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Le Vrai
RODIN
NOMBREUSES ILLUSTRATIONS HORS
TEXTE. REPRODUCTIONS D'ŒUVRES ET
PHOTOGRAPHIES PRISES A L'HOTEL BIRON
ET A MEUDON. AVEC DES COMMENTAIRES
par
GUSTAVE COQUIOT
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EDITIONS JULES TALLANDIER
75, RUB DAREAU, 75, PARIS (14*)
= Tous droit! r«s<rv«s. —
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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Le Vrai
RODiN
IL A ETE TIRE A PART, DE CET OUVRAGE :
20 exemplaires numérotés de i à 20 sur papier
du Japon, des manufactures Impériales.
20 exemplaires numérotés de 21 à 40 sur papier
Hollande, de Van gelder-Zonen, d'Amsterdam.
Cliclt' M.iDuei
AUOrSTF RODIX
Le Vrai
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NOMBREUSES ILLUSTRATIONS HORS TEXTE,
REPRODUCTIONS DŒUVRES ET PHOTO-
GRAPHIES PRISES A L'HOTEL BIRON ET
A MEUDON. AVEC DES COMMENTAIRES
GUSTAVE COOUIOT
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DEUXIÈME EDITION
ÉDITIONS JULES TALLANDIER
75, RUE DAREAD, 75, PARIS (l4«)
Tout droit i ristrvJi.
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/-, • 1,1. I 1 T 11 1- inio Tous Jroils «le traduclion et de
Copuruililoi/JulesTallandierlOIS.
reproduclioa réservés pour lous pays.
PORTRAITS DE RODIN
CONSIDÉRONS certains de ses portraits à ce jour.
Hommes de lettres, peintres et sculpteurs ont
représenté Rodin à leur façon ; et elle n'est pas souvent
excellente !
Aussi bien, il ne fut guère possible de fixer littérai-
rement, ou par le modelé ou par la couleur, une person-
nalité aussi touffue et aussi complexe que la sienne ;
et l'on n'a guère pu, même après une étude appro-
fondie, qu'en inscrire que des aspects, qui sont bien-
tôt devenus, cependant, pour la plupart des gens, de
suffisants « clichés ».
Il sied, néanmoins, de parler de quelques-uns de ces
portraits, au moins des plus connus, eu commençant
par deux portraits « Littéraires », également curieux.
Le premier, ^I. Léon Riotor l'a signé. Ce critique d'art
et ce bon poète nous dit :
« L'fiomme vient à vous, les vêtements taches de plâtre,
hésitant et timide. Une médaille de Ringel le montra,
les cheveux drus, la barbe flavescenie, l'œil naïf mais
positif. Le front est puissant, le nez inquisiteur, le bas
LE VRAI RODIN
du visage noj^é dans sa lourde barbe, sur une de « ces
« fortes encolures aimées de Balzac (ceci emprunté
« à M. Daniel Baud-Bovy), qui unissent plus intime -
« meut le cœur au cerveau ». // a des étonncments bon
enfant. Le buste un peu épais, tel que le révèle ailleur s
W^^ Claudel, trapu et tranquille, son geste a de la force.
Vous examinant sans que vous vous en doutiez, il prend
des notes, et prolongeant les contemplations silencieuses,
vous écoute volontiers sans vous entendre. Ses yeux
ont des abîmes lointains. »
Ici, je fais tout de suite une confession, dont M. Léon
Riotor, je l'espère, ne me gardera pas rancune.
J'ai cru devoir souligner les phrases qui relèvent
évidemment de la Littérature, ou plus exactement qui
pourraient convenir à un tout autre artiste que Rodiu.
D'autre part, il est étonnant de voir que M. Riotor
s'en rapporte à une médaille de Ringel, pour commencer
la « description » du maître qu'il admire ; car cette
médaille est notoirement incomplète, et, ce qui est plus
grave, banale.
Il y a bien aussi cette phrase : les vêtements tachés de
plâtre, qui fera un peu sourire ; car elle est trop conven-
tionnelle ; mais, j'en conviens, cette phrase aide beau-
coup à camper un portrait qui s'adresse surtout à la
majorité des visiteurs dos Salons.
Voyons, maintenant, le second portrait littéraire.
Celui-ci a pour auteur M. Gustave Geffro}', l'éminent
critique d'art, qui dirige avec tant de clairvoyante
intellicrence la manufacture des Gobelins.
PORTRAITS DE RODIN
Voici ce portrait tout au long : « L'homme, il est là
devant vous, les vêtements tachés de plâtre, (qu'il me soit
permis de souligner encore certaines phrases !) les mains
poissées de terre glaise. Il est petit, trapu et tranquille.
Tous les traits du visage apparaissent à la fois, car tous
ils sont caractéristiques. Entre les cheveux coupés court
et la longue barbe qui descend à flots blancs sur la poi-
trine (évidemment ceci remplace 1 epithète flavescente,
soulignée plus haut) , un visage fin, passant du distrait
au soucieux, et du soucieux au souriant, se masque de
préoccupations et s'éclaire de joie paisible et de sérénité
silencieuse. Le front, un peu mystique et vaguement
ogival, mais très étendu et bien bossue, est fait pour
enclore et pour sceller des pensées nombreuses. Le nez
droit achève un profil comme les profils de moines
sculptés aux portails des cathédrales. Mais ce moine
paterne et subtil est armé de volonté ; hanté dans sa
cellule d'artiste par les inquiétudes et aussi parles certi-
tudes modernes. Le regard et la voix sont dans un accord
rare, regard aigu et brillant, qui rassemble la lumière
et la couleur bleu pâle de l'œil, voix douce, intime,
pénétrante, avec un étonn:ment bon enfant et un rien de
causticité toujours présent datis le rire. »
Le portrait, certes, est achevé; et il tient, celui-ci,
et de la Littérature et de la Sculpture.
M. Léon Riotor. le premier, l'a fort goûté ; car il lui
a beaucoup emprunté ; mais cela ne gène pas, cela précise,
au contraire, et fixe davantage le « cliché » dans les
mémoires paresseuses.
LE VRAI RODIN
On a lu encore que Rodin « avait », quand il
apparut à M. Geffroy : les vêtements tachés de plâtre,
les mains poissées de terre glaise ; mais ce détail, abon-
dant, est peut-être, somme toute, utile, pour bien se
représenter un sculpteur, même illustre !
Quoi qu'il en soit, si nous confrontons ces deux
portraits, ils nous permettent de retenir des points
principaux, assez importants, ma foi ! pour dresser
« le portrait littéraire » de Rodin.
Aussi bien, du reste si l'on s'imposait l'affligeante
corvée de débusquer d'autres portraits de tant de
gazettes et de revues, l'on aurait bientôt à endiguer un
tel flot de sottises et de jugements ridicules, que la tâche
serait au-dessus du plus extraordinaire courage !
En effet, de cet homme si simplement épris de son
travail, si simplement admirable statuaire, n'a-t-on
pas osé écrire qu'il était thaumaturge, apôtre et mage,
et bien d'autres choses encore ? et, bien entendu, ce sont
surtout les femmes dites de lettres qui se sont hysté-
risées à le recouvrir de ces absurdes et niaises louanges.
Et ce n'est pas tout ! Ont-elles, en effet, assez
multiplié les conférences consacrées à Rodin, — pour
ne rien dire, pour rabâcher les plus déplorables « ponts-
neufs », pour arriver à détourner du grand statuaire de
pacifiques auditeurs, ahuris par tant de propos jetés
à tort et à travers !
Dans ces conditions, il est donc tout à fait indiqué
de s'en tenir aux deux portraits qui résument, au fond,
tout ce qu'il est nécessaire de connaître, pour l'instant,
du moins.
PORTRAITS DE RODIN
D'ailleurs, il y a maintenant les renseignements
fournis par les peintres et par les sculpteurs.
Examinons-en donc quelques-uns.
Je me bornerai aux portraits que Rodin, fidèle à ses
amitiés, conserve en sa villa de Meudon, et que, de con-
cert avec Karl Boès, nous eûmes le plaisir de reproduire,
en 1900, dans un numéro spécial de la Plume.
Le premier portrait en date est un portrait de jeunesse,
par Bamouvin.
H est sommaire et fruste, sans indication véritable.
C'est un Rodin sans moustache et sans barbe. Ce Bar-
nouviu était un 'peintre consciencieux, mais peu habile.
C'est une œuvre exécutée par un Holbein de hameau.
En 1882, Alphonse Legros, l'excellent peintre-gra-
veur français, retiré^ et mort à Londres, a fait, lui,
un portrait plus ^substantiel, et, heureusement, plus
vivant.
C'est un profil brutal et fort, tenace et résolu. Une
très belle œuvre ! Néanmoins, ne la confrontez pas avec
le portrait écrit par M. Léon Riotor : vous seriez
déconcerté.
Certes, il y a des années d'écart entre ces deux verdicts ;
mais l'un n'est pas du tout contenu dans l'autre. Je ne
veux pas rechercher lequel des deux s'est trompé ; mais
celui-là, il s'est trompé singulièrement.
Eugène Carrière, on s'y attend, a portraituré aussi
Rodin. Car Carrière était hanté, comme Pierre Petit, du
désir de portraiturer tous les gens notoires ou sur le
point de l'être.
LE VRAI RODIN
En dehors de ces gens-là et de sa famille, rien, à peu
près, ne l'intéressait.
C'est pourquoi la plupart des critiques et tous les
« amateurs d'art » n'ont point] manqué de répéter à
satiété qu' « il était un peintre de forte culture » !
Eugène Carrière s'est donc attaqué à Rodin, même
plusieurs fois. Il y a un portrait peint et une lithographie :
Rodin de face, et Rodin, dans un clair-obscur, mode-
lant une de ses œuvres.
I^e Rodin de face est une interprétation hors de
toute mesure. Aucune ressemblance ph3-sique ou morale.
Une effigie peinte avec virtuosité, sans aucun doute,
avec beaucoup de profondeur ; mais rien de Rodin,
très certainement !
La lithographie, elle, est plus proche de la vérité.
Elle comporte un intérêt dramatique à peu près suffi-
sant.
C'est un Rodin volontairement nuageux, toutefois,
dont la main en avant est sans anatomie puissante. C'est
une image qui plaît ; mais, pour l'admirer vraiment,
il ne faut pas trop connaître le maître, autrement rageur
au travail.
Trois tentatives picturales restent, puis un dessin
tout à fait louable qu'a signé J.-F. Raûaëlli et un por-
trait de Rodin par lui-même.
lya première des trois huiles est de ce peintre exo-
tique qui a considéré la peinture comme un flux
d'humeurs coloriées : elle est de John Sargent qui
revit, aujourd'hui, dans ce pommadin de la mode qui
se nomme Boldini.
PORTRAITS DE RODIN
John Sargent a représenté Rodin de telle façon que
c'est, à coup sûr, un outrage à l'amitié.
Les yeux sont mornes et tout le visage est languissant.
C'est une peinture faite comme après une nuit de veille,
une gageure !
Par contre, M. Jean-Paul Laurens, qui personnifie si
parfaitement par sa Milgarité l'Institut, a vu en Rodin un
ascète au visage émacié, aux yeux battus de fièvre dans
des orbites trop creuses.
Pour qui a vu, réellement vu Rodin, si vivant, si fort,
si alerte toujours, il est bien impossible de croire à la
sincérité d'un tel portrait.
Enfin, la troisième de ces tentatives.
Elle est, heureusement, celle-ci, d'une fantaisie supé-
rieure.
Elle représente un Rodin coiffé d'une calotte franque,
et elle compose le simple détail d'une frise, que le Pan-
théon, avec tant d'autres laideurs, hospitalise. J'avoue,
pour être juste, que l'on reconnaît mieux ses voisins
Gambetta et Clemenceau. Ce dernier est même représenté
ici tel qu'un parfait Tartare.
Voyons l'apport des sculpteurs.
D'abord, le buste exécuté par M^^^ Camille Claudel.
Ce buste, qui a été très inspiré par Rodin — des
parties de modelé, à dire vrai, le laissent croire —
n'est pas, néanmoins, autrement impressionnant.
Il réédite l'air morne que M. Jean-Paul Laurens a si
bien figé dans son portrait.
Assurément, après l'avoir considéré bien souvent.
10 LE VRAI RODIN
je n'ai jamais retrouvé dans ce buste « le front un peu
mystique et vaguement ogival >>, qui est une des trou-
vailles littéraires du portrait écrit par M. Geffro}' ; —
et non plus « ce profil comme les profils de moines
sculptés aux portails des cathédrales » !
Jules Desbois a modelé également un buste d'après
Rodin ; mais, malgré de nombreuses séances, il ne s'en
déclara point satisfait ; et, cependant, Desbois est un
habile sculpteur, qui a signé maintes fois d'admirables
bustes.
Rodin, « très complaisant modèle », a posé encore
devant d'autres modeleurs ; mais il est plus décent de
ne pas même mentionner ces vaines tâches. Rodin par
Dalou, voilà quel était le buste à faire ! Mais les deux
amis se séparèrent, désunis, comme je le dirai plus loin,
par la commande du Monument à Victor Hugo.
I^es autres portraits de Rodin, il me reste à consi-
dérer celui que J.-F. Rafïaëlli a dessiné pour la Revtie
illustrée; et le portrait de Rodin par lui-même.
A vrai dire, le premier de ces portraits est très
près du modèle ; il le certifie à l'époque où il fut
exécuté.
L'attention qu'apporte ici le sculpteur à modeler
une petite figure, posée sur une selle, est autrement
attachante que le geste flou qui caresse, dans la litho-
graphie de Carrière.
On voit un Rodin méditatif, attentionné, très soli-
dement campé malgré le flottement de la longue blouse
de travail.
Le profil est nettement vigoureux ; le front est têtu.
PORTRAITS DE RODIN
un peu bas ; il bute presque contre la statuette. Il y a
l'achamement du créateur; tout ce dessin est volontaire,
tendu.
C'est un des meilleurs de la bonne douzaine d'excel-
lents portraits que Raffaëlli a réalisés d'après certains
de ses amis.
En attendant la véritable effigie d'aujourd'hui, c'est,
à la date d'hier, une vivante et caractéristique phy-
sionomie de Rodin.
Mais, certes, le portrait de Rodin par lui-même est le
plus curieux.
C'est un dessin au crayon, tout à fait significatif, et
qui fait partie aujourd'hui de la très belle collection de
M. Olivier Sainsère, le conseiller d'Etat.
Ce portrait représente Rodin de face, vers la cin-
quantaine. Il est divisé en deux parties très nettes :
lumière et ombre. Le caractère en est violemment
marqué; et le regard est bien celui d'un visionnaire
ardent.
Ce dessin est tout désigné pour le ]Musée du Louvre.
Il y prendra sa place au milieu des plus merveilleux
dessins de maîtres.
Maintenant — et pour en terminer ! — faut-il dire
un mot des portraits de Rodin, livrés par tous les photo-
graphes du monde ?
Ma foi ! ces choses-là, nombreuses pourtant, contien-
nent trop, en général, de maladroites retouches. Je passe
aussi sous silence bien d'autres essais stupéfiants — en
exceptant toutefois, j'y pense, un intéressant profil de
Rodin, dessiné par M. Loys Delteil ; — et, ceci dit.
12 LE VRAI RODIN
qu'on n'attende pas de moi, à présent, le portrait du
vrai Rodin.
Et voici pour quelle raison : parce que, tout simple-
ment, je crois qu'il est tout à fait impossible de le faire.
On ne résume pas en quelques lignes, et même en un
livre — qui ne se peut accompagner de lettres, de sou-
venirs intimes, de mémoires au jour le jour — une telle
personnalité !
Est-ce donc par désir de mystification que j'ai écrit,
sur la couverture de ce livre : Le vrai Rodin ?
Assurément non ! Je voulais — et je veux seulement
faire entendre ici que, toutes les fois que j'en aurai
l'occasion, je chercherai à donner des notes prises à bon
escient; je fixerai quelques points jusqu'à ce jour
imprécis ; — et je ne chercherai pas autre chose ! J 'estime
que c'est là une tâche suffisante, pour le moment. Plus
tard, quand on pourra tout raconter, il sera alors pos-
sible, vraiment, à celui-là qui sera bien renseigné, d'écrire
un livre plus attachant, certes, que tous les romans du
monde !
Cela affirmé, me voilà à l'aise. Je ne vais écrire, con-
cernant le vrai Rodin, qu'une manière d'esquisse, que,
plus tard, on « augmentera », comme on dit en argot de
sculpteur.
Oh ! je le dis d'avance : c'est alors que beaucoup de
légendes et de racontars se multiplieront ; car nul n'est
plus accueillant que Rodin. Et qui, en conséquence,
l'aj-ant approché, ne voudra inventer sur lui son anec-
dote ?
Evidemment, il y aura beaucoup moins à dire sur un
PORTRAITS DE RODIN 13
Degas, un Claude Monet ou un Renoir ; car ceux-là,
ils ont défendu leur porte ; et personne n'osera se
vanter d'une « intimité », qui serait risible aux yeux
mêmes des moins informés.
En effet, on se répète des mots cruels de Degas ;
on commente plus ou moins utilement l'œuvre de Renoir
et celle de Monet ; mais c'est tout ! Quand on veut en
raconter davantage, on reste interdit !
Rodin, lui, au contraire, a cru au monde (mais Velaz-
quez, Rubens, ont été, eux aussi, des artistes de ce genre);
son extrême politesse lui a fait perdre du temps à rece-
voir, à assister à des banquets et à des fêtes qu'on lui
imposait ; et, certes, l'on ne peut pas avancer que cela
lui a mal réussi, puisqu'il est devenu une sorte de héros
univ^ersel.
Et qu'avons-nous, au bout du compte, à y voir ?
Mais, d'ailleurs, il n'a pas rencontré que des impor-
tuns ! il sait qu'il peut compter sur des amitiés sincères.
C'est de l'une d'elles que je voudrais parler tout de
suite ; car elle est, celle-là, pour Rodin, sans limite.
M , appelons-le Dupré, par exemple..., M. Dupré,
donc, est un avisé dilettante, que le tout-Paris artiste
recherche.
Oh ! je n'ignore pas que ce mot : dilettante, ne con\âent
guère à cet homme qui s'est jeté avec frénésie dans les
ateliers de tous les véritables artistes. Dilettante, c'est
presque, aujourd'hui, un terme injurieux. Hiiysmans
en a fait le divertissant procès que l'on sait, dans
Certains. Un dilettante, c'est, en somme, le plus cuistre
des amateurs.
14 LE VRAI RODIN
C'est fort bien ! Mais M. Dupré a commencé par être
un grand voyageur, à aimer les prodigieux spectacles
maritimes, avant que de se réfugier à Marseille, où il y a
encore de la mer admirable ; et c'était entre ses congés
d'autrefois qu'il venait à Paris, qu'il visitait un atelier,
puis un autre ; qu'il achetait, toutes les fois qu'il le
pouvait, estimant avec raison que les meilleurs éloges à
un artiste consistent surtout dans l'achat de l'une de ses
œuvres.
Et cette enviable vie a duré longtemps, errante
d'Angkor au Japon, ou des Indes au Brésil. Bien sou-
vent, de quart sur son bateau, M. Dupré rêvait.
Il rêvait à la Beauté, à de belles peintures, à de belles
sculptures, à de beaux livres; et, vite, dès qu'il débarquait
à Brest, à Cherbourg, à Marseille, ou à Bordeaux, il
accourait à Paris, près de vous : Desbois, Charles
Maurin ; — et, pour le bouquet, il allait rendre visite à
Rodin.
Il trouvait qu'on n'accordait jamais une justice assez
complète à ce statuaire. Il vous enflammait de ses
propos. Il inventait chaque jour des termes colorés pour
le glorifier.
Je me souviens ainsi d'une réunion au Café de Fleurus,
qui dégénéra en tumulte.
Comme certains des assistants vantaient ce soir-là l'Ins-
titut, et toute la sculpture fléchissante. M. Dupré se leva,
magnifique, et, pendant plus d'une heure, il pérora, ana-
thématisant, avec des mots convaincants, tout le labeur
si inconnu aujourd'hui des Thomas et des Dumont,
alors professeurs à l'Ecole des Beaux-Arts.
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PORTRAITS DE RODIN 15
Ce fut lyrique et ce fut superbe. Puis, le discoureur
loua Rodin.
Une entière gratitude nous étreignait, nous, encore
dans les ateliers, pour tant de beauté expliquée avec
cette ferveur.
Rodin, ce soir-là, nous fut commenté, expliqué, im-
posé avec une force et un courage expressifs.
C'était le temps, précisément, où l'Age d'airain s'oxy-
dait dans une petite allée du jardin du Luxembourg.
On avait placé cette statue au hasard; à l'Adminis-
tration des Beaux-Arts, il ne faut pas en demander
trop !
Pour une troisième médaille au Salon — s'exclamait-on
à l'Ecole et à l'Institut — c'était certes une trop belle
place !
La Velléda, de Maindron, et le Roland furieux, de
Jehan du vSeigneur, « œuvres pourtant bien supérieures
à \'Age d'airain ! » n'avaient pas été aussi bien traités ;
et il y eut, je me souviens, à l'Ecole, une pétition pour
demander l'enlèvement de cet « homme nu, si manifeste-
ment incompréhensible, qu'on l'avait appelé successi-
vement le Soldat blessé, le Réveil de l'humanité, VAge
d'airain » !
Pauvre Jardin, pauvre Musée du Luxembourg, que
de sottises ils entendaient alors !
Je me rappelle également qu'un de nos professeurs
daignait nous conduire lui-même au Musée, pour tâcher
de nous imposer l'admiration des œuvres de Bonas-
sieux et de Dumont. Falguière, si sage pourtant et bien
que professeur à l'Ecole, était, par contre, tenu en
l6 LE VRAI RODIN
moindre estime. S'il ne faisait pas de la meilleure sculp-
ture que ses collègues, il en pressentait une autre ;
c'était suffisant pour lui attirer des sarcasmes.
Sou Jeune chrétien blessé ralliait, seul, quelques parti-
sans.
Un détail technique : par haine de Rodin, on ne se
contentait pas de laver la terre pendant l'exécution de
la figure de la semaine, on la lavait encore quand on la
jugeait terminée ! Le cliché : « Rodin modèle avec des
trous ! » date de ce temps-là.
Ah ! l'on n'en était pas à une sottise près !
C'est avec M, Dupré que, pour la première fois, j'ai
visité l'atelier si honni de la rue de l'Université, par
une belle matinée de juin, avec du soleil plein la cour du
Dépôt des Marbres.
Tel que m' apparut Rodin, M. Gustave Geffroy, aux
premières pages, vous l'a dit, tenez !... Toutefois, je ne
crois pas que, de ma première visite, j'aie retenu une si
complète description physionomique.
Heureusement, M. Dupré parlait.
Il avait, à propos d'une petite figure, entamé un dis-
cours sur les temples cambodgiens ; et, intarissablement,
il bavardait.
Rodin l'écoutait en souriant, et en hochant la tête ;
il avait l'air de s'intéresser extrêmement à ce que son
ami disait ; mais, comme le discoureur ne tenait pas
en place, tournant sans cesse autour des selles, menaçant
peut-être pour les plâtres posés dessus, Rodin le suivait,
les bras tendus, pour protéger ses œuvres.
J'étais, moi, un peu interdit, et je redoutais une catas-
PORTRAITS DE RODIN 17
trophe : une figure tombant quand même, ou M. Dupré
chancelant sur une terre fraîchement modelée.
Heureusement, tout se passa sans encombre.
Dans un second ateher, la Porte de V Enfer se dressait.
C'était elle surtout qui attirait les visiteurs.
On la venait voir comme une des merveilles du monde ;
et elle justifiait ce que l'on en racontait.
Par la porte ouverte de l'ateher, le soleil entrait à
pleins rayons et baignait les petites figures, accro-
chées après la Porte, ou amoncelées pêle-mêle à sa
base.
Et il y avait une autre damnation éparse dans l'ate-
lier : des corps prostrés, des jets éperdus de bras, des
dos bombés par l'effort, toute une mythologie réalisée
avec une passion désordonnée.
Rodin, au milieu de cette œuvre poignante, se tenait
maintenant sans un geste, M. Dupré ayant arrêté sa
marche.
Et Rodin pouvait parler, à présent ; il expliquait des
choses menues, la voix paisible, hésitante.
Il n'avait pas de révolte quand son interlocuteur lui
parlait des batailles anciennes, et de toutes celles qu'il
devrait encore livrer, parce qu'il était Rodin, simple-
ment.
Il avait l'air, d'ailleurs, d'être parfaitement sûr de
les gagner, ces futures batailles.
Mais ce n'était pas le fait d'une résolution exprimée
par le verbe et par le geste ; même pas une affirmation
volontaire, précise.
Rodin, tout naturellement, sans exprimer un mot à ce
3
l8 LE VRAI RODIN
sujet, croyait — c'était visible ! — en son obstination
têtue, à sa patience qui caractérise, à n'en pas douter, la
meilleure forme de son génie !
Je ne pense pas m'être trompé en comprenant ainsi
son impassibilité souriante, devant les propos de son
ami. Il se sentait fort, résolument, placidement. Il
n'avait pas besoin de l'affirmer à haute voix, à quiconque.
Il suffisait qu'il se le répétât pour lui, au profond de lui,
à voix basse.
Et il comptait aussi beaucoup sur sa politesse.
Après bien des épreuves, elle est restée entière.
Alors, tous les samedis, rue de l'Université, ses ateliers
étaient ouverts aux visiteurs.
Ils ne lui manquaient pas.
Il a nettement préparé son succès à l'Exposition de
1900, en accueillant tous les Américains, tous les Alle-
mands, tous les Italiens, tous les Anglais, et jusqu'aux
Scandinaves les plus exigeants.
Il avait eu cette sagesse de ne jamais se mêler aux
parlottes de café. Il n'allait point dans les tavernes
d'artistes. Il se tenait soigneusement à l'écart des « scul-
ptiers » de l'Institut ou d'ailleurs, qui déversaient à
pleins tombereaux, sur les places de Paris, les encom-
brants amas de leurs productions.
Aux premiers jours de la Société nationale des Beaux-
Arts, on l'avait vu, cependant, assister aux opérations
du Jury. Cela dura peu.
Aujourd'hui, il ne s'y rend plus. Ce bref stage
d'écœurement lui suffit .
Il n'éprouve même plus d'intérêt à lutter contre la
PORTRAITS DE RODIN 19
jalousie épileptique de certains membres du Jury ;
et surtout contre ces louches conspirations, chuchotées
dans de tristes conciliabules — et que l'arrivée du scul-
pteur Desbois, qui a toujours défendu Rodin avec cha-
leur, coupe d'un brusque : « Taisons-nous, voilà Des-
bois ! »
Piètre Société nationale, si amputée, en vérité,
si débile qu'elle ne vit plus que de l'afflux du sang
étranger !
]\Iorne Société nationale où, en effet, les Suédois, les
Moldo-Valaques, les Siamois, les Patagons abondent !
Lamentable cohue qui n'a pas su se donner des chefs
tels que Degas, Renoir et Claude Monet !
Du reste, Rodin n'expose plus que de temps en temps
dans la vaste et froide rotonde de cette bâtisse, que
notre République si athénienne a prétentieusement
appelée : Le Grand Palais !
C'est que, plus que jamais, il se rend compte qu'il
demeure un extraordinaire barbare parmi la horde des
exposants ; et il a entendu tant de sottises autour de
ses fragments de statues, qu'il persiste à montrer ainsi
que d'irrécusables témoignages d'incomparable modelé !
Comme tout se décroche et tombe, pourtant, malgré
les armatures intérieures; comme toutes les statues
sébacées fondent et coulent, dès qu'une main seulement,
modelée par Rodin, apporte ici la \'ie frémissante!
Une de ces mains dont Gustave Kahia a pu dire :
« Rodin est le sculpteur des mains, des mains furieuses,
crispées, cabrées, damnées. En voici qui se tordent
comme pour saisir le \àde, le ramasser et le pétrir, en
30 LE VRAI RODIN
faire comme une boule de neige et de guignon à jeter sur
le passant heureux ; en voici une formidable, qui rampe,
violente, sillonnée de crevasses, avec un mouvement
forcé de tentacules, avec un mouvement comme d'une
bête forcée, éclopée, marchant encore vers un invisible
ennemi sur des moignons sanglants; en voici une qui
s'écrase sur une surface lisse et vide, d'une pesée décidée,
d'un agrippement inutile, les doigts glissant sur le vague
comme l'argument d'innocence sur la cervelle du bour-
reau. Une autre semble encore tordue d'un violent eJBFort
pour retenir de l'or, une femme, une vérité, renoncer et
laisser s'envoler la bulle irisée, et souffrir et trémuler
encore de l'effort qui la contracte. »
Mais cela, je le sais, ne barre point les propos stupides ;
fait surgir, au contraire, des anecdotes niaises, des
racontars épuisés ; et des dos s'arrondissent, et des
épaules se soulèvent, convulsées ; et des bouches, aux
dents mauvaises, se contorsionnent : c'est la foule des
« sculptiers » qui ricane !
Rodin entend ; il passe, impassible.
Il songe à sa sculpture, à son travail qu'il va reprendre
tout à l'heure ; et, lui aussi, il sourit ; mais autrement !
Voilà un des aspects du vrai Rodin !
OPINIONS
DAXS l'abondante moisson de gloire qui fut en-
grangée pour Rodin, et où un louable froment
se mêle si souvent à l'ivraie, je vais choisir quelques
gerbes, reliées entre elles par le même lyrisme un peu
désordonné, qui fit s'élever, en riposte, tant de haines
furieuses et tant de sottes injures. Mais, aussi bien,
cette petite moisson-là, faite sur l'autre, sera précieuse :
elle contiendra, à peu de chose près, tout le meilleur
de ce qui fut récolté pour Rodin ; et il est utile de
montrer ce meilleur-là par parties : on ne montre
jamais assez les choses essentielles.
Le plus modéré et le plus exact des articles, un cri-
tique judicieux, M. Raj-mond Bouyer, l'écrivait en juil-
let 1900. Il disait, en substance :
« Rodin ! C'est un souvenir aussi de la Renaissance
qui nous assaille, aussitôt que nous abordons son œuvre,
un souvenir de la salle claire de notre Louvre où les
Deux captifs de Michel- Ange jettent leur soupir ou leur
cri, de chaque côté de la Porte monumentale : ces deux
âmes en exil sont les aïeules de ce génie déconcertant et
24 I^E VRAI RODIN
grand. Du bloc jaillit l'être qui se tord ou la pensée qui
sommeille. Rodin réalise tardivement le romantisme
de la statuaire : quelques natures l'avaient entrevu,
Rude, Clésinger, Carpeaux, Barye ; aucun artiste
n'avait été plus résolument farouche, aucun n'avait
encore violenté plus audacieusement la forme pour en
extraire de l'âme. C'est ainsi qu'il faut envisager l'art
fruste et mouvant de Rodin.
« Entre Phidias et Rodin, entre l'antique pur et le
moderne idéal, tout un abîme ; un abîme où s'engouf-
frent sans espoir les damnés de la Porte de l'Enfer, où
s'avancent héroïquement les Bourgeois de Calais, où
Balzac profile sa silhouette informe, hardiment vraie,
moliéresque ou shakespearienne. Le romantisme, avec
Stendhal, avait prévu cette crise de la plastique qui
chercherait à « dépasser « l'antique ou tout au moins
à créer, tout autrement que lui, de la vie par de la forme.
A la statuaire païenne, qui aurait pu dire avec le poète :
Je hais le mouvement qui déplace les lignes;
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
la statuaire ultra-moderne peut répondre avec roman-
tisme, avec le sombre accent de la matière dure :
Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,
C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans ;
Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel- Ange...
« C'est la « sculpture pittoresque », de\'inée par
Baudelaire, qui tourmente le bronze et le marbre, opi-
niâtrement, qui fouille les portraits et les bustes, qui
OPINIONS 2=;
s'essaie dans les dessins en couleurs ou dans les pointes
sèches, gravant les traits de Victor Hugo. C'est l'affir-
mation du moi contemporain. En 1855, Gustave Courbet,
avenue Montaigne, en 1867, Edouard Manet, avenue de
l'Aima, s'isolaient pour manifester leur volonté ; en 1900,
de même, Auguste Rodin.
« Je relis ces lignes (termine M. Raymond Bouyer) — et
j'ensuis mal satisfait, ce qui est fort naturel, puisqu'elles
émanent de moi-même... J'en lis d'autres, qui ne me
satisfont guère davantage... Rodin me semble toujours
méconnu — non seulement Rodin portraitiste, mais
Rodin créateur — méconnu surtout par ses fervents :
c'est que, en haine des « maçons » qui ne parlent que de
modèles, d'ébauchoirs et de chiffons mouillés, les lettrés
sont devenus intransigeants à leur tour ; en haine de
la cuisine de l'art, ils en ont exagéré la métaph3'sique ;
ils n'ont pas assez spontanément compris Rodin sta-
tuaire, qui fait palpiter des plans éloquents. »
C'est net, n'est-ce pas ? C'est, en tout cas, tout le
procès des opinions qui vont suivre, et que, je le répète,
j'ai cependant choisi parmi les préférables.
Oui, vous allez lire des mots, des phrases, et toute
l'œuvre de Rodin sera encore à comprendre. M. Mir-
beau, lui-même, si dur pour les critiques d'art, n'expli-
quera pas, au fond, grand 'chose ; et pourtant son
grand talent n'aura jamais été plus précis.
Mais, avant de citer quelques parties des divers ar-
ticles que M. Mirbeau a consacrés à l'œuvre de Rodin,
4
26 LE VRAI RODIX
je voudrais exclure, du noble groupe des statuaires
romantiques nommés par M. Ra^-mond Bouyer, l'indigne
Clésinger,
Car, vraiment, ce dernier fut par trop un bricoleur
éhonté, un extraordinaire « faiseur », ayant pratiqué
sans pudeur le moulage sur nature ; et la seule chose,
ma foi ! qui soit à retenir de lui, c'est cette amusante
aventure :
Il avait obtenu la commande d'une statue équestre
de François I^^", pour la cour du Louvre. Personnage
très encombrant et très considérable, il réclame un jour
l'armure de François I^^" pour lui servir de modèle. On
la lui accorde. Des mois se passent ; on vient chez Clé-
singer pour reprendre l'armure, qui a une valeur con-
sidérable. Il ne l'a plus : il l'a mise au clou !
La statue équestre, du reste, eut un sort funeste.
Installée, elle souleva de tels rires qu'on se décida à la
cacher dans une cave.
Venons à M. Octave ]\Iirbeau. ]\lais qu'il soit bien
entendu encore que je ne cite que des extraits d'articles !
— M. Mirbeau, donc, a écrit :
« M. Auguste Rodin, qui est un des organismes céré-
braux les plus souples et les plus vibrants que je con-
naisse, curieux de tout ce qui \'it et de tout ce qui pense,
homme de méditation et d'observation profonde, est,
avant tout, un sculpteur, et, disons-le hardiment, un
sculpteur païen. J'entends qu'il n'a qu'un culte, parce
qu'il n'a qu'un amour : l'amour et le culte de la nature.
La nature est la source unique de ses inspirations, le
OPINIONS 27
modèle sans cesse consulté par où il cherche et atteint
la perfection dans un art, difficile entre tous, auguste
entre tous. Voir la nature, connaître la nature, pénétrer
dans les profondeurs de la nature, comprendre l'harmonie
immense et simple qui enserre, darus un même langage
de formes, le corps humain et les nuages du ciel, l'arbre
et la montagne, le caillou et la fleur, cela est donné à
très peu d'esprits. C'est pour cela que M. Auguste
Rodin est si grand, si multiple, si nouveau. C'est poni
cela qu'il nous étonne parfois, et qu'il nous émeut d'une
émotion si intense et si particulière. Il semble, en effet,
que la nature — sans doute parce qu'il l'a mieux aimée
et mieux comprise que tout autre — se soit complu à
en faire le dépositaire de ses secrets jusqu'ici les mieux
gardés. »
Non ! Rodin se contente d'être un admirable sta-
tuaire ; et il n'en demande pas davantage. Du reste,
c'est le maître lui-même qui répète volontiers : « La
nature, nous n'y comprenons rien ! Elle fait tout sans
notre collaboration. Nous sommes égarés au milieu du
profond mystère qui nous environne ! »
Ailleurs, M. Octave Mirbcau s'exprime ainsi :
« Tout ce qui est sorti du cerveau de Rodin et tout oe
que sa main créa, idées et matière, pensées et formes,
même le plus humble cherchement de sa plume sur des
bouts de papier volant, même le plus rapide pétrisse-
ment d'une esquisse dans la glaise, vaut d'être pieuse-
ment conservé. Il importe que toutes les manifestations
28 LE VRAI RODIN
de sa pensée, linéaires ou plastiques, soient rassemblées,
car elles sont un exemple de ce que l'étude constante,
l'observation, la vie surprise dans le plus fugitif ou le
plus familier de ses rythmes peuvent développer en un
cerveau comme celui d'Auguste Rodin. Non seulement
il est la conscience artistique et la plus pure gloire de notre
temps, mais son nom, désormais, brille comme une date
lumineuse dans l'histoire de l'art. De lui, part un style.
Bn lui, commence une époque. Il est la source où, depuis
vingt années, chacun vient retremper son inspiration.
Tout en demeurant fidèle au culte, dans le passé, de la
Beauté immuable, il aura été le grand réformateur
de la statuaire, qui lui doit un modelé, un mouvement,
de la passion, c'est-à-dire une plus intime communion
de l'art avec la nature ou, si l'on veut, une plus com-
plète, une plus virile possession de la nature par l'amour
humain. Il est, peut-être, le seul parmi les sculpteurs de
tous les temps dont l'œuvre révèle une compréhension
universelle de la vie.
« Et il est toujours près |de la vie ; il est toujours
dans la vie, dans le frisson de la vie, même quand il
semble s'élever au-dessus d'elle, dans le rêve ! Nos
inquiétudes, nos découragements, nos enthousiasmes,
nos héroïsmes, nos passions, nos sensualités, il a tout tra-
duit, tout exprimé, mieux qu'un poète, mieux que
par des mots : par des formes. Il a été, tour à tour, le
supplice et l'exaltation de la Volupté, la douleur de la
Vie, la terreur de la Mort avec V Enfer, la voix de l'His-
toire avec les Bourgeois de Calais, le fracas de l'Elé-
ment avec Victor Hugo, l'Humanité multiple avec
LA VAC.LE
OPINIONS 19
Balzac. Et, avec VEnfcr, les Bourgeois de Calais, Victor
Hugo, Balzac, il aura été toujours la Beauté. Esprit
tumultueux comme un volcan, imagination grondante
comme une tempête, cen'eau sans cesse au feu et dévoré
de flammes, comme une forge qu'on n'éteint jamais,
il est sage pourtant et prudent. Et, jamais, il ne lui
arriva de chercher une expression de \'ie en dehors des
lois primordiales et étemelles de la Beauté.
« Il sait (continue avec entrain M. Octave Mir-
beau) que tout ce qui s'éloigne de la Vie est fallacieux
et vaiif; et que rien n'est mystérieux de ce qui va
demander de la lumière aux ténèbres, du mouvement
au néant. Son sj'mbole est clair, parce qu'il est dans la
nature comme la forme impérissable et une qui se répète
des nuées du ciel à la montagne, de la montagne au corps
de l'homme, du corps de l'homme à la plante, de la
plante au caillou. Et c'est pour avoir compris ce prin-
cipe unique du dessin, pour l'avoir toujours respecté
dans son œuvre, que son œuvre nous émeut, nous étreint
et nous subjugue plus que toutes les autres. Terrible
et formidable, déchirant les chairs convulsées sous le
fouet de la luxure et les morsures de la tentation, il
est tendre aussi, et il est chaste, et nul n'aura fait rayonner
du corps de la femme plus de grâce, plus de jeunesse et
plus de caresse ! O cette chair blanche des statues, où
le marbre transfiguré s'anime, palpite, frémit et se
soulève en mouvements d'hannonieuse respiration ; où
la chaleur de la vie, le mystère de sang, la fécondité
du sexe gonflent les. seins ; chair réelle et parfumée où
toute la peau, alanguie et souple, tendue et pâmée, que
LE VRAI RODIN
la lumière caresse, que les ombres satinent, semble
modelée par les doigts divins du créateur !...
« Et l'art de Rodin aura été d'autant plus haut, il
nous aura donné d'autant plus de rêve que son métier
aura été poussé à plus de perfection ! »
Cette fois, ce sont, n'est-ce pas, d'admirables et gran-
diloquentes pages ? et il est impossible de louer mieux
Rodin — par-dessus Phidias, Michel-Ange et Puget ! Mais
on sait que M. Mirbeau n'est pas l'homme qui loue à
demi, quand l'envie lui en prend ; et cela enlève beau-
coup d'influence à ses accès lyriques. Quelquefois même,
il le renie, son lyrisme, à propos de tel ou tel artiste qui
a cessé de lui plaire ; et alors il devient brutal, oublieux,
maladroit. Mais Rodin garde sa haute estime, nous ne
lirons donc jamais le contre-article qui eiàt été certai-
nement, une fois de plus, un régal de mauvaise foi !
M. Gustave Geffroy est mesuré. Il a un bon sens
assuré. Il ne manque pas non plus de lyrisme ; mais son
lyrisme ne perd pas pieds et tête à tout instant. Il a écrit :
« Ah ! cette beauté de nature emmenée captive par
les professeurs, qui la délivTera ?
« Rodin l'a délivrée. Dès qu'il vint, tout le monde
comprit que quelque chose de grand, qui avait été
oubHé, recommençait. Il ne pouvait pas nous rendre
la sérénité antique, avec sa force et sa grâce, mais il nous
a rendu la vie. Il a ressuscité la morte, il a retrouvé les
secrets que cache la matière, le mystère de la chair et
de la pierre, le frémissement universel. Parmi les froides
figures qui semblent des moulages appauvris et des
OPINIONS 31
démonstratious d'académies, il a subitement installé
la volupté, la passion, la vérité. A lui seul, il est notre
Paganisme et notre Renaissance. Il nous a fait entendre
de nouveau les chants joyeux et tristes que tout exhale,
il a suivi Pan aux halliers des grandes villes, il restera
grand et admirable pour avoir découvert en chaque
femme la Vénus étemelle. »
Voici maintenant de la critique d'art à travers un
tempérament de pur poète : M. Stuart-Merrill :
« Où il faut saisir, dit-il, l'instructive genèse des con-
ceptions de Rodin, c'est dans cette admirable série de
marbres à peine dégrossis, chefs-d'œuvre de science et de
IjTisme, où des croupes enflées et des mamelles dressées
de femmes soulèvent, semble-t-il, le mystère dont elles
se dégagent à peine, où des lèvTes convulsées s'attirent
en baisers créateurs, où des membres, comme foudroyés,
s'enlacent confusément en le tressaillement dernier du
spasme. Toute la vie qui briile des atomes aux astres,
tord, noue et contracte ces images de la douloureuse
passion humaine.
« Car Rodin est un grand poète de la douleur, non pas
de la douleur résignée qui se pUe en attitudes molles,
mais de celle dont le front défie le del. Il est ainsi vrai-
ment de son siècle, nourrisson de la science et enfant de
la révolte. Il n'est ni assez ignorant pour être optimiste,
ni assez faible pour être pessinùste. Il est, dans la pléni-
tude de sa foi et la certitude de sa force, un mélioriste. Il
a chanté à la gloire de l'homme infime et sublime le plus
beau chant plùlosophique qui ait retenti depuis Pascal.
32 LE VRAI RODIN
« C'est aussi le poète de la passion, de celle qui crie
et saigne et s'arrache la chair dans récroulement des
mondes, et crache son désir par ses blessures, et lance
l'insulte de ses poings et de ses cris jusqu'à la pure indif-
férence des étoiles. Parfois, plus redoutable, elle se con-
centre en le silence, et ne s'exprime que par la crispation
intolérable des muscles. Des fronts écrasés contre des
genoux, des bras enserrant des jambes, des dos bombés
comme sous la chute imminente de la foudre, font alors
penser aux frustes pages de William Blake.
« Disons même plus largement que Rodin est le poète
de toute l'âme, depuis ses désirs qui soulèvent les pau-
pières et font trembler les doigts, jusqu'à sa folie qui
retourne les yeux et convulsé les pieds. Sa pitié est
infinie comme son amour. Il se penche sur le corps
humain comme sur une lyre que fait vibrer le soufHe des
dieux. Et de son geste tranquille et sûr a germé ce peuple
blanc, silencieux et immobile, qui perpétue dans le calme
ou le tumulte de ses poses tout ce qui n'ose s'exprimer
dans nos corps, de peur de les briser définitivement
ou de les alanguir à jamais. Et vraiment l'Art, n'est-ce
pas l'accomplissement dans la Vie éternelle de ce que
nous n'osons essayer dans notre vie fugitive, c'est-à-dire
la réalisation des espoirs apparemment impossibles de
l'humanité ?
« Rodin, plus que tout autre artiste de ce temps,
a ce sentiment religieux des destinées de l'Art. Il a cepen-
dant peu cherché l'expression de la beauté définitive ;
il s'efforce plutôt à la suggestion d'une beauté inachevée.
Il a été ainsi amené souvent à sacrifier l'ensemble au
OPINIONS 33
détail, et l'on a même osé prétendre, devant certains
essais, qu'il était plus \nrtuose que poète. Laissons aux
ignorants un pareil jugement. Devant la gloire rayon-
nante de son poème total, dont les strophes de marbre
chanteront bientôt à la foule, la critique hostile se rendra
d'elle-même à la toute-puissance de sa magie. Ne repro-
chons pas à Rodin de n'avoir p>as réalisé l'idéal olym-
pique d'un Phidias. Il est d'une époque, je viens de le
dire, douloureuse et passionnée, et qui tend vers la beauté
plutôt qu'elle ne la réalise. Il aura eu le mérite de ratta-
cher aux traditions des plus grandes écoles du passé
son oeuvre contemporain et encore gros d'avenir. Il est
de ceux dont la main sans défaillance aura reçu des aïeux
et transmettra aux descendants la torche sacrée. C'est
un génie. »
Sans doute, il n'est pas question, on le voit, de la
technique de l'art de Rodin ; et la conclusion de l'article
de M. Raymond Bouj-er reste entière ; mais comment
r
s'empêcher d' « enfiler des phrases » à propos de critique
d'art? Mon ami regretté, Louis Mullem, qui a écrit les déli-
cieux Contes d'Amérique, prétendait même que c'était
là l'unique fonction du critique d'art — cette fonction
que M. Mirbeau, critique d'art lui-même, devait appeler
férocement, un jour, une « fonction de sinistre imbécile » !
Encore un article de poète. Il faut le donner tout
entier ; car celui-ci apporte, c'est incontestable, des
remarques positives et utiles :
« Si l'on recherche (dit M. Yvanhoë Rambosson) à
5
34 LE VRAI RODIN
quoi tient l'incontestable supériorité de la sculpture
grecque, des sculptures égyptiennes, assyriennes et de
la floraison gothique, on s'apercevra que c'est à une
connaissar.ce merveilleuse du modelé et du mouvement.
I,a gloire d'Auguste Rodin est d'avoir, au prix d'un labeur
consciencieux et tenace, retrouvé cette science à peu près
perdue et d'avoir ainsi magnifiquement renouvelé la
statuaire.
« Jean Dolent écrivait à Rodin : « Ribot a chez lui un
« buste de vous. Il m'a dit : C'est beau comme une an-
tique ». A côté de ce précieux témoignage d'un Ribot, que
tiennent les vociférations des tombeurs de chefs-d'œuvre !
Ribot était un maître déposant son hommage, mais
d'autres, plus jeunes, sentaient s'éveiller, devant les
œuvres de Rodin, leur enthousiasme créateur. Rodin
apportait au monde de l'art la vérité retrouvée. Son
influence allait être décisive et Etcheto pouvait lui dire
dans une de ses lettres : « Dans votre atelier, j'ai vu
« clair ».
« Quel chemin Rodin avait-il suivi pour arriver à sa
conquête ? I^e plus droit et le plus difficile. Il s'était con-
tenté de marcher en homme tout simple au milieu des
choses, s' efforçant de se pénétrer de la nature le plus sincè-
rement et avec le plus d'intensité possible, persuadé que
c'est de l'observation seule que naissent les conceptions
inattendues et que le plus grand éducateur d'un véritable
artiste, c'est lui-même. Dans le divin pressoir du monde,
un vin toujours nouveau bouillonne pour qui tend inno-
cemment ses lèvres.
« Rodin n'a pas cherché à être poète. Il a atteint la
OPINIONS 3S
plus haute poésie parce qu'il a voulu et su regarder,
comprendre et copier honnêtement la nature.
« Ce dont tous les jeunes doivent se méfier, c'est de se
laisser tenter par la sculpture littéraire. Il ne faut pas
essayer d'exprimer une idée par des formes. Faites
quelque chose, l'idée viendra ensuite. Rodin, travaillant
devant la nature, en exécute tel ou tel aspect et c'est
seulement alors qu'il baptise la figure nouvellement
créée. Les critiques d'art viendront dire que le sculpteur
à voulu exprimer ceci ou cela. C'est faux. Ce qu'ils ont
trouvé dans l'œuvre y est puisqu'ils l'ont vu, mais
d'autres y verront autre chose et l'on peut presque dire
que la grandeur d'une manifestation sculpturale est en
proportion de la force et de la quantité des idées qu'elle
évoque sans qu'aucune idée particulière et préconçue ait
présidé à son propre enfantement. Ce ne sont donc pas
les idées génératrices des formes ; ce sont les formes qui
sont génératrices des idées.
« Une seule chose compte en sculpture, exprimer
la vie et on ne l'exprime que par le modelé. Une belle
statue vit comme un être vivant. Elle est différente selon
l'angle où on la voit, selon le jour et selon l'heure. Les
expressions changent et glissent sur son visage et sur ses
membres selon le jeu des lumières et des ombres. Et c'est
la seule observation des volumes qui donne à ce jeu un
aspect naturel et régulier. Les valeurs de volume pré-
cises donnent des ombres blondes. Les duretés ne naissent
que de faux rapports. Tout consiste donc en un modelé
puissant devant la nature et à situer exactement les
masses.
36 LE VRAI RODIN
« C'est à quoi Rodin donne toute son application. Puis
il reste des mois à étudier le mouvement d'un visage —
car un visage a un mouvement — et lorsqu'il s'est suffi-
samment documenté, il exagère un peu ce mouvement et
amplifie légèrement les formes pour en augmenter le
caractère. (C'est ce qu'il a de commun avec Michel-Ange,
dans une beaucoup plus grande diversité de vision.)
Ce faisant il interprète et si dans cette interprétation
il est entré, à la longue, une part de conscience et de rai-
sonnement, il y entre beaucoup plus encore d'incons-
cience.
« Rodin part de la nature et d'instinct il la transpose.
Lors même qu'il croit rendre le plus rigoureusement
et avec le plus profond respect la nature, il se trompe,
et c'est tant mieux, car s'il amplifiait de parti pris, il
serait davantage sujet à l'erreur. Tandis qu'il fait vrai
puisqu'il reproduit ce qu'il voit. Ce qui constitue un grand
artiste, c'est justement ce que sa personnalité ajoute à la
vision commune sa7is qu'il s'en rende compte. « Tout ar-
« tiste, qu'il le veuille ou non, a dit Jean Dolent, interprète
«et c'est bien; ce qui est mal, c'est de préméditer l'inter-
«prétation. » Et c'est peut-être le secret de la force de
Rodin qu'il s'efforce toujours vers l'expression de la
nature contre son propre tempérament, ce qui établit
l'équilibre désirable entre la nature telle qu'elle est et
la nature telle qu'il la voit.
« Comme tous les grands (ajoute j\I. Yvanhoë Ram-
bosson), comme Puvis entre autres, qui fut -beaucoup
plus influencé par le naturalisme qu'on ne le croit et
qui s'est toujours très sincèrement défendu d'avoir
OPINIONS 37
voulu mettre du mystère dans ses fresques, Rodin a tou-
jours amoureusement considéré les aspects de la vie et
des choses, travaillant âprement à en réaliser la beauté.
Certains morceaux de ses œuvres — regardez le nez du
buste de Falguière — sont poussés aussi loin qu'il est
possible de pousser. C'est cette patiente recherche de la
vie dans le détail qui compte. A côté de cela, l'imagination
pourrait se donner carrière sans rien gâter. Qu'importe
que l'on fasse une tète avec des ailes, par exemple,
pour^Ti que ces ailes soient bien attachées, selon les lois
naturelles. \'oilà ce que n'ont pas compris des artistes
méritants et chercheurs, mais manquant parfois de savoir,
parmi lesquels il y en a d'aussi nobles et d'aussi intéres-
sants que M. Odilon Redon.
« Devant le modelage en plâtre du buste de Rochefort,
le sculpteur belge Vincotte s'étonnait que l'on n'y puisse
discerner la trace du doigt et, comme quelqu'un expli-
quait que Rodin lavait sa terre, il s'écria : « Pour oser cela,
« il faut que ce soit rudement construit ! » En effet, cette
sûreté dans la construction donne au modelé de Rodin
toute sa vigueur et fait que ses sculptures, comme celles
des antiques, crachent la lumière. Elles accrochent
l'atmosphère ou plutôt elles ont une atmosphère person-
nelle qui les suit et forme en quelque sorte le vêtement
mystérieux de la vie dont les a dotées le sculpteur.
« Ce dernier sait si bien ce qui est nécessaire à une
œuvre pour qu'elle garde celte ambiance animée, que
nul mieux que lui n'approprie la sculpture à la matière.
Il connaît qu'un plâtre doit être traité largement, mais
un marbre plus largement encore et que, plus on en laisse
38 LE VRAI RODIN
de cette matière immortelle, plus la beauté rayonne.
« J'ai souvenir du Victor-Hugo en marbre ébauché
dans l'atelier du maître. Il était ainsi, à peine entamé
par la pratique, si terriblement évocateur et jupitérien
que j'exprimai le vœu de le voir rester en cet état. C'eût
été aussi le désir de Rodin si tant de circonstances n'en-
travaient la volonté des artistes. Aujourd'hui on enlève
trop de matière parce que l'habitude est de travailler
la glaise. Autrefois on taillait à même le marbre et le
sculpteur était arrêté par la majesté du bloc. C'est pour-
quoi il faut savoir gré à Rodin d'avoir remis en honneur
le travail direct, fécond en trouvailles de beauté.
« J'ai montré jusqu'ici dans l'œuvre du maître la com-
préhension spéciale du modelé et la justesse des volumes,
la science de la lumière.
a C'est par la sincérité des mouvements que se complè-
tent ces qualités.
« Il n'y a peut-être rien de plus difficile pour un artiste
que d'habituer son œil à saisir les mouvements réels
dans leur complexité. Un mouvement quelconque, lever
un bras, se compose d'une infinité de temps. Une atavique
habitude nous incline à n'enregistrer de ce mouvement
que le temps du départ et celui de l'arrivée. Il existe,
cependant, entre les deux, une multitude de temps
perceptibles. Qu'un homme de génie comme Rodin
saisisse le modèle dans l'atitude d'un de ces temps, ou
criera à l'invraisemblance, on dira que le geste est faux.
Nullement. Ce sont les protestataires qui auront tort
parce qu'ils s'en tiennent à une espèce de répertoire
résumé des gestes humains, inscrit héréditairement
OPINIONS 39
dans leur conscience, au lieu de regarder, avec des yeux
dessillés, la nature.
« Un geste vrai qui n'ait pas encore été révélé, qui ait
la sav^eur d'une naissance, combien pourrait-on en noter
dans l'histoire de l'art ? Peut-être dix ? Peut-être vingt ?
Il y a des génies comme Rubens qui ont empli des musées
et qui n'ont peut-être pas trouvé cela ! L'œuvre où il y
en a un est assuré de ne point périr. Je songe à l'Hiver
de Puvis de Chavannes, au vieillard qui donne le signal
d'abattre l'arbre, et je songe parmi les créations de Rodin
à telle attitude des Bourgeois de Calais et à ce formidable
Balzac qui n'est tout entier qu'un geste.
« C'est surtout dans ses dessins qu'apparaît avec
évidence l'apport inouï de Rodin dans le domaine de
l'observation des mouvements. Ces dessins, sortes d'ins-
tantanés, jetés sur le papier en quelques secondes, sont
de la nature arrêtée au vol. Le modèle se promène dans
l'atelier ; il fait ce qu'il veut. Rodin le surprend dans ses
poses les plus imprévues. Il ne choisit pas ; tout ce que
donne le corps humain ainsi compris est beau et c'est
seulement au choix des lignes générales et synthétiques
que se bonie l'inters'ention originale de l'artiste.
« \'éritables notations de vie surprise à la manière des
Japonais que le pubhc prend pour des fantaisistes et qui
sont d'étonnants réalistes comme tous les peuples pri-
mitifs, Rodin a entassé ainsi depuis des années des séries
de déclinaisons animées, les premières à l'encre, rapides,
à traits répétés, d'autres plus simples et plus promptes,
et enfin les merveilleux dessins en couleurs, déclinaisons
plus complètes, mais non plus précieuses.
40 LE VRAI RODIN
« Rodin a compris à ce point la mathématique du geste
qu'il s'est rendu compte que toute sculpture devait s'en-
clore dans une figure géométrique.
« Pourquoi brise-t-il certaines de ses œuvres et n'en
montre- t-il que des fragments ? Qu'est-ce que cela ajoute
à leur signification ? disent certains. Ceux-là n'ont certai-
nement pas médité le mot de Puvis de Chavannes : « Il y
« a quelque chose de plus beau encore qu'une belle chose,
« ce sont les ruines d'une belle chose ! » Une belle chose,,
complète et neuve, nous émeut au point de vue esthé-
tique, mais une belle chose usée, cassée, comme elle est
plus humaine et plus près de notre cœur, pour avoir
participé à la souffrance, et comme à l'impression de
beauté pure s'ajoute une indéfinissable sensation de
pitié mélancolique, un côté douloureux et d'humanité
qui amplifie notre émotion !
a Je ne sais si ce sont ces réflexions qui guidèrent
Rodin, mais il se pourrait également qu'il ait certaines
fois morcelé une de ses œuvres pour qu'elle nous donne
davantage l'impression du bloc. Par cela il montrerait
encore avec quelle rare puissance il a saisi le côté archi-
tectural de la sculpture.
« Quelqu'un a-t-il mieux compris que lui ce qu'il
fallait à la place publique ? Je ne citerai pas son Balzac,
semblable à un menhir, mais je dirai les deux manières
dont il avait conçu la présentation des Bourgeois de Calais.
Il désirait, soit mêler le drame à la foule sur un sodé à
peu près nul, soit dresser, du côté de la mer, son groupe
carré, sur une colonne carrée, sans rehefs extérieurs,
haute de deux étages, et qu'on aurait pu nommer la
OPINIONS 41
Colonne triomphale du Courage. Je n'ai pas besoin d'a-
jouter qu'aucune de ces deux idées n'a été mise à exé-
cution.
« Je m'arrête (dit M. Yvanhoë Rambosson). J'ai essaj'é
de montrer combien la science de Rodin était splendide
et sûre. Je clorai ces notes sur une pensée de Joubert :
« Il est certain que le beau a toujours quelque beauté
« visible et quelque beauté cachée. Il est certain encore
« qu'il n'a jamais autant de charme pour nous que lorsque
« nous le lisons attentivement dans une langue que nous
« n'entendons qu'à demi. »
« Evidemment la foule n'entendra jamais Rodin mieux
qu'à demi, mais si elle n'est pas encore avec lui aujour-
d'hui, c'est qu'on ne lui a pas encore donné les premiers
éléments de compréhension de son vaste effort. »
Au tour maintenant de M. Anatole France. Dans
un article intitulé La Porte de l'Enfer, et qui — comme
à l'ordinaire — envisage, d'un ton léger, bien des choses,
je choisis ce paragraphe :
« Rodin... Je ne crois pas qu'il y ait d'œuvre plus forte,
plus touchante que la sienne.
« Figures, bustes, groupes, tous les êtres créés par lu*
vivent et palpitent. De ses mains un monde est sorti,
agité d'un éternel frémissement. Ce maître a, jusqu'à
l'excès, le sens du mouvement, et jamais l'art, avant lui,
n'avait à ce point agité, fomenté l'inerte matière. Son
intelligence extraordinaire du mouvement va des tor-
sions violentes de tout le corps à ces imperceptibles fris-
sons du visage qui révèlent l'état intérieur et la pensée.
6
42 LE VRAI RODIN
C'est pourquoi ses portraits, tous rudes ou suaves, nous
révèlent des vérités secrètes, profondes, précieuses,
qui nous étaient cachées, tandis que ses groupes expri-
ment tant de violence et de volupté ! Son art n'admet
point le repos. Toutes ses grandes figures, l'Homme des
premiers âges, le Sai7it Jean-Bapiiste, les Bourgeois de
Calais, le Balzac, sont en marche. Seul, son admirable
Claude Lorrain, venu au-devant du soleil, s'arrête à la
rencontre de l'astre levé; arrêt si soudain et si énergique
que tout le corps du peintre en est échauffé. Le sculpteur
du mouvement pouvait seul exprimer cette ardente
immobilité. »
Nous sommes dans les redites. C'est que M. Anatole
France considère toujours d'un œil distrait les œuvres
des autres. Il voit tout, cependant, il s'assimile tout,
mais sans y attacher beaucoup d'importance ; et s'il lui
faut parler de quelque chose, il s'en tire avec des phrases
aimables. Il a, on le sait, l'horreur des découvertes sau-
grenues ou même seulement imprévues. M. Anatole
France, est, en somme, dans le domaine de la critique
d'art, un critique mondain, c'est-à-dire de tout repos.
Oui, nous sommes dans les redites, encore, avec lui.
]\Iais il n'en pourra être autrement tant que les littéra-
teurs, aux Heu et place des sculpteurs, auront à juger
de la sculpture. Toutefois, des remarques, dans ces
divers articles, concordent ; et elles devinrent vite des
thèmes tout faits pour la phraséologie étrangère ; car,
croyez-le bien, les critiques d'art des autres pa}-^ ne sont
pas moins bavards que les nôtres ; et ils l'ont bien prouvé.
OPINIONS 43
en accumulant, sur l'œuvre de Rodin, le plus extraordi-
naire amas de rengaines philosophiques, ésotériques et
psychologiques !
Toutefois, je fais exception pour l'écrivain d'art es-
timé qu'est M. V. Pica. Il se trompe, pourtant, en
affirmant ceci :
'< Ceux qui se scandalisent parce que souvent Rodin
laisse quelques parties de ses statues simplement ébau-
chées, ont-ils pensé qu'il ne fait que suivre l'exemple
de Michel-Ange ? Voilà en effet ce qu'écrit M. Corrado
Ricci dans sa monograpliie aiguë et profonde sur l'artiste
génial itaUen : « Nous ne voulons pas quitter cette statue
a sans répéter pour une dernière fois que nous sommes
« convaincu que Michel- Ange a laissé imparfaite quelque
« partie de sa statue, le voulant par critérium artistique.»
Oui, M. Pica se trompe ; car si Rodin a suivi l'exemple
d'un maître, ce n'est pas, à coup sûr, celui de Michel-
Ange. Il a sans cesse proclamé son enthousiasme pour
les Antiques et pour les gothiques; et il s'en est presque
— son admiration pour Puget exceptée — tenu à eux.
Je i,'^4prais même que son ironie très fine pourrait lui
faire tlrre qu'il n'a jamais considéré, avec un absolu
recueillement, l'œuvre du mer\'eilleux Florentin.
Les Allemands, les Anglais, les Américains, etc., etc.,
ont consacré à Rodin, je le répète, beaucoup de longs
articles. Ils ont été toujours très nuageux, et ils ont, avec
enthousia.sme, accueilli cette sottise que Rodin était
mage, sorcier et apôtre. Mais il faut leur pardonner ;
car Rodin. à New- York (où il a, sous son nom, des salles
44 LE VRAI RODIN
entières au Musée Métropolitain), à Prague, à Weimar,
à Londres, à Stockholm et à Rome, Rodin est infini-
ment vénéré.
Enfin, voici, pour le couronnement, un commentaire
de l'œuvre de Rodin par Jean Dolent.
Au moins, si Dolent n'est pas plus précis que certains
critiques d'art, il est plus divertissant.
On sait, du reste, quel forcené « amoureux d'art »,
comme il s'appelait lui-même, était ce petit vieillard
fluet, qui avait rebâti Athènes sur les hauteurs de
Belleville !
Quelle jolie retraite, il s'était faite, dans son pavillon
tout encombré de tableaux et d'objets d'art ! Ah ! les
Delacroix, les Carrière, les Rodin, tout ce qu'il possé-
dait ! Trop de Carrière, néanmoins ! tous les Carrière !
mais il ne vous en imposait pas l'admiration!
Voici son hommage à Rodin :
« C'est encore V interview .. . Sans écouter les sculp-
teurs, j'ai interrogé les statues. Les statues, ces statues,
m'imposent le silence et l'immobilité : le gotliique fran-
çais, la Renaissance, les marbres grecs, les Egyptiens ;
et je suis allé d'eux à lui. Moi qui tente — ah, vainement !
— d'exprimer par la gesticulation discrète, humaine-
ment, je résistais à ce que je ne pouvais égaler, à celui
que je ne puis entendre pleinement ni rejoindre. Tout
à la douceur d'une valse lente, je me défendais.
« Rodin est un Clodion tragique ; c'est un prince lui
aussi, le prince des ténèbres. Ce vainqueur est une victime,
ce triomphateur est un martj^r. Il est possédé, non dominé.
C;.cUf J -K. Uulloi.'a
PUVIS DE CHAVANNES
OPINIONS 45
« Ah ! son rire ! Ah ! les « navets ». les petits navets
des statuaires renommés, des statuaires célèbres, des
statuaires illustres, des statuaires mondains ! Qu'a fait
aujourd'hui celui-ci pour la gloire ? Il s'est fait la barbe...
Les navets aux déguisements ingénieux ; les navets
qui jouent la force, les navets qui singent la grâce!
Les navets ratisses, et les plaisants navets rugueux.
Ah ! le goût moyen, l'affreux goût moyen, l'arabesque
sans enlacement, les anses du vase qui ne menacent pas
le col ! . . Ça du bronze, ça du marbre !.. Et ces sta-
tuaires le mordillent de presque toutes leurs dents'presque
blanches ! Ils essayent de rendre le grouillement, le
piaillement de la vie. Ça la vie, ça la mort ! Il rit, son
nez, son formidable nez branle et son masque exprime
l'horreur, dégage de la terreur. De sa sensuahté, notre
paillardise d'homme apaisé ne s'accommode pas sans
trouble. Nous sommes lascifs seulement. Ah. les mots
qu'il dit ! la bouche qui les dit ! Rodin ! l'œuvre de Rodin,
c'est l'esprit en rut. Rodin cherche le bénéfice de sa sen-
sualité dont il souffre. Un groupe de Rodin est pris à la
seconde phase du Nnol, à l'instant de la violence acceptée,
subie : Une femme de Rodin est prise à l'imméxliat
moment qui précède ou suit le forfait. Ah ! femelle !
« Devant le Balzac :
« — Et si c'était d'un autre ?
« — Ce ne peut être d'un autre ! »>
Sans doute, on a consacré à Rodin bien d'autres
articles ; mais, comme l'a dit M. Ra>Tnond Bouyer :
« on n'a pas assez spontanément compris Rodin sta-
46 LE VRAI RODIN
tuairc ». Et, ma foi, il semble bien que, seul, un autre
grand sculpteur, un Desbois ou un Baffier, pourrait
écrire l'article valable ; celui qu'un excellent critique a
intitulé, un jour, bravement : La technique de Rodin,
pour, en fin de compte, s'en tenir, lui aussi, à un article
philosophique.
Toutefois, il convenait de donner des extraits des
principaux articles consacrés à Rodin, pour montrer en
quelle apothéose la Littérature situe cet exceptionnel
statuaire.
DANS LA MAJESTÉ
DU DOME DES INVALIDES
LES banquiers heureux, les détrousseurs d'affaires,
les aventuriers de tout acabit et de toute nuance,
ont toujours témoigné d'un goût invétéré pour la cam-
pagne.
Ils recherchent les plaisirs idylliques. Ils ont un
besoin de se détendre, après avoir tendu toutes les cordes
de leur ruse et de leur âpreté. Ils ont, assurément, dans
la Ville, de somptueux salons et d'opulentes cavernes ;
mais, les meilleures de leurs joies, ils les ouatent en
d'admirables hôtels des champs, où ils jettent comme
des défis à la Nature, en y accumulant les plus extrava-
gantes et les plus coûteuses des fantaisies.
En ce sens, ce que nous lisons dans les Mémoires de
ces derniers siècles est curieux.
Au siècle dix-huitième, par exemple, les châteaux
montés ainsi que des pièces truquées se multiplient. Ce ne
sont que bosquets, petits temples circulaires, jets d'eau,
grottes, Tocailles. ponts minuscules, pavillons à la chi-
noise, pelouses hérissées d'arbres mangés par le Uerre.
Et le logis est à l'avenant : il regorge de richesses de
toutes sortes : meubles, statues, peintures et tapisseries.
7
50 LE VRAI RODIN
Il semble à tous ces roués de l'agio que rien ne viendra
les troubler, quand ils s'épanouissent aux champs.
Il n'y a que les Parisiens pour être turbulents ; et, sou-
vent, sans qu'on s'y attende, les pires des révolution-
naires ! Prudemment donc, en fuyant Paris — dès qu'on
le peut ! — on écarte le péril !
C'est ainsi que, vers l'année 1731, un sieur Abraham
Peyrenc de Moras s'était installé dans le nouvel hôtel,
qu'il avait fait bâtir par Jacques Gabriel, tout au
bout de la rue de Varenne, près de l'hôtel des Inva-
lides.
Ce Peyrenc de Moras n'était autre chose qu'un
ex-frise-toupet, arrivé jeune de son I^anguedoc, et qui,
à peine débarqué à Paris et engagé comme valet de
chambre, avait engrossé la fille de son patron, un ex-
soldat, parvenu filou heureux et donc bientôt million-
naire.
L'aventure avait eu la suite classique : Peyrenc de
Moras avait épousé la fille, reçu une imposante somme,
joué sur les actions de Law, et, à son tour, il avait vite
arrondi un des ventres les plus dorés de l'époque.
Alors son hôtel de la place Louis-le-Grand lui était
devenu aussitôt à crainte ; et il était accouru, lui aussi,
aux champs, près du dôme élevé par Mansart.
Un quartier presque désert. C'était tout à fait la cam-
pagne, avec sa sécurité absolue. Jamais des hordes
d'affamés ne viendraient aboyer jusqu'auprès de l'hôtel
des Invalides. Quelle tranquillité donc et quelles heu-
reuses digestions !
J3 ~
7 il
y. «
DANS LA MAJESTÉ DU DOME DES INVALIDES 51
A dire vrai, ce Moras n'avait pas si mal calculé !
Car, s'il ne vécut pas longtemps dans son nouvel hôtel —
à peine au bout de deux années, il y décédait — le
maréchal duc de Biron, qui, après la duchesse du Maine,
était venu s'y installer, put y vivre, lui, très paisible-
ment et fort longtemps, en se reposant de ses batailles,
et en y cultivant des tulipes, qu'en radotant, il quaU-
fiait de merveilleuses !
Il convient de lire dans un très curieux rapport, pré-
senté à la séance du 16 novembre 1907 du Conseil muni-
cipal de Paris, toute l'histoire détaillée de cet hôtel.
M. F. d'Andigné, membre de la Commission du Vieux-
Paris, a signé là une fort intéressante brochure, illustrée
de précieuses gravures, qui donne la description propre-
ment dite de l'hôtel, la hste des propriétaires successifs,
l'histoire de la Congrégation du Sacré-Cœur et des anec-
dotes pittoresques sur la famille de Moras, avec une foule
de notes plus amusantes les unes que les autres, qui for-
ment de véritables pièces justificatives.
C'est ainsi, en abrégé, que l'on trouve, après la famille
de Moras, la duchesse du Maine et le maréchal duc de
Biron, l'hôtel loué, en 1797, à « des entrepreneurs de
fêtes pubhques qui y nistallent des jeux, un bal et des
illuminations, des concerts et des feux d'artifice avec
promenades délicieuses dans les jardins ».
En 1800, le 27 octobre, le duc de Béthune-Charost y
meurt âgé de soixante-douze ans.
Sous le premier Empire, de 1806 à 1808 inclusivement,
l'hôtel est habité par le cardinal Caprara, légat a latere du
pape, qui avait quitté l'hôtel Montmorin de la me Plumet.
52 LE VRAI RODIN
Puis, l'hôtel est loué, le i'^'' janvier 1811, au prince
Kourakin, ambassadeur de Russie en France, moyen-
nant 25.000 francs de loyer par an.
Enfin, le 5 septembre 1820, il est vendu à la commu-
nauté du Sacré-Cœur.
C'est alors que l'hôtel si calme connaît quelque
tapage ; des bandes révolutionnaires l'assiègent, en 1831
et en 1848 ; puis la congrégation du Sacré-Cœur est
dissoute par arrêté ministériel du 10 juillet 1904 ; et le
i^r octobre de la même année, l'établissement est
fermé.
Tout retombe alors au silence ; — et, depuis ce mo-
ment, le noble faubourg somnole dans la majesté du
dôme doré.
L'admirable quartier, d'ailleurs, qui tire toute sa paix
recueillie de la calme ordonnance de ce grave hôtel
des Invalides !
La majestueuse façade, qui se couvre du bonnet de
gloire du dôme, elle est sereine, vraiment, par tous les
temps; et comme elle est glorieuse avec son empha-
tique portail, qui est pareil à une haute arcade de
triomphe !
Et ces canons de parade, ornés d'armoiries ; ancêtres
muets désormais sur lesquels grimpent ainsi qu'aux
genoux de joj'-eux gamins ; et ces arbres en cône, si
serrés l'un contre l'autre, campement d'une armée
silencieuse ; et ces jardinets, où des cliats familiers
s'étirent ou rôdent, en secouant leurs pattes !
Oui, un quartier paisible qui ne reçoit plus que les
visites au Tombeau de l'Empereur ! oh ! je l'avoue,
DANS LA MAJESTE DU DOME DES INVALIDES 53
une « attraction » sans pareille pour les encombrantes
hordes des chars à bancs cosmopolites !
Dans ce mélancolique quartier, dans ce vieil hôtel
de Biron, Rodin, à son tour, est venu, pour y achever
son rêve de gloire.
Il y a déjà plusieurs années qu'il a installé là de nou-
veaux ateliers ; et qu'il y trouve le calme propice à sa
méditation. Et cet hôtel, qu'il a arraché aux démolis-
seurs, qu'il a sauvé en le faisant classer comme monu-
ment historique, n'est-il pas juste qu'il lui soit réservé,
puisqu'il est en train d'y organiser un illustre musée,
de par le classement d'incomparables œuvres : ses propres
œuvres d'abord, et toutes celles qu'avec une patience
obstinée, il va choisir chex les antiquaires ?
Un musée digne de sa renommée !
En vérité, il est légitime que cette grande chose s'ac-
complisse, dans l'ombre chargée de souvenirs du dôme
des Invalides.
Je me flatte de l'avoir demandée, le premier, dans une
gazette de Paris, cette chose inéluctable dès l'instant
que Rodin adoptait et aimait le vieil hôtel, dont les
charmantes façades correspondent si bien à la tournure
éternellement jeune de son esprit.
Mais que de démarches et que de visites dans d'autres
journaux, avant que de pouvoir caser, comme on dit,
mon article.
Je me souviens, par exemple, de mes longues conversa-
tions avec la Direction de l'Echo de Paris, qui m'obligeait
chaque fois à lui expliquer toutes les merveilles dont nous
54 LE VRAI RODIN
a gratifiés Rodin. Ah ! si j'avais apporté la chaude inter-
view d'une fille de théâtre, nul doute que l'accueil eût été
t out autre ! mais les Bourgeois de Calais, VA ge d'airain, le
buste de Dalou, etc., etc., la Direction de l'Echo de Paris
i gnorait et ignore encore tout cela ! et cela, alors que le
dernier étranger, qu'il soit de Prague ou de Pittsburg,
de Munich ou d'Edimbourg, de Venise ou même de la
Terre de Feu, connaît, par le détail, l'ensemble produit
par un vrai génie, au cours de quarante années de sa vie !
Et j'avais bien envie de m'en aller, tandis que je parlais
du génie de Rodin, à la Direction de l'Echo de Paris.
C'était par de belles après-midi du mois de mai 191 1 ; et
je regardais avidement les passants sur la lumineuse
place de l'Opéra. Je me disais qu'ils étaient tous bien
heureux de n'avoir pas, comme moi, à faire entrer ce
nom de Rodin dans des oreilles rébarbatives ! Et comme
il était beau, toujours, toutes ces après-midi-là, le soleil-
et comme il devait faire bon, là-bas, chez les barbares, qui
connaissent bien Rodin et qui ignorent ce que c'est que
l'Echo de Paris !
Cet hôtel de Biron ! Oui, il convient bien à Rodin.
Car, ce n'est un mystère pour personne que le maître
chérit étrangement, passionnément, le siècle dix-hui-
tième ; et il faut l'entendre en parler, pour en comprendre
vraiment toute la grâce exquise et toute la fraîcheur si
maladroitement exploitées par les « cambousiers » de
notre temps !
Il faut l'entendre vanter Watteau, pour aimer sur sa
vraie valeur le peintre de tant de chefs-d'œuvre ; et,
DANS LA MAJESTE DU DOME DES INVALIDES 55
tandis que je regardais certains de ses propres dessins,
il était aisé de voir que Rodin avait recherché, comme
le maître d'hier, les prestigieux bienfaits d'une manière
de dessiner tout en profondeur.
Mais revenons à l'hôtel de Biron, et déclarons qu'il est
temps de comprendre, enfin, le sens de ce quartier.
Aujourd'hui, en effet, que l'hôtel est débarrassé de
ses entraves si laides, qui dataient du règne de Louis-
Philippe ; — ces dames du Sacré-Cœur ne pouvaient,
hélas ! donner du talent à leur architecte ! — aujour-
d'hui que l'hôtel offre, seul, de bout en bout, d'une aile
à l'autre, ses façades si harmonieuses, — je demande aux
plus farouches utilitaires, à quel autre usage, en dehors
d'un musée, on eût pu destiner la merveille de Gabriel ?
je le demande, bien que la chose soit, présentement,
tout à fait entendue ?
Ah! n'ayez pas de regrets!... Une partie de Minis-
tère ? une Direction de quelque chose ?.,. Allons donc !
la situation eût été comique, dans l'ombre du dôme !
L'on ne sait donc pas ce que l'on a déjà gâté Paris,
avec ces manies de tout utiliser pour l'Administration !
Tant de bureaux inutiles ! tant de locatis parqués,
divisés, où s'alanguissent de si ridicules besognes !
Oh ! je n'ignore pas qu'il y a une \4gilante Société dite
du « Nouveau- Paris » ; et que cette Société ne rêve que
l'effondrement de Paris, pour le reconstniire ! et je sup-
pose que les architectes sont en nombre dans cette
troupe malfaisante ! Ah ! les braves gens ! ah ! les solides
et vaillants démolisseurs, qui parlent, sans rire, d'^.v-
proprier la Tour Saint- Jacques ou la Sainte-Chapelle !
56 LE VRAI RODIN
Mais démolir, pour construire quoi ? Des maçonneries
semblables à l'Opéra, à la Sorbonne, aux grands magasins
et à ce « bijou de style Renaissance » qu'est l'Hôtel de
Ville ?
Ah ! c'est une gageure véritablement drolatique !
Et il faut bien compter, ma foi ! sur la lâcheté des \Tais
et faux artistes, pour la faire réussir ! Du reste, elle réus-
sit presque toujours.
De temps en temps, alors, elle revient dans les parlottes
d'architectes, cette question de l'hôtel Biron, Oui, pour
le restaurer, « tout au moins » !
Ah ! voilà le grave, le sérieux danger !... Mais il n'est
pas à toucher, cet hôtel, ô maçonniers diplômés !
C'est affaire seulement aux plombiers, aux peintres,
aux couvreurs à intervenir. Des toitures à réparer, des
lessivages à faire, et c'est tout ! Le vieil hôtel se porte,
à part cela, fort convenablement ; et il faut le laisser
reposer en paix tel qu'il est, architecturalement.
Voyez quel grand air il garde, malgré d'inévitables
mutilations !
Quand on aura tracé devant la façade d'entrée un
beau jardin à la française ; quand on aura fait, pour
l'hôtel de la rue de Varenne, ce qui a été réalisé pour le
château de Maisons-LafiStte, récemment ; on comprendra
quelle heureuse obstination fut celle de Rodin à dé-
fendre cet hôtel parisien ; et combien les grands artistes ne
se trompent jamais, quand on accorde crédita leur génie.
Ce que Rodin fit pour cet hôtel. M^^^ Judith Cladel
l'a éloquemment raconté dans une brochure, pubUée
en faveur du muscc Rodin.
DANS LA MAJESTÉ DU DOME DES INVALIDES 57
Avec sa patience inlassable, avec une foi inébranlable,
le maître présenta l'hôtel à tous ses amis des Lettres,
des Arts et de la Politique.
Chaque jour, se distrayant de son œuvre, il recommen-
çait passionnément les mêmes discours ; il parlait, trou-
vant, pour célébrer l'œuvre de Gabriel, des accents
convaincants. On ne quittait point Rodin avec l'idée
qu'il s'agissait, au bout du compte, d'une menue
chose du patrimoine national ; l'hôtel grandissait, au
contraire, dans l'esprit de tous ; et chacun se promet-
tait de se souvenir, au moment voulu, des nets argu-
ments du maître.
Il était venu là, après d'autres locataires — des
chambres au rez-de-chaussée se trouvant encore libres ;
— car, il convient de dire qu'à l'hôtel de Biron, aussitôt
que conquis sur les sœurs, une nuée d'étrangers et de
métèques, aggravée d'un tragédien-néronien, s'était tout
de suite abattue ; et mêlant l'espionnage à de vaines
besognes de sculpture ou de peinture, elle vilipendait,
cette horde, la « douce « France !
Par bonheur, Rodin vint ; et il saisit vite toute la
beauté, toute l'harmonie de cet hôtel ; et cette idée de
le sauver coiite que coûte s'implantant en lui, il trouva
tout naturel de prendre pour cela des journées, des mois
et des années sur son temps.
« J'ai été si malheureux, nous disait-il, un jour, de ne
pouvoir agir de même, autrefois, pour le charmant hôtel
dit de Corvisart, au clos Payen ! En le quittant celui-là,
chassé par les démolisseurs, je m'étais bien promis d'être
8
58 LE VRAI RODIN
plus heureux dans l'avenir ; c'est pourquoi vous me
voyez aujourd'hui si obstiné ! »
Et c'est cet hôtel de Biron, que Rodin a sauvé, qui lui
valut tant d'odieuses calomnies !
« Ah ! le triste pays que le nôtre ! » aimait à répéter
Fantin-Latour.
N'est-ce pas Delacroix qui, sur la fin de sa vie, écri-
vait : « Voilà plus de trente ans que je suis hvré aux
bêtes ! »
Rodin, lui, se contente de dire : « Dans notre temps,
il faut batailler d'une main, et faire de la sculpture de
l'autre ! »
Mais, je le répète, il a, heureusement, une parfaite
impassibilité qui fait mur contre les sottises et contre les
lâchetés.
Ah ! ceux qui se disent ses ennemis, s'ils le voyaient,
ce grand statuaire, si emporté toujours après son travail,
si amoureux toujours de son art, ne connaissant guère
les nouvelles du dehors que par ce qu'on lui en raconte ;
s'ils le vo3'aient si ferme, si droit, si calme ; passant, le
soir, à l'hôtel Biron, sous l'ombre fantastique de ses
groupes de plâtre, alors que des bougies éclairent seules
les vastes salles, toutes pleines de statues vivantes ;
s'ils le voj-aient ne considérant de ses yeux de vision-
naire que de nouvelles formes à créer, quelle pitoyable
amertume les poignerait!
D'un autre côté, comme si le pro\'isoire Bérard. préposé
aux Beaux- Arts, n'était pas plus néfaste, on a beaucoup
attaqué M. Dujardin-Beaumetz, parce qu'il encourageait
trop de médiocrités.
DA^'S LA MAJESTÉ DU DOME DES INVALIDES 59
Qu'il lui soit pardonné, car c'est à sa volonté, nette-
ment exprimée, que l'on doit, devant les commissions,
le salut de l'hôtel de Biron.
C'est lui, et pas un autre, qui a appuyé en toutes cir-
constances Rodiu ; qui s'est fait l'interprète tout dévoué
au maître ; et il n'a jamais redouté, non plus, à la tribune
de la Chr.mbre, — et la tâche était dure d'imposer Rodin
à tous ces gambadins de sous-préfectures — de dire
pourquoi il l'admirait, et de quelle façon il était, en ce
temps, le plus grand sculpteur du monde !
Cette situation, n'est-ce pas ? vaut bien une exception
unique ! et, en conséquence, qu'on laisse donc en paix
Rodin dans la dernière retraite d'art qu'il s'est choisie ;
— moyennant une raisonnable location, ô contribuables !
Aussi bien, quand le jour en sera venu, quel inven-
taire on fera des trésors patiemment amassés là : les mou-
lages groupés, classés ; les collections dans des vitrines ;
les dessins aux murs ; et tant d'œuvres inédites, oui,
des œuvres encore nouvelles qui frapperont d'étonne-
ment et de respect, quand ou les verra, soudainement,
en pleine lumière !
Assurément, pour l'instant, ces mots : « Rodin à l'hôtel
Biron ! » convulsent les furieuses haines des modeleurs
de « boulots », de tous ces sculptiers qui assiègent les
bureaux de la rue de Valois, annexe aujourd'hui de
l'Assistance publique, sous cette dénomination : Secours
aux artistes !
Mais c'est la décourager, l'abattre tout à fait, cette
cohue de quémandeurs, qui serait œuvre pressante !
Et je raconterai dans un autre chapitre tout le mal qu'ils
6o LE VRAI RODIN
ont fait à Rodin et à d'autres artistes, ces impuissants
embusqués derrière les blocs de marbre que leur octroie
sans répit un Etat soumis à toutes les recommanda-
tions politiques.
Kn attendant, l'Art est tombé dans un tel discrédit ;
on a organisé un tel trust de l'imbécillité artistique,
qu'il est indispensable que l'œuvre de Rodin demeure,
là-bas, rue de Varenne, comme un phare qui aveugle
de sa lumière les basses combinaisons des nouveaux
marchands du Temple.
Car, tant qu'il y aura un Musée Rodin, près de la
majesté du dôme des Invalides, l'Art aura les dernières
chances de protester avec efficacité contre les lourds
appétits des sots.
UNE VIE
IL est, à Paris, un vaste jardin qui, le caractère de
la Provence à part, évoque le Paradou. C'est le
jardin de l'hôtel de Biron.
Une large allée centrale, mangée par les herbes
et par les plantes sauvages, subsiste, seule, du beau
dessin d'autrefois, au temps des merveilleuses tulipes
du maréchal ; et, au hasard, les poiriers, les pommiers
et les cognassiers ont poussé, échevelant leurs branches,
ou les laissant retomber, lourdement.
Partout, les broussailles bombent leurs petites feuilles,
piquées, çà et là, de points noirs et rouges ; partout,
la terre est recouverte d'une verdure si drue, qu'on ne
distingue plus les arabesques, qui ornaient encore le
jardin jusqu'à ces dernières années.
Un botaniste pourrait, peut-être, tenter la description
technique de ce vaste jardin si fruste. Lui seul y recon-
naîtrait sans doute toutes les plantes mêlées les unes
aux autres, et si vivaces qu'à tour de rôle elles sur-
gissent, paradent, en plein épanouissement.
Un nouveau Paradou ! oui, le mot est exact, à consi-
64 LE VRAI RODIN
dérer cette massive confusion de verdures ; et ce mot —
je lui en rends grâce ! — me dispense de chercher à
détailler les attraits de ce jardin sauvage.
Que de fois, au dernier été, j'y suis allé avec le
maître, qui venait chercher là un moment de repos !
C'était vers la fin de l'après-midi, dans les rares belles
journées de la saison, alors que le dôme, tout proche,
arrondissait son dos doré, en plein azur atténué du
ciel.
Dora, la chienne familière, bondissait devant nous,
et nous causions.
J'ai écouté ainsi — je puis l'affirmer ! — le plus toujïu
roman d'artiste qui soit !
Mais ce n'est pas ce roman-là que je raconterai, au
moins dans toutes ses parties, dans ce livre. Il y a trop
de gens et trop de choses encore à ménager ; il faut un
recul pour pouvoir tout dire; il faut laisser du mys-
tère s'établir et aussi des légendes. Cela flatte tellement
les opinions reçues !
Un touffu roman !
Il est assez complexe et assez beau, du reste, dans ses
phases essentielles !
Sans doute, il n'est point comparable, toutefois, ce
roman, à celui que vécut, par exemple, l'orageux
Benvenuto Cellini. I^a vie d'un artiste, aux siècles dix-
neuvième et \ingtième, ne peut pas être faite des aven-
tures d'un artiste du siècle seizième. Non ! c'est la vie
plus simple, au jour le jour, d'un artiste d'aujourd'hui ;
et c'est pour cela que nous nous attachons à lui, et que
UNE VIE 65
nous trouvons tant de prix à rassembler quelques-unes
de ses actions.
Evidemment, on les a déjà tournées et retournées
de toutes les façons, ces actions-là ! et il apparaît tout
d'abord qu'il n'y ait plus rien à dire quant à elles !
Oui, si l'on s'en tient à des redites ; non, si l'on précise
dès maintenant des points peu connus ou même passés
sous silence.
Ainsi, combien de fois s'est-on posé cette simple
question : « Où est-il né, à Paris, Rodin ? »
Répondez !... Vous cherchez ?... Surtout, n'inter-
rogez point là-dessus le maître. Pour lui, ceci et le reste,
ce sont choses peu importantes, et que vous ne con-
naîtrez que par hasard, après bien des attentes rési-
gnées, mais obstinément résignées ; car vous, vous
voulez connaître, n'est-ce pas ? tous les points de
départ et tous les points d'arrivée de cette étonnante
carrière.
Eh bien ! ne cherchez plus !... La rue, la rue de
l'Arbalète existe encore, non loin de l'ancienne et rus-
tique église consacrée à saint Mcdard, dans cette partie
du cinquième arrondissement que la Bicvre, autrefois,
avant que d'être recouverte, arrosait — si l'on peut ainsi
dire ! — de ses eaux malodorantes ; mais la maison
natale est démolie ; car on a, à diverses reprises, saccagé
ce quartier peuplé d'ouvriers et de petits employés.
Et pourtaiit, tel quel, il reste intime et empli de
grands souvenirs. C'est là, en effet, tout près, que
M. de Buffon, Cuvier et Pasteur eurent des cabinets de
travail, des laboratoires et de magnifiques pensées. Il
9
66 IK VRAI RODIN
semble tout juste alors que Rodin soit né dans ce centre
de rayonnement ; et que l'avenue de Villiers, par exemple,
soit réservée par l'ordre bien établi des choses aux nais-
sances des peintres et des sculpteurs sans talent.
Ce que l'on sait mieux, ce que l'on sait déjà, car on l'a,
maintes fois, comme en hâte raconté, c'est que le père
du maître était normand — j'ajoute : venu d'ancêtres
Touliers — et sa mère lorraine.
La date de sa naissance : le 14 novembre 1840, c'est
aussi une chose connue ; et connue aussi son enfance,
passée auprès d'un parent, à Beauvais, dans une école,
où, s'il témoignait d'une horreur profonde pour l'arith-
métique et le solfège, il était, en revanche, transporté
de discours, au point que, pendant les récréations, il
s'enfermait dans la classe vide, pour gesticuler et
parler devant les bancs.
A l'âge de quatorze ans, il revenait à Paris; et, dès
ce moment-là, c'est toute une vie de frénétique tra-
vail qui commence.
On a raconté, également, beaucoup de choses de cette
époque-là : son entrée à la petite école des Arts décora-
tifs, sise rue de l'Ecole-de-Médecine ; des leçons sui\4es
au Muséum, auprès de Barye ; mais il y a, sur ces points*
plus de choses à dire.
En même temps, en effet, qu'il suivait les cours de
la petite école de la rue de l'Ecole-de-Médecine, il allait
au musée du Louvre, pour dessiner des antiques ;
bien que, là, il ne fût point vu d'un bon œil par les gar-
diens, complaisants seulement pour les dessinateurs...
élégants.
UNE VIE 67
Au marché aux chevaux, il est vrai, où Rodin se
rendait aussi deux fois par semaine, pour dessiner, les
maquignons n'accueillaient pas mieux ce gamin qui
se fourrait partout, et qui manqua un jour d'être
étouffé par un cheval serré contre lui.
Ses progrès furent singulièrement rapides.
A l'école de la rue de l'EcoIe-de-Médecine, tout jeune
encore, il émerveillait les autres élèves et les modèles
qui, durant la pose, faisaient cercle autour de lui.
Et, cependant, il ne pouvait pas, lui, ne penser qu'à
ses dessins.
Il devait « gagner sa vie ! » et il avait trouvé à
s'employer chez un ornemaniste.
Toutes ses journées, bientôt, furent alors strictement
réglées.
Le matin, de très bonne heure, avant que d'aller à
son « gagne-pain », il courait chez un vieux peintre ;
et là, il faisait de la peinture, « comme un fou ! » d'après
du nu ! Le soir, après cinq heures, il reprenait sa
course jusqu'au musée des Gobehns, pour y dessiner
encore du nu ! »
Et c'est cet enragé de dessin, qui, après plus de cin-
quante ans d'une telle passion, est accusé par les cuistres
de ne dessiner que d'une manière incompréhensible !
Vers l'âge de dix-sept ans, il fit la connaissance de
Dalou.
Ils travaillèrent de concert chez un sculpteur, nommé
Roubaud. Mais ce Roubaud ne les payait que fort
irrégulièrement ; et les deux amis durent se séparer,
au moins au cours des heures de la journée. Rodin,
68 LE VRAI RODIN
pour entrer chez un nouvel ornemaniste ; et Dalou,
chez un... empailleur-naturahste.
On a parlé beaucoup des leçons de Barye données
à Rodin. On indique même, sur les livrets des Salons,
que l'illustre sculpteur animalier fut le professeur de
Rodin. Ce n'est point tout à fait exact.
Rodin ne suivit que quelques leçons dans le sous-
sol obscur du Muséum ; et ce ne sont pas ces leçons-là,
en vérité, qui peuvent compter !
La bibliothèque était trop propre ; et l'on n'osait pas y
travailler. Ce qu'il fit, Rodin, dans l'obscur sous-sol ?
Tout ce qu'il trouvait à y dessiner, des études d'après
des débris anatomiques, un amas de modèles iuATrai-
semblables. Et le professeur, le grand Barj'e, n'était
pas gai. Il avait tellement l'air d'un pauvre répétiteur,
avec sa redingote fatiguée, avec son chapeau roussi.
L'Etat le laissait positivement mourir de faim, cet
admirable artiste, les pensions allant, comme toujours»
à toute une clique aujourd'hui inconnue.
Toutefois, si Rodin ne put longuement travailler dans
le funèbre sous-sol, il y trouva là, cependant, un point
de départ amusant.
Un jour, en effet, il montre avec satisfaction à Barye
une biche qu'avec sa prodigieuse habileté, vraiment
innée, il vient de terminer. La terre en est absolument
lisse : c'est une parfaite besogne d'élève.
Barye, bourru, taciturne à son ordinaire, regarde
cette biche, et il dit : « Bien ! maintenant il va falloir
commencer à modeler ! »
Rodin comprit. Il comprit pour toujours.
UNE VIE 69
Ces cours cessèrent ; il alla alors dessiner à la Biblio-
thèque Impériale ; puis il songea à se présenter à l'Ecole
des Beaux- Arts, la grande École, comme on disait, sise
me Bonaparte.
Par trois fois, il y fut refusé. La raison : il ne savait
pas dessiner !
Il apportait, lui, un dessin établi en profondeur ; et,
à l'Ecole, on ne connaissait que le dessin « passé au
cylindre ».
Ah ! triste métairie ! En as- tu fait d'autres gaffes de
ce genre ! Si tu as refusé Rodin, en as-tu hospitalisé, par
contre, de ces jeunes gens sans talent, sans ambition,
sans « rage de parvenir », qui, après avoir peint je ne sais
combien de Chemins de croix, sculpté je ne sais combien
de bondieuseries, ont fini par être photographes ou
chefs de bureau !
En as-tu, suprême couronnement, envoyé à Rome
de ces médiocres, avec leur brevet d'ànerie ! et combien
de fois as-tu rougi d'exposer leurs piteuses « productions «
dans ces salles si froides, si mornes, que n'arrivent point
à réchauffer les copies des chefs-d'œuvre des maîtres
italiens.
Enfin, en as-tu vu passer de ces professeurs, plus
ignorés aujourd'hui que des Pharaons de la vingt-sixième
dynastie ! et que de Directeurs sans autorité, parfaits
ronds-de-cuir sans aucun lustre !
Mais toujours tu te redresses, ô vieille Ecole, appuyée
sur les nobles béquilles de l'Antiquité et de la Renaissance ;
et tu persuades encore aux bélîtres (^ue tu existes 1
70 LE VRAI RODIN
Cependant, confesse — ici, j'anticipe — qu'il fut
terrible ce mot historique de Dalou sur Rodin, quand
les deux amis furent séparés :
— Ah ! il a de la chance, celui-là, de n'avoir pas été
à l'Ecole des Beaux-Arts !
I^es meilleurs de tes enfants te renient, ô sainte
Ecole !
Et passons !
Voici maintenant Rodin logé à Montmartre. Il est
entré chez Carrier-Belleuse, rue de la Tour-d'Auvergne .
Ce Carrier-Belleuse était un sculpteur qui ne faisait
que du chic ; mais il avait un goût très fin, très artiste ,
et il était, lui aussi, d'une habileté invraisemblable •
C'était un type très allural, l'air d'un d'Artagnan. Ses
ouvriers, il en occupait bien une vingtaine, copiaient
à l'envi ses manières et son pantalon à vis, son chapeau
vaste et ses souliers à boucles. Mais l'argent l'entraînait;
aussi, il inondait le Marais de statuettes et de dessus de
pendules. Je dois dire tout de suite que beaucoup de ces
sujets-là sortaient des doigts de Rodin.
On a écrit que ce dernier « avait fait de la pratique »
chez Carrier-Belleuse. C'est inexact. Rodin n'a jamais
été, même à ses débuts, un « praticien » ! Il n'exécuta,
chez Carrier, que des modèles.
Dans ce nouvel atelier, on s'émerveillait encore de
voir Rodin terminer en quelques heures une statuette
ou un bibelot. « Et c'était toujours une jolie œuvre
d'art qu'il réalisait ! » m'a dit Desbois. On pouvait
bien lui prédire le plus grand avenir, car il y avait
L'HOMME AU NEZ CASSÉ
UNE VIE 71
un sacré modelé du diable dans la plus petite de ses
statuettes ! »
Comme il avait dessiné, Rodin, en effet, avait modelé
avec la même fougue, à la petite école de la rue de
l'Ecole-de-Médecine : du nu — et des plantes, dites
« vivantes », que l'on apportait sur la selle.
Aussi, dès l'année 1864 — date historique ! — on
allait le voir débuter par ce véritable coup de tonnerre ;
l'Homme au nez cassé.
On allait le voir. Je m'avance ! Cet admirable buste,
un des plus beaux de toute sa vie, fut refusé au
Salon !
A cet aboutissant, qui tient de l'Ecole des Beaux-
Arts et des ateliers mondains, on ne pouvait, il est vrai,
agir autrement. Tous les médiocres se tiennent. Accepter
Rodin, c'était condamner définitivement l'Ecole, depuis
longtemps, depuis toujours moribonde !
Rodin revint à sa sculpture, avec quelle joie, avec
quel amour I
Il se jetait alors sur elle comme sur une proie ! Il ne
prenait aucun autre plaisir. Il n'a jamais fumé, par
exemple, pour ne pas se distraire de modeler. Il travail-
lait toujours dix heures par jour, n'aspirant qu'à l'aube
du lendemain pour recommencer.
Après la guerre, il partit pour Bruxelles. Il modela,
en compagnie de l'artiste belge Van Rasbourg, des
figures décoratives pour le Palais de la Bourse ; et
il se prit à aimer la Belgique, plaisant pa>-s, qu'il
visitera et revisitera souvent au cours de sa vie. Il
72 LE VRAI RODIN
chérissait surtout ce vallon de Grœnendael, qui revient
dans ses pensées.
« Avec ses quartiers pittoresques et grouillants (a écrit
M. Maurice Kunel), ses coins recueillis et somnolents aux
alentours des béguinages, Bruxelles évoquait alors une
ville bourgeoise et provinciale : des rues torves et mal-
propres étendaient leur réseau entre des blocs de maisons
disparates et encaquées, dévalant vers la place de l'Hôtel-
de-Ville.
« Aux abords de la Grand'Place, quelques-unes, res-
tées fidèles au bon vieux temps des ripailles, gardent
encore aujourd'hui, avec leur aspect original, ce goût de
vieux, rance et pénétrant. C'est la ruelle du Veau-]\Iarin
avec ses coins ornés de petites vierges, la rue de l'Etuve
qui veille jalousement sa fontaine et son petit homme
de bronze ; et puis, toutes ces maisons sans st>'le,
sans architecture : guinguettes, vieilles chandelleries,
magasins à auvent, buvettes, bicoques des quartiers bas,
auxquelles pendaient, comme enseignes, des urnes, des
lampions, des chaînes et des blasons peints.
« Les viandes des boucheries et les fruits des marchés
empiffraient les estomacs ; et la bière moussant des caves
allumait, aux godailles des kermesses, la goinfrerie d'une
grosse joie braillarde. Une odeur de cuisine grasse, plan-
tureuse, montait des auberges et des restaurants, partout
les terrasses des tavernes suintaient l'acre relent du
« faro ».
« Chaque rue avait ainsi ses estaminets et ses bou-
tiques chargées de volailles et de poissons. C'était, au
voisinage des salles de vente, une odeur forte et puante
UNE VIE 73
que respirent encore certains centres de l'Anvers actuel.
A cet air mauvais et chaud se mêlaient les vapeurs
malodorantes de la Senne, qui déambulait à ciel ouvert
d'un bout à l'autre de la ville. Véritable lave infectieuse
d'eaux bourbeuses et jaunâtres, elle déversait les détritus
des halles, les malpropretés des éviers et des caniveaux,
les rinçures des brasseries, et, parfois, charriait des cha-
rognes en décomposition. Cette rivière grouillait aux
écluses, barbotait sous les roues des mouhns et activait
les palettes des machines hydrauliques, exhalant une
buée qui embrouillardait comme d'une haleine moite»
âpre et fumante, tout son parcours.
« Tel était ce Bruxelles révélé dans l'âme flamande
des Steen, des Ttniers, des Breughel, des Grimmcr,
amants du bon fumet et de la dive bouteille.
« Alors (continue M. Maurice Kunel), dans les endroits
moins populeux, régnait une atmosphère condensée,
religieuse. Les cloches, de leurs combles, parlaient gra-
vement, mj'stérieusement. Des femmes en cornette sor-
taient leurs grands châles d'indienne et se rendaient
aux vêpres. Les bourgeois, canne à pomme d'ivoire à la
main, coiffés de hauts chapeaux à bords plats, dans leur
longue redingote noire, allaient entendre la musique mili-
taire au Parc.
« Aux jours d'été, les familles bruxelloises se répan-
daient dans la banheue, pour y goûter l'air de la cam-
pagne. Vers le soir, on rentrait boire quelques lambics
à l'estaminet, jusqu'à neuf heures, quand les tambours
sonnaient la retraite. Elles fréquentaient, en hiver,
l'une des trois ou quatre grandes salles de spectacles,
10
74 LE VRAI RODIX
allaient voir Faust au théâtre royal de la Monnaie, Le
marquis de Villemer au Parc, assistaient aux représen-
tations des galeries Saint-Hubert, ou aux concerts de
la Grande Harmonie, alors un des grands cercles de
Bruxelles. »
C'était « cette vie double, caractéristique, à la fois
simple et débraillée » de ce vieux Bruxelles que connut
alors Rodin.
Il modela là-bas son Age d' Airain : dix-huit mois d'un
travail exalté pour aboutir à ceci : être accusé d'avoir fait
un moulage sur nature !
Il eut du mal à renverser cette opinion, clabaudée
par les « sculptiers ». C'est qu'il y avait de quoi s'étonner
aussi !
Quelle était, en effet, cette statue si étrangement,
si passionnément modelée, surtout si miraculeusement
vivante ? Que voulait dire ce modelé si exact, si têtu, si
frémissant ?
« Il n'y a pas un artiste au monde, ricanait-on, capable
d'accumuler autant de trous et autant de bosses !
Nous, nous ne les voyons pas ! Allons ! C'est xme mys-
tification ! confrères sculpteurs, elle a assez duré ! »
Hélas, pour tous ces derniers, elle dure encore, la
mystification ! Car aucune des plus glorieuses statues
de Rodin ne dépasse le succès public de cet Age d'ai-
rain. Nulle statue n'est plus demandée, présentement,
plus recherchée. Elle figure dans tous les grands musées
du monde et chez les plus riches collectionneurs. Pour
une troisième médaille au Salon, c'est, on en con\'ien-
dra, une exception sans précédent !
ClKi.' » l>r««l
DAl.Ol"
UNE VIE 75
On a raillé, je l'ai noté, les titres successifs donnés
à cette statue. Il est vrai que d'abord elle représen-
tait un soldat blessé appuyé sur son javelot. L'arme
enlevée — et c'était bien le droit du sculpteur, peut-être !
— il fallut bien voir que la statue prenait une signifi-
cation autrement puissante, d'où son vrai nom : l'Age
d'airain ou le Réveil de l'humanité.
Et même si elle ne portait pas de nom, braves gens !
— qu'importe après tout ? — est-ce que cette statue
ne resterait pas une œuvre magnifique, comparable aux
plus significatives réussites de l'Art ?
Voyez-la, considérez-la bien, éclairée par une flamme
pour mieux en saisir le modelé ; et vous resterez
interdit de tant de beauté ! Tous les « passages », toutes
les nuances, toute une merv^eilleuse mise en œuvre ana-
tomique, c'est le long travail d'un modeleur de génie, et,
par surcroît, prodigieusement habile ! Quoi d'étonnant
alors à ce qu'il en résulte un véritable chef-d'œuvre ?
Quand l'ancien camarade, quand Dalou revint de
Londres, après la Commune, il vit l'Age d'airain;
et, dès ce moment, son amitié pour Rodin s'atténua.
Voilà un indice formel !
Et, pourtant, Rodin ne lui avait pas ménagé ses ser-
vices.
Mais Dalou n'était pas un homme à dissimuler sa
jalousie. Il était ambitieux et autoritaire. Il rêvait d'être
le Le Brun de la République ; et il se préparait à ce rôle
avec force palabres. Actif discoureur, il fut vite très
écouté à l'Hôtel-de- Ville. Il fut le seul — mais il fut,
celui-là! — à pouvoir régenter l'assemblée munici-
76 LE VRAI RODIN
pale ; et, emporté par son élan, il fit cette action
mémorable d'y imposer Puvis de Chavannes, bien
qu'il fût de notoriété publique qu'il le détestait.
Plus tard, quand Rodin eut la commande du Monu-
ment à Victor Hugo, la brouille fut complète entre les
deux amis. Dalou ne pardonna jamais à Rodin d'avoir
été préféré.
En 1878, Rodin fut occupé aux travaux de l'Expo-
sition universelle. Il travaillait de concert avec Des-
bois chez un nommé Legrain, qui leur faisait mode-
ler des mascarons et des cariatides.
L'habileté de Rodin était alors devenue tout à fait
déconcertante. Eu se donnant comme prétexte qu'il
n'y avait pas trop à chercher, il modelait en un jour
une grande figure. Que sont devenues toutes ces
prouesses ? Il y a certains de ces mascarons au Musée
Carnavalet ; mais quant aux cariatides, elles sont, hélas !
allées rejoindre toutes les autres figures que Rodin,
faute d'argent, autrefois, pour les faire mouler, a per-
dues. Oui, l'argent vient toujours trop tard ! malgré
toutes les sottises contraires que l'on ne manque jamais
de rééditer.
Rodin redevint fidèle à la rive gauche ; et c'est là
désormais, qu'il faut le suivre d'ateher en atelier.
Le premier que l'on mentionne, il l'eut au faubourg
Saint-Jacques, dans une maison de l'Assistance publique,
contiguë à l'hôpital Cochin, et qui est aujourd'hui
démolie.
C'était alors un morne quartier, où les petites
UNE VIE 72
maisons abondaient, avec, de place en place, la seule
gaîté d'estaminets où s'arrêtaient les camionneurs.
Les ateliers d'artistes pauvres ne manquaient
pas dans ces parages. Beaucoup de sculpteurs et quel-
ques peintres qu'aucun client ne visitait. On avait
là, autour de soi, une prison, des hôpitaux, des com-
munautés religieuses; et, un peu plus loin, la maison
de fous que quelques-uns de ces pauvres bougres d'ar-
tistes, véritables ou faux, entrevoyaient comme une déli-
vrance i)our leurs privations continuelles. Une fête
foraine secouait une fois par an la torpeur du quartier.
Rodin le quitta pour aller au boulevard de Vaugirard.
Là, il occupa un vaste atelier, d'où sa grande renommée
partit avec les Bourgeois de Calais, dont je parlerai
plus loin, et qu'il exécuta dans le plein épanouisse-
ment de son génie.
Mais il cherchait toujours d'autres œuvres à créer
— et aussi d'autres logis !
Et c'est ainsi, qu'au hasard de ses promenades, il
découvrit, boulevard d'Italie, la charmante maison
élevée pour M. de Neufbourg, et que Cors'isart, le méde-
cin préféré de l'Empereur, Musset et George Sand,
habitèrent ensuite.
Il s'informa, et il put s'y installer sans garantie.
Je dis : sans garantie ; car, hélas ! l'exquise maison
menaçait ruine dans quelques-unes de ses parties ; et
les plafonds ne tenaient que par miracle. Mais Rodin
en était fort épris ; et il ne rêvait rien moins que de l' ache-
ter, cet harmonieux pavillon, si délicat dans son en-
semble, et qu'un clos sauvage entourait. Aujourd'hui,
78 LE VRAI RODIN
c'est l'atelier qu'il regrette le plus ; et il a vu, avec
une véritable amertume, les démolisseurs dépecer, i>eu
à peu, cette coquette folie, comme on disait galamment
au siècle dix-huitième !
Obligé d'en partir, il se trouva bien qu'on lui ordonnât
la campagne : seul remède efficace au surmenage que,
depuis tant d'années, il s'imposait.
Le hasard, une fois de plus, l'amena à Sèvres ; et il
découvrit, sur une hauteur, une petite maison vieil-
lotte, isolée, mais attachante parce qu'elle avait beau-
coup de fenêtres donnant sur un ample panorama.
Cette maison avait, disait-on, appartenu à Scribe, le
fécond et niais dramaturge. Rodiu loua la maison, nul-
lement influencé, ainsi qu'on le pense, par le médiocre
souvenir du vaudevilliste ; et là, durant plusieurs
années, il se reposa en travaillant de plus belle, avec,
de temps en temps, quelques travaux à la manufacture
de Sèvres, qui n'était pas alors réglementée comme elle
l'est actuellement.
Pitoyable manufacture, du reste ! Celle d'hier et,
aussi bien, celle d'aujourd'hui.
Celle d'hier, pire, je le confesse, toutefois. Elle était
alors dirigée par un cliimiste, nommé Lauth. A bien dire,
que venait faire un chimiste dans cette galère ? Ennuyer
les artistes, les écœurer par des obser\'ations ridicules,
les traiter sans politesse, oh ! à tout cela, ce Lauth s'y
employait sans lassitude. Bien entendu, en haut heu,
on ignorait de tels agissements ; et l'inutile manufacture,
bon an mal an, accouchait d'horribles vases et de
UNE VIE 79
statuettes, dont on ne voulait plus, même clans les
plus pauvres sociétés sportives !
Carrier-Belleuse y était directeur, mais sans grande
influence ; ce fut lui qui y appela Rodin.
Un temps dont le maître ne garde pas de plaisants
souvenirs.
Il y fit bien quelques vases ; mais on posait ses œuvres
par terre, pour qu'on pût, en passant, y dormer des
coups de pied ; ou on les laissait exposées à la poussière !
ly'Ktat, certainement, protège u-» arts : Ro<liii lu- pouvait
pas en douter !
Cei)endant, il fut ingrat, et il partit. On nomma à sa
])lace un chimiste de plus ; et le renom de la manufacture,
à n'en pas douter, s'accrut.
Entre temps, Rodin avait obtenu un atelier au
Dépôt des marbres ; il décida, alors, de rester, désor-
mais, à la campagne.
Précisément, une maison à Meudon-\'al-Fleur>- le
tentait. Elle avait appartenu à une femme-peintre,
Miûo Delphine de Cols ; et elle était à vendre.
Cette maison se trouvait encore sur une hauteur ; elle
était isolée, et au beau milieu des champs ; Rodin
l'acheta.
Il y a maintenant de cela plus d'une vingtaine
d'années : et il n'a jamais regretté sa détermination.
C'est qu'on vient bien plus le voir, qu'il ne va
chez les autres.
Et il a reçu ici toutes les visites : visites royales,
ministérielles et même de l'Institut !
8o LE VRAI RODIN
Falguière l'y visita souvent ; mais il fut plus éton-
nant d'y voir le vieil Eugène Guillaume, la sacro-
sainte clé de voiîte de la Maison du quai ^lalaquais, et
qui avait commencé par être un des plus irréduc-
tibles ennemis de Rodin.
Même un « épileptique » ennemi, car, trouvant un
jour chez un de ses amis le masque de l'Homme au nez
cassé, il l'avait fait jeter aux gravats.
Guillaume vint donc, sur le tard de sa vie, visiter
Rodin ; et, ingénument, il se confessa à lui, jurant que,
lui aussi, il adorait la Nature. Ces sortes d'amendes
honorables, c'est un peu la consolation de vivre !... Au
demeurant, c'était un triste bonhomme, cet ancien direc-
teur, par deux fois, de l'Académie de France à Rome ;
car, lisez ceci :
Médiocre, chargé d'honneurs et de commandes, il
emploj'ait souvent Turcan, l'auteur admiré du groupe :
l'Aveugle et le Paralytique. Turcan redressait les erreurs
de modelage, faisait une « pratique » ensuite qui était
loin de l'inconsistant labeur du patron ; et, naturellement,
le bon praticien était laissé jalousement dans l'ombre.
Un jour, il se hasarde pourtant à s'informer auprès
de Guillaume — qui était alors directeur des Beaux-
Arts — s'il a des chances d'obtenir une modeste com-
mande, s'il la lui demande, officiellement. Ce lui serait un
grand appoint pour sculpter enfin, pour son propre compte,
une statue en marbre.
Et Guillaume de répondre : « Non, monsieur, aucune
chance ! »
Et ledit Guillaume venait de se commander à lui-
UNE VIE 8i
même pour plus de cinquante mille francs de « bou-
lots ! »
Je me hâte d'ajouter que je tiens cette anecdote de
feu Turcan.
Pour le reste, je veux dire dès qu'il s'agissait de sa
triste chair, le vieil Eugène Guillaume était plus géné-
reux. C'est ainsi que, très décrépit, il reprit le train
d'Italie pour aller rejoindre un petit modèle qui avait
l'accablante corvée de 1' « aimer ». C'est touchant,
n'est-ce pas ?
Rodin, lui, a mieux aimé ses collaborateurs, ses prati-
ciens. Combien de fois, par exemple, il m'a vanté le
mérite de certains d'entre eux, et surtout le grand talent
de Jules Desbois !
Turcan tint aussi une large place dans son estime,
et il l'appela souvent auprès de lui.
C'est qu'il eut de plus en plus des marbres à faire sculp-
ter, et des « augmentations » d'esquisses à faire prépa-
rer. Parbleu ! avec sa formidable imagination, avec son
excessif besoin de toujours modeler, d'ajouter sans cesse
des œuvres à des œuvres, comment eût-il pu se livrer
à un travail de praticien ? Comment eût-il trouvé le
temps de reprendre en plus grand le surprenant modelé
de son modèle en jilàtre ?
Il a formé des praticiens. C'est sous ses yeux qu'ils
accomplissent leur tâche ; et il suit pas à pas leur tra-
vail. C'est nécessaire.
Le sculpteur qui lui fait ses « augmentations », Rodin
l'a fonué également, discipliné ; et. pourtant, de celui-ci
82 LE VRAI RODIX
encore il sun-eille tout le travail ; et il ne le quitte que
lorsqu'il est pleinement satisfait.
Il a donné un modèle toujours admirable, toujours
extraordinairement vivant. Vous ne voudriez point
qu'il s'appliquât encore à 1' « augmenter », alors
qu'un modèle fait, il ne songe plus, je le répète, qu'à
en réaliser un autre ? Comment un tel maître trou-
verait-il le goût de « se reproduire » pour toutes ses
œuvres
■>
Je dirai quelles œuvres grandes il a faites, en effet,
de bout en bout, [dressant celles-là si splendidement
vivantes, qu'on peut croire, après cela, qu'aux prises
avec toutes les « grandeurs », il est toujours à son aise.
Il a trouvé un artiste capable de comprendre son
modelé ; capable de préparer, comme il le veut, ses « aug-
mentations », tant mieux pour lui ! Il a à exiger bien
davantage de ses autres praticiens. C'est que, pour « s'y
retrouver » dans son modelé si serré, si obstiné, si complet,
il faut un Desbois ou un Turcan ; et de tels artistes,
naturellement, veulent faire œuvre originale.
Je gagerais bien que Rodin a tout tenté autrefois pour
les retenir près de lui, ces deux artistes.
Il a sans doute rêvé plus d'une fois aux académies
de jadis, aux ateliers illustres où un Michel-Ange gardait
près de lui d'autres maîtres, qui l'aidaient dans son
ceuvre totale...
Je dois dire que l'hôtel de Biron et les atehers de
"Mcudon, si vastes, entretiennent certainement ce rêve.
Il est d'hier et il est de tous les jours.
Il m'est arrivé également d'évoquer toute une foule
CUtht J.-E HailOt.
BELLONE
UNE VIE 83
d'artistes, d'artisans et d'ouvriers, autour de toutes les
statues qui peuplent les salles à Paris, et là-bas, à
la campagne. Car, vraiment, si l'on s'explique que Des-
bois ne soit pour Rodin qu'un praticien très intermit-
tent, comment envisager que tant de sculpteurs n'aient
pas compris tout ce qu'ils auraient eu à gagner à se faire,
non pas les disciples de Rodin, mais ses collaborateurs,
ses praticiens, ses auxiliaires ? Ils se seraient épargné
bien des hontes, bien des dépits et tant de secours mendiés
dans les bureaux, où l'on distribue des aumônes sous
forme de statues ou de bustes, que l'on s'empresse, dès
qu'ils sont livrés, de déposer dans les squares des petites
villes de province, quand ils ne sont pas plus simplement
jetés dans des caves de lointains musées !
Rodin est donc presque isolé à Paris et à Meudon. et
cela, je l'avoue, a bien aussi sa noblesse.
Il est ainsi, déjà, une sorte de statuaire de légende;
et je me sou\'iens d'un soir où, passant devant la \'illa
des Brillants, à Meudon ; et, voyant se découper sur
le ciel, très éclairé par la lune, la façade du château
d'Issy, j'ai été pris d'un grand frisson... Je songeais
à tous les fantômes qui dormaient là, dans les atehers,
les uns tout nus, les autres dans leurs longs draps blancs. . .
et je revoyais le Balzac, colossal, et toutes les nymphes,
et tous les faunes que la nuit avait arrêtés dans leur
course ; et je songeais aussi à tant de visages aux rictus
d'épouvante ou de passion, qui n'attendaient que le périt
jour pour revi\Te ardemment, pour donner de la vie
l'expression artiste la plus forte et la plus angoissante!...
LE VRAI RODIN
Et je trouvais bien maintenant que Rodin fiît seul,
le seul hôte de ces ateliers, où une autre présence conti-
nuelle eût été hostile à toutes les songeries qu'il ébauche
dans le formidable silence !...
De temps en temps, ses modèles lui sont suffisante
compagnie.
Les modèles qu'il recherche toujours extrêmement
vivants.
Il n'a point caché ainsi le'plaisir qu'il prit à dessiner
les petites danseuses j avanaises et cambodgiennes, ame-
nées à Paris. Ces merv^eilleuses petites créatures étaient,
du reste, d'une souplesse tout à fait invraisemblable et
d'une grâce inimitable. Ah ! leurs johs gestes si enve-
loppants . de caresse ! Quels bras expressifs et quelles
cuisses nerveuses ! Il y avait en elles une vie débor-
dante !
Rodin les représenta souvent, quelques-unes très minu"
tieusement rehaussées d'aquarelle, telles qu'on les voit
sur les enluminures des vieux manuscrits de l'Orient ;
minces gazelles, nullement gênées par la haute orfè-
vrerie de leur coiffure si amusante, les bras levés et
arrondis, les mains johment retombantes comme des
palmes ! Et c'était encore le complexe ajustement doré
des costumes, les pieds si finement recourbés, les petites
narines battantes, les yeux si brillants, les mains s'écar-
tant et se posant à plat dans l'air, pendant que l'orchestre
rythmait les salutations et les séductions des amou-
reuses épopées.
Le maître les retrouve quelquefois, ces mouvements
UNE VIE 85
si souples, dans ses modèles habituels ; et, dans ce but,
il les laisse aller à travers l'atelier, s'asseoir, se courber,
à leur fantaisie.
Ah ! ce n'est pas cela la vie des modèles de tant de
salonniers !
Presque tous les autres sculpteurs figent une pose
d'après une esquisse qu'ils ont faite, préalablement ; et
il faut que la nature, que la vie se rapproche de cette
esquisse !
C'est l'inverse, naturellement, qu'il faut faire : l'es-
quisse d'après la pose retenue, donnée par le modèle.
S'ils savaient, presque tous les autres, ce qu'un modèle
libre peut donner de mouvements intéressants ! On n'a
que l'embarras du choix, comme on dit famihèrement.
Il y a beaucoup de dessins à exécuter en une seule
séance ; la nature vous grise en se révélant à vous, si
diverse toujours et si belle !...
Je me doute bien que lorsque Rodin, après une absence,
un voyage, retrouve quelques-uns de ses modèles, il
voit, tout de suite, si, durant ce temps, ils ont posé
ailleurs que chez lui. Ils reviennent gauches, maladroits
déjà figés par les poses conventiomielles et académiques.
Ils ont perdu tout caractère et toute expression. Cela
explique les « boulots » si lisses, et toujours si « ron-
douillards ! »
Et il y a une autre raison : c est que les habituels
salonniers font du modelé à distance, sans prendre
même la peine de tourner autour du modèle. Ils se
flattent de tout saisir en considérant le modèle d'en-
semble. Ils font du chic d'après nature. Ils ont appris,
86 LE VRAI RODIX
à l'Ecole, à modeler de leur coin une figure ; ils ne sor-
tent pas de là. Ils corrigent la nature d'après des tradi-
tions immuables, rabâchées par tel ou tel professeur.
Quand ils ont eu deux ou trois professeurs, alors c'est
de la démence. Ils sont perdus. Toutes les précieuses
théories se combattent. C'est un bafouillage burlesque!
J'oppose à cela l'impressionnante façon de modeler
de Rodin.
Il modèle, lui, tout contre le modèle ; il le palpe ;
il suit tous les jeux de la lumière sur la chair; il la consi-
dère de toutes les façons ; il la confronte à chaque
minute avec son travail ; pour un détail, une main,
une jambe, il lui arrive d'enlever la petite main en terre, et
d'en achever le modelé, main à main, la main en terre
tout contre la main vivante ; et avec quelle frénésie,
quelle rage de modelé ! Il a l'air, vraiment, d'arracher
la vie à son modèle pour la donner à son esquisse
Ainsi s'explique — avec du génie ! — ce modelé qui
fit bêler au moulage sur nature ! alors que le moulage
sur nature ne donne pas ce frémissement, cette houle
qui court dans tous les plâtres et tous les bronzes du
maître, dont je viens à peine d'esquisser la noble vie!...
LE PEUPLE DES STATUES
QUAXD un jour — oh ! souhaitons-le très lointain 1
car Rodin est une sorte de Force nationale ! —
quand un jour, on établira le compte de toutes les œuvres
laissées par ce statuaire, on sera stupéfait.
On se demandera comment, même avec des dons de
prodigieux labeur et de miraculeuse habileté, il fut
possible à un homme d'accumuler tant de statues et
tant de fragments admirablement modelés, presque
toujours. On éprouvera le même étonnement que lorsque
passèrent en vente, après la mort de Delacroix, les
peintures et les six mille dessins de ce superbe « tragé-
dien de la couleur ».
Bien des gens qui auront cru connaître Rodin tout
entier, qui se seront satisfaits de redites même élogieuses,
verront là une œuvre si formidable qu'ils seront bien
excusables de ne l'avoir même pas pressentie.
Quel émoi quand on touchera tous ces plâtres accu-
mulés jalousement par un thésauriseur de génie ! Depuis
les esquisses, depuis des fragments de torses à p)eine
plus gros que le poing, mais, si modelés toujours jusqu'à
l'impossible, jusqu'aux grandes statues frémissantes,
12
90 LE VRAI RODIN
ébauches quelquefois, œuvres terminées le plus souvent,
quel amas de travail, quelle merveilleuse manifestation
d'un génie pour qui le repos était une fatigue, une
angoisse telle que pas un instant ne fut distrait de cette
longue tâche, fixée non comme un but, mais comme
l'unique raison de vivre !
Et tout ce que l'on ne retrouvera pas ! Car il faut
bien répéter que beaucoup d' œuvres furent perdues,
anéanties, au temps où il n'était pas possible à Rodin
d'avoir recours au mouleur. Et ce temps, ce fut celui de
sa forte jeunesse, dont l'Homme au nez cassé demeure
un si complet témoignage. Cette œuvre-là a été sauvée,
mais les autres ?
Allez donc retrouver maintenant les jolies statuettes
qu'il modela pour Carrier-Belleuse. Tout ce précieux tra-
vail sortait de ses doigts habiles ; et les mouleurs, les fon-
deurs, les ciseleurs le dénaturaient à l'envi. Pourtant,
l'ensemble devait être d'un rare intérêt, quand on
songe que cet Homme au nez cassé fut modelé en
l'année 1864 ! Faut-il rapprocher ce moment-là de
l'époque où Rodin fut à Sèvres, pour y modeler, en
somme, aussi, dans la grâce et dans l'exquise fantai-
sie ? C'est bien probable ; et les « amours » qu'il put
enrouler aux flancs des vases, malgré tant de haines
autour de lui, ces « amours-là » devaient venir tout
droit de chez Carrier ; car, au contact de ce véritable
fabricant, si virtuose, je le répète, Roiin, piqué d'ému-
lation, en avait, lui aussi, enfanté par centaines, des
« amours », plus que Murillo et tous les autres peintres
dans leurs fameuses Assomptions, bien certainement !
LE PEUPLE DES STATUES 91
Songez ! Au moins cinq bonnes années passées chez
Carrier — cinq bonnes années pour un fou furieux de
travail comme le fut toujours Rodin, mais c'est de quoi
perpétuer la mémoire de bien des statuaires, tout ce
qu'il produisit seulement en ce laps de temps ; et je
pense que bien des bourgeois de Paris ont sur leur che-
minée une œuvre de Rodin, sans s'en douter ; et s'en
douteraient-ils, qu'il ne faudrait pas leur en vouloir de
ne pas l'afl&rmer ; car, dans cette rapide production, on
peut bien croire que Rodin ne s'imposait point tou-
jours en maître.
On le retrouve, par exemple, tout de suite dans un
buste en terre cuite, une Alsacienne qu'il modela vers
l'année 1871. Puis, de nouveau, c'est le long travail
anonyme ; et cette fois à Bruxelles, au Palais de la
Bourse et au Palais des Académies.
Après tout, fut-il perdu tant que cela ce labeur même
pour autrui ? On peut bien croire que Rodin y gagna
sans conteste de pouvoir exercer de plus en plus sa presti-
gieuse habileté ; et il s'en tirait si bien, en vérité, de
tous ses travaux décoratifs, qu'il trouvait le loisir de
modeler également des bustes pour son propre compte.
Et puis il voyageait, il parcourait la Belgique; il l'ai-
mait de plus en plus, surtout dans ses paysages et dans
ses peintres.
A Anvers, notamment, il demeura longtemps ; et il
ne quittait guère le Musée, où il s'éprenait violemment
de Rubens, de Van Dyck, des deux Teniers, de Snyders
et de Jordaens. Son goût de la peinture l'ayant repris,
Q2 LE VRAI RODIN
il lui arrivait même d'entreprendre de reproduire de
mémoire une œuvre de Rubens ; et, en faisant et en
refaisant le chemin de son logement au musée, et vice
versa, il arrivait à une interprétation en somme très
satisfaisante.
A Anvers, Rodin put admirer la « coquetterie de la
ville et la somptuosité des monuments : l'Hôtel-de- Ville,
cette belle œuvre de la Renaissance flamande avec ses
marbres roses et ses ors ; les églises des Jésuites, parées
de deuil avec leurs marbres noirs et blancs ; Notre-Dame,
où sont détenus des Rubens.
« I^a métropole (a écrit encore ]\I. [Maurice Kunel) se
présente pleine de richesses. ^Malgré les mœurs grossières
de certains quartiers, aux abords du port, les plaisirs
grouillants des kermesses avec leur musique de foire, on
s'y plaît. A Anvers, où l'Bscaut, cette immense écharpe
bleue, contourne le flanc de la ville, on respire, enfin ! »
Et Rodin, dans un continuel enchantement, visita
Gand, I^iège, Bruges et Malines.
Cette dernière ville sut même le retenir dans son
charme. N'avait-elle pas déjà exercé la même emprise
sur Baudelaire, qui, pendant son séjour en Belgique,
avait écrit ces notes charmantes que je ne puis résister
au désir de transcrire ici :
« Combien de carillons, combien de cloches, combien
d'herbe dans les rues, et combien de béguines ! J'y ai
trouvé une église de Jésuites, merveilleuse, que personne
ne visite. Enfin, j'étais si content que j'ai pu oubher le
présent, et j'ai acheté là de vieilles faïences de Delft.
Mahnes donne une impression générale de repos, de fête,
LE PEUPLE DES STATUES 93
de dévotion. L'air chante une musique vieille, dolente,
comme la musique mécanique d'un orgue. Elle repré-
sente la joie d'un peuple automate qui ne sait se divertir
qu'avec discipline. Les carillons dispensent l'individu
de chercher une expression de sa joie. A Malincs, chaque
jour a l'air d'un dimanche. Un vieux relent espagnol
flotte dans la ville.
« Malines (ajoute Baudelaire) est traversée par un
ruisseau rapide et vert. Mais Mahnes, l'endormie, n'est
pas une nymphe ; c'est une béguine dont le regard con-
tenu ose à peine se risquer hors des ténèbres du capu-
chon.
« C'est une petite vieille, non pas affligée, non pas tra-
gique, mais suffisamment mystérieuse pour l'œil de
l'étranger non famiharisé avec les solemielles minuties
de la vie dévote.
(( Airs profanes, adaptés aux carillons : A travers les
airs qui se croisaient et s'enchevêtraient, il m'a semblé
saisir quelques notes de la Marseillaise.
« L'hjinne de la canaille, en s'élançaiit des clochers,
perdait un peu de son âpreté. Hachis menu par les mar-
teaux, ce n'était plus le grand hurlement traditionnel,
mais il semblait gagner une grâce enfantine. On eût dit
que la Révolution apprenait à bégayer la langue du ciel.
Le ciel, clairet bleu, recevait sans fâcherie cet hommage
de la terre confondu avec les autres. »
Epris de tous ces décors, Rodin avait eu cette chance
de ne pas s'attarder dans une école, de ne pas pnîrdre de
temps sur des leçons académiques, si vaines pour tous
94 LE VRAI RODIN
ceux qui ont un instinct. Il profitait de cette heureuse
situation, en ne demandant des conseils qu'aux vrais
maîtres d'hier, et aussi, quelquefois, à l'ingéniosité et
à la judicieuse observation de certains de ses cama-
rades.
Revenu à Paris, après avoir longuement médité,
travaillé, et en apportant ce chef-d'œuvre : l'Age d'ai-
rain, 'il allait, le plus naturellement du monde,
reprendre, comme je l'ai dit, des travaux anon>Tnes,
qui, certes, lui permirent encore de développer — cela
semblait pourtant bien impossible ! — sa merveilleuse
virtuosité.
C'était au moment des travaux de l'Exposition, au
Trocadéro. Alors là, il fallait aller vite et Rodin faisait
tous les miracles qu'on lui demandait. Entre temps,
il modelait toujours pour lui-même, et il accumulait
les œuvres sur les œuvres.
Il avait loué au faubourg Saint-Jacques une sorte
de remise pour les abriter. Chaque jour, une œuvre
venait rejoindre tout ce peuple déjà timiultueux.
Rodin, poussé par une force mystérieuse, qui ne le
laissait pas en repos, ne savait déjà plus, au bout de
quelques mois, ce que sa remise contenait, exacte-
ment.
« On y entrait, m'a dit un de ses familiers de ce moment-
là, avec mille peines. Il y a^'ait des statues tournées
contre le mur, dont il était impossible de distinguer les
formes ; et Rodin, quand on l'interrogeait à ce sujet,
avait un geste de créateur qui ne peut pas s'arrêter
sur toutes les choses qu'il enfante. On voyait d'admi-
Cltch^ J E Italloi
EVE
LE PEUPLE DES STATUES 95
rables statues ; mais, que voulaient dire tous les autres
plâtres enchevêtrés, on ne savait pas! C'est là que je
découvris l'Eve, tant de fois reproduite, depuis. Le
modèle qui avait posé pour cette statue, s'était, un jour,
éclipsé ; et Rodin avait laissé là sa statue !... Ah ! Il a dû
y avoir bien des massacres dans cette magnifique floraison
d' œuvres ! »
Et combien les bustes y étaient nombreux !
Car Rodin a toujours aimé modeler des visages, visages
d'amis ou de gens qu'il admirait.
On connaît de cette époque-là, entre autres bustes,
ceux de Carrier-Belleuse, de Jean-Paul Laurens, de
Legros, de Victor Hugo, de Dalou, d'Antonin Proust
et d'Henr>' Becque.
On a raconté comment il avait été amené à faire
le buste de Victor Hugo, et comment sans pouvoir
faire poser le poète, il avait réussi à prendre, à l'échappée,
les traits principaux, les accents les plus caractéristiques
de ce « mauvais » modèle, uniquement préoccupé de
sa maîtresse, M^^® Drouet. miladi. C'était à un médiocre
sculpteur qui avait infligé d'inutiles séances au poète
que Rodin avait aussi à s'en prendre. Son propre buste
s'en ressentit; et il n'est pas, aujourd'hui, un de ses plus
illustres.
Mais le buste de Dalou, n'est-il pas l'égal dun ma-
gnifique Donatello ? Cette fois, le futur auteur du
Monument à Eugène Delacroix avait bien posé ; et
c'est le chef-d'œuvre que Dalou ne posséda point,
et pour lequel, en échange, il devait faire le buste de
Rodin .
ÇÔ LE VRAI RODIN
Desljois vit de ce buste de Dalou une belle cire ambrée,
dans le ton d'un vieux marbre, préparée pour la fonte à
cire perdue.
Il dit à Dalou :
— J'ai vu votre buste par Rodin ; il est admirable I
— Oui, admirable ! répondit Dalou.
Le buste de Jean-Paul Laurens est, également, une
extraordinaire effigie. Pourtant, le peintre ne fut pas,
dit-on, enchanté de cette œuvre. Pas plus que l'ex-
ministre Antonin Proust, de son buste à lui. Rodin a
souvent entendu cette chanson-là !
Mais Antonin Proust ne gardait pas rancune de...
sa propre incompréhension. Il se contentait d'être un
politicien heureux, qui redoutait les coups de toupet.
On le vit bien quand il fut compromis, avec tant d'autres
de ses collègues, dans la vile histoire du Panama. H
s'afïola, et il en perdit la \'ie. C'était, au demeurant,
un brave homme, sinon un homme brave ; et il était plai-
sant à voir, soit au Ministère, soit dans sa villa des
champs, sise rue des Douves, à Niort, s'entêtant dans des
conversations artistiques, très orgueilleux surtout de son
dédain de l'Institut ; et, ma foi, il a bien mérité de ses
concitoyens, en leur offrant, pour leur jardin public,
un tas de laissés-pour-compte de la statuaire officielle.
Et c'est lui, enfin, qui, dans son dédain de l'Ecole des
Beaux-Arts, et en s'appuyant sur Rodin et sur Dalou,
créa le musée de scul])ture du Trocadéro. Voilà, n'est-ce
pas, un vrai titre à notre reconnaissance ?
Les bustes de Rodin ! Ah ! oui, ils en ont effrayé
bien d'autres ! Pu vis de Cha vannes ne fut pas plus
Clxkf J K IWUo'
il-..\S-i'.\l l. 1 Al KI.N>
LE PEUPLE DES STATUES 97
sensible que tx)us les autres portraiture-^ au génie de
Rodin. Ni M. Henri Rochefort, qui avait fait porter
son buste au grenier — avant de le faire redescendre
dans son salon ! dame, Rodin était devenu si illustre 1
Ni M""*^ Séverine, meilleure journaliste que critique
d'art ! Xi quelques autres qui trouvent apparemment
que Rodin les a « enlaidis » ! ce qui est au moins
lisible pour la plupart d'entre eux, vieillards déjà frôlés
par l'Intruse !
Le dernier portraituré par Rodin, M. Georges Clemen-
ceau, a refusé, cette année dernière, que son buste
fût exposé, en donnant comme raison qu'il se trouvait
trop semblable à un vieux magot chinois !
Simple hantise, sans doute ! Car M. Clemenceau pos-
sédait récemment quelques très beaux masques chinois ;
aujourd'hui, il n'en a plus un seul ; il les a tous ven-
dus. M. Clemenceau, ingrat, n'aime plus les vieux ma-
gots chinois!
N'importe, « au-dessus de ce temps, » les bustes de
Dalou, de Jean-Paul Laurens et de Puvis de Cha-
vanues, par exemple, exécutés in\Tait;emblabkment en
ime quinzaine de séances à peine, demeureront tomme les
plus complètes effigies de la statuaire contemporaine. Oui,
qu'importe que les intéressés se soient trouvés laids,
à travers un modelé miraculeux ! Demande-t-on des
jugements, des critiques aux superbes figures des
cathédrales ? Se préoccupe-t-on de savoir ce que les
modèles pensaient du sculpteur qui les a immortalisés
dans la pierre ?
98 LE VRAI RODIN
Instinctif puissant, croyant en son génie, conscient
à coup sûr de sa force, Rodin, du reste, poursuit sa
route.
Les grandes œuvres s'ajoutent aux grandes œuvres.
Parti de l'antique, qu'il a patiemment étudié, dessiné,
Rodin est devenu maintenant un gothique. Il l'est
devenu sans le vouloir, à force de chérir les cathédrales.
Il dira plus loin qu'il n'est revenu à l'antique que bien
des années plus tard, après une longue période d'une
vingtaine d'années. Il est, présentement, plus esclave de
la nature que ne le furent Phidias, Michel-Ange, Puget ;
mais il est aussi, en général, moins complet que ces
trois divins maîtres. Il repart des Gothiques, sans
se préoccuper que la Renaissance, cet art « artificiel »
qui tient de l'antique et du gothique, a produit une
belle floraison d'œuvres. Il n'a pas davantage imité
Michel -Ange ; quand on le prétend, on exprime
une sottise. Il a, au contraire, une originalité entière,
un réalisme très près de la nature que les sculpteurs
gothiques, seuls, ont possédé. Pas toujours dans le
nu, — puisque aussi bien le nu leur était à peu près
défendu — mais, à coup sûr, dans l'arrangement des
draperies. Là, ils sont merveilleux. Allez au British
Muséum ; voyez les sublimes sculptures volées par lord
Elgin ; allez à Amiens, voyez, sur un des côtés de la cathé-
drale, la statue d'un évoque, demi-grandeur nature, qui
se trouve au-dessus d'une porte ; c'est la même maîtrise
souveraine. L'anonyme sculpteur de cette œuvre gotliique
égale le sculpteur grec.
Admirons de tout notre cœur les sculpteurs gotliiques
LE PEUPLE DES STATUES Q9
qui, eux, ignoraient la sculpture grecque. Elle procède,
celle-ci, de la sculpture égyptienne, enfermée dans des
canons, par son amour des grands plans, des grands
volumes ; et son originalité, c'est d'avoir acquis — elle
en avait le libre moyen — un modelé plus vivant, plus
frémissant. Mais, je le répète, dans les draperies, dans
les ornements (crochets, fleurons, chapiteaux, etc.),
les gothiques sont aussi hauts. Des statuaires enviés
du dernier siècle : Rude, Carpeaux, Dalou, dérivent,
eux, directement de la Renaissance.
Rodin, lui, avec ses Bourgeois de Calais, vient des
cathédrales. Il est datis la plus pure tradition fran-
çaise.
On lira un jour le livre qu'il a consacré aux édi-
fices religieux de la splendeur gothique. Ainsi sera
expliquée toute sa sculpture, mieux que par tous nos
essais et toutes nos faibles critiques.
Les cathédrales ! la cathédrale ! Avec quelle ferveur
Rodin l'a étudiée, commentée.
Voici Notre-Dame de Reims, la merveille des cathé-
drales gothiques, avec la magnifique ordonnance de sa
façade occidentale, où l'ornementation est aussi sobre
qu'admirable ; Reims, avec sa façade à deux tours,
à triple portail, donnant la vie émouvante à tout un
peuple de centaines de statues, à toute une floraison
de dais, de pinacles, de dentelles, d'aiguilles, de feuil-
lages et de clochetons ; voici Notre-Dame d'Amiens,
vaste et lumineuse, abritant encore une foule de statues,
et, au trumeau de son porche central, le Beau Dieu
'^^UnJversiUê .
( BIBLIOTHECA ( J
100 LE VRAI RODIN
d'Amiens, l'incomparable effort de la statuaire médié-
vale ; voici Beauvais, avec son chœur mers'^eilleux ; voici
Notre-Dame de Paris, avec la splendeur de sa façade
ouest et avec ses trois portails creusés en ogive ; voici
la souveraine, peut-être, Notre-Dame de Chartres, celle
que Hiiysmans élut; Notre-Dame de Chartres, avec
l'aristocratie artiste de ses statues ; voici Notre-Dame
de Rouen, dont la façade ouest est certes grandiose
avec ses arcatures à jour, ses pinacles, ses balustrades
et ses trois portes, où s'attarde encore la procession de
plusieurs centaines de statues ; voici Notre-Dame de
Bayeux ; voici Notre-Dame de Coutances ; voici Notre-
Dame de Renues ; voici Notre-Dame de Tours ; voici le
pur et majestueux chœur de la cathédrale du^Mans ; voici
Notre-Dame de Bourges, l'égale des chefs-d'œu\Te de
Chartres, d'Amiens, de Reims, de Beauvais et de Paris,
avec le féerique épanouissement de ses cinq portails
accolés et la somptuosité de sa grande nef ; Notre-Dame
de Bourges où se trouve le développement le plus com-
plet de la statuaire du moyen âge ; et voici tant d'autres
cathédrales, que les modernes architectes dits diocésains
mutilent peu à peu, à l'exemple de ces malfaisants
maçonniers que furent Viollet-le-Duc, Lassus et Boes-
willwald. Ah! les restaurateurs! Ce mot!... S'ils pou-
vaient donc méditer, une fois de plus, ces justes lignes
de M. Hourticq, que je reproduis à leur intention :
« Il ne suffit pas d'aimer une architecture, ni môme
de la bien comprendre pour la ressusciter. Les pastiches
gothiques les mieux réussis sont d'une extrême froi-
deur ; le constructeur moderne y apporte ses habitudes
SAIM ll.AN r.AII ISIl.
LE PEUPLE DES STATUES loi
classiques, la régularité du plan, la s>-métrie, la netteté
du dessin, cette rigoureuse régularité qui détermine la
forme de l'édifice dans tous ses détails et cette division
du travail qui fait de l'architecte un pur dessinateur
sur le papier et de l'ouvrier un simple tailleur de pierre.
Dans les vieilles cathédrales, la pierre est partout vi-
vante, l'œuvre est variée, riche et impréxoie ; ces copies
modernes sout étriquées ; la géométrie sèche de nos arclii-
tectes n'a pu retenir l'âme des cathédrales gothiques. »
Cette âme errante. Ro<^lin l'a retrouvée ; ses Bour-
geois de Calais la contiennent toute. Regardez ces
six ligures ; elles descendent directement des pierres
d'Amiens ou de Bourges : il y a même réalisme émouvant
dans les figures, même virtuosité superbe dans les dra-
peries. Dans ces sublimes musées de la rue que sout
les cathédrales, les Bourgeois de Calais retrouveraient
à coup sûr demain leur place. A Notre-Dame d'Amiens
ou à Notre-Dame de Bourges, ils seraient les frères
naturels de tant de bourgeois du moyen âge représentés
en figures de saints ou d'évôques. Imaginez-les, par la
pensée, dans les niches des hauts portails ou surplom-
bant l'extrême pointe de l'arc ogival, ou arrêtés comme
pour veiller, sur la rampe d'une balustrade ; et vous com-
prendrez, par comparaison, que ces six figures-là sont hau-
tement et hautaiuoinent gothiques ! Oh ! sans doute, leur
motlelé si vivant perdrait beaucoup à être vu de si loin ;
la sculpture de Rodin est surtout faite pour être vue de
près, pour être touchée, caressée, comme on touche,
comme on caresse un corps vivant ; mais, néaimioins.
102 LE VRAI RODIN
les grands plans y sont — et s'il y a incontestablement
en eux plus de détails que chez les gothiques (j'entends
toujours pour le nu), l'effet en resterait singulièrement
saisissant. Les antiques, Michel- Ange, Puget, je le
répète, voient plus large, créant des ensembles plus
impressionnants à distance, à la limite même des yeux;
mais ils sont, ceux-là, des sculpteurs de pleine
atmosphère, si je puis ainsi dire — et Rodin est un
sculpteur plus « terrestre ».
Il nous a lui-même imposé cette opinion, en deman-
dant autrefois, pour ses Bourgeois de Calais, qu'ils fus-
sent posés, sur le sol, sans socle, pareils à des hommes
de bronze se mêlant à la foule des autres hommes. Pour
son Penseur, également, voyez-le au Panthéon, presque
sous vos regards, et nullement considéré par Rodin ainsi
qu'une figure décorative pour l'architecture si morne et
si froide de Soufflot.
Rodin fut aussi très à son aise quand il s'atta-
qua au poème dantesque, quand il eut à modeler tous
les personnages hurlants et torturés de la Porte de
l'Enfer. Là, il se retrouvait dans le cadre d'un por-
tail de cathédrale ; et il n'était préoccupé que de bous-
culer les uns sur les autres les modelés les plus saisis-
sants, les plus angoissants. Il avait observé de nombreux
Jugements derniers ; et son esprit critique avait vu
clair dans la manière dont les sculpteurs du moyen âge
ont successivement représenté ce dra me grandiose et de
sûre épouvante.
« Car, dit M. Hourticq, le thème du Jugement dcr-
LE PEUPLE DES STATUES 103
nier, qui se retrouve dans presque toutes les grandes
cathédrales, permet de voir comment un même motif
s'est forme, puis transformé durant les xii^ et xiii^ siècles ;
il a manifesté les caractères successifs de la statuaire
française, la violence informe et disloquée d'Autun, puis
la majesté sereine de Paris, et enfin l'art dramatique
et pathétique de Bourges. A Autun, la scène est déjà
au complet : le Christ, les morts qui s'éveillent, les anges
et les démons qui se disputent, élus et réprouvés ; mais
les éléments sont encore mal agencés ; le Christ prend
trop de place ; autour de lui, des figures dégingandées
font un tel désordre qu'on ne s'explique pas clairement
le grand mystère qui se joue. Au porche méridional de
Chartres, la composition est calme, bien équilibrée ;
au-dessous du Christ, les petits corps des élus et des
damnés sont rangés avec ordre, mais la scène, un peu
réduite, manque de grandeur. A Paris, le Jugement
dernier est représenté en trois registres, avec une clarté
merveilleuse ; en haut, Jésus préside au dernier jour du
monde ; au registre inférieur, les morts sortent de leur
tombeau; à l'étage intermédiaire, l'archange et le diable
partagent les âmes. Mais si elle est nette, la composition
manque peut-être de mouvement ; le réveil des morts
ne va pas sans quelque monotonie {l'exécution, il est
vrai, en est moderne) ; les groupes des damnés et des élus
s'organisent en théories compactes et bien sagement
dirigées ; dans les voussures seulement passe la chevau-
chée sinistre de l 'Apocalypse. A Amiens, on retrouve
la même composition grandiose, moins paisible, plus
grouillante. Mais c'est à Bourges que le drame est animé
104 LE VRAI RODIN
et émouvant. Ici, le sculpteur, au lieu de la masse un
peu monotone des figurants identiques, s'est appliqué
à l'analyse des sentiments ; après avoir soulevé la dalle
de leur tombeau, les ressuscites s'inquiètent, s'agitent
supplient ; au-dessus, de chaque côté du grand ange
qui pèse les âmes, la séparation définitive se fait entre
les deux mondes. Les damnés sont chassés, jetés dans
la gueule de l'Enfer par des diables horribles et gro-
tesques ; l'un d'eux a la face ricaneuse d'un sat>Te.
Mais les élus surtout sont attendrissants à contempler
pour la foi intime qui éclaire d'un sourire poupin leurs
petites têtes frisées. »
Je dirai, dans un autre chapitre, comment Rodin
fut amené à modeler sa Porte de l'Enfer ; mais j'ai tenu
à noter tout de suite le rapprochement qu'il est impos-
sible de ne pas établir entre elle et un portail de
cathédrale. Sans doute, d'autres sculpteurs ont eu
cette idée de reprendre le grand enseignement gothique.
Carriès a abondamment fait surgir des têtes grima-
çantes et grotesques sur des cadres de portail. Il les a
d'autant plus multipliées, qu'avec son adresse véritable
et sa ruse, il abusait plutôt du moulage sur nature,
jusqu'à se mouler soi-même ; mais en céramiste ingé-
nieux, il déroutait beaucoup de professionnels ; et l'on
s'extasiait, généralement, sur sa forte production. Aussi
bien, Bernard Palissy ne l' avait-il pas déjà employé le
moulage sur nature, pour surcharger ses plats de poissons
et de fruits ?
Le Balzac, c'est encore une pierre gothique, tor-
LE PEUPLE DES STATUES 105
turée par un sculpteur du xix^ siècle. Je veux dire que
cette figure porte, inscrites sur son visage, des soufifrances
et des révoltes modernes. Mais elle a aussi son étampe
indiscutable. Voyez le nu qui servit pour porter la robe
de moine : ce nu massif, cambré ; ne le retrouvez-vous
pas dans les grandes études des Bourgeois de Calais ?
Certes, bien qu'à un degré moindre, car les Bourgeois
de Calais, entièrement modelés dans leur grandeur d'exé-
cution par Rodin seul, demeurent inimitables.
Il reste un Rodin sur lequel la Littérature a tout
à fait divagué : le Rodin que les poètes ont présenté
comme un thaumaturge, comme un mage ou comme un
0 grand douloureux ».
J'y arrive.
Ce Rodin-là, chaque fois qu'il lui est venu le désir de
modeler un corps de femme, Danaïde ou Faunesse, on
n'a pas manqué de célébrer en lui, en même temps que
sa sensualité, un amas de subtiles vertus littéraires, qui
n'ont rien à voir avec la Sculpture.
Rodin a cultivé son esprit : il a lu Baudelaire, Hugo
et bien d'autres poètes et prosateurs (n'a-t-il pas, par
exemple, une prédilection marquée pour Jean-Jacques
Rousseau ?) ; mais est-ce une raison valable pour voir,
dans chacune de ses figures féminines, une Femme
damnée ou un Succube ?
Parce que, la plupart du temps, lesdites figures sont
animées d'un mouvement, il est vrai, quasi -étrange ?
Allons, c'est tout simplement le modèle qui donne ce mou-
vement ; un modèle, qui, le plus généralement, est une
brave et honnête fille, très pacifique ; mais, voilà, elle
M
io6 LE VRAI RODIN
est aussi fort souple ; et Rodin sait l'encourager à lui
donner des poses qui suscitent le lyrisme des porteurs
de lyre !
Certainement, oui, il a dessiné tout au moins des
« Femmes damnées )), (un exemplaire de collection des
Fleurs du Mal contient en marge des dessins de Rodin) ;
mais ces dessins-là, en quoi sont-ils, plus que d'autres,
des dessins de « Femmes damnées »? Ce sont des mouve-
ments de modèles, des mouvements sensuels, frénétiques
quelquefois; mais, je le répète, les jolis corps vivants qui
ont posé n'inspirèrent rien du tout de damné !
Bien entendu, des imitateurs de Rodin — car ce com-
ble existe! — ont exagéré la thaumaturgie si niaise-
ment accordée à ce grand statuaire ; et l'on a vu, durant
ces dernières années, tout un lot d'encombrants « navets »
s'imposer aux Salons des deux Sociétés, aussi vaines,
d'ailleurs, l'une que l'autre !
Ou a vu je ne sais combien de ces « boulots » dits
littéraires, pas venus à terme, et que recommandaient
seulement des titres ridicules. Corps prostrés, toutes
luxures dehors ; corps éperdus, effondrés sous l'amas des
plus effroyables peines ; visages de damnés et figures de
passion !!!
On a vu mieux encore : des gens qu'affole Rodin,
aller vers celui de ses imitateurs qui le démarque le plus,
et lui commander des besognes pour une décoration de
théâtre ! Ça, n'est-ce pas, c'est un couronnement ?
M. Octave Mirbeau a écrit sur Rodin : « De lui, part
un style. » Espérons que non : le résultat en serait
lAUXESSE
LE PEUPLE DES STATUES 107
pitoyable. Voyez- vous de jeunes sculpteurs prenant can-
didement le fiJ de cette nouvelle tradition ? Rodin est un
isolé, un forcené individualiste ; il ne peut avoir ni élèves
ni disciples. Son âme est une âme tout de même de ce
temps ; nous croyons la comprendre à force de littéra-
ture, et alors, nous sombrons dans la folie ou dans la
sottise. Pourquoi s'obstiner à l'expliquer par tant de
phrases lamentablement égarées ? Pourquoi tant de
phraséologie à propos d'une sculpture uniquement
et fortement instinctive développée par l'admiration
continue des cathédrales ? Seul de tous les littérateurs,
M. Raymond Bouyer a eu raison d'écrire : <; Cherchons
simplement à comprendre Rodin sculpteur ! »
La tâche n'est déjà pas si aisée ; et j'en\'ie ceux qui
acceptent toute son œuvre, en bloc, sans raisonner.
D'autres, aussi peu inquiets, s'en tiennent à des sujets,
choisis dans son œuvre ; et ils n'achètent que ces sujets-
là pour leurs Musées ou leurs collections.
Une remarque est à retenir : il y a des années où
l'on ne demande que VAgc d'airain; d'autres années
l'Eve, seulement. Le charmant groupe : Frère et sœur,
est, lui, par contre, toujours très prisé. Le Baiser,
aussi, jouit de la faveur publique; et, au musée du
Luxembourg, ce groupe est bien plus regardé, à tort,
que le buste de Jean-Paul-Laurens, par exemple.
Aussi, je comprends bien que les fragments que Rodin
expose mainleuant aux Salons effarent.
Ce n'est plus là un sujet ; on est pris d'une fureur
sauvage, et d'autant mieux qu'on la sait localisée
également chez les sculptiers de l'Institut.
lo8 LE VRAI RODIN
On répète : « C'est un défi au bon sens ! une atteinte
à l'Art ! un outrage au goût public ! »
Durant quarante années, Rodin a produit des chefs-
d'œuvre entiers, montrant qu'il savait modeler, mieux
que tous les sculpteurs ensemble, des bras, des jambes,
des pieds, des mains, des têtes ! N'importe, on aboie,
parce qu'il faut toujours malmener le génie le plus
incontestable. Et les petits journaux, les revues de
beuglants, les vaudevillistes, recueillent à ce propos
les mots les plus éculés, l'esprit qui monte des com-
posts !
Pendant ce temps, il y a un spectacle annuel qui est
de la plus irrésistible drôlerie : je veux parler du Salon
de sculpture de la Société des artistes français.
Chaque fois, c'est un spectacle vraiment gai !
Des « navets » de plâtre et de marbre s'étalent, se
chevauchent, dressent des bras, des jambes, replient
des croupes, érigent des fesses, se pavoisent de faces
inexpressives ou hurlantes.
On voit des soldats brandissant des fusils de marbre ;
des navigateurs s'arc-boutant sur une ancre ; des Adonis
qui pleurent sur leurs pieds inexistants. On voit des
attelages de bœufs plus grands que nature ; des chevaux
bicéphales et des nymphes obèses. On voit des statues
d'hommes politiques et de magistrats, d'évèques et de
marchands d'Elbeuf. On voit des cuirassiers à cheval,
regardant au loin ; une famille qui mendie ; une porteuse
de pain, accorte ; un Gan^^mède qui s'efïondre sous des
flots de muscles mal attachés. On voit des bustes enfin
Lh PEUPLE DES STATUES 109
et des médaillons en tas. C'est le Salon de l'Institut et
des commandes.
M. Dujardin-Beaumetz. lui-môme, s'est lassé d'acheter
ça. Il est parti ; il ne reviendra plus !
Et ce sont ces exposants-là qui passent, avec des
ricanements, devant l'œuxTe magnifique de Rodin ;
qui se vantent de lui « souffler » des commandes ; qui
ont, plein la bouche, les noms de Carpeaux ou de Rude,
pour les opposer à leur Maître, au seul Maître ! C'est
d'une irrésistible gaîté !
Je réserve pour un chapitre spécial le récit de leurs
tristes histoires ; car, ils ont volé à Rodin bien des
commandes, ces affligeants indigents de la Ville de
Paris et de l'État. Nous les retrouverons soutenus
par la sottise des bureaux, pendant que Rodin ne pou-
vait compter que sur les intelligences étrangères —
pour vivre.
Aux Etats-Unis, il y a longtemps qu'on lui a consacré,
au musée métropolitain de New- York, de spacieuses
salles, toutes embellies de ses œuvres. Eu Allemagne,
en Angleterre, en Suède, en Autriche, partout, on l'a
fêté ; et les plus notoires écrivains de tous ces paj's sont
venus à lui.
En France, les sculptiers, les faux peintres, les archi-
tectes et les tapissiers, se sont souvent plaints des
louanges accordées à Rodin par les littérateurs et les
journalistes. Parbleu ! Il eût été étonnant qu'il en fût
autrement. Il eût été agréable aux sculptiers. je le sais,
qu'on ne parlât point de Rodin. Un gêneur, maintenant.
no LE VRAI RODIN
un trouble-fête, un dérange-toute-combinaison ! Et
cependant, et cependant quel sculpteur est toujours
préféré, à Paris, à Rodin ? Monsieur Denys Puech !
Vous voyez bien que l'Internationalisme a du bon,
au moins pour l'honneur de l'Art 1
]\Ialgré tout, on ne peut s'empêcher de songer à telle
autre grande chose glorieuse que Rodin eût exécutée,
si on lui avait donné, tenez, tout le Panthéon à
décorer ! Une liberté entière d'agir à sa guise ; les
bureaux, pour une fois, s 'endormant pour de bon ; et
des crédits illimités.
Dans la pleine maturité de son génie, on pouvait
tout attendre de Rodin, car il y a certaines de ses
œuvres (ses Bourgeois de Calais, en exemple) qui vont
de pair avec les plus magnifiques œuvres de ]Michel-Ange
ou de Puget. Comment, dans la triste histoire politique,
ne s'est-il donc pas trouvé un homme pour investir
Rodin de cette noble confiance ? Un Jules II, lui, n'eût
pas manqué de donner à Rodin la clé du Panthéon, et
même de l'enfermer dans le monument jusqu'à l'achè-
vement de son œuvre !
Telle quelle, elle est prodigieuse. Inégale, certes ;
mais, plus tard, il sera aisé, dans ce peuple de statues,
de réunir une centaine d' œuvres absolument incompa-
rables ; et l'on verra bien, alors, que c'est lui, et lui seul,
qui succède à Puget; et que les Bourgeois de Calais
sont de la même famille illustre que les Cariatides de
l'Hôtel de Ville de Toulon.
Car, on ne s'en rendit peut-être point compte exacte-
LE PEUPLE DES STATUES Ut
ment, quand le modèle en plâtre des Bourgeais de Calais
fut exposé dans la galerie Georges Petit, en même
temps que des peintures de Claude Monet, et à côté
d'autres œuvres de Rodin, telle la statue de Bastien-
Lepage.
Il y eut quelque émoi parmi les visiteurs ; mais com-
bien peu d'entre eux purent analyser les sensations
qu'ils subirent !
On sait, en efifet, ce que valent ces foules de dilet-
tantes et de dames qui s'abattent à jour fixé dans des
salles de marchands de tableaux ! Elles viennent là sans
éducation préalable, et elles n'y apportent, en outre,
aucune espèce d'intelligence. On le vit bien quand on
organisa à l'Ecole des Beaux- Arts une exposition d'Eu-
gène Delacroix ; et, presque à côté, dans un bâtiment
voisin, une autre exposition, celle-ci consacrée à Bas-
tien-I^epage. Tout le succès fut pour ce dernier peintre,
et J.-K. Hiiysmans raconta cette aventure en ces
termes :
« Les expositions de Delacroix et de M. Bastien-Lopage
se touchaient ; les dames qui, comme chacun sait,
s'intéressent vivement à la peinture — et la compren-
nent autant que la littérature — ce qui n'est pas peu
dire ! — passaient, sans sourciller, de l'exposition des
Beaux-Arts à l'exhibition de la maison Chimay, et
regardaient avec une admiration égale Y Entrée des Croi-
sés à Conslantinople de Delacroix et les bouvières d'opé-
rettes costumées par le Gré\'in de cabaret, par le Sirau-
din de banlieue qu'était M. Lepage. Les rengaines sévis-
saient : tt On admire le beau où qu'il se trouve. Parce
LE VRAI RODIN
« que Delacroix fut un grand peintre, est-ce une raison
« pour que M. Bastien n'en soit pas un autre ?» Et per-
sonne, non, personne ne tressaillait devant cette ridi-
cule familiarité d'un office et d'un salon, devant cet
incroyable coudoiement d'un laquais et d'un maitre ! «
Cette fois, à vrai dire, on n'avait fourni, à la galerie
Georges Petit, aucun moyen de comparaison entre Rodin
et un autre sculpteur. Il était le seul statuaire présent,
et il fallut bien faire en sorte de « comprendre ». On ne
comprit point ; mais on poussa quelques cris d'éloges
qui compensèrent les sottises exprimées à haute voix
par de sots banquiers, avoués ou marchands de nou-
veautés, qui regrettaient, sans pudeur, l'absence de
M. Mercié.
D'ailleurs, c'est de cette façon-là que Rodin a tou-
jours pris contact avec les visiteurs mondains : en les
stupéfiant ou en les faisant ricaner. « L'impopularité
est une marque d'aristocratie ! » a dit Baudelaire ; or,
Rodin est toujours impopulaire. On l'admire quelquefois,
on le redoute toujours. Quand il arrive au Salon avec
ses œuvres, les membres du Comité, eux-mêmes, ont
un frémissement. Quelle place va-t-il encore exiger ?
La première !
Et ils sont contraints de se rendre compte qu'il est le
Salon, tout le Salon ! Si, par de bas complots, de sour-
noises attaques, ils arrivaient à obliger Rodin à ne plus
exposer, c'en serait fait de leur groupement. Ils ont bien
vu cela jusqu'à ^é^'idence ; et ils ne peuvent mieux
faire que de se révolter... en dedans !
CUIM4.-K. I
L'HOMME DES PREMIERS AGES
LE PEUPLE DES STATUES 113
Pourtant, Dieu sait que Rodin n'accable pas de
nombreux « envois » les Salons. Depuis pas mal
d'années, il se contente d'exposer mie statue, un
fragment ; et c'est tout ! Mais c'est formidable et l'on
ne voit que celai
Et cherche-t-il à frapper par le volume, par la masse ?
Non, certes. Il a des groupes magnifiques qu'il ne veut
pas montrer, qu'il a l'air de tenir en réserve pour les belles
années de l'avenir.
Fit -il des statues équestres, d'encombrantes sta-
tues équestres ? Non. Une merv'^eilleuse esquisse du
Général Lynch, réduite ; et c'est tout ! Feu Barrias,
de l'Institut, était, lui, un véritable entrepreneur avec
son Monument à Victor Hugo, cette honte ! et, de
même, ce Morice qui installa, sur la place de la
République, un gigantesque encrier que garde un
lion-bobèche, arrêté devant l'urne du suffrage universel !
Oui, combien d'esquisses, combien d'inégalables
œuvres que Rodin n'a jamais voulu montrer au
public. Dois-je signaler, par exemple, son Monument
du Travail, dont l'idée première est de M. Armand
Dayot, qui la proposa au sculpteur Jules Desbois, et que
celui-ci offrit à Rodin, comme au plus digne. De ce beau
projet, M. Gabriel Mourey donna, dans les termes sui-
vants, une éloquente description, qu'il con\-ient de
reproduire ici :
« N'a-t-on pas oublié, à travers les agitations et les
angoisses de ces derniers temps, certain projet d'un
Monument du Travail que M. Armand Dayot souhaitait.
114 LE VRAI RODIN
il y a quelques mois, de voir s'élever, à l'aube du pro-
chain siècle, comme une glorification de l'effort humain?
On courut interviewer tous les sculpteurs plus ou moins
dignes de ce nom ; ils s'enthousiasmèrent et l'on put
un moment fonder des espérances de réalisation. L'œuvre
étant au-dessus des forces d'un seul homme, un groupe-
ment d'artistes s'imposait ; mais toute collaboration —
encore que l'on ait souvent eu l'exemple du contraire' —
nécessite une entente. Or, comment concilier les tendances,
les aspirations, les goûts sinon opposés, différents du
moins, de tant de p2r3onnalité3 isolées ? L'abnégation
est une vertu que pratiquent peu les artistes modernes,
et ce n'est plus la foi qui les unirait, comme au moyen
âge, pour une œuvre d'art collective ; on ne construit
plus de cathédrales aujourd'hui. Si séduisant qu'il pût
paraître, le projet fut donc abandonné.
|(( Mais aucune idée belle ou généreuse ne demeure
inféconde. Au lendemain de cette lutte qu'il eut à sou-
tenir avec son B.ilzac contre l'ignorance, le parti pris
et la sottise, Rodin la sentit germer en lui. Célébrer
le travail, glorifier l'effort, devait tenter cet infatigable
travailleur. Il chercha, il chercha, et il trouva, et j'ai
eu la joie de le voir, hier, dans son atelier de la rue de
l'Université, découvrir la première maquette du Monu-
ment du Travail.
« S'il y a quelque enseignement à tirer d'un monument
consacré à la gloire du travail, s'est dit Rodin. il faut
(jue chaque partie en soit visible ; il faut que ce monu-
ment, après avoir étonné et attiré le regard par son
ensemble, satisfasse par chacun de ses détails la curio-
LE PEUPLE DES STATUES 115
site et rende tangibles les leçons qu'il contient. Une
colonne, comme la colonne Trajane ou la colonne Ven-
dôme, a pour elle la noblesse et la beauté de l'ensemble,
mais qui donc a jamais vu les bas-reliefs qui s'enrou-
lent autour d'elle ? A peine peut-on discerner ceux de
sa partie inférieure. Donc, si l'on fixait autour de cette
colonne un clu-min en spirale d'où la \'ue pourrait aisé-
ment contempler les sujets qui la décorent et si l'on
enfermait le tout dans une tour ajourée, dans une tour
à arcatures légères par où la lumière pénétrerait large-
ment, et qui rendrait plus séduisant encore l'aspect exté-
rieur du monument, il semble que toutes les difficultés
seraient vaincues.
« Par une porte que gardent des figures du Jour et de la
Nuit, symbolisant l'éternité du travail, on pénètre sous
la tour : une vaste chambre est réservée aux métiers qui
extraient des entrailles du monde les matières premières.
En larges bas-reliefs d'une facture brutale presque,
d'une sculpture synthétique à grands plans, afin de les
rendre plus lisibles dans le demi-jour qui règne là, est
dépeinte la vie des mineurs, des scaphandriers, les som-
bres et périlleux labeurs de la terre et de la mer.
a Puis l'ascension commence. Le coHmaçon s'enroule
de droite à gauche. A mesure que l'on monte, le travail
s'affine, les métiers moins grossiers apparaissent, ceux
où l'esprit prend le plus de part. D'un bas- relief à l'autre,
le sujet change ; une sorte de cariatide-corbeau SNTithé-
tisant chaque métier les sépare et supporte le plafond.
Montez jusqu'au sommet ; là-haut, c'est la pensée pure
qui réside, le métier le plus noble, représenté par l'ar-
uO LE VRAI RODIN
tiste, le poète, le philosophe. Puis, couronnant le monu-
ment en plein ciel, posés sur l'extrémité de la colonne
qui, maintenant dégagée de la tour, s'élance vers l'azur,
deux génies, deux bénédictions, versant sur le travail
l'amour et la joie, car c'est d'amour et de joie, malgré
toutes les douleurs et toutes les haines, qu'est fait le
travail.
« Quant aux proportions du Monument, quoiqu'elles
ne soient nullement arrêtées dans l'esprit de Rodin, il
convient d'en parler. La colonne elle-même aurait à peu
près le diamètre de la colonne Trajane, c'est-à-dire de
3 à 3^,50 ; le promenoir en spirale serait large d'environ
2™, 50 ce qui fait en tout 8 mètres de diamètre. Quant à
la hauteur, elle resterait soumise au plus ou moins
d'importance que prendrait l'œuvre, mais il faut compter
une dizaine détours de spirale de 2^,50 à 2",8o de haut.
La dimension des bas-reliefs serait celle de la frise des
Panathénées et ils seraient éclairés de la même façon.
H va sans dire que toutes les figures du monument
sauf les figures symboliques du Jour et de la Nuit et
des deux Bénédictions, porteraient le costume moderne,
représenteraient le travail tel que nous le voyons chaque
jour se- manifester autour de nous.
« Tel est le rêve de Rodin. Rêve de grand poète
et de grand artiste. Rêve d'un grand amoureux de la
vie. Puisse-t-il être mis à même de le réaliser, non par
lui-même seul — car la tâche matérielle est trop lourde
— mais avec l'aide d'un groupe d'artistes choisis par
lui, et qui accepteraient le plan général de son œu\Te,
tout en conservant leur indépendance d'efforts ! Voilà
LE PEUPLE DES STATUES li;
une belle occasion pour l'Etat de montrer que ce n'est
pas en vain qu'un grand artiste peut avoir de grandes
idées. »
Ah ! bien oui ! l'appel généreux de M. Gabriel Mourey
ne fut même pas écouté ! Nulle solitude n'est plus aride
que celle que l'on fait autour du génie ; et tous les cris
que l'on pousse pour qu'il se manifeste plus aisément, ce
n'est pas l'Etat qui a pour mission de les entendre.
Ni l'Etat, en conséquence, ni les sculpteurs, du reste,
ne souscrivirent au vœu si noblement exprimé par
M. Gabriel Mourey ; et Rodin. après de nombreuses
tentatives, dut abandonner la réalisation de ce beau
projet.
J'ai vu, à Meudon, l'esquisse en plâtre de ce Monu-
ment du Travail. Elle se dresse dans un coin du vaste
hall, qui contient taiit d'autres œuvres ; et la poussière,
lentement, semble la voiler de résignation. Oui. c'est
encore une admirable chose perdue, parce que le règne
du suffrage universel ne réalise pas les rêves des
artistes de génie. Et c'est compréhensible ! Que peut-on
demander, en effet, à des gens uîiiquement préoccupés
d'affaires, de dois et de vols, et que la politique, seule,
réussit à agiter comme des convulsionnaires ?... Et puis,
je l'ai déjà dit, un directeur des Beaux- Arts (un mot et
une chose saugrenus !) doit contenter une foule de
médiocres, commander un amas de statues, un lot de
toiles, afin que le suffrage utiiversel (toujours lui!) soit
satisfait ! il n'y a rien à répoudre à cela ! Le génie est
haïssable !
Ii8 LE VRAI RODIN
Les gens de la Chambre aboyaient assez chaque fois
que M. Dujardin-Beaumetz avait à défendre les achats
d' œuvres de Rodin qu'il avait faits — au prix du bronze !
Les députes hurlaient comme si l'on avait tenté de
toucher à leurs quinze mille livres de rente. Ils faisaient
aussi des mots ; ils s'égayaient. L'un disait : « Si l'on
achète telle œuvre de M. Rodin, alors, il faut défal-
quer le prix des bras, puisqu'ils manquent ! » Un autre :
« M. Rodin est un Turc ; il ne fait que des massacres ! »
— et des rires bru3'ants secouaient tous les bancs ;
cependant que le président, feu Henri Brisson, la mine
lugubre, déplorait ces « querelles byzantines », en son-
geant à la question bien plus vitale du cléricalisme !
Le cléricalisme ! Rodin, aussi, y songeait, à sa façon.
Il avait dit, un jour : c Ah ! combien elles sont johes
les églises de villages, avec leurs allées de tilleuls, plan-
tés tout autour ! »
LA PORTE DE L'ENFER
IL y a pas mal d'années, vivait un sous-secrétaire
d'Etat aux Beaux-Arts, qui n'était, à tout prendre,
ni plus sot ni plus intelligent que tous ceux qui lui
ont succc<lé. Ce qui le recommandait surtout, c'était
un réel besoin de justifier son existence ou mieux sa
fonction. Pour cela, il se révélait très actif et, chaque
jour, il faisait parler de lui.
Bien entendu, comme il sied, l'Institut était pour lui
un Temple, peuplé de dieux et de demi-dieux. L'Art
Officiel, par deux majuscules, se présentait, à ses yeux,
sacro-saint : Jouffroy, Dumont, Thomas, grands lamas
de la Sculpture, seuls, comptaient, dès qu'il cherchait
un ou des successeurs à Pradier et autres Clésingers.
Mais, néanmoins, quand un autre nom que ceux-là bour-
donnait un peu trop à ses oreilles, il se décidait à
« chercher à savoir » ce que valait ce nouveau veim.
C'était ainsi que le sous-ministre Turquet avait appelé
auprès de lui Rodin.
Il y avait bien la fâcheuse histoire de VAgc d'airain :
le soi-disant moulage sur nature de la statue tout entière.
Mais l'Institut, représenté par Paul Dubois et Fal-
i6
122 LE VRAI RODIN
guière, s'était prononcé : on avait renvoj'é Rodin des
fins de la suspicion, et capable de modeler la fameuse
statue.
Tout était donc pour le mieux, et Turquet, pour se
punir de son indécision tatillonne — est-ce qu'il n'avait
pas pris, par surcroît, des renseignements sur Rodin
durant son séjour en Belgique ? et n'avait-il pas demandé
comment ladite statue avait été faite ? — Turquet avait,
coup sur coup, acheté l'Age d'airain et le Saint Jean.
Cela, malgré, bien on pense, les cris et les fureurs de
l'Institut. Il est vrai que le ministre Antonin Proust se
tenait derrière Turquet ; et Proust n'aimait ni l'Institut,
ni l'Ecole des Beaux- Arts, comme j'ai déjà eu le plaisir
de le dire
« Couvert » par son ministre, selon l'étonnante expres-
sion administrative, Turquet, alors, fut pris de délire.
Acheter des œuvres à Rodin, ce n'était pas assez ;
il fallait lui commander une œuvre, spécialement.
Rodin, pressenti, accepta ; et il ne fit point attendre
sa réponse. Il ferait la Porte de l'Enfer, de Dante. On
l'avait accusé de moulage sur nature ; eh bien ! il exé-
cuterait une foule de petits personnages, pour déjouer
cette fois tout propos calomnieux. A la rigueur, on
peut encore réduire une figure moulée sur nature, mais
une centaine ! c'était bien impossible ! Et Rodin se
mit à l'œuvre.
Pour qu'il pût exécuter sa commande, on lui donna un
atelier au Dépôt des Marbres, sis rue de l'Université,
au no 182.
Ce Dépôt des Marbres est un très vain immeuble de
I.K VRAI KO DIX
lA l'OKTi; l>i: I.IINI Kk (IVtail. /u- /Viivi»r J
LA PORTE DE L ENFER 123
l'Etat; mais enfin, par son existence, il justifie quelques
douces sinécures administratives particulièrement en-
viables.
Il y a un conservateur et un concierge qui gardent
des blocs de marbre et quelques carrés d'herbes folles.
On ne se doute pas quel silence règne là. C'est un
véritable sanatorium, disons d'art, pour quelques pro-
tégés du régime !
Rodin vint heureusement dans ce lieu ; et il le réha-
bilita.
Depuis lors, la Porte de l' Enfer même l'illustre ; et
vous ne me démentirez point, si vous lisez la description
suivante de la magnifique œuvre de Rodin que donna,
dans une éloquente série de la Vie artistique, M. Gustave
Geffroy :
« La Porte, haute de six mètres, est debout, et elle est
disséminée. Les statues du sommet, certains groupes
des panneaux, les montants, des bas-rehefs sont placés.
Mais partout, dans la vaste salle, sur les selles, sur les
étagères, sur le canapé, sur les chaises, sur le sol, les sta-
tuettes de toutes les dimensions sont éparses faces
levées, bras tordus, jambes crispées, pêle-mêle, au
hasard, couchées ou debout, donnant l'impression d'un
\ivant cimetière. C'est une foule, une foule muette et
éloquente, qu'il faudrait regarder, individu par individu,
comme on feuillette et ht un hvre, s'arrètJiit aux paires
aux aUnéas, aux phrases, aux mots.
« C'est en effet l'équivalent d'un hvre profond, c'est
une œu\Te de grande obser\'ation et de haute métaphy-
124 LE VRAI RODIN
sique que ce répertoire prodigieux, qui doit réunir la
complexe multitude des passions et des vices, évoquée
par un geste, par une attitude, par une inclination de tête,
par une expression de visage. Le sujet adopté et qui
donnera son nom à la Porte, cet Enfer de Dante où s'est
arrêtée la rêverie du liseur avant le choix du statuaire,
n'a été que le cadre nécessaire, ou plutôt le thème humain
pouvant admettre une représentation tragique et com-
plexe de la nature et de la vie. La Porte de l'Enfer, c'est
l'assemblage, dans une action mouvementée, des instincts,
des fatalités, des désirs, des désespérances, de tout ce qui
crie et qui gémit en l'homme. Le poème du gibehn n'a
conservé aucune couleur locale, a perdu toute sa signi-
fication florentine ; il a été, pour ainsi dire, dénudé,
exprimé dans sa signification synthétique, comme un
recueil des aspects non changeants de l'humanité de
tous les pays et de tous les temps.
« Non terminée, la Porte ne peut encore être complè-
tement décrite. Les épisodes ne seraient pas racontés
dans un ordre définitif, puisque les grandioses hnéa-
ments ont des solutions de continuité, et que le sculpteur
en est à compléter l'arrangement de sa tâche. Le cadre
du poème sculpté est seul exécuté et agencé. Toutefois,
pour dire les divisions principales, en commençant par
les parties qui avoisinent le sol, il faut observer d'abord
que les deux bas-rehefs, au-dessus desquels s'étage la
composition, présentent à leurs centres d'inoubhables
masques par lesquels parle la Douleur, des visages con-
tractés, prêts à pleurer, aux fronts creusés par des soucis
à demeure. Autour de ces masques, une course de
LA PORTE DE L'ENFER 125
femmes, de satyres et de centaures, où des grâces
fuyantes se mêlent à des virilités animales.
« Sur les deux montants, c'est une ascension de figures
resserrées dans l'étroit espace, allongées, fluides, avec des
parties sortantes de haut relief. Ce sont les douces amou-
reuses, les heureuses criminelles des joies illicites, les
amants réunis dans la souffrance, et les vieilles momifiées,
à peine vivantes d'un dernier souffle de vie, et les enfants
inconscients, à peine nés et déjà marqués du mal de vivre,
faisant effort pour voir de leurs yeux aveugles dans les
hmbes où s'agitent leurs ombres chétives. Tout en haut,
au-dessus du fronton, trois hommes dressent au sommet
de l'œuvre un équivalent animé de l'inscription dan-
tesque : Lasciate ogni speranza. Ils s'appuient l'un sur
l'autre, se penchent dans des attitudes de désolation,
leurs bras tendus et rassemblés vers le même point, leurs
doigts indicateurs rapprochés, exprimant le certain et
l'irréparable. Au-dessous d'eux, en avant des foules
remuantes qui constituent le premier cercle de l'enfer,
un Dante, ou plutôt le Poète, nu, n'ayant aucun des
signes qui font reconnaître une époque ou une nationahté,
médite, mais à la façon d'un homme d'action au repos.
Ses membres sont faits pour la marche et pour la lutte,
son visage inquiet et vaillant, en proie à la crispation de
l'idée fixe, reflète et répercute toutes les pitiés, toutes les
indignations, toutes les passions qui excitent le songeur
jusqu'à l'enthousiasme, qui l'émeuvent jusqu'à la lamen-
tation.
« La réflexion du rêveur peut être en effet étendue et
profonde, car voici, à ses pieds, sous ses regards, le tour-
ia6 LE VRAI RODIN
noiement vertigineux, la chute dans l'espace et le ram-
pement sur le sol, de toute une pauvre humanité obstinée
à vivre et à souffrir, meurtrie, blessée dans sa chair et
attristée dans son âme, criant ses douleurs, ricanant dans
les pleurs et chantant ses inquiétudes haletantes, ses
jouissances maladives, ses douleurs extasiées.
« A travers des pierres de chaos, sur des fonds em-
brasés, des corps s'enlacent, se quittent, se rejoignent,
des mains agrippent comme pour mordre, des femmes
courent, les seins gonflés, la croupe impatiente, les désirs
équivoques et les passions désolées frissonnent sous les
invisibles coups de fouet du rut animal, ou retombent,
navrés, pleurant l'attente stérile d'un plus grand plaisir,
voulu et introuvable.
« Admirables panneaux ! Dans leurs cadres s'inscriront
à jamais les misères charnelles et les sacrifices silencieux
des damnés de l'amour, des avides d'ambition, des cher-
cheurs d'idéal, les symboles lamentables et cruels des
fatalités physiologiques et des vains vouloirs de l'esprit. »
Cette Porte avait été destinée au musée des Arts
décoratifs. Mais la tâche pour la terminer entièrement,
jusqu'à l'instant de la livrer au fondeur, était bien au-
dessus des forces humaines ; et Rodin, lui-même, ne put
la mener jusqu'au bout. ]\Ialgré un obstiné courage,
son Imagination prit le dessus, et le conduisit à rêver
d'un autre travail. Cependant, en un mois à peine, tout,
peut-être, eût été en place. Rodin ne put consacrer ce
mois-là à sa Porte ; et elle reste, et elle restera très
vraisemblablement maintenant inachevée.
l.ltrk* J r. H>.U*«.
LE PENSEUR
LA PORTE DE L'ENFER 1*7
Figure par figure, nous en avons connu, heureusement,
tous les détails existants. Toute une partie de son œuvre
vient, séparément, de la grande Porte : corps éperdus,
entrelacés, douloureux, sensuels, tragiques. Le Penseur
qui médite présentement devant le Panthéon, c'est la
figure « augmentée », qui avait été placée — image
du poète considérant son œuvre — au-dessus de la Porte ;
et, dans la fête inaugurative qui eut lieu au Panthéon,
M. Dujardin-Beaumetz eut l'impérieuse occasion de
louer Rodin d'avoir honoré Paris d'une telle statue.
Rodin eut, ce jour-là, un mot amusant.
Comme le sous-secrétaire d'Etat avait, naturellement,
oublié, dans son discours, de citer le nom du collaborateur,
si l'on peut ainsi dire, de Rodin, pour 1' « augmentation »
du Penseur, ce collaborateur s'en était étonné naïve-
ment devant le Maître : a Oui, pas un mot pour moi ! »
Alors, Rodin, finement et bienveillamment de lui ré-
pondre : « Mais, mon cher X prenez-en votre part ! »
Autre réponse de Rodin, une fois qu'im sculpteur,
impatient, lui demandait s'il « s'en irait bientôt de la rue
de l'Université, parce qu'il voulait, lui aussi, obtenir de
l'Ktat un atelier. »
Rodin laisse parler son interlocuteur ; et, à la question
précise : a Pour combien de temps gardez-vous encore
votre atelier ? » Rodin, au sculpteur ahuri, de répondre
encore, doucement (ceci se passait il y a quelque temps,
seulement) : u Pour combien de temps, mon cher !... Oh 1
une vingtaine d'années, peut-être ! »
Et, d'ailleurs, la Porte de l'Enfer, toujours debout,
doit être conser\'ée dans l'ateUer qui la vit s'édifier, se
128 LE VRAI RODIN
peupler de figures passionnées ; elle doit être laissée, telle
<iuelle, jusqu'au moment où Rodin prendra à son sujet
une décision définitive. La terminer ? Oh ! ce serait
à souhaiter, pour notre enthousiasme. Mais il est bien
difficile, comme je l'ai déjà dit, de croire à cette heureuse
fortune. Rodin a beaucoup travaillé depuis — autrement !
Le poème dantesque a été remplacé dans son esprit par
bien d'autres poèmes aussi généreux en beauté — et tout
différents. Puis quel crédit à obtenir pour fondre toute
la Porte ! Une centaine de mille francs, environ ; et cette
somme ferait reculer tous les bureaux des Beaux- Arts !
Les moules sont conservés, c'est le principal, si
l'on peut croire vraiment à l'achèvement complet de la
Porte. Mais voilà, c'est la grande question ; et Rodin
lui-même n'y répond pas, d'une manière catégorique.
Il laisse vivre notre espoir ; comme il laisse espérer à
la Galerie des Offices, à Florence, qu'il y enverra son
buste par lui-même; tâche que jamais un \Tai sculp-
teur n'a entreprise ; et que Rodin, malgré son goût de
toute originalité, n'entreprendra pas.
Aussi, elles sont bizarres, quelquefois, les demandes
faites par les gens les mieux intentionnés !
LES BOURGEOIS DE CALAIS
»7
CES six fabuleuses figures, Rodin les a modelées nues,
grandeur nature, seul, eu pleine forme de son
génie. Il les a créées dans son atelier du boulevard de
Vaugirard ; et elles sont sorties de là i)our révolutionner
le Monde.
Elles ont une histoire.
Remontons au moment où paraissait, régulièrement,
chez un imprimeur de la rue de la V^ictoire, un journal
intitulé : l'Art, dont feu le baron de Rothscliild assurait
les frais, et dont la direction était confiée à un sieur
Gaucher.
Ce grand journal — par le format ! — sorte de revue
plutôt, était illustré de façon à sauver la i>énurie du
texte, rédigé par les officiels crititiues d'art du moment ;
toute cette chque que l'on retrouve toujours, et qui,
installée dans de profitables sinécures, en profite pour
expédier d'insipides proses et avancer de f>énibles ren-
gaines.
Cette revue était en (quelque sorte la Revue des
Deux Mondes de l'Art ; une suite d'appréciations telles
sur les plus grands maîtres, qu'on en arrivait à les
132 LE VRAI RODIN
injurier en bloc ; car on leur en voulait vraiment d'avoir
inspiré de si indigentes sottises.
A ce journal, était joint un bureau de commandes,
dont feu Gaucher avait encore la gestion. C'était lui qui
appelait à sa fantaisie les artistes, les faisait travailler,
et qui réglait... avec les libéralités de son maître. Je
suppose, du moins, que cet employé, à l'exemple d'un
critique d'art qui se respecte, a laissé à ses héritiers
une abondante galerie de tableaux honnêtement ven-
dables !
Ce que ce Gaucher convoqua, en tout cas, de faux
artistes dans son cabinet, c'est incalculable; car, natu-
rellement, il mettait toujours la main sur les plus tristes
produits de l'Art officiel ; et quand, par hasard, son
maître s'en inquiétait, il répondait, comme remonté :
« Monsieur X... a été recommandé par l'Institut ! »
De-ci, de-là, un véritable artiste servait d'alibi, de
réhabilitation ; et les mois se suivaient...
Enfin, un jour vint que Gaucher manda Rodin, à
lui imposé par M. de Rothschild.
Iv'entrevue vaut d'être racontée.
Gaucher dit sans préambule à Rodin qu'il a songé
à lui commander un Eustache de Saint-Pierre, pour la
somme de quinze mille francs. Il a pris des renseigne-
ments : « Rodin n'est pas riche; c'est pourquoi, brave
homme, il a forcé la somme qu'on donne habituelle-
ment aux autres sculpteurs, pour une figure grandeur
nature ! »
Rodin accepte.
Il rentre chez lui ; et, consciencieux, avant de cher-
LES BOURGEOIS DE CALAIS 133
cher une esquisse, il entreprend de lire le récit du
dévouement d'Kustache de Saint-Pierre, |X)ur sauver
sa ville, assiégée par le roi d'Angleterre.
Il se renseigne, se fait prêter les Chroniques de Frois-
sart, et il lit le chapitre intitulé : « Comment U roi
Philippe de France ne put délivrer la ville de Calais,
et comment le roi Edouard d' Angleterre la prit! »
Il arrive à ceci : « Le roi ICdouard consent à épargner
la population, à la condition (^u'il parte de Calais six des
plus notables bourgeois, nu-tête et les pieds nus, la
corde au cou et les clefs de la ville et du château dans
leurs mains. Il fera de ceux-là à son bon plaisir ! »
Vous avez bien lu : six ! il s'agit de six bourgeois
de Cilais et non d'un seul !
Rodin poursuit sa lecture, et il lit encore :
« Quand le plus riche bourgeois de la ville se fut
levé et eut consenti à mourir pour ses concitoyens, chacun
alla l'adorer de pitié, et plusieurs hommes et femmes
se jetaient à ses pieds, pleurant tendrement, et c'était
grand'pitié d'être là pour les entendre et regarder. »
Puis c'est un second qui s'offre u très honnête iMiun^ciiis
et de grande fortune, qui avait deux belles demoiselles
pour filles », puis un troisième « qui était riche en
meubles et en héritages », et ainsi des autres. Tous se
déshabillent, ne gardent que leurs chemises et leurs
braies, et Se mettent en marche, la corde au cou ; ils
s'apiKllcnt : Kustache de Saint-Pierre, Jean d'Aire,
Jacques et Pierre de Wissant... On ne sait pas les noms
des deux autres.
Au récit complet de l'roissart, Rodin s'enflamme :
134 LE VRAI RODIN
ce n'est pas un bourgeois de Calais qu'il représentera ;
il eu fera six ; tous ces héros ensemble ; il est impossible
de les séparer. Six, pour le prix convenu.
lyC sieur Gaucher est averti de la décision formelle
prise par Rodin. Les deux hommes se rencontrent de
nouveau. Gaucher est ricanant. Ce n'est pas possible!
Six! Allons donc !... C'est une gageure !... Rodin main-
tient sa volonté. Il modèlera les six bourgeois, pas un de
moins ; et il se retire.
Du coup, comme s'il s'agissait d'un travail supplé-
mentairement énorme pour lui, le directeur de l'Art
s'irrite ; et, le lendemain, il raconte partout, à qui veut
l'entendre : « Non ! mais quel maladroit que ce Rodin !
Je lui commande une statue, et il veut en faire six pour
le même prix ! Comment voulez- vous que je le tire de
la misère ? »
Ces mots sont scrupuleusement historiques !
Est-il utile de répéter que Rodin eut raison d'être
pris par le récit de Froissart ? Il a représenté six Bour-
geois qui composent le plus incontestable et le plus
éloquent de ses chefs-d'œuvre.
Et je tiens à faire relire ici, encore, d'admirables pages
que signa M. Gustave Gcffroy, auquel il faut toujours
revenir depuis la disparition de Hiiysmans.
Cette nouvelle belle description, consacrée aux Bour-
geois de Calais, la voici donc :
« C'est le défilé de ces bourgeois que Rodin a été chargé
d'installer sur une place de Calais. On devine immédiate-
ment quelle grandeur peut avoir la procession de ces
Quk* J -s htiit.
EUSTACHE DE SAINT.PIERRE
LES BOURGEOIS DE CALAIS 135
personnages de bronze, dissemblables d'âges, d'aspects,
d'attitudes, de caractères, affirmant à la fois une vision
nette de l'humanité et une conception nouvelle de la
décoration des places publiques.
« Les six hommes qui se mettent en marche sur la
route, le statuaire les a revus par une opération de son
esprit, par ses regards remontant le passé et apercevant
distinctement le lieu de la scène. Il s'est refusé à cons-
truire l'ordinaire groupe en pyramide, où les héros
s'étagent, où des comparses s'appliquent en silhouettes
contre le piédestal. Il a voulu la lente procession, le
groupe espacé, la marche vers la mort, avec les pas de
hâte fébrile et les pas qui traînent des hommes fermes
et des vieillards, des furieux et des résignés. Les statues
passeront là où les condamnés promis au gibet ont passé,
là où l'artiste les a vus, s'échelonnant, fixant le but du
supphce ou s'attardant à des regrets.
« Eustache de Saint- Pierre, Jean d'Aire, Jacques
et Pierre de Wissant, et les deux anonymes qui ont
été brutalement expulsés de la gloire conquise, tous ont
été replacés dans le cortège d'humiUté extérieure et
de sacrifice orgueilleux où prirent place ces Christs
bourgeois dévoués au salut de tous.
« Le premier, celui qui apparaît en tête du cortège
funèbre, c'est le vieillard qui a parlé le premier, c'est
Eustache de Saint-Pierre, débile et cassé. Il s'avance
à pas lents, la tête oscillante, les épaules rentrées, les
bras raides, les mains pendantes et maigres, muscles
noués, artères gonflées. Sur ses bras, sur ses mains, les
veines font des réseaux engorgés où le sang circule avec
136 LE VRAI RODIN
lenteur. Les doigts ankylosés sont inaptes à saisir. I,es
jambes sont chancelantes, les pieds enflés. Toute la car-
casse grinçante, difficile à mettre en mouvement, dit
la tristesse d'une anatomie de vieux. Les longs cheveux,
la barbe maigre, le front bas et crispé, le long visage,
parlent de résignation, de sacrifice humblement accepté.
La route est dure comme un chemin de croix à ce con-
damné pensif, vêtu de la chemise grossière, cravaté de
la rude corde du gibet.
« Celui-ci, qui vient le dernier, drapé du cou aux
pieds dans sa chemise aux longs plis droits, comme dans
une robe monacale, les poings fermés sur l'énorme clef,
celui-ci n'exprime pas la lassitude et le renoncement.
Il porte haut sa tête rase et énergique, il révèle par du
défi et du mépris la fureur concentrée et la faculté de
résistance qui grondent en lui. La mâchoire vient en
avant, la bouche dure est serrée dans une grimace anière.
Les jambes écartées et solides font effort pour aller au
pas lent de ses amis. C'est un homme d'âge mûr, un qua-
dragénaire robuste, possible porteur de mousquet, un
bourgeois capable de bataille. Ses yeux, lumineux dans
l'ombre, encavés dans la profonde arcade sourcilière,
regardent droit devant eux. Son crâne est solide, sa
taillé est élevée et droite. Il affirme sa volonté de martjT
et l'outrage fait à tous par une colère muette de vaincu,
il porte superbement la haine et la douleur rageuse de
la ville.
« Parmi les autres, le plus caractéristique est un jeune
homme. Sa marche hésite et s'attarde. Il se détourne
h demi, se tient comme en équilibre sur son corps inflé-
^
!
1 '
*
ir ^
Clirh* J -K Bullei
UN DES BOIRGEOIS DE CALAIS
LES BOURGEOIS l)L « A LAIS 137
chi, tourne la tête, incline son visage, entr'ouvre la
bouche, clôt les yeux et fait de la main droite, l'index
levé, les doigts détendus en éventail, un geste extraor-
dinaire d'une grandeur bizarre, d'un attendrissement
profond, un geste qui ne dit pas l'au revoir, mais l'adieu,
l'adieu définitif du vivant éphémère, un geste qui
exprime de la fatahté et de l'irréparable. La jeunesse
condamnée s'avance d'un pas automatique vers la
mort, la tête osseuse et la maigreur svelte laissent
transparaître l'élégant squelette. Cet homme, dont le
corps ploie, dont les jambes s'arrêtent, mais vont se
remettre en mouvement, dont le visage se penche vers
la terre, dont la main ébauche un geste machinal, c'est
l'homme qui traverse la vie, fixé en une statue prodi-
gieuse, qu'il faudrait peut-être simplement appeler le
Passant.
« De même que pour la Francesca, de même que pour
toutes les figures de la Porte, Rodin a donc ici transfiguré
et agrandi son sujet. Son art n'a jamais été plus complet.
Il a sculpté, car il faut c^u'on sache la conscience apportée
à ces travaux, il a sculpté les nus avant de songer à
aucun arrangement de draperies, il a mis sous ces voiles
des charpentes, des systèmes nerveux, tous les organes
de la vie, des êtres de chair et de sang. Il a marqué son
œuvre des caractères indispensables à sa destination.
Mais, ceci fait, il est allé, comme toujours, vers l'expres-
sion durable, vers le symbole, vers la synthèse. Il est
resté ouvrier, et il est monté jusqu'à la philosophie.
Les personnages ijui passent devant nous, les trois en
lesquels s'est résumé l'essentiel de la description et les
138 LE VRAI KODIN
trois autres, sont de toutes les latitudes et de tous
les temps. Ils expriment, en de vivantes synthèses,
le renoncement, le dédain, la fierté, la douleur de vivre,
les sentiments humains arrivés au paroxysme muet, au
moment où la parole est moins éloquente que le geste
errant des mains et l'expression exaltée de la face. Ils
figurent éloquemment la courte existence et le chagrin
de l'homme. Ils sont marqués de la tristesse qui est le
caractère inéluctable de toutes les grandes œuvres. »
Pour l'installation de ses Bourgeois de Calais, Rodin
connut les pires aventures, et ces atermoiements qui
viennent à bout souvent de la patience la plus rési-
gnée.
Ce ne fut qu'après bien des années d'attente qu'on
put placer les six bourgeois sur un piédestal. Rodin,
d'ailleurs, ne les avait pas « vus » ainsi ; mais « scellés,
les uns derrière les autres, devant l'hôtel de ville de
Calais, à même les dalles de la place, comme un vivant
chapelet de souffrance et de sacrifice. Les personnages
auraient ainsi paru se diriger de la Maison municipale
vers le camp d'Edouard III ».
On lui imposa un piédestal aussi disgracieux que
superflu, donc ! et, quant à la place choisie, elle est
telle qu'un changement s'impose, à coup sûr ; mainte-
nant que la renommée de Rodin — c'est la chose impor-
tante pour les municipalités, pour toutes les munici-
palités, — est devenue universelle !
Et ce groupe est, au surplus, d'une originalité si acca-
blante.
ClKh^ J R Bulloi
IN DES BOURGEOIS DE CALAIS
LES BOURGEOIS DE CALAIS 13Q
Comme M. Gustave Gcffroy, je pense, en effet, qu'une
des « grandes idées » de Rodin, c'est de n'avoir pas dis-
posé les six Bourgeois en un groupe dit décoratif. Quand
il s'est agi de placer la Marseillaise, en haut relief,
sur une des faces de l'Arc de Triomphe — ou bien la
Danse, en haut relief, également, sur la façade de l'Opéra,
le groupement en pyramide s'est imposé, impérieuse-
ment ; mais, pour les Bourgeois de Calais, la \'Taie
trouvaille a bien été de les échelonner, en « cha-
pelet de souffrance ». en rendant très visibles, en déta-
chant nettement les six ])crsonnages, en les faisant
participer chacun également au drame tout entier, selon
leur âge, plus encore que selon leur condition. Et la belle
description de M. Gustave Geffroy a très clairement
expliqué tout ce qu'a voulu et parfaitement réalisé
Rodin.
Or, malgré cet exact commentaire d'une œuvre sou-
veraine, je dois confesser que les six héroïques bour-
geois d'hier furent plutôt mal accueiUis par les bourgeois
de Calais d'aujourd'hui ! C'est toujours la même sotte
histoire qui recommence : un chef-d'œuvre tombe chaque
fois sur une ville à la façon d'un aérolithe.
Il frappe d'abord les bourgeois d'hébétude; puis,
la frayeur passée, des ricanements explosent. Alors, les
plaisanteries courent ; et, dans les salons de la ville, dans
l'autre Salon aussi, au bord des remparts, on se rejette
des mots ; le notaire et l'avoué, le président du tribunal
et le sous-préfet sont facétieux. C'est un doux moment
de gaîté ; on se donne rendez-vous, pour gouailler, au pied
du chef-d'œuvre ; on le montre aux visiteurs comme un
I4«> LE VRAI RODIN
phénomène ; et, couronnement suprême, on l'insulte
en pleine séance du conseil municipal !
A Calais, l'aventure se déroula ainsi pour le chef-
d'œuvre de Rodin ; et si l'on a un peu cessé de plai-
santer, c'est à cause des Anglais qui s'arrêtent, graves,
devant le monument.
Mais que diront-ils, les actuels bourgeois de Calais,
quant ils apprendront qu'Eustache de Saint- Pierre et
ses cinq compagnons sont placés à Londres, près ou
devant le Parlement?... Oui, cette consécration est
attendue, en voie d'être réalisée.
Cette fois, Rodin a demandé pour son groupe tra-
gique un haut piédestal, tel que celui du CoUcone ; et,
à Calais, par esprit d'imitation, on s'appUquera alors,
peut-être, à respecter le chef-d'œuvre.
Au fond, de pauvres bonshommes, ces Calaisiens.
Car, un jour, une délégation d'entre eux, aj^ant à offrir
un objet d'art à un autre bonhomme de la Politique,
ne vint-elle pas carrément chez Rodin pour lui deman-
der... où l'on pourrait acheter ledit objet d'art?!...
Après cela, on peut, n'est-ce pas ? famiUèrement, tirer
l'échelle !...
Voilà une nouvelle page pour l'histoire moderne de
Calais !
Oui, de pauvres bonshommes !
LE BALZAC
VOICI la troisième grande œuvre de Rodin dont il
convient de parler un peu longuement ; car
celle-ci suscita toutes les colères et tous les enthou-
siasmes.
Un jour — jour historique ! — le comité de la Société
des Gens dits de Lettres s'avisa de demander à Rodin
la statue de Balzac.
Ceci fut un considérable événement. Personne ne
s'attendait à un tel geste.
En général, en effet, tout groupement qui se respecte
s'adresse, pour une jiareille entreprise, à un sculpteur
patenté, je veux dire paré de toutes les sottises des Acadé-
mies. Ainsi, il n'y a à craindre nul à-coup ; au jour dit, ou
presque, le sculpteur i officiel » apporte son " boulot >• ;
et, comme il est toujours d'une banalité traditionnelle,
il plaît à tout le monde. Il n'y a plus ensuite qu'à le
jucher sur un socle, dessiné spécialement par un archi-
tecte, et à le recouvrir enfin de la lourde pelletée des
discours également « officiels ».
Cette fois, à propos de l'auteur de la Comédie humaine,
que se passa-t-il dans l'âme des chefs des « Gende-
lettres », nul ne l'a jamais su ? Pourtiuoi et comment
144 LE VRAI RODIN
Rodin fut élu pour dresser une statue à Balzac, c'est
là un de ces impénétrables mystères, qu'une génération
lègue à la génération suivante, sans pouvoir l'approfon-
dir. Contentons-nous donc d'écrire, à notre tour, que
Rodin fut choisi par un comité de gens, nullement
préparés à entrevoir seulement les mérites d'un excep-
tionnel statuaire.
Rodin, donc, fut préféré.
Et alors il se passa ceci :
Auteur de très belles statues déjà consacrées, un
peu à tort et à travers à Claude Lorrain, à Bastieti-
Lcpage et à Victor Hugo, Rodin veut se documenter
très complètement. Il a lu, comme tout le monde, les
principales œuvres de Balzac ; mais il s'applique sans
tarder à les relire.
Déjà, quelle conscience désorbitée ! Le fameux comité
ne lui en demandait pas tant. Une statue, c'est une
besogne de quelques mois; et c'est tout. Elle est mili-
taire ou civile ; il s'agit d'un homme ou d'une femme;
et quand on possède ces renseignements, il n'3' a plus
qu'à chercher une esquisse, à la faire approuver, et à
appeler un praticien qui montera la terre grandeur
d'exécution. Ensuite, quelques coups de pouce, quelques
coups d'ébauchoir par-ci par-là ; et la statue n'attendra
plus que le mouleur. En vérité, il n'y a pas à chercher
midi à quatorze heures!
Rodin n'eut aucun goût à travailler de cette façon.
// perdit du temps ! d'abord.
Il perdit du temps à réunir tous les documents pos-
sibles relatifs à Balzac.
BALZAC
LE BALZAC 145
Une fois ses principales œuvres relues, méditées,
Rodin voulut connaître tous les portraits exécutés d'après
le grand romancier.
Des dessins, un buste de David d'Angers, un daguer-
réotype curieux (qui représente Balzac en bras de
chemise, une bretelle soutenant son pantalon), des
cro(iuis de contemporains, toute cette documentation,
Rodin s'applii^ua à la considérer longuement. Puis,
il ne manqua point de lire l'étonnant portrait écrit
par Lamartine, et que certainement le Comité des
« gendelettres » ignorait : « Balzac, c'était, dit Lamartine,
la figure d'un élément, grosse tête, cheveux épars sur
son collet et ses joues comme une crinière que le ciseau
n'émondait jamais, très obtus, œil de flamme, corps
colossal : il était gros, épais, carré par la base et les
épaules, beaucoup de l'ampleur de Mirabeau, mais nulle
lourdeur ; il y avait tant d'àme qu'elle portait cela légè-
rement, ce poids semblait lui donner de la force et non
lui en retirer. Sesbrascourts gesticulaient avec aisance... «
Muni de ces références, dirait un inspecteur des Beaux-
Arts, Rodin ne se trouva point, cependant, satisfait.
Restait le pays d'origine de Balzac : la Tourainc.
Elle était familière à Rodin, déjà. Il avait, en effet,
passé plusieurs étés à Azay-le- Rideau, dans ce coin déli-
cieux du « Jardin de la France », où un beau château
Renaissance achève de vivre dans la mélancolie d'un
parc sauvage. Et là, Rodin, ne connaissant point le
repos, avait travaillé encore comme un forcené, y man-
dant même son mouleur pour pouvoir rapporter à Paris
les œuvres qu'il avait modelées.
'9
146 LE VRAI RODIN
Pour le Balzac, il voulut retourner en Touraine ;
et, à Azay-le-Rideau, il fit le buste d'un jeune voitu-
rier, qui ressemblait étonnamment, en vérité, à Balzac
jeune. Ce buste en bronze, combien de fois il a, depuis,
émerveillé ceux qui ont eu la joie de le voir !
Je reviens sur cette conscience que je qualifiais tout
à l'heure de désorbitée ; et je voudrais trouver ime
épithète plus forte; car, j'avoue qu'aujourd'hui encore,
avec le recul même, elle a de quoi inquiéter les survi-
vants du fameux comité.
Quoi qu'il en fût, Rodin, toujours, perdait du temps !
C'était la ville de Tours, qui, maintenant, le rete-
nait. La ville de Tours, dont la grande rue, appelée
hier rue Royale et baptisée aujourd'hui, naturellement,
rue Nationale, a gardé encore, à certaines heures, bien
des reflets des descriptions balzaciennes. Rodin cherchait
à retrouver dans les passants, dans les boutiques, les
aspects marqués par le romancier illustre ; car elle
l'enthousiasmait, cette statue commandée, cette statue
qui correspondait si bien à son génie, désordonné,
énorme, fécond, pittoresque, comme l'est de tous
points celui de Balzac. Oui, cette fois, en reprenant un
mot usé, c'était, pour lui, « la statue à faire », la « statue
de sa vie ! » et il la voulait faire après n'avoir rien laissé
à l'aventure, après avoir compris complètement com-
ment il fallait représenter Balzac.
Travailler autrement, comme un simple marbrier, à
quoi bon ! Rodin pensait, peut-être, qu'elle est déjà
assez imbécile, au fond, cette manie de dresser des
statues à des morts plus ou moins notoires. La Posté-
LE BALZAC M?
rite est aussi sotte que le Présent, en ces sortes d'hom-
mages ; et, vraiment, puisque la vanité des vivants est
amplement satisfaite par des rubans ou des rosettes,
au moins qu'on ne la perpétue pas, post mortem, par de
grotesques et mensongères attitudes !
Pour Balzac, de grands points étaient acquis, en tout
cas. « Les poètes, a dit Jean Dolent, ne font jamais d'erreur
d'addition ! » Lamartine ne s'était donc pas trompé,
quant à Balzac ; et le portrait qu'il en avait laissé s'of-
frait d'une netteté impérieuse. Il était impossible de
s'en écarter.
A Paris, sur le boulevard, dans les cafés de « gende-
lettres », dans les salles de rédaction, entre deux sottises
à élucubrer, on raillait la conscience de Rodin cher-
chant son « vrai » modèle. Je me souviens de nombre
de plaisanteries qui devaient déjà alarmer le comité
Balzac. On disait que, revenu enfin à Paris, Rodin
demandait, à tous venants, des modèles vivants ressem-
blant à « son grand homme » ; et j'ai connu un ancien
libraire pour « amateurs d'art », aujourd'hui fou ou tré-
passé, qui, touché par ledit racontar, voulait à tout prix,
se trouvant une ressemblance avec Balzac, poser pour
Rodin. La bêtise courait les rues.
Rodin fit beaucoup d'études pour son Balzac. Il en
empHt son atelier de la rue de l'Université ; et il exé-
cuta, notamment, en une semaine, une figure demi-
grandeur nature du plus sûr effet ; et celle-là eût rallié
tous les suffrages; car elle était très belle, — conven-
tionnellement ; mais elle ne satisfit point Rodin.
Il ne retrouvait point en elle « la figure d'un élément ».
148 LE VRAI RODIN
Rien du beau portrait de Tyamartine n'apparaissait.
L'œuvre formidable du romancier n'était pas représentée
dans cette sage statue ; et, dès lors, à quoi bon ? il n'ose-
rait jamais, lui, Rodin, affirmer que c'était là, la statue
de Balzac.
Il reprit alors ses méditations ; et il aboutit au modèle
de l'œuvre que vous connaissez.
Il en avait fait faire une « augmentation ». Quand elle
revint, moulée, il la regarda, seule, sur le chariot qui
l'avait amenée.
C'était sur la fin du jour. L'œuvre se dressait, énorme,
chaotique, semblable à un colosse égyptien.
Tous les grands plans en étaient lisibles et forts, sou-
verainement accusés.
Oui, c'était bien là, cette fois, le statue de Balzac ;
au moins telle qu'il la concevait, lui, si en dehors, si
au-dessus de toutes les pauvres effigies qui déshonorent
depuis tant d'années la Rue!
Mais voilà, comprendrait-on ? Comprendrait-on qu'il
y avait un homme construit, organiquement, sous cet
ample manteau qui rappelait la vaste robe de travail
du romancier ? Comprendrait-on enfin le masque si
douloureux, les yeux si profonds du grand visionnaire ?
Non, sans doute ! Cette œuvre-là était si différente de
tout ce que l'on avait l'habitude de voir.
Emouvante confrontation de l'œuvre et de l'artiste,
Rodin était seul à regarder sa statue. Il vous avait oubliés,
messieurs du Comité. Vous étiez loin, très loin de ses
pensées, et la nuit vint ; et elle ensevelit jusqu'à votre
souvenir !
L K \' K A 1 K ( » I ) 1 N
('. i. I.. K llullot
TKTl l»( HAI/Ai
LE BALZAC 149
La résolution de Rodin était prise. Il exposerait. Il
exposa son Balzac au Salon.
Alors, ce fut une ruée folle de gens qui jamais n'avaient
vu une exposition de tableaux et de statues. La Galerie
des machines fit des recettes somptueuses ; feu Dubufe en
ricanait de joie.
\ai Balzac de Rodin attroupait les imbéciles.
Deux partis se formèrent, l'un pour l'insulte, l'autre
pour l'admiration. Les «( gendelettres », qui avaient trop
attendu (Rodin n'avait pas livré à temps sa statue) !
coasseront.
Les nommés Philippe Gillc, de Calonne et Jean Rameau
conduisirent le chœur des nigauds. M. de Rochefort,
incompétent, exprima de solennelles sottises. Presque
tout le monde insulta.
M. Léon Riotor nous raconta ainsi la mémorable
aventure de cette glorieuse statue :
« Admirée, bafouée, dit-il, refusée par ses propriétaires,
soldée par souscription, acquise par un amateur, finale-
ment conservée par son auteur qui repoussa ses offres
généreuses, quoic^u'il fût pauvre, on se battit autour
d'elle mieux qu'autour d'un drapeau. On la traita de
« bloc informe », des amis de Rodin avouèrent que c'était
« une grave erreur », on nous conta comment le Président
de la Républi^iue, qui, lors de sa visite au vernissage oftî-
ciel, jetait un mot aimable à chaque œuvre, n'avait pas
daigné honorer d'un coup d'œil ce triste grand écri-
vain, etc. Chacun discute ou apprécie. Des gens de bon
sens n'iiésitent pas adonner leur avis. M. Harpignies dit :
i5o LE VRAI RODIN
« Je ne critique pas, je ne comprends pas ». Le poète Léon
Dierx est plus dur encore : « C'est une fumisterie sans
« nom, voilà dix ans, du reste, qu'elle dure ». Et M. Alphonse
Humbert ajoute : « D'un homme qui avait certainement
« du talent, on a fait cela. » Mais « regardez-le un instant
« ce bloc enfariné des plaisantins, faites-en le tour, détail-
« lez-en les silhouettes et vous y trouverez un balance-
ce ment d'homme gros, une harmonie de charpente épaisse
(( de la plus parfaite vérité, car Balzac fut un gros homme
« aux membres lourds.
« Le rôle de la Société des Gens de Lettres semblait
devoir rester des plus effacés. Le Comité en avait jugé
autrement. Il était, des conventions acquises, dans l'obh-
gation d'accepter le projet, mais on ne déchire pas en
vain r amour-propre d'un artiste avec qui les procès
sont peu à craindre. Un membre de la Commission « mit
« au défi le Conseil municipal d'accorder un emplacement
« à Paris pour ériger cette monstruosité ». Puis le Comité
vota et informa M. Rodin que, par ii voix contre 4, on
ne « reconnaissait pas Balzac » dans sa maquette. Après
cette appréciation, Auguste Rodin, tranquille, écrivit
aux journaux : « Soucieux avant tout de la sauvegarde
« de ma dignité d'artiste, je vous prie de déclarer que je
« retire du Champ de Mars mon monument qui ne sera
« érigé nulle part. »
« Les édiles parisiens eussent-ils été aussi féroces
qu'on l'insinuait ? ]\L Levraud président de la Commission
des Beaux- Arts, qui donnait souvent le ton à l'Hôtel
de Ville pour les questions esthétiques, avoua : « Je suis
« certain qu'un artiste comme Rodin a pensé à une grande
LE BALZAC 151
« chose... Ceux qui reculent effrayés devant l'ébauche
« seront peut-être les premiers à s'arrêter, émerveillés,
« devant l'œuvre achevée ». Il y eut des avis contraires,
assez hésitants. MM, Bellan et Rebeillard « réservèrent »
leur opinion. « Quelle que soit l'admiration que j'aie pour
«le grand talent de M. Rodin, j'estime que cette fois
« l'artiste s'est absolument trompé », dit M. Lampué.
M. Grébauval renchérit en affirmant « qu'il serait ridicule
« de faire bon accueil à ce bloc » et M. Labusquière, éner-
gique, conclut que « si la statue avait besoin d'un refuge,
« c'était contre et non pour elle >>.
« Quoi qu'il en soit, Rodin eut un réveil admirable.
Toute la jeune littérature se leva pour affirmer sa sym-
pathie au vaincu de cette nouvelle escarmouche. Il s'y
mêla nombre de peintres et de statuaires. Et la protes-
tation qui circula revint couverte de signatures : <i I^cs
« amis et admirateurs de Rodin... encouragent de toute
a leur sympathie l'artiste à mènera bonne fin son œuvre
.< sans s'arrêter aux circonstances actuelles et expriment
« l'espoir que, dans un pays noble et raffiné comme la
« France, il ne cessera d'être, de la part du pubhc, l'objet
« des égards et du respect auxquels lui donnent droit sa
« haute probité et son admirable carrière. »>
Rodcnbach (dans le bi^^aro), Octave Mirbeau (dans le
Journal), Robert de la Sizeranne (dans la Revue des
Deux Mondes), Maurice Ilamel (dans la Revue de
Paris), appuyèrent de leur autorité la protestation ci-
dessus ; et la Société des « Gendelettres » eut, plus tard,
la statue de Balzac, (qu'elle méritait ; un Balzac, qui
152 LE VRAI RODIX
vient de prendre sa douche, et qui attend, assis sur un
banc de l'avenue de Friedland, le masseur !
Alors les sieurs Lampué, ex-photographe ; Grébauval,
innocente compétence ; et Labusquière, aujourd'hui
directeur d'Ecole, délirèrent de joie, faisant vis-à-vis au
sieur Jean Rameau, qui a profession de poète ; tandis que
l'on entendait pour la dernière fois les ombres Harpignies,
Léon Dierx et Alphonse Humbert exhaler une cantate
d'allégresse !
Pauvre Balzac, réservé en fin de compte à Falguière !
A ce propos, on s'étonna un moment de voir ce dernier
fabriquer une statue refusée à Rodin, qui était son ami.
Puis on s'étonna encore plus de voir Rodin conserver,
après l'inauguration de l'avenue de Friedland, des rela-
tions d'amitié avec Falguière.
Eh ! mon Dieu ! la raison en était bien simple : la statue
en question est si médiocre, que Rodin ne pouvait être
de tout cela que satisfait !
i\Iais le photographe Lampué et les incompétents Gré-
bauval et Labusquière, on m'assure qu'ils sont « désar-
çonnés », maintenant. Ils pleurent leurs illusions perdues !
On ne les écoute plus !
PAGES D'ALBUM
ao
EN plaçant sous ce titre les admirables dessins et les
merveilleuses pointes sèches de Rodin, je prie que
l'on ne me taxe point d'irrespect. J'ai voulu simple-
ment considérer, tel un délassement à un énorme
labeur, ces croquis si vivants que Rodin a accumulés,
comme si la sculpture lui avait laissé de nombreux loisirs.
Quel étonnemcnt toujours ! Il y a là une autre œuvre
absolument incomparable, et d'une diversité si infmie
qu'on ne peut la comprendre d'un seul coup.
Jean Dolent, (jui ne doutait jamais de rien, affirmait :
« Je sais de Rodin qu'il fait de la sculpture depuis
l'âge de trois ans, et je crois bien que cet artiste dessine
depuis l'âge de trois ans aussi — trois ans ou quatre. »
Tout de même, il y a là, je le répète, une nouvelle
production si abondante, qu'il n'est pas possible de
l'expliiiuer par cette seule boutade de Jean Dolent.
On a bientôt fait aussi de dire (jne les dessins de Rodin
se bornent h n'être que des croquis, t^ue lave une teinte
plate. Cela n'a plus que l'importance d'une sottise. La
vérité, c'est que Rodin a dessiné, on l'a vu. dès sa
premicro jeunesse ; et (juil n'a plus jamais cessé d'écrire
156 LE VRAI RODIN
des formes, presque au 'ymr le jour, sur les pages du glo-
rieux album de sa vie.
Et cela, oui, remonte très loin. Très loin, au temps où
il arrivait toujours le premier à l'atelier des Gobelins, dès
que la journée du gagne-pain était terminc-e. De cinq
heures à huit heures, il devenait alors l'élève le plus
fort de la petite école de Lecoq de Boisbaudran ; et il
s'appUquait, comme un élève de l'Ecole Nationale des
Beaux-Arts, à faire des « académies », qu'on récom-
pensa souvent. Oh ! sans doute, ces dessins-là furent
exécutés selon la tradition la plus stricte, avec ce mélange
de crayon et de « sauce », qui étonne si fort les visiteurs
aux jours d'exposition des envois de Rome, au quai
Malaquais ; et il eût été bien pardonnable de ne pas devi-
ner le Maître d'aujourd'hui dans l'élève d'hier. La façon
de représenter ces académies est tellement tradition-
nelle et puérile qu'elle apparaît surtout comme un en-
semble de devoirs bien faits, et qui ne peuvent laisser
place à une précoce originalité. Les maîtres d'atehers —
et Lecoq de Boisbaudran le premier — ne concevaient
pas qu'il y eût une manière en dehors de la tradition
d'étaler le noir, pris avec le bout de l'estompe ou du
tortillon.
Rodin se lassa vite, cependant, de cette « cuisine »
d'ateher, qui exigeait des soins ridicules, de la patience
et de la propreté. Puis, nul moyen de véritable
expression possible, nulle émotion à communiquer,
puisqu'il fallait toujours modeler les bras, les jambes,
le ventre comme des sortes de cylindres soigneusement
dégradés du noir au blanc. Ah ! ces sots dessins.
PAGES D ALBUM 157
qui se paraient d'un fond uniformément noir, poui bien
détacher l'ensemble, dire qu'on les a même imposées
aux architectes pour leurs (livsius dv cliapitc iiix et de
modi lions !
Rodin, un jour, employa tout bonnement le fusain.
Il avait besoin d'un procédé rapide pour dessiner
plus vite que quiconque; et déjii, cUms ses dessins de cette
époque-là, on le voit très préoccupé des plans, ne s'ap-
pli(iuant plus à faire également tous les détaib du mo-
dèle.
Puis ce fut une longue période pendant laquelle il
exécuta à la plume des dessins qu'il lavait d'encre de
Chine. Ce fut, si l'on peut ainsi dire, la période dantesque.
Avec une fougue singulière, il accumula toutes sortes de
croquis, très inspirés des beaux dessins delà Renaissance,
de ces dessins (^ui sont comme des enseignements lucides
et violents pour l'étude de rostéologie et de la myo-
h>gic'.
Il représenta d'une manière inépuisable, dis-jc, ces
longs corps un peu douloureux, et comme déséquilibrés,
(jui abondent dans l'œuvre des précurseurs de Michel-
Ange ; et si ces dessins-là ne témoignent pas, certes,
d'une originahté entière, ils sont curieux à considérer,
créés par une imagination qui s'exaltait à la lecture de
la Divine Comédie.
Les contours, le lavis, rappellent des dessins déjà ntis ;
mais la façon de grouf)er ces hommes, ces femmes, tirés
des pages de Dante, ce qu'elle était déjà particulière!
Puis, une chose s'affirmait de plus en plus ; une chose,
158 LE VRAI RODIN
d'ailleurs, que Rodin avait apprise dans l'école delà rue
de l'Ecole-de-Médecine, où l'on gardait alors la bel!--
tradition du xviii<^ siècle, la tradition des Watteau et des
La Tour, à savoir : qu'il fallait qu'un dessin eût de la
profondeur — ce souci presque complètement perdu depuis
David. « Or, quand on oublie ce souci-là, disait, un jour,
un maître, on se donne un mal infini pour n'arriver à
rien ! C'est comme si on faisait les cent pas devant une
porte qui ne s'ouvrirait point ! »
C'est en 1897 qu'un album publié chez Goupil, par les
soins de M. Fenaille, et contenant près de cent cinquante
dessins, vulgarisa une nouvelle manière.
On le retrouve là, éloquent, ce dessin comme sim-
plifié, tout en profondeur, malgré l'absence d'un pro-
cédé de peintre. Ces dessins, cette fois, sont d'une ori-
ginalité enfin conquise, absolue. Ce sont les dessins d'un
sculpteur épris de plans, de volumes.
Oh ! je sais bien que les peintres ont le plus absolu
mépris pour les dessins des sculpteurs. Ils affectent de
croire que ces derniers sont tout à fait incapables de repré-
senter de façon satisfaisante sur le papier un corps en
équilibre ou un instant de mouvement. A les écouter,
ces peintres, les sculpteurs auraient le seul pouvoir
d'exécuter un simple rudiment de lignes, une très incom-
plète indication de formes. Et ils disent cela, ces gens,
en ignorant les carnets et les albums (jue crayonnèrent,
par exemple, avant Rodin, Carpeaux et Barye ; car je
pense que leur émoi serait vif si on leur mettait sous les
yeux CCS croquis de \'ie intensive, esquissés pêle-mêle
PAGES D ALBUM \yt
dans le « désordre » de l'inspiration ; torses ployés, corps
se chevauchant, toutes les séries, enfin, de ces prestes
cro(juis, exacts et savants et complets, qui disent bien
le libre exercice ou la fatigue du corps humain.
Les sculpteurs peuvent dessiner aussi bien que les
peintres ; mais, d'une autre manière, voilà tout. La diffé-
rence, entre eux, c'est que le sculpteur dessine encore
« en tournant autour de son dessin ». Un bon dessin de
sculpteur, c'est donc un dessin qui « tourne », un dessin
que l'on peut se représenter tout de suite au verso ; un
dessin de mouvement, si l'on peut dire ; car le repos
même est, on le sait, un équilibre de forces en mouvement.
Or, les dessins de Rodin sont toujours d'admirables
représentations de mouvements.
Je les ai considérés, par centaines, ces dessins figurés
par une ligne tout enveloppante, faite de repentirs, et
lavés, souvent, d'une teinte quasi uniforme de terre de
Sienne. Sur ces feuilles volantes, de papier fin, il y a
comme un parcours libre de la pointe du crayon, pour
les contours ; et la teinte plate, avec les hasards de la
coulée du pinceau, comme elle situe l'être humain,
debout, couché ou ployé en arc ! \
Naturellement, des racontars encore font, à propos de
ces dessins si originaux, le tour des ateliers et des galeries
de marchands de tableaux.
On raconte plaisamment, par exemple, sur le coup de
six heures — l'heure de l'apéritif permet toutes les niai-
series ! — que Rodin fait tous ses dessins sans regarder son
papier ; alors la pointe du crayon tombe souvent en
l6o LE VRAI RODIN
dehors, ampute un membre, en grossit, en zigzague
démesurément un autre !
Tous ses dessins ! Mais il faut n'avoir jamais vu les
centaines et les centaines de dessins à la mine de plomb
qu'il a (' poussés » aussi loin et mieux que quiconque.
Toute une vaste chambre de l'hôtel Biron est peuplée
de ces dessins-là, faits avec une conscience, avec un
amour extrême, et j'en sais une bonne centaine autre-
ment plus modelés et plus vivants que tous les dessins
d'Ingres et de sa suite !
Pour ses dessins en couleurs, on a raconté également
qu'il les trempait dans un seau d'eau après avoir passé la
teinte; puis, il les retirait, et... le hasard arrangeait tout!
Alors le hasard arrange joUment les choses ; car, dans
l'énorme série de ses dessins en couleurs, Rodin peut
mettre encore hors de pair des centaines de magnifiques
aquarelles, modelées avec une puissance et un charme
incomparables.
Il faut n'avoir pas vu non plus la série de ses danseuses
cambodgiennes, pour imaginer une telle histoire. Toutes
ses petites danseuses si choyées par la couleur, si pré-
cieuses par le choix des tons, si vivantes par la qualité
des, valeurs !
Je sais bien que l'imbécillité généreusement dispensée
par quelque providence funeste aux « amateurs d'art •)
ne leur permet pas de « comprendre » les dessins de Rodin.
Je sais bien que l'actuel chantage organisé par quelques
marchands de tableaux donne l'essor à toutes les sottises
à propos de toiles à faire valoir, à pousser comme une
action de Bourse ; mais, néanmoins, avant d'exprimer
PAGES d'album i6i
contre les dessins de Rodin les habituelles âneries, il
serait bon, ne vous semble-t-il pas, de réfléchir durant
une minute, et de se dire simplement que Rodin qui
a dessiné durant soixante années, pas une de moins,
doit être meilleur juge de son savoir, tout de même,
que la cohue des ignorants qui pérore dans les atehers
et autres galeries !
Mais, il est vrai, les plus zélés de ses admirateurs, aussi,
disent des sottises !
Témoin ce critique d'art, bien intentionné, qui avança
un jour que Rodin se servait, pour dessiner, «d'un bout
de papier quelconque et d'un tronçon de crayon, trouvé
sous sa main ». Désordre et génie, n'est-ce pas ?
Alors que c'est presque toujours le contraire qui
arrive ! Les poètes Baudelaire, Victor Hugo, le peintre
Eugène Delacroix, furent très métho<liques et très
« ordonnés », et Rodin, lui, est un autre exemple
d'ordre at)Solu. Aussi, pour ne pas désobliger le bon
critique d'art, je ne veux pas écrire que Rodin dessine
sur des feuilles de papier parfaitement propres, et
avec des crayons toujours presijue entiers et très bien
taillés.
Rodin, du reste, est le premier artisan de son impopu-
larité comme dessinateur. Car enfin, pourquoi ne montre-
t-il jamais ses plus beaux dessins ? pourquoi laisse-t-il,
avec une entière indifférence, les regards des visiteurs
s'ahurir sur des schémas de dessins, sur de sommaires
indications de formes ? Eprouve-t-il un plaisir inté-
rieur à faire dire des sottises, alors qu'on essaye de
ai
102 LE VRAI RODIN
comprendre ? Pourtant, il a l'air, à d'autres moments,
de noter avec intérêt les titres pour ses dessins qu'on lui
suggère. Mais je crois bien qu'il tient alors à laisser croire
qu'on collabore pour une minute avec lui ; qu'on est, en
somme, et en s'illusionnant fortement, tout près de son
génie !
En vérité, ce sont ses modèles seuls qui sont près de lui.
Quand il les dessine, il leur est reconnaissant de toutes
les joies qu'il en éprouve. Il leur dit : « Ne vous pressez
pas de vous déshabiller ! » et il considère ces jeunes filles,
ou ces jeunes femmes, sensuellement, avec une vraie
gourmandise.
Ses modèles ! oui, ce sont, à vrai dire, les seuls êtres
qui vivent un moment dans sa pensée ; et quand il a
fait, d'après un de ces modèles, une série de beaux dessins,
il lui en garde une telle gratitude — et je dirai presque
une telle ferveur ! — qu'il le rappelle souvent auprès de
lui.
Mais il est très certainement exigeant pour ses modèles ;
et il ne recherche que les jeunes corps très souples, qui
peuvent prendre au besoin des poses acrobatiques.
Et ce sont surtout ces poses-là qu'il affectionne.
Aussi, l'on n'a pas manqué de s'étonner souvent de voir
représentés par lui des mouvements, je l'avoue, très
déconcertants. On est si habitué aux poses figées,
froides, académiques, pour tout dire. Par haine de ces
dessins-là, Rodin côtoie forcément la bizarrerie ou du
moins l'étrangeté ; et, dans ce domaine-là, sou imagi-
nation est sans limite.
PAGES d'album 163
Cependant, il a fait également par centaines des dessins
très « pondérés » ; et ces dessins à la niine de plomb,
ombrés avec une science exacte de la profondeur, on
peut, comme je le disais tout à l'heure, les opposer aux
plus beaux dessins de peintres, ils leur sont encore supé-
rieurs ; mais, quand je dis : dessins pondérés, ne vous
attendez pas à voir des « figures qui hanchent » selon le
mode classique. Ce sont encore des dessins de mouve-
ments inédits, que Rodin lui-même n'a pu réaliser qu'a-
près une patiente et longue étude de la nature.
Et, j'y reviens, quelle diversité infinie ! Pas un de ces
dessins, de tous ces dessins, n'est semblable à un autre.
Quand on les regarde en nombre, on est surpris de tom-
ber chaque fois sur une expression de mouvement que
l'on ne soupçonnait pas.
Rodin dessine avec une rapidité inégalable. Ce n'est
pas lui que la pose la plus difficile prend en défaut.
Quand il consacre toute une matinée à dessiner, les dessins
s'ajoutent aux dessins ; et c'est là, bon critique que je
nommais tout à l'heure, qu'il utilise tout un jeu de
crayons soigneusement préparés à l'avance, ceci pour ne
pas arrêter sa fougue. Même jeu de papier écoher, dont
les feuilles, vite recouvertes d'un beau dessin, s'envolent
sans p)erte de temps.
Ses aquarelles, je veux dire ses « dessins aquarelles »,
il les exécute avec la même verve ; et cela expHque que
des coulées de couleur débordent des contours, sans
nuire jamais pourtant à la mise en place parfaite des
plans.
104 LE VRAI RODIN
Et (^ucl peintre, par surcroît ! Quelle science des
valeurs et quel goût de la couleur !.., Il a aquarelle des
torses de femmes et des draperies avec toute la finesse
délicate si prodiguée dans quelques beaux tableaux de
Renoir. Des roses, des bleus, des verts, des jaunes, asso-
ciés comme par un vrai symphoniste de la couleur. Je
sais tels nus qui sont de purs chefs-d'œuvre. Ceux-là
exécutés sur de grandes feuilles d'un papier plus résis-
tant, et qui porte allègrement la couleur, charriée avec
toute la passion d'un grand maître peintre.
Quelquefois, on a traité, je le sais, ces dessins de « des-
sins littéraires », à cause des titres, le plus souvent
mythologiques, que Rodin affectionne. Quelle sottise !
Mais les meilleurs artistes de la Renaissance n'ont
jamais fait autrement, que je sache ! et ces titres-là, ils
sont bien imposés par toute une forte éducation que
Rodin s'est faite, dans son obstinée volonté de connaître
ce que j'appellerai les grands faits-divers de la Littéra-
ture ; et s'il a interprété, lui aussi, ces faits-divers, c'est
avec une originahté si nouvelle, si unique, que les titres
ne sont là que comme des points de repère dans son
œuvre, ou ainsi que des numéros pour catalogues d'expo-
sition, soit qu'il présente des dessins à Paris, à Lyon, ou
à Tokio, qui va le fêter au cours même de cette année.
Certes, on a cherché toutes les querelles à Rodin. C'est
un merveilleux statuaire ; mais c'est aussi un mer\'eil-
leux dessinateur. Cette seconde gloire hystérise à la fois
et la tourbe des sculpteurs et la tourbe des peintres !
Car peintres et sculpteurs ne lui pardonnent pas de
savoir dessiner.
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MCTDk HIM.O (Poinle sfchei
Kepr.Khictiou dune lr.> r.iir épreuve du 2' #tal. coiiitiiuniqur« aimahlenwnt
par I r.\r«<Uriit Kravrur «•! rxprrt I ov* iVItril
PAGES d'album 165
Les peintres, parce que leur dessin est le plus souvent
lâche, inexpressif, vide de sens. I^es sculpteurs, eux,
c'est plus simple, parce que le plus grand nombre ne
savent pas dessiner. Si l'on excepte en ce moment
les admirables dessins de Carabin, cherchez des dessins
de sculpteurs, vous n'en trouverez point. Quand, par
hasard, on oblige un sculpteur à dessiner l'une de ses
œuvres, c'est presque toujours un dessin enfantin, mé-
diocre, même tout à fait risible.
Aussi peintres et sculpteurs n'aiment pas les dessins
de Rodin.
Ils n'aiment pas mieux, du reste, ses étonnantes
pointes sèches.
C'est au cours d'un voyage en Angleterre, et après
quelques visites à son ami l'excellent peintre-graveur
Alphonse Legros, que Rodin eut le goût de la pointe
sèche — et qu'il devint, sans tarder, le plus fort de
tous les graveurs.
Mais les outils ordinaires l'avaient tout de suite gêné ;
il les avait jugés durs et incommodes, sans aucune flexi-
bilité possible.
Que fit-il ? Ce fut bien simple. Il emmancha une ai-
guille dans une sorte de porte-plume roseau ; et, avec
cet outil nouveau, il « fouetta ^ la planche de cuivre, en
tous sens, modelant aussi aisément qu'avec un crayon
effilé.
Et, tout de suite, il grava, originalement, et avec quelle
science innée! les Amours comiuisattt le monde, le Prin-
temps, le buste de Bcllone, des études de figures, les
l66 LE VRAI RODIN
portraits d'Henry Becque, de Victor Hugo, d'Antonin
Proust, La ronde, etc., etc.
Quel émoi parmi les graveurs professionnels ! Du coup
Rodin les dépassait tous, comme il avait, déjà, dépassé
tous les sculpteurs. Il était encore impossible de nier une
telle force ; et il convient de citer cette réflexion d'un
excellent peintre-graveur original : « Rodin, il a exposé
une gravure chez nous; elle nous met tous en déroute ! »
Eh bien, ce passe-temps pour Rodin, ce simple délas-
sement qui eût consacré la gloire d'un graveur profes-
sionnel, ne fut qu'une envie d'un moment. Rodin revint
bientôt à sa sculpture.
Les graveurs originaux alors respirèrent ; ils avaient
senti passer au-dessus de leurs têtes l'effroi de leur
anéantissement collectif.
DE QUELQUES PLAISANTINS
Nous allons voir maintenant les bureaux — artistiques
de l'Ktat et de la Ville de Paris dans leurs rap-
ports avec Rodin.
Aucune histoire n'est plus amèrement ridicule et
déshonorante pour les gens qui prétendent, ici et là,
diriger et encourager ce qu'ils appellent : Les Beaux-
Arts !
Pour l'État, les bureaux siègent, on le sait, rue de Valois.
Un sous-secrétaire d'Etat aux Beaux- Arts en a la direc-
tion. Sous ses ordres, toute une horde d'inspecteurs et
de chefs de division et de chefs de bureau opèrent.
Ce sont des gens qui sont entrés ici justement parce
qu'ils n'entendent absolument rien aux questions d'Art !
Voyons dans quelles conditions ils travaillent.
Examinons le cas, pour commencer, d'un autre sculp-
teur que Rodin.
L'Etat — artistique commanda, un jour, à un sculp-
teur que je connais, une figure décorative à exécuter
en marbre. J'entends qu'il accepta un projet de ce
sculpteur. Les commandes de l'Etat ne portent jamais
que sur des choses vues, des choses qu'on lui a
2a
170 LE VRAI RoDIN
fait toucher du doigt ; car il est bien incapable de
concevoir lui-même — à cause de tous les inspecteurs
et tous les chefs de division visés plus haut — la plus
petite chose qui soit.
Un prix de trois mille francs fut convenu entre l'Etat
et le sculpteur en question, qui devait fournir un modèle
grandeur d'exécution, afin que l'on pût se rendre compte !
Le sculpteur se dit candidement que ce modèle gran-
deur d'exécution, ce devait être une des multiples chi-
noiseries administratives, dont les bureaux de l'Etat —
artistique partagent le monopole avec les autres bureaux.
Tout le monde sait ou devrait savoir que lorsqu'on
a seulement un modèle en esquisse très poussée, on s'at-
taque ensuite avec bien plus de fraîcheur et d'entrain
au marbre pour l'exécution grandeur nature. C'était ainsi
que les grands sculpteurs de la Renaissance avaient tou-
jours procédé ; et, de cette manière, l'on n'use pas ses
forces sur un modèle que l'on aurait ensuite si peu de
goût à recopier.
De son propre jugement, le sculpteur s'en tint donc,
comme modèle à présenter, à une excellente esquisse,
demi-grandeur d'exécution ; et un inspecteur des Beaux-
Arts (un fonctionnaire inutile s'il en fût jamais!) vint.
Il regarda, puis il s'en fut.
Le sculpteur attendit de longs mois ; puis on le manda
rue de Valois. Là, un solennel chef de division l'informa
sans rire que, puisqu'il n'avait présenté qu'un modèle
demi-grandeur, il n'avait droit qu'à la moitié des trois
mille francs convenus, soit quinze cents francs !
Le sculpteur donna des cxpHcations ; elles furent
DE QUELQUES PLAISANTINS
rejetées ; ou plutôt, on lui repondit nettement ceci :
« Mais, Monsieur, pourquoi ne procédez-vous pas comme
vos camarades ? Ils font un modèle de la grandeur
convenue ; et, ensuite, ils le confient à un praticien.
Nous nous moquons, nous, que le marbre soit sculpté
par un mercenaire quelconque ; celui-ci copie plus ou
moins mal l'œuvre qu'on lui livre, mais qu'importe! En
sculpture, nous ne nous y connaissons pas ! nous sommes
ici seulement pour fixer des tailles de modèles ! nous
sommes des sortes d'entrepreneurs de confections artis-
tiques, comprenez-vous ? »
Oui, le tout n'est que de s'entendre ! « mais, m'ajouta ce
sculpteur, comment les bureaux font-ils quand ils com-
mandent une statue à Rodin, et que celui-ci ne livre qu'un
de ses admirables fragments, privé de tête, de bras ou
de jambes ? Est-ce que le prix convenu est diminué en
conséquence ? »
Je n'ai pas répondu. C'est là un des mystères trou-
blants des bureaux — artistiques.
Et puis, je crois qu'il n'est jamais venu à lidée d'un
de ces charmants fonctionnaires aux Beaux-Arts, de
commander un tel fragment ! Toutes les folies sont per-
mises, pas celle-là !
Ces bureaux ! Je devrais, du reste, les appeler plutôt des
bureaux politico-artistiqtus ; car, on pense bien cjue la
Politique sévit dans ces petites cavernes où se centralise
toute la production officielle des Salons. Oui, si vous
voyez, une fois par an — une fois de trop ! — dans le hall
du Grand Palais, tant de mornes Ganymèdes, tant de
plaintives Hébés, tant de désespérés Procustes, et tant de
172 LE VRAI RODIN
Femmes-sources, c'est aux bureaux — artistiques que
l'on doit ce désolant amas de « navets ». Chaque député
a son sculpteur local accroché après lui, comme le vau-
tour après le foie du fils du Titan Japet ; et, nous tou»,
ensuite, nous contribuons (c'est le mot !) à des exécutions
en marbre, dont «le besoin ne se fait vraiment pas sentir!»
« Mais qu'importe, dit le fonctionnaire aux Beaux-
Arts, nous sommes des entrepreneurs de confections, et
nous faisons confectionner ! »
Qu'importe ? Non. Dommage, au contraire, qu'il y
ait là tant de sottises accumulées ; et que l'on ne fasse
pas à Rodin (voilà où je voulais en venir !) la part plus
belle qu'à un autre, qu'à tous les autres, puisque nous
avons la gloire de posséder un tel statuaire !
L'Etat lui a acheté quelques-unes de ses œuvres,
soit ! Mais pourquoi s'en est-il tenu à de timides com-
mandes, toujours, comme s'il redoutait de mécontenter la
foule des sculptiers ! pourquoi, si l'on veut absolument
encombrer les places publiques et les jardins de pesantes
masses de pierre ou de bronze, ne s'est-on pas réservé,
avant tous les autres, le concours de Rodin ? Allons !
avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pour-
tant pas défendre les basses œuvres des Coûtant, des
Puech et autres fabricants de l'Institut. Ils travaillent,
ceux-là, pour une sorte de magasin de pseudo-statues;
ils sont des marbriers de la brocante ; ils obtiennent
commandes sur commandes, et cependant on n'ignore
point qu'ils mobilisent leurs praticiens dans les prisons
et dans les asiles !
DE QUELQUES PLAISANTINS 173
Reste la Ville de Paris ! La Ville Lumière ! le Flambeau
de l'Europe ! le bateau qui ne sombre pas ! Eh bien '
cette ville unique, représentée par ses conseillers munici-
paux et par ses fonctionnaires, a été, à l'égard de Rodin,
tout aussi indigne que l'État !
Je veux bien admettre, que, par définition, un
conseiller municipal parisien n'est pas forcément un con-
naisseur. Je veux bien entendre qu'on peut être très
renseigné sur les questions de voirie ou d'assistance
publique et être parfaitement nul dès qu'il s'agit d'une
question d'art. Il n'y a même, comme dit l'autre, « aucun
mal à cela ! » Un conseiller compétent en « grands travaux »,
c'est assurément un homme très utile — et pour lui,
d'abord ! affirme Gohier — et pour nous, ensuite ! Mais
il y a une quatrième Commission, dite des Beaux- Arts
(encore !) à l'Hôtel de Ville ; et c'est à cette quatrième
commission, seulement, que je voudrais men prendre.
Toutefois, je ne vise que celle qui siégeait autour de
l'an 1900, l'année de toutes les sottises. Car, tout ce
que je vais dire ci-aprt'S est bien changé, heureusement,
aujourd'hui, dans le Palais municipal.
Comment étaient donc alors formées les Commissions
municipales ?
Je veux bien croire que l'on cherchait, autant que pos-
sible, à réunir, dans chacune, les compétences les
plus appropriées et les plus certaines. Mais, si l'on
admettait que toutes les autres Commissions étaient
parfaites quant au recrutement de leurs membres, on
était bien forcé d'avancer que la quatrième Commission
était — autrefois, je le répète ! — tout à fait inapte à
174 LE VRAI RODIN
examiner la plus menue question concernant l'Art.
Au temps où Dalou conduisit cette quatrième
Commission, les bévues furent pourtant moins nom-
breuses. Ce grand artiste pérorait tant qu'il arrivait
enfin à enfoncer, comme à coups de pioche, des
idées dans quelques crânes un peu moins récalcitrants
que les autres. J'ai dit, en un autre chapitre, qu'il
avait imposé ainsi Puvis de Chavannes à tout l'Hôtel
de Ville. Mais que l'on ne croie pas que ce fut une
lutte aisée ; il y eut, au contraire, à l'infini, des motions,
des ordres du jour et des attaques de la dernière heure,
dignes d'une représentation de Botocudos.
Toutefois, la quatrième enfin céda ; mais elle en profita
pour donner en même temps asile aux plus dénués arti-
sans, qu'elle sut choisir avec un goût naturel vraiment
affligeant.
Rodin, lui, pendant ce temps, restait à l'écart.
Sa renommée, très éclatante déjà, ne réussissait pas
à préoccuper les conseillers municipaux. Certes, on
lui avait bien demandé — une recommandation était
intervenue ! ! — une statue, une seule, celle de d'Alem-
bert, — et allez la chercher au diable ! — pour une
niche de la façade de l'Hôtel de Ville ; mais on s'en était
tenu là : Rodin avait été simplement un des mille
sculpteurs employés à orner la médiocre bâtisse de
Ballu et de de Perthes.
C'est que les bureaux — artistiques, aussi, sévissaient à
l'Hôtel de Ville. Alphand, mort sans gloire, on l'avait
remplacé par l'arcliitecte Bouvard {sic), son ancien dis-
ciple ; et c'était une situation pire. Parler de cette direc-
DE QUELQUES PLAISANTINS 175
tion-là, y compris celle d'un sieur de Pontich, c'est
évoquer les plus tristes heures de la vie de Paris ; le paci-
fique préfet Poubelle avait longtemps laissé faire, ayant
au cœur uniquement l'amour de ses vignes ; Justin de
Selves avait continué; et Bouvard, autoritaire, avait
groupé autour de lui les gens médiocres, les pseudo-
artistes, le déchet des Ecoles et de l'Institut.
Rodin, alors, put voir se développer son génie dans
le lazaret où le cantonnaient, avec les ricanements de
la fameuse quatrième, les haines de Bouvard et de son
co-associé Maillard, ancien zouave et depuis Directeur
d'une Compagnie laitière (sic) !
Quels chefs de bureau, quels architectes, quels con-
férenciers et quels critiques composaient dans ce
temps-là cette quatrième, je n'ai pas cherché à le savoir;
c'est, aussi bien, de nul intérêt ! Je veux seulement
avancer ici que son Président devint le tenace ennemi
de Rodin, parce que celui-ci eut le tort de préférer
son travail aux invitations de cet élu — à coup sûr
du Ciel ! — car il avait amassé une « galerie » de tableaux
absolument stupéfiante; et que l'on devait admirer, sous
peine de recevoir, en grêle, ses foudres.
C'est dans ces enviables conditions que Rodin réussit
néanmoins à nistaller son hall, empli de chefs-d'œuvTC,
à la Place de l'Aima, pendant la dernière Exposition uni-
verselle. Après quelles luttes, après quels tiraillements !
Ce serait une histoire douloureusement comique à raconter.
Qu'il suffise de dire ici que tous les membres du Conseil
municipal et des bureaux, des fameux bureaux à Bou-
176 LE VRAI RODIN
vard, posèrent mille pièges, s'unirent pour tendre devant
Rodin les plus écœurantes des embûches.
Lâchetés vaines ! Rodin eut son hall ; mais, à l'inaugu-
ration, un ministre, seul, sans le troupeau protocolaire,
se présenta. C'était le ministre Georges Leygues, qui,
depuis, faisant oublier ce beau geste, pour un nombre
respectable de millions, il est vrai, gava d'honneurs
Chauchard- Plutus .
Que de luttes, oui ! Je mentionne seulement que, pour
ce musée Rodin, il avait fallu mettre encore en déroute
le long et maladroit Picard, ce commissaire général de
l'Exposition qui en compromit, comme on le sait, tout
le succès ; et qui, depuis ministre de la Marine, se van-
tait, attaqué à la tribune, de « n'avoir pas, sur la conscience,
autant de victimes qu'il en avait eues pendant la durée
de l'Exposition » !
On sait que Paris ne visita point le musée Rodin. Aussi
les plaisantins de la presse l'avaient tout de suite
baptisé : le désert Rodin. Mais si Paris boudait, ne com-
prenant pas, les étrangers s'attardaient dans ce musée
illustre. Et toutes les commandes dont Rodin est actuel-
lement chargé, elles lui viennent surtout de ces étran-
gers, plus clairvoyants que nous-mêmes, qui, à la Place
de l'Aima, cherchèrent les raisons les meilleures de leur
éducation artistique ?
Toutefois, Paris a une excuse. On n'a jamais voulu lui
faire connaître Rodin. Je l'ai dit, les haines des conseil-
lers de la quatrième et celles des fonctionnaires munici-
paux ont résolument écarté Rodin de toutes les com-
mandes.
DE QUELQUES PLAISANTINS
On a bâti, en effet, les Petit et Grand Palais, la Sor-
bonne, le théâtre de l'Opéra-Coniique, l'hôtel des Postes,
les annexes du Palais de Justice, la gare d'Orsay, etc.,
etc., et jamais l'Etat et la Ville n'ont imposé aux maçon-
niers la collaboration de Rodin !
On a édifié, sur les places publiques et dans les jardins,
je ne sais combien de bornes de pierre, de marbre ou do
bronze ; et l'on n'a jamais songé à Rodin !
Avec sa renommée universelle, il reste, pour Paris, un
grand isolé. Ce serait assurément très étonnant, si ce
n'était très honteux !
Toutefois, à y bien réfléchir, il est peut-être bien qu'il
eu soit ainsi.
En effet, les monuments désignés plus haut sont de
telles bâtisses informes, mal venues malgré le pillage
de tous les styles, que Rodin s'y serait trouvé dépaysé, et,
en quelque sorte, impuissant. A pauvres monuments,
médiocres sculpteurs.
Je ne me représente pas, en effet, un groupe de Rodin
sur ou dans le Grand Palais. Cette horreur sans nom
construite par trois architectes, — on a eu l'inconscience
de le graver sur une plaque ! — par trois arcliitectes,
vous avez bien lu, sous la surv'eillance de deux lamas,
dont l'un des deux est, naturellement, le sieur Bou-
vard! — cette horreur sans nom, dis-je, mérite tout à
fait, au contraire, les quadriges qu'un sculptier dément
lança dans l'espace. De même au théâtre de rOj>éra-
Comique ou à la Sorbonne, que ferait une statue de
Rodin, vivante, expressive, au miheu des débiles colonnes
placées là par un prix de Rome ?
>3
178 LE VRAI RODIN
Les statues enfin p(3ur places publiques ou jardins !
Mais je crois qu'il est réservé aux politiciens ou aux
notoriétés de camelote, d'avoir des sculpteurs indigents.
Je ne me représente pas, en effet, un Charles P'ioquet
ou un Waldeck-Rousseau, pour tout dire, « statufié »
par Rodin. Pas davantage, un Péan qui fut un chirurgien
de théâtre. Oui, ces gens-là ont eu les sculpteurs qu'ils
méritaient !
ly' année de l'anniversaire de Victor Hugo, on songea
pourtant à Rodin. Tout arrive ! même l'impossible.
Le sculpteur avait le buste du poète ; il chercha, sans
tarder, à en faire un arrangement décoratif sur une
colonne. Mais, cette fois, on s'impatienta encore, ou,
plutôt, on eut des regrets d'avoir choisi le génial sta-
tuaire ; et, brutalement, on lui retira cette commande,
pour laquelle on lui avait alloué une somme de quinze
cents francs !
On la lui retira pour la donner... à un M. Barrau,
sculpteur amateur, auquel on offrit... quarante mille
francs ! Vous avez bien lu! quarante mille francs!... Et
l'on dit que les occasions de s'indigner ou plutôt de rire
sont rares !
Voilà, en tout cas, comment Paris estime son plus consi-
dérable artiste, son seul génie ! Quinze cents francs ! Nous
sommes loin, n'est-ce pas, des centaines de mille francs
donnés, l'hiver dernier, par des amateurs aliénés à des
peintures de Degas, un grand peintre, certes ! mais qui
doit lui-même, alors, par comparaison, estimer quatre
millions une toile de Rembrandt, quarante nnllions les
CUtk* J.-E BsltM.
L'APPEL ALX ARMES
DE QUELQUES PLAISANTINS 179
Noces de Cana, et dc-iix millions une œuvre unique de
Rodin!
Les plaisantins ! Mais les plus épileptiques, ce sont
les gens de l'Institut.
Ont-ils assez répandu leurs injures contre le Monument
à Victor Hîi^o, parce que Rodin avait représente le poète
tout nu, comme s'il n'y avait pas des précédents fameux,
à n'en citer qu'un : la statxte de Voltaire, par Pigalle.
Injures également contre V Appel aux armes, le si admi-
rable groupe qui fut refusé au concours pour le Monu-
ment commémoratif de la Défense de Paris, à ériger au
rond-point de Courbevoie !
Un défunt, très acharné, ce fut cet Emmanuel
Frémiet, dont deux statues équestres, édifiées à
Paris, ne sont, au fond, l'une, Jeanne d'Arc, qu'un
mannequin pour le Musée d'Artillerie ; et l'autre.
Vélazquez, qu'un autre mannequin pour le Musée des
Costumes !
On dit encore que, lorsqu'il passe devant une oeuvre
de Rodin, M. Mercié (ah ! Rodin lui a porté un grand
coup, je l'avoue !) M. Mercié ne manque jamais de laisser
tomber dédaigneusement ce mot : « Oui, un moulage sur
nature! »
Voilà leurs pauvres ripostes, à tous !
Mais Rodin est tellement vengé, au surplus, de la
sottise de Vcx-quatrième fameuse et des bureaux —
artistiques de l'Etat.
Oui, il n'a qu'a se promener par les rues, par les carre-
fours, à entrer dans les jardins, et à regarder V Alfred
de Musset, de M. Mercié, les nombreuses statues de
l8o LE VRAI RODIN
M. Puecli, les « boulots » de M. Frémiet, l'Alphonse
Daudet, des Champs-Elysées, et les inénarrables « navets »
offerts aux mânes des Jules Ferry, des Waldeck- Rous-
seau et de Victor Hugo, « confié '>, le grand poète, à un
regrattier !
Oui, elles abondent les tristes, les lugubres statues,
acceptées par d'incohérentes assemblées municipales !
Il y en a trop, parce qu'elles sont presque toutes hideuses
et déshonorantes pour celui qui les éleva et pour nous qui
laissâmes faire. C'est le krach de l'hommage posthume.
Si l'on veut statufier quand même, il vaut mieux re
venir tout de suite à ce projet de la Voie merveilleuse (!),
qui devait aller de la place de la Concorde à l'Arc de
Triomphe ; car si on réalise jamais cette idée, ce sera du
coup et d'ensemble si ahurissant qu'on renoncera aussitôt
à ce genre d'hommage.
La place manque, répète-t-on, mais les comités pour
hommes célèbres ne se lassent point. Ils sont infatigables !
Les statues de Paris ! Oui, elles sont baroques. Si
l'on voulait, un soir, pleinement égayer une salle de
music-hall, on n'aurait qu'à les faire apparaître l'une
après l'autre sur un vaste écran ; je puis assurer qu'on
passerait alors de doux moments ; car toutes ces statues,
faites pour vous inspirer des pensées d'héroïsme, tout au
contraire, incontestablement, vous inciteraient à rire.
Essayez de composer déjà une Voie merveilleuse avec le
lot des statues actuelles, et vous verrez qu'il ne peut être
imaginé rien de plus bouffon.
Sans doute, Paris s'honore de ceitaines effigies.
DE QUELQUES PLAISANTINS l8l
Quelques-unes même ont grande allure, comme le
Louis XIV, de la Place des Victoires; d'autres aussi
])laisent, comme le maréchal Ncy, de Rude ; mais peut-
on, j'y reviens, concevoir un bric-à-brac plus odieux
que celui qui encombre les carrefours, les places et les
jardins publics ?
Car on a commis cette chose stu|>é fiante : on a édifié,
au milieu de la circulation, des statues de gens en
redingote, tenant des crânes ou des cornues ; on a dressé
des moulins à vent en pleine rue ; on a laissé à la pluie
des femmes en toilette de bal !
Nul sentiment décoratif n'apparaît. On assoit des
gens au croisement des rues ; on les installe dans leur
fauteuil ; on les veut là « comme chez eux ! »
Ce temps, en vérité, a horreur des gazons, des fleurs
et des arbres. Dès qu'une belle pelouse est formée,
vite, au milieu de l'herbe verte, voloutée, on pose, on
dépose plutôt, une statue de savant, d'industriel ou de
soldat, au hasard de la commande. Le parc Monceau,
c'est une nécropole ! Le jardin des Tuileries, c'est une
resserre de sculpteurs !
« La sculpture est un art de Caraïbes ! » a dit Baude-
laire. Et n'est-ce point vrai quand elle représente de la
façon que l'on sait des Dolet, des Broca, des Claude
Chappe, des Meissonier, des Jules Fern*, des Jules Simon,
des Lavoisier. des Diderot, des Raspail, etc., etc. ?
Toutes statues de concours ! Toutes statues choisies
par des Comités, re\*ues et acceptées par les bureaux
de l'Etat et de la Ville ; piètres rebuts d'un autre suf-
frage universel !
l82 LE VRAI RODIX
Bien des fois on a médit des concours, bien des fois
on en a démontré l'insanité, uniquement conservée par
mesure politique. Il faudrait, de temps en temps, re-
prendre cette antienne, et arri\'er à persuader que le
choix d'un sculpteur qui s'est affirmé est le seul bon,
— et qu'il y a surtout honte nationale à penser que, sur
les places publiques de Paris, il n'y a pas une seule
statue de Rodin ; un buste d'Henry Becque, seul; c'est
tout — et l'on se répète que c'est assez !
VOYAGES
LES voyages ! Ils comptèrent beaucoup dans la vie
de Rodin.
L,e premier pays étranger qu'il visita, ce fut la Bel-
gique; la Bolgic|ue, dont les musées et les forêts et les
vallées l'attirèrent également.
« Ce que Rodin, d'ailleurs, (a dit M. Gustave Gefïroy),
se rappelle le mieux de ce temps, où il s'appropriait la
pratique d'un métier avant de se formuler à lui-même
la conception de son art, c'est l'heureuse solitude où il
pouvait se réfugier après les heures données au travail
forcé. Il resi)ire encore avec ivresse l'air de liberté qui
l'enveloppait pendant ses promenades et ses marches, il
revoit les lumières et les végétations des saisons diffé-
rentes, les champs colorés, les javelles pâles, il sent
encore sur ses paupières les fines pluiee incessantes
qui sont toujours, dans ces contrées du Nord, coupées
de canaux et voisines de la mer, en suspension dans
l'atmosphère.
" C'est pendant ces courses, ces jours de réflexion,
«4
l86 LE VRAI RODIN
ces rêveries devant les Monuments, cette existence
concentrée que l'homme s'est blotti en sa pensée, que
l'artiste a pris son goût de travail indépendant et fort,
dans l'atelier formé, comme au milieu de la nature, où
courent tous les souffles, où passent toutes formes. »
De cette hospitalière Belgique, Rodin redevient
chaque année un hôte qui se souvient. Il y fut si plei-
nement heureux qu'il se met en route aisément pour
revoir la ville de jadis, ce Bruxelles agréable, qu'hélas !
on mutile trop à son gré.
Oui, il y fut heureux ! C'est le profitable moment
de toutes ses recherches, d'un acharné et intelligent
labeur, parce qu'il voulait comprendre, discuter tous
les principes établis par les maîtres.
Et Gand aussi l'attirait ; et cette adorable ville de
Bruges, moins morte pourtant que ne la désirait le
poète Rodenbach ; Bruges et ses canaux et ses caril-
lons ! Et de Là, Rodin alla en Hollande « y faire pro-
vision de brume et de rêve » ; et avec quelle ferveur
il y admira Rembrandt, qu'il surnommera plus tard,
en songeant à tant de dessins éloquemment teintés : le
roi de la profondeur ! alors que Chéret, de son côté,
dira : « Rodin, c'est plus qu'un sculpteur, c'est excep-
tionnel, c'est Rembrandt sculpteur ! »
Puis il eut la hantise de l'Italie ; et, à maintes
reprises, il réalisa ce voyage.
Il voulut connaître et il connut mieux que personne
Niccola Pisano, Giacopo délia Quercia, Ghiberti, \'er-
VOYAGES 187
rochio et le savant Donatello et le grand Michel- Ange.
l'.t rien ne fut plus émouvant que sa propre confronta-
tion avec tous ces maîtres !
S'imagine-t-on ce spectacle ? Voit-on Roclin, en
pleine possession de son génie, se camper, jxiur une
l)lus parfaite contemplation, devant le Tombeau de
Jules II ou un chef-d'œuvre de Donatello ? Ah ! l'ad-
mirable interview à prendre, pour un reporter en
délire ! Ah ! les frémissantes pensées qui durent agiter
l'âme de cet autre noble sculpteur, qui, vivant, venait
chercher auprès des maîtres disparus de fortes leçons !
Et c'est sans doute d'avoir contemplé l'Enfer \)Q'n\t sur
les murs du Campo-Santo de Pise ou dans une chaixîUe
de Santa Maria Novella, à Florence, qu'il fit, lui, Rwlin,
plus tard, un Enfer tout di fièrent ; non semblable éga-
lement aux damnés des cathédrales, monstres qu'agitent
des diables cornus. Il avait trop considéré ces élo-
quentes œuvres pour tenter de les répéter, à des siècles
d'inter\'alle. Les fables dantesques et l'enfer théolo-
giciuc, Rodin devait adapter ces deux enfers à une sen-
sualité, à une damnation « modernes ».
Il visita Naples, Rome, Florence, Venise.
Il fut l'hôte assidu des Muscles ; il s'assimila sans fatigue
la formidable production des Maîtres ; il retint dans chaque
must-e ce qu'il y avait de sublime ; et il exalta son ima-
gination jusqu'à la frénésie. De Michel-Ange, les pein-
tures lui furent bientôt aussi familières que les sculp-
tures. C'est depuis ce moment, qu'il « connaît » Xa^. Sainte
Faniille, de la Galerie des Offices, la Conversion de
saint Paul, du \'atican, le Jugement dernier et rillustrf
LE VRAI RODIN
fresque du Plafond de la Chapelle Sixtine, puissantes
anecdotes bibliques, qui dominent les termes de la
contemplation la plus passionnée. Et il s'enthousiasma
de même pour les musées de Venise, le musée Correr,
San Giorgio dei Schiavoni, San Vitale et l'Académie, où
s'épanouit Carpaccio.
Souvent à Rome, de la place sise devant l'église de
Saint-Pierre-in-Montorio, il s'attardait à regarder la Ville,
la Ville des Villes.
C'étaient, pêle-mêle, de l'eau, du ciel, et des formes de
pierres, de coupoles, de dômes et de tours !
Il voyait le Tibre, Saint-Paul-hors-les-murs, et, en
avant du mur d'enceinte, le mont Testaccio, la pyra-
mide de Cestius et la porte Saint-Paul. Puis, il considé-
rait l'Aventin, où s'élèvent les églises Sainte-^Marie Aven-
tine, Saint-Alexis, Sainte-Sabine et Saint- Anselme.
Puis c'étaient des monts, des villas et encore des églises,
avec, dans le lointain, les Abruzzes. Le Palatin, surtout,
le retenait, puis le Colisée, les trois arcades de la basi-
lique de Constantin, le Capitole avec le palais Caffarelli,
et l'église d'Aracœli. ^Majestueux, les deux dômes et la
tour de Sainte-Marie ^Majeure s'imposaient maintenant,
et c'étaient ensuite le palais ro\'al du Quirinal, la colonne
Trajane et l'église du Gesu, avec son dôme, qui surgissaient
de ce chaos tantôt comme voilé, tantôt comme poudré de
lumière. Sur le Pincio, il découvrait la \'illa Médicis, si
hostile ; et, là-bas, non loin du Tibre, le palais Fanièse
qui ne lui était pas plus hospitalier. Et il regardait
encore des croupes de monts et le château Saint-Ange
et Saint- Jean des Florentins et le mont ^lario, et la
VOYAGES 189
villa Mellini, jusqu'au moment où il arrêtait sa contem-
plation profonde sur le dôme de Saint-Pierre !
Plus tard, si l'on en croit M. Vittorio Pica, les Ita-
liens ne surent pas gré à Rodin de sa ferveur pour
leurs anciens maîtres ; car « les cinq statuettes en plâtre
(raconte M. Pica) que Rodin en 1897 envoya à la
deuxième exposition d'art international de V'enise, bien
que présentant, dans la nouveauté insolite de l'inven-
tion et la hardiesse de vie, de pose, et de group>e-
ments, — un caractère très marqué d'originalité — furent
à peine remarquées du public italien ; si elles ne provo-
quèrent pas grand enthousiasme, elles ne suscitèrent
d'ailleurs ni indignation ni grande surprise. En l'année
1903, au contraire, comme on a concédé au puissant
sculpteur toute une salle où exposer tout un group)e
d'oeuvres intéressantes et caractéristiques, les discussions
ont éclaté, ardentes, bruyantes, depuis le premier jour.
« Tandis que les rigides gardiens de la tradition et les
féroces gendarmes de l'esthétique plus ou moins acadé-
mique crient au scandale, comme les oies i)réposées à la
garde d'un Capitole de carton, — que quelques sculpteurs
autorisées, avec cette profonde incompréhension qui
souvent nous étonne dans les jugements tranchés, étroits
des artistes, s'inquiètent, s'indiquent, avec de petits
sourires sardoniques de compassion, l'absence de plas-
tique et les erreurs de proportion de l'une ou de l'autre
statue de Rodin, — la grande majorité des visiteurs
s'éloignent de la salle, après un rapide regard alentour,
haussant les épaules avec mépris. »
igo LE VRAI RODIN
Rodin fut mieux accueilli, en l'année 1902, à Prague,
quand la Société des jeunes artistes tchèques « Mânes »
inaugura une très complète exposition de ses œuvres.
Il y fit une visite triomphale, fêté par les cercles officiels,
acclamé par les artistes ; et, de tous les banquets qu'il dut
accepter, il ne garda point certes le souvenir de la cuisine
tchèque, car on ne lui laissait que le temps de signer
d'innombrables portraits de lui-même et des photogra-
phies de ses œuvres.
« ly'exposition de Rodin, écrivit M. Karel B. Madl,
fut pour Prague une invasion inattendue et soudaine,
mais non une invasion, dans l'ancienne culture, de bar-
bares pillards et destructeurs, mais une invasion de
quelque chose de victorieux, d'étranger, d'inouï, de tour-
billonnant, de triomphant. Rodin apparut à Prague por-
tant sur son front élevé la couronne d'or du triompha-
teur, recevant des hommages comme s'il était monté sur
un quadrige dans la Via sacra. Les enthousiastes en tête
entraînaient à leur suite la multitude des curieux qui se
pressaient dans de bruyantes acclamations. Mais dans
les premiers rangs, comme dans la foule d'arrière, il y
avait des hommes qui ne restaient que parmi les curieux,
consternés, sans parole, taciturnes, intimidés, ne croj'ant
pas même leurs propres sens, parce qu'il leur appa-
raissait quelque chose de singulier, d'inaccoutumé,
d'inconnu jus(iuc-là, qu'ils ne pouvaient saisir sur-le-
champ et dont ils ne pouvaient pas s'enthousiasmer
d'abord. Ils ne sentirent que la grandeur étrange du
phénomène, ou plutôt, ils ne s'en aperçurent qu'obscu-
rément.
VOYAGES 191
« Nulle part, une résistance uniquement doctrinaire,
élémentaire ou fanatique ne se fit entendre. »
En Angleterre, Rodin, avant que d'y être fêté et con-
sacré (j'ai dit qu'on était en arrangement pour placer les
Bourgeois de Calais auprès du Parlement), Rodin fut
honoré d'un refus d'exposer par le jury de l'Académie
royale d'Angleterre. Depuis, on le voit, les opinions à
son égard ont changé.
Aussi, son ami le peintre-graveur Alphonse Legros,
bien que vivant tout à fait à Londres, n'était pas alors
pour le recommander ; car il vivait dans Qne condition
peu aimable : craint, isolé et de propos amers. Il s'obsti-
nait à garder le souvenir de dures luttes.
« Il avait quitté Paris, (a raconté son ami le statuaire
Dalou), malade, sans feu, fuyant les créanciers, en un
mot, dans une affreuse misère. » Entrahié par son ami
Whistler, qui lui faisait espérer du travail à Londres,
Legros avait, grâce à l'influence toute-puissante de
D.-G. Rossetti, le chef du groupe des préraphaélites, et
de G. -F. Watts, la plus grande figure de l'art anglais,
Legros avait trouvé, tout de suite, un gague-pain ;
puis un jour, sir PMward Poynter, le directeur de la
National Gallery, lui avait noblement abandonné son
cours, dont les appointements étaient de vingt-cinci
mille francs. Mais Legros, malgré sa vie désormais
assurée, gardait rancune à ceux qui l'avaient obligé de
quitter la France, qu'il ne cessait point d'aimer ; et la
croix de la Légion d'honneur, qu'il avait eu la sottise de
demander, lui ayant été refusée à cause de sou original
ig2 LE VRAI RODIX
talent, il était devenu irritable et s'en prenait à tous de
cet insuccès — pour en arriver à rompre avec Whistler,
d'abord, avec Rodin, ensuite, dès le jour que ce dernier
avait été, sur le tard pourtant, décoré.
Quant à Whistler, Rodin n'avait pas eu non plus
à compter sur lui pour acquérir, en Angleterre, d'utiles
et puissantes amitiés. « On était ami avec Whistler
de toute la longueur du bras », a-t-on dit, quelquefois ;
et rien n'était plus exact. Nul être ne fut plus distant,
plus susceptible et plus orgueilleux ; et Rodin, par sur-
croît, un jour que Whistler s'était plu à lui montrer quel-
ques-uns de ses tableaux, Rodin, tout à ses propres
pensées, distrait, avait oublié de l'en féHciter. La rup-
ture fut complète.
En Allemagne, l'empereur Guillaume témoigne, chaque
fois qu'il en a l'occasion, de son dédain pour l'œuvre de
Rodin ; et il ne peut en être autrement quand on songe
à toutes les horreurs qu'il a imposées à Berhn et à Post-
dam. Cet empereur, à la parole trop abondante, a, pour-
tant, daigné honorer de son amitié Adolf Menzel ; mais
cela ne compnese pas les lourdes productions d'une sta-
tuaire médiocre qu'il a généreusement encouragées.
Aussi, en opposition aux sentiments de son Empe-
reur, M. V. de Seidlitz, au cours d'un voyage à Rome,
a tenu, dans un charabia sympathique, à nous faire
entendre un autre sou de cloche :
« Chez nous, en Allemagne, dit M. de Seidlitz, Au-
guste Rodin est bien envisagé de tous ceux qui croient
en l'avenir de l'art et en entrevoient la forme vibrante
VOYAGES 193
d'une vie nouvelle, comme le sculpteur non seulement le
plus grand de la France mais de tout notre temps. Non
pas à cause de nouvelles formules qu'il aurait établies —
que Dieu nous garde de tous les théorèmes, — mais puis-
qu'il a su redescendre jusqu'à la source intarissable dont
jaillit toute œuvre d'art destinée à pardonner les siècles,
la vision intime des forces qui constituent l'organisme
si compliqué et si mouvabledu corps humain. Ces notions-
là, ni la tradition, ni l'étude de l'antiquité, ni même
l'étude de la nature, ne peuvent les transmettre ; seule,
l'imagination du vrai et grand artiste les possède et les
incorpore dans son œuvre, en preuve de l'axiome que
l'art est le rival et non l'esclave de la nature.
« Quoique le maître le plus moderne de sentiment
que nous possédions, Rodin crée ses œuvres à l'égard des
Grecs sans jamais penser à entrer en concurrence avec
eux. Ce matin encore, lorsque sous un ciel brillant nous
pouvions jouir des beautés réunies dans la villa Âlbani,
dont le duc Fortonia avait, par grande exception, ouvert
les portes aux membres du Congrès pour les sciences
historiques clos le jour avant, on pouvait largement s'en
convaincre que chez lui, comme dans les antiques, règne
le même amour du beau, de la forme souple et mouve-
mentée, des grandes lignes expressives et des fines at-
taches, (lui vous invite à caresser le marbre comme le
sculpteur l'a caressé dans sa pensée et durant l'exécution.
» Ces mystères-là ne peuvent être ni transmis, ni
appris ; mais l'homme qui nous les révèle mérite bien
d'être appelé un bienfaiteur de l'humanité. "
Et ceci doit encore être désagréable à Guillaume II,
194 I-E VRAI RODIN
nombreux sont les ouvrages consacrés, en Allemagne,
à Rodin. Il convient de citer entre autres : Auguste
Rodin Eine studie, von L- Brieger-Wasser, Vogel,
volume édité à Strasbourg, par Heitz, en l'année 1903 ;
puis Auguste Rodin, von Georg. Treu [Jahrhuch dcr
hilhendcn Kunst, Berlin, 1903, chez l'éditeur Marters-
teig), et dont M. René Chéruy donna une excellente
traduction ; et Auguste Rodin, von Rainer Maria Rilke ^
Berlin, J. Bard, en l'année 1903, également ; etc., etc.
Enfin, sans mentionner les collections particulières, la
Nationale-Galerie de Berlin et le Musée des Arts
industriels de Hambourg possèdent des œuvres de
Rodin ; tandis que l'Albertinum de Dresde à réuni une
collection de ses principales œuvres : originaux et
moulages.
Rodin alla aussi en Espagne.
Ce voyage s'était décidé au cours d'un déjeuner avec
le peintre Ignacio Zuloaga, à Meudon.
Ce fut un assez court voyage en automobile, avec des
arrêts à Madrid, à Tolède, à Cordoue et à Séville.
Zuloaga, très épris du Gréco et de Goya, vit Rodin
considérer avec peu d'enthousiasme les œuvres de ces
deux maîtres, auxquels il opposait toujours sa grande
admiration : Le Titien, Mais, par contre, les paysages
de la Castille l'enchantèrent ainsi que le véritable style
architectural espagnol.
A Madrid, Rodin eut une réelle joie à voir danser
les gitanes ; et pourtant le lieu où elles se trouvaient
sentait l'huile, et il y faisait une atroce chaleur-
II. \i<\i KO m s
l.*HOMMli_gri MARCHI.
(Photi'Krapliir pr;sr li^ii» la ct»ur d'I.otinrur d* l'HAlcl de Bin^n.)
VOYAGES 195
« Mais comme elles savent danser (a dit Théophile Gau-
tier), les fauves gitanas au teint de cigare, aux yeux de
braise, à la hanche provocante, en tannant de leur pouce
la peau brunie du pandéro ! Quel feu. quel entrain, quelle
vexve dans cette maigreur passionnée, dans cette pâleur
ardente 1 »
Toutefois, ce voyage n'a pas laissé à Rodin les traces
l)rofondes de ses voyages en Italie et de ses visites à
Londres, où il revint line fois pour le plaisir de mon-
trer à son ami Desbois les statues du British Muséum.
L'Italie surtout reste le pays envié, le pays auquel
Rodin songe toujours; et son contentement fut grand
quand, au printemps de la dernière année, il put aller
placer, à Rome, sa statue de l'Homme qui marche', dans
la cour d'honneur du Palais Farnèse.
Il a raconté lui-même, dans une interview, comment,
néanmoins, il avait placé cette statue, presque seul ; je
veux dire sans la participation officielle de l'Ambassade
de France h Rome et sans l'autre participation de l'Aca-
démie de France.
Pour le bon renom de la France, le maire de Rome,
M. Nathan, heureusement, le fêta. On ne crut pas alors au
geste d'un cambrioleur venant se débarrasser d'un chef-
d'œuvre au miheu de la cour d'un Palais. Pendant
ce temps, l'ambassadeur français évoquait sans doute la
gloire passée de feu Guillaume, de l'Institut, deux fois
directeur de l'Académie de France à Rome ; et, cette
dernière, par son accablante imbé*cillité, indiquait à un
futur rapporteur du budget des Beaux- Arts pas trop
içô LE VRAI RODIN
ignare combien sa suppression enfin votée serait un
bienfait sans limite pour l'Art !
Mais cette comédie anière n'est point terminée. Il
reste à édifier le socle de cet admirable Homme qui
marche ; et Rodin devra réunir « toutes les herbes de
la Saint- Jean » pour pouvoir enfin, en paix, dresser
sa statue sur son piédestal. Il devra retourner à
Rome, pour arriver à bout des dernières embûches.
Quelle pitié ! Croira-t-on vraiment plus tard une
pareille aventure, quand on en retrouvera l'anecdote
détaillée ?
Je sais bien que Rodin aura une compensation
à revoir les musées affectionnés, à revoir le palais
Barberini, le musée des Thermes, le Moise de Michel-
Ange, à Saint-Pierre-aux-Liens, le musée Kircher,
le palais Doria, le palais Colonna, le musée Barracco
(si abondant en beaux antiques), le musée du Capi-
tole, l'Académie de Saint-Luc, le musée du Latran, et
la Chapelle Sixtine et les plus miraculeux antiques du
Vatican.
Mais, aussi bien, n'est-ce pas Paris qui dicte la conduite
de l'ambassadeur de France à Rome, et les non moins
aimables agissements de l'Académie de France ?
Je comprends à la rigueur que la Commission du Musée
national de Stockolm se soit rendue ridicule en refusant,
en 1897 (il y a bien du temps déjà !) le plâtre de la Voix
intérieure, offert par Rodin. Ces gens-là ne savaient pas ce
qu'ils faisaient ; mais les Commissions de Paris, les Ama-
teurs d'art de Paris, les Amants de la Beauté de Paris,
VOYAGES 197
toutes ces comiques sociétés d orphéonistes, à c^uoi son-
gent-elles, bon Dieu ! alors qu'en Amérique, le plus
simple Musée convoite passionnément des œuvres de
Rodin ?
Allons, messieurs les porte- mirlitons, saxophones,
cornets à bouquin, un salutaire mouvement : remontez
une fois pour toutes dans vos guimbardes et détalez
jusqu'à Palaiseau !
Entre temps, Rodin continuera à créer des œuvres et à
aimer la France. Car il ne craint pas, malgré son âge,
d'accomplir encore de longs trajets pour aller voir une
œuvre d'art qu'on lui signale.
Il a déjà parcouru toute la France, de l'Est à l'Ouest,
et du Nord au Sud. Combien de dimanches il a passé
devant et dedans les cathédrales, par exemple, puisant
encore de nouvelles forces dans sa foi adiuirative ! Il
va vers les chefs-d'œuvre d'autrefois, comme on allait
jadis aux pèlerinages, avec le même sentiment ému et
préparé par de longues méditations. J'envie son ami,
M. Gabriel Ilanotaux, (jui a la joie, l'été, de le recevoir
souvent dans sa villa de campagne du département de
l'Aisne; car, les entretiens de Rodin, en voyage, c'est
un haut et fécond enseignement.
Ali ! quel regret que son génie et son âge remf>êchent
de faire partie, lui aussi, d'une Commission artistitjue et
historique, pour la sauvegarde des derniers chefs-d'œuvre
de France ! Il faut entendre Rodin parler de certains
vestiges d'art, attaqués, p<iur comprendre de quel salu-
taire appui serait sa parole.
198 LE VRAI RODIN
Hélas ! que de niais courtisans de Ministères vont en
mission à sa place, et parlent en... leur nom! Aussi
M. Maurice Barrés vivra assez pour voir jeter aux
décharges publiques la dernière église et le dernier clocher.
RODIN A MEUDON
Mi:udon-\'aj.-Fleury !
C'est ainsi que l'on a baptisé le joli coin
de banlieue parisienne où Rodin, depuis longtemps,
abrite toutes ses rêveries et mûrit tous ses grands
projets.
Meudon-Val-Fleury ! Ce val est adorableraent sédui-
sant et boisé ; et, au-dessus de sa courbe gracieuse, il
semble que passent et repassent les plus beaux nuages du
monde et les plus majestueux soleils!
Meudon-Val-Fleury ! oui, si près de Paris, plus rien
de la banlieue chantée jadis par Raffaëlli ; plus d'arbres
grêles, dolents, mais d'abondantes toufïes d'arbres, des
buissons de hêtres et d'ormes, des panaches de chênes
géants et de hauts peuphers !
Et le coquet village rustique part de la gare pour
escalader les hauteurs !
\'ieilles maisons d'autrefois, aux graves visages ren-
fermés, aux baies prestiue toujours closes, et maison-
nettes aussi d'aujourd'hui, avec des jardinets, des
chiens, des gamins tapageurs, et maisonnettes, quelques-
unes même en bois, tout en bois, un rêve exaspéré
2b
LE VRAI RODIN
d'employé qui a voulu vivre à la campagne, et qui a
édifié sa maison, comme il a pu, au petit bonheur !
Toute cette verdure, toute cette paix, Rodin fut
conquis.
Justement, il y avait des mois qu'on cherchait à ven-
dre, perché sur la hauteur, au-dessus de la hgne du
chemin de fer, une sorte de pavillon Louis XIII, aux
briques rouges et au toit élevé. Sa propriétaire, M^^e Del-
phine de Cols, s'était vite lassée de son caprice : le pavil-
lon isolé, et trop de chemineaux inquiétants qui rôdent
par là en la belle saison.
Rodin, lui, ne redoutait ni la solitude ni les vaga-
bonds de la banlieue ; et il acquit pour une quarantaine
de mille francs la villa des Brillants (ainsi l'appelle-t-on),
sise avenue Paul-Bert.
Tout de suite, il s'y installa ; et il ne fut pas longtemps
à voir tout le parti qu'il en pouvait tirer, en y com-
prenant le jardin, qui descend selon la pente molle du
terrain.
Il chercha les emplacements des premiers ateliers
d'abord ; et, dès qu'ils furent édifiés, arriva tout un peuple
de statues.
C'était un choix fait dans les atehers de Paris, le plus
bel ensemble que Rodin pût alors réunir. Car il comprit
tout de suite que là, à IVIeudon, il vivrait le meilleur de
sa vie, et si à l'abri, si isolé de tous.
En effet, un importun hésite tout de même à prendre
un train, et à gagner au haut d'une station, après dix
minutes de marche, une villa où on ne l'attend point ;
puis, il y a encore une longue allée bordée d'iris et de
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RODIN A MEUDON 203
marronniers, avant que d'arriver à la petite barrière de
la cour, où pend une sonnette. On a tout le temps ainsi
de méditer sa démarche ; et j'espère que beaucoup qui
étaient venus pour voir Rodin à Meudon, en se disant
qu'après tout un grand artiste doit recevoir tous ses
admirateurs, j'espère que beaucoup de ceux-là, au der-
nier moment, sont repartis, contents, en somme, d'avoir
vu le paisible pavillon, et d'avoir entendu aboyer le
chien niché à l'entrée.
C'est qu'aussi, d'ensemble, cette villa est un peu celle
de la Belle au bois dormant, quand on passe sur la route.
Elle est, là-bas, cachée dans les arbres; et, tout autour
d'elle, de rares maisonnettes, disséminées, ne sont point
vivantes. Il y a même, au bout de la route, bordée de
champs et de potagers, et avant de redescendre par une
autre route, dans le creux du val, une villa qui. il y a
bien longtemps, fut, sans doute, brûlée et qui, aujour-
d'hui, tombe en ruines.
Elle fut coquette, jadis, à en juger par des tourelles-
pigeonnières et par des découpures de toits ; puis, il
y eut des jeunes femmes, peut-être, qui veillaient sur
deux cages d'oiseaux, jetées dans l'herbe ; et qui ani-
maient de leurs rires une salle de bain, dont on voit
encore la baignoire dorée !... Mais si vous voulez en
savoir davantage, n'interrogez personne ; on ne sait
pas dans le pays!... et, ma foi, il vaut peut-être mieux,
malgré l'invraisemblance, songer tout uniment à quelque
villa gallo-romaine, saccagée par des Mercenaires 1
Rodin n'a modifié en rien le plan même de la villa
204 LE VRAI RDDIN
des Brillants. Il n'eut jamais le temps de s'attarder aux
rêveries d'un petit rentier, qui projette, à propos de sa*
bastide, des reconstructions et des améliorations dignes
d'un empereur romain. Les diverses chambres demeu-
rèrent donc telles qu'elles étaient, mais elles se meu-
blèrent d'objets d'art.
IvC jardin, lui, par contre, subit une transformation
fastueuse. De jardin de banlieue, de jardin de villa pari-
sienne, il devint peu à peu un jardin antique.
Je me suis souvent amusé à penser que le verger
archaïque d' Alcinoiis (décrit dans VOdyssée) était presque
celui que j'ai vu et que je revois à la villa des Brillants,
tout orné d'édicules, de bassins et de statues. L'aspect
des beaux sites que l'on aperçoit ici à travers les arbres
fruitiers, il était ménagé également jadis au moyen
de belvédères ou d'exèdres. Les plus magnifiques
horizons étaient, pour les artistes grecs, des décors
propres à faire ressortir leurs œuvres. Or, Rodin pense
de même, lui qui, dans les coins propices de son jardin,
a placé tant d' œuvres d'art pour que la nature les fasse
valoir.
A d'autres moments, à Meudon, au miheu du jardin,
on évoque aussi les retraites que Catulle aimait à
Tibur et à Sermione sur le lac de Garde, — ou les
jardins de Cicéron, à Tusculum et à Pouzzoles. Et ces
ressouvenirs ne sont point écrits par affectation de
pédanterie, mais simplement parce qu'il y a, dans ce
jardin hors les murs de la \^ille, tant de fragments an-
tiques, tant de charmantes statues et tant d'exquises
RODIX A MEUDON 205
stèles, que l'on est bien forcé de songer à ces « jardins
pour la conversation » que les Romains, artistes et lettrés,
affectionnèrent d'une façon si absolue et avec un goût si
excellent !
Et puis les visiteurs du jardin de Meudon éprouvent
encore une vive joie à découvrir une sorte de petit lavoir,
orné d'un simple masque — et un bassin, au-dessus duquel
s'èploicnt de beaux arbres. C'est tout près de là que
dort un amour de marbre, sur une stèle décorée. Le petit
dieu de ce jardin ! Et il est si familier et si doux, endormi
sur une peau de lion, que des pigeons viennent se poser,
confiants, sur sa joue.
Des cygnes animent le bassin, et duvettent de leurs
plumes les plates-bandes et les allées ; et des paons,
posément, orgueilleusement, se promènent, ou s'ins-
tallent sur un fragment de marbre.
Car, partout, disséminée sous les arbres ou droite
ou couchée dans les allées, elle est accueillie, la
Beauté antique. Et Rodin lui a fait un si joli sort, a si
bien choisi pour elle le coin favorable, que l'on ne songe
jamais à la plus légère critique : tant de choses amassées
que l'idée viendrait vite d'un dépôt de pierres.
Voyez également avec quel art consommé Rodin
a fait réédifier dans son jardin une façade d'un châ-
teau du xviii^ siècle, élevé autrefois à Issy. Érigée sur
qucl<iucs marches, elle offre l'aspect d'une ruine admi-
rable ; et son fronton qui se découpe en plein ciel est
du plus noble dessin. C'est un décor, qui, placé à l'écart,
complète superbement l'aspect du jardin, comme le
2o6 LE VRAI RODIN
hall, venu de la Place de l'Aima (au temps de l'Ex-
position dernière), met un air de grandeur souveraine
dans l'ensemble de ce jardin intime, vrai jardin d'un
artiste — et toujours, j'y reviens, — car cela tout le
temps ici s'accuse — si loin de nous !
Je l'ai revu aujourd'hui ce jardin, par un beau jour
de fête, un lundi de Pâques tout ensoleillé et tout blanc
de la neige blanche et rose des arbres fruitiers.
On voyait là-bas, comme toile de fond, les coteaux
de Sèvres, de Saint-Cloud, de Suresnes, de Garches et
le Mont-Valérien et les toits d'usines d'Issy-les-Mouli-
neaux. Tout cela miroitait et se fondait dans la cha-
leur; tandis que la Seine, tranquille, s'étalait, portant
de lents et pacifiques bateaux. On entendait des cris
d'enfants, des claironnements de coqs et le fracas des
trains qui démarraient. Dans des prés, des vaches pais-
saient. Des tableaux de Paul Potter, si la foule des pro-
meneurs endimanchés, maladroits et hilares, évoquait
une fresque copieusement comique de Jean Vebcr.
Iv'air était si doux que des aéroplanes et un dirigeable
évoluaient, dans un grondement rapide, au-dessus du
joli jardin antique. Paysage de féerie du Théâtre du
Châtelet ! I^es champions de l'air au-dessus des ruines :
torses, bustes, fragments de la Grèce et de Rome.
Et, toujours, de partout, j'étais dans la neige des
cerisiers, des pêchers et des poiriers en fleurs. Le grand
paj'sage se pâmait un peu sous le soleil. La villa et les
ateliers m' apparaissaient maintenant comme un temple
élevé tout au sommet des cités industrieuses ; et c'était
RODIN A MEUDON 207
Paris, là-bas, sur la droite ; Paris et le viaduc du Point-
du-Jour; Paris et la tour Eiffel, toute dorée.
Et je songeais à la Place de l'Alnia, au hall installé
à l'aube de ce nouveau siècle.
Le hall de la Place de l'Aima! Il était si glorieux,
hier; il apparaît si intime ici, malgré son formidable
spectacle. Quel labeur a créé toutes ces statues, a animé
toutes ces ligures ! Elles sont là, tumultueuses ou se-
reines, passionnées ou tranquilles, debout ou couchées ;
et toutes, quand on les examine avec obstination, p>or-
tent la splendeur vivante de ce modelé qui a fait saillir
tous les plans, et a accusé toutes les profondeurs du
modèle humain. Peuple blanc, peuple de plâtre ou de
marbre, personnages dantesques ou mj'thologiques,
quelle nouvelle création du monde est renfermée ici,
avec toutes les passions ! Les voici toutes les statues que
vous avez vues passer aux heures enchantées de votre
vie ; les voici les amants éperdus, les faunes, les faunesses,
toutes les mythologies et toutes les sensualités, et tous
les frémissements de la vie, et toutes les douleurs, et
toutes les angoisses ! Voici la Vie, toute la Vie !
Voici l'Age d'airain, le Penseur, le Printemps, la
Pensée, l'Emprise, les études des Bourgeois de Calais,
V Homme au nez cassé, le buste de Dalou, Eve, le Balzac, le
Saint Jean, l'Appel aux armes, le Monument Sarmiento,
l'Ugolin, la Parque et la Convalescente, les bustes, les
torses, les fragments, la Vie ! toute la Vie !
Et, dans une autre partie de ce domaine d'un noble
artiste, se dresse une nouvelle verrière, celle-ci consacrée
208 LE VRAI RODIX
à une magnifique collection d'antiques, des marbres
jaunis, dorés par la patine du temps, des fragments :
torses, visages mutilés, que Rodin a recueillis dévotieu-
sement, et auxquels il rend visite, presque chaque jour ;
œuvres de maîtres anonymes qui ne furent jamais plus
aimées, et, on peut l'affirmer, plus intelligemment com-
prises. L'Egypte, la Grèce ! Rodin a fait la part égale à
ces deux terres admirables; et, patiemment, amoureuse-
ment, il a voulu connaître tous leurs mythes, toutes
leurs légendes et tous leurs mystères.
Avec quel art, avec quelle éloquence, il commente
toutes ces formes que le temps a rudement polies, quelque-
fois effacées ! Ah ! quel catalogue superbement imagé
il eût pu établir, ce maître, pour tous ces chefs-d'œuvre
arrachés, pour un moment, à la destruction inéluctable !
J'ai pensé souvent, en l'écoutant, à ce que les archéo-
logues nous disent, sur les mêmes sujets, en comparaison.
S'ils savaient, ces gens-là, tout ce qu'il y a à découvrir
chez les antiques, dans les antiques, en les considérant
seulement, de la bonne manière, par exemple : avec une
observation et une connaissance du modelé, qu'ils ne
peuvent pas, bien entendu, approfondir ! Ah ! les gens
de l'Ecole d'Athènes, les professeurs- jurés d'art, les
improvisateurs issus de l'Ecole normale, dont le plus
mémorable type fut, sans conteste, feu Larroumet,
quelles sottises ils profèrent, quelles ridicules opinions
ils émettent !
Et ils continuent, toujours! Des éditeurs leur
ouvrent toutes grandes leurs portes, parce qu'ils se
parent d'un titre officiel ; parce qu'ils ressassent des
RODIN A MEUDON J09
idées centenaires ; parce qu'ils aflârraent que, la Musique
exceptée (on ne sait trop pourc|uoi !) tous les arts leur
sont familiers ! S'ils savaient ! S'ils savaient !
Ce qui est certain, c'est qu'une leçon de Rodin domine
toutes les leçons des Instituts. Ah! tenez, les pions,
allez donc à Meudon ; et écoutez le maître, quand il
regarde un de ses antiques ; il vous expliquera tout le
modelé, tout le caractère de l'œuvre; et vous ne vous
promènerez plus peut-être, ensuite, à travers les antiques
du Louvre, avec des airs égarés, passant sans voir devant
des chefs-d'œuvre ; et ne faisant des stations que devant
d'autres chefs-d'œuvre que vous ne comprenez pas mieux,
mais au sujet desquels on vous a transmis des ordres tout
faits d'admiration.
A Meudon, Rodin c(^iiscrvc', avec des peines infinies,
sous des vitrines hermétiquement closes, d'autres frag-
ments antiiiues. L'air les menace, ceux-là ; s'il pénètre,
des parties se désagrègent, tombent en poussière. Jamais
moribonds ne furent mieux soigné*s, ne furent mieux
défendus contre l'àpreté du temps. Ht les formes en sont
encore si délicates et si merveilleuses !
Ces pieux hommages rendus au passé, Rodin, conmie
s'il s'était laissé faire, a hospitalisé, dans sa villa, bien
des œuvres modernes, également. Il garde ainsi des pein-
tures de Falguière, de Carrière, de Zuloaga, et, avec quel-
ques œuvres de divers autres jx-'intres, un admirable
tableau de Van Gogh : le portrait de feu le père Tanguy,
le marchand de tableaux, sur un fond d'estampes japo-
naises.
«7
LE VKAI RODIN
Mais, comme pour rejoindre l'antique, à travers tout
cela, voici, maintenant, une œuvre du moyen âge, un
grand Christ en bois peint ; un Christ à tête de vagabond,
de dégénéré déprimé, dont le thorax remonte en se creu-
sant, et dont les pieds se recroquevillent dans le mas-
sacre des plaies. Cette œuvre est une authentique mer-
veille. Je crois qu'elle eût fait hurler de joie Hiiysmans.
Elle vaut, sans conteste, le terrible Christ de Mathias
Griinewald, qui appartient maintenant au musée de
Carlsruhe, et que le grand écrivain cathohque a décrit,
avec des mots corrosifs, dans Là-bas.
Dressé contre le mur d'une chambre, en somme, assez
petite, ce Christ en bois penche de tout son air hébété ;
il est las de souffrir ; et rimbécilhté a figé ses yeux.
Il est exténué de maigreur ; et ses bras et ses jambes
sont tendus, prêts à se déchirer. Le sculpteur anonyme
prit assurément pour modèle un de ces serfs que tous les
maux à la fois accablaient ; et, misérable, sans doute,
lui-môme, il offrit ainsi à Dieu, pour mieux l'implorer,
leur double souffrance ! . . .
Il faut redescendre dans le jardin pour échapper à
cette hantise d'angoisse ; il faut revoir le petit dieu qui
dort toujours, si posément, avec cette mine un peu
gonflée que Donatello exprima avec tant de bonheur !
Il faut retrouver les paons qui, maintenant, font la roue,
devant les cygnes indifférents.
Alors le charme de ce jardin si rare agit. On conçoit
qu'un jour des jeunes hommes, des artistes viendront
ici en pèlerinage, et qu'ils se demanderont comment
RODIN A MEUDON 2ii
une telle œuvre put être accomplie par un seul, malgré
tout son génie ! et, à ce moment-là, les dernières injures,
les critiques les plus péniblement exhaussées, seront toutes
oubliées. Peut-être cependant restera-t-il encore la
hideuse réclame en bois qu'un mercanti impose comme
un témoignage si humain d'irrespect et de... muflerie —
et cela sur un terrain sis devant le jardin même de Rodin ;
de façon que, du chemin de fer, en regardant la villa des
Brillants, on ne puisse s'empêcher de voir cette réclame
en planches 1... Peut-être, même, y aura-t-il toujours
un Etat protecteur et un Institut de faux artistes, de
quémandeurs officiels, de convalescents de l'Art, de
bossus et d'aveugles ; mais qu'importe, tout cela n'empê-
chera pas ce logis de constituer un de ces héritages qui
honore toute une Nation !
IDÉES ET SENSATIONS
JE vais donner ici quelques-unes de ces brèves pensées,
qui sont pour Rodin les fruits savoureux de ses
profondes observations.
Sculpture, architecture, paysages et toute nature
vivante, tout est l'objet de ses méditations. Alors, il
a pris l'habitude d'écrire sur des feuilles volantes des
notes, jolies notes d'album, qu'il réunira sans doute un
jour pour en composer un précieux livre d'artiste.
En regardant un Petit torse, sculpture mutilée du bel
âge classique, il a écrit :
« L'âme se pose sur les chefs-d'œuvre. Nous n'avons |
une âme que pour cela. »
Et ce développement :
« Qu'est-ce que vous appelez la vie ? Une chose qui
vous excite, vous pénètre en tous sens. Il n'est pas néces-
saire que ce torse saigne, il ne dirait rien de plus. Il n'est
pas besoin non plus qu'il me parle par une bouche — qui,
d'ailleurs, lui manque. Toutes les critiques de ce qu'il
n'est pas entier ne l'amoindriront pas. L'âme ainsi
n'a pas besoin de tout le corps. L'âme des pierres est
2i6 LE VRAI RODIN
ainsi dans la parcelle, plus entière que la nôtre qui
abandonnerait un tronçon tel que celui-ci !
« Est-il donc étonnant que je vive continuellement
avec les antiques : poètes plus puissants que certains
qui existent ? Les antiques ont créé des âmes qui vivront
dans nos vitrines plus que nous-mêmes ! »
Lisez cette observation, toujours enregistrée devant le
Petit torse :
« La pensée que me suggère ce torse est nombreuse,
infinie. Je puis écrire devant lui sans m'arrêter. Est-ce
que je l'apporte avec moi, cette pensée ? Est-ce que je
la mets moi-même dans ce marbre ? Non. Car, lorsque
je ne le vois plus, je sens tarir aussitôt cette flamme de
la vie ; elle cesse en moi, c'est donc lui qui la possède ! »
A propos de ce Petit torse, quelle sensation encore !
« Une chose antique est imitable. ]Mais celle-ci a une
âme. Ce ventre, est-il pareil aux autres ventres de marbre ?
Pourquoi les marbres vivent-ils ? La chair est-elle donc
devenue marbre cette fois ?
« Les ombres ne tremblent-elles pas ?... on les voit
bouger. La pensée de l'homme, une fois abritée dans un
livre, dans le marbre, est plus vivante que la nôtre ;
mais elle peut être opprimée. Ce marbre a été enterré. »
Le même petit chef-d'œuvre dicte cette pensée :
« Ce marbre conseille mieux les sculpteurs qu'un
professeur. Il me chuchote des secrets ; il me les dira
de plus eu plus fort, si je lui reste fidèle ; il me donnera
IDÉES ET SENSATIONS 217
une âme pareille à celle de son ami, le sculpteur grec,
qui l'a modelé.
« La i)ensée de Dieu n'est-elle pas par le monde,
germe fécond enfermé dans un cerveau, puis dans une
ordonnance de pierre ; et les magiciens, qui sont les poètes,
ne la captent-ils pas ? Ne la contemplent-ils pas pour
leur œuvre ? Des sculpteurs ne s'en approchent-ils pas ?
N'en laissent-ils rien à la postérité ? ... Oui.
« Il n'a pas de chair inutile. Regardez, pour ne pas
abîmer cette mesure, cette fraîcheur. Son modelé est
notre guide. Respectez ce printemps ! »
Puis, toujours devant le Pciit torse, palpitant d'amour :
« Nous trouvons la vie mauvaise, c'est notre faute.
Nous la renfermons dans des enfantillages. Nous nous
méprisons les uns les autres. Que penserait-on des
arbres si l'on soupçonnait cela d'eux ? »
Ne vous étonnez pas, maintenant, que ce petit torse
admiré, ait inspiré ce cri du sculpteur :
« Triomphe, mère des voluptés ! J'ai peur de bouger
ce torse, d'en changer l'éclairage. L'effet est dans les
lombes. Je l'ai tourné sur la selle. Il a dans ses confins
les séductions de la femme. Le pli qui redouble la fesse
est peu marqué. Sur la cuisse, passages, souplesse gra-
cieuse, charmes sacrés, peu appuyés. Mont de Vénus qui
fait que la plus faible, la plus enfant a une volonté ter-
rible.
« Magie pour dompter notre destinée, obstacle du
charme féminin qui retarde le penseur, le travailleur,
a8
2i8 LE VRAI KODIN
l'artiste, qu'il inspire en même temps. Compensations
pour lui qui joue avec le feu.
« Est-ce que ce siège des voluptés réveille des souve-
nirs ? Mais le nouveau venu ne devine-t-il pas aussi
l'oracle, la prophétie de cette chose men'eilleuse entre
toutes ? Les cuisses rapprochées double caresse.
Jalouses, enfermant le ténébreux mystère, le beau plan
d'ombre rendu plus marqué par la lumière des cuisses.
« J'entends le merle en te dessinant, petit torse, jardin
des plaisirs.
« Comme cette grâce s'est assombrie ! Une nuit, un
crépuscule vient de s'étendre, pénétré de cette vie plus
intense qui se voile naturellement ; pouvoir des formes
géométriques ; jamais la dureté des mauvais artistes.
« Ce que ce voile d'ombre laisse voir, c'est cet endroit
du flanc où l'os de la jambe glisse dans sa cavité, où au
toucher la paume des mains s'emplit naturellement
des formes. Les cuisses, protectrices des pudeurs, adou-
cissent alors leur chair et les satinent.
« Ah ! cette émotion que la main éprouve dans la
caresse du modelé ! »
Amoureux des paysages et des fleurs, Rodin a épingle,
çà et là, ces notes :
« Sans ombre, sans lumière, le ciel bleu est profond.
La beauté s'est installée sans effort dans ces allées.
Cette jeunesse dans son orgueil. Les verts sont écla-
tants jusque dans leur ombre. »
Ailleurs :
« Fleurs. Cette tige est grosse ; elle jette ses boutons
IDÉES ET SENSATIONS 2iq
en l'air comme des encensoirs. Les boutons se touchent
comme des oiseaux au fond d'un nid. De la verdure
tendre, de la symétrie, je ne sais quelle mollesse de
beauté ! »
Ou bien :
« Petits pétales s'ouvrant, vifs comme les ailes de
l'Amour. »
« La présentation de ces f>étales enroulés et endormis,
c'est le bouton grossi et porté mollement à vos yeux.
« Ce culot, comme une jolie tasse verte, supporte,
avec quel amour, ces pétales qui maintenant se i)enchent
outrageusement dehors, servent de collerettes à ceux qui
sont encore au centre, penchés, les uns devant les autres.
Au centre, des graines vertes sont enchâssées par l'or-
fèvre Dieu. »
Ou ces jolies images :
« Fleurs. Elles étendent leurs petites mains au soleil. »
« Cette musique comme si on respirait une rose :
parfum de la musique. »
Lisez à présent cette pensée, toute pour les fleurs :
« Comme je me suis dispersé, je rassemble maintenant
ma \'ie aujirès des fleurs.
« Jeune, je ne les connaissais pas : c'était pour ma
sœur. Vieux, je suis dans la joie. Dieu se révélant et
\'énus tout ensemble, sont là. La volupté couvre le
monde ; et le seul instinct des femmes l'a toujours com-
pris ! »
Voici un coin de pa^-sage :
a20 LE VRAI RODIN
« Un petit mouvement de soleil s'est fait, mais il
laisse le paysage comme avant dans un repos humide.
On s'aperçoit du bonheur des campagnes quand on les
voit de loin : on sent qu'elles sont bénies et protégées.
Le beau temps s'élargit ; les persiennes du paysage
s'ouvrent. »
Et ces aspects de fleurs :
« Cette petite fleur de marronnier, de profil et de face,
a une tête de lion héraldique.
« L'aubépine est toute jolie. La charmante feuille,
aux fleurs si vives.
« La petite aubépine couchée sur une table, c'est la
grâce même ; toutes ses petites feuilles et fleurs vous
regardent. »
La forêt, à Bruxelles, lui inspire ces notes brèves,
impressionnistes :
« Des feuilles, branches délicates de vert sur vert ;
au delà, des tiges noires, rares, barrant le ciel.
« C'est tellement sombre que l'on voit à peine l'arrivée
de l'arbre sur le terrain de feuilles sèches.
« Le jour enfin pénètre. Quantité de jeunes arbres
touffus, arbres nombreux : fond d'aquarium qu'on des-
sine par un jour douteux, du haut, du gris.
« Cette lumière si indécise. Pays des brumes. Le vert
des arbres confondu avec les feuilles jaunâtres, rouges.
« Au seuil, un seul arbre éclairé : le premier, à l'avant-
garde ; les autres confondus, entrevus à peine. »
Cette image d'autrefois :
IDÉES ET SENSATIONS 221
« Dans la forêt, la bonne Notre-Dame ! Cette petite
chapelle se présente comme les paysannes, les naïves, les
petites filles ; mais elle est le repère du chemin pour le
voyageur, le touriste.
« Elle est un centre, un carrefour ; on va la visiter
comme les boutiques publiques, autrefois. »
Cette note :
« La forêt paraît avoir des trous. L'arbre, ses feuilles
sont détachées sur des trous noirs ; et des fûts continuent
à s'enfoncer, éclairés de raies roses dans le bas. annon-
çant la profondeur. »
Ce souvenir :
'« Chère forêt de Grœnendael !... C'est là peut-être
que j'ai trouvé ma Muse sauvage ! '
Parfois la sculpture épouse le paysage :
« Le xviii*" siècle est dans la donnée du plan égyptien,
mais plus près pourtant de la donnée du gothique. Le
spliinx égyptien, plus énorme, plus orné, est notre cathé-
drale : les grandes lignes silencieuses et la croupe des nefs ;
les tours constituent son cou altier.
« L'homme se retrouve, du reste ; il tourne pour se
retrouver mille ans après ; le feu qui produit ses élans
est notre cœur.
« Combien de fois j'ai vu. dans ces attirantes et capti-
vantes sculptures du xviii*^ siècle, cet immense prin-
cipe !
« Etant jeune, étant sculpteur, longtemps j'ai, sans
doute, cherché le charme, la chose qui me surpassait
222 LE VRAI RODIN
et qui donnait raison aux amateurs, de trouver dans le
XVIII® siècle de grandes œuvres d'art que les profes-
sionnels ignorent, parce qu'avec leurs œillères, ils se
mentent et ne voient plus le plan qui n'a de style que par
ses franges, mais qui est éternel comme la Nature, éma-
nation directe qui tient tout et courbe les vrais artistes
sous sa vérité, dussent-ils être à quatre mille ans de dis-
tance !
« La vérité n'a pas d'âge !
« Quand ce sphinx modèle son corps dans l'amoncelle-
ment des brumes, quand il apparaît lointain, quelle
poitrine ne tremble pas d'impression ? aussi lorsque
ce temps qui passe outre, avec son cortège de pluie ou
de lumière, laisse voir le monstre !... il se lève immense
comme le génie de l'homme, et l'admiration arrive comme
une amie à vos côtés. »
Voici d'autres notations ; des paysages d'architec-
ture et des portraits de femmes, pris çà et là :
« Le Pont du Gard étonne d'admiration. Depuis deux
mille ans, il parle au paysage, et le paysage sauvage et
vaste lui répond. Lumineuse pensée en pierre de l'homme
qui réveille ceux qui, jusque-là, avaient été insensibles.
La beauté de la main de l'homme produit comme la
main de Dieu des âmes nouvelles et transformées. »
Une Arlésienne :
« Cette fleur est toute du pays. Ses beaux cheveux
noirs, le chignon à l'antique. Ces adorables femmes
savent mourir dans la nature embaumée ; leur grâce est
IDÉES ET SENSATIONS aaj
suspendue sur les siècles ; et elles gardent le souvenir
du peuple divin : les Grecs.
« L'antique est confondu avec le bonheur de ma
jeunesse ; il est plutôt toute ma jeunesse ! »
Ce cri :
« Oh ! calme et profonde jouissance quand, à propos
d'une fleur aimée, on résume sa vie ! Quand l'énorme
monstre laisse l'àme d'amour prier, c'est un hommage
pieux au Créateur. Quand, èi propos d'un modèle, il
recule de quatre mille ans en arrière, l'homme admire
la soHdité de l'ouvrage où il n'y a pas trace d'usure.
Vous le savez, filles des Abbruzzes, vous. Grecques
altières, qui posez pour moi ; vous le savez, vous, qui,
I)olies par la continuation des grâces, réapparaissez
entières de style et de beauté ! »
Au musée du Louvre :
(I Tous les dieux ont été nos dieux d'élégance. Aujour-
d'hui, ils sont nos dieux du modelé. »
A Bruxelles, portraits de femmes :
X Tous les fonds de Rubens sont gris comme le ciel du
pays. Toutes les chairs sont éclatantes comme les femmes
du pays ! »
<( Trois petites blondes. Elles restent, se détournent ;
elles nous ont vus. Elles feront cela toute leur vie, et
c'est assez, et c'est la vie des femmes, et c'est le charme
de la vie des envoyées de Dieu ! »
« Trois autres sont là. Elles paraissent comme le lait
qui se gonfle. Elles écarteront tout insensiblement
224 LE VRAI RODIN
pour vivre, comme cette journée a écarté les autres jours. »
« Les trois grâces revenues. Elles n'ont encore qu'une
grâce enfantine. Ces roses petites filles seront les femmes
terribles de l'avenir. L'instinct leur donnera le monde ! »
A propos de Sainte-Gudule :
« Combien de fois j'ai cru l'apercevoir !... Hier, et en
face, j'ai cru lui reprocher tous ses défauts ; défauts
que je lui avais donnés.
« Telle est l'ignorance ; elle ne se contente pas d'i-
gnorer : elle critique. »
« Sointe-Gudule m'a regardé avec la perfection de la
Joconde. »
« Les effets de Sainte-Gudule sont délicieusement
délicats comme ceux de la Renaissance.
« Cet autre petit chef-d'œuvre, la Place de l'Hôtel-de-
Ville qui lui répond, gracieusement ! »
« Il faut revoir ce que nous avons mal vu. »
Et, en rentrant à Paris, Rodin note ceci :
« Je vote pour que le plus athénien des conseillers
envoie les statues aux gravats, et qu'il réserve à Paris la
pureté de son goût.
« Mais lesquelles choisira-t-il ?
« Moi, je suis déjà suspect : Becque, Hugo, Le Penseur. »
« L'on érige des statues équestres comme on fait
des maisons. Cela n'a pas besoin de beauté, et n'a pas
d'importance ! »
Il retrace son admiration ancienne, celle d'hier et celle
d'aujourd'hui :
IDÉES ET SENSATIONS 235
« Comprendre ! c'est ne pas mourir ! Pour moi, les
chefs-d'œuvre antiques se confondent dans mon sou-
venir avec toutes les félicités de mon adolescence ;
ou plutôt, l'Antique est ma jeunesse elle-même, qui
me remonte au cœur maintenant et me cache que j'ai
vieilli. Dans le Louvre, jadis, comme des saints à un
moine dans son cloître, les dieux olympiens m'ont
dit tout ce qu'un jeune homme pouvait utilement
entendre ; plus tard, ils m'ont protégé et inspiré ; après
une absence de vingt ans je les ai retrouvés avec une
allégresse indicible, et je les ai compris. Ces fragments
divins, ces marbres vieux de plus de deux mille ans,
me parlent plus haut, m'émeuvent plus que les êtres
vivants. Qu'à son tour le siècle nouveau médite sur ces
merveilles et tâche de s'élever jusqu'à elles par l'intelli-
gence et l'amour. Il leur devra ses meilleures joies.
L'homme peut être le forgeron de son bonheur...
« L'Antique et la Nature sont hés du même mystère.
L'Antique, c'est l'ouvrier humain par\-enu au suprême
degré de la maîtrise. Mais la Nature est au-dessus de lui.
Le m^-stère de la Nature est plus insondable encore que
celui du génie. La gloire de l'Antique est d'avoir compris
la Nature. »
Ailleurs, il dira :
« La nature ne rate jamais rien, elle. Elle produit
toujours des chefs-d'œuvre. Voilà notre grande et seule
école à tous ; les autres écoles sont faites pour ceux qui
n'ont ni instinct ni génie !
« Dante, dans sa Dimfic comédie, a rassemblé, pour
»9
226 LE VRAI RODIN
évoquer le ciel, une foule d'images ; mais il est dans
la nature, le ciel. Oui, une vierge, par exemple ; un par-
terre de fleurs magnifiques ! Nous ne pouvons rien ima-
giner de plus beau !
« En art, du reste, on ne crée rien ! on interprète la
nature selon son propre tempérament, voilà tout ! »
Et il note ceci :
« Les anciens ont obtenu, avec un minimum de
gestes, par le modelé, et ce caractère individuel, et cette
grâce empreinte de grandeur qui apparente la forme
humaine aux formes de la vie universelle. Le modelé
humain a, chez eux, toute la beauté des lignes courbes
de la fleur. Et les profils sont fermes, amples comme
ceux des grandes montagnes : c'est de l'architecture.
Surtout, ils sont simples ; ils sont calmes comme les
serpents d'Apollon. »
Enfin, la Vénus de Milo lui fait écrire ces remarques
éloquentes :
« Peut-être les dénominations anatomiques ont-elles
eu cet effet déplorable d'imposer aux esprits le préjugé
de la division des formes corporelles. La grande ligne
géométrique et magnétique de la vie en reste comme
brisée dans le regard du passant : ces analyses théo-
riques ont altéré, chez les non-initiés, le sens du vrai.
« Le chef-d'œuvre proteste contre cette idée factice
et fausse de la division. Ces formes concordantes, qui
passent les unes dans les autres, comme ondulent les
nœuds du reptile, et qui se pénètrent soudainement,
c'est le corps, dans sa magnifique unité.
IDÉES ET SENSATIONS 227
« Livré à lui-même, l'ignorant n'aperçoit que les
détails apparents des choses ; la source de l'expression,
la synthèse, seule éloquente, lui échappe. Il est regret-
table que la description anatomique apporte, en quelque
sorte, des arguments à l'ignorance plastique des foules
en appelant par des mots leur attention sur les diverses
parties dont se compose l'architecture corporelle. Ces
mots pédants, biceps, triceps brachial ou crural, et tant
d'autres, ces mots courants, bras, jambe, n'ont point
de signification, plastiquement. Dans la synthèse de
l'œuvre d'art, les bras, les jambes ne comptent que s'ils
se rassemblent selon des plans qui les associent en un
même effet. Et il en est ainsi dans la nature, qui ne se
soucie pas de nos descriptions analytiques.
« Les grands artistes procèdent comme la nature
compose, et non pas comme l'anatomie décrit. Ils ne
sculptent pas tel muscle, tel nerf, tel os pour lui-même ;
c'est l'ensemble qu'ils visent et qu'ils expriment ; c'est
par larges plans que leur œuvre vibre dans la lumière
ou entre dans l'ombre.
« Ainsi, du point d'où je regarde la Vénus de Milo,
tout le profil de trois quarts est ruisselant de clarté,
tandis que le côté opposé baigne dans l'ombre. A peine,
vers le bas du profil de trois quarts, distingue-t-on des
demi-teintes. Plus haut, plus loin, la tête s'élève et
règne, modelée par les clairs-obscurs, cependant que
les lignes reposantes, les lignes penchées du dos concer-
tent leurs mélodies lentes. Quelle condescendance
expriment les longues lignes douces de ce dos et la fuite
des reins dans la demi-teinte !
228 LE VRAI RODIN
« Sublime orgueil du marbre ! Vie tranquille de l'âme
corporelle ! La nature est une harmonie ininterrompue.
« Considérez la Vénus sous tel profil que vous voudrez.
Celui que nous admirions tout à l'heure est d'une beauté
qui appelle, qui impose l'idée de l'éternel ; mais déplacez-
vous, voici un autre profil : il est également marqué du
sceau de l'impérissable. Tous, ils sollicitent l'admira-
tion et la tendresse, ils sont heureux, à l'aise dans l'air
calme,
« Cette figure a la variété et la liberté d'ime fleur, et
l'artiste, penché attentivement sur elle, se relève, reh-
gieux : il a entendu parler Vénus.
« Je tourne autour d'elle ; voici un autre profil, et je
regarde la figure. Il y a de l'ombre dans cette bouche ;
tout à l'heure il n'y en avait pas ; au dessin s'est ajouté
le modelé, et les lignes qui hésitaient se décident. Le bord
des lèvres est un peu ourlé, le bord des narines aussi,
ce sont les signes de la jeunesse. Cette bouche est d'un
dessin d'école, mais sur un plan de maître. L'erreur
serait de chercher la commissure des lèvres. Tout est
dans le plan de la tète, de la joue. Cette joue, qui m'appa-
raît en profil perdu, cette joue est toute la Sculpture,
comme une vertu est toute la Vertu. — O bouche si
simple, si naturelle, si généreuse ! Elle retient des milliers
de baisers ! Impossible d'échapper à son charme. Le plus
ignorant visiteur lui-même en est touché. Comme on
voit bien que la femme a posé pour la divinité !
« L'àme des formes respire dans la vie profonde de
ce corps palpitant. Je vois sa magnifique armature d'os
comme je vois ses pensées. Toute cette grâce, cachée
IDÉES ET SENSATIONS aaç
et présente, organisée si fortement ! Par delà cette
forme douce comme le miel, où l'œil ne surprend ni
noirs ni éclats, mais où la vie coule sans cahots ni sur-
sauts, claire comme l'eau vive, on sent si bien la résis-
tance d'une ferme et puissante charpente ! Soutenue
par ces bases qui ne faibliront pas, assurée de leur soli-
dité, la chair bondit avec allégresse, comme si elle
voulait échapper à ces ombres redoublées qui s'épais-
sissent sous les seins pour les faire surgir, tandis que la
lumière ardente semble émaner du torse.
« Et la haute figure adorable fait à tous l'accueil
complaisant de la vie.
« Les ombres, le jeu divin des ombres sur les marbres
antiques ! On peut dire que les ombres aiment les chefs-
d'œuvre. Elles s'y accrochent, elles leur font une parure.
Je ne retrouve que chez les Gothiques et chez Rem-
brandt de tels orchestres d'ombres. Elles en\'ironnent
de mystère la beauté, elles nous versent la paix et nous
permettent d'écouter sans trouble cette éloquence de
la chair, qui mûrit, qui ampUfie l'esprit.
« Cette éloquence darde sur nous la vérité, diffuse
comme la lumière. C'est le rayonnement de l'allégresse.
Quelle secrète émotion m'envahit devant la grâce mé-
ditée de ce modèle. Passages ineffables de la lumière
à l'ombre ! Inexprimable splendeur des demi-teintes I
Nids d'amour ! Que de merveilles qui n'ont pas encore
de nom dans ce corps sacré ! »
A LA RECHERCHE
DE LA BEAUTÉ UNIVERSELLE
CEUX qui persistent à affirmer que Rodin n'admire
fjue ses propres œuvres, ceux-là sont des gens peu
renseignés; car ce n'est plus un secret, aujourd'hui, que
Rodin, au contraire, collectionne avec une passion que
lui envient sans doute, dans le ciel, les âmes de Dutuit
et de Du Sommerard.
Avec une telle passion, oui, qu'un catalogue de toutes
SCS acquisitions serait déjà une chose fort longue à établir.
Car l'art antique et l'art médiéval sont abondamment
rei)résentés dans les vitrines et dans les salles de l'hôtel
Biron et de Meudon.
Et c'est la recherche seule de la Beauté universelle
qui exerce son emprise sur Rodin ; il est assez indifférent,
en effet, à la matière elle-même; et les pièces rares ne
le tentent point, quand elles ne sont point admirables.
Mais, pour tout ce qui est beau, avec quelle vivacité,
avec quelle jeunesse d'admiration, il exprime sa joie !
Il est aussi sensible à une fresque de la préhistoire
qu'à une poterie lacustre. Il croit fermement que la
Beauté a été de tous les temps ; et c'est cette idée
absolue qui rend ses collections si captivantes et si
variées.
30
234 LE VRAI RODIN
Visitez-les durant un très long moment. Vous y verrez
rEgyi^te représentée par ses témoignages religieux et
funéraires : peintures murales, objets de toilette, porteuses
d'offrandes, éperviers, statues de bois, reines de l'époque
Saïte, etc., etc. Puis, voici des objets de l'ancien Orient,
de la Chaldée et de l'Assj'rie : des bas-reliefs extraordi-
naires ; des profils d'officiers et de rois combattants, de
lionnes et de lions. Puis encore, des têtes de reines et des
frises de Perse.
L'art grec a, chez Rodin, également, toutes ses sources.
Un grand moulage en plâtre de l'Héra de Samos dont
l'original est au musée du Louvre, annonce, à l'hôtel
Biron, les collections.
Voici des sculptures du vi*^ siècle, telles qu'on en voit
dans les musées de Delphes et de l'Acropole. Puis des
fragments merveilleux : torses, bras, têtes ; des détails de
la grande époque de Phidias ; et Rodin a présenté tout
cela, avec amour, surtout à Meudon, dans la grande
galerie dite des antiques.
Il a amassé jalousement de quoi orner une vaste
salle d'opulent musée. Chez lui, tous ces beaux frag-
ments sont un peu entassés, attendant le moment d'une
délivrance.
Aussi bien, un long examen est nécessaire pour tout
considérer ; mais combien lucide, combien enchanté,
quand le maître est en humeur de commentaires. Alors,
on est tout de suite très loin des textes appris, des juge-
ments des professeurs bâtés et des conférenciers épuisés.
L'art grec expliqué par Rodin ! Voilà un véritable
gala de paroles ! et, pourtant, tout est dit par lui d'une
Club' iulr» T»ll«>4l
Vi:SinUI.i::i)r,CKAM) mai I. DI; I a VII.I.A DI-S BRII.I ANTS (A» premier
plan, une esquisso de VHomtitf des ptcmtfrs rfgr», de Kodin; puis dr« fraKmrnt>
nntiqurs : statues, v.ises, colonne», etc.v
A LA RECHERCHE DE LA BEAUTÉ UNIVERSELLE 235
façon improvisée, selon l'inspiration du moment, selon
aussi un éclairage nouveau qui intervient et change les
plans des ombres.
Et tout est affirmé d'une parole convaincue, mais
pas bruyante. Il semble que l'écho de son admiration
toujours renouvelée ne doive pas aller plus loin f^ue
la personne de son interlocuteur ; et, en effet, à y
réfléchir, c'est bien pour sa propre joie, toute seule,
que Rodin dit ces choses si originales, que personne ne
recueille, d'ailleurs, pour un des seuls livres d'art propre-
ment dits que l'on devrait, en ce temps, pubher.
Le sublime art grec ! C'est pour réentendre un écho
de ces admirables discours, que, souvent, il m'est arrivé
de relire les lyriques pages suivantes, choisies dans la
très belle Histoire de l'art, de M. Ehe Faure :
« Avec lui (Phidias), le modelé n'est plus une science,
il n'est pas encore un métier, il est une pensée vivante.
Les volumes, les mouvements, la houle qui part d'un
angle du fronton pour aboutir à l'autre, tout est sculpté
par le dedans, tout obéit aux forces intérieures pour nous
en révéler le sens. Le flot vivant parcourt les membres,
les rempht tout à fait, les arrondit ou les allonge, modèle
les têtes des os, et ravine comme une plaine les torses
glorieux, du ventre secret au tremblement dur des
mamelles. Par la sève qui monte et le fait battre, chaque
fragment de matière, même brisé, est à lui seul un en-
semble mouvant qui participe à l'existence de l'ensemble,
reçoit et lui renvoie sa vie. Une solidarité organique les
attache invinciblement. La vie supérieure de l'âme,
236 LE VRAI RODIN
pour la première et la seule fois dans l'histoire mêlée et
confondue avec la vie torrentielle des éléments indiffé-
rents, se lève sur le monde, ivre et forte, dans la jeunesse
immortelle d'un moment qui ne peut durer.
« Du crépuscule au crépuscule, les frontons déroulent
la vie. En eux la paix descend avec la nuit et la lumière
monte avec le jour. La vie grandit, marche sans hâte,
décroît, des deux bras de Phoibos qui émergent de l'ho-
rizon, tendus vers le sommet du monde, à la tête de
cheval dont le corps est déjà dans l'ombre, de l'autre côté
du ciel. Toute la vie. Sans interruption ses formes se
continuent. Comme des végétations pacifiques elles
sortent de terre, et, dans l'air dont elles vivent, unissent
leurs rameaux et mêlent leurs frondaisons. Seules ou
enlacées elles se continuent, ainsi que la plaine où se
perd la colline, la vallée qui remonte vers la montagne,
le fleuve et son estuaire qu'absorbe la mer et le golfe
qui va du promontoire au promontoire. L'épaule est
faite pour le front qui s'y pose, le bras pour la taille qu'il
étreint, le sol prête sa force à la main qui la presse, au
1)ras qui s'en élance comme un arbre rugueux et soulève
le torse à demi couché. C'est l'espace sans bornes qui va
se mélanger au sang dans les poitrines, et, quand on
regarde les yeux, on dirait qu'il épouse, au fond de leurs
eaux immobiles, l'esprit qui est venu s'y reposer pour y
recouvrer sa vigueur. Le cours mécanique des astres,
la rumeur de la mer, l'éternelle marée des germes, la
fuite insaisissable du mouvement universel passent
incessamment dans ces formes profondes pour y fleurir
en énergies intelhgentes.
A LA RECHERCHE DE LA BEAUTÉ UNIVERSELLE 237
« Grande et solennelle minute ! L'homme prolonge
(continue M. Elie Faure) la nature dont le r>i;hme est
dans son cœur et détermine, à chaque battement, le flux
le reflux de son âme. La conscience explique l'instinct
et remplit sa fonction supérieure, qui est de pénétrer
l'ordre du monde pour lui mieux obéir. L'âme consent
à ne pas abandonner la forme, à s'exprimer par elle, à
faire jaillir de son contact l'unique éclair ; l'esprit est
comme le parfum du sensualisme nécessaire et les sens
demandent à l'esprit de justifier leurs désirs ; la raison
n'affaiblit pas encore le sentiment qui puise, en l'épousant,
une force nouvelle ; l'idéalisme le plus haut ne perd
jamais de vue les éléments rét.ls de ses généralisations, et
quand l'artiste grec modèle une forme immédiate, elle
resplendit sans effort d'une vérité symbohque.
« L'art grec, à ce moment, atteint l'instant philoso-
phique. Il est un devenir vivant. Idéaliste dans son désir
il vit, parce qu'il demande à la vie les éléments de ses
constructions idéales. Il est l'espèce dans sa loi, l'homme
et la femme, le chevAl et le bœuf, la fleur, le fruit, l'être
exclusivement décrit par ses qualités essentielles et fait
pour vivre tel qu'il est dans l'exercice supérieur de sa
fonction moyenne. Il est en même temps un homme, une
femme, un cheval, un bœuf, une fkur, un fruit. La
grande Vénus, paisible comme un absolu, est voulue par
toute la race. Elle résume son espoir, elle fixe son désir,
mais son cou gonflé, ses beaux seins mûrissants, ses flancs
qui bougent la font vivante. Elle prête son rayonnement
à l'espace qui la caresse, dore ses flancs, fait se soulever
ses poumons. Il la pénètre, elle se mêle à lui. Sur les pro-
238 LE VRAI RODIN
montoires, près de la mer illuminée, le sculpteur peut
l'abandonner à l'étreinte du ciel : intacte ou mutilée, elle
est l'insaisissable instant où l'éternité se rencontre avec
la vie universelle.
« Cet état d'équilibre (termine M. Elie Faure), où
toutes les puissances vitales paraissent suspendues datis
la conscience de l'homme avant d'en rejaillir multi-
pliées sous des formes définitives, donne sa force à tout
le grand art grec. L'anonyme d'Olympie, Phidias et ses
élèves, les architectes de l'Acropole expriment les mêmes
rapports, le même univers prodigieux et confus ramené
à l'échelle humaine, la même raison supérieure aux acci-
dents de la nature, et subordonnée à ses lois. Mais le lan-
gage de chacun reste aussi personnel que son corps, ses
mains, la forme de son front, la couleur de ses yeux, toute
sa substance première qui s'écrit dans le marbre avec le
même trait que l'ordre universel compris et extériorisé.
Voyez la foi, l'élan presque sauvage du statuaire d'O-
Ijonpie, sa phrase rude et large ; voyez la rehgion. l'é-
nergie soutenue, le recueillement de Phidias, sa longue
phrase balancée ; voyez, aux frises du pourtour, la discré-
tion de ses élèves qui n'ont ni sa liberté ni sa puissance,
mais qui sont nobles comme lui et calmes comme lui
parce qu'ils vivent comme lui une heure de certitude.
L'homme, l'animal, l'élément, tout consent à son rôle,
et l'artiste a sur tout son cœur fraternel, sur toute sa
grande âme ouverte, la joie de ce consentement. C'est
avec le même esprit qu'il raconte la tiédeur des femmes,
la force des hommes et la rumination des bœufs. Vie glo-
rieuse comme l'été ! L'honune a saisi le sens de son action,
A LA RECHERCHE DE LA BEAUTÉ UNIVERSELLE 239
c'est par ce qui est autour de lui qu'il s'affranchit et s'amé-
liore, c'est par lui-même qu'il humanise ce qui est autour
de lui. »
Rodiu, avec un constant enthousiasme, a réuni aussi
à l'hôtel Biron et à Meudon, des Tanagras, graves,
voilées, et des Tanagras grotesques : petites figures de
monstres à ventres rebondis, à visages ricanants, à
jambes contrefaites ; tout ce qui constituait lart de la
Grèce familière.
Et les statuettes syriaques se mêlent, dans ses
collections, aux canthares d'Epigenes, aux coupes de
Chéhs, parce que, i)our ces vases, la forme en est gra-
cieuse, et que, sur leurs flancs, des personnages racontent
des détails de la vie antique.
Et voici ensuite combien de bas-reliefs et de stèles
funéraires ! toute une longue histoire écrite par des
gestes expressifs et rythmés!
Dans une autre xàtrine, Rodin a recueiUi des fragments
de l'âme indoue ; des parties de bas-rehefs de Mahavel-
lipore et du Mont-Abou ; des bronzes du xiv« siècle et
des miniatures du xvii*^ siècle.
Avec (luelle passion il parle encore des temples de
ce merveilleux art klimer! Le palais d'Angkorvat, sur-
tout, où une frise, dite des Apsaras, représente d'ex-
traordinaires petites danseuses, aux visages souriants,
aux bras recourbés, aux jolis torses, arrondis et pleins!
Petites danseuses charmantes, aux yeux ingénus, qui
se survivent dans les danseuses actuelles de l'Extrême-
Orient !
240 LE VRAI RODIN
Et quels éléphants énormes, magnifiques, mangés
par les luxuriances d'une flore fantastique ; lourdes têtes
pensives qui émergent des arbres, des feuilles-parasols
et d'une terre pleine de sucs ardents !
Voyez une autre vitrine. Ici, c'est un peu de l'âme
de la Chine monstrueuse. Des spécimens de l'art
bouddhiste, des bas-reliefs extraordinairement réalistes.
Puis, des fragments de déhcates peintures du x^ siècle,
des peintures d'animaux et d'enfants ; et des para-
vents décorés de toutes les flammes de l'or et de la
couleur !
Voici encore des cloisonnés des Mings, des porcelaines
et des sculptures sur bois taoïstes du xviii® siècle.
Autre vitrine : le Japon.
Statues de bois, peintures bouddhistes, voici de nou-
velles richesses. Puis des estampes, des céramiques,
des netzkés, bois et ivoire, des xvii^ et x\aii6 siècles ;
tout cet art charmant, déhcat, pittoresque, ingénieux,
qui a représenté des enfants, des animaux, des grotesques,
et qui sont patines en tons de pain d'épices ou de chicorée.
Admirables bibelots familiers que Rodin a égrenés,
çà et là, et qui allège la gravité des fragments de pierre
que l'on vient de considérer, près d'eux !
Et maintenant, des miniatures persanes voisinent avec
des tapis ; et des figures d'églises romanes précèdent
des fragments, choisis, d'art ogival.
Mais ses pièces les plus rares, Rodin les conserve à
Meudon ; et il y a telles de ces très antiques effigies, déjà
notées, qui s'effritent littéralement, dès qu'un peu d'air
se glisse sous la cage de \erre qui les abrite.
A LA RECHERCHE DE LA BEALTL UNIVERSELLE 241
Figures enlevées au vide absolu des tombeaux !
A l'exemple d'Edmond de Concourt, Rodin pourrait,
aussi, touchant sa villa de Meudon et ses collections,
publier une seconde Maison d'un artiste; car combien
j'oublie de pièces curieuses, extraordinaires, dans cette
rapide revue d'ensemble.
De l'art moderne, Rodin n'a retenu — je l'ai dit —
que quelques peintures.
A l'hôtel de Biron, au-dessus de son bureau de travail,
il garde une peinture : un torse de femme, peint par
Renoir.
Mais, rien ne vaut pour lui la découverte d'une sculp-
ture antique, que ce soit un torse grec, une lionne assy-
rienne ou un masque chinois !
Aussi un milliardaire américain ne saurait s'intéresser
une minute à une telle collection !
Avril içij.
3»
ESSAI DE CATALOGUE
ANNEES
1864. I/homme au nez cassé.
1865-1870. Travaux chez Carrier-Belleuse.
1871. Buste d'Alsacienne.
1872-1877. Frises de la Bourse, à Bruxelles ; et travaux décoratifs
divers.
Buste du D' Thiriar.
Divers autres bustes.
I/Age d'airain.
Travaux décoratifs au Palais du Trocadéro.
1878-1879. Tête de saint Jean-Baptiste prêchant.
Divers.
1880. Saint Jean-Baptiste prêchant.
Travaux à la manufacture de Sèvres.
1881. Eve.
Divers.
1882. Bustes de Jean-Paul Laurens et de Carrier-Belleuse.
Divers.
1883. Buste d'Alphonse Legros.
Divers.
1884. Bustes de Victor Hugo et de Dalou.
1885. Buste d'Antonin Proust.
Divers.
244
ESSAI DE CATALOGUE
ANNEES
1886. Buste d'Henry Becque.
Le Baiser.
Première esquisse du monument à Victor Hugo.
1887. Persée et la Gorgone.
1888. L'homme qui marche.
Premiers Bourgeois de Calais.
Divers.
1889. Statue de Bastien-Lepage.
Groupe en plâtre des Bourgeois de Calais.
La Pensée.
Médaillon de M. Octave Mirbeau.
Divers.
1890. La vieille heaulmière.
Buste de Castagnary.
Divers.
i8gi. Frère et sœur.
Etc..
1892. Buste de Puvis de Chavannes et d'Henri Rochefort.
Monument à Claude Lorrain.
1893. Divers groupes : plâtre, bronze et marbre.
1894. Orphée et Eurydice.
Divers.
1895. Les Bourgeois de Calais (bronze).
1896. Groupe plâtre du monument à Victor Hugo.
1897. Études pour le Balzac.
Divers.
1898. Balzac.
Divers.
1899. Monument du Travail (maquette).
Buste de Falguière.
Divers.
ESSAI DE CATALOGUE 245
ANNEES
iqoo. Statue du Président Sarmiento.
1901. Victor Hugo (marbre pour le musée du Luxembourg).
Divers.
1902-1903. Divers groupes.
Les ombres (3 grandes figures — plâtre).
Etc., etc..
191 14. Le Penseur 'bronze).
Buste d'Eugène Guillaume.
Divers.
1905. Paolo Malatesta et Francesca do Rimini.
Décoration de la villa du baron Vitt.i
Bustes divers.
Monument à RoUinat.
1906. Bustes divers.
1906 1912. Bustes ; groupes et travaux divers.
TABLE DES CHAPITRES
Portraits de Rodin
Opinions
Dans la majesté du dôme des Invalides .
Une vie
Le peuple des statues
La porte de l'Enfer
Les Bourgeois de Calais. . .
Le Balzac .
Pages d'Album
De quelques plaisantins. . .
Voyages
Rodin à Meudon .
Idées et sensations
A la recherche de la Beauté universelle .
I
21
47
bl
«7
119
129
141
«53
167
199
213
231
TABLE DES GRAVURES
Auguste Rodin . FronUtpice.
L'Age d'airain 15
La Vague 29
Ugolin 39
Puvis de Chavannes 45
Hôtel Biron (Façade sur la Cour dhonueur) . . 51
Hôtel Biron (Rodin, dans son principal atelier). 53
Hôtel Biron (Façade sur le jardin) 57
L'Homme au nez cassé . 7'
Dalou 7$
Bellone S3
Eve ... 95
Jean-Paul Laurens . q7
Saint-Jean-Baptiste. 10 1
Faunesse 107
L'Homme des premiers âges 113
La Porte de lEnfer (Détail. Le Penseur 123
Le Penseur '^7
Les Bourgeois de Calais 133
Eustache de Saint-Pierre . '3S
Un des Bourgeois de Calais . 137
Un des Bourgeois de Calais . '39
Balzac 145
Tôte du Balzac 149
Victiir Hugo J'ointe sèche) ... 165
32
250 TABLE DES GRAVURES
L'Appel aux armes 179
L'Homme qui marche (Hôtel de Biron) 195
Villa des Brillants à Meudon (Ensemble) 203
Villa des Brillants (Pavillon d'habitation et Hall-Musée) . 205
Villa des Brillants (Le grand lavoir) 207
Villa des Brillants à Meudon (Façade d'un château élevé à
Issy) 211
Villa des Brillants (Vestibule du Hall-Musée) 235
Universit^ia
/ BIBLIOTHECA
> Ottûvienst»
^'
ACHEVÉ D'IMPRIMER
Pour JULES TALLANDIER. Éditeur
Paul HÉRISSE Y. Imprimeur
A ÉVREUX
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéonc*
/7 -7'
1 6 OCT 1970
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C 1 OCT. 199è
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