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I
LE
VIEUX PARIS
FÊTKS, JKliX KT SPECTACLES
L fs eu.' C'\U i t
LE CHARLATAN FRANC^AIS
D'après une composition de Diiplessi-Bertaux. (xviii« siècle.)
VICTOR FOURNEL
LE
M EUX PARIS
FKTES
JEUX ET SPECTACLES
TOURS
ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS
M DCCC LXXXVII
J^
De
7/5"
fé
LE
VIEUX PARIS
FÊTES, JEUX ET SPECTACLES
CHAPITRE I
REPRESENTATIONS PUBLIQUES DES MYSTÈRES
Les représentations dramatiques du moyen âge, quand elles com-
mencèrent à se dégager nettement des cérémonies liturgiques et des
premiers bégayements des jongleurs, olTraient un caractère frappant
de ressemblance avec les jeux solennels de l'ancienne Grèce. Orga-
nisés par toute une ville, et quelquefois par toute une contrée, à cer-
taines dates qui restaient gravées comme de grandes époques dans la
mémoire, populaire, les mystères, drames religieux et nationaux à la
fois, se déployaient avec ampleur devant une foule attentive, le plus
souvent en plein soleil, sur le parvis ou sous le porche d'une église,
dans un cimetière, sur une place publique, au haut d'une large rue
montante, où se dressait l'immense échafaud avec tous ses étages,
avec son monde de décorations sommaires et d' entreparleurs. Mais
les choses ne se passaient ainsi qu'en province. A Paris il n'en était
pas de même. Tant que les pèlerins de Jérusalem, de la Sainte-Baume
et de Saint-Jacques de Gompostelle se bornèrent à chanter des can-
tiques et des complaintes, la foule put les suivre, déambulant par les
rues, ou arrêtés sur les places. Bourgeois et artisans s'amassaient
autour de ces hommes, que leurs bourdons et leurs escarcelles, quel-
8 LE VIEUX PARIS
quefois les palmes qu'ils avaient rapportées de la terre sainte et te-
naient en main comme des témoins authentiques de leurs voyages,
désignaient à la cui'iosité et à la vénération publiques. On écoutait
avec une avidité respectueuse les chants naïts où les pèlerins redi-
saient la gloire du gi'and saint Jacques, les miracles de la Madeleine
ou les outrages des mahométans au tombeau du Christs Le théâtre des
Confrères de la Passion ne fat, dans l'origine, que la métamorphose
de ces cantiques en actions dialoguées, aidées du grossier prestige
d'un appareil scénicjue tout à fait élémentaire. Mais à peine les pèle-
rins se sont- ils organisés en confrérie dramatique, qu'ils s'isolent de
Ja rue, s'enferment, et n'ouvi'ent plus leur porte qu'à beaux deniers
comptants.
Ce fut seulement en 1398 ({ue les Confrères de la Passion louèrent
une salle à Saint- Maur pour s'y établir, et en liO'i qu'ils fondèrent,
à l'hôpital de la Trinité, le premier théâtre lixe qu'on ait vu à Paris,
il ne faudrait pas croire toutefois que les mystères eussent attendu,
])0ur naître et se produire, la création du théâtre de l'hôpital de la
Trinité. Indépendamment des fêtes et représentations liturgiques où ils
étaient contenus en germe, on les voit se déveloi)per dès le xiv^ siècle,
du moins à l'état mimique, dans les rues de Paris, principalement
aux entrées des rois. Les vieux chroniqueui"s nous ont transmis de
précieux détails sur les mystères des rues, qui, faisant partie essen-
tielle du cérémonial d'usage en ces sortes de solennité, formaient
une véritable institution populaire.
Ces représentations aux entrées des rois étaient tantôt de simples
tableaux vivants, tantôt des pantomimes où la parole était inutile. La
musique concourait d'ordinaire à l'embellissement du spectacle : ici
des anges entonnaient des cantiques sur un échafaud, et là des
orgues jouaient moult doucement. Souvent aussi on plaçait, au bas
de la scène, des personnages chargés d'expliquer au peuple les détails
de la représentation. Il y avait des mystères fixes et des mystères
ambulants; mais presque toujours chaque échafaud ne comprenait
qu'un fragment de l'action, et celle-ci se déroulait par degrés sur
toute la série des théâtres dressés le long des rues, dans la direction
suivie par le cortège, qui, sans interrompre sa marche, jouissait
ainsi de l'ensemble du spectacle en le parcourant d'un bouta l'autre,
comme dans un panorama. Les diverses parties de la représentation
restaient assez longtemps en permanence pour que le populaire pût la
1 Voir le Mémoire de M. Victor Leclerc sur les Pèlerinages au mo>jen âge, dans le
recueil de l'Académie des inscriptions et belles- lettres.
REPRÉSENTATIONS DES MYSTÈRES 9
contempler ;i son gré dans ses moindres détails, en la reprenant, au
besoin, depuis le eommeniement.
Je glisserai rapidement sur les mystèi-es par signes représentés aux
diverses entrées des rois et des reines à Pai'is, poui* éviter les répé-
titions monotones et les longuoui's fatigantes'.
^<r^
Apprêts pour la représentalioii (l'iin mystère, d'après un tableau de Van -Bons
peint en 1580.
Les l'êtes et les spectacles olîerts, durant toute une semaine, par
PhUippe le Bel à son gendre Edouard II d'Angleterre, en VM^, sont
restés célèbres; ils eurent lieu sur un tliéàtre élevé au milieu de l'ile
' On trouvera la plupart des relations de nos vieux chroniqueurs sur ce sujet réunies
dans les frères Parl'aict, t. II.
10. LE VIEUX PARIS
OU pré Notre-Dame. « On y voyait, dit Monteii d'après la Chronique
de Godefroi de Paris, les scènes qu'offre la vie humaine dans les
divers états, les artisans avec leurs instruments, les médecins avec
leurs fioles, les gens de justice avec leurs écritoires, les gens de
guerre ave', leurs épées, les gens d'église avec leurs chapes; on y
voyait l'intelligence humaine personnifiée sous l'emblème de l'animal
le plus intelligent, le renard : successivement apprenti, garçon,
maître, chef de jurande; apothicaire, mire, chirurgien, médecin;
procureur, avocat, juge, président; clerc, moine, abbé, évoque,
archevêque, pape; et cependant toujours renard, toujours laissant
sortir de dessous ses habits sa grande queue , ses petites oreilles , tou-
jours montrant ses yeux vifs et spirituels, toujours croquant œufs,
poussins et poules. Figurez- vous en même temps, çà et là, des
groupes de rois de la fève, de ribauds, d'hommes sauvages entourés
de jeunes Parisiens, de jeunes Parisiennes, formant différentes danses,
différents branles, et à l'extrémité la vénérable figure d'Adam, regar-
dant au xiv siècle sa nombreuse race ainsi habillée, costumée, bario-
lée. » Le Christ figurait aussi dans cet étrange mystère, d'abord
pendant son enfance, un chapelet au bras, causant, riant, mangeant
des pommes avec sa mère, puis expirant sur la croix, enfin sortant
de son tombeau et montant au ciel. On entendait le chant des anges
dans le paradis. L'enfer était représenté comme un vaste lac de soufre,
de poix et de feu, au milieu duquel s'ouvrait la bouche d'une effroyable
caverne, par où sortaient et rentraient des légions de diables tout
chargés d'âmes/. Peut-être est-ce à Philippe le Bel qu'on doit la
première idée de cette farce, qui était de sa part une machine de
guerre contre Boniface VIII, et ce n'est pas la seule fois que notre
vieux théâtre est devenu un instrument politique entre les mains de la
royauté. Le passage de Godefroi de Paris démontre clairement qu'il
s'agissait d'un spectacle muet '. Les bourgeois et métiers qui s'étaient
spécialement chargés de l'organisation de cette fête avaient jeté sur
le bras de la Seine un pont large de près de sept toises, où ils
défilèrent en ordre, richement parés, à pied et à cheval, au son
des trompes, tambours, buccines, timbres et nacaires^
Ces jeux de personnages, ces défilés, par les rues de la ville et le
Grand- Pont richement encourtinés , des bourgeois et des gens de
' Monteii, Histoire des Français des divers étals, xiv siècle; ép. 56.
- Godefroi de Paris, Chronique en vers, publiée par M. Buchon, du vers S271 à 5380. —
Saint- Foix, Essaix historiques sur Paris, t. IV, p. 57. — Magnin, Journal des Savants,
janvier 1856.
3 Grandes chroniques de France, publiées par M. Paulin Paris, t. V, p. 198.
REPRÉSENTATIONS DES MYSTERES li
métier vêtus de robes pareilles pour chaque corps, remplirent aussi
un rôle important à l'entrée du roi Jean '.
Le 20 juin 1389, à l'entrée d'Isabeau de Bavière, la ville se mit en
frais extraordinaires et fit grandement les choses. Le spectacle com-
mençait à la premièi'e porte Saint -Denis, où le décorateur avait figuré
un ciel étoile, rempli de jeunes anges qui chantaient, et où, dans
les bras de Notre-Dame, le petit Jésus s'ébattait avec un moulin
fait d'une grosse noix. Un peu plus loin, devant le moustier de la
Trinité, les bourgeois de Paris représentaient sur un échafaud la
grande bataille du roi Richard contre Saladin et les Sarrasins. A la
seconde porte Saint- Denis, le cortège arriva derechef devant un ciel
« nué et estoilé très richement », où siégeaient Dieu le Père, le Fils
et le Saint-Esprit; et, au moment où la reine passait avec sa litière
sous la porte du Paradis, deux anges en descendirent et vinrent
déposer sur sa tête, en chantant, une couronne d'or garnie de pierres
précieuses. Enfin, après avoir joui d'un nouveau spectacle devant la
chapelle Saint - Jacques , le cortège arriva à la porte du Ghâtelet,
où l'on avait bâti un château de bois, surmonté d'un magnifique
lit de justice sur lequel était couchée Madame sainte Anne. Un
homme armé de toutes pièces gardait chacun des créneaux. Ce châ-
teau contenait dans son enceinte une garenne et « grande foison de
ramée » , avec beaucoup de lièvres, lapins et oisillons. Du bois
s'échappa, à l'approche de la reine, un grand cerf blanc, mû par un
homme caché dans l'intérieur, et qui portait au cou les armes du
roi; il se sauva vers le lit de justice, poursuivi par un lion et par un
aigle; mais une douzaine de jeunes pucelles, tenant des épées nues
en leurs mains, se précipitèrent devant ces animaux féroces, pour
protéger le fugitif*.
Nous en sommes encore à l'enfance de l'art, et c'est â peine si l'on
commence à discerner, sous la pompe naïve de ce spectacle, les rudi-
ments d'une représentation dramatique. 11 n'en est plus de même
quarante ans plus tard, lors de l'entrée à Paris du roi d'Angle-
terre Henri VI (1431). Dans l'intervalle, le théâtre des Confrères de
la Passion avait donné l'élan , et les esprits avaient marché : aussi les
bourgeois furent- ils en mesure cette fois d'olïrir aux regards émer-
veillés du souverain, outre une chasse au cerf et plusieurs autres
représentations figurées , les mystères de la Nativité de Notre-Dame,
de son Mariage, de l'Adoration des trois Mages, du Massacre des
' Grandes chroniques de France, publiées par M. Paulin Paris, t. V, p. 198.
* Froissart, liv. VI , ch. i. Grandes chroniques de France, règne de Charles VI , ch. xlviu.
12 \'E VIEUX PARIS
Innocents, de la Parabole du semeur et de la Légende de saint
Denis *. Déjà môme, quelques années auparavant, à l'entrée du
duc de Beaufort, en li>2i, les enfants de Paris avaient représenté
devant le Châtelet un « moult bel mystère du Vieil Testament et du
Nouvel..., sans parler ne sans signer, comme se fussent ymaiges
enlevées contre un mur - i). C'était là, on le voit, de véritables tableaux
vivants.
Il en fut bien mieux encore quand , le 12 novembre 1437, Charles VII
rentra à son tour dans sa bonne capitale, qu'il venait de i-econquérir.
Les Parisiens avaient à peine eu le temps de démolir les échafauds
qui avaient servi lors de l'entrée solennelle de Henri VI; ils les
relevèrent en toute hâte ; mais il faut leur rendre cette justice qu'ils
déployèrent plus de magnificence et d'imagination pour leur roi légi-
time qu'ils n'avaient fait pour l'usurpateur étrangei'. Ils organisèrent
d'abord une sorte de mystère ambulant : derrière le prév()t des mai-
chands, le prévôt de Paris et les échevins, venaient, à cheval, des
personnages symboliques, représentant les sept Péchés mortels et les
sept Vertus théologales et cardinales. Les scènes du Nouveau Testa-
ment étaient disséminées sur tous les points parcourus par le cortège,
et remphssaient presque la ville. Ici, on voyait sainte Geneviève,
entourée de saint Thomas, saint Denis, saint Maurice, saint Louis;
ailleurs, saint Jean -Baptiste montrant VAgnus Dei, avec un chœur
de musiciens habillés en anges; là, la trahison de Judas; plus loin, la
Résurrection et l'apparition à Madeleine, la descente du Saint-Esprit
sur les apôtres, le baptême de Jésus. « Et ne parloient rien ceux qui
ce faisoient^ »
Devant le Châtelet se déployait le plus beau mystère. On y avait
dressé un gi-and rocher, couvert d'un bocage et d'un pàtis, où les
bergers, en gardant leurs troupeaux, étaient avei'tis par l'ange de la
naissance du Christ, et chantaient le Gloria in excelsis; au-dessous
de l'arcade de ce rocher, sur un lit de justice, on apercevait ti'ois
[)ersonnages représentant la Loi de gi'àce, la Loi écrite et la Loi de
nature; puis, contre les boucheries, le Paradis, le Purgatoire et
l'Enfer, avec saint ]\lichel, pesant les âmes dans sa balance*.
Les représentations données dans les rues de Paris aux entrées
de Louis XI, de Charles VIII, de Louis Xll, de M^c Claude, sa
' Enguerrand de Monslrelet, I. II, ch. cix.
2 Journal d'un bourQeois de Paris, collection Michaud et Poujoulat, III, 2'43.
•^ Monslrelet, I. 11, ch. ccxix.
■* Recueil des offices de France, par Jean Chenu. — Histoire de Charles VII , par Alain
Chartier.
REPRESENTATIONS DES MYSTÈRES
13
fille', et de quelques autres reines de France, Anne de Bretagne,
Marie d'Angleterre, Éléonore d'Autriche, etc., offrent toujours à peu
près le même déploiement de personnages symboliques, de chasses.
Un mystère au xvi" siècle.
La Sibylle persique, d'après le manuscrit de la Bibliothèque nationale l'r. 2362.
( Mystère des Sibylles.)
Un mystère au xvi» siècle.
L'Apparition qui annonce la représentation, d'après le même manuscrit.
(Mystère des Sibylles.)
de batailles, de tableaux ou pantomimes. Quelques particularités seu-
lement méritent d'être notées au passage.
Lors de l'entrée de Louis XI , s'il faut en croire la Chronique de
* On peut consulter, sur les fêles de cette entrée, le manuscrit 10,326 (ancien fonds du
roi ) , à la Bibliothèque nationale.
14 LE VIEUX PARIS
Jean de Troyes (année 1461), il y avait à la fontaine du Ponceau
« trois belles filles faisant personnages de seraines (sirènes) , et disoient
de petits motets et bergerettes • d . A l'entrée de Charles VIII (1484) ,
on mimait les scènes de la Passion et de la Bible, particulièrement
celle de Goliath tué par David, comme une allégorie à l'adresse du
jeune roi qui serait victorieux de tous ses ennemis, près de la Trinité,
sur le Pont-au- Change, devant la porte Saint-Denis, sous les porches
des églises. En 1502, l'entrée du légat, puis celle de l'archiduc, furent
solennisées encore par des figurations semblables devant le Châtelet^
Ces scènes étaient toujours muettes, à l'exception des chants; mais, à
l'entrée de la reine de Bretagne (19 novembre 1504), on trouve sur
plusieurs points un acteur qui, sous prétexte d'expliquer le spectacle,
adresse à la foule de véritables discours en vers.
A côté des mystères, les moralités ne tardent pas non plus à se
montrer, avec tout leur cortège de personnifications métaphysiques :
ainsi, déjà à l'entrée de Louis XII (1498), c'est d'abord Noblesse
accompagnée d'Humanité, puis Richesse escortée de Libéralité, cha-
cune avec ses attributs, qui jouent une sorte de moralité muette sur
l'échafaud de la porte Saint-Denis. Devant le Chàtelet, un roi est assis
sur son trône, ayant à sa droite Bon Conseil et à sa gauche Justice;
Injustice est couchée sous ses pieds. Près de lui. Puissance armée
tient un voulge (épieu) contre la poitrine de Division, et à l'entour
sont rangés Église, Peuple, Seigneurie, Pouvoir, Union et Paix.
C'était tout un tableau décoratif et allégorique. A partir de ce mo-
ment, l'allégorie se fait une part chaque jour grandissante, et les
mystères mimés en pleine rue, comme les autres, tournent de plus
en plus à la moralité.
Pendant tout le règne de Louis XII, et encore aux entrées de
François I^ et de Claude de France, c'est le charpentier Jean Mar-
chand et maître Pierre Gringore, son compère, qu'on voit figurer
sur les livres de comptes comme touchant de 100 à 115 livres pour
avoir fait et composé lesdits mystères, en dressant les échafauds, en
disposant les tapisseries, en habillant les personnages, en salariant
les chantres et ménétriers, en choisissant les sujets, chacun suivant
sa spécialité.
1 On figura aussi à cette entrée une bataille contre les Anglais, « qui furent prins et gai-
gnez, et eurent les gorges coupées. » La barbarie du temps, dit à ce propos Dulaurc avec
une gravité admirable, fait douter si cette scène fut fictive ou réelle.
2 Petit de Julleville, les Mgstcrcs, t. II, ch. xvi, p. 198-202. On trouvera dans ce même
chapitre l'indication et la description sommaire d'un grand nombre d'autres mystères sans
paroles, célébrés dans les villes de province, presque toujours aussi pour des entrées de
princes.
REPRÉSENTATIONS DES MYSTÈRES 15
A l'entrée de Charles- Quint (4540), s'élevait, à la porte Baudoyer,
un parc français rempli de lis , avec deux portes aux deux bouts :
l'une fermée et verrouillée, la porte de la Guerre; l'autre ouverte,
la porte de la Paix, de laquelle sortait une belle nymphe nommée
Alliance. Parfois l'imagination fougueuse des ordonnateurs de la fête
ne connaissait pas de limites, mêlant tous les genres et tous les styles,
le profane et le sacré, le symbolique et le réel, le christianisme et la
mythologie, en un bizarre amalgame où elle jetait pêle-mêle, sans y
chercher malice, tout ce qu'ils avaient appris dans les livres et tout
ce qu'ils savaient faire, — comme à l'entrée de Marie d'Angle-
terre (1514), où l'on vit sur un échafaud dames Justice et Vérité,
montant et descendant entre la terre et le trône céleste , entourées des
douze pairs de France, et, au bas de l'échafaud, cinq personnages les
plus étrangement assortis qui furent jamais, à savoir : Bon -Accord,
Stella Maris, Minerva, Diana et Phœbus; tandis que devant la Trinité
on représentait la visite de la reine de Saba à Salomon, et au Palais
l'Annonciation, où le salut adressé par l'ange à la Vierge était une
allusion gracieuse au nom de la souveraine.
Ces spectacles allèrent toujours croissant de magnificence jusqu'au
règne de Henri II, après lequel on les remplaça par des arcs de
triomphe'. Bs supposaient même une assez grande habileté de la part
des machinistes qui en organisaient la partie matérielle, et je ne sais
si nous voyons beaucoup mieux aujourd'hui dans nos grandes fêtes
nationales et populaires. Outre les bourgeois et les corjis de métiers,
les confréries dramatiques prenaient part à ces représentations : com-
ment eùt-il été possil)le qu'elles s'abstinssent, en ces occasions solen-
nelles, de ce qui était leur objet spécial? Nous savons, d'ailleurs,
que les clercs de la Basoche étaient convoqués aux entrées des rois
et des reines à Paris, pour contribuer à la pompe de la fête. Il est
probable aussi que les échafauds dressés invariablement devant le
Chàtelet étaient desservis par la corporation dramatique des clercs du
lieu; il est plus probable encore que ceux qui s'élevaient d'une façon
* Les frères Parfaict disent que les mystères de rentrée des rois ne durèrent que jusqu'à
François I", assertion qui a été naturellement répétée presque partout. Cependant, non
seulement la reine Éléonore fit encore son entrée en 1530 au milieu de mystères et jeux
(comme s'exprime Marot), parmi lesquels figurait une « bergerie moralisée », jouée par les
Confrères de la Passion devant l'église de la Trinité, mais encore on lit dans les Extraits
des registres de l'Hôtel de Ville, relativement à l'entrée de Henri H {Aj-chivcs curieuses de
l'Iiistoire de France, I" série, 1. 111 , p. 4'i7) : « ... A esté conclud, advisé et délibéré... quant
aux joyeuses entrées du Roy et de la Royne... qu'on fera de beaulx eschauffeaulx et mts-
lères es-porte Sainct- Denis le Ponceau , et aut7'cs lieux accoustumés; et pour ce faire se-
ront mandés peintres, inventeurs et gens de bon espreit pour composer et adviser auxdits
mislères. »
16
LE VIEUX PARIS
non moins invariable devant l'hôpital de la Trinité étaient réservés
aux Confrères de la Passion, qui n'avaient, pour ainsi dire, qu'une
porte à ouvrir pour se transporter, avec leurs costumes et leurs déco-
rations, du théâtre de l'intérieur au théâtre du dehors. Qui aurait eu
l'audace d'aller représenter un mystère au seuil même des maîtres du
yeni'e, de ceux qui l'avaient créé et l'avaient élevé à son plus haut
point de splendeur? Seulement ceux-ci se bornaient alors à une
action figurée, transformant la pièce en pantomime, et ces circon-
Naissance de la Vierge Marie; Présentation; Annonciation, d'après le manuscrit
du mystère de la Passion à Valenciennes. — Bibl. nat. fr. 12Î536, xvi" siècle.
stances étaient à peu près les seules où les Confrères de la Passion
jouassent en plein air.
Si ce n'est là qu'une conjecture fort vraisemblable pour les pre-
mières fêtes de cette nature, c'est une certitude pour toutes celles qui
eurent lieu à partir de la fin du xv" siècle. Dès l'entrée de Louis XII,
en 1498, la relation conservée par le Cérémonial français nous
apprend que le sacrifice d'Abraham et le crucifiement de Jésus entre
les deux larrons, représentés devant l'église de la Trinité, avaient
pour auteurs et pour acteurs les Confrères, et les registres de l'Hôtel
de ville répètent la môme chose pour les entrées des reines Anne de
Bretagne et Éléonore d'Autriche.
A ces grandes solennités bien des détails se rattachent de près ou
VotzaJà/y
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JIIIIIIIIIIIIWIIIl|il|||im>ll<W!lllllilimill>u!f-.lillli.llll.ll,ilL,lllllHl.llllll H!!M|l|!!ij|||!||||||||||||||||||,||||||||||!!mtl||||ffmMlllllllllllllllllllllillllllllll^^ I!lllllllllll!ll!llllllllllllllll
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iii'iiiiiiniiiiiiii mfjiiiiMiiiinnimiiiiiiniiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiipiiiii!iiiiiniiiiiiiiiiiiiiiiniiniiiiiiiii!!,i;iiiiiiiiii|iiiiiiiiMii^
Un théâtre dressé pour la représentation du mystère de
V<niec.
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'iilui"limHiitiMiii;iHHiiiiiiiiiiiii|iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiuiitiiiuiiuiiliuiintiiiiiutiiiuiiiiiiiiiiiiuiiiiiiiiiiiiiiiiuiuifiuiiiiiiiiiuiiiiiiiiiiiii[iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
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-^--^ ■■"■■" ^'^t'iVrWi'i'i^^-"^'"^
lll!llllllllllll|||||l!IIIMIII|||||ll!l!llllllllllllllllll||||l!MIIIMIIIIIIIIIIIIIIIIlUIIIIIMIIIIIIIMIIIIIIIIIIIIMlllllMlllliniinnNIIII,IIIIIIIMIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII
près le maauscrit de la Bibliothèque nationale, fr. 12536.
^
REPRÉSENTATIONS DES MYSTÈRES
17
de loin dans les fêles religieuses comme dans les fêtes publiques
de certains corps de métiers et dans les processions dramatiques de
certaines confréries. Il est souvent difficile de distinguer nettement
les corporations des confréries, au moyen âge. Toute corporation est
en même temps confrérie; beaucoup de confréries sont en même
temps corporations. Les confréries se forment soit de gens du même
métier, comme celles de Saint- Amand, de Sainte- Anne, de Saints-
Crépin-et-Crépinien, de Saint-Martin-le-Bouillanl, de Saint-Honoré,
Prédication de saint Jean et son arrestation par ordre d'Ilérode, d'après le manuscrit
du mystère de la Passion à Valenciennes. — Bibl. nat. fr. 12536, xvi» siècle.
de Saint- Michel, etc.; soit de gens du même quartier et de la même
paroisse, comme celle de la Vierge de la rue aux Ouës, réunis dans
un dessein religieux, auquel s'associe fréquemment un but plus pro-
fane; quelquefois même, comme la grande confrérie de Notre-Dame,
de gens qui ne sont ni de la même profession ni du même quartier.
Aussi bien que les corps de métiers, les confréries pures et simples
avaient leurs fêtes publiques, leurs démonstrations solennelles, qui
affectaient souvent la forme d'une sorte de représentation populaire,
où le drame, voire la comédie, se déroulaient dans une pantomime
naïve et passionnée. Telle était, par exemple, la fameuse procession
des pèlerins, le jour de Saint- Jacques.
L'hôpital et l'église de Saint- Jacques aux Pèlerins avaient été
2
18 LE VIEUX PARIS
fondés par une confrérie de bourgeois de Paris qui avaient fait le
pèlerinage de Saint -Jacques en Galice. Formée sur la lin du xiiif siècle,
cette confrérie conçut, dès 1317, le dessein d'ouvrir un hôpital pour
y héberger les pauvres voyageurs des deux sexes, en particulier ceux
qui allaient à Saint -Jacques ou qui en revenaient. Elle y réussit,
après avoir surmonté une foule d'embarras et de tracasseries ' .
Chaque année, au mois de juillet, les confrères faisaient une proces-
sion magnifique, où leur patron était figuré « par un grand faquin
vestuen saint Jacques, marchant avec la contenance d'un crocheteur
qui veut contrefaire l'honiieste homme ^ ». Ce personnage était habillé
« d'un chapeau, bourdon, cannebasse, et d'une robe à l'apostolique,
toute recoquillée, récamée par -dessus d'escailles et de moules de la
mer^ ». Tout le long du trajet, les pèlerins en procession, sous pré-
texte sans doute de couleur locale et pour mieux jouer leur rôle, rem-
plissaient aux premiers cabarets venus les calebasses de cuir bouilH
dont ils avaient eu soin de se munir, et les vidaient en pleine rue. La
cérémonie se terminait naturellement par un banquet dans les salles
de l'hôpital, et, durant tout le repas, le grand faquin qui représentait
saint Jacques se tenait au haut bout de la table, entre deux hommes
chargés de l'éventer respectueusement. Mais il payait cher cet hon-
neur, car, sous prétexte que les saints ne mangent point, il était
condamné à regarder les exploits des joyeux convives, sans touclier
à un plat. — Avant la fin du xvii^ siècle, le pseudo- saint Jacques
avait disparu de la cérémonie, mais le reste demeurait comme par le
passé , et les confrères avaient si bien besogné , si bien fêté leur grand
patron, qu'ils avaient ruiné entièrement la caisse.
Malgré cet accident, la confrérie tint bon : elle se borna à res-
treindre à de plus modestes limites la fête qu'elle célébrait d'abord
avec un si grand éclat, et, tant qu'elle subsista, elle fit tous les ans,
le lundi après Saint- Jacques le Majeur, une procession dans laquelle
liguraient tous ses membres, le bourdon d'une main, un cierge de l'autre.
J^a confrérie des chevaliers^ voyageurs et palmiers du Saint -
Sépulcre de Jérusalem, ou, plus simplement, la confrérie du Saint-
Sépulcre, fondée en 1330, réunissait, comme son nom l'indique,
d'autres pèlerins qui avaient accompli un voyage encore plus lointain
et plus sacré que celui de Saint-Jacques de Compostelle. Tous les ans,
1 V. Piganiol delà Force, Description de Paris, t. 111, p. 171 et suivantes.
2 Sauvai, t. 11, p. 620.
3 Le Franc-Archer de la vraie Église, par Ant. Fusil, liv. II. — 11 faut, néanmoins , se
défier des renseignements donnés par ce prêtre apostat dans son livre, ou plutôt dans son
libelle.
REPRÉSENTATIONS DES MYSTÈRES 19
et même plusieurs fois par an, elle se dirigeait, en cortège solennel,
de l'église des PP. cordeliers du grand couvent de Paris à l'église du
Saint- Sépulcre, située rue Saint-Denis, là où s'ouvrit depuis la cour
Batave. A partir de l'an 1727, elle prit l'usage de passer par le
Grand -Cliâtelet, où elle payait les dettes d'un certain nombre de
prisonniers, qui se joignaient aussitôt à la procession et l'aclievaient
avec leurs libérateurs '.
Cette confrérie, qui avait disparu en 1789, ressuscita en 1814, et
s'organisa en Ordre royal, militaire, religieux et hospitalier du
Saint- Sépulcre de Jérusalem, qui eut son état- major, ses diplômes,
ses cbevaliers, et s'arrogea le droit de distribuer l'antique décoration
dont les origines se rattachent aux croisades. Elle fit alors quelque
bruit et jeta un certain éclat; mais une ordonnance du roi, vers 182i,
mit fin à cette usurpation jusque-là tolérée ^
Il est probable que diverses autres cérémonies figuratives, mi-
religieuses, mi -dramatiques, étaient également représentées par des
confréries spéciales, par exemple, le mystère du Juif, joué tous les
ans, à la procession de l'Octave, en souvenir d'un sacrilège odieux,
dont la mémoire resta vivante à Paris pendant plusieurs siècles. En
1298, un juif, ayant donné trente sols à une pauvre femme, à con-
dition que, lorsqu'elle communierait, elle lui rapporterait l'hostie, se
livra sur le corps du Christ à une série d'outrages qui furent révélés
par son fils et qu'il expia par sa mort. Les principales péripéties de
ce drame miraculeux étaient mises en scène dans la procession. On
voyait le juif percer à coups de canif l'hostie, qui jetait du sang, et
ce mystère en pantomime réchauffait la foi ardente du peuple, et le
poussait à rendre de nouveaux hommages au saint sacrement pi'o-
mené en pompe par les rues ^
Le mystère du Juif était aussi représenté parfois en d'autres pro-
cessions que celle de l'Octave, comme nous l'apprend le Bourgeois de
Paris, qui nous donne en même temps de précieux détails sur la
manière dont on le mettait en scène. Il raconte que, le 15 mai 1444,
une procession alla aux Billettes* chercher le canif dont le juif avait
1 Mercure de France d'avril 1735. — Lemaire, Paris ancien cl nouveau, t. I", p. 469.
* On trouvera de curieux détails, bien qu'un peu suspects, sur celte métamorphose de la
confrérie, dans la Chronique indiscrète du x\x' siècle, 1825, lettre xxxni.
3 Félibien et Lobineau, Histoire de Paris, 1. XVI, ch. lxxv.
* La chapelle des Carmes- Billettes, dite chapelle des Miracles, avait été bâtie, en 1302,
sur l'emplacement de l'ancienne maison du juif; on y gardait tous les instruments dumiiaclc;
le canif teint de sang, la chaudière où il avait fait bouillir l'hostie, qui était conservée
elle-même à l'église Saint-Jean-en-Grève, etc. (Lemaire, Parts ancieyi et nouveau, t. I",
p. 406-409.)
^
20 LE VIEUX PARIS
déchiré l'hostie, et qu'on le porta en pompe, avec la sainte croix et
beaucoup d'autres reliques, à Sainte -Catherine du Val des Écoliers,
« et y avoit devant, ajoute-t-il, plus de cinq cents torches allumées,...
et avoit après ces sainctes reliques tout le mystère du Juif, qui estoit
en une charrette lié, où il avoit espines, comme se on le menast ardoir
(brûler), et après venoit la Justice, sa femme et ses enfants, et parmi
les rues avoit deux eschaffaulx de très -piteux mystères, et furent les
rues parées comme à la Saint - Sauveur ^ »
Néanmoins, à mesure que la simplicité de la foi s'altérait et que
le souvenir du prodige allait s'affaiblissant dans les cœurs, cette repré-
sentation perdit peu à peu aux yeux du peuple sa haute signification
religieuse, et en vint à n'être plus pour lui qu'un amusement à peine
caché sous le voile de la dévotion , une variété des mille et un spec-
tacles de la rue. Dès lors elle donna lieu à de tels abus, que l'auto-
rité ecclésiastique s'en préoccupa, et qu'elle fut défendue par plusieurs
conciles -.
Les confréries avaient aussi des cérémonies spéciales pour l'enter-
rement de chacun de leurs membres, et ces solennités atteignaient
surtout un haut degré de splendeur à la mort d'un maître ou d'un
grand dignitaire. Les confrères se rendaient aux obsèques et accom-
pagnaient ]e corps avec des cierges et des torches. Le trésor de la
communauté servait, au besoin, à défrayer les dépenses extraordi-
naires à l'aide desquelles on voulait honorer le défunt.
Beaucoup de confréries avaient été inspirées par la pensée de la
moi't, dans tous ses genres et sous ses physionomies les plus diverses.
L'une des principales était spécialement instituée pour ensevelir les
défunts et assister à leur enterrement '. Celle de la Très - Sainte-
Trinité faisait processionnellement, chaque lundi, le tour du cimetière
(les liuiocents. Les pénitents de toutes les couleurs accompagnaient
souvent les condamnés à l'échafaud. A Paris, quand on menait les
criminels à Montfaucon avec cet appareil qui faisait du dernier sup-
plice un des spectacles les plus recherchés du populaire, on les arrê-
tait, pour recevoir l'eau bénite et baiser un crucifix de bois, dans la
cour du couvent des Filles -Dieu, qui les entouraient en chantant les
psaumes de la pénitence, et leur servaient le dernier morceau du
patient, c'est-à-dire un verre de vin et trois fragments de pain bénit.
1 Collection Michaud, t. 111, p. 293, Journal d'un bourgeois de Paris sous Charles Vif.
— Voir aussi, ibid., t. Il, p. 653, Journal... sous Charles VI.
2 L'abbé Thiers, Traité des jeux el divertissements, ch. xxxiii.
3 Voyez les Statuts (manuscrits) des confrères de la Compagnie de la Morl , établis par
Henri III. (Bibl. nationale, fonds des Célestins.)
REPRÉSENTATIONS DES MYSTÈRES 21
Après la mort de Jacques d'Armagnac, duc de Nemours, qui eut lu
tête tranchée en 1477, cent cinquante cordeliers vinrent chercher le
corps, tenant en main des torches allumées, chantant des hymnes, et
précédés d'un cercueil découvert, où l'on mit le cadavre du duc'.
Faut-il rattacher à notre sujet les représentations symholiques de la
danse macabre dont parlent plusieurs auteurs? La danse macahre,
un des thèmes populaires de l'art au moyen âge, était destinée à nq)-
peler l'égalité de tous les hommes devant la mort. Elle se déroule sou-
vent sur les murs des cimetières, des cloîtres et des églises, comme
sur les pages des livres de prières.
Le Journal d'un bourgeois de Paris sous Charles VI et Charles Vil
raconte que la danse macabre fut faite aux Innocents en l'an 14'2î-, et
il en parle encore en 4 420. l^eaucoup sont persuadés qu'il s'agit ici
d'une véritable représentation*. Le théâtre, suivant cette interpréta-
tion, était adossé aux charniers du cimetière, lieu propice pour ce
lugubre spectacle. La Mort, sous forme d'un squelette aux grands
bras décharnés, cherchait â attirer vers la tombe chacun des divers
états peisonnifiés. Pape, roi, cardinaux, princes, évèques, abbés,
moines, avocats, médecins, ménétriers, laboureurs, clercs, docteurs,
enfants, bourgeois et bourgeoises paraissaient successivement sur la
scène et étaient saisis par la Mort, comme dans la composition
d'Holbein, comme dans toutes les peintures qui reproduisirent à
foison ce sujet, et dont on trouve encore des traces à Strasbourg, â
Rouen, à Bàle et en bien d'autres lieux. En li'ii, le mystère de la
danse macabre ^ au milieu d'une des misères les plus profondes qui
eussent désolé le peuple pendant les guerres de l'occupation anglaise,
compliquées des luttes sanglantes entre Armagnacs et Bourguignons,
était un divertissement tout de circonstance, et, si c'est bien d'une
représentation dramatique qu'il s'agit, — ce que, pour notre part, nous
n'osons affirmer, — il se prolongea du mois d'août au carême suivant,
ne se jouant sans doute qu'aux dimanches et fêtes, peut-être se répé-
tant plusieurs fois. Cette longue durée semblerait indiquer qu'il était
* Saint- Foix, Essais historiques sur Paris, t. I", p. 117-118. — Chronique de Jean de
Troyes. (Collection Michaud, t. IV, p. 333.)— 11 en fut de même après le supplice du conné-
table de Saint- Pol. {Ibid., p. 321.)
• Particulièrement Michelet, P. Lacroix, Langlois dans son Essai sur les danses des morts.
Il faut l'avouer toutefois, le texte de ces deux passages autorise à croire que le chroniqueur
n'a voulu désigner qu'une peinture et non un spectacle en action. C'est dans ce sens que se
prononce Peignot {Recherches sur la danse des morts, 1828, in-8°), et son opinion semble
confirmée par quelques lignes du Journal de l'Esfoile (Collection Michaud, t. XV, p. 59).
Mais, quoi qu'il en soit de ce cas particulier, il est permis de penser, quand on connaît 1rs
goûts et les habitudes du moyen âge, que ces peintures symboliques durent être transpor-
tées sur la scène et mises en drame.
22 LE VIEUX PARIS
représenté par une confrérie qui avait pour but spécial de jouer en
public, — peut-être par les Confrères de la Passion eux-mêmes.
Le vendredi 10 mai 4591, jour de la Saint- Job, dit l'Estoile, les
Wallons, faisant partie des troupes qui occupaient alors Paris, célé-
brèrent par les rues, à la mode de leur pays, un mystère ambulant,
ou plutôt une mascarade de la patience de Job. Ils se promenèrent à
travers la ville, avec force gens à moitié nus, qui avaient les bras
sanglants et les corps peints; et, en ce bel équipage, ils accompa-
gnaient avec des violons un liomme monté à rebours sur un âne, et
ayant à ses côtés un diable et une femme qui le couvraient de risées.
Cet homme, qui représentait Job, donnait la bénédiction aux passants
avec la queue de son âne. Cette farce sacrilège excita l'indignation du
peuple de Paris, qui, sur le pont Notre-Dame, voulut jeter les acteurs
à l'eau, et les força de se retirer plus vite qu'ils n'étaient venus ^
Sauvai nous raconte aussi que les paroissiens de Saint-Nicolas, le
jour de la Fête-Dieu, contrefaisoicnt Jésus -Christ, les apôtres,
Adam, Eve, Abraham, Isaac et Moïse, « mais avec des moqueries et
des scandales si honteux, que le Parlement, par arrêt, condamna à
deux cents livres parisis d'amende ceux qui, à l'avenir, profaneraient
de la sorte une si sainte fête "\ »
D'ordinaire, c'était simplement par leurs cris et montres que les
mystères, moralités, soties, joués à Paris, se mettaient en rapports
directs avec la rue. On connaît le cri de Gringoire pour le Jeu du
Prince des sotz et de Mère sotte. Comme les Enfants Sans-Souci, les
Confrères delà Passion, lors d'une représentation solennelle, parcou-
raient la ville en grand appareil et faisaient une proclamation à tous
les carrefours. Rabelais nous a laissé^ une description pleine de verve
burlesque d'une de ces montres, où l'on voyait les diables du mystère,
vêtus de peaux de brebis, de veau et de loup, portant des têtes de
mouton et des cornes de bœuf, ceints de grosses courroies auxquelles
pendaient des sonnettes, sauter et gambader par les rues, en criant,
hurlant, jetant des fusées et des pétards sur leur passage. Cette
description s'applique à une ville de province; mais, sans doute, les
choses pouvaient se passer à peu près de même à Paris. Nous avons,
du reste, un document détaillé qui nous dispense de recourir à des
inductions toujours plus ou moins vagues : c'est la description du cry
et de la montre qui eurent lieu le 16 décembre 1540, avant la repré-
sentation du Mystère des Actes des Apôtres, par les frères Gréban ,
' Journal de l'Estoile (Collection Michaud, t. XV, p. 33).
2 AnliquUés, t. 11.
* Pantagruel, liv. IV, ch. xiii.
REPRÉSENTATIONS DES MYSTÈRES
23
afin d'annoncer la pièce et de recruter des acteurs de bonne volonté '.
Voici quels étaient l'ordre et la composition du cortège.
D'abord marchaient six trompettes, ayant à leurs instruments des
banderoles aux armes du roi, — et parmi eux le trompette ordi-
naire et le crieur juré de la ville. Puis un grand nombre de ser-
gents et d'archers du prévôt de Paris, vêtus de leui's hoquetons
paillés d'argent, aux Hvrées et armes tant du roi que du prévôt.
-jS«7r
Le héraut annonçant la représentation.
(D'après le manuscrit de la Bibliothèque nationale, fr. 2362.)
Ensuite beaucoup « d'officiers de sergents de ville, tant du nombre
de la marchandise que du Parloir aux bourgeois, vestuz de leurs
robes my-parties de couleurs de ladicte ville, avec leurs enseignes,
qui sont des navires d'argent ». Après, deux hommes establis pour
faire la proclamation, avec des saies de velours noir, « portans
manches perdues de satin de trois couleurs, assavoire jaulne, gris et
bleu; » les deux directeurs du mystère, l'un ecclésiastique, l'autre
laïque, « vestuz honnestement; » les quatre entrepreneurs , « vestuz de
chamarres de taffetas armoysin et pourpoinctz de velours, le tout
noir. » Il n'est pas besoin de dire que le cortège entier était à cheval.
Par derrière s'avançaient quatre commissaires du Ghàtelet, montés
sur des mules garnies de housses, puis un grand nombre de bour-
* Histoire du Théâtre français, par les frères Parfaict, t. 11, p. 345-350.
24
LE VIEUX PARIS
geois en ordre, marchands et autres, « tant de longue robe que de
courte. » A chaque carrefour la troupe s'arrêtait, et deux des entre-
preneurs s'en détachaient pour se joindre aux deux hommes spécia-
lement chargés de la proclamation. Les six trompettes sonnaient par
trois fois; et, après une nouvelle fanfare, exécutée par le trompette
ordinaire de la ville, les quatre personnages nommés ci-dessus criaient
Héraut à cheval. (D'après le manuscrit de la Bibliothèque nationale, fr. 2362.
de tous leurs poumons la longue proclamation qui nous a été conser-
vée. Elle est tout entière en vers bizarres, où les jeux les plus pué-
rils du rythme se donnent pleine carrière, comme dans les poésies
équivoquées de Crétin , et nous n'avons pas le courage d'en citer une
seule strophe.
Même lorsque les mystères eurent disparu devant la comédie,
lorsque les Confrères délaissés eurent cédé la place aux Agnan, aux
Valeran Lecomte et aux Gaultier- Garguille, il est probable qu'il resta,
pendant un certain temps, quelque chose de la montre et du cri dans
les usages des nouveaux maîtres de l'Hôtel de Bourgogne. Les pre-
miers farceurs qui montèrent sur cette scène, illustrée un peu plus
tard par les talents de Bellerose et de Ploridor, n'étaient guère que
REPRÉSENTATIONS DES MYSTÈRES
'lo
des saltimbanques peu différents de ceux des places publiques, et ils
en avaient la plupart des habitudes. Comme nos baraques foraines
d'aujourd'hui, l'Hôtel de Bourgogne, à ses débuts, faisait précéder
ses représentations d'une espèce de parade à la porte, qui servait,
pour ainsi dire, d'annonce et d'amorce au spectacle du dedans. Dans
Palhelin prenant la pièce de drap
qu'il enlève au drapier.
Palhelin |)laidant pour le berger
devant le juge.
Fac-similé des gravures sur bois de la farce de Palhelin (considérée comme le lype
de la comédie qui a succédé aux myslères). Éd. de 1490.
(V. Paul Lacroix, Les Sciences et les Lettres au moyen âge, p. 555.)
la Comédie des comédiens, de Scudéry, qui est de i63i, nous voyons
encore les meilleures troupes de province, même dans la seconde ville
du royaume, à Lyon, envoyer un tambour, escorté d'un arlequin,
pour battre le rappel par les rues avant la représentation. Nous ne dé-
passerons pas les bornes de la vraisemblance en conjecturant qu'il
en avait été de même à Paris, au moins jusqu'aux premières années
du xviie siècle, avant l'emploi des afficlies, et peut-être concurrem-
ment avec elles.
CHAPITRE II
FÊTES ET JEUX PUBLICS DE L'UNIVERSITE
LES ECOLIERS DANS LA RUE
Comme toutes les corporations du moyen âge, l'Université de
Paris avait ses solennités de famille, ses démonstrations, ses pro-
cessions, ses exhibitions publiques; elle les avait môme plus fré-
quentes et plus animées à cause de son importance spéciale, de ses
privilèges et de la jeunesse innombrable, amie des plaisirs et du
bruit, dont se composait l'armée de ses suppôts et écoliers.
Pas de mois, pour ainsi dire, qui ne ramenât périodiquement sa
fête, et même qui n'en ramenât plusieurs. Nous allons passer les
principales en revue, en suivant l'ordre chronologique.
Le 6 janvier, jour de l'Epiphanie, les écoliers se livraient à des
réjouissances qu'ds appelaient ?'^r/a/ia dans le latin de l'Université, et
qui étaient le digne pendant de la fête des Fous ou des Sous- Diacres.
Toute surveillance cessait de plein droit : les portes des collèges res-
taient grandes ouvertes, et les élèves, souvent accompagnés des
maîtres et régents, compagnons ordinaires de leurs jeu.x; comme de
leurs études, se répandaient par la ville en mascarades tumultueuses,
couverts d'habits ridicules, de haillons, de robes retournées, ou par-
fois d'accoutrements somptueux. Réunis en un lieu i)ropice, ils éli-
saient par acclamation un roi des fous, chargé de donner le branle
à leurs amusements bouffons. Cette pratique était fort ancienne, et on
n'en peut fixer la première origine.
La fête des Rois, en 1468, fut troublée par de graves désordres,
et les écoliers, masqués et armés de bâtons, s'entre-battirent tout le
jour dans les rues, si bien que le recteur dut aviser à des mesures
sévères contre le retour de pareils abus '. Elle sembla un moment vou-
' Sauvai, Antiquités de Paiis , t. Il, p. 622.
28 LE VIEUX PARIS
loir se restreindre à l'intérieur des collèges et se passer en famille,
en célébrant le roi de la fève par des chansons et des farces bur-
lesques; mais les vieux usages ne tardèrent pas à reprendre le dessus,
et, en 1488, la Faculté des arts, assemblée au lieu habituel de ses
conférences, dans l'église Saint-Julien-le- Pauvre, pour procéder à
une réforme devenue nécessaire, trouva le mal tellement enraciné
qu'elle se résigna à lui faire des concessions. Les divertissements
extraordinaires, interdits pour les fêtes de saint Martin, de sainte
Catherine et de saint Nicolas, furent tolérés pour l'Epiphanie, à con-
dition qu'ils ne commenceraient que la veille au soir et, le jour
même, après vêpres; qu'ils ne nuiraient en rien aux offices et aux
études ; qu'ils se renfermeraient dans l'enceinte de chaque collège, sans
que les jeunes gens pussent continuer à courir de l'un à l'autre, et
enfin qu'on ne jouerait plus de comédie qui n'eût été soigneusement
examinée d'abord. Une sanction sévère fut donnée comme garantie à
ce règlement; car l'écolier coupable de l'avoir violé devait être battu
de verges dans la cour du collège par quatre régents, sous les yeux
du recteur et des procureurs, et en présence de ses camarades,
solennellement assemblés au son de la cloche. Cette réforme ne dura
pas. Deux ans après, on essaya d'enlever d'assaut la révocation du
décret, qui résista à cette brusque attaque; mais peu à peu la vigi-
lance des réformateurs s'endormit, et les écoliers recommencèrent à
s'émanciper de telle sorte que, le 8 décembre 1525, le Parlement dut
s'en mêler et défendre par un arrêt, renouvelé deux ans plus tard
(4 janvier 1528), qu'on jouât dans les collèges, à la fête des Rois,
« aucunes farces, momeries, ni sotise ' *. Le Parlement ne fut pas
plus heureux que ne l'avaient été les recteurs, et les jeux bouffons
de la fête des Rois continuèrent leur cours à travers tous les obsta-
cles, jusqu'à ce qu'enfin, lasse de ces excès, l'Université prit un
grand parti et coupa court au mal en rayant définitivement l'Epi-
phanie des fastes académiques (décembre 1559) ^
Quelques jours après l'Epiphanie arrivait la fête de saint Guillaume,
patron particulier de la nation de France \ Elle était célébrée en
1 Ces représentations, qui avaient lieu soit dans la grande salie, soit dans la cour des
collèges, avaient remplacé peu à peu les mascarades des rues, avec moins de scandale au
dehors sans doute, mais avec tout autant de licence et de désordres au dedans.
2 Sauvai , Antiquités de Paris, t. 11. — Du Boulay, Ilistoria univers. Paris, t. V, p. 761-785;
t. VI, p. 186, 204, 526.
3 On sait que les écoliers de la faculté des arts étaient partagés en quatre nations: celles
de France, de Picardie, de Normandie, et celle d'Angleterre, qui devint la nation d'Alle-
magne vers 1437, quelque temps après la mort de Jeanne d'Arc, suppliciée par les Anglais.
Ces nations se divisaient elles-mêmes en provinces, qui se subdivisaient en diocèses.
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
29
grande pompe, avec messe solennelle, musique, déjeuner. En 1414,
plusieurs princes du sang s'y rendirent; trois ans plus tard, le roi
y vint lui-même, et, dans cette mémorable occurrence, la nation tint
à se distinguer en donnant un grand repas aux chevaliers et écuyers
de sa suite, ainsi qu'à ses propres suppôts. Les autres nations avaient
Sceau de l'Université de Paris, d'après l'original conservé aux Archives nalionales, etc.
également leurs patrons particuliers, aux fêtes desquels reparais.saieni
toujours les mômes divertissements et les mômes folies. Aussi les
réjouissances scandaleuses par lesquelles les écoliers des diverses
nations déshonoraient les solennités de leurs patrons furent -elles
l'objet d'une réforme particulière de la part de la faculté des arts',
en décembre 1451 , quelque temps avant la grande réforme du car-
dinal d'Estouteville-.
1 La faculté des arts, que nous appellerions aujourd'hui des lettres, la plus nombreuse de
beaucoup, était la faculté inférieure, qui servait d'acheminement aux trois facultés supé-
rieures : de théologie, de médecine et de décret ou droit canon. Elle comprenait tout ce qui
n'avait pas atteint le grade de docteur. Ces facultés supérieures, réunies aux quatre nations
de la faculté des arts, formaient les sept compagnies de la république universitaire. Les
premières avaient pour chef, chacune un doyen; les dernières, chacune un procureur. Le
chef suprême de l'Université était le recteur, en même temps chef particulier de la faculté
des arts, et élu par elle seule, parce qu'elle formait le corps de l'Universiti proprement dit,
et embrassait dans son cadre immense presque tout le personnel enseignant des collèges. Il
faut lire Launoy {Regii Navarrse gymnasii hisloria) si Ton veut se mettre au courant du
mécanisme administratif de l'Université.
* Crevier, Histoire de l'Unioersilé de Paris, t. III, p. 382; t. IV, p. 169.
30 11'^ VÎKUX PARIS
Le 29 janvier, le recteur de l'Université, suivi des quatre facultés,
allait offi'ir solennellement au garde des sceaux le cierge de la Chan-
deleur.
Le jour de Pâques et le lendemain étaient marqués par deux céré-
monies, où l'Université s'oiTrait en spectacle dans les rues de Paris.
Le premier jour, le recteur se rendait processionnellement avec un
cortège, composé des procureurs des quatre nations et de la plupart
des officiers et maîtres de l'Université, sur le Pré -aux -Clercs, tant
pour le visiter que pour constater et confirmer son droit de propriété;
le lendemain, il se dirigeait à l'église Notre-Dame-des-Champs,
hors les murs, où, après avoir fait ses dévotions, il prenait part à
un grand dîner. Le cortège reconduisait ensuite le recteur jusque
chez lui. En 152G, la visite du Pré-aux- Clercs fut transférée au lundi
de Pâques, par respect pour la sainteté de la plus grande fête du
catholicisme, que troublaient souvent le tumulte et les extravagances
auxquels cette démarclie donnait lieu '.
Le Pré-aux- Clercs servait aux jeux des écoliers pendant les jours
et les heures de congé, et l'Université n'en tira jamais d'autre parti.
Toute cette jeunesse turbulente s'y assemblait en foule pour se livrer
aux divertissements innombrables dont Rabelais % les Colloques
d'Erasme et un cha[)itre de Math. Cordier^ ont dressé le curieux cata-
logue, et qui dégénéraient souvent en querelles où le sang coulait, où
le guet lui-même n'était pas respecté. Dès 1473, les écoliers avaient
si bien pris Fliabitude de se réunir pour insulter les ])ourgeois et se
battre entre eux, que la faculté des arts dut parer au mal par un
décret rigoureux, qui allait jusqu'à interdire les promenades et récréa-
tions au Pré-aux- Clercs. Mais, deux cà trois ans après, les désordres
recommençaient de plus belle, et, le 7 août 1477, les écoliers se
livrèrent, sur le théâtre ordinaire de leurs jeux, un combat en forme,
où les maîtres mêmes i)rirent part, et où plusieurs furent assez griè-
vement blessés.
Ils avaient aussi de nombreuses querelles avec les moines de Saint-
Germain- des-Prés, compétiteurs naturels de l'Université à la posses-
sion du Pré -aux -Clercs, et qui n'avaient jamais pu se résoudre à l'en
' Crevier, Histoire de l'Université, l. IV, p. 2u2-2o3; t. V, p. 192-194.
- Gargantua, liv. I, ch. xxii. L'abbé Thiers nous apprend, dans son Traité des jeux et
divertissements (ch. x.\iv), qu'une des récréations les plus ordinaires dans les petites écoles,
— c'est-à-dire dans celles où l'on apprenait l'écriture, la lecture et les éléments de la gram-
maire latine, — était la joute aux coqs, et que, bien qu'innocente par elle-même, elle avait
été défendue sous peine d'excommunication par le concde de Cognac, en 1260, à cause de
la perte de temps et des désordres qu'elle occasionnait.
3 De corrupli sermonis emendalione , p. 326.
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ 34
laisser jouir paisiblement. Le 4 juillet 1548, excités d'ailleurs par une
déclamation de Ramus, dans laquelle les usurpations des moines
étaient l'objet d'ardentes invectives, ils se portent en armes contre
l'abbaye, font brèche aux murs du grand clos qu'ils saccagent, et
dévastent les propriétés de la maison pendant tout le jour. Il fallut
que les religieux soutinssent un siège et organisassent, avec leurs
gens, une défense qui coûta cher à bon nombre d'écoliers. Le Parle-
ment, après avoir informé, consacra, par sa décision, les droits uni-
versitaires. Néanmoins les écohers ne furent pas satisfaits de cet
arrêt, qui leur paraissait resserrer les anciennes limites de leur
patrimoine. Ils en voulaient surtout aux nouveaux édifices qu'on éle-
vait sur le terrain du grand pré, sans respect pour l'espace et la
liberté nécessaires à leurs ébats, et ils tentèrent à plusieurs reprises
de les démolir.
Le 12 mai 1557, un écolier breton et un avocat, se promenant
ensemble, furent tués de coups de feu partis d'une fenêtre ouverte
sur le pré. Ce fut le signal d'une émeute formidable de l'Université.
Pendant plusieurs jours les artiens s'assemblèrent en armes, atta-
quant les maisons, les détruisant par le fer et la flamme, maltraitant
le lieutenant criminel et ses archers, quoiqu'on eût jeté en prison
l'auteur présumé du crime. Le procureur général et le Parlement
prirent alors des mesures rigoureuses, firent pendre au milieu du
Pré-aux-Clercs un des plus séditieux parmi les écoliers, et infor-
mèrent le roi, qui se trouvait à cette époque éloigné de Paris. Comme
les désordres continuaient, on oi'donna de fermer les portes des col-
lèges à six heures du soir, de murer ou de griller toutes les fenêtres
des chambres basses qni donnaient sur la rue, enfin d'enlever toutes
les armes offensives qu'on trouverait dans les chambres des étudiants.
L'exécution de ces ordres donna lieu à de nouveaux soulèvements :
il fallut la sévère intervention de l'autorité royale pour y mettre un
terme, et depuis ce moment, grâce aux mesures prises, le Pré-aux-
Clercs redevint le théâtre innocent et paisible des ébats scolaires'.
L'Université était très jalouse de la possession du Pré-aux-Clercs.
Elle y tenait comme à tous ses privilèges, et ne laissait passer sans
protestation immédiate aucune tentative d'empiétement. Au besoin,
elle se faisait justice elle-même. En 1539, le recteur ayant trouvé,
dans sa visite annuelle, des moutons qui paissaient l'herbe sacrée de
* Pour tous ces faits, voyez Félibien, Histoire de Paris, t. II, p. 1025-1027; Crevier,
Histoire de l'Université, t. IV, p. 358, 381 ; t. V, p. A-23, 425; t. VI, p. 31. On peut consulter
aussi un chapitre de la série publiée par M. Rathery dans le Journal général de l'instruc-
tion publique sur les Anciens collèges de Paris, année 1856, n°* 58 et 97.
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FÊTES ET JEUX DE L'LMVERSITÉ
33
l'Université, fit saisir et enlever un des coupables. Une autre fois, en
1305, le recteur, escorté des maîtres et des élèves, était allé arracher
le blé qu'un particulier avait eu l'audace de semer dans le domaine
de la fille ainée des rots. Tout cela n'empêcha pas l'Université d'être
expulsée peu à peu de ce domaine, jusqu'à ce qu'enfin elle en fut défi-
nitivement dépossédée, au xviF siècle, par les constructions qui le
recouvrirent, et dut transporter aux Champs-Elysées, dans les plaines
de Gentilly, au bois de Boulogne, le théâtre de ses ébats.
Bas-relief représentant une réparation publique faite en 1440 à l'Université
et aux religieux augustins par les sergents du prévôt de Paris.
— Ce bas- relief est aujourd'hui conservé ù l'école des Beaux- Arts.
Les émeutes, rixes et violences des écoliers ne se produisaient pas
seulement dans l'enceinte du Pré-aux- Clercs. Rien n'était plus fré-
quent que des faits de ce genre, et la turbulence indisciplinable de la
nation universitaire, — surtout des martinets, c'est-à-dire des
externes libres, vrais oiseaux de passage, qui logeaient dans les mai-
sons bourgeoises, et des galodies, ainsi nommés de la chaussure qu'il
leur fallait pour franchir les boues de la montagne Sainte-Geneviève,
externes amateurs, souvent fort à^é^, encore moins connus que les
martinets par les principaux des collèges dont ils recevaient les leçons,
— était passée en proverbe. Le cloître Saint-Benoît, le clos Bruneau,
le carrefour Saint- Ililaire, comptaient parmi les lieux les plus dange-
reux de la ville. On conçoit tout ce qu'avait de redoutable une armée
3
34 LE VIEUX PARIS
d'écoliers qui pouvait se monter jusqu'à vingt mille hommes, dont
beaucoup âgés de plus de trente ans. Dans l'origine, l'Université ne
se chargeait que de donner l'instruction à ses élèves, obligés de se
pourvoir à leurs risques et périls pour tous les besoins de la vie maté-
rielle. Même quand la charité privée se fut occupée de leur fournir la
nourriture et le logement par une foule de fondations, elles restèrent
insuffisantes pour détruire entièrement un mal, d'ailleurs enraciné,
et qui trouva de nouveaux aliments dans la multitude toujours crois-
sante des écoliers et dans les privilèges exorbitants qu'on leur accor-
dait, en compensation de la dureté de leur vie scolastique, et pour
mieux les attirer.
La protection dont les rois, les papes, les légats entouraient l'Uni-
versité n'était pour cette jeunesse ardente et orgueilleuse qu'une
sorte d'encouragement aux excès, lin prévôt n'entrait pas en charge
que l'Université ne le mandat devant elle et ne le forçât de jurer le
respect de ses privilèges; en cas d'infraction, elle exigeait des amendes
honorables et des châtiments sévères, qui allaient même jusqu'à la
destitution. Quiconque essayait de lutter contre ce corps omnipotent
était presque toujours brisé. A la première atteinte portée à ses droits
ou à son orgueil, l'Université frappait Paris d'interdit, en suspendant
leçons et sermons; et Dieu sait ce qu'il fallait d'arbitrages, de média-
tions, d'admonitions, d'enquêtes, de réparations, de bulles du sou-
verain pontife, de promesses du roi et du Parlement pour obtenir le
pardon. Elle abusa tellement de ce moyen dangereux, qu'elle fmit
par le discréditer et par lasser la patience même de ses protecteurs.
Ce sei'ait une histoire interminable et qui exigerait plusieurs in-folio,
que celle des actes de désordre et do violence dont les incorrigibles
élèves de la foculté des arts désolaient Paris et les environs. En 1229,
ils se livrèrent aux plus effroyables excès dans le bourg Saint-Marcel,
à la suite d'une station prolongée devant les brocs d'un tavernier, qui
osait leur demander le payement de ce qu'ils avaient bu. Quarante ans
après, un arrêté de l'évêque de Paris prouve qu'ils n'avaient rien
changé à leur manière de vivre. Il leur reproche leurs désordres de
jour et de nuit, blessures, meurtres, enlèvements de femmes, séduc-
tions et persécutions de jeunes filles, violations des établissements
hospitaliers, rapines, brigandages et une multitude d'autres crimes en
horreur à Dieu'. Vers le miheu du xvi" siècle, les écohers, chez les-
quels Louis XI, en incorporant dans sa milice urbaine une compa-
1 Cartul. de N.-D., 1, p. 161.— Springer, Paris au xm« siècle, traduit par M.V. Fou-
cher, in-i2, p. 121.
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
35
gnie d'universitaires, avait développé le sentiment belliqueux, étaient
encore dans l'usage d'aller se promener à la campagne, formés en
bataillons, avec armes, enseignes déployées, tambours, fifres et
trompettes, se faisant escorter de soldats de louage, qui leur servaient
de porte- respect, et tirant force coups de feu. Ils étaient souvent en
compagnie de leurs principaux et de leurs régenls, dont la présence
n'arrêtait pas leurs folies ; on les vit en quelques circonstances enfon-
cer les portes , piller et dévaster les vignes et les champs'. Ils enga-
geaient des rixes innombrables avec les bourgeois, les bateliers, les
archers, les soldats de la garde, etc. Durant le xviio siècle même, les
Université de Paris. Sceau de la nation de France (xiv siècle),
d'après l'original conservé aux Archives nationales, etc.
écoles étaient une des grandes préoccupations de la police, et les
Registres du Parlement, conservés en manuscrit à la bibliothè(iue
de la Sorbonne, nous apprennent que les exécutions capitales étaient
presque toujours le signal de nouveaux désordres parmi eux, et qu'il
fallait se prémunir « contre les voyes de fait, violences et meurtres
qui se commettent par les escoliers, estudiants en médecine et compa-
gnons chirurgiens, qui, pour avoir les corps de ceux qui sont exécu-
tez, attirent des vagabonds, pages et laquais, et les emportent par
force* ».
Au moyen âge, les pauvres écoliers de Navarre et des Bons-
• Voyez particulièrement, sur ces dévastations des vignes, les Contes d'Eulrapel, par Noël
du Fail, ch. xxiv. Est-ce à cause de ce penchant décidé des artiens pour le pillage des
vignes que leurs vacances s'appelaient les vendanges?
* Rapports de M. Avenel ( 1" rapport), dans le Bulletin des comités historiques du mivis-
tère de l'instruction publique. Mars 1851.
36 LE VIEUX PARIS
Enfants mendiaient leur pain par les rues à haute voix; au xyip siècle,
il y avait des écoliers qui se faisaient tire-laine, et, non contents de
kiUer d'insolence avec les pages et de grossièreté avec les laquais,
luttaient encore de dextérité et d'audace avec les voleurs de profes-
sion : il est vrai que ceux-ci se prétendaient souvent écoliers, quand
ils étaient pris sur le fait, afin de donner à leur crime les appa-
rences d'une simple espièglerie, et de profiter pour leur part des pri-
vilèges de l'Université ^
Les écoliers se battaient souvent aussi entre eux : le tumulte était
leur élément naturel, et ils se fussent exterminés les uns les autres
plutôt que de renoncer à leur habitude favorite. Vers l'an 1278, il
s'éleva une rivalité entre la très constante nation d'Angleterre et la
très fidèle nation picarde, qui se disputaient le deuxième rang parmi
les nations, et les choses s'envenimèrent de telle sorte que les suppôts
d'Angleterre se jetaient dans la rue sur les Picards, les frappaient, les
tuaient même, et que ceux-ci furent réduits à échapper par la fuite
à leurs redoutables adversaires ^ Une autre fois (1468), on voit les
étudiants engager entre eux une bataille acharnée à coups de bâtons
ferrés^ et d'autres armes, en pleine rue du Fouarre, c'est-à-dire
devant leurs écoles,- et sous les yeux du recteur et des maîtres*. Cette
bienheureuse rue était faite à souhait pour les rixes entre écoliers :
elle affermissait les pieds et amortissait les chutes avec la paille dont
elle était jonchée pour éteindre le bruit des chevaux et des voitures,
et on finit par la fermer à chaque extrémité d'une barrière qui, en
éloignant les profanes, en faisait une sorte de salle en plein air, où les
écoliers passaient la journée à jouer, à manger, à se quereller. Ou
bien c'étaient des guerres civiles de collège à collège, comme celle
^ Ch. Sorel, la Vraie histoire comique de Francion, édition Delahays , p. 179. — Les Caquets
de l'accouchée, édition Jannet, p. 70.
~ Sur les hostilités réciproques de nalion à nation, sur les railleries, les reproches et les
injures dont elles se poursuivaient continuellement les unas les autres, voyez Vllisloria
occidentaiis de Jacques de Vitry (cap. vu).
3 Ces bâtons ferrés, armes favorites des étudiants, s'appelaient Iribars; ils étaient épais et
lourds, et pouvaient aisément briser une tête ou une armure.
'' Ces batailles dans la rue n'étaient souvent que la suite naturelle des batailles dialectiques
et des disputes acharnées commencées durant la classe, et qui faisaient ressembler l'intérieur
d'une école à l'antre des tempêtes (Monteil, Histoire des Français, t. I, ép. xlvi). Les
divers statuts des réformateurs de l'Universiti, dont rien n'égale la minutie, insistent d'une
façon significative sur ce point, et recommandent aux maîtres, aussi bien qu'aux élèves, de
s'abstenir d'injures les uns envers les autres dans les réunions et les classes. — Voy. Statuts des
cardinauxde Saint-Marc et de Montaigu (1266) , Réforme du cardinal d'Estouteville (1452),
le Règlement du collège de la Marche, les Dialogues de Vives, Nie. Mercier, De offieiis
scolaslicorwn , et tous ces traités et manuels à l'usage des écoliers, d'une naïveté si grande
dans leurs prescriptions, et où l'on trouve tant de renseignements sur les mœurs et usages
de l'Université.
FETES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
37
qui s'éleva en 1522 entre Montaigu et Sainte-Barbe, et qui a foui-ni
à Nicolas Petit le sujet d'un poème latin : la Barbaromachie , imprimé
la môme année'.
Les cérémonies religieuses même n'étaient pas toujours respectées,
et, par exemple, la distribution des cierges de la CUiandeleur, qui se
faisait avec une certaine pompe dans les églises et chapelles de l'Uni-
versité, devenait quelquefois l'occasion de disputes et de scandales.
En 1465, pendant la messe que la nation de France célébrait ce
jour-là dans le collège de Navarre, à la suite d'une querelle survenue
lîtiiversité de Paris. Sceau de la nation de Picardie (xiv f-it-cle),
d'après l'original conservé aux Archives nationales, etc.
entre les écoliers, les cierges furent pillés et les orncmoiUs de raulcl
déchirés en lambeaux.
Une des sources les plus fécondes et les plus fréquentes du tumulU^
dans le peuple des étudiants, c'était l'élection des recteurs. Les Irri-
gues, les cabales, les rivalités, l'agitation électonde enfin, comme on
dirait aujourd'hui, se traduisaient souvent par des faits d'une violence
inouïe, qui nécessitaient l'intervention du prévôt de Paris et du lieu-
tenant criminel. On se battait avant l'élection, pour assurer le triomphe
de son candidat; on se battait après l'élection, pour le soutenir eoidie
ceux qui l'attaquaient. Souvent les huées des mécontents accueillaient
la proclamation de leur nouveau chef, et pierres et bâtons d'entrer
aussitôt en danse. La faculté des arts lança à plusieurs reprises de
vigoureux décrets contre ces guerres civiles; mais la turbulence natu-
* Quicherat, Histoire de Sainte- Barbe , in-8% t. I, ch. xvi.
38 LE VIEUX PARIS
relie à la gent universitaire prévalut toujours contre la sagesse et la
sévérité de ses règlements. L'autorité civile elle-même essaya, à diverses
époques, de prévenir le retour de semblables scènes, par des ordon-
nances qui témoignent suffisamment à elles seules de la juste défiance
où elle tenait les habitudes des écoliers. On a déjà vu qu'elle les avait
condamnés à une sorte de claustration , à la suite des événements qui
avaient ensanglanté le Pré -aux -Clercs dans le mois de mai 1557.
Dès 1318 on leur avait défendu de porter des armes : cette défense
fut souvent renouvelée par la suite ; et dans le xvii» siècle on la voit
reparaître coup sur coup, en 1604, 1619, 1621, 1623, 1635, etc. Bien
mieux, le Parlement, en 1575, avait interdit aux maîtres d'escrime
de demeurer dans le quartier des collèges; et en 1578, à la suite d'une
nouvelle algarade des écoliers, l'Université, si attentive pourtant contre
toute atteinte portée à son indépendance, prit une délibération où le
Parlement était supplié de tenir la main à la stricte exécution de cet
arrêt. Les Lois et Statuts de l'Académie et de V Université de Paris,
promulgués le 13 septembre 1598, portent en propres termes : « Les
écoliers ne pourront apprendre l'escrime; et afin de retrancher toute
occasion propre à les détourner de leurs études et à les jeter dans le
dérèglement, les rnaitres d'armes, les joueurs de flûte'/, les danseurs,
les histrions videront les lieux dépendant de l'Académie et seront relé-
gués au delà des ponts. »
L'enchaînement des idées nous a menés loin, sans pourtant nous
faire dévier de notre route. Les troubles, les désordres, les émeutes
et rébellions des écoliers sont mêlés par tous les points à l'histoire de
la vieille Université, et nous les trouverons encore sur nos pas. Mais
il est temps de fermer cette longue parenthèse et de revenir au cœur
même de notre sujet.
La fête principale que nous rencontrons d'abord après la visite
solennelle au Pré -aux -Clercs, c'est celle du Mai. Durant les derniers
jours d'avril, les écoliers se répandaient dans la campagne pour enle-
ver de grosses branches d'arbres et de jeunes chênes qu'ils rappor-
taient en triomphe et qu'ils allaient planter, le premier jour du mois
suivant, tant devant les portes des dignitaires de l'Université que
dans la cour de leur collège, en exécutant des danses tout autour.
Cet usage, général d'ailleurs, non seulement au moyen âge, mais jus-
qu'à la Révolution, fut aboli pour l'Université en 1539, par le recteur
Nicolas Godefroi.
1 On peut les lire à la suite de VHistoire de l'éducation en France, par M. Théry, 2 vol.
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ 39
Le mois de juin ramenait l'une des plus grandes solennités univer-
sitaires, la procession du Laiidit. Mais, à ce sujet, quelques explica-
tions préalables sont nécessaires.
L'Université exerçait de vieille date un droit sur le parchemin',
qu'on trouve établi par des témoignages authentiques dès avant la lin
du xiiio siècle, et qui remonte probablement plus haut. Les parche-
miniers de Paris ne pouvaient se fournir ailleurs qu'à la foire du
Landit ou à la halle des Mathurins, qui était le dépôt général de tout
le parchemin entrant dans la ville. Ces mesures avaient pour but de
facihter à l'Université l'exercice de son droit. Ainsi, quand la halle
des Mathurins avait reçu une provision nouvelle, le recteur, averti,
envoyait compter les bottes, qu'il faisait ensuite visiter et taxer par
quatre parcheminiers jurés de l'Université, et sur chacune desquelles
une redevance fixe lui était due. On ne devait vendre aux marcliands
qu'après vingt-quatre heures consacrées aux besoins des particuliers,
et surtout des écoliers. Pour le Landit, les choses se passaient abso-
lument de môme : le recteur y visitait le parchemin, dont la vente
était réservée d'abord aux maîtres , aux écoliers et à quelques autres
privilégiés. Ajoutons que, vers le milieu du xv° siècle, lorsque la foire
du Landit, qui se tenait jusque-là entre la Chapelle et Saint-Denis,
eut été transférée dans cette dernière ville, l'abbé de Saint- Denis en
prit occasion de disputer à l'Université son droit de visite du parche-
min, et tenta de le lui ravir. Ce fut dès lors un sujet de difficultés et
de protestations continuelles, et, à partir de l'an 1000, les recteurs
cessèrent d'aller au Landit, mais non les écoliers et les régents.
Le Landit était donc une sorte de foire universitaire, et il était
naturel que l'Université s'y rendît en corps; mais l'usage n'avait pas
tardé, comme toujours, à dégénérer en abus, et cette démarche était
devenue le prétexte de réjouissances bruyantes où l'on oubliait toute
discipline.
La foire du Landit s'ouvrait primitivement le premier lundi après
le Jl juin, fête de saint Barnabe, et ne durait que trois jours; par la
suite elle se prolongea beaucoup. Dès l'aube, les écoles étaient en
grande rumeur. Étudiants et maîtres accouraient de toutes parts se
ranger sur la place Sainte -Geneviève, et de là, à la suite de son chef,
l'immense cortège, accompagné de soudards en armes, môle de vaga-
bonds, parfois même, dit -on, de femmes et de filles déguisées -, et
1 Tous les corps de métiers qui se rattachaient à la science et aux lettres, libraires, relieurs,
enlumineurs, écrivains, dépendaient, comme les parcheminiers, de l'Université.
- Hurtaut et Magny, Dictionnaire de Pans, art. Landit.
40
LE VIEUX PARIS
escorté de bedeaux coilîés de leurs bonnets rouges tout neufs ', cadeau
obligé du recteur à chaque Landit, partait à cheval, marchant sur
deux lignes, tambours battants, trompettes sonnantes et enseignes
déployées. Pendant deux heures, la circulation était suspendue sur
son passage. Nulle fête peut-être ne lâchait plus complètement la
bride aux excès des écoliers ; nulle ne donnait lieu à plus de désordres
et de scandales, si bien que le mot landit était synonyme de diver-
tissement licencieux et tumultueux ^ Les recteurs et le Parlement s'en
préoccupèrent; mais il se passa des siècles avant que leurs arrêts
pussent réformer cette vieille licence, à laquelle la plupart des maitr-es
Université de Paris. Sceau de la nation d'Angleterre (xiv siècle),
d'après l'original conservé aux Archives nationale?, etc.
tenaient autant que les écoliers, et où ils prenaient largement leur
part.
En -1539, le principal du collège Sainte-Barbe, Jacques de Govéa,
armé des défenses du Pai^lement et de l'Université, voulant s'opposer
à ce que son collège célébrât le Landit dans la forme ordinaire, les
régents forcèrent les portes et les barrières , sortirent triomphalement
à la tête de leurs élèves, avec aimes et tambours, et rentrèrent le soir
dans le même apparat et au milieu d'un tapage infernal \ En 1609
' Les bedeaux jouaient un rôle important, public et privé, dans l'Universilé : ils renou-
velaient la paille et les jonchées d'herbe des écoles de la rue du Fouarre; ils les ornaient de
tapisseries dans les occasions voulues; ils figuraient majestueusement dans les processions,
cortèges , actes publics et toutes les cérémonies.
2 Car quand frères de cloistre sont frères de Landit,
Leur bonne renommée forment en amendrit. Jean de Meung.
3 Outre du Boulayet Crevier, voy. Quicherat, Histoire de Sainte-Barbe, t. 1 , ch. xxv.
FÈÏKS ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
41
seulement, après bien des arrêts et bien des décrets inutiles * qui
n'avaient amené que des révoltes et des violences , on parvint à
dompter l'opiniâtre résistance des sectateurs du Landit. A partir
de ce moment, le voyage de la place Sainte - Geneviève à Saint-
Denis sur deux files, avec tambours et trompettes, fut supprimé: il
ne resta de la vieille fête (pi'un grand congé, que les écoliers per-
sistèrent longtemps encore à aller passer sur le champ de foire, en
compagnie de leurs l'égents et de leurs maîtres pai'ticuliers. Jusqu'à
la Révolution, vous les eussiez vus arriver fidèlement le jour de l'ou-
verture, (pii à clieval sur une rosse étique, qui dans une carriole dé-
Universilé dp Paris. Sceau de la faculté de théologie (xiv si^iIe/,
d'après l'original conservé aux Archive;- nationales, etc.
bordante de rires et de cris, et dévaliser les Ijoutiques dos marchands,
mettre les cabarets au pillage, dîner sur l'iierbe, remplir Saint-Denis
enfin de leur gaieté et de leurs folies ^
Un rimeur du xiii^ siècle nous a laissé une description curieuse '
de ce monde en miniature, de cette grande ville giouill;mle et foiu'-
millante qui revenait chaque année camper i)Oui' quelques jours aux
portes de Paris, ramenant en avalanches, de tous les points de l'Eu-
rope, des monceaux de parchemin, de lingerie, de pelleterie, de cuir,
' Xolamment en lo58. En looO, on avait voulu restreindre considérablement le cortège, en
limitant le nombre des maîtres et écoliers à une douzaine par nation.
- .Mercier, Tableau de Paris , ch. dv.
3 Le Dit du Landit, qui date de 1290 à 1300. — Voy. encore Sauvai, t. I ; — Depping,
introiuction au Livre des métiers, d'Ét. Boileau , p. 38; — Tabbé Lebœuf, Histoire de la
ville et du diocèse de Paris, in- 12, t. III, p. 246.
42 LE VIEUX PARIS
de toiles, de tapisserie, de mercerie, d'habits vieux et nouveaux; et
les changeurs, les orfèvres, les chaudronniers, les épiciers, lesregrat-
tiers, les marchands de chevaux, les marchands de drap, les mar-
chands de vin, etc. etc. On conçoit que les écoliers tinssent à cette
foire. Quant aux maîtres, ils avaient une autre raison pour y tenir
davantage encore. Jusque dans les premières années du xviF siècle, les
élèves payaient leurs régents en trois fois différentes, et le droit du
Landit, se montant à cinq ou six écus d'or, était le plus considérable
de tous : ils fichaient la somme dans un citron, que renfermait un
verre de cristal , et l'apportaient aux régents , au bruit des fifres et des
tambours; car rien ne se faisait sans tambours ou sans trompettes
dans la vieille Université. Ceux-ci leur donnaient en retour le grand
dîner d'usage, sous une tente dressée dans la plaine ou au cabaret.
La suppression de ce droit par le Parlement excita parmi les régents
une colère dont Nicolas Bourbon se rendit l'organe dans son Tndi-
(jnatio valeriana, qui lui valut quelques jours de prison. L'idée du
Landit était si bien associée à celle de cette redevance, que le mot
s'employait souvent pour désigner les honoraires des professeurs, et
que , par un l)izarre anachronisme , Malherbe s'en est servi en ce sens
dans sa traduction du De beneficiis de Sénèque '.
Outre le grand Landit du mois de juin, il y avait ce qu'on appelait
le petit Landit, dans le mois d'août : on y venait apporter aux régents
(juelques écus avec les mômes cérémonies que nous avons décrites,
et ceux-ci répondaient derechef à cette civilité par un repas, dont ils
avaient fait eux-mêmes les apprêts, et durant lequel des flûtes et des
harpes enchantaient les convives des sons de leur harmonie. Le len-
demain, les élèves tenaient à cœur de rendre aux maîtres dîner pour
dîner, et parfois la lutte de courtoisie n'en finissait pas. Le petit Landit
fut également l'objet de diverses réformes et prohibitions, qui eurent
besoin de se renouveler longtemps avant d'atteindre leur but.
Le 25 août, jour de la Saint-Louis, au moment où allaient s'ouvrii'
les vacances de la faculté des arts, se célébrait dans chaque collège,
au moins depuis le règne de François 1'^'", une cérémonie publique
dans laquelle on peut voir le germe de la distribution des prix actuelle.
On tendait la cour et les arbres de draps blancs sur lesquels étaient
disposées, entre des guirlandes de feuillage, les bonnes pages d'écri-
ture des jeunes élèves et les meilleures compositions des humanistes,
calhgraphiées avec art, et chacun se tenait près de son ouvrage, pour
recueillir les remarques des invités, tandis que, dans la grande salle,
1 Origines de Ménage, art. Landit.
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
43
les philosophes et les rhétoriciens se livraient à des exercices égale-
ment publics par- devant une sorte de jury ^
Le mois de novembre ramenait la Saint-Martin et la Sainte-Catherine,
qui se passaient avec les désordres accoutumés. L'Université possé-
dait, sous le vocable de ces patrons, deux églises, Saint- Martin -des -
Champs et Sainte- Catherine- du -Val -des -Écoliers , où elle se rendait
fréquemment en processions solennelles.
La Saint-Nicolas (6 décembre) était une des principales dates du
calendi'ier universitaire, et des plus follement célébrées par les éco-
liers. Elle offrait plusieurs points de ressemblance avec les Regalia et
avec la fête des Fous des clercs de Notre-Dame, autant qu'on en peut
juger par les renseignements incomplets qui nous ont été transmis sui'
Université de Paris. Sceau de la faculté de médecine (xiv* siècle),
d'après l'original conservé aux Archives nationales, etc.
son compte. Ainsi, en 1275, la nuit comme le jour, tant à la Saint-
Nicolas qu'à la Sainte- Catherine, les écoliers parcouraient les rues
de la ville, couverts de masques, brandissant des torches, dansant,
insultant les bourgeois. En 1276, le légat Simon de Brie les accuse
de se livrer, dans certaines fêtes, absolument aux mêmes excès et
aux mêmes folies qu'on reprochait aux diacres de l'église catliédi'ale
dans la fête des Fous. — Le 5 décembre 4363, veille de la Saint-
Nicolas, on voit écoliers et régents s'assembler pour élire un évoque
burlesque. En 1365, les élèves de Saint- Nicolas du Louvre, qui pré-
tendaient avoir droit de franchise dans toute l'enceinte de leur cour
et des maisons dépendantes, poussent leurs bruyantes réjouissances
jusque fort avant dans la nuit. Le guet, faisant sa ronde, s'émeut de
ce tumulte, et, sur leur refus d'y mettre fin, les attaque et en em-
mène quelques-uns en prison. Les archers furent punis sévèrement
* Ëlie Vinet, Schola aquilanica. — Quicherat, Histoire de Sainte-Barbe, t. 1 , p. 90.
44 ].E VIEUX PARIS
pour avoir violé les privilèges de l'Université; mais la franchise du
collège n'en fut i)as moins restreinte à la chapelle et au cimetière.
Deux années plus tard, nous trouvons les écoliers renouvelant la
cérémonie bouironne de l'élection d'un évoque; en habits de prélats,
ils le conduisent processionnellement chez le recteur, puis courent les
rues la nuit entière avec des flambeaux allumés. Ils sont rencontrés
par le guet, et il en résulte une rixe acharnée. Tous les délinquants
furent condamnés à faire amende honorable à genoux et pieds nus,
dans le chapitre des Mathurins ^ .
Un des poètes latins les plus remarquables du xii^ siècle, Hilaire, a
laissé une pièce de vers intitulée : Papa scholaslicus {le Pape des
écoliers)^ qui semble avoir été inspirée par cet usage, et qu'on pour-
rait prendre pour Tliymne d'inauguration et de triomphe chanté par
les étudiants au sacre burlesque de leur évêque, le jour de la Saint-
Nicolas ou de l'Epiphanie.
Il ne faut pas omettre non plus les fêtes et divertissements auxquels
donnait lieu l'entrée dans l'Université des nouveaux étudiants, qu'on
appelait les héjauncs, — terme emprunté au vocabulaire de la fau-
connei'ie, où l'on désignait de la sorte les oiseaux au bec jaune, c'est-
à-dire tout novices encore. Par extension, le' mot béjaime s'entendait
aussi du droit de bienvenue que devaient payer les nouveaux régents,
m;us suj'tout les nouveaux élèves.
Béjaune se disait beanus dans la l)asse latinité, qui formait la langue
commune de toutes les nations universitaires. La délinition du terme
est dans son acrostiche, dit Lambecius ■^, et il l'exphque ainsi, en
prenant chaque lettre pour l'initiale d'un mot : Beanus Est Animal
Nesciens Vitam Studiosorum. Ménage l'exphque de même dans ses
Origines, à cette exception pi'ès qu'il substitue Asinns à Animal,
variante qui a son importance ! De tout temps le béjaune avait été
considéré comme une matière exploitable et corvéable à merci, et les
brimades d'aujourd'hui remontent haut. Saint Grégoire de Nazianze
a décrit, dans un de ses discours, comment les nouveaux venus
étaient reçus et bafoués dans les écoles d'Athènes. L'Université de
Paris avait bien perfectionné ces pratiques : non contents de leur faire
payer un droit d'entrée souvent fort élevé, il n'était pas de vexations,
de railleries, de mauvaises niches, de farces ridicules et souvent
cruelles dont les anciens ne régalassent ces malheureux. Ceux-ci
formaient une confrérie particulière, qui avait pour chef l'abbé des
' Du Boulay, fHstor. univ. Parh., t. 111, p. 431. - Sauvai, l. II, p. 622.
2 Epislolse obscurorum virortim.
FÊTES ET JEUX DE I/UNIVERSITÉ /,g
béjaunes, nommé par le suffrage universel, et le jour des Innocents,
qu'on avait choisi par dérision, cet abbé, monté sur un àne, parcou-
rait les rues de Paris à la tète de sa confrérie, se livrant à toute sorte
d'extravagances. Le soir, il donnait le baptême aux béjaunes en les
aspergeant avec des seaux d'eau sale. II y avait des béjaunes même
dans les classes de théologie, comme on le voit par uîie sentence
de 4476, qui condamne à une amende de huit sols parisis l'abbé des
béjaunes en théologie du collège de Sorbonne, pour avoir manqué à
une partie de son devoir le jour des Innocents ^ Puis tout le collège
mangeait, buvait, jouait des momeries satiriques, se divertissait enfin
aux dépens des pauvres diables, que l'impôt pi'élevé sur eux ne pré-
servait pas des railleries, des injures et même des coups. J^e 21
mars 13it2, par un décret sévère, l'Université abolit le droit forcé du
Contre-sceau de l'Uriiversilé île Paris (xiv siècli» ,
d'après l'original conservé aux Archives nationale:;, etc.
béjaune; mais les cérémonies bouiïonnes dont nous avons dit iiii mol
persistèrent longtemps encore, i)uis(iue, à la lin du w^ siècle ( lilKJ),
les statuts du collège de Saint- Bernard les proliibèi-enl en des termes
qui nous offrent en même temps quelques révélations sur la nature
de cet abus. Ils interdisent les réceptions de béjaunes, nec non Ixijii-
lationes, lihraiiones, reliquasque ornnes insolentias... in capHulo,
in (lormitorio, rn parvis schoJis, in jardinis. Ils cassent le litre
et la charge d'abbé des béjaunes, et ordonnent de i^emettre au pro-
viseur omnia uasa, munimenta et instrumenta hujusmodi leuitalibus
dicata *-.
L'Université avait encore, dans le mois de décembre, une quatrième
fête publique : sa procession générale, qui revenait à époque fixe,
indépendamment de toutes les auties, et oi'i les écoliers se monliaient
' L'abbé Lebœuf, II, lxxh.
* Ducange, Glossarium , art. Bejanus, Bejnunium,
46 LE VIEUX PARIS
si turbulents, qu'en 4489 on fut obligé d'abolir, ou du moins d'inter-
rompre l'ancien usage d'après lequel beaucoup d'entre eux marchaient
en tête du cortège, derrière des enseignes et bannières. Il y avait
aussi une procession tous les trois mois , lors de l'élection du recteur.
Ce chef suprême était d'abord nommé pour un mois, ou pour six
semaines seulement : on ne tarda pas à voir les inconvénients des
élections trop multipliées, et, en 1278, le cardinal légat, Simon de
Brie, fit prolonger leur pouvoir pendant trois mois, ce qui était bien
court encore. Quatre intrants, que les maîtres choisissaient dans les
quatre nations, élisaient le recteur à la chandelle éteinte, c'est-à-dire
qu'on plaçait une chandelle allumée sur la table pendant l'assemblée,
et qu'il fallait que les intrants fussent tombés d'accord avant que la
chandelle ne s'éteignît, sauf à être remplacés par d'autres dans le cas
contraire. Une fois élu, le nouveau recteur était reconduit procession-
nellement chez lui, accompagné des nations et des membres des
quatre Facultés, tous revêtus de leurs costumes. Lui-même portait
ses habits de grande cérémonie : — une robe d'écarlate violette à
manches froncées, une ceintui'e de soie de la môme couleur, ornée
de glands soie et or, un fort ruban passé en baudrier de gauche
à droite, d'où pendait une escarcelle en velours violet, garnie de
boutons et de galons d'or, et contenant le sceau de l'Université avec
les clefs de la caisse commune; sur les épaules un mantelet d'hermine
et sur la tête le bonnet carré '. Arrivé à son logis, le nouveau rec-
teur, qui était souvent un simple régent de collège, offrait le vin et
les épices à ceux qui l'avaient reconduit. Cette coutume était du moins
en vigueur au milieu du xv^ siècle.
Voici quels étaient, au xviic, l'ordre et la composition de la pro-
cession de l'Université lors de l'élection du recteur, qui avait encore
lieu quatre fois par an.
En tête marchaient les mendiants: cordeliers, jacobins, augus-
tins et carmes, avec la croix; puis deux bedeaux vêtus de robes noires
à manches plissées , portant sur l'épaule des masses de vermeil , et le
bonnet carré en tête. Ils étaient suivis des régents de tous les col-
lèges , en robes noires à manches froncées et bonnet carré , et d'une
vingtaine d'ecclésiastiques avec six religieux de Saint -Martin -des -
Champs, tous revêtus de chapes et de surplis, pour chanter à la pro-
cession. Venaient ensuite le petit bedeau de la faculté de médecine,
avec sa masse et sa robe noire , et les bachehers de médecine en
> Pasquier, Recherches de la France, liv. IX, ch. xxii et xxiii. — Chérue Dictionnaire
des institutions , art. Recteur.
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ 47
épitoges fourrées; puis le petit bedeau de lu faculté de droit, les
bacheliers de la même faculté, avec leurs épitoges rouges doublées
de fourrure blanche, et les bacheliers et docteurs des ordres religieux
avec leur habit ordinaire de religion. Derrière eux, le petit appari-
teur de la faculté de théologie, en robe d'écarlate violette à manches
froncées, sans masse, précédait les bacheliers et licenciés de cette
faculté, couverts de longues chapes noires avec la fourrure blanche
par- dessus. On voyait successivement ensuite les quati'e procureurs
des nations de la faculté des arts, en épitoges rouges, précédés de
leurs bedeaux; le grand bedeau de la faculté de médecine, en épitoge
bleue fourrée de vert, avec une masse de vermeil, marchant en tête
des docteurs de la môme faculté, vêtus de longues chapes d'écarlate
rouge à fourrure blanche par- dessus; le premier bedeau ou greffier
de la faculté de droit, en épitoge violette fourrée de l)lanc, et les
docteurs de cette faculté, en robes d'écarlate avec le chapeau fourré,
comme les conseillers du Parlement; le greffier ou premier apjiari-
teur de la faculté de théologie, en robe à manches froncées, d'écar-
late violette, au collet rond et renversé, doublé d'une fourrui'o
blanche; les docteurs en théologie, vêtus de grandes chapes noires,
et, par-dessus, leurs fourrures et tours de col d'hermine blanche;
enfin quali'e bedeaux en robes noires à manches plissées, portant sui'
l'épaule des masses de vermeil, et marchant de front; et, poui- fermer
la marche, le recteur, avec la pompe et la majesté d'un roi, revêtu
du costume que nous avons décrit plus haut. F^e recteur avait d'ordi-
naire à sa gauche le doyen de Sorbonne, ou, à son défaut, le plus
ancien docteur de la faculté.
Dans les cérémonies extraordinaires s'ajoutait au défilé, devant les
procureurs des quatre nations, le clerc des Messageries, tenant un
bâton d'azur semé de fleurs de lis d'or, couvert, par-dessus sa robe
noire, d'une tunique de toile violette en forme de cotte d'ai-mes, comme
celle des hérauts, et portant devant et derrière les armes de l'Univer-
sité*. Cette procession partait toujours des Mathurins pour se rendre
de là dans une autre église.
Le recteur avait d'immenses prérogatives. Sa place était marquée
aux premiers rangs dans les cérémonies publiques. Quand il mourait
dans l'exercice de ses fonctions, on lui rendait les mêmes honneurs
qu'aux princes du sang : il restait exposé huit jours sur le lit de parade;
les cours étaient obligées de venir jeter l'eau bénite et d'assister à son
service, et on l'enterrait à Saint- Denis. Les funérailles d'un recteur
' Lemaire, Paris ancien el nouveau, 1683, t. I , p. 435 et suiv.
48
LE VIEUX PARIS
mort vers l'an 1600 coûtèrent jusqu'à vingt- huit mille livres, somme
énorme en tout temps '. Du reste, l'Université avait en grand souci
les obsèques de ses moindres membres; il était réglé, par exemple,
que la moitié des maîtres devaient rester jusqu'à la fin à celles d'un
simple écolier des arts -, et tous les étudiants étaient fortement en-
gagés à assister en costume à celles de leurs camarades ^
Bedeau de l'Université, d'après une pièce conservée au cabinet des Estampes.
(Costumes et mœurs, Henri III, p. 113.)
En outre, les processions extraordinaires de l'Université revenaient
fi'équemment. On les ordonnait parfois comme spectacle, et c'est ce
qui eut lieu particulièrement le l^i- décembre 147G, où le cortège eut
soin de passer sous les fenêtres du roi de Portugal , Alphonse V, venu
à Paris pour y solliciter des secours , et logé par Louis XI dans la
rue des Prouvaires ''. Il ne se passait pas un événement de quelque
importance que l'Université ne le célébrât de cette façon; il n'y avait
1 Journal de Barbier, édit. Charpentier, t. II, xxxviii.
2 Statut de Robert de Courçon (1215).
3 Réforme du cardinal d'Estouteville.
'1 Jean de Troyes, Chronique de Louis XI (Collection Michaud, t. IV, p. 227).
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
49
pas un grand intérêt en jeu dans l'Église ou dans l'État, qu'elle n'or-
donnât une procession pour implorer la protection de Dieu. Elle en
entreprenait pour l'extinction du schisme, pour le maintien du con-
cile de Bàle, pour célébrer la réduction de Paris sous l'autorité de
Charles VII, pour la promotion d'un nouveau pape, pour demander
le secours du ciel en faveur de François ï'"'" contre Charles - Quint ,
'^«^
Le recteur de l'Université de Paris, d'après une pièce conservée au cabinet des Estampes.
(Costumes et mœurs, Henri III, p. 1U9.)
pour faire amende honorable des sacrilèges commis par les héré-
tiques, pour purifier le Pré -aux- Clercs, profané par les assemblées
secrètes des huguenots ', etc. etc.
Tout lui était prétexte à ces démonstrations publiques. Chargeait-
elle le recteur d'aller rappeler aux généraux des aides ses privilèges
d'exemption de tout subside, elle décidait qu'il se ferait accompagner
d'un nombreux cortège, pour donner plus de poids à sa réclama-
tion (1459). Maître Janotus de Bragmardo, quand il va redemander à
' Voir, sur ces processions particulières à l'Université, Crevier, t. IV, pp. G7, 81, 222,
273, 303; t. V, pp. 145, 212, 321 ; t. VI, pp. 64, 444, etc.
4
50 LK VIEUX PARIS
Gargantua les cloches de Notre-Dame, touche devant soi trois bedeaux
à rouge museau, et traîne après soi cinq ou six maîtres bien crottés.
C'est peu, et Rabelais raille l'Université, qui faisait mieux les choses.
Avait -elle obtenu la délivrance de quelques écoliers retenus dans les
prisons du lieutenant criminel, elle les ramenait chez eux en triomphe,
avec un cortège qui montait bien vite à près d'un millier de per-
sonnes (1453). La moindre de ses démarches s'accomplissait avec la
même pompe, le môme étalage.
Des Mathurins le cortège se rendait presque toujours, soit aux
Gélestins, soit à Saint- Martin-des-Champs, soit à Sainte- Catherine-
du-Val-des-Écoliers, et généralement un très grand nombre d'étu-
diants marchaient en tête, tenant en main des cierges allumés.
Navarrais, Gholets, Bernardins, Lombards, Barbarains, Montacu-
tiens; ceux des collèges de Harcourt, de Beauvais, de la Marche, de
Dormans, de Justice, du cardinal Lemoine, de Bayeux, de Presles,
de Narbonne, du Plessis, d'Arras, de Lisieux, deBoncourt, du petit
collège de Hubant ou de VAve-Maria ' ; les graves sententiaires du
parvis Notre-Dame, les turl)ulents artiens de la rue du Fouarre, et
les suppôts de la très saluhre faculté de médecine, les pauvres Ijour-
siers des Bons -Enfants et les humbles capettes de Montaigu, aussi
bien que les portionistes et les caméristes ^, tous avec leurs longues
robes traînant jusqu'aux talons et serrées d'une ceinture ^, avec leurs
tahards de hrunette, comme on disait alors, leurs chapes et leurs
capuces, marchaient à leurs rangs respectifs, derrière les pennons
et les bannières de chaque collège qui flottaient au vent, sous la
conduite des principaux de chaque établissement et des procureurs
de chaque nation. Dans la procession du 10 avril 1436, célébrée pour
remercier Dieu de la rentrée de Charles VII à Paris, plus de quatre
mille personnes, tant maîtres qu'écoliers, tenaient toutes un cierge à
la main. Une autre, célébrée quelques années auparavant, était si
' 11 avait été fondé vers 1346 pour six élèves boursiers. On en peut voir le règlement curieux
dans un manuscrit du musée des Archives, dont les naïves enluminures nous font pénétrer
dans la vie intime du collège.
2 Les portionistes correspondaient aux pensionnaires d'aujourd'hui : ils payaient pension
pour être logés, nourris, surveillés, instruits dans le collège. Les caméristes étaient des
jeunes gens appartenant à des familles riches, qui vivaient en chambre, sous la direction
particulière d'un pédagogue, se nourrissant à leurs frais, et ne recevant du principal de
collège que le local, le feu pour leur cuisine et l'instruction.
3 Chaque statut et règlement de l'Université fait une loi aux bacheliers , maîtres es arts , etc.,
de ce vêtement long, décent, bien fermé, et interdit absolument les tuniques courtes, ou-
vertes, décolletées, retroussées, les barioluros dans les habits, les souliers recourbés en
pointe, les nœuds de rubans, etc. La Réforme du cardinal d'Estouteville répète cette recom-
mandation pour chacune des facultés.
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ 51
nombreuse, que, lorsque les premiers rangs touchaient déjà à Saint-
Denis, terme de la procession, le recteur se trouvait encore aux
Mathurins. Plusieurs ordres religieux assistaient à ces cérémonies, et
en 1565, dans la requête par laquelle ils demandaient à l'Université
de les recevoir dans son sein, les jésuites proposaient de se rendre à
ces processions et d'y envoyer un certain nombre de leurs élèves.
Les nations avaient aussi quelquefois leurs processions parlii'u-
lières : c'est ainsi que, le 10 juin H15, la nation de France en fit une,
se rendant aux Célestins, à l'extrémité de la rue du Petit- Musc, où
elle allait célébrer un service solennel pour le duc d'Orléans, récem-
ment assassiné par Jean Sans-Peur. La particularité la plus remar-
quable de cette procession, c'est que l'évèque de Paris y marcha à
pied, côte à côte avec le procureur de la nation. L'Université tenait
fort aux questions <le préséance et n'était pas disposée à céder, fût-ce
à l'évoque, ce qu'elle considérait comme son droit. Voici encore un
fait qui le prouve d'une façon curieuse. En lii'i, l'évèque de Paris
et le recteur avaient indiqué pour le même jour une procession, l'un
de tout son clergé à Notre-Dame, l'autre de l'Université à Saint-
Magloire. Quand l'Université fut réunie aux Mathurins, avant la céré-
monie, on discuta sur cette bizarre rencontre, et les facultés supé-
rieures furent d'avis qu'on se joignît à la procession de l'évèque; mais
la faculté des arts tint bon pour celle du recteur, soutenant que l'Uni-
versité, tille aînée du roi, ne devait point cé<ler à l'évèque, et ([ue
le contraire serait plutôt convenable. Elle l'emporta : non seulement
la pi-ocession de l'Université eut lieu, mais il fut même grandement
question de retrancher du corps le docteur qui avait prêché à celle de
l'évèque.
L'Université prenait également part à toutes les processions géné-
rales; elle était convoquée à toutes les entrées de rois, de princes et
de légats, en un mot, aux grandes cérémonies publiques. Partout elle
portait la même susceptibilité ombrageuse pour la conservation de ses
droits et privilèges, et il n'y avait, pour ainsi dire, pas une de ces cir-
constances qui ne donnât naissance à quehjue dispute, souvent accom-
pagnée de tumulte et de rixes. A l'enterrement de Chai'les V (1300),
quand on apporta son corps du château de Beauté â l'abbaye
Saint- Antoine, d'où la pompe devait partir pour Saint-Denis, le
recteur voulut absolument marcher à côté de l'évèque, et comme
on lui disputait cette place, les écoliers vinrent se ranger avec fracas
autour de lui. Repoussés par les archers, ils se défendent, attaquent â
leur tour et troublent la cérémonie. Il fallut en emmener plusieurs en
prison. Le 14 juillet 1404, pendant une procession à Sainte-Catherine-
52 T^K VIEUX PARIS
du - Val - des - Écoliers , les étudiants qui marcliaieut en tête ren-
contrent les pages du chambellan Charles de Savoisy. Ceux-ci veulent
traverser les rangs avec les chevaux qu'ils menaient à l'abreuvoir;
repoussés à coups de pierres par les écoliers, ils rentrent à l'hôtel,
s'arment, amènent un renfort de valets, et la bataille s'engage. Ce
fut un combat acharné, où le sang coula, où l'église môme ne fut
pas épargnée par les valets, mais qui, en définitive, coûta cher à
Charles de Savoisy, car son hôtel fut rasé en expiation des violences
de ses gens.
Aux funérailles de Charles VIII, l'Université accompagna proces-
sionnellement le corps à Saint -Denis, formant à elle seule toute la
gauche du cortège : d'abord les écoliers de la faculté des arts, puis
les nations et les facultés suivant leur ordre, jusqu'au recteur, qui,
précédé par les bedeaux avec leurs masses, faisait vis-à-vis aux pré-
lats. C'était un triomphe dont le corps se montra fier. Aussi, comme
on avait fait imprimer un récit des funérailles où les choses n'étaient
pas rapportées fidèlement, les députés de l'Université, transportés
d'une indignation légitime, ordonnèrent que cet écrit serait brûlé
(hms une de ses processions.
Mais les droits du recteur et de l'Université n'eurent jamais tant de
périls à subir et tant de combats à livrer que lors des obsèques de
la reine Claude, en 1526. Du Boulay et Crevier ont rapporté, avec
l'étendue et la gravité séantes, toutes les péripéties de cette lutte,
où l'honneur du corps fut sauvé par l'inébranlable fermeté du rec-
teur; et, quoi qu'en puissent penser les doctes historiens, cet épisode
nous paraît à peu près de nature à fournir un pendant au poème
héroï- comique du Lutrin.
On voit dans ce récit, ainsi que par bien d'autres passages encore,
que l'Université considérait comme n'étant pas de sa dignité de sortir
hors des portes de la viDepour aller au-devant du corps; qu'elle avait
le droit de marcher sur une môme ligne à la gauche du chapitre, en
sorte que le recteur se trouvât au niveau du doyen; et qu'elle préten-
dait prendre le pas sur la chambre des comptes et la cour des aides.
Lors de l'entrée du l'oi Henri II, l'Université essaya môme d'intro-
duire une innovation qui marque son désir de briller et de produire
de l'effet : jusqu'alors elle attendait le roi, pour le saluer et le haran-
guer, devant Sainte -Geneviève- des -Ardents, peu distante de Notre-
Dame; mais, ayant décidé cette fois qu'elle irait jusqu'au prieuré de
Saint-Lazare, où le roi recevait les hommages des autres compa-
gnies, elle résolut qu'elle s'y rendrait à cheval, et il fallut, pour
l'empêcher, une lettre du roi sollicitée par les théologiens, les seuls
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
53
(}ui .s'elïrayasseiit à l'idée de cette cavalcade, dont les ti'uis autres
l'acultés ne voulaient pas démordre.
Que serait-ce si nous avions à parler de toutes les fêtes d'intérieur
et de famille, pour ainsi dire; à décrire, par exemple, l'obit de
Rol)ert de Sorbonne, que chaque année elle célébrait solennellement
en corps; les visites du recteur dans les collèges, qu'il devait inspectei-
une fois chaque mois; les bouffonneries satii-icpies, les cérémonies gio-
Université de Paris. — Réception d'un docteur, vers 1620. (D'après Crispin de Pas.
tesques des paranymphes , <jui furent abolies seulement au milieu du
xviiic siècle, et tant d'autres divertissements renfermés dans les murs
de tel ou tel collège, comme la solennité du cardinal, cpii se célébrait
les 12 et 13 janvier dans le collège du cardinal Lemoine ' !
On voit que la vieille Université n'était pas seulement la mère du
savoir, mais celle aussi « des jeux et des ris » , et qu'elle aimait à
marier utile dulci, suivant le précepte d'Horace. On se demande^
même comment, au milieu de tant de folies, dont la plupart sub-
sistèrent simultanément durant de longues années, il pouvait lui
' Voir sur ces fêtes: Pasquier, Recherches: , liv. IX, ch. xxiii;— du Houlay, t. VI, p. 700:
Mémoire pour la FaciiUé de théologie, au sujet des Paranymphes (1745); — Crevier, l. IV,
p. 309; t. VI , p. 238; — Dulaure, Ilisl. de Pari< , t. II, p. 287; — Chéruel, Dictionnaire des
instit., art. Moine [le], Paranymphe el Recteur.
54 LK VIEUX PARIS
rester du temps pour se livrer à l'étude, et on n'en est que plus
pénétré d'admiration pour ces savants docteurs qui avaient trouvé le
moyen de s'instruire in utroquc jure, d'apprendre Aristote par cœur,
et les deux Priscien, Ravisius Textor, Mathurin Cordier, les Colloques
et les traités d'Elrasme, la grammaire de Diomède, les huit auteurs
moraux, le Despautère, les Grands Synonymes , le Donat, le Facet,
ïhéodelet, Alanus in 'paraholis, le Doctrinal, et tous les livres énu-
mérés par Rabelais en l'éducation de Gargantua, d'approfondir enfin
le trivium et le quadrivium, à travers ce tourbillon de jeux, farces,
momeries, processions, mascarades, cavalcades, rixes et batailles, qui
aujourd'hui suffiraient largement à remplir toute une vie d'étudiant.
Mais il ne faut pas que la multitude de ces fêtes et l'entrain avec
lequel on les célébrait fassent illusion : la discipline intérieure des
collèges était très sévère, et souvent même rude; la journée entière
était remplie par l'étude et les leçons dans leurs diverses formes, à
peine entrecoupées par de courts moments de repos, qui n'étaient
pas toujours des récréations'. Les statuts de la plupart des collèges
sont d'une parcimonie excessive sur cette matière, et semblent moins
reconnaître la nécessité hygiénique des jeux et des exercices corporels
que les tolérer, en s'efforçant de les régler et de les restreindre le plus
possible ^ Une telle sévérité amenait naturellement la réaction. \\ fallait
bien que l'arc se détendît quelquefois, et alors les élèves apportaient
dans leurs jeux publics la même ardeur impétueuse qu'ils mettaient
dans leurs exercices scolaires. Ces hommes du moyen âge et de la
Renaissance ne faisaient rien à demi. Et ce n'est pas seulement à l'im-
puissance do l'administration et à la mauvaise organisation de la
police qu'il faut attribuer l'impunité fréquente et le continuel renou-
vellement de toutes ces fêtes bizarres, de ces désordres, de ces excès,
de ces abus où l'orgueil et l'enivrement de son importance entraî-
naient l'Université; c'est encore et surtout au profond respect, à la
vive admiration qu'on professait alors pour la science, et qui rejaillis-
saient jusque sur les clercs, en les protégeant dans leurs folies par le
souvenir de leurs études.
Ajoutons qu'on aurait une idée très fausse de la vie universitaire
au moyen âge, si l'on n'en voyait que cette face, la seule que nous
ayons abordée, parce qu'elle était la seule qui nous regardât. Les règle-
ments n'oul)liaient pas plus les devoirs religieux et charitables que les
études des élèves, et les enluminures de plus d'un registre scolaire
1 Rob. Goulet, Wepfacfo^/ma, cap. iv.— Thurot, De l'organisalion de l'enseignement, in-8».
« Rathery, Les anciens collèges de Paris {Journal général de l'instruction publique du
2 février 1856).
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
5S
nous les montrent visitant les prisons et les hôpitaux, faisant les
prières, les olTrandes et les aumônes de fondation.
Les seules fêtes de la vieille Université qui soient arrivées jusqu'à
nous sont celles du grand concours et de la Saint- Charlemagne.
« Li enfant doivent dire chacun jor, après Matines dites, Salve R»gina
à genolx et jointes les mains devant l'ymage Notre-Dame. »
Li premier des enfanz qui se veile de nuit
doit soner la cloque et dire Ave, Maria. »
« Le semainier doit doner a boire
es oyseaux chacun jor. »
La vie de collège dans l'Université de Paris à la fin du xiv siècle;
d'après le registre des Archives nationales MM 406 (collège de Hubanl).
Le concours général entre tous les lycées et collèges de Paris, aux-
quels on adjoint celui de Versailles, a eu lieu pour la première fois
en 1747, le 23 août, avec beaucoup de pompe et d'éclat, par suite
d'un legs du chanoine Legendre, mort quatorze ans auparavant. Il
avait fondé par testament des prix destinés aux auteurs des trois plus
belles pièces de vers héroïques français, aux trois plus beaux morceaux
de prose, aux trois meilleures odes latines, etc., et le bénéfice de ces
dispositions testamentaires, vainement attaquées par des collatéraux,
fut attribué par le Parlement de Paris à l'Université. Quelque temps
56
LE VIEUX PARIS
après, la fondation s'accrut successivement et coup sur coup par les
donations Goffin, J.-D. Goignard et Collot'.
Mais le concours général ne se rattache que très indirectement à
notre sujet. C'est pourtant, aujourd'hui encore, un des spectacles du
quartier latin. Le jour de la distribution des prix, qui a heu invaria-
Les enfants du collège doivent donner chaque année « à la Toussaint, au Chatelet,
à XXV prisoniers pouvres, à chacun quatre deniers ».
Les enfants doivent donner, chaque jour, « cinq escuelées de potage,
en chacune escuele troys pièces de pain »,
La vie do collège dans l'Université de Paris à la fin du xiv siècle;
d'après le registre des Archives nationales MM 406 (collège de Hubanl),
blement le premier lundi d'août dans le grand amphithéâtre de la
Sorbonne, les curieux s'amassent, pour voir défiler le ministre de
l'instruction pubhque, les hauts dignitaires , les professeurs en robes,
les jeunes lauréats, les facultés précédées de leurs massiers, comme
au temps de Boileau et de Molière, les invités, les parents, la musique.
> Jourdain, Hist. de VUnicersilé de Paris, in-folio, iiv. 111, ch. v.
FETES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ
57
C'est par là seulement que cette cérémonie universitaire rentre dans
le cadre du présent livre.
L'Université, qui se jugeait héritière et descendante de la fameuse
École palatine, considérait le grand empereur d'Occident comme son
fondateur, bien que, en réalité, elle n'eût été constituée délinitive-
Les enfants doivent aller chaque année, le jour de la Toussaint, à l'Hôtel-Dieu,
et donner à vingt- cinq pauvres, à chacun quatre deniers.
Les enfants doivent, le jour de la Fête-Dieu, porter devant Notre- Seigneur
un cierge d'un quarteron de cire vierge.
La vie de collège dans l'Universilé de Paris à la fin du xiv« siècle;
d'après le registre des Archives nationales iNLM 406 (collège de Hubanl).
ment et à l'état de corps, avec ses statuts et ses privilèges, que par
Philippe-Auguste. Charlemagne était le patron général de l'Univoisité
et le patron spécial de la nation d'Allemagne. A quelle ('[)oque l'Uni-
versité s'est- elle placée sous la protection du grand « cmperor à la
barbe llorie », canonisé par un antipape, mais laissé au nombre des
saints par une tolérance dont tous nos lycéens sont reconnaissants
envers l'Éghse, même les cancres, qui jouissent, ce jour-là au moins,
d'un congé et des bénéfices de l'amnistie proclamée par le proviseur?
58
LE VIEUX PARIS
Louis XI, qui professait une dévotion particulière pour ce glorieux
prédécesseur, avait commandé sous peine de mort, en 1479, d'hono-
rer le jour de sa fête en s'abstenant de tout travail servile. Cette
ordonnance était bien oubliée quand, en janvier 1629, le recteur le
Maistre publia un mandement pour enjoindre de le célébrer le 28 jan-
Le jour de l"obit de leur fondateur, les enfants doivent prier liturgiquement
pour le repos de son âme.
Procession des enfants «es galeries».
rrr
La vie de collège dans l'Université de Paris à la fin du xiv siècle;
d'après le registre des Archives nationales MM 406 (collège de Hubant).
vier dans tous les établissements universitaires, et de donner congé
aux élèves. Mais, dès l'année suivante, il n'était plus question de
rien. En 1661 seulement, le recteur Egasse du Boulay, une des
gloires de l'Université de Paris, rappela solennellement à tous les
principaux des collèges leurs devoirs envers ce saint patron, avec
l'injonction, qui devait être renouvelée chaque année, de fêter sa
mémoire. Il allait encore, un peu plus tard, en 1674, fonder une
messe et un panégyrique en son honneur. C'est donc à lui qu'il faut
faire remonter la véritable origine de la Saint- Charlemagne^ Le ban-
Jourdain, Hisi. de, l'Université de Paris, in-folio, liv. 1, ch. vi; II, iv.
FÊTES KT JEUX DE L'UNIVERSITÉ 59
quel OÙ sont réunis aujourd'hui encore, avec les professeurs, les
plus forts élèves de chaque classe, ne s'établit qu'après cette dernière
date. Ce que le nom glorieux du fils de Pépin le Bref rappelle avant
tout aux jeunes lycéens, c'est une orgie annuelle de veau, de poulet
rôti, de nougat, d'oranges, de Champagne à trente sous la bouteille et
de vers latins. La veuve Clicquot laisse à désirer, mais le veau est
authentique, et on peut redemander du vers latin; on le pouvait du
moins jusqu'à ces derniers temps, et j'aime à croire que les réformes
universitaires ne l'auront pas atteint dans ce lieu d'asile.
Du plus loin que le dîner de la Saint- Gharlemagne se montre dans
l'histoire, il apparaît composé des éléments invariables que nous
venons de dire, sauf le vin de Champagne, produit de la civilisation
moderne. Quelquefois, comme dans les banquets de Sainte-Barbe, le
poulet est remplacé par un dindon, mets traditionnel dans la vieille
maison de la rue de Reims. Et souvent les vers latins se doublent de
vers français : joute courtoise et toujours classique entre la langue de
Virgile et celle de Racine. En 4880, à Saint-Louis, comme on savait
les vers latins condamnés à mort, deux élèves de rhétorique eurent
l'idée ingénieuse de conq)oser un dialogue où la muse latine et la
muse française se répondaient, comme la lyre et la harpe de Victoi-
Hugo :
Altemis dicetis, amant alterna Camrenœ.
Chacun défendait sa cause; l'alexandrin répondait à riicxamèlre, la
rime luttait avec la césure, et cette grande dispute finissait par une
réconciliation et un embrassement.
J'ai toujours été surpris qu'il ne se soit point trouvé encore un
nourrisson de l'Université, élève, professeur ou maître d'étude, pour
écrire l'histoire des banquets de la Saint- Charlemagne. Les docu-
ments écrits ne lui manqueraient pas, et les traditions orales moins
encore. l\ n'aurait qu'à interroger autour de lui et à recueillir les
récits des anciens. Ces agapes scolastiques ont été marquées par des
épisodes de toute espèce, généralement gais , quelquefois tragiques.
Si l'on nous eût, en particulier, conservé la collection des pièces
inspirées par la Saint- Charlemagne, je m'assure qu'on y pourrait faire
quelques trouvailles assez curieuses. l\ est bien peu de jeunes gens
destinés à la gloire littéraire, sous ses formes les plus diverses, qui
ne se soient assis à cette table enviée, et il serait piquant de retrouver
leuj-s premiers essais poétiques. Je donnerais quelque chose pour avoir
une pièce de vers, même latins, du jeune Arouet, de Villemain, de
Victor Hugo ou de Sainte-Beuve à l'âge de dix-sept ans.
60 LE VIEUX PARIS
Par malheur, toutes mes recherches n'ont abouti (ju'à un maigre
butin. En 1824, l'élève Benoit Rathery y prononça une parodie par-
fois assez ingénieuse de la troisième églogue de Virgile :
Ah ! comités ,
s'écrie le jeune poète :
rubicunda timete venena,
Prudenter correcta licet, capitique bibenlum
Ignotura quidem, sciret si ignoscere Bacchus.
Prudente^' correcta, comme synonyme d'abondance, est une péri-
phrase aimable. Plus loin, le poète, entraîné par un élan gastrono-
mique, ne craint pas de s'écrier, en un style digne de Vitellius :
0 comités, iteriimquc iterumque incumbitc mensis;
Totum, si liceat, venter turgeseat in annum.
Venter turgeseat est dépourvu d'alticisme et serait digne tout au
plus des haricots universitaires. Mais justement la Saint- Charlemagne
est le seul jour de l'année où l'élève soit sur de ne point manger de
haricots.
Cette môme année, un grave incident signalait à Louis -le -Grand
le banquet de la Saint -Charlemagne. En ce temps-là, Louis-le-Grand
avait pour proviseur M. Berthot, dont la sévérité inflexible et les
opinions très royalistes déplaisaient aux élèves. Ils l'en avaient déjà
averti par les voies usitées : imitation des cris de divers animaux sur
son passage, mutineries, révoltes contre l'autorité du maître d'étude,
accès subits et interminables de toux, de coryzas et d'éternuements
pendant les classes. Un soir, l'élève Morel-Fatio, — la plus belle con-
quête que la peinture de marine ait jamais faite sur les cancres de
collège, — avait organisé le complot connu dans l'histoire universi-
taire sous le nom de Conspiration des bouts de chandelle. Chaque
élève s'éclairait à l'étude avec un bout de chandelle iiché sur son
pupitre. A un signal donné par lui, toutes les chandelles sont éteintes
en un clin d'œil, et l'étude se trouve plongée dans les ténèbres. La
salle voisine imite cet exemple, puis la suivante, et ainsi jusqu'à la
dernière. En dix secondes, la nuit est partout, et le sabbat com-
mence. Ce fut un grand jour pour les marchands de dictionnaires et
de Crradus ad Parnassum, dont il se lit une eiTroyable consommation
sur l'occiput et les épaules des maîtres d'étude. Le soir même, Morel-
Fatio était réintégré dans la maison paternelle, d'où il transporta ses
exercices au collège Bourbon.
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ 61
L'insuffisance de ces moyens décida les élèves à frapper un grand
coup. Au moment où les invités, — externes ou pensionnaires de
Sainte-Barbe et des institutions voisines, — entraient au réfectoire
l)our y céléjjrer la fête du patron de l'Université, les internes de
Louis-le-Grand communiquèrent aux premiers rangs le mol d'ordre,
qui se transmit de l'un à l'autre : « Défense de répondre au toast du
proviseur. Faites circuler, d Au dessert, M. Berthot se lève sans soup-
çon, et d'une voix sonore porte le toast : « Au roi, Messieurs! » Les
Université de Paris. Un cours public d'après une gravure du xvi* siècle
conservée au cabinet des Estampes. (Vieux maîtres en bois.)
Cf. Paul Lacroix, Les Sciences et les Lettres an moyen âge, p. o.
quelques professeurs qui l'entourent lui répondent; mais, trouljlés
par le silence unanime des élèves, ils le font sans conviction et sans
ensemble. Tout le réfectoire éclate irrespectueusement de rire à cette
maigre et hésitante acclamation.
C'est ainsi que l'intelligente jeunesse préludait aux trois glorieuses !
La punition ne se fit pas attendre : elle fut inexorable. Le i)rovi-
seur, d'abord atterré, ne recouvra ses sens que pour sortir précipi-
tamment du réfectoire, et courir, fumant encore de colère, demander
un arrêté d'expulsion contre tous les élèves qui s'étaient assis au
banquet. Il l'obtint. Et comme ceux-ci étaient les vainqueurs des
concours et les forts en thème, il décapita lui-même son collège.
Les bannis allèrent porter leurs couromies aux établissements voisins.
Où la politique va- 1- elle se nicher?
Ce n'est pas la seule fois qu'elle se soit attaquée à cet innocent
banquet. En sa ti'iple qualité de saint, de despote et de ci-devant,
62 l^E VIEUX PARIS
Charlemagne ne pouvait être épargné plus que ne l'avaient été la
fête des Rois et les étrennes par la Révolution. En 1793, au moment
môme où Louis XVI venait de monter à la guillotine, il s'était trouvé
à Paris un principal de collège, l'ex-abbé Forestier, qui n'avait pas
craint de faire célébrer à ses élèves cette solennité, suivant l'antique
usage. Quelques jours après, il pouvait lire le virulent article fulminé
contre lui par les Révolutions de Paris :
«: Législateurs citoyens, vos prédécesseurs nous ont débarrassés de
la Sorbonne et de l'Université ; vous nous avez délivrés des rois et de
la royauté : comment se fait-il que sous vos yeux, huit jours après
l'exécution du jugement à mort porté contre le dernier de nos des-
potes, quinze jours après les honneurs rendus à un martyr de la
Répubhque; comment se fait- il qu'un pédant, prêtre et docteur de
Sorbonne, ait eu l'indécence ou la sottise de faire chômer, par les
écoliers du gymnase public dont il est le chef, la fête de saint Char-
lemagne, roi de France?
« Lundi dernier, le principal du collège des Quatre - Nations s'est
permis ce scandale antirévolutionnaire, et sans doute a trouvé des
imitateurs parmi ses dignes collègues. Imbécile esclave des anciens
usages d'une vieille corporation qui n'existe plus, et dont il était
membre, ce pédagogue suprême, sans respect pour l'esprit public et
pour la jeunesse, lundi dernier, a fermé les classes de la maison d'é-
ducation qu'il préside, a fait venir chez lui les premiers sujets de
chaque classe, les a salués du titre d'empereurs, en mémoire d'un
roi massacreur et corrupteur des mœurs publiques... Voilà le modèle
qu'un chef de maison d'éducation a mis, cette année, sous les yeux
de nos jeunes républicains !
«: Nous croyons de notre devoir de ne point passer ce fait sous
silence et de le dénoncer à toutes les autorités constituées, au dépar-
tement, à la municipaUté, aux tribunaux et, avant tout, au comité
d'instruction publique. Nous apprenons avec plaisir que le substitut
du procureur de la Commune s'en occupe , et il y a urgence ;
car nous savons de bonne part qu'un grand nombre d'écoliers,
pour peu qu'on tarde, se proposent de se faire justice eux-mêmes
avec l'arme du ridicule, la seule permise aux individus contre la
sottise doctorale. En conséquence, le susdit prêtre et docteur prin-
cipal du collège des Quatre - Nations ne doit pas être surpris si,
l'un des jours du carnaval où nous entrons, il voit arriver sous ses
fenêtres un quadrupède à longues oreilles, qu'on le priera poliment
de monter, la queue de l'animal d'une main, une férule dans l'autre
et le bonnet de Sorbonne sur la tête. Il sera promené ainsi dans tout
FÊTES ET JEUX DE L'UNIVERSITÉ 03
Paris, un jeune héraut marchant devant lui et disant: « Citoyens,
« c'est ainsi que doit être traité, pour la première fois, tout prêtre
« ou docteur, principal de collège, qui invite les écoliers à célébrer
« la fête d'un roi. »
Le substitut de la Commune qui avait dénoncé le principal du col-
lège Mazarin et appelé sur lui la vindicte publique était Real, — depuis
le comte Real et l'un des favoris de l'empereur. Le résultat de l'in-
struction, aussitôt commencée, fut que le citoyen Forestier avait obéi
aux ordres du vice - recteur ; « mais il a fait, ajoute le Moniteur qui
rend compte de cette grosse affaire, tout ce qui dépendait de lui pour
tourner au profit de l'esprit républicain ce reste gothique de l'ancien
régime. La fête a changé de nom ; elle a été appelée Fête de VEniu-
lation. Des santés ont été portées à la liberté, à l'égalité et à la Répu-
blique. Le citoyen Forestier jouit dans sa section de la réputation d'un
bon patriote et d'un républicain prononcé. *
Cette absolution ne satisfit pas Prudhomme, qui en appela à « un
plus ample informé ». Le conseil général chargea son procureur
de procéder à une nouvelle instruction sur le cas du vice- recteur et
de lui en rendre compte. Mais je n'ai pu trouver son rapport dans la
suite des procès -verbaux de la Commune, et sans doute cette
affaire, qui avait failli prendre des proportions considérables, fut
enterrée là.
Foire de Saint-Germain au xvii» siècle, d'après une pièce du cabinet des Esi P*
> [aphie de Paris, région du bourg Saint-Germain. Appendice, XII, p. 406.
CHAPITRE III
LE3 FOIRES DE PARIS
FOIRES DU LANDIT, DE BEZONS, SAINT-OVIDE, SAINT-LAURENT
FOIRE SAINT-GERMAIN.— LES FOIRES QUI SUBSISTENT
L'étude de nos vieilles foires parisiennes offre un grand intérêt, à
des points de vue très divers : on peut dire qu'elles furent l'embryon
^"H-P
Mom.iié inûnîranT leJ Lû^^jleà
Faradej et les Jeux cfclit Foire-.
Frontispice des Mémoires pour servir à l'histoire des spectacles de la foire. — Paris , 1743 , in-8°.
(En-lêle du premier volume: Bibl. du musée Carnavalet, n» 3676.)
des expositions universelles, — avec des différences notables sans
doute, mais aussi avec certaines analogies, telles que les divisions
5
66 -LE VIEUX PARIS
par branches d'industrie et les classements d'objets par pays de pro-
venance, — car on s'y rendait de toutes les parties de l'Europe et
quelquefois du monde. L'opéra-comique y eut son berceau; quoi qu'en
puisse penser son orgueil de parvenu, c'est bien là qu'il est né et qu'il
a commencé à grandir, entre les marionnettes, les veaux à doux têtes,
les escamoteurs et les danseurs de corde.
Si aujourd'hui les foires tendent à disparaître, par suite de l'extinc-
tion des privilèges, de la rapidité des communications, de la diffusion
de l'industrie et de cent autres raisons analogues, elles étaient autre-
fois une des nécessités principales d'un commerce encore au berceau.
Outre ses grands marchés, Paris en avait de vastes et nombreuses,
dont quelques-unes jouissaient d'une réputation européenne.
I
De ce nombre était, par exemple, la foire du Landit, ou, pour suivre
une orthographe plus conforme à l'étymologie, de l'Indict, dont nous
avons parlé dans le chapitre précédent. Aux environs de Paris se
tenait également une foire beaucoup moins ancienne et moins im-
portante, mais qui ne fut pas moins populaire en son genre : celle
de Bezons, petit vihage qui fait actuellement partie du département
de Seine- et- Oise. Elle avait lieu le premier dimanche de septembre,
et les Parisiens s'y rendaient en foule. Gabriel de Saint-Aubin nous en
a laissé un vif croquis dans une de ses plus curieuses estampes (1750) :
c'est un fouillis, une cohue pittoresque de tentes sous les arbres,
d'acheteurs, de badauds, de carrioles sur lesquelles sont juchées des
caravanes entières de visiteurs et de personnages travestis. La prairie
de Bezons voyait bien des folies de toutes sortes pendant la durée de
cette foire, véritable renouveau du carnaval, où l'on allait en partie
fine comme au Moulin de Javehe et au Port-à-l'Anglais :
Haut le pied, belle Alizon !
Pour gambader, rire et boire,
Vive la foire
De Bezons!
On y danse
En cadence;
On s'y balance
Sur le gazon i.
1 Dancourt, la Foire de Bezons, 1693. — V. aussi le Retour de la foire de Bezons, par
Gherardi {id.). — Cabinet des Estampes : Topographie de la France, Seine-et-Oise , I (2 es-
tampes).
LES FOIRES DE PARIS
69
Les jeunes seigneurs, les muguets, les plumets et le petit peuple
qui étaient allés s'égayer à ce grand rendez-vous à la mode, revenaient
en cortège triomphant à Paris, et l'avocat Barbier nous apprenrl dans
son Journal (septembre 1720) que les bourgeois de la bonne ville
avaient coutume de se réunir à l'Étoile, au bout des Champs-Elysées,
La foire de Bezons.
<i Le bac et la parade, » d'après une gravure conservée au cabinet des Estampes.
(Topographie de la France, Seine-et-Oise, canton d'Argenleuil.)
pour assister au joyeux retour, j'allais dire à la descente de cette
foire, véritable défilé de masques; car il était d'usage de s'y rendre
sous des déguisements divers.
Parmi celles qui se tenaient à Paris même, et qui ont disparu,
nous citerons : la foire du Temple, pour les fourrures et les merce-
ries; la foire Saint-Clair, qui s'échelonnait pendant huit jours le long
de la rue Saint -Victor, à partir du 18 juillet, et qui était très fré-
quentée par les joueurs de marionnettes et les montreurs d'animaux ;
la foire du Saint-Esprit , qui se renouvelait tous les lundis sur la place
70 LE VIEUX PARIS
de Grève, au xviii'' siècle; puis deux autres plus fameuses : les foires
Saint -Ovide et Saint- Laurent.
Au xvii<5 siècle, la foire Saint- Ovide avait lieu place Vendôme. Sa
première origine ne remonte pas plus haut que l'an 1665, où, le duc
de Créqui ayant donné aux capucines de cette place le corps de saint
Ovide, qu'il avait reçu du pape Alexandre VII , il s'ouvrit aux abords
du couvent une petite foire de pâtisseries, de pains d'épice, de jouets,
de bijoux enfantins, d'objets religieux, pour profiter du concours des
fidèles. Cette foire s'augmenta vite avec l'afiluence populaire. Il s'y
établit des tentes, des cabarets, des guinguettes, à l'usage spécialement
des gens de la campagne, mais dont les Parisiens ne se firent pas
faute de profiter non plus. Elle durait un mois, du 14 août au 15 sep-
tembre. En 1764, un industriel obtint de faire construire autour de
la place des loges de charpente pour les marchands et d'autres pour
les spectacles forains^; ce qui n'empêcha pas la foire Saint- Ovide,
quelques années après, en 1772, d'émigrer sur la place Louis XV, où
elle fut incendiée en 1777. C'était la réunion populaire et plébéienne
par excellence. Tous les baladins, danseurs de corde, montreurs de
curiosités et de phénomènes, saltimbanques vulgaires, avaient fini
par en faire le centre de leur industrie. Cependant il ne faudrait pas
croire que là se bornât le cercle de ses exhibitions : la foire Saint-
Ovide avait aussi son public aristocratique, qui y venait par curiosité.
Les fournisseurs en vogue, les modistes, les coiileurs en profitaient
pour y exposer le fruit de leurs doctes méditations, et, en 1772, on
y vit figurées, sur de grands mannequins, dans un des nombreux
cafés qui la remphssaient, les gigantesques coiffures à la Monte- au-
ciel, que le peuple s'attroupait pour saluer de ses applaudissements
ironiques ^
C'est à la foire Saint- Ovide que le rédacteur des Mémoires secrets
rencontra un jour ce saltimbanque qui, après avoir exécuté différents
tours de passe -passe, s'arrêta tout à coup avec recueillement et inter-
pella les spectateurs en ces termes :
« Messieurs, je vous prie de prêter une attention toute particulière
au tour qui va suivre. Je l'ai appris à Ferney, de ce grand homme
qui fait tant de bruit ici, de M. de Voltaire, — notre maitre à tous! »
Et il se découvrait respectueusement.
Plusieurs étabhssements reHgieux avaient le privilège d'ouvrir des
boutiques dans leur enceinte. Les fêtes patronales de la plupart des
' Hurtaut et Magny, Dictionnaire historique de la ville de Paris, 111, 48.
* Mémoires de la république des lettres, t. XXlV. — E. et J. de Concourt, la Femme
au xviii» siècle, in-8", p. 31^.
LES FOIRES DE PARIS
paroisses de Paris donnaient également lieu à de petites foires qui
s'établissaient aux alentours de chaque église, à peu près comme celle
qu'on voit aujourd'hui près Saint- Étienne-du- Mont, aux premiers
■ r^^:.^~j:i!:.fM^'t!^-^yà>,^ir...^K,v^f.^ "'Wt..t-H;?tf>l-t.,iiui>Vxa j'
Ȕ^'.
La foire Saint- Laurent. (Reproduction d'une pièce unique de la collection Bonnardol
publiée dans le livre de M. Heulhard, La Foire Saint- Laurent).
jours de janvier, durant la neuvaine de Sainte- Geneviève. On y ven-
dait des images et tableaux de sainteté, des chapelets, des bouquets,
des heures et livres de piété, des objets de dévotion, et aussi toutes
sortes de babioles pour les enfants, pain d'épice et pain mouton (c'est-
72 LE VIEUX PARIS
à- dire du pain mollet doré avec du jaune d'œuf et mélangé de sucre
et d'anis), oublies et gaufres historiées de sujets pieux. Une des plus
renommées parmi ces petites foires était celle qui revenait le 24 août,
devant l'église Saint-Barthélémy, située vis-à-vis des galeries du palais
de justice. Le premier jour de l'an était aussi précédé, accompagné
et suivi d'une grande exhibition de baraques foraines, où les frian-
dises, les jouets et les almanachs remplissaient un rôle important'.
Une plus longue description de cette foire aux étrennes, qui autrefois
s'étalait sur le Pont- Neuf, et qui aujourd'hui occupe surtout la ligne
des grands boulevards, serait parfaitement inutile.
La foire Saint- Laurent a été rejetée dans l'ombre par la foire Saint-
Germain, dont elle n'égala jamais ni la gloire ni les magnificences,
mais à côté de laquelle néanmoins elle mérite une liistoire spéciale.
C'était une foire d'été, et l'autre une foire d'hiver. Elle se tenait à
l'extrémité opposée de Paris, dans un enclos dont le boulevard de
Strasbourg traverse aujourd'hui l'emplacement, et sa durée, d'abord
d'un seul jour, liait par s'élever jusqu'à trois mois, du 28 juin au
30 septembre.
Elle était issue de la foire Saint- Lazare ou Saint -Ladre, concédée
par Louis le Gros, dans les premières années du xiF siècle, aux reli-
gieux de la léproserie de Saint-Lazare, et qui s'étendait d'abord dans
des terrains vagues sur la route de Saint-Denis, puis qui se rap-
procha peu à peu des faubourgs. En la rachetant au prieuré de Saint-
Lazare (1181) pour la transférer aux Halles, Philippe -Auguste con-
stitua à ce prieuré, en guise d'indemnité, une rente perpétuelle de
trois cents livres, que le domîiine royal acquittait encore au xvii^ siècle.
De là naquit la foire Saint- Ladre en Paris, qui végéta à la pointe
Saint -Eustache jusqu'à la fin du xyi" siècle. Mais l'ancienne foire,
un moment interrompue, ne fut cependant point définitivement sup-
primée, et ne tai-da môme pas à reprendre l'avantage sur celle qui
devait la remplacer.
Nous ne pouvons la suivre dans toutes ses péripéties originelles. Il
suffit de dire que c'est en 1663 qu'elle se fixa enfin, entre les fau-
bourgs Saint-Denis et Saint-Martin, au-dessus de l'éghse Saint-Lau-
rent, sur un emplacement invariable disposé tout exprès pour elle, et
couvert de constructions définitives. Jusque-là elle n'avait occupé que
des échoppes faites à la hâte, des étabhs découverts et des parcs
jonchés de paille. En 1663, les prêtres de Saint-Lazare, à qui elle
appartenait, firent bâtir dans un enclos l'espèce de petite ville foraine
1 Fr. Colletet, les Tracas de Paris.
LES FOIRES DE PARIS 75
que l'on voit figurer, avec ses divisions par quartiers, rues et préaux,
dans les plans de Paris postérieurs à cette date. On y pénétrait par
quatre portes, qui s'élevèrent par la suite au nombre de six. A l'en-
clos proprement dit s'adjoignaient deux importantes dépendances : le
préau des Carrosses et le préau des Spectacles. Les rues bien pavées
de cette ville de bois étaient plantées de beaux arbres, acacias et
marronniers, qui leur donnaient un aspect riant et champêtre. Elle
avait la forme d'un échiquier coupé par dix rues transversales, dont
chacune portait un nom. Le quartier du commerce comprenait douze
carrés de corps de boutiques, où s'ouvraient environ deux cents
soixante loges, sans compter les nombreux appentis adossés au mur
d'enceinte. La poterie, qui était à la foire Saint -Laurent, avec la
faïence, l'objet d'un commerce très étendu, se vendait à part. En 1G78,
la duchesse de Cleveland y fit exposer et mettre en vente sa magni-
fique collection de porcelaines chinoises, et ce fut un événement dont
tout Paris s'occupa beaucoup.
A peine la nouvelle foire Saint-Laurent était -elle inaugurée, que
Loret se hâta d'en donner une description dans sa Muse historique,
en faisant ressortir le contraste qu'elle présentait avec l'ancienne :
Cette foire n'étoit jadis
Qu'un assez mal-plaizant taudis,
Où les patins, robes et cottes
Amassoient souvent bien des crottes :
Mais on y voit présentement,
Par un grand accommodement.
Avec des structures égales,
Quatre assez spacieuses halles '.
Deux ans après, François Colletet en donnait une description bur-
lesque, mais peu précise, dans son Tracas de Paris ^. Tous les chro-
niqueurs contemporains appuient sur le caractère populaire de cette
foire, sur le tapage, et particulièrement sur le bruit des tambourins
et des sifflets qui en remplissaient l'enceinte. Les sifflets étaient pour
la foire Saint-Laurent ce que furent plus tard les mirlitons pour celle
de Saint-Cloud. « Il n'est fils de bon père et de bonne mère à qui on
n'en achète, » dit Sauvai.
Sa position presque suburbaine en faisait le rendez-vous des paysans
de la banlieue, comme des gens de moyenne et basse condition. Le
public brillant et spécial de la foire Saint -Germain, les grands sei-
1 Lettre du 25 août 1663.
* On peut parcourir aussi, pour le commencement du xvui« siècle, la Foire Saint-
Laurent , comédie de Legrand.
76 LE VIEUX PARIS
gneurs et les grandes dames, les petits maîtres, les pages, les écoliers,
les laquais, ne venaient là que par accident, et le genre des transac-
tions s'y ressentait naturellement de la différence du public. Cependant
au commerce primitif s'adjoignit par degrés un commerce plus relevé,
à mesure que l'importance de la foire augmentait et qu'elle se peuplait
de spectacles plus nombreux et plus variés, qui y attiraient les amis
du plaisir. Les orfèvres, bijoutiers, peintres, tabletiers, ébénistes,
marchands de cabinets et d'objets curieux s'y établirent peu à peu
auprès des forains primitifs.
Rien n'égalait donc, en son beau temps, la joyeuse et bruyante
animation de ce rendez-vous populaire. Tandis que les faïenciers,
potiers, vanniers, miroitiers, merciers, carrossiers, lingères, modistes,
épiciers, couteliers, quincailliers, servaient leurs clients, les mon-
treurs de raretés et de curiosités, les figures de cire, les sauteurs, les
singes et chiens savants, l'homme sans bras, les femmes fortes et
l'innombrable variété des spectacles forains attiraient la foule des
désœuvrés. On se groupait devant les parades, on entrait dans les
cafés et cabarets, la plupart doul)lés de jardins, et, jusque bien avant
dans la nuit, on s'attardait chez les montreurs de marionnettes, les
limonadiers, les marchands de liqueurs, les pâtissiers, et le long des
boutiques brillamment illuminées.
La réunion de l'Opéra-Comique à la Comédie italienne en 1762, puis
l'importance croissante du boulevard du Temple, cette foire perpé-
tuelle ouverte à sa porte, frappèrent d'un coup mortel la foire Saint-
Laurent. Elle fut même entièrement privée de représentations en 1773,
et ne fit plus guère que languir, avec des alternatives diverses, jusqu'à
sa mort définitive. Pourtant l'incendie de la foire Saint-Ovide, en 1778,
et, deux ou trois ans après, la fondation de la Redoute chinoise, où
l'on avait réuni tous les genres de divertissements, et qui excita d'a-
bord une vive curiosité, lui donnèrent un regain de succès. Mais ce
ne hit qu'un temps d'arrêt dans une décadence tellement précipitée,
que la Révolution n'eut môme pas la peine de la tuer : elle n'existait
plus depuis deux à trois ans. D'une requête adressée par Nicolet au
lieutenant de police, en 178i ', il ressort que généralement les direc-
teurs des spectacles du boulevard étaient libres de se transférer à la
foire, au moment où elle s'ouvrait, ou bien de rester sur les rem-
parts. Nicolet avait reçu l'ordre, qu'il considérait comme ruineux, de
fermer son spectacle du boulevard pour se rendre à la foire Saint-
Laurent, et son désespoir prouve quelle était la décadence de celle-ci.
' Catalogue J.non Sapin, n» 263.
Le grand concert des Aveugles, à la foire Saint-Ovide,
d'après une gravure du temps,
i^
LES FOIRES DE PARIS 79
En 1815, le vieil enclos servit de refuge aux habitants de la Chapelle
et de la Villette, fuyant devant les troupes aUiées. En 1826, on ouvrit
deux rues sur cet emplacement, et en 1835 on construisit un marché,
qui a été détruit par le percement du boulevard de Sti'asbourg, de sorte
qu'il ne reste plus aujourd'hui aucun vestige de la vieille foire'.
II
Nous voici arrivés maintenant à la foire Saint-Germain, l'archétype
de toutes ces grandes réunions d'affaires et de plaisirs, celle qui en
résumait les splendeurs en elle seule, et pour laquelle nous avons dû
réserver une foule de détails qui lui sont communs avec toutes les
autres, afin d'éviter les répétitions.
La foire Saint-Germain était sous la dépendance de l'abbaye de Saint-
Germain-des-Prés, comme la foire Saint- Laurent relevait des reli-
gieux de Saint- Lazare. Quoique postérieure à la première forme de
celle-ci d'environ quatre siècles, elle l'emporta bien vite sur elle,
grâce à sa position plus centrale, à ses plus vastes aménagements, à
ses galeries couvertes, qui protégeaient visiteurs et marchands contre
l'intempérie des saisons.
Sous Louis XI, vers 1486, les religieux à qui le terrain et le privi-
lège de la foire avaient été concédés quatre années auparavant y fii'ent
bâtir trois cent quarante loges. Elle s'ouvrait alors le l^''' octobre et
durait huit jours; mais les moines de Saint-Denis prétendirent qu'elle
ferait tort à la leur, qui commençait le 9 du même mois, et réussirent
à en faire reporter la date au mois de février. En 151 1 , les loges pri-
mitives furent remplacées par des constructions plus régulières. Dès
1(330, elle durait six semaines. Plus tard, elle fut étendue du 3 février
à la veille du dimanche des Rameaux, ce qui, en certaines années,
lui donnait une existence de deux mois et demi, partagée entre le
carnaval et le carême, sans compter qu'elle était assez souvent pro-
longée par ordonnance du roi *. C'était l'époque où la cour, et avec
elle les gens riches et de qualité, se trouvaient à Paris. Au xvii" siècle,
elle se tenait à peu près où l'on voit aujourd'hui le marché Saint-
Germain, mais sur une plus large échelle, entre les rues Guisarde, du
Four, des Boucheries, des Quatre-Vents , de Tournon et des Aveugles.
' M. Heulhard a publié en 1878 une très intéressante monographie de la Foire Sainl-
Lauvenl , 1 vol. in-18, où nous avons beaucoup puisé,
î L'Estoile, Journal de Henri IF, en 1607, 23 février.
80 LE VIEUX PARIS
Elle comprenait deux halles d'une longueur de cent trente pas, sur
une largeur de cent environ, recouvertes d'une toiture fort exhaus-
sée, dont on regardait l'immense charpente comme un chef-d'œuvre,
et percées de neuf voies tirées au cordeau qui les partageaient en
vingt-quatre portions, « sans autre pavé que la terre, qui est aussi
inégale que possihle : on aurait peine à y marcher si on n'était porté
par la foule... C'est un vrai trou au milieu du faubourg. Vous y
descendez de tous côtes, et en certains endroits il y a jusqu'à douze
marches, en sorte que le sol est de six à huit pieds plus bas que celui
de la ville '. » Çà et là étaient ménagés des cours et des puits pour le
feu^ Dans l'intervalle des foires, les loges et boutiques étaient louées
par des ouvriers qui en faisaient des magasins.
L'Estoile parle très fréquemment de la foire Saint- Germain. Scarron
nous en a laissé une description burlesque, un peu avant le milieu
du xviF siècle. Sauvai et Loret s'en sont occupés au long. Regnard
et Dancourt donnèrent, en 1G95 et 1G96, des comédies sur le môme
sujet ^. Grâce à ces documents originaux et à beaucoup d'autres du
môme genre, parmi lesquels nous citerons nombre de mazarinades
et de plaquettes sur les plaisirs du carnaval et des jours gras, il est
possible de reconstituer, sans trop de peine, la physionomie de ce
marché célèbre.
Pendant toute la durée de la foire, que venaient ouvrir solennelle-
ment le prévôt de la ville et le lieutenant général de poUce , une foule
immense s'y pressait de tous les coins de Paris et des environs.
C'était, entre les boutiques, dans les ruelles débordant de boue et de
crotte, un effroyable tohu-bohu, un va-et-vient incessant de cavaliers
à moustaches en crocs et à larges panaches, de belles dames étalant
le fard de leurs joues et le luxe de leurs déshabillés galants, de sol-
dats à la longue rapière, de pages à l'affût d'une niche, de laquais
courant après les querelles, de fdous, de mendiants, de badauds et
de filles. Les équipages se croisaient, les vinaigrettes renversaient les
chaises à porteurs, les cochers se disputaient de la voix, du geste et
du fouet, et il fallait quelque bravoure pour s'engager résolument
1 Lister, Voyage à Paris, en 1698, édit. de la société des Bibliophiles, 1873, in-8o, p. 161.
M. Clément de Ris commet une grosse erreur dans sa note sur ce passage, où il dit que la
foire Saint-Germain fut supprimée en 1736.
2 Ces précautions n'empêchèrent pas la foire Saint- Germain d'être consumée, le 17 mars
1762, par un terrible incendie qui porta un coup mortel à sa prospérité. G. de Saint-Aubin
a gravé cet incendie et ses suites dans une série de six estampes.
3 En 1607, on dansa au Louvre un ballet intitulé : l'Accouchemenl de la foire Sainl-Ger-
main. — De Beauchamps mentionne, en 1606, un Ballet de la foire Sainl-Germain, qui
est peut-être le même.
3
S -^
ce ^
— 00
LES FOIRES DE PARIS 83
dans celte marée humaine, où parfois im mouvement de reflux et
d'irrésistibles poussées produisaient des catastrophes tour à tour gro-
tesques et terribles. Joignez-y le concert des sonnettes, des flûtes,
des mirlitons, des sifflets, des tambourins et des trompettes; le
vacarme des industries tapageuses qui encombraient les abords du
marché, les cris des oublieux, des limonadiers et des marchands de
tout genre, le bruit infernal des conversations, des discussions, des
injures, des rixes, des mousquetaires voulant entrer dans les loges
sans payer, des provinciaux criant au voleur, des infirmes sollicitant
la charité publique, des jeunes seigneurs rossant la garde et de la
garde rossée par les jeunes seigneurs, et vous aurez une très légère
idée de ce qu'on entendait à la foire Saint- Germain.
Le jour était surtout réservé au peuple; mais la nuil, apivs la
comédie et l'opéra, amenait avec elle une asseml)lée plus brillaiile.
(l'était le moment choisi par la noblesse et les grandes dames poui-
faire leur apparition au milieu des merveilles du marché, et le roi
lui-môme ne dédaignait pas de s'y montrer souvent. Henri III y vint
à plusieurs reprises. Henri IV et la reine n'y manquèrent ])as un seul
jour, nous apprend l'Estoile, en l'année 1G08, et ils avaient une loge
où étaient dressés la table et le tapis pour jouer au brelan. Le petit
Dauphin, leur fils, y fut conduit trois fois en KHM) et s'y amusa fort.
Interdite en 1611 par suite de l'assassinat du roi, elle fut suppléée
par une foire qui s'ouvrit au jardin des Tuileries pour les marchands
de Flandre et d'Allemagne, qu'on ne voulut point condamnera avoir
fait un voyage inutile'. A la clarté des milliers de flambeaux allumés
à chaque boutique et qui transformaient la foire en une soi'te de
palais enchanté, allait lentement de long en large, comme au Cours,
cette foule bariolée d'éclatants costumes, les dames couvertes du
masque de velours noir. Alors surtout les tire- laines et les coupe-
bourses faisaient leur office; alors aussi se nouaient les intrigues. Si
l'on voulait tracer une histoire complète de la célèbre foire, il y aurai!
là tout un chapitre sçabi'eux que je laisse écrire à d'autres.
La foire Saint-Germain était un lieu de rixes et <le combats non
moins que de plaisirs et d'affaii'es. Les désordres de tout genre y
étaient incessants, et les arrêts de police pour les prévenir ou les
réprimer sont innombrables ^ J'en ai déjà touché un mot; queNpies
extraits de l'Estoile montreront que je suis loin d'avoir exagéré.
« En 1579, le roi fut insulté à la foire par une troupe de jeunes
' Héroard, Journal, t. II, S2-3.
« V. Léon Roulland, la Foire Saint -Germain, dans les Mémoires de la Société de l'his-
toire de Paris, t. 111.
84 I>t: VIEUX PARIS
gens qui, le croyant à Chartres, singeoieiit son costume avec de
longues fraises de papier, en criant : « A. la fraise on connoît le
(T veau. »
En 4587, le duc de Mayenne et la duchesse de Montpensier avaient
formé le projet de l'enlever pendant qu'il s'y promèneroit, après avoir
dîné à l'abbaye Saint- Germain. Prévenu du complot, il envoya à sa
place le duc d'Épernon, qui fut insulté et obligé de fuir.
« Le 10 février 1597, le duc de Nemours et le comte d'Auvergne
allèrent à la foire, où ils commirent dix mille insolences : un avo-
cat y perdit son chapeau, et fut bien battu par les gens du comte
d'Auvergne... »
(T Pendant la foire Saint- Germain de cette année (1605), où le roi
alloit ordinairement se pourmener, se commirent à Paris des meurtres
et excès infinis, procédant des débauches de la foire, dans laquelle
les pages, les laquais, écoliers et soldats des gardes firent des inso-
lences non accoutumées, se battant dedans et dehors comme en
petites batailles rangées, sans qu'on y put ou voulût donner autre-
ment d'ordre. Un laquais coupa les deux oreilles à un écolier et les
lui mit dans sa pochette, dont les écoliers mutinés, se ruant sur tous
les laquais qu'ils rencontroient, en tuèrent et blessèrent beaucoup.
Un soldat des gardes ayant été attaqué desdits laquais au sortir de la
foire, et atterré par eux de coups de bâton sur les fossés de Saint-
Germain, s'étant enfin relevé, en tua deux et les jeta tout morts dans
les fossés, puis s'en alla et se sauva. Voilà comme les débauches, qui
sont assez communes en matière de foire, furent extraordinaires en
icelle. »
Au siècle suivant, les choses n'avaient pas changé. Barbier, dans
son Journal (mars 1721), nous raconte en détail une lutte terrible
entre les pages du roi et des princes du sang et les pages des sei-
gneurs et ambassadeurs étrangers, à qui les premiers voulaient inter-
dire l'entrée sur la scène dans la loge de je ne sais quel bateleur,
dette rixe sanglante se prolongea trois jours, et il fallut pour y mettre
fin la sérieuse intervention de la force armée.
Les accidents n'étaient guère moins rares au milieu de cette foule
immense et tumultueuse, pressée en tous sens dans les rues innom-
brables du champ forain. L'entrée, du côté de la rue de Tournon en
particulier, était une gorge étroite, à pente rapide, où les piétons ne
trouvaient ni recoin ni allée pour se garer des voitures dont les roues
effleuraient les murailles.
Je ne vois pas que Louis XIV ni Louis XV se soient rendus à la
foire, comme avaient fait leurs prédécesseurs; mais le Dauphin, Mon-
u
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W::"'
LES FOIRES DE PARIS. 87
sieur et les autres princes du sang ne manquaient guère de s'y mon-
trer. Gela était indigne de la majesté du premier. Le second n'eût pas
mieux demandé, seulement il n'osait. On y suppléait en organisant
des foires à la cour; ce fut même là un divertissement à la mode sous
son règne. Le 7 septembre 1750, Collé donna dans le jardin d'Etiolés,
« pour le bouquet de Mme de Meulan, » la Foire du Parnasse, et il
décrit longuement dans son Journal cette fête, en vue de laquelle
le jardin avait été arrangé en véritable foire, avec parades, loges de
danseurs de cordes, spectacles, curiosités, magasins, cabarets. En
1775, pour fêter le jeune archiduc Maximilien, on disposa à Versailles,
sur le terrain du Manège, une foire, avec sept rues couvertes, l)ordées
de boutiques, cafés, baraques de saltimbanques, y compris la salle de
Nicolet, où l'on joua devant Leurs Majestés un opéra-comique spécia-
lement arrangé par Gluck pour la circonstance'.
Que vendait-on à la foire Saint-Germain? On y vendait de tout. Les
commerçants sérieux y accouraient de toutes les villes de France.
Quant à Paris, il fournissait surtout les boutiques de luxe, de modes,
de jeux et de rafraîchissements. Chaque objet de commerce avait son
quartier distinct, et chaque carré était consacré à la même induslrio-'.
Les robes de chambre de Marseille, les draps de Rouen, de Gouriiay,
de Darnetal, les chemises de toile de Hollande, les bonnets à la sia-
moise, les points-coupés de Gênes, les diamants d'Alençon, les pein-
tures de Flandre s'étalaient à tous les yeux, ici, c'était un Portugais
vendant des chinoiseries, de l'ambre gris, de la porcelaiîie fine; là, un
Provençal débitant des oranges et des citrons; de ce côté, un Turc,
vrai ou postiche, avec son baume de Perse, ses marchandises du
Levant, ses eaux de senteur de Conslantinople; plus loin, un Armé-
nien annonçant à grands cris qu'il tenait boutique de thé, ciiocol;il
et café ^ Lingers, épiciers, merciers, bijoutiers, orfèvres , chapeliers ,
bottiers, armuriers, couteliers, quincailhers , oiseliers, parchemi-
niers, marchands de jouets, peintres surtout (comme on appelait les
marchands de tableaux), ébénistes et sculpteurs s'y succédaient eu
ordre méthodique et classés par groupes. Les barbiers, chirurgiens et
arracheurs de dents n'y manquaient pas non plus. Dieu sait tout ce
' Journal de Collé, à la date. — Spectacles des foires , pour l'année 1777.
* Entre les rues Garancière et de Tournon se U-ouvait le Champ croUé, destiné à la vente
des bestiaux.
' Le premier café de Paris fut établi à la foire Saint-Germain par l'Arménien Pascal, qui
alla se fixer ensuite quai de l'École. Plus tard, au moment où la mode du café commençait
à se passer, suivant la prédiction de M"" de Sévigné, le Sicilien Procope s'établit à la même
foire, et le remit en vogue par la magnificence de sa boutique et la bonne qualité de la
liqueur qu'il servait.
88 - LE VIEUX PARIS
qui s'y vendait de fromages de Milan, de petits chiens de Bologne, de
vins d'Espagne, de rosolio, d'oranges de Portugal, de sucreries colo-
riées et de dragées de Verdun ! On y coudoyait à chaque pas les gau-
friers, confituriers', pâtissiers français et limonadiers italiens. On y
trouvait à foison les jeux de dés (qui y furent interdits peu d'années
après la mort de Louis XIV), vrais coupe-gorge où trônaient les
chevaliers d'industrie, — et les hlanques-, logées dans le pavillon des
marionnettes, des voltigeurs, des marchands d'orviétan, et amassant
la foule au son retentissant de la trompette. Les salles de bal n'y man-
quaient pas non plus, comme on peut croire.
Quant aux cabarets, richement tapissés, ornés de glaces, de tableaux
et de lustres, ils écoulaient des centaines de tonnes de ratafia, hypo-
cras, aigre de cèdre, muscat, vins de Saint- Laurent, de la Verdée,
de Rivesaltes, de Malvoisie, eau de cannelle, eau de Forges et de
Bourbon, etc. Dans les premières années du xviic siècle, lorsque le
tabac commença à se répandre, la foire Saint- Germain lui fit grande
fête, et les amateurs entraient aux cabarets, rien que pour priser et
fumer la nicotine, servie des mains de l'hôte.
A défaut des descriptions ultra- familières de Scarron et de Fran-
çois Colletet, le poète crotté, — trop longues pour trouver place ici,
— nous croyons devoir reproduire le léger croquis que Loret a laissé
de ce lieu de délices, à la date du 22 février 1664 :
On y voit de tous les côtés
Cent plaisantes diversités;
Car, outre les orfèvreries,
Outre les riches pierreries,
Quantité de bijoux fort beaux
Qui brillent, le soir, aux flambeaux;
Outre mainte belle marchande,
Outre les toiles de Hollande,
Les beaux rubans, les fins mouchoirs.
Les porcelaines, les miroirs,
1 Chez lesquels on faisait souvent la partie d'aller manger des confitures tout son soûl.
(Boursault, Lettres à Dabet.)
2 Les Manques étaient des loteries où le billet blanc perdait : les billets gagnants por-
taient la désignation de leurs gains. {^Recherches de Pasquier, liv. Vil, ch. xl.) Ce fui une
des grandes modes du xvii» siècle. L'Estoile et le Mercure de France nous apprennent qu'un
nommé Jonas avait loué jusqu'à l/iOO livres pour quinze jours une maison oii il voulait
installer une blanque, pendant la foire Saint- Germain (1609). L'année précédente , un arrêt
du Parlement avait défendu à cette foire les jeux de cartes, dés, quilles et tourniquets. Cette
mesure était urgente, car tout le monde, depuis le plus petit bourgeois jusqu'aux plus grands
seigneurs, venait risquer sa fortune dans les académies de jeu qui y fourmillaient, et, le
23 février 1607, Henri IV lui-même, le roi économe qui marchandait si âprcment les bouti-
quiers de la foire, et leur offrait dix-huit livres quand ils en demandaient soixante, y avait
perdu sept cents écus contre M. de Villars.
o
LES FOIRES DE PARIS 91
Les tableaux et les antiquailles
Qui ne sont pas pour des canailles,
Les confitures et douceurs,
Marionnettes et danseurs;
Outre les animaux sauvages,
Outre cent et cent batelages.
Les Fagotins et les Guenons,
Les mignonnes et les mignons.
On voit un certain habile homme
(Je ne sais pas comme on le nomme)
Dont le travail industrieux
Fait voir à tous les curieux
Non pas la figure d'Hérodes ,
Mais du grand colosse de Rhodes.
Qu'à faire on a bien du temps mis :
Les hauts murs de Sémiramis,
Où cette reine fait la ronde ;
Bref, les sept merveilles du monde.
Dont très bien des yeux sont surpris ,
Et que l'on voit à juste prix.
Ces derniers vers nous servent de transition naturelle pour passer
des bagatelles de la porte, que nous avons examinées jusqu'à présent,
au principal attrait de cette bienheureuse foire, « raccourci de toutes
les merveilles et délices du monde, » comme la qualifie la légende
d'une grande estampe du wiii» siècle. Elle était naturellement le
paradis des saltimbanques, farceurs, opérateurs, bateleurs, mon-
treurs de raretés et de curiosités \ diseurs de bonne aventure , et de
toute la confrérie de Bohême. Ah! les belles clioses qui sollicitaient de
toutes parts, dans ce joyeux quartier qu'on trouvait tout à l'entrée, les
regards et l'argent du badaud! Aimait- il le merveilleux, il avait le
choix entre maître Gonin avec ses tours de gibecière, et l'Égyptienne
qui l'attirait en un coin pour lui prédire, d'après l'inspection de sa
ligne de vie, qu'il mourrait centenaire; il marchait entre une double
rangée de sanctuaires magiques, décorés de crapauds, de chats noirs,
de squelettes, de grands lézards empaillés, où, moyennant un sou,
le sorcier en chapeau pointu lui faisait prédire l'avenir par des Bouches
de Vérité en carton. Aimait-il les monstruosités de la nature, dès lors
comme aujourd'hui il ne manquait pas de veaux à deux têtes, de nains
et de géants *. S'il avait du goût pour l'histoire et pour les arts, il allait
voir les momies, les automates ou les figures de cire, ce que l'on
1 On donnait plus spécialement alors le nom de curiosilés à des questions adressées à un
prétendu sorcier, pour connaître l'avenir.
- M™« de Sévigné n'a pas dédaigné de mentionner la grande diablesse de femme qu'on y
montrait en 1671 (lettre du 13 mars).
92 LE VIEUX PARIS .
appelait le Cercle, c'est-à-dire une réunion de personnages groupés
en rond, d'une façon vivante et expressive. Préférait-il les tours de
force ou d'adresse, cinq cents loges se disputaient l'honneur de sa
présence au son du clairon, du tambour et du tambourin à sonnettes.
Bon Dieu! que île sauteurs! que d'hommes grimpés sur des échasses!
que d'animaux savants! que de meneurs d'éléphants, d'ours et de
lions! que de danseurs de corde!
Et n'allez pas croire que les saltimbanques du xviP siècle fussent de
petits garçons à côté des nôtres! Non, en vérité : ils auraient pu sans
crainte alTronter le public blasé du Cirque ou de l'Hippodrome. 11 y
avait bien quelques fraudes, et les saltimbanques du temps passé
n'étaient pas plus scrupuleux que les nôtres en fait de phénomènes.
Mercier nous apprend, dans son Tableau de Paris ^, qu'en plein
wiiic siècle, on y créait des géants à l'aide d'un ingénieux système
de coilTure et de brodequins au talon élevé; des animaux extraordi-
naires et uniques, avec des ourses rasées, épilées, auxquelles on
avait passé des chemises, vestes et culottes; des colosses de bois qui
parlaient, grâce à un petit garçon caché dans leur ventre. Si nous
connaissions les secrets des baraques foraines du xvii" siècle, nous y
trouverions sans doute nombre de tours analogues; mais il resterait
pourtant bien des choses vraiment singulières.
Ainsi, que dites-vous de l'industriel qui avalait un seau d'eau claire
tout entier, puis le rendait par la bouche en lui donnant la couleur
demandée? Que dites-vous des rats qui dansaient sur la corde, et de
la guenon qui signait son nom? L'acrobatie et les animaux savants
étaient alors, comme aujourd'hui, le spectacle classique de la foire, et
la danse de corde surtout persista toujours, en se perfectionnant sans
relâche, même après l'établissement des théâtres réguliers.
C'est aussi à la foire Saint- Germain que le rhinocéros apparut pour
la première fois en France (1749), et le naïf Barbier nous a conservé
dans son Journal ' le souvenir de l'impression produite par cet animal,
(jui rappoila une iietitc fortune à l'heureux propriétaire de la loge où
on le montrait.
Tous ces spectacles étaient, bien entendu, — comme ceux que
l'on voit encore aujourd'hui sur certaines places, les jours de fêtes
publiques, — précédés de parades à la porte; et ces parades, desti-
nées à allécher la foule, n'en foi'maient point la partie la moins diver-
tissante. On y voyait des sauteurs, des jongleurs, des cquilibristes.
1 Tome III, ch. lxxx (Amslerdam, 1782, in-12).
- Édit. Charpentier, t. IV, p. 336.
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^
LES FOIRES DE PARIS 9B
Sur le devant des théâtres de marionnettes, Polichinelle, avec sa
pratique, conviait le public à la représentation; ou bien de grands
gaillards, habillés en arlequins, agaçaient un singe, lui faisaient exé-
cuter mille grimaces et mille cabrioles autour d'un bâton. Devant les
théâtres plus relevés , Gilles , Scaramouche et Colombine se livraient à
des dialogues bouffons, entremêlés de claques et de coups de pied, au
milieu desquels éclataient les rugissements du porte- voix, proclamant
à la foule ébahie les splendeurs du spectacle et le prix des places'.
A mesure qu'on avance vers la fm du siècle, le théâtre se fait de
plus en plus sa place à la foire. Il est toujours mêlé de danses, de
sauts, de tours de force, de parades; mais on ne se borne plus à ces
exercices physiques : on ;d)andonne les spectacles d'agilité, d'adresse et
de dislocation pures aux loges de saltimbanques; on montre l'ambition
de s'élever au-dessus par une action qui se déroule dans une panto-
mime, ou même dans un vaudeville, dans une pièce mêlée de chants.
Les simples baladins avaient conservé leur royauté à la foire Saint-
Ovide, ou à quelque autre d'aussi mince valeur; mais, relégués à l'ar-
rière-plan sur ce terrain plus illustre, ils s'y étaient elTacés devant
de vrais comédiens des théâtres réguliers, qui ])ossédaient leui's
troupes, leur répertoire, leurs auteurs.
Comment cette transformation s'était-elle 0})érée? 11 esl racile de le
comprendre. On avait débuté par les marionnettes, et d'un tlu'àtre de
marionnettes à un théâtre d'acteurs en chair et en os il n'y a qu'un
pas, assez large, il est vrai. Aussi fut-on longtemps à le faire. C'est à
l'année 1595, autant qu'il est possible de lixer une date, qu'on peut
rapporter la première origine du spectacle de la foire; mais quel
théâtre! un véritable spectacle forain dans toute la rigueur du terme.
Quoi qu'il en soit, les comédiens de province (jui s'y étaient établis
s'y maintinrent, en dépit des Confrères de la Passion et de l'InUel de
Bourgogne, auquel on les obligea seulement, par sentence du
5 février 1590, à payer une redevance annuelle de deux écus. Sous
Henri IV, nombre de troupes ambulantes profitèrent aussi (U)^ fran-
chises de la foire Saint- Germain pour s'y établir.
En 1650, par suite de la permission du lieutenant civil, le fameux
Brioché, premier du nom, qui avait le siège principal de ses exercices
à la porte de Nesle, s'y installa avec ses acteurs de bois et y fit mer-
veille. Mais il y avait déjà des marionnettes auparavant, nous l'avons
' Tout cela menait tel tapage et chômait si peu d'un bout à l'autre de la foire , que les voi-
sins avaient beaucoup à en soulïrir. Dans la seconde moitié du xvii» siècle, le curédeSaint-
Sulpice obtint un moment la cessation des jeux et spectacles forains le? dimanches et jours
de fête.
96 LE VIEUX PARIS
dit, et Scarron en parle dans sa Description burlesque. Bientôt les sal-
timbanques, pour varier leur spectacle, avaient mêlé timidement à
leurs exercices quelques farces au gros sel, puis des fragments de
vieilles pièces italiennes. Loret nous apprend' qu'on voyait, à la foire
Saint-Laurent, à côté des arlequins, des géants et des sauteurs ordi-
naires, d'agréables ballets et même de petites comédies. Dès 1661 , le
sieur Raisin, organiste de Troyes, y était venu montrer une épinetteù
trois claviers, dont l'un paraissait répéter tout seul les airs que l'on
jouait sur les deux autres. Le roi, cbarmé et elfrayé, voulut savoir le
secret de ce prodige, qui s'accomplissait par le moyen du fils cadet de
Raisin, caché dans l'intérieur de l'épinette. Non content de le combler
de présents, Louis XIV accorda au père la permission de jouer la
comédie avec une troupe désignée sous le nom de troupe du Dauphin.
Au jeu de l'épinette. Raisin joignait une sarabande exécutée par ses
trois enfants, et la représentation à tour de rôle de deux petites pièces :
Tricassin Rival et VAndouille de Troyes. On sait que ce théâtre,
après avoir eu un succès extraordinaire, fut feimé quelques années
après, lorsque Molière obtint un ordre du roi pour enlever le jeune
Baron à la veuve Raisin , qui , du reste, ne s'était pas maintenue à la foire.
Enfin, en 1678, la troupe d'Allard et de Maurice, logée dans le jeu
(le paume d'Orléans, à la foire Saint- Germain, exécutait un divertis-
sement comique à trois intermèdes : les Forces de l'Amour et de la
Magie, biz;u're assemblage de dialogues plus ou moins plaisants, de
sauts périlleux, de machines et de danses. C'était une pièce assez sin-
gulière, mais entin c'était une pièce. La troupe, qui se composait de
vingt-({uatre sauteurs de tous les pays et des plus habiles, trouvait
presque entièrement son emploi, soit dans le cours, soit dans les
intermèdes de cette comédie bouffonne, mêlée d'apparitions de cra-
pauds, de démons, de magiciens, qui fournissaient une occasion natu-
relle d'y intercaler les exercices les plus variés et les plus périlleux.
A la lin du xviic siècle, les troupes d'Allard, de Maurice et de Ber-
trand étaient définitivement étabUes aux foires Saint-Laurent et Saint-
Germain, où, conjointement à leurs tours de force et d'agilité, qu'elles
n'abandonnèrent jamais et qui faisaient le fond de leurs représenta-
tions, elles jouaient les pièces des anciens comédiens itahens, avec
les types de Gilles, Scaramouche, Arlequin et autres, qui se prêtaient
si bien à la pantomime. Un détail indiquera de quelle façon était alors
composé leur personnel d'acteurs : ceux d'Alexandre Bertrand rece-
vaient vingt sous par jour, et la soupe lorsqu'ils jouaient.
' Muse historique, lettre du 27 août 1663.
LES FOIKES DE PAHIS
97
A pai-tir de ce moment, le théâtre de la Foire est constitué. 11 eut à
supporter sans doute beaucoup de luttes et de vexations de tout genre.
Il eut à se défendre successivement contre la tyrannie de l'Opéra, (jui
exigeait de lui des redevances exorbitantes, et contre les réclamations
de la Comédie française, qui, après avoir fait interdire la parole à ses
Théâtre de la foire Saint- Lanrent au xviir siècle. — Lue scène du Mvnde renversé,
d'après une gravure du Tlxéùlre de la Foire , par Le Sage ( 1737).
acteurs, obtint, en 1719, la suppression (instantanée) de tous les spec-
tacles forains, sauf les montreurs de marionnetles et les danseuis de
corde', très souvent confondus ensemble; enfin conlre les rigueurs de
l'administration, les interdictions, les saisies, la censure, les démoli-
tions par ordre. Et cependant, à force de prudence, d'adresse el
' L'Opéra -Comique, comme on l'appelait, fut rétabli en 1724, après un interrègne que la
Comédie italienne avait vainement essayé d'exploiter à son profit, et où avaient eu lieu di-
verses tentatives de résurrection; et il dura ainsi, sauf une nouvelle suspension (de \1V6
à 1752), jusqu'en 1762, époque de sa réunion à la Comédie italienne.
7
98
LE VIEUX PARIS
d'audace combinées, en sachant céder à propos pour se redresser
ensuite, en trouvant sans cesse de nouvelles ressources et des expé-
dients ingénieux dans les moments les plus désespérés, il en vint
peu à peu à un état de prospérité remarquable, surtout vers le milieu
du xviiie siècle, après l'avènement de Monnet. Dès 1741, on voyait à
La danse des bouquetières, dans l'Impromptu du Pont-Neuf,
d'après une gravure du Théâtre de la Foire, par Le Sage (1737)
la foire Saint- Laurent une ancienne actrice de la Comédie française,
Mme d'Arimath, qui fut la mère de M^e Duroncy. Sophie Arnould
débuta à la foire Saint- Germain de 1758. Le théâtre de la Foire avait
dès lors non seulement de belles salles et des décors où Servandoni
mettait quelquefois la main, mais des ballets splendides, des pièces
régulières et des auteurs illustres. C'est lui qui a donné naissance à la
fois à l'Opéra -Comique et aux spectacles des boulevards. Quand la
foire se fermait, il émigrait aux rem'parts; dès qu'elle se rouvrait, il
revenait à la foire. Au fond, foire et boulevard étaient la même chose :
LES FOIRES DE PARIS
99
pas un petit théâtre d'ici qu'on ne retrouve là à son jour, depuis
Curtius jusqu'à Nicolet'.
Avec tant d'agréments divers, on comprend sans peine la passion
du peuple de Paris pour la foire Saint -Germain. Cependant elle chô-
mait quelquefois dans les temps difficiles. Elle ne fut pas tenue pen-
Théâtre de la foire Saint-Laurent au xviii» siècle.
Une scène du Rappel de la foire à la vie,
d'après une gravure du Théâtre de la Foire, par Le Sage (4737).
dant une grande partie de la Ligue, de 1560 à 1574, et on ne la réta-
blit qu'en prenant les précautions les plus minutieuses contre les
désordres qui pourraient s'y produire. Les troubles de la Fronde en
occasionnèrent la suppression en 1649. Ce fut un grand deuil, qui fit
explosion dans plusieurs mazarinades^ Je ne sais si la privation
' Les frères Parfaict, des Boulmiers, Monnet, etc., ont écrit l'histoire du Théâtre de la
Foire. 11 faut parcourir aussi le recueil de documents publiés par M. Campardon, fOus le
titre de Spectacles de la Foire, 2 vol. in -8°.
' Notamment dans les Plaintes du carnaval et de la foire Saint- Germain.
100
LE VIEUX PARIS
même du pain de Gonesse fut plus sensible aux Parisiens. En 1668
aussi, la peste en empêcha l'ouverture, comme déjà en 1580. Toutes
ces dates restèrent marquées de noir dans les annales de la ville.
Boulîonnerie de foire, par Taunay.
Cabinet des Estampes. (Costumes et Mœurs Louis XVI, Oa 34.)
L'importance croissante des boulevards eut pour conséquence natu-
relle de diminuer d'autant celle des théâtres forains. La suppression
del'Opéra-Gomique et l'incendie delà foire Saint -Germain, en 1762,
LES FOFRES DE PARIS 101
leur avaient déjà porté un grand coup sans doute. Les parades à la
porte des baladins, chères aux filous et aux libertins, furent suppri-
mées très peu de temps après par la police, suivant Restif de la Bre-
tonne, qui nous a donné, sur les abus favorisés pai" ces grossiers
spectacles de la porte et la cohue qu'ils amassaient, des détails cynique-
ment indignés; la dernière eut lieu à la foir(; Saint -Ovide, en 1777.
La Révolution, cette grande fosse commune de toutes les anciennes
institutions de la monarchie, supprima les foires : elle avait supprimé
bien autre chose! Mais, pour ne pas aggraver ses torts, il convieni
de faire remarquer que celle de Saint- Germain, comme si elle eût
prévu ce qui devait aiTiver, s'était éteinte dès l'année 178(), à peu
près en même temps que la foire Saint- Laurent.
III
Complétons ce chapitre par un coup d'œil sur quelques foires
aujourd'hui subsistantes, soit dans les environs de Paris, soit à Paris
même.
Il n'est pas un des innombrables villages faisant à l'inuiiense capi-
tale une ceinture d'ombrages, de tleurs et de guinguettes, qui n'ait s;i
foire annuelle, dont la fête de son patron donne généralement le signal.
Nous ne nous arrêterons qu'aux deux plus célèbres : à la fête des
Loges et à celle de Saint-Cloud.
La foire des Loges se tient pendant trois jours, à partir du premiei-
dimanche de septembre, dans la forêt de Saint- Germain- en -Laye,
sur la vaste pelouse qui précède la maison d'éducation des Loges,
destinée aux fdles des membres de la Légion d'honneur. Elle a pour
origine, comme tant d'autres, et comme la promenade de Long-
champ, un pèlei'inage auquel elle a survécu.
Il y avait là jadis un monastère de religieux, fondé en 1323, et
reconstruit en 1644 par les libéralités d'Anne d'Autriche. Cette faveur
de la reine lui avait déjà valu une certaine célébrité, quand, le
9 janvier 1(302, à la demande des habitants de Saint-Germain, la
confrérie de Saint-Fiacre, patron des jardiniers, qui venait d'être
instituée par le pape Innocent X, fut établie dans l'église placée sous
le patronage de Notre-Dame de Grâce, mais habituellement dési-
gnée, ainsi que le couvent lui-même, sous le nom de Loges, à cause
des loges ou cabanes de bûcherons qui s'élevaient de temps immémo-
rial sur ce point de la forêt. Il s'ensuivit un beau pèlerinage, où l'on
102 LE VIEUX PARIS
venait en foule de Paris et des alentours. Les pèlerins campaient sous
les arbres du bois et dînaient sur l'herbe, avec les provisions qu'ils
avaient emportées. De là l'origine des rôtisseurs en plein vent et mar-
chands de victuailles qui constituent aujourd'hui encore le côté carac-
téristique de la foire des Loges : l'effet a survécu à la cause. La Révo-
lution même ne put interrompre l'habitude prise par la population
parisienne depuis plus d'un siècle ; seulement le pèlerinage devint une
simple fête champêtre, comme le rendez -vous aux Ténèbres de Long-
champ était devenu un simple défilé d'équipages et de toilettes.
Un historien de Saint -Germain- en -Laye comptait dans la foire
des Loges, en 1829, dix bals à grand orchestre, douze spectacles
variés, dix jeux de bagues et cent quatre-vingts marchands de jouets
d'enfants, de pain d'épices, de menue mercerie; il y ajoute cinquante
restaurants et marchands de vin. La statistique étabUssait qu'on
buvait pendant la fête, rien que dans les étabhssements ci-dessus,
dix -huit mille deux cents bouteilles de vin, dix -huit cents bouteilles
de bière, cent trente bouteilles d'eau-de-vie, — et cela indépendam-
ment des bouteilles apportées par les promeneurs dans leurs voitures
et dans leurs paniers.
« De tous les villages environnants, et même de la capitale, on y
accourt avec l'empressement que donne l'espoir du plaisir. Deux cents
à deux cent cinquante fiacres, cabriolets de place, voitures et char-
rettes conduisent la petite propriété de Saint- Germain au lieu du ras-
semblement, pendant que plus de trois cents voitures de maîtres, atte-
lées de coursiers fringants, y portent avec rapidité la classe distinguée.
Sur des tapis de mousse et de gazon et sous des ormes et des chênes
antiques, s'élèvent une multitude de tentes, qui donnent à la fête
l'aspect d'un campement militaire. Devant des feux allumés sur la
terre tournent le gigot, la pièce de bœuf ou de veau que fera bientôt
disparaître l'appétit des amateurs. De tous les côtés, des tables, dres-
sées en plein vent, appellent les buveurs. Leurs saillies, leurs pré-
tendus bons mots, l'air d'hilarité répandu sur leur figure, leurs
poses grotesques, amusent l'observateur qui vient tourner autour de
leurs groupes, et qui y trouve mille sujets de tableaux pour le pinceau
d'un nouveau Téniers. D'un autre côté, tous les saltimbanques et les
farceui's des places de Paris s'y trouvent réunis pour lever un impôt
sur la curiosité publique et la badauderie '. »
Je n'ai pas cité cette description pour la richesse ou la nouveauté
de son coloris, mais parce qu'elle se trouve encore exacte aujourd'hui :
^ Goujon, Histoire de la ville et du château de Saint- Germain -en- Laye.
LES FOIRES DE PARIS
103
la foire des Loges n'a pas changé de caractère; seulement elle est
déchue. Il y a un demi -siècle, il n'en était pas de plus fameuse, de
plus bruyante et de plus connue dans les environs de Paris. Ah! les
belles parties qu'on faisait aux Loges sous le règne de Louis- Philippe!
On arrivait par longs et folâtres cortèges, d'une gaieté résolue, d'une
La foire des Loges au siècle dernier, d'après Jean -Michel Moreau.
expansion turbulente. Les chevauihées sur les rosses des loueurs
d'alentour, les cavalcades à dos d'àne rivalisaient avec les classiques
tapissières. Par l'avenue qui conduit du château de Saint-Germain aux
Loges roulait impétueusement, comme le Rhône au sortir du lac de
Genève, un flot continu d'omnibus, de coucous, de pataches, de chars
à bancs, de cabriolets détraqués, de citadines dépenaillées, de berlin-
gots remontant aux croisades, dans un tourbillon de cris, de chan-
sons, de disputes, de coups de fouet, <le rixes joyeuses, quelquefois
de culbutes dans les fossés de la route. Les tables des cabarets et des
104 LE VIEUX PARIS
restaurants en plein air étaient prises d'assaut. On allait décrocher son
poulet à la broche, qui tournait du matin au soir devant le grand mur
en briques ou en terre sèche élevé pour lui servir de foyer. On choi-
sissait laborieusement, sur l'étagère décorée de feuillage, son canta-
loup, que les membres de la société venaient llairer tour à tour. Les
raffinés mangeaient, en guise de pain, de la galette toute chaude,
fabriquée sans interruption par les pâtissiers voisins, et qui donnait
un goût exquis au suresnes du restaurant.
Après le dîner, le champ de foire était envahi : on cassait une
poupée au tir, on gagnait une douzaine de macarons, une demi-dou-
zaine de salières et de coquetiers au jeu du tourniquet ou de la toupie
hollandaise, quelquefois un lapin au jeu de boule, ce qui mettait le
comble à la belle humeur. On allait dire bonjour à la femme colosse,
— la plus belle créature de l'univers, — voir travailler l'équilibriste
sans pareil, écouter la harangue de MUe Eloa, dentiste-pédicure bre-
yetée par S. M. l'empereur du Maroc et du Congo. On contemplait
les illuminations, on se répandait sous les arbres, et jusqu'au matin,
dans la forêt changée en campement, retentissait derrière la charrette
du bohème, ou sous la tente des nomades, le bruit des rires et des
chants, des hbations et des danses.
Voilà du moins ce que racontent les anciens, laudatores temporis
acii. On entrevoit un tout petit coin de cette fête légendaire des Loges
dans le Lion amoureux de Frédéric Soulié; on la retrouverait au long
en feuilletant les œuvres complètes de Paul de Kock et autres roman-
ciers populaires, ses émules. Nos pères étaient plus gais que leurs
neveux. Nous sommes une génération mélancohque. La politique est
sombre; le monde et les foires deviennent ternes. Impossible de se
le dissimuler : la fête des Loges est en pleine décadence, quoique les
morceaux en soient encore bons, et qu'elle ait des restes dont se con-
tenterait mainte fête des environs de Paris, parmi les plus huppées.
L'aspect général est resté le même. Devant la gare de Saint- Ger-
main, à la grille du château, sur tous les chemins de la forêt, deux
cents véhicules des formes les plus bizarres, parfois conduits par des
postillons à gilets rouges, se disputent les visiteurs. La foire se tient
toujours dans son cadre incomparable, autour du vénérable chêne de
Diane de Poitiers, et vous y pourrez saluer au passage la bannière
du Grand-Fiacre, ressouvenir des origines religieuses de la fête. Le
quartier des victuailles, les fabricants de gaufres et galettes, les
broches à contrepoids tournant devant la flamme qui dore les flancs
du poulet , les étalages formés de draps et de rideaux de lit où s'entre-
lacent des guirlandes de gigots et de fleurs, de branchages et de
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LES FOIRES DE PARIS 107
longes de veau; les piles de saucissons, de jambonneaux et de langues
fourrées ; les rangées de tables blanches avec l'hôtelier rubicond de
Maisons, de Conflans ou de Poissy trônant près du comptoir, ré-
jouissent l'œil et l'odorat. Mais, hélas! malgré la colonie parisienne
qui a pris depuis quelques années Saint- Germain et ses alentours
pour heux favoris de villégiature, les tables sont trop souvent vides
et les poulets tournent mélancoliquement dans la solitude, surtout en
dehors du dimanche et si le temps est douteux.
Le cadre de la fête de Saint -Cloud, qui a lieu à la même époque
sous les arbres du parc , et se prolonge pendant tout le mois de sep-
tembre, n'est pas moins admirable. Grâce à la facilité des moyens dv
communication, elle est toujours fréquentée et n'a rien perdu de sa
vogue. Les Parisiens y vont en partie de plaisir manger de la galette,
voir les parades et acheter de gigantesques mirlitons, sur lesquels ils
exécutent en chœur, lorsqu'ils reviennent par le chemin de fer, des
concertos à faire aboyer tous les chiens au passage. La foire de
Saint- Cloud est la plus brillante et la plus populaire qui se tienne
autour de la grande ville pendant la belle saison; mais elle n'a pas
les origines historiques de celle dont nous venons de parler et ne se
rattache guère à l'histoire du vieux Paris.
La foire au jambon se tenait au moyen âge sur le parvis Notre-
Dame, le mardi saint; elle a passé de là au (piai des Augustins, puis
au boulevard Bourdon, où elle est restée longtemps. Elle s'établit
aujourd'hui, depuis quelques années, sur le boulevard Ricliard-
Lenoir, pendant les premiers jours de la semaine sainte, et elle se
complète par un bazar aux vieilles ferrailles qui n'offre aucun intérêt.
Il n'en est pas de môme de la foire au pain d'épice, dont la \)]dœ
du Trône et les avenues voisines sont le théâtre pendant la (juinzaine
de Pâques. Par la place énorme qu'y occupe sous toutes ses formes,
— en carrés, en rectangles, en losanges, en pavés, en couronnes, en
bonshommes, à l'angéhque, au citron, aux amandes, — la pâtisserie
populaire dont elle a pris son nom, et aussi par la variété de ses
amusements, par le nombre de ses charlatans et de ses saltim-
banques, elle est la véritable héritière de la foire Saint- Ovide, qu'on
appela souvent d'ailleurs la foire au pain d'épice lorsqu'elle se fut
transportée place Louis XV. C'est, en réalité, la seule qui, dans l'in-
térieur de Paris, présente une certaine image, au point de vue pitto-
resque, des grandes foires du temps passé.
Qui n'a pas vu, qui n'a pas entendu la foire au pain d'épice par
une belle journée de Pâques, ou le lendemain lundi, n'a rien vu ni
rien entendu. On en sort le tympan brisé, la tête rompue par le
108 hE VIEUX PARIS
vacarme infernal où se réunissent, sans se confondre, les deux ou
trois douzaines d'orgues de Barbarie, jouant à la fois, qui la Marseil-
laise, qui l'air des Cloches de Corneville, qui Tout à la joie; les
orchestres vertigineux de cinquante baraques de saltimbanques, la
sonorité déchirante des cuivres, le nasillement enragé de la clari-
nette, les roulements des tambours, les interjections de la grosse
caisse, les rugissements du porte -voix, les cymbales, les cloches, les
boniments, les cris d'appel et les décharges des carabines dans trois
ou quatre douzaines de tir; énervé, ahuri, ivre de couleurs et de
mouvements, roulé par la foule comme un grain de sable dans les
vagues de l'Océan, et voyant flotter, virer, bondir devant ses yeux un
chaos tourbillonnant de chevaux de bois, de manèges décorés de
flammes, de vélocipèdes, de chemins de fer, de balançoires, de gon-
doles, de montagnes russes, de toupies hollandaises, de tourniquets.
A défaut de la foire elle-même, le public est à lui seul un spec-
tacle. Aux grands jours, on peut suivre, depuis Neuilly et Chaillot,
ses courants qui convergent de toutes parts vers le vaste champ
forain : par la rue Saint-Honoré, par la rue de Rivoh, par le boule-
vard, par les quais, le flot coule dans le même sens, en remontant
le cours de la Seine. Le faubourg Saint- Antoine est noir comme
une fourmilière. Deux mille personnes s'agitent sur la place Saint-
Germain-l'Auxerrois derrière les tramways du cours de Vincennes.
C'est ce public populaire des dimanches de printemps et d'été qui
prend possession de Paris, qui envahit les fêtes de la banlieue, qui
sort des boutiques, des bureaux, des administrations, des loges de
concierges, des ateliers, avec l'intention formelle de s'amuser, de
s'amuser jusqu'à extinction de forces vitales.
Le trait qui caractérise cette héritière de la foire Saint- Ovide est le
luxe de plus en plus effréné des grands établissements de saltim-
banques, car nous ne pouvons plus nous permettre de les quahfier
de baraques. Gocherie jette l'argent par les fenêtres. Becker et les
frères Legoix luttent de prodigalités pour leurs pièces , comme l'Opéra
et le Chàtelet : ils exhibent dans les parades de la porte des rangées
de guerriers, des bayadères, des casques, des boucliers, des lances,
des hallebardes, des manteaux de velours brodés d'or, dignes de
Michel Strogoff et des Mille et une Nuits.
Aucune industrie ambulante ne s'est plus transformée que celle des
théâtres forains. Quelques-uns représentent des mises de fonds con-
sidérables. Le saltimbanque qui les dirige n'est plus le bohème famé-
lique d'autrefois; c'est un capitaliste, un entrepreneur, un gros
commerçant, qui fait des frais considérables, ne recule pas devant
LES FOIRES DE PAKIS 1U9
l'électricité et la vapeur, réalise des recettes énormes et parfois éJiiie
une grosse fortune.
Les chevaux de bois eux-mêmes semblent saisis de vertige et
prennent le mors aux dents. Qu'y avait- il jadis de plus modeste, de
plus humble que le cheval de bois? Cet honnête coursier, toujours
taillé par des artistes primitifs suivant des formes consacrées, presque
hiératiques, tournait au moyen d'une manivelle élémentaire et au son
d'un orgue de Barbarie, dans un manège d'une simphcité Spartiate.
Aujourd'hui les chevaux de bois sont remplacés par des sirènes, des
lions, des hippogriffes et autres animaux fantastiques, étages sur trois
rangs ; les petites voitures ont des airs de gala qui intimident la cou-
turière; l'intérieur du manège est tapissé de glaces, de draperies, de
velours et de soie ; la manivelle est remplacée par une locomotive
dont les flots de vapeur, au lieu de se rabattre sur la tête des clients,
sont expulsés au moyen d'un long tuyau, et l'orgue de Barbarie par
un orchestre complet, qui joue la Marseillaise dans les entr'actes.
Devant ce faste asiatique je regrette la sim[)licité de nos pères ;
mais il était écrit que rien n'échapperait à la funeste passion du luxe,
pas plus les chevaux de bois que les almanachs et les poupées.
CHAPITRE IV
LES BOULEVARDS — LE BOULEVARD DU TEMPLE
I
Nous n'avons pas à retracer l'histoire fort compliquée des anciens
remparts de Paris. Ceux qui subsistaient au xviic siècle dans la par-
tie nord, à peu près sur la ligne des boulevards actuels, avaient été
construits à la hâte sous le règne de François I^"", pour opposer une
barrière à l'ennemi, dont les reîtres et les lansquenets dévastaient
déjà la Champagne. En 1670, un arrêt du conseil d'État ordonna l'ou-
verture d'un boulevard de la Bastille à la porte Saint-Denis; l'avenue
devait être composée de trois rangées d'arbres, et l'allée du milieu
large de près de cent pieds. T/année suivante, on décréta la conti-
nuation des travaux jusqu'à la nouvelle porte Saint- Honoré, et enlin
d'autres ordonnances complétèrent, en 1084 et 1085, le plan d'en-
semble de la grande ligne des boulevards, dont le nom rap[)elle les
fortifications auxquelles ils ont succédé '.
Ce premier boulevard formait une sorte de terrasse d'où l'on domi-
nait d'une part les rues voisines, condamnées ainsi à se métamor-
phoser en cloaques, de l'autre la campagne. C'est seulement dans les
premières années du xviii^ siècle qu'on songea, en égalisant les
niveaux, à assainir et à purifier les voies limitrophes. L'établisse-
ment de ce nouveau cours devint le point de départ d'une foule de
belles constructions , qui s'élevèrent d'abord à peu près exclusivement
du côté de la ville. La porte Richelieu, démolie, et ses environs firent
place à des hôtels princiers, dont les jardins s'étendaient le long des
boulevards et d'où l'on apercevait non seulement l'oseille, la laitue,
les moissons d'artichauts et les couches de champignons de la Grange-
* Mercure du mois d'août 1811.— Ed. Fournier, Paris démoli : la Grange- Batelière ,ch. i.
112
LE VIEUX PARIS
Batelière chantés par Regnard, qui avait justement sa maison par là,
mais encore les cimes de Montmartre, avec leur groupe de moulins à
vent, leurs deux églises et leur dôme, « perspective qui n'a pas sa
pareille, » comme s'exprime l'historien de Paris, Sauvai.
Toutefois les anciens boulevards, à vingt pas desquels on trouvait
la campagne et que bordaient presque sur toute la ligne de grands
Vue du Jeu de paume du comte d'Artois sur les boulevards,
d"après nue estampe conservée au musée Carnavalet. (Portefeuille 28.
jardins du côté de la ville, restèrent longtemps déserts et silencieux.
Ce ne fut guère que vers le milieu du xviii*' siècle qu'ils commen-
cèi-ent à prendre vi"iiment la physionomie d'une promenade publique.
Les cafés, les théàlrcs et spectacles de tout genre, les boutiques de
traiteurs avec leur musique, leurs bosquets illuminés, leurs guirlandes
de fleurs, donnent alors aux boulevards une animation particulière et
y attirent la foule. « .le trouve le rempart charmant, dit vers cette
date le chevalier d'un proverbe de Carmontelle, la Maison du boule-
vard. On n'a pas besoin de sortir pour voir tout Paris : il vient passer
Ui
LES BOULEVARDS 115
tous les jours sous vos fenêtres. » Et la comtesse est tout ù fait de cet
avis; seulement eJle est gênée par les arbres, qui Tempôchent de bien
voir, et elle voudrait les détruire.
A mesure que Paris s'étendait de l'autre côté, les boulevards pre-
naient une importance plus grande, en devenant un centre de réu-
nion pour les habitants des deux zones. Bientôt le commerce y suivit
les spectacles, et de brillants magasins s'ouvrirent. En 1753, date
importante dans leur histoire, le prévôt des marchands, M. de Bar-
nage, y attira la foule par ses améliorations et ses embellissements.
On arrosa quotidiennement la grande allée; les allées latérales furent
sablées et garnies de bancs de pierre. Aussi, comme dit la chanson:
Le marquis, le robin, le page
Y vont tous les jours
A cheval ou clans réquipage,
Comme l'on lait au Cours '.
Quelques années après, un ouvrage curieux et peu connu déciit
en termes piquants la physionomie des boulevai'ds et la foule qui s'y
pressait :
« Nous nous acheminâmes au rempart, où l'on nous avait promis
de superbes monstruosités. L'affluence y était excessive, et les femmes
y portaient un air de crainte. J'en vis trente animées de la peur d'être
renversées ou de voir leurs carrosses réduits en morceaux. Les unes
criaient, d'autres faisaient la grimace, et quelques-unes se ramas-
saient dans le fond de leurs voitures. Cependant elles paraissaient
toutes jolies et se ressemblaient : l'œil n'avait pas le temps de lixer
leurs traits. On ne voyait que des figures enluminées et des diamants.
Elles avaient l'éclat d'un pastel sous une glace, et je conçus que la
promenade devait s'accréditer, parce qu'il y avait beaucoup à gagner
pour les laides.
« Nous nous promenâmes dans la contre-allée, sans pouvoir un
instant décrire une hgne directe. Nous étions à chaque minute cou-
doyés rudement, et j'apprêtai à rire en tombant deux ou trois fois
dans le fossé qui bordait l'avenue. Je commençais une phrase, et j'at-
tendais un quart d'heure avant que mon camarade pût me rejoindre
pour la finir. Nous ne parhons qu'en mots coupés. Au bout de deux
heures, nous nous sentîmes harassés, moulus de corps et altérés par
l'excès de la poussière que nous avions avalée. Nous déplorâmes l'em-
1 Chansonnier historique du xviii» siècle, publié par E. Raunié, t. VII , p. 224. — Journal
de Barbier, 1753.
116
LE VIEUX PARIS
pire de la mode qui l'emportait sur la raison et la commodité, et nous
nous promîmes bien de ne plus venir respirer un air étouffant et
char'Té d'exhalaisons pestilentielles. Le bruit des bateleurs nous avait
assourdis, la poudre nous avait aveuglés et desséché le palais; notre
odorat était gonflé de vapeurs suif ocan tes... La lassitude nous invita
à prendre des chaises, et nous attendîmes la nuit'. »
Tant qu'ils ne furent point pavés, c'est-à-dire jusque dans les com-
mencements du règne de Louis XVI, ils furent, surtout les mercredis
et les vendredis, une des promenades favorites des gens à équipages.
Vers 1780, les boulevards du Nord, avec leurs parades extérieures.
L'Opéra à la fin du xviii" siècle,
d'après une pièce du cabinet des Estampes (topographie de Paris, X», 39).
avec Nicolet, avec les figures de Curtius, avec leurs chanteurs et
leurs vielleuses, avec leur aspect de foire perpétuelle, étaient déjà
une des plus grandes attractions de la capitale. « Les dimanches et
les jeudis, écrivait Dulaure en 1780, sont le rendez-vous des plus
jolies femmes de Paris; deux longues files de voitures, plus brillantes
les unes que les autres, y forment un coup d'œil toujours nouveau-. »
Et M™c de Genlis, dans son Dictionnaire des étiquettes: « Depuis le
règne de Louis XV jusqu'à la Révolution, la promenade du bon air,
le soir, durant les l)eaux jours de l'été, après l'Opéra, était les bou-
levards. On voyait là, dans de superbes voitures à sept glaces, les
plus jolies femmes de la cour et de la ville, et toujours magnifique-
ment parées. Les voitures formaient deux longues files, allant grave-
ment au petit pas; l'entre-deux des files était occupé par les jeunes
1 L'esprit et la chose, par Marchand et Desboulmiers, 1767, in- 18, ch. vin.
- Nouvelle description des curiosités de Paris. — Voy. aussi Mercier, Tableau de Paris :
le spectacle des boulevards (1781); — Prud'homme, Miroir de Paris, VI, xxxix.
LES nOULEVARDS H7
f^ens les plus élégants, qui s'y promenaient à pied, et par de jeunes
bouquetières portant d'immenses corbeilles remplies des plus l)elles
fleurs de la saison. C'était un spectacle unique, d Les carrosses non
seulement marchaient au pas, mais s'arrêtaient même souvent, afin
de permettre la conversation, les invitations, les échanges de nou-
velles.
Sous la Révolution, les boulevards furent encombrés de tentes de
limonadiers, de larges auvents, de barrières placées devant les mai-
sons pour les protéger contre les immondices et sans doute aussi
contre les désordres de la rue. La suppression de ces annexes en fut
prononcée par la Commune de Paris, dans la séance du 25 juillet 1793,
sur l'avis de Chaumelte et de Real, et malgré la vive opposition de
plusieurs membres.
Après la Terreur, la réaction thermidorienne commença à rendre
aux boulevards un peu de vie et d'éclat. Sous le Directoire, ils reprirent
à peu près l'aspect qu'ils ofi'raient sous le règne de Louis XV, mais
avec les modifications amenées par le changement social. Les grands
seigneurs d'autrefois étaient remplacés par les parvenus ; avec tout
autant de licence, les mœurs avaient plus de grossièreté; le luxe
s'étalait avec plus d'ostentation et d'arrogance. Les rapports de police
de l'an IV signalent les propos et les murmures du peu[)le devant le
faste scandaleux des équipages et des toilettes; ils ajoutent (pie lo
boulevard du Temple, en particulier, oiîVait, comme le Palais-Éga-
lité, le spectacle du plus hideux libertinage.
Les inci'oyables et merveilleux des deux sexes éta))lirent surtout
leur centre de réunion dans la partie du boulevaitl qui s'étendait de
la rue Drouot à la rue de la Chaussée- d'Antin, et qu'on surnomma
alors le Petit- Coblentz. Les larges cravates, les oreilles de ciiien, les
breloques colossales, les gourdins noueux s'y croisaient avec les robes
à la grecque et les toilettes transparentes; sur les six rangs de cliaises
de paille qui garnissaient les côtés, on étalait des jambes chaussées
de bas de soie aux fleurs de lis d'argent, et les épigrammes, les quo-
libets, les chansons contre Barras circulaient de groupe en groupe.
Le Petit- Coblentz, comme on l'a dit, était un Paris dans Paris, <t la
promenade des jolies femmes, le camp du bon ton, la galerie de la
mode, la protestation des élégantes, le rendez -vous des mécontents. »
118 LE VIEUX PARIS
II
Mais le boulevard du Temple demande une monographie spéciale :
il ne saurait être confondu avec les autres, car, dès l'origine, il
eut son existence propre et sa physionomie à part, qu'il garda pen-
dant plus d'un siècle , malgré des modifications diverses et même pro-
fondes.
Tous les Parisiens d'âge moyen et aussi une foule de provinciaux
se rappellent très nettement encore l'aspect si pittoresque , si vivant et
si caractéristique que présentait, jusqu'en septembre 1862, avant les
démolitions et les remaniements qu'entraîna l'ouverture du boulevard
du Prince -Eugène, ce coin grouillant de la grande ville. Tous les
théâtres populaires semblaient s'y être donné rendez-vous; ils s'y
suivaient à la file et parfois sans aucune interruption. A quelques pas
en avant, le théâtre de la Porte- Saint- Martin et le vieil Ambigu sem-
blaient ouvrir la marche. Puis venaient, les uns sur les autres, le
théâtre Lyrique, le Cirque- Olympique, les Folies -Dramatiques, la
Gaieté, les Funambules, les Délassements -Comiques, et, fermant le
défilé, l'humble Petit- Lazari. Tous ces théâtres étaient situés sur le
côté gauche du boulevard en venant de la Madeleine , sauf les Folies-
Nouvelles, ou Déjazet, le seul qui se soit jamais élevé sur le liane
droit, à moins qu'on n'y veuille joindre la salle du physicien Robin.
Au delà des Délassements, en mettant le pied sur le boulevard des
Filles -du -Calvaire, on entrait brusquement dans la solitude.
Le boulevard du Temple était lui-même silencieux pendant le jour.
Mais, dès que tombait le soir, toutes ses façades s'allumaient; des
guirlandes de gaz éclairaient les inscriptions et les affiches gigan-
tesques; des transparents lumineux dessinaient au-dessus des portes
la principale scène du drame ou de la comédie ; par ses innombrables
affluents débouchait une foule empressée ; des queues immenses ,
d'où partaient des cris, des rires, des interpellations joviales, des
réclamations, des bruits de dispute, s'allongeaient devant chaque
théâtre, se recourbant en replis tortueux, s'embrouillant parfois les
unes dans les autres, surveillées par les gardes municipaux et les ser-
gents de ville. On entendait retentir de toutes parts la sonnette des
marchands de coco, la voix grave ou aiguë, enrouée ou perçante des
marchands de programmes, des marchands de lorgnettes, des mar-
chands de limonade polonaise et de glace à deux liards le verre, des
LES BOULEVARDS 119
marchandes d'oranges, de chaussons aux pommes et de sucre d'orge,
des marchands de billets moins chers qu'au bureau. Puis tout s'en-
gouffrait dans les salles. Ceux qui n'avaient pas trouvé place dans
l'une se repliaient sur la voisine, plutôt que de perdre leur soirée;
les riches aHmentaient les pauvres de leur superflu, et il s'établissait
entre tous ces théâtres une sorte d'égalité de courant. Jusqu'après
minuit, l'animation restait en permanence sur le large boulevard,
entretenue par les curieux, les flâneurs, les ramasseurs de bouts de
cigare, les acheteurs de contremarques, tous les petits industriels,
parasites de l'art dramatique, vivant aux abords des théâtres, blottis
à leur ombre; et sans cesse renouvelée sur quelque point par les
bruyantes sorties des entr'actes, qui déchaînaient de nouveau la tem-
pête des cris d'appel et des tintements de clochette.
Eh bien, ce spectacle unique en son genre, dont les curieux ne se
lassaient pas, qu'on allait voir comme on fût allé visiter le Panorama
ou la Lanterne magique, n'était rien, à ce qu'il paraît, auprès de
celui que présentait l'ancien boulevard. Les regrets que nous éprou-
vons en pensant à ce boulevard de 1860, les vieillards de 1860 les
éprouvaient, eux aussi, en se remémorant celui de la Restauration;
et pour les vieillards de la Restauration le boulevard du Temple était
lui-même en décadence depuis la chute de l'ancien régime. J'ai connu,
dans les premières années du second empire, un octogénaire dont les
souvenirs d'enfance remontaient avec délices au boulevard de 1780,
et qui me disait en parlant de celui de 1855 : « Ce n'est rien, rien,
à côté de l'autre. Voilà celui qu'il fallait voir et que les splendeurs
du Paris moderne n'ont jamais pu effacer de ma mémoire. » Qu'il
confondît un peu, comme il arrive, le charme de ses souvenirs avec
le charme de sa jeunesse envolée, c'est possible; mais il est certain
que, parmi les boulevards du Nord, dont Paris s'engoua sous le
règne de Louis XV, il n'en est pas un dont il se soit plus épris alors,
et que, dans la dernière moitié du siècle, il exerça une séduction et
une fascination croissantes, qu'il est d'ailleurs facile de s'exphquer,
d'après les récits et les descriptions des chroniqueurs.
En 1750, le boulevard du Temple est planté de cinq rangées d'arbres,
et les bateleurs commencent à s'y montrer. Dès le mois de juin 1753,
l'avocat Barbier écrit dans son Journal, en notant la vogue naissante
des boulevards :
« Il y a principalement, les fêtes et dimanches, un concours éton-
nant de carrosses qui font cours en plusieurs files, depuis la porte
Saint- Antoine jusqu'à celle du Pont-aux- Choux. Il y a aussi, dans
cet espace, plusieurs cabarets et des loges de marionnettes; cela fait
120
LE VIEUX PARIS
Spectacle et presque foire. Et un grand monde à pied dans les contre-
allées. »
La faveur populaire restera désormais fidèle au boulevard du
Temple : non pas seulement la faveur populaire , mais aussi celle
du plus beau monde. « C'est aujourd'hui de grand air, dit Grimm
en d754*, d'aller, après souper, sur les boulevards voir les marion-
nettes, i) Il s'agit bien du nôtre, on le voit par ces derniers mots. En
un mot, le boulevard est la folie du jour, comme le qualifient diverses
Le Petit- Coblonlz. — Promenade du boulevard des Italiens, en 1797,
d'après une estampe conservée au musée Carnavalet. (Portefeuille 28.)
brochures de la même date-. Les étrangers y couraient comme les
Parisiens, qu'ils fussent de simples touristes ou des souverains tels
que Joseph II. Le 27 juin 1756, le Dauphin n'y résiste plus : il vient,
avec la Dauphine et Mesdames de France, accompagné d'une suite
de dix à douze carrosses, se promener sur les boulevards jusqu'à la
maison d'eau, et s'amuse surtout de la quantité de boutiques, de
loges, de cafés, de cabarets, de pâtisseries, bâtis sur les fossés de la
porte du Pont-aux- Choux. Il y avait un monde infini, dit Barbier;
' Correspondance , édit. Tourneux, in-8", t. II, p. 400.
2 Critique sur la folie du jour, 175/*, in -12, — La folie du jour ou la promenade du
boulevard (s. I. n. d.), in-Zi".
LES BOULEVARDS
121
les voitures s'étaient rangées des deux côtés le long des arbres, pour
assister immobiles à la promenade du Dauphin.
La renommée des nouveaux boulevards avait dès lors reçu sa
consécration. Rien de plus rai-e et de plus flatteur que ces visites
princières, en un temps surtout où la cour ne quittait presque jamais
Veisailles. Les princesses Louise et Sophie n'étaient jamais venues à
Paris, quand, quelques années après, le 3 juillet 17G1, elles renou-
velèrent la promenade du Dauphin, dont elles ne furent pas moins
Les boulevards. — En face des Variétés et des Panoramas. — Une séance de saltimbanques,
d'après les Tableaux de Paris de Marlet.
charmées que lui. Dans un genre bien différent, le très joli opéra-
comique en vaudeville donné par Favart en 1758, tout en prouvant
à quel point les boulevards en général et le l)Oulevard du Temple en
particulier étaient déjà à la mode, ne fit qu'accroître encore leur
popularité.
Dès l'origine, les bateleurs, les saltimbanques, les acrobates, les
montreurs d'animaux savants, de marionnettes, de curiosités, étaient
accourus de toutes parts. En 1759 s'y installa le seul d'entre eux qui
soit devenu célèbre en son genre, ce Nicolet dont le nom est resté
légendaire.
Jean -Baptiste Nicolet fut le plus illustre de toute une dynastie. Il
s'était déjà fait une réputation dans les foires avec ses marionnettes
quand il vint s'établir au boulevard du Temple. Il y réahsa de si
belles recettes, que, dès 1763, il était obhgé de se déplacer et de
s'agrandir, sans quitter, bien entendu, son cher boulevard. Ce théâtre
122 LE VIEUX PARIS
ne portait alors que le nom de son propriétaire -directeur. C'est ici
Nicolet, lisait- on en lettres d'or sur le fronton de la loge. Et il n'en
fallait pas davantage , car dès le début Nicolet avait habitué son public
à le voir aller de plus fort en plus fort. A ses marionnettes ne tar-
dèrent pas à se joindre des acteurs en chair et en os. Cette troupe
hétéroclite jouait pêle-mêle des ouvrages de tous les genres, farces,
pièces italiennes, vaudevilles, où l'on parlait, où l'on chantait, où
l'on dansait; on y joignait des tours de force et d'adresse, des exer-
cices sur la corde, des sauts périlleux. Bref, c'était, dans cette pre-
mière période, un salmigondis des spectacles les plus divers.
Mais, en 1772, Louis XV, à force d'entendre parler de Nicolet,
témoigna le désir de voir une de ses représentations, et le baladin,
mandé à Ghoisy, s'évertua si bien à divertir le monarque blasé, qu'il
obtint l'autorisation d'appeler désormais son théâtre les Grands Dan-
seurs du roi. Ce fut la seconde période. Pour répondre à ce titre
pompeux, il perfectionna et régularisa son spectacle, choisit mieux
ses acteurs, les habilla plus proprement, eut de jolis décors, reçut
des pièces et pantomimes faites avec soin, qu'il s'étudiait à varier et
qu'il renouvelait souvent ^ C'est précisément à partir du moment où
le spectable de Nicolet s'appela les Grands Danseurs du roi qu'on
n'y dansa plus, ou du moins que la danse n'y fut plus qu'un acces-
soire. En 1792, il prit le nom de théâtre de la Gaieté : c'était sa troi-
sième évolution.
Son rival le plus fameux et le plus redoutable au boulevard fut
Audinot, ancien acteur de l'Opéra- Comique et de la Comédie ita-
lienne. Comme Nicolet, Audinot avait débuté à la foire par un spec-
tacle de marionnettes; il n'y avait paru qu'une fois, en 1769, mais il
avait si complètement réussi du premier coup, qu'il eut tout de suite
l'idée d'aller s'établir au rempart. Dès le mois de juillet de la même
année, le futur Ambigu -Comique s'élevait dans le voisinage de la
future Gaieté. Les comédiens de bois n'eurent pas un succès moindre
sur le boulevard qu'à la foire Saint- Germain, et bientôt la petite salle
d'Audinot devint un vrai théâtre, avec une troupe d'enfants, parmi
lesquels brillait sa propre fille. Il fit graver au frontispice de son
théâtre cette devise latine en calembour : Sicut infantes aiidi nos,
qu'il était bien capable d'avoir trouvée lui-même, car c'était un lettré.
On lui doit plusieurs pièces et un opéra-comique.
Nicolet avait un singe savant; Audinot eut le sien aussi. Nicolet
avait Taconnet, le roi des savetiers; Audinot eut l'arlequin Bordier,
1 Du Coudray , Nouveaux essais sur Paris, 1781 , t. I, p. 119.
LES BOULEVARDS 123
rival de l'illustre Janot', qui voulut, sous la Révolution, mais un peu
trop tôt, s'élever jusqu'aux rôles tragiques et s'en trouva mal. Nicolet
avait joué à Choisy devant le roi et la du Barry; Audinot y jeua éga-
lement et charma la favorite. Le succès de ses représentations sur le
boulevard balança aussitôt, et môme dépassa souvent celui de son
voisin. C'était d'ailleurs un succès d'un autre genre, moins exclusi-
vement populaire. Il attirait d'abord un public spécial, dont Delille a
parlé dans un vers souvent cité :
Chez Audinot l'enfance attire la vieillesse.
Puis il s'adressait à des fournisseurs connus, et il donnait volontiers
des pièces hardies et satiriques, qui, surtout jouées par des enfants,
offraient le ragoût d'une curiosité piquante à cette société blasée
et désœuvrée. Grands seigneurs et grandes dames ftiisaient la partie
d'aller s'encanailler chez Audinot, comme aux bals de la Nouvelle-
France.
Le cours d'une telle prospérité ne pouvait manquer d'être inter-
rompu par de nombreuses traverses. Un jour, la Comédie-Française
se plaignait de ces incursions sur un domaine qui lui était réservé,
et obtenait qu'on le réduisit à la bouffonnerie et à la parade. Une
autre fois, c'est l'Opéra désert qui s'élève contre ses usurpations, lui
fait interdire le chant ainsi que la danse, et rogner la moitié de son
orchestre. Puis, c'est quelque riche particulier, quelque puissant du
jour, furieux d'une boutade, d'une épigramme qu'il croit dirigée
contre lui ou quelqu'un des siens, qui jure de faire périr Audinot
sous le bâton. Ou bien encore c'est l'archevêque de Paris qui réclame
contre l'audace avec laquelle cet histrion a osé mettre sur la scène
les cérémonies et les habits sacerdotaux. Audinot se débat, plaide,
écrit des mémoires. Il n'était point d'un tempérament à se laisser
faire. Il paraît même avoir eu un caractère processif et batailleur.
En 1784, quand un arrêt du conseil d'État attribua le privilège des
spectacles forains à l'Académie royale de musique, avec le droit d'en
concéder le bail et le privilège à qui elle voudrait, moyennant une
redevance, Nicolet, souple et adroit, se tira de ce mauvais pas à
force d'argent ; mais Audinot ne voulut point se soumettre : il publia
notes sur notes, mémoires sur mémoires, disputa le terrain pied à
pied; et lorsqu'il eut été évincé, le 1er janvier 1785, il continua ardem-
ment la lutte contre ses adversaires et ses spoliateurs. Les brochures
* Volange, dil Janot, s'il n'était pas précisément sur le boulevard da Temple, attirait du
moins la foule tout près de là , au coin de la rue de Bondy.
124 LE VIEUX PARIS
OU les articles violents échangés alors entre Nicolet, de l'Écluse,
directeur des Variétés amusantes, Audinot, Parisau, l'un de ses
anciens fournisseurs, directeur des élèves de l'Opéra, et son souffleur
Gabiot de Salins, furent un des amusements de la curiosité publique ^
Enfin , après avoir lutté et plaidé tant qu'il put , il dut passer sous les
fourches caudines et se soumettre aux conditions qu'on lui imposait
afin de rentrer en possession de l'Ambigu (octobre 1785), qu'il quitta
deux ans après pour prendre sa retraite ^
Nous venons de nommer le sieur de l'Ecluse (qu'on écrit aussi
Lécluse). Il avait eu une vie plus accidentée encore que celle de
Nicolet et d'Audinot. Ancien acteur de l'Opéra- Comique, il s'était fait
dentiste après la fermeture de son théâtre en 1745, était allé à Fer-
ney soigner M^ne Denis, en môme temps qu'il donnait des leçons de
déclamation à M^'c Corneille, ce qui lui a valu d'occuper une place
dans la correspondance de Voltaire et dans sa polémique avec Fré-
ron ; s'était établi à Genève et avait môme eu l'honneur d'être nommé
chirurgien -dentiste du roi de Pologne. En 1775, déjà âgé de soixante-
quatre ans, il sollicita et obtint l'autorisation de fonder, auprès de
l'Ambigu, le Spectacle du sieur de V Écluse, qui devint ensuite les
Variétés amusantes % nom porté d'ailleurs par quantité d'autres
théâtres. C'était un comédien d'un grand talent, mais il manquait de
fonds et ne put soutenir son entreprise. Il fit faillite, et dut abandon-
ner à deux danseurs de l'Opéra la salle des Variétés, qui fut démolie
en 1784.
Le 7 janvier 1779, un ancien danseur de l'Opéra, Abraham, et un
ancien acteur de province, Tissier, fondèrent sur le boulevard du
Temple, vis-à-vis de la rue Chariot, le théâtre des Élèves de l'Opéra.
Us obtinrent d'abord un vif succès, grâce à une tragédie pantomime,
la Jérusalem délivrée, qui mettait en scène une multitude de person-
nages, avec force marches militaires, combats, changements à vue, de
belles décorations, de riches costumes et une musique agréable. La
salle était charmante, et l'entreprise semblait sûre de l'avenir. Quatre-
vingts jeunes gens des deux sexes composaient le personnel de ce
théâtre, qui annonçait la prétention de former des élèves chantants
et dansants pour l'Académie royale de musique. Mais l'argent faisait
défaut pour monter des pièces nouvelles, et le public ne tarda pas à
se lasser de voir toujours la môme chose. Au bout de quelques mois.
' Voir les Mémoires secrets , mai 1785.
* Sur Nicolet et Audinot, voir Campardon , les Spectacles de la foire, 2 vol. in-8°.
3 M. Campardon dit en 1778 et à la foire Saint- Laurent; je m'en rapporte aux Mémoires
secrets , qui sont contemporains. Voir à la date du 21 mai 1785.
LES BOULEVARDS 125
Abraham et Tissier furent contraints de céder leur privilège à Pari-
sau, qui se remua beaucoup et ne fut pas plus heureux. Traqué par
ses créanciers, après avoir déployé des prodiges de stratégie i)our
leur échapper, il dut fermer son spectacle en septembre 1780. Dès
lors, la malheureuse salle passa par les péripéties les plus diverses
sans pouvoir se relever. On vit s'y succéder coup sur coup les Jeux
pythiques, les Beaujolais, chassés du Palais -Royal par le privilège
accordé à la Montansier, le Lycée dramatique, qui vivait au jour le
jour et en était venu à ne plus jouer qu'une ou deux fois la semaine.
Enfin l'arlequin Lazari s'y fixa en 1792 et en releva la fortune.
Le Spectacle des associés fut fondé en 4774 par le sieur Beauvisage,
et un ancien arlequin du même théâtre, Gabriel Salle. On y jouait
des drames et des tragédies de façon à faire pouffer de rire. S'il faut
en croire les méchants propos du Chroniqueur désœuvré, d'ailleurs
très sujet à caution, les acteurs étaient recrutés parmi des commis-
sionnaires, et la salle n'était remplie que par la canaille. Vienne, dit
Visage ou Beauvisage, sans doute à cause de son extrême laideur,
avait été d'abord aboyeur chez Nicolet. Puis il se fit grimacier, el
débuta sur une chaise, « à la générosité de l'auditoire». Peu à peu
il joignit à ses grimaces un jeu de marionnettes, qu'il remplaça
ensuite par des acteurs, et enfin, son ambition croissant toujours, il
finit par jouer la tragédie au théâtre qu'il avait fondé et dont il était
le directeur.
Le dernier théâtre proprement dit dont nous ayons à parler est
celui des Délassements- Comiques, qui s'ouvrit en 1785, à côté de
l'hôtel Foulon, à peu près sur l'emplacement occupé depuis par le
Théâtre Historique et le Théâtre Lyrique. Il avait pour fondateur un
original, auteur et comédien à la fois, très actif, très intrigant, peu
scrupuleux, Plancher-Valcour. Après un incendie qui avait dévoré la
salle encore toute neuve, les Délassements, reconstruits, prirent un
tel essor, grâce à la remuante habileté de leur directeur, que les
grands théâtres, jaloux, lui firent intimer l'ordre par le lieutenant de
police de ne représenter que la pantomime, de n'avoir jamais plus de
trois acteurs en scène, et de jouer derrière une gaze. Mais Plancher-
Valcour parvint à éluder quelques-unes de ces prohibitions, que la
Révolution allait bientôt mettre â néant.
Par leurs parades, leurs annonces, leurs crieurs, ces théâtres fai-
saient presque autant de bruit au dehors qu'au dedans, et amusaient
le public gratuit de la rue non moins que le public payant. Parfois le
directeur lui-même joignait ses invitations à celles de l'aboyeur. « En-
trez, Messieurs, Mesdames, criait Salle. Grande représentation extra-
126
LE VIEUX PARIS
ordinaire! Prrrenez vos billets. Le Grand festin de Pierre, ou l'Athée
foudroyé, sera joué ce soir par M. Constantin, premier sujet, avec
toute sa garde-robe... Faites voir l'habit du premier acte. Entrez!
entrez ! M. Constantin changera douze fois de costume. Il enlèvera la
fille du Commandeur avec une veste à brandebourgs et sera foudroyé
avec un habit à paillettes ^ »
Les théâtres avaient naturellement entraîné les cafés à leur suite.
Le boulevard du Temple en était rempli, et beaucoup de ces cafés
Les politiques au café Turc, d'après une pièce conservée au musée Carnavalet.
étaient eux-mêmes des spectacles, des concerts, qui avaient leur scène,
leur orchestre, leur troupe et leur répertoire. Citons pêle-mêle les
cafés et restaurants Bancelin, le Cadran bleu, Henneveu, Gaussin,
Sirgent, Yon, Goddet, Alexandre, Armand, Crété, l'Hôtel de Navarre,
le jeu de paume de Chorier, où les habitués de Nicolet allaient jouer
aux cartes et au billard, et bien d'autres encore, sur lesquels V Es-
pion du boulevard du Temple nous a prodigué les détails les moins
édifiants.
Tout en prenant de l'orgeat ou de l'eau-de-vie, de l'eau d'or, de
l'eau de Barbade, du punch, quelque Hqueur des îles, du café, du
ratafia, de la bière avec des échaudés, des meringues ou des maca-
1 Brazier, Chronique des petits théâtres. Les Cent et un , t. IX , le boulevard du Temple.
LES BOULEVARDS
127
rons, les habitués partageaient leur attention distraite et bruyante
entre le spectacle de l'estrade et le spectacle de la rue, entre la mu-
sique criarde et glapissante de l'orchestre et celle des vielleuses, qui
poursuivaient les clients jusque dans les salles des cafés ou des trai-
teurs, et circulaient sans cesse à travers les tables.
Le café Turc mérite une mention toute spéciale parmi ces établis-
sements. C'était le plus vaste et le plus beau du boulevard, celui où
Les chanleui'ti du boulevard.
Scène populaire , d'après une pièce conservée au musée Carnavalet,
l'on était le mieux servi. Il était renommé pour ses glaces excellentes.
On y pouvait promener ses rêveries à travers deux jardins charmants ,
causer politique ou nouvelles du jour avec quelque bon vieux rentier
du Marais assis sur un banc, jouer aux échecs, aux dominos, aux
dames sur une table du café, ou bien à la toupie, au tonneau, à la
balançoire sous les frais ombrages.
Ah! le merveilleux spectacle que présentait à certaines heures du
jour, depuis les dernières années de Louis XV jusqu'à la Révolution,
surtout le jeudi, jour à la mode, le beau boulevard, comme on aimait
à l'appeler, comme l'appelle sans cesse Restif de la Bretonne! C'est
son époque la plus populaire, la plus bruyante, mais hélas! aussi,
128
LE VIEUX PARIS
la plus licencieuse. Entre deux triples rangées de chaises remplies
par des officiers, des robins, des gentilshommes, des financiers, de
petits maîtres, des abbés, de belles curieuses étalant toutes les fan-
taisies de la mode, fort occupées à regarder et à se laisser voir, et
môme, à l'endroit du café Turc, par de vieilles femmes du Marais,
aux joues plaquées de rouge, quel tourbillon de chevaux, de livrées,
d'équipages, — cabriolets, diables, culs -de- singe , désobligeantes,
dormeuses, vis-à-vis, sabots, gondoles, allemandes, que sais -je
e!:.CAn.N'CH lia
L . f!PUSS£Ai/ iC
Les musiciens italiens sur le boulevard, d'après les Tableaux de Paris, de Marlet.
encore! Les voitures vont et viennent, ou stationnent le long des
allées, et des jeunes gens à cheval caracolent autour d'elles. On se
lorgne, on se salue, on s'appelle, on glose les uns sur les autres,
tandis que les chanteuses du café Gaussin glapissent d'une voix
fausse, que les paradeurs allument le public par leurs grimaces et
leurs plaisanteries salées, que de toutes parts retentissent les appels
des aboyeurs, de la grosse caisse, des tambours et des trompettes, la
vielle ou le triangle des Savoyards à marmotte dansant devant les
tables en plein air, la flûte et le tambourin des Catalans faisant sau-
ter leurs marionnettes, et la gamme étourdissante des marchandes
de plaisirs et des petites marchandes de nougat, des merciers et clin-
quailliers ambulants, des bouquetières, des chanteurs de complaintes
et de couplets grivois.
En dehors des quatre ou cinq théâtres que nous avons cités, les
seuls qui existassent sur le boulevard du Temple avant la Révolution,
LES BOULEVARDS LU
jusqu'à ce que la loi de 1791 eût proclamé la liberlé de l'industrie
dramatique, il faut tout au moins tirer de la cohue anonyme des
innombrables spectacles qui donnaient tant d'animation et de gaieté
populaires au boulevard, le fameux Curtius, avec son cabinet de
figures de cire, et le non moins illustre Comus, prédécesseur de
Robert Houdin et grand -père d'une célébrité d'un tout autre genre,
M. Ledru-Rollin '. Mais autour d'eux comment essayer d'énumérer
les équilibristes, les puces et les chiens savants, les animaux féroces,
les nains, les géants, les femmes colosses et les femmes sauvages,
les hercules, les tireurs de cartes, les faiseurs de tours, les avaleurs
d'étoupe enflammée, les marionnettes, les monstres, les phénomènes
et les curiosités de toute sorte?
Sur ce perpétuel champ de foire se succédaient sans interruption
les variétés innombrables de baladins et d'escamoteurs, cette multi-
tude de saltimbanques de tout genre, croqués un peii plus tard au
passage par l'alerte crayon de Carie Vernet, de Roilly et de Duplossis-
Rertaux. On y voyait des Indiens rouges de la tribu des grands Osages ,
des singes, des chiens tondus et peints de façon à passer pour des
animaux extraordinaires; des hommes squelettes, comme cet Am-
broise Seurat qui donna le spectacle de sa maigreur phénoménale uji
peu après 1830; des gens qui avalaient des serpents, des cailloux,
des fourchettes; des enfants qui buvaient de l'huile bouillante ou qui
marchaient sur des barres de fer rouge.
D'un bout à l'autre se pressaient des équilibristes, tireurs de cartes,
astrologues et astronomes, physiciens en plein vent, faisant tourner
des machines électriques et donnant le choc pour deux sous, mon-
trant des chambres noires ou des télescopes miraculeux qui lais-
saient parfaitement voir tout objet placé à leur extrémité, même lors-
qu'on les bouchait par un chapeau ou une planche. Çà et là, parmi
ces saltimbanques scientifiques, se glissait un montreur de micro-
scope, essayant par tous les moyens possibles d'allumer la curiosité
du cercle de populace dont il était entouré. « Messieurs, disait-il,
qu'un d'entre vous veuille bien me confier un insecte, si petit qu'il
soit, et pour un sou je vous le ferai voir aussi gros que mon poing. »
Par malheur pour le pauvre industriel, l'insecte se trouvait toujours
dans son auditoire beaucoup plus vite que le sou *.
Les grimaciers y abondaient aussi , et avec la même résolution f(u<>
nous venons de mentionner l'homme à l'insecte, nous n'hésiterons
' Voir nos chapitres vu et vin.
- Pujoulx, Paris à la fin du xviii<^ siècle, 180i , in-S», p. 34. — Paris as il was and as il
is, 180.3, leller XXVII, p. 315.
132 LE VIEUX PARIS
pas à nous arrêter un moment devant le plus fameux de ces artistes
du boulevard. Dugazon se vantait d'avoir trouvé quarante manières
de remuer le nez ; rien qu'en chantant un couplet de la Belle Bour-
bonnaise, sa complainte de prédilection, un autre grimacier du bou-
levard du Temple remuait de cinquante façons au moins son nez
énorme, chargé de gigantesques besicles de carton sans verre, qui se
balançaient éperdument en zigzags tumultueux, avec un grand bruit
de grelots. Les gesticulations extravagantes, exclamations, rires et
larmes , petits cris , gloussements , gémissements , se succédaient
comme la grêle, en guise d'accompagnement harmonique aux décom-
positions les plus effroyables et les plus réjouissantes du fades, aux
dislocations les plus baroques de tout le corps. Ce grimacier camard
était tout un poème à lui seul, et il avait élevé sa profession à un
point qu'on atteindra peut-être encore, — car les ressources de l'art
sont infinies, — mais qu'on ne dépassera certainement jamais. Il
s'appelait Val-Souani, dit l'Italien. Son costume était une merveille
(le fantaisie : pantalon rose, souliers jaunes à larges bouffettes, veste
de soie à gros boutons comme celle de Pierrot, perruque de filasse
bouclée, bâton orné d'une vessie dont il se servait en guise de vio-
lon. 11 désopila la rate des bons Parisiens jusqu'au commencement
du premier Empilée, et après sa mort il eut un successeur digne de
lui qui charma longtemps les habitués de Tivoli, et que le gouver-
nement impérial n'oubliait jamais d'inscrire dans le programme des
réjouissances publiques \
A. de Saint- Aubin nous a donné deux vues du boulevard à sa belle
époque, qui en disent plus que des pages de description "\ C'était un
liandxmonium divertissant, comme l'appelait Delille, qui, devenu
vieux et presque aveugle, demandait encore à y être conduit, assu-
rant qu'il devinerait et saurait reconstituer tout le spectacle rien qu'en
entendant les inflexions de voix, et que, si ses yeux lui faisaient
défaut, il verrait par ses oreilles.
Tous les mondes se mêlaient sans cesse en un courant bariolé, sur
ce boulevard essentiellement populaire et pourtant fréquenté avec
prédilection par l'aristocratie. On y organisa des courses de traîneaux
1 Musée de la caricature. — Gouriet, t. II, p. 82 et suiv. D'après Mercier, avant de devenir
représentant du peuple et de jouer le rôle que l'on sait sous la Révolution, Poultier avait
été non seulement « joueur de gobelets et stentor de spectacles forains », mais encore
<i acteur chez le Grimacier ».
2 Voir sa Promenade des remparts de Paris et ses Portraits à la mode. Voir aussi, pour le
tableau général du boulevard du Temple, la Folie du jour, déjà citée; la Soirée des boule-
vards, de Favart; Mercier, Restif, passim; Brazier, dans le tome IX des Cent et un et dans
sa Chroniijue des petits théâtres; M™« Vigée-Lebrun, Mémoires, lettre III.
LES BOULEVARDS 133
pendant le rude hiver de 1777. Quelques années après, Cagliostro
venait demeurer à sa porte. On y rencontrait les hommes de lettres
et les philosophes à côté des grands seigneurs et des comédiens :
Vanloo entre Palissot et Linguet, Condorcet auprès de Villette et de
Dazincourt, Lauraguais et Turgot, Grandménil et d'Argenson, Ducis
et de Machault, Houdon et Maui'epas, MontgoKier et Mesmer, Lavoi-
sier et Cagliostro. Franklin l'appelait le clul) des Quatre-Nations. Clri-
mod de la Reynière disait à Diderot, en parcourant avec cet aniateui-
de la me le houlevard du Temple : « Je crois faire le l'ève hizarre de
deux échantillons coupés en plein drap dans la société parisienne pour
habiller un polichinelle. » Et M'"c de Pompadour au duc de Ghoiseul,
qui l'avait entraînée vers les mêmes parages : « Il semiile (juc la corn-
et la ville se soient donné le mot pour renverser la cloison '. »
A ce point de vue, le boulevard du Temple, ([ui l'eût cru! était
comme un symbole et un symptôme de la Révolution prochaine.
in
Le décret de 1791 sur la liberté des théâtres doul>la ou tiiiiln presque
immédiatement le nombre des spectacles. Ce fut tout d'abord une folie,
un délire. Ouelques mois après le décret, la comnume do Paris n'avait
pas reçu moins de soixante-dix-huit soumissions de tliéàtres. Ces
projets, conçus dans l'elTervescence de la première lieuie, furent loin
d'aboutir tous. Il fallut en rabattre dès ({u'il s'agit de les mettre à
exécution. Mais Paris n'en compta pas moins un moment trenle-cin([
théâtres en 1791, et plus tard ceux-ci s'élevèrent à près d'une cin-
quantaine. Le boulevard du Temple en eut pour sa part cinq ou six
nouveaux : les Elèves de Thalie, les Petits Comédiens français, le
Théâtre Minerve, les cafés Godet et de la Victoire, où l'on jouait la
comédie, sans parler des marionnettes, des curiosités, des s[»ectacles
de tout genre. Mais aucun de ces nouveaux établissements n'arriva
à la réputation des premiers.
Au lendemain de la prise de la Bastille, Plancher- Valcour, directeur
des Délassements-Comiques, déchira en pleine représentation, au cri
de: Vive la liberté! le rideau de gaze qu'il avait été condamné à in-
terposer entre le public et ses acteurs. Ce bizarre personnage, prêt à
toutes les besognes, auteur et comédien en même temps que direc-
' Ch. Maurice, Feu le boulevard du Temple, in-S", 1863.
134 LE VIEUX PARIS
teur, qui allait, sous le nom d'Aristide Valcour, remplir de ses élucu-
brations en prose et en vers le Journal de la Montagne, où il rédigeait
spécialement les séances des Jacobins, puis devenir juge de paix sous
le Directoire, pour rentrer ensuite au théâtre, a écrit un grand nombre
de sans-culottides , dont l'une des plus connues est le Vous et le Toi.
Mais, dès 1792, il avait laissé à un nommé Colon la direction de son
spectacle. Les Délassements -Comiques firent tout leur possible pour
lutter contre les troubles du temps. L'escamoteur Perrin y alternait
avec la Constitution villageoise et autres vaudevilles patriotiques ; mais
les affaires n'étaient pas brillantes. Deharme les releva, et l'on y vit
alors des acteurs qui s'appelaient Joanny et Potier'.
A la Gaieté, Nicolet s'était empressé, lui aussi, de se mettre au
pas, ce qui ne l'empôcha point d'être arrêté en janvier 1794, comme
coupable d'avoir fait jouer un ouvrage obscène -. C'était le moment où
la Révolution décrétait les bonnes mœurs et mettait la vertu à l'ordre
du jour. En dehors de ses pièces patriotiques, Nicolet avait profité de
la liberté des théâtres pour jouer des comédies de Molière, qui enthou-
siasmaient tellement le public, qu'il lui arriva plus d'une fois d'en
réclamer à grands cris l'auteur. En 1795, il céda son entreprise au
factotum Ribier, dont l'activité dévorante était proverbiale, et qui la
garda jusqu'en 1798, où elle revint à la veuve de Nicolet. Il avait changé
le nom de la Gaieté pour l'appeler Théâtre d'émulation, et il y avait
fait jouer des pièces comme le Moine, les Pénitents noirs, le Mariage
du Capucin.
A l'Ambigu, on donnait la Journée de Varennes, ou le Maître de
poste de Sainte-Menehould , avec exhibition de Drouet et de son com-
pagnon Guillaume, annoncés sur les affiches; Dorothée, grande pan-
tomime où se déroulait une procession magnifique, avec prêtres en
aube , chantres en chape , évêques , cardinaux , enfants de chœur, reli-
gieuses, châsses, croix, bannières et tous les signes de la rehgion
défilant au milieu des cris , des rires , des huées , préparant ainsi le
peuple aux mascarades du culte de la Raison ; enfin , pour nous borner
là, le Gâteau des Tyrans, ou le Hasard distiibuteur des couronnes,
dont le titre sufiit à indiquer la nature.
Le théâtre des Associés devint d'abord le Théâtre patriotique , et
fit tous ses efforts pour justifier ce titre. Puis il s'appela le Théâtre
sans prétention , sous l'administration du brave père Prévôt, qui était
à la fois directeur, acteur, régisseur, souffleur, décorateur, burahste,
lampiste, machiniste, etc.
' Brazier, Chronique des petits théâtres, édit. Rouveyre, t. I, p. 108 el suiv.
2 De Concourt, Société sous la Révolution, in -12, p. 234.
LES BOULEVARDS 135
L'ancien théâtre des Élèves de l'Opéra, devenu les Variétés amu-
santes et le Théâtre de Lazari, donnait la Liberté des Nègres et les
Brigands de la Vendée, la Noblesse au village, VOmbre de J.-J. Rous-
seau, la Mort de Saint- Far geau, VAmi du Peuple ou la Mort de
Marat, les Déserteurs prussiens, le ballet-pantomime des Sans-
Culottes, etc. Mais on se perd alors dans les théâtres des Variétés
amusantes. Il y en a partout. La plupart ne durent qu'un moment et
sont aussitôt remplacés par un autre du même nom. Quand Gaillard
et Dorfeuille eurent acheté le spectacle du sieur de l'Écluse, ils le
transportèrent d'abord au Jardin de la Révolution, c'est-à-dire à
l'ex-Palais-Royal, sous le titre de Variélés amusantes. Monvel, étant
venu se joindre à eux, en éleva le répertoire et leur lit concevoir l'idée
d'une spéculation plus vaste. Ils bâtirent donc le théâtre de la rue
Richelieu, qui s'appela d'abord Théâtre du Palais- Royal ; puis,
quand les comédiens émigrés du théâtre de la Nation s'y furent réu-
nis, Théâtre français de la rue Richelieu, enfin Théâtre de la Répu-
blique. Ainsi le bouffon l'Écluse, ancien dentiste, pourrait, jusqu'à
un certain point, revendiquer pour son spectacle l'honneur d'avoir été,
de métamorphose en métamorphose et de migration en migration, la
souche de la Comédie- Française actuelle.
Toute cette histoire est d'ailleurs fort embrouillée. Pendant que le
grimacier l'Écluse s'en allait au Palais-Royal, puis à la rue Richelieu
dans la personne de ses successeurs et de ses acquéreurs Gaillard et
Dorfeuille, son ancienne salle de la rue de Bondy, démolie d'abord
et remplacée par une manufacture de papier, était rebâtie sous le titre de
Théâtre français comique et lyrique, qui devait s'appeler plus tard
le Théâtre des jeunes artistes. C'est là que Beffroy de Reigny, phis
connu sous le nom de Cousin Jac(jues, fit jouer en 1790, avec un succès
prodigieux, Nicodème dans la lune, ou la Révolution pacifique, une
des plus jolies et des plus ingénieuses pièces de circonstance, une des
plus modérées aussi que les événements d'alors aient produites.
Dans la seule année 1793, le Lycée des Arts, ancien Cirque, repré-
sentait coup sur coup le Café des Patriotes, V École du républicain,
VÉchappé de Lyon, la Prise de Toulon, la Tigresse du Noj'd, le
Mariage aux frais de la nation, V Histoire du genre humain, grande
pantomime nationale et civique ; que sais-je encore ' ?
Si nous voulions pousser jusqu'au théâtre du Marais, dans le voi-
sinage, nous y rencontrerions un des plus grands succès de l'époque,
Robert chef de brigands, où la Martelière avait mis en scène d'hé-
1 Les Spectacles de Paris, année I79'i. Suite de la 43» partie.
136 LE VIEUX PARIS
roïques bandits, redresseurs de torts, frappant comme des justiciers
des hommes pervers épargnés par le glaive de la loi.
Indépendamment de leurs propres pièces , les théâtres du boulevard
étaient parfois autorisés par d'autres, et spécialement par le théâtre du
Vaudeville ou des Italiens, à leur emprunter celles qui avaient eu de
grands succès chez eux, afm de mieux répandre parmi le peuple les
sentiments patriotiques. « C'est ainsi, dit Brazier, que j'ai vu repré-
senter à l'Ambigu et aux Délassements V Heureuse Décade, la Nourrice
républicaine, Encore un curé, la Fêle de l'Egalilé. » Tous les théâtres
étaient des instruments de propagande et se faisaient les porte-voix
de la Révolution. Les sans -culottes se pressaient naturellement de
préférence dans les théâtres populaires du boulevard du Temple , qu'é-
chauffait encore le voisinage de la Bastille et du faubourg Antoine.
Beaucoup d'acteurs et d'auteurs du boulevard, comme Plancher-
Valcour, Cammaille Saint-Aubin , Gassier Saint- Amand , se remuèrent
pour s'attribuer une importance politique. Brazier raconte que, dans
une fête patriotique en 1794, il vit le petit Moreau, véritable nain,
haut de quatre pieds, qui avait joué à l'Ambigu, puis aux Jeunes-
Artistes, descendre le faubourg Saint -Martin, habillé à la romaine,
en escortant avec une gravité et une importance risibles une Raison
qui le dépassait de toute la tète et de la moitié du buste.
Mais, après le 9 thermidor, le boulevard du Temple ne fut pas moins
prompt à la palinodie. Sur toute la ligne ce fut une grande émulation
pour insulter les idoles qu'on avait adorées, culbuter les bustes de
Marat et de Lepelletier. De même que jadis on y chantait le Ça ira et
la Carmagnole, on exigeait maintenant des acteurs que, chaque soir,
ils chantassent le Réveil du peuple. Au théâtre des Jeunes -Artistes,
Martainville , qui du moins n'avait pas attendu qu'il n'y eût plus de
danger pour attaquer les terroristes, donnait, en 1797, les Assemblées
primaires, où les Jacobins étaient fort maltraités, et faisait placarder
à la porte du théâtre et dans les rues un récit gouailleur de sa conver-
sation avec le citoyen Limodin, secrétaire de la police, qui l'avait
mandé après la représentation pour lui faire retirer sa pièces
L'Ambigu raillait les parvenus, les enrichis de l'agiotage, les pois-
sardes qui avaient pris la place des grandes dames d'autrefois en disant
avec orgueil : « C'est nous maintenant qui sont les princesses, » dans
M"*^ Angot au sérail de Constantinople , qui fut le plus éclatant succès
du théâtre de la Révolution, avec Nicodème dans la lune et Robert
chef de brigands.
• Th. Muret, Hist. par le théâtre, t. I, 160.
X
LES BOULEVARDS 139
Le 5 vendémiaire an Vil, les Délassements -Comiques oiïVirent au
public un spectacle dont la composition peut passer pour un admirable
résumé de la période révolutionnaire: la Souveraineté du peuple,
comédie, suivie des Horreurs de la misère, drame, et de la Débâcle,
parade mêlée de couplets : « Si le hasard seul a présidé à cette affiche ,
dit Brazier, admirons le hasard; si c'est une plaisanterie faite à plaisir,
avouons qu'elle est d'autant plus sanglante que l'autorité n'aurait jamais
osé s'en apercevoir, d Là, comme à Feydeau, on se battait au par-
terre; les sifflets luttaient de leur mieux contre les applaudissements,
et la jeunesse dorée, les jeunes gens à collet vert et à cadenettes ros-
saient les jacobins, sans préjudice des coups d'ép'ée qu'on échangeait
parfois le lendemain.
Les cafés avaient subi les mêmes métamorphoses et passé pai* les
mêmes vicissitudes que les théâtres. Chacun d'eux, sans pouvoir riva-
hser avec les cafés politiques du Palais-Royal, est devenu un forum
où l'on s'égosille, où l'on casse la vaisselle, où l'on échange des coups
de poing et des coups de canne. Les patriotes trônent au café Gibet,
porte Saint-Antoine, et au café du grand Guillaume. Le café Turc se
ruine à force de faire crédit à ses hai)itués jacobins, qu'il n'ose mettre
à la porte, et le café Chinois recueille son héritage. Plusieurs, comme
le café des Arts, essayent de faire diversion aux querelles intestines
et d'imposer silence aux braillards en établissant des scènes. Le chan-
sonnier Déduit, Orphée du ruisseau , donne au café Yon un Nicodèmr
dans le soleil, en concurrence avec la pièce du Cousin Jac(jues.
Au café Godet, le propriétaire, capitaine de la garde nationale, offre
en lui un mélange intime du limonadier et du patriote, sans que l'un
nuise à l'autre: « Capitaine, lui crient les consommateurs, viens
essuyer la table. Capitaine, apporte -nous un verre de rogomme. » Et
le bruit des discussions entre fayetlistes et maratistes, des querelles,
des batteries, les cris des marchands d'oul)lies et des bouquetières,
le grincement des vielles, les hurlements des vendeurs de canards, la
mélopée des chanteurs de la rue, couvrent son orchestre et le mettent
en déroute.
Quelle décadence et quelle chute pour le boulevard du Temple ! 11
n'avait jamais brillé par l'atticisme et la délicatesse ; mais les i)arades
sont devenues plus ignobles, les cafés sont des antres où l'on beugle;
les jeiix et les ris ont pris la fuite,, les bouquetières et les vielleuses
ressemblent à des furies de la guillotine ; on y sent partout la royauté
de la borne et du ruisseau. La Révolution s'étale jusque dans le ca-
binet des figures de cire de Curtius. Les spectacles vulgaires et gros-
siers ont pris le haut du pavé. C'est partout un débordement de
140 LE VIEUX PARIS
tapage, de saltimljanqiies et de charlatans cyniques, de monstres
hideux, de spectacles vulgaires aux bruyantes annonces, d'histrions
crapuleux, d'ivrognes et de prostituées'.
La multiplication des théâtres a causé leur ruine. Ils ne font plus
leurs frais, ils ne payent plus leurs auteurs ni leurs employés. Le
personnel se met en révolte. Au théâtre du Marais, qui annonce une
salle chauffée, on en est réduit à remplacer le feu dans les poêles par
des lampions. Beaucoup sont fermés et à vendre. Il n'en restait plus
guère qu'une vingtaine dans tout Paris en 1807, quand Napoléon,
d'un trait de plume, comme d'un coup de salure, les réduisit à neuf,
ne laissant au Ijoulevard du Temple que l'Ambigu et la Gaieté.
« Ah! disait avec amertume le père Prévôt, directeur du Théâtre
sans 'prétention , cet homme m'a bien trompé. C'est un grand coup
d'État qu'il vient de faire. Nous verrons où cela le mènera. Pauvre
France ! »
En 4809 et en 181 G, on laissa s'ouvrir ou se rouvrir deux nouveaux
théâtres, sinon sur notre boulevard même, du moins dans le voisinage :
d'abord le cirque du Faubourg- du -Temple, où l'on se mit à repré-
senter des mélodrames militaires; puis la salle de la Porte-Saint-
Martin, qui devint le théâtre des Jeux Gymniques et put représenter,
par simple tolérance, des pantomimes et des vaudevihes à deux acteurs.
On démolit les Délassements, en laissant debout la façade et le vesti-
l)ule, sous lequel s'installèrent successivement des animaux savants,
des nains, des géants, des phénomènes, des figures de cire. Ce ves-
tiljule ét;dt l'une des grandes curiosités du boulevard. Après être resté
fermé environ deux ans, le Théâtre sans prétention rouvrit sous le
nom de Café d'Apollon; en buvant une bouteille de bière, on pouvait
y entendre chanter une ariette, voir jouer quelques scènes détachées,
une pantomime, une arlequinade. C'est là que s'étabht, peu après,
le théâtre de M^e Saqui, d'abord simple spectacle acrobatique, mais
qui, d'empiétement en empiétement, ne tarda pas à jouer la panto-
mime d'abord, ensuite le vaudeville et la comédie.
Le Théâtre de Lazari ou des Variétés amusantes avait été brûlé
en 1798, et la façade, sur laquelle se lisait encore ce dernier titre,
subsista jusqu'en 1836. Le Théâtre des jeunes Artistes de la rue de
Bondy fut remplacé par un magasin et un atelier d'opticien. Celui des
Nouveaux Troubadours disparut sans espoir de résurrection. Mais le
décret avait laissé del)out plusieurs spectacles du genre forain : il
arriva çà et là que ces spectacles se substituèrent à quelques-uns
' De Concourt, Société sous la Révolution, 199-200; sous le Directoire, 60-62, in-IS.
LES BOULEVARDS
LU
des théâtres fermés par le décret. Plusieurs se transformèrent ou se
déplacèrent, mais aucun de ceux qui attiraient la foule ne périt. Aux
premières années de la Restauration, la jeune Malaga, acrobate pleine
de grâce et de distinction, était encore un des attraits du boulevard
du Temple, bien que le spectacle qui portait son nom eût été supprimé
en 1807. A la fin du premier empire, on constate sur noire boulevard
l'existence d'un spectacle tenu par le sieur Dromale, sous le nom
Sd (}A7lf//i:/l <it>t'
La parade du boulevard du Tem(jle,
d'après une estampe conservée au musée Carnavalet (portefeuille 78).
(le Théâtre des Pijfjmées ou le Monde en miniature; grâce à ses
marionnettes très bien articulées, à ses pièces mécaniques, à ses
métamorphoses, à ses tableaux marins reflétés dans des glaces qui
prolongeaient la mer à l'infini; grâce surtout aux deux pitres fameux,
IJobècheet Galimafré, qui faisaient la parade devant la porte, le spec-
tacle des Pygmées ne désemplissait pas.
Voici quelle était à peu près, à cette date, la physionomie du bou-
levard. A gauche, en venant de la porte Saint-Martin, on rencontrait
d'abord le café Ilainsselin et le restaurant Ilenneveu, qui jouissaient
d'une certaine célébrité; puis l'hùtel Foulon, sur lequel planait encore
le souvenir sanglant de son propriétaire, massacré en 1789; le ves-
tibule des anciens Délassements, où était installé en particulier le
142 I^E VIEUX PARIS
célèbre éleveur d'oiseaux Dujou ; le café de VEpi-Scié, tout récemment
ouvert et qui ne tarda pas à devenir le rendez -vous des chevaliers
d'industrie et des r()deurs du grand genre ; le théâtre des Jeunes
Troubadours, fermé, et les Ombres chinoises de Hurpin, avec leur
paillasse Louis Leborgne; le théâtre de la Malaga, appelé d'abord
des Patagoniens ; le café Chinois , fondé par un sergent des guides
de la garde; l'Ambigu, qui n'était pas alors à l'endroit qu'il occupe
aujourd'hui, et, séparé par un café seulement, la Gaieté. Venaient
ensuite le salon des figures de cire de Curtius, le café d'Apollon, le
théâtre des Pygmées avec ses désopilantes parades, le café-théâtre
delà Victoire, ancien café Godet; le père Laplace, pâtissier populaire,
qui était le Coupe -toujours du temps; les automates de ïhévenélin
et deux nouveaux cabinets de figures de cire, appartenant tous deux
au même propriétaire, entre lesquels s'ouvrait l'ancien café Yon,
maintenant café-théâtre du Bosquet. La fin du boulevard était encore
occupée par une série ininterrompue de pâtisseries, d'estaminets et de
cabarets : il suffira de citer la Galiote, d'antique renom, et Bancelin,
de fondation plus récente et très recherché par les amateurs de par-
ties fines.
Le côté droit était à peu près complètement délaissé par les saltim-
banques et même par les limonadiers et les traiteurs. On n'y pouvait
guère signaler, d'un bout à l'autre, que la rotonde et le jardin de
Paphos; puis le café Turc, qui fut si longtemps, malgré ses diminu-
tions successives, une des curiosités de Paris et des joies de nos
pères. Jamais il n'eut plus de vogue. Dans les kiosques aux verres de
couleur, dans les pavillons, dans la grande allée garnie de sophas,
sous le pont chinois, dans les petits bosquets, dans les cabinets de
verdure et les charmilles à jour qui bordaient l'enceinte du jardin,
se pressaient force provinciaux et étrangers, mêlés aux Parisiens de
tous les quartiers et aux habitués du voisinage, aux ébénistes du fau-
bourg Saint- Antoine, aux marcliands de bois du boulevard Bourdon,
aux épiciers de la rue Porte-Foin ou de la rue Chariot, aux petits
rentiers du Marais, qui s'installaient à quatre heures, après le dîner,
et ne bougeaient pas jusqu'à onze heures du soir.
Sous la Restauration , l'aspect du boulevard du Temple , avec son
avenue d'arbres séculaires et ses petits fossés creusés par intervalles,
sa foule bruyante et l)ariolée circulant entre les curiosités et les spec-
tacles divers, se bousculant aux parades à partir de midi, demeure
d'abord à peu près le même. En 181G, peu après l'ouverture en titre
du théâtre de Mme Saqui, un sieur Bertrand lui fait concurrence en
fondant le spectacle des Funambules, qui, à l'origine, comme son
LES BOULEVARDS l/i3
nom l'indique, n'ofTrait à son public que des danses de corde. Quand
le théâtre de Dromale, dit des Pygmées, dut fermer ses portes à cause
du départ de Bobèche et de Galimafré, — à moins que ce ne soient
Bobèche et Galimafré qui aient dû partir à la suite de la déconfiture
de Dromale, — un pauvre diable, nommé Provot, fonda dans sa ba-
ra(iue un théâtre archipopulaire, auquel il donna le nom de Petit-
Lazari, en souvenir de l'Arlequin fameux qui avait créé les Variétés
amusantes. Le souvenir du Petit - Lazari , qui payait ses pièces
trois francs et faisait payer ses places vingt-cinq centimes, qui eut
jusqu'à la fin un aboyeur à la porte et dont les acteurs maniaient
pendant le jour le rabot ou le marteau, est demeuré légendaire.
En 4821, Alaux l'aîné, frère du peintre, obtint le privilège d'un
nouveau théâtre, qu'il fit bâtir proche des ex -Variétés amusantes, et
qu'il baptisa Panorama Dramatique. La salle était belle, et, malgré
les restrictions du privilège, qui ne permettait que deux acteurs en
scène, elle semblait ouvrir sous les plus heureux auspices, car elle
avait des fournisseurs et des acteurs connus, un comité de lecture où
se rencontraient des noms comme Taylor, de Latouche, de Cailloux,
Merville et Ch. Nodier. Cependant l'entreprise ne vécut guère ({ue ce
que vivent les roses. Les efforts inouïs du directeur ne purent empê-
cher le spectacle d'être fermé en 1823, après deux ans et trois mois
d'existence, et démoli aussitôt pour faire place à une grande maison
de six étages.
L'incendie de l'Ambigu, dans la nuit du 13 au 14 juillet 1827, à l'is-
sue d'une répétition où l'on avait essayé l'eflét d'un feu d'artifice, fut
suivi du déplacement de ce théâtre, que l'on reconstruisit à l'endroit
qu'il occupe encore aujourd'hui. Tels furent les principaux change-
ments que subirent, durant cette période, les théâtres du boulevard
du Temple. J'allais oublier l'ouverture, le 31 mars de la même année,
du nouveau Cirque Olympique, qui remplaçait le théâtre du faul)0urg
du Temple, également dévoré par les flammes l'année précédente.
Sur d'autres points, quelques modifications s'étaient opérées aussi.
On perça, en 1820, le passage Vendôme. De nouveaux cafés et de
nouveaux restaurants s'élevèrent : entre autres, Deffieux, qui eut si
longtemps la spécialité des banquets de noces. Bonvalet fit son appa-
rition sous la forme modeste d'une boutique de marchand de vins
traiteur, fréquentée par la population ouvrière du quartier. En même
temps, le Cadran bleu et les Vendanges de Bourgogne servaient de
rendez- vous aux repas de corps, aux grandes réunions gastrono-
miques, et conquéraient ce renom dont la décadence devait com-
mencer vers la fin du règne de Louis- Philippe. Rogné de toutes parts.
144
LE VIEUX PARIS
rétréci, privé de ses principaux moyens de séduction, le café Turc
voyait baisser sa vogue, malgré les travaux par lesquels il essayait de
dissimuler la diminution de son jardin, malgré la richesse de son
comptoir et le brillant de sa décoration. Il n'était plus guère fréquenté
que par les élégants du Pont-aux-Ghoux, les beautés des Filles-du-
Calvaire, les bons vieux bourgeois des Enfants -Rouges, clientèle
surannée qui lui donnait un aspect vieillot sous son ornementation
i'.-i. c.i:(A'i-r\ d'
Les montagnes russes, d'après une estampe du temps.
luxueuse, et la foule se partageait entre le café Chinois, le café du
Bosquet, surtout le café des Princes, longtemps son rival obscur,
mais qui s'était mis à la mode du jour en élevant dans son enceinte
quelques-unes de ces montagnes factices de plâtre, de bois et de
toile peinte, du haut desquelles on se laissait rouler jusqu'en bas
dans un traîneau qui passait avec la rapidité et le bruit de la foudre.
C'est probablement aux débuts de la Restauration que se rapporte
le gai tableau tracé par Désaugiers dans sa chanson de Cadet Buteux
au boulevard du Temple :
La seul' prom'nadc qu'a du piix ,
La seule dont je suis épris,
La seule où j' m'en donne, où je ris,
C'est r boulevard du Temple, à Paris...
LES BOULEVARDS
Y a r spectacle de mam'sell' Rose,
Qui, sans jamais s' donner d'efforts.
Moyennant queuq' sous, c'est peu de chose,
Fait tout c' que l'on veut de son corps...
145
Boulevard du Temple : 1° le café Turc en 1786; 2" le jardin Turc en 1840.
D'après deux estampes du temps. (Musée Carnavalet, portefeuille 28.)
L' café d'Apollon est tout contre:
Une espèce d' petit salon ,
Où l'univers, que l'on y montre,
A trois pieds d' large et deux pieds d' long...
Qu'est c' donc qu' j'entends ? C'est d' la musique.
V'ià tous les dindons du quartier
Qui s' pressent, s' foulent; mais, bernique!
Ils ont beau faire, je suis l' premier.
10
146 LE VIEUX PARIS
« D' mon Barbaro, v'nez voir l'adresse;
« V'nez voir l'esprit d' mon petit ânon ;
« V'nez voir mon lapin batt' la caisse ;
« V'nez voir mon s'iin tirer 1' canon. »
Et la trompette qui résonne,
L'ivrogn' qui jur', 1' tambour qui bat,
Les chiens qui jouent, la clocli' qui sonne,
Et moi d' crier, pendant c' sabbal.
Mais, tandis qu' pour voir tant d' bamboches.
Je m' tords l' jarret, les yeux et 1' cou ,
Me v'ià, quand j' fouillons dans mes poches.
Sans mouchoir, sans montre et sans 1' sou.
Cette poésie peu lyrique donne bien l'idée du mouvement popu-
laire et du tapage assourdissant qui régnaient sans cesse d'un bout à
l'autre de ce boulevard, plein de tabagies, de tripots, de guinguettes,
de jongleurs, de grimaciers, de petits industriels, de chanteurs, d'ani-
maux savants, de parades et aussi de fdous. Et les filous n'étaient
point, par malheur, les seuls personnages suspects qu'on y rencontrât.
Il faut bien dire, sans appuyer, que les parades surtout y attiraient
souvent fort mauvaise compagnie.
Vers la fin de la Restauration, la physionomie du boulevard s'était
peu à peu modifiée profondément. On avait comblé les fossés, con-
struit des maisons, garanti les boutiques par des grilles, adapté des
auvents aux théâtres, pavé les devantures. La suppression des parades
par ordonnance de police ne contribua pas peu non plus à donner un
aspect plus décent, mais aussi plus monotone, au vieux boulevard
populaire, qui perdit en gaieté ce qu'il gagna en élégance.
Sous le gouvernement de Juillet, le changement va s'accentuant de
plus en plus. Le boulevard se garnit de larges trottoirs; les masures
font place à de belles maisons. Les automates de Thévenelin et les
deux cabinets céroplastiques de M^c Georges disparaissent, et sur
leurs ruines s'élève le grand café des Mille colonnes, rendez -vous des
joueurs de poule, d'écarté, de piquet, de lansquenet, et d'ailleurs fré-
quenté par une population aussi peu choisie que le vieil Épi- scié.
Lazari et les Funambules montent en grade : le premier substitue à
ses marionnettes primitives des acteurs en chair et en os ; le second
remplace la danse de corde par des vaudevilles et des pantomimes, où
allait s'illustrer le roi des Pierrots, Debureau. En 1831 s'ouvre le
théâtre des Fohes- Dramatiques, ce Palais -Royal du boulevard, admi-
nistré jusqu'à sa mort, en 1857, par le directeur Mouriez, qui y
ramassa des milhons, et où Frederick Lemaître attira quelque temps
tout Paris dans Robert Macaire. Dix ans après , le nom des Délasse-
LES BOULEVARDS I47
ments- Comiques renaissait dans un petit théâtre qui cultiva le même
genre sans atteindre le môme succès, et qui, plus tard, se fit une
spécialité des revues de fin d'année. Enfin, au déclin du rè»ne, le
grand Dumas obtenait le privilège du théâtre Historique, qui devait
d'abord s'appeler théâtre Montpensier et qu'il se proposait d'ali-
menter à lui seul. La nouvelle salle s'ouvrit, en 1847, sur l'emplace-
ment de l'ancien hôtel Foulon, avec des acteurs comme Mélingue,
Bignon et Rouvière.
Tels furent les principaux changements matériels apportés sous ce
règne dans les théâtres du boulevard. Joignons- y, pour être complet
tout en restant sommaire, l'incendie en 1835 de la Gaieté, qui pro-
fita de cet accident, si commun aux salles de spectacles pour revêtir
une armature de fer, et qui parvint à rouvrir dans le courant de la
même année. Joignons -y encore la disparition, après l'ordonnance
qui supprimait les maisons de jeux à partir du le janvier 1837, de la
Rotonde de Paphos, où la roulette s'était installée comme à Frascati,
et son remplacement par le magasin de nouveautés : Au pauvre
Jacques. Le jour de l'attentat de Fieschi, le jardin Turc avait été
pacifiquement envahi, avant le passage du roi, par les gardes natio-
naux de la 7e et de la 3« légion, et sa terrasse encombrée de belles
et élégantes curieuses. L'explosion de la machine infernale transforma
en ambulance et en morgue ce lieu de délices. A peine débarrassé
des blessés et des cadavres qu'on avait entassés à la hâte sur ses
pelouses et dans ses bosquets, il retrouva quelques mois de grande
vogue, grâce aux concerts excentriques et bruyants organisés par
Jullien, qui eut le premier l'idée de faire entrer le canon au nombre
des instruments de son orchestre. Mais on se lasse de tout, et, après
le départ de Jullien, le propriétaire du jardin Turc, voyant son café
retomber dans la solitude, vendit encore une notable partie du ter-
rain, sur laquelle on éleva deux maisons. Dès lors ses brillantes des-
tinées furent bien finies.
Le répertoire des théâtres populaires du boulevard du Temple subit
des modifications plus profondes que leur physionomie matérielle. Le
Directoire, l'Empire, la Restauration surtout avaient été la véritable
époque du boulevard du Crime, l'âge d'or du mélodrame naïf et
convaincu, solennel, sacerdotal, de la tour du nord, du torrent de
la vallée, des souterrains du château, de la croix de ma mère, de la
jeune fille innocente et persécutée, du traître puni, de la vertu récom-
pensée. En ce temps -là, on croyait aux brigands de Cuvelier et de
Loasel-Théogate; jamais on ne se fût permis de traiter de bénisseur
le vertueux M. Marty; Frénoy, Ferdinand, Defresne, M"c Bourgeois
148 LE VIEUX PARIS
faisaient frémir sincèrement le gamin; et le niais obligé, le niais des
anciens jours, sous les traits de Dumesnil et de Raffde, dilatait toutes
les rates et semblait l'idéal du comique. Mais peu à peu l'auditoire
même de la Gaieté et de l'Ambigu s'était fait sceptique et blasé. Il
épluchait son plaisir; il devenait difficile, exigeant; il ne croyait plus
que c'était arrivé. L'apparition du romantisme parut devoir porter
un coup mortel au mélodrame. Du premier coup il en modifia pro-
fondément les conditions et le style : aux brigands de la montagne et
aux tyrans farouches il substitua les empoisonneurs, les adultères,
les parricides et les fratricides ; aux traîtres , les truands ; la dague à
Yhache; Damnation! à Merci, mon Dieu! la fièvre à l'intérêt; Fre-
derick et Dorval à Tautin et Adèle Dupuis; la Tour de Nesle à la
Pie voleuse. Néanmoins le mélodrame s'en releva ; il reprit son cours
en se pliant aux conditions nouvelles et avec des éléments nouveaux.
Si Corsse était mort et si le Racine du boulevard, Gaigniez, n'écrivait
plus, la Gaieté et l'Ambigu avaient encore leur Corneille dans la per-
sonne de Pixérécourt; Dennery se levait déjà à l'horizon, et Bouchardy
allait apparaître, toujours aussi sincère, sinon aussi naïf que ses pré-
décesseurs.
Après la révolution de 1848, nous entrons dans la période contem-
poraine, et beaucoup de nos lecteurs n'ont plus qu'à consulter leurs
propres souvenirs. Bornons -nous donc à mentionner rapidement,
sans nous arrêter, la création du théâtre Lyrique : d'abord sous le
titre d'Opéra national, dans la salle du cirque Olympique; puis dans
celle du théâtre Historique, tombé en faillite. Ge fut à peu près le
seul changement qui s'opéra sur cette rive, jusqu'à la démolition
de 4862. De l'autre côté, s'ouvrit en 1852 le petit théâtre des Folies-
Meyer, qui s'appela ensuite les FoHes- Nouvelles, et qui finit par
devenir le théâtre Déjazet, après avoir été fort en vogue dans le
monde du plaisir, puis délaissé par le public frivole et volage qui
l'avait adopté. Plus loin, le physicien Robin créa sous l'Empire un
spectacle qui fit concurrence à celui de Robert-Houdin et qui joignait
aux tours d'escamotage des expériences de science amusante. En
dépassant quelque peu les parages du boulevard du Temple, nous
trouvons encore, à gauche, le grand bâtiment du Girque d'Hiver,
inauguré en 1852 sous le nom de cirque Napoléon, et à droite le
théâtre Beaumarchais , ancien théâtre Saint -Antoine, auquel son
nouveau patron n'a pas plus porté bonheur que l'ancien. Peut-être
y faudrait -il ajouter les cafés chantants : ce fut une mode du second
empire, mais cette mode n'était qu'une résurrection. Le café du
Géant, qui attira si longtemps la foule aux environs du passage Yen-
LES BOULEVARDS 149
dôme, par l'exhibition d'un et même de plusieurs colosses dans les
entr'actes de ses concerts, était l'héritier des anciens cafés d'Apollon
et de la Victoire.
Le 45 juillet 48612 peut être considéré comme le dernier jour du
vieux boulevard du Temple, quoique les démoHsseurs eussent accordé
un répit à la Gaieté jusqu'à la fin du mois. Les Funamlndes et les
Folies donnèrent des pièces d'adieu, composées expressément pour la
circonstance. Le cirque Olympique et le théâtre Lyrique se trans-
portèrent dans les nouvelles salles de la place du Chàtelet. La Gaieté
émigra au square des Arts -et- Métiers. Le Petit-Lazari disparut pour
toujours. Après quelque intervalle, les Folies-Dramatiques allèrent se
réinstaller dans le voisinage, rue de Bondy, et les Délassements sur
le nouveau boulevard du Prince-Eugène. Les Funambules, bien plus
tard, essayèrent de ressusciter boulevard de Strasbourg et n'en
purent venir à bout. Ce vieux centre de tous les spectacles populaires
de Paris n'a gardé absolument ({ue le théâtre Déjazet, le dernier
venu de tous et un des plus modestes. Désoimais il n'a [»his de
physionomie et })lus d'histoire.
CHAPITRE V
LONGCHAMP DEPUIS SON ORIGINE JUSQU'A NOS JOURS
Tout le monde connait l'origine très logique de l'usage très bizarre
qui faisait des trois jours de la semaine sainte, le mercredi, le jeudi
Avant que Longchamp fixât la mode :
« Galant >> à la mode de 1647 et 1648, d'après une estampe du temps.
(Comme contraste, on a placé près de lui un ouvrier avec son costume de 1649.)
et le vendredi , la grande fête du luxe et de la vanité , la pompeuse
cavalcade où [s'exhibaient avec fracas toutes les nouveautés et toutes
152
LE VIEUX PARIS
les folies des modes printanières. On sait que cette promenade eut
pour point de départ un pèlerinage à l'abbaye de Longchamp, fondée
par Isabelle de France, sœur de saint Louis, et où ses restes mortels
opéraient des miracles. Personne n'ignore comment cette abbaye , gâtée
par sa puissance et sa richesse, par les privilèges dont les papes et
les rois s'étaient plu à la combler, tomba peu à peu dans un état de
Avant que Longchamp fixât la mode :
« Galant » à la mode de 1647 et 1648, d'après une estampe du temps.
décadence, d'indiscipline et de dérèglement, contre lequel saint Vin-
cent de Paul s'élevait avec une force tout apostolique, au xviP siècle;
comment ensuite elle imagina de combattre le discrédit où ses dés-
ordres l'avaient réduite, et de reconquérir l'affluence publique autour
du tombeau de sainte Isabelle, par ses offices de la semaine sainte
en musique. A la fm du xviie siècle, les Ténèbres de Longchamp
avaient déjà la vogue, et il était de mode parmi les courtisans de s'y
rendre.
En 1727, la retraite de M^e le Maure, fameuse cantatrice du grand
LONGCHAMP
153
Opéra, qui était allée y prendre le voile, accrut cette mode jusqu'aux
proportions d'un engouement inouï. Pendant les trois ans qu'elle y
resta, la beauté extraordinaire de sa voix, étendue, puissante et
moelleuse, l'art de sa diction et l'accent pathétique qu'elle savait
mettre dans son chant, attirèrent aux offices de la semaine sainte un
immense, mais très profane public, heureux de retrouver ainsi une
Avant que Longchamp fixât la mode :
Louis XIV en justaucorps (1671 ), d'après une estampe du temps.
favorite si vivement regrettée. Le jour où elle se fit entendre pour la
première fois, on s'écrasa dans la nef, dans la tribune et jusque dans
la galerie qui conduisait à la chapelle, dont il fut impossible de fei-
mer les portes. L'habitude persista après son départ, grâce au soin
que prit l'abbaye de recruter partout, et même jusque dans les
chœurs de l'Opéra, dit- on, les voix les plus pures et les plus par-
faites, pour soutenir la réputation de ses concerts religieux. La
mode était fixée. Pendant un mois d'avance, pas une femme du
grand monde ou du demi -monde, si l'on peut employer cette exprès-
154
LE VIEUX PARIS
sion sans anachronisme, qui ne songeât jour et nuit à la façon vic-
torieuse dont elle s'y prendrait pour faire Ténèbres, selon le mot
consacré, au prochain Longchamp.
L'auteur anonyme de VHistoire de Laurent Marcel, ou l'Obser-
vateur sans préjugés, publiée en 1779, mais dont les observations
remontent à quelques années plus haut, a parlé de ces concerts et
Avant que Longchamp fixât la mode :
Pages (1662); le duc d'Orléans, frère du roi (1663); d'après les estampes du temps.
décrit leur physionomie très mondaine. « La célébrité des lamenta-
tions de J^ongchamp nous détermina à les aller entendre , et ce fut de
toutes nos pratiques de piété celle dont je fus le moins content. Il se
forme à ces sortes d'assemblées une émulation de voix et d'instru-
ments qui ne paraissent se surpasser que pour briguer de nombreux
suffrages. Les musiciens s'y rendent comme à l'Opéra, avec un exté-
rieur d'effronterie qui révolte. La moitié des assistants oublient l'objet
qui devrait les y attirer, pour ne s'occuper que de la mélodie des
sons et de la beauté des vilirations et des roulades; on y parle, on y
LONGCHAMP
loo
rit, on y éclate avec aussi peu de ménagement que dans un marché.
Une quêteuse, entre autres, s'y fait voir dans une parure peu faite
pour exciter la dévotion. »
L'usage survécut à la cause qui lui avait donné naissance, et quand
l'archevêque de Paris Christophe de Beaumont, scandalisé de voir la
Avant que Longchamp fixât la mode :
Dames en conversation aux Tuileries, fin du règne de Louis XIV,
d'après un dessin de Bonnart (cabinet des Estampes, Modes diverses, 11, Oa, 62).
foule se donner rendez-vous dans une chapelle comme à un théâtre,
la lit fermer au public, celui-ci n'en continua pas moins à défiler,
pendant les trois jours saints, dans les Champs-Elysées et dans l'allée
du bois de Boulogne qui conduisait à Longchamp. On garda la pro-
menade et l'exhibition dont le chant des Ténèbres n'était plus depuis
longtemps que le prétexte. On ne lit plus Ténèbres; on lit Long-
champ toujours : c'était le principal. On n'avait plus la fatigue et
l'ennui de descendie du carrosse où l'on était si bien, où l'on s'éla-
156
LE VIEUX PARIS
lait en une pose si savamment calculée pour mettre dans tout leur
jour les avantages de sa personne et de sa toilette, de s'étouffer dans
l'église, au risque d'y gâter sa dentelle et d'y friper son falbala. Au
lieu d'entrer dans la chapelle, on en fit le tour, et ce fut là tout le
changement.
Les règnes de Louis XV et de Louis XVI furent l'âge d'or de
Longchamp. C'était à qui s'y montrerait avec la toilette la plus écra-
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Une famille de la haute bourgeoisie en tenue de promenade, d'après une estampe du temps.
santé, l'équipage le plus riche et le plus original, les bijoux les plus
éblouissants. La cour et la ville, comme on disait alors, banquiers,
fournisseurs, traitants, fermiers généraux, grands seigneurs, princes
du sang, envahissaient le chemin de l'abbaye. Les bourgeois mêmes
réservaient pour ces jours-là ce qu'ils avaient de plus frais et de plus
beau. On y inaugurait les inventions nouvelles. C'était le grand con-
cours des modistes, des couturières, des marchands de chevaux et de
voitures.
Les carrosses à la file, allant, avançant au pas, reculant, embrouil-
lés les uns dans les autres, offrent tous les états confondus, disent
LONGCHAMP
167
les chroniqueurs du temps. Lorsqu'on est parvenu au bout de l'allée
on retourne sur ses pas, pour revenir encore et recommencer ainsi
tant qu'on a quelque chance d'exciter l'admiration ou la jalousie. I^s
gens à pied et à cheval, pêle-mêle, lorgnent toutes les femmes. Les
princes y font voir les dernières inventions des selliers, et guident
quelquefois eux-mêmes; mais il leur est interdit de rompre la file. Le
milieu de la chaussée leur est réservé, ainsi qu'aux pairs, aux ambas-
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Un ancien militaire en habit de ville, vers 1760, daprès Joseph Vernet.
sadeurs, aux ministres. Les fiacres délabrés, avec leurs rosses, font
valoir les équipages somptueux Les commis et les clercs galopent de
leur mieux sur des chevaux loués. Des faubouriens nar(|uois, juchés sur
des ânes et des groupes poissards, apostrophent les beautés surannées
et les toilettes extravagantes. Le peuple rit, chante, boit, et s'enivre.
L'église est déserte et les cabarets sont pleins : c'est ainsi qu'on pleure
la passion du Christ '.
Prudhomme rapporte encore qu'on vit des ducs et des marquis
* Mercier, Tableau deParis, ch. Longchamp.— Prudhomme, Miroir deParis, VII, p. 367.
— Cuisin, le Petit Diable Boiteux , ch. Longchamp. — Du Coudray; Nouveaux essais sur
Paris, t. VI, p. 275.
158
LE VIEUX PARIS
s'endetter de 25 à 30,000 livres avec leurs carrossiers pour briller à ce
rendez-vous de toutes les hautes élégances. D'après les exemples que
nous allons citer, ce chiffre n'a rien d'étonnant.
« On prêtait très souvent des calèches et des chevaux pour y aller,
écrit M™e de Genlis dans une note de son Dictionnaire des étiquettes
de la cour. Mme de ***, une veille de Longchamp, sachant que M. le
vicomte de V*** en avait deux, lui en fit demander une : il avait disposé
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Costumes de bal en 1762, d'après Saint- Aubin.
de l'une et de l'autre; mais sur-le-champ il en fit acheter une de
la plus grande élégance, uniquement pour la prêter trois heures à
Mme de ***. Cette galanterie parut fort aimable, mais elle n'étonna
point. »
Les femmes de théâtre, surtout, allaient y étaler leur luxe insolent,
un luxe asiatique, comme dit Prudhomme. En 1742, M^ie le Duc s'y
montre toute couverte de diamants, dans un carrosse à six chevaux,
puis dans une microscopique calèche bleue et argent, attelée de six
chevaux pas plus gros que des ânes. « Un petit postillon et un petit
hussard richement habillés, l'un en veste rouge toute couverte de
galons d'argent, avec une plume bleue au chapeau; l'autre en robe
LONGCIIAMP
159
bleue, le sabre et le bonnet tout garnis de plaques d'argent, » et deux
valets de pied déguisés complétaient l'équipage, que la le Duc con-
duisait elle-même, ayant sa sœur et la Carton à côté d'elle. « Plusieurs
autres actrices remplissaient trois carrosses de la suite et portaient
ses couleurs : bleu et blanc. La plupart des coureurs de Longchamp,
à cheval, en carrosse et en calèche, firent cortège à celte troupe de
vestales, autant par curiosité que par amusement. » delà lit grand
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longcliamp
Costumes de bal en 1762, d'après Saint-Aubin.
scandale. La le Duc reçut avis de ne point reparaître le lendemain , si
elle ne voulait être culbutée avec sa calèche , et elle fut chansonnée de
toutes parts '.
En 1753, au plus fort des luttes de l'autorité royale contre le Par-
lement et contre le Chàtelet, qui avait déclaré que, durant l'exil de
celui-ci, il connaîtrait à sa place des refus de sacrements et en pour-
suivrait les auteurs; au moment où l'on parlait de supprimer l'un et
l'autre et où la fermentation de Paris était à son comble par suite de
l'arrestation de plusieurs conseillers, le luxe de carrosses, de magni-
' Mélanges de Boisjourdain. — Journal de Barbier, éd. Charpentier, III, 342.
160
LE VIEUX PARIS
fiques livrées , de parures et de diamants déployé dans ce cortège de la
mode parut une sorte de bravade aux esprits agités ^ Quelques années
après, en face du carré Mari gny, la Deschamps recevait, de la part de
la reine, l'ordre de se retirer de Longchamp, où son luxe effronté fai-
sait scandale. En 1768, M^e Guimard, la danseuse, attirait tous les
regards par un char d'une élégance exquise, décoré d'armes par-
lantes : un marc d'or d'où sortait un guy de chêne, dans un écus-
son supporté par les Grâces et couronné par les Amours ^ En 1774,
M'ic Duthé et M'Jc Gléophile, toutes deux de l'Opéra, se disputaient
/V\xVi/W^
/^(^
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp ;
(I CoilTures ridicules » sous le règne de Louis XVI, d'après les pièces conservées
au cabinet des Estampes. (Costumes et Mœurs, Louis XVI, Oa 34.)
la palme de la magnificence. Le jeudi, la première l'avait emporté
avec son carrosse à six chevaux, doré sur tranche, à harnais empana-
chés; le vendredi, M"c Gléophile l'écrasa avec un équipage ciselé,
découpé à jour, travaillé comme une pièce d'orfèvrerie. Ghevaux et
gens avaient des diamants jusqu'à leurs cocardes, et les brides, rai-
dies par des incrustations en pierres de couleurs , se prêtaient à peine
au mouvement que leur imprimait le cochera M^c Renard s'y montra
aussi en voiture à quatre chevaux, dont les liarnais étaient tout
couverts de pierres qui brillaient comme des diamants; il est vrai
qu'elles étaient fausses, mais il n'y en avait pas moins pour beaucoup
d'argent "*.
1 Barbier, Id., VI , 23. — D'Argenson , VIII , 278.
- Mémoires secrets, 31 mars 1768.
' Mémoires de Fleury, ch. xii.
■» Souvenirs de M™« Vigée- Lebrun, lettre 111.
LONGCHAMP
ICI
Les femmes du monde avaient parfois le mauvais goût de vouloir
lutter contre ces créatures qui étalaient leur honte en étalant leurs
richesses. Elles étaient naturellement vaincues. Plus le siècle avan-
çait, plus la licence croissante des mœurs et la fortune scandaleuse
des fermiers généraux assuraient le triomphe à leurs rivales. Au Long-
champ de 1780, qui fut très l)rillant malgré le froid, et où la file des
équipages se prolongeait sans interruption de la place Louis XV à la
porte Maillot, entre deux haies de soldats du guet, la duchesse de
'iX:'
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
« Coiffures ridicules » sous le règne de Louis XVI , d'après les pièces conservées
au cabinet des Estampes. (Costumes et Mœurs, Louis XVI, Oa 34.)
Valentinois produisit une sensation énorme en se promenant dans un
carrosse de porcelaine attelé de chevaux gris pommelé, aux harnais
de soie cramoisie brodés en argent. Mais une simple figurante de
l'Opéra, Mlle Beaupré, éclipsa la duchesse : son carrosse, également
en porcelaine, et traîné par quatre chevaux isahelle harnachés de
velours bleu foncé que rehaussait une somptueuse broderie d'or, était
décoré de peintures représentant Diane et Endymion :
Belle Valentinois,
s'écriait à ce propos un poète,
laissez sous la remise
Ce carrosse fragile , avec raison vanté :
La vertu d'opéra doit, en toute entreprise.
L'emporter en fragilité.
11
162
LE VIEUX PARIS
Longchamp servait alors de théâtre à des exhibitions de tout genre ,
même en dehors de la mode. Les Mémoires secrets de Bachaumont
nous apprennent, en 1782, que l'aéronaute Blanchard avait eu bien
des fois l'idée d'y montrer la voiture marchant sans chevaux qu'il
avait imaginée, mais n'avait pas encore eu le temps de faire. Il la
fabriqua un peu i^lus tard, et on la vit fonctionner plus d'une fois
peut-être pendant le fameux défilé des jours saints, dans la grande
avenue des Champs -Élysées^ Les inventeurs ne pouvaient trouver
d'occasion plus propice pour se faire connaître.
Un Anglais parut à Longchamp dans un carrosse d'argent, dont
les roues étaient rehaussées de pierres précieuses et les chevaux fer-
rés du même métal. C'était à qui étalerait le plus de richesse dans les
fa Kfjailloist-
la Trani"'''
le Barnci-a. /a Jauiame^ la NouVôile Baigneuse
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Coiffures du temps de Louis XVI , d'après le Jeu du costume et des coëffures des dames.
(Collection Hennin, t. III, avant- dernier fo.)
équipages, le plus d'élégance dans les attelages, le plus de faste dans
les livrées. Des masques élégants, représentant les personnages dra-
matiques en vogue, sillonnaient la foule. On voyait Jeannot, avec
son bonnet rouge et sa lanterne; la famille Jérôme Pointu^ Cadet
Roussel, etc. etc. La mode, du haut d'un char que traînaient des
papillons, dictait ses arrêts, que la foule s'empressait de recueillir,
pour les transmettre, de province en province, jusqu'aux extrémités
de l'Europe.
Les approches de la Révolution ne changèrent rien à l'usage reçu.
La cavalcade de 1786 fut des plus ])rjllantes, et M^ie Adehne, de la
Comédie -Italienne, dont la dépense en cette occasion s'éleva jusqu'à
mille louis, y éclipsa tout le monde par la magnificence de sa voiture,
de son attelage et du harnachement de ses chevaux -.
L'année suivante, la mode délaissa, pendant les trois jours, la
1 Mémoires secrets, XX, 164. — Dupuis-Delcourt, Manuel d'aérostation.
2 Mémoires secrets , XXXI, p, 257.
LONGCHAMP
163
route sablonneuse de l'abbaye, qu'on avait suivie jusque-là, en y
substituant l'allée qui va de la Muette à Madrid. Il n'en fallut pas
davantage pour raviver l'éclat de Longchamp. Beaucoup de personnes
s'étaient fait faire un équipage différent pour cliacun des trois jours.
le Bonnet en Cascade
l'Agréable
le Chapeau en Coquille
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Coiffures du temps de Louis XVI, d'après le Jeu du costume et des coë/fures des damen.
(Collection Hennin, t. HI, avant-dernier f".)
La foule se pressait surtout autour d'un char satirique dont l'idée
était attribuée au marquis de Villette : l'attelage, composé d'un ànon
que dirigeait un jockey, les marionnettes des deux sexes assises dans
l'intérieur et saluant d'un mouvement continu la Folie avec sa ma-
/* CÀa^OÊt <m Am/mr </i. fi't/çj
/a T/itrtje-
/f £<rnmt a. fa ù/afiiuàC^
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Coiffures du temps de Louis XVI , d'après le Jeu du costume et des coë/fures des dames.
(Collection Hennin, t. III, avant-dernier f°.)
rotte, qui surmontait la voiture, furent regardés comme une piquante
parodie de la célèbre promenade.
En 1789 même, après un carnaval superbe, Longchamp fit encore
merveille. Jamais on n'avait vu plus de luxe et d'originalité dans les
modes. Les luiskis, mis en vogue par l'anglomanie croissante, enva-
hirent les Champs-Elysées, et on se livra à une véritable orgie de
souliers à la chinoise, de caracos de satin, de culottes de velours,
d'habits à doublures de couleur, de boucles aux nœuds d'amour et
164
LE VIEUX PARIS
aux coquilles, de redingotes à double collet^, etc. etc. Le peuple n'avait
pas encore pris la Bastille et laissait faire.
Néanmoins quelques scènes préludèrent d'une façon assez significa-
tive aux troubles révolutionnaires. M^c Vigée- Lebrun raconte, dans
ses Souvenirs^, qu'elle donnait un concert ce jour-là, et que ses
invités arrivaient consternés, lui racontant que le matin, à la bar-
rière de l'Étoile , la populace avait insulté de la façon la plus effrayante
les gens qui passaient en voiture. Des misérables montaient sur les
marchepieds en criant : « L'année prochaine, vous serez derrière vos
carrosses et nous serons dedans. »
— ~' 'y^-s'^
la Diligente
la Lévite
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Costumes du temps de Louis XVI, d'après le Jeu du costume et des coëffures des dames.
(Collection Hennin, t. Hl, avant- dernier f».)
Ces menaces furent mises çà et là à exécution au Longchamp
de 1790, par le peuple, qui connaissait alors toute sa force. Au nom
de l'égalité, il contraignit un laquais en livrée, debout derrière un
carrosse, de prendre, dans l'intérieur de la voiture, la place de son
maître, qui fut installé en son lieu primitif; et comme un certain
nombre d'aristocrates avaient fait coifîer leur domestique avec une
queue, pour se moquer de la milice, les domestiques se virent battus
comme plâtre par la foule ^
Ce fut le dernier effort de Longchamp sous la Révolution. Dès lors,
il se tint coi. On n'avait plus guère le loisir d'y songer. Sous la Ter-
reur, en 1793, tout ce qui rappela le nom de la fameuse promenade.
' Challamel, Histoire -Musée de la République, 3"= édit., p. 22-23.
2 T. I, p. 183; lettre XU.
3 De Concourt, la Société française sous la Révolution , 3' édit., p. G2, 74,
LONGCHAMP
165
ce fut une caricature intitulée: Modes de Longchamp, où l'on voyait
d'élégants promeneurs et des promeneuses en grandes toilettes , qui ,
de l'air le plus aristocratique du monde, portaient leurs têtes coupées
sous le bras. Cette allégorie n'avait rien d'engageant.
L'année 1797, après avoir rétabli le premier jour de l'an, ramena
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Modes de 179S. — D'après une gravure du temps.
aussi la cavalcade de Longchamp dans sa gloire d'autrefois, quoique
le vieux monastère eiit été vendu et dépecé par la bande noire. Sans
atteindre les splendeurs du règne de Louis XV, le Directoire y afficha
un luxe assez grand pour irriter les derniers jacobins, assistant avec
une indignation farouche à cette résurrection du passé. Dans les voi-
tures légères du jour, qui avaient remplacé les lourds et imposants
équipages d'autrefois, dans le cabriolet, le hockei, inventé par Gagnant,
le phaéton, le soufflet, le carrick, le vis-à-vis, emportés comme des
coquilles de noix par des chevaux fringants; — parmi les cavaliers.
166
LE VIEUX PARIS
les beaux, les muscadins, les agréables, les admirables, les in-
croyables, les inconcevables, les inimaginables, et les amazones san-
glées sur leurs selles avec des courroies de Hongrie, s'étalent, en
costumes grecs et en déshabillés hardis, les parvenues du jour et les
beautés à la mode, depuis M}^<^ Lanxade, la danseuse; M^c Lange,
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Modes de 1796 : coiffure à la Grecque. — D'après une estampe du temps.
l'actrice de Feydeau; M^c Mézerai, de la Comédie- Française ; jusqu'à
Mme TaUien, M^e Hainguerlot, Mme Hamehn et la jeune M«ic Réca-
mier, qui préludait alors à ses éclatants succès.
Tous les fiacres de Paris se sont donné rendez-vous aux Champs-
Elysées, malgré la colèi^e des anglo- cavalcadours , qui sans cesse en
bousculent et en roiTipent la file. A travers la cohue circule la gon-
dole de Franconi, chargée de musiciens, précédée et suivie de toute
sa troupe à cheval. Et dans cette grande mascarade où Longchamp
LONGCHAMP
167
prend d'un coup la revanche de son éclipse de six ans, le vieil esprit
gaulois, sorti intact des grilles de la Terreur, se dédommage à son
tour par des épigrammes en action. Regardez, au milieu des voitures
élégantes, ce vieux fiacre tout ouvert et tout disloqué, suspendu sur
des cordes nouées et renouées en vingt endroits, avec ses roues tom-
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Une <i Merveilleuse » en 1798. — D'après le Tableau des modes de Paris.
bant en ruines et rafistolées tant bien que mal , attelé de six haridelles
étiques et poussives, traînant six hommes en habits râpés, plus maigres
et plus lamentables encore que leur véhicule et que ses chevaux ! La
foule s'écrase pour approcher de cet étrange équipage, et elle éclate
de rire en lisant en grosses lettres, sur les panneaux sales et à demi
défoncés du fiacre : Char des rentiers '.
L'empressement avec lequel on s'était porté à Longchamp équiva-
• Goncourt, Société française sous le Directoire, id., 202.
168
LE VIEUX PARIS
lait à une manifestation antirévolutionnaire. Personne ne s'y trompa,
et le gouvernement moins que personne. D'ailleurs le bruit avait
couru que le Longchamp de 1797 devait servir de couvert à une
grande conspiration aristocratique, et le gouvernement l'avait fait sur-
veiller de près par ses troupes et ses agents de police mêlés à la foule.
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Redingote à l'Allemande et casque à la Minerve. (1798.) — D'après le Tableau des modes
de Paris.
Il existe aux Archives * un rapport au Directoire, du 23 ventôse an VII,
contre cette fête dont le retour approchait. Elle est considérée comme
dangereuse, parce que les partisans de l'ancien ordre de choses, dit
l'auteur du rapport, la solennisent avec beaucoup de pompe. « Cette
ancienne institution que créa la superstition de nos pères est d'autant
plus difficile à abolir, qu'elle offre un assez grand attrait. Elle a perdu.
' Carton pi^ 87-89.
o
LONGCHAMP
171
il est vrai, son caractère religieux, mais elle rappelle d'antiques erreurs
et les ennemis du gouvernement citent pour preuve de l'attachement
du peuple aux anciennes coutumes l'ardeur avec laquelle il s'y rend, b
En conséquence, l'ingénieux fonctionnaire propose un moyen très
simple de l'empêcher. Comme les élections doivent occuper les ci-
toyens pendant toute la décade prochaine, pour éloigner d'eux les
distractions malséantes et contraires au devoir civique, on pourrait
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Modes de 1799. — Les physionomies du jour, par Nodet. (Collection Hennin.)
interdire généralement, jusqu'au 10 germinal, toutes les grandes fêtes
champêtres.
Longchamp ne fut pas interdit et eut son éclat hal)ituel. L'expédi-
tion d'Egypte fournit même à la mode de nouvelles armes, et heau-
coup de femmes se montrèrent revêtues de costumes orientaux,
d'étoffes rapportées du Caire et d'Arabie.
On avait fondé sur le Longchamp de l'année i800 des espérances
qui ne furent pas tout à fait réalisées ; néanmoins , les descriptions que
nous en trouvons dans les journaux du temps présentent quelques
traits curieux : « Une multitude innombrable de spectateurs , dit VAmi
des Lois, couvrait la route et les allées du bois de Boulogne. Qu'ont-ils
vu? La plupart des fiacres de Paris, qui se suivaient à la file et sur
une seule ligne ; de temps en temps des voitures de maître assez bien
172
LE VIEUX PARIS
vernissées, mais aussi simples que les personnes qu'elles renfermaient :
il en faut cependant excepter une douzaine qui, par leur élégance et
la beauté de leur attelage, ont mérité de fixer les regards des curieux.
Ils se sont arrêtés avec plaisir sur plusieurs calèches : l'une d'elles,
traînée par deux beaux chiens parfaitement enharnachés, renfermait
six jolis enfants qui semblaient un essaim d'Amours... La route du
bois de Boulogne, deiaiis l'entrée des Champs-Elysées jusqu'aux envi-
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Modes de 1799. — Les physionomies du jour, par Nodet. (Collection Hennin.)
rons de la barrière, était bordée d'un triple rang de chaises, occupées
par un très grand nombre de jeunes et jolies curieuses, élégamment
vêtues... La plupart des jeunes gens, qui étaient à cheval ou en voi-
ture, portaient l'uniforme. Quelques-uns cependant, mais en très
petit nombre, avaient adopté le costume du jour, demi-bottes, pan-
talon jaune, habit gris, collet noir plissé et formant l'échelle.
« Le peuple, qui remphssait la grande allée, a joui complètement
du privilège qu'il conserve, de temps immémorial, de maltraiter ceux
qui l'éclaboussent. Il n'a été distrait de ce plaisir que par un très petit
nombre de caricatures. La plus remarquable était un mannequin repré-
sentant une femme très sommairement vêtue, placée dans un cabrio-
LONGCHAMP
173
let à côté d'un jeune homme qui paraissait ti'ansi de froid, malgré un
bon habit de drap, un gilet croisé, une triple cravate qui lui cachait
les oreilles et le nez. Dieu sait les quolibets que le mannequin a reçus.
Combien y ont été ti'ompés et ont pris ce buste de cire peinte pour
1 A 1_ 1 _ I
une dame à la mode ! »
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Modes de 1799. — Les physionomies du jour, par Nodet. (Colloction Hennin.)
C'était à peine une caricature, en effet, et il fallait une certaine
attention pour discerner du premier coup ce couple de tous ceu.v
qu'on pouvait voir autour de lui : l'honniie en lourd habit carré qui
lui donnait l'air d'un mastodonte, la femme en robe de linon moulant
la taille et presque transparente. Par un contraste étrange, ces cava-
liers grotesques et ces femmes à peine habillées, qui avaient assisté
le m;itin à la grande revue du premier consul, ne parlaient que de la
guerre prochaine, et les noms de Bonaparte, de Moreau, de Masséna,
174
LE VIEUX PARIS
prononcés avec l'accent mignard et le zézaiement à la mode, circu-
laient de bouche en bouche.
A mesure que le Consulat s'éloignait de la RépubHque pour s'ache-
miner à l'Empire, la vieille fête aristocratique reprenait de plus en
plus son essor d'autrefois.
Le Longchamp de 1801 fut brillant, quoi qu'en dise, dans son
Journal des Dames et des Modes, la Mésangère, que ses souvenirs
et ses regrets des Longchamps de l'ancien régime rendent très difficile.
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Modes de 1799. — Les physionomies du jour, par Nodet. (Collection Hennin.
M">e Récamier, que VAmi des Lois signalait déjà l'année précédente
comme faisant depuis plusieurs années l'ornement de ces réunions mon-
daines , assise dans une calèche découverte à deux chevaux , que l'en-
combrement forçait d'aller au pas , remporta « un véritable triomphe ^ » .
Millevoye, bien jeune alors, — il n'avait que dix-neuf ans, — a chanté
le Longchamp de 1801 dans des vers légers et satiriques qui n'annon-
çaient guère le futur poète élégiaque de la Chute des feuilles :
J'ai vu cette brillante fête,
Fête des Grâces, des Amours,
Que trois mois d'avance on apprête.
Et dont on s'occupe trois jours.
1 Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Af'"« Récamier, in -18, I, 17.
r
LONGCHAMP 175
J'ai vu la beauté sous les armes,
Rassemblant tous ses traits vainqueurs,
Doubler le pouvoir de ses charmes
Pour venir assiéger les cœurs.
J'ai vu tour à tour d'autres belles,
Se livrant à des goûts nouveaux.
Oser, amazones nouvelles,
Caracoler sur des chevaux.
J'ai vu la tournure grossière
Des parvenus en chars brillants;
Ces messieurs se tenaient dedans
De l'air dont on se tient derrière.
« Par une sorte de réserve et de convenance, dit le Bon Genre
en traçant la caricature de deux incroyables montés au Longchamp
de 1801 sur des chevaux de brasseurs, le peuple ne se mêle point
aux beaux messieurs et aux belles dames. » On était pourtant encore
en République, et on sortait à peine de la Révolution. Ce renseigne-
ment un peu optimiste, donné à distance, et qu'on pourrait prendre
pour un conseil déguisé, n'est guère d'accord avec un passage de
VAmi des Lois que nous citions tout à l'heure.
Armand Goufle a décrit en vers assez piquants le Longchamp
de 1802, où la foule fut énorme et l'étalage de toilettes exorbitant :
A Longchamp je vais en berline ;
De toutes parts on m'examine,
Et je tâche d'avancer pour
Examiner tout à mon tour.
Hélas! ma peine est inutile;
11 faut au pas suivre la fde ;
Je me trouve, par ce moyen,
Fort bien vu..., mais je ne vois rien.
Mon Dieu ! que de riches parures !
Mon Dieu ! que de belles voitures !
Combien de messieurs élégants.
Et combien de chevaux fringants !
Que de fiacres! que de dentelles,
De bijoux et de demoiselles !
Que d'or, quel éclat, que d'appas
De ma place je ne vois pas !
Le même sujet inspira aussi, la même année, quelques vers sati-
riques à la muse de Luce de Lancival, qui n'était pas toujours guin-
dée sur le ton tragique :
Célèbre qui voudra les plaisirs de Longchamps;
Pour moi, je choisis mieux le sujet de mes chants.
176 LK VIEUX PARIS
Mon pinceau se refuse à la caricature :
J'abandonne à Callot la grotesquft figure
Du dédaigneux Mohdor, brillant fils du hasard,
Pompeusement assis au môme char
Dont naguère il ouvrait et fermait la portière,
Ce fat, tout rayonnant de son luxe éphémère.
Et qui pour trois louis s'eslime trop heureux
De louer un coursier qui sera vendu deux...
Tout Paris à Longolianip vole. Qu'y trouve-t-on?
Maint badaud à cheval, en fiacre, en phaéton,
Maint piéton vomissant mainte injure grossière,
Beaucoup de bruit, d'ennui, de rhuuK^ et de poussière
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Modes de 1799. — Les physionomies du jour, par Nodet. (Collection Hennin,)
On a remarqué sans doute ces épigrammes contre les parvenus qui
reparaissent dans toutes les descriptions de Longchamp, et qui in-
diquent, en effet, l'un des traits les plus caractéristiques de la société
nouvelle issue delà Révolution. Elles ne manquent pas non plus dans
une chanson de Désaugiers, à peu près de la date : Cadet Buteux à
Longchamp , leste et lihre revue, en un pot-pourri d'une douzaine de
couplets, du spectacle tapageur et hariolé qu'offrait alors cette pro-
menade, véritahle cohue d'équipages, de fiacres, de piétons, de cava-
liers, — parfois même montés sur des ânes, — et d'amazones, de
bourgeois, de muscadins, de marchands, de beautés aristocratiques.
LONGCIIAMP
17'
de beautés boutiquières , etc., qui tenait à la fois de la mascarade et
de la foire, et dont la licence jurait outrageusement avec la sainteté
des jours où elle avait lieu :
Paix donc ! m' dit un passant :
Cte dame est un' ci-devant...
Oui, ci-dVant blanchisseuse;
J' li conseillons d' fair' sa dédaigneuse!
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp
Modes de 1804. — D'après la Mésangère.
En 1803, après l'arrestation de Georges Cadoudal, la police fit fer-
mer les barrières pour rechercher les complices de Georges et empê-
cher leur fuite. Cette mesure inquiéta les Parisiens, mais à un ])(tinl
de vue unique : Longchamp était pi^oche, et comment faire la prome-
nade traditionnelle si la barrière de l'Etoile restait fermée? Heureuse-
12
178 LE VIEUX PARIS
ment on découvrit, le dimanche des Rameaux, les deux derniers com-
plices, et Paris poussa un soupir de soulagements
On s'occupa beaucoup par avance du Longcbamp de 1805. Le Journal
de la Mésangère (15 germinal an XII) rapporte une conversation de
deux femmes sur ce sujet, qu'il a saisie au vol quelques jours avant
la fameuse promenade :
« Eh bien, ma chère, tes préparatifs sont-ils faits? — Pour Long-
champ, ma chère amie? Pas du tout... On veut que, ma voiture
comptée, je ne dépense ce jour-là que 20,000 fr. — Ah! que c'est
mesquin! Moi, j'ai tout ce qu'il me ûiut. Ma voiture découverte est
déjà sous ma remise; car, tu le sais, il est décidé qu'à Longcbamp,
pluie ou vent, une jolie femme ne pourra se montrer qu'en calèche
bleu pâle. »
Ce fut, en effet, la couleur adoptée par les carrossiers pour toutes
les calèches du grand ton. Il y eut, cette année -là, large exhibition
de modes nouvelles dans tous les genres : les joailliers imaginèrent
une nouvelle forme de peignes d'une exécution très recherchée ; les
chapeaux de paille à jour, dentelés sur le bord et dont la calotte
formait une étoile, — d'écaillés de poisson, de bois tissu très léger,
avec bouquets de brins d'avoine et touffes de marronniers entourées
de feuilles de houx , fleurs de la saison brodées en laine de couleur et
rubans nues à raies écartées, rivalisaient de luxe et d'élégance. Léger
s'était surpassé dans les coupes des habits masculins. Garchi avait
réservé l'ouverture de ses nouvelles salles pour le retour de Long-
ci lamp. Frascati inaugura également un magnifique salon le premier
jour de la fête, et Brunet lui-même voulut concourir au succès de ces
trois grandes journées en faisant jouer à la Montansier M. Commode,
ou la Soirée de Longchamp. Du reste, pendant toute la durée de
l'Empire, la promenade dont nous écrivons l'histoire fut brillante. Il
était d'usage alors de commencer vers onze heures du matin le défilé,
qui ne cessait pas jusqu'à la nuit^
En 1816, on avait fait de grands préparatifs pour Longchamp,
forcément suspendu les années précédentes : on avait ferré à neuf
l'avenue de Neuihy pour les voitures, égalisé les contre -allées, rem-
placé les arbres dévastés par les chevaux des bivouacs. Le salon de
Mars, le salon de Flore, tous les limonadiers et restaurateurs des
Champs-Elysées s'étaient fait repeindre, du rez-de chaussée aux
combles. Les carrossiers de la rue de la Paix étalaient, dès la mi-
1 Musuier-Descloseaux, Indiscrétions et souvenirs, tirés du portefeuille d'un fonctionr-
naire de l'Empire.
î Lettres de Paris, Heidelberg, 1809, in-12, p. 160.
LONGCHAMP 179
carême, des cabriolets et des calèches du genre le plus léger et le
plus gracieux. On parlait d'équipages somptueux et bizarres, particu-
lièrement d'un attelage « appartenant à un étranger de marque »
dont l'équipement, du plus bel acier, devait produire un effet mer-
veilleux sous les rayons du soleil. Malheureusement le soleil manqua;
le temps nuageux était plein de menaces; les dames, craignant de
gâter leurs toilettes, ne se montrèrent qu'en demi-négligé, et Long-
champ ne tint pas ce qu'il avait promis.
L'année suivante, au contraire, la promenade fut favorisée par un
soleil superbe. Les brillants équipages affluaient dans l'allée centrale,
les promeneurs élégants dans la contre-allée de droite, qui leur ébiit
réservée d'un accord tacite, et le peuple se pressait dans la contre-
allée de gauche. Les chaises, quoiqu'on les fît payer ce jour-là quinze
ou vingt sous, étaient garnies de spectateurs. Au Longchamp de 1819,
pour forcer la recette , les loueuses eurent même l'aplomb de tendre ,
de distance en distance, des morceaux de toile qui cachaient la vue des
équipages aux piétons. Jamais on n'avait assisté à plus imposante lovée
en masse de chapeaux d'une conception nouvelle, de robes blanches
brodées, de spencers roses ou lilas. Les petits maîtres étalaient avec
complaisance les boutons d'or mis récemment à la mode ^
Grâce à la beauté exceptionnelle <lu temps, le Longchamp de IS'i,")
fut un des plus animés et des plus féconds en modes nouvelles qu'on
eût jamais vus. On y inaugura particulièrement des voitures à six
places tenant un peu du droschki. De grands personnages anglais s'y
promenèrent le vendredi, avec des postillons et des cochers (pii por-
taient des bouquets de fleurs naturelles à la boutonnière de leur liabit
ou de leur veste. Les élégants caracolaient, en pantalons collants de
peau blanche, en habits couleur brou de noix, à un seul rang de
boutons de métal jaune irisés, en gilets à schall de Casimir tleur de
pêcher, en cravates à petits bluets et chapeaux à larges bords. On
remarqua surtout, parmi les cavahers, un jeune Arménien, âgé de
vingt ans, neveu d'un des ministres de Méhémet-Ali, arrivé à Paris
depuis peu, dont le costume excita vivement la curiosité de la foule;
parmi les équipages, un char romain, bleu et or, traîné par deux
chevaux blancs et conduit par deux hommes debout, qui portait les
initiales de son propriétaire, en lettres de métal gothiques, sur la
housse du siège des cochers.
Jusqu'à la fin de la Restauration, malgré l'inclémence assez fré-
» La Mésangère, Journal des Dames, 1816, pp. 146, 154, 167; 1817, n^du 10 avril; 1810,
15 avril.
180 LE VIEUX PARIS
quente de la température, la promenade de Longchamp eut généra-
lement beaucoup d'éclat. En 1830, comme pour marquer l'approche
du règne des banquiers , les trois équipages les plus remarqués furent
les fastueuses calèches à la Daumont de MM. Boomfd, banquiers
anglais, et de « M. le baron de Rothschild, banquier allemand »,
puis la voiture en glaces, à quatre chevaux andalous, livrée bleu-
barbeau et argent, de M. Aguado, « marquis de Marismas, banquier
espagnol*. » Les amazones portaient toutes des manchettes à la
Dorsay, récemment mises en vogue par le beau comte qui était dès
lors le type du dandysme.
Pendant plusieurs années après la révolution de juillet, l'inquié-
tude des esprits , les troubles politiques , le choléra , le froid et la pluie
semblèrent se concerter pour enlever tout éclat à cette fête de la mode
et de la vanité. Pour la première fois en 1838, un vrai soleil de juillet
luisit sur ces trois journées. Néanmoins, en dépit d'une température
presque hivernale et du vent piquant qui ne cessa de souffler, l'année
1835 marque une éclaircie dans l'histoire assez terne du Longchamp
de la branche cadette. Mistress Trollope, qui en fut témoin lors de
son voyage à Paris, l'a décrit dans son livre. Elle admira beaucoup
la richesse élégante des voitures et des attelages, dignes des plus beaux
de Hyde-Park, et les toilettes des dames qui, bravant les bronchites
et les fluxions de poitrine, se tenaient héroïquement en costumes
printaniers dans leurs calèches découvertes. La famille royale, les
ministres et plusieurs légations étrangères étaient représentés par des
équipages magnifiques. Les cinq chevaux attelés à la voiture de lord
Seymour et montés par des jockeys à livrée verte et blanche, atti-
rèrent aussi beaucoup l'attention. On admira surtout, le jeudi, qui
était le grand jour, ses domestiques chamarrés de velours et d'or. Un
riche négociant américain, M. T***, se montra avec deux voitures,
deux énormes chasseurs à plumets, deux attelages de quatre chevaux
richement caparaçonnés, et poussa le luxe, dit-on, jusqu'à renouve-
ler sa livrée à chacun des trois jours. A coup sûr, cela ne valait pas
les carrosses en porcelaine, ou ciselés et dorés sur tranches, ni les
chevaux ornés de marcassites qu'on y voyait avant la Révolution ;
mais pour un règne bourgeois comme celui de Louis -Philippe, c'était
encore très joli!
Lord Seymour, dont les équipages faisaient l'ornement indispen-
sable de Longchamp aussi bien que du carnaval , brillait à celui
de 1838, où se montrèrent aussi le duc et la duchesse de Wurtem-
1 La Mésangère, n» du 20 avril.
LONGCHAMP
181
berg, le duc et la duchesse d'Orléans, et où, à l'ombre de deux
énormes voitures à six roues articulées, montées par plus de cin-
quante personnes, trottait une calèche en miniature, attelée de
chèvres, que dirigeait un enfant.
Les années suivantes, le mauvais temps ou le froid revint se jctoi"
à la traverse d'une façon presque continue, au grand désesimir de
Histoire de la mode dans ses rapports avec Longchamp :
Petit -maître « en chenille ». — D'après l'Album du bon Ion.
Humann, de M^s Herbault, de Gagelin, de tous les fournisseurs atti-
trés de la mode. Le Journal des Dames, le Petit Courrier des Dames
se lamentent chaque année sur la décadence progressive de cette pro-
menade. M'"c de Girardin a peint à plusieurs reprises, avec son espi'il
ordinaire, dans les Lettres parisiennes du vicomte de Launay, l'ago-
nie de Longchamp, entrecoupée de quelques soubresauts, de quelques
rapides éclairs de vie :
« Nous revenons de Longchamp, écrit-elle le 17 avril 18iO;
182 LE VIEUX PARIS
c'étaient de véritables Cl;iamps-Éiysées ! Des ombres errantes traver-
saient à pas lents des nuages de poussière.
« Première apparition : un prince russe à quatre chevaux, —
Seconde apparition : une dame bleu de ciel, robe décolletée, écharpe
iris,... ombrelle chinée... en milord découvert (car il y avait peu de
lords, mais beaucoup de milords). — Troisième apparition : une
célèbre étrangère à quatre beaux chevaux , avec courrier, postillons et
voiture de suite. — Quatrième apparition : un fiacre tout neuf du meil-
leur goût, no 518. — Cinquième apparition : calèche découverte à quatre
jolies femmes; une capote vert-pomme délicieuse; une autre paille et
velours adorable... — Sixième apparition : voiture prétentieuse, livrée
fantastique, cocher nègre. — Septième apparition : une tapissière,
toutes voiles déployées , contenant des passagers innombrables ; pilote
cramoisi. — Huitième apparition : cavalcade d'élégants; chevaux de
pur sang; cheveux et barbe poudrés. — Neuvième apparition : douze
voitures de briquets phosphoriques ^ — Dixième apparition : une
belle femme avec un joli enfant dans une calèche anglaise. — Onzième
apparition : un landau peuplé de chiens et de manchons , chenil rou-
lant... — Douzième apparition : une grosse femme en grand deuil,
riant aux éclats dans un cabriolet de louage. »
Au Longchamp de 1844, M^c de Girardin remarque qu'il y avait
plus d'étrangères que de Françaises, et que d'ailleurs, depuis quel-
ques années, le véritable jour de Longchamp a été reculé jusqu'au
dimanche de la Quasimodo. Trois ans après, elle enterre définitive-
ment l'antique promenade en écrivant que non seulement elle est
passée de mode, mais que c'est la mode de n'y pas aller.
La république de 1848 n'était pas faite pour la ressusciter. Sous le
régime qui suivit, quelques grandes dames excentriques essayèrent
vainement de galvaniser la coutume défunte. On assure que l'impé-
ratrice avait conçu, en 1869, l'idée de rétablir l'abbaye de Long-
champ, ce qui aurait eu peut-être pour conséquence très profane de
rendre au défilé son antique éclat. Les événements l'empêchèrent de
donner suite à son projet. Non seulement Longchamp est bien mort,
mais il est enfermé et scellé dans sa tombe. On n'y voit même plus
ces véhicules commerciaux et ces défilés mercantiles qui le compo-
saient presque tout entier à la fin, sous les premières années du
second Empire.
1 Longchamp a toujours servi de théâtre aux réclames des industriels, qui n'avaient garde
de négliger un moyen d'exhibition si favorable. En 1845, Barnum s'empressa de faire figurer
dans le défilé l'équipage en miniature de Tora Pouce, qui accapara les regards de tous les
badauds.
LONGCHAMP 183
Si la compétence ne nous faisait absolument défaut, cette histoire
de Longchamp eût pu devenir sous notre plume celle de la mode
elle-même, surtout de la mode féminine, dans ses fantaisies les plus
caractéristiques et ses plus extravagantes variations. D'année en
année, Longchamp a marqué les principales étapes et parfois les
grandes révolutions de la mode, — les modes à la comète, au rhino-
céros, à la Pompadour, à la Tronchin, à la hollandaise, à Vamjlaise,
à la romaine, à la grecque, à la girafe. On y retrouverait, à leur
date, le grand déballage des lobes couleur Opéra brûlé, entrailles de
petit - maître , soupir étouffé, vive bergère, boue de Paris, merde
d'oie, caca Dauphin et couleur puce, celle-ci décomposée en une
douzaine de nuances par des teinturiers en délire : vieille puce et
jeune puce, dos de puce, cuisse de puce, tête de puce, ventre de puce
en fièvre de lait; des rul)ans à la Cadière, à V allure, au passage du
Rhin, au quadrille de la Reine, aux soupirs de Vénus, à la Cagliostro;
du vertugadin et du panier en gondoles, à coude, à guéridon, (hi
demi-panier ou janséniste, de la considération, du falbala, du
pouff, du pet-en-l'air, du quésaco, de la polonaise, de la circas-
sienne, des lévites, des caracos, des chemises à la Floricourt, des
manches à gigot; de la coque, du chignon, du bouillon; des boucles
biaisées, frisées, brisées, renversées, en marrons, en béquilles, (mi
coquilles, en rosette, en colimaçon; des coiffures à la circonstance ,
à y inoculation, à la candeur, à la frivolité, en moulin à vent , en
bosquets, en taillis, en jardin du Palais- Royal, en bois de Rou-
logne, en ruisseau, en mer agitée, avec des bouillons de gaze et une
flotte de chiffons, à la mappemonde, au zodiaque, à X aigrette-para-
sol, au cabriolet, à la monte -au -ciel, en chasseur, en moutons, à
Yingénue, à Venfant; des plumes, du panache, du diadème, du tui*-
ban; des mille et une variétés de bonnets, depuis le battant- l'œil,
noué d'un désespoir coquet, qui était le bonnet familier du coin du
feu et ne se montrait guère à Longchamp, jusqu'aux bonnets à la
débâcle, à la révolte, à la clochette, à la moissonneuse, à la Gcr-
trude, aux navets, aux cerises, au parterre, au parc anglais, à
Vhérisson, au Colysée, à la Gabrielle de Vergij, à la grenade, à l:i
Thisbé, à la pouponne, à la crèche, au berceau d'Amour, à la Rcllc-
Poule, à la d'Estaing , au Port-Mahon, à la caisse d'escompte, à la
Montgolfîer, aux relevailles de la Reine, à la Jeannette, au compte
rendu; enfin des chapeaux au char de Vénus, à l'otseaw royal, à la
Corse, à la Caravane, au cabriolet, à la Ramponneau , au co/m-
maillard, à la Roston, à la Philadelphie, à la bergère, à la laitière,
et, comme si ce n'était pas assez pastoral encore, à la vache!
184 LE VIEUX TARIS
C'est à Longchamp que se montrèrent pour la première fois les
incroyables et les merveilleux. C'est au Longchamp de 1802 que le
pantalon vainquit défmitivement la culotte; au Longchamp de 1811
que la botte se cacha sous le pantalon, au heu de s'étaler par-dessus,
comme elle le faisait jusqu'alors; au Longchamp de 1822 que le cor-
sage court, avec la ceinture sous le sein, fut relégué parmi les modes
surannées; au Longchamp de 1826, que s'étalèrent les premières
barbes romantiques et qu'il fut constaté qu'on pouvait être à la fois
élégant et barbu.
Arrêtons cette nomenclature qui, môme abrégée et réduite à sa
plus simple expression, rappelle déjà les énumérations homériques.
Non seulement la chronique de Longchamp se confond avec celle de
la mode, mais la mode elle-même n'est que l'expression fugitive et
frivole, mobile, éphémère, incessamment renouvelée, de tous les cou-
rants qui traversent nos idées, nos opinions et nos mœurs. Prenez- y
garde, et sous cette avalanche de noms arides, vous retrouverez tous
les faits, petits ou grands, de notre histoire politique, morale ou sociale
en ces deux derniers siècles : les roueries de la Régence et les idylles de
Trianon, l'incendie de l'Opéra et le succès d'une pièce de Sedaine ou
de Dubelloy , l'invention des aérostats et la naissance du Dauphin , les
victoires du maréchal de Richelieu et l'insurrection américaine, la
haine des jésuites, l'amour de la philosophie et de la nature, l'affole-
ment pour les charlatans et les imposteurs de haute volée, les émeutes
du peuple de Paris, et jusqu'au compte rendu de Necker. On voit à
quelles proportions pourrait s'élargir une histoire de Longchamp.
Mais il me suffit d'entr'ouvrir cette perspective, et mon humble ambi-
tion se contente d'avoir esquissé un croquis sommaire, qui pourra
servir de canevas à l'historien futur.
CHAPITRE VI
OPÉRATEURS - CHARLATANS - EMPIRIQUES - ARRACHEURS DE DENTS
NOTIONS GÉNÉRALES ET PRÉLIMINAIRES
Il d toujours existé de ces hommes bienfaisants et méconnus qui se
sont imposé pour mission de mettre le grand art de guérir à la por-
tée de toutes les bourses comme de toutes les intelligences, et (pii, si
l'on me permet cette amliitieuse métaphore, proportionnée à l'impor-
tance du sujet, promènent de ville en ville et de rue en rue la science
divine d'Esculape sur l'humble tombereau de Thespis.
Dès le xiiic siècle, l'existence et les hauts faits des mires ambulants
sont attestés par quelques-uns des plus anciens monuments de notre
littérature. Des personnages mi-boulîons et mi-médecins parcou-
raient les villes et les campagnes avec leurs drogues, qu'ils débitaient
sur la place publique. Ces drogues étaient surtout des herbes de la
Saint- Jean, vendues par Vherbier à grand renfort de lazzi et de
grimaces, comme on peut voir dans le Dit de Vhcrherie, de Rutebeuf.
Vers la fin du moyen âge, les Mauloïie, les Malassegnée, les ]\Ialas-
sis s'étaient acquis une renommée légitime sur les places publiques
de Paris, et principalement sans doute sur la place de Grève, qui
était alors le grand théâtre de tous les divertissements populaii-es;
mais, quelle que fût leur habileté, ils n'en étaient encore qu'à l'en-
fance de l'art, et les Tabarin, les Barry, les Orviétan, allaient bientôt
replonger leurs noms dans l'oubli.
Du modeste mire ambulant du moyen âge au glorieux opérateur
du xviic siècle, il y a loin, — aussi loin que de la ville de boue de
Philippe- Auguste à la ville de marbre de Louis XIV. Ce titre d'opé-
rateur a lui-même je ne sais quoi de majestueux, qui est tout à fait
188 LE VIEUX PARIS
en rapport avec la littérature de la grande époque. On voit bien
poindre, dès les premières années du xvii^ siècle, le nom injurieux
de charlatan, qui aujourd'hui a définitivement prévalu; mais ce sont
surtout les docteurs de la Faculté qui l'emploient contre leurs heu-
reux rivaux de la rue, tandis que la foule persiste à les traiter
d'opérateurs, et qu'eux-mêmes s'appellent pompeusement médecins
chimiques ou spagiriques, par opposition aux galéniques de la
Faculté. Et pourquoi eussent-ils courbé la tête sous l'indignation des
Diafoirus et des Desfonandrès? Ils étaient aussi habiles qu'eux, ils
payaient patente pour exercer leur profession en public ' ; s'ils tuaient
(|uelquefois le client, c'était du moins en le faisant rii'e, et la foule
les préférait de beaucoup à leurs solennels et lugul)res confrères.
Dès IGIO, Courval- Sonnet, docteur en médecine, avait cru néces-
saire de publier une satire contre les charlatans qui pullulaient déjà
dans Paris. En 1619, parurent les Tromperies des charlatans décou-
vertes, qui ne sont guère qu'une reproduction de cette satire, avec
quelques variantes. En 162!2, un autre médecin, qui ne s'est fait con-
naître que par ses initiales, lançait contre eux le Discours de l'origine
des mœurs, fraudes et impostures des charlatans , c'est-à-dire tout un
docte, grave, solennel traité, qui mettait en jeu à la fois les injures
et les raisonnements, le sentiment et la rhétorique, l'Écriture, les
saints Pères et les i)hilosophes, pour pulvériser ces baladins et tria-
cleurs, si dommageables à la Faculté.
A plusieurs reprises, l'autorité, mise -en défiance par les dénoncia-
tions de la médecine officielle, comme aussi par leur vie essentielle-
ment nomade et leurs mœurs équivoques, voulut sévir contre eux.
Ainsi, pour nous borner à ces deux exemples, auxquels il serait
facile d'en ajouter beaucoup d'autres, un règlement du 30 mars 1635,
assimilant les opérateurs ambulants aux saltimbanques du dernier
ordre, portait ce qui suit : « Sont aussi faites défenses... à tous ven-
deurs de thériaques, arracheurs de dents, joueurs de tourniquets,
marionnettes et chanteurs de chansons, de s'arrêter en aucun lieu et
faire assembler du peuple. » Vers la fin du siècle suivant, ce fut pis
encore : le premier médecin du roi faisait chasser de Paris tous les
empiriques, docteurs en bonnets fourrés et marchands d'orviétan, au
grand désespoir de Mercier et des autres amateurs du pittoresque.
Toutefois ces ordonnances ne furent jamais exécutées bien rigoureu-
sement, ou du moins elles n'eurent dans la pratique qu'une durée
fort éphémère, comme le prouvera surabondamment ce chapitre.
1 L' A nti -caquet de l'accouchée (1662).
OPÉRATEURS KT CHARLATANS 189
A Paris, durant le xyip siècle, les opérateurs avaient choisi pour
centre de leurs travaux le Pont-Neuf et ses abords.
Vous, rendez -vous de charlatans,
s'écrie le poète Berthod, dans la Ville de Paris en vers burlesques,
Pont- Neuf, ordinaire Ihôàlre
De vendeurs d'onf^ucnt et d'eniiilastre,
Séjour des ariach(!urs de dents,...
D'opérateurs et de chyniiques
Et de médecins spapryriques.
Il y en avait de toutes sortes et de tous étages, depuis le pauvre
diable qui portait lui-même sa boîte à médicaments sous le bras, jus-
qu'à celui qui traînait à sa suite toute une bande d'auxiliaires. Les
plus riches possédaient de vraies troupes de comédiens, qui eussent
pu lutter sans désavantage contre celles des principales villes de pro-
vince, et ils attiraient le public à leurs drogues en l'amusant par des
lazzi, des chansons, des danses^, des parades et des farces, sans ou-
blier les prospectus pompeux qu'ils faisaient distribuer à foison dans
les alentours du cheval de bronze -, et les afliches dont ils tapissaient
tous les coins de rues.
Ces troupes avaient leurs éléments essentiels et indispensables, dont
tout opérateur qui se respectait ne se fût pas plus passé que de ses
drogues: c'était surtout le singe et le Marocain. Le singe égayait la
galerie par ses grimaces; le Marocain, vrai ou faux, plus souvent
faux que vrai, agissait sur les imaginations crédules et simulait assez
bien le diable. A défaut du Marocain, l'opérateur mis en scène par
Scarron, dans le Roman comique, avait du moins une vieille servante
moresque. En outre, il se faisait nommer Ferdinando Ferdinandi,
gentilhomme vénitien, (juoiqu'il fût natif de Caen : ce genre d'impos-
ture était fort en usage parmi les charlatans, pour se donner plus de
prestige auprès du populaire, et il n'était pas un triacleui- picard ou
normand^ qui ne se prétendît pour le moins, à défaut de mieux,
élève des cliirurgiens, saigneurs et dentistes italiens. Les meilleurs
spagiriques passaient pour venir d'Italie, et c'était même, s'il faut en
croire de graves érudits, le bourg de Cœretum, près Spolète, qui
' 11 y avait encore de ces opéraleurs avec entrechats et ballets à la porte ,en plein xviir siècle.
(Noverre, Letlrcs sur la danse, 1760, in -12, p. /i8.)
* Furetière, le Roman bourgeois, édil. Asselineau et Fournier, p. 2i'i.— Brucys, les Em-
piriques, 1697, I, se. II.
3 La Picardie et la Normandie fournissaient la plupart des charlatans français. Ceux de
Cbauny, en Picardie, étaient particulièrement connus comme <i grands jaseurs et beaux
bailleurs de balivernes». (Rabelais, Gargantua, ch. xx.)
190 LE VIEUX PARIS
avait envoyé en France ses premiers charlatans '. Charles Sorel introduit
aussi, au dixième livre de son curieux roman de Francion, un opéra-
teur normand qui se fait passer pour Italien , bien avant l'époque où
la Bruyère nous apprend que l'émulation d'un illustre spagirique
de cette nation, Garetti, avait peuplé le monde médical de noms en
0 et en i, « noms vénérables, ajoute-t-il, qui en imposent au ma-
lades et aux maladies ^ » Il y a toujours dans une physionomie étran-
gère quelque chose qui attire plus fortement la curiosité de la foule.
Aussi, indépendamment de leur singe, de leur Marocain et du masque
italien dont ils s'affublaient personneUement, les charlatans avaient-ils
soin de choisir des femmes qui pussent compléter la physionomie
exotique de la troupe. Celle de l'opérateur de Scarron était Espagnole;
le fameux Barry eut tour à tour des compagnes itahenne, anglaise,
flamande, etc. Ces messieurs aimaient la bariolure et la variété, et
leurs courses en tous pays les mettaient à môme de satisfaire large-
ment ce goût. Très souvent ils s'associaient des comédiens italiens,
et les Baratins, les Zani, les Grisigoulins , les Gratians, faisaient mer-
veille sur leur théâtre: celui-ci avec son pédantisme doctoral, ceux-là
avec leurs bouffonneries grotesques.
Les opérateurs du dernier ordre se recrutaient surtout dans le corps
des trompettes, qui, après les guerres, profitaient des loisirs que leur
faisait la paix pour courir les villages en exécutant des tours de gobe-
lets et en débitant des drogues ^ Ils avaient soin de revêtir un costume
bizarre et voyant, nuancé de toutes les couleurs. Montés sur un che-
val, s'ils n'avaient pas de tréteaux, ou parfois sur un simple banc,
ils commençaient par attirer la foule, tantôt au son du clairon, tantôt
au son de la guitare, du violon, du rebec ou de quelque autre instru-
ment. Puis ils commençaient à vanter leurs drogues, où l'antidote
connu alors sous le nom de mithridate, en souvenir de ce roi de Pont
que les poisons ne pouvaient entamer, tenait presque toujours la
première place. On juge bien que les panacées ne manquaient pas
non plus. Ils y joignaient des emplâtres, opiats pour les coliques et
1 Suivant Calepin {Discours de l'origine des ciarlatans, 1619, p. 16-22) et Furetière,
c'est du nom de ce bourg que viendrait le mot charlatan; suivant d'autres, dont l'opinion
semble beaucoup plus naturelle, il viendrait simplement de l'italien scarlatano, pour dési-
gner la couleur du costume dont ils s'accoutraient.
2 Nous n'aurons point à parler dans ce chapitre de Careltl, non plus que du chevalier
Talbot, de Rarbereau, du prieur de Cabrières, du frère Ange, de Christophe Ozanne, d'A-
monio, du chevalier Digby, au siècle suivant, de Willars, de Vinache, de Michel Schup-
part , du soldat Printemps , de Pittara , du thaumaturge de la rue des Moineaux , de Mochine ,
et de cent autres empiriques, précurseurs du docteur Noir et du zouave Jacob, mais
qui, comme eux, n'ont pas opéré dans la rue.
* Sorel, Francion, édit. Delahays, p. 403,
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 191
le mal de mer, huiles pour guérir les anciennes surdités et toutes les
vieilles douleurs; poudres, racines et électuaires contre le mal de
dents ; pommades pour les crevasses du sein et les mules au talon ;
breuvages, baumes et onctions contre la gale, la rogne, la pierre;
graisses pour les brûlures ; onguents de toute sorte, mitonnes à grand
renfort de beurre, d'huile, de cire, joints au jus de quelques herbes
innocentes et, disaient- ils, à la graisse de phénix et d'oiseau de pa-
radis ; de la terre de Bethléhem (trouvée à Ménilmontant) pour donner
du lait aux nourrices ; des bols de terre sigillée de Lemnos et d'Ar-
ménie, fabriqués avec de la terre de Blois. Ils arrachaient les dents,
guérissaient les plaies et raccommodaient les membres cassés. « Les
uns remettent les dents tombées, et les autres font des yeux de cris-
tal. Il y en a qui guérissent des maux incurables; celui-ci prétend
avoir découvert la vertu cachée de quelques simples ou de quelques
pierres en poudre pour blanchir et embellir le visage; celui-là assure
qu'il rajeunit les vieillards. Il en est qui effacent les rides du front et
des yeux, qui font des jambes de bois, etc.', » On vendait, nous
apprend Guy Patin, des remèdes antiécliptiques et anticométiques ,
contre les maladies prophétisées par les éclipses et surtout par la
comète de 1G64. Les moins ambitieux, mais ils étaient rares, se bor-
naient à des fards et parfums, savonnettes, poudre à blanchii- les dents
et tuer les souris, pâtes pour les cors, anneaux pour la crampe.
Dans la Maison des jeux, de Gh. Sorel ^ on trouve im récit inti-
tulé : Secrets merveilleux d'un philosophe et opérateur. G'est un conte,
mais qui a le mérite de nous tracer une espèce de tableau idéal de la
profession, et d'indiquer, dans son exagération môme, les secrets les
plus admirables dont se targuaient les adeptes. Les eaux et pâtes sou-
veraines contre les ulcères, brûlures, plaies de tous genres, n'étaient
quêteurs moindres merveilles; ils rendaient la vue, ils faisaient repous-
ser les dents. « Quant au nez, quelqu'un l'a fait autrefois revenir en
faisant une incision dans le bras d'un faquin ou esclave, et l'atta-
chant après contre la partie offensée de celuy qui avoit perdu l'une des
principales pièces de son visage. » Gette idée ne paraîtrait plus aussi
bouffonne aujourd'hui qu'elle le semblait à Sorel. Son phénoménal
opérateur confectionne aussi des breuvages qui embellissent, d'autres
qui rajeunissent; il fait des tahsmans; il guérit par l'application de
ses remèdes au pus d'un ulcère, au sang d'une plaie envoyé dans un
hnge, ce qui est une anticipation sur la poudre sympathique du che-
valier Digby.
1 Traduction d'une lettre italienne contenant une critique agréable de ce temps , vers 1645,
« T. \", p. 121 et suiv., 1642.
192 LE VIEUX PARIS
Voulez-vous avoir une idée de l'éloquence de ces habiles gens, qui,
du reste, n'a guère varié depuis? Lisez le prologue de V Opérateur
Barry, comédie de Dancourt : c'est tout à fait cela, en faisant la part
de quelques bouffonneries, qui même ne laissent pas de contribuer
pour leur part à la couleur locale. On y trouve jusqu'aux réflexions
grotesques par lesquelles le valet, comme le paillasse de nos jours,
intervenait dans les discours de son maître.
« Vous voyez. Messieurs et Mesdames, vous voyez, dis -je, le plus
grand personnage du monde, un virtuose, un phénix pour sa profes-
sion, le parangon de la médecine, le successeur d'Hippocrate en ligne
directe, le scrutateur de la nature, le vainqueur des maladies et le
fléau de toutes les Facultés. Vous voyez, dis -je, de vos propres yeux,
un médecin méthodique, galénique, hippocratique , pathologique,
chimique, spagirique, empirique.
JODELET. — Et un médecin qui sait la médecine ; cela n'est pas
commun.
BAïuiv. — Y,\\ quels lieux de l'univers n'ai -je point été? Quelles
cures n'ai-je point faites? Informez- vous de moi à Siam : on vous
dira que j'ai guéri l'éléphant blanc d'une colique néphrétique. Que
l'on écrive en Italie : on saura que j'ai délivré la république de Raguse
d'un cancer qu'elle avait à la mamelle gauche. Que l'on demande au
grand Mogol qui l'a sauvé de sa dernière petite vérole : c'est Barry.
Qui est-ce qui a arraclié onze dents màclielières et quinze cors aux
pieds à l'infante Atabalippa? Quel autre pourrait- ce être que le fa-
meux Barry ' ?
jODEi>ET. — Pour peu que vous en doutiez, allez vous-mêmes sur
les lieux : on vous en dira des nouvelles.
L5ARRY. — Mais, me direz-vous, je n'ai que faire de vos remèdes:
je me porte bien; je ne suis, Dieu merci, ni pulmonique ni asth-
matique; je n'ai ni pierre, ni gravelle, ni fluxion, ni catarrhe, ni
rhumatisme. Hé! tant mieux! le ciel en soit loué! c'est ce que je
demande. Est-ce l'intérêt qui me fait agir? Non, signori, non: j'ai
piou de bien que je n'en veux. Mais j'ai d'autres secrets où le beau
sexe ne sera peut-être pas insensible. Je vous apporte. Mesdames, —
1 Les oi)érateurs se couvraient volontiers du nom des princes et des magistrats les plus
lointains. Ils étaient toujours munis d'attestations et lettres patentes signées des potentats
régnant dans les terres australes (Palaprat, Lettre sur la comédie des Empiriques). Vher-
bier mis en scène par Rutebœuf avait soigné le sire du Caire. » Mais c'est chose plaisante,
dit le Discours de roriginc des ciarlatans , de voir l'artifice dont se servent ces médecins de
balle pour vendre leurs drogues, quand, avec mille faux serments, ils affirment avoir appris
leurs eecrels du roi de Danemark ou d'un prince de Transylvanie. »
UPÉHATEURS ET CHARLATANS
193
hé quoi? le trésor de la beauté, le magasin des agréments, l'arsenal
de l'amour...
JODELET. — C'est lui i[uï m'a rendu beau comme vous me voyez.
BARRY. — Je porte avec moi un baume du Japon qui noircit les
cheveux gris et dément les extraits baptistaires ; une pommade du
L'arracheur de dénis , d'après Koelants.
Pérou qui rend le teint uni comme un miroir ; une quintessence de
la Chine qui agrandit les yeux et rapproche les coins de la bouche,
fait ressortir le nez à celles qui n'en ont guère, et le fait rentrer à celles
qui en ont trop. »
Tout triomphant que soit ce pallas, celui du charlatan de Sorel, un
simple arracheur de dents cependant, l'emporte de beaucoup encore.
C'est celui-là qu'il faut lire, pour apprendre à mépriser les vulgaires
praticiens de nos jours, qui déracinent une molaire à la pointe du
sabre et croient avoir accompli une grande prouesse. Cet opérateur
13
194 LE VIEUX PARIS
s'arrête au bout du Pont-Neuf et commence à parler à son cheval
pour amasser la foule :
« Viens çà, dis, mon cheval, pourquoi est-ce que nous venons en
cette place ? Si tu savois parler, tu me répondrois que c'est pour faire
service aux honnêtes gens. Mais, ce me dira quelqu'un, gentilhomme
italien, à quoi est-ce que tu nous peux servir? A vous arracher les
dents , Messieurs , sans vous faire aucune douleur, et à vous en re-
mettre d'autres avec lesquelles vous pourrez manger comme avec les
naturelles. Et avec quoi les ôtes-tu? Avec la pointe d'une épée? Non,
Messieurs, cela est trop vieil; c'est avec ce que je tiens dans ma main.
Et que tiens-tu dans ta main, seigneur italien? La bride de mon
cheval... Je guéris les soldats par courtoisie, les pauvres pour l'amour
de Dieu, et les riches marchands pour de l'argent. Voyez ce que c'est
d'avoir une dent gâtée, viciée et corrompue, et à quoi cela nuit:
vous irez recommander un procès chez un sénateur; penserez -vous
parler à lui, il se détournera et dira : « Ah ! la putréfaction ! tirez-vous
« de là, mon ami ; que vous sentez mauvais ! » Ainsi il ne vous en-
tendra })oint, et voilà votre cause perdue. Mais vous me direz : « N'as-tu
« point quelque autre remède? » Oui-da, j'ai d'une pommade pour
blanchir le teint; elle est blanche comme neige, odoriférante comme
baume et comme musc... Je ne suis ni médecin, ni docteur, ni phi-
losoplie; mais mon onguent fait autant que les philosophes, les doc-
teurs et les médecins. L'expérience vaut mieux que la science, et la
pratique vaut mieux que la théorie ^ »
On ne s'étonnera plus maintenant que les poètes crottés allassent
entendre assidûment les bateleurs du Pont -Neuf, pour se former à
l'éloquence -.
Rien ne manque à ce curieux échantillon, ni les apostrophes, ni
les axiomes classiques et le ton sentencieux, ni même le compère;
car le charlatan, à l'appui de son discours, arrache à un gueux six
dents, qu'il avait eu soin de lui ajuster auparavant, et ledit gueux, en
guise de sang, crache de la peinture rouge qu'il tenait dans sa bouche.
Je me trompe pourtant; il y manque quelque chose, je veux dire les
citations grecques et latines, les phrases italiennes et espagnoles dont
les opérateurs aimaient à émailler leurs discours, pour éblouir l'audi-
toire. Après ces harangues mirifiques, débitées quelquefois avec
accompagnement d'harmonie, pompeusement déclamées ou môme
' Francion , liv. X.
« Œuvres de Saint-Amant, édition elzéviriennc, t. 1", p. 215.
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 19S
chantées ', il fallait voir gants et mouchoirs, parfois môme souliers
et chapeaux, voler vers l'éloquent triacleur, renfermant, qui une pièce
de cinq sols, qui une pièce de huit, qui un teston, et revenir avec
l'onguent, la poudre aux vers ou l'orviétan demandé.
Dans les troupes complètes d'opérateurs, ces allocutions se fai-
saient tantôt avant, tantôt après la représentation; ou plutôt elles se
faisaient avant, après et môme pendant. Le spectacle, où les danses,
les concerts, les divertissements, les tours de gibecière, jouaient un
large rôle, était hal)ituellement gratuit*, n'ayant d'autre but que de
servir d'appât à la vente, et il n'est pas besoin d'ajouter que, loin de
briller par la décence et le bon goût, il tombait fiicilement dans la
grossièreté et pis encore.
Les opérateurs vivaient en bonne intelligence et confraternité avec
les comédiens, qui alors n'étaient pas toujours beaucoup au-dessus
d'eux. Le Roman comique, en plusieurs passages, rend témoignage
de ces relations amicales, et après lui le Voyage de Guibray (17()i),
curieux et rarissime petit livre (jui fait comme la suite naturelle du
Roman comique. Quelle différence pouvait-on voir, je vous le demande,
entre Gaultier- Garguille ou Turlupin, et Tabarin ou Barry? Des deux
côtés, mêmes grimaces, mêmes quolibets, même accoutrement, môme
jeu et à peu près mêmes pièces. Aussi les opérateurs et les comédiens
s'empruntaient-ils réciproquement des sujets, et passaient-ils de l'un
à l'autre genre d'existence avec la plus grande facilité du monde.
Galinette de la Galine, de l'Hôtel de Bourgogne, ne ci-oyait pas com-
promettre sa dignité en comparaissant sur les planches à C(Hé iVil
signor Hieronymo, le célèbre empirique; d'un autre côté, Guillot-
Gorju, Bruscambille et Jean Farine ne faisaient qu'un saut de leurs
tréteaux à l'Hôtel de Bourgogne, lequel môme, à ce que nous apprend
encore le Voyage de Guibray , se remontait à fond en dépouillant
Mondor de ses plus excellents bateleurs. Dancourt a donc pu supjx)-
ser, sans trop d'invraisemblance, que sa comédie de V Opérateur
Rarry, jouée sur le Théâtre-Français en 170t2, était une farce repré-
sentée devant les spectateurs par ce grand homme lui- môme.
Mais s'ils étaient en rapports suivis avec les comédiens, ils ne
l'étaient pas moins avec tous les vagabonds des grandes routes. Le
môme Voyage de Guibray nous les montre, à plusieurs reprises, as-
' Molière, V Amour médecin, acte II, se. vu.
* Suite du Roman comique, chap. iv (t. H, p. loO de notre rdit. chez Jannel). R. Pois-
son, V Après-souper des auberges , scène vu. Mais pas toujours pourtant (Poisson , le Poêle
Basque, scène ii) : il arrivait parfois, en effet, que l'opérateur se laissait absorber par le
directeur de troupe, et que les drogues n'étaient que le prétexte ou le masque de la comédie.
196 LE VIEUX PARIS
sociés à des troupes d'Égyptiens, comme on disait alors, jusqu'à leur
acheter des femmes, ou emprunter leur aide pour voler des enfants.
Il y a, dans le Discours de l'origine des ciarlatans, un chapitre
entier qui roule sur leurs mœurs dépravées, et qui les accuse d'être
coureurs, parjures, hahillards, lihertins, joueurs, menteurs, jmsse-
fins , piliers de tavernes et cabarets. Le tableau n'est pas ilatté,
quoique nous l'ayons adouci en le reproduisant. Nous aimons à
croire que l'auteur, en digne médecin galénique, a chargé quelque
peu les couleurs dont il a peint ses adversaires.
II
iiARRY ET L'ORVIETAN
Barry brillait à Paris dans la première moitié, et môme dès les pre-
mières années du xvii« siècle. C'est à tort que M. Edouard Fournier,
dans son Histoire du Pont-Neuf , l'a fait contemporain de la comédie
à laquelle Dancourt a donné son nom {l'Opérateur Barry , 4702). En
lisant avec soin le prologue dont elle est précédée, on aurait pu voir
que l'auteur lui fait dire de lui-même : « Il y a quatre-vingt-treize
ans, je faisois un bruit de diable à Paris, » ce qui reporte à 1G09
l'époque dont il est question. Ce renseignement, d'ailleurs, concorde
avec deux autres, que nous puisons dans V Histoire de Barry, Filandre
et Alison, publiée à la suite du Voyage de Guibray (1704). En effet,
nous y lisons d'abord que, lors de son dernier voyage à Rome,
postérieur à son séjour à Paris, le pape fit frapper en son honneur
une médaille qui portait le millésime de 1G44. Il est fâcheux qu'on ne
trouve pas d'autres dates dans ce curieux récit, mais celle-là suffit
à peu près à notre but. En outre, on y raconte que peu de temps
après, et vers la fin de sa vie, lorsqu'il était déjà âgé d'environ
soixante-dix ans, il se rencontra à Rouen avec les débris de la troupe
de Mondor, dont l'Hôtel de Bourgogne s'était approprié la meilleure
partie '. Or, c'est de 1G18 à 1035, et peut-ôtre môme plus tard, que
1 M. Ed. Soulié a trouvé la trace de l'opérateur Gilles Barry en 1655 à Lyon, où il demande
l'autorisation de monter son théâtre en place publique. Si c'est bien le nôtre, comme il est
probable, on voit qu'il survécut à son voyage de Rome plus longtemps que ne le feraient
supposer les expressions du récit que nous analysons ici, et qui se soucie peu de l'exacti-
tude chronologique. M. Jal l'a confondu, dans son Dictionnaire critique, avec Antoine
Barry, joueur d'instruments.
OPERATEURS ET CHARLATANS 197
Mondor brillait sur le Pont-Neuf: cette nouvelle date ne peut donc
que confirmer les deux précédentes. Ainsi rien ne s'oppose, — bien
au contraire, — à ce que, suivant Dancourt, Barry fit « un bruit de
diable » à Paris en 4609, époque où il aurait eu quelque cbose comme
trente -cinq ans.
Suivant le même Dancourt, l'illustre opérateur portait l'harmonieux
et imposant prénom de Molcliisédech. Là se bornent à peu près tous les
renseignements biographiques qu'il nous donne sur son compte ; mais
nous avons, pour y suppléei-, l'Histoire de Barry, dont nous paillons
tout à l'heure, histoire qui est racontée dans le plus grand détail par
la propre fille de l'habile médecin chimique. C'est ce document que
nous suivrons pas à pas, au risque, pour cette fois, de nous éloigner
beaucoup de Paris.
Donc Barry était un grand homme de fort bonne mine, ce (|ui n'esl
pas indifférent quand il s'agit d'un opérateur. Portant la barbe longue
et les cheveux courts, il était habillé d'une soutane de satin noir avec
des boutons d'or, et d'un manteau traînant de la même étolVe. A Paris,
il se tenait sur la place Dauphine. Notre héros voyageait benucoup ;
il lit, entre autres, [)lusieurs excursions à Rome. La dernière fois qu'il
s'y rendit, la peste y exerçait d'horribles ravages, et les cardinaux
mêmes se disposaient à fuir. Jîarry alla trouver le saint-père, obtint
la faveur de lui parler, et, comme Dieu l'avait doué d'éloquence, il lui
vanta avec tant de chaleur la vertu de son antidote, qu'il le déteimiiia
à rester, ainsi que les cardinaux et seigneui's qui n'étaient pas encoie
pai'lis. Aussitôt il iit bàlir un magnifique tliéàtre sur la place Navoîie,
et travailla si bien avec ses remèdes, qu'en moins de (juinzc jours il
arrêta le coui'S de la maladie. Rome changea de physionomie, grâce
au miraculeux opérateur, qui se vit comblé d'honneurs et de biens.
Le pape lui fit présent d'une grande médaille d'or, frappée en son
honneur, où l'on voyait d'un côté son effigie, et sur le revers l'in-
scription suivante :
INNOCENTIUS DECIMUS BARRIDO, URBIS SANATORI ,
AXNO SALUTIS 1614
Après avoir laissé en Ualie une Anglaise qui l'avait suivi, Rany
quitta la Ville éternelle avec deux belles Romaines, les signore Moiini
et Colombina, qui ne purent se séparer de lui. R était fort inconstant
dans tous ses goûts, et d'une humeur libertine que déplore amèi-e-
ment sa fille. R rentra en France et arriva, après nombre de stations
intermédiaires, à la célèbre foire de Guibray, qui se tient, comme on
198 LE VIEUX PARIS
sait, dans un faubourg de Falaise. Il avait ramené d'Italie une troupe
admirable, qui s'était récemment augmentée d'un Trivelin, fils naturel
qu'il avait eu d'une Égyptienne. Ce Trivelin était un grand garçon
fait au tour, et le premier qui ait dansé sur la corde sans balancier.
En outre, les riches décorations qu'il avait rapportées de Venise,
l'excellence et la grande réputation de ses remèdes, la beauté et la
variété de ses pièces italiennes, jouées par des acteurs hors ligne, lui
attiraient une foule innombrable. Un jour, on allait commencer la
pièce et ses comédiens achevaient de s'habiller, pendant qu'il était
resté avec la signora Morini à entretenir l'auditoire de la vertu de
son antidote et des effets merveilleux qu'il en avait obtenus, tout en
jouant avec des crapauds, des aspics et des vipères qu'il tenait dans
ses mains, pour montrer à quel point il dédaignait les morsures des
bètes venimeuses, quand un homme apporta une fiole et un billet à
la demoiselle Morini, et se perdit dans la foule. Le billet était un défi
d'expérimenter le poison contenu dans la fiole. Le glorieux Barry lut
ce défi tout haut, l'accepta, et pour qu'on ne pût croire que c'était
un tour concerté d'avance, il fit avaler une seule cuillerée de la
liqueur à un chien, qui creva sur-le-champ. Sans se laisser effrayer
par ce résultat terrible ni arrêter par les larmes de sa troupe, il
versa le contenu de la fiole dans un verre, et son Marocain lui pré-
para un peu d'orviétan, qu'il prit dans une boîte tirée au hasard
parmi celles qu'on vendait. Barry avala alors le poison, dont l'effet
fut si instantané, malgré la promptitude qu'on mit à lui administrer
le remède, qu'il enlla extraordinairement et tomba en défaillance. On
le crut mort. Par bonheur, son fidèle Marocain le fit mettre aussitôt
entre deux matelas, et il en fut quitte pour quelques jours d'indispo-
sition, qui ne l'empêchèrent pas de paraître en public. On juge du
dé])it prodigieux qu'obtint alors sa marchandise.
Ce poison avait été composé secrètement par la Morini, qui était
jalouse et se croyait moins en faveur que la Golombina. Voyant son
coup manqué, et craignant d'être découverte, elle corrompit le Tri-
velin, et l'amena à profiter de la confiance de son père pour lui voler
tout ce qu'il avait d'or et d'argent.
De Guibray Barry descendit à Rouen, alors désolé par le pourpre.
Reçu avec une bienveillance particulière par le premier président du
Parlement, il délivra en peu de jours la ville de cette maladie, aussi
dangereuse que la peste. Puis il alla courir le royaume et les pays
étrangers, sans rien changer de son genre de vie, quoiqu'il fût sep-
tuagénaire. Ce fut à Amiens qu'il termina son existence aventureuse.
Un sauteur, qu'il avait amené de Portugal, le vola de concert avec
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 199
Colombina, puis tous deux se sauvèrent en Hollande, lîarry, cette
t'ois, avait été si complètement dépouillé qu'il dut congédier sa troupe.
Ce dernier malheur lui donna le coup mortel ; son esprit môme y
succomba, et entraîna dans sa chute un corps ruiné pai- quatre-
vingts ans de travaux et d'excès. Le grand Barry, le favori des
princes, le vainqueur de la mort, s'en fut mourir à l'hôpital, t)ù,
touché enfin de la grâce, il pleura sincèrement ses fautes et eut la
fin la plus édifiante.
Son contemporain, il signor Hieronymo B'erranti d'Orviéto\ avait
primitivement son théâtre dans la cour du Palais', d'où il semble s'être
transporté plus tard aux abords du Pont- Neuf ^. Le spectacle du sei-
gneur Hieronymo était un des mieux organisés et des plus courus. Aux
quatre coins de la scène se tenaient quatre excellents joueurs de viole
qui faisaient merveille, assistés de l'unique boulîon Galinette la Galina,
célèbre par ses grimaces et l'énorme plume rouge qui coilîait son
bonnet pointu. Au miheu il signor Hieronymo, debout, en superbe
équipage, une grosse chaîne d'or au cou, célébrait, dans un langage
tout de miel et de sucre, et plein de la plus artificieuse rhétoi'ique,
les propriétés admirables de ses onguents, baumes, huiles, extrac-
tions, quintessences, distillations et calcinations. Ce qui fit surtout
sa célébrité, ce fut la mise en lumière d'une drogue, extrêmement
compliquée, dont la thériaque formait la base, et qui s'appelait l'or-
viétan, du nom de la ville où elle avait été inventée et conq)oséc,
dit-on, par un chimiste nommé Lupi. Peut-être Hieronymo l'avait-il
perfectionnée, ou laissait-il croire volontiers qu'elle était de son fait.
1 De son vrai nom Christophe Conlugi, d'après la découverte faite i)ar M. Ravenel dans
les registres de Saint-Jacques-du-Haul-Pas. M. Jal, qui a rencontré, sur le registre de
1670 à 1676, plusieurs signatures de Christophe Contugi, dicl l'Orviétan, est du même avis.
Cependant on pourrait contester ce point, s'il en valait la peine, et essayer d'établir que ce
nom était plutôt celui d'un successeur de l'Orviétan, d'un de ceux qui avaient hérité de
son titre en même temps que de son secret. (Voir une note de M. Bonnardot, p. \M du
Paris ridicule et burlesque, publié par M. P. Lacroix.) 11 est fort douteux que l'Orviétan
dont il est ici question exerçât encore en 1G76, et même en 1670, et il ne l'est pas qu'avant
lui d'autres antidotaircs eussent pris le même surnom, par exemple, Jacques Ovyn, qui avait
également son théâtre sur le Pont-Neuf ou au quartier de Nesle. Bien plus, on voit ce sobri-
quet porté par le frère de J. Ovyn, curé de Saint-Simon, qui se qualifie Nicolas Ovyn de
l'Orviétan, dans l'acte de baptême d'un sien neveu et fdleul en 1635 (Jal, artic. Cunlugi).
Les questions de dates et de noms sont fort embrouillées dans la biographie de ces bohèmes,
et avec des documents aussi peu précis, aussi mal tenus que les actes du temps.
2 Les tromperies des charlatans découvertes , par le sieur Courval (1769).
3 Peut-être la cour du Palais est-elle ici, par abréviation, pour la cour de l'île du Palais,
et alors elle désignerait la place Dauphine, qui est dans l'île du Palais, comme on appelait
souvent la Cité au xvii° siècle (Lemaire, Paris ancien el nouveau, t. 111, p. 313), et qui
avait toute la physionomie d'une cour. L'explication est vraisemblable; si elle est vraie,
Hieronymo n'aurait pas changé de place.
200 LE VIEUX PARIS
Ce mot est resté comme terme générique; quelques années après, on
l'employait indiiîéremment pour désigner un charlatan ou sa drogue,
et même le lieu où il la débitait '. L'orviétan eut une popularité
immense; il obtint, à la date du 9 avril 1647, un privilège renouvelé
près d'un siècle plus tard , après un nouvel examen ; fut môme ap-
prouvé solennellement, en d053, par douze docteurs de la Faculté,
que leurs collègues s'empressèrent d'accabler de leur indignation ^, et
conserva très longtemps une vogue extraordinaii'e. On en faisait un
grand débit dans une boutique de la rue Dauphine, vis-à-vis le Pont-
Neuf, à l'enseigne du Soleil^ où allaient s'approvisionner beaucoup
de marchands qui la débitaient en plein air.
Hieronymo, pour expérimenter un de ses remèdes, se brûlait publi-
quement les mains avec un flambeau jusqu'à ce qu'elles fussent cou-
vertes d'ampoules; puis, par l'application de son onguent, il se gué-
rissait en deux heures. Mais le sieur de Gourval nous apprend qu'il
avait eu soin d'abord de se laver secrètement avec une eau artifi-
cielle, qui garantissait de la tlamme les parties fraîchement imbibées,
tout en lui permettant de produire à l'épiderme des pustules sans
aucune consistance. Voici qui était plus fort : il se donnait des coups
d'épée à travers les muscles de l'épigastre, principalement ceux qui
sont situés vers les hypocondi-es ; puis il appliquait son baume sur
les plaies, dont le lendemain on n'apercevait plus que la cicatrice
presque entièrement fermée. Mais, dit encore le sieur de Gourval,
« c'étoit une guérison palliative, une cure charlatanesque et trom-
peuse, pour piper le monde, car lesdites plaies étoient encore toutes
fraîches et récentes en leur fond, et n'étoient guéries qu'en apparence
et superficiellement. » 11 est permis de trouver l'explication insuffi-
sante. Et lorsque le sieur de Gourval raconte la même chose de plu-
sieurs charlatans d'Avignon '% qui se perçaient les bras avec des
poignards, pour faire croire au peuple qu'ils se guérissaient en vingt-
quatre heures par la seule application de leur onguent, tandis qu'en
réalité au l)Out de huit jours la blessure, amendée à la surface, restait
fort irritée à l'intérieur, je ne puis m'empêcher d'admirer le courage
de ces hommes, et à quel point ils se dévouaient au martyre pour la
1 Histoire du poète Sibus , 1661.
2 Lettre de Guy-Patin, du 6 janvier IBS-S. 11 y donne de piquants détails sur cette
affaire.
3 Avignon était une ville renommée pour ses opérateurs : le voisinage de Tltalie avait
influé sur elle. Nous apprenons, par une plaquette intitulée le Clairvoyant intervenu sur la
réponse de Tabarin (1619), qu'il y avait alors un opérateur connu particulièrement sous
le titre de l'Avignonnais, lequel vendait une drogue baptisée du nom prétentieux de poUj-
erenton .
OPÉRATEURS ET CHARLATANS
201
propagation de leurs drogues. A supposer même que l'efTet en fût
purement extérieur, c'était déjà quelque chose qu'un remède qui, du
jour au lendemain, savait cicatriser, au point de la rendre à peu près
invisible, une plaie profonde faite avec le poignard ou l'épée,
// sifjnor Ilicronymo brilla à Paris durant plus de trente ans. Comme
ses confi'ères, il jouait des farces et parades. I.e nom de sa drogue
était devenu le sien, et ce nom se trouve souvent usur[)é par les pam-
phlétaires d'alors, (jui abritaient leurs ouvrages compromellants sous
sa signature. On a les Sanc/lots de rOruiétan siir Vabserice du rar-
Lo charlatan, d'après une pièce de la collection llcmiin.
dinal Mazarin, le Dialo(jue de Jodelet cl de VOnnétan sur les affaires
du temps (l(3iO), etc.
Le Boulanger de Chalussay a fait jouer un rôle à l'Orviétan, comme
à Barry (qu'il écrit Bary) dans sa comédie (VElomire hypocondre ,
pu))liée seulement en 1670, et dont l'action ne peut se passeï- qu'un
petit nombre d'années auparavant, postérieurement à 1()()5, puisqu'il
y est question de V Amour médecin, joué cette année -là, et qu'elle
peut être considérée comme une riposte de la Faculté, bafouée dans
•cette pièce. Mais il ne faut pas sans doute en conclure absolument
que ces deux grands hommes exerçassent encore à cette date ; seule-
ment ils vivaient toujours dans le souvenir populaire, et ils étaient
passés à l'état de types. Le Boulanger de Chalussay les a mis en
scène pour mieux humilier Molière, qu'il nous présente comme leur
élève. Angélique, qui n'est autre que Madeleine Béjart, raconte devant
202 LE VIEUX PARIS
toute la troupe du Palais -Royal la jeunesse de Molière; après avoir
dit que son père le fit recevoir avocat, elle ajoute :
Cependant, sçavez-voiis ce que faisoit le drolle?
Chez deux grands charlatans il apprenoit un rolle :
Chez ces originaux, l'Orviétan et Bary,
Dont le fat se croyoit déjà le favory.
E L 0 M I R E
Pour rOrviétan , d'accord ; mais pour Rary, je nie
D'avoir jamais brigué place en sa compagnie.
ANGÉLIQUE
Tu briguas chez Bary le quatrième employ;
Bary t'en refusa, tu t'en plaignis à moy,
Et je me souviens bien qu'en ce temps -là mes frères
T'en gaussoient, t'appelant le mangeur de vipères;
Car tu fus si privé de sens et de raison
Et si persuadé de son contre -poison.
Que tu t'offris à luy pour faire ses épreuves,
Quoy qu'en nostre quartier nous connussions les veuves
De six fameux bouffons crevez dans cet employ.
Ce fut là que chez nous on eut pitié de toy,
Car mes frères, voulant prévenir ta folie.
Dirent qu'il nous falloit faire la comédie ^
Plus liant (acte 1^-, scène m), le Boulanger de Chalussay nous avait
montre Molière en tête à tête avec l'Orviétan et Barry, et refusant de
s'asseoir dans un fauteuil devant eux, parce qu'il se souvient
Que l'un et l'autre fut son maistre.
11 ne nous dit pas pourtant en propres termes qu'il soit monté sur
leurs tréteaux et qu'il ait mangé des couleuvres en place publique;
il faut lui en savoir gré. Sous l'exagération haineuse d'un ennemi,
il pourrait bien y avoir un fond de vérité dans ces assertions, en ce
sens du moins que Molière, qui, non content d'étudier Scaramouche
et Gaultier-Garguille, avait également tiré parti du théâtre deTabarin,
dut ne pas dédaigner davantage les parades de Barry et de l'Orviétan.
Le Boulanger de Chalussay prête à ceux-ci un langage sentencieux,
emphatique et farci de citations, qui n'a rien que de très vraisem-
blable. L'Orviétan s'exprime en un baragouin mi-tudesque, mi-ita-
lien, qui ajoute un charme particulier à ses hâbleries :
Ma, foussiez-vous larté d'aspics et de vipères,
Lio forte et l'arsenic proulast-il fos fiscères.
Déjà fos intestins en foiissent-ils ronchez.
Et foussiez-vous moj'dou de cent chians enrachez,
Né craindé pu la mort, ny que le mal empire:
Foicy moy l'Orfiétan, et cela c'est tout dire.
' Elomire hypocondre , scène ii du Divorce comique, intercalé dans le IV« acte.
OPERATEURS ET CHARLATANS 203
Il est permis de croire qu'il a un peu force la note ; surtout quand il
parle des six bouflbns crevés dans l'emploi de mangeurs de vipères
chez Barry, en dépit de son contrepoison, je n'hésite pas à croire à
une calomnie. Il faut se rappeler que l'auteur était prol)id)lement un
membre de la Faculté, comme semble le prouver le sous-titre de sa
pièce {les Médecins vengez) et cent détails qui s'y trouvent dissc'mi-
nés : en cette qualité, il devait en vouloir aux deux illustres opéra-
teurs non moins qu'à Molière, et ils ont la gloire d'avoir été calom-
niés en môme temps que lui.
III
MONDOR ET TABARIN. — PADELLE. — GILLES LE NIAIS
Sur cette liste immense des saltimbanques et des artistes de la l'ue,
qui commence avec le monde et qui ne linira qu'avec lui, si MM. les
préfets de j)olice le veulent bien permettre, est-il un nom plus illustre,
un nom qui sonne plus joyeusement à l'oreille que celui de ïaburin?
Dans le cercle épique des charlatans du \vji° siècle, Tabarin passe
de la tête tous ses compagnons, comme la déesse Calypso au milieu
de ses nynq)hes. Le Savoyard est assurément un grand homme, (laul-
tier-Garguille fut un grimacier de génie, Turlupin a UK'rité (pie son
nom se changeât en proverbe, Bruscaml)ille sera l'éternel déses|)oir
de nos pitres les plus ambitieux; mais tous disi)araissent devant Taba-
rin, comme les étoiles devant le soleil.
Aujourd'hui, après plus de deux siècles, Tabarin a encore ses fana-
tiques. Il s'est formé, parmi les érudits et les bibliomanes, une petite
secte de tabarinistes, semblables à ces homéristes de la Grèce qui se
prétendaient sortis d'une côte du chantre d'Achille, et allaient par-
tout récitant ses poèmes. On l'a mis en comédie, en vaudeville, en
drame, en roman, en prose, en vers et en musique; il a récemment
paru sur les scènes illustres du Théâtre -Français et de l'Opéra ; des
fantaisistes et des savants lui ont consacré de copieuses notices ; on
a écrit cent fois sa biographie et sa bibliographie, et publié coup
sur coup, il y a une vingtaine d'années, deux éditions complètes de
ses œuvres, avec notes et commentaires, comme ont fait, mais avec
infiniment moins d'étendue et de zèle, Servius pour Virgile et ihos-
sette pour Boileau. On voit donc qu'il reste à peine quelques épis à
glaner dans ce champ moissonné à pleines mains et mis au pillage.
Je n'aliorde à mon tour Tabarin qu'avec le frisson que ressent tout
20i LE VIEUX PARIS
honnête écrivain, quand il se voit en face d'un gros lieu commun
qu'il lui est impossible de tourner : ne pouvant passer sous silence
un tel nom dans l'histoire des rues de Paris, j'avertis du moins le
lecteur que j'ai peu de goût pour répéter ce qui se trouve partout, et
je le renvoie à quelques-uns de mes prédécesseurs ', s'il est curieux
de renseignements plus amples.
Vers l'an 1018, un opérateur, nommé Mondor -, avait établi son
théâtre sur la place Dauphine. D'où venait Mondor? A en croire
quelques mots recueillis çà et là dans deux ou trois plaquettes du
temps ^, il serait venu d'Italie, l'inépuisable patrie des charlatans;
mais il est probable que ce n'était qu'un Italien de contrebande, comme
la plupart de ses confrères. Mondor a toute la physionomie d'un pseu-
donyme. Il paraît s'être appelé de son vrai nom Philippe Girard, et
il était frère d'un autre opérateur, nommé Antoine Girard , mort long-
temps avant lui. Il se qualifia docteur en médecine sur l'acte de bap-
tême de la fdle de Gaultier-Garguille*.
Mondor avait commencé par courir le monde avec son baume et
ses onguents ^ A peine est-il fixé à Paris, qu'on le trouve en com-
pagnie de Tabarin, qui pouvait bien avoir été son valet d'abord,
comme le dit une note de Brossette sur VArt poétique de Boileau,
mais qui devint certainement ensuite son associé, et même le principal
pei'sonnage de l'association ^.
' Spécialement à M. Leber [Recherches d'un homme grave sur un farceur) et aux deux
derniers éditeurs de Tabarin , qui ont eu la pudeur de se déguiser sous les pseudonymes
Avenlin et G. d'Harmonville.
- On trouve aussi son nom écrit Montdort et Mont d'or.
^ Le Clairvoyant intervenu sur la réponse de Tabarin (1619). Le Parlement nouveau, par
Daniel Martin (1637.)
'* Dictionnaire de Jal , artic. Mondor et Tabarin. J'ignore sur quelle autorité se fonde
M. Chardon (La troupe du Roman comique, 1876, in-S"), pour reconnaître Tabarin dans
cet Antoine Girard et en faire ainsi le frère de Mondor. Suivant M. Jal, le vrai nom de
Tabarin était Jean Salomon; mais la longue dissertation à laquelle il se livre pour l'établir
n'est guère concluante; suivant M. Leber, il était Italien et s'appelait Tabarini. Deux causes
d'erreurs continuelles en pareille matière, sans parler de beaucoup d'autres, c'est de prendre
au sérieux, dans les facéties de ces personnages, de pures fantaisies, et de conclure, de la
ressemblance de deux noms, à l'identité de deux personnages, sans compter que beaucoup
de ces farceurs ont porté des noms qui avaient été pris avant eux et qui ont été repris après.
Il en est très probablement ainsi du nom de Tabarin, qui doit avoir été un nom générique,
particulièrement illustré par l'associé de Mondor, dont le rayonnement a absorbé les autres.
'•^ (I J'ay autrefois voyagé, dil-il lui-m.ême, j'ay veu une partie de l'Europe, tantost à pied,
tantost à cheval... (G^'uvres de Tabarin, Fantaisie et Dialogue XVJ.) J'ay veu les Espagnes
et traversé une grande partie des Allemagnes. » {Recueil général des rencontres et questions
de Tabarin, h" partie, question XXV.)
6 Brossette paraît avoir confondu le rôle de valet, toujours rempli par Tabarin sur la
scène, avec sa position réelle vis-à-vis de Mondor. Tabarin jouait les valets, comme tant
d'autres comédiens qui n'en sont pas moins indépendants pour cela dans leur vie privée :
c'est dans ee sens restreint qu'il faut prendre évidemment la question XXVI de la h" partie
du Recueil général, où il se présente d'un bout à l'autre comme le valet de Mondor.
OPÉRATEUHS ET CHARLATANS 2U5
C'était un liomme de belle mine, de mine vénérable même, avec
ses longs cheveux et sa grande barbe blanche, et tout à fait propre à
séduire la foule par ses agréments extérieurs, aussi bien que par son
éloquence, f^es témoignages abondent sur ce point : « Quant à Mundor,
dit le Discours sur Vorùjine... des ciarlatans, lOlU (ch. viii), il a de
l'esprit et un peu do lettres, et serait capable, s'il vouloit, d'une
vocation plus honorable. Il est civil et courtois, ostant son cha|)eau
bien honnestem«nt et avec un doux souris, quand il renvoyé le mou-
choir ou le gand. » Les commères des Caquets de Vaccouchéc (troi-
sième journée) parlent aussi de sa bonne mine, qui, en lOi^, lui
faisait encore débiter abondamment sa marchandise, comme s'il ne
fût arrivé que de la veille à Paris. ]j'Épitre dédicatoire de VInventaire
universel des Œuvres de Tabarin, un peu suspecte, il est vrai, s'étend
également sur le bien dire qui lui est naturel, sur l'éloquence par
laquelle il ravit les oreilles de ses auditeurs, et le sonnet en tète de
VInventaire, jouant agréablement sur son nom, s'écrie dans une
métaphore ambitieusement lyrique :
Ainsi, Monsieur, vous êtes le Mont d'or,
D'où l'éloquence, espancliant son trésor,
Par cent canaux se distille en nos âmes.
Dans les parades de Tabarin où Mondor figure, il al)onde en citations
de toutes sortes, latines, voire grecques, et en aphorismes tirés des
philosophes : « Ce n'est pas mon exercice d'estre cai)itaine, dit-il
quelque part ^ ; dès le plus tendre de mon enfance, j'embrassay les
lettres et me mis à l'abry des lauriers d'Apollon. » Pourquoi ce savant
homme n'a-t-il pas écrit son Apologie de sa propre main, au lieu de
la laisser faire à d'autres?
Les drogues de Mondor avaient une grande renommée, non pas
seulement chez le bas peuple, mais parmi les riches bourgeois et les
seigneurs. On voit dans le Pasquil de la cour (IG'i'i) que les coinli-
sans croyaient à ses remèdes et en usaient. 11 expose lui-même, dans
une des questions du recueil tal)arinique -, la nature et l'eflicacité de
son baume et de sa pommade :
« A la vérité, dit-il, il faut que je confesse, sans philautie ou osten-
tation, que mon bausmc est un des plus rares secrets que la nature
ait jamais descouverts, tant pour les expériences qu'il a fait paroistre,
tant à Paris qu'es autres villes de France, où je l'ay distribué, que
' Fanlaxsie et dialogue XXVIH de VInventaire universel des Œuvres de Tabarin.
^ I" partie, question LI, p. 73 de l'édition Delahays.
206 LE VIEUX PARIS
pour les événemens et guarisons admirables qui en sont réussis,
outre mesme mon attente. Il est très bon aux douleurs de teste, aux
migraines, vertige, ténébrosités du cerveau; il est singulier pour le
mal d'estomach, sincope, vomissemens, palpitations et autres incom-
moditez qui naissent en cette partie ; il est rare pour l'obstruction du
foie, pour l'opilation de la ratte, pour mal de reins, de fluctions cata-
reuses et pour les sciatiques : il ne faut qu'en engraisser la partie
malade avec un linge bien chaud ; on en voit des effets admirables...
Pour le mal de teste, il se faut graisser les deux temples, la nuque
et la suture coronale... »
Comme tous les opérateurs importants, Mondor avait une troupe
comique, un orchestre, et des représentations. Une estampe du temps,
placée en tète des Œuvres de Tabarin, représente son théâtre avec
ses accompagnements élémentaires et indispensables : une estrade,
décorée dans le fond d'un lamljeau de tapisserie; sur le devant,
Tabarin et Mondor; derrière eux, un joueur de violon, un joueur
de reljec, et un valet qui ouvre un coffre pour passer les fioles et
boîtes à Mondor. J.es séances avaient lieu tous les jours, surtout vers
le soir, et les vendredis les représentations extraordinaires. Dans son
enscml)le, le spectacle se composait généralement de deux parties.
C'était d'al)ord une sorte de parade, se rapprochant de celles de nos
pitres d'aujourd'hui, de ces conversations impossibles, farcies de quo-
libets et de coq -à- l'âne, qu'ils engagent avec leurs maîtres pour
mettre le public en train. Toutes ces parades sont jetées dans le
même moule : Tal)arin commence par poser quelque question sau-
grenue à Mondor, qui donne tête baissée dans le piège, et répond
avec une gravité docte et prolixe, comme un professeur de pliiloso-
phie parlant ex cathedra; puis, lorsqu'il a terminé sa dissertation,
désarçonné plus d'une fois par les boutades irrévérencieuses de
Tabarin, celui-ci énonce à son tour, à la grande indignation de son
maître, qui le traite de vilain, de lourdaud et de gros porc, une solu-
tion l)uilesquement cynique, destinée à faire éclater de rire chaque
joyeux compère de l'auditoire, « depuis le talon gauche jusqu'à l'oreille
droite, » Le sujet ne change guère plus que le plan. L'imagination de
Tabarin n'a pas un vol élevé; comme Gaultier- Garguille, comme le
Savoyard, comme Bruscambille, il se contente d'un idéal qui décon-
certerait le plus éhonté des paillasses de nos jours. Il piétine en
pleine ordure comme un enfant dans un tas de boue ; il a pour les
plaisanteries scatologiques un penchant qui fait songer à certain insecte
sur lequel roule une des questions de son recueil ; il vous couvre , il
OPERATEURS ET CHARLATANS 2U7
VOUS asperge, il vous inonde de ses déplorables gouailleries , avec une
verve endiablée et une abondance si congruente au sujet, qu'il ne
reste aux délicats que la ressource de se sauver à toutes jambes en
se boucliant le nez.
Essayons de détacher quelques échantillons de son style, parmi la
demi-douzaine de questions et de fantaisies où l'on peut se hasarder
à choisir :
TABARiN. « Mon maistre, lequel des deux a le plus {i^rand jugement,
l'asne ou l'homme?
LE MAISTRE. — Voilà la questiou d'un asne, Tabarin... As- tu oublié
que l'homme est l'honneur et le premier des animaux, et qu'il les
passe d'autant en excellence que son esprit est relevé par- dessus leur
nature terrestre? etc.
TABARIN. — Vous avoz licau conter tout ce que vous voudrez : si
est-ce que je prouve qu'un asne a bien plus de jugement qu'un
homme.
LE MAISTRE. — En quoy, Tabarin?
TABARIN. — Premièrement en ce que, si un homme mène un asne
au marché pour porter sa charge, l'asne, comme plus judicieux,
marchera devant; si son maistre luy fait le moindre signe, à dia ou
à hue-hau, l'asne l'entend. Ne sont-ce pas là des traits d'un grand
jugement? Il en a bien plus que l'homme; car, s'il vient à entonner
son langage et parler en langue asinicjue, son maistre n'a pas l'esprit
de l'entendre seulement; luy, au contraire, il entend le langage de
son maistre. »
La question que Tabarin pose à Mondor à la page suivante est
celle-ci : « Quelle est la chose du monde la plus hardie? » Sur quoi
Mondor répond d'un ton lyrique :
«r C'est la mort, Tabarin : il n'y a rien de plus hardy ni de plus
audacieux; elle combat, renverse et terrasse les plus foudroyans mo-
narques et les princes les plus sourcilleux. Les dieux mesmes (pour
parler avec les anciens) ont craint de l'offenser ; elle affronte les plus
puissans empereurs, bouleverse leurs desseins. La mort ravit, pille,
emporte et saccage tout... »
Mais Tabarin coupe court à ce l)eau développement oratoire, en
prouvant que la chose la plus hardie du monde, « c'est la chemise du
meusnier, parce qu'elle prend tous les jours un larron au collet. »
Un peu plus loin, il demande à son maître « pourquoy les femmes
ne répondent pas à la messe », et il lui démontre que la vraie raison
2U8
LE VIEUX PARIS
c'est que, partout où elles se trouvent, elles veulent toujours avoir
le dernier mot, et qu'on s'est aperçu que le Kyrie, par exemple, ne
finirait jamais si on les laissait répondre.
Encore une citation, choisie parmi les fantaisies et dialogues:
TABAiiiN. (( Mon maistre, esguisez le tranchant de vos résolutions,
je m'envay emmancher la serpe d'une subtile demande : si vous aviez
enclos dans un grand sac un sergent, un musnier, un tailleur et un
procureur, qui est-ce de ces quati'e qui sortiroit le premier si on lui
faisoit une ouverture?
Tabarin et Mondor, d'après une estampe placée en tête des Œuvres de Tabarin.
LE MAISTRE. — A la vérité, Tabarin, il faut que je confesse ingé-
nuement que je suis bien empesché à résoudre cette demande, veu
que je ne voy surgir aucune raison qui me fasse connoistre lequel des
quatre sortiroit le premier; cela est indifférent, et les actions qui sont
indifférentes ne peuvent pas se résoudre facilement, car les philo-
sophes disent que toutes les fois que deux causes sont tellement pré-
parées à produire un effet, que non est major ratio unius quant altc-
rius, tune non datur actio, l'effect ne suit pas... Je ne rencontre
aucune raison formelle pourquoy l'un sortiroit plus tost que l'autre,
puisque omnia siint paria, sinon que je dis que celuy qui seroit le
plus proche de l'embouchure du sac sortiroit le premier.
TABAiiiN. — Je voy bien qu'il ftmt que je vous enseigne ce secret,
mon maistre, à la charge que vous payerez pinte.
LE MAISTRE. — Il n'y a chose qu'un homme vertueux ne doive pra-
tiquer pour apprendre quelque science.
TABARIN. — Le premier qui sortiroit du sac, si un sergent, un mus-
14
T
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 2H
nier, un tailleur et un procureur estoient dedans, c'est un larron, mon
maistre. »
Je ne donne pas ces extraits comme le ncc plus ultra de la verve
de Tabarin : il en a bien autrement quelquefois; mais, par malheur,
c'est toujours dans les sujets scabreux et de citation impossible.
La seconde partie du spectacle se composait d'une farce. On nous
a conservé aussi quatre ou cinq échantillons de ces fo'liis de comé-
dies, qui ressemblent assez aux premières œuvres de Molière : ta
Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant. Elles en ont la licence,
les lazzi et les jeux de scène; comme elles, ce ne sont que des cane-
vas destinés à être remplis au hasard du moment, et sur les(piels
brodait à sa guise, dans rentraîncment du jeu et sons le Um dos
rires, l'imagination de l'acteur.
Les personnages qui reparaissent dans ces imbroglios sont toujours
à peu près les mêmes. Il y en a une demi-douzaine: Tabarin, \o
vieux Piphagne, Lucas JolTu ou Joufllu, le capitaine Rodomont el
son valet Fristelin; enfin une femme, qui est tantôt Francisquine et
tantôt Isabelle. On voit que Mondor avait toute une petite troupe
comique. C'était lui qui remplissait le rôle de Rodomont : « Dedans
votre nom de Mont d'or, lui dit Tabarin en l'une de ses questions ',
il y a bien Rodomont, si on lèvent anagrammatiser (aussi faites-vous
aucune fois son personnage en vos tragédies). » La femme de Taba-
rin, commère dessalée, preste à la riposte, et (pi'un gros mot n'ef-
frayait pas, jouait la verte Francisquine, les deux poings sur les
hanches, ou la jeune et coquette Isabelle, avec des airs penchés el
la bouche en cœur. Quant à Lucas, c'était le plus connu [>armi les ac-
teurs secondaires de ce théâtre burlesque en plein vent. Il a \\\v[c son
nom comme éditeur, ou on le lui a pris, lors de la publication des
Arrêts admirables et authentiques du sieur Tabarin (Paris, chez Lucas
Joffu, rue des Farces, à l'enseigne de la Routeille) et (\q<, Eirennes
admirables du sieur Tabarin (chez Lucas Joufllu, la même année).
C'était l'usage d'indiquer ainsi des adresses plus ou moins bouffonnes
de libraires fictifs au bas de ces facéties, et nous verrons encore la
même chose se produire pour Trostole, un des acteurs du théâtre
de Grattelard. Lucas était môme devenu assez célèbre pour que les
auteurs de livrets satiriques s'abritassent quelquefois derrière ce
masque bouffon-. Dans la Descente de Tabarin aux enfers (IG'ii),
' !'• partie, question XXXVIII.
- Plusieurs pièces qui font partie des Caquets de l'accouchée, espèce de satires en prose
assez piquantes de la première moitié du xvii" siècle, ont paru sous la rubrique : De l'impri-
merie de Lucas Joffu, comédien ordinaire de l'île du Palais.
212 LE VIEUX PARIS
une des innombi'ables facéties inspirées par le grand farceur popu-
laire, il est question de Lucas Joffu comme d'un des auxiliaires les
plus célèbres de Tabarin.
C'était celui-ci qui composait lui-môme ses parades et ses farces;
au besoin, lorsque l'imagination lui faisait défaut, il mettait sans
façon au pillage le répei'toire de l'Hôtel de Bourgogne, qu'il lui suffi-
sait de modifier bien peu pour le rendre digne de ses tréteaux. Ainsi
la seconde farce du Recueil taharinique , où l'on voit Lucas, en par-
tant pour les Indes, confier la garde de sa fille à Tabarin, est en
grande partie une imitation de celle de Turlupin et de Gros -Guil-
laume', à moins toutefois que ce ne soit celle-ci qu'il faille prendre
pour une imitation de celle-là : l'incertitude des dates de ces deux
chefs-d'œuvre ne nous permet pas de résoudre nettement la ques-
tion, et nous nous y résignons sans trop de peine. L'Hôtel de Bour-
gogne de Gros-Guillaume et le petit théâtre de l'Ile du Palais, c'est
absolument la môme chose, ou les différences sont tellement imper-
ceptibles, qu'il faut prendre un microscope pour les apercevoir. L'au-
ditoire est le môme, les acteurs ont étudié à la même école, ils sont
de la môme famille-. Gaultier- Garguille ne trouve rien de mieux
à faire, quand il veut se marier, que de demander la fille de Taba-
rin, et quand parait le Recueil (jénéral des rencoyitres et questions
(le son beau-père, lui et Gros-Guillaume, « docteurs régens en l'uni-
versité de l'IIostel de lîourgongne, » signent en tète une approbation
burlesque.
Ah ! les joyeuses soirées que ménageait Tabarin aux habitués de sa
verve comique! Pages, clercs, écoliers, laquais, crocheteurs, filous,
I)etits boutiquiers en goguette, soldats du roi affamés de plaisirs gra-
tuits, toute la sé(pielle du cheval de bronze et de la Samaritaine, tous
les chevaliers d'industrie, les badauds, les nouvellistes, bohémiens,
archei's, cavaliei's, chambrières, porteurs d'eau, ramoneurs, gentils-
liommes, chanteurs ambulants, pâtissiers, crieurs des rues, toute
cette population bigarrée que la pointe de La Belle fixait, quelques
années plus tard (1040), dans sa vue du Pont-Neuf, tout cela se
pressait, se haussait, grimpait sur les bornes, se bousculait pour
mieux voir et mieux entendre. En ces moments, la place Dauphine
était le paradis des tire-laine. Et comme on riait à gueule bée, avant
le premier mot, dès qu'on apercevait sur la scène, par-devant les deux
musiciens et le Marocain préposé au coffre des remèdes, à côté du
1 Citée par les frères Parfaict, I. IV, p. 254 et suiv.
« V. la Rencontre de Gaultier- Garguille avec Tabarin en l'autre monde (1634).
OPERATEURS ET CHARLATANS 213
vénérable Mondor en liabit court et tout chargé de clinquant, l'iné-
narrable Tabarin avec son pantalon large, son tabar négligemment
drapé sur ses épaules, son épée de bois passée dans sa ceinture, sa
barbe « en trident de Neptune' », ses longues moustaches, et sur la
tête cet immense, ce fantastique chapeau, ce protée aux mille formes,
qu'il pétrissait comme une cire entre ses doigts et qui faisait à lui
seul une grande partie de la popularité de son maître M
Il était impossible que tant de joyeusetés, de baliverneries et de
bons ('ontes fussent perdus pour la postérité. J'uime à croire que Taba-
rin ne polissait pas lentement ses œuvres dans le silence du cabinet,
avant de les débiter sur les théâtres, et qu'à tous les mérites de gaieté
et de belle humeur qu'il faut lui reconnaître, il ajoutait celui de l'im-
provisation. Mais, parmi ses auditeurs de chaque jour, il s'en trouva
un qui, à force d'entendre toutes ces admirables choses, finit par les
savoir à peu près par cœur; il les réunit, non peut-être sans y metti'e
quelque peu du sien pour coml)Ier les vides de sa mémoire, et le
Recueil général des rencontres et questions lahariiiiques parut en Wl-1
chez Sommaville. La même année, il s'en lit une deuxième édition,
augmentée, qui ne devait pas être la dernière, et, l'année suivante, le
libraire, affriandé par son succès, donna la seconde partie du Recueil
général, qui s'accrut, dans une réimpression, de deux farces tabari-
niques. Dès le début, la concurrence s'éhiit mise de la partie, et un
mois à peine après la première publication de Sommaville, paraissait
V Inventaire universel des œuvres de Tabarin, contenant ses fantai-
sies, dialogues, paradoxes, gaillardises, rencontres, farces et con-
ceptions, le tout curieusement recherché et recueilly, dont trois éditions
se succédèrent coup sur coup. A en croire le Francion de Sorel ', c'est
à un cuistre de collège qu'on devrait le Recueil des farces tabari-
niques, « livre de si bonne chance, ajoute celui qui raconte le fait,
qu'on en a vendu vingt mille exemplaires, au lieu que d'un bon livi'o
à peine en peut- on vendre six cents. » Mais je ne veux point enlrei"
dans le dédale de la bibliographie tabarinique, ni examiner en détail
le degré d'authenticité de cette multitude de petites pièces, mises
alors sous le nom du glorieux farceur, et où l'on a poussé l'abeira-
tion mentale jusqu'à le faire intervenir gravement dans des questions
théologiques.
De temps à autre, Mondor et Ta])arin quittaient Paris pour faire
' V., parmi les pièces tabariniques, la Descente de Tabarin aux enfers.
- Le Parlement nouveau, de Daniel Martin. — De l'Antiquité du chapeau de Tabarin.
— Les Fantaisies plaisantes et facétieuses du chapeau à Tabarin, elc.
3 Livre XL
214 LE VIEUX PARIS
des excursions en province ', et tous les échos du Pont-Neuf pleu-
raient leur absence ; tous les écoliers et suppôts de l'université de la
place Dauphine regardaient à l'horizon jusqu'à ce que le joyeux couple
fût revenu parmi eux. Les parades et les farces reprenaient alors avec
un succès plus vif. Pourtant, à partir de 1625, le nom de Tabarin
cesse d'occuper au même degré l'attention publique ; on ne le voit
presque plus reparaître dans les plaquettes et les facéties volantes, et
l'on pourrait croire que, dès ce moment, il était retiré du théâtre, si
l'on ne savait, par un renseignement positif^, qu'il le quitta seule-
ment vers l'année 1630.
Diverses légendes ont couru sur les causes de sa retraite. Quelques-
uns l'ont attribuée à son chagrin d'avoir été trahi par sa femme; j'ai
même lu à ce propos, dans un historien sentimental, qu'il mourut de
douleur, au milieu d'une misère profonde, n'ayant jamais pu se con-
soler du départ de son Eurydice. Suivant un autre, dont la faille ingé-
nieuse mêle avec plus d'adresse à une dose égale de sentiment quelque
ressouvenir du vrai caractère de Tabarin, il aurait cherché à noyer
son chagrin dans une farouche ivresse, et serait mort au cabaret,
sous la table, à la suite d'un duel bachique avec un colporteur pié-
montais. Il est impossible, comme on voit, de souhaiter de plus
minutieux détails ; le malheur est que l'auteur les a pris dans son
imagination et non dans la réalité. On rit de cet apocryphe Tabarin
d'opéra-comique, de ce tourtereau sensible et fidèle, quand on con-
naît l'homme. On aura voulu évidemment calquer après coup cette
légende sur l'histoire de Molière et d'Armande Béjart. Tous ces contes
bleus ont été détruits par la découverte d'un document contemporain,
que j'ai déjà cité : le Parlement nouveau, de Daniel Martin (1637).
On y lit ({ue Tabarin, après s'être enrichi dans sa profession, acheta
une seigneurie près de Paris et s'y retii'a. Jusque-là rien que de
naturel : les charlatans étaient assez coutumiers de faire fortune, et
Tal)arin le méritait certes plus à lui seul que tous les autres ensemble.
— Mondor, de son côté, devint sieur de Goteroye et de P>ety. — Daniel
Martin ajoute que les voisins du farceur, gentilshommes de la vieille
roche, humiliés d'avoir pour égal un personnage de ce genre, le tuèrent
à la chasse. La chose est romanesque et quelque peu invraisemblable,
et l'on s'étonne qu'un si cruel dénouement à la vie d'un homme
(jui avait tellement occupé la renommée n'ait pas laissé de trace ail-
leurs que dans ce livi-e fort inconnu ; mais nous citons nos auteurs :
lijjre à ceux qui nous lisent de les contester.
' L'Adieu de Tabarin an peuple de Paris (1623.)
2 Avertissement de VAmphilrite (cinq actes en vers) de ^\. de Monléoii (1630).
OPÉRATEUHS ET CHARLATANS 215
Eu tout cas, il semble que Tabarin était mort en 1033', et il est
au moins probable qu'il ne survécut pas longtemps à sa reti-aite.
Dès 1630, il était remplacé, comme nous l'apprend encore M. de
Monléon, — ce qui est le plus grand mérite de sa tragédie, — par uu
nommé Padelle, ou Padel. Toutefois Padelle avait exercé auparavant
et s'était déjà fait connaître à Paris, concurremment avec celui dont
il devait recueillir l'héritage : ce point est prouvé par un document
qui a échappé, je crois, à tous les biographes de Tabarin et de son
successeur, je veux dire le 2'estament du P. Garasse, pièce sati-
rique publiée en 1020. L'auteur fait ainsi parler le fameux jésuite :
« Je donne mes rencontres, mes facéties, les brocards, allusions,
contre- pèteries, qui sont dans mon livre de la Doctrine curieuse, à
Tabarin ou à Padelle, pour s'en servir sur le théâtre et récréer les
Parisiens. »
Ainsi dans cette pièce, non seulement Tabarin et Padelle sont
nommés à côté l'un de l'autre, comme des farceurs tous deux en
exercice, mais encore Padelle est mis en scène plusieurs années avant
la date reçue comme celle de la retraite de Taliarin et de sa propre
apparition sur le théâtre.
Il est nommé aussi, et encore sur la môme ligne que Tabarin, dans
YElomire hijpocondre , de Le Boulanger de (Ihalussay (1070) :
Les Taparins et les Padelles
Ne seroient que fos écoliers,
dit l'Orviétan à Molière (I, se. m). D'après quelques autres témoi-
gnages, et particulièrement un passage des Reiyles, statuts et ordon-
nances de la Caballe des filous réformez -, où il est fait allusion à
l'habileté avec laquelle il débitait ses drogues, on voit (jue Padelle
n'était pas trop indigne de succéder à Tabarin, quoiqu'il soit loin
d'avoir jamais atteint sa réputation.
Après le départ de son associé, Mondor continua courageusement
son débit d'éloquence et de drogues. En 1034, il trônait encore à la
place Dauphine '% mais avec moins de majesté et de vogue (pie par le
passé. VHistoire de Barry, Filandre et Alison ((\.10\ ^ in-P2), nous le
' Rencontre de Gaultier - G arguille et de Tabarin en l'autre monde (1634). — Au
contraire, suivant les frères Parfaict {Hist. de l'ancien théâtre italien, p. 58-59), il vivait
encore vers la fin de l'année 1659, époque où Mazarin fit venir de Vienne en Autriche Domi-
nique Biancolelli, qui jouait alors, disent -ils, dans la troupe du fameux Tabarini ou
Tabarin, le même qui était venu en France sous Louis Xlll. Comme ils n'indiquent pas
leurs sources, les moyens de contrôle nous manquent.
* Variétés historiques et littéraires, étlit. Éd. Fournier, t. III, p. 151.
^ Testament de feu Gaultier -Garguille (1634).
216 LE VIEUX PARIS
montre, un peu après 1644, à Rouen, avec les débris de sa troupe,
dont l'Hôtel de Bourgogne lui avait pris les meilleurs acteurs. Depuis,
on le perd de vue.
Même lorsque Mondor eut définitivement disparu, la place Dau-
phine ne chôma pas, comme on peut croire. Sous la régence d'Anne
d'Autriche, les tréteaux de Tabarin étaient occupés par un farceur
connu sous le nom de Gilles le Niais, mais qui n'a pas marqué une
trace plus profonde dans l'histoire que son prédécesseur Padelle. Et
pourtant Gilles le Niais a laissé un Théâtre, volume rarissime que
M. Leber avait dans sa bibliothèque. S'il faut en croire les Véritables
prétieuses, comédie de Somaize^, Grilles le Niais s'appelait de son
vrai nom le sieur de la Force; il se vantait d'être le disciple de
Guillot-Gorju, et après avoir représenté en plein air, voyant que le
théâtre du Petit- Bourbon lui enlevait ses chalands, il forma le projet
de jouer dans un lieu fermé, et de faire payer à la porte en entrant.
Il avait une véritable troupe pour représenter les farces qu'il compo-
sait lui-même. Somaize lui fait remplir un rôle dans sa comédie,
ainsi qu'à deux de ses acteurs.
On lit dans le Rôle des présentations faites aux grands jours de
l'éloquence française- : « S'est présenté Gilles le Niais, sieur de
Tourniquet, l'un des ordinaires du cheval de bronze, ayant procura-
lion du Filou et du Lanturlu (chansons du temps fort à la mode
dans le peuple), requérant que les mots de vraiment, çamon, voilà
bien de quoi, et autres, qui se trouvent dans les chansons du Pont-
Neuf, soient approuvés pour bon françois. » D'après ce passage, dont
plusieurs termes sont assez obscurs, on voit du moins que Gilles le
Niais tenait ses séances près du cheval de bronze, en l'année 1646,
qui est donnée pour date à la scène reproduite par l'auteur du livret,
et que les chansons populaires formaient un élément essentiel de ses
représentations. A moins, ce qui est fort probable, que ce nom de
Gilles le Niais ne fût un sobriquet typique, appliqué à plusieurs
personnages K
Parmi les mazarinades, il y en a plusieurs qui ont paru sous le nom
' Scène viii.
2 Du moins dans le texte lel qu'il fut imprimé à la suite d'une des premières éditions de
la Comédie des académisles , de Saint-Évremond.
3 11 était passé en proverbe. Après la satire de Gilles Boileau contre Ménage, on disait, —
écrit Tallemant des Réaux dans l'historiette qu'il consacre à celui-ci: « Gilles a trouvé
Gilles, mais Ménage est Gilles le Niais. » Et il ajoute : « Un enfariné que l'on appelait ainsi. »
On voit par le Dictionnaire de Furetière que le nom, illustré par le premier qui le porta,
devint générique et s'appliqua à tous les bouffons des danseurs de cordes et de charlatans,
de même que celui de l'Orviétan était porté par tous les débitants d'antidotes, et celui de
Jean Farine par les bouffons enfarinés dont naquit notre Pierrot.
OPÉRATEURS ET CITARrATANS 217
de ce farceur. Ce sont, par exemple, le Dialogue burlesque de Gilles
le Niais et du capitan Spacamon (lGi-9), les Entreliens sérieux de
Jodelel et de Gilles le Niais, retourné de Flandre, sur le temps
présent (môme année), le Véritable Gilles le Niais en vers bur-
lesques (s. 1. n. d.) : il y adresse ses plaintes à la Gazette sur l'ab-
sence prolongée du roi, qui le prive de son gagne-pain. Comme tous
ses confrères, Gilles le Niais avait eu beaucoup à souffi'ir, pendant la
Fronde, des troubles de la rue et de leloignement de la cour.
IV
DESIDFRIO DESCOMBES ET I.E BARON DE GRATTEI.ARD
En même temps que Tabarin trônait sur la place Dauphine, Desi-
derio de Combes ou Descombes (car il porte ces deux noms, et même
le premier plus souvent que l'autre, dans les facéties de l'époque)
avait ses tréteaux tout près de là, à l'entrée du Pont-Neuf et de la rue
Daupbine.
Desiderio Descombes était un empirique d'origine italienne, ou qui
du moins cbercbait, suivant l'usage, à se faire passer pour tel, tant
par son nom (pie par son jargon môle d'expressions transalpines.
D'après la légende, il était élève du docteur Montai to de Florence, et
s'était rendu en France à la suite du fameux astrologue et pbysicien
Cosme Ruggieri. Son estrade se distinguait de celles de ses confivres
par un grand étalage de serpents en bouteilles, et ses exercices pour
capter la confiance publique consistaient à avaler du poison, dont il
contrebalançait aussitôt les effets par son antidote, et à se faire
mordre, comme les jongleurs indiens, par des animaux venimeux,
tels qu'aspics et vipères. Le Discours de l'origine des ciarlatans , qui
nous révèle ces particularités en son cbapitre v, les explique d'une
façon plus ou moins suffisante. Dans le premier cas, s'il faut l'en
croire, l'opérateur avait soin, soit de substituer adroitement des mor-
ceaux de sucre-candi à l'arsenic; soit, deux beures avant l'expérience,
de manger une grande quantité de laitue avec beaucoup d'buile, ou,
à défaut de laitue, des tripes grasses, jusqu'à ce que son estomac
devînt entlé et tendu comme un tambourin, et cela afin que les con-
duits des veines mésaraïques en fussent bouchés, et que le poison ne
pût pénétrer au dedans du corps. Le poison pris, il avalait son anti-
dote aussitôt, comme s'il en eût eu grand besoin; puis, une fois
seul, il vomissait et revomissait tout ce qu'il avait dans l'estomac.
218 LE VIEUX PARIS
et, pendant un jour entier, ne faisait autre chose que de boire du
lait.
Le moyen nous semble aussi incommode que peu rassurant, et
nous croyons qu'il est plus prudent de ne pas trop s'y fier.
Ces charlatans dressaient leurs valets à simuler tous les symptômes
de l'empoisonnement, à rouler les yeux, à tordre le cou, tirer la
langue d'un pied de long, se changer la couleur du visage en retenant
leur haleine; ils leur arrêtaient même le pouls et le battement des
artères, en leur serrant fortement les bras au moyen d'une boulette
de fer cachée au-dessus du coude et correspondant à un lien placé
autour des membres. Le pauvre patient émerveillait les spectateurs
lorsque, sur le point d'expirer, il ressuscitait aussitôt après avoir pris
sa thériaque.
Le même Discours explique aussi le jeu des serpents par les arti-
fices qu'employaient les charlatans du temps de Galien, et qu'il sup-
pose pareils à ceux que mettaient encore en œuvre les opérateurs du
xviic siècle. Avant de manier les bêtes venimeuses, ils se frottaient
les mains d'un onguent, composé surtout de suc de serpentaire, de suc
de racines d'asphodèles et de cervelle de lièvre. Ils avaient soin,
d'ailleurs, pour plus de sûreté, de se mettre en quête de vipères et
d'aspics au fort de l'hiver, alors qu'engourdis par le froid ils sont
moins capables de nuire; puis ils leur faisaient décharger leur venin sur
une pièce de viande, incessamment exposée à leurs morsures, ou ils
empâtaient leurs dents, les leur cassaient et arrachaient, leur cou-
paient les vésicules contenant le poison, etc.
Ainsi s'y prenait Desiderio Descombes : « Et je voudrois, dit l'au-
teur du DiscoiLvs, que l'on fit en son endroit ce qu'autrefois j'ai vu à
l'endroit d'un autre pour découvrir l'imposture. Un apothicaire fut
commandé par l'un des magistrats de porter à un charlatan une pièce
de sublimé, parce qu'il se vantoit d'en manger, et à un autre qui se
faisoit mordre par des serpents, lui fit porter une vipère; mais cet
imposteur se garda bien de toucher ni au sublimé ni à la vipère,
témoignage évident que ce sublimé qu'ils mangent est sophistiqué, et
que leurs vipères sont sans venin. »
Un peu plus loin, nous apprenons que plusieurs empiriques osaient
se dire issus de la lignée de saint Paul, et qu'ils vendaient de la terre
de Malte contre les morsures des bêtes venimeuses, — en souvenir
de la vipère cpii avait piqué l'apôtre dans cette île, et qu'il avait secouée
au feu sans en éprouver aucun maP. L'auteur se garde bien de nier
' Acles des Apôlres , ch. xxvui.
mi"
OPERATEURS ET CHARLATANS 219
que la terre de Alalte « n'ait quelque souveraine vertu contre les poi-
sons » ; toute son indignation vient de ce que les charlatans trompent
honteusement le peuple sur la provenance de celle- qu'ils lui vendent,
et il propose sérieusement au grand maître de Malte de remédiei- à
cette perfidie a à la fayon du Grand Turc, lequel en ses terres fait
sceller de son sceau le bol Armène et la terre sigillée r .
C'est avec une pareille candeur que le médecin auquel on doit ce Dis-
cours, et qui n'a rien de l'esprit fort qu'on reproche aux docteurs do nos
jours, combat pied à pied tous les usages des charlatans, n'attaquant
leurs drogues que pour y substituer d'autres drogues, ne Ijattant en
bi'èche l'ignorance et les préjugés de la médecine empiri(jue qu'au
nom de l'ignorance et des préjugés de la médecine officielle.
Revenons à Desiderio Descombes.
11 avait un théâtre comme tous ses grands confrères, et surtout un
bateleur, valet ou associé, qui est resté célèbre sous le nom de bai'on
de Grattelard. C'est à tort qu'on a fait de Grattelard un charlatan
distinct et indépendant; quelques-uns aussi l'ont confondu avec
Desiderio Descombes lui-même'; mais il est bien prouvé que c'était
son compagnon, car dans les parades qui nous en restent, et dont
nous parlerons tout à l'heure, on voit Grattelard jouer le rôle de
valet vis-à-vis de celui qui s'appelle le maître; et, en un endroit, il
caractérise Desiderio Descombes et le désigne clairement en rappe-
lant l'habitude qu'il avait de se faire mordre par des serpents.
Malgré toutes ces ressources, ses farces et ses parades, sa haute
taille, son bel habit rouge écarlate, sur lequel tranchait la pâleur de
son visage, la longue chaîne d'or à laquelle il portait suspendus les
portraits des souverains des quatre parties du monde, et la façon
extraordinaire dont il se jouait des poisons et des serpents, Desiderio
Descombes faisait assez piètre figure près de ses voisins Mondor et
Tabarin. Il n'était pas doué de cet extérieur imposant et de ce babil
affilé qu'il faut pour séduire la foule. Son étalage d'érudition pédan-
tesque et de termes de l'art, encore alourdi par un accent étranger,
n'était pas propre à charmer le public, que la renommée de ses
drogues attirait seule autour de ses planches. Aussi les commères
qu'un auteur du temps nous a montrées jacassant à qui mieux
mieux, dans les Caquets de V accouchée - , après s'être étendues avec
complaisance sur la belle mine de Mondor, ne cachent-elles point leur
' Entre autres, M. Avenlin , dans son édition de Tabarin {Bibliothèque ehévirienne, l. II,
p. 159), mais toutefois en exprimant un doute,— et l'auteur de la Postface d'une autre édi-
tion de Tabarin, publiée chez Delahays.
* Troisième journée.
220 . LE VIEUX PARIS
•
aversion pour ce maussade personnage : « L'on n'en peut dire autant
de Desiderio de (lombes, que l'on nomme Charlatan, car il n'a pas
bonne trogne, et de bien dire il lui en manque autant; on dit aussi
qu'il le sait bien confesser. En cela l'on peut croire qu'il n'est pas
charlatan, si ce n'est que l'on veut dire qu'il use de mots étranges
pour mieux vendre et débiter ses drogues. »
« Quant à de Combes, dit plus rudement le Discours de l'origine...
des ciarlatans (ch. viii), il est grossier et rustaud; il ne sait lire, ni
écrire, ni parler, et le peu d'audience qu'on lui donne le fait tenir,
comme il est, pour le plus ignorant ciarlatan et le plus effronté men-
teur qui ait monté jamais en banc. » Mais cette invective est suspecte
par son origine. Desiderio Descombes, qui raillait sans cesse la
Faculté et se vantait de pouvoir tout guérir, sauf l'ignorance, la sot-
tise et l'orgueil des médecins patentés, était tout particulièrement en
butte à la haine de ces messieurs, qu'il ruinait, d'ailleurs, par l'in-
calculable débit de ses panacées; car les gens sérieux savaient distin-
guer en lui l'orateur médiocre de l'opérateur excellent. On raconte
qu'ils le firent aiTÔter, comme ont fait leurs successeurs pour un
fameux empirique de nos jours; mais, plus heureux que le Docteur
noir, il gagna sa cause, et remonta triomphant sur son théâtre.
On aura remarqué, dans le premier des passages cités plus haut,
(jue le nom de cliarlatan, commun à toute une classe d'hommes,
seml)le avoir été spécialement réservé, et comme par excellence, à
Desiderio Descombes, sans doute à cause de son costume {scarla-
lano, écarlate). Ce nom et quelques autres indices nous autorisent à
croire que c'est de lui aussi qu'il est question dans un des chapitres
précédents du même Uvre. Nous citons cet endroit pour les quelques
renseignements qu'on y trouve :
« Je me fis conduire sur le Pont-Neuf, où je tàchois à aller le petit
pas; mais il me fut impossible, pour être poussé et foulé par une
multitude de petit peuple de toutes sortes d'états, qui avoient quitté
leur boutique pour venir voir le charlatan : les uns y menoient leurs
enfants plus soigneusement qu'au sermon; les autres étoient huyés
par leurs femmes , qui se lamentoient de n'avoir point de pain à la
maison et néanmoins que leur méchant mari s'amusoit à la farce
plutôt qu'à sa besoigne; et bref, quand je fus arrivé sur le lieu, j'y
vis une si grande confusion, mêlée de querelles et de batteries, pour
les coupe-bourses qui s'y rencontrent, que je n'eus le loisir d'en-
tendre trois ou quatre mots de leur science, qui m'étonnèrent de
prime face, parce que le charlatan promettoit de guérir toutes sortes
de maux en vingt-quatre heures, pour une pièce de huit sols.
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 221
4 Je suis bien misérérable, ce dis-je alors, d'avoir dépensé tant
« d'argent à me faire médeciner, et avoir eu tant de mal, puis-
« qu'avec si peu d'argent on peut recouvrer sa santé. » Et comme je
me plaignois, marmottant entre mes dents, un homme de la troupe
qui m'écoutoit me toucha sur l'épaule et me dit : « Ne vous tachez
« point de n'avoir usé de ses drogues : j'en ai acheté plusieurs lois,
« et pour beaucoup d'argent, pour me guéiir le m;il d'eslomac, h^s
« dents et les catarrhes; j'ai trouvé, pour en avoir usé, mon mal
«( être augmenté. C'est pourquoi je l'abandonne et le donne au diable
« avec mon argent. »
Des dialogues en façon de parades (jue récitait Desiderio Descombes
avec son bateleur il nous reste un recueil, pul)lié vers l'an 1G23,
sous ce titre affriolant : Les Renco7itres , fantaisies et coq-à-Vasne
facétieux du baron de Grattelanl , tenant sa classe ordinaire au bout
du Pont-Neuf; ses gaillardises admirables , ses conceptions inouïes et
ses farces joviales^. Par malheur, le texte est loin de répondre aux
promesses de l'étiquette. C'est un plat, grossier et piètre recueil do
l)alourdises, conçu, comme les dialogues tabariniques, sur un inva-
riable patron : Grattelard adresse une interrogation biscornue à son
maître, qui y répond de la façon la plus solennelle et la plus doc-
torale, et Grattelard finit par donner sa propre solution, i)res({n('
toujours aussi orduriùre que possible. A en juger par cet o[)us(ulo,
Grattelard n'aurait pas eu plus que son maitre le don de l'ima-
gination et de la belle parole, car sur les quatorze ({uestions (pii
le composent sept, dont une seule avec une solution dilîérenlo, ont
été textuellement empruntées au Recueil de ïabarin. Ce sont les
moins mauvaises. 11 est difficile d'en donner des extraits suivis.
Nous essayerons pourtant de détachei- quelques lignes de celles
qui lui appartiennent en propre, pour que le lecteur ait une idée
du genre.
La demande X1II<' est intitulée : A quoi on peut connoitre un âne
entre cent brebis. Je passe toutes les vilenies du commencement. Le
maitre répond à la question avec gravité :
« Outre que la nature a discerné et distingue abondamment cha-
cune espèce des animaux par les propriétés essentielles t{ue toutes
ont, chacune en son particulier, la forme extérieure et superficielle
du corps les peut aisément faire reconnoître. Premièrement l'àne est
plus grand qu'une brebis.
1 A Paris, de l'imprimerie de Julien Trostolle, vis-à-vis du cheval Je bronze, et se
vendent en la galerie du Pont-Neuf.
222 LE VIEUX PARIS
GRATTELARD. — Voilà uiiG Lelle distinction; il y a des ânes de
toutes qualités, mon maître, et à tous âges.
LE MAÎTRE. — Los âues Ont les oreilles plus longues.
GRATTELARD. — Oh! pour Cette raison-là, elle n'est point trop
impertinente. Ce n'est point leur faute, mon maître : c'est que leur
mère ne leur a pas mis de béguin dès leur jeunesse... Mais la seule
chose à quoi on puisse discerner un âne dans un troupeau de brebis,
c'est à l'œil, mon maître.
LE MAÎTRE. — Voilù uue grande subtilité. Est-ce qu'ils ont les yeux
plus gros?
GRATTELARD. — Nou pas. Vous Ics recounoîtrez à l'œil, car si vous
étiez aveugle, vous ne pourriez les reconnoître. »
La demande VII'^ : Si Dieu a fait quelque chose de mauvais^ a
probablement inspiré à la Fontaine sa belle fable du Gland et la
Citrouille, et il n'en faut pas davantage pour nous faire beaucoup
pardonner à Graltelard.
« GRATTELARD. — En me promenant dans le jardin, j'ai aperçu
une grosse citrouille (par ma foi, c'était un vrai tambour de Suisse),
qui étoit pendue en l'air. J'admirois comme la nature avoit eu si peu
d'esprit de dire qu'un si gros fruit fût soutenu d'une si petite queue.
Mais, quand j'ai été plus avant dans le bois, qui est à l'autre extré-
mité du jardin, j'ai bien changé d'avis et d'opinion.
LE ^lAÎTRE. — Tu as Tcconnu enfin que la nature ne produit rien
qu'avec grande considération.
GRATTELARD. — Par la mordienne! j'étois perdu si elle eût fait
autrement; car, en passant par- dessous un grand chêne, j'entendois
chanter un oiseau qui, par son doux ramage, m'arrêta tout court; et
comme je voulois regarder en haut, un gland me tomba sur le nez. Je
fus contraint alors d'avouer que la nature avoit bien fait; car, si elle
eût mis une citrouille au sommet du chêne, cela m'eût cassé le nez. »
Voilà le fumier d'où la Fontaine a tiré sa perle; mais enfin cette
perle, toute brute qu'elle fût encore, se trouvait dans ce fumier.
Ajoutons toutefois que Grattelard lui-môme n'en est certainement pas
l'inventeur. Ces livrets ne sont que la mise en œuvre, coulée dans
un moule particuher, d'un fonds à peu près invariable de gaudrioles
et de facéties où se sont alimentés tous nos vieux conteurs, et le
bouffon du charlatan n'a probablement servi que de prête - nom à
l'éditeur nouveau de ces plaisantes Rencontres.
Grattelard joue aussi un rôle très actif dans la Farce des Bossus,
qu'ont réimprimée les deux éditeurs récents des œ^uvres de Tabarin,
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 223
et qui appartenait certainement au théâtre de Desiderio Descombes.
On peut la lire, pour voir ce qu'étaient les pièces dont cet empirique
amusait son auditoire : des espèces de parades grossières et rapides,
où tout était sacrifié à la bouffonnerie de l'action, et qui se termi-
naient par une bataille générale, comme les comédies jouées chez
Polichinelle ou Guignol. Un des personnages se nomme Trostole; il
est à croire que c'est le même que le prétendu imprimeur-libraire
dont on lit le nom au bas des Rencontres, fantaisies et coq-à-Vasne,
d'autant plus qu'il y indique sa demeure comme située vis-à-vis le
clieval de bronze. Pareille chose se faisait souvent, nous l'avons dt^à
dit. Trostole était donc, selon toute probabilité, un des farceurs de
Desiderio Descombes.
Une facétie de 1G!22 ' attribue le curieux et piquant panqjhlet des
Caquets de Vaccoiichée au baron de Grattelard , qu'elle qualilie
d'homme fort sujet à médire des actions d'autrui. Cette opinion ne
peut se soutenir un moment : nous avons vu que les Caquets de
l'accouchée traitent avec un grand dédain le maître de Grattelard, et
d'ailleurs, à défimt d'autre preuve, la lecture seule de cet ouvrage,
sérieux sous sa forme légère, suffirait à prouver qu'il ne peut èlre de
cet infime bateleur.
Le nom de Grattelard s'est perpétué jusqu'à nous, grâce aux ])ien-
faits du colportage. Dans ces dernières années, on réimprimait
encore, pour les répandre par milliers parmi les villageois amis du
gros rire, un mince livret portant pour titre : Les Enlrclicns facétieux
du sieur baron de Grattelard , disciple de Verboquct, propres à chas-
ser la mélancolie et à désopiler la rate. Ce nom de Vei-boquct est
sans doute un sobriquet allégori({ue ou simplement bouffon, qui s'aj)-
plique à quelque autre héros de la rue, peut-être à Descombes lui-
même. Nous glissons sur ce mystère sans tenter de l'approfondir.
QUELQUES DU MINORES
Après ces rois de l'empirisme , ces orateurs et ces poètes illustres de
la médecine ou de la chirurgie en plein vent, il resterait encore bien
des noms moins célèbres à glaner dans la vaste galerie dont nous
avons inscrit le titre en tête de ce chapitre. Il n'est pas donné à tous
' La Sentence par corps obtenue par plusieurs femmes de Paris contre l'auteur des
Caquets.
224
LE VIEUX PARIS
d'arriver à la gloire; d'ailleurs la postérité, qui, comme toute femme,
a ses caprices, n'adopte pas toujours les renommées d'un jour ou
d'un siècle.
Parmi les victimes de ces caprices de la postérité, dont il convient
du moins de sauver les noms d'un oubli définitif, nous citerons tout
Le marchand d'orviétan, d'après le frontispice du livre inlitulé
De charlalanaria erudilorum declamationes duae.
d'abord Martin Crocquesole, farceur et opérateur sans pair des pre-
mières années du grand siècle, « brave, et plaisant, et fort regretté,
le plus renommé de son temps, » disent les Fantaisies du chapeau à
Taharin. 11 me semble que voilà une oraison funèbre qui doit donner
à réilécliir sur les injustes oublis de l'bistoire. L'ombre de Crocque-
sole aura du moins été consolée par ce magnanime hommage, sorti
d'une plume si compétente. C'était un ancien écorcheur de génisses,
que son mérite, et son mérite seul, avait élevé sur le pinacle. Il mou-
rut, au grand regret de l'humanité souffrante, sans avoir révélé à
personne les secrets de son art.
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OPÉRATEURS ET CHARLATANS 227
Le Discours de l'origine des ciarlatans nous apprend le nom d'un
autre grand opérateur, Denys l'Escot ou Lescot, <r qui se vantoit qu'en
dix ans qu'il faisoit le métier de ciarlatan, il avoit gaigné cinquante
mil escus*. » En vrai médecin de la Faculté, l'auteur s'en indigne.
S'il n'est pas mort trop tôt, il a pu s'indigner à plus juste titre, car
beaucoup d'autres, plus célèbres, avaient bien dépassé ce cliilTr-e, si
respectable qu'il soit.
Cabotin, opérateur ambulant de la première moitié du xvii« siècle,
était aussi un fort habile homme, qui associait même l'ait d'Apollon à
celui îde son docte bâtard», comme s'exprime Casimir Delavigne; car
il s'entendait à tourner un vers burlesqiie aussi bien que Dassoucy
en personnel Ce personnage, qui promenait dans tous les coins de
la France et autres lieux ses tréteaux de bouffon et de charlatan,
et qui jouait des farces en vendant des drogues, a peut-être servi de
patron aux comédiens nomades baptisés du môme nom que lui, et
qu'on appelait aussi quelquefois alors des gandolins, du nom de
guerre d'un acteur bouffon du Marais.
Au commencement du xviic siècle, l'opérateur Cavanel vendait un
baume fort recherché du peuple, qui le nommait le baume à Simone,
du nom d'une guenuche que cet empirique avait toujours avec lui, et
qui exécutait des tours surprenants. Une estampe populaire ', (jui est
là peu près du môme temps, ou môme antérieure de quelques années,
nous montre le fameux opérateur Turpin, del)out sur ses tréteaux, près
du cheval de bronze, entre ses auxiliaires Pierrot et Scaramoiulie, et
débitant ses drogues avec accompagnement de parades et de grimaces.
Ce n'était pas là son seul profit, si l'on en croit la ]('geii<le ii-i<'\('ren-
cieuse placée au bas de l'image, qui l'accuse
D'attraper aussi ^on loiiin
Des filous ses affidez
Et même ses associez,
perdus dans la foule des spectateurs naïfs. Un peu plus tard. Tos-
cane, qui avait fait partie de l'ancien Théâtre-Italien, puis débuté
dans les rôles d'Arlequin à la foire de 1710, rompit ses engagements
et devint le plus riche et le plus illustre opérateur du royaume. Il par-
courait surtout la province, où il faisait tout à fait brillante figure.
' V. encore VAnti-caquel de l'accouchée, 1622. — Le fameux orviétan Lescot, dont parle
Palaprat dans son Discours sur les empiriques (édition de ses œuvresen2 vol. iu-I2, 1712),
était sans doute un descendant de celui-là.
' Bibliothèque poétique de Viollet-Ie-Duc , V' partie.
' Les véritables cris de Paris, à Paris, chez Daumont, rue Saint-Martin.
228 LE VIEUX PARIS
Un petit livre curieux, le Charlatan ou le docteur Sacroton\ nous
donne des renseignements authentiques sur la manière d'être des
opérateurs de place publique à une date un peu postérieure, et trace
un amusant tableau de leurs habitudes : ce Comptes-tu pour rien de
voyager partout, » dit le docteur à l'élève qu'il initie au grand art
du charlatanisme, « de porter le sabre au côté, les pistolets à l'arçon,
le bonnet fourré en tête; d'avoir un char qui, arrivé sur la place, se
métamorphose tout à coup en théâtre avec la rapidité d'une décora-
tion d'opéra; et là, semblable aux orateurs romains, de parler au
public? Qui est-ce qui parle aujourd'hui au public? Personne, mon
ami, personne excepté nous." » Regardez le charlatan que G. de Saint-
Aubin a représenté en si triomphant arroi dans une de ses plus jolies
eaux-fortes, debout, en manchettes de dentelles, sur le devant d'une
voiture à deux chevaux, haute comme une maison, et dites -nous si
le tableau du docteur Sacroton est flatté.
Sous la Révolution, et surtout sous le Directoire, les charlatans
faisaient rage sur les quais de l'Ecole et de la Mégisserie, ainsi que
sur la place des Victoires, qui n'était plus qu'un vaste cabinet de con-
sultations, quelque chose comme le quartier général de la médecine
populaire et empirique, un repaire de charlatans, tout bariolé d'en-
seignes et d'affiches. Les guérisseurs de maladies secrètes s'affichaient
en plein soleil, vantant et distribuant leurs remèdes au son des cym-
bales, des clarinettes, des cors de chasse. La licence de l'époque favo-
risait l'impudence de ces industriels en plein vent : jamais ils n'avaient
pris aussi effrontément le haut du pavé, jamais ils n'avaient four-
millé et pullulé en nombre pareil, débitant sans vergogne comme sans
aucune entrave des drogues plus nuisibles qu'utiles ^
Les premières années de ce siècle produisirent le Grand- Suisse et
le Docteur napolitain. Le premier parcourait la ville en cabriolet,
suivi d'un second char que remphssait une troupe de virtuoses ma-
gniiiquement vêtus et exécutant une musique militaire. Le Grand-
Suisse, personnage à longues moustaches, à large chapeau, à man-
teau galonné en or, haranguait ainsi la foule à chaque station de sa
marche triomphale :
<ï Messieurs, Mesdames, c'est le véritable vulnéraire suisse, ou thé
suisse, que j'ai l'honneur de vous annoncer. Votre serviteur a l'hon-
neur de vous prévenir que ce vulnéraire a la vertu et les propriétés
1 Comédie- parade en un acte, Paris, veuve Ballard, 1780.
s Mercier, le Nouveau Paris, édit. Poulet-Malassis, 1862, p. 411.— J. Rosny, le Péruvien
à Paris, 1801, t. II, p. 137.— De Concourt, la Société française sous le Directoire, 3"^ édit.,
pp. 4, 43, 86.
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 220
sûres de purifier la masse du sang; qu'il lait transpirer, — par les
sueurs et les urines; — qu'il enlève toutes les jaunisses ; qu'il l'ait sortir
toutes les vermines ou vers du corps humain ; qu'il guérit du poumon,
lorsqu'on s'y prend à temps; qu'il enlève toutes les fièvres, etc. »
Après quoi, la musi(iue exécutait une fanfare, et le [)ul»lic s'empres-
sait d'acquérir ce précieux et universel vulnéraire'.
Le fameux dottor napolilano , qui exerçait oiicoie sous la Jiestau-
ration, avait choisi la place du Louvre pour principal théâtre de sa
faconde. Il fallait le voir sur son cabriolet découvert, avec son nez de
perroquet, son bel habit écarlate à brandebourgs d'or, sa veste brodée,
ses larges manchettes de Flandre, les doigts chargés de bagues et le
chef coille d'une énorme perruque poudrée à blanc. Chacun de ses
flacons d'honneur lui revenait à six francs; il le vendait six sous. On
se sentait déjà guéri rien qu'en regardant et en écoutant ce philan-
thrope si bien mis-.
Le règne de Louis- Philippe, la deuxième républi(pic, les premières
années du second empire ont vu dans les rues de Paris le marchand
de vulnéraire suisse qui, revêtu d'un ancien uniforme de chevalier de
Malte, débitait comme une panacée infaillil)le des bouteilles d'eau de
Cologne, et Lartaud, chirurgien -pédicure de l'empereur du Maroc,
dont la calotte enguirlandée de médailles, l'habit tout chargé de coeurs
et de christs brodés en blanc sur la poitrine, la voiture aux deux clie-
vaux empanachés, les harangues chaleureuses et pleines d'onction où
il déployait une éloquence vraiment émue pour vendie son précieux
baume, sont encore présents à la mémoire de la plupart des Parisiens
qui ont dépassé la cinipiantaine. Ce sont à peu près les seuls opéra-
teurs de nos jours qui soient parvenus à se faire une place dans la
galerie des célébrités de la me.
Pour être complet, ce chapitre devrait finir par l'historique d'une
certaine classe d'opérateurs plus modestes, généralement domiciliés
sur la place des Victoires ou, mieux encore, sur le Pont- Neuf, qui
consacraient leurs talents à la guérison de la gent animale, en parti-
culier de la race canine, ainsi que l'attestait une enseigne profession-
nelle représentant un caniche dont le sang coulait dans un vase. L'il-
lustre Lyonnais, qui, après avoir eu l'honneur de guérir la chienne
de Mme de Pompadour et d'obtenir le titre de médecin-consultant des
chiens de S. M. Louis XV, Unit par acheter un château et une sei-
gneurie en Bourgogne, est la plus glorieuse figure de ces praticiens
' Gouriet, t. 11, p. 329.
* Jouy, l'Ermite de la Chatisscc d'Ântin y IV, 142.— Kotzbue, Mes souvenirs de Paris,
1805, I, 133.
230 ■ LE VIEUX PARIS
en sous -ordre. Mais il est douteux qu'il ait jamais opéré dans la rue,
et, parmi les sous-vétérinaires du Pont-Neuf, aucun n'a conquis une
personnalité distincte et ne se détache de la foule anonyme.
VI
LES ARRACHEURS DE DENTS
La grande tribu des arracheurs de dents n'est qu'une branche de
la famille ])lus vaste encore des opérateurs ; nulle autre n'occupe une
plus belle place dans la légende des charlatans historiques.
L'origine des arracheurs de dents, est-il besoin de le dire? « se
pei'd dans la nuit des temps ». Les herbiers et les mires du moyen
âge savaient, au Ijesoin, faire sauter une molaire et guérir une bouche
malade, tout comme ils étaient capables démettre en fuite l'épilepsie,
l'apoplexie et la paralysie. Mais, ne nous sentant pas de force à
débrouiller l'obscurité qui cache à tous les regards les débuts et les
premiers ])rogrùs de ces utiles praticiens de la rue, nous ne remon-
terons jtoint au delà du xvii« siècle. C'est à partir de cette époque
seulement (ju'on les voit avec netteté apparaître au grand jour, et que
l'historien peut, sans ti'op de peine, les surprendre et les étudier dans
l'exercice de leur noble fonction. Même à cette date pourtant, ils se
confondent souvent encore avec les opérateurs proprement dits, dont
il n'est pas toujours facile de les distinguer.
Ainsi, l'un des premiers et en même temps des plus illustres que
nous connaissions, c'est le seigneur Hieronymo Ferranti, dit V Or-
viétan, que nous avons déjà présenté à nos lecteurs. Ce mémorable
empirique ne se bornait pas, en effet, pour écouler son inappréciable
l)aume, à se brûler les mains avec un flambeau et à se transpercer
les muscles de l'épigastre à grands coups d'épée, comme nous l'avons
vu : Courval nous apprend encore que , pour mieux s'achalander et
par pur amour de l'art, il arrachait aussi les dents de qui voulait,
sans douleur, et sans employer d'autres instruments que le pouce et
l'index. Mais auparavant, dit le sieur de Courval, jaloux à lui seul
comme la Faculté tout entière , « il touchoit la dent de ses deux doigts ,
au bout de l'un desquels il mettoit subtilement, en babillant, un peu
de poudre narcotique ou stupéfactoire, pour endormir ou engourdir
la partie, afm de la rendre stupide et sans aucun sentiment; et à
l'autre doigt il mettoit une poudre merveilleusement caustique, laquelle
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 231
étoit d'opération si soudaine, qu'en un moment elle faisoit escarre et
ouverture en la gencive, déchaussant et déracinant tellement la dent,
qu'aussitôt qu'il la touchoit de ses deux doigts seulement, il l'arra-
choit, et quelquefois tomboit sans y toucher. » Nous ne voyons pas
en quoi cette merveilleuse poudre peut diminuer le mérite du signor
Hieronymo, et il est permis de souhaiter que nos dentistes d'aujour-
d'hui en retrouvent la recette : tout le monde y gagnerait.
Le charlatan dont il est question au X« livre de Vllistoire comique
de Francion, par Cli. Sorel (1022), faisait quelque chose de plus pro-
digieux encore, nous l'avons vu, puisqu'il déracinait les dents (il s'en
vantait du moins) non pas avec ses doigts, non pas même avec l'épée
qu'il portait au côté droit, moyen déjà devenu banal, mais avec la
bride de son cheval.
D'autres arracheurs de dents llorissaient également à la même
époque. Nous citerons, en particulier, toujours sur le Pont -Neuf,
l'Anglais à la fraise jaune, qui vendait aussi un onguent souverain
contre les cors aux pieds, et maître Arnaut, qui, pour convaincre
ses clients qu'il soignait les râteliers des potentats et qu'il était en
relations intimes avec les têtes les plus illustres de la chrétienté, avait
fait peindre autour de son portrait, servant de montre à sa bouticpie,
le pape et le consistoire des cardinaux, cliacun avec un emplàti'c
noir sur la tempe*. Un peu plus tard, les Brioché, établis à la porto
de Nesle, se distinguèrent aussi dans la profession *; mais il est cei-
tain du moins que ce ne fut jamais là pour eux qu'un accessoii'c, et
ils sont surtout connus de la postérité par leurs marionnettes.
On juge bien que les empiriques du temps passé, comme ceux de
notre temps, n'avaient garde d'oublier les compères. L'un faisait
marché avec un gueux, à qui il arrachait sans effort une demi-dou-
zaine de dents qu'il avait eu soin de lui mettie préalablement lui-
même dans la bouche. L'autre payait un pauvre dial)le sur lequel il
opérait pubhquement, afin qu'il protestât ne sentir aucun mal. Ce
dernier cas est justement relaté tout au long dans un curieux petit
livre de 1(361, tableau fidèle de la littérature crottée d'alors : Vllistoire
du poète Sibus, qui met en scène Cormier, un des plus fameux char-
latans du milieu du xvii^ siècles
Cormier était venu s'établir, vers 1630, sur le l)out du Pont-Neuf
qui regarde la rue Dauphine, et il savait à merveille attirer les
' Francion, liv. X. Elrennes admirables de Tabarin (|1623).
- Brossette, note sur le v. 104 de l'épîlre VII de Boileau. — V. notre ch. viii.
3 II ne faut pas le confondre, comme a fait M. C. Moreau dans !a table de sa fhbliogra-
phie des Masarinades , avec le non moins fameux cabaretier du même nom.
232
LE V1P]UX PARIS
badauds par ses cris, ses grimaces et ses tours de gibecière. Au
temps de la Fronde, il avait déjà acquis une notoriété assez grande
pour qu'on fit circuler quelques mazarinades sous le couvert de son
nom. On vit paraître, en 1649, les Entretiens du sieur Cormier avec
le sieur la Fleur, dit le Poitevin^ sur les affaires du temps. Dans
L'arracheur de dents, d'après Lucas de Leyde.
une autre, le Ministre d'État flambé, publié la même année, on le
cite parmi ceux qui avaient été ruinés par les troubles. C'est avec cet
habile homme que le famélique poète Sibus, voyant que ses dents ne
lui étaient point d'un grand usage, avait fait marché de s'en laisser
arracher deux en public moyennant dix sols, afin qu'elles lui ser-
vissent au moins à quelque chose.
L'auteur nous montre d'abord Cormier amusant la foule aux baga-
telles de la porte, et tenant d'une main un vei're plein d'eau, de l'autre
• Charlatan et marchand de curiosités, dit M. Moreau.
OPÉRATEURS ET CHARLATANS
233
un papier qui avait la vertu de teindre l'eau en rouge, de manière à
la faire passer pour du vin. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire
ici sa harangue, mi- solennelle et mi -familière, mélangée d'expressions
et de tournures qui semblent tialiir en Cormier une origine rustique,
à moins que ce ne fût sim{)lement un genre adopté par lui pour mieux
Le singe charlatan, d'après Daret.
agir sur le peuple. Nous nous bornerons à la scène qui rentre le plus
directement dans le cadre de ce chapitre :
<f Le charlatan ayant ainsi expliqué l'utilité de sa poudre, on croyoit
qu'il en alloit faire l'expéi'ience , quand il changea tout d'un coup de
discours pour tenir toujours son monde d'autant plus en haleine, et
se mit à ftiire une longue digression sur l'expérience qu'il avoit acquise
par ses voyages à tirer les dents sans faire aucune douleur. Il n'eut
pas plus tôt achevé la parole, qu'on ouït sortir du milieu de la foule la
voix d'un homme qui disoit : « Pardieu! je voudrois qu'il m'eût coûte
234 LE VIEUX PARIS
« dix pistoles et que ce qu'il dit fût vrai. Il y a plus d'un mois que
c( je ne dors ni nuit ni jour, non plus qu'une âme damnée. » Cette
voix ëtoit celle du poète, qui prenoit cette occasion de paroître, ainsi
qu'il avoit été accordé entre eux. Le charlatan lui dit qu'il falloit donc
qu'il eût quelque dent i^àtée et qu'il s'approchât. Et pour ce que Sihus
feignoit d'en faire quelque difficulté : « Approchez, vous dis-je, réitéra
« le lin matois; notre vue ne vous coûtera rien. Je ne sommes pas
« si guiahle que je sommes noir; s'il n'y a point de mal, je n'y en
« mettrons pas. )> Notre petit homme s'avança donc, et l'autre, lui
ayant fait ouvrir la bouche et lui ayant longtemps farfouillé dedans,
lui dit qu'il ne s'étonnoit pas s'il ne pouvoit dormir ; qu'il avoit deux
dents gâtées et que, s'il n'y prenoit garde de bonne heure, il couroit
fortune de les perdre toutes. Après plusieurs autres cérémonies que
je passerai sous silence, Sibus le pria de les lui arracher; mais quand
ce fut tout de bon, quelque propos qu'il eût fait de gagner ses dix
sols de bonne grâce, la douleur qu'il sentoit étoit si forte qu'elle
lui faisoit â tous moments oublier sa résolution. Il se roidissoit contre
son charlatan ; il s'écrioit , reculant la tête en arrière ; puis , quand
l'autre avoit été contraint de le lâcher : « Ouf! continuoit-il portant
« la main â sa bouche et crachant le sang; ouf! il ne m'a point fait
« de mal. » C'étoit donc un spectacle assez extraordinaire de voir un
homme, les larmes aux yeux, vomissant le sang par la bouche, s'é-
criant comme un perdu, protester néanmoins en môme temps que
celui qui le mettoit en cet état et le faisoit plaindre de la sorte ne lui
faisoit aucune douleur. »
Aussi, malgré le marché conclu. Cormier ne lui arracha-t-il qu'une
seule dent. Le poète fut fort aise de se voir quitte à si bon compte;
mais lorsqu'il se rendit, le soir, chez son homme pour toucher son
salaire, celui-ci le lui refusa net, alléguant qu'il ne lui avait rien
promis qu'à certaines conditions qui n'avaient pas été tenues, et que
ses cris l'avaient forcé de s'arrêter à la première dent. Là- dessus
grande querelle : le poète, enragé de perdre le fruit de son martyre,
se plaint que le charlatan lui a arraché une gencive et l'appelle bour-
reau ; mais celui-ci s'en moque, et répond en riant que de bons
témoins lui ont entendu dire à lui- môme qu'il n'avait point de mal.
Par bonheur, l'auteur de l'histoire vint alors à passer, et, pour conso-
ler le pauvre homme, il l'emmena dîner chez lui avec les dents qui •
lui restaient.
Daniel de Cosnac parle, dans ses Mémoires \ d'un certain Cormier,
1 T. I", p. 127-128.
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 23b
directeur de troupe ambulante, qui faillit l'emporter sur Molière pour
jouer au château de Lagrange, près Pézenas, devant le pi-ince de
Conti, et qui l'eût même emporté défmitivement sans sa généreuse
insistance et celle du poète Sarrasin. M. Edouard Fournier, dans les
notes de ses Variétés historiques et littéraires \ a émis roi)inion cpie
ce doit être de notre Cormier qu'il s'agit dans ce passage. ].a chose
est très possible : les opérateurs, surtout parvenus à ce degré de
réputation, avaient des troupes complètes à leur disposition, et,
comme les comédiens de Paris, ils faisaient des excursions en pio-
vince. 11 serait piquant sans doute, — et triste à la fois, — de voir
notre grand poète comique aux prises avec un arracheur de dents,
et presque vaincu par lui; néanmoins il faudrait d'autres preuves
pour adopter cette opinion, qui doit jusqu'à présent rester à l'état de
simple conjecture. Le nom de Cormier n'était pas rare alors ; d'autre
part, les représentations des opérateurs, destinées seulement à servir
d'amorce pour leurs drogues, étaient habituellement gratuites, et il
ne semble guère probable que le prince de Conti pi'ît des engage-
ments avec la troupe d'un cliarlatan, si bien montée qu'elle fût. Mais,
encore une fois, malgré ces sujets de doute, la chose est ti'ès [)()ssible,
et peut-être la découverte d'un document nouveau la rendra-t-elle
certaine un jour.
A la même date à peu près que Cormier, llorissait un autre ai-ra-
cheurde dents, dont la vogue, un moment ti'ès bruyante, alla bicidV)!
déclinant, et dont la célébrité éphémère n'est pas venue jusipi'à la
postérité. C'était l'opérateur Dupont, un homme d'intrigue et de res-
source, ce que nous appellerions aujourd'hui un faiseur. Les deux
grands chroniqueurs des petits événements du xvii° siècle, Tallemant
des Réaux et Loret^, nous ont conservé quelque trace des exploits
de cet ambitieux dentiste, qui, pour attirer la foule chez lui, avait
ouvert à la Roquette un jardin pubhc, où il donnait de gi-andes fêtés,
accompagnées de musique, danses, feux d'artifice, et, un peu jtlus
tard, de joutes et combats à la barrière ^
Le premier de tous les arracheurs de dents du wii^ siècle fut, sans
contredit, l'incomparable Carmehne, un grand praticien et un magni-
fique discoureur. 11 avait dressé sa tente en face du cheval de bronze,
vis-à-vis le Savoyard, ce roi des chanteurs du Pont -Neuf. Le Che-
vrœa7ia et la comédie d'Elomire hypocondre nous apprennent (ju'il
> T. VII, |). 104.
* Historiettes, édit., Paulin Paris, in-8», I. VI, p, 90; t. VII, p. 480.— Muse historique ,
I" lettre de juin 166/i.
' r.astil Blaze, Molière musicien, t. I«", p. If56-157.
236 LE VIEUX PARIS
avait fait mettre sur son portrait, exposé à la fenêtre de sa boutique,
l'inscription suivante empruntée à Virgile : Uno avulso non déficit
aller. « L'un étant arraché, l'autre ne manque pas'. » Ce fragment
d'hexamètre , appliqué par le poète latin au rameau d'or, avait été ingé-
nieusement détourné par Carmeline à son art, dont il exprimait les
deux faces : l'art d'extirper les molaires, et l'art de les remplacer. Cela
n'était pas mal lettré pour un arracheur de dents. La foule ne bougeait
d'autour de lui, séduite par son éloquence gasconne et sa dextérité.
Une mazarinade de J649, V Agréable récit des barricades, nous
peint Carmeline prenant part à l'émeute contre le Mazarin, et gar-
dant, avec une troupe fidèle, le poste du cheval de bronze. Cette
pièce le décrit :
Vêtu d'un collet de senteur,
Chausses de damas à ramage,
La grosse fraise à double étage,
Bas d'attache, le brodequin
De vache noire ou maroquin.
Le sabre pendant sur la hanche.
Et sur le tout l'écharpe blanche ,
Tenant en main bec de corbin ,
Monté sur un cheval aubin.
11 est probable qu'il avait aussi, comme la plupart de ses confrères,
le chapelet de dents enfilées autour du cou, — signe caractéristique
de la profession. L'auteur nous le montre dirigeant la construction
d'un retranchement bizarre, où entre tout l'arsenal de sa bou-
tique. De l'un à l'autre piher, on étend d'abord un râtelier de dents;
puis, par- dessus, on entasse des mâchoires, des brayers, des suppo-
sitoires;, des péhcans (tenailles pour arracher les dents), des bistou-
ris, des boîtes de poudre d'iris, et, pour couronner le tout, deux
crocodiles empaillés, qui paraissaient vivants.
On voit, par quelques points de cette énumération, que CarmeUne
ne se bornait pas à arracher les dents. Mais, s'il empiétait sur les fonc-
tions des autres opérateurs, la plupart de ceux-ci empiétaient égale-
ment sur les siennes, comme nous l'avons déjà dit.
N'oublions pas d'ajouter que l'iRustre Carmehne eut pour succes-
seur son neveu Carante ou Quarante, dont le nom, beaucoup moins
glorieux, est parvenu jusqu'à nous porté sur l'aile du sien"-.
Il faut ensuite franchir le siècle avant de lui trouver un rival de
* Mais uno avulso non déficit alter,
Comme dit doctement votre ami Carmeline.
{Elomire hypoc, acte 1, scène m.)
2 Abrah. du Pradel, Livre commode des adresses (1691 ).
OPERATEURS ET CHARLATANS
237
gloireet de renommée. Avec le gros Thomas, ou plutôt, comme l'ap-
pelle Barbier dans son Journal et comme il est généralement désigné
alors, le grand Thomas, l'étoile des arracheurs de dents du Pont- Neuf,
quelque temps éclipsée, revit d'un plus brillant éclat. Il semble avoir
débuté vers 1711. Dès 17*28, sa gloire était en plein é|)anouissemenl ,
et déjà le récit de ses hauts faits courait les nouvelles à la main. Il
avait établi le centre de ses opérations sur le terre-plein du Poiil-
Le grand Thomas sur le Pont-Neuf, d'après une estampe du temps.
Neuf, et là, monté sur son échafaud mobile en acier, qu'entourait
une rangée de garde-lous', il y débitait, au prix modique do ciini
sous, la médecine universelle, et tirait au besoin l'horoscope des per-
sonnes qui voulaient bien l'honorer de leur confiance. 11 entreprenait
la guérison des maladies de foie et de reins, à ce que dit, ou plutôt
à ce que chante la burlesque apothéose faite en son honneur quand il
mourut; et cette pièce, qui n'est peut-être qu'une calomnie, raconte
même en termes narquois qu'il ordonnait tout bonnement la même
dose pour les hommes et pour les chevaux. 11 soignait aussi la fièvre
* Le grand Thomas a été souvent gravé de pied en cap, et la sculpture même s'en esl
occupée. Nous avons vu sa statuette, moitié ivoire, moitié bois, portant la date de 173'i, et
le représentant assis dans un large fauteuil, à côté de son singe, qui, armé d'une longue
pince, arrache une dent à un chien. On le peignait également, ainsi que son singe, sur les
boîtes et les tabatières.
238 LE VIEUX PARIS
et la goutte. Mais la mâchoire humaine était surtout son fait : nulle
dent ne résistait à ce terrible artiste, qui abusait de son énorme force
musculaire pour réduire les rebelles à l'obéissance. Si elle y mettait
de la bonne volonté, le grand Thomas l'extirpait sans douleur, avec
souplesse et dextérité; mais, pour peu qu'elle s'entêtât, il s'entêtait à
son tour, faisait agenouiller le patient, et pesant de toutes ses forces
sur la mâchoire inférieure, le soulevait de terre avec la vigueur d'un
taureau, jusqu'à ce qu'il eût remporté la victoire.
C'était un philanthrope et un cœur d'or que le gros Thomas. De
temps à autre, il se rendait à l'Hôtel -Dieu pour y exercer gratis son
bienfaisant ministère. On lit dans les Nouvelles à la main\ à la date
du 30 novembre 1728 : « Le grand Thomas, voulant témoigner sa joie
sur le rétablissement de la santé de Sa Majesté, a arraché gratis,
pendant trois jours, les dents au pubhc, sur le Pont-Neuf, et il a été
dans les prisons et les hôpitaux les arracher gratis. » En J729, lors
de la naissance du Dauphin, il fit mieux encore, car, le jour même
où l'heureux événement fut connu, il annonça qu'il exercerait pour
rien et distribuerait gratuitement ses marchandises durant quinze
jours entiers, et il tint parole "l Le bruit courut que le roi lui avait
donné une pension , et c'est par un accès de reconnaissance bien légi-
time de la part de l'opérateur que l'avocat Barbier explique, dans son
Journal, le nouveau trait de munificence que nous allons raconter.
Du haut de son char de triomphe, il avertit les badauds assemblés
devant lui que le lundi suivant, 19 septembre, il donnerait sur le
Pont- Neuf un grand repas à tout le peuple. 11 se mit en mesure
d'accomplir sa promesse : déjà il avait terminé tous ses préparatifs,
acheté un l)œuf, des moutons, des oies, et fait imprimer l'annonce
et le menu de son repas, avec permission, quand le conseil de police
réfléchit et prit peur. Le dimanche soir, défense lui fut signifiée de
passer outre. Le lundi, toute la canaille s'assembla : le Pont-Neuf, la
place Dauphine et les quais débordaient. Ne voyant rien venir, elle
ne tarda point à passer des murmures à la colère, et, peu après, tous
ces gens, rassemblés d'abord pour dîner à la table du grand Thomas,
allaient tumultueusement briser les vitres de sa maison. Il fallut
envoyer la garde pour le protégera
Voilà la popularité!
' Publiées par le Dullelin du Bibliophile , juillet 1846.
2 Le gros Thomas ne fut pas le seul des industriels de la rue à manifester ainsi son allé-
gresse en cette mémorable occurrence : Mercier nous apprend, dans son Tableau de Paris
{ch. CDXLv), qu'un décrotteur du Pont- Neuf imita son exemple en nettoyant les chaussures
de tous ses clients pour l'amour du nouveau -né.
3 Journal de Barbier, à la date indiquée.
OPÉRATEURS KT CHARLATANS 239
Le surlendemain paraissait une chanson populaire qui raillait
cruellement la mésaventure du grand Thomas et de ses clients allâ-
mes. Les Orphées du Pont-Neuf ne se firent pas faute de venir chan-
ter à sa barbe ces couplets satiriques qui le livraient à la risée de ses
précédents admirateurs. Nous avons eu la bonne fortune de retrou-
ver ce monument inconnu des historiographes de notre héros, et
nous n'en voulons point priver la postérité.
CHANSON NOUVELLE
su H LK REPAb DU GRAND THOMAS
Sur l'air : Du haut en bds.
Sur le l'onl-Neiif
Un grand repas devoit paroîlro,
Sur lo l'ont -Neuf
On devoit y gtTvir un bœuf;
Douze moutons y dévoient être.
Thomas nous a trompés, le traître!
Sur le I»ont-Neuf.
Ouel déplaisir!
Je comptois y remplir ma panse.
Quel déplaisir!
Je n'ai pu remplir mon désir.
Vain espoir, trompeuse espérance.
Point do cervelas ni <réclanclu' :
Quel déplaisir!
De toute part
Tout le peuple accouroit en foule.
De toute part.
De I\iris et de Vaugirard,
De Ménilmonlant et du Houle,
Croyant que le bon vin y coule.
De toute part.
Consolez -vous.
Gens invités à cette fête.
Consolez -vous :
Allez-vous-en manger les choux
Que votre ménagère apprête ;
Ma foi , vous n'êtes que des bêtes :
Tant pis pour vous M...
Heureusement la gloire du grand Thomas n'était pas de celles
qu'un choc suffit à briser. Elle survécut à cette rude épreuve, comme
le soleil qui reparaît plus éclatant dès que le nuage a passé.
' Permis d'imprimer el dislribuer, ce 21 septembre 1729. Hérault.
240 • Î^E VIEUX PARIS
Le grand Thomas était superbe à voir, debout, à côté de son singe,
sur le char ou l'estrade qui lui servait de trône, avec sa taille
gigantesque, plus grosse pourtant qu'élevée, le panache éclatant
qui flottait sur son tricorne, son justaucorps à grandes basques
et son gilet long, que bordaient une multitude de boutons entassés
LA FIGURE VERITABLE DU StJPERBE
BONNET DU GRAND TKOMAS OPERATEUR
MNS PAREIL
Bonnet du grand Thomas, d'après une pièce conservée au cabinet des, Estampes.
(Costumes et Mœurs, Louis XV, Oa 29.)
les uns sur les autres comme les perles d'un collier, sa cravate
blanche à nœud large et solennel, son épée avec la poignée à tête
d'animal, sa plaque sur la poitrine, son visage grave, doux et véné-
rable, orné d'un beau nez aquilin, débitant d'une voix mâle et forte
ses éloquentes harangues.
C'était un personnage magnifique en toutes choses, et dans cer-
taines occasions importantes il déployait le luxe d'un prince. Un
jour qu'il alla rendre visite au roi à Versailles, on le vit défiler par
UFÉKATEURS ET CHARLATANS
241
les rues au milieu d'une pompe tout ù fait orientale. Monté sur un
cheval superbe qu'un valet conduisait par la bride, il était coilTé d'un
bonnet en argent massif (dont le portrait nous a été conservé par la
Un opérateur... sur les bêtes.
Le marchand de mort-aux-riUs (dessin de Gavarni).
gravure), ayant à son sommet un globe couronné d'un coq; il portait
un habit écarlate et un plastron d'argent, représentant un soleil si
lumineux, qu'on ne pouvait le regarder de face, et il défilait au milieu
d'une escorte, salué par les acclamations du peuple.
Cet illustre empirique brilla sur le Pont-Neuf au moins pendant
10
242 LE VIEUX PARIS
vingt-cinq OU vingt-six ans, c'est-à-dire sûrement jusqu'en 1737%
et peut-être encore plus tard. Sa statuette en pied, qui porte pour
suscription, dans une guirlande : « Je suis de 4734, » semble se rap-
porter à un événement célèbre de sa vie. Trois ans après, une pièce
de vers, écrite en alexandrins solennels, célébrait encore ses talents
et ses vertus sur le ton le plus enthousiaste. Voici ce fragment
épique, dont nous avons retrouvé un exemplaire :
A M. THOMAS
DES EMPIRIQUES DU SIÈCLE LE PLUS ILLUSTRE ET LE SEUL CHARITABLE
Digne fils d'Esculape, au temple de mémoire
Ma muse se hasarde à chanter votre gloire,
Et dans ce haut dessein trop longtemps suspendu,
Elle va vous donner Tencens qui vous est dû.
IMiœbus, viens seconder mon zèle téméraire,
VA daigne me prêter ton fiambeau salutaire :
L'illustre grand Thomas, Tlionneur de l'univers,
Est enfin aujourd'hui le sujet de mes vers.
Tu sçais bien qu'autrefois, aux rives de la Seine,
La Mort, la sombre Mort vivoit en souveraine,
Et, prévenant toujours la lente guérison,
Elle portoit partout son funèbre poison;
D'un deuil continuel elle faisoit parade,
Et tout enfin mouroit avant qu'être malade.
Mais l'illustre Thomas, par ses divins secrets,
Paroît sur ce rivage, arrête ses progrès...
Alors le grand Thomas, triomphant, plein de gloire.
Nous invite à goûter l'effet de sa victoire,
Et loin de ravilir son secours généreux
Par un sordide gain, ainsi que nos aveux.
Par un soin libéral autant que charitable
11 donne le remède au mal du misérable.
La fièvre devant lui disparoît en tremblant,
La goutte pour jamais s'enfuit en clopinant,
Et tous les maux bannis par son art salutaire
Laissent goûter en paix les plaisirs de la terre
Enfin tout l'univers l'admire et le bénit,
I']t ma muse, à chanter manquant de voix, finit "i.
Cette pièce, imprimée sur feuille volante, comme un prospectus,
faisait probablement partie de celles que le grand Thomas distribuait
lui-même à la foule du haut de son trône; et à son style noble et
1 El non pas seulement jusqu'en 1733 , comme le dil M. Éd. Fournier dans son Histoire du
Pont -Neuf, t. I", p. 251.
2 Vu l'approbation du sieur Paget. Permis d'imprimer, colporter, ce 15 décembre 1736.
HÉRAULT.
OPÉRATEURS ET CHARLATANS 2'»3
solennel je croirais volontiers qu'il l'avait commandée à l'un de ses
poètes ordinaires, à moins que, supposition moins injurieuse à sa
gloire, elle n'eût été inspirée par la reconnaissance à quelque pauvre
diable de rimeur guéri par ses soins.
Ce grand homme eût pu amasser facilement cinquante mille livres
de rente; mais sa bienfaisance et ses prodigalités le réduisirent à
une modeste aisance, avec laquelle il finit par se retirer du métier. Il
mourut fidèle à l'empirisme et sans avoir demandé les secours de la
Faculté.
Le grand Thomas eut des successeurs, mais non des héritiers, et
personne n'est digne de prendre place à sa suite dans cette histoire.
Rappelons pourtant le nom du dentiste Lécluse, ce type curieux de
la Bohème scientilique et artistique, que nous avons déjà rencontré.
Mercier a exalté Catalan', praticien d'une habileté extraordinaire, le
Désirabodc et le Faltet de son lemj)s. Si, de la rue Dauphinc (pi'il
habitait, Catalan ont ou l'esprit de faire un saut jusqu'à son voisin le
Pont-Neuf, il aurait enriflii d'une belle figure de plus celle trop
courte galerie des arracheurs de dents; mais il resta chez lui comme
un aristocrate, et nous n'avons ])as à nous occuper des dentistes en
chambre. De nos jours, Duchesne i)èré cl lils ont fait (pichpie ligure
parmi les dentistes forains. Vers 1850 et dans les ainu'cs suivaiiles,
Duchesne lils se signalait sur les ]»laces [tubliques pai' son élo(juence
imagée, fougueuse et ])assionnée : « Messieurs, disait-il avec une
irrésistible conviction, d'autres vous arrachent les dénis; moi, je les
cueille! •>
' TaUmu de Paris, 1782, l. IV, cli. xxv.
CHAPITRE VII
ESCAMOTEURS. - PRESTIDIGITATEURS — VENTRILOQUES
JONGLEURS. — DEVINS. — TIREURS DE CARTES
Ce chapitre tient au précédent, comme le saltimbancpie tient au
charlatan. Presque toujours les deux industries marchent de front.
Les escamoteurs, jongleurs et tireurs de cartes ne font pas générale-
ment profession de vendre la santé; mais au besoin ils adjoignent
volontiers cette branche à leur commerce, révèlent une maladie et
en indiquent le remède comme ils prédisent l'avenir; — surtout les
fabricants de panacées, d'élixirs de longue vie, d'antidotes occultes
et souverains, ne sont presque jamais que des i)restidigitateurs.
Parfois on aurait peine à dire si c'est le jongleur ou le thaumaturge
qui domine en eux, et on ne sait trop dans quelle catégorie les
ranger.
I
Si haut et si loin qu'on recherche dans notre histoire intime, on y
rencontre le faiseur de tours de i)asse-passe. Les trouvères et ménes-
trels du moyen âge mêlaient à leurs récits et à leurs chants tous les
amusements qui pouvaient charmer la foule ou les seigneurs, parti-
culièrement les tours d'adresse, les jeux de gobelets et toutes les sou-
plesses du corps et de la main. On les voyait avaler des épées, jeter
en l'air des poignards qu'ils recevaient par le manche, jouer avec des
boules, exécuter enthi ces actes de dextérité auxquels la tradition, qui
[)ourrait servir de preuve à elle seule, a spécialement conservé jus-
qu'à nos jours le nom de jonglerie , lorsque les autres attributs de cet
art ont disparu pour toujours. Tout ce que font aujourd'hui nos jon-
gleurs de places i)ubliques, les jongleurs lettrés du moyen âge le fai-
saient aussi dans les entr'actes de leurs plus nobles exercices; et
246 LE VIEUX PARIS
parmi les conseils qu'un poète du xiF siècle donne à un ménestrel de
son temps, se rencontrent ceux-ci : « Sache jeter et retenir de petites
pommes avec les couteaux, imiter le chant des oiseaux, faire des
tours avec des corbeilles, etc. »
Les escamoteurs et i)restidigiLateurs, comme on dit de nos jours,
remplissaient leur rôle parmi les spectacles ordinaires des rues de
Paris, et figuraient môme dans les représentations qui avaient
lieu aux entrées des rois. On ht dans la relation en vers que nous
a conservée le Cérémonial frangois de lentrée de Charles VllI, le
8 juillet 1481. :
Plus avant, à la Porte aux Peintres,
Vis le Galiffre de Braudas i ,
Qui engouloit, sans nulles feintes.
Enclumes de fer, à grands tas,
Dônotant que tels Goulias
En France ont fait grand'mangerie.
Ce GalifTre de Braudas est évidemment un aïeul des industriels de
nos places puljliqucs que nous voyons chaque jour avaler des mon-
tagnes d'étoupes et de grands plats de cailloux.
La première apparition des bohémiens en France et leur aiM'ivée
aux })ortes de Paris, en 1427-, avaient déjà beaucoup contribué à
étendre et à populariser les pratiques de la magie blanche. Tout Paris
alla voir ces mystérieux vagabonds, à physionomie dial)olique, dans
le village de la Chapelle -Saint- Denis, où on les avait logés, et ils
exploitèrent largement à leur profit la curiosité et la crédulité de la
foule. Les femmes surtout disaient la bonne aventure, effrayaient les
imaginations simples par leurs tours d'escamotage, et faisaient com-
paraiti'e le diable au besoin. Ils étaient si experts en sorcellerie,
disaient les bourgeois, que, si on leur donnait la moindre pièce de
monnaie, toutes celles qu'on avait en poche s'envolaient aussitôt à la
suite et couraient rejoindre leur compagne; ce qui tendait à prouver
que ces grands magiciens étaient surtout de fort habiles et fort peu
scrupuleux escamoteurs.
Le i)lus ancien prestidigitateur peut-être dont la réputation soit
parvenue jusqu'à nous, c'est ce maître Gonin qui vivait sous Fran-
' C'est-à-dire le calife de Bagdad, personnage qui joue un grand rôle dans les romans
chevaleresques du moyen âge où l'on guerroie contre les Sarrasins, et qui est un ressouvenir
des batailles de Charles Martel et des croisades. C'est par un calembour qui s'explique dans
les vers suivants que le poète, du mot calife, a fait Galiffre, c'est-à-dire goulu, goulias,
comme il le dit lui-même un peu plus loin.
* Recherches de Pasquier, livre IV, ch. xix.
ESCAMOTEURS ET DEVINS 247
çois P'", « homme fort expert et subtil en son art, » dit Brantôme',
qui nous parle de ses « inventions, illusions, sorcelleries et enchan-
temens d , et qui rapporte à l'appui de son assertion un trait digne de
tous ceux dont il a rempli son livre. Cet excellent bateleur et faiseui*
de tours a légué son nom à ses successeurs. On a fait toutes sortes do
conjectures, dont aucune n'est pleinement satisfaisante, sur l'origine
et l'étymologie de ce nom, qui devint à partir du xvic siècle la dési-
gnation patronymique de tous les escamoteurs. Rien ne s'oppose abso-
lument à ce qu'il ait été dans l'origine un nom propre, le nom de
famille d'un enchanteur illustre, qui aurait si bien incarné en lui l'art
de la magie blanche que ce nom serait devenu synonyme du genre, et
qu'on ait dit un maître Cîonin comme on dit un Layard, un Alexandre,
un Crésus. L'étymologie donnée par Bodin, qui, dans sa Démono-
manie, fait dériver maître Gonin de l'hébreu megonim, « maître sor-
cier, » prouve seulement l'habileté extraordinaire de cet homme, qui
n'a pas permis au célèbre démonographe de l'oublier dans sa galerie,
et l'impuissance où étaient beaucoup de gens de s'expliquer tant de
tours incroyables autrement que par un commerce avec l'esprit malin.
Pareille méprise dut arriver souvent alors, et il est probable que
noml)re de personnages regardés, poursuivis et brûlés comme sor-
ciers, étaient simplement des prestidigitateurs et des escamoteurs.
Qu'étaient-ce autre chose, par exemple, que lluggieri. César et tant
d'autres? La Voisin, dont les enchantements et les divinations firent
si graml bruit dans la seconde moitié du wii^ siècle, n'était qu'une
adroite joueuse de tours de passe-passe, qui avait mérité le bûcher
par ses empoisonnements, mais non par ses sortilèges*.
Revenons à maître Gonin. Son nom ne se transmit pas seulement
aux autres escamoteurs, en France et môme à l'étranger : il prit une
extension et une signification beaucoup plus grandes ; il passa en pro-
verbe pour désigner les hommes fins et rusés ^, adroits et souples,
même les pronostiqueurs, les gabeurs, les diseurs de bons contes.
Par une analogie naturelle et fâcheuse, il devint aussi le synonyme de
ce que nous appelons maintenant un grec, et les personnages trop
habiles de leurs mains, les filous, les pipeurs, les tricheurs, ceux qui
corrigeaient le sort aux jeux de cartes ou de dés, se vantaient de
1 Hommes illuslres.
2 Sur la Voisin et la Vigoureux, sa complice, on peut lire le t. V des Lettres de M'"« de Sévigné
(édit. Ad. Régnier, in-S», passim) et la Devineresse, comédie de Th. Corneille elde Visé.
3 Dictionnaire de Furetière. Il garde ce sens même en plein xviii» siècle. Bordelon a publié
en 1713 les Tours de maître Gonin (2 vol. in -12), où j'avais cru d'abord trouver quelques
renseignements, mais qui ne sont rien autre chose que la fort insipide histoire d'un polisson
qui passe sa vie à mentir, à mystifier et à attaquer les gens.
248 LE VIEUX PARIS
combattre sous les étendards de maître Gonin '. Enfin ce nom avait
eu la gloire de fournir matière à une foule de dictons, qui se retrou-
vaient à chaque instant dans la bouche du peuple ou sous la plume
des écrivains populaires.
Dans la même page où il parle du maître Gonin qui florissait à la
cour de François I^r, Brantôme nous révèle également l'existence de
son petit-fils, un habile homme aussi, quoique bien inférieur à son
aïeul. Ce second maître Gonin abusa, à ce qu'il paraît, de son talent
pour l'escamotage et les tours d'adresse, puisqu'il finit par être con-
damné à la potence, sous le règne de Charles IX. Il est vrai qu'il ne
tiendrait qu'à nous de croire, d'après le savant théologien Delrio,
docteur es arts magiques, et l'un des classiques de la démonographie,
qu'il échappa à ce désagrément par une autre invention de son métier,
en jetant un enchantement sur les yeux du public et du bourreau , qui
pendit en sa place, sans s'en apercevoir, la mule du premier prési-
dent; mais ce dernier tour nous semble d'une authenticité douteuse,
même pour un personnage dont la gibecière était si bien fournie ^
Quoi qu'il en soit de ce point, ce maître Gonin exerçait son art
dans les rues de Paris, et il convoquait au son de la trompette les
badauds et les curieux, qui se pressaient en foule autour de lui : « Je
ne pense point, écrivait Ramiis en 1568, que si maistre Gonin avoit
sonné sa trompette aux quatre coins de Paris, qu'il assemblast plus
de fol peuple. » C'est évidemment de notre personnage qu'il s'agit
ici : on le voit à la date, antérieure de quelques années seulement à
celle où l'attendait la potence. — Est-ce de lui aussi, ou de son père,
ou de son aïeul, qu'il est question dans un livret de l'an 1022 : la
Chasse au vieil Grognard de V antiquité? Parlant des délectations du
temps passé, sur lequel il daube à cœur joie, l'auteur s'exprime ainsi
sur le compte de nos ancêtres : «... Ou bien suivoient pas à pas
maistre Gonin, qui avec sa robe mi-party, le nez enfariné, jouant de
sa cornemuse, faisoit danser son chien Courtault, ou, par une subti-
lité de la main, courir sur son bras sa petite beste faicte d'un pied
de lièvre, qu'ils croyoient fermement estre vivante, tant ils avoient
l'esprit innocent. » Si ce n'est lui que désigne ce passage, c'est donc
quelqu'un des siens, et voilà une demi-douzaine de lignes qui font
revivre d'une façon assez piquante la physionomie pittoresque de ce
type classique des rues de Paris.
' Dassoucy, Aventures , ch. m.
2 C'esl peut-être à ce sorcier et à son supplice que se rapporte le dicton recueilli par
Adrien de Montluc dans sa Comédie des proverbes (acte II , se. iij : « Maître Gonin est mort,
le monde n'est plus grue. »
ESCAMOTEURS ET DEVINS o'iO
A la suite de ces deux maîtres Gonin de la même famille, le nom
est devenu générique. Néanmoins il semble avoir été plus particuliè-
rement appliqué, au xviio siècle, à un célèbre joueur de gobelets du
Pont- Neuf, qui exerçait à quelques pas des tréteaux de Tabarin et
de tous ces autres escamoteurs, boudons ou faiseurs de tout-s de force
et d'adresse, qu'énumère l'auteur du Ministre iVÉtat flambé (\Q\9) :
Cagliostro consulté sur la l.olerie. — D'après une gravure du temps.
Gardelin, le C40utelier, la Roche, etc. Cet habile homme excitait
l'admiration des chambrières, des écoliers, des laquais et des pages,
des bourgeois et des mousquetaires, par la dextérité avec laquelle
il faisait disparaître la muscade, et changeait instantanément en
fleurs la poudre magique qu'il pétrissait dans ses mains. Avec son
chapeau encombré de plumets, ses longues moustaches, sa largo
fraise, la grande escarcelle où il renfermait tous les instruments de
son art, ses bras nus jusqu'au-dessus du coude pour éviter tout
soupçon de fraude, et son intarissable faconde, maître Gonin était
250 LE VIEUX PARIS
superbe à voir et à entendre. Au son retentissant de sa trompette,
— car alors, comme du temps de Ramus, la trompette était encore
l'instrument ordinaire des saltimbanques, charlatans et faiseurs de
tours de passe - passe ', — la foule accourait, et tandis que maitre
Gonin s'escrimait sur sa petite table, les filous, ses confrères clandes-
tins, travaillaient de leur mieux dans les poches de ses admirateurs.
Un des tours ordinaires de ces escamoteurs était le tour des son-
nettes , que Sorel a pris la peine de nous expliquer dans sa Maison des
jeux, mais en termes qui pourraient être plus clairs : « Les charlatans,
dit-il, se servent aussi quelquefois de deux sonnettes et vous montrent
qu'il y en a une dans chaque main ; puis ils vous les font passer toutes
deux dans une seule, vous éblouissent par leur mouvement continuel ,
et vous étourdissent en môme temps de leur babil. Pour vous abuser
aussi davantage, ils ont une autre sonnette attachée à l'un des bras,
qui est celui de la main vide ; et pour vous faire croire qu'il y a toujours
une sonnette à chaque main , ils font sonner celle-là en môme temps
que les autres; et après, si l'on gage qu'il y en a une dans chaque
main, ils les ouvrent et vous font voir que vous avez perdu. »
Vers 1642, un escamoteur, connu sous le nom de Buveur d'eau, se
fit connaiti'e à Paris par des tours d'un autre genre, mais peut-ôtre plus
merveilleux encore, et, en tout cas, d'une espèce plus rare que ceux
de maitre Gonin. Cet homme avalait un seau d'eau et le rendait immé-
diatement après, soit en forme de girandole, soit en partageant le
tout entre plusieurs bouteilles, avec l'odeur et la couleur de l'eau-de-
rose , de l'eau d'ambre , et de toutes les variétés d'eau possibles ; ou ,
quand il le voulait, avec la couleur, l'odeur et les autres propriétés
apparentes de l'eau -de -vie. Spectacle étonnant, et que néanmoins le
xviic siècle n'admirait pas à sa valeur, peut-être, comme le remarque
philosophiquement Sauvai -, parce que l'homme prenait peu d'argent!
C'est probalilement l'industriel que Jacques Lagniet a pourtraicturé
sous le titre du Maltois, insigne buveur d'eau, avec ce quatrain :
Le Maltois rend par sa science
Tant d'eaux de différente odeur.
Qu'il semble qu'il ait en sa panse
La boutique d'un parfumeur.
Ces tours sont surprenants, mais ils sont authentiques et mieux
' Bemonlrance de Pierre de la Ramée ,. . louchanl la profession royale en mathématique,
n-8°, p. 39.
2 Antiquités de Pans, t. Il, p. 545. On a fait sur ce personnage la Bouffonnerie d'un
buveur d'eau (1642), mentionnée par Beauchamps dans le 3'= volume de ses Recherches sur
les théâtres.
escamotp:urs et devins 251
prouvés, j'en atteste Niebulir, que tous les faits de l'iiistoire romaine.
Appuyé sur cette base solide, nous pouvons dès lors considérer comme
un véritable tableau de mœurs qui se rattache à notre sujet, en com-
plétant nos indications, et non pas seulement comme une fantaisie
de poète macaroni(jue, la description «pio nous a laissée l'auteur de
Merlin Coccaïe des ex[)loits d'un escamoteur populaire. Cette pein-
ture curieuse n'est pas celle d'un homme, c'est celle d'un ty|)e; nous
la citons d'autant plus volontiers que l'Italie, où se passe la scène,
était la terre nourricière, le point de départ de la plupart des sal-
tim])anques du monde civilisé, et qu'elle fournissait à Pai'is la line
Heur de ses escamoteurs comme de ses charlatans et de ses empi-
riques. Boccal le Beri^amasque, chanté par la muse ixtulTonne de
Folengo, est l'exemplaire original de tous nos maîtres (lonin. I.e poète
nous le montre, la gibecière pendue au côté droit de la ceinture, les
manches de la chemise et du pourpoint retroussés jusqu'aux coudes,
installé devant une petite taljle qui repose sur deux tréteaux. 11 com-
mence par les meiuies bagatelles du métier, est'amotant de petites
muscades avec ses gobelets de cuivre, les multipliant, les faisant dis-
paraître, etc. Il se fait apporter ensuite une bouteille de malvoisie,
la boit jusqu'au fond et jette le bouclion dans la mer; puis, après
avoir ouvert la bouche pour montrer (ju'il n'y a rien dedans, il serre
les dents, souflle de toutes ses forces et tire de son gosier des poi-
gnées de farine dont il asperge les assistants. Eu môme temps on voit
pendre au cou de l'un d'eux le bouchon ([iii avait été jeté dans la
mer. Boccal fait encore beaucoup d'autres tours merveilleux : il met
un morceau de pain dans la bouche d'un spectateur, et quand celui-ci
veut le cracher, il n'a plus que des crottes de cheval entre les lèvres ;
il tire les aiguillettes d'un autre sans les rompre, et ordonne de les
chercher dans la poitrine de son voisin, d'où l'on extrait successive-
ment une bouteille, un miroir, une écritoii-e, uue sonnette, une
semelle de soulier, une étrille, toute une foire. Il dit à un auti'e de
souftler du nez, et soudain, de ce nez remué par trois ou quatre
éternuements successifs il sort avec un grand bruit un taon, suivi
d'un grillon et de mieux encore ^
En 1696, un paysan dauphinois, nommé Jacques Aymar, lit grand
bruit à Paris par l'emploi d'une merveilleuse baguette divinatoire, à
l'aide de la(|uelle il découvrait non seulement les trésors, les souices
et les bornes déplacées, mais les malélices, les voleurs et les assas-
' Histoire macaronique de Merlin Coccaïe, t. XIII , p. 235-7, édition G.Briinet et P. La-
croix, iti-16.
252 LE VIEUX PARIS
sins. Il opéra tant de merveilles que, durant plusieurs années, il ne
fut pas question d'autre chose à Paris. Ce qui l'avait surtout mis à
la mode, c'était la découverte, très dramatiquement graduée et arran-
gée avec un véritable génie de mise en scène, des meurtriers d'un
marchand de vin de J.yon. Le flair merveilleux de sa baguette, qui
lui avait fait suivre les coupables à la piste pendant plusieurs jours,
malgré toutes les complications de leur fuite, avait été solennellement
attesté pai' les certiticats en bonne et due forme des magistrats et des
autorités de Lyon. Du mois de juillet au mois de septembre, le Mer-
cure et la Gazette sont pleins de ces attestations et de ces récits. On
publia toutes sortes de pièces, de relations et d'explications sur son
compte. Les philosophes et les théologiens s'en préoccupèrent, attri-
buant ces prodiges, les uns aux émanations des corpuscules, les autres,
comme Malebranche et le P. Lebrun, au pouvoir du diable. Aymar
était simplement un personnage adroit, une espèce de Cagliostro en
herbe, dont le charlatanisme très habile Unit par être découvert.
Mandé à Paris, mis à l'épreuve par le prince de Condé, par d'autres
grands personnages et par la police, il commit bévues sur bévues,
perdit bien vite la réputation qu'il s'était acquise, et retourna s'ense-
velir dans sa province.
Mais la baguette de coudrier était devenue à la mode, et un grand
nom])re d'adeptes, des femmes môme, se mirent à la faire tourner'.
En 1782, un nommé Bleton, compatriote d'Aymar, renouvela, au
grand émoi des savants, ce prodige de la baguette divinatoire, mais
seulement pour la découverte des eaux souterraines. Il faillit être
étouffé par l'aflluence de la foule, au moment où sa baguette de cou-
drier tournait pour indiquer la présence d'une source dans la partie
jusqu'alors la plus aride du jardin du Luxembourg. Quand il se trou-
vait au-dessus d'un cours d'eau, il éprouvait des symptômes nerveux,
spasmodiques et convulsifs, qui communiquaient un mouvement de
rotation à la baguette de métal supportée par ses deux index. On le
promena dans tous les jardins de Paris et des environs, sans pouvoir
jamais le prendre en défaut; après quoi, la curiosité publique, satis-
faite , le laissa de côté '-.
La baguette divinatoire n'était qu'une application piirticulière de
cette baguette magique, instrument professionnel des fées du bon
^ Mercure de 1692-3. CoUin de Plancy, Dictionnaire inférerai, art. Baguette divinatoire.
Bordelon, Molière aux Champs-Elysées, p. 6^». Tallemant, édit. P. Paris, III, 98. C'est la
baguette d'Aymar qui a inspiré à Regnard la comédie de la Baguette de Vtdcain.
2 Mémoires secrets, t. XX, II et 1/i mai 1782. Paul Lacroi.x, Dix- huitième siècle : Lettres,
sciences et arts, in-4o, p. .'>1.
ESCAMOTEURS ET DEVINS 263
vieux temps, des astrologues, et encore aujourd'hui des sorciers des
places publiques. Pour avoir toute sa puissance, elle devait être de
la pousse de l'année, et il fallait qu'on la coupât le premier mercredi
de la lune, aux environs de minuit, en prononçant des paroles caba-
listiques.
Le xviiie siècle mérite d'occuper une place importante dans les
annales de hi jonglerie et de la prestidigitation, bien que la plupart
des liéros et des exploits (|u'il a produits en ce génie ne rentrent
pas dans l'bumble cadre de ce chapitre, où je ne m'occupe que des
magiciens populaires et des saltimbanques de la rue. Sous le règne
de M»^" <le Pompadour, la sorcière Bontemps, femme d'un soldat aux
gardes, et dont la fille épousa le président Beaudoin, renouvela,
mais d'une façon plus innocente, les exploits de la Voisin. Elle lisait
l'avenir dans le marc de café, et vendait un élixir de beauté. Les
plus grands personnages allaient souvent la consulter et se montrèrent
fort contents de ses révélations sur leur passé et de ses prédictions \
Les convulsionnaires du cimetière Saint- Médard, pauvres dupes
menées par quelques dupeurs, le comte de Saint -Cîermain, Mesmer
avec ses baquets, Caglioslro enfin, pourraient nous foui'nir une
ample moisson, si nous n'avions volontairement restreint dans un
cercle plus étroit et plus sûr le champ de nos recherches liistoriques.
Pourtant Cagliostro nous appartient par quelques points de sa l)io-
graphie. Cet illustre charlatan, durant ses trois séjours à Paris,
exerça quelquefois en plein air : tantôt, en iiabile ventriloque, il
faisait entendre dans la rue ou en rase campagne des voix ([ui
venaient du ciel; tantôt, empirique en même temps que ])resti(ligita-
teur, il distribuait publiquement son vin d'Egypte, ses poudres et ses
pommades. Du haut de la terrasse de sa maison, rue Saint-Claude,
au Marais, il se montrait à la foule attroupée, prête à l'adorer comme
un dieu, la haranguait, lui révélait ses mystères. Ce siècle esprit-fort,
père de VE7icyclopédie, qui ne croyait pas en rÉvangile et (\u\ ne
croyait guère en Dieu, crut à Saint- Germain et à Cagliostro.
Esquissons la biographie de ce dernier, en le prenant comme type :
elle nous dispensera de nous arrêter aux autres.
L'état civil de Joseph Balsamo, malgré tout le soin qu'il prit pour
entourer son origine de ténèbres mystérieuses, est parfaitement éta-
bh, et Gœthe n'a pas dédaigné d'y concourir lui-même par ses
recherches. B était né à Palerme, le 8 juin 1743, de Pierre Balsamo
et de Féhcité Bracconeri. Le nom de Cagliostro, (ju'il prit i>lus taid,
' Mémoires de M™^ du Haussât, édil. Barrière, p. 105 et 138-142.
254 LE VIEUX PARIS
en l'enrichissant du titre de comte, était le nom du mari de sa mar-
raine. Dans la généalogie qu'il se fabriqua, il se donnait pour l'un
des descendants de Charles Martel, et cette idée lui avait sans doute
été suggérée par le nom de son arrière-grand-père du côté maternel,
Matthieu Martello. C'est ainsi que la [)lupart des faljjes imaginées par
cet aventurier reposaient sur un fond réel, défiguré à plaisir et paré
des plus fastueuses couleurs.
On assure qu'il prit les premières notions sur les diverses branches
de la médecine, dont il devait par la suite tirer si bon parti, dans le
couvent des frères de la Miséricorde, à Cartagirone, où il entra à
l'âge de treize ans et gagna l'affection du frère pharmacien. II s'en fit
chasser à la suite de plusieurs mauvais tours, et revint à Palerme
mener une vie d'expédients où on le voit commencer déjà, non sans
succès, l'exploitation de la niaiserie humaine. La plus jolie et la plus
impudente de ses farces fut peut-être celle-ci. Il avait soutiré à l'or-
fèvre Murano la somme de soixante onces d'or, par la promesse de
lui faire découvrir dans une caverne un trésor immense confié à la
garde des génies. A peine arrivé dans la caverne, le ])auvre Murano
fut entouré par une demi-douzaine do diablotins habillés de rouge,
(pii le houspillèrent et le bàtonnèrent de la bonne façon, et il s'enfuit
sans demander son reste.
Après s'être rendu im])ossible à Palerme, Balsamo passa à Messine,
où il fit la connaissance d'un certain Altolas, qui est devenu plus tard
le sage Althathas de son autobiographie fabuleuse. Voici ce qu'il
racontait. D'après ses plus lointains souvenirs, il avait été élevé à
Médine au milieu d'une pompe princière par le sage Althathas ; puis il
s'était rendu à la Mecque avec son instituteur et ses innombrables
domesti({ues, et il y avait vécu trois ans, chez son parent le shérif.
De là il était passé en Egy|)te, où il avait recueilli la sagesse primi-
tive de la l)ouche des prêtres, dans les souterrains de Memphis et
dans l'intéi'ieur des Pyramides. A Mait(}, où le sage Althathas était
mort, il avait été l'ccueilli avec éclat par le grand maître, dont quelques
paroles mystéi-ieuses l'autorisaient à croire f[u'il était le fils d'une prin-
cesse de Trébizonde. Enfin le grand maître avait désigné le chevalier
d'Aquino pour l'accompagner à Naples, où s'ouvrit sa carrière pu-
blique. — Et voici la vérité : Altolas était un aventurier, fourbe et
prestidigitateur. Il avait déjà parcouru l'Orient, et y entreprît une
nouvelle tournée avec le jeune Balsamo, qu'il initia à sa science d'es-
camoteur. Grâce à ses heureuses dispositions naturelles, l'élève
dépassa bientôt le maître, et, chemin faisant, il serra dans sa mé-
moire, qui ne laissait rien perdre, force briîjes de langues orientales
ESCAMOTEURS ET DEVINS 2?i5
et tout ce qu'il put attraper de particularités sur les religions, les
rites, les légendes merveilleuses de l'Egypte, de l'Asie Mineure, etc.
A Malte, il eut en elTet des rai)ports avec le grand maitre, mais uni-
quement parce que celui-ci nourrissait pour l'alchimie une passion
mallieureuse, que Balsamo sut adroitement exploiter.
11 obtint du crédule grand maitre des lettres de recommandation
pressantes pour Rome et pour Naples, et, à Rome, l'envoyé de l'ordre
de Malte près le saint-siège, le baron de Bretteville, le présenta chez
les plus hauts personnages. Mais nous ne pouvons le suivre pas à
pas dans l'existence la plus enchevêtrée, la plus ténébreuse et la plus
vagabonde qui fut jamais. Pendant dix ans, l^alsamo, qui venait
d'épouser la belle et intrigante Lorenza Feliciani, lille d'un très
humble artisan, voyage de pays en pays, changeant sans cesse de
nom et de condition, dupant et escro(|aant les badauds de son mieux,
se perfectionnant enfin, par une praticjue assidue et une obsei'va-
tion pénétrante de toutes les formes de la crédulité, dans ce grand
art du charlatan dont il devait bientôt offrir l'exeniitle le |>]us extra-
ordinaire.
Il était vcim deux fois à Paris pendant quelques mois, comme i)our
tâter le terrain; mais ce n'est qu'en 1785 qu'il s'y lixa et y obtint le
succès éclatant que l'on sait. Dans l'intervalle il avait déjà fait grand
tapage à Londres et à la Haye. C'est de Londres que datent vraiment
sa célébrité historique et sa puissance. A partir de ce moment, un le
voit mener grand train, se mouvoir dans les hautes sphères, impri-
mer à son industrie un cachet de nouveauté et de hardiesse qui
frappe les imaginations. On portait, dit l'un de ses historiens, son
portrait et celui de Lorenza sur des éventails, des bagues et des
médaillons; on vendait son Imste, avec l'inscription : Divo Caglios-
tro, — car il avait dès lors piis définitivement ce nom,
A Londres, Cagliostro s'était fait recevoir franc- maçon, et les loges
tinrent dès lors une place considérable dans sa vie. A la Haye, il en
fonda une à l'usage des dames, et, à partir de ce moment, il s'occupa
de propager un nouveau système de franc -maçonnerie, qu'il tenait
des prêtres égyptiens des Pyramides, lesquels le tenaient eux-mêmes
d'Enoch et d'Élie. Au lieu de s'appeler le Vénérable, il s'appelait le
Grand Cophte; il se prétendait né d'un ange et d'une femme, et
envoyé sur la terre pour conduire les fidèles à la perfection par la
renaissance physique et morale.
Les adeptes de Cagliostro ne s'occupèrent jamais beaucoup de la
renaissance morale; mais, pour la renaissance physique, ce fut autre
chose. 11 en avait donné la recette; seulement elle n'était pas des plus
256 LE VIEUX PARIS
faciles à suivre. Il fallait se retirer, avec un ami sûr, dans une retraite
absolue, où l'on commençait par jeûner rigoureusement pendant
dix- sept jours. Le dix- septième, après s'être fait saigner, on avalait
six gouttes d'une certaine mixture blanche, dont on augmentait
ensuite la dose de deux gouttes par jour. Le trente -deuxième jour, à
la suite d'une saignée nouvelle, on se mettait au lit et l'on absorbait
le premier grain de la matériel iirima, qui amenait une syncope de
trois lieures avec convulsions. Le lendemain, le deuxième grain ame-
nait la fièvre, le délire, la chute des cheveux, des dents et de la peau.
Au trente- sixième jour, le troisième grain vous faisait tomber dans
un long et profond sommeil, pendant lequel repoussait tout ce qu'on
avait perdu. Le trente- neuvième, on prenait un bain et l'on buvait un
verre de vin auquel dix gouttes de baume du Grand Cophte avaient
communiqué une vertu merveilleuse. Le quarantième jour enfin, on
rentrait dans le monde, rajeuni de cinquante ans. Il fallait recom-
mencer tous les demi -siècles, et l'on pouvait atteindre ainsi l'âge de
5,557 ans ; mais l'iionnête Cagliostro ne vous cachait pas qu'il lui était
impossible de dépasser ce chiffre fatidique.
Avec l'amour de la vie, l'amour de l'or fut la passion sur laquelle
Cagliostro s'appliqua le plus cà fonder son empire. Il savait que ce
sont les deux sentiments les plus vivaces de l'homme. L'éhxir de
longue vie et la pierre philosophale furent les principaux instruments
de son règne. 11 y joignait les relations avec le monde surnaturel, la
prédiction de l'avenir et les apparitions. Pour évoquer les ombres des
grands hommes, les anges et les prophètes de l'Ancien Testament, il
avait à sa disposition tout un arsenal de trucs, tout un répertoire de
fantasmagories qui eussent fait envie à Dunglas Home et aux frères
Davenport, mais que Robertson, Robin et Robert Houdin ont depuis
longtemps dépassé. Ce thaumaturge était un spirite avant la lettre,
un médium de première catégorie, complétant son industrie par l'em-
ploi du magnétisme et de l'escamotage. Un de ses exercices favoris
et des plus saisissants consistait à faire lire dans un vase rempli
d'eau par une voyante, c'est-à-dire par une petite fille en état
d'innocence parfaite, née sous une constehation favorable, ayant les
yeux bleus, l'àme sensible et les nerfs délicats. Cela se faisait à grand
renfort de prières et de paroles cabalistiques; l'eau se troublait et
s'agitait; il s'y formait des figures que la voyante, non sans tomber
en convulsions, décrivait à l'auditoire effrayé.
Les plus grands personnages, depuis le cardinal de Rohan jusqu'au
comte d'Estaing, surtout les femmes les plus distinguées par leur
naissance et leur fortune, comptèrent parmi les adeptes de Cagliostro.
ESCAMOTEURS ET DEVINS 257
Mais ces merveilleuses jongleries aboutirent ù une fin misérable.
Impliqué dans l'afTaire du Collier, Gagliostro fut jeté à la Bastille,
puis banni de France le 8 mai 178G. Il erra encore quelque temps à
travers l'Europe, cbercbant à ressaisir son prestige détruit. Le saint-
office le fit arrêter à Rome, le 27 novembre 1789, et conduire au
château Saint- Ange. Les pièces de son procès, qui réveilla vivement
Le diseur de bonne aventure, d'après une pièce du cabinet des Estampes.
(Costumes et Mœurs, Louis XVI, Oa 34.)
la curiosité de l'Europe, ont été publiées. Il confessa la plupart de ses
impostures, tout en soutenant la vérité des appaiitions qu'il évoquait
par l'intermédiaire de la voyante. On sait qu'il fut condamné à mort,
et que le pape Pie VI commua la peine capitale en une détention per-
pétuelle. Les génies qu'il avait à son ordre ne vinrent point le déli-
vrer, et il mourut en prison, probablement en 1795, suivant quel-
ques-uns en 1797, à peu près oublié de tous ses fanatiques.
Ainsi était déjà mort le comte de Saint- Germain; ainsi devaient
mourir Mesmer et, de nos jours, Dunglas Home. Ainsi s'éteignent tous
ces grands feux de paille qui illuminent le triste chapitre des supersli-
17
258 I^K V1KT1X PARIS
tions humaines, ne laissant après eux qu'un peu de cendre noircie
dans les bas -fonds de l'histoire.
Laissons là ces charlatans de salon, ces escamoteurs ambitieux,
qui ont méprisé le gobelet, la muscade et la boîte à double fond, et
ont préféré une réputation troublée, pleine d'orages et de mécomptes,
à la gloire pure et tranquille dont ils eussent pu jouir sur la place
publique.
Heureusement nous pouvons revendiquer à cette époque des noms
plus innocents que ceux-là, de vrais successeurs de maître Gonin,
qui n'ont pas cherché à se poser en envoyés de la Providence et en
images de la Divinité.
Aux foires du milieu du siècle, le Paysan de la Nort-Holland con-
voquait les curieux à des exercices de magie blanche dont ses affiches
donnent la plus haute idée. Nous citerons particulièrement le pot de
fleurs philosophe, où, à l'instar des escamoteurs indiens, il faisait,
sous les yeux du public, croître un arbre qui se couvrait ensuite de
fleurs, puis de fruits, qu'on distribuait aux spectateurs; le change-
ment d'une personne de la compagnie « en tel animal que l'on sou-
haitait, à deux ou quatre pieds », le changement d'un objet tenu par
l'un des spectateurs dans sa main en un animal vivant; les pièces de
monnaie métamorphosées en créatures vivantes; la résurrection d'un
coq ou d'une poule, à laquelle un assistant avait lui-même coupé la
tête; vingt tours de bagues, de cartes, de mouchoirs, plus surpre-
nants les uns que les autres; enfin celui-ci, que nous donnons tex-
tuellement d'après son affiche : « Il suspend un pigeon vivant par la
tête à un ruban ou à une corde tendue; à la faveur d'une chandelle
ou d'une lampe, l'ombre du pigeon se rélléchit sur une toile attachée
à la muraihe; dès qu'il touche avec la pointe de son poignard l'ombre
de cet oiseau, le pigeon, dont il est cependant fort éloigné, exprime
par ses mouvements qu'il est sensible à ses piqûres. Il perce l'ombre,
et le sang du pigeon coule dans un plat qu'on a mis sous lui, comme
si l'animal avait été frappé lui-même par le coup. Enfin le Paysan de
la Nort-Holland donnera trois coups du tranchant de son poignard
dans l'ombre du col du pigeon; au troisième coup, le corps du pigeon
tombe , la tête reste au cordon sans que personne ait touché l'animal ,
ou qu'il ait reçu aucune impression d'ailleurs. » Le Paysan de la
Nort-Holland faisait payer, en 1751 , ses places jusqu'à quarante sols
au premier rang '.
» Campardon, Spectacles delà foire, II, 216-9. Les escamoteurs abondaient d'ailleun
dans les baraques des foires, comme on l'a déjà vu au chapitre in.
ESCAMOTEURS ET DEVINS
'll)\)
Un escamoteur juif, nommé Jonas, exéculait des tours élonnanls
et donnait des leçons de son art, en 1774, au Vauxhall d'hiver, qui
avait été construit cinq ans auparavant dans la paitie occidentale de
l'enclos de la foire Saint- Germain. — Une dizaine d'années plus
tard, Pinetti, qui avait commencé sa réputation dans les rues de
Rome, Ijrillait à Paris de manière à éclipser tous ses rivaux. Les
Mémoires secrets constatent son habileté extraordinaire, la fécondité
et la variété de son imagination , et ajoutent que le roi en fut si satis-
fait, qu'il lui permit de donner des représentations sur le théâtre de
Jongleurs indiens, d'après le Bon genre, n" 88.
l'hôtel des Fermes. Parmi ses tours, on remarquait ceux de la Tclc
d'or, qui devinait tout ce qu'on lui demandait, en l'indiquant par des
signes; du Bouquet philosophique, renouvelé du Paysan de la Nort-
Ilolland; du pigeon auquel il coupait la tête, sans répandre une
goutte de sang, avec une bande de papier ordinaire, et cent autres
pareils.
Au moment où sa vogue commençait à se ralentir, il trouva moyen
de la raviver en faisant publier contre lui, par un confrère qui signait
de Cremps, un opuscule intitulé la Magie découverte ou les Tours du
célèbre Pinetti mis au jour, et en arrangeant avec lui une représenta-
tion oii il le confondit si bien, que le parterre se jeta sur le pseudo-
contradicteur, le battit comme plâtre et le força d'aller demander
pardon à genoux, sur la scène, à celui dont il avait voulu détruire la
renommée. Pinetti transporta le pul)lic d'admiration par la générosité
260 LE VIEUX PARIS
avec laquelle, après avoir réduit au silence son calomniateur, il prit
sa défense, le releva, l'embrassa et le fit sortir par une porte de der-
rière, en lui glissant dans la main, avec des précautions ostensibles,
une poignée d'écus ^ On voit que cet illustre escamoteur avait plus
d'un tour dans son sac à malices.
Une anecdote authentique, ou du moins qui fut alors racontée par-
tout sans trouver de contradicteurs, prouva encore mieux son habi-
leté. Le duc de Chartres venait d'entrer à son spectacle, accompagné
de quelques autres seigneurs. Pinetti s'avance vers Son Altesse, et fait
un geste d'étonnement : « Qu'est-ce donc? demande le prince. — Mon-
seigneur, je vous avoue que je suis surpris de vous voir sans chemise
au milieu d'un cercle si brillant. » Le duc de Chartres se regarde, et
s'aperçoit avec saisissement qu'il est, en effet, sans chemise. « Serait-il
possible que vous me l'eussiez escamotée? demande-t-il à Pinetti. —
Non pas moi, Monseigneur, mais bien M. de Fitz- James, à qui vous
vous fiez, et qui l'a dans sa poche. » M. de Fitz- James se fouille, et
ramène la chemise. Pinetti la prend, la jette dans un brasier, et lors-
qu'elle est consumée par la flamme, le prince la retrouve sur son
corps. Un pareil prodige nous dispense de parler des autres; mais
nous ne voulons pas du moins négliger d'ajouter que cet escamoteur
exerça dans la rue, et que le Pont-Neuf fut pendant quelque temps
le théâtre de sa gloire.
Vers la même époque, môme un peu auparavant, l'illustre Ledru-
Comus, grand-père d'un homme qui devait acquérir de nos jours une
célébrité d'un autre genre, — Ledru-Rolhn, — faisait également,
par ses expériences de physique amusante, l'admiration de Louis XV,
qui lui avait donné le titre de professeur de physique des enfants de
France, et des Parisiens les plus blasés. Les Mémoires secrets; V Es-
pion du boulevard du Temple; Paris, Versailles, les provinces au
xviii° siècle, et tous les ouvrages de même nature ne tarissent pas
sur les talents de ce personnage, qui voulut même joindre la gloire
d'Esculape à celle de maître Gonin.
Ledru-Comus eut un concurrent qui lui vola son pseudonyme,
pour créer entre eux deux une confusion qui ne pouvait que lui être
très profitable. Ce second Comus, qui s'intitulait « premier physicien
de France » était un pur et simple escamoteur, mais très habile. Sa
renommée date surtout de la mort de Comus-Ledru (1807), dont il
sembla l'héritier et le continuateur. Parmi ses exercices favoris,
signalons le coup de piquet, un tour de carte qu'il exécutait les yeux
' Paris, Versailles, etc., t. II, p. 171.
ESCAMOïEUFiS ET DEVINS 261
bandés, en faisant son adversaire repic et capot; les huit montres
jetées en l'air qu'il suspendait au plafond d'un coup de pistolet; et
le tour du verre de vin chan*,fé en fleurs, qu'il se vantait sur ses
afliches d'avoir exécuté devant Sa Majesté Impéi'iale. Avant de mourir
pauvre et oublié en 1820, Comus avait subi, au milieu de ses succès,
la peine du talion, en se voyant voler à lui-même, sauf une seule
lettre (Conus au lieu de Comus), son glorieux pseudonyme, par
le sieur Cote, acte de concuirence indélicate au(piel il fut très
sensible.
Ledru- Comus avait pour voisin sur le boulevard le physicien
Noël, bien inférieur à lui, et (pii n'était guèie fré(|uenté que
par les valets de ses spectateurs habituels '. Le fameux Romain,
comme l'appelait une estampe populaire, escamotait un enfant, un
boulet de 48, une béte à (luatrc pattes. En 1791 , Perrin donnait des
représentations de ses prestiges dans la salle des Délassements-
Comiques, où il alternait avec les acteurs. Il y exécutait, entre
autres, les tours de V encrier parfaitement isolé qui fournit à
volonté de l'encre de toutes les couleurs, de la colombe qui rap-
porte une bague mise dans un pistolet véritable et tiré par une
croisée, de la montre piléc dans un mortier et retrouvée aussi belle
qu'auparavant, et dix autres non moins piodigieux. Val, excellent
boulfon, et le premier homme du monde pour faire sauter la coupe,
exerçait à la satisfaction générale, en 1797, dans le jardin du pavillon
de Hanovre.
11 faudrait parler encore de Philippe, de Bienvenu, d'Olivier, don!
Cadet Duteux a chanté les bons tours dans une des plus jolies chan-
sons de Désaugiers; de Lel)reton, dont le cabinet de t)hysique et de
fantasmagorie, situé rue Bonapai'te, eut queUpie renommée sous le
premier empire % et de vingt autres pareils. Mais ces physiciens en
chambre nous entraîneraient trop loin. Quelques escamoteurs de la
rue luttaient de célébrité avec de si puissants rivaux. En 177(), le
sieur Rupano, Vénitien avantageusement connu dans plusieurs cours
de l'Europe, et ayant eu l'honneur, en passant à Fontainebleau, de
faire voir plusieurs tours de physique et de mathématiques à la famille
royale, vint s'étabHr sur le Pont-Neuf et fit l'admiration de la foule.
• Le Chroniqueur desœuvré , ou l'Espion du boulevard du Temple, 1782, 2« édition, t. I,
ch. VII.
* Voir pour tous ces noms : Diilaure, Histoire de Paris, v, 310; — Bachaumont, Mé-
moires secrets, janvier 1784; — Gouriet, Personnages célèbres, t. II, p. 32i; — Brazier,
Chronique des petits Ihêâlres, t. I, p. 100; — Petite chronique de Paris, pp. 78, 88, 953;
— Rougemont, le Rôdeur, t. II, p. 276; — Prud'homme, Miroir de Paris, t. I\^ p. 208;
— Nouveau Pariseum, 1810, p. 19i, etc.
•262 LE VIEUX PARIS
En outre, il vendait une encre invisible, qui ne paraissait que sous
l'action d'une poudre mystérieuse, des plumes d'une nouvelle inven-
tion, de la cire dont un très petit morceau suffisait pour cacheter
plus de mille lettres sans lumière, de la poudre excellente pour
nettoyer et blanchir les dents sans attaquer l'émail, une composition
pour la guérison radicale des cors aux pieds, oignons, durillons,
enfin tout un arsenal de belles et bonnes choses, tout un magasin de
secrets.
Un peu plus tard, Augier l)rillait à la tête des escamoteurs de la
rue, dont il était à la fois le doyen et le vainqueur. Ce personnage,
vénérable par son grand âge et les longues méditations à l'aide des-
quelles il avait perfectionné son art, joignait au talent d'exécuter des
tours de passe-passe et de gibecière celui d'écrire des opuscules, où
il enrichissait les secrets du grand et du petit Albert du résultat de
ses propres découvertes.
Parmi les tireurs de cartes les plus recherchés venait alors en pre-
mière ligne Aliette, plus connu sous le nom d'Etteila, qui est l'ana-
gramme de son nom. Le grand Etteila, comme on l'appelle dans la
langue des adeptes, est encore aujourd'hui le patron des cartoman-
ciens et de la cartomancie, dont il a tracé le code. Les plus hauts
personnages allaient le consulter dans le taudis qu'il occupait, à un
cinquième étage de la rue Fromenteau ' , et sa réputation était aussi
bien établie dans la cour de Louis XVI que le fut plus tard celle de
M"c Lenormand à la cour impériale. Etteila était assez riche pour
habiter un appartement et une rue plus convenables; mais, en res-
tant dans son bouge de la rue Fromenteau, il ne faisait que suivre
une tradition constante du métier. Les sorciers, spécialement ceux
du vieux temps, ont toujours aimé les galetas sombres et sales,
comme par affinité avec l'antre des Sibylles-.
Le fameux devin du Directoire, Martin, logeait aussi dans une
sorte de taudis, situé au premier étage de la rue d'Anjou-Dau-
phine, n" 173. C'était un cul-de-jatte, ne pouvant remuer qu'à l'aide
de béquilles, qu'il manœuvrait d'ailleurs avec une prestesse extraor-
dinaire. Cette difformité môme n'était pas sans influence sur la vogue
dont il jouissait. L'imagination aime à concevoir les sorciers sous une
1 Œuvres choisies du prince de Ligne, in-S", t. II, p. 240. — V. également Cuisin, Paris
en miniature , p. 287.
2 Cuisin (1822, p. 290-1). constate aussi cette tradition des devins antérieurs à la Révo-
lution : (I Autrefois, dit -il, la tireuse de cartes habitait les greniers; » mais il ajoute que
maintenant elle rend ses oracles dans un salon," sur un fastueux snplja; qu'elle fait faire
antichambre; qu'elle a sa police occulte, qui lui procure toutes les informations utiles à prix
d'argent, etc.
ESCAMOTEURS ET DEVINS 263
figure bizarre et monstrueuse : les magiciennes du moyen âge étaient
des vieilles ratatinées, tordues et rabougries comme des racines de
mandragore; les sorcières de Macbeth n'ont plus physionomie hu-
maine; le diable a des cornes et une tète de l)ouc, et Asmodée est
boiteux. Martin possédait donc tout à fait la mine de son emploi.
Homme ignorant, mais convaincu, plein d'une assurance tranquille
et profonde, il avait foi en son art et savait communiquer cette foi
à son innombrable clientèle. Tous les jours, sauf le dimanche, qu'il
réservait pour de mystérieuses promenades, dont un jour il ne revint
plus, son appartement ne désemplissait pas, et il n'était point rare de
voir une longue queue se former dans l'escalier et dans la cour. Les
cabriolets et les berlines stationnaient en foule à sa porte. On ne
venait la première fois que pour donner son nom à l'huissier et
savoir son jour d'audience. Et afm ({u'on n'oubliât pas le chemin de
son antre, sans cesse un marmot, à l'œil bleu, aux cheveux blonds
bouclés, peut-être son lils, sautillait par les rues, criant et tendant
à tous l'adresse du devin :
« Le citoyen Martin, Italien, demeure toujours rue d'Anjou. Il pré-
vient ses concitoyens et ses concitoyennes qu'ayant parcouru les quatre
parties de l'Europe, il a étudié, depuis l'âge de quinze ans, la phy-
sique, et, par le moyen d'une carte de chiromancie, il dit le présent,
le passé et l'avenir. Il dit aussi quand les mariages doivent avoir
lieu, de même que les divorces; il dépeint les objets que l'on doit
avoir. Il observe qu'il fait ce travail dès sa plus tendre jeunesse, de
père en fils, par expériences physiques. »
Il réalisait aisément des recettes de six à sept louis par jour. Les prix
variaient suivant la nature des choses qu'on voulait savoir : chaque ave-
nir avait son tarif, et la cote de l'ambition n'était pas la même que
celle de l'amour. On le consultait non seulement pour les mariages,
pour les effets perdus, pour la connaissance des choses futures, mais
surtout pour les vols : c'était sa spécialité, et le devin, après avoir battu
et mêlé son jeu d'une main rapide, et consulté le destin sur une carte
géographique, toujours étendue devant lui, prononçait l'oracle avec
un accent italien qui n'était peut être qu'un charlatanisme de plus. Il
racontait avec un grand sang-froid, à qui voulait l'entendre, qu'il était
venu du Piémont dans un char volant, attelé de deux dragons '.
Après Aliette et Martin , les tarots de M^c Villeneuve , rue de Lan-
' Mercier, le Nouveau Paris, ch. lxui. — Les journaux du temps. — E. et J. de Con-
court , Histoire de la société sous le Directoire, p. 234 et suiv. — Mémoires de Fleury, t II ,
p. 369 et suiv.
264
].E VIEUX PARIS
cry ' ; les blancs d'œufs de M^nc Michel et la poule noire de M"c Lenor-
mand héritèrent de l'inépuisable créduUté des badauds parisiens '-.
Au sortir de la révolution, la foule désorientée se jetait à plein corps
dans la superstition la plus extravagante, comme dans un' refuge
contre l'athéisme. C'est l'âge d'or de la sorcellerie. Il n'est plus ques-
tion que de fantômes et de revenants, de ruines fantasmagoriques et
de souterrains mystérieux, dans les romans et les drames; les petits
livres de secrets magiques fourmillent à tous les étalages, les philtres
reviennent à la mode; la plus vulgaire matrone à qui il prend fan-
taisie de changer son escabeau en trépied passe en un clin d'œil à
£i e\R T'v 't
Le sorcier de Tivoli, d'après les Tableaux de Paris, de Marlet. -
l'état de sibylle. Tous les murs sont recouverts d'affiches imprimées
et manuscrites annonçant les moyens infaillibles de gagner à la lote-
rie et de faire fortune, l'art de deviner les gens sur leur écriture^,
la clef des songes et l'explication des pronostics. Tous les carrefours,
toutes les places et tous les boulevards sont remplis d'astrologues et
de devins des deux sexes. Il y en a plus de cinquante établis en
plein air, de la Madeleine à la rue Vieille -du -Temple, les uns avec
des tables que surmonte une bannière aux devises mystérieuses, les
autres avec des espèces de guéridons tournants, divisés en comparti-
ments divers pour chaque âge et chaque profession ; d'autres encore
> C'est à elle que Bourienne, dans ses Mémoires (II , 76), attribue la fameuse prédiction
faite à Joséphine, qui serait allée la consulter pendant l'expédition d'Éeypte.
2 Rougemont, le Rôdeur, t. I, p. 295.
3 E. et J. de Concourt, Société française sous le Directoire , p. 237,
Les Devineresses, d'après l'Almanach de 1680.
Bibliothèque nationale, cabinet des Estampes, Histoire de France, Qb 197.
KSCAMOÏEURS KT DEVINS 267
avec de longues robes couvertes d'hiéroglyphes, ou perchant sur leur
attirail quelque hibou, symbole de leur savoir magi(pie, que l'igno-
rance de certains badauds leur fait prendre pour un animal curieux
venu des contrées les plus lointaines. Ces sorciers disent la bonne
aventure à travers un long tube qu'ils appliquent à roreille du client;
ou bien ils lui font prendre au hasard un petit carré de papier blanc,
qui se couvre d'écriture aussitôt qu'ils le jettent dans un bocal parais-
sant vide, mais où est renfermé un agent chimique dont l'action fait
ressortir les caractères jusque-là invisibles '.
Mais ces magiciens en plein vent se consacraient principalement à
l'indication des numéros qui devaient sortir au prochain tirage de la
loterie, par le moyen, tantôt d'une roue de fortune, tantôt d'un
zodiaque divisé en quatre-vingt-dix cases, sur lequel une poupée
tournante venait désigner, en abaissant sa baguette, le chiffre qu'on
devait prendre et le mois où il fallait tenter la fortune. Kotzebue a
décrit en détail ^ toutes ces sibylles et ces devins ({ui remplissaient les
ponts et les rues sous le Consulat.
Revenons aux physiciens proprement dits.
Le plus célèbre peut-être de tous ces prestidigitateurs et dupeurs
de sens fut Robertson, dont le spectacle fantasmagorique et nécro-
mantique, ouvert d'abord au pavillon de l'Échiquier, dans les pre-
miers jours de germinal an VI, puis installé peu de temps après dans
l'ancien couvent des Capucines (rue de la Paix), excita vivement,
durant plusieurs années, la curiosité parisienne. Robertson était un
physicien de mérite et un mécanicien habile ; il arrivait aux elVets
les plus saisissants par l'étude profonde (|u'il avait faite des lois de la
lumière, et par la combinaison des moyens scientifKjues avec tous
les prestiges de la mise en scène. Il avait soin de préparer les esprits
aux impressions qu'il voulait produire. Ce n'était qu'après plusieurs
détours sous les cloîtres silencieux de l'ancien couvent, décorés de
sombres peintures, que le spectateur arrivait à la salle, fermée par
une porte de forme antique et couverte d'hiéroglyphes, qui semblait
annoncer l'entrée des mystères d'Isis : « On se trouvait alors, ajoute
Robertson lui-même en ses Mémoires'^, dans un lieu sombre, tendu
de noir, faiblement éclairé par une lampe sépulcrale, et dont quelques
images lugubres annonçaient seules la destination. Un calme pro-
fond, un silence absolu, un isolement subit au sortir d'une rue
' Paris as il was and as it is. London, 1803; in-8°, t. I , p. 311.
* Souvenirs de Paris en 1804.
3 Publiés seulement en 1830, t. I, p. 278.
268 LE VIEUX PARIS
bruyante étaient comme les préludes d'un monde idéal. Déjà le
recueillement commençait, toutes les physionomies étaient graves,
presque mornes, et l'on ne se parlait qu'à voix basse. »
Après un petit discours préliminaire de Robertson, dont l'air
solennel, la maigreur et la pâleur s'appropriaient parfaitement à la
circonstance, tout à coup la lampe s'éteignait, plongeant toute l'as-
semblée dans des ténèbres profondes : « Au bruit de la pluie, du
tonnerre, de la cloche funèl)re évoquant les ombres de leurs tom-
beaux, succédaient les sons déchirants de l'harmonica; le ciel se
découvrait, mais sillonné en tous sens par la foudre. Dans un loin-
tain très reculé, un point lumineux surgissait; une figure, d'abord
petite, se dessinait, puis s'approchait à pas lents, et à chaque pas
semblait grandir; bienhH d'une taille énorme, le fantôme s'avançait
jusque sous les yeux du spectateur et, au moment où celui-ci allait
jeter un cri, disparaissait avec une promptitude inimaginable, d
D'autres fois, les spectres sortaient tout formés d'un souterrain et se
présentaient brusquement; un squelette apparaissait tout à coup sur
un piédestal. J^es principales scènes étaient d'ordinaire empruntées à
l'événement du jour. Robespierre entr'ouvrait son tombeau et voulait
se dresser, mais la foudre tombait sur lui et le réduisait en poussière'.
Ou bien, au milieu du chaos, parmi les éclairs, on voyait se lever
une étoile brillante avec cette inscription au centre : Dix-huit bru-
maire, et les nuages, en se dissipant, laissaient apercevoir Bonaparte
offrant une branche d'olivier à Minerve, qui l'arrondissait en couronne
pour la placer sur sa tête.
Dans le répertoire fantasmagorique de Robertson, on distinguait
particulièrement le Cauchemar, les Préparatifs du sabbat, Young
enterrant sa fille, Macbeth et les trois sorcières, la Nonne sanglante,
la Danse des sorciers, tous sujets, comme on voit, propres à agir
fortement sur les nerfs et à frapper de terreur les imaginations faibles.
Il y avait aussi des thèmes gracieux et comiques, sans parler des sujets
philosophiques, d'accord avec les tendances de l'époque et avec celles
de Robertson lui-même, qui se vante orgueilleusement d'avoir fait
de son spectacle un instrument de guerre contre les superstitions et
les préjugés !
A ces fantasmagories, qui composaient le fond de ses représenta-
tions et qui, grâce au soin qu'il prenait de les renouveler et de les
étendre sans cesse, attirèrent tout Paris pendant plus de six ans,
il joignait de très curieuses expériences de physique, d'acoustique,
1 Courrier des spectacles du -4 ventôse, an VIII.
KSC A MOTEURS ET DEVINS 271
de galvanisme, de mécanique et d'automatie; son spectacle était vrai-
ment une réunion de toutes les merveilles et de toutes les féeries de
la science.
Pendant un voyage de Robertson, les frères Aubée, qu'il avait
employés dans ses exhibitions, profitèrent de son absence pour s'in-
staller au pavillon de l'Échiquier, qu'il venait de quitter lui-même, et
pour organiser un spectacle rival, auquel ils donnèrent le nom bar-
bare de Fantasmaparastasie. Robertson, qui s'était muni en toute
hâte d'un brevet d'invention, leur intenta un procès qui se traîna
dans d'interminables longueurs, mais où les procédés les plus secrets
de son art durent être divulgués. Dès lors les représentations fan-
tasmagoriques devinrent très communes à Paris : on les compta pai-
douzaines, principalement sur les quais. Robertson dut porter sa
science ailleurs, et chercher successivement dans rexi)loitation des
aérostats, des jardins publics, des illuminations et des feux d'artifice,
un nouvel aliment à son activité, un nouveau moyen d'accroître une
réputation et une fortune dont ses fantômes avaient déjà fait la meil-
leure part.
Deux ans après l'établissement de Robertson (an VIII), on installa
avec grand fracas, dans une salle du cloître Saint-Germain-l'Auxer-
rois, un spectacle annoncé par un prospectus d'un charlatanisme
pompeux et solennel, sous le nom de Découverte de V invisibilité du
corps humain, et plus généralement désigné sous celui de la Fille
invisible. C'était simplement une expérience d'acoustique très ingé-
nieuse, au moyen de laquelle on voulait persuader aux s{)ectateurs
qu'une personne qui entendait les moindies mots prononcés à voix
basse et y répondait, sans qu'on pût la voir, était placée au milieu
d'eux. On ne saurait croire à quel point ce phénomène intrigua la
curiosité populaire et même celle des savants : il se produisit sur le
compte de la Fille invisible, dans les brochures et les journaux,
autant de conjectures que sur la statue sonore de Memnon. Robert-
son eut bientôt pénétré le mystère, et il s'appropria cette expérience,
en l'améliorant et en l'enjolivant'. Quelque temps après, il enrichit
son spectacle d'une nouvelle expérience analogue d'acoustique et d'in-
visibilité, en s'adjoignant le fameux ventriloque Fitz- James, qui ne
s'était pas encore produit en public.
^ Il faut chercher les détails et l'explicalion de tous ces faits dans le t. I" des Mémoires
de Robertson, à partir de la p. 195.
272 LE VIEUX PARIS
II
La ventriloquie a de tout temps formé l'une des branches les plus
curieuses du commerce des escamoteurs et des charlatans de tout
genre. Dieu nous garde de traiter la question au point de vue tech-
nique et scientifique, comme a fait au dernier siècle le docte abbé de
la Chapelle'. Nous ne doutons pas qu'on ne puisse expliquer par là
bien des supercheries, bien des prétendus prodiges et de faux oracles,
mais cela ne nous regarde pas. Nous n'avons affaire qu'aux ventri-
loques qui se sont donnés en spectacle.
Le premier, je crois, dont il soit question dans nos vieux auteurs,
est celui dont parle. Etienne Pasquier dans ses Recherches (liv. VI,
ch. XXXIX ) : « 11 n'y a pas douze ou treize ans qu'il est mort un
bouffon, nommé Constantin, qui représentoit presque toutes sortes
de voix, tantost le chant des rossignols, qui n'eussent pas mieux seu
desgoiser leurs ramages que luy, tantost la musique d'un asne, tan-
tost les voix de trois ou quatre chiens qui se battent, et enfui le cry
de celuy qui, pour esLre mordu par les autres, se va plaignant. Avec
un peigne mis dans sa bouche, il représentoit le son d'un cornet à
boucquin : toutes ces choses si à propos, que ny l'asne, ny les chiens
en leur naïf, ni un homme jouant du cornet à boucquin n'eussent eu
l'avantage sur luy. J'en parle comme celuy qui l'ay veu souventesfois
en ma maison. Mais surtout étoit admirable qu'il parloit quelquefois
d'une voix qu'il tenoit tellement enclose dans son estomac sans ouvrir,
que bien peu, les balevres, à manière qu'estant près devons, s'il vous
appeloit, vous eussiez cru que c'estoit une voix qui venoit de bien loin,
et ainsi ay-je veu quelques miens amis trompés par luy. »
Sans nous arrêter maintenant ni à Louis Brabant, le valet de
chambre de François l<^'^, ni à Collet, l'Esprit de Montmartre , dont
Tallemant des Réaux a raconté quelques-uns des bons tours ^, ni
même à son quasi - contemporain Verdelet, « aveugle et joueur de
musette, engastrimythe et ventriloque, qui amusa et étonna les ba-
dauds tant qu'il voulut 3, » ni davantage au comte de Saint- Germain,
1 Le Ventriloque ou V Engastrimythe , 1772; II» partie, in-12.
2 Édition P. Paris, in-S», t. V, p. 94-96.
3 Bernier, Anti-Menagiana, 1693, in-12.
KSCAMOTKURS ET DKVFNS
273
à l'épiciei" Saint- Gilles ' et à dix autres, nous nous bornerons à
mentionner, antérieurement àThiémet et à Fitz- James, l'homme ven-
triloque qui est désigné dans les Mémoires manuscrits de Francœur
comme payant une redevance annuelle de quarante livres à l'Opéra,
et la Poupée parlante produite à Paris en 1783. C'était évidemment
par la ventriloquie que s'expliquait ce dernier prodige, qui intii"^ua
frf. e/tnv'cj rti'
Le ventriloque au café Borel, d'après une estampe du temps.
tant les Parisiens. On n'en douta plus, en voyant l'année suivante
l'auteur produire un ventriloque octogénaire, qui, prenant l'automate
* On raconte quelques anecdotes curieuses sur cet épicier de Sainl-Germain-en-Laye. Un
jour, dit Caslil-Blaze {Molière musicien, t. I, p. 280), il entre dans le réfectoire des corde-
liers de cette ville, et dit en jetant sa grosse voix sur une statue de saint François : <> Il
vaudrait mieux prier. » Aussitôt les révérends pères, conslernés, quittent la table et courent
à l'église. — <• M. de Saint-Gilles, écrit l'abbé de la Chapelle, me fit entrer dans une petite
chambre au rez-de-chaussée, que l'on appelle, je crois, arrière- boutique; el chacun de
nous occupa un coin d'une petite cheminée qui nous chauffait; une table à côté de nous.
Nous étions seuls. Mes yeux ne quittaient pas son visage, que je vis presque toujours en
face. 11 y avait près d'une demi-heure qu'il me racontait des scènes très comiques causées par
son talent de ventriloque, lorsque, dans un moment de silence de sa part el de distraction
de la mienne , je m'entendis appeler très distinctement : « Monsieur de la Chapelle! » mais de
si loin et avec un son de voix si étrange, que toutes mes entrailles en furent émues.— « Vous
venez, lui dis -je, de me parler en ventriloque? « 11 ne me répondit que par un sourire;
mais, dans le même temps que je lui montrais la direction de la voix, je m'entendis dire bien
distinctement, avec le même caractère et le même timbre : « Ce n'est pas de ce côté -là ! <>
Et alors la voix me parut partir d'un coin de la chambre, comme si elle fût venue de la
terre même. » — Saint- Gilles fut examiné par les commissaires de l'Académie des science»,
et mandé dans le sein de l'Académie elle-même, le 22 décembre 1770.
18
274 1>E VIEUX PARIS
dans ses bras et le berçant comme un enfant, entretenait avec lui un
dialogue auquel on se fût mépris '.
Le comédien Lécluse possédait aussi en ce genre un talent distin-
gué, qu'il utilisa d'abord à la foire, puis dans la salle élevée par lui,
en 1779, au coin des rues de Bondy et de Lancry. Grâce à ce ta-
lent et à son art d'imitation, il pouvait reproduire, de manière à faire
une illusion complète, les bruits les plus divers et les plus bizarres :
celui d'un forgeron battant son fer sur l'enclume, d'un postillon fai-
sant claquer son fouet, du rouet d'une fileuse, et dix autres pareils,
sans parler de tous les cris de Paris. Tant de talents, joints à une
verve naturelle qui lui permettait d'arranger ses imitations en petites
scènes de comédie, ne l'enrichirent pas, et, après avoir à diverses
reprises touché à la fortune, le pauvre ventriloque, criblé de dettes,
dut vendre son théâtre.
ïhiémet, le bouffon par excellence, l'homme aux imitations d'une
vérité et d'une verve prodigieuses, faisait le principal ornement des
fûtes données par Wentsell, sous le Directoire, dans le pavillon de
l'Échiquier, et les chroniques de la fin du siècle ne tarissent pas sur
ses talents de farceur et d'amuseur. Quand il jouait à lui seul la
Chasse du moulin, V Arracheur de dents et surtout les Moines gour-
mayids, il eût déridé lord Spleen en personne ^ C'était à la fois un
venirilotpie, un grimacier et un mystificateur de première force, et
le premier de ces talents lui aidait beaucoup à exercer le dernier. Le
valet de chambre de Napoléon I^r^ Constant, raconte dans ses Mémoires
(ju'au retour de l'expédition d'Egypte plusieurs grands personnages,
cnli'e autres Eugène de Beauharnais, se plaisaient à faire venir Thié-
met à leur table, pour mystifier les convives à l'aide de ses exercices
de ventriloquie, et il rapporte en particulier une scène de dispute
comique engagée par lui avec Dugazon, où il jouait le rôle d'un bègue
et d'un sourd ^
Thiémet était l'oncle et le parrain de Gavarni , auquel il avait légué
quelque chose de son comique à froid. Le célèbre artiste a raconté
aux frères de Concourt que, lorsqu'on le baptisa à l'âge de trois ans,
Thiémet dérida jusqu'au curé de Saint- Nicolas en imitant les vagis-
sements d'un filleul de six semaines, tant il était incapable de se
défendre contre le besoin de mystifier * !
' Mémoires secrets , t. XXIV, p. 231 ; t. XXV, p. 182. Cet exercice de l'homme à la poupée
s'élail i)erpétué au café des Aveugles jusqu'à sa fermeture, il y a quelques années.
2 Ilcnrion, Encore un tableau de Paris, ch. xxiii. — E. et J. de Concourt, la Société sous
le Directoire, p. 145.
3 Mémoires de Constant, t. I, p. 118.
■î Gavarni, par E. et J. de Concourt, ch. i, p. 4-S, 1873, in-S".
ESCAMOTEURS ET DEVINS
275
Ne faut- il pas aussi ranger parmi les ventriloques M"" Vuniquc et
incomparable Joséphine^ comme elle s'appelait elle-même avec un
juste sentiment de ses propres mérites, qui avait reçu de la Provi-
dence le talent naturel d'imiter «: tous les instruments à vent et orga-
nisés, serinettes et rossignols >>? Mais nous craindrions de rabaisser
ce génie universel, qui se qualifiait dans ses prospectus a première
artiste académicienne de France, auteur, vérificateur et professeur de
tous les genres d'écriture », et, entre autres talents divers, avait
celui d'exécuter « à main levée, des deux mains à la fois, d'un doigt
de chaque main, à poing fermé, renversé du coude, de la main
gauche et sans voir, les traits les plus corrects ».
Personne n'a poussé plus loin que Fitz- James, (jui se prétendait
fils d'un grand seigneur, et qui eut l'honneur de se faire tuer, le
30 mars 1814, sur les buttes Montmartre, en défendant Paris contre
les cosaques, le singulier don de produire par la voix une illusion
complète et absolue. 11 en abusait en société, tantôt pour faire croire
à la présence d'un individu renfermé dans la cheminée et se sauvant
sur les toits, tantôt pour lier une conversation mystérieuse et pour-
tant animée avec un voleur caché sous le lit ou sous la table. La vérih'
était si parfaite que ceux mêmes qui le connaissaient s'y laissaient
toujours prendre, et (ju'on envoya plus d'une fois chercher hi garde
pour arrêter les prétendus voleurs. Dans ces sortes de scènes, on
n'apercevait même pas le mouvement de ses lèvres. Sur le théâtre do
Robertson, ses principaux exercices, qu'il exécutait habiluellemoiit
derrière un paravent pour mieux duper l'oreille, étaient ceux du den-
tiste arrachant successivement toutes les dents saines au lieu de la
dent gâtée ; d'une quei'ello entre quatre ou cin({ personnes ; du malade;
du couvent, où les spectateurs entendaient, de la manière la plus dis-
tincte et la plus surprenante, le tintement de la cloche, le son i\o
l'orgue, le chant des chœurs; du comité révolutionnaire, où il imi-
tait à lui seul cinq ou six orateurs, le bruit des pas, des discussions
et des clameurs du peuple assemblé '.
Borel, son élève, atteignit presque à sa célébrité. Sous l'empire,
Fitz- James et Borel étaient tous deux propriétaires, au Palais-Royal,
le premier dans la galerie de Virginie, le second dans un des caveaux
de la galerie de Valois, de cafés portant leur nom, où ils attiraient
beaucoup de monde, surtout des provinciaux et des étrangers. Sur le
théâtre lilliputien qui s'élevait au fond de son café et où l'on ne pou-
vait se tenir debout sans toucher les frises, Fitz- James jouait de
* Robertson, Mémoires, l. I, ch. xv. ~ Lellres sur Paris, Heidelberg, 1809, p. 82-8'i.
276 LE VIEUX PARIS
petites scènes élémentaires et d'un comique plus facile que profond ,
qui commençaient invariablement par une allocution burlesque au
public, se poursuivaient par un chant de même nature, exécuté avec
un compère dont le fausset aigu répondait à sa basse-taille, et s'ache-
vaient par les scènes de ventriloquie. Il savait également décomposer
son visage et prendre le masque qu'il voulait.
Sous le Directoire il était de mode d'aller se faire mystifier au café
Borel. On y amenait un ami, dont on donnait secrètement le nom et
l'adresse au comptoir. Un instant après, Borel descendait, agitant une
sonnette et demandant à haute voix s'il ne se trouvait pas un mon-
sieur de tel endroit parmi les assistants. L'interpellé, naturellement,
se levait, et Borel lui annonçait qu'un individu, porteur d'une lettre
à son adresse, le priait de monter. Mais au môme moment une voix
criait par le soupirail : « Ne vous dérangez pas, je suis très pressé, et
je vais vous jeter la lettre. Tendez votre chapeau. » Le malheureux
mystifié obéissait à l'injonction, tendait son chapeau et ne recevait
l'ien. Il montait ensuite dans la galerie et n'apercevait personne. Ces
scènes eurent quelquefois des dénouements presque tragiques, et la
police lit fermer le café ^
Après eux vint Comte, qui n'était pas seulement un ventriloque,
mais aussi un physicien et un escamoteur de première volée. On sait
qu'il finit par organiser un théâtre, où à ses tours de passe -passe et
à ses apparitions fantasmagoriques il joignait la représentation de
pièces enfantines. Ce personnage, dans les diverses péripéties de sa
carrière aussi longue qu'accidentée, mériterait de nous arrêter quelque
temps. Chacun de ses voyages en province ou à l'étranger était mar-
qué par une scène de mystification, où son rare talent de ventri-
loque jouait un grand rôle, et qu'il faisait servir adroitement de
réclame à ses représentations. Comte était né à Genève, d'un père
français, en 1788. Il arriva à Paris pour la première fois en 1809;
mais la place était prise par Olivier, Borel, Fitz- James, et il n'obtint
d'abord aucun succès. Il alla se perfectionner en province et revint
en 1814. Il fonda alors un théâtre dans un caveau de Vhôtel des fermes,
rue de Grenelle-Saint-Honoré, qui avait été occupé avant lui par Bien-
venu et Olivier.
Après plusieurs déménagements successifs. Comte alla s'inslaller
au passage Clioiseul, où il créa définitivement, en 18!25, son théâtre
des Jeunes -Élèves, un des plus aimables souvenirs de notre enfance,
remplacé depuis par le théâtre des Bouffes -Parisiens, qui ne s'a-
1 A Simon , dans le Bulletin français.
ESCAMOTEURS ET DEVINS
277
dresse qu'aux grandes personnes. Le père Comte, (jui avait été décoré
par le gouvernement de Juillet, se retira en 1834, et mourut cinq
ans après.
III
Le théâtre de la rue de (Irenelle, fondé d'abord par Comte, devint
un réservoir inépuisable de tours et de jongleries de toute sorte, et
JVfîr
Jacques de Falaise, d'après le Bon genre, n» 93.
ce fui là qu'on vit, en 181G, ce prodigieux Jacques de Falaise, qui
fit oublier bien vite les jongleurs indiens dont Paris pleurait le départ.
Jacques de Falaise avalait une épée de dix-huit pouces de long, sans
faire plus de grimaces que si c'eût été du macaroni, des noix intactes
avec leurs coques, un fourneau de pipe, un gros moineau vivant, une
souris blanche, et terminait par un serpent vivant. Les plaisants
faisaient courir le bruit qu'il devait avaler un chat pour chercher
la souris dans son estomac, et que, si le chat tardait trop à revenir,
il avait un chien tout prêt pour l'aller prendre et le rapporter.
Une mention également à VHomme insensible, ou, comme l'appelle
V Ermite de la Chaussée d'Antin (l, 311) qui ne l'a pas oublié parmi
les curiosités de Paris sous l'Empire, à VHomme incompréhensible ,
si toutefois ces deux portraits se rapportent bien au même original.
278 l^K VIEUX l'ARlS
L'Homme incompréhensible, après avoir longtemps avalé des cailloux,
se nourrit ensuite de baguettes de vingt -huit pouces de long, qu'il
enfonçait tout entières dans son estomac. L'Homme insensible s'in-
troduisait dans l'œsophage une perche tlexible qui devait pénétrer
jusqu'à Yultima Tlnile de ses intestins, et même y décrire une courbe,
car, à en croire Gouriet, elle était plus longue que le coffre de cet
étonnant personnage. Pour seconde expérience, il se traversait la
joue avec une épingle, la recourbait en dehors de manière à en for-
mer un crochet, auquel il suspendait une montre. Enfm il prenait et
gardait dans ses mains une barre de fer rougie au feu devant les
spectateurs. L'Académie de médecine ne dédaigna pas de s'occuper
de ce phénomène, auquel le Journal des A^is surtout lit une sorte de
célébrité.
Ne serait-ce pas le môme que l'Espagnol Lionetto, plus générale-
ment connu sous le nom de Y Homme incombustible, qui, non con-
tent de se passer un fer rouge sur le talon et la pointe du pied, allait
jus({u'à se le passer sur la langue, où il plaçait également un peu de
plomb fondu qu'il maniait avec ses doigts, et jusqu'à boire une cuil-
lerée d'hu'fle bouillante. La science a donné l'explication très natu-
l'elle de ces phénomènes magiques, et les exercices de Lionetto ne
ilirent pas étrangers aux recherches et aux premières découvertes
sur les moyens de rendre la peau insensible à l'action de la chaleur.
M. Boutigny (d'Évreux) a prouvé de la manière la plus concluante
la vérité de sa découverte en plaçant sa main droite sous un jet de
fonte Hquide, et la gauche dans une cuve pleine de bronze incan-
descent. Une autre fois môme , il se plongea tout entier dans
une fosse remplie de fonte ardente , et sortit intact de ce bain
infernal, qui eût fait jadis et ferait peut-être encore la fortune d'un
cliarlatan.
On avait déjà vu à Paris, au siècle précédent, le charlatan Gaspard
Toulon se frotter les mains avec du plomb fondu, et, dès le xyip siècle,
un autre Homme insensible marcher sur des barres de fer toutes
rouges, avaler de l'huile bouillante, se faire couler de la cire d'Es-
pagne fondue sur la main et sur la langue, sans en être plus ému
que si c'était de l'eau. M^c de Sévigné en parle dans sa lettre du
30 juin 1680 à Mme de Grignan, en lui racontant qu'elle a vu imiter
tous ces prodiges par un ancien laquais de M. de Coulanges, qui l'est
venu visiter aux Rochers. Kotzebue en vit également un en 1804, qui
aspirait un grand trait d'huile bouillante et s'en rinçait la bouche,
comme si c'eût été de l'eau fraîche, avant de la rejeter, puis employait
le reste de cette huile à se laver les bras , le visage et les yeux ; après
ESCAMOTEURS ET DEVINS " 279
quoi, il se promenait pieds nus sur des l)arres de fer rouge, qu'il
léchait pour dernier exercice.
Les physiciens Miette et Maillot, sous le premier empire, attiraient
la foule à leurs cahinets amhulants de la rue Madame et des houle-
vards. Le nom de Miette surtout, ou du Dragon de Paris, comme il
s'appelait et comme on l'appelait, mériterait à lui seul les honneurs
d'un chapitre : c'est un des plus glorieux que puisse revendi([uer
l'histoire des artistes en plein vent. De père en fils et de frère en
frère, la famille Miette a réi^né \nvii d'un demi-siècle dans les rues
de Paris. Le dernier des Miette, l'un des sept fils du Dragon de
Paris, a exercé pendant vingt- cinq ans sur le quai des Augustins,
où il arrivait régulièrement clia({ue jour dès que cinq heures son-
naient à riiorloge de la Vallée. Inventeur de la poudre persane pour
nettoyer la boehe, blanchir les dents et corriger la mauvaise haleine,
« toutefois et quantes, ajoutait l'inventeur, la mauvaise haleine n'est
point le produit de la putréfaction de l'estomac, » sans préjudice
de divers autres produits merveilleux qu'il vendait tous au prix
de deux sous, Miette émaillait sa harangue de tours de gohelels [)Oui'
pousser à la vente; il tuait et ressuscitait un lapin, pilait une montre
et coupait un mouchoir en quatre, pour les remettre ensuite dans
leur état primitif, faisait pondre une douzaine d'œufs à son sac d
malices, etc. etc. ; mais son adresse de prestidigitateur faisait tort à
son éloquence d'empirique, et il se pressait plus d'admirateurs (jue d'a-
cheteurs autour de sa table. « Messieurs, déclarait Miette de sa voix
insinuante, je ne vous dirai pas que je suis élève de M"° Lenorinand :
Mi'c Lenormand n'a jamais fait d'élèves. Je ne vous dirai pas (pie je
suis le gendre ou le successeur du célèbre Moreau : mossieu Moreau
n'a jamais eu de gendre ni de successeur. — Mais (pi'es-tu donc
alors? — Messieurs, je n'emprunte mon nom à personne : je suis
Miette. Feu mon père était escamoteur, mon frère était escamoteui',
je suis escamoteur'. » J'aime cette noble et laconique fierté d'un
saltimbanque indépendant, qui se!it ce qu'il vaut, et qui a conscience
de la gloire acquise à son nom par de longues années d'exercice dans
les rues de Paris.
Miette avait un émule, «pi'on appelait l'Esprit, — émule sur tous
les points, comme escamoteur et comme empirique. L'Esprit, aussi
maigre que l'indiquait son nom , et toujours vêtu d'une veste de hus-
sard trop courte, faisait des tours de passe -passe pour arriver à
vendre ses petits paquets de poudre vermifuge, et il s'engageait à
» Texier, Tableau de Paris, 1, 252. — Champûeiiry, les Excenlriques.
280
LE VIEUX PARIS
changer sa muscade en autruche dès que sa provision serait épuisée ;
mais, hélas! elle ne s'épuisait jamais.
Le piquant historiographe des personnages célèbres dans les rues
de Paris, Gouriet, nous présente encore quelques physionomies dignes
de mention parmi celles qui charmaient les badauds, en 1811, lors-
qu'il éci'ivait son livre. Il y avait, par exemple, des tireurs de cartes,
comme Gomard et comme ce sorcier du Pont -Neuf qui combinait la
divination par l'eau avec la divination par les cartes, c'est-à-dire, en
L'escamoteur du Château -d'Eau, d'après les Tableaux de Paris, de Marlet.
termes techniques, l'hydromancie avec la cartomancie. Le Devin du
Pont- Neuf était un vieillard déjà courbé, un ancien des âges, qui
semblait avoir conversé avec Paracelse et Agrippa. Sur la petite table
placée devant lui s'alignaient plusieurs vases remplis d'une eau trans-
parente. Ceux qui le consultaient prenaient au hasard quelques cartes
dans le jeu qu'il leur présentait; le Devin alors lisait dans l'eau lim-
pide les cartes que vous aviez prises et les événements que vous
réservait l'avenir. Il y avait encore V Aveugle du bonheur, qui, tout
le jour, courait Paris et les quais adjacents dans sa petite voiture,
désignée de loin au regard par une image de la Fortune debout sur
la roue du Destin. Il disait la bonne aventure, et délivrait des billets
de loterie à l'aide d'un mécanisme ingénieux, où la roue du Destin
jouait admirablement son rùle. Après avoir été longtemps une des
curiosités de Paris, l'Aveugle du bonheur, égaré par une passion
ESCAMOTEURS ET DEVINS
281
violente pour la jeune fille ({m traînait sa petite voiture, tenta de la
faire périr parce qu'elle en aimait un autre, et monta sur lecha-
faud : dénouement tragique qu'il n'avait point su prévoir, lui qui
disait si bien la bonne aventure aux autres. Kotzebue n'a pas dédai-
gné de s'en occuper assez longuement dans le récit de son voyage à
Paris en 1804, et Gouriet lui a consacré dans sa galerie une notice
qu'il eût dû faire plus longue.
Je ne veux pas non plus oubliei- le bàtonnisle, en même temps
Un prédécesseur des bâtonnistes du xix» sièrle. — Le joueur de baguettes ,
d'après le Bon genre, n° 92.
marcJiand de billets de loterie, — artiste au poignet agile et au coup
d'œil sûr, qui, en faisant le moulinet avec son bâton, enlevait déli-
catement une petite pièce de monnaie placée en équilibre sur le nez
d'un enfant; ni M. Préjean, personnage vénérable à cheveux blancs
et tout de noir habillé, comme un parfait notaire, qui jonglait dans
la perfection avec des boules d'ivoire. La supériorité de Préjean dans
ce noble exercice, que le capitaine Cook vit pratiquer à Tongataboo
lorsqu'il y aborda pour la première fois, était si bien connue, que
le gouvernement impérial l'employait dans la plupart de ses fêtes,
comme un élément de réjouissance publique. Préjean occupait d'or-
dinaire un des bosquets des Champs- Hllysées, avec le grimacier dont
les contorsions phénoménales amusaient la populace.
L'Italien Bosco, né à Turin en 1793, est venu <à diverses reprises
exécuter à Paris des tours merveilleux, auxquels son costume de
velours brodé d'or, sa figure grassouillette et joviale, son intarissable
282 LK VIEUX PARIS
faconde et son accent italien donnaient nn grand charme de plus.
Bosco aimait fort la réclame, et à chacune de ses visites le hruit de
ses tours courait les journaux tout autant que les hons mots du cor-
niste Vivier. C'était le plus cosmopolite et le plus vagahond des esca-
moteurs : il est mort à Dresde en 1802, laissant un hls qui n'a pas
atteint à l'illustration paternelle.
De nos jours, l'art du -physicien a fait de nouveaux progrès. Rohert
Iloudin, dont le nom est resté proverhial, n'a certainement jamais
été dépassé par aucun prestidigitateur. C'est en 1845 qu'il avait
ouvert au Palais -lloyal son petit théâtre des Soirées fantastiques,
qu'il transporta par la suite sur le boulevard des Italiens, et où se
sont succédé après lui, — quand, en 185G, il fut envoyé chez les
Arabes par le gouvernement pour détruire leurs illusions sur les
miracles de leurs marabouts, — son beau -frère llamilton, puis
M. Lahire, dit Clcverman, Brunet et Robert Houdin fils. Robert
Uoudin a inauguré dans son théâtre l'habilude d'opérer en habit
noir, sans aucun prestige de costume et sans aucun trompe-l'œil. 11
a écrit des Mémoires, comme Ro])ertson, et laissé divers écrits sur
son art.
En 18Gi', deux enchanteurs chinois, Arr-IIée et Sam-TIumg, don-
nèrent au cirque Napoléon une série de représentations très courues.
Ils commençaient par jongler avec des boules de cuivre, en portant
dans cet exercice une agilité, une adresse et une précision extraordi-
naires. Puis Sam-IIumg avalait devant le public une quantité énorme
d'étoupes enllammées, qui lui sortaient ensuite de la bouche avec des
torrents de fumée, métamorphosées en quatre cents mètres de ruban
blanc, deux cents mètres de ruban bleu, deux cents de ruban rose,
un grand et gros cierge allumé, plus un canard qui se mettait à
courir dans l'enceinte du cirque.
p]n énumérant les plus célèJjres escamoteurs, n'oublions pas Alfred
de Caston, l^obin, dont le théâtre du boulevard du Temple et les
tours de prestidigitation scientifique eurent un grand succès sous le
second empire; le docteur E|)stein, qui faillit être victime, en 1869,
d'une de ses expériences, et reçut en pleine poitrine une baguette
de hisil qu'on avait oublié de retirer du canon avant de le viser.
Parmi les j)restidigitateurs d'un plus haut vol, qu'on eût offensés
grièvement en les traitant d'escamoteurs et qui se prétendaient en
comnmnication avec le monde des esi)rits, comment ouljlier le célèbre
médium américain, ou plutôt écossais, — car il était né à Édim-
bour-g et n'était passé en Amérique qu'à l'âge de neuf ans, — Dun-
glas Home? En 1856 et 1857, Home remplit Paris et la France du
ESCAMOTEURS ET DEVINS 283
l)ruil dos prodiges qu'il opcruit, ou plutôt qui s'opéraient par son
intermédiaiie ; car il se prétendait purement passif dans ces faits
extraordinaires. Il s'était déjà fait connaître depuis plusieurs années
aux Etats-Unis, en Angleten-e et en Italie, par les manifestations
auxquelles il servait d'instruments, lorsqu'il arriva à Paris pour la
première fois, au mois de juin 185G, et presque aussitôt la cliionifpie
commença à s'occuper de lui. Home ne donnait pas de séances
publiques et payantes, comme un charlatan vulgaire ; il oi)éi"ait dans
les salons, dans les châteaux, chez des amis, pi'es({uc toujours du
grand monde, et, depuis Cagliostro, jamais thaumaturge n'avait pas-
sionné à ce point la curiosité et l'imagination. Il fut même i>résent('
aux Tuileries et chez les plus hauts personnages de la cour, où il
produisit des phénomènes merveilleux. D'après ses adeptes. Home
ne se bornait pas à mettre des tables en mouvement par l'imposition
des mains et à converser avec elles, à évoquer et à intei'rogei' les
esprits, à les faire répondre et même écrire; non seulement les
sonnettes s'agitaient et des frappements mystérieux se produisaient
autour de lui, lorsqu'il était en possession de sa puissance, mais il
opérait des cures instantanées, il rendait les es[»rits visibles, il était
soulevé en l'air, et des femmes s'évanouissaient de terreui- devant ses
expériences.
Après un séjour de quelques mois, il disi)arut subitement, et les
bruits les plus contradictoires circulèrent sur les causes de ce brusque
départ. Mais il revint en 1857, comme pour les démentir. Cette fois,
la curiosité était déjà un peu émoussée, et l'on s'occupa moins de
lui ^ Il faut se rapporter aux journaux du temps si l'on veut savoir à
quel point il absorbait l'attention. Beaucoup crurent en lui ; d'autres
s'acharnèrent à trouver des explications, souvent bizarres et inadmis-
sibles : on s'accorda généralement à le considérer comme un mystifi-
cateur sérieux, qui avait poussé fort loin l'art de la prestidigitation.
Après avoir paru vouloir remuer le monde. Home avait si bien sombré
dans l'oubli, que lorsqu'il est mort à Paris, en juin 188G, dix per-
sonnes à peine ont suivi son cercueil.
En 1865, les frères Davenport, Américains, vinrent renouveler
chez nous , mais dans un cadre restreint et sans crainte de se
donner en spectacle comme de simples escamoteurs , les miracles
de Home. Eux aussi se prétendaient doués d'un pouvoir surnaturel
et en rapports directs avec les esprits. Nous nous arrêterons un
peu plus longuement à ces prétendus médiums, en raison du tapage
' Voyez Dunglas Home, Révélalions sur ma vie surnalurellc, 1864, ch. v-vii.
284 LE VIEUX PARIS
que fit leur armoire mystérieuse et du caractère théâtral de leur
exhibition.
Après avoir obtenu d'éclatants succès en Angleterre et, dit la
légende, accompli des prodiges au château de Gennevilliers, ils arri-
vèrent, au mois de septembre 1865, à Paris, où devait expirer leur
prestige. Dès leur première soirée publique, le 14 septembre, ils se
heurtèrent contre une incrédulité tellement bruyante, que le commis-
saire de police dut faire évacuer la salle. Un ingénieur impétueux, se
précipitant vers l'armoire dans laquelle ils étaient liés, avait brisé la
planche qui leur servait de banc, prétendant qu'elle était à bascule,
ce qui leur permettait de se détacher. Sans comprendre au juste, le
public s'était mis à siffler et à bafouer les frères Davenport. Ils conti-
nuèrent néanmoins leurs séances, lorsqu'il eut été reconnu que cette
prétendue explication n'exphquait rien.
Le 22 septembre, j'allai voir les fi'ères Davenport dans leur petit
sanctuaire de la salle Herz. Qu'on me permette de reproduire ici, en
l'abrégeant, le compte rendu détaillé ({ue j'envoyai alors, au sortir de
la séance, à un journal étranger.
L'armoire mystérieuse occupe le fond de la salle, adossée à la
muraille, et je puis, comme tout le monde, l'examiner à loisir. C'est
un meuble de huit à dix pieds de large sur trois pieds de profondeur
environ, garni à l'intérieur d'un banc qui en fait le tour. Elle repose
sur trois tréteaux. Elle a trois portes, dont chacune se compose de
plusieurs replis assujettis par des crochets et des verrous mobiles;
celle du milieu est percée, dans sa partie supérieure, d'une ouver-
ture en losange, recouverte en dedans d'une étoffe de drap noir. Il y
a sur le plancher un tapis, qu'on peut soulever à son aise. Les cloi-
sons sont minces, et ne permettent pas de supposer la moindre com-
munication avec le dehors : ce n'est évidemment pas là qu'il hiû
chercher le truc.
A terre gisent les cordes : j'en compte neuf bouts, de longueur
et de grosseur inégales. Sur le ])anc du centre reposent un cornet
en cuivre, deux sonnettes, deux guitares, un violon, un tamliour
de basque.
MM. Ira et Wilham Davenport font leur entrée sans aucune espèce
de solennité : la musique manque au spectacle. Ce sont deux jeunes
gens, l'un de vingt-six, l'autre de vingt-quatre ans, en habits noirs,
comme des gentlemen. Ils sont maigres et se ressemblent fort. Ils
ont l'air bénin, presque timide. Ces messieurs vont s'asseoir sur les
bancs de l'armoire mystérieuse, et deux commissaires, tirés au sort
KSCAMOTEURS KT DEVINS 28"»
dans l'assistance, les lient de leur mieux, en passant les cordes par
les trous pratiqués dans le banc. Les bras et les mains sont enchaî-
nés aussi bien que le corps. On ferme les portes, et, avant même que
celle du milieu ne soit poussée, le cornet de cuivre, placé sur le banc,
saute dans la salle. On i"ouvi-e les portes précipitamment ; les deux
médiums sont toujours enchaînés.
Ce tour se renouvelle cinq ou six fois de suite. Je ne tarde pas à
remarquer une chose : bien que les deux commissaires se tiennent
près de l'armoire, ce ne sont pas eux qui ferment les portes; toutes
les fois qu'ils s'en approclient, un aide se joint à eux; on les laisse
bien y toucher, mais c'est toujours l'aide qui achève. Quelqu'un en
fait l'observation à haute voix. I/aide, qui ne parle qu'anglais, en
abuse pour ne pas comprendre, et continue de plus belle. La per-
sonne qui sert d'intermédiaire entre MM. Davenport et le public
français assure que cette particularité n'a aucune signification ; que
les commissaires ne peuvent fermer les portes eux-mêmes , parce qu'il
faut tirer en dedans des verrous qu'ils ne sauraient pas mettre. Mais
pourquoi ne pourraient- ils faire tout ce que peut l'aide lui -môme?
Pendant cette discussion, l'expérience va son train, mais toujours
avec le concours de l'aide. Un des connnissaii-es me cunlie qu'il a
voulu fermer la porte, et qu'il a été repoussé par une main mysté-
rieuse. Il y a là pkisieurs messieurs qui pai'aissent convaincus que
c'est la main d'un esprit, — resj)rit qui comparait tous les jours à
huit heures et demie du soir, sauf les dimanches, moyennant trente
francs par personne, pour faire sauter des cornets, donner des [)ich('-
nettes, enlever des guitares, jouer du tambour de basque, et se livrer
à toute sorte d'exercices de même catégorie.
Après celte premièie séi'ie, on referme l'armoire. Des bruits, des
craquements. Trois minutes se passent, montre en main. Les portes
se rouvrent, et William Davenport apparaît délié, tandis qu'Ira est
toujours captif sous ses cordes. Ira répète ensuite le tour pour son
propre compte. Les portes sont closes derechef, et, api'ès trois nou-
velles miiuites, on les retrouve liés tous deux sur leurs bancs, plus
solidement qu'ils ne l'avaient été par les deux commissaires, mais
d'une autre façon. L'expérience serait plus concluante, s'ils apj)a-
raissaient liés de la même manière. Il n'en coûterait rien de plus aux
esprits, et du moins ils ne laisseraient pas au public la ressoui-ce de
dire (pie ces messieurs ont un procédé pour faire autour de leurs
corps tels ou tels nœuds, mais ceux-là et pas d'autres.
On pourrait ajouter que ïolmaque se déliait et se reliait lui-même
dans un sac, à l'Hippodrome, sans le secours des esprits. Quoi qu'il
286 LE VIEUX PARIS
en soit, ce tour, qui est la base des expériences de MM. Davenport,
est remarquable dans son genre, et je comprends les assistants qui
ont battu des mains , en criant : «: Bravo ! c'est très bien exécuté. »
Si ces messieurs avaient la bonne foi, qui serait en môme temps
de l'habileté, de se présenter comme de simples escamoteurs, nous
serions les premiers à les applaudir, en leur conseillant seulement
une mise en scène plus riche et plus amusante, moins d'amour pour
les ténèbres, et un peu plus de diversité dans les tours. Ce sont des
Ptobert Houdin du nouveau monde, qui, n'ayant qu'un répertoire
peu varié, quoique très remarquable, ont imaginé d'en relever la
saveur en l'attribuant aux esprits.
Nous passons ensuite à l'exercice du concert dans l'armoire. Les
deux médiums, liés, font un sabbat modéré avec les instruments
qu'ils ont sous la main. On remarque que le vacarme ne commence
que deux à trois minutes après la fermeture des portes, et va dimi-
nuant, jusqu'à ce qu'il s'éteigne tout à fait, deux à trois minutes
avant leur réouverture. 11 faut bien que les esprits laissent aux
médiums le temps de se lier et de se délier. Le tapage manque d'en-
train et de furia, et cette partie de la représentation est beaucoup
plus amusante chez Robin.
De temps à autre, passe par la lucarne une main agitant une son-
nette, qu'on peut à peine distinguer dans l'obscurité propice de la
salle; puis un bras décharné, affichant l'intention de simuler un bras
de fantôme, et ressemblant beaucoup à un bras en carton ou en cire.
Un des assistants s'efforce de le happer : après plusieurs tentatives
inutiles, il reçoit sur la tête la sonnette que la main vient de laisser
tomber, et se rejette précipitamment en arrière. C'est ainsi qu'on
décourage les incrédules qui veulent y regarder de trop près.
L'un des commissaires se laisse ensuite enfermer dans l'armoire :
il est assis sur le banc du milieu, une main liée sur l'épaule d'Ira,
l'autre sur le genou de Wilham, tous deux garrottés. Comme les
frères sont aux deux extrémités de l'armoire, le patient a les deux
mains étendues à une assez grande distance de son corps. Tous
les instruments sont empilés sur ses genoux. Les portes fermées,
nous entendons des bruits vagues, un frou-frou de cordes, un fra-
cas de guitares et de violons qu'on tracasse, puis une conversation
à demi-voix, puis de la musique et des tapages divers. Quand on
rouvre, le commissaire est coiffé d'un tambour de basque, et il a la
guitare sur les épaules, entre son cou et la cloison. Invité à s'expli-
quer, il raconte qu'il a senti les instruments voyager autour de lui,
et frôler sa figure. Une main douce lui a caressé les cheveux, on a
ESCAMOTEURS ET DEVINS 287
(léfilit le nœud de sa cravate : s'il avait eu des lunettes, elles n'au-
raient pas manqué, suivant l'usage invariable, de passer sur le nez
d'un des médiums.
Les voix qu'on a entendues sont la sienne et celles d'interlocuteurs
invisibles, (ju'il priait de faire doucement et sans le blesser. Par
malheur, il ne connaît pas la voix des frères Davenport, et n'a pu la
comparer à celle des esprits ; personne ne la connaît, car ils no
parlent pas, ce qui est une grande force: le silence est d'or. D'ail-
leurs, l'éducation de ces médiums serait bien incomplète s'ils n'y
pouvaient joindre au besoin un peu de ventnloquie. 11 n'a senti
remuer aucun des deux frères. Rappelons seulement, sans prétendre
expliquer à fond ce tour vraiment curieux, qu'il avait la main droite
liée sur une épaule de l'un, et la main gauche sur un genou de
l'autre, ce qui, en admettant cette faculté de se délier, ou du moins
de sortir des nœuds, qui est le point de départ nécessaire de toute
explication, laissait libre tout le bas du corps du premier et tout le
haut du second, sans qu'il put rien vérifier par lui-même, puisqu'il
n'avait pas la libre disposition de ses mains.
C'est à ce moment que se place l'expérience de la farine. On rem-
plit de farine les mains des médiums garrottés, et quand on rouvre
l'armoire, leurs liens sont à terre, sans qu'un grain do farine ail
glissé sur leurs habits ou sur le plancher. C'est du moins ainsi on
théorie, et même en pratique dans presque tous les cas; mais il
n'en a pas été tout à fait de môme cette fois. Je vérilio, et jo signale
un petit tas de farine derrière le banc. Il faut bien se résoudre^ à en
convenir, mais on m'explique que ce tas a dû tomber au moment où
on leur mettait la farine dans les mains. Il est fâcheux que personne
ne s'en soit aperçu alors, pour couper court d'avance à tout fàciicux
commentaire.
On passe à la seconde partie de la représentation : Une heure datu^
les ténèbres. Une table est placée au-devant de l'armoire mystérieuse,
séparée du premier rang de spectateurs par une barrière à clairo-
voie. M. William Davenport et leur associé, M. Fay, un Allemand à
bonne figure grasse et placide, s'asseoient de chaque côté et se
laissent attacher, les pieds sur un morceau de papier, où je trace
les contours de leurs bottes avec un crayon. Ira Davenport va se
placer dans l'assistance, près d'un sergent de ville, qui s'assure de sa
personne. Obscurité complète. On recommande le silence, et les spec-
tateurs reçoivent l'ordre d'établir la chaîne des mains. Quelques mi-
nutes se passent; un bruit de cordes se fait entendre, puis tout à coup
je reçois un habit en plein visage. On ralhime. M. Fay est lonjours nlta-
288 LE VIEUX PARIS
ché à sa chaise, mais en manclies de chemise. Je dépose la redingote
sur la table. Nouvelle obscurité. Un certain temps se passe, pendant
lequel j'ai entendu le bruit des cordes et le froissement du drap. Sur
l'invitation du cornac de ces messieurs, j'ordonne à l'habit d'aller sur
le corps de M. Fay. On rallume, et, en effet, le médium apparaît
revêtu de l'habit; mais les cordes qui lui attachent les poignets sont
par-dessous et non par- dessus les manches.
L'aide me pousse du coude et me passe la chandelle pour vérifier
que les pieds sont toujours enfermés dans le contour au crayon, et
que, par conséquent, ces messieurs ' n'ont pas bougé. Je jette un
coup d'œil vague du côté de M. Fay, et un léger cri d'étonnement
me monte à la bouche. J'ai tracé moi -môme le contour, et je sais
bien que chaque papier dépassait par derrière comme par devant :
or en voici un qui ne va maintenant que jusqu'aux talons. Faut-il
croire que, pour masquer les mouvements qu'ils ont faits dans l'ombre,
ils ont retourné leurs papiers en retraçant eux-mêmes un contour de
l'autre côté?
(( Attendez ! »
Je me précipite. Mais déjà ces messieurs ont levé les pieds, et
l'aide a ramassé le papier suspect. Il est décidément très commode
pour eux de ne pas comprendre le français. Enfin, n'insistons pas,
puisque nous n'avons pu vérifier, et tàclions d'étouffer tout soupçon
malséant.
Encore l'obscurité absolue. Quelque chose de supra -mystérieux se
prépare. Je lâche à mi-voix une plaisanterie d'incrédule endurci,
qui fait rire mes voisins, et je sens une main furtive qui passe sur la
mienne en me serrant les doigts; elle a disparu, avant que j'aie pu
la saisir. Simple avertissement des esprits d'avoir à être plus recueilli
et plus convaincu.
On sent circuler comme un souffle de l'autre monde : cet effet -là
n'est pas bien difficile à produire dans l'ombre. Voici un bruit d'in-
strument qui semble se mettre en voyage par les airs. Une guitare
cogne mon chapeau ; pendant que je cherche à la saisir, une main
m'empoigne l'oreille gauche et une touffe de cheveux. En jetant mon
bras droit à la rencontre de la main mystérieuse qui m'a tiré l'oreille,
je donne un coup dans l'œil de mon voisin de derrière, qui pousse
une exclamation de douleur contenue, et se penche aussitôt vers moi
pour me prévenir à l'oreille que ceci n'est pas une plaisanterie, et
qu'il vient d'être touché !
Le fracas se calme; on rallume, et un chapeau blanc apparaît sur
la tal)le. Un monsieur de bonne mine le réclame, et déclare qu'il lui
ESCAMOTEURS ET DEVINS
•289
a été enlevé avec force par une main invisil)le. Le m^Mue monsieiu',
qui semble d'un excellent caractère, se charge de cacheter les cordes
des médiums pour la dernière opération, — soin superflu, et qui
n'empêche nullement les mains de se dégager des nœuds et d'y ren-
trer. Les guitares sont enduites de phosphore, et presque aussitôt on
les voit tracer dans l'air des cercles lumineux et désordonnés. On
nous prévient de ne point faire partir d'allumettes chimiques, sous
L'armoire des frères Davenport, d'après une photograpliie.
peine de malheurs graves, car les guitares tomberaient di'oit sur la
tète des assistants, et pourraient les blesser, comme cela est jusl(>-
ment arrivé la veille, à ce qu'il paraît. T/assemblée est docile, el ne
fait point partir d'allumettes chimiques, mais elle rit aux éclats, en
se garant comme elle peut. Je n'aurais jamais cru qu'une séance d'es-
prits put être aussi gaie. Mais je suis un profane, et l'un de mes voi-
sins, spirite hagard et bientôt mûr pour Charenton, gémit sur mon
incrédulité, qu'il compare à celle de saint Thomas.
Enfin l'une des guitares s'abat sur les genoux d'un spectateur du
deuxième rang, l'autre je ne sais où. On rallume. Applaudissez, Pari-
siens du xixc siècle : la farce est finie, et les acteurs ont bien joué.
I/habile escamoteur M. ITamilton, non loin duquel j'étais assis,
avouait ne rien comprendre à ce truc surprenant du v(»l dt^s gui-
tares, et j'aurais mauvaise grâce à prétendre que j'y comprends
lu
290 LE VIEUX PARIS
quelque chose. Cela n'est pas du tout nécessaire, et je n'ai jamais
rien compris non plus à la bouteille inépuisable de Robert lioudin,
sans me casser la tête pour si peu '.
Voilà, tout au juste, ce que les frères Davenport ont fait dans la
soirée du 22 septembre, sous mes yeux, si je puis employer ici cette
expression qui, vu l'obscurité de la salle, ressemble furieusement à
une métaphore. Il paraît qu'ils en ont fait bien d'autres en Amérique
et en Angleterre: vous pourrez consulter à ce propos, si vous êtes
friand de ce genre de régal, les Phénomènes des frères Davenport ,
un livre écrit par un croyant, le bon docteur Nichols; traduit par
une adepte, M^c Bernard -Derosne, et annoté par un pontife de la
doctrine. La lecture en est divertissante. Il constitue, avec les Révé-
lations de M. Home, les Actes des apôtres du spiritisme. Il vous
démontrera comme quoi les esprits peuvent donner des représenta-
tions publiques, travailler à heure fixe, aller en ville, et comment on
peut baser non seulement une doctrine, mais une rehgion nouvelle,
sur ces manifestations de fantômes que Dieu envoie de l'autre monde
pour convertir les âmes en faisant des niches aux incrédules, en
ouvrant et en promenant des parapluies dans les airs, en vidant des
lits de plume sur la tête des aubergistes, en portant de la vaisselle du
buffet sur la table et de la table sur le buffet, en noircissant les lèvres
et en enlevant les lunettes des spectateurs récalcitrants, en produisant
enfin toutes sortes d'autres phénomènes d'un ordre aussi élevé, et
d'une utilité morale et sociale aussi recommandable.
Bref, l'hostilité du premier jour se changea bien vite en une indif-
férence tellement profonde, que les frères Davenport durent renon-
cer aux vastes espoirs qu'ils avaient fondés sur la curiosité des Pari-
siens et abandonner des séances dont pas une seule n'était parvenue
à remplir leur petite salle d'un public sérieux, ayant payé sa place
au bureau.
Après Home et les frères Davenport, il serait intéressant de pré-
senter au lecteur M. Stuart Cumberland et ses expériences de lecture
dans la pensée, données au Grand-Hôtel en 1884. Mais cette date
toute contemporaine le dérol)e au cadre de notre travail, et nous
(levons laisser à notre successeur le soin d'adjoindre sa figure à la
galerie qui se déroule dans le présent chapitre.
1 On peut voir l'explicalion donnée par Robert Houdin lui-même dans sa Marjie cl physique
amusantes, de ces tours qui furent imités par Robin dans sa petite salle du boulevard du
Temple.
CHAPITRE VIII
MARIONNETTES. — PANTINS. — FIGURES MÉCANIQUES '
OMBRES CHINOISES ET FIGURES DE CIRE «
Beaucoup de gens vont trouver ce sujet bien frivole, et pourtant ce
frivole sujet débute d'une façon très grave.
Les représentations liturgiques de l'Église, qui donnèrent chez nous
naissance au théâtre, furent également, si l'on peut s'expi'imer ainsi,
le berceau des maiionnettes. C'est là qu'on voit apparaître la première
trace de ces figures mobiles de cire ou de bois qui devaient avoir par
la suite des destinées si diverses. 11 est facile de comprendre l'efTet
qu'on en pouvait tirer pour représenter les scènes de l'Évangile, et
particulièrement la passion du Christ, dans les âges heureux où la foi
des fidèles permettait encore l'emploi de ces moyens na'ifs. A défaut
d'autres preuves, cet usage serait suffisamment constaté par les décrets
de certains conciles ou synodes que provoquèrent ses abus. Il subsista
d'ailleurs en France, même bien au delà du moyen âge. A Diepi)e,
dans l'église Saint- Jaccjues, les fêtes de l'Assomption, de Noël et
l'Ascension étaient célébrées par de grandes pantomimes religieuses,
où les statues à ressort et les figures remuées par des fils jouaient un
rôle considérable : Louis XIV et la régente y assistèrent en passant
par cette ville (1&47), et eurent la barbarie d'en ordonner la suppi-es-
sion, au grand désespoir des Dieppois^
C'est dans les processions de la Fête-Dieu et des Rogations, comme
dans celles qu'on avait instituées en souvenir de certains événements
miraculeux, que ces simulacres mobiles, sous forme de mannequins
colossaux, persistèrent le plus longtemps. On connaît la Tarasque de
* M. Ch. Magnin a presque épuisé la partie la plus importante de ce sujet dans sa savante
Histoire des Marionnettes , à laquelle nous empruntons beaucoup de détails de ce chapitre,
en y ajoutant le résultat de nos propres recherches.
* Vitet, Histoire de Dieppe, p. 3u-47.
292 T.E VIEUX PARTS
Tarascon, la Gargouille de Rouen, la Grand'Gueule de Lyon, et
bien d'autres. A Paris, jusque vers 1730, le clergé de Notre-Dame
promena en pompe, durant les Rogations, un immense dragon d'osier
à gueule béante, et sans doute mouvante, qui représentait la bête
monstrueuse tuée jadis par saint Marcel '.
En dehors de l'Église, à peine les premiers rudiments du théâtre
se montrent -ils, qu'on voit également apparaître les marionnettes,
en jrrenant le mot dans son sens le plus étendu. Plusieurs auteurs
du moyen âge y font des allusions évidentes ; quelques auti'es les ont
expressément décrites. Un manuscrit de la bibliothèque de Stras-
bourg, qui remonte à la fin du mi<ï siècle {Hortus deliciarum) , nous
montre dans une miniature un spectacle de marionnettes réduit à sa
plus simple expression. Nul doute que les jongleurs ambulants ne
complétassent souvent par de pareils spectacles leurs séances sous
les porches des églises, sur les places publiques, dans les assemblées
et les foires.
Les figures mobiles se rencontrent çà et là dans les fêtes et mys-
tères doiuiés par la ville de Paris aux entrées des rois el des reines,
par exemple, à celle d'Isabeau de Bavière où, sur l'échafaud de la
porte du Ghàtelet, un grand cerf blanc, mû par un homme caché
dans l'intérieur de son corps, s'échappa d'un bois à l'approche de la
reine et se sauva vers le lit de justice, poursuivi par un aigle et par
un lion, qui étaient sjins doute mus aussi de la môme manière-.
Grâce aux marionnettes, pendant que Paris avait les confrères et
chaque grande ville de province ses troupes locales et indigènes, les
villages eux-mêmes pouvaient jouir du spectacle des mystères.
D'après quelques mazarinades ^, il semble que, vers le milieu du
xvip siècle, les Théatins, appelés d'Italie par le cardinal, étaient
encore, dans l'usage de donner au peuple la représentation de la
Crèche à l'aide de petites figures à ressort. Ils conservèrent assez
longtemps ces habitudes théâtrales, qu'ils avaient sans doute appor-
tées de leur pays. La Bruyère y a fait allusion dans un passage de
ses Caractères K
Au wiiic siècle, cette représentation était passée en d'autres
mains; mais elle avait toujours heu régulièrement, à Noël, sur le
1 ^anvaX , Anliquilés de Paris , t. Il, p. 620,
- On pourrait donner une autre explication; mais celle-ci est la plus plausible el la seule
qui satisfasse, en y regardant de près. Du reste, les machmes s'employaient fréquemment
dans les représentations publiques aux entrées des rois, et les récits des clironiqueurs nous
montrjnl que les machinistes étaient d'une certaine habileté dans leur art.
3 Le Passeport de Mazarln, et surtout la Lettre au cardinal burlesque (1649).
'' De (inelques usncfes. — \^oir aussi L. de Laborde: Le Palais Mazarin . note 161.
MARIONNETTES ET FIOIIHES DE Cl\{E 293
pont de rilùlul-Dicu ; et à Pjuiiies on représentait les soulViances et
la mort du Christ au même endroit'. Qui de nous n'a vu, soit au
fond de la province, soit à Paris, les jours de fêtes publiques, les
restes de ces spectacles primitifs, qui se sont perpétués jusqu'à nous
avec la Passion, le drame de Geneviève de Drahant ou la Tentation
de saint Antoine?
Il se pourrait que le nom de marionnettes vînt de Marie (Mariou),
qui autrefois était souvent figurée dans les céiémonies religieuses par
des statues animées, plutôt que d'un certain Marion, personnage
douteux et plus ou moins légendaire, qui les aurait définitivement
implantées en France sous Charles IX. Quoi qu'il en soit, dès la fin
du xvi<' siècle, on voit les théâtres de marionnettes élai)lis chez nous
et baptisés du nom qui leur restera. Seulement, au lieu d'olïVii- à
cette date la même galerie de figures invaiiables qu'on y retrouve
toujours aujourd'hui à travers les déguisements et les alléralions, ils
avaient emprunté à leur temps des types particulieis, parmi lesipiels
Polichinelle se dessine déjà sous la figure du « l)adin es farce de
France, bossu - ».
Le premier joueur de marionnettes dont l'histoire ait iviueilli le
nom reste aussi jusqu'à présent le plus illustre de tous. On devine
que je parle de Bi'ioché. Voilà le véritable ancêtre du genre. Si Coi-
neille est le fondateur du théâtre français, Ih'ioché peut être consi-
déré comme le créateur du théàti'e des marionnettes.
Il y eut deux Brioché, nous dit Brossette dans son Comme iildirc
sur la F//c Épiire de Boileau. (( Fanchon ou Franrois Urioclié' v\n\[
tils de Jean Brioché, arracheur de dents, (jui est r(\i4ai'd(' comme
l'inventeur des marionnettes, (]uoi(pril n'ait fait ([ue les perfection-
ner. » Il y en eut même plus de deux, comme 0!i poui'ra s'en con-
vaincre en lisant le Dictionnaire critique de hioijraphie et d'histoire
du savant M. Jal. M. Jal a eu l'honneur de débrouiller quch^ue peu
la généalogie confuse de ces personnages illustres dont on avait
retrouvé le vrai nom avant lui '\ mais dont il a établi l'état civil à
l'aide d'un grand nombre d'actes. Nous ne le suivrons pas dans les
détails minutieux de sa notice; (pi'il nous suffise de résumei- très
sommairement le résultat de ses découvertes en disant que le pic-
mier Brioché, celui que Brossette a le tort d'appeler Jean, fut IMerie
Datefin, né en 1507, décédé au Château-Gaillard le 25 septembre 1077,
dans sa cent dixième année, comme le dit en propres termes son
' V. les Afftchen de Paris, des 'i avril et 29 décembre I7i6.
- G. Botichel, 18' srrie.
5 Correspondance lilléraire du 23 octobre 1862.
294 LE VIEUX 1>AH1S
acte d'inhumation, et que ce patriarche du genre eut huit enfants,
parmi lesquels une fille, qui épousa en 1G63 un autre joueur de
marionnettes, Jean-JJaptiste Archambault, et François ou Fanchon,
le plus fameux de tous, qui devait faire oublier son père, — né le
9 septembre 1620, « mort au bout du Pont-Neuf », le 31 mars 1681.
On ne sait d'où leur vient le surnom sous lequel ils sont universelle-
ment connus. Dans un acte de la Cour des Monnaies, nous apprenons
que Pierre Datelin (ou d'Aitelin) avait pignon sur rue et possédait
une maison rue de la Lune; le métier était lucratif, et je ne jurerais
pas que Brioché ne possédât encore d'autres immeubles sur le pavé
de Paris. Il est qualifié dans le môme acte : « joueur des menus
plaisirs du roi, » et dans plusieurs autres, son lils porte le môme
titre, auquel il ajoute celui de « joueur des menus plaisirs de M'' le
Daupliin ». Il allait donner des représentations à la cour « pour
divertir les Enfants de France »: que de titres! que de fonctions!
que d'honneurs! et l'on voit, dans les registres du trésor royal, qu'il
fut mandé en 1669 à Saint- Germain-en-Laye pour amuser le Dau-
phin, et qu'il reçut en rémunération la somme de 1,365 livres.
Ce n'est pas tout. Le père et le hls étaient opérateurs pour les
dents. Ils semblent aussi avoir exécuté des tours de passe-passe et
d'escamotage^, et nous apprenons d'autre part qu'ils vendaient des
drogues et des parfums, dans les entr'actes de leurs représentations.
Par là, ils se rattachaient à la grande famille des charlatans et des
farceurs de la rue. En somme, c'étaient des opérateurs d'une phy-
sionomie particulière, qui employaient des comédiens de bois, au
lieu d'acteurs en chair et en os, et encore n'est -il pas bien sur qu'ils
n'aient pas eu quelquefois recours à ceux-ci. Mais tous leurs autres
litres se sont effacés devant celui de joueurs de marionnettes.
D'autres Brioclié ont également marqué dans l'histoire des marion-
nettes, notamment deux frères puînés de François : l'un, qui portait
le môme nom; l'autre, qui s'appelait Jean, et vécut au moins jusqu'à
la hn du siècle. On voit que ce fut toute une dynastie. Il s'est établi
naturellement une certaine confusion entre eux, et il serait difficile
de dire à quelle époque précise l'un a cédé la place à l'autre, si
même ils n'ont pas exei'cé simultanément. Mais ces questions em-
brouillées n'auraient qu'un intérêt secondaire pour nos lecteurs. Sans
chercher à démêler dans la poussière des manuscrits des vestiges
effcicés et confondus par le temps, tenons -nous -en au personnage
1 Ainsi (ju'un godeno , que do fine manière
Brioclié l'ail sortir hors de sa gibecière.
(Tristan, le Parasite, V, iv.)
MARIONNET^TES ET FIGURES DE ClBE 295
collectif que ces individus d'une même famille composent à eux tous.
Il y a plusieurs Brioché pour les érudits ; il n'y en eut qu'un pour le
peuple, et il n'y en a qu'un non plus pour la postérité : le Brioché
typique et légendaire, célébré par Boileau, Molière et la Fontaine; le
Brioché qui remplit tout le xviie siècle de sa gloire, qui brillait déjà
au Château- Gaillard sous Mazarin, et probablement sous Bichelieu
(peut-être même avait-il débuté sous Henri IV), et qui y était encore
en 1695, comme on le voit dans une pièce adressée par Gacon à
Regnard, après le succès du Joueur, et dont l'allusion ne peut plus
désigner Fanchon, mais désigne sans doute Jean, encore en pleine
activité au mois d'octobre 1696 ^ Cette famille des Brioché est la
souche, le tronc d'où tout part, auquel tout vient se rattaclier. Grâce
à cette succession de père en lils, â la longue carrière de chacun
d'eux au point central occupé par leur théâtre; à leur habileté, â la
foule qu'attiraient chaque jour la souplesse des acteurs, la beauté
des costumes et des décorations, les lazzi de Vimpresario, la variété
et la bonne humeur du répertoire, le nom de Brioché devint en
quelque sorte le nom même du genre, et leurs marionnettes pas-
sèrent en lieu commun.
En 4649, il y avait déjà certainement un Brioclié établi près la
porte de Nesle, non loin du Pont-Neuf, et fort couru du populaire;
on le sait par une mazarinade curieuse : Lettre de PoUchineUe à
Jules Mazarin, où l'on voit aussi ({ue le nom classique do Polichi-
nelle avait enfin pénétré alors dans le petit domaine di'aniatique dont
il ne devait plus sortir. A en juger par une lettre d'ilaniillou -, nu
peu postérieure â cette date, le gaillard avait dès lors celle humeur
naniuoise et facétieuse qui le caractérise encore aujourd'hui. Mais
c'est là à peu près tout ce que nous savons de certain : on ne [>cut
faire que des conjectui'os pour les autres types, et (piant au iH'per-
toire, il a disparu tout entier, et il ne reste pas même un seul lilic
de pièce. Il en est du théâtre de Brioché comme de celui de Thespis :
Etiam periere riiinw.
A défaut de ses pièces, nous i)OUVons du moins reconstituer jusi^i'à
un certain point la physionomie extérieure de ses représenlalions,
grâce surtout â un opuscule du temps, qui renferme quehpies détails
curieux sur notre héros ^ Le personnage principid de son si)ectjicle
était, comme on a pu le deviner d'après ce (jui i)récède, seigneur
Polichinelle, « petit Esope de bois, remuant, tournant, virant, dan-
' Jal, Dictionnaire critique, p. 472.
* Œuvres d'Hamilton (1825), t. I, p. 382.
' Combat de Bergerac avec le singe de Brioché, plaquette publiée vers 1655.
296 l'E VIEUX PARIS
sant, riant, parlant,... hétéroclite marmouset, drolifiquo bossu;»
puis un singe sans pareil, resté célèbre dans l'histoire sous le nom
de Fagotin. L'habitude des montreurs de marionnettes fut toujours
d'avoir un singe, dont les grimaces, les gambades et les sauts par-
dessus un bâton amassaient la foule aux bagatelles de la porte '. (f Ce
singe étoit gros ainsi qu'un pasté d'Amiens, grand comme un petit
homme, bouffon en diable. Brioché l'avoit coiffé d'un vieux vigogne,
dont un plumet cachoit les trous, les fissures, la gomme et la colle;
il lui avoit ceint le col d'une fraise à la Scaramouche ; il lui faisoit
porter un pourpoint à six basques mouvantes, garni de passements
et d'aiguillettes, et lui avoit concédé un baudrier orné d'une lame
sans pointe, » dont il lui avait appris à se servir pour se mettre en
garde et porter quelques bottes. Voilà un maître singe pourtraicturé
de pied en cap, et dont le costume est mieux connu que celui de
Charlemagne. Il en coûtait six l)lancs pour pénétrer dans l'intérieur
de la loge et y jouir du spectacle des marionnettes, que Brioché diri-
geait prestement lui-même, tandis que son compère, comme il se
pratique encore aujourd'hui dans quelques théâtres en plein vent des
Champs-Elysées, accompagnait leurs danses et leurs trémoussements
sur son violon. Les spectateurs se tenaient debout, entassés les uns
sur les autres, au grand prolit des filous-.
On a déjà vu quelle était l'habileté de Brioché; on va le voir encore
pai' l'anecdote suivante, qui, malgré son invraisemblance, offre tous
les caractères de l'authenticité.
Brioché faisait de fréquentes excursions en dehors de son théâtre de
la ])orte de Nesle, ou, comme on désigne plus souvent cet endroit,
du Château - Gaillard ■'. l\ ne se bornait pas alors à faire jouir de son
s[)ectacle récréatif les habitués des foires Saint- Germain et Saint-
Laurent. Un jour, après avoir longtemps amusé Paris et la province,
voulant se faire connaître à l'étranger, il arriva en Suisse, et ouvrit
son théâtre à Soleure, une ville arriérée, qui n'avait jamais ouï par-
ler (le mai'ionnettes. La foule accourut. Mais, à la vue de ces petites
ligures qui marchaient et qui parlaient, l'c-tonnement, puis l'effroi
s'emparent des spectateurs. Le mot de sorcellerie circule bientôt dans
toutes les bouches. Du soupçon à la certitude il n'y avait pas loin en
1 Colletet, le Tracas de Paris en vers burlesques, réimprimé par M. Paul Lacroix dans
son Paris ridicule, p. 200.
' Colletet, le Tracas de Paria.
3 La porte de Nesle fut détruite vers I6i9. On peut voir le Château-Gaillard dans le Ponl-
Xcuf de Pérelle: c'est une maison isolée, à peu près à l'endroit où aboutit aujourd'hui la
rue Guénégaud.
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE
297
pareille matière. On tient conseil, et, après mûre de-libération, on
conclut que notre héros n'est ni plus ni moins qu'un magicien dan-
gereux, courant le monde avec une bande de diablotins. On \c dénonce
au magistrat, qui se hâte de l'appréhender au corps et de le mettre
en prison. Le procès s'instruit ; des témoins sérieux et dignes de foi
attestent avoir ouï jargonner, parlementer et deviseï- des poupées de
Polichinelle, d'nprès Bonnarl.
bois qui ne peuvent avoir été animées que par un secret infernal.
Brioché allait payer de sa vie le tort d'avoir été trop habile dans la
pratique de son art, lorsque, par bonheur, un capitaine aux gardes
suisses, nommé du Mont, arrivé à Soleure pour y faire recrue, voulut
voir le sorcier. Il le reconnut, expliqua la bévue aux magistrats et le
fit remettre en liberté'.
' Combat de Bergerac , déjà cilé. L'abbé d'Arlijrny, Nouveaux Mémoires, t. V, p. 123. Celle
aventure est racontée aussi dans \' Histoire de la musique (mss.) par dom Calliaux. Vers la
même époque, le mécanicien Alix, d'Aix en Provence, fut moin> heureux que Brioché: il
avait inventé un squelette jouant de la guitare qui, malgré toutes ses explicalions, lui valut
bel et bien une condamnation à mort. Il fut pendu, en compagnie du squelette (166i\
puis brûlé en place publique comme sorcier. — V. Bonnet, tlist. de la Musique, p. 82; —
Fétis, Biographie universelle des musiciens.
298 LE VIEUX PARIS
Tel fut à peu près l'unique accident qui troubla l'heureuse carrière
de Brioché. Je me trompe : la mort violente de son cher compagnon
Fagotin, ce singe de bonne race, dont le nom avait fmi par devenir
proverbial, et que Molière et la Fontaine ont immortalisé ', lui porta
un coup plus sensible encore. Nous avons vu que Brioché habillait
Fagotin en homme et lui avait appris à se poser en spadassin : ce fut
ce qui amena sa perte. Cyrano de Bergerac, grand ferrailleur, ayant
un jour engagé bataille avec une troupe de laquais amassée devant le
petit théâtre de la porte de Nesle, qui l'avait insulté au passage, et
voyant ce personnage, vêtu comme ses ennemis, qui faisait mine de
le transpercer, l'embrocha tout net d'un coup de sa terrible flamberge.
Cyrano ne plaisantait pas sur le point d'honneur, et il était myope!
La facétie qui nous raconte cette catastrophe, et qui n'est peut-être
qu'une invention burlesque, nous montre Brioché « larmoyant comme
un veau » sur le cadavre de son ami , qu'il apostrophe des plus pathé-
tiques lamentations. Le lendemain, il se lève altéré de vengeance,
intente procès au coupable et réclame cinquante pistoles de dom-
mages-intérêts. « Bergerac se défendit en Bergerac, c'est-à-dire avec
des écrits facétieux et des paroles grotesques. Il dit au juge qu'il
payeroit Brioché en poète, ou en monnoie de singe; que les espèces
étoient un meuble que Phébus ne connaissoit point. Il jura qu'il apo-
théoseroit la bête morte par une épitaphe apollinique. Sur les raisons
alléguées , Brioché fut débouté de ses prétentions ; on lui défendit
même de laisser vaguer à l'avenir le singe qui succéderoit au défunt,
crainte d'accident ^ »
S'il faut en croire encore le passage déjà cité de Brossette, Brio-
ché, quoi(pi'il eût perfectionné le mécanisme des marionnettes, avait
(Hé dépassé sur ce point par un éti'anger, un Anglais, qui « avoit
tfouvé le secret do les faire mouvoir par des ressorts et sans corde;
mais on pi'éféroit celles de Brioché, à cause des plaisanteries qu'il
leur faisoit dire ». Ce passage est obscur, et le scoliaste de Boileau
aurait eu bien besoin lui-même d'un commentateur.
Il est certain toutefois qu'en 1676 Brioché vit se lever contre lui
un rival redoutable dans la personne d'un nommé la Grille, qui fonda
un théâtre de marionnettes perfectionnées, connu d'abord sous le nom
de Théâtre des Pijgmées, puis sous celui de Théâtre des Bamboches ,
qu'il prit dès l'année suivante. C'était même une concurrence à l'Opéra,
car les Bamboches du sieur la Grille jouaient des pièces ornées de
' Tartuffe, II, m ; — Fables , I, fable vu.
^ Combat de Bergerac , etc.
MARIONNETTES ET EICUMES DE CIHE 299
musique, de machines volantes et de changements à vue, comme
s'exprime le programme d'ouverture. Ces amhitieuses marionnettes,
hautes de (juatre pieds et richement costumées, avaient l'air de chan-
ter elles-mêmes, tant leurs gestes et tous leurs mouvements s'adap-
taient aux voix partant de la coulisse. Il n'est pas l)esoin d'ajouter
qu'elles dansaient à merveille, ce qui a toujours été le talent ])articu-
lier des marionnettes. J^e mécanisme en avait été amélioré de telle
sorte qu'elles produisaient illusion. Elles jouaient des tragi-comédies,
des pastorales, de grandes pièces en musique, et se remuaient sui- la
scène sans qu'on les tînt suspendues'. Ce spectacle attira la foule
pendant environ deux ans dans le (|uartier du Marais du Tem])le;
puis l'omhrageuse jalousie de l'Opéra, toujours en garde contre la
moindre atteinte portée à ses privilèges, en réclama et en ohtint la
suppression. De Visé avait prévu ce dénouement fatal, (piand il écri-
vait dans \e Mercure- : « Celles du Marais se sont déjà perfectionnées;
elles ne dansent })as mal, mais elles chantent trop haut i»our i»ouvoii'
chanter bien longtemps \ »
Les marionnettes allaient souvent donner des rei)résentalions à
domicile. Les petits bourgeois, les commerçants, les provinciaux, les
mandaient chez eux dans les grandes circonstances. Elles étaient de
la ])lupart des fêtes de famille. Dorine dit à Marianne, en lui faisant
le tableau ironique du bonheur tranquille dont elle jiniira dans sa
petite ville, après avoir épousé ^I. Tartuffe :
I.à, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le l)al et la f!:rand'bande, à savoir deux niusetles,
Et parfois Fagotin et les marionnettes.
( Acte il, scène ni.)
Ce sont aussi des marionnettes (juc le Gascon de VAprès-mupé dc>i
auberges y farce de Raymond Poisson, amène à la société de voya-
geurs à laquelle il a eu l'imprudence de i)romellre la comédie. Elles
' M. J. Claretie a trouvé aux Archives et publié dans son volume sur Molière le privi-
lège accordé par le roi à Dominique de Mormandin, écuyer, sieur de la Grille, pour sa
« nouvelle invention de marionnettes, qui ne sont pas seulement d'une grandeur extraordi-
naire, mais mesme représentent des comédies avec des décorations et des iiiaclunes imi-
tant la danse et faisant la voix humaine, lesquelles serviront non seulement de divertisse-
ment au public, mais serviront d'instruction pour la jeunesse ».
- Année 1677, mars, p. 39.
3 V. la lettre écrite par Colbert au lieutenant de police la Reynie, pour faire cesser les em-
piétements des marionnettes, sur la réclamation de Lulli. {Mémoires mss. pour servir à l'his-
loire de l'Académie royale de musique, par Amelot, p. 29.) Ce n'est pas la seule l'ois, à
beaucoup près, que Colbert et l'autorité supérieure aient dû mettre un frein aux prétentions
des marionnettes François Brioché lui-même avait été Iracassé par la police, et il fallut
l'intervention du roi pour le protéger. Correspondance de Colbert, 29 janvier ltî7l.
300 LE VIETîX PARIS
ne se bornaient pas à cette clientèle bourgeoise. Tallemant des Réaiix
nous les montre en exercice à Meudon, chez le duc de Guise, petit- fils
du Balafré \ et nous les avons déjà vues à la cour de Saint- Germain.
Mais c'est la foire qu'on peut considérer comme la vraie patrie des
comédiens de bois. Il est déjà question des marionnettes de la foire
Saint- Germain dans le Frandon de Sorel "^^ qui nous apprend qu'il
en coûtait un sol d'entrée aux amateurs, et l'on peut croire (ju'elles
y avaient précédé tous les autres spectacles. Nous les retrouvons dans
une description de la même foire par Scarron en 1643 '\ et en 1640
le lieutenant civil Aubray leur accordait une autorisation formelle.
Toutefois ce n'est que sur la fin du siècle qu'on y peut constater leur
établissement fixe et définitif. Vers 1086, un célèbre doreur et fabri-
cant de marionnettes, Alexandre Bertrand, conçut l'idée de diriger
lui-même les petites figures qu'il s'était borné jusque-là à tailler
pour les autres. Il loua donc une loge (c'était le terme reçu) dans
l'impasse de la rue des Quatre-Vents , puis, en 1690, s'établit dans
le préau même de la foire Saint- Germain. Mais, ayant voulu renfor-
cer son spectacle, déjà mêlé de sauteries et de danses de corde, en
y adjoignant une troupe d'enfants des deux sexes, il se perdit par
cette tentative ambitieuse, et, sur la plainte des comédiens français,
sa nouvelle loge fut démolie. Bertrand alla cacher sa honte à la foire
Saint-Laurent. En dépit de cet échec, la suppression de la Comédie
italienne, en 1697, réveilla si bien ses prétentions et ses espérances,
(pi'il osa s'établir dans le local abandonné par elle, et qui n'était ni
plus ni moins que l'ancien hôtel de Bourgogne, cet ilhistre berceau
(lu Théàtre-i^'i'ançais. Ainsi, par un coup de fortune qui ne se renou-
vela plus et qui forme comme le point culminant de leur histoire, on
vit les marionnettes s'étaler sur la scène de Corneille et de Racine.
Mais, au bout de quelques jours, un ordre du roi mit hn, par leur
expulsion , à ce triomphe insolent.
La disgrâce de la Comédie italienne avait de tous les côtés donné
l'éveil à l'ambition des comédiens de bois, et c'est surtout à cette
date que se rattache la longue et opiniâtre lutte soutenue contre les
grands théâtres par les spectacles forains. Les entrepreneurs de ces
spectacles n'étaient autorisés que pour les marionnettes et les danses
de corde ; mais ils cherchaient sans cesse à agrandir le cercle de ces
modestes attributions, et l'on sait ce qu'il fallut de temps et d'efforts
' Historiettes, 2' édition , t. VII , p. 119.
- Au moins dans l'édition de 1632 (liv. V], car nous n'avons pu voir la première, qui est
antérieure de dix ans.
'' f^tanccs à Son Altesse Boynle.
MARIONNETTES ET FIGURES r>E C.\\\E 301
pour arrêter leurs empiélemenls. C'est aussi l'époque où, clans un
esprit de vengeance qui s'accordait fort jjien avec leurs intérêts ma-
tériels, les théâtres des comédiens de bois formaient leur ré[)ertoii'e
presque tout entier de parodies des grandes scènes (opéras ou tra-
gédies), parodies généralement fort libres. Pour sauver les apparences,
ces pièces étaient précédées d'un jeu pur et simple de marionnettes,
en guise de lever de rideau.
Après bien des péripéties, Alexandre Bertrand mourut en 17^25, à
peu près ruiné, ne laissant à sa lille Anne et à son lils Nicolas, pour
toute fortune, qu'une réunion de figures de cire servant à représente)-
la Crèche et qu'ils exploitèrent rue de la Bùchcrie, sous le [>assage
servant d'entrée au pont de l'Hôtel- Dieu ^
En 1717, on voit poindre, pour achever Bertrand, le sieur Bienfait,
qui devait acquérir une véritable illustration dans son genre. En I7l!>,
la suppression des théâtres forains laisse le champ libi-e aux seuls
joueurs de maiionnettes, et, dans les années suivantes, tandis ([u'on
apportait toute sorte d'entraves aux autres pièces, les maiionnettes
restent libres de tout dire, et usent de la permission. Bien n'égale,
je ne dis pas seulement la licence graveleuse, mais les libertés sali-
riques qu'elles se permirent. C'était d'ailleurs une constante tiadilion
du genre. Polichinelle fut de tout temps un pei'sonnage narcpiois el
gouailleur, d'allure délibérée, prompt à l'épigramme et intemix'i-ant
dans ses propos. Cet immortel précurseur de M. Mayeux, maligne
incarnation de Jacques Bonhomme, (|ui doit être d'origine gau-
loise, quoi qu'on en ait dit, et que les deux Brioché, en tout cas,
façonnèrent si bien à l'esprit français, a traversé noti'e histoire en
clignant de l'œil d'un air goguenard et en ricanant tout bas, quelipie-
fois tout haut. Aujourd'hui, ne pouvant faire mieux, il se borne à
rosser le commissaire et à narguer l'autorité dans la peisonne des
gendarmes. Jadis il n'était pas très rare qu'il allât plus loin, et le
lieutenant de police dut plus d'une fois réprimer ses excursions témé-
raires à travers les événements du jour. *
Durant la première moitié du xviiie siècle, les marionnettes, non
contentes d'être devenues, dans toute la rigueur du terme, un instru-
ment de mordante critique littéraire, s'élevaient môme jusqu'aux har-
diesses de l'opposition politique, si bien qu'on finit par astreindre les
canevas de leurs pièces à la censure*. Aristophane revivait sur les
' Campardoii , Spectacles de la foire, .irt. Bertrand (Alexandre-Nicolas- Aiiiio).
2 En février 1753, le bruit courut que Polichinelle avait été mis à la Bastille, daii< la per-
sonne de son maître, pour sVtre permis de railler sans vergoene le parlement à la foire
Saint -Germain.
302 I^K VIEUX PAIUS
tréteaux des successeurs de Brioché. 11 en fut ainsi surtout quand
Fuzelier, d'Orneval et le Sage, qui étaient alors dans toute la vigueur
du talent, irrités d'avoir vu refuser à leur protégé Francisque le pri-
vilège de l'Opéra- Comique, qu'ils avaient en quelque sorte créé sur
ses planches, et ne voulant pas se plier aux entraves imposées par
les grands théâtres, prirent le parti de porter leur verve et leur
talent aux marionnettes de la Place. Ils firent peindre au bas du
rideau un Polichinelle avec la devise : « J'en valons bien d'autres. »
Tout Paris s'empressa dans leur loge, et l'une de leurs pièces sur-
tout, Pierrot-Romulus , parodie d'une tragédie de la Motte, eut tant
de succès qu'on la jouait sans interruption de dix heures du matin
à deux heures après minuit, et que même le Régent fit recommencer
un jour la dernière séance pour lui.
Pendant ce temps. Francisque, après avoir essayé des pièces en
monologues, où il n'avait la permission de faire parler qu'un seul
acteur en chair et en os, finissait par recourir lui-même aux marion-
nettes, mais à des marionnettes gigantesques, et Piron, en leur con-
fiant, à la foire Saint- Laurent, des opéras -comiques de sa composi-
tion, augmentait de son nom fameux la petite pléiade des illustres du
genre, auxquels il faut joindre encore Carolet, le plus inépuisable de
tous, et Favart, qui débuta par là, à la foire de 1732.
L'Anglais John Riner, dont le spectacle était situé dans le jeu de
paume de la rue des Fossés-Monsieur- le- Prince, ne doit pas être
oublié parmi les plus célèbres successeurs de Brioché ; non plus que
Fourré et Nicolet père, qui essayèrent, avec quelque succès, de
lutter contre la vogue absorbante de lîienfait, le roi de la partie.
Vers le milieu du xviiie siècle, peut-être par suite de l'introduc-
tion de la censure dans le répertoire des marionnettes, on voit peu
à peu la verve et l'esprit faire place aux elfets matériels et aux sur-
prises de la mécanique. Il en est de ce théâtre absolument comme
des autres, où le plaisir passe des oreihes uux yeux, quand vient la
décadence :
Jam migravit ab aiire voliiptas
Omnis ad incertos oculos et gaudia vana.
Ce fut encore Bienfait qui se distingua le plus dans cette nouvelle
voie, où toutefois quelques-uns de ses rivaux, tels que Prévost et
Levasseur, le suivirent de près, et où plus tard, en pleine révolution,
le théâtre des Pantagoniens se distingua par l'habileté et la variété
de ses transformations. Les loges foraines se mirent à rivaliser avec
les irucs de l'Opéra, et chacune d'elles eut son Servandoni et son
MAHIONNHTTKS KT FIGUHKS Ul- CIHK 303
Vaucanson. De cette époque date le commencement de la lin. Bienfait
lui-même n'eut pas à s'applaudir de son innovation : sa loge, avec
ses appartenances et dépendances, fut saisie et vendue en 1750. Il se
releva néanmoins de ce rude coup, et après lui son fils, qui lui fai-
sait concurrence depuis plusieurs années, reprit sa succession, mais
sans hériter de sa gloire.
Lorsqu'on eut ouvert le boulevard du Temple, les marionnettes
transférèrent leur quartier général sur ce nouveau champ d'asile,
véritable héritier de la Foire. Fourré fils y fit bâtir par Servandoni,
vers 1750, un petit théâtre, où, concurremment avec ses acteurs de
bois, il exploita le genre des pièces à machines, et quatre ans après il
céda sa loge à Nicolet cadet, le plus fameux du nom, qui se transporta,
en 1709, à l'endroit où s'éleva, jusqu'en 1802, le théâtre de la Gaieté.
Nicolet le jeune avait fait une courte et peu fructueuse apparition
vers 1700 dans la salle bâtie par l'arcliitecte Antoine sur la Ijulte de
Montparnasse, et il y avait eu pour successeur, quelques années
après, les marionnettes du sieur Gaudon et C'c, déjà fort avantageu-
sement connues sur les foires. On voulait essayer d'aclialander ces
nouveaux boulevards, mais la tentative de Gaudon ne réussit pas
mieux '. Nicolet fut plus heureux sur le boulevard du Temple. Il eut
un rival redoutable, à partir de 1770, dans les grandes marionnettes
d'Audinot. La célébrité de celui-ci et la vogue extraordinaire du
spectacle auquel il avait donné le nom d'Ambigu-Comique, pour
caractériser la variété de ses amusements, datent surtout de l'époque
où il remplaça ses acteurs de bois par des enfants, et dès lors il
n'appartient plus au cadre de ce chapitre. Mais ce changement ne
se fit pas tout d'un coup : pendant quelque temps Audinot mêla les
deux spectacles, et l'on vit sur la scène de l'Ambigu un Arlequin en
chair et en os, le nain Moreau, donner la réplique à un Polichinelle
de bois, de la même taille que lui; ou bien des personnes placées
dans la coulisse parlaient pour la marionnette, qui faisait les gestes
sur la scène ^
A partir de cette date, les marionnettes, profitant du nouveau
théâtre que venait de leur ouvrir le boulevard du Temple, commencent
à émigrer des foires principales, tout en persévérant à se montrer
dans les autres, et spécialement à la foire Saint-Ovide, qui avait été
de tout temps le séjour favori des baladins suljalternes. En outre du
boulevard du Temple, une nouvelle foire perpétuelle, mais plus aris-
' Du Coudray, Nouveaux Essais sur Paris, I, 131.
' Rétif de la Bretonne, Les nuits de Paris, 118» nuit , p 1869; 168' nuil , p. 3213. - Sur
Nicolet et Audinot, voir notre ch. iv.
304 I.K VIEUX PARIS
tocratique, s'ouvrit au Palais -Royal vers 1784, et les marionnettes
en pi-irent possession avec les Petits comédiens ou les Comédiens de
bois du comte de Beaujolais, qui deux ans après cédèrent la place à
d'autres acteurs à peu près de leur taille, mais cette fois vivants. Pen-
dant vingt- quatre ans, les pantins délaissés dormirent dans les gre-
niers de la salle, d'où Mi'c Montansier les tira en 1810 pour les
faire remonter sur la scène ; ce théâtre des Jeux forains (tel était
le nom modeste qu'il avait pris) n'obtint pas grand succès, malgré le
concours du spirituel Martainville et le luxe déployé par le costumier.
En 1785, les fantoccini^ de Caron passèrent du boulevard du Temple
au Palais -Royal. C'étaient des bonshommes presque microscopiques.
Caron eut beau se multiplier, il ne put longtemps attirer la foule.
Carlo Perico fut plus heureux avec ses fantoccini italiens que Caron
avec ses fantoccini français. On le suit à la piste de foire en foire,
puis sur le boulevard du Temple, à partir de 1702, et l'on connaît
quelques pièces de son répertoire, comme: Arlequin ramoneur, astro-
logue, statue, enfant, squelette, perroquet, lune, et le Combat des
fourberies entre Arlequin et Scapin. Ce petit théâtre était assez fré-
quenté \)0\\Y donner deux représentations par jour, où il faisait
l)ayer les places 30 sols aux premières et 24 sols aux secondes, ce
qui était tout à fait respectable et le serait encore aujourd'hui pour
un théâtre de marionnettes. M'"« Vigée-Lebrun en a très favorable-
ment parlé dans ses Souvenirs : « Longtemps après mon mariage,
dit-elle (elle s'était mariée en 1770), j'ai vu sur le même boulevard
(du Temple) divers petits spectacles. Le seul où j'ai été souvent et
qui m'amusait beaucoup était celui des fantoccini de Carlo Perico.
Ces marionnettes étaient si bien faites et leurs mouvements si naturels,
qu'elles faisaient parfois illusion. Ma fille, qui avait au plus six ans
et que j'y menais avec moi (remarquez la nuance : elle ne dit pas
qu'elle y allât à cause de sa fille; ce n'était pas la fdle qui l'y menait,
mais la mère qui l'y menait avec elle), ne doutait pas d'abord que ces
personnages ne fassent vivants. Quand je lui eus dit le contraire, je
me rappelle que je la menai peu de temps après à la Comédie -Fran-
çaise : <r Et ceux-là, maman, me dit-elle, sont-ils vivants^? »
' Ce fut quelque temps une mode d'italianiser les marionnettes, comme pour retremper
leur popularité. Les Puppi napolitani jouèrent aussi un rôle assez important dans les der-
nières années du premier empire; mais les Puppi étaient vraiment italiens, et parlaient la
langue de leur pays. Nous avons aujourd'hui les Pupazzi de M. Lemercier de Neuville.
- Campardon, Spectacles de la Foire; art. Perico. Les Fantoccini italiens, notés dans les
Mémoires inédits de Francœur comme payant à TOpéra une redevance annuelle de 345 livres ,
tandis que les humbles marionnettes du sieur Second payaient 48 livres seulement , étaient-ils
ceux de Perico, ou ceux de Castagna au Palais -Royal?
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE 305
Le décret sur lu Iil)erté des théâtres, en 1791, donna naissance à
quelques nouveaux spectacles de marionnettes. C'est ainsi que le petit
Moreau, qui avait été, au début, le seul acteur vivant sur la scène
d'Audinot, profita de ce décret i)our ouvrir au Palais-Royal un specUicle
dit des Comédiens de bois, qui ne dura pas lon<,rtemps. Mais les marion-
Polichinelle, d'après Charlet.
nettes elles-mêmes durent professer les opinions du jour et marclier
au pas. Dans la dernière charretée de victimes conduites à la guillotine
le 9 thermidor, il y avait un couple de braves gens (les Loison) condamnés
à mort par le tribunal révolutionnaire pour « manœuvres coupables » ,
parce qu'ils avaient, suivant les uns, exposé une ligure en cire de
Charlotte Corday ; suivant d'autres , joué, dans leur guignol des Champs-
Elysées, une pièce où elle avait son rôle et criait : A bas Ma rat '.
' Mémoires de miss Elliol. — Sorel, Le couvent des Carmes sous la TeiTeur, p. 248. —
Vatel, Charlotte de Corday, t. 1 , p. 189: Inlroducl.
20
306 I^t: VIEUX PARIS
Le xviii« siècle avait été vraiment l'âge d'or des marionnettes. On
les rencontrait partout : sur le Pont -Neuf, à toutes les foires, sur les
boulevards, sur les quais, particulièrement sur le quai de la Ferraille,
ce grand rendez- vous des chanteurs, des racoleurs, des marchands
d'orviétan et des farceurs populaires '. Elles devinrent môme un diver-
tissement de société consacré par la mode. A la iin du xviic siècle et
au commencement du xviiP, elles avaient tenu une grande place dans
les amusements de la cour de Sceaux. Le maître de cérémonie de
ces fêtes ingénieuses, Malezieu, composa en 1705, avec le duc de
Bourbon, pour les marionnettes de la duchesse du Maine, une petite
pièce satirique, la scène de Polichinelle et le Voisi7i^ où était tournée
en ridicule l'Académie française, quoiqu'il en fit partie depuis quatre
années. Ce fut le signal d'une véritable guerre d'épigrammes et de mor-
dantes répliques, et pendant quelque temps Malezieu dut se tenir à
l'écart du docte corps qu'il avait offensé et qui lui gardait rancune.
La même année, les mômes marionnettes jouèrent encore à l'hôtel de
Tresmes une farce qui fut le point de départ d'une nouvelle agita-
tion. Une autre fois, peu après la victoire de Denain, elles osèrent
mettre en scène , aux applaudissements des courtisans et du maréchal
en personne, les fanfaronnades de Villars. Ce thème fut exploité à
Sceaux, à Versailles, et môme à la foire Saint- Germain, où il fallut
un certain jour répéter la représentation cinq ou six fois dans une
seule soirée, pour satisfaire à la curiosité de la foule "-.
Plus d'un noble personnage et d'un spirituel écrivain se passèrent
la fantaisie de faire jouer les marionnettes de la cour de Sceaux. C'est
ainsi que l'on vit, au milieu du siècle, dans une séance mémorable,
le comte d'Eu, grand-maître de l'artillerie, les diriger de sa propre
main, puis céder la place à Voltaire. Sous l'influence de ce dernier,
Polichinelle se métamorphosa aussitôt en parfait courtisan, et adressa
au comte un beau compliment en vers impromptu. Voltaire, du reste,
n'en était pas à ses débuts. La correspondance de M™^ de Graffigny
(11 décembre 1738) nous apprend que les marionnettes avaient péné-
tré au château de Cirey, en compagnie de la lanterne magique, et
qu'elles amusaient l'auteur de la Henriade non moins vivement que
l'auteur des Institutions de Physique et la traductrice de Newton,
• On peut lire à ce propos, dans la Bibliothèque des théâtres de Mau point et le Diction-
naire des théâtres de Léris , comment Ponteuil , qui devait plus tard se distinguer sur la
scène française, devint comédien, pour ainsi dire, dès le sein de sa mère, à cause de l'atten-
tion avec laquelle celle-ci, qui demeurait sur le quai, regardait de sa fenêtre les bateleurs
de la rue, et comment il débuta , dès sa plus tendre jeunesse, par des représentations de ma-
rionnettes, dont l'une faillit lui devenir fatale.
2 Nemeitz, Séjour de Paris, Leyde, 1727, in-12, t. 1 , p. 175.
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE :j(»7
M'"c du Cliàtelet *. Jamais les marionnettes n'avaient été à pareille
fête.
L'exemple de la cour de Sceaux porta ses fruits. Pendant plusieurs
années, les comédiens de bois ne surent plus où donner de la tète.
Polichinelle, son compère et son chien Gobe -mouche couraient tous
les salons. Il fallait faire queue et s'inscrire chez les directeurs pour
arriver à les avoir à ses soirées. Grâce à son riche assortiment, Bien-
fait était celui qui pouvait satisfaire le plus aisément aux demandes
de l'aristocratique clientèle. 11 faisait annoncer dans les affiches qu'il
allait en ville, « en l'avertissant un jour devant, » et cette annonce
ne s'adressait pas seulement aux collégiens en vacances, comme l'in-
scription qui surmonte de nos jours le théâtre de Guignol, mais aux
salons du plus grand monde. M"c Pélissier, de l'Opéra, poussa le
luxe jusqu'à faire quelque temps une pension à un directeur de
marionnettes pour lui jouer deux parades par jour dans son hôtel.
Était-ce amour immodéré pour ces innocentes créatures? Hélas!
M"c Péhssier n'avait point les goûts si naïfs. C'était uniquement désir
de se poser en grande dame et de singer la duchesse : personne ne
s'y méprit.
Pauvres marionnettes! Dieu sait l'abus qu'on en fit dans ces socié-
tés équivoques du xviiie siècle, et tout ce que leurs lèvres de bois
furent condamnées à répéter en ces j'éunions d'amateurs blasés, où
le libertinage du rire ne connaissait pas de limites ! On composa à
leur intention une sorte de répertoire occulte, dans lequel les parades
de Collé se mêlaient aux maximes de l'Encyclopédie, pour égayer les
soupers des petites maisons. Polichinelle lisant Diderot et commentant
d'Holbach, Pierrot inspiré par Voltaire, dame Gigogne devenue libre
penseuse et tenant salon d'athéisme comme ]\I"'e Doublet, n'était-ce
pas le renversement du monde, et ne voyait -on pas bien que la révo-
lution était proche? Pauvres, pauvres marionnettes!
Ce goût fut poussé si loin, qu'il donna naissance à une manie
bizarre dont les écrits du temps nous rendent témoignage, en parti-
culier le Journal de l'avocat Barbier, sous la date de janvier 4747. Il
s'agit de la mode des pantins et pantincs, petites figures peintes sur
du carton, et mises en mouvement par des fils, qu'il devint de bon
ton, d'abord vers 1725 ou un peu plus tard, puis surtout en I7i7,
lorsque les découpures eurent fait leur temps, de porter avec soi
partout. Les boutiques d'étrennes en étaient remplies. Ces pantins
représentaient des figures de fantaisie ou des types de la Comédie
' Dans une aulre lettre, on voit qu'il se montrait jaloux de leur Enfant prodigue.
308 LE VIEUX PARIS
italienne, et là aussi le libertinage du siècle se donnait carrière. Ils
ne tardèrent point à passer, comme toutes les modes, de Paris dans
les provinces. Les plus communs se vendaient vingt-quatre sols;
d'antres atteignaient des prix fabuleux, et plusieurs peintres célèbres
ne dédaignèrent pas de tirer parti de cette mode singulière. La duchesse
de Chartres paya 1,500 livres un pantin peint par Boucher'. La verve
satirique des faiseurs de couplets et de pièces s'exerça largement sur
ce grave sujet.
Que Pantin serait henreux
S'il avait l'art de vous plaire!
Ces deux vers d'une chanson inspirée par la mode bizarre dont nous
parlons se sont transmis, pour ainsi dire, de bouche en bouche jus-
qu'à nous. Les modistes et les couturières habillaient les dames à la
pantin: « La postérité, dit d'Alembert, aura peine à croire qu'en
France des personnages d'un âge mûr aient pu, dans un accès de
•vertige assez long, s'occuper de ces jouets ridicules, et les rechercher
avec un empressement que dans d'autres pays on pardonnerait à
peine à l'àgc le plus tendre. » Partout, dans la rue, dans les salons,
où ils étaient à demeure pendus à la cheminée; à la cour, dans
les spectacles, dans les promenades, on voyait, en effet, non seule-
ment des enfants et des femmes, mais jusqu'à des vieillards, tirer
des pantins de leurs poches et les faire danser le plus sérieusement
du monde.
Plus tard, on exploita encore cet inoffensif jouet en le transfor-
mant, et de loin en loin il reprit faveur sous l'empire de certaines
circonstances passagères. « Des marchands de la foire Saint-Ovide,
écrit P)achaumont dans ses Mémoires secrets, à la date du 7 sep-
teml)re 1702, ont imaginé de faire de petites figures habillées en
jésuites, qui ont pour base une coquille d'escargot; cela a pris comme
les pantins. A l'aide d'une ficelle, on fait sortir et rentrer le jésuite
dans sa coquille. C'est une fureur. Il n'y a point de maison qui n'ait
son jésuite. » La société de Jésus venait d'être expulsée de France par
le ministère Choiseul, et les pantins, en vrais pantins qu'ils étaient,
sautaient pour le pouvoir du moment, comme tous les pantins pré-
sents, passés et futurs.
Revenons à nos marionnettes pour finir.
Les marionnettes auront toujours un charme particulier pour les
1 11 n'y a rien d'exorbitant à cela, quand on songe qu'en 1722 le roi avait fait présent à
l'Infante, qui venait d'arriver à Paris pour l'épouser, d'une poupée de vingt mille livres.
{Journal de Barbier, 1, 198.)
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE
309
intelligences droites et les cœurs simples : c'est à ce titre qu'elles font
la joie des enfants, et ce privilège devrait suflirc à leur valoir toutes
nos sympathies. Mais on n'a pas assez remarqué combien de gens
d'esprit, de savants et d'artistes illustres ont aimé et recherché les
marionnettes. Il y a des grands hommes dont le cœur redevient
enfant à certaines heures; il y en a d'autres, et cela vaut mieux,
dont le cœur reste toujours enfant. Je ne parle pas des mar'ionnetles
Sd. CAJ{l^JKJi ."-•
Les petites marionnettes, d'après un dessin colorié conservé au musée ('-arna valet.
(Mœurs, petit portefeuille.)
philosophiques de l'Encyclopédie, et je me défie de celles que Voltaire
faisait jouer à Cirey. Mais il reste beaucoup d'exemples moins sus-
pects. Euler passait des heures entières à les contempler avec une
admiration ingénue. Haydn composa cinq opérettes pour les fan-
toches du prince Esterhazy. Gœthe a raconté son enlliousiasme juvé-
nile pour le même divertissement; il se lit à plusieurs reprises direr-
teur et fournisseur d'un théâtre de marionnettes, d'abord dans la
maison paternelle, puis à la cour de Weimar. Ce sont les représenta-
tions des marionnettes qui lui ont fourni la i)ensée premièie et plu-
sieurs traits saillants de la légende de Faust; c'est d'elles aussi (Jik^
s'est inspiré Lessing dans les fragments qu'il avait composés sur le
3in LH VIEUX PARIS
même sujet. Si nous rentrons en France, d'autres enseignements
nous attendent. Les marionnettes populaires peuvent s'enorgueillir
d'avoir souvent compté dans leur auditoire de hauts fonctionnaires,
comme Français de Nantes, ou des hommes d'esprit et de talent,
comme Henri de Latouche et Charles Nodier; d'avoir eu pour histo-
rien un grave érudit, un ancien professeur de Sorhonne, un memhre
de l'Institut, M. Gh. Magnin, qui n'a pas dédaigné d'étudier leurs
origines, comme il avait fait pour celles du théâtre lui-même, et de
suivre leurs transformations et leurs progrès avec autant de soin
qu'en eût pu mettre un de ses confrères à combler les lacunes de la
dynastie des Lagides ; enfin d'avoir inspiré à George Sand les meil-
leurs et les plus irréprochables de ses ouvrages. Les marionnettes de
Nohant rappellent les marionnettes de Girey, — et par plus d'un
point. Pour ma part, je leur sais gré d'avoir fait écrire la Nuit de
Noël à cette main qui venait de signer M"" la Quintinie, et je reconnais
là leur bienfaisante influence. <r II n'y a pas que les enfants qui s'amu-
sent aux marionnettes, a écrit M. l'abbé Bautain, et tout philosophe
que j'étais, avant d'entrer dans les ordres, je me suis plus d'une fois
arrêté sur les boulevards ou dans un champ de foire, pour entendre
les bons mots de Paillasse ou de Polichinelle. ».
Mais, malgré ces illustres exemples et ces efforts de réhabilitation,
les marionnettes sont maintenant bien déchues de leur vieille gloire,
et il est à craindre qu'elles ne se relèvent jamais complètement de
leur décadence. Un siècle raisonnable et positif comme le nôtre n'a
pas de temps à perdre à ces futilités. Nous n'avons plus de grands
soigneurs, nous n'avons plus que des gens riches qui s'occupent de
leur fortune ou de leur plaisir. Les théâtres de marionnettes qui
essayent de se fonder çà et là n'ont pas de physionomie propre et
vivent de compromis ; ils ouvrent et ils ferment sans qu'on s'en aper-
çoive. Seules les marionnettes de la rue servent de centre de ralliement
aux derniers fidèles, et réunissent autour d'elles l'inébranlable audi-
toire de bonnes, de soldats et d'enfants, les seules personnes en France
que la politique ou la Bourse n'ait pas encore gâtées.
On sait que Pohchinelle a été détrôné par le Lyonnais Cniignol. Ce
canut narquois et voltairien est aujourd'hui en pleine possession de
tous ces petits théâtres en plein air des Champs-Elysées et autres
lieux où se pressent les enfants et leurs bonnes, entourés d'un cercle
de badauds. Polichinelle se borne à ouvrir la représentation par un
prologue qui, pour être toujours le même et toujours absolument
incompréhensible, n'en obtient pas moins un succès soutenu. Il y a
une trentaine d'années, on avait essayé de ressusciter Polichinelle,
MAHIONNKTTKS Kï FIGURES \)K C.IUK
311
et pendant (jnelquc temps on le vit tous les jours dans i-on petit
théâtre, voisin du Palais de l'Industrie, avec son chien, son ami
Pierrot, sa femme, les gendarmes, la potence et le diable, qui venait
l'enlever à la fin. Mais le goût du public n'y était plus, et cette tenta-
tive archaïque ne put durer.
En 1861, on ouvrit au jardin des Tuileries un luxueu.v théâtre de
marionnettes, dont la presse s'occupa comme s'il se fût agi d'une
nouvelle scène de drame. Les costumes étaient magnifiques, les
I>I.CtAK(lîÈ"j'
Guignol au pont des Arts, d'après les Tableaux de Paris, de Marlel.
têtes avaient été ou devaient être dessinées par Daumici-; un niaclii-
niste était chargé des cbangemcnts à vue; on avait engagé, au prix
de 150 francs par mois, de vrais acteurs pour donner le ton au.\
dialogues, et demandé des pièces aux écrivains connus, par exemple,
au poète Fernand Desnoyers, qui écrivit particulièrement le prologue
en vers. La critique était convoquée aux premières, et les maiion-
nettes des Tuileries, qui n'épargnaient d'ailleurs ni aflichcs ni an-
nonces, figuraient dans plus d'un feuilleton du lundi. Tant d'ellorfs
ne purent soutenir cette fastueuse entreprise, qui avait eu le tort de
méconnaître la modestie essentielle du genre. Elle se ti'aina jus-
qu'en 1807, et ce fut justement l'année de l'exposition, sur laquelle
elle comptait sans doute pour se relever, qui acheva sa ruine.
312 LE VIEUX PARIS
II
On avait tellement usé et abusé des marionnettes, que, vers la
fm du x\m^ siècle, le genre s'épuisait : il fallait le rajeunir par une
tentative hardie, et c'est alors qu'on voit ai)paraitre les ombres chi-
noises.
On sait en quoi ce divertissement consiste. Entre une toile blanche
ou un papier huilé et les lumières posées par derrière, une main fait
Séraphin (Dominique- François),
d'après une eau-forte placée en tête de Feu Séraphin, Lyon, 1875, in-S".
mouvoir, au moyen de tiges menues, des figures plates, de carton
ou de cuir, dont l'ombre se projette en noir sur le transparent. L'Ita-
lie et l'Allemagne connaissaient depuis assez longtemps les ombres
chinoises. En 1770, le spectacle des Ombres à scènes changeantes,
dont Grimm a dit quelques mots', avait préparé les voies. En 1775,
s'ouvrit le théâtre des Récréatioiis de la Chine du sieur Ambroise,
dont les annonces promettaient monts et merveilles, tout ce qu'on
pouvait rêver de plus curieux en fait d'ombres mouvantes et de
machines maritimes : l'aurore avec le soleil levant, la mer en fureur,
des vaisseaux en marche, etc. etc. Malgré toutes ces belles choses,
Ambroise ne réussit guère, et son nom est bien échpsé par celui de
Séraphin Dominique- François (né à Longwy, le 15 février 1747), qui
s'établit au Palais-Royal, dans le local occupé il y a peu d'années
encore par ses héritiers ^
1 Gazelle lUléraire, 15 août 1770.
2 C'est la petite nièce de Séraphin qui est restée sur le pont jusqu'au bout.
La lanterne magique au xviii» siècle, d'après une estampe du temps.
.MARIONNETTES ET EIGURES DE CIRE 31^
Avaiil de se transporter à Paris, le sieur François, qui avait pris
tout d'aboi'd pour nom de guerre son prénom de Séraphin , était venu
à Versailles dès l'année 177:2. Admis à jouer trois fois la semaine,
pendant le carnaval, devant la famille royale et la cour, moyennant
une somme de 300 livres, il profita de son succès pour obtenir le
titre de Spectacle des Enfants de France, puis l'autorisation de s'éta-
blir à Paris, sans payer aux grands théâtres la rétribution d'usage'.
Il ouvrit le 8 septembre 1784, dans les nouvelles galeries que venait
de faire construire le duc d'Orléans, et obtint vite un gi'and succès,
constaté par plusieurs ouvrages du temps.
A défaut du petit peuple, qui y allait peu, les bourgeois, la bonne
compagnie môme et les abbés s'y pressaient, en compagnie des enfants.
Kotzebue, qui s'est d'ailleurs montré d'une maussaderie fort teutonne
pour ce joli spectacle, visité par lui en 1790, s'accorde avec tous les
contemporains à dire que la salle <f était remplie à étouffer- ». On y
jouait tous les soirs, les dimanches et jours de fête deux fois par
jour.
Malgré cette illustre origine, l'innocent théâtre, qu'on eût dû croire
bien à l'abri de la politique, n'échappa point, sous la Révolution, à
la contagion répubhcaine, et, tandis que les marionnettes de la rue
s'amusaient à donner des répétitions de la guillotine en coupant le
cou à Polichinelle; tandis que les pantins élémentaires, dont les
Savoyards dirigeaient les évolutions à l'aide d'une licelle attachée à
leur genou, dansaient la carmagnole au son de la flûte et du tambou-
rin, comme de vrais sans -culottes, les ombres chinoises représen-
taient, dès la fin de 89, V Apothicaire patriote, où l'on célébrait les 5
et 6 octobre, puis la Fédération nationale, la Démonseigneurisation ,
œuvre de Guillemin et de l'auteur des Janot, Dorvigny, qui passait,
comme on sait, pour fils de Louis XV; cnlin, en 1794, la Pomme à
la plus belle ou la Chiite du Trône, de Landrin,
Non content d'aider à la révolution avec son spectacle, ou plutôt
de faire tous ses efforts pour retenir sa clientèle en se mettant au
diapason du jour. Séraphin voulut môme l'encourager de sa plume, ce
qui me le gâte un peu plus. Lisez le Gouffre infernal des Aristocrates,
pièce publiée en mai 1790, par Séraphin le Cadet, « premier inventeur
1 Mémoires de Cléry. On peut voir aux Archives, dans un registre de la secrélairerie d'Etat
(section administrative), le brevet accordé au sieur Séraphin par le roi, le 22 avril 1784,
pour l'établissement à Versailles d'un « spectacle d'ombres chinoises et de farce arabesque »,
afin « d'être toujours à portée de contribuer aux amusements des Enfans de F'rance, toutes
les fois qu'il en seroit requis ». Ce brevet le dit natif de Metz.
* Ma fuile à Paris.— V. aussi le Tableau du Palais -Royal , brochure antérieure de
quelques années.
316 LE VIEUX PARIS
des ombres chinoises. » 11 était membre de la Société populaire des
Tuileries, et, en 1793, forcé de quitter le territoire de ladite section,
il lui demandait comme une grâce de rester toujours membre de la
Société, ce que celle-ci lui accorda en considération de ses preuves
de civisme.
Mais , heureusement , le directeur n'écrivit pas seul pour ce mignon
théâtre : sans parler des emprunts faits à de plus hautes scènes et
accommodés à ses jeunes auditeurs, Séraphin avait ses pièces à lui,
composées exclusivement pour lui. Plusieurs écrivains de quelque
renom, comme Guillemin et Dorvigny, déjà nommés, comme Gabiot
de Salins et dix autres, ne dédaignèrent pas de travailler à son réper-
toire.
Séraphin, mort en 1800, eut pour successeur son neveu, homme
zélé, qui joignit au spectacle classique des ombres chinoises des trans-
formations mécaniques. 11 mourut à son tour en 1844 et fut remplacé
par son gendre, qui s'efforça d'étendre et de varier ses représen-
tations.
Quel est le Parisien quinquagénaire qui ne se rappelle le petit théâtre
de l'imprésario des ombres chinoises? Dans un entresol du Palais-
Royal, grand comme une bonbonnière, on avait trouvé le moyen de
construire deux ou trois rangs de loges, des fauteuils d'orchestre, un
parterre, — toute une salle de spectacle en miniature. C'était un vrai
bijou, taillé sur des mesures venues évidemment de Lilhput. Les
fauteuils d'orcliestre étaient destinés à recevoir des spectateurs de dix
ans; aussi, quand ils se présentaient escortés d'un grand-papa doué
d'un embonpoint exceptionnel, l'administration du théâtre faisait enle-
ver les bras de deux ou trois stalles, et le grand -papa ne payait pas
plus d'une place entière, tout comme son petit- fils : Séraphin se
piquait d'être un homme prévenant.
La salle pleine, on éteignait tous les quinquets : le rideau se levait
et un transparent lumineux se détachait dans l'obscurité. Le jeune
public était tout yeux, tout oreilles. Derrière le transparent se dessi-
naient de noires silhouettes, et elles mimaient un drame saisissant,
que quelques couplets, chantés du fond de la coulisse, rendaient
plus saisissant encore.
De ce répertoire, qui charma tant de générations, il est une pièce
dont le titre au moins passera â la postérité. Eschyle a fait les Perses,
Sophocle a fait Œdipe à Colone, Gorneine a fait le Cid, Racine a fait
Athalie, Shakespeare a fait Macbeth et Othello, — Séraphin a fait le
Pont Cassé. On a attribué ce chef-d'œuvre à Dorvigny; je n'en crois
rien : Dorvigny avait trop d'esprit. On dit aussi qu'il vient d'un ancien
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIHE 31"
fabliau. En tout cas, Séraphin se l'est tellement approprié et y a si
bien mis sa touche, que l'œuvre est devenue sienne.
Le Pont-Cassé réunit les trois grandes unités de la tragédie clas-
sique : U7iité de lieu, unité de temps, unité d'actioti.
Unité de lieu, — tout le drame se passe entre les deux piles d'un
pont dont le milieu vient d'être démoli. Unité de temps, — lu scône
se déroule dans l'espace d'un quart d'heure. Unité d'action, — je
n'imagine rien de moins compliqué que ce dialogue échangé d'un bord
à l'autre de la rivière entre deux personnages... Il est le drame à lui
tout seul! Mais après ce chef-d'œuvre il faut tirer l'échelle!
Un bon bourgeois arrive au bord de la rivière; le pont s'est rompu :
un maçon achève d'en abattre les piles. Le bourgeois s'étonne, s'é-
meut; il hèle le maçon: «; Hé! l'ami, peut-on passer l'eau V » Le
maçon chante :
Les canards Font bien passée,
Tire lire lire,
Les canards l'ont bien passée,
Lire Ion fa !
Le bourgeois : lié! l'ami, vend-on du vin à la maison là-bas?
Le maçon :
On en vend plus qu'on n'en donne,
Tire lire lire.
On en vend plus qu'on n'en donne,
Lire lonfa!
Le bourgeois : lié! l'ami, le vin est-il bon?
Le maçon :
Il est si bon, qu'il se laisse boire.
Tire lire lire,
11 est si bon, qu'il se laisse boire.
Lire lonfa!
Le bourgeois: Hé! l'ami, veux-tu que je te paye chopino?
Le maçon : Bourgeois, dès lors que vous payez chopine, il y a
moyen de s'entendre. Ho! père l'Éperlan! viens donc passer dans ton
bateau un brave bourgeois qui veut payer chopine. »
L'Éperlan arrive avec son bateau : le bouigeois passe l'eau et, au
lieu de payer chopine, il rosse le maçon à coups de camie ; le maçon
se rebiffe et rosse à son tour le boui-geois à coups de pioche.
Quel drame, juste ciel! Et, si nous voulions l'analyser de près, n'y
aurait-il pas de quoi provoquer toutes les rigueurs de la censureV
Ce dialogue et celte mimique soulevaient dans le jeune auditoire des
transports frénétiques : il y avait les partisans du bourgeois et les
:H8 le vieux l'AHIS
partisans du maçon : les bébés battaient des mains avec fureur pour
l'acteur de leur choix, et, dans l'entr'acte, les parents avaient toutes
les peines du monde à empêcher ces messieurs d'échanger leurs
cartes, comme le faisaient jadis, au foyer de l'Opéra, les Gluckistes
et les Piccinnistes.
Après avoir longtemps coulé des jours prospères grâce aux ombres
chinoises, Séraphin s'aperçut un jour que son public se refroidissait.
Il imagina de joindre des marionnettes à ses silhouettes primitives.
Les marionnettes étaient attifées avec goût, revêtues d'oripeaux bien
pailletés; n'importe, elles ne parvinrent pas à galvaniser l'indifférence
publique, et le vide se fit peu à peu autour de Séraphin. Alors, quit-
tant le Palais-Royal, il alla s'établir (le 8 septembre 1858) en plein
boulevard Montmartre, au coin du passage JoulTroy, où il fut rem-
placé ensuite par le Théâtre-Miniature. Hélas! le succès l'avait défi-
nitivement abandonné. I^e Pont Cassé n'avait plus le don d'appeler
le jeune auditoire; la salle demeurait vide, et le joyeux tire lire lire
des anciens jours retentissait dans cette solitude avec une navrante
mélancoUe. La mort de son directeur, l'année suivante, lui porta le
dernier coup. Après avoir essayé de lutter encore quelque temps,
sous la direction de sa veuve, le théâtre Séraphin passa de vie à tré-
pas le 15 août 1870, au milieu de nos premiers reversa Perte irré-
parable pour la bonne gaieté française! A qui la faute, sinon à ces
ingrats bébés qui s'avisent de vouloir être des hommes avant d'avoir
perdu leurs dents de lait, et qu'on mène à l'Opéra à l'âge où nous
nous contentions d'applaudir les Canards Vont bien passée ?
Entre autres originalités, Séraphin en avait une qui était un des
derniers vestiges des habitudes théâtrales d'autrefois : on faisait le
honiment à sa porte. Jusqu'à la fin de son séjour au Palais-Royal, le
boniment a été fait par un grand vieillard, vêtu d'un manteau cou-
leur de muraille, que tout Paris connaissait. Ce personnage pitto-
resque se promenait mélancoliquement chaque soir sous les arcades,
scandant d'une voix vibrante, sur une sorte de rythme solennel qui
remplissait la galerie^ cette bizarre mélopée que l'on n'entendra plus :
(( Entrez voir les ombres chinoises de monsieur Séraphin. Ce soir, le
Pont Cassé, suivi (VAli-Baha ou les quarante voleurs. Entrrrez chez
MONSIEUR Séraphin ! »
Après le salon de l'Allemand Curtius, cette grande curiosité clas-
sique du boulevard du Temple, Séraphin était le seul, avec le
Petit - Lazari , qui eût conservé son aboyeur à la porte. Il est mort
' V. Feu Séraphin, 1875, in-S».
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE 319
d'anémie, et Lazari est démoli. C'est ainsi que toutes les traditions se
perdent.
A peu près au moment où Séraphin se faisait connaître par ses
ombres cliinoises, le lecteur et l'ordonnateur des fêtes du duc d'Or-
léans, Carmontelle, imaginait, pour divertir la société de Bagnolet et
des Folies de Chartres, ses transparents, tableaux sur papier très
fin, où étaient représentés les sujets les plus divers, paysages, ani-
maux, scènes de genre, caricatures, qu'il déroulait devant une vitre
en bandes longues parfois de plus de cent pieds et pendant des lieures
entières, comme une comédie en action, plaisante, malicieuse, sati-
rique, où le talent de l'auteur des Proverbes était complété par celui
du portraitiste et du dessinateur.
Les ombres chinoises tiennent, par un lien bien ténu et quelque
peu artificiel, je l'avoue, aux autres spectacles d'optique. C'est le
moment de dire un mot de la lanterne magique, inventée par le
P. Kircher, et dont il a donné la description dans son Ars magna
lucis et umbrœ, en 1G45. On la voit déjà fonctionnant en France
dix ans plus tard. Dans sa lettre du 13 mai 1056, Loret raconte
ce qu'il a vu le mardi précédent, c'est-à-dire le 9, à l'hùlel de
Liancourt. On fit, dit- il, « étendre en l'air une toile unie en laquelle
on ne voyoit rien,
El toutefois, à l'instant même
On y vit d'assez beaux palais ,
Des gens qui dansoient des ballets,
Des gens qui, d'estoc et de taille,
Seinbloient se livrer la bataille...
J'y vis des lueurs un peu sombres.
Des corps légers comme des ombres ;
Mais ce qui me mit en sursaut.
C'est qu'ils avoient les pieds en haut.
Et ne faisoient dans leurs allures.
Danses, combats, tours et postures,
(Non plus que les astres la nuit)
Aucun tintamarre ni bruit.
Enfin, voyant cette magie
Agir avec tant d'énergie.
Certes, je fis, à plusieurs fois.
Quantité de signes de croix. »
C'est évidemment la lanterne magique dont il s'agit ici : on n'en
saurait douter. Mais la profonde surprise du gazetier démontre à quel
point ce spectacle était nouveau. Comment ne l'eùt-il pas été alors,
puisqu'il l'était encore un siècle après? Le Journal du citoyen (175i)
décrit comme une nouveauté le mécanisme de cet appaieil, que des
320 LE VIEUX PARTS
Piëmontais et des Savoyards promenaient la nuit dans les rues de Paris
et sur les foires, en s'annonçant aux sons d'un orgue de Barbarie '.
Des industriels ambulants promenaient aussi des optiques^ espèces
de boîtes montées sur quatre pieds, où, par la combinaison d'un miroir
plan incliné à quarante -cinq degrés et d'un verre doublement con-
vexe, on faisait paraître les objets grossis et renversés.
JJoptique nous acbemine le plus naturellement du monde au Gos-
morama, qui a eu pour successeurs de nos jours les panoramas et les
dioramas. Ouvert le Iff janvier 1808, dans la galerie vitrée du Palais-
Royal, le Cosmorama avait la prétention d'offrir en une série de
tableaux , qui se renouvelaient de mois en mois , la représentation du
monde, les vues des principaux sites et les monuments les plus remar-
quables, anciens et modernes, de l'univers entier. On y remarquait
surtout la basilique de Saint-Pierre, qui restait exposée en perma-
nence (vue intérieure, avec plus de deux mille figures), le Payithéon
cV Agrippa, le Grand Amphilhcdtre , etc. ^
' V., dans noire chapilre vu, ce que nous disons des expériences de t'untasmagorie de
Robcrtson.
2 Prospectus du Cosmorama, 1888, revu et réimprimé en 1823. Ajoutons ici quelques mots
sur le Diorama, et le ou plutôt les Panoramas, qui ne se rattachent que très indirectement
au sujet du chapitre actuel. Le premier Panorama parisien avait été peint par Fontaine,
Prévost et Constant Bourgeois, par suite d'un brevet concédé à Robert Fulton, en 1799.
C'était une Vue de Paris , qu'on exhiba dans une rotonde construite sur le boulevard Mont-
martre. Le succès fut tel, qu'on bâtit aussitôt deux autres rotondes, où l'on montra le Camp
de Boidorjne, les Vues de Toulon, do Tilsilt , et de tous les lieux illustrés par les victoires
do Bonaparte. On exhiba successivement dans ces rotondes, et dans celle que Prévost ouvrit
en 1812 sur le boulevard des Capucines, des vues do Rome, de Naples, de Florence, de
Jérusalem, d'Athènes, etc., qui frappèrent le public d'étonnement et d'admiration; Chateau-
briand n'a pas dédaigné de rendre hommage à l'exactitude et à la puissance d'illusion de
ces deux dernières vues, et de les invoquer en quelque sorte à l'appui de son Itinéraire.
L'honneur de cette création en France doit être surtout reporté à l'aclivito et à l'intelligence
artistique de Prévost, qui mourut de fatigue et de langueur en 1823, à la suite de son
voyage en Orient. L'engouement général pour ce spectacle s'accrut encore quand Bonaparte
fut venu voir Tilsitt avec ses aides de camp. Lui-même en fut si frappé, qu'il ordonna à
l'architecte Cellerier de dresser les plans de sept panoramas qui devaient être bâtis dans le
grand carré des Champs-Elysées, mais qui restèrent à l'état de projet. Ce sont les rotondes
du boulevard Montmartre qui ont donné leur nom au passage dont la première galerie fut
ouverte en 1800. Elles subsistèrent jusqu'en 1831. Le panorama du colonel Langlois, aux
Champs-Elysées, leur succéda. On y vit VInccndie de Moscou, puis la Bataille d'Hylau et
la Bataille des Pyramides. Exproprié pour les travaux de la première exposition universelle,
il rouvrit en 1858 dans le bâtiment nouveau qu'il occupe encore aujourd'hui. Les Panoramas
se sont multipliés à Paris depuis quelques années. — Le diorama, qui produisait un effet si
merveilleux par les changements de lumière et de perspective, était de l'invention de Da-
guerre et de Bouton. Il débuta en 1822 rue Samson, derrière le Château -d'Eau, par la
Messe de minuit dans Sainl-Elicnne-du-Mont , où l'on apercevait d'abord l'église en plein
jour et vide, puis envahie peu à peu i)ar la nuit, puis s'éclairant par degrés et enfin rem-
plie par la foule des lidèles. Ce sujet est resté le plus célèbre de tous ceux qu'on y montra.
Consumé par un incendie en 1839, le Diorama se transporta boulevard Bonne-Nouvelle et
fut encore réduit en cendres dix ans après. Depuis lors, il ne parvint jamais à reconquérir
son ancienne vocrue.
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE
321
III
Le xviii« siècle ne fut pas seulement l'âge d'or des maiionnettes ; il
fut aussi la grande époque des automates et des pièces mécaniques.
Vaucanson avait donné le signal avec son flùteur et son canard digé-
rant, dont le premier fut exposé dès 1738 : le troupeau des imitateurs
se jeta sur ses traces. Defrance exposait en ITiO des flùteui-s et des
_^— -?" "-■■■v./ggtl»PJJ!V*,''tKW!fJ
L'automate joueur de flûte et l'automate tambourin do Vaucmsun,
d'après une gravure de la collection Hennin.
oiseaux mécaniques dans une salle des Tuileries, et Lagrelet, après
avoir acheté ces pièces, les exhil)a à la foire Saint-Germain en 1750,
avec plusieurs autres curiosités du même genre. Les Ouvriers auto-
mates de Bourgeois de CiuUeaublanc, parmi lescpiels un cycloi>e à sa
forge, parurent à la foire de 17i8, après s'être montrés hôtel de
Jabach et rue de Gondé. A la même date, le Palais magi<[ue obtenait
grand succès, et la foule se pressait surtout auprès de trois automates
représentant : l'un, une paysanne ayant siu- la tète un pigeon dont le
bec jetait du vin rouge ou blanc à volonté, quand elle en a[)prochait
un verre qu'elle tenait à la main; l'autre, un épicier assis à son comp-
toir et se levant pour fermer ou rouvrir sa bouticjue et apporter tontes
les marchandises demandées; le troisième, un Maure qui donnait un
•21
322 LE VIEUX PARIS
concert en frappant d'un marteau sur une petite cloche. En 1775, les
frères Droz, habiles mécaniciens suisses, montraient, entre autres
pièces curieuses, un jeune garçon trempant sa plume dans l'encre et
écrivant tout ce qu'on lui dictait, en espaçant les mots, mettant les
majuscules et passant d'une ligne à l'autre. Un autre enfant dessinait
des portraits , des paysages , des animaux et généralement tout ce qu'on
lui demandait de reproduire. Il y avait aussi une petite joueuse de
clavecin ; enfin un paysage , où l'on voyait un villageois s'avancer avec
son âne et entrer au moulin, un chien aboyer, des oiseaux chanter,
des chèvres brouter, des dames danser le menuet, un berger sortir
d'une grotte, éveiller une bergère en jouant un air de flûte que l'écho
répétait doucement, puis celle-ci prendre sa guitare et exécuter un
concert avec lui ^ Mais on n'en finirait pas d'énumérer toutes les pièces
physiques et mécaniques de ce genre à la même époque ^
On vit paraître en 1783 l'automate joueur d'échecs, de l'invention
de M. de Kempelen, gentilhomme hongrois, montré par M. Anthon.
Cet automate, de grandeur naturelle, jouait une partie avec le pre-
mier amateur venu; quand il le faisait échec, ou si celui-ci jouait de
travers, l'automate l'avertissait par un signe de tête. Il répondait aux
demandes en indiquant successivement les lettres de l'alphabet qui,
réunies, formaient la réponse. L'échiquier était posé devant l'automate
sur une commode qu'on ouvrait pour montrer qu'elle ne contenait
que des rouages et qu'il n'y avait personne de caché dans l'intérieur;
mais , pendant toute la partie , le démonstrateur se tenait debout près
de la machine, qui ne pouvait jouer que dix à douze coups sans
être remontée. Il fut impossible aux membres de l'Académie des
sciences et aux plus fameux mécaniciens de découvrir le secret ^
L'automate de Kempelen reparut à Paris en 1819 et en 1820 dans
le passage des Panoramas, avec les plus ingénieux perfectionnements,
dus à l'habileté de l'illustre mécanicien allemand Léonard Maelzel, à
qui le baron Kempelen l'avait cédé. Jamais pièce mécanique n'excita
une curiosité plus grande et plus universelle, et l'on en fit paraître
une multitude d'explications, dont aucune n'est suffisamment claire et
catégorique K
1 Légende accompagnant la gravure originale de la pièce mécanique.
* V. Campardon, Spectacles de la foire, art. Automates et les renvois.
3 Mémoires secrets, t. XXII, p. 214, 262; t. XXIII, p. 3-5. — Journal de Paris, du
18 avril 1782.
* Voir dans les Histoires grotesques et sérieuses d'Edgar Poe, traduites par Baudelaire,
le Joueur d'échecs de Maelzel, et le Magasin pittoresque, t. II, 133. Le prétendu automate
était dirigé, bien entendu, par un homme très habilement caché à l'intérieur, comme l'épi-
nette Raisin, qui excita une curiosité si ardente à la foire et à la cour, en 1661.
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE 323
En 1778, un abbé Mical avait fait, à l'instar de Vandrohle d'Al-
bert le Grand, une tête parlante, qu'il brisa paice qu'il n'eu était
pas satisfait; en 1783, il en produisit deux autres, qui prononçaient
distinctement plusieurs phrases, dont l'une très longue : « j.e roi fait
le bonheur de ses peuples, et le bonheur de ses peuples fait celui (hi
roi ^ »
A la fin de la même année, on vit une autre ligure parlante qui
répondait à toutes les questions, et dont on ne put également devi-
ner le secret. «: Pour que l'on ne soupçonne aucune communication,
disait le Journal de Paris (G octobre 1783), la ligure est susi)endue
en l'air par un ruban ou un cordon. D'ailleurs, sans être sus-
pendue, elle parle également dans les mains. » Il est probable (pie
c'était un ventriloque qui prêtait sa voix à la poui)ée. L'année sui-
vante, les badauds parisiens purent contempler dans les baraques ilu
boulevard un automate dansant sur la corde '.
Je regrette de ne pouvoir parler ni de Noël et de son siège de
Gibraltar exécuté par un habile mécanicien, ni des automates de
Thévenelin, qui firent merveille sur le boulevard du Temple pendant
l'Empire et la Restauration; ni de l'éléphant automate du Palais-
Royal, de taille demi-nature; ni du spectacle mécanique de MM. Mail-
lardet père et fils, dont on admirait encore sous l'Empire les prodiges
au même lieu; ni du Spectacle 'pittoresque et mécanique de Pierre,
où l'on voyait, entre autres tableaux merveilleux, le Lever et le cou-
cher du soleil, l'Hôpital de Greenwich , la Tempête, et qui attirail la
foule à la même époque dans la rue du Port-Mahon ; ni de l'auto-
mate du cabinet-musée de PelleticM-, qui jouait à la fois do la llùte,
du galoubet et du tambourin"; ni de bien d'aulres plus lapproclH's
de nous.
Cependant nous ne voulons point (inir C(; paragraphe sans accorder
une mention toute spéciale au Muséum mécanique du sieur Gaglardi,
établi pendant la Restauration sur le boulevard Saint-Martin, à côté
de l'Ambigu, qui tenait à la fois des figures de cire et (\q<^ marion-
nettes, ou plutôt des automates. Ce cabinet se recommandait en outre
par un heureux choix des motifs les plus pittoresques. C'était le
moment de la guerre d'Espagne et de l'insurrection de Grèce, —
admirable matière à mettre en figures de cire : Gaglardi n'eut garde
de négliger une si belle occasion. Mais laissons parler une i)etite
' Mémoires secrets, t. XXIV, p. 39, et t. XXVI, p. 2^1.— Journal de Paris, \" mai 177S.
î Mémoires secrets, t. XXIV, p. 231, et t. XXVI, p. 183.
3 Prud'homme, Miroir de Paris, t. V, p. 166 (1807).— Le 7iouvcau Pariseum (1810, in-12),
p. 194 et 280.
324 LE VIEUX PARIS
notice enthousiaste, que l'auteur a eu la modestie de signer simple-
ment de ses initiales J. B. On serait inexcusable de chercher à refaire
de pareils morceaux.
Voici donc ce qu'on voyait d'abord sur la façade extérieure :
« Au-dessus de la porte d'entrée, un brigand espagnol, assis sur
im rocher, et dans la pose la plus heureuse, contemple avec une
satisfaction passionnée un portrait qu'il tient dans sa main gauche.
Le mouvement lent et gradué de son bras, qui rapproche de ses yeux
ce souvenir d'amour, se trouve brusquement arrêté par un bruit sou-
dain qu'il a cru entendre dans l'éloignement, et vers lequel il porte
des regards à la fois inquiets et farouches; mais ce bruit n'est qu'une
illusion, la crainte a cessé, et ses yeux reviennent se reposer avec
douceur sur les traits de celle qu'il aime.
« Ce contraste des sentiments tendres et des cruelles habitudes
du métier, de ces émotions amoureuses dans un cœur de brigand,
de ce portrait et de cette arme homicide qui reluit à ses pieds, offre
un mérite de composition qu'il est plus aisé de sentir que de dé-
crire. »
Assurément. Et pourtant le voilà bien décrit. L'artiste, comme l'écri-
vain, a fait là un de ces tableaux complets qu'on n'oublie plus.
« A gauche de la porte, un Grec sur une colline (admirez le tact
exquis du style : le brigand espagnol était sur un rocher, comme il
sied à un brigand, mais le généreux Grec est sur U7ie colline), le
mousquet à la main, le poignard au côté, un genou posé à terre, le
corps en avant, promène vivement ses regards sur un bas -fond par
où doit passer l'ennemi. L'arme est déjà prête, son cœur brûle de
vengeance, le coup ne tardera pas à se faire entendre; on sent qu'il
va partir. — Expression de bravoure, traits fortement prononcés, phy-
sionomie éminemment grecque. »
A droite, on voyait un lancier polonais en sentinelle. Le Polonais
ne pouvait être oublié, il achevait le coup d'œil de cette incompa-
rable façade.
Dans l'intérieur du salon étaient disposées trois scènes, dont les
deux premières reproduisaient encore des épisodes de l'insurrection
grecque. L'une mettait en œuvre la reddition de la place de Modon
à l'armée française. Elle montrait successivement Ibrahim, « dans
toute la richesse du faste oriental, » prenant la dépêche du général
Maison « avec le mouvement de la fierté blessée )>; puis « un intré-
pide Hellène, ayant trompé la vigilance des gardes », qui levait le
poignard pour le frapper, mais que désarmait un esclave éthiopien.
« Cette scène s'anime de plus en plus par la présence de la femme
MAHIONNKTTES ET FIGURES DE CIHE 32r,
de l'audacieux Grec, qui, accourant avec son enfant, vient demander
à genoux, les cheveux épars, les yeux liumides, les traits altérés, la
grâce de son époux. De l'autre côté du tableau, le vieux gouvernenr
de Coron, ouvrant ses bras dans l'attitude la plus suppliante, clieiclie
à déterminer Ibrahim à rendre la i)lace et à éviter les hori'euis (jui
accompagnent la prise d'une ville enlevée d'assaut. Il sendile en mèincï
temps implorer sa clémence en faveur de la pauvre Grecque. Sa poi-
trine est oppressée, la crainte d'un refus se peint sur toute sa piiysid-
nomie... La touchante attitude de ce respectable vieillard, qui vient de
triomphei' de la dureté du satrape, jette sur cette scène l'intéièt le
plus vif et dispose le cœur à de tendres émotions, j»
La deuxième scène représentait Canaris et Miaoulis mé'ditant, ren-
fermés dans le silence du cal)inel, devant une table couveite de
dépèches. Sur le front sévère de IMiaoulis, « on croit lire les nobles
sentiments du héros, et tout à la fois le llegme stoique de l'homme
de guerre et rimpassil)ilité du géomètre et du mathématicien. Comme
sa tète inclinée se lève graduellement et sans elfort! Comme on la voit
penser! Comme cette scène muette intéresse! Comme elle réveille les
souvenirs mythologiques de cette ancienne patrie de l'héroïsme et d(^
la liberté ! Comme elle excite à un silence religieux ! Comme on ciainl
de troubler d'aussi graves, d'aussi importantes méditations! »
Comme cela est écrit! ajouterai-je à mon tour. Quel slylt» acadé-
mique! quels traits de feu! et quel art profond chez le sieur Gaglardi
et chez son interprète, pour chatouiller toutes les fibres du coMir
humain et du cœur français !
La troisième et dernière scène olTrait la décollation de saint Jean-
Baptiste, vaste composition où l'on voyait un des grands officiers du
roi, au milieu d'un nombreux cortège de satellites, saisissant par les
cheveux, en jetant un rerjard scrutateur et farouche sur l'assemblée,
cette tète pâle dont la mort s'empare [)eu à peu sans lui rien faire
perdre de sa douceur; le corps s'agitant dans les dernières convul-
sions aux pieds de l'exécuteur, a. dont la sombre figure porte l'em-
preinte de la férocité et du remoids; » un ami de Jean, la poitrine
haletante, consolé par un jeune disciple; la mère de la [)rincesse,
qui a voulu se donner le barbare plaisir d'assister au supplice; la
princesse elle-même, « dont la jeunesse et la beauté contrastent si
péniblement avec la cruauté de son cœui'; » des esclaves, des courti-
sans, composant leur figure d'après l'impression des princesses; un
sicaire, « les bras croisés, le sabre nu suspendu à l'un d'eux, (jui
contemple cette scène avec un sourire ironique et brutal ; » des
négresses, un vieux capitaine, des gardes, (r l'œil sec, la figure im-
326 - LE VIEUX PARIS
passible; » enfin un ange voltigeant au-dessus de Jean pour lui appor-
ter l'immortelle couronne du martyre.
« Quelle scène ! quel tableau ! » s'écrie ici le narrateur, vaincu par
son enthousiasme. Certes, nous eussions été bien coupable de ne pas
accorder à une telle réunion de chefs-d'œuvre une des plus belles
places de notre galerie.
IV
Le Muséum mécanique, où l'art de Gurtius se trouvait réuni à
celui de Brioché, nous servira de transition naturelle pour passer
aux ligures de cire, qui de tout temps disputèrent aux marionnettes
le premier rang dans la faveur populaire. Déjà, au xvii^ siècle, la
popularité do Brioché et de sa famille avait été presque atteinte par
celle de Benoit.
Le Bourguignon Antoine Benoît, surnommé Benoît du Cercle, se fit
un nom et une fortune en exhibant ce qu'on appelait alors un cercle.
Un mot de La Bruyère sem])lerait autoriser à croire que les figures
dont il se composait étaient mobiles, puisqu'il les désigne sous le nom
de marionnettes^ ; divers passages de M""" de Sévigné, qui en parle
plusieurs fois dans ses Lettres, en les prenant pour termes de com-
paraison, donnent, au contraire, à entendre qu'elles étaient immo-
biles et inanimées. « Si vous étiez hors de ma pensée, écrit- elle à sa
fille, le 11 avril 1671, je serois vide de tout comme une figure de
Benoit. » Et le 24 janvier 1680 : « Ce procédé a si excessivement saisi
la Bertillac, qu'elle en est devenue une image de Benoit. »
En outre, le mot marionnettes avait jadis une signification moins
restreinte qu'aujourd'hui, et nous devons nous rappeler qu'on faisait
souvent de vraies marionnettes en cire, comme celles qui représen-
taient la Crèche et la Passion sur le pont de l'Hôtel- Dieu.
Quoi qu'il en soit, il est certain, par le témoignage de La Bruyère
et par bien d'autres, que Benoît faisait fortune à son commerce. Les
curieux affluaient à son Cercle royal de la rue des Saints-Pères, vis-
à-vis la rue Taranne, ou dans sa baraque de la foire. Il avait mis
les Cercles à la mode, et Dancourt n'a pas manqué d'en montrer un
au dénouement de sa Foire Saint- Germain. C'était un homme de
1 Des Jufjements , édit. Lefèvre, in- 16, p. 349.
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE 327
grand talent dans sa spécialité, et les portraits en cire qu'il exécutait
(surtout ceux des courtisans) étaient d'un réalisme, d'une véi'ité
extraordinaires, comme on peut en juger par un magnifKiue médail-
lon de Louis XIV à l'âge de soixante ans, conservé à Versailles. L'il-
lustre graveur Abraham Bosse faisait un cas tout particulier de son
habileté, et l'abbé de Marolles l'a chanté dans un de ses (juatrains.
Bosse pratiquait d'aiHeurs lui-même avec succès l'art du modelage
en cire. En 1675, Mme de Thianges, sœur de M^c de Montespan,
donna au duc du Maine une chambre dorée qui portait cette inscrip-
tion : Chambre du sublime. C'était une espèce de Temple du goût,
au dedans duquel on voyait un grand nombre de personnages en cire
groupés de façon à former une composition allégorique. Al)raham
Bosse avait fait de ses mains le duc du Maine assis dans un fauteuil,
près ducjuel Bossuet se tenait debout, donnant des vers à examiner à
La Rochefoucauld'.
Antoine Benoît, qui figure dans le Livre des Adresses (1G9'2), en
compagnie de M^ie Benoit, s'était livré d'abord à la peinture avec suc-
cès, et avait été reçu membre de l'Académie comme portraitiste. Il
mourut en 1717, à l'âge de quatre-vingt-huit ans, laissant plusieurs
enfants, dont l'un, Gabriel, cultiva les arts comme lui : on le voit par
la qualité de peintre du roi, qu'il prend au bas de l'acte d'inbnma-
tion de son père. Mais tout autre témoignage nous fait défaut à ce
sujet; car c'est d'Antoine sans doute et non de Gabriel, comme on
pourrait le croire de prime abord, que parle Nemeitz dans son Séjour
de Paris, dont la première édition française ne parut qu'en 17'2i,
mais avait été traduite sur l'édition allemande de 1718, qui i-apportait
elle-même les souvenirs d'un voyage antérieur. Nemeitz le (pialilie
d' « incomparable ouvrier en cire )^, et nous apprend qu'un graixl
nombre de personnages les plus importants de la coui- et la famille
royale d'Angleterre avaient place dans sa collection -.
Un peu plus tard et pendant une grande partie du siècle, on pou-
vait aller voir à l'Estrapade, le mercredi, moyennant un écu, le fameux
cabinet de M^c Biberon, dont les figures anatomiques en cire étaient
• La céroplaslique était cultivée depuis longtemps et avait été poussée très loin. L'usage
était de faire figurer l'effigie en cire de chaciue monarque à son enterrement. Sous Henri 1V^
l'usage des portraits en cire était fort répandu, et il est question à chaque instant, dans le
Journal de Jean Héroard, de ceux que liraient iean Paolo, du Pré, ou même le pf lit Dau-
phin. Le Syracusain Zambo, qui était venu en France après avoir travaillé pour le grand-
duc à Florence, et qui fut enterré à Saiut-Sulpice en 1701 , avait accjuis la réputation d'un
artiste hors ligne pour ses figures anatomiques en cire, dont il avait enrichi surtout le ca-
binet fondé rue de Tournon par le chirurgien Guillaume des Xoves.
* Voir la notice de M Eudore Soulié sur Benoît et le Dictionnaire critique de M. Jal ,
art. Benoît.
328 LE VIEUX PARIS
modelées avec une telle perfection de détails , que le chevalier Piingle ,
après les avoir vues , lui dit : « Il n'y manque que la puanteur. » C'est
une physionomie hien originale que celle de cette vieille fille, très
modeste, très dévote, mais qui n'en avait pas moins suivi, pendant
près de quarante ans, avec une véritahle passion, partagée d'ailleurs
en ce siècle par des femmes du plus grand monde, telles que la com-
tesse de Coigny, des cours de dissection dans les amphithéâtres pour
se perfectionner dans son art. « Elle avait toujours, dit M^c de Genlis,
dans un cahinet vitré au milieu de son jardin, qu'elle appelait son
petit houdoir, des cadavres qui lui servaient de modèles. » En 1771,
elle eut l'honneur d'être appelée à faire des démonstrations anato-
miques avec ses ligures dans l'Académie des sciences, sous les yeux
du roi de Suède. Mais, quoique son cahinet fût donné en spectacle à
certains jours, je ne veux point rahaisser cette originale et savante
personne aux proportions d'une simple montreuse de figures de cire '.
Sous le règne de Louis XVI, on voit apparaître un nom demeuré
illustre dans les annales du genre et que personne n'a fait ni ne fera
oubher, pas même M^^c Tussaud, de Londres, qui a transporté la
royauté de la cc7'0 plastique au delà des mers '-. Curtius , Allemand
d'origine, qui s'appelait en réalité Creutz, s'était révélé en mode-
lant les belles figures du cabinet Aubin , boulevard du Temple. Il
avait débuté, vers 1770, au boulevard Saint -Martin et au Palais-
Royal. Vers 1780, on le trouve au n» 52 du boulevard du Temple ^
Mais, en même temps que ce nouveau cabinet, il garda celui du
Palais-Royal, près du café Corazza, sous les arcades. Une des pièces
les plus intéressantes de son spectacle était alors le groupe de Pyrame
et Thisbé, avec cette particularité bizarre qu'on pouvait ouvrir le
corps de Thisbé pour en examiner l'intérieur *. Son cabinet renfer-
mait aussi toutes les célébrités du jour, et toutes les cours de l'Eu-
rope, voire l'empereur de la Chine. On y rencontrait pêle-mêle l'ac-
teur Volange, qui avait popularisé sur la scène le type bouffon de
Janot, Voltaire et Jean- Jacques, l'empoisonneur Desrues, le géant
de la foire, l'avocat Linguet , le saint -père et le Grand Turc, la
Lescombat et le comte d'Estaing, Mesmer, Cagliostro et M^e Contât.
* Mémoires de M'"« de Genlis, t. I , p. 309. — Correspondance de Grimm, !«■■ avril 1771.
* Le cabinet Tussaud, de Londres, est en grande partie notre ancien cabinet Curtius :
l'Angleterre s'est enrichie de nos dépouilles. C'était un sieur Tussaud qui tenait le cabinet
de Curtius sous l'Empire. Les Tussaud sont de la famille des Curtius.
3 Mémoires secrels , t. XXII, 11 mai 1703. Comme tous les théâtres du boulevard, il sui-
vait les foires.
^ Thierry, Le Voyarjeur à Paris , 1790, t. I, p. 128.— Kotzebue, Mes souvenirs de Paris
en 1804, traduction française, 1803, t. II, p. 221.
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE
329
Mais le morceau pi-incipal, la pièce de résistance, celait le Grand
Couvert, où l'on voyait la famille royale tout entière, et l'empereur à
côté du roi, assis autour d'une vaste table char<;ée de mets habile-
ment imités. « FJntreZj Messieurs ^ criait-on à la i)orte, venez voir le
i-^ .
■À
Le salon de Curtius, d'après une gravure d'un almanach de 1782.
(Collection de M. le liaron J. T^ichon.)
Grand Couvert : c'est tout comme à Versailles. » Après le Grand
Couvert , ce qui attirait le plus la curiosité de la foule était la Caverne
des grands voleurs, c'est-à-dire la salle où il avait réuni les princi-
paux scélérats de f'rance et de l'étranger '. « Ces jours derniers,
' Un sieur Clément Lorin tenait également, vers la même date, sur le boulevard, un ca-
binet de figures de cire qui portait le môme titre.
330 LE VIEUX PARIS
racontent les Mémoires secrets, à la date du 41 mai 1783, l'aboyeur
criait à l'ordinaire : « Messieurs, entrez. Venez voir les grands vo-
ce leurs! » Le marquis de Villette passoit, il demande tout haut:
î M. le prince et M^c la princesse de Guéménée y sont-ils? » On lui
répond que non. « Tant pis; votre collection n'est pas complète, j'au-
rois donné six livres pour les voir'. » Il n'en coûtait que deux sous
par personne , et le public entrait si bien que le sieur Curtius encais-
sait quelquefois des recettes de cent écus par jour ^
Curtius avait un fonds de figures immuables qui formaient le corps
de ])ataille de sa collection et restaient en permanence à leur place.
Mais les célébrités du moment, une fois leur vogue passée, reculaient
peu à peu vers les derniers rangs, jusqu'à ce qu'on les débaptisât
pour leur faire jouer de nouveaux rôles sous de nouveaux costumes.
Sous la révolution surtout, Curtius, qui était devenu un patriote
farouche, — tout comme Séraphin, — capitaine du bataillon de Naza-
reth et étonnant la Convention elle-même par l'originalité de ses
communications républicaines '\ Curtius , qui avait proposé de rem-
placer la vieille foire Saint- Germain par un temple à Cérès, et de
créer un corps de garçons ])Oulangers sous le titre de Volontaires du
Comité des subsistances'', eut fort à faire pour se tenir au courant,
et il lui fallut autant d'activité que d'adresse pour ne jamais se laisser
surprendre par les événements. Chacune des péripéties révolution-
naires avait son contre-coup dans son salon, où les changements à
vue se succédaient comme en une féerie. Le Grand Couvert présenta
successivement à l'admiration du badaud Louis XVI et son auguste
famille, le Comité de salut public, le Directoire, les consuls; puis
Napoléon 1«'", les souverains alliés, Louis XVIII, Charles X, enfin
Louis-Philippe, tous avec leurs augustes familles. Seule ne changeait
pas la lal)le autour de laquelle venaient s'asseoir les uns après les
autres tant d'augustes personnages, avec les assiettes de fruits dispo-
sées symétricpiement devant eux et où s'était incrustée la poussière
de soixante ans.
Il n'était pas jusqu'au factionnaire planté à la porte derrière
l'aboyeur, entre deux lampions, ce factionnaire farouche qu'admirait
* Le prince de Guéménée venait de faire sa fameuse banqueroute.
- Mercier, Tableau de Paris, spectacle des boulevards. — Le Chroniqueur désœuvré
ou l'Espion du boidevard du Temple, 1782, t. I, ch. xxx. — Théveneau de iMorande, la
Gazette noire.
3 Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, t. IV. Malgré ses opinions avancées, notons
que Curtius exposait encore au salon de 1791 un buste colorié du prince royal, en cire.
* Concourt, la Société pendant la révolution, p. 54, 3« édition.
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE 331
Cadet Buteux en tremblant', qui n'eût subi, suivant les régimes, un
nombre incalculable de métamorphoses : « Je l'ai vu soldat aux gardes-
françaises, écrivait Brazier en 1832*, hussard chamboran, grenadier de
la Convention, guide consulaire, lancier polonais, chasseur de la garde
imi)ériale, tambour de la garde royale, sergent de la garde nationale;
dimanche dernier il était garde municipal. — Quand vous entrez dans
le salon, ajoute-t-il, vous le trouvez tel qu'il était dans l'origine, noir
et enfumé. Les figures nouvelles relèguent par derrière les figures
anciennes, comme le roi qui arrive à Saint-Denis fait descendre son
prédécesseur dans la tombe, pour prendre sa place sur la dernière
marche du caveau. Cependant vous y retrouvez, comme à la porte,
des visages de votre connaissance... Je crois qu'on a plus souvent
changé les habits que les visages. Je ne serais pas surpris que Gene-
viève de Brabant fût devenue la bergère d'Ivi-y; que Chiu-lotte Corday
eût prêté son bonnet à la belle écaillère; que Barnave représentât
aujourd'hui le général Foy, et que la moustache de Jean Bart eût servi
à faire celle du maréchal Lannes. » Un jour, en effet, Pujoulx, entrant
à la foire Saint-Laurent dans la baraque de Curtius, qui exhibait une
bande de voleurs dont on parlait beaucoup alors, reconnut, derrière
les chefs, les seuls qui fussent ressemljlants, dans le fretin des ban-
dits enchaînés, couverts de haillons et couchés sur la paille, le por-
trait fort ressemblant de Linguet, qui, quelques mois auparavant,
figurait avec honneur i)armi les illustrations du grand cabinet, mais
qui avait eu le tort de passer de mode dans l'intervalle. Quiconque
s'était fait modeler par Curtius courait risque de retrouver sa ligure
en compagnie aussi compromettante quand il avait besoin de com-
parses.
Mn»c la comtesse de Bassanville, dans son amusant ouvi-agc» sur les
Salons d'autrefois (t. 111, p. 0), raconte qu(^ visitant en KSlT) un
magnifique cabinet de figui-es de cire, — probablement celui de Cur-
tius, — elle entendit de ses deux oreilles le démonstrateur dire en
montrant la figure de Marie- Louise : « Vous voyez cette mallieureuse
archiduchesse qui fut enlevée et contrainte à épouser cet homme que
la pudeur m'empêche de nommer. » On voit qu'il n'était même pas
' Cadet Dulcux au boulevard du Temple, chanson de Dcsaugiers. Indépendamment de ce
lactionnaire , on voyait aussi à l'entrée, au moins plus tard, un homme- affiche, d'une im-
mobilité absolue, que les personnes non prévenues prenaient pour une figure de cire, mais
qui d'heure en heure s'animait au grand ébahissement des badauds. (Ch. Maurice, Feu le
boulevard du Temple.)
* Le boulevard du Temple dans les Cent et un, t. IX.— V. aussi sa Chronique des petits
théâtres, t. I, pp. 299, 310-3.
332 LE VIEUX PARIS
toujours nécessaire de débaptiser les personnages : il suffisait d'en
changer lepithète. Ainsi Napoléon, en 1815, était VOgre de Corse.
Gurtius entendait la politique aussi bien que certains directeurs de
journaux.
Au besoin, il faisait sans vergogne un brigand d'un roi ou un roi
d'un brigand. Les triomphateurs de la veille pouvaient être exhibés
comme victimes le lendemain. Les vainqueurs de la Bastille deve-
naient, après le 10 août, les vainqueurs des Tuileries. Le vertueux
Maximilien , l'incorruptiltle, pouvait encore servir, après le 9 thermi-
dor, sous le nom de l'infâme Robespierre. Necker et Bailly, La Fayette
et Mirabeau, les Girondins, Marat, passaient chez lui, comme dans
la réalité, du Capitole à la roche Tarpéienne, du Panthéon aux gémo-
nies. Dans le numéro 188 des Révolutions de Paris, Prudhomme le
tance vertement parce que, à la date du IG lévrier 93, il ne montrait
pas encore le supphce de Louis XVI, et il lui rappelle toutes les
exhibitions anti-civiques dont il s'est jadis rendu coupable : « En
expiation de ce délit, écrit -il, si Gurtius est patriote, il s'empressera
de modeler encore Louis Gapet guillotiné : c'est le moyen d'achalan-
der un cabinet que déserteraient les patriotes, si cet artiste refusait
plus longtemps de procurer ce spectacle à ceux de ses concitoyens qui
n'ont pu assister au supplice du dernier de nos tyrans. La répubhque
ne souffre les arts dans son sein que sous la condition qu'ils concour-
ront tous à consacrer les événements heureux et les bons principes. »
Il est probable que Gurtius, en homme prudent, ne se le lit pas dire
deux fois. Autant que tous les autres spectacles, les figures de cire,
les marionnettes môme étaient surveillées avec un soin vigilant ; on
les considérait comme propres à diriger l'esprit public, et les observa-
teurs notaient leur plus ou moins de patriotisme. Il leur en eût coûté
cher de ne pas se montrer suffisamment civiques.
On mit à plusieurs reprises son cabinet à contribution dans les
journées révolutionnaires et les fêtes de la république, par exemple,
le 12 juillet 89, où l'on alla prendre chez lui, sur le boulevard, les
bustes de Nccivcr et du duc d'Orléans pour les promener par les rues,
et aux obsèques solennelles de Lazowski, le 28 avril 1793, où l'on
porta son effigie du populaire commandant des canonniers '.
L'histoire ancienne et l'histoire moderne, l'histoire sacrée et l'his-
toire profane se coudoyaient dans ce musée naïf, qui fit si longtemps
l'éducation du gamin de Paris. On y admirait la mort d'flolopherne
à côté du sacre de Napoléon ; mais on y voyait aussi d'autres sujets
1 Renouvier, Hii^loire de l'art pendant la révolution, t. II, p. 420.
MARIONNETTES ET FIGURES DE CIRE 333
beaucoup plus profanes, et qui eussent été mieux dans un boudoir
ou dans un cabinet d'anatomie. Curtius ne reculait même pas, il faut
bien l'avouer à sa honte, devant le commerce plus ou moins clandestin
de petits groupes licencieux, dont la vente formait la plus large part
de ses revenus. Comme tant d'autres artistes, il déslionora plus d'une
fois, par l'emploi qu'il en faisait, l'habileté, le talent même cpTil avait
acquis dans son art.
C'était lui qui modelait et coloriait ses figures de ses propres mains.
Le plus souvent, le bas du corps n'était guère qu'un informe mannequin,
assez exactement drapé de riches costumes ; mais les bustes étaient
parfaits, et la tête reproduisait la nature vivante de façon à pi'0(lnire
illusion*. Le salon de Curtius exhil)ait aussi une momie i>arfailemenl
conservée, la chemise sanglante de Henri IV* et des moulages fiiits
sur le vif d'après des personnages fameux, surtout d'après les grands
criminels morts sur l'échafaud. Un jour, dans les dernières années de
l'Empire, David entra chez Curtius, avec son jeune élève Etienne
Delécluze, qui nous a conservé le récit de cette curieuse anecdote. Le
démonstrateur de l'établissement, voyant qu'il avait alfaire à des con-
naisseurs, interrompit ses explications pour offrir de leur faire voir
quelques pièces curieuses qu'on ne montrait pas à tout le monde,
et, ayant levé le couvercle d'un colTre posé dans un lenfoncement
du salon, il produisit à leurs yeux les tètes moulées en cire de plu-
sieurs révolutionnaires, entre autres celles d'Hébert et de Robes-
pierre, en faisant remarquer sur cette dernière la présence du
bandeau qui retenait la mâchoire (juand il se fut tiré un coup de [)is-
tolet. David, conservant le plus grand calme, imposa silence au gar-
çon d'un signe de la main, examina longuement les tètes où tous les
accidents qui résultent du supplice étaient minutieusement rendus,
et se contenta de dire à mi-voix en s'en allant : t C'est bien imité,
c'est très bien fait \ »
Les autres cabinets de figures de cire ne méi'itent i)as d'èti-e nom-
més à côté de celui de Curtius, pas même ceux du citoyen Orsy au
Pal ai s -Égalité, qui allait jusqu'à (hmner, avec ses figures de cire, des
représentations de l'assassinat de Marat et de Le|)elletier; et du sieur
Devains, qui s'efforçait, avant la révolution, de suivre de loin ses
traces. Pour faire apprécier d'un mot toute la dilTérence qui séparait
Devains de Curtius, il suffira de dire qu'il ne payait ({ue trente- six
• Le Désoeuvré mis en œuvre, ou le revers de la médaille, 1782, cli. xxxv. — De Jouy,
V Ermite de la Chaussée d'An lin , t. I , p. 313.
* Prud'homme, Miroir de Paris, t. Vil, p. T-i.
^ Delécluze, David , son école et son temps, p. 343.
334 LE VIEUX PARIS
livres de redevance à l'Académie royale de musique, tandis que celui-ci
était astreint à en payer cent cinquante.
La fermeture du cabinet de Curtius porta un coup fatal aux figures
de cire. Ce spectacle démodé se réfugia en province et ne sortit plus
guère des foires. Pour ressaisir quelque faveur, il essaya plus tard de
prendre ou d'afficher un caractère scientifique, et, sous ce couvert,
se livra maintes fois à des exhibitions répugnantes. Dans ce genre,
un des cabinets les plus célèbres et les plus riches fut celui qui
s'intitulait ambitieusement Musée HartJwff, installé en 1865 dans la
salle Beethoven, passage de l'Opéra, et dont certaines pièces anato-
miques eussent donné le cauchemar au carabin le plus bronzé. On
sait qu'une société constituée sous le nom du spirituel illustrateur
Grévin a essayé, dans ces derniers temps, de reconstituer le cabinet
de Curtius sur le boulevard des Italiens, en plein centre de Paris élé-
gant, avec toutes les conditions de luxe et de progrès matériel exigés
par l'état actuel de la civilisation. Mais le Musée Grévin appartient au
Paris contemporain, et nous devons nous arrêter sur le seuil sans
chercher à le franchir.
CHAPITRE IX
ACROBATES ET SAUTEURS
La danse de corde est un art méconnu par l'opinion. Marcher entre
terre et ciel, avec la légèreté du sylphe, sur un fil à peine visible;
se promener dans les airs et monter vers la nue, comme pour y
regarder les étoiles face à face; se heurter en passant à laile elVa-
rouchée des oiseaux, qu'on pourrait prendre en étendant la main;
lutter avec le vertige, braver la mort à chaque mouvement, dans de
superbes gambades et d'orgueilleuses cabrioles à travers l'infini ; tenir
tout un peuple haletant à la fois d'admiration et de terreui*, et tou-
jours, au milieu des angoisses de la foule, des cris d'épouvante, des
éblouissements, des applaudissements, lorsque les plus braves eux-
mêmes parmi les spectateurs ferment les yeux pour se dérol)er à la
peur qui les gagne, reparaître calme, intrépide, souriant, inébran-
lable, voltigeant dans une atmosphère lumineuse, comme une vision
de l'autre monde : voilà le sort et voilà la gloire de l'acrobate. Les
Grecs, maîtres et arbitres du beau, qui se connaissaient en ails ('lé-
gants et nobles, honoraient la danse de corde d'une particulière estime,
dans ces jeux où ils cherchaient à développer à la fois la force du
corps, la souplesse des mouvements, la grâce des attitudes et l'audace
de fàme. Les schœnobatcs , qui se suspendaient par les pieds ou le
cou et tournaient autour de la corde, comme la roue autour de l'es-
sieu; les acrobates, qui, les bras et les jambes tendus, volaient de
haut en bas le long de la corde appuyée sur leur estomac ; les ori-
hates et les neurohales , qui couraient sur la corde horizontale et y
formaient tous les pas de la danse au son de la flûte, avaient porté
chez eux ce grand art à un degré de perfection que n'atteignirent
jamais, malgré la protection de l'empereur philosophe Marc-Aurèle
et du divin Iléhogabale, prêtre du Soleil, les funambules du grossier
peuple romain.
330 LE VIEUX PARIS
J'admire notre inconséquence. Une danseuse de l'Opéra qui fait des
entrechats et des pirouettes sur le plancher des vaches, avec une
robe aussi courte par en haut que par en bas, c'est une artiste : les
Dorât et les Gentil -Bernard la chantent dans leurs petits vers, et on
la paye cent mille francs par année; un acrobate, qui fait tout cela et
bien d'autres clioses encore, à cinquante pieds du sol, sur un fil
de la grosseur du petit doigt, où un moineau môme ne se pourrait
hasarder sans que la tête lui tournât, c'est un saltimbanque, et il aura
bien de la peine à gagner de quoi vivre de pain sec et d'eau claire !
Est-ce donc parce qu'à l'élégance, à la grâce, à la souplesse des autres
danseurs, il faut nécessairement qu'il joigne une adresse quasi sur-
luimaine , un courage et un sang -froid extraordinaires? est-ce
pour cela que l'opinion, tout en l'admirant, le méprise? Et les dan-
seuses, qui s'offenseraient d'un rapprochement avec ces modestes
héros de la corde raide, trouvent- elles qu'il soit plus déshonorant de
tourbillonner dans l'espace comme un atome, comme une étincelle,
comme un rayon, en jouant sa vie le sourire aux lèvres, que de sauter
prosaïquement sur des planches où le plus grand risque qu'on puisse
courir est d'attraper une entorse? Est-ce le péril qui fait leur infério-
rité? est-ce leur courage qu'on méprise en eux? Saltimbanques pour
saltimbanques, — ou artistes pour artistes, — je me déclare réso-
lument, quant à moi, en faveur des plus vaillants, et au vaudeville
du corps de ballet je préfère le drame de la danse de corde.
Les exercices des acrobates remontent incontestablement chez nous
à la plus haute antiquité. Les Francs de la première race, amoureux
tle la danse pittoresque et caractérisée, comme tous les peuples et
tous les siècles à demi barbares, et fort experts en intrépidité, devaient
se plaire à ce spectacle gracieux et mâle à la fois, qui, par malheur,
a manqué alors d'historiens. En tout cas, il est certain qu'on le trouve
en usage dès l'établissement des foires : les danseurs de corde suivent
de ville en ville ces grands marchés populaires, et vont dresser leur
théâtre sur la place pubhque, sur le champ forain. Souvent ils s'asso-
cient à un montreur d'ours, à un mire ou herbier ambulant, à quelque
jongleur d'ordre infime, et déploient leur talent dans les entr'actes
de la vente des drogues ou du chant d'un poème. La représentation a
presque toujours lieu en plein air, et elle est suivie de la quête '.
A partir du milieu du xiiic siècle, nous marchons un peu moins à
tâtons, et les chroniqueurs commencent à s'occuper des faits et gestes
de nos héros, que nous pouvons dès lors suivre, pour ainsi dire, à
' Spon, Recherches curieuses des anliquilês , 1683, m-\''.
ACROBATES ET SAUTEURS
33-
la piste. Albëric des Trois- Fontaines nous apprend qu'aux noces de
Robert d'Artois, frère de saint Louis, un ménestrel traversait les airs
sur une corde. Sous Charles V, on vit dans le même genre, à Paiis,
quelque chose de bien plus merveilleux, et la docte Christine de l^isan
n'a pas dédaigné d'en transmettre le récit à la postérité. Nous jiilons
lui laisser la parole :
« Il y avoit un homme à Paris, du temps du sage roi Charles, ({ui
Les bateleurs, d'après une gravure de Caudes-Venne, 1620.
avoit une telle industrie qu'il sautoit merveilleusement, tond)oit et
faisoit, sur des cordes tendues haut en l'air, plusieui's tours qui scm-
bleroient chose impossible si on ne l'avoit vu; car il tendoil des
cordes bien menues, allant depuis les tours de Nostre-Dame do Paris
jusques au Palais et plus loin, et par-dessus ces cordes sautoit et
faisoit des tours de souplesse, si bien qu'il sembloit voler; aussi l'ap-
peloit-on le Voleiir. Je le vis, et beaucoup d'autres aussi. On disoit
qu'il n'avoit jamais eu son pareil en ce métier... Il vola ainsi par plu-
sieurs fois devant le roi. Et comme, quelque temps après, le roi apprit
que cet homme, en volant, avoit manqué la corde qu'il devoit prendre
avec le pied, et qu'il étoit tombé de si haut qu'il s'étoil entièrement
22
338 LE VIEUX PARIS
broyé : « Certes, dit-il, il est impossible qu'à la lin il n'arrive malheur
« à un homme qui présume trop de son sens, de sa force, de sa légè-
« reté ou de toute autre chose ^ »
Cette réflexion philosophique est venue très à propos pour relever
un sujet que beaucoup de gens trouveront bien futile. J'en pourrais
moi -môme hasarder quelquefois de semblables ; je prie néanmoins le
lecteur de m'en dispenser : celle du sage Charles V est de taille à ser-
vir pour tout le reste du chapitre.
Sous le règne de son successeur, Paris vit se renouveler ce spec-
tacle extraordinaire, dans des circonstances et avec une mise en
scène qui lui ajoutaient un intérêt nouveau. On a raconté mille fois
le trait de ce Génois (ou Genevois) qui, à l'entrée d'Isabeau de Bavière
à Paris (1385), se laissa couler, en chantant, sur une corde tendue
depuis le haut des tours de Notre-Dame jusqu'au faîte de la maison
la plus élevée du pont Saint- Michel, selon Froissart, ou, selon Juvénal
des Ursins, jusqu'au Pont -au -Change, sur lequel passait la reine;
puis entra par une fente pratiquée à l'étoffe de taffetas d'azur, semée
de fleurs de lis d'or, dont le pont était recouvert, et, après avoir
déposé une couronne sur la tête de la nouvelle souveraine, repartit
par le même chemin, comme s'il fût remonté au ciel. Pour dissiper
l'obscurité naissante, le Génois tenait de chaque main un flambeau
allumé, et les villageois des environs de Paris, qui aperçurent, dit-on,
à trois ou quatre lieues à la ronde cette illumination mouvante, pen-
sèrent qu'un ange était descendu du paradis tout exprès pour saluer
la reine à son entrée dans sa bonne ville. Les plus sceptiques durent
croire tout au moins à quelque lumineux météore, complice de la joie
universelle, ou présage d'un grand événement public.
Dulaure, qui a découvert dans l'histoire de Paris tant de choses
étonnantes qu'on n'y avait jamais soupçonnées, a fait aussi sa petite
découverte sur ce point particulier de notre histoire nationale ^ Il dit
que ce funambule est sans doute le même que le Voleur dont a parlé
Christine de Pisan. Je suis tout disposé à le croire, mais une diffi-
culté m'arrête, et je me demande comment un homme qui s'était
« entièrement broyé » dans une chute, sous le règne de Charles V,
se trouvait si ingambe sous le règne de Charles VI. A moins que l'es-
prit fort Dulaure ne croie aux miracles de Sganarelle, qui ressuscitait
les enfants tombés du haut d'un clocher, et les envoyait aussitôt jouer
à la marelle et à saute -mouton.
' Chrisliiie de Pisan, le Livre des faits el bonnes mœurs du sage roi Charles, IP part.,
ch. XX,
2 Tome II, p. 473, noie, édit, de 1821.
ACROBATES ET SAUTEURS 339
Dans le cours du xv^ et du wi" siècle, on voit la danse de corde
répandue et cultivée partout : l'étranger rivalise avec la France, et la
province avec Paris. Les historiens du temps, moins dédaigneux que
ceux du nôtre, semblent avoir compris l'impoitance de ce grand art
et ils ne manquent pas d'en transmettre avec admiration les exploits
à la postérité, comme avaient déjà fait avant eux Christine de Pisan,
Froissart, Juvénal des Ursins, et d'autres encore. Matthieu de Coucy,
dans son Histoire de Charles Vil, parle d'un Portugalois qui faisait
des tours extraordinaires devant les ambassadeurs du roi de France
à Milan, sur une corde tendue à cent cinquante pieds de haut. Jean
d'Authon a gravement enregistré dans sa chronique les prodiges exé-
cutés à Màcon, sous le règne de Louis Xtl, par le funambule George
Menustre : c'était un jeune homme qui, deux soirs de suite, exécuta
les gambades les plus audacieuses, les danses en vogue, les morisques
les plus échevelées, sur une corde à vingt -six toises du sol, qui allait
de la grosse tour du château de Màcon jusqu'aux clocliers des Jaco-
bins, et à laquelle, de temps à autre, il se suspendait par les pieds
ou par les dents.
Que nos grands acrobates du xix*^ siècle ne soient donc pas trop
fiers : leurs ancêtres les valaient l^ien. Blondin a traversé sans l)alan-
cier la cataracte du Niagara ; était-il beaucoup moins difficile pour
l'époque, et vu l'état peu avancé de la civilisation, de traverser Màcon
en se cramponnant à la corde par la force de la mâchoire, ou de se
laisser glisser du haut des tours de Notre-Dame jusqu'au Pont-au-
Ghange avec un flambeau à cluufuc main?
A la fin du xvi'' siècle, un illustre acrobate, Italien d'origine.
Archange Tuccaro, consigna dans un ouvrage curieux le grave résul-
tat de ses méditations pratiques sur son art. Né à Aquila, dans les
Abruzzes, il avait suivi en France Elisabeth d'Autriclie, fille de Maxi-
milien, mariée à Gharles IX. Il eut l'honneur de danser à Mézières
devant la cour, et d'accompagner dans son voyage en Touraine le
jeune souverain, qui, charmé de ses talents, lui décerna le titre de
Saltarin du roi. Enivré d'un tel honneur, Tuccaro fit imprimer Trois
dialogues de Vexercice de sauter et voltiger en l'air, avec des figures
(Paris, 1599, in-4o), composés, dit-il, pour plaire au monarque,
« qui étoit désireux au possible de s'exercer à ces sauts périlleux, es
quels j'avois l'honneur de lui servir de maître. » Gharles IX était moi't
depuis longtemps; mais Tuccaro, qui avait la conscience de sa valeur,
et qui se glorifiait d'avoir eu un Valois pour élève, n'hésita pas à
dédier son livre à Henri IV.
Néanmoins le xyi" siècle ne semble pas avoir produit , à Paris même,
340
LE VIEUX PARIS
de funambules comparables au Voleur et au Génois. George Menustre
était peut-être un étranger : en tout cas, nous ne voyons nulle part
qu'il se soit montré à Paris. On dirait (jue le grand art, en se popu-
larisant, s'était abaissé, qu'il avait i)erdu en liauteur ce qu'il avait
gagné en étendue. La danse de corde était devenue un spectacle vul-
gaire, prodigué dans toutes les rues et sur toutes les places publiques,
et elle semblait vouloir courber sa vieille gloire sous le niveau uniforme
d'une médiocrité banale. Un auteur contemporain de Henri II parle
Acrobates et sauteurs du xviii" siècle, d'après une estampe du temps.
avec entbousiasme d'un Turc qui, marchant sur une corde avec un
bassin ', se laissait tomber sur une autre tendue plus bas, où il faisait
mille tours de son métier. On avait déjà vu mieux, et on ne devait
pas tarder à voir mieux encore ; mais l'admiration de l'auteur semble
prouver que ce Turc fut un des restaurateurs de la haute école, et
qu'on lui doit en partie cette renaissance de la danse de corde qui
fut contemporaine de la renaissance des lettres.
C'était surtout les dimanches et les jours de fête que la danse de
corde faisait merveilles dans les rues. En 15G0, sur les plaintes des
' A quoi servait ce bassin? Je l'ignore, et ne fais que transcrire Sauvai, qui cite son au-
teur, sans le désigner plus nettement.
ACROBATES ET SAUTEURS 341
curés de Paris, un règlement de police, enregistré par la Mare, rédui-
sit les acrobates à ne plus se montrer qu'aux foires Saint- Germain et
Saint- Laurent.
En 1583, une troupe de volti(jeurs anglais cmei'veille les Paiisiens
et, sous Henri IV, un aci'obale irlandais et le sauteur Colas amusent
le jeune Dauphin à Fontainel)leau '. A mesure qu'on avance, l'acro-
batie est de plus en plus accaparée par les spectacles foi'ains ; cepen-
dant, sous Louis XIV même, elle ne laisse pas, dans certaines
Acrobates du xviii« siècle, d'après une estampe du temps.
circonstances solennelles, de se montrer quelquefois encore en plein
air, comme pour prouver à la face du ciel qu'elle est digne du grand
siècle et à la hauteur de tous les autres arts. Un jour, un acrobate
intrépide lit tendre une corde de la tour de Nesle à la tour du Grand-
Prévôt, c'est-à-dire de l'emplacement actuel de l'hôtel de la Monnaie
à celui de Saint- Germain -l'Auxerrois, et il voltigea là -dessus tant et
si bien, il y Ht tant et tant de tours de souplesse, de gambades, de
cabrioles, de pirouettes et de sauts de carpe, qu'il finit par tomber la
tète la première dans la Seine, mais sans se faire autrement de mal.
11 avait négligé peut-être de mâcher, avant ses exercices, cette racine
' Journal d'Héroard; Didot, in -8», pp. 90, 126, 346.
342 LE VIEUX PARIS
qui servait de préservatif à tous ses confrères contre le vertige et les
étourdissements ; mais il avait eu du moins la prudence, dont il ne
se repentit pas, de dresser sa corde au-dessus de la rivière.
D'après un passage d'une mazarinade de 1649 : le Ministre d'État
flambé, commenté par d'autres écrits du même temps, il semble
aussi qu'il y avait alors des acrobates établis sur le Pont- Neuf ou aux
environs. Deux vers de cette pièce s'expriment de la sorte, en par-
lant des saltimbanques de ce pont fameux :
Cardelin semble être perclus,
Son corps ne fait plus de merveille.
Or nous savons d'autre part * que ce Cardelin était un habile acro-
bate italien qui, au ballet de la Prospérité des armes de France (1641),
avait représenté la Victoire en dansant sur une corde, environné de
nuages : il semble donc assez logique d'en conclure que le môme exer-
cice faisait partie de ses cabrioles sur le Pont- Neuf.
Mais, nous l'avons dit, la foire était le grand centre, le quartier
général des funambules. Dès l'origine, ou du moins dès qu'on com-
mence à distinguer ce qui s'y passe, les diverses troupes qui viennent
s'y établir se composent surtout de cabrioleurs, les uns gambadant
sur les planches, les autres sur la corde raide, et pendant d'assez
longues années les spectacles forains ne sont guère autre chose. Nous
avons déjà cité ^ les noms d'Allard , qui occupe une des premières places
dans les fastes de l'acrobatie foraine , où on le voit apparaître dès 1678;
de Maurice Vondrebeck ou von der Beck, dit simplement Maurice,
d'al)ord pensionnaire, puis associé, enfin rival des Allard, et dont le
fils du célèbre Baron épousa la fille en 1696^, et de quelques autres.
Ces troupes de danseurs de corde, comme on les appelait, môme
lorsqu'elles mêlaient à leurs spectacles des représentations de farces,
de vaudevilles, de pantomimes et pièces par écriteaux, étaient innom-
brables, et il serait aussi long que fastidieux de vouloir les énumérer
toutes. Mais comment ne pas accorder tout au moins une mention
spéciale à des artistes comme Antony de Sceaux et Crespin, dont les
talents illustrèrent la fin du règne de Louis le Grand? Antony est
certainement un des funambules les plus étonnants qu'on ait vus en
France, et nul n'a surpassé son adresse, son aplomb, son agihté. Il
brillait également dans les exercices nobles et les exercices de fantai-
1 Mémoires de Marolles, t. I", p. 120.— Beauchamps, Recherches sur les théâtres, t. III,
p. 119.
2 Voir notre chapitre m.
3 Jal, Dictionnaire critique, art. Baron.
ACROBATES KT SAUTEURS :r43
sie. Il avait inventé la danse d'ivrogne, et les sauteurs de sa troupe
figurèrent déguisés en ours, en lions, en tigres, qui se livraient à
des bonds prodigieux et à tous les tours de force de la voltige, dans
les fêtes offertes par le duc de Bourbon à Louis XV pour son sacre.
Crespin était un boiteux qui, malgré son inlirniité, jouait les pre-
miers rôles dans les troupes de la veuve Maurice et du chevalier Pel-
legrin, et brillait comme pas un dans le tour de la table ou le saut
du manche à balai.
Vers la lin du xvii^ siècle, à la foire Saint-Germain, un Turc'
montait tout droit le long d'une corde qui partait du sol pour se rat-
tacher au bout d'un grand màt, presque sous le plafond du jeu de
paume. Une fois arrivé sur le faîte, il attachait son l)alancier au màt,
qui était surmonté d'un rond de bois large comme une assiette, et là
il virait de tous les côtés sur lui-même comme une toupie fouettée par
un écolier, puis dansait la tête en bas et les pieds en l'air, en exécutant
une foule de mouvements conformes à la cadence des violons ; enfin
il descendait tout debout sur la corde, quoiqu'elle fût tendue de haut
en bas, comme je l'ai dit. Il est vrai que cet homme extraordinaire
était un Turc, et que les Turcs passaient, avec les Anglais et les
Chinois, — singulière association, n'est-ce pas? — poui- les plus
hal)iles danseurs de corde du monde. Aussi les Turcs plus ou moins
authentiques abondaient -ils parmi les acrobates et les équiiibristes.
Ce Turc périt au milieu de ses dangereux exercices à la foire de
Troyes, victime, dit- on, de la trahison d'un Anglais de sa ti'oupe,
qui, sans doute par jalousie nationale, avait graissé perfidement la
corde.
On trouve dans l'œuvre de Bonnart une série d'estampes repré-
sentant les exploits sur la corde de deux couples d'acrobates, (ju'il
appelle l'Anglais et l'Anglaise, le Hollandais et la Hollandaise, et qui
excitaient, en ce temps-là, l'admiration des amateurs. Les deux
femmes, qui sont fort belles, s'en tiennent aux traditions vulgaires,
mais l'Anglais s'étend et se balance, renversé le dos sur la corde;
le Hollandais danse les fers aux pieds, exécute avec le l)alancier des
tours périlleux, se suspend à une corde lâche au-dessus de sa tête
et se laisse retomber sur la corde raide. On y voit aussi le Turc de
tout à l'heure, escaladant d'un ferme jarret un câble tendu en (hago-
nale et presque à pic.
D'autres dansaient sur la corde armés de pied en cap, les jambes
enchaînées, les pieds dans des sabots ou des bottes, jouant du violon
i Bonnet, Histoire de la danse.
34^»
LE VIEUX PARIS
par derrière, au-dessus de la tête, entre les jambes. On formait spé-
cialement des troupes d'enfants acrobates, qui rivalisaient d'habileté
et de hardiesse avec les vétérans du genre. C'est ainsi que tous les
exercices du Petit Diable et de Placide, dont nous parlerons plus
loin, — la danse de corde en sabots, les châssis, les écarts, le saut
du cheval, — étaient répétés sans balancier par un enfant qui n'avait
pas huit ans et qu'on avait surnommé le Petit petit Diable K
Les acrobates, d'après Duplessis-Bcrtaux.
L'iiisloire des sauteurs se môle intimement à celle des acrobates et
ne saui'ait eu être séparée. Non seulement ils travaillaient côte à c(3te
dans les mômes troupes, les mômes spectacles, les mômes pièces,
mais presque toujours les ar'tistes forains étaient acrobates et sauteurs
en môme temps. Il en était ainsi, par exemple, du Basque Pierre
Dubroc, le premier, dit-on, qui exécuta le saut du tremplin en tenant
à la main deux llambeaux, et aussi de l'Anglais qui, quelques années
après, en IT'i?, exécutait le saut périlleux par- dessus quatorze per-
sonnes del)out. Cet Anglais faisait partie de la troupe de Restier père,
chef de toute une dynastie d'entrepi'eneurs de spectacles forains qui
remplissent le xviii^ siècle, avec J.-F. Cohn, Julien de Lavigne et sa
veuve, G ourliez dit Caudon, etc.
1 Campardon, Spectacles de la Foire, t. 1, p. 308; t. II, p. 329.
ACROBATES ET SAUTEURS
3'io
Dans lu première moitié du xvinc siècle, Gertrude Boon, plus con-
nue sous le nom de la belle Tourneuse, sœur d'un danseur de corde
bien connu, attirait tous les ans une foule immense dans la bai'aque
de la dame Baron. Elle se piquait trois épées au coin de chaque œil,
et, pendant un quart d'heure, tournait ainsi sur elle-même, au son
des violons, avec une ëljlouissante rai)idité, sans perdi-e un moment
l'équilibre et sans qu'aucune des épées quittât son poste. Gertmde
La force de l'équilibre, le dimanche, près la barrière, d'après Marlet.
Boon était aussi sage que belle; tous les projets de séduction échouè-
rent contre sa vertu, si bien qu'un de ses soupirants, Gervais, homme
puissamment riche, finit par lui olfrir sa main et sa fortune, rpii furent
acceptées '.
En 1742, débuta à la foire Saint-Germain Grimaldi, surnommé la
Jambe de fer, un des plus inti'é[)ides cabrioleurs que l'on ait vus. Il
avait parié que, dans le divertissement du Prix de Cythère, il bondi-
rait jusqu'à la hauteur des lustres, et il tint si bien sa parole que,
d'un coup qu'il donna dans celui du milieu, il en lit sauter une pierre
> La belle Tourneuse fui ressuscitée sous la Restauration par une jeune fille qui exerçait
en pleine rue. Les pointes de longues aiguilles fixées près de ses yeux, elle tournoyait sur
elle-même, tout en chantant, avec une telle rapidité, que l'œil du spectateur ne discernait
plus rien. (Les Cent et un, t. Il, p. 226.)
346 LE VIEUX PARIS
à la figure de Méhémet-Elîendi, ambassadeur de la Porte, qui se
trouvait dans la loge du roi. A l'issue du spectacle, Grimaldi se pré-
senta devant lui, espérant une récompense; mais il fut rossé haut et
ferme par les esclaves de l'ambassadeur, qui prétendirent qu'il avait
manqué de respect à leur maître. Comment de vils esclaves pour-
raient-ils rien comprendre aux arts nobles?
Quelques jours après, il annonça qu'il danserait une entrée de
nain surprenante. Pour cela il se fit fabriquer un énorme turban
qui englobait sa tête et sa poitrine. A ses hanches étaient attachés
deux petits bras postiches, et sur son ventre il avait fait peindre un
visage de nain qui changeait de physionomie à chaque mouvement
des plis de sa peau. Mais la pohce intervint, et comme il insistait, en
homme qui se voit enlever sa gloire, l'exempt de la foire l'envoya
coucher en prison.
Jambe de fer avait pour danseuse, disent les Anecdotes dramatiques,
sa femme, sa fille ou sa sœur, tout ce que l'on voudra, car on n'a
jamais pu débrouiller leur degré de parenté. C'était une nymphe tra-
pue, qui lui disputait en vigueur et en agilité le prix de la gargouil-
lade. Mais, malgré tout son mérite, elle ne fut point goûtée à Paris,
et se vit obligée de courir la province.
La troupe de Nicolet mérite une place d'honneur dans l'histoire
qui nous occupe. Ses équilibristes, ses sauteurs, ses acrobates, ses
grands danseurs, en vertu de la devise attachée à leur spectacle, se
faisaient une loi de se dépasser les uns les autres , de se surpasser
eux-mêmes du jour au lendemain, et le pitre Becquet, l'aïeul d'Auriol
et des clowns, singeait leurs gambades et leurs sauts périlleux avec
une drôlerie sans pareille.
Un des plus brillants danseurs de Nicolet fut le beau Dupuis, qui
exécutait le saut mortel de la planche de feu, le saut par- dessus un
géant de huit pieds, le saut du tremplin par-dessus douze hommes,
puis par- dessus un cheval et un cavalier, enfin le saut périlleux par-
dessus sept hommes ayant chacun une chandelle allumée sur la tête
et sans en étehidre aucune. Son fils rivalisait avec lui d'adresse et
d'agilité dans la même troupe.
Deux autres sauteurs de Nicolet ont laissé un renom véritable-
ment historique : Placide et le Petit Diable. Placide n'était qu'un
prénom, et le Petit Diable un surnom. Le premier s'appelait en réa-
lité Alexandre- Placide Bussart. Il débuta vers 1770, et alla souvent
faire avec son camarade, dans les intervalles des foires, des excur-
sions en province et à l'étranger, d'où il revenait chez Nicolet. Il le
quitta définitivement en 1785, et eut même avec lui un démêlé où il
ACROBATES ETSAUTEURS 347
prétendit que le titre de danseur du roi lui appartenait à lui seul et
que Nicolet le lui avait pris sans droit. Placide demandait qu'on lui
transférât le privilège de Nicolet, ou, à défaut, qu'on lui permit tout
au moins d'ouvrir un petit spectacle dans le genre du sien. 11 n'était
pas sans quelque littérature, et on lui doit un certain nombre de pan-
tomimes, arrangées sans doute de manière à fournir un cadre favo-
rable à des exercices de clowns. Il est, dit-on, la soucbe d'où sortit
une illustration théâtrale d'un genre plus littéraire, la spirituelle et
sémillante MH" Volnais.
Placide était, pour ainsi dire, inséparable de Pol, dit le Petit
Diable'. Tous deux voyageaient ensemble, et ils allèrent particulière-
ment récolter de concert les applaudissements des Anglais à Londres.
Cependant il s'en sépara lorsque celui-ci quitta la troupe, où il resta
lui-môme jusqu'en 1789, pour passer alors à l'étranger. Nous pour-
rions môme dire que le Petit Diable émigra, comme son élève et
protecteur le comte d'Artois. On raconte en effet, et l'anecdote paraît
authentique, que le jeune prince, après l'avoir vu, charmé de sa sou-
plesse et de son agihté, le fit venir à Vei'sailles et voulut prendre des
leçons de lui. Chaque matin, pendant l'été de 1780, il se rendait
secrètement au Petit -Trianon pour s'exercer sous la direction du
Petit Diable et de son camarade. Quand il se crut assez fort, il donna
un échantillon de son savoir-faire à la reine et à quelques spectateurs
choisis, qui s'accordèrent à reconnaître son talent*. L'exemple du
comte d'Artois ne resta pas , d'ailleurs , sans influence , comme on
peut croire : sous le règne de Louis XVI, ce fut une mode parmi
les jeunes courtisans et les gens du bel air de faire venir un artiste
de la troupe de Restier ou de Nicolet, pour apprendre à danser sur
la corde ^.
Le beau Dupuis eut fort à faire pour soutenir sa renommée contre
le Petit Diable, qui, suivant les chroniqueurs contemporains, faisait
« des choses merveilleuses sur la corde lâche i>, risquait sans cesse,
1 D'après les curieux Mémoires de Joe Grimaldi, sauteur anglais, descendant de la Jambe
de fer, que Dickens n'a pas dédaigné de publier lui-même, nous savons maintenant qu'il
s'appelait de son vrai nom Paul Rédigé, que son père était un saltimbanque du boulevard,
et sa sœur, la Petite Saxonne, une équilibriste assez habile.
* Mémoires secrets. — Les petits Théâtres du boulevard, par J. Macaire, dans le XIII' vol.
des Cent et uti. — Chronique indiscrète du xix* siècle, 1825, in -8°, p. 48. — Nous avons déjà
vu plus haut Charles IX prendre des leçons de l'acrobate Tuccaro. Ajoutons que le jeune
Daguerre, qui préludait à une gloire plus solide par des succès de brillant danseur, poussa
la passion de l'art chorégraphique jusqu'à apprendre à danser sur la corde, et même jusqu'à
lutter un jour publiquement, sans être vaincu, avec le fameux acrobate Forioso. {Dic-
tionnaire de la conversation , art. Daguerre.)
3 Mémoires de Dufort de Cheverny, in-^", t. I , p. 29. Nous y voyons aussi que les acro-
bates étaient habituellement vêtus de blanc (p. 39).
348 I^E VIEUX PARIS
avec une audace superbe, de se casser le cou, et dansait avec des
œufs attachés sous ses pieds, sans les casser. Un programme de 1779
nous retrace sommairement le tableau d'une lutte entre ces deux
gloires de l'acrobatie : « Grands sauts périlleux entre le Petit Diable
et le sieur Dupuis, — les doubles rondades, — l'exercice de la
chaise, — la danse du panier, — le saut de la baguette et du cha-
peau, etc. '. »
On peut joindre à ces illustrations Navarin, sauteur espagnol, du
moins à en croire l'afiiclie, foi't sujette à caution sur ce point. Nava-
rin débuta en 1782 et eut l'honneur de vaincre en combat singulier
une troupe d'acrobates étrangers venus pour le délier sur le théâtre
de ses exploits.
La troupe des Grands Danseurs du roi exhibait encore, en 1775,
un funambule qui était en même temps un des plus prodigieux équi-
libristes que l'on eût jamais vus. Joseph Brunn roulait un enfant
dans une brouette sur le fd de fer ; sur ce même fil se mettait à
genoux dans un grand cercle, avec six pipes en équihbre, arrangées
en losanges les unes dans les autres et deux portant des bougies ;
exécutait enfin, avec des épées, des couteaux, des fourchettes, des
clefs, etc., un programme de dix-sept tours dont les almanachs
nous ont conservé le détail. Vers la môme époque, la Hongroise, —
un nom souvent porté par les artistes forains, — dansait et faisait
des tours d'équilibre sur le fil de fer en jouant du violon, en bat-
tant du tambour, en carillonnant avec des cloches, en sonnant une
fanfare avec un cor qu'elle tenait en équilibre sur sa bouche. Dans le
spectacle du sieur Second, associé à Ribié, un jeune Polonais de
quinze ans, tout en exécutant un long roulement de tambour, portait
en équilibre une pyramide de trente verres et trente lumières sur la
pointe d'un clou ^
Comme nous l'avons dit, les sauts et les danses de corde s'étaient
mêlés peu à peu, dans les spectacles de la foire, à des fragments
de dialogues, à une oml)re d'intrigue, à une mise en scène qui ten-
dait à les métamorphoser en pièces de théâtre. Cette déviation vers
la comédie, déjà commencée au xvii^ siècle, s'était si bien accentuée
dès les premières années du xviiic, qu'un arrêt défendit aux danseurs
de corde, le 17 avril 1709, d'intercaler des scènes musicales dans
leurs repi'ésentations, et qu'en février 1710 les comédiens du roi
' De Manne et Méneslrier, Galerie historique de la troupe deNicolet, ch. ir. — Campardon,
Spectacles de la foire, à chaque nom. On trouvera dans cet ouvrage beaucoup d'autres dan-
seurs et sauteurs auxquels il est impossible de s'arrêter.
2 Campardon, Spectacles de la foire, t. 1, p. 290, 183; t. H, p. 388.
ACROBATES ET SAUTEURS
3'i9
obtinrent encore contre eux une prohibition de parler, ciianter et
danser, à moins, sans doute, que ce ne fût sui* la corde. En 1719
tous les spectacles forains furent même momentanément supprimés'.
Le théâtre de la foire n'en continua pas moins ses empiétements avec
des péripéties et des revers qui ne sont point de noire cadre; et quand
l'acrobatie y eut été relépruée au second plan, elle «iarda ,],, moins la
M™« Saqui, d'après des documents de l'époque.
première place à la foire Saint-Ovide, qui oITrit un asile hospitalier
et sans partage aux funambules relégués ailleui's dans la pénoml)re.
La foire et plus tard le boulevard du Temple ouviaient un si large
champ à la danse de corde et se l'étaient, pour ainsi dire, si bien
incorporée, qu'il n'en restait rien ou presque rien pour la rue, j'en-
tends rien qui vaille les honneurs d'une mention honorable. Notons
pourtant que, le 30 août 1718, on vit une jeune fdle, une femme et
' Mémoires {mss.) pour servir à l'Itist. de l'Académie royale de musùfHe, par Amclul Dos-
pois, le Théâtre français sous Louis XIV, p. 90-1. — Campardon, i<pcdacles de la Foire,
art. Allard,
350 LE VIEUX PARIS
trois hommes voltiger sur une corde tendue au-dessus de la Seine,
près du Pont- Royal; après quoi, le Gilles de la troupe y vint sauter
lui-même, les pieds chaussés de sabots ^
Les wauxhalls et les jardins de plaisir ouverts sous les règnes de
Louis XV et de Louis XVI firent appel aussi à ce divertissement
populaire. Mais il s'épanouit surtout dans ceux qui se multiplièrent
sous la révolution, après la Terreur. La danse de corde alla s'établir
jusque sur les ruines des églises et des monastères, et des saltim-
banques sans pudeur cabriolèrent dans le jardin de ce couvent, situé
sur l'emplacement de la rue de la Paix, où les austères capucines
macéraient leur corps en chantant nuit et jour les louanges de Dieu.
Entre tous les jardins publics du Directoire, Tivoli multiplia dans son
enceinte les spectacles d'acrobates, et l'on y vit en particulier le citoyen
Cabanel danser gracieusement sur un câble tout revêtu d'artifices et
semblable à une flamme vivante ^
C'est sous le Directoire aussi que parut une jeune fille destinée à
devenir la plus illustre des acrobates, cette M^c Saqui qu'on a pu
revoir encore, en l'an de grâce 1861, à l'âge de quatre-vingt-trois
ans, exécuter un pas de trois sur la corde raide, devant le public de
l'Hippodrome. Elle avait même déljuté, tout enfant, avant la révolu-
tion. Ils sont rares les artistes qui peuvent se vanter d'avoir rempli
une aussi longue carrière et dansé sous plus de dix régimes difîé-
rents. M^c Saqui, fille de Navarin, avait grandi dans les coulisses du
théâtre de Nicolet. Sous le premier empire, elle faisait en quelque
sorte, avec les ballons et les mâts de cocagne, partie essentielle de
tous les divertissements publics. Elle traversa un jour la Seine sur
une corde, en secouant de chaque main un drapeau tricolore; il fal-
lait la voir, à Tivoli ou au milieu des grandes fêtes impériales, mon-
ter, à travers les feux d'artifice et les fusées volantes, à travers les
tourbillons d'étincelles et de fumée, sur l'étroite corde obliquement
tendue à soixante pieds de haut, et se diriger, légère et radieuse
comme une Immortelle, sous son costume aérien, vers le sommet du
grand mât qui marquait le terme de son périlleux voyage. Souvent
elle disparaissait, enveloppée du voile épais dont les ondulations s'ac-
cumulaient autour d'elle; on la croyait perdue, et tout à coup on
l'apercevait sortant de la nue, qui semblait avoir porté dans ses
flancs cette nouvelle déesse d'Homère, et bondissant avec les ailes
d'un oiseau parmi les gerbes d'étincelles, ou rayonnant, calme et
^ Buvat, Journal de la Régence, t. II , p. 290.
* E. et J. de Concourt, Société française sous le Directoire, p. 21.
ACROBATES ET SAUTEURS 351
souriante, dans une apothéose de feux de Bengale. M^'c Suqui jouait
à elle seule sur la corde raide des mimodrames, où elle représentait
le passage du mont Saint- Bernard, la bataille de Wagrain, la prise
de Saragosse; et après la chute de l'empire, devenue directrice de
l'ancien théâtre des Associés, elle y renouvela ses exploits pendant
plusieurs années, tandis que le théâtre des Funambules s'établissait
à sa porte, en 1810, pour lui faire concurrence avec ses parades, ses
pantomimes, ses danseurs, et son pierrot Charigny, le prédécesseur
de Doburau.
M"c Rose et M"c Malaga égalèrent presque la gloire de M"ic Saqui.
M"° Rose était une danseuse brillante, pleine de fougue et de vei-ve,
experte en tous genres d'exercices difficiles et périlleux; sachant se
maintenir en équilibre sur un chandelier, la tète en bas et les i)ieds
en l'air, ou renouveler la danse des épées qui avait jadis illusti'é la
belle Tourneuse, en pirouettant plus de vingt minutes sur elle-même,
avec la pointe de dix armes posées dans ses narines ou sur sa goi-ge.
M^'o Malaga, charmante jeune personne à la physionomie suave et
rêveuse, était une funambule de l'école métaphysique, pleine de
poésie et d'expression. Elle dansait sur la corde avec les ailes d'une
sylphide et les grâces décentes des nymphes chantées par iloi-ace.
Même lorsque, variant ses travaux, elle se faisait servir au public
arrangée à la crapaudine sur un plat d'argent, elle gardait encore
cette chasteté idéale qui annonçait la Taglioni. M^c Rose et M"c Malaga
avaient chacune leur spectacle ; mais on les vit quelque temi)s réunies,
sous la révolution, au théâtre des Pantagoniens, le lieu d'asile ^[^^^
funiimbules, et dans la salle qui portait le nom de la dernière'.
M"c Malaga avait débuté dans les dernières années du wuv siècle.
Elle venait se montrer pendant la parade, dans un costume pailleté,
presque toujours rouge, très favorable à l'éclat <le son leint de blonde.
La fortune assez considérable qu'elle avait amassée fut (lissipé(; pai'
un mari joueur, et elle mourut dans la misère vers 1851. Les frères
Luguet sont ses petits- fils.
La lille de la Malaga se distingua aussi* dans la partie. Lors d'une
fête donnée à Versailles, en 1814, devant les souverains alliés, elle
exécuta une ascension sur la corde raide, à deux cents pieds au-dessus
de la pièce d'eau des Suisses, en compagnie d'un acrobate de l'autre
sexe. Cette représentation fut malheureuse. L'homme perdit réipii-
libre et se tua. Quant à la fille de la Malaga, elle faillit partager le
' Brazier, Chronique des petits théâtres, et le Boulevard du Temple, dans les Cent cl un .
t. IX.— Th. de Banville, les Petits théâtres de Paris, Musée des Familles, t. XllI, p 201.
352
LE VIEUX PARIS
même sort, mais elle eut la présence d'esprit de se rattraper d'une
main à la corde et d'y rester suspendue pendant plus de vingt minutes
que dura le sauvetage'.
A peu près à la môme date, deux jeunes Italiennes, les sœurs
Romanieni, sans atteindre à une renommée égale, attii'aient aussi la
foule au Cirque Olympique par leurs exercices de sylphides, non pas
L'équilibriste du chandelier, d'après le Bon genre, n» 91.
sur une corde, mais sur un (il d'archal. C'était également l'époque
de la célùl)i'e équilibriste M'i^ Herculana.
On a souvent reproché au premier empire d'avoir été une époque
stérile pour les arts ; c'est une injustice : l'empire fut l'âge d'or de la
danse de corde moderne. Tandis que M^c Saqui brillait comme un
soleil dans le ciel de l'acrobatie, une pléiade d'autres grands artistes
gravitaient autour d'elle, entraînés dans son mouvement et absorbés
dans son éclat. C'était l'époque où l'incomparable mime Deburau pré-
ludait humblement à sa gloire future par des sauts et des cabrioles,
en compagnie de son père, de ses frères et de ses sœurs, vaillante
famille de funambules dont il était le plus indigne. M. Jules Janin
1 Cil. Maurice, Histoire anecdotique du théâtre, t. I«', p. 192.
ACRORATKS ET SAUTEURS
333
a retracé, dans son Histoire du théâtre A quatre sous, le tableau des
exercices journaliers de ces hardis sauteurs et de leurs associés,
M. et Mme Godot. 11 nous peint la Grande marche militaire, où l'on
voyait trois hommes, habillés en guerriers et secouant dans leurs
mains le drapeau tricolore, marcher sur la corde au pas de charfre;
puis la Pyramide d'Egypte, qui était à elle seule tout un drame.
~.D ewT/iEr{ d. i*
Exercice de Forioso aux Champs-Elysées, le 15 août 1809, jour de la fête de Sa Majesté,
d'après une estampe du temps.
toute une féerie émouvante, où le public tremblait et frémissait
comme à une représentation de Talma. Sur deux cordes parallèles
s'avançaient d'un pied léger deux acrobates, le cou emboîté à cha-
cune des extrémités d'une fourche en bois ; sur cette fourche mon-
taient deux autres artistes, enchaînés eux-mêmes à une seconde
fourche, et sur celle-ci grimpait Deburau lui-même, qui se tenait
dans une pose plastique au sommet de l'échafaudage mouvant. Vous
voyez d'ici le tableau.
Le décret impérial de 1807 avait laissé subsister quelques spec-
tacles de danseurs de corde, pantomimes, faiseurs de tours de force.
23
3o4 LE VIEUX PARIS
D'autres tliéâtres supprimés par ce décret furent remplacés par des
acrobates, et l'art de M^c Saqui s'enrichit sur quelques points des
dépouilles du drame ou du van<leville. Il en fut particulièrement
ainsi dans la salle Montansier, où Brunet, qui avait si longtemps
porté ombrage à ses voisins de la Comédie-Française, eut pour suc-
cesseur un des plus merveilleux sauteurs qui se soient jamais vus,
l'illustre Forioso.
Pierre Forioso s'était montré pour la première fois à Paris, le
7 janvier 1801, dans la salle Louvois, avec son père, ancien acrobate
lui-même, ses deux frères aînés et sa sœur. Dès celte première cam-
pagne, il avait vivement excité l'attention des amateurs. Ses frères
ou lui jouaient du violon sur la corde, y faisaient collation, franchis-
saient des rubans les pieds attachés, se jetaient au travers d'un
soleil enflammé. En 1802, ils sont au Théâtre Olympique. En 1807, à
la salle Montansier, Pierre n'a plus avec lui que sa sœur, — foi't habile
elle aussi et qui faisait des tableaux vivants sur la corde, — avec
son frère Mustapha. Quelques auxiliaires dignes de s'exhiber en si
belle compagnie, entre autres M"i° Pique, prêtaient leur concours à
la f.miille.
Forioso portait bien son nom : il se démenait en l'air comme un
diable, comme un tourbillon, comme un ouragan; il effrayait et stu-
péfiait par la hardiesse inconcevable et la rapidité de ses cabrioles.
Et pourtant cet homme, qui pouvait se croire invincible, ti'ouva ses
miutres sur le théâtre même de ses succès. Deux inconnus, venus on
ne sait trop d'où, les frères Piavel, lui envoyèrent un cartel. Forioso
accepta, et la lutte s'engagea dans la salle Montansier, par- devant
d'innombrables spectateurs, passionnés pour ou contre, et engageant
des ])aris comme à une course de chevaux'. Hélas! Forioso fut
vaincu, — on dit même deux fois de suite, — aux lieux qui avaient
été si souvent témoins de son triomphe. Vestris et Paul Duport,
choisis poui- arbiti'cs, décernèrent la couronne à son adversaire, qui
voulut la partager avec lui; mais Forioso, justifiant son nom, ne
répondit à cet acte généreux que par des récriminations suivies d'un
cartel en termes agressifs, où il demandait sa revanche à Tivoli et
ne put l'obtenir. Il n'en mourut pas pourtant; il ne se passa pas son
balancier au travers du corps, mais il voulut se relever par une
action d'éclat, et tout Paris apprit par une affiche qu'à la Saint-
1 Suivant d'aulres, au contraire, c'est Forioso qui, retiré du théâtre Montansier après y
avoir épuisé son succès, el ayant transporté ses exercices à Tivoli, se laissa aller, en assis-
tant aux exploits de Ravel, qui lui avait succédé dans son ancienne salle, ù lui jeter un im-
prudent défi de 23 napoléons, accepté séance tenante.
ACROBATES ET SAUTEURS 355
Napoléon prochaine Forioso se promènerait sui- une corde tendue
depuis le pont de la Concorde jusqu'au Pont- Royal. Notre amour
pour la vérité historique nous force d'ajouter qu'il n'en fut rien : des
circonstances impréuues, suivant le terme usité en pareil cas, peut-
être les ordres de la police, empêchèrent la réalisation de ce projet
grandiose '.
Peu de temps après, la famille Forioso et la famille Ravel quittèrent
Paris pour entreprendre en province et à l'étranger des pérégrinations
où nous n'avons pas à les suivre. Plus tard, retiré près de Ragnères-
de-Rigorre, dans une propriété champêtre, fruit de ses sueurs, où il
mourut en 1846, Forioso eut la consolation d'y former un enfant qui
devait rappeler ses exploits et peut-être les effacer : le jeune Auriol,
fils d'un de ses anciens amis de théâtre. Et quasi cursorcs... Il put,
avant de mourir, assister à la gloire de son élève, qui lui fut douce
sans doute comme un écho et un reflet de la sienne.
Parmi les plus célèbres cabrioleurs contemporains, il est impos-
sible d'oublier Auriol, le roi, ou plutôt le roitelet des clowns. Jean-
fiaptiste Auriol, mort seulement en 1881, était né le 8 août 1808, à
Toulouse. l\ avait de qui tenir, car son père était un ancien premier
sauteur de Nicolet, et la veille encore de sa naissance sa mère avait
bondi, voltigé et caracolé sur le théâtre du Capitole : le petit Auriol
était déjà si léger! On peut donc dire qu'il entra en ce monde en
sautant. Certain qu'il retomberait toujours sur les pieds, son père
voulut qu'il apprît tout d'abord à marcher sur les mains, et dès qu'il
s'éveillait, on le portait sur la corde raide pour le reposer de son
berceau.
A six ans, Auriol était en son genre un enfant i)rodige. Les leçons
de Forioso développèrent encore ses brillantes dispositions naturelles.
Il se mit à la tête de sa famille pour exploiter le Midi. Ses frères
reconnaissaient humblement la supériorité de ce petit Poucet. A (jua-
torae ans, il avait déjà fait son tour d'Allemagne. D'un saut il revint
en France; d'un bond il passa en Hollande; d'une cabriole il se
retrouva en Suisse. C'est le lc>- juillet 1834 qu'il débuta au Ciique
Olympique, avec un succès qui devint bien vite du délire.
« Qu'est-ce qui roule? dit une biographie à peu près contempo-
raine de ses débuts; qu'est-ce qui s'enlève? qu'est-ce qui se glisse?
Là-bas..., là-haut..., à droite..., à gauche... C'est lui, c'est Auriol.
Oh ! ah ! les charmantes gambades ! Que d'élasticité dans ces jambes
' Brazier, Chronique des petits théâtres, t. 1", p. 232. — De Manne et Menestrier, Galerie
de la troupe de Nicolet, chap. sur Forioso et Ravel.
386
LE VIEUX PARIS
et dans ces bras -là! que de précision dans tous ces mouvements si
justes, si gais, si hardis! que de séduction jusque dans le petit cri
dont il s'accompagne en l'air, comme un oiseau ! »
Et cette biographie a pris audacieusement pour devise :
Quid levius pluma? — Pulvis. — Quid pulvere? — Ventud.
Quid vento?
Je propose une variante, sauf le respect dû à la prosodie :
Quid aura? — Aui^iol.
— Auriol vient d'aérien, disait-on.
Danseur» d'écha?ses aux Champs-Elysées, d'après les Tableaux de Paris, de Marlet.
Nous ne suivrons pas l'illustre clown dans toutes ses gambades
ultérieures : par -dessus le Rhin, qu'il franchit encore comme une
simple banquette irlandaise; par -dessus les Pyrénées, qu'il sauta à
cloche -pied, et d'où il rapporta une médaille d'or. C'était en 1841.
Puis il revint au Cirque, qu'il ne quitta que dans les premières
années du second empire. En 1858, il était directeur d'un spectacle
ambulant, et donnait sur les champs de foire des représentations dont
sa prestesse faisait le principal attrait.
Ce bout d'homme, maigre, sec, nerveux, à l'aul vif, avait eu la
légèreté de l'oiseaLi-mouche. Ses cabrioles au-dessus d'une pyramide
de carafes et de raladiers, ses sauts périlleux par- dessus je ne sais
coml)ien de chevaux et douze hommes hérissés de baïonnettes, ses
exercices de voltige et d'équilibre, les pieds en l'air, la tête sur le
goulot d'une bouteille échafaudée au sommet de vingt autres, posi-
ACROBATES ET SAUTEURS
357
tion dans laquelle il mangeait, buvait, sonnait de la trompe, haran-
guait le public et démontrait la charge en douze temps, ont laissé
des souvenirs légendaires. On l'a vu reparaître, en 1872 et en 1873,
à l'âge de soixante -cmq ans, dans une pièce des Variétés, le Tour
du cadran, où il y avait une scène spécialement arrangée pour lui,
et au cirque Fernando. De temps à autre aussi, durant sa longue
retraite, quelque affiche de banlieue exhibait son nom; mais le pu-
blic le croyait mort depuis longtemps, et ceux qui ne l'avaient pas
^Si--^c
L'anglaise, d'après le Bon genre, n» 96.
VU jadis s'obstinaient parfois à prendre pour un faux Auriol ce petit
vieux à la voix d'enfant ou d'oiseau.
Jamais peut-être aucun clown n'a joui d'une gloire aussi euro-
péenne. Il ne venait point à Paris un provincial, et il y venait peu
d'étrangers dont l'un des premiers soins ne fût de l'aller voir. C'était,
dans la vie privée, un brave homme, très doux, très poli, assez spi-
rituel, causant bien, ne cachant ni ses opinions conservatrices ni ses
croyances religieuses, aimant à causer de ses exploits passés, mais
sans jactance, et à montrer les trophées dont il avait tapissé son
modeste logement.
La renommée d'Auriol fut égalée plus tard, dans les premières
années du second empire, par celle du beau Léotard, l'iiomme au
trapèze. Bornons-nous à mentionner, parmi les gloires du Cirque, —
358 LE VIEUX PARIS
car ils sont tout à fait nos contemporains, et les choses d'aujourd'hui
sont exclues de ce livre, — le clown Boswell, dont la fantaisie bizarre
et lugubre faisait songer à quelque bouffon shakespearien, et qui
mourut tragiquement; les frères Deans, qui se brisèrent la tète au
mois de juillet 1873, à Munich, en s'élançant ensemble pour saisir le
même trapèze; un autre gymnaste habile, Rinaldi, qui périt d'un
coup de sang à Florence, vers la même époque, tandis qu'il était
suspendu par les pieds à son trapèze; le sauteur Onra, dont les exer-
cices semblaient le dernier mot de Vart, mais qui a encore été dépassé
depuis; enlin, vers 1875, Mayol, dit l'Homme-Obus, lequel chargeait
un mortier avec son corps comme avec un projectile et se faisait
lancer en avant par une charge de poudre minutieusement dosée,
qui l'envoyait jusqu'à un trapèze où il s'accrochait pour commencer
aussitôt les exercices ordinaires. Où s'arrêteront les sauteurs et les
acrobates de l'avenir? Nul ne l'ose prévoir, après les prouesses
inouïes que tous les jours des saltimbanques inconnus exécutent
sous les yeux des spectateurs du Cirque et de l'Hippodrome. Qui
sait? Peut-être un jour nos petits- neveux riront- ils de leurs naïfs
aïeux, qui voyaient dans la danse de corde le nec plus ultra de la
hardiesse et de l'habileté, à peu près comme nous-mêmes aujour-
d'hui, dans le wagon qui nous entraine à toute vapeur, nous rions
de la patache de nos pères.
Cependant il paraît bien difficile qu'on puisse jamais dépasser Blon-
di n. Si récentes que soient les représentations données par Blondin
chez nous, comment fermer un chapitre sur les acrobates sans en
dire quelques mots? Blondin, hls et petit- fils de gymnastes, né
en 1823, exerçait à Nimes quand il y fut remarqué, en 1851, par un
habile acrobate, Ravel, probablement le fils du fameux Ravel, qui
l'emmena avec lui en Amérique, où sa réputation s'est faite. Long-
temps attaché au théâtre de New-York, il le quitta un jour, en 1859,
pour mettre à exécution une entreprise audacieuse. Cette histoire
invraisemblable courut alors tous les journaux, trouvant beaucoup
d'incrédules. On assurait qu'un acrobate avait tendu sa corde au-
dessus de la cataracte du Niagara, et que chaque jour il traversait
ainsi l'abîme devant une foule immense, en ne se lassant pas d'ajou-
ter à cet exercice de nouvelles variantes. Tantôt il prenait son fils
sur son dos et le portait d'une rive à l'autre en courant (un jour
qu'il avait l'honneur de travailler devant le prince de Galles, il lui
offrit même la préférence; mais le prince, en souriant, allégua sa
grandeur qui l'attachait au rivage); tantôt il installait une cliaise et
un petit fourneau sur la corde, allumait le feu, cassait des œufs
ACROBATES ET SAUTEURS
359
et confectionnait une omelette, qu'il mangeait ensuite devant les Yan-
kees émerveillés. Les citoyens de la libre Améri(jue, habitués aux
tours (le force et qu'on n'étonne pas aisément, n'en pouvaient croire
Blondin au Palais de l'Industrie.
leurs yeux, et ils tirent bien vite à Blondin une popularité supérieuie
à celle qu'avaient jadis conquise Jenny i.ind et la pseudo-nouiiice
de Washington.
Blondin ne pouvait manquer d'avoir les honneurs de la contie-
360 LE VIEUX PARIS
façon. 11 y a eu autant de faux Blondin que de faux Démétrius et de
faux Louis XVII. Il paraît que celui qu'on a vu à Paris, pendant les
derniers mois de l'année 1877, dans la grande nef du Palais de l'In-
dustrie, était bien réellement le vrai. Malgré son âge de cinquante-
quatre ans, il accomplissait sur une corde juchée à trente ou quarante
mètres de hauteur, presque sous la voûte, et sans le moindre filet
pour le recevoir en cas de chute, des exercices dont plusieurs eussent
été déjà des tours de force s'ils avaient été faits à terre. Non content
de se coucher de son long sur la corde et de se relever à la force du
jarret, de s'y planter la tête en bas et les pieds eri l'air, on le voyait
y étabhr un grand fourneau de cuisine qu'il apportait sur son dos
jusqu'au centre et y fabriquer des omelettes qu'il jetait à l'assistance,
ou une chaise sur laquelle il montait en enjambant le dossier et dont
il escaladait les barreaux comme les degrés d'une échelle; marcher,
courir plutôt, avec des chaînes au cou, aux mains et aux jambes;
puis revêtu d'un sac de toile et les yeux bandés ; puis les pieds dans
des paniers ronds , par lesquels il avait remplacé les sabots classiques ;
enfin, monté sur un vélocipède où la corde s'engrenait dans une rai-
nure des roues. Hier, à l'âge de soixante-deux ans, il exerçait encore.
Blondin a posé les colonnes d'Hercule de l'acrobatie : on l'égalera
peut-être, on ne le surpassera jamais.
CHAPITRE X
ÊTRES INCOMPLETS — NAINS ET GÉANTS
Paris est une ville privilégiée entre toutes les villes. C'est pour la
servir et pour lui complaire que le monde a été créé. Tout ce qu'il y
a de beau, de singulier, de rare ou d'unique sur la surface du globe,
s'envole aussitôt vers Paris comme une flèche vers son but. Naît- il
quelque part un de ces phénomènes qui font reculer la nature devant
son œuvre : un veau à deux têtes, un homme sans bras, un enfant mons-
trueux capable d'étouffer une hydre dans son berceau, ou si mignon
et si frêle qu'il pourrait tenir tout entier dans la pantoufle de Cen-
drillon, c'est pour Paris! Un cyclope n'ayant qu'un œil au milieu du
front, une femme à barbe, un rat gros comme un bœuf, un merle
blanc, un homme à queue, un homme -chien tout revêtu de poils,
vite à Paris! Athéniens blasés, qui bâillez au Théâtre- Français et à
l'Opéra, dites, que vous faut-il pour réveiller votre esprit endormi,
pour émoustifler votre curiosité assouvie'.' Que voulez -vous voir?
Une chose impossible, un démenti à la logique et à la création, une
absurdité vivante, une fable, une chimère, un de ces cauchemars
sortis du cerveau des mythologues de l'antiquité ou des poètes roman-
tiques, une sirène, un vampire, un albinos, un satyre, un phoque
qui parle, une femme qui se nourrit de sabres crus, un anthropo-
phage, un squelette animé, un crocodile qui pince de la guitare, une
jeune princesse sauvage qui danse sur la corde, un roi des îles Nou-
kahiva qui cire les bottes. Pan avec ses pieds de chèvre, Cacus vomis-
sant des flammes. Hercule emportant une montagne sur son dos et
jonglant avec un poids de deux cents livres comme avec une toupie?
Demandez, faites-vous servir. Il n'en coûte que deux sous par per-
sonne, et on ne paye qu'en sortant. Suivez le monde! Un petit air de
362
LE VIEUX PARIS
clarinette et de grosse caisse ; voilà qui est fait. Regardez maintenant
dans ce baquet, sous ce bocal, sur cette table, dans ce tiroir, vous y
trouverez le monstre demandé!
Il fut un temps où la naissance des monstres était regardée comme
un présage infaillible de quelque grand malheur, au lieu d'être exploi-
tée comme une curiosité foraine. C'est à ce point de vue (\ue les
Les monstres. — François Trouillet ou Trouillac, d'après une pièce du temps.
envisagent tous les démonographes : Boguet, dans ses Discours des
exécrables sorciers, ïorquemada en son Exameron , et bien d'autres,
comme aussi la plupart des vieux auteurs qui en ont parlé. La fille
double, née le 6 juin li-28 à Aubervilliers , et qui, pendant les trois
jours qu'elle vécut, fut visitée d'une multitude iniinie de curieux,
ÊTRES INCOMPLETS, NAINS ET GÉANTS
363
était considérée comme le produit d'un démon incube ou succube.
César Nostradamus décrivant, dans son Histoire de Provence, l'en-
fant à deux tètes et le chevreau phénoménal qu'on avait ap[)orlés à
son père, le fameux prophète, pour qu'il les examinât (155i), ne
manque pas de s'étendre sur les « malheurs et divisions cpi'ils sem-
blent pronostiquer infaillil)lement , eslans loujours i)n»(luils contre
Mathias Buchinger, d'après un portrait daté de 1707.
l'ordre et l'art de nature, non certainement comme causes, mais
vrais signes et nonces extraordinaires et certains de choses tristes et
funestes ». Montaigne lui-même, peu superstitieux j)ar nature, fait
quelque réflexion semblable sur l'enfant double qu'on montrait en
son temps pour de l'argent'. Mais la crédulité et l'imagination popu-
laires ont si bien exagéré tous ces faits dans les siècles passés, et les
écrivains les ont acceptés avec un empressement si naïf, sans jamais
' Essais, liv. 11 , ch. xxx.
364 LE VIEUX PARIS
les contrôler en rien, qu'il en est bien peu que l'on puisse citer alors
avec quelque garantie de certitude.
Nous n'avons garde d'ailleurs de nous arrêter aux monstres pro-
prement dits, sujet répugnant, qui ne peut offrir d'intérêt qu'au
point de vue médical. L'exploitation ou la simulation des cas térato-
logiques, parmi les animaux comme parmi les hommes, a toujours
tenu une très large place dans les exhibitions foraines, et le classique
veau à deux têtes est certainement un des plus anciens spectacles
qu'on ait offerts à l'admiration de la foule. Elle serait interminable
la liste des phénomènes qui ont laissé trace dans la chronique pari-
sienne, depuis ce Trouillac, l'homme cornu trouvé, en 1599, dans
la forêt du Maine, et montré sur le Pont- Neuf ; le monstre de Mada-
gascar, qu'on exhibait en 1658, et dont J. Lagniet nous a laissé le
portrait; jusqu'aux êtres doubles, dont les plus célèbres, Ritta-Cri-
stina, les frères Siamois et, tout récemment encore, Millie- Christine,
ont paru en notre siècle.
Disons seulement quelques mots des êtres incomplets qui ont mérité
un intérêt plus sérieux par l'industrie avec laquelle ils savaient sup-
pléer aux lacunes de leurs organes.
L'Estoile et Sauvai nous apprennent qu'on vit à Paris, en 1586,
un Breton sans bras, qui écrivait, lavait un verre, était son cha-
peau, jouait aux dés, aux cartes et aux quilles, tirait de l'arc,
chargeait, bandait, démontait et faisait partir un pistolet. A cette
curiosité, Sauvai en ajoute beaucoup d'autres de la même nature. Il
parle, avec l'admiration séante, du fds d'un tailleur nommé l'Asne,
qui, venu au monde sans main droite, sans bras ni épaule gauches,
taillait des plumes avec le moignon du bras droit et gagnait sa vie à
écrire ; d'une femme sans bras qui coupait des chemises et des habits ;
d'une fille de seize ans, aflligée de la même lacune, qu'on voyait de
son temps, au cimetière Saint- Innocent et dans les rues de Paris,
enfilant des aiguilles et cousant avec ses pieds ; enfin d'un autre
homme également sans bras, qui, non content de faire tout ce que
faisait le Breton dont il est question plus haut, buvait et mangeait
tout seul, maniait un fouet mieux que charretier du monde et, rien
qu'en penchant la tête sur son épaule, ruait de grande force une coi-
gnée contre quelque pièce de bois. Par malheur, un si beau talent
finit par tourner mal, et l'homme sans bras abusa de sa trompeuse
infirmité pour se faire meurtrier et larron de grand chemin. Certes,
il fallait une vocation bien déterminée pour se mettre à détrousser les
passants avec ses pieds, et si ce voleur était digne de la potence par
sa perversité, par l'originalité du fait il méritait sa grâce.
ÊTRES INCOMPLETS, NAINS ET GÉANTS
■Mil
De pareils cas pourtant, si extraordinaires qu'ils seml)lent, ne
sont pas aussi rares que l'on pourrait croire. On u vu très souvent
des hommes sans mains et sans bras se distinguer par une habileté
incroyable. En 1709, on montrait à la foire Saint- Laurent un phé-
nomène dont il est question dans la comédie de Legrand portant ce
titre, et qui, entre autres exercices, ôtait son chapeau, battait les
cartes, jouait au piquet, s'accompagnait du tympanon avec le pied.
En 1716, à la foire Saint- Germain, un Allemand, non seulement
Les monstres. — La veuve Dimanche et son excroissance cornée,
d'après une estampe du temps.
sans mains, mais sans jambes, se servait de deux moignons informes
pour tailler une plume, écrire et faire des traits, toucher d'un instru-
ment, jouer des gobelets, tirer des coups de fusil, exécuter des tours
de carte et des tours d'adresse '. On en montrait un sur le boulevard
du Temple, en 1770, qui buvait, mangeait, débouchait une bouteille,
se servait d'un cure-dents, jouait à tous les jeux, fdait de la laine ou
du coton, jetait un bâton avec force à quarante pieds de lui, enfdait
une aiguille et faisait un nœud au fd, etc. Quelques années après,
à la foire Saint -Germain, la jeune et merveilleuse Vénitienne, qui
réunissait tous les charmes, — car non seulement elle n'avait pas
de mains et ses pieds étaient attachés aux genoux, mais elle était
naine, — chantait des ariettes italiennes, raclait du violon, tricotait,
' A. Heulhard, La foire Saint- Laurent , 1878, in-8°, p. 126, 132.
366 LE VIEUX PARIS
lilait, coupait, cousait et se servait de sa langue pour nouer le fil.
Une autre, en 181G, attirait la foule sur les boulevards en jouant
du violon, comme cet Hermann Untbang exhibé par le cirque
Napoléon en 1870. Il y a une trentaine d'années, on voyait sur la
place Saint- Germain -l'Auxerrois, dont il avait lait son quartier
général, un pauvre être également dépourvu de ses quatre membres
et qui écrivait avec son ventre. L'administration est devenue plus
sévère qu'autrefois pour des spectacles repoussants qui encombraient
la voie publique.
Sera-ce insulter aux mânes du peintre Ducornet, né sans bras,
que de rappeler son nom célèbre à la suite de tous ces anonymes?
Ducornet ne se bornait pas à enfiler une aiguille et à jouer aux
cartes, il exécutait avec ses pieds des tableaux qui ne seraient point
sans mérite, même pour un peintre doué de tous ses membres, et
dont plusieurs ornent des églises, des châteaux, des musées. Mais
Ducornet ne se donnait point en spectacle, bien qu'on ait souvent
fait cercle au Louvre, à sa grande irritation, pour le voir passer sur
les épaules de son père ; car il évitait de marcher de peur d'altérer la
délicatesse des pieds qui lui servaient de mains. J'ai voulu inscrire ici
le nom de cet artiste, mort en 185G, comme celui qui a le mieux
montré jusqu'à quel point l'industrie pouvait suppléer à la nature, et
aussi pour honorer et relever un sujet qui n'a rien de bien noble par
lui-même.
Sans nous arrêter à quelques autres cas curieux, tels que les
femmes sans langue, mais néanmoins parlant très bien, — phéno-
mène à souhait pour exercer la verve caustique des misogynes, —
qu'on montrait aux foires de 17G6 et de 1773, nous terminerons cette
rapide esquisse des êtres incomplets par quelques notes sur les
aveugles. Sauvai ne les a pas oubliés, et il cite de plusieurs des traits
étonnants , qui néanmoins n'étonneront personne , car on sait jus-
qu'où la privation d'un sens, en particulier de la vue, peut pousser
la délicatesse et le développement des autres. Et comment s'étonner
de rien après l'exemple de l'illustre aveugle -né Saunderson, qui fit
si longtemps de doctes cours sur la perspective, la lumière et les
couleurs ?
Ces malheureux se donnaient parfois en spectacle, et on les a faits
plus d'une fois servir au divertissement des gens qui voyaient clair,
surtout avant qu'on n'eût entrepris leur éducation d'une manière
méthodique. Valentin Haûy a raconté qu'il fut conduit à s'occuper
d'eux en voyant un jour, le 18 mai 1782, dans un café de la place
Louis XV, « dix pauvres aveugles affublés d'une manièi'e ridicule,
ÊTRES INCOMPLETS, NAhNS ET GÉANTS 367
ayant des bonnets de papier sur la tête, des lunettes de carton sans
verre sur le nez, des parties de musique éclairées devant eux et
jouant fort mal le même air à l'unisson '. »
L'année suivante, une Viennoise, M"c Paradis, était presque aussi
à la mode chez les Parisiens par son talent sur le piano que l'avait
été, un peu auparavant, son compatriote Mozart. Elle suppléait à
l'absence de la vue en notant les morceaux ({u'on lui dictait, même
les plus compliqués, à l'aide d'épingles fichées dans des pelotes, et
en les apprenant par cœur avec ses doigts.
L'étonnante habileté des aveugles à suppléer les organes qui leui'
manquent est tellement connue, qu'il suffira de citer un ou deux faits
entre ceux dont les rues de Paris ont été les témoins : par exemple,
l'usage où l'on était, par ces brouillards opaques et impénéti'ables que
dégage quelquefois la Seine, de prendre un quinze- vingt pour guide
à travers la ville , et ce trait des deux aveugles vus à Paris par
Kotzebue en 1804, et qui jouaient la journée entière au piquet dans
la rue, à la volonté de tout passant qui les payait en consé(pience.
Vers la fm du règne de Louis XVI, on avait organisé un orchestre
d'enfants aveugles, qui allaient d'église en église exécuter des messes
en musique pour attirer la foule -.
Beaucoup de nos lecteurs se souviennent encore du bruyant café
des Aveugles, installé dans un sous-sol du Palais-Royal, et (pii rap-
pelait jusqu'à un certain point le café de la place Louis XV, dé(;rit
par Valentin IhUiy, car il avait un orchestre et une troupe drama-
tique exclusivement composés d'artistes qui n'y voyaient pas. (let ('la-
blissement populaire, assez mal fréquenté, a disi)aiMi depuis (jliclipies
années. On ne rencontre même plus guère d'aveugles jouant <le
l'accordéon ou de la clarinette sur les ponts. Celte infirmité n'est
plus donnée en spectacle dans les rues que j)ar des mendiants obsti-
nés, dont le nombre ne dépasse pas celui des autres inlirmes. Aujour-
d'hui, tout aveugle de bonne volonté peut être mis en mesure, ]»lus
aisément qu'un cul-de-jatle ou même qu'un manchot, de bien gagner
sa vie.
' Du Camp, Paris, t. V, p. V3. — Campardon, Spectacles de la fmre , I. I, p. 187
' Nouveau Tableau de Paris (1790).
368 f'E VIEUX PARIS
II
Parmi les phénomènes vivants de la nature, les nains et les géants
ont toujours joui du privilège d'exciter une curiosité qui, du moins,
est sans mélange de dégoût.
Il est souvent question, chez nos vieux romanciers , de nains son-
nant du cor sur les donjons pour annoncer l'approche de quelque
chevalier ou de quelque belle dame, chargés de messages, accompa-
gnant les demoiselles, remphssant l'office de varlets. Ils figuraient,
au moins à la fin du moyen âge, dans les cours à côté des fous du
roi, dont ils remplissaient même fréquemment les fonctions. On leur
rasait la tête, on les revêtait d'un accoutrement grotesque, avec un
bonnet orné de grelots, et souvent aussi ils portaient la marotte. La
reine Isabeau de Bavière avait une naine. François I^r^ Henri II,
Catherine de Médicis, etc., eurent des nains à leur service pour les
divertir. Le fameux Triboulet, l'un des plus connus parmi les fous
de cour, était un nain contrefait. Biaise de Vigenère, qui prétend
avoir été servi à Rome, en d566, dans un banquet chez le cardinal
Vitelli, par trente -quatre nains, ajoute quelques renseignements rela-
tifs à ceux de la cour de France, sous François I^r et Henri H, dont
le plus petit était Grandjean le Milanais, qu'on portait dans une cage
comme un oiseau. La femme de François I*^^, la reine Claude, et sa
fille, la princesse Charlotte, avaient également des naines, dont il est
fait mention dans les comptes de dépenses.
Catherine de Médicis eut pour les nains un goût particulier, qui
semble avoir été poussé jusqu'à une véritable passion. En 1556, la
cour de France possédait pour le moins trois nains, dont deux, Bezon
et Romanesque, appartenaient spécialement à Catherine, et dont le
troisième, Merville, ne tarda point à passer également à son service.
Tous trois avaient des gouverneurs et étaient somptueusement vêtus.
La même année, Catherine reçut en présent du roi de Pologne deux
autres nains, désignés sous le nom du Grand -Pollacre et du Petit-
Pollaçon. Il est question aussi de ses naines à diverses reprises dans
les comptes de la maison du roi; l'une d'elles, native de Norman-
die, n'avait pas dix-huit pouces de haut à l'âge de sept ou huit ans.
Elle maria ensemble trois couples de nains qui étaient à son ser-
ÊTRES INCOMPLETS, NAINS ET GÉANTS
369
vice, mais qui ne firent pas souche'. En 1578, elle en avait encore
cinq, particulièrement Majosky, qui suivait aux frais de la reine les
cours d'un collège. Elle laissa par testament six mille écus à chacune
de ses naines. Ses fds héritèrent de ce goût. Cjiurles JX fit paraître
.Aiur^Â/inuraZeurs 4/c /%c/^^ej c/d/a^f'aûi/'^^
CéjhinNai/t delapliupèiité r/msen me/ne t£mjdeàrpàijjûlie
espèce M/n/né Akmcuq^ec/c'jâ ci^isne e/iAlU/mi^/iedaas/û
Foretno7reJlnâçiie^o/DOitcesde/iauî,ctilnapdsûrandicÙ!
piùs l'acte c{e ^. arts. û'jttmJ^âie^rsjinyuï/i'/^MT/jo
ur intéresser kstfava/ue/tl^ùlçu^.ct?ydifs^iremlml!ellest
^aivi^Lti/inctuv' en mmw^m^/îT/r^scu/ufuziheulfMitcWprm
i/re ilm/icoit.ctrelii'ntfyutp^iî^/nent:
Les nains célèbres. — Le nain Akeneil : fac-similé d'une gravure du temps.
son nain dans un tournoi en 1503. En 157^2, le roi de Pologne lui
envoya quatre nains; puis l'empereur d'Allemagne lui lit présent de
trois autres, également Polonais. La Pologne paraît avoii- été tout
particulièrement en possession, du moins à cette époque, de produire
ces avortons. On en connaît deux, Jean de Crésoqui et don Diego de
Portugal, qui, en 1577, appartenaient à Henri III. On les habillait
• L. Guyon , Diverses leçons.
24
37U LE VIEUX PARIS
comme des poupées ; ils dansaient des voltes et des gaillardes pour
amuser les courtisans.
Henri IV avait trois nains : Xanica ou Janick, Espagnol ; Merlin et
Marin Noël. La tradition des nains de cour était si bien affermie, que
Ru}3ens ne crut pas pouvoir oublier ce personnage essentiel dans le
tableau où il représenta le mariage de Marie de Médicis avec le Béar-
nais. Outre ses quatre nains en titre , dont l'histoire nous a con-
servé les noms, Pierre Dumont, Raphaël Dubois, Denis Sornet et
Guillaume Dupont', Louis XIII en avait recueilh du règne précédent
plusieurs, dont l'un, en 1623, remplissait les fonctions d'huissier de
son cabinet, de même que le nain Mandricart était huissier du cabi-
net de la reine. Ce dernier ne fut pas non plus le seul que posséda
Anne d'Autriche : bornons -nous à nommer parmi les autres Louis
Pinson, dit Balthazar, dont la mort en 1662 marqua, dit-on, l'aboli-
tion de cette charge à la cour de France. Cependant on trouve encore
le nain Lutel sur les comptes de 1664 à 1668; et, en 1686, Louis XIV
en avait un, âgé de trente -cinq ans et haut de quatorze pouces,
envoyé de Bretagne par M. de Lavardin.
A l'exemple du roi, les princes du sang, les grands seigneurs, les
hauts personnages en tout genre, — Mademoiselle, dont Vincompa-
r cible mignonne, morte en 1653, a obtenu de la muse burlesque de
Loref^ un long article nécrologique; le prince de Condé, le marquis
de Bouftlers, le chancelier Séguier, et même des ecclésiastiques, —
avaient des nains dont nous ne parlerons pas, non plus que de tous
ceux dont il est question dans Tallemant des Réaux ■'.
En dehors de la cour de France, un des derniers et des plus
illustres nains officiels, auquel nous ne pouvons nous dispenser d'ac-
corder une mention à cause de son exceptionnelle célébrité, et aussi
parce qu'il parut dans les rues de Paris, fut le Lorrain Nicolas Ferri,
plus connu sous le nom de Bébé, qui appartenait à l'ancien roi de
Pologne, Stanislas Leczinski. Bébé n'avait pas plus de vingt- quatre
l)0uces de haut; on pouvait le cacher, armé de pied en cap, sous la
croûte d'un pâté. Un jour qu'il sortait delà rue Dauphine pour prendre
le Pont -Neuf, se voyant entouré par les passants, il s'esquiva leste-
ment le long du quai de la Vallée, et enfila la rue des Augustins. La
foule le suivait de près; mais, au détour de la rue. Bébé avait disparu.
On le chercha partout sans pouvoir le trouver et, de guerre lasse, il
fallut l)ien que l'attroupement se dispersât. Aussitôt Bébé sortit d'une
' Archives ciirieusefi de Vhisloira de France, 2-= série, t. VI, p. 67.
- Muse historique, lettre du 15 février 1633.
3 Édit. P. Paris, t. II p. 75 et 115; 1 IV, p. 398,
ÈTHES INCOMPLETS, NAINS ET GÉANTS 371
hotte forte, qui se trouvait à l'étalage d'un cordonnier, et où personne
ne s'était avisé de l'aller quérir.
A la petite cour de Lunéville, où il avait jusqu'alors régné sans
rival, Bél)é faillit crever de jalousie quand il vit arriver, à la suite de
la comtesse Humiecska, le nain Borulawski, dit Joujou, qui l'empor-
tait sur lui d'abord parce qu'il était plus petit de quelques pouces,
ensuite parce qu'il était gentilhomme, enfin parce qu'il causait mieux,
se montrait plus intelligent et plus aimahle. Borulawski soutenait
dignement la réputation de la Pologne au point de vue de la produc-
tion des nains. Il vint ensuite cà Paris avec sa bienfaitrice, et, j)endant
plus d'une année qu'il y resta, fut l'objet d'une curiosité et d'une
faveur très llatteuses. Le financier Bouret donna en son honneur une
réception brillante, suivie d'un repas où les pièces et la vaisselle
étaient en rapport avec sa petite taille. Le comte de Ti-essan fit
de Borulawski l'objet d'un mémoire à l'Académie des sciences, et
Saint- Foix en conserva le souvenir dans ses Essais sur Paris ^. Plus
tard, après de longues tournées dans les divers pays de l'Europe et
lorsqu'il avait pris le parti de se montrer pour de l'argent et de don-
ner des concerts, il revint à Paris et n'y obtint pas un moindre suc-
. ces. Borulawski, un des rares nains lettrés ([u'on ait vus, a écrit ses
Mé^noires.
Rapprochons de Bébé et de Joujou le nain Richebourg, (pii avait lo
titre de sommelier dans la maison de la duchesse d'Orléans, fenuue
du futur Philippe- Égalité, sans en remplir les fonctions, et ([ui était
une sorte de nain d'office. Richebourg n'est mort (pi'en 18r)(S, à
l'âge de quatre-vingt-dix ans; il est sans doute l'unique exemple
d'une longévité pareille qu'on puisse trouver dans l'Iiistoire de ces
petits êtres*.
A côté de ces nains historiques, les auti'es font assez piètre figure.
On n'a pas manqué d'en exhiber souvent dans les foires, et nous
pourrions rapporter un grand nombre de cas, nr.us généralement
anonymes et sans intérêt, dès le xvio et le xviic siècle. C'est au xviii"
seulement que, grâce aux chroniqueurs et aux almanachs forains, les
renseignements deviennent plus précis. Citons si)écialement, en 1751,
le nain hollandais, haut de deux pieds quatre pouces, et dont, à en
croire l'annonce, la grosseur de la tète égalait la longueur de son
corps; en 1774 et 1775, une naine allemande du nom de Stœbert,
très bien faite, et le nain des Indes, haut de vingt-sept pouces seule-
1 Tome IV, j). |/45, 5- édit.
* Ed. Garnier, les Nniin^ el /<•■' Gémils, in-!8, p. 1(53.
372 LE VIEUX PARIS
ment, qui eut l'honneur d'être présenté à la famille royale; en 4779,
le nain géant, enfant de quatre ans conformé comme le plus ro-
buste, et une famille de Lapons dont le père avait trente et un pouces
de haut, la femme vingt-huit et l'enfant dix-huit.
Plus tard, le nain Hynch excita par son talent l'admiration de tous
les habitués du Cirque Olympique. Mais de tous les nains de théâtre
c'est le petit Moreau qui fit le plus de bruit et fournit la plus longue
carrière. Il était fils d'un musicien de la Comédie Italienne et n'avait,
dit-on, pas plus de vingt-huit pouces. Dans une fête donnée par le
prince de Gondé à Chantilly, en 17G7, Moreau, alors âgé de treize
ans, sortit tout à coup, habillé en Amour, d'un énorme ananas qu'on
avait servi au milieu de la table et charma les dames en chantant
des couplets à leur louange. Audinot l'engagea en 1769 à l'Ambigu,
où il fit merveille dans les rôles d'Arlequin. Puis il passa aux Varié-
tés, où sa grâce et sa gentillesse continuèrent à charmer le public, et
revint encore à l'Ambigu, mais avec un bien moindre succès qu'au-
trefois. Vers la fin de la révolution, on le retrouve au théâtre des
Jeunes- Artistes, entre Désaugiers et Lepeintre jeune, celui-ci tout
enfant encore. Ce fut la fin de sa carrière artistique. Devenu vieux et
tombé dans la misère, il en fat réduit, sous le premier empire, à
courir les places publiques et à se montrer pour deux sous dans des
baraques K
En 4813, Nanette Stocker, Autrichienne d'origine, en compagnie
de l'Alsacien Ilauptmann, donnait des représentations de chant, de
musique et de danse; la première jouait du piano-forte avec talent, et
le second ne manquait pas d'habileté sur le violon. Agée de trente-
trois ans, Nanette pesait trente- trois livres et avait exactement trente-
trois pouces de haut. Les théâtres semblaient alors vouloir accaparer
les nains. Sewrin fit sa pièce de Gulliver dans Vile des Géants, pour
en exhiber trois, à côté de l'acteur Cazot, qui était d'une taille gigan-
tesque (1815). Au Cirque, en 1818, parut une jolie naine de huit
ans, la j>etile Babet, haute de dix- huit pouces et faite au tour,
laquelle, après avoir excité l'admiration de l'Allemagne, fit les délices
de Paris par ses grâces mignonnes, comme son habileté dans l'art de
la pantomime et dans celui de l'équitation.
L'année suivante, tout Paris alla voir au théâtre Comte les deux
sœurs Souvray, qui, bien que déjà vieilles, étaient encore vives,
chantaient et dansaient agi'éablement, surtout Thérèse, la plus petite
' Le Chroniqueur désœuvré , t. I , p. 68; t. II , p. 56. — Brazier, Chronique des petits théâtres ,
t. I,p. 125.
ETRES INCOMPLETS, NAINS ET GÉANTS :nr;
et la plus intéressante, que l'affiche qualifiait de M"'c Jiébé, car on
prétendait qu'elle avait été fiancée, en 1701, à son compatriote Nico-
las Bébé.
C'est encore le théâtre Comte qui mit en lumiùi'o, sous le réunie de
Louis-Philippe (1830), Je nain Mathias Gullia, lllyrien, haut d(; trente-
quatre pouces, parlant cinq lauj-uos, et qui fut présenté à l'Académie
des sciences par Geoffroy Saint- Ilihdre.
Tels furent les principaux prédécesseurs de l'illustre généial Tom-
Pouce, qui mérite de nous ai-rèter un peu i)lus lon<,4emi)s. Ce plu'^-
nomùne, exploité par Barnum avec un véritaltle «-énie, était né dans
le Connecticut et s'appelait réellement Charles Stratton. Barnum lui
avait donné le nom du nain légendaire de l'Angleterre, Tom-Tliumb,
Poucet de la chevalerie, compagnon du roi Arthui-, l'un des héros de
la Table-Ronde, sur lequel Fielding a écrit une ti'agédie. Après avoii-
passé par l'Angleten-e, Tom- Pouce arriva à Paris précédé d'une répu-
tation colossale, et fut présenté à Louis- Philippe et à sa famille comme
il l'avait été à la reine Victoria. La foule se pressa dans la salle des
concerts de la rue Vivienne, où il se montrait. Il fut l'objet d'un
engouement extrême. On le mandait dans les salons. Les dames se
le passaient de main en main, lui prodiguant les bonbons et même
les bijoux. Il se piquait de belles manières et avait des façons de gen-
tleman. Couvert habituellement d'un habit à la IVangaise, [tondre
comme un cordon-bleu du temps de Louis XV, i)ortant au côté uiu^
épée en or grande comme une éj)ingle do cravate, il se montrait (pu^l-
quefois aussi en costume de Frédéric 11 ou de général, et se prenait
fort au sérieux. Son portrait figurait aux vitres de tous les marchands
d'estampes. Son nom courait les journaux, les chroniques, les chan-
sons et les pièces de théâtre.
On l'engagea au Vaudeville pour y jouer le Pelil Poucet (5 mai 18i")),
vaudeville -féerie de Clairville et Dumanoir. Les badauds s'allronpaienl
sur la voie publique autour de son équipage couleur d'azur, alleU*
de poneys microscopiques, qui semblait avoir été taillé dans une
citrouille, comme le carrosse de Cendrillon. Tom-Pouce avait alors,
ou plutôt on lui attribuait treize à quatorze ans, car il est probable;
que Barnum le vieillissait; il était haut de soixante centimètres et ne
pesait guère que treize livres.
Après avoir quitté Paris pour se faire voir en province et à l'étran-
ger, il y rentra vers la fin de l'année et alla prendre congé de la
famille royale à Saint-Cloud. Nous n'avons pas à le suivre dans le
reste de sa carrière, qui ne nous regarde plus. Qu'il nous suffise d(!
dire que plus tard, après avoir fait fortune, Tom-Pouce épousa en
376 LE VIEUX PARIS
grande pompe miss Lavinia Warren, une naine charmante en com-
pagnie de laquelle il venait d'entreprendre une nouvelle tournée en
Angleterre, son pays de prédilection. En 1864, il passa par Paris avec
sa femme et sa fille âgée de onze mois, descendit à l'hôtel du Louvre
et lança des invitations conçues en ces termes, auxquelles les curieux
répondirent avec empressement :
M. et M"*" Charles S. Stratton (connus sous le nom de général
Tom- Pouce et sa femme) présentent leurs compliments à ,
et seront très honorés si Ton veut bien accepter la carte ci -jointe et
en faire usage aux temps et lieu ci-dessous indiqués :
HOTEL DU LOUVKE
Cette carte est bonne pour quatre personnes. On sera admis sur
sa présentation au domestique de service à l'entrée du salon de ré-
ception. Les enfants ne seront pas admis.
Quant à la carte, on y lisait ceci :
HOTEL DU LOUVRE
RUE DE RIVOLI
M. ET M'"" Charles S. STRATTON
Chez eux do 2 à ■'i heures,
du h au 8 décembre 1854.
J^e général Tom- Pouce était alors trop grand seigneur pour se
montrer à prix d'argent; mais il avait gardé l'amour des vieux comé-
diens pour les planches où ils ont ohtenu leurs triomphes. Il voulait
ai)paraître dans sa splendeur à ceux qui l'avaient vu dans son humi-
lité, et les recevoir en gentleman, chez lui, au milieu de sa famille.
Tom- Pouce est mort au mois de juihet 1883 ; cette nouvelle a ravivé
sa gloire, et tous les journaux, môme les plus sérieux, lui ont consacré
des articles nécrologiques.
Depuis Tom-Pouce, les nains les plus remarquables et les plus
célèbres qui se soient montrés à Paris sont le prince et la princesse
Colibri, les prétendus Aztèques, la princesse Féhcie, l'avorton exhibé
par M. Marc Fournier à la Porte -Saint -Martin dans sa revue de fin
d'année, en 18()7, et tout récemment les midgets américains. 11 serait
fastidieux de nous arrêter à chaque échantillon de cette race d'oi-
seaux-mouches, auxquels la nature a généralement économisé l'in-
telligence autant que la matière, mais que les badauds sont portés à
admirer avec attendrissement, comme la fine Heur et la pure quin-
tessence de nature, pour peu seulement qu'ils ne soient pas tordus,
noueux et rabougris. 11 suffira d'en choisir un comme exemple, et
ÊTRES INCOMPLETS, NAINS ET GÉANTS 377
nous choisissons les Aztèques, ou plutôt les petits êtres, véritables
lilliputiens, qu'on nous a montrés à deux reprises sous ce nom,
d'abord en 4853, dans la salle de l'Hippodrome, puis en 1875 dans
celle de Frascati.
En 1853, ils firent leur tour d'Europe, et après avoir, comme le
général Tom-Pouce, présenté leurs hommages à la reine Victoria, qui
les fit marier, dit-on, ils avaient paru devant l'empereur Napoléon III,
qui leur donna 2,000 francs. Étaient-ce bien des Aztè(pies, c'est-à-dire
des descendants de l'ancienne race indigène du Mexique chassée i)ar
les Espagnols? 11 est pour le moins permis d'en douter. Les Aztèques
du temps de Fernand Corlez étaient des hommes de belle stature,
intelligents et hardis; ceux-là n'étaient que de petits idiots, jouant à
dada, peureux comme des mouches ou commodes oiseaux, auxquels
ils ressemblaient avec leur front déprimé et leur nez proéminent en
forme de bec. Que de longs siècles de servitude aient alîaibli le moral
du peu qui reste de la race, rien n'est plus naturel; mais qu'elle les
ait rabougris et 7'atatinés physiquement au point de leur faire perdre
la grande moitié de leur taille primitive, voilà ce qui est plus diflicile
à comprendre.
Il ne faut voir prol)al)lement en eux que des accidents de la nature,
des exceptions monstiueuses, plutôt qu'une variété de l'espèce hu-
maine. C'est vers 1850 que ces deux èties, Maximo, l'honimo, et
lîartholo, la femme, furent l'amenés de l'intérieur du Vucatan i»ar
l'Espagnol Pedro Velasquez, (pii les vendit à un l)arnum. Velas-
quez se vantait de les avoir enlevés à une peuplade à la<pielle ils
servaient de dieux, et, chose étrange! lorsipie MM. Uroca et Topi-
nard, de la Société d'anthropologie, voulurent examiner leur con-
stitution physique, tous deux, l'homme surtout, prirent alois et
immédiatement la position très lemanjuable et assez diflicile à sup-
porter longtemps, à cause du i"a|»prochement des <;enoux et de l'écar-
tement des pieds, qu'on voit attribuée aux vieilles idoles mexicaines,
notamment sur les bas-reliefs de Palanqué. Ajoutons que, sur les
monuments des Toltèques, prédécesseurs des Aztè(pies, on trouve
des figures de divinités se rapprochant complètement des leurs, et
que de la position gardée par eux pendant douze ans il est résulté
(jnelques infirmités incurables. 11 parait donc à peu près sur qu'ils
avaient joué le rôle de dieux chez les Indiens de l'Amérique cen-
trale, précisément à cause de leur difformité.
« Les Aztèques, dit le Journal des Débats dans un article des pre-
miers jours de 1875, ont un peu grandi depuis. Maximo avait alors
875 millimètres de haut, il a aujourd'hui 1«» 3i. La fille Bartholo,
378 LE VIEUX PARIS
qui mesurait 781 millimètres, mesure maintenant !•" 33. La circon-
férence de leur tête a passé de 336 millimètres à 393, et de 338 mil-
limètres à 413. L'aspect général est devenu moins enfantin, mais
l'intelligence n'a rien gagné. Ils sont de l'espèce de métis dite zambo,
c'est-à-dire issue du mélange de sang indien et de sang nègre. Ils
ont aujourd'hui trente-deux et vingt-huit ans. La femme est deve-
nue, avec l'âge, un peu plus sérieuse que l'homme; mais tous deux
n'ont à leur service, pour s'exprimer, que le geste et une quinzaine
de mots de mauvais anglais. Maximo a conservé une assez grande
vivacité et un penchant à l'imitation, qui rappelle beaucoup les
manières de certains singes. C'est ainsi qu'à la Société d'anthropo-
logie, voyant l'un des membres faire son portrait, il prit aussitôt un
crayon, et se mit à griffonner de son côté, en parodiant les manières
du dessinateur. «
III
Los géants n'ont jamais figuré, comme les nains, dans le train
domestique des rois, des princes ou des grands seigneurs. Tout au
plus, en cherchant bien, pourrait-on en trouver quelques-uns parmi
les valets de pied, les heiduques, les chasseurs et les laquais de cer-
taines maisons, mais à l'état isolé et sans constituer une sorte d'insti-
tution. En revanche ils n'ont pas compté en moins grand nombre
parmi les curiosités foraines.
En 1613, un chirurgien de Beaurepaire, Pierre Mazuyer, exhibait
solennellement des débris fossiles trouvés en Dauphiné le 11 janvier
précédent : c'étaient, entre autres, des dents de la grandeur du pied
d'un taureau de vingt mois, les os d'une cuisse et une jambe de
neuf pieds de long, des vertèbres d'épine dorsale de près d'un demi-
pied d'épaisseur, etc., qu'il présentait comme les restes du géant
Theutobocus, roi des Cimbres et des Teutons, recueillis dans sa
tombe, à dix-huit pieds sous terre, avec des médailles de son vain-
queur Marins . La découverte de ces ossements souleva un si grand
bruit, que le roi avait ordonné de les transporter à Paris. Mazuyer
fit composer à l'appui de son attribution un espèce de discours, qu'il
vendait lui-même, et il les montrait pour de l'argent, avec une
enseigne à sa porte, où les os du géant étaient peints. Theutobocus
partagea la curiosité parisienne avec les Topinambous ramenés en
France la même année par Rasilly. Une longue et ardente polémique
ÊTRES INCOMPLETS, NAINS ET GÉANTS :n9
s'engagea à ce sujet parmi les savants : le cliirurgien Ilabicot i)rit fait
et cause pour l'hypothèse hasardée de Mazuyer; mais il fut si docte-
ment réfuté, surtout par l'illustre Riolan, que Mazuyer vit bientôt la
foule déserter son spectacle, et qu'il dut finir par vendre ses os à
d'autres charlatans qui les promenèrent ailleurs. Les prétendus restes
de Theutobocus étaient i)robal)lement ceux d'un mastodonte; mais le
roi des Cimbres et des Teutons faisait un effet plus pittoresque sur
l'enseigne, et il est probable que c'était là, après tout, la principale
base de la conviction de Mazuyer'.
\ai Bouffonnerie de la fille géante, publiée à Paris en IGil , roule
sur un phénomène de ce genre qui attirait de nombreux badauds à
la foire. En 1658, deux valets de pied du roi avaient ol)lenu la per-
mission de montrer pour quinze sous, au bout du Pont-Neuf, dans
une baraque souvent occupée par des exhibitions du même genre,
un géant rouennais, qui fit concurrence aux débuts de la troupe de
Molière, et faillit en compromettre le succès, comme ce funam])ule
romain pour lequel la foule déserta VHécyre de Térenco. Il revint
en IGOl, après une tournée dans les pays étrangers, parliculièremenl
en Hollande, et, quoiqu'il en coûtât quinze sols tournois pour le voii-,
ainsi que la femme, la salle du bout du Pont-Neuf ne désemplissait
pas. Les courtisans surtout ne se lassaient point d'aller l'admiicr, et
le trouvaient encore grandi depuis trois ans '.
« Nous avons été voir à la foire, écrit M'"" de Sévigné le l:}
mars 1671, une grande diablesse de femme, plus grande que Riber-
pré de toute la tète. »
Vers la fin du règne de Louis XIV, l'Allemand Christophe Miller
excita l'admiration des Parisiens par sa haute taille. Il eut l'honneur
d'être présenté au roi et de recevoir en cadeau de sa main, s'il faut
en croire l'avis qui annonçait son arrivée à Londres un [)eu plus tai-d,
une massue d'argent et un magnifique cimeterre avec lesquels il avait
grand soin de se montrer. En 1735, on exhiba i)endant quelques
mois, à prix d'argent, un Suédois âgé de vingt- neuf ans, nommé
Cajanus, qui avait sept pieds de haut, et vers la même é})oque les
curieux pouvaient également rassasier leur vue de la contemplation
d'un colossal Finlandais, pesant quatre cent cinquante livres et ayant
presque une aune et demie de largeur ^ Une vingtaine d'années plus
tard, le géant irlandais Mac-Gi'ath produisit une impression plus stu-
péfiante encore. 11 n'avait pas tout à fait vingt ans. Sa taille n'avait
1 Mercure français, t. III, p. 266-73.
* Loret, Muse historique, 8 et 22 janvier 1661.
' Mercure, mai 1735.
380 LE VIEUX PARIS
commencé à se développer d'une façon exceptionnelle qu'à partir de
sa quinzième année, et elle ne cessa de s'accroitre jusqu'à sa mort.
Né en 1736, il avait, en 1753, sept pieds trois pouces de hauteur, et
lorsqu'il mourut épuisé, en 1760, il était long de sept pieds huit pouces
anglais (2^ 528) '.
On vit à la foire Saint -Germain, de 1775 à 1777, une série de
géants hors ligne : le Dalmate Matthieu Thomick, haut de sept pieds
quatre pouces, qui parlait plusieurs langues et dont l'affiche pré-
conisait l'éloquence, faculté peu commune chez de tels colosses; le
Westphalien Roose, haut de huit pieds un pouce, mesure de Hol-
lande; l'Algérienne liahillée en sultane, dont la taille égalait six pieds
huit pouces '.
Le théâtre de l'Amhigu représenta en 1780 une pièce intitulée le
Géant désarmé par l'Amour, composée tout exprès pour l'exhihition
d'un phénomène de sept pieds deux pouces, dont on avait pris soin
de faire ressortir la haute taille en confiant le principal rôle à une
espèce de naine, d'ailleurs excellente actrice, la petite Bonnet. Deux
ans après, le théâtre des Grands Danseurs du roi montrait un Goliath
de sept pieds et demi, en môme temps qu'un Hercule acrohate non
moins étonnant en son genre, car il soulevait une tahle sur laquelle
ce personnage était placé avec seize autres hommes : lorsque le géant
disparut, on le remplaça pour ce tour par trois individus d'espèce
ordinaire, ce qui donne une idée de sa taille et de son poids.
D'année en année nous pourrions récolter dans les petites chro-
niques et les almanachs forains des exemples semhlahles. Mais, outre
que cette nomenclature serait monotone, il est prudent de s'en défier.
Les géants de la foire et des haraques du boulevard n'étaient pas
tous, il s'en faut, parfaitement authentiques, et ce n'est pas d'au-
jourd'hui qu'on sait l'art d'en fabriquer avec des hommes ou des
femmes d'une taille presque ordinaire, grandis par des chaussures à
hauts talons, des coiifures élevées, d'amples panaches et toute sorte
d'artifices analooaes.
En nous rapprocliaiit de notre époque, nous trouvons, parmi les
cas les plus remarquables , le géant espagnol Joachim Eleiceiguy,
haut de 2'" 307, qui en 1845 faisait les beaux jours de la salle Mon-
tesquieu, où il se montrait costumé en tambour-major. V Illusiration
donna son portrait, en l'accompagnant d'une notice, où nous hsons
qu'il pesait 195 kilos, que ses pieds étaient longs de 42 centimètres
' Ed. Garnier, Nains el Géants, p. 276, 296.
2 Campardon, Spectacles de la Foire, article Géants.
ÊTRES INCOMPLETS, NAINS ET GÉANTS
381
et que, tout mal bâti qu'il était, il avait des mains d'une proportion et
d'une beauté remarquables. Dans l'une des années suivantes, le géant
anglais Arthur Galley, masse de chair d'une loui'deur apalliiciue, se
promenait tous les soiis devant les spectateurs de la salle Jîoime-
Nouvelle, tenant de chaque main une svelte danseuse et accompagné
Géants et géantes célèbres. — Jeannette Douillet, la géanio suisse,
d'après un dessin de Iticliler.
d'un enfant qui courait autour de lui en passant entre ses jambes,
par-dessous sa pelisse hongroise.
Dans les premières années du second empire, il existait sur le
boulevard du Temple un café- concert dit du Géant, dont la spécia-
lité consistait à donner en spectacle, entre les chansons et les romances
de ses artistes, un et quelquefois deux de ces colosses. Le café du
Géant disparut quand on démolit l'ancien boulevard du Teiuple. « Tous
les phénomènes de ce genre qui vivaient à celte époque ont passé par
382 LE VIEUX PARTS
ce café, géants polonais et géants chinois, russes ou américains. Leur
exhibition se bornait à monter pendant quelques minutes sur l'estrade,
ou théâtre du fond, en costume plus ou moins riche, et surtout à se
promener dans la salle et à passer entre les rangées de table, en tenant
maladroitement par la main une des chanteuses qui faisait la quête et
que l'on choisissait parmi les plus petites de la troupe. Quand le géant
était fort, les garçons de café s'arrangeaient toujours de façon à pro-
duire sur un point de la salle une sorte d'encombrement factice, et
le géant enlevait alors dans ses bras et faisait passer par- dessus la
table la quêteuse qui poussait de petits cris effrayés ; mais on trouvait
rarement des géants capables d'exécuter ce tour de force, et la plu-
part se traînaient gauchement, ahuris par les lumières, la foule des
spectateurs et semblaient, pour ainsi dire, embarrassés et comme
honteux de leur grandeur '. »
Après avoir perdu ce centre de ralliement, les géants dispersés ne
surent d'abord que devenir. Enfin peu à peu ils reprirent leurs esprits,
et l'on en revit quelques-uns à droite et à gauche : le Vosgien Joseph
Crice, — taille 2^ 201, - qui fut présenté à l'empereur en 1802; le
géant qui remplissait le rôle du tambour-major en 1809 dans le
Mareyicjo de M. Dennery au Châtelet, et qui, pour donner du feu à
un jeune soldat, le soulevait par le collet de son habit jusqu'à sa
pipe; la comtesse Lodoïska, de Vienne, etc. Rappelons aussi le géant
chinois Ghang et sa femme; un autre géant chinois, qui se montrait
à l'exposition universelle de 1807 et donnait à ses visiteurs sa signa-
ture autographe, ({w'ïl peignait devant eux. Nous en avons certaine-
ment passé, mais nous espérons n'avoir commis, dans cette nomen-
clature, aucun oubli essentiel.
1 Ed. Garnier, Naini et Géants, p. 322.
CHAPITRE XI
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEUX
I
Les badauds qui s'arrêtent sur les places publiques, pour regardei-
un cbien qui présente les armes ou un sin};e qui joue des casta-
gnettes, ne se doutent guère de l'antiijuité à laquelle reinonio cet
innocent spectacle. On peut affirmer sans crainte que, depuis (pi'il
y a des saltimbanques, il y a des animaux savants. Or il y a toujours
eu des saltiml)anques. Les jongleurs et ménétriers du moyen à^e me-
naient souvent avec eux des ours et des singes qu'ils avaient dressés,
les uns à danser en cadence aux sons des instruments, les autres à
exécuter des cabrioles reliaussées de grimaces. D'après les statuts du
Livre des Métiers, recueillis et classés par Etienne lîoileau sous le
règne de Louis IX, les pauvres jongleurs entrant à Paris par le Petit-
Pont étaient dispensés de tout droit, pourvu qu'ils lissent exécuter
quelques gambades à leurs singes devant le péager, et c'est de là
qu'est venu ce dicton : « Payer en monnaie de singe. »
Gomme les jongleurs, les herbiers et mires, ou médecins ambu-
lants, amassaient la foule par les tours de souplesse des animaux
qu'ils avaient instruits à la sueur de leur front, par des sauts d'ours,
de singes et de chiens. La truie qui iile et l'àne ({ui vielle figurent sou-
vent parmi les monuments du moyen âge. Un manuscrit du commen-
cement du XI v« siècle, de la Bibliothèque bodléienne, représente un
cheval tambourinant. Dans un autre, de 1344, on voit un chien qui
danse et un coq juché sur des échasses qu'il manie en cadence, aux
sons d'une tlùte et d'un tambourin. Ce sont là évidemment des tours
de jongleurs. Ils dressaient aussi des chèvres, pareils à la Djali de la
Esmoralda, ou plus simplement à cette chèvre sellée et bridée que
des bateleurs faisaient monter et descendre le lonu' d'un bâton, avec
384 LE VIEUX PARIS
un singe sur ses épaules , devant Louis XIII , et que le jeune roi voulut
acheter immédiatement pour vingt-six écus d'or ^
Pour écrire l'histoire des animaux savants au moyen âge, il fau-
drait aborder celle des carrousels et celle de la vénerie, qui tinrent
une si grande place parmi les occupations favorites de la féodalité.
La chasse à l'aide du faucon et des autres oiseaux de proie dressés
par une éducation assidue était souvent un spectacle qui se donnait
pour récréer les dames, ou les convives et les hôtes d'un grand sei-
gneur. On avait môme trouvé moyen de le faire entrer dans les diver-
tissements des festins et au nombre des entremets : le maître queux
posait sur la table un pâté à jour dans lequel étaient enfermées des
perdrix, des cailles, des alouettes. Dès qu'on avait ouvert le pâté,
toute la nichée prenait son vol ; on lâchait alors un oiseau de proie,
qui fondait sur les fugitifs et les rapportait au maître *.
Sous Louis XIII, où tout ce qui tenait à l'art de la vénerie fut
porté au plus haut point de perfection et de splendeur, duchesses et
marquises assistaient fréquemment à la chasse au vol, et le roi
avait fait môme élever dans la plaine Saint -Denis une petite butte
en terre, surmontée d'un pavillon, où il se mettait avec les dames,
comme dans un observatoire, pour jouir du spectacle. Tout jeune,
il se divertissait sans cesse, à Fontainebleau ou aux Tuileries, en
plein air ou dans la grande galerie du palais, à cette chasse au vol.
Ce fut sous son règne aussi qu'un Flamand donna à la cour le diver-
tissement, alors tout nouveau, de la chasse au poisson, à l'aide de
deux cormorans dressés. Nous savons par le journal de Dangeau, qui
suit pas à pas tous les amusements de Versailles et de Saint- Germain,
que Louis XIV procura plusieurs fois ce spectacle aux princesses de
son entourage.
Les opérateurs ou charlatans des xvF et xvii^^ siècles avaient tou-
jours un singe savant, quelquefois un cheval qui, comme celui du
charlatan anglais dont parle Palma-Cayet^, devinait aux clignements
d'yeux et aux signes imperceptibles de son maître combien d'argent tel
assistant avait dans sa bourse, ceux qui étaient les derniers venus, etc.,
au risque de se faire passer pour un démon, et d'être brûlé par la
main du l)ourreau. Le singe était également l'inséparable compagnon
des montreurs de marionnettes. Nous avons parlé du Fagotin de
Brioché, qui savait se mettre en garde, pousser des bottes comme un
spadassin, et qui môme, assure-t-on, faisait la nique aux plus déter-
' Journal d'IIéroard , 13 novembre 1601.
2 Flore et Blanche/leur.
3 Chronolog. septénaire, collection Michaud, t. XIII, 285.
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEUX
385
minés acrobates. Mais c'était surtout à la foire Saint- Germain qu'il
fallait aller chercher les animaux savants. Là les chiens et les sin^-es
se disputaient la palme, et ravissaient tour à tour les sufTi-af^es des
connaisseurs. On y vit paraître, en une certaine année, une merveil-
leuse guenon de l'île d'Angole, élevée par un habitant de la Cité
Les animaux savants au moyen dge.
« L'âne qui vielle » , sculpture de la cathédrale de Chartres.
laquelle brillait également dans les exercices du corps et dans ceux de
l'intelligence, car elle savait pirouetter sur un fd tendu, puis signer
lisiblement son nom : Marie cVAngolc. Le talent acrobatique, entre
tant d'autres, semblait particulièrement réservé à la race.
En IGGO, il y avait encore, à la foire Saint-Germain, un singe
nommé Fagotin, comme celui de Brioché ', artiste admirable, qui fut
' Fagotin était d'ailleurs devenu une espèce de nom générique.
25
380 LE VIEUX PARIS
occis avec toute sa troupe par d'affreux bandits, sur la route de
Caen, où il se rendait pour éblouir la Normandie des cabrioles que
Paris avait admirées. Loret, le chroniqueur des petits et des grands
événements d'alors, n'a pas dédaigné d'enregistrer ce meurtre dans
sa gazette en vers ' .
Une chanteuse, nommée M"c Choinet, avait appris à son singe à
jouer une sarabande "-, et elle le montrait sans doute au pul)lic quand
elle se faisait entendre elle-même. Une demoiselle accompagnée par
un singe, cela devait faii'e un tableau piquant et fort goûté des ama-
teurs.
Du reste, les singes, au xviic siècle, étaient devenus, pour ainsi
dire, d'un usage domestique, et il était de mode dans beaucoup de
maisons riches d'en avoir un, qu'on habillait d'une livrée, et qui
réjouissait les visiteurs par ses grimaces. François Golletet, l'auteur
du Tracas de Paris, passant en revue tout ce qu'on rencontre dans
les rues de la ville, n'oublie pas le singe vêtu en page qui saute sur
une fenêtre, et c'est sans doute aussi cet usage qui a inspiré à la
Fontaine celle de ses fables^ où un singe jette dans la mer qui baigne
la miiison l'argent que son maître amasse avec tant de soin. Le roman
de Frandon, par Sorel, si fécond en détails intimes sur les mœurs
et usages du xviic siècle, raconte deux anecdotes qui viennent à l'ap-
pui (le cette remarque : d'abord celle d'un Suisse qui, trouvant un
singe sur la porte d'une taverne, lui donne un teston à changer, et
s'étonne de n'être remboursé qu'en grimaces ; puis celle d'un paysan
qui, apportant un panier de poires à un seigneur, se laisse dévaliser
en route par deux gros singes, couverts de belles casaques de toile
d'oi' et ayant l'épée au coté, auxquels il ôte respectueusement son
chapeau, les prenant pour les iils du seigneur ^
S'il faut en croire le commentaire de Saint- Marc sur les œuvres
de Boileau , le supplice de Cl. le Petit , brûlé en place de Grève ,
fut causé par un de ses singes domestiques, qui jeta dans la rue des
feuilles de papier où l'auteur du Paris ridicule avait écrit des vers
sacrilèges et impies.
Les singes et guenons du roi occupent une aussi grande place que
ses nains et ses fous dans le Journal d'Héroard. Nombre de mémoires.
' Voir, pour les animaux savants de la foire Saint-Germain, Desbouimiers, Ilist. de
l'Opéra- Comique; — les frères Parfaict, Mémoires pour servir à l'histoire des théâtres de
la Foire, etc.
2 Voiture, Lettre à M"« Rambouillet du 22 octobre 1634. — Tallemant des Réaux , Contes
de Lestes, dans ses Historiettes.
3 Le Thésauriseur et le singe, 1. XII, fable m.
* Hist. comique de Franciun, liv. III.
ANIMAUX SAVANTS ET CUHIKUX 387
entre autres ceux de Brienne et de Monglaf, sans parler des mazari-
nades, font allusion à la passion qu'avait Mazarin pour les singes
comme son prédécesseur pour les chats. Ils l'accusent de passcn- son
temps à faire danser ces vilaines bêtes sur ses genoux '. Les duchesses
de Bouillon et de Mazarin, ses nièces, avaient hérité de lui ce goût
pour les guenons, qui prenaient une large place dans les véritables
ménageries qu'elles nourrissaient chez elles, comme on le voit en
quelques lettres de Chaulieu et de Saint-Évremond ^ La Muse royale
(25 juillet 1056) ne manque pas de nous entretenir longuement de
la guenon de M^e de Guébriant, dressée à toutes sortes de services
et de gentillesses, et capable de jouer le rôle d'un valet de bonne
maison. Cette habitude d'avoir au moins un singe qui devenait le
commensal de chaque hôtel, qui amusait la société par ses tours,
quelquefois mangeait à table et couchait avec le maître ^, se prolon-
gea jusque dans le siècle suivant. On connaît le singe de M"™» du
Barry, presque aussi célèbre que son négrillon Zamore, et qui inspira
au duc de Tresmes, jaloux de sa faveur, l'idée de se qualifier de
« sapajou » de M"'c la comtesse. La Guimard et presque toutes les
femmes à la mode sous Louis XV avaient également des singes à
demeure dans leur salon.
Revenons au xvii« siècle. En cette glorieuse époque, qui a réuni
tous les genres de grandeur et de supériorité, des rats excitèrent
longtemps l'admiration publique à la foire Saint- Germain, en dan-
sant sur la corde comme des personnes naturelles, ou plutôt beau-
coup mieux. Ces rats étaient bien les contemporains de l'araignc'e <le
Pellisson! Le grave Bonnet, qui n'a pas dédaigné d<î s'en occujier
dans son Histoire de la danse, nous apprend ({ue ces inh'rcssaiils
animaux sautaient en mesure, au son des instruments, debout sur
leurs pattes de derrière et tenant de petits contrepoids. Une autre;
troupe de huit rats dansaient un ballet figuré sur une grande table,
en se réglant sur les violons avec autant de justesse que les pre-
miers sujets de l'Opéra ; puis un rat Ijlanc de Laponie exécutait une
sarabande avec la précision et la gravité d'un Espagnol. Il en coûtait
quinze sols pour contempler ce merveilleux spectacle.
Après la guenon d'Angole et les rats danseurs, mais beaucoup i»lus
tard, c'est là qu'on vit également six serpents originaires d'Asie,
élèves de la signera Francesca, qui se trémoussaient fort pro[)rement
' Lettre au cardinal burlesque (1649). — Testament de Jules Mazarin (1651).
2 L. de Laborde, Le palais Mazarin , note 515.
3 Tallemanl des Réaux, Historiette de M™ Roger.
388 LE VIEUX PARIS
sur la corde : résultat prodigieux qui montre jusqu'où, dans un siècle
de lumière, peut aller le génie humain !
En 1723, la foire Saint-Laurent montrait à qui voulait le voir
quelque cliose de plus miraculeux encore : un singe incomparable,
— les singes se sont toujours distingués parmi les animaux savants,
et nous sommes destinés à les rencontrer plusieurs fois encore sur
notre chemin, — qui, vêtu en femme, s'acquittait parfaitement d'un
menuet avec son maître, représentait une comédie-pantomime mêlée
de cris et d'exclamations partis des entrailles, en compagnie d'un
chien instruit à le seconder; jouait du bilboquet comme Henri III,
et apprenait à jouer du violon'.
Ce singe n'est- il pas celui que décrit le voyageur Nemeitz pour
l'avoir vu à la foire Saint- Germain, à peu près à la môme époque?
(( ... Un singe habillé premièrement en mousquetaire, puis en demoi-
selle et ensuite en arlequin. Cet animal salua la compagnie, ôta lui-
même son petit chapeau et le remit lui-même, s'assit sur une chaise
faite exprès pour lui..., fit de son petit mousquet tous les exercices
d'un fantassin, tira un coup de pistolet, dansa un menuet, fit plu-
sieurs tours dans le cercle, monté sur un chien, tenant un drapeau
de sa patte. L'on dit que le maître de ce singe a gagné plus de cinq
mihe hvres pendant la foire, i) Tous ces exercices sont assez faibles,
et il est probable que Nemeitz a oublié les plus importants. Il vit
aussi à la même foire Y Académie des pigeons, qui traînaient un petit
chariot, tournaient la broche, sautaient par- dessus la baguette et
rapportaient comme le chien, enfin un lièvre savant qui battait la
caisse et qui fumait.
Sept années après, à la foire de 1730, la chienne Charmante, de-
vançant les exploits de l'illustre Munito, excitait les transports des
bourgeois de Paris en jouant à la triomphe, en devinant la couleur
des robes et en composant des noms, tels que Marie, Louis, etc.
« On croit, ma foi, qu'il y a un peu de magie dans ce fait-là, » dit
l'avocat Barbier ^
Il serait impossible de s'arrêter à tous les animaux savants qui
firent les délices et -l'orgueil de la foire; mais qu'on me permette
pourtant de mentionner encore le canari phénoménal qu'on y voyait
en 17G0, lequel savait discerner les couleurs, écrire un nombre ou
un mot demandé, à l'aide de caractères détachés qu'il cherchait suc-
1 Voir, outre les historiens de la Foire, Brazier, Chronique des petits théâtres, t. II,
p 53-54.
2 Journal, t. II , p. 97.
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEUX
389
cessivement, indiquer l'iieure et la minute que marquait une montre,
enfin faire les quatre règles élémentaires'.
Vers le même temps, le singe de Nicolet renouvelait la réputation
et les merveilles de celui de Brioché. Cette intelligente bète, nommée
Turco, et dressée, ainsi que le savant chien Caraby, par rhal)ile dan-
seur de corde Laurent Spinacuta, était le plus l)rillant acteur de son
théâtre, où Nicolet avait commencé d'ailleurs par montrer des ani-
maux savants, et il devint bien vite le favori du public par la verve
-•l/^.V //•■/)■ ,/,
Les singes, d'après les Tableaux de Pans, de Marlet.
et le naturel avec lesquels il s'acquittait des scènes Ijoulïbnnes con-
fiées à son talent. Lors de cette fameuse maladie de Mole qui mit
tout le beau monde de Paris en émoi et qui valut au comédien de si
curieuses marques de sympathie des grandes dames, Nicolet s'avis;i
de dresser son singe à jouer le rôle de l'acteur malade : enveloppé
dans une robe de chambre, coilTé d'un bonnet de nuit avec une
faveur rose, les pieds perdus dans de chaudes pantoufles, le singe
prenait des attitudes penchées, faisait des mines dolentes, se don-
nait tous les airs intéressants qui étaient de circonstance, parodiait
enfin l'élégante fatuité de son modèle, de façon à réjouir singuliè-
rement les spectateurs. Le chevalier de Boufllers composa là- dessus
' Les Serins privés, à la suite du t. XIX de Berquin; Paris, Nepveu, 1825, in-16.
390 LE VIEUX PARIS
des couplets assez impertinents, qui furent bientôt dans toutes les
bouches :
Quel est ce gentil animal
Qui, dans ces jours de carnaval,
Tourne à Paris toutes les têtes.
Et pour qui l'on donne des fêtes?
Ce ne peut être que Mulet i
Ou le singe de Nicolet.
.le ne cite pas les autres, ils sont partout.
« Turco, singe très habile sur la corde, écrit en 1775 l'auteur des
Anecdotes dramatiques (I, 384), mourut, il y a trois ou quatre ans,
d'une indigestion de dragées. 11 était fort aimé du public et surtout
des dames. 11 allait faire la belle conversation avec celles qui l'appe-
laient. 11 s'asseyait sur l'appui des loges et grugeait toutes les pas-
tilles de ces ])elles , dont il était l'enfant gâté. » On lui fit une épitaphe
en triolet :
Ci-gît le singe à Nicolet,
Qui plaisait à plus d'une actrice :
Passants , montrez votre regret ;
Ci-gît le singe à Nicolet.
11 était grand, poli, bien fait;
Des singes c'était le Narcisse.
Ci-gît le singe à Nicolet;
llclas! pourquoi faut-il qu'il gisse?
En février 1772, on voyait à la foire Saint-Germain un singe jouant
do la vielle en compagnie de son maitre, qui l'accompagnait sur la
mandoline, et Bachaumont n'a pas oublié ce phénomène qui fit courir
tout Paris. L'année suivante, on y montrait, au rapport de Buffon,
un couple de cacatoès qui obéissaient aux moindres signes de leur
maitre, répondaient à ses questions par un geste affirmatif ou néga-
tif, (^t indiquaient, d'après les signes convenus, l'heure du jour, la
([uaulité des spectateurs, la couleur des habits d'une personne, et
bien d'autres choses analogues.
II
C'est sans doute aussi à la foire que travaillait cet industrieux dres-
seur d'animaux dont a parlé Tallemant : < Un nommé Néron, dit-il ^
avoit attelé des cerfs à un chariot ; après, il enchaîna des puces à un
' Véritable nom de Mole.
'- Historiettes , édit. Monmerqué et Paris, t. VII, p. 189.
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEUX 'MW
chariot aussi. Il avoit appris à une chèvre à marcher sur la corde ou
plutôt sur deux cordes. Il avoit un chat-huant (ju'il lenoit daus une
cage; il lui avoit plumé les moignons des ailes, avoit attaché à l'une
une rondache et à l'autre une épée ; il l'avoit iiabillé en cavalier. Il
disoit qu'il n'avoit point d'animal, hors une poule, à qui il n'eût
appris quelque chose. »
Les puces dont parle Tallemant ne restèrent pas les seules de leui-
espèce. Nous savons par Brienne* qu'un charlatan avait imaginé d'en
atteler une à un canon d'or, pour amuser Louis XIV dans son enfance.
La Bruyère parle, à la fin de son chapitre des Jugements, de « quatre
puces célèbres que montroit autrefois un charlatan, subtil ouvriei-,
dans une liole où il ovoit trouvé le secret de les faire vivre : il leur
avoit mis à chacune une salade en tête, leur avoit passé un coi-ps de
cuirasse, mis des brassards, des genouillères, la lance sur la cuisse;
rien ne leur manquoit, et, en cet équipage, elles alloient par sauts et
par bonds dans leur bouteille. » Peut-être est-ce le même homme
dont M'"" de Sévigné entretient sa fdle, dans sîi lettre du i (\v-
cembre 1G73 : « On disoit l'autre jour à ^I. le Dauphin qu'il y avoit
un homme à Paris qui avoit fait pour chef-d'œuvre un petit chariot
qui étoit traîné par des puces. Il dit à M. le prince do Gonti : « Mon
<r cousin, qui est-ce qui a fait les harnois? — Quelque araignée du
(T voisinage, » dit le prince ^ »
De pareils exemples sont innombrables. La puce enchaînée était un
des objets à la mode du xviic siècle. Cet usage a inspiré une pièce do
vers à Desbarreaux, où il nous montre Pyrœmon portant à Alcimo-
don, (T pour en faire un chef-d'cEuvre admirable, » une puce (pii a
osé profaner les appas de sa bergère. Alcimedon se met à l'œuvre :
Sa main attache au col de la j)uce insolente
D'or fin et délicat une chaîne çralantc...
Cet animal microscopique, presque insaisissable, et sur lecpiei il
semble que l'homme ne puisse exercer aucune action , est justement
l'un de ceux que son ingénieuse patience a su le mieux soumettie à
une foule de travaux, où d'ailleurs l'énorme force musculaire de lii
bestiole est plus intéressée que son intelligence. Ceilains naturalistes
en citent des traits presque incroyables. Lémery rapporte qu'il a vu
une puce enchaînée à un petit canon d'argent soutenu de deux
roues, grand comme la moitié de l'ongle et gros comme un fer d'ai-
guillette, mais pesant quatre-vingts fois plus (pi'elle : parfois on l'eiii-
" Mémoires , ch. i , 222.
i Édit. Monmerqué et Régnier, t. IH , p. 299. I.e passage de La Bruyf^re iip se trouve que
dans sa 6' édition publiée en 1691 . mais il parle d'autrefois.
392 LE VIEUX PARIS
plissait de poudre, à laquelle on mettait le feu, et la puce héroïque
soutenait sans pdlir la détonation. Mouffet et Hoock parlent de deux
Anglais, dont l'un avait attaché une puce à une chaîne d'or de la
longueur du doigt et pesant moins d'un grain, qu'elle maniait faci-
lement; l'autre faisait tirer par une de ces petites bêtes un carrosse
d'ivoire à six chevaux, avec cocher, chien, postillon, laquais et quatre
personnes dans le carrosse '.
En 1792, pour son spectacle « des puces travailleuses », le sieur
Préjean payait une redevance de vingt-cinq livres à l'Opéra, comme
on le voit par le registre de Francœur. Ainsi la Révolution elle-même
n'avait pu tuer Vart, et les puces savantes travaillaient à deux pas des
tricoteuses.
En 1804, on montrait au jardin des Capucines une troupe de puces
traînant, par des chaînes en or, des éléphants, des voyageurs en car-
ton dans un char à six chevaux, et, à côté, des mouches à qui l'on
avait eu la patience d'apprendre à se battre à l'épée *.
Si nous sommes malheureusement réduits à des notions bien vagues
sur les puces travailleuses de 1792, et même sur celles de 1804, nous
allons pouvoir nous dédommager quelque peu en 1825, grâce aux
renseignements que M. Walckenaër n'a pas dédaigné de nous trans-
mettre sur les intéressants animaux qu'il étudie dans son Histoire
naturelle des insectes.
Un industriel était venu s'établir place de la Bourse, et montrait,
au prix de douze sous, un étonnant spectacle composé tout entier
de puces savantes. D'abord quatre de ces insectes faisaient l'exercice
avec une pique, et se dressaient sur leurs pattes de derrière. Ensuite
paraissaient des puces attelées à un canon avec son affût, et d'autres
à une petite berline d'or à quatre roues, avec un postillon et une
puce -cocher assise sur le siège, tenant dans ses pattes un mince
éclat de bois qui représentait un fouet. Au besoin, on les obhgeait à
marcher au moyen d'un charbon brûlant promené au-dessus de leurs
têtes. Elles traînaient leurs véhicules par .une chaîne attachée à leurs
cuisses de derrière et qu'on n'ôtait jamais, dit-on. Pas une n'était
morte, depuis deux ans et demi qu'elles menaient ce genre d'exis-
tence. Tous ces exercices s'accomplissaient sur une glace polie , où
M. Walckenaër put les observer à l'aise avec une loupe.
Neuf ans plus tard, en 1834, un sieur Cucchiani montrait à Paris
une troupe de ces insectes qui non seulement traînaient des voitures
1 Journal de Verdun, Ern. Menault, Inleîligcnce des animaux, p. 49-50.
« Kotzebue, Mes Souvenirs de Paris en 1804, Iracl. fr. de 1805, t. I, p. 107. — Improvi-
sateur français, t. XVI, 349.
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEUX 393
et puisaient de l'eau, mais, revêtus d'uniformes militaires, exécutaient
au commandement des évolutions stratégiques !
Pareil spectacle frappa un jour detonnement Dickens, qui, dans
ses notes curieuses sur le théâtre contemporain,. a déci-it un Conseï'-
vatoire de puces, où soixante de ces animalcules étaient dressés par
un directeur expert.
Chose bizarre ! la plupart des puces savantes qui viennent se pro-
duire à Paris se prétendent, par l'organe de leur imprésario, sous le
patronage de la famille royale d'Angleterre. Nous ne savons à quelle
époque se rapporte un prospectus sans date que nous avons entre les
mains, et qui annonce une Exhibition extraordinaire de puces
industrieuses, patronisées (sic) par la famille royale et (de [)lus)
jmr la noblesse d'Angleterre. Voici ce morceau curieux :
UNE SALLE DE BAL
Dans laquelle deux Puces habillées en daines, et deux autres on
messieurs, danseront une valse. L'orchestre est composé de douze
Puces jouant de différents instruments convenables à la petitesse
des musiciens. La musique est très bien entendue. On y voit aussi
quatre Pucee autour d'une table, et jouant une partie de piquet.
UN VAISSEAU DE GUERRE DE 120 CANONS
Complètement fourni de ses mâts, voiles, cordages, etc., traîné
par une seule Puce.
UN ÉQUIPAGE
Tiré par quatre Puces complètement harnachées; le cocher et le
laquais, qui sont aussi des Puces, sont habillés en livrée; le cocher
tient un fouet.
UN ÉLÉPHANT ARMÉ EN GUERRE
Tiré par une seule Puce.
LE DUC DE WELLINGTON
ET SES DEUX AmES DE CAMP
Montés sur des Puces enliarnachécs de selles, brides en or,
comme le sont ordinairement les chevaux.
DEUX PUCES
Décideront une affaire d'honneur l'épée à la main.
UNE AUTRE PUCE
Tirera un seau d'eau d'un puits.
UN JEU DE BAGUES
Dont l'action est totalement exécutée par des Puces habillées
en différents costumes.
En tête les armes d'Angleterre, avec la devise Dieu et mon droit,
et l'autre, mieux appropriée à la circonstance : Honni soit qui mal
y pense!
394 LE VIEUX PARIS
Les puces savantes ont encore reparu de nos jours. Je lis dans une
lettre de Berlin adressée à la Gazette de France (17 mars 1874) :
« Berlin vient de voir partir un industriel qui lui a offert pendant
deux mois une exhibition bien intéressante : des puces dressées avec
un art savant, vêtues d'élégantes et frôles paillettes d'or, exécutaient
une série d'exercices fort curieux. La « troupe » entière figurait dans
une grande cérémonie, annoncée en gros caractères sur l'affiche, et
qui était comme le bouquet de la représentation : les Funérailles de
Napoléon IIL Six puces attelées traînaient le char funèbre, et les
autres suivaient, la larme à l'œil et le crêpe au bras. »
J'ignore absolument si ce sont les mêmes qui ont fait leur début à
Paris vers la fin de l'année 1875, et qui, soit dit sans calembour, ont
eu le don de piquer assez vivement la curiosité publique. Cette der-
nière troupe était dirigée par le « dompteur » Ubini, — le Bidel et le
Pezon de ces tigres microscopiques, — qui plaçait son spectacle sous
le patronage de la famille royale d'Angleterre, — toujours! Elles
avaient des talents variés et se livraient aux exercices les plus divers.
Les unes traînaient des chariots ; d'autres faisaient de l'escrime ;
celle-ci était enchaînée, comme un forçat, à un boulet qu'elle pro-
menait derrière elle; cehe-là tirait le canon; une enfin servait de
cheval à un général en miniature. Rien de drôle comme la malle-
poste attelée de quatre puces, tandis qu'une cinquième figurait sur le
siège en guise de cocher.
Avant d'avoir vu l'exposition de M. Ubini, je me figurais assez dif-
ficilement une malle -poste attelée de puces : la voiture en ques-
tion, faite de carton léger, était à peine grosse comme le bout du
petit doigt. Le long du timon, quatre fortes puces étaient [iccrochées
par des fils imperceptibles, plus minces qu'un cheveu; l'équipage
roulait sur un petit socle garni de velours, avec l'entrain d'une calèche
lancée sur la pelouse de J^ongchamp.
« L'étoile de la troupe, disait le Figaro du 25 décembre 1875,
traîne un éléphant d'une, pesanteur mille fois plus grande que la
sienne. Los comparses attelées à un mail-coach voiturent, sur une
feuille de papier, le comique et le père noble qui se prélassent dans
l'intérieur. T^e cocher est épique avec son grand fouet noir. A côté,
sur une autre scène, se battent deux spadassines. Leur dextre, armée
d'un grand sabre, fait des « coupes », des « dégagés ■» et des « une,
deux », que notre maître d'armes Yigeant ne désavouerait pas. La
plus hardie tire le canon... En nous penchant, nous lui trouvons un
air martial, une apparence de grognard et une légère senteur de
ANIMAUX SAVANTS KT GIIHIKHX 395
cognac qui trahissent la vie des camps et des fail)lesses d'artilleur. Je
ne dirai rien de celles de ces actrices qui tirent de l'eau d'un puits,
dirigent des chars dans la carrière ou supportent sur leur dos des
cuirassiers minuscules.
« C'est de puce en plus fort! disait un lanalicpio à ma (hoite. Je
« les ai vues en Angleterre, mais elles n'agissaient pas avec autant
« d'ensemble et de précision, d
« J'ai observé la façon dont les puces du sieur Ubini sont atte-
lées. Elles sont tout bonnement pincées au niveau du corselet pai-
deux petites tiges métalliques qui les tiennent sous le joug. En sorte
que leurs tours ont pour cause déterminante les elîoi'ts qu'elles font
pour se dégager de l'étreinte qui les suffoque... Ce sont, en somme,
ses accessoires et son matériel qui sont dignes de la plus grande
admiration. Le char, l'éléphant, le puits, le canon, tout cela tient
dans une noix, et il porte d'habitude son magasin de décors dans son
portefeuille. i>
Le public riait de bon cœur à toutes ces évolutions, mais il deve-
nait inquiet devant les exercices de la })uce-cheval , (\u'\ était en
liberté. 11 eût été d'autant plus inquiet, s'il avait su (pie, paieil à
Phalaris, qui nourrissait ses chevaux avec les membres i)alpitaiits
de ses esclaves, M. Ubini, — patroné par la faniille royale d'An-
gleterre 1 — nourrit ses bètes de sang humain. Une fois ]>ai' jour,
les puces savantes sont appliquées sui- le bras d'un i)auvi'o diable^,
dont l'unique profession est de se livrer en proie à leur dévorani
appétit.
Les principes d'éducation des puces ont été dévoilés par un expert ,
dans une lettre au chroniqueur du Temps. Nous allons les reproduire
d'après celui-ci :
<t 11 s'agit d'abord d'habituer les puces à la marche. On ne sait (]ne
trop que ces insectes ont une brusquerie d'allures désespérante. Ce
sont de petites personnes agitées, qui réalisent d'instinct la fable du
mouvement perpétuel. Or il est de toute nécessité d'assoui)lir cette
humeur capricieuse et de les déshabituer de ces façons de kanguroos.
On les enferme donc dans une petite boite qui se meut au premier
bond; plus la malheureuse puce pi-oteste, et plus son supplice est
rigoureux. Elle finit par se lasser. La fatigue a raison de la révolte de
ses nerfs; elle comprend qu'il n'y a rien à faire contre la destinée, et
elle se résigne.
« C'est le premier acte. Quand son propriétaire juge que la réflexion
a accompU son œuvre, il sort l'artiste de sa prison et il procède à son
harnachement. Dur labeur! On la sande à la troisième articulation et
396 I^E VIEUX PARIS
au moyen d'un cheveu ou d'un fil de soie très fin, noué sur le dos.
Ainsi équipée, notre puce est mise à la chaîne et ahandonnée à de
nouvelles méditations. Le plus souvent son instinct se réveille. La
pauvrette se croit lihre, et elle n'a rien de plus pressé que de recom-
mencer ses gamhades. Mais chaque saut la ramène à son point de
départ. Bientôt l'aiguillon de la faim se met de la partie ; elle se dit
qu'elle ne gagnera rien à faire la mauvaise tête, et elle devient douce
comme un petit mouton. C'est le moment de lui jeter un morceau de
sucre..., je me trompe, un petit lambeau de bœuf cru devant lequel
elle se garde bien de bouder. Voilà pour le deuxième acte.
« Le plus fort est fait. Ce n'est qu'un jeu après cela de lui faire
exécuter les exercices préparatoires, de lui apprendre à marcher au
pas, de la suspendre à un fil de soie, de l'atteler à de petites voi-
tures. Et notez bien que le dompteur se réserve toujours la ressource
de la diète ou de la terrible boîte tournante. En revanche, que de
caresses et de friandises quand elle est arrivée à traîner le char, à
diriger la brouette, à tirer le canon, à tourner le mouUn et à danser
sur la corde ' ! »
Mais, au fond, il s'agit surtout d'avoir la patience et l'adresse de
lui adapter des engins, de l'emprisonner dans des entraves dont elle
fait etfort pour se débarrasser. L'éducation de la plupart des puces
savantes n'est guère autre chose.
Les puces savantes, comme les singes, nous ont entraîné plus loin
que nous le pensions. Revenons maintenant sur nos pas.
' Temps du 24 septembre 187b. Qu'on nous permette d'égayer la matière par une anecdote
empruntée à celte même chronique. Un professeur de puces montrait ses lauréates à une
famille royale du continent, quand tout à coup l'hercule de la bande disparut. Mais le pro-
fesseur l'avait suivie des yeux, et après un moment d'embarras : « J'en demande pardon à
Son Altesse, dit -il à l'une des princesses, mais mon élève s'est réfugiée sur son auguste
personne..., et si elle veut bien la rechercher, ce sera l'affaire d'un instant... » La jeune prin-
cesse s'exécuta gaiement. Elle passa dans une chambre voisine et revint, quelques minutes
après, tenant entre le pouce et l'index l'insecte demandé. Mais à peine le professeur l'eut -il
aperçu, qu'il secoua la tête, et de sa voix la plus gracieuse : « C'est à recommencer, dit-il;
Votre Altesse s'est trompée... La puce qu'elle a bien voulu me rapporter est... une puce
sauvage ! n
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEUX 397
III
Après avoir parcouru la foire comme nous l'avons fait, nous ne
pourrions que nous répéter en allant rechercher les animaux savants
sur le Pont-Neuf, et plus taid au houlevaid du Temple. Il suffira de
dire que le Pont-Neuf était, au xviuc siècle encore, le centre général
non seulement des charlatans de haute volée, mais aussi des saltim-
hanques de bas étage et des plus humhles montreurs d'animaux.
Mercier, qui a tout vu dans le Paris de son temps, n'a eu garde d'ou-
hlier les ours placides du Pont-Neuf, dansant tout le jour au son du
tambourin, grimpant à l'échelle et tendant le chapeau du maître à la
ronde.
Quant au boulevard du Temple, comme nous l'avons dit, il (léi)or-
dait de baraques de bois où l'on exhibait des ménageries et des ani-
maux instruits dans tous les arts. On y voyait des ânes qui indiquaient
la personne la plus gourmande de la société, des chiens calculateurs,
des oiseaux qui tournaient la broche, menaient un camarade dans
une brouette, montaient la garde et exécutaient la charge en douze
temps, des lièvres et des lapins qui battaient de la grosse caisse.
Sous la Révolution, le même boulevard resta le siège principal
de cette industrie, car la République ne supprima pas les animaux
savants ; seulement elle fit porter à l'àne la couronne civique et le
bonnet de la liberté, et elle dressa des singes patriotes qui, sur la
seule épithète d'aristocrates, sautaient à la gorge des gens'. Le singe
Barbaro fut l'une des curiosités parisiennes de l'époque révolution-
naire.
Le Cirque a été la scène par excellence des animaux savants. Je
réserve pour un paragraphe à part l'histoire sommaire de ce théâtre
et de ses chevaux, qui se rattache par plusieurs points à celle des
courses. Le cheval savant s'est rarement montré sur la place publique,
et il est, pour ainsi dire, la propriété exclusive des cirques. En dehors
de la classique troupe équestre, on y a vu des étoiles engagées acci-
dentellement pour varier les exercices et doul)lèr le plaisir du public:
par exemple, le jeune tigre, câlin et caressant comme un chat nou-
veau né, croquant des gimblettes et léchant la joue des personnes
' Moore, Journal durant un séjour en France.
398 LE VIEUX PARIS
qui voulaient bien l'honorer de leur confiance; et la chèvre acrobate,
qui cabriolait sur la corde avec les grâces mutines et piquantes d'une
déesse de l'Opéra. Mais les animaux qui, au Cirque, rivalisèrent le
mieux avec les chevaux et détournèrent à leur profit la plus large
part de la faveur puljlique, furent un cerf et un éléphant : le cerf
Coco et l'éléphant Kiouny.
Franconi père est le premier qui se soit essayé, ou du moins qui
ait réussi à instruire un cerf, à le rendre souple et docile au comman-
dement. La tâche était malaisée, et il ne mit pas moins de deux ans
et demi à l'accomplir; mais aussi quel élève et quel succès!
Le cerf Coco fut à la mode , sous la Restauration , comme la girafe
et les tabatières Touquet. Voici en quoi consistaient ses exercices :
d'abord il faisait le tour du manège en cadence, balançant gracieuse-
ment son bois, s'arrêtant au moindre signe de M. Franconi, chan-
geant d'allure ou retournant sur ses pas, franchissant des rubans et
des barrières, se mettant à genoux, tantôt sur les jambes de devant,
tantôt sur celles de derrière, se couchant sur le côté en feignant
d'être endormi. Dans cette dernière position, M. Franconi venait s'as-
seoir sur le cerf, pesamment, et lui tirait plusieurs coups de pistolet
aux oreilles, sans que cette pauvre bète, d'un naturel si timide, fît le
moindre mouvement. Ensuite huit hommes entraient au son d'une
musique militaire : ils se plaçaient en carré ; le cerf Coco sautait par-
dessus les Imit hommes. Ils étaient remplacés par quatre chevaux,
qu'il franchissait également.
Ce n'était pas tout. On élevait au milieu du manège une sorte de
poi'li({uc garni de pièces et de cordons d'artifices. Là, sur un pié-
destal, venait se poser le cerf Coco, liéroïque, indifférent en appa-
rence aux feux qui l'environnaient, aux détonations des pétards, au
pétillement des gerbes. D'autres fois, au heu du portique, c'était un
ballon avec sa nacelle, que l'on descendait ou remontait à l'aide d'une
poulie, et où il prenait place. Son sang-froid, en se sentant enlever
dans les airs, était pareil à celui de Blanchard, de Garnerin ou de sa
nièce. A une certaine hauteur, les pièces d'artifice jouaient leur rôle,
et retombaient en flammèches à peu de distance des spectateurs,
transportés jusqu'au délire.
Le cerf Coco devait épuiser la coupe des triomphes : on lui fit jouer
des pantomimes, on le fit paraître dans les mélodrames. Il excellait,
dit -on, dans Gérard de Neuers, où toutes les péripéties d'une chasse
étaient habilement représentées. Poursuivi par les chiens et par les
cavaliers, on le voyait parcourir les ravins et les montagnes figurées
par les décorations; il arrivait au bord d'un précipice, et, d'un saut
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEUX 399
énorme, il se mettait hors des atteintes de la meute, qui restait sur
l'autre bord, aboyante et désappointée'.
L'intéressant animal était si bien apprivoisé qu'il venait manger
dans la main et se laissait doucement gratter son bois par tous les
spectateurs. Même au milieu de ses exercices plus savants et plus
compliqués, c'était toujours cette partie du programme qui obtenait
le plus vif succès.
Les lauriers du cerf Coco excitèrent autant d'émulation que ceux
de Miltiade, et les rivaux de Franconi en perdirent le sommeil. On
vit surgir de toutes parts des réductions et des imitations du cerf
Goco. Au Cirque même, Rubi et Actéon essayèrent do rivaliser avec
lui, sans y réussir. La plus célèbre de ces copies, et la seule qui ait
laissé un souvenir dans l'histoire, fut le cerf Azor, (pii faisait de son
mieux pour reproduire, au jardin de Tivoli, les exploits de son chef
de file.
Quant à l'éléphant Kiouny, c'était un colosse étonnant, dont on
était parvenu à faire un acteur : il ne lui manquait absolument ([ue
la parole pour rivaliser avec les meilleurs comédiens du Cirque
Olympique. Dans V Éléphant du roi de Siam (1829), qui lui dut sa
vogue inépuisable, il exécutait, avec une imperturba])le gravité, les
tours les plus extraordinaires, distribuant des fleurs aux dames, sei-
vant à table, débouchant des bouteilles et, pour comble, dansant la
gavotte '.
Kiouny avait été devancé dans une partie de ces merveilles p;ir
Baba, qu'il surpassa de beaucoup. Néanmoins lîalja, délicieuse mi-
niature d'éléphant, guère [)lus gros qu'un bo'uf, luttait victorieuse-
ment contre un coureur exercé, prenait avec sa ti'onq)e un mouchoir
<lans la poche de son cornac, lançait la boule comme un reiitiei" et
jouait de l'octave assez bien pour conduire une contredanse \
En 1845, le Cirque renouvela un spectacle qui lui avait dtjd si
bien réussi. Anicet Bourgeois et Vilain Saint- llilaire composèrent
une pièce en trois actes, les Éléphants de la pagode, pour servir
de cadre aux exercices d'une petite troupe de ces pachydermes, qui
' Ch. Monselet, Figaro, avril 18G9.
2 Grille, les Théâtres, in-8», p. 97.— Brazier, Chroniq., 1. 1, p. 149 et suiv.— L'éléphanl
Kiouny ne serait- il pas le même que cet éléphant Chuni, dont le docteur Franklin nous
raconte les exploits au théâtre Adelphi et à Coburg-Theatre, dans les mélodrames anglais
composés pour lui, et à qui la vieillesse ou la satiété do la gloire aigrit si bien le carao
tère, qu'il fallut le fusiller? {Vie des animaux, trad. par A. Esquiros, t. H, p. 77.) La res-
semblance des noms et des exercices nous autorise à le croire. Ou, si ce n'est lui, c'est donc
son frère !
3 Cuisin, Paris en miniature, 1822, in- 12, p. 89.
400
LE VIEUX PARIS
s'acquittèrent de leur rôle à la satisfaction générale, comme celui
que nous avons vu récemment, à la Porte- Saint- Martin, dans le Tour
du Monde.
Tout cela démontre que l'éléphant a bien progressé cliez nous
depuis le jour où il sulfisait d'en exhiber un dans le simple état de
J^dUÉ
Le cerf Coco, d'après une gravure en couleurs de la collection Liesville.
nature pour faire courir tout Paris (1771), et où Duclos disait : « Cau-
sons de l'éléphant; c'est la seule bête un peu considérable dont on
puisse parler en ce temps-ci sans danger. »
Mais l'éléphant avait depuis longtemps fait ses preuves dans l'anti-
quité. On n'aurait jamais fini, si l'on voulait citer tous les traits d'in-
telligence que les historiens anciens en rapportent, et qui sont l'un
des principaux ornements des recueils d'anecdotes, de l'Histoire natu-
26
AMMAUX SAVANTS ET CURIEUX ',03
relie et de la Morale en action. Élien, Arrien et Pline ne tarissent
pas sur le compte des tours d'adresse qu'on lui faisait exécuter pour
le divertissement du peuple. Domitien, désirant donner aux Romains
une fête digne de lui et digne d'eux, avait dressé une troupe d'éléphants
pour danser un ballet, et ceux-ci se tirèrent dans la perfection des
pas les plus compliqués et des figures les plus difficiles, avec des
grâces folâtres et majestueuses à la fois. On voit qu'il n'y a rien de
nouveau sous le soleil, pas même la gavotte de l'éléphant Kiouny.
S'il faut en croire un grave auteur, l'éléphant serait particulière-
ment sensible à la musique, et il n'est point, d'ailleurs, le seul
animal dans ce cas. Le docteur Chaumet a raconté dans un livre
savant : Influence de la musique sur la santé et la maladie y un
concert donné, le 10 prairial an VI, aux éléphants du jardin des
Plantes par plusieurs musiciens distingués du Conservatoire. Ces
éléphants, qui répondaient aux noms de Haus et Mar()uerile\ mani-
festèrent le plus vif étonnement. L'air 0 ma tendre musette, exécuté
en ut mineur sur le basson, eut le privilège de les séduire jusqu'à
l'extase. Mais, lorsque le Ça ira, exécuté en ré par tout l'orchestre,
fit entendre ses notes entraînantes, les pachydermes se mirent aussi-
tôt à danser avec un entrain fort révolutionnaire; il fallut, pour les
calmer, en revenir à Charmante Gabrielle, qui les plongea dans une
douce langueur.
Il n'en est pas des rhinocéros comme des éléphants : on a laie-
ment pu les instruire. Le rhinocéros savant qu'on montra en 1815,
passage Castiglione, ne faisait que des exercices très somniiiires,
malgré la curiosité qu'il excita. Mais cette curiosité tenait surtout
à la nature même de l'animal , encore peu connu en Fi-ance, et
aussi à sa stupidité proverbiale, qui rehaussait le prix des moindi'es
résultats obtenus par la patience de ses instituteurs. Il n'en avait jus-
qu'alors paru qu'un seul chez nous, en 1749. Son succès avait
été tel, qu'il inspira un poème en six chants et qu'on vit naître des
coiffures à la rhinocéros, comme plus tard, en 1827, tout fut à la
girafe, quand la première qu'on eût vue en France arriva au jardin
des Plantes.
Puisque l'occasion s'en présente, disons ([uehjues mots «le cet ani-
mal, qui excita bien plus la curiosité encore que l'éléphant et le rhino-
céros. Jamais entrée de souverain à Pai'is ne fut entourée de i)lus do
surveillance et de plus d'honneurs. Elle était envoyée à Charles X par
' C'étaient sans doute ceux qui venaient d'être envoyés par le stathouderet dont les jour-
naux avaient retracé l'itinéraire jour par jour.
404 LE VIEUX PARIS
Mëhémet-Ali, pacha d'Egypte. On choisit la helle saison pour l'ame-
ner à Paris, et Geoffroy Saint- Hilaire fat chargé d'organiser son
voyage, qui s'accomplit par petites étapes, avec une escorte de trois
gendarmes et une suite de trois laquais, uniquement chargés des
soins à lui rendre. Deux vaches lui prodiguaient leur lait; quatre
Arahes lui servaient de ministres. Elle avait déharqué à Marseille,
et sur tout le trajet, de la Gannebière à Paris, ce fut une série
d'ovations. Dans chaque ville, les populations s'attroupaient pour
contempler la noble inconnue, qui s'avançait revêtue d'une toile cirée
aux armes de France. Le 30 juin 1827, on apprit qu'elle approchait
de Paris. Une grande foule se porta à sa rencontre. Guvier alla l'at-
tendre à la barrière, accompagné de plusieurs savants, et la condui-
sit, au milieu d'une nouvelle escorte de vingt-cinq gendarmes et entre
les rangs pressés des curieux, à l'Orangerie, dont on avait fait une
écurie provisoire.
Le 9 juillet, la girafe s'achemina vers Saint-Gloud pour être pré-
sentée officiellement à Sa Majesté. Le cortège était imposant : en tête
un peloton de gendarmerie, puis tous les membres de l'administration
du Muséum, à cheval ou en voiture ; ensuite la girafe, le cou entouré
d'un collier égyptien, les flancs recouverts d'un riche manteau de
cérémonie; enfin, pour fermer la marche, des groupes de gardiens
et un second peloton de gendarmerie. Sa Majesté daigna tendre des
feuilles de rose au bel animal, dont la douceur et les caresses char-
mèrent toute la cour, et fit distribuer 2,000 francs de gratification aux
gardiens.
Pendant bien des mois, la girafe fut l'objet de toutes les conversa-
tions. On la chanta en prose, en vers, en musique, sur le piano,
sur la guitare et sur l'orgue de Barbarie. Le crayon, la brosse et le
ciseau reproduisirent ses traits. On adressa des madrigaux à ses
beaux yeux. Pas un natur-aliste qui ne briguât l'honneur de devenir
son historiographe officiel. De tous les bouts de Paris et de tous les
coins de la province, on venait la voir en caravanes. Un cercle de
courtisans se pressait sans cesse autour d'elle. Plusieurs magasins
s'empressèrent de prendre pour enseigne : A la girafe; je crois bien
qu'il en reste encore. La mode donna son nom à une foule de créa-
tions diverses. La couleur girafe succéda à la couleur puce, à la cou-
leur souris. Tout fut à la girafe : on porta des bonnets et des chapeaux,
des cols, des robes, des souliers et des manches à la girafe. Une
foule d'opuscules de circonstance se publièrent sous son patronage.
M. de Salvandy, qui était déjà un personnage à cette époque, et qui
avait acquis une haute situation dans la httérature et la presse par
C î~ 3
■:r S
■s -J
- ANIMAl'X SAVA\T<; KT CIIRIKIJX ^,,7
son Alonzo et sa collaboration an Journal de^ Débats, pnblia snc-
cessivement denx Lettres de la (jirafe aa paclia d'Étjijpte, on il atta-
, quait la censure, qui venait d'être rétablie pour les écrits périodiques.
Enfin, le 7 juillet, le théâtre dn Vaudeville donnait un à-propos de
'r_ Théaulon et Théodore Anne : la Girafe ou le Jardin du Roi, dans
lequel les auteurs n'avaient en garde d'oublier les couplets en riion-
neur des (îi'ecs, qui partageaient aloi's aven' la gii-afe les faveuis de
l'opinion.
La girafe vécut dix-huit ans, grâce aux soins extraordinaires (ju'oii
prit pour la préserver de l'humidité et du Iroid, et pour régler son
régime. Elle mourut d'une alïection de la poitrine, comme le jeune
malade chanté par Millevoye. Cette alïection est héréditaire chez les
girafes du jardin des Plantes. Joignez-y sans doute la nostalgie; car,
pour être girafe, on n'en a pas moins l'amour du pays.
Vers la fin de l'empire, une troupe de chiens s'illustra sur le
théâtre du Palais-Royal, qui, à bout de ressources, avait essayé sut'-
cessivement des danseurs de corde et des fantoccini. a La troupe
était complète, dit Brazier : il y avait le jeune premier et la jeune
première, le comique, le tyran, le père noble, la soubrette, le corps
de ballet, etc. Ces artistes à quatre pattes jouaient mi mélodi'ame
émouvant, dont l'héroïne était une jeune princesse russe, enfermée
dans un château par un tyran farouche, et que son fiancé voulait
délivrer. La princesse, jolie épagneule à longues soies, se promenait
mélancoliquement sur la tour, au pied de laquelle rôdait, langouieux
et triste, le prince son fiancé, appartenant à la race des canii-hes,
qui sont les emblèmes vivants de la fidélité. Tous deux s'aboyaient
tendrement leur amour. Le tyran était un atîreux bouledogue au
gros nez camard. Les troupes du fiancé venaient se ranger sui' la
scène; c'étaient des barbets, des lévriers, des bassets, avec un elai-
ron qui avait la queue en trompette. L'armée ennemie se composait
de danois, de chiens anglais, de griffons, de roquets, de carlins.
Les éclaireurs circulaient furtivement, tenant dans la gueule un
bâton avec une lanterne à chaque bout. L'assaut s'exécutait avec
furie, et, après des péripéties diverses, la princesse innocente était
délivrée, et le tyran farouche emmené prisonnier avec les honneui's
dus à son rang. Le spectacle terminé, on donnait un os à ronger an
général en chef, une pâtée à l'amoureuse et des boulettes à tous les
artistes ' . »
' Brazier, Chronique des petits théâtres, t. U, |). 235. Les chiens savants lurent toujours
l'un des spectacles les plus communs. La foire en était pleine. Eu 1750, on montrait, à
408 LE VIEUX PARIS
C'est sans doute ce même spectacle qu'a célébré Désaugiers, avec
sa verve bouffonne, dans l'une de ses plus amusantes chansons popu-
laires : Troisième soirée de X^adet Buteux au spectacle des chiens
savants, qui est à la fois uii témoignage du succès et un document
historique sur la représentation :
Qui sort de c'Io toil' fcndiin?
Un' valseuse; ah! qu'elle est bien!
Mais, si je n'ons pas la berlue,
J' crais qu'elle a z'un museau d' chien.
Dieu m' pardonne, à sa tournure,
Je n' l'aurions point deviné :
Pi l'enfant n' sent pas la m'sure,
C n'est pas faute d'avoir du né!...
Via z'un soldat qui déserte;
Six chiens lui fris'ent les mollets...
On r saisit, il s' déconcerte;
Zeste, on lui fait son procès.
Et 1' déserteur, qu'on canarde,
Tomb' raidc mort d' la premier' main ,
Comm' s'il avait, par mégarde.
Mangé z'un' boulette en ch'min.
L'un s' met deux pieds en écharpe
Et court plus vite que 1' vent.
Ravel, avec ses sauts d' carpe.
En aurait -il fait z'autant?
Et c't aut' matin qui se cramponne
Sous un glob' de feu qui part.
C'est Garnerin z'en personne,
Ferme au post' comme un César.
11 n' lâchera point qu'on n' l'assomme,
Et dans l'occasion j' maintiens
Que c' fanfan-là n'est point z'homme
A laisser sa part aux chiens.
Mais c'est dans l'assaut d' la place
Qu'il faut les voir travailler;
Pour leur donner tant d'audace.
Connue on a dû l's étriller!
C'est pis qu' des lions, pis qu' des diables.
Etc. etc.
A la même date aussi , la salle qui devint plus tard celle des Funam-
bules servait de théâtre à une admirable troupe de chiens savants,
rhôlel de la Guelte, une chienne savante qui lisait et comptait « par le moyen de cartes
topographiques » , et répondait par le même moyen aux demandes à elles adressées « sur les
Métamorphoses d'Ovide, la géographie, l'histoire romaine ». Une autre, en 1784, au Palais-
Royal, lisait, calculait, devinait, faisait force tours et jeux de physique, etc. Impossible de
s'arrêter seulement à la millième partie de ces cas.
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEr.X
411
qui y jouaient tour ù tour, avec une égale perfection, le vaudeville
badin, la comédie Régence et le drame militaire'. Braves ai'tistes,
consciencieux, dociles, ne plaidant pas contre leur directeur, ne de-
mandant point à être mis en vedette sur l'affiche, ne rendant jamais
leur rôle à l'auteur, ne se croyant pas enlin les premiers animaux de
la création, parce qu'ils se tiraient d'un emploi de travestis, ou jtarce
qu'ils avaient le museau coquet et le poil frisé!
Le premier empire fut décidément l'âge d'oi- des animaux savants,
et les chroniqueurs de l'époque ne tarissent pas sur ce sujet. Malgi'é
jvf
Les chiens à la mode, d'après le Bon genre, n» 33.
l'institution des prix décennaux et les encouragements de la haute
police, la poésie restait muette et l'Homère attendu n'ai'rivait pas;
mais les saltimbanques llorissaient, et l'âne et le chien savanis fai-
saient merveille sur le pavé de Paris ! Gouriet nous a conseivé ■ le
tableau d'une troupe brillante entre toutes les autres. Elle compre-
nait d'abord un àne respectable et pacifique, — bien qu'il eût, sous
la révolution , porté le bonnet de la liberté dans les rues de Paris , —
faisant d'une mine débonnaire tout ce que savent faire les ânes qui
ont été à l'école, tirant les cartes, devinant les points sur un dé,
marquant avec le pied l'heure indiquée par une montre; puis une
compagnie de chiens danseurs, — ces dames distinguées par un
petit chapeau coquettement placé sur l'oreille et par un petit jupon,
ces messieurs généralement dans le simple costume de nature. — Le
' .1. Janin, Deburau, Histoire du théâtre à quatre sous . p. 70 et suiv.
- Personnages célèbres des rues de Paris, 1811, t. 11, p. 318.
412
LE VIEUX PARIS
directeur organisait le ballet, et, tout en jouant du violon, ne dédai-
gnait pas de faire vis-à-vis à la première danseuse pour le menuet
cVExaudet. Ensuite venaient les danses de caractère, dans leurs
variétés les plus originales ; les artistes exécutaient des pas difficiles
et brillants, et la représentation se terminait par des valses. Après
quoi, le maître remettait son violon dans son étui et la maîtresse son
tambour de basque sous le bras ; les premiers sujets grimpaient sur
l'àne, dont la science n'avait pas gâté l'heureux caractère, et toute la
troupe s'acheminait au prochain carrefour.
Le chien qui file, d'après le Bon genre, n» 8b,
Le singe voltigeur du boulevard, qui dansait merveilleusement sur
la corde, les taureaux dressés aux combats innocents, l'ours Martin,
qui montait à soixante pieds de hauteur, au milieu d'un feu d'arti-
fice \ et surtout les serins hollandais de Dujon, firent concurremment
fureur à Paris. Sur leur théâtre du passage Delorme, qui fut trans-
porté un peu plus tard au Palais-Royal, ceux-ci, qui formaient une
troupe de trente sujets, se livraient à une série d'exercices brillants,
sans s'effrayer du son du tambour battu violemment à leurs oreilles ,
ni des éclats et des lueurs subites d'un feu d'artifice tiré sous leurs yeux.
Les uns exécutaient la voltige sur des cordes, se suspendaient par
les pattes à des trapèzes et à des balançoires, tournaient rapidement
' Petite Chronique de Paris, 1816, p. i2L
ANIMAUX SAVANTS ET CURIEUX
413
sur eux-mêmes comme des totons, faisaient l'exercice et le saut
périlleux; les autres poussaient des brouettes, tiraient des voitures,
marchaient avec des seaux suspendus à leurs tètes, à la façon des por-
teurs de lait hollandais; ou bien encore ils se tenaient en équilibre
sur les ailes et sur la tète, ils s'accouplaient deux à doux pour figurer
un aigle double, ils demeuraient tranquilles et immobiles au centre
d'un disque de feu. Enfin, pour terminer par le spectacle classique
des oiseaux et des chiens savants, une bonne partie de la ti'oupe
jouait un drame renouvelé du Déserteur de Sedaine, où l'on voyait le
Munito, le chien savant, d'après le Bon genre, n" 100.
canari qui avait abandonné son poste jugé par le conseil de guerre,
condamné à périr fusillé, faisant le mort à exciter la plus com[)lète
illusion, et emporté dans un tombereau vers sa sépulture. Aussi
VErmite de la chaussée d'Antin n'a-t-il eu garde de les oublier
parmi les curiosités de Paris sous le premier empire'.
A mesure qu'on se rapproche de notre époque, bien d'autres noms
viennent grossir la liste de cette académie des sciences de la gent ani-
male, — et tout d'abord, sous la Restauration, celui de Munito, le plus
étonnant, le plus surprenant, le plus renversant des chiens, qui a
vaincu tous ses prédécesseurs et que personne n'a vaincu. Le barbet
Munito, natif des environs de Milan, était un calculateur d'une force
' Tome 1, p. 31 , in-I2 — Voir aussi les Animaux savants , par M*» B***, née de V. L., 1816,
in -8» oblong, et le livre de Kotzebue, qui les admira dès 1804 {Mes Souvenirs de Paris,
1805, t. I, p. 198).
414 LE VIEUX PARTS
respectable : il savait ses quatre règles mieux que la plupart des
enfants après cinq ou six années d'école primaire; il jouait aux domi-
nos comme Ponsard ou Jules Janin, et triomphait parfois des ama-
teurs les plus redoutables; enfm il entendait^ s'il ne parlait pas,
l'italien, le français et l'allemand.
Dans son livre sur V Éducation du chien (18G6), M. Ém. de Tarade,
qui prétend qu'on peut cultiver et développer les facultés intellectuelles
de cet animal comme celles d'un enfant, croit déprécier Munito en
révélant sur quoi reposait sa prétendue science. « Munito, dit -il,
était placé dans un cercle formé de grands cartons sur lesquels
étaient tracés ou des lettres ou des chiffres peints de couleurs diffé-
rentes. Il avait l'ouïe excessivement fme et exercée à saisir le léger
bruit que son maître produisait avec l'ongle ou un cure- dent, quoique
la main qui donnait ce signal fût cachée dans sa poche. Et le chien
soi-disant savant se promenait dans le cercle, ayant l'air de réfléchir
(voyez l'hypocrisie!), et s'arrêtait devant le carton voulu par son
maître. » L'auteur s'applaudit d'avoir, à force de patience et d'atten-
tion, découvert cette jonglerie, et il la dévoile comme un trait de
perversité rare. Cependant, si ce n'était pas là de la science, c'était
au moins une extrême habileté, et, même avant cette explication lumi-
neuse, je pense qu'il n'était venu à l'esprit de personne de croire que
Munito fût réellement un mathématicien. Cette faculté de percevoir
les moindres signes, de les démêler dans toutes leurs complications
et d'y obéir aussitôt, peut être poussée très loin chez les chiens par
l'étude et l'exercice. « Au moyen d'une espèce de formulaire, dit
Adrien Léonard dans le livre f[u'il publia en 1842 {Essais sur l'édu-
cation des animaux) , je suis parvenu à tirer de mes chiens tout ce
que je veux, et à leur faire exécuter, au simple commandement, les
actes les plus opposés. Ainsi je puis leur dire : Allez vous coucher!
puis les arrêtant tout à coup dans leur impulsion, leur commander
de venir à moi; leur dire: Soyez gais; puis, un instant après:
Soyez tristes; mettre un morceau de pain devant Braque, et dire:
Voilà pour Phylax ; un autre devant Phylax, et dire : Voilà pour
Braque, sans que l'un prenne le morceau destiné à l'autre; bien
plus, les laisser un temps indéfini devant ces deux morceaux de
pain, et leur dire ensuite : Mangez ! sans que l'un ni l'autre se trompe
sur le morceau qui lui était destiné, l)ien que ce morceau ne soit pas
placé devant lui. »
A côté de Munito, nommons les abeilles dociles, qui partagèrent
avec lui l'honneur d'attirer la foule au Cabinet d'illusions de la Cour
des l'ontaines, cette Cour des Miracles où l'on montrait aussi le ser-
ANIMAUX SAVANTS KT CUHIKL'X 415
peut indien, dressé à obéir ù la voix de son maitre et à laiie tous les
mouvements qu'il lui commandait; et le cochon savant, un des rares
animaux de son espèce qui ait consenti à se laisser instruire, depuis
ceux que les bohémiens disaient danser, au xve siècle, dans les
rues de Paris, vêtus de velours et de satin, et qui, un jour, comme
le raconte Saint- Gelais, et comme nous l'a montré M. Comte dans
l'un de ses plus spirituels tableaux, réjouirent si fort Louis XI ma-
lade. Le cochon savant lisait l'heure à une montre et l'indiquait sur
un cadran de papier, en appuyant son groin à l'endioit voulu ; il com-
posait aussi le nom d'une personne présente, à l'aide de caraclèivs
mobiles qu'il alignait dans leur ordre.
On connaît le mélodi'ame du Chien de Montargis, qui se reprend
parfois encore aujourd'hui avec succès. Le rôle du chien, qui est le
principal de la pièce, a été joué par une suite de grands artistes sur
la scène de la Gaieté. Celui qui le créa (1814) fut un caniche nommé
Vendredi, qui appartenait à l'un des administrateurs du théâtre; et,
parmi ses successeurs, on a particulièrement distingué Catulle, qui
avait été dressé par un artiste du même théâtre, et (pii touchait cinq
francs de feux par représentation '.
En 1842, dans une pièce intitulée le Chien des Pyrénées, qui avait
pour auteurs MM. de Comberousse et F. Lalanne, le Ciique Olym-
pique produisit un acteur ([uadrupède d'une intelligence phénomé-
nale. C'était un chien-loup croisé de griffon, auquel on avait doimé
le nom d'Emile. D'un bout à l'autre de ce long mélodrame, construit
suivant toutes les régies de l'art, avec incendie, souterrain, abîme,
pont jeté sur le torrent, traître, niais, enfant au berceau, vierge per-
sécutée, Emile jouait le rôle le plus actif, menait l'intrigue et, même
séparé de son maitre et abandonné à lui-même, se lii'ait à mei-veille
des situations les plus compliquées. Il servait à table, portait des
lettres, sauvait un enfant d'un incendie, déjouait les projets téné-
breux du traître en révélant sa conversation à l'aide de lelti'es en bois,
déliait les cordes de son maître prisonnier et l'aidait à scier les bar-
reaux de son cachot, |)récipitait le méchant dans l'abîme en tirant
la clavette qui soutenait le pont, se jetait à l'eau pour saisir dans sa
poche le portefeuille qui contenait les titres de la jeune fille innocente,
et allait chercher la police pour faire empoigner les complices du
traître, après avoir eu soin de les bloquer dans leur tanière-.
Nous ne t'oublierons pas non plus, Flora, doux souvenii- de notre
^ Th. Gautier, Hist. de Pari dramatique, t. II, p. 229 et suiv.
* liibliolfièque de l'École des Charles, 5» série, t. V.
416 LK VIEUX PARIS
enfance! Flora, que j'ai eu l'iionneur de connaître personnellement,
était l'une des principales actrices du théâtre de Séraphin. Cette
aimable chienne possédait des talents très estimables, faisait sa par-
tie de cartes ou de dominos, dansait à ravir et sautait à travers un
cerceau garni de pipes, comme les clowns du Cirque. Mais ce qu'il y
avait de plus rare dans le mérite de Flora, c'est l'art avec lequel elle
savait seconder le jeu des marionnettes : Arlequin et Polichinelle
étaient pour elle des confrères auxquels elle s'associait avec convic-
tion ; elle leur tendait la patte, comme une actrice intelligente leur
eût donné la réplique. Porter un biscuit à Flora, caresser Flora, tirer
familièrement l'oreille de Flora, c'était l'ambition de tout jeune spec-
tateur de Séraphin : les habitués du théâtre étaient seuls admis à lui
présenter leurs hommages dans la coulisse, comme s'il se fût agi
d'une illustre diva.
Munito, Flora, Emile ont eu un brillant successeur, en 1876, dans
la personne de Minos, qui n'était pas un caniche, mais une sorte de
griifon écossais, et qui n'avait pas été élevé dans un but d'exhibition
lucrative, mais instruit en ami, dans le sein d'une famille heureuse
et aisée, par la fille de la maison. Sans la mauvaise fortune qui vint
s'abattre sur l'intérieur où il avait grandi, les talents de Minos ne
fussent jamais sortis de l'intimité. Même alors, ils ne s'en détachèrent
qu'avec une sorte de discrétion et de pudeur. Minos fut présenté dans
les plus illustres salons parisiens ; il daigna aussi se montrer dans
quelques représentations de bienfaisance, mais il se respectait trop
pour monter sur des tréteaux vulgaires ou pour se compromettre au
Cirque, en compagnie de clowns et d'acrobates. L'art de Minos con-
sistait surtout à deviner avec une subtilité et une promptitude extra-
ordinaires ce que voulait de lui sa jeune institutrice ; il lisait dans ses
yeux, il semblait lire dans son âme, et exécutait toujours sans erreur
ce que lui commandait un geste ou un regard imperceptible.
Nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer tant de lapins
battant du tambour, tant de lièvres surmontant leur timidité natu-
relle pour tirer des coups de pistolet, tant de phoques baisant leur
maître, saluant les visiteurs de la voix et du geste et faisant distinc-
tement entendre la première syllabe du mot papa, tant d'ours dan-
sant en cadence et offrant la patte, que le bon la Fontaine en eût tiré
la matière d'une demi-douzaine de fables nouvelles contre le système
de Descartes qui fait de la bote une machine sans àme !
Toutefois, puisque j'ai nommé l'ours, ma conscience d'historien
m'oblige à dire que, de tous les animaux savants, c'est celui dont
il faut le plus se défier. Grâce à la taille peu svelte de l'animal et
ANIMAUX SAVANTS ET CUHIEUX
41
à l'épaisseur de sa toison, il est si lUcile à un conipùie de se glis-
ser sous sa peau ! Un ours savant me fait toujours penser à ces
ours de bals masqués qui dansent la scottish et donnent la patte
aux dames. Un jour, raconte M. ïoussenel dans son Esprit des
bêtes, un ours qui avait fait ses études à l'école mutuelle d'O, arion-
dissement de Saint- Girons, étant en train de se livrer à ses exer-
cices sur la place de la Bastille, reconnut parmi les spectateurs
La danse de l'ours, d'après une estampe coloriée (1808)
conservée au musée Carnavalet.
M. le maire de son pays natal, et il s'interrompit aussit<)t [loui- lui
offrir ses respects.
Mais le montreur d'ours, — un des souvenirs de notre enfance, —
est bien déchu aujourd'hui. C'est un type qui disparait, et on ne le
rencontre plus guère, avec l'animal grognon qu'il mène en laisse et
le tambourin sur lequel il lui l)at la mesure, que dans des villages
lointains, où il a affaire à des curieux moins blasés et à une police
plus tolérante.
La troupe des singes et chiens savants de Corvi, qui, depuis trente
ans et plus, court sans relâche toutes les fêtes populaires de Paris
ainsi que toutes les foires des environs et qui a réjoui déjà tant de
générations de bambins avec sa table d'hôte, son cuisinier, son cai)i-
27
7,18 hV: VIEUX PARIS
taine rébarbatif, son acrol)ale, a perpétué jusqu'à nous les pures tra-
ditions du genre, et mériterait d'être, elle aussi, visitée par Cadet
Buteux et chantée par Désaugiers.
L'un des derniers animaux savants qui ait acquis une véritable
illustration personnelle, c'est le mulet Rigolo, exhibé par le Cirque
en 1865. La spéciahté de Rigolo consistait à désarçonner tout cavalier
qui essayait de le monter et à lui faire mordre la poussière en un
clin d'œil. Stimulée par la prime de 100 francs que l'administration
promettait à quiconque parviendrait à se maintenir pendant cinq
minutes sur la croupe du terrible mulet, une foule d'amateurs ten-
taient chaque jour l'expérience, et redescendaient plus vite qu'ils
n'étaient montés, généralement la tête la première. Rigolo, d'ail-
leurs, variait ses exercices de la façon la plus divertissante pour le
public, sinon pour le patient. Il semblait jongler avec ses cavaliers,
les faisant passer déhcatement tantôt par- dessus sa tête et tantôt
par- dessus sa queue, ou les jetant en l'air comme s'il eût joué à
pile ou face, et tombant brusquement en arrêt après une course
effrénée. Cej^endant VImmontable, comme l'appelaient les affiches du
Cirque, fut traîtreusement dompté un soir par un cavalier artifi-
cieux qui, à peine installé sur son dos, s'y coucha à plat ventre, en
lui bouchant les yeux avec ses deux mains. En vain l'administration
protesta contre ce procédé indélicat : le public, enthousiasmé, exigea
que les 100 francs fussent remis séance tenante au dompteur, et cà
partir de ce soir -là Rigolo, qui avait perdu son prestige, se retira
sous sa tente.
Voilà les animaux savants tels qu'il les faut au scepticisme actuel.
Ilélas ! nous sommes blasés par la civilisation ; l'habitude des mer-
veihes a tari l'enthousiasme, et tous ces phénomènes sont bien déchus
du rang où les avait placés la naïve admiration de nos pères! \\ n'est
pas un directeur de théâtre de mélodrame qui ne mette au besoin
deux ou trois prodiges pareils dans ses pièces à grand spectacle. Nos
pères ont parlé longtemps non seulement du caniche qui jouait dans
le Chien de Montargis, mais des moutons du Petit Homme rouge,
à la Gaieté. l\ suffisait même encore à M. Mourier, pour raviver jus-
qu'à des proportions inouïes l'intérêt épuisé de Geneviève de Brabant,
de substituer à la biche mécanique des premières représentations une
véritable biche, bien vivante et parfaitement dressée, qu'il tenait en
réserve pour ce coup de théâtre. Mais de nos jours, qui a songé à
s'émerveiher du chien des Cosaques, des Mohicans, de Mauprat, de
la chèvre du Pardon de Ploërmel et de la troupe de dromadaires des
Massacres de Syrie, quoique la badauderie naturelle aux Parisiens les
ANIMAUX SAVANTS ET CUIUELX ',10
ait naturellement poussés à aller voir ces merveilles? J.es vieux et
candides artifices qui consistaient à fabriquer les bètes avec des com-
parses, groupés sous une peau, ont disparu du théâtre: si l'on a
besoin d'un éléphant, on prend un éléphant; et si l'on veut un cha-
meau, on fait venir d'Orient un chameau, à qui le régisseur apprend
son rôle : ce n'est pas plus difficile que pour un comparse.
Mais, entre tant de bêtes savantes de tous les rangs, depuis les
plus humbles jusqu'aux plus aristocratiques, depuis les plus dociles
jusqu'aux plus rétives, lorsqu'on est parvenu à dresser des abeilles et
des porcs, il est remarquable que le chat fasse, pour ainsi dire, com-
plètement défaut. Il est bien question dans le Journal de l'Estoile '
d'un homme qui voulut présenter à Henri IV un chat « duit à mille
souplesses » ; mais comme on eut opinion, ajoute le chroniqueui-, qu'il
y avait là un sort pour faire du mal à Sa Majesté, M. le charlatan et
son bateleur de chat disparurent si bien qu'on n'en entendit plus ])ai-
1er. La question resta donc indécise comme devant.
La princesse Palatine fait mention également d'un chat savant,
dans un passage de sa Correspondance qui est intéressant ])our notre
objet ; mais on remarquera le rôle elTacé que joue ce félin relativement
à ses compagnons :
« Après dîner, mon petit- fils, le duc de (Ihai'tres, est venu me
voir. Je lui ai donné un spectacle approprié à son âge : (•'(Hait un
char de triomphe que traînait un gros chat, et où était ])lac('e une
petite chienne nommée Adrienne; un pigeon sert de coclier, deux
autres font les pages, et un chien sert de laquais et est assis dei-
rière. Il s'appelle Picard, et quand la dame descend de voitui-e. Picard
abat le marchepied. Le chat se nomme Castille. Picard se laisse aussi
seller, on lui met une poupée sur le dus, et il fait tout ce (pi'on fait
faire aux chevaux de manège. »
Ce n'est pas que le chat manque d'intelligence, mais il manque de
servilité. La souplesse qu'il a dans l'esprit et dans le corps, il ne l'a pas
dans le caractère. Il est rebelle à s'instruii-e pour le compte d'autrui
et à plier sous la liaguette du maître, sauf «piand il y trouve son pro-
fit. Le sentiment de l'art a pu seul, si l'on en croit un récit qui, je
l'avoue à ma honte, me laisse quelques doutes, triompher de cette
noble indocilité du chat :
<r La foire de Gravesend, dit le docteur Franklin dans sa Vie des
animaux, vit jadis un spectacle d'un nouveau genre, annoncé sous
le titre : Concert de miaulements. Au centre du théâtre était un singe
» Colleclion Micliaud, I. XV, p. 261.
420 LE VIEUX PARIS
qui battait la mesure ; devant lui se tenaient des chats avec des cahiers
de musique ouverts sur leurs pupitres. Au signal donné par le singe,
les artistes élevèrent la voix et la dirigèrent sur un mode tour à tour
triste ou gai , qui annonçait un sentiment quelconque de la musique. »
On me permettra de n'ajouter qu'une foi modérée à ce prodige. Je
croirais plus volontiers au concert miaiilique que donna, sous le
Directoire, le directeur du bal de la Veillée, devenu depuis le Prado :
« Il y avait là, dit G. Duval, qui y assistait, une vingtaine de chats,
dont on n'apercevait que les têtes, disposées sur les touches d'un clave-
cin. Ces touches étaient des lames pointues, dont chacune allait frapper
la queue d'un chat qui poussait un cri. Chaque cri répondant à une
note de musique, cela produisait un charivari admirable ^ » A la
bonne heure! Voilà qui est au moins aussi pittoresque, et surtout
beaucoup plus vraisemblable.
On voit que le chapitre des chats savants est à la fois très court et
très obscur. 11 serait plus simple de dire qu'il n'existe pas. Non, non,
le chat n'est point un sot animal : il a plus d'esprit à lui seul, dans
son heureuse ignorance et sa paresse obstinée, que tous les ânes, les
chiens et les chevaux savants, triomphateurs de la place publique,
brillants et tristes esclaves du saltimbanque qui les exploite, — pauvres
hôtes si bien instruites, mais si souvent battues; si savantes, mais si
maigres! Homme ou bète, il en coûte pour apprendre, et l'on arrive
à la gloire par de rudes chemins.
' Souvenirs de Thermidor, t. Il, p. 71.
CHAPITRE XIÏ
LES CHEVAUX OU CIRQUE - LES COURSES ÉQUESTRES ET PEDESTRES
f
Que ne pourrait-on pas dire aussi des chevaux savants! 11 n'est
point de tour de souplesse ou d'adresse auquel on ne soit parvenu à
dresser « la plus noble eonquête (jue l'homme ait jamais faite » parmi
les animaux. Mais le cheval se souvient toujouis ([u'il a été chanté sur le
mode lyrique par BulTon et, bien longtemps avant lui, par le Livre
de Job; il n'a de goût et d'aptitude que pour les plus hauts exerci(;es
du corps ou de l'esprit, et non poui* les jongleries vulgaires des sal-
timbanques. On l'instruit à danser en cadence sur ses pieds de dei-
rière, à franchir de triples barrièies, à traverseï' des obstacles nniltijiliés
à plaisir, «à s'identifier au corps de son cavalier, à le ramasser avec
les dents et à le replacer sur son dos ; je doute qu'on l'instruise
jamais d'une façon satisfaisante à trouver la personne la plus bavarde
de la société et le mari le plus jaloux, exploits qui, de temps imnié'-
morial, ont été réservés à l'.àne, sa caricature.
C'est surtout depuis Franconi, ou plutôt depuis l'Anglais Astley,
qui florissait quelques années avant la révolution, qu'on a entrepris
l'éducation du cheval d'une manière méthodique et suivie, en vue des
spectacles publics. Néanmoins, comme toutes choses ici-bas, les Fran-
coni et les Astley avaient eu des précurseurs.
Pour ne pas sortir de France, les chevaux étaient dressés à faire
des sauts, des cabrioles et des courbettes en cadence dans les car-
rousels de Louis XIII et de Louis XIV. Le fameux écuyer Ant. de
Pluvinel, moit en 1620, fut l'un de ceux qui obtinrent en ce genre
les résultats les plus étonnants.
L'Estoile parle aussi d'un ballet dansé par des chevaux d'Espagne,
le 19 octobre 1581 : cr Ils se tournoient et se retournoient, dit -il, au
422 LE VIEUX PARIS
son et cadence des trompettes, hautbois et clairons, y ayant été dres-
sés cinq ou six mois auparavant. » Et l'année suivante ^ : « En ce
mois d'aoust vint à Paris un Italien de Bologne, qui se disoit avoir
esté esclave des Turcs par l'espace de huit ans, et y avoit appris plu-
sieurs gentillesses et dextéritez rares et remarquables. Il se lit voir
premièrement au roy, après à la cour estant à Fontainebleau, puis
vint à Paris, où s'estant fait voir en quelques endroits particuliers, et
sentant qu'on prenoit goust à son bastelage, il ouvrit boutique en
une carrière au long des murs de la ville, tirant de la porte de Bussy
à la porte de Nesle, et y ayant fait dresser une forme de hce avec
des peaux et des cordes, y receut tout venans à cinq sols pour teste.
Ce qu'il S(;avoit faire estoit que, sur un cheval courant à toute car-
rière, il demeuroit debout sur les deux pieds, tenant une zagaye en
la main, qu'il dardoit assez dextrement au bout de la carrière, et se
renfourchoit en selle ; en mesme état et forme il tenoit une masse
d'armes en main, qu'il mettoit en l'air et reprenoit en main par plu-
sieurs fois durant la carrière; en une autre carrière, ainsi debout sur
la selle, le cheval courant, il contournoit ladite zagaye qu'il tenoit en
main, autour de sa teste et de ses espaules, fort agilement et subti-
lement; en une autre carrière, assis en selle, le cheval tousjours
courant sans arrest, mettoit un de ses pieds à terre et ressautoit en
selle, cinq ou six fois durant la carrière^; en une autre carrière,
debout sur la selle, d'une lance qu'il tenoit sous le bras comme en
arrest, il emportoit un gand perdu au miUeu de la carrière..., et pour
derniei" mets de son service, le cheval ainsi courant à toute carrière,
il se tenoit des mains à l'arçon de devant, et ayant la teste bas et les
pieds en haut, fournissoit en ce point la carrière, au bout de laquelle
il se renfourchoit en la selle fort dextrement... L'homme et le cheval
se connoissant de longue main, et rompus, faisoient paroistre les
merveilles plus grandes qu'elles n'estoient. Il gaigna pour quelques
mois beaucoup d'argent, puis se retira quand il sentit qu'on commen-
çoit à se lasser de luy. y>
A coup sûr, nos écuyers font beaucoup mieux aujourd'hui, et sans
avoir besoin d'aller s'instruire chez les Turcs. Mais voici qui est plus
fort. En 1601, on exhibait à Paris un cheval nommé Monaco, qui
sautait, gambadait, se mettait debout, éternuait, riait en montrant
les dents, rapportait comme un caniche, marquait les points d'une
carte en frappant du pied droit si ehe était noire, du gauche si elle
' Journal du règne de Henri III , année 1582.
2 Nous apprenons par Sauvai (t. 11, p-S'iSiqu'un Maure, palefrenier du roi, l'aisaitaussi
à la même époque une partie de ces tours d'adresse.
CIRQUES ET COURSES /i23
était rouge, prenait toutes les allures, exécutait toutes les courbettes,
tous les bonds et toutes les parades qu'on fait exécuter à un cheval
de manège, sur la seule parole de son maître et suivant le genre de
cavalier qu'il lui indiquait, prenait des attitudes désolées lorsqu'on le
grondait, faisait le mort, se laissait fouler aux pieds, et, lorsqu'un
spectateur avait demandé et oljtenu sa grâce, se relevait et allait
remercier son protecteur en le caressant. Bref, ses tours étaient si
surprenants que son maître, soupçonné de sorcellerie et enfermé,
eut grand'peine à démontrer son innocence.
Au commencement du xviP siècle, il y avait à Paris deux frères de
la basse Navarre, associés à un Flamand et à un Allemand, qui avaient
trouvé le moyen d'accommoder un cheval de façon qu'il put aller au
bout du monde plus vite que tous les chevaux de poste se relayant
les uns les autres, sans s'arrêter et sans souffler. L'un d'eux expéri-
menta sa découverte en 1604, en partant de Milan pour Paris, avec
des gentilshommes qui couraient en poste, tandis qu'il n'était monté
que sur un bidet de piètre apparence; cependant il arrivait toujours
le premier à chaque station, où il les attendait, et il les précéda d'une
heure à Paris, sans avoir changé de monture.
Ces hommes atteignaient à un semljlable résultat par un certain
régime qui, suivant la naïve explication du chroniqueur, dératait
leurs chevaux tellement qu'ils ne pouvaient devenir poussifs, « ne se
lasser d'aller, » et par une certaine drogue ({ui les entretenait en
haleine'. Mais de cette drogue et de ce régime merveilleux nous ne
savons rien autre chose, et on n'en a pas retrouvé le secret.
Les Académies , sous Louis XIV, poussaient très loin l'éducation
du cheval et du cavaher. On les dressait l'un et l'autre à exécuter,
dans les ballets équestres, les ligures les plus difliciles et les i)lus
variées sur quatre airs différents, et l'on vit un jour un seigneur
faire à cheval le tour de l'Orangerie de Versailles en se maintenant
sur le rebord de la balustrade. Tout gentilhomme devait savoir figurer
dans les carrousels, et y faire exécuter à son cheval les manœuvres
réglées par le metteur en scène.
Mais Astley fut, comme je l'ai dit, le véritable précurseur de Fran-
coni et le fondateur des spectacles équestres. Le père et le fils étaient
venus s'étabUr à Paris, d'abord en 1774, rue des Vieilles -Tuileries-,
> Palma-Cayet, Chronolog. septénaire, collect. Michaud, t. Xll, p. 284.
» C'est à partir de cette date qu'on voit les cirques se multiplier peu à peu à Paris. Astley
paraît avoir donné l'impulsion. Citons seulement Hyam, le héros anglais, qui exécutait ses
exercices sur le boulevard du Temple en 1775; Balp, dont les représentations équestres
obtenaient grand succès en 1779, sur le même boulevard; et Béates, écuyer anglais, dont
le manège s'ouvrait aux Champs-Elysées, également sous le règne de Louis XVI.
424
LE VIEUX TARIS
puis rue du Faubourg -du -Temple, vers 1782. Ils ne s'entendaient
pas seulement à élever des chevaux, et nous devons tout d'abord
ouvrir une parenthèse en faveur de leur singe, le général Jacquot,
qui excitait l'admiration universelle par son esprit et ses tours. Dans
Escrime à pied. (Bibliothèque nationale, l'r. 1236, f» 93).
le spectacle des sieurs Astley, rien n'était plus surprenant que les
entrées des chevaux, le menuet à deux chevaux, le combat du cheval
et du garçon tailleur', etc., et Astley fils exécutait particulièrement,
Escrime à cheval. (Bibliothèque nationale, fr. 1236, f" 9o),
sur des animaux lancés au galop, le menuet de Devonshire avec
une grâce, une souplesse et un aplomb qu'admirait Vestris, le diou
1 Thiéry, le Voyageur à Paris, 1700, t. H, p. 219.
CIRQUES KT COURSK?
42rî
de la danse. Lui et son père avaient la perfection de forme des athlètes
antiques ^
Le nom de Franconi est resté classique dans l'espèce, fl'est une
famille de centaures. Père, tils, cousins, ont rivalisé dans l'art olym-
pique, et les femmes elles-mêmes s'y sont distinguées, car M"^ Fran-
coni dansait avec grâce sur des chevaux au galop. Les Fi-anconi, sans
oublier les Trancher, ont donné au cheval l'obéissance d'un esclave. Fn
Une s-éance de Franconi, d'après une e.-tampo runservéo au mui^ée^C.arnavaliM.
perfectionnant les principes d'éducation des la Guéiinièie, des Piuvi-
nière, des Benoît Guerre, des Astley; en dressant l'animal par la pri-
vation du sommeil et de la nourriture, les châtiments de l'éperon, du
caveçon, des mors turcs, des triples brides, les récompenses des frian-
dises, et cent autres moyens pareils, ils lui ont fait faire des choses
dont bien des hommes seraient incapables, jouer des pantomimes et
prendre part à des tragédies. Mais je neveux pas entrer dans l'e.xposé
théorique de cet art spécial, .le n'ai point à éciire un traité, je me
borne à ramasser les notes d'une histoire.
Le chef de la dynastie fut Antonio Franconi, né à Udine en 1737,
qui parcourut d'abord la France en montrant des oiseaux savants.
' Mémoires secrets , I. XXI , p. 24 et b9.
426 LE VIEUX PARIS
essaya vainement d'établir à Rouen les courses de taureaux, résida
plusieurs années à Lyon, et, en 1783, s'associa une première fois
avec Astley. Mais, comme ses oiseaux savants semblaient peu goû-
tés des Parisiens, il retourna en province, où il commença à s'exer-
cer dans la carrière qui devait faire l'illustration de la famille. Le
J2 avril 1791, Franconi, « citoyen de Lyon, » revenait débuter comme
écuyer dans le manège d'Astley; malgré le succès de ce début, il
retourna encore presque aussitôt à Lyon, où son cirque des Brot-
teaux devait être détruit de fond en comble à la suite du siège, en 1793.
Le 21 mars de la même année, il ouvrit enfm, dans l'ancien amphi-
théâtre d'Astley, dont il était devenu le propriétaire, le cirque de
Franconi. Il parut plus d'une fois sur des scènes proprement dites. A
l'ouverture du Théâtre national de la rue de la Loi, le 15 août 1793,
les chevaux de Franconi furent à peu près les seuls acteurs qui
obtinssent quelque succès, par la manière brillante dont ils figurèrent
dans le ballet de la Constitution à Constantinople.
Franconi traversa tant bien que mal la période révolutionnaire,
joignant à ses représentations équestres quelques rares intermèdes à
deux personnages. Puis, voulant développer cette partie de son spec-
tacle, il fit bâtir dans l'ancien enclos des Capucines un autre manège,
à l'extrémité duquel s'élevait une scène assez vaste, où l'on jouait
des pantomimes. Le percement de la rue Napoléon (depuis rue de
la Paix) força Franconi, ou plutôt ses fils, à qui il avait cédé son
exploitation en 1805, d'émigrer, et le 28 décembre 1807 s'ouvrit le
Cirque Olympique, sur l'emplacement où s'éleva plus tard la salle
Valcntino. Tout Paris passa par cette salle pour y admirer les scènes
é(|uestres et les pantomimes exécutées avec une rare perfection par
Laurent et Henri Franconi, aidés de leurs femmes. Les Forces d'Her-
cule et les Centaures ou l'Éducation d'Achille obtinrent le succès le
plus prodigieux. Laurent Franconi excellait particulièrement dans
l'éducation des chevaux : il en produisit vingt- deux.
En 1817, nous retrouvons au faubourg du Temple le cirque Fran-
coni, délogé du quartier Mont-Thabor par l'installation imminente du
Trésor. 11 y resta jusqu'en 182G, toujours en possession de la faveur
publique. Détruit par un violent incendie, il fut rebâti rapidement sur
le boulevard du Temple, grâce à un concours sympathique, qui se
manifesta par des représentations au bénéfice des deux frères , par des
souscriptions, par la prolongation de leur privilège. La nouvelle salle
fut construite dans des conditions d'aménagement qui permettaient le
déploiement d'une troupe immense, composée de cinq à six cents
personnes, fantassins, artilleurs, cavaliers, et la figuration d'une
CIRQUES ET COURSES ',27
baluille. C'est de cette époque (jue date le mimodrame militaire,
dont le tableau final mettait invariablement en scène une mêlée avec
coups de canon, charges de cavalerie, feux de Bengale et apothéose
patriotique.
Quelques mois après l'ouverture de la nouvelle salle, Adolphe
Franconi succédait à son père et à son oncle. 11 s'associa Vilain de
Saint- Ililaire et Ferdinand Laloue, tlont le nom est resté particuliè-
rement attaché aux pièces militaires de l'ancien Cirque jOlympicjue.
Enfui, en 1835, le Cirque échappa aux mains de la famille Franconi
pour passer à celles de M. Dejean, qui, quelques années après, fmit
par renoncer au théâtre du Ijoulevard du Temple pour se consacrei-
tout entier aux représentations équestres, renforcées par tous les exer-
cices gymnastiques, tous les spectacles de pliénomènes et dé curiosités
qu'il y put joindre, d'abord dans le seul Cirque construit en 18i-4
par M. liittorf aux Champs-Elysées, auquel il adjoignit, au commen-
cement de l'empire, le cirque d'Hiver ou cinpie Napoléon. Ce que
M. Dejean, pendant sa longue carrière, a produit dans ses deux éta-
blissements de chevaux di'essés, d'écuyers et d'écuyères, depuis les
Paul et les Bastion jusqu'aux Loisset, aux Loyal, aux Lalanne, aux
Paul Cuzent, sans oublier la fameuse Coralie et l'illusli-e M^c Lejars,
— surtout quand il eut été stimulé, en 1845, par la création de l'Hip-
podrome, spécialement destiné aux courses en char, aux parades
militaires et au déploiement de grands spectacles équestres, — deman-
derait une énumération homérique'. Faut-ii rai)peler le cheval Gas-
tronome, s'asseyant à table et dégustant les vins et les mets, avec
les airs de tète d'un disciple émérite de Ih'illat-Savariii ; le Réjcutei
le Glorieux, dressés à îles prodiges d'obéissance et d'habileli', et tons
ces chevaux savants, dansant en cadence, faisant les morts, ramas-
sant un fouet, un mouchoir, ou même leur cavalier couché ])ar teri'c,
et que n'ont pu dépasser aucun de leurs rares rivaux, pas même
le cheval extraordinaire de Cottras, gloire du Pont-aux- Choux sous
la Restauration. Tout récemment le Cirque est revenu aux mains
d'un héritier de la grande famille des Franconi, dont le nom toujours
populaire reste indissolublement attaché aux spectacles éciuestres *.
' Rappelons au moins en passant le souvenir d'une écuyère qui ne parut, Je crois, ni au
Cirque, ni à l'Hippodrome, mais à la Gaieté, dans les Pirates de la Savane, où elle jouait
un rôle de Mazeppa femelle, qui fit courir tout Paris en 1867 : la belle miss Ada Monken ,
morte l'année suivante à la fleur de l'âge, — créature aussi richement douée de tous les dons
de l'esprit que du corps, — car elle traduisait VJliade à treize ans, elle jouait la tragédie,
elle avait été brillante journaliste, elle savait à fond sept ou huit langues, — mais plus ex-
centrique, aventureuse et désordonnée que Lola -Montés elle-même.
* Le Cir(jite Franconi, in-8», 1875,
428 LE VIEUX PARIS
II
L'histoire des courses se rattache étroitement à celle que nous
venons d'esquisser. Dans sa nouvelle d'Arabian Godolphin , Eugène
Sue a j-etracé l'histoire des huit chevaux barbes envoyés en 1731 par
le bey de Tunis au roi de iM'ance, à la suite d'un traité de com-
merce, et spécialement de celui qui, sous le nom que nous venons
de transcrire, devint la souche de la race illustre des chevaux pur-
sang qui triomphent aujourd'hui sur toutes les arènes de l'Europe,
et enseigna aux sportsnien anglais le secret de ces croisements dont
ils ont si bien su tirer parti. Ces chevaux, à l'allure brusque et
impétueuse, aux jambes sèches, à la physionomie sauvage, au poil
rare, aux formes anguleuses et décharnées, encore amaigris par les
fatigues de la route, furent d'abord reçus dans les écuries royales
avec la plus grande insouciance et traités ensuite avec un extrême
dédain. On affectionnait alors, pour la guerre et pour la chasse,
des chevaux d'espèce anglaise, ordinairement élevés dans le comté
de Suffolk, ramassés, très près de terre, appelés en F>ance cour-
tauds, ou les mecklembourgeois massifs que vous pouvez voir dans les
tableaux de Van der Meulen. De là le mépris qui accueilHt les huit
chevaux barbes du bey de Tunis. Mal soignés, mal traités par les pale-
freniers, l'énergie de leur sang arabe se révolta contre la souffrance.
On les trouva bientôt vicieux, indomptables, et peu à peu on s'en défit
à vil prix.
Un jour, un quaker anglais, M. Coke, vit un charretier rouer de
coups un cheval attelé à une lourde voiture, et qui s'était abattu,
épuisé. L'Anglais, d'un regard rapide, reconnut dans la pauvre bête
le type du pur arabe. Séance tenante, il conclut marclié avec le char-
retier et emmena le cheval , faisant en même temps une bonne action
et une bonne affaire.
Ce cheval de charrette n'était autre que le dernier survivant des
huit chevaux barbes du bey de Tunis. Coke lui lit franchir la Manche,
et il entra dans l'écurie de lord Godolphin, où il donna le jour à un
poulain grêle et sauvage auquel les employés du haras ne liront d'a-
bord guère attention eux-mêmes. Mais lorsque le poulain, signalé
par le bruit de ses exploits précoces, eut été envoyé sur le champ
de courses, où il triompha, comme en se jouant, des plus redou-
ClHgUKS ET COURSES 4-2U
tables rivaux, le barbe qui l'avait engendré fut enfin estimé à toute
sa valeur. Le noble lord voulut lui servir de parrain, et les fastes du
sport enregistrèrent le nom immortel iVArabian Godolphin.
Dans la Correspondance secrète entre Marie -Thérèse et le comte Je
Mercy-Argenteau, on trouve de curieux détails sur l'origine et l'éta-
blissement des courses en France. Ce fut encore une suite de l'an-
glomanie qui s'était répandue cbez nous. L'une des premières eut
lieu en 1776, dans la plaine des Sablons. « Quelques jeunes gens
avaient imaginé cette nouveauté, à l'imitation de ce qui se fait en
Angleterre. Une foule de monde s'était rendue à ce mince spectacle
(c'est Son Excellence l'ambassadeur qui parle, ne l'oubliez pas).
La reine y est venue avec Monsieur, Madame et le comte d'Artois.
Quoiqu'il n'y eût rien à redire à cet objet de promenade, elle ne
fut point accueillie avec les applaudissements et marques de joie
accoutumés. » Le vainqueur de cette course fut le du(^ de Lauzun,
qui l'avait oi'ganisée avec le marquis de Conllans ' et le duc de
Cbartres, dont le cheval normand lit trois fois en six minutes le tour
de la piste.
Beaucoup d'autres suivirent coup sur coup (il y en avait plu-
sieurs par semaine), soit au bois de Boulogne, soit à Fontainebleau.
Toute la cour s'était prise de passion pour cet amusement, que
patronnaient chaudement le comte d'Artois et le duc de (Ihartres, et
où la jeune reine se laissait entraiiier avec l'impétuosité de son caiac-
tère et de son âge : grave sujet d'inquiétudes et d'alarmes poui- le
surveillant dévoué, mais un peu morose, que lui avait dumié s;i
mèi-e. Il ne tarit pas en réflexions sur les inconvénients (pi'entrainc
cette habitude, et sur la promiscuité i)eu séante à laquelle Maiic-
Antoinette s'y trouve exi)osée :
(( Ces courses ne sont qu'une parodie assez puéi-ile de celles (|ui
se font en Angleterre, et ne méi-iteraient certainement pas dètic
honorées de la présence de la reine. On a bâti pour Sa Majesté une
sorte d'estrade où elle se place pour voir ce spectacle, où il y a tou-
jours une affluence de monde peu choisi, beaucoup de jeunes gens
mal vêtus; ce qui, joint à beaucoup de confusion et de bruit, forme
u!i ensemble qui ne s'accorde point avec la dignité qui doit environ-
ner une grande princesse. »
Louis XVI n'avait aucun goût pour ce spectacle ; mais il ne savait
pas résister à la reine, et celle-ci finit par l'entrainei- à la fameuse
> Le même qui, peu de temps après, gagnait le pari de parcourir deux lieues au Irai eu
tenant un verre plein dont il ne répandrait pas une seule goutte.
/,;30 LE VIEUX PARIS
course du 13 novembre 177G. C'est qu'il ne s'agissait de rien moins
que d'une lutte à outrance entre deux princes du sang, les sportsmen
les plus acharnés du royaume, — le comte d'Artois et le duc de
Chartres, — et des débuts en France d'un pur- sang anglais, King-
Pepin, le Gladiateur du temps, dont on disait merveilles, et que le
frère du roi s'était chargé de produire. King- Pépin fut honteusement
battu et fit perdre des sommes énormes à ses partisans. Les agences
de poules n'étaient pas encore instituées, ce qui n'empêchait point
les paris. Je crois môme que les plus gros d'aujourd'hui paraîtraient
bien mesquins à côté de ceux qui se faisaient couramment alors dans
l'entourage de la reine.
Quelques jours après, le sévère Mercy trace ce tableau, sans doute
un peu chargé, de la tribune royale pendant les courses et du sans-
façon qu'il y avait remarqué :
(( A la première course, je m'y rendis à cheval, et j'eus grand soin
de me tenir dans la foule, à distance du pavillon de la reine, où tous
les jeunes gens entraient en bottes et en chenille (costume non habillé).
Le soir, la reine, qui m'avait aperçu, me demanda à son jeu pour-
quoi je n'étais pas monté dans le pavillon pendant la course. Je répon-
dis, assez haut pour ôtre entendu de plusieurs étourdis qui étaient
présents, que la raison qui m'avait empoché de monter dans le pavil-
lon était que je me trouvais en bottes et en habit de cheval, et que je
ne m'accoutumerais jamais à croire que l'on put paraître devant la
reine dans un pareil équipage. Sa Majesté me sourit, et les coupables
me jetèrent des regards fort mécontents.
<r A la seconde course, je m'y rendis en voiture et habillé en habit
de ville; je montai au pavillon, où je trouvai une grande table cou-
verte d'une simple collation, qui était comme au pillage d'une troupe
de jeunes gens indignement vôtus, faisant une cohue et un bruit à
ne pas s'entendre; et au milieu de cette foule étaient la reine,
Madame, M'^e d'Artois, M^e ÉUsabeth, Monsieur et M. le comte
d'Artois, lequel dernier courait de haut en bas, pariant, se désolant
quand il perdait et se livrant à des joies pitoyables quand il gagnait,
s'élançant dans la foule du peuple pour aller encourager ses postil-
lons ou jaquets (jockeys), et présentant à la reine celui qui lui avait
gagné une course. J'avais le cœur très serré de voir ce spectacle, et
plus encore en observant la contenance gônée et ennuyée de Mon-
sieur, de Madame, de M^c d'Artois et de Mme Elisabeth. Il faut con-
venir cependant qu'au milieu de ce pêle-mêle la reine, se portant
partout, parlant à tout le monde, conservait un air de grâce et de
grandeur qui diminuait en partie l'inconvénient du moment; mais le
CIRQUES KT COURSES /.lU
peuple, qui iio pouvait :ip(îrcevoir celte nuiuicc, ne voyait (pi'une
familiarité dangereuse à laisser soupçonner dans ce pays-ci. >
Il paraît que le comte d'Artois notait guère récompensé de son
zèle pour les courses et de ses dépenses considérables en chevaux et en
postillons anglais. La plupart des chevaux qu'il faisait courir étiiient
battus; il perdait tous ses paris non moins invariablement, « et l'on
se permettait là- dessus, dit Mercy, des plaisanteries dont il était infi-
niment piqué. »
Le bon Louis XVI avait fini par s'aviser d'un moyen assez original
pour empêcher la noblesse de se ruiner ainsi à l'anglaise, «r A la der-
nière course de chevaux, raconte M^c de Genlis, M. de X*** a perdu
1,000 louis. Le roi a parié un petit écu ; c'est une leçon bien douce
et de bien bon goût sur l'extravagance des paris. » La leçon demeura
stérile, quoiqu'elle eût été renouvelée plusieurs fois; les grands sei-
gneurs continuèrent à se ruiner. Louis XVI était un roi bonliomme,
qui avait peu d'influence sur sa cour. Mais si nos sporlsmen à la
mode, jaloux de ne pas voir dégénérer le champ de courses en tri-
pot, avaient le courage de s'entendre pour faire revivre cet excellent
exemple, peut-être seraient-ils plus heureux que lui. Tout le monde
y gagnerait, excepté les bookmakers, et l'amélioration de la race che-
valine n'y perdrait rien.
La révolution interrompit naturellement les fêtes aristocratiques.
Cependant, dès que l'on commença à respirer, le Directoire rétablit,
dans les fêtes publiques, les courses à cheval, avec les courses en
char et les courses à pied. Malgré l'importance qu'il attachait à ce
concours, qui, d'ailleurs, avait un caractère tout différent des an-
ciennes courses de chevaux, car il s'agissait du coureur plus que du
coursier; la pompe qu'il s'efforçait de donner au spectacle, qui avait
lieu généralement au Ghamp-de-Mars, et les récompenses qu'd décer-
nait aux vainqueurs, il ne put jamais lui assurer l'éclat qu'il rêvait.
Le premier empire essaya de relever les courses, auxquelles il assi-
gna des époques fixes et des lieux déterminés, depuis Paris jus(pi'à
Saint-Brieuc; mais il s'appliqua à prendre en tout le contre-pied des
idées anglaises et ne réussit pas. Louis XVIII fut plus heureux, et
l'année 1820 marqua un mouvement de renaissance dans l'histoire
des courses. C'est sous son règne que furent établis les haras de Meu-
don et de Virollay, et bientôt lord Seymour et le comte d'Orsay allaient
briller côte à côte sur le turf français. On pense bien que l'ancien
comte d'Artois, devenu Charles X, suivit son frère dans cette voie.
Après le temps d'arrêt de la révolution de 1830, le goût et la science
du sport reprirent une nouvelle vigueur par la création du Stud-book
432
LE VIEUX PARIS
français, c'est-à-dire du livre d'oi-, de l'arbre généalogique, pour ainsi
dire, des chevaux de pur -sang, par celle du Jockey -Club et de la
Société d'encouragement, qui lui prêta un actif concours pour le
développement des courses '. Chantilly était surtout le rendez -vous
des turfistes et le grand champ de bataille équestre.
w^^^^
n
Les premières courses sous Louis XVI, d'après une estampe du temps.
Mais le second empire fut l'âge d'or de cette institution. C'est alors
qu'elle a pris tout son essor et toute sa splendeur. L'hippodrome pari-
sien n'avait été, jusqu'en 185G, que le Champ -de- Mars ; il émigra
alors dans la belle et vaste plaine de Longchamp. La fondation du
grand prix de la Ville de Paris, — 100,000 francs, donnés moitié
par la Ville, moitié par les compagnies de chemins de fer, — pour
chevaux de trois ans, en 1801, marqua l'apogée des courses. Parmi
' L. Énault, Revue française , M
CIRQUES ET COURSES
433
les conquérants du grand prix, qui se partagent à peu près égale-
ment entre la France et l'Angleterre, on a retenu surtout le nom de
Gladiateur, au comte de Lagrange, également vainqueur aux courses
Un ancien cheval de courses : grandeur et décadence.
Le cheval du saltimbanque, par M. Frémiet.
d'Epsom. Ce double triomphe prit les proportions d'un grand événe-
ment.
Sans pouvoir rivaliser encoi^e avec le derby d'Epsom, le champ de
courses de Longchamp, un jour de grand prix, est un spectacle à
voir. L'enceinte du pesage, avec ses illustrations hippiques, la foule
immense accumulée dans les tribunes ou autour de la piste, les équi-
28
434 LE VIEUX PARIS
pages, l)reaks^ chars à bancs, calèches où l'on se tient debout et où
on lunche dans l'intervalle des épreuves, les voitures de bookmakers,
le public d'initiés et de néophytes qui s'écrase autour du tableau des
poules, les costumes éclatants des jockeys, l'animation, les trans-
ports , les cris et les battements de mains quand , de la grappe de
chevaux qui passent comme un tourbillon, comme un éclair, le favori
se détache et prend les devants aux approches du poteau, il y a là de
quoi griser l'imagination pendant quelques minutes.
Pindare est né deux mille quatre cents ans trop tôt. Lui qui a
chanté les athlètes des jeux olympiques, quehe riche matière n'eùt-il
pas trouvée dans les courses de Longchamp et le grand prix de la
Ville de Paris ! Quelle ode frémissante d'enthousiasme lui eussent
inspirée ces coursiers, plus superbes, plus impétueux, de race plus
divine que les chevaux d'Achille et ceux de Diomède, qui vomissaient
la flamme par les naseaux, que le Bucéphale d'Alexandre ou l'attelage
bouillant du char de Phœbus ; cette foule de cent mille hommes entas-
sés sur l'admirable pelouse qui s'étend entre le bois de Boulogne et la
Seine, et que domine le Mont-Valérien du haut de son amphithéâtre
de collines; ces toilettes, ces équipages, ce bruit, ce mouvement, ces
cris, cette fièvre! Je suis tenté, quand j'y songe, de pleurer, comme
le poète Chapelle avec M'^c Chouars, la mort de Pindare si mécham-
ment tué par les médecins.
m
Qu'on me permette de compléter cette notice sur les courses de
clievaux par un rapide appendice sur les courses à pied.
Les courses à pied étaient en honneur chez les Grecs, comme on
sait, et on les cultive encore chez les Anglais, grands amateurs de
tous les exercices du corps. En France, on ne les rencontre plus
guère à l'état d'institution que dans le pays basque ou les jours de
certaines fêtes publiques, concurremment avec la course en sac et
l'escalade du mât de cocat^ne.
Mais le Directoire, en essayant de ressusciter les fêtes olympiques,
n'avait eu garde de les oublier. On ne saurait croire tout le mal qu'il
se donna pour les faire refleurir parmi nous. Les Archives natio-
nales conservent dans une douzaine de cartons des liasses énormes
de projets, de rapports, d'instructions, de règlements relatifs cà l'in-
CIRQUES ET COUHSES /,3:j
slitution (le ces jeux gymniques, qui se célébraient principalement
au Giiamp-de-Mars, les jours de fêtes décadaires, et dont les vain-
queurs obtenaient pour récompense, comme les athlètes antiques,
une couronne de laurier, d'olivier ou de chêne, avec le droit d'occu-
per pendant un an, au cirque, au théâtre et dans les temples, des
places réservées.
Les courses à pied se faisaient en veste et culotte blanches, dans
une enceinte dessinée par des piquets et des cordons tricolores. I^s
concurrents arrivaient, divisés par pelotons, précédés d'un héraut et
d'une musique militaire. Chaque y)eloton partait au troisième l'oule-
ment de tamboui*. Les exercices s'ouvraient par une coui-se d'essai,
et les deux premiers de chaque peloton recevaient une plume qu'ils
attachaient à leur chapeau. Puis venait la course décisive entre ces
premiers vainqueurs.
Deux citoyens surtout, les sieurs Cosme et Villemereux, s'ac-
quirent une réputation hors ligne dans la course à pied. Ils étaient
devenus la terreur de tous les concui'i'ents, ([ui obsédaient le ministre
de l'intérieur, François do Neufchàteau, et spécialement le bureau
des fêtes nationales, dirigé par Amaury Duval, avec Fc'lix Nogarel
pour sous-chef, de pétitions ayant pour but d'éliminer des jeux ces
accapareurs. J'ai trouvé dans les cartons des Archives toute une
correspondance naïvement solennelle et pleine d'une enq)liase réjouis-
sante sur ce grand sujet. Cosme et Villemereux défendaient leurs
droits avec une éloquence chaleureuse et réi)ublicaiiie, en ra|>pelaiit
tous les souvenirs de l'antiquité classique. On finit i>ai' les (iéclaicr
Ijors concours.
Un jour Carie Vernet, à la suite d'un pari, se présenta lui-même
pour disputer le prix de la course au Champ-de-^fars, et il le g;igna.
Svelte, élégant et leste, très lancé dans la vie mondaine, très adroit à
tous les exercices physiques, Carie Vernet était aussi intrépide mar-
cheur qu'habile cavalier.
« Monsieur Vernet, lui dit gracieusement le sensible la Réveillère-
Lepeaux en lui remettant sa couronne, votre nom est habitué à tous
les triomphes. »
Il y avait aussi des luttes de force, où l'un des plus brillants vain-
queurs fut le citoyen Pierre Oriot, boucher, demeurant rue de la
Grande -Truanderie, auquel il n'a manqué également ([u'un Pindare
pour devenir aussi célèbre que Diagoras. Il y avait en outre des
courses de char dans le stade. On voulait ressusciter la Grèce et Rome;
le paganisme du temps aboutissait à une sorte de divinisation de la
vigueur physique : «: Ce monde vit ravalé à ses sens, animalisé, si 1 on
430 LE VIEUX PARIS
peut dire. Il s'est mis à adorer le corps et à le cultiver... La mode
est aux croloniates, et les générations du Directoire ne grandissent
et ne vivent que dans la dépense et l'exercice de leurs muscles '. »
Aux fêtes publiques, où l'on couronne dans le Ghamp-de-Mars les
Villemereux, les Cosme, les Tourton, les Constantin, les C. Vernet;
aux jeux gymniques de l'hôtel d'Orsay, aux courses à cheval de
Bagatelle, aux courses à pied du jardin Monceaux, aux palestres,
aux luttes à mains plates, se joignent les grandes parties de paume
et de barres du bois de Boulogne, organisées sur une large échelle,
où M"^^ Tallien et ses amies ne dédaignent pas de figurer parmi les
spectatrices, et où, comme dans les tournois du vieux temps, ces
chevaliers dégénérés combattent sous les yeux des dames dont ils
portent les couleurs.
Paris a vu de nos jours, à plusieurs reprises, des courses à pied
ti'ès intéressantes. En 1855 ou 5G, un Espagnol nommé Genaro porta
un défi à tous les chevaux des hippodromes parisiens, se faisant
fort de courir plus longtemps qu'eux. L'expérience eut lieu dans la
plaine de Longchamp , où les tribunes étaient aussi bien garnies
qu'aux jours des solennités hippiques. Genaro parut sur la piste
vêtu d'un costume élégant, mais sommaire; on vit un homme de
trente-cinq ans, mince, nerveux, trapu, légèrement grêlé. Le signal
du départ fut donné vers trois heures. Deux heures après, trois che-
vaux se retiraient successivement de la lice. A six heures, Genaro
courait toujours; chaque fois qu'il passait devant la tribune, il était
salué par des hourras et des applaudissements frénétiques. Les che-
vaux et les jockeys haletaient. Il en restait cinq. Bientôt trois autres
se déclarèreid encore vaincus. Enfin, à huit heures, Genaro tomba
évanoui : il ne restait plus que deux chevaux, dont les propriétaires
se partagèrent le prix.
Le G mai 1874, un guide des Pyrénées, Orteig, portant le nom
d'une source et d'un établissement des Eaux-Bonnes, où il exerçait
iiabituellement son iiulustrie, fut le liéros de luttes et d'épreuves
mémorables dans l'exercice de la course à pied. Ces épreuves avaient
lieu dans la plaine située en dehors des fortifications, entre les portes
de Courl)evoie et d'Asnières, et les jeunes gens des clubs parisiens
avaient été particulièrement convoqués. Dans l'une, Orteig lassa trois
rivaux et parcourut <lix kilomètres en vingt-quatre minutes, ce qui
eût été fort digne de considération même de la part d'un cheval. Puis
vint le tour des œufs. A partir du but choisi, on disposa quarante
1 E. et J. de Goncourt, Société française sous le Directoire, ch. iv.
CIRQUE? ET COURSES ',37
œufs sur une seule ligne, en mettant entre chacun un intervalle «l'un
mètre. Alors Orteig, après s'être préalablement imposé une charge de
quarante kilos, s'en alla les ramasser l'iui après l'autre, en les raj)-
portant successivement à son i)oint de dé[)art.
Cette course n'a pas seulement le mérite d'être un tour de force;
elle olfre ce double intérêt d'un exercice historique de la plus haute
antiquité, puisque, suivant Tacite, c'élait un <les divertissements
favoris des Germains, et d'un problème malhémati(pie très curieux,
analogue à celui que contient l'historiette si connue du brahmine,
inventeur du jeu d'échecs, demandant pour récompense au r(»i indien
Schéram un grain de ])lé pour la pi-emière case de son échi(]uiei',
deux poui' la suivante, quatre pour la troisième et ainsi de suite, en
doublant toujours jusqu'à la soixante-cjuatrième. On connaît la suite
de cette histoire, qui fera étei-nellement l'admiialion des lycéens à
leurs débuts dans l'étude de rarithméti<pie. l.a demande parut plus
que modeste et lui fut immédiatement accordée; les coui'tisans rail-
lèrent beaucoup l'hniocent brahmine, et ils riaient encore (piand le
mathématicien de la cour, tout eiïaré, vint aimoncer que, après calcul,
le nombre tot;d des grains nécessaires pour remplir les conditions de
cette humble requête s'élèverait à ([iiatre-vingt-sept (pialrillions, <mi
négligeant les millions, les milliards et les ti'illions comme (W^ hiu -
lions insignifiantes.
Sans produire des résultats aussi foudroyants, le calcul des dis-
tances dans le tour des œufs, tel <[u'il a été exécuté i)ar Urteig, n'en
est pas moins un exemple foil cuiieux aussi de ce (pi'oii a[>pelle en
arithméti(iue la puissance du nombi-e. JMontucla raconte, dans ses
Récréations malhématiqiies , un pari engagé, vers la lin du règne de
Louis XV, entre deux individus sur les bases suivantes : on i»la(;a
un panier à un endroit déterminé, et cent cailloux furent rangés,
perpendiculairement à ce panier, à une toise l'un de l'autre, i/un (\e<,
deux individus gagea ([u'il irait du Luxembourg à la grille du châ-
teau de Meudon, et vice versa, en moins de temps qu'il n'en faudrait
à l'autre pour ramasser les cent cailloux et les apporter un par un
dans le panier. Celui-ci accepta le déli avec empressement, mais il
n'en était encore qu'au quatre-vingt-cinquième quand son partenaire
arriva au but après avoir accompli sa double course. En elTet, pour
faire le trajet, aller et retour, du panier au premier caillou, il fallait
déjà parcourir deux toises, quatre pour le second, et ainsi de suite,
ce qui finissait par fournir un total de dix mille cent toises. Or c'est
justement l'étendue qu'avait à franchir le second, puisqu'il y a ciini
mille cinquante toises de distance entre le château de Meudon et le
438 LE VIEUX PARIS
Luxembourg, et il avait en moins l'énorme fatigue de se baisser et de
se relever cent fois de suite.
Plus récemment encore , nous avons vu les expériences de l'homme-
cheval, de l'homme -vapeur, de l'homme -éclair, des gaillards qui ont
eu bien tort de ne pas naître aux temps héroïques de la Grèce, à
l'époque d'Atalante ou d'Achille aux pieds légers, tout au moins à
celle où l'on élevait une statue au coureui' Ladas. Mais combien de
ces demi- dieux d'autrefois ne seraient plus que des saltimbanques
aujourd'hui ! Les coureurs chantés sur la lyre dans les Olympiques
se verraient réduits à se faire facteurs de la poste, et si Hercule lui-
même revenait en ce monde, ce qu'il pourrait espérer de plus avan-
tageux, ce serait un engagement dans la baraque de Marseille jeune,
à moins que ce ne fût une médaille de fort de la halle.
CHAPITRE XIII
COMBATS D'ANIMAUX - BETES FAUVES ET DOMPTEURS
Pour remplacer les luttes de gladiateurs, empruntées [Vdi la Ciaule
aux Romains, les P>ancs avaient adopté les combats d'animaux. Ils
étaient déjà certainement en usage sous la première race, et la fameuse
vision de la reine Bazinc, femme de Childéric, telle que la rapporte le
moine Aymoin, semble inspirée par un ressouvenir de celte coutume,
parfaitement en harmonie avec les mœurs de l'époque. Grégoii'e de
Tours* nous apprend que Ghilpéric fit bâtir ou restaurer des circjues
à Paris et à Soissons, pour donner des spectacles au peuple, et il est
très probable, bien qu'il ne s'explique pas sur ce point, que les com-
bats de bêtes féroces faisaient partie de ces représentations. C'est en
un divertissement de ce genre, à l'abbaye de Ferrièies, (jue le roi
Pépin le Bref intervint, suivant le récit du moine de Saint- Gall, pour
tuer d'un coup d'épée un lion et un taureau qu'on avait lâchés l'un
contre l'autre, et qu'aucun des courtisans, spectateurs du combat,
n'osait séparer. Histoire ou légende, le récit est significatif, et prouve
tout au moins que, dès l'origine de la deuxième race, ce spectacle
était pleinement passé en usage.
Nous voyons aussi dans les Gestes du moine de Saint - Gall que
les ambassadeurs « du roi des Africains » envoyèrent à Charlemagne
un Hon et un ours de Numidie.
Sous les Capétiens, les documents abondent : nous ne prendrons
que les plus caractéristiques. Philippe VI acheta, rue Froidmanteau,
' Histoire des Francs, liv. V, ch. xviii.
440 LE VIEUX PARIS
près du Louvre, une grange pour y loger ses ours, ses lions et ses
taureaux. Plus tard, les ménageries royales de bêtes fauves, qui figu-
raient sans doute dans les jeux et divertissements des cours plénières,
furent transportées rue de la Calandre et, sous le roi Charles V, à
l'hôtel Saint-Paul; on pourrait même croire qu'il en subsista simul-
tanément plusieurs en différents endroits. La maison d'un certain
Nicolas le Calendreur, qui avait pris son nom de la rue où il demeu-
rait, est désignée dans les Censiers de 1367 comme celle « où sou-
loient estre les lions du roy ». L'hôtel Saint- Paul avait sa tour des
lions : sa ménagerie demeura longtemps célèbre, et le souvenir en est
resté dans les noms du Parc-Royal et des Lions, donnés aux rues
qu'on traça sur son emplacement ou aux alentours lorsqu'il eut été
détruit. A l'exemple des souverains, beaucoup de grands seigneurs
noui'rissaient des bêtes féroces dans leurs hôtels, en même temps que
des singes et des jongleurs.
C'est sans doute pendant que Içs lions royaux logeaient rue de la
Calandre, dans la Cité, que leur garde était confiée au maître des enfants
de chœur de la Sainte -Chapelle, qui cumulait ainsi deux fonctions bien
diverses. On prenait par an six cent soixante-dix livres tournois sur la
recette des Aides, pour la nourriture et Y entreienemenl des uns et des
autres. Mais les lions coûtaient plus cher que les enfants de chœur; il en
était du moins ainsi sous le règne de Louis XI, qui, pour célébrer son
joyeux avènement, ordonna que la somme serait payée désormais sur
son domaine, et dont l'ordonnance allouait deux cent quarante livres
pour les enfants et deux cent cinquante pour les animaux ^
Les comptes d'Isabeau de Bavière, conservés aux Archives, montrent
qu'elle avait une ménagerie, où, parmi beaucoup d'autres animaux très
divers, on comptait un léopard, qui lui avait été donné par son fils
le dauphin Jean, duc de Guyenne. Le garde des lions de Charles VI,
qui était, en 1387, Guillaume Signier, et, en 1404, Perrin Hernier,
touchait alors, d'après les comptes de l'argentier du roi, trente- deux
livres parisis par mois. A cette dernière date, il avait deux lions et
autant de lionnes sous sa garde.
Le Dauphin Louis, depuis Louis XI, de passage à Limoges, en 1439,
reçut une jeune lionne en présent de la part de Duchàtel, sénéchal
de Beaucaire. Le prince la fit attacher par une corde à la croisée,
dans l'antichambre de la maison qu'il habitait; pendant la nuit, elle
sauta par la fenêtre et resta suspendue à sa corde, qui l'étrangla. Ce
fut un gros chagrin pour le Dauphin, qui avait hérité du goût de ses
' r. Lacroix, Curiosités de'J'hisloire du vieux Paris, p. 60.
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS
441
pères pour les bêtes fauves'. En 1U7, se trouvant en Provence, il
reçut du même Duchàtel un autre lion, qu'il oilVit au roi René.
Deux ans plus tard, il envoyait lui-même au roi son père un léopard
comme cadeau d'étrennes.
Ces présents singuliers étaient alors très usités entre princes. On
les retrouve partout. Quand Marguerite d'Anjou va épouseï- Henri VI
:^ *£
Vue de l'ancienne ménagerie, à Versailles, daprès une estampe du temps.
en Angleterre (1445), à peine arrivée à ral)baye de Ticlilield , ellr
reçoit un lion en hommage de l'un des courtisans, et personne ne
semble avoir été choqué d'un tel cadeau fait à une princesse de
seize ans. Quelques années après, figurent dans une gi^ande fête che-
valeresque donnée près de Saumur par le roi René deux lions en vie,
attachés par des chaînes d'argent et soutenant un écu symbolique -.
' Mémoires de la Soc'été des antiquaires de France, t. XI , p. 363.
2 V. l'article sur les Animaux vivan(s possédés au moyen âge par des princes et des prin-
cesses, Magasin pittoresque , t. XXXIX, p. 213.
442 LE VIEUX PARIS
Louis XII ne dérogea point à l'usage; seulement il relégua ses
lions à Tours, sous la garde et aux frais des bourgeois de la ville,
qui ne parvinrent qu'à grand'peine à se débarrasser de ces hôtes
gloutons et dangereux.
La passion de la chasse, que tous nos rois poussaient si loin, con-
tribuait à accroître leur penchant pour les bêtes féroces. Ce n'étaient
pas seulement, en effet, des faucons et des éperviers qu'on employait
dans les chasses aristocratiques : Charles VIII se servit de léopards
dressés, qui étaient enfermés dans un fossé du château d'Amboise, et
Louis XII en eut également dans ses équipages de vénerie ^
François I^i" rapporta de sa captivité en Espagne un goût plus pro-
noncé encore que celui de ses prédécesseurs pour les ménageries et
les combats d'animaux. L'Espagne, terre classique des corridas, rece-
vait de ses possessions d'Afrique des lions qu'on mettait aux prises,
les jours de fêtes, avec des tigres, des ours ou des taureaux, et ce diver-
tissement fut offert plus d'une fois au royal prisonnier, qui n'eut garde
d'oublier, à son retour en France, le plaisir qu'il y avait pris. Dès lors
il se complut, pour ainsi dire, à vivre en compagnie des bêtes fauves
logées dans son palais et familiarisées avec lui. Le naturaliste Pierre
I3elon nous apprend qu'il avait parfois près de sa personne « quelque
lion, ou telle fière beste », comme nous avons des chiens et des chats.
Les comptes de dépenses de François I^, conservés aux Archives,
portent, à la date du 3 mars -1529 : « A Geoffroy Couldroy, boucher,
demeurant à Amboise, la somme de douze livres six sols tournois,
pour son payement d'un thoreau qu'il a baillé et amené, de l'ordonnance
du dict seigneur, es loges des lyons qui sont au dict Amboise, pour
faire combattre le dict thoreau avec les dicts lyons, pour le desduit et
passe-temi)s du dict seigneur ^ »
Amboise était, comme on sait, une des résidences favorites de
François l^^'. Un jour qu'il y avait concert dans les appartements du
roi, un sangher, qui s'était échappé de sa bauge, se précipita dans
l'escalier, poursuivi par les gens de service, et vint déboucher dans
la salle au grand effroi des assistants ; mais François , en digne héri-
tier de Pépin le Bref, tira son épée et jeta bas la bête ^
Qui ne connaît l'aventure romanesque contée par Brantôme'? Une
dame, voulant éprouver la valeur de M. de Lorge, « un jour que le
roy François 1er faisoit combattre des lions en sa cour,... laissa tom-
1 Challamel, Mém. du peuple français, t. V, p. 119. — Lettres de Louis Xll , publiées
par J. Godefroy, t. II, p. 42.
2 Archives curieuses de l'histoire de France, \"> série, t. III, p. 80.
3 Celler, Origines de l'opéra , p. 298.
COMBATS D'ANIMAUX KT DOMPTEURS Vi3
ber un de ses gants dans le parc des lions, estant en leur j»Ius grande
furie, et là-dessus pria M. de Lorge de l'aller quérir, s'il î'aymoit tant
comme il le disoit. Luy, sans s'estonner, met la cape au poing et l'es-
pée à l'autre main, et s'en va assurément parmi ces lions recouvrer
le gant. En quoy la fortune luy fut si favoral)le, que, faisant toujoui's
bonne mine, et montrant d'une belle assurance la pointe de son espée
aux lions, ils ne l'osèrent attaquer, et, ayant recouvré le gant, il s'en
retourna devers sa maistresse et luy rendit... Mais on dit qu'il luy jeta
par beau dépit le gant au nez '. »
Le 22 juillet 1547, Henri 11 écrivait au prévôt des mai'cliands :
« Nous voulons faire nourrir en nostre ville de Paris, pendant nosti'e
voyage, les bestes qui nous ont été admenées d'AIVrique. A ceste
cause, vous les recevrez, et donnerez oi'dre à leur nouri-iture et à
l'entretenement de ceulx qui en ont la charge. » L'assemblée de ville
répondit d'abord par un refus; mais, le monarque étant reveiui à la
charge, elle vota vingt sols tournois par jour pour les gouverneurs
du dromadaire, de l'ours et du lion du roi, somme sur laquelle cha-
cun d'eux devait nourrir l'animal conlié à sa gardée
L'amour des combats d'animaux ne perdit rien de sa vivacité jusque
vers la fin du xvic siècle, et particulièi'ement sous (Iharles IX, ([iie
son caractère et son éducation n'étaient pas faits pour éloigner de ces
jeux sanglants. Un jour qu'un de ses lions avait mis en pièces ses
meilleurs chiens lâchés contre lui, Ciiarles IX, tout bouillant de
colère, voulait sauter dans l'arène pour les venger : il fallut le i-eleiiir
de force. Son frère et successeur Henri 111 renonça le piemier, non
par humanité, mais par superstition, à un usage enraciiK; depuis si
longtemps dans les mœurs. L'Estoile nous apprend (pie ce fut en
revenant du couvent des Bonshommes, où il avait fait ses pàques,
qu'il ordonna de tuer à coups d'arquebuse « les lions, ours et sem-
blables bêtes qu'il souloit nourrir pour combattre avec les dogues ».
Il avait rêvé, la nuit précédente, que ces animaux se jetaient sur lui
pour le dévorer : avec un homme tel que Henri Hi, il n'en fallait pas
davantage pour prononcer leur arrêt de mort. Ces animaux sauvages
étaient nourris au château de Madrid, et le roi les faisait souvent
combattre dans la cour du Louvre les uns contre les autres, ou contre
des taureaux échauffés.
Vingt -cinq ans plus tard, le duc de Guise arquebusa lui-même,
mais pour un motif plus sérieux, une lionne qu'il nourrissait par
' Vies des dames galantes, discours vi«. — Tallemanl des Réaux raconte le même trait,
mais il en fait honneur à Bussy d'Amboise {Historiette de Monlsoreau).
* P. Robiquet, Histoire municipale de Paris, 1880, in-S», p. 412-3.
444 LE VIEUX PARIS
plaisir' à son hôtel, et qui avait abusé de son hospitalité pour étran-
gler un de ses laquais '.
La mesure radicale prise par Henri III n'avait donc pas détruit la
tradition. Des combats d'animaux tirés des ménageries royales eurent
lieu plusieurs fois sous les yeux de Henri IV, notamment à Fontai-
nebleau et dans les salles même du Palais. Héroard raconte que, le
19 novembre 1606, le petit Dauphin, depuis Louis XIH , fut « mené
au roy dans la salle de bal pour y voir combatti-e les dogues contre
les ours et le taureau. Un ours ayant mis sous luy un des dogues, il
se prend à criei' : « Tuez l'ours ! tuez l'ours ! » Ce spectacle avait
produit sur le jeune prince une telle impression de plaisir, que le
soir, au lieu de se laisser coucher, il se lit tenir {)ar la lisière pour
imiter les dogues qu'il avait vus tirant sur la laisse, dans leur ardeur
à se jeter sur les ours. Une autre fois encore, excité par les récits du
duc de Guise, il se rend dans la chambre ovale du palais de Fontai-
nebleau, pour voir une lutte pareille, organisée par un Anglais qui
en faisait métier, et qui traînait à sa suite une troupe d'ours et de
dogues furieux "-.
On peut suivre la persistance de cet usage d'un bout à l'autre du
xviic siècle, et môme pendant une partie du xviiic. Sous Henri IV et
Louis XIII, la ménagerie occupait, au jardin des Tuileries, un grand
bâtiment qui faisait vis-à-vis à la Seine, et qui était fort hanté des
curieux. Le 14 juin 1610, raconte encore Héroard, le petit Louis XIII,
qui venait de faire « voler trois cailles par deux de ses émérillons » ,
et qui le surlendemain devait aller au Pré-aux-Glercs « pour y courir
un. chat à force de cheval », va aux Tuileries, « où il voit un bon
attaché contre un arbre, auquel on jette un chien, qu'il étrangle sou-
dain. :» La Comédie des Thuileries, commandée par Richelieu aux
cinq auteurs, et jouée à la cour en 1635, n'a eu garde d'oul)lier cette
ménagerie, que décrit le prologue :
Après on m'a montre, dans un antre sauvage,
Des hestes dont les yeux ne flambent que de rage :
Des tigres, des lions, des ours, des léopards...
Le gardeur de lions tlgure parmi les personnages de la pièce et raconte
(acte IV, se. v) comment Aglante, poussé par son désespoir amou-
reux, s'est jeté dans la fosse aux lions.
1 L'Estoile, Journal des règnes de Henri III et de Henri IV, années 1583 et 1608.— Pas-
quier, Leltres , liv. XIV, lettre n. — Voir aussi Saint-Foix, Essais historiques sur Paris,
t. I, p. 131, 219; t. II, p. 211, et Archives curieuses de l'histoire de France, 1''" série,
t. 111, p. 4'i8, pour les bêtes féroces de Henri II.
2 Journal de Jean Héroard, t. 1 , p. 227; t. II , p. 83.
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS 445
En 1641, le voyageur anglais John Evelyn, dont la Société des
bibliophiles a publié par extraits le Journal de voyage, vit encore aux
Tuileries le bâtiment « où l'on garde les bêtes sauvages pour le diver-
tissement du roi », et qui contenait entre autres un ours, un loup,
un sanglier et un léopard. Quelques années plus tard, il raconte
(18 novembre 1649) qu'il aperçut le jeune Louis XIV, sur la terrasse
i du Palais-Royal, où il hal)itait alors, occupé à un combat de taureaux.
Il s'agit peut-être de la chasse à courre organisée par Mazarin, le
jour de la Saint-Hubert, dans le jardin du Palais-Royal, pour dis-
traire l'enfant- roi et lui permettre un exercice dont il avait pris l'ha-
bitude à Saint-Ciermain et à Compiùgne. Cette chasse à courie, racontée
dans une plaquette du temps et dans le Journal de Dubuisson-Aube-
nay, à la date du 4 novembre, se termina pai- un coml)at entre un
taureau et les diiens, qui venaient de forcer successivement un lièvre,
un cerf et un sanglier.
Vincennes, puis Versailles, héritèrent ensuite de ces hùtes incom-
modes. Lors de la transformation du château de Vincennes par Maza-
rin, les fossés furent peuplés d'ours, de lions et de tigres', entre
lesquels, dans certaines circonstances, on organisait des rencontres
et des luttes pour l'amusement de la cour. La ménagerie de Vincennes
portait le nom de sérail; c'est ainsi qu'on la trouve désignée dans
plusieurs pièces du registre de la trésorerie, réglant les sommes à
allouer au sieur Jacques Petit-Maire, (( gouvei'ncur du sérail de Vin-
cennes,... à- compte de la nourritui'e et entretenement des bestes
farouches-. » Loret raconte en son style (pie la reine s'y rendit le
19 juillet 1663, avec My»" d'Orléans et beaui^oup de dames, et, api-ès
avoir décrit le banquet et la chasse dans le parc, il ajoute :
Kn<iiili' on (levant cet ('-bat
On vit le l'urienx conibnt
Et les conloisioiis l'éioces
De diverses besles atroces.
Dont les assauts fieis et nionlans
Divertissoient les resrardans •'.
Les dames dont il est ici question n'étaient pas les moins avides de
ce spectacle. Plusieurs avaient des ménageries privées, qu'elles ne
laissaient point sans doute entièrement inactives. On sait, par une
lettre du P. Quesnel à Arnauld, — (jui se fût attendu à trouver là
un renseignement pareil? — que Mme Je Montespan nourrissait deux
' L. de Laborde, Palais Mazarin, p. 35.
* Jal, Dictionnaire critique, art. Sérail de Vincennes.
ï Muse historique, liv. XIV.
446 LE VIEUX PARIS
ours qui allaient et venaient suivant leur bon plaisir, et que ces intel-
ligentes botes, comme si elles eussent voulu venger leur maîtresse,
dont la faveur s'effaçait alors devant l'éclat passager de M'ic de Fon-
tanges, entrèrent un soir dans le magnifique appartement qu'on
préparait à celle-ci, et dont les peintres avaient oublié de fermer la
porte : elles y passèrent la nuit et n'y perdirent pas leur temps, car
le lendemain l'appartement n'était plus reconnaissable. Mais ces ours
rentraient évidemment dans la catégorie des animaux apprivoisés,
comme les singes et les nains qui faisaient alors partie des meubles
de toute grande maison. Tristan l'Hermite raconte de môme, dans le
Page disgracié, que le jeune prince au service duquel il était entré,
le marquis de Verneuil, avait toujours sa chambre remplie de toutes
sortes de bêtes, et particulièrement d'ours.
Achevons rapidement l'histoire de la ménagerie royale. Elle fut trans-
férée à Versailles, dans un bâtiment construit par Mansard près du
grand canal, sans doute vers la fm de 1G94, date de la suppression du
sérail de Vincennes '. Mais, bien auparavant, Louis XIII avait déjà fait
établir dans cette ville un enclos où l'on élevait des cerfs et d'autres
bètes fauves, et qu'on nommait le Parc aux cerfs. La ménagerie de
Versailles comprenait un pavillon au centre d'une cour octogone, qu'une
grille séparait de sept autres cours destinées aux animaux. Le pavillon
renfermait un appartement d'été et un appartement d'hiver, reliés l'un
à l'autre par un grand salon que décoraient les portraits des principaux
animaux de la ménagerie, peints par Desportes; du balcon qui régnait
autour de cette pièce, on dominait les sept cours d'animaux ^ Mais
cette brillante installation ne l'empêcha pas de tomber peu à peu
dans un r<jle très effacé. Ce n'est pas à la ménagerie royale qu'on
s'adresse, c'est à la ménagerie de l'hôtel de la Ferté, quand on veut
donner au jeune roi Louis XV, à l'expiration de son deuil, le diver-
tissement d'un coml)at d'animaux ^ Elle demeura reléguée à Ver-
sailles jusqu'à l'année 1792, où on la licencia pour faire place aux
prisonniers condamnés après le 10 août, et ses derniers hôtes, expé-
diés à Paris, allèrent former, en s'adjoignant aux confiscations opé-
rées sur les ménageries foraines pour cause de contravention, le
premier noyau de cette riche collection du Jardin des Plantes, aujour-
d'hui populaire dans le monde entier. C'était pour protéger les pri-
sonniers d'Orléans que le conseil général, en apprenant leur arrivée
' Jal, Dictionnaire critique, p. 1123.
2 Magasin pittoresque, t. Xlll, p. 40/i.
^ Gazette de France, 2 septembre 1716.
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS 'i'i7
à Versailles, avait décidé de les loger dans l'ex- ménagerie, « qui, pai*
son nom même, aura l'avantage de satisfaire en quelque sorte l'ani-
madversion populaire et d'atténuer le sentiment de la haine en faisant
naître des idées de mépris '. » D'ailleurs, la ménagerie de Versailles
avait été réduite à sa plus simple expression par le peuple souverain,
qui avait fait main basse sur tout ce qui s'y trouvait de mangeable,
et ne put fournir que cinq animaux au Jardin des Plantes.
Il ne sera ni sans intérêt ni en dehors de notre cadre de raconter
un peu plus en détail la façon toute révolutionnaire dont, le 15 bi'u-
maire an II (5 novembre 1793), le Jardin des Plantes, qui jusqu'alors
était resté absolument (idèle à son titre, reçut ses premiers hôtes
vivants. Paris était alors encombré de montreurs d'animaux féroces,
qui gênaient la circulation et compromettaient la sécurité publique.
Le procureur de la Commune, Ghaumette, prit de son chef un arrêté
parfaitement arbitraire et même illégal, portant que tous les animaux
stationnant sur les places de Paris seraient saisis sans délai et con-
duits au Jardin des Plantes pour y demeurer, après une estimation
sommaire de leur valeur et une indemnité payée aux propriétaires.
Avant même que les professeurs eussent reçu aucun avis, ils virent
affluer aux portes de l'établissement un bataillon de bêtes fauves,
conduites par leurs gardiens et escortées d'agents de police. Bien
que le Jardin des Plantes ressortit à l'Etat et non à la Commune,
Etienne Geoffroy Saint- llilaire, chargé de la chaire de zoologie, qui
se trouvait alors dans son cabinet et qu'on vint prévenir en toute
hâte, prit aussitôt son parti, donna ordre d'ouvrir les portes et se
chargea jusqu'à la décision légale du gouvernement d'entretenir à ses
frais les animaux et leurs gardiens. L'illustre savant et Bernardin de
Saint- Pierre, qui avait été nommé, on 170'2, intendant du Jardin du
Roi, ne parvinrent pas sans peine à faire vivre ces hôtes voraces,
en faveur desquels l'administration, qui avait déjà tant do mal à
alimenter les citoyens , se monti-ail peu empressée de se mettre
en frais. Ils n'y ménagèrent aucun sacrifice, et il ari-iva même
un moment où, pour sauver les uns, ils durent se résoudre à leur
faire manger les autres. Cette première fournée comprenait un léo-
pard, deux ours blancs, un chat-tigre, un vautour, deux aigles, une
civette, des agoutis, des singes, etc., le tout évalué à une somme
de 33,000 francs.
Bientôt aux carnassiers vinrent s'adjoindre des animaux plus paci-
fiques. Après l'exécution de PhiUppe- Égalité, on avait conlisqué le
' Le Roy, Histoire de Versailles, t. II, p. 262.
448
LE VIEUX PARIS
parc du Raincy. Le proconsul de Seine-et-Oise, Grassous, cassant
l'adjudication de la chasse qui avait été faite, par voie d'enchères
Au Jardin des Plantes, — La fosse aux ours.
au marquis de Livry et à Merlin de Thionville, décida que les bêtes
du parc, cerfs, daims, chevreuils et autres, seraient mises à la dis-
position du Jardin des Plantes. On y joignit deux dromadaires confis-
ques au château de Bel-Air, qui appartenait au prince de Ligne, puis
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS 449
successivement un éléphant et un lion achetés ù des ménageries qui
couraient les foires de province, et des représentants de toutes les
espèces acclimatées en France, saisis dans les forets de l'État. Bref
la ménagerie du Jardin des Plantes faisait déjà très bonne figure
quand, le 21 frimaire an III, à la suite d'un rapport de Thibaudeau,
la (.'onvention sanctionna enfin par un décret l'existence de cet éta-
blissement, désormais national'. Dans cette réorganisation, Bernar-
din de Saint-Pierre était mis à la porte du Jardin, que son court
passage avait illustré : ce fut la manière dont on le paya de ses etTorts
et de ses sacrifices.
II
Des entrepreneurs privés avaient organisé également des ména-
geries pour donner au public le spectacle des combats d'animaux.
L'Anglais que nous avons vu plus haut faire lutter des dogues contre
un ours dans la cliambre ovale de Fontainebleau, sous les yeux du
jeune Louis XIII, était un de ces industriels vaga])onds, et il ne
demanda pas mieux que de se consacrer au service du roi et de lui
entretenir une meute de vingt-cinq dogues de combat, moyennant
une pension de mille écus. Dos lettres patentes du 3 août 1015 accor-
dèrent à Ci. de Thou et Ch. Clalliot l'autorisation d'établir à Paris un
théâtre pour les joutes et batailles do taureaux, de lions, d'ours, de
chiens et autres animaux*. En 1074, Henri Guichai'd, intendant des
bâtiments et jardins du duc d'Orléans, obtint encore un brevet du
roi pour bâtir un cirque ou amphithéâtre, dont ce spectacle devait
former un des principaux attraits^; mais on ne voit pas qu'il ait
jeté grand éclat ni fait beaucoup de bruit. Nous savons aussi que le
célèbre sauteur Maurice avait, à la foire Saint- Germain, vers la fin
du siècle, deux loges dont l'une était destinée à des combats de
taureaux '. La chose n'était pas encore passée dans les habitudes
du peuple aussi complètement que dans celles des grands. C'est au
xviiie siècle que les combats d'animaux prirent un développement
considérable. Voici le prospectus d'un de ces combats, donné par
' Magasin pittoresque, t. VI, p. 106-8. — Arthur Mangin, les Jardins, in-folio.
2 Collection Lamoignon , archives de la Prélecture de police, t. XII, p. 607.
^ Correspondance administrative de Louis XIV, t. IV, p. 595.
* Spectacles de la Foire, 2 vol. in -12, 1743.
29
450 I^E VIEUX PARIS
l'une des ménageries qu'on trouvait toujours alors installées sur les
vieux remparts de Paris :
COMBAT A MORT
DANS LA MÉNAGERIE SUR LE COURS DE LA PORTE SAINT -MARTIN
PAR PERMISSION DU ROY
ET DE MONSIEUR LE LIEUTENANT-GÉNÉRAL DE POLICE
Vous estes avertis que l'on prépare pour dimanche, 8 octobre 1713,
un combat jusqu'à la mort d'un taureau qui est d'une grosseur et
beauté à faire plaisir, comme aussi tout ce qui suit qui sera fait et
bien exécuté. Premièrement : plusieurs braves dogues promettent
de tenir pied ferme à plusieurs nations toutes différentes, et livrer
bataille à tout ce qui se présentera. Le premier choc se donnera
d'abord à quatre heures précises contre la nation mâtine ; le deuxième,
contre celle des ours; le troisième, contre celle des loups; le qua-
trième, contre celle des taureaux; le cinquième, contre celle des
tessons ( blaireaux ) ; le sixième, contre celle des gapards (guépards ) ;
le septième sera le combat général où le gros chef perdra la vie.,
La fin sera un dogue qui se battra en l'air au milieu d'un grand feu
d'artifice, où il y aura de l'extraordinaire.
On prendra, au parterre : dix sols; galerie: vingt-cinq sols ;
grand balcon : cinquante sols; et petit balcon: trois livres *.
On voit qu'il en coûtait presque aussi cher pour aller au combat
de taureaux que pour entrer à la Comédie française.
Trois ans après, en 1716, nous trouvons aussi un combat du tau-
reau établi à la barrière de Sèvres, sous la direction d'un sieur Nico-
las Saint- Martin. Il durait encore vers le milieu du siècle, et avait
alors pour directeur le fils du précédent, qui, en convoquant le public
à son spectacle, l'avertissait en outre qu'il tenait à sa disposition de
l'huile d'ours contre les rhumatismes, pour faire croître les cheveux
et pour fortifier les reins des enfants ^
La joute aux coqs, dont il est parfois question dans nos anciens
chroniqueurs, n'a jamais bien pris racine que chez nos voisins les
Anglais. Le Mercure de 1735 nous apprend qu'on essaya alors de
l'acclimater parmi nous. En 1772, les directeurs de l'étabhssement
du Golysée, ne sachant plus que faire pour attirer le public récalci-
trant, imaginèrent aussi d'annoncer un combat de coqs. Cette première
tentative échoua piteusement. « Quand le monde, en petit nombre, a
été rassemblé, racontent les Mémoires secrets, on en a tiré un de
1 La Mosaïque, année 1873, p. 102.
■'' Campardon, Spectacles de la Foire, t. II, p. 372.
COMBATS D'AiMMAUX KT DOMPTK U HS 4:jI
son sac, qui a déployé une grande fierté. Son rival ne s'est pas animé
à cette vue; on n'a pu le maintenir sur la table, et il est allé cher-
cher un asile sous les jupes des dames. On en a présenté un second,
qui n'a pas été plus courageux, en sorte que le public indigné a crié
que c'était se moquer de lui : il a réclamé son argent, d Une nou-
velle tentative, quatre ou cinq jours après, réussit mieux : les deux
rivaux s'acharnèrent l'un contre l'autre et restèrent tous deux morts
sur le champ de bataille. Mais le public n'en persista pas moins à
s'abstenir'. On tenta encore de renouveler les combats de cojjs, vers
la fin de la Restauration, au bois de Boulogne, sans obtenir beaucoup
plus de succès.
En 1781 s'ouvrit, rue de l'Hôpital-Saint-Louis, sur l'ancien che-
min de Pantin, un amphithéâtre, qui lut un peu rapproché do la
barrière quelques années plus tard et subsista jusqu'en 18îi3. C'est
là qu'avait lieu le combat du taureau. Des dogues, fournis par l'éta-
blissement ou amenés par les amateurs, étaient lâchés contre des
animaux sauvages de tout genre : sangliers, loups, et même, dans
les grandes circonstances, léopards, tigres et lions, mais surtout
contre des taureaux. Les jours de fêtes, pour alléclier le public, on
portait la mort du taureau sur les affiches, et cette partie du pro-
gramme s'exécutait au son des fanfares les plus éclatantes. Des flèches,
garnies de pétards et de fusées, étaient décochées à ces pauvres bêtes
affaiblies par l'âge et par le jeûne ; puis, lorsqu'elles étaient suffisam-
ment exaspérées et ahuries, on les faisait déchirer par une meute-.
Le tout se terminait généralement par un feu d'artifice dans le({uel
on enlevait un bouledogue.
Pour compléter l'attrait du spectacle, on y donnait aussi le diver-
tissement du houruary et du peccata, où l'on voyait un âne assailli,
houspillé, mordu à outrance par une bande de chiens lâchés contre
lui^. Cette partie de la représentation avait généralement un grand
succès, — succès de rire, et quelquefois succès d'admiration auprès
des connaisseurs ; car l'âne n'était pas toujours le moins terrible
athlète de ces luttes, et son habileté à esquiver les coups de dents, le
sang- froid avec lequel il saisissait le moment opportun pour détacher
1 Mémoires secrets, t. XXIV, p. 212, 217.
2 Du Coudray, Nouveau tableau de Paris, t. IV, p. 231). Le sieur Leieu, entrepreneur de
ce spectacle, avait même essayé d'y représenter des combats de taureaux comme en Espagne,
avec des toréadors. Mais, malgré la précaution qu'il prenait de faire saigner largement
l'animal avant de le lancer dans l'arène, pour lui enlever toute sa fougue, la police interdit
celle partie de la représentation comme trop dangereuse.
' Thiéry, le Voyageur à Paris, t. 1, p. 188.— J. Rosny, le Péruvien à Paris, ISOI , t. 111 ,
p. 180.
432 LE VIEUX PARIS
à ses ennemis une ruade décisive qui leur fracassait la mâchoire, lui
valaient maintes fois des applaudissements chaleureux. Les personnes
de la plus haute qualité, les dames de la cour elles-mêmes assistaient
souvent à cette odieuse parodie des corridas de Madrid, et y pre-
naient un vif plaisir. Dans certaines circonstances, on vit une iile de
brillants équipages alignés à la porte de ce cirque de bas étage, qui
n'en fut pas moins fermé par ordonnance en 1786. Peu de temps
après il se rouvrit, sous la direction de Monroy, qui, pour être toléré
par la police, s'engagea à ne plus admettre dans sa troupe que des
acteurs choisis et expurgés avec soin, cachant une grande douceur de
mœurs sous les apparences de la férocité. Son taureau n'avait que de
courts accès d'humeur sombre, tempérés par une éducation savante,
et ses loups étaient des loups pleins d'urbanité et de savoir-vivre,
dressés à ne se fâcher que pour la forme. Quant à l'ours, le fameux
Carpolin, dont le nom figurait toujours en grandes majuscules sur
l'affiche, ce n'était plus qu'un fantôme d'ours, invalide de la profes-
sion, une vieille fouri'ure, à moitié vide, à moitié empaillée, et que,
par surcroît, on avait la précaution de museler pour se tenir en
garde contre ses moindres retours de jeunesse. Carpolin était le souiTre-
douleur de l'arène; heureusement l'épaisseur de sa peau lui servait de
boucher contre les morsures.
Sur la fin de sa vie, l'ours Carpolin, tout décrépit et désormais
liors d'état de faire même une apparence d'illusion, fut vendu à un
coiffeur de la place de la Bourse, qui s'empressa d'inonder Paris de
prospectus pour annoncer la pommade infaihible contre la calvitie
qu'il venait de confectionner avec la graisse de cet athlète. Telle fut la
fin déplorable d'un héros. Sic transit gloria mundi !
Dès les premiers temps de la révolution , il fut question de sup-
primer le combat do taureaux. Le Moniteur du 12 mars 1790, —
juste à la même époque où l'on voyait sur le boulevard du Temple
une ménagerie de bêtes féroces, avec cette inscription empreinte du
génie de l'époque : Grayids Aristocrates d'Afrique \ — fulminait un
article contre « cet horrible amusement... où une multitude aveugle
va prendre des leçons de barbarie et s'accoutumer à verser le sang
avec la tranquillité d'une action ordinaire et le calme d'un goût satis-
fait». Cet article nous apprend que le combat de taureaux n'avait heu
' Courrier de Gorsas, n» du 7 juin 1790. Celte ménagerie, peu de temps après, fui trans-
portée aux environs du Champ de Mars; mais, au moment de la tète de la Fédération, elle
reçut l'ordre de déménager, de peur d'accident. On craignait que cette bande d'aristocrates
ne se ruât sur les iialriotes rassemblés de tous les points de la France et n'en lit un carnage
alîreux .
COMBATS D'AMMAUX ET DOMPTEURS 453
que les jours de grandes fêles et de fêtes de lu Vierge, ce qui explique
en pai'tie son succès; car les petits et grands spectacles étant fermés
ces jours-là, le peuple n'avait pas d'autre amusement : a On les lui
a interdits par respect pour la religion, continue l'administi-ateur de
police Peucliet, auteur de l'article, comme s'il était d'exemple plus
dangereux, de délassement plus opposé aux i)rincipes i-eligieux et aux
principes de la raison que celui qui liahilue Tliounne au sang, (pii le
dresse à l'insensibilité et l'organise de manière à poi'ter dans la société'
le germe de toutes les atrocités... Le peuple nous a lendu d'assez
grands services pour que nous ami)itionnions d'épurer, d'adoucir,
de civiliser ses mœurs, et ce ne sera pas par des scènes de sang et
de carnage que nous y parviendrons; ce ne sera pas en le livi-ant à
lui-même sur ce qui i)eut lui plaire (pie nous y l'éussirons. On l'a
trop méi)risé autrefois pour l'instruire et l'admetti'e au jjlaisii' de la
raison et de la sensibilité. Je demande la destruction du combat de
taureaux, comme un spectacle qui fait honte à la capitale, et (pii nous
rappelle un temps d'ignominie. »
Une note ajoutée à l'article nous apprend que l'adminisli'alion « vient
de prendre des mesures pour sup[)i'imer ce dangereux annisement ».
Le 15 août, en elTet, la municipalité de Paris, sur l'instigation du
maire Bailly, et le département de police rendaient un arrêté d'in-
terdiction. Mais le combat de taureaux ressuscita dans les piemieis
mois de l'année suivante, « avec [)ermission du maii'e; » et, sur les
lilaintes de Peucliet, l>ailly lui i-épondit que l'arène, étant placée^ à
lîelleville, é(liap[)ait au ressort de la municii)alité de Paris, et ([ue hi
permission du maire annoncée sur l'altiche était celle du maire de
lîelleville. Peucliet en a[)pela alors au directoire du département'. En
cette même année 1791, Manuel, procureur de la commune, prononça
derechef la suppression du combat de taureaux, comme <r déshonorant
les mœuis et les lois d'un peui)le libre ». Mais ce tenace spectacle
résista encore à l'anathème porté contre lui, ou du moins il ne tarda
pas à se faire tolérer de nouveau. 11 subsistait certainement, ou il
avait repris à la tin de 1705 et en 90, quoiqu'il fit alors de peu biil-
lantes alîaires. Les événements i)oliliques n'avaient pas été favorables
à sa prospérité. En fait de sang, la révolution avait mieux à olTiir
aux amateurs que celui des dogues ou du taureau.
Pendant la Restauration, le Ginpie de la barrière du Combat reprit
quelque vogue, mais à peu près exclusivement dans la populace.
> Réimpression de l'ancien Moniteur, 1. III, p 587; t. V, p. 290, i20; t. VIII, p. 211,
3ri8, 660.
454 LE VIEUX PARIS
Situé à l'extrémité d'un des faubourgs les plus populaires, entre la
Villette et Belleville, il ne ressemblait en rien aux amphithéâtres
romains, pas même à nos cirques équestres. Des bâtiments d'assez
sinistre apparence entouraient une vaste cour quadrangulaire, ayant
au centre un anneau pour y attacher la bête fauve, et traversée à la
hauteur du toit par des chaînes de fer pour recevoir les roues d'ar-
tifice et pour y suspendre les chiens à la force de la mâchoire. Point
de gradins ni de banquettes : les spectateurs et les parieurs, ainsi
que le maître du lieu et ses valets, se tenaient debout sur la bordure
de pavés qui encadrait l'arène. Si l'on tenait essentiellement à une
baignoire, le belluaire ouvrait une cage, donnait un coup de pied à
l'ours ou au loup qui l'occupait, le faisait passer dans une bauge voi-
sine , et vous mettait à sa place ; rien de plus simple. Vous étiez véri-
tablement en loge grillée ^ Tous les dimanches et tous les lundis,
après l'apposition de la longue affiche jaune qui portait le programme
du spectacle, avec son bois grossier représentant l'ours indomptable
de la mer du Nord, le fameux bouledogue Maroquin, le jeune et
vigoureux taureau d'Espagne faisant sauter en l'air des chiens éven-
trés, au milieu de piqueurs habillés en sauvages comme ceux du
bœuf gras, l'enceinte avait peine à contenir une foule où ne man-
quaient même ni les enfants ni les femmes. Toutefois les loges à deux
francs restaient généralement vides. Aux places à cinquante centimes,
les garçons bouchers formaient le noyau principal. Ils amenaient leurs
chiens pour les pousser contre 1(3S ours, les loups, les taureaux, les
coi'fs, ou les uns contre les autres, engageant des paris, aux applau-
dissements des plus ignobles voyous des faubourgs, qui venaient là
poursuivre leur éducation, commencée dans les cabarets, à la cour
d'assises et autour de la guillotine.
On raconte que, pendant son séjour à Paris en 1824, l'infant don
Miguel, devenu un des plus fidèles habitués du combat de taureaux,
y conduisit un jour deux énormes bouledogues pur sang, afin de les
faire battre contre ceux des spectateurs habituels. Tout se passa bien
d'ai)ord. Les bouledogues étranglaient, éventraient les chiens à la
satisfaction du prince, quand tout à coup une troupe de garçons bou-
chers se précipita dans la mêlée et fit une décharge de rotins sur les
pur sang. Le prince se fâcha, les bouchers lui ripostèrent, et comme
il avait affaire à trop forte partie, il jugea prudent de s'esquiver. Il
ne put regagner sa voiture qu'à travers une grêle de tous les projec-
tiles dont un tas d'immondices peut être l'arsenal.
' Arthur Mangin, l'Homme et la bêle, p. 410. — Théophile Gautier, Caprices et zigzags,
p. 307 et 8. — J. .lanin , l'/lne mort. ch. i.
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS 455
Le lendemain il se présenta aux Tuileries :
« Comment trouvez- vous les Français? lui demanda Louis XVlll,
déjà au courant de l'aventure.
— Très impolis, répondit don Miguel.
— Je le crois bien, reprit le roi; vous n'avez vu jusqu'ici que nos
garçons bouchers. »
Dans les premières années du règne de Louis- Philippe, deux des
amateurs les plus distingués étaient lord Seymour et un gentilhomme
français à qui sa fantastique maigreur avait fait donner le surnom de
Squelette. Celui-ci possédait surtout une paire de chiens fiimeux,
vainqueurs en cent combats publics ou privés, qu'il appelait Loubet I
et Loubet IL En dehors de la barrière du Combat, les amateurs de
ce genre de sport se rendaient le plus souvent aux moulins de Mont-
martre, pour y mettre leurs champions aux prises. Un jour, le Sque-
lette paria contre lord Seymour que Loubet I tiendrait plus longtemps
que n'importe quel autre. Lord Seymour accrocha son chien King,
le plus beau bull du Royaume-Uni, à l'une des ailes du moulin, et
Loubet I fut suspendu à la suivante. Comme il faisait du vent, les
ailes se mirent à tourner, entraînant les pauvres bêtes dans l'espace.
Au bout de quarante -deux minutes, King tomba. Loubet tenait tou-
jours; seulement on le vit se débattre, puis il ne bougea plus, i Ici,
Loubet! D cria son maître. Il ne remua pas. On s'approcha; il était
mort, ses crocs plantés dans le bois ^ Waterloo était vengé! 11 y
avait ainsi entre les champions français et les champions britan-
niques, de véritables batailles nationales, et un des grands souvenirs
de la barrière du Combat est celui du duel où Loubet H, ([uoi(iue
chargé d'ans et devenu aveugle, vainquit et étrangla liobb, lils de la
perfide Albion. On assure que des Anglais, jaloux et furieux, firent
empoisonner ce vieux brave.
M. Delessert, le dernier préfet de police sous Louis-Piiilii)i)e, feima
définitivement l'ignoble arène, qui ne s'est plus rouverte depuis. Ce
spectacle a été remplacé, il y a quelques années, par des combats de
chiens et de rats importés d'Angleterre : combats non, étranglements
plutôt, et dont l'appHcation de la loi Grammont a dû suffire à faire
justice.
• Tony Révillon, cilé par Larousse dans le Grand dictionnaire; art. Chien.
456 LE VIEUX PARIS
III
Les combats d'animaux firent place, dans la faveur publique, au
spectacle des dompteurs, c'est-à-dire de l'homme luttant lui-même
contre la brute, de la force morale aux prises avec la force maté-
rielle. Les deux sujets se tiennent de si près qu'il est presque im-
possible de les séparer. La vue des ménageries, la férocité des bêtes
fauves qu'on lançait les unes contre les autres, devaient faire naître
l'idée de les apprivoiser, de les adoucir, de les réduire à l'impuis-
sance en les dominant. C'était un progrès : si le nouveau spectacle
a quelque chose de sauvage encore, du moins il n'est plus ignoble,
et il excite une curiosité qui se mêle de terreur sans se mêler de
dégoût.
Non que les dompteurs aient attendu la disparition des combats
d'animaux pour paraître sur la scène : on peut même dire, en un
certain sens, qu'il n'y a jamais eu de ménagerie sans dompteurs, et
qu'il s'est rencontré de tout temps des hommes habiles et hardis qui
ont su changer les lois ordinaires de la nature animale par le seul
ascendant de leur volonté. Peut-être Androclès, cet esclave dont
Aulu-Gelle et Sénèque ont conté la dramatique et touchante histoire,
devenue classique dans tous les recueils d'anecdotes, était- il simple-
ment un dompteur. M. de Lorges, quand il descendit dans le parc
aux lions pour chercher le gant de sa clame, fit précisément le métier
de dompteur en contenant les fauves par son attitude. De tels exemples
ne sont pas rares, mais ne rentrent point dans notre sujet. Il ne s'agit
ici que de la profession spéciale et du genre de spectacle que rappelle
le mot de dompteur.
Envisagé ainsi , le dompteur est chez nous de date récente et presque
contemporaine. L'idée de donner en représentation la lutte victorieuse
de la volonté, du regard, du geste de l'homme contre les instincts de
l'animal féroce, est le fruit d'une civilisation avancée, et il n'y a guère
qu'un demi -siècle que ces périlleux exercices ont pris rang parmi les
spectacles publics.
Le premier dompteur, celui qui ouvrit la voie aux autres, est resté
aussi le plus remarquable et le plus heureux de tous. Quelques-uns
de nos lecteurs peuvent encore se souvenir de l'avoir vu à Paris.
Martin, dont on a fait à tort un Hollandais, probablement parce
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS
457
que, dans le cours de ses premières pérégi'inations avec les troupes
d'écuyers dont il faisait paitie, il avait séjourné dans les Pays-lîas,
où il épousa la fille d'un directeur de ménagerie, M"c Van Aken ,
peut-être aussi parce qu'il a pris sa retraite dans cette contrée, était
né à Marseille, d'un fabricant de parfumerie et de pâtes alimentaires,
le 10 janvier 1793, en pleine ménagerie révolutionnaire. Il s'appelait
Henri Mai'lin, comme l'historien. (!e futd'ahord, dans sa jeunesse, un
Le dompteur Martin au théâtre de la Porte-Saint- Martin ,
d'après le Monde dramalUiue.
gymnaste et un écuyer. 11 avait été aussi matelot ou soldat. A[très
avoir parcouru l'Allemagne et la Hollande dans une troupe étpiestre,
il monte un cirque à ses frais, se ruine, ce qui n'était d'ailleurs pas
bien difficile, est séduit par les yeux de M"'" Van Aken, copropriétaire
d'une ménagei^e ambulante, et, pour conquérir sa main, pénètre
audacieusement dans la cage du tigre.
La ménagerie Van Aken, avec son magnifique tigre royal Atir, sa
lionne, son ours brun, sa hyène, etc., devint le noyau de celle que
Martiu rendit plus tard si illustre. Elle lui fouruit les premiers sujets
sur lesquels il étudia et appliqua les procédés de dressage qui lui
avaient si bien réussi avec le tigre. C'est seulement en mars 1829,
après avoir longtemps parcouru les pays étrangers, qu'il rentra en
458 ' LE VIEUX PARIS
France par Lyon , avec sa ménagerie considérablement accrue par des
acquisitions nouvelles, par des cadeaux princiers et par d'heureux
événements de famille. Le lion Cobourg, en particulier, dont la doci-
lité, la gentillesse et les formidables espiègleries faisaient l'admiration
de tous ses visiteurs, était né en cage et avait été nourri par une
chienne; il mourut, le noble animal, pour avoir avalé une pantoufle
dans l'appartement où on le laissait folâtrer en liberté.
Quand il se montra à Paris, le 3 décembre 1829, Martin était
dans la fleur de l'âge. Toute sa constitution annonçait la vigueur : de
fortes moustaches, des yeux enflammés et des cheveux noirs accen-
tuaient encore sa figure énergique.
Il amenait avec lui, outre des boas et d'autres animaux plus inof-
fensifs, des lions et lionnes (Néron, Cobourg, Fanny, Carlotta), une
hyène et un tigre *. Il alla s'installer dans un vaste terrain du boule-
vard Bonne- Nouvelle, sur un emplacement assez difficile à détermi-
ner aujourd'hui, mais qui paraît avoir été à peu près celui que recou-
vrent actuellement les magasins de la Ménagère. Henri Heine nous
apprend, dans une de ses lettres, que Martin eut pour successeur à
cet endroit l'abbé Châtel et l'Église française, qui, à force de démé-
nager, se trouvait alors presque en état de vagabondage : l'histoire a
de ces rapprochements bizarres. Il allait également donner des repré-
sentations dans la salle Franconi.
Dès le premier jour où parut Martin, on s'écrasa à la porte. Lors-
qu'on eut vu ses prodigieux exercices, ce fut bien autre chose
encore. La foule, qui n'était pas blasée par l'habitude, accourait tous
les soirs plus nombreuse et plus avide qu'au drame le plus émou-
vant. C'était bien un drame, d'aiUeurs, qu'il jouait avec ses terribles
partenaires, drame dont le dénouement restait toujours incertain, et
où sa vie était l'enjeu qu'il posait contre les applaudissements du
parterre.
Martin n'avait pour armes qu'une lance de bois et un fouet. Il se
vantait que personne ne l'avait jamais vu avec une cravache. Il se
présentait d'abord avec sa hyène, la conduisant en laisse comme un
chien, au moyen d'une chaîne de fer passée dans son collier, s'en
faisant suivre sans résistance dans tous ses tours et détours, qu'il se
plaisait à embrouiller et à contrarier brusquement pour qu'il ne restât
pas le moindre doute sur sa docilité. Il se faisait rapporter ses gants
1 Le prospectus de sa Ménagerie royale, avec une gravure grossière qui le représente
couché sur son lion Cobourg, annonce des kanguroos, maribas, singes, lions, chevaux
bleus d'Afrique, sans poil ni crinière, roukans au nangé poivre, tigre royal (le seul exis-
tant dans le royaume!), lion de Perse, portant une crinière jusque sous le ventre.
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS 'io9
par elle. Puis, après lui avoir jeté plusieurs morceaux de viande
qu'elle avalait goulûment, il lui ouvrait la gueule toute grande, afin
de montrer sa mâchoire aux spectateurs , et l'emportait sous son bras
comme un épagneul.
Alors, derrière la toile en iil de fer à larges mailles qui la séparait
des spectateurs sans rien dérober à leur vue, on voyait accourir la
lionne, l'œil animé, la gueule béante, battant sa queue de ses flancs
et poussant des rugissements rauques aiguisés par la faim. Mai'tin
choisissait pour ses exercices l'heure où elle attendait son repas, et
se plaisait à exciter sa colère au moment le plus périlleux pour lui.
Avec sa lance de bois, il entrait chez elle, la faisait reculer, la délo-
geait de coin en coin, malgré ses rugissements, et lorsque, poussée
à bout, elle l)ondissait pour saisir dans sa gueule le bâton menaçant,
il la maîtrisait encore du regard et de la voix, la forçait à lâcher prise
et s'en allait en tenant les yeux fixés sur elle.
C'est au sortir d'une de ses représentations, où Martin donnait la
plus haute idée de la puissance humaine en dominant les plus terribles
animaux par la seule force du regard, que Gh. Nodier s'écriait : « Les
circonstances ont fait un dompteur d'animaux de celui qui eût pu deve-
nir un dompteur d'hommes. A la tète d'une armée, Martin aurait été
peut-être un Bonaparte. »
Le lion Néron et le tigre vivaient en bonne harmonie dans la
même cage. A rai)proche du dompteur, on leur voyait donner les
signes d'une agitation extraordinaire. Néron secouait sa lourde cri-
nièi'e; Atirse dressait contre les barreaux de fer, puis tous les deux se
promenaient en sens inverse dans l'étroite cage. C'est alors que Mai-
tin s'introduisait au milieu d'eux, armé d'un fouet. Il les faisait aller
et venir, tourner à droite et à gauche comme des chevaux savants,
poser la tête sur ses genoux, se couclier à ses pieds, les frappant, au
moindre retard, à la plus légère hésitation, de coups qu'ils rece-
vaient le front baissé et la queue serrée entre les jambes. Dès qu'il
croisait les bras, tigre, lion ou hyène venait poser ses pattes sur
l'épaule du dompteur.
De tous ces animaux, le plus docile et le plus affectueux était le
tigre. « Il vient à chaque instant, écrit un historien et spectateur
de la ménagerie Martin ', réclamer les caresses de son instituteur, et,
dès qu'il en a reçu l'ordre, il se presse, place les deux pattes sur ses
épaules et frotte sa tête contre la tête de son maitre avec toute la
grâce du chat le plus aimable et le plus doux. » Dans une des pièces
' Ed. de Fontanes, dans le Journal des Enfants, t. II, p. SOJ.
460 LE VIEUX PARIS
qu'il allait jouer à Franconi avec ses animaux, ce tigre était dressé
à poursuivre un enfant tout autour du cirque. Un jour, il s'échappa
de la ménagerie et fit subitement sur le boulevard une brusque
apparition, qui, comme on peut le croire, y jeta un grand trouble.
Mais, tandis que les passants prenaient la fuite en jetant des cla-
meurs d'épouvante, le tigre, après quelques bonds folâtres, s'arrêta
comme dépaysé et rentra de lui-même à la maison '.
Pour couronner ses représentations ordinaires, Martin se plaisait à
agacer son lion et son tigre au moment où on leur jetait la viande
qu'ils attendaient avec impatience, et à braver leur fureur impuis-
sante à l'aide d'un énorme bâton, qu'ils broyaient entre leurs dents.
La grande taille, la belle figure calme et résolue du dompteur, son
œil d'un éclat magnétique, ajoutaient encore à l'intérêt de ses exer-
cices et à l'admiration qu'il excitait dans la foule.
« Ah! canaillasse, disait Martin à Néron avec son accent pro-
vençal, je sais bien que tu me croqueras un jour; mais d'ici là tu
auras reçu tant de raclées, que je ne l'aurai pas volé. » Cette pré-
diction sinistre qu'il se faisait à lui-même ne se réalisa pas. Il s'en
fahut de peu pourtant. Un jour, un de ses lions voulut le dévorer ;
Martin fut sauvé par son tigre, qui vint se planter devant lui d'un air
résolu. Un autre jour, à Boulogne, il fut terrassé par Gobourg, qui lui
enfonça ses crocs dans la cuisse et faillit lui broyer la main gauche.
Martin avait retrouvé tout d'abord, parmi ses spectateurs les plus
assidus, le duc de Brunswick, une de ses anciennes connaissances,
qui lui avait jadis fait bon accueil dans sa capitale, et il conquit bien
vite aussi la protection de la duchesse de Berry, qui s'intéressait
à toutes les formes de l'art. En homme avisé, il résolut de profiter
de cette haute faveur. La révolution de 1830 éclata juste au moment
où Martin venait d'arborer au-dessus de sa porte les armes de la
duchesse, et où il était en train de solliciter le' titre de zoogymnaste
breveté de Son Altesse Royale. L'aimable duchesse s'intéressait beau-
coup à son futur zoogymnaste et au zoorama qu'il avait conçu le
projet de créer. En attendant, elle l'avait nommé inspecteur hono-
raire de sa ménagerie de Rosny. Les journées de Juillet vinrent se
jeter à la traverse de tous ces beaux desseins. Martin y assista en
directeur désappointé, mais se hâta de remplacer prudemment à sa
porte les armoiries de la duchesse par le drapeau tricolore, et d'adres-
ser à ses frères d'armes de la garde nationale des billets d'entrée
patriotiques à prix réduit.
1 Arthur Mangin , l'Homme et la bêle, p. /ib9.
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEL'HS /i6l
Ilélas! les esprits étaient tournés ailleurs, et Martin eût été con-
traint de reprendre sa vie nomade si le directeur du Cirque Olym-
pique, Adolphe Franconi, n'avait eu l'idée de rappeler le public à
son théâtre en y faisant débuter les animaux féroces du boulevard
Bonne-Nouvelle, dans un scénario qui donnerait pour cadre aux exer-
cices du dompteur une action dramaticpie et suivie. Avec tiois de ses
fournisseurs ordinaires, INIM. A. François, Th. Nezel et II. Villemot,
il imagina les Lions de Mysore, drame en trois actes et sept tableaux,
qui fut représenté pour la première fois le '■2\ avril l(S31. Nous avons
lu cette pièce, où Martin jouait le rôle d'un paria persécuté pai- un
rajah, qui se liait d'amitié avec les lions dans les forêts, et que pro-
tégeaient ses fauves en comlKittant pour lui contre les satellites de
son persécuteur. Mais elle fait assez pileuse mine séparée de la
chasse aux tigres, du combat contre les boas constrictors , de l'exhi-
bition de toute la ménagerie, semée plus ou moins ingénieusement
dans chaque scène, et surtout du tableau final où Martin, condamné
à être jeté aux bêtes, combattait contre un lion en costume de gla-
diateur et le terrassait'.
Après avoir enthousiasmé Paris, les Lions de Mijsore enlrepi-ireiit
une tournée triomphale à l'étranger. Puis Mai'tin parcourut la France,
volant partout de succès en succès. A ^telz, il éclipse M^'c Mars; à
Nîmes, il inspire à Reboul un long dithyraml)0. En \K\\, il était de
retour à Paris, où une autre ménagerie essayait vainement de lutter
contre la sienne. Puis il reprit encore sa vie cosmopolite jus(iu'en \KM).
A cette date, jugeant «pi'il avait suffisamment rempli sa cariière, il
vendit tous ses animaux à son beau-frère, également directeur d'une
ménagerie ambulante, et prit sa retraite dans le pays natal de sa
femme.
Dans sa nouvelle patrie, Martin contribua à fonder le .lardin zoo-
logique de Rotterdam, et finit par le diriger. 11 n'est moit «pie le
7 avril 1882, près de cette dernière ville, à Overschie, où il occupait
ses loisirs, comme un bon bourgeois, à pêcher à la ligne et à cultiver
des roses.
Ce furent surtout les successeurs de Martin, Carter et Van Ambui-gh ,
qui usèrent du mode d'exhil)ition scénique inauguré dans les Lions de
Mysore.
L'Américain Van Amburgh fit sa première apparition à Paris sur
le thécàtre de la Porte- Saint- Martin, au mois d'août 1839, dans une
pièce intitulée la Fille de VÉmir, où il était chargé de représenter
' Pichot, Mémoires d'un dompteur, 1877, in-12.
4C)2 LE VIEUX PARIS
l'Arabe Saïd-el-Maïdir, qui sauve sa petite fille jetée aux bêtes féroces
par son ennemi Ahmed -Bermud. L'affluence des spectateurs était
énorme et leur impatience poussée à tel point, qu'on ne put achever
Victorine, ou la nuit porte conseil, qui commençait le spectacle.
A chaque instant un grand cri s'élevait de la foule : « Les botes ! les
bêtes ! » et durant l'entr'acte , les trépignements et les vociférations
d'une curiosité exaspérée jusqu'à la fureur ne cessèrent de se faire
entendre.
Les premières scènes de la Fille de VEmir furent à peine écou-
tées, jusqu'au moment où un mot, accueiUi par des applaudisse-
ments frénétiques, annonça enfin l'introduction de la ménagerie dans
le drame. Quand le rideau se releva au second acte, toute la largeur
du théâtre était occupée par deux grandes cages où se prélassaient
deux magnifiques lions et une lionne, deux tigres, des panthères et
des léopards. Debout sur la plate- forme des cages, Ahmed-Bermud
lançait la fille de l'émir, — c'est-à-dire un mannequin, car la pohce
n'avait pas voulu autoriser cette scène de l'enfant qui se jouait au
naturel dans les représentations données d'abord en Angleterre, —
par la trappe ouverte, en défiant son père de la sauver. Celui-ci se
précipitait alors dans la première cage. Son burnous, jeté à terre,
laissait voir un costume d'empereur, avec cothurne et justaucorps
en forme de cuirasse. Il tenait à la main une petite houssine, dont
il fustigeait les animaux à droite et à gauche pour se frayer un chemin.
Il ouvrait la gueule du lion et y fourrait sa tête, après y avoir enfoncé
son bras; il le renversait, grimpait sur lui, distribuait des coups de
pied, des coups de cravache et des soufflets, accueilhs comme des
caresses par toutes les bêtes, qui venaient se frotter à lui, le lécher
en rampant et mettre amicalement leurs pattes sur ses épaules.
Après avoir accompli les mêmes exercices avec plus d'audace encore
dans la seconde cage , il finissait par jeter au milieu de tous ces
fauves, en guise de défi et pour mieux montrer son empire, un
petit agneau qu'aucun d'eux, malgré tous les aiguillons de la convoi-
tise, n'osait toucher du bout des dents ou des griffes; puis il repa-
raissait derrière la cage, avec la petite fille, dont il était censé avoir
sauvé la vie.
Van Amburgh était un jeune homme de moins de trente ans, fleg-
matique, bien découplé, de grande taille, à la figure douce, aux
cheveux blonds, à l'œil blanchâtre et verdàtre, illuminé de lueurs
blafardes'. Le fameux capitahste américain, James Fish, assassiné
1 Théophile Gautier, Hist. de l'art dramatique, t. I, p. 288-93.
COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS /|(}3
en 1871 à New- York, après avoir acquis en sept années une fortune
de plus de 200 millions, avait servi pendant huit ans, dans sa jeu-
nesse, chez le dompteur Van Amburgh, pour nettoyer les cages des
animaux et recevoir les billets à la porte.
La même année, quelques mois après. Van Amburgh ét;nt dépassé
par Carter.
C'est au Cirque Olympique, théâtre naturel de ce genre de représen-
tations, dans le Lion du désert, pièce en trois actes de MM. F. Laloue,
Labrousse et Anicet Bourgeois, que Carter se livrait à ses exercices.
Cette fois, plus de cage; rien qui séparât la panthère et le lion des
acteurs ni du public. L'intérêt du spectacle s'assaisonnait d'une pointe
d'épouvante; il arrivait un moment où les bètes féroces semblaient
sur le point de bondir dans le parterre, et où les spectateurs crai-
gnaient pour eux-mêmes.
Au premier acte, l'Arabe Abdallah luttait corps à corps avec la
panthère, qui l'avait surpris pendant son sommeil ; et tous deux rou-
laient en se débattant jusqu'à la rampe. Au deuxième, Abdallah
domptait un lion qu'il avait rencontré dans le désert^ le harnachait
comme un cheval et le conduisait par la bride. Au troisième, il se
faisait traîner par lui sur un char anti(}ue, en le stimulant à coups
de fouet et de bâton, puis il grimpait sur son dos et l'enfourchait
comme un cheval. Rien n'était plus singulier que l'air piteux, débon-
naire et déconfit du pauvre lion attelé au char de carton peint, et
tirant le cou comme une rosse de fiacre, empêtré sous un ignoble
attirail de brides rouges.
Après la pièce. Carter faisait comparaître toute sa ménagerie en
bloc sur la scène; et le plus simplement du monde, sans aucun éta-
lage de geste ou de regard magnétique, il se roulait au milieu de
ses animaux, les fouaillait, les excitait, les retournait en tous sens.
Rappelé, il venait saluer le public en compagnie d'un de ses acteurs
à quatre pattes '.
Carter était plus grand encore que Van Amburgh, d'une carrure
plus athlétique aussi, mais d'une physionomie non moins douce et
flegmatique. On ajoute qu'il avait dans toutes ses manières (îuelque
chose de gracieux et même d'efféminé, qui formait un parfait con-
traste avec ses exercices.
Carter ne reçut jamais la moindre égratignure. Quant à Van Am-
burgh, qu'un Anglais, selon la légende, suivait de ville en ville et de
* Théophile Gautier, Histoire de l'art dramatique, l. I, p. 33'j-338. — J. Janin, Histoire
de la littérature dramatique , t. I , p. 374.
464 LE VIEUX PARIS
théâtre en théâtre (souvenir dont s'inspira sans doute Eugène Sue
lorsqu'il eut à peindre le Morock du Juif -Errant), parce qu'il avait
parié mille livres que ses bêtes finiraient par le manger, il eut un
jour le liane labouré par un coup de griffe de sa lionne.
Van Amburgh et Carter occupèrent toutes les voix de la renom-
mée à Paris pendant l'année 1839. La foule se renouvelait sans cesse
pour voir leurs périlleux exercices, tous les journaux retentissaient
de leurs noms, on pubhait leurs portraits, on les mettait môme au
théâtre; Théaulon fit jouer au Vaudeville, le '27 février 1840, en col-
laboration avec Armand Dartois, le Dompteur de bêtes féroces, parade
en un acte. Van Amburgh figurait également dans les Bamboches de
l'année, revue donnée au Palais-Royal en décembre 1839, par Th. Mu-
ret et les frères Gogniard. Mais, parmi ses lions, il y en avait un qui
s'appelait Cobourg : la censure, toujours pleine de zèle, exigea abso-
lument que le nom fût changé, par respect poui' S. M, Léopold de
Cobourg, roi des Belges et gendre de Louis-Philippe. Les auteurs y
substituèrent donc, contraints et forcés, celui de Marlborough. Mais,
le jour de la représentation venu, l'acteur ne songea pas au change-
ment, et il lâcha le nom de Cobourg, qui ne produisit pas la moindre
émotion dans le parterre ^
Après ces illustres rivaux, il s'écoula un certain nombre d'années
sans qu'il parût sur la scène parisienne un successeur digne d*eux.
Il faut aller justju'en 1851 pour rencontrer la ménagerie ITuguet de
Massilia avec son dompteur Charles.
Elle s'était installée dans une sorte de grand hangar, dans une
vraie baraque foraine, établie, autant qu'il m'en souvienne, sur le
Itoulevard du Temple. Le spectacle n'était mêlé d'aucun élément
étranger. Aux accents d'un orcîiestre de barrière, où dominaient les
cuivres violents et qui déchirait les oreilles, Charles, en pantalon
noir et en manches de chemise, pénétrait au milieu de ses redou-
tables élèves. Il était d'une intrépidité rare, même dans sa profes-
sion : il agaçait les hyènes, taquinait les panthères, s'amusait à
les frapper à tour de l)ras, â exciter leur gourmandise sans la satis-
faire, à leur retirer de la gueule un morceau de sucre ou de viande,
et finalement il s'étendait sur un lit moelleux composé de tigres,
de lions et de léopards, dont il ramenait les griffes sur sa poitrine
et les crinières sur sa ligure, pour se tenir chaud. Quand on essayait
de le détourner de ces dangereux exercices : « Allons donc, di-
sait-il en riant, il n'y a pas de danger. J'aime mieux donner ma
' Tli. Muret, l'Histoire par le Thédlre , t. III, 2S5.
30
CUMliATS D'AMMAL'X ET DUMl'TKUHS ',07
tête à un tigre élevé par moi que ma main à un chien que je ne
connais pas. »
• Après le succès obtenu par la ménagerie de Huguet et les exercices
de Charles, les dompteurs se multiplièrent, et il devient presque
impossible de s'arrêter à chacun d'eux. On vit même une femme se
signaler dans la carrière. C'était à l'Hippodrome : elle représentait
une jeune chrétienne livrée aux bêles, et commençait par faire le tour
de l'arène, prenant des poses plastiques et mystiques en rapport avec
son rôle. Puis, à un moment donné, le plafond de la ^^l'ande ca^^e
sur laquelle elle se tenait agenouillée, s'abaissait sous elle, et la
martyre descendait au milieu des lions, qui venaient lui lécher les
pieds.
James Crockett, Anglais d'origine, avait d'abord pratiqué dans sa
patrie, et il était âgé de trente ans quand il vint à Paris, en ISGIÎ. 11
avait débuté comme trombone dans la troupe de musiciens attachée
à la ménagerie royale d'Astley, et c'est là qu'il avait pris le goût de
sa nouvelle profession. La ménagerie de Crockett se composait sur-
tout de lions et de lionnes qu'il se i>laisait à traiter en véritables tou-
tous, et dans la cage desquels il entrait vêtu d'un simple maillot.
En même temps que Crockett au Cirque, le dompteur lïermanu
opérait à l'Hippodrome, à grand renfort de réclames plus ou moins
burlesques, enfantées chaque jour par l'intarissable imagination du
directeur de cet établissement. Horripilé par ces morceaux lyriques,
Crockett adressa à son rival, le '29 mai 18()3, un défi ([u'il rendit
public, et qui semblait promettre aux amateurs les émotions les
plus épicées :
« Paris, 28 mai 1863.
« J'offre d'entrer pendant une représentation publique dans la cage
de tous les animaux réunis de M. Hermann, lions, hyènes et ours
noir, et ensuite d'entrer dans la cage de votre terrible ours blanc, de
cet ours blanc dont la férocité ne laisse rien à désirer, de cet ours
blanc dont l'exhibitio7i va être incessamment supprimée, le tcte-à-tclc
avec cet animal devenant de plus en plus dangereux.
« Au cas où vous accepteriez ma proposition, je pose, comme
condition, que la recette foite aux portes de l'établissement où elle
aurait lieu m'appartiendra , si je ne suis pas mangé par vos terribles
animaux.
« Si, au contraire, je suis mangé, je m'engage alors à ne pas vous
disputer la recette; ce pourquoi vous n'avez, je pense, que bien peu
468 LE VIEUX PARIS
de chances, malheureusement pour vous, j'en conviens, mais, vous en
conviendrez aussi, je l'espère, bien heureusement pour moi.
« Agréez, Monsieur, mes salutations.
C( rinocKETT.
« P. S. — Je pose une seconde condition à l'exécution de ma pro-
position, c'est qu'au cas où je survivrai vous ne m'inlligerez pas la
promenade en char traîné par vos claqueurs. »
Mais ce cartel, renouvelé le 3 juin, demeura sans réponse.
Même après tant de braves, Batty trouva moyen de se distinguer
encore par son audace. Il était étonnant de calme et d'aisance au
milieu de ses féroces pensionnaires. Quand on le voyait, avec ses
cheveux en accroche- cœur, son pantalon collant et sa petite redin-
gote à brandebourgs, sur laquelle s'étalaient plusieurs médailles, entrer
dans la cage de ses cinq lions, les caresser, les taquiner, les fouailler,
se promener au milieu d'eux sans avoir l'air de les apercevoir, et
môme en leur tournant le dos, leur faire tirer la langue, leur regar-
der la mâchoire de tout près comme un dentiste, et hnir par fourrer
sa tête dans leur gueule, les plus blasés ne pouvaient s'empêcher de
ressentir un petit frisson. Un jour, il retira sa tête couverte de sang : la
formidable mâchoire s'était refermée sur lui en appuyant un peu trop
fort. Il demanda avec sang -froid un linge mouillé, s'essuya tranquil-
lement et continua la séance. Un autre jour, il n'échappa à une bles-
sure plus grave, et peut-être à la mort, que grâce à la diversion opé-
rée par son aide, qui s'appelait Lucas.
Batty n'en a pas moins définitivement échappé aux périls de sa pro-
fession, et on assure qu'il est aujourd'hui retiré aux environs de Ber-
lin, où il s'est fait débitant de bière et de choucroute. Son aide Lucas
ne devait pas être si heureux.
Quelques années plus tard, celui-ci paraissait à l'Hippodrome, à la
tête d'une ménagerie qui lui appartenait en propre, et il s'y livrait à
tous les exercices ordinaires des dompteurs. Nous n'aurions rien de
particulier à en dire sans la catastrophe qui l'a rendu fameux dans
les fastes de sa dangereuse profession.
Le mercredi 18 août 1869, pendant une de ses représentations,
sa lionne, âgée de douze ans, et qui déjà auparavant avait blessé
grièvement un dompteur à Rochefort, se jeta sur lui et le terrassa.
Dès qu'il fut à terre, les autres lions plus jeunes se joignirent à elle.
On juge de l'épouvante des spectateurs. Tandis que les femmes s'éva-
nouissaient, que les hommes enjambaient les bancs pour s'enfuir en
• COMBATS D'ANIMAUX ET DOMPTEURS /|69
désordre, ou pour descendre au milieu du cirque, l'aide de Lucas
se précipitait dans la cage avec une intrépidité et un dévouement
admirables, armé d'une barre de fer dont il fi-appait à coups redou-
blés sur les animaux. Après une lutte de quelques instants, il par-
venait à leur faire làclier prise, et Lucas pouvait enfin sortir, ou
plutôt être emporté. Son maillot gris- perle et sa tunique de velours
noir à brandebourgs d'argent étaient inondés de sang. Il avait tout lo
corps, particulièrement la tête, le bras et la cuisse, déchirés de coups
de griffes et de coups de crocs. Il était horriblement pâle et se soute-
nait à peine.
Lucas, dompteur par goût et par vocation, exer(;ait en même temps,
boulevard Ilaussmann, un i)etit commerce de marchand de vin et de
liqueurs. Dans rimpossiJjiJité de le soigner chez lui, car la plus grande
partie du logement était occupée par la boutique, que tenait sa femme,
on le transporta chez son beau -père, maréchal -ferrant dans l'ave-
nue Montaigne. Paris s'intéressa au sort du pauvre dompteui-, sacri-
fié à ses plaisirs , et pendant cinq jours les trois docteurs (fui le
soignaient publièrent dans les journaux, comme s'il se fût agi d'un
prince, le bulletin de sa santé. Le 23 août, il succombait aux suites
de ses blessures.
Il fallut bien convenir alors ([uo décidément cette scène n'avait pas
été une petite réclame dramatique, arrangée de concert avec la direc-
tion pour allécher le bourgeois sensible et nerveux, comme d'aimaldcs
plaisants commençaient déjà à le dire.
Le public lui-même, rassuré outi'c mesure par l'apitarence souvent
placide et débonnaire de ces animaux, et l'aisance parfaite avec laijuelle
le dompteur se comporte à leur égard, est trop porté à croire que
ces exercices sont absolument inoffensifs. Que de plaisanteries faciles
n'a-t-on pas faites à ce sujet!
« C'est un faux lion. Il est en carton, — ou en pain d'épice.
— Le tigre est empaillé ; il ne lui manque que des roulettes.
— Je connais l'homme qui fait l'ours; on le paye 3 fr. 50 c. la
séance.
— La panthère n'a plus de dents ; on lui a mis un râtelier Fal-
let. Elle ne vit que de bouillons, qu'on lui ingurgite avec un enton-
noir, » etc. etc.
Un chroniqueur facétieux assurait dans le temps qu'il avait sur-
pris un jour les hyènes et les lionceaux de Pezon jouant aux quatre
coins dans un entr'acte, sous les yeux maternels de M'"*^ Pezon,
qui tricotait tranquillement une paire de chaussettes pour son mari.
C'est la panthère qui était le pot. Et un autre racontait un jour que
470 LE VIEUX PARIS
Bidel, saisi d'un accès de férocité au moment où son tigre venait
lui lécher la main, avait failli dévorer le pauvre animal, qu'on n'avait
eu que le temps d'arracher de ses mains , tout tremblant et les larmes
aux yeux, et qui en était heureusement quitte pour quelques égrati-
gnures.
Jusqu'au jour où ce lion en pain d'épice, ce tigre empaillé, cette
panthère sans dents croquent la jambe ou le bras de leur maître. Et
alors , c'est un autre chœur :
« Gomment tolère-t-on des exhibitions pareilles? A quoi pense la
police?... Qu'on nous ramène tout de suite aux gladiateurs !... »
Le jour où Lucas fut déchiré par ses botes, on pouvait voir s'éta-
ler à tous les kiosques une charge d'André Gill, qu'on se hâta de
faire disparaître, montrant le dompteur qui distribuait des coups de
cravache à de vieilles descentes de lit en peaux de loups, à des tapis
à têtes de lions.
Sans aller aussi loin que les journaux de l'opposition avancée, qui
imputaient la mort de Lucas au gouvernement ; sans demander une
loi pour régler les représentations de l'Hippodrome ; sans même récla-
jner l'intervention de la police, il semble qu'il y aurait quelque chose
à faire. Mais ce quelque chose regarde le public. On lui sert le spec-
tacle qu'il aime et qu'il encourage. C'est à lui, c'est à ce badaud féroce
et blasé, c'est à ce Moloch insatiable de la curiosité parisienne, que
Lucas a été servi en pâture. Son abstention serait plus efficace contre
(le tels amusements que toutes les prohibitions du monde. Qu'il n'aille
pas voir travailler les dompteurs, et les dompteurs ne seront plus
mangés par leurs bêtes.
Mais c'est trop exiger de son tempérament. Le jour même où l'on
enterrait Lucas, un monsieur et une dame, doués d'une physio-
nomie britannique des plus prononcées, assistaient à la représenta-
tion de l'Hippodrome. Durant le cours du spectacle, ils étaient dis-
traits et indifférents, et à mesure qu'approchait la fm on leur voyait
donner des marques non équivoques d'impatience et de désappoin-
tement. Enhn, lorsque tout fut terminé et que l'assistance com-
mença à sortir, ils éclatèrent en récriminations et en imprécations
que leurs voisins eurent beaucoup de peine à comprendre. Ils récla-
maient Lioucas, en montrant du doigt avec colère le programme de
l'Hippodrome, imprimé à la quatrième page d'un journal qu'ils tenaient
à la main. Ce journal était le Gaulois du 25 août, et on y lisait en
effet :
Hippodrome. — De 3 à 5 heures, exhibition d'animaux féroces par
M. Lucas, dompteur.
COMBATS D'AMMArx HT H(iMF>TEnRS 471
Il est vrai qu'à la première page ils auraient pu lire : « r.e dompteui*
Lucas vient <le succoml)er aux suites de ses blessures. » Il était difli-
eile que Lucas sortît du tombeau pour désarmer le courroux des deux
insulaires. Un voisin compatissant leur montra cette première note,
inconciliable avec la seconde, et tenta de leur expliquer par quelle
étourderie ou quelle négligence le cliché de la quatrième page avait pu
être conservé sans qu'on s'en aperçût. Mais l'Anglais s'en alla en
jurant de faire un procès au journal.
Ah ! si l'on se fût douté de la scène palpitante qui attendait les
spectateurs de l'Hippodrome, quelle recette! On aurait pu doubler
les prix, comme les jours où la Patti chante, et il n'y aurait pas
eu assez de places pour tout le monde. Pensez un peu à l'effet d'une
affiche conçue en ces termes : Pour la dernière représentation du
dompteur Lucas, qui sera dévoré aujourd'hui par ses lions. Hélas!
on n'en savait rien. On se doutait bien qu'il serait mangé quelque
jour; mais où? mais quand'? Fatale incertitude! Et c'est ainsi qu'on
manque les plus belles affaires! Du moins on tit ce qu'on put, en
promenant partout les lions qui avaient dévoré Lucas, et on les ren-
contrerait probablement encore aujourd'luii, sur que^iue foire, avec
cette affiche que nous avons vue :
THÉÂTRE DES GRANDS IJONS
DE DÉFUNT LUCAS
UO.NT LA MORT A CAUSÉ DANS TOUTE LA TRANi L UNE l'ÉMBLli SENSATION
et avec des explications destinées à apprendre au public (pio ces lions
avaient déjà blessé Crockett et Batty avant de dévorer Lucas, et à lui
faire espérer que le quatrième dompteur pourrait bien avoir le mémo
sort.
Dans les derniers mois de l'année 1873, on vit paraître aux Folies-
Bergères un dompteur nègre du nom de Delmonico, avec sept lions.
Ses exercices formaient un étrange contraste avec le genre de repré-
sentations habituel de ce théâtre. Quoiqu'il fût assez neuf encore dans
son métier, puisqu'il l'avait commencé depuis quelques mois seu-
lement, Delmonico s'en tirait à merveille, quand, le 14 janvier 1875,
il lui arriva un accident qui faillit avoir les suites les plus graves.
Les sept lions étaient plus animés que de coutume, ils avaient leurs
nerfs, et l'un d'eux, dans ses évolutions, mordit assez cruellement le
dompteur au pouce de la main droite. Avec une rare présence d'es-
prit, bien nécessaire en pareil moment, celui-ci demanda tui mou-
choir et en enveloppa sa main, pour cacher la vue du sang aux féroces
472 LE VIEUX PARIS
animaux : il n'en continua pas moins ses exercices , mais au milieu
d'un danger plus sérieux, car il faillit encore être atteint à la jambe
par un des lions qu'il craignait le moins.
Delmonico passa ensuite en Allemagne, et le bruit de sa mort san-
glante courut un moment les journaux, La nouvelle était si vraisem-
blable qu'elle parut naturellement vraie; elle ne l'était pas cepen-
dant, elle le sera peut-être quelque jour. On en parlera pendant dix
minutes. Ces choses-là n'émeuvent que lorsqu'on les voit de ses propres
yeux. — Ce n'est rien : c'est un dompteur mangé par ses bêtes. Que
voulez -vous? chaque métier a ses désagréments.
Combien n'en avons -nous pas vu d'autres encore après lui, depuis
l'Américain Cooper, qui travaillait au Cirque en 1874, jusqu'à Edward
Williams, qu'un de ses lions a failli manger à l'Hippodrome en 1885;
depuis Pezon, à la mine rustique, jusqu'à Bidel, qui opère en frac à
la française et qui a offert un jour à son pubhc le ragoût d'une
jeune actrice des Variétés jusque-là parfaitement inconnue, W^^ Ghi-
nassy, entrant avec lui dans la cage aux lions et conquérant ainsi du
coup une célébrité qui se faisait trop attendre. Bidel a été lui-même
renversé par ses fauves, qui lui firent dix- sept blessures, à la foire
deNeuilly, au mois de juillet 1886. A peine en a-t-on parlé pendant
vingt-quatre lieures. Plus nous allons, plus les dompteurs se multi-
plient. Gela devient presque un spectacle banal, et c'est à peine si l'on
y prête encore quelque attention. Il faut des prodiges d'audace et des
bravades poussées, pour ainsi dire, jusqu'à la folie pour forcer la
curiosité de la foule.
Un mot maintenant sur le personnel des ménageries en général,
sur la façon dont il est recruté, puis dressé.
Il existe en Angleterre, en Hollande et en Belgique des marchands
d'animaux féroces, comme sur les quais des marchands d'oiseaux.
Ces négociants ont des commis voyageurs qui « font » les Indes-
Orientales, l'Afrique, l'Amérique du Sud, et achètent sur pied un
crocodile, un éléphant ou un rhinocéros, comme un armateur achète
du coton en tige ou du sucre en canne. Mais les ménageries d'Eu-
rope sont surtout alimentées par la foire qui se tient au jardin zoolo-
gique d'Anvers du 5 au 10 septembre. Les adjudications se font à la
criée, absolument comme à l'hôtel Drouot; seulement l'article se met
rarement « en main ».
Il paraît que la plupart des lions ne sont pas, comme on le croit
généralement, dressés par les dompteurs qui les exhibent, mais éle-
vés par des entraîneurs particuliers, qui, lorsqu'ils les ont mis en
état d'exécuter un certain nombre d'exercices, les envoient en repré-
COMBATS DWMMAUX HT DOMPTEURS 'i73
sentation avec un employé spécial. Celui-ci répond de leur santé, et
verse un cautionnement à cet effet. On ne dit pas si les compagnies
d'assurance sur la vie assurent celles des dompteurs.
La principale école de lions, lisons-nous à ce propos dans un journal
que nous reproduisons sous bénéfice d'inventaire, se trouve à Madrid,
et le « maître de pension » y a amassé une fortune considérable. Il
faut, en effet, pour élever avec succès ces aimables quadrupèdes, se
trouver dans une ville où la viande soit à bon marché, et les tau-
reaux tués aux corridas fournissent là-bas une nourriture coriace,
mais abondante et peu chère.
Quoi qu'il en soit de ces renseignements, qui nous semblent, î\
vrai dire, un peu sujets à caution, rien ne donne plus l'idée de
la supériorité de l'homme que ces victoires qu'il remporte cluKiue
jour, par la seule force de sa volonté, par le seul ascendant de sa
supériorité intellectuelle et morale, par le seul rayonnement de son
regard, sur les forces les plus aveugles et les plus terribles de la
création. C'est l'àme victorieuse de la matière. Quel dommage qu'un
pareil triomphe, si grand en soi, si significatif, si glorieux, soit
devenu un exercice de baraque, un spectacle forain, un jeu de sal-
timbanque !
CHAPITRE XIV
LES AÉROSTATS ET LES HOMMES VOLANTS
11 y u un peu plus d'un siècle que le premier l^allon s'est élevé
dans les airs, et depuis un siècle ce spectacle, multiplié à profusion
dans toutes les solennités publiques, n'a presque rien perdu pour la
foule de sa curiosité et de son émotion. A voir les curieux (pii se
pressent à chaque ascension nouvelle, on croirait que le ballon est
inventé d'hier. L'ignorance des principes de la direction aérienne,
en faisant du ballon une sorte de joujou dangereux, conti'ibue à ])r()-
longer son influence sur l'imagination poi)ulaire. Grâce à cette igno-
rance, à laquelle cependant M. Dupuy de Lôme, puis les capitaines
Krebbs et Renard ont porté les premiers coups, il garde l'irrésistible
attrait du mystère : chaque ascension est un voyage dans l'inconnu ;
chaque aéronaute est un argonaute partant, sur la nef p()(*li([ne de la
Fable, à la conquête de la Toison d'oi', le cœur cuirassé de cette
triple ceinture de chêne et d'airain qu'Horace suppose au i)remier
navigateur. Qu'on trouve enfin la direction des ballons, et bicntcH
peut-être il n'en sera pas plus question que des chemins de fer, des
télégraphes et des bateaux à vapeur; ils cesseront d'intéresser en
commençant à entrer dans la pratique ordinaire de la vie. La poésie
s'en va en même temps que vient la science, et du jour où la con-
quête de l'air par l'hélice de Nadar, de M. Dupuy de Lôme ou du
capitaine Krebbs sera une vérité, nous laisserons la parole aux ingé-
nieurs et aux Manuels -Roret.
I
La tentation est venue à l'homme depuis bien longtemps de riva-
liser avec l'oiseau. 11 est impossible de regarder le ciel par un beau
jour de printemps sans avoir le désir d'y monter, sur l'aile des
476 LE VIEUX PARIS
vapeurs et des parfums qui s'élèvent de la terre : la contemplation
de l'immense atmosphère donne le vertige comme celle de tous les
abîmes, et le dieu tombé éprouve à certains moments la nostalgie
des cieux. Dédale et Icare étaient deux aéronautes , dont le premier,
malheureusement, n'a légué son secret à personne, mais dont le
second a eu beaucoup d'héritiers. Qu'était-ce aussi que la colombe
de bois volante d'Archytas de Tarente, mue par le souffle de l'air
qu'elle renfermait, suivant Aulu- Celle'? Mais nous ne remonterons
pas jusqu'à ces hauteurs mythologiques, où nous risquerions de nous
perdre à notre tour.
Ce que l'on peut dire, du moins, c'est que l'invention des Montgol-
fier, comme toutes les inventions, n'éclata pas au grand jour sans
avoir été préparée et mûrie dans l'ombre. On en trouve le germe,
souvent bien frêle et bien obscur, dans un grand nombre d'écrits,
depuis le Traité de Vadmirahle puissance de l'art et de la nature, par
Roger Bacon, jusqu'au Philosophe sans prétention, de la Folie (1775);
depuis les Histoires comiques de la lune et du soleil, de Cyrano de
Bergerac, jusqu'à VHomme volant, de Restif de la Bretonne.
Plusieurs rehgieux, le P. Laurette Laure, le P. Lana de Brescia,
en 1670, et le P. Galien d'Avignon, en 1755, ont notamment émis,
dans des livres devenus fort rares, des idées et des théories non seu-
lement ingénieuses, mais scientifiques, et, sur certains points, dignes
de la plus sérieuse attention, bien que tout à fait impraticables, au
sujet de la navigation aérienne '. Nous aurions plaisir à décrire avec
quelque détail le bateau volant du P. Lana, avec sa voile et ses
quatre globes composés de légères lames métalliques, dont on devait
pomper l'air ; puis ce colossal vaisseau aérien que le P. Galien vou-
lait faire plus grand qu'Avignon et plus haut qu'une montagne.
L'idée tenta même plus d'une fois de passer de la théorie dans la
pratique. Le moyen auquel d'abord on devait naturellement s'arrêter,
c'était celui que suggéraient à la fois l'exemple de la nature et les
souvenirs sacrés de l'antiquité grecque. Comme les premiers naviga-
teurs avaient imité les nageoires du poisson , les premiers aéronautes
songèrent aux ailes des oiseaux.
Dès le xp siècle, le bénédictin anglais Olivier de Malmesbury
essaya de voler et y parvint l'espace de cent vingt pas, après quoi
1 On peut voir, mais en se tenant en garde contre d'assez graves erreurs, d'intéressants
détails sur les principaux pressentiments du ballon dans le chap. i du Manuel d'aérostalion ,
de Dupuis-Delcourt, et dans l'Introduction du volume sur les Ballons, de M. Turgan, écrite
par Gérard de Nerval. La barque volante du jésuite Lana est surtout curieuse : elle a une
voile, et elle est suspendue à quatre globes.
AÉROSTATS KT HOMMES VOLANTS
M-
il se cassa les jambes en tombant. Au xif, un Sarrasin s'élança du
haut de la tour de l'Hippodrome, à Gonstantinople, sous les yeux de
Manuel Comnène, vêtu d'une simple robe blanclie, dont les pans
retroussés avec de l'osier devaient lui servir de voile ; mais il eut le
sort d'Icare. Au xv", tandis que l'astronome franconien J. Muiler
fabriquait une mouche de fer volante et un aij'le qui plana sur la lète
de l'empereur, l'Italien J.-Iî. Dante iuvenfail des ailes artificielles
Parachute, d'après une estampe de 1612.
dont il usa plusieurs fois pour se soutenir, en présence de la foule,
au-dessus du lac Trasimène, jusqu'au jour où, dans une nouvelle
expérience qu'il faisait sous les yeux du peuple de Pérouse, il tomba
sur l'église Notre-Dame et se brisa la cuisse.
On raconte que, sous Louis XIV, le danseur de corde Allard se
vanta d'avoir trouvé le moyen de voler, et offiit d'en faire l'épreuve
devant la cour, qui se trouvait alors à Saint- Germain. Il commença
par désigner l'endroit de la forêt où il voulait descendre; puis, après
s'être adapté des ailes, il s'élança bravement du haut de la terrasse,
mais il fit presque aussitôt la culbute et se blessa grièvement. Du
reste, on ne possède aucune description précise et détaillée de son
expérience.
478 LE VIEUX PARIS
Dans le cours de l'année 1678, un serrurier- mécanicien de Sablé,
nommé Besnier, mit au jour une machine à voler, consistant en quatre
ailes ou grandes pales de taffetas, convenablement inclinées, et fixées
à chaque bout de deux longs bâtons que l'on ajustait sur les épaules ,
et qui n'étaient pas sans ressemblance avec les ailes d'un moulin à
vent. Celles de devant étaient remuées par les mains, au moyen
d'anneaux attachés aux leviers, et celles de derrière par les pieds, à
l'aide de ficelles qui enchaînaient les jambes à la pale. L'ordre du
mouvement était tel, que, lorsque la main droite faisait baisser l'aile
droite de devant et, par là même, hausser celle de derrière, le pied
gauche abaissait l'aile gauche de derrière et haussait celle de devant.
Cet appareil embarrassant ne pouvait servir à s'élever de terre, mais
à planer quelque temps, en s'élançant d'une certaine hauteur. Besnier
commença d'abord par prendre un escabeau pour point de départ,
puis une table, et successivement une fenêtre du second étage, enfin
un grenier, d'où il passa par- dessus toutes les maisons voisines. Sa
première paire d'ailes fut portée à la foire de Guibray ; un baladin
l'acheta et s'en servit avec succès : c'était tout l'avenir auquel pouvait
prétendre cette invention, qui tomba dans l'oubli presque aussitôt
après sa naissance '.
Nous ne nous arrêterons point, parce qu'ils sortent trop de notre
cadre, aux essais d'un jésuite portugais né au Brésil, le P. Guzmaô,
qui eurent heu à Lisbonne, d'abord en 1709, à ce qu'il paraît, puis
en 1720, non sans succès, au moyen d'un appareil dont, par malheur,
les descriptions ni même la gravure qui existe à notre cabinet des
Estampes, ne peuvent donner une idée exacte ^
Au siècle suivant, le marquis de Bacqueville, connu par ses extra-
vagances, le même qui faisait marcher sa femme pieds nus sur des
verres cassés pour éprouver sa vertu, et qui, lorsqu'un de ses che-
vaux ruait dans l'écurie, le condamnait à être pendu, pour le bon
exemple, renouvela la tentative d'Allard. Il annonça qu'il s'élancerait
de la terrasse de son hôtel, situé sur le quai Malaquais au coin de
la rue des Saints -Pères, et qu'il opérerait sa descente dans le milieu
des Tuileries. Le jour marqué, les fenêtres, les toits, les quais et
les ponts regorgeaient de monde. On vit paraître sur sa terrasse le
marquis armé de ses ailes, et accompagné de son valet de chambre
également ailé. Au moment du départ, une contestation s'engagea :
1 Journal des savants du 12 septembre 1678.
2 Journal des savants de 1784. — Franc. Freire de Carvalho , Mémoires de l'Académie
des sciences de Lisbonne. — F. Denis, art. Gusman , dans Id Biographie Didot, — L'abbé
Moigno, dans les Mondes scientifiques.
AÉROSTATS KT lloMMKS VOLANTS 479
le marquis voulait que son domestique partit en même temps que
lui; celui-ci s'obstinait à lui céder respectueusement le pas, et il finit
par gagner sa cause. Son maître s'embarqua seul, aux applaudisse-
ments et aux cris de la multitude. On prétend que son vol parut heu-
reux jusqu'au milieu de la rivière, mais qu'alors on le vit battre de
l'aile, dans une série de mouvements incertains et désordonnés. Ce
qu'il y a de sûr, c'est qu'il s'abattit tout à coup, plus brusciuement
qu'il ne l'eût souhaité, sur un bateau de blanchisseuses, en face de
son hôtel, et qu'il se cassa la cuisse', comme Olivier de Malmeslnuy,
et J.-JÎ. Dante, de Pérouse.
La plus réjouissante peut-être de ces expériences est celle par
laquelle se signala, en 1772, le chanoine Desforges, une espèce de
fou comme le marquis de Dacqueville, mais un fou d'un autre genre,
qui avait débuté par avoir un de ses livres conchminé au feu, et par
se faire mettre à la Bastille, puis enfermer dans un séminaire. Au
miheu de ses loisirs forcés, le chanoine avait étudié à fond les mœurs
et usages des hirondelles : il essaya d'abord d'en chanter les amours
dans un poème d'une verve si désordonnée que ses supérieurs durent
en arrêter la publication; alors il se mit à étudier leur vol, et se
persuada bientôt qu'il avait trouvé le secret cherché depuis si long-
temps. 11 adapta donc des ailes à un paysan, l'enduisit de plumes
du haut en bas, — point important et qui constituait sa pai-t princi-
pale d'innovation; — après quoi, il le conduisit au haut d'un clo-
cher, et lui dit de se jeter sans crainte dans l'espace. Les paysans
sont têtus , celui - ci se refusa obstinément à l'expérience. Ce ({ue
voyant, le chanoine ouvrit une souscription pour une gondole vo-
lante. Quand les 100,000 francs qu'il demandait eurent été dépo-
sés chez un notaire, il n'y eut plus moyen de reculer. Un grand
nombre de curieux se rendirent, le jour indiqué, à Étampes, située à
treize lieues de Paris , et ils trouvèrent Desforges installé avec sa
machine sur la tour de Guitel. Cette machine était une sorte de
nacelle en osier, couverte de plumes, longue de sept pieds et large
de trois et demi, surmontée d'un parasol également en plumes; lui-
même se tenait dans l'intérieur, avec deux rames à longues plumes.
La nacelle était armée de grandes ailes à charnières, et elle pouvait
au besoin servir de bateau, pour le cas sans doute où elle fût tom-
bée dans la rivière. Elle devait faire trente lieues à l'heure. Au signal
donné, suivant les uns, Desforges fit bravement lancer sa nacelle
dans l'espace; mais, au lieu de la ligne horizontale, elle prit immé-
1 Prud'homme, Miroir de l'ancien et du nouveau Paris, l. IV^, p. 167.
480
LE VIEUX PARIS
diatement la ligne perpendiculaire, sans toutefois occasionner d'autre
mal à l'inventeur qu'une légère contusion; suivant d'autres, le spec-
tacle fut moins pittoresque encore, car le chanoine, planté au centre
de sa gondole, eut beau déployer et faire mouvoir rapidement ses
ailes, celle-ci ne bougea pas plus qu'une souche. Il semblait môme,
à chaque mouvement, qu'elle pressât de plus en plus la terre, comme
pour s'y enfoncera II fallut faire retraite au bruit des huées, et, peu
de temps après, la déconvenue de l'infortuné chanoine était mise en
Barque inventée, en 1709, par Laurent de Guzmaô, d'après une pièce
du cabinet des Estampes.
scène par Cailhava, aux éclats de rire du parterre, dans la petite
comédie du Cabriolet volant.
De tout temps, les mécomptes des aéronautes ont été une proie
de prédilection pour les peu généreuses épigrammes des vaudevil-
listes, qui ne sont nullement sujets, comme chacun sait, à se perdre
dans les nuages, et n'éprouvent aucune indulgence pour ce genre de
foHe.
Citons encore, afin de compléter autant que possible cet exposé
sommaire des tentatives antérieures aux montgolfières, surtout en
France, une autre expérience malheureuse, hasardée, nous ne savons
1 Correspondance de Grimm, et Mémoires secrets do Bachaumont, année 1772.— Mer-
cier, Tableau de Paris {Amour du merveilleux). — Les journaux du temps.
Ascension d'une montgolfière, d'après une estampe du temps.
Cf. Paul Lacroix, le XV] II' siècle, p. 379.
31
AÉROSTATS KT HOMMES VOLANTS 483
trop dans quelles conditions, par un religieux tliéalin de Paris', car
les religieux et les prêtres furent activement mêlés aux débuts de l'arl
aérostatique : on l'a dtvjà vu, et on l'aurait vu davantage si nous eus-
sions pu nous attacher plus longuement à ces préliminaires du sujet,
qui débordent le cadre de notre livre.
II
Comme je n'écris point un traité technique et méthodique sur la
matière, et que je me borne aux particularités curieuses, en envi-
sageant l'histoire des aéi"oslats moins au point de vue de la science
qu'au point de vue du spectacle, on me permettra de passer rapi-
dement sur l'invention des frères MonlgoKier, et sur la première
expérience solennelle qui en hit faite à Annonay, (lovant les états du
Vivarais, le 5 juin 1783. Il suflit de retenir cette date, comme l'hégiiu;
de l'art nouveau. La nouvelle, transmise à Paris, y excita un enthou-
siasme et une fermentation universels. Dans la premièi-e lièvre de
l'admiration, on crut avoir fait la conquête de l'air, le seul des élé-
ments que l'homme n'eût pas encore subjugué : celte concpiêle, ou a
cru la faire encore cinq ou six cents fois depuis lors, mais nous l'at-
tendons toujours.
L'invention nouvelle frappa surtout à Paris trois hommes, par-
ticulièrement disposés par leurs études anlérieures à la comprendre
et à en tirer parti, et qui devaient marquer tous trois au premier
rang parmi les plus illustres aéronautes de la lin du xviii'' siècle.
C'était d'abord Charles, professeur de physique expérimentale, dont
les leçons éloquentes et les habiles expériences attiraient depuis
quelques années dans son magnilique cabinet une assemblée nom-
breuse, composée à la fois d'hommes du monde, d'étrangers, de
femmes célèbres et de savants, comme P>anklin et Volta. Charles
était un homme d'une stature élevée, d'une belle figure, d'une mine
imposante et noble, d'une élocution facile et brillante, que servait
encore un organe sonore et souple. Toutes ses expériences avaient un
caractère saisissant. « La nature ne lui refuse rien, disait Fi-anklin :
il semble qu'elle lui obéisse. » Il s'efforçait toujours d'attirer l'attention
et de frapper l'esprit par la grandeur et l'intensité des résultats, a
' Mémoire sur le vol dan$ les airs, lu à rAcadémie de Lyon, en 1773, parTablji' Mauper.
484 LE VIEUX PARIS
dit de lui Fourier, qui prononça son éloge à l'Académie des sciences,
en -1828. « Dans ses expériences microscopiques, il produisait un
grossissement énorme; s'il observait la chaleur rayonnante, il en
montrait les effets à de très grandes distances ; dans ses leçons sur
l'électricité, il foudroyait un animal. Dès qu'un orage s'annonçait, on
voyait Charles diriger vers le ciel son appareil électrique ; il faisait
descendre du sein des nuages des milliers d'étincelles formidables, de
plus de douze pieds de longueur, et qui éclataient avec un bruit pareil
à celui d'une arme à feu. Sous sa main, tout devenait un spectacle
et, pour ainsi dire, un événement, qu'aucun des témoins ne pouvait
plus oublier. » On juge avec quelle impétueuse ardeur Charles dut se
précipiter sur ce nouveau sujet d'expériences.
Le second était Pilâtre de Rozier, qui occupait déjà depuis quelque
temps la renommée à Paris par son Musée scientifique de la rue
Sainte-Avoye : homme à projets, tète ardente et pleine d'idées, qui,
en février 4782, faisait annoncer une série d'expériences et de démon-
strations relatives à plusieurs inventions bizarres et surprenantes,
telles que celles d'une robe impénétrable à l'eau, avec laquelle il était
possible de séjourner dans la mer sans se mouiller; d'une autre robe
de soie, concentrant tellement la chaleur du corps, qu'un voyageur
pouvait avec elle affronter sans les sentir les froids les plus rigoureux
du Noi'd ; d'un ])onnet pourvu d'une torche propre à éclairer les sau-
veteurs de nuit au milieu des flots; d'une échelle en fusée, à l'aide
de laquelle il était possible de sauver en moins d'une heure cent
quatre-vingts liommes avec leurs meubles les plus précieux, et
diverses autre clioses à l'avenant K
Le troisième était Blanchard, qui cherchait activement lui-même,
depuis quelques années, le moyen de voler dans les airs, et s'était
déjà révélé par plusieurs machines, notamment par une voiture mar-
chant sans chevaux, que Paris avait vue fonctionner à diverses reprises
dans la grande avenue des Champs-Elysées. Au moment de l'inven-
tion de Montgolfier, il s'occupait d'un véhicule aérien, nommé par
les uns bateau, par les autres cabriolet volant. « Sa machine, lit-on
dans les Mémoires secrets ^■■, est configurée comme le corps de l'oi-
seau, convexe par-dessous et par-dessus, se rétrécissant à l'avant et
à l'arrière, ayant une espèce de proue imitant la tête, et un gou-
vernail en forme de queue. Le corps est d'un bois léger et sohde,...
traversé de deux espèces de petits mâts à égale distance de l'avant
^ Mémoires secrets, t. XX, p. 79-80.
2 T. XX, p. 233. Voir aussi p. 142 et 229, et t. XXI, p. 67, 78, 129.
AÉROSTATS ET HOMMES VOLANTS /,85
et de ranière. C'est au milieu qu'il doit sié<(er. Il entre dans sa voi-
ture aérienne par une porte qui se referme; il y voit clair par des
glaces, comme dans une gondole, et il a une soupape pour renouve-
ler l'air. A sa machine sont adaptées six ailes, dont une à l'avant,
une à l'arrière, et deux de chaque côté; elles sont d'ég-al volume,
c'est-à-dire de dix pieds d'envergure, sur dix pieds de largeur, l^s
deux ailes de l'avant et de l'arrière servent à son ascension ; il les
fait mouvoir avec un ressort qui les étend rapidement et leur donne
la secousse nécessaire pour l'exalter. Parvenu au point où il veut
être, il met en jeu les quatre ailes (latérales) faisant la fonction de
soufflet, et lui fournissant alternativement un volume d'air assez
consiflérahle pour se soutenir et planer. » Celle machine ingénieuse;,
où il avait cherché à réunir ce que les précédentes exi)ériences avaient
olfert de meilleur, était matelassée à l'épreuve de la halle, et, dans
les gravures ou les descrijjlions (pi'il en a données, on y voit (igurei-
une sorte de parasol destiné à ralentir la descente en cas d(^ chute
ju-écipitée. 11 en simplifia d'ailleurs progressivement la forme et les
détails, à la suite de nomhreux essais, se i-approchant de plus en
plus du hut, sans parvenir à l'atteimli-e, et il organisa, rue Taraïuie,
dans le jardin do Vhôlei de l'ahhé de Viennay, son piotecteur, un
certain nomhre de séances suivies avec une cui-iosité liévi-euse, et où
se montraient les princes eux-mêmes. Les caricatui-es et les chan-
sons, ce complément nécessaire de tout succès en France, acci-urent
sa réi»utation en voulant la détruire. Coulard fit sur lui la farce do
Cassandre mécanicien , qui fut }u»ur son invention ce (pTesl inie iiaro-
die pour un ouvrage célèhre. C'est au milieu de ces rt'cli«M\lies, et
lorsqu'il était déjà parvenu à s'élever de vingt-sept mètres, à l'aide
seulement d'un contrepoids de vingt livres glissant le long d'un mât,
que Blanchard apprit la découverte des Montgolfier, qu'il accueillit
avec ardeur, mais non peut-être sans regret.
Cependant l'Académie des sciences avait invih' les Montgolfier à
venir à Paris pour y renouveler l'expérience, dont elle prenait les
frais à sa charge. Etienne, l'un des deux frères, se rendit à cet appel.
Mais l'impatience était grande et demandait à ne pas attendre : il
fallait tout de suite un ballon aux Parisiens. Une souscription de huit
cents billets à un écu chacun fut ouverte et rapidement remplie. Sous
la direction de Charles, les frères Rol)ert, connus par leur habileté
dans la fabrication des instruments de physique, firent en moins de
vingt-cinq jours un globe sphérique en taffetas gommé, de douze
pieds de diamètre. L'émotion produite dans le public était telle, que
les abords de la maison de Charles, place des Victoires, ne désem-
486 LE VIEUX PARIS
[)lissaient pas d'une foule tumultueuse, et qu'il fallut l'intervention
du guet à pied et à cheval pour maintenir l'ordre. Enfin, le 27 août,
avant le jour, le ballon tout gonflé et ses accessoires furent transpor-
tés au Champ de Mars, au milieu d'un cortège solennel et à la lueur
des Ilambeaux. A trois heures, les fenêtres et les toits de l'École mili-
taire, les bords de la Seine, le chemin de Versaihes, l'amphithéâtre
de Passy, étaient remplis d'une foule immense de spectateurs. Les
carrosses arrivaient de toutes parts et ne pouvaient circuler qu'à la
file. La troupe gardait toutes les avenues, laissant les seuls sous-
cripteurs pénétrer dans l'enceinte du Champ de Mars. A cinq heures,
un coup de canon donna le signal : on lâcha les cordes, et l'aérostat
s'éleva en un clin d'œil à une hauteur de quatre cent quatre-vingt-
huit toises, où il se perdit dans les nuages. Un nouveau coup de
canon annonça cette disparition. On ne peut décrire l'admiration de
la foule; une pluie violente, qui survint au moment du départ, ne
refroidit point les curieux, et l'on vit les dames les plus élégantes
suivre longtemps le l)allon des yeux sans paraître s'apercevoir de
l'ondée qui les trempait*.
Les Montgolfier avaient gonllé leur ballon en allumant au-dessous
un mélange de paille et de laine cardée : c'était à la fumée produite
par ce mélange qu'ils attribuaient l'ascension, et il leur fallut du
temps pour s'apercevoir qu'elle n'était due qu'à la raréfaction de
l'air. A ce moyen difficile et dangereux, dont les Montgolfier s'étaient
d'ailleurs réservé le secret, les auteurs de l'expérience que nous
venons de raconter avaient substitué l'emploi du gaz hydrogène,
alors beaucoup plus cher qu'aujourd'hui et qu'on n'avait pas encore
employé dans des proportions pareilles. Le ballon y gagnait une
légèreté infiniment plus grande, sans compter beaucoup d'autres
avantages, (|ui compensaient am})lement l'excédent de travaux, de
soins et de dépenses. Telle fut le premier progrès accompli par
l'aérostation.
Le ballon, après trois quarts d'heures de marche, où il avait fran-
chi environ cinq lieues, alla tomber à Gonesse, à la grande frayeur
des paysans. En voyant l'effroyable animal qui s'abattait sur leur vil-
lage, les uns ci'ui'cnt à la venue du diable et au jugement dernier,
les autres à la chute de la lune sur la terre; les plus fortes tètes.
1 Faujas de Saint-Fond , Description des expériences de la machine aérostatique , 1783-4 ;
2 vol. in-8. — Mémoires secrets, t. XXIII, p. 116, 118, 127-9. — Journal de Paris, à la
date. Il faut lire aussi la Lettre de Rivarol sur le globe aérostatique, relation pleine de verve,
où le spirituel écrivain dépeint en termes pittoresques l'état d'exaltation de l'opinion et le
délire des rêves auxquels on se livrait.
AÉROSTATS ET HOMMKS VOLANTS 487
ù quelque oiseau monstrueux, comme le roc des Mille et une nuits, ù
quelque baleine des airs arrivant des pays les plus lointains. Tout
le village s'attroupa à distance respectueuse du monstre couché à
terre, et qui, encore à moitié plein de gaz, soufflait et haletait d'une
façon redoutable sous l'action du vent. Après une longue attente, un
brave se détacha du groui)e avec un fusil, et, rampant à quelque dis-
tance de la bête, il lui troua le flanc d'un coup de feu, qui, par
bonheur, n'enflamma pas le gaz. Aussitôt on la vit s'agiter, se
tordre, s'aplatir en exhalant une odeur empestée, puis rester immo-
bile; et les paysans se jetèrent sur elle en criant victoire, la frappant
à coups de fourches , de fléaux et de bâtons. Le premier baUon
à gaz hydrogène, le premier ballon parisien fut attaché alors à la
queue d'un cheval, comme un poêlon à la queue d'un chat, et traîné
pendant une lieue, au galop furieux de l'animal épouvanté, à travers
les fossés, les routes et les broussailles, qui le mirent bien vite en
lambeaux '.
C'est après cette première expérience que prirent naissance les
petits ballons en baudmche qui servent encore aujourd'hui de joucls
aux enfants.
Cependant de son côté Montgolfier s'était mis à l'œuvre, i^e 19 sei)-
tembre, il fit partir devant le roi, dans la grande cour (hi châ-
teau de Versailles, un aérostat beaucoup plus grand que celui de
Charles, qu'il gonfla à sa manière, c'est-à-dire à l'aide d'un réchaud
à claires -voies, suspendu au-dessous. A trois heures, l'imposante
machine, haute de soixante pieds, s'élevait au bruit des boîtes d'ar-
tillerie, au milieu d'une foule immense accourue surtout do Paris.
Efle entraînait avec efle une cage d'osier, contenant un mouton, un
coq et un canard : trois animaux qui ont la gloire d'avoir été les
premiers aéronautes, les prédécesseurs de Pilàtre de Rozier, de Car-
nerin et de Nadar. Ce ballon, emporté par une force moins puissante
que celui de Charles, ne resta en l'air que dix minutes, et alla des-
cendre à Vaucresson ^
Chaque mois de cette année 1783 est marqué par un pas nou-
veau. La première ascension en ballon captif eut lieu le 19 octobie,
au faubourg Saint -Antoine, dans le jardin de Réveillon, fabricant
de papiers peints, ami des frères Montgolfier. On avait construit à
1 Dupuis-Delcourt, Nouveau manuel d'aeroslalion , p. 33. — Mémoires secrets, l. XXIII .
p. 131. — Avertissement au peuple sur l'enlèvement des ballons, imprimé lo 3 sepleinbrc
1783. On fit une caricature sur celte scène.— Citons encore la Carlo -Robertiade, cpilre ba-
dine des chevaux, ânes et mtdets , par de Piis, 1784, in-S".
* Lettre de Montgolfier à de Lalande.
488 LE VIEUX PARIS
la hâte une nouvelle machine, — car jusqu'alors aucune n'avait
résisté aux expériences,— d'une capacité de vingt mille mètres cubes
d'air, portant à sa partie inférieure une galerie circulaire en osier
avec balustrade. Pilâtre de Rozier s'éleva d'abord seul de toute la
hauteur des cordes, c'est-à-dire à plus de cent mètres, puis en corn-
-.,/////////////
Les^frères Montgolfier.
pagnie du marquis d'Arlandes et de Giroud de ViUette. Dans l'une
des descentes, le ballon, chassé par le vent, faillit s'abattre sur les
arbres du jardin ; mais Pilàtre, gardant son sang-froid, le releva en
ranimant le feu.
Cette épreuve, répétée à vingt reprises pendant trois jours, fut con-
sidérée comme décisive. Pilàtre, honteux d'avoir été devancé par un
mouton, un coq et un canard, brûlait d'exécuter la première navi-
gation a travers les airs. Mais Montgolfier temporisait, par réserve
AÉROSTATS ET HOMMES VOLANTS
489
et par modestie; la commission de l'Académie, suivant une habi-
tude prudente que ce corps illustre a conservée, évitait de se pro-
noncer nettement. Le roi lui -môme s'opposait à une si périlleuse
expérience. Les pessimistes prétendaient que le coq avait eu le cou
écorché et le mouton la tête brisée, dans le voyage de Versailles; ce
que les optimistes niaient avec indignation, avouant seulement que le
mouton, par méchanceté pure, avait d'un coup de pied brisé une aile
du coq. Le point n'a jamais été bien éciairci, et je crois pouvoir ajou-
Le ballon de Pilàtre de Rozier, traversant la Seine à Passv ,
d'après une estampe reproduite par Sircos, Histoire des Ballons, Paris, Roy, 1876, p. S7.
ter, sans encourir le coiutoux des partisans do la loi Gramniont,
qu'il importe assez peu. Comme on insistait près de lui, Louis XVI
offrit de faire grâce à deux prisonniers, à la condition qu'ils s'embar-
queraient les premiers dans la machine. Mais le fougueux Pilàtre ne
put supporter l'idée que cette gloire lui fût ravie par des criminels,
rebuts de la société. L'honneur d'attacher son nom au premier voyage
à travers les plaines de l'air ne pouvait être réservé à de vils scélérats.
Il fit si bien, il mit tant d'intliiences en jeu, qu'il finit par emporter
l'autorisation d'assaut, et, le !21 novembre 4783, il accomplit, avec le
marquis d'Arlandes, la première ascension à ballon perdu, dans le
parc de la Muette, au bois de Boulogne.
De fâcheux contretemps faiUirent faire échouer cette grande expé-
490 LE VIEUX PARTS
rience. Le ballon, fatigué par les nombreux essais auxquels il avait
servi dans le jardin de Réveillon, tourmenté par le vent, par la lutte
entre sa force d'ascension et la résistance des cordes, se déchira et
s'abattit avant le départ. Il fallut le soulever en toute hâte pour l'em-
pêcher d'être brûlé par le réchaud, le dégonfler, puis recoudre les
déchirures, auxquelles de grandes dames ne dédaignèrent pas de
mettre la main. En une heure tout fut réparé, et pendant que les
malveillants, repartis pour Paris, y semaient la nouvelle de la des-
truction totale de la machine, le ballon, s'élevant avec une majestueuse
lenteur, emportait l'intrépide Pilàtre et son compagnon.
Pour mieux voir les préparatifs, les personnes placées aux der-
niers rangs prièrent celles qui les précédaient de s'agenouiller, et
ce fut, pour ainsi dire, dans l'attitude de l'adoration qu'une partie
de Paris assista au départ des premiers navigateurs aériens. « C'est
ici la première fois que les hommes ont plané dans les airs, s'écrie
le Journal des Savants, qui n'a pas habitué ses lecteurs à tant de
lyrisme. Aussi l'on ne peut exprimer l'admiration dont tous les spec-
tateurs étaient frappés : il semblait voir les dieux de l'antiquité por-
tés sur des nuages. »
Franklin se trouvait dans la foule ; l'inventeur du paratonnerre
suivait attentivement des yeux le départ du navire aérien. On lui
demanda ce qu'il en pensait : « C'est l'enfant qui vient de naître,
dit-il. 11 promet beaucoup, mais il faut le voir grandir. >; S'il reve-
nait aujourd'hui, il trouverait sans doute que l'enfant n'a pas grandi
l)ien vite.
L'aérostat monta à une hauteur de trois cent quarante- quatre toises,
traversa Paris; et, après avoir failli s'embarrasser dans les moulins
à vent près de Gentilly, alla descendre sur la Butte- aux- Cailles, au
delà de la barrièi'e d'Italie. Les aéronautes avaient emporté avec eux
une cargaison de bottes de paille, et, tout le long du voyage, ils atti-
saient ou renouvelaient le feu au-dessus de leur tête avec de longues
fourches en fer '. Ils descendirent de la nacelle noirs de fumée, comme
des charbonniers.
Peu de jours après, le fer décembre, eut lieu la deuxième ascen-
sion à ballon perdu, — la première dans un ballon gonflé par le gaz
hydrogène. Dès le lendemain de leur expérience au Champ de Mars
('27 août), Charles et les frères Robert s'étaient associés pour cette
tentative, que diverses circonstances avaient reculée au delà de leur's
prévisions. Prévenu par Pilàtre, Charles n'en eut que plus d'envie de
' Relation du marquis d'Arlandes.
AÉROSTATS KT HOMMES VOLANTS 491
donner à cette épreuve un éclat et une importance capables d'eflacer
les précédentes. 11 s'était d'ailleurs emparé de l'idée de Mont^'ollier
avec l'ardeur particulière à sa nature et, par le perfectionnement
qu'il y avait apporté, se considérait comme un inventeur. Il était dans
son caractère de mettre en tous ses actes une pompe un peu théâtrale,
qui ne nuisait d'ailleurs en rien à sa science et à son habileté réelles,
mais dont ses ennemis le raillaient sans pitié. Une véritable bataille
s'était engagée entre monUjolfiéristes et carolistes, connne on les appe-
lait. Les partisans de Charles avaient triomphé de ce que son premier
ballon s'était élevé beaucoup plus vile et plus haut, et avait séjourné
plus longtemps en l'air que les montgolfières ; les partisans de Mont-
golfier répondirent par une gravure qui représentait ce ballon enfoncé
dans les nuages, et Charles qui le considérait la bouche béante, avec
cette devise : Charles attend (Charlatan).
Dans cette circonstance, toutes les trompettes de la publicité son-
nèrent leurs fanfares. Le 1^'" décembre, quatre cent mille specUiteui's
étaient réunis au jardin des Tuileries et dans les environs, pour
assister au départ des argoiuiutes de l'air; les corps académiques
et les souscripteurs qui avaient payé quatre louis j^rirent place dans
l'enceinte particulière et sur ramphitliéàlie autour du Itassin; 1(^ reste
du jardin fut rempli en un clin d'œil pai' les simples souscripteurs à
trois francs le billet. On avait étal)li des pièces d'artillerie^ sur la |»rin-
cipale terrasse et arboré un grand j)avillon sur la coupole du palais,
pour servir de signaux. Charles lit d'abord ])arlir le i)etit ballon d'es-
sai, destiné à constater la direction du vent; il présenta lui-même à
MontgoKier les ciseaux pour couper la corde, voulant marquer, |);ir
cette allégorie en action, que celui-ci était le précurseur et avait
ouvert la route. Le bruit avait couru, lors de l'expérience du '27 août,
que Charles avait fait refuser l'entrée de l'enceinte réservée à Monl-
gollier, en donnant pour raison qu'il redoutait sa jalousie; on savait
en outre qu'il existait une espèce de guerre civile entre les deux écoles
rivales, et ce gage de réconciliation publique et solennelle fit d'autant
plus de plaisir.
Enfin le vaste globe, de vingt- sept pieds de diamètre, s'élève avec
lenteur, emportant, dans son élégant char bleu et oi', Charles et
l'un des frères Robert, qui, arrivés à une certaine hauteur, jettent
leurs chapeaux à terre en signe d'adieu ', et agitent leurs drapeaux.
A cette vue, l'enthousiasme éclate par des acclamations innnenses,
' Un poêle s'écria à ce propos :
D'un chapeau qu'avez- vous besoin,
Puisque la gloire vous couronne?
492 LE VIEUX PARIS
les officiers saluent de leurs épées et la garde suisse se met au port
d'armes.
On se passa de main en main ce quatrain enthousiaste, faisant
allusion à tous les obstacles, à toutes les railleries, à toutes les pré-
dictions sinistres que le célèbre professeur de physique avait eu à
surmonter :
Revenez, nation légère,
De vos soupçons injurieux :
Voyez ramper l'envie à terre.
Et Charles s'élever aux cieux !
Après un trajet d'environ neuf lieues, le ballon descendit dans la
prairie de Nesle, et fut rejoint presque immédiatement par le duc de
Chartres, qui, monté sur un excellent cheval, l'avait suivi depuis
Paris sans le perdre un instant de vue; mais, après avoir déposé son
compagnon, Charles, pris d'une véritable fièvre aérienne, remonta
seul dans la nacelle^ d'où il descendit enfin, trente-cinq minutes plus
tard, à deux lieues de distance, après avoir fait de rapides observa-
tions atmosphériques '.
C'est là la seule ascension que Charles ait personnellement accom-
plie, mais on voit qu'elle peut compter doublet Cette fois, les voya-
geurs n'avaient pas eu seulement à faire preuve de hardiesse et de
sang- froid, comme Pilàtre et le marquis d'Arlandes, mais d'intelli-
gence et de savoir. Ils avaient eu, pour ainsi dire, tout à créer, du
moins quant aux accessoires de l'expérience, et la moindre erreur
dans les calculs d'application de cet art naissant pouvait causer leur
perte. Du premier coup, le filet, la soupape, le lest avaient été trou-
vés. Sauf une ou deux améliorations de détail, qu'a-t-on imaginé de
{)lus pendant un siècle?
L'enthousiasme fut immense. On ne parlait plus d'autre chose à Paris.
A son retour, Charles fut porté en triomphe par le peuple ; les poissardes
allèrent lui présenter des bouquets; le marquis de La Fayette, déjà
populaire, le conduisit dans sa voiture au Palais -Royal, et l'opinion
publique réclama impérieusement pour lui honneurs et récompenses.
A partir de ce moment, la victoire des aérostats à gaz hydrogène
sur les montgolfières fut assurée : ils étaient plus sûrs, plus puissants,
plus commodes, et fournissaient de plus longues courses. Néanmoins,
la montgolfière fut encore maintes fois employée, comme moins dis-
pendieuse, plus facile et plus prompte à gonfler; Pilàtre, surtout, lui
' Relation de Charles. — Annales politiques du xyiii" siècle. — Rapport à l'Académie des
sciences, du 23 décembre 1783. — Mémoires secrets, t. XXIV, p. o3, S7, 62.
2 11 est remarquable que Montgolfier jeune n'en a fait aucune.
AEROSTATS ET HOMMES VOLANTS 493
resta fidèle. Le 19 janvier 1784, avec MontgoKier l'aîné, le prince
Charles de Ligne, les comtes de Dampierre, de Laurencin, etc., il
partait de Lyon dans l'immense aérostat le Flesselles, qui, après des
préparatifs très laborieux et bien des péripéties diverses, ne fournit
qu'une course peu brillante, et alla s'abattre dans un champ au bout
de quinze minutes; et, le 23 juin suivant, il s'élevait de Versailles,
dans la plus importante ascension qu'ait accomplie un ballon de ce
genre, jusqu'à une hauteur de quatie mille mètres, et allait descendre
à treize lieues du point de départ , au milieu d'une prairie à laquelle
on donna le nom de Rozier.
L'année 1784 est l'âge d'or des ballons. Ils se multiplient d'un bout
à l'autre de la France et de l'Europe. Les ilottilles aériennes, parties
de Dijon, de Marseille, d'Aix, de Nantes, de Bordeaux, de Rouen,
de Londres, d'Oxford, de Milan, de Lyon, se croisent en tous sens,
plus nombreuses que les flottilles de la mer. A Lyon, Mn>c Thible
trace la première à son sexe la voie qui sera suivie avec éclat par
Mme Blanchard, Élisa Garnerin, et de nos jours par M^c Poitevin.
A Saint-Cloud, le duc de Chartres, — esprit avide de toutes les
nouveautés, — fait une ascension malheureuse avec les fi'ères lU)l)erl ',
1 Le ballon redescendit plus vile qu'il n'était monté, et tomba dans un étang, .\u--feilol les
brocards se mirent à pleuvoir sur le futur Lgnlité. « 11 avait voulu cliercher un moyen de
se remettre au-dessus de ses aflaires, i> dit M""> de Vergennes, faisant allusion au.\ nom-
breuses dettes du prince. Et comme il passait pour ne s'être pas conduit d'une façon très
vaillante au combat naval d'Ouessant, on lança cette épigrammo contre lui :
Chartres ne so voulait élever (lu'un instant :
Loin du prudent Genlis il espérait le faire;
Mais, par malheur pour lui, la grêle et le tonnerre
Retracent à ses yeux le combat d'Ouessant
Le prince effrayé dit: » Qu'on me remette à terre;
J'aime mieux n'être rien sur aucun élément. »
Voici une chanson encore plus impertinenle :
Chartres, de nos princes du sang.
Est le plus brave assurément :
Après avoir bravé Neptune,
Bravé l'opinion commune.
Émule de Charles et Robert,
Le voilà qui brave encor l'air.
Admirez comme il va volant
Au sein de cet autre élément :
Quel cœur et surtout quelle tète!
Rien ne l'émeut, rien ne l'arrête;
Son rang, ses amis, sa moitié,
Ce héros foule tout au pié.
Mais quel soudain revers, hélas I
Ne vois-tu pas mon prince en bas?
Comme il est fait! comme il se pâme!
On dirait qu'il va rendre l'âme.
L'âme... Oh! qu'il n'est pas dans ce cas
Peut- on rendre ce qu'on n'a pas?
494 LE VIEUX PARIS
et un peu plus tard il est imité à diverses reprises par le comte
d'Artois.
Tout dès lors fut au ballon. « On se cotise pour louer des globes,
les femmes se coiffent de globes, les petites sociétés se forment en
globes, les petits théâtres jouent des globes K » Les modistes inventent
le bonnet envolé à la Montgolfier, la coiffure au globe volant, le cha-
peau au globe en l'air. Les traiteurs inscrivent sur leur menu le filet
à la Montgolfier, souftlé et gonflé comme un ballon. Les poètes
chantent à l'envi les audacieux voyageurs, et d'un bout à l'autre de
la France des milliers de couplets font voler, sur les ailes du refrain,
la gloire de l'invention nouvelle. Le crayon et le burin ne se lassent
pas de populariser les ascensions. Le cabinet des Estampes, à la
Bibliothèque nationale, a réuni la plus riche collection de ces gra-
vures. Vous en trouverez beaucoup aussi à la bibliothèque de la ville,
installée d^ms l'ancien hôtel Carnavalet. On y conserve particulière-
ment le bois, avec une épreuve, d'un grand canard illustré qui
devait se crier par les rues et qui représente, encadré d'une chan-
son et surmonté d'une notice, le globe aréostatique (sic), lancé dans
le faubourg Saint- Antoine, le 19 octobre 1783; il est surtout curieux
parce qu'il nous montre la manière dont les deux nacelles étaient
attachées sur les côtés même du ballon, au lieu d'être suspendues
au-dessous.
Nadar, l'ex- navigateur aérien du Géant, a formé tout un musée
de ces objets commémoratifs , depuis les livres, les chansons, les
médailles, les estampes, jusqu'aux modes et jusqu'aux meubles. J'ai
vu des chaises, des miroirs, des candélabres et un lustre du temps
en forme de ballon. Rentrons un moment à la bibliothèque Carna-
valet, ou du moins dans l'une de ses salles annexes, où l'on a rangé
la collection donnée par M. de Liesville. Voici d'abord, à côté des
faïences patriotiques et révolutionnaires, ce qu'on pourrait appeler
les faïences aérostatiques. Sur des fonds d'assiettes, de plats, de sala-
diers populaires, de naïfs artistes ont représenté grossièrement les
premières ascensions. Celle qui revient le plus souvent est l'ascension
des Tuileries, par Charles et Robert : on les voit agiter leurs dra-
peaux aux bords du char élégant qui leur sert de nacelle, et le cha-
peau qui tombe est figuré à mi-chemin entre le ballon et la terre. Çà
et là, des oiseaux voltigent autour de la nacelle. Presque toujours ces
peintures sur fond d'assiette, curieux témoignage de l'immense popu-
larité qu'acquit tout de suite la découverte de Montgolfier, sont accom-
1 Rivarol, Lettre sur le globe aérostatique, 1783.
AÉROSTATS KT HOMMES VOLANTS /,95
pagnées de la devise : Adieu ! — Don voyage ! ou encore : A la folie
du siècle! — A l'immortalité I
Il y a aussi des fontaines, des tasses, des bonbonnières, des broches,
des émaux et des miniatures de tout genre, reproduisant les mêmes
scènes. On frappa des médailles aux frères Montgolfier et à la gloire
des premiers aéronautes. i^'Almanach de 1784 porte un ballon gi-avé
et doré sur chaque plat de sa couverture. A côté do ces objets, la
collection Liesville nous montre encore, sous une vitrine, des éventails
au ballon, et surtout une queue de robe en satin clair, sur laquelle
sont brodés une montgolfière qui s'enlève, et, au-dessous, le four-
neau qui a servi à la chauffei*.
La chimère et ruto[)ie appai'uissent de bonne heure. Nous avons
parlé de Blanchard, qui s'acharna longtemps à la poursuite de la
direction aérienne, et qui voulut adapter au l)allon des ailes, des
rames, un gouvernail. On connaît moins une autre invention de la
même date. J'ai sous les yeux une petite brochure qui porte pour
titre : « Instruction sur la nouvelle machine inventée par MM. Laii-
noy, naturaliste, et Bienvenu, machiniste-physicien, avec kupielle un
corps, contre sa propre tendance, monte dans l'atmosphère avec une
vitesse qui égale le vol de l'oiseau et qui est susceptible de pouvoii*
être dirigé par la volonté de l'homme. » Ouf!... Encore ai-je abrégé
ce titre. On montrait la machine rue de Rohan, et l'achat de la bro-
chure (trente sous) servait de prix d'entrée. Mais ce ne fut qu'un bai-
Ion en chambre. 11 ne parait pas qu'il se soit jamais hasai'dé à sortir,
encore moins à se lancer à travers l'espace.
Depuis la découverte de Montgollier, Blancliard s'occupait, dans le
silence du cabinet, de combiner les principes de son cabriolet volant
avec ceux de l'aérostat. Dès qu'il crut y être parvenu, il annonça
pour le 2 mars 1784 une expéi'ience pul)Ii(pie au Chanq) de Mars.
Sa machine consistait en un ballon emportant une nacelle siu'montée
d'un vaste parasol, garnie de quatre ailes et d'un gouvernail, à l'aide
desquels il se flattait de pouvoir diriger sa marche. Une banderole
laissait flotter aux vents l'ambitieuse devise : -Sic itur ad astra. Il
devait partir avec un savant physicien, le bénédictin dom Pech ', et
ils étaient déjà tous deux eml)ar(iués dans la nacelle quand un élève
de l'École militaire, qu'on a prétendu mal à pi'opos être le jeune
Bonaparte (il s'appelait, i)arait-il, Dupont de Chambon), s'y préci-
pita, l'épée nue à la main, ayant fait le pari de partir avec eux.
Furieux de se voir repoussé, il brisa le parasol et les ailes, et blessa
» La même année à Nantes, le P. Mouchet , oralorien, s'élevait dans le Suffreyi.
496 LE VIEUX PARIS
même Blanchard à la main. Il fallut le saisir et l'emmener en prison.
On eut grand'peine à apaiser le tumulte. L'expérience semblait impos-
sible; mais, malgré le départ de dom Pech, Blanchard ne voulut pas
priver la foule du spectacle qu'elle attendait. Il s'éleva fort haut, à
deux mille toises, dit- on, en manœuvrant avec son seul gouvernail:
les uns prétendirent qu'il avait réellement évolué à son gré, tandis
que les autres, moins crédules, soutenaient qu'il n'avait fait que
suivre les divers courants d'air rencontrés à cette hauteur, loin de
les dominer '.
On fit courir sur lui, après cette expérience contestée, le quatrain
suivant :
Au Champ -de -Mars il s'envola,
Beaucoup d'argent il ramassa ;
Au champ voisin il resta là :
Messieurs, sic ilur ad aslra.
x\insi, chacun avait son système particulier: Pilàtre s'en tenait à
la montgolfière à feu ; Charles et les frères Robert avaient fait un pas
de plus, jusqu'au ballon à gaz hydrogène : Blanchard essayait davan-
tage encore, en appliquant ses talents de mécanicien au ballon et en
cherchant obstinément le secret de la direction aérienne. Un peu plus
tard, à Londres, il tenta de se diriger au moyen d'une héhce, quoique
Nadar no fût pas encore de ce monde.
De ce jour, Blanchard devint le plus illustre et le plus heureux des
aéronautes. On le vit partout avec son ballon, ne réussissant jamais
bien nettement à pi'ouver l'avantage des machines (ailes et rames)
qu'il y ajoutait, mais réussissant presque toujours à faire des ascen-
sions remarquables, et aussi à amasser de l'argent par l'exhibition
de ses appareils. « En 1787 ou 88, dit la comtesse de Rohan (dont il
est prudent de ne pas trop pi-endre la chronologie à la lettre), il fit
voir une de ces machineries à 0 francs par billet. L'assemblée
payante était nombreuse. Blanchard, en habit vert- pomme, veste et
nœud d'épée rose, nous fit un long discours où toutes les tentatives
du genre de la sienne furent éloquemment narrées; il nous conduisit
ensuite en un jardin, dans lequel nous trouvâmes une espèce de gué-
rite construite en bois léger ; on avait ménagé aux côtés latéraux
deux ouvertures d'un demi- pied carré. Blanchard devait se placer dans
cette caisse longue, fermée et étroite, d'où il prétendait manœuvrer
1 Mémoires secrets, t. XXV, p. 94, 164, 182, etc. V. la lellre de Blanchard à M. Faujas de
Saint-Fond, qui renferme de très intéressants détails sur son voyage. M. Turgan la donne
en entier dans les Ballons, p. 57. 11 alla descendre, deux heures après son départ, aux en-
virons de la verrerie de Sèvres.
AÉROSTATS KT HOMMES VOLANTS 497
ses ailes ; mais il fallait pour les confectionner un nombre considérable
d'aunes de taffetas. L'abbé ***, protecteur zélé de JJlancbai'd, nous
sollicita vivement, mais en vain, de contribuer à cet achat. Ciiacun
se retira en silence. »
Le 7 janvier 1785, il mit le comble à sa gloire, en francliissant
audacieusement la mer, de Douvres à Calais, en compagnie du doc-
teur anglais Gelferies, ce qui lui valut le sui-nom de don Quichotte
de la IManche. Il semble que les éléments aient craint de s'atta-
quer à lui, mais que la nature ait fait payer à d'autres chacune de
Nacelle de Blanchard (1784), conservée à Calais.
ses audaces. On sait quelle devait être la fin cruelle de M^c Blan-
chard, et, peu de temps après la traversée aérienne d'Angleterre
en France, Pilàtre de Rozier et Romain, en voulant l'imitor, trou-
vaient cette mort affreuse qui ouvre le martyrologe des aéronaules
(15 juin 1785) '.
Au mois de juillet 1784, Paris avait été bouleversé par l'annonce
' Ce fut à celte occasion que le marquis de Bièvre eut le courage de faire le plus eiïroyable
des calembours. Le jour où l'on venait d'apprendre la fatale nouvelle, il rencontre un de
ses amis et l'aborde en lui disant d'un ton lugubre :
Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain ,
Pour conserver encor quelque chose d'humain.
Marat, qui cherchait dès lors toutes les occasions de se faire connaître, publia aussi , après
le malheur, les Lettres de l'observateur Bonsens â M. de *** sur la fatale catastrophe de
Pilâtre de Rozier, les aéronautes cl l'aérostation (Paris, 1783, brochure in-8°), où, en se
montrant hostile au batelarje qui expose tant de vies pour un simple amusement, il indique
les moyens de tirer parti de l'invention nouvelle et dans quelle mesure on peut le faire, pour
des expériences, pour donner des signaux dans les opérations militaires, etc.
32
498 LE VIEUX PARIS
du départ de la magnifique montgolfière, la plus grande qu'on eût
jamais vue, haute de plus de cent pieds, ronde de deux cent soixante-
quatre, où l'abbé Miolan et Janinet devaient s'enlever, avec le mar-
quis d'Arlandes et le mécanicien Bredin, dans l'enclos réservé du
jardin du Luxembourg. La machine était d'un attirail très compli-
qué, et comprenait en outre deux petits aérostats, dont l'un devait
marcher cent cinquante pieds au-dessus du grand, et l'autre cent
cinquante pieds au-dessous. Mais, avant le départ, au moment où
tout le public était assemblé, palpitant d'impatience, le feu prit à la
calotte, et la foule, furieuse de voir sa longue attente aboutir à ce
mécompte, mit le reste en pièces. Elle voulait même se venger sur
les collaborateurs de l'abbé, qu'on accusait d'avoir escroqué l'argent
des souscripteurs, et, au moment décisif, de s'être éloigné sous pré-
texte d'aller chercher quelques ustensiles et de n'avoir point reparu.
On eut beaucoup de mal à les soustraire à l'indignation populaire. La
police ne s'opposa pas du moins aux autres manifestations de ce beau
courroux, et laissa courir librement par les rues les caricatures, les
épigrammes satiriques et les chansons les plus injurieuses. Ce fut un
vrai débordement de plats couplets contre Vabbé Miaulant et M. Jean
Minet, qui n'osèrent plus donner signe de vie'.
Deux mois après, le 19 septembre, le bourgeois parisien trouva
quelque compensation à ce désappointement dans une nouvelle ascen-
sion des frères Robert, aux Tuileries. Il s'agissait encore cette fois
d'un ballon perfectionné, de forme oblongue, avec des ailes en forme
de parasol ^, qui ne servirent qu'à faire pirouetter l'aérostat sur lui-
même, sans pouvoir le soustraire à l'action du vent. Toutefois on
assure que lorsqu'ils voulurent descendre, à cinquante lieues de là,
dans le domaine du château de Beuvry, près Béthune, craignant de
tomber sur un moulin, les frères Robert parvinrent à décrire un
quart de cercle à l'aide d'espèces de rames, de manière à s'abattre
au milieu de la plaine ^ — On avait déjà la Montgolfière et même la
1 Journal de Paris et Journal d'un observateur, juillet 1784. — Turgan, les Ballons,
ch. VII. On peut voir plusieurs couplets dans le Chansonnier historique de la France, t. X,
pp. b8, 148-9.
2 On en peut voir le dessin au cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale.
3 Mémoires secrets, t. XXVI, p. 249. Nous trouvons encore, parmi les tentatives les plus
dignes d'attention , vers la même époque, pour diriger les ballons à l'aide dévoiles, de rames
ou d'ailes, celles de l'Académie de Dijon, auxquelles prirent part surtout Guyion de Mor-
veau, l'abbé Bertrand et M. de Virly (1784) ; puis, en août ou septembre 1785, celles d'Alban
et Vallet, directeur de la fabrique de Javel, qui parvenaient, dit-on, à manœuvrer avec
quelque succès par les temps calmes, et, le 17 juin 1786 , celle de Testu-Bris«y, qui partit du
Luxembourg, descendit d'abord dans la plaine de Montmorency à l'aide de ses rames, s'il
faut en croire sa relation, et reprit ensuite son vol pour passer toute la nuit en l'air.
AÉROSTATS KT HOMMES VOLANTS 499
Charlotte ou la Caroline; la machine nouvelle fut saluée du nom de
Robertine.
Les cordes du ballon avaient été tenues par le maréchal de Riche-
lieu, le maréchal de Biron, le duc de Chaulnes et le bailli de SulTren :
on rendait aux frères Robert des honneurs dont un prince du sang
eût été jaloux. D'ailleurs, les premiers aéronautes étaient habitués à
de pareils hommages. Les faveurs de toutes sortes, les pensions, les
titres, les médailles commémoratives , les dithyrambes (quand ce
n'étaient pas les épi grammes) pleuvaient sur eux. Avant cliaque
départ, les grandes dames faisaient dire des messes en leur faveur*.
Cette ère d'enchantement ne devait pas durer bien longtemps. De
sympathique qu'elle était d'abord, la curiosité se fit peu à peu ma-
ligne et satirique; à chaque succès, elle devenait plus exigeante; à
chaque échec, plus moqueuse et plus incrédule. Les aéronautes eux-
mêmes contribuèrent à cette transformation de l'opinion. L'ardeur et
le désintéressement de leur premier zèle s'alTaiblissaient par degrés.
C'est avec un sincère enthousiasme qu'ils avaient d'aboi'd pris pos-
session de l'air, et il y avait je ne sais quelle ferveur candide jusque
dans les spéculations pécuniaires dont ils ne dédaignaient pas d'ac-
compagner leurs opérations. L'ivresse de la conquête aérienne domi-
nait tout le reste. Bientôt, au contraire, la spéculation deviendra la
partie principale. Malgré quelques essais d'aérostation militaire et
scientifique, surtout sous la révolution, ce caractère se dessine
chaque jour davantage. Blanchai-d commence le ballon -spectacle,
promené de ville en ville et presque de foire en foire ; ses imitateurs
le dépasseront de beaucoup. On va voir naître le ballon de fête,
appendice et complément du feu d'artifice, et l'ignoraïu-e prolongée
des principes de la direction aérienne fera, d'une invention qu'on avait
crue destinée à renouveler la face du monde, une proie toute prête
pour les directeurs de jardins publics et les industriels.
III
Dès avant la révolution, les jardins publics, les fêtes et réunions
de tout genre étaient déjà envahis par les figures aérostatiques en
baudruche, qui firent les délices des badauds. Elles avaient été inven-
• Correspondance secrète, l. XVI.
500 LE VIEUX PARIS
tées en 1785 par Enslen, physicien de Strasbourg. « On n'a point
encore fait de découverte comparable, dit le rédacteur des Mémoires
secrets avec un enthousiasme étonnant de sa part et sur ce sujet.
11 a trouvé le moyen de préparer les tuniques de certaines parties
des animaux de manière qu'une statue équestre de neuf pieds et
demi de haut, avec le cavalier qui est dessus, ne pèse que vingt-
huit onces. Celle dont il s'agit se voit au Palais-Royal. Elle est admi-
rable. » A Strasbourg, Enslen avait enlevé un Pégase colossal, monté
par un Bellérophon doré ; à Paris, il enleva dans les jardins de Rug-
gieri, vers la fm d'octobre, la statue équestre qui avait été exposée au
Palais-Royal, et une nymphe de huit pieds, qui montèrent fort haut
en gardant leur équilibre, et redescendirent aux environs de Paris
sans être endommagées ^ .
Lhomond, dont le fils acquit depuis une grande réputation parmi
les aérostiers militaires, attira la foule par ses ascensions du Vendan-
geur, d'un Pégase, d'une Nymphe'^, etc. Garnerin, qui débutait dans
la carrière, obtint un succès du même genre en faisant monter une
poupée élégante au-dessous d'un ballon de papier vernissé. Dans une
fête du jardin de Tivoli, donnée, le 2 juillet 1797, en l'honneur de
l'ambassadeur turc Esseid-Aly, qui faisait alors fureur à Paris, le
physicien Robertson, qui cherchait une nouvelle voie pour amuser le
])ublic, lit partir un ballon en forme de croissant, tout enguirlandé
de feuilles et de fleurs, sur lequel le nom de l'ambassadeur était
peint en gros caractères orientaux ^ Tels étaient les enfantillages-
auxquels descendait l'art des Charles et des Montgolfier.
Ce fut dans un de ces innombrables jardins publics qui s'ouvrirent,
sous le Directoire, aux Parisiens allâmes de plaisirs, — dans le jar-
din Biron, — que les deux frères Garnerin s'associèrent pour la
première expérience de la descente en parachute, le 24 août 1797.
Elle ne réussit pas. Le ballon, prêt à partir, se rompit de part en
part, et le public, furieux, renouvela la scène honteuse du jardin du
Luxembourg : il escalada les barrières, mit en pièces les débris de
l'aérostat, et les deux frères durent se soustraire en toute hâte à son
courroux par la fuite. Un des spectateurs poussa même le ressenti-
ment jusqu'à les traduire devant les tribunaux , en les accusant d'es-
croquerie. Les aéronautes, mis en liberté sous caution, se hâtèrent
de désarmer la plainte en organisant avec succès une nouvelle expé-
1 Mémoires secrets, t. XXIX, p. 259; t. XXX, p. 36.
2 Dupuis-Dolcourt, Nouveau Manuel d' aérostation, p. 80.
3 Mémoires de Uobertsou , t. Il, p. 37.
AÉROSTATS ET HOMMES VOLANTS 501
rience (22 octobre), et, trois jours après, ils furent acquittés, mal^çré
l'insistance de leur adversaire. Une troisième expérience, faite à Ti-
voli, réussit encore mieux.
Le parachute avait déjà été pressenti et indiqué; il était contenu
en germe dans ces parasols que nous avons vus adaptés à plusieurs
des machines précédentes. Dans la plupart de ses ascensions, Blan-
chard détachait de petits parachutes renfermant des chiens et d'autres
animaux. Il avait même inventé un mécanisme qui coupait la corde
retenant le parachute. Aussi revendiquait-il l'honneur de cette décou-
verte'. Mais à Jacques Garnerin, le plus jeune et le plus célèbre des
deux frères, revient la gloire de l'avoir avant tout autre mis complè-
tement en œuvre, sans reculer devant les périls d'une tentative i)er-
sonnelle. Cette première descente eut lieu, le 1" brumaire an VI,
dans la plaine de Monceaux. Garnerin était parti, à cinq heui-es et
demie, du parc du même nom; il s'éleva rapidement à la hauteui-
d'environ trois cents toises, et exécuta alors sans accident sa péril-
leuse expérience, malgré l'elTroi que causèrent d'abord à la foule les
oscillations du parachute-. Sa femme, qui s'a})pelait alors la citoyenne
Labrosse, est la première personne de son sexe qui se soit soumise
<à cette redoutable épreuve. « Je l'ai vue partir, cette héroïne, s'écrie
dans une effusion lyrique le citoyen Ilenrion \ C'était le décadi,
20 vendémiaire an VIII. Les anges l'ont appelée vers le céleste
séjour, d'où elle est redescendue rayonnante de gloire. Quel calme
elle manifesta au moment de son ascension! quel imperlnibable
sang-froid! Je l'ai vue quelquefois au bal et au spectacle: elle n'y
était pas plus tranquille. Avant le moment de son départ, elle s'est
promenée dans Tivoli, où elle recevait de nombreux applaudisse-
ments. Lalande l'accompagnait. Lorsqu'elle fut dans sa nacelle, Gar-
nerin l'agitait pour faire prendre une direction au globe. Toutes les
poitrines étaient oppressées, toutes les mains élevées vers le ciel,
que tous les cœurs imploraient pour la belle voyageuse. Elle partit
comme un éclair, en disant : <? Adieu, tout le monde! » Ces paroles,
qu'elle prononça d'une voix plus douce que celle des sirènes, reten-
tirent au fond de mon àme, et soudain je versai des larmes; j'étais
1 Turgan , les Ballons, p. 137. — Le conventionnel Drouel avait tenté de s'échapper de
la forteresse du Spielberg dans un parachute fabriqué avec ses draps de lit.
2 Sur les péripéties de cette descente, où le parachute, au lieu de s'ouvrir, sembla d'abord
tomber lourdement, puis, après s'être ouvert, éprouva des mouvements d'oscillation 1res
violents et en vint même à ne plus avoir de forme appréciable, à la grande terreur de la
foule qui croyait l'aéronaute perdu, voir Ch. Maurice, Histoire anecdotiqne du théâtre,
t. I, p. 50.
3 Encore un tableau de Paris (1800), ch. xii.
502 LE VIEUX PARIS
heureux de ma sensibilité, j'admirais l'héroïsme. Mon admiration
commandait l'amour et le plus tendre intérêt. Adieu, tout le monde!
paroles que je n'oublierai jamais, vous me rappellerez toujours La-
brosse, comme Labrosse me rappellera la première femme de son
siècle. Oui, je les ai recueillies, ces paroles augustes, prononcées avec
calme : Adieu, tout le monde! et lorsque, le soir de cette grande
journée, je voulus adresser mes hommages au Très-Haut, je répétais
dans mes chants religieux : Adieu, tout le monde! — Labrosse s'éleva
à neuf cents mètres environ , se sépara du ballon et retomba sur une
terre que j'aurais voulu couvrir de roses, pour la rendre digne de
son courage et de ses attraits. )> On me reprocherait assurément de
n'avoir pas cité ce petit morceau en entier.
La fille adoptive de Garnerin, Blanche, et surtout sa nièce Éhsa,
qui continua avec tant de vaillance les traditions de la famille, opé-
rèrent aussi publiquement un grand nombre de descentes pareilles.
Garnerin fat le plus audacieux et le plus brillant peut-être de tous
les aéronautes. Il accomplit plus de soixante ascensions publiques,
dans quelques-unes desquelles ïl resta en l'air un jour et une nuit, et
franchit des distances de cent lieues et davantage, allant d'une traite
de Paris à Rome, à Aix-la-Chapelle ou au mont Tonnerre. Dans les
intervalles, il donnait, en sa salle de la rue de Richelieu, n» 10, des
soirées d'expériences sur l'électricité, le gaz, les jeux hydrauliques,
les feux d'air inflammable et l'aérostation ^ Toutefois il ne vit dans
le ballon qu'un instrument de spectacle. Suivant le mot piquant de
son rival Robertson, à part ses expériences du parachute, il n'a pas
plus avancé l'art aérostatique par ses ascensions qu'un Savoyard n'a-
vance l'optique en montrant la lanterne magique.
Les jardins publics subissaient les conditions habituelles de tout
spectacle. Il leur fallait sans cesse du nouveau pour attirer et retenir
la foule. Ils s'arrachaient les aéronautes : Biron et Monceaux avaient
Garnerin; Idalie se hâtait de happer Blanchard à son retour d'Amé-
rique, et de signer un traité avec lui. L'un et l'autre luttaient d'ex-
centricités et d'audaces. Garnerin annonçait une ascension avec une
jeune citoyenne, et emportait d'assaut, non sans difficulté, l'autorisa-
tion du bureau central. Blanchard accomplissait un quarante-septième
voyage aérien devant dix mille personnes attablées dans l'ancien jar-
din Marbeuf, après avoir fait circuler de table en table la liste des
quarante-six précédents. L'hiver même ne les arrêtait pas : au bal
du parc des Sablons, les entrepreneurs pratiquaient des fossés rem-
' Prud'homme, Miroir de Parité, t. V, p. 212.
AÉROSTATS ET HOMMES VOLANTS 503
plis de charbon et de bois ])our rëcliaufier les spectateurs, et le ballon
s'élevait bravement dans l'atmosphère glacée. Autour des aéronautes,
les paris s'engageaient comme aux courses ^
Le 4 octobre 1799, au milieu du parc de Bellevue, métamorphosé
en jardin populaire, Tètu-Brissy, qui en 1786 était déjà parti du Luxem-
bourg dans une nacelle armée de rames, et qui avait passé pour la
première fois la nuit dans les airs, donna le curieux spei^lacle d'une
ascension équestre. Montant un cheval qui était simplement posé sur
le plateau de la nacelle, sans être retenu par aucun lien, il devança
ainsi, en les dépassant, les tours de force de quelques-uns de nos
modernes aéronautes -. Il recommença quelques jours plus tard avec
le môme succès. En 1800, le citoyen Calais voulut renouveler, à l'an-
cien jardin d'Idalie, qui s'appelait alors le Rosen-Tlial ou le jardin
Marbeuf, la vieille fantaisie de l'homme volant. On convoqua la foule
à coups de grosse caisse. Calais se lit hisser au haut d'un mât avec
ses ailes de taffetas; mais, dès qu'il voulut prendre son élan, moins
heureux enore que le chanoine Desforges, il tomba en ligne perpen-
diculaire et se cassa le nez. Beau spectacle , qui obtint plus de succès
que n'en aurait eu le vol en ligne horizontale. Du reste, les avertis-
sements ne lui avaient pas manqué, et, au dernier moment il s'atten-
dait si bien à sa chute, qu'en partant il cria : « Gare là-dessous^! d
Le 14 juillet 180-1 , à la fôte nationale en l'honneur de la paix et pour
l'anniversaire de la nomination de Bonaparte au consulat, Garnerin
exécuta à Paris une magnifique ascension dans un vaste aérostat, où
il emmena sa femme et deux autres compagnons de route. Le voyage
fut des plus heureux. Après avoir plané une partie du jour, il déposa
à terre M^n^ Garnerin et l'un de ses compagnons , puis continua sa
' V. le Journal des hommes libres, le Bien informé, les Petites Affiches de l'an V et de
l'an VI, passim. — E. et J. de Concourt, la Société française sous le Directoire, p. 222-'4.
* Ruggieri, Précis sur les fêtes, p. 106. — Turgan, les Ballons, p. 16'J.
3 Ch. Maurice, IJist. anecdot. du théâtre, t. I , p. 02. Calais lui-même le raconte, dans
une lettre qu'il adressa à un journal : » Par une fatalité que je no conçois pas, tous mes
ouvriers avaient perdu leur sang-froid , soit par la crainte que leur avait inspirée mon expé-
rience, soit pour toute autre cause. Je restai environ une heure sur mes pédales dans une
position fatigante; enfin à quatre heures on me hissa. Quand je fus en haut, je donnai des
coups de pédales pour faire agir mes ailes ; mais je m'aperçus que les cordes des ailes se
détachaient, ce qui me mettait dans l'impossibilité de faire des mouvements. Alors ma pre-
mière idée fut de me faire redescendre pour rattacher ces cordes; mais, réUëchissaul (|ue le
public pourrait croire que mon expérience consistait à me faire monter et descendre avec une
corde,... je sacrifiai mon existence pour sauver mon honneur. Persuadé que j'allais terminer
ma vie, je criai : « Care là-dessous! >■ je dis au charpentier de couper la corde qui me rete-
nait. Aussitôt je me sentis descendre avec rapidité, et presque au même instant je touchai
terre avec une telle force que ma machine fut brisée en plusieurs morceaux. •• Naturelle-
ment, Calais fut chansonné : on le berna même dans un vaudeville joué sans succès au
théâtre Molière : Rosen- Thaï, ou le Vol à lire-d'ailes.
504 LE VIEUX PARIS
route avec l'autre. Il s'amusa à papillonner dans les airs, rasant fré-
quemment le sol pour causer avec les habitants des contrées où il
passait, et s'y arrêtant quelquefois pour faire signer les procès -ver-
baux de son passage. Il opéra sa descente près de la frontière du
Nord, dans l'après-midi du lendemain de son départe
Mais la plus curieuse et la plus remarquable de ses expériences fut
celle qu'il accomplit le 16 décembre 1804, aux fêtes du couronnement
de l'empereur, quatre mois après la célèbre ascension scientifique de
Biot et Gay-Lussac. A la suite du feu d'artifice, à onze heures du
soir, il s'enleva de la place du Parvis Notre-Dame, dans un ballon
gigantesque, auquel il avait suspendu une couronne éclairée par trois
mille verres de couleur et qui portait l'inscription suivante, tracée en
lettres d'or : Paris, 25 frimaire an XIII, couronnement de l'empe-
reur Napoléon par S. S. Pie VIL Le lendemain, à la pointe du jour,
l'aérostat planait majestueusement sur la coupole de Saint- Pierre de
Rome. On le voyait s'abaisser, toucher le sol pour se relever, mar-
quer par des dél)ris son passage à travers la campagne, enfin s'abîmer
dans les eaux du lac Bracciano. Hommage ou menace, cet aérostat,
qui semblait être venu en droite ligne de Paris à Rome pour porter
à la ville éternelle des nouvelles de son pontife ou de son futur maître,
ouvrait un vaste champ de commentaires aux amateurs de symboles;
mais le dénouement n'était pas fait pour plaire à l'esprit fataliste de
Napoléon. Une circonstance accrut encore le déplaisir du nouvel em-
pereur. En rasant la terre, le ballon avait rencontré dans les environs
de Rome le tombeau de Néron; il s'y était accroché pendant quelques
minutes, et l'on put croire d'abord que ce serait là le terme de sa
course; mais un coup de vent l'en détacha, non sans laisser à l'angle
du monument une partie de la couronne. Les journaux italiens racon-
tèrent innocemment ou malicieusement la chose : elle vint aux oreilles
de Napoléon, qui prit de l'humeur. De ce jour, l'école aérostatique de
Meudon fut abandonnée.
Cependant on découvre par la suite la trace de quelques tentatives
pour remettre en faveur les aérostiers militaires de Meudon. Ainsi la
pièce suivante figure au tome XVIII de la Correspondance de Napo-
léon Jcr (octobre 1808) :
« Le général Glarke, ministre de la guerre, soumet à l'empereur le
projet d'un sieur Lhomond, ex-chef de bataillon des aérostiers (celui
dont il a été question plus haut) , qui propose d'opérer une descente
• Paris as il loas and as il is, 1803, t. i, p. 139.
AEROSTATS ET HOMMES VOLANTS 505
en Angleterre au moyen de cent montgolfières de JOO mètres de dia-
mètre, dont la nacelle pourrait contenir cent hommes, avec des vivres
pour quinze jours, deux pièces de canon avec caissons, vingt-cinq
chevaux et le bois nécessaire pour alimenter la montgolfière. »
« Sur cette note Napoléon 1er écrivit de sa main : « Renvoyé à
« M. Monge, pour savoir si cela vaut la peine de faire une expérience
« en grand. »
Il serait intéressant de savoir si Monge s'est occupé de cette affaire
et a fait une réponse à l'empereur ; mais la correspondance n'en dit
rien. Le projet de Lhomond était autrement vaste que ceux dont nous
parlent nos aéronautes contemporains. Cent mille hommes transportés
en quelques heures sur les côtes de l'Angleterre : quel spectacle !
Est-ce à ce projet et à cette époque, ou à celle du camp de Bou-
logne, comme on est tout d'abord porté à le croire, que se rappor-
tent deux estampes, dont la première, fort rare, dessinée pour un
éventail, représente une flottille de ballons vomissant de la mitraille
et des bombes concurremment avec un bateau plat surmonlé d'une
tour colossale, sur les vaisseaux britanniques; dont la seconde, qui a
été également arrangée pour éventail avec des variantes, nous montre
l'invasion de l'armée française s'opérant par trois voies simultanées,
la voie aérienne, la voie de mer et la voie souterraine*? Devant ce
tunnel sous -marin comme devant les ballons mitrailleurs du projet
précédent, on voit qu'il n'y a décidément rien de nouveau sous le so-
leil. Tout le monde se rappelle les plans admirables de ceux qui,
pendant le siège de Paris , prétendaient détruire l'armée prussienne
en jetant sur elle, du haut des nues, des projectiles exterminateurs.
Après son échec, Garnerin fut remplacé par Mn^e Blanchîird dans
les fêtes du gouvernement. M^c Blanchard était la digne compagne
d'un homme qui avait fait dans sa vie soixante -six ascensions sur
tous les points de l'Europe et du nouveau monde. Elle avait partagé
ses travaux, elle les continua après sa mort. Ce fut elle que le gou-
vernement impérial chargea de célébrer et d'annoncer la naissance du
roi de Rome. Elle partit de l'une des cours intérieures de l'École mi-
litaire, le 20 mars 1811, vers six heures du matin, aussitôt qu'on eut
entendu retentir le vingt-deuxième coup de canon, en répandant sur
son passage des milliers de bulletins relatifs au grand événement.
Mais le ballon s'arrêta dans la matinée près de Lagny, dans le dépar-
tement de Saône-et- Loire, et Garnerin ne manqua pas une si belle
' Biblioth. Carnavalet, collection de Liesville.
b06 LE VIEUX PARIS
occasion de déplorer hautement la mesquinerie de cette manifestation,
dont il avait offert de se charger, se portant fort de traverser la Manche
pour aller semer la nouvelle triomphale, comme une bravade, sur le
sol anglais '.
Mine Blanchard fut surtout employée par l'administration du Tivoli
de la rue Saint- Lazare pour les ascensions que celle-ci offrait en
spectacle au public. Garnerin produisait un effet quasi -féerique dans
les airs, avec son globe orné de lanternes et de verres de couleur :
elle voulut renchérir sur cette invention , et imagina de s'enlever au
milieu d'un feu d'artifice aérien, dont les pièces, fixées sur un cercle
au-dessous de la nacelle, éclataient à une hauteur convenable, dans
le plus éblouissant mélange avec les flammes de couleur, qui, dès le
moment du départ, éclairaient le ballon. Cette innovation, renouvelée
par l'infortuné Gale, eut un grand succès et fit la fortune de Tivoli.
Quand M'"*^ Blanchard , petite brune à physionomie expressive , aux
yeux vifs et noirs, montait dans la nacelle, au bruit des détonations
et des fanfares, parmi les feux de Bengale qui lui faisaient une au-
réole et les pièces d'artifice qui ne tardaient pas à allumer sous ses
pieds une vaste étoile diaprée de mille teintes diverses, en laissant
tomber à terre, comme une pluie d'or et de diamants, des myriades
d'étincelles, les acclamations du public ébranlaient tous les échos du
jardin. Vingt fois elle avait renouvelé cette expérience, qui devait né-
cessairement finir par lui devenir funeste, car un aérostat rempli
d'hydrogène au-dessus d'une rangée de pièces d'artifices, c'était une
poudrière sur un foyer. Le 6 juillet 1819, le gaz dont son ballon était
rempli s'enflamma, et la malheureuse vint tomber sur un toit de la
rue de Provence, d'où elle fut précipitée à terre et tuée sur le coup.
On mettait alors les feux d'artifice partout. Il se trouva même des
gens pour rêver le remplacement du gaz ou du réchaud dans les bal-
lons par de simples fusées volantes. Buggieri, en 1806, avait ainsi
élevé on l'air un mouton dans la Ville- de -Marseille : quelques années
après, à Paris, un homme demanda la permission de s'enlever de la
môme manière, au Champ de Mars; il devait descendre au moyen
d'un parachute qui , fermé tant que l'appareil monterait , se serait dé-
ployé dès qu'aurait cessé la force de propulsion de la poudre. L'auto-
risation lui fut sans doute refusée, et l'expérience n'eut pas lieu.
Qu'il nous soit permis de passer rapidement sur cette nouvelle phase
de l'aérostation. C'est toujours la même chose, et nos lecteurs n'ac-
cueilleraient pas nos descriptions avec la curiosité sans cesse renais-
' Dupuia^Delcourt , Nouveau Manuel d' aérostation {les ballons dans les fêles publiques).
AEROSTATS ET HOMMES VOLANTS 507
sunte des hal)itués de Tivoli, de Marbeuf, du jardin Beaujon, pour
ces spectacles qui se suivirent et se ressemblèrent pendant vin<(t ans,
et grâce auxquels les centaines de jardins publics du Directoire, de
l'Empire et de la Restauration, ne désemplissaient pas. La nacelle
ornée de verres de couleur et illuminée de pièces d'artifice, puis la
descente en paracbute, on ne sortait pas de là. Robertson exécuta
jusqu'à cinquante- neuf voyages aériens, où il amassa une fortune
considérable, malgré les fiais énormes nécessités par la profession;
et ses deux fils, Eugène et Dimitri, marchèrent vaillamment sur ses
traces; mais tous trois faisaient surtout de leurs expériences un com-
merce d'exportation dans les pays étrangers. Robertson, à la fois
homme de science, homme d'affaires et homme d'esprit, colportait
partout avec lui le plan et la figure d'un gigantesque vaisseau aérien
qu'il avait baptisé, en projet : la Minerve, — du poids de 6300 livres
pour le ballon seul, de 150 pieds de diamètre, jaugeant 1 7G0 160 pieds
cubiques de gaz hydrogène, — destiné à emporter un vaisseau avec
ses agrès et ses cordages, une maison, des batteries d'artillerie, des
tentes, des instruments de toute espèce, une cargaison colossale, avec
un système d'immenses échelles de corde pour faire communiquer en-
semble les diverses parties de l'édifice. Le Géant de Nadar n'était
qu'un ballon d'enfant auprès de celui-là. Signalons particulièrement
encore, pour montrer jusqu'où Robertson avait poussé la pi-évoyance,
des water-closets , dont les lunettes s'ouvrent sur l'infini; une cave en
forme de grand tonneau, pour conserver les boissons et les aliments,
tout en servant de contrepoids; une cage pour y loger les dames.
Sur le navire on a aménagé un observatoire, un atelier, une salle d'é-
tudes, un cabinet de physique et d'histoire naturelle, une salle des-
tinée aux récréations, promenades et exercices gymnastiques, une
cuisine, un théâtre muni d'un grand orgue, une chapelle, un ])elit
vaisseau, avec voilure et gréement, pour le cas où l'on serait obligé
de se jeter à la mer, des tentes pour les gardes, etc. Une pièce de
canon, à laquelle un passager met le feu, est installée à l'avant du na-
vire; était-ce pour tuer les oiseaux de proie, ou pour saluer l'ari'ivée
de la Minerve dans une planète?
La Minerve devait recevoir dans ses lianes soixante savants et faire
avec eux le tour du globe en quelques heures*. Néanmoins elle était
munie de vivres pour cinq à six mois. Elle pouvait se perdre au milieu
des nuages, ou planer à 15 toises du sol, suivant les exigences des
observations ; pénétrer dans les déserts , escalader les montagnes les
I V. La Minerve, vaisseau aérien destiné aux découvertes, par Robertson ; Paris,182n. in-8».
808 LE VIEUX PARIS
plus inaccessibles , enfin accomplir au besoin le tour du monde avec
une rapidité magique, « en profitant des vents alizés ». Il y a une
trentaine d'années, M. Pétin refit à peu près le même rêve, lequel,
naturellement, n'eut pas plus de suites. Mais Pétin était sérieux, tandis
qu'il n'est pas bien sûr que la Minerve de Robertson fût pour cet
adroit industriel autre chose qu'une ingénieuse réclame.
On a vu que le beau sexe se signalait aussi dans la carrière. Outre
les femmes que nous avons déjà nommées, M^es Célestine Henri,
Maison, Fanchette Derme, Michelet de Beaujeu, Cécile Benoist (dite
Cécilia Garnerin), et dix autres amazones s'élevaient dans les airs aux
yeux des Parisiens. L'artificier Claude Ruggieri, le grand fournisseur
de toutes les fêtes publiques et privées, payait lui-même de sa per-
sonne en 1801. En 1817, Margat commença la série de ses ascensions,
et sa femme l'imitait dès l'année suivante. Une gravure du cabinet des
Estampes représente cet aéronaute en lancier polonais sur le cerf
Zéphyre. Bornons là cette nomenclature, qui, en se prolongeant,
n'aurait pas d'autre intérêt que celle d'une table des matières.
Voici du moins une expérience plus curieuse et qui va nous reporter
un moment aux beaux jours du chanoine Desforges et du marquis de
Bacqueville. En 1812, il arriva à Paris un horloger -mécanicien de
Vienne, nommé Jacob Degen ou Deghen. Ce n'était pas un homme sans
mérite. Préoccupé de la recherche de la locomotion aérienne, il avait
fait dans sa patrie quelques tentatives publiques, qui, sans avoir en-
tièrement réussi, n'en excitèrent pas moins l'attention'. Ayant ima-
giné de combiner l'homme volant avec le ballon, il voulait faire
adopter sa découverte par la ville qui consacre et baptise toutes les
gloires. L'expérience eut lieu solennehement en plein Champ de Mars.
Une foule innombrable vit l'honnête horloger viennois, — qui avait
dépassé la soixantaine, — des ailes au dos comme l'archange saint
Michel, se faire attacher au-dessous d'un petit aérostat. Le ballon de-
vait s'élever par lui-même, et Deghen prétendait le diriger à l'aide de
ses ailes; malheureusement ce fut le ballon qui le dirigea. Après
quelques instants de lutte impuissante, l'infortuné retomba à terre,
et fut longtemps entraîné à la surface du sol par l'aérostat rebelle,
dont on eut grand'peine à le dépêtrer. Il n'en fut pas quitte pour si
peu; la foule se précipita sur lui et le battit; après quoi les calem-
bours, les chansons, les épigrammes lui firent des blessures plus
cruelles encore. Deux vaudevilles {Paris volant et le Pâtissier cVAs-
nières, où Brunet jouait le rôle de Vol-au-vent) lui passèrent sur le
* Mémoires de Rebertson, l. II, ji. 219-20.
AÉROSTATS ET IIuMMES VOLANTS 509
corps, au bruit de tous leurs grelots; et une nuée de caricatures ex-
ploitèrent impitoyablement sa déconvenue; l'une d'elles ' le représentait
traîné par le ballon avec cette légende : Nouvelle charrue j sans brevet
d'invention, propre à labourer la terre, inventée par Defjhen, essayée
au Champ de Mars le 5 octobre iSi'l. On ne manqua pas non pins de
lenouveler une vieille plaisanterie, en disant (pie Doghen et son bal-
lon avaient si parfaitement marclié qu'ils allaient ventre à terre.
Quelques mois auparavant, le \0 juin, Deglien avait fait, ù Tivoli,
une première tentative qui n'avait pas mieux réussi à démontrer l'ef-
ficacité de son appareil, mais qui du moins ne s'était pas terminée
aussi tragiquement. Le ballon, emporté par un vent violent, l'avait
entraîné à une grande hauteur sans qu'il pût le maîtriser en rien, et
il était parvenu à atterrir à Grenelle dans les conditions d'une des-
cente ordinaire. Cette première épreuve ne comptait donc pas. Dans
ses Scènes et impressions , la comtesse de Bolim rappoi-te une visite
qu'elle était allée lui faire, avant l'expérience : « J'allai voir Degbeji à
Tivoli, où il logeait; je le trouvai avec son (ils, tous deux en costiunt;
d'ouvrier, travaillant à monter leurs ailes, probablement avec la même
confiance, le môme enthousiasme, que ressentit jadis Icare. Jls avaient
artistement, légèrement, solidement adapté sur de minces baleines des
bandes étroites de taffetas de diverses couleurs, leur avaient donné
la forme d'ailes d'oiseau; les ressorts corres[)ondaient à la travei'se
sur laquelle Deghen devait se placer, et il espérait , au moyen d'une
pression, en développer ou en resserrer l'enverguie. Cette imitation
était ingénieuse, d
Nous ne nous étendrons pas sur les ascensions de M. Dupuis-
Delcourt, qui fut employé plusieurs fois dans les fêtes nationales du
gouvernement de Juillet, et qui est resté célèbre surtout par sa tenta-
tive infructueuse du ballon de cuivre, qu'il fut forcé de mettre en
pièces lui-môme et de vendre au poids, sans avoir pu l'essayer.
Celle de Lennox mérite d'être signalée avec un peu plus de détails.
Lennox, d'origine américaine, était un journaliste radical et bonapar-
tiste à la fois, qui dirigeait la RévoltUion, journal politique des besoins
nouveaux, soutenu par le comte de Survilliers (Joseph Bonaparte).
Dans sa Némésis sur la liberté de la presse, Barthélémy a chanté
parmi les victimes de M. Persil, côte à côte avec Philipon, Thouret,
Marrast, Belmontet,
L'impérial Lennox, journalisle des camps.
3 Reproduite dans le Musée de la caricature, in-4o, t. II. - V. aussi l'article d'Ourry,
dans la même livraison.
510 LE VIEUX PARIS
Après avoir passé par la carrière militaire et la carrière politique,
Lennox, à bout de ressources, se tourna vers Vaér ascension, comme
il disait. En 1832, il s'était élevé du milieu des carrières Montmartre,
annonçant qu'il se rendrait sur la place Vendôme. Il passa, en effet,
au-dessus, mais sans s'arrêter, jeta des couronnes sur la statue de
Napoléon, et alla descendre entre Palaiseau et Montlhéry. Je ne sais
si c'était le même ballon qu'il avait exposé dans les jardins de Tivoli,
en annonçant qu'il exécuterait le voyage de Paris à New-York, et en
se parant du patronage d'Alexandre Dumas et d'autres écrivains
illustres. Au fond, tous les ballons de Lennox étaient toujours le
même ballon, sans cesse revu, perfectionné, augmenté. Le 17 août
1834, il convoqua le public au Champ -de -Mars, pour y assister au
départ du navire aérien l'Aigle, machine colossale de cent cinquante
pieds de long sur quarante -cinq de haut, offrant la forme allongée
d'un poisson, munie d'une vessie natatoire, de rames tournantes, d'un
gouvernail, etc. La nacelle en osier, longue de soixante -six pieds,
garnie de bancs pour les voyageurs , était armée à chaque bout d'une
roue, dont les ailes prenaient l'allure qu'on leur voulait donner, et
devaient servir à élever ou à descendre l'aérostat; mais le principal
appareil, situé au centre, consistait en une pompe, qui pouvait com-
primer plus ou moins l'air. Le fond du système était le môme que
pour celui de la navigation sous l'eau, et je n'ose m'embarquer, de
peur de commettre quelque hérésie (c'est peut-être déjà fait), dans la
description détaillée de cette formidable machine, dont un programme
pompeux avait expliqué les combinaisons au public. Elle devait em-
porter dix- sept personnes; et le tissu, de taffetas et de soie avec un
enduit de caoutchouc, était préparé de manière, assurait le pro-
gramme, à contenir le gaz pendant près de quinze jours. Hélas! il
n'en fut pas besoin. Loin de pouvoir emporter ses voyageurs, on ob-
serva que le bahon ne pouvait se soutenir lui-même. Il arriva affaissé
et expirant au Champ de Mars; une explosion, survenue avant le
départ, détruisit en une minute ce fruit de tant de travaux et cet objet
de tant d'espoirs. On ne parvint même pas à le faire monter, et la
foule se consola à sa façon et avec son intelligence ordinaire en le
mettant en pièces ^ Lennox rendit honnêtement l'argent aux nombreux
spectateurs qui avaient payé leur place, et il annonça, pour une date
prochaine, une nouvelle expérience, qui ne vint jamais.
Aux premiers jours de janvier 1837, dans la cour de la caserne
Poissonnière, sans incident grave, quoique le ballon, au moment du
' Turgan , les Ballons, p. 171-4.
AEROSTATS ET HOMMES VOLANTS 511
départ, fût allé frapper contre un mur, ce qui arracha à la masse
des curieux un cri d'épouvante, l'aéronaute anglais Green s'enleva
avec sept voyageurs, parmi lesquels se trouvait un prince, devant
une foule innombrable , que des mesures mal prises avaient fait dé-
générer en cohue '.
Depuis lors, la question de la navigation aérienne n'avait point fait
un pas, au moins dans la pratique, jusqu'à ces derniers temps. Ce ne
sont pourtant ni les recherches savantes ni les belles théories qui ont
manqué. Qu'il me suffise de mentionner les systèmes de MM. llénin,
Pétin, le baron Scott, Gampmas, Thélorier, Salle, Helle, de l'Ouvrier,
sans parler de tant d'autres, qui ont tous abouti à un avortement
commun, ou qui sont demeurés prudemment dans le domaine de l'i-
déal. Un moment, M. Jullien, à l'Hippodrome, en 1850, parut sur le
point de réussir. Une première épreuve de sa machine, le G novembre,
devant les représentants de la presse, et une deuxième le lendemain,
avaient semblé démontrer que l'appareil nouveau pouvait réellement
se diriger dans un sens contraire à l'action du vent; mais l'expéi'ience
décisive devant le public, quelques jours après, mit brusquement un
terme à ces illusions.
Il en fut de même pour la tentative de M. Henri Giffard, qui avait
essayé de combiner la machine à vapeur avec un aérostat d'une forme
nouvelle, et qui, le 24 septembre 1852, était parti de l'Hippodrome
sur un tender, élevé par un ballon en forme de baleine , pourvu d'un
màt et d'une voile, sans parvenir toutefois à se diriger d'une manière
sensible; de même aussi pour le Poisson volant de M. Delamarne,
pour M. de Groof, V Homme volant , qui devait périr si malheureuse-
ment à Londres dans une expérience faite au Gremorn-Garden le
9 juillet 1874, et pour deux ou trois autres dont les tentatives ont tou-
jours fini par tromper un espoir que ne lassent point ses continuelles
déconvenues. Tous les mois il est question, dans quelque ville de
l'Europe ou du nouveau monde, d'un mode infaillible de direction
aérienne qu'on vient de découvrir, et dont on parle avec lièvre pen-
dant quinze jours, pour n'en plus ensuite parler du tout. Le canard
de YHomme volant a remplacé celui du grand serpent de mer.
L'ancien Hippodrome a été pendant quinze à vingt ans, jusqu'à
son incendie, la terre promise et la patrie des ballons. C'est là qu'ont
eu lieu la plupart des ascensions fameuses : celles de la famille Go-
dard, véritable dynastie d'aéronautes, qui a opéré sans relâche sur
toute la face de la France, sans parler de l'étranger, et qui a contri-
» Vicomte de Launay, Lettres parisiennes , 11 janvier 1837.
512
LE VIEUX PARIS
bué à faire pendant longtemps du ballon l'accessoire presque obligé
de toute grande fête locale ou nationale; celles de M. Poitevin, à
cheval, à àne, à autruche; de M^e Poitevin* sur un taureau, pour
représenter Europe; des deux époux dans une voiture découverte
attelée d'une paire de chevaux (ici* juillet 1851); de je ne sais plus
quel clown ou quel gymnaste audacieux sur un trapèze , auquel
Caricatures anciennes et modernes contre les aérostats : « Moyen de diriger les ballons , <>
gravure reproduite par Sircos, Histoire des ballons, Paris, Roy, 1876, p. 201.
il se tenait suspendu par l'orteil , et où il se livrait à divers exer-
cices de souplesse et de dislocation , tandis que le ballon montait : des
Nymphes de Vair, arrangées en groupes plastiques autour de la na-
celle et formant un tableau vivant qui allait se perdre dans les nuages ;
toutes ces fantaisies extravagantes et saugrenues dont le Barnum de
l'Hippodrome assaisonnait, pour en doubler les émotions, un spec-
tacle déjà bien assez émouvant par lui-même.
1 C'est la même M'"° Poitevin, devenue veuve, qui, continuant encore après plus de vingt
ans ses ascensions équestres, a failli périr le 4 février 1872 à Bordeaux, dans une fête orga-
nisée sur les Quinconces, au profit des Orphelinats de la guerre.
AÉROSTATS ET HOMMES VOLANTS
513
De 18G3 à 1865, les ascensions de Nadar et de ses compagnons de
voyage, à Paris, à Bruxelles et à Lyon, dans l'immense aérostat le
Géant, ont renouvelé de la manière la plus dramatique un intérêt
qu'on pouvait croire épuisé. Celles de Paris se firent au Champ de
Mars, au milieu d'un immense concours de spectateurs et avec cette
Caricatures contre les ballons: la Redoute chinoise, d'après une pièce
du cabinet des Estampes, Oa, 34.
publicité retentissante que Nadar sait toujours éveiller autour de son
nom. La première, le 4 octobre 18G3, qui emportait treize passagers
dans une nacelle à deux ponts, aussi imposante qu'un vaisseau de haut
bord, eut le tort de se terminer à Meaux, comme l'odyssée de Bilbo-
quet : c'était un dénouement prosaïque et modeste pour un voyage
qui avait fait tant de bruit et qui annonçait des prétentions si hautes :
les railleries faciles ne manquèrent pas de pleuvoir dru comme grêle
sur le vaillant Nadar. Mais, quinze jours après, il allait imposer si-
lence aux railleurs par la grande ascension dont le dernier acte se
joua en Hanovre, au milieu des incidents les plus pittoresques et les
plus périlleux, où il faillit laisser sa vie pour la satisfaction de ces
curieux féroces et blasés, dont le scepticisme a besoin d'un dénoue-
ment tragique avant de se résoudre à croire que c'est arrivé.
Ce qu'il y avait de particulier dans les ascensions de Nadar, c'est
qu'elles se faisaient par l'ancien système, qu'il condamnait comme
absurde, qu'il voulait détruire, et que, par conséquent, le péril qu'il
33
B14 LE VIEUX PARIS
avait couru tournait à l'appui de sa thèse, et devenait pour lui un
argument précieux. Nadar ne cherchait par là qu'à se créer des res-
sources pour la fabrication d'un vaisseau aérien à hélice, et les dimen-
sions extraordinaires du Géant n'étaient qu'un appât destiné, en atti-
rant la foule et en grossissant les recettes, à hâter le succès de
l'invention nouvelle. Nous n'avons pas à juger ici le système du plus
lourd que l'air : il avait séduit M. Babinet, et nous sommes tout dis-
posé à y croire sur la foi de ses savants et ardents propagateurs ; mais
nous l'attendons nous-même à l'œuvre.
N'oublions pas les voyages scientifiques en ballon exécutés en 1867
et 18G8 par M. Flammarion, en compagnie d'Eugène Godard. Les
deux voyageurs partirent môme une fois de l'Hippodrome, comme
s'il se fût agi d'offrir un spectacle à la foule; mais ils transportèrent
ensuite le lieu de leur départ dans le jardin du Conservatoire des
Arts-et- Métiers. Ces voyages s'accomplissaient au nom de la Société
aérostatique de France, car la Compagnie d'aérostiers, créée jadis
dans un but militaire, venait de se reformer dans un but scienti-
fique ; elle avait un personnel parfaitement dressé et portant un uni-
forme spécial, qui manœuvrait sous la direction de M. Gabriel Man-
gin; et, par un rapprochement assez remarquable, elle disposait du
ballon que l'empereur avait fait construire pour la guerre d'Italie
en 1859, et qui, devenu iiuitile avant d'avoir pu servir, car il n'était
arrivé à sa destination que le lendemain de Solferino, était depuis
lors remisé au garde-meuble.
Pendant l'exposition universelle de 1867, le Géant reparut sur
la scène. Il exécuta plusieurs ascensions, en prenant pour point de
départ l'esplanade des Invalides; mais ce Great-Eastern des airs fut
presque toujours malheureux dans ses tentatives : sa destinée était
d'échouer dans la banlieue, quand ses voyages ne se terminaient
point i)ar une catastrophe. A la première de ses ascensions nou-
velles, le "-l^d juin 1867, il alla piteusement atterrir aux environs de
Clioisy-le-Roi : c'était une nouvelle édition du voyage de Meaux.
A la deuxième, le mois suivant, il s'abattit, avec une précipitation
qui faillit devenir fatale aux aéronautes, près du collège de Juihy. La
troisième, exécutée le 16 août, de conserve avec V Impérial , dont les
dimensions mignonnes faisaient ressortir les proportions colossales
du Géant, fut un peu plus heureuse. Ce fut dans cette journée qu'on
vit débuter publiquement le bataillon spécial formé par la Société
aéronautique de France. Ces jeunes gens, vêtus d'une blouse blanche
que décorait, sur la poitrine, un petit ballon brodé en laine rouge,
exécutèrent pendant plusieurs heures des ascensions captives dans
AÉROSTATS ET HOMMES VOLANTS 515
Ylmpérial, et lui lirent décrire les évolutions les plus variées et
les plus gracieuses, au grand intérêt des spectateurs, qui ne tar-
dèrent pas à leur succéder dans la nacelle, en payant d'un billet de
100 francs chaque voyage à une hauteur de cent mètres. On ne
devait plus revoir, jusqu'au siège de Paris, ces volontaires de la
science aérostatique.
Cinq à six semaines après, M. Giffard, ingénieur, qui s'était fait
connaître quinze ans auparavant par l'audacieuse ascension dont nous
avons parlé, installait, dans le voisinage de l'exposition, un ballon
captif, où étaient organisés des trains de plaisir réguliers, à l'usage
de ceux qui voulaient se donner sans péril la sensation du dan-
ger. Le public se montra fort empressé. Le prince Napoléon et l'im-
pératrice comptèrent au nombre des voyageurs. On exécuta mêm(;
une ascension nocturne, pendant laquelle le globe aérien, éclairé
par un, jet de lumière électrique, ressemblait à un éclatant et majes-
tueux météore. On sait que, pendant l'exposition universelle de 1878,
M. Giffard installa, place du Carrousel, un autre l)allon captif de propor-
tions colossales, en comparaison duquel le Géant lui-même n'était
qu'un nain, et qui éclata un jour, heureusement en l'aljsence de
voyageurs.
Une des plus intéressantes ascensions de ces dernières années fut
celle du Pole-Nord, opérée au Champ de Mars, le 27 juin I8t)0, par
MM. W. de Fonvielle et G. Tissandier, qui avaient déjà fait ensemble,
en partant généralement du jardin du Conservatoire ou de l'usine
à gaz de la Villette, plusieurs expéditions aériennes. Ce ballon, de
dimensions énormes, venait de Londres, où il avait servi à une
multitude d'ascensions captives. Les aéronautes français l'avaient
baptisé de ce nom nouveau en l'honneur de Gustave Landjoi-t et
de son grand projet, au bénélice duquel ils voulaient consaci-er leur
recette.
Hélas! il y eut bien loin de l'intention à la réalité. Le jour venu,
les alentours du Champ de Mars et le^ hauteurs du Trocadéro se
garnirent d'une foule innombrable et économe, tandis ({ue la vaste
enceinte payante, et surtout les places à 20 francs, restaient [)res(]ue
vides. L'administrateur, dans la fièvre de ses prévisions, avait été
jusqu'à faire installer un restaurant, dont la recette fut dérisoii'e.
Tous les contretemps devaient fondre sur cette malheureuse entre-
prise, pour laquelle on n'avait obtenu l'emplacement du Champ
de Mars , le concours d'un détachement de la troupe et d'une musique
militaire, qu'après les démarches les plus multipliées et les plus
mortifiantes rebulYades : un petit ballon destiné à partir avec le Pôle-
516 LE VIEUX PARIS
Nord, V Hirondelle, celui-là même qui avait servi aux expériences
gymnastiques aériennes de l'Hippodrome, creva pendant le gonfle-
ment, ce qui fit beaucoup rire ce bon public. Au moment du départ,
on s'aperçut que l'aéronaute qui devait prendre le commandement
du ballon avait tout simplement oublié les soixante -quatre cordes
chargées de rattacher le filet au cercle. Nouveau retard, nouvelle
impatience des spectateurs, qui brisent les clôtures et envahissent
toutes les enceintes. Ce fut au milieu de ce tumulte et de cette con-
fusion que l'aérostat, sans qu'on eût pu môme achever les préparatifs
nécessaires, partit précipitamment, pour aller descendre, quelques
heures après, à Auneau en Beauce \
IV
Telle est la dernière grande ascension qui précéda la guerre. On
sait le rôle qu'ont joué les ballons pendant le siège de Paris. Le direc-
teur général des postes et télégraphes de la répubhque française
essaya également de les utiliser à l'armée de la Loire, pendant la
longue immobilité qui suivit la victoire de Coulmiers, pour des
reconnaissances militaires. Il se souvenait des services rendus par les
aérostiers de Goutelle à la journée de Fleurus, et du parti qu'avait
tiré des ballons captifs une autre république, — la grande répu-
blique des t^tats-Unis, — pendant la guerre de sécession. Mais ces
essais ne réussirent pas "^
Bien avant cette époque, et dès le début du siège de Paris, Nadar
avait installé également dans la grande ville bloquée, au-dessus des
buttes Montmartre, un ballon destiné aux observations militaires,
et dont les services restèrent tout aussi problématiques. MM. Eug.
Godard et de Fonvielle tentèrent également d'étabhr sur d'autres
points deux autres aérostats captifs, mais le Neptune de Nadar fut
le seul qui préoccupa l'attention publique. Ce ballon fut requis, le
23 septembre, pour le transport des dépêches, et le succès de cette
première expérience indiqua le vrai rôle que l'aérostation était appe-
lée à remplir, et la nature des immenses services qu'elle allait rendre
à la patrie et à l'humanité. Le ballon venait de conquérir ses plus
1 Pour toutes ces dernières ascensions, voir les Voyages aériens, par MM. Flammarion,
de Fonvielle et Tissandier; 1870, in-8°.
2 La première armée de la Loire, par le général d'Aurelle de Paladine, p. 155.
AEROSTATS ET HOMMES VOLANTS 517
beaux titres de gloire. Il répondait enfin victorieusement à ses détrac-
teurs et se vengeait de leurs dédains en les forçant d'en rougir.
A Metz d'abord, à Paris ensuite, le ballon, passant par-dessus les
lignes prussiennes, et jetant, pour ainsi dire, un pont dans les airs,
avait rétabli les communications entre la ville assiégée et la France
attentive, anxieuse; entre les hommes qui se battaient et les femmes
qui priaient , entre le cœur des fils et celui des mères. On peut dire
que l'âme de la patrie était suspendue à ces globes, dont le passage,
signalé à l'horizon, attirait tous les regards et faisait battre tous les
cœurs, dont le débarquement était guetté partout avec une impa-
tiente angoisse.
Du 23 septembre 1870 au 28 janvier 1871 , Paris envoya par-
dessus ses remparts soixante-quatre ballons, la plupart lancés par
l'administration des postes, qui avait commencé par acheter tous les
aérostats disponibles et qui fit ensuite construire tous ceux dont elle
avait besoin. Quand les aéronautes manquèrent à leur tour, on les
remplaça par des marins, qui se lançaient audacieusement, après
quelques leçons sommaires, dans cet océan d'un nouveau genre. Ces
ballons partaient généralement des gares du Nord, d'Orléans ou de
l'Est, des usines de Vaugirard et de la Villette, ou du jardin des
Tuileries, et la foule suivait de l'œil avec une curiosité émue et cou-
vrait de ses acclamations les hardis voyageurs.
Le 29 septembre, on vit s'élever deux ballons accouplés par leur
nacelle, et qui comprenaient entre eux un troisième aérostat de
dimension moindre. Le lendemain, on lançait au boulevard d'Italie
un petit ballon libre, qui devait distribuer de lui-même les sacs de
lettres dont il était rempli, au moyen d'un système automatique;
mais il dépassa à peine les remparts, et s'abattit au milieu des
retranchements prussiens. Le 7 octobre, :M. Gambetta s'éleva de la
place Saint -Pierre -Montmartre dans V Armand -Barbes, et alla des-
cendre près de Montdidier, après une traversée dramatique. Les Prus-
siens tiraient sur les ballons; ils leur envoyaient des fusées incen-
diaires ; on apprenait même qu'ils faisaient construire par Krupp un
canon spécial destiné à les atteindre au vol , et ils affichaient la pré-
tention de traiter avec toute la rigueur des lois de la guerre les aéro-
nautes tombés en leur pouvoir. Il fallut donc se décider, vers le milieu
de novembre, à faire les ascensions de nuit, malgré les difficultés et
les périls que l'obscurité ajoutait aux opérations du départ, et, depuis
ce moment, ce qui avait été presque chaque jour le spectacle et l'émo-
tion de tout Paris devint un drame intime dont la vue était réservée
exclusivement à un petit nombre de privilégiés.
518 LE VIEUX PARIS
Plusieurs de ces ascensions eurent des dénouements ou des
péripéties plus ou moins tragiques. Le Galilée, le Daguerre, etc.,
sont tombés aux mains des Prussiens, qui s'emparèrent aussi des
passagers du Vauban, et les retinrent prisonniers. Un aérostat s'en
alla descendre en Bavière, un autre en Prusse même. La Ville-d'Or-
léayis, partie le 24 novembre de la gare du Nord, à onze heures
quarante -cinq du soir, atterrissait le lendemain, à une heure de
l'après-midi, dans la Norwège, à cent lieues au nord de Christiania,
après un voyage d'une rapidité vertigineuse et fantastique, qui a fait
songer à l'ascension de Hans Pfaal, décrite par Edgar Poe. Nous ne
parlons ni des chutes violentes ni des traînages périlleux, que ne
peuvent toujours éviter les plus habiles aéronautes, et qui devaient
nécessairement se multiplier avec des novices comme ceux qu'on était
réduit à employer.
Le 30 novembre, à une demi -heure d'intervalle l'un de l'autre,
partirent dans la nuit deux ballons : le Jacquard, monté par le marin
Prince, et le Jules -Favre, monté par un négociant. Le vent poussait
vers l'Océan. Le Jules-Favre eut la chance d'atterrir à Belle-Ile-
en-Mer, après une descente des plus dramatiques; mais le Jacquard
alla se perdre au milieu des flots : on ne l'a jamais revu. Le 27 jan-
vier, un autre ballon, le Richard-Wallace, l'avant- dernier de tous
ces messager's aériens envoyés par Paris à la province, et conduit par
un iuh'onaute non moins inexpérimenté, devait renouveler cette cata-
strophe et se perdre dans la mer en vue de la Rochelle.
Cet usage presque quotidien du ballon, les services réguliers qu'il
était appelé à rendre , le désir de recevoir du reste de la France les,
réponses aux communications qu'on lui envoyait et les nouvelles de
la gueri'e autrement que par la voie très insuffisante des pigeons,
remirent naturellement à l'ordre du jour le problème de la direction
aérienne. La délégation de Tours avait nommé une commission scien-
tifique chargée d'étudier la question, et qui fut bien vite accablée de
plans chimériques et saugrenus par une foule d'inventeurs de bonne
volonté. On songea à organiser des départs dans quelques villes proches
de Paris et non occupées par l'ennemi, en profitant des courants
favorables; mais aucune des tentatives ne put être suivie de succès,
et il fallut s'en tenir aux dépêches microscopiques qu'on envoyait sous
l'aile des pigeons ^
A Paris, les imaginations chômaient moins encore, et les plans de
1 La plupart des détails qui précèdent sont empruntés au livre très intéressant de M. G. Tis-
sandier : En ballon pendant le siège de Paris , 1871 , in -18.
AEROSTATS ET HOMMES VOLANTS blO
ballons dirigeables dans tous les genres et sous toutes les formes, —
ballons -oiseaux, ballons -poissons, ballons- navires, etc., — couraient
les journaux et les clubs. Un inventeur voulait qu'on attelât une armée
de deux mille pigeons à un aérostat. Un autre remplaçait les i)igeons
par des oiseaux de proie. Dans le courant de novembre 1870, le
Figaro racontait qu'on avait soumis à l'Académie des sciences le projet
dont nous allons parler, et, renchérissant sur lui, un correspondant
de la Pall Mail Gazette, pris au mot par presque toute la presse
étrangère et provinciale, prétendait qu'on venait de faire une expé-
rience qui avait parfaitement réussi, en attelant à un ballon captif
quatre aigles empruntés à la ménagerie du Jardin des Plantes. Debout
dans la nacelle, un aéronaute tenait au bout d'un long bâton un
morceau de cbair crue, qu'il tournait dans la direction où il voulait
prendre son essor; et les oiseaux carnivores, en s'etTorçant d'atteindre
cette proie, tiraient naturellement le navire aérien en haut ou en
bas, à droite ou à gauche, absolument comme des chevaux attelés à
une voiture.
Rien à la fois de plus ingénieux et de plus simple, on le voit. Il
devenait aussi focile de diriger un ballon qu'un troupeau dt; l)rebis,
et l'aéronaute ressemblait au berger (pii tend devant le bélier sa main
pleine de grains.
La Pall Mail Gazette rapportait cette petite histoire avec une gra-
vité parfoite. Elle entrait dans les détails les plus i)i'écis; elle nom-
mait les personnes devant qui l'expérience avait eu lieu : ce n'c'laicut
rien moins que M. Rampont, directeur général des postes, el les
principaux fonctionnaires de son administration. Comment douter
encore ?
Avons-nous besoin d'ajouter pourtant que ces aigles n'étaient (pi'un
odieux canard, à peu près de la même force que le moyen décrit par
Cyrano de Bergerac dans son Histoire comique de la Lune, où un
jeune homme lui apprend qu'il est monté dans cet astre en jetant
toujours au-dessus de lui une boule d'aimant, qui attirait la machine
de fer très légère dans laquelle il était assis. :Mais le correspondant
fantaisiste de la Pall Mail Gazette ne s'était même pas tant mis en
frais d'invention, et il n'avait eu que la peine de copier dans un article
de Méry, ou dans VHistoire littéraire de la France, cette prétendue
découverte, qu'un certain nombre de lecteurs eurent la naïveté de
prendre au sérieux.
L'article publié par Méry, peu de temps avant sa mort, à propos
des excursions de Nadar et du Géant, s'il m'en souvient bien, a la
prétention d'analyser une légende du Talmud , ce fatras rabbinique
520
LE VIEUX PARIS
OÙ, en fuit de traditions, de superstitions et de contes à dormir de-
bout, on trouve de tout et d'autres choses encore. Il n'est point facile
de se retrouver dans le chaos du Talmud, et je me borne à analyser
à mon tour l'article de Méry.
Le premier des ancêtres de la famille Godard aurait été, d'après ce
récit, le grand chasseur Nemrod. Un jour, dans son orgueil, Nemrod
éprouva la fantaisie d'aller décocher une flèche au soleil. Il choisit
Ballon passant au-dessus de la porte de Versailles, pendant le siège de Paris.
dans la basse- cour d'aigles qu'il élevait sur les ruines de la tour de
Babel le plus vigoureux de ces oiseaux, et le lia par les serres à un
appareil de cordages fixé à la circonférence d'une nacelle d'osier, dans
laquelle il monta avec une provision de viandes saignantes au bout
d'un long bâton, après avoir aiguisé l'appétit du redoutable volatile
par un jour de jeûne.
Voyant l'appât flotter à une demi-coudée de son bec , l'aigle déploya
ses grandes ailes et se rua sur cette proie, qui se mit à fuir devant
lui. L'aigle montait, montait, déchirant l'air de furieuses morsures,
poussant des cris rauques, haletant d'une frénétique convoitise, épe-
ronné par l'aiguillon du désir et de la faim, et la proie montait plus
vite. Il la poursuivit jusqu'au soleil, suivant, sans s'en apercevoir, la
direction de ce gouvernail ingénieux que maniait la main de Nemrod.
Après un long et furieux voyage, le char aérien, noyé jusque-là dans
AEROSTATS ET HOMMES VOLANTS 523
la terne atmosphère terrestre , déboucha tout à coup dans une atmo-
sphère éblouissante. En levant les yeux, le grand chasseur vit le soleil
face à face, et, saisissant son arc au fond de la nacelle, il décocha
un trait au disque él)louissant.
Le lendemain, un berger de l'Euplirate trouva sur la rive le corps
de Nemrod tout sanglant et percé d'une flèche, à côté du cadavre de
l'aigle.
Voilà ce qu'on Ht dans le Talmud, à ce qu'il parait. Si vous n'y
croyez pas, vous êtes libre d'y aller voir.
Sans remonter si loin, on trouverait, dans une de nos plus curieuses
chansons de gestes : le Roman d'Alexandre, par Lambert le Court et
Alexandre de Paris, au xiio siècle, une invention absolument sem-
blable. Les auteurs, qui prêtent à leur héros une foule d'aventures
merveilleuses et le font voyager dans tous les mondes, à la recherche
de tous les secrets, racontent qu'après être descendu au fond de la
mer dans un grand tonneau en cristal, éclairé par des lampes, il lui
prit la fantaisie de parcourir le firmament et les astres. Il attache
donc à un grand panier couvert de cuir d'horribles et voraces grif-
fons, et il monte en élevant devant eux un moi'ceau de chair frakiio
piqué au bout de sa lance. Quand il a fini de tout voir, il lui suffit
d'abaisser sa lance, et les grilîons redescendent.
On voit qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
Faute (le grives, dit le provei'be, ou prend des merles. A défaut
d'aigles ou de griffons, qu'on n'a i)as toujours sous la main, vous
pouvez simplement employer des grues, un animal (\\ù n'a jamais (Hé
regardé comme bien rare. Il y a quarante à cinijuante ans, un certain
M. Tissot, inventeur fantastique et très convaincu d'une foule de pro-
jets originaux, dont aucun, par malheur, n'a \m a])onlir, avait, en
regardant un vol de grues qui passaient à une hauteur pi-odigieuse
au-dessus de sa tête, conçu le grand d(?ssein irutiliser ces IxMes pro-
saïques pour la direction des aérostats. Plein de cette idée, raconte
Méry dans l'article auquel nous revenons après l'avoir abandonné un
moment, il construisit un modèle en carton, qu'il e.xposa au passage
du Caire. Tout fonctionna à merveille. Le l)allon avait deux pieds de
haut. Une longue aiguille de bois, laissant flotter à son extrémité un
appât friand , dépassait de trois pouces les becs de vingt-quatre grues
en carton, attelées à la nacelle. Un rouage mettait en mouvement la
machine, et les grues, se précipitant en masse vers la proie, entraî-
naient l'aérostat dans toutes les directions, suivant la volonté de
M. Tissot.
Malheureusement, en dehors de ces grues de carton, l'inventeur ne
52^1 LE VIEUX PARIS
put jamais se procurer que quatre grues empaillées, — ce qui était
insuffisant. Encore avait-il été obligé d'aller les chercher à Londres,
et se les fit -il confisquer au retour par la douane avec son appareil,
pour défaut de déclaration. Ruiné par ses frais de fabrication et d'a-
chat, par son voyage et l'amende qui en avait été la suite, M. Tissot
n'eut plus d'autre ressource que d'adresser une multitude de mé-
moires sur son invention à l'Académie des sciences, qui s'obstina à
faire la sourde oreille. Il est mort depuis longtemps, sans quoi il n'eût
pas laissé à d'autres l'idée de confier la direction des ballons aux
aigles du Jardin des Plantes,
Mais, pour en revenir aux choses sérieuses, les besoins de la dé-
fense nationale avaient inspiré, dans des esprits plus graves, de plus
sérieux projets. On apprit tout à coup, au mois d'octobre 1870, que
le savant ingénieur M. Dupuy de Lôme, membre de l'Institut, s'oc-
cupait de construire un ballon dirigeable. Le nom seul de M. Dupuy
de Lôme semblait déjà une garantie, et, l'illusion patriotique aidant,
beaucoup crurent que ce problème, si longtemps insoluble, touchait
enfin à sa solution. Mais le siège s'acheva sans qu'on eût vu paraître
l'aérostat de M. Dupuy de Lôme, et ce n'est que plus d'une année
après, le 2 février 1872, que celui-ci put tenter à Vincennes, avec un
succès relatif, la première expérience de son appareil.
Cependant la lamentable liste des naufrages aériens s'allonge
chaque année de quelque nom nouveau, et l'horrible catastrophe
du Zénith, qui, après avoir emporté, le 15 avril 1875, trois navi-
gateurs intrépides, partis pour aller explorer l'atmosphère dans les
régions où l'air respirable fait défaut, a redescendu, quelques heures
après, les deux cadavres de Sivel et de Crocé-Spinelli, est venue
nous rappeler au sentiment de notre faiblesse et au respect des lois
de la nature.
On est stupéfait du peu de progrès accomplis en cent ans par le
ballon. Tous les moyens encore en usage aujourd'hui, le lest, la sou-
pape, l'ancre, etc., datent des premiers temps. Le parachute était in-
venté en 1783, expérimenté par Blanchard sur des animaux en 178i,
et par J. Garnerin sur sa propre personne en 1797. Tétu-Brissy avait
précédé de plus d'un demi-siècle M. et M^c Poitevin, en se faisant
enlever sur un cheval qui n'était même pas attaché et dont les pieds
reposaient simplement sur le plateau de la nacelle. Dès 1785, Blan-
chard traversait la Manche en ballon ; et depuis la catastrophe de
Pilàtre et Romain, quelques mois après, on resta près d'un siècle,
jusqu'au mois de mars 1883, avant de renouveler cette audacieuse
tentative, qui devait réussir avec éclat, dans la nuit du 29 au
AÉROSTATS ET HOMMES VOLANTS 525
30 juillet 1886, sous la direction de MM. Llioste et Mangot. Pas un
perfectionnement, pas un tour de force, pas un rêve même que nous
puissions nous vanter d'avoir fait les premiers. Une chanson du temps
disait en vers de mirliton :
Jusques alors, leire à terre,
Chacun volait de son mieux;
Mais, franchissant notre sphère,
On volera juscju'aux cieuxl
Amis, con tracteurs de dettes,
Faisons billots par milliers,
Et l'empire des planètes
Nous sauvera des huissiers.
Rien de pareil encore, heureusement pour les huissiers, malgré le
nouveau pas fait en avant par les capitaines Renard et Krebl)senl88i.
Mais ce sera peut-être pour le deuxième centenaire. Les imagina-
tions ardentes espèrent que, d'ici là, la science, qui a trouvé tant do
choses bien autrement difficiles, à ce qu'il semble, aura fini i)ar trou-
ver la direction aérienne. En ce temps-là, il y aura des ballons à la
course et à l'heure, comme les fiacres actuels. Les reporters, les cour-
tiers, les médecins, les millionnaires, auront toujours leur ballon
attelé dans la cour et prêt à partir. On s'invitera à déjeuner de Paris
à Pékin. On se rendra à la Havane, comme on va pour le moment
au bureau du Grand-Hôtel, pour y choisir de bons cigares. Les maî-
tresses de maison iront chercher elles-mêmes leurs glaces au pôle et
leur café à Moka. On prendra l'omnibus à la Bastille i)our la capitale
du roi Makoko, je veux dire de son héritier. Les critiques assisteront
couramment aux premières d'Ispahan et de Bénarès, et, après dîner,
l'amphitryon dira à ses convives : « Si nous allions déguster un
verre de marasquin à Zara et de vrai rhum à la Jamaïipie! Cela nous
ferait une petite promenade avant de rentrer au salon pour retrouver
ces dames. »
Tel est le tableau enchanteur que se figurent certains esprits en-
thousiastes. Mais, hélas! on désespère alors qu'on espère toujours,
et il est tout au moins à craindre que nous ne voyions point ces belles
choses, car d'une expérience scientifique à un usage courant il y a
loin encore.
Icare a légué son nom à l'histoire pour être tombé des cieux, et la
grandeur de son ambition a fait le retentissement de sa chute. Celui
qui montera vers la nue sans tomber et fendra l'espace à son gré d'un
vol soutenu, peut être sûr de devenir immortel. Seulement le jour où
nous ne serons plus fixés au sol par la semelle de plomb que chacun
526 LE VIEUX PARIS
de nous porte à la plante des pieds ; le jour où l'homme pourra vivre
dans l'air comme l'oiseau, franchir tous les obstacles et toutes les
barrières, le jour où il aura forcé la dernière frontière de la nature,
maîtrisé son dernier élément , pénétré ses dernières retraites , com-
primé ses dernières résistances ; le jour où il pourra se croire le maître
absolu de la matière et le seul souverain de ce monde dompté par
lui, il ne restera plus à Dieu qu'à détruire son œuvre, pour arrêter
l'homme dans l'ambition de son essor, dans l'audace de ses rêves et
de ses projets, et à foudroyer, sur sa butte de terre, cette fourmi am-
bitieuse, se croyant un aigle parce qu'elle s'est fabriqué des ailes.
FIN
TABLE
CiiAPiTRE I. — Rciirést'iilalioiis publiques tles myslèivs 7
— II. — Fùtos et jeux publics de rUnivcrsité 27
— m. — Les foires de Paris : foires du Laudit. de Bezons, Saiiil-Ovide,
Saint-Laurent. — Foire Saint-Germain. — Les foires qui subsistent. OiJ
— IV. — Les boulevards. — Le boidcvard du Temple 111
— V. — Lonjrcbamp dei)uis son origine jusqu'à nos jours lui
— VI. — Oi)ôrateurs. — Charlatans. — Empiriques. — Arracheurs de
dents 187
— VIL — Escamoteurs. — Prestidigitateurs. — Venli ilo(pies. — Jon-
gleurs. — Devins. — Tireurs de cartes 2'io
— VIII. — Marionnettes, — Pantins. — Figures mécani(pies. — (Jmbres
chinoises. — Figures de cire 291
— IX. — Acrobates et sauteurs 3.'Jij
— X. — Etres incomplets. — Nains et géants 301
— XL — Animaux savants et curieux 383
— Xll. — Les chevaux du cirque. — Les courses équestres et pédestres 421
— XlII. — Cond)als d'animaux. — Bêtes fauves et dompteurs W9
— XIV. — Les aérostats et les hommes volants 475
17252. — Tours, impr. Mamr.
h9
BINDINGSZCT. JUN l^tSTD
DC
715
F6
cop,2
Fournel, François Victor
Le vieux Paris
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