants 
détails  sur  les  principaux  pressentiments  du  ballon  dans  le  chap.  i  du  Manuel  d'aérostalion , 
de  Dupuis-Delcourt,  et  dans  l'Introduction  du  volume  sur  les  Ballons,  de  M.  Turgan,  écrite 
par  Gérard  de  Nerval.  La  barque  volante  du  jésuite  Lana  est  surtout  curieuse  :  elle  a  une 
voile,  et  elle  est  suspendue  à  quatre  globes. 


AÉROSTATS  KT  HOMMES  VOLANTS 


M- 


il  se  cassa  les  jambes  en  tombant.  Au  xif,  un  Sarrasin  s'élança  du 
haut  de  la  tour  de  l'Hippodrome,  à  Gonstantinople,  sous  les  yeux  de 
Manuel  Comnène,  vêtu  d'une  simple  robe  blanclie,  dont  les  pans 
retroussés  avec  de  l'osier  devaient  lui  servir  de  voile  ;  mais  il  eut  le 
sort  d'Icare.  Au  xv",  tandis  que  l'astronome  franconien  J.  Muiler 
fabriquait  une  mouche  de  fer  volante  et  un  aij'le  qui  plana  sur  la  lète 
de  l'empereur,   l'Italien  J.-Iî.   Dante  iuvenfail  des  ailes  artificielles 


Parachute,  d'après  une  estampe  de  1612. 


dont  il  usa  plusieurs  fois  pour  se  soutenir,  en  présence  de  la  foule, 
au-dessus  du  lac  Trasimène,  jusqu'au  jour  où,  dans  une  nouvelle 
expérience  qu'il  faisait  sous  les  yeux  du  peuple  de  Pérouse,  il  tomba 
sur  l'église  Notre-Dame  et  se  brisa  la  cuisse. 

On  raconte  que,  sous  Louis  XIV,  le  danseur  de  corde  Allard  se 
vanta  d'avoir  trouvé  le  moyen  de  voler,  et  offiit  d'en  faire  l'épreuve 
devant  la  cour,  qui  se  trouvait  alors  à  Saint- Germain.  Il  commença 
par  désigner  l'endroit  de  la  forêt  où  il  voulait  descendre;  puis,  après 
s'être  adapté  des  ailes,  il  s'élança  bravement  du  haut  de  la  terrasse, 
mais  il  fit  presque  aussitôt  la  culbute  et  se  blessa  grièvement.  Du 
reste,  on  ne  possède  aucune  description  précise  et  détaillée  de  son 
expérience. 


478  LE  VIEUX   PARIS 

Dans  le  cours  de  l'année  1678,  un  serrurier- mécanicien  de  Sablé, 
nommé  Besnier,  mit  au  jour  une  machine  à  voler,  consistant  en  quatre 
ailes  ou  grandes  pales  de  taffetas,  convenablement  inclinées,  et  fixées 
à  chaque  bout  de  deux  longs  bâtons  que  l'on  ajustait  sur  les  épaules , 
et  qui  n'étaient  pas  sans  ressemblance  avec  les  ailes  d'un  moulin  à 
vent.  Celles  de  devant  étaient  remuées  par  les  mains,  au  moyen 
d'anneaux  attachés  aux  leviers,  et  celles  de  derrière  par  les  pieds,  à 
l'aide  de  ficelles  qui  enchaînaient  les  jambes  à  la  pale.  L'ordre  du 
mouvement  était  tel,  que,  lorsque  la  main  droite  faisait  baisser  l'aile 
droite  de  devant  et,  par  là  même,  hausser  celle  de  derrière,  le  pied 
gauche  abaissait  l'aile  gauche  de  derrière  et  haussait  celle  de  devant. 
Cet  appareil  embarrassant  ne  pouvait  servir  à  s'élever  de  terre,  mais 
à  planer  quelque  temps,  en  s'élançant  d'une  certaine  hauteur.  Besnier 
commença  d'abord  par  prendre  un  escabeau  pour  point  de  départ, 
puis  une  table,  et  successivement  une  fenêtre  du  second  étage,  enfin 
un  grenier,  d'où  il  passa  par- dessus  toutes  les  maisons  voisines.  Sa 
première  paire  d'ailes  fut  portée  à  la  foire  de  Guibray  ;  un  baladin 
l'acheta  et  s'en  servit  avec  succès  :  c'était  tout  l'avenir  auquel  pouvait 
prétendre  cette  invention,  qui  tomba  dans  l'oubli  presque  aussitôt 
après  sa  naissance  '. 

Nous  ne  nous  arrêterons  point,  parce  qu'ils  sortent  trop  de  notre 
cadre,  aux  essais  d'un  jésuite  portugais  né  au  Brésil,  le  P.  Guzmaô, 
qui  eurent  heu  à  Lisbonne,  d'abord  en  1709,  à  ce  qu'il  paraît,  puis 
en  1720,  non  sans  succès,  au  moyen  d'un  appareil  dont,  par  malheur, 
les  descriptions  ni  même  la  gravure  qui  existe  à  notre  cabinet  des 
Estampes,  ne  peuvent  donner  une  idée  exacte  ^ 

Au  siècle  suivant,  le  marquis  de  Bacqueville,  connu  par  ses  extra- 
vagances, le  même  qui  faisait  marcher  sa  femme  pieds  nus  sur  des 
verres  cassés  pour  éprouver  sa  vertu,  et  qui,  lorsqu'un  de  ses  che- 
vaux ruait  dans  l'écurie,  le  condamnait  à  être  pendu,  pour  le  bon 
exemple,  renouvela  la  tentative  d'Allard.  Il  annonça  qu'il  s'élancerait 
de  la  terrasse  de  son  hôtel,  situé  sur  le  quai  Malaquais  au  coin  de 
la  rue  des  Saints -Pères,  et  qu'il  opérerait  sa  descente  dans  le  milieu 
des  Tuileries.  Le  jour  marqué,  les  fenêtres,  les  toits,  les  quais  et 
les  ponts  regorgeaient  de  monde.  On  vit  paraître  sur  sa  terrasse  le 
marquis  armé  de  ses  ailes,  et  accompagné  de  son  valet  de  chambre 
également  ailé.  Au  moment  du  départ,  une  contestation  s'engagea  : 

1  Journal  des  savants  du  12  septembre  1678. 

2  Journal  des  savants  de  1784.  —  Franc.  Freire  de  Carvalho ,  Mémoires  de  l'Académie 
des  sciences  de  Lisbonne.  —  F.  Denis,  art.  Gusman ,  dans  Id  Biographie  Didot,  —  L'abbé 
Moigno,  dans  les  Mondes  scientifiques. 


AÉROSTATS  KT  lloMMKS  VOLANTS  479 

le  marquis  voulait  que  son  domestique  partit  en  même  temps  que 
lui;  celui-ci  s'obstinait  à  lui  céder  respectueusement  le  pas,  et  il  finit 
par  gagner  sa  cause.  Son  maître  s'embarqua  seul,  aux  applaudisse- 
ments et  aux  cris  de  la  multitude.  On  prétend  que  son  vol  parut  heu- 
reux jusqu'au  milieu  de  la  rivière,  mais  qu'alors  on  le  vit  battre  de 
l'aile,  dans  une  série  de  mouvements  incertains  et  désordonnés.  Ce 
qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  s'abattit  tout  à  coup,  plus  brusciuement 
qu'il  ne  l'eût  souhaité,  sur  un  bateau  de  blanchisseuses,  en  face  de 
son  hôtel,  et  qu'il  se  cassa  la  cuisse',  comme  Olivier  de  Malmeslnuy, 
et  J.-JÎ.  Dante,  de  Pérouse. 

La  plus   réjouissante  peut-être  de  ces  expériences  est  celle  par 
laquelle  se  signala,  en  1772,  le  chanoine  Desforges,  une  espèce  de 
fou  comme  le  marquis  de  Dacqueville,  mais  un  fou  d'un  autre  genre, 
qui  avait  débuté  par  avoir  un  de  ses  livres  conchminé  au  feu,  et  par 
se  faire  mettre  à  la  Bastille,  puis  enfermer  dans  un  séminaire.  Au 
miheu  de  ses  loisirs  forcés,  le  chanoine  avait  étudié  à  fond  les  mœurs 
et  usages  des  hirondelles  :  il  essaya  d'abord  d'en  chanter  les  amours 
dans  un  poème  d'une  verve  si  désordonnée  que  ses  supérieurs  durent 
en  arrêter  la  publication;   alors  il  se  mit  à  étudier  leur  vol,  et  se 
persuada  bientôt  qu'il  avait  trouvé  le  secret  cherché  depuis  si  long- 
temps. 11  adapta  donc  des  ailes  à  un  paysan,  l'enduisit  de  plumes 
du  haut  en  bas,  —  point  important  et  qui  constituait  sa  pai-t  princi- 
pale d'innovation;  —  après  quoi,  il  le  conduisit  au  haut  d'un  clo- 
cher, et  lui  dit  de  se  jeter  sans  crainte  dans  l'espace.  Les  paysans 
sont    têtus ,    celui  -  ci   se  refusa  obstinément  à  l'expérience.  Ce  ({ue 
voyant,  le  chanoine  ouvrit  une  souscription  pour  une  gondole  vo- 
lante.  Quand   les  100,000  francs  qu'il  demandait  eurent  été  dépo- 
sés chez    un  notaire,   il  n'y  eut  plus  moyen   de  reculer.  Un  grand 
nombre  de  curieux  se  rendirent,  le  jour  indiqué,  à  Étampes,  située  à 
treize  lieues  de  Paris ,  et  ils  trouvèrent  Desforges  installé  avec   sa 
machine  sur  la  tour  de  Guitel.  Cette  machine  était   une  sorte  de 
nacelle  en  osier,  couverte  de  plumes,  longue  de  sept  pieds  et  large 
de  trois  et  demi,  surmontée  d'un  parasol  également  en  plumes;  lui- 
même  se  tenait  dans  l'intérieur,  avec  deux  rames  à  longues  plumes. 
La  nacelle  était  armée  de  grandes  ailes  à  charnières,  et  elle  pouvait 
au  besoin  servir  de  bateau,  pour  le  cas  sans  doute  où  elle  fût  tom- 
bée dans  la  rivière.  Elle  devait  faire  trente  lieues  à  l'heure.  Au  signal 
donné,   suivant  les  uns,  Desforges  fit  bravement  lancer  sa  nacelle 
dans  l'espace;  mais,  au  lieu  de  la  ligne  horizontale,  elle  prit  immé- 

1  Prud'homme,  Miroir  de  l'ancien  et  du  nouveau  Paris,  l.  IV^,  p.  167. 


480 


LE  VIEUX  PARIS 


diatement  la  ligne  perpendiculaire,  sans  toutefois  occasionner  d'autre 
mal  à  l'inventeur  qu'une  légère  contusion;  suivant  d'autres,  le  spec- 
tacle fut  moins  pittoresque  encore,  car  le  chanoine,  planté  au  centre 
de  sa  gondole,  eut  beau  déployer  et  faire  mouvoir  rapidement  ses 
ailes,  celle-ci  ne  bougea  pas  plus  qu'une  souche.  Il  semblait  môme, 
à  chaque  mouvement,  qu'elle  pressât  de  plus  en  plus  la  terre,  comme 
pour  s'y  enfoncera  II  fallut  faire  retraite  au  bruit  des  huées,  et,  peu 
de  temps  après,  la  déconvenue  de  l'infortuné  chanoine  était  mise  en 


Barque  inventée,  en  1709,  par  Laurent  de  Guzmaô,  d'après  une  pièce 
du  cabinet  des  Estampes. 


scène  par  Cailhava,  aux  éclats  de  rire  du  parterre,  dans  la  petite 
comédie  du  Cabriolet  volant. 

De  tout  temps,  les  mécomptes  des  aéronautes  ont  été  une  proie 
de  prédilection  pour  les  peu  généreuses  épigrammes  des  vaudevil- 
listes, qui  ne  sont  nullement  sujets,  comme  chacun  sait,  à  se  perdre 
dans  les  nuages,  et  n'éprouvent  aucune  indulgence  pour  ce  genre  de 
foHe. 

Citons  encore,  afin  de  compléter  autant  que  possible  cet  exposé 
sommaire  des  tentatives  antérieures  aux  montgolfières,  surtout  en 
France,  une  autre  expérience  malheureuse,  hasardée,  nous  ne  savons 


1  Correspondance  de  Grimm,  et  Mémoires  secrets  do  Bachaumont,  année  1772.—  Mer- 
cier, Tableau  de  Paris  {Amour  du  merveilleux).  —  Les  journaux  du  temps. 


Ascension  d'une  montgolfière,  d'après  une  estampe  du  temps. 
Cf.  Paul  Lacroix,  le  XV] II'  siècle,  p.  379. 


31 


AÉROSTATS  KT   HOMMES  VOLANTS  483 

trop  dans  quelles  conditions,  par  un  religieux  tliéalin  de  Paris',  car 
les  religieux  et  les  prêtres  furent  activement  mêlés  aux  débuts  de  l'arl 
aérostatique  :  on  l'a  dtvjà  vu,  et  on  l'aurait  vu  davantage  si  nous  eus- 
sions pu  nous  attacher  plus  longuement  à  ces  préliminaires  du  sujet, 
qui  débordent  le  cadre  de  notre  livre. 


II 


Comme  je  n'écris  point  un  traité  technique  et  méthodique  sur  la 
matière,  et  que  je  me  borne  aux  particularités  curieuses,  en  envi- 
sageant l'histoire  des  aéi"oslats  moins  au  point  de  vue  de  la  science 
qu'au  point  de  vue  du  spectacle,  on  me  permettra  de  passer  rapi- 
dement sur  l'invention  des  frères  MonlgoKier,  et  sur  la  première 
expérience  solennelle  qui  en  hit  faite  à  Annonay,  (lovant  les  états  du 
Vivarais,  le  5  juin  1783.  Il  suflit  de  retenir  cette  date,  comme  l'hégiiu; 
de  l'art  nouveau.  La  nouvelle,  transmise  à  Paris,  y  excita  un  enthou- 
siasme et  une  fermentation  universels.  Dans  la  premièi-e  lièvre  de 
l'admiration,  on  crut  avoir  fait  la  conquête  de  l'air,  le  seul  des  élé- 
ments que  l'homme  n'eût  pas  encore  subjugué  :  celte  concpiêle,  ou  a 
cru  la  faire  encore  cinq  ou  six  cents  fois  depuis  lors,  mais  nous  l'at- 
tendons toujours. 

L'invention  nouvelle  frappa  surtout  à  Paris  trois  hommes,  par- 
ticulièrement disposés  par  leurs  études  anlérieures  à  la  comprendre 
et  à  en  tirer  parti,  et  qui  devaient  marquer  tous  trois  au  premier 
rang  parmi  les  plus  illustres  aéronautes  de  la  lin  du  xviii''  siècle. 
C'était  d'abord  Charles,  professeur  de  physique  expérimentale,  dont 
les  leçons  éloquentes  et  les  habiles  expériences  attiraient  depuis 
quelques  années  dans  son  magnilique  cabinet  une  assemblée  nom- 
breuse, composée  à  la  fois  d'hommes  du  monde,  d'étrangers,  de 
femmes  célèbres  et  de  savants,  comme  P>anklin  et  Volta.  Charles 
était  un  homme  d'une  stature  élevée,  d'une  belle  figure,  d'une  mine 
imposante  et  noble,  d'une  élocution  facile  et  brillante,  que  servait 
encore  un  organe  sonore  et  souple.  Toutes  ses  expériences  avaient  un 
caractère  saisissant.  «  La  nature  ne  lui  refuse  rien,  disait  Fi-anklin  : 
il  semble  qu'elle  lui  obéisse.  »  Il  s'efforçait  toujours  d'attirer  l'attention 
et  de  frapper  l'esprit  par  la  grandeur  et  l'intensité  des  résultats,  a 

'  Mémoire  sur  le  vol  dan$  les  airs,  lu  à  rAcadémie  de  Lyon,  en  1773,  parTablji'  Mauper. 


484  LE  VIEUX   PARIS 

dit  de  lui  Fourier,  qui  prononça  son  éloge  à  l'Académie  des  sciences, 
en  -1828.  «  Dans  ses  expériences  microscopiques,  il  produisait  un 
grossissement  énorme;  s'il  observait  la  chaleur  rayonnante,  il  en 
montrait  les  effets  à  de  très  grandes  distances  ;  dans  ses  leçons  sur 
l'électricité,  il  foudroyait  un  animal.  Dès  qu'un  orage  s'annonçait,  on 
voyait  Charles  diriger  vers  le  ciel  son  appareil  électrique  ;  il  faisait 
descendre  du  sein  des  nuages  des  milliers  d'étincelles  formidables,  de 
plus  de  douze  pieds  de  longueur,  et  qui  éclataient  avec  un  bruit  pareil 
à  celui  d'une  arme  à  feu.  Sous  sa  main,  tout  devenait  un  spectacle 
et,  pour  ainsi  dire,  un  événement,  qu'aucun  des  témoins  ne  pouvait 
plus  oublier.  »  On  juge  avec  quelle  impétueuse  ardeur  Charles  dut  se 
précipiter  sur  ce  nouveau  sujet  d'expériences. 

Le  second  était  Pilâtre  de  Rozier,  qui  occupait  déjà  depuis  quelque 
temps  la  renommée  à  Paris  par  son  Musée  scientifique  de  la  rue 
Sainte-Avoye  :  homme  à  projets,  tète  ardente  et  pleine  d'idées,  qui, 
en  février  4782,  faisait  annoncer  une  série  d'expériences  et  de  démon- 
strations relatives  à  plusieurs  inventions  bizarres  et  surprenantes, 
telles  que  celles  d'une  robe  impénétrable  à  l'eau,  avec  laquelle  il  était 
possible  de  séjourner  dans  la  mer  sans  se  mouiller;  d'une  autre  robe 
de  soie,  concentrant  tellement  la  chaleur  du  corps,  qu'un  voyageur 
pouvait  avec  elle  affronter  sans  les  sentir  les  froids  les  plus  rigoureux 
du  Noi'd  ;  d'un  ])onnet  pourvu  d'une  torche  propre  à  éclairer  les  sau- 
veteurs de  nuit  au  milieu  des  flots;  d'une  échelle  en  fusée,  à  l'aide 
de  laquelle  il  était  possible  de  sauver  en  moins  d'une  heure  cent 
quatre-vingts  liommes  avec  leurs  meubles  les  plus  précieux,  et 
diverses  autre  clioses  à  l'avenant  K 

Le  troisième  était  Blanchard,  qui  cherchait  activement  lui-même, 
depuis  quelques  années,  le  moyen  de  voler  dans  les  airs,  et  s'était 
déjà  révélé  par  plusieurs  machines,  notamment  par  une  voiture  mar- 
chant sans  chevaux,  que  Paris  avait  vue  fonctionner  à  diverses  reprises 
dans  la  grande  avenue  des  Champs-Elysées.  Au  moment  de  l'inven- 
tion de  Montgolfier,  il  s'occupait  d'un  véhicule  aérien,  nommé  par 
les  uns  bateau,  par  les  autres  cabriolet  volant.  «  Sa  machine,  lit-on 
dans  les  Mémoires  secrets  ^■■,  est  configurée  comme  le  corps  de  l'oi- 
seau, convexe  par-dessous  et  par-dessus,  se  rétrécissant  à  l'avant  et 
à  l'arrière,  ayant  une  espèce  de  proue  imitant  la  tête,  et  un  gou- 
vernail en  forme  de  queue.  Le  corps  est  d'un  bois  léger  et  sohde,... 
traversé  de  deux  espèces  de  petits  mâts  à  égale  distance  de  l'avant 


^  Mémoires  secrets,  t.  XX,  p.  79-80. 

2  T.  XX,  p.  233.  Voir  aussi  p.  142  et  229,  et  t.  XXI,  p.  67,  78,  129. 


AÉROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  /,85 

et  de  ranière.  C'est  au  milieu  qu'il  doit  sié<(er.  Il  entre  dans  sa  voi- 
ture aérienne  par  une  porte  qui  se  referme;  il  y  voit  clair  par  des 
glaces,  comme  dans  une  gondole,  et  il  a  une  soupape  pour  renouve- 
ler l'air.  A  sa  machine  sont  adaptées  six  ailes,  dont  une  à  l'avant, 
une  à  l'arrière,  et  deux  de  chaque  côté;  elles  sont  d'ég-al  volume, 
c'est-à-dire  de  dix  pieds  d'envergure,  sur  dix  pieds  de  largeur,  l^s 
deux  ailes  de  l'avant  et  de  l'arrière  servent  à  son  ascension  ;  il  les 
fait  mouvoir  avec  un  ressort  qui  les  étend  rapidement  et  leur  donne 
la  secousse  nécessaire  pour  l'exalter.  Parvenu  au  point  où  il  veut 
être,  il  met  en  jeu  les  quatre  ailes  (latérales)  faisant  la  fonction  de 
soufflet,  et  lui  fournissant  alternativement  un  volume  d'air  assez 
consiflérahle  pour  se  soutenir  et  planer.  »  Celle  machine  ingénieuse;, 
où  il  avait  cherché  à  réunir  ce  que  les  précédentes  exi)ériences  avaient 
olfert  de  meilleur,  était  matelassée  à  l'épreuve  de  la  halle,  et,  dans 
les  gravures  ou  les  descrijjlions  (pi'il  en  a  données,  on  y  voit  (igurei- 
une  sorte  de  parasol  destiné  à  ralentir  la  descente  en  cas  d(^  chute 
ju-écipitée.  11  en  simplifia  d'ailleurs  progressivement  la  forme  et  les 
détails,  à  la  suite  de  nomhreux  essais,  se  i-approchant  de  plus  en 
plus  du  hut,  sans  parvenir  à  l'atteimli-e,  et  il  organisa,  rue  Taraïuie, 
dans  le  jardin  do  Vhôlei  de  l'ahhé  de  Viennay,  son  piotecteur,  un 
certain  nomhre  de  séances  suivies  avec  une  cui-iosité  liévi-euse,  et  où 
se  montraient  les  princes  eux-mêmes.  Les  caricatui-es  et  les  chan- 
sons, ce  complément  nécessaire  de  tout  succès  en  France,  acci-urent 
sa  réi»utation  en  voulant  la  détruire.  Coulard  fit  sur  lui  la  farce  do 
Cassandre  mécanicien ,  qui  fut  }u»ur  son  invention  ce  (pTesl  inie  iiaro- 
die  pour  un  ouvrage  célèhre.  C'est  au  milieu  de  ces  rt'cli«M\lies,  et 
lorsqu'il  était  déjà  parvenu  à  s'élever  de  vingt-sept  mètres,  à  l'aide 
seulement  d'un  contrepoids  de  vingt  livres  glissant  le  long  d'un  mât, 
que  Blanchard  apprit  la  découverte  des  Montgolfier,  qu'il  accueillit 
avec  ardeur,  mais  non  peut-être  sans  regret. 

Cependant  l'Académie  des  sciences  avait  invih'  les  Montgolfier  à 
venir  à  Paris  pour  y  renouveler  l'expérience,  dont  elle  prenait  les 
frais  à  sa  charge.  Etienne,  l'un  des  deux  frères,  se  rendit  à  cet  appel. 
Mais  l'impatience  était  grande  et  demandait  à  ne  pas  attendre  :  il 
fallait  tout  de  suite  un  ballon  aux  Parisiens.  Une  souscription  de  huit 
cents  billets  à  un  écu  chacun  fut  ouverte  et  rapidement  remplie.  Sous 
la  direction  de  Charles,  les  frères  Rol)ert,  connus  par  leur  habileté 
dans  la  fabrication  des  instruments  de  physique,  firent  en  moins  de 
vingt-cinq  jours  un  globe  sphérique  en  taffetas  gommé,  de  douze 
pieds  de  diamètre.  L'émotion  produite  dans  le  public  était  telle,  que 
les  abords  de  la  maison  de  Charles,  place  des  Victoires,  ne  désem- 


486  LE   VIEUX  PARIS 

[)lissaient  pas  d'une  foule  tumultueuse,  et  qu'il  fallut  l'intervention 
du  guet  à  pied  et  à  cheval  pour  maintenir  l'ordre.  Enfin,  le  27  août, 
avant  le  jour,  le  ballon  tout  gonflé  et  ses  accessoires  furent  transpor- 
tés au  Champ  de  Mars,  au  milieu  d'un  cortège  solennel  et  à  la  lueur 
des  Ilambeaux.  A  trois  heures,  les  fenêtres  et  les  toits  de  l'École  mili- 
taire, les  bords  de  la  Seine,  le  chemin  de  Versaihes,  l'amphithéâtre 
de  Passy,  étaient  remplis  d'une  foule  immense  de  spectateurs.  Les 
carrosses  arrivaient  de  toutes  parts  et  ne  pouvaient  circuler  qu'à  la 
file.  La  troupe  gardait  toutes  les  avenues,  laissant  les  seuls  sous- 
cripteurs pénétrer  dans  l'enceinte  du  Champ  de  Mars.  A  cinq  heures, 
un  coup  de  canon  donna  le  signal  :  on  lâcha  les  cordes,  et  l'aérostat 
s'éleva  en  un  clin  d'œil  à  une  hauteur  de  quatre  cent  quatre-vingt- 
huit  toises,  où  il  se  perdit  dans  les  nuages.  Un  nouveau  coup  de 
canon  annonça  cette  disparition.  On  ne  peut  décrire  l'admiration  de 
la  foule;  une  pluie  violente,  qui  survint  au  moment  du  départ,  ne 
refroidit  point  les  curieux,  et  l'on  vit  les  dames  les  plus  élégantes 
suivre  longtemps  le  l)allon  des  yeux  sans  paraître  s'apercevoir  de 
l'ondée  qui  les  trempait*. 

Les  Montgolfier  avaient  gonllé  leur  ballon  en  allumant  au-dessous 
un  mélange  de  paille  et  de  laine  cardée  :  c'était  à  la  fumée  produite 
par  ce  mélange  qu'ils  attribuaient  l'ascension,  et  il  leur  fallut  du 
temps  pour  s'apercevoir  qu'elle  n'était  due  qu'à  la  raréfaction  de 
l'air.  A  ce  moyen  difficile  et  dangereux,  dont  les  Montgolfier  s'étaient 
d'ailleurs  réservé  le  secret,  les  auteurs  de  l'expérience  que  nous 
venons  de  raconter  avaient  substitué  l'emploi  du  gaz  hydrogène, 
alors  beaucoup  plus  cher  qu'aujourd'hui  et  qu'on  n'avait  pas  encore 
employé  dans  des  proportions  pareilles.  Le  ballon  y  gagnait  une 
légèreté  infiniment  plus  grande,  sans  compter  beaucoup  d'autres 
avantages,  (|ui  compensaient  am})lement  l'excédent  de  travaux,  de 
soins  et  de  dépenses.  Telle  fut  le  premier  progrès  accompli  par 
l'aérostation. 

Le  ballon,  après  trois  quarts  d'heures  de  marche,  où  il  avait  fran- 
chi environ  cinq  lieues,  alla  tomber  à  Gonesse,  à  la  grande  frayeur 
des  paysans.  En  voyant  l'effroyable  animal  qui  s'abattait  sur  leur  vil- 
lage, les  uns  ci'ui'cnt  à  la  venue  du  diable  et  au  jugement  dernier, 
les  autres  à  la  chute  de  la  lune  sur  la  terre;  les  plus  fortes  tètes. 


1  Faujas  de  Saint-Fond ,  Description  des  expériences  de  la  machine  aérostatique ,  1783-4  ; 
2  vol.  in-8.  —  Mémoires  secrets,  t.  XXIII,  p.  116,  118,  127-9.  —  Journal  de  Paris,  à  la 
date.  Il  faut  lire  aussi  la  Lettre  de  Rivarol  sur  le  globe  aérostatique,  relation  pleine  de  verve, 
où  le  spirituel  écrivain  dépeint  en  termes  pittoresques  l'état  d'exaltation  de  l'opinion  et  le 
délire  des  rêves  auxquels  on  se  livrait. 


AÉROSTATS  ET  HOMMKS  VOLANTS  487 

ù  quelque  oiseau  monstrueux,  comme  le  roc  des  Mille  et  une  nuits,  ù 
quelque  baleine  des  airs  arrivant  des  pays  les  plus  lointains.  Tout 
le  village  s'attroupa  à  distance  respectueuse  du  monstre  couché  à 
terre,  et  qui,  encore  à  moitié  plein  de  gaz,  soufflait  et  haletait  d'une 
façon  redoutable  sous  l'action  du  vent.  Après  une  longue  attente,  un 
brave  se  détacha  du  groui)e  avec  un  fusil,  et,  rampant  à  quelque  dis- 
tance de  la  bête,  il  lui  troua  le  flanc  d'un  coup  de  feu,  qui,  par 
bonheur,  n'enflamma  pas  le  gaz.  Aussitôt  on  la  vit  s'agiter,  se 
tordre,  s'aplatir  en  exhalant  une  odeur  empestée,  puis  rester  immo- 
bile; et  les  paysans  se  jetèrent  sur  elle  en  criant  victoire,  la  frappant 
à  coups  de  fourches  ,  de  fléaux  et  de  bâtons.  Le  premier  baUon 
à  gaz  hydrogène,  le  premier  ballon  parisien  fut  attaché  alors  à  la 
queue  d'un  cheval,  comme  un  poêlon  à  la  queue  d'un  chat,  et  traîné 
pendant  une  lieue,  au  galop  furieux  de  l'animal  épouvanté,  à  travers 
les  fossés,  les  routes  et  les  broussailles,  qui  le  mirent  bien  vite  en 
lambeaux  '. 

C'est  après  cette  première  expérience  que  prirent  naissance  les 
petits  ballons  en  baudmche  qui  servent  encore  aujourd'hui  de  joucls 
aux  enfants. 

Cependant  de  son  côté  Montgolfier  s'était  mis  à  l'œuvre,  i^e  19  sei)- 
tembre,  il  fit  partir  devant  le  roi,  dans  la  grande  cour  (hi  châ- 
teau de  Versailles,  un  aérostat  beaucoup  plus  grand  que  celui  de 
Charles,  qu'il  gonfla  à  sa  manière,  c'est-à-dire  à  l'aide  d'un  réchaud 
à  claires -voies,  suspendu  au-dessous.  A  trois  heures,  l'imposante 
machine,  haute  de  soixante  pieds,  s'élevait  au  bruit  des  boîtes  d'ar- 
tillerie, au  milieu  d'une  foule  immense  accourue  surtout  do  Paris. 
Efle  entraînait  avec  efle  une  cage  d'osier,  contenant  un  mouton,  un 
coq  et  un  canard  :  trois  animaux  qui  ont  la  gloire  d'avoir  été  les 
premiers  aéronautes,  les  prédécesseurs  de  Pilàtre  de  Rozier,  de  Car- 
nerin  et  de  Nadar.  Ce  ballon,  emporté  par  une  force  moins  puissante 
que  celui  de  Charles,  ne  resta  en  l'air  que  dix  minutes,  et  alla  des- 
cendre à  Vaucresson  ^ 

Chaque  mois  de  cette  année  1783  est  marqué  par  un  pas  nou- 
veau. La  première  ascension  en  ballon  captif  eut  lieu  le  19  octobie, 
au  faubourg  Saint -Antoine,  dans  le  jardin  de  Réveillon,  fabricant 
de  papiers  peints,  ami  des  frères  Montgolfier.  On  avait  construit  à 


1  Dupuis-Delcourt,  Nouveau  manuel  d'aeroslalion ,  p.  33.  —  Mémoires  secrets,  l.  XXIII . 
p.  131.  —  Avertissement  au  peuple  sur  l'enlèvement  des  ballons,  imprimé  lo  3  sepleinbrc 
1783.  On  fit  une  caricature  sur  celte  scène.—  Citons  encore  la  Carlo -Robertiade,  cpilre  ba- 
dine des  chevaux,  ânes  et  mtdets ,  par  de  Piis,  1784,  in-S". 

*  Lettre  de  Montgolfier  à  de  Lalande. 


488  LE   VIEUX  PARIS 

la   hâte  une   nouvelle   machine,  —  car  jusqu'alors   aucune   n'avait 
résisté  aux  expériences,—  d'une  capacité  de  vingt  mille  mètres  cubes 
d'air,  portant  à  sa  partie  inférieure  une  galerie  circulaire  en  osier 
avec  balustrade.  Pilâtre  de  Rozier  s'éleva  d'abord  seul  de  toute  la 
hauteur  des  cordes,  c'est-à-dire  à  plus  de  cent  mètres,  puis  en  corn- 


-.,///////////// 


Les^frères  Montgolfier. 

pagnie  du  marquis  d'Arlandes  et  de  Giroud  de  ViUette.  Dans  l'une 
des  descentes,  le  ballon,  chassé  par  le  vent,  faillit  s'abattre  sur  les 
arbres  du  jardin  ;  mais  Pilàtre,  gardant  son  sang-froid,  le  releva  en 
ranimant  le  feu. 

Cette  épreuve,  répétée  à  vingt  reprises  pendant  trois  jours,  fut  con- 
sidérée comme  décisive.  Pilàtre,  honteux  d'avoir  été  devancé  par  un 
mouton,  un  coq  et  un  canard,  brûlait  d'exécuter  la  première  navi- 
gation a  travers  les  airs.  Mais  Montgolfier  temporisait,  par  réserve 


AÉROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS 


489 


et  par  modestie;  la  commission  de  l'Académie,  suivant  une  habi- 
tude prudente  que  ce  corps  illustre  a  conservée,  évitait  de  se  pro- 
noncer nettement.  Le  roi  lui -môme  s'opposait  à  une  si  périlleuse 
expérience.  Les  pessimistes  prétendaient  que  le  coq  avait  eu  le  cou 
écorché  et  le  mouton  la  tête  brisée,  dans  le  voyage  de  Versailles;  ce 
que  les  optimistes  niaient  avec  indignation,  avouant  seulement  que  le 
mouton,  par  méchanceté  pure,  avait  d'un  coup  de  pied  brisé  une  aile 
du  coq.  Le  point  n'a  jamais  été  bien  éciairci,  et  je  crois  pouvoir  ajou- 


Le  ballon  de  Pilàtre  de  Rozier,  traversant  la  Seine  à  Passv , 
d'après  une  estampe  reproduite  par  Sircos,  Histoire  des  Ballons,  Paris,  Roy,  1876,  p.  S7. 


ter,  sans  encourir  le  coiutoux  des  partisans  do  la  loi  Gramniont, 
qu'il  importe  assez  peu.  Comme  on  insistait  près  de  lui,  Louis  XVI 
offrit  de  faire  grâce  à  deux  prisonniers,  à  la  condition  qu'ils  s'embar- 
queraient les  premiers  dans  la  machine.  Mais  le  fougueux  Pilàtre  ne 
put  supporter  l'idée  que  cette  gloire  lui  fût  ravie  par  des  criminels, 
rebuts  de  la  société.  L'honneur  d'attacher  son  nom  au  premier  voyage 
à  travers  les  plaines  de  l'air  ne  pouvait  être  réservé  à  de  vils  scélérats. 
Il  fit  si  bien,  il  mit  tant  d'intliiences  en  jeu,  qu'il  finit  par  emporter 
l'autorisation  d'assaut,  et,  le  !21  novembre  4783,  il  accomplit,  avec  le 
marquis  d'Arlandes,  la  première  ascension  à  ballon  perdu,  dans  le 
parc  de  la  Muette,  au  bois  de  Boulogne. 

De  fâcheux  contretemps  faiUirent  faire  échouer  cette  grande  expé- 


490  LE  VIEUX  PARTS 

rience.  Le  ballon,  fatigué  par  les  nombreux  essais  auxquels  il  avait 
servi  dans  le  jardin  de  Réveillon,  tourmenté  par  le  vent,  par  la  lutte 
entre  sa  force  d'ascension  et  la  résistance  des  cordes,  se  déchira  et 
s'abattit  avant  le  départ.  Il  fallut  le  soulever  en  toute  hâte  pour  l'em- 
pêcher d'être  brûlé  par  le  réchaud,  le  dégonfler,  puis  recoudre  les 
déchirures,  auxquelles  de  grandes  dames  ne  dédaignèrent  pas  de 
mettre  la  main.  En  une  heure  tout  fut  réparé,  et  pendant  que  les 
malveillants,  repartis  pour  Paris,  y  semaient  la  nouvelle  de  la  des- 
truction totale  de  la  machine,  le  ballon,  s'élevant  avec  une  majestueuse 
lenteur,  emportait  l'intrépide  Pilàtre  et  son  compagnon. 

Pour  mieux  voir  les  préparatifs,  les  personnes  placées  aux  der- 
niers rangs  prièrent  celles  qui  les  précédaient  de  s'agenouiller,  et 
ce  fut,  pour  ainsi  dire,  dans  l'attitude  de  l'adoration  qu'une  partie 
de  Paris  assista  au  départ  des  premiers  navigateurs  aériens.  «  C'est 
ici  la  première  fois  que  les  hommes  ont  plané  dans  les  airs,  s'écrie 
le  Journal  des  Savants,  qui  n'a  pas  habitué  ses  lecteurs  à  tant  de 
lyrisme.  Aussi  l'on  ne  peut  exprimer  l'admiration  dont  tous  les  spec- 
tateurs étaient  frappés  :  il  semblait  voir  les  dieux  de  l'antiquité  por- 
tés sur  des  nuages.  » 

Franklin  se  trouvait  dans  la  foule  ;  l'inventeur  du  paratonnerre 
suivait  attentivement  des  yeux  le  départ  du  navire  aérien.  On  lui 
demanda  ce  qu'il  en  pensait  :  «  C'est  l'enfant  qui  vient  de  naître, 
dit-il.  11  promet  beaucoup,  mais  il  faut  le  voir  grandir.  >;  S'il  reve- 
nait aujourd'hui,  il  trouverait  sans  doute  que  l'enfant  n'a  pas  grandi 
l)ien  vite. 

L'aérostat  monta  à  une  hauteur  de  trois  cent  quarante- quatre  toises, 
traversa  Paris;  et,  après  avoir  failli  s'embarrasser  dans  les  moulins 
à  vent  près  de  Gentilly,  alla  descendre  sur  la  Butte- aux- Cailles,  au 
delà  de  la  barrièi'e  d'Italie.  Les  aéronautes  avaient  emporté  avec  eux 
une  cargaison  de  bottes  de  paille,  et,  tout  le  long  du  voyage,  ils  atti- 
saient ou  renouvelaient  le  feu  au-dessus  de  leur  tête  avec  de  longues 
fourches  en  fer  '.  Ils  descendirent  de  la  nacelle  noirs  de  fumée,  comme 
des  charbonniers. 

Peu  de  jours  après,  le  fer  décembre,  eut  lieu  la  deuxième  ascen- 
sion à  ballon  perdu,  —  la  première  dans  un  ballon  gonflé  par  le  gaz 
hydrogène.  Dès  le  lendemain  de  leur  expérience  au  Champ  de  Mars 
('27  août),  Charles  et  les  frères  Robert  s'étaient  associés  pour  cette 
tentative,  que  diverses  circonstances  avaient  reculée  au  delà  de  leur's 
prévisions.  Prévenu  par  Pilàtre,  Charles  n'en  eut  que  plus  d'envie  de 

'  Relation  du  marquis  d'Arlandes. 


AÉROSTATS  KT  HOMMES  VOLANTS  491 

donner  à  cette  épreuve  un  éclat  et  une  importance  capables  d'eflacer 
les  précédentes.  11  s'était  d'ailleurs  emparé  de  l'idée  de  Mont^'ollier 
avec  l'ardeur  particulière  à  sa  nature  et,  par  le  perfectionnement 
qu'il  y  avait  apporté,  se  considérait  comme  un  inventeur.  Il  était  dans 
son  caractère  de  mettre  en  tous  ses  actes  une  pompe  un  peu  théâtrale, 
qui  ne  nuisait  d'ailleurs  en  rien  à  sa  science  et  à  son  habileté  réelles, 
mais  dont  ses  ennemis  le  raillaient  sans  pitié.  Une  véritable  bataille 
s'était  engagée  entre  monUjolfiéristes  et  carolistes,  connne  on  les  appe- 
lait. Les  partisans  de  Charles  avaient  triomphé  de  ce  que  son  premier 
ballon  s'était  élevé  beaucoup  plus  vile  et  plus  haut,  et  avait  séjourné 
plus  longtemps  en  l'air  que  les  montgolfières  ;  les  partisans  de  Mont- 
golfier  répondirent  par  une  gravure  qui  représentait  ce  ballon  enfoncé 
dans  les  nuages,  et  Charles  qui  le  considérait  la  bouche  béante,  avec 
cette  devise  :  Charles  attend  (Charlatan). 

Dans  cette  circonstance,  toutes  les  trompettes  de  la  publicité  son- 
nèrent leurs  fanfares.  Le  1^'"  décembre,  quatre  cent  mille  specUiteui's 
étaient  réunis  au  jardin  des  Tuileries  et  dans  les  environs,  pour 
assister  au  départ  des  argoiuiutes  de  l'air;  les  corps  académiques 
et  les  souscripteurs  qui  avaient  payé  quatre  louis  j^rirent  place  dans 
l'enceinte  particulière  et  sur  ramphitliéàlie  autour  du  Itassin;  1(^  reste 
du  jardin  fut  rempli  en  un  clin  d'œil  pai'  les  simples  souscripteurs  à 
trois  francs  le  billet.  On  avait  étal)li  des  pièces  d'artillerie^  sur  la  |»rin- 
cipale  terrasse  et  arboré  un  grand  j)avillon  sur  la  coupole  du  palais, 
pour  servir  de  signaux.  Charles  lit  d'abord  ])arlir  le  i)etit  ballon  d'es- 
sai, destiné  à  constater  la  direction  du  vent;  il  présenta  lui-même  à 
MontgoKier  les  ciseaux  pour  couper  la  corde,  voulant  marquer,  |);ir 
cette  allégorie  en  action,  que  celui-ci  était  le  précurseur  et  avait 
ouvert  la  route.  Le  bruit  avait  couru,  lors  de  l'expérience  du  '27  août, 
que  Charles  avait  fait  refuser  l'entrée  de  l'enceinte  réservée  à  Monl- 
gollier,  en  donnant  pour  raison  qu'il  redoutait  sa  jalousie;  on  savait 
en  outre  qu'il  existait  une  espèce  de  guerre  civile  entre  les  deux  écoles 
rivales,  et  ce  gage  de  réconciliation  publique  et  solennelle  fit  d'autant 
plus  de  plaisir. 

Enfin  le  vaste  globe,  de  vingt- sept  pieds  de  diamètre,  s'élève  avec 
lenteur,  emportant,  dans  son  élégant  char  bleu  et  oi',  Charles  et 
l'un  des  frères  Robert,  qui,  arrivés  à  une  certaine  hauteur,  jettent 
leurs  chapeaux  à  terre  en  signe  d'adieu  ',  et  agitent  leurs  drapeaux. 
A  cette  vue,  l'enthousiasme  éclate  par  des  acclamations  innnenses, 

'  Un  poêle  s'écria  à  ce  propos  : 

D'un  chapeau  qu'avez- vous  besoin, 
Puisque  la  gloire  vous  couronne? 


492  LE   VIEUX  PARIS 

les  officiers  saluent  de  leurs  épées  et  la  garde  suisse  se  met  au  port 
d'armes. 

On  se  passa  de  main  en  main  ce  quatrain  enthousiaste,  faisant 
allusion  à  tous  les  obstacles,  à  toutes  les  railleries,  à  toutes  les  pré- 
dictions sinistres  que  le  célèbre  professeur  de  physique  avait  eu  à 
surmonter  : 

Revenez,  nation  légère, 

De  vos  soupçons  injurieux  : 

Voyez  ramper  l'envie  à  terre. 

Et  Charles  s'élever  aux  cieux  ! 

Après  un  trajet  d'environ  neuf  lieues,  le  ballon  descendit  dans  la 
prairie  de  Nesle,  et  fut  rejoint  presque  immédiatement  par  le  duc  de 
Chartres,  qui,  monté  sur  un  excellent  cheval,  l'avait  suivi  depuis 
Paris  sans  le  perdre  un  instant  de  vue;  mais,  après  avoir  déposé  son 
compagnon,  Charles,  pris  d'une  véritable  fièvre  aérienne,  remonta 
seul  dans  la  nacelle^  d'où  il  descendit  enfin,  trente-cinq  minutes  plus 
tard,  à  deux  lieues  de  distance,  après  avoir  fait  de  rapides  observa- 
tions atmosphériques  '. 

C'est  là  la  seule  ascension  que  Charles  ait  personnellement  accom- 
plie, mais  on  voit  qu'elle  peut  compter  doublet  Cette  fois,  les  voya- 
geurs n'avaient  pas  eu  seulement  à  faire  preuve  de  hardiesse  et  de 
sang- froid,  comme  Pilàtre  et  le  marquis  d'Arlandes,  mais  d'intelli- 
gence et  de  savoir.  Ils  avaient  eu,  pour  ainsi  dire,  tout  à  créer,  du 
moins  quant  aux  accessoires  de  l'expérience,  et  la  moindre  erreur 
dans  les  calculs  d'application  de  cet  art  naissant  pouvait  causer  leur 
perte.  Du  premier  coup,  le  filet,  la  soupape,  le  lest  avaient  été  trou- 
vés. Sauf  une  ou  deux  améliorations  de  détail,  qu'a-t-on  imaginé  de 
{)lus  pendant  un  siècle? 

L'enthousiasme  fut  immense.  On  ne  parlait  plus  d'autre  chose  à  Paris. 
A  son  retour,  Charles  fut  porté  en  triomphe  par  le  peuple  ;  les  poissardes 
allèrent  lui  présenter  des  bouquets;  le  marquis  de  La  Fayette,  déjà 
populaire,  le  conduisit  dans  sa  voiture  au  Palais -Royal,  et  l'opinion 
publique  réclama  impérieusement  pour  lui  honneurs  et  récompenses. 

A  partir  de  ce  moment,  la  victoire  des  aérostats  à  gaz  hydrogène 
sur  les  montgolfières  fut  assurée  :  ils  étaient  plus  sûrs,  plus  puissants, 
plus  commodes,  et  fournissaient  de  plus  longues  courses.  Néanmoins, 
la  montgolfière  fut  encore  maintes  fois  employée,  comme  moins  dis- 
pendieuse, plus  facile  et  plus  prompte  à  gonfler;  Pilàtre,  surtout,  lui 

'  Relation  de  Charles.  —  Annales  politiques  du  xyiii"  siècle.  —  Rapport  à  l'Académie  des 
sciences,  du  23  décembre  1783.  —  Mémoires  secrets,  t.  XXIV,  p.  o3,  S7,  62. 
2  11  est  remarquable  que  Montgolfier  jeune  n'en  a  fait  aucune. 


AEROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  493 

resta  fidèle.  Le  19  janvier  1784,  avec  MontgoKier  l'aîné,  le  prince 
Charles  de  Ligne,  les  comtes  de  Dampierre,  de  Laurencin,  etc.,  il 
partait  de  Lyon  dans  l'immense  aérostat  le  Flesselles,  qui,  après  des 
préparatifs  très  laborieux  et  bien  des  péripéties  diverses,  ne  fournit 
qu'une  course  peu  brillante,  et  alla  s'abattre  dans  un  champ  au  bout 
de  quinze  minutes;  et,  le  23  juin  suivant,  il  s'élevait  de  Versailles, 
dans  la  plus  importante  ascension  qu'ait  accomplie  un  ballon  de  ce 
genre,  jusqu'à  une  hauteur  de  quatie  mille  mètres,  et  allait  descendre 
à  treize  lieues  du  point  de  départ ,  au  milieu  d'une  prairie  à  laquelle 
on  donna  le  nom  de  Rozier. 

L'année  1784  est  l'âge  d'or  des  ballons.  Ils  se  multiplient  d'un  bout 
à  l'autre  de  la  France  et  de  l'Europe.  Les  ilottilles  aériennes,  parties 
de  Dijon,  de  Marseille,  d'Aix,  de  Nantes,  de  Bordeaux,  de  Rouen, 
de  Londres,  d'Oxford,  de  Milan,  de  Lyon,  se  croisent  en  tous  sens, 
plus  nombreuses  que  les  flottilles  de  la  mer.  A  Lyon,  Mn>c  Thible 
trace  la  première  à  son  sexe  la  voie  qui  sera  suivie  avec  éclat  par 
Mme  Blanchard,  Élisa  Garnerin,  et  de  nos  jours  par  M^c  Poitevin. 
A  Saint-Cloud,  le  duc  de  Chartres,  —  esprit  avide  de  toutes  les 
nouveautés,  —  fait  une  ascension  malheureuse  avec  les  fi'ères  lU)l)erl  ', 

1  Le  ballon  redescendit  plus  vile  qu'il  n'était  monté,  et  tomba  dans  un  étang,  .\u--feilol  les 
brocards  se  mirent  à  pleuvoir  sur  le  futur  Lgnlité.  «  11  avait  voulu  cliercher  un  moyen  de 
se  remettre  au-dessus  de  ses  aflaires,  i>  dit  M"">  de  Vergennes,  faisant  allusion  au.\  nom- 
breuses dettes  du  prince.  Et  comme  il  passait  pour  ne  s'être  pas  conduit  d'une  façon  très 
vaillante  au  combat  naval  d'Ouessant,  on  lança  cette  épigrammo  contre  lui  : 

Chartres  ne  so  voulait  élever  (lu'un  instant  : 

Loin  du  prudent  Genlis  il  espérait  le  faire; 

Mais,  par  malheur  pour  lui,  la  grêle  et  le  tonnerre 

Retracent  à  ses  yeux  le  combat  d'Ouessant 

Le  prince  effrayé  dit:  »  Qu'on  me  remette  à  terre; 

J'aime  mieux  n'être  rien  sur  aucun  élément.  » 

Voici  une  chanson  encore  plus  impertinenle  : 

Chartres,  de  nos  princes  du  sang. 
Est  le  plus  brave  assurément  : 
Après  avoir  bravé  Neptune, 
Bravé  l'opinion  commune. 
Émule  de  Charles  et  Robert, 
Le  voilà  qui  brave  encor  l'air. 

Admirez  comme  il  va  volant 
Au  sein  de  cet  autre  élément  : 
Quel  cœur  et  surtout  quelle  tète! 
Rien  ne  l'émeut,  rien  ne  l'arrête; 
Son  rang,  ses  amis,  sa  moitié, 
Ce  héros  foule  tout  au  pié. 

Mais  quel  soudain  revers,  hélas I 
Ne  vois-tu  pas  mon  prince  en  bas? 
Comme  il  est  fait!  comme  il  se  pâme! 
On  dirait  qu'il  va  rendre  l'âme. 
L'âme...  Oh!  qu'il  n'est  pas  dans  ce  cas 
Peut- on  rendre  ce  qu'on  n'a  pas? 


494  LE   VIEUX   PARIS 

et  un  peu  plus  tard  il  est  imité  à  diverses  reprises  par  le  comte 
d'Artois. 

Tout  dès  lors  fut  au  ballon.  «  On  se  cotise  pour  louer  des  globes, 
les  femmes  se  coiffent  de  globes,  les  petites  sociétés  se  forment  en 
globes,  les  petits  théâtres  jouent  des  globes  K  »  Les  modistes  inventent 
le  bonnet  envolé  à  la  Montgolfier,  la  coiffure  au  globe  volant,  le  cha- 
peau au  globe  en  l'air.  Les  traiteurs  inscrivent  sur  leur  menu  le  filet 
à  la  Montgolfier,  souftlé  et  gonflé  comme  un  ballon.  Les  poètes 
chantent  à  l'envi  les  audacieux  voyageurs,  et  d'un  bout  à  l'autre  de 
la  France  des  milliers  de  couplets  font  voler,  sur  les  ailes  du  refrain, 
la  gloire  de  l'invention  nouvelle.  Le  crayon  et  le  burin  ne  se  lassent 
pas  de  populariser  les  ascensions.  Le  cabinet  des  Estampes,  à  la 
Bibliothèque  nationale,  a  réuni  la  plus  riche  collection  de  ces  gra- 
vures. Vous  en  trouverez  beaucoup  aussi  à  la  bibliothèque  de  la  ville, 
installée  d^ms  l'ancien  hôtel  Carnavalet.  On  y  conserve  particulière- 
ment le  bois,  avec  une  épreuve,  d'un  grand  canard  illustré  qui 
devait  se  crier  par  les  rues  et  qui  représente,  encadré  d'une  chan- 
son et  surmonté  d'une  notice,  le  globe  aréostatique  (sic),  lancé  dans 
le  faubourg  Saint- Antoine,  le  19  octobre  1783;  il  est  surtout  curieux 
parce  qu'il  nous  montre  la  manière  dont  les  deux  nacelles  étaient 
attachées  sur  les  côtés  même  du  ballon,  au  lieu  d'être  suspendues 
au-dessous. 

Nadar,  l'ex- navigateur  aérien  du  Géant,  a  formé  tout  un  musée 
de  ces  objets  commémoratifs ,  depuis  les  livres,  les  chansons,  les 
médailles,  les  estampes,  jusqu'aux  modes  et  jusqu'aux  meubles.  J'ai 
vu  des  chaises,  des  miroirs,  des  candélabres  et  un  lustre  du  temps 
en  forme  de  ballon.  Rentrons  un  moment  à  la  bibliothèque  Carna- 
valet, ou  du  moins  dans  l'une  de  ses  salles  annexes,  où  l'on  a  rangé 
la  collection  donnée  par  M.  de  Liesville.  Voici  d'abord,  à  côté  des 
faïences  patriotiques  et  révolutionnaires,  ce  qu'on  pourrait  appeler 
les  faïences  aérostatiques.  Sur  des  fonds  d'assiettes,  de  plats,  de  sala- 
diers populaires,  de  naïfs  artistes  ont  représenté  grossièrement  les 
premières  ascensions.  Celle  qui  revient  le  plus  souvent  est  l'ascension 
des  Tuileries,  par  Charles  et  Robert  :  on  les  voit  agiter  leurs  dra- 
peaux aux  bords  du  char  élégant  qui  leur  sert  de  nacelle,  et  le  cha- 
peau qui  tombe  est  figuré  à  mi-chemin  entre  le  ballon  et  la  terre.  Çà 
et  là,  des  oiseaux  voltigent  autour  de  la  nacelle.  Presque  toujours  ces 
peintures  sur  fond  d'assiette,  curieux  témoignage  de  l'immense  popu- 
larité qu'acquit  tout  de  suite  la  découverte  de  Montgolfier,  sont  accom- 

1  Rivarol,  Lettre  sur  le  globe  aérostatique,  1783. 


AÉROSTATS  KT  HOMMES  VOLANTS  /,95 

pagnées  de  la  devise  :  Adieu  !  —  Don  voyage  !  ou  encore  :  A  la  folie 
du  siècle!  —  A  l'immortalité I 

Il  y  a  aussi  des  fontaines,  des  tasses,  des  bonbonnières,  des  broches, 
des  émaux  et  des  miniatures  de  tout  genre,  reproduisant  les  mêmes 
scènes.  On  frappa  des  médailles  aux  frères  Montgolfier  et  à  la  gloire 
des  premiers  aéronautes.  i^'Almanach  de  1784  porte  un  ballon  gi-avé 
et  doré  sur  chaque  plat  de  sa  couverture.  A  côté  do  ces  objets,  la 
collection  Liesville  nous  montre  encore,  sous  une  vitrine,  des  éventails 
au  ballon,  et  surtout  une  queue  de  robe  en  satin  clair,  sur  laquelle 
sont  brodés  une  montgolfière  qui  s'enlève,  et,  au-dessous,  le  four- 
neau qui  a  servi  à  la  chauffei*. 

La  chimère  et  ruto[)ie  appai'uissent  de  bonne  heure.  Nous  avons 
parlé  de  Blanchard,  qui  s'acharna  longtemps  à  la  poursuite  de  la 
direction  aérienne,  et  qui  voulut  adapter  au  l)allon  des  ailes,  des 
rames,  un  gouvernail.  On  connaît  moins  une  autre  invention  de  la 
même  date.  J'ai  sous  les  yeux  une  petite  brochure  qui  porte  pour 
titre  :  «  Instruction  sur  la  nouvelle  machine  inventée  par  MM.  Laii- 
noy,  naturaliste,  et  Bienvenu,  machiniste-physicien,  avec  kupielle  un 
corps,  contre  sa  propre  tendance,  monte  dans  l'atmosphère  avec  une 
vitesse  qui  égale  le  vol  de  l'oiseau  et  qui  est  susceptible  de  pouvoii* 
être  dirigé  par  la  volonté  de  l'homme.  »  Ouf!...  Encore  ai-je  abrégé 
ce  titre.  On  montrait  la  machine  rue  de  Rohan,  et  l'achat  de  la  bro- 
chure (trente  sous)  servait  de  prix  d'entrée.  Mais  ce  ne  fut  qu'un  bai- 
Ion  en  chambre.  11  ne  parait  pas  qu'il  se  soit  jamais  hasai'dé  à  sortir, 
encore  moins  à  se  lancer  à  travers  l'espace. 

Depuis  la  découverte  de  Montgollier,  Blancliard  s'occupait,  dans  le 
silence  du  cabinet,  de  combiner  les  principes  de  son  cabriolet  volant 
avec  ceux  de  l'aérostat.  Dès  qu'il  crut  y  être  parvenu,  il  annonça 
pour  le  2  mars  1784  une  expéi'ience  pul)Ii(pie  au  Chanq)  de  Mars. 
Sa  machine  consistait  en  un  ballon  emportant  une  nacelle  siu'montée 
d'un  vaste  parasol,  garnie  de  quatre  ailes  et  d'un  gouvernail,  à  l'aide 
desquels  il  se  flattait  de  pouvoir  diriger  sa  marche.  Une  banderole 
laissait  flotter  aux  vents  l'ambitieuse  devise  :  -Sic  itur  ad  astra.  Il 
devait  partir  avec  un  savant  physicien,  le  bénédictin  dom  Pech  ',  et 
ils  étaient  déjà  tous  deux  eml)ar(iués  dans  la  nacelle  quand  un  élève 
de  l'École  militaire,  qu'on  a  prétendu  mal  à  pi'opos  être  le  jeune 
Bonaparte  (il  s'appelait,  i)arait-il,  Dupont  de  Chambon),  s'y  préci- 
pita, l'épée  nue  à  la  main,  ayant  fait  le  pari  de  partir  avec  eux. 
Furieux  de  se  voir  repoussé,  il  brisa  le  parasol  et  les  ailes,  et  blessa 

»  La  même  année  à  Nantes,  le  P.  Mouchet ,  oralorien,  s'élevait  dans  le  Suffreyi. 


496  LE  VIEUX  PARIS 

même  Blanchard  à  la  main.  Il  fallut  le  saisir  et  l'emmener  en  prison. 
On  eut  grand'peine  à  apaiser  le  tumulte.  L'expérience  semblait  impos- 
sible; mais,  malgré  le  départ  de  dom  Pech,  Blanchard  ne  voulut  pas 
priver  la  foule  du  spectacle  qu'elle  attendait.  Il  s'éleva  fort  haut,  à 
deux  mille  toises,  dit- on,  en  manœuvrant  avec  son  seul  gouvernail: 
les  uns  prétendirent  qu'il  avait  réellement  évolué  à  son  gré,  tandis 
que  les  autres,  moins  crédules,  soutenaient  qu'il  n'avait  fait  que 
suivre  les  divers  courants  d'air  rencontrés  à  cette  hauteur,  loin  de 
les  dominer  '. 

On  fit  courir  sur  lui,  après  cette  expérience  contestée,  le  quatrain 
suivant  : 

Au  Champ -de -Mars  il  s'envola, 
Beaucoup  d'argent  il  ramassa  ; 
Au  champ  voisin  il  resta  là  : 
Messieurs,  sic  ilur  ad  aslra. 

x\insi,  chacun  avait  son  système  particulier:  Pilàtre  s'en  tenait  à 
la  montgolfière  à  feu  ;  Charles  et  les  frères  Robert  avaient  fait  un  pas 
de  plus,  jusqu'au  ballon  à  gaz  hydrogène  :  Blanchard  essayait  davan- 
tage encore,  en  appliquant  ses  talents  de  mécanicien  au  ballon  et  en 
cherchant  obstinément  le  secret  de  la  direction  aérienne.  Un  peu  plus 
tard,  à  Londres,  il  tenta  de  se  diriger  au  moyen  d'une  héhce,  quoique 
Nadar  no  fût  pas  encore  de  ce  monde. 

De  ce  jour,  Blanchard  devint  le  plus  illustre  et  le  plus  heureux  des 
aéronautes.  On  le  vit  partout  avec  son  ballon,  ne  réussissant  jamais 
bien  nettement  à  pi'ouver  l'avantage  des  machines  (ailes  et  rames) 
qu'il  y  ajoutait,  mais  réussissant  presque  toujours  à  faire  des  ascen- 
sions remarquables,  et  aussi  à  amasser  de  l'argent  par  l'exhibition 
de  ses  appareils.  «  En  1787  ou  88,  dit  la  comtesse  de  Rohan  (dont  il 
est  prudent  de  ne  pas  trop  pi-endre  la  chronologie  à  la  lettre),  il  fit 
voir  une  de  ces  machineries  à  0  francs  par  billet.  L'assemblée 
payante  était  nombreuse.  Blanchard,  en  habit  vert- pomme,  veste  et 
nœud  d'épée  rose,  nous  fit  un  long  discours  où  toutes  les  tentatives 
du  genre  de  la  sienne  furent  éloquemment  narrées;  il  nous  conduisit 
ensuite  en  un  jardin,  dans  lequel  nous  trouvâmes  une  espèce  de  gué- 
rite construite  en  bois  léger  ;  on  avait  ménagé  aux  côtés  latéraux 
deux  ouvertures  d'un  demi- pied  carré.  Blanchard  devait  se  placer  dans 
cette  caisse  longue,  fermée  et  étroite,  d'où  il  prétendait  manœuvrer 

1  Mémoires  secrets,  t.  XXV,  p.  94,  164,  182,  etc.  V.  la  lellre  de  Blanchard  à  M.  Faujas  de 
Saint-Fond,  qui  renferme  de  très  intéressants  détails  sur  son  voyage.  M.  Turgan  la  donne 
en  entier  dans  les  Ballons,  p.  57.  11  alla  descendre,  deux  heures  après  son  départ,  aux  en- 
virons de  la  verrerie  de  Sèvres. 


AÉROSTATS  KT  HOMMES  VOLANTS  497 

ses  ailes  ;  mais  il  fallait  pour  les  confectionner  un  nombre  considérable 
d'aunes  de  taffetas.  L'abbé  ***,  protecteur  zélé  de  JJlancbai'd,  nous 
sollicita  vivement,  mais  en  vain,  de  contribuer  à  cet  achat.  Ciiacun 
se  retira  en  silence.  » 

Le  7  janvier  1785,  il  mit  le  comble  à  sa  gloire,  en  francliissant 
audacieusement  la  mer,  de  Douvres  à  Calais,  en  compagnie  du  doc- 
teur anglais  Gelferies,  ce  qui  lui  valut  le  sui-nom  de  don  Quichotte 
de  la  IManche.  Il  semble  que  les  éléments  aient  craint  de  s'atta- 
quer à  lui,  mais  que  la  nature  ait  fait  payer  à  d'autres  chacune  de 


Nacelle  de  Blanchard  (1784),  conservée  à  Calais. 

ses  audaces.  On  sait  quelle  devait  être  la  fin  cruelle  de  M^c  Blan- 
chard, et,  peu  de  temps  après  la  traversée  aérienne  d'Angleterre 
en  France,  Pilàtre  de  Rozier  et  Romain,  en  voulant  l'imitor,  trou- 
vaient cette  mort  affreuse  qui  ouvre  le  martyrologe  des  aéronaules 
(15  juin  1785)  '. 

Au  mois  de  juillet  1784,  Paris  avait  été  bouleversé  par  l'annonce 


'  Ce  fut  à  celte  occasion  que  le  marquis  de  Bièvre  eut  le  courage  de  faire  le  plus  eiïroyable 
des  calembours.  Le  jour  où  l'on  venait  d'apprendre  la  fatale  nouvelle,  il  rencontre  un  de 
ses  amis  et  l'aborde  en  lui  disant  d'un  ton  lugubre  : 

Je  rends  grâces  aux  dieux  de  n'être  pas  Romain , 
Pour  conserver  encor  quelque  chose  d'humain. 

Marat,  qui  cherchait  dès  lors  toutes  les  occasions  de  se  faire  connaître,  publia  aussi ,  après 
le  malheur,  les  Lettres  de  l'observateur  Bonsens  â  M.  de  ***  sur  la  fatale  catastrophe  de 
Pilâtre  de  Rozier,  les  aéronautes  cl  l'aérostation  (Paris,  1783,  brochure  in-8°),  où,  en  se 
montrant  hostile  au  batelarje  qui  expose  tant  de  vies  pour  un  simple  amusement,  il  indique 
les  moyens  de  tirer  parti  de  l'invention  nouvelle  et  dans  quelle  mesure  on  peut  le  faire,  pour 
des  expériences,  pour  donner  des  signaux  dans  les  opérations  militaires,  etc. 

32 


498  LE   VIEUX   PARIS 

du  départ  de  la  magnifique  montgolfière,  la  plus  grande  qu'on  eût 
jamais  vue,  haute  de  plus  de  cent  pieds,  ronde  de  deux  cent  soixante- 
quatre,  où  l'abbé  Miolan  et  Janinet  devaient  s'enlever,  avec  le  mar- 
quis d'Arlandes  et  le  mécanicien  Bredin,  dans  l'enclos  réservé  du 
jardin  du  Luxembourg.  La  machine  était  d'un  attirail  très  compli- 
qué, et  comprenait  en  outre  deux  petits  aérostats,  dont  l'un  devait 
marcher  cent  cinquante  pieds  au-dessus  du  grand,  et  l'autre  cent 
cinquante  pieds  au-dessous.  Mais,  avant  le  départ,  au  moment  où 
tout  le  public  était  assemblé,  palpitant  d'impatience,  le  feu  prit  à  la 
calotte,  et  la  foule,  furieuse  de  voir  sa  longue  attente  aboutir  à  ce 
mécompte,  mit  le  reste  en  pièces.  Elle  voulait  même  se  venger  sur 
les  collaborateurs  de  l'abbé,  qu'on  accusait  d'avoir  escroqué  l'argent 
des  souscripteurs,  et,  au  moment  décisif,  de  s'être  éloigné  sous  pré- 
texte d'aller  chercher  quelques  ustensiles  et  de  n'avoir  point  reparu. 
On  eut  beaucoup  de  mal  à  les  soustraire  à  l'indignation  populaire.  La 
police  ne  s'opposa  pas  du  moins  aux  autres  manifestations  de  ce  beau 
courroux,  et  laissa  courir  librement  par  les  rues  les  caricatures,  les 
épigrammes  satiriques  et  les  chansons  les  plus  injurieuses.  Ce  fut  un 
vrai  débordement  de  plats  couplets  contre  Vabbé  Miaulant  et  M.  Jean 
Minet,  qui  n'osèrent  plus  donner  signe  de  vie'. 

Deux  mois  après,  le  19  septembre,  le  bourgeois  parisien  trouva 
quelque  compensation  à  ce  désappointement  dans  une  nouvelle  ascen- 
sion des  frères  Robert,  aux  Tuileries.  Il  s'agissait  encore  cette  fois 
d'un  ballon  perfectionné,  de  forme  oblongue,  avec  des  ailes  en  forme 
de  parasol  ^,  qui  ne  servirent  qu'à  faire  pirouetter  l'aérostat  sur  lui- 
même,  sans  pouvoir  le  soustraire  à  l'action  du  vent.  Toutefois  on 
assure  que  lorsqu'ils  voulurent  descendre,  à  cinquante  lieues  de  là, 
dans  le  domaine  du  château  de  Beuvry,  près  Béthune,  craignant  de 
tomber  sur  un  moulin,  les  frères  Robert  parvinrent  à  décrire  un 
quart  de  cercle  à  l'aide  d'espèces  de  rames,  de  manière  à  s'abattre 
au  milieu  de  la  plaine  ^  —  On  avait  déjà  la  Montgolfière  et  même  la 


1  Journal  de  Paris  et  Journal  d'un  observateur,  juillet  1784.  —  Turgan,  les  Ballons, 
ch.  VII.  On  peut  voir  plusieurs  couplets  dans  le  Chansonnier  historique  de  la  France,  t.  X, 
pp.  b8,  148-9. 

2  On  en  peut  voir  le  dessin  au  cabinet  des  Estampes  de  la  Bibliothèque  nationale. 

3  Mémoires  secrets,  t.  XXVI,  p.  249.  Nous  trouvons  encore,  parmi  les  tentatives  les  plus 
dignes  d'attention  ,  vers  la  même  époque,  pour  diriger  les  ballons  à  l'aide  dévoiles,  de  rames 
ou  d'ailes,  celles  de  l'Académie  de  Dijon,  auxquelles  prirent  part  surtout  Guyion  de  Mor- 
veau,  l'abbé  Bertrand  et  M.  de  Virly  (1784)  ;  puis,  en  août  ou  septembre  1785,  celles  d'Alban 
et  Vallet,  directeur  de  la  fabrique  de  Javel,  qui  parvenaient,  dit-on,  à  manœuvrer  avec 
quelque  succès  par  les  temps  calmes,  et,  le  17  juin  1786  ,  celle  de  Testu-Bris«y,  qui  partit  du 
Luxembourg,  descendit  d'abord  dans  la  plaine  de  Montmorency  à  l'aide  de  ses  rames,  s'il 
faut  en  croire  sa  relation,  et  reprit  ensuite  son  vol  pour  passer  toute  la  nuit  en  l'air. 


AÉROSTATS  KT  HOMMES  VOLANTS  499 

Charlotte  ou  la  Caroline;  la  machine  nouvelle  fut  saluée  du  nom  de 
Robertine. 

Les  cordes  du  ballon  avaient  été  tenues  par  le  maréchal  de  Riche- 
lieu, le  maréchal  de  Biron,  le  duc  de  Chaulnes  et  le  bailli  de  SulTren  : 
on  rendait  aux  frères  Robert  des  honneurs  dont  un  prince  du  sang 
eût  été  jaloux.  D'ailleurs,  les  premiers  aéronautes  étaient  habitués  à 
de  pareils  hommages.  Les  faveurs  de  toutes  sortes,  les  pensions,  les 
titres,  les   médailles  commémoratives ,   les   dithyrambes   (quand   ce 
n'étaient  pas   les   épi  grammes)   pleuvaient   sur   eux.    Avant  cliaque 
départ,  les  grandes  dames  faisaient  dire  des  messes  en  leur  faveur*. 
Cette  ère  d'enchantement  ne  devait  pas  durer  bien  longtemps.  De 
sympathique  qu'elle  était  d'abord,  la  curiosité  se  fit  peu  à  peu  ma- 
ligne et  satirique;  à  chaque  succès,  elle  devenait  plus  exigeante;  à 
chaque  échec,  plus  moqueuse  et  plus  incrédule.  Les  aéronautes  eux- 
mêmes  contribuèrent  à  cette  transformation  de  l'opinion.  L'ardeur  et 
le  désintéressement  de  leur  premier  zèle  s'alTaiblissaient  par  degrés. 
C'est  avec  un  sincère  enthousiasme  qu'ils  avaient  d'aboi'd   pris  pos- 
session de  l'air,  et  il  y  avait  je  ne  sais  quelle  ferveur  candide  jusque 
dans  les  spéculations  pécuniaires  dont  ils  ne  dédaignaient  pas  d'ac- 
compagner leurs  opérations.  L'ivresse  de  la  conquête  aérienne  domi- 
nait tout  le  reste.  Bientôt,  au  contraire,  la  spéculation  deviendra  la 
partie  principale.  Malgré  quelques   essais  d'aérostation   militaire    et 
scientifique,    surtout    sous   la   révolution,    ce    caractère    se    dessine 
chaque  jour   davantage.   Blanchai-d   commence   le  ballon -spectacle, 
promené  de  ville  en  ville  et  presque  de  foire  en  foire  ;  ses  imitateurs 
le  dépasseront  de  beaucoup.   On  va  voir  naître  le   ballon   de   fête, 
appendice  et  complément  du  feu  d'artifice,  et  l'ignoraïu-e  prolongée 
des  principes  de  la  direction  aérienne  fera,  d'une  invention  qu'on  avait 
crue  destinée  à  renouveler  la  face  du  monde,  une  proie  toute  prête 
pour  les  directeurs  de  jardins  publics  et  les  industriels. 


III 


Dès  avant  la  révolution,  les  jardins  publics,  les  fêtes  et  réunions 
de  tout  genre  étaient  déjà  envahis  par  les  figures  aérostatiques  en 
baudruche,  qui  firent  les  délices  des  badauds.  Elles  avaient  été  inven- 

•  Correspondance  secrète,  l.  XVI. 


500  LE  VIEUX  PARIS 

tées  en  1785  par  Enslen,  physicien  de  Strasbourg.  «  On  n'a  point 
encore  fait  de  découverte  comparable,  dit  le  rédacteur  des  Mémoires 
secrets  avec  un  enthousiasme  étonnant  de  sa  part  et  sur  ce  sujet. 
11  a  trouvé  le  moyen  de  préparer  les  tuniques  de  certaines  parties 
des  animaux  de  manière  qu'une  statue  équestre  de  neuf  pieds  et 
demi  de  haut,  avec  le  cavalier  qui  est  dessus,  ne  pèse  que  vingt- 
huit  onces.  Celle  dont  il  s'agit  se  voit  au  Palais-Royal.  Elle  est  admi- 
rable. »  A  Strasbourg,  Enslen  avait  enlevé  un  Pégase  colossal,  monté 
par  un  Bellérophon  doré  ;  à  Paris,  il  enleva  dans  les  jardins  de  Rug- 
gieri,  vers  la  fm  d'octobre,  la  statue  équestre  qui  avait  été  exposée  au 
Palais-Royal,  et  une  nymphe  de  huit  pieds,  qui  montèrent  fort  haut 
en  gardant  leur  équilibre,  et  redescendirent  aux  environs  de  Paris 
sans  être  endommagées  ^ . 

Lhomond,  dont  le  fils  acquit  depuis  une  grande  réputation  parmi 
les  aérostiers  militaires,  attira  la  foule  par  ses  ascensions  du  Vendan- 
geur, d'un  Pégase,  d'une  Nymphe'^,  etc.  Garnerin,  qui  débutait  dans 
la  carrière,  obtint  un  succès  du  même  genre  en  faisant  monter  une 
poupée  élégante  au-dessous  d'un  ballon  de  papier  vernissé.  Dans  une 
fête  du  jardin  de  Tivoli,  donnée,  le  2  juillet  1797,  en  l'honneur  de 
l'ambassadeur  turc  Esseid-Aly,  qui  faisait  alors  fureur  à  Paris,  le 
physicien  Robertson,  qui  cherchait  une  nouvelle  voie  pour  amuser  le 
])ublic,  lit  partir  un  ballon  en  forme  de  croissant,  tout  enguirlandé 
de  feuilles  et  de  fleurs,  sur  lequel  le  nom  de  l'ambassadeur  était 
peint  en  gros  caractères  orientaux  ^  Tels  étaient  les  enfantillages- 
auxquels  descendait  l'art  des  Charles  et  des  Montgolfier. 

Ce  fut  dans  un  de  ces  innombrables  jardins  publics  qui  s'ouvrirent, 
sous  le  Directoire,  aux  Parisiens  allâmes  de  plaisirs, —  dans  le  jar- 
din Biron,  —  que  les  deux  frères  Garnerin  s'associèrent  pour  la 
première  expérience  de  la  descente  en  parachute,  le  24  août  1797. 
Elle  ne  réussit  pas.  Le  ballon,  prêt  à  partir,  se  rompit  de  part  en 
part,  et  le  public,  furieux,  renouvela  la  scène  honteuse  du  jardin  du 
Luxembourg  :  il  escalada  les  barrières,  mit  en  pièces  les  débris  de 
l'aérostat,  et  les  deux  frères  durent  se  soustraire  en  toute  hâte  à  son 
courroux  par  la  fuite.  Un  des  spectateurs  poussa  même  le  ressenti- 
ment jusqu'à  les  traduire  devant  les  tribunaux ,  en  les  accusant  d'es- 
croquerie. Les  aéronautes,  mis  en  liberté  sous  caution,  se  hâtèrent 
de  désarmer  la  plainte  en  organisant  avec  succès  une  nouvelle  expé- 


1  Mémoires  secrets,  t.  XXIX,  p.  259;  t.  XXX,  p.  36. 

2  Dupuis-Dolcourt,  Nouveau  Manuel  d' aérostation,  p.  80. 

3  Mémoires  de  Uobertsou  ,  t.  Il,  p.  37. 


AÉROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  501 

rience  (22  octobre),  et,  trois  jours  après,  ils  furent  acquittés,  mal^çré 
l'insistance  de  leur  adversaire.  Une  troisième  expérience,  faite  à  Ti- 
voli, réussit  encore  mieux. 

Le  parachute  avait  déjà  été  pressenti  et  indiqué;  il  était  contenu 
en  germe  dans  ces  parasols  que  nous  avons  vus  adaptés  à  plusieurs 
des  machines  précédentes.  Dans  la  plupart  de  ses  ascensions,  Blan- 
chard détachait  de  petits  parachutes  renfermant  des  chiens  et  d'autres 
animaux.  Il  avait  même  inventé  un  mécanisme  qui  coupait  la  corde 
retenant  le  parachute.  Aussi  revendiquait-il  l'honneur  de  cette  décou- 
verte'.  Mais  à  Jacques  Garnerin,  le  plus  jeune  et  le  plus  célèbre  des 
deux  frères,  revient  la  gloire  de  l'avoir  avant  tout  autre  mis  complè- 
tement en  œuvre,  sans  reculer  devant  les  périls  d'une  tentative  i)er- 
sonnelle.   Cette  première  descente  eut  lieu,  le  1"  brumaire  an  VI, 
dans  la  plaine  de  Monceaux.  Garnerin  était  parti,  à  cinq  heui-es  et 
demie,  du  parc  du  même  nom;  il  s'éleva  rapidement  à  la  hauteui- 
d'environ  trois  cents  toises,  et  exécuta  alors  sans  accident  sa  péril- 
leuse expérience,  malgré  l'elTroi  que  causèrent  d'abord  à  la  foule  les 
oscillations  du  parachute-.  Sa  femme,  qui s'a})pelait  alors  la  citoyenne 
Labrosse,  est  la  première  personne  de  son  sexe  qui  se  soit  soumise 
<à  cette  redoutable  épreuve.  «  Je  l'ai  vue  partir,  cette  héroïne,  s'écrie 
dans   une  effusion  lyrique  le  citoyen    Ilenrion  \   C'était   le   décadi, 
20  vendémiaire   an  VIII.   Les    anges    l'ont  appelée   vers    le  céleste 
séjour,  d'où  elle  est  redescendue  rayonnante  de  gloire.  Quel  calme 
elle   manifesta   au   moment  de   son   ascension!    quel    imperlnibable 
sang-froid!   Je  l'ai  vue  quelquefois  au  bal  et  au  spectacle:  elle  n'y 
était  pas  plus  tranquille.  Avant  le  moment  de  son  départ,  elle  s'est 
promenée  dans  Tivoli,   où  elle  recevait  de   nombreux   applaudisse- 
ments. Lalande  l'accompagnait.  Lorsqu'elle  fut  dans  sa  nacelle,  Gar- 
nerin l'agitait  pour  faire  prendre  une  direction  au  globe.  Toutes  les 
poitrines  étaient  oppressées,   toutes  les  mains  élevées  vers  le  ciel, 
que  tous  les  cœurs  imploraient  pour  la  belle  voyageuse.  Elle  partit 
comme  un  éclair,  en  disant  :  <?  Adieu,  tout  le  monde!  »  Ces  paroles, 
qu'elle  prononça  d'une  voix  plus  douce  que  celle  des  sirènes,  reten- 
tirent au  fond  de  mon  àme,  et  soudain  je  versai  des  larmes;  j'étais 


1  Turgan ,  les  Ballons,  p.  137.  —  Le  conventionnel  Drouel  avait  tenté  de  s'échapper  de 
la  forteresse  du  Spielberg  dans  un  parachute  fabriqué  avec  ses  draps  de  lit. 

2  Sur  les  péripéties  de  cette  descente,  où  le  parachute,  au  lieu  de  s'ouvrir,  sembla  d'abord 
tomber  lourdement,  puis,  après  s'être  ouvert,  éprouva  des  mouvements  d'oscillation  1res 
violents  et  en  vint  même  à  ne  plus  avoir  de  forme  appréciable,  à  la  grande  terreur  de  la 
foule  qui  croyait  l'aéronaute  perdu,  voir  Ch.  Maurice,  Histoire  anecdotiqne  du  théâtre, 
t.  I,  p.  50. 

3  Encore  un  tableau  de  Paris  (1800),  ch.  xii. 


502  LE  VIEUX  PARIS 

heureux  de  ma  sensibilité,  j'admirais  l'héroïsme.  Mon  admiration 
commandait  l'amour  et  le  plus  tendre  intérêt.  Adieu,  tout  le  monde! 
paroles  que  je  n'oublierai  jamais,  vous  me  rappellerez  toujours  La- 
brosse,  comme  Labrosse  me  rappellera  la  première  femme  de  son 
siècle.  Oui,  je  les  ai  recueillies,  ces  paroles  augustes,  prononcées  avec 
calme  :  Adieu,  tout  le  monde!  et  lorsque,  le  soir  de  cette  grande 
journée,  je  voulus  adresser  mes  hommages  au  Très-Haut,  je  répétais 
dans  mes  chants  religieux  :  Adieu,  tout  le  monde!  —  Labrosse  s'éleva 
à  neuf  cents  mètres  environ ,  se  sépara  du  ballon  et  retomba  sur  une 
terre  que  j'aurais  voulu  couvrir  de  roses,  pour  la  rendre  digne  de 
son  courage  et  de  ses  attraits.  )>  On  me  reprocherait  assurément  de 
n'avoir  pas  cité  ce  petit  morceau  en  entier. 

La  fille  adoptive  de  Garnerin,  Blanche,  et  surtout  sa  nièce  Éhsa, 
qui  continua  avec  tant  de  vaillance  les  traditions  de  la  famille,  opé- 
rèrent aussi  publiquement  un  grand  nombre  de  descentes  pareilles. 
Garnerin  fat  le  plus  audacieux  et  le  plus  brillant  peut-être  de  tous 
les  aéronautes.  Il  accomplit  plus  de  soixante  ascensions  publiques, 
dans  quelques-unes  desquelles  ïl  resta  en  l'air  un  jour  et  une  nuit,  et 
franchit  des  distances  de  cent  lieues  et  davantage,  allant  d'une  traite 
de  Paris  à  Rome,  à  Aix-la-Chapelle  ou  au  mont  Tonnerre.  Dans  les 
intervalles,  il  donnait,  en  sa  salle  de  la  rue  de  Richelieu,  n»  10,  des 
soirées  d'expériences  sur  l'électricité,  le  gaz,  les  jeux  hydrauliques, 
les  feux  d'air  inflammable  et  l'aérostation  ^  Toutefois  il  ne  vit  dans 
le  ballon  qu'un  instrument  de  spectacle.  Suivant  le  mot  piquant  de 
son  rival  Robertson,  à  part  ses  expériences  du  parachute,  il  n'a  pas 
plus  avancé  l'art  aérostatique  par  ses  ascensions  qu'un  Savoyard  n'a- 
vance l'optique  en  montrant  la  lanterne  magique. 

Les  jardins  publics  subissaient  les  conditions  habituelles  de  tout 
spectacle.  Il  leur  fallait  sans  cesse  du  nouveau  pour  attirer  et  retenir 
la  foule.  Ils  s'arrachaient  les  aéronautes  :  Biron  et  Monceaux  avaient 
Garnerin;  Idalie  se  hâtait  de  happer  Blanchard  à  son  retour  d'Amé- 
rique, et  de  signer  un  traité  avec  lui.  L'un  et  l'autre  luttaient  d'ex- 
centricités et  d'audaces.  Garnerin  annonçait  une  ascension  avec  une 
jeune  citoyenne,  et  emportait  d'assaut,  non  sans  difficulté,  l'autorisa- 
tion du  bureau  central.  Blanchard  accomplissait  un  quarante-septième 
voyage  aérien  devant  dix  mille  personnes  attablées  dans  l'ancien  jar- 
din Marbeuf,  après  avoir  fait  circuler  de  table  en  table  la  liste  des 
quarante-six  précédents.  L'hiver  même  ne  les  arrêtait  pas  :  au  bal 
du  parc  des  Sablons,  les  entrepreneurs  pratiquaient  des  fossés  rem- 

'  Prud'homme,  Miroir  de  Parité,  t.  V,  p.  212. 


AÉROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  503 

plis  de  charbon  et  de  bois  ])our  rëcliaufier  les  spectateurs,  et  le  ballon 
s'élevait  bravement  dans  l'atmosphère  glacée.  Autour  des  aéronautes, 
les  paris  s'engageaient  comme  aux  courses  ^ 

Le  4  octobre  1799,  au  milieu  du  parc  de  Bellevue,  métamorphosé 
en  jardin  populaire,  Tètu-Brissy,  qui  en  1786  était  déjà  parti  du  Luxem- 
bourg dans  une  nacelle  armée  de  rames,  et  qui  avait  passé  pour  la 
première  fois  la  nuit  dans  les  airs,  donna  le  curieux  spei^lacle  d'une 
ascension  équestre.  Montant  un  cheval  qui  était  simplement  posé  sur 
le  plateau  de  la  nacelle,  sans  être  retenu  par  aucun  lien,  il  devança 
ainsi,  en  les  dépassant,  les  tours  de  force  de  quelques-uns  de  nos 
modernes  aéronautes  -.  Il  recommença  quelques  jours  plus  tard  avec 
le  môme  succès.  En  1800,  le  citoyen  Calais  voulut  renouveler,  à  l'an- 
cien jardin  d'Idalie,  qui  s'appelait  alors  le  Rosen-Tlial  ou  le  jardin 
Marbeuf,  la  vieille  fantaisie  de  l'homme  volant.  On  convoqua  la  foule 
à  coups  de  grosse  caisse.  Calais  se  lit  hisser  au  haut  d'un  mât  avec 
ses  ailes  de  taffetas;  mais,  dès  qu'il  voulut  prendre  son  élan,  moins 
heureux  enore  que  le  chanoine  Desforges,  il  tomba  en  ligne  perpen- 
diculaire et  se  cassa  le  nez.  Beau  spectacle ,  qui  obtint  plus  de  succès 
que  n'en  aurait  eu  le  vol  en  ligne  horizontale.  Du  reste,  les  avertis- 
sements ne  lui  avaient  pas  manqué,  et,  au  dernier  moment  il  s'atten- 
dait si  bien  à  sa  chute,  qu'en  partant  il  cria  :  «  Gare  là-dessous^!  d 

Le  14  juillet  180-1 ,  à  la  fôte  nationale  en  l'honneur  de  la  paix  et  pour 
l'anniversaire  de  la  nomination  de  Bonaparte  au  consulat,  Garnerin 
exécuta  à  Paris  une  magnifique  ascension  dans  un  vaste  aérostat,  où 
il  emmena  sa  femme  et  deux  autres  compagnons  de  route.  Le  voyage 
fut  des  plus  heureux.  Après  avoir  plané  une  partie  du  jour,  il  déposa 
à  terre  M^n^  Garnerin  et  l'un  de  ses  compagnons ,  puis  continua  sa 


'  V.  le  Journal  des  hommes  libres,  le  Bien  informé,  les  Petites  Affiches  de  l'an  V  et  de 
l'an  VI,  passim.  —  E.  et  J.  de  Concourt,  la  Société  française  sous  le  Directoire,  p.  222-'4. 

*  Ruggieri,  Précis  sur  les  fêtes,  p.  106. —  Turgan,  les  Ballons,  p.  16'J. 

3  Ch.  Maurice,  IJist.  anecdot.  du  théâtre,  t.  I ,  p.  02.  Calais  lui-même  le  raconte,  dans 
une  lettre  qu'il  adressa  à  un  journal  :  »  Par  une  fatalité  que  je  no  conçois  pas,  tous  mes 
ouvriers  avaient  perdu  leur  sang-froid  ,  soit  par  la  crainte  que  leur  avait  inspirée  mon  expé- 
rience, soit  pour  toute  autre  cause.  Je  restai  environ  une  heure  sur  mes  pédales  dans  une 
position  fatigante;  enfin  à  quatre  heures  on  me  hissa.  Quand  je  fus  en  haut,  je  donnai  des 
coups  de  pédales  pour  faire  agir  mes  ailes  ;  mais  je  m'aperçus  que  les  cordes  des  ailes  se 
détachaient,  ce  qui  me  mettait  dans  l'impossibilité  de  faire  des  mouvements.  Alors  ma  pre- 
mière idée  fut  de  me  faire  redescendre  pour  rattacher  ces  cordes;  mais,  réUëchissaul  (|ue  le 
public  pourrait  croire  que  mon  expérience  consistait  à  me  faire  monter  et  descendre  avec  une 
corde,...  je  sacrifiai  mon  existence  pour  sauver  mon  honneur.  Persuadé  que  j'allais  terminer 
ma  vie,  je  criai  :  «  Care  là-dessous!  >■  je  dis  au  charpentier  de  couper  la  corde  qui  me  rete- 
nait. Aussitôt  je  me  sentis  descendre  avec  rapidité,  et  presque  au  même  instant  je  touchai 
terre  avec  une  telle  force  que  ma  machine  fut  brisée  en  plusieurs  morceaux.  ••  Naturelle- 
ment,  Calais  fut  chansonné  :  on  le  berna  même  dans  un  vaudeville  joué  sans  succès  au 
théâtre  Molière  :  Rosen-  Thaï,  ou  le  Vol  à  lire-d'ailes. 


504  LE  VIEUX  PARIS 

route  avec  l'autre.  Il  s'amusa  à  papillonner  dans  les  airs,  rasant  fré- 
quemment le  sol  pour  causer  avec  les  habitants  des  contrées  où  il 
passait,  et  s'y  arrêtant  quelquefois  pour  faire  signer  les  procès -ver- 
baux de  son  passage.  Il  opéra  sa  descente  près  de  la  frontière  du 
Nord,  dans  l'après-midi  du  lendemain  de  son  départe 

Mais  la  plus  curieuse  et  la  plus  remarquable  de  ses  expériences  fut 
celle  qu'il  accomplit  le  16  décembre  1804,  aux  fêtes  du  couronnement 
de  l'empereur,  quatre  mois  après  la  célèbre  ascension  scientifique  de 
Biot  et  Gay-Lussac.  A  la  suite  du  feu  d'artifice,  à  onze  heures  du 
soir,  il  s'enleva  de  la  place  du  Parvis  Notre-Dame,  dans  un  ballon 
gigantesque,  auquel  il  avait  suspendu  une  couronne  éclairée  par  trois 
mille  verres  de  couleur  et  qui  portait  l'inscription  suivante,  tracée  en 
lettres  d'or  :  Paris,  25  frimaire  an  XIII,  couronnement  de  l'empe- 
reur Napoléon  par  S.  S.  Pie  VIL  Le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour, 
l'aérostat  planait  majestueusement  sur  la  coupole  de  Saint- Pierre  de 
Rome.  On  le  voyait  s'abaisser,  toucher  le  sol  pour  se  relever,  mar- 
quer par  des  dél)ris  son  passage  à  travers  la  campagne,  enfin  s'abîmer 
dans  les  eaux  du  lac  Bracciano.  Hommage  ou  menace,  cet  aérostat, 
qui  semblait  être  venu  en  droite  ligne  de  Paris  à  Rome  pour  porter 
à  la  ville  éternelle  des  nouvelles  de  son  pontife  ou  de  son  futur  maître, 
ouvrait  un  vaste  champ  de  commentaires  aux  amateurs  de  symboles; 
mais  le  dénouement  n'était  pas  fait  pour  plaire  à  l'esprit  fataliste  de 
Napoléon.  Une  circonstance  accrut  encore  le  déplaisir  du  nouvel  em- 
pereur. En  rasant  la  terre,  le  ballon  avait  rencontré  dans  les  environs 
de  Rome  le  tombeau  de  Néron;  il  s'y  était  accroché  pendant  quelques 
minutes,  et  l'on  put  croire  d'abord  que  ce  serait  là  le  terme  de  sa 
course;  mais  un  coup  de  vent  l'en  détacha,  non  sans  laisser  à  l'angle 
du  monument  une  partie  de  la  couronne.  Les  journaux  italiens  racon- 
tèrent innocemment  ou  malicieusement  la  chose  :  elle  vint  aux  oreilles 
de  Napoléon,  qui  prit  de  l'humeur.  De  ce  jour,  l'école  aérostatique  de 
Meudon  fut  abandonnée. 

Cependant  on  découvre  par  la  suite  la  trace  de  quelques  tentatives 
pour  remettre  en  faveur  les  aérostiers  militaires  de  Meudon.  Ainsi  la 
pièce  suivante  figure  au  tome  XVIII  de  la  Correspondance  de  Napo- 
léon Jcr  (octobre  1808)  : 

«  Le  général  Glarke,  ministre  de  la  guerre,  soumet  à  l'empereur  le 
projet  d'un  sieur  Lhomond,  ex-chef  de  bataillon  des  aérostiers  (celui 
dont  il  a  été  question  plus  haut) ,  qui  propose  d'opérer  une  descente 

•  Paris  as  il  loas  and  as  il  is,  1803,  t.  i,  p.  139. 


AEROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  505 

en  Angleterre  au  moyen  de  cent  montgolfières  de  JOO  mètres  de  dia- 
mètre, dont  la  nacelle  pourrait  contenir  cent  hommes,  avec  des  vivres 
pour  quinze  jours,  deux  pièces  de  canon  avec  caissons,  vingt-cinq 
chevaux  et  le  bois  nécessaire  pour  alimenter  la  montgolfière.  » 

«  Sur  cette  note  Napoléon  1er  écrivit  de  sa  main  :  «  Renvoyé  à 
«  M.  Monge,  pour  savoir  si  cela  vaut  la  peine  de  faire  une  expérience 
«  en  grand.  » 

Il  serait  intéressant  de  savoir  si  Monge  s'est  occupé  de  cette  affaire 
et  a  fait  une  réponse  à  l'empereur  ;  mais  la  correspondance  n'en  dit 
rien.  Le  projet  de  Lhomond  était  autrement  vaste  que  ceux  dont  nous 
parlent  nos  aéronautes  contemporains.  Cent  mille  hommes  transportés 
en  quelques  heures  sur  les  côtes  de  l'Angleterre  :  quel  spectacle  ! 

Est-ce  à  ce  projet  et  à  cette  époque,  ou  à  celle  du  camp  de  Bou- 
logne, comme  on  est  tout  d'abord  porté  à  le  croire,  que  se  rappor- 
tent deux  estampes,  dont  la  première,  fort  rare,  dessinée  pour  un 
éventail,  représente  une  flottille  de  ballons  vomissant  de  la  mitraille 
et  des  bombes  concurremment  avec  un  bateau  plat  surmonlé  d'une 
tour  colossale,  sur  les  vaisseaux  britanniques;  dont  la  seconde,  qui  a 
été  également  arrangée  pour  éventail  avec  des  variantes,  nous  montre 
l'invasion  de  l'armée  française  s'opérant  par  trois  voies  simultanées, 
la  voie  aérienne,  la  voie  de  mer  et  la  voie  souterraine*?  Devant  ce 
tunnel  sous -marin  comme  devant  les  ballons  mitrailleurs  du  projet 
précédent,  on  voit  qu'il  n'y  a  décidément  rien  de  nouveau  sous  le  so- 
leil. Tout  le  monde  se  rappelle  les  plans  admirables  de  ceux  qui, 
pendant  le  siège  de  Paris ,  prétendaient  détruire  l'armée  prussienne 
en  jetant  sur  elle,  du  haut  des  nues,  des  projectiles  exterminateurs. 

Après  son  échec,  Garnerin  fut  remplacé  par  Mn^e  Blanchîird  dans 
les  fêtes  du  gouvernement.  M^c  Blanchard  était  la  digne  compagne 
d'un  homme  qui  avait  fait  dans  sa  vie  soixante -six  ascensions  sur 
tous  les  points  de  l'Europe  et  du  nouveau  monde.  Elle  avait  partagé 
ses  travaux,  elle  les  continua  après  sa  mort.  Ce  fut  elle  que  le  gou- 
vernement impérial  chargea  de  célébrer  et  d'annoncer  la  naissance  du 
roi  de  Rome.  Elle  partit  de  l'une  des  cours  intérieures  de  l'École  mi- 
litaire, le  20  mars  1811,  vers  six  heures  du  matin,  aussitôt  qu'on  eut 
entendu  retentir  le  vingt-deuxième  coup  de  canon,  en  répandant  sur 
son  passage  des  milliers  de  bulletins  relatifs  au  grand  événement. 
Mais  le  ballon  s'arrêta  dans  la  matinée  près  de  Lagny,  dans  le  dépar- 
tement de  Saône-et- Loire,  et  Garnerin  ne  manqua  pas  une  si  belle 

'  Biblioth.  Carnavalet,  collection  de  Liesville. 


b06  LE  VIEUX  PARIS 

occasion  de  déplorer  hautement  la  mesquinerie  de  cette  manifestation, 
dont  il  avait  offert  de  se  charger,  se  portant  fort  de  traverser  la  Manche 
pour  aller  semer  la  nouvelle  triomphale,  comme  une  bravade,  sur  le 
sol  anglais  '. 

Mine  Blanchard  fut  surtout  employée  par  l'administration  du  Tivoli 
de  la  rue  Saint- Lazare  pour  les  ascensions  que  celle-ci  offrait  en 
spectacle  au  public.  Garnerin  produisait  un  effet  quasi -féerique  dans 
les  airs,  avec  son  globe  orné  de  lanternes  et  de  verres  de  couleur  : 
elle  voulut  renchérir  sur  cette  invention ,  et  imagina  de  s'enlever  au 
milieu  d'un  feu  d'artifice  aérien,  dont  les  pièces,  fixées  sur  un  cercle 
au-dessous  de  la  nacelle,  éclataient  à  une  hauteur  convenable,  dans 
le  plus  éblouissant  mélange  avec  les  flammes  de  couleur,  qui,  dès  le 
moment  du  départ,  éclairaient  le  ballon.  Cette  innovation,  renouvelée 
par  l'infortuné  Gale,  eut  un  grand  succès  et  fit  la  fortune  de  Tivoli. 
Quand  M'"*^  Blanchard ,  petite  brune  à  physionomie  expressive ,  aux 
yeux  vifs  et  noirs,  montait  dans  la  nacelle,  au  bruit  des  détonations 
et  des  fanfares,  parmi  les  feux  de  Bengale  qui  lui  faisaient  une  au- 
réole et  les  pièces  d'artifice  qui  ne  tardaient  pas  à  allumer  sous  ses 
pieds  une  vaste  étoile  diaprée  de  mille  teintes  diverses,  en  laissant 
tomber  à  terre,  comme  une  pluie  d'or  et  de  diamants,  des  myriades 
d'étincelles,  les  acclamations  du  public  ébranlaient  tous  les  échos  du 
jardin.  Vingt  fois  elle  avait  renouvelé  cette  expérience,  qui  devait  né- 
cessairement finir  par  lui  devenir  funeste,  car  un  aérostat  rempli 
d'hydrogène  au-dessus  d'une  rangée  de  pièces  d'artifices,  c'était  une 
poudrière  sur  un  foyer.  Le  6  juillet  1819,  le  gaz  dont  son  ballon  était 
rempli  s'enflamma,  et  la  malheureuse  vint  tomber  sur  un  toit  de  la 
rue  de  Provence,  d'où  elle  fut  précipitée  à  terre  et  tuée  sur  le  coup. 

On  mettait  alors  les  feux  d'artifice  partout.  Il  se  trouva  même  des 
gens  pour  rêver  le  remplacement  du  gaz  ou  du  réchaud  dans  les  bal- 
lons par  de  simples  fusées  volantes.  Buggieri,  en  1806,  avait  ainsi 
élevé  on  l'air  un  mouton  dans  la  Ville- de -Marseille  :  quelques  années 
après,  à  Paris,  un  homme  demanda  la  permission  de  s'enlever  de  la 
môme  manière,  au  Champ  de  Mars;  il  devait  descendre  au  moyen 
d'un  parachute  qui ,  fermé  tant  que  l'appareil  monterait ,  se  serait  dé- 
ployé dès  qu'aurait  cessé  la  force  de  propulsion  de  la  poudre.  L'auto- 
risation lui  fut  sans  doute  refusée,  et  l'expérience  n'eut  pas  lieu. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  passer  rapidement  sur  cette  nouvelle  phase 
de  l'aérostation.  C'est  toujours  la  même  chose,  et  nos  lecteurs  n'ac- 
cueilleraient pas  nos  descriptions  avec  la  curiosité  sans  cesse  renais- 

'  Dupuia^Delcourt ,  Nouveau  Manuel  d' aérostation  {les  ballons  dans  les  fêles  publiques). 


AEROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  507 

sunte  des  hal)itués  de  Tivoli,  de  Marbeuf,  du  jardin  Beaujon,  pour 
ces  spectacles  qui  se  suivirent  et  se  ressemblèrent  pendant  vin<(t  ans, 
et  grâce  auxquels  les  centaines  de  jardins  publics  du  Directoire,  de 
l'Empire  et  de  la  Restauration,  ne  désemplissaient  pas.  La  nacelle 
ornée  de  verres  de  couleur  et  illuminée  de  pièces  d'artifice,  puis  la 
descente  en  paracbute,  on  ne  sortait  pas  de  là.  Robertson  exécuta 
jusqu'à  cinquante- neuf  voyages  aériens,   où  il  amassa  une  fortune 
considérable,  malgré  les  fiais  énormes  nécessités  par  la  profession; 
et  ses  deux  fils,  Eugène  et  Dimitri,  marchèrent  vaillamment  sur  ses 
traces;  mais  tous  trois  faisaient  surtout  de  leurs  expériences  un  com- 
merce d'exportation  dans  les  pays  étrangers.   Robertson,   à  la  fois 
homme  de  science,  homme  d'affaires  et  homme  d'esprit,  colportait 
partout  avec  lui  le  plan  et  la  figure  d'un  gigantesque  vaisseau  aérien 
qu'il  avait  baptisé,  en  projet  :  la  Minerve,  — du  poids  de  6300  livres 
pour  le  ballon  seul,  de  150  pieds  de  diamètre,  jaugeant  1  7G0 160  pieds 
cubiques  de  gaz  hydrogène,  —  destiné  à  emporter  un  vaisseau  avec 
ses  agrès  et  ses  cordages,  une  maison,  des  batteries  d'artillerie,  des 
tentes,  des  instruments  de  toute  espèce,  une  cargaison  colossale,  avec 
un  système  d'immenses  échelles  de  corde  pour  faire  communiquer  en- 
semble les  diverses  parties  de  l'édifice.  Le  Géant  de  Nadar  n'était 
qu'un  ballon  d'enfant  auprès  de  celui-là.  Signalons  particulièrement 
encore,  pour  montrer  jusqu'où  Robertson  avait  poussé  la  pi-évoyance, 
des  water-closets ,  dont  les  lunettes  s'ouvrent  sur  l'infini;  une  cave  en 
forme  de  grand  tonneau,  pour  conserver  les  boissons  et  les  aliments, 
tout  en  servant  de  contrepoids;  une  cage  pour  y  loger  les  dames. 
Sur  le  navire  on  a  aménagé  un  observatoire,  un  atelier,  une  salle  d'é- 
tudes, un  cabinet  de  physique  et  d'histoire  naturelle,  une  salle  des- 
tinée aux   récréations,   promenades  et   exercices  gymnastiques,  une 
cuisine,  un  théâtre  muni  d'un  grand  orgue,  une  chapelle,  un  ])elit 
vaisseau,  avec  voilure  et  gréement,  pour  le  cas  où  l'on  serait  obligé 
de  se  jeter  à  la  mer,  des  tentes  pour  les  gardes,  etc.  Une  pièce  de 
canon,  à  laquelle  un  passager  met  le  feu,  est  installée  à  l'avant  du  na- 
vire; était-ce  pour  tuer  les  oiseaux  de  proie,  ou  pour  saluer  l'ari'ivée 
de  la  Minerve  dans  une  planète? 

La  Minerve  devait  recevoir  dans  ses  lianes  soixante  savants  et  faire 
avec  eux  le  tour  du  globe  en  quelques  heures*.  Néanmoins  elle  était 
munie  de  vivres  pour  cinq  à  six  mois.  Elle  pouvait  se  perdre  au  milieu 
des  nuages,  ou  planer  à  15  toises  du  sol,  suivant  les  exigences  des 
observations  ;  pénétrer  dans  les  déserts ,  escalader  les  montagnes  les 

I  V.  La  Minerve,  vaisseau  aérien  destiné  aux  découvertes,  par  Robertson  ;  Paris,182n.  in-8». 


808  LE  VIEUX  PARIS 

plus  inaccessibles ,  enfin  accomplir  au  besoin  le  tour  du  monde  avec 
une  rapidité  magique,  «  en  profitant  des  vents  alizés  ».  Il  y  a  une 
trentaine  d'années,  M.  Pétin  refit  à  peu  près  le  même  rêve,  lequel, 
naturellement,  n'eut  pas  plus  de  suites.  Mais  Pétin  était  sérieux,  tandis 
qu'il  n'est  pas  bien  sûr  que  la  Minerve  de  Robertson  fût  pour  cet 
adroit  industriel  autre  chose  qu'une  ingénieuse  réclame. 

On  a  vu  que  le  beau  sexe  se  signalait  aussi  dans  la  carrière.  Outre 
les  femmes  que  nous  avons  déjà  nommées,  M^es  Célestine  Henri, 
Maison,  Fanchette  Derme,  Michelet  de  Beaujeu,  Cécile  Benoist  (dite 
Cécilia  Garnerin),  et  dix  autres  amazones  s'élevaient  dans  les  airs  aux 
yeux  des  Parisiens.  L'artificier  Claude  Ruggieri,  le  grand  fournisseur 
de  toutes  les  fêtes  publiques  et  privées,  payait  lui-même  de  sa  per- 
sonne en  1801.  En  1817,  Margat  commença  la  série  de  ses  ascensions, 
et  sa  femme  l'imitait  dès  l'année  suivante.  Une  gravure  du  cabinet  des 
Estampes  représente  cet  aéronaute  en  lancier  polonais  sur  le  cerf 
Zéphyre.  Bornons  là  cette  nomenclature,  qui,  en  se  prolongeant, 
n'aurait  pas  d'autre  intérêt  que  celle  d'une  table  des  matières. 

Voici  du  moins  une  expérience  plus  curieuse  et  qui  va  nous  reporter 
un  moment  aux  beaux  jours  du  chanoine  Desforges  et  du  marquis  de 
Bacqueville.  En  1812,  il  arriva  à  Paris  un  horloger -mécanicien  de 
Vienne,  nommé  Jacob  Degen  ou  Deghen.  Ce  n'était  pas  un  homme  sans 
mérite.  Préoccupé  de  la  recherche  de  la  locomotion  aérienne,  il  avait 
fait  dans  sa  patrie  quelques  tentatives  publiques,  qui,  sans  avoir  en- 
tièrement réussi,  n'en  excitèrent  pas  moins  l'attention'.  Ayant  ima- 
giné de  combiner  l'homme  volant  avec  le  ballon,  il  voulait  faire 
adopter  sa  découverte  par  la  ville  qui  consacre  et  baptise  toutes  les 
gloires.  L'expérience  eut  lieu  solennehement  en  plein  Champ  de  Mars. 
Une  foule  innombrable  vit  l'honnête  horloger  viennois,  —  qui  avait 
dépassé  la  soixantaine,  —  des  ailes  au  dos  comme  l'archange  saint 
Michel,  se  faire  attacher  au-dessous  d'un  petit  aérostat.  Le  ballon  de- 
vait s'élever  par  lui-même,  et  Deghen  prétendait  le  diriger  à  l'aide  de 
ses  ailes;  malheureusement  ce  fut  le  ballon  qui  le  dirigea.  Après 
quelques  instants  de  lutte  impuissante,  l'infortuné  retomba  à  terre, 
et  fut  longtemps  entraîné  à  la  surface  du  sol  par  l'aérostat  rebelle, 
dont  on  eut  grand'peine  à  le  dépêtrer.  Il  n'en  fut  pas  quitte  pour  si 
peu;  la  foule  se  précipita  sur  lui  et  le  battit;  après  quoi  les  calem- 
bours, les  chansons,  les  épigrammes  lui  firent  des  blessures  plus 
cruelles  encore.  Deux  vaudevilles  {Paris  volant  et  le  Pâtissier  cVAs- 
nières,  où  Brunet  jouait  le  rôle  de  Vol-au-vent)  lui  passèrent  sur  le 

*  Mémoires  de  Rebertson,  l.  II,  ji.  219-20. 


AÉROSTATS  ET  IIuMMES  VOLANTS  509 

corps,  au  bruit  de  tous  leurs  grelots;  et  une  nuée  de  caricatures  ex- 
ploitèrent impitoyablement  sa  déconvenue;  l'une  d'elles  '  le  représentait 
traîné  par  le  ballon  avec  cette  légende  :  Nouvelle  charrue j  sans  brevet 
d'invention,  propre  à  labourer  la  terre,  inventée  par  Defjhen,  essayée 
au  Champ  de  Mars  le  5  octobre  iSi'l.  On  ne  manqua  pas  non  pins  de 
lenouveler  une  vieille  plaisanterie,  en  disant  (pie  Doghen  et  son  bal- 
lon avaient  si  parfaitement  marclié  qu'ils  allaient  ventre  à  terre. 

Quelques  mois  auparavant,  le  \0  juin,  Deglien  avait  fait,  ù  Tivoli, 
une  première  tentative  qui  n'avait  pas  mieux  réussi  à  démontrer  l'ef- 
ficacité de  son  appareil,  mais  qui  du  moins  ne  s'était  pas  terminée 
aussi  tragiquement.  Le  ballon,  emporté  par  un  vent  violent,  l'avait 
entraîné  à  une  grande  hauteur  sans  qu'il  pût  le  maîtriser  en  rien,  et 
il  était  parvenu  à  atterrir  à  Grenelle  dans  les  conditions  d'une  des- 
cente ordinaire.  Cette  première  épreuve  ne  comptait  donc  pas.  Dans 
ses  Scènes  et  impressions ,  la  comtesse  de  Bolim  rappoi-te  une  visite 
qu'elle  était  allée  lui  faire,  avant  l'expérience  :  «  J'allai  voir  Degbeji  à 
Tivoli,  où  il  logeait;  je  le  trouvai  avec  son  (ils,  tous  deux  en  costiunt; 
d'ouvrier,  travaillant  à  monter  leurs  ailes,  probablement  avec  la  même 
confiance,  le  môme  enthousiasme,  que  ressentit  jadis  Icare.  Jls  avaient 
artistement,  légèrement,  solidement  adapté  sur  de  minces  baleines  des 
bandes  étroites  de  taffetas  de  diverses  couleurs,  leur  avaient  donné 
la  forme  d'ailes  d'oiseau;  les  ressorts  corres[)ondaient  à  la  travei'se 
sur  laquelle  Deghen  devait  se  placer,  et  il  espérait ,  au  moyen  d'une 
pression,  en  développer  ou  en  resserrer  l'enverguie.  Cette  imitation 
était  ingénieuse,  d 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  sur  les  ascensions  de  M.  Dupuis- 
Delcourt,  qui  fut  employé  plusieurs  fois  dans  les  fêtes  nationales  du 
gouvernement  de  Juillet,  et  qui  est  resté  célèbre  surtout  par  sa  tenta- 
tive infructueuse  du  ballon  de  cuivre,  qu'il  fut  forcé  de  mettre  en 
pièces  lui-môme  et  de  vendre  au  poids,  sans  avoir  pu  l'essayer. 

Celle  de  Lennox  mérite  d'être  signalée  avec  un  peu  plus  de  détails. 
Lennox,  d'origine  américaine,  était  un  journaliste  radical  et  bonapar- 
tiste à  la  fois,  qui  dirigeait  la  RévoltUion,  journal  politique  des  besoins 
nouveaux,  soutenu  par  le  comte  de  Survilliers  (Joseph  Bonaparte). 
Dans  sa  Némésis  sur  la  liberté  de  la  presse,  Barthélémy  a  chanté 
parmi  les  victimes  de  M.  Persil,  côte  à  côte  avec  Philipon,  Thouret, 
Marrast,  Belmontet, 

L'impérial  Lennox,  journalisle  des  camps. 

3  Reproduite  dans  le  Musée  de  la  caricature,  in-4o,  t.  II.  -  V.  aussi  l'article  d'Ourry, 
dans  la  même  livraison. 


510  LE  VIEUX  PARIS 

Après  avoir  passé  par  la  carrière  militaire  et  la  carrière  politique, 
Lennox,  à  bout  de  ressources,  se  tourna  vers  Vaér ascension,  comme 
il  disait.  En  1832,  il  s'était  élevé  du  milieu  des  carrières  Montmartre, 
annonçant  qu'il  se  rendrait  sur  la  place  Vendôme.  Il  passa,  en  effet, 
au-dessus,  mais  sans  s'arrêter,  jeta  des  couronnes  sur  la  statue  de 
Napoléon,  et  alla  descendre  entre  Palaiseau  et  Montlhéry.  Je  ne  sais 
si  c'était  le  même  ballon  qu'il  avait  exposé  dans  les  jardins  de  Tivoli, 
en  annonçant  qu'il  exécuterait  le  voyage  de  Paris  à  New-York,  et  en 
se  parant  du  patronage  d'Alexandre  Dumas  et  d'autres  écrivains 
illustres.  Au  fond,  tous  les  ballons  de  Lennox  étaient  toujours  le 
même  ballon,  sans  cesse  revu,  perfectionné,  augmenté.  Le  17  août 
1834,  il  convoqua  le  public  au  Champ -de -Mars,  pour  y  assister  au 
départ  du  navire  aérien  l'Aigle,  machine  colossale  de  cent  cinquante 
pieds  de  long  sur  quarante -cinq  de  haut,  offrant  la  forme  allongée 
d'un  poisson,  munie  d'une  vessie  natatoire,  de  rames  tournantes,  d'un 
gouvernail,  etc.  La  nacelle  en  osier,  longue  de  soixante -six  pieds, 
garnie  de  bancs  pour  les  voyageurs ,  était  armée  à  chaque  bout  d'une 
roue,  dont  les  ailes  prenaient  l'allure  qu'on  leur  voulait  donner,  et 
devaient  servir  à  élever  ou  à  descendre  l'aérostat;  mais  le  principal 
appareil,  situé  au  centre,  consistait  en  une  pompe,  qui  pouvait  com- 
primer plus  ou  moins  l'air.  Le  fond  du  système  était  le  môme  que 
pour  celui  de  la  navigation  sous  l'eau,  et  je  n'ose  m'embarquer,  de 
peur  de  commettre  quelque  hérésie  (c'est  peut-être  déjà  fait),  dans  la 
description  détaillée  de  cette  formidable  machine,  dont  un  programme 
pompeux  avait  expliqué  les  combinaisons  au  public.  Elle  devait  em- 
porter dix- sept  personnes;  et  le  tissu,  de  taffetas  et  de  soie  avec  un 
enduit  de  caoutchouc,  était  préparé  de  manière,  assurait  le  pro- 
gramme, à  contenir  le  gaz  pendant  près  de  quinze  jours.  Hélas!  il 
n'en  fut  pas  besoin.  Loin  de  pouvoir  emporter  ses  voyageurs,  on  ob- 
serva que  le  bahon  ne  pouvait  se  soutenir  lui-même.  Il  arriva  affaissé 
et  expirant  au  Champ  de  Mars;  une  explosion,  survenue  avant  le 
départ,  détruisit  en  une  minute  ce  fruit  de  tant  de  travaux  et  cet  objet 
de  tant  d'espoirs.  On  ne  parvint  même  pas  à  le  faire  monter,  et  la 
foule  se  consola  à  sa  façon  et  avec  son  intelligence  ordinaire  en  le 
mettant  en  pièces  ^  Lennox  rendit  honnêtement  l'argent  aux  nombreux 
spectateurs  qui  avaient  payé  leur  place,  et  il  annonça,  pour  une  date 
prochaine,  une  nouvelle  expérience,  qui  ne  vint  jamais. 

Aux  premiers  jours  de  janvier  1837,  dans  la  cour  de  la  caserne 
Poissonnière,  sans  incident  grave,  quoique  le  ballon,  au  moment  du 

'  Turgan  ,  les  Ballons,  p.  171-4. 


AEROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  511 

départ,  fût  allé  frapper  contre  un  mur,  ce  qui  arracha  à  la  masse 
des  curieux  un  cri  d'épouvante,  l'aéronaute  anglais  Green  s'enleva 
avec  sept  voyageurs,  parmi  lesquels  se  trouvait  un  prince,  devant 
une  foule  innombrable ,  que  des  mesures  mal  prises  avaient  fait  dé- 
générer en  cohue  '. 

Depuis  lors,  la  question  de  la  navigation  aérienne  n'avait  point  fait 
un  pas,  au  moins  dans  la  pratique,  jusqu'à  ces  derniers  temps.  Ce  ne 
sont  pourtant  ni  les  recherches  savantes  ni  les  belles  théories  qui  ont 
manqué.  Qu'il  me  suffise  de  mentionner  les  systèmes  de  MM.  llénin, 
Pétin,  le  baron  Scott,  Gampmas,  Thélorier,  Salle,  Helle,  de  l'Ouvrier, 
sans  parler  de  tant  d'autres,  qui  ont  tous  abouti  à  un  avortement 
commun,  ou  qui  sont  demeurés  prudemment  dans  le  domaine  de  l'i- 
déal. Un  moment,  M.  Jullien,  à  l'Hippodrome,  en  1850,  parut  sur  le 
point  de  réussir.  Une  première  épreuve  de  sa  machine,  le  G  novembre, 
devant  les  représentants  de  la  presse,  et  une  deuxième  le  lendemain, 
avaient  semblé  démontrer  que  l'appareil  nouveau  pouvait  réellement 
se  diriger  dans  un  sens  contraire  à  l'action  du  vent;  mais  l'expéi'ience 
décisive  devant  le  public,  quelques  jours  après,  mit  brusquement  un 
terme  à  ces  illusions. 

Il  en  fut  de  même  pour  la  tentative  de  M.  Henri  Giffard,  qui  avait 
essayé  de  combiner  la  machine  à  vapeur  avec  un  aérostat  d'une  forme 
nouvelle,  et  qui,  le  24  septembre  1852,  était  parti  de  l'Hippodrome 
sur  un  tender,  élevé  par  un  ballon  en  forme  de  baleine ,  pourvu  d'un 
màt  et  d'une  voile,  sans  parvenir  toutefois  à  se  diriger  d'une  manière 
sensible;  de  même  aussi  pour  le  Poisson  volant  de  M.  Delamarne, 
pour  M.  de  Groof,  V Homme  volant ,  qui  devait  périr  si  malheureuse- 
ment à  Londres  dans  une  expérience  faite  au  Gremorn-Garden  le 
9  juillet  1874,  et  pour  deux  ou  trois  autres  dont  les  tentatives  ont  tou- 
jours fini  par  tromper  un  espoir  que  ne  lassent  point  ses  continuelles 
déconvenues.  Tous  les  mois  il  est  question,  dans  quelque  ville  de 
l'Europe  ou  du  nouveau  monde,  d'un  mode  infaillible  de  direction 
aérienne  qu'on  vient  de  découvrir,  et  dont  on  parle  avec  lièvre  pen- 
dant quinze  jours,  pour  n'en  plus  ensuite  parler  du  tout.  Le  canard 
de  YHomme  volant  a  remplacé  celui  du  grand  serpent  de  mer. 

L'ancien  Hippodrome  a  été  pendant  quinze  à  vingt  ans,  jusqu'à 
son  incendie,  la  terre  promise  et  la  patrie  des  ballons.  C'est  là  qu'ont 
eu  lieu  la  plupart  des  ascensions  fameuses  :  celles  de  la  famille  Go- 
dard, véritable  dynastie  d'aéronautes,  qui  a  opéré  sans  relâche  sur 
toute  la  face  de  la  France,  sans  parler  de  l'étranger,  et  qui  a  contri- 

»  Vicomte  de  Launay,  Lettres  parisiennes ,  11  janvier  1837. 


512 


LE  VIEUX  PARIS 


bué  à  faire  pendant  longtemps  du  ballon  l'accessoire  presque  obligé 
de  toute  grande  fête  locale  ou  nationale;  celles  de  M.  Poitevin,  à 
cheval,  à  àne,  à  autruche;  de  M^e  Poitevin*  sur  un  taureau,  pour 
représenter  Europe;  des  deux  époux  dans  une  voiture  découverte 
attelée  d'une  paire  de  chevaux  (ici*  juillet  1851);  de  je  ne  sais  plus 
quel   clown   ou  quel    gymnaste   audacieux   sur  un   trapèze ,   auquel 


Caricatures  anciennes  et  modernes  contre  les  aérostats  :  «  Moyen  de  diriger  les  ballons ,  <> 
gravure  reproduite  par  Sircos,  Histoire  des  ballons,  Paris,  Roy,  1876,  p.  201. 


il  se  tenait  suspendu  par  l'orteil ,  et  où  il  se  livrait  à  divers  exer- 
cices de  souplesse  et  de  dislocation ,  tandis  que  le  ballon  montait  :  des 
Nymphes  de  Vair,  arrangées  en  groupes  plastiques  autour  de  la  na- 
celle et  formant  un  tableau  vivant  qui  allait  se  perdre  dans  les  nuages  ; 
toutes  ces  fantaisies  extravagantes  et  saugrenues  dont  le  Barnum  de 
l'Hippodrome  assaisonnait,  pour  en  doubler  les  émotions,  un  spec- 
tacle déjà  bien  assez  émouvant  par  lui-même. 

1  C'est  la  même  M'"°  Poitevin,  devenue  veuve,  qui,  continuant  encore  après  plus  de  vingt 
ans  ses  ascensions  équestres,  a  failli  périr  le  4  février  1872  à  Bordeaux,  dans  une  fête  orga- 
nisée sur  les  Quinconces,  au  profit  des  Orphelinats  de  la  guerre. 


AÉROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS 


513 


De  18G3  à  1865,  les  ascensions  de  Nadar  et  de  ses  compagnons  de 
voyage,  à  Paris,  à  Bruxelles  et  à  Lyon,  dans  l'immense  aérostat  le 
Géant,  ont  renouvelé  de  la  manière  la  plus  dramatique  un  intérêt 
qu'on  pouvait  croire  épuisé.  Celles  de  Paris  se  firent  au  Champ  de 
Mars,  au  milieu  d'un  immense  concours  de  spectateurs  et  avec  cette 


Caricatures  contre  les  ballons:  la  Redoute  chinoise,  d'après  une  pièce 
du  cabinet  des  Estampes,  Oa,  34. 


publicité  retentissante  que  Nadar  sait  toujours  éveiller  autour  de  son 
nom.  La  première,  le  4  octobre  18G3,  qui  emportait  treize  passagers 
dans  une  nacelle  à  deux  ponts,  aussi  imposante  qu'un  vaisseau  de  haut 
bord,  eut  le  tort  de  se  terminer  à  Meaux,  comme  l'odyssée  de  Bilbo- 
quet :  c'était  un  dénouement  prosaïque  et  modeste  pour  un  voyage 
qui  avait  fait  tant  de  bruit  et  qui  annonçait  des  prétentions  si  hautes  : 
les  railleries  faciles  ne  manquèrent  pas  de  pleuvoir  dru  comme  grêle 
sur  le  vaillant  Nadar.  Mais,  quinze  jours  après,  il  allait  imposer  si- 
lence aux  railleurs  par  la  grande  ascension  dont  le  dernier  acte  se 
joua  en  Hanovre,  au  milieu  des  incidents  les  plus  pittoresques  et  les 
plus  périlleux,  où  il  faillit  laisser  sa  vie  pour  la  satisfaction  de  ces 
curieux  féroces  et  blasés,  dont  le  scepticisme  a  besoin  d'un  dénoue- 
ment tragique  avant  de  se  résoudre  à  croire  que  c'est  arrivé. 

Ce  qu'il  y  avait  de  particulier  dans  les  ascensions  de  Nadar,  c'est 
qu'elles  se  faisaient  par  l'ancien  système,  qu'il  condamnait  comme 
absurde,  qu'il  voulait  détruire,  et  que,  par  conséquent,  le  péril  qu'il 

33 


B14  LE  VIEUX   PARIS 

avait  couru  tournait  à  l'appui  de  sa  thèse,  et  devenait  pour  lui  un 
argument  précieux.  Nadar  ne  cherchait  par  là  qu'à  se  créer  des  res- 
sources pour  la  fabrication  d'un  vaisseau  aérien  à  hélice,  et  les  dimen- 
sions extraordinaires  du  Géant  n'étaient  qu'un  appât  destiné,  en  atti- 
rant la  foule  et  en  grossissant  les  recettes,  à  hâter  le  succès  de 
l'invention  nouvelle.  Nous  n'avons  pas  à  juger  ici  le  système  du  plus 
lourd  que  l'air  :  il  avait  séduit  M.  Babinet,  et  nous  sommes  tout  dis- 
posé à  y  croire  sur  la  foi  de  ses  savants  et  ardents  propagateurs  ;  mais 
nous  l'attendons  nous-même  à  l'œuvre. 

N'oublions  pas  les  voyages  scientifiques  en  ballon  exécutés  en  1867 
et  18G8  par  M.  Flammarion,  en  compagnie  d'Eugène  Godard.  Les 
deux  voyageurs  partirent  môme  une  fois  de  l'Hippodrome,  comme 
s'il  se  fût  agi  d'offrir  un  spectacle  à  la  foule;  mais  ils  transportèrent 
ensuite  le  lieu  de  leur  départ  dans  le  jardin  du  Conservatoire  des 
Arts-et- Métiers.  Ces  voyages  s'accomplissaient  au  nom  de  la  Société 
aérostatique  de  France,  car  la  Compagnie  d'aérostiers,  créée  jadis 
dans  un  but  militaire,  venait  de  se  reformer  dans  un  but  scienti- 
fique ;  elle  avait  un  personnel  parfaitement  dressé  et  portant  un  uni- 
forme spécial,  qui  manœuvrait  sous  la  direction  de  M.  Gabriel  Man- 
gin;  et,  par  un  rapprochement  assez  remarquable,  elle  disposait  du 
ballon  que  l'empereur  avait  fait  construire  pour  la  guerre  d'Italie 
en  1859,  et  qui,  devenu  iiuitile  avant  d'avoir  pu  servir,  car  il  n'était 
arrivé  à  sa  destination  que  le  lendemain  de  Solferino,  était  depuis 
lors  remisé  au  garde-meuble. 

Pendant  l'exposition  universelle  de  1867,  le  Géant  reparut  sur 
la  scène.  Il  exécuta  plusieurs  ascensions,  en  prenant  pour  point  de 
départ  l'esplanade  des  Invalides;  mais  ce  Great-Eastern  des  airs  fut 
presque  toujours  malheureux  dans  ses  tentatives  :  sa  destinée  était 
d'échouer  dans  la  banlieue,  quand  ses  voyages  ne  se  terminaient 
point  i)ar  une  catastrophe.  A  la  première  de  ses  ascensions  nou- 
velles, le  "-l^d  juin  1867,  il  alla  piteusement  atterrir  aux  environs  de 
Clioisy-le-Roi  :  c'était  une  nouvelle  édition  du  voyage  de  Meaux. 
A  la  deuxième,  le  mois  suivant,  il  s'abattit,  avec  une  précipitation 
qui  faillit  devenir  fatale  aux  aéronautes,  près  du  collège  de  Juihy.  La 
troisième,  exécutée  le  16  août,  de  conserve  avec  V Impérial ,  dont  les 
dimensions  mignonnes  faisaient  ressortir  les  proportions  colossales 
du  Géant,  fut  un  peu  plus  heureuse.  Ce  fut  dans  cette  journée  qu'on 
vit  débuter  publiquement  le  bataillon  spécial  formé  par  la  Société 
aéronautique  de  France.  Ces  jeunes  gens,  vêtus  d'une  blouse  blanche 
que  décorait,  sur  la  poitrine,  un  petit  ballon  brodé  en  laine  rouge, 
exécutèrent  pendant  plusieurs  heures  des  ascensions  captives  dans 


AÉROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  515 

Ylmpérial,  et  lui  lirent  décrire  les  évolutions  les  plus  variées  et 
les  plus  gracieuses,  au  grand  intérêt  des  spectateurs,  qui  ne  tar- 
dèrent pas  à  leur  succéder  dans  la  nacelle,  en  payant  d'un  billet  de 
100  francs  chaque  voyage  à  une  hauteur  de  cent  mètres.  On  ne 
devait  plus  revoir,  jusqu'au  siège  de  Paris,  ces  volontaires  de  la 
science  aérostatique. 

Cinq  à  six  semaines  après,  M.  Giffard,  ingénieur,  qui  s'était  fait 
connaître  quinze  ans  auparavant  par  l'audacieuse  ascension  dont  nous 
avons  parlé,  installait,  dans  le  voisinage  de  l'exposition,  un  ballon 
captif,  où  étaient  organisés  des  trains  de  plaisir  réguliers,  à  l'usage 
de  ceux  qui  voulaient  se  donner  sans  péril  la  sensation  du  dan- 
ger. Le  public  se  montra  fort  empressé.  Le  prince  Napoléon  et  l'im- 
pératrice comptèrent  au  nombre  des  voyageurs.  On  exécuta  mêm(; 
une  ascension  nocturne,  pendant  laquelle  le  globe  aérien,  éclairé 
par  un,  jet  de  lumière  électrique,  ressemblait  à  un  éclatant  et  majes- 
tueux météore.  On  sait  que,  pendant  l'exposition  universelle  de  1878, 
M.  Giffard  installa,  place  du  Carrousel,  un  autre  l)allon  captif  de  propor- 
tions colossales,  en  comparaison  duquel  le  Géant  lui-même  n'était 
qu'un  nain,  et  qui  éclata  un  jour,  heureusement  en  l'aljsence  de 
voyageurs. 

Une  des  plus  intéressantes  ascensions  de  ces  dernières  années  fut 
celle  du  Pole-Nord,  opérée  au  Champ  de  Mars,  le  27  juin  I8t)0,  par 
MM.  W.  de  Fonvielle  et  G.  Tissandier,  qui  avaient  déjà  fait  ensemble, 
en  partant  généralement  du  jardin  du  Conservatoire  ou  de  l'usine 
à  gaz  de  la  Villette,  plusieurs  expéditions  aériennes.  Ce  ballon,  de 
dimensions  énormes,  venait  de  Londres,  où  il  avait  servi  à  une 
multitude  d'ascensions  captives.  Les  aéronautes  français  l'avaient 
baptisé  de  ce  nom  nouveau  en  l'honneur  de  Gustave  Landjoi-t  et 
de  son  grand  projet,  au  bénélice  duquel  ils  voulaient  consaci-er  leur 
recette. 

Hélas!  il  y  eut  bien  loin  de  l'intention  à  la  réalité.  Le  jour  venu, 
les  alentours  du  Champ  de  Mars  et  le^  hauteurs  du  Trocadéro  se 
garnirent  d'une  foule  innombrable  et  économe,  tandis  ({ue  la  vaste 
enceinte  payante,  et  surtout  les  places  à  20  francs,  restaient  [)res(]ue 
vides.  L'administrateur,  dans  la  fièvre  de  ses  prévisions,  avait  été 
jusqu'à  faire  installer  un  restaurant,  dont  la  recette  fut  dérisoii'e. 
Tous  les  contretemps  devaient  fondre  sur  cette  malheureuse  entre- 
prise, pour  laquelle  on  n'avait  obtenu  l'emplacement  du  Champ 
de  Mars ,  le  concours  d'un  détachement  de  la  troupe  et  d'une  musique 
militaire,  qu'après  les  démarches  les  plus  multipliées  et  les  plus 
mortifiantes  rebulYades  :  un  petit  ballon  destiné  à  partir  avec  le  Pôle- 


516  LE  VIEUX  PARIS 

Nord,  V Hirondelle,  celui-là  même  qui  avait  servi  aux  expériences 
gymnastiques  aériennes  de  l'Hippodrome,  creva  pendant  le  gonfle- 
ment, ce  qui  fit  beaucoup  rire  ce  bon  public.  Au  moment  du  départ, 
on  s'aperçut  que  l'aéronaute  qui  devait  prendre  le  commandement 
du  ballon  avait  tout  simplement  oublié  les  soixante -quatre  cordes 
chargées  de  rattacher  le  filet  au  cercle.  Nouveau  retard,  nouvelle 
impatience  des  spectateurs,  qui  brisent  les  clôtures  et  envahissent 
toutes  les  enceintes.  Ce  fut  au  milieu  de  ce  tumulte  et  de  cette  con- 
fusion que  l'aérostat,  sans  qu'on  eût  pu  môme  achever  les  préparatifs 
nécessaires,  partit  précipitamment,  pour  aller  descendre,  quelques 
heures  après,  à  Auneau  en  Beauce  \ 


IV 


Telle  est  la  dernière  grande  ascension  qui  précéda  la  guerre.  On 
sait  le  rôle  qu'ont  joué  les  ballons  pendant  le  siège  de  Paris.  Le  direc- 
teur général  des  postes  et  télégraphes  de  la  répubhque  française 
essaya  également  de  les  utiliser  à  l'armée  de  la  Loire,  pendant  la 
longue  immobilité  qui  suivit  la  victoire  de  Coulmiers,  pour  des 
reconnaissances  militaires.  Il  se  souvenait  des  services  rendus  par  les 
aérostiers  de  Goutelle  à  la  journée  de  Fleurus,  et  du  parti  qu'avait 
tiré  des  ballons  captifs  une  autre  république,  —  la  grande  répu- 
blique des  t^tats-Unis,  —  pendant  la  guerre  de  sécession.  Mais  ces 
essais  ne  réussirent  pas  "^ 

Bien  avant  cette  époque,  et  dès  le  début  du  siège  de  Paris,  Nadar 
avait  installé  également  dans  la  grande  ville  bloquée,  au-dessus  des 
buttes  Montmartre,  un  ballon  destiné  aux  observations  militaires, 
et  dont  les  services  restèrent  tout  aussi  problématiques.  MM.  Eug. 
Godard  et  de  Fonvielle  tentèrent  également  d'étabhr  sur  d'autres 
points  deux  autres  aérostats  captifs,  mais  le  Neptune  de  Nadar  fut 
le  seul  qui  préoccupa  l'attention  publique.  Ce  ballon  fut  requis,  le 
23  septembre,  pour  le  transport  des  dépêches,  et  le  succès  de  cette 
première  expérience  indiqua  le  vrai  rôle  que  l'aérostation  était  appe- 
lée à  remplir,  et  la  nature  des  immenses  services  qu'elle  allait  rendre 
à  la  patrie  et  à  l'humanité.  Le  ballon  venait  de  conquérir  ses  plus 

1  Pour  toutes  ces  dernières  ascensions,  voir  les  Voyages  aériens,  par  MM.  Flammarion, 
de  Fonvielle  et  Tissandier;  1870,  in-8°. 

2  La  première  armée  de  la  Loire,  par  le  général  d'Aurelle  de  Paladine,  p.  155. 


AEROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  517 

beaux  titres  de  gloire.  Il  répondait  enfin  victorieusement  à  ses  détrac- 
teurs et  se  vengeait  de  leurs  dédains  en  les  forçant  d'en  rougir. 
A  Metz  d'abord,  à  Paris  ensuite,  le  ballon,  passant  par-dessus  les 
lignes  prussiennes,  et  jetant,  pour  ainsi  dire,  un  pont  dans  les  airs, 
avait  rétabli  les  communications  entre  la  ville  assiégée  et  la  France 
attentive,  anxieuse;  entre  les  hommes  qui  se  battaient  et  les  femmes 
qui  priaient ,  entre  le  cœur  des  fils  et  celui  des  mères.  On  peut  dire 
que  l'âme  de  la  patrie  était  suspendue  à  ces  globes,  dont  le  passage, 
signalé  à  l'horizon,  attirait  tous  les  regards  et  faisait  battre  tous  les 
cœurs,  dont  le  débarquement  était  guetté  partout  avec  une  impa- 
tiente angoisse. 

Du  23  septembre  1870  au  28  janvier  1871 ,  Paris  envoya  par- 
dessus ses  remparts  soixante-quatre  ballons,  la  plupart  lancés  par 
l'administration  des  postes,  qui  avait  commencé  par  acheter  tous  les 
aérostats  disponibles  et  qui  fit  ensuite  construire  tous  ceux  dont  elle 
avait  besoin.  Quand  les  aéronautes  manquèrent  à  leur  tour,  on  les 
remplaça  par  des  marins,  qui  se  lançaient  audacieusement,  après 
quelques  leçons  sommaires,  dans  cet  océan  d'un  nouveau  genre.  Ces 
ballons  partaient  généralement  des  gares  du  Nord,  d'Orléans  ou  de 
l'Est,  des  usines  de  Vaugirard  et  de  la  Villette,  ou  du  jardin  des 
Tuileries,  et  la  foule  suivait  de  l'œil  avec  une  curiosité  émue  et  cou- 
vrait de  ses  acclamations  les  hardis  voyageurs. 

Le  29  septembre,  on  vit  s'élever  deux  ballons  accouplés  par  leur 
nacelle,  et  qui  comprenaient  entre  eux  un  troisième  aérostat  de 
dimension  moindre.  Le  lendemain,  on  lançait  au  boulevard  d'Italie 
un  petit  ballon  libre,  qui  devait  distribuer  de  lui-même  les  sacs  de 
lettres  dont  il  était  rempli,  au  moyen  d'un  système  automatique; 
mais  il  dépassa  à  peine  les  remparts,  et  s'abattit  au  milieu  des 
retranchements  prussiens.  Le  7  octobre,  :M.  Gambetta  s'éleva  de  la 
place  Saint -Pierre -Montmartre  dans  V  Armand -Barbes,  et  alla  des- 
cendre près  de  Montdidier,  après  une  traversée  dramatique.  Les  Prus- 
siens tiraient  sur  les  ballons;  ils  leur  envoyaient  des  fusées  incen- 
diaires ;  on  apprenait  même  qu'ils  faisaient  construire  par  Krupp  un 
canon  spécial  destiné  à  les  atteindre  au  vol ,  et  ils  affichaient  la  pré- 
tention de  traiter  avec  toute  la  rigueur  des  lois  de  la  guerre  les  aéro- 
nautes tombés  en  leur  pouvoir.  Il  fallut  donc  se  décider,  vers  le  milieu 
de  novembre,  à  faire  les  ascensions  de  nuit,  malgré  les  difficultés  et 
les  périls  que  l'obscurité  ajoutait  aux  opérations  du  départ,  et,  depuis 
ce  moment,  ce  qui  avait  été  presque  chaque  jour  le  spectacle  et  l'émo- 
tion de  tout  Paris  devint  un  drame  intime  dont  la  vue  était  réservée 
exclusivement  à  un  petit  nombre  de  privilégiés. 


518  LE  VIEUX  PARIS 

Plusieurs  de  ces  ascensions  eurent  des  dénouements  ou  des 
péripéties  plus  ou  moins  tragiques.  Le  Galilée,  le  Daguerre,  etc., 
sont  tombés  aux  mains  des  Prussiens,  qui  s'emparèrent  aussi  des 
passagers  du  Vauban,  et  les  retinrent  prisonniers.  Un  aérostat  s'en 
alla  descendre  en  Bavière,  un  autre  en  Prusse  même.  La  Ville-d'Or- 
léayis,  partie  le  24  novembre  de  la  gare  du  Nord,  à  onze  heures 
quarante -cinq  du  soir,  atterrissait  le  lendemain,  à  une  heure  de 
l'après-midi,  dans  la  Norwège,  à  cent  lieues  au  nord  de  Christiania, 
après  un  voyage  d'une  rapidité  vertigineuse  et  fantastique,  qui  a  fait 
songer  à  l'ascension  de  Hans  Pfaal,  décrite  par  Edgar  Poe.  Nous  ne 
parlons  ni  des  chutes  violentes  ni  des  traînages  périlleux,  que  ne 
peuvent  toujours  éviter  les  plus  habiles  aéronautes,  et  qui  devaient 
nécessairement  se  multiplier  avec  des  novices  comme  ceux  qu'on  était 
réduit  à  employer. 

Le  30  novembre,  à  une  demi -heure  d'intervalle  l'un  de  l'autre, 
partirent  dans  la  nuit  deux  ballons  :  le  Jacquard,  monté  par  le  marin 
Prince,  et  le  Jules -Favre,  monté  par  un  négociant.  Le  vent  poussait 
vers  l'Océan.  Le  Jules-Favre  eut  la  chance  d'atterrir  à  Belle-Ile- 
en-Mer,  après  une  descente  des  plus  dramatiques;  mais  le  Jacquard 
alla  se  perdre  au  milieu  des  flots  :  on  ne  l'a  jamais  revu.  Le  27  jan- 
vier, un  autre  ballon,  le  Richard-Wallace,  l'avant- dernier  de  tous 
ces  messager's  aériens  envoyés  par  Paris  à  la  province,  et  conduit  par 
un  iuh'onaute  non  moins  inexpérimenté,  devait  renouveler  cette  cata- 
strophe et  se  perdre  dans  la  mer  en  vue  de  la  Rochelle. 

Cet  usage  presque  quotidien  du  ballon,  les  services  réguliers  qu'il 
était  appelé  à  rendre ,  le  désir  de  recevoir  du  reste  de  la  France  les, 
réponses  aux  communications  qu'on  lui  envoyait  et  les  nouvelles  de 
la  gueri'e  autrement  que  par  la  voie  très  insuffisante  des  pigeons, 
remirent  naturellement  à  l'ordre  du  jour  le  problème  de  la  direction 
aérienne.  La  délégation  de  Tours  avait  nommé  une  commission  scien- 
tifique chargée  d'étudier  la  question,  et  qui  fut  bien  vite  accablée  de 
plans  chimériques  et  saugrenus  par  une  foule  d'inventeurs  de  bonne 
volonté.  On  songea  à  organiser  des  départs  dans  quelques  villes  proches 
de  Paris  et  non  occupées  par  l'ennemi,  en  profitant  des  courants 
favorables;  mais  aucune  des  tentatives  ne  put  être  suivie  de  succès, 
et  il  fallut  s'en  tenir  aux  dépêches  microscopiques  qu'on  envoyait  sous 
l'aile  des  pigeons  ^ 

A  Paris,  les  imaginations  chômaient  moins  encore,  et  les  plans  de 


1  La  plupart  des  détails  qui  précèdent  sont  empruntés  au  livre  très  intéressant  de  M.  G.  Tis- 
sandier  :  En  ballon  pendant  le  siège  de  Paris ,  1871 ,  in -18. 


AEROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  blO 

ballons  dirigeables  dans  tous  les  genres  et  sous  toutes  les  formes,  — 
ballons -oiseaux,  ballons -poissons,  ballons- navires,  etc., — couraient 
les  journaux  et  les  clubs.  Un  inventeur  voulait  qu'on  attelât  une  armée 
de  deux  mille  pigeons  à  un  aérostat.  Un  autre  remplaçait  les  i)igeons 
par  des  oiseaux  de  proie.  Dans  le  courant  de  novembre  1870,  le 
Figaro  racontait  qu'on  avait  soumis  à  l'Académie  des  sciences  le  projet 
dont  nous  allons  parler,  et,  renchérissant  sur  lui,  un  correspondant 
de  la  Pall  Mail  Gazette,  pris  au  mot  par  presque  toute  la  presse 
étrangère  et  provinciale,  prétendait  qu'on  venait  de  faire  une  expé- 
rience qui  avait  parfaitement  réussi,  en  attelant  à  un  ballon  captif 
quatre  aigles  empruntés  à  la  ménagerie  du  Jardin  des  Plantes.  Debout 
dans  la  nacelle,  un  aéronaute  tenait  au  bout  d'un  long  bâton  un 
morceau  de  cbair  crue,  qu'il  tournait  dans  la  direction  où  il  voulait 
prendre  son  essor;  et  les  oiseaux  carnivores,  en  s'etTorçant  d'atteindre 
cette  proie,  tiraient  naturellement  le  navire  aérien  en  haut  ou  en 
bas,  à  droite  ou  à  gauche,  absolument  comme  des  chevaux  attelés  à 
une  voiture. 

Rien  à  la  fois  de  plus  ingénieux  et  de  plus  simple,  on  le  voit.  Il 
devenait  aussi  focile  de  diriger  un  ballon  qu'un  troupeau  dt;  l)rebis, 
et  l'aéronaute  ressemblait  au  berger  (pii  tend  devant  le  bélier  sa  main 
pleine  de  grains. 

La  Pall  Mail  Gazette  rapportait  cette  petite  histoire  avec  une  gra- 
vité parfoite.  Elle  entrait  dans  les  détails  les  plus  i)i'écis;  elle  nom- 
mait les  personnes  devant  qui  l'expérience  avait  eu  lieu  :  ce  n'c'laicut 
rien  moins  que  M.  Rampont,  directeur  général  des  postes,  el  les 
principaux  fonctionnaires  de  son  administration.  Comment  douter 
encore  ? 

Avons-nous  besoin  d'ajouter  pourtant  que  ces  aigles  n'étaient  (pi'un 
odieux  canard,  à  peu  près  de  la  même  force  que  le  moyen  décrit  par 
Cyrano  de  Bergerac  dans  son  Histoire  comique  de  la  Lune,  où  un 
jeune  homme  lui  apprend  qu'il  est  monté  dans  cet  astre  en  jetant 
toujours  au-dessus  de  lui  une  boule  d'aimant,  qui  attirait  la  machine 
de  fer  très  légère  dans  laquelle  il  était  assis.  :Mais  le  correspondant 
fantaisiste  de  la  Pall  Mail  Gazette  ne  s'était  même  pas  tant  mis  en 
frais  d'invention,  et  il  n'avait  eu  que  la  peine  de  copier  dans  un  article 
de  Méry,  ou  dans  VHistoire  littéraire  de  la  France,  cette  prétendue 
découverte,  qu'un  certain  nombre  de  lecteurs  eurent  la  naïveté  de 
prendre  au  sérieux. 

L'article  publié  par  Méry,  peu  de  temps  avant  sa  mort,  à  propos 
des  excursions  de  Nadar  et  du  Géant,  s'il  m'en  souvient  bien,  a  la 
prétention  d'analyser  une  légende  du  Talmud ,  ce  fatras  rabbinique 


520 


LE  VIEUX  PARIS 


OÙ,  en  fuit  de  traditions,  de  superstitions  et  de  contes  à  dormir  de- 
bout, on  trouve  de  tout  et  d'autres  choses  encore.  Il  n'est  point  facile 
de  se  retrouver  dans  le  chaos  du  Talmud,  et  je  me  borne  à  analyser 
à  mon  tour  l'article  de  Méry. 

Le  premier  des  ancêtres  de  la  famille  Godard  aurait  été,  d'après  ce 
récit,  le  grand  chasseur  Nemrod.  Un  jour,  dans  son  orgueil,  Nemrod 
éprouva  la  fantaisie  d'aller  décocher  une  flèche  au  soleil.  Il  choisit 


Ballon  passant  au-dessus  de  la  porte  de  Versailles,  pendant  le  siège  de  Paris. 


dans  la  basse- cour  d'aigles  qu'il  élevait  sur  les  ruines  de  la  tour  de 
Babel  le  plus  vigoureux  de  ces  oiseaux,  et  le  lia  par  les  serres  à  un 
appareil  de  cordages  fixé  à  la  circonférence  d'une  nacelle  d'osier,  dans 
laquelle  il  monta  avec  une  provision  de  viandes  saignantes  au  bout 
d'un  long  bâton,  après  avoir  aiguisé  l'appétit  du  redoutable  volatile 
par  un  jour  de  jeûne. 

Voyant  l'appât  flotter  à  une  demi-coudée  de  son  bec ,  l'aigle  déploya 
ses  grandes  ailes  et  se  rua  sur  cette  proie,  qui  se  mit  à  fuir  devant 
lui.  L'aigle  montait,  montait,  déchirant  l'air  de  furieuses  morsures, 
poussant  des  cris  rauques,  haletant  d'une  frénétique  convoitise,  épe- 
ronné  par  l'aiguillon  du  désir  et  de  la  faim,  et  la  proie  montait  plus 
vite.  Il  la  poursuivit  jusqu'au  soleil,  suivant,  sans  s'en  apercevoir,  la 
direction  de  ce  gouvernail  ingénieux  que  maniait  la  main  de  Nemrod. 
Après  un  long  et  furieux  voyage,  le  char  aérien,  noyé  jusque-là  dans 


AEROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  523 

la  terne  atmosphère  terrestre ,  déboucha  tout  à  coup  dans  une  atmo- 
sphère éblouissante.  En  levant  les  yeux,  le  grand  chasseur  vit  le  soleil 
face  à  face,  et,  saisissant  son  arc  au  fond  de  la  nacelle,  il  décocha 
un  trait  au  disque  él)louissant. 

Le  lendemain,  un  berger  de  l'Euplirate  trouva  sur  la  rive  le  corps 
de  Nemrod  tout  sanglant  et  percé  d'une  flèche,  à  côté  du  cadavre  de 
l'aigle. 

Voilà  ce  qu'on  Ht  dans  le  Talmud,  à  ce  qu'il  parait.  Si  vous  n'y 
croyez  pas,  vous  êtes  libre  d'y  aller  voir. 

Sans  remonter  si  loin,  on  trouverait,  dans  une  de  nos  plus  curieuses 
chansons  de  gestes  :  le  Roman  d'Alexandre,  par  Lambert  le  Court  et 
Alexandre  de  Paris,  au  xiio  siècle,  une  invention  absolument  sem- 
blable. Les  auteurs,  qui  prêtent  à  leur  héros  une  foule  d'aventures 
merveilleuses  et  le  font  voyager  dans  tous  les  mondes,  à  la  recherche 
de  tous  les  secrets,  racontent  qu'après  être  descendu  au  fond  de  la 
mer  dans  un  grand  tonneau  en  cristal,  éclairé  par  des  lampes,  il  lui 
prit  la  fantaisie  de  parcourir  le  firmament  et  les  astres.  Il  attache 
donc  à  un  grand  panier  couvert  de  cuir  d'horribles  et  voraces  grif- 
fons, et  il  monte  en  élevant  devant  eux  un  moi'ceau  de  chair  frakiio 
piqué  au  bout  de  sa  lance.  Quand  il  a  fini  de  tout  voir,  il  lui  suffit 
d'abaisser  sa  lance,  et  les  grilîons  redescendent. 

On  voit  qu'il  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le  soleil. 

Faute  (le  grives,  dit  le  provei'be,  ou  prend  des  merles.  A  défaut 
d'aigles  ou  de  griffons,  qu'on  n'a  i)as  toujours  sous  la  main,  vous 
pouvez  simplement  employer  des  grues,  un  animal  (\\ù  n'a  jamais  (Hé 
regardé  comme  bien  rare.  Il  y  a  quarante  à  cinijuante  ans,  un  certain 
M.  Tissot,  inventeur  fantastique  et  très  convaincu  d'une  foule  de  pro- 
jets originaux,  dont  aucun,  par  malheur,  n'a  \m  a])onlir,  avait,  en 
regardant  un  vol  de  grues  qui  passaient  à  une  hauteur  pi-odigieuse 
au-dessus  de  sa  tête,  conçu  le  grand  d(?ssein  irutiliser  ces  IxMes  pro- 
saïques pour  la  direction  des  aérostats.  Plein  de  cette  idée,  raconte 
Méry  dans  l'article  auquel  nous  revenons  après  l'avoir  abandonné  un 
moment,  il  construisit  un  modèle  en  carton,  qu'il  e.xposa  au  passage 
du  Caire.  Tout  fonctionna  à  merveille.  Le  l)allon  avait  deux  pieds  de 
haut.  Une  longue  aiguille  de  bois,  laissant  flotter  à  son  extrémité  un 
appât  friand ,  dépassait  de  trois  pouces  les  becs  de  vingt-quatre  grues 
en  carton,  attelées  à  la  nacelle.  Un  rouage  mettait  en  mouvement  la 
machine,  et  les  grues,  se  précipitant  en  masse  vers  la  proie,  entraî- 
naient l'aérostat  dans  toutes  les  directions,  suivant  la  volonté  de 
M.  Tissot. 

Malheureusement,  en  dehors  de  ces  grues  de  carton,  l'inventeur  ne 


52^1  LE  VIEUX  PARIS 

put  jamais  se  procurer  que  quatre  grues  empaillées,  —  ce  qui  était 
insuffisant.  Encore  avait-il  été  obligé  d'aller  les  chercher  à  Londres, 
et  se  les  fit -il  confisquer  au  retour  par  la  douane  avec  son  appareil, 
pour  défaut  de  déclaration.  Ruiné  par  ses  frais  de  fabrication  et  d'a- 
chat, par  son  voyage  et  l'amende  qui  en  avait  été  la  suite,  M.  Tissot 
n'eut  plus  d'autre  ressource  que  d'adresser  une  multitude  de  mé- 
moires sur  son  invention  à  l'Académie  des  sciences,  qui  s'obstina  à 
faire  la  sourde  oreille.  Il  est  mort  depuis  longtemps,  sans  quoi  il  n'eût 
pas  laissé  à  d'autres  l'idée  de  confier  la  direction  des  ballons  aux 
aigles  du  Jardin  des  Plantes, 

Mais,  pour  en  revenir  aux  choses  sérieuses,  les  besoins  de  la  dé- 
fense nationale  avaient  inspiré,  dans  des  esprits  plus  graves,  de  plus 
sérieux  projets.  On  apprit  tout  à  coup,  au  mois  d'octobre  1870,  que 
le  savant  ingénieur  M.  Dupuy  de  Lôme,  membre  de  l'Institut,  s'oc- 
cupait de  construire  un  ballon  dirigeable.  Le  nom  seul  de  M.  Dupuy 
de  Lôme  semblait  déjà  une  garantie,  et,  l'illusion  patriotique  aidant, 
beaucoup  crurent  que  ce  problème,  si  longtemps  insoluble,  touchait 
enfin  à  sa  solution.  Mais  le  siège  s'acheva  sans  qu'on  eût  vu  paraître 
l'aérostat  de  M.  Dupuy  de  Lôme,  et  ce  n'est  que  plus  d'une  année 
après,  le  2  février  1872,  que  celui-ci  put  tenter  à  Vincennes,  avec  un 
succès  relatif,  la  première  expérience  de  son  appareil. 

Cependant  la  lamentable  liste  des  naufrages  aériens  s'allonge 
chaque  année  de  quelque  nom  nouveau,  et  l'horrible  catastrophe 
du  Zénith,  qui,  après  avoir  emporté,  le  15  avril  1875,  trois  navi- 
gateurs intrépides,  partis  pour  aller  explorer  l'atmosphère  dans  les 
régions  où  l'air  respirable  fait  défaut,  a  redescendu,  quelques  heures 
après,  les  deux  cadavres  de  Sivel  et  de  Crocé-Spinelli,  est  venue 
nous  rappeler  au  sentiment  de  notre  faiblesse  et  au  respect  des  lois 
de  la  nature. 

On  est  stupéfait  du  peu  de  progrès  accomplis  en  cent  ans  par  le 
ballon.  Tous  les  moyens  encore  en  usage  aujourd'hui,  le  lest,  la  sou- 
pape, l'ancre,  etc.,  datent  des  premiers  temps.  Le  parachute  était  in- 
venté en  1783,  expérimenté  par  Blanchard  sur  des  animaux  en  178i, 
et  par  J.  Garnerin  sur  sa  propre  personne  en  1797.  Tétu-Brissy  avait 
précédé  de  plus  d'un  demi-siècle  M.  et  M^c  Poitevin,  en  se  faisant 
enlever  sur  un  cheval  qui  n'était  même  pas  attaché  et  dont  les  pieds 
reposaient  simplement  sur  le  plateau  de  la  nacelle.  Dès  1785,  Blan- 
chard traversait  la  Manche  en  ballon  ;  et  depuis  la  catastrophe  de 
Pilàtre  et  Romain,  quelques  mois  après,  on  resta  près  d'un  siècle, 
jusqu'au  mois  de  mars  1883,  avant  de  renouveler  cette  audacieuse 
tentative,   qui  devait    réussir   avec    éclat,   dans    la  nuit   du  29  au 


AÉROSTATS  ET  HOMMES  VOLANTS  525 

30  juillet  1886,  sous  la  direction  de  MM.  Llioste  et  Mangot.  Pas  un 
perfectionnement,  pas  un  tour  de  force,  pas  un  rêve  même  que  nous 
puissions  nous  vanter  d'avoir  fait  les  premiers.  Une  chanson  du  temps 
disait  en  vers  de  mirliton  : 

Jusques  alors,  leire  à  terre, 
Chacun  volait  de  son  mieux; 
Mais,  franchissant  notre  sphère, 
On  volera  juscju'aux  cieuxl 
Amis,  con tracteurs  de  dettes, 
Faisons  billots  par  milliers, 
Et  l'empire  des  planètes 
Nous  sauvera  des  huissiers. 

Rien  de  pareil  encore,  heureusement  pour  les  huissiers,  malgré  le 
nouveau  pas  fait  en  avant  par  les  capitaines  Renard  et  Krebl)senl88i. 
Mais  ce  sera  peut-être  pour  le  deuxième  centenaire.  Les  imagina- 
tions ardentes  espèrent  que,  d'ici  là,  la  science,  qui  a  trouvé  tant  do 
choses  bien  autrement  difficiles,  à  ce  qu'il  semble,  aura  fini  i)ar  trou- 
ver la  direction  aérienne.  En  ce  temps-là,  il  y  aura  des  ballons  à  la 
course  et  à  l'heure,  comme  les  fiacres  actuels.  Les  reporters,  les  cour- 
tiers, les  médecins,  les  millionnaires,  auront  toujours  leur  ballon 
attelé  dans  la  cour  et  prêt  à  partir.  On  s'invitera  à  déjeuner  de  Paris 
à  Pékin.  On  se  rendra  à  la  Havane,  comme  on  va  pour  le  moment 
au  bureau  du  Grand-Hôtel,  pour  y  choisir  de  bons  cigares.  Les  maî- 
tresses de  maison  iront  chercher  elles-mêmes  leurs  glaces  au  pôle  et 
leur  café  à  Moka.  On  prendra  l'omnibus  à  la  Bastille  i)our  la  capitale 
du  roi  Makoko,  je  veux  dire  de  son  héritier.  Les  critiques  assisteront 
couramment  aux  premières  d'Ispahan  et  de  Bénarès,  et,  après  dîner, 
l'amphitryon  dira  à  ses  convives  :  «  Si  nous  allions  déguster  un 
verre  de  marasquin  à  Zara  et  de  vrai  rhum  à  la  Jamaïipie!  Cela  nous 
ferait  une  petite  promenade  avant  de  rentrer  au  salon  pour  retrouver 
ces  dames.  » 

Tel  est  le  tableau  enchanteur  que  se  figurent  certains  esprits  en- 
thousiastes. Mais,  hélas!  on  désespère  alors  qu'on  espère  toujours, 
et  il  est  tout  au  moins  à  craindre  que  nous  ne  voyions  point  ces  belles 
choses,  car  d'une  expérience  scientifique  à  un  usage  courant  il  y  a 
loin  encore. 

Icare  a  légué  son  nom  à  l'histoire  pour  être  tombé  des  cieux,  et  la 
grandeur  de  son  ambition  a  fait  le  retentissement  de  sa  chute.  Celui 
qui  montera  vers  la  nue  sans  tomber  et  fendra  l'espace  à  son  gré  d'un 
vol  soutenu,  peut  être  sûr  de  devenir  immortel.  Seulement  le  jour  où 
nous  ne  serons  plus  fixés  au  sol  par  la  semelle  de  plomb  que  chacun 


526  LE  VIEUX  PARIS 

de  nous  porte  à  la  plante  des  pieds  ;  le  jour  où  l'homme  pourra  vivre 
dans  l'air  comme  l'oiseau,  franchir  tous  les  obstacles  et  toutes  les 
barrières,  le  jour  où  il  aura  forcé  la  dernière  frontière  de  la  nature, 
maîtrisé  son  dernier  élément ,  pénétré  ses  dernières  retraites ,  com- 
primé ses  dernières  résistances  ;  le  jour  où  il  pourra  se  croire  le  maître 
absolu  de  la  matière  et  le  seul  souverain  de  ce  monde  dompté  par 
lui,  il  ne  restera  plus  à  Dieu  qu'à  détruire  son  œuvre,  pour  arrêter 
l'homme  dans  l'ambition  de  son  essor,  dans  l'audace  de  ses  rêves  et 
de  ses  projets,  et  à  foudroyer,  sur  sa  butte  de  terre,  cette  fourmi  am- 
bitieuse, se  croyant  un  aigle  parce  qu'elle  s'est  fabriqué  des  ailes. 


FIN 


TABLE 


CiiAPiTRE  I. —  Rciirést'iilalioiis  publiques  tles  myslèivs 7 

—  II. —  Fùtos  et  jeux  publics  de  rUnivcrsité 27 

—  m.  —  Les  foires  de  Paris  :  foires  du  Laudit.  de  Bezons,  Saiiil-Ovide, 

Saint-Laurent. —  Foire  Saint-Germain. —  Les  foires  qui  subsistent.  OiJ 

—  IV. —  Les  boulevards. —  Le  boidcvard  du  Temple 111 

—  V. —  Lonjrcbamp  dei)uis  son  origine  jusqu'à  nos  jours lui 

—  VI.  —  Oi)ôrateurs.  —  Charlatans.  —  Empiriques.  —  Arracheurs  de 

dents 187 

—  VIL  —  Escamoteurs.  —  Prestidigitateurs.  —  Venli  ilo(pies.  —  Jon- 

gleurs. —  Devins.  —  Tireurs  de  cartes 2'io 

—  VIII.  —  Marionnettes,  —  Pantins.  —  Figures  mécani(pies.  —  (Jmbres 

chinoises.  —  Figures  de  cire 291 

—  IX.  —  Acrobates  et  sauteurs 3.'Jij 

—  X.  —  Etres  incomplets. —  Nains  et  géants 301 

—  XL  —  Animaux  savants  et  curieux 383 

—  Xll.  —  Les  chevaux  du  cirque. —  Les  courses  équestres  et  pédestres  421 

—  XlII. —  Cond)als  d'animaux. —  Bêtes  fauves  et  dompteurs W9 

—  XIV. —  Les  aérostats  et  les  hommes  volants 475 


17252.  —  Tours,  impr.  Mamr. 


h9 


BINDINGSZCT.  JUN  l^tSTD 


DC 

715 

F6 

cop,2 


Fournel,  François  Victor 
Le  vieux  Paris 


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