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Full text of "Le vrai Rodin : nombreuses illustrations hors texte ; reproductions d'oeuvres et photographies prises à l'hôtel Biron et à Maudon"

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Le  Vrai 


RODIN 


NOMBREUSES  ILLUSTRATIONS  HORS 
TEXTE.  REPRODUCTIONS  D'ŒUVRES  ET 
PHOTOGRAPHIES  PRISES  A  L'HOTEL  BIRON 
ET  A    MEUDON.   AVEC  DES  COMMENTAIRES 


par 


GUSTAVE     COQUIOT 


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EDITIONS   JULES   TALLANDIER 

75,     RUB    DAREAU,    75,    PARIS    (14*) 
=     Tous   droit!  r«s<rv«s.  — 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/levrairodinnombrOOcoqu 


Le  Vrai 

RODiN 


IL  A  ETE  TIRE  A  PART,  DE  CET  OUVRAGE  : 

20   exemplaires  numérotés  de    i    à  20    sur  papier 
du  Japon,  des  manufactures  Impériales. 

20   exemplaires  numérotés   de  21  à  40  sur  papier 
Hollande,  de  Van  gelder-Zonen,  d'Amsterdam. 


Cliclt'   M.iDuei 


AUOrSTF    RODIX 


Le  Vrai 

RO  D  I  N 


NOMBREUSES  ILLUSTRATIONS  HORS  TEXTE, 
REPRODUCTIONS  DŒUVRES  ET  PHOTO- 
GRAPHIES PRISES  A  L'HOTEL  BIRON  ET 
A     MEUDON.     AVEC     DES     COMMENTAIRES 


GUSTAVE    COOUIOT 


-^7S(^> 


DEUXIÈME    EDITION 


ÉDITIONS  JULES  TALLANDIER 

75,    RUE    DAREAD,    75,    PARIS  (l4«) 
Tout  droit i  ristrvJi. 


NE 

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/-,  •    1,1.     I    1     T  11       1-      inio  Tous    Jroils    «le    traduclion    et    de 

Copuruililoi/JulesTallandierlOIS. 

reproduclioa  réservés  pour  lous  pays. 


PORTRAITS   DE  RODIN 


CONSIDÉRONS  certains  de  ses  portraits  à  ce  jour. 
Hommes  de  lettres,  peintres  et  sculpteurs  ont 
représenté  Rodin  à  leur  façon  ;  et  elle  n'est  pas  souvent 
excellente  ! 

Aussi  bien,  il  ne  fut  guère  possible  de  fixer  littérai- 
rement, ou  par  le  modelé  ou  par  la  couleur,  une  person- 
nalité aussi  touffue  et  aussi  complexe  que  la  sienne  ; 
et  l'on  n'a  guère  pu,  même  après  une  étude  appro- 
fondie, qu'en  inscrire  que  des  aspects,  qui  sont  bien- 
tôt devenus,  cependant,  pour  la  plupart  des  gens,  de 
suffisants  «  clichés  ». 

Il  sied,  néanmoins,  de  parler  de  quelques-uns  de  ces 
portraits,  au  moins  des  plus  connus,  eu  commençant 
par  deux  portraits   «  Littéraires  »,   également  curieux. 

Le  premier,  ^I.  Léon  Riotor  l'a  signé.  Ce  critique  d'art 
et  ce  bon  poète  nous  dit  : 

«  L'fiomme  vient  à  vous,  les  vêtements  taches  de  plâtre, 
hésitant  et  timide.  Une  médaille  de  Ringel  le  montra, 
les  cheveux  drus,  la  barbe  flavescenie,  l'œil  naïf  mais 
positif.  Le  front  est  puissant,  le  nez  inquisiteur,  le  bas 


LE   VRAI   RODIN 


du  visage  noj^é  dans  sa  lourde  barbe,  sur  une  de  «  ces 
«  fortes  encolures  aimées  de  Balzac  (ceci  emprunté 
«  à  M.  Daniel  Baud-Bovy),  qui  unissent  plus  intime - 
«  meut  le  cœur  au  cerveau  ».  //  a  des  étonncments  bon 
enfant.  Le  buste  un  peu  épais,  tel  que  le  révèle  ailleur  s 
W^^  Claudel,  trapu  et  tranquille,  son  geste  a  de  la  force. 
Vous  examinant  sans  que  vous  vous  en  doutiez,  il  prend 
des  notes,  et  prolongeant  les  contemplations  silencieuses, 
vous  écoute  volontiers  sans  vous  entendre.  Ses  yeux 
ont  des  abîmes  lointains.  » 

Ici,  je  fais  tout  de  suite  une  confession,  dont  M.  Léon 
Riotor,  je  l'espère,  ne  me  gardera  pas  rancune. 

J'ai  cru  devoir  souligner  les  phrases  qui  relèvent 
évidemment  de  la  Littérature,  ou  plus  exactement  qui 
pourraient  convenir  à  un  tout  autre  artiste  que  Rodiu. 

D'autre  part,  il  est  étonnant  de  voir  que  M.  Riotor 
s'en  rapporte  à  une  médaille  de  Ringel,  pour  commencer 
la  «  description  »  du  maître  qu'il  admire  ;  car  cette 
médaille  est  notoirement  incomplète,  et,  ce  qui  est  plus 
grave,  banale. 

Il  y  a  bien  aussi  cette  phrase  :  les  vêtements  tachés  de 
plâtre,  qui  fera  un  peu  sourire  ;  car  elle  est  trop  conven- 
tionnelle ;  mais,  j'en  conviens,  cette  phrase  aide  beau- 
coup à  camper  un  portrait  qui  s'adresse  surtout  à  la 
majorité  des  visiteurs  dos  Salons. 

Voyons,  maintenant,  le  second  portrait  littéraire. 

Celui-ci  a  pour  auteur  M.  Gustave  Geffro}',  l'éminent 
critique  d'art,  qui  dirige  avec  tant  de  clairvoyante 
intellicrence  la  manufacture  des  Gobelins. 


PORTRAITS   DE   RODIN 


Voici  ce  portrait  tout  au  long  :  «  L'homme,  il  est  là 
devant  vous,  les  vêtements  tachés  de  plâtre,  (qu'il  me  soit 
permis  de  souligner  encore  certaines  phrases  !)  les  mains 
poissées  de  terre  glaise.  Il  est  petit,  trapu  et  tranquille. 
Tous  les  traits  du  visage  apparaissent  à  la  fois,  car  tous 
ils  sont  caractéristiques.  Entre  les  cheveux  coupés  court 
et  la  longue  barbe  qui  descend  à  flots  blancs  sur  la  poi- 
trine (évidemment  ceci  remplace  1  epithète  flavescente, 
soulignée  plus  haut) ,  un  visage  fin,  passant  du  distrait 
au  soucieux,  et  du  soucieux  au  souriant,  se  masque  de 
préoccupations  et  s'éclaire  de  joie  paisible  et  de  sérénité 
silencieuse.  Le  front,  un  peu  mystique  et  vaguement 
ogival,  mais  très  étendu  et  bien  bossue,  est  fait  pour 
enclore  et  pour  sceller  des  pensées  nombreuses.  Le  nez 
droit  achève  un  profil  comme  les  profils  de  moines 
sculptés  aux  portails  des  cathédrales.  Mais  ce  moine 
paterne  et  subtil  est  armé  de  volonté  ;  hanté  dans  sa 
cellule  d'artiste  par  les  inquiétudes  et  aussi  parles  certi- 
tudes modernes.  Le  regard  et  la  voix  sont  dans  un  accord 
rare,  regard  aigu  et  brillant,  qui  rassemble  la  lumière 
et  la  couleur  bleu  pâle  de  l'œil,  voix  douce,  intime, 
pénétrante,  avec  un  étonn:ment  bon  enfant  et  un  rien  de 
causticité  toujours  présent  datis  le  rire.  » 

Le  portrait,  certes,  est  achevé;  et  il  tient,  celui-ci, 
et  de  la  Littérature  et  de  la  Sculpture. 

M.  Léon  Riotor.  le  premier,  l'a  fort  goûté  ;  car  il  lui 
a  beaucoup  emprunté  ;  mais  cela  ne  gène  pas,  cela  précise, 
au  contraire,  et  fixe  davantage  le  «  cliché  »  dans  les 
mémoires  paresseuses. 


LE  VRAI    RODIN 


On  a  lu  encore  que  Rodin  «  avait  »,  quand  il 
apparut  à  M.  Geffroy  :  les  vêtements  tachés  de  plâtre, 
les  mains  poissées  de  terre  glaise  ;  mais  ce  détail,  abon- 
dant, est  peut-être,  somme  toute,  utile,  pour  bien  se 
représenter  un  sculpteur,  même  illustre  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  nous  confrontons  ces  deux 
portraits,  ils  nous  permettent  de  retenir  des  points 
principaux,  assez  importants,  ma  foi  !  pour  dresser 
«  le  portrait  littéraire  »  de  Rodin. 

Aussi  bien,  du  reste  si  l'on  s'imposait  l'affligeante 
corvée  de  débusquer  d'autres  portraits  de  tant  de 
gazettes  et  de  revues,  l'on  aurait  bientôt  à  endiguer  un 
tel  flot  de  sottises  et  de  jugements  ridicules,  que  la  tâche 
serait  au-dessus  du  plus  extraordinaire  courage  ! 

En  effet,  de  cet  homme  si  simplement  épris  de  son 
travail,  si  simplement  admirable  statuaire,  n'a-t-on 
pas  osé  écrire  qu'il  était  thaumaturge,  apôtre  et  mage, 
et  bien  d'autres  choses  encore  ?  et,  bien  entendu,  ce  sont 
surtout  les  femmes  dites  de  lettres  qui  se  sont  hysté- 
risées  à  le  recouvrir  de  ces  absurdes  et  niaises  louanges. 

Et  ce  n'est  pas  tout  !  Ont-elles,  en  effet,  assez 
multiplié  les  conférences  consacrées  à  Rodin,  —  pour 
ne  rien  dire,  pour  rabâcher  les  plus  déplorables  «  ponts- 
neufs  »,  pour  arriver  à  détourner  du  grand  statuaire  de 
pacifiques  auditeurs,  ahuris  par  tant  de  propos  jetés 
à  tort  et  à  travers  ! 

Dans  ces  conditions,  il  est  donc  tout  à  fait  indiqué 
de  s'en  tenir  aux  deux  portraits  qui  résument,  au  fond, 
tout  ce  qu'il  est  nécessaire  de  connaître,  pour  l'instant, 
du  moins. 


PORTRAITS   DE  RODIN 


D'ailleurs,  il  y  a  maintenant  les  renseignements 
fournis  par  les  peintres  et  par  les  sculpteurs. 

Examinons-en  donc  quelques-uns. 

Je  me  bornerai  aux  portraits  que  Rodin,  fidèle  à  ses 
amitiés,  conserve  en  sa  villa  de  Meudon,  et  que,  de  con- 
cert avec  Karl  Boès,  nous  eûmes  le  plaisir  de  reproduire, 
en  1900,  dans  un  numéro  spécial  de  la  Plume. 

Le  premier  portrait  en  date  est  un  portrait  de  jeunesse, 
par  Bamouvin. 

H  est  sommaire  et  fruste,  sans  indication  véritable. 
C'est  un  Rodin  sans  moustache  et  sans  barbe.  Ce  Bar- 
nouviu  était  un 'peintre  consciencieux,  mais  peu  habile. 
C'est  une  œuvre  exécutée  par  un  Holbein  de  hameau. 

En  1882,  Alphonse  Legros,  l'excellent  peintre-gra- 
veur français,  retiré^ et  mort  à  Londres,  a  fait,  lui, 
un  portrait  plus  ^substantiel,  et,  heureusement,  plus 
vivant. 

C'est  un  profil  brutal  et  fort,  tenace  et  résolu.  Une 
très  belle  œuvre  !  Néanmoins,  ne  la  confrontez  pas  avec 
le  portrait  écrit  par  M.  Léon  Riotor  :  vous  seriez 
déconcerté. 

Certes,  il  y  a  des  années  d'écart  entre  ces  deux  verdicts  ; 
mais  l'un  n'est  pas  du  tout  contenu  dans  l'autre.  Je  ne 
veux  pas  rechercher  lequel  des  deux  s'est  trompé  ;  mais 
celui-là,  il  s'est  trompé  singulièrement. 

Eugène  Carrière,  on  s'y  attend,  a  portraituré  aussi 
Rodin.  Car  Carrière  était  hanté,  comme  Pierre  Petit,  du 
désir  de  portraiturer  tous  les  gens  notoires  ou  sur  le 
point  de  l'être. 


LE   VRAI   RODIN 


En  dehors  de  ces  gens-là  et  de  sa  famille,  rien,  à  peu 
près,  ne  l'intéressait. 

C'est  pourquoi  la  plupart  des  critiques  et  tous  les 
«  amateurs  d'art  »  n'ont  point] manqué  de  répéter  à 
satiété  qu'  «  il  était  un  peintre  de  forte  culture  »  ! 

Eugène  Carrière  s'est  donc  attaqué  à  Rodin,  même 
plusieurs  fois.  Il  y  a  un  portrait  peint  et  une  lithographie  : 
Rodin  de  face,  et  Rodin,  dans  un  clair-obscur,  mode- 
lant une  de  ses  œuvres. 

I^e  Rodin  de  face  est  une  interprétation  hors  de 
toute  mesure.  Aucune  ressemblance  ph3-sique  ou  morale. 
Une  effigie  peinte  avec  virtuosité,  sans  aucun  doute, 
avec  beaucoup  de  profondeur  ;  mais  rien  de  Rodin, 
très  certainement  ! 

La  lithographie,  elle,  est  plus  proche  de  la  vérité. 
Elle  comporte  un  intérêt  dramatique  à  peu  près  suffi- 
sant. 

C'est  un  Rodin  volontairement  nuageux,  toutefois, 
dont  la  main  en  avant  est  sans  anatomie  puissante.  C'est 
une  image  qui  plaît  ;  mais,  pour  l'admirer  vraiment, 
il  ne  faut  pas  trop  connaître  le  maître,  autrement  rageur 
au  travail. 

Trois  tentatives  picturales  restent,  puis  un  dessin 
tout  à  fait  louable  qu'a  signé  J.-F.  Raûaëlli  et  un  por- 
trait de  Rodin  par  lui-même. 

lya  première  des  trois  huiles  est  de  ce  peintre  exo- 
tique qui  a  considéré  la  peinture  comme  un  flux 
d'humeurs  coloriées  :  elle  est  de  John  Sargent  qui 
revit,  aujourd'hui,  dans  ce  pommadin  de  la  mode  qui 
se  nomme  Boldini. 


PORTRAITS   DE  RODIN 


John  Sargent  a  représenté  Rodin  de  telle  façon  que 
c'est,  à  coup  sûr,  un  outrage  à  l'amitié. 

Les  yeux  sont  mornes  et  tout  le  visage  est  languissant. 
C'est  une  peinture  faite  comme  après  une  nuit  de  veille, 
une  gageure  ! 

Par  contre,  M.  Jean-Paul  Laurens,  qui  personnifie  si 
parfaitement  par  sa  Milgarité  l'Institut,  a  vu  en  Rodin  un 
ascète  au  visage  émacié,  aux  yeux  battus  de  fièvre  dans 
des  orbites  trop  creuses. 

Pour  qui  a  vu,  réellement  vu  Rodin,  si  vivant,  si  fort, 
si  alerte  toujours,  il  est  bien  impossible  de  croire  à  la 
sincérité  d'un  tel  portrait. 

Enfin,  la  troisième  de  ces  tentatives. 

Elle  est,  heureusement,  celle-ci,  d'une  fantaisie  supé- 
rieure. 

Elle  représente  un  Rodin  coiffé  d'une  calotte  franque, 
et  elle  compose  le  simple  détail  d'une  frise,  que  le  Pan- 
théon, avec  tant  d'autres  laideurs,  hospitalise.  J'avoue, 
pour  être  juste,  que  l'on  reconnaît  mieux  ses  voisins 
Gambetta  et  Clemenceau.  Ce  dernier  est  même  représenté 
ici  tel  qu'un  parfait  Tartare. 

Voyons  l'apport  des  sculpteurs. 

D'abord,  le  buste  exécuté  par  M^^^  Camille  Claudel. 

Ce  buste,  qui  a  été  très  inspiré  par  Rodin  —  des 
parties  de  modelé,  à  dire  vrai,  le  laissent  croire  — 
n'est   pas,   néanmoins,   autrement  impressionnant. 

Il  réédite  l'air  morne  que  M.  Jean-Paul  Laurens  a  si 
bien  figé  dans  son  portrait. 

Assurément,   après   l'avoir    considéré    bien   souvent. 


10  LE   VRAI    RODIN 


je  n'ai  jamais  retrouvé  dans  ce  buste  «  le  front  un  peu 
mystique  et  vaguement  ogival  >>,  qui  est  une  des  trou- 
vailles littéraires  du  portrait  écrit  par  M.  Geffro}'  ;  — 
et  non  plus  «  ce  profil  comme  les  profils  de  moines 
sculptés  aux  portails  des  cathédrales  »  ! 

Jules  Desbois  a  modelé  également  un  buste  d'après 
Rodin  ;  mais,  malgré  de  nombreuses  séances,  il  ne  s'en 
déclara  point  satisfait  ;  et,  cependant,  Desbois  est  un 
habile  sculpteur,  qui  a  signé  maintes  fois  d'admirables 
bustes. 

Rodin,  «  très  complaisant  modèle  »,  a  posé  encore 
devant  d'autres  modeleurs  ;  mais  il  est  plus  décent  de 
ne  pas  même  mentionner  ces  vaines  tâches.  Rodin  par 
Dalou,  voilà  quel  était  le  buste  à  faire  !  Mais  les  deux 
amis  se  séparèrent,  désunis,  comme  je  le  dirai  plus  loin, 
par  la  commande  du  Monument  à  Victor  Hugo. 

I^es  autres  portraits  de  Rodin,  il  me  reste  à  consi- 
dérer celui  que  J.-F.  Rafïaëlli  a  dessiné  pour  la  Revtie 
illustrée;  et  le  portrait  de  Rodin  par  lui-même. 

A  vrai  dire,  le  premier  de  ces  portraits  est  très 
près  du  modèle  ;  il  le  certifie  à  l'époque  où  il  fut 
exécuté. 

L'attention  qu'apporte  ici  le  sculpteur  à  modeler 
une  petite  figure,  posée  sur  une  selle,  est  autrement 
attachante  que  le  geste  flou  qui  caresse,  dans  la  litho- 
graphie de  Carrière. 

On  voit  un  Rodin  méditatif,  attentionné,  très  soli- 
dement campé  malgré  le  flottement  de  la  longue  blouse 
de  travail. 

Le  profil  est  nettement  vigoureux  ;  le  front  est  têtu. 


PORTRAITS    DE   RODIN 


un  peu  bas  ;  il  bute  presque  contre  la  statuette.  Il  y  a 
l'achamement  du  créateur;  tout  ce  dessin  est  volontaire, 
tendu. 

C'est  un  des  meilleurs  de  la  bonne  douzaine  d'excel- 
lents portraits  que  Raffaëlli  a  réalisés  d'après  certains 
de  ses  amis. 

En  attendant  la  véritable  effigie  d'aujourd'hui,  c'est, 
à  la  date  d'hier,  une  vivante  et  caractéristique  phy- 
sionomie de  Rodin. 

Mais,  certes,  le  portrait  de  Rodin  par  lui-même  est  le 
plus  curieux. 

C'est  un  dessin  au  crayon,  tout  à  fait  significatif,  et 
qui  fait  partie  aujourd'hui  de  la  très  belle  collection  de 
M.  Olivier  Sainsère,  le  conseiller  d'Etat. 

Ce  portrait  représente  Rodin  de  face,  vers  la  cin- 
quantaine. Il  est  divisé  en  deux  parties  très  nettes  : 
lumière  et  ombre.  Le  caractère  en  est  violemment 
marqué;  et  le  regard  est  bien  celui  d'un  visionnaire 
ardent. 

Ce  dessin  est  tout  désigné  pour  le  ]Musée  du  Louvre. 
Il  y  prendra  sa  place  au  milieu  des  plus  merveilleux 
dessins  de  maîtres. 

Maintenant  —  et  pour  en  terminer  !  —  faut-il  dire 
un  mot  des  portraits  de  Rodin,  livrés  par  tous  les  photo- 
graphes du  monde  ? 

Ma  foi  !  ces  choses-là,  nombreuses  pourtant,  contien- 
nent trop,  en  général,  de  maladroites  retouches.  Je  passe 
aussi  sous  silence  bien  d'autres  essais  stupéfiants  —  en 
exceptant  toutefois,  j'y  pense,  un  intéressant  profil  de 
Rodin,  dessiné    par    M.  Loys  Delteil  ;    —  et,  ceci  dit. 


12  LE  VRAI    RODIN 


qu'on  n'attende  pas  de  moi,  à  présent,  le  portrait  du 
vrai  Rodin. 

Et  voici  pour  quelle  raison  :  parce  que,  tout  simple- 
ment, je  crois  qu'il  est  tout  à  fait  impossible  de  le  faire. 
On  ne  résume  pas  en  quelques  lignes,  et  même  en  un 
livre  —  qui  ne  se  peut  accompagner  de  lettres,  de  sou- 
venirs intimes,  de  mémoires  au  jour  le  jour  —  une  telle 
personnalité  ! 

Est-ce  donc  par  désir  de  mystification  que  j'ai  écrit, 
sur  la  couverture  de  ce  livre  :  Le  vrai  Rodin  ? 

Assurément  non  !  Je  voulais  —  et  je  veux  seulement 
faire  entendre  ici  que,  toutes  les  fois  que  j'en  aurai 
l'occasion,  je  chercherai  à  donner  des  notes  prises  à  bon 
escient;  je  fixerai  quelques  points  jusqu'à  ce  jour 
imprécis  ;  —  et  je  ne  chercherai  pas  autre  chose  !  J 'estime 
que  c'est  là  une  tâche  suffisante,  pour  le  moment.  Plus 
tard,  quand  on  pourra  tout  raconter,  il  sera  alors  pos- 
sible, vraiment,  à  celui-là  qui  sera  bien  renseigné,  d'écrire 
un  livre  plus  attachant,  certes,  que  tous  les  romans  du 
monde  ! 

Cela  affirmé,  me  voilà  à  l'aise.  Je  ne  vais  écrire,  con- 
cernant le  vrai  Rodin,  qu'une  manière  d'esquisse,  que, 
plus  tard,  on  «  augmentera  »,  comme  on  dit  en  argot  de 
sculpteur. 

Oh  !  je  le  dis  d'avance  :  c'est  alors  que  beaucoup  de 
légendes  et  de  racontars  se  multiplieront  ;  car  nul  n'est 
plus  accueillant  que  Rodin.  Et  qui,  en  conséquence, 
l'aj-ant  approché,  ne  voudra  inventer  sur  lui  son  anec- 
dote ? 

Evidemment,  il  y  aura  beaucoup  moins  à  dire  sur  un 


PORTRAITS   DE   RODIN  13 

Degas,  un  Claude  Monet  ou  un  Renoir  ;  car  ceux-là, 
ils  ont  défendu  leur  porte  ;  et  personne  n'osera  se 
vanter  d'une  «  intimité  »,  qui  serait  risible  aux  yeux 
mêmes  des  moins  informés. 

En  effet,  on  se  répète  des  mots  cruels  de  Degas  ; 
on  commente  plus  ou  moins  utilement  l'œuvre  de  Renoir 
et  celle  de  Monet  ;  mais  c'est  tout  !  Quand  on  veut  en 
raconter  davantage,  on  reste  interdit  ! 

Rodin,  lui,  au  contraire,  a  cru  au  monde  (mais  Velaz- 
quez,  Rubens,  ont  été,  eux  aussi,  des  artistes  de  ce  genre); 
son  extrême  politesse  lui  a  fait  perdre  du  temps  à  rece- 
voir, à  assister  à  des  banquets  et  à  des  fêtes  qu'on  lui 
imposait  ;  et,  certes,  l'on  ne  peut  pas  avancer  que  cela 
lui  a  mal  réussi,  puisqu'il  est  devenu  une  sorte  de  héros 
univ^ersel. 

Et  qu'avons-nous,   au   bout  du   compte,   à   y   voir  ? 

Mais,  d'ailleurs,  il  n'a  pas  rencontré  que  des  impor- 
tuns !  il  sait  qu'il  peut  compter  sur  des  amitiés  sincères. 

C'est  de  l'une  d'elles  que  je  voudrais  parler  tout  de 
suite  ;  car  elle  est,  celle-là,   pour  Rodin,  sans  limite. 

M ,  appelons-le  Dupré,  par  exemple...,  M.  Dupré, 

donc,  est  un  avisé  dilettante,  que  le  tout-Paris  artiste 
recherche. 

Oh  !  je  n'ignore  pas  que  ce  mot  :  dilettante,  ne  con\âent 
guère  à  cet  homme  qui  s'est  jeté  avec  frénésie  dans  les 
ateliers  de  tous  les  véritables  artistes.  Dilettante,  c'est 
presque,  aujourd'hui,  un  terme  injurieux.  Hiiysmans 
en  a  fait  le  divertissant  procès  que  l'on  sait,  dans 
Certains.  Un  dilettante,  c'est,  en  somme,  le  plus  cuistre 
des  amateurs. 


14  LE   VRAI  RODIN 


C'est  fort  bien  !  Mais  M.  Dupré  a  commencé  par  être 
un  grand  voyageur,  à  aimer  les  prodigieux  spectacles 
maritimes,  avant  que  de  se  réfugier  à  Marseille,  où  il  y  a 
encore  de  la  mer  admirable  ;  et  c'était  entre  ses  congés 
d'autrefois  qu'il  venait  à  Paris,  qu'il  visitait  un  atelier, 
puis  un  autre  ;  qu'il  achetait,  toutes  les  fois  qu'il  le 
pouvait,  estimant  avec  raison  que  les  meilleurs  éloges  à 
un  artiste  consistent  surtout  dans  l'achat  de  l'une  de  ses 
œuvres. 

Et  cette  enviable  vie  a  duré  longtemps,  errante 
d'Angkor  au  Japon,  ou  des  Indes  au  Brésil.  Bien  sou- 
vent, de  quart  sur  son  bateau,  M.  Dupré  rêvait. 

Il  rêvait  à  la  Beauté,  à  de  belles  peintures,  à  de  belles 
sculptures,  à  de  beaux  livres;  et,  vite,  dès  qu'il  débarquait 
à  Brest,  à  Cherbourg,  à  Marseille,  ou  à  Bordeaux,  il 
accourait  à  Paris,  près  de  vous  :  Desbois,  Charles 
Maurin  ;  —  et,  pour  le  bouquet,  il  allait  rendre  visite  à 
Rodin. 

Il  trouvait  qu'on  n'accordait  jamais  une  justice  assez 
complète  à  ce  statuaire.  Il  vous  enflammait  de  ses 
propos.  Il  inventait  chaque  jour  des  termes  colorés  pour 
le  glorifier. 

Je  me  souviens  ainsi  d'une  réunion  au  Café  de  Fleurus, 
qui  dégénéra  en  tumulte. 

Comme  certains  des  assistants  vantaient  ce  soir-là  l'Ins- 
titut, et  toute  la  sculpture  fléchissante.  M.  Dupré  se  leva, 
magnifique,  et,  pendant  plus  d'une  heure,  il  pérora,  ana- 
thématisant,  avec  des  mots  convaincants,  tout  le  labeur 
si  inconnu  aujourd'hui  des  Thomas  et  des  Dumont, 
alors  professeurs  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts. 


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L'ACE     IVAIKAIN 


PORTRAITS   DE   RODIN  15 

Ce  fut  lyrique  et  ce  fut  superbe.  Puis,  le  discoureur 
loua  Rodin. 

Une  entière  gratitude  nous  étreignait,  nous,  encore 
dans  les  ateliers,  pour  tant  de  beauté  expliquée  avec 
cette  ferveur. 

Rodin,  ce  soir-là,  nous  fut  commenté,  expliqué,  im- 
posé avec  une  force  et  un  courage  expressifs. 

C'était  le  temps,  précisément,  où  l'Age  d'airain  s'oxy- 
dait dans  une  petite  allée  du  jardin  du  Luxembourg. 
On  avait  placé  cette  statue  au  hasard;  à  l'Adminis- 
tration des  Beaux-Arts,  il  ne  faut  pas  en  demander 
trop  ! 

Pour  une  troisième  médaille  au  Salon  —  s'exclamait-on 
à  l'Ecole  et  à  l'Institut  —  c'était  certes  une  trop  belle 
place  ! 

La  Velléda,  de  Maindron,  et  le  Roland  furieux,  de 
Jehan  du  vSeigneur,  «  œuvres  pourtant  bien  supérieures 
à  \'Age  d'airain  !  »  n'avaient  pas  été  aussi  bien  traités  ; 
et  il  y  eut,  je  me  souviens,  à  l'Ecole,  une  pétition  pour 
demander  l'enlèvement  de  cet  «  homme  nu,  si  manifeste- 
ment incompréhensible,  qu'on  l'avait  appelé  successi- 
vement le  Soldat  blessé,  le  Réveil  de  l'humanité,  VAge 
d'airain  »  ! 

Pauvre  Jardin,  pauvre  Musée  du  Luxembourg,  que 
de  sottises  ils  entendaient  alors  ! 

Je  me  rappelle  également  qu'un  de  nos  professeurs 
daignait  nous  conduire  lui-même  au  Musée,  pour  tâcher 
de  nous  imposer  l'admiration  des  œuvres  de  Bonas- 
sieux  et  de  Dumont.  Falguière,  si  sage  pourtant  et  bien 
que   professeur   à   l'Ecole,    était,    par   contre,  tenu   en 


l6  LE   VRAI    RODIN 


moindre  estime.  S'il  ne  faisait  pas  de  la  meilleure  sculp- 
ture que  ses  collègues,  il  en  pressentait  une  autre  ; 
c'était  suffisant  pour  lui  attirer  des  sarcasmes. 

Sou  Jeune  chrétien  blessé  ralliait,  seul,  quelques  parti- 
sans. 

Un  détail  technique  :  par  haine  de  Rodin,  on  ne  se 
contentait  pas  de  laver  la  terre  pendant  l'exécution  de 
la  figure  de  la  semaine,  on  la  lavait  encore  quand  on  la 
jugeait  terminée  !  Le  cliché  :  «  Rodin  modèle  avec  des 
trous  !  »  date  de  ce  temps-là. 

Ah  !  l'on  n'en  était  pas  à  une  sottise  près  ! 

C'est  avec  M,  Dupré  que,  pour  la  première  fois,  j'ai 
visité  l'atelier  si  honni  de  la  rue  de  l'Université,  par 
une  belle  matinée  de  juin,  avec  du  soleil  plein  la  cour  du 
Dépôt  des  Marbres. 

Tel  que  m' apparut  Rodin,  M.  Gustave  Geffroy,  aux 
premières  pages,  vous  l'a  dit,  tenez  !...  Toutefois,  je  ne 
crois  pas  que,  de  ma  première  visite,  j'aie  retenu  une  si 
complète  description  physionomique. 

Heureusement,  M.  Dupré  parlait. 

Il  avait,  à  propos  d'une  petite  figure,  entamé  un  dis- 
cours sur  les  temples  cambodgiens  ;  et,  intarissablement, 
il  bavardait. 

Rodin  l'écoutait  en  souriant,  et  en  hochant  la  tête  ; 
il  avait  l'air  de  s'intéresser  extrêmement  à  ce  que  son 
ami  disait  ;  mais,  comme  le  discoureur  ne  tenait  pas 
en  place,  tournant  sans  cesse  autour  des  selles,  menaçant 
peut-être  pour  les  plâtres  posés  dessus,  Rodin  le  suivait, 
les  bras  tendus,  pour  protéger  ses  œuvres. 

J'étais,  moi,  un  peu  interdit,  et  je  redoutais  une  catas- 


PORTRAITS   DE  RODIN  17 

trophe  :  une  figure  tombant  quand  même,  ou  M.  Dupré 
chancelant  sur  une  terre  fraîchement  modelée. 

Heureusement,  tout  se  passa  sans  encombre. 

Dans  un  second  ateher,  la  Porte  de  V Enfer  se  dressait. 

C'était  elle  surtout  qui  attirait  les  visiteurs. 

On  la  venait  voir  comme  une  des  merveilles  du  monde  ; 
et  elle  justifiait  ce  que  l'on  en  racontait. 

Par  la  porte  ouverte  de  l'ateher,  le  soleil  entrait  à 
pleins  rayons  et  baignait  les  petites  figures,  accro- 
chées après  la  Porte,  ou  amoncelées  pêle-mêle  à  sa 
base. 

Et  il  y  avait  une  autre  damnation  éparse  dans  l'ate- 
lier :  des  corps  prostrés,  des  jets  éperdus  de  bras,  des 
dos  bombés  par  l'effort,  toute  une  mythologie  réalisée 
avec  une  passion  désordonnée. 

Rodin,  au  milieu  de  cette  œuvre  poignante,  se  tenait 
maintenant  sans  un  geste,  M.  Dupré  ayant  arrêté  sa 
marche. 

Et  Rodin  pouvait  parler,  à  présent  ;  il  expliquait  des 
choses  menues,  la  voix  paisible,  hésitante. 

Il  n'avait  pas  de  révolte  quand  son  interlocuteur  lui 
parlait  des  batailles  anciennes,  et  de  toutes  celles  qu'il 
devrait  encore  livrer,  parce  qu'il  était  Rodin,  simple- 
ment. 

Il  avait  l'air,  d'ailleurs,  d'être  parfaitement  sûr  de 
les  gagner,  ces  futures  batailles. 

Mais  ce  n'était  pas  le  fait  d'une  résolution  exprimée 
par  le  verbe  et  par  le  geste  ;  même  pas  une  affirmation 
volontaire,  précise. 

Rodin,  tout  naturellement,  sans  exprimer  un  mot  à  ce 

3 


l8  LE   VRAI    RODIN 


sujet,  croyait  —  c'était  visible  !  —  en  son  obstination 
têtue,  à  sa  patience  qui  caractérise,  à  n'en  pas  douter,  la 
meilleure  forme  de  son  génie  ! 

Je  ne  pense  pas  m'être  trompé  en  comprenant  ainsi 
son  impassibilité  souriante,  devant  les  propos  de  son 
ami.  Il  se  sentait  fort,  résolument,  placidement.  Il 
n'avait  pas  besoin  de  l'affirmer  à  haute  voix,  à  quiconque. 
Il  suffisait  qu'il  se  le  répétât  pour  lui,  au  profond  de  lui, 
à  voix  basse. 

Et  il  comptait  aussi  beaucoup  sur  sa  politesse. 

Après  bien  des  épreuves,  elle  est  restée  entière. 

Alors,  tous  les  samedis,  rue  de  l'Université,  ses  ateliers 
étaient  ouverts  aux  visiteurs. 

Ils  ne  lui  manquaient  pas. 

Il  a  nettement  préparé  son  succès  à  l'Exposition  de 
1900,  en  accueillant  tous  les  Américains,  tous  les  Alle- 
mands, tous  les  Italiens,  tous  les  Anglais, et  jusqu'aux 
Scandinaves  les  plus  exigeants. 

Il  avait  eu  cette  sagesse  de  ne  jamais  se  mêler  aux 
parlottes  de  café.  Il  n'allait  point  dans  les  tavernes 
d'artistes.  Il  se  tenait  soigneusement  à  l'écart  des  «  scul- 
ptiers  »  de  l'Institut  ou  d'ailleurs,  qui  déversaient  à 
pleins  tombereaux,  sur  les  places  de  Paris,  les  encom- 
brants amas  de  leurs  productions. 

Aux  premiers  jours  de  la  Société  nationale  des  Beaux- 
Arts,  on  l'avait  vu,  cependant,  assister  aux  opérations 
du  Jury.  Cela  dura  peu. 

Aujourd'hui,  il  ne  s'y  rend  plus.  Ce  bref  stage 
d'écœurement  lui  suffit . 

Il  n'éprouve  même  plus  d'intérêt  à  lutter  contre  la 


PORTRAITS  DE  RODIN  19 

jalousie  épileptique  de  certains  membres  du  Jury  ; 
et  surtout  contre  ces  louches  conspirations,  chuchotées 
dans  de  tristes  conciliabules  — et  que  l'arrivée  du  scul- 
pteur Desbois,  qui  a  toujours  défendu  Rodin  avec  cha- 
leur, coupe  d'un  brusque  :  «  Taisons-nous,  voilà  Des- 
bois !  » 

Piètre  Société  nationale,  si  amputée,  en  vérité, 
si  débile  qu'elle  ne  vit  plus  que  de  l'afflux  du  sang 
étranger  ! 

]\Iorne  Société  nationale  où,  en  effet,  les  Suédois,  les 
Moldo-Valaques,  les  Siamois,   les   Patagons   abondent  ! 

Lamentable  cohue  qui  n'a  pas  su  se  donner  des  chefs 
tels  que  Degas,  Renoir  et  Claude  Monet  ! 

Du  reste,  Rodin  n'expose  plus  que  de  temps  en  temps 
dans  la  vaste  et  froide  rotonde  de  cette  bâtisse,  que 
notre  République  si  athénienne  a  prétentieusement 
appelée  :  Le  Grand  Palais  ! 

C'est  que,  plus  que  jamais,  il  se  rend  compte  qu'il 
demeure  un  extraordinaire  barbare  parmi  la  horde  des 
exposants  ;  et  il  a  entendu  tant  de  sottises  autour  de 
ses  fragments  de  statues,  qu'il  persiste  à  montrer  ainsi 
que  d'irrécusables  témoignages  d'incomparable  modelé  ! 

Comme  tout  se  décroche  et  tombe,  pourtant,  malgré 
les  armatures  intérieures;  comme  toutes  les  statues 
sébacées  fondent  et  coulent,  dès  qu'une  main  seulement, 
modelée  par  Rodin,  apporte  ici  la  \'ie  frémissante! 
Une  de  ces  mains  dont  Gustave  Kahia  a  pu  dire  : 

«  Rodin  est  le  sculpteur  des  mains,  des  mains  furieuses, 
crispées,  cabrées,  damnées.  En  voici  qui  se  tordent 
comme  pour  saisir  le  \àde,  le  ramasser  et  le  pétrir,  en 


30  LE   VRAI   RODIN 


faire  comme  une  boule  de  neige  et  de  guignon  à  jeter  sur 
le  passant  heureux  ;  en  voici  une  formidable,  qui  rampe, 
violente,  sillonnée  de  crevasses,  avec  un  mouvement 
forcé  de  tentacules,  avec  un  mouvement  comme  d'une 
bête  forcée,  éclopée,  marchant  encore  vers  un  invisible 
ennemi  sur  des  moignons  sanglants;  en  voici  une  qui 
s'écrase  sur  une  surface  lisse  et  vide,  d'une  pesée  décidée, 
d'un  agrippement  inutile,  les  doigts  glissant  sur  le  vague 
comme  l'argument  d'innocence  sur  la  cervelle  du  bour- 
reau. Une  autre  semble  encore  tordue  d'un  violent  eJBFort 
pour  retenir  de  l'or,  une  femme,  une  vérité,  renoncer  et 
laisser  s'envoler  la  bulle  irisée,  et  souffrir  et  trémuler 
encore  de  l'effort  qui  la  contracte.  » 

Mais  cela,  je  le  sais,  ne  barre  point  les  propos  stupides  ; 
fait  surgir,  au  contraire,  des  anecdotes  niaises,  des 
racontars  épuisés  ;  et  des  dos  s'arrondissent,  et  des 
épaules  se  soulèvent,  convulsées  ;  et  des  bouches,  aux 
dents  mauvaises,  se  contorsionnent  :  c'est  la  foule  des 
«  sculptiers  »  qui  ricane  ! 

Rodin  entend  ;  il  passe,  impassible. 

Il  songe  à  sa  sculpture,  à  son  travail  qu'il  va  reprendre 
tout  à  l'heure  ;  et,  lui  aussi,  il  sourit  ;  mais  autrement  ! 

Voilà  un  des  aspects  du  vrai  Rodin  ! 


OPINIONS 


DAXS  l'abondante  moisson  de  gloire  qui  fut  en- 
grangée pour  Rodin,  et  où  un  louable  froment 
se  mêle  si  souvent  à  l'ivraie,  je  vais  choisir  quelques 
gerbes,  reliées  entre  elles  par  le  même  lyrisme  un  peu 
désordonné,  qui  fit  s'élever,  en  riposte,  tant  de  haines 
furieuses  et  tant  de  sottes  injures.  Mais,  aussi  bien, 
cette  petite  moisson-là,  faite  sur  l'autre,  sera  précieuse  : 
elle  contiendra,  à  peu  de  chose  près,  tout  le  meilleur 
de  ce  qui  fut  récolté  pour  Rodin  ;  et  il  est  utile  de 
montrer  ce  meilleur-là  par  parties  :  on  ne  montre 
jamais  assez  les  choses  essentielles. 

Le  plus  modéré  et  le  plus  exact  des  articles,  un  cri- 
tique judicieux,  M.  Raj-mond  Bouyer,  l'écrivait  en  juil- 
let 1900.  Il  disait,  en  substance  : 

«  Rodin  !  C'est  un  souvenir  aussi  de  la  Renaissance 
qui  nous  assaille,  aussitôt  que  nous  abordons  son  œuvre, 
un  souvenir  de  la  salle  claire  de  notre  Louvre  où  les 
Deux  captifs  de  Michel- Ange  jettent  leur  soupir  ou  leur 
cri,  de  chaque  côté  de  la  Porte  monumentale  :  ces  deux 
âmes  en  exil  sont  les  aïeules  de  ce  génie  déconcertant  et 


24  I^E  VRAI   RODIN 


grand.  Du  bloc  jaillit  l'être  qui  se  tord  ou  la  pensée  qui 
sommeille.  Rodin  réalise  tardivement  le  romantisme 
de  la  statuaire  :  quelques  natures  l'avaient  entrevu, 
Rude,  Clésinger,  Carpeaux,  Barye  ;  aucun  artiste 
n'avait  été  plus  résolument  farouche,  aucun  n'avait 
encore  violenté  plus  audacieusement  la  forme  pour  en 
extraire  de  l'âme.  C'est  ainsi  qu'il  faut  envisager  l'art 
fruste  et  mouvant  de  Rodin. 

«  Entre  Phidias  et  Rodin,  entre  l'antique  pur  et  le 
moderne  idéal,  tout  un  abîme  ;  un  abîme  où  s'engouf- 
frent sans  espoir  les  damnés  de  la  Porte  de  l'Enfer,  où 
s'avancent  héroïquement  les  Bourgeois  de  Calais,  où 
Balzac  profile  sa  silhouette  informe,  hardiment  vraie, 
moliéresque  ou  shakespearienne.  Le  romantisme,  avec 
Stendhal,  avait  prévu  cette  crise  de  la  plastique  qui 
chercherait  à  «  dépasser  «  l'antique  ou  tout  au  moins 
à  créer,  tout  autrement  que  lui,  de  la  vie  par  de  la  forme. 
A  la  statuaire  païenne,  qui  aurait  pu  dire  avec  le  poète  : 

Je  hais  le  mouvement  qui  déplace  les  lignes; 
Et  jamais  je  ne  pleure  et  jamais  je  ne  ris. 

la  statuaire  ultra-moderne  peut  répondre  avec  roman- 
tisme, avec  le  sombre  accent  de  la  matière  dure  : 

Ce  qu'il  faut  à  ce  cœur  profond  comme  un  abîme, 
C'est  vous,  Lady  Macbeth,  âme  puissante  au  crime, 
Rêve  d'Eschyle  éclos  au  climat  des  autans  ; 

Ou  bien  toi,  grande  Nuit,  fille  de  Michel- Ange... 

«  C'est  la  «  sculpture  pittoresque  »,  de\'inée  par 
Baudelaire,  qui  tourmente  le  bronze  et  le  marbre,  opi- 
niâtrement, qui  fouille  les  portraits  et  les  bustes,  qui 


OPINIONS  2=; 


s'essaie  dans  les  dessins  en  couleurs  ou  dans  les  pointes 
sèches,  gravant  les  traits  de  Victor  Hugo.  C'est  l'affir- 
mation du  moi  contemporain.  En  1855,  Gustave  Courbet, 
avenue  Montaigne,  en  1867,  Edouard  Manet,  avenue  de 
l'Aima,  s'isolaient  pour  manifester  leur  volonté  ;  en  1900, 
de  même,  Auguste  Rodin. 

«  Je  relis  ces  lignes  (termine  M.  Raymond Bouyer)  — et 
j'ensuis  mal  satisfait,  ce  qui  est  fort  naturel,  puisqu'elles 
émanent  de  moi-même...  J'en  lis  d'autres,  qui  ne  me 
satisfont  guère  davantage...  Rodin  me  semble  toujours 
méconnu  —  non  seulement  Rodin  portraitiste,  mais 
Rodin  créateur  —  méconnu  surtout  par  ses  fervents  : 
c'est  que,  en  haine  des  «  maçons  »  qui  ne  parlent  que  de 
modèles,  d'ébauchoirs  et  de  chiffons  mouillés,  les  lettrés 
sont  devenus  intransigeants  à  leur  tour  ;  en  haine  de 
la  cuisine  de  l'art,  ils  en  ont  exagéré  la  métaph3'sique  ; 
ils  n'ont  pas  assez  spontanément  compris  Rodin  sta- 
tuaire,  qui   fait  palpiter   des  plans   éloquents.   » 

C'est  net,  n'est-ce  pas  ?  C'est,  en  tout  cas,  tout  le 
procès  des  opinions  qui  vont  suivre,  et  que,  je  le  répète, 
j'ai  cependant  choisi  parmi  les  préférables. 

Oui,  vous  allez  lire  des  mots,  des  phrases,  et  toute 
l'œuvre  de  Rodin  sera  encore  à  comprendre.  M.  Mir- 
beau,  lui-même,  si  dur  pour  les  critiques  d'art,  n'expli- 
quera pas,  au  fond,  grand 'chose  ;  et  pourtant  son 
grand  talent  n'aura  jamais  été  plus  précis. 

Mais,  avant  de  citer  quelques  parties  des  divers  ar- 
ticles que  M.  Mirbeau  a  consacrés  à  l'œuvre  de  Rodin, 

4 


26  LE    VRAI    RODIX 


je  voudrais  exclure,  du  noble  groupe  des  statuaires 
romantiques  nommés  par  M.  Ra^-mond  Bouyer,  l'indigne 
Clésinger, 

Car,  vraiment,  ce  dernier  fut  par  trop  un  bricoleur 
éhonté,  un  extraordinaire  «  faiseur  »,  ayant  pratiqué 
sans  pudeur  le  moulage  sur  nature  ;  et  la  seule  chose, 
ma  foi  !  qui  soit  à  retenir  de  lui,  c'est  cette  amusante 
aventure  : 

Il  avait  obtenu  la  commande  d'une  statue  équestre 
de  François  I^^",  pour  la  cour  du  Louvre.  Personnage 
très  encombrant  et  très  considérable,  il  réclame  un  jour 
l'armure  de  François  I^^"  pour  lui  servir  de  modèle.  On 
la  lui  accorde.  Des  mois  se  passent  ;  on  vient  chez  Clé- 
singer pour  reprendre  l'armure,  qui  a  une  valeur  con- 
sidérable. Il  ne  l'a  plus  :  il  l'a  mise  au  clou  ! 

La  statue  équestre,  du  reste,  eut  un  sort  funeste. 
Installée,  elle  souleva  de  tels  rires  qu'on  se  décida  à  la 
cacher  dans  une  cave. 

Venons  à  M.  Octave  ]\Iirbeau.  ]\lais  qu'il  soit  bien 
entendu  encore  que  je  ne  cite  que  des  extraits  d'articles  ! 
—  M.  Mirbeau,  donc,  a  écrit  : 

«  M.  Auguste  Rodin,  qui  est  un  des  organismes  céré- 
braux les  plus  souples  et  les  plus  vibrants  que  je  con- 
naisse, curieux  de  tout  ce  qui  \'it  et  de  tout  ce  qui  pense, 
homme  de  méditation  et  d'observation  profonde,  est, 
avant  tout,  un  sculpteur,  et,  disons-le  hardiment,  un 
sculpteur  païen.  J'entends  qu'il  n'a  qu'un  culte,  parce 
qu'il  n'a  qu'un  amour  :  l'amour  et  le  culte  de  la  nature. 
La  nature  est  la  source  unique  de  ses  inspirations,  le 


OPINIONS  27 


modèle  sans  cesse  consulté  par  où  il  cherche  et  atteint 
la  perfection  dans  un  art,  difficile  entre  tous,  auguste 
entre  tous.  Voir  la  nature,  connaître  la  nature,  pénétrer 
dans  les  profondeurs  de  la  nature,  comprendre  l'harmonie 
immense  et  simple  qui  enserre,  darus  un  même  langage 
de  formes,  le  corps  humain  et  les  nuages  du  ciel,  l'arbre 
et  la  montagne,  le  caillou  et  la  fleur,  cela  est  donné  à 
très  peu  d'esprits.  C'est  pour  cela  que  M.  Auguste 
Rodin  est  si  grand,  si  multiple,  si  nouveau.  C'est  poni 
cela  qu'il  nous  étonne  parfois,  et  qu'il  nous  émeut  d'une 
émotion  si  intense  et  si  particulière.  Il  semble,  en  effet, 
que  la  nature  —  sans  doute  parce  qu'il  l'a  mieux  aimée 
et  mieux  comprise  que  tout  autre  —  se  soit  complu  à 
en  faire  le  dépositaire  de  ses  secrets  jusqu'ici  les  mieux 
gardés.  » 

Non  !  Rodin  se  contente  d'être  un  admirable  sta- 
tuaire ;  et  il  n'en  demande  pas  davantage.  Du  reste, 
c'est  le  maître  lui-même  qui  répète  volontiers  :  «  La 
nature,  nous  n'y  comprenons  rien  !  Elle  fait  tout  sans 
notre  collaboration.  Nous  sommes  égarés  au  milieu  du 
profond  mystère  qui  nous  environne  !  » 

Ailleurs,  M.  Octave  Mirbcau  s'exprime  ainsi  : 
«  Tout  ce  qui  est  sorti  du  cerveau  de  Rodin  et  tout  oe 
que  sa  main  créa,  idées  et  matière,  pensées  et  formes, 
même  le  plus  humble  cherchement  de  sa  plume  sur  des 
bouts  de  papier  volant,  même  le  plus  rapide  pétrisse- 
ment  d'une  esquisse  dans  la  glaise,  vaut  d'être  pieuse- 
ment conservé.  Il  importe  que  toutes  les  manifestations 


28  LE   VRAI    RODIN 

de  sa  pensée,  linéaires  ou  plastiques,  soient  rassemblées, 
car  elles  sont  un  exemple  de  ce  que  l'étude  constante, 
l'observation,  la  vie  surprise  dans  le  plus  fugitif  ou  le 
plus  familier  de  ses  rythmes  peuvent  développer  en  un 
cerveau  comme  celui  d'Auguste  Rodin.  Non  seulement 
il  est  la  conscience  artistique  et  la  plus  pure  gloire  de  notre 
temps,  mais  son  nom,  désormais,  brille  comme  une  date 
lumineuse  dans  l'histoire  de  l'art.  De  lui,  part  un  style. 
Bn  lui,  commence  une  époque.  Il  est  la  source  où,  depuis 
vingt  années,  chacun  vient  retremper  son  inspiration. 
Tout  en  demeurant  fidèle  au  culte,  dans  le  passé,  de  la 
Beauté  immuable,  il  aura  été  le  grand  réformateur 
de  la  statuaire,  qui  lui  doit  un  modelé,  un  mouvement, 
de  la  passion,  c'est-à-dire  une  plus  intime  communion 
de  l'art  avec  la  nature  ou,  si  l'on  veut,  une  plus  com- 
plète, une  plus  virile  possession  de  la  nature  par  l'amour 
humain.  Il  est,  peut-être,  le  seul  parmi  les  sculpteurs  de 
tous  les  temps  dont  l'œuvre  révèle  une  compréhension 
universelle  de  la  vie. 

«  Et  il  est  toujours  près  |de  la  vie  ;  il  est  toujours 
dans  la  vie,  dans  le  frisson  de  la  vie,  même  quand  il 
semble  s'élever  au-dessus  d'elle,  dans  le  rêve  !  Nos 
inquiétudes,  nos  découragements,  nos  enthousiasmes, 
nos  héroïsmes,  nos  passions,  nos  sensualités,  il  a  tout  tra- 
duit, tout  exprimé,  mieux  qu'un  poète,  mieux  que 
par  des  mots  :  par  des  formes.  Il  a  été,  tour  à  tour,  le 
supplice  et  l'exaltation  de  la  Volupté,  la  douleur  de  la 
Vie,  la  terreur  de  la  Mort  avec  V Enfer,  la  voix  de  l'His- 
toire avec  les  Bourgeois  de  Calais,  le  fracas  de  l'Elé- 
ment   avec    Victor    Hugo,    l'Humanité    multiple   avec 


LA   VAC.LE 


OPINIONS  19 


Balzac.  Et,  avec  VEnfcr,  les  Bourgeois  de  Calais,  Victor 
Hugo,  Balzac,  il  aura  été  toujours  la  Beauté.  Esprit 
tumultueux  comme  un  volcan,  imagination  grondante 
comme  une  tempête,  cen'eau  sans  cesse  au  feu  et  dévoré 
de  flammes,  comme  une  forge  qu'on  n'éteint  jamais, 
il  est  sage  pourtant  et  prudent.  Et,  jamais,  il  ne  lui 
arriva  de  chercher  une  expression  de  \'ie  en  dehors  des 
lois  primordiales  et  étemelles  de  la  Beauté. 

«  Il  sait  (continue  avec  entrain  M.  Octave  Mir- 
beau)  que  tout  ce  qui  s'éloigne  de  la  Vie  est  fallacieux 
et  vaiif;  et  que  rien  n'est  mystérieux  de  ce  qui  va 
demander  de  la  lumière  aux  ténèbres,  du  mouvement 
au  néant.  Son  sj'mbole  est  clair,  parce  qu'il  est  dans  la 
nature  comme  la  forme  impérissable  et  une  qui  se  répète 
des  nuées  du  ciel  à  la  montagne,  de  la  montagne  au  corps 
de  l'homme,  du  corps  de  l'homme  à  la  plante,  de  la 
plante  au  caillou.  Et  c'est  pour  avoir  compris  ce  prin- 
cipe unique  du  dessin,  pour  l'avoir  toujours  respecté 
dans  son  œuvre,  que  son  œuvre  nous  émeut,  nous  étreint 
et  nous  subjugue  plus  que  toutes  les  autres.  Terrible 
et  formidable,  déchirant  les  chairs  convulsées  sous  le 
fouet  de  la  luxure  et  les  morsures  de  la  tentation,  il 
est  tendre  aussi,  et  il  est  chaste,  et  nul  n'aura  fait  rayonner 
du  corps  de  la  femme  plus  de  grâce,  plus  de  jeunesse  et 
plus  de  caresse  !  O  cette  chair  blanche  des  statues,  où 
le  marbre  transfiguré  s'anime,  palpite,  frémit  et  se 
soulève  en  mouvements  d'hannonieuse  respiration  ;  où 
la  chaleur  de  la  vie,  le  mystère  de  sang,  la  fécondité 
du  sexe  gonflent  les. seins  ;  chair  réelle  et  parfumée  où 
toute  la  peau,  alanguie  et  souple,  tendue  et  pâmée,  que 


LE   VRAI   RODIN 


la    lumière    caresse,    que   les    ombres  satinent,   semble 
modelée  par  les  doigts  divins  du  créateur  !... 

«  Et  l'art  de  Rodin  aura  été  d'autant  plus  haut,  il 
nous  aura  donné  d'autant  plus  de  rêve  que  son  métier 
aura  été  poussé  à  plus  de  perfection  !  » 

Cette  fois,  ce  sont,  n'est-ce  pas,  d'admirables  et  gran- 
diloquentes pages  ?  et  il  est  impossible  de  louer  mieux 
Rodin  —  par-dessus  Phidias,  Michel-Ange  et  Puget  !  Mais 
on  sait  que  M.  Mirbeau  n'est  pas  l'homme  qui  loue  à 
demi,  quand  l'envie  lui  en  prend  ;  et  cela  enlève  beau- 
coup d'influence  à  ses  accès  lyriques.  Quelquefois  même, 
il  le  renie,  son  lyrisme,  à  propos  de  tel  ou  tel  artiste  qui 
a  cessé  de  lui  plaire  ;  et  alors  il  devient  brutal,  oublieux, 
maladroit.  Mais  Rodin  garde  sa  haute  estime,  nous  ne 
lirons  donc  jamais  le  contre-article  qui  eiàt  été  certai- 
nement, une  fois  de  plus,  un  régal  de  mauvaise  foi  ! 

M.  Gustave  Geffroy  est  mesuré.  Il  a  un  bon  sens 
assuré.  Il  ne  manque  pas  non  plus  de  lyrisme  ;  mais  son 
lyrisme  ne  perd  pas  pieds  et  tête  à  tout  instant.  Il  a  écrit  : 

«  Ah  !  cette  beauté  de  nature  emmenée  captive  par 
les  professeurs,  qui  la  délivTera  ? 

«  Rodin  l'a  délivrée.  Dès  qu'il  vint,  tout  le  monde 
comprit  que  quelque  chose  de  grand,  qui  avait  été 
oubHé,  recommençait.  Il  ne  pouvait  pas  nous  rendre 
la  sérénité  antique,  avec  sa  force  et  sa  grâce,  mais  il  nous 
a  rendu  la  vie.  Il  a  ressuscité  la  morte,  il  a  retrouvé  les 
secrets  que  cache  la  matière,  le  mystère  de  la  chair  et 
de  la  pierre,  le  frémissement  universel.  Parmi  les  froides 
figures   qui  semblent   des   moulages   appauvris   et   des 


OPINIONS  31 


démonstratious  d'académies,  il  a  subitement  installé 
la  volupté,  la  passion,  la  vérité.  A  lui  seul,  il  est  notre 
Paganisme  et  notre  Renaissance.  Il  nous  a  fait  entendre 
de  nouveau  les  chants  joyeux  et  tristes  que  tout  exhale, 
il  a  suivi  Pan  aux  halliers  des  grandes  villes,  il  restera 
grand  et  admirable  pour  avoir  découvert  en  chaque 
femme  la  Vénus  étemelle.  » 

Voici  maintenant  de  la  critique  d'art  à  travers  un 
tempérament  de  pur  poète  :  M.  Stuart-Merrill  : 

«  Où  il  faut  saisir,  dit-il,  l'instructive  genèse  des  con- 
ceptions de  Rodin,  c'est  dans  cette  admirable  série  de 
marbres  à  peine  dégrossis,  chefs-d'œuvre  de  science  et  de 
IjTisme,  où  des  croupes  enflées  et  des  mamelles  dressées 
de  femmes  soulèvent,  semble-t-il,  le  mystère  dont  elles 
se  dégagent  à  peine,  où  des  lèvTes  convulsées  s'attirent 
en  baisers  créateurs,  où  des  membres,  comme  foudroyés, 
s'enlacent  confusément  en  le  tressaillement  dernier  du 
spasme.  Toute  la  vie  qui  briile  des  atomes  aux  astres, 
tord,  noue  et  contracte  ces  images  de  la  douloureuse 
passion  humaine. 

«  Car  Rodin  est  un  grand  poète  de  la  douleur,  non  pas 
de  la  douleur  résignée  qui  se  pUe  en  attitudes  molles, 
mais  de  celle  dont  le  front  défie  le  del.  Il  est  ainsi  vrai- 
ment de  son  siècle,  nourrisson  de  la  science  et  enfant  de 
la  révolte.  Il  n'est  ni  assez  ignorant  pour  être  optimiste, 
ni  assez  faible  pour  être  pessinùste.  Il  est,  dans  la  pléni- 
tude de  sa  foi  et  la  certitude  de  sa  force,  un  mélioriste.  Il 
a  chanté  à  la  gloire  de  l'homme  infime  et  sublime  le  plus 
beau  chant  plùlosophique  qui  ait  retenti  depuis  Pascal. 


32  LE   VRAI   RODIN 


«  C'est  aussi  le  poète  de  la  passion,  de  celle  qui  crie 
et  saigne  et  s'arrache  la  chair  dans  récroulement  des 
mondes,  et  crache  son  désir  par  ses  blessures,  et  lance 
l'insulte  de  ses  poings  et  de  ses  cris  jusqu'à  la  pure  indif- 
férence des  étoiles.  Parfois,  plus  redoutable,  elle  se  con- 
centre en  le  silence,  et  ne  s'exprime  que  par  la  crispation 
intolérable  des  muscles.  Des  fronts  écrasés  contre  des 
genoux,  des  bras  enserrant  des  jambes,  des  dos  bombés 
comme  sous  la  chute  imminente  de  la  foudre,  font  alors 
penser  aux  frustes  pages  de  William  Blake. 

«  Disons  même  plus  largement  que  Rodin  est  le  poète 
de  toute  l'âme,  depuis  ses  désirs  qui  soulèvent  les  pau- 
pières et  font  trembler  les  doigts,  jusqu'à  sa  folie  qui 
retourne  les  yeux  et  convulsé  les  pieds.  Sa  pitié  est 
infinie  comme  son  amour.  Il  se  penche  sur  le  corps 
humain  comme  sur  une  lyre  que  fait  vibrer  le  soufHe  des 
dieux.  Et  de  son  geste  tranquille  et  sûr  a  germé  ce  peuple 
blanc,  silencieux  et  immobile,  qui  perpétue  dans  le  calme 
ou  le  tumulte  de  ses  poses  tout  ce  qui  n'ose  s'exprimer 
dans  nos  corps,  de  peur  de  les  briser  définitivement 
ou  de  les  alanguir  à  jamais.  Et  vraiment  l'Art,  n'est-ce 
pas  l'accomplissement  dans  la  Vie  éternelle  de  ce  que 
nous  n'osons  essayer  dans  notre  vie  fugitive,  c'est-à-dire 
la  réalisation  des  espoirs  apparemment  impossibles  de 
l'humanité  ? 

«  Rodin,  plus  que  tout  autre  artiste  de  ce  temps, 
a  ce  sentiment  religieux  des  destinées  de  l'Art.  Il  a  cepen- 
dant peu  cherché  l'expression  de  la  beauté  définitive  ; 
il  s'efforce  plutôt  à  la  suggestion  d'une  beauté  inachevée. 
Il  a  été  ainsi  amené  souvent  à  sacrifier  l'ensemble  au 


OPINIONS  33 

détail,  et  l'on  a  même  osé  prétendre,  devant  certains 
essais,  qu'il  était  plus  \nrtuose  que  poète.  Laissons  aux 
ignorants  un  pareil  jugement.  Devant  la  gloire  rayon- 
nante de  son  poème  total,  dont  les  strophes  de  marbre 
chanteront  bientôt  à  la  foule,  la  critique  hostile  se  rendra 
d'elle-même  à  la  toute-puissance  de  sa  magie.  Ne  repro- 
chons pas  à  Rodin  de  n'avoir  p>as  réalisé  l'idéal  olym- 
pique d'un  Phidias.  Il  est  d'une  époque,  je  viens  de  le 
dire,  douloureuse  et  passionnée,  et  qui  tend  vers  la  beauté 
plutôt  qu'elle  ne  la  réalise.  Il  aura  eu  le  mérite  de  ratta- 
cher aux  traditions  des  plus  grandes  écoles  du  passé 
son  oeuvre  contemporain  et  encore  gros  d'avenir.  Il  est 
de  ceux  dont  la  main  sans  défaillance  aura  reçu  des  aïeux 
et  transmettra  aux  descendants  la  torche  sacrée.  C'est 
un  génie.  » 

Sans  doute,  il  n'est  pas  question,  on  le  voit,  de  la 
technique  de  l'art  de  Rodin  ;  et  la  conclusion  de  l'article 
de  M.  Raymond  Bouj-er  reste  entière  ;  mais  comment 

r 

s'empêcher  d'  «  enfiler  des  phrases  »  à  propos  de  critique 
d'art?  Mon  ami  regretté,  Louis  Mullem,  qui  a  écrit  les  déli- 
cieux Contes  d'Amérique,  prétendait  même  que  c'était 
là  l'unique  fonction  du  critique  d'art  —  cette  fonction 
que  M.  Mirbeau,  critique  d'art  lui-même,  devait  appeler 
férocement,  un  jour,  une  «  fonction  de  sinistre  imbécile  »  ! 

Encore  un  article  de  poète.  Il  faut  le  donner  tout 
entier  ;  car  celui-ci  apporte,  c'est  incontestable,  des 
remarques  positives  et  utiles  : 

«  Si  l'on  recherche  (dit  M.  Yvanhoë  Rambosson)  à 

5 


34  LE   VRAI   RODIN 


quoi  tient  l'incontestable  supériorité  de  la  sculpture 
grecque,  des  sculptures  égyptiennes,  assyriennes  et  de 
la  floraison  gothique,  on  s'apercevra  que  c'est  à  une 
connaissar.ce  merveilleuse  du  modelé  et  du  mouvement. 
I,a  gloire  d'Auguste  Rodin  est  d'avoir,  au  prix  d'un  labeur 
consciencieux  et  tenace,  retrouvé  cette  science  à  peu  près 
perdue  et  d'avoir  ainsi  magnifiquement  renouvelé  la 
statuaire. 

«  Jean  Dolent  écrivait  à  Rodin  :  «  Ribot  a  chez  lui  un 
«  buste  de  vous.  Il  m'a  dit  :  C'est  beau  comme  une  an- 
tique ».  A  côté  de  ce  précieux  témoignage  d'un  Ribot,  que 
tiennent  les  vociférations  des  tombeurs  de  chefs-d'œuvre  ! 
Ribot  était  un  maître  déposant  son  hommage,  mais 
d'autres,  plus  jeunes,  sentaient  s'éveiller,  devant  les 
œuvres  de  Rodin,  leur  enthousiasme  créateur.  Rodin 
apportait  au  monde  de  l'art  la  vérité  retrouvée.  Son 
influence  allait  être  décisive  et  Etcheto  pouvait  lui  dire 
dans  une  de  ses  lettres  :  «  Dans  votre  atelier,  j'ai  vu 
«  clair  ». 

«  Quel  chemin  Rodin  avait-il  suivi  pour  arriver  à  sa 
conquête  ?  I^e  plus  droit  et  le  plus  difficile.  Il  s'était  con- 
tenté de  marcher  en  homme  tout  simple  au  milieu  des 
choses,  s' efforçant  de  se  pénétrer  de  la  nature  le  plus  sincè- 
rement et  avec  le  plus  d'intensité  possible,  persuadé  que 
c'est  de  l'observation  seule  que  naissent  les  conceptions 
inattendues  et  que  le  plus  grand  éducateur  d'un  véritable 
artiste,  c'est  lui-même.  Dans  le  divin  pressoir  du  monde, 
un  vin  toujours  nouveau  bouillonne  pour  qui  tend  inno- 
cemment ses  lèvres. 

«  Rodin  n'a  pas  cherché  à  être  poète.  Il  a  atteint  la 


OPINIONS  3S 


plus  haute  poésie  parce  qu'il  a  voulu  et  su  regarder, 
comprendre  et  copier  honnêtement  la  nature. 

«  Ce  dont  tous  les  jeunes  doivent  se  méfier,  c'est  de  se 
laisser  tenter  par  la  sculpture  littéraire.  Il  ne  faut  pas 
essayer  d'exprimer  une  idée  par  des  formes.  Faites 
quelque  chose,  l'idée  viendra  ensuite.  Rodin,  travaillant 
devant  la  nature,  en  exécute  tel  ou  tel  aspect  et  c'est 
seulement  alors  qu'il  baptise  la  figure  nouvellement 
créée.  Les  critiques  d'art  viendront  dire  que  le  sculpteur 
à  voulu  exprimer  ceci  ou  cela.  C'est  faux.  Ce  qu'ils  ont 
trouvé  dans  l'œuvre  y  est  puisqu'ils  l'ont  vu,  mais 
d'autres  y  verront  autre  chose  et  l'on  peut  presque  dire 
que  la  grandeur  d'une  manifestation  sculpturale  est  en 
proportion  de  la  force  et  de  la  quantité  des  idées  qu'elle 
évoque  sans  qu'aucune  idée  particulière  et  préconçue  ait 
présidé  à  son  propre  enfantement.  Ce  ne  sont  donc  pas 
les  idées  génératrices  des  formes  ;  ce  sont  les  formes  qui 
sont  génératrices  des  idées. 

«  Une  seule  chose  compte  en  sculpture,  exprimer 
la  vie  et  on  ne  l'exprime  que  par  le  modelé.  Une  belle 
statue  vit  comme  un  être  vivant.  Elle  est  différente  selon 
l'angle  où  on  la  voit,  selon  le  jour  et  selon  l'heure.  Les 
expressions  changent  et  glissent  sur  son  visage  et  sur  ses 
membres  selon  le  jeu  des  lumières  et  des  ombres.  Et  c'est 
la  seule  observation  des  volumes  qui  donne  à  ce  jeu  un 
aspect  naturel  et  régulier.  Les  valeurs  de  volume  pré- 
cises donnent  des  ombres  blondes.  Les  duretés  ne  naissent 
que  de  faux  rapports.  Tout  consiste  donc  en  un  modelé 
puissant  devant  la  nature  et  à  situer  exactement  les 
masses. 


36  LE   VRAI   RODIN 


«  C'est  à  quoi  Rodin  donne  toute  son  application.  Puis 
il  reste  des  mois  à  étudier  le  mouvement  d'un  visage  — 
car  un  visage  a  un  mouvement  —  et  lorsqu'il  s'est  suffi- 
samment documenté,  il  exagère  un  peu  ce  mouvement  et 
amplifie  légèrement  les  formes  pour  en  augmenter  le 
caractère.  (C'est  ce  qu'il  a  de  commun  avec  Michel-Ange, 
dans  une  beaucoup  plus  grande  diversité  de  vision.) 
Ce  faisant  il  interprète  et  si  dans  cette  interprétation 
il  est  entré,  à  la  longue,  une  part  de  conscience  et  de  rai- 
sonnement, il  y  entre  beaucoup  plus  encore  d'incons- 
cience. 

«  Rodin  part  de  la  nature  et  d'instinct  il  la  transpose. 
Lors  même  qu'il  croit  rendre  le  plus  rigoureusement 
et  avec  le  plus  profond  respect  la  nature,  il  se  trompe, 
et  c'est  tant  mieux,  car  s'il  amplifiait  de  parti  pris,  il 
serait  davantage  sujet  à  l'erreur.  Tandis  qu'il  fait  vrai 
puisqu'il  reproduit  ce  qu'il  voit.  Ce  qui  constitue  un  grand 
artiste,  c'est  justement  ce  que  sa  personnalité  ajoute  à  la 
vision  commune  sa7is  qu'il  s'en  rende  compte.  «  Tout  ar- 
«  tiste,  qu'il  le  veuille  ou  non,  a  dit  Jean  Dolent,  interprète 
«et  c'est  bien;  ce  qui  est  mal,  c'est  de  préméditer  l'inter- 
«prétation.  »  Et  c'est  peut-être  le  secret  de  la  force  de 
Rodin  qu'il  s'efforce  toujours  vers  l'expression  de  la 
nature  contre  son  propre  tempérament,  ce  qui  établit 
l'équilibre  désirable  entre  la  nature  telle  qu'elle  est  et 
la  nature  telle  qu'il  la  voit. 

«  Comme  tous  les  grands  (ajoute  j\I.  Yvanhoë  Ram- 
bosson),  comme  Puvis  entre  autres,  qui  fut  -beaucoup 
plus  influencé  par  le  naturalisme  qu'on  ne  le  croit  et 
qui    s'est    toujours    très    sincèrement    défendu    d'avoir 


OPINIONS  37 


voulu  mettre  du  mystère  dans  ses  fresques,  Rodin  a  tou- 
jours amoureusement  considéré  les  aspects  de  la  vie  et 
des  choses,  travaillant  âprement  à  en  réaliser  la  beauté. 
Certains  morceaux  de  ses  œuvres  —  regardez  le  nez  du 
buste  de  Falguière  —  sont  poussés  aussi  loin  qu'il  est 
possible  de  pousser.  C'est  cette  patiente  recherche  de  la 
vie  dans  le  détail  qui  compte.  A  côté  de  cela,  l'imagination 
pourrait  se  donner  carrière  sans  rien  gâter.  Qu'importe 
que  l'on  fasse  une  tète  avec  des  ailes,  par  exemple, 
pour^Ti  que  ces  ailes  soient  bien  attachées,  selon  les  lois 
naturelles.  \'oilà  ce  que  n'ont  pas  compris  des  artistes 
méritants  et  chercheurs,  mais  manquant  parfois  de  savoir, 
parmi  lesquels  il  y  en  a  d'aussi  nobles  et  d'aussi  intéres- 
sants que  M.  Odilon  Redon. 

«  Devant  le  modelage  en  plâtre  du  buste  de  Rochefort, 
le  sculpteur  belge  Vincotte  s'étonnait  que  l'on  n'y  puisse 
discerner  la  trace  du  doigt  et,  comme  quelqu'un  expli- 
quait que  Rodin  lavait  sa  terre,  il  s'écria  :  «  Pour  oser  cela, 
«  il  faut  que  ce  soit  rudement  construit  !  »  En  effet,  cette 
sûreté  dans  la  construction  donne  au  modelé  de  Rodin 
toute  sa  vigueur  et  fait  que  ses  sculptures,  comme  celles 
des  antiques,  crachent  la  lumière.  Elles  accrochent 
l'atmosphère  ou  plutôt  elles  ont  une  atmosphère  person- 
nelle qui  les  suit  et  forme  en  quelque  sorte  le  vêtement 
mystérieux  de  la  vie  dont  les  a  dotées  le  sculpteur. 

«  Ce  dernier  sait  si  bien  ce  qui  est  nécessaire  à  une 
œuvre  pour  qu'elle  garde  celte  ambiance  animée,  que 
nul  mieux  que  lui  n'approprie  la  sculpture  à  la  matière. 
Il  connaît  qu'un  plâtre  doit  être  traité  largement,  mais 
un  marbre  plus  largement  encore  et  que,  plus  on  en  laisse 


38  LE   VRAI   RODIN 


de  cette  matière  immortelle,   plus  la  beauté  rayonne. 

«  J'ai  souvenir  du  Victor-Hugo  en  marbre  ébauché 
dans  l'atelier  du  maître.  Il  était  ainsi,  à  peine  entamé 
par  la  pratique,  si  terriblement  évocateur  et  jupitérien 
que  j'exprimai  le  vœu  de  le  voir  rester  en  cet  état.  C'eût 
été  aussi  le  désir  de  Rodin  si  tant  de  circonstances  n'en- 
travaient la  volonté  des  artistes.  Aujourd'hui  on  enlève 
trop  de  matière  parce  que  l'habitude  est  de  travailler 
la  glaise.  Autrefois  on  taillait  à  même  le  marbre  et  le 
sculpteur  était  arrêté  par  la  majesté  du  bloc.  C'est  pour- 
quoi il  faut  savoir  gré  à  Rodin  d'avoir  remis  en  honneur 
le  travail  direct,  fécond  en  trouvailles  de  beauté. 

«  J'ai  montré  jusqu'ici  dans  l'œuvre  du  maître  la  com- 
préhension spéciale  du  modelé  et  la  justesse  des  volumes, 
la  science  de  la  lumière. 

a  C'est  par  la  sincérité  des  mouvements  que  se  complè- 
tent ces  qualités. 

«  Il  n'y  a  peut-être  rien  de  plus  difficile  pour  un  artiste 
que  d'habituer  son  œil  à  saisir  les  mouvements  réels 
dans  leur  complexité.  Un  mouvement  quelconque,  lever 
un  bras,  se  compose  d'une  infinité  de  temps.  Une  atavique 
habitude  nous  incline  à  n'enregistrer  de  ce  mouvement 
que  le  temps  du  départ  et  celui  de  l'arrivée.  Il  existe, 
cependant,  entre  les  deux,  une  multitude  de  temps 
perceptibles.  Qu'un  homme  de  génie  comme  Rodin 
saisisse  le  modèle  dans  l'atitude  d'un  de  ces  temps,  ou 
criera  à  l'invraisemblance,  on  dira  que  le  geste  est  faux. 
Nullement.  Ce  sont  les  protestataires  qui  auront  tort 
parce  qu'ils  s'en  tiennent  à  une  espèce  de  répertoire 
résumé    des    gestes    humains,    inscrit    héréditairement 


OPINIONS  39 


dans  leur  conscience,  au  lieu  de  regarder,  avec  des  yeux 
dessillés,  la  nature. 

«  Un  geste  vrai  qui  n'ait  pas  encore  été  révélé,  qui  ait 
la  sav^eur  d'une  naissance,  combien  pourrait-on  en  noter 
dans  l'histoire  de  l'art  ?  Peut-être  dix  ?  Peut-être  vingt  ? 
Il  y  a  des  génies  comme  Rubens  qui  ont  empli  des  musées 
et  qui  n'ont  peut-être  pas  trouvé  cela  !  L'œuvre  où  il  y 
en  a  un  est  assuré  de  ne  point  périr.  Je  songe  à  l'Hiver 
de  Puvis  de  Chavannes,  au  vieillard  qui  donne  le  signal 
d'abattre  l'arbre,  et  je  songe  parmi  les  créations  de  Rodin 
à  telle  attitude  des  Bourgeois  de  Calais  et  à  ce  formidable 
Balzac  qui  n'est  tout  entier  qu'un  geste. 

«  C'est  surtout  dans  ses  dessins  qu'apparaît  avec 
évidence  l'apport  inouï  de  Rodin  dans  le  domaine  de 
l'observation  des  mouvements.  Ces  dessins,  sortes  d'ins- 
tantanés, jetés  sur  le  papier  en  quelques  secondes,  sont 
de  la  nature  arrêtée  au  vol.  Le  modèle  se  promène  dans 
l'atelier  ;  il  fait  ce  qu'il  veut.  Rodin  le  surprend  dans  ses 
poses  les  plus  imprévues.  Il  ne  choisit  pas  ;  tout  ce  que 
donne  le  corps  humain  ainsi  compris  est  beau  et  c'est 
seulement  au  choix  des  lignes  générales  et  synthétiques 
que  se  bonie  l'inters'ention  originale  de  l'artiste. 

«  \'éritables  notations  de  vie  surprise  à  la  manière  des 
Japonais  que  le  pubhc  prend  pour  des  fantaisistes  et  qui 
sont  d'étonnants  réalistes  comme  tous  les  peuples  pri- 
mitifs, Rodin  a  entassé  ainsi  depuis  des  années  des  séries 
de  déclinaisons  animées,  les  premières  à  l'encre,  rapides, 
à  traits  répétés,  d'autres  plus  simples  et  plus  promptes, 
et  enfin  les  merveilleux  dessins  en  couleurs,  déclinaisons 
plus  complètes,  mais  non  plus  précieuses. 


40  LE   VRAI   RODIN 


«  Rodin  a  compris  à  ce  point  la  mathématique  du  geste 
qu'il  s'est  rendu  compte  que  toute  sculpture  devait  s'en- 
clore dans  une  figure  géométrique. 

«  Pourquoi  brise-t-il  certaines  de  ses  œuvres  et  n'en 
montre- t-il  que  des  fragments  ?  Qu'est-ce  que  cela  ajoute 
à  leur  signification  ?  disent  certains.  Ceux-là  n'ont  certai- 
nement pas  médité  le  mot  de  Puvis  de  Chavannes  :  «  Il  y 
«  a  quelque  chose  de  plus  beau  encore  qu'une  belle  chose, 
«  ce  sont  les  ruines  d'une  belle  chose  !  »  Une  belle  chose,, 
complète  et  neuve,  nous  émeut  au  point  de  vue  esthé- 
tique, mais  une  belle  chose  usée,  cassée,  comme  elle  est 
plus  humaine  et  plus  près  de  notre  cœur,  pour  avoir 
participé  à  la  souffrance,  et  comme  à  l'impression  de 
beauté  pure  s'ajoute  une  indéfinissable  sensation  de 
pitié  mélancolique,  un  côté  douloureux  et  d'humanité 
qui  amplifie  notre  émotion  ! 

a  Je  ne  sais  si  ce  sont  ces  réflexions  qui  guidèrent 
Rodin,  mais  il  se  pourrait  également  qu'il  ait  certaines 
fois  morcelé  une  de  ses  œuvres  pour  qu'elle  nous  donne 
davantage  l'impression  du  bloc.  Par  cela  il  montrerait 
encore  avec  quelle  rare  puissance  il  a  saisi  le  côté  archi- 
tectural de  la  sculpture. 

«  Quelqu'un  a-t-il  mieux  compris  que  lui  ce  qu'il 
fallait  à  la  place  publique  ?  Je  ne  citerai  pas  son  Balzac, 
semblable  à  un  menhir,  mais  je  dirai  les  deux  manières 
dont  il  avait  conçu  la  présentation  des  Bourgeois  de  Calais. 
Il  désirait,  soit  mêler  le  drame  à  la  foule  sur  un  sodé  à 
peu  près  nul,  soit  dresser,  du  côté  de  la  mer,  son  groupe 
carré,  sur  une  colonne  carrée,  sans  rehefs  extérieurs, 
haute  de  deux  étages,  et  qu'on  aurait  pu  nommer  la 


OPINIONS  41 


Colonne  triomphale  du  Courage.  Je  n'ai  pas  besoin  d'a- 
jouter qu'aucune  de  ces  deux  idées  n'a  été  mise  à  exé- 
cution. 

«  Je  m'arrête  (dit  M.  Yvanhoë  Rambosson).  J'ai  essaj'é 
de  montrer  combien  la  science  de  Rodin  était  splendide 
et  sûre.  Je  clorai  ces  notes  sur  une  pensée  de  Joubert  : 
«  Il  est  certain  que  le  beau  a  toujours  quelque  beauté 
«  visible  et  quelque  beauté  cachée.  Il  est  certain  encore 
«  qu'il  n'a  jamais  autant  de  charme  pour  nous  que  lorsque 
«  nous  le  lisons  attentivement  dans  une  langue  que  nous 
«  n'entendons  qu'à  demi.  » 

«  Evidemment  la  foule  n'entendra  jamais  Rodin  mieux 
qu'à  demi,  mais  si  elle  n'est  pas  encore  avec  lui  aujour- 
d'hui, c'est  qu'on  ne  lui  a  pas  encore  donné  les  premiers 
éléments  de  compréhension  de  son  vaste  effort.  » 

Au  tour  maintenant  de  M.  Anatole  France.  Dans 
un  article  intitulé  La  Porte  de  l'Enfer,  et  qui  —  comme 
à  l'ordinaire  —  envisage,  d'un  ton  léger,  bien  des  choses, 
je  choisis  ce  paragraphe  : 

«  Rodin...  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  d'œuvre  plus  forte, 
plus  touchante  que  la  sienne. 

«  Figures,  bustes,  groupes,  tous  les  êtres  créés  par  lu* 
vivent  et  palpitent.  De  ses  mains  un  monde  est  sorti, 
agité  d'un  éternel  frémissement.  Ce  maître  a,  jusqu'à 
l'excès,  le  sens  du  mouvement,  et  jamais  l'art,  avant  lui, 
n'avait  à  ce  point  agité,  fomenté  l'inerte  matière.  Son 
intelligence  extraordinaire  du  mouvement  va  des  tor- 
sions violentes  de  tout  le  corps  à  ces  imperceptibles  fris- 
sons du  visage  qui  révèlent  l'état  intérieur  et  la  pensée. 

6 


42  LE   VRAI   RODIN 


C'est  pourquoi  ses  portraits,  tous  rudes  ou  suaves,  nous 
révèlent  des  vérités  secrètes,  profondes,  précieuses, 
qui  nous  étaient  cachées,  tandis  que  ses  groupes  expri- 
ment tant  de  violence  et  de  volupté  !  Son  art  n'admet 
point  le  repos.  Toutes  ses  grandes  figures,  l'Homme  des 
premiers  âges,  le  Sai7it  Jean-Bapiiste,  les  Bourgeois  de 
Calais,  le  Balzac,  sont  en  marche.  Seul,  son  admirable 
Claude  Lorrain,  venu  au-devant  du  soleil,  s'arrête  à  la 
rencontre  de  l'astre  levé;  arrêt  si  soudain  et  si  énergique 
que  tout  le  corps  du  peintre  en  est  échauffé.  Le  sculpteur 
du  mouvement  pouvait  seul  exprimer  cette  ardente 
immobilité.  » 

Nous  sommes  dans  les  redites.  C'est  que  M.  Anatole 
France  considère  toujours  d'un  œil  distrait  les  œuvres 
des  autres.  Il  voit  tout,  cependant,  il  s'assimile  tout, 
mais  sans  y  attacher  beaucoup  d'importance  ;  et  s'il  lui 
faut  parler  de  quelque  chose,  il  s'en  tire  avec  des  phrases 
aimables.  Il  a,  on  le  sait,  l'horreur  des  découvertes  sau- 
grenues ou  même  seulement  imprévues.  M.  Anatole 
France,  est,  en  somme,  dans  le  domaine  de  la  critique 
d'art,  un  critique  mondain,  c'est-à-dire  de  tout  repos. 

Oui,  nous  sommes  dans  les  redites,  encore,  avec  lui. 
]\Iais  il  n'en  pourra  être  autrement  tant  que  les  littéra- 
teurs, aux  Heu  et  place  des  sculpteurs,  auront  à  juger 
de  la  sculpture.  Toutefois,  des  remarques,  dans  ces 
divers  articles,  concordent  ;  et  elles  devinrent  vite  des 
thèmes  tout  faits  pour  la  phraséologie  étrangère  ;  car, 
croyez-le  bien,  les  critiques  d'art  des  autres  pa}-^  ne  sont 
pas  moins  bavards  que  les  nôtres  ;  et  ils  l'ont  bien  prouvé. 


OPINIONS  43 


en  accumulant,  sur  l'œuvre  de  Rodin,  le  plus  extraordi- 
naire amas  de  rengaines  philosophiques,  ésotériques  et 
psychologiques  ! 

Toutefois,  je  fais  exception  pour  l'écrivain  d'art  es- 
timé qu'est  M.  V.  Pica.  Il  se  trompe,  pourtant,  en 
affirmant  ceci  : 

'<  Ceux  qui  se  scandalisent  parce  que  souvent  Rodin 
laisse  quelques  parties  de  ses  statues  simplement  ébau- 
chées, ont-ils  pensé  qu'il  ne  fait  que  suivre  l'exemple 
de  Michel-Ange  ?  Voilà  en  effet  ce  qu'écrit  M.  Corrado 
Ricci  dans  sa  monograpliie  aiguë  et  profonde  sur  l'artiste 
génial  itaUen  :  «  Nous  ne  voulons  pas  quitter  cette  statue 
a  sans  répéter  pour  une  dernière  fois  que  nous  sommes 
«  convaincu  que  Michel- Ange  a  laissé  imparfaite  quelque 
«  partie  de  sa  statue,  le  voulant  par  critérium  artistique.» 

Oui,  M.  Pica  se  trompe  ;  car  si  Rodin  a  suivi  l'exemple 
d'un  maître,  ce  n'est  pas,  à  coup  sûr,  celui  de  Michel- 
Ange.  Il  a  sans  cesse  proclamé  son  enthousiasme  pour 
les  Antiques  et  pour  les  gothiques;  et  il  s'en  est  presque 
—  son  admiration  pour  Puget  exceptée  —  tenu  à  eux. 
Je  i,'^4prais  même  que  son  ironie  très  fine  pourrait  lui 
faire  tlrre  qu'il  n'a  jamais  considéré,  avec  un  absolu 
recueillement,  l'œuvre  du  mer\'eilleux  Florentin. 

Les  Allemands,  les  Anglais,  les  Américains,  etc.,  etc., 
ont  consacré  à  Rodin,  je  le  répète,  beaucoup  de  longs 
articles.  Ils  ont  été  toujours  très  nuageux,  et  ils  ont,  avec 
enthousia.sme,  accueilli  cette  sottise  que  Rodin  était 
mage,  sorcier  et  apôtre.  Mais  il  faut  leur  pardonner  ; 
car  Rodin.  à  New- York  (où  il  a,  sous  son  nom,  des  salles 


44  LE   VRAI    RODIN 


entières  au  Musée  Métropolitain),  à  Prague,  à  Weimar, 
à  Londres,  à  Stockholm  et  à  Rome,  Rodin  est  infini- 
ment vénéré. 

Enfin,  voici,  pour  le  couronnement,  un  commentaire 
de  l'œuvre  de  Rodin  par  Jean  Dolent. 

Au  moins,  si  Dolent  n'est  pas  plus  précis  que  certains 
critiques  d'art,  il  est  plus  divertissant. 

On  sait,  du  reste,  quel  forcené  «  amoureux  d'art  », 
comme  il  s'appelait  lui-même,  était  ce  petit  vieillard 
fluet,  qui  avait  rebâti  Athènes  sur  les  hauteurs  de 
Belleville  ! 

Quelle  jolie  retraite,  il  s'était  faite,  dans  son  pavillon 
tout  encombré  de  tableaux  et  d'objets  d'art  !  Ah  !  les 
Delacroix,  les  Carrière,  les  Rodin,  tout  ce  qu'il  possé- 
dait !  Trop  de  Carrière,  néanmoins  !  tous  les  Carrière  ! 
mais  il  ne  vous  en  imposait  pas  l'admiration! 

Voici  son  hommage  à  Rodin  : 

«  C'est  encore  V interview .. .  Sans  écouter  les  sculp- 
teurs, j'ai  interrogé  les  statues.  Les  statues,  ces  statues, 
m'imposent  le  silence  et  l'immobilité  :  le  gotliique  fran- 
çais, la  Renaissance,  les  marbres  grecs,  les  Egyptiens  ; 
et  je  suis  allé  d'eux  à  lui.  Moi  qui  tente  — ah,  vainement  ! 
—  d'exprimer  par  la  gesticulation  discrète,  humaine- 
ment, je  résistais  à  ce  que  je  ne  pouvais  égaler,  à  celui 
que  je  ne  puis  entendre  pleinement  ni  rejoindre.  Tout 
à  la  douceur  d'une  valse  lente,  je  me  défendais. 

«  Rodin  est  un  Clodion  tragique  ;  c'est  un  prince  lui 
aussi,  le  prince  des  ténèbres.  Ce  vainqueur  est  une  victime, 
ce  triomphateur  est  un  martj^r.  Il  est  possédé,  non  dominé. 


C;.cUf  J -K.  Uulloi.'a 


PUVIS    DE    CHAVANNES 


OPINIONS  45 


«  Ah  !  son  rire  !  Ah  !  les  «  navets  ».  les  petits  navets 
des  statuaires  renommés,  des  statuaires  célèbres,  des 
statuaires  illustres,  des  statuaires  mondains  !  Qu'a  fait 
aujourd'hui  celui-ci  pour  la  gloire  ?  Il  s'est  fait  la  barbe... 
Les  navets  aux  déguisements  ingénieux  ;  les  navets 
qui  jouent  la  force,  les  navets  qui  singent  la  grâce! 
Les  navets  ratisses,  et  les  plaisants  navets  rugueux. 
Ah  !  le  goût  moyen,  l'affreux  goût  moyen,  l'arabesque 
sans  enlacement,  les  anses  du  vase  qui  ne  menacent  pas 
le  col  ! . .  Ça  du  bronze,  ça  du  marbre  !..  Et  ces  sta- 
tuaires le  mordillent  de  presque  toutes  leurs  dents'presque 
blanches  !  Ils  essayent  de  rendre  le  grouillement,  le 
piaillement  de  la  vie.  Ça  la  vie,  ça  la  mort  !  Il  rit,  son 
nez,  son  formidable  nez  branle  et  son  masque  exprime 
l'horreur,  dégage  de  la  terreur.  De  sa  sensuahté,  notre 
paillardise  d'homme  apaisé  ne  s'accommode  pas  sans 
trouble.  Nous  sommes  lascifs  seulement.  Ah.  les  mots 
qu'il  dit  !  la  bouche  qui  les  dit  !  Rodin  !  l'œuvre  de  Rodin, 
c'est  l'esprit  en  rut.  Rodin  cherche  le  bénéfice  de  sa  sen- 
sualité dont  il  souffre.  Un  groupe  de  Rodin  est  pris  à  la 
seconde  phase  du  Nnol,  à  l'instant  de  la  violence  acceptée, 
subie  :  Une  femme  de  Rodin  est  prise  à  l'imméxliat 
moment  qui  précède  ou  suit  le  forfait.  Ah  !  femelle  ! 

«  Devant  le  Balzac  : 

«  —  Et  si  c'était  d'un  autre  ? 

«  —  Ce  ne  peut  être  d'un  autre  !  »> 

Sans  doute,  on  a  consacré  à  Rodin  bien  d'autres 
articles  ;  mais,  comme  l'a  dit  M.  Ra>Tnond  Bouyer  : 
«  on  n'a  pas  assez  spontanément   compris  Rodin  sta- 


46  LE   VRAI    RODIN 


tuairc  ».  Et,  ma  foi,  il  semble  bien  que,  seul,  un  autre 
grand  sculpteur,  un  Desbois  ou  un  Baffier,  pourrait 
écrire  l'article  valable  ;  celui  qu'un  excellent  critique  a 
intitulé,  un  jour,  bravement  :  La  technique  de  Rodin, 
pour,  en  fin  de  compte,  s'en  tenir,  lui  aussi,  à  un  article 
philosophique. 

Toutefois,  il  convenait  de  donner  des  extraits  des 
principaux  articles  consacrés  à  Rodin,  pour  montrer  en 
quelle  apothéose  la  Littérature  situe  cet  exceptionnel 
statuaire. 


DANS  LA   MAJESTÉ 


DU    DOME   DES   INVALIDES 


LES  banquiers  heureux,  les  détrousseurs  d'affaires, 
les  aventuriers  de  tout  acabit  et  de  toute  nuance, 
ont  toujours  témoigné  d'un  goût  invétéré  pour  la  cam- 
pagne. 

Ils  recherchent  les  plaisirs  idylliques.  Ils  ont  un 
besoin  de  se  détendre,  après  avoir  tendu  toutes  les  cordes 
de  leur  ruse  et  de  leur  âpreté.  Ils  ont,  assurément,  dans 
la  Ville,  de  somptueux  salons  et  d'opulentes  cavernes  ; 
mais,  les  meilleures  de  leurs  joies,  ils  les  ouatent  en 
d'admirables  hôtels  des  champs,  où  ils  jettent  comme 
des  défis  à  la  Nature,  en  y  accumulant  les  plus  extrava- 
gantes et  les  plus  coûteuses  des  fantaisies. 

En  ce  sens,  ce  que  nous  lisons  dans  les  Mémoires  de 
ces  derniers  siècles  est  curieux. 

Au  siècle  dix-huitième,  par  exemple,  les  châteaux 
montés  ainsi  que  des  pièces  truquées  se  multiplient.  Ce  ne 
sont  que  bosquets,  petits  temples  circulaires,  jets  d'eau, 
grottes,  Tocailles.  ponts  minuscules,  pavillons  à  la  chi- 
noise, pelouses  hérissées  d'arbres  mangés  par  le  Uerre. 

Et  le  logis  est  à  l'avenant  :  il  regorge  de  richesses  de 
toutes  sortes  :  meubles,  statues,  peintures  et  tapisseries. 

7 


50  LE  VRAI   RODIN 


Il  semble  à  tous  ces  roués  de  l'agio  que  rien  ne  viendra 
les  troubler,  quand  ils  s'épanouissent  aux  champs. 
Il  n'y  a  que  les  Parisiens  pour  être  turbulents  ;  et,  sou- 
vent, sans  qu'on  s'y  attende,  les  pires  des  révolution- 
naires !  Prudemment  donc,  en  fuyant  Paris  —  dès  qu'on 
le  peut  !  —  on  écarte  le  péril  ! 

C'est  ainsi  que,  vers  l'année  1731,  un  sieur  Abraham 
Peyrenc  de  Moras  s'était  installé  dans  le  nouvel  hôtel, 
qu'il  avait  fait  bâtir  par  Jacques  Gabriel,  tout  au 
bout  de  la  rue  de  Varenne,  près  de  l'hôtel  des  Inva- 
lides. 

Ce  Peyrenc  de  Moras  n'était  autre  chose  qu'un 
ex-frise-toupet,  arrivé  jeune  de  son  I^anguedoc,  et  qui, 
à  peine  débarqué  à  Paris  et  engagé  comme  valet  de 
chambre,  avait  engrossé  la  fille  de  son  patron,  un  ex- 
soldat, parvenu  filou  heureux  et  donc  bientôt  million- 
naire. 

L'aventure  avait  eu  la  suite  classique  :  Peyrenc  de 
Moras  avait  épousé  la  fille,  reçu  une  imposante  somme, 
joué  sur  les  actions  de  Law,  et,  à  son  tour,  il  avait  vite 
arrondi  un  des  ventres  les  plus  dorés  de  l'époque. 

Alors  son  hôtel  de  la  place  Louis-le-Grand  lui  était 
devenu  aussitôt  à  crainte  ;  et  il  était  accouru,  lui  aussi, 
aux  champs,  près  du  dôme  élevé  par  Mansart. 

Un  quartier  presque  désert.  C'était  tout  à  fait  la  cam- 
pagne, avec  sa  sécurité  absolue.  Jamais  des  hordes 
d'affamés  ne  viendraient  aboyer  jusqu'auprès  de  l'hôtel 
des  Invalides.  Quelle  tranquillité  donc  et  quelles  heu- 
reuses digestions  ! 


J3  ~ 
7  il 


y.  « 


DANS   LA   MAJESTÉ   DU   DOME   DES   INVALIDES      51 

A  dire  vrai,  ce  Moras  n'avait  pas  si  mal  calculé  ! 
Car,  s'il  ne  vécut  pas  longtemps  dans  son  nouvel  hôtel  — 
à  peine  au  bout  de  deux  années,  il  y  décédait  —  le 
maréchal  duc  de  Biron,  qui,  après  la  duchesse  du  Maine, 
était  venu  s'y  installer,  put  y  vivre,  lui,  très  paisible- 
ment et  fort  longtemps,  en  se  reposant  de  ses  batailles, 
et  en  y  cultivant  des  tulipes,  qu'en  radotant,  il  quaU- 
fiait  de  merveilleuses  ! 

Il  convient  de  lire  dans  un  très  curieux  rapport,  pré- 
senté à  la  séance  du  16  novembre  1907  du  Conseil  muni- 
cipal de  Paris,  toute  l'histoire  détaillée  de  cet  hôtel. 

M.  F.  d'Andigné,  membre  de  la  Commission  du  Vieux- 
Paris,  a  signé  là  une  fort  intéressante  brochure,  illustrée 
de  précieuses  gravures,  qui  donne  la  description  propre- 
ment dite  de  l'hôtel,  la  hste  des  propriétaires  successifs, 
l'histoire  de  la  Congrégation  du  Sacré-Cœur  et  des  anec- 
dotes pittoresques  sur  la  famille  de  Moras,  avec  une  foule 
de  notes  plus  amusantes  les  unes  que  les  autres,  qui  for- 
ment de  véritables  pièces  justificatives. 

C'est  ainsi,  en  abrégé,  que  l'on  trouve,  après  la  famille 
de  Moras,  la  duchesse  du  Maine  et  le  maréchal  duc  de 
Biron,  l'hôtel  loué,  en  1797,  à  «  des  entrepreneurs  de 
fêtes  pubhques  qui  y  nistallent  des  jeux,  un  bal  et  des 
illuminations,  des  concerts  et  des  feux  d'artifice  avec 
promenades  délicieuses  dans  les  jardins  ». 

En  1800,  le  27  octobre,  le  duc  de  Béthune-Charost  y 
meurt  âgé  de  soixante-douze  ans. 

Sous  le  premier  Empire,  de  1806  à  1808  inclusivement, 
l'hôtel  est  habité  par  le  cardinal  Caprara,  légat  a  latere  du 
pape,  qui  avait  quitté  l'hôtel  Montmorin  de  la  me  Plumet. 


52  LE  VRAI   RODIN 


Puis,  l'hôtel  est  loué,  le  i'^''  janvier  1811,  au  prince 
Kourakin,  ambassadeur  de  Russie  en  France,  moyen- 
nant 25.000  francs  de  loyer  par  an. 

Enfin,  le  5  septembre  1820,  il  est  vendu  à  la  commu- 
nauté du  Sacré-Cœur. 

C'est  alors  que  l'hôtel  si  calme  connaît  quelque 
tapage  ;  des  bandes  révolutionnaires  l'assiègent,  en  1831 
et  en  1848  ;  puis  la  congrégation  du  Sacré-Cœur  est 
dissoute  par  arrêté  ministériel  du  10  juillet  1904  ;  et  le 
i^r  octobre  de  la  même  année,  l'établissement  est 
fermé. 

Tout  retombe  alors  au  silence  ;  —  et,  depuis  ce  mo- 
ment, le  noble  faubourg  somnole  dans  la  majesté  du 
dôme  doré. 

L'admirable  quartier,  d'ailleurs,  qui  tire  toute  sa  paix 
recueillie  de  la  calme  ordonnance  de  ce  grave  hôtel 
des  Invalides  ! 

La  majestueuse  façade,  qui  se  couvre  du  bonnet  de 
gloire  du  dôme,  elle  est  sereine,  vraiment,  par  tous  les 
temps;  et  comme  elle  est  glorieuse  avec  son  empha- 
tique portail,  qui  est  pareil  à  une  haute  arcade  de 
triomphe  ! 

Et  ces  canons  de  parade,  ornés  d'armoiries  ;  ancêtres 
muets  désormais  sur  lesquels  grimpent  ainsi  qu'aux 
genoux  de  joj'-eux  gamins  ;  et  ces  arbres  en  cône,  si 
serrés  l'un  contre  l'autre,  campement  d'une  armée 
silencieuse  ;  et  ces  jardinets,  où  des  cliats  familiers 
s'étirent  ou  rôdent,  en  secouant  leurs  pattes  ! 

Oui,  un  quartier  paisible  qui  ne  reçoit  plus  que  les 
visites   au    Tombeau   de   l'Empereur  !    oh  !    je   l'avoue, 


DANS  LA   MAJESTE  DU   DOME  DES   INVALIDES      53 

une  «  attraction  »  sans  pareille  pour  les  encombrantes 
hordes  des  chars  à  bancs  cosmopolites  ! 

Dans  ce  mélancolique  quartier,  dans  ce  vieil  hôtel 
de  Biron,  Rodin,  à  son  tour,  est  venu,  pour  y  achever 
son  rêve  de  gloire. 

Il  y  a  déjà  plusieurs  années  qu'il  a  installé  là  de  nou- 
veaux ateliers  ;  et  qu'il  y  trouve  le  calme  propice  à  sa 
méditation.  Et  cet  hôtel,  qu'il  a  arraché  aux  démolis- 
seurs, qu'il  a  sauvé  en  le  faisant  classer  comme  monu- 
ment historique,  n'est-il  pas  juste  qu'il  lui  soit  réservé, 
puisqu'il  est  en  train  d'y  organiser  un  illustre  musée, 
de  par  le  classement  d'incomparables  œuvres  :  ses  propres 
œuvres  d'abord,  et  toutes  celles  qu'avec  une  patience 
obstinée,  il  va  choisir  chex  les  antiquaires  ? 

Un  musée  digne  de  sa  renommée  ! 

En  vérité,  il  est  légitime  que  cette  grande  chose  s'ac- 
complisse, dans  l'ombre  chargée  de  souvenirs  du  dôme 
des  Invalides. 

Je  me  flatte  de  l'avoir  demandée,  le  premier,  dans  une 
gazette  de  Paris,  cette  chose  inéluctable  dès  l'instant 
que  Rodin  adoptait  et  aimait  le  vieil  hôtel,  dont  les 
charmantes  façades  correspondent  si  bien  à  la  tournure 
éternellement  jeune  de  son  esprit. 

Mais  que  de  démarches  et  que  de  visites  dans  d'autres 
journaux,  avant  que  de  pouvoir  caser,  comme  on  dit, 
mon  article. 

Je  me  souviens,  par  exemple,  de  mes  longues  conversa- 
tions avec  la  Direction  de  l'Echo  de  Paris,  qui  m'obligeait 
chaque  fois  à  lui  expliquer  toutes  les  merveilles  dont  nous 


54  LE   VRAI    RODIN 


a  gratifiés  Rodin.  Ah  !  si  j'avais  apporté  la  chaude  inter- 
view d'une  fille  de  théâtre,  nul  doute  que  l'accueil  eût  été 
t  out  autre  !  mais  les  Bourgeois  de  Calais,  VA  ge  d'airain,  le 
buste  de  Dalou,  etc.,  etc.,  la  Direction  de  l'Echo  de  Paris 
i  gnorait  et  ignore  encore  tout  cela  !  et  cela,  alors  que  le 
dernier  étranger,  qu'il  soit  de  Prague  ou  de  Pittsburg, 
de  Munich  ou  d'Edimbourg,  de  Venise  ou  même  de  la 
Terre  de  Feu,  connaît,  par  le  détail,  l'ensemble  produit 
par  un  vrai  génie,  au  cours  de  quarante  années  de  sa  vie  ! 
Et  j'avais  bien  envie  de  m'en  aller,  tandis  que  je  parlais 
du  génie  de  Rodin,  à  la  Direction  de  l'Echo  de  Paris. 
C'était  par  de  belles  après-midi  du  mois  de  mai  191 1  ;  et 
je  regardais  avidement  les  passants  sur  la  lumineuse 
place  de  l'Opéra.  Je  me  disais  qu'ils  étaient  tous  bien 
heureux  de  n'avoir  pas,  comme  moi,  à  faire  entrer  ce 
nom  de  Rodin  dans  des  oreilles  rébarbatives  !  Et  comme 
il  était  beau,  toujours,  toutes  ces  après-midi-là,  le  soleil- 
et  comme  il  devait  faire  bon,  là-bas,  chez  les  barbares,  qui 
connaissent  bien  Rodin  et  qui  ignorent  ce  que  c'est  que 
l'Echo  de  Paris  ! 

Cet  hôtel  de  Biron  !  Oui,  il  convient  bien  à  Rodin. 

Car,  ce  n'est  un  mystère  pour  personne  que  le  maître 
chérit  étrangement,  passionnément,  le  siècle  dix-hui- 
tième ;  et  il  faut  l'entendre  en  parler,  pour  en  comprendre 
vraiment  toute  la  grâce  exquise  et  toute  la  fraîcheur  si 
maladroitement  exploitées  par  les  «  cambousiers  »  de 
notre  temps  ! 

Il  faut  l'entendre  vanter  Watteau,  pour  aimer  sur  sa 
vraie  valeur  le  peintre  de  tant  de  chefs-d'œuvre  ;  et, 


DANS   LA   MAJESTE   DU   DOME   DES   INVALIDES      55 

tandis  que  je  regardais  certains  de  ses  propres  dessins, 
il  était  aisé  de  voir  que  Rodin  avait  recherché,  comme 
le  maître  d'hier,  les  prestigieux  bienfaits  d'une  manière 
de  dessiner  tout  en  profondeur. 

Mais  revenons  à  l'hôtel  de  Biron,  et  déclarons  qu'il  est 
temps  de  comprendre,  enfin,  le  sens  de  ce  quartier. 

Aujourd'hui,  en  effet,  que  l'hôtel  est  débarrassé  de 
ses  entraves  si  laides,  qui  dataient  du  règne  de  Louis- 
Philippe  ;  —  ces  dames  du  Sacré-Cœur  ne  pouvaient, 
hélas  !  donner  du  talent  à  leur  architecte  !  —  aujour- 
d'hui que  l'hôtel  offre,  seul,  de  bout  en  bout,  d'une  aile 
à  l'autre,  ses  façades  si  harmonieuses,  —  je  demande  aux 
plus  farouches  utilitaires,  à  quel  autre  usage,  en  dehors 
d'un  musée,  on  eût  pu  destiner  la  merveille  de  Gabriel  ? 
je  le  demande,  bien  que  la  chose  soit,  présentement, 
tout  à  fait  entendue  ? 

Ah!  n'ayez  pas  de  regrets!...  Une  partie  de  Minis- 
tère ?  une  Direction  de  quelque  chose  ?.,.  Allons  donc  ! 
la  situation  eût  été  comique,  dans  l'ombre  du  dôme  ! 

L'on  ne  sait  donc  pas  ce  que  l'on  a  déjà  gâté  Paris, 
avec  ces  manies  de  tout  utiliser  pour  l'Administration  ! 
Tant  de  bureaux  inutiles  !  tant  de  locatis  parqués, 
divisés,  où  s'alanguissent  de  si  ridicules  besognes  ! 

Oh  !  je  n'ignore  pas  qu'il  y  a  une  \4gilante  Société  dite 
du  «  Nouveau- Paris  »  ;  et  que  cette  Société  ne  rêve  que 
l'effondrement  de  Paris,  pour  le  reconstniire  !  et  je  sup- 
pose que  les  architectes  sont  en  nombre  dans  cette 
troupe  malfaisante  !  Ah  !  les  braves  gens  !  ah  !  les  solides 
et  vaillants  démolisseurs,  qui  parlent,  sans  rire,  d'^.v- 
proprier  la  Tour  Saint- Jacques  ou  la  Sainte-Chapelle  ! 


56  LE   VRAI    RODIN 


Mais  démolir,  pour  construire  quoi  ?  Des  maçonneries 
semblables  à  l'Opéra,  à  la  Sorbonne,  aux  grands  magasins 
et  à  ce  «  bijou  de  style  Renaissance  »  qu'est  l'Hôtel  de 
Ville  ? 

Ah  !  c'est  une  gageure  véritablement  drolatique  ! 
Et  il  faut  bien  compter,  ma  foi  !  sur  la  lâcheté  des  \Tais 
et  faux  artistes,  pour  la  faire  réussir  !  Du  reste,  elle  réus- 
sit presque  toujours. 

De  temps  en  temps,  alors,  elle  revient  dans  les  parlottes 
d'architectes,  cette  question  de  l'hôtel  Biron,  Oui,  pour 
le  restaurer,  «  tout  au  moins  »  ! 

Ah  !  voilà  le  grave,  le  sérieux  danger  !...  Mais  il  n'est 
pas  à  toucher,  cet  hôtel,  ô  maçonniers  diplômés  ! 
C'est  affaire  seulement  aux  plombiers,  aux  peintres, 
aux  couvreurs  à  intervenir.  Des  toitures  à  réparer,  des 
lessivages  à  faire,  et  c'est  tout  !  Le  vieil  hôtel  se  porte, 
à  part  cela,  fort  convenablement  ;  et  il  faut  le  laisser 
reposer  en  paix  tel  qu'il  est,  architecturalement. 

Voyez  quel  grand  air  il  garde,  malgré  d'inévitables 
mutilations  ! 

Quand  on  aura  tracé  devant  la  façade  d'entrée  un 
beau  jardin  à  la  française  ;  quand  on  aura  fait,  pour 
l'hôtel  de  la  rue  de  Varenne,  ce  qui  a  été  réalisé  pour  le 
château  de  Maisons-LafiStte,  récemment  ;  on  comprendra 
quelle  heureuse  obstination  fut  celle  de  Rodin  à  dé- 
fendre cet  hôtel  parisien  ;  et  combien  les  grands  artistes  ne 
se  trompent  jamais,  quand  on  accorde  crédita  leur  génie. 

Ce  que  Rodin  fit  pour  cet  hôtel.  M^^^  Judith  Cladel 
l'a  éloquemment  raconté  dans  une  brochure,  pubUée 
en  faveur  du  muscc  Rodin. 


DANS   LA   MAJESTÉ   DU   DOME    DES   INVALIDES       57 

Avec  sa  patience  inlassable,  avec  une  foi  inébranlable, 
le  maître  présenta  l'hôtel  à  tous  ses  amis  des  Lettres, 
des  Arts  et  de  la  Politique. 

Chaque  jour,  se  distrayant  de  son  œuvre,  il  recommen- 
çait passionnément  les  mêmes  discours  ;  il  parlait,  trou- 
vant, pour  célébrer  l'œuvre  de  Gabriel,  des  accents 
convaincants.  On  ne  quittait  point  Rodin  avec  l'idée 
qu'il  s'agissait,  au  bout  du  compte,  d'une  menue 
chose  du  patrimoine  national  ;  l'hôtel  grandissait,  au 
contraire,  dans  l'esprit  de  tous  ;  et  chacun  se  promet- 
tait de  se  souvenir,  au  moment  voulu,  des  nets  argu- 
ments du  maître. 

Il  était  venu  là,  après  d'autres  locataires  —  des 
chambres  au  rez-de-chaussée  se  trouvant  encore  libres  ; 
—  car,  il  convient  de  dire  qu'à  l'hôtel  de  Biron,  aussitôt 
que  conquis  sur  les  sœurs,  une  nuée  d'étrangers  et  de 
métèques,  aggravée  d'un  tragédien-néronien,  s'était  tout 
de  suite  abattue  ;  et  mêlant  l'espionnage  à  de  vaines 
besognes  de  sculpture  ou  de  peinture,  elle  vilipendait, 
cette  horde,  la  «  douce  «  France  ! 

Par  bonheur,  Rodin  vint  ;  et  il  saisit  vite  toute  la 
beauté,  toute  l'harmonie  de  cet  hôtel  ;  et  cette  idée  de 
le  sauver  coiite  que  coûte  s'implantant  en  lui,  il  trouva 
tout  naturel  de  prendre  pour  cela  des  journées,  des  mois 
et  des  années  sur  son  temps. 

«  J'ai  été  si  malheureux,  nous  disait-il,  un  jour,  de  ne 
pouvoir  agir  de  même,  autrefois,  pour  le  charmant  hôtel 
dit  de  Corvisart,  au  clos  Payen  !  En  le  quittant  celui-là, 
chassé  par  les  démolisseurs,  je  m'étais  bien  promis  d'être 

8 


58  LE   VRAI   RODIN 


plus  heureux  dans    l'avenir  ;   c'est  pourquoi  vous  me 
voyez  aujourd'hui  si  obstiné  !  » 

Et  c'est  cet  hôtel  de  Biron,  que  Rodin  a  sauvé,  qui  lui 
valut  tant  d'odieuses  calomnies  ! 

«  Ah  !  le  triste  pays  que  le  nôtre  !  »  aimait  à  répéter 
Fantin-Latour. 

N'est-ce  pas  Delacroix  qui,  sur  la  fin  de  sa  vie,  écri- 
vait :  «  Voilà  plus  de  trente  ans  que  je  suis  hvré  aux 
bêtes  !  » 

Rodin,  lui,  se  contente  de  dire  :  «  Dans  notre  temps, 
il  faut  batailler  d'une  main,  et  faire  de  la  sculpture  de 
l'autre  !  » 

Mais,  je  le  répète,  il  a,  heureusement,  une  parfaite 
impassibilité  qui  fait  mur  contre  les  sottises  et  contre  les 
lâchetés. 

Ah  !  ceux  qui  se  disent  ses  ennemis,  s'ils  le  voyaient, 
ce  grand  statuaire,  si  emporté  toujours  après  son  travail, 
si  amoureux  toujours  de  son  art,  ne  connaissant  guère 
les  nouvelles  du  dehors  que  par  ce  qu'on  lui  en  raconte  ; 
s'ils  le  vo3'aient  si  ferme,  si  droit,  si  calme  ;  passant,  le 
soir,  à  l'hôtel  Biron,  sous  l'ombre  fantastique  de  ses 
groupes  de  plâtre,  alors  que  des  bougies  éclairent  seules 
les  vastes  salles,  toutes  pleines  de  statues  vivantes  ; 
s'ils  le  voj-aient  ne  considérant  de  ses  yeux  de  vision- 
naire que  de  nouvelles  formes  à  créer,  quelle  pitoyable 
amertume  les  poignerait! 

D'un  autre  côté,  comme  si  le  pro\'isoire  Bérard.  préposé 
aux  Beaux- Arts,  n'était  pas  plus  néfaste,  on  a  beaucoup 
attaqué  M.  Dujardin-Beaumetz,  parce  qu'il  encourageait 
trop  de  médiocrités. 


DA^'S  LA   MAJESTÉ   DU    DOME   DES    INVALIDES      59 

Qu'il  lui  soit  pardonné,  car  c'est  à  sa  volonté,  nette- 
ment exprimée,  que  l'on  doit,  devant  les  commissions, 
le  salut  de  l'hôtel  de  Biron. 

C'est  lui,  et  pas  un  autre,  qui  a  appuyé  en  toutes  cir- 
constances Rodiu  ;  qui  s'est  fait  l'interprète  tout  dévoué 
au  maître  ;  et  il  n'a  jamais  redouté,  non  plus,  à  la  tribune 
de  la  Chr.mbre,  —  et  la  tâche  était  dure  d'imposer  Rodin 
à  tous  ces  gambadins  de  sous-préfectures  —  de  dire 
pourquoi  il  l'admirait,  et  de  quelle  façon  il  était,  en  ce 
temps,  le  plus  grand  sculpteur  du  monde  ! 

Cette  situation,  n'est-ce  pas  ?  vaut  bien  une  exception 
unique  !  et,  en  conséquence,  qu'on  laisse  donc  en  paix 
Rodin  dans  la  dernière  retraite  d'art  qu'il  s'est  choisie  ; 
—  moyennant  une  raisonnable  location,  ô  contribuables  ! 

Aussi  bien,  quand  le  jour  en  sera  venu,  quel  inven- 
taire on  fera  des  trésors  patiemment  amassés  là  :  les  mou- 
lages groupés,  classés  ;  les  collections  dans  des  vitrines  ; 
les  dessins  aux  murs  ;  et  tant  d'œuvres  inédites,  oui, 
des  œuvres  encore  nouvelles  qui  frapperont  d'étonne- 
ment  et  de  respect,  quand  ou  les  verra,  soudainement, 
en  pleine  lumière  ! 

Assurément,  pour  l'instant,  ces  mots  :  «  Rodin  à  l'hôtel 
Biron  !  »  convulsent  les  furieuses  haines  des  modeleurs 
de  «  boulots  »,  de  tous  ces  sculptiers  qui  assiègent  les 
bureaux  de  la  rue  de  Valois,  annexe  aujourd'hui  de 
l'Assistance  publique,  sous  cette  dénomination  :  Secours 
aux  artistes  ! 

Mais  c'est  la  décourager,  l'abattre  tout  à  fait,  cette 
cohue  de  quémandeurs,  qui  serait  œuvre  pressante  ! 
Et  je  raconterai  dans  un  autre  chapitre  tout  le  mal  qu'ils 


6o  LE   VRAI    RODIN 

ont  fait  à  Rodin  et  à  d'autres  artistes,  ces  impuissants 
embusqués  derrière  les  blocs  de  marbre  que  leur  octroie 
sans  répit  un  Etat  soumis  à  toutes  les  recommanda- 
tions politiques. 

Kn  attendant,  l'Art  est  tombé  dans  un  tel  discrédit  ; 
on  a  organisé  un  tel  trust  de  l'imbécillité  artistique, 
qu'il  est  indispensable  que  l'œuvre  de  Rodin  demeure, 
là-bas,  rue  de  Varenne,  comme  un  phare  qui  aveugle 
de  sa  lumière  les  basses  combinaisons  des  nouveaux 
marchands  du  Temple. 

Car,  tant  qu'il  y  aura  un  Musée  Rodin,  près  de  la 
majesté  du  dôme  des  Invalides,  l'Art  aura  les  dernières 
chances  de  protester  avec  efficacité  contre  les  lourds 
appétits  des  sots. 


UNE  VIE 


IL  est,  à  Paris,  un  vaste  jardin  qui,  le  caractère  de 
la  Provence  à  part,  évoque  le  Paradou.  C'est  le 
jardin  de  l'hôtel  de  Biron. 

Une  large  allée  centrale,  mangée  par  les  herbes 
et  par  les  plantes  sauvages,  subsiste,  seule,  du  beau 
dessin  d'autrefois,  au  temps  des  merveilleuses  tulipes 
du  maréchal  ;  et,  au  hasard,  les  poiriers,  les  pommiers 
et  les  cognassiers  ont  poussé,  échevelant  leurs  branches, 
ou  les  laissant  retomber,  lourdement. 

Partout,  les  broussailles  bombent  leurs  petites  feuilles, 
piquées,  çà  et  là,  de  points  noirs  et  rouges  ;  partout, 
la  terre  est  recouverte  d'une  verdure  si  drue,  qu'on  ne 
distingue  plus  les  arabesques,  qui  ornaient  encore  le 
jardin  jusqu'à  ces  dernières  années. 

Un  botaniste  pourrait,  peut-être,  tenter  la  description 
technique  de  ce  vaste  jardin  si  fruste.  Lui  seul  y  recon- 
naîtrait sans  doute  toutes  les  plantes  mêlées  les  unes 
aux  autres,  et  si  vivaces  qu'à  tour  de  rôle  elles  sur- 
gissent, paradent,  en  plein  épanouissement. 

Un  nouveau  Paradou  !  oui,  le  mot  est  exact,  à  consi- 


64  LE   VRAI   RODIN 


dérer  cette  massive  confusion  de  verdures  ;  et  ce  mot  — 
je  lui  en  rends  grâce  !  —  me  dispense  de  chercher  à 
détailler  les  attraits  de  ce  jardin  sauvage. 

Que  de  fois,  au  dernier  été,  j'y  suis  allé  avec  le 
maître,  qui  venait  chercher  là  un  moment  de  repos  ! 

C'était  vers  la  fin  de  l'après-midi,  dans  les  rares  belles 
journées  de  la  saison,  alors  que  le  dôme,  tout  proche, 
arrondissait  son  dos  doré,  en  plein  azur  atténué  du 
ciel. 

Dora,  la  chienne  familière,  bondissait  devant  nous, 
et  nous  causions. 

J'ai  écouté  ainsi  —  je  puis  l'affirmer  !  —  le  plus  toujïu 
roman  d'artiste  qui  soit  ! 

Mais  ce  n'est  pas  ce  roman-là  que  je  raconterai,  au 
moins  dans  toutes  ses  parties,  dans  ce  livre.  Il  y  a  trop 
de  gens  et  trop  de  choses  encore  à  ménager  ;  il  faut  un 
recul  pour  pouvoir  tout  dire;  il  faut  laisser  du  mys- 
tère s'établir  et  aussi  des  légendes.  Cela  flatte  tellement 
les  opinions  reçues  ! 

Un  touffu  roman  ! 

Il  est  assez  complexe  et  assez  beau,  du  reste,  dans  ses 
phases  essentielles  ! 

Sans  doute,  il  n'est  point  comparable,  toutefois,  ce 
roman,  à  celui  que  vécut,  par  exemple,  l'orageux 
Benvenuto  Cellini.  I^a  vie  d'un  artiste,  aux  siècles  dix- 
neuvième  et  \ingtième,  ne  peut  pas  être  faite  des  aven- 
tures d'un  artiste  du  siècle  seizième.  Non  !  c'est  la  vie 
plus  simple,  au  jour  le  jour,  d'un  artiste  d'aujourd'hui  ; 
et  c'est  pour  cela  que  nous  nous  attachons  à  lui,  et  que 


UNE  VIE  65 

nous  trouvons  tant  de  prix  à  rassembler  quelques-unes 
de  ses  actions. 

Evidemment,  on  les  a  déjà  tournées  et  retournées 
de  toutes  les  façons,  ces  actions-là  !  et  il  apparaît  tout 
d'abord  qu'il  n'y  ait  plus  rien  à  dire  quant  à  elles  ! 
Oui,  si  l'on  s'en  tient  à  des  redites  ;  non,  si  l'on  précise 
dès  maintenant  des  points  peu  connus  ou  même  passés 
sous  silence. 

Ainsi,  combien  de  fois  s'est-on  posé  cette  simple 
question  :  «  Où  est-il  né,  à  Paris,  Rodin  ?  » 

Répondez  !...  Vous  cherchez  ?...  Surtout,  n'inter- 
rogez point  là-dessus  le  maître.  Pour  lui,  ceci  et  le  reste, 
ce  sont  choses  peu  importantes,  et  que  vous  ne  con- 
naîtrez que  par  hasard,  après  bien  des  attentes  rési- 
gnées, mais  obstinément  résignées  ;  car  vous,  vous 
voulez  connaître,  n'est-ce  pas  ?  tous  les  points  de 
départ  et  tous  les  points  d'arrivée  de  cette  étonnante 
carrière. 

Eh  bien  !  ne  cherchez  plus  !...  La  rue,  la  rue  de 
l'Arbalète  existe  encore,  non  loin  de  l'ancienne  et  rus- 
tique église  consacrée  à  saint  Mcdard,  dans  cette  partie 
du  cinquième  arrondissement  que  la  Bicvre,  autrefois, 
avant  que  d'être  recouverte,  arrosait —  si  l'on  peut  ainsi 
dire  !  —  de  ses  eaux  malodorantes  ;  mais  la  maison 
natale  est  démolie  ;  car  on  a,  à  diverses  reprises,  saccagé 
ce  quartier  peuplé  d'ouvriers  et  de  petits  employés. 

Et  pourtaiit,  tel  quel,  il  reste  intime  et  empli  de 
grands  souvenirs.  C'est  là,  en  effet,  tout  près,  que 
M.  de  Buffon,  Cuvier  et  Pasteur  eurent  des  cabinets  de 
travail,  des  laboratoires  et  de  magnifiques  pensées.  Il 

9 


66  IK   VRAI   RODIN 


semble  tout  juste  alors  que  Rodin  soit  né  dans  ce  centre 
de  rayonnement  ;  et  que  l'avenue  de  Villiers,  par  exemple, 
soit  réservée  par  l'ordre  bien  établi  des  choses  aux  nais- 
sances des  peintres  et  des  sculpteurs  sans  talent. 

Ce  que  l'on  sait  mieux,  ce  que  l'on  sait  déjà,  car  on  l'a, 
maintes  fois,  comme  en  hâte  raconté,  c'est  que  le  père 
du  maître  était  normand  —  j'ajoute  :  venu  d'ancêtres 
Touliers  —  et  sa  mère  lorraine. 

La  date  de  sa  naissance  :  le  14  novembre  1840,  c'est 
aussi  une  chose  connue  ;  et  connue  aussi  son  enfance, 
passée  auprès  d'un  parent,  à  Beauvais,  dans  une  école, 
où,  s'il  témoignait  d'une  horreur  profonde  pour  l'arith- 
métique et  le  solfège,  il  était,  en  revanche,  transporté 
de  discours,  au  point  que,  pendant  les  récréations,  il 
s'enfermait  dans  la  classe  vide,  pour  gesticuler  et 
parler  devant  les  bancs. 

A  l'âge  de  quatorze  ans,  il  revenait  à  Paris;  et,  dès 
ce  moment-là,  c'est  toute  une  vie  de  frénétique  tra- 
vail qui  commence. 

On  a  raconté,  également,  beaucoup  de  choses  de  cette 
époque-là  :  son  entrée  à  la  petite  école  des  Arts  décora- 
tifs, sise  rue  de  l'Ecole-de-Médecine  ;  des  leçons  sui\4es 
au  Muséum,  auprès  de  Barye  ;  mais  il  y  a,  sur  ces  points* 
plus  de  choses  à  dire. 

En  même  temps,  en  effet,  qu'il  suivait  les  cours  de 
la  petite  école  de  la  rue  de  l'Ecole-de-Médecine,  il  allait 
au  musée  du  Louvre,  pour  dessiner  des  antiques  ; 
bien  que,  là,  il  ne  fût  point  vu  d'un  bon  œil  par  les  gar- 
diens, complaisants  seulement  pour  les  dessinateurs... 
élégants. 


UNE  VIE  67 

Au  marché  aux  chevaux,  il  est  vrai,  où  Rodin  se 
rendait  aussi  deux  fois  par  semaine,  pour  dessiner,  les 
maquignons  n'accueillaient  pas  mieux  ce  gamin  qui 
se  fourrait  partout,  et  qui  manqua  un  jour  d'être 
étouffé  par  un  cheval  serré  contre  lui. 

Ses  progrès  furent  singulièrement  rapides. 

A  l'école  de  la  rue  de  l'EcoIe-de-Médecine,  tout  jeune 
encore,  il  émerveillait  les  autres  élèves  et  les  modèles 
qui,  durant  la  pose,  faisaient  cercle  autour  de  lui. 
Et,  cependant,  il  ne  pouvait  pas,  lui,  ne  penser  qu'à 
ses  dessins. 

Il  devait  «  gagner  sa  vie  !  »  et  il  avait  trouvé  à 
s'employer  chez  un  ornemaniste. 

Toutes  ses  journées,  bientôt,  furent  alors  strictement 
réglées. 

Le  matin,  de  très  bonne  heure,  avant  que  d'aller  à 
son  «  gagne-pain  »,  il  courait  chez  un  vieux  peintre  ; 
et  là,  il  faisait  de  la  peinture,  «  comme  un  fou  !  »  d'après 
du  nu  !  Le  soir,  après  cinq  heures,  il  reprenait  sa 
course  jusqu'au  musée  des  Gobehns,  pour  y  dessiner 
encore  du  nu  !  » 

Et  c'est  cet  enragé  de  dessin,  qui,  après  plus  de  cin- 
quante ans  d'une  telle  passion,  est  accusé  par  les  cuistres 
de  ne  dessiner  que  d'une  manière  incompréhensible  ! 

Vers  l'âge  de  dix-sept  ans,  il  fit  la  connaissance  de 
Dalou. 

Ils  travaillèrent  de  concert  chez  un  sculpteur,  nommé 
Roubaud.  Mais  ce  Roubaud  ne  les  payait  que  fort 
irrégulièrement  ;  et  les  deux  amis  durent  se  séparer, 
au   moins   au  cours  des  heures  de  la   journée.    Rodin, 


68  LE    VRAI    RODIN 


pour  entrer  chez  un  nouvel  ornemaniste  ;  et  Dalou, 
chez  un...  empailleur-naturahste. 

On  a  parlé  beaucoup  des  leçons  de  Barye  données 
à  Rodin.  On  indique  même,  sur  les  livrets  des  Salons, 
que  l'illustre  sculpteur  animalier  fut  le  professeur  de 
Rodin.  Ce  n'est  point  tout  à  fait  exact. 

Rodin  ne  suivit  que  quelques  leçons  dans  le  sous- 
sol  obscur  du  Muséum  ;  et  ce  ne  sont  pas  ces  leçons-là, 
en  vérité,  qui  peuvent  compter  ! 

La  bibliothèque  était  trop  propre  ;  et  l'on  n'osait  pas  y 
travailler.  Ce  qu'il  fit,  Rodin,  dans  l'obscur  sous-sol  ? 
Tout  ce  qu'il  trouvait  à  y  dessiner,  des  études  d'après 
des  débris  anatomiques,  un  amas  de  modèles  iuATrai- 
semblables.  Et  le  professeur,  le  grand  Barj'e,  n'était 
pas  gai.  Il  avait  tellement  l'air  d'un  pauvre  répétiteur, 
avec  sa  redingote  fatiguée,  avec  son  chapeau  roussi. 
L'Etat  le  laissait  positivement  mourir  de  faim,  cet 
admirable  artiste,  les  pensions  allant,  comme  toujours» 
à  toute  une  clique  aujourd'hui  inconnue. 

Toutefois,  si  Rodin  ne  put  longuement  travailler  dans 
le  funèbre  sous-sol,  il  y  trouva  là,  cependant,  un  point 
de  départ  amusant. 

Un  jour,  en  effet,  il  montre  avec  satisfaction  à  Barye 
une  biche  qu'avec  sa  prodigieuse  habileté,  vraiment 
innée,  il  vient  de  terminer.  La  terre  en  est  absolument 
lisse  :  c'est  une  parfaite  besogne  d'élève. 

Barye,  bourru,  taciturne  à  son  ordinaire,  regarde 
cette  biche,  et  il  dit  :  «  Bien  !  maintenant  il  va  falloir 
commencer  à  modeler  !  » 

Rodin  comprit.  Il  comprit  pour  toujours. 


UNE  VIE  69 

Ces  cours  cessèrent  ;  il  alla  alors  dessiner  à  la  Biblio- 
thèque Impériale  ;  puis  il  songea  à  se  présenter  à  l'Ecole 
des  Beaux- Arts,  la  grande  École,  comme  on  disait,  sise 
me  Bonaparte. 

Par  trois  fois,  il  y  fut  refusé.  La  raison  :  il  ne  savait 
pas  dessiner  ! 

Il  apportait,  lui,  un  dessin  établi  en  profondeur  ;  et, 
à  l'Ecole,  on  ne  connaissait  que  le  dessin  «  passé  au 
cylindre  ». 

Ah  !  triste  métairie  !  En  as- tu  fait  d'autres  gaffes  de 
ce  genre  !  Si  tu  as  refusé  Rodin,  en  as-tu  hospitalisé,  par 
contre,  de  ces  jeunes  gens  sans  talent,  sans  ambition, 
sans  «  rage  de  parvenir  »,  qui,  après  avoir  peint  je  ne  sais 
combien  de  Chemins  de  croix,  sculpté  je  ne  sais  combien 
de  bondieuseries,  ont  fini  par  être  photographes  ou 
chefs  de  bureau  ! 

En  as-tu,  suprême  couronnement,  envoyé  à  Rome 
de  ces  médiocres,  avec  leur  brevet  d'ànerie  !  et  combien 
de  fois  as-tu  rougi  d'exposer  leurs  piteuses  «  productions  « 
dans  ces  salles  si  froides,  si  mornes,  que  n'arrivent  point 
à  réchauffer  les  copies  des  chefs-d'œuvre  des  maîtres 
italiens. 

Enfin,  en  as-tu  vu  passer  de  ces  professeurs,  plus 
ignorés  aujourd'hui  que  des  Pharaons  de  la  vingt-sixième 
dynastie  !  et  que  de  Directeurs  sans  autorité,  parfaits 
ronds-de-cuir  sans  aucun  lustre  ! 

Mais  toujours  tu  te  redresses,  ô  vieille  Ecole,  appuyée 
sur  les  nobles  béquilles  de  l'Antiquité  et  de  la  Renaissance  ; 
et   tu   persuades  encore   aux   bélîtres  (^ue   tu   existes  1 


70  LE  VRAI   RODIN 


Cependant,  confesse  —  ici,  j'anticipe  —  qu'il  fut 
terrible  ce  mot  historique  de  Dalou  sur  Rodin,  quand 
les  deux  amis  furent  séparés  : 

—  Ah  !  il  a  de  la  chance,  celui-là,  de  n'avoir  pas  été 
à  l'Ecole  des  Beaux-Arts  ! 

I^es  meilleurs  de  tes  enfants  te  renient,  ô  sainte 
Ecole  ! 

Et  passons  ! 

Voici  maintenant  Rodin  logé  à  Montmartre.  Il  est 
entré  chez  Carrier-Belleuse,  rue  de  la  Tour-d'Auvergne . 

Ce  Carrier-Belleuse  était  un  sculpteur  qui  ne  faisait 
que  du  chic  ;  mais  il  avait  un  goût  très  fin,  très  artiste , 
et  il  était,  lui  aussi,  d'une  habileté  invraisemblable  • 
C'était  un  type  très  allural,  l'air  d'un  d'Artagnan.  Ses 
ouvriers,  il  en  occupait  bien  une  vingtaine,  copiaient 
à  l'envi  ses  manières  et  son  pantalon  à  vis,  son  chapeau 
vaste  et  ses  souliers  à  boucles.  Mais  l'argent  l'entraînait; 
aussi,  il  inondait  le  Marais  de  statuettes  et  de  dessus  de 
pendules.  Je  dois  dire  tout  de  suite  que  beaucoup  de  ces 
sujets-là  sortaient  des  doigts  de  Rodin. 

On  a  écrit  que  ce  dernier  «  avait  fait  de  la  pratique  » 
chez  Carrier-Belleuse.  C'est  inexact.  Rodin  n'a  jamais 
été,  même  à  ses  débuts,  un  «  praticien  »  !  Il  n'exécuta, 
chez  Carrier,   que  des  modèles. 

Dans  ce  nouvel  atelier,  on  s'émerveillait  encore  de 
voir  Rodin  terminer  en  quelques  heures  une  statuette 
ou  un  bibelot.  «  Et  c'était  toujours  une  jolie  œuvre 
d'art  qu'il  réalisait  !  »  m'a  dit  Desbois.  On  pouvait 
bien  lui  prédire  le  plus  grand   avenir,    car  il   y  avait 


L'HOMME    AU    NEZ  CASSÉ 


UNE   VIE  71 

un  sacré  modelé  du  diable  dans  la  plus  petite  de  ses 
statuettes  !  » 

Comme  il  avait  dessiné,  Rodin,  en  effet,  avait  modelé 
avec  la  même  fougue,  à  la  petite  école  de  la  rue  de 
l'Ecole-de-Médecine  :  du  nu  —  et  des  plantes,  dites 
«  vivantes  »,  que  l'on  apportait  sur  la  selle. 

Aussi,  dès  l'année  1864  —  date  historique  !  —  on 
allait  le  voir  débuter  par  ce  véritable  coup  de  tonnerre  ; 
l'Homme  au  nez  cassé. 

On  allait  le  voir.  Je  m'avance  !  Cet  admirable  buste, 
un  des  plus  beaux  de  toute  sa  vie,  fut  refusé  au 
Salon  ! 

A  cet  aboutissant,  qui  tient  de  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts  et  des  ateliers  mondains,  on  ne  pouvait,  il  est  vrai, 
agir  autrement.  Tous  les  médiocres  se  tiennent.  Accepter 
Rodin,  c'était  condamner  définitivement  l'Ecole,  depuis 
longtemps,  depuis  toujours  moribonde  ! 

Rodin  revint  à  sa  sculpture,  avec  quelle  joie,  avec 
quel  amour  I 

Il  se  jetait  alors  sur  elle  comme  sur  une  proie  !  Il  ne 
prenait  aucun  autre  plaisir.  Il  n'a  jamais  fumé,  par 
exemple,  pour  ne  pas  se  distraire  de  modeler.  Il  travail- 
lait toujours  dix  heures  par  jour,  n'aspirant  qu'à  l'aube 
du  lendemain  pour  recommencer. 

Après  la  guerre,  il  partit  pour  Bruxelles.  Il  modela, 
en  compagnie  de  l'artiste  belge  Van  Rasbourg,  des 
figures  décoratives  pour  le  Palais  de  la  Bourse  ;  et 
il  se  prit  à  aimer  la  Belgique,  plaisant  pa>-s,  qu'il 
visitera    et    revisitera  souvent  au   cours  de  sa  vie.  Il 


72  LE  VRAI   RODIN 


chérissait  surtout  ce  vallon  de  Grœnendael,  qui  revient 
dans  ses  pensées. 

«  Avec  ses  quartiers  pittoresques  et  grouillants  (a  écrit 
M.  Maurice  Kunel),  ses  coins  recueillis  et  somnolents  aux 
alentours  des  béguinages,  Bruxelles  évoquait  alors  une 
ville  bourgeoise  et  provinciale  :  des  rues  torves  et  mal- 
propres étendaient  leur  réseau  entre  des  blocs  de  maisons 
disparates  et  encaquées,  dévalant  vers  la  place  de  l'Hôtel- 
de-Ville. 

«  Aux  abords  de  la  Grand'Place,  quelques-unes,  res- 
tées fidèles  au  bon  vieux  temps  des  ripailles,  gardent 
encore  aujourd'hui,  avec  leur  aspect  original,  ce  goût  de 
vieux,  rance  et  pénétrant.  C'est  la  ruelle  du  Veau-]\Iarin 
avec  ses  coins  ornés  de  petites  vierges,  la  rue  de  l'Etuve 
qui  veille  jalousement  sa  fontaine  et  son  petit  homme 
de  bronze  ;  et  puis,  toutes  ces  maisons  sans  st>'le, 
sans  architecture  :  guinguettes,  vieilles  chandelleries, 
magasins  à  auvent,  buvettes,  bicoques  des  quartiers  bas, 
auxquelles  pendaient,  comme  enseignes,  des  urnes,  des 
lampions,  des  chaînes  et  des  blasons  peints. 

«  Les  viandes  des  boucheries  et  les  fruits  des  marchés 
empiffraient  les  estomacs  ;  et  la  bière  moussant  des  caves 
allumait,  aux  godailles  des  kermesses,  la  goinfrerie  d'une 
grosse  joie  braillarde.  Une  odeur  de  cuisine  grasse,  plan- 
tureuse, montait  des  auberges  et  des  restaurants,  partout 
les  terrasses  des  tavernes  suintaient  l'acre  relent  du 
«  faro  ». 

«  Chaque  rue  avait  ainsi  ses  estaminets  et  ses  bou- 
tiques chargées  de  volailles  et  de  poissons.  C'était,  au 
voisinage  des  salles  de  vente,  une  odeur  forte  et  puante 


UNE  VIE  73 

que  respirent  encore  certains  centres  de  l'Anvers  actuel. 
A  cet  air  mauvais  et  chaud  se  mêlaient  les  vapeurs 
malodorantes  de  la  Senne,  qui  déambulait  à  ciel  ouvert 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  ville.  Véritable  lave  infectieuse 
d'eaux  bourbeuses  et  jaunâtres,  elle  déversait  les  détritus 
des  halles,  les  malpropretés  des  éviers  et  des  caniveaux, 
les  rinçures  des  brasseries,  et,  parfois,  charriait  des  cha- 
rognes en  décomposition.  Cette  rivière  grouillait  aux 
écluses,  barbotait  sous  les  roues  des  mouhns  et  activait 
les  palettes  des  machines  hydrauliques,  exhalant  une 
buée  qui  embrouillardait  comme  d'une  haleine  moite» 
âpre  et  fumante,  tout  son  parcours. 

«  Tel  était  ce  Bruxelles  révélé  dans  l'âme  flamande 
des  Steen,  des  Ttniers,  des  Breughel,  des  Grimmcr, 
amants  du  bon  fumet  et  de  la  dive  bouteille. 

«  Alors  (continue  M.  Maurice  Kunel),  dans  les  endroits 
moins  populeux,  régnait  une  atmosphère  condensée, 
religieuse.  Les  cloches,  de  leurs  combles,  parlaient  gra- 
vement, mj'stérieusement.  Des  femmes  en  cornette  sor- 
taient leurs  grands  châles  d'indienne  et  se  rendaient 
aux  vêpres.  Les  bourgeois,  canne  à  pomme  d'ivoire  à  la 
main,  coiffés  de  hauts  chapeaux  à  bords  plats,  dans  leur 
longue  redingote  noire,  allaient  entendre  la  musique  mili- 
taire au  Parc. 

«  Aux  jours  d'été,  les  familles  bruxelloises  se  répan- 
daient dans  la  banheue,  pour  y  goûter  l'air  de  la  cam- 
pagne. Vers  le  soir,  on  rentrait  boire  quelques  lambics 
à  l'estaminet,  jusqu'à  neuf  heures,  quand  les  tambours 
sonnaient  la  retraite.  Elles  fréquentaient,  en  hiver, 
l'une  des  trois  ou  quatre  grandes  salles  de  spectacles, 

10 


74  LE   VRAI    RODIX 


allaient  voir  Faust  au  théâtre  royal  de  la  Monnaie,  Le 
marquis  de  Villemer  au  Parc,  assistaient  aux  représen- 
tations des  galeries  Saint-Hubert,  ou  aux  concerts  de 
la  Grande  Harmonie,  alors  un  des  grands  cercles  de 
Bruxelles.  » 

C'était  «  cette  vie  double,  caractéristique,  à  la  fois 
simple  et  débraillée  »  de  ce  vieux  Bruxelles  que  connut 
alors  Rodin. 

Il  modela  là-bas  son  Age  d' Airain  :  dix-huit  mois  d'un 
travail  exalté  pour  aboutir  à  ceci  :  être  accusé  d'avoir  fait 
un  moulage  sur  nature  ! 

Il  eut  du  mal  à  renverser  cette  opinion,  clabaudée 
par  les  «  sculptiers  ».  C'est  qu'il  y  avait  de  quoi  s'étonner 
aussi  ! 

Quelle  était,  en  effet,  cette  statue  si  étrangement, 
si  passionnément  modelée,  surtout  si  miraculeusement 
vivante  ?  Que  voulait  dire  ce  modelé  si  exact,  si  têtu,  si 
frémissant  ? 

«  Il  n'y  a  pas  un  artiste  au  monde,  ricanait-on,  capable 
d'accumuler  autant  de  trous  et  autant  de  bosses  ! 
Nous,  nous  ne  les  voyons  pas  !  Allons  !  C'est  xme  mys- 
tification !  confrères  sculpteurs,  elle  a  assez  duré  !  » 

Hélas,  pour  tous  ces  derniers,  elle  dure  encore,  la 
mystification  !  Car  aucune  des  plus  glorieuses  statues 
de  Rodin  ne  dépasse  le  succès  public  de  cet  Age  d'ai- 
rain. Nulle  statue  n'est  plus  demandée,  présentement, 
plus  recherchée.  Elle  figure  dans  tous  les  grands  musées 
du  monde  et  chez  les  plus  riches  collectionneurs.  Pour 
une  troisième  médaille  au  Salon,  c'est,  on  en  con\'ien- 
dra,  une  exception  sans  précédent  ! 


ClKi.'  »     l>r««l 


DAl.Ol" 


UNE   VIE  75 

On  a  raillé,  je  l'ai  noté,  les  titres  successifs  donnés 
à  cette  statue.  Il  est  vrai  que  d'abord  elle  représen- 
tait un  soldat  blessé  appuyé  sur  son  javelot.  L'arme 
enlevée  —  et  c'était  bien  le  droit  du  sculpteur,  peut-être  ! 

—  il  fallut  bien  voir  que  la  statue  prenait  une  signifi- 
cation autrement  puissante,  d'où  son  vrai  nom  :  l'Age 
d'airain  ou  le  Réveil  de  l'humanité. 

Et  même  si  elle  ne  portait  pas  de  nom,  braves  gens  ! 

—  qu'importe  après  tout  ?  —  est-ce  que  cette  statue 
ne  resterait  pas  une  œuvre  magnifique,  comparable  aux 
plus  significatives  réussites  de  l'Art  ? 

Voyez-la,  considérez-la  bien,  éclairée  par  une  flamme 
pour  mieux  en  saisir  le  modelé  ;  et  vous  resterez 
interdit  de  tant  de  beauté  !  Tous  les  «  passages  »,  toutes 
les  nuances,  toute  une  merv^eilleuse  mise  en  œuvre  ana- 
tomique,  c'est  le  long  travail  d'un  modeleur  de  génie,  et, 
par  surcroît,  prodigieusement  habile  !  Quoi  d'étonnant 
alors  à  ce  qu'il  en  résulte  un  véritable  chef-d'œuvre  ? 

Quand  l'ancien  camarade,  quand  Dalou  revint  de 
Londres,  après  la  Commune,  il  vit  l'Age  d'airain; 
et,  dès  ce  moment,  son  amitié  pour  Rodin  s'atténua. 
Voilà  un  indice  formel  ! 

Et,  pourtant,  Rodin  ne  lui  avait  pas  ménagé  ses  ser- 
vices. 

Mais  Dalou  n'était  pas  un  homme  à  dissimuler  sa 
jalousie.  Il  était  ambitieux  et  autoritaire.  Il  rêvait  d'être 
le  Le  Brun  de  la  République  ;  et  il  se  préparait  à  ce  rôle 
avec  force  palabres.  Actif  discoureur,  il  fut  vite  très 
écouté  à  l'Hôtel-de- Ville.  Il  fut  le  seul  —  mais  il  fut, 
celui-là!    —    à    pouvoir     régenter   l'assemblée  munici- 


76  LE   VRAI    RODIN 


pale  ;  et,  emporté  par  son  élan,  il  fit  cette  action 
mémorable  d'y  imposer  Puvis  de  Chavannes,  bien 
qu'il  fût  de  notoriété  publique  qu'il  le  détestait. 

Plus  tard,  quand  Rodin  eut  la  commande  du  Monu- 
ment à  Victor  Hugo,  la  brouille  fut  complète  entre  les 
deux  amis.  Dalou  ne  pardonna  jamais  à  Rodin  d'avoir 
été  préféré. 

En  1878,  Rodin  fut  occupé  aux  travaux  de  l'Expo- 
sition universelle.  Il  travaillait  de  concert  avec  Des- 
bois chez  un  nommé  Legrain,  qui  leur  faisait  mode- 
ler des  mascarons  et  des   cariatides. 

L'habileté  de  Rodin  était  alors  devenue  tout  à  fait 
déconcertante.  Eu  se  donnant  comme  prétexte  qu'il 
n'y  avait  pas  trop  à  chercher,  il  modelait  en  un  jour 
une  grande  figure.  Que  sont  devenues  toutes  ces 
prouesses  ?  Il  y  a  certains  de  ces  mascarons  au  Musée 
Carnavalet  ;  mais  quant  aux  cariatides,  elles  sont,  hélas  ! 
allées  rejoindre  toutes  les  autres  figures  que  Rodin, 
faute  d'argent,  autrefois,  pour  les  faire  mouler,  a  per- 
dues. Oui,  l'argent  vient  toujours  trop  tard  !  malgré 
toutes  les  sottises  contraires  que  l'on  ne  manque  jamais 
de  rééditer. 

Rodin  redevint  fidèle  à  la  rive  gauche  ;  et  c'est  là 
désormais,  qu'il  faut  le  suivre  d'ateher  en  atelier. 

Le  premier  que  l'on  mentionne,  il  l'eut  au  faubourg 
Saint-Jacques,  dans  une  maison  de  l'Assistance  publique, 
contiguë  à  l'hôpital  Cochin,  et  qui  est  aujourd'hui 
démolie. 

C'était    alors    un    morne    quartier,    où    les    petites 


UNE  VIE  72 

maisons  abondaient,  avec,  de  place  en  place,  la  seule 
gaîté  d'estaminets  où  s'arrêtaient  les  camionneurs. 

Les  ateliers  d'artistes  pauvres  ne  manquaient 
pas  dans  ces  parages.  Beaucoup  de  sculpteurs  et  quel- 
ques peintres  qu'aucun  client  ne  visitait.  On  avait 
là,  autour  de  soi,  une  prison,  des  hôpitaux,  des  com- 
munautés religieuses;  et,  un  peu  plus  loin,  la  maison 
de  fous  que  quelques-uns  de  ces  pauvres  bougres  d'ar- 
tistes, véritables  ou  faux,  entrevoyaient  comme  une  déli- 
vrance i)our  leurs  privations  continuelles.  Une  fête 
foraine  secouait  une  fois  par  an  la  torpeur  du  quartier. 

Rodin  le  quitta  pour  aller  au  boulevard  de  Vaugirard. 
Là,  il  occupa  un  vaste  atelier,  d'où  sa  grande  renommée 
partit  avec  les  Bourgeois  de  Calais,  dont  je  parlerai 
plus  loin,  et  qu'il  exécuta  dans  le  plein  épanouisse- 
ment de  son  génie. 

Mais  il  cherchait  toujours  d'autres  œuvres  à  créer 
—  et  aussi  d'autres  logis  ! 

Et  c'est  ainsi,  qu'au  hasard  de  ses  promenades,  il 
découvrit,  boulevard  d'Italie,  la  charmante  maison 
élevée  pour  M.  de  Neufbourg,  et  que  Cors'isart,  le  méde- 
cin préféré  de  l'Empereur,  Musset  et  George  Sand, 
habitèrent  ensuite. 

Il  s'informa,  et  il  put  s'y  installer  sans  garantie. 

Je  dis  :  sans  garantie  ;  car,  hélas  !  l'exquise  maison 
menaçait  ruine  dans  quelques-unes  de  ses  parties  ;  et 
les  plafonds  ne  tenaient  que  par  miracle.  Mais  Rodin 
en  était  fort  épris  ;  et  il  ne  rêvait  rien  moins  que  de  l' ache- 
ter, cet  harmonieux  pavillon,  si  délicat  dans  son  en- 
semble, et  qu'un  clos  sauvage  entourait.  Aujourd'hui, 


78  LE    VRAI    RODIN 

c'est  l'atelier  qu'il  regrette  le  plus  ;  et  il  a  vu,  avec 
une  véritable  amertume,  les  démolisseurs  dépecer,  i>eu 
à  peu,  cette  coquette  folie,  comme  on  disait  galamment 
au  siècle  dix-huitième  ! 

Obligé  d'en  partir,  il  se  trouva  bien  qu'on  lui  ordonnât 
la  campagne  :  seul  remède  efficace  au  surmenage  que, 
depuis  tant  d'années,  il  s'imposait. 

Le  hasard,  une  fois  de  plus,  l'amena  à  Sèvres  ;  et  il 
découvrit,  sur  une  hauteur,  une  petite  maison  vieil- 
lotte, isolée,  mais  attachante  parce  qu'elle  avait  beau- 
coup de  fenêtres  donnant  sur  un  ample  panorama. 
Cette  maison  avait,  disait-on,  appartenu  à  Scribe,  le 
fécond  et  niais  dramaturge.  Rodiu  loua  la  maison,  nul- 
lement influencé,  ainsi  qu'on  le  pense,  par  le  médiocre 
souvenir  du  vaudevilliste  ;  et  là,  durant  plusieurs 
années,  il  se  reposa  en  travaillant  de  plus  belle,  avec, 
de  temps  en  temps,  quelques  travaux  à  la  manufacture 
de  Sèvres,  qui  n'était  pas  alors  réglementée  comme  elle 
l'est  actuellement. 

Pitoyable  manufacture,  du  reste  !  Celle  d'hier  et, 
aussi  bien,  celle  d'aujourd'hui. 

Celle  d'hier,  pire,  je  le  confesse,  toutefois.  Elle  était 
alors  dirigée  par  un  cliimiste,  nommé  Lauth.  A  bien  dire, 
que  venait  faire  un  chimiste  dans  cette  galère  ?  Ennuyer 
les  artistes,  les  écœurer  par  des  obser\'ations  ridicules, 
les  traiter  sans  politesse,  oh  !  à  tout  cela,  ce  Lauth  s'y 
employait  sans  lassitude.  Bien  entendu,  en  haut  heu, 
on  ignorait  de  tels  agissements  ;  et  l'inutile  manufacture, 
bon    an    mal    an,   accouchait   d'horribles    vases  et   de 


UNE   VIE  79 

statuettes,    dont    on  ne    voulait   plus,  même   clans  les 
plus  pauvres  sociétés  sportives  ! 

Carrier-Belleuse  y  était  directeur,  mais  sans  grande 
influence  ;  ce  fut  lui  qui  y  appela  Rodin. 

Un  temps  dont  le  maître  ne  garde  pas  de  plaisants 
souvenirs. 

Il  y  fit  bien  quelques  vases  ;  mais  on  posait  ses  œuvres 
par  terre,  pour  qu'on  pût,  en  passant,  y  dormer  des 
coups  de  pied  ;  ou  on  les  laissait  exposées  à  la  poussière  ! 
ly'Ktat,  certainement,  protège  u-»  arts  :  Ro<liii  lu-  pouvait 
pas  en  douter  ! 

Cei)endant,  il  fut  ingrat,  et  il  partit.  On  nomma  à  sa 
])lace  un  chimiste  de  plus  ;  et  le  renom  de  la  manufacture, 
à  n'en  pas  douter,  s'accrut. 

Entre  temps,  Rodin  avait  obtenu  un  atelier  au 
Dépôt  des  marbres  ;  il  décida,  alors,  de  rester,  désor- 
mais,  à  la  campagne. 

Précisément,  une  maison  à  Meudon-\'al-Fleur>-  le 
tentait.  Elle  avait  appartenu  à  une  femme-peintre, 
Miûo  Delphine  de  Cols  ;  et  elle  était  à  vendre. 

Cette  maison  se  trouvait  encore  sur  une  hauteur  ;  elle 
était  isolée,  et  au  beau  milieu  des  champs  ;  Rodin 
l'acheta. 

Il  y  a  maintenant  de  cela  plus  d'une  vingtaine 
d'années  :   et  il  n'a  jamais  regretté  sa  détermination. 

C'est  qu'on  vient  bien  plus  le  voir,  qu'il  ne  va 
chez  les  autres. 

Et  il  a  reçu  ici  toutes  les  visites  :  visites  royales, 
ministérielles  et  même  de  l'Institut  ! 


8o  LE   VRAI   RODIN 


Falguière  l'y  visita  souvent  ;  mais  il  fut  plus  éton- 
nant d'y  voir  le  vieil  Eugène  Guillaume,  la  sacro- 
sainte  clé  de  voiîte  de  la  Maison  du  quai  ^lalaquais,  et 
qui  avait  commencé  par  être  un  des  plus  irréduc- 
tibles ennemis  de  Rodin. 

Même  un  «  épileptique  »  ennemi,  car,  trouvant  un 
jour  chez  un  de  ses  amis  le  masque  de  l'Homme  au  nez 
cassé,  il  l'avait  fait  jeter  aux  gravats. 

Guillaume  vint  donc,  sur  le  tard  de  sa  vie,  visiter 
Rodin  ;  et,  ingénument,  il  se  confessa  à  lui,  jurant  que, 
lui  aussi,  il  adorait  la  Nature.  Ces  sortes  d'amendes 
honorables,  c'est  un  peu  la  consolation  de  vivre  !...  Au 
demeurant,  c'était  un  triste  bonhomme,  cet  ancien  direc- 
teur, par  deux  fois,  de  l'Académie  de  France  à  Rome  ; 
car,  lisez  ceci  : 

Médiocre,  chargé  d'honneurs  et  de  commandes,  il 
emploj'ait  souvent  Turcan,  l'auteur  admiré  du  groupe  : 
l'Aveugle  et  le  Paralytique.  Turcan  redressait  les  erreurs 
de  modelage,  faisait  une  «  pratique  »  ensuite  qui  était 
loin  de  l'inconsistant  labeur  du  patron  ;  et,  naturellement, 
le  bon  praticien  était  laissé  jalousement  dans  l'ombre. 

Un  jour,  il  se  hasarde  pourtant  à  s'informer  auprès 
de  Guillaume  —  qui  était  alors  directeur  des  Beaux- 
Arts  —  s'il  a  des  chances  d'obtenir  une  modeste  com- 
mande, s'il  la  lui  demande,  officiellement.  Ce  lui  serait  un 
grand  appoint  pour  sculpter  enfin,  pour  son  propre  compte, 
une  statue  en  marbre. 

Et  Guillaume  de  répondre  :  «  Non,  monsieur,  aucune 
chance  !  » 

Et  ledit  Guillaume  venait  de  se  commander  à  lui- 


UNE   VIE  8i 

même  pour  plus  de  cinquante  mille  francs  de  «  bou- 
lots !  » 

Je  me  hâte  d'ajouter  que  je  tiens  cette  anecdote  de 
feu  Turcan. 

Pour  le  reste,  je  veux  dire  dès  qu'il  s'agissait  de  sa 
triste  chair,  le  vieil  Eugène  Guillaume  était  plus  géné- 
reux. C'est  ainsi  que,  très  décrépit,  il  reprit  le  train 
d'Italie  pour  aller  rejoindre  un  petit  modèle  qui  avait 
l'accablante  corvée  de  1'  «  aimer  ».  C'est  touchant, 
n'est-ce  pas  ? 

Rodin,  lui,  a  mieux  aimé  ses  collaborateurs,  ses  prati- 
ciens. Combien  de  fois,  par  exemple,  il  m'a  vanté  le 
mérite  de  certains  d'entre  eux,  et  surtout  le  grand  talent 
de  Jules  Desbois  ! 

Turcan  tint  aussi  une  large  place  dans  son  estime, 
et  il  l'appela  souvent  auprès  de  lui. 

C'est  qu'il  eut  de  plus  en  plus  des  marbres  à  faire  sculp- 
ter, et  des  «  augmentations  »  d'esquisses  à  faire  prépa- 
rer. Parbleu  !  avec  sa  formidable  imagination,  avec  son 
excessif  besoin  de  toujours  modeler,  d'ajouter  sans  cesse 
des  œuvres  à  des  œuvres,  comment  eût-il  pu  se  livrer 
à  un  travail  de  praticien  ?  Comment  eût-il  trouvé  le 
temps  de  reprendre  en  plus  grand  le  surprenant  modelé 
de  son  modèle  en  jilàtre  ? 

Il  a  formé  des  praticiens.  C'est  sous  ses  yeux  qu'ils 
accomplissent  leur  tâche  ;  et  il  suit  pas  à  pas  leur  tra- 
vail. C'est  nécessaire. 

Le  sculpteur  qui  lui  fait  ses  «  augmentations  »,  Rodin 
l'a  fonué  également,  discipliné  ;  et.  pourtant,  de  celui-ci 


82  LE   VRAI   RODIX 


encore  il  sun-eille  tout  le  travail  ;  et  il  ne  le  quitte  que 
lorsqu'il  est  pleinement  satisfait. 

Il  a  donné  un  modèle  toujours  admirable,  toujours 
extraordinairement  vivant.  Vous  ne  voudriez  point 
qu'il  s'appliquât  encore  à  1'  «  augmenter  »,  alors 
qu'un  modèle  fait,  il  ne  songe  plus,  je  le  répète,  qu'à 
en  réaliser  un  autre  ?  Comment  un  tel  maître  trou- 
verait-il le  goût  de  «  se  reproduire  »  pour  toutes  ses 


œuvres 


■> 


Je  dirai  quelles  œuvres  grandes  il  a  faites,  en  effet, 
de  bout  en  bout,  [dressant  celles-là  si  splendidement 
vivantes,  qu'on  peut  croire,  après  cela,  qu'aux  prises 
avec  toutes  les  «  grandeurs  »,  il  est  toujours  à  son  aise. 

Il  a  trouvé  un  artiste  capable  de  comprendre  son 
modelé  ;  capable  de  préparer,  comme  il  le  veut,  ses  «  aug- 
mentations »,  tant  mieux  pour  lui  !  Il  a  à  exiger  bien 
davantage  de  ses  autres  praticiens.  C'est  que,  pour  «  s'y 
retrouver  »  dans  son  modelé  si  serré,  si  obstiné,  si  complet, 
il  faut  un  Desbois  ou  un  Turcan  ;  et  de  tels  artistes, 
naturellement,  veulent  faire  œuvre  originale. 

Je  gagerais  bien  que  Rodin  a  tout  tenté  autrefois  pour 
les  retenir  près  de  lui,  ces  deux  artistes. 

Il  a  sans  doute  rêvé  plus  d'une  fois  aux  académies 
de  jadis,  aux  ateliers  illustres  où  un  Michel-Ange  gardait 
près  de  lui  d'autres  maîtres,  qui  l'aidaient  dans  son 
ceuvre  totale... 

Je  dois  dire  que  l'hôtel  de  Biron  et  les  atehers  de 
"Mcudon,  si  vastes,  entretiennent  certainement  ce  rêve. 
Il  est  d'hier  et  il  est  de  tous  les  jours. 

Il  m'est  arrivé  également  d'évoquer  toute  une  foule 


CUtht  J.-E    HailOt. 


BELLONE 


UNE   VIE  83 

d'artistes,  d'artisans  et  d'ouvriers,  autour  de  toutes  les 
statues  qui  peuplent  les  salles  à  Paris,  et  là-bas,  à 
la  campagne.  Car,  vraiment,  si  l'on  s'explique  que  Des- 
bois ne  soit  pour  Rodin  qu'un  praticien  très  intermit- 
tent, comment  envisager  que  tant  de  sculpteurs  n'aient 
pas  compris  tout  ce  qu'ils  auraient  eu  à  gagner  à  se  faire, 
non  pas  les  disciples  de  Rodin,  mais  ses  collaborateurs, 
ses  praticiens,  ses  auxiliaires  ?  Ils  se  seraient  épargné 
bien  des  hontes,  bien  des  dépits  et  tant  de  secours  mendiés 
dans  les  bureaux,  où  l'on  distribue  des  aumônes  sous 
forme  de  statues  ou  de  bustes,  que  l'on  s'empresse,  dès 
qu'ils  sont  livrés,  de  déposer  dans  les  squares  des  petites 
villes  de  province,  quand  ils  ne  sont  pas  plus  simplement 
jetés  dans  des  caves  de  lointains  musées  ! 

Rodin  est  donc  presque  isolé  à  Paris  et  à  Meudon.  et 
cela,  je  l'avoue,  a  bien  aussi  sa  noblesse. 

Il  est  ainsi,  déjà,  une  sorte  de  statuaire  de  légende; 
et  je  me  sou\'iens  d'un  soir  où,  passant  devant  la  \'illa 
des  Brillants,  à  Meudon  ;  et,  voyant  se  découper  sur 
le  ciel,  très  éclairé  par  la  lune,  la  façade  du  château 
d'Issy,  j'ai  été  pris  d'un  grand  frisson...  Je  songeais 
à  tous  les  fantômes  qui  dormaient  là,  dans  les  atehers, 
les  uns  tout  nus,  les  autres  dans  leurs  longs  draps  blancs. . . 
et  je  revoyais  le  Balzac,  colossal,  et  toutes  les  nymphes, 
et  tous  les  faunes  que  la  nuit  avait  arrêtés  dans  leur 
course  ;  et  je  songeais  aussi  à  tant  de  visages  aux  rictus 
d'épouvante  ou  de  passion,  qui  n'attendaient  que  le  périt 
jour  pour  revi\Te  ardemment,  pour  donner  de  la  vie 
l'expression  artiste  la  plus  forte  et  la  plus  angoissante!... 


LE    VRAI   RODIN 


Et  je  trouvais  bien  maintenant  que  Rodin  fiît  seul, 
le  seul  hôte  de  ces  ateliers,  où  une  autre  présence  conti- 
nuelle eût  été  hostile  à  toutes  les  songeries  qu'il  ébauche 
dans  le  formidable  silence  !... 

De  temps  en  temps,  ses  modèles  lui  sont  suffisante 
compagnie. 

Les  modèles  qu'il  recherche  toujours  extrêmement 
vivants. 

Il  n'a  point  caché  ainsi  le'plaisir  qu'il  prit  à  dessiner 
les  petites  danseuses  j  avanaises  et  cambodgiennes,  ame- 
nées à  Paris.  Ces  merv^eilleuses  petites  créatures  étaient, 
du  reste,  d'une  souplesse  tout  à  fait  invraisemblable  et 
d'une  grâce  inimitable.  Ah  !  leurs  johs  gestes  si  enve- 
loppants .  de  caresse  !  Quels  bras  expressifs  et  quelles 
cuisses  nerveuses  !  Il  y  avait  en  elles  une  vie  débor- 
dante ! 

Rodin  les  représenta  souvent,  quelques-unes  très  minu" 
tieusement  rehaussées  d'aquarelle,  telles  qu'on  les  voit 
sur  les  enluminures  des  vieux  manuscrits  de  l'Orient  ; 
minces  gazelles,  nullement  gênées  par  la  haute  orfè- 
vrerie de  leur  coiffure  si  amusante,  les  bras  levés  et 
arrondis,  les  mains  johment  retombantes  comme  des 
palmes  !  Et  c'était  encore  le  complexe  ajustement  doré 
des  costumes,  les  pieds  si  finement  recourbés,  les  petites 
narines  battantes,  les  yeux  si  brillants,  les  mains  s'écar- 
tant  et  se  posant  à  plat  dans  l'air,  pendant  que  l'orchestre 
rythmait  les  salutations  et  les  séductions  des  amou- 
reuses épopées. 

Le  maître  les  retrouve  quelquefois,  ces  mouvements 


UNE  VIE  85 

si  souples,  dans  ses  modèles  habituels  ;  et,  dans  ce  but, 
il  les  laisse  aller  à  travers  l'atelier,  s'asseoir,  se  courber, 
à  leur  fantaisie. 

Ah  !  ce  n'est  pas  cela  la  vie  des  modèles  de  tant  de 
salonniers  ! 

Presque  tous  les  autres  sculpteurs  figent  une  pose 
d'après  une  esquisse  qu'ils  ont  faite,  préalablement  ;  et 
il  faut  que  la  nature,  que  la  vie  se  rapproche  de  cette 
esquisse  ! 

C'est  l'inverse,  naturellement,  qu'il  faut  faire  :  l'es- 
quisse d'après  la  pose  retenue,  donnée  par  le  modèle. 
S'ils  savaient,  presque  tous  les  autres,  ce  qu'un  modèle 
libre  peut  donner  de  mouvements  intéressants  !  On  n'a 
que  l'embarras  du  choix,  comme  on  dit  famihèrement. 
Il  y  a  beaucoup  de  dessins  à  exécuter  en  une  seule 
séance  ;  la  nature  vous  grise  en  se  révélant  à  vous,  si 
diverse  toujours  et  si  belle  !... 

Je  me  doute  bien  que  lorsque  Rodin,  après  une  absence, 
un  voyage,  retrouve  quelques-uns  de  ses  modèles,  il 
voit,  tout  de  suite,  si,  durant  ce  temps,  ils  ont  posé 
ailleurs  que  chez  lui.  Ils  reviennent  gauches,  maladroits 
déjà  figés  par  les  poses  conventiomielles  et  académiques. 
Ils  ont  perdu  tout  caractère  et  toute  expression.  Cela 
explique  les  «  boulots  »  si  lisses,  et  toujours  si  «  ron- 
douillards !  » 

Et  il  y  a  une  autre  raison  :  c  est  que  les  habituels 
salonniers  font  du  modelé  à  distance,  sans  prendre 
même  la  peine  de  tourner  autour  du  modèle.  Ils  se 
flattent  de  tout  saisir  en  considérant  le  modèle  d'en- 
semble. Ils  font  du  chic  d'après  nature.  Ils  ont  appris, 


86  LE   VRAI    RODIX 


à  l'Ecole,  à  modeler  de  leur  coin  une  figure  ;  ils  ne  sor- 
tent pas  de  là.  Ils  corrigent  la  nature  d'après  des  tradi- 
tions immuables,  rabâchées  par  tel  ou  tel  professeur. 
Quand  ils  ont  eu  deux  ou  trois  professeurs,  alors  c'est 
de  la  démence.  Ils  sont  perdus.  Toutes  les  précieuses 
théories  se  combattent.  C'est  un  bafouillage  burlesque! 

J'oppose  à  cela  l'impressionnante  façon  de  modeler 
de  Rodin. 

Il  modèle,  lui,  tout  contre  le  modèle  ;  il  le  palpe  ; 
il  suit  tous  les  jeux  de  la  lumière  sur  la  chair;  il  la  consi- 
dère de  toutes  les  façons  ;  il  la  confronte  à  chaque 
minute  avec  son  travail  ;  pour  un  détail,  une  main, 
une  jambe,  il  lui  arrive  d'enlever  la  petite  main  en  terre,  et 
d'en  achever  le  modelé,  main  à  main,  la  main  en  terre 
tout  contre  la  main  vivante  ;  et  avec  quelle  frénésie, 
quelle  rage  de  modelé  !  Il  a  l'air,  vraiment,  d'arracher 
la  vie  à  son  modèle  pour  la  donner  à  son  esquisse 

Ainsi  s'explique  —  avec  du  génie  !  —  ce  modelé  qui 
fit  bêler  au  moulage  sur  nature  !  alors  que  le  moulage 
sur  nature  ne  donne  pas  ce  frémissement,  cette  houle 
qui  court  dans  tous  les  plâtres  et  tous  les  bronzes  du 
maître,  dont  je  viens  à  peine  d'esquisser  la  noble  vie!... 


LE   PEUPLE    DES   STATUES 


QUAXD  un  jour  —  oh  !  souhaitons-le  très  lointain  1 
car  Rodin  est  une  sorte  de  Force  nationale  !  — 
quand  un  jour,  on  établira  le  compte  de  toutes  les  œuvres 
laissées  par  ce  statuaire,  on  sera  stupéfait. 

On  se  demandera  comment,  même  avec  des  dons  de 
prodigieux  labeur  et  de  miraculeuse  habileté,  il  fut 
possible  à  un  homme  d'accumuler  tant  de  statues  et 
tant  de  fragments  admirablement  modelés,  presque 
toujours.  On  éprouvera  le  même  étonnement  que  lorsque 
passèrent  en  vente,  après  la  mort  de  Delacroix,  les 
peintures  et  les  six  mille  dessins  de  ce  superbe  «  tragé- 
dien de  la  couleur  ». 

Bien  des  gens  qui  auront  cru  connaître  Rodin  tout 
entier,  qui  se  seront  satisfaits  de  redites  même  élogieuses, 
verront  là  une  œuvre  si  formidable  qu'ils  seront  bien 
excusables  de  ne  l'avoir  même  pas  pressentie. 

Quel  émoi  quand  on  touchera  tous  ces  plâtres  accu- 
mulés jalousement  par  un  thésauriseur  de  génie  !  Depuis 
les  esquisses,  depuis  des  fragments  de  torses  à  p)eine 
plus  gros  que  le  poing,  mais,  si  modelés  toujours  jusqu'à 
l'impossible,    jusqu'aux    grandes    statues    frémissantes, 

12 


90  LE   VRAI    RODIN 


ébauches  quelquefois,  œuvres  terminées  le  plus  souvent, 
quel  amas  de  travail,  quelle  merveilleuse  manifestation 
d'un  génie  pour  qui  le  repos  était  une  fatigue,  une 
angoisse  telle  que  pas  un  instant  ne  fut  distrait  de  cette 
longue  tâche,  fixée  non  comme  un  but,  mais  comme 
l'unique  raison  de  vivre  ! 

Et  tout  ce  que  l'on  ne  retrouvera  pas  !  Car  il  faut 
bien  répéter  que  beaucoup  d' œuvres  furent  perdues, 
anéanties,  au  temps  où  il  n'était  pas  possible  à  Rodin 
d'avoir  recours  au  mouleur.  Et  ce  temps,  ce  fut  celui  de 
sa  forte  jeunesse,  dont  l'Homme  au  nez  cassé  demeure 
un  si  complet  témoignage.  Cette  œuvre-là  a  été  sauvée, 
mais  les  autres  ? 

Allez  donc  retrouver  maintenant  les  jolies  statuettes 
qu'il  modela  pour  Carrier-Belleuse.  Tout  ce  précieux  tra- 
vail sortait  de  ses  doigts  habiles  ;  et  les  mouleurs,  les  fon- 
deurs, les  ciseleurs  le  dénaturaient  à  l'envi.  Pourtant, 
l'ensemble  devait  être  d'un  rare  intérêt,  quand  on 
songe  que  cet  Homme  au  nez  cassé  fut  modelé  en 
l'année  1864  !  Faut-il  rapprocher  ce  moment-là  de 
l'époque  où  Rodin  fut  à  Sèvres,  pour  y  modeler,  en 
somme,  aussi,  dans  la  grâce  et  dans  l'exquise  fantai- 
sie ?  C'est  bien  probable  ;  et  les  «  amours  »  qu'il  put 
enrouler  aux  flancs  des  vases,  malgré  tant  de  haines 
autour  de  lui,  ces  «  amours-là  »  devaient  venir  tout 
droit  de  chez  Carrier  ;  car,  au  contact  de  ce  véritable 
fabricant,  si  virtuose,  je  le  répète,  Roiin,  piqué  d'ému- 
lation, en  avait,  lui  aussi,  enfanté  par  centaines,  des 
«  amours  »,  plus  que  Murillo  et  tous  les  autres  peintres 
dans  leurs  fameuses  Assomptions,  bien  certainement  ! 


LE   PEUPLE   DES   STATUES  91 

Songez  !  Au  moins  cinq  bonnes  années  passées  chez 
Carrier  —  cinq  bonnes  années  pour  un  fou  furieux  de 
travail  comme  le  fut  toujours  Rodin,  mais  c'est  de  quoi 
perpétuer  la  mémoire  de  bien  des  statuaires,  tout  ce 
qu'il  produisit  seulement  en  ce  laps  de  temps  ;  et  je 
pense  que  bien  des  bourgeois  de  Paris  ont  sur  leur  che- 
minée une  œuvre  de  Rodin,  sans  s'en  douter  ;  et  s'en 
douteraient-ils,  qu'il  ne  faudrait  pas  leur  en  vouloir  de 
ne  pas  l'afl&rmer  ;  car,  dans  cette  rapide  production,  on 
peut  bien  croire  que  Rodin  ne  s'imposait  point  tou- 
jours en  maître. 

On  le  retrouve,  par  exemple,  tout  de  suite  dans  un 
buste  en  terre  cuite,  une  Alsacienne  qu'il  modela  vers 
l'année  1871.  Puis,  de  nouveau,  c'est  le  long  travail 
anonyme  ;  et  cette  fois  à  Bruxelles,  au  Palais  de  la 
Bourse  et  au  Palais  des  Académies. 

Après  tout,  fut-il  perdu  tant  que  cela  ce  labeur  même 
pour  autrui  ?  On  peut  bien  croire  que  Rodin  y  gagna 
sans  conteste  de  pouvoir  exercer  de  plus  en  plus  sa  presti- 
gieuse habileté  ;  et  il  s'en  tirait  si  bien,  en  vérité,  de 
tous  ses  travaux  décoratifs,  qu'il  trouvait  le  loisir  de 
modeler  également  des  bustes  pour  son  propre  compte. 
Et  puis  il  voyageait,  il  parcourait  la  Belgique;  il  l'ai- 
mait de  plus  en  plus,  surtout  dans  ses  paysages  et  dans 
ses  peintres. 

A  Anvers,  notamment,  il  demeura  longtemps  ;  et  il 
ne  quittait  guère  le  Musée,  où  il  s'éprenait  violemment 
de  Rubens,  de  Van  Dyck,  des  deux  Teniers,  de  Snyders 
et  de  Jordaens.  Son  goût  de  la  peinture  l'ayant  repris, 


Q2  LE   VRAI    RODIN 


il  lui  arrivait  même  d'entreprendre  de  reproduire  de 
mémoire  une  œuvre  de  Rubens  ;  et,  en  faisant  et  en 
refaisant  le  chemin  de  son  logement  au  musée,  et  vice 
versa,  il  arrivait  à  une  interprétation  en  somme  très 
satisfaisante. 

A  Anvers,  Rodin  put  admirer  la  «  coquetterie  de  la 
ville  et  la  somptuosité  des  monuments  :  l'Hôtel-de- Ville, 
cette  belle  œuvre  de  la  Renaissance  flamande  avec  ses 
marbres  roses  et  ses  ors  ;  les  églises  des  Jésuites,  parées 
de  deuil  avec  leurs  marbres  noirs  et  blancs  ;  Notre-Dame, 
où  sont  détenus  des  Rubens. 

«  I^a  métropole  (a  écrit  encore  ]\I.  [Maurice  Kunel)  se 
présente  pleine  de  richesses.  ^Malgré  les  mœurs  grossières 
de  certains  quartiers,  aux  abords  du  port,  les  plaisirs 
grouillants  des  kermesses  avec  leur  musique  de  foire,  on 
s'y  plaît.  A  Anvers,  où  l'Bscaut,  cette  immense  écharpe 
bleue,  contourne  le  flanc  de  la  ville,  on  respire,  enfin  !  » 

Et  Rodin,  dans  un  continuel  enchantement,  visita 
Gand,  I^iège,  Bruges  et  Malines. 

Cette  dernière  ville  sut  même  le  retenir  dans  son 
charme.  N'avait-elle  pas  déjà  exercé  la  même  emprise 
sur  Baudelaire,  qui,  pendant  son  séjour  en  Belgique, 
avait  écrit  ces  notes  charmantes  que  je  ne  puis  résister 
au  désir  de  transcrire  ici  : 

«  Combien  de  carillons,  combien  de  cloches,  combien 
d'herbe  dans  les  rues,  et  combien  de  béguines  !  J'y  ai 
trouvé  une  église  de  Jésuites,  merveilleuse,  que  personne 
ne  visite.  Enfin,  j'étais  si  content  que  j'ai  pu  oubher  le 
présent,  et  j'ai  acheté  là  de  vieilles  faïences  de  Delft. 
Mahnes  donne  une  impression  générale  de  repos,  de  fête, 


LE   PEUPLE  DES  STATUES  93 

de  dévotion.  L'air  chante  une  musique  vieille,  dolente, 
comme  la  musique  mécanique  d'un  orgue.  Elle  repré- 
sente la  joie  d'un  peuple  automate  qui  ne  sait  se  divertir 
qu'avec  discipline.  Les  carillons  dispensent  l'individu 
de  chercher  une  expression  de  sa  joie.  A  Malincs,  chaque 
jour  a  l'air  d'un  dimanche.  Un  vieux  relent  espagnol 
flotte  dans  la  ville. 

«  Malines  (ajoute  Baudelaire)  est  traversée  par  un 
ruisseau  rapide  et  vert.  Mais  Mahnes,  l'endormie,  n'est 
pas  une  nymphe  ;  c'est  une  béguine  dont  le  regard  con- 
tenu ose  à  peine  se  risquer  hors  des  ténèbres  du  capu- 
chon. 

«  C'est  une  petite  vieille,  non  pas  affligée,  non  pas  tra- 
gique, mais  suffisamment  mystérieuse  pour  l'œil  de 
l'étranger  non  famiharisé  avec  les  solemielles  minuties 
de  la  vie  dévote. 

((  Airs  profanes,  adaptés  aux  carillons  :  A  travers  les 
airs  qui  se  croisaient  et  s'enchevêtraient,  il  m'a  semblé 
saisir  quelques  notes  de  la  Marseillaise. 

«  L'hjinne  de  la  canaille,  en  s'élançaiit  des  clochers, 
perdait  un  peu  de  son  âpreté.  Hachis  menu  par  les  mar- 
teaux, ce  n'était  plus  le  grand  hurlement  traditionnel, 
mais  il  semblait  gagner  une  grâce  enfantine.  On  eût  dit 
que  la  Révolution  apprenait  à  bégayer  la  langue  du  ciel. 
Le  ciel,  clairet  bleu,  recevait  sans  fâcherie  cet  hommage 
de  la  terre  confondu  avec  les  autres.  » 

Epris  de  tous  ces  décors,  Rodin  avait  eu  cette  chance 
de  ne  pas  s'attarder  dans  une  école,  de  ne  pas  pnîrdre  de 
temps  sur  des  leçons  académiques,  si  vaines  pour  tous 


94  LE   VRAI   RODIN 


ceux  qui  ont  un  instinct.  Il  profitait  de  cette  heureuse 
situation,  en  ne  demandant  des  conseils  qu'aux  vrais 
maîtres  d'hier,  et  aussi,  quelquefois,  à  l'ingéniosité  et 
à  la  judicieuse  observation  de  certains  de  ses  cama- 
rades. 

Revenu  à  Paris,  après  avoir  longuement  médité, 
travaillé,  et  en  apportant  ce  chef-d'œuvre  :  l'Age  d'ai- 
rain, 'il  allait,  le  plus  naturellement  du  monde, 
reprendre,  comme  je  l'ai  dit,  des  travaux  anon>Tnes, 
qui,  certes,  lui  permirent  encore  de  développer  —  cela 
semblait  pourtant  bien  impossible  !  —  sa  merveilleuse 
virtuosité. 

C'était  au  moment  des  travaux  de  l'Exposition,  au 
Trocadéro.  Alors  là,  il  fallait  aller  vite  et  Rodin  faisait 
tous  les  miracles  qu'on  lui  demandait.  Entre  temps, 
il  modelait  toujours  pour  lui-même,  et  il  accumulait 
les  œuvres  sur  les  œuvres. 

Il  avait  loué  au  faubourg  Saint-Jacques  une  sorte 
de  remise  pour  les  abriter.  Chaque  jour,  une  œuvre 
venait  rejoindre  tout  ce  peuple  déjà  timiultueux. 
Rodin,  poussé  par  une  force  mystérieuse,  qui  ne  le 
laissait  pas  en  repos,  ne  savait  déjà  plus,  au  bout  de 
quelques  mois,  ce  que  sa  remise  contenait,  exacte- 
ment. 

«  On  y  entrait,  m'a  dit  un  de  ses  familiers  de  ce  moment- 
là,  avec  mille  peines.  Il  y  a^'ait  des  statues  tournées 
contre  le  mur,  dont  il  était  impossible  de  distinguer  les 
formes  ;  et  Rodin,  quand  on  l'interrogeait  à  ce  sujet, 
avait  un  geste  de  créateur  qui  ne  peut  pas  s'arrêter 
sur  toutes  les   choses  qu'il  enfante.  On  voyait  d'admi- 


Cltch^  J    E   Italloi 


EVE 


LE   PEUPLE    DES   STATUES  95 

rables  statues  ;  mais,  que  voulaient  dire  tous  les  autres 
plâtres  enchevêtrés,  on  ne  savait  pas!  C'est  là  que  je 
découvris  l'Eve,  tant  de  fois  reproduite,  depuis.  Le 
modèle  qui  avait  posé  pour  cette  statue,  s'était,  un  jour, 
éclipsé  ;  et  Rodin  avait  laissé  là  sa  statue !...  Ah  !  Il  a  dû 
y  avoir  bien  des  massacres  dans  cette  magnifique  floraison 
d' œuvres  !  » 

Et  combien  les  bustes  y  étaient  nombreux  ! 

Car  Rodin  a  toujours  aimé  modeler  des  visages,  visages 
d'amis  ou  de  gens  qu'il  admirait. 

On  connaît  de  cette  époque-là,  entre  autres  bustes, 
ceux  de  Carrier-Belleuse,  de  Jean-Paul  Laurens,  de 
Legros,  de  Victor  Hugo,  de  Dalou,  d'Antonin  Proust 
et  d'Henr>'  Becque. 

On  a  raconté  comment  il  avait  été  amené  à  faire 
le  buste  de  Victor  Hugo,  et  comment  sans  pouvoir 
faire  poser  le  poète,  il  avait  réussi  à  prendre,  à  l'échappée, 
les  traits  principaux,  les  accents  les  plus  caractéristiques 
de  ce  «  mauvais  »  modèle,  uniquement  préoccupé  de 
sa  maîtresse,  M^^®  Drouet.  miladi.  C'était  à  un  médiocre 
sculpteur  qui  avait  infligé  d'inutiles  séances  au  poète 
que  Rodin  avait  aussi  à  s'en  prendre.  Son  propre  buste 
s'en  ressentit;  et  il  n'est  pas,  aujourd'hui,  un  de  ses  plus 
illustres. 

Mais  le  buste  de  Dalou,  n'est-il  pas  l'égal  dun  ma- 
gnifique Donatello  ?  Cette  fois,  le  futur  auteur  du 
Monument  à  Eugène  Delacroix  avait  bien  posé  ;  et 
c'est  le  chef-d'œuvre  que  Dalou  ne  posséda  point, 
et  pour  lequel,  en  échange,  il  devait  faire  le  buste  de 
Rodin . 


ÇÔ  LE   VRAI    RODIN 


Desljois  vit  de  ce  buste  de  Dalou  une  belle  cire  ambrée, 
dans  le  ton  d'un  vieux  marbre,  préparée  pour  la  fonte  à 
cire  perdue. 

Il  dit  à  Dalou  : 

—  J'ai  vu  votre  buste  par  Rodin  ;  il  est  admirable  I 

—  Oui,  admirable  !  répondit  Dalou. 

Le  buste  de  Jean-Paul  Laurens  est,  également,  une 
extraordinaire  effigie.  Pourtant,  le  peintre  ne  fut  pas, 
dit-on,  enchanté  de  cette  œuvre.  Pas  plus  que  l'ex- 
ministre  Antonin  Proust,  de  son  buste  à  lui.  Rodin  a 
souvent  entendu  cette  chanson-là  ! 

Mais  Antonin  Proust  ne  gardait  pas  rancune  de... 
sa  propre  incompréhension.  Il  se  contentait  d'être  un 
politicien  heureux,  qui  redoutait  les  coups  de  toupet. 
On  le  vit  bien  quand  il  fut  compromis,  avec  tant  d'autres 
de  ses  collègues,  dans  la  vile  histoire  du  Panama.  H 
s'afïola,  et  il  en  perdit  la  \'ie.  C'était,  au  demeurant, 
un  brave  homme,  sinon  un  homme  brave  ;  et  il  était  plai- 
sant à  voir,  soit  au  Ministère,  soit  dans  sa  villa  des 
champs,  sise  rue  des  Douves,  à  Niort,  s'entêtant  dans  des 
conversations  artistiques,  très  orgueilleux  surtout  de  son 
dédain  de  l'Institut  ;  et,  ma  foi,  il  a  bien  mérité  de  ses 
concitoyens,  en  leur  offrant,  pour  leur  jardin  public, 
un  tas  de  laissés-pour-compte  de  la  statuaire  officielle. 
Et  c'est  lui,  enfin,  qui,  dans  son  dédain  de  l'Ecole  des 
Beaux-Arts,  et  en  s'appuyant  sur  Rodin  et  sur  Dalou, 
créa  le  musée  de  scul])ture  du  Trocadéro.  Voilà,  n'est-ce 
pas,  un  vrai  titre  à  notre  reconnaissance  ? 

Les  bustes  de  Rodin  !  Ah  !  oui,  ils  en  ont  effrayé 
bien   d'autres  !   Pu  vis  de  Cha  vannes   ne  fut  pas   plus 


Clxkf  J    K    IWUo' 


il-..\S-i'.\l  l.     1  Al   KI.N> 


LE  PEUPLE   DES   STATUES  97 

sensible  que  tx)us  les  autres  portraiture-^  au  génie  de 
Rodin.  Ni  M.  Henri  Rochefort,  qui  avait  fait  porter 
son  buste  au  grenier  —  avant  de  le  faire  redescendre 
dans  son  salon  !  dame,  Rodin  était  devenu  si  illustre  1 
Ni  M""*^  Séverine,  meilleure  journaliste  que  critique 
d'art  !  Xi  quelques  autres  qui  trouvent  apparemment 
que  Rodin  les  a  «  enlaidis  »  !  ce  qui  est  au  moins 
lisible  pour  la  plupart  d'entre  eux,  vieillards  déjà  frôlés 
par  l'Intruse  ! 

Le  dernier  portraituré  par  Rodin,  M.  Georges  Clemen- 
ceau, a  refusé,  cette  année  dernière,  que  son  buste 
fût  exposé,  en  donnant  comme  raison  qu'il  se  trouvait 
trop  semblable  à  un  vieux  magot  chinois  ! 

Simple  hantise,  sans  doute  !  Car  M.  Clemenceau  pos- 
sédait récemment  quelques  très  beaux  masques  chinois  ; 
aujourd'hui,  il  n'en  a  plus  un  seul  ;  il  les  a  tous  ven- 
dus. M.  Clemenceau,  ingrat,  n'aime  plus  les  vieux  ma- 
gots chinois! 

N'importe,  «  au-dessus  de  ce  temps,  »  les  bustes  de 
Dalou,  de  Jean-Paul  Laurens  et  de  Puvis  de  Cha- 
vanues,  par  exemple,  exécutés  in\Tait;emblabkment  en 
ime  quinzaine  de  séances  à  peine,  demeureront  tomme  les 
plus  complètes  effigies  de  la  statuaire  contemporaine.  Oui, 
qu'importe  que  les  intéressés  se  soient  trouvés  laids, 
à  travers  un  modelé  miraculeux  !  Demande-t-on  des 
jugements,  des  critiques  aux  superbes  figures  des 
cathédrales  ?  Se  préoccupe-t-on  de  savoir  ce  que  les 
modèles  pensaient  du  sculpteur  qui  les  a  immortalisés 
dans  la  pierre  ? 


98  LE   VRAI   RODIN 


Instinctif  puissant,  croyant  en  son  génie,  conscient 
à  coup  sûr  de  sa  force,  Rodin,  du  reste,  poursuit  sa 
route. 

Les  grandes  œuvres  s'ajoutent  aux  grandes  œuvres. 
Parti  de  l'antique,  qu'il  a  patiemment  étudié,  dessiné, 
Rodin    est    devenu    maintenant    un    gothique.    Il    l'est 
devenu  sans  le  vouloir,  à  force  de  chérir  les  cathédrales. 
Il  dira  plus  loin  qu'il  n'est  revenu  à  l'antique  que  bien 
des  années  plus  tard,  après  une  longue  période  d'une 
vingtaine  d'années.  Il  est,  présentement,  plus  esclave  de 
la  nature  que  ne  le  furent  Phidias,  Michel-Ange,  Puget  ; 
mais  il   est  aussi,  en  général,  moins  complet   que  ces 
trois    divins   maîtres.    Il    repart   des    Gothiques,    sans 
se  préoccuper  que  la  Renaissance,  cet  art  «  artificiel  » 
qui  tient  de  l'antique  et  du  gothique,   a  produit  une 
belle  floraison    d'œuvres.  Il   n'a  pas  davantage  imité 
Michel -Ange  ;     quand     on    le    prétend,    on    exprime 
une  sottise.  Il  a,   au  contraire,   une  originalité  entière, 
un  réalisme  très   près  de  la  nature  que  les  sculpteurs 
gothiques,    seuls,    ont    possédé.    Pas   toujours   dans  le 
nu,  —  puisque  aussi  bien  le  nu  leur  était  à  peu  près 
défendu  —  mais,  à  coup  sûr,  dans  l'arrangement  des 
draperies.   Là,    ils   sont   merveilleux.    Allez   au   British 
Muséum  ;  voyez  les  sublimes  sculptures  volées  par  lord 
Elgin  ;  allez  à  Amiens,  voyez,  sur  un  des  côtés  de  la  cathé- 
drale, la  statue  d'un  évoque,  demi-grandeur  nature,  qui 
se  trouve  au-dessus  d'une  porte  ;  c'est  la  même  maîtrise 
souveraine.  L'anonyme  sculpteur  de  cette  œuvre  gotliique 
égale  le  sculpteur  grec. 
Admirons  de  tout  notre  cœur  les  sculpteurs  gotliiques 


LE   PEUPLE   DES   STATUES  Q9 

qui,  eux,  ignoraient  la  sculpture  grecque.  Elle  procède, 
celle-ci,  de  la  sculpture  égyptienne,  enfermée  dans  des 
canons,  par  son  amour  des  grands  plans,  des  grands 
volumes  ;  et  son  originalité,  c'est  d'avoir  acquis  —  elle 
en  avait  le  libre  moyen  —  un  modelé  plus  vivant,  plus 
frémissant.  Mais,  je  le  répète,  dans  les  draperies,  dans 
les  ornements  (crochets,  fleurons,  chapiteaux,  etc.), 
les  gothiques  sont  aussi  hauts.  Des  statuaires  enviés 
du  dernier  siècle  :  Rude,  Carpeaux,  Dalou,  dérivent, 
eux,  directement  de  la  Renaissance. 

Rodin,  lui,  avec  ses  Bourgeois  de  Calais,  vient  des 
cathédrales.  Il  est  datis  la  plus  pure  tradition  fran- 
çaise. 

On  lira  un  jour  le  livre  qu'il  a  consacré  aux  édi- 
fices religieux  de  la  splendeur  gothique.  Ainsi  sera 
expliquée  toute  sa  sculpture,  mieux  que  par  tous  nos 
essais  et  toutes  nos  faibles  critiques. 

Les  cathédrales  !  la  cathédrale  !  Avec  quelle  ferveur 
Rodin  l'a  étudiée,  commentée. 

Voici  Notre-Dame  de  Reims,  la  merveille  des  cathé- 
drales gothiques,  avec  la  magnifique  ordonnance  de  sa 
façade  occidentale,  où  l'ornementation  est  aussi  sobre 
qu'admirable  ;  Reims,  avec  sa  façade  à  deux  tours, 
à  triple  portail,  donnant  la  vie  émouvante  à  tout  un 
peuple  de  centaines  de  statues,  à  toute  une  floraison 
de  dais,  de  pinacles,  de  dentelles,  d'aiguilles,  de  feuil- 
lages et  de  clochetons  ;  voici  Notre-Dame  d'Amiens, 
vaste  et  lumineuse,  abritant  encore  une  foule  de  statues, 
et,    au  trumeau  de   son  porche  central,   le  Beau  Dieu 


'^^UnJversiUê  . 
(      BIBLIOTHECA      (  J 


100  LE   VRAI   RODIN 


d'Amiens,  l'incomparable  effort  de  la  statuaire  médié- 
vale ;  voici  Beauvais,  avec  son  chœur  mers'^eilleux  ;  voici 
Notre-Dame  de  Paris,  avec  la  splendeur  de  sa  façade 
ouest  et  avec  ses  trois  portails  creusés  en  ogive  ;  voici 
la  souveraine,  peut-être,  Notre-Dame  de  Chartres,  celle 
que  Hiiysmans  élut;  Notre-Dame  de  Chartres,  avec 
l'aristocratie  artiste  de  ses  statues  ;  voici  Notre-Dame 
de  Rouen,  dont  la  façade  ouest  est  certes  grandiose 
avec  ses  arcatures  à  jour,  ses  pinacles,  ses  balustrades 
et  ses  trois  portes,  où  s'attarde  encore  la  procession  de 
plusieurs  centaines  de  statues  ;  voici  Notre-Dame  de 
Bayeux  ;  voici  Notre-Dame  de  Coutances  ;  voici  Notre- 
Dame  de  Renues  ;  voici  Notre-Dame  de  Tours  ;  voici  le 
pur  et  majestueux  chœur  de  la  cathédrale  du^Mans  ;  voici 
Notre-Dame  de  Bourges,  l'égale  des  chefs-d'œu\Te  de 
Chartres,  d'Amiens,  de  Reims,  de  Beauvais  et  de  Paris, 
avec  le  féerique  épanouissement  de  ses  cinq  portails 
accolés  et  la  somptuosité  de  sa  grande  nef  ;  Notre-Dame 
de  Bourges  où  se  trouve  le  développement  le  plus  com- 
plet de  la  statuaire  du  moyen  âge  ;  et  voici  tant  d'autres 
cathédrales,  que  les  modernes  architectes  dits  diocésains 
mutilent  peu  à  peu,  à  l'exemple  de  ces  malfaisants 
maçonniers  que  furent  Viollet-le-Duc,  Lassus  et  Boes- 
willwald.  Ah!  les  restaurateurs!  Ce  mot!...  S'ils  pou- 
vaient donc  méditer,  une  fois  de  plus,  ces  justes  lignes 
de  M.  Hourticq,  que  je  reproduis  à  leur  intention  : 

«  Il  ne  suffit  pas  d'aimer  une  architecture,  ni  môme 
de  la  bien  comprendre  pour  la  ressusciter.  Les  pastiches 
gothiques  les  mieux  réussis  sont  d'une  extrême  froi- 
deur ;  le  constructeur  moderne  y  apporte  ses  habitudes 


SAIM      ll.AN  r.AII  ISIl. 


LE  PEUPLE  DES  STATUES  loi 

classiques,  la  régularité  du  plan,  la  s>-métrie,  la  netteté 
du  dessin,  cette  rigoureuse  régularité  qui  détermine  la 
forme  de  l'édifice  dans  tous  ses  détails  et  cette  division 
du  travail  qui  fait  de  l'architecte  un  pur  dessinateur 
sur  le  papier  et  de  l'ouvrier  un  simple  tailleur  de  pierre. 
Dans  les  vieilles  cathédrales,  la  pierre  est  partout  vi- 
vante, l'œuvre  est  variée,  riche  et  impréxoie  ;  ces  copies 
modernes  sout  étriquées  ;  la  géométrie  sèche  de  nos  arclii- 
tectes  n'a  pu  retenir  l'âme  des  cathédrales  gothiques.  » 

Cette  âme  errante.  Ro<^lin  l'a  retrouvée  ;  ses  Bour- 
geois de  Calais  la  contiennent  toute.  Regardez  ces 
six  ligures  ;  elles  descendent  directement  des  pierres 
d'Amiens  ou  de  Bourges  :  il  y  a  même  réalisme  émouvant 
dans  les  figures,  même  virtuosité  superbe  dans  les  dra- 
peries. Dans  ces  sublimes  musées  de  la  rue  que  sout 
les  cathédrales,  les  Bourgeois  de  Calais  retrouveraient 
à  coup  sûr  demain  leur  place.  A  Notre-Dame  d'Amiens 
ou  à  Notre-Dame  de  Bourges,  ils  seraient  les  frères 
naturels  de  tant  de  bourgeois  du  moyen  âge  représentés 
en  figures  de  saints  ou  d'évôques.  Imaginez-les,  par  la 
pensée,  dans  les  niches  des  hauts  portails  ou  surplom- 
bant l'extrême  pointe  de  l'arc  ogival,  ou  arrêtés  comme 
pour  veiller,  sur  la  rampe  d'une  balustrade  ;  et  vous  com- 
prendrez, par  comparaison,  que  ces  six  figures-là  sont  hau- 
tement et  hautaiuoinent  gothiques  !  Oh  !  sans  doute,  leur 
motlelé  si  vivant  perdrait  beaucoup  à  être  vu  de  si  loin  ; 
la  sculpture  de  Rodin  est  surtout  faite  pour  être  vue  de 
près,  pour  être  touchée,  caressée,  comme  on  touche, 
comme  on  caresse  un  corps  vivant  ;  mais,  néaimioins. 


102  LE   VRAI   RODIN 


les  grands  plans  y  sont  —  et  s'il  y  a  incontestablement 
en  eux  plus  de  détails  que  chez  les  gothiques  (j'entends 
toujours  pour  le  nu),  l'effet  en  resterait  singulièrement 
saisissant.  Les  antiques,  Michel- Ange,  Puget,  je  le 
répète,  voient  plus  large,  créant  des  ensembles  plus 
impressionnants  à  distance,  à  la  limite  même  des  yeux; 
mais  ils  sont,  ceux-là,  des  sculpteurs  de  pleine 
atmosphère,  si  je  puis  ainsi  dire  —  et  Rodin  est  un 
sculpteur  plus  «  terrestre  ». 

Il  nous  a  lui-même  imposé  cette  opinion,  en  deman- 
dant autrefois,  pour  ses  Bourgeois  de  Calais,  qu'ils  fus- 
sent posés,  sur  le  sol,  sans  socle,  pareils  à  des  hommes 
de  bronze  se  mêlant  à  la  foule  des  autres  hommes.  Pour 
son  Penseur,  également,  voyez-le  au  Panthéon,  presque 
sous  vos  regards,  et  nullement  considéré  par  Rodin  ainsi 
qu'une  figure  décorative  pour  l'architecture  si  morne  et 
si  froide  de  Soufflot. 

Rodin  fut  aussi  très  à  son  aise  quand  il  s'atta- 
qua au  poème  dantesque,  quand  il  eut  à  modeler  tous 
les  personnages  hurlants  et  torturés  de  la  Porte  de 
l'Enfer.  Là,  il  se  retrouvait  dans  le  cadre  d'un  por- 
tail de  cathédrale  ;  et  il  n'était  préoccupé  que  de  bous- 
culer les  uns  sur  les  autres  les  modelés  les  plus  saisis- 
sants, les  plus  angoissants.  Il  avait  observé  de  nombreux 
Jugements  derniers  ;  et  son  esprit  critique  avait  vu 
clair  dans  la  manière  dont  les  sculpteurs  du  moyen  âge 
ont  successivement  représenté  ce  dra  me  grandiose  et  de 
sûre  épouvante. 

«  Car,  dit  M.  Hourticq,  le  thème  du  Jugement  dcr- 


LE   PEUPLE   DES   STATUES  103 

nier,  qui  se  retrouve  dans  presque  toutes  les  grandes 
cathédrales,  permet  de  voir  comment  un  même  motif 
s'est  forme,  puis  transformé  durant  les  xii^  et  xiii^  siècles  ; 
il  a  manifesté  les  caractères  successifs  de  la  statuaire 
française,  la  violence  informe  et  disloquée  d'Autun,  puis 
la  majesté  sereine  de  Paris,  et  enfin  l'art  dramatique 
et  pathétique  de  Bourges.  A  Autun,  la  scène  est  déjà 
au  complet  :  le  Christ,  les  morts  qui  s'éveillent,  les  anges 
et  les  démons  qui  se  disputent,  élus  et  réprouvés  ;  mais 
les  éléments  sont  encore  mal  agencés  ;  le  Christ  prend 
trop  de  place  ;  autour  de  lui,  des  figures  dégingandées 
font  un  tel  désordre  qu'on  ne  s'explique  pas  clairement 
le  grand  mystère  qui  se  joue.  Au  porche  méridional  de 
Chartres,    la   composition   est   calme,   bien  équilibrée  ; 
au-dessous  du  Christ,   les  petits  corps  des  élus  et  des 
damnés  sont  rangés  avec  ordre,  mais  la  scène,  un  peu 
réduite,   manque  de  grandeur.   A   Paris,   le    Jugement 
dernier  est  représenté  en  trois  registres,  avec  une  clarté 
merveilleuse  ;  en  haut,  Jésus  préside  au  dernier  jour  du 
monde  ;  au  registre  inférieur,  les  morts  sortent  de  leur 
tombeau;  à  l'étage  intermédiaire,  l'archange  et  le  diable 
partagent  les  âmes.  Mais  si  elle  est  nette,  la  composition 
manque  peut-être  de  mouvement  ;  le  réveil  des  morts 
ne  va  pas  sans  quelque  monotonie   {l'exécution,  il  est 
vrai,  en  est  moderne)  ;  les  groupes  des  damnés  et  des  élus 
s'organisent  en  théories  compactes    et  bien   sagement 
dirigées  ;  dans  les  voussures  seulement  passe  la  chevau- 
chée sinistre  de  l 'Apocalypse.  A  Amiens,  on  retrouve 
la    même    composition  grandiose,  moins    paisible,  plus 
grouillante.  Mais  c'est  à  Bourges  que  le  drame  est  animé 


104  LE   VRAI   RODIN 


et  émouvant.  Ici,  le  sculpteur,  au  lieu  de  la  masse  un 
peu  monotone  des  figurants  identiques,  s'est  appliqué 
à  l'analyse  des  sentiments  ;  après  avoir  soulevé  la  dalle 
de  leur  tombeau,  les  ressuscites  s'inquiètent,  s'agitent 
supplient  ;  au-dessus,  de  chaque  côté  du  grand  ange 
qui  pèse  les  âmes,  la  séparation  définitive  se  fait  entre 
les  deux  mondes.  Les  damnés  sont  chassés,  jetés  dans 
la  gueule  de  l'Enfer  par  des  diables  horribles  et  gro- 
tesques ;  l'un  d'eux  a  la  face  ricaneuse  d'un  sat>Te. 
Mais  les  élus  surtout  sont  attendrissants  à  contempler 
pour  la  foi  intime  qui  éclaire  d'un  sourire  poupin  leurs 
petites  têtes  frisées.  » 

Je  dirai,  dans  un  autre  chapitre,  comment  Rodin 
fut  amené  à  modeler  sa  Porte  de  l'Enfer  ;  mais  j'ai  tenu 
à  noter  tout  de  suite  le  rapprochement  qu'il  est  impos- 
sible de  ne  pas  établir  entre  elle  et  un  portail  de 
cathédrale.  Sans  doute,  d'autres  sculpteurs  ont  eu 
cette  idée  de  reprendre  le  grand  enseignement  gothique. 
Carriès  a  abondamment  fait  surgir  des  têtes  grima- 
çantes et  grotesques  sur  des  cadres  de  portail.  Il  les  a 
d'autant  plus  multipliées,  qu'avec  son  adresse  véritable 
et  sa  ruse,  il  abusait  plutôt  du  moulage  sur  nature, 
jusqu'à  se  mouler  soi-même  ;  mais  en  céramiste  ingé- 
nieux, il  déroutait  beaucoup  de  professionnels  ;  et  l'on 
s'extasiait,  généralement,  sur  sa  forte  production.  Aussi 
bien,  Bernard  Palissy  ne  l' avait-il  pas  déjà  employé  le 
moulage  sur  nature,  pour  surcharger  ses  plats  de  poissons 
et  de  fruits  ? 

Le   Balzac,    c'est   encore   une    pierre    gothique,    tor- 


LE   PEUPLE   DES   STATUES  105 

turée  par  un  sculpteur  du  xix^  siècle.  Je  veux  dire  que 
cette  figure  porte,  inscrites  sur  son  visage,  des  soufifrances 
et  des  révoltes  modernes.  Mais  elle  a  aussi  son  étampe 
indiscutable.  Voyez  le  nu  qui  servit  pour  porter  la  robe 
de  moine  :  ce  nu  massif,  cambré  ;  ne  le  retrouvez-vous 
pas  dans  les  grandes  études  des  Bourgeois  de  Calais  ? 
Certes,  bien  qu'à  un  degré  moindre,  car  les  Bourgeois 
de  Calais,  entièrement  modelés  dans  leur  grandeur  d'exé- 
cution par  Rodin  seul,  demeurent  inimitables. 

Il  reste  un  Rodin  sur  lequel  la  Littérature  a  tout 
à  fait  divagué  :  le  Rodin  que  les  poètes  ont  présenté 
comme  un  thaumaturge,  comme  un  mage  ou  comme  un 
0  grand  douloureux  ». 

J'y  arrive. 

Ce  Rodin-là,  chaque  fois  qu'il  lui  est  venu  le  désir  de 
modeler  un  corps  de  femme,  Danaïde  ou  Faunesse,  on 
n'a  pas  manqué  de  célébrer  en  lui,  en  même  temps  que 
sa  sensualité,  un  amas  de  subtiles  vertus  littéraires,  qui 
n'ont  rien  à  voir  avec  la  Sculpture. 

Rodin  a  cultivé  son  esprit  :  il  a  lu  Baudelaire,  Hugo 
et  bien  d'autres  poètes  et  prosateurs  (n'a-t-il  pas,  par 
exemple,  une  prédilection  marquée  pour  Jean-Jacques 
Rousseau  ?)  ;  mais  est-ce  une  raison  valable  pour  voir, 
dans  chacune  de  ses  figures  féminines,  une  Femme 
damnée  ou  un  Succube  ? 

Parce  que,  la  plupart  du  temps,  lesdites  figures  sont 
animées  d'un  mouvement,  il  est  vrai,  quasi -étrange  ? 
Allons,  c'est  tout  simplement  le  modèle  qui  donne  ce  mou- 
vement ;  un  modèle,  qui,  le  plus  généralement,  est  une 
brave  et  honnête  fille,  très  pacifique  ;  mais,  voilà,  elle 

M 


io6  LE   VRAI    RODIN 


est  aussi  fort  souple  ;  et  Rodin  sait  l'encourager  à  lui 
donner  des  poses  qui  suscitent  le  lyrisme  des  porteurs 
de  lyre  ! 

Certainement,  oui,  il  a  dessiné  tout  au  moins  des 
«  Femmes  damnées  )),  (un  exemplaire  de  collection  des 
Fleurs  du  Mal  contient  en  marge  des  dessins  de  Rodin)  ; 
mais  ces  dessins-là,  en  quoi  sont-ils,  plus  que  d'autres, 
des  dessins  de  «  Femmes  damnées  »?  Ce  sont  des  mouve- 
ments de  modèles,  des  mouvements  sensuels,  frénétiques 
quelquefois;  mais,  je  le  répète,  les  jolis  corps  vivants  qui 
ont  posé  n'inspirèrent  rien  du  tout  de  damné  ! 

Bien  entendu,  des  imitateurs  de  Rodin  —  car  ce  com- 
ble existe!  —  ont  exagéré  la  thaumaturgie  si  niaise- 
ment accordée  à  ce  grand  statuaire  ;  et  l'on  a  vu,  durant 
ces  dernières  années,  tout  un  lot  d'encombrants  «  navets  » 
s'imposer  aux  Salons  des  deux  Sociétés,  aussi  vaines, 
d'ailleurs,  l'une  que  l'autre  ! 

Ou  a  vu  je  ne  sais  combien  de  ces  «  boulots  »  dits 
littéraires,  pas  venus  à  terme,  et  que  recommandaient 
seulement  des  titres  ridicules.  Corps  prostrés,  toutes 
luxures  dehors  ;  corps  éperdus,  effondrés  sous  l'amas  des 
plus  effroyables  peines  ;  visages  de  damnés  et  figures  de 
passion  !!! 

On  a  vu  mieux  encore  :  des  gens  qu'affole  Rodin, 
aller  vers  celui  de  ses  imitateurs  qui  le  démarque  le  plus, 
et  lui  commander  des  besognes  pour  une  décoration  de 
théâtre  !  Ça,  n'est-ce  pas,  c'est  un  couronnement  ? 

M.  Octave  Mirbeau  a  écrit  sur  Rodin  :  «  De  lui,  part 
un  style.  »  Espérons   que  non   :  le    résultat  en  serait 


lAUXESSE 


LE  PEUPLE   DES  STATUES  107 

pitoyable.  Voyez- vous  de  jeunes  sculpteurs  prenant  can- 
didement le  fiJ  de  cette  nouvelle  tradition  ?  Rodin  est  un 
isolé,  un  forcené  individualiste  ;  il  ne  peut  avoir  ni  élèves 
ni  disciples.  Son  âme  est  une  âme  tout  de  même  de  ce 
temps  ;  nous  croyons  la  comprendre  à  force  de  littéra- 
ture, et  alors,  nous  sombrons  dans  la  folie  ou  dans  la 
sottise.  Pourquoi  s'obstiner  à  l'expliquer  par  tant  de 
phrases  lamentablement  égarées  ?  Pourquoi  tant  de 
phraséologie  à  propos  d'une  sculpture  uniquement 
et  fortement  instinctive  développée  par  l'admiration 
continue  des  cathédrales  ?  Seul  de  tous  les  littérateurs, 
M.  Raymond  Bouyer  a  eu  raison  d'écrire  :  <;  Cherchons 
simplement  à  comprendre  Rodin  sculpteur  !  » 

La  tâche  n'est  déjà  pas  si  aisée  ;  et  j'en\'ie  ceux  qui 
acceptent  toute   son   œuvre,  en   bloc,  sans   raisonner. 

D'autres,  aussi  peu  inquiets,  s'en  tiennent  à  des  sujets, 
choisis  dans  son  œuvre  ;  et  ils  n'achètent  que  ces  sujets- 
là  pour  leurs  Musées  ou  leurs  collections. 

Une  remarque  est  à  retenir  :  il  y  a  des  années  où 
l'on  ne  demande  que  VAgc  d'airain;  d'autres  années 
l'Eve,  seulement.  Le  charmant  groupe  :  Frère  et  sœur, 
est,  lui,  par  contre,  toujours  très  prisé.  Le  Baiser, 
aussi,  jouit  de  la  faveur  publique;  et,  au  musée  du 
Luxembourg,  ce  groupe  est  bien  plus  regardé,  à  tort, 
que  le  buste  de  Jean-Paul-Laurens,  par  exemple. 

Aussi,  je  comprends  bien  que  les  fragments  que  Rodin 
expose  mainleuant  aux  Salons  effarent. 

Ce  n'est  plus  là  un  sujet  ;  on  est  pris  d'une  fureur 
sauvage,  et  d'autant  mieux  qu'on  la  sait  localisée 
également  chez  les  sculptiers  de  l'Institut. 


lo8  LE    VRAI    RODIN 


On  répète  :  «  C'est  un  défi  au  bon  sens  !  une  atteinte 
à  l'Art  !  un  outrage  au  goût  public  !  » 

Durant  quarante  années,  Rodin  a  produit  des  chefs- 
d'œuvre  entiers,  montrant  qu'il  savait  modeler,  mieux 
que  tous  les  sculpteurs  ensemble,  des  bras,  des  jambes, 
des  pieds,  des  mains,  des  têtes  !  N'importe,  on  aboie, 
parce  qu'il  faut  toujours  malmener  le  génie  le  plus 
incontestable.  Et  les  petits  journaux,  les  revues  de 
beuglants,  les  vaudevillistes,  recueillent  à  ce  propos 
les  mots  les  plus  éculés,  l'esprit  qui  monte  des  com- 
posts ! 

Pendant  ce  temps,  il  y  a  un  spectacle  annuel  qui  est 
de  la  plus  irrésistible  drôlerie  :  je  veux  parler  du  Salon 
de  sculpture  de  la  Société  des  artistes  français. 

Chaque  fois,   c'est  un  spectacle  vraiment  gai  ! 

Des  «  navets  »  de  plâtre  et  de  marbre  s'étalent,  se 
chevauchent,  dressent  des  bras,  des  jambes,  replient 
des  croupes,  érigent  des  fesses,  se  pavoisent  de  faces 
inexpressives  ou  hurlantes. 

On  voit  des  soldats  brandissant  des  fusils  de  marbre  ; 
des  navigateurs  s'arc-boutant  sur  une  ancre  ;  des  Adonis 
qui  pleurent  sur  leurs  pieds  inexistants.  On  voit  des 
attelages  de  bœufs  plus  grands  que  nature  ;  des  chevaux 
bicéphales  et  des  nymphes  obèses.  On  voit  des  statues 
d'hommes  politiques  et  de  magistrats,  d'évèques  et  de 
marchands  d'Elbeuf.  On  voit  des  cuirassiers  à  cheval, 
regardant  au  loin  ;  une  famille  qui  mendie  ;  une  porteuse 
de  pain,  accorte  ;  un  Gan^^mède  qui  s'efïondre  sous  des 
flots  de  muscles  mal  attachés.  On  voit  des  bustes  enfin 


Lh    PEUPLE   DES   STATUES  109 

et  des  médaillons  en  tas.  C'est  le  Salon  de  l'Institut  et 
des  commandes. 

M.  Dujardin-Beaumetz.  lui-môme,  s'est  lassé  d'acheter 
ça.  Il  est  parti  ;  il  ne  reviendra  plus  ! 

Et  ce  sont  ces  exposants-là  qui  passent,  avec  des 
ricanements,  devant  l'œuxTe  magnifique  de  Rodin  ; 
qui  se  vantent  de  lui  «  souffler  »  des  commandes  ;  qui 
ont,  plein  la  bouche,  les  noms  de  Carpeaux  ou  de  Rude, 
pour  les  opposer  à  leur  Maître,  au  seul  Maître  !  C'est 
d'une  irrésistible  gaîté  ! 

Je  réserve  pour  un  chapitre  spécial  le  récit  de  leurs 
tristes  histoires  ;  car,  ils  ont  volé  à  Rodin  bien  des 
commandes,  ces  affligeants  indigents  de  la  Ville  de 
Paris  et  de  l'État.  Nous  les  retrouverons  soutenus 
par  la  sottise  des  bureaux,  pendant  que  Rodin  ne  pou- 
vait compter  que  sur  les  intelligences  étrangères  — 
pour  vivre. 

Aux  Etats-Unis,  il  y  a  longtemps  qu'on  lui  a  consacré, 
au  musée  métropolitain  de  New- York,  de  spacieuses 
salles,  toutes  embellies  de  ses  œuvres.  Eu  Allemagne, 
en  Angleterre,  en  Suède,  en  Autriche,  partout,  on  l'a 
fêté  ;  et  les  plus  notoires  écrivains  de  tous  ces  paj's  sont 
venus  à  lui. 

En  France,  les  sculptiers,  les  faux  peintres,  les  archi- 
tectes et  les  tapissiers,  se  sont  souvent  plaints  des 
louanges  accordées  à  Rodin  par  les  littérateurs  et  les 
journalistes.  Parbleu  !  Il  eût  été  étonnant  qu'il  en  fût 
autrement.  Il  eût  été  agréable  aux  sculptiers.  je  le  sais, 
qu'on  ne  parlât  point  de  Rodin.  Un  gêneur,  maintenant. 


no  LE   VRAI   RODIN 


un  trouble-fête,  un  dérange-toute-combinaison  !  Et 
cependant,  et  cependant  quel  sculpteur  est  toujours 
préféré,  à  Paris,  à  Rodin  ?  Monsieur  Denys  Puech  ! 

Vous  voyez  bien  que  l'Internationalisme  a  du  bon, 
au  moins  pour  l'honneur  de  l'Art  1 

]\Ialgré  tout,  on  ne  peut  s'empêcher  de  songer  à  telle 
autre  grande  chose  glorieuse  que  Rodin  eût  exécutée, 
si  on  lui  avait  donné,  tenez,  tout  le  Panthéon  à 
décorer  !  Une  liberté  entière  d'agir  à  sa  guise  ;  les 
bureaux,  pour  une  fois,  s 'endormant  pour  de  bon  ;  et 
des  crédits  illimités. 

Dans  la  pleine  maturité  de  son  génie,  on  pouvait 
tout  attendre  de  Rodin,  car  il  y  a  certaines  de  ses 
œuvres  (ses  Bourgeois  de  Calais,  en  exemple)  qui  vont 
de  pair  avec  les  plus  magnifiques  œuvres  de  ]Michel-Ange 
ou  de  Puget.  Comment,  dans  la  triste  histoire  politique, 
ne  s'est-il  donc  pas  trouvé  un  homme  pour  investir 
Rodin  de  cette  noble  confiance  ?  Un  Jules  II,  lui,  n'eût 
pas  manqué  de  donner  à  Rodin  la  clé  du  Panthéon,  et 
même  de  l'enfermer  dans  le  monument  jusqu'à  l'achè- 
vement de  son  œuvre  ! 

Telle  quelle,  elle  est  prodigieuse.  Inégale,  certes  ; 
mais,  plus  tard,  il  sera  aisé,  dans  ce  peuple  de  statues, 
de  réunir  une  centaine  d' œuvres  absolument  incompa- 
rables ;  et  l'on  verra  bien,  alors,  que  c'est  lui,  et  lui  seul, 
qui  succède  à  Puget;  et  que  les  Bourgeois  de  Calais 
sont  de  la  même  famille  illustre  que  les  Cariatides  de 
l'Hôtel  de  Ville  de  Toulon. 

Car,  on  ne  s'en  rendit  peut-être  point  compte  exacte- 


LE   PEUPLE    DES   STATUES  Ut 

ment,  quand  le  modèle  en  plâtre  des  Bourgeais  de  Calais 
fut  exposé  dans  la  galerie  Georges  Petit,  en  même 
temps  que  des  peintures  de  Claude  Monet,  et  à  côté 
d'autres  œuvres  de  Rodin,  telle  la  statue  de  Bastien- 
Lepage. 

Il  y  eut  quelque  émoi  parmi  les  visiteurs  ;  mais  com- 
bien peu  d'entre  eux  purent  analyser  les  sensations 
qu'ils  subirent  ! 

On  sait,  en  efifet,  ce  que  valent  ces  foules  de  dilet- 
tantes et  de  dames  qui  s'abattent  à  jour  fixé  dans  des 
salles  de  marchands  de  tableaux  !  Elles  viennent  là  sans 
éducation  préalable,  et  elles  n'y  apportent,  en  outre, 
aucune  espèce  d'intelligence.  On  le  vit  bien  quand  on 
organisa  à  l'Ecole  des  Beaux- Arts  une  exposition  d'Eu- 
gène Delacroix  ;  et,  presque  à  côté,  dans  un  bâtiment 
voisin,  une  autre  exposition,  celle-ci  consacrée  à  Bas- 
tien-I^epage.  Tout  le  succès  fut  pour  ce  dernier  peintre, 
et  J.-K.  Hiiysmans  raconta  cette  aventure  en  ces 
termes  : 

«  Les  expositions  de  Delacroix  et  de  M.  Bastien-Lopage 
se  touchaient  ;  les  dames  qui,  comme  chacun  sait, 
s'intéressent  vivement  à  la  peinture  —  et  la  compren- 
nent autant  que  la  littérature  —  ce  qui  n'est  pas  peu 
dire  !  —  passaient,  sans  sourciller,  de  l'exposition  des 
Beaux-Arts  à  l'exhibition  de  la  maison  Chimay,  et 
regardaient  avec  une  admiration  égale  Y  Entrée  des  Croi- 
sés à  Conslantinople  de  Delacroix  et  les  bouvières  d'opé- 
rettes costumées  par  le  Gré\'in  de  cabaret,  par  le  Sirau- 
din  de  banlieue  qu'était  M.  Lepage.  Les  rengaines  sévis- 
saient :  tt  On  admire  le  beau  où  qu'il  se  trouve.  Parce 


LE    VRAI    RODIN 


«  que  Delacroix  fut  un  grand  peintre,  est-ce  une  raison 
«  pour  que  M.  Bastien  n'en  soit  pas  un  autre  ?»  Et  per- 
sonne, non,  personne  ne  tressaillait  devant  cette  ridi- 
cule familiarité  d'un  office  et  d'un  salon,  devant  cet 
incroyable  coudoiement  d'un  laquais  et  d'un  maitre  !  « 

Cette  fois,  à  vrai  dire,  on  n'avait  fourni,  à  la  galerie 
Georges  Petit,  aucun  moyen  de  comparaison  entre  Rodin 
et  un  autre  sculpteur.  Il  était  le  seul  statuaire  présent, 
et  il  fallut  bien  faire  en  sorte  de  «  comprendre  ».  On  ne 
comprit  point  ;  mais  on  poussa  quelques  cris  d'éloges 
qui  compensèrent  les  sottises  exprimées  à  haute  voix 
par  de  sots  banquiers,  avoués  ou  marchands  de  nou- 
veautés, qui  regrettaient,  sans  pudeur,  l'absence  de 
M.  Mercié. 

D'ailleurs,  c'est  de  cette  façon-là  que  Rodin  a  tou- 
jours pris  contact  avec  les  visiteurs  mondains  :  en  les 
stupéfiant  ou  en  les  faisant  ricaner.  «  L'impopularité 
est  une  marque  d'aristocratie  !  »  a  dit  Baudelaire  ;  or, 
Rodin  est  toujours  impopulaire.  On  l'admire  quelquefois, 
on  le  redoute  toujours.  Quand  il  arrive  au  Salon  avec 
ses  œuvres,  les  membres  du  Comité,  eux-mêmes,  ont 
un  frémissement.  Quelle  place  va-t-il  encore  exiger  ? 
La  première  ! 

Et  ils  sont  contraints  de  se  rendre  compte  qu'il  est  le 
Salon,  tout  le  Salon  !  Si,  par  de  bas  complots,  de  sour- 
noises attaques,  ils  arrivaient  à  obliger  Rodin  à  ne  plus 
exposer,  c'en  serait  fait  de  leur  groupement.  Ils  ont  bien 
vu  cela  jusqu'à  ^é^'idence  ;  et  ils  ne  peuvent  mieux 
faire  que  de  se  révolter...  en  dedans  ! 


CUIM4.-K.  I 


L'HOMME    DES    PREMIERS    AGES 


LE   PEUPLE   DES   STATUES  113 

Pourtant,  Dieu  sait  que  Rodin  n'accable  pas  de 
nombreux  «  envois  »  les  Salons.  Depuis  pas  mal 
d'années,  il  se  contente  d'exposer  mie  statue,  un 
fragment  ;  et  c'est  tout  !  Mais  c'est  formidable  et  l'on 
ne  voit  que  celai 

Et  cherche-t-il  à  frapper  par  le  volume,  par  la  masse  ? 
Non,  certes.  Il  a  des  groupes  magnifiques  qu'il  ne  veut 
pas  montrer,  qu'il  a  l'air  de  tenir  en  réserve  pour  les  belles 
années  de  l'avenir. 

Fit -il  des  statues  équestres,  d'encombrantes  sta- 
tues équestres  ?  Non.  Une  merv'^eilleuse  esquisse  du 
Général  Lynch,  réduite  ;  et  c'est  tout  !  Feu  Barrias, 
de  l'Institut,  était,  lui,  un  véritable  entrepreneur  avec 
son  Monument  à  Victor  Hugo,  cette  honte  !  et,  de 
même,  ce  Morice  qui  installa,  sur  la  place  de  la 
République,  un  gigantesque  encrier  que  garde  un 
lion-bobèche,  arrêté  devant  l'urne  du  suffrage  universel  ! 

Oui,  combien  d'esquisses,  combien  d'inégalables 
œuvres  que  Rodin  n'a  jamais  voulu  montrer  au 
public.  Dois-je  signaler,  par  exemple,  son  Monument 
du  Travail,  dont  l'idée  première  est  de  M.  Armand 
Dayot,  qui  la  proposa  au  sculpteur  Jules  Desbois,  et  que 
celui-ci  offrit  à  Rodin,  comme  au  plus  digne.  De  ce  beau 
projet,  M.  Gabriel  Mourey  donna,  dans  les  termes  sui- 
vants, une  éloquente  description,  qu'il  con\-ient  de 
reproduire  ici  : 

«  N'a-t-on  pas  oublié,  à  travers  les  agitations  et  les 
angoisses  de  ces  derniers  temps,  certain  projet  d'un 
Monument  du  Travail  que  M.  Armand  Dayot  souhaitait. 


114  LE   VRAI    RODIN 


il  y  a  quelques  mois,  de  voir  s'élever,  à  l'aube  du  pro- 
chain siècle,  comme  une  glorification  de  l'effort  humain? 
On  courut  interviewer  tous  les  sculpteurs  plus  ou  moins 
dignes  de  ce  nom  ;  ils  s'enthousiasmèrent  et  l'on  put 
un  moment  fonder  des  espérances  de  réalisation.  L'œuvre 
étant  au-dessus  des  forces  d'un  seul  homme,  un  groupe- 
ment d'artistes  s'imposait  ;  mais  toute  collaboration  — 
encore  que  l'on  ait  souvent  eu  l'exemple  du  contraire' — 
nécessite  une  entente.  Or,  comment  concilier  les  tendances, 
les  aspirations,  les  goûts  sinon  opposés,  différents  du 
moins,  de  tant  de  p2r3onnalité3  isolées  ?  L'abnégation 
est  une  vertu  que  pratiquent  peu  les  artistes  modernes, 
et  ce  n'est  plus  la  foi  qui  les  unirait,  comme  au  moyen 
âge,  pour  une  œuvre  d'art  collective  ;  on  ne  construit 
plus  de  cathédrales  aujourd'hui.  Si  séduisant  qu'il  pût 
paraître,  le  projet  fut  donc  abandonné. 
|((  Mais  aucune  idée  belle  ou  généreuse  ne  demeure 
inféconde.  Au  lendemain  de  cette  lutte  qu'il  eut  à  sou- 
tenir avec  son  B.ilzac  contre  l'ignorance,  le  parti  pris 
et  la  sottise,  Rodin  la  sentit  germer  en  lui.  Célébrer 
le  travail,  glorifier  l'effort,  devait  tenter  cet  infatigable 
travailleur.  Il  chercha,  il  chercha,  et  il  trouva,  et  j'ai 
eu  la  joie  de  le  voir,  hier,  dans  son  atelier  de  la  rue  de 
l'Université,  découvrir  la  première  maquette  du  Monu- 
ment du  Travail. 

«  S'il  y  a  quelque  enseignement  à  tirer  d'un  monument 
consacré  à  la  gloire  du  travail,  s'est  dit  Rodin.  il  faut 
(jue  chaque  partie  en  soit  visible  ;  il  faut  que  ce  monu- 
ment, après  avoir  étonné  et  attiré  le  regard  par  son 
ensemble,  satisfasse  par  chacun  de  ses  détails  la  curio- 


LE    PEUPLE   DES   STATUES  115 

site  et  rende  tangibles  les  leçons  qu'il  contient.  Une 
colonne,  comme  la  colonne  Trajane  ou  la  colonne  Ven- 
dôme, a  pour  elle  la  noblesse  et  la  beauté  de  l'ensemble, 
mais  qui  donc  a  jamais  vu  les  bas-reliefs  qui  s'enrou- 
lent autour  d'elle  ?  A  peine  peut-on  discerner  ceux  de 
sa  partie  inférieure.  Donc,  si  l'on  fixait  autour  de  cette 
colonne  un  clu-min  en  spirale  d'où  la  \'ue  pourrait  aisé- 
ment contempler  les  sujets  qui  la  décorent  et  si  l'on 
enfermait  le  tout  dans  une  tour  ajourée,  dans  une  tour 
à  arcatures  légères  par  où  la  lumière  pénétrerait  large- 
ment, et  qui  rendrait  plus  séduisant  encore  l'aspect  exté- 
rieur du  monument,  il  semble  que  toutes  les  difficultés 
seraient  vaincues. 

«  Par  une  porte  que  gardent  des  figures  du  Jour  et  de  la 
Nuit,  symbolisant  l'éternité  du  travail,  on  pénètre  sous 
la  tour  :  une  vaste  chambre  est  réservée  aux  métiers  qui 
extraient  des  entrailles  du  monde  les  matières  premières. 
En  larges  bas-reliefs  d'une  facture  brutale  presque, 
d'une  sculpture  synthétique  à  grands  plans,  afin  de  les 
rendre  plus  lisibles  dans  le  demi-jour  qui  règne  là,  est 
dépeinte  la  vie  des  mineurs,  des  scaphandriers,  les  som- 
bres et  périlleux  labeurs  de  la  terre  et  de  la  mer. 

a  Puis  l'ascension  commence.  Le  coHmaçon  s'enroule 
de  droite  à  gauche.  A  mesure  que  l'on  monte,  le  travail 
s'affine,  les  métiers  moins  grossiers  apparaissent,  ceux 
où  l'esprit  prend  le  plus  de  part.  D'un  bas- relief  à  l'autre, 
le  sujet  change  ;  une  sorte  de  cariatide-corbeau  SNTithé- 
tisant  chaque  métier  les  sépare  et  supporte  le  plafond. 
Montez  jusqu'au  sommet  ;  là-haut,  c'est  la  pensée  pure 
qui  réside,  le  métier  le  plus  noble,  représenté  par  l'ar- 


uO  LE   VRAI   RODIN 


tiste,  le  poète,  le  philosophe.  Puis,  couronnant  le  monu- 
ment en  plein  ciel,  posés  sur  l'extrémité  de  la  colonne 
qui,  maintenant  dégagée  de  la  tour,  s'élance  vers  l'azur, 
deux  génies,  deux  bénédictions,  versant  sur  le  travail 
l'amour  et  la  joie,  car  c'est  d'amour  et  de  joie,  malgré 
toutes  les  douleurs  et  toutes  les  haines,  qu'est  fait  le 
travail. 

«  Quant  aux  proportions  du  Monument,  quoiqu'elles 
ne  soient  nullement  arrêtées  dans  l'esprit  de  Rodin,  il 
convient  d'en  parler.  La  colonne  elle-même  aurait  à  peu 
près  le  diamètre  de  la  colonne  Trajane,  c'est-à-dire  de 
3  à  3^,50  ;  le  promenoir  en  spirale  serait  large  d'environ 
2™, 50  ce  qui  fait  en  tout  8  mètres  de  diamètre.  Quant  à 
la  hauteur,  elle  resterait  soumise  au  plus  ou  moins 
d'importance  que  prendrait  l'œuvre,  mais  il  faut  compter 
une  dizaine  détours  de  spirale  de  2^,50  à  2",8o  de  haut. 
La  dimension  des  bas-reliefs  serait  celle  de  la  frise  des 
Panathénées  et  ils  seraient  éclairés  de  la  même  façon. 
H  va  sans  dire  que  toutes  les  figures  du  monument 
sauf  les  figures  symboliques  du  Jour  et  de  la  Nuit  et 
des  deux  Bénédictions,  porteraient  le  costume  moderne, 
représenteraient  le  travail  tel  que  nous  le  voyons  chaque 
jour  se-  manifester  autour  de  nous. 

«  Tel  est  le  rêve  de  Rodin.  Rêve  de  grand  poète 
et  de  grand  artiste.  Rêve  d'un  grand  amoureux  de  la 
vie.  Puisse-t-il  être  mis  à  même  de  le  réaliser,  non  par 
lui-même  seul  —  car  la  tâche  matérielle  est  trop  lourde 
—  mais  avec  l'aide  d'un  groupe  d'artistes  choisis  par 
lui,  et  qui  accepteraient  le  plan  général  de  son  œu\Te, 
tout  en  conservant  leur  indépendance  d'efforts  !  Voilà 


LE    PEUPLE   DES   STATUES  li; 

une  belle  occasion  pour  l'Etat  de  montrer  que  ce  n'est 
pas  en  vain  qu'un  grand  artiste  peut  avoir  de  grandes 
idées.  » 

Ah  !  bien  oui  !  l'appel  généreux  de  M.  Gabriel  Mourey 
ne  fut  même  pas  écouté  !  Nulle  solitude  n'est  plus  aride 
que  celle  que  l'on  fait  autour  du  génie  ;  et  tous  les  cris 
que  l'on  pousse  pour  qu'il  se  manifeste  plus  aisément,  ce 
n'est  pas  l'Etat  qui  a  pour  mission  de  les  entendre. 

Ni  l'Etat,  en  conséquence,  ni  les  sculpteurs,  du  reste, 
ne  souscrivirent  au  vœu  si  noblement  exprimé  par 
M.  Gabriel  Mourey  ;  et  Rodin.  après  de  nombreuses 
tentatives,  dut  abandonner  la  réalisation  de  ce  beau 
projet. 

J'ai  vu,  à  Meudon,  l'esquisse  en  plâtre  de  ce  Monu- 
ment du  Travail.  Elle  se  dresse  dans  un  coin  du  vaste 
hall,  qui  contient  taiit  d'autres  œuvres  ;  et  la  poussière, 
lentement,  semble  la  voiler  de  résignation.  Oui.  c'est 
encore  une  admirable  chose  perdue,  parce  que  le  règne 
du  suffrage  universel  ne  réalise  pas  les  rêves  des 
artistes  de  génie.  Et  c'est  compréhensible  !  Que  peut-on 
demander,  en  effet,  à  des  gens  uîiiquement  préoccupés 
d'affaires,  de  dois  et  de  vols,  et  que  la  politique,  seule, 
réussit  à  agiter  comme  des  convulsionnaires  ?...  Et  puis, 
je  l'ai  déjà  dit,  un  directeur  des  Beaux- Arts  (un  mot  et 
une  chose  saugrenus  !)  doit  contenter  une  foule  de 
médiocres,  commander  un  amas  de  statues,  un  lot  de 
toiles,  afin  que  le  suffrage  utiiversel  (toujours  lui!)  soit 
satisfait  !  il  n'y  a  rien  à  répoudre  à  cela  !  Le  génie  est 
haïssable  ! 


Ii8  LE   VRAI    RODIN 


Les  gens  de  la  Chambre  aboyaient  assez  chaque  fois 
que  M.  Dujardin-Beaumetz  avait  à  défendre  les  achats 
d' œuvres  de  Rodin  qu'il  avait  faits  —  au  prix  du  bronze  ! 
Les  députes  hurlaient  comme  si  l'on  avait  tenté  de 
toucher  à  leurs  quinze  mille  livres  de  rente.  Ils  faisaient 
aussi  des  mots  ;  ils  s'égayaient.  L'un  disait  :  «  Si  l'on 
achète  telle  œuvre  de  M.  Rodin,  alors,  il  faut  défal- 
quer le  prix  des  bras,  puisqu'ils  manquent  !  »  Un  autre  : 
«  M.  Rodin  est  un  Turc  ;  il  ne  fait  que  des  massacres  !  » 
—  et  des  rires  bru3'ants  secouaient  tous  les  bancs  ; 
cependant  que  le  président,  feu  Henri  Brisson,  la  mine 
lugubre,  déplorait  ces  «  querelles  byzantines  »,  en  son- 
geant à  la  question  bien  plus  vitale  du  cléricalisme  ! 

Le  cléricalisme  !  Rodin,  aussi,  y  songeait,  à  sa  façon. 
Il  avait  dit,  un  jour  :  c  Ah  !  combien  elles  sont  johes 
les  églises  de  villages,  avec  leurs  allées  de  tilleuls,  plan- 
tés tout  autour  !  » 


LA    PORTE    DE   L'ENFER 


IL  y  a  pas  mal  d'années,  vivait  un  sous-secrétaire 
d'Etat  aux  Beaux-Arts,  qui  n'était,  à  tout  prendre, 
ni  plus  sot  ni  plus  intelligent  que  tous  ceux  qui  lui 
ont  succc<lé.  Ce  qui  le  recommandait  surtout,  c'était 
un  réel  besoin  de  justifier  son  existence  ou  mieux  sa 
fonction.  Pour  cela,  il  se  révélait  très  actif  et,  chaque 
jour,  il  faisait  parler  de  lui. 

Bien  entendu,  comme  il  sied,  l'Institut  était  pour  lui 
un  Temple,  peuplé  de  dieux  et  de  demi-dieux.  L'Art 
Officiel,  par  deux  majuscules,  se  présentait,  à  ses  yeux, 
sacro-saint  :  Jouffroy,  Dumont,  Thomas,  grands  lamas 
de  la  Sculpture,  seuls,  comptaient,  dès  qu'il  cherchait 
un  ou  des  successeurs  à  Pradier  et  autres  Clésingers. 
Mais,  néanmoins,  quand  un  autre  nom  que  ceux-là  bour- 
donnait un  peu  trop  à  ses  oreilles,  il  se  décidait  à 
«  chercher  à  savoir  »  ce  que  valait  ce  nouveau  veim. 

C'était  ainsi  que  le  sous-ministre  Turquet  avait  appelé 
auprès  de  lui  Rodin. 

Il  y  avait  bien  la  fâcheuse  histoire  de  VAgc  d'airain  : 
le  soi-disant  moulage  sur  nature  de  la  statue  tout  entière. 
Mais   l'Institut,    représenté    par    Paul    Dubois   et    Fal- 

i6 


122  LE   VRAI    RODIN 


guière,  s'était  prononcé  :  on  avait  renvoj'é  Rodin  des 
fins  de  la  suspicion,  et  capable  de  modeler  la  fameuse 
statue. 

Tout  était  donc  pour  le  mieux,  et  Turquet,  pour  se 
punir  de  son  indécision  tatillonne  —  est-ce  qu'il  n'avait 
pas  pris,  par  surcroît,  des  renseignements  sur  Rodin 
durant  son  séjour  en  Belgique  ?  et  n'avait-il  pas  demandé 
comment  ladite  statue  avait  été  faite  ?  —  Turquet  avait, 
coup  sur  coup,  acheté  l'Age  d'airain  et  le  Saint  Jean. 

Cela,  malgré,  bien  on  pense,  les  cris  et  les  fureurs  de 
l'Institut.  Il  est  vrai  que  le  ministre  Antonin  Proust  se 
tenait  derrière  Turquet  ;  et  Proust  n'aimait  ni  l'Institut, 
ni  l'Ecole  des  Beaux- Arts,  comme  j'ai  déjà  eu  le  plaisir 
de  le  dire 

«  Couvert  »  par  son  ministre,  selon  l'étonnante  expres- 
sion administrative,  Turquet,  alors,  fut  pris  de  délire. 
Acheter  des  œuvres  à  Rodin,  ce  n'était  pas  assez  ; 
il  fallait  lui  commander  une  œuvre,  spécialement. 

Rodin,  pressenti,  accepta  ;  et  il  ne  fit  point  attendre 
sa  réponse.  Il  ferait  la  Porte  de  l'Enfer,  de  Dante.  On 
l'avait  accusé  de  moulage  sur  nature  ;  eh  bien  !  il  exé- 
cuterait une  foule  de  petits  personnages,  pour  déjouer 
cette  fois  tout  propos  calomnieux.  A  la  rigueur,  on 
peut  encore  réduire  une  figure  moulée  sur  nature,  mais 
une  centaine  !  c'était  bien  impossible  !  Et  Rodin  se 
mit  à  l'œuvre. 

Pour  qu'il  pût  exécuter  sa  commande,  on  lui  donna  un 
atelier  au  Dépôt  des  Marbres,  sis  rue  de  l'Université, 
au  no  182. 

Ce  Dépôt  des  Marbres  est  un  très  vain  immeuble  de 


I.K       VRAI       KO  DIX 


lA     l'OKTi;     l>i:    I.IINI  Kk    (IVtail.  /u-  /Viivi»r J 


LA   PORTE   DE   L  ENFER  123 

l'Etat;  mais  enfin,  par  son  existence,  il  justifie  quelques 
douces  sinécures  administratives  particulièrement  en- 
viables. 

Il  y  a  un  conservateur  et  un  concierge  qui  gardent 
des  blocs  de  marbre  et  quelques  carrés  d'herbes  folles. 

On  ne  se  doute  pas  quel  silence  règne  là.  C'est  un 
véritable  sanatorium,  disons  d'art,  pour  quelques  pro- 
tégés du  régime  ! 

Rodin  vint  heureusement  dans  ce  lieu  ;  et  il  le  réha- 
bilita. 

Depuis  lors,  la  Porte  de  l' Enfer  même  l'illustre  ;  et 
vous  ne  me  démentirez  point,  si  vous  lisez  la  description 
suivante  de  la  magnifique  œuvre  de  Rodin  que  donna, 
dans  une  éloquente  série  de  la  Vie  artistique,  M.  Gustave 
Geffroy  : 

«  La  Porte,  haute  de  six  mètres,  est  debout,  et  elle  est 
disséminée.  Les  statues  du  sommet,  certains  groupes 
des  panneaux,  les  montants,  des  bas-rehefs  sont  placés. 
Mais  partout,  dans  la  vaste  salle,  sur  les  selles,  sur  les 
étagères,  sur  le  canapé,  sur  les  chaises,  sur  le  sol,  les  sta- 
tuettes de  toutes  les  dimensions  sont  éparses  faces 
levées,  bras  tordus,  jambes  crispées,  pêle-mêle,  au 
hasard,  couchées  ou  debout,  donnant  l'impression  d'un 
\ivant  cimetière.  C'est  une  foule,  une  foule  muette  et 
éloquente,  qu'il  faudrait  regarder,  individu  par  individu, 
comme  on  feuillette  et  ht  un  hvre,  s'arrètJiit  aux  paires 
aux  aUnéas,  aux  phrases,  aux  mots. 

«  C'est  en  effet  l'équivalent  d'un  hvre  profond,  c'est 
une  œu\Te  de  grande  obser\'ation  et  de  haute  métaphy- 


124  LE    VRAI    RODIN 


sique  que  ce  répertoire  prodigieux,  qui  doit  réunir  la 
complexe  multitude  des  passions  et  des  vices,  évoquée 
par  un  geste,  par  une  attitude,  par  une  inclination  de  tête, 
par  une  expression  de  visage.  Le  sujet  adopté  et  qui 
donnera  son  nom  à  la  Porte,  cet  Enfer  de  Dante  où  s'est 
arrêtée  la  rêverie  du  liseur  avant  le  choix  du  statuaire, 
n'a  été  que  le  cadre  nécessaire,  ou  plutôt  le  thème  humain 
pouvant  admettre  une  représentation  tragique  et  com- 
plexe de  la  nature  et  de  la  vie.  La  Porte  de  l'Enfer,  c'est 
l'assemblage,  dans  une  action  mouvementée,  des  instincts, 
des  fatalités,  des  désirs,  des  désespérances,  de  tout  ce  qui 
crie  et  qui  gémit  en  l'homme.  Le  poème  du  gibehn  n'a 
conservé  aucune  couleur  locale,  a  perdu  toute  sa  signi- 
fication florentine  ;  il  a  été,  pour  ainsi  dire,  dénudé, 
exprimé  dans  sa  signification  synthétique,  comme  un 
recueil  des  aspects  non  changeants  de  l'humanité  de 
tous  les  pays  et  de  tous  les  temps. 

«  Non  terminée,  la  Porte  ne  peut  encore  être  complè- 
tement décrite.  Les  épisodes  ne  seraient  pas  racontés 
dans  un  ordre  définitif,  puisque  les  grandioses  hnéa- 
ments  ont  des  solutions  de  continuité,  et  que  le  sculpteur 
en  est  à  compléter  l'arrangement  de  sa  tâche.  Le  cadre 
du  poème  sculpté  est  seul  exécuté  et  agencé.  Toutefois, 
pour  dire  les  divisions  principales,  en  commençant  par 
les  parties  qui  avoisinent  le  sol,  il  faut  observer  d'abord 
que  les  deux  bas-rehefs,  au-dessus  desquels  s'étage  la 
composition,  présentent  à  leurs  centres  d'inoubhables 
masques  par  lesquels  parle  la  Douleur,  des  visages  con- 
tractés, prêts  à  pleurer,  aux  fronts  creusés  par  des  soucis 
à   demeure.    Autour   de   ces    masques,   une   course   de 


LA  PORTE   DE   L'ENFER  125 

femmes,    de   satyres  et   de    centaures,  où   des    grâces 
fuyantes  se  mêlent  à  des  virilités  animales. 

«  Sur  les  deux  montants,  c'est  une  ascension  de  figures 
resserrées  dans  l'étroit  espace,  allongées,  fluides,  avec  des 
parties  sortantes  de  haut  relief.  Ce  sont  les  douces  amou- 
reuses, les  heureuses  criminelles  des  joies  illicites,  les 
amants  réunis  dans  la  souffrance,  et  les  vieilles  momifiées, 
à  peine  vivantes  d'un  dernier  souffle  de  vie,  et  les  enfants 
inconscients,  à  peine  nés  et  déjà  marqués  du  mal  de  vivre, 
faisant  effort  pour  voir  de  leurs  yeux  aveugles  dans  les 
hmbes  où  s'agitent  leurs  ombres  chétives.  Tout  en  haut, 
au-dessus  du  fronton,  trois  hommes  dressent  au  sommet 
de  l'œuvre  un  équivalent  animé  de  l'inscription  dan- 
tesque :  Lasciate  ogni  speranza.  Ils  s'appuient  l'un  sur 
l'autre,  se  penchent  dans  des  attitudes  de  désolation, 
leurs  bras  tendus  et  rassemblés  vers  le  même  point,  leurs 
doigts  indicateurs  rapprochés,  exprimant  le  certain  et 
l'irréparable.  Au-dessous  d'eux,  en  avant  des  foules 
remuantes  qui  constituent  le  premier  cercle  de  l'enfer, 
un  Dante,  ou  plutôt  le  Poète,  nu,  n'ayant  aucun  des 
signes  qui  font  reconnaître  une  époque  ou  une  nationahté, 
médite,  mais  à  la  façon  d'un  homme  d'action  au  repos. 
Ses  membres  sont  faits  pour  la  marche  et  pour  la  lutte, 
son  visage  inquiet  et  vaillant,  en  proie  à  la  crispation  de 
l'idée  fixe,  reflète  et  répercute  toutes  les  pitiés,  toutes  les 
indignations,  toutes  les  passions  qui  excitent  le  songeur 
jusqu'à  l'enthousiasme,  qui  l'émeuvent  jusqu'à  la  lamen- 
tation. 

«  La  réflexion  du  rêveur  peut  être  en  effet  étendue  et 
profonde,  car  voici,  à  ses  pieds,  sous  ses  regards,  le  tour- 


ia6  LE   VRAI   RODIN 


noiement  vertigineux,  la  chute  dans  l'espace  et  le  ram- 
pement  sur  le  sol,  de  toute  une  pauvre  humanité  obstinée 
à  vivre  et  à  souffrir,  meurtrie,  blessée  dans  sa  chair  et 
attristée  dans  son  âme,  criant  ses  douleurs,  ricanant  dans 
les  pleurs  et  chantant  ses  inquiétudes  haletantes,  ses 
jouissances  maladives,  ses  douleurs  extasiées. 

«  A  travers  des  pierres  de  chaos,  sur  des  fonds  em- 
brasés, des  corps  s'enlacent,  se  quittent,  se  rejoignent, 
des  mains  agrippent  comme  pour  mordre,  des  femmes 
courent,  les  seins  gonflés,  la  croupe  impatiente,  les  désirs 
équivoques  et  les  passions  désolées  frissonnent  sous  les 
invisibles  coups  de  fouet  du  rut  animal,  ou  retombent, 
navrés,  pleurant  l'attente  stérile  d'un  plus  grand  plaisir, 
voulu  et  introuvable. 

«  Admirables  panneaux  !  Dans  leurs  cadres  s'inscriront 
à  jamais  les  misères  charnelles  et  les  sacrifices  silencieux 
des  damnés  de  l'amour,  des  avides  d'ambition,  des  cher- 
cheurs d'idéal,  les  symboles  lamentables  et  cruels  des 
fatalités  physiologiques  et  des  vains  vouloirs  de  l'esprit.  » 

Cette  Porte  avait  été  destinée  au  musée  des  Arts 
décoratifs.  Mais  la  tâche  pour  la  terminer  entièrement, 
jusqu'à  l'instant  de  la  livrer  au  fondeur,  était  bien  au- 
dessus  des  forces  humaines  ;  et  Rodin,  lui-même,  ne  put 
la  mener  jusqu'au  bout.  ]\Ialgré  un  obstiné  courage, 
son  Imagination  prit  le  dessus,  et  le  conduisit  à  rêver 
d'un  autre  travail.  Cependant,  en  un  mois  à  peine,  tout, 
peut-être,  eût  été  en  place.  Rodin  ne  put  consacrer  ce 
mois-là  à  sa  Porte  ;  et  elle  reste,  et  elle  restera  très 
vraisemblablement  maintenant  inachevée. 


l.ltrk*  J    r.    H>.U*«. 


LE    PENSEUR 


LA    PORTE   DE  L'ENFER  1*7 

Figure  par  figure,  nous  en  avons  connu,  heureusement, 
tous  les  détails  existants.  Toute  une  partie  de  son  œuvre 
vient,  séparément,  de  la  grande  Porte  :  corps  éperdus, 
entrelacés,  douloureux,  sensuels,  tragiques.  Le  Penseur 
qui  médite  présentement  devant  le  Panthéon,  c'est  la 
figure  «  augmentée  »,  qui  avait  été  placée  —  image 
du  poète  considérant  son  œuvre  —  au-dessus  de  la  Porte  ; 
et,  dans  la  fête  inaugurative  qui  eut  lieu  au  Panthéon, 
M.  Dujardin-Beaumetz  eut  l'impérieuse  occasion  de 
louer   Rodin  d'avoir  honoré   Paris  d'une  telle  statue. 

Rodin  eut,  ce  jour-là,  un  mot  amusant. 

Comme  le  sous-secrétaire  d'Etat  avait,  naturellement, 
oublié,  dans  son  discours,  de  citer  le  nom  du  collaborateur, 
si  l'on  peut  ainsi  dire,  de  Rodin,  pour  1'  «  augmentation  » 
du  Penseur,  ce  collaborateur  s'en  était  étonné  naïve- 
ment devant  le  Maître  :  a  Oui,  pas  un  mot  pour  moi  !  » 
Alors,  Rodin,  finement  et  bienveillamment  de  lui  ré- 
pondre :  «  Mais,  mon  cher  X prenez-en  votre  part  !  » 

Autre  réponse  de  Rodin,  une  fois  qu'im  sculpteur, 
impatient,  lui  demandait  s'il  «  s'en  irait  bientôt  de  la  rue 
de  l'Université,  parce  qu'il  voulait,  lui  aussi,  obtenir  de 
l'Ktat  un  atelier.  » 

Rodin  laisse  parler  son  interlocuteur  ;  et,  à  la  question 
précise  :  a  Pour  combien  de  temps  gardez-vous  encore 
votre  atelier  ?  »  Rodin,  au  sculpteur  ahuri,  de  répondre 
encore,  doucement  (ceci  se  passait  il  y  a  quelque  temps, 
seulement)  :  u  Pour  combien  de  temps,  mon  cher  !...  Oh  1 
une  vingtaine  d'années,  peut-être  !  » 

Et,  d'ailleurs,  la  Porte  de  l'Enfer,  toujours  debout, 
doit  être  conser\'ée  dans  l'ateUer  qui  la  vit  s'édifier,  se 


128  LE   VRAI   RODIN 


peupler  de  figures  passionnées  ;  elle  doit  être  laissée,  telle 
<iuelle,  jusqu'au  moment  où  Rodin  prendra  à  son  sujet 
une  décision  définitive.  La  terminer  ?  Oh  !  ce  serait 
à  souhaiter,  pour  notre  enthousiasme.  Mais  il  est  bien 
difficile,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  de  croire  à  cette  heureuse 
fortune.  Rodin  a  beaucoup  travaillé  depuis  —  autrement  ! 
Le  poème  dantesque  a  été  remplacé  dans  son  esprit  par 
bien  d'autres  poèmes  aussi  généreux  en  beauté  —  et  tout 
différents.  Puis  quel  crédit  à  obtenir  pour  fondre  toute 
la  Porte  !  Une  centaine  de  mille  francs,  environ  ;  et  cette 
somme  ferait  reculer  tous  les  bureaux  des  Beaux- Arts  ! 

Les  moules  sont  conservés,  c'est  le  principal,  si 
l'on  peut  croire  vraiment  à  l'achèvement  complet  de  la 
Porte.  Mais  voilà,  c'est  la  grande  question  ;  et  Rodin 
lui-même  n'y  répond  pas,  d'une  manière  catégorique. 
Il  laisse  vivre  notre  espoir  ;  comme  il  laisse  espérer  à 
la  Galerie  des  Offices,  à  Florence,  qu'il  y  enverra  son 
buste  par  lui-même;  tâche  que  jamais  un  \Tai  sculp- 
teur n'a  entreprise  ;  et  que  Rodin,  malgré  son  goût  de 
toute    originalité,    n'entreprendra  pas. 

Aussi,  elles  sont  bizarres,  quelquefois,  les  demandes 
faites  par  les  gens  les  mieux  intentionnés  ! 


LES    BOURGEOIS    DE    CALAIS 


»7 


CES  six  fabuleuses  figures,  Rodin  les  a  modelées  nues, 
grandeur  nature,  seul,  eu  pleine  forme  de  son 
génie.  Il  les  a  créées  dans  son  atelier  du  boulevard  de 
Vaugirard  ;  et  elles  sont  sorties  de  là  i)our  révolutionner 
le  Monde. 

Elles  ont  une  histoire. 

Remontons  au  moment  où  paraissait,  régulièrement, 
chez  un  imprimeur  de  la  rue  de  la  V^ictoire,  un  journal 
intitulé  :  l'Art,  dont  feu  le  baron  de  Rothscliild  assurait 
les  frais,  et  dont  la  direction  était  confiée  à  un  sieur 
Gaucher. 

Ce  grand  journal  —  par  le  format  !  —  sorte  de  revue 
plutôt,  était  illustré  de  façon  à  sauver  la  i>énurie  du 
texte,  rédigé  par  les  officiels  crititiues  d'art  du  moment  ; 
toute  cette  chque  que  l'on  retrouve  toujours,  et  qui, 
installée  dans  de  profitables  sinécures,  en  profite  pour 
expédier  d'insipides  proses  et  avancer  de  f>énibles  ren- 
gaines. 

Cette  revue  était  en  (quelque  sorte  la  Revue  des 
Deux  Mondes  de  l'Art  ;  une  suite  d'appréciations  telles 
sur  les   plus  grands  maîtres,   qu'on  en    arrivait   à  les 


132  LE   VRAI    RODIN 


injurier  en  bloc  ;  car  on  leur  en  voulait  vraiment  d'avoir 
inspiré  de  si  indigentes  sottises. 

A  ce  journal,  était  joint  un  bureau  de  commandes, 
dont  feu  Gaucher  avait  encore  la  gestion.  C'était  lui  qui 
appelait  à  sa  fantaisie  les  artistes,  les  faisait  travailler, 
et  qui  réglait...  avec  les  libéralités  de  son  maître.  Je 
suppose,  du  moins,  que  cet  employé,  à  l'exemple  d'un 
critique  d'art  qui  se  respecte,  a  laissé  à  ses  héritiers 
une  abondante  galerie  de  tableaux  honnêtement  ven- 
dables ! 

Ce  que  ce  Gaucher  convoqua,  en  tout  cas,  de  faux 
artistes  dans  son  cabinet,  c'est  incalculable;  car,  natu- 
rellement, il  mettait  toujours  la  main  sur  les  plus  tristes 
produits  de  l'Art  officiel  ;  et  quand,  par  hasard,  son 
maître  s'en  inquiétait,  il  répondait,  comme  remonté  : 
«  Monsieur  X...  a  été  recommandé  par  l'Institut  !  » 

De-ci,  de-là,  un  véritable  artiste  servait  d'alibi,  de 
réhabilitation  ;  et  les  mois  se  suivaient... 

Enfin,  un  jour  vint  que  Gaucher  manda  Rodin,  à 
lui  imposé  par  M.  de  Rothschild. 

Iv'entrevue  vaut  d'être  racontée. 

Gaucher  dit  sans  préambule  à  Rodin  qu'il  a  songé 
à  lui  commander  un  Eustache  de  Saint-Pierre,  pour  la 
somme  de  quinze  mille  francs.  Il  a  pris  des  renseigne- 
ments :  «  Rodin  n'est  pas  riche;  c'est  pourquoi,  brave 
homme,  il  a  forcé  la  somme  qu'on  donne  habituelle- 
ment aux  autres  sculpteurs,  pour  une  figure  grandeur 
nature  !  » 

Rodin  accepte. 

Il  rentre  chez  lui  ;  et,  consciencieux,  avant  de  cher- 


LES   BOURGEOIS   DE   CALAIS  133 

cher  une  esquisse,  il  entreprend  de  lire  le  récit  du 
dévouement  d'Kustache  de  Saint-Pierre,  |X)ur  sauver 
sa  ville,  assiégée  par  le  roi  d'Angleterre. 

Il  se  renseigne,  se  fait  prêter  les  Chroniques  de  Frois- 
sart,  et  il  lit  le  chapitre  intitulé  :  «  Comment  U  roi 
Philippe  de  France  ne  put  délivrer  la  ville  de  Calais, 
et  comment  le  roi  Edouard  d' Angleterre  la  prit!  » 

Il  arrive  à  ceci  :  «  Le  roi  ICdouard  consent  à  épargner 
la  population,  à  la  condition  (^u'il  parte  de  Calais  six  des 
plus  notables  bourgeois,  nu-tête  et  les  pieds  nus,  la 
corde  au  cou  et  les  clefs  de  la  ville  et  du  château  dans 
leurs  mains.  Il  fera  de  ceux-là  à  son  bon  plaisir  !  » 

Vous  avez  bien  lu  :  six  !  il  s'agit  de  six  bourgeois 
de  Cilais  et  non  d'un  seul  ! 

Rodin  poursuit  sa  lecture,  et  il  lit  encore  : 

«  Quand  le  plus  riche  bourgeois  de  la  ville  se  fut 
levé  et  eut  consenti  à  mourir  pour  ses  concitoyens,  chacun 
alla  l'adorer  de  pitié,  et  plusieurs  hommes  et  femmes 
se  jetaient  à  ses  pieds,  pleurant  tendrement,  et  c'était 
grand'pitié  d'être  là  pour  les  entendre  et  regarder.  » 
Puis  c'est  un  second  qui  s'offre  u  très  honnête  iMiun^ciiis 
et  de  grande  fortune,  qui  avait  deux  belles  demoiselles 
pour  filles  »,  puis  un  troisième  «  qui  était  riche  en 
meubles  et  en  héritages  »,  et  ainsi  des  autres.  Tous  se 
déshabillent,  ne  gardent  que  leurs  chemises  et  leurs 
braies,  et  Se  mettent  en  marche,  la  corde  au  cou  ;  ils 
s'apiKllcnt  :  Kustache  de  Saint-Pierre,  Jean  d'Aire, 
Jacques  et  Pierre  de  Wissant...  On  ne  sait  pas  les  noms 
des  deux  autres. 

Au  récit  complet  de  l'roissart,   Rodin  s'enflamme  : 


134  LE   VRAI    RODIN 


ce  n'est  pas  un  bourgeois  de  Calais  qu'il  représentera  ; 
il  eu  fera  six  ;  tous  ces  héros  ensemble  ;  il  est  impossible 
de  les  séparer.  Six,  pour  le  prix  convenu. 

lyC  sieur  Gaucher  est  averti  de  la  décision  formelle 
prise  par  Rodin.  Les  deux  hommes  se  rencontrent  de 
nouveau.  Gaucher  est  ricanant.  Ce  n'est  pas  possible! 
Six!  Allons  donc  !...  C'est  une  gageure  !...  Rodin  main- 
tient sa  volonté.  Il  modèlera  les  six  bourgeois,  pas  un  de 
moins  ;  et  il  se  retire. 

Du  coup,  comme  s'il  s'agissait  d'un  travail  supplé- 
mentairement  énorme  pour  lui,  le  directeur  de  l'Art 
s'irrite  ;  et,  le  lendemain,  il  raconte  partout,  à  qui  veut 
l'entendre  :  «  Non  !  mais  quel  maladroit  que  ce  Rodin  ! 
Je  lui  commande  une  statue,  et  il  veut  en  faire  six  pour 
le  même  prix  !  Comment  voulez- vous  que  je  le  tire  de 
la  misère  ?  » 

Ces  mots  sont  scrupuleusement  historiques  ! 

Est-il  utile  de  répéter  que  Rodin  eut  raison  d'être 
pris  par  le  récit  de  Froissart  ?  Il  a  représenté  six  Bour- 
geois qui  composent  le  plus  incontestable  et  le  plus 
éloquent  de  ses  chefs-d'œuvre. 

Et  je  tiens  à  faire  relire  ici,  encore,  d'admirables  pages 
que  signa  M.  Gustave  Gcffroy,  auquel  il  faut  toujours 
revenir  depuis  la  disparition  de  Hiiysmans. 

Cette  nouvelle  belle  description,  consacrée  aux  Bour- 
geois de  Calais,  la  voici  donc  : 

«  C'est  le  défilé  de  ces  bourgeois  que  Rodin  a  été  chargé 
d'installer  sur  une  place  de  Calais.  On  devine  immédiate- 
ment quelle  grandeur  peut  avoir  la  procession  de  ces 


Quk*  J  -s   htiit. 


EUSTACHE  DE  SAINT.PIERRE 


LES    BOURGEOIS   DE   CALAIS  135 

personnages  de  bronze,  dissemblables  d'âges,  d'aspects, 
d'attitudes,  de  caractères,  affirmant  à  la  fois  une  vision 
nette  de  l'humanité  et  une  conception  nouvelle  de  la 
décoration  des  places  publiques. 

«  Les  six  hommes  qui  se  mettent  en  marche  sur  la 
route,  le  statuaire  les  a  revus  par  une  opération  de  son 
esprit,  par  ses  regards  remontant  le  passé  et  apercevant 
distinctement  le  lieu  de  la  scène.  Il  s'est  refusé  à  cons- 
truire l'ordinaire  groupe  en  pyramide,  où  les  héros 
s'étagent,  où  des  comparses  s'appliquent  en  silhouettes 
contre  le  piédestal.  Il  a  voulu  la  lente  procession,  le 
groupe  espacé,  la  marche  vers  la  mort,  avec  les  pas  de 
hâte  fébrile  et  les  pas  qui  traînent  des  hommes  fermes 
et  des  vieillards,  des  furieux  et  des  résignés.  Les  statues 
passeront  là  où  les  condamnés  promis  au  gibet  ont  passé, 
là  où  l'artiste  les  a  vus,  s'échelonnant,  fixant  le  but  du 
supphce  ou  s'attardant  à  des  regrets. 

«  Eustache  de  Saint- Pierre,  Jean  d'Aire,  Jacques 
et  Pierre  de  Wissant,  et  les  deux  anonymes  qui  ont 
été  brutalement  expulsés  de  la  gloire  conquise,  tous  ont 
été  replacés  dans  le  cortège  d'humiUté  extérieure  et 
de  sacrifice  orgueilleux  où  prirent  place  ces  Christs 
bourgeois  dévoués  au  salut  de  tous. 

«  Le  premier,  celui  qui  apparaît  en  tête  du  cortège 
funèbre,  c'est  le  vieillard  qui  a  parlé  le  premier, c'est 
Eustache  de  Saint-Pierre,  débile  et  cassé.  Il  s'avance 
à  pas  lents,  la  tête  oscillante,  les  épaules  rentrées,  les 
bras  raides,  les  mains  pendantes  et  maigres,  muscles 
noués,  artères  gonflées.  Sur  ses  bras,  sur  ses  mains,  les 
veines  font  des  réseaux  engorgés  où  le  sang  circule  avec 


136  LE   VRAI    RODIN 


lenteur.  Les  doigts  ankylosés  sont  inaptes  à  saisir.  I,es 
jambes  sont  chancelantes,  les  pieds  enflés.  Toute  la  car- 
casse grinçante,  difficile  à  mettre  en  mouvement,  dit 
la  tristesse  d'une  anatomie  de  vieux.  Les  longs  cheveux, 
la  barbe  maigre,  le  front  bas  et  crispé,  le  long  visage, 
parlent  de  résignation,  de  sacrifice  humblement  accepté. 
La  route  est  dure  comme  un  chemin  de  croix  à  ce  con- 
damné pensif,  vêtu  de  la  chemise  grossière,  cravaté  de 
la  rude  corde  du  gibet. 

«  Celui-ci,  qui  vient  le  dernier,  drapé  du  cou  aux 
pieds  dans  sa  chemise  aux  longs  plis  droits,  comme  dans 
une  robe  monacale,  les  poings  fermés  sur  l'énorme  clef, 
celui-ci  n'exprime  pas  la  lassitude  et  le  renoncement. 
Il  porte  haut  sa  tête  rase  et  énergique,  il  révèle  par  du 
défi  et  du  mépris  la  fureur  concentrée  et  la  faculté  de 
résistance  qui  grondent  en  lui.  La  mâchoire  vient  en 
avant,  la  bouche  dure  est  serrée  dans  une  grimace  anière. 
Les  jambes  écartées  et  solides  font  effort  pour  aller  au 
pas  lent  de  ses  amis.  C'est  un  homme  d'âge  mûr,  un  qua- 
dragénaire robuste,  possible  porteur  de  mousquet,  un 
bourgeois  capable  de  bataille.  Ses  yeux,  lumineux  dans 
l'ombre,  encavés  dans  la  profonde  arcade  sourcilière, 
regardent  droit  devant  eux.  Son  crâne  est  solide,  sa 
taillé  est  élevée  et  droite.  Il  affirme  sa  volonté  de  martjT 
et  l'outrage  fait  à  tous  par  une  colère  muette  de  vaincu, 
il  porte  superbement  la  haine  et  la  douleur  rageuse  de 
la  ville. 

«  Parmi  les  autres,  le  plus  caractéristique  est  un  jeune 
homme.  Sa  marche  hésite  et  s'attarde.  Il  se  détourne 
h  demi,  se  tient  comme  en  équilibre  sur  son  corps  inflé- 


^ 

! 

1  ' 

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Clirh*  J  -K    Bullei 


UN  DES  BOIRGEOIS    DE  CALAIS 


LES   BOURGEOIS    l)L   «  A  LAIS  137 


chi,  tourne  la  tête,  incline  son  visage,  entr'ouvre  la 
bouche,  clôt  les  yeux  et  fait  de  la  main  droite,  l'index 
levé,  les  doigts  détendus  en  éventail,  un  geste  extraor- 
dinaire d'une  grandeur  bizarre,  d'un  attendrissement 
profond,  un  geste  qui  ne  dit  pas  l'au  revoir,  mais  l'adieu, 
l'adieu  définitif  du  vivant  éphémère,  un  geste  qui 
exprime  de  la  fatahté  et  de  l'irréparable.  La  jeunesse 
condamnée  s'avance  d'un  pas  automatique  vers  la 
mort,  la  tête  osseuse  et  la  maigreur  svelte  laissent 
transparaître  l'élégant  squelette.  Cet  homme,  dont  le 
corps  ploie,  dont  les  jambes  s'arrêtent,  mais  vont  se 
remettre  en  mouvement,  dont  le  visage  se  penche  vers 
la  terre,  dont  la  main  ébauche  un  geste  machinal,  c'est 
l'homme  qui  traverse  la  vie,  fixé  en  une  statue  prodi- 
gieuse, qu'il  faudrait  peut-être  simplement  appeler  le 
Passant. 

«  De  même  que  pour  la  Francesca,  de  même  que  pour 
toutes  les  figures  de  la  Porte,  Rodin  a  donc  ici  transfiguré 
et  agrandi  son  sujet.  Son  art  n'a  jamais  été  plus  complet. 
Il  a  sculpté,  car  il  faut  c^u'on  sache  la  conscience  apportée 
à  ces  travaux,  il  a  sculpté  les  nus  avant  de  songer  à 
aucun  arrangement  de  draperies,  il  a  mis  sous  ces  voiles 
des  charpentes,  des  systèmes  nerveux,  tous  les  organes 
de  la  vie,  des  êtres  de  chair  et  de  sang.  Il  a  marqué  son 
œuvre  des  caractères  indispensables  à  sa  destination. 
Mais,  ceci  fait,  il  est  allé,  comme  toujours,  vers  l'expres- 
sion durable,  vers  le  symbole,  vers  la  synthèse.  Il  est 
resté  ouvrier,  et  il  est  monté  jusqu'à  la  philosophie. 
Les  personnages  ijui  passent  devant  nous,  les  trois  en 
lesquels  s'est  résumé  l'essentiel  de  la  description  et  les 


138  LE   VRAI    KODIN 

trois  autres,  sont  de  toutes  les  latitudes  et  de  tous 
les  temps.  Ils  expriment,  en  de  vivantes  synthèses, 
le  renoncement,  le  dédain,  la  fierté,  la  douleur  de  vivre, 
les  sentiments  humains  arrivés  au  paroxysme  muet,  au 
moment  où  la  parole  est  moins  éloquente  que  le  geste 
errant  des  mains  et  l'expression  exaltée  de  la  face.  Ils 
figurent  éloquemment  la  courte  existence  et  le  chagrin 
de  l'homme.  Ils  sont  marqués  de  la  tristesse  qui  est  le 
caractère  inéluctable  de  toutes  les  grandes  œuvres.   » 

Pour  l'installation  de  ses  Bourgeois  de  Calais,  Rodin 
connut  les  pires  aventures,  et  ces  atermoiements  qui 
viennent  à  bout  souvent  de  la  patience  la  plus  rési- 
gnée. 

Ce  ne  fut  qu'après  bien  des  années  d'attente  qu'on 
put  placer  les  six  bourgeois  sur  un  piédestal.  Rodin, 
d'ailleurs,  ne  les  avait  pas  «  vus  »  ainsi  ;  mais  «  scellés, 
les  uns  derrière  les  autres,  devant  l'hôtel  de  ville  de 
Calais,  à  même  les  dalles  de  la  place,  comme  un  vivant 
chapelet  de  souffrance  et  de  sacrifice.  Les  personnages 
auraient  ainsi  paru  se  diriger  de  la  Maison  municipale 
vers  le  camp  d'Edouard  III  ». 

On  lui  imposa  un  piédestal  aussi  disgracieux  que 
superflu,  donc  !  et,  quant  à  la  place  choisie,  elle  est 
telle  qu'un  changement  s'impose,  à  coup  sûr  ;  mainte- 
nant que  la  renommée  de  Rodin  —  c'est  la  chose  impor- 
tante pour  les  municipalités,  pour  toutes  les  munici- 
palités, —  est  devenue  universelle  ! 

Et  ce  groupe  est,  au  surplus,  d'une  originalité  si  acca- 
blante. 


ClKh^  J    R    Bulloi 


IN  DES  BOURGEOIS   DE  CALAIS 


LES    BOURGEOIS   DE  CALAIS  13Q 

Comme  M.  Gustave  Gcffroy,  je  pense,  en  effet,  qu'une 
des  «  grandes  idées  »  de  Rodin,  c'est  de  n'avoir  pas  dis- 
posé les  six  Bourgeois  en  un  groupe  dit  décoratif.  Quand 
il  s'est  agi  de  placer  la  Marseillaise,  en  haut  relief, 
sur  une  des  faces  de  l'Arc  de  Triomphe  —  ou  bien  la 
Danse,  en  haut  relief,  également,  sur  la  façade  de  l'Opéra, 
le  groupement  en  pyramide  s'est  imposé,  impérieuse- 
ment ;  mais,  pour  les  Bourgeois  de  Calais,  la  \'Taie 
trouvaille  a  bien  été  de  les  échelonner,  en  «  cha- 
pelet de  souffrance  ».  en  rendant  très  visibles,  en  déta- 
chant nettement  les  six  ])crsonnages,  en  les  faisant 
participer  chacun  également  au  drame  tout  entier,  selon 
leur  âge,  plus  encore  que  selon  leur  condition.  Et  la  belle 
description  de  M.  Gustave  Geffroy  a  très  clairement 
expliqué  tout  ce  qu'a  voulu  et  parfaitement  réalisé 
Rodin. 

Or,  malgré  cet  exact  commentaire  d'une  œuvre  sou- 
veraine, je  dois  confesser  que  les  six  héroïques  bour- 
geois d'hier  furent  plutôt  mal  accueiUis  par  les  bourgeois 
de  Calais  d'aujourd'hui  !  C'est  toujours  la  même  sotte 
histoire  qui  recommence  :  un  chef-d'œuvre  tombe  chaque 
fois  sur  une  ville  à  la  façon  d'un  aérolithe. 

Il  frappe  d'abord  les  bourgeois  d'hébétude;  puis, 
la  frayeur  passée,  des  ricanements  explosent.  Alors,  les 
plaisanteries  courent  ;  et,  dans  les  salons  de  la  ville,  dans 
l'autre  Salon  aussi,  au  bord  des  remparts,  on  se  rejette 
des  mots  ;  le  notaire  et  l'avoué,  le  président  du  tribunal 
et  le  sous-préfet  sont  facétieux.  C'est  un  doux  moment 
de  gaîté  ;  on  se  donne  rendez-vous,  pour  gouailler,  au  pied 
du  chef-d'œuvre  ;  on  le  montre  aux  visiteurs  comme  un 


I4«>  LE    VRAI    RODIN 


phénomène  ;   et,   couronnement   suprême,   on   l'insulte 
en  pleine  séance  du  conseil  municipal  ! 

A  Calais,  l'aventure  se  déroula  ainsi  pour  le  chef- 
d'œuvre  de  Rodin  ;  et  si  l'on  a  un  peu  cessé  de  plai- 
santer, c'est  à  cause  des  Anglais  qui  s'arrêtent,  graves, 
devant  le  monument. 

Mais  que  diront-ils,  les  actuels  bourgeois  de  Calais, 
quant  ils  apprendront  qu'Eustache  de  Saint- Pierre  et 
ses  cinq  compagnons  sont  placés  à  Londres,  près  ou 
devant  le  Parlement?...  Oui,  cette  consécration  est 
attendue,  en  voie  d'être  réalisée. 

Cette  fois,  Rodin  a  demandé  pour  son  groupe  tra- 
gique un  haut  piédestal,  tel  que  celui  du  CoUcone  ;  et, 
à  Calais,  par  esprit  d'imitation,  on  s'appUquera  alors, 
peut-être,  à  respecter  le  chef-d'œuvre. 

Au  fond,  de  pauvres  bonshommes,  ces  Calaisiens. 
Car,  un  jour,  une  délégation  d'entre  eux,  aj^ant  à  offrir 
un  objet  d'art  à  un  autre  bonhomme  de  la  Politique, 
ne  vint-elle  pas  carrément  chez  Rodin  pour  lui  deman- 
der... où  l'on  pourrait  acheter  ledit  objet  d'art?!... 
Après  cela,  on  peut,  n'est-ce  pas  ?  famiUèrement,  tirer 
l'échelle  !... 

Voilà  une  nouvelle  page  pour  l'histoire  moderne  de 
Calais  ! 

Oui,  de  pauvres  bonshommes  ! 


LE   BALZAC 


VOICI  la  troisième  grande  œuvre  de  Rodin  dont  il 
convient  de  parler  un  peu  longuement  ;  car 
celle-ci  suscita  toutes  les  colères  et  tous  les  enthou- 
siasmes. 

Un  jour  —  jour  historique  !  —  le  comité  de  la  Société 
des  Gens  dits  de  Lettres  s'avisa  de  demander  à  Rodin 
la  statue  de  Balzac. 

Ceci  fut  un  considérable  événement.  Personne  ne 
s'attendait  à  un  tel  geste. 

En  général,  en  effet,  tout  groupement  qui  se  respecte 
s'adresse,  pour  une  jiareille  entreprise,  à  un  sculpteur 
patenté,  je  veux  dire  paré  de  toutes  les  sottises  des  Acadé- 
mies. Ainsi,  il  n'y  a  à  craindre  nul  à-coup  ;  au  jour  dit,  ou 
presque,  le  sculpteur  i  officiel  »  apporte  son  "  boulot  >•  ; 
et,  comme  il  est  toujours  d'une  banalité  traditionnelle, 
il  plaît  à  tout  le  monde.  Il  n'y  a  plus  ensuite  qu'à  le 
jucher  sur  un  socle,  dessiné  spécialement  par  un  archi- 
tecte, et  à  le  recouvrir  enfin  de  la  lourde  pelletée  des 
discours  également  «  officiels  ». 

Cette  fois,  à  propos  de  l'auteur  de  la  Comédie  humaine, 
que  se  passa-t-il  dans  l'âme  des  chefs  des  «  Gende- 
lettres  »,  nul  ne  l'a  jamais  su  ?   Pourtiuoi  et  comment 


144  LE   VRAI    RODIN 


Rodin  fut  élu  pour  dresser  une  statue  à  Balzac,  c'est 
là  un  de  ces  impénétrables  mystères,  qu'une  génération 
lègue  à  la  génération  suivante,  sans  pouvoir  l'approfon- 
dir. Contentons-nous  donc  d'écrire,  à  notre  tour,  que 
Rodin  fut  choisi  par  un  comité  de  gens,  nullement 
préparés  à  entrevoir  seulement  les  mérites  d'un  excep- 
tionnel statuaire. 

Rodin,  donc,  fut  préféré. 

Et  alors  il  se  passa  ceci  : 

Auteur  de  très  belles  statues  déjà  consacrées,  un 
peu  à  tort  et  à  travers  à  Claude  Lorrain,  à  Bastieti- 
Lcpage  et  à  Victor  Hugo,  Rodin  veut  se  documenter 
très  complètement.  Il  a  lu,  comme  tout  le  monde,  les 
principales  œuvres  de  Balzac  ;  mais  il  s'applique  sans 
tarder  à  les  relire. 

Déjà,  quelle  conscience  désorbitée  !  Le  fameux  comité 
ne  lui  en  demandait  pas  tant.  Une  statue,  c'est  une 
besogne  de  quelques  mois;  et  c'est  tout.  Elle  est  mili- 
taire ou  civile  ;  il  s'agit  d'un  homme  ou  d'une  femme; 
et  quand  on  possède  ces  renseignements,  il  n'3'  a  plus 
qu'à  chercher  une  esquisse,  à  la  faire  approuver,  et  à 
appeler  un  praticien  qui  montera  la  terre  grandeur 
d'exécution.  Ensuite,  quelques  coups  de  pouce,  quelques 
coups  d'ébauchoir  par-ci  par-là  ;  et  la  statue  n'attendra 
plus  que  le  mouleur.  En  vérité,  il  n'y  a  pas  à  chercher 
midi  à  quatorze  heures! 

Rodin  n'eut  aucun  goût  à  travailler  de  cette  façon. 
//  perdit  du  temps  !  d'abord. 

Il  perdit  du  temps  à  réunir  tous  les  documents  pos- 
sibles relatifs  à  Balzac. 


BALZAC 


LE   BALZAC  145 

Une  fois  ses  principales  œuvres  relues,  méditées, 
Rodin  voulut  connaître  tous  les  portraits  exécutés  d'après 
le  grand  romancier. 

Des  dessins,  un  buste  de  David  d'Angers,  un  daguer- 
réotype curieux  (qui  représente  Balzac  en  bras  de 
chemise,  une  bretelle  soutenant  son  pantalon),  des 
cro(iuis  de  contemporains,  toute  cette  documentation, 
Rodin  s'applii^ua  à  la  considérer  longuement.  Puis, 
il  ne  manqua  point  de  lire  l'étonnant  portrait  écrit 
par  Lamartine,  et  que  certainement  le  Comité  des 
«  gendelettres  »  ignorait  :  «  Balzac,  c'était,  dit  Lamartine, 
la  figure  d'un  élément,  grosse  tête,  cheveux  épars  sur 
son  collet  et  ses  joues  comme  une  crinière  que  le  ciseau 
n'émondait  jamais,  très  obtus,  œil  de  flamme,  corps 
colossal  :  il  était  gros,  épais,  carré  par  la  base  et  les 
épaules,  beaucoup  de  l'ampleur  de  Mirabeau,  mais  nulle 
lourdeur  ;  il  y  avait  tant  d'àme  qu'elle  portait  cela  légè- 
rement, ce  poids  semblait  lui  donner  de  la  force  et  non 
lui  en  retirer.  Sesbrascourts  gesticulaient  avec  aisance...  « 

Muni  de  ces  références,  dirait  un  inspecteur  des  Beaux- 
Arts,  Rodin  ne  se  trouva  point,  cependant,  satisfait. 

Restait  le  pays  d'origine  de  Balzac  :  la  Tourainc. 
Elle  était  familière  à  Rodin,  déjà.  Il  avait,  en  effet, 
passé  plusieurs  étés  à  Azay-le- Rideau,  dans  ce  coin  déli- 
cieux du  «  Jardin  de  la  France  »,  où  un  beau  château 
Renaissance  achève  de  vivre  dans  la  mélancolie  d'un 
parc  sauvage.  Et  là,  Rodin,  ne  connaissant  point  le 
repos,  avait  travaillé  encore  comme  un  forcené,  y  man- 
dant même  son  mouleur  pour  pouvoir  rapporter  à  Paris 
les  œuvres  qu'il  avait  modelées. 

'9 


146  LE   VRAI   RODIN 


Pour  le  Balzac,  il  voulut  retourner  en  Touraine  ; 
et,  à  Azay-le-Rideau,  il  fit  le  buste  d'un  jeune  voitu- 
rier,  qui  ressemblait  étonnamment,  en  vérité,  à  Balzac 
jeune.  Ce  buste  en  bronze,  combien  de  fois  il  a,  depuis, 
émerveillé  ceux  qui  ont  eu  la  joie  de  le  voir  ! 

Je  reviens  sur  cette  conscience  que  je  qualifiais  tout 
à  l'heure  de  désorbitée  ;  et  je  voudrais  trouver  ime 
épithète  plus  forte;  car,  j'avoue  qu'aujourd'hui  encore, 
avec  le  recul  même,  elle  a  de  quoi  inquiéter  les  survi- 
vants du  fameux  comité. 

Quoi  qu'il  en  fût,  Rodin,  toujours,  perdait  du  temps  ! 

C'était  la  ville  de  Tours,  qui,  maintenant,  le  rete- 
nait. La  ville  de  Tours,  dont  la  grande  rue,  appelée 
hier  rue  Royale  et  baptisée  aujourd'hui,  naturellement, 
rue  Nationale,  a  gardé  encore,  à  certaines  heures,  bien 
des  reflets  des  descriptions  balzaciennes.  Rodin  cherchait 
à  retrouver  dans  les  passants,  dans  les  boutiques,  les 
aspects  marqués  par  le  romancier  illustre  ;  car  elle 
l'enthousiasmait,  cette  statue  commandée,  cette  statue 
qui  correspondait  si  bien  à  son  génie,  désordonné, 
énorme,  fécond,  pittoresque,  comme  l'est  de  tous 
points  celui  de  Balzac.  Oui,  cette  fois,  en  reprenant  un 
mot  usé,  c'était,  pour  lui,  «  la  statue  à  faire  »,  la  «  statue 
de  sa  vie  !  »  et  il  la  voulait  faire  après  n'avoir  rien  laissé 
à  l'aventure,  après  avoir  compris  complètement  com- 
ment il  fallait  représenter  Balzac. 

Travailler  autrement,  comme  un  simple  marbrier,  à 
quoi  bon  !  Rodin  pensait,  peut-être,  qu'elle  est  déjà 
assez  imbécile,  au  fond,  cette  manie  de  dresser  des 
statues  à  des  morts  plus  ou  moins  notoires.  La  Posté- 


LE   BALZAC  M? 

rite  est  aussi  sotte  que  le  Présent,  en  ces  sortes  d'hom- 
mages ;  et,  vraiment,  puisque  la  vanité  des  vivants  est 
amplement  satisfaite  par  des  rubans  ou  des  rosettes, 
au  moins  qu'on  ne  la  perpétue  pas,  post  mortem,  par  de 
grotesques  et  mensongères  attitudes  ! 

Pour  Balzac,  de  grands  points  étaient  acquis,  en  tout 
cas.  «  Les  poètes,  a  dit  Jean  Dolent,  ne  font  jamais  d'erreur 
d'addition  !  »  Lamartine  ne  s'était  donc  pas  trompé, 
quant  à  Balzac  ;  et  le  portrait  qu'il  en  avait  laissé  s'of- 
frait d'une  netteté  impérieuse.  Il  était  impossible  de 
s'en  écarter. 

A  Paris,  sur  le  boulevard,  dans  les  cafés  de  «  gende- 
lettres  »,  dans  les  salles  de  rédaction,  entre  deux  sottises 
à  élucubrer,  on  raillait  la  conscience  de  Rodin  cher- 
chant son  «  vrai  »  modèle.  Je  me  souviens  de  nombre 
de  plaisanteries  qui  devaient  déjà  alarmer  le  comité 
Balzac.  On  disait  que,  revenu  enfin  à  Paris,  Rodin 
demandait,  à  tous  venants,  des  modèles  vivants  ressem- 
blant à  «  son  grand  homme  »  ;  et  j'ai  connu  un  ancien 
libraire  pour  «  amateurs  d'art  »,  aujourd'hui  fou  ou  tré- 
passé, qui,  touché  par  ledit  racontar,  voulait  à  tout  prix, 
se  trouvant  une  ressemblance  avec  Balzac,  poser  pour 
Rodin.  La  bêtise  courait  les  rues. 

Rodin  fit  beaucoup  d'études  pour  son  Balzac.  Il  en 
empHt  son  atelier  de  la  rue  de  l'Université  ;  et  il  exé- 
cuta, notamment,  en  une  semaine,  une  figure  demi- 
grandeur  nature  du  plus  sûr  effet  ;  et  celle-là  eût  rallié 
tous  les  suffrages;  car  elle  était  très  belle,  — conven- 
tionnellement  ;  mais  elle  ne  satisfit  point  Rodin. 

Il  ne  retrouvait  point  en  elle  «  la  figure  d'un  élément  ». 


148  LE   VRAI    RODIN 


Rien  du  beau  portrait  de  Tyamartine  n'apparaissait. 
L'œuvre  formidable  du  romancier  n'était  pas  représentée 
dans  cette  sage  statue  ;  et,  dès  lors,  à  quoi  bon  ?  il  n'ose- 
rait jamais,  lui,  Rodin,  affirmer  que  c'était  là,  la  statue 
de  Balzac. 

Il  reprit  alors  ses  méditations  ;  et  il  aboutit  au  modèle 
de  l'œuvre  que  vous  connaissez. 

Il  en  avait  fait  faire  une  «  augmentation  ».  Quand  elle 
revint,  moulée,  il  la  regarda,  seule,  sur  le  chariot  qui 
l'avait  amenée. 

C'était  sur  la  fin  du  jour.  L'œuvre  se  dressait,  énorme, 
chaotique,  semblable  à  un  colosse  égyptien. 

Tous  les  grands  plans  en  étaient  lisibles  et  forts,  sou- 
verainement accusés. 

Oui,  c'était  bien  là,  cette  fois,  le  statue  de  Balzac  ; 
au  moins  telle  qu'il  la  concevait,  lui,  si  en  dehors,  si 
au-dessus  de  toutes  les  pauvres  effigies  qui  déshonorent 
depuis   tant   d'années   la    Rue! 

Mais  voilà,  comprendrait-on  ?  Comprendrait-on  qu'il 
y  avait  un  homme  construit,  organiquement,  sous  cet 
ample  manteau  qui  rappelait  la  vaste  robe  de  travail 
du  romancier  ?  Comprendrait-on  enfin  le  masque  si 
douloureux,  les  yeux  si  profonds  du  grand  visionnaire  ? 
Non,  sans  doute  !  Cette  œuvre-là  était  si  différente  de 
tout  ce  que  l'on  avait  l'habitude  de  voir. 

Emouvante  confrontation  de  l'œuvre  et  de  l'artiste, 
Rodin  était  seul  à  regarder  sa  statue.  Il  vous  avait  oubliés, 
messieurs  du  Comité.  Vous  étiez  loin,  très  loin  de  ses 
pensées,  et  la  nuit  vint  ;  et  elle  ensevelit  jusqu'à  votre 
souvenir  ! 


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TKTl      l»(      HAI/Ai 


LE  BALZAC  149 

La  résolution  de  Rodin  était  prise.  Il  exposerait.  Il 
exposa  son  Balzac  au  Salon. 

Alors,  ce  fut  une  ruée  folle  de  gens  qui  jamais  n'avaient 
vu  une  exposition  de  tableaux  et  de  statues.  La  Galerie 
des  machines  fit  des  recettes  somptueuses  ;  feu  Dubufe  en 
ricanait  de  joie. 

\ai  Balzac  de  Rodin  attroupait  les  imbéciles. 

Deux  partis  se  formèrent,  l'un  pour  l'insulte,  l'autre 
pour  l'admiration.  Les  «(  gendelettres  »,  qui  avaient  trop 
attendu  (Rodin  n'avait  pas  livré  à  temps  sa  statue)  ! 
coasseront. 

Les  nommés  Philippe  Gillc,  de  Calonne  et  Jean  Rameau 
conduisirent  le  chœur  des  nigauds.  M.  de  Rochefort, 
incompétent,  exprima  de  solennelles  sottises.  Presque 
tout  le  monde  insulta. 

M.  Léon  Riotor  nous  raconta  ainsi  la  mémorable 
aventure  de  cette  glorieuse  statue  : 

«  Admirée,  bafouée,  dit-il,  refusée  par  ses  propriétaires, 
soldée  par  souscription,  acquise  par  un  amateur,  finale- 
ment conservée  par  son  auteur  qui  repoussa  ses  offres 
généreuses,  quoic^u'il  fût  pauvre,  on  se  battit  autour 
d'elle  mieux  qu'autour  d'un  drapeau.  On  la  traita  de 
«  bloc  informe  »,  des  amis  de  Rodin  avouèrent  que  c'était 
«  une  grave  erreur  »,  on  nous  conta  comment  le  Président 
de  la  Républi^iue,  qui,  lors  de  sa  visite  au  vernissage  oftî- 
ciel,  jetait  un  mot  aimable  à  chaque  œuvre,  n'avait  pas 
daigné  honorer  d'un  coup  d'œil  ce  triste  grand  écri- 
vain, etc.  Chacun  discute  ou  apprécie.  Des  gens  de  bon 
sens n'iiésitent  pas  adonner  leur  avis.  M.  Harpignies dit  : 


i5o  LE    VRAI    RODIN 


«  Je  ne  critique  pas,  je  ne  comprends  pas  ».  Le  poète  Léon 
Dierx  est  plus  dur  encore  :  «  C'est  une  fumisterie  sans 
«  nom,  voilà  dix  ans,  du  reste,  qu'elle  dure  ».  Et  M.  Alphonse 
Humbert  ajoute  :  «  D'un  homme  qui  avait  certainement 
«  du  talent,  on  a  fait  cela.  »  Mais  «  regardez-le  un  instant 
«  ce  bloc  enfariné  des  plaisantins,  faites-en  le  tour,  détail- 
«  lez-en  les  silhouettes  et  vous  y  trouverez  un  balance- 
ce  ment  d'homme  gros,  une  harmonie  de  charpente  épaisse 
((  de  la  plus  parfaite  vérité,  car  Balzac  fut  un  gros  homme 
«  aux  membres  lourds. 

«  Le  rôle  de  la  Société  des  Gens  de  Lettres  semblait 
devoir  rester  des  plus  effacés.  Le  Comité  en  avait  jugé 
autrement.  Il  était,  des  conventions  acquises,  dans  l'obh- 
gation  d'accepter  le  projet,  mais  on  ne  déchire  pas  en 
vain  r amour-propre  d'un  artiste  avec  qui  les  procès 
sont  peu  à  craindre.  Un  membre  de  la  Commission  «  mit 
«  au  défi  le  Conseil  municipal  d'accorder  un  emplacement 
«  à  Paris  pour  ériger  cette  monstruosité  ».  Puis  le  Comité 
vota  et  informa  M.  Rodin  que,  par  ii  voix  contre  4,  on 
ne  «  reconnaissait  pas  Balzac  »  dans  sa  maquette.  Après 
cette  appréciation,  Auguste  Rodin,  tranquille,  écrivit 
aux  journaux  :  «  Soucieux  avant  tout  de  la  sauvegarde 
«  de  ma  dignité  d'artiste,  je  vous  prie  de  déclarer  que  je 
«  retire  du  Champ  de  Mars  mon  monument  qui  ne  sera 
«  érigé  nulle  part.  » 

«  Les  édiles  parisiens  eussent-ils  été  aussi  féroces 
qu'on  l'insinuait  ?  ]\L  Levraud  président  de  la  Commission 
des  Beaux- Arts,  qui  donnait  souvent  le  ton  à  l'Hôtel 
de  Ville  pour  les  questions  esthétiques,  avoua  :  «  Je  suis 
«  certain  qu'un  artiste  comme  Rodin  a  pensé  à  une  grande 


LE   BALZAC  151 

«  chose...  Ceux  qui  reculent  effrayés  devant  l'ébauche 
«  seront  peut-être  les  premiers  à  s'arrêter,  émerveillés, 
«  devant  l'œuvre  achevée  ».  Il  y  eut  des  avis  contraires, 
assez  hésitants.  MM,  Bellan  et  Rebeillard  «  réservèrent  » 
leur  opinion.  «  Quelle  que  soit  l'admiration  que  j'aie  pour 
«le  grand  talent  de  M.  Rodin,  j'estime  que  cette  fois 
«  l'artiste  s'est  absolument  trompé  »,  dit  M.  Lampué. 
M.  Grébauval  renchérit  en  affirmant  «  qu'il  serait  ridicule 
«  de  faire  bon  accueil  à  ce  bloc  »  et  M.  Labusquière,  éner- 
gique, conclut  que  «  si  la  statue  avait  besoin  d'un  refuge, 
«  c'était  contre  et  non  pour  elle  >>. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  Rodin  eut  un  réveil  admirable. 
Toute  la  jeune  littérature  se  leva  pour  affirmer  sa  sym- 
pathie au  vaincu  de  cette  nouvelle  escarmouche.  Il  s'y 
mêla  nombre  de  peintres  et  de  statuaires.  Et  la  protes- 
tation qui  circula  revint  couverte  de  signatures  :  <i  I^cs 
«  amis  et  admirateurs  de  Rodin...  encouragent  de  toute 
a  leur  sympathie  l'artiste  à  mènera  bonne  fin  son  œuvre 
.<  sans  s'arrêter  aux  circonstances  actuelles  et  expriment 
«  l'espoir  que,  dans  un  pays  noble  et  raffiné  comme  la 
«  France,  il  ne  cessera  d'être,  de  la  part  du  pubhc,  l'objet 
«  des  égards  et  du  respect  auxquels  lui  donnent  droit  sa 
«  haute  probité  et  son  admirable  carrière.  »> 

Rodcnbach  (dans  le  bi^^aro),  Octave  Mirbeau  (dans  le 
Journal),  Robert  de  la  Sizeranne  (dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes),  Maurice  Ilamel  (dans  la  Revue  de 
Paris),  appuyèrent  de  leur  autorité  la  protestation  ci- 
dessus  ;  et  la  Société  des  «  Gendelettres  »  eut,  plus  tard, 
la  statue  de  Balzac,  (qu'elle   méritait  ;  un  Balzac,  qui 


152  LE   VRAI   RODIX 


vient  de  prendre  sa  douche,  et  qui  attend,  assis  sur  un 
banc  de  l'avenue  de  Friedland,  le  masseur  ! 

Alors  les  sieurs  Lampué,  ex-photographe  ;  Grébauval, 
innocente  compétence  ;  et  Labusquière,  aujourd'hui 
directeur  d'Ecole,  délirèrent  de  joie,  faisant  vis-à-vis  au 
sieur  Jean  Rameau,  qui  a  profession  de  poète  ;  tandis  que 
l'on  entendait  pour  la  dernière  fois  les  ombres  Harpignies, 
Léon  Dierx  et  Alphonse  Humbert  exhaler  une  cantate 
d'allégresse  ! 

Pauvre  Balzac,  réservé  en  fin  de  compte  à  Falguière  ! 

A  ce  propos,  on  s'étonna  un  moment  de  voir  ce  dernier 
fabriquer  une  statue  refusée  à  Rodin,  qui  était  son  ami. 
Puis  on  s'étonna  encore  plus  de  voir  Rodin  conserver, 
après  l'inauguration  de  l'avenue  de  Friedland,  des  rela- 
tions d'amitié  avec  Falguière. 

Eh  !  mon  Dieu  !  la  raison  en  était  bien  simple  :  la  statue 
en  question  est  si  médiocre,  que  Rodin  ne  pouvait  être 
de  tout  cela  que  satisfait  ! 

i\Iais  le  photographe  Lampué  et  les  incompétents  Gré- 
bauval et  Labusquière,  on  m'assure  qu'ils  sont  «  désar- 
çonnés »,  maintenant.  Ils  pleurent  leurs  illusions  perdues  ! 
On  ne  les  écoute  plus  ! 


PAGES    D'ALBUM 


ao 


EN  plaçant  sous  ce  titre  les  admirables  dessins  et  les 
merveilleuses  pointes  sèches  de  Rodin,  je  prie  que 
l'on  ne  me  taxe  point  d'irrespect.  J'ai  voulu  simple- 
ment considérer,  tel  un  délassement  à  un  énorme 
labeur,  ces  croquis  si  vivants  que  Rodin  a  accumulés, 
comme  si  la  sculpture  lui  avait  laissé  de  nombreux  loisirs. 

Quel  étonnemcnt  toujours  !  Il  y  a  là  une  autre  œuvre 
absolument  incomparable,  et  d'une  diversité  si  infmie 
qu'on  ne  peut  la  comprendre  d'un  seul  coup. 

Jean  Dolent,  (jui  ne  doutait  jamais  de  rien,  affirmait  : 
«  Je  sais  de  Rodin  qu'il  fait  de  la  sculpture  depuis 
l'âge  de  trois  ans,  et  je  crois  bien  que  cet  artiste  dessine 
depuis  l'âge  de  trois  ans  aussi  —  trois  ans  ou  quatre.  » 

Tout  de  même,  il  y  a  là,  je  le  répète,  une  nouvelle 
production  si  abondante,  qu'il  n'est  pas  possible  de 
l'expliiiuer  par  cette  seule  boutade  de  Jean  Dolent. 

On  a  bientôt  fait  aussi  de  dire  (jne  les  dessins  de  Rodin 
se  bornent  h  n'être  que  des  croquis,  t^ue  lave  une  teinte 
plate.  Cela  n'a  plus  que  l'importance  d'une  sottise.  La 
vérité,  c'est  que  Rodin  a  dessiné,  on  l'a  vu.  dès  sa 
premicro  jeunesse  ;  et  (juil  n'a  plus  jamais  cessé  d'écrire 


156  LE   VRAI   RODIN 


des  formes,  presque  au  'ymr  le  jour,  sur  les  pages  du  glo- 
rieux album  de  sa  vie. 

Et  cela,  oui,  remonte  très  loin.  Très  loin,  au  temps  où 
il  arrivait  toujours  le  premier  à  l'atelier  des  Gobelins,  dès 
que  la  journée  du  gagne-pain  était  terminc-e.  De  cinq 
heures  à  huit  heures,  il  devenait  alors  l'élève  le  plus 
fort  de  la  petite  école  de  Lecoq  de  Boisbaudran  ;  et  il 
s'appUquait,  comme  un  élève  de  l'Ecole  Nationale  des 
Beaux-Arts,  à  faire  des  «  académies  »,  qu'on  récom- 
pensa souvent.  Oh  !  sans  doute,  ces  dessins-là  furent 
exécutés  selon  la  tradition  la  plus  stricte,  avec  ce  mélange 
de  crayon  et  de  «  sauce  »,  qui  étonne  si  fort  les  visiteurs 
aux  jours  d'exposition  des  envois  de  Rome,  au  quai 
Malaquais  ;  et  il  eût  été  bien  pardonnable  de  ne  pas  devi- 
ner le  Maître  d'aujourd'hui  dans  l'élève  d'hier.  La  façon 
de  représenter  ces  académies  est  tellement  tradition- 
nelle et  puérile  qu'elle  apparaît  surtout  comme  un  en- 
semble de  devoirs  bien  faits,  et  qui  ne  peuvent  laisser 
place  à  une  précoce  originalité.  Les  maîtres  d'atehers  — 
et  Lecoq  de  Boisbaudran  le  premier  —  ne  concevaient 
pas  qu'il  y  eût  une  manière  en  dehors  de  la  tradition 
d'étaler  le  noir,  pris  avec  le  bout  de  l'estompe  ou  du 
tortillon. 

Rodin  se  lassa  vite,  cependant,  de  cette  «  cuisine  » 
d'ateher,  qui  exigeait  des  soins  ridicules,  de  la  patience 
et  de  la  propreté.  Puis,  nul  moyen  de  véritable 
expression  possible,  nulle  émotion  à  communiquer, 
puisqu'il  fallait  toujours  modeler  les  bras,  les  jambes, 
le  ventre  comme  des  sortes  de  cylindres  soigneusement 
dégradés    du    noir    au    blanc.    Ah  !    ces   sots    dessins. 


PAGES   D  ALBUM  157 


qui  se  paraient  d'un  fond  uniformément  noir,  poui  bien 
détacher  l'ensemble,  dire  qu'on  les  a  même  imposées 
aux  architectes  pour  leurs  (livsius  dv  cliapitc  iiix  et  de 
modi lions  ! 

Rodin,  un  jour,  employa  tout  bonnement  le  fusain. 
Il  avait  besoin  d'un  procédé  rapide  pour  dessiner 
plus  vite  que  quiconque;  et  déjii,  cUms  ses  dessins  de  cette 
époque-là,  on  le  voit  très  préoccupé  des  plans,  ne  s'ap- 
pli(iuant  plus  à  faire  également  tous  les  détaib  du  mo- 
dèle. 

Puis  ce  fut  une  longue  période  pendant  laquelle  il 
exécuta  à  la  plume  des  dessins  qu'il  lavait  d'encre  de 
Chine.  Ce  fut,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  la  période  dantesque. 
Avec  une  fougue  singulière,  il  accumula  toutes  sortes  de 
croquis,  très  inspirés  des  beaux  dessins  delà  Renaissance, 
de  ces  dessins  (^ui  sont  comme  des  enseignements  lucides 
et  violents  pour  l'étude  de  rostéologie  et  de  la  myo- 
h>gic'. 

Il  représenta  d'une  manière  inépuisable,  dis-jc,  ces 
longs  corps  un  peu  douloureux,  et  comme  déséquilibrés, 
(jui  abondent  dans  l'œuvre  des  précurseurs  de  Michel- 
Ange  ;  et  si  ces  dessins-là  ne  témoignent  pas,  certes, 
d'une  originahté  entière,  ils  sont  curieux  à  considérer, 
créés  par  une  imagination  qui  s'exaltait  à  la  lecture  de 
la  Divine  Comédie. 

Les  contours,  le  lavis,  rappellent  des  dessins  déjà  ntis  ; 
mais  la  façon  de  grouf)er  ces  hommes,  ces  femmes,  tirés 
des  pages  de  Dante,  ce  qu'elle  était  déjà  particulière! 

Puis,  une  chose  s'affirmait  de  plus  en  plus  ;  une  chose, 


158  LE   VRAI    RODIN 


d'ailleurs,  que  Rodin  avait  apprise  dans  l'école  delà  rue 
de  l'Ecole-de-Médecine,  où  l'on  gardait  alors  la  bel!-- 
tradition  du  xviii<^  siècle,  la  tradition  des  Watteau  et  des 
La  Tour,  à  savoir  :  qu'il  fallait  qu'un  dessin  eût  de  la 
profondeur  — ce  souci  presque  complètement  perdu  depuis 
David.  «  Or,  quand  on  oublie  ce  souci-là,  disait,  un  jour, 
un  maître,  on  se  donne  un  mal  infini  pour  n'arriver  à 
rien  !  C'est  comme  si  on  faisait  les  cent  pas  devant  une 
porte  qui  ne  s'ouvrirait  point  !  » 

C'est  en  1897  qu'un  album  publié  chez  Goupil,  par  les 
soins  de  M.  Fenaille,  et  contenant  près  de  cent  cinquante 
dessins,  vulgarisa  une  nouvelle  manière. 

On  le  retrouve  là,  éloquent,  ce  dessin  comme  sim- 
plifié, tout  en  profondeur,  malgré  l'absence  d'un  pro- 
cédé de  peintre.  Ces  dessins,  cette  fois,  sont  d'une  ori- 
ginalité enfin  conquise,  absolue.  Ce  sont  les  dessins  d'un 
sculpteur  épris  de  plans,  de  volumes. 

Oh  !  je  sais  bien  que  les  peintres  ont  le  plus  absolu 
mépris  pour  les  dessins  des  sculpteurs.  Ils  affectent  de 
croire  que  ces  derniers  sont  tout  à  fait  incapables  de  repré- 
senter de  façon  satisfaisante  sur  le  papier  un  corps  en 
équilibre  ou  un  instant  de  mouvement.  A  les  écouter, 
ces  peintres,  les  sculpteurs  auraient  le  seul  pouvoir 
d'exécuter  un  simple  rudiment  de  lignes,  une  très  incom- 
plète indication  de  formes.  Et  ils  disent  cela,  ces  gens, 
en  ignorant  les  carnets  et  les  albums  (jue  crayonnèrent, 
par  exemple,  avant  Rodin,  Carpeaux  et  Barye  ;  car  je 
pense  que  leur  émoi  serait  vif  si  on  leur  mettait  sous  les 
yeux  CCS  croquis  de  \'ie  intensive,  esquissés  pêle-mêle 


PAGES   D  ALBUM  \yt 


dans  le  «  désordre  »  de  l'inspiration  ;  torses  ployés,  corps 
se  chevauchant,  toutes  les  séries,  enfin,  de  ces  prestes 
cro(juis,  exacts  et  savants  et  complets,  qui  disent  bien 
le  libre  exercice  ou  la  fatigue  du  corps  humain. 

Les  sculpteurs  peuvent  dessiner  aussi  bien  que  les 
peintres  ;  mais,  d'une  autre  manière,  voilà  tout.  La  diffé- 
rence, entre  eux,  c'est  que  le  sculpteur  dessine  encore 
«  en  tournant  autour  de  son  dessin  ».  Un  bon  dessin  de 
sculpteur,  c'est  donc  un  dessin  qui  «  tourne  »,  un  dessin 
que  l'on  peut  se  représenter  tout  de  suite  au  verso  ;  un 
dessin  de  mouvement,  si  l'on  peut  dire  ;  car  le  repos 
même  est,  on  le  sait,  un  équilibre  de  forces  en  mouvement. 
Or,  les  dessins  de  Rodin  sont  toujours  d'admirables 
représentations  de  mouvements. 

Je  les  ai  considérés,  par  centaines,  ces  dessins  figurés 
par  une  ligne  tout  enveloppante,  faite  de  repentirs,  et 
lavés,  souvent,  d'une  teinte  quasi  uniforme  de  terre  de 
Sienne.  Sur  ces  feuilles  volantes,  de  papier  fin,  il  y  a 
comme  un  parcours  libre  de  la  pointe  du  crayon,  pour 
les  contours  ;  et  la  teinte  plate,  avec  les  hasards  de  la 
coulée  du  pinceau,  comme  elle  situe  l'être  humain, 
debout,  couché  ou  ployé  en  arc  !  \ 

Naturellement,  des  racontars  encore  font,  à  propos  de 
ces  dessins  si  originaux,  le  tour  des  ateliers  et  des  galeries 
de  marchands  de  tableaux. 

On  raconte  plaisamment,  par  exemple,  sur  le  coup  de 
six  heures  —  l'heure  de  l'apéritif  permet  toutes  les  niai- 
series !  —  que  Rodin  fait  tous  ses  dessins  sans  regarder  son 
papier  ;  alors  la  pointe  du  crayon  tombe  souvent  en 


l6o  LE    VRAI    RODIN 


dehors,  ampute  un  membre,  en  grossit,  en  zigzague 
démesurément  un  autre  ! 

Tous  ses  dessins  !  Mais  il  faut  n'avoir  jamais  vu  les 
centaines  et  les  centaines  de  dessins  à  la  mine  de  plomb 
qu'il  a  ('  poussés  »  aussi  loin  et  mieux  que  quiconque. 
Toute  une  vaste  chambre  de  l'hôtel  Biron  est  peuplée 
de  ces  dessins-là,  faits  avec  une  conscience,  avec  un 
amour  extrême,  et  j'en  sais  une  bonne  centaine  autre- 
ment plus  modelés  et  plus  vivants  que  tous  les  dessins 
d'Ingres  et  de  sa  suite  ! 

Pour  ses  dessins  en  couleurs,  on  a  raconté  également 
qu'il  les  trempait  dans  un  seau  d'eau  après  avoir  passé  la 
teinte;  puis, il  les  retirait,  et...  le  hasard  arrangeait  tout! 

Alors  le  hasard  arrange  joUment  les  choses  ;  car,  dans 
l'énorme  série  de  ses  dessins  en  couleurs,  Rodin  peut 
mettre  encore  hors  de  pair  des  centaines  de  magnifiques 
aquarelles,  modelées  avec  une  puissance  et  un  charme 
incomparables. 

Il  faut  n'avoir  pas  vu  non  plus  la  série  de  ses  danseuses 
cambodgiennes,  pour  imaginer  une  telle  histoire.  Toutes 
ses  petites  danseuses  si  choyées  par  la  couleur,  si  pré- 
cieuses par  le  choix  des  tons,  si  vivantes  par  la  qualité 
des, valeurs  ! 

Je  sais  bien  que  l'imbécillité  généreusement  dispensée 
par  quelque  providence  funeste  aux  «  amateurs  d'art  •) 
ne  leur  permet  pas  de  «  comprendre  »  les  dessins  de  Rodin. 
Je  sais  bien  que  l'actuel  chantage  organisé  par  quelques 
marchands  de  tableaux  donne  l'essor  à  toutes  les  sottises 
à  propos  de  toiles  à  faire  valoir,  à  pousser  comme  une 
action  de  Bourse  ;  mais,  néanmoins,  avant  d'exprimer 


PAGES  d'album  i6i 


contre  les  dessins  de  Rodin  les  habituelles  âneries,  il 
serait  bon,  ne  vous  semble-t-il  pas,  de  réfléchir  durant 
une  minute,  et  de  se  dire  simplement  que  Rodin  qui 
a  dessiné  durant  soixante  années,  pas  une  de  moins, 
doit  être  meilleur  juge  de  son  savoir,  tout  de  même, 
que  la  cohue  des  ignorants  qui  pérore  dans  les  atehers 
et  autres  galeries  ! 

Mais,  il  est  vrai,  les  plus  zélés  de  ses  admirateurs,  aussi, 
disent  des  sottises  ! 

Témoin  ce  critique  d'art,  bien  intentionné,  qui  avança 
un  jour  que  Rodin  se  servait,  pour  dessiner,  «d'un  bout 
de  papier  quelconque  et  d'un  tronçon  de  crayon,  trouvé 
sous  sa  main  ».  Désordre  et  génie,  n'est-ce  pas  ? 

Alors  que  c'est  presque  toujours  le  contraire  qui 
arrive  !  Les  poètes  Baudelaire,  Victor  Hugo,  le  peintre 
Eugène  Delacroix,  furent  très  métho<liques  et  très 
«  ordonnés  »,  et  Rodin,  lui,  est  un  autre  exemple 
d'ordre  at)Solu.  Aussi,  pour  ne  pas  désobliger  le  bon 
critique  d'art,  je  ne  veux  pas  écrire  que  Rodin  dessine 
sur  des  feuilles  de  papier  parfaitement  propres,  et 
avec  des  crayons  toujours  presijue  entiers  et  très  bien 
taillés. 

Rodin,  du  reste,  est  le  premier  artisan  de  son  impopu- 
larité comme  dessinateur.  Car  enfin,  pourquoi  ne  montre- 
t-il  jamais  ses  plus  beaux  dessins  ?  pourquoi  laisse-t-il, 
avec  une  entière  indifférence,  les  regards  des  visiteurs 
s'ahurir  sur  des  schémas  de  dessins,  sur  de  sommaires 
indications  de  formes  ?  Eprouve-t-il  un  plaisir  inté- 
rieur à  faire  dire   des  sottises,   alors   qu'on  essaye  de 

ai 


102  LE    VRAI    RODIN 


comprendre  ?  Pourtant,  il  a  l'air,  à  d'autres  moments, 
de  noter  avec  intérêt  les  titres  pour  ses  dessins  qu'on  lui 
suggère.  Mais  je  crois  bien  qu'il  tient  alors  à  laisser  croire 
qu'on  collabore  pour  une  minute  avec  lui  ;  qu'on  est,  en 
somme,  et  en  s'illusionnant  fortement,  tout  près  de  son 
génie  ! 

En  vérité,  ce  sont  ses  modèles  seuls  qui  sont  près  de  lui. 
Quand  il  les  dessine,  il  leur  est  reconnaissant  de  toutes 
les  joies  qu'il  en  éprouve.  Il  leur  dit  :  «  Ne  vous  pressez 
pas  de  vous  déshabiller  !  »  et  il  considère  ces  jeunes  filles, 
ou  ces  jeunes  femmes,  sensuellement,  avec  une  vraie 
gourmandise. 

Ses  modèles  !  oui,  ce  sont,  à  vrai  dire,  les  seuls  êtres 
qui  vivent  un  moment  dans  sa  pensée  ;  et  quand  il  a 
fait,  d'après  un  de  ces  modèles,  une  série  de  beaux  dessins, 
il  lui  en  garde  une  telle  gratitude  —  et  je  dirai  presque 
une  telle  ferveur  !  —  qu'il  le  rappelle  souvent  auprès  de 
lui. 

Mais  il  est  très  certainement  exigeant  pour  ses  modèles  ; 
et  il  ne  recherche  que  les  jeunes  corps  très  souples,  qui 
peuvent  prendre  au  besoin  des  poses  acrobatiques. 

Et  ce  sont  surtout  ces  poses-là  qu'il  affectionne. 
Aussi, l'on  n'a  pas  manqué  de  s'étonner  souvent  de  voir 
représentés  par  lui  des  mouvements,  je  l'avoue,  très 
déconcertants.  On  est  si  habitué  aux  poses  figées, 
froides,  académiques,  pour  tout  dire.  Par  haine  de  ces 
dessins-là,  Rodin  côtoie  forcément  la  bizarrerie  ou  du 
moins  l'étrangeté  ;  et,  dans  ce  domaine-là,  sou  imagi- 
nation est  sans  limite. 


PAGES   d'album  163 


Cependant,  il  a  fait  également  par  centaines  des  dessins 
très  «  pondérés  »  ;  et  ces  dessins  à  la  niine  de  plomb, 
ombrés  avec  une  science  exacte  de  la  profondeur,  on 
peut,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure,  les  opposer  aux 
plus  beaux  dessins  de  peintres,  ils  leur  sont  encore  supé- 
rieurs ;  mais,  quand  je  dis  :  dessins  pondérés,  ne  vous 
attendez  pas  à  voir  des  «  figures  qui  hanchent  »  selon  le 
mode  classique.  Ce  sont  encore  des  dessins  de  mouve- 
ments inédits,  que  Rodin  lui-même  n'a  pu  réaliser  qu'a- 
près une  patiente  et  longue  étude  de  la  nature. 

Et,  j'y  reviens,  quelle  diversité  infinie  !  Pas  un  de  ces 
dessins,  de  tous  ces  dessins,  n'est  semblable  à  un  autre. 
Quand  on  les  regarde  en  nombre,  on  est  surpris  de  tom- 
ber chaque  fois  sur  une  expression  de  mouvement  que 
l'on  ne  soupçonnait  pas. 

Rodin  dessine  avec  une  rapidité  inégalable.  Ce  n'est 
pas  lui  que  la  pose  la  plus  difficile  prend  en  défaut. 
Quand  il  consacre  toute  une  matinée  à  dessiner,  les  dessins 
s'ajoutent  aux  dessins  ;  et  c'est  là,  bon  critique  que  je 
nommais  tout  à  l'heure,  qu'il  utilise  tout  un  jeu  de 
crayons  soigneusement  préparés  à  l'avance,  ceci  pour  ne 
pas  arrêter  sa  fougue.  Même  jeu  de  papier  écoher,  dont 
les  feuilles,  vite  recouvertes  d'un  beau  dessin,  s'envolent 
sans  p)erte  de  temps. 

Ses  aquarelles,  je  veux  dire  ses  «  dessins  aquarelles  », 
il  les  exécute  avec  la  même  verve  ;  et  cela  expHque  que 
des  coulées  de  couleur  débordent  des  contours,  sans 
nuire  jamais  pourtant  à  la  mise  en  place  parfaite  des 
plans. 


104  LE   VRAI    RODIN 


Et  (^ucl  peintre,  par  surcroît  !  Quelle  science  des 
valeurs  et  quel  goût  de  la  couleur  !..,  Il  a  aquarelle  des 
torses  de  femmes  et  des  draperies  avec  toute  la  finesse 
délicate  si  prodiguée  dans  quelques  beaux  tableaux  de 
Renoir.  Des  roses,  des  bleus,  des  verts,  des  jaunes,  asso- 
ciés comme  par  un  vrai  symphoniste  de  la  couleur.  Je 
sais  tels  nus  qui  sont  de  purs  chefs-d'œuvre.  Ceux-là 
exécutés  sur  de  grandes  feuilles  d'un  papier  plus  résis- 
tant, et  qui  porte  allègrement  la  couleur,  charriée  avec 
toute  la  passion  d'un  grand  maître  peintre. 

Quelquefois,  on  a  traité,  je  le  sais,  ces  dessins  de  «  des- 
sins littéraires  »,  à  cause  des  titres,  le  plus  souvent 
mythologiques,  que  Rodin  affectionne.  Quelle  sottise  ! 
Mais  les  meilleurs  artistes  de  la  Renaissance  n'ont 
jamais  fait  autrement,  que  je  sache  !  et  ces  titres-là,  ils 
sont  bien  imposés  par  toute  une  forte  éducation  que 
Rodin  s'est  faite,  dans  son  obstinée  volonté  de  connaître 
ce  que  j'appellerai  les  grands  faits-divers  de  la  Littéra- 
ture ;  et  s'il  a  interprété,  lui  aussi,  ces  faits-divers,  c'est 
avec  une  originahté  si  nouvelle,  si  unique,  que  les  titres 
ne  sont  là  que  comme  des  points  de  repère  dans  son 
œuvre,  ou  ainsi  que  des  numéros  pour  catalogues  d'expo- 
sition, soit  qu'il  présente  des  dessins  à  Paris,  à  Lyon,  ou 
à  Tokio,  qui  va  le  fêter  au  cours  même  de  cette  année. 
Certes,  on  a  cherché  toutes  les  querelles  à  Rodin.  C'est 
un  merveilleux  statuaire  ;  mais  c'est  aussi  un  mer\'eil- 
leux  dessinateur.  Cette  seconde  gloire  hystérise  à  la  fois 
et  la  tourbe  des  sculpteurs  et  la  tourbe  des  peintres  ! 
Car  peintres  et  sculpteurs  ne  lui  pardonnent  pas  de 
savoir  dessiner. 


/f 


MCTDk  HIM.O  (Poinle  sfchei 

Kepr.Khictiou    dune   lr.>  r.iir  épreuve  du  2' #tal.  coiiitiiuniqur«  aimahlenwnt 
par  I  r.\r«<Uriit  Kravrur  «•!  rxprrt   I  ov*  iVItril 


PAGES   d'album  165 


Les  peintres,  parce  que  leur  dessin  est  le  plus  souvent 
lâche,  inexpressif,  vide  de  sens.  I^es  sculpteurs,  eux, 
c'est  plus  simple,  parce  que  le  plus  grand  nombre  ne 
savent  pas  dessiner.  Si  l'on  excepte  en  ce  moment 
les  admirables  dessins  de  Carabin,  cherchez  des  dessins 
de  sculpteurs,  vous  n'en  trouverez  point.  Quand,  par 
hasard,  on  oblige  un  sculpteur  à  dessiner  l'une  de  ses 
œuvres,  c'est  presque  toujours  un  dessin  enfantin,  mé- 
diocre, même  tout  à  fait  risible. 

Aussi  peintres  et  sculpteurs  n'aiment  pas  les  dessins 
de  Rodin. 

Ils  n'aiment  pas  mieux,  du  reste,  ses  étonnantes 
pointes  sèches. 

C'est  au  cours  d'un  voyage  en  Angleterre,  et  après 
quelques  visites  à  son  ami  l'excellent  peintre-graveur 
Alphonse  Legros,  que  Rodin  eut  le  goût  de  la  pointe 
sèche  —  et  qu'il  devint,  sans  tarder,  le  plus  fort  de 
tous  les  graveurs. 

Mais  les  outils  ordinaires  l'avaient  tout  de  suite  gêné  ; 
il  les  avait  jugés  durs  et  incommodes,  sans  aucune  flexi- 
bilité possible. 

Que  fit-il  ?  Ce  fut  bien  simple.  Il  emmancha  une  ai- 
guille dans  une  sorte  de  porte-plume  roseau  ;  et,  avec 
cet  outil  nouveau,  il  «  fouetta  ^  la  planche  de  cuivre,  en 
tous  sens,  modelant  aussi  aisément  qu'avec  un  crayon 
effilé. 

Et,  tout  de  suite,  il  grava,  originalement,  et  avec  quelle 
science  innée!  les  Amours  comiuisattt  le  monde,  le  Prin- 
temps, le   buste  de  Bcllone,  des   études  de   figures,    les 


l66  LE   VRAI   RODIN 


portraits  d'Henry  Becque,  de  Victor  Hugo,  d'Antonin 
Proust,  La  ronde,  etc.,  etc. 

Quel  émoi  parmi  les  graveurs  professionnels  !  Du  coup 
Rodin  les  dépassait  tous,  comme  il  avait,  déjà,  dépassé 
tous  les  sculpteurs.  Il  était  encore  impossible  de  nier  une 
telle  force  ;  et  il  convient  de  citer  cette  réflexion  d'un 
excellent  peintre-graveur  original  :  «  Rodin,  il  a  exposé 
une  gravure  chez  nous;  elle  nous  met  tous  en  déroute  !  » 

Eh  bien,  ce  passe-temps  pour  Rodin,  ce  simple  délas- 
sement qui  eût  consacré  la  gloire  d'un  graveur  profes- 
sionnel, ne  fut  qu'une  envie  d'un  moment.  Rodin  revint 
bientôt  à  sa  sculpture. 

Les  graveurs  originaux  alors  respirèrent  ;  ils  avaient 
senti  passer  au-dessus  de  leurs  têtes  l'effroi  de  leur 
anéantissement  collectif. 


DE   QUELQUES    PLAISANTINS 


Nous  allons  voir  maintenant  les  bureaux  —  artistiques 
de  l'Ktat  et  de  la  Ville  de  Paris  dans  leurs  rap- 
ports avec  Rodin. 

Aucune  histoire  n'est  plus  amèrement  ridicule  et 
déshonorante  pour  les  gens  qui  prétendent,  ici  et  là, 
diriger  et  encourager  ce  qu'ils  appellent  :  Les  Beaux- 
Arts  ! 

Pour  l'État,  les  bureaux  siègent,  on  le  sait,  rue  de  Valois. 
Un  sous-secrétaire  d'Etat  aux  Beaux- Arts  en  a  la  direc- 
tion. Sous  ses  ordres,  toute  une  horde  d'inspecteurs  et 
de  chefs  de  division  et  de  chefs  de  bureau  opèrent. 
Ce  sont  des  gens  qui  sont  entrés  ici  justement  parce 
qu'ils  n'entendent  absolument  rien  aux  questions  d'Art  ! 

Voyons  dans  quelles  conditions  ils  travaillent. 

Examinons  le  cas,  pour  commencer,  d'un  autre  sculp- 
teur que  Rodin. 

L'Etat  —  artistique  commanda,  un  jour,  à  un  sculp- 
teur que  je  connais,  une  figure  décorative  à  exécuter 
en  marbre.  J'entends  qu'il  accepta  un  projet  de  ce 
sculpteur.  Les  commandes  de  l'Etat  ne  portent  jamais 
que  sur    des    choses    vues,    des    choses   qu'on    lui    a 

2a 


170  LE   VRAI    RoDIN 


fait  toucher  du  doigt  ;  car  il  est  bien  incapable  de 
concevoir  lui-même  —  à  cause  de  tous  les  inspecteurs 
et  tous  les  chefs  de  division  visés  plus  haut  —  la  plus 
petite  chose  qui  soit. 

Un  prix  de  trois  mille  francs  fut  convenu  entre  l'Etat 
et  le  sculpteur  en  question,  qui  devait  fournir  un  modèle 
grandeur  d'exécution,  afin  que  l'on  pût  se  rendre  compte  ! 

Le  sculpteur  se  dit  candidement  que  ce  modèle  gran- 
deur d'exécution,  ce  devait  être  une  des  multiples  chi- 
noiseries administratives,  dont  les  bureaux  de  l'Etat  — 
artistique  partagent  le  monopole  avec  les  autres  bureaux. 
Tout  le  monde  sait  ou  devrait  savoir  que  lorsqu'on 
a  seulement  un  modèle  en  esquisse  très  poussée,  on  s'at- 
taque ensuite  avec  bien  plus  de  fraîcheur  et  d'entrain 
au  marbre  pour  l'exécution  grandeur  nature.  C'était  ainsi 
que  les  grands  sculpteurs  de  la  Renaissance  avaient  tou- 
jours procédé  ;  et,  de  cette  manière,  l'on  n'use  pas  ses 
forces  sur  un  modèle  que  l'on  aurait  ensuite  si  peu  de 
goût  à  recopier. 

De  son  propre  jugement,  le  sculpteur  s'en  tint  donc, 
comme  modèle  à  présenter,  à  une  excellente  esquisse, 
demi-grandeur  d'exécution  ;  et  un  inspecteur  des  Beaux- 
Arts  (un  fonctionnaire  inutile  s'il  en  fût  jamais!)  vint. 

Il  regarda,  puis  il  s'en  fut. 

Le  sculpteur  attendit  de  longs  mois  ;  puis  on  le  manda 
rue  de  Valois.  Là,  un  solennel  chef  de  division  l'informa 
sans  rire  que,  puisqu'il  n'avait  présenté  qu'un  modèle 
demi-grandeur,  il  n'avait  droit  qu'à  la  moitié  des  trois 
mille  francs  convenus,  soit  quinze  cents  francs  ! 

Le   sculpteur   donna   des  cxpHcations  ;   elles    furent 


DE  QUELQUES  PLAISANTINS 


rejetées  ;  ou  plutôt,  on  lui  repondit  nettement  ceci  : 
«  Mais,  Monsieur,  pourquoi  ne  procédez-vous  pas  comme 
vos  camarades  ?  Ils  font  un  modèle  de  la  grandeur 
convenue  ;  et,  ensuite,  ils  le  confient  à  un  praticien. 
Nous  nous  moquons,  nous,  que  le  marbre  soit  sculpté 
par  un  mercenaire  quelconque  ;  celui-ci  copie  plus  ou 
moins  mal  l'œuvre  qu'on  lui  livre,  mais  qu'importe!  En 
sculpture,  nous  ne  nous  y  connaissons  pas  !  nous  sommes 
ici  seulement  pour  fixer  des  tailles  de  modèles  !  nous 
sommes  des  sortes  d'entrepreneurs  de  confections  artis- 
tiques, comprenez-vous  ?  » 

Oui,  le  tout  n'est  que  de  s'entendre  !  «  mais,  m'ajouta  ce 
sculpteur,  comment  les  bureaux  font-ils  quand  ils  com- 
mandent une  statue  à  Rodin,  et  que  celui-ci  ne  livre  qu'un 
de  ses  admirables  fragments,  privé  de  tête,  de  bras  ou 
de  jambes  ?  Est-ce  que  le  prix  convenu  est  diminué  en 
conséquence  ?  » 

Je  n'ai  pas  répondu.  C'est  là  un  des  mystères  trou- 
blants des  bureaux  —  artistiques. 

Et  puis,  je  crois  qu'il  n'est  jamais  venu  à  lidée  d'un 
de  ces  charmants  fonctionnaires  aux  Beaux-Arts,  de 
commander  un  tel  fragment  !  Toutes  les  folies  sont  per- 
mises, pas  celle-là  ! 

Ces  bureaux  !  Je  devrais,  du  reste,  les  appeler  plutôt  des 
bureaux  politico-artistiqtus  ;  car,  on  pense  bien  cjue  la 
Politique  sévit  dans  ces  petites  cavernes  où  se  centralise 
toute  la  production  officielle  des  Salons.  Oui,  si  vous 
voyez,  une  fois  par  an  —  une  fois  de  trop  !  —  dans  le  hall 
du  Grand  Palais,  tant  de  mornes  Ganymèdes,  tant  de 
plaintives  Hébés,  tant  de  désespérés  Procustes,  et  tant  de 


172  LE   VRAI    RODIN 


Femmes-sources,  c'est  aux  bureaux  —  artistiques  que 
l'on  doit  ce  désolant  amas  de  «  navets  ».  Chaque  député 
a  son  sculpteur  local  accroché  après  lui,  comme  le  vau- 
tour après  le  foie  du  fils  du  Titan  Japet  ;  et,  nous  tou», 
ensuite,  nous  contribuons  (c'est  le  mot  !)  à  des  exécutions 
en  marbre,  dont  «le  besoin  ne  se  fait  vraiment  pas  sentir!» 
«  Mais  qu'importe,  dit  le  fonctionnaire  aux  Beaux- 
Arts,  nous  sommes  des  entrepreneurs  de  confections,  et 
nous  faisons  confectionner  !  » 

Qu'importe  ?  Non.  Dommage,  au  contraire,  qu'il  y 
ait  là  tant  de  sottises  accumulées  ;  et  que  l'on  ne  fasse 
pas  à  Rodin  (voilà  où  je  voulais  en  venir  !)  la  part  plus 
belle  qu'à  un  autre,  qu'à  tous  les  autres,  puisque  nous 
avons  la  gloire  de  posséder  un  tel  statuaire  ! 

L'Etat  lui  a  acheté  quelques-unes  de  ses  œuvres, 
soit  !  Mais  pourquoi  s'en  est-il  tenu  à  de  timides  com- 
mandes, toujours,  comme  s'il  redoutait  de  mécontenter  la 
foule  des  sculptiers  !  pourquoi,  si  l'on  veut  absolument 
encombrer  les  places  publiques  et  les  jardins  de  pesantes 
masses  de  pierre  ou  de  bronze,  ne  s'est-on  pas  réservé, 
avant  tous  les  autres,  le  concours  de  Rodin  ?  Allons  ! 
avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  on  ne  peut  pour- 
tant pas  défendre  les  basses  œuvres  des  Coûtant,  des 
Puech  et  autres  fabricants  de  l'Institut.  Ils  travaillent, 
ceux-là,  pour  une  sorte  de  magasin  de  pseudo-statues; 
ils  sont  des  marbriers  de  la  brocante  ;  ils  obtiennent 
commandes  sur  commandes,  et  cependant  on  n'ignore 
point  qu'ils  mobilisent  leurs  praticiens  dans  les  prisons 
et  dans  les  asiles  ! 


DE  QUELQUES   PLAISANTINS  173 

Reste  la  Ville  de  Paris  !  La  Ville  Lumière  !  le  Flambeau 
de  l'Europe  !  le  bateau  qui  ne  sombre  pas  !  Eh  bien  ' 
cette  ville  unique,  représentée  par  ses  conseillers  munici- 
paux et  par  ses  fonctionnaires,  a  été,  à  l'égard  de  Rodin, 
tout  aussi  indigne  que  l'État  ! 

Je  veux  bien  admettre,  que,  par  définition,  un 
conseiller  municipal  parisien  n'est  pas  forcément  un  con- 
naisseur. Je  veux  bien  entendre  qu'on  peut  être  très 
renseigné  sur  les  questions  de  voirie  ou  d'assistance 
publique  et  être  parfaitement  nul  dès  qu'il  s'agit  d'une 
question  d'art.  Il  n'y  a  même,  comme  dit  l'autre,  «  aucun 
mal  à  cela  !  »  Un  conseiller  compétent  en  «  grands  travaux  », 
c'est  assurément  un  homme  très  utile  —  et  pour  lui, 
d'abord  !  affirme  Gohier  —  et  pour  nous,  ensuite  !  Mais 
il  y  a  une  quatrième  Commission,  dite  des  Beaux- Arts 
(encore  !)  à  l'Hôtel  de  Ville  ;  et  c'est  à  cette  quatrième 
commission,  seulement,  que  je  voudrais  men  prendre. 
Toutefois,  je  ne  vise  que  celle  qui  siégeait  autour  de 
l'an  1900,  l'année  de  toutes  les  sottises.  Car,  tout  ce 
que  je  vais  dire  ci-aprt'S  est  bien  changé,  heureusement, 
aujourd'hui,  dans  le  Palais  municipal. 

Comment  étaient  donc  alors  formées  les  Commissions 
municipales  ? 

Je  veux  bien  croire  que  l'on  cherchait,  autant  que  pos- 
sible, à  réunir,  dans  chacune,  les  compétences  les 
plus  appropriées  et  les  plus  certaines.  Mais,  si  l'on 
admettait  que  toutes  les  autres  Commissions  étaient 
parfaites  quant  au  recrutement  de  leurs  membres,  on 
était  bien  forcé  d'avancer  que  la  quatrième  Commission 
était  —  autrefois,  je  le  répète  !  —  tout  à  fait  inapte  à 


174  LE   VRAI    RODIN 


examiner   la    plus    menue    question    concernant   l'Art. 

Au  temps  où  Dalou  conduisit  cette  quatrième 
Commission,  les  bévues  furent  pourtant  moins  nom- 
breuses. Ce  grand  artiste  pérorait  tant  qu'il  arrivait 
enfin  à  enfoncer,  comme  à  coups  de  pioche,  des 
idées  dans  quelques  crânes  un  peu  moins  récalcitrants 
que  les  autres.  J'ai  dit,  en  un  autre  chapitre,  qu'il 
avait  imposé  ainsi  Puvis  de  Chavannes  à  tout  l'Hôtel 
de  Ville.  Mais  que  l'on  ne  croie  pas  que  ce  fut  une 
lutte  aisée  ;  il  y  eut,  au  contraire,  à  l'infini,  des  motions, 
des  ordres  du  jour  et  des  attaques  de  la  dernière  heure, 
dignes  d'une  représentation  de  Botocudos. 

Toutefois,  la  quatrième  enfin  céda  ;  mais  elle  en  profita 
pour  donner  en  même  temps  asile  aux  plus  dénués  arti- 
sans, qu'elle  sut  choisir  avec  un  goût  naturel  vraiment 
affligeant. 

Rodin,  lui,  pendant  ce  temps,  restait  à  l'écart. 
Sa  renommée,  très  éclatante  déjà,  ne  réussissait  pas 
à  préoccuper  les  conseillers  municipaux.  Certes,  on 
lui  avait  bien  demandé  —  une  recommandation  était 
intervenue  !  !  —  une  statue,  une  seule,  celle  de  d'Alem- 
bert,  —  et  allez  la  chercher  au  diable  !  —  pour  une 
niche  de  la  façade  de  l'Hôtel  de  Ville  ;  mais  on  s'en  était 
tenu  là  :  Rodin  avait  été  simplement  un  des  mille 
sculpteurs  employés  à  orner  la  médiocre  bâtisse  de 
Ballu  et  de  de  Perthes. 

C'est  que  les  bureaux  —  artistiques,  aussi,  sévissaient  à 
l'Hôtel  de  Ville.  Alphand,  mort  sans  gloire,  on  l'avait 
remplacé  par  l'arcliitecte  Bouvard  {sic),  son  ancien  dis- 
ciple ;  et  c'était  une  situation  pire.  Parler  de  cette  direc- 


DE  QUELQUES  PLAISANTINS  175 

tion-là,  y  compris  celle  d'un  sieur  de  Pontich,  c'est 
évoquer  les  plus  tristes  heures  de  la  vie  de  Paris  ;  le  paci- 
fique préfet  Poubelle  avait  longtemps  laissé  faire,  ayant 
au  cœur  uniquement  l'amour  de  ses  vignes  ;  Justin  de 
Selves  avait  continué;  et  Bouvard,  autoritaire,  avait 
groupé  autour  de  lui  les  gens  médiocres,  les  pseudo- 
artistes,  le  déchet  des  Ecoles  et  de  l'Institut. 

Rodin,  alors,  put  voir  se  développer  son  génie  dans 
le  lazaret  où  le  cantonnaient,  avec  les  ricanements  de 
la  fameuse  quatrième,  les  haines  de  Bouvard  et  de  son 
co-associé  Maillard,  ancien  zouave  et  depuis  Directeur 
d'une  Compagnie  laitière  (sic)  ! 

Quels  chefs  de  bureau,  quels  architectes,  quels  con- 
férenciers et  quels  critiques  composaient  dans  ce 
temps-là  cette  quatrième,  je  n'ai  pas  cherché  à  le  savoir; 
c'est,  aussi  bien,  de  nul  intérêt  !  Je  veux  seulement 
avancer  ici  que  son  Président  devint  le  tenace  ennemi 
de  Rodin,  parce  que  celui-ci  eut  le  tort  de  préférer 
son  travail  aux  invitations  de  cet  élu  —  à  coup  sûr 
du  Ciel  !  —  car  il  avait  amassé  une  «  galerie  »  de  tableaux 
absolument  stupéfiante;  et  que  l'on  devait  admirer,  sous 
peine  de  recevoir,  en  grêle,  ses  foudres. 

C'est  dans  ces  enviables  conditions  que  Rodin  réussit 
néanmoins  à  nistaller  son  hall,  empli  de  chefs-d'œuvTC, 
à  la  Place  de  l'Aima,  pendant  la  dernière  Exposition  uni- 
verselle. Après  quelles  luttes,  après  quels  tiraillements  ! 
Ce  serait  une  histoire  douloureusement  comique  à  raconter. 
Qu'il  suffise  de  dire  ici  que  tous  les  membres  du  Conseil 
municipal  et  des  bureaux,  des  fameux  bureaux  à  Bou- 


176  LE    VRAI    RODIN 


vard,  posèrent  mille  pièges,  s'unirent  pour  tendre  devant 
Rodin  les  plus  écœurantes  des  embûches. 

Lâchetés  vaines  !  Rodin  eut  son  hall  ;  mais,  à  l'inaugu- 
ration, un  ministre,  seul,  sans  le  troupeau  protocolaire, 
se  présenta.  C'était  le  ministre  Georges  Leygues,  qui, 
depuis,  faisant  oublier  ce  beau  geste,  pour  un  nombre 
respectable  de  millions,  il  est  vrai,  gava  d'honneurs 
Chauchard-  Plutus . 

Que  de  luttes,  oui  !  Je  mentionne  seulement  que,  pour 
ce  musée  Rodin,  il  avait  fallu  mettre  encore  en  déroute 
le  long  et  maladroit  Picard,  ce  commissaire  général  de 
l'Exposition  qui  en  compromit,  comme  on  le  sait,  tout 
le  succès  ;  et  qui,  depuis  ministre  de  la  Marine,  se  van- 
tait, attaqué  à  la  tribune,  de  «  n'avoir  pas,  sur  la  conscience, 
autant  de  victimes  qu'il  en  avait  eues  pendant  la  durée 
de  l'Exposition  »  ! 

On  sait  que  Paris  ne  visita  point  le  musée  Rodin.  Aussi 
les  plaisantins  de  la  presse  l'avaient  tout  de  suite 
baptisé  :  le  désert  Rodin.  Mais  si  Paris  boudait,  ne  com- 
prenant pas,  les  étrangers  s'attardaient  dans  ce  musée 
illustre.  Et  toutes  les  commandes  dont  Rodin  est  actuel- 
lement chargé,  elles  lui  viennent  surtout  de  ces  étran- 
gers, plus  clairvoyants  que  nous-mêmes,  qui,  à  la  Place 
de  l'Aima,  cherchèrent  les  raisons  les  meilleures  de  leur 
éducation  artistique  ? 

Toutefois,  Paris  a  une  excuse.  On  n'a  jamais  voulu  lui 
faire  connaître  Rodin.  Je  l'ai  dit,  les  haines  des  conseil- 
lers de  la  quatrième  et  celles  des  fonctionnaires  munici- 
paux ont  résolument  écarté  Rodin  de  toutes  les  com- 
mandes. 


DE  QUELQUES   PLAISANTINS 


On  a  bâti,  en  effet,  les  Petit  et  Grand  Palais,  la  Sor- 
bonne,  le  théâtre  de  l'Opéra-Coniique,  l'hôtel  des  Postes, 
les  annexes  du  Palais  de  Justice,  la  gare  d'Orsay,  etc., 
etc.,  et  jamais  l'Etat  et  la  Ville  n'ont  imposé  aux  maçon- 
niers  la  collaboration  de  Rodin  ! 

On  a  édifié,  sur  les  places  publiques  et  dans  les  jardins, 
je  ne  sais  combien  de  bornes  de  pierre,  de  marbre  ou  do 
bronze  ;  et  l'on  n'a  jamais  songé  à  Rodin  ! 

Avec  sa  renommée  universelle,  il  reste,  pour  Paris,  un 
grand  isolé.  Ce  serait  assurément  très  étonnant,  si  ce 
n'était  très  honteux  ! 

Toutefois,  à  y  bien  réfléchir,  il  est  peut-être  bien  qu'il 
eu  soit  ainsi. 

En  effet,  les  monuments  désignés  plus  haut  sont  de 
telles  bâtisses  informes,  mal  venues  malgré  le  pillage 
de  tous  les  styles,  que  Rodin  s'y  serait  trouvé  dépaysé,  et, 
en  quelque  sorte,  impuissant.  A  pauvres  monuments, 
médiocres  sculpteurs. 

Je  ne  me  représente  pas,  en  effet,  un  groupe  de  Rodin 
sur  ou  dans  le  Grand  Palais.  Cette  horreur  sans  nom 
construite  par  trois  architectes,  —  on  a  eu  l'inconscience 
de  le  graver  sur  une  plaque  !  —  par  trois  arcliitectes, 
vous  avez  bien  lu,  sous  la  surv'eillance  de  deux  lamas, 
dont  l'un  des  deux  est,  naturellement,  le  sieur  Bou- 
vard! —  cette  horreur  sans  nom,  dis-je,  mérite  tout  à 
fait,  au  contraire,  les  quadriges  qu'un  sculptier  dément 
lança  dans  l'espace.  De  même  au  théâtre  de  rOj>éra- 
Comique  ou  à  la  Sorbonne,  que  ferait  une  statue  de 
Rodin,  vivante,  expressive,  au  miheu  des  débiles  colonnes 
placées  là  par  un  prix  de  Rome  ? 

>3 


178  LE    VRAI    RODIN 


Les  statues  enfin  p(3ur  places  publiques  ou  jardins  ! 

Mais  je  crois  qu'il  est  réservé  aux  politiciens  ou  aux 
notoriétés  de  camelote,  d'avoir  des  sculpteurs  indigents. 
Je  ne  me  représente  pas,  en  effet,  un  Charles  P'ioquet 
ou  un  Waldeck-Rousseau,  pour  tout  dire,  «  statufié  » 
par  Rodin.  Pas  davantage,  un  Péan  qui  fut  un  chirurgien 
de  théâtre.  Oui,  ces  gens-là  ont  eu  les  sculpteurs  qu'ils 
méritaient  ! 

ly' année  de  l'anniversaire  de  Victor  Hugo,  on  songea 
pourtant  à  Rodin.  Tout  arrive  !  même  l'impossible. 

Le  sculpteur  avait  le  buste  du  poète  ;  il  chercha,  sans 
tarder,  à  en  faire  un  arrangement  décoratif  sur  une 
colonne.  Mais,  cette  fois,  on  s'impatienta  encore,  ou, 
plutôt,  on  eut  des  regrets  d'avoir  choisi  le  génial  sta- 
tuaire ;  et,  brutalement,  on  lui  retira  cette  commande, 
pour  laquelle  on  lui  avait  alloué  une  somme  de  quinze 
cents  francs  ! 

On  la  lui  retira  pour  la  donner...  à  un  M.  Barrau, 
sculpteur  amateur,  auquel  on  offrit...  quarante  mille 
francs  !  Vous  avez  bien  lu!  quarante  mille  francs!...  Et 
l'on  dit  que  les  occasions  de  s'indigner  ou  plutôt  de  rire 
sont  rares  ! 

Voilà,  en  tout  cas,  comment  Paris  estime  son  plus  consi- 
dérable artiste,  son  seul  génie  !  Quinze  cents  francs  !  Nous 
sommes  loin,  n'est-ce  pas,  des  centaines  de  mille  francs 
donnés,  l'hiver  dernier,  par  des  amateurs  aliénés  à  des 
peintures  de  Degas,  un  grand  peintre,  certes  !  mais  qui 
doit  lui-même,  alors,  par  comparaison,  estimer  quatre 
millions  une  toile  de  Rembrandt,  quarante  nnllions  les 


CUtk*  J.-E  BsltM. 


L'APPEL    ALX    ARMES 


DE  QUELQUES   PLAISANTINS  179 


Noces  de  Cana,  et  dc-iix  millions  une  œuvre  unique  de 
Rodin! 

Les  plaisantins  !  Mais  les  plus  épileptiques,  ce  sont 
les  gens  de  l'Institut. 

Ont-ils  assez  répandu  leurs  injures  contre  le  Monument 
à  Victor  Hîi^o,  parce  que  Rodin  avait  représente  le  poète 
tout  nu,  comme  s'il  n'y  avait  pas  des  précédents  fameux, 
à  n'en  citer  qu'un  :  la  statxte  de  Voltaire,  par  Pigalle. 

Injures  également  contre  V  Appel  aux  armes,  le  si  admi- 
rable groupe  qui  fut  refusé  au  concours  pour  le  Monu- 
ment commémoratif  de  la  Défense  de  Paris,  à  ériger  au 
rond-point  de  Courbevoie  ! 

Un  défunt,  très  acharné,  ce  fut  cet  Emmanuel 
Frémiet,  dont  deux  statues  équestres,  édifiées  à 
Paris,  ne  sont,  au  fond,  l'une,  Jeanne  d'Arc,  qu'un 
mannequin  pour  le  Musée  d'Artillerie  ;  et  l'autre. 
Vélazquez,  qu'un  autre  mannequin  pour  le  Musée  des 
Costumes  ! 

On  dit  encore  que,  lorsqu'il  passe  devant  une  oeuvre 
de  Rodin,  M.  Mercié  (ah  !  Rodin  lui  a  porté  un  grand 
coup,  je  l'avoue  !)  M.  Mercié  ne  manque  jamais  de  laisser 
tomber  dédaigneusement  ce  mot  :  «  Oui,  un  moulage  sur 
nature!  » 

Voilà  leurs  pauvres  ripostes,  à  tous  ! 

Mais  Rodin  est  tellement  vengé,  au  surplus,  de  la 
sottise  de  Vcx-quatrième  fameuse  et  des  bureaux  — 
artistiques  de  l'Etat. 

Oui,  il  n'a  qu'a  se  promener  par  les  rues,  par  les  carre- 
fours, à  entrer  dans  les  jardins,  et  à  regarder  V Alfred 
de  Musset,   de  M.   Mercié,   les  nombreuses   statues  de 


l8o  LE    VRAI    RODIN 


M.  Puecli,  les  «  boulots  »  de  M.  Frémiet,  l'Alphonse 
Daudet,  des  Champs-Elysées,  et  les  inénarrables  «  navets  » 
offerts  aux  mânes  des  Jules  Ferry,  des  Waldeck- Rous- 
seau et  de  Victor  Hugo,  «  confié  '>,  le  grand  poète,  à  un 
regrattier  ! 

Oui,  elles  abondent  les  tristes,  les  lugubres  statues, 
acceptées  par  d'incohérentes  assemblées  municipales  ! 
Il  y  en  a  trop,  parce  qu'elles  sont  presque  toutes  hideuses 
et  déshonorantes  pour  celui  qui  les  éleva  et  pour  nous  qui 
laissâmes  faire.  C'est  le  krach  de  l'hommage  posthume. 
Si  l'on  veut  statufier  quand  même,  il  vaut  mieux  re 
venir  tout  de  suite  à  ce  projet  de  la  Voie  merveilleuse  (!), 
qui  devait  aller  de  la  place  de  la  Concorde  à  l'Arc  de 
Triomphe  ;  car  si  on  réalise  jamais  cette  idée,  ce  sera  du 
coup  et  d'ensemble  si  ahurissant  qu'on  renoncera  aussitôt 
à  ce  genre  d'hommage. 

La  place  manque,  répète-t-on,  mais  les  comités  pour 
hommes  célèbres  ne  se  lassent  point.  Ils  sont  infatigables  ! 

Les  statues  de  Paris  !  Oui,  elles  sont  baroques.  Si 
l'on  voulait,  un  soir,  pleinement  égayer  une  salle  de 
music-hall,  on  n'aurait  qu'à  les  faire  apparaître  l'une 
après  l'autre  sur  un  vaste  écran  ;  je  puis  assurer  qu'on 
passerait  alors  de  doux  moments  ;  car  toutes  ces  statues, 
faites  pour  vous  inspirer  des  pensées  d'héroïsme,  tout  au 
contraire,  incontestablement,  vous  inciteraient  à  rire. 
Essayez  de  composer  déjà  une  Voie  merveilleuse  avec  le 
lot  des  statues  actuelles,  et  vous  verrez  qu'il  ne  peut  être 
imaginé  rien  de  plus  bouffon. 

Sans    doute,    Paris    s'honore    de    ceitaines    effigies. 


DE  QUELQUES   PLAISANTINS  l8l 

Quelques-unes  même  ont  grande  allure,  comme  le 
Louis  XIV,  de  la  Place  des  Victoires;  d'autres  aussi 
])laisent,  comme  le  maréchal  Ncy,  de  Rude  ;  mais  peut- 
on,  j'y  reviens,  concevoir  un  bric-à-brac  plus  odieux 
que  celui  qui  encombre  les  carrefours,  les  places  et  les 
jardins  publics  ? 

Car  on  a  commis  cette  chose  stu|>é fiante  :  on  a  édifié, 
au  milieu  de  la  circulation,  des  statues  de  gens  en 
redingote,  tenant  des  crânes  ou  des  cornues  ;  on  a  dressé 
des  moulins  à  vent  en  pleine  rue  ;  on  a  laissé  à  la  pluie 
des  femmes  en  toilette  de  bal  ! 

Nul  sentiment  décoratif  n'apparaît.  On  assoit  des 
gens  au  croisement  des  rues  ;  on  les  installe  dans  leur 
fauteuil  ;  on  les  veut  là  «  comme  chez  eux  !  » 

Ce  temps,  en  vérité,  a  horreur  des  gazons,  des  fleurs 
et  des  arbres.  Dès  qu'une  belle  pelouse  est  formée, 
vite,  au  milieu  de  l'herbe  verte,  voloutée,  on  pose,  on 
dépose  plutôt,  une  statue  de  savant,  d'industriel  ou  de 
soldat,  au  hasard  de  la  commande.  Le  parc  Monceau, 
c'est  une  nécropole  !  Le  jardin  des  Tuileries,  c'est  une 
resserre  de  sculpteurs  ! 

«  La  sculpture  est  un  art  de  Caraïbes  !  »  a  dit  Baude- 
laire. Et  n'est-ce  point  vrai  quand  elle  représente  de  la 
façon  que  l'on  sait  des  Dolet,  des  Broca,  des  Claude 
Chappe,  des  Meissonier,  des  Jules  Fern*,  des  Jules  Simon, 
des  Lavoisier.  des  Diderot,  des  Raspail,  etc.,  etc.  ? 

Toutes  statues  de  concours  !  Toutes  statues  choisies 
par  des  Comités,  re\*ues  et  acceptées  par  les  bureaux 
de  l'Etat  et  de  la  Ville  ;  piètres  rebuts  d'un  autre  suf- 
frage universel  ! 


l82  LE   VRAI    RODIX 


Bien  des  fois  on  a  médit  des  concours,  bien  des  fois 
on  en  a  démontré  l'insanité,  uniquement  conservée  par 
mesure  politique.  Il  faudrait,  de  temps  en  temps,  re- 
prendre cette  antienne,  et  arri\'er  à  persuader  que  le 
choix  d'un  sculpteur  qui  s'est  affirmé  est  le  seul  bon, 
—  et  qu'il  y  a  surtout  honte  nationale  à  penser  que,  sur 
les  places  publiques  de  Paris,  il  n'y  a  pas  une  seule 
statue  de  Rodin  ;  un  buste  d'Henry  Becque,  seul;  c'est 
tout  —  et  l'on  se  répète  que  c'est  assez  ! 


VOYAGES 


LES  voyages  !  Ils  comptèrent  beaucoup  dans  la  vie 
de  Rodin. 
L,e  premier  pays  étranger  qu'il  visita,  ce  fut  la  Bel- 
gique; la  Bolgic|ue,  dont  les  musées  et  les  forêts  et  les 
vallées  l'attirèrent  également. 

«  Ce  que  Rodin,  d'ailleurs,  (a  dit  M.  Gustave  Gefïroy), 
se  rappelle  le  mieux  de  ce  temps,  où  il  s'appropriait  la 
pratique  d'un  métier  avant  de  se  formuler  à  lui-même 
la  conception  de  son  art,  c'est  l'heureuse  solitude  où  il 
pouvait  se  réfugier  après  les  heures  données  au  travail 
forcé.  Il  resi)ire  encore  avec  ivresse  l'air  de  liberté  qui 
l'enveloppait  pendant  ses  promenades  et  ses  marches,  il 
revoit  les  lumières  et  les  végétations  des  saisons  diffé- 
rentes, les  champs  colorés,  les  javelles  pâles,  il  sent 
encore  sur  ses  paupières  les  fines  pluiee  incessantes 
qui  sont  toujours,  dans  ces  contrées  du  Nord,  coupées 
de  canaux  et  voisines  de  la  mer,  en  suspension  dans 
l'atmosphère. 

"  C'est  pendant  ces  courses,  ces  jours  de   réflexion, 

«4 


l86  LE   VRAI    RODIN 


ces  rêveries  devant  les  Monuments,  cette  existence 
concentrée  que  l'homme  s'est  blotti  en  sa  pensée,  que 
l'artiste  a  pris  son  goût  de  travail  indépendant  et  fort, 
dans  l'atelier  formé,  comme  au  milieu  de  la  nature,  où 
courent  tous  les  souffles,  où  passent  toutes  formes.   » 

De  cette  hospitalière  Belgique,  Rodin  redevient 
chaque  année  un  hôte  qui  se  souvient.  Il  y  fut  si  plei- 
nement heureux  qu'il  se  met  en  route  aisément  pour 
revoir  la  ville  de  jadis,  ce  Bruxelles  agréable,  qu'hélas  ! 
on  mutile  trop  à  son  gré. 

Oui,  il  y  fut  heureux  !  C'est  le  profitable  moment 
de  toutes  ses  recherches,  d'un  acharné  et  intelligent 
labeur,  parce  qu'il  voulait  comprendre,  discuter  tous 
les  principes  établis  par  les  maîtres. 

Et  Gand  aussi  l'attirait  ;  et  cette  adorable  ville  de 
Bruges,  moins  morte  pourtant  que  ne  la  désirait  le 
poète  Rodenbach  ;  Bruges  et  ses  canaux  et  ses  caril- 
lons !  Et  de  Là,  Rodin  alla  en  Hollande  «  y  faire  pro- 
vision de  brume  et  de  rêve  »  ;  et  avec  quelle  ferveur 
il  y  admira  Rembrandt,  qu'il  surnommera  plus  tard, 
en  songeant  à  tant  de  dessins  éloquemment  teintés  :  le 
roi  de  la  profondeur  !  alors  que  Chéret,  de  son  côté, 
dira  :  «  Rodin,  c'est  plus  qu'un  sculpteur,  c'est  excep- 
tionnel, c'est  Rembrandt  sculpteur  !  » 

Puis  il  eut  la  hantise  de  l'Italie  ;  et,  à  maintes 
reprises,  il  réalisa  ce  voyage. 

Il  voulut  connaître  et  il  connut  mieux  que  personne 
Niccola  Pisano,  Giacopo  délia  Quercia,  Ghiberti,  \'er- 


VOYAGES  187 

rochio  et  le  savant  Donatello  et  le  grand  Michel- Ange. 
l'.t  rien  ne  fut  plus  émouvant  que  sa  propre  confronta- 
tion avec  tous  ces  maîtres  ! 

S'imagine-t-on  ce  spectacle  ?  Voit-on  Roclin,  en 
pleine  possession  de  son  génie,  se  camper,  jxiur  une 
l)lus  parfaite  contemplation,  devant  le  Tombeau  de 
Jules  II  ou  un  chef-d'œuvre  de  Donatello  ?  Ah  !  l'ad- 
mirable interview  à  prendre,  pour  un  reporter  en 
délire  !  Ah  !  les  frémissantes  pensées  qui  durent  agiter 
l'âme  de  cet  autre  noble  sculpteur,  qui,  vivant,  venait 
chercher  auprès  des  maîtres  disparus  de  fortes  leçons  ! 
Et  c'est  sans  doute  d'avoir  contemplé  l'Enfer  \)Q'n\t  sur 
les  murs  du  Campo-Santo  de  Pise  ou  dans  une  chaixîUe 
de  Santa  Maria  Novella,  à  Florence,  qu'il  fit,  lui,  Rwlin, 
plus  tard,  un  Enfer  tout  di fièrent  ;  non  semblable  éga- 
lement aux  damnés  des  cathédrales,  monstres  qu'agitent 
des  diables  cornus.  Il  avait  trop  considéré  ces  élo- 
quentes œuvres  pour  tenter  de  les  répéter,  à  des  siècles 
d'inter\'alle.  Les  fables  dantesques  et  l'enfer  théolo- 
giciuc,  Rodin  devait  adapter  ces  deux  enfers  à  une  sen- 
sualité, à  une  damnation  «  modernes  ». 

Il  visita  Naples,  Rome,  Florence,  Venise. 

Il  fut  l'hôte  assidu  des  Muscles  ;  il  s'assimila  sans  fatigue 
la  formidable  production  des  Maîtres  ;  il  retint  dans  chaque 
must-e  ce  qu'il  y  avait  de  sublime  ;  et  il  exalta  son  ima- 
gination jusqu'à  la  frénésie.  De  Michel-Ange,  les  pein- 
tures lui  furent  bientôt  aussi  familières  que  les  sculp- 
tures. C'est  depuis  ce  moment,  qu'il  «  connaît  »  Xa^.  Sainte 
Faniille,  de  la  Galerie  des  Offices,  la  Conversion  de 
saint  Paul,  du  \'atican,  le  Jugement  dernier  et  rillustrf 


LE    VRAI    RODIN 


fresque  du  Plafond  de  la  Chapelle  Sixtine,  puissantes 
anecdotes  bibliques,  qui  dominent  les  termes  de  la 
contemplation  la  plus  passionnée.  Et  il  s'enthousiasma 
de  même  pour  les  musées  de  Venise,  le  musée  Correr, 
San  Giorgio  dei  Schiavoni,  San  Vitale  et  l'Académie,  où 
s'épanouit  Carpaccio. 

Souvent  à  Rome,  de  la  place  sise  devant  l'église  de 
Saint-Pierre-in-Montorio,  il  s'attardait  à  regarder  la  Ville, 
la  Ville  des  Villes. 

C'étaient,  pêle-mêle,  de  l'eau,  du  ciel,  et  des  formes  de 
pierres,  de  coupoles,  de  dômes  et  de  tours  ! 

Il  voyait  le  Tibre,  Saint-Paul-hors-les-murs,  et,  en 
avant  du  mur  d'enceinte,  le  mont  Testaccio,  la  pyra- 
mide de  Cestius  et  la  porte  Saint-Paul.  Puis,  il  considé- 
rait l'Aventin,  où  s'élèvent  les  églises  Sainte-^Marie  Aven- 
tine,  Saint-Alexis,  Sainte-Sabine  et  Saint- Anselme. 
Puis  c'étaient  des  monts,  des  villas  et  encore  des  églises, 
avec,  dans  le  lointain,  les  Abruzzes.  Le  Palatin,  surtout, 
le  retenait,  puis  le  Colisée,  les  trois  arcades  de  la  basi- 
lique de  Constantin,  le  Capitole  avec  le  palais  Caffarelli, 
et  l'église  d'Aracœli.  ^Majestueux,  les  deux  dômes  et  la 
tour  de  Sainte-Marie  ^Majeure  s'imposaient  maintenant, 
et  c'étaient  ensuite  le  palais  ro\'al  du  Quirinal,  la  colonne 
Trajane  et  l'église  du  Gesu,  avec  son  dôme,  qui  surgissaient 
de  ce  chaos  tantôt  comme  voilé,  tantôt  comme  poudré  de 
lumière.  Sur  le  Pincio,  il  découvrait  la  \'illa  Médicis,  si 
hostile  ;  et,  là-bas,  non  loin  du  Tibre,  le  palais  Fanièse 
qui  ne  lui  était  pas  plus  hospitalier.  Et  il  regardait 
encore  des  croupes  de  monts  et  le  château  Saint-Ange 
et  Saint- Jean   des  Florentins  et  le  mont  ^lario,  et  la 


VOYAGES  189 

villa  Mellini,  jusqu'au  moment  où  il  arrêtait  sa  contem- 
plation profonde  sur  le  dôme  de  Saint-Pierre  ! 

Plus  tard,  si  l'on  en  croit  M.  Vittorio  Pica,  les  Ita- 
liens ne  surent  pas  gré  à  Rodin  de  sa  ferveur  pour 
leurs  anciens  maîtres  ;  car  «  les  cinq  statuettes  en  plâtre 
(raconte  M.  Pica)  que  Rodin  en  1897  envoya  à  la 
deuxième  exposition  d'art  international  de  V'enise,  bien 
que  présentant,  dans  la  nouveauté  insolite  de  l'inven- 
tion et  la  hardiesse  de  vie,  de  pose,  et  de  group>e- 
ments,  —  un  caractère  très  marqué  d'originalité  —  furent 
à  peine  remarquées  du  public  italien  ;  si  elles  ne  provo- 
quèrent pas  grand  enthousiasme,  elles  ne  suscitèrent 
d'ailleurs  ni  indignation  ni  grande  surprise.  En  l'année 
1903,  au  contraire,  comme  on  a  concédé  au  puissant 
sculpteur  toute  une  salle  où  exposer  tout  un  group)e 
d'oeuvres  intéressantes  et  caractéristiques,  les  discussions 
ont  éclaté,  ardentes,  bruyantes,  depuis  le  premier  jour. 

«  Tandis  que  les  rigides  gardiens  de  la  tradition  et  les 
féroces  gendarmes  de  l'esthétique  plus  ou  moins  acadé- 
mique crient  au  scandale,  comme  les  oies  i)réposées  à  la 
garde  d'un  Capitole  de  carton,  —  que  quelques  sculpteurs 
autorisées,  avec  cette  profonde  incompréhension  qui 
souvent  nous  étonne  dans  les  jugements  tranchés,  étroits 
des  artistes,  s'inquiètent,  s'indiquent,  avec  de  petits 
sourires  sardoniques  de  compassion,  l'absence  de  plas- 
tique et  les  erreurs  de  proportion  de  l'une  ou  de  l'autre 
statue  de  Rodin,  —  la  grande  majorité  des  visiteurs 
s'éloignent  de  la  salle,  après  un  rapide  regard  alentour, 
haussant  les  épaules  avec  mépris.  » 


igo  LE   VRAI    RODIN 


Rodin  fut  mieux  accueilli,  en  l'année  1902,  à  Prague, 
quand  la  Société  des  jeunes  artistes  tchèques  «  Mânes  » 
inaugura  une  très  complète  exposition  de  ses  œuvres. 
Il  y  fit  une  visite  triomphale,  fêté  par  les  cercles  officiels, 
acclamé  par  les  artistes  ;  et,  de  tous  les  banquets  qu'il  dut 
accepter,  il  ne  garda  point  certes  le  souvenir  de  la  cuisine 
tchèque,  car  on  ne  lui  laissait  que  le  temps  de  signer 
d'innombrables  portraits  de  lui-même  et  des  photogra- 
phies de  ses  œuvres. 

«  ly'exposition  de  Rodin,  écrivit  M.  Karel  B.  Madl, 
fut  pour  Prague  une  invasion  inattendue  et  soudaine, 
mais  non  une  invasion,  dans  l'ancienne  culture,  de  bar- 
bares pillards  et  destructeurs,  mais  une  invasion  de 
quelque  chose  de  victorieux,  d'étranger,  d'inouï,  de  tour- 
billonnant, de  triomphant.  Rodin  apparut  à  Prague  por- 
tant sur  son  front  élevé  la  couronne  d'or  du  triompha- 
teur, recevant  des  hommages  comme  s'il  était  monté  sur 
un  quadrige  dans  la  Via  sacra.  Les  enthousiastes  en  tête 
entraînaient  à  leur  suite  la  multitude  des  curieux  qui  se 
pressaient  dans  de  bruyantes  acclamations.  Mais  dans 
les  premiers  rangs,  comme  dans  la  foule  d'arrière,  il  y 
avait  des  hommes  qui  ne  restaient  que  parmi  les  curieux, 
consternés,  sans  parole,  taciturnes,  intimidés,  ne  croj'ant 
pas  même  leurs  propres  sens,  parce  qu'il  leur  appa- 
raissait quelque  chose  de  singulier,  d'inaccoutumé, 
d'inconnu  jus(iuc-là,  qu'ils  ne  pouvaient  saisir  sur-le- 
champ  et  dont  ils  ne  pouvaient  pas  s'enthousiasmer 
d'abord.  Ils  ne  sentirent  que  la  grandeur  étrange  du 
phénomène,  ou  plutôt,  ils  ne  s'en  aperçurent  qu'obscu- 
rément. 


VOYAGES  191 

«  Nulle  part,  une  résistance  uniquement  doctrinaire, 
élémentaire  ou  fanatique  ne  se  fit  entendre.  » 

En  Angleterre,  Rodin,  avant  que  d'y  être  fêté  et  con- 
sacré (j'ai  dit  qu'on  était  en  arrangement  pour  placer  les 
Bourgeois  de  Calais  auprès  du  Parlement),  Rodin  fut 
honoré  d'un  refus  d'exposer  par  le  jury  de  l'Académie 
royale  d'Angleterre.  Depuis,  on  le  voit,  les  opinions  à 
son  égard  ont  changé. 

Aussi,  son  ami  le  peintre-graveur  Alphonse  Legros, 
bien  que  vivant  tout  à  fait  à  Londres,  n'était  pas  alors 
pour  le  recommander  ;  car  il  vivait  dans  Qne  condition 
peu  aimable  :  craint,  isolé  et  de  propos  amers.  Il  s'obsti- 
nait à  garder  le  souvenir  de  dures  luttes. 

«  Il  avait  quitté  Paris,  (a  raconté  son  ami  le  statuaire 
Dalou),  malade,  sans  feu,  fuyant  les  créanciers,  en  un 
mot,  dans  une  affreuse  misère.  »  Entrahié  par  son  ami 
Whistler,  qui  lui  faisait  espérer  du  travail  à  Londres, 
Legros  avait,  grâce  à  l'influence  toute-puissante  de 
D.-G.  Rossetti,  le  chef  du  groupe  des  préraphaélites,  et 
de  G. -F.  Watts,  la  plus  grande  figure  de  l'art  anglais, 
Legros  avait  trouvé,  tout  de  suite,  un  gague-pain  ; 
puis  un  jour,  sir  PMward  Poynter,  le  directeur  de  la 
National  Gallery,  lui  avait  noblement  abandonné  son 
cours,  dont  les  appointements  étaient  de  vingt-cinci 
mille  francs.  Mais  Legros,  malgré  sa  vie  désormais 
assurée,  gardait  rancune  à  ceux  qui  l'avaient  obligé  de 
quitter  la  France,  qu'il  ne  cessait  point  d'aimer  ;  et  la 
croix  de  la  Légion  d'honneur,  qu'il  avait  eu  la  sottise  de 
demander,  lui  ayant  été  refusée  à  cause  de  sou  original 


ig2  LE  VRAI   RODIX 


talent,  il  était  devenu  irritable  et  s'en  prenait  à  tous  de 
cet  insuccès  —  pour  en  arriver  à  rompre  avec  Whistler, 
d'abord,  avec  Rodin,  ensuite,  dès  le  jour  que  ce  dernier 
avait  été,  sur  le  tard  pourtant,  décoré. 

Quant  à  Whistler,  Rodin  n'avait  pas  eu  non  plus 
à  compter  sur  lui  pour  acquérir,  en  Angleterre,  d'utiles 
et  puissantes  amitiés.  «  On  était  ami  avec  Whistler 
de  toute  la  longueur  du  bras  »,  a-t-on  dit,  quelquefois  ; 
et  rien  n'était  plus  exact.  Nul  être  ne  fut  plus  distant, 
plus  susceptible  et  plus  orgueilleux  ;  et  Rodin,  par  sur- 
croît, un  jour  que  Whistler  s'était  plu  à  lui  montrer  quel- 
ques-uns de  ses  tableaux,  Rodin,  tout  à  ses  propres 
pensées,  distrait,  avait  oublié  de  l'en  féHciter.  La  rup- 
ture fut  complète. 

En  Allemagne,  l'empereur  Guillaume  témoigne,  chaque 
fois  qu'il  en  a  l'occasion,  de  son  dédain  pour  l'œuvre  de 
Rodin  ;  et  il  ne  peut  en  être  autrement  quand  on  songe 
à  toutes  les  horreurs  qu'il  a  imposées  à  Berhn  et  à  Post- 
dam.  Cet  empereur,  à  la  parole  trop  abondante,  a,  pour- 
tant, daigné  honorer  de  son  amitié  Adolf  Menzel  ;  mais 
cela  ne  compnese  pas  les  lourdes  productions  d'une  sta- 
tuaire médiocre  qu'il  a  généreusement  encouragées. 

Aussi,  en  opposition  aux  sentiments  de  son  Empe- 
reur, M.  V.  de  Seidlitz,  au  cours  d'un  voyage  à  Rome, 
a  tenu,  dans  un  charabia  sympathique,  à  nous  faire 
entendre  un  autre  sou  de  cloche  : 

«  Chez  nous,  en  Allemagne,  dit  M.  de  Seidlitz,  Au- 
guste Rodin  est  bien  envisagé  de  tous  ceux  qui  croient 
en  l'avenir  de  l'art  et  en  entrevoient  la  forme  vibrante 


VOYAGES  193 

d'une  vie  nouvelle,  comme  le  sculpteur  non  seulement  le 
plus  grand  de  la  France  mais  de  tout  notre  temps.  Non 
pas  à  cause  de  nouvelles  formules  qu'il  aurait  établies  — 
que  Dieu  nous  garde  de  tous  les  théorèmes,  —  mais  puis- 
qu'il a  su  redescendre  jusqu'à  la  source  intarissable  dont 
jaillit  toute  œuvre  d'art  destinée  à  pardonner  les  siècles, 
la  vision  intime  des  forces  qui  constituent  l'organisme 
si  compliqué  et  si  mouvabledu  corps  humain.  Ces  notions- 
là,  ni  la  tradition,  ni  l'étude  de  l'antiquité,  ni  même 
l'étude  de  la  nature,  ne  peuvent  les  transmettre  ;  seule, 
l'imagination  du  vrai  et  grand  artiste  les  possède  et  les 
incorpore  dans  son  œuvre,  en  preuve  de  l'axiome  que 
l'art  est  le  rival  et  non  l'esclave  de  la  nature. 

«  Quoique  le  maître  le  plus  moderne  de  sentiment 
que  nous  possédions,  Rodin  crée  ses  œuvres  à  l'égard  des 
Grecs  sans  jamais  penser  à  entrer  en  concurrence  avec 
eux.  Ce  matin  encore,  lorsque  sous  un  ciel  brillant  nous 
pouvions  jouir  des  beautés  réunies  dans  la  villa  Âlbani, 
dont  le  duc  Fortonia  avait,  par  grande  exception,  ouvert 
les  portes  aux  membres  du  Congrès  pour  les  sciences 
historiques  clos  le  jour  avant,  on  pouvait  largement  s'en 
convaincre  que  chez  lui,  comme  dans  les  antiques,  règne 
le  même  amour  du  beau,  de  la  forme  souple  et  mouve- 
mentée, des  grandes  lignes  expressives  et  des  fines  at- 
taches, (lui  vous  invite  à  caresser  le  marbre  comme  le 
sculpteur  l'a  caressé  dans  sa  pensée  et  durant  l'exécution. 

»  Ces  mystères-là  ne  peuvent  être  ni  transmis,  ni 
appris  ;  mais  l'homme  qui  nous  les  révèle  mérite  bien 
d'être  appelé  un  bienfaiteur  de  l'humanité.  " 

Et  ceci  doit  encore  être  désagréable  à  Guillaume  II, 


194  I-E   VRAI   RODIN 


nombreux  sont  les  ouvrages  consacrés,  en  Allemagne, 
à  Rodin.  Il  convient  de  citer  entre  autres  :  Auguste 
Rodin  Eine  studie,  von  L-  Brieger-Wasser,  Vogel, 
volume  édité  à  Strasbourg,  par  Heitz,  en  l'année  1903  ; 
puis  Auguste  Rodin,  von  Georg.  Treu  [Jahrhuch  dcr 
hilhendcn  Kunst,  Berlin,  1903,  chez  l'éditeur  Marters- 
teig),  et  dont  M.  René  Chéruy  donna  une  excellente 
traduction  ;  et  Auguste  Rodin,  von  Rainer  Maria  Rilke ^ 
Berlin,  J.  Bard,  en  l'année  1903,  également  ;  etc.,  etc. 
Enfin,  sans  mentionner  les  collections  particulières,  la 
Nationale-Galerie  de  Berlin  et  le  Musée  des  Arts 
industriels  de  Hambourg  possèdent  des  œuvres  de 
Rodin  ;  tandis  que  l'Albertinum  de  Dresde  à  réuni  une 
collection  de  ses  principales  œuvres  :  originaux  et 
moulages. 

Rodin  alla  aussi  en  Espagne. 

Ce  voyage  s'était  décidé  au  cours  d'un  déjeuner  avec 
le  peintre  Ignacio  Zuloaga,  à  Meudon. 

Ce  fut  un  assez  court  voyage  en  automobile,  avec  des 
arrêts  à  Madrid,  à  Tolède,  à  Cordoue  et  à  Séville. 

Zuloaga,  très  épris  du  Gréco  et  de  Goya,  vit  Rodin 
considérer  avec  peu  d'enthousiasme  les  œuvres  de  ces 
deux  maîtres,  auxquels  il  opposait  toujours  sa  grande 
admiration  :  Le  Titien,  Mais,  par  contre,  les  paysages 
de  la  Castille  l'enchantèrent  ainsi  que  le  véritable  style 
architectural  espagnol. 

A  Madrid,  Rodin  eut  une  réelle  joie  à  voir  danser 
les  gitanes  ;  et  pourtant  le  lieu  où  elles  se  trouvaient 
sentait    l'huile,    et   il    y    faisait    une   atroce   chaleur- 


II.     \i<\i     KO  m  s 


l.*HOMMli_gri    MARCHI. 
(Photi'Krapliir  pr;sr  li^ii»  la  ct»ur  d'I.otinrur  d*  l'HAlcl  de  Bin^n.) 


VOYAGES  195 

«  Mais  comme  elles  savent  danser  (a  dit  Théophile  Gau- 
tier), les  fauves  gitanas  au  teint  de  cigare,  aux  yeux  de 
braise,  à  la  hanche  provocante,  en  tannant  de  leur  pouce 
la  peau  brunie  du  pandéro  !  Quel  feu.  quel  entrain,  quelle 
vexve  dans  cette  maigreur  passionnée,  dans  cette  pâleur 
ardente  1  » 

Toutefois,  ce  voyage  n'a  pas  laissé  à  Rodin  les  traces 
l)rofondes  de  ses  voyages  en  Italie  et  de  ses  visites  à 
Londres,  où  il  revint  line  fois  pour  le  plaisir  de  mon- 
trer à  son  ami  Desbois  les  statues  du  British  Muséum. 

L'Italie  surtout  reste  le  pays  envié,  le  pays  auquel 
Rodin  songe  toujours;  et  son  contentement  fut  grand 
quand,  au  printemps  de  la  dernière  année,  il  put  aller 
placer,  à  Rome,  sa  statue  de  l'Homme  qui  marche',  dans 
la  cour  d'honneur  du  Palais  Farnèse. 

Il  a  raconté  lui-même,  dans  une  interview,  comment, 
néanmoins,  il  avait  placé  cette  statue,  presque  seul  ;  je 
veux  dire  sans  la  participation  officielle  de  l'Ambassade 
de  France  h  Rome  et  sans  l'autre  participation  de  l'Aca- 
démie de  France. 

Pour  le  bon  renom  de  la  France,  le  maire  de  Rome, 
M.  Nathan,  heureusement,  le  fêta.  On  ne  crut  pas  alors  au 
geste  d'un  cambrioleur  venant  se  débarrasser  d'un  chef- 
d'œuvre  au  miheu  de  la  cour  d'un  Palais.  Pendant 
ce  temps,  l'ambassadeur  français  évoquait  sans  doute  la 
gloire  passée  de  feu  Guillaume,  de  l'Institut,  deux  fois 
directeur  de  l'Académie  de  France  à  Rome  ;  et,  cette 
dernière,  par  son  accablante  imbé*cillité,  indiquait  à  un 
futur  rapporteur  du  budget  des  Beaux- Arts  pas  trop 


içô  LE    VRAI    RODIN 


ignare   combien  sa  suppression  enfin  votée  serait  un 
bienfait  sans  limite  pour  l'Art  ! 

Mais  cette  comédie  anière  n'est  point  terminée.  Il 
reste  à  édifier  le  socle  de  cet  admirable  Homme  qui 
marche  ;  et  Rodin  devra  réunir  «  toutes  les  herbes  de 
la  Saint- Jean  »  pour  pouvoir  enfin,  en  paix,  dresser 
sa  statue  sur  son  piédestal.  Il  devra  retourner  à 
Rome,  pour  arriver  à  bout  des  dernières  embûches. 
Quelle  pitié  !  Croira-t-on  vraiment  plus  tard  une 
pareille  aventure,  quand  on  en  retrouvera  l'anecdote 
détaillée  ? 

Je  sais  bien  que  Rodin  aura  une  compensation 
à  revoir  les  musées  affectionnés,  à  revoir  le  palais 
Barberini,  le  musée  des  Thermes,  le  Moise  de  Michel- 
Ange,  à  Saint-Pierre-aux-Liens,  le  musée  Kircher, 
le  palais  Doria,  le  palais  Colonna,  le  musée  Barracco 
(si  abondant  en  beaux  antiques),  le  musée  du  Capi- 
tole,  l'Académie  de  Saint-Luc,  le  musée  du  Latran,  et 
la  Chapelle  Sixtine  et  les  plus  miraculeux  antiques  du 
Vatican. 

Mais,  aussi  bien,  n'est-ce  pas  Paris  qui  dicte  la  conduite 
de  l'ambassadeur  de  France  à  Rome,  et  les  non  moins 
aimables  agissements  de  l'Académie  de  France  ? 

Je  comprends  à  la  rigueur  que  la  Commission  du  Musée 
national  de  Stockolm  se  soit  rendue  ridicule  en  refusant, 
en  1897  (il  y  a  bien  du  temps  déjà  !)  le  plâtre  de  la  Voix 
intérieure,  offert  par  Rodin.  Ces  gens-là  ne  savaient  pas  ce 
qu'ils  faisaient  ;  mais  les  Commissions  de  Paris,  les  Ama- 
teurs d'art  de  Paris,  les  Amants  de  la  Beauté  de  Paris, 


VOYAGES  197 

toutes  ces  comiques  sociétés  d  orphéonistes,  à  c^uoi  son- 
gent-elles, bon  Dieu  !  alors  qu'en  Amérique,  le  plus 
simple  Musée  convoite  passionnément  des  œuvres  de 
Rodin  ? 

Allons,  messieurs  les  porte- mirlitons,  saxophones, 
cornets  à  bouquin,  un  salutaire  mouvement  :  remontez 
une  fois  pour  toutes  dans  vos  guimbardes  et  détalez 
jusqu'à  Palaiseau  ! 

Entre  temps,  Rodin  continuera  à  créer  des  œuvres  et  à 
aimer  la  France.  Car  il  ne  craint  pas,  malgré  son  âge, 
d'accomplir  encore  de  longs  trajets  pour  aller  voir  une 
œuvre  d'art  qu'on  lui  signale. 

Il  a  déjà  parcouru  toute  la  France,  de  l'Est  à  l'Ouest, 
et  du  Nord  au  Sud.  Combien  de  dimanches  il  a  passé 
devant  et  dedans  les  cathédrales,  par  exemple,  puisant 
encore  de  nouvelles  forces  dans  sa  foi  adiuirative  !  Il 
va  vers  les  chefs-d'œuvre  d'autrefois,  comme  on  allait 
jadis  aux  pèlerinages,  avec  le  même  sentiment  ému  et 
préparé  par  de  longues  méditations.  J'envie  son  ami, 
M.  Gabriel  Ilanotaux,  (jui  a  la  joie,  l'été,  de  le  recevoir 
souvent  dans  sa  villa  de  campagne  du  département  de 
l'Aisne;  car,  les  entretiens  de  Rodin,  en  voyage,  c'est 
un  haut  et  fécond  enseignement. 

Ali  !  quel  regret  que  son  génie  et  son  âge  remf>êchent 
de  faire  partie,  lui  aussi,  d'une  Commission  artistitjue  et 
historique,  pour  la  sauvegarde  des  derniers  chefs-d'œuvre 
de  France  !  Il  faut  entendre  Rodin  parler  de  certains 
vestiges  d'art,  attaqués,  p<iur  comprendre  de  quel  salu- 
taire appui  serait  sa  parole. 


198  LE   VRAI    RODIN 


Hélas  !  que  de  niais  courtisans  de  Ministères  vont  en 
mission  à  sa  place,  et  parlent  en...  leur  nom!  Aussi 
M.  Maurice  Barrés  vivra  assez  pour  voir  jeter  aux 
décharges  publiques  la  dernière  église  et  le  dernier  clocher. 


RODIN   A   MEUDON 


Mi:udon-\'aj.-Fleury  ! 
C'est    ainsi     que    l'on    a    baptisé    le   joli    coin 
de    banlieue  parisienne  où    Rodin,    depuis  longtemps, 
abrite    toutes  ses  rêveries    et   mûrit    tous   ses   grands 
projets. 

Meudon-Val-Fleury  !  Ce  val  est  adorableraent  sédui- 
sant et  boisé  ;  et,  au-dessus  de  sa  courbe  gracieuse,  il 
semble  que  passent  et  repassent  les  plus  beaux  nuages  du 
monde  et  les  plus  majestueux  soleils! 

Meudon-Val-Fleury  !  oui,  si  près  de  Paris,  plus  rien 
de  la  banlieue  chantée  jadis  par  Raffaëlli  ;  plus  d'arbres 
grêles,  dolents,  mais  d'abondantes  toufïes  d'arbres,  des 
buissons  de  hêtres  et  d'ormes,  des  panaches  de  chênes 
géants  et  de  hauts  peuphers  ! 

Et  le  coquet  village  rustique  part  de  la  gare  pour 
escalader  les  hauteurs  ! 

\'ieilles  maisons  d'autrefois,  aux  graves  visages  ren- 
fermés, aux  baies  prestiue  toujours  closes,  et  maison- 
nettes aussi  d'aujourd'hui,  avec  des  jardinets,  des 
chiens,  des  gamins  tapageurs,  et  maisonnettes,  quelques- 
unes  même  en  bois,  tout  en  bois,  un   rêve  exaspéré 

2b 


LE   VRAI    RODIN 


d'employé  qui  a  voulu  vivre  à  la  campagne,  et  qui  a 
édifié  sa  maison,  comme  il  a  pu,  au  petit  bonheur  ! 

Toute  cette  verdure,  toute  cette  paix,  Rodin  fut 
conquis. 

Justement,  il  y  avait  des  mois  qu'on  cherchait  à  ven- 
dre, perché  sur  la  hauteur,  au-dessus  de  la  hgne  du 
chemin  de  fer,  une  sorte  de  pavillon  Louis  XIII,  aux 
briques  rouges  et  au  toit  élevé.  Sa  propriétaire,  M^^e  Del- 
phine de  Cols,  s'était  vite  lassée  de  son  caprice  :  le  pavil- 
lon isolé,  et  trop  de  chemineaux  inquiétants  qui  rôdent 
par  là  en  la  belle  saison. 

Rodin,  lui,  ne  redoutait  ni  la  solitude  ni  les  vaga- 
bonds de  la  banlieue  ;  et  il  acquit  pour  une  quarantaine 
de  mille  francs  la  villa  des  Brillants  (ainsi  l'appelle-t-on), 
sise  avenue  Paul-Bert. 

Tout  de  suite,  il  s'y  installa  ;  et  il  ne  fut  pas  longtemps 
à  voir  tout  le  parti  qu'il  en  pouvait  tirer,  en  y  com- 
prenant le  jardin,  qui  descend  selon  la  pente  molle  du 
terrain. 

Il  chercha  les  emplacements  des  premiers  ateliers 
d'abord  ;  et,  dès  qu'ils  furent  édifiés,  arriva  tout  un  peuple 
de  statues. 

C'était  un  choix  fait  dans  les  atehers  de  Paris,  le  plus 
bel  ensemble  que  Rodin  pût  alors  réunir.  Car  il  comprit 
tout  de  suite  que  là,  à  IVIeudon,  il  vivrait  le  meilleur  de 
sa  vie,  et  si  à  l'abri,  si  isolé  de  tous. 

En  effet,  un  importun  hésite  tout  de  même  à  prendre 
un  train,  et  à  gagner  au  haut  d'une  station,  après  dix 
minutes  de  marche,  une  villa  où  on  ne  l'attend  point  ; 
puis,  il  y  a  encore  une  longue  allée  bordée  d'iris  et  de 


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RODIN   A   MEUDON  203 

marronniers,  avant  que  d'arriver  à  la  petite  barrière  de 
la  cour,  où  pend  une  sonnette.  On  a  tout  le  temps  ainsi 
de  méditer  sa  démarche  ;  et  j'espère  que  beaucoup  qui 
étaient  venus  pour  voir  Rodin  à  Meudon,  en  se  disant 
qu'après  tout  un  grand  artiste  doit  recevoir  tous  ses 
admirateurs,  j'espère  que  beaucoup  de  ceux-là,  au  der- 
nier moment,  sont  repartis,  contents,  en  somme,  d'avoir 
vu  le  paisible  pavillon,  et  d'avoir  entendu  aboyer  le 
chien  niché  à  l'entrée. 

C'est  qu'aussi,  d'ensemble,  cette  villa  est  un  peu  celle 
de  la  Belle  au  bois  dormant,  quand  on  passe  sur  la  route. 
Elle  est,  là-bas,  cachée  dans  les  arbres;  et,  tout  autour 
d'elle,  de  rares  maisonnettes,  disséminées,  ne  sont  point 
vivantes.  Il  y  a  même,  au  bout  de  la  route,  bordée  de 
champs  et  de  potagers,  et  avant  de  redescendre  par  une 
autre  route,  dans  le  creux  du  val,  une  villa  qui.  il  y  a 
bien  longtemps,  fut,  sans  doute,  brûlée  et  qui,  aujour- 
d'hui, tombe  en  ruines. 

Elle  fut  coquette,  jadis,  à  en  juger  par  des  tourelles- 
pigeonnières  et  par  des  découpures  de  toits  ;  puis,  il 
y  eut  des  jeunes  femmes,  peut-être,  qui  veillaient  sur 
deux  cages  d'oiseaux,  jetées  dans  l'herbe  ;  et  qui  ani- 
maient de  leurs  rires  une  salle  de  bain,  dont  on  voit 
encore  la  baignoire  dorée  !...  Mais  si  vous  voulez  en 
savoir  davantage,  n'interrogez  personne  ;  on  ne  sait 
pas  dans  le  pays!...  et,  ma  foi,  il  vaut  peut-être  mieux, 
malgré  l'invraisemblance,  songer  tout  uniment  à  quelque 
villa  gallo-romaine,  saccagée  par  des  Mercenaires  1 

Rodin  n'a  modifié  en  rien  le  plan  même   de  la  villa 


204  LE    VRAI    RDDIN 


des  Brillants.  Il  n'eut  jamais  le  temps  de  s'attarder  aux 
rêveries  d'un  petit  rentier,  qui  projette,  à  propos  de  sa* 
bastide,  des  reconstructions  et  des  améliorations  dignes 
d'un  empereur  romain.  Les  diverses  chambres  demeu- 
rèrent donc  telles  qu'elles  étaient,  mais  elles  se  meu- 
blèrent d'objets  d'art. 

IvC  jardin,  lui,  par  contre,  subit  une  transformation 
fastueuse.  De  jardin  de  banlieue,  de  jardin  de  villa  pari- 
sienne, il  devint  peu  à  peu  un  jardin  antique. 

Je  me  suis  souvent  amusé  à  penser  que  le  verger 
archaïque  d' Alcinoiis  (décrit  dans  VOdyssée)  était  presque 
celui  que  j'ai  vu  et  que  je  revois  à  la  villa  des  Brillants, 
tout  orné  d'édicules,  de  bassins  et  de  statues.  L'aspect 
des  beaux  sites  que  l'on  aperçoit  ici  à  travers  les  arbres 
fruitiers,  il  était  ménagé  également  jadis  au  moyen 
de  belvédères  ou  d'exèdres.  Les  plus  magnifiques 
horizons  étaient,  pour  les  artistes  grecs,  des  décors 
propres  à  faire  ressortir  leurs  œuvres.  Or,  Rodin  pense 
de  même,  lui  qui,  dans  les  coins  propices  de  son  jardin, 
a  placé  tant  d' œuvres  d'art  pour  que  la  nature  les  fasse 
valoir. 

A  d'autres  moments,  à  Meudon,  au  miheu  du  jardin, 
on  évoque  aussi  les  retraites  que  Catulle  aimait  à 
Tibur  et  à  Sermione  sur  le  lac  de  Garde,  —  ou  les 
jardins  de  Cicéron,  à  Tusculum  et  à  Pouzzoles.  Et  ces 
ressouvenirs  ne  sont  point  écrits  par  affectation  de 
pédanterie,  mais  simplement  parce  qu'il  y  a,  dans  ce 
jardin  hors  les  murs  de  la  \^ille,  tant  de  fragments  an- 
tiques, tant  de  charmantes  statues  et  tant  d'exquises 


RODIX   A    MEUDON  205 

stèles,  que  l'on  est  bien  forcé  de  songer  à  ces  «  jardins 
pour  la  conversation  »  que  les  Romains,  artistes  et  lettrés, 
affectionnèrent  d'une  façon  si  absolue  et  avec  un  goût  si 
excellent  ! 

Et  puis  les  visiteurs  du  jardin  de  Meudon  éprouvent 
encore  une  vive  joie  à  découvrir  une  sorte  de  petit  lavoir, 
orné  d'un  simple  masque  —  et  un  bassin,  au-dessus  duquel 
s'èploicnt  de  beaux  arbres.  C'est  tout  près  de  là  que 
dort  un  amour  de  marbre,  sur  une  stèle  décorée.  Le  petit 
dieu  de  ce  jardin  !  Et  il  est  si  familier  et  si  doux,  endormi 
sur  une  peau  de  lion,  que  des  pigeons  viennent  se  poser, 
confiants,  sur  sa  joue. 

Des  cygnes  animent  le  bassin,  et  duvettent  de  leurs 
plumes  les  plates-bandes  et  les  allées  ;  et  des  paons, 
posément,  orgueilleusement,  se  promènent,  ou  s'ins- 
tallent sur  un  fragment  de  marbre. 

Car,  partout,  disséminée  sous  les  arbres  ou  droite 
ou  couchée  dans  les  allées,  elle  est  accueillie,  la 
Beauté  antique.  Et  Rodin  lui  a  fait  un  si  joli  sort,  a  si 
bien  choisi  pour  elle  le  coin  favorable,  que  l'on  ne  songe 
jamais  à  la  plus  légère  critique  :  tant  de  choses  amassées 
que  l'idée  viendrait  vite  d'un  dépôt  de  pierres. 

Voyez  également  avec  quel  art  consommé  Rodin 
a  fait  réédifier  dans  son  jardin  une  façade  d'un  châ- 
teau du  xviii^  siècle,  élevé  autrefois  à  Issy.  Érigée  sur 
qucl<iucs  marches,  elle  offre  l'aspect  d'une  ruine  admi- 
rable ;  et  son  fronton  qui  se  découpe  en  plein  ciel  est 
du  plus  noble  dessin.  C'est  un  décor,  qui,  placé  à  l'écart, 
complète   superbement  l'aspect   du  jardin,   comme  le 


2o6  LE    VRAI    RODIN 


hall,  venu  de  la  Place  de  l'Aima  (au  temps  de  l'Ex- 
position dernière),  met  un  air  de  grandeur  souveraine 
dans  l'ensemble  de  ce  jardin  intime,  vrai  jardin  d'un 
artiste  —  et  toujours,  j'y  reviens,  —  car  cela  tout  le 
temps  ici  s'accuse  —  si  loin  de  nous  ! 

Je  l'ai  revu  aujourd'hui  ce  jardin,  par  un  beau  jour 
de  fête,  un  lundi  de  Pâques  tout  ensoleillé  et  tout  blanc 
de  la  neige  blanche  et  rose  des  arbres  fruitiers. 

On  voyait  là-bas,  comme  toile  de  fond,  les  coteaux 
de  Sèvres,  de  Saint-Cloud,  de  Suresnes,  de  Garches  et 
le  Mont-Valérien  et  les  toits  d'usines  d'Issy-les-Mouli- 
neaux. Tout  cela  miroitait  et  se  fondait  dans  la  cha- 
leur; tandis  que  la  Seine,  tranquille,  s'étalait,  portant 
de  lents  et  pacifiques  bateaux.  On  entendait  des  cris 
d'enfants,  des  claironnements  de  coqs  et  le  fracas  des 
trains  qui  démarraient.  Dans  des  prés,  des  vaches  pais- 
saient. Des  tableaux  de  Paul  Potter,  si  la  foule  des  pro- 
meneurs endimanchés,  maladroits  et  hilares,  évoquait 
une  fresque  copieusement  comique  de  Jean  Vebcr. 

Iv'air  était  si  doux  que  des  aéroplanes  et  un  dirigeable 
évoluaient,  dans  un  grondement  rapide,  au-dessus  du 
joli  jardin  antique.  Paysage  de  féerie  du  Théâtre  du 
Châtelet  !  I^es  champions  de  l'air  au-dessus  des  ruines  : 
torses,  bustes,  fragments  de  la  Grèce  et  de  Rome. 

Et,  toujours,  de  partout,  j'étais  dans  la  neige  des 
cerisiers,  des  pêchers  et  des  poiriers  en  fleurs.  Le  grand 
paj'sage  se  pâmait  un  peu  sous  le  soleil.  La  villa  et  les 
ateliers  m' apparaissaient  maintenant  comme  un  temple 
élevé  tout  au  sommet  des  cités  industrieuses  ;  et  c'était 


RODIN   A   MEUDON  207 

Paris,  là-bas,  sur  la  droite  ;  Paris  et  le  viaduc  du  Point- 
du-Jour;  Paris  et  la  tour  Eiffel,  toute  dorée. 

Et  je  songeais  à  la  Place  de  l'Alnia,  au  hall  installé 
à  l'aube  de  ce  nouveau  siècle. 

Le  hall  de  la  Place  de  l'Aima!  Il  était  si  glorieux, 
hier;  il  apparaît  si  intime  ici,  malgré  son  formidable 
spectacle.  Quel  labeur  a  créé  toutes  ces  statues,  a  animé 
toutes  ces  ligures  !  Elles  sont  là,  tumultueuses  ou  se- 
reines, passionnées  ou  tranquilles,  debout  ou  couchées  ; 
et  toutes,  quand  on  les  examine  avec  obstination,  p>or- 
tent  la  splendeur  vivante  de  ce  modelé  qui  a  fait  saillir 
tous  les  plans,  et  a  accusé  toutes  les  profondeurs  du 
modèle  humain.  Peuple  blanc,  peuple  de  plâtre  ou  de 
marbre,  personnages  dantesques  ou  mj'thologiques, 
quelle  nouvelle  création  du  monde  est  renfermée  ici, 
avec  toutes  les  passions  !  Les  voici  toutes  les  statues  que 
vous  avez  vues  passer  aux  heures  enchantées  de  votre 
vie  ;  les  voici  les  amants  éperdus,  les  faunes,  les  faunesses, 
toutes  les  mythologies  et  toutes  les  sensualités,  et  tous 
les  frémissements  de  la  vie,  et  toutes  les  douleurs,  et 
toutes  les  angoisses  !  Voici  la  Vie,  toute  la  Vie  ! 

Voici  l'Age  d'airain,  le  Penseur,  le  Printemps,  la 
Pensée,  l'Emprise,  les  études  des  Bourgeois  de  Calais, 
V Homme  au  nez  cassé,  le  buste  de  Dalou,  Eve,  le  Balzac,  le 
Saint  Jean,  l'Appel  aux  armes,  le  Monument  Sarmiento, 
l'Ugolin,  la  Parque  et  la  Convalescente,  les  bustes,  les 
torses,  les  fragments,  la  Vie  !  toute  la  Vie  ! 

Et,  dans  une  autre  partie  de  ce  domaine  d'un  noble 
artiste,  se  dresse  une  nouvelle  verrière,  celle-ci  consacrée 


208  LE   VRAI    RODIX 


à  une  magnifique  collection  d'antiques,  des  marbres 
jaunis,  dorés  par  la  patine  du  temps,  des  fragments  : 
torses,  visages  mutilés,  que  Rodin  a  recueillis  dévotieu- 
sement,  et  auxquels  il  rend  visite,  presque  chaque  jour  ; 
œuvres  de  maîtres  anonymes  qui  ne  furent  jamais  plus 
aimées,  et,  on  peut  l'affirmer,  plus  intelligemment  com- 
prises. L'Egypte,  la  Grèce  !  Rodin  a  fait  la  part  égale  à 
ces  deux  terres  admirables;  et,  patiemment,  amoureuse- 
ment, il  a  voulu  connaître  tous  leurs  mythes,  toutes 
leurs  légendes  et  tous  leurs  mystères. 

Avec  quel  art,  avec  quelle  éloquence,  il  commente 
toutes  ces  formes  que  le  temps  a  rudement  polies,  quelque- 
fois effacées  !  Ah  !  quel  catalogue  superbement  imagé 
il  eût  pu  établir,  ce  maître,  pour  tous  ces  chefs-d'œuvre 
arrachés,  pour  un  moment,  à  la  destruction  inéluctable  ! 
J'ai  pensé  souvent,  en  l'écoutant,  à  ce  que  les  archéo- 
logues nous  disent,  sur  les  mêmes  sujets,  en  comparaison. 
S'ils  savaient,  ces  gens-là,  tout  ce  qu'il  y  a  à  découvrir 
chez  les  antiques,  dans  les  antiques,  en  les  considérant 
seulement,  de  la  bonne  manière,  par  exemple  :  avec  une 
observation  et  une  connaissance  du  modelé,  qu'ils  ne 
peuvent  pas,  bien  entendu,  approfondir  !  Ah  !  les  gens 
de  l'Ecole  d'Athènes,  les  professeurs- jurés  d'art,  les 
improvisateurs  issus  de  l'Ecole  normale,  dont  le  plus 
mémorable  type  fut,  sans  conteste,  feu  Larroumet, 
quelles  sottises  ils  profèrent,  quelles  ridicules  opinions 
ils  émettent  ! 

Et  ils  continuent,  toujours!  Des  éditeurs  leur 
ouvrent  toutes  grandes  leurs  portes,  parce  qu'ils  se 
parent  d'un  titre  officiel  ;   parce  qu'ils   ressassent  des 


RODIN   A   MEUDON  J09 


idées  centenaires  ;  parce  qu'ils  aflârraent  que,  la  Musique 
exceptée  (on  ne  sait  trop  pourc|uoi  !)  tous  les  arts  leur 
sont  familiers  !  S'ils  savaient  !  S'ils  savaient  ! 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'une  leçon  de  Rodin  domine 
toutes  les  leçons  des  Instituts.  Ah!  tenez,  les  pions, 
allez  donc  à  Meudon  ;  et  écoutez  le  maître,  quand  il 
regarde  un  de  ses  antiques  ;  il  vous  expliquera  tout  le 
modelé,  tout  le  caractère  de  l'œuvre;  et  vous  ne  vous 
promènerez  plus  peut-être,  ensuite,  à  travers  les  antiques 
du  Louvre,  avec  des  airs  égarés,  passant  sans  voir  devant 
des  chefs-d'œuvre  ;  et  ne  faisant  des  stations  que  devant 
d'autres  chefs-d'œuvre  que  vous  ne  comprenez  pas  mieux, 
mais  au  sujet  desquels  on  vous  a  transmis  des  ordres  tout 
faits  d'admiration. 

A  Meudon,  Rodin  c(^iiscrvc',  avec  des  peines  infinies, 
sous  des  vitrines  hermétiquement  closes,  d'autres  frag- 
ments antiiiues.  L'air  les  menace,  ceux-là  ;  s'il  pénètre, 
des  parties  se  désagrègent,  tombent  en  poussière.  Jamais 
moribonds  ne  furent  mieux  soigné*s,  ne  furent  mieux 
défendus  contre  l'àpreté  du  temps.  Ht  les  formes  en  sont 
encore  si  délicates  et  si  merveilleuses  ! 

Ces  pieux  hommages  rendus  au  passé,  Rodin,  conmie 
s'il  s'était  laissé  faire,  a  hospitalisé,  dans  sa  villa,  bien 
des  œuvres  modernes,  également.  Il  garde  ainsi  des  pein- 
tures de  Falguière,  de  Carrière,  de  Zuloaga,  et,  avec  quel- 
ques œuvres  de  divers  autres  jx-'intres,  un  admirable 
tableau  de  Van  Gogh  :  le  portrait  de  feu  le  père  Tanguy, 
le  marchand  de  tableaux,  sur  un  fond  d'estampes  japo- 
naises. 

«7 


LE   VKAI    RODIN 


Mais,  comme  pour  rejoindre  l'antique,  à  travers  tout 
cela,  voici,  maintenant,  une  œuvre  du  moyen  âge,  un 
grand  Christ  en  bois  peint  ;  un  Christ  à  tête  de  vagabond, 
de  dégénéré  déprimé,  dont  le  thorax  remonte  en  se  creu- 
sant, et  dont  les  pieds  se  recroquevillent  dans  le  mas- 
sacre des  plaies.  Cette  œuvre  est  une  authentique  mer- 
veille. Je  crois  qu'elle  eût  fait  hurler  de  joie  Hiiysmans. 
Elle  vaut,  sans  conteste,  le  terrible  Christ  de  Mathias 
Griinewald,  qui  appartient  maintenant  au  musée  de 
Carlsruhe,  et  que  le  grand  écrivain  cathohque  a  décrit, 
avec  des  mots  corrosifs,  dans  Là-bas. 

Dressé  contre  le  mur  d'une  chambre,  en  somme,  assez 
petite,  ce  Christ  en  bois  penche  de  tout  son  air  hébété  ; 
il  est  las  de  souffrir  ;  et  rimbécilhté  a  figé  ses  yeux. 
Il  est  exténué  de  maigreur  ;  et  ses  bras  et  ses  jambes 
sont  tendus,  prêts  à  se  déchirer.  Le  sculpteur  anonyme 
prit  assurément  pour  modèle  un  de  ces  serfs  que  tous  les 
maux  à  la  fois  accablaient  ;  et,  misérable,  sans  doute, 
lui-môme,  il  offrit  ainsi  à  Dieu,  pour  mieux  l'implorer, 
leur  double  souffrance  ! . . . 

Il  faut  redescendre  dans  le  jardin  pour  échapper  à 
cette  hantise  d'angoisse  ;  il  faut  revoir  le  petit  dieu  qui 
dort  toujours,  si  posément,  avec  cette  mine  un  peu 
gonflée  que  Donatello  exprima  avec  tant  de  bonheur  ! 
Il  faut  retrouver  les  paons  qui,  maintenant,  font  la  roue, 
devant  les  cygnes  indifférents. 

Alors  le  charme  de  ce  jardin  si  rare  agit.  On  conçoit 
qu'un  jour  des  jeunes  hommes,  des  artistes  viendront 
ici  en  pèlerinage,  et    qu'ils  se   demanderont   comment 


RODIN   A   MEUDON  2ii 

une  telle  œuvre  put  être  accomplie  par  un  seul,  malgré 
tout  son  génie  !  et,  à  ce  moment-là,  les  dernières  injures, 
les  critiques  les  plus  péniblement  exhaussées,  seront  toutes 
oubliées.  Peut-être  cependant  restera-t-il  encore  la 
hideuse  réclame  en  bois  qu'un  mercanti  impose  comme 
un  témoignage  si  humain  d'irrespect  et  de...  muflerie  — 
et  cela  sur  un  terrain  sis  devant  le  jardin  même  de  Rodin  ; 
de  façon  que,  du  chemin  de  fer,  en  regardant  la  villa  des 
Brillants,  on  ne  puisse  s'empêcher  de  voir  cette  réclame 
en  planches  1...  Peut-être,  même,  y  aura-t-il  toujours 
un  Etat  protecteur  et  un  Institut  de  faux  artistes,  de 
quémandeurs  officiels,  de  convalescents  de  l'Art,  de 
bossus  et  d'aveugles  ;  mais  qu'importe,  tout  cela  n'empê- 
chera pas  ce  logis  de  constituer  un  de  ces  héritages  qui 
honore  toute  une  Nation  ! 


IDÉES   ET    SENSATIONS 


JE  vais  donner  ici  quelques-unes  de  ces  brèves  pensées, 
qui  sont  pour   Rodin   les  fruits   savoureux  de  ses 
profondes  observations. 

Sculpture,  architecture,  paysages  et  toute  nature 
vivante,  tout  est  l'objet  de  ses  méditations.  Alors,  il 
a  pris  l'habitude  d'écrire  sur  des  feuilles  volantes  des 
notes,  jolies  notes  d'album,  qu'il  réunira  sans  doute  un 
jour  pour  en  composer  un  précieux  livre  d'artiste. 

En  regardant  un  Petit  torse,  sculpture  mutilée  du  bel 
âge  classique,  il  a  écrit  : 

«  L'âme  se  pose  sur  les  chefs-d'œuvre.  Nous  n'avons  | 
une  âme  que  pour  cela.  » 

Et  ce  développement  : 

«  Qu'est-ce  que  vous  appelez  la  vie  ?  Une  chose  qui 
vous  excite,  vous  pénètre  en  tous  sens.  Il  n'est  pas  néces- 
saire que  ce  torse  saigne,  il  ne  dirait  rien  de  plus.  Il  n'est 
pas  besoin  non  plus  qu'il  me  parle  par  une  bouche  —  qui, 
d'ailleurs,  lui  manque.  Toutes  les  critiques  de  ce  qu'il 
n'est  pas  entier  ne  l'amoindriront  pas.  L'âme  ainsi 
n'a  pas  besoin  de  tout  le  corps.  L'âme  des  pierres  est 


2i6  LE    VRAI   RODIN 


ainsi  dans  la  parcelle,   plus  entière  que  la  nôtre  qui 
abandonnerait  un  tronçon  tel  que  celui-ci  ! 

«  Est-il  donc  étonnant  que  je  vive  continuellement 
avec  les  antiques  :  poètes  plus  puissants  que  certains 
qui  existent  ?  Les  antiques  ont  créé  des  âmes  qui  vivront 
dans  nos  vitrines  plus  que  nous-mêmes  !  » 

Lisez  cette  observation,  toujours  enregistrée  devant  le 
Petit  torse  : 

«  La  pensée  que  me  suggère  ce  torse  est  nombreuse, 
infinie.  Je  puis  écrire  devant  lui  sans  m'arrêter.  Est-ce 
que  je  l'apporte  avec  moi,  cette  pensée  ?  Est-ce  que  je 
la  mets  moi-même  dans  ce  marbre  ?  Non.  Car,  lorsque 
je  ne  le  vois  plus,  je  sens  tarir  aussitôt  cette  flamme  de 
la  vie  ;  elle  cesse  en  moi,  c'est  donc  lui  qui  la  possède  !  » 

A  propos  de  ce  Petit  torse,  quelle  sensation  encore  ! 

«  Une  chose  antique  est  imitable.  ]Mais  celle-ci  a  une 
âme.  Ce  ventre,  est-il  pareil  aux  autres  ventres  de  marbre  ? 
Pourquoi  les  marbres  vivent-ils  ?  La  chair  est-elle  donc 
devenue  marbre  cette  fois  ? 

«  Les  ombres  ne  tremblent-elles  pas  ?...  on  les  voit 
bouger.  La  pensée  de  l'homme,  une  fois  abritée  dans  un 
livre,  dans  le  marbre,  est  plus  vivante  que  la  nôtre  ; 
mais  elle  peut  être  opprimée.  Ce  marbre  a  été  enterré.  » 

Le  même  petit  chef-d'œuvre  dicte  cette  pensée  : 
«  Ce    marbre   conseille    mieux   les   sculpteurs    qu'un 
professeur.  Il  me  chuchote  des  secrets  ;  il  me  les  dira 
de  plus  eu  plus  fort,  si  je  lui  reste  fidèle  ;  il  me  donnera 


IDÉES   ET    SENSATIONS  217 

une  âme  pareille  à  celle  de  son  ami,  le  sculpteur  grec, 
qui  l'a  modelé. 

«  La  i)ensée  de  Dieu  n'est-elle  pas  par  le  monde, 
germe  fécond  enfermé  dans  un  cerveau,  puis  dans  une 
ordonnance  de  pierre  ;  et  les  magiciens,  qui  sont  les  poètes, 
ne  la  captent-ils  pas  ?  Ne  la  contemplent-ils  pas  pour 
leur  œuvre  ?  Des  sculpteurs  ne  s'en  approchent-ils  pas  ? 
N'en  laissent-ils  rien  à  la  postérité  ?  ...  Oui. 

«  Il  n'a  pas  de  chair  inutile.  Regardez,  pour  ne  pas 
abîmer  cette  mesure,  cette  fraîcheur.  Son  modelé  est 
notre  guide.  Respectez  ce  printemps  !  » 

Puis,  toujours  devant  le  Pciit  torse,  palpitant  d'amour  : 

«  Nous  trouvons  la  vie  mauvaise,  c'est  notre  faute. 

Nous  la  renfermons  dans  des  enfantillages.  Nous  nous 

méprisons    les    uns    les    autres.    Que    penserait-on    des 

arbres  si  l'on  soupçonnait  cela  d'eux  ?  » 

Ne  vous  étonnez  pas,  maintenant,  que  ce  petit  torse 
admiré,  ait  inspiré  ce  cri  du  sculpteur  : 

«  Triomphe,  mère  des  voluptés  !  J'ai  peur  de  bouger 
ce  torse,  d'en  changer  l'éclairage.  L'effet  est  dans  les 
lombes.  Je  l'ai  tourné  sur  la  selle.  Il  a  dans  ses  confins 
les  séductions  de  la  femme.  Le  pli  qui  redouble  la  fesse 
est  peu  marqué.  Sur  la  cuisse,  passages,  souplesse  gra- 
cieuse, charmes  sacrés,  peu  appuyés.  Mont  de  Vénus  qui 
fait  que  la  plus  faible,  la  plus  enfant  a  une  volonté  ter- 
rible. 

«  Magie  pour  dompter  notre  destinée,  obstacle  du 
charme  féminin  qui  retarde  le  penseur,  le  travailleur, 

a8 


2i8  LE   VRAI   KODIN 


l'artiste,  qu'il  inspire  en  même  temps.  Compensations 
pour  lui  qui  joue  avec  le  feu. 

«  Est-ce  que  ce  siège  des  voluptés  réveille  des  souve- 
nirs ?  Mais  le  nouveau  venu  ne  devine-t-il  pas  aussi 
l'oracle,  la  prophétie  de  cette  chose  men'eilleuse  entre 
toutes  ?  Les  cuisses  rapprochées  double  caresse. 
Jalouses,  enfermant  le  ténébreux  mystère,  le  beau  plan 
d'ombre  rendu  plus  marqué  par  la  lumière  des  cuisses. 

«  J'entends  le  merle  en  te  dessinant,  petit  torse,  jardin 
des  plaisirs. 

«  Comme  cette  grâce  s'est  assombrie  !  Une  nuit,  un 
crépuscule  vient  de  s'étendre,  pénétré  de  cette  vie  plus 
intense  qui  se  voile  naturellement  ;  pouvoir  des  formes 
géométriques  ;  jamais  la  dureté   des  mauvais    artistes. 

«  Ce  que  ce  voile  d'ombre  laisse  voir,  c'est  cet  endroit 
du  flanc  où  l'os  de  la  jambe  glisse  dans  sa  cavité,  où  au 
toucher  la  paume  des  mains  s'emplit  naturellement 
des  formes.  Les  cuisses,  protectrices  des  pudeurs,  adou- 
cissent alors  leur  chair  et  les  satinent. 

«  Ah  !  cette  émotion  que  la  main  éprouve  dans  la 
caresse  du  modelé  !  » 

Amoureux  des  paysages  et  des  fleurs,  Rodin  a  épingle, 
çà  et  là,  ces  notes  : 

«  Sans  ombre,  sans  lumière,  le  ciel  bleu  est  profond. 
La  beauté  s'est  installée  sans  effort  dans  ces  allées. 
Cette  jeunesse  dans  son  orgueil.  Les  verts  sont  écla- 
tants jusque  dans  leur  ombre.  » 

Ailleurs  : 

«  Fleurs.  Cette  tige  est  grosse  ;  elle  jette  ses  boutons 


IDÉES   ET   SENSATIONS  2iq 

en  l'air  comme  des  encensoirs.  Les  boutons  se  touchent 
comme  des  oiseaux  au  fond  d'un  nid.  De  la  verdure 
tendre,  de  la  symétrie,  je  ne  sais  quelle  mollesse  de 
beauté  !  » 

Ou  bien  : 

«  Petits  pétales  s'ouvrant,  vifs  comme  les  ailes  de 
l'Amour.  » 

«  La  présentation  de  ces  f>étales  enroulés  et  endormis, 
c'est  le  bouton  grossi  et  porté  mollement  à  vos  yeux. 

«  Ce  culot,  comme  une  jolie  tasse  verte,  supporte, 
avec  quel  amour,  ces  pétales  qui  maintenant  se  i)enchent 
outrageusement  dehors,  servent  de  collerettes  à  ceux  qui 
sont  encore  au  centre,  penchés,  les  uns  devant  les  autres. 
Au  centre,  des  graines  vertes  sont  enchâssées  par  l'or- 
fèvre Dieu.  » 

Ou  ces  jolies  images  : 

«  Fleurs.  Elles  étendent  leurs  petites  mains  au  soleil.  » 
«  Cette  musique  comme  si  on  respirait  une  rose   : 
parfum  de  la  musique.  » 

Lisez  à  présent  cette  pensée,  toute  pour  les  fleurs  : 
«  Comme  je  me  suis  dispersé,  je  rassemble  maintenant 
ma  \'ie  aujirès  des  fleurs. 

«  Jeune,  je  ne  les  connaissais  pas  :  c'était  pour  ma 
sœur.  Vieux,  je  suis  dans  la  joie.  Dieu  se  révélant  et 
\'énus  tout  ensemble,  sont  là.  La  volupté  couvre  le 
monde  ;  et  le  seul  instinct  des  femmes  l'a  toujours  com- 
pris !  » 

Voici  un  coin  de  pa^-sage  : 


a20  LE   VRAI    RODIN 


«  Un  petit  mouvement  de  soleil  s'est  fait,  mais  il 
laisse  le  paysage  comme  avant  dans  un  repos  humide. 
On  s'aperçoit  du  bonheur  des  campagnes  quand  on  les 
voit  de  loin  :  on  sent  qu'elles  sont  bénies  et  protégées. 
Le  beau  temps  s'élargit  ;  les  persiennes  du  paysage 
s'ouvrent.  » 

Et  ces  aspects  de  fleurs  : 

«  Cette  petite  fleur  de  marronnier,  de  profil  et  de  face, 
a  une  tête  de  lion  héraldique. 

«  L'aubépine  est  toute  jolie.  La  charmante  feuille, 
aux  fleurs  si  vives. 

«  La  petite  aubépine  couchée  sur  une  table,  c'est  la 
grâce  même  ;  toutes  ses  petites  feuilles  et  fleurs  vous 
regardent.  » 

La  forêt,  à  Bruxelles,  lui  inspire  ces  notes  brèves, 
impressionnistes  : 

«  Des  feuilles,  branches  délicates  de  vert  sur  vert  ; 
au  delà,  des  tiges  noires,  rares,  barrant  le  ciel. 

«  C'est  tellement  sombre  que  l'on  voit  à  peine  l'arrivée 
de  l'arbre  sur  le  terrain  de  feuilles  sèches. 

«  Le  jour  enfin  pénètre.  Quantité  de  jeunes  arbres 
touffus,  arbres  nombreux  :  fond  d'aquarium  qu'on  des- 
sine par  un  jour  douteux,  du  haut,  du  gris. 

«  Cette  lumière  si  indécise.  Pays  des  brumes.  Le  vert 
des  arbres  confondu  avec  les  feuilles  jaunâtres,  rouges. 

«  Au  seuil,  un  seul  arbre  éclairé  :  le  premier,  à  l'avant- 
garde  ;  les  autres  confondus,  entrevus  à  peine.  » 

Cette  image  d'autrefois  : 


IDÉES   ET   SENSATIONS  221 

«  Dans  la  forêt,  la  bonne  Notre-Dame  !  Cette  petite 
chapelle  se  présente  comme  les  paysannes,  les  naïves,  les 
petites  filles  ;  mais  elle  est  le  repère  du  chemin  pour  le 
voyageur,  le  touriste. 

«  Elle  est  un  centre,  un  carrefour  ;  on  va  la  visiter 
comme  les  boutiques  publiques,  autrefois.  » 

Cette  note  : 

«  La  forêt  paraît  avoir  des  trous.  L'arbre,  ses  feuilles 
sont  détachées  sur  des  trous  noirs  ;  et  des  fûts  continuent 
à  s'enfoncer,  éclairés  de  raies  roses  dans  le  bas.  annon- 
çant la  profondeur.  » 

Ce  souvenir  : 

'«  Chère  forêt  de  Grœnendael  !...  C'est  là  peut-être 
que  j'ai  trouvé  ma  Muse  sauvage  !  ' 

Parfois  la  sculpture  épouse  le  paysage  : 

«  Le  xviii*"  siècle  est  dans  la  donnée  du  plan  égyptien, 
mais  plus  près  pourtant  de  la  donnée  du  gothique.  Le 
spliinx  égyptien,  plus  énorme,  plus  orné,  est  notre  cathé- 
drale :  les  grandes  lignes  silencieuses  et  la  croupe  des  nefs  ; 
les  tours  constituent  son  cou  altier. 

«  L'homme  se  retrouve,  du  reste  ;  il  tourne  pour  se 
retrouver  mille  ans  après  ;  le  feu  qui  produit  ses  élans 
est  notre  cœur. 

«  Combien  de  fois  j'ai  vu.  dans  ces  attirantes  et  capti- 
vantes sculptures  du  xviii*^  siècle,  cet  immense  prin- 
cipe ! 

«  Etant  jeune,  étant  sculpteur,  longtemps  j'ai,  sans 
doute,  cherché  le  charme,  la  chose  qui  me  surpassait 


222  LE   VRAI    RODIN 


et  qui  donnait  raison  aux  amateurs,  de  trouver  dans  le 
XVIII®  siècle  de  grandes  œuvres  d'art  que  les  profes- 
sionnels ignorent,  parce  qu'avec  leurs  œillères,  ils  se 
mentent  et  ne  voient  plus  le  plan  qui  n'a  de  style  que  par 
ses  franges,  mais  qui  est  éternel  comme  la  Nature,  éma- 
nation directe  qui  tient  tout  et  courbe  les  vrais  artistes 
sous  sa  vérité,  dussent-ils  être  à  quatre  mille  ans  de  dis- 
tance ! 

«  La  vérité  n'a  pas  d'âge  ! 

«  Quand  ce  sphinx  modèle  son  corps  dans  l'amoncelle- 
ment des  brumes,  quand  il  apparaît  lointain,  quelle 
poitrine  ne  tremble  pas  d'impression  ?  aussi  lorsque 
ce  temps  qui  passe  outre,  avec  son  cortège  de  pluie  ou 
de  lumière,  laisse  voir  le  monstre  !...  il  se  lève  immense 
comme  le  génie  de  l'homme,  et  l'admiration  arrive  comme 
une  amie  à  vos  côtés.  » 

Voici  d'autres  notations  ;  des  paysages  d'architec- 
ture et  des  portraits  de  femmes,  pris  çà  et  là  : 

«  Le  Pont  du  Gard  étonne  d'admiration.  Depuis  deux 
mille  ans,  il  parle  au  paysage,  et  le  paysage  sauvage  et 
vaste  lui  répond.  Lumineuse  pensée  en  pierre  de  l'homme 
qui  réveille  ceux  qui,  jusque-là,  avaient  été  insensibles. 
La  beauté  de  la  main  de  l'homme  produit  comme  la 
main  de  Dieu  des  âmes  nouvelles  et  transformées.  » 

Une  Arlésienne  : 

«  Cette  fleur  est  toute  du  pays.  Ses  beaux  cheveux 
noirs,  le  chignon  à  l'antique.  Ces  adorables  femmes 
savent  mourir  dans  la  nature  embaumée  ;  leur  grâce  est 


IDÉES   ET   SENSATIONS  aaj 

suspendue  sur  les  siècles  ;  et  elles  gardent  le  souvenir 
du  peuple  divin  :  les  Grecs. 

«  L'antique  est  confondu  avec  le  bonheur  de  ma 
jeunesse  ;  il  est  plutôt  toute  ma  jeunesse  !  » 

Ce  cri  : 

«  Oh  !  calme  et  profonde  jouissance  quand,  à  propos 
d'une  fleur  aimée,  on  résume  sa  vie  !  Quand  l'énorme 
monstre  laisse  l'àme  d'amour  prier,  c'est  un  hommage 
pieux  au  Créateur.  Quand,  èi  propos  d'un  modèle,  il 
recule  de  quatre  mille  ans  en  arrière,  l'homme  admire 
la  soHdité  de  l'ouvrage  où  il  n'y  a  pas  trace  d'usure. 
Vous  le  savez,  filles  des  Abbruzzes,  vous.  Grecques 
altières,  qui  posez  pour  moi  ;  vous  le  savez,  vous,  qui, 
I)olies  par  la  continuation  des  grâces,  réapparaissez 
entières  de  style  et  de  beauté  !  » 

Au  musée  du  Louvre  : 

(I  Tous  les  dieux  ont  été  nos  dieux  d'élégance.  Aujour- 
d'hui, ils  sont  nos  dieux  du  modelé.  » 

A  Bruxelles,  portraits  de  femmes  : 

X  Tous  les  fonds  de  Rubens  sont  gris  comme  le  ciel  du 
pays.  Toutes  les  chairs  sont  éclatantes  comme  les  femmes 
du  pays  !  » 

<(  Trois  petites  blondes.  Elles  restent,  se  détournent  ; 
elles  nous  ont  vus.  Elles  feront  cela  toute  leur  vie,  et 
c'est  assez,  et  c'est  la  vie  des  femmes,  et  c'est  le  charme 
de  la  vie  des  envoyées  de  Dieu  !  » 

«  Trois  autres  sont  là.  Elles  paraissent  comme  le  lait 
qui    se    gonfle.    Elles    écarteront    tout    insensiblement 


224  LE   VRAI    RODIN 


pour  vivre,  comme  cette  journée  a  écarté  les  autres  jours.  » 

«  Les  trois  grâces  revenues.  Elles  n'ont  encore  qu'une 

grâce  enfantine.  Ces  roses  petites  filles  seront  les  femmes 

terribles  de  l'avenir.  L'instinct  leur  donnera  le  monde  !  » 

A  propos  de  Sainte-Gudule  : 

«  Combien  de  fois  j'ai  cru  l'apercevoir  !...  Hier,  et  en 
face,  j'ai  cru  lui  reprocher  tous  ses  défauts  ;  défauts 
que  je  lui  avais  donnés. 

«  Telle  est  l'ignorance  ;  elle  ne  se  contente  pas  d'i- 
gnorer :  elle  critique.  » 

«  Sointe-Gudule  m'a  regardé  avec  la  perfection  de  la 
Joconde.  » 

«  Les  effets  de  Sainte-Gudule  sont  délicieusement 
délicats  comme  ceux  de  la  Renaissance. 

«  Cet  autre  petit  chef-d'œuvre,  la  Place  de  l'Hôtel-de- 
Ville  qui  lui  répond,  gracieusement  !  » 

«  Il  faut  revoir  ce  que  nous  avons  mal  vu.  » 

Et,  en  rentrant  à  Paris,  Rodin  note  ceci  : 

«  Je  vote  pour  que  le   plus  athénien  des   conseillers 

envoie  les  statues  aux  gravats,  et  qu'il  réserve  à  Paris  la 

pureté  de  son  goût. 

«  Mais  lesquelles  choisira-t-il  ? 

«  Moi,  je  suis  déjà  suspect  :  Becque,  Hugo,  Le  Penseur.  » 

«  L'on   érige   des   statues   équestres   comme   on   fait 

des  maisons.  Cela  n'a  pas  besoin  de  beauté,  et  n'a  pas 

d'importance  !  » 

Il  retrace  son  admiration  ancienne,  celle  d'hier  et  celle 
d'aujourd'hui  : 


IDÉES  ET  SENSATIONS  235 

«  Comprendre  !  c'est  ne  pas  mourir  !  Pour  moi,  les 
chefs-d'œuvre  antiques  se  confondent  dans  mon  sou- 
venir avec  toutes  les  félicités  de  mon  adolescence  ; 
ou  plutôt,  l'Antique  est  ma  jeunesse  elle-même,  qui 
me  remonte  au  cœur  maintenant  et  me  cache  que  j'ai 
vieilli.  Dans  le  Louvre,  jadis,  comme  des  saints  à  un 
moine  dans  son  cloître,  les  dieux  olympiens  m'ont 
dit  tout  ce  qu'un  jeune  homme  pouvait  utilement 
entendre  ;  plus  tard,  ils  m'ont  protégé  et  inspiré  ;  après 
une  absence  de  vingt  ans  je  les  ai  retrouvés  avec  une 
allégresse  indicible,  et  je  les  ai  compris.  Ces  fragments 
divins,  ces  marbres  vieux  de  plus  de  deux  mille  ans, 
me  parlent  plus  haut,  m'émeuvent  plus  que  les  êtres 
vivants.  Qu'à  son  tour  le  siècle  nouveau  médite  sur  ces 
merveilles  et  tâche  de  s'élever  jusqu'à  elles  par  l'intelli- 
gence et  l'amour.  Il  leur  devra  ses  meilleures  joies. 
L'homme  peut  être  le  forgeron  de  son  bonheur... 

«  L'Antique  et  la  Nature  sont  hés  du  même  mystère. 
L'Antique,  c'est  l'ouvrier  humain  par\-enu  au  suprême 
degré  de  la  maîtrise.  Mais  la  Nature  est  au-dessus  de  lui. 
Le  m^-stère  de  la  Nature  est  plus  insondable  encore  que 
celui  du  génie.  La  gloire  de  l'Antique  est  d'avoir  compris 
la  Nature.  » 

Ailleurs,  il  dira  : 

«  La  nature  ne  rate  jamais  rien,  elle.  Elle  produit 
toujours  des  chefs-d'œuvre.  Voilà  notre  grande  et  seule 
école  à  tous  ;  les  autres  écoles  sont  faites  pour  ceux  qui 
n'ont  ni  instinct  ni  génie  ! 

«  Dante,  dans  sa  Dimfic  comédie,  a  rassemblé,  pour 

»9 


226  LE   VRAI    RODIN 


évoquer  le  ciel,  une  foule  d'images  ;  mais  il  est  dans 
la  nature,  le  ciel.  Oui,  une  vierge,  par  exemple  ;  un  par- 
terre de  fleurs  magnifiques  !  Nous  ne  pouvons  rien  ima- 
giner de  plus  beau  ! 

«  En  art,  du  reste,  on  ne  crée  rien  !  on  interprète  la 
nature  selon  son  propre  tempérament,  voilà  tout  !   » 

Et  il  note  ceci  : 

«  Les  anciens  ont  obtenu,  avec  un  minimum  de 
gestes,  par  le  modelé,  et  ce  caractère  individuel,  et  cette 
grâce  empreinte  de  grandeur  qui  apparente  la  forme 
humaine  aux  formes  de  la  vie  universelle.  Le  modelé 
humain  a,  chez  eux,  toute  la  beauté  des  lignes  courbes 
de  la  fleur.  Et  les  profils  sont  fermes,  amples  comme 
ceux  des  grandes  montagnes  :  c'est  de  l'architecture. 
Surtout,  ils  sont  simples  ;  ils  sont  calmes  comme  les 
serpents  d'Apollon.  » 

Enfin,  la  Vénus  de  Milo  lui  fait  écrire  ces  remarques 
éloquentes  : 

«  Peut-être  les  dénominations  anatomiques  ont-elles 
eu  cet  effet  déplorable  d'imposer  aux  esprits  le  préjugé 
de  la  division  des  formes  corporelles.  La  grande  ligne 
géométrique  et  magnétique  de  la  vie  en  reste  comme 
brisée  dans  le  regard  du  passant  :  ces  analyses  théo- 
riques ont  altéré,  chez  les  non-initiés,  le  sens  du  vrai. 

«  Le  chef-d'œuvre  proteste  contre  cette  idée  factice 
et  fausse  de  la  division.  Ces  formes  concordantes,  qui 
passent  les  unes  dans  les  autres,  comme  ondulent  les 
nœuds  du  reptile,  et  qui  se  pénètrent  soudainement, 
c'est  le  corps,  dans  sa  magnifique  unité. 


IDÉES   ET   SENSATIONS  227 

«  Livré  à  lui-même,  l'ignorant  n'aperçoit  que  les 
détails  apparents  des  choses  ;  la  source  de  l'expression, 
la  synthèse,  seule  éloquente,  lui  échappe.  Il  est  regret- 
table que  la  description  anatomique  apporte,  en  quelque 
sorte,  des  arguments  à  l'ignorance  plastique  des  foules 
en  appelant  par  des  mots  leur  attention  sur  les  diverses 
parties  dont  se  compose  l'architecture  corporelle.  Ces 
mots  pédants,  biceps,  triceps  brachial  ou  crural,  et  tant 
d'autres,  ces  mots  courants,  bras,  jambe,  n'ont  point 
de  signification,  plastiquement.  Dans  la  synthèse  de 
l'œuvre  d'art,  les  bras,  les  jambes  ne  comptent  que  s'ils 
se  rassemblent  selon  des  plans  qui  les  associent  en  un 
même  effet.  Et  il  en  est  ainsi  dans  la  nature,  qui  ne  se 
soucie  pas  de  nos  descriptions  analytiques. 

«  Les  grands  artistes  procèdent  comme  la  nature 
compose,  et  non  pas  comme  l'anatomie  décrit.  Ils  ne 
sculptent  pas  tel  muscle,  tel  nerf,  tel  os  pour  lui-même  ; 
c'est  l'ensemble  qu'ils  visent  et  qu'ils  expriment  ;  c'est 
par  larges  plans  que  leur  œuvre  vibre  dans  la  lumière 
ou  entre  dans  l'ombre. 

«  Ainsi,  du  point  d'où  je  regarde  la  Vénus  de  Milo, 
tout  le  profil  de  trois  quarts  est  ruisselant  de  clarté, 
tandis  que  le  côté  opposé  baigne  dans  l'ombre.  A  peine, 
vers  le  bas  du  profil  de  trois  quarts,  distingue-t-on  des 
demi-teintes.  Plus  haut,  plus  loin,  la  tête  s'élève  et 
règne,  modelée  par  les  clairs-obscurs,  cependant  que 
les  lignes  reposantes,  les  lignes  penchées  du  dos  concer- 
tent leurs  mélodies  lentes.  Quelle  condescendance 
expriment  les  longues  lignes  douces  de  ce  dos  et  la  fuite 
des  reins  dans  la  demi-teinte  ! 


228  LE    VRAI    RODIN 


«  Sublime  orgueil  du  marbre  !  Vie  tranquille  de  l'âme 
corporelle  !  La  nature  est  une  harmonie  ininterrompue. 

«  Considérez  la  Vénus  sous  tel  profil  que  vous  voudrez. 
Celui  que  nous  admirions  tout  à  l'heure  est  d'une  beauté 
qui  appelle,  qui  impose  l'idée  de  l'éternel  ;  mais  déplacez- 
vous,  voici  un  autre  profil  :  il  est  également  marqué  du 
sceau  de  l'impérissable.  Tous,  ils  sollicitent  l'admira- 
tion et  la  tendresse,  ils  sont  heureux,  à  l'aise  dans  l'air 
calme, 

«  Cette  figure  a  la  variété  et  la  liberté  d'ime  fleur,  et 
l'artiste,  penché  attentivement  sur  elle,  se  relève,  reh- 
gieux  :  il  a  entendu  parler  Vénus. 

«  Je  tourne  autour  d'elle  ;  voici  un  autre  profil,  et  je 
regarde  la  figure.  Il  y  a  de  l'ombre  dans  cette  bouche  ; 
tout  à  l'heure  il  n'y  en  avait  pas  ;  au  dessin  s'est  ajouté 
le  modelé,  et  les  lignes  qui  hésitaient  se  décident.  Le  bord 
des  lèvres  est  un  peu  ourlé,  le  bord  des  narines  aussi, 
ce  sont  les  signes  de  la  jeunesse.  Cette  bouche  est  d'un 
dessin  d'école,  mais  sur  un  plan  de  maître.  L'erreur 
serait  de  chercher  la  commissure  des  lèvres.  Tout  est 
dans  le  plan  de  la  tète,  de  la  joue.  Cette  joue,  qui  m'appa- 
raît  en  profil  perdu,  cette  joue  est  toute  la  Sculpture, 
comme  une  vertu  est  toute  la  Vertu.  —  O  bouche  si 
simple,  si  naturelle,  si  généreuse  !  Elle  retient  des  milliers 
de  baisers  !  Impossible  d'échapper  à  son  charme.  Le  plus 
ignorant  visiteur  lui-même  en  est  touché.  Comme  on 
voit  bien  que  la  femme  a  posé  pour  la  divinité  ! 

«  L'àme  des  formes  respire  dans  la  vie  profonde  de 
ce  corps  palpitant.  Je  vois  sa  magnifique  armature  d'os 
comme  je  vois  ses  pensées.  Toute  cette  grâce,  cachée 


IDÉES   ET   SENSATIONS  aaç 

et  présente,  organisée  si  fortement  !  Par  delà  cette 
forme  douce  comme  le  miel,  où  l'œil  ne  surprend  ni 
noirs  ni  éclats,  mais  où  la  vie  coule  sans  cahots  ni  sur- 
sauts, claire  comme  l'eau  vive,  on  sent  si  bien  la  résis- 
tance d'une  ferme  et  puissante  charpente  !  Soutenue 
par  ces  bases  qui  ne  faibliront  pas,  assurée  de  leur  soli- 
dité, la  chair  bondit  avec  allégresse,  comme  si  elle 
voulait  échapper  à  ces  ombres  redoublées  qui  s'épais- 
sissent sous  les  seins  pour  les  faire  surgir,  tandis  que  la 
lumière  ardente  semble  émaner  du  torse. 

«  Et  la  haute  figure  adorable  fait  à  tous  l'accueil 
complaisant  de  la  vie. 

«  Les  ombres,  le  jeu  divin  des  ombres  sur  les  marbres 
antiques  !  On  peut  dire  que  les  ombres  aiment  les  chefs- 
d'œuvre.  Elles  s'y  accrochent,  elles  leur  font  une  parure. 
Je  ne  retrouve  que  chez  les  Gothiques  et  chez  Rem- 
brandt de  tels  orchestres  d'ombres.  Elles  en\'ironnent 
de  mystère  la  beauté,  elles  nous  versent  la  paix  et  nous 
permettent  d'écouter  sans  trouble  cette  éloquence  de 
la  chair,  qui  mûrit,  qui  ampUfie  l'esprit. 

«  Cette  éloquence  darde  sur  nous  la  vérité,  diffuse 
comme  la  lumière.  C'est  le  rayonnement  de  l'allégresse. 
Quelle  secrète  émotion  m'envahit  devant  la  grâce  mé- 
ditée de  ce  modèle.  Passages  ineffables  de  la  lumière 
à  l'ombre  !  Inexprimable  splendeur  des  demi-teintes  I 
Nids  d'amour  !  Que  de  merveilles  qui  n'ont  pas  encore 
de  nom  dans  ce  corps  sacré  !  » 


A  LA  RECHERCHE 


DE   LA   BEAUTÉ   UNIVERSELLE 


CEUX  qui  persistent  à  affirmer  que  Rodin  n'admire 
fjue  ses  propres  œuvres,  ceux-là  sont  des  gens  peu 
renseignés;  car  ce  n'est  plus  un  secret,  aujourd'hui,  que 
Rodin,  au  contraire,  collectionne  avec  une  passion  que 
lui  envient  sans  doute,  dans  le  ciel,  les  âmes  de  Dutuit 
et  de  Du  Sommerard. 

Avec  une  telle  passion,  oui,  qu'un  catalogue  de  toutes 
SCS  acquisitions  serait  déjà  une  chose  fort  longue  à  établir. 
Car  l'art  antique  et  l'art  médiéval  sont  abondamment 
rei)résentés  dans  les  vitrines  et  dans  les  salles  de  l'hôtel 
Biron  et  de  Meudon. 

Et  c'est  la  recherche  seule  de  la  Beauté  universelle 
qui  exerce  son  emprise  sur  Rodin  ;  il  est  assez  indifférent, 
en  effet,  à  la  matière  elle-même;  et  les  pièces  rares  ne 
le  tentent  point,  quand  elles  ne  sont  point  admirables. 

Mais,  pour  tout  ce  qui  est  beau,  avec  quelle  vivacité, 
avec  quelle  jeunesse  d'admiration,  il  exprime  sa  joie  ! 

Il  est  aussi  sensible  à  une  fresque  de  la  préhistoire 
qu'à  une  poterie  lacustre.  Il  croit  fermement  que  la 
Beauté  a  été  de  tous  les  temps  ;  et  c'est  cette  idée 
absolue  qui  rend  ses  collections  si  captivantes  et  si 
variées. 

30 


234  LE   VRAI   RODIN 


Visitez-les  durant  un  très  long  moment.  Vous  y  verrez 
rEgyi^te  représentée  par  ses  témoignages  religieux  et 
funéraires  :  peintures  murales,  objets  de  toilette,  porteuses 
d'offrandes,  éperviers,  statues  de  bois,  reines  de  l'époque 
Saïte,  etc.,  etc.  Puis,  voici  des  objets  de  l'ancien  Orient, 
de  la  Chaldée  et  de  l'Assj'rie  :  des  bas-reliefs  extraordi- 
naires ;  des  profils  d'officiers  et  de  rois  combattants,  de 
lionnes  et  de  lions.  Puis  encore,  des  têtes  de  reines  et  des 
frises  de  Perse. 

L'art  grec  a,  chez  Rodin,  également,  toutes  ses  sources. 
Un  grand  moulage  en  plâtre  de  l'Héra  de  Samos  dont 
l'original  est  au  musée  du  Louvre,  annonce,  à  l'hôtel 
Biron,  les  collections. 

Voici  des  sculptures  du  vi*^  siècle,  telles  qu'on  en  voit 
dans  les  musées  de  Delphes  et  de  l'Acropole.  Puis  des 
fragments  merveilleux  :  torses,  bras,  têtes  ;  des  détails  de 
la  grande  époque  de  Phidias  ;  et  Rodin  a  présenté  tout 
cela,  avec  amour,  surtout  à  Meudon,  dans  la  grande 
galerie  dite  des  antiques. 

Il  a  amassé  jalousement  de  quoi  orner  une  vaste 
salle  d'opulent  musée.  Chez  lui,  tous  ces  beaux  frag- 
ments sont  un  peu  entassés,  attendant  le  moment  d'une 
délivrance. 

Aussi  bien,  un  long  examen  est  nécessaire  pour  tout 
considérer  ;  mais  combien  lucide,  combien  enchanté, 
quand  le  maître  est  en  humeur  de  commentaires.  Alors, 
on  est  tout  de  suite  très  loin  des  textes  appris,  des  juge- 
ments des  professeurs  bâtés  et  des  conférenciers  épuisés. 

L'art  grec  expliqué  par  Rodin  !  Voilà  un  véritable 
gala  de  paroles  !  et,  pourtant,  tout  est  dit  par  lui  d'une 


Club'  iulr»  T»ll«>4l 


Vi:SinUI.i::i)r,CKAM)  mai  I.  DI;  I  a  VII.I.A  DI-S  BRII.I  ANTS   (A»  premier 

plan,  une  esquisso  de  VHomtitf  des  ptcmtfrs  rfgr»,  de  Kodin;  puis  dr«  fraKmrnt> 

nntiqurs  :  statues,  v.ises,  colonne»,  etc.v 


A    LA    RECHERCHE   DE   LA   BEAUTÉ   UNIVERSELLE     235 

façon  improvisée,  selon  l'inspiration  du  moment,  selon 
aussi  un  éclairage  nouveau  qui  intervient  et  change  les 
plans  des  ombres. 

Et  tout  est  affirmé  d'une  parole  convaincue,  mais 
pas  bruyante.  Il  semble  que  l'écho  de  son  admiration 
toujours  renouvelée  ne  doive  pas  aller  plus  loin  f^ue 
la  personne  de  son  interlocuteur  ;  et,  en  effet,  à  y 
réfléchir,  c'est  bien  pour  sa  propre  joie,  toute  seule, 
que  Rodin  dit  ces  choses  si  originales,  que  personne  ne 
recueille,  d'ailleurs,  pour  un  des  seuls  livres  d'art  propre- 
ment dits  que  l'on  devrait,  en  ce  temps,  pubher. 

Le  sublime  art  grec  !  C'est  pour  réentendre  un  écho 
de  ces  admirables  discours,  que,  souvent,  il  m'est  arrivé 
de  relire  les  lyriques  pages  suivantes,  choisies  dans  la 
très  belle  Histoire  de  l'art,  de  M.  Ehe  Faure  : 

«  Avec  lui  (Phidias),  le  modelé  n'est  plus  une  science, 
il  n'est  pas  encore  un  métier,  il  est  une  pensée  vivante. 
Les  volumes,  les  mouvements,  la  houle  qui  part  d'un 
angle  du  fronton  pour  aboutir  à  l'autre,  tout  est  sculpté 
par  le  dedans,  tout  obéit  aux  forces  intérieures  pour  nous 
en  révéler  le  sens.  Le  flot  vivant  parcourt  les  membres, 
les  rempht  tout  à  fait,  les  arrondit  ou  les  allonge,  modèle 
les  têtes  des  os,  et  ravine  comme  une  plaine  les  torses 
glorieux,  du  ventre  secret  au  tremblement  dur  des 
mamelles.  Par  la  sève  qui  monte  et  le  fait  battre,  chaque 
fragment  de  matière,  même  brisé,  est  à  lui  seul  un  en- 
semble mouvant  qui  participe  à  l'existence  de  l'ensemble, 
reçoit  et  lui  renvoie  sa  vie.  Une  solidarité  organique  les 
attache   invinciblement.    La   vie   supérieure   de   l'âme, 


236  LE   VRAI    RODIN 


pour  la  première  et  la  seule  fois  dans  l'histoire  mêlée  et 
confondue  avec  la  vie  torrentielle  des  éléments  indiffé- 
rents, se  lève  sur  le  monde,  ivre  et  forte,  dans  la  jeunesse 
immortelle  d'un  moment  qui  ne  peut  durer. 

«  Du  crépuscule  au  crépuscule,  les  frontons  déroulent 
la  vie.  En  eux  la  paix  descend  avec  la  nuit  et  la  lumière 
monte  avec  le  jour.  La  vie  grandit,  marche  sans  hâte, 
décroît,  des  deux  bras  de  Phoibos  qui  émergent  de  l'ho- 
rizon, tendus  vers  le  sommet  du  monde,  à  la  tête  de 
cheval  dont  le  corps  est  déjà  dans  l'ombre,  de  l'autre  côté 
du  ciel.  Toute  la  vie.  Sans  interruption  ses  formes  se 
continuent.  Comme  des  végétations  pacifiques  elles 
sortent  de  terre,  et,  dans  l'air  dont  elles  vivent,  unissent 
leurs  rameaux  et  mêlent  leurs  frondaisons.  Seules  ou 
enlacées  elles  se  continuent,  ainsi  que  la  plaine  où  se 
perd  la  colline,  la  vallée  qui  remonte  vers  la  montagne, 
le  fleuve  et  son  estuaire  qu'absorbe  la  mer  et  le  golfe 
qui  va  du  promontoire  au  promontoire.  L'épaule  est 
faite  pour  le  front  qui  s'y  pose,  le  bras  pour  la  taille  qu'il 
étreint,  le  sol  prête  sa  force  à  la  main  qui  la  presse,  au 
1)ras  qui  s'en  élance  comme  un  arbre  rugueux  et  soulève 
le  torse  à  demi  couché.  C'est  l'espace  sans  bornes  qui  va 
se  mélanger  au  sang  dans  les  poitrines,  et,  quand  on 
regarde  les  yeux,  on  dirait  qu'il  épouse,  au  fond  de  leurs 
eaux  immobiles,  l'esprit  qui  est  venu  s'y  reposer  pour  y 
recouvrer  sa  vigueur.  Le  cours  mécanique  des  astres, 
la  rumeur  de  la  mer,  l'éternelle  marée  des  germes,  la 
fuite  insaisissable  du  mouvement  universel  passent 
incessamment  dans  ces  formes  profondes  pour  y  fleurir 
en  énergies  intelhgentes. 


A    LA    RECHERCHE   DE   LA   BEAUTÉ   UNIVERSELLE     237 

«  Grande  et  solennelle  minute  !  L'homme  prolonge 
(continue  M.  Elie  Faure)  la  nature  dont  le  r>i;hme  est 
dans  son  cœur  et  détermine,  à  chaque  battement,  le  flux 
le  reflux  de  son  âme.  La  conscience  explique  l'instinct 
et  remplit  sa  fonction  supérieure,  qui  est  de  pénétrer 
l'ordre  du  monde  pour  lui  mieux  obéir.  L'âme  consent 
à  ne  pas  abandonner  la  forme,  à  s'exprimer  par  elle,  à 
faire  jaillir  de  son  contact  l'unique  éclair  ;  l'esprit  est 
comme  le  parfum  du  sensualisme  nécessaire  et  les  sens 
demandent  à  l'esprit  de  justifier  leurs  désirs  ;  la  raison 
n'affaiblit  pas  encore  le  sentiment  qui  puise,  en  l'épousant, 
une  force  nouvelle  ;  l'idéalisme  le  plus  haut  ne  perd 
jamais  de  vue  les  éléments  rét.ls  de  ses  généralisations,  et 
quand  l'artiste  grec  modèle  une  forme  immédiate,  elle 
resplendit  sans  effort  d'une  vérité  symbohque. 

«  L'art  grec,  à  ce  moment,  atteint  l'instant  philoso- 
phique. Il  est  un  devenir  vivant.  Idéaliste  dans  son  désir 
il  vit,  parce  qu'il  demande  à  la  vie  les  éléments  de  ses 
constructions  idéales.  Il  est  l'espèce  dans  sa  loi,  l'homme 
et  la  femme,  le  chevAl  et  le  bœuf,  la  fleur,  le  fruit,  l'être 
exclusivement  décrit  par  ses  qualités  essentielles  et  fait 
pour  vivre  tel  qu'il  est  dans  l'exercice  supérieur  de  sa 
fonction  moyenne.  Il  est  en  même  temps  un  homme,  une 
femme,  un  cheval,  un  bœuf,  une  fkur,  un  fruit.  La 
grande  Vénus,  paisible  comme  un  absolu,  est  voulue  par 
toute  la  race.  Elle  résume  son  espoir,  elle  fixe  son  désir, 
mais  son  cou  gonflé,  ses  beaux  seins  mûrissants,  ses  flancs 
qui  bougent  la  font  vivante.  Elle  prête  son  rayonnement 
à  l'espace  qui  la  caresse,  dore  ses  flancs,  fait  se  soulever 
ses  poumons.  Il  la  pénètre,  elle  se  mêle  à  lui.  Sur  les  pro- 


238  LE    VRAI    RODIN 


montoires,  près  de  la  mer  illuminée,  le  sculpteur  peut 
l'abandonner  à  l'étreinte  du  ciel  :  intacte  ou  mutilée,  elle 
est  l'insaisissable  instant  où  l'éternité  se  rencontre  avec 
la  vie  universelle. 

«  Cet  état  d'équilibre  (termine  M.  Elie  Faure),  où 
toutes  les  puissances  vitales  paraissent  suspendues  datis 
la  conscience  de  l'homme  avant  d'en  rejaillir  multi- 
pliées sous  des  formes  définitives,  donne  sa  force  à  tout 
le  grand  art  grec.  L'anonyme  d'Olympie,  Phidias  et  ses 
élèves,  les  architectes  de  l'Acropole  expriment  les  mêmes 
rapports,  le  même  univers  prodigieux  et  confus  ramené 
à  l'échelle  humaine,  la  même  raison  supérieure  aux  acci- 
dents de  la  nature,  et  subordonnée  à  ses  lois.  Mais  le  lan- 
gage de  chacun  reste  aussi  personnel  que  son  corps,  ses 
mains,  la  forme  de  son  front,  la  couleur  de  ses  yeux,  toute 
sa  substance  première  qui  s'écrit  dans  le  marbre  avec  le 
même  trait  que  l'ordre  universel  compris  et  extériorisé. 
Voyez  la  foi,  l'élan  presque  sauvage  du  statuaire  d'O- 
Ijonpie,  sa  phrase  rude  et  large  ;  voyez  la  rehgion.  l'é- 
nergie soutenue,  le  recueillement  de  Phidias,  sa  longue 
phrase  balancée  ;  voyez,  aux  frises  du  pourtour,  la  discré- 
tion de  ses  élèves  qui  n'ont  ni  sa  liberté  ni  sa  puissance, 
mais  qui  sont  nobles  comme  lui  et  calmes  comme  lui 
parce  qu'ils  vivent  comme  lui  une  heure  de  certitude. 
L'homme,  l'animal,  l'élément,  tout  consent  à  son  rôle, 
et  l'artiste  a  sur  tout  son  cœur  fraternel,  sur  toute  sa 
grande  âme  ouverte,  la  joie  de  ce  consentement.  C'est 
avec  le  même  esprit  qu'il  raconte  la  tiédeur  des  femmes, 
la  force  des  hommes  et  la  rumination  des  bœufs.  Vie  glo- 
rieuse comme  l'été  !  L'honune  a  saisi  le  sens  de  son  action, 


A   LA    RECHERCHE   DE   LA   BEAUTÉ   UNIVERSELLE     239 


c'est  par  ce  qui  est  autour  de  lui  qu'il  s'affranchit  et  s'amé- 
liore, c'est  par  lui-même  qu'il  humanise  ce  qui  est  autour 
de  lui.  » 

Rodiu,  avec  un  constant  enthousiasme,  a  réuni  aussi 
à  l'hôtel  Biron  et  à  Meudon,  des  Tanagras,  graves, 
voilées,  et  des  Tanagras  grotesques  :  petites  figures  de 
monstres  à  ventres  rebondis,  à  visages  ricanants,  à 
jambes  contrefaites  ;  tout  ce  qui  constituait  lart  de  la 
Grèce  familière. 

Et  les  statuettes  syriaques  se  mêlent,  dans  ses 
collections,  aux  canthares  d'Epigenes,  aux  coupes  de 
Chéhs,  parce  que,  i)our  ces  vases,  la  forme  en  est  gra- 
cieuse, et  que,  sur  leurs  flancs,  des  personnages  racontent 
des  détails  de  la  vie  antique. 

Et  voici  ensuite  combien  de  bas-reliefs  et  de  stèles 
funéraires  !  toute  une  longue  histoire  écrite  par  des 
gestes  expressifs  et  rythmés! 

Dans  une  autre  xàtrine,  Rodin  a  recueiUi  des  fragments 
de  l'âme  indoue  ;  des  parties  de  bas-rehefs  de  Mahavel- 
lipore  et  du  Mont-Abou  ;  des  bronzes  du  xiv«  siècle  et 
des  miniatures  du  xvii*^  siècle. 

Avec  (luelle  passion  il  parle  encore  des  temples  de 
ce  merveilleux  art  klimer!  Le  palais  d'Angkorvat,  sur- 
tout, où  une  frise,  dite  des  Apsaras,  représente  d'ex- 
traordinaires petites  danseuses,  aux  visages  souriants, 
aux  bras  recourbés,  aux  jolis  torses,  arrondis  et  pleins! 
Petites  danseuses  charmantes,  aux  yeux  ingénus,  qui 
se  survivent  dans  les  danseuses  actuelles  de  l'Extrême- 
Orient  ! 


240  LE    VRAI   RODIN 


Et  quels  éléphants  énormes,  magnifiques,  mangés 
par  les  luxuriances  d'une  flore  fantastique  ;  lourdes  têtes 
pensives  qui  émergent  des  arbres,  des  feuilles-parasols 
et  d'une  terre  pleine  de  sucs  ardents  ! 

Voyez  une  autre  vitrine.  Ici,  c'est  un  peu  de  l'âme 
de  la  Chine  monstrueuse.  Des  spécimens  de  l'art 
bouddhiste,  des  bas-reliefs  extraordinairement  réalistes. 
Puis,  des  fragments  de  déhcates  peintures  du  x^  siècle, 
des  peintures  d'animaux  et  d'enfants  ;  et  des  para- 
vents décorés  de  toutes  les  flammes  de  l'or  et  de  la 
couleur  ! 

Voici  encore  des  cloisonnés  des  Mings,  des  porcelaines 
et  des  sculptures  sur  bois  taoïstes  du  xviii®  siècle. 

Autre  vitrine  :  le  Japon. 

Statues  de  bois,  peintures  bouddhistes,  voici  de  nou- 
velles richesses.  Puis  des  estampes,  des  céramiques, 
des  netzkés,  bois  et  ivoire,  des  xvii^  et  x\aii6  siècles  ; 
tout  cet  art  charmant,  déhcat,  pittoresque,  ingénieux, 
qui  a  représenté  des  enfants,  des  animaux,  des  grotesques, 
et  qui  sont  patines  en  tons  de  pain  d'épices  ou  de  chicorée. 
Admirables  bibelots  familiers  que  Rodin  a  égrenés, 
çà  et  là,  et  qui  allège  la  gravité  des  fragments  de  pierre 
que  l'on  vient  de  considérer,  près  d'eux  ! 

Et  maintenant,  des  miniatures  persanes  voisinent  avec 
des  tapis  ;  et  des  figures  d'églises  romanes  précèdent 
des  fragments,  choisis,  d'art  ogival. 

Mais  ses  pièces  les  plus  rares,  Rodin  les  conserve  à 
Meudon  ;  et  il  y  a  telles  de  ces  très  antiques  effigies,  déjà 
notées,  qui  s'effritent  littéralement,  dès  qu'un  peu  d'air 
se  glisse  sous  la  cage  de  \erre  qui  les  abrite. 


A    LA   RECHERCHE   DE   LA   BEALTL    UNIVERSELLE      241 

Figures  enlevées  au  vide  absolu  des  tombeaux  ! 

A  l'exemple  d'Edmond  de  Concourt,  Rodin  pourrait, 
aussi,  touchant  sa  villa  de  Meudon  et  ses  collections, 
publier  une  seconde  Maison  d'un  artiste;  car  combien 
j'oublie  de  pièces  curieuses,  extraordinaires,  dans  cette 
rapide  revue  d'ensemble. 

De  l'art  moderne,  Rodin  n'a  retenu  —  je  l'ai  dit  — 
que   quelques  peintures. 

A  l'hôtel  de  Biron,  au-dessus  de  son  bureau  de  travail, 
il  garde  une  peinture  :  un  torse  de  femme,  peint  par 
Renoir. 

Mais,  rien  ne  vaut  pour  lui  la  découverte  d'une  sculp- 
ture antique,  que  ce  soit  un  torse  grec,  une  lionne  assy- 
rienne  ou    un    masque   chinois  ! 

Aussi  un  milliardaire  américain  ne  saurait  s'intéresser 
une  minute  à  une  telle  collection  ! 

Avril  içij. 


3» 


ESSAI  DE  CATALOGUE 


ANNEES 

1864.       I/homme  au  nez  cassé. 
1865-1870.  Travaux  chez  Carrier-Belleuse. 

1871.       Buste  d'Alsacienne. 
1872-1877.  Frises  de  la  Bourse,  à  Bruxelles  ;  et  travaux  décoratifs 
divers. 
Buste  du  D'  Thiriar. 
Divers  autres  bustes. 
I/Age  d'airain. 

Travaux  décoratifs  au  Palais  du  Trocadéro. 
1878-1879.  Tête  de  saint  Jean-Baptiste  prêchant. 
Divers. 

1880.  Saint  Jean-Baptiste  prêchant. 
Travaux  à  la  manufacture  de  Sèvres. 

1881.  Eve. 
Divers. 

1882.  Bustes  de  Jean-Paul  Laurens  et  de  Carrier-Belleuse. 
Divers. 

1883.  Buste  d'Alphonse  Legros. 
Divers. 

1884.  Bustes  de  Victor  Hugo  et  de  Dalou. 

1885.  Buste  d'Antonin  Proust. 
Divers. 


244 


ESSAI   DE  CATALOGUE 


ANNEES 


1886.  Buste  d'Henry  Becque. 
Le  Baiser. 

Première  esquisse  du  monument  à  Victor  Hugo. 

1887.  Persée  et  la  Gorgone. 

1888.  L'homme  qui  marche. 
Premiers  Bourgeois  de  Calais. 
Divers. 

1889.  Statue  de  Bastien-Lepage. 

Groupe  en  plâtre  des  Bourgeois  de  Calais. 

La  Pensée. 

Médaillon  de  M.  Octave  Mirbeau. 

Divers. 

1890.  La  vieille  heaulmière. 
Buste  de  Castagnary. 
Divers. 

i8gi.       Frère  et  sœur. 
Etc.. 

1892.  Buste  de  Puvis  de  Chavannes  et  d'Henri  Rochefort. 
Monument  à  Claude  Lorrain. 

1893.  Divers  groupes  :  plâtre,  bronze  et  marbre. 

1894.  Orphée  et  Eurydice. 
Divers. 

1895.  Les  Bourgeois  de  Calais  (bronze). 

1896.  Groupe  plâtre  du  monument  à  Victor  Hugo. 

1897.  Études  pour  le  Balzac. 
Divers. 

1898.  Balzac. 
Divers. 

1899.  Monument  du  Travail  (maquette). 
Buste  de  Falguière. 

Divers. 


ESSAI    DE   CATALOGUE  245 


ANNEES 

iqoo.        Statue  du  Président  Sarmiento. 

1901.       Victor  Hugo  (marbre  pour  le  musée  du  Luxembourg). 

Divers. 
1902-1903.  Divers  groupes. 

Les  ombres  (3  grandes  figures  —  plâtre). 

Etc.,  etc.. 
191 14.       Le  Penseur  'bronze). 

Buste  d'Eugène  Guillaume. 

Divers. 

1905.  Paolo  Malatesta  et  Francesca  do  Rimini. 
Décoration  de  la  villa  du  baron  Vitt.i 
Bustes  divers. 

Monument  à  RoUinat. 

1906.  Bustes  divers. 

1906  1912.  Bustes  ;  groupes  et  travaux  divers. 


TABLE  DES  CHAPITRES 


Portraits  de  Rodin 

Opinions 

Dans  la  majesté  du  dôme  des  Invalides   . 

Une  vie 

Le  peuple  des  statues 

La  porte  de  l'Enfer 

Les  Bourgeois  de  Calais.   .    . 
Le  Balzac   . 

Pages  d'Album 

De  quelques  plaisantins.    .    . 

Voyages 

Rodin  à  Meudon  .  

Idées  et  sensations 

A  la  recherche  de  la  Beauté  universelle   . 


I 

21 

47 

bl 

«7 
119 
129 
141 

«53 
167 

199 
213 
231 


TABLE  DES  GRAVURES 


Auguste   Rodin  .  FronUtpice. 

L'Age  d'airain 15 

La  Vague 29 

Ugolin 39 

Puvis  de  Chavannes 45 

Hôtel  Biron  (Façade  sur  la  Cour  dhonueur)  .    .  51 

Hôtel  Biron  (Rodin,  dans  son  principal  atelier).  53 

Hôtel  Biron  (Façade  sur  le  jardin) 57 

L'Homme  au  nez  cassé  .  7' 

Dalou 7$ 

Bellone S3 

Eve ...       95 

Jean-Paul  Laurens .       q7 

Saint-Jean-Baptiste.  10 1 

Faunesse 107 

L'Homme  des  premiers  âges 113 

La  Porte  de  lEnfer  (Détail.  Le  Penseur  123 

Le  Penseur '^7 

Les  Bourgeois  de  Calais 133 

Eustache  de  Saint-Pierre    .  '3S 

Un  des  Bourgeois  de  Calais  .  137 

Un  des  Bourgeois  de  Calais  .  '39 

Balzac 145 

Tôte  du  Balzac 149 

Victiir  Hugo  J'ointe  sèche)  ...  165 

32 


250  TABLE   DES   GRAVURES 


L'Appel  aux  armes 179 

L'Homme  qui  marche  (Hôtel  de  Biron) 195 

Villa  des  Brillants  à  Meudon  (Ensemble) 203 

Villa  des  Brillants  (Pavillon  d'habitation  et  Hall-Musée)   .  205 

Villa  des  Brillants  (Le  grand  lavoir) 207 

Villa  des  Brillants  à  Meudon  (Façade  d'un  château  élevé  à 

Issy) 211 

Villa  des  Brillants  (Vestibule  du    Hall-Musée) 235 


Universit^ia 
/       BIBLIOTHECA 


>  Ottûvienst» 


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ACHEVÉ    D'IMPRIMER 
Pour  JULES  TALLANDIER.   Éditeur 

Paul  HÉRISSE  Y.   Imprimeur 

A    ÉVREUX 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

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1  6  OCT  1970 


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