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Full text of "L'Église catholique en Pologne sous le gouvernement russe"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


iittpV/www.archive.org/detaiis/igiisecathoiiqOOiesc 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 

EN  POLOGNE 

SOUS  LK  GOUVERNEMENT  RUSSE. 


Gliez  les  infimes  Libraires ,  ouvrages  du  même  Auteur. 


Le  schisme  moscovite  et  la  Pologne  catholique,  broch.  in-8.   .     i  fr. 

La  Théodicée  chrétienne  d'après  les  Pères  de  l'Eglise,  ou  Essai 
philosophique  sur  le  traité  De  Deo  du  P.  Thomassin,  de 
rOraloire 3  fr. 


Paris.  —  Imprimerie  de  L.  Martinet,  nie  Miîjnon ,   2. 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 


EN  POLOGNE 


sous 


LE  GOUVERNEMENT  RUSSE 


liC  R.   P.  LOUIS  liEi^CŒUR 

Piètre  de  l'Oratoire  de  rininiaculée  Conception. 


Concilium  feccrunt  ut  Jcsuni  dolo  Icnerent 
et  occidcrent.         (Mallli.  xxvi,  4.) 

«  Ce  que  mon  père  a  fait  est  bien  fait,  et 
je  le  maintiendrai.  » 

(Paroles  d'Alexandre  II  au.x  Polonais 
en  1856.) 


PARIS 


A.    FRANK,    LIBRAIRE 

RUE   RICHELIEU,    67 


CHARLES  DOUNIOL,  LIBRAIRE 

RUE    DE    TOURNON,    29 


1860 


L5 


i{      FEB  1 3 
<5'/,..., 

.ÎSITY  Oï 


AVIS   AU   LECTEUR. 


En  d'autres  circonstances  que  celles  où  nous 
sommes ,  la  pensée  ne  nous  serait  point  venue 
d'avertir  nos  lecteurs  que  cet  ouvrage  n'est  pas  du 
tout  un  livre  de  politique  et  de  passion,  mais  bien 
un  livre  de  religion  et  d'histoire. 

Malheureusement  l'abus  sanglant  qui  se  fait  aujour- 
d'hui, sous  nos  yeux,  de  certains  mots  que  nous 
avons  dû  prononcer,  et  de  certaines  pensées  que 
nous  avons  dû  exprimer,  nous  force  à  prévenir,  par 
quelques  paroles,  des  interprétations  auxquelles,  sans 
le  vouloir,  notre  langage  pourrait  prètei'. 


VI  AVIS    AU    LECTEUR. 

On  ne  peut  parler  de  la  Pologne,  môme  au  nom 
de  la  religion  catholique,  (ju'on  ne  cesse  d'y  étouffer 
à  petit  bruit,  sans  rencontrer  la  question  de  l'indé- 
pendance politique  de  cette  généreuse  nation. 

En  second  lieu  ,  le  plus  oppressif  des  trois  gouver- 
nements qui  ont  commis  le  crime  de  1772  a  telle- 
ment identifié  de  tout  temps  sa  religion  avec  sa 
politique,  qu'on  ne  pouvait  traiter  des  intérêts  reli- 
gieux des  victimes  sans  stigtnatiser  la  politique  des 
bourreaux. 

Sur  le  premier  point ,  nous  espérons  que  nos 
lecteurs,  à  quelque  opinion  (ju'ils  appartiennent,  nous 
pardonneront  d'avoir  exprimé  nettement  nos  désirs 
et  nos  espérances.  Nos  pensées  sur  ce  grave  sujet 
sont  celles  du  moins  révolutionnaire  des  hommes, 
ajoutons  de  l'homme  de  ce  siècle  qui  a  le  plus  aimé 
et  le  plus  admiré  la  Russie  et  les  Russes,  du  comte 
Joseph  de  Maistre.  Il  écrivait,  le  28  octobre  1 79/i ,  à 
propos  du  démembrement  dont  les  coalisés  mena- 
çaient la  France  '.  ■<  L'idée  de  détruire  ou  de  morceler 
un  grand  empire  est  souvent  aussi  absurde  que  celle 
d'ôter  une  planète  au  système  planétaire.  »  Et  il  ajoutait  : 


AVIS    AU    LECTEUR.  VII 

a  Tout  ce  que  vous  reprochez  à  Louis  XIV  ne  peut 
entrer  en  comparaison  avec  trois  cents  vaisseaux  pris 
par  les  Jnglais  en  1756,  sans  déclaration  de  guerre, 

ENCORE  MOINS  AVEC  l'eXÉCRABLE  PARTAGE  DE  LA  POLOGNE,  o 

Les  faits  dont  ce  livre  abonde  montreront  si  nous 
avons  raison  de  voir  dans  le  partage  de  la  Pologne 
la  cause  effective  de  maux  semblables  à  ceux  dont 
M.  de  Maistre  signalait  le  germe  dans  le  démembre- 
mem  projeté  de  la  France  :  «  Je  vois  dans  la  destruc- 
tion de  la  France  (lisez  de  la  Pologne)  le  germe  de 
deux  siècles  de  massacres,  la  sanction  des  maximes  du 

plus  odieux  machiavélisme et  même une  plaie 

mortelle  à  la  religion.  »  La  conclusion  était  facile  à 
tirer  :  il  faut  que  la  nationalité  polonaise  renaisse 
avant  la  fin  de  ce  siècle.  Ne  serait-ce  point  cette 
consolante  résurrection  que  la  Providence  prépare 
dans  l'ébranlement  actuel  de  toutes  les  races  slaves  ? 
C'est  le  secret  de  Dieu.  Quoi  (}u'il  en  soit,  c'est  un 
heureux  symptôme  de  voir  des  préjugés  invétérés 
s'affaiblir,  et  de  nobles  esprits,  parmi  les  Russes, 
saluer  le  jour  où  une  tache  honteuse  aura  disparu  du 
front  de  leur  patrie,   et  où  la   politique  moscovite 


VIII  AVIS   AU    LECTEUR. 


pourra  reparaître  avec  honneur  dans  les  congrès  des 
nations  civilisées.  Est-il  besoin  de  dire  que  ces  désirs 
et  ces  espérances  d'une  renaissance  polonaise  nous 
laissent  pur  de  toute  sympathie  quelconque  pour  les 
tentatives  révolutionnaires  à  l'aide  desquelles  certain 
parti  (s'il  existe  encore  en  Pologne)  voudrait  amener 
un  si  grand  résultat  ?  Nous  n'avions  pas  attendu 
ce  qui  se  passe  aujourd'hui,  en  Italie,  pour  savoir 
qu'on  peut  poursuivre  un  but  spécieux  par  des  moyens 
infâmes  ;  abuser  des  noms  sacrés  de  patrie ,  de 
nationalité ,  de  liberté ,  pour  ruiner  les  plus  chers 
intérêts  des  peuples,  violer  les  droits  les  plus  augustes 
et  les  plus  sacrés,  retarder  indéfiniment,  sinon  empê- 
cher à  tout  jamais,  la  réalisation  des  plus  légitimes 
espérances,  et  enfin,  sur  les  ruines  faites  au  nom  de 
la  liberté,  asseoir  le  plus  ignoble  et  le  plus  inepte 
despotisme. 

Quant  à  la  politique  russe  en  général,  on  devra 
nous  rendre  cette  justice  que,  si  nous  avons  flagellé 
quelques  hommes,  nous  n'avons  nullement  entendu 
outrager  une  nation.  Si  la  tâche  que  nous  avons 
entreprise  n'eût  été  (jue   politique ,   nous  l'eussions 


AVIS    AU    LECTEUR.  IX 

laissée  à  d'autres,  non  pas  plus  convaincus,  mais  plus 
compétents  et  plus  habiles  ;  mais  il  s'agissait,  avant 
tout,  (le  religion  et  de  morale  :  de  religion,  luiisque 
nous  faisons  voir,  pièces  en  main,  que,  si  les  choses 
ne  changent,  d'ici  à  vingt  ans,  il  n'y  aura  plus  de 
catholiques  ni  dans  la  vieille  Russie  ni  dans  la  Pologne 
russe  ;  de  morale,  puisque  les  moyens  employés  contre 
l'Église  et  appliqués  en  Russie  à  tout  le  resie,  sont 
la  négation  radicale  non-seulement  de  tout  dogme 
religieux,  mais  aussi  de  toute  probité  naturelle,  et 
qu'il  suffirait  de  les  étendre  à  toute  l'Europe  pour  y 
extirper,  par  le  fait  môme,  tout  ce  qui  subsiste  encore 
de  la  civilisation  chrétienne. 

En  nous  plaçant  à  cette  hauteur,  on  conçoit  com- 
bien il  nous  a  été  facile  de  nous  désintéresser  de  tout 
système  particulier  de  politique  proprement  dite. 
Aussi  dans  la  région  des  principes ,  dont  nous  ne 
sommes  jamais  sorti ,  nous  ne  connaissons  ni  amis 
ni  ennemis,  ni  juif  ni  gentil,  ni  schismatique  ni  ortho- 
doxe :  nous  serions  honteux  d'être  surpris  à  oublier 
cette  impartialité  sereine  avec  laquelle  la  sainte  Église 
catholique,    notre  mère,   a    toujours  su  juger,   et 


X  AVIS    AU    LECTEUR. 

condamner  ou  absoudre  les  rois  et   les  sujets,  les 
individus  et  les  peuples. 

Au  reste,  nous  ne  prétendons  pas  que  ce  travail 
soit  sans  défaut  :  il  suffit,  pour  la  tranquillité  de  notre 
conscience  comme  pour  les  exigences  légitimes  de 
nos  lecteurs,  f[ue  nous  n'ayons,  autant  que  possible, 
rien  écrit  que  d'exact,  après  une  sérieuse  élude  des 
faits,  et  que  nous  n'ayons  jamais  sacrifié  à  d'autre 
passion  que  celle  de  la  justice  et  de  la  vérité. 

Paris,  9  octobre  18G0. 


TABLE  DES   MATIERES 


CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


Avant-propos 1 

CHAPITRE   PREMIER.  —  Catherine  II   (I762-I79G).    .    .  S 

I.  Les  manifestes  de  Catherine 5 

II.  Cruautés  de  Catherine 9 

III.  Les  traités  de  tolérance 13 

CHAPITRE  II.  —  Paul  et  Alexandre  (1796-1825)    ...  16 

Toléranco  de  ces  deux  princes 16 

CHAPITRE   III.  —  IVÎcolas  (1823 -1855) 22 

I.   Les  plans  de  persécution 22 

II.   Principaux  actes  de  Nicolas 26 

m.   La  persécution 32 

IV.  Défection  des   Ruthènes  unis 37 

V.   Persécution  de  l'Église  latine 42 

VI.  Nicolas  et  la  cour  romaine 46 

VII.  Grégoire  XVI  et  l'insurrection  polonaise 54 

VIII.  Mémoire  du  comte  Gourieff 61 

IX.  Note  du  chevalier  Fiihrmann 74 

X.   Nicolas  et  l'opinion 75 

XI.  Allocution  de  Grégoire  XVI 78 

XII.  Effet  de  l'allocution 82 


XII  TABLE    DES    MATIERES. 

CHAPITRE   IV.  —  I/ins(ruction  luibliquc 8f) 

I.   Anlipathie  de  Nicolas  contre  la  Pologne S'J 

II.   Premières  mesures  :  l'enseignement  ihéologique  .  .   .  1)2 

III.  Établissements  laïques 100 

IV.  Enseignement  religieu.K  du  peuple 107 

CHAPITRE  V.    —    L'administration 111 

I.  Coup  d'oeil  général 111 

II.  Quelques  exemples ,   .  116 

III.  Mesures  vexatoires 119 

IV.  Le  comte  Bibikoff 12i 

V.   Les  popes  en  Pologne 135 

CHAPITRE  VI.   —  Alexandre  II 141 

I .  Premiers  actes il! 

II.  Les  sociétés  de  tempérance 1  l!j 

III.  La  mission  de  Dziernowilze 149 

IV.  Quelques  conséquences .  169 

V.  Le  rapport  de  M.  Slcherbinin 173 

CHAPITRE  VII.  —  L'Église  polonaise  en  1859.    ...  179 

I.   Évêques  et  réguliers 179 

II.   Le  clergé  séculier 191 

m.  Les  fileles 199 

CHAPITRE   VIII,  —  ff-a  diplomatie  et  l'adminislralion 

russe  depuis    Alexandre   II 2'}1 

I.  Espérances  et  promesses 20  7 

II.   Déceptions -2  II 

III.  La  question  romaine  et   lu  Russie 216 

IV.  Les  dernières  mesures 2  20 

CHAPITRE  IX.  —  Résumé  historique 238 

I.   La  situation  religieuse 238 

II.  L'état  moral  des  esprits 2n 

CH.4PITRE  X    —  Conclusions    morales.  —   ï^es  deux 

politiques 2  i  7 

[.   Le  droit  de  conquête ,  217 

II.   Des  congrès 249 


TABLE    DES    MATIÈRES.  XIII 

III.  La  p;ilitique  russe  et  la  moralo 2S2 

IV.  L'aiiloiratie  et  la  révolution 2o9 

V.   La  Pologne  et  la  révolution 265 

VI.   Les  pouvoirs  réguliers  et  la  Pologne 273 

CHAPITRE  XI.  —  Conclusions  religieuses. —  Les  deux 

Églises 279 

I.   Le  principe  du  schisme 279 

II.   Le  schisme  grec  et  le  mariage 284 

III.  L'empereur  orthodoxe  et  son  clergé  ........  293 

IV.  Les  effets  du  contraste 306 

V.  Le  très  saint-synode  et  la  procession  du  Saint-Esprit.  310 
VI.  Le  très  saint-synode  et  les  traditions  apostoliques.   .  314 

VII.   Le  très  saint-synode  et  le  czar 318 

VIII.  L'Église  russe  et  le  baptême 323 

IX.  Contradictions,  variations  et  ignorances  de  la  théo- 
logie russe 328 

X.  L'Église  russe  et  la  papauté 336 

XI.  La  tolérance  du  schisme. 348 

CHAPITRE  XII.   —  Conclusions  générales 363 

I.   La  solidarité  des  nations  chrétiennes 363 

11.   L'Église  catholique  et  ses  contradicteurs 368 

III.  La  nationalité  polonaise 372 

IV.  La  cpiestion  religieuse 391 

Pièces  ù  consulter 408 

I.   Allocution  de  18  42 408 

E.xposition  des  actes  de  Sa  Sainteté 409 

II.  Concordat  de  1847 434 

III.  Rapport  de  Siemaszko 440 

Lettre  de  Filaret 44g. 

Oukase  secret  de  l'empereur 450 

IV.  Rescrit  de  M.  Mouchanow  à  l'administration  du  dio- 

cèse de  Plotzk 451 

Circulaire  de  M.  Pochvisniew 454 

Circulaire  de  la  Chambre  des  Domaines  d'État  de 

Kowno 455 

Lettre  du  gouverneur  général  Nazimovv  à  l'évêque 

de  Samogithie 460 


j 


463 


XIV  TABLE   DES  MATIÈRES. 

V.  Rapport  de  M.  Slcherbinin  sur  l'affaire  de  Dzierno- 

wilze 

VI.  Procès-verbaux  du  Comité  des  affaires  de  l'Église 

catliollque  à  Saint-Pétersbourg 481 

VII.  Communications  faites  au  Collège  catholique  et  aux 

évêques *^^ 


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Page  90,  ligne  \\ ,  au  lieu  de  sur  un  faux,  exposé,  Usez  sur  un  faux 

exposé. 
Page  86,  à  la  note(1),  au  lieu  de  chapitre  X,  §  2,  Usez  chapitre  XI. 
Page  98,  à  la  note  (2),  aa  lieu  de  des  archevêques  de  l'établissement, 

lisez  de  l'Église  établie. 
Page  225,  ligne  19,  au  lieu  de  1859,  lisez  1858. 
Page  292,  à  la  note,  au  lieu  de  Perrond«,  lisez  Perrone. 
Page  460,  ligne  3,  au  lieu  de  Samogithei,  lisez  Samogilhie. 


L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 

EN    POLOGNE 
SOUS  LE  GOUVERNEMENT  RUSSE. 


J'ai  le  dessein  d'exposer  dans  un  récit,  qui  sera  un 
tableau  plutôt  qu'une  histoire,  la  situation  présente  de 
l'Église  catholique  des  deux  rites,  dans  les  provinces 
polonaises  de  la  Russie  et  dans  le  royaume  do  Pologne. 

Il  n'y  a  pas  eu ,  dans  le  cours  de  ces  dernières 
années,  de  question  plus  agitée  que  celle  des  droits 
respectifs  des  peuples  et  des  souverains.  Il  n'y  en  a  pas 
qui  donne  lieu  à  des  controverses  plus  animées  que  la 
liberté  des  consciences.  De  toute  part  aussi  on  tend  à 
un  progrès  dans  les  lois  qui  ont  jusqu'ici  réglé  les  rap- 
ports internationaux;  et  tout  en  violant,  autant  que 
jamais,  les  plus  clairs  principes  de  l'équité  et  de  la 
justice,  les  divers  partis  semblent  s'entendre  pour 
condamner ,  en  public ,  les  vieux  errements  de  la 
politique  païenne  et  égoïste,  qui  soumet  tout  au  droit 
du  plus  fort  et  du  plus  rusé;  qui  prend  pour  synonymes 
le  mot  gloire  et  le  mot  conquête,  et  qui  traite  en  ennemi 
l'étranger  de  religion,  de  pohtique  ou  de  patrie. 

*  1 


0 


Ceux  qui  se  préoccupent  de  ces  questions,  c'est- à- 
*dire  à  peu  près  tout  le  monde,  comprendront  sans 
doute  l'opportunité  de  notre  travail. 

Une  étude  historique,  sur  la  situation  présente  des 
catholiques  de  Pologne,  est  une  des  plus  fertiles  en 
enseignements  que  puisse  faire  le  publiciste  contem- 
porain. Elle  nous  montrera  d'un  même  coup  d'œil, 
en  présence  et  en  action,  dans  un  drame  continu  et 
saisissant ,  les  grands  intérêts  qui  agitent  tous  les 
esprits  :  deux  nationalités,  deux  cultes,  deux  poli- 
tiques :  le  pays  de  Sobieski  et  celui  de  Pierre  le  Grand, 
la  religion  catholique  et  l'église  gréco-russe,  la  poli- 
tique de  Catherine  II  et  celle  de  la  papauté. 

Notre  intention  n'est  pas  d'introduire  dans  ce  récit 
la  controverse  :  nous  laisserons  parler  l'histoire.  En 
pareille  matière,  il  faut  craindre  jusqu'à  l'apparence 
de  la  passion  :  nous  nous  ferions  scrupule  d'éveiller 
dans  l'esprit  du  lecteur  jusqu'au  plus  faible  soupçon 
des  injustices  ordinaires  à  la  polémique.  Nous  n'irons 
pas  néanmoins  jusciu'à  confondre  l'impartialité  que 
demande  l'histoire,  et  qui  n'est  que  la  vérité,  avec  cette 
indifférence  glacée  dont  l'école  fataliste  nous  donne 
l'exemple,  et  qui  est  un  outrage  à  la  conscience.  Racon- 
ter les  faits  tels  qu'ils  sont,  en  nommant  les  choses  par 
leur  nom  ;  ne  rien  exagérer,  mais  ne  rien  affaiblir,  là 
doit  se  borner  l'arLifice  de  ce  récit.  Ce  n'est  point 
comme  catholique,  au  point  de  vue  du  dogme,  que 
nous  voulons  combattre  le  schisme  oriental;  ce  n'est 
pas  même  comme  ami  et  défenseur  de  la  nationalité 


polonaise  que  nous  prétendons  relever  les  torts  de  la 
politique  russe  :  nous  ne  voulons  pas  sortir  de  la  région 
des  principes  que  doit  admettre  et  que  peut  invoquer 
tout  homme,  quels  que  soient  sa  religion,  sa  langue  ou 
son  pays  ;  nous  ne  sortirons  pas  du  terrain  sur  lequel 
se  peuvent  rencontrer  tous  les  gens  de  bien  ;  nous 
voulons  dire  la  conscience,  la  justice  et  l'universelle 
équité.  Nous  n'ignorons  pas  que  plusieurs  des  faits  dont 
nous  parlerons  ont  donné  lieu  à  des  démentis  venus  de 
très  haut;  mais,  sur  la  plupart,  la  lumière  est  déjà 
faite,  et,  quant  aux  autres ,  nos  renseignements  sont 
puisés  à  des  sources  tellement  respectables  et  d'une 
authenticité  à  nos  yeux  si  évidente,  que  nous  n'hésitons 
pas  à  dire  que  toute  dénégation,  si  elle  se  produit, 
sera  presque  certainement  une  imposture  de  plus. 

D'ailleurs  ne  tenons-nous  pas  de  l'autorité  la  plus 
précieuse  pour  notre  sujet,  de  Catherine  II  elle-même, 
la  théorie  de  l'imposture  ? 

C'est  cette  impératrice  qui,  dans  un  accès  de  fran- 
chise, des  plus  rares  chez  elle,  écrivait  au  gouverneur 
de  Moscou  : 

<  Mon  cher  prhice,  ne  vous  affligez  point  si  nos  Russes 
n'ont  aucun  désir  de  s'instruire,  et  si  l'ordre  d'ériger  des 
écoles  dans  mon  empire  n'est  pas  fait  pour  nous,  mais  pour 
l'Europe  et  pour  soutenir  près  des  étrangers  la  bonne  opinion 
qu'on  a  de  nous  ;  car,  dès  le  moment  où  le  peuple  russe  aura 
vraiment  commencé  à  s'instruire ,  je  ne  resterai  pas  impéra- 
trice et  vous  gouverneur  (1).  » 

(1)  Cité  par  Rohrbacher,  llisl.  de  l'Eylise,  t.  XXVIII,  p.  4li. 


—  li  — 

Ces  paroles  que  nous  nous  garderions  bien  de  con- 
tredire^ en  ce  qui  concerne  la  puissante  impératrice 
qui  les  dicta,  et  le  noble  gouverneur  qui  les  lut,  ont 
encore  aujourd'hui  toute  leur  force  et  leur  incontes- 
table application.  Combien  de  choses  que  la  Russie  ne 
fait  pas  pour  elle,  mais  pour  l'Europe  !  Que  de  choses 
elle  s'efforce  de  montrer,  qui  ne  sont  pas!  Combien  en 
voudrait-elle  cacher,  qui  ne  sont  que  trop  réelles! 
Montrer  ce  qui  n'est  pas,  cacher  ce  qui  est;  sous  de 
beaux  masques,  déguiser  de  laides  figures  ;  peindre  et 
vernir  avec  soin  tout  ce  qui  sent  trop  la  barbarie 
asiatique,  ce  qui,  malgré  des  progrès  réels,  répugne 
encore  trop  visiblement  aux  allures  si  enviées  de  la 
civilisation  occidentale;  c'est  là  une  des  habiletés  su- 
prêmes de  la  diplomatie  russe,  et  peut-être  le  plus 
grand  secret  de  sa  politique  extérieure.  De  là  vient 
qu'encore  aujourd'hui  quiconque  veut  pénétrer  dans 
les  arcanes  de  la  chancellerie  moscovite,  doit  prendre 
en  main  la  clef  si  libéralement  offerte  par  Catherine  ; 
mais  si,  en  tout  temps  et  pour  tout  sujet,  cette  pré- 
caution est  nécessaire,  combien  plus  dès  qu'il  s'agit 
des  afftiires  religieuses  !  Combien  plus  dans  un  temps 
où  la  Russie ,  persécutrice  chez  elle ,  étend  son  zèle 
libéral  jusqu'à  la  conscience  des  sujets  du  saint- 
siége  ! 


CHAPITRE  PREMIER. 


CATHERINE  II  (1762-1796]. 


Les  manifestes  de  Catberine. 


C'est  à  Catherkie  II  que  remonte  Tasservissement 
politique  et  reliaçieux  de  la  Pologne  :  c'est  à  elle  aussi 
qu'il  faut  reprendre,  au  moins  en  abrégé,  l'exposé  des 
faits  :  son  esprit  politique  encore  vivant,  fidèlement 
représenté  dans  son  petit-fils  Nicolas  l",  la  plupart  de 
ses  actes  toujours  subsistants  ou  renouvelés  de  nos 
jours,  tout  nous  en  fait  une  loi. 

Trois  points  sont  à  remarquer  dans  la  politique  de 
Catherine  II,  vis-à-vis  de  la  Pologne  catholique.  D'abord 
ce  qu'elle  persuade  à  l'Europe;  en  second  lieu,  ce 
qu'elle  promet  à  la  Pologne  avant  et  même  après  les 
partages;  enfin,  la  manière  dont  elle  tient  ses  promesses 
et  exécute  les  traités. 

Aux  yeux  de  l'Europe,  Catherine  se  présente  comme 
l'avocate  et  la  protectrice  de  ses  coreligionnaires,  et  de  \ 
tous  les  dissidents  répandus  en  Pologne  :  c'était  le  plan 
convenu  en  secret  avec  Frédéric  de  Prusse,  on  sait 
dans  quel  but.  Il  est  bon  de  remarquer  que  la  Pologne 


6  CATHERINK   II   (  1 7G-2-i  796). 

était,  au  xviir  siècle,  le  seul  pays  du  monde  où  les 
dissidents  eussent  la  pleine  et  absolue  liberté  de  leur 
foi  et  de  leur  culte.   Néanmoins,  des  réclamations 
réitérées  présentées  à  la  diète,  d'abord  au  nom  de  la 
Russie  et  de  la  Prusse,   puis  de  l'Angleterre,  de  la 
Suède  et  du  Danemark ,   apprennent  tout  à  coup  à 
l'Europe  :  «  Que  la  voix  de  la  conscience,  l'inviola- 
bilité des  traités,  l'intérêt  tout  particulier  que  porte 
l'impératrice  aux  Polonais  ,   ses   coreligionnaires  et 
dissidents,  ne  lui  permettent  pas  de  voir  d'un  œil 
indifférent  l'oppression  sous  laquelle  gémit  un  grand 
nombre  d'entre  eux  (1).  »  Bien  plus,  l'impératrice 
emprunte  aux  philosophes,  alors  en  crédit,  le  langage 
humanitaire,  qui  bientôt  sera  le  langage  révolution- 
naire et  qui  dès  lors  commençait  à  se  répandre  ;  et  l'on 
entend  son  ambassadeur  Repnine  faire  aux  Polonais 
cette  déclaration  fastueuse  :  «  L'impératrice  n'a  que  le 
bonheur  et  l'indépendance  du  genre  humain  en  vue. 
L'égalité  est  le  seul  fondement  de  la  liberté,  c'est  le 
seul  principe  auquel  se  rattachent  tous  les  autres. 
L'impératrice  ne  peut  faire  un   meilleur   usage   de 
l'autorité  qu'elle  tient  de  Dieu  qu'en  réalisant  cette 
égalité  dont  il  a  lui-môme  placé  le  désir  dans  le 
cœur  de  tous  les  hommes,  comme  un  témoignage  de 
sa  volonté  (2).  » 


(1)  Theiner,  Vicissitudes  de  l'Eglise  catholique  des  deux  rites  en 
Pologne  et  en  Russie,   1,    90.  Paris,  4  843. 

(2)  Ibid.,  p.  96. 


LES   MANIFESTES   DE    CATHERINE.  7 

Voilà  donc  ce  que  TEurope  verra,  ce  qu'elle  ne  peut 
manquer  d'applaudir,  une  princesse  magnanime  qui 
prend  la  défense  de  ses  coreligionnaires  opprimés: 
noble  altitude  qui  arrachera  des  larmes  d'attendrisse- 
ment à  tous  les  courtisans  philosophes.  Le  moyen  âge 
fanatique  avait  fait  les  croisades  pour  enlever  aux 
Musulmans  le  tombeau  du  Sauveur  :  le  xvm'  siècle, 
plus  heureux,  voit  la  souveraine  éclairée  de  toutes  les 
Russies,  encore  barbares,  faire  des  manifestes  pour 
l'égalité  de  tous  les  hommes,  et  se  déclarer  prête  à 
prendre  les  armes  pour  le  bonheur  et  l'indépendance 
du  genre  humain  ! 

Au  reste,  la  Pologne  pouvait  se  rassurer.  Politique- 
ment d'abord,  que  craindrait-elle?  Le  9  juin  1764,  en 
retour  du  titre  d'impératrice  que  lui  reconnaissait  la 
Pologne,  Catherine  avait  promis,  par  un  acte  solen- 
nel (ij,  «  de  n'élever  aucune  prétention  sur  ses  pos- 
sessions, de  lui  rendre  toutes  celles  garanties  par  la 
paix  de  Moscou,  du  6  mars  1686,  et  de  la  protéger  et 
défendre  contre  tous  ceux  qui  viendraient  la  troubler 
dans  cette  juste  et  légitime  possession.  »  Il  est  vrai  que, 
le  31  mars  (11  avril)  précédent,  un  traité  secret  avait 
été  signé  avec  la  Prusse,  par  lequel  on  s'engageait, 
dans  l'intérêt  des  parties  contractantes,  à  maintenir, 
sous  le  nom  de  constitution ,  le  trouble  et  l'anarchie 
en  Pologne,  par  tous  les  moyens  possibles  (2).  Mais 

(1)  Theiner,  I,  88. 

(2)  Yoici  le  texte  :  «  S.  M.  le  roi  de  Prusse  et  S.  M.  l'impératrice 
ont  promis  et  se  sont  engagés  mutuellement  et  de  la  manière  ]a 


8  CATHERINE   II    (176^2-1790). 

qu'importe?  L'Europe  n'en  sait  rien  !  Aussi,  trois  ans 
•plus  tard,  lorsque,  voyant  déjà  le  succès  prochain  de 
ses  intrigues,  l'impératrice  appelle  publiquement  aux 
armes  ceux  qu'elle  avait  soulevés,  voici  le  langage  dont 
elle  ose  encore  se  servir,  à. la  date  de  1767  :  «  C'est 
uniquement  pour  remplir  consciencieusement  un  enga- 
gement sacré  que  S.  M.  a  ordonné  de  renforcer  les 
troupes  qui  étaient  en  Pologne  depuis  le  dernier 
interrègne,  et  qui  ont  rendu  depuis  cette  époque  de  si 
grands  services  pour  le  maintien  de  la  paix  publique. 
L'impératrice,  dans  toute  l'affection  de  son  cœur  de 
mère,  supplie  les  membres  de  la  Diète  d'apporter  dou- 
ceur, indulgence  et  amour  dans  la  discussion  d'un 
droit  aussi  sacré  que  celui  qui  est  réclamé  par  les 
dissidents...  En  vain  la  jalousie  s'efforcerait-elle  d'at- 
tribuer à  l'impératrice  des  projets  odieux  contre  l'in- 
dépendance et  les  intérêts  de  la  république,  elle  croit 
s'être  placée  au-dessus  d'im  soupçon  de  cette  nature... 
Elle  n'a  aucun  projet  sur  leur  pays,  et  elle  est  aussi 
éloignée  du  désir  d'agiter  la  Pologne  et  d'agrandir  son 
empire  à  ses  dépens  que  de  la  pensée  de  la  soumettre 


plus  forte,  par  cet  article  secret,  non-seulement  à  ne  point  per- 
mettre que  qui  que  ce  soit  entreprenne  de  dépouiller  la  république 
de  Pologne  de  son  droit  de  libre  élection,  de  rendre  le  royaume 
héréditaire,  mais  encore  à  prévenir  et  à  anéantir  par  tous  les 
moyens  possibles,  et  d'un  commun  accord,  les  vues  et  les  desseins 
qui  pourraient  tendre  à  ce  but  aussitôt  qu'on  les  aura  découverts, 
et  à  avoir  même,  en  cas  de  besoin,  recours  à  la  force  des  armes 
pour  garantir  la  république  du  renversement  de  sa  constitution  et 
de  ses  lois  fondamentales.  » 


CRUAUTÉS   DE    CATHERINE.  9 

par  la  force  des  armes.  »  Enfin  le  partage,  si  perfide- 
ment préparé,  s'accomplit  :  nouvelles  promesses,  non 
plus  de  respecter  les  droits  politiques,  mais  au  moins 
«  de  maintenir  la  religion  catholique  des  deux- rites 
dans  les  provinces  cédées  et  d'en  respecter  les  droits 
et  les  biens.  »  C'est  la  stipulation  expresse  du  traité 
de  1773,  article  VI. 

On  a  vu  les  prétextes;  on  vient  de  lire  les  promesses 
et  les  traités.  Voici  les  actes  : 


II 


Cruautés  de  Catlieriae. 

Dans  le  temps  même  que  Catherine  prodigue  les 
protestations  et  les  promesses,  son  ambassadeur  Rep- 
nine  domine  en  despote  insolent  et  souverain  tous  les 
actes  et  toutes  les  délibérations  de  la  Diète,  et  il  fait 
livrer  au  pillage  par  des  soldats  russes  les  biens  des 
nobles  polonais  qui  osent  élever  la  voix  pour  la  défense 
de  l'Église  et  de  la  patrie:  les  Soltyk,  les  Zaluski,  les 
Rzewuski;  mais  les  trouvant  plus  attachés  à  leur  hon- 
neur qu^à  leur  fortune,  il  les  fait  saisir,  comme  des 
malfaiteurs,  et  transporter  en  Russie.  Quand  la  con- 
fédération de  Bar,  prenant  enfin  les  armes  pour  la  plus 
sainte  des  causes,  essaye  de  reprendre  par  la  force  ce 
quela  ruse  et  l'audace  avaient  enlevé,  Catherine  II  lance 
sur  la  Pologne  les  hordes  féroces  des  Cosaques  Zaporo- 
gues.  Dans  les  diètes,  elle  s'était  posée  en  amie  de  la 


10  CATHERINE   II    (J  762-]  796). 

tolérance  et  de  l'égalité  des  hommes  ;  voici  dans  quels 
termes  elle  excite  les  barbares  à  une  vraie  croisade,  mais 
furieuse  et  forcenée  :  «  Nous  avons  donné  Tordre  à 
Maximilien  Zelezuiak ,  colonel  des  Zaporogues,  de 
conduire  en  Pologne  tous  ses  hommes,  avec  les  Cosa- 
ques du  Don,  pour  détruire,  avec  la  grâce  de  Dieu, 
tous  les  Polonais  et  les  Juifs,  qui  sont  traîtres  à  notre 
sainte  religion  :  misérables  assassins,  hommes  perfides, 
violateurs  audacieux  de  toutes  les  lois;  qui  protègent  la 
fausse  religion  des  Juifs  et  oppriment  un  peuple  fidèle 
et  innocent.  Nous  ordonnons  qu'une  invasion  en  Po- 
logne détruise  pour  jamais  jusqu'à  leur  nom  et  leur 
race.  »  Conduits  et  excités  au  pillage  par  des  popes 
fanatiques,  les  Zaporogues  firent  environ  200,000  vic- 
times (1),  hommes,  femmes  ou  enfants,  et,  de  plus, 
un  immense  butin,  que  les  Russes  eurent  le  soin  de 
leur  enlever  sous  prétexte  de  châtier  leur  cruauté. 

Abandonnée  de  l'Europe  entière  ,  que  Catherine 
avait  fascinée  par  ses  proclamations  mensongères,  la 
Pologne  succomba.  La  manière  dont  s'était  préparé 
le  traité  de  1773  fait  assez  comprendre  comment  il 
s'exécuta.  Les  clauses  de  tolérance  étaient  à  peine 
signées,  que  déjà  plus  de  1200  églises  étaient  enle- 
vées aux  Grecs  unis,  et  leurs  prêtres  forcés,  par 
de  mauvais  traitemegts,  à  signer  l'engagement  de 
passer,  eux  et  leurs  ouailles,  dans  le  sein  de  l'Église 
orthodoxe.    Les  réclamations   du  nonce   du   pape, 

(1)  Les  rapports  officiels  des  Russes  les  font  monter  à  SO.OOO. 


CRUAUTÉS   DE    CATIJERINE.  11 

comme  celles  des  évoques  et  des  nobles,  restèrent 
infructueuses. 

Ajoutons,  à  la  honte  de  l'Europe  alors  philosophique 
et  tolérante,  qu'un  seul  souverain,  outre  le  pape,,  pro- 
testa à  la  fois  contre  l'hypocrisie  du  langage  et  la  bar- 
barie des  actes  :  ce  fut  le  sultai]  Moustapha  III,  seul 
allié  de  la  patrie  de  Sobieski.  Il  fit  précéder  sa  décla- 
ration de  guerre  à  la  Russie  d'un  manifesté,  en  réponse 
à  celui  que  Catherine  avait  présenté  aux  regards  éblouis 
de  l'Europe.  Il  convient  d'opposer  aux  plaisanteries, 
aussi  cruelles  que  viles,  dont  Voltaire  accable  les  confé- 
dérés de  Bar  (1  ,  le  noble  langage  d'Achmet  pacha. 


(1)  Voici  comment  il  parle  de  leur  manifeste  :  «  Je  pense  que 
c'est  un  bedeau  d'une  paroisse  de  Paris  qui  a  écrit  cette  belle  apo- 
logie »  (lettre  du  6  mai  1771).  «  J'ai  le  cœur  navré  de  voir  qu'il 
y  a  de  mes  compatriotes  parmi  cps  fous  de  confédérés.  Nos  Velches 
n'ont  jamais  été  trop  sages,  mais  du  moins  ils  passaient  pour  galants. 
Daignez  observer,  madame,  que  je  ne  suis  point  Velche  ;  je  suis 
Suisse,  et  si  j'étais  plus  jeune  je  me  ferais  Russe  »  (1  8  octobre  1771). 
«  Une  autre  peste  est  celle  des  confédérés  de  Pologne;  je  me  flatte 
que  'V.  M.  I.  les  guérira  de  leur  maladie  contagieuse»  [1"  jan- 
vier 1772).  «  Certainement,  puisque  ces  deux  braves  dames  (Cathe- 
rine et  Marie-Thérèse)  se  sont  si  bien  entendues  pour  changer  la 
face  de  la  Pologne,  elles  s'entendront  encore  mieux  pour  changer 
celle  de  la  Turquie  »  (2  novembre  1772). 

L'œuvre  accomplie  en  Pologne  par  Catherine  excite  en  lui  des 
transports  d'admiration  et  lui  paraît  mériter  un  culte  :  «  La  gloire 
se  dégage  des  lambeaux  dont  on  la  couvre,  et  paraît  à  la  fin  dans 
toute  sa  splendeur.  Heureux  l'écrivain  qui  donnera  dans  un  siècle 
l'histoire  de  Catherine  II  »  (3  décembre  1771).-«  Je  n'ai  plus  qu'un 
souffle  de  vie,  je  l'emploierai  à  vous  invoquer  en  mourant  comme 
ma  sainte  ,  et  la  plus  grande  sainte  assurément  que  le  Nord  ail 
jamais  portée  »  (31  juillet  1772). 


12  CATHERINE  II  (176-2-179G). 

Peiuîanlque  le  philosophe  prend  rattitude  des  courti- 
sans du  Bas-Empire,  le  général  d'un  sultan  parle 
d'avance  le  langage  de  l'histoire.  «  Personne  n'ignore, 
disait  ce  manifeste,  que  la  Russie  est  arrivée  à  un  si 
haut  degré  de  puissance  uniquement  parle  mensonge, 
la  perfidie  et  le  mépris  le  plus  audacieux  des  plus 
saintes  promesses...  La  Russie  a  répandu  les  men- 
songes les  plus  odieux  contre  la  Pologne,  et  cela  uni- 
quement afin  de  trouver  une  occasion  de  la  soumettre 
à  son  empire  et  de  lui  ravir  sa  liberté...  Depuis  que 
la  Russie  a  planté  son  drapeau  sur  le  territoire  polo- 
nais, elle  l'a  inondé  de  sang...  Et  voilà  que  l'on  veut 
nous  faire  prendre  ces  horreurs  comme  des  témoi- 
gnages de  la  grandeur  d'àme,  de  la  douceur  et  de  l'hu- 
manité de  l'impératrice!...  Quel  superbe  témoignage 
en  effet  de  votre  humanité  n'avez-vous  pas  donné  en 
chargeant  de  fer  les  évoques  d'une  nation  libre,  en  fai- 
sant placer  des  canons  à  la  porte  de  la  diète  et  des 
églises!...  Le  fer  et  le  feu,  voilà  les  instruments  de 
conviction  que  vous  avez  employés,  mais  ce  qui  sur- 
tout fait  dresser  les  cheveux  sur  la  tête,  c'est  que  vous 
avez  excité  les  habitants  de  l'Ukraine  à  la  révolte  et  au 
massacre...  Et  c'est  vous  qui  osez  appeler  les  confé- 
dérés de  Bar  des  rebelles  et  des  brigands  (l)  !  » 

Il  convient  de  remarquer  que  chaque  nouveau  par- 
tage de  la  Pologne  fut  toujours  suivi  d'un  nouveau  traité, 
de  nouvelles  garanties  pour  la  tolérance  religieuse,  et 

(1)  Theiner,  T,  154. 


LES    TKAITÉS    UE    TOLÉRANCE.  13 

accompagné  de  lettres  au  saint-siége,  aussi  explicites, 
en  faveur  de  Vun  et  de  l'autre  rite,  que  le  Père  commun 
des  fidèles  et  la  conscience  des  catholiques  pouvaient 
le  désirer.  Donnons  un  spécimen  de  ces  deux  genres  de 
documents. 

111 

Les  traités  de  tolérance. 

L'article  YIII  du  second  traité  de  partage  conclu  à 
Grodno,  le  13  juillet  1793,  est  ainsi  conçu  : 

«Les  catholiques  romains,  utriusque  ritus,  qui  pas- 
sent sous  la  domination  de  S.  M.  l'impératrice  de  toutes 
les  Russies,  jouiront  non -seulement  par  tout  l'empire 
de  Russie  du  plein  et  libre  exercice  de  leur  religion, 
conformément  au  système  de  tolérance  y  introduit,  mais 
ils  seront  maintenus  dans  les  provinces  cédées...  dans 
Tétat  strict  de  possession  héréditaire  actuel.  S.  M.  l'im- 
pératrice de  toutes  les  Russies  promet  en  conséquence 
d'wne  manière  irrévocable,  pour  elle,  ses  héritiers  et  suc- 
cesseurs, de  maintenir  à  perpétuité  lesdits  catholiques 
romains  des  deux  rites  dans  la  possession  impertur- 
bable des  prérogatives,  propriétés  et  églises,  du  libre 
exercice  de  leur  culte  et  discipline,  et  de  tous  les  droits 
attachés  an  culte  de  leur  religion,  déclarant,  pour  cHe  et 
ses  successeurs,  ne  vouloir  jamais  exercer  les  droits  de  sou  - 
verain  au  préjudice  delà  religion  catholique  romaine  des 
deux  rites  (1).  » 

(l)Theiner,  II,  110. 


ill  CATHERINE    11    (1762-1796). 

Les  premiers  actes  de  la  persécution  des  Grecs-unis, 
qui  avait  suivi  le  premier  partage  et  le  premier  traité 
de  tolérance,  avaient,  comme  on  le  pense,  éveillé  au 
plus  haut  point  la  sollicitude  du  saint-siége.  C'est  en 
réponse  à  ses  réclamations  que  Pie  YI  recevait  le  31  dé- 
cembre 1780,  de  la  main  de  l'impératrice,  une  lettre 
dont  nous  extrayons  les  passages  suivants:  «  Depuis 
l'origine  de  notre  gouvernement  jusqu'au  présent  jour, 
nous  avons  établi  et  fixé  qu'il  serait  permis  à  quiconque 
habite  dans  notre  vaste  empire,  d'adorer  en  toute 
liberté  le  Dieu  vivant,  sans  qu'aucune  religion  pût 
être  opprimée  de  quelque  manière  que  ce  soit  ;  bien 
plus,  notre  sceptre  soutient  toute  religion  et  en  favo- 
rise les  sectateurs,  aussi  longtemps  qu'ils  le  méritent, 
en  satisfaisant  au  devoir  de  fidèles  sujets  et  de  bons 
citoyens...  Nulle  communauté  chrétienne  n'a  à 
craindre  d'être  privée  de  ses  privilèges,  ni  de  son  rite, 
c'est  ainsi  que  nous  venons  d'ordonner  qu'à  la  mort  ou 
à  la  démission  du  curé  uni,  la  communauté  soit  inter- 
rogée sur  le  rite  et  sur  le  prêtre  qu'elle  préfère,  afln 
qu'il  lui  soit  donné  par  les  autorités  un  prêtre  selon 
son  désir  (1).  » 

Ces  deux  pièces  sont  séparées  par  un  intervalle  de 
treize  années,  elles  datent  néanmoins  l'une  et  l'autre 
d'époques  où  la  persécution  était  en  pleine  activité,  et, 
à  la  seconde,  les  fruits  qu'on  attendait  étaient  déjà 
en  grande  partie  obtenus.  Donnons  ici  seulement  les 

(1)  II,  105. 


LES  TRAITÉS    DE   TOLÉRANCE.  16 

résultats,  non  sans  avoir  fait  remarquer  que  cette  pn''- 
tendue  liberté  laissée  à  la  communauté  de  choisir  son 
curé,  équivalait,  dans  le  fait,  à  une  abdication  de  tous 
les  pouvoirs,  et  des  autorités  ecclésiastiques  et  des  pa- 
roissiens, dans  les  mains  de  l'autorité  civile,  essentiel- 
lement dévouée  à  l'impératrice  et  seule  chargée  de 
représenter  la  commune.  Sur  le  sens  et  les  effets  de 
cette  tolérance,  les  chiffres  sont  éloquents:  à  la  mort 
de  Catherine,  trois  ans  seulement  après  le  traité  de 
Grodno,  sur  5000  paroisses  des  diocèses  unis  de  Kiew, 
Wladimir,  Luck  et  Kamieniec,  il  en  restait  200  àpeine, 
et  l'on  évalue  à  sept  millions  le  nombre  des  fidèles 
enlevés  à  l'Église  catholique.  Quant  aux  procédés 
employés  pour  y  arriver,  nous  aurons  l'occasion  d'y 
revenir. 

Le  règne  de  Catherine  II  marque  la  première  pé- 
riode et,  pour  ainsi  dire,  le  premier  acte  de  ce  long 
drame  d'oppression  religieuse  qui  a  commencé  pour  la 
Pologne  le  jour  de  sa  chute  comme  nation  :  drame  qui 
se  poursuit  encore  aujourd'hui,  on  va  le  voir,  et  qui, 
malgré  la  différence  des  hommes  et  des  temps ,  pré- 
sente toujours  le  même  caractère  :  en  haut,  dans  la 
tète  qui  conduit,  une  perfidie  profonde,  marchant  de 
pair  avec  l'ostentation  de  la  grandeur,  de  l'humanité 
et  du  droit;  dans  les  subalternes  qui  exécutent, la  ruse 
sans  pudeur  et  saqs  frein,  et,  au  besoin,  une  sauvage 
cruauté. 


CHAPITRE  H. 

l'AlL  ET  ALEXANDRE   (1796- 1823). 


Tolérauce  de  ces  deux  princes. 


La  mort  de  Catherine  II  sauva  pour  un  temps  les  der- 
niers restes  deTÉgliseruthène.  Son  successeur  Paul  I" 
mit  fin,  dès  son  avènement,  aux  persécutions  de  tout 
genre.  Il  entra  en  relations  amicales  avec  Rome,  et 
un  nonce  apostolique,  envoyé  sur  sa  demande  par  le 
souverain  pontife  Pie  Yï,  régla  la  situation  de  l'Église 
catholique  des  deux  rites  dans  tout  Tempire.  La  célèbre 
bulle  Maximis  undiqiie  prcssi,  datée  de  la  Chartreuse 
de  Florence  où  le  pape  était  prisonnier,  contenait  une 
nouvelle  délimitation  des  sièges  rélabhs  :  c'étaient, 
pour  l'Église  grecque  unie,  les  trois  diocèses  de  Polock, 
Luck  et  Brzesc;  pour  l'église  latine,  dont  Catherine  II 
avait  aussi  aboli  tous  les  sièges,  sauf  un  seul,  celui  de 
Livonie,  c'étaient  le  siège  métropolitain  de  Mohilew, 
les  évêchès  de  Samogitie,  Wilna,  Luck,  Kamieniec 
et  Minsk.  Si  Paul  I"  et  son  successeur  Alexandre 
eussent  pu  suivre  jusqu'au  bout  leurs  propres  inspira- 
lions  et  leur  loyauté  naturelle,  les  justes  réclamations 


TOLÉRANCE    1)H    CES    DEUX    PUINCES.  17 

du  saiiit-siége  auraient  eu  tout  leur  effet.  Malheureu- 
sement l'expérience  de  tous  les  jours  montre  que  per- 
sonne n'est  moins  libre  pour  le  bien,  plus  circonvenu 
et  plus  trompé  que  les  souverains  absolus.  Cela  est 
vrai  de  toute  souvieraineté  arbitraire,  mais  surtout  de 
la  Russie:  les  dispositions  personnelles  des  monarques 
n'y  peuvent  prévaloir  sur  la  tyrannie  de  l'entourage  et 
des  précédents,  qu'aux  dépens  de  leur  stabilité.  C'est  ce 
que  nous  voyons  aujo'urd'hui,  où  la  généreuse  initiative 
du  czar  pour  l'émancipation  fait  le  plus  grand  danger 
qu'ait  encore  traversé  la  monarchie  de  Pierre  le  Grand. 
Pour  réparer  le  mal  fait  par  Catherine,  il  aurait  sulïi 
de  la  seule  application  des  traités  que  Catherine  elle- 
même  avait  tant  de  fois  signés,  des  édits  de  tolérance 
dont  elle  avait  tant  de  fois  trompé  ses  nouveaux  sujets 
et  amusé  l'Europe  (1).  Mais  elle  avait  laissé  après  elle 
sur  le  trône  métropolitain  latin  de  Mohilew  le  prélat 
Stanislas  Siestrzencewicz ,  sa  créature ,  homme  que  sa 
perversité  même  avait  fait  choisir  pour  le  but  infernal 
que  Ton  poursuivait,  savoir  :  la  ruine  de  l'Église 
catholique  par  ses  propres  pasteurs.  Le  même  système 
qui,  avant  le  partage,  avait  imposé  à  la  Pologne,  pour 
archevêque  primat,  le  traitre  et  dissolu  Podoski,  avait 
dicté  à  Catherine  l'élection  de  Siestrzencewicz,  et  elle 
était  venue  à  bout,  par  ses  intrigues  ordinaires,  de  le 
faire  agréer  au  saint-siége.  Quel  fut  donc  ce  prélat? 


(i)  Par  exemple,  léJiUlu  22  juillet  (2  aoùl)  1763,  renouvelé  par 
oukase  du  21   avril  (2  iDars)  1785. 


18  PAUL   ET    ALEXANDRE    (1796-1825). 

Né  calviniste,  cF abord  sokMt,  puis  converti  au  catho- 
licisme (il  est  difficile  de  croire  que  ce  fut  sincère- 
ment) Siestrzencewicz  eut,  dans  tout  le  cours  de  son 
trop  long  épiscopat  (1772-1 826),  un  double  mérite 
aux  yeux  du  schisme  russe.  Polonais,  il  combattit 
toujours  contre  sa  patrie  ;  catholique;  il  n'omit  rien 
pour  entraver  l'action  du  saint-siége.  Son  ambition 
n'eut  d'égale  ipie  sa  bassesse  ;  pendant  cinquante- 
quatre  ans  défaveur  et  de  puissance,  il  eut  le  talent 
de  se  servir  de  l'Église  sans  la  servir  jamais,  et  il  acheta 
par  des  trahisons  tous  les  honneurs  dont  elle  le  combla 
en  gémissant,  ou  qu'il  usurpa  sans  pudeur.  S'attri- 
buant,  malgré  le  pape,  le  titre  de  métropolitain  des 
catholiques  des  deux  rites,  de  légat  à  latere  du  saint- 
siége,  il  usa  de  ses  pouvoirs  prétendus  sur  les  Grecs 
unis,  pour  contraindre,  par  la  violence  et  la  rus(3,  les 
prêtres  de  ce  rite  à  passer  au  l'ite  latin  (1)  :  cause  iné- 
vitable et  prévue  de  la  perversion  des  peuples,  qui,  vic- 
times de  mesures  évidemment  iniques,  préférèrent, 
en  trop  grand  nombre,  passer  au  schisme  pour  sauver 
leur  rite.  Par  ce  procédé,  où  l'on  reconnaissait  la  main 
de  Catherine,  furent  ravagés  entièrement  les  diocèses 
de  Polock,  Smolensk,  Novvogrodek  et  Minsk.  Son  ac- 
tion sur  les  latins  ne  fut  pas  moins  funeste.  Tout  fut 
subordonné  par  lui  à  son  ambition  suprême,  celle  de 

(1)  Co  qui  élail  forinellement  défendu  par  le  Saint-Siège  :  «  Sub 
severioribns  ecclesiaslicis  pœnis  elccnsuris  elimn  privaiionis  miuu'vuin 
cl  ollh-iormn.  »  Bref  de  Benoît.  XIV  aux  reiij^icux  basiliens,  20  avril 
1751. 


TOLÉRANCE   DE   CES   DEUX   PRINCES.  19 

devenir  le  maître  absolu  des  Églises  des  deux  rites  en 
Russie.  Pièges  tendus  à  la  bonne  foi  des  légats  apostoli- 
ques, intimidation  tentée  jusque  sur  le  pape,  au  moyen 
d'oukases  arrachés  à  Catherine,  suppression  de  pièces 
authentiques,  désorganisation  systématique  des  ordres 
religieux,  falsification  des  brefs  du  pape  et  même  des 
décrets  du  concile  de  Trente,  protection  ouvertement 
et  publiquement  accordée  à  la  Société  biblique,  trafic 
scandaleux  dans  les  procès  de  divorce,  Siestrzenczewicz 
mit  le  comble  à  tous  ses  forfaits-en  persuadantà  Paul  V% 
puis  à  Alexandre,  dont  la  bonne  foi  fut  trompée, 
l'érection  du  trop  fameux  collège  ecclésiastique  catho- 
lique romain,  siégeant  à  Pétersbourg,  à  l'instar  du 
saint  synode,  et  dont  lui-même  avait  dressé  le  plan. 
Ce  collège  était  une  cour  générale  de  justice,  qui 
devait  connaître  de  toutes  les  affaires  ecclésiastiques 
importantes,  dans  les  six  diocèses  latins  et  dans  les  trois 
diocèses  ruthéniens  unis,  et  juger  en  dernière  instance 
sous  la  présidence  du  métropolitain  de  Mohilew.  Etablie 
par  Paul  T',  cette  cour  fut  constituée  définitivement  par 
un  oukase  organique  d'Alexandre  1",  du  lo-2/i  no- 
vembre 1801.  «  11  est  impossible,  dit  le  P.  Theiner, 
d'imaginer  rien  de  plus  absurde  ni  de  plus  outrageant 
pour  les  lois  de  l'Église  que  les  statuts  du  collège  ecclé- 
siastique. -  On  peut  les  lire  m  extenso  dans  l'ouvrage  du 
savant  oratorien.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  ici  que,  sous 
la  juste  administration  d'Alexandre,  commença,  par 
l'inspiration    d'un  archevêque  soi  disant  catholi(iue, 
dont  Catherine  II  avait  presque  imposé  la  nomination 


20  l'AUL   ET    ALEXANDRE   (1796-1825). 

au  saint-siége,  celte  funeste  institution  qui,  législa- 
tivement,  livrait  l'Église  catholique  au  bon  plaisir  du 
pouvoir  temporel,  et  ne  lui  laissait  d'autres  ressources 
que  l'énergie  de  ses  pasteurs  et  la  vertu  doses  enfants. 
Siestrzenczewicz  se  hâta  de  faire  servir  le  collège 
ecclésiastique  à  l'objet  qu'il  se  proposait  :  il  le  forma 
d'hommes  sans  conscience  ,  sans  religion  et  sans 
mœurs;  il  en  écarta  tout  ce  qui  avait  quelque  renom 
de  probité  et  de  vertu  :  il  y  mit,  entre  autres,  deux 
moines  dissolus,  dont  l'un  abjura  bientôt  et  se  maria 
à  Saint-Pétersbourg,  et  son  propre  frère  (pii  était  pro- 
testant et  d'une  réputation  équivo(|ue.  On  verra  que  la 
présence  de  protestants  dans  le  collège  catholique  de 
Pèlersbourg  est  restée  de  tradition.  11  semblait  que  le 
métropolitain  de  Mohilew  ne  pouvait  pousser  plus  loin 
la  mesure  du  cynisme.  Il  couronna  cependant  digne- 
ment son  œuvre  en  arrivant,  par  ses  intrigues,  à  faire 
éloigner  le  nonce  apostolique,  dont  la  seule  présence 
à  Pétersbourg  rompait  toutes  ses  mesures  (1).  C'est 

(i)  Siestrzenczewicz  représente  exactement  le  type  des  évêques 
catholiques,  tels  que  le  gouvernement  russe  les  demande.  Voici  en 
quels  termes  parle  de  lui  le  comte  Gourieff,  ministre  de  la  cour  de 
Russie  à  Rome,  dans  un  mémoire  du  mois  de  mai  I  833,  où  il  répond 
à  diverses  plaintes  du  souverain  pontife  :  «  Durant  le  demi-siècle 
que  M^'  Siestrzenczewicz  s'est  trouvé  à  la  tête  de  l'Église  catholique 
romaine  en  Russie,  il  a  constamment  suivi  le  précepte  de  l'Évangile 
qui  lui  ordonnait  de  rendre  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  et  à  César  ce 
qui  est  à  César,  et  il  a  laissé  à  ses  successeurs  deux  grands 
exemples  à  suivre  :  un  amour  pur  pour  la  religion  qu'il  professait, 
et  un  entier  dévouement  à  son  souverain  légitime.  »  (Voir  plus  bas 
l'analyse  de  la  note  du  comte  Gourieff.) 


TOLÉRANCE   DE    CES    DEUX    PRINCES.  "il 

depuis  cette  époque  que  la  cour  de  Rouie,  qui  reçoit 
un  ambassadeur  de  Russie,  a  cessé,  malgré  tous  ses 
efforts,  d'être  représentée  à  Saint-Pétersbourg.  Rome 
n'a  pu  obtenir  de  la  Russie  ce  que  celle-ci  obtient  de 
la  Chine  :  on  a  constamment  refusé  à  elle  seule  ce  que 
demandent  les  lois  d'une  juste  réciprocité,  ce  que 
comporte  l'usage  constant  des  nations  civilisées,  ce 
que  les  Turcs  viennent  enfin  d'obtenir  de  la  tolérance 
du  nouveau  règne. 


CHAPITRE    III. 

NICOLAS   (l82-i-18:i5). 

I 

Les  plans  de  perséciilioii. 

On  a  vu  que  les  bonnes   intentions   de  Paul  et 
d'Alexandre  n'avaient  eu  qu'à  demi  leur  effet.  La  législa- 
tion de  Catherine  subsistait  au  fond  tout  entière,  mais  il 
avait  suffi  de  l'équité  personnelle  des  princes  pour  en 
paralyser ,  en  partie ,  les  détestables  conséquences. 
Aussi,  depuis  la  mort  de  Catherine  jusqu'à  Nicolas,  un 
progrès  constant  s'était  fait  remarquer  dans  l'Église 
catholique  des  deux  rites.  Nicolas  monte  sur  le  trône  ; 
aussitôt  tout  change  de  face,  car  ce  serait  une  grande 
erreur  que  de  voir  dans  l'insurrection  polonaise  de  I80O 
la  première  origine  des  innovations  de  Nicolas.  Il  est 
vrai  qu'elle  fut  pour  lui  d'un  grand  secours;  elle  lui 
fournit  en  abondance  ce  dont  la  Russie,  qui  se  pose  en 
pays  civilisé  et  agit  au  besoin  en  barbare,  est  toujours 
en  peine  vis-à-vis  de  l'Europe  :  des  prétextes.  1  -es  Polo- 
nais n'avaient  pas  pris  les  armes,  que  la  ruine  de  leur 
Église  était  dès  longtemps  résolue.  On  va  le  voir  par 
les  dates. 


].ES    PLANS    DE   Pi'HSÉCUTIOX.  23 

Mais  avant  de  rappeler  les  actes,  donnons  inie  idée 
du  système.  La  tête  puissante  de  Nicolas  était  capable 
de  le  concevoir  et  son  bras  de  fer  de  l'exécuter;  cepen- 
dant il  ne  fît  que  copier  :  c'est  à  Catherine-  qu'il  en 
faut  rapporter  l'invention  (1).  Dans  ce  qu'il  fit  contre 
.l'Église  unie,  il  imita  jusqu'aux  |)lus  minces  procédés 
de  Catherine;  dans  sa  lutte  contre  l'Église  latine,  il 
s'empara  surtout  de  son  esprit  :  le  mérite  propre  du 
petit-fils  consiste  à  avoir  rendu  plus  odieuse,  s'il  est 
possible,  l'œuvre  de  l'aïeule,  tout  en  suivant  fidèlement 
ses  plans,  qu'il  eut  soin  de  consulter,  et  sur  lesquels  il 
est  bon  de  dire  un  mot. 

La  même  année  qu'elle  signait  le  traité  de  Grodno, 
à  l'occasion  du  second  partage,  et  qu'elle  entrait  par 
Icà  en  possession  des  évêchés  unis,  Catherine,  qui  venait 
de  jurer  à  ses  nouveaux  sujets  le  maintien  de  leur  reli- 
gion et  de  leurs  églises,  rassemblait  à  Saint-Pétersbourg 
un  conseil  secret,  composé  de  prélats  russes,  pour  y 
discuter  le  moyen  le  plus  sûr  et  le  plus  prompt  de  faire 
passer  au  schisme  les  ruthéniens  unis.  Le  plan  proposé 
par  Eugène  Bulgari  fut  adopté.  Ce  prélat,  savant  aven- 
turier grec  de  Corfou,  grand  amateur  de  la  phihi- 

(1)  Il  est  remarquable,  d'ailleur?,  qu'en  Russie  rien  ne  se  fait 
contre  l'Église  qui  ne  soit  pré[»arù  de  longue  main.  Tel  règlement  insi- 
gnifiant en  apparence,  telle  assertion  incidente,  insérée  aujourd'hui 
comme  par  hasard  dans  un  oukase,  sera  demain  un  principe  immuable, 
une  vérité  qu'on  ne  peut  attaquer  sans  se  rendre  coupable  de  lèse- 
majesté,  La  règle  admise  est  que  le  gouvernement  ne  se  trompe 
jamais,  et,  par  suite,  ne  trompe  jamais,  ni  en  adniinistration,  ni  en 
finances,  ni  en  histoire  ecclésiastique,  ni  surtout  en  théologie! 


24  NICOLAS  (1895-1855). 

Sophie  du  xvni'  siècle,  ancien  ami  et  courtisan  de 
Frédéric  II,  qui  l'avait  donné  à  Catherine,  ftit  pour 
l'Église  unie  le  plus  grand  instrument  de  sa  perte.  Il 
proposa  de  fonder,  dans  les  provinces  nouvellement 
acquises,  un  étahlissement  de  missionnaires  sous  la 
direction  d'un  évoque  russe.  Sur  ses  conseils,  la  mission 
fut  fondée,  dotée  richement  et  confiée  à  l'évêque 
Sadkowski,  archimandrite  de  Sluck,  qui  procéda  sans 
tarder  au  genre  d'apostolat  qu'on  attendait  de  son  zèle. 

Voici  les  procédés  qu'il  employa  : 

Après  s'être  annoncé  à  ses  futures  ouailles  par  un 
manifeste  incendiaire  contre  l'union,  rempli  de  pro- 
messes de  tout  genre  en  faveur  de  ceux  qui  vou- 
draient y  renoncer,  il  fit  marcher,  sous  la  conduite 
de  quelques  popes,  des  bandes  de  soldats  qui ,  par 
d'indignes  violences,  par  la  cruauté  et  la  ruse,  eurent 
bientôt  conquis  nombre  de  prosélytes  :  digne  pen- 
dant de  la  croisade  des  Cosaques  Zaporogues.  Les 
prêtres  qui  refusaient  d'embrasser  le  schisme  étaient 
aussitôt  chassés  avec  leurs  familles,  ou  mis  en  prison. 
Ainsi  furent  dévastés  et  convertis  en  masse  les  dio- 
cèses de  l'Ukraine,  ceux  de  Luck  ,  de  \Yladimir, 
de  Chelm  en  Volhynie,  de  Kamieniec  en  Podolie. 
A  consulter  les  oukases  rendus  par  Catherine  dans 
ces  circonstances,  on  ne  voit,  dans  tout  ceci,  que 
zèle  le  plus  pur  pour  l'Église  ,  et  sages  détails  d'une 
administration  bien  réglée.  Les  églises  qu'on  vou- 
lait détruire  avaient-elles,  avant  le  renouvellement 
de  l'union,  opéré  à  la  fin  du  xvi^  siècle,  appartenu 


LES   PLWS    DE    PERSÉCUTION.  25 

au  schisme,  vile  on  déclare  que  l'union  avait  été 
violente  et  illégale ,  et  toute  la  communauté  est  réin- 
tégrée d'autorité  dans  l'orthodoxie.  Il  est  de  même 
décidé  par  oukase  que,  pour  fonder  de  nouvelles  pa- 
roisses et  entretenir  un  prêtre,  il  faut  au  moins  cent 
feux,  et  que  toutes  les  communes  qui  n'auront  pas  ce 
nombre  de  feux  seront  réunies  aux  communes  voi- 
sines. Le  sens  de  cet  oukase  est  facile  à  comprendre  : 
comme  les  villages  des  provinces  polonaises  de  la  Russie 
ne  sont  pas  peuplés,  il  en  résulta  que  la  plus  grande 
partie  des  paroisses  fut  détruite  et  leurs  prêtres  éloi- 
gnés, et  même,  grâce  aux  soins  vigilants  de  Catherine, 
réduits  à  la  mendicité  par  la  vente  publique  de  leurs 
biens.  La  fréquentation  des  églises  devint  on  ne  peut 
plus  difficile  par  suite  de  leur  éloignement,  et  la  plu- 
part des  fidèles  de  la  campagne  durent  renoncer,  au 
moins  pendant  tout  l'hiver,  à  toute  consolation  reli- 
gieuse. 

Le  succès  de  la  mission  accomplie  par  de  tels 
moyens  fut  immense  et  universel  :  comme  nous 
l'avons  dit  plus  haut,  tout  fut  détruit,  évêchés  et  mo- 
nastères, il  n'y  eut  quelques  exceptions  que  pour  le  seul 
diocèse  de  Polock,  grâce  à  l'obéissance  moins  rigide 
des  gouverneurs  de  ces  provinces.  Est-ce  une  témérité 
de  croire  que  cette  audacieuse  humanité  les  eût 
perdus  devant  Catherine?  La  mort  de  l'impératrice 
les  sauva. 


20  NICOLAS  (IS2.')-î8r>5). 


II 

Principaux  actes  de  Nicolas. 

C'est  ce  système  suivi  par  Catherine,  avec  une  per- 
sévérance inflexible,  que  Nicolas  s'appliqua  h  ressus- 
citer (lès  les  premières  années  de  son  règne  :  système 
qui  dure  encore  aujourd'hui,  comme  on  le  verra  par 
les  faits.  Nous  avons  dû  le  rappeler  pour  donner  une 
idée  plus  nette  de  la  situation  présente,  et  faire  bien 
saisir  au  lecteur  tout  ce  qui  est  compris  sous  celte 
parole  d'Alexandre  II  aux  Polonais  :  «  Ce  que  mon  père 
a  fait  est  bien  fait,  et  je  le  maintiendrai.  » 

Qu'a  donc  fait  Nicolas  ? 

Pour  le  raconter  dans  le  détail,  un  volume  entier 
serait  nécessaire.  Si  ce  règne  tient  une  grande  place 
dans  l'histoire  de  la  Russie  an  xix"  siècle,  on  peut  dire 
que  la  persécution  de  l'Ëglise  catholique  occupa, 
dans  ce  règne  lui-môme,  la  plus  grande  place. 
Le  rêve  de  Nicolas  fut  celui  de  tous  les  despotes  qui 
ont  la  conscience  de  leur  propre  force,  et  acceptent 
sans  hésiter  et  jusqu'au  bout  la  fatalité  de  leur  rôle. 
Réaliser  la  triple  unité  religieuse,  politique  et  natio- 
nale ;  dans  un  empire  immense  où  tous  les  cultes,  toutes 
les  formes  de  gouvernement,  tous  les  climats  étaient 
représentés,  établir  à  tout  prix  une  unité  contre  nature, 
analogue  à  celle  qui  règne  entre  les  soldats  d'une  armée 
moscovite,  composée  de  vingt  peuples  divers,  parlant 


PRINClP.VrX    ACTES    DE    NICOIAS.  27 

cent  dialectes,  mais  revêtus  du  même  uniforme  et 
tremblant  sous  le  même  bâton  ;  pour  y  parvenir,  tendre 
tous  les  ressorts  d'une  centralisation  à  outrance,  qui  ne 
recule  jamais  devant  l'emploi  de  la  force  ni  de  la 
ruse,  qu'aucun  effort  ne  lasse,  qu'aucun  échec  ne  dé- 
courage :  tel  fut  le  but  suprême  poursuivi  par  Nicolas, 
pendant  les  trente  ans  que  la  Providence  laissa  dans 
ses  mains  le  sceptre  de  fer  qu'il  semblait  avoir  reçu 
directement  de  Pierre  le  Grand.  Le  plus  grand  obstacle 
à  ses  desseins  étai\  l'Église  catholique,  la  seule  qui  ait 
jamais  contrarié  tous  les  despolismes,  en  tout  tenqjs  et 
par  tous  pays,  quel  que  fût  leur  nom  ou  leur  costume  ; 
la  seule  qui  ait  le  don  de  les  lasser  et  la  gloire  de  leur 
survivre.  Nicolas  en  fit  l'épreuve,  et  il  ne  tint  pas  à  lui 
que  cette  épreuve  ne  tournât  à  la  ruine  de  la  foi  ro- 
maine, tant  il  multiplia  les  règlements  astucieux  pour 
l'enchaîner,  les  avances  trompeuses  pour  la  séduire, 
et,  au  besoin,  les  persécutions  ouvertes  pour  l'abattre. 
Nous  renonçons  h  tout  dire  ;  nous  ne  nous  astrein- 
drons même  pas  à  présenter  l'ordre  chronologique 
des  faits.  D'ailleurs,  si  nous  voulions  l'entreprendre, 
nous  serions  obligé,  contre  notre   dessein ,  d'entrer 
beaucoup  trop  avant  dans  l'histoire  politique  de  ce 
règne,  qui  se  confond  presque  partout  avec  son  his- 
toire religieuse.  Il  sullira  de  présenter  les  traits  sail- 
lants,  de  manière  à   ce  que  l'ensemble  de  la  poli- 
tique religieuse  de  Nicolas  soit  mis  en  pleine  lumière, 
et  à  ce  qu'aucune  de  nos  assertions  ne  reste  sans 
preuve. 


28  NICOLAS  (182.5-1855). 

Heureiisenu3iit  nous  avons  pour  guide  la  célèbre  allo- 
cution de  Grégoire  XVI,  du  22  juillet  18/|2,  destinée  à 
donner  coiniaissance  au  monde  catholique  de  tout  ce  qui 
s'était  passé,  au  sujet  de  l'Église,  entre  le  pape  et  l'em- 
pereur :  monument  admirable  de  droiture,  de  fermeté, 
de  dignité  et  de  cette  grandeur  sereine  dont  les  vicaires 
de  Jésus-Christ,  seule  puissance  au  monde  que  la  passion 
n'ait  jamais  fait  dévier  de  son  orbite,  se  sont  toujours 
réservé  le  secret  (1).  De  cette  allocution,  dont  le  seul 
caractère  devrait  suffire  pour  rendre  pensif  un  schis- 
matique  de  bonne  foi,  pas  une  parole  n'a  été  démentie, 
ni  ne  peut  l'être.  Nous  nous  bornerons-  donc  à  rap- 
porter les  traits  principaux  de  cette  pièce  si  formidable 
par  sa  modération  même  ;  si  sévère  pour  le  coupable 
par  l'extraordinaire  mansuétude  dont  elle  témoigne  ; 
si  pleinement  historique,  enfin,  et  par  son  exactitude 
religieuse  et  par  son  abstention  complète  de  tout  carac- 
tère politique.  Nous  nous  réservons  seulement  de  la 
commenter  avec  les  explications  même  et  les  paroles 
de  l'empereur  Nicolas,  et  de  ses  agents  officiels. 

Ce  fut  en  pleine  paix,  par  un  oukase  du  mois  de  fé- 
vrier 182G,  que  Nicolas  commença  la  guerre  contre 
l'église  unie,  que  l'humanité  de  Paul  et  d'Alexandre  I" 
avait  laissé  se  relever  de  ses  ruines  (2).  Cet  oukase  dé- 

(1)  Voir  celle  alloculion  reproduite  à  la  fin  du  volume.  Quand 
nous  cilons  Vallocuiion,  nous  désignons  à  la  fois,  par  ce  mot,  l'allo- 
cution proprement  dite  et  l'exposé  qui  la  suit. 

(-2)  Si  Ion  peut  appeler  bumanité  l'exécution  des  traités  les  plus 
solennels,  et  encore  avec  celle  restriction  que  tout  rapport  direct 
avec  le  souverain  pontife  est  interdit  aux  catholiques  (oukase  du 


PRINCIPAIX    ACTES    DE    NICOLAS.  '29 

fendait  à  tous  les  marchands  polonais  ou  russes,  ap- 
partenant à  l'Église  unie,  de  vendre  dans  les  foires  ou 
toute  autre  réunion  de  peuple  dans  la  petiie  Russie,  la 
Russie  blanche  ou  ailleurs,  aucun  livre  à  l'usage  des 
fidèles  de  cette  Église,  imprimé  par  les  imprimeurs  de 
cette  relioion  et  en  lans-ue  slave. 

Mais  ce  ne  fut  là  qu'un  préliminaire  insignifiant  dont 
la  date  seule  importe;  l'oukase  du  2'2  avril  1828,  an- 
térieur de  deux  ans  à  l'insurrection  polonaise,  de  onze 
ans  à  la  chute  définitive  de  l'Église  unie,  est  la  vraie 
date  de  sa  ruine.  C'est  aussi  le  vrai  modèle  de  cette 
persécution  savante  dont  l'Écriture  sainte  a  depuis 
/lOOO  ans  donné  laforinule  :  «  Opprimamus  sapienter;  » 
persécution  qui,  déguisée  sous  des  formes  administra- 
tives, est  de  toutes  les  tyrannies  la  plus  cruelle,  parce 
qu  elle  est  la  plus  minutieuse,  la  plus  durable  et  la  plus 
perfide.  Si  l'on  a  oublié  le  ton  des  déclarations  de 
Catherine  II  à  ses  fidèles  amis  les  Polonais,  qu'on  lise 
seulement  le  préambule  de  l'oukase  destiné  à  préparer 
l'extirpation  de  l'église  unie  : 

«  Désirant  donner  à  la  direction  supérieure  des  af- 
faires ecclésiastiques  de  l'Église  grecque  unie  une  orga- 
nisation qui  réponde  pleinement  aux  besoins  et  à 
l'utilité  réelle  de  ceux  de  nos  fidèles  sujets  qui  profes- 

16  décembre  1812,  renouvelé  de  Catherine).  Mais  avec  la  Russie 
il  faut  se  montrer  coulant  sur  la  manière  d'interpréter  et  d'appliquer 
les  traités.  Sous  ce  rapport,  on  la  vu  sous  Catherine  et  on  le  verra 
plus  encore  sous  Nicolas,  on  le  verra  sous  Alexandre  II,  elle  a  des 
traits  frappants  de  ressemblance  avec  la  Chine.  L'expul-ion  des 
jésuites  est  aussi,  comme  on  le  sait,  l'œuvre  d'Alexandre. 


30  NICOLAS  (1825-1855). 

sent  cette  religion,  et  qui  soit  en  harmonie  avec  les 
institutions  fondamentales  de  cette  Église,  et  voulant, 
en  particulier,  donner  des  marques  de  notre  bienveil- 
lance au  clergé  grec  uni  en  général  et  à  son  respectable 
chef,  le  métropolitain  Josaphat  Bulhak,  en  particulier, 
nous  ordonnons,  etc.  » 

C'est  dans  ces  vues  si  bienveillantes  que  l'empereur 
bouleversait  d'un  trait  de  plume  toute  l'organisation 
que   le  souverain  pontife,  d'accord  avec  l'empereur 
Alexandre,  avait  donné  à  l'Église  unie,  et  rendait  impos- 
sible à  l'avenir  tout  effort  du  saint-siége  pour  améliorer 
ou  même  maintenir  cette  pauvre  église,  si  enchaînée  déjà 
et  à  peine  renaissante.  Cet  oukase  instituait  un  collège 
ecclésiasti(|ue  grec  uni  à  l'instar  du  saint  synode  russe, 
invention  de  Pierre  le  Grand,  si  favorable,  comme  on 
sait,  à  l'indépendance  du  clergé  grec;  à  l'instar  aussi 
du  collège  catholique  romain,  dont  le  pervers  Siestrzeu- 
cewicz  avait  dressé  le  plan.  C'était,  comme  le  remar- 
que Grégoire  XYI,  «  une  dépendance  presque  totale 
imposée  par  le  gouvernement  russe  aux  évoques  dans 
l'exercice  de  leur  autorité  :  »  c'était  justement  le  but  que 
poursuivait  l'empereur.  Aussi  tous  les  actes  qui  suivent 
ne  sont  que  le  développement  logique  de  celui-ci. 
Exclusion  formelle  d(3  la  surveillance  de  l'enseigne- 
ment du  clergé  séculier  et  régulier,  prononcée  contre 
les  évêques  et  les  supérieurs  des  ordres  religieux,  et, 
par  suite,  intrusion  forcée  de  personnes  séculières  et  de 
dissidents  dans  radministration  des  choses  ecclésias- 
tiques ;  suppression  ou  bouleversement  complet  des 


PRINCIPAUX    ACTES   DE    NICOLAS.  o\ 

ordres  religieux,  auxijuels  on  imposait  arbitrairement 
des  règlements  nouveaux  eu  ce  qui  concerne  la  pro- 
fession, les  vœux  monastiques,  le  noviciat,  les  études, 
de  manière  à  rendre  moralement  impossible  le  recru- 
tement des  couvents  qu'on  ne  supprimait  pas  ;  vacances 
systématiquement  prolongées  des  sièges  épiscopaux,  et 
choix  prémédité,  pour  les  remplir,  de  personnes  inca- 
pables, où  par  leur  grand  âge,  ou  par  leur  caractère 
moral,  système  renouvelé  de  Catherine  II;  confiscations 
réitérées  des  biens  des  couvents;  puis,  quand  l'insur- 
rection polonaise   ent  enlevé  tous  les  scrupules  qui 
pouvaient  rester,  enlèvement  de  milliers   d'enfants, 
déportés  en  Russie;  interdiction  formelle  de  publier 
ou  de  recevoir  toute  bulle  ou  rescrit  de  Rome  ;  renou- 
vellement des  peines  les  plus  sévères  contre  quiconque 
aurait  travaillé  à  la  conversion  d'un  sujet  russe  ;  exten- 
sion à  la  Pologne  des  lois  de  l'empire  relatives  aux 
mariages  mixtes,  et  en  vertu  desquelles  tous  les  enfants^ 
à  naître  doivent  être  élevés  dans  le  schisme;  nullité 
déclarée  de  tous  ces  mariages,  s'ils  ont  lieu  devant  le 
seul  curé  catholique;  renouvellement  de  l'oukase  de 
Catherine  sur  le  chiffre  des  populations  nécessaires 
pour  former  une  paroisse,  dans  le  but  évident  de  sup- 
primer un  nombre  immense  de  paroisses  catholiques  ; 
interdiction  aux  prêtres  latins  de  recevoir  à  la  confes- 
sion et  à  la  communion  les  personnes  qui  ne  leur  sont   . 
pas  connues  ;  tous  ces  actes  exorbitants,   couronnés 
enfin  par  l'éclatante  destruction  de  l'Église  grecque 
unie,  en    1839,   au  moyen   de  l'apostasie    de  trois 


m  NICOLAS  (1825-1855). 

évêques,  savamment  préparée  par  des  machinations 
infernales  :  lelle  est  la  série  des  faits  énumérés  dans 
la  première  partie  de  l'allocution. 

III 

La  persécution. 

Arrêtons-nous  ici  pour  examiner,  d'une  part,  la  na- 
ture des  actes  commis  contre  l'Église  unie,  puis  contre 
l'Église  latine;  de  l'autre,  le  caractère  des  pièces  offi- 
cielles,  diplomatiques  ou  autres,  publiiiuesou  secrètes, 
mais  toutes  authentiques,  qui  constatent  le  rôle  de 
Nicolas  vis-à-vis  de  ces  trois  intérêts  qu'il  avait  à  mé- 
nager :  l'intérêt  de  sa  toute-puissance  religieuse,  le 
soin  de  sa  réputation  devant  l'Europe,  les  égards  dus 
au  souverain  pontife. 

Qu'on  veuille  bien  d'ailleurs  ne  pas  oublier  que 
Nicolas,  aussi  bien  que  Catherine  et  Alexandre,  est 
engagé  par  ses  serments,  par  les  traités,  à  respecter 
la  liberté  des  consciences;  que,  de  plus,  lui-même 
avait  renouvelé  ces  promesses  dans  le  statut  du  ilx  fé- 
vrier 1832,  où  il  réglait  en  vainqueur  la  nouvelle  orga- 
nisation du  royaume  de  Pologne  (1);  statut  conmiu- 

(1)  On  a  quelquefois  soutenu,  de  la  part  du  gouvernement  russe, 
que  le  royaume  de  Pologne  seul  était  compris  dans  les  Irrités  de 
tolérance  qui  assurent  le  libre  exercice  du  culte  catholique.  C'est  à 
cette  allégation  que  répond  Grégoire  XVI  dans  ce  pa-^siige  de  Tallo- 
cution  :  «  Ces  assurances,  quoique  données  pour  le  royaume  de 
Pologne,  tel  qu'il  est  conslitué  depuis  la  restauration  de  'I  8  1 5,  étaient 


l.\    PERSÉCUTIOX.  3o 

iiiqué.  officiellement  au  souverain  jîontife  le  12  avril 
suivant;  sans  parler  des  lettres  autographes  ou  autres 
dont,  à  l'exemple  de  Catherine  II,  il  sut.  dans  tous  les 
cas  importants,  amuser  l'attention  du  pape  et  arrêter 
des  actes  pulilics  de  nature  à  l'embarrasser. 

Contre  l'Église  unie  on  adopta  les  bases  autrefois 
proposées  à  (Catherine  parBulgari.  Un  prélat  grec  uni, 
ambitieux  et  vil,  avant  de  devenir  cruel,  Siemaszko, 
se  chargea  de  jouer  vis-à-vis  de  ses  collègues  et  de  ses 
coreligionnaires  le  rôle  de  Judas. 

Il  fallait  avancer  lentement  et  miner  le  terrain  par 
la  ruse,  avant  de  frapper  le  grand  coup.  L'important, 
après  avoir  corrompu  les  pasteurs,  était  de  persuader 
au  peuple  qu'on  ne  voulait  introduire  dans  les  rites 
que  des  changements  insignifiants  et  sans  portée.  On 
commença  donc  par  fonder,  dans  les  provinces  ruthé- 
niennes,  des  évêchés  gréco-russes  auxquels  on  donna 
la  dénomination  des  anciens  sièges  ruthéiiiens  unis. 
Les  cathédrales  catholi([ues  furent  transformées  en 
cathédrales  schismaliques.  On  pouvait  craindre  les 
résistances  du  vénérable  métropolitain  Bulhak.  iMais 
son  grand  âge  le  rendait  à  peu  près  incapable  d'autre 
chose  que  de  protestations  personnelles,  auxquelles 


iL'lles  qu'il  devenait  impossible  de  ne  pas  les  recevoir  coiiinie  s  ap- 
pliquant également  aux  possessions  et  propriétés  du  clergé  (atlio- 
lique  dans  les  provinces  polonaises  russes.  Celle  persuasion  résul- 
tait invinciblement  de  la  pleine  conformité  de  ces  assurances,  non- 
seulement  aux  inébranlables  principes  de  la  justice,  mais  aussi  à  la 
teneur  des  anciens  traités  concernant  ces  dernières  provinces.  » 


â/i  NICOLAS  (18^25-1855). 

il  ne  faillit  pas.  Siemaszko  devint,  de  fait.  piV^sident 
du  collège  ecclésiastique  grec  uni,  déjà  fondu,  par 
la  prévoyance  de  Nicolas,  dans  le  saint  synode 
russe  (1);  et,  en  cette  qualité,  il  donna  l'ordre  de 
retirer  aux  prêtres  grecs  unis  tous  leurs  anciens  mis- 
sels, eucologes  et  bréviaires,  pour  les  remplacer  par 
des  livres  schismatiques  imprimés  à  Moscou  en 
1831.  Les  évêques ,  gagnés  par  lui,  métamor- 
phosent leurs  églises  extérieurement  en  églises 
russes,  suppriment  la  plupart  des  cérémonies  et  des 
usages  plus  spécialement  catholiques;  enfin,  ils  dé- 
fendent sévèrement  aux  prêtres  de  prêcher,  afin 
de  préparer  les  peuples,  par  l'ignorance,  à  l'apos- 
tasie. Pour  plus  de  sûreté ,  la  nomination  de  tous 
les  curés  des  deux  rites  est  conférée  aux  gouver- 
neurs des  provinces,  et  dès  lors  on  devine  que  les 
éghses  catholiques  reçurent  pour  pasteurs  tout  ce  qu'il 
y  avait  de  vicieux  et  de  corrompu  dans  le  clergé,  et 
qu'une  vigilance  jalouse  écarta  du  soin  des  âmes  tous 
ceux  qu'en  d'autres  temps  leur  vertu  y  aurait  appelés. 
Comme  il  arrive  toujours,  la  partie  la  moins  digne 
d'un  clergé,  travaillé  de  longue  main,  se  montra  facile 
aux  séductions;  mais,  chez  un  grand  nombre,  on  se 
heurta  devant  d'héroïques  résistances.  La  Sibérie,  la 
prison,  le  fouet,  telsfurent  les  arguments  partout  em- 
ployés; et  le  seul  simulacre  de  légalité  qu'on  daigna 
employer  fut  encore  un  emprunt  fait  à  Catherine.  A 

(])  Par  un  oukase  de  1  832. 


LA    PERSÉCUTION.  35 

l'exemple  de  l'impératrice,  on  se  faisait  apporter  les 
registres  de  baptême  des  églises  qu'on  voulait  enlever 
aux  catholiques.  Si  elles  avaient  été  fondées  dans  l'ori- 
gine par  des  schismatiques,  ou  qu'elles  eussent  un  seul 
jour  appartenu  à  ce  culte,  elles  étaient,  par  le  seul  fait, 
déclarées  schismatiques,  et  presque  tous  les  oukases 
qui  enlèvent  des  églises  aux  Unis  commencent  par  ces 
mots  :  «  Il  a  été  trouvé  que  telle  cure  a  autrefois  ap- 
partenu à  la  religion  dominante...  »  Ce  fut  bientôt  le 
cas  de  toutes  les  églises.  Il  suffisait  aussi  qu'un  certain 
nombre  de  mauvais  sujets  d'une  paroisse,  gagnés  par 
la  police,  se  déclarassent  orthodoxes  pour  qu'aussitôt 
toute  la  paroisse  fût  censée  appartenir  au  culte  domi- 
nant ,  et  dès  lors  tout  habitant  resté  fidèle  devenait 
passible  des  peines  de  l'apostasie  (1). 

Il  nous  est  impossible  d'entrer  dans  les  détails  de 
cette  persécution.  On  peut  les  voir  dans  le  P.  Thei- 
ner  (2).  11  convient  cependant  de  rappeler,  à  côté  des 
évoques  apostats,  le  nom  du  protestant  Schrœder, 
gouverneur  de  Witepsk,  à  qui  Nicolas  paya  ^53,000  rou- 
bles les  trente-trois  mille  âmes  qu'il  sut  conquérir  au 
schisme.  Il  y  gagn^^de  plus  une  place  au  sénat.  Dis- 
gracié peu  après,  à  Ccluse  de  ses  concussions,  il  ne  put 
quitter  Witepsk  qu'à  la  faveur  de  la  nuit  :  la  vengeance 
populaire  se  préparait  à  lui  faire  payer  chérie  sanglant 

(1)  Voy.  Perséculions  et  souffrances  de  l'Eglise  catholique  en  Russie, 
par  un  ancien  conseiller  d'État  de  Russie  (M.  le  comte  d'Horrer). 
Paris,  Gaume,  1842. 

(2)  T.  II,  p.  333  elsuiv. 


30  NICOLAS  (1825-1855). 

prosélytisiDO  qu'il  avait  exercé  en  faveur  d'un  culte  qui 

n'était  pas  le  sien. 

En  résumé,  Catherine  II  fut  surpassée  :  on  donna  à 
ses  oukases  renouvelés  une  latitude  d'application  qu'elle 
même  n'avait  pas  soupçonnée  :  les  prêtres  unis  durent 
opter  entre  le  schisme  ou  la  prison,  les  galères  et  les 
mines.  Les  moins  maltraités  durent  subir  une  ruine 
absolue  [tour  eux-mêmes,  pour  leurs  femmes  et 
leurs  enfants.  L'agent  principal  de  Nicolas,  l'évêque 
Siemaszko,  trouva  son  propre  père  parmi  ceux  qui 
refusaient  d'apostasier  et  lui  reprochaient  son  crime. 
La  générosité  de  l'évoque  et  de  l'empereur  se  borna, 
vu  son  grand  Age  ,  à  ne  le  pas  faire  traîner  en 
Sibérie. 

Mais  l'intérêt  se  porta  surtout  sur  le  vénérable  mé- 
tropolitain Bulhak ,  inébranlable ,  malgré  son  grand 
âge,  et  à  qui  les  menaces  du  comte  Bludoff,  envoyé  au 
milieu  de  la  nuit  dans  son  palais  pour  lui  extorquer 
une  signature,  ne  purent  arracher  un  seul  acte  de  fai- 
blesse. On  fut  obligé  d'attendre  sa  mort  pour  consom- 
mer la  séparation  )»ar  des  actes  officiels.  Mais  n'ayant 
pu  le  séduire  vivant,  Nicolas  voulut  le  déshonorer  mort, 
et,  par  ordre  exprès  de  l'empereur,  les  funérailles  du 
saint  archevêque  durent  scandaliser  ceux  qu'avait  édi- 
fiés sa  vie.  Car,  en  lui  décernant  des  obsèques  magni- 
fiques, l'empereur  voulut  qu'elles  fussent  célébrées 
suivant  le  rite  russe  et  qu'on  l'enterrât  au  couvent  grec 
d'Alexandre  Newski,  dans  le  caveau  réservé  aux  mé- 
tropolitains  russes  :  on  espérait  par  là  tromper  les 


DÉFECTION    DES    RUTHÈXES    UNIS.  37 

catholiques  en  leur  persuadant  que  l'archevèciue  était 
mort  métropolitain  de  TÉglise  russe,  et  que  le  temps 
seul  lui  avait  manqué  pour  donner  son  adhésion  pu- 
blique à  l'union  avec  l'Église  dominante. 

IV 

Défection  des  Itiillièncs  unis. 

La  mort  de  Bulhak  enlevait  le  dernier  obstacle  à  la 
défection  publique  de  Siemaszko  et  de  ses  complices. 
Aussi  dès  le  commencement  de  l'année  1839  (12- 
24  février)  fut  publié,  dans  la  Gazelle  officielle  de 
SaùU-Pélersbourg,  un  arrêté  synodal  qui  constatait  leur 
séparation  de  l'Église  romaine  et  leur  réunion  à  l'Église 
nationale.  Celte  pièce  était  destinée  à  faire  le  tour  de 
l'Europe  :  aussi  présente-t-elle  le  fait  de  cette  réunion 
comme  Theureux  retour  d'un  jeuple,  longtemps  vic- 
time de  l'erreur  romaine  et  de  la  violence  des  anciens 
conquérants  polonais,  cà  la  vérité  religieuse  et  au 
bonheur  de  l'unité.  «  Nos  ancêtres,  y  est-il  dit,  ont 
toujours  été  une  partie  inséparal)le  de  la  nation  russe. 
Sous  la  domination  polonaise,  le  clergé  ruthénien  avait 
été  subjugué  par  le  clergé  romain,  et  courait  le  danger 
d'être  détruit  ou  entièrement  réformé.  Mais  le  Très- 
Haut  mit  fin  à  des  souffrances  qui  avaient  duré  des 
siècles.  La  Ruthénie ,  c'est-à-dire  les  provinces  que 
nous  habitons,  rentra  sous  la  domination  de  la  Russie. 
C'est  surtout  à  la  générosité  et  ii  la  protection  pater- 


38  NICOLAS  (1825-1855). 

nelle  de  Nicolas  Pawlowitch  ,  empereur  actuellement 
régnant  avec  piété  et  bonheur,  que  nous  devons  l'en- 
tière délivrance  de  notre  Église.  Tout  ce  qui  nous  reste 
à  désirer,  c'est  que  cet  ancien  ordre  de  choses  puisse 
se  consolider  et  durer  à  l'avenir...  »  Dans  ce  but,  on  a 
résolu  de  consommer,  par  un  acte  public,  l'union  déjà 
presque  réalisée  de  fait,  et  c'est  pourquoi  l'on  décrète  : 

«  r  De  reconnaître  de  nouveau  l'union,...  de  faire 
preuve  de  la  plus  parfaite  obéissance  envers  le  saint 
synode  dirigeant  de  toutes  les  Russies.  » 

2"  «  De  prier  humblement  le  très  pieux  empereur  et 
maître  de  prendre  notre  projet  actuel  sous  sa  très 
haute  protection,  et  de  hâter  son  exécution  selon  son 
bon  plaisir,  selon  sa  volonté  de  maître,  pour  la  paix  et 
le  salut  des  âmes.  » 

Un  acte  si  humble  et  si  véridique,  mais  où  se  peint 
d'une  manière  si  naïve,  jifsque  dans  les  termes,  le 
degré  invraisemblable  de  servilisme  auquel  descend, 
par  le  seul  fait,  quiconque  prend  rang  dans  la  hiérar- 
chie russe,  fut  suivi  immédiatement  d'actes  non  moins 
solennels  et  non  moins  authentiques,  qui  complètent 
la  haute  hypocrisie  de  cette  scène  digne  du  bas  empire. 
C'est  d'abord  un  oukase  par  lequel  Nicolas,  «  remer- 
ciant Dieu  d'avoir  touché  les  cœurs  d'un  clergé  si 
nombreux  et  jadis  russe,  »  donne  au  général  Protasoff, 
procureur  général  du  saint  synode,  «  l'ordre  de  faire 
examiner  l'acte  de  réunion  dans  le  synode,  et  de  lui 
soumettre  le  projet  d'une  décision  conforme  aux  lois 
de  la  sainte  Église.  »  Vient  ensuite  un  décret  du  saint 


DÉFECTION    DES    lîUTHÈNKS    IMS.  89 

synodn  qui  «  par  la  volonté  du  souverain  et  empereur 
Nicolas  Pawlowitch,  autocrate  de  toutes  les  Russies,  » 
déclare  avoir  pris  connaissance  de  l'acte  fait  en  concile 
par  les  évoques  et  «  rend  des  actions  de  grâces  à  Dieu 
et  àN.-S.  J.-C,  qui,  par  les  moyens  impénétrables  de 
sa  puissance,  a  mis  à  néant  les  efforts  nombreux,  sou- 
tenus et  triomphants  en  apparence  qui  éloignaient  de 
l'Église  orthodoxe  russe  un  peuple  nombreux...;  qui 
a  inspiré  à  notre  très  pieux  souverain  et  monarque 
iNicolas  Pawlowitch  de  délivrer  le  clergé  grec  uni  de 
l'influence  étrangère,  et  qui  a,  par  sa  puissance  invin- 
cible, ramené  les  cœurs  de  ceux  qui  étaient  séparés 
iVune  manière  à  jamais  mémorable  dans  les  annales  de 
l'Eglise.  » 

Ce  décret  admettait  à  la  communion  orthodoxe  les 
évêques,  le  clergé  et  le  troupeau  des  nouveaux  con- 
vertis, et,  après  avoir  constaté  que  ce  résultat  se  pré- 
parait depuis  plusieurs  années,  et  que  notamment,  en 
1834,  les  archiprêtres  grecs,  unis  par  une  résolution 
unanime  (1)  «  empruntèrent  au  saint  synode  leurs 

(1)  Voy.  plus  haut,  page  34.  Les  prêtres  du  district  de  Nowogro- 
dek,  qui  avaient  le  plus  fermement  résisté  à  l'introduction  des  livres 
schismatiques,  avaient  été,  par  ordre  de  l'empereur,  condamnés  à 
une  année  de  pénitence  dans  un  couvent.  L'un  d'eux,  Plawski,  curé 
de  Lubieszow,  profita  de  ce  loisir  forcé  pour  écrire  une  réfutation  du 
schisme  grec,  qu'il  envoya  à  Siemaszko.  L'empereur,  informé,  relégua 
Plawski  à  Wialka,  sur  les  confliis  de  la  Sibérie,  où  il  fut  condamné 
à  être  sonneur  de  cloche  de  l'église  russe  de  cette  ville  Sa  femme  et 
ses  six  enfants  lui  furent  enlevés,  placés  séparément  dans  diverses 
maisons  d'éducation  russes  ,  et  forcés  d'y  embrasser  la  religion 
schismatique.  (Theiner,  I,  233-235.) 


AO  NICOLAS  (18-25-1 85b). 

livres  d'église  les  plus  importants.  »  Il  ajoutait  néan- 
moins «  qu'on  devait  user  d"une  grande  indulgence 
apostolique  en  ce  qui  concerne  la  diversité  de  quelques 
usages  locaux  qui  ne  touchent  ni  aux  dogmes  ni  aux 
sacrements,  et  que  l'on  ramènera  l'uniformilé  primi- 
tive, lentement,  avec  douceur,  et  par  libre  conviction 
des  fidèles.  » 

11  ne  restait  plus  qu'à  célébrer  par  des  fêtes,  des 
actions  de  grâce  et  des  réjouissances  publiques,  un  si 
heureux  événement.  C'est  ce  qu'on  fit  en  grande 
pompe,  et  les  journaux  russes  firent  part  à  toute 
l'Europe  de  la  joie  universelle  de  fcmpire.  Voici  ce 
qu'on  lit  dans  V Abeille  du  Nord  : 

«  Aujourd'luii  le  clergé  réuni  des  deux,  ou  plutôt  d'une 
seule  et  même  Eglise,  adresse  en  commun  au  Très-Haut  ses 
prières  dans  toute  l'étendue  des  éparchies  réunies,  où  jadis 
périrent  tant  de  victimes  d'une  superstition  barbare.  Aux 
mesures  réprouvées  de  Dieu,  des  temps  passés,  on  n'a  opposé 
que  des  moyens  de  persuasion,  et  autant  fut  terrible  la  sépa- 
ration des  enfants  du  sein  de  leur  mère,  autant  a  été  facile 
et  joyeux  leur  retour  actuel  (1).  Les  ancieimes  bles-ures  sont 

(1)  C'est  une  des  vérités  à  l'usage  de  la  théologie  officielle  en 
Russie  que  la  persécution  par  laquelle  les  Rulhéniens  auraient  été 
ramenés  violemment  à  l'Eglise  romaine,  au  xvi*  siècle.  'Voici  ce 
qu'écrit  à  ce  sujet  M.  Dimitri  Tolstoy,  homme  distingué  et  instruit, 
que  nous  devons  croire  l'organe  des  opinions  religieuses  autorisées, 
ou  plutôt  commandées  par  le  gouvernement  :  «  Savez- vous  ce  que 
c'est  que  l'union  inventée  en  Pologne  [lar  les  jésuites  à  fa  fin  du 
XVI*  siècle?  C'est  un  (lot.  de  sang  quia  couié  comme  du  temps  du  paga- 
nisme, où  les   chrétiens  ont  été  brûlés  vifs;  c'est  une  tyrannie  qui 


DÉFECTION    DES   RUTHÈNES    UNIS.  h\ 

fermées,  les  préceptes  de  la  religion  affermis,  l'esprit  et  la 
conscience  du  peuple  ironquillisés.  Une  branche  entière  de 
l'Église  russe,  abandonnant  l'union  prétendue,  est  revenue  à 
l'unité  vraie  et  universelle  ;  et  la  Russie,  qui,  grâce  à  la 
sage  sollicitude  et  au  pieux  exemple  de  son  monarque,  a 
fait  de  si  grands  progrès  dans  les  choses  de  la  religion, 
s'empresse  ,  comme  lui,  d'exprimer  sa  reconnaissance  au 
grand  auteur  de  ce  paisible  triomphe,  dont  les  suites  bien- 
faisantes sont  innondjrables.  On  peut  soutenir  désormais, 
avec  raison,  qu'à  l'exception  de  la  Lithuanie  proprement  dite, 
et  de  la  Samogilie,  la  j)opulalion  entière  des  provinces  occi- 
dentales de  l'empire  est  noa-seulement  russe,  mais  aussi 
orthodoxe.  Des  ennemis  s'efforceront  en  vain  de  soutenir  le 
contraire,  malgré  l'histoire  et  l'état  actuel  des  faits.  Leur 
opinion  ne  trouve  pas  d'écho  dans  les  vrais  habitants  de  ces 
provinces  qui  ont  conservé  le  souvenir  de  leur  origine,  de 
leur  langue  et  de  leur  ancienne  croyance.  » 

Enfin,  pom'  mettre  le  comble  à  l'hypocrisie  officielle 
et  pour  suborner  l'avenir,  s'il  était  possible,  comme  on 

n'a  pas  sa  pareille  dans  les  temps  les  plus  barbares  ;  c'est  une 
oppression  de  conscience  ;  ce  sont  des  cacfiols,  des  tortures,  des 
tourments  de  tout  genre,  par  lesquels  on  faisait  passer  ce  malheu- 
reux peuple  russe  qui  ne  voulait  pas  renoncer  à  ses  croyance?.  »  Il 
est  bien  entendu  que  la  véritable  histoire  ne  dit  pas  un  nriOt  de  loul 
cela,  et  que  M.  Tolstoy,  sommé  de  produire  ses  preuves,  n'a  pu  les 
produire.  Le  même  écrivain,  dans  la  même  lettre,  accuse  le  pape 
Grégoire  XVI  d'avoir  Iraiii  la  vérité  dans  ses  «  ulloculiom  aussi 
pleines  d'outrages  quinlcnllonncUemcnl  inalceillantes.  »  On  peut  voir, 
aux  pièces  juslificalives,  l'allocution  de  Grégoire  XVI.  Il  y  a  du 
moins  celle  diftérence  entre  le  publiciste  russe  et  le  souverain  pon- 
tife, que  le  souverain  pontife  ne  s'emporte  jamais  et  ne  dil  rien  sans 
preuve.  L'écril  de  M.  Tolstoy  est  analysé  et  cilé  dans  VUnivers  du 
21  septembre  1858.  H  avait  paru  dans  V Avenir  de  Nice  au  mois  de 
mai  précédent. 


42  NICOLAS  (1825-1 S55). 

s'efTorçait  de  tromper  les  contemporains,  Nicolas  faisait 
frapper  cette  fameuse  médaille  que  la  dernière  posté- 
rité verra,  en  effet,  briller  sur  sa  poitrine,  comme  un 
honteux  stigmate,  et  qui  porte  ces  mots  :  «  Séparés 
par  la  haine  en  1595,  réunis  par  l'amour  en  1839.  » 

Mais  ce  fut  en  vain  :  à  la  honte  d'avoir  menti,  le 
gouvernement  russe  dut  joindre  l'amer  dépit  d'avoir 
menti  inutilement;  car,  tandis  qu'il  faisait  célébrer 
partout,  par  des  plumes  vénales,  l'heureux  retour  de  la 
concorde  religieuse,  la  Gallicie  autrichienne,  où  du 
moins  on  pouvait  parler,  se  remplissait  comme  en 
1795,  sous  la  persécution  de  Catherine,  des  prêtres 
catholiques  assez  heureux  pour  avoir  pu  atteindre  la 
frontière,  et  échapper  à  la  Sibérie  par  un  volontaire 
exil.  «  Quant  aux  fidèles,  écrit  un  témoin  oculaire, 
tous  ceux  qui  se  montrent  fermement  attachés  à  leur 
culte  sont  forcés  d'endurer  des  traitements  que  je 
n'essayerai  pas  de  décrire.  »  Au  reste,  les  oukases 
postérieurs  de  l'empereur  Nicolas  feront  voir  suffi- 
samment, par  ses  propres  paroles,  quel  fut  le  vrai 
caractère  de  ce  retour  de  l'Église  ruthénienne  «  au  sein 
de  la  commune  mère.  » 


Persécution  de  l'Ûglise  latine. 

L'Église  latine  ne  fut  pas  mieux  traitée.  Les  couvents 
avaient  été  de  tout  temps  la  gloire  et  la  force  de  l'Église 
polonaise.  Ils  étaient  le  centre  de  la  piété  et  des  lu- 


PERSÉCUTION    DE   L  ÉGLISE   LATINE.  43 

mières  ecclésiastiques,  et  les  biens  considérables  qu'ils 
possédaient,   ressource  du  pauvre  et  de  toutes  les 
œuvres  de  miséricorde,  ne  contribuaient  pas  peu  à  leur 
donner  une  grande  influence  sur  le  peuple.  Dans  la 
Russie  schismatique,  grâce  à  l'absorption  complète  du 
pouvoir  religieux  par  le  pouvoir  civil,  Catherine  II 
avait  pu,  sans  coup  férir,  continuer  l'œuvre  de  Pierre 
le  Grand,  s'emparer  sans  résistance  de  tous  les  biens 
ecclésiastiques  et  réduire  ainsi  tout  le  clergé  russe  à 
l'état  de  misère  et  de  dégradation  irrémédiable,  où  il 
languit  encore  aujourd'hui  et  où  il  achèvera  bientôt  de 
mourir.  Vis-à-vis  de  l'Église  catholique,  quoique  infi- 
niment moins  riche  et  moins  nombreuse,  la  tache  était 
plus  difficile.  []n  grand  nombre  de  couvents  avaient 
survécu  aux  rapines  de  Catherine  II.  L'affaire  de  leur 
suppression,  résolue  et  préparée  dès! 8*28,  fut  reprise 
en  1832,  avec  une  ardeur  et  une  âpreté  qui  s'expliquent 
moins  par  le  fanatisme  de  la  toute-puissance  religieuse 
que  par  la  crainte,  souvent  avouée,  de  voir  subsister  dans 
les  couvents  catholiques  des  foyers  de  patriotisme  anti- 
moscovite. 

Ici  encore  il  faut  admirer  l'astuce  qui  présida  au 
travail  de  la  spoliation,  et  rapprocher  soigneusement 
les  paroles  des  actes. 

En  1832,  le  ministre  Bludoff  présenta  au  collège 
ecclésiastique  catholique  romain  un  rapport  sur  l'état 
des  couvents.  «  Sa  Majesté  Impériale,  disait  ce  rapport, 
avait  appris  que  les  nombreux  couvents  catholiques 
romains  étaient  en  état  de  désordre,  et  que  tous  les 


hk  NICOLAS  (1825-1855). 

moyens  pris  pour  y  remédier  restaient  sans  effet.  » 
(Notez  que  cette  même  année  1852  vit  renouveler 
la  défense,  sous  des  peines  terribles,  de  communiquer 
avec  Rome.)  La  cause  en  était  le  petit  nombre  des 
religieux  qui  diminuait  toujours  par  l'influence  natu- 
relle du  siècle. 

«  Il  nous  a  paru,  concluait  le  rapport,  que  le  meilleur 
moyen  et  le  plus  efficace  pour  remédier  à  cet  état  de  choses 
était  de  supprimer  les  monastères  superflus,  d'en  répartir  les 
religieux  dans  ceux  (jue  l'on  conserve,  et  auxquels  on  don- 
nera une  constitution  (|ui  les  mette  en  harmonie  avec  le  but 
primitif  de  leur  établissement,  avec  le  véritable  esprit  du 
christianisme,  et  avec  les  besoins  actuels  de  l'Église  catho- 
lique romaine  (1).  » 

La  suppression  était  donc,  comme  on  le  voit,  dans 
l'intérêt  de  TÉgiise  romaine.  D'ailleurs  on  ne  faisait 
(c'est  toujours  Bludoff  qui  parle)  qu'appliquer  une 
bulle  de  Benoît  XIV.  Le  ministre  n'oubliait  qu'une 
chose,  c'est  de  dire  que  la  bulle  de  Benoît  XIV  était 
citée  mal  à  propos  et  ne  s'appliquait  point  au  cas  pour 
lequel  on  l'invoquait,  et  que  d'ailleurs,  si  les  vocations 
diminuaient,  ce  n'était  pas  l'esprit  du  siècle  qu'il  fallait 
accuser,  mais  bien  l'oukase  de  \  828  qui  avait,  pour  ainsi 
dire,  fermé  tout  accès  aux  noviciats.  Devant  des  raisons 
aussi  péremptoires,  le  collège  catholique  romain  n'avait 
qu'à  s'incliner;  c'est  ce  qu'il  fit.  Il  était  alors  présidé 
par  le  prélat  Pawlowski,  digne  successeur  de  Sies- 

(1)  Theiner,  I,  321. 


PERSÉCUTIOX    DE    l'ÉGLISE    LATINE.  fiù 

trzencewicz,  qui  mérita  peu  après,  par  des  prévarica- 
tions nouvelles,  d'être  élevé  au  siège  métropolitain  de 
Mohilew.  On  triompha  par  les  moyens  ordinaires  de  la 
résistance  des  évêques  fidèles.  Le  prélat  Szczyt,. admi- 
nistrateur de  Mohilew,  fut,  pour  l'exemple,  arraché  de 
son  siège  et  envoyé  aux  extrémités  les  plus  reculées  de 
Fempire.  On  lui  donna  pour  successeur  Tabhè  Ka- 
mionka,  c[ui,  de  concert  avec  Pawlowski,  travailla  à  la 
l'uine  projetée  avec  tant  d'activité  qu'à  la  fin  de  ISo'i, 
sur  trois  cents  couvents ,  deux  cent  deux  avaient  été 
détruits.  Qui  dira  la  brutalité,  la  rapacité,  les  scènes 
de  sang  et  de  larmes  qui  marquèrent  cette  expurga- 
tion de  l'ordre  monastique  entreprise,  selon  Nicolas, 
dans  l'intérêt  même  de  l'Église  ?  Personne,  dans  les 
provinces  polonaises,  n"a  oublié  ces  employés,  escortés 
d'une  bande  de  soldats,  tombant  à  Timproviste  sur  les 
couvents,  à  toute  heure  du  jour  ou  de  la  nuit,  les 
moines  expulsés  sur-le-champ,  sous  escorte,  sans  pou- 
voir emporter  rien  que  ce  qui  était  à  l'usage  personnel 
de  chacun  ;  puis  les  approvisionnements  du  monastère 
livrés  au  pillage,  et  les  violences  expirant  dans  l'orgie. 
De  cette  époque  date  la  fortune  subite  de  bon  nombre 
d'employés  russes,  supérieurs  et  inférieurs.  On  vit  des 
officiers  de  police  vendre  des  vêtements  et  des  vases 
sacrés.  Mais  surtout  l'histoire  enregistra  pour  toujouis 
l'héroïsme  de  ces  religieuses  basiliennes  de  Minsk  (1 1, 
dont  le  long  martyre  égale,  s'il  ne  le  surpasse,  tout  ce 

(I)  Voy.  Martyre  de  sœur  Irena-Macrina  Mieczysluska  cl  de  sis 
compagnes  en  Pologne.  Paris,  Gaume  frères,  1846, 


^0  NICOLAS  (18^5-1855). 

que  rantiquiié  nous  a  appris ,  non-seulement  de  la 
générosité  des  chrétiens  tourmentés  pour  leur  loi,  mais 
aussi  de  la  froide  cruauté,  de  la  ruse  scélérate,  de  la 
patiente  effronterie  des  scribes  et  des  bourreaux  de 
l'ancienne  Rome.  Aucun  catholique  ne  s'étonnera 
que  l'évêque  apostat  Siemaszko  ait  présidé  en  per- 
sonne à  toutes  ces  horreurs.  Mais  on  se  demande  à 
bon  droit  que  penser  d'une  Église  dans  laquelle  un  tel 
homme  occupe  encore,  à  l'heure  où  j'écris,  pour  prix 
de  ses  cruautés,  le  poste  le  plus  éminent  dans  la  hié- 
rarchie sacrée,  bénit  de  ses  mains  homicides  un  peuple 
converti  par  de  tels  moyens,  et  conduit  dans  les  voies 
du  salut  les  nouveaux  orthodoxes,  avec  un  bâton  pasto- 
ral teint  du  sang  de  ses  enfants  !  Celui  dont  toute  con- 
science honnête  doit  avoir  horreur,  comme  du  scélérat 
le  plus  vil,  a  été  jugé  digne  de  présider  des  évêques  ! 
Pourquoi  faut-il  surtout  (jue  la  suppli({ue  envoyée  à 
Pétersbourg  par  Fabbesse  martyre  ait  été  renvoyée  à 
Siemaszko  avec  ces  mots  tracés  en  marge  de  la  main 
même  de  Nicolas  :  «  Saint  et  vénérable  archevêque, 
ce  que  vous  avez  fait  est  vénérable  et  saint;  j'approuve 
ce  que  vous  avez  fait  et  ce  que  vous  ferez  (1)  !  » 

VI 

IMcolas  et  la  cour  romaine. 

Tournons-nous  maintenant   du  côté  de  Rome,  la 
seule  puissance  humaine  qui  ait  eu  le  courage  de  de- 

(1)  MarUjre  de  la  sœur  Irena-Macrina,  elc. 


NICOLAS    ET    L\    COUR    ROMAIXE.  kl 

iiiauder  compte  au  czar  de  ses  actes  contre  l'Église, 
et  Taudace  de  lui  rappeler  qu'au  moins  en  un  point  la 
toute-puissance  lui  était  refusée. 

On  devine  assez  que  ce  ne  fut  qu'après  une  longue 
série  de  réclamations,  de  négociations,  de  prières  inu- 
tiles que  le  souverain  pontife  se  décida  à  publier  son 
fameux  manifeste.  Donnons-nous  donc  le  plaisir  d'ana- 
lyser en  quelques  parties  les  pièces  officielles  de  cette 
■diplomatie  russe,  qui  jouit  d'une  réputation  si  an- 
cienne et  si  universelle,  et  dont  le  saint-père  a  cru 
faire  une  suffisante  justice  en  la  dévoilanl. 

Nous  voudrions  pouvoir  trouver  des  expressions 
mesurées,  afin  de  ne  blesser  en  rien  le  respect  qui  est 
dû  à  l'autorité  souveraine,  quelles  que  soient  ses  fautes, 
(juels  que  soient  le  nom  qu'elle  porte  et  le  pays  où  elle 
s'exerce.  Mais  quel  moyen  de  trouver  des  expressions 
adoucies  et  délicates  pour  qualifier  des  actes  empreints 
à  un  degré  si  évident  du  caractère  de  la  fraude,  de 
l'astuce  et  de  la  plus  vile  hypocrisie  ?  Est-ce  notre  faute 
si,  dans  ses  rapports  avec  le  souverain  pontife,  et  toutes 
les  fois  qu'il  s'agit  de  l'Église  catholique,  l'empereur 
orthodoxe  se  croit  affranchi  des  lois  de  la  plus  vulgaire 
probité? 

Nicolas  n'était  pas  homme  à  laisser  échapper  l'oc- 
casion si  favorable  que  lui  offrait  sa  victoire  sur 
l'insurrection  polonaise  :  mais,  ce  que  lui  seul  pouvait 
imaginer  ,  il  résolut  d'engager  le  pape  lui-même  dans 
la  complicité  de  l'œuvre  entreprise  contre  l'Église  de 
Pologne  autant  que  contre  la  nationalité  polonaise, 


/,S  NICOLAS  (1 8-25-1 855). 

et,  ce  qu'il  y  a  de  triste  à  dire,  cest  ([u'aiw  yeux  d'une 

partie  de  l'Europe,  il  y  réussit. 

On  sait  quel  soutïle  révolutionnaire  agitait  alors  le 
monde.  C'était  le  temps  de  l'effervescence  démocra- 
tique et  républicaine  qui,  de  Paris,  après  l'explosion 
de  juillet  1830,  s'était  propagée,  latente  ou  cachée, 
mais  partout  évidente,  dans  les  divers  pays  de  TEu- 
rope,  et  ébranlait  encore  tous  les  trônes.  Sans  aucun 
doute  l'effort  imprudent  peut-être,  mais  à  coup  sûr 
généreux ,  des  Polonais  pour  reconquérir  leur  indé- 
pendance, n'avait  rien  de  commun,  dans  la  grande 
masse  de  la  nation,  avec  les  prétentions  des  sociétés 
secrètes  à  régénérer  l'univers  par  l'égalité  républi- 
caine, le  socialisme  saint-simonien  ou  la  libre  pensée. 
Mais  il  importait  à  Nicolas  de  le  faire  croire.  Pour  le 
faire  croire,  il  lui  importait  suilout  d'en  persuader 
le  souverain  pontife  et  de  l'entraîner  à  quelque  acte 
public  qui  put  justifier  aux  yeux  de  V Europe  une 
partie  de  ses  rigueurs,  et,  sous  le  manteau  de  l'ordre 
et  de  la  conservation  politique,  lui  permît,  tout  en 
activant  la  persécution  religieuse,  de  la  dérober  même 
aux  regards  du  pape.  Dans  ce  but,  il  fallait  effi'ayer 
le  pontife  et  le  tromper  :  l'effrayer  en  le  rendant 
responsable  des  mesures  dont  l'Église  serait  la  victime, 
s'il  refusait  d'agir;  le  tromper  en  lui  faisant  croire 
que  la  puissance  antisociale  qui,  en  ce  temps-là  même, 
sous  les  yeux  de  Grégoire  XVI,  ensanglantait  les  Ro- 
magnes;  qui,  sous  les  yeux  de  son  nonce  L^mbrus- 
chini,  actuellement  son  secrétaire  d'État,  venait  de 


NICOLAS   ET    LA    COUR    ROMALNE.  /|9 

soulever  Paris;  que  la  révolution  enfin,  dans  le  plus 
mauvais  sens  du  mot,  était  la  vraie,  la  seule  cause  de 
l'agitation  polonaise.  H  fallait  le  tromper  encore  en  lui 
persuadant  que  le  clergé  polonais  avait  été  l'àme  d'un 
mouvement  réprouvé  par  les  lois  de  Dieu  ;  il  fallait  le 
tromper,  enfin  en  lui  faisant  croire  que  servir  la  cause 
de  l'ordre  matériel  en  Pologne  c'était  servir  du 
même  coup  la  cause  de  la  religion.  C'est  dans  ce  sens 
que  le  prince  Gagarin,  ministre  de  Russie  à  Rome, 
dut  remettre  au  saint  père,  le  20  avril  18;^2,  une  note 
dont  voici  les  principaux  passages  : 

«  La  dernière  rébellion  de  Pologne,  qui  a  présenté  un  as- 
pect aussi  menaçant,  aurait  pu  facilement  acquérir  une  im- 
mense extension,  si  elle  n'avait  été  réprimée  par  les  armées 
victorieuses  de  Sa  Majesté  Impériale;  mais,  pour  assurer  le 
bien-être  réel  de  ses  sujets,  il  est  indispensable  d'étouffer 
jusqu'aux  derniers  germes  révolutionnaires  qui  peuvent  en- 
core exister  dans  le  pays;  c'est  par  une  influence  morale  que 
ce  résultat  peut  être  obtenu.  En  f.st-il  de  plus  puissante  que 
celle  de  la  religion? 

»  Cette  source  divine  de  tous  les  biens  et  de  toutes  les 
consolations  a  heureusement  encore  une  action  puissante  en 
Pologne,  et  rien  ne  serait  plus  désirable  que  de  voir  le  clergé 
polonais  employer  son  influence  dans  le  vrai  sens  du  minis- 
tère saint  dont  il  est  revêtu,  ministère  entièrement  de  paix, 
de  soumission,  de  conciliation.  Malheureusement  il  n'en  a 
point  été  ainsi  pendant  les  derniers  désastres  qui  ont  affligé 
la  Pologne,  les  ecclésiastiques  de  loutes  les  classes,  oubliant  la 
sainteté  de  leur  mission,  se  sont  mêlés  aux  actes  les  plus  sangui- 
naires, ont  presque  partout  été  à  la  tête  des  menées  révolution- 

k 


50  NICOLAS  (1825-1855). 

naires,  et  la  fureur  de  leur  exaspération  les  a  plus  d'une  fois 
portés  sur  les  champs  de  bataille,  où  ils  ont  été  acteurs  et 
victimes  (1). 

»  Le  cœur  paternel  de  Sa  Sainteté  déplorera  sans  doute 
plus  que  personne  de  pareils  excès,  et  se  prêtera  d'autant 
plus  volontiers  au  désir  de  Sa  Majesté  l'empereur  et  roi,  qui 
charge  le  soussigné  de  prier  Sa  Sainteté  d'employer  la  voix 
de  son  autorité  spirituelle  pour  engager  le  clergé  polonais  à 
se  repentir  d'aussi  coupables  et  funestes  erreurs,  et  pour  lui 
dire  avec  énergie  qu'il  ne  peut  la  réparer  que  par  une  entière 
soumission  aux  lois,  par  une  coopération  tranche  à  tout  ce 
qui  peut  garantir  à  jamais  l'obéissance  la  plus  sincère  el  la 
plus  réelle  à  l'ordre  de  choses  légitimes.  Le  saint-père  se 
persuadera  facilement  qu'en  soutenant  les  droits  du  trône,  il 
défendra  de  la  manière  la  plus  puissante  ceux  de  la  religion. 
La  répression  de  la  révolte  en  Pologne  a  été  un  éminent  ser- 
vice rendu  à  toutes  les  puissances...  » 

Grégoire  XVI,  nous  verrons  bientôt  pourquoi,  crut 
devoir  céder  aux  instances  du  gouvernement  russe.  Il 
adressa  donc  au  clergé  polonais  une  lettre  encyclique 
en  date  du  9  juin  1832,  où  il  lui  rappelait,  sans  traiter 
aucune  autre  question,  les  éternelles  maximes  de  l'É- 
glise catholique,  touchant  la  soumission  au   pouvoir 

(1)  On  peut  citer  en  effet  deux  ou  tro/s  exemples  d'ecclésiastiques 
qui  ont  oublié  d'une  manière  grave  ce  qu'ils  devaient  à  leur  carac- 
tère. Tous  les  autres  n'ont  paru  «  sur  les  champs  de  bataille  »  que 
pour  prodiguer  les  soins  du  corps  el  de  l'âme  aux  blessés  el  aux 
mourants,  comme  on  a  vu  à  Paris  des  prêtres  et  des  religieux 
accourir  aux  barricades,  dans  les  terribles  luîtes  de  1848,  et  faire 
héro'iquement  leur  devoir  en  faveur  de  toutes  les  victimes  du  combat, 
sans  distinction  de  partis. 


NICOLAS    ET    LA    COUR    ROMAINE.  51 

temporel  dans  l'ordre  civil.  Dans  cet  écrit,  le  souverain 
pontife  acceptait  comme  vraies  les  allégations  intéres- 
sées du  ministre  de  Russie.  «Nous  avons  appris,  disait- 
il,  que  les  affreuses  calamités  qui  ont  désolé  .votre 
royaume  n'ont  pas  eu  d'autre  source  que  les  manœu- 
vres de  quelques  fabricateurs  de  ruse  et  de  mensonge 
qui,  sous  prétexte  de  religion,  dans  notre  âge  malheu- 
reux, élèvent  la  tête  contre  la  puissance  légitime  des 
princes  (1).  » 

Aussi  le  père  commun  des  fidèles  exhorte-t-il  les 
pasteurs  à  veiller  «  à  ce  que  ces  hommes  pervers  ne 
propagent  pas  des  doctrines  erronées  et  de  faux  dog- 
mes dans  leurs  troupeaux,  et,  sous  prétexte  du  bien 
public,  n'abusent  de  la  crédulité  des  simples  pour  ren- 
verser l'ordre  de  la  société  (2).» 

Contre  ces  artisans  éternels  de  révolutions,  il  faut 
proclamer  sans  crainte  «que  l'obéissance  que  les  hom- 
mes doivent  aux  pouvoirs  établis  de  Dieu  est  un  pré- 
cepte absolu,  auquel  personne  ne  peut  se  soustraire  (3), 

(1)  «  Accepimiis  illas  non  aliunde  profectas  quani  aliquibus  doli 
mendaciique  fabricatoribus  qui,  sub  religionis  prselexlu,  nostra  hac 
raiseranda  setate,  adversus  legitimam  principum  poteslatem  caput 
extollentes. ..  »  • 

(2)  «  Ne  dolosi  homines  ac  novitatum  propagatores  erroneaa 
docirinas  falsaque  doginala  in  grege  vestro  disseminare  perganl,  pu- 
bliciinique  bonum,  uti  soient,  praetexenles,  aliorum  credulilati,  qui 
simpliciores  et  minus  cauli  sunt,  abutanlur,  adeo  ut  éos,  praeter 
ipsorum  intentionem,  in  regni  pace  turbanda  socielatisque  ordine 
evertendo  veluti  ceecos  ministros  fauloresque  habeant.  » 

(3)  «  Gui  nemo  prœterquam  si  forte  contingat  aliquid  imperai^i, 
quod  Dei  et  Ecclesiœ  legibus  adversatur,  contraire  potest.  b 


5-2  NICOLAS  (1825-18551 

si  ce  n'est  dans  le  cas  où  l'autorité  connnande  des  choses 
contraires  aux  lois  de  Dieu  et  de  l'Église...  Çvi  resislil 
potestati,  Dei  ordinationi  resislit...  ideo  necessilati  snb- 
diti  estote.  Le  saint-père  cite  ensuite,  avec  saint  Au- 
gustin et  Tertullien,  l'exemple  des  j  remiers  chrétiens 
qui,  sous  les  princes  persécuteurs,  étaient  restés  étran- 
gers à  toutes  les  séditions.  C'étaient,  comme  on  le  voit, 
les  maximes  universelles  que  l'Ëglise  n'a  cessé  de  pro- 
clamer, et  que  le  souverain  pontife  aurait  pu.  dans  le 
même  temps,  adresser  à  tous  les  peuples  de  l'Europe. 
Mais  il  ajoutait  cette  parole  si  importante  à  ses  yeux,  et 
qui  ne  pouvait  concerner  que  la  Pologne  :  «  Votre  très 
puissant  empereur  se  montrera  plein  de  bonté  pour 
vous,  il  recevra  toujours  avec  bienveillance  les  bons 
offices  que  nous  ne  manquerons  pas  d'interposer  en 
votre  faveur,  et  les  demandes  que  vous  lui  ferez  pour 
le  bien  de  la  religion  catholique  que  professe  le 
royaume ,  et  à  laguelle  il  a  promis  de  ne  refuser  en 
aucun  temps  sa  pi^otection  (1).  » 

Malgi'é  les  termes  si  généraux  où  le  pape  s'était  ren- 
fermé, dans  une  lettre  écrite  près  d'un  an  après  que 
toute  espérance  de  reconquérir  leur  liberté  politique 
était  perdue  pour  les  Polonais,  l'efTet  produit  fut  dé- 
plorable et  tout  à  fait  conforme  à  ce  que  Nicolas  s'était 

(1)  «  Fortissimus  imperalor  vesler  benignuni  se  erga  vos  geret, 
officia  noslra  quae  cerle  inlerponere  non  omillemus,  poslulaliones- 
que  vestras  e  bono  calholicae  religionis,  qnam  regnum  islud  profi- 
tetur,  cuique  palrociniuni  suum  nullo  iinqiiam  Icmpore  nefjalnrum 
promisil,  œquo  Kcmpcr  aiiimo  excipicl.  » 


MCOI,AS    El     J.A    COUR    ROMAINE.  53 

proposé.  l;empeieur,  qui  d'ordinaire  proscrivait  sévè- 
rement la  circulation  de  toutes  les  pièces  émanées  de 
la  cour  romaine,  fit  lire  et  répandre  partout  cette  en- 
cyclique, en  la  présentant  comme  un  gage  assuré  de 
l'approbation  entière  que  le  pape  donnait  à  sa  poli- 
tique. Bien  plus,  on  fit  passer  ce  document,  par  lui- 
même  si  inoffensif,  pour  une  excommunication  pro- 
noncée contre  tous  ceux  qui  avaient  pris  part  au  mou- 
vement national.  Ainsi,  Nicolas  pouvait  opposer  cette 
pièce  à  la  fois  aux  révolutionnaires,  que  seuls  elle  at- 
teignait réellement;  aux  amis  de  l'indépendance  qu'il 
affectait  de  confondre  avec  les  premiers;  au  clergé, 
dont  les  sentiments  patriotiques ,  incontestablement 
vivants  au  fond  des  cœurs,  mais  traduits  en  fait  ex- 
térieur par  une  infime  minorité  seulement,  furent  tra- 
vestis en  sanguinaires  complots  ou  en  folles  utopies;  à 
tous  les  catholiques  de  Pologne  enfin,  qui  purent  se 
croire  abandonnés,  sinon  trahis  par  leur  père,  et  deux 
fois  condanmés,  pour  avbir  forfait  au  devoir  du  chré- 
tien et  sympathisé  avec  la  cause  nationale.  Ainsi,  la 
seule  voix  que  redoutait  Nicolas  semblait  n'avoir  parlé 
que  pour  lui,  et  le  souverain  pontife,  défenseur  né  de 
toutes  les  infortunes  que  consacre  l'Évangile,  parut  en 
avoir  déserté  la  plus  grande,  celle  des  fils  vaincus  et 
décimés  de  Sobieski  ! 


5fj  NICOLAS  (1825-1855] 


VU 

Grégroire  XVI  et  rinsarrection  polonaise. 

Peut-être  quelques  lecteurs  s'étonneront-ils  de  l'in- 
terprétation que  nous  donnons  à  la  lettre  encyclique 
de  1832.  On  s'est  tellement  habitué,  dans  certains 
partis,  à  faire  de  Grégoire  XVI  l'adversaire  obstiné  de 
l'indépendance  et  des  droits  des  peuples,  qu'on  croi- 
rait volontiers  que  ce  grand  et  saint  pontife,  capable 
de  se  laisser  circonvenir  par  les  intrigues  de  la  Russie, 
alors  appuyée  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche  (1),  l'était 
aussi  d'oublier  que,  s'il  y  a  des  devoirs  de  soumission 
pour  les  peuples  envers  le  pouvoir  établi,  quel  qu'il 
soit,  ne  fût-ce  qu'un  pouvoir  de  fait,  il  y  a  aussi  des 
droits  pour  les  peuples,  lorsque,  foulés  aux  pieds  par 
des  maîtres  iniques,  au  mépris  des  droits  sacrés  de  la 
conscience  et  de  la  foi  jurée,  dans  un  accès  d'indigna- 
tion trop  légitime,  ils  osent,  comme  les  Machabées, 
revendiquer  à  la  fois  leur  patrie  et  leur  Dieu.  Sur  ce 
point,  les  principes  de  la  théologie  catholique  sont 
connus,  ce  n'est  pas  le  lieu  de  les  exposer  ici  ;  nous 
affirmons  qu'il  n'entra  pas  dans  la  pensée  du  sou- 

(1)  Jusqu'en  <837,  l'accès  et  le  séjour  de  Rome  furent  interdits, 
sauf  de  rares  exceptions,  aux  émigrés  polonais.  Leur  présence  ne 
manquait  jamais  d'y  provoquer,  de  la  part  d'une  de,  trois  légations 
hostiles  aux  Polonais,  des  réclamations  que  la  police  de  Rome  avait  la 
condescendance  de  traduire  en  ordre  de  départ. 


GRÉGOIRE   XVI    ET    L  INSURRECTION   POLONAISE.        55 

verain  pontife  d'y  changer  une  syllabe  (1).  Mais  ce  qui 
vaut  mieux  que  notre  affirmation,  c'est  le  témoignage 
de  Grégoire  XM  lui-même.  La  chose  est  assez  impor- 
tante pour  que  nous  le  rapportions  avec  quelques  dé- 
tails, au  risque  d'être  trop  long  ou  de  nous  répéter. 
Ce  ne  sera  pas  acheter  trop  cher  le  bonheur  de  dé- 
truire par  là  des  imputations  contraires  à  l'honneur  de 
la  papauté,  et  de  réfuter  quelques  calomnies,  malheu- 
reusement trop  exploitées  aujourd'hui.  Dans  ce  but, 
nous  ne  ferons  pas  autre  chose  que  d'insérer  ici  le  ré- 
cit inédit  d'une  double  audience  accordée  par  Gré- 
goire XVI  à  un  enfant  de  la  Pologne,  que  nous  savons 
aussi  fidèle  aux  lois  de  l'Église  qu'au  sentiment  natio- 
nal, et  qui  était  accouru  aux  pieds  du  père  commun 
pour  lui  exposer  respectueusement  les  plaintes  de  ses 
compatriotes.  C'est  du  général  comte  Zamoyski  que 
nous  tenons  ce  récit.  Ecrit  sous  sa  dictée,  nous  le 
reproduisons  simplement.  C'est  à  1837  que  remonte  la 
date  de  cet  entretien. 

«Dès  le  lendemain  de   mon  arrivée,  le   cardinal  Lam- 
bruschini  me  reçut  et  me  dit  que  le  saint-père   me  ver- 

(I)  Sur  ce  sujet,  voyez  le  P.  Ventura,  dans  son  Essai  sur  le 
pouvoir  public,  p.  395  et  suiv.,  exposant  les  théories  de  Suarez,  et 
appliquant  ses  principes  à  la  question  de  savoir  si  le  pouvoir  du  czar 
sur  la  Pologne,  inique  dans  son  origine,  a  pu  devenir  légitime  par 
les  actes  subséquents  du  souverain,  et  la  résignation  forcée  des 
populations.  —  Voyez  aussi  de  judicieuses  réflexions  dans  M.  Cré- 
tineau-Joly,  V Eglise  romaine  devant  la  révolution,  t.  FI,  p.  241, 
4'*  édition. 


56  NICOLAS  (1825-1855). 

rait  le  jour  suivant.  J'étais  muni  d'un  certain   nombre  de 
renseignements  et  de  documents  constatant  la  persécution 
ouverte  exercée  contre  les  catholiques  en  Pologne.  Une  lettre 
même  de  l'un  de  nos  principaux  évêques,  bientôt  après  chassé 
de  son  diocèse,  Mgr  Gulkov^ski,  évêque  de  Podlachie,  m'a- 
vait été  remise  par  un  compatriote,  arrivé  de  Pologne,  pour 
la  faire  parvenir  au  saint-père.  Grégoire  XVI  lut  cette  lettre 
avec  une  vive  émotion,  et  m'en  dit  aussitôt  le  contenu.  L*é- 
véque  adressait  au  saint-père  comme  une  plainte  de  se  voir 
obsédé  sans  cesse  dans  l'accomplissement  des  devoirs  de  son 
ministère,  par  des  assertions,  des  pièces  même,  présentées 
par  les  autorités  russes,  tendant  à  lui  démontrer  que,  par 
sa  résistance  aux  ordres  de  l'autorité  civile,  il  encourait  le 
blâme  du  souverain  pontife.  Le  pape  ne  déguisa  point  le  cha- 
grin qu'il  éprouvait  :  «  Que  puis-je  faire,  me  dit-il,  envers  un 
»  gouvernement  (|ui  m'aborde  toujours  en  me  menaçant  de 
»  se  venger  sur  mes  fils  de  Pologne,  si  je  refuse  de  les  inviter 
»  à  la  soumission?  Cette  soumission  au  pouvoir  établi  est  le 
"  précepte  de  l'Église,  qui  ne  le  sait?  Je  crois  donc  pou- 
»  voir,  pour  ajourner  du  moins  les  violences  de  l'ennemi, 
»  rappeler  ce  précepte,  mais  je  n'entends  pas  assurément 
»  blâmer  ni  réprimander  ceux  de  mes  fils  ou  de  mes  chers 
>)  évêques  qui  font  leur  devoir,  en  résistant  aux  mesures  qui 
»  portent  atteinte  aux  droits  et  aux  intérêts  de  la  religion. 
»  Mais  comment  me  faire  comprendre,  quand  toute  commu- 
»  nication  directe  m'est  interdite  avec  eux?  » 

»  J'offris  au  pape,  s'il  voulait  me  confier  du  moins  une  ré- 
ponse à  cette  lettre,  de  la  faire  parvenir  sûrement  à  l'évêque 
de  Podlachie.  Le  saint- père  me  promit  celte  réponse.  Le  ta- 
bleau que  je  lui  traçai  de  la  situation  des  catholiques  en  Po- 
logne l'intéressa  vivement.  Il  me  recommanda  d'en  remettre 
à  la  secrétairerie  d'Etat  les  preuves,  et  me  dit  de  revenir  sous 
peu  de  jours. 


GRÉGOIRE    XVI    ET    L  INSURRECTION    POLONAISE.        57 

»  Quelques  jours  après,  je  recevais  de  ses  mains  la  lettre 
qu'il  avait  préparée  pour  l'évèque  de  Podlachieet  qu'il  eut  la 
bonté  de  me  lire  en  me  la  remettant.  Cette  lettre  avait  pour 
but  de  consoler  et  de  fortifier  l'évèque,  en  l'assurant  que  le 
saint-père  comptait  sur  sa  fidélité  et  sur  son  dévouement  pour 
défendre  les  intérêts  de  l'Eglise.  Ce  fut  alors  que  je  me  sentis 
le  courage  de  dire  au  pape  qu'une  douleur  semblable  à  celle 
que  lui  exprimait  cet  évéque  avait  été  ressentie  par  la  Polo- 
gne entière,  à  l'occasion  de  la  lettre  apostolique  qu'il  avait 
adressée  aux  évêques  de  Pologne,  en  juin  1832.  J'avais 
appris  à  Rome  que  des  personnages  considérables  du  sacré 
collège  avaient  osé  reprocher  au  pape  sa  lettre  aux  évêques 
de  Pologne.  L'un  d'entre  eux,  le  patriarche  de  Jérusalem, 
prélat  d'un  grand  âge,  avait  hautement  blâmé,  en  consistoire, 
cette  lettre  apostolicpie,  et  dit  au  saint-père  :  «  Le  bruit  se 
»  répand  que  des  millions  de  catholiques  en  Pologne,  ceux 
"  surtout  du  rit  uni,  sont  entourés  de  menaces  et  de  séduc- 
»  tions.  Il  est  à  craindre  que,  blessés  dans  leurs  affections  les 
»  plus  chères,  un  grand  nombre  ne  faiblisse.  La  perdition  de 
')  ces  âmes  et  des  nombreuses  générations  qui  les  suivront 
')  peut-être,  restera  à  votre  charge,  saint-père,  pour  avoir  eu 
»  le  malheur  de  signer  cette  lettre  apostolique!  »  Ce  fut  là,  je 
le  répète,  ce  qui  me  fit  oser  exprimer  au  pape  lout  ce  que  je 
sentais;  mais  ce  fut  aussi  mon  attachement  filial  à  sa  per- 
sonne sacrée  qui  m'inspira  la  confiance  de  lui  dire  que  tous 
les  Polonais,  et  moi-même,  avions  éprouvé  la  douleur  la  plus 
profonde,  lorsque,  sentant  que  nous  défendions  notre  droit 
et  que  nous  remplissions  un  impérieux  devoir,  nous  avions 
encouru  sa  désapprobation  !  Grégoire  XVI  fut  visiblement 
ému,  des  larmes  parurent  dans  ses  yeux,  il  fit  un  pas  vers 
moi,  me  saisit  avec  tendresse  par  les  deux  épaules,  puis,  avec 
un  regard  (|ui  exprimait  le  reproche,  il  me  dit  vivement  : 
«  Mais  Je  ne  vous  oi  jamais  désapprouvés.   Je  ne  vous  ai  pas 


58  NICOLAS  (1825-1855). 

.)  compris  d'abord,  cela  est  vrai;  mais  vous-mêmes,  pendant 
»  votre  lutte,  avez-vous  suffisamment  songé  à  m'éclairer? 
»  Oui,  fai  été  trompé sw  votre  compte;  mes  propres  serviteurs, 
»  ceux  à  qui  j'étais  tenu  d'accorder  ma  confiance,  se  sont,  eux 
»  aussi,  laissé  tromper  et  m'ont  induit  en  erreur.  J'ai  déplgré 
))  vos  malheurs;  mais  enfin,  vous  aviez  succombé;  tout  sem- 
»  blait  fini  pour  vous;  la  religion  restait  seule  à  sauver  devant 
»  un  vainqueur  irrité.  Les  menaces  m'ont  ébranlé;  j'ai  frémi 
»  des  persécutions  qui  allaient  fondre  sur  vous  et  dépasser 
»  tout  ce  que  vous  enduriez  déjà.  J'ai  cédé  à  une  véritable 
n  sommation;  on  me  déclarait  que,  pour  commencer,  tous  les 
»  évêques  de  Pologne  seraient  déportés  en  Sibérie,  si  je  ne  leur 
»  adressais  des  ordres  de  soumission.  Je  me  demandai  ce  que 
»  deviendrait  votre  infortunée  nation,  privée  de  ses  pasteurs 
»  et  tellement  séparée  de  moi,  que  sa  voix,  depuis  longtemps, 
»  n'arrivait  plus  jusqu'à  moi.  J'ai  cru,  dans  ma  conscience, 
»  pouvoir  et  devoir,  devant  de  tels  dangers,  consentir  à  pro- 
»  noncer  quelques  paroles  de  résignation  adressées  à  vos  évé- 
»  ques,  et  leur  rappeler  ce  que  les  apôtres  ont  commandé  aux 
»  chrétiens  et  ce  dont  l'Église  a  fait  sa  règle  invariable,  à  sa- 
.  voir  :  que  le  devoir  du  chrétien,  devoir  de  conscience  et  non 
»  pas  de  crainte  seulement,  est  d'obéir  au  pouvoir  établi; 
»  mais  je  ne  manquai  pas  d'ajouter  que,  dans  aucun  cas,  il 
»  n'était  permis  à  ce  pouvoir  d'ordonner  ce  qui  était  contraire 
))  aux  lois  de  Dieu  et  de  l'Eglise.  » 

»  Et  dans  ce  moment,  le  j)ape  ouvrant  son  secrétaire,  en 
tira  un  exemplaire  imprimé  de  cette  lettre  apostolique,  sur 
lequel  se  trouvait  souligné  de  sa  main  le  passage  qu'il  venait 
d'en  citer;  puis  il  reprit  : 

«Que  fallait-il  de  plus  à  vos  consciences?  Les  droits  de 
n  l'Église  et  de  la  religion  n'étaient-ils  pas,  au  moment  même 
«  où  ma  lettre  vous  parvenait,  suffisamment  foulés  aux  pieds? 
»  Mais  si,  d'une  part,  je  pourrais  me  plaindre  d'avoir  peut- 


GRÉGOIRE    XVI    ET    l' INSURRECTION    POLONAISE.        SH 

')  être  quelquefois  été  oublié  de  vous,  de  n'avoir  pas  été  ren- 
»  seigné  par  vous-mêmes  comme  j'aurais  dû  l'être;  de  l'autre, 
»  j'ai  peut-être  le  droit  de  vous  reprocher  de  m' avoir  lu  sans 
»  attention  et  de  n  avoir  pas  vu,  dans  le  retard  même  que  j'avais 
n  mis  à  me  prononcer,  la  contrainte  à  laquelle  j'avais  enfin 
^)  cédé  (1).  » 

»  Heureux  d'entendre  ces  paternelles  assurances,  touché  de 
la  douleur  et  de  l'émotion  avec  laquelle  le  pape  avait  parlé, 
je  lui  demandai  s'il  m'autorisait  à  répéter  ce  que  j'avais  en- 
tendu, et  j'ajoutai  que  ces  éclaircissements  seraient  pour  mes 
compatriotes  une  grande  consolation  et  une  force  nécessaire, 
peut-être,  dans  les  épreuves  qui  les  attendaient.  Grégoire  XVI 
m'y^autorisa  en  ajoutant  :  «  Vous  le  ferez  avec  discerne- 
»  ment.  » 

»  Six  mois  plus  tard,  la  lettre  que  m'avait  confiée  le  pape 

portait  ses  fruits.  L'évêque  de  Podlachie  avait  eu  le  courage 
de  demander  au  pape  comment  il  devait  interpréter  ses  ordres 
de  soumission  au  gouvernement  qui  administrait  la  Pologne, 
et  dont  ce  gouvernement  se  faisait,  à  tout  propos,  une  arme 
contre  lui,  prétendant  qu'en  résistant  aux  mesures  destruc- 
tives de  la  religion  dans  son  diocèse,  il  se  mettait  en  désobéis- 
sance flagrante  avec  les  ordres  écrits  du  saint  pontife.  Les 
encouragements  confidentiels  et  la  bénédiction  du  saint- 
père  lui  avaient  donné  une  force  nouvelle.  Poussé  à  bout,  il 
n'hésita  point  à  produire  la  lettre  même  qu'il  avait  reçue.  Le 
prince  Paskiewicz,  vice-roi,  cessa  dès  lors  d'obséder  l'évêque, 
adressa  à  Rome  les  plus  vifs  reproches  sur  la  correspondance 
secrète  du  saint-siége  avec  les  évêques  de  Pologne,  et,  peu  de 
temps  après,  obtint  de  l'empereur  Nicolas  l'exil  définitif  de 
l'évêque  de  Podlachie,  en  lui  permettant  d'aller  finir  ses 
jours  dans  la  Pologne  autrichieujie.  » 

(I)  En  effet,  Varsovie  avait  succombé  le  8  septembre  1831,  el  la 
lettre  apostolique  avait  été  signée  le  9  juin  1  832. 


6b  NICOLAS  (1 825-1 855y. 

Le  récit  du  général  Zamoyski  a  reçu  de  la  cour  pon- 
tificale elle-mênie  une  confirmation  muette,  mais  écla- 
tante :  l'encyclique  de  Grégoire  XYI  aux  évêques 
polonais  ne  figure  pas  dans  le  bullaire  de  ce  pape.  Ce 
n'est  pas  assurément  que  la  cour  romaine  ait  voulu 
en  rien  i*étracter  les  principes  toujours  enseignés  par 
l'Égfise  et  rappelés  par  la  lettre  pontificale,  sur  la 
soumission  due  au  pouvoir  établi,  en  ce  qui  ne  blesse 
pas  les  droits  de  la  conscience.  Mais,  par  celte  sup- 
pression, on  reconnaissait  hautement  la  nullité  d'un 
acte  arraché  par  la  ruse,  sur  un  faux,  exposé  qui  avait 
entièrement  dénaturé,  aux  yeux  du  pontife,  le  réel 
caractère  de  l'insurrection  polonaise. 

Les  explications  que  nous  venons  de  donner  fixeront 
devant  l'histoire,  nous  l'espérons,  la  vraie  signification 
de  l'encyclique  de  1832.  Mais  si  quelques-uns  étaient 
encore  portés  à  s'indigner  de  l'accent  trop  humble  de 
Grégoire  vis-à-vis  du  plus  cruel  ennemi  de  la  Pologne, 
nous  nous  permettrons  de  leur  citer  un  grand  écri- 
vain, non  moins  connu  pour  son  sincère  amour  de  la 
liberté  des  peuples  que  pour  son  attachement  à  l'É- 
glise; nous  leur  rappellerons  ce  rapprochement,  d'une 
vérité  si  touchante,  par  lequel  le  R.  P.  Lacordaire, 
longtemps  avant  que  l'histoire  pût  parler,  sous  la  seule 
inspiration  d'un  cœur  filial,  sut  rendre  son  caractère 
véritable  à  l'acte  tant  reproché  au  souverain  pontife. 

«  A  supposer  même,  ce  que  je  ne  crois  pas,  que 
dans  l'espérance  d'apaiser  un  prince  irrité  contre  une 
portion  de  son  troupeau,  le  pasteur  ail  excédé  par  les 


MÉMOIRE    DU    COMTE    GOURIEFF.  61 

expressions,  je  ne  me  persuaderai  jamais  que  Priam 
fit  une  action  indigne  de  la  majesté  d'un  roi  et  des 
entrailles  d'un  père  quand  il  prit  la  main  d'Achille, 
en  lui  adressant  ces  sublimes  paroles  :  «  Juge  de  la 
»  grandeur  de  mon  malheur,  puisque  je  baise  la  main 
»  qui  a  tué  mon  fds  (Ij!  » 


Vlll 


Mémoire  du  comie  GoiiriefT. 

La  concession  tant  désirée ,  qui  venait  d'être  faite 
au  gouvernement  russe  par  le  souverain  pontife,  lui 
parut  une  occasion  favorable  pour  faire  remettre  à 
l'ambassade  russe  une  note  confidentielle,  en  date  du 
mois  de  juin  1832,  concernant  les  atteintes  faites  à  la 
religion  dans  les  domaines  impériaux.  Cette  réclama- 
tion ue  portait  que  sur  les  faits  les  plus  certains  et  les 
plus  authentiques.  On  la  laissa  sans  réponse.  Elle  fut 
suivie  d'une  autre  note  du  6  septembre  1832,  où  de 
nouveaux  griefs  étaient  articulés.  Il  était  trop  évident 
que,  des  promesses  faites  au  nom  de  l'empereur, 
aucune  n'avait  été  tenue.  Bien  plus,  par  l'effet  même 
de  la  condescendance  de  Grégoire,  dont  l'encyclique 
n'avait  pas  peu  contribué  à  faciliter  en  Pologne  le 
rétablissement  du  pouvoir  impérial ,  la  situation  des 
catholiques,  qui  avaient  cessé  d'être  craints,   était 

(1)  Lellre  sur  le  saintsiége. 


62  NICOLAS  (1>525-I855). 

devenue  plus  mauvaise.  Ainsi,  on  avait  trompé  le 
pape  sciemnient  ,  et  l'on  se  servait  ouvertement , 
contre  l'Église ,  des  armes  qu'on  lui  avait  demandées 
contre  la  révolution.  Il  était  évident ,  comme  la 
lumière  du  soleil,  que  la  révolution  n'avait  été  qu'un 
prétexte  pour  emprunter  au  chef  de  la  religion  de 
quoi  affaiblir,  non  pas  la  révolution,  mais  l'Église. 

Tout  autre  eût  pu  se  trouver  embarrassé ,  mais  la 
diplomatie  russe  ne  s'effraye  point  des  situations  équi- 
voques. Le  ministre  Gourieff  fut  donc  chargé  de 
remettre  au  pape,  en  réponse  à  ses  griefs,  un  mémoire 
qu'on  pourrait  citer  comme  une  pièce  de  haut  co- 
mique, si,  sous  ces  paroles  ambiguës  et  déloyales,  et 
souvent  sous  un  silence  affecté ,  ne  se  cachait  l'apo- 
logie opiniâtre  de  mesures  qui  opprimaient  la  con- 
science de  millions  d'hommes,  et  faisaient  couler  le 
sang  humain.  Voici  le  début  de  ce  mémoire,  qui  est 
en  date  du  mois  de  mai  183â  : 


«  Une  simple  note  renfermée  dans  un  mémoire  du  minis- 
tère impérial  relatif  au  projet  d'une  nouvelle  circonscription 
des  diocèses  en  Russie,  et  qui  observe  que,  depuis  quelque 
temps,  on  remarque  parmi  les  sujets,  et  même  parmi  le 
clergé  du  rit  latin  de  la  Lithuanie,  un  certain  relâchement 
des  mœurs  et  de  l'affaiblissement  de  la  foi,  paraît  avoir  fourni 
au  saint-siége  l'occasion  et  le  texte  d'un  mémoire  volumineux, 
dans  lequel  on  essaye  d'attribuer  l'origine  de  ces  maux  aux 
mesures  du  gouvernement  impérial  et  aux  règlements  récem- 
ment émanés  de  lui,  sur  l'organisation  et  les  rapports  du 
clergé  catholique  dans  l'empire. 


MÉMOIRE    DU    COMTE    GOURIEFF.  63 

»  Le  présent  mémoire  a  pour  but  d'examiner  avec  fran- 
chise et  impartialité,  et  de  répondre  point  par  point  à  chacun 
des  huit  griefs  articulés  par  la  cour  de  Rome  à  la  charge  du 
gouvernement  russe  (1).  » 

La  suite  clu  mémoire  tient  tout  ce  que  promet  un 
début  si  hautain.  On  remarque,  d'un  bout  à  l'autre,  que 
l'envoyé  impérial  teint  l'ignorance  sur  les  points  les 
plus  embarrassants,  alors  même  que  toute  l'Europe  les 
connaît,  quand  il  ne  les  passe  point  sous  un  prudent 
silence  :  ce  qui  ne  l'empêchera  pas  de  conclure  d'une 
manière  triomphante,  mais  tout  à  fait  inattendue,  par 
ces  paroles  : 

«  Nous  aimons  à  croire,  d'après  ce  qui  précède,  que  nous 
sommes  parvenu,  autant  que  cela  dépend  d'une  argumenta- 
tion basée  sur  la  bonne  foi  et  sur  la  connaissance  des  faits,  à 
détruire  les  préventions  du  saint-siége  contre  les  intentions 
et  les  vues  du  gouvernement  impérial.  » 

Les  points  que  le  ministre  russe  passe  sous  silence 
sont,  comme  le  remarque  l'allocution,  «  la  demande 
explicite  d'envoyer  un  chargé  d'affaires  du  saint-siége  à 
Pétersbourg  ;  »  ce  sont  aussi  les  persécutions  dirigées 
contre  la  religion  dans  le  royaume  de  Pologne  propre- 
ment dit,  en  faveur  duquel,  remarque  la  note  romaine, 
«  était  solennellement  engagée  l'auguste  parole  de 
Sa  Majesté  impériale  et  royale.  »  Remarquons  encore 
que  dans  ces  persécutions  signalées  par  le  pape,  et  dont 

(l)Theiner,  II,  27Ç. 


64  NICOLAS  (18^25-1855). 

l'envoyé  russe  ne  parle  pas,  est  compris  l'enlèvement 
de  ces  milliers  d'enfants  polonais,  dont  le  sort  excitait 
alors  dans  l'Europe  entière  le  soulèvement  de  la  plus 
légitime  indignation. 

Qui  le  croirait  ?  Parmi  les  choses  qu'ignore  le  diplo- 
mate, il  faut  compter  la  suppression  des  couvents. 

«  Bien  qu'on  ne  puisse  préciser  de  quelle  suppression  de 
couvents  il  est  question  dans  le  mémoire  du  saint-siége,  nous 
supposons  qu'on  veut  parler  des  quatre  couvents  de  la  ville 
de  Brest-Litowski,  supprimés  en  1830  parce  que  leurs  bâti- 
ments entraient  dans  le  plan  de  la  fortification  de  la  ville,  et 
six  couvents  supprimés  en  1831  pour  avoir  participé  à  la 
révolte.  Les  biens-fonds  appartenant  aux  premiers  ont  été 
conservés  à  leurs  ordres  respectifs,  et  non-seulement  on  ne 
leur  a  rien  pris,  mais  ils  ont  encore  reçu,  d'après  l'estimation 
qui  en  a  été  faite,  la  valeur  des  bâtiments,  qui  ont  dû  subir 
les  effets  de  la  loi  d'expropriation  pour  cause  d'utilité  pu- 
blique. En  outre,  les  religieux  de  ces  couvents  ont  obtenu,  à 
leur  translation  dans  d'autres  monastères,  une  rémunération 
suliisante,  et  les  frais  de  route  nécessaires. 

»  Quant  aux  couvents  supprimés  pour  leur  participation  à 
la  révolte  contre  le  gouvernement,  les  lois  du  pays  les  con- 
damnaient à  la  peine  de  la  confiscation.  Malgré  cela,  une  partie 
de  ces  biens  a  été  assignéeà  l'accomplissement  des  obligations 
qui  leur  étaient  imposées  par  les  fondateurs,  à  l'entretien  du 
clergé  séculier  et  des  couvents  convertis  en  églises  parois- 
siales. D'autres  couvents  qui  ont  fait  cause  commune  avec 
les  insurgés,  et  dont  le  nombre  était  très  considérable,  ont 
été  amnistiés  par  S.  M.  rempereui*et  subsistent  encore  au- 
jourd'hui. » 

Notez  que  la  pièce  que  nous  analysons  est  datée  de 


Ml'MOlRE   DU    COMTE   GOLRIEFF.  65 

mai  1833,  et  que  les  oukases  qui  suppriment  p/ws  de 
deux  cents  couvents  latins  datent  de  février  1832  (1)! 

Le  saint-père  se  plaint  de  ce  quon  enlève  leurs 
biens  aux  couvents,  et  la  plainte  se  conçoit,  puisque 
l'oukase  de  1832  qui  supprime  les  couvents  inutiles 
ordonne  «  de  faire  passer  les  biens  immeubles  et  autres 
possessions  des  couvents  qu'on  supprime  sous  la  direc- 
tion du  Trésor.  » 

Voici  la  réponse  du  diplomate  : 

«  Dans  l'ignorance  où  nous  nous  trouvons  sur  les  bénétices, 
couvents  et  œuvres  pies  dont  il  est  ici  question,  puisque  aucun 
de  ces  établissements  n'a  été  spécifié,  nous  ne  croyons  pou- 
voir mieux  faire  que  de  donner  i''i  un  exposé  succinct  de 
tout  ce  qui  a  rapport  à  ce  sujet. 

»  Loin  de  priver  les  églises  de  leur  propriété,  le  gouverne- 
ment russe  se  fait  au  contraire  un  devoir  de  défendre  les 
droits  du  clergé,  à  l'égal  des  intérêts  du  fisc,  toutes  les  fois 
qu'ils  se  trouvent  en  litige  avec  des  particuliers.  C'est  grâce 
à  cette  protection  que  le  clergé  catholique  a  gagné  dans  le 
court  espace  de  peu  d'années,  et  par  l'intercession  du  minis- 
tère des  cultes  étrangers,  plusieurs  centaines  de  procès  des 
plus  compliqués  et  des  plus  douteux.  » 

Mais  il  y  a  des  choses  que  le  diplomate  ne  cache 
point,  qu'il  sait,  et  quïl  ne  craindra  pas  de  dire  au 
pape.  Les  voici  :  Le  pape  se  plaint  de  ce  que  la  com- 
munication libre  avec  le  saint-siége  est  interdite  aux 
catholiques;  plainte  légitime,  s'il  en  fut,  puisque  la 

(1)  Le  nombre  UHal  de.-  couvents  élail  de  412. 


66  NICOLAS  (18^25-1855). 

communication  avec  Rome  est  de  l'essence  même  du 
catholicisme,  et  que  néanmoins  les  relations  directes 
des  enfants  avec  le  père  sont  un  crime  puni  de  la 
Sibérie.  Mais,  répond  le  diplomate,  quoi  de  plus  facile 
à  justifier  qu'une  telle  mesure? 

«  Le  premier  motif  de  cette  mesure  a  été  fourni  au  gou- 
vernement par  les  sujets  catholiques  eux-mêmes ,  qui  por- 
taient plainte  à  S.  M.  l'impératrice  Catherine  II  contre  les 
membres  de  leur  propre  clergé,  sur  ce  que  plusieurs  d'entre 
eux,  s'étayant  sur  des  pouvoirs  qu'ils  avaient  reçus  de  Rome, 
considéraient  comme  leur  propriété  particulière  ce  qui  appar- 
tenait aux  Églises,  empruntaient  de  l'argent  sur  l'hypothèque 
de  ces  biens,  et  quittaient  ensuite  le  territoire  de  l'empire 
sans  rendre  compte  de  leur  gestion,  laissant  peser  sur  les 
paroissiens  les  charges  qu'ils  avaient  contractées  dans  leur 
propre  intérêt.  » 

»  Quant  aux  actes  émanés  du  saint-siége,  il  est  hors  de  doute 
qu'ils  renferment  souvent  des  principes  et  des  expressions 
qui  ne  sauraient  être  admis  par  le  gouvernement  impérial,  et 
même  incompatibles  avec  les  règles  de  tolérance  religieuse,  scru- 
puleusement ohervées  en  Russie  {sic),  et  en.  vertu  desquelles, 
en  assurant  le  libre  exercice  à  tous  les  cultes,  le  gouverne- 
ment ne  permet  à  aucun  d'eux  d'empiéter  sur  les  droits  de 
l'Église  orthodoxe  ou  sur  ceux  des  autres  croyances. 

«Du  reste,  le  gouvernement  russe  a  de  tout  temps  su 
apprécier  la  distinction  des  rapports  religieux  d'avec  les  rap- 
ports politiques.  Une  longue  expérience  lui  a  démontré  que 
non-seulement  la  religion  chrétienne,  mais  que  toute  autre 
croyance  religieuse,  sert  d'appui  au  trône  et  de  garantie  au 
repos  public.  Dans  cette  conviction,  loin  d'opposer  des  diffi- 
cultés aux  catholiques  romains  qui,  pour  leurs  beâoins  spiri- 
tuels, ont  recours  à  Rome,  le  gouvernement  impérial  emploie 


MÉMOIRE    DU    COMTE   GOURIEFF.  67 

au  contraire  ses  bons  offices  pour  leur  procurer  dons  ce  but  toutes 
les  facilités  possibles,  et  en  leur  offrant  le  secours  de  sa  média- 
tion, il  se  charge  lui-même  de  la  transmission  de  leurs  demandes  et 
de  l'argent  quils  envoient  aux  tribunaux  romains  sans  exiger  pour 
celaaucune  rétribution.  La  légation  même,  accréditée  auprès  du 
saint-siège  par  feu  l'empereur  Alexandre,  a  pour  principal  objet 
de  prêter  ses  bons  offices  à  tout  ce  qui  a  rapport  aux  appels, 
en  cour  de  Rome,  des  catholiques  de  l'empire  (1).  » 

Ainsi,  loin  que  les  plaintes  du  pape  sur  le  peu  de 
liberté  laissée  aux  catholiques  soient  fondées,  le  mi- 
nistre russe  nous  apprend  que  la  tolérance  universelle 
est  un  dogme  religieusement  respecté  par  la  Russie, 
qu'elle  lui  est  chère  jusqu'au  scrupule.  S'abstenir  de 
la  violer,  ce  serait  peu  :  le  gouvernement  russe  ne  veut 
pas  même  paraître  la  violer,  et  c'est  pourquoi  il  est 
réduit  à  supprimer  des  actes  émanés  du  saint-siége,  à 
cause  de  leur  expression  évidemment  incompatible 
avec  les  règles  d'une  si  sage  liberté  !  Le  père  commun 
se  plaint  de  ne  pouvoir  communiquer  librement  avec 
les  enfants  :  plainte  inexplicable  !  Le  gouvernement 
russe,  loin  de  s'y  opposer,  procure  à  ces  communica- 
tions, qui  ne  le  sait?  toutes  les  facilités  possibles  ;  il  veut 
bien  condescendre  jusqu'à  s'en  faire  l'intermédiaire,  et 
même,  chose  qu'on  n'eût  pas  attendu  d"un  pouvoir 
schisniatique,  il  fait  tous  les  frais  ! 

Enfin,  si  l'on  veut  savoir  jusqu'à  quel  point  un 
diplomate  russe  peut  se  croire  le  droit  de  persiffler 

(4)  Theiner,  H,  178. 


68  NICOLAS  fi  825-1 8Ô5). 

(le  mot  n'est  pas  trop  fort)  le  père  commun  des  fidèles, 
qu'on  entende  le  comte  GourieflT,  représentant  son 
maître  orthodoxe  et  pontife,  et,  en  cette  qualité, 
devenu  lui-même  théologien,  domier  à  Grégoire  XYl 
la  leçon  suivante  de  droit  canonique,  et  citei'  en 
exemple  à  suivre  au  pape  de  Rome,  ce  (pie  le  pape 
de  Pétersbourg  a  souvent  prati(uié  chez  lui  : 

«  Parmi  les  attributions  (iiii  sont  considérées,  par  la  cour 
de  Rome,  comme  relevant  du  imuvoir  épiscopal,  on  cite  phis 
spécialement  la  réforme  des  mœurs,  la  discipline  ecclésias- 
tique, et  les  alîaires  matrimoniales  li  paraiirail  (pic  les 
vœux  de  la  cour  de  Rome  tendraient  à  remettre  en  vigueur  à 
leur  égard  les  stipulations  de  quelques-uns  des  anciens 
conciles,  ou  d'autres  décrétales  tombées  aujoin-d'hui  en  désué- 
tude. Vouloir  faire  revivre  cette  lotitiitle  (hi  pouvoir  ('piscnpal, 
serait  empiéter  sur  le  domaine  du  pouvoir  politique,  appelé 
à  régler  en  dernier  ressort  les  rapports  des  différentes  auto- 
rités entre  elles,  et  à  fixer  les  limites  de  leurs  attributions 
respectives.  C'est  aussi  par  des  considérations  de  cette  mémo 
nature  que  plusieurs  anciens  règlements  de  l'Eglise  domi- 
nanteen  Russiesont  depuis  longtemps  frappés  de  prosci'iption, 
et  ont  subi  des  modifications  que  la  succession  des  siècles  intro- 
duit insensiblement  dans  toutes  les  matières  législatives  (1).  « 

(1)  Le  lecteur  catholique  ne  pourra  sempêcher  de  remarquer  ici, 
au  milieu  de  cette  diplomatie  rusée  jusqu'à  l'insolence,  la  précieuse 
naïveté  avec  laquelle  le  ministre  de  Nicolas  constate  lui-même  ce  qui 
est  la  grande  plaie,  la  honte  et  le  juste  châtiment  du  schisme  et  de 
l'hérésie  :  savoir  la  subordination  du  pouvoir  spirituel  au  pouvoir 
temporel,  dans  les  choses  mêmes  qui  sont  lo  plus  évidemment  de 
son  ressort.  C'est  au  pape  lui-même,  au  gardien  inébranlable  des 
droits  sacrés  que  l'Eglise  lient  de  Jésus-Chrisl,  droits  supérieurs  à 
toute  loi  humaine,  dont  l'indépendance  absolue  fait  l'essence,  le 


MÉMOIKK   1)1     COMTE    (JOLRIEFF.  69 

Il  y  a  cependant  un  point  où  le  diplomate  déchire 
les  voiles  et  met  à  nu  la  politique  de  son  maître,  non 
pas  cependant,  comme  on  va  le  voir,  sans  trahir  encore 
la  vérité.  Le  pape  a  invoi^ué  les  traités  de  1772  qui 
garantissaient  la  liberté  religieuse.  L'empereur,  répond 
le  ministre  russe,  n'est  plus  lié  par  ces  traités  : 

«  C'est  le  clergé  qui,  par  sa  conduite  coupable  et  ingrate, 
a  déchiré  le  pacte  qui  lui  assurait  la  jouissance  paisible  des 
bienfaits  qui  en  découlaient.  Après  l'avoir  soumis  par  la  force 
de  ses  armes,  auxquels  il  l'a  obligé  de  recourir,  le  gouverne- 
ment rentre  dans  le  plein  exercice  de  ses  droits  de  vainqueur, 
et  c'est  à  lui  seul  aujourd'hui  qu'il  appartient  de  prononcer 
sur  les  moyens  qu'il  jugera  les  plus  efficaces  pour  prévenir 
le  retour  des  désordres,  qui  ont  momentanément  plongé  ces 
provinces  dans  toutes  les  horreurs  de  l'anarchie  civile  et 
religieuse.  « 

Ici  le  diplomate  parait  accepter  franchement  pour  son 
maître  la  responsabilité  des  attentats  qu'on  lui  reproche. 

propre  et  spécial  caractère  ;  droits  que  le  schisme  et  l'hérésie  recon- 
naissent en  principe,  et  que  la  seule  raison  respecte  elle-même, 
puisque  autrement  la  notion  même  d'un  pouvoir  spirituel  s'évanouit  ; 
c'est  au  pape,  et,  en  sa  personne,  à  toute  l'Église,  que  l'on  vient 
dire,  avec  un  sang-froid  sans  pareil,  que  revendiquer  en  faveur  des 
évêques  catholiques  le  droit  de  veiller  à  la  réforme  des  mœurs,  à  la 
discipline  ecclésiastique,  d'intervenir  dans  les  affaires  matrimoniales, 
c'est  empiéter  sur  le  pouvoir  politique  !  Cest  au  pape  que  l'on  vient 
dire  qu'au  pouvoir  politique  il  ajtpartient  de  régler  «  en  dernier  res- 
sort »  les  rapports  du  temporel  et  du  spirituel  et  de  fixer  «  les  limites 
de  leurs  attributions  respectives  !  » 

Voilà  pourtant  ce  que  l'on  admet  en  Russie! 

Nous  aurons  [)lus  d'une  fois  l'occasion  de  faire  remarquer  jusqu'à 
quel  point  \  orthodoxie  russe  est  foulée  aux  pieds  par  l'autorité 
civile. 


70  NICOLAS  (1825-1855). 

Mais  d'abord,  quelle  étrange  extension  donnée  fm  droit 
du  vainqueur?  Y  a-t-il  donc  un  droit  du  vainqueur, 
en  pleine  paix,  contre  des  prêtres,  et  croit-on  s'excu- 
ser en  les  accusant  faussement  d'avoir  été  en  masse 
les  fauteurs  de  l'anarchie  civile  et  religieuse  ?  Mais,  de 
plus,  les  parties  les  plus  maltraitées  de  la  Pologne 
étaient  les  provinces  polonaises,  précisément  celles  qui 
avaient  eu  le  moins  de  part  à  l'insurrection ,  celles 
pour  lesquelles  avaient  été  conclus  les  traités  de  1772. 
A  quoi  donc  se  réduit  à  leur  égard  le  droit  du  vain- 
queur, et  comment  Nicolas  est-il  délié  de  la  foi  des 
traités?  Quant  au  royaume  de  Pologne,  il  y  a  lieu 
d'être  stupéfait,  en  voyant  que  le  diplomate  paraît  n'a- 
voir pas  lu  la  seconde  des  deux  notes  auxijuelles  il 
répond.  Dans  la  note  du  6  septembre,  en  effet,  le 
saint-père  se  plaint  tout  particulièrement  des  persé- 
cutions dont  le  royaume  de  Pologne  a  été  le  théâtre. 
Il  invoque,  non  plus  la  convention  de  1772,  mais  bien 
le  statut  organique  octroyé  au  royaume  le  14  février 
1832,  communiqué  officiellement  au  pape  le  12  avril 
suivant,  au  moment  où  l'on  sollicitait  de  lui  la  fameuse 
encyclique.  Il  faudrait  donc  admettre,  pour  entrer 
dans  les  vues  du  diplomate,  que  le  droit  du  vainqueur 
va  jusqu'à  violer  les  promesses  faites  au  pape  posté- 
rieurement aux  désordres  dont  on  se  plaint  pour  le 
motiver,  et  à  fouler  aux  pieds,  en  1835,  la  charte 
solennellement  octroyée  en  18o2,  quand  depuis  long- 
temps il  n'y  avait  plus  en  Pologne  ni  insurrection  ni 
insurgés  !  Cela  rappelle  le  mot  du  trop  célèbre  Repnine, 


\OTE    DU    CHEVALIER    FÏIRHMANN.  71 

répondant,  dans  la  fameuse  diète  de  1767,  à  ceux 
qui,  le  manifeste  de  Catherine  à  la  main,  invoquaient 
les  droits  reconnus  aux  catholiques  :  «  Taisez-vous,  il 
n'appartient  qu'à  moi  de  connaître  le  véritable  -sens 
des  déclarations  de  ma  souveraine  (l).  » 


IX 


Note  du  chevalier  FUrbmann. 

Le  mémoire  du  comte  Gourieff  est  peut-être  sur- 
passé par  la  note  du  chevalier  Fùrhmann,  autre  diplo- 
mate russe,  qui  arriva  à  Rome  en  1840,  chargé  d'ob- 
tenir  du   saint- siège    l'institution   canonique    pour 
M^'Pawlowski,  archevêque  nommé  de  Mohilew.  C'est 
par  cette  dignité  que  le  gouvernement  russe  avait 
jugé  à  propos  de  récompenser  la  coopération  coupable 
de  ce  prélat  à  l'oukase  de   18'^)6,  qui  interdisait  au 
clergé  catholique  l'administration  des  sacrements  aux 
personnes  inconnues.  Le  chevalier  Fiirhmann  devait 
en  outre  obtenir  du  saint-siége  l'éloignement  du  cou- 
rageux évêque  Gutkovvski,  coupable  d'avoir  été  inva- 
riablement fidèle  aux  devoirs  de  sa  conscience  et  à  ses 
obligations  envers  l'Église.  Moyennant  ces  concessions 
exorbitantes,  on  promettait  au  saint-siége  le  redresse- 
ment de  quelques  griefs.  On  sait,  par  l'allocution  du 
souverain  pontife,  qu'il  se  résigna  à  ce  qu'on  lui  de- 

(I)  Theiner,  I,  129. 


72  NICOLAS  (1825-1855). 

mandait.  On  y  peut  voir  aussi  comment  toutes  les 
promesses  par  lesquelles  on  avait  acheté  son  consen- 
tement étaient  de  purs  mensonges,  oificiellement  ap- 
portés et  revêtus  de  l'authenticité  la  plus  complète,  par 
le  nn'nistère  d'un  ambassadeur  envoyé  à  cet  eftet.  Seu- 
lement, comme  un  dernier  spécimen  de  ce  qu'a  pu  se 
permettre  la  diplomatie  contemporaine,  de  ce  qu'a 
pu  écrire  un  souverain  à  un  autre  souverain  qui,  hu- 
mainement parlant,  était  au  moins  son  égal,  et  de 
ce  que  peut  enfin  signer  un  ambassadeur,  rapportons 
textuellement  l'explication  donnée  par  le  chevalier 
Fiirhmann  ,  sur  l'enlèvement  des  enfants  polonais 
transportés  par  milliers  en  Russie. 

«  Voici,  en  peu  de  mots,  l'exacte  vérité  sur  le  prétendu  en- 
lèvement d'enfants  catholiques.  Après  la  prise  d'assaut  de  Var- 
sovie, un  nombre  considérable  d'entants  étaient  restés  orphe- 
lins par  la  mort  de  leurs  pères,  qui  avaient  combattu  dans  les 
rangs  des  insurgés.  Les  propres  mères  de  ces  enfants,  privées  de 
tout  moyen  de  suôsistance,  vinrent  elles-mêmes  implorer  la  com- 
passion du  vainqueur,  pour  le  supplier  de  prendre  ces  orphe- 
lins sous  sa  protection. 

»  Touché  par  leur  sort,  jetant  un  géupreux  oubli  sur  le  passé, 
et  ne  voulant  pas  punir  dans  les  entants  la  faute  de  leurs  pères, 
le  général  commandant  en  chef  de  l'armée  impériale  (aujour- 
d'hui maréchal,  prince  de  Varsovie),  accorda  un  asile  provi- 
soire à  ces  malheureux  entants,  les  fit  nourrir  et  vêtir,  et 
après  avoir  pris  les  ordres  de  S-i  Majesté  l'empereur,  et  vu 
l'impossibilité  de  Iesj)lacer  enl^)li»gîie,  où  l'insurrection  avait 
désorganisé  tous  les  établissements  publics,  ils  furent  répartis 
dans  les  ditrérentes  écoles  militaires  de  l'intérieur  de   l'em- 


NOTE    Dl     CHEVALIER    FURHMANX.  73 

pire,  où  il  leur  est  ouvert  une  voie  de  s'instruire  et  de  servir 
un  jour  utilement  leur  pays.  Comme  d'ailleurs  la  plupart  de 
ces  écoles  se  trouvent  ou  dans  des  villes  ou  dans  leur  proxi- 
mité, ces  enfants  ne  manquent  nullement  d'ecclésiastiques  de 
leur  religion,  et  ne  risquent  en  aucune  manière  d'abandonner 
leur  croyance.  Ainsi  donc^  le  fait  que  des  enfants  catholiques  ont 
été  conduits  en  Russie,  est  matériellement  vrai  ;  mais  la  mal- 
veillance, si  prompte  à  dénaturer  toute  chose,  a  représenté  un 
acte  de  bienfaisance  et  d'humanité  comme  un  acte  d'oppression. 
Cet  exemple  prouvera  à  la  cour  de  Rome  combien  elle  doit  se 
méfier  de  la  véracité  des  rapports  qui  lai  parviennent  par  d'au- 
tres voies  que  par  celle  du  gouvernement  impérial.  » 


Entre  rexplication  «5?  conforme  à  l'exacte  vérité  >^ 
donnée  par  le  diplomate,  et  l'opinion  adoptée  par  les 
hommes  de  tous  les  partis  à  cette  époque,  l'histoire  a 
depuis  longtemps  fait  son  choix. 

Eu  regard  de  la  dépêche  officielle,  à  laquelle  le 
saint-siége  a  infligé  la  honte  de  la  publicité,  tout  le 
monde  a  pu  lire  le  rescrit  du  10  avril  1832  qui 
décide  que  «  tous  les  enfants  mâles  orphelins,  sans 
tutelle,  ou  âgés  de  six  à  dix-sept  ans,  seront  recherchés 
dans  le  royaume  pour  être  transportés  à  Minsk,  placés 
dans  les  bataillons  des  cantonistes  et  successivement  en- 
voyés aux  compagnies  des  colonies  militaires.  » 

Tout  le  monde  a  pu  se  convaincre  que  cet  orch'e 
était  exécuté,  et  qu'il  se  poursuivait  plus  de  trois 
ans  encore  après  la  prise  de  Varsovie,  par  la  lecture 
de  l'avis  que  fît  donner,  dans  les  journaux,  le  gé- 
néral Slrorozvenko .  chef  de  la  police   à  Varsovie , 


lli  NICOLAS  (1825-1855). 

«  d'une  adjudication  publique  a  minima,  qui  aurait 
lieu  le  6  et  le  7  novembre  1834  dans  les  bureaux  de 
l'administration  de  police,  pour  le  transport  de  Varsovie 
à  Minsk  des  enfants  et  des  orphelins  enlevés  dans  le 
royaume  de  Pologne  ,  conformément  au  rescrit  du 
10  avril  1832  (1).» 

Toute  l'Europe,  enfin,  a  entendu  le  cri  des  mères  à 
qui  la  prétendue  clémence  de  l'empereur  enlevait 
leurs  enfants  ;  et  c'est  de  la  bouche  même  d'un 
officier  russe,  témoin  oculaire,  que  la  comtesse  K... 
(de  qui  nous  le  tenons),  a  entendu  l'effroyable  récit 
de  cette  mère  désespérée  qui,  sous  prétexte  d'embrasser 
une  dernière  fois  son  enfant,  s'élança  dans  le  chariot 
qui  l'enunenait  pour  toujours,  et  eut  le  cruel  héroïsme 
de  le  poignarder,  préférant  pour  lui  une  mort  san- 
glante à  la  pitié,  plus  meurtrière,  qui  allait  lui  ravir 
tout  ensemble  sa  mère,  sa  patrie  et  sa  foi. 

On  ne  s'étonnera  pas,  sans  doute,  que  Grégoire  XVI 
n'ait  pas  trouvé  l'explication  du  chevalier  Fiihrmann 
assez  satisfaisante  pour  se  méfier,  suivant  l'avis  qu'on 
lui  en  insinuait  si  poliment ,  «  des  rapports  qui  lui 
parvenaient  par  d'autres  voies  que  par  celles  du  gou- 
vernement impérial.  » 


(1)  Six,  ans  plus  lard,  en  1838,  le  13  avril,  nous  lisons  dans  les 
journaux  de  Varsovie  l'avis  suivant,  du  conseil  gouvernemenlal  : 
«  Le  1  8  du  présent  mois,  à  midi,  aura  lieu,  dans  la  salle  ordinaire 
des  séances  du  conseil,  une  adjudication  publique  a  minima  pour  le 
transport  de  Varsovie  à  Saint-Pétersbourg  des  /ils  de  nobles  Pulotiais. 
La  mise  à  prix  sera  de  120  roubles  en  papier  »  (I  20  francs  par  léte). 


NICOLAS    ET    l'opinion.  75 


Nlcoia»  et  ropluion. 

Toutes  ces  noirceurs,  quelque  évidentes  qu'elles  fus- 
sent, n'ont  pas  empêché  Nicolas  de  continuer,  lui  aussi, 
vis-à-vis  de  l'opinion  européenne,  le  rôle  honteux  et 
fourbe  de  Catherine.  Sans  doute,  il  avait  répudié  avec 
ostentation  les  traditions  de  Pierre  le  Grand,  tout  en 
suivant  sa  politique,  et  revendiqué  hautement  pour  la 
Russie  l'originalité  et  l'indépendance  qui  conviennent 
à  une  grande  race,  destinée,  suivant  lui,  à  vaincre  la 
vieille  civilisation  latine,  plutôt  qu'à  la  copier  en  esclave. 
Néanmoins,  il  sentit  toujours  aussi  bien  que  ses  pré- 
décesseurs, moins  Russes  que  lui,  la  nécessité  de  faire 
sa  cour  à  l'Europe.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  un  préjugé 
dominant  dans  les  académies,  dans  les  universités, 
dans  les  journaux  à  l'usage  des  classes  lettrées,  qui  ne 
soit  cité,  invoqué,  flatté  dans  tous  les  actes  pour  les- 
quels on  désire,  on  prévoit  ou  l'on  subit  la  publicité  ? 
On  peut  dire  de  Nicolas  que,  s'il  a  fait  trembler  devant 
lui  les  peuples  et  les  rois,  lui  cpii  ne  tremblait  pas 
même  devant  Dieu,  le  père  incorruptible  des  orphelins 
et  des  persécutés,  il  a  toujours  tremblé  devant  le  plein 
jour. 

Veut-il  supprimer  les  couvents,  fermer  les  novi- 
ciats ou  en  rendre  l'accès  impossible?  «  C'est,  dit 
l'empereur  dans  son  oukase  du  16  février  ISo'i,  pour 


76  NICOLAS  (1825-1855). 

mettre  un  tenue  aux  admissions  inconsidérées  dans  la 
religion,  et  surtout  au  relâchement  des  mœurs,  enra- 
ciné parmi  les  moines,  mesure  utile  à  l'Église  catho- 
lique romaine  et  à  son  troupeau.  »  S'il  ordonne  de  les 
fermer,  «  c'est  parce  qu'ils  ne  sont  pas  suffisamment 
peuplés,  et  cela  fait  tort  à  la  religion  catholique  ro- 
maine. »  S'il  leur  prend  leurs  biens,  c'est  pour  employer 
les  revenus  qu'on  en  tirera  en  faveur  des  institutions 
de  charité  (  lesquelles  sont  encore  à  créer  )  ,  entre 
autres  à  fonder  des  écoles  (qu'on  n'a  jamais  fondées), 
ou  bien  encore  (ceci  est  copié  textuellement  dans 
Catherine)  «  pour  décharger  le  clergé  des  soins  incom- 
patibles avec  l'état  ecclésiastique  (1).  »  Voilà  pour 
l'esprit  révolutionnaire,  libéral,  hunumitaire  et  pro- 
gressif de  Paris,  de  Londres  et  de  Berlin.  C'est  de  quoi 
flatter  aussi  les  demeurants  de  l'âge  de  Voltaire, 
encore  si  nombreux  en  Russie  et  ailleurs. 

La  liberté  de  conscience  fait  naturellement  partie  de 
toute  charte  octroyée  au  xix'  siècle.  Qui  le  croirait? 
Nicolas  lui-même  s'en  souviendra.  Voyez  le  statut 
organi([ue  octroyé  au  royaume  de  Pologne  le  1 4  février 
1832.  Nous  savons  comment  cet  article  est  appliqué. 

Il  eût  semblé  dur,  au  milieu  de  l'effervescence  libé- 
rale qui  suivit  1830,  de  supprimer  absolument  toute 
forme  représentative  dans  le  royaume  de  Pologne , 
auquel  la  constitution  de  1815,  imposée  par  les  traités, 

(1  )  Oukase  du  25  décembre  1841,  qui  met  les  nouveaux  diocèses, 
réunis  en  1S39,  sur  le  même  pied  d'indigence  el  de  dépouillement 
(pie  tout  lo  reste  de  l'Église  gréco-russe. 


NICOLAS    ET    I/OPIMON.  77 

accordait  deux  chambres.  On  se  borne  donc  à  lei'.r 
substituer  des  assemblées  provinciales  :  elles  ne  furent 
jamais  convoquées. 

Mais  si  >'icolas  sait  flatter  jusqu'aux  opinions  libev 
raies,  il  n'oublie  point  que,  vis-k-vis  des  coiu's  mena- 
cées par  la  révolution,  il  faut  se  poser  eu  défen.seu'r 
de  l'ordre. 

Quand  il  écrit  au  pape  pour  obtenir  de  lui  le  bref 
aux  évêques  de  Polosrne.  c'est  que  «  S.  M.  l'empereur 
et  roi,  dont  les  vues  paternelles  pour  la  prospérit»' 
de  son  empire  s'identifient  toujours  avec  le  bien- 
être  général  de  l'Europe  entière,  n'a  rien  de  plus  à 
cœur  que  d'en  assurer  le  repos  et  d'employer  sa  pm's- 
sance  pour  en  garantir  la  tranquillité.  >  Qui  ne  se  rap- 
pelle l'amour  de  lu  grande  Catherine  pour  Ylmmanité? 
Si  quelque  ami  trop  ardent  du  saint-siége  osait  pré- 
tendre que  Nicolas  manque  à  la  tolérance  tant  de  fois 
jurée,  l'empereur  lui-même  réfutera  cette  calomnie 
par  une  lettre  au  pape  du  "25  février  1839  (c'est  la 
date  de  l'extirpation  sanglante  de  l'h'^glise  grecque 
unie).  «  Mon  fils  m'a  exactement  rendu  les  paroles 
affectueuses  que  Votre  Sainteté  a  daigné  lui  confier 
pour  moi.  Je  me  plais  à  y  répondre  par  l'assurance 
renouvelée  que  je  ne  cesserai  jamais  de  mettre  au 
nombre  de  mes  premiers  devoirs  celui  de  proléger  le 
bien-être  de  mes  sujets  catholiques,  de  respecter  leurs 
convictions ,  d'assurer  leur  repos.  »  Nous  ne  savons  si 
Nicolas  a  cru  sérieusement  mériter  par  ses  amnisties, 
aux  yeux  de  l'opinion,  la  réputation  d'empereur  clé- 


78  NICOLAS  (1825-1855).  ' 

ment  et  miséricordieux  ;  mais,  si  extraordinaire  que 
fût  ce  dessein,  comment  croire  que  ses  amnisties  aient 
eu  jamais  un  but  quelconque,  autre  que  de  tromper 
l'opinion,  (juand  on  voit  l'empereur  faire  transporter 
«  cinq  mille  familles  de  gentilshommes  polonais  du 
gouvernement  de  Podolie  sur  la  ligne  du  Caucase,  en 
les  choisissant  parmi  les  personnes  qui,  ayant  pris  part 
à  la  dernière  insurrection,  sont  revenues,  au  terme  fixé, 
témoigner  leur  repentir  (1)  ?  » 

XI 

Allocation  de  Grégoire  \VI. 

Nous  pourrions  étendre  beaucoup  plus  loin  l'étude 
de  ces  pièces.  Mais  ce  que  nous  avons  dit  suffit,  et  au 
delà,  pour  prouver  ce  que  nous  avions  avancé  :  que  la 
plus  vulgaire  morale  ne  saurait  excuser  ni  le  plan 
d'attaque  suivi  par  la  Russie  contre  l'Église  catholique, 
ni  la  manière  dont  on  essaye  de  le  justifier.  Réticences 
calculées,  explications  dérisoires,  raisonnements  cap- 
tieux, mensonges  formels  (2),  oubli  de  toutes  les  con- 
venances, tout  ce  qui  défraye  ordinairement  les  intri- 

[i]  Ordre  du  ministre  des  finances  au  gouverneur  de  Podolie, 
en  date  du  9-21  septembre  1831. 

(2)  Il  faut  rapprocher  du  chevalier  Fiihrmann,  donnant  à  l'enlève- 
ment des  enfants  l'explicalion  qu'on  a  vue,  le  comte  Boulenieff  niant, 
en  cour  de  Kome,  jusqu'au  nom  et  à  l'existence  du  couvent  et  des 
religieuses  de  Minsk  I  Nous  tenons  d'une  dame  russe,  femme  d'un 
diplomate  influent  et  présente  à  Pétersbourg,  lors  de  l'enquête  ouverte 


ALLOCUTION    DE    GRÉGOIRE    XVI.  79 

gues  du  plus  bas  étage,  voilà  les  pièges  misérables  dans 
lesquels  le  souverain  de  soixante  millions  d'hommes,  de 
la  neuvième  partie  de  l'univers,  a  cru  possible  de  faire 
trébucher  tout  ensemble  l'opinion  publique  de  l'Europe, 
la  sagesse  de  Rome,  les  lumières  inspirées  du  vieillard 
du  Vatican  et  la  conscience  de  ses  sujets  catholiques  ! 
Les  faits  que  nous  venons  d'énumérer  mettent  dans 
son  plein  jour  la  situation  réelle  du  saint-siége  vis-à-vis 
delaRussie,et  lescirconstancesqui  motivèrent  lacélèbre 
allocution  de  Grégoire  XVI.  De  la  part  de  Rome,  toutes 
les  mesures  de  conciliation  étaient  épuisées,  toutes  les 
voies  avaient  été  tentées,  toutes  les  concessions  essayées. 
Un  pas  de  plus,  et  l'on  se  déshonorait.  Le  vieux  pon- 
tife en  était  venu  jusqu'au  point  d'entendre  murmurer 
à  son  oreille,  et  de  la  part  des  hommes  qui  lui  étaient 
le  plus  sincèrement  dévoués,  des  reproches  de  crédu- 
lité, de  faiblesse,  et  même  de  lâcheté.  Et,  en  effet, 
toutes  les  apparences  étaient  contre  lui.  A  cause  de 
son  opposition  si  ferme  à  toutes  les  manœuvres  révo- 
lutionnaires, certaine  opinion  croyait  le  pape  devenu, 
en  haine  de  la  révolution,  le  complice  de  l'impiété. 
Nicolas,  surtout,  se  flattait  d'avoir  trompé  un  vicaire 
de  Jésus-Christ  ;  bien  plus,  de  lui  avoir  fait  peur.  Il 
allait  apprendre,  à  ses  dépens,  ce  qu'il  en  coûte  de 

devant  le  saint  synode  sur  l'affaire  de  Minsk,  qu'elle  ne  put  jamais 
obtenir  de  la  commission  qu'on  entendît  un  jeune  médec  n  polonais 
qui  était  de  Min>k,  et  qui  avait  connu  personnellement  l'abbesse 
Makrena.  L'enquête  était  pour  l'Europe;  la  persécution,  pour  les 
catholiques  polonais  ! 


80  NICOLAS  (1825-1855:. 

provoquer  cette  puissance  spirituelle  qui,  lorsqu'elle  a 
fait  un  pas,  ne  sait  plus  reculer  ;  cette  voix  toujours 
écoutée  et  toujours  crue  qui,  lorsr[u'elle  a  parlé,  ne  se 
rétracte  jamais.  L'Europe  allait  apprendre  une  fois  de 
plus  que  lorsque  Rome  se  tait  devant  les  attentats  d(jiit 
l'Église  est  victime,  ce  n'est  pas  le  silence  de  la  fai- 
blesse qui  a  peur,  mais  celui  de  la  force  qui  se  recueille, 
de  la  prudence  qui  temporise,  ou  de  la  charité  qui 
attend.  Grégoire  parla  enfin  :  il  raconta  à  l'univers, 
avec  une  simplicité  et  une  vigueur  tout  apostolique, 
cette  histoire  si  touchante  de  la  faiblesse  aux  prises 
avec  la  force,  de  la  vérité  nue  et  désarmée  aux  prises 
avec  la  violence  perfide  et  rusée,  et  déjà  sûre  de  son 
succès,  parce  qu'elle  croyait  trouver  une  impunité 
sans  fin  dans  sa  puissance  sans  limites.  La  conscience 
universelle  fut  éveillée  et  tressaillit  à  l'appel  du  pon- 
tife. 


«  Celui  dont  nous  sommes,  quoique  indigne,  le  vicaire  sur 
la  terre,  disait  le  pape  aux  cardinaux  réunis,  nous  est  témoin 
que,  depuis  le  moment  où  nous  fûmes  revêtu  de  la  charge 
du  souverain  pontificat,  uous  n'avons  rien  négligé  de  ce  que 
commandent  la  sollicitude  et  le  zèle  pour  remédier,  autant 
que  cela  était  possible,  à  tant  de  maux  chaque  jour  croissants. 
Mais  quel  a  été  le  fruit  de  tous  nos  soins  ?  Les  faits,  et  des  faits 
très  récents,  ne  le  disent  que  trop.  Combien  notre  douleur, 
toujours  présente,  s'en  est  accrue  !  Vous  le  voyez  mieux  par 
la  pensée  qu'il  ne  nous  est  possible  à  nous  de  l'expliquer  par 
des  paroles.  Mais  il  y  a  quelque  chose  qui  met  comme  le 
comble  à  cette  intérieure  amertume,  quelque  chose  qui,  à 


ALLOCITION    Di:    GRÉGOIRE    XVI.  81 

cause  (Jyla  sainteté  du  ministère  apostolkiue,  nous  tient  outre 
mesure  dans  l'anxiété  el  l'aftliclion.  Ce  que  nous  avons  lait 
sans  repos  ni  relàclie,  pour  protéyer  et  défendre,  dans  toutes 
les  régions  soumises  à  la  domination  russe,  les  droits  invio- 
lables de  l'Kglise  calholi(pie,  le  public  n'en  a  point  eu  con- 
naissance; on  ne  l'a  point  su  dans 'ces  régions  surtout,  et  il 
est  arrivé,  pour  ajouter  à  notre  douleur,  que  parmi  les  fidèles 
qui  les  habitent  en  si  grand  nombre,  les  ennemis  du  saint- 
siége  ont,  par  la  fraude  héréditaire  qui  les  dislingue,  fait 
prévaloir  le  bruit  que,  oublieux  de  notre  ministère  sacré , 
nous  couvrions  de  notre  silence  les  maux  si  grands  dont  ils 
sont  accablés  ,  et  qu'ainsi  nous  avions  presque  abandonné  la 
caubc  de  la  religion  catholique.  Et  la  chose  a  été  poussée  à 
ce  point,  que  nous  sommes  presque  devenu  comme  la  pierre 
d'achoppement,  comme  la  pierre  de  scandale,  pour  une  partie 
considérable  du  troupeau  du  Seigneur,  que  nous  sommes 
appelé  de  Dieu  à  régir,  et  même  pour  l'Église  universelle, 
fondée,  comme  sur  la  pierre  ferme,  sur  celui  dont  la  dignité 
vénérable  nous  a  été  transmise,  à  nous,  son  successeur.  Les 
choses  étant  ainsi,  nous  devons  à  Dieu,  à  la  religion,  à  nous- 
même,  de  repousser  bien  loin  de  nous  jusqu'au  soupçon 
d'une  taute  si  injurieuse.  Et  telle  est  la  raison  pour  laquelle 
toute  la  suite  des  efforts  faits  par  nous  en  faveur  de  l'Eglise 
catholique,  dans  l'empire  de  Russie,  a  été  par  notre  ordre 
mise  en  lumière  dans  un  exposé  particulier  qui  sera  adressé 
à  chacun  de  vous,  afin  qu'il  soit  manifeste  à  tout  l'univers 
fidèle  que  nous  n'avons  en  aucune  façon  manqué  aux  devoirs 
que  nous  impose  la  charge  de  l'apostolat.  » 


Toute  l'Europe,  catholique  ou  protestante,  libérale 
ou  non,  lut  avec  une  émotion  irrésistible  et  une  sym- 
pathie qui  honore  la  nature  humaine,  cette  harangue, 

6 


82  NICOLAS  (1825-1855). 

incomparable  dans  sa  candeur  et  [d'une  simplicité  si 
pathétique.  Toutes  les  consciences  applaudirent  à  cet 
exposé  si  lumineux,  si  éloquent  dans  sa  sobriété,  dont 
elles  pouvaient  traduire  et  résumer  le  sens  en  ces 
quelques  paroles  :  «  ¥ous  êtes  puissant,  ô  César;  mais 
aucune  puissance  n'a  pu  vous  dispenser  d'être  juste; 
vous  répondrez  devant  Dieu  des  attentats  sacrilèges 
commis  par  vous  contre  des  âmes  immortelles,  dont  la 
moindre  vaut  plus  que  votre  empire;  vous  avez  d'in- 
nombrables armées,  d'immenses  trésors  ;  rois  et  peu- 
ples tremblent  devant  vous,  et  pourtant,  ô  César,  vous 
avez  menti,  tout  l'univers  le  saura,  devant  un  vieillard 
désarmé  !  » 

XII 

Effet  de  rallocutiou. 

L'allocution  de  Grégoire  XVI  sauvait  l'honneur  de 
la  papauté  ;  elle  ne  mit  pas  un  terme  aux  souffrances 
des  catholiques  polonais.  Pourtant  on  ne  peut  nier 
qu'elle  n'imposât  une  particulière  réserve  au  gouver- 
nement de  Nicolas,  toujours  craintif,  dans  son  audace 
apparente,  devant  les  manifestations  de  l'opinion  pu- 
blique,  et  surtout  du  saint-siége.  Le  vieux  pontife 
devait  encore,  avant  de  mourir,  remporter  sur  l'auto- 
crate un  autre  triomphe. 

En  décembre  1845,  Nicolas  vint  à  Rome.  Que  se 
passa-t-il  dans  l'entrevue  qu'eurent  ensemble  le  pape 
et  l'empereur?  Nul  n'en  sut  jamais  les  détails.  Grégoire, 


EFFET    DE    l' ALLOCUTION  .  83 

en  en  parlant,  renferma  tout  dans  ce  simple  mot  :  «Je 
lui  ai  dit  tout  ce  que  le  Saint-Esprit  m'a  dicté.  »  On  eut 
cependant  des  preu\'es  suffisantes  que  le  vicaire  de 
Jésus-Christ  avait  dignement  représenté  son  maître. 
Laissons  l'éminent  cardinal  Wiseman  nous  les  rap- 
porter dans  son  beau  style  : 

«  Un  Anglais,  qui  se  trouvait  dans  une  partie  du  palais  que  le 
visiteur  impérial  traversa  au  retour  de  son  entrevue,  décrivit 
l'apparence  altérée  du  monarque.  Nicolas,  en  entrant,  avait 
déployé  la  contenance  assurée  et  l'aspect  royal  habituels  à  sa 
personne,  offrant  au  spectateur  les  nobles  traits  d'une  statue, 
une  taille  majestueuse  et  un  port  martial.  Il  était  libre  et  à 
son  aise,  prodiguant  du  regard  et  du  geste  ses  salutations 
gracieuses  et  bienveillantes.  En  traversant  la  longue  suite 
des  antichambres,  il  était  réellement  cet  aigle  impérial,  bril- 
lant et  plein  de  feu  «  aux  plumes  unies  et  au  regard  per- 
çant »,  dans  toute  la  puissance  des  ailes  que  le  vol  n'avait 
jamais  fatiguées,  dans  toute  la  force  d'un  bec  et  de  serres 
auxquelles  jamais  proie  n'avait  résisté.  Il  retourna  la  tête 
découverte  et  les  cheveux  en  désordre,  l'œil  hagard  et  le 
teint  pâle,  comme  si,  pendant  cette  heure,  il  avait  souffert 
tous  les  maux  d'une  fièvre  prolongée.  Il  marchait  d'un  pas 
précipité,  la  tête  baissée,  sans  rien  voir,  sans  saluer  personne. 
Il  n'attendit  pas  que  sa  voiture  vint  se  placer  au  bas  du 
perron,  mais  il  s'élança  dans  ia  cour  extérieure  et  se  ht  éloi- 
gner au  plus  vite  de  ce  théâtre  d'une  défaite  évidente.  C'était 
l'aigle  arraché  de  son  aire  tixée  sur  le  sommet  des  rochers, 
«  de  son  nid  placé  parmi  les  étoiles  »  ;  ses  plumes  étaient 
froissées  et  son  œil  éteint  par  une  puissance  méprisée  jus- 
qu'alors (1).  » 

(1)  Wiseman,  Souvenir  des  (jualre  derniers  papes,  p.  i8\. 


Sli  NICOLAS  (18V5-1855). 

Peut-être  est-ce  ù  cette  entrevue  qu'il  faut  rcap- 
porler  l'origine  du  concordat  que  put  enfin  conclure 
avec  Nicolas  le  successeur  de  Grégoire.  Ce  concordat, 
signé  à  Rome  le  o  août  '!8!i7,  faisait  droit  à  quelques- 
uns  des  griefs  les  plus  légitimes  du  saint-siége.  Ainsi 
il  est  stipulé  (art.  12),  que  la  désignation  des  évèques 
n'aura  lieu  qu'à  la  suite  d'un  concert  préalable  entre 
l'empereur  et  le  saint-siége,  pour  chaque  nomination. 
Nous  citerons  encore  les  dispositions  suivantes  : 

AiiT.  13. —  L'évêque  est  seul  juye  et  atlniinistraleur  des 
affaires  ecclésiastiques  de  son  diocèse...  Toutes  les  personnes 
du  consistoire  de  l'évêque  sont  ecclésiastiques;  leur  nomina- 
tion et  leur  révocation  apparlienncnt  à  l'évêque. 

Art.  21. — L'évêcjueala  direction  suprême  de  l'enseignement 
de  la  doctrine  et  delà  discipline  de  tous  les  séminaires  de  son 
diocèse,  suivant  les  prescriptions  du  concile  de  Trente.  Les 
professeurs  des  sciences  théologiques  seront  toujours  choisis 
parmi  les  ecclésiastiques.  Les  autres  maîtres  pourront  être 
choisis  parmi  les  laïques  professant  la  religion  catholique 
romaine. 

Art.  31.  — Les  églises  catholiques  romaines  sont  librement 
réparées  aux  frais  des  communautés  ou  des  particuliers  (|ui 
veulent  bien  se  charger  de  ce  soin. 

On  voit  ([ue  la  liberté  de  l'Église,  contre  les  empiéte- 
ments du  collège  soi-disant  catholique, est  sauvegardée 
en  plusieurs  points  par  le  nouveau  concordat.  C>es 
concessions,  comme  le  remarque  Pie  IX  en  annonçant 
aux  cardinaux  la  conclusion  de  ce  traité,  sont  encore 
peu  de  choses,  si  on  les  rapproche  de  ce  qui  reste  à  de- 


EFFET    DE    l' ALLOCUTION.  85 

mander  pour  assurer  la  liberté  de  l'Église  (1).  Néan- 
moins elles  semblaient  marquer  un  heureux  retour 
dans  les  dispositions  de  Nicolas  :   c'est  encore  une 
illusion  qu'il  faut  perdre. 
Pendant  que  ses  agents  signaient  à  Rome  un  cou- 

(1)  Les  paroles  de  Pie  IX  sont  trop  belles  el  trop  significaiives, 
elles  montrent  irop  bien  le  véritable  état  des  choses,  elles  sont  trop 
touchantes  enfin,  et  vont  trop  directement  au  cœur  des  fidèles,  el 
surtout  du  clergé  polonais,  pour  que  nous  ne  nous  fassions  pas  une 
pieuse  joie  de  les  rapporter  ici  : 

B  Beaucoup  d'autres  chose.-,  et  de  la  plus  grande  importance, 
restent  encore,  que,  dans  le  Irailé,  les  pléiiipolenliaires  n'ont  pu  mener 
à  fin,  et  qui  cependant  excitent  nos  plus  vives  sollicitudes  et  nous 
remplissent  d'angoisses  ;  car  elles  louchent  au  plus  haut  degré  à  la 
liberté  de  l'Église,  à  ses  droits,  à  ses  fondements  et  au  salut  dos 
fidèles  de  ces  contrées.  Nous  voulons  parler  de  la  véritable  et  entière 
liberté  à  assurer  aux  fidèles,  de  pouvoir,  dans  les  choses  relatives 
à  la  religion,  communiquer  sans  aucun  obstacle  avec  ce  siège  apo- 
stolique, centre  de  l'unité  el  de  la  vérité  catholiques,  père  el  maître 
de  tous  les  fidèles  ;  sur  ce  point  quelle  n'est  pas  notre  douleur  !  Cha- 
cun peut  aisén.ent  le  comprendre,  en  se  rappelant  les  réclamations 
muliipliées  que  ce  sainl-siége  apostolique  n'a  cessé  de  faire  entendre 
dans  la  diversité  des  temps,  pour  obtenir  cette  libre  communication 
des  fidèles,  non-seulement  en  Russie,  mais  encore  en  d'autres  con- 
trées où,  en  certaines  affaires  de  religion,  elle  est  empêchée,  au 
grand  détriment  des  âmes.  Nous  voulons  parler  des  biens  u  restituer 
au  clergé;  nous  voulons  pailer  de  la  personne  la'ique,  choisie  par  le 
gouvernement,  à  faire  éloigner  des  consistoires  des  évêques,  afin 
que  dans  ces  assemblées  les  évêques  aient  toute  leur  liberté;  nous 
voulons  parler  de  la  loi  d'après  laquelle,  dans  cet  empire,  les  mariages 
mixtes  ne  sont  valides  qu'après  avoir  été  bénis  par  le  prêtre  gréco- 
russe;  nous  voulons  parler  de  la  liberté  que  les  catholiques  devraient 
avoir,  de  faire  examiner  el  juger  leurs  causes  matrimoniales,  en 
matière  de  mariages  mixtes,  par  un  tribunal  ecclésiastique  catho- 
lique ;  nous  voulons  pjrler  de  diserses  lois,  en  vigueur  dans  ce 
pays,  qui  fixent  lâge  requis  pour  la  profesfion  religieuse,  qui  dé- 


86  NICOLAS  (1825-1855). 

cordât  en  faveur  des  catholiques,  il  publiait  contre 
eux  en  Russie,  pour  le  royaume  de  Pologne,  un  code 
criminel  dont  les  dispositions  ne  sauraient  être  com- 
parées, comme  on  l'a  dit  (1),  qu'aux  lois  de  la  san- 
glante Elisabeth.  Blâmer  la  religion  russe  par  parole 
ou  par  écrit;  engager  une  personne  orthodoxe  à  passer 
à  une  autre  confession ,  voilà  quelques-uns  des  cent 
quatre-vingt-quinze  délits  qui  entraînent  les  travaux 
forcés  ou  l'envoi  en  Sibérie,  avec  la  cessation  des  droits 
de  famille  !  . 

truisent  entièrement  les  écoles  dans  les  familles  d  ordres  religieux, 
qui  écartent  absolument  les  supérieurs  provinciaux,  qui  défendent 
et  interdisent  la  conversion  à  la  religion  entholique. 

»  Une  immense  sollicitude  nous  presse  encore  pour  tous  ces  fils 
bien-aimés  de  l'illustre  nation  rulhénienne,  qui,  ô  douleur,  par  la 
malheureuse  et  déplorable  défection  de  quelques  évéques,  sont  misé- 
rablement dispersés  dans  ces  vastes  régions,  dans  l'état  le  plus 
lamentable,  et  exposés  pour  leur  salut  aux  plus  grands  périls;  car 
ils  n'ont  pas  d'évêques  pour  les  gouverner,  pour  les  conduire  aux 
pâturages  salutaires  et  dans  les  voies  de  la  justice,  pour  les  fortifier 
par  les  secours  spirituels,  pour  les  défendre  des  pièges  trompeurs 
que  leur  tendent  des  ennemis  pleins  d'astuce.  .  Les  prêtres  latins, 
nous  en  avons  la  confiance,  emploieront  tous  leurs  soins  et  toutes 
les  ressources  de  leur  sagesse  pour  donner  les  secours  spirituels  à 
ces  très  chers  fils  ;  mais,  du  fond  intime  de  notre  cœur,  nous 
exhortons  avec  ardeur,  avec  amour  dans  le  Seigneur,  et  nous  aver- 
tissons les  Ruthéniens  eux-mêmes  de  demeurer  fidèles  et  inébran- 
lables dans  l'unité  de  l'Église  catholique,  ou,  s'ils  ont  eu  le  malheur 
de  s'en  éloigner,  de  revenir  au  sein  de  la  plus  aimante  des  mères,  de 
recourir  à  nous  qui,  avec  l'aide  de  Dieu,  sommes  prêt  à  faire  tout 
ce  qui  peut  assurer  leur  salut  éternel.  » 

(1J  L.  Yeuillot,  Mélanges,  2"  série,  t.  II,  p.  34.  —  "Voir  plus 
bas,  au  chapitre  x,  §  2,  ce  que  Nicolas  entendait  par  ces  mots: 
cessation  des  droits  de  famille. 


EFFET    DE   L^\LLOCUTION.  87 

Mais  il  faut  citer  :  on  ne  nous  croirait  pas. 

Art.  184  et  185.  — Pour  quiconque,  dans  un  lieu  public,  en 
présence  d'un  nombre  plus  ou  moins  grand  de  personnes, 
osera,  avec  intention,  blâmer  la  religion  ou  l'Eglise  chré- 
tienne (russe),  ou  injurier  l'Écriture  sainte  ou  les  sacrements, 
perte  de  tous  les  droits  et  six  à  huit  ans  de  travaux  forcés.  Pour 
le  non-révélateur,  emprisonnement  de  six  mois  à.  un  an. 

Art.  187. —  Pour  les  mêmes  faits  commis  au  moyen  d'écrits 
imprimés  ou  manuscrits  propagés  par  quelque  moyen  que  ce 
soit,  perte  de  tous  les  droits  et  dépoi^tation  du  coupable  dans  les 
contrées  les  plus  éloignées  de  la  Sibérie.  —  Pour  le  colporteur 
ou  le  propagateur,  même  peine. 

Art.  193. —  Pour  quiconque  engagerait  une  personne  de  la 
confession  orthodoxe  à  passera  une  autre  confession,  déporta- 
tion dans  les  youvernements  de  Tomsk  ou  Tobolsk.  S  il  y  a  vio- 
lence, la  Sibérie. 

Art.  195.  —  Pour  avoir,  par  sermon  ou  par  écrit,  tenté  de 
faire  passer  une  personne  orthodoxe  à  une  autre  confession, 
même  chrétienne,  ou  fait  entrer  dans  quelque  secte  hérétique 
ou  schismatifpie  :  la  première  fois,  emprisonnement  d'un  à 
deux  ans;  la  seconde  fois,  emprisonnement  de  quatre  à  six  ans  ; 
la  troisième  fois,  déportation  à  Tomsk  ou  Tobolsk. 

Art.  197.  — Pour  quiconque  empêcherait  une  personne  de 
passer  librement  à  la  confession  orthodoxe,  emprisonnement 
de  trois  à  six  mois.  S'il  y  a  menace,  vexation  ou  violence, 
l'emprisonnement  sera  de  deux  à  trois  ans  dans  une  maison  de 
confection. 

Il  faut  noter  que  la  privation  de  tous  lés  droits  et  la 
déportation  en  Sibérie  entraînent,  à  l'égard  des  per- 
sonnes non  exemptes  de  peines  corporelles,  celle  de  la 
marque.,  plus  quatre-vingts  à  deux  cents  coups  de  verges! 


83  NICOLAS  (1825-1855). 

Il  va  sans  dire  que  l'auteur  d'un  pareil  code  ne 
songeait  guère  à  faire  exécuter  le  concordat  qu'il 
avait  signé.  Le  czar  ne  daigna  môme  pas  le  pul>lier, 
et  il  emporta  dans  la  tombe  une  tache  plus  grande,  à 
notre  avis,  que  l'humiliation  de  Sébastopol,  celle  d'être 
resté  jusqu'au  bout  fidèle  à  celte  ruse  héréditaire, 
avita  fraude,  si  sévèrement  mais  si  justement  relevée 
dans  l'allocution  pontificale. 

Le  concordat  de  IH'iT  est  le  dernier  acte  important 
de  Nicolas  dans  ses  rapports  diplomatiques  avec  Rome. 
Nous  aurions  toutefois  une  idée  bien  incomplète  de  ce 
qui  s'est  fait  sous  son  règne  contre  la  religion  catho- 
liijue,  de  ce  qui  dure  encore  ;  bien  plus,  de  ce  que  l'on 
maintient  et  de  ce  qu'on  renouvelle  sous  nos  yeux,  si 
lions  ne  parlions  des  actes  intérieurs  de  son  gouverne- 
ment par  rapport  à  l'Église  :  disons  donc  un  mot  de 
la  mortelle  influence  exercée  sur  la  jeunesse  catholique 
par  l'instruction  publique  et  l'administration,  les  [uelles 
ne  sont,  comme  on  le  verra,  qu'une  autre  face  de  la 
persécution  religieuse. 


CHAPITRE  IV. 


L  INSTRUCTION  PUBLIQUE. 


Antipalliie  de  Xlcoias  contre  la   Pologne. 

Si  le  gOLiveniement  despotique  a  une  explication  ou 
une  exTuse,  il  ne  saurait  la  trouver  que  dans  le  carac- 
tère paternel  de  celui  qui  l'exerce.  Un  peuple,  si  ar- 
riéré qu'il  soit,  ne  peut  tolérer  longtemps  une  tutelle 
arbitraire,  absolue,  minutieuse  et  universelle,  qu'au- 
tant qu'elle  réside  entre  les  mains  d'un  père  intelli- 
gent et  bon.  C'est  sans  doute  par  suite  de  cette  pensée 
(pie  le  beau  nom  de  père  désigne  les  autocrates,  dans 
le  langage  des  sujets  russes.  Mais  qu'est-ce  que  cette 
paternité,  appliquée  à  la  Pologne  catholique?  Le  lec- 
teur en  jugera. 

Lorsque  la  reine  Marie-Antoinette  fut  traduite  de- 
vant le  tribunal  révolutionnaire,  elle  entendit,  impas- 
sible et  méprisante,  les  accusations  indignes  dont 
elle  fut  l'objet,  et  n"y  répondit  que  par  un  légitime 
dédain.  Mais  quand  l'infâme  Fouquier-Tinville  osa 
l'accuser  d'avoir  elle-même  travaillé  à  corrompre  les 
rnœursde  Tenfant  royal,  la  majesté  maternelle  ne  put 


90  l'instruction  publique. 

supporter  ce  que  la  majesté  royale  aurait  m.éprisé,  et 
des  entrailles  de  la  mère  outragée  jaillit  ce  cri  sublime, 
qui  fit  pâlir  les  hommes  de  sang  :  «  J'en  appelle  au 
cœur  de  toutes  les  mères  !  » 

Ce  crime,  qui  fait  bondir  le  cœur,  est  celui  que  la 
paternité  du  gouvernement  moscovite  commet,  depuis 
trente  ans,  à  l'égard  des  catholiques  polonais. 

Une  telle  accusation  a  besoin  de  preuves,  on  le  con- 
çoit. Malheureusement  elles  sont  trop  faciles  à  donner. 

Le  czar  Nicolas  ne  faisait  mystère  à  personne  de  son 
antipathie  ardente  contre  les  Polonais.  L'inimitié  sé- 
culaire des  deux  peuples,  nourrie  par  tant  et  de  si  lon- 
gues rivalités,  attestée  par  tant  de  batai^es,  avait  pour 
ainsi  dire  concentré  toutes  ses  flannnes  dans  cette  âme 
ambitieuse  et  hautaine,  ([ue  toute  résistance  exaspérait 
jusqu'au  délire, (1).  L'insurrection  de  1830  exalta  sa 
passion  et  la  rendit  d'autant  plus  redoutable,  qu'il  put 
la  prendre  pour  un  système  politique.  C'est  ce  qui  ex- 
plique comment  son  règne  ne  fut  guère  qu'un  long 
ministère  de  représailles  et  de  vengeance,  à  l'égard  de 
ceux  dont  il  avait  juré  d'être  le  protecteur  et  le  père. 
L'intérêt  bien  entendu  de  la  couronne  moscovite  eût 
été  de  faire  oublier  l'inique  origine  de  son  pouvoir, 
et  de  le  rendre  légitime,  en  le  rendant  cher,  à  force 

(1)  (Comment  expliquer  autrement  le  fait  suivant.  En  4  831,  le 
prince  Ronnain  Sanguszko,  appartenant  à  l'une  des  plus  grandes  fa- 
milles de  Pologne,  fut  condamné  à  Texil  en  Sibérie,  pour  avoir  pris 
part  à  l'insurrection.  Sur  l'arrêt  soumis  à  son  approbation,  Nicolas 
écrivit  de  sa  main  :  «  Sera  conduit  en  Sibérie  comme  na  [orrai  ordi- 
naire, à  pied  et  enchaîné.  »  Cet  ordre  fut  exécuté. 


L^ ENSEIGNEMENT   THÉOLOGIQUE,  91 

de  justice  et  de  clémence.  Tout  autre  fut  le  système 
d'un  prince  dont  on  a  retenu  cette  parole  :  «  Je  ne 
connais  que  deux  sortes  de  Polonais^  ceux  que  je  hais 
et  ceux  que  je  méprise.  »  On  devine  sur  qui  tombait 
la  haine  et  sur  qui  le  mépris.  Aussi  lie  négligea-t-il 
rien  pour  augmenter  le  nombre  des  seconds,  aux 
dépens  des  premiers.  Il  ne  pouvait  pas  se  dissimuler 
([ue  tout  ce  que  la  Pologne  conservait  de  dignité  dans 
son  malheur,  d'indépendance  dans  sa  chute,  c'est  à 
sa  foi  qu'elle  le  devait.  Une  autre  parole,  non  moins 
connue,  fait  voir  jusqu'à  quel  point  il  le  sentait, 
et  combien  cette  impression  lui  était  amère.  Un  jour 
qu'on  vantait  devant  lui  la  science  et  la  vertu  de  l'ar- 
chevêque Holowinski,  sa  mauvaise  humeur  ne  put  se 
contenir  :  «  Sous  le  front  d'un  prêtre  catholique,  s'é- 
criat-il  avec  emportement,  je  distingue  toujours  une 
bouche  polonaise  (1)!  » 

Ces  dispositions,  si  étranges  et  si  fâcheuses  dans  un 
souverain  et  dans  un  homme  d'État,  peuvent  seules 
expliquer,  sans  les  excuser,  les  mesures  que  Nicolas 
appliqua  à  l'instruction  et  à  l'administration  intérieure 
dans  les  provinces  polonaises  et  même  dans  le  royaume 
de  Pologne. 

(1)  Nous  changeons  l'expression.  H  désignait  ordinaireniei:l  les 
prêtres  catholiques  par  le  sobriquet  de  Dominus  vohiscunt. 


92  l'instruction   PUBLIQUE. 

II 

Preiuiércs  mesures  ;  renseisnciuent  théologiqiie. 

Sur  ces  deux  points,  on  peut  dire  qu'un  senl  prin- 
cipe domine  toute  la  matière  :  tout  ce  cpii  peut  affai- 
])lir  la  foi  catholique  et  le  sentiment  national  par  l'af- 
faiblissement du  caractère  et  la  dépravation  des  mœurs, 
est  approuvé,  adopté,  consacré  et  maintenu  par  le  gou- 
vernement; tout  ce  qui  pourrait  produire  l'effet  con- 
traire est,  ou  sévèrement  défendu,  ou  minutieuse- 
ment entravé  et  rendu  impossible.  Pour  arriver  à  ce 
double  but,  le  gouvernement  ne  reculera  devant  au- 
cune mesure. 

On  sait  que,  parmi  les  premiers  actes  qui  suivirent 
la  victoire  des  Russes  à  Varsovie,  figure  l'ukase  du 
9  novembre  \SM,  qui  supprime  les  écoles  supérieures 
du  royaume  et  l'université  de  Varsovie.  En  consé- 
quence, furent  enlevés  et  transportés  à  Pétersbourg 
la  bibliothèque,  les  gravures  et  le  cabinet  de  numis- 
matique, tout  aussi  bien  que  les  tableaux,  sculptures 
et  autres  objets  d'art  qui  décoraient  le  château  royal. 
Parmi  les  objets  enlevés  figure  l'acte  original  de  la 
charte  polonaise  jurée  par  les  prédécesseurs  de  Nicolas 
et  par  lui-même. 

L'année  suivante,  au  mois  de  mai,  fut  supprimée 
l'université  de  Wilna.  Le  10  janvier  1832,  était  sup- 
primé le  corps  des  cadets  de  Kalisz.  Le  9  novembre 


l'enseignement    THÉOLOGlyiJE.  Oo 

18o5,uii  ukase  transférait  à  Kiew  le  lycée  polonais  de 
Krzemieniec  (en  Yolhynie).  Quelques  années  après, 
en  1838  ,  l'université  do  Kiew  était  suspendue  pour 
un  an.  Pour  compléter  la  liste  de  ces  suppressions,  il 
ne  faut  pas  oublier  les  couvents,  dont  la  destruction , 
opérée  en  masse  à  cette  époque ,  était  en  même 
temps,  avec  la  ruine  de  chaque  maison,  la  destruction 
d'une  ou  de  plusieurs  écoles  et  l'enlèvement  d'une 
bibliothèque  (1). 

Après  avoir  ainsi  fait  le  vide  dans  le  domaine  de 
l'instruction  publique,  le  gouvernement  russe  s'appli- 
qua à  le  combler  à  sa  manière.  L'importance  particu- 
lière qu'il  attache  à  cette  branche  de  l'administration 
se  révèle  dans  tous  ses  actes.  Ainsi,  jusqu'à  l'année 
1859,  le  royaume  de  Pologne  avait  son  directeur  spé- 
cial, siégeant  à  Varsovie,  pour  chacune  des  branches 
de  l'administration,  sauf  les  postes,  la  douane  et  l'in- 


(I)  «  11  existait  dans  les  provinces  polonaises  un  grand  nombre 
d'écoles  pour  la  jeunesse,  où  renseignement  était  donné  par  des  re- 
licrieux,  dominicains  et  piiaristes,  ou  par  des  moines  de  Saint-Basile, 
Kutliéniens,  ou  bien  par  des  professeurs  séculiers  catholiques... 
Actuellement,  par  suite  do  la  suppression  des  couvents,  la  majeure 
partie  de  ces  écoles  n'existe  plus;  celles  qui  se  maintiennent  encore 
sont  organisées  à  la  manière  des  écoles  grecques  non  unies,  et  con- 
fiées à  la  direction  de  professeurs  séculiers  appartenant  au  culte 
dominant,  ou  au  culte  protestant,  ou  à  un  professeur  catholique, 
mais  de  nom  seulement.  Quant  à  l'instruction  religieuse,  elle  est  par- 
loul  confiée  à  des  prélris  (jrccs,  non  calhoiiqitcs.  »  'Note  officielle  du 
cardinal  secrétaire  d  État  dé  Sa  Sainteté,  le  l"  juin  1S40.) 

L'usage  que  le  schisme  sait  faire,  à  son  profit,  des  catholiques  de 
nom  est  désastreux  dans  toute  la  Pologne. 


9/i.  •      l'ixstruci'iox  publique. 

struction  publique.  L'année  dernière,  les  postes  et  les 
douanes  elles-mêmes  ont  été  affranchies  de  la  tutelle 
directe  de  Saint-Pétersbourg,  rinstruction  publique 
seule  exceptée. 

Voyons  d'abord  ce  qu'est  l'enseignement  par  rapport 
au  clergé  catholique. 

Une  lamentable  expérience  a  appris  à  tous  les  pou- 
voirs, mais  surtout  au  gouvernement  russe,  que,  pour 
corrompre  le  troupeau  catholique,  le  plus  sûr  moyen 
est  de  gagner  les  pasteurs  suprêmes  :  de  là  réserve 
expresse  des  hautes  dignités  ecclésiastiques  aux  seuls 
élèves  qui  ont  étudié  trois  ans  dans  l'académie  théolo- 
gique et  dans  le  séminaire  de  Wilna,  fondé  à  la  place 
de  l'université  de  cette  ville,  par  ukase  du  ^^  juillet 
1833.  Cette  académie,  on  le  pense  bien,  était  sous- 
traite à  la  surveillance  de  l'évêque  diocésain  ;  elle  rele- 
vait directement  du  collège  catholique  romain  de 
Pétersbourg,  composé,  comme  chacun  sait,  dans  les 
vues  de  l'empereur,  et  qui  ne  saurait  jamais  avoir 
aucune  existence  canonique.  Par  là  on  se  proposait, 
el  Ton  n'y  réussit  que  trop  bien,  d'introduire  dans  les 
séminaires  ri ndifïérence  pour  les  lois  ecclésiastiques  et 
la  corruption  des  mœurs.  Comment  en  pouvait-il  être 
autrement?  «  Il  suffisait,  dit  le  P.  Theiner,  qu'un 
séminariste  adressât  sa  plainte  à  l'autorité  civile  pour 
échapper  à  toute  censure.  Dans  un  cas  de  ce  genre, 
le  ministre  ordonna  au  gouverneur  général  de  Wilna, 
prince  Dolgorouki,  d'examiner  l'affaire.  Dolgorôuki  se 
rendit  au  séminaire,  destitua  le  directeur  Staniewicz, 


l'enseignement  tuéologique.  95 

rassembla  les  séminaristes,  et  les  engagea  à  s'adresser 
toujours  à  lui  en  pareil  cas,  leur  promettant  (pi'il 
serait  toujours  fait  droit  à  leurs  plaintes,  de  quelque 
nature  qu'elles  fussent  (1).  » 

Malgré  des  procédés  si  caractéristiques  et  d'une  si 
irrésistible  autorité  pour  agir  sur  l'enseignement  dans 
un  sens  favorable  aux  idées  russes ,  l'académie  catho- 
lique de  Wilna  parut  encore  dangereuse,  à  cause  de 
son  éloignement  du  centre  ;  on  la  supprima  donc  pour 
en  créer  une  autre  à  Pétersbourg.  Là,  sous  les  yeux  de 
l'empereur,  au  mépris  des  conventions  faites  avec  le 
saint-siége,  des  professeurs  schismatiques,  nommés  par 
le  gouvernement ,  enseignent  à  côté  do  professeurs 
catholiques  (2).  C'est  ce  que  l'on  voit,  d'ailleurs,  dans 
tous  les  séminaires.  L'histoire  et  la  philosophie  au 
moins  y  sont  enseignées  par  des  schismatiques,  sans 
que  l'évêque  diocésain  puisse  réclamer.  Ces  profes- 
seurs servent,  comme  on  le  pense  bien,  d'espions  au 
gouvernement  qui  les  paye,  et  ils  veillent  à  ce  que, 
dans  des  séminaires  catholiques,  on  observe  la  défense 

(1)  Tomel,  p.  34'2. 

(-2)  Art.  "21  du  concordat  de  1847  :  «  L'évêque  a  la  direction  su- 
|)rême  de  l'enseignement  de  la  doctrine  et  de  la  discipline...  suivant 
les  prescriptions  du  concile  de  Trente.  Les  professeurs  des  sciences 
Ihéologiques  seront  toujours  choisis  parmi  les  ecclésiastiques.  Les 
autres  maîtres  pourront  être  choisis  parmi  les  laïques  professant  la 
religion  catholique  romaine.» — On  nous  apprend  que  les  professeurs 
schismatiques  de  l'académie  catholique  de  Saint-Pétersbourg  vien- 
nent de  donner  une  démission  qui  les  honore.  Puisse  cet  exemple, 
qui  remonte  au  mois  de  septembre  dernier  (1839),  ne  pas  rester  isolé  I 


06  l'instruction    PLBLiyUE. 

portée  i)ar  laulorité  d'expliquer  aux  élèves  les  articles 
qui  séparent  de  l'Église  oificielle  la  communion  ro- 
maine I '1)  ! 

Dès  1830,  et  par  un  ordre  exprès  de  rempereui', 
on  avait  introduit  dans  les  séminaires  ruthéniens- 
unis  et  dans  les  autres  écoles,  pour  y  servir  de  base 
aux  études  religieuses,-  un  livre  de  théologie  schisma- 
tique,  \n['\[u\é Koromtschvaia  Jmiha.  H  faut  que  les  sémi- 
naristes, non-seulement  soient  incapables  d'opposer  la 
discussion  aux  erreurs scbismatiques,  mais  déplus  qu'ils 
ignorent  ce  qui  les  sépare  du  schisme,  et  puissent,  à  un 
jour  donné,  y  être  amenés  sans  s'en  douter. 

Les  effets  de  cette  ignorance,  dont  grand  nombre 
de  prêtres  catholiques  sont  les  victimes,  servent  à 
merveille  les  desseins  du  pouvoir.  Ainsi  il  n'est  pas 
rare  d'en  rencontrer  qui  se  persuadent  que  Rome  est 
désormais  en  parfait  accord,  sur  tous  les  points, 
avec  le  gouvernement  russe.  On  leur  fait  croire 
que  le  concordat  intervenu,  et  dont  ils  ne  connaissent 
ni  la  lettre  ni  l'esprit,  autorise  en  toutes  choses,  et  même 
sur  le  point  si  grave  des  mariages  mixtes,  l'obéissance 
complète  aux  lois  de  l'empire.  Enfin,  quelipies-uns  se 
rassurent  par  la  fausse  pensée,  soigneusement  encou- 
ragée chez  tous,  que  le  saint-père  sait  tout  ce  qui  se 
passe,  et  que,  s'il  ne  proteste  pas,  son  silence  est  une 
approbation. 


(I)  Un  des  articles  de  foi  les  plus  sévèrement  proscrits  esl  celui 
ci  :  «  Hors  de  l'Église  calliolique,  point  de  salut.  » 


i.'enseignemknt  tuëologique.  97 

C'était  pour  amener  ces  tristes  résultats  que  «  le 
gouvernement  ordonna  un  jour  à  l'évêque  de  Podla- 
chie,  rillustre  Gutkowski,  et  aux  autres  évoques  du 
royaume  de  Pologne  et  de  la  métropole  de  Mohilew^  de 
détruire  le  livre  intitulé  :  De  la  concordance  et  de  la 
différence  entre  la  croyance  russe  et  la  croyance  ro- 
maine. Et  dans  le  même  temps,  la  détestable  histoire 
russe  d'Ustrialow,  dans  laquelle  l'Église  catholique  est 
traitée  injurieusement,  devenait  la  base  de  l'enseigne- 
ment dans  les  séminaires,  gymnases,  lycées,  éco- 
les, etc.  (1).  » 

On  ne  s'étonnera  point  de  voir  le  gouvernement 
russe  ne  pas  reculer  devant  Tidée  prodigieuse  de  dé- 
clarer la  guerre  aux  faits  et  de  supprimer  l'histoire, 
lorsqu'il  s'agit  pour  lui  d'un  intérêt  majeur,  comme 
la  suppression  du  catholicisme  en  Pologne,  et  par  lii, 
ce  qui  est  tout  un,  de  la  nationalité  polonaise.  C'est  la 
logi(|ue  du  despotisme.  Le  prince  P.  Dolgoroukow, 
dans  le  livre  loyal  et  courageux  qu'il  vient  de  publier 
et  que  nous  aurons  plus  d'une  fois  l'occasion  de  citer, 
nous  confirme  des  faits  déjà  connus,  mais  invraisem- 
blables. Ainsi,  sous  Nicolas,  la  censure  ne  permettait 
pas  de  donner  le  nom  de  tyran  à  Néron  et  à  Caligula 
et  surtout  au  czar  Iwan  IV  le  Terrible;  il  était  défendu 
de  dire  que  c'était  la  maison  de  Holstein-Gottorp  (pii 
régnait  en  Russie,  il  fallait  atrirmer([ue  c'était  celle  des 
Piomanotr,  (luoique  éteinte,  en  1761.  dans  la  personne 

(I)  L.  p.  Theiner,  ibUL,  p.  343. 


98  l'instruction  publique. 

de  l'impératrice  Elisabeth  :  il  fallait  faire  descendre  le 
czar  régnant,  en  droite  ligne,  de  la  branche  de  la  mai- 
son de  Rurik  qni  avait  régné  à  Moscou.  Mais  voici  qui 
est  plus  fort  :  une  histoire  rom_aine  à  l'usage  des 
écoles,  apprend  aux  jeunes  Russes  «  que  les  Romains 
vivaient  en  république,  par  la  raison  quils  n'avaient 
point  encore  été  assez  heureux  pour  apprendre  à  connaî- 
tre le  pouvoir  bienfaisant  de  l'autocratie  d'un  seul  sou- 
verain (1).  » 

On  voit  assez  pourquoi  le  gouvernement  russe  a 
besoin,  dans  les  séminaires  catholiques,  d'un  profes- 
seur d'histoire  à  lui,  pourquoi  il  impose  certains  ma- 
nuels et  en  condamne  au  feu  certains  autres  (-2). 

L'évêque  Gutkowski  refusa  courageusement  d'obéir  : 

(i)  La  vérité  sur  In  Russie,  par  le  prince  Pierre  Dolgoroukow, 
p.  317.  Paris,  chez  Frank,  1860. 

(2)  Les  manuels  qu'on  impose  à  l'enseignement  en  Pologne  rap- 
pellent de  trop  près  ceux  qu'on  impose  aux  écoles  dites  nationales 
(écoles  mixtes)  de  la  fidèle  Irlande,  pour  que  nous  nous  interdisions 
le  plaisir  d'un  instructif  rapprochement.  Les  écoles  soutenues  par  le 
gouvernement  en  Irlande  comptent  600,000  élèves,  dont  520,000 
catholiques.  Cependant  tous  les  livres  classiques,  qu'on  leur  met 
entre  les  mains,  sont  rédigés  par  des  protestants.  Des  archevêques 
de  l'établissement,  aidés  de  leur  famille,  ne  dédaignent  pas  d'em- 
ployer leurs  vastes  loisirs  à  composer  ces  livres.  L'archevêque 
'VV'hately,  dans  une  Histoire  du  culte  divin,  établit  que  quelques-unes 
des  doctrines  et  des  pratiques  de  l'Église  catholique  sont  d'origine 
païenne.  Il  a  fallu  quatorze  ans  de  réclamations  pour  faire  effacer 
cet  ouvrage  de  la  liste  des  classiques.  Mais  quand  réussira-t-on  à 
faire  supprimer  aussi  les  Leçons  d'écriture,  du  même  auteur,  où  l'on 
a  remplacé  le  :  «  Je  vous  salue,  Marie,  pleine  de  grâce,  »  par  ces 
paroles  :  «  I^l  fange  la  salua  comme  étant  particulièrement  bénie  de 
Dieu!  »   Jusqu'à  quand  laissera-l-on  entre  les  mains  des  enfants 


l' ENSEIGNEMENT    THÉOLOGIQUE.  99 

bien  plus,  il  menaça  d'excommunication  quiconque 
lirait  l'histoire  d'Ustrialow.  Ce  fut  la  source  de  toutes 
ses  disgrâces:  sa  noble  fermeté  lui  valut,  de  la  part  du 
gouvernement  russe,  ces  traitements  indignes  que 
toute  l'Europe  a  connus,  et  qui  rendront  à  jamais  sa 
mémoire  illustre  et  chère  à  tous  les  cœurs  catholiques. 
C'est  dans  le  même  esprit  de  corruption  de  l'ensei- 
gnement théologique  que,  jusciu'à  ces  dernières  années^ 
le  gouvernement  envoyait  à  ses  frais  les  séminaristes 
les  plus  distingués  du  diocèse  de  Chelm  achever  leurs 
études  dans  les  universités  schismatiques  de  Moscou  et 
Kiew.  Je  ne  parle  pas  de  la  tentative  récemment  faite 
par  M.  MuchanoAv,  directeur  général  de  la  commission 

catholiques,  ou  autres,  le  Fiflli  Dook,  ouvrage  d'histoire  et  de  litté- 
rature compilé  par  le  révérend  Carlisle,  ministre  presbytéiien,  où  le 
nom,  l'existence  de  l'Église  catholique,  même  comme  institution 
purement  humaine,  ne  se  rencunlre  jamais,  non  plus  que  le  nom 
d'aucun  pape.  Il  n'est  fait  allusion  à  \ Eglise  de  Rome  que  dans  le 
xv'=  siècle.  Écoutez  ce  résumé  :  «  Dans  ce  siècle  commença  le  conflit 
connu  dans  l'histoire  sous  le  nom  de  réforme,  qui  sépara  de  l'Église 
de  Rome  plusieurs  royaumes  de  l'Europe....  Cet  âge,  si  fertile  en 
grands  événements,  fut  l'âge  de  la  Réforme  dans  lequel  les  Églises 
protestantes  se  séparent  de  l'Église  de  Rome,  —  événement  qui 
exerce  encore  aujourd'hui  de  l'influence  sur  les  affaires  politiques  de 
l'Europe.  »  "Voilà  pour  l'histoire  de  l'Église.  L'histoire  nationale, 
permise  aux  enfants  irlandais,  est  encore  plus  sommaire.  La  voici 
tout  entière,  extraite  du  même  livre  :  «  Ce  fut  vers  la  fin  du  xii"  siè- 
cle qu'Henri  II,  roi  d'Angleterre,  envahit  le  premier  l'Irlande  et 
reçut  l'hommage  des  rois  irlandais.  —  An  I  800,  union  de  la  Grande- 
Bretagne  et  de  l'Irlande.  » 

("Voir  sur  ce  point  de  curieux  détails  dans  un  livre  de  notre 
confrère,  le  R.  P.  A,  Perraud,  de  l'Oratoire,  sur  la  situation  actuelle 
de  l'Irlande.) 


100  l'iNSTRICTION    l'IBLlQUE. 

de  rintéiieiii-  à  Varsovie,  auprès  de  Mejr.  Teraszkie- 
wicz,  administrateur  de  ce  diocèse;  il  s'agissait  d'ob- 
tenir de  lui  qu'il  signât  un  ])rojet  d'organisation  de 
son  séminaire,  qui  livre  entièrement  la  direction  de  cet 
étatjlissement  aux  agents  du  gouvernement. 


111 


Élabli8spment»i  laïques. 

Si  le  gouvernement,  depuis  comme  avant  le  concor- 
dat, qui  stipule  si  énergiquement  le  respect  des  droits 
des  évoques,  a  pu  marcpier  si  largement  sa  présence 
tyrannique  et  corruptrice  jusque  dans  Tintérieur  des 
écoles  destinées  à  former  les  prêtres,  que  ne  fera-t-il 
pas  dans  les  établissements  laïques,  que  rien  ne  protège 
contre  ses  prétentions? 

Une  espèce  de  proverbe,  universellement  reçu  parmi 
les  étudiants,  donne  une  idée  fort  exacte  de  la  consi- 
dération dont  sont  entourés,  non  sans  mérite,  ceux  que 
le  gouvernement  prépose  en  Pologne  au  soin  des  études 
et  à  la  surveillance  de  la  jeunesse.  Voici  le  sens  de  cet 
adage  :  «  Tout  officier  que  Tivrognerie,  ou  la  débauche 
ou  le  jeu,  ou  une  probité  suspecte,  a  fait  rayer  des 
contrôles,  est  porté  de  droit  sui'  la  liste  des  candidats  à 
la  direction  des  gymnases  dans  le  royaume  de  Po- 
logne. » 

C'est,  en  elfet,  le  ])lus  souvent  un  généi'al,  un  colo- 


ÉTABLISSEMENTS   LAÏQUES.  JOl 

iiel  ou  un  major  émérite,  toujours  Russe,  qui  occupe  la 
fonction  suprême  de  curateur  des  établissements  d'in- 
struction publique.  11  en  est  de  même  des  directeurs 
de  gymnase  et  inspecteurs.  Le  genre  de  surveillance 
qu'ils  exercent  pour  former  l'esprit  et  le  cœur  de  la 
jeunesse  est,  comme  tout  ce  qui  est  russe,  essentielle- 
ment et  presque  exclusivement  militaire.  Les  soins  de 
l'autorité  se  sont  portés  avant  tout  sur  la  discipline  ex- 
térieure, et  l'on  peut  voir,  par  un  document  émané, 
en  1835,  de  la  direction  de  l'instruction  publique  du 
royaume,  jusqu'où  le  génie  russe  sait  descendre  en 
fait  de  minuties  disciplinaires.  «  Il  est  nécessaire,  y 
est-il  dit,  que  les  écoliers  des  quatre  classes  supé- 
rieuresdes  gymnases  soient  envisagés  comme  mineurs, 
et  que,  loin  d'être  exempts  de  la  'punition  corporelle,  ils 
y  soient  soumis  avec  d'autant  plus  de  rigueur  quils  sont 
censés  devoir  être  raisonnables.  »  Être  impitoyables  pour 
la  forme  des  cheveux,  la  bonne  tenue  des  uniformes, 
l'éclat  des  boutons,  la  proscription  du  faux  col,  la  ma- 
nière de  saluer;  présider  à  l'administration  des  coups 
ordonnés,  comme  on  vient  de  le  voir,  même  pour  les 
grands  élèves,  ouvrir  ou  fermer  la  prison,  faire  des 
descentes  à  l'improviste  chez  les  étudiants,  pour  s'as- 
surer qu'ils  étudient  les  livres  prescrits  par  le  gouver- 
nement, et  n'ont  pas  d'ouvrages  patriotiques;  par- 
dessus tout,  entrer  dans  les  vues  du  gouvernement,  en 
tout  ce  qui  touche  à  la  perversion  de  la  fui,  et  appli- 
quer la  minutie  despotique  du  commandement  mili- 
taire aux  tracasseries  religieuses,  voilà  à  peu  près  à 


102  L^NSTRUCTION   PUBLIQUE. 

quoi  se  borne  l'action  des  directeurs  et  inspecteurs  des 
établissements  d'instruction. 

La  surveillance  immédiate  des  élèves  est  confiée, 
dans  les  internats,  à  de  vieux  caporaux  et  sous-offi- 
ciers, qu'on  appelle  diatki  (papas),  hommes  grossiers, 
communs  et  corrompus,  qui,  n'ayant  sur  les  élèves 
d'autre  autorité  que  celle  qu'ils  tiennent  de  leur  fonc- 
tion et  de  la  crainte  qu'ils  inspirent,  ne  sauraient  avoir 
d'influence  que  pour  le  mal  :  car,  étant  on  ne  peut 
plus  accessibles  à  une  corruption,  dont  leur  seule  vue 
suggère  l'idée,  ils  changent  bientôt  de  rôle,  et  de  cer- 
bères hargneux  et  redoutables  deviennent  les  plus  ram- 
pants, les  plus  habiles  et  les  plus  souples  des  laquais. 

On  devine  facilement  quels  dangers  courent  les 
mœurs  et  la  foi  des  enfants  polonais,  casernes  dans 
ces  pensionnats  du  gouvernement  peuplés  par  moitié 
de  jeunes  Russes,  où  l'éducation  se  donne  en  langue 
russe  et  où  les  parents,  éloignés  des  villes,  sont 
forcés,  par  oukase,  de  placer  leurs  enfants  (1).  Nous 
pourrions  entrer  sur  ce  point  dans  les  plus  lamentables 
détails.  Quelques-uns  de  ceux  ((ue  l'on  peut  citer 
suffiront. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  à  Kiew,  le  général  gouverneur 
Bibikoff,  au  moment  de  partir  pour  Pétersbourg,  con- 
voquait la  jeunesse  de  l'Université,  et,  au  nombre  de  ses 


(1)  Ces  pensionnats  sont  de  trois  sortes,  correspondant  à  trois 
degrés  ou  à  trois  espèces  d'instruction  :  ceux  près  les  universités, 
ceux  près  les  corps  de  cadets,  ceux  près  les  lycées. 


ÉTABLISSEMENTS  LAÏQUES.  103 

recommandations  pour  le  temps  de  son  absence,  se 
trouvait  celle  de  «  mener  joyeuse  vie  (1).  »  Peu  scru- 
puleux dans  sa  jeunesse,  le  mentor  en  cheveux  blancs 
ne  craignait  pas  de  se  citer  en  exemple,  et  promettait 
de  fermer  les  yeux  sur  tout,  excepté  sur  le  point  unique 
du  dévouement  à  la  Russie.  Le  même  homme  contri- 
buait de  lui-même  dernièrement  à  préparer  ces  beaux 
résultats,  en  décrétant  arbitraireuient  la  fermeture  de 
l'Université,  et  des  vacances  extraordinaires  de  six 
semaines  sous  le  plus  futile  prétexte.  La  chose  fut  si 
évidente  que  les  étudiants  en  masse  en  furent  révoltés, 
et  qu'une  réaction  en  sens  contraire  s'opéra  sur-le- 
champ  dans  les  mœurs  de  la  jeunesse. 

Dans  le  royaume  de  Pologne,  tous  les  professeurs 
sont  censés  Polonais,  et  néanmoins,  de  tant  d'établisse- 
ments d'éducation  que  l'on  est  forcé  de  remplir  exclu- 
sivement d'élèves  catholiques,  dans  un  pays  où  il  n'y 
a  de  non  cathohques  que  les  fonctionnaires  russes,  on 
ne  pourrait  pas  en  citer  un  où  le  culte  schisniatique 
n'ait  la  haute  main,  quand  il  ne  fournit  pas  tous  les 
directeurs.  Les  protestants  y  jouissent  aussi  d'un  crédit 
spécial.  Partout,  à  côté  du  professeur  qui  enseigne  le 
catéchisme  catholique,  lequel  est  choisi  ad  hoc  par  le 
gouvernement;,  doit  se  trouver  un  professeur  de  reli- 
gion russe.  Le  gouvernement  a  jugé  à  propos  de  réduire 


(I)  Nous  paraphrasons.  La  crudité  des  termes  ne  permet  pas  do 
citer  textuellement. 


104  l'instruction  publique. 

Tusage  de  Tassistance  à  la  messe  aux  dimanches  et 
jours  de  fête  (1),  et  a  défendu  l'emploi  d'aucune  con- 
trainte contre  ceux  des  enfants  qui  refuseraient  d'ac- 
complir leurs  devoirs  religieux.  (Notez  que,   pour  le 
reste,  le  gouvernement  ne  permet  pas  seulement,  mais 
exige  l'usage  du  fouet  môme  pour  les  plus  grands 
élèves  ('2);  notez  surtout  que,  dans  toute  la  Russie  ortho- 
doxe, le  gouvernement  fait  une  loi  expresse,  sous  des 
peines  graves,  de  satisfaire  au  devoir  pascal.) 
•  Le  gouvernement  a  étendu  sa  surveillance  jusque 
sur  renseignement  privé,  dans  le  sanctuaire  sacré  de 
la  famille,  pour  le  corrompre.  Les  Polonais  ne  sont 
pas  libres  de  choisir  les  instituteurs  de  leurs  enfants, 
ils  doivent  les  demander  au  gouvernement.  Cette  dispo- 
sition, qu'on  voudrait  croire  tombée  en  désuétude,  n'a 
pas  cessé  d'être  en  vigueur.  Dans  l'Europe  tout  en- 
tière, la  Révolution  elle-même  n'a  jamais  osé  toucher 
à  la  sainte  liberté  de  l'enseignement  domestique.  Mais 
voici  un  avis  administratif,  publié  dans  le  royaume  de 
Pologne,  le  8  {'10)  janvier  'J860,  qui  nous  montre  h 
quoi  s'exposent  encore  aujourd'hui  les  parents  polo- 
nais assez  hardis  pour  choisir  eux-mêmes  l'instituteur 
de  leurs  enftints.  Nous  citons  textuellement,  en  deman- 
dant pardon  au  lecteur  de  l'impression  désagréable 
que  pourra  lui  causer  le  style  administratif. 


(I)  C'est  robjet  d'une  circulaire  secrèlc  du  gt'néru!  Szypow,  de 
juin  1839. 

(2j  Voy.plusliuul,  p.  101. 


ÊTABUSSËMEXTS   LAÏQUES.  105 


niVlSlON    DE    L  ADMINISTRATION.  — SECTION   DE   L  INSTRUC IION 

PUBLIQUE. 

• 

N°  7337^4.  —  Par  décision  du  très  honorable  inspscteur 
de  renseignement  dans  le  district  de  Varsovie,  datée  dn 
19  novembre  (l"  décembre)  1858,  n°  5702,  Félix  B)rowski, 
ex  fabricant  d'eau -de-vie  dans  le  village  de  Zielona,  district 
de  .>Mawa,  a  été  condamné  à  une  amende  de  22  roubles 
50  kopeks,  pour  avoir  donné  à  ses  enfants  un  institnleur  non 
autorisé.  Comme  il  a  quitté  son  domicile  antérieur,  sans  que 
l'on  sache  où  il  réside  actuellemeut,  l'administralion  du  gou- 
vernement de  Plock  presci  it  aux  maires  des  villes  et  villages 
d'ouvrir,  chacun  sur  le  territoire  de  sa  commune,  une  en- 
quête à  l'effet  de  découvrir  où  se  trouvent  la  personne  et  les 
l)iens  du  susdit  Félix  Borovvski  ;  en  cas  de  découverte,  ils  se 
saisiront  d'une  somme  de  22  r.  50  kop.,  qu'ils  enverront 
fianclie  de  port  à  la  Banque  de  Pologne,  et,  dans  tous  les 
cas,  20  jours  apiès  la  réception  de  cet  avis,  ils  soumettront 
aux  chefs  de  leurs  districts  respectifs  un  rapporteur  le  résul- 
tat de  l'enquête. 

Plock,  les  [20]  Janvier  1860. 

Pour  le  gouverneur  civil,  le  conseiller  de  gouvernement, 

KUOKOWSKI. 

Pour  le  chef  de  la  chancellerie,  le  conseiller  honoraire^ 

DOROZYNSKl. 

L'instruction  primaire  offre  un  spectacle  encore  plus 
lamentable.  Dans  les  campagnes,  c'est-à-dire  presque 
partout,  il  n'y  a  qu'un  mot  à  en  dire  :  elle  n'existe  pas, 
grâce  encore  aux  efforts  de  l'autorité.  La  législation 


106  L^INSTRUCTION   PUBLIQUE. 


sur  ce  point  est  un  chef-d'œuvre  d'habileté  machiavé- 
Hque.  Un  propriétaire  catholique  veut-il  établir  uiie 
école  dans  ses  terres?  la  loi  l'y  autorise,  mais  à  quelle 
condition  ?  Il  est  contraint  de  faire  une  fondation  à 
perpétuité,  dont  l'existence  est  garantie,  vis-à-vis  de 
l'État,  par  une  hypothèque  sur  ses  propres  biens.  Cela 
fait,  le  gouvernement  lui-même  désignera  un  institu- 
teur qui  sera  chargé,  aux  frais  du  seigneur  bienfaisant^ 
de  démoraliser  et  de  dénationaliser  le  pays! 

Dans  les  villes,' la  situation  n'est  guère  meilleure. 
Qu'on  veuille  bien  songer  que,  dans  les  provinces  polor- 
naises  de  l'empire,  aucune  école  n'est  tenue  par  des 
catholicpies.  Voilà  comment  Nicolas  a  rempli  les  pro- 
messes faites  au  pays  et  aux  évoques,  d'employer  les 
fonds  provenant  de  la  suppression  des  couvents  à  éla- 
l)lir  de  nouvelles  écoles  et  à  propager  partout  l'instruc- 
tion! Quand  nous  disons  pas  une  seule  école,  c'est 
trop  dire,  il  y  en  a  une,  mais  une  seule.  La  princesse 
Wasilitchikoff  a  obtenu  dernièrement,  dans  les  intérêts 
des  jeunes  filles  orphelines  de  Zytomir,  la  permission 
d'établir  à  ses  frais,  une  école  tenue  par  les  sœurs  de 
Saint-Vincent-de-Paul,  respectable  reste  d'un  ordre 
partout  ailleurs  admiré  et  que  la  Pologne  catholique, 
une  de  ses  premières  colonies,  envie  aujourd'hui  aux 
Turcs  ses  voisins  !  La  princesse  avait  demandé  la  même 
faveur  pour  établir  un  orphelinat  de  jeunes  garçons. 
On  la  lui  refusa. 


l'enseignement  religieux  du  peuple.         107 
IV 

Enseignement  religieux  du  peuple. 

Mais  c'est  surtout  renseignement  religieux  du  peu- 
ple que  Ton  met  tout  en  œuvre  pour  corrompre. 

Quoique  le  catéchisme  enseigné  clans  les  écoles  des 
villes  ait  été  rédigé  par  les  évêques,  il  faut,  bon  gré 
mal  gré,  que,  sur  les  points  délicats,  le  catéchisme  ca- 
tholique enseigne  la  même  chose  que  le  catéchisme 
russe,  ou  parle  du  moins  par  son  silence.  Dans  ce  but, 
il  est  revu  et  corrigé  par  le  gouvernement,  et  les  en- 
fants catholiques,  aussi  bien  que  les  Russes,  sontobligés 
de  croire,  pour  peu  qu'ils  s'en  rapportent  à  ce  qui  est 
imprimé,  que  l'empereur  vient  immédiatement  après 
Dieu  même  dans  l'ordre  des  choses  spirituelles,  et  (pi'il 
est  maître  absolu  dans  l'Église  comme  dans  l'État.  En 
voici  une  curieuse  preuve  : 

-  Nous  avons  sous  les  yeux  un  supplément  au  caté- 
chisme catholique,  fait  tout  spécialement  pour  incul- 
quer aux  habitants  des  provinces  polonaises  le  grand 
devoir  politique  de  devenir  de  bons  Russes.  Yoici  le 
titre,  traduit  mot  à  mot  sur  l'original  :  Catéchisme  sur 
le  culte  dû  à  l'empereur  de  toutes  les  Russies^  ou  expli- 
cation du  quatrième  commandement  de  Dieu,  en  ce  qui 
louche  rautorité  du  pays.  —  Imprimé  par  ordre  su- 
prême, pour  r  usage  des  écoles  et  des  églises  catholiques - 
romaines  dans  les  villages.  Wilna,  imprimerie  diocé- 


108  l'in^struction  publique 

saine,  1832.  Nous  en  extrayons  les  demandes  elles  ré- 
ponses suivantes,  en  conservant  la  forme  typogra- 
phique, très  significative  par  elle-même. 

D.  Comment,  dans  l'esprit  de  la  religion  du  Christ,  consi- 
dère-t-on  lautorité  de  notre  Empeueur,  régnant  sur  toutes  les 
Russies? 

//.  On  la  considère  comme  procédant  de  Dieu. 

I).  En  (luoi  et  comment  l;lut-il  montrer  le  dévouement  (à 
l'Empereur)  ? 

Ji.  En  nous  appliquant,  dan^  la  mesure  de  notre  position 
et  de  nos  lorces,  au  bien  commun,  et  en  souhaitant  de  tout 
notre  cœur  la  prospérité  de  notre  patrie  la  Russie,  de  ('Empe- 
reur et  de  toute  sa  famille. 

D.  Faut  il  prier  pour  I'Empereur  et  pour  notre  patrie  la 
Russie  ? 

J{.  Il  faut  dans  les  prières  particulières  et  publiques  recom- 
mander rE.MPEREUR  aux  grâces  de  Dieu,  prier  pour  sa  santé, 
pour  SA  sécurité,  pour  son  bonheur  en  tout,  et  pour  son 
salut,  et  aussi  pour   notre  patrie  qui   est  inséparable  du 

MONARQUE. 

On  voit  clairement,  dans  ce  catéchisme,  que  la  Po- 
logne est  inséparable  de  la  Russie,  et  qu'elle  doit  pro- 
fesser pour  le  souverain  des  sentiments  aussi  dévoués 
que  les  Russes  de  la  plus  ancienne  origiite.  On  y  voit 
aussi  que  l'empereur,  typograpliiquemenl  parlant,  est 
l'égal  de  Dieu.  Mais  on  n'y  voit  imlle  part  la  restriction 
que  l'Église,  après  l'Évangile,  ne  manque  jamais  d'a- 
jouter, toutes  les  fois  qu'elle  parle  de  César  et  de  ses 
di^oits. 

Du  moins  ces  prêtres  catholiques  pourront-ils  com- 


l'enseignement    religieux    du    I'EUPLE.  109 

nienter  ce  catéchisme  à  leurs  ouailles  dans  un  sens 
catholique?  Gardez-vous  de  le  croire.  Les  curés  et  cha- 
pelains calholiques  ne  peuvent  pas  les  instruire,  car  ils 
n'ont  la  paiole  que  pour  prêcher  des  sermons  faits  par 
l'évèque,  il  est  vrai,  mais  revus  et  corrigés  par  l'auto- 
rité civile,  où  ils  ne  peuvent  rien  changer  sous  les 
plus  graves  peines.  C'est  ce  qu'éprouvèrent  entre  au- 
tres, deux  prêtres  calholiques,  Bireti  et  Baranowski, 
lesquels,  «  pour  avoir  agi  de  propos  délibéré  contre  les 
progrès  de  la  religion  orthodoxe,  et  pour  des  sermons 
prononcés  sans  la  permission  de  la  censure,  en  contra- 
vention à  l'ordonnance  suprême  du  1 6  décembre  1 839,  » 
Nicolas  daigna  envoyer,  le  21  novembre  18/i0,  loin  de 
leurs  troupeaux,  «dans  les  gouvernements  de  la  grande 
Bussie  pour  y  fixer  leur  demeure  sous  la  sévère  sur- 
veillance delà  police  (1  ).  »  Cette  ordonnance  est  signée 
du  ministre  de  l'intérieur  Stro2;onofF. 

On  voit  quelle  est  la  situation  du  clergé  catholique  :  ré- 
pondre aux  insinuations  qu'on  répand  parmi  le  peuple 
contre  l'Église  ou  contre  le  pape  ;  par  exemple,  réfuter  la 
grossière  calomnie  par  laquelle  l'autorité  voulut  faire 
croire  que  le  bref  de  iSo'l  aux  évoques  de  Pologne,  si 
perfidement  arraché  à  Grégoire  XVI,  était  une  excom- 
munication prononcée  contre  les  combattants  de  1831  ; 
éclairer  le  peuple  sur  la  véracité  des  journaux  russes  en 
matière  religieuse;  apprendre  au  peuple,  et  même 
dans  les  séminaires  catholiques,  la  différence  qu'il  y  a 

(l)Tlieiner,  II,  407, 


110  l'instruction  publique. 

entre  les  deux  églises;  introduire,  donner  ou  recevoir 
un  livre  qui  traite  cette  matière;  faire  remarquer, 
entre  autres  choses,  que  la  censure  a  coupé  dans  le 
catéchisme  français  de  Pouget,  traduit  en  polonais  et 
dont  on  se  sert  beaucoup,  toute  la  partie  qui  concerne 
TËglise  et  sa  divine  constitution;  prononcer  le  nom  de 
grec-uni  dans  les  provinces  réunies  par  Vamour  en 
1839  (1)  :  voilà  tout  autant  de  crimes  capitaux.  N'est' 
il  pas  clair,  par  cette  seule  ënumération,  qu'ilestimpos- 
sible  à  un  prêtre  consciencieux  de  ne  les  pas  com- 
mettre tous  |.-lusieurs  fois  par  an  ?  N'est-il  pas  clair  qu'un 
prêtre  timide  doit  renoncer  a  instruire  ses  paroissiens? 
D'où  il  suit  que  l'enseignement  catholique  est  complè- 
tement et  absolument  à  la  merci  d'une  autorité  qui  a 
en  main  un  glaive  ta  deux  pointes,  dont  l'une  peut 
toujours  frapper  à  défaut  de  l'autre  :  je  veux  dire 
l'abrutissement  des  fidèles,  ou  l'extermination  des 
pasteurs. 

Mais  peut-être  des  lecteurs  peu  dilïiciles  trouveront- 
ils  que,  dans  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  n'y  a 
pas  encore  assez  pour  justifier  nos  accusations  contre  le 
système  sciemment  corrupteur  appliqué  à  la  Pologne. 
Il  est  vrai,  pensera-t-on,  que  pour  ravir  au  peuple  sa 
foi,  on  a  recours  aux  plus  extrêmes  rigueurs  de  la  plus 
subtile  tyrannie.  Mais  que  fait-on  directement  contre 
les  mœurs?  Ici  il  faut  nous  tourner  du  côté  de  l'admi- 
nistration proprement  dite. 

(1)  Oukase  du  20  janvier  1840.  .      . 


CHAPITRE    V, 


L'ADMINISTRATION. 


Coup  d'œil  général. 


La  réputation  des  employés  russes  est  européenne. 
On  sait  que,  dans  Tadministration  de  ce  vaste  empire, 
le  larcin  se  pratique  du  haut  en  bas  de  l'échelle,  à  tous 
les  degrés,  sous  tous  les  prétextes  et  sous  toutes  les 
formes  :  concussions  directes  et  indirectes,  dilapida- 
tions des  deniers  publics,  extorsions,  spoliations  mani- 
festes ou  cachées,  rapines,  pots  de  vin,  détournements 
de  tout  nom  et  de  toute  sorte;  le  tout  coïncidant  avec 
un  système  financier  des  plus  rigoureusement  et  des 
plus  minutieusement  combiné ,  pour  prévenir  et 
empêcher  jusqu'aux  moindres  fraudes  ;  voilcà,  au  témoi- 
gnage de  tous  les  auteurs,  ce  qui  règne  dans  toute 
rétendue  de  Fempire,  et  l'on  peut  dire  que,  sous  ce 
rapport,  nous  avons  devant  nos  yeux,  sans  passer  les 
mers,  le  spectacle  d'une  seconde  Chine. 

Comment  un  tel  résultat  a  pu  se  produire  et  surtout 
comment  il  peut  se  perpétuer,  nous  n'avons  pas  à 


1  \  '2  l'administration. 

rexamiuer  ici  (1).  11  nous  suflil  de  conslater  le  t'ait,  et 
d'en  examiner  les  conséquences  pour  la  niallieureuse 
Pologne  qui,  en  devenant  partie  intégrante  de  l'empire 
de  Russie,  est  devenue  la  proie  obligée,  iious  devrions 
dire  privilégiée,  des  employés  russes. 

Dans  les  provinces  polonaises,  la  plupart  des  fonc- 
tionnaires sont  russes.  De  toutes  les  parties  de  l'empire, 
ils  viennent  s'abattre  par  bandes  innombrables  sur  des 
provinces,  où  lous  les  habitants  catholiques  sont  des 
victimes  désignées  diivance  aux  vexations  les  plus 
sordides.  Ailleurs,  l'autorité  supérieure  en  gémit  et  ne 
les  tolère  que  faute  de  puissance  pour  les  empêcher; 
ici  elles  seront  encouragées,  et  même  récompensées 
toutes  les  fois  qu'elles  auront  produit  le  but  suprême, 
(pi'on  se  propose,  l'apostasie.  Conmient  ce  système 
appliqué  à  tout  un  peuple  est  une  provocation  directe 
au  désordre  des  mœurs,  il  est  facile  de  s'en  convaincre 
si  on  se  rappelle  de  quelles  lois  de  tels  administrateurs 
sont  armés.  Yent-on  des  exemples?  Nous  n'aurons  que 
l'embarras  du  choix. 

Un  oukase  accorde  aux  femmes  dont  les  maris  ont 
été  condamnés  à  l'exil,  à  la  prison,  aux  mines  ou  aux 
galères,  la  permission  de  se  remarier,  du  vivant  de 
leurs  maris,  à  la  condition  d'élever  leurs  eufanls  dans  la 


(1)  On  peut  consulter  sur  ce  point  les  Eludes  sur  Cavcnir  de  la 
liiissie,  deuxième  éluile;  Les  principes  du  ijouverncmenl  el  leurs  consé- 
quences, par  D.  K.  ScheJo-Ferroli,  Berlin,  cluzBehr,  el  Paris,  chez 
Franck.  —  Voir  aussi  le  prince  Dolgoroukow. 


COLP  d'oeil  Général.  113 

religion  russe  (l).  Remarquez  (juc  l'Église  grecque, 
aussi  bien  que  la  nôtre,  reconnaît  l'indis'^oUibilité  du 
lien  conjugal  :  cette  loi  est  donc  doublement  immo- 
rale :  dans  les  personnes  pour  qui  elle  est  faite,  puis- 
(prelle  incite  à  l'adultère,  dans  le  législateur  orl/wdoxc 
qui  la  portée,  puisqu'elle  constitue  un  odieux  sacrilège. 
Dans  le  même  genre  citons  un  oukase  du  "2  janvier 
1839,  accordant  sa  grâce  à  tout  catholique  qui,  pour 
meurtre,  vol  ou  autre  crime,  a  été  condamné  au  knout, 
aux  mines,  aux  galères  ou  à  la  prison ,  s'Use  fait  orthodoxe. 
Pour  comprendre  l'efTet  de  cette  loi  véritablement  in- 
fâme, qu'on  se  ligure  ce  que  deviendrait  la  France,  ou 
tout  autre  pays,  dans  lequel  on  promettrait,  seulement 
pendant  vingt-quatre  heures,  une  pleine  et  entière  am- 
nistie à  tous  les  galériens  qui  voudraient  consentir  à  se 
faire  musulmans.  C'est  pourtant  ce  qui  se  pratique  en 
Pologne  depuis  vingt  ans  :  car  on  n'a  point  ouï  dire 
que  cet  oukase  ait  jamaisété  révoqué.  Mais,  me  croira- 
t-ou,  si  j'ajoute  que  ces  renégats  obtiennent  aussitôt 
après  la  permission  de  porter,  au  ruban  de  la  déco- 
ration de  Sainte-Anne,  une  médaille  frappée  en  l'hon- 
neur de  l'événement  (2)  ? 


(l)Theiner,  I,  328. 

(2)  Tlieiner,  I,  333.  —  L"iiposiasie  ne  réussit  pas  loujours  aussi 
bien,  malgré  la  loi  qui  la  protège.  Ainsi,  un  comte  P...,  condamné 
à  Texil,  crut  acheter  sa  grâce  en  se  fiiisanl  scliismatique  :  l'unique 
conséquence  fui  qu'on  enleva  son  fils  unique,  âgé  de  cinq  ans,  pour 
le  faire  entrer  de  force  dans  la  religion  scliismatique.  (Juanl  au  père, 
il  resta  sous  les  rigueurs  de  la  loi,  el  il  y  est  encore. 

8 


ll/l  l'administration. 

Une  loi,  peut-être  plus  effroyable  encore,  est  un 
oukase  de  Catherine  II,  daté  de  1789,  remis  en  vi- 
gueur en  1833,  répété,  comme  nous  l'avons  vu,  dans 
le  Code  pénal  de  1847,  qui  ordonne  de  punir  comme 
rebelle   tout   catholique,    fût-il   prêtre  ou    laïque, 
d'une  condition  basse  ou  élevée,  toutes  les  fois  qu'on 
le  verra  s'opposer,  soit  par  des  paroles,  soit  par  des 
actions  au   proiçrès   du   culte  dominant,   ou   empê- 
cher de  quelque  manière  ([ue  ce  soit  la  réunion  à 
l'Église  russe  de  familles  ou  villages  séparés.  Il  est 
trop  clair  qu'une  telle  loi  n'est  pas  appliquée  généra- 
lement ,  car    elle  ne  peut  l'être.   Autrement ,   tout 
Polonais  sincèrement  catholique,  serait  actuellement 
en   Sibérie,   et  il   ne  resterait  dans  le  pays  que  les 
honnêtes  gens  convertis  par  l'oukase  du  2  janvier  1839. 
Car  quel  catholique  pourrait  assez  compter  sur  lui- 
même  pour  se  promettre  de  ne  jamais  prononcer,  dans 
le  cours  de  sa  vie,  une  seule  parole  capable  de  blesser 
les  oreilles  d'un  agent  de  l'orthodoxie,  de  ne  jamais 
répondre  aux  incessantes  provocations  dont  sa  foi  est 
l'objet? 

Une  seule  chose  sauve  les  malheureux  des  effets  de 
semblables  lois  ;  c'est,  comme  en  Chine,  la  vénalité 
des  fonctionnaires.  La  vie  n'est  possible  qu'au  moyen 
des  contributions  volontaires  ,  par  lesquelles  on  achète 
son  repos;  aussi,  contrairementàcequi  se  voit  ailleurs, 
l'arrivée  d'un  fonctionnaire  intègre  dans  une  province 
polonaise  est  le  signal  d'une  consternation  générale; 
un  fonctionnaire  est  un  tyran  insupportable  aussitôt 


COUP  d'oeil  général.  1 1 5 

qu'il  applique  la  loi;  heureusement,  c'est  l'exception. 
Mais  aussi  quelle  fâcheuse  réaction  produite  sur  le 
caractère  des  malheureux  catholiques,  obligés  à  tout 
propos  de  spéculer  sur  le  plus  ou  moins  d'élasticité  de 
la  conscience  de  ceux  qui  les  gouvernent,  séduits  eux- 
mêmes  trop  souvent  par  de  honteux  exemples,  et  en 
tout  cas,  toujours  placés  entre  leur  devoir  et  leur 
intérêt,  condamnés,  sous  peine  de  la  vie,  à  un  mensonge 
perpétuel  ! 

Et  comment  en  serait-il  autrement  ?  En  devenant 
russe,  la  Pologne  a  dû  entrer  forcément  dans  le 
système  administratif  de  ses  oppresseurs,  et  souffrir 
d'une  contagion  plus  ruineuse,  s'il  est  possible,  pour 
l'âme  elle-même  que  pour  le  corps.  Qu'est-ce  en 
effet  que  le  système  russe?  Ecoutez  la  peinture  éner- 
gique et  fidùle  que  vient  d'en  tracer  une  plume 
moscovite  :  «  La  Russie,  depuis  l'invasion  mongole 
au  vin"  siècle,  jusqu'à  nos  jours,  n'a  été  qu'une 
immense  pyramide  d'oppression.  Dans  ce  vaste  édifice, 
de  haut  en  bas,  régnent  Tesclavage  et  l'arbitraire,  et 
de  bas  en  haut  se  développe,  dans  des  proportions 
formidables,  le  mensonge  officiel,  le  mensonge  élevé 
à  l'état  d'institution  [solitique,  triste  et  amer  fruit  de 
l'esclavage  et  de  l'absence  de  toute  liberté  individuelle , 
de  toute  publicité,  de  tout  contrôle  sérieux  et  réel.  Le 
despotisme,  déjà  hideux  en  lui-même,  exerce  encore 
une  influence  morale  éminemment  délétère;  il  dessèche 
les  sentiments  nobles  et  élevés,  il  avilit  les  âmes,  il 
corrompt,  pervertit  et  abaisse  les  caractères,  l)ien  plus 


'\  IG  l'ai)mimstk\tion'. 

encore  chez  ceux  (jui  rexerceiii  ([iie  chez  ses  vicli- 
mes  (I).  »  Hélas!  chez  les  victitiies  elles-mêmes, 
l'action  corruptrice  n'est  (\ue  trop  sensible  !  «  C'est 
là,  nous  disait  un  respectable  prètn^  polonais,  c'est  là 
la  grande  plaie  de  la  Pologne  catholiijue  :  la  démo- 
ralisation introduite  parmi  nous  par  la  bureaucratie 
russe.  » 

II 

Quelques  exemples. 

Mais  il  faut  voir  Tadministration  russe  à  r(Puvre. 
En  t835  ,  des  popes  ari'ivent  dans  les  terres  de 
M.  Makowiecki,  riche  propriétaire  du  district  de 
Witepsk.  C'étaient  des  missionnaires  envoyés  par 
l'empereur,  avec  ordre  de  convertir  à  tout  prix,  suivant 
le  plan  décrit  plus  haut.  Résistance  héroïque  des 
paysans,  soutenus  de  leur  seigneur.  Les  malheureux 
avaient  pour  eux  leur  conscience,  mais  contre  eux  la 
loi!  Aussi  arrive  bientôt  de  Pétersbourg  un  ordre  de 
confiscation  contre  Macowiecki  ;  ses  biens  sont  donc 
saisis  et  sa  personne  envoyée  en  Sibérie.  Laissés  à  eux- 
mêmes,  les  malheui'eux  paysans  résistèrent  deux  ans 
entiers  à  des  persécutions  inouïes;  enfin  ils  cèdent! 
Aussilôt  M.  Bloudow,  ministre  de  Tintérieur,  reçoit 
l'ordre    d'exécuter    Toid^ase  suivant   :    «^  Rendez  à 

(1)  Le  prince  OolgoroukDw,  p,  153. 


nUELQUKS    EXEMPLES.  117 

Makowiecki  sa  liberté  el  ses  terres,  car  tous  ses 
paysans  sont  devenus  Russes  orthodoxes.  » 

En  1836,1e  18  mars,  l'empereur  fit  publier  par  le 
collège  ecclésiastique  romain  ,  présidé  par  le  triste 
éYÔque  Ignace  Pawiowski,  un  oukase  qui  défend  aux 
prêtres  latins  de  confesser  d'autres  pénitents  que  leurs 
propres  paroissiens.  Le  but  de  cet  oukase  est  d'em- 
pêcher les  Grecs  unis  restés  fidèles  et  les  schismatiques 
convertis  en  secret,  de  trouver  des  confesseurs,  (tétait 
aussi  faciliter  prodigieusement  aux  administrateui's 
russes  l'œuvre  de  la  conversion.  Car,  par  ce  moyen, 
il  suffit  de  gagner  le  curé  d'une  paroisse  pour  que  tous 
les  paroissiens  soient  forcés  au  schisme,  aucun  autre 
jirêtre  n"osant  plus,  sous  peine  de  la  Sibérie,  ni  les 
confesser,  ni  leur  donner  aucun  des  secours  de  la 
leiigion.  Mais  comment  corrompre  les  pasteurs?  Quand 
la  crainte  ne  suffit  pas,  on  ajoute  les  promesses,  bien 
plus,  la  permission  et  l'attrait  du  crime  ;  ainsi,  quoique 
l'orthodoxie  russe  elle-même  ne  permette  pas  au 
prêtre  de  contracter  mariage  après  son  ordination,  on 
autorisera  le  prêtre  latin  à  se  marier  s'il  apostasie, 
(rest  ce  que  fit  entre  autres,  k  Witepsk,  un  carme 
nommé.  Polanski  ;  mais  la  liberté  du  mariage  n'était 
pas  assez  pour  récompenser  ce  misérable;  on  le  fit 
professeur  au  collège  de  la  ville  ! 

A  Wilna,  le  provincial  des  frères  de  la  Miséricoi'de 
vole  la  caisse  du  couvent  et  ihi  chapitre  ;  pour  échapper 
à  son  chàliu;ent,  il  n'avait  qu'un  moyen  :  eHd)i'asser 
l'orthodoxie,  (rest  ct^  qu'il  fit.  L'archimandrite  russe 


Il8  l'administration. 

de  Wilua,  sans  autre  examen,  F  incorpora  dans  son 
clergé.  Un  homme  qui  vole  la  caisse  des  pauvres 
moines  catholiques  est  toujours  assez  bon  pour  faire  un 
pope.  Mais  ce  n'est  pas  tout  :  le  drôle  fut  encore  plus 
heureux  qu'il  ne  devait  l'attendre  de  la  faveur  des  lois 
prolectrices  de  l'orthodoxie  et  du  larcin.  Voici  un  trait 
qui  peint  la  situation  :  l'archevêque  catholique  crut  au 
moins  pouvoir  porter  plainte  au  prince  Dolgorouki, 
gouverneur  de  la  province  ;  il  ne  demandait  pas  qu'on 
punît  le  coupable,  mais  seulement  qu'on  l'obligeât 
de  restituer.  «  Pourquoi  diable,  lui  répondit  Dolgorouki, 
vous  inquiéter  de  ce  provincial,  il  n'est  plus  des  vôtres 
maintenant!  »  Cette  réponse  fut  tout  ce  qu'il  obtint. 

La  mauvaise  foi  d'un  prince,  gouverneur  d'une 
province,  dans  une  circonstance  aussi  criante,  pourra 
paraître  invraisemblable;  mais  que  dira-t-on  si  l'on 
voit,  dans  un  cas  pareil,  la  même  accusation  atteindre 
Nicolas  en  personne? 

En  supprimant  les  couvents  et  en  s'emparant  de 
leurs  biens,  on  s'était  engagé  à  doter  de  leurs  revenus 
des  fondations  pieuses,  à  créer  des  écoles  catholiques  ; 
on  n'en  fit  rien.  Tout  au  moins  avait-on  expres- 
sément réservé  un  couvent  par  diocèse,  lequel  serait 
transformé  en  asile  pour  les  prêtres  âgés  et  malades. 
Mais  les  prêtres  catholiques,  vieux  et  infirmes,  ne 
doivent  trouver  d'asile  que  dans  les  bras  de  l'ortho- 
doxie !  C'est  pour  cela  sans  doute  que  le  gouvernement 
préféra  laisser  tomber  en  ruines  les  couvents  qu'il  ne 
changea  pas  en  casernes.  L'évèque  intrépide  que  nous 


MESURES   VEXATOItlES.  Il9 

avons  déjà  cité  plusieurs  fois,  Gutkowski,  eut  le 
courage,  en  s'appuyant  sur  la  loi,  de  réclamer  deux 
maisons  situées  dans  son  diocèse  :  c'était  le  pres- 
bytère de  ^Yengro^Y  et  le  couvent  de  l'ordre  de 
Saint-Paul,  à  Wlodawa.  Le  gouvernement  du  royaume 
de  Pologne,  plus  franc  que  Dolgorouki,  reconnut  la 
justice  de  sa  réclamation  ,  et  promit  d'y  faire  droit  : 
peu  après,  les  deux  maisons  étaient  transformées  en 
casernes.  L'évêque  adressa  une  plainte  à  l'empereur  ; 
l'empereur  l'envoya  en  exil  à  Mohilew  (1). 

C'était  pourtant  ce  même  Nicolas  qui,  se  plaignant, 
dit-on,  à  un  de  ses  familiers,  de  la  monstrueuse 
vénalité  des  fonctionnaires  de  l'empire,  lui  disait 
tristement  :  «Il  n'y  a,  dans  tout  l'empire,  que  vous  et 
moi  qui  ne  volions  pas  !  »  L'empereur  orthodoxe,  — 
aussi  bien  que  tous  les  révolutionnaires,  de  tous  les 
pays  et  de  tous  les  régimes  —  avait  la  conscience  large 
à  l'endroit  des  biens  d'Église  î 


III 


Mesures  vexatoires. 

Parmi  les  mesures  que  l'administration  russe  pro- 
digue à  ses  administrés  polonais,  il  en  est  qui  semblent 
purement  et  absolument  vexatoires  ;  car  comme  elles 

(1)  Tous  ces  fails  sont  rapportés  par  le  P.  Theiner,  t.  I. 


120  ladmi?îistrâtion. 

sont  d'une  exécution  impossible  ou  d'une  utilité  nulle, 
on  ne  peut  les  expliquer  que  par  le  désir  de  montrer 
la  tbrco  du  pouvoir  central,  et  de  prouver,  par  des 
arcfunients  d'un  poids  irrésistible,  la  réalité  d'une 
vérité  gouvernementale  qu'on  ne  cesse  de  l'épéter,  sur 
tous  les  tons,  aux  Polonais,  pour  la  leur  faire  entrer 
dans  l'esorit,  sinon  dans  le  cœur;  je  veux  parler  de 
leur  incorporation  ce  qui  est  tout  autre  chose  ([iw  la 
simple  aiHiexion)  à  l'empire  de  toutes  les  Russies. 

Par  e\enq}le,  parmi  les  innombrables  règlements 
émanés  du  général  Szypow,  directeur  de  Tintérieur  à 
Varsovie,  nous  trouvons,  à  la  date  du  mois  d'août  i  808, 

l'arrêté  suivant  relatif au  coslume  des  habitants.  Il 

faut  citer  : 

AuT.  1'".  —  Les  liabitanls  des  bourgs  et  villages  polonais 
ne  porteront  plus,  à  l'avenir,  les  costumes  nationaux  de 
Varsovie  et  de  Cracovie.  F^n  conséquence,  il  est  délcndu  de 
porler  des  boiuicts  carrés  cramoisis,  des  plumes  de  paon,  des 
ceintures  ornées  de  rondelles  en  cuivre,  de  faire  usage  des 
couleurs  bleues,  cramoisies  et  blanclies  :  celte  deiiiibre  pourra 
toutefois  être  employée  pour  chemises,  mouchoirs  et  caleçons. 

Art.  2.  —  Le  costume  russe  de  couleur  brune  devra  être 
adopté  à  l'avenir;  les  femmes,  toutefois,  pourront  Caire  usage 
des  couleurs  verie  ou  rouge. 

Art.  3.  —  Le  costume  russe  étant  beaucoup  plus  écono- 
mique, l'administration  centrale  fera  ouvrir  dans  les  villes  et 
villages  ([ui  seront  désignés,  des  magi.sins  d'habillements 
russes,  dans  lesquels  cette  marchandise  sera  vendue  aux 
indigents  à  prix  l'é  'uits. 

Art.  f\.  —  i'u"  récompense  d  un  rouble  sera  accordée  aux  plus 


MESURES   VEXATOIRES.  \'2[ 

empressés  à  obéir  à  cette  disposition  :  les  réc:dcitr<)afs  seront 
fustigés,  et  cette  peine  doublée  en  cas  de  récidiue. 

Un  tel  arrêté  n'a  pas  besoin  de  commentaire  ;  il.  est 
trop  clair  que,  s'il  était  à  peu  près  impossible  à  ima- 
giner, il  était  encore  bien  plus  impossible  à  faire 
exécuter.  Pour  en  venir  à  bout,  il  aurait  fallu  une 
armée  entière  occupée,  du  matin  au  soir,  à  fustiger  les 
pauvres  habitants  de  tous  les  bourgs  et  de  tous  les 
villages  polonais.  11  y  en  eut  cependant,  assure-t-on, 
qui  furent  tentés  par  le  bon  marché  et  par  l'appât  du 
rouble  promis  ;  hàtons-nous  de  dire  qu'ils  n'étaient 
ni  Polonais,  ni  Russes,  ni  catholicpies,  ni  protestants  : 
c'étaient  des  Jm'fs. 

Au  nondjre  des  arrêtés  inexécutables,  quoique 
moins  ridicules,  mais  plus  vexatoires  encore,  il  faut 
me'Itre  certaines  dispositions  relatives  à  l'enseignement 
de  la  langue  russe  qu'on  voulut  rendre  obligatoire 
pour  tout  le  monde,  même  dans  le  royaume  (1). 
Non-seulemeut  chaque  école  élémentaire  dut  avoir  un 
professeur  de  langue  russe,  envoyé  par  le  gouverne- 
ment et  entretenu  aux  fi'ais  de  la  paroisse;  mais,  dit 
l'ordonnance,  «  les  enfants  habitant  dans  la  paroisse, 
à  cjueli[uc  classe  de  la  société  qu'ils  appartiennent^  sont 
tenus  de  fré(jueuter  l'école  élémentaire  afin  d'y 
apprendre  la  langue  russe.  »  L'enfant  ([ui  se  refusera  à 
apprendre  la  langue  russe  sul»ira  les  punitions  ordi- 
naires, «  et  ses  parents^une  amende  pécuniaire  qui  sera 

(I)  AiTiHéda  gériénil  Szy[iow,  ju'.n  I83S, 


12^  L*  ADMINISTRATION. 

de  300  francs  pour  la  première  fois;  à  la  quatrième 
fois,  parents  et  enfants  seront  considérés  comme  en  état 
de  désobéissance  à  l'autorité  du  gouvernement  et  punis 
en  conséquence.  »  Mais  comment  s'assurer  que  les 
enfants  élevés  exceptionnellement  dans  la  maison 
paternelle  apprendront  la  langue  russe?  Le  vigilant 
général  y  a  pourvu  :  «  Il  est  défendu  à  tout  chef  de 
famille  d'accueillir  chez  lui  des  précepteurs  non  munis 
d'un  certificat  constatant  qu'il  possède  la  langue  russe,  » 
et  pour  plus  de  sûreté,  les  enfants  ainsi  élevés  seront 
tenus  de  se  présenter  chaque  mois  à  l'école  paroissiale 
«  pour  y  subir  un  examen  de  langue  russe.  » 

Quand  l'esprit  do  vexation  n'est  pas  inscrit  dans  la 
loi  même,  il  ne  se  retrouve  pas  moins  dans  les  actes. 
Ainsi  on  ne  détruit  pas  les  congrégations  religieuses 
uniquement  par  la  fermeture  des  maisons  ;  quelque- 
fois on  les  laisse  ouvertes,  mais  de  manière  à  rendre 
cette  tolérance  pire  qu'une  expulsion  brutale.  C'est 
ainsi  qu'un  pauvre  reste  des  sœurs  de  Charité,  établies 
à  Yinnitza,  avaient  acheté  de  leurs  deniers  une  terre 
dont  les  revenus  se  partageaient  entre  les  pauvres,  les 
veuves,  les  orphelins,  à  qui  elles  procuraient  en  même 
temps  le  pain  de  l'âme,  par  leurs  charitables  leçons. 
On  leur  prit  la  terre,  et  même  leur  maison;  mais  on 
ne  les  chassa  pas  ;  on  leur  laissa  quelques  chambres 
dans  leurs  propres  bâtiments,  et  dans  l'autre  partie,  on 
installa  un  gymnase  russe.  Insultées  journellement  par 
les  enfants  schismatiques,  elles  n'avaient  pas  même  la 
consolation  de  faire  part  aux  enfants  catholiques  ni 


Mesures  Vexatoires.  I^o 

tlii  peu  de  pain  qui  leur  restait,  ni  des  enseignements 
de  la  foi.  Elles  n'auraient  pu  l'oser,  sans  être  punies, 
et  les  enfants,  coupables  d'avoir  demandé  à  leurs 
bonnes  mères  ce  qu'elles  leur  prodiguaient  autrefois, 
auraient  été  fouettés  (1)  ! 

N'est-ce  pas  ici  le  lieu  de  citer  une  admirable  page 
de  de  Maistre  sur  les  amertumes  de  la  domination 
étrangère  :  «  Aucune  humiliation,  aucun  tourment  de 
cœur  ne  peut  être  comparé  à  celui-là...  nulle  nation 
ne  veut  obéir  à  une  autre,  par  la  raison  toute  simple 
qu'aucune  nation  ne  sait  commander  à  une  autre. 
Observez  les  peuples  les  plus  sages  et  les  mieux 
gouvernés  chez  eux,  vous  les  verrez  perdre  absolument 
cette  sagesse,  et  ne  ressemblei'  plus  à  eux-mêmes 
lorsqu'il  s'agira  d'en  gouverner  d'autres.  La  rage  de  la 
domination  étant  innée  dans  l'homme,  la  rage  de 
la  faire  sentir  n'est  peut-être  pas  moins  naturelle. 
L'étranger  qui  vient  commander  chez  une  nation 
sujette,  au  nom  d'une  souveraineté  lointaine,  au  lieu 
de  s'informer  des  idées  nationales  pour  s'y  conformer, 
ne  semble  trop  souvent  les  étudier  que  pour  les 
contrarier  ;  il  se  croit  plus  maître  à  mesure  qu'il  appuie 
plus  rudement  la  main.  11  prend  la  morgue  pour 
la  dignité,  et  semble  croire  cette  dignité  mieux  attestée 
par  l'indignation  qu'il  excite  que  par  les  bénédictions 
qu'il  pourrait  obtenir  (2).  » 

(1)  Ce  fait  est  cité  par  M.  L.  Veuillot,  Mélanges,  V  série,  t.  II, 
p.  3. 

(2)  Du  papc'j  1.  II,  cap.  vu,  art.  3. 


1 2/i  l'administration. 

Mais  nous  ne  pouvons  donner  une  idée  plus  complète 
et  plus  saisissante  de  ce  que  souffre  un  territoire 
étranger  administré  par  les  Russes,  qu'en  esquissant  la 
monographie  d'un  gouverneur  général  d'une  province 
polonaise.  Nous  cboisiions,  parmi  plusieurs  que  nous 
pourrions  citer,  un  nom  déjà  connu  de  nos  lecteurs,  le 
fameux  comte  Bihikoff,  o;ouverneur  a;énéral  de  Kiew, 


IV 


Le  comte  BibikofT. 

BibikofFappartenait  à  celte  nombreuse  noblesse  russe 
dont  les  ancêtres,  sous  les  ordres  de  Batou-Klian,  firent 
la  conquête  de  Kiew^  Soldat  dans  sa  jeunesse,  il  perdit 
un  bras  à  Borodino;  par  suite  de  cet  accident,  il  entra 
dans  le  service  civil.  A  l'avènement  de  Nicolas,  il  était 
directeur  des  douanes  au  ministère  des  finances.  Sa 
bonne  étoile,  et  particulièrement  l'agrément  de  sa 
figure  et  de  ses  manières,  joint  aux  richesses  qu'il 
tenait  de  sa  naissance  et  d'un  brillant  mariage,  le 
firent  choisir,  entre  de  nombreux  rivaux,  pour  le 
poste  envié  de  gouvei'ueur  de  Kiew,  Volhynie  et 
Podolie.  C'était  le  temps  où  à  Pétersbourg  on  songeait 
sérieusement  à  une  piompte  et  définitive  dénationa- 
lisation de  la  Pologne  ;  et  il  faut  dire,  pour  ne  pas  être 
injuste  envers  le  czar,  que  ses  vues  personnelles  à  ce 
sujet  avaient  rassentiment  complet  et  cordial,  sinon 
du  peuple,  au  moins  de  la  noblesse  russe  tout  entière. 


LU   COMTK    FilBiivOFF.  1*25 

Atteindre  ce  but,  et  l'alteiiulro  le  plus  toi  et  le  plus 
conipl(''temeiit  passible,  c'est  s'ir  ([tioi  l'einpei'eur 
concentra  pendant  vingt-cinq  ans  tous  les  eiïorts.de 
son  âpre  volonté  et  do  son  persévérant  génie;  c'est 
dans  ce  sens  qu'étaient  rédigées  toutes  les  instructions 
adressées  à  ses  gouverneurs  généraux  :  agir  pVompte- 
ment,  fortement  et  efficacement  ;  ce  fut  aussi  le  pro- 
gramme de  Bihikoff. 

Mais  en  Russie,  il  ne  faut  jamais  oublier  que  Ton  vit 
sous  un  gouvernement  absolu,  tempéré  par  la  vénalité. 
Ce  second  point  de  la  constitution,  toujours  sous- 
entendu,  est  comme  ces  articles  secrets  de  tant  de 
traités  diplomatiques,  où  les  choses  que  le  public  i)eut 
voir  ont  moins  d'importance  que  celles  qu'il  ne  voit 
pas.  Arrivé  en  Ukraine  v.ers  18oS,  Bibikotf,  d'abord 
très  circonspect,  montra  bientôt  fort  clairement  que 
les  intérêts  du  czar  n'étaient  pas  les  seuls  ([u'ils 
poursuivît. 

Il  s'était  attaché  un  certain  Pissareff,  comme  direc- 
teur de  sa  chancellerie  :  homme  jeune,  ambitieux, 
1res  entendu  en  affaires,  et  surtout  armé  de  ce  dévoue- 
ment effronté  du  subalterrie,  qui  devant  un  supérieur 
ne  connaît  pas  le  mot  :  je  ne  sais,  ou  :  je  ne  puis.  Il 
se  forma  bientôt  entre  ces  deux  hommes  une  commu- 
nauté de  vues  et  de  sentiments  qui  n'allait  ni  au  bien 
du  czar  ni  au  bien  de  la  province  :  s'enrichir  en 
commun  aux  dépens  du  pays  ruthénien,  tel  fut  le  point 
central  et  comme  le  ciEur  de  leurs  opérations  admi- 
nistratives. Toute  la  chancellerie  était  montée  en  cou 


126  l'administration. 

séquence,  et  de  là  vint  que,  lentement  et  par  clee^ré, 
toutes  les  instructions  de  Nicolas  reçurent  une  autre 
direction.  Piller  au  profit  de  l'empire  ne  leur  était  pas 
interdit,  tout  au  contraire  ;  ils  préférèrent  piller  pour 
leur  propre  compte. 

Au  commencement,  c'étaient  de  simples  contri- 
butions privées  qu'on  levait,  pour  ainsi  dire,  en  famille. 
D'abord,  trente-six  chefs  de  police,  cent  cinquante 
inspecteurs  et  environ  trente  commissaires  de  gouver- 
nement et  de  district,  et  autant  de  juges  se  soumirent 
à  ce  tribut.  C'étaient  différents  payements  réglés  selon 
la  dignité,  l'importance  et  le  lieu  de  l'emploi.  Un 
chef  de  police  contribuait  à  la  caisse  pour  mille  roubles 
d'argent,  un  inspecteur  contribuait  pour  cinq  cents, 
un  juge  en  payait  six  cents  ;  les  commissaires  des  plus 
petites  villes  achetaient  leur  place  deux  ou  trois  cents 
roubles;  ceux  des  grandes,  cinq  cents.  Les  commissaires 
de  district  et  de  gouvernement  étaient  taxés  à  mille,  et 
la  somme  s'élevait  à  plusieurs  milliers  de  roubles,  s'il 
s'agissait  des  places  importantes  de  Mohylow,  de 
Balta  et  de  Berdyczew. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  ces  payements  se 
fissent  en  secret,  ce  serait  mal  connaître  l'employé 
russe.  C'était  de  sa  propre  main  que  Pissarew  recevait 
les  sommes  destinées  à  son  chef  et  à  lui  ;  on  comptait 
l'argent  sur  la  table  ofïicielle,  dans  la  chancellerie  du 
gouverneur.  ,    - 

Une  autre  source  abondante  de  revenus,  ce  furent 
les  passeports;   une  des  formalités  reçues,  et  bien 


LE   COMTE    BIBIKOFF.  127 

connues  des  pétitionnaires,  consistait  à  glisser  dans  la 
demande  un  paquet  d'assignats  proportionné  aux 
revenus,  mais  d'autant  plus  gros  que  le  nom  du  can- 
didat était  plus  compromis.]  On  cite  beaucoup 
d'exemples  de  passeports  refusés;  on  n'en  cite  pas  un 
d'assignats  renvoyés  à  l'adresse  des  pétitionnaires 
malheureux. 

La  troisième  espèce  de  contribuables  était  ceux 
qui  avaient  été  mêlés  dans  les  affaires  de  la  police  ou 
du  trésor,  criminels  vrais  ou  fictifs,  simplement 
suspects  ou  coupables;  en  un  mot  tous  ceux  qui,  de  gré 
ou  de  force,  avaient  eu  affaire  avec  l'autorité.  La 
fortune  de  Bibikoff,  c'est-à-dire  le  malheur  de  la 
Pologne,  voulut  que  cette  source  de  revenus  s'accrût 
d'une  manière  démesurée  sous  son  gouvernement. 

Ce  fut  à  l'i'poque  où,  dans  ces  dernières  années, 
arriva  dans  les  provinces  rhuténiennes  un  émissaire 
du  parti  démocratique  de  l'émigration  polonaise,  dans 
le  but  d'organiser  une  conspiration  générale.  Bibikoff, 
informé,  laissa  faire;  puis,  quand  le  moment  lui  parut 
opportun  et  les  conjurés  assez  nombreux  et  assez 
compromis,  il  ouvrit  une  enquête,  et  au  bout  de 
quelques  semaines,  plus  de  mille  accusés  remplissaient 
les  cachots  de  Kiew. 

Il  faut  savoir  que  le  code  pénal  russe  défend  la 
torture;  que,  pour  condamner  l'accusé,  il  faut  absolu- 
ment de  sa  part  un  aveu  volontaire,  qu'enfin  les  peines 
corporelles  ne  sont  autorisées  que  lorsque  le  prisonnier 
se  montre  insolent  pour  le  juge.  Mais  quelle  est  en 


158  l'administrvtiov. 

Russie  la  loi  qui  ne  soit  facilement  éludée?  Comme 
le  souverain  n'est  lié  par  aucune  loi,  ainsi  les  subor- 
donnés ne  se  croient  tenus,  en  conscience,  d'en 
respecter  aucune  ;  et,  par  une  logique  trop  naturelle, 
l'arbitraire  se  retrouve  du  haut  en  bas  du  système. 
Seulement,  tandis  que  le  czar  peut  toujours  alléguer 
pour  toute  raison  et  faire  adorer  son  caprice,  les 
subalternes  doivent  s'appliquer  soigneusement  à  ce  seul 
point  :  qu'on  ne  puisse  pas  prouver  contre  eux 
l'illégalité  de  leurs  actes.  Celte  précaution  prise,  ils 
ont  libre  carrière,  et  tout  ce  qui  favorise  en  quelque 
chose  leur  avancement  ou  leur  fortune,  leur  semble 
permis.  C'est  ce  qui  fait  que  la  torture,  proscrite  par 
les  lois  de  (Catherine  —  cette  proscription  n'est  que 
pour  l'Europe  —  est  odieusement  pratiquée  en  fait; 
c'est  ce  qu'éprouvèrent  amplement  les  administrés  de 
BibikofP. 

Voici  le  procédé  de  la  torture  communément 
suivi  : 

Lorsque  les  moyens  ordinaires  n'ont  pas  sulïi  pour 
faire  découvrir  à  la  police  ce  qu'elle  veut  savoir  du 
prisonnier,  on  commence  par  l'oublier  trois  jours  dans 
sa  prison,  en  ne  lui  laissant  qu'un  morceau  de  pain  et 
de  Teau.  Au  bout  de  ce  temps,  si  la  faim  ne  l'a  pas 
rendu  sage,  on  essaye  du  supplice  plus  rigoureux  de  la 
soif;  pour  cela,  on  donne  au  pauvre  affamé  du  poisson 
sfilé  qu'il  dévore  avidement,  puis  on  l'oublie  encore, 
connue  la  première  fois.  C'est  dans  cet  clat,  consumé 
par  la  faim,  brûlé  par  la  soif,  (pic  le  malheureux  est 


LE    COMTE    BIBIKOFF.  129 

traîné  dans  la  salle  de  l'enquête  ;  mais  alors,  comment 
pourrait-il,  à  moins  d'une  force  d'âme  exceptionnelle, 
ne  pas  laisser  échapper  quelques  paroles  d'indignation 
ou  de  colère?  C'est  assez,  pour  que,  aux  termes  de  la 
loi,  il  devienne  passible  des  plus  cruelles  tortures! 
Mais  supposons  que    les  premières  épreuves  l'aient 
trouvé  héroïquement  résigné  ;  l'esprit  de  suite  et  la 
violence  sagement  pondérée  sont  ce  qui  man([ue  le 
moins  à  l'esprit  russe.  La  troisième  épreuve  sera  celle 
de  rinsoumie  ;  pendant  trois  ou  quatre  jours  et  autant 
de  nuits,  la  paille  infecte  du  cachot,  seul  lit  du  pauvre 
piisonniei',  sera  le  moindre  des  obstacles  opposés  à  son 
sommeil  ;  il  sera  condamné  à  entendre  les  cris  des 
geôliers,  les  sons  perçants  des  coups  qu'ils  frappent 
contre  la  plaque  en  cuivre  fixée  à  la  porte  de  son 
cachot  ;  après  quoi,  il  sera  ramené  de  nouveau  dans  la 
salle  de  l'enquête,  où  le  gouverneur  lui-même  ou 
quelque    autre    agent    supérieur    se   tiendra  caché 
derrière  un  paravent,  pour  recueillir  des  aveux   si 
savamment  préparés  1). 


(1)  Le  P.  Dolgoroukow  confirme  le  fait  du  pillage  universel  et  de 
la  torture,  appliqués  aux  Polonais  avec  une  libéralité  sans  mesure  : 
•  Les  ci-devant  provinces  polonaises  constituaient  pour  la  police 
politique  une  véritable  Californie...  De  temps  en  temps  la  police 
politique  inventait  une  société  secrète,  surtout  el  le  plus  fré- 
quemment, dans  les  provinces  de  l' ouest  et  le  royaume  de  Pologne... 
L'on  arrêtait  et  l'on  jetait  en  prison  des  individus  riches  ou  aisés, 
dé.signés  d'avance.  Ces  malheureu.x  avaient  le  choix  entre  le  paye- 
ment d  une  rançon  considérable  et  l'avenir  le  plus  affreux.  S'ils 
refusaient  de  payer,  alors  ils  se  voyaient  chargés  de  chaînes,  mis  à 

9 


j  30  l'  administration  . 

Ce  procédé  ïrenquêles  explique  comment  Bibikoff 
et  Pissarew  purent  à  la  fois  satisfaire  aux  exigences 
de  la  justice  du  czar  par  les  condamnations  à  mort,  à 
l'exil,  aux  travaux  forcés,  au.  service  militaire,  qui 
furent  prononcées  en  masse  dans  cette  affaire,  et  aux 
intérêts  de  leur  fortune  privée,  qui  s'accrut  de  tout 
l'argent  et  des  dons  en  nature  déposés  par  les  mères, 
les  femmes,  les  sœurs  des  malheureux  prisonniers. 

la  question,  livrés  aux  tortures,  et  martyrisés,  jusqu'au  moment  où 
la  douleur  leur  arrachait  un  owt  fatal...  Ils  étaient  envoyés  en  Sibérie  ; 
s'ils  éluient  Russes,  leurs  biens  ])assaienl  à  leurs  héritiers  légilimes  ; 
mais  s  ils  étaieut  Polonais,  leurs  biens  étaient  confisqués  et  leurs 
familles  réduites  à  la  misère.  A  Varsovie,  surtout  dans  les  années  qui 
suivirent  la  révolution  de  1831,  le  royaume  de  Pologne  tout  entier 
avaitélé  mis  en  coupe  réglée  d'exactions.  Voici  comment  Ton  y  pro- 
cédait :  on  saisissait  un  homme  riclie  ou  aisé,  et  on  le  jetait  en 
prison.  Un  agent  de  police  délégué  à  cet  effet  venait  le  trouver  dans 
son  cachot  :  «  De  quoi  m'accuse-t-on?  demandait  le  malheureux.  — 
D'avoir  pris  part  à  la  dernière  révolution.  —  Mais  je -me  suis  tenu 
tranquille,  à  l'écart  de  tout  mouvement  politique.  — Tant  mieux,  il 
vous  sera  facile  de  vous  justifier,  après  avoir  subi  un  ou  deux 
interrogatoires.  — Quand  serai-je  donc  interrogé?  — Mais  chacun 
l'est  à  son  tour,  d'api  es  la  date  de  son  incarcération.  —  Mon  tour 
viendra-t-il  bientôt?  —  Hum  !  il  y  a  plus  de  deux  mille  personnes 
incarcérées  avant  vous  ;  vous  pourriez  bien  rester  en  prison  deux  ou 
trois  années.  »  Voyant  l'effet  produit  par  cette  déclaration  sur  le 
détenu,  l'agent  de  police  lui  insinuait  qu'avec  une  somme  d'argent 
(plus  ou  moins  considérable,  suivant  la  position  de  fortune  du  pri- 
sonnier), il  obtiendrait  sa  liberté  immédiate.  Il  payait,  et  se  trouvait 
libre  sur-le-champ. 

Dons  les  provinces  occidentales,  les  propriétaires  se  trouvaient 
astreints  à  des  payements  permanents  et  annuels  en-faveur  des 
fonctionnaires  de  tout  genre.  Les  récalcitrants  avaient  en  perspec- 
tive la  Sibérie  et  la  ruine.  »  — La  Vérité  sur  la  Russie,  page 
298-302. 


LE   COMTE    BIBIKOFF.  131 

11  ne  s'agissait  pas  d'obtenir  pour  eux  l'élargissement 
ou  même  des  adoucissements  notaljles,  mais  seulement 
la  faveur  de  quelques  nouvelles,  ou  bien  l'autorisation 
de  leur  faire  parvenir  quelques  vêtements  ou  un  peu 
de  linge  ;  objets  qui,  la  plupart  du  temps,  diminuaient 
ou  s'égaraient  en  chemin  !  Car  quel  tchinownik  se 
serait  fait  scrupule  de  suivre  les  traces  de  son  Excel- 
lence (l)? 

(()  A  l'affaire  de  ce  complot  se  rattache  un  trait  caractéristique 
d'un  digne  émule  de  Bibikoff,  du  gouverneur  de  Podolie,  Pétroff. 
Ce  fait  acquit  dans  le  temps  ia  plus  patente  notoriété.  C'était  au 
moment  des  arrestations  les  plus  rigoureuses,  et  naturellement  on 
évitiiit  alors  avec  le  plus  grand  soin  de  se  compromettre  avec  les 
émigrés.  Aidé  d'un  employé  de  sa  chancellerie,  le  gouverneur 
Pétrott"  composa  une  lettre  à  M.  R...,  soi-disant  écrite  par  un 
émigré.  On  envoya  cette  lettre  à  la  frontière  au  bureau  de  poste, 
avec  l'ordre  de  la  faire  porter  par  un  exprès  à  son  adresse.  Le  temps 
était  calculé  de  telle  sorte,  qu'au  moment  de  l'arrivée  de  la  lettre, 
la  police,  envoyée  par  le  gouverneur,  devait  saisir  M.  R. ..  sur  le 
fait.  Au  pis-aller,  ce  plan  devait  procurer  tout  l'argent  que  le  riche 
propriétaire  pouvait  avoir  chez  lui.  Mais  il  ne  réussit  pas,  parce 
que  l'exprès  chargé  de  la  lettre  s'enivra  en  route,  et  arriva  trop 
lard.  La  police  n'arriva  pas  trop  tard  :  à  la  minute  fixée,  elle  fait 
irruption,  elle  fouille  tous  les  bureaux,  les  armoires,  les  tables, 
s'empare  de  tout,  met  les  scellés,  et  bien  qu'elle  n'eût  rien  trouvéi 
emmène  M.  R...  à  Kamieniec.  Par  hasard,  quelques  heures  après, 
un  des  amis  de  M.  R...,  occupant  une  haute  position  dans  le  gouver- 
nement, arriva  à  son  château  ;  pendant  qu'il  (|uestionne  les 
domestiques,  voilà  qu'arrive  l'exprès  avec  sa  lettre.  On  te  mit  à. en. 
rechercher  l'origine  et  on  découvrit  que  cet  écrit  avait  été  frauduleu- 
sement envoyé  par  la  police.  M.  R...  mis  en  liberté  après  un 
emprisonnement  de  quatre  semaines,  regul  une  décoration;  quant  au 
gouverneur  Pétroff,  qui  s'était  compromis  (si  maladroiten)entI),  on 
l'envoya,  avec  le  même  grade  et  les  mêmes  fondions,  dans  les 
provinces  du  Caucase,  où  l'on  doit  supposer  qu'il  continue  son  com- 
merce ! 


'UV2  l'admixistration. 

Les  succès  ilii  gouverneur  général  dans  une  admi- 
nistration si  fructueuse  pour  lui-mênne  et  pourtant,  en 
apparence,  si  conforme  aux  vues  de  l'empereur,  le 
rendirent  d'une  arrogance  et  d'une  témérité  sans 
bornes.  11  témoignait  hautement  son  mépris  pour  les 
Polonais  viclinies  de  ses  exaclions,  il  s'insinuait  dans 
les  affaires  de  famille  hs  plus  secrètes,  les  racontait 
publi([uement  el  tournait  ouvertement  en  ridicule  ceux 
qui  l'avaiont  payé  pour  se  taire.  Il  eut  cependant 
l'affront  d'échouer  dans  une  de  ses  plus  splendides 
opérations.  Voici  le  fait  : 

Dans  l'aniiée  ISfiô  se  répandit  la  nouvelle  que  des 
luis  allaient  paraître,  destinées  à  changer  la  condition 
des  paysans,  et  par  suite,  à  mettre  en  question  la 
propriété  foncière  des  gentilshommes.  Ce  fut  une 
crainte  générale.  Bibikoff  aussitôt  répand  dans  toute 
la  province  des  agents,  chargés  d'insinuer  ii  hi  noblesse 
inquiète  que  le  tout-puissant  gouverneur  saura  con- 
jurer l'orage,  si  les  propriétaires  souscrivent  à  son 
profit,  pour  un  rouble  par  paysan.  C'était  une  pêche 
d'importance,  qui  devait  rapporter  pour  le  moins 
plusieurs  millions.  Mais  trop  de  zèle  dans  les  agents  de 
Bibikoff  fit  manquer  le  coup  de  filet;  la  présence  du 
général  Geysinar,  aide-decamp  de  l'empereur,  rendit 
impossible  une  entreprise  effrontément  ébruitée  et 
devenue  presque  publique. 

On  se  demande  comment  pouvait  faire  l'empereur 
Nicolas  pour  ignorer  ces  choses,  ou  s'il  les  savait, 
co'.nmeni   il   It's  pouvait  tolérer.   On   peut  l'épondre 


LE   COMTE   BlBlkOFF.  I  o3 

d'abord  que  renipeieur  ne  s'est  jamais  soucié  de  voir 
la  Pologne  satisfaite  et  heureuse  sous  son  gouver- 
nement. Il  la  voulait  inerte,  soumise  et  russe  :  rien  de 
plus.  Pour  cela,  le  régime  du  soldat  moscovite  sons 
les  drapeaux,  voilà  ce  qu'il  lui  fallait.  En  second  lieu, 
l'empereur  savait  que  gagner  au  change  lui  eût  élé 
difficile.  Le  moule  de  l'administration  russe  est  fait 
depuis  longtemps,  il  ne  faut  rien  moins  qu'une  révo- 
lution gêné:  aie  pour  le  briser.  Mais  surtout  nous  devons 
ajouter  que  Bibikoff,  à  toutes  les  qualités  dont  nous 
avons  parlé,  joignait  une  adresse  extraordinaire  pour 
détourner  de  sa  tète  la  foudre,  souvent  préparée  contre 
lui  par  des  rivaux  envieux. 

On  sait  que  tout  grand  personnage  russe  en  pro- 
vince, s'il  est  entouré  des  espions  du  gouvernement, 
a  aussi  sa  police  et  ses  agents  secrets  à  Pétersbourg. 
Le  grand-duc  Constantin  ,  dans  le  lenq)s  (jue  ce 
maniaque,  qui  a  tant  contribué  à  préparer  le  mouve- 
ment de  1831 ,  gouvernait  la  Pologne,  et,  à  son  exemple, 
Paskiewicz,  Worontzoff,  Bibikoff  et  presque  tous  les 
petits  czars  qui  régnaient  ou  régnent  aujourd'hui  en 
Pologne,  en  Sibérie,  à  Orembourg,  dans  le  Caucase, 
avaient  ou  ont  encore,  auprès  du  czar  véritable,  des 
afïidés  chargés  de  surveiller  l'opinion  de  la  cour,  le 
bruit  public  ou  les  caprices  du  prince.  Toujours 
informé  à  temps,  Bibikoff  apprenait-il  que  le  tenqjs 
était  à  l'orage  du  côté  de  la  Newa,  aussitôt  il  se  faisait 
donner  la  permission  d'aller  à  Pétersbourg,  et  la  pre- 
mière audience  du  czar  lui  faisait  juger  l'état  de  ses 


134  l'administration. 

affaires.  Si  l'œil  du  czar  était  sombre,  Bibikoff  atten- 
dait quelque  temps  dans  le  silence  et  s'effaçait,  jusqu'à 
ce  que  des  rapports  venus  de  la  Ruthénie,  et  dressés  à 
cet  effet,  lui  eussent  apporté  la  nouvelle  que  de  graves 
événements  se  préparaient  dans  cette  province  contre 
l'autorit-é  impériale.  Muni  de  ces  pièces,  il  demandait 
une  audience  extraordinaire  à  l'empereur,  lui  révélait 
tout,  faisait  montre  de  sa  vigilance,  de  sa  vigueur,  de 
son  énergie;  tellement  que  Nicolas,  fasciné,  persuadé 
de  son  génie  administratif,  pliant  devant  la  nécessité 
des  circonstances,  qui  commandent  si  souvent  aux  des- 
potes eux-mêmes,  se  hâtait  de  renvoyer  en  Ukraine 
l'homme  habile,  seul  capable  de  réparer  les  désordres 
que  seul  il  avait  faits,  ou  simplement  supposés.  Mais  si 
les  plaintes  avaient  été  tellement  puissantes,  si  la  dis- 
grâce était  déjà  tellement  com[>lète  qu'on  lui  refusât  la 
permission  d'aller  à  Pétersbourg,  même  pour  se  jus- 
tifier, Bibikoff  envoyait  un  rapport  qui  commençait 
généralement  par  ces  mots  :  «  Les  perfides  et  insensés 
Polonais  reprennent  de  nouveau  la  trame  de  leurs 
projets    révolutionnaires...  »  Une  mesure   de  cette 
nature  ne  manquait  pas  de  produire  son  effet,  et  le 
rapport  n'était  pas  plutôt  lu,  que  le  gouverneur  me- 
nacé était  devenu  plus  puissant  que  jamais. 

C'est  ainsi  cpie  Bibikoff  a  pu,  jusqu'à  ces  dernières 
années  (l),  prolonger  dans  la  Ruthénie  polonaise  une 


(!)  Bibikoff  vil  encore,  mais  de[>ai5   sa   disgrâce   il  est  devenu 
libéral  ! 


LES   POPES   EN    POLOGNE.  135 

administration,  qui  pourra  être  égalée  dans  son  genre, 
mais  qui  ne  sera  jamais  ni  surpassée,  ni  oubliée;  trop 
semblable  d'ailleurs  aux  Paskiewicz,  aux  Mourawieff, 
aux  Storojenko  et  à  tant  d'autres  qui,  depuis  1830, 
fidèles  au  génie  de  celui  qui  les  envoyait,  ont  moins 
gouverné  qu'exploité  la  Pologne. 


Les  popes  eu  Pologne. 


Pour  compléter  le  tableau  de  l'administration  ru«se 
dans  les  provinces  polonaises,  il  est  indispensable  de 
dire  un  mot  d'une  classe  d'agents  qui  remplit  dans  les 
questions  religieuses,  le  rôle  sinon  le  plus  important, 
au  moins  le  plus  vexatoire,  nous  voulons  parler  des 
popes. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  la  dégradation  du  bas 
clergé  russe.  Notre  intention  n'est  pas  de  traiter  de 
nouveau  un  sujet  si  connu.  Nous  pourrions  renvoyer 
sur  cet  article,  à  .tous  les  voyageurs,  protestants  ou 
catholiques,  croyants  ou  incrédules,  littérateurs,  philo- 
sophes ou  marchands,  qui  ont  jamais  traversé  l'empire, 
et  même  aux  romanciers  russes  en  vogue  qui,  de- 
puis quelques  années,  n'ont  pas  craint  d'aborder  un 
sujet  si  délicat.  Les  rapports  les  plus  favorables 
donnent  l'idée  la  plus  triste  de  ces  hommes,  hébétés 
de  servilisme,  d'une  ignorance  absolue,  sorte  de  caste 


136  l'administration. 

fatalement  abjecte,  à  qui  un  despotisme  plusiein's 
fois  séculaire  a  fait  perdre  tout  sentiment  d'hon- 
neur et  d'indépendance  vis-à-vis  du  pouvoir  civil. 
Comment  en  serait-il  autrement?  Tout  pope  peut 
toujours  être  immédiatement  destitué  sur  la  seule 
demande  du  pouvoir  séculier.  Pour  quiconque  sait  ce 
que  vaut,  aux  yeux  de  Dieu  et  du  chrétien,  le  privilège 
sacré  du  sacerdoce,  quelle  est  la  dignité  surnaturelle 
de  son  caractère,  c'est  un  navrant  spectacle  que  ce- 
lui de  cette  armée  de  prêtres  cupides,  grossiers  et 
faméliques,  lèpre  immense  qui  souille  tous  les  do- 
maines de  la  prétendue  orthodoxie  ;  dont  la  dégra- 
dation, contenue  en  germe  dans  le  seul  fait  du  schisme, 
a  été  avancée  par  Pierre  le  Grand,  destructeur  du 
patriarcat  et  fondateur  du  saint  synode  ;  continuée  par 
Catherine,  spoliatrice  avide  et  insolente  du  clergé 
russe;  consommée  enfin  par  Nicolas  qui  a  fait  du  pope, 
au  moins  en  Pologne,  la  plus  vile  partie  de  sa  police 
et  le  plus  odieux  supplément  de  ses  bourreaux. 

C'est  cette  dégradation  irréparable,  contre  laquelle 
se  débat  en  vain  aujourd'hui  Alexandre  II,  écrasé  lui- 
même,  tout  empereur  qu'il  est,  sous  le  poids  d'un  in- 
strument trop  docile.  Car  si,  telle  qu'elle  est  aujourd'hui, 
la  masse  énorme  du  clergé  inférieur  n'existe  guère  que 
pour  le  service  du  pouvoir  temporel,  et  par  son  bon 
plaisir,  à  mesure  que  la  civilisation  se  répand,  elle 
devient  tons  les  jours  ]>lus  inutile  même  à  ces  humbles 
fonctitjus,  par  l'effroyable  excès  de  sa  misère  maté- 
rielle et  morale.  Qu'est-ce  qu'un  y)ope  en  général?  car 


LES   POPES    EN    POLOGNE.  137 

s'il  y  a  des  exceptions,  elles  sont  bien  rares.  C'est  un 
malheureux  que  la  fatalité  de  sa  naissance  ou  la  volonté  ' 
de  l'empereur  a  fait  ordonner  prêtre,  comme  ailleurs 
la  naissance  fait  des  domestiques  ou  des  esclaves. 
L'ordre  du  maître  peut,  à  plaisir,  le  transporter  du 
clergé  dans  l'armée  ou  de  l'armée  dans  le  clergé.  La 
volonté  de  l'empereur  est  tout  pour  lui,  et  néanmoins 
le  pope  est  le  plus  mal  payé  de  ses  espions,  comme  il 
est  le  plus  bas  de  ses  valets  ;  c'est  par  force  qu'il  se 
marie  :  l'honneur  du  célibat  volontaire,  la  dignité 
de  la  chasteté  évangélique  lui  sont  interdits.  S'il 
prêche,  c'est  par  ordre;  il  se  tait  autant  qu'on  le 
veut,  et  ne  dit  que  ce  qu'on  lui  permet.  Malheu- 
reux du  côté  de  l'autorité,  il  prend  sa  revanche 
sur  le  pauvre  peuple.  Il  vit  en  vendant  les  sacrements, 
les  cérémonies  et  le  ciel.  Il  est  misérable,  voleur, 
ivrogne,  haï,  méprisé  et  battu,  et  néanmoins,  l'esprit 
profondément  religieux  de  la  nation  russe  fait  qu'il  est 
toujours  redouté  et,  quoi  qu'il  fasse,  toujours  payé. 
Que  le  lecteur  peu  habitué  aux  révélations  de  ce 
genre  veuille  bien  ne  pas  se  hâter  de  trouver  exa- 
gérée cette  simple  esquisse  ;  il  verra  quelques  pages 
plus  bas,  un  tableau  d'hier,  pris  sur  le  vif,  et  où 
les  plus  défiants  trouveront  une  pièce  largement  justi- 
ficative. 

Ce  sont  ces  pasteurs  d'une  espèce  si  odieuse  que  la 
Russie  envoie  aux  villages  polonais  enlevés,  par  les 
conversions  en  masse,  au  culte  catholique.  Par  le  seul 
récit  de  la  manière  dont  les  popes  ont  servi  les  vues  de 


438  l'administration. 

Nicolas,  lors  de  la  suppression  de  l'Église  grecque 
unie,  ou  peut  se  faire  uue  idée  du  rôle  que  jouent 
encore  tous  ces  malheureux,  partout  où  ils  sont 
établis  (1).  Les  pays  convertis  sont,  en  grande  partie, 
par  rapport  aux  popes,  dans  la  même  situation  que 
plusieurs  miW'iom  de  Rascolnics ,  répandus  dans  l'empire 
de  Russie,  qui,  ayant  en  exécration  l'Église  dominante, 
n'en  sont  pas  moins  comptés  parmi  ses  fidèles.  La 
seule  ressource  des  dissidents,  c'est  la  vénalité  des 
popes  qui,  pour  de  l'argent,  consentent  très  volon- 
tiers à  les  exempter  des  cérémonies  d'un  culte  qu'ils 
abhorrent.  Nous  aurions  peine  à  croire  que,  s'il  y  a  des 
paroisses  que  les  popes  désirent,  ce  sont  précisément 
celles  où  il  y  a  moins  de  sectateurs  sincères  du  culte 
officiel  ;  il  en  est  pourtant  ainsi.  Moins  il  y  a  de  fidèles, 
plus  le  poste  est  lucratif.  En  effet,  le  pope  y  reçoit  de 
toutes  mains  ;  du  gouvernement,  qui  lui  paye  à  beaux 
deniers  comptants,  ou  par  des  distinctions  honori- 
fiques (2)  toutes  les  conversions  qu'il  peut  opérer,  de 
gré  ou  de  force,  vraies  ou  fausses  ;  des  dissidents,  qui 
le  payent  encore  plus  cher,  pour  se  débarrasser  de  ses 
vexations.  Par  là  on  comprend  facilement  que,  si  paitout 

(1)  Voyez  Theiner,  t.  II,  p.  323  et  suivant. 

(2)  Vingt  roubles  par  tête  pour  cliaque  catholiques.  Il  y  a 
des  décrets  du  czar,  conférant,  entre  autres,  «  au  préposé  du 
consistoire  de  Witebsk,  Stefanowicz,  tusaye  de  la  calotte  en  velours 
violet,  pour  s'être  acquitté  avec  succès  des  or  dressant  il  était  chargé, 
en  convertissant  un  grand  nombre  de  Grecs  unis  dans  le  gouverne- 
ment de  Witebsk.  —  Au  doyen  de  l'église  de  Oruya,  Stukalicz,  le 
droit  de  porter  la  barrelle  de  velours  violet.  —  Au  prêtre  Janvier 


LES   POPES   EN   POLOGNE.  139 

ailleurs  le  pope  est  un  fléau,  dans  les  provinces  polo- 
naises, il  est  une  peste;  armé  comn)e  il  l'est  de  l'oukase 
qui  condamne  aux  peines  de  l'apostasie  quiconque, 
ayant  une  seule  fois  communié  selon  le  rite  ortho- 
doxe, retournerait  au  culte  catholique;  bien  plus, 
investi  du  droit  exorbitant  de  faire  déclarer  schisraa- 
tique  sur  sa  seule  parole,  confirmé  par  deux  témoins, 
le  premier  catholique  venu,  sous  prétexte  qu'il  aurait 
déclaré  appartenir  à  l'Église  russe.  On  comprend  aussi 
quelle  peut  être  la  reconnaissance  des  provinces 
catholiques  qui  voient  multiplier  chez  elles,  par  tous  les 
moyens,  ces  agents  redoutables  et  qui,  jusque  dans  le 
royaume  de  Pologne,  pays  privilégié,  ne  l'oublions 
jamais,  par  rapport  aux  provinces  polonaises,  voient 
tous  les  jours  élever  des  évêchés  et  fonder  des  paroisses 
schismatiques  ! 

Après  ce  tableau,  nous  ne  serons  pas  surpris  d'en- 
tendre l'empereur  Nicolas  lui-même  constater  le  suc- 
cès merveilleux  de  ses  mesures,  vis-à-vis  de  ceux  qu'of- 
ficiellement il  devait,  aussi  bien  que  ses  sujets  russes, 
appeler  ses  enfants.  Comme  le  prince  Paskiewicz  lui 
demandait  la  grâce  d'un  Polonais,  coupable  de  mal- 


Sawicki  celui  de  porter  la  calotte  de  velours,  en  récompense  de  leur 
zèle.»  —  Le  grand  Frédéric  appelait  Joseph  II  :  mon  frère  le  sacristain 
à  propos  de  la  minutie  de  ses  innovations  ecclésiastiques:  qu"aurait-il 
dit  du  système  russe  qui,  pour  décerner  une  calotte  de  velours 'd  un 
pope,  met  en  mouvement  le  procureur  du  saint  synode,  le  sain 
synode,  le  sénat  dirigeant  et  le  czar  lui-même!  Il  faut  voir  la  lettre 
de  ces  décrets  dans  Theiner  (II.  402). 


\[lO       l'administration.  LES  POPES  EN  POLOGNE. 

versations  considérables,  alléguant  que  ce  personnage 
était  d'ailleurs  très-dévoué  à  la  Russie  :  «  Je  vois,  dit 
l'empereur  avec  amertume,  qu'il  n'y  a  dans  ce  pays 
que  les  voleurs  qui  me  soient  tout  dévoués.  »  Parole 
aussi  juste  qu'elle  était  cruelle  contre  celui  qui  la  pro- 
nonçait :  de  quel  droit  le  czar  aurait-il  pu  espérer 
mieux? 


CHAPITRE   Vf. 


ALEXANDRE  II. 


Premiers  actes. 


La  mort  de  Nicolas  fut  le  signal  d'un  soulagement 
immense  et  universel,  dans  toute  l'étendue  de  l'em- 
pire. Les  têtes  courbées  depuis  trente  ans  se  relevèrent  de 
toute  part  :  le  besoin  qu'on  avait  d'espérer  un  change- 
ment tît  que  tout  le  monde  l'espéra;  l'instinct  général 
devança  toute  réflexion  et  prévint  toute  crainte.  Les 
catholiques  surtout,  se  fiant  à  ce  que  la  renommée  pu- 
bliait du  nouvel  empereur,  commencèrent  à  respirer 
plus  librement,  et,  trompés  par  la  ressemblance  du 
nom,  se  crurent  un  instant  revenus  au  règne  équitable 
du  premier  Alexandre.  Était-ce  une  illusion?  Nous 
n'oserions  encore  l'affîruier,  malgré  ce  qui  nous  reste 
à  dire,  et  quoique,  dans  les  cinq  ans  qui  déjà  nous 
séparent  de  ces  premières  lueurs,  la  politique  russe 
n'ait  encore  en  rien  renoncé  ni  à  son  ancien  caractère, 
l'hypocrisie  dans  les  formes,  ni  à  son  ancien  but,  la 
suppression  graduelle  du  catholicisme.  Ici,  plus  encore 


i42  ALEXANDRE    II. 

que  dans  ce  qui  précède»,  nous  nous  bornerons  à 
raconter  et  à  constater  :  la  conscience  du  lecteur 
jugera. 

On  ne  peut  douter  que  les  premières  intentions  du 
nouveau  czar,  relativement  à  lÉglise  catholique, 
n'aient  été  conformes  à  ce  qu'on  attendait  de  lui.  La 
nomination  du  successeur  du  vénérable  Holowinski 
en  fut  la  preuve  (1).  Alexandre  sut,  dit-on,  se  mon- 
trer alors  noblement  indigné  de  ce  que  ses  ministres 
parussent  avoir  absolument  oublié  qu'un  concordat 
avait  été  signé  avec  le  saint-siége;  ce  fut  mèMie  à 
cette  occasion  qu'on  rechercha  et  qu'on  finit  par  dé- 
couvrir l'original  du  traité,  enfoui  et  oublié,  comme 
pièce  inutile,  dans  les  cartons  du  ministère.  Cette  né- 
gligence, que  Nicolas  aurait  récompensée, fut  punie;  et 
le  métropolitain  défunt  eut  pour  successeur  celui  que 
lui-même  avait  désigné  à  son  lit  de  mort. 

Un  pareil  acte  était  de  nature  à  confirmer  les  bruits 
de  tolérance  que  le  gouvernement  d'Alexandre  II  fit 
colporter  partout,  et  à  l'étranger  et  dans  l'intérieur  du 
pays.  Mais  ces  bruits  n'étaient  pas  encore  tombés  que 
déjà  l'Europe  entière  apprenait,  avec  une  pénible  émo- 
tion, par  quelles  paroles  l'empereur  Alexandre,  écho 
trop  docile  des  conseillers  de  son  père,  venait  d'accep- 
ter en  Pologne  le  lourd  héritage  du  règne  précédent. 


(4)  Il  est  vrai  que  la  nomination  de  Mgr  Zylinski  et  de  plusieurs 
autres  évêques  était  déjà  consentie  par  Nicolas. 


PREMIERS   ACTES.  ill2> 

et  de  glacer  d'une  crainte,  bientôt  justifiée,  les  cœurs 
qui  commençaient  à souvrir. 

«Je  vous  porte  tous  dans  mon  cœur,  comme  les 
Finlandais,  comme  les  autres  sujets  russes,  dit-il  ;i  la 
noblesse  polonaise  qui  l'accueillit  à  Varsovie,  mais 
j'entends  que  l'ordre  établi  par  mon  père  soit  main- 
tenu. Ainsi,  avant  tout,  point  de  rêverie!  Je  saurai 
contenir  ceux  qui  voudraient  continuer  à  s'y  livrer. 
Le  bonheur  de  la  Pologne  dépend  de  son  entière  fusion 
avec  le  peuple  de  mon  euq)ire.  Ce  que  mon  père  a  fait 
est  bien  fait  et  je  le  maintiendrai. . .  Mon  règne  sera  la 
continuation  du  sien  (1).  » 

La  preuve  suivit  immédiatement;  ce  fut  la  publica- 
tion d'une  amnistie,  entourée  de  restrictions  exorbi- 
tantes, qui  soumet  ceux  qui  en  profitent  à  des  humi- 
liations intolérables,  qui  maintient  toutes  les  confis- 
cations prononcées  par  l'empereur  Nicolas,  et  qui 
enfin  «  se  tait  sur  le  sort  de  tant  de  Polonais  G:émis- 
sant  au  fond  de  la  Sibérie  pour  avoir  trop  aimé  leur 
pays  ("2).  »  Cette  amnistie,  au  début  d'un  règne  an- 
noncé comme  une  ère  de  clémence,  eut,  aux  yeux  de 
tous,  le  tort  impardonnable  de  rappeler  de  trop  près 
celle  qu'au  lendemain  d'une  insurrection  formidable 
avait  publiée  le  vainqueur  de  Varsovie  ;  amnistie,  on 
s'en  souvient,  qui  fut  un  piège  destiné  à  préparer  la 

(4)  Disc.  d'Alex.  II  à  Varsovie,  mai  \  856. 

(2)  Protestation  des  émigrés  polonais  contre  la  prétendue  amnistie 
d  Alexandre  II,  publiée  à  Paris  par  le  prince  Adam  Czarloryski,  le 
9  juin  1  836. 


Hill-  ALEXANDRE    II. 

transportation  dans  le  Caucase  de  plusieurs  milliers  de 
ceux  qui  se  fièrent  au  pardon  impérial  (1)  ! 

L'indépendance  de  l'Église  ne  fut  pas  mieux  traitée 
que  le  sentiment  de  la  nationalité  polonaise. 

La  publication  du  concordat  de  1847,  tenu  secret 
par  Nicolas,  n'avait  été  qu'un  appât  jeté  à  la  confiance 
publique.  On  se  hâtait  trop  d'espérer.  La  Gazette  du 
royaume  de  Pologne  eut  l'ordre  de  le  publier  en  no- 
vembre 1856;  mais  on  put  remarquer  qu'on  avait  eu 
soin  d'en  mutiler  le  préambule.  Ce  préambule,  évi- 
denmient,  avait  été,  comme  le  reste  des  articles,  con- 
venu entre  les  parties  contractantes;  toutes  deux 
l'avaient  signé  :  publier  le  traité  mutilé  c'était  donc, 
selon  la  morale  ordinaire,  commettre  un  faux  en  écri- 
ture publique.  Mais  Pie  IX,  en  y  annonçant  que  les 
améliorations  introduites  dès  à  présent  n'étaient  qu'une 
partie  de  celles  que  l'avenir  permettait  d'espérer, 
gênait  la  liberté  d'un  gouvernement  qui,  vis-à-vis  de 
l'Église  catholique,  a  toujours  tenu, comme  a  un.privi- 


(4)  Les  termes  même  de  l'ordre  de  transportation,  en  date  du 
21  (9)  novembre  1  831  (l'amnistie  estdes  premiers  jours  de  ce  mois), 
sont  trop  précieux  pour  n'être  pas  rapportés  : 

(.  S.  M.  l'empereur  a  daigné  émettre  l'ordre  suprême,  etc. 

»  Pour  effectuer  ladite  transportation  il  faut  choisir  : 

»  I.  Les  personnes  qui,  ayant  pris  part  à  la  dernière  insurrection, 
sont  revenues,  au  terme  fixé,  témoigner  leur  repentir;  celles  aussi  qui 
ont  été  comprises  dans  la  troisième  classe  des  coupables,  et  qui,  par 
conséquent,  ont  obtenu  lu  grâce  et  le  pardon  de  Sa  Majesté. 

»  II.  Les  personnes  dont  la  manière  de  vivre,  d'après  l'opinion 
des  autorités  locales,  éveille  la  méfiance  du  gouvernement...  » 


LES   SOCIÉTÉS    DE    TEMPÉRANCE.  1^5 

lége  essentiel,  au  droit  de  ne  point  tenir  sa  parole  et  de 
\ioler  ses  engagements.  En  mutilant  le  concordat  on 
blessait  rhonnôteté;  mais  on  respectait  la  tradition. 
11  faut  encore  remarquer  que  pas  un  exemplaire  du 
numéro  de  la  Gazette  officielle  qui  contenait  ce  docu- 
ment ne  put  passer  la  frontière,  et  enfin  que  tous  les 
autres  journaux  eurent  la  défense  de  le  reproduire. 

Mais,  ce  qui  est  encore  plus  facile  à  constater,  la 
suite  n'a  que  trop  réalisé  les  craintes  que  faisait  con- 
cevoir ce  début.  On  verra  plus  bas  que  de  ce  concor- 
dat, tant  attendu,  si  nécessaire,  si  modéré,  si  incom- 
plet, qui  n'accordait,  après  tout,  qu'une  faible  partie 
de  cette  liberté  si  expressément  stipulée  dans  tous  les 
traités  de  partage  ;  de  ce  concordat  conclu  après  des 
négociations  si  pénibles,  signé  pour  ainsi  dire  en  pré- 
sence de  l'Europe  attentive  et  indignée,  publié  grâce 
à  la  mort  de  Nicolas,  après  neuf  ans  d'attente;  de  ce 
traité  enfin,  le  plus  sacré  que  des  souverains  chrétiens 
puissent  conclure,  puisqu'il  intéresse  exclusivement  les 
droits  imprescriptibles  de  la  conscience,  tout  est  encore 
à  exécuter! 


II 


Les  sociétés  de  tempérance. 

Tout  l'ensemble  des  faits  particuliers,  parvenus  à  la 
connaissance  de  l'Europe,  répond  à  l'esprit  qui  a  dicté 
cette  odieuse  tromperie.  Sous  Alexandre,  comme  sous 

10 


l/iÔ  ALEXANDRE    II.  • 

Nicolas,  les  fonctionnaires  de  tous  les  ordres  ont  pleine 
et  entière  licence  dès  qu'il  s'agit  de  prévenir  ou  de 
ruiner  l'influence  catholique,  fût-ce  aux  dépens  des 
mœurs.  Qui  n'a  entendu  parler  de  la  circulaire  du 
gouverneur  civil  de  Wilna,  Pochwisnieff,  destinée,  par 
crainte  ou  plutôt  en  haine  du  catholicisme,  à  protéger 
l'ivrognerie,  comme  l'oukase  du  2  janvier  1839  pro- 
voque le  vol  et  autres  crimes  chez  les  catholiques,  en  les 
abritant  d'avance  sous  le  pieux  manteau  de  V orthodoxie? 
On  sait  qu'en  Russie  le  gouvernement  s'est  réservé 
partout  le  monopole  de  la  vente  des  spiritueux.  Dans 
un  pays  où  le  chef  suprême  de  l'état  exerce  théorique- 
ment les  droits  et  la  surveillance  du  père  de  famille, 
on  aurait  pu  faire  de  cette  restriction  une  sage  mesure, 
propre  à  prévenir  les  funestes  suites  de  l'intempérance 
alcoolique,  si  répandue  au  nord  de  l'Europe.  Malheu- 
reusement il  n'en  est  rien,  et  l'on  a  calculé  que  chaque 
année  environ  cent  mille  sujets  russes  payent  de  leur  vie 
le  funeste  abus  des  liqueurs  fortes.  En  présence  de  ces 
lamentables  résultats,  des  prêtres  catholiques  se  cru- 
rent le  droit  d'introduire  en  Pologne  ces  sociétés  de 
tempérance  qui  ont  fait  tant  de  bien  à  la  pauvre 
Irlande.  L'initiative  en  est  due  au  pieux  évêque  de 
Samogitie,  Mgr  Wolonczeski  (1).  Mais  le  noble  prélat 

(1  )  Disons  encore,  à  l'honneur  de  la  Pologne,  que  c'est  un  capucin 
polonais,  le  P.  Brzozovvski,  qui  introduisit  les  sociétés  de  tempérance 
en  Allemagne,  dans  la  Silésie,  en  1 844  ;  peu  après, sur  900,000  âmes, 
dans  le  seul  déparlement  d'OppeIn,  600,000  avaient  fait  le  vœu  de 
tempérance.  On  conçoit  que  le  fisc  russe  fasse  tout  pour  se  préserver 
d'un  pareil  désastre. 


LES    SOCIÉTÉS   DE    TEMPÉRANCE.  l/j? 

avait  compté  sans  le  gouvernement  :  prêcher  la  tem- 
pérance, c'était  nuire  aux  revenus  du  trésor;  c'était 
«  établir  des  confréries  ou  sociétés  contraires  aux  ar- 
ticles 164  et  169  des  lois  sur  la  répression  des  délits.  » 
Aussi,  déjà  proscrites  par  ordre  de  M.  Paul  Muchanow, 
directeur  de  Tlnstruction  publique,  ces  malheureuses 
associations  provoquèrent  de  nouvelles  aggravations 
de  la  police  si  sévère  dont  tout  prêtre  catholique  est 
l'objet;  et  il  faut  désormais,  dans  le  gouvernement  de" 
Wilna,  que  les  fonctionnaires  civils  «  dénoncent  au 
gouvernement  toutes  les  sociétés  de  tempérance,  défen- 
dues par  la  loi,  et  lui  fassent  connaître  les  moyens  em- 
ployés par  les  curés  pour  détourner  leurs  paroissiens  de 
l'ivrognerie.  »  Comme  on  devait  s'y  attendre,  les  so- 
ciétés de  tempérance,  étant  prohibées  par  le  gouverne- 
ment, n'ont  pas  d'ennemis  plus  zélés  que  les  popes. 
Us  prêchent  ouvertement  qu'un  serment  de  ne  pas 
s'enivrer,  parce  qu'il  est  contraire  aux  intérêts  de 
l'empereur,  n'engage  pas  la  conscience  :  plaisante  déci- 
sion, mais  qui  ne  saurait  étonner,  dans  un  pays  où  la 
^religion  est  habituée  depuis  longtemps  à  se  considérer 
comme  un  des  organes  subalternes  de  la  police  im- 
périale (1). 

(1  )  Pour  être  juste,  il  faut  dire  que  la  mesure  contre  les  sociétés  de 
tempérance  n'est  pas  diiigée  exclusivement  contre  l'influence 
catholique.  Un  chapitre  curieux  du  prince  Dolgoroukow  fournit 
sur  ce  point  les  plus  instructives  révélations.  Sur  quelques 
points  de  la  Russie,  les  sociétés  de  tempérance  sont  nées  de  l'ini- 
tiative des  paysans  eux-mêmes,  indignés  de  l'exploitation  abomi- 
nable dont  ils  étaient  l'objet,  de   la  part   des  fermiers  des  eaux- 


il\S  ALEXANDRE   II. 

ni 

La  mission  de  Dziernowilze. 

Un  fait  qui  eut  un  tout  autre  retentissement,  et  dont 
les  détails  viennent  seulement  de  nous  parvenir, 
prouva  bientôt  jusqu'à  quel  point  l'administration  ac- 
tuelle, malgré  les  bruits  qu'elle  laisse  répandre,  est 
déterminée  à  marcher,  fussent-elles  sanglantes,  sur  les 
traces  du  règne  précédent;  nous  voulons  parler  de  la 
mission  de  Dziernowitze.  Nous  avons  cru  utile,  malgré 
leur  longueur,  de  reproduire  en  entier  les  deux  lettres 
suivantes  qui  en  présentent  les  navrantes  scènes.  C'est 
en  effet  un  tableau  vivant  où  rien  ne  manque  :  la 
vérité  du  coloris  et  l'exactitude  minutieuse  des  détails 
y  compensent  la  simplicité  peut-être  trop  naïve  du 

de-vie  :  grand  embarras  cliez  les  employés  du  gouvernement,  qui 
allaient  voir  la  moralité  renaître,  mais  les  revenus  du  Trésor  baisser! 
Aussi  intervinrent  bientôt  trois  ciiculaires  des  ministres  de  l'inté- 
rieur, des  finances  et  des  domaines,  lesquelles,  après  avoir  posé  en 
piincine  que  la  sobriété  est  une  bonne  chose,  ajoutent  (admirez  la 
conclusion'),  «  que  nulle  association  ne  peut  être  formée  sans  l'aulo- 
risation  du  gouvernement,  lequel  n'ajttmais  admis  les  sociétés  de  tem- 
pérance. »  Armés  de  ces  circulaires,  la  bureaucratie  fit  une  guerre 
acharnée  à  ces  coupables  sociétés.  On  vit,  en  1859,  la  police  con- 
traindre les  paysans,  à  coup  de  verge  et  de  Lâlon,  à  boire  de  l'eau- 
de-vie!  Des  paysans  poussés  à  bout  démolirent  les  cabarets.  L'admi- 
.nislration  les  rebâtira  plus  vastes.  Pour  assurer  à  tout  jamais  sa  vic- 
toire, la  bureaucratie  fit  imposer  à  la  censure  la  défense  de  laisser 
passer  le  moindre  article  où  l'immoralité  du  fermage  des  eaux-de- vie 
serait  signalée.  —  La  Vérité  sur  la  Russie,  p.  238  et  suiv. 


LA.    MISSION    DE    DZlERNOWlTZli .  l/l9 

récit;  ou  plutôt  Tabseiice  complète  de  l'art  sera  une 
garantie  de  plus  pour  le  lecteur:  on  sentira  à  première 
vue  que  c'est  ainsi  que  parle,  ainsi  qu'écrit  la  con- 
science. D'ailleurs,  pour  faire  pénétrer  la  conviction 
et  la  lumière  dans  les  esprits,  sur  des  mœurs  et  des 
actes  presque  invraisemblables  dans  toutes  leurs  parties, 
sur  des  scènes  sans  analogie  parmi  nous  dans  tous  leurs 
personnages,  depuis  l'empereur  orthodoxe,  figuie  loin- 
taine et  pourtant  dominante,  et  toujours  présente  dans 
ce  drame  sans  nom:  depuis  ces  hauts  fonctionnaires 
qui  ne  dédaignent  pas  de  venir  de  Saint  Pétersbourg 
représenter,  le  fouet  en  main,  l'apostolat  impérial; 
jusqu'à  cet  évèque,  appuyé  sur  le  bras  du  gendarme 
et  de  la  police,  à  ces  popes  qui  distribuent  de  force 
l'absolution  et  la  communion  à  des  malheureux  chassés 
dans  l'église  à  coups  de  bâton;  pour  rendre  croyables, 
dis-je,  toutes  ces  choses  qui  ne  sont  ipie  trop  réelles  et 
qui  datent  d'hier,  ce  ne  sera  pas  trop  de  la  fidéhté 
minutieuse  d'une  photographie  prise  sur  les  lieux 
mêmes,  avec  la  plus  religieuse  exactitude,  comme  dans 
les  actes  de  nos  anciens  martyrs  (1).  Ajoutons  seule- 
ment que  ces  lettres  ont  mis  plus  d'un  an  à  nous  par- 
venir; que  ceux  qui  les  ont  écrites  n'ont  pu  le  faire 


(1)  Depuis  que  ces  lettres  nous  sont  parvenues,  les  délails  mômes 
de  l'affaire  de  Dziernowiize  ont  reçu  la  plus  éclatante  noioriété.  N  us 
sommes  heureux  de  pouvoir  citer  encore  ici  le  lémoiguaged'un  Russe 
orthodoxe.  (Voy.  le  P.  Dolgoroukow,  pages  358  et  suiv.)  En  compa- 
rant son  récit  au  nôtre,  on  pourra  s'assurer  de  l'identité  du  fond  et 
des  détdils. 


150  ALEXANDRE    II. 

sans  courir  le  risque  de  la  prison,  de  la  confiscation  ou 
de  l'exil  en  Sibérie,  et  qu'il  en  est  de  même  de  tous 
ceux  qui  les  ont  lues,  colportées  et  expédiées  jusqu'à 

nous, 

I 

Rutliénie  Blanche,  le  6  juin  i858. 

Dans  le  gouvernement  de  Witebsk,  province  de  Driza,  est 
sise  la  propriété  de  M.  Korsak,  nonnmée  Dziernowitze;  près 
fie  la  maison  seigneuriale,  s'élève  une  église,  fondée  par  la 
famille  Korsak,  qui  a  toujours  été  une  église  paroissiale  ca- 
tholique. 

Le  desservant  de  cette  église  était  habituellement  un 
prêtre  de  l'ordre  des  Dominicains.  La  noblesse  des  envi- 
rons et  les  villageois  de  Dziernowitze  en  composaient  la  pa- 
roisse. 

Dans  l'année  18^2,  il  plut  au  gouvernement  russe  de  reti- 
rer aux  catholiques  l'église  de  Dziernowitze,  comme  il  l'avait 
fait  pour  beaucoup  d'autres  églises,  et  d'y  installer  un  pope 
de  la  foi  orthodoxe.  Pendant  une  année  encore,  les  pratiques 
du  rite  catholique  furent  tolérées  dans  la  chapelle  nommée 
Siodlowo,  affectée  au  service  du  cimetière  situé  dans  la 
forêt;  mais  bientôt,  on  finit  par  interdire  ce  lieu  aux  catho- 
liques, afin  de  les  empêcher  de  faire  leurs  prières,  et  l'on 
éloigna  le  prêtre,  Pierre  Ciecierski,  de  la  circonscription  pa- 
roissiale. Quant  aux  villageois  de  Dziernowitze,  sous  prétexte 
que  beaucoup  d'entre  eux  avaient  naguère  passé  du  rite  slave 
(uni)  au  rite  latin  (1),  en  se  détachant  de  l'union  et  par  con- 

(1)  C'est  ce  qui  avait  réellement  eu  lieu  sous  le  règne  de 
Catherine  II.  Cette  impératrice,  néanmoins,  sur  la  demande  des 
propriétaires,  autorisa,  par  un  ukase  fait  en  son  nom,  les  villageois 
de  Dziernowitze  à  continuer  d'esercer  le  rite  latin,  autorisation  qui 
fut  confirmée  par  Alexandre  I". 


LA    MISSION    DE    DZIERNOWITZE.  151 

séquent  de  l'église  orthodoxe  (russe)  que  déjà  le  gouverne- 
ment confon  dait  à  dessein,  on  les  comprit,  sans  les  consulter 
et  contre  leur  gré,  dans  la  pop  ulation  orthodoxe,  et  ils  furent 
en  cette  qualité  incorporés  dans  l'Église  orthodoxe. 

Le  peuple  voyant  son  église  transformée  et  destinée  à  de- 
venir ini  temple  scliismatique,  s'abstint  totalement  d'assister 
aux  cérémonies  de  la  religion  russe,  pour  lesquelles  il  n'avait 
que  répugnance  et  dégoût. 

On  procéda  alors  immédiatement  à  l'organisation  d'une 
mission  dans  le  genre  de  celle  qui  avait  eu  lieu,  quatorze  ans 
auparavant,  à  Dudakowitze  et  à  Léonpol. 

  l'appel  de  Tévêque  russe  Luzinski  (1),  les  autorités  civiles 
et  militaires  intervinrent  et  principalement  la  police,  qui  se 
fit  appuyer  par  deux  escadrons.  On  refoula  le  pauvre  peuple 
dans  l'église  où  le  clergé  l'ayant,  pour  cette  fois,  dispensé 
de  toute  confession,  procéda  à  la  communion  en  introdui- 
sant, par  force,  l'hostie  dans  la  bouche  des  récalcitrants. 
Tout  le  monde  ne  succomba  pas  à  cet  acte  de  violence,  mais 
ceux  mêmes  auxquels  on  fit  subir  celte  communion,  d'une 
sainteté  aussi  douteuse,  ne  retournèrent  jamais  à  l'église 
grecque  et  conservèrent  leur  foi  au  catholicisme;  mais  en 
secret. 

Ils  allaient  se  confesser  dans  d'autres  églises,  ils  ne  con- 
tractaient presque  plus  de  nouveaux  mariages,  et  baptisaient 
eux-mêmes  leurs  enfants.  Cela  n'empêcha  pas  les  popes  de 
l'endroit,  pour  conserver  leurs  places,  de  porter  sur  les  re- 
gistres de  la  paroisse  tous  les  villageois  comme  ayant  satis- 
fait à  la  confession  (2). 

(1)  Luzinski  est  un  des  deux  évêques  catholiques  que  Siemaszko 
entraîna  à  sa  suite  dans  l'apostasie. 

(2)  Quelques  villageois,  afin  d'éviter  les  tracasseries,  achetaient 
aux  popes  un  billet  de  confession  ou  une  attestation.  Cette  coutume 
est,  à  la  connaissance  de  tout  le  monde,  en  usage  dans  toute  la 


J52  ALEXANDRE    II. 

Cet  état  de  choses  déplorable  dura  jusqu'en  1857.  Pen- 
dant l'été  de  cette  année,  les  villageois  de  Dziernowitze, 
confiants  dans  la  bonté  du  nouveau  czar,  sollicitèrent  la 
permission  de  pratiquer  le  catliolicisme  ostensiblement;  ils 
alléguaient  qu'ils  avaient  été  enrôlés  sous  la  bannière  de  la 
foi  orthodoxe,  à  l'aide  de  la  ruse  et  de  la  force,  et  qu'ils  n'a- 
vaient jamais  librement  consenti  à  pratiquer  ce  culte. 

La  commission  des  pétitions  leur  fit  parvenir  sa  réponse, 
par  l'entremise  du  tribunal  de  district.  On  leur  faisait  savoir 
que  leur  demande,  n'étant  même  pas  digne  d'examen,  n'a- 
boutirait à  aucun  résultat. 

Les  villageois  néanmoins  ne  se  rebutèrent  pas  de  ce  pre- 
mier échec,  car  on  ne  leur  défendait  pas  de  pétitionner  de 
nouveau;  aussi,  dans  le  courant  de  l'année  1858,  ils  adres- 
sèrent une  supplique  à  l'empereur  et  au  ministre  de  l'inté- 
rieur. Cette  démarche  réveilla  les  appréhensions  du  pope  de 
l'endroit.  11  accuse  donc  ses  paroissiens,  auprès  de  l'évêque 
Luzinski,  de  vouloir  se  détacher  de  l'Église  orthodoxe,  et 
l'évêque,  comme  d'habitude,  appelle  à  son  secours  l'auto- 
rité militaire  et  civile. 

Dans  les  premiers  jours  d'avril,  arrive  à  Dziernowitze,  en- 
voyé de  Witebsk  par  le  gouverneur  Kolokoltzoff,  le  sowiet- 
nik  (1)  Howorowich,  accompagné  de  l'archiprêtre  Humilevv, 
agent  de  Luzinski,  avec  mission  d'employer  tous  les  moyens 
possibles  pour  ramener  ces  âmes  égarées. 

Sur-le-champ,  il  s'organise  une  mission  rappelant  aux  ca- 
tholiques l'effrayante  époque  du  règne  de  Nicolas;  sur  l'ordre 
des  nouveaux  commissaires,  toutes  les  autorités  locales,  es- 
Russie;  autrement,  il  eût  été  impossible  de  dissimuler,  au  sein  d'une 
église  schismalique,  un  aussi  grand  nombre  de  dissidents  restés  fidèles 
à  leur  ancien  culte. 

(I)  Sowietnik,  emploi  correspondant  à  celui  de  conseiller  de  pré- 
fecture. 


LA    MISSION    DE    DZIERNOWITZE.  lôo 

cortées  des  agents  ou,  comme  on  dit  en  Russie,  des  soldats  de 
police,  s'empressèrent  d'arriver,  savoir  :  ris[)rawnik  Spo- 
dartzotî  (1)  accompagné  de  tous  les  pristaves  qui  lui  étaient 
subordonnés,  entre  autres  les  pristaves  Popoff,  nommé  à  titre 
provisoire,  et  Falenski  et  Loweiko,  nommés  à  litre  définitif 
auxdites  fonctions.  Popoff  céda  bientôt  sa  place  au  pristave 
Fidelski. 

On  rassemble  tous  les  soldats  de  l'arrondissement  en 
congé,  au  nombre  de  quatre-vingts  environ.  Je  ne  parle 
pas  des  popes  qui,  pendant  la  séance  de  la  commission,  ar- 
rivèrent successivement  au  nombre  de  quarante. 

De:,  que  la  commission  eut  ainsi  à  ses  ordres  la  police  et 
la  force  armée,  elle  commença  ses  opérations.  C'est  en  les 
accompagnant  de  coups  de  poing  et  de  coups  de  verges  que 
les  inquisiteurs  (surtout  Spodartzoff  et  Falenski)  posaient  les 
questions  suivantes  :  Qui  est-ce  qui  a  conseillé  d'écrire  à 
l'empereur?  qui  a  rédigé?  (jui  a  copié  les  pétitions?  où  sont 
les  minutes?  Vincent,  barbier  du  village,  prit  tout  sur  lui. 
En  etïet,  c'était  bien  lui  qui  soutenait  le  moral  de  toute  la 
paroisse,  qui  faisait  circuler  les  pétitions  et  qui  les  signait.  Ce 
fut  aussi  lui  qui  souffrit  le  plus  :  on  le  roua  de  coups,  on  lui 
brisa  les  -dents,  on  le  mit  tout  en  sang,  on  le  tourmenta  au 
point  qu'il  fut  plusieurs  semaines  sans  connaissance.  Ensuite 
on  l'envoya  à  Drisa,  en  société  de  trois  autres,  et  on  le  mit  en 
prison.  Quinze  jours  plus  tard,  on  l'envoya  à  Witebsk;  il 
n'avait  pas  encore  repris  entièrement  connaissance,  il  était 
tout  enflé  et  c'est  dans  cet  état  qu'on  le  fit  comparaître  de- 
vant le  gouverneur  de  la  province  et  l'évèque  scliismatique 
Luzinski;  enfin  il  fut  condamné  aux  travaux  forcés,  et  mis 


(1)  L'isprawnik  exerce  des  fonctions  à  peu  près  analogues  à  celles 
de  sous-préfet  en  France,  son  arrondissement  se  compose  de  plusieurs 
subdivisions,  dont  chacune  est  conQée  à  un  pristave. 


154  ALEXANDRE    II. 

au  rang  des  malfaiteurs.  .Sa  maison,  visitée  dans  le  but  de 
découvrir  les  brouillons  des  pétitions,  fut  bouleversée  de 
fond  en  comble.  On  maltraita  sa  femme  enceinte  au  point 
qu'elle  fit  une  fausse  couche.  Une  autre  femme  de  la  maison, 
qui  était  également  enceinte,  fut  tellement  rudoyée  qu'elle 
éprouva  le  même  accident,  dont  elle  mourut  le  lendemain. 

N'ayant  pu  découvrir  qui  avait  écrit  les  pétitions,  on  cher- 
cha à  savoir  où  et  chez  quels  prêtres  les  paysans  étaient  allés 
se  confesser.  Ceux-ci  citaient  les  églises  environnantes  de 
Polock,  Drisna,  Oswiey,  même  celle  de  Ryga  et  autres,  s'abste- 
nant  de  nommer  les  prêtres  de  l'église  la  plus  voisine,  éloi- 
gnée de  trois  milles  seulement,  desservie  par  l'ordre  des 
dominicains  de  Zabialy.  Mais  on  n'ajouta  aucune  foi  à  ces 
déclarations;  toute  la  commission,  au  grand  complet,  se  ren- 
dit à  Zabialy,  soupçonnant  les  dominicains  de  cet  endroit 
d'avoir  confessé  les  villageois  de  Dziernowitze.  On  fit  prêter 
serment  aux  habitants  que  les  villageois  de  Dziernowitze  ne 
fréquentaient  pas  l'église  et  n'y  venaient  pas  se  confesser.  Le 
peuple  répondait  tantôt  d'une  manière,  tantôt  d'une  autre; 
et  sans  avoir  acquis  de  preuves,  on  fit  peser  tout  le  poids  de 
la  faute  sur  les  Dominicains.  Tout  un  mois  fut  employé  à  ces 
opérations  préliminaires;  je  dis  préliminaires,  car  le  but  réel 
était  de  forcer  les  villageois  de  Dziernowitze  de  retourner  à  la 
foi  orthodoxe  et  de  les  y  maintenir.  Mais  quelle  que  fût  la 
force  dont  disposaient  les  popes  dans  cette  alfaire,  elle  se 
trouva  insuffisante.  En  conséquence,  arriva  de  Witebsk  un 
colonel  de  gendarmerie  nommé  Losiew,  avec  quatre  de  ses 
gendarmes;  il  flonna  l'ordre  à  la  police  de  rassembler  le  plus 
possible  de  soldats  en  congé,  il  les  fit  loger  chez  les  habitants 
du  village,  avec  la  recommandation  de  les  engager  à  se  con 
vertir  à  la  foi  orthodoxe.  En  attendant,  il  convoqua  partielle- 
ment les  habitants  du  village  dans  la  maison  seigneuriale  et, 
ne  s'en  rapportant  pas  a  rel'lîcacilé  de  l'apostolat  des  popes. 


LA   MISSION    DE    DZIERNOWITZE.  455 

il  les  haranguait  lui-même  journellement,  vantant  et  recom- 
mandant  la  religion  du  czar.  Quant  à  ceux  qui  lui  avaient  été 
signalés  comme  les  plus  endi^rcis,  il  les  lit  traîner  individuel- 
lement dans  le  cabinet  noir,  pour  les  faire  hacher  à  coups  de 
verges. 

Les  popes  ne  perdaient  pas  leur  temps  non  plus,  et  quand 
ils  rencontraient  un  paysan  isolé,  ils  l'entouraient,  lui  don- 
naient des  coups  de  poing,  le  tiraient  par  les  cheveux  en  lui 
criant  :  Accepte  donc  l'orthodoxie  !  Le  pauvre  paysan,  (|uand 
il  parvenait  à  leur  échapper,  faisait  le  signe  de  la  croix,  per- 
suadé que  ces  gens-là  étaient  de  véritables  démons. 

Cette  douloureuse  et  révoltante  tentative  de  conversion  se 
prolongea  jusque  vers  la  mi-mai,  et  pourtant,  dans  l'espace  de 
six  semaines,  on  ne  parvint  à  convertir  qu'un  seul  homme. 
Voyant  l'inutilité  des  conférences  partielles,  le  colonel  Lo- 
siew  donna  l'ordre  de  rassembler  tous  les  pères  de  famille  et 
les  chefs  d'exploitation  au  nombre  de  quatre-vingts.  Il  se  met 
en  grand  uniforme  et  enjoint  à  ses  adjudants  d'endosser  les 
leurs  et  de  ceindre  leurs  épées.  Dans  cet  équipage  de  parade, 
tous  sortent  de  la  maison  et  se  rendent  dans  la  cour;  les 
popes,  en  noires  cohortes,  les  suivent  de  près  et  se  rangent 
à  leur  suite.  Le  colonel  prend  alors  la  parole  en  ces  termes  : 

«  L'empereur,  notre  gracieux  souverain,  veut  que  vous 
»  soyez  tous  orthodoxes.  Pourquoi  êtes-vous  récalcitrants? 
»  pourquoi  ne  voulez-vous  pas  vous  convertir?  » 

-Le  peuple  répond  :  «  Nous  sommes  tous  fidèles  sujets  de 
))  l'empereur,  nous  payons  l'impôt,  nous  fournissons  des  re- 
»  crues  à  l'armée,  nous  n'épargnons  pas  au  besoin  notre  sang, 
»  rnais  nous  n'abjurerons  jamais  la  foi  de  nos  pères.  » 

Le  colonel  ;  «  Vous  vous  révoltez  donc,  car  vous  vous  op- 
')  posez  à  la  volonté  de  l'empereur;  qui  est-ce  qui  vous  pousse 
»  à  la  révolte?  Avouez  les  noms  des  meneurs;  de  cette  ma- 
')  nière,  une  partie  de  vous  restera    libre,  autrement,  vous 


15G  ALEXANDRE   II. 

B  passerez  tous  par  le  knout  et  serez  envoyés  en  Sibérie,  vous 
»  ne  reverrez  plus  ni  vos  femmes  ni  vos  enfants.  » 

Le  peuple  s'incline  et  répood  :  «  Nous  sommes  tous  des 
»  meneurs,  car  nous  sommes  tous  catholiques,  nous  sommes 
»  prêts  à  subir  la  Sibérie  et  la  mort  même,  mais  nous  n'abju- 
»  rerons  jamais  notre  croyance.  « 

Le  colonel:  «  Mais  vous  êtes  déjà  allés  à  l'église,  et  vous 
»  avez  embrassé  la  foi  orthodoxe,  vous  êtes  donc  aujourd'hui 
»  des  apostats.  » 

Le  peuple  s'incline  de  nouveau  et  répond  :  "  Seigneur, 
»  daignez  ne  pas  vous  fâcher  de  ce  que  nous  allons  dire. 
»  Vous-même,  si  deux  compagnies^de  soldats  vous  avaient 
»  poussé  la  baïoimette  dans  les  reins,  n'auriez-vous  pas  été 
«obligé  d'entrer  même  dans  la  bauge  d'un  cochon?  Qu'y 
1)  a-t-il  donc  d'étonnant  qu'on  nous  ait  refoulés  de.  la  sorte 
»  dans  l'église?  Et  ceux  qui  restaient  en  s"accrocliant  aux 
»  verroux  ou  aux  portes  de  l'église,  ne  leur  a-t-on  pas  coupé 
»  les  doigts  à  coup  de  sabre  ou  de  hache?  Ces  victimes  exis- 
»  lent  encore  aujourd'hui  parmi  nous.  » 

Ici,  le  colonel  se  tut,  mais  les  popes  se  mirent  à  crier  en 
chœur  :  «  Mais  plusieurs  de  vous  ont  communié,  on  dirait 
»  que  vous  vous  moquez  de  notre  croyance.  » 

Le  peuple  répond  :  «  Nous  ne  nous  moquons  pas  : 
»  mais  comment  nous  administrait-on  la  communion?  En 
»  nous  donnant  des  coups  dans  la  mâchoire  ou  en  nous  in- 
»  troduisant  entre  les  dents  la  pointe  d'une  épée  ;  et  puis  nous 
»  n'étions  pas  à  jeun  et  nous  ne  nous  étions  pas  confessés.  » 

L'archiprêtre  Humilew  prit  alors  la  parole  d'un  ton  so- 
lennel et  dit  :  «  Je  suis  surpris  de  votre  aveuglement  et  de 
»  votre  ignorance;  comment n'ètes-vous  pas  encore  convain- 
»  eus  que  la  sainte  croyance  orthodoxe  est  la  seule  vraie  ? 
•)  Savez-vous  comment  on  peint  Jésus-Christ?  » 

Le  peuple  :  «  Nous  le  savons.  » 


L\    MISSION    DE   DZIERNOWITZE.  157 

L'archiprètre  :  «  Eli  bien!  regardez,  n'avons-nous  pas  une 
')  barbe  seml)lable  à  la  sienne,  nos  cheveux  ne  sont-ils  pas 
»  peignés  de  la  même  manière  que  les  siens,  ne  nous  voyez- 
»  vous  pas  vêtus  d'habits  semblables  à  ceux  de  Jésus - 
»  Christ?  Donc,  notre  croyance  est  la  seule  vraie.  » 

Le  peuple  répond  :  «.  Nous  savons  que  Jésus-Christ  portait 
»  la  barbe  et  les  cheveux  longs  et  peut-être  des  habits  sem- 
»  blables  aux  vôtres,  mais  cela  n'a  aucun  rapport  avec  la  foi, 
»  et  nous  n'abjurerons  pas  la  nôtre.  » 

C'est  ainsi  que  se  termina  l'enquête.  La  commission,  con- 
vaincue qu'il  serait  difficile  de  venir  à  bout  des  villageois, 
prit  le  parti  de  rechercher  d'abord  les  causes  de  l'entête- 
ment et  de  l'opposition  qu'elle  éprouvait,  ainsi  que  de  décou- 
vrir les  véritables  fauteurs  de  ce  crime  de  rébellion,  ainsi 
qu'elle  l'appelait. 

J'ai  déjà  mentionné  plus  haut  que  l'on  soupçonnait  les 
dominicains  d'instigation  à  ce  sujet.  Aussi,  est-ce  dans  ce  sens 
que  l'on  rédigea  le  rapport  adressé  au  ministre  de  l'intérieur. 
On  ajouta,  en  outre,  que  le  '23  avril,  on  avait  célébré  dans 
l'église  de  Zabialy  la  fête  de  saint  Jérôme,  patron  de  l'église 
et  de  la  paroisse,  et  que  le  prédicateur,  le  prêtre  Mokrzecki, 
en  racontant  au  peuple,  dans  son  idiome  ruthène,  la  vie  et  le 
martyre  du  saint  et  en  invitant  ses  auditeurs  à  suivre  son 
exemple,  les  confirmait  dans  la  Coi  catholique,  et  que  toute 
cette  doctrine  n'était  qu'une  allusion  aux  martyrs  de  Dzier- 
nowilze.  C'est  dans  ce  sens  que  le  pristave  provisoire,  Popow, 
fit  son  rapport  au  colonel  Losiew,  et  celui-ci,  sans  s'être 
donné  la  peine  de  vérifier  les  faits,  le  transmit  au  chef  de  la 
gendartnerie.  On  n'a  rien  appris  encore  du  résultat  de  cette 
dénonciation. 

Ici,  je  rétrograderai  un  moment  vers  les  opérations  aux- 
quelles j'ai  donné  le  nom  de  préliminaires. 

Le  barbier  Vincent,  mentionné  plus  haut,  avait  plusieurs 


l58  ALEXANDRE    it. 

sœurs.  L'une  d'elles,  la  deinoiselle  Madeleine,  d'une  foi  et 
d'une  piété  simple,   mais  chrétienne  intelligente  et   d'une 
grande  force  d'âme,  avait  déjà  beaucoup  souffert  à  l'époque 
des  premières  conversions;  car,  étant  obligée  de  se  cacher 
pendant  la  saison  d'hiver,  elle  avait  eu  les  doigts  des  pieds 
gelés.  A  l'annonce  des  mauvais  traitements  dont  son  frère 
était   victime,    et  au  moment  où  on  le  jetait  en  prison,  à 
moitié  mort,  ne  perdant  ni  temps  ni   courage,  Madeleine 
s'échappa  des  mains  de  la  commission,  courant,  parlant  et 
instruisant  tout  le  monde  de  ce  qui  se  passait  à  Dziernowitze, 
et  implorant  secours  pour  son  frère  et  les  villageois.  D'abord 
elle  rencontra  le  maréchal  Lopacinski,  qui  intervint  en  laveur 
des  malheureux  auprès  du  gouverneur  Kolokoltzoff  et  du 
colonel  Losiew.  Elle  réussit  même  à  faire  parvenir  une  péti- 
tion à   l'impératrice.   Quant  au  résultat  de  l'envoi  de  cette 
demande,  on  ne  sait  rien  encore.  Toujours  est-il  que  la  com- 
mission n'ayant  pu  aboutir,  soit  par  ordre  supérieur,  soit  de 
sa  propre  volonté,  fatiguée  par  un  labeur  d'un  mois  et  demi 
de  travail,  fit  clore  les  opérations  de  son  terrible  tribunal,  le 
19  mai,  et  évacua  enfm  Dziernowitze.  Nous  altendons,mais  il 
nous  est  impossible  de  prévoir  quelle  sera,  relativement  à 
cette  affaire,  la  décision  de  l'empereur  ;  car  il  est  impossible 
qu'elle  ne  soit  pas  parvenue  à  sa  connaissance.  C'est  d'après 
celte  première  décision,  prise  à  la  suite  de  semblables  événe- 
ments, qu'il  nous  sera  permis  de  juger  quelles  espérances 
nous  devons  concevoir  relativement  au  libre  exercice  de  notre 
culte. 

Il  .        * 

PiuUiénie  Blanche,  1"  aofit. 

Javous  ai  instruit  précédenmient  des  tentatives  de  conver- 
sions violentes  au  schisme,  inutilement  tentées  sur  les  villa- 


La  mission  de  dziernowitzk.  159 

geois  fie  Dzioriiûwitze,  (lej)iiis  les  premiers  jours  d'avril  jus- 
qu'au 19  mai.  Nous  avons  porté  à  la  connaissance  de  vos 
lecteurs  le  parti  que  l'on  voulait  tirer  des  aveux  du  pauvre  peu- 
ple; nous  vous  avons  dit  quels  moyens  avaient  été  mis  en  jeu 
pour  lui  faire  abjurer  ses  croyances,  et  qu'après  avoir  épuisé 
tous  les  moyens  possibles,  on  avait  soumis  cette  affaire  à  la 
décision  impériale.  Je  vais  vous  raconter  actuellement  com- 
ment l'empereur  l'a  résolue. 

Dans  le  courant  du  mois  de  juin,  le  sénateur  Stcherbinin, 
qui  était  en  tournée  d'inspection  dans  la  province,  reçut  un 
ordre  impérial  de  se  rendre  à  Dziernowitze. 

La  nouvelle  de  l'arrivée  d'un  personnage  aussi  important, 
envoyé  au  nom  de  l'empereur,  fit  favorablement  augurer  de 
la  solution  de  l'affaire  pendante.  On  pensa  qu'elle  tournerait 
à  l'avanlage  des  persécutés.  Mais  les  mesures  préliminaires 
prises  à  cette  occasion  démontrèrent  clairement  qu'on  allait 
procéder  conformément  aux  errements  consacrés  par  la  mis- 
sion précédente,  en  employant  cette  fois  des  formes  beaucoup 
plus  officielles,  et  en  déployant  toute  l'habileté  nécessaire 
pour  mettre  à  exécution  la  volonté  inflexible  du  gouver- 
nement. 

Le  20  juin,  à  peine  le  sénateur  avait-il  reçu  les  hommages 
des  autorités  de  Witebsk,  qu'il  envoya  quérir,  par  les  gen- 
darmes de  Driza,  les  trois  hommes  qui,  de  concert  avec  le 
barbier  Vincent,  dans  les  premiers  jours  d'avril,  avaient 
été  mis  en  prison,  et  qui  y  avaient  été  retenus,  enchaînés, 
jusqu'à  ce  jour  pour  avoir  signé  la  pétition.  Néanmoins, 
comme  du  temps  de  la  première  commission,  le  maréchal 
Lopacinski  du  district  de  Driza,  après  avoir  recueilli  la  de- 
mande de  ces  malheureux,  avait  cru  devoir  intercéder  en 
leur  faveur  auprès  de  l'autorité,  et  qu'il  avait,  par  cela  même, 
pris  en  quelque  sorte  une  part  active  dans  cette  affaire,  il  tut 
mandé  lui  aussi  à  Witebsk.  S'étant  présenté  devant  le  séna- 


160  ALEXANDRE    H. 

leur,  celui-ci  lui  fit  la  proposition,  entre  autres,  de  se  rendre 
sans  aucun  retard  à  Dziernowilze  et  d'annoncer  au  peuple  la 
volonté  impériale  qu'il  ait  à  embrasser  la  foi  orthodoxe.  Mais 
M.  Lopacinski,  pensant  avec  raison,  comme  un  bon  chrétien, 
qu'il  fallait  écouter  plutôt  la  voix  de  Dieu  que  celle  des 
hommes,  rejeta  avec  indignation  la  proposition  qui  lui  était 
faite,  et  rentra  chez  lui,  après  avoir  été  congédié  d'une  ma- 
nière tiès  peu  courtoise. 

En  attendant,  on  annonça  la  présence  du  sénateur  à  Dzier- 
nowilze pour  le  12  juillet.  Quelques  jours  avant  celte  époque, 
se  rendirent  sur  les  lieux,  non-seulement  la  police  de  Driza, 
mais  encore  celle  de  Polotzk;  les  pristaves  Fidelski,  Lovvejko, 
Zwierow,  le  fiscal  du  gouvernement  de  Polotzk,  Howorski,  l'is- 
prawnick  Spodartsow,  le  procureur  Krivonosoff  et  le  colo- 
nel de  gendarmerie  Losiew.  Ce  dernier,  se  rendant  de 
Witebsk  à  Dziernowilze,  en  société  d'un  des  employés  du  sé- 
nateur, se  détourna  de  sa  route  pour  se  rendre,  le  9  juillet, 
au  couvent  des  Dominicains  de  Zabialy,  et,  dans  une  entre- 
vue qu'il  eut  avec  le  supérieur  Dziegielewski,  il  lui  apprit 
d'abord  le  but  de  son  voyage  à  Dziernowizte,  et  ensuile  lui 
exposa  avec  chaleur  le  lourd  fardeau  de  responsabilité  qui 
pesait  sur  le  couvent  de  Zabialy,  pour  avoir  arraché  à  la  toi 
orthodoxe,  non  pas  quelques  personnes,  mais  toute  une  pa- 
poisse.  C'est  avec  une  grande  indignation  qu'il,  parla  de 
l'usage  catholique  de  recevoir  à  confesse  des  inconnus  et 
d'instruire  le  peuple  en  idiome  ruthène,  dans  lequel  avait 
été  fait  le  sermon  prononcé  le  jour  de  la  Saint-Jérôme  par  le 
prêtre  Mokrzecki.  Il  ajouta  enfin  que  le  seul  moyen,  pour 
les  Dominicains,  de  préserver  leur  couvent  d'une  suppres- 
sion imminente  et  d'effacer  un  aussi  grand  crime,  était  d'en- 
voyer un  de  leurs  prêtres,  qui  se  chargerait  d'inviter  le 
peuple  de  Dziernowilze  à  embrasser  l'orthodoxie, ou  au  moins, 
qui  s'efforcerait  de  lui  persuader  que  le  sénateur  attendu 


LA   MISSION   DE   DZIERNOWITZE.  161 

tenait  la  place  de  l'empereur  lui-même,  que  ce  qu'il  dirait 
serait  l'expression  de  la  volonté  impériale,  et  que  tout  le 
monde  devait  s'y  soumettre,  car  c'était  aussi  celle  de  Dieu. 
Il  demandait,  en  conséquence,  le  concours  de  leurs  prêtres 
et  notamment  du  prêtre  Mokrzecki.  Le  supérieur  refusa  net, 
en  lui  représentant  l'inconséquence  d'une  pareille  exigence. 
Alors  Losiew,  n'étant  pas  maître  de  contenir  plus  longtemps 
sa  colère,  vomit  un  flot  d'insultes  contre  la  religion  catho- 
lique et  ses  prêtres  ;  il  menaça  le  couvent  de  la  perte  des 
bonnes  grâces  de  l'empereur,  et  fit  des  reproches  sur  l'in- 
gratitude avec  laquelle  on-  payait  la  protection  et  les  bienfaits 
du  gouvernement,  v  On  a  autorisé,  dit-il,  les  catholiques  à 
»  réparer  leurs  églises,  comme  se  répare  dans  ce  moment 
»  la  vôtre;  ces  murs  si  superbes  (il  désignait. ceux  de  l'église), 
»  ce  jardin  si  beau  ne  méritent-ils  pas  que  vous  agissiez  de 
»  concert  avec  le  gouvernement,  et  que  vous  vous  appliquiez 
»  à  seconder  tous  ses  desseins?  »  Le  supérieur  répondit  sè- 
chement «  qu'ils  ne  le  méritaient  pas,  s'il  fallait  les  conser- 
»  ver  en  offensant  Dieu.  « 
Le  colonel  :  «  Vous  désobéissez  donc  à  l'empereur? « 
Le  supérieur  :  «  Nous  obéissons  à  l'empereur,  mais  plus 
»  encore  à  Dieu!  »  Là  se  termina  la  conversation,  à  la  suite 
de  laquelle  les  deux  employés  se  rendirent  à  Dziernowitze,  oi^i, 
pendant  trois  jours,  ils  travaillèrent  à  préparer  le  peuple  à 
recevoir  l'expression  de  la  volonté  de  l'empereur,  par  l'organe 
du  sénateur. 

Le  12  juillet,  arriva  enfin  à  Dziernowitze  le  sénateur  Stcher- 
binin(l),  et,  avec  lui,  six  autres  employés.  Le  peuple  ras- 
semblé les  attendait.    M.  Stcherbinin,   en  grand  uniforme, 

(4)  L'empereur  avait  d'abord  désigné  pour  cette  mission  un  séna- 
teur catholique,  M.  Duhamel,  qui  la  déclina  par  prudence.  Était-ce 
impartialité  de  la  part  d'Alexandre  II,  ou  bien  voulait-il  faire  consa- 

H 


162  ALEXANDRE   II. 

entouré  d'un  nombreux  cortège,  se  présenta  devant  le  ras- 
semblement, le  salua  gracieusement  et  l'aborda  avec  ces  pa- 
roles :  «  Chers  enfants,  vous  avez  prié  notre  très  gracieux 
»  souverain,  l'empereur  Alexandre  11,  de  vous  permettre  de 
»  rester  catholiques;  eh  bien,  moi,  en  son  nom,  je  viens  por- 
»  ter  à  votre  connaissance  que  l'empereur  Alexandre  II,  en 
»  montant  sur  le  trône  de  toutes  les  Russies,  a  juré  de  proté- 
»  ger  la  foi  orthodoxe,  de  la  soutenir,  de  la  défendre  et  de  la 
»  propager.  En  conséquence,  les  obligations  du  serment  ne 
')  lui  permettent  pas  d'agréer  votre  demande  et  de  vous  auto- 
»  riser  à  rester -catholiques.  Vous  devez  savoir  aussi  que  la 
»  volonté  de  l'empereur  est  sacrée,  que  l'empereur  est  l'en- 
»  voyé  de  Dieu.  Dieu  est  au  ciel,  l'empereur  sur  la  terre  :  qui 
»  désobéit  à  l'empereur  désobéit  à  Dieu.  Gardez-vous  donc 
»  bien,  mes  enfants,  de  vous  opposer  à  cette  volonté,  l'empe- 
»  reur  veut  et  Dieu  le  veut  aussi,  que  vous  soyez  orthodoxes; 
»  eh  bien  !  y  consentez-vous?  » 

Alors  eut  lieu  une  scène  déchirante  :  le  peuple,  les  larmes 
aux  yeux  et  en  sanglotant,  criait  :  «  Excellence,  nous  obéissons 
»  à  l'empereur,  nous  respectons  sa  volonté,  en  tout  ce  qui  ne 
»  se  rapporte  pas  à  notre  conscience  et  à  notre  âme;  mais 
»  nous  ne  pouvons,  pas  abandonner  notre  sainte  foi.  Permet- 
»  tez-nous,  comme  vous  le  permettez  aux  juifs  et  aux  luthé- 
>  riens,  de  louer  Dieu  comme  le  louaient  nos  pères  ;  car  nous 
»  n'avons  rien  de  commun  avec  l'orthodoxie,  nous  n'en  vou- 
»  Ions  pas.  » 

«  — Non,  mes  enfants,  ce  n'est  pas  possible;  ne  vous  op- 
n  posez  pas  à  la  volonté  de  l'empereur  et  à  celle  de  Dieu,  bon 
»  gré  mal  gré,  il  faut  que  vous  soyez  orthodoxes.  N'écoutez 

crer  l'iniquité  par  une  autorité  catholique,  selon  le  mode  usité,  tous 
les  jours  et  pour  toutes  choses,  par  le  moyen  du  collège  catholiqne 
romain?  Celle  dernière  supposition  est  la  plus  vraisemblable. 


LA   MISSION    DE   DZIERNOWITZE.  163 

»  pas  surtout  ces  dominicains  qui  vous  montent  la  tête  et  que 
w  nous  allons  bientôt  chasser.  » 

En  ce  moment,  tlu  sein  du  cortège  qui  accompagnait  le 
sénateur  sortirent  ces  paroles  :  «  Vous  n'avez  pas  encore 
»  salué  l'empereur  dans  la  personne  de  son  sénateur.  »  Le 
peuple  incline  la  tète  avec  respect:  «  Ce  n'est  pas  cela,  inter- 
»  rompent  que^ues  employés,  que  chacun  de  vous  se  jette 
»  aux  pieds  du  sénateur  et  qu'il  lui  baise  la  main.  «Le  peuple 
hésitait  encore,  ne  sachant  pas  dans  quel  but  on  exigeait  de 
lui  une  pareille  démonstration,  lorsque  soudain  plusieurs 
employés  se  précipitent  au  milieu  du  rassemblement,  pous- 
sant, bousculant  ces  malheureux;  chacun  d'eux  individuel- 
lement est  traîné  devant  le  sénateur;  là,  on  lui  courbe  d'a- 
bord la  tête  jusqu'aux  genoux  de  l'envoyé  d'Alexandre;  puis 
on  lui  ordonne  de  baiser  sa  main.  Le  sénateur,  de  son  côté, 
embrasse  la  tête  du  patient. 

Cet  acte  de  salutation  et  de  baise-main  lut  considéré 
comme  un  acquiescement  aux  suggestions  du  sénateur,  et 
comme  une  acceptation  de  la  foi  orthodoxe  !  Tous  ceux  qui 
subirent  cette  perfide  cérémonie  furent  immédiatement  mis 
à  part,  et  inscrits  comme  ayant  volontairement  embrassé  l'or- 
thodoxie. 

Pourtant  il  s'en  trouva  huit  qui,  s'étant  doutés  du  piège 
qu'on  leur  tendait,  ne  voulurent  pas  se  soumettre  à  la  céré- 
monie du  salut;  on  les  enferma  pour  toute  la  journée  dans 
une  bauge  à  cochon.  Ceci  se  passait  le  samedi.  Dès  que  la 
liste  fut  préparée,  le  sénateur  ordonna  que  tous  les  conver- 
tis se  trouveraient  le  lendemain,  c'est-à-dire  le  dimanche, 
dans  l'église,  afin  de  recevoir  la  communion  orthodoxe.  En 
attendant,  afin  de  témoigner  aux  villageois  toute  sa  satis- 
faction, le  sénateur  leur  fit  don  de  cinq  roubles  en  argent 
pour  acheter  de  l'eau- de-vie.  A!ais  le  peuple  s'étant  remis 
promptement  d'un  premier  mouvement  de  surprise,  comprit 


164  ALEXANDRE    II. 

le  stratagème,  renvoya  l'argent  au  sénateur,  et  personne 
n'alla  le  lendemain  à  l'église. 

Cette  conduite  indigna  le  sénateur  et  tous  ceux  qui  l'en- 
touraient; du  moins  affectaient-ils  de  ressentir  une  grande 
indignation,  et  comme  il  fallait  trouver  absolument  des  cou- 
pables de  l'avortement  d'une  œuvre  aussi  heureusement 
commencée,  on  rejeta  tout  sur  les  dominicains  de  Zabialy, 
les  accusant  d'avoir  influencé  le  peuple  pendant  la  nuit,  lors- 
qu'il se  préparait  à  la  communion  du  lendemain,  et  par  con- 
séquent d'avoir  détruit  tout  le  bon  résultat  des  travaux  et  du 
discours  persuasif  du  sénateur.  Malgré  cela,  le  sénateur 
Stcherbinin  déclara  que  l'empereur  ne  renoncerait  jamais  à 
ses  desseins,  que  les  villageois,  portés  sur  la  liste  orthodoxe, 
à  la  suite  du  baise-mains  de  la  veille,  seraient  jugés  et  punis, 
comme  renégats;  quant  à  ceux  qui  n'avaient  pas  voulu  se 
soumettre  à  cette  cérémonie,  ils  seraient  mis  au  cachot,  ou 
condamnés  aux  travaux  forcés. 

Il  ajouta,  qu'en  cas  de  résistance,  il  ferait  venir  des  gen- 
darmes et  plusieurs  compagnies  de  soldats,  comme  cela  avait 
eu  lieu  quatorze  ans  auparavant.  Ensuite,  ayant  remis  tous 
ses  pouvoirs  an  colonel  de  gendarmerie  Losiew,  il  quitta 
Dziernowitze  le  13  juillet.  Lors  de  son  passage  à  Driza,  il  se 
rendit  au  couvent  des  dominicains  de  Zabialy.  Il  représenta 
au  supérieur  qu'en  encourageant  les  paysans  à  rester  fidèles 
à  la  religion  catholique,  ils  agissaient  à  l'encontre  du  gouver- 
nement; qu'une  propagande  catholique  était  bonne  dans  tout 
autre  pays,  mais  quen  Russie,  où  Dieu  et  rempereur  c  étaient 
une  seule  et  même  chose,  se  déclarer  contre  la  religion  ré- 
gnante, c'était  coynmettre  un  crime  d'Etat  et  un  sacrilège. 

Il  leur  dit  ensuite  qu'ils  assumaient  sur  eux  la  plus  terri- 
ble responsabilité,  les  menaça  d'une  disgrâce  générale  de 
l'empereur,  et  en  particulier,  pour  chacun  d'eux,  d'une 
condamnation  sans  miséricorde,  s'ils  continuaient  à  para- 


LA    MISSION    DE   DZIERNOWITZE.  165 

lyser  plus  longtemps  les  eiforts  de  la  commission  de  Dzier- 
nowitze. 

Je  n'ai  pas  encore  parlé  du  propriétaire  de  Dziernowitzc, 
M.  Korsak.  Des  bruits  de  voisinage  insinuaient  que,  quoique 
catholique  lui-même,  ce  seigneur  avait,  du  temps  des  pre- 
mières tentatives  de  conversion,  en  18^3,  activement  aidé  les 
agents  du  gouvernement  à  forcer  ses  sujets  à  abjurer  le  ca- 
tholicisme. Pourtant  peu  de  personnes  en  étaient  instruites  et 
croyaient  à  ces  bruits.  M.  Korsak  n'en  passait  pas  moins  pour 
un  loyal  gentilhomme  et  un  propriétaire  soigneux  du  bien-être 
de  ses  gens.  Lorsque,  au  début  de  la  commission  actuelle,  il 
s'éloigna  de  son  domaine,  et,  sous  prétexte  de  maladie,  alla 
habiter  Driza,  gardant  une  attitude  passive  dans  toute  cette 
affaire,  il  mérita,  par  cela  seul,  la  bonne  opinion  de  tout  le- 
monde  (on  est  si  peu  exigeant  chez  nous  !)  Quant  aux  paysans, 
ils  lui  surent  un  gré  indiii,  si  ce  n'est  de  ne  pas  approuver,  du 
moins  de  ne  pas  blàmei'  leur  ferveur  et  de  ne  pas  s'être  rendu, 
par  des  actes,  le  complice  du  gouvernement.  Ce  que  les  paysans 
craignaient  le  plus,  c'était   l'influence    du    seigneur.    Mais 
l'arrivée  du  sénateur  expliqua   tout.  Stcherbinin,  nanti  de 
tous  les  pouvoirs  nécessaires,  par  ses  instructions,  pour  briser 
l'opposition  des  paysans  de  Dziernowitze  et  leur  retirer  tout 
espoir  de  conserver  la  foi  de  leurs  pères,  sachant  que  le  con- 
cours du  propriétaire  pourrait  lui  être  d'un  grand  secours,  et 
ayant  des  motifs  plausibles  d'y  compter,  comme  cela  s'est 
dévoilé  plus  tard,  écrivit  de  Witebsk  à  M.  Korsak,  pour  l'en- 
gager à  coopérer  avec  lui.   Dans  cette  lettre,  il  lui  faisait 
savoir  qu'il  possédait  un  écrit  de  lui  dans  lequel  il  avait  pro- 
mis, il  y  avait  de  cela  quatorze  ans,  que  tous  ses  villageois 
deviendraient  orthodoxes.  Sappuyant  sur  cet  engagement, 
Stcherbinin  exigeait  que  M.  Korsak  vînt,  en  personne,  décla- 
rer à  ses  subordonnés  que  la  volonté  de  l'empereur  et  celle 
de  Dieu  étaient  qu'ils  devinssent  schismatiijues.  Quels  avaient 


166  ALEXANDRE   II. 

été  les  motifs  d'un  engagement  aussi  infâme,  nous  l'igno- 
rons, mais  ils  durent  être  bien  pressants  puisqu'il  crut  ne 
pas  pouvoir  reculer.  11  pria  seulement  le  sénateur,  qu'en  rai- 
son de  sa  maladie,  il  l'exemptât  de  paraître  en  personne  aux 
opérations  de  la  commission,  et  offrit  en  son  lieu  et  place  son 
fondé  de  pouvoir,  Zarnowski. 

Catholique  comme  lui,  Zarnowski  avait  éprouvé  bien  des 
vicissitudes  ;  il  avait  exercé,  en  sous-ordre,  des  emplois  subal- 
ternes dans  la  police,  et  y  avait  acquis  une  connaissance 
approfondie  des  ruses  de  l'emploi.  Habile,  peu  scrupuleux  sur 
le  choix  des  moyens,  il  jouissait  dans  les  environs  d'une  grande 
influence.  Il  accepta  la  mission  qu  on  lui  offrait,  ainsi  que  les 
instructions  de  StcherbininetdeKorsak,  et,  s'étant  assurés  du 
concours  de  deux  aides  ,  Raciborski,  économe  de  Dzierno- 
witze,et  Szaura,  médecin,  il  se  mit  sous  les  ordres  du  colonel 
Losiew.  Aussitôt  après  le  départ  du  sénateur,  toutes  les  routes 
et  sentiers  conduisant  à  Dziernowitze  furent  gardés  par  des 
agents  de  police,  de  manière  que  personne  ne  pût  être  instruit 
de  ce  qui  se  passait  dans  ce  malheureux  village.  On  mit  en 
même  temps  activement  la  main  à  l'œuvre.  Losiew  se  mit  à  la 
tète  des  employés  de  la  police,  Zarnowski  à  la  tête  des  em- 
ployés du  propriétaire  du  village.  Le  premier  agissait  au  nom 
de  l'empereur^  le  second,  au  nom  du  propriétaire;  le  premier 
parlait  de  l'inflexible  volonté  du  gouvernement,  et  menaçait 
de  faire  intervenir  la  force  militaire  qui,  à  Polock,  attendait 
un  seul  de  ses  gestes;  le  second,  courant  d'une  chaumière  à 
une  autre,  pleurait,  s'attendrissait  sur  le  sort  malheureux  des 
villageois,  les  priait,  les  conjurait  de  ne  pas  s'exposer,  par 
leur  obstination,  à  la  colère  doublement  dangereuse  de  l'em- 
pereur et  de  leur  seigneur.  «  A  quoi  vous  mènera,  leur 
»  disait-il,  votre  opposition?  On  administrera  à  chacun  de 
»  vous  500  coups  de  verges;  à  celui  qui  les  supportera,  on  en 
»  administrera  500  autres,  et  puis  encore  500!  On  vous  en- 


LA    MISSION    DE    DZIERXOWITZE.  167 

»  verra  en  Sibérie,  on  tirera  de  votre  corps  des  lanières  de 
»  chair  et  on  ne  vous  un  ordonnera  pas  moins  d'être  ortho- 
»  doxes.  En  attendant,  les  compagnies  de  soldats,  qu'on  ap- 
»  pellera  sur  les  lieux,  violeront  vos  femmes  et  vos  filles.  » 

Ce  n'est  pas  encore  tout,  on  fit  venir  à  Dziernowilze  le 
barbier  Vincent,  mais  combien  il  était  changé!  Le  malheu- 
reux avait  été  tenu  trois  mois  aux  fers.  Accablé  de  travail  et 
de  coups,  tourmenté  par  les  tentatives  de  l'évêque  Luzinski, 
pour  sa  conversion,  n'ayant  pas  toute  sa  raison,  il  ne  put  se 
défendre  efficacement  contre  une  tactique  aussi  infernale,  et 
finit  par  adhérer  à  l'orthodoxie.  Ramené  enfin  parmi  les 
siens,  lui  qui  était  naguère  leur  àme  et  leur  soutien,  il 
reparut  comme  schismatique  ;  son  visage  et  son  corps  portaient 
les  traces  des  plus  affreuses  violences.  Le  pauvre  peuple,  en- 
tendant constamment  les  plus  épouvantables  menaces  et  les 
plus  sinistres  prédictions,  dont  la  réalisation  n'était  pas  dou- 
teuse, effrayé  de  l'apparition  de  Vincent,  privé  de  tout  appui, 
de  toute  protection  et  même  de  tout  espoir,  se  laissa  aller  au 
découragement  et  finit  par  désespérer  de  pouvoir  conserver 
ses  croyances.  Pourtant  aucun  des  villageois  ne  se  rendit  à  la 
commission  pour  adhérer  à  l'orlhodoxie.  Ou  employa  dès-lors 
un  moyen  plus  expédilif.  Le  lundi,  Id  juillet,  comme  les 
villageois  s'assemblaient  pour  leurs  travaux,  la  police  les 
entoura  et  les  refoula  dans  l'église.  La,  les  popes,  sans 
s'inquiéter  si  l'on  était  à  jeun  ou  non,  si  l'on  voulait  ou 
si  l'on  ne  voulait  pas  se  confesser,  donnèrent  une  absolution 
générale  et  introduisirent  de  gré  ou  de  force  l'hostie  dans  la 
bouche  des  assistants.  11  y  en  eut  beaucoup  pourtant  qui  s'op- 
posèrent à  cette  profanation  et  parvinrent  à  s'en  préserver  ; 
mais  cela  ne  remédia  à  rien,  car  tous  ceux  que  le  sénateur 
avait  embrassés,  comme  tous  ceux  qu'on  avait  refoulés  dans 
l'église,  furent  comptés  pour  orthodoxes  et  inscrits  comme 
tels  sur  le  registre.  Pendant  plus  d'une  semaine,  on  pour- 


168  ALEXANDRE    11. 

chassa  ainsi  les  villageois,  en  violentant  leurs  consciences.  La 
plupart  des  habitants  du  village  en  passèrent  par  là,  et  on 
rebaptisa  les  entants.  Après  quoi  on  expédia  au  sénateur  un 
rapport  annonçant  que  tous  les  villageois  de  Dziernowitze, 
ayant  fait  l'aveu  de  leurs  erreurs  et  en  ayant  exprimé  tout 
leur  repentir,  étaient  retournés  à  la  religion  régnante,  con- 
trits, de  bonne  foi  et  convaincus.  Le  sénateur  Stcherbinin  fit 
une  réponse  gracieuse,  promettant,  au  nom  de  l'empereur, 
des  égards  et  des  récompenses  à  quelques-uns.  11  honora 
de  sa  visite  Zarnowski,  qui  s'était  le  plus  distingué,  et  admit 
ses  deux  filles  à  l'institut  d'éducation,  aux  trais  du  gouverne- 
ment. 

Le  barbier  Vincent,  de  retour  à  Witebsk,  semblant  alors 
seulement  comprendre  ce  qu'il  avait  fait,  tomba  dans  une 
morne  tristesse.  Il  errait  pensif,  pleurait  et  priait,  se  livrait  au 
désespoir  ou  tombait  dans  la  folie.  Enfin,  dans  la  nuit  du 
23  au  2k  juillet,  ne  pouvant  supporter  plus  longtemps  ses 
remords,  il  se  brûla  la  cervelle. 

Tel  est  le  dénoûment  tragique  de  ce  drame  épouvantable 
qui,  sous  le  règne  d'Alexandre  II,  en  Russie,  arracha  plus  de 
mille  âmes  à  la  foi  catholique.  Domine  !  tu  es  i^efugium 
meum...  erue  me  a  circumdantibus  me  ! 


Ici  nous  avons  besoin  de  rappeler  ta  ceux  de  nos  lec- 
teurs qui  sont  habitués  aux  récits  de  la  Propagation  de 
la  Foi,  que  la  scène  qu'ils  viennent  de  lire  s'est  passée, 
non  pas  dans  une  terre  barbare,  mais  dans  un  pays 
chrétien,  dont  les  habitants,  nos  frères,  aux  jours  de 
leur  liberté,  ont  plus  d'une  fois  sauvé  la  civilisation 
catholique,  en  répandant  leur  sang  pour  elle  ;  que  nous 
sommes  en  pleine  Europe,  et  non  en  Asie  ;  en  Pologne 


QUELQUES    CONSÉQUENCES.  169 

enfin,  et  non  pas  en  Chine,  malgré  la  forte  odeur  de 
mandarinat  qui  s'exhale  de  ce  sinistre  récit  !  La  Russie 
copie  depuis  deux  siècles  la  civilisation  de  l'occident  : 
elle  se  présente  comme  la  gardienne  de  l'ordre  légitime 
en  Europe;  elle  a  des  ambassadeurs  séduisants,  dont 
tous  les  salons  de  Paris  et  de  Londres  célèbrent  les 
bonnes  grâces  et  les  fines  manières.  On  voit  quelles 
serres  d'oiseau  de  proie  peuvent  recouvrir  les  gants  de 
soie  et  de  velours,  ce  qui  peut  se  cacher  de  hideux  et 
de  vil  sous  ces  dehors  séduisants;  jusqu'à  quel  point 
enfin  il  est  sage  de  se  fier  aux  doucereuses  paroles  de 
ces  hommes  si  polis  qui,  au  sortir  d'un  congrès  de 
Paris,  où,  au  nom  de  leur  maître,  ils  auront  parlé 
peut-être  pour  les  droits  temporels  du  pape,  peuvent 
aller,  au  nom  de  leur  maître  aussi,  remplir,  dans 
quelque  obscur  village  des  provinces  polonaises,  le 
noble  rôle  d'un  Stcherbinin! 

Mais  voyons  les  conséquences  qui  ressortent  directe- 
ment de  notre  récit. 

IV 

Quelques  conséquences. 

C'était  dans  le  temps  même  où  l'empereur  Nicolas 
faisait  au  pape  Grégoire  XVI  des  promesses  réitérées, 
qu'éclatait  dans  toute  l'Europe,  par  une  intervention 
manifeste  de  la  Providence,  le  récit  de  l'effroyable 
martyre  des  religieuses  basiliennes.  Ne  semble-t-il  pas 


170  ALEXANDRE   IL 

aujourd'hui  que  la  Providence  ait  voulu  de  même  ras- 
sembler dans  un  seul  fait,  dont  l'exactitude  est  abso- 
lument démontréej  toutes  les  lumières  dont  l'Église, 
dont  l'Europe  entière  a  besoin  pour  apprécier  et  juger 
en  pleine  connaissance  de  cause  tout  ce  qu'elle  doit 
attendre  de  la  politique  d'Alexandre? 

Ce  récit  justifie  tout  ce  qui  a  jamais  été  dit  de  la 
dégradation  de  l'Église  russe.  Ce  n'est  pas  un  théolo- 
gien catholique,  c'est  un  sénateur  envoyé  par  l'empe- 
reur Alexandre  IT,  qui  dit  en  toutes  lettres,  plusieurs 
fois,  et  dans  les  formes  les  plus  claires,  à  des  malheu- 
reux que  le  bâton  réunit  pour  l'entendre,  et  même  à 
des  religieux  catholiques,  que  :  «  En  Russie,  Dieu  et 
l'empereur  c'est  la  même  chose!  n 

Ce  n'est  point  une  calomnie,  ni  une  exagération, 
que  de  représenter  le  clergé  russe  comme  un  type 
d'ignorance  et  de  servilisme  :  il  s'agit,  en  effet,  dans 
toute  cette  afïaire,  d'une  œuvre  éminemment  sacerdo- 
tale :  convertir  des  âmes  égarées,  ramener  des  brebis 
perdues  au  bercail  orthodoxe.  Or,  remarquons-le, 
évêque  et  sénateur,  popes  et  gendarmes,  les  juges  et 
l'empereur  lui-même,  tout  le  monde  se  trouve  d'ac- 
cord ponr  recourir  aux  seuls  moyens  reconnus  efficaces 
et  usités  en  pareil  cas  :  les  promesses  et  les  menaces, 
l'argent  et  l'eau-de-vie,  la  prison  et  les  coups!  C'est 
une  tradition  établie  qui  date  déjà  de  loin.  Luzinski 
imite  dignement  son  chef  et  son  collègue  Siemaszko,  le 
sénateur  Stcherbinin  représente  à  s'y  méprendre  le 
sénateur  Schrœder,  et  Alexandre  II  copie  Nicolas  ! 


QUELQUES    CONSÉQUENCES.  171 

Quand  le  schisme,  aussi  bien  que  l'aclministration 
russe,  entreprendra  de  se  défendre  de  ce  caractère  de 
mauvaise  foi  et  de  tromperie,  qui  forme  en  quelque 
sorte  le  cachet  indélébile  de  l'un  et  de  l'autre,  et  que 
Grégoire  XVI  lui-même  a  dû  signaler,  on  pourra  jus- 
qu'à la  fin  lui  objecter  cette  scène  d'escroquerie  san- 
glante, présidée  et  jouée,  en  1858,  par  un  membre 
du  sénat,  sous  prétexte  de  religion,  au  nom  de  l'em- 
pereur! 

Si  on  veut  faire  ressortir  une  fois  de  plus,  aux  yeux 
de  l'Europe  entière,  le  mensonge  de  cette  prétendue 
tolérance,  inscrite  dans  toutes  les  lois,  dans  tous  les 
traités,  dans  tous  les  actes  pubUcs  de  la  Russie,  et  l'au- 
guste privilège  de  persécution  qui,  partout,  distingue 
seule  la  vérité  catholique,  il  n'y  aura  qu'à  faire  enten- 
dre la  voix  suppliante  de  ces  malheureux  paysans 
de  Dziernowitze  qui,  les  épaules  meurtries  par  le 
bâton,  le  corps  épuisé  par  une  lutte  prolongée,  mais 
l'âme  encore  maîtresse,  crient  vainement  d'une  voix 
lamentable  :  «  Permettez-nous,  comme  auœ  juifs  et  aux 
luthériens^  d'adorer  Dieu  ainsi  que  l'ont  adoré  nos 
pères!  » 

Si  enfin  l'on  veut  se  donner  à  la  fois,  dans  un  même 
coup  d'œil,  le  spectacle  de  l'ignominie  la  plus  abjecte 
en  contraste  avec  la  grandeur  morale  la  plus  sublime, 
que  l'on  considère,  d'une  part,  ce  ministre  d'un  em- 
pereur chrétien,  pontife  de  fait,  qui  vient  prêcher  le 
dogme  ignoble  et  unique  de  la  religion  des  souve- 
rains pontifes  Néron  et  Héliogabale,  savoir  que  Dieu 


172  ALEXANDRE    II. 

et  l'empereur  c'est  tout  uu;  de  l'autre,  ces  pauvres 
paysans  qui  résistent  juscprau  sang,  fermes  à  ne  vou- 
loir donner  à  César  que  ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu 
ce  qui  est  à  Dieu;  l'un,  l'homme  instruit,  qui  ment  à 
sa  conscience;  les  autres,  les  paysans,  qui  veulent 
mourir  pour  elle  ! 

Une  autre  réflexion  se  présente,  bien  propre  à  nous 
faire  comprendre  par  quel  fatal  mais  juste  enchaîne- 
ment, pour  la  punition  des  coupables,  le  mal  engendre 
le  mal  ;  par  quelle  équitable  fécondité  le  crime  produit 
le  crime,  comme  la  ronce  porte  les  épines,  comme  la 
pourriture  engendre  les  vers.  Le  cœur  d'Alexandre  II 
est  généreux  et  bon,  toute  l'Europe  le  sait.  Comment 
ne  pas  espérer  dès-lors  que  la  demande  si  juste  des 
paysans  de  Dzernowitze   sera  accueillie?  Oui,    mais 
si  on   l'accueille,  que   devient  l'œuvre   de  Nicolas? 
Toute   cette  église   enlevée  à  l'union  par   tant   de 
ruses,  tant  de  combinaisons  machiavéliques,  tant  de 
sang  et  de  cruautés;  ces  traités  violés,  ces  saintes 
promesses  foulées  aux  pieds,   tant  de  justes  ressen- 
timents bravés,  une  responsabilité  si  etïroyable  as- 
sumée devant  le  monde  entier,   tout  cela  aura  été 
vain,   tout  cela  devient  inutile ,   si   on   accorde  la 
seule  demande  des  paysans  de  Dzernowitze,  quoique 
juste;   si  on    ne    leur   oppose  un  énergique  refus, 
quoique  inique.  Car  qui  peut  douter,  si  on  l'accueille, 
que  les  trois  diocèses  convertis,  comme  Dzernowitze, 
par  Siemaszko  et  ses  complices,  en  dépit  de  la  fameuse 
médaille  de  1839,  ne  s'empressent  en  masse  de  répéter 


LE   RAPPORT   DE   M.    STCHERBININ.  173 

la  même  demande,  sans  qu'on  puisse  s'y  refuser?  Alors 
quel  mouvement,  quelle  joie,  quelle  reconnaissance, 
dans  toute  l'Église  ruthénienne,  pour  le  prince  juste  et 
libéral  !  Mais  aussi  quel  outrage  à  la  mémoire  de  Ni- 
colas! 0  justice  de  Dieu!  L'équité  du  fils  prouve  l'ini- 
quité du  père!  Voilà  que  l'œuvre  de  Nicolas  est  par 
terre,  et  que  sa  honte  seule  est  debout!  Ses  anciens 
complices,  les  conseillers  d'Alexandre  aujourd'hui, 
l'ont  senti  :  la  raison  d'État  le  veut  donc;  pour  que 
l'œuvre  de  l'iniquité  subsiste,  il  faudra  encore  braver 
cette  honte,  encore  une  fois  violer  l'humanité  et  la 
justice,  il  faudra  faire  d'un  czar  libéral  et  bon  le 
timide  plagiaire  de  Tibère  et  de  Dioclétien,  réunis  en 
un  seul:  et  aux  exploits  de  Siemaszko  contre  les  reli- 
gieuses de  Minsk  se  rattacheront,  par  un  lien  logique, 
mais  nécessaire,  les  triomphes  des  Losiew  et  des 
Stcherbinin  à  Dzernowitze  ! 


Le  rapport  de  M.  Stcherbinin. 


C'est  cette  fatale  hérédité  du  mal  que  fait  compren- 
dre le  rapport  présenté  sur  cette  aifaire  par  le  sénateur 
Stcherbinin,  véridique  en  ce  point  (1).  Il  fallait,  selon 
lui,  et  il  propose,  en  concluant,  des  mesures  énergiques 


(I)  Voy.  l'analyse  de  ce  rapport  dans    V Univers   du    10  jan- 
vier 1860, 


174  ALEXANDRE   II. 

pour  achever  ce  qu'il  avait  si  dignement  commencé. 
«Car,  dit-il,  la  disposition  des  esprits  est  telle  que 
la  moindre  faiblesse  conduirait  à  une  catastrophe, 
et  qu'on  pourrait  bien  aisément  voir  s'allumer  un 
incendie  difficile  à  éteindre.  »  L'archevêque  apostat 
Basile,  de  son  côté,  n'avait  cessé  de  provoquer  des 
rigueurs;  car  il  craignait  surtout  «  la  contagion  de 
l'exemple.  » 

On  se  demande,  après  avoir  vu,  par  le  rapport  du 
sénateur  lui-même,  l'urgence  de  «  mesures  énergi- 
ques, ))  et  par  ses  actes,  de  quelle  manière  il  les  en- 
tendait, comment  le  même  sénateur  peut  assurer  à 
l'empereur,  dans  le  même  rapport,  «  que  son  heureux 
succès  à  Dziernowitze  est  dû  tout  entier  à  la  seule  per- 
suasion, que  tout  s'est  passé  sans  la  moindre  contrainte, 
que  Dieu  l'a  aidé  visiblement  à  accomplir  sa  mission, 
et  qu'en  partant  il  a  eu  soin  de  laisser  à  la  police, 
chargée  de  poursuivre  et  terminer  l'œuvre  com- 
mencée, l'ordre  de  procéder  avec  la  plus  grande  dou- 
ceur !  » 

Partout  ailleurs  un  fonctionnaire,  et  surtout  un 
haut  personnage  comme  un  membre  du  sénat,  se 
ferait  scrupule  d'étaler  dans  une  pièce  officielle  de  si 
pitoyables  contradictions.  Car  enfin  si  des  mesures 
énergiques  étaient  nécessaires  pour  prévenir  un  in- 
cendie, comment  osez-vous  dire  que  vous  n'avez  agi 
que  par  les  voies  de  douceur?  ou,  si  vous  avez  agi  par 
les  voies  de  douceur,  pourquoi  proclamer  nécessaires 
les  mesures  énergiques?  Mais  en  Russie,  dès  qu'il  s'agit 


tE   RAPPORT    DE   M.    STCUËRBINIIV.  175 

des  catholiques,  toute  contradiction  est  admise,  tout 
mensonge  accepté,  les  minisires  peuvent  tout  faire, 
l'empereur  tout  croire,  et  l'on  sait  depuis  trop  long- 
temps que  l'Europe  peut  tout  supporter! 

La  même  pièce  ofïicielle  renferme  encore  un  aveu 
très  important  pour  l'histoire  de  la  réunion,  prétendue 
volontaire,  des  Églises.  Nous  le  savons  du  sénateur 
Stcherbinin  lui-même,  «  des  irrégularités  »  furent  com- 
mises, lorsque,  en  18/|5,  l'autorité  réduisit  de  plus  de 
la  moitié  la  liste  des  catholiques  latins,  ayant  le  droit 
de  professer  leur  culte  à  Dziernowitze,  et  en  força  dix- 
sept  cent  vingt  et  un  à  passer  au  schisme.  Mais,  ajoute 
le  sénateur,  «  la  loi  ne  permettant  pas  d'effacer  un  nom 
déjà  inscrit  sur  les  registres  de  la  paroisse  orthodoxe^  il 
n'a  jamais  pu  être  question  de  revenir  là-dessus.  »  Que 
dirons-nous  de  ce  respect  de  la  loi  qui  condamne  des 
milliers  d'àmes  catholiques  à  l'apostasie,  pour  ne  pas 
toucher  aux  irrégularités  d'un  registre  dressé  par  la 
police?  Telle  est  la  condition  des  ministres  du  czar; 
ils  sont  coupables  s'ils  violent  ses  lois,  plus  criminels 
s'ils  les  respectent  ! 

Enfin  veut-on  se  faire  une  idée  de  l'esprit  de  dou- 
ceur qui  anime  l'envoyé  d'Alexandre  II,  et  dont  il  veut 
se  parer  aux  yeux  de  son  maître?  Qu'on  lise  seulement 
les  conclusions  du  rapport.  Les  voici  : 

l**  Que  le  couvent  de  Zabialy  soit  supprimé; 

2"  Que  le  P.  Philippe  Mokrzecki  soit  renvoyé  du 
gouvernement  de  Witebsk,  à  perpétuité,  pour  avoir 
prêché  des  sermons  hostiles  à  l'orthodoxie; 


176  ALEXANDRE    II. 

3"  Que  l'autorité  ecclésiastique  latine  (il  s'agit  du 
collège  soi-disant  catholique  romain)  interdise  aux 
prêtres  catholiques  d'administrer  quelque  sacrement 
que  ce  soit  aux  personnes  qui  appartiennent  à  l'ortho- 
doxie légalement  (c'est-à-dire  sur  la  simple  affirma- 
tion d'un  pope  assisté  de  deux  témoins,  ou  sur  présen- 
tation d'un  prétendu  registre,  et  autres  preuves  de 
même  nature).  Que,  de  son  coté,  le  gouvernement 
fasse  prendre  aux  ecclésiasticjues  latins  un  engagement 
par  écrit  dans  ce  sens,  et  qu'iV  porte  contre  eux  la 
peine  d'exil,  en  cas  d'infraction. 

Mais  enfin,  si  malgré  ces  précautions,  renouvelées 
de  Nicolas  et  de  Catherine,  quelque  village  entier  ve- 
nait encore  à  déclarer  en  masse,  comme  celui  de 
Dziernowitze,  qu'il  veut  écouter  la  voix  de  sa  con- 
science et  qu'il  vaut  mieux  obéir  à  Dieu  qu'au  czar, 
le  sénateur  prévoit  ce  cas;  et  bien  que,  selon  son 
rapport,  les  voies  de  douceur  et  de  modération  lui 
aient  réussi  à  Dziernowitze.  il  ne  suppose  point  que 
ses  successeurs  seront  aussi  habiles.  Il  demande  donc  : 

1"  Qu'au  cas  où  une  commune  entière  du  gouverne- 
ment de  Witebsk  ferait  défection  à  l'Église  orthodoxe, 
il  soit  loisible  d'envoyer  les  chefs  de  famille  dans  les 
couvents  de  la  Grande-Russie. 

2o  Qu'il  soit  formé  à  Witebsk  une  commission  com- 
posée :  1"  d'un  conseiller  du  gouvernement;  2"  d'un 
olïlcier  de  la  gendarmerie;  3»  du  juge  de  paix  du  dis- 
trict; li"  d'un  prêtre  orthodoxe.  (Remarquez  le  rang 
qu'occupe  le  pope  :  après  le  gendarme,  c'est  celui  que 


LE   RAPPORT    DE   M.    STCIIERBI.MX.  177 

lui  assigne  partout  la  Russie.)  Cette  commission  devra 
dresser,  s'il  y  a  lieu,  la  liste  des  apostats  de  l'ortho- 
doxie et  la  soumettre,  avec  des  conclusions,  au  chef 
de  la  province. 

o"  Que  le  gouverneur  de  la  province  désigne  un  chef 
de  police,  pour  présider  à  l'envoi  desdits  apostats  dans 
les  couvents  de  la  Grande-Russie. 

/i°  Enfin,  que  toutes  les  fois  que  dans  les  affaires  de 
ce  genre  Tintervention  des  tribunaux  deviendra  né- 
cessaire, les  causes  soient  déférées  aux  tribunaux  des 
gouvernements  limitrophes  (ceux  du  gouvernement  de 
Witebsk  étant  en  partie  composés  de  catholiques). 

On  le  voit,  rien  ne  ressemble  plus  aux  violences  de 
Nicolas  et  de  ses  agents  que  les  procédés  suivis  par  son 
successeur.  C'est  qu'en  effet  une  complicité  fatale,  née 
de  la  nécessité  de  ne  pas  reculer,  rend  inévitable,  hu- 
mainement parlant,  la  continuation  du  système  pré- 
cédent. Les  quelques  faits  survenus,  soit  avant,  soit 
après  la  tragédie  de  Dziernowitze,  et  qui  ont  semblé  un 
retour  vers  les  principes  de  l'équité,  pourraient  s'ap- 
peler des  inconséquences,  si  nous  ne  prenions  pas 
garde  à  cette  autre  nécessité  qui,  malgré  tout,  et 
aujourd'hui  plus  que  jamais,  domine  la  Russie  depuis 
Pierre  le  Grand  :  celle  de  ne  pas  se  brouiller  avec 
l'Europe,  pour  cause  de  barbarie.  Quoi  qu'on  fasse,  et 
quoi  qu'on  se  propose,  il  faut  toujours  avoir  l'œil  sur 
l'opinion  de  l'Europe,  endormir  ou  tromper  la  vigi- 
lance du  souverain-pontife  par  quelques  semblants  de 
concessions,   longtemps   espérées,  tardivement  pro- 

12 


178     ALEXANDRE  H. LE  RAPPORT  DE  M.   STCIIERBIXIN. 

mises,  plus  lentement  accomplies;  et,  à  la  faveur  de 
ces  temporisations  savantes,  de  ce  machiavélisme 
transcendant,  préparer  mystérieusement,  mais  sûre- 
ment, par  l'extirpation  du  catholicisme,  la  formi- 
dable unité  panslaviste.  Les  faits  les  plus  récents 
parvenus  à  notre  connaissance  confirment  pleine- 
ment ces  données;  mais,  pour  rendre  nos  conclu- 
sions encore  plus  claires,  commençons  par  présen- 
ter une  sorte  de  statistique  de  l'Église  catholique  en 
Pologne,  telle  qu'elle  est  aujourd'hui,  sous  Alexan- 
dre II,  depuis  la  publication  du  concordat  de  18/i7. 
Bien  qu'incomplète,  cette  statistique  sera  plus  que  suf- 
fisante pour  justifier  toutes  nos  assertions. 


CHAPITRE    VIL 


L'ÉGLISE  POLONAISE  EN  1859. 


Evéqucs  et  réguliers. 


On  sait  qu'à  la  tête  de  radniiiiistiation  ecclé- 
siastique des  sept  diocèses  de  l'empire  se  trouve 
le  collège  catholique  romain  de  Saint-Pétersbourg, 
non  reconnu  par  le  saint-siége,  car  il  ne  peut  l'être. 
Ce  collège,  qui,  selon  les  desseins  de  ses  fondateurs, 
doit  un  jour  se  fondre  dans  le  saint  synode,  dé- 
pend tout  à  fait  d'un  ministre  et  transmet  aux  évê- 
ques  les  décisions  du  gouvernement.  11  se  compose 
de  sept  chanoines,  un  pour  chaque  diocèse,  et  de 
trois  prélats  nommés  par  l'empereur.  11  remplace  en 
quelque  sorte  le  métropolitain,  sans  avoir  la  faculté  de 
protéger  les  droits  de  l'Église  ni  de  s'opposer  aux  dé- 
cisions des  autorités  civiles. 

Ne  semblerait-il  pas  que  le  gouvernement,  ayant  ce 
corps  près  de  lui  à  Saint-Pétersbourg  et  disposant  de 
tous  ses  membres,  peut  être  tranquille  sur  le  résultat  de 
ses  décisions?  Il  n'en  est  rien,  cependant.  Pour  para- 


180  l'église  polonaise  en  4859. 

lyser  et  fausser  encore  *plus,  s'il  est  possible,  l'action  du 
clergé  catholique  siégeant  au  collège,  le  gouvernement 
lui  adjoint  des  employés  civils  d'une  autre  religion. 
M.   Zeltouchow,  procureur  du  collège,  est  schisma- 
tique;  M.  Krum.bmuller,  qui  remplit  les  fonctions  de 
secrétaire,  est  luthérien  ;  même  la  chancellerie  du  col- 
lège se  compose  en  grande  partie  de  schismatiques  ou  de 
protestants.  Ces  fonctionnaires  sont  les  agents  avoués  du 
ministre  de  l'intérieur  et  des  cultes.  Depuis  que  la  di- 
rection des  cultes  a  passé  à  M.  Sievers,  un  soi-disant 
libéral  (  I  ),  la  pression  sur  le  collège  catholique  est  moin- 
di'e  que  sous  son  prédécesseur,  M.  Scripitzin,  de  ti'iste 
mémoire.  Ce  fonctionnaire  avait  pour  industrie  bien 
connue  de  s'insinuer  dans  les  bonnes  grâces  de  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  moins  honorable  dans  le  clergé  catho- 
lique, et  de  pousser  ses  favoris  aux  dignités  ecclésias- 
tiques :  tel  évèque,  dont  les  catholiques  savent  fort 
bien  le  nom,  a  dû  sa  promotion  à  la  faveur  de  M.  Scri- 
pitzin, méritée  par  des  mœurs  ouvertement  et  publi- 
quement scandaleuses.  11  ne  faut  pas  croire  qu'il  soit  le 
seul  homme  dont  les  titres  à  la  faveur  du  gouverne- 
ment soient  de  cette  nature,  et  aussi  publics.  Depuis 
longues  années  le  collège  catholique  romain  compte 
parmi  ses  membres  un  ancien  curé,  qui,  entre  autres 


(1)  Il  finit  toutefois  rendre  à  M.  Sievers  celte  justice,  que  par  une 
lolériuice  bien  riire  dans  les  fonctions  qu'il  occupe,  il  a  laissé  la 
liberté  de  la  chaire,  dans  l'église  catholique  de  St-Pétersbourg,  à 
l'illustre  père  Souaillard,  dominicain  français,  en  I8o9,  fait  inou'i 
sous  Nicolas. 


ÉVÊQUES    ET   RÉGULIERS.  181 

mérites,  a  eu  celui  de  vendre  ses  paroissiens  au  schisme, 
pour  la  somme  de  trente  sous  par  tête.  On  sait  co-n- 
bien  ces  sortes  de  marché  étaient  faciles,  et  le  sont  en- 
core, l'affaire  de  Dziernowilze  ne  le  prouve  que  trop. 
11  suffit  pour  cela  de  faire  inscrire  les  paroissiens,  à 
leur  insu,  sur  les  registres  de  l'Église  officielle.  C'est  ce 
({ue  lit  ce  curé,  bien  digne  par  là  d'occuper  un  siège 
au  collège  catholique  :  ajoutons  que  ce  digne  pasteur 
a  été  depuis  présenté  plusieurs  fois  pour  Tépiscopat  ! 

Que  de  tristes  révélations  nous  pourrions  ajouter  sur 
ce  collège,  le  grand  instrument  de  la  servitude  de 
l'Église,  et  où  le  gouvernement  maintient,  mvcc  un 
zèle  persévérant,  la  tradition,  hélas!  toujours  vivante 
des  Siestrzencewicz  et  des  Pawlowski.  Nous  rougirions 
de  dire  les  titres  d'un  de  ses  membres,  récemment 
nommé,  aux  faveurs  de  Sa  Majesté  Impériale,  (jui 
sans  nul  doute  les  ignore  elle-même. 

La  correspondance  directe  avec  le  saint-siége  con- 
stitue encore  aujourd'hui  un  crime  d'État,  et  est  punie 
de  l'exil  en  Sibérie.  Tout  écrit  venant  de  Rome  doit 
être  lu  précédemment  par  le  ministre,  qui  décide  s'il 
peut  ou  non  être  communiqué  au  collège  catholique. 
Si  l'écrit  demande  une  réponse,  le  métropolitain  ou 
l'évêque  doit  la  renvoyer  au  ministre,  avec  une  copie; 
la  réponse  ne  doit  être  cachetée  qu'après  avoir  été 
confrontée  avec  la  copie.  Les  avis  donnés  au  saint  siège 
par  l'archevêque  sur  les  candidats  présentés  par  le 
gouvernement  pour  un  siège  épiscopal,  ne  pouvant  ja- 
mais être  contraires  aux  candidats  du  gouvernement, 


182  l' ÉGLISE   POLONAISE   EN    1859. 

on  ne  peut  même  pas  répondre  aux  questions  du  siège 
apostolique  par  un  :  Je  ne  sais  pas;  il  faut  savoir,  et 
savoir  comme  le  ministre  l'entend. 

Voici  sur  ce  point  deux  exemples  récents  et  signifi- 
catifs. 

L'archevêque  métropolitain  Zylinski  ayant,  ainsi 
que  son  chapitre,  à  satisfaire  aux  questions  du  saint- 
siége  relatives  à  un  candidat  recommandé  par  le  gou- 
vernement, donna  sa  réponse  officielle  en  termes  quel- 
que peu  déguisés,  mais  néanmoins  déjà  peu  conformes 
aux  vues  de  l'autorité.  Aussitôt  après  il  fit  partir  pour 
Rome  un  avis  confidentiel,  par  lequel  le  candidat  était 
formellement  repoussé.  Cette  communication  fut  saisie 
par  les  agents  russes.  Bientôt  après  un  employé  du  mi- 
nistère la  mettait  devant  les  yeux  du  métropolitain,  et 
lui  relisait,  par  ordre  de  l'empereur,  les  oukases  qui 
interdisent  aux  évêques  toute  correspondance  avec 
Rome,  lui  énumérant  en  même  temps  les  condamna- 
tions et  déportations  infligées  jusque-là  à  ceux  qui 
avaient  osé  braver  ces  injonctions. 

Un  mendîie  du  chapiti'e  ayant,  dans  la  même  cir- 
constance, répondu  à  une  des  questions  par  le  mot  : 
«J'ignore,  »  se  vit  renvoyer  la  pièce  avec  menace  d'une 
déportation  immédiate  en  Sibérie,  s'il  refusait  de  con- 
signer une  réponse  précise  et  conforme  aux  désirs  du 
gouvernement. 

Moins  il  y  a  d'évêques  catholicpies,  mieux  la  Russie 
s'en  trouve.  Nicolas  fit  de  longues  démarches  au- 
près du  saint-siége   pour   obtenir  la   réduction  des 


ÉVÈQUES   ET    RÉGULIERS.  183 

huit  diocèses  du  royaume  de  Pologne  au  nombre  de 
cinq;  n'ayant  pu  y  parvenir,  il  résolut  de  laisser  va- 
cants les  sièges  épiscopaux  et  de  les  confier  à  des 
administrateurs.  C'est  que  Tadministrateur,  n'étant 
pas  suffragant,  ne  peut  remplir  les  fonctions  spirituelles 
de  l'évêque  et  n'en  possède  pas  moins  une  autorité  sur 
le  clergé;  et  qu'étant  révocable  dans  ses  fonctions,  il 
doit  se  plier  plus  docilement  aux  ordres  et  aux  volontés 
du  gouvernement.  L'histoire  des  provinces  conquises 
cite  beaucoup  d'administrateurs  qui  ont  fait  subir  des 
dommages  irréparables  à  leurs  diucèses.  Il  suffira  de 
nommer  Laski,  dans  le  diocèse  de  Mohilew,  et  Butkie- 
wicz,  dans  le  royaume  de  Pologne.  C'est  ainsi  que,  par  les 
soins  d'un  administrateur,  le  gouvernement  avait  tenté 
d'introduire  le  catéchisme  schismatique  dans  toutes  les 
paroisses  du  diocèse  grec- uni  de  Chelm,  dans  le 
royaume  de  Pologne,  le  seul  de  ce  rite  qui  soit  resté 
debout,  grâce  à  l'énergique  et  universelle  résistance  du 
pasteur  et  du  troupeau.  Pour  éviter  le  sort  des  diocèses 
réunis  en  1839,  l'évêque  et  tous  ses  diocésains  s'étaient 
décidés  îi  passer  en  masse  au  rite  latin.  Cela  déconcer- 
tait tous  les  plans  de  Nicolas.  Aussi  dut-il  reculer.  C'est 
ce  que  témoigne  une  communication  du  président  de  la 
commission  des  cultes,  Szypow,  à  l'évêque,  en  date 
du  (12)  24  mars  1838.  Il  y  est  dit  «  que  le  gouverne- 
ment ne  désire  non-seulement  pas  attaquer  la  liberté  de 
leurs  consciences^  mais  qu'il  désire^  au  contraire,  la 
garantir  de  toute  influence  étrangère  et  protéger  en  tout 
l'intérêt  de  l' Eglise  grecque  unie,  de  son  clergé  et  des 


18/i  l'église  polonaise  e\  1859. 

séculiers  de  ce  culte^  etc.'»  Mais  à  peine  le  siège  vacant, 
on  voulut  reprendre  par  la  ruse  ce  qu'on  avait  renoncé 
à  conquérir  par  la  violence.  C'est  un  exemple  entre 
mille. 

Au  reste,  les  tentatives  contre  le  diocèse  de  Chelm 
n'ont  jamais  cessé,  et  se  poursuivent  encore  tous  les 
jours;  et  pour  bien  comprendre  la  marche  que  l'on 
suit  à  l'égard  de  ce  diocèse,  ce  dernier  espoir  de 
l'Église  unie  en  Pologne,  il  est  bon  de  rappeler  ce 
qui  a  déjà  été  fait. 

La  lettre  si  rassurante  de  Szypow  est  du  mois  de 
mars  1838.  Or,  à  la  date  du  5  mai  18/i0,  nous  trou- 
vons un  oukase  qui  ordonne  de  bâtir,  en  grand  nom- 
bre, dans  le  diocèse  de  Chelm,  des  églises  gréco-russes, 
«en  commençant  par  la  ville  de  Chelm,  où  se  trouvent 
deux  états-majors  de  l'armée  en  permanence.  »  Ce 
n'est  pas  tout.  «  Eu  égard,  dit  l'ordonnance,  à  la  de- 
mande faite  par  le  recteur  du  séminaire  grec-uni  à 
Chelm,  il  est  ordonné  d'agrandir  \es  portes  impériales 
(iconostases)  (1)  de  l'église  paroissiale  de  Saint- 
Michel,  à  Chelm,  dans  le  but  de  faciliter  aux  sémina- 
ristes l'acquit  des  usages  et  des  rites  de  l'Eglise  orien- 
tale. »  Ce  n'est  pas  tout  encore  :  «  Eu  égard  à  l'état 
de  pénurie  dans  lequel  se  trouve  un  certain  nondîre 
de  paroisses  dans  le  diocèse  de  Chelm,  il  est  ordonné 
de  délivrer  à  chacune  de  ces  paroisses  une  somme  de 
ftOOO  florins,  destinée  à  l'érection  des  portes  impériales 

(I)  Détails  d'arcliilecturo  et  d'ornenientalion  propres  aux  églises 
gréco-russes  seuiemenl. 


ËVÈQUES    ET    RÉGULIERS.  185 

et  ù  l'achat  d'un  certain  nombre  d'objels  nécessaires 
au  culte,  à  la  condition  absolue  que  le  tout  sera  organisé 
d'après  le  rit  de  l'Eglise  orientale.  » 

C'est  ainsi  que  Nicolas  entendait  appliquer  les  paroles 
de  son  lieutenant  Szypow,  dans  la  lettre  citée  plus 
haut,  où,  démentant  au  nom  do  son  maître  «  la  pré- 
tendue intention  du  gouvernement  de  les  convertir  à 
la  foi  grecque  russe,  »  il  ajoute  :  «  La  liberté  des 
cultes  dans  le  royaume  de  Pologne  est  garantie  par  les 
lois  qui  ont  été  données  par  notre  gracieux  souverain, 
le  gouvernement  ne  peut  donc  nullement  se  proposer  de 
violer  la  tolérance.  « 

On  voit  par  là  à  quoi  on  se  propose  d'arriver  par  le 
moyen  de  la  vacance  des  sièges.  Il  suflQt,  en  rabsenco 
d'un  évêque  vigilant  et  ferme,  de  se  faire  adresser 
quelques  demandes  par  les  créatures  qu'on  entretient 
dans  les  établissements  catholiques;  le  gouvernement 
se  montre  favorable,  moyennant  quelque  condition,  et 
c'est  ainsi  que  «  sans  violer  la  tolérance  »  on  fait 
passer  tout  doucement  au  schisme  le  clergé  et  le 
peuple. 

Deux  sièges  épiscopaux  étaient  encore  vacants  il 
y  a  peu  de  temps  dans  le  royaume.  Il  serait  superflu 
de  décrire  quel  désordre  dans  l'administration  parois- 
siale, et  quel  manque  de  discipline  dans  le  clergé  ont 
été  le  résultat  de  ces  longues  vacances  :  qu'il  nous 
suffise  de  dire  que  le  but  qu'on  se  propose  a  été  trop 
réellement  atteint. 

Par  un  des  articles  du  concordat  de  1847,  Nicolas 


186  l'église  polonalse  en  1859. 

a  consenti  à  la  nomination  de  quinze  snffragants 
clans  l'empire  :  un  seul  a  été  nommé,  celui  du  diocèse 
de  Tyraspol.  Ce  n'est  qu'en  septembre  Î858  que  le 
saint-père  a  nommé,  après  une  longue  vacance,  l'abbé 
Krasinski,  évêque  de  Wilna;  l'abbé  Staniewski,  suffra- 
gant  de  Mohilew;  les  abbés  Dekert,  Plater  et  Beresne- 
wicz ,  sufTi  agants ,  le  premier  à  Varsovie ,  les  deux 
autres  dans  les  diocèses  de  Lowicz  et  de  la  Samogitie. 

Le  concordat  a  établi  que  des  cent  six  couvents  qui 
subsistaient  à  cette  époque,  aucun  ne  serait  plus  fermé. 
On  en  a  supprimé  cependant  trente  six  depuis  1847. 
Un  des  derniers  l'a  été  par  Alexandre  11  à  Wilna,  dans 
son  voyage  de  gracieux  avènement  en  Pologne.  On  sait 
que  les  couvents  en  Pologne  sont  privés  de  toute  com- 
munication avec  les  généraux  d'ordres;  mais,  de  plus, 
pour  enqiêcher  l'unité  et  le  concert  de  régner  entre 
eux,  on  leur  a  encore  ôté  les  provinciaux.  Les  couvents 
d'hommes  et  de  fennnes  sont  divisés  en  couvents  re- 
connus par  l'État  (il  y  en  a  cinquante),  et  ceux  qui,  ne 
l'étant  pas,  doivent  être  fermés  dès  que  le  nombre  des 
religieux  sera  au-dessous  de  huit. 

Les  couvents  reconnus  par  l'État  sont  subdivisés  en 
trois  classes  :  la  première  comprend  les  couvents  dans 
lesquels  le  nombre  de  vingt-trois  religieux,  qui  doivent 
composer  la  congrégation,  est  prescrit;  une  sonnnede 
;^00()  roubles  (1)  par  an  est  destinée  pour  leur  entre- 
tien. Dans  la  seconde  classe,  le  nombi'e  de  dix-sept, 

(1)  Un  rouble  vaut  quatre  francs  de  noire  monnaie. 


ÉVÈQUES   ET   RÉGULIERS.  187 

dans  la  troisième,  celui  de  treize  religieux  est  exigé  par 
la  loi  :  2000  roubles  de  rente  annuelle  sont  alloués  par 
le  gouvernement  pour  l'entretien  des  couvents  de  la 
deuxième  classe,  1500  pour  ceux  de  la  troisième. 

Le  nombre  des  religieux  qui  doivent  composer  les 
couvents  non  reconnus  par  l'État  n'est  pas  désigné  ;  qua- 
rante roubles  par  an  sont  payés  par  le  gouvernement 
pour  chaque  religieux.  Il  faut  savoir  cependant  qu'au- 
cun couvent  dans  les  provinces  polonaises  ne  peut 
admettre  de  novices;  les  moines  décédés  dans  les  cou- 
vents reconnus  par  l'État  doivent  être  remplacés  par 
des  religieux  pris  dans  les  couvents  non  reconnus,  ce 
qui  constitue  pour  ceux-ci  un  genre  d'avancement.  Ce 
n'est  qu'après  que  les  couvents  non  reconnus  auront 
disparu,  et  quand,  dans  les  couvents  reconnus,  le 
nombre  des  religieux  n'atteindra  plus  le  chiffre 
prescrit  par  la  loi ,  c'est  alors  seulement  qu'on 
pourra  recevoir  un  nouveau  membre  comme  novice, 
avec  la  permission  préalable  du   ministre  (1).  Quelle 

(1  )  Comment  ne  pas  remarquer  ici  que,  pour  avilir  et  dégrader,  ciiez 
les  catholiques,  la  profession  monastique,  la  Russie  n'a  rien  pu  trouver 
de  mieux  que  de  calquer  servilement  les  règles  qu'elle  applique 
à  sa  propre  Église?  C'est  l'administration  civile  qui  détermine  en 
Russie  le  nombre  des  monastères,  le  nombre  des  habitants  qui  doi- 
vent les  occuper,  et  l'âge  où  l'on  peut  s'y  faire  recevoir,  avec  l'agré- 
ment du  gouvernement.  Le  chiffre  des  religieux,  de  l'un  et  de  l'autre 
sexe,  qui  peuvent  exister  dans  les  monastères  subventionnés  par  lui 
(tous  ne  le  sont  pas),  est  fixé  à  quatre  mille  quatre  cent  cinquante- 
six  personnes  pour  tout  l'empire,  absolument  comme  on  règle  le  nom- 
bre des  douaniers  ou  des  agents  de  police  ;  mais  ce  nombre  est  loin 
d'être  atteint.  Les  hommes  peuvent  se  faire  moines  à  quarante  ans  ; 


18S  l'église  polonaise  en  1859. 

est  l'institution  ou  la  congrégation  f[ui,  animée  même 
de  l'esprit  le  plus  ardent  et  le  plus  apostolique,  pour- 
rait subsister  et  porter  des  fruits  de  vie  sous  le  coup 
de  tant  de  chicanes,  de  formalités  et  de  restrictions? 
Mais  le  gouvernement  russe  s'en  intpiiète  peu.  Il  sait 
que  les  couvents  sont  l'appui  de  l'Église  :  en  sapant 
les  colonnes,  il  espère  que  l'édifice  tombera  peu  à 
peu.  11  sait  aussi  que  le  sentiment  religieux  ([ui  anime 
les  classes  laborieuses  en  Pologne  était ,  en  grande 
partie,  le  résultat  de  l'influence  des  couvents  :  par  la 
suppression  des  écoles,  où  venait  se  former  la  jeu- 
nesse, il  espère  que  la  population  deviendra  indiffé- 
rente.   Il  est  vrai  qu'aller   trop  vite  ne   serait  pas 
sans    péril;   tout  détruire  à  la  fois   serait  odieux  : 
il  temporise  donc;  mais  le  résultat  final  est  sûr  :  au 
bout  de  quelques  années,  il  n'y  aura  dans  l'empire 
qu'un  très  petit  nom.bre  de  religieux  qui  ,  cloîtrés 
dans  les  couvents ,   ne  pouvant  communiquer  entre 
eux,  et  placés  le  plus  souvent  au  milieu  d'une  popu- 

pour  les  femmes,  elles  doivent  avoir  la  cinquanlaine.  Il  osl  vrai  que 
le  gouvernement,  qui  ne  peut  prendre  les  hauts  dignitaires  du  clergé 
que  parmi  les  moines,  accorde  des  dispenses  d'âge.  Mais  ceux  qui 
en  sont  favorisés  ne  sont  moines  que  de  nom,  et  n'entrent  au  couvent, 
s'ils  y  entrent,  que  pour  en  sortir  promptemont  avec  un  titre  qui  les 
dispense  d'y  rentrer  jamais,  sauf  dans  le  cas  oii  l'empereur  les  y  en- 
verrait en  pénitence,  pour  avoir  encouru  sa  disgrâce.  Ajoutez  que  la 
pension  faite  par  le  gouvernement  aux  religieux  subvenlionnés  n'est 
pas  suffiïfante  pour  lus  faire  vivre;  aussi  vivent-ils,  sur  la  supersti- 
tion populaire,  des  plus  honteux  expédients.  C/estàcelte  abjection 
(|ue  le  gouvernement  russe  voudrait  réduire  les  couvents  catho- 
liques. 


ËVÈQUES   ET   RÉGULIERS.  189. 

lation  schismalique,  ne  pourront  plus  aider  le  cleri^é 
séculier  ni  porter  secours  à  l'Église  menacée. 

Le  gouvernement  russe  a  voué  une  haine  particu- 
lière aux  ordres  enseignants,  tels  que  les  jésuites,  les 
piarisles,  les  missionnaires.  Aucun  couvent  ne  peut 
s'occuper  de  Téducation  de  la  jeunesse,  pas  môme 
les  sœurs  de  charité,  qui  ne  sont  que  tolérées;  on  a 
supprimé  leur  noviciat,  on  les  a  séparées  de  l'auto- 
rité des  missionnaires  et  détachées  de  la  direction 
générale  de  France.  Celles  qui  vivent  encore,  accablées 
par  l'âge,  sont  obligées  de  se  borner  au  service  des 
hôpitaux ,  et  ne  peuvent  porter  les  secours  cpie , 
partout  ailleurs,  un  catholique  attendrait  des  sœurs 
de  charité. 

11  faut  noter  que,  dans  le  royaume  de  Pologne,  les 
ordres  religieux  qui  existent  encore,  ont  la  faculté  de 
recevoir  des  novices.  Le  gouvernement  se  hâte  de  dé- 
truire d'abord  le  catholicisme  dans  les  provinces  an- 
nexées à  l'empire,  et,  en  attendant,  il  fait  parade  des 
procédés,  relativement  moins  mauvais,  qu'il  suit  dans 
le  royaume  de  Pologne. 

Dieu  seul  peut  savoir  si  le  gouvernement  russe 
atteindra  tous  les  buts  qu'il  s'est  proposés  par  la  sup- 
pression des  couvents;  aujourd'hui  déjà  il  peut  se  glo- 
rifier d'avoir  obtenu  de  grands  résultats,  et  même  des 
résultats  qu'il  n'avait  pas  prévus  et  qu'il  s'expose  à 
payer  cher  un  jour.  C'est  ainsi  que  la  misère  des 
r  classes  pauvres,  dans  les  pays  conquis,  s'est  augmen- 
tée depuis  que  les  couvents  ont  cessé  d'apporter,  avec 


190  l'église  polonaise  en  1859. 

la  lumière  de  la  foi,  leurs  abondantes  aumônes.  A 
Wilna,  à  Kowno,  comme  dans  tous  les  chefs-lieux  de 
gouvernement,  des  bandes  de  pauvres  et  de  mendiants 
assiègent  les  rues  et  les  entrées  des  églises.  Comme 
en  Angleterre,  depuis  la  réforme,  une  nouvelle  classe 
de  population  s'est  formée,  dans  laquelle  les  indi- 
vidus vivent  et  mourront  probablement  mendiants. 
Gemme  Henri  VIII,  Nicolas  a  eu  le  rare  mérite  de 
créer  dans  ses  états  la  misère.  Il  est  défendu  aux 
catholiques  de  former  des  congrégations  de  charité, 
surtout  celles  qui  soulageraient  à  la  fois  les  besoins 
matériels  et  spirituels;  mais  sitôt  (pie  l'empereur  ou 
un  membre  de  la  famille  impériale  a  annoncé  son  pas- 
sage par  une  de  ces  villes,  la  police  se  met  aux  abois, 
elle  arrête  les  pauvres,  les  transporte  hors  de  la  cité, 
et  les  rues,  délivrées  des  mendiants,  présentent  à  Sa 
Majesté  l'image  d'une  population  dans  l'aisance  et  dans 
le  bonheur.  C'est  toujours  le  procédé  si  connu  des  favo- 
ris de  Catherine  II;  car,  aujourd'hui  comme  autrefois, 
la  monarchie  despotique  est  toujours  trompée  par  ceux 
qui  la  servent.  Ses  pires  ennemis  sont  ses  plus  intimes 
serviteurs,  réduits  à  échapper,  par  le  mensonge,  à 
l'arbitraire  (1). 

Passons  au  clergé  séculier. 

(1  )  Citons  à  ce  sujet  une  anecdote  piquante  dont  l'authenticité  pa- 
raît certaine.  L'empereur  de  Russie  lit  très  altentivenienl  la  tVoc/ie, 
de  Londres,  journal  déuiocratique  el  socialiste  publié  par  le  célèbre 
réfugié,  M.  Herzcn.  Le  numétodu  !"■  février  lardant  à  lui  [larvenir,  il 
l'avait  réclamé  [ilusieurs  fois,  et  ne  l'obtint  que  quinze  jours  apiesson 


LE   CLERGÉ    SÉCULIER.  191 


II 


Le  clergé  séculier. 

Il  n'y  a  que  cinq  séminaires  diocésains,  Tarchevêque 
lui-même  n'a  pu  obtenir  qu'on  en  fondai  un  dans  son 
diocèse  :  le  gouvernement,  qui  a  confisqué  à  peu  près 
pour  20,000,000  de  francs  de  biens  d'église,  donne 
pour  raison  qu'il  n'a  pas  les  fonds  nécessaires  à  l'en- 
tretien d'un  séminaire  à  Mohilew.  Pour  le  dire  en  pas- 
sant, le  gouvernement  est  très  pauvre  et  très  économe 
à  l'endroit  des  évoques,  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de 
leur  faire  sentir  quelque  mécontentement.  Ainsi,  en 
1858,  le  temps  de  sa  visite  pastorale  approchant,  le 
métropolitain  reçut  avis  que  le  gouvernement  jugeait 
sa  tournée  inutile  et  lui  refusait  les  fonds  affectés  à 
un  voyage  aussi  dispendieux.  Le  gouvernement  en  fut 
pour  sa  honte.  Le  métropolitain  eut  le  courage  de  se 


apparition.  Le  lendemain,  le  grand-duc  Constantin  vint  chez  le  czar 
et  lui  dit:  «  Eh  bien!  la  Cloche  est  aujourd'hui  bien  retentissante. 
»  —  Mais  non,  lui  répond  l'empereur,  je  n'y  ai  rien  trouvé  qui  m'ait 
»  frappé. —  Comment  rien?  et  ces  atroces  détails  sur  le  martyre 
yi  que  Boulakoff  a  fait  subir  à  un  matelot?  —  Quel  martyre?  quel  ma- 
»  telot?je  n'ai  rien  vu.  »  Le  grand-duc  tira  alors  de  sa  poche  le  jour- 
nal et  le  déploya  sous  les  yeux  de  Sa  Majesté.  —  Enquête  faite,  il 
s'est  découvert  que,  pour  cacher  à  l'empereur  l'article  en  question,  on 
avait  imprimé, dans  sa  propre  imprimerie  impériale,  un  faux  numéro 
de  la  Cloche,  dans  lequel  on  avait  habilement  remplacé  par  une  page 
littéraire  les  faits  que  M,  Herzen  espérait  révéler  à  Sa  Majesté. 


102  l'éGLISK   POLbNAISE   EN    1851). 

mettre  en  route,  avec  la  simplicité  qui  convient  aux 
ministres  de  l'Évangile,  clans  les  temps  de  persécution  : 
il  réduisit  son  cortège  aux  proportions  les  plus  modestes, 
et  nous  ne  doutons  pas  qu'au  besoin  il  ne  sache,  pour 
ne  pas  laisser  manquer  ses  ouailles,  vendre  son  anneau 
pastoral  et  se  réduire,  comme  en  Chine,  à  une  mitre 
de  papier  doré. 

Une  chose  bien  plus  triste  à  dire,  et  qui  montre  une 
fois  de  plus  dans  quel  but  a  été  créé  le  collège  catho- 
lique, c'est  que  le  gouvernement  peut  trouver  dans  un 
ncte  émané  de  ce  corps,  soi-disant  chargé  de  veiller  aux 
intérêts  de  l'Église  romaine,  de  quoi  justifier  son  refus 
de  donner  un  séminaire  à  la  métropole  de  Alohilew^. 
C'est  un  membre  de  ce  collège  qui,  chargé  sous  Nico- 
las d'une  inspection  dans  ce  diocèse,  le  plus  grand 
peut-être  du  monde  entier,  fit  décider  la  suppression 
du  séminaire  alors  existant,  sous  prétexte  qu'il  était  inu- 
tile. Le  même  rapj)ort  déclarait  aussi  inutiles  plusieurs 
couvents! 

Le  gouvernement,  si  parcimonieux  pour  la  métro- 
pole de  Mohilew,  n'est  guère  plus  généreux  pour  les 
autres  diocèses. 

Le  diocèse  de  la  Podolie,  comme  celui  de  la  Wol- 
hynie,  doit  couvrir  avec  1500  roubles  par  an  les  frais 
d'entretien  de  dix-huit  élèves;  6000  roubles  par  au  sunl 
allou('s  au  séminaire  de  ^Vilna  pour  l'entretien  d'un 
lecteur,  des  professeurs  et  des  gens  de  service  néces- 
saires; il  doit  subvenir  aussi  aux  frais  d'enseignement 
et  aux  besoins  de  quarante  séminaristes.  Connue  les 


LE   CLERGÉ    SÉCULIER.  193 

études  dans  les  séminaires  durent  quatre  ans,  le  sémi- 
naire de  Wilna  ne  peut,  dans  les  circonstances  les  plus 
avantageuses,  disposer  que  de  dix  nouveaux  ecclésias- 
tiques à  la  fin  de  l'année  scolaire,  pour  remplir  les 
places  devenues  vacantes  dans  le  courant  de  l'année; 
et  cela,  dans  un  diocèse  qui  compte  trois  cents  églises 
paroissiales,  quatre  cent  cinquante  églises  succursales, 
en  tout  sept  cent  cinquante  églises,  desservies  par  cinq 
cents  prêtres  seulement.  Il  est  clair  que  ce  nombre 
n'est  même  pas  suffisant  pour  la  célébration  d'une 
messe  en  chaque  église.  La  mort  et  les  maladies  em- 
pêchent chaque  année  vingt-cinq  prêtres  de  remplir 
leurs  fonctions  ;  ce  nombre  est  donc  trois  fois  plus 
grand  que  celui  des  jeunes  ecclésiastiques  que  le  sémi- 
naire peut  fournir  chaque  année. 

Les  choses  vont  encore  plus  mal  dans  d'autres  dio- 
cèses, au  point  qu'aujourd'hui  déjà  le  manque  d'ecclé- 
siastiques, sur  lequel  le  gouvernement  russe  compte 
beaucoup,  et  qui  chaque  année  deviendra  plus  sen- 
sible, se  fait  douloureusement  sentir  dans  les  provinces 
polonaises;  il  n'y  a  guère  plus  d'un  ecclésiastique  pour 
mille  âmes. 

En  revanche,  l'apostat  Siemaszko  a  obtenu  les  fonds 
nécessaires  pour  l'entretien  de  trois  cents  séminaristes 
schismatiques  à  Wilna;  on  leur  enseigne  le  russe,  le 
polonais,  la  langue  des  Lettons  et  des  Samogitiens.  Le 
gouvernement,  aussi  prévoyant  que  prodigue,  dès  qu'il 
s'agit  du  schisme,  lui  prépare  d'avance  des  apôtres 
pour  toutes  les  provinces  de  la  Pologne,  où  la  dimi- 

13 


i9li  l'église  pol^onâise  en  1859. 

nution  des  fidèles  ne  répond  que  trop  déjà  à  la  rareté 
croissante  des  prêtres.  C'est  ce  résultat  que  préparait 
l'empereur  Nicolas,  dès  1828,  il  y  a  plus  de  trente 
ans,  en  ordonnant,  par  un  oukase  (inexécutable,  il  est 
vrai,  mais  qui  peint  l'homme  et  la  situation),  «  que  qui- 
conque voudrait  entrer  dans  un  séminaire,  pour  devenir 
prêtre,  devrait  présenter  ses  titres  de  noblesse.  Les 
aspirants  à  la  prêtrise  devaient,  en  outre,  avoir  fait 
leurs  études  dans  une  des  universités  de  l'empire,  être 
âgés  de  vingt-cinq  ans  au  moins,  fournir  un  remplaçant 
pour  le  service  militaire,  obtenir  la  permission  du 
ministre  des  cultes,  et  enfin  verser  une  somme  de  six 
cents  francs  dans  la  caisse  de  leur  province,  au  profit 
du  clergé  schismalique  »  (1)  ! 

Le  clergé,  dans  les  paroisses,  est  divisé  en  cinq 
classes  :  les  curés  de  la  première  ont  600  roubles  de 
pension  par  an  ;  ceux  de  la  cinquième,  230  roubles, 
moins  une  retenue  de  cinq  pour  cent  affectée  à  l'en- 
tretien d'un  doyen;  les  220  roubles  qui  composent  le 
revenu  net  des  curés  de  la  cinquième  classe  doivent 
suffire  à  l'entretien  du  curé,  du  vicaire,  de  l'organiste, 
au  service  de  la  sacristie,  aux  frais  du  culte  et  à  l'entre- 
tien de  l'église  !  Il  faut  avouer  cependant  que  le  gou- 
vernement contribue,  par  un  fonds  spécial,  à  la  conser- 
vation des  édifices  destinés  au  culte  catholique  :  ce  sont 
12,000  roubles  de  subvention  annuelle,  accordés  par 
l'empereur  Nicolas  pour  l'entretien  et  les  réparations 

(i)Theiner,I,  317. 


LE   CLERGÉ    SÉCULIER.  195 

de  onze  cents  églises  paroissiales  :  ce  qui  fait  dix  rou- 
bles et  quatre-vingts  kopeks  pour  chaque  église.  Nous 
rappellerons  encore  qu'un  décret  rendu  par  le  sénat 
le  7  janvier  1857,  accorde  aux  évoques  la  permission 
de  rebâtir  ou  restaurer  les  églises  tombant  en  ruines; 
mais  nous  verrons  plus  bas  comment  cet  oukase  est 
entendu  et  appliqué. 

C'est,  au  reste,  l'œuvre  propre  de  l'administration 
russe  d'entraver  de  mille  manières  l'exécution  des  lois 
tant  soit  peu  justes  envers  les  catholiques.  Un  évêque 
a  besoin  d'un  héroïsme  permanent,  tous  les  jours  de 
sa  vie,  pour  protéger  le  droit,  le  plus  clair  et  le  plus 
inoffensif,  du  plus  humble  de  ses  enfants,  contre  les 
tracasseries  arbitraires  du  dernier  des  employés.  Au 
reste,  y  a-t-il  rien  qui  donne  une  idée  plus  parfaite  du 
degré  inouï  de  l'oppression  administrative  que  cet 
oukase  du  7  janvier  1857,  lequel  sera  certainement 
présenté  au  saint-père  comme  une  marque  évidente 
de  la  tolérance  et  de  la  libéralité  du  nouveau  règne? 
Il  faut  un  oukase  spécial  pour  permettre  aux  paroisses 
catholiques,  dans  un  pays  catholique,  de  réparer  leurs 
églises  en  ruines  depuis  trente  ans!  Et  encore,  cet 
oukase  obtenu,  nous  verrons  tout  à  l'heure  au  prix  de 
quelles  vexations,  vraiment  surprenantes,  il  faut,  par 
faveur  et  après  de  longues  démarches,  en  arracher  la 
partielle  exécution  ! 

l.a  manière  dont  on  a  pourvu  aux  autres  besoins  de 
l'Eglise  répond  tout  à  fait  à  celle  dont  on  a  doté  le 
clergé  séculier  et  les  couvents  des  diocèses  polonais: 


196  l'église  polonaise  en  1859. 

la  pension  annuelle  des  prélats  dans  les  chapitres  est 
de  250  roubles;  celle  des  chanoines  de  120  à  150  rou- 
bles. Mais  plût  à  Dieu  que  le  manque  de  fonds  fût 
l'unique  sujet  des  plaintes  de  l'Église  en  Pologne  !  Elle 
ne  réclame  qu'une  chose  à  laquelle  elle  a  droit  :  la 
liberté.  Libre,  l'Église  ne  redoute  pas  d'ennemis,  et 
tant  qu'elle  sera  libre,  elle  ne  manquera  jamais  de 
ressources  pour  remplir  sa  mission  ;  elle  vit  dans  la 
lutte  et  grandit  par  ses  martyrs,  quand  elle  rencontre 
un  ennemi  déclaré  qui  lui  demande  du  sang,  en  témoi- 
gnage de  la  foi  et  de  la  vérité. 

La  persécution  savante  et  hypocrite  lui  est  autre^ 
ment  funeste. 

Le  clergé  polonais,  violé  dans  sa  conscience  par  les 
décrets  schismatiques ,  est  obligé  de  s'entourer  de 
précautions  et  de  réserves;  il  doit  peser  chaque  parole 
proférée  du  haut  de  la  chaire  comme  des  marches  de 
l'autel,  à  l'occasion  d'un  baptême  aussi  bien  que  d'un 
enterrement;  il  faut  qu'il  modère  môme  ses  sentiments 
les  plus  légitimes  et  son  ardeur  la  plus  sainte  ;  toutes 
ses  actions,  toutes  ses  paroles  sont  épiées  par  un  agent 
du  gouvernement;  un  ennemi  acharné  le  guette  en 
tout  endroit.  Exposé  à  mille  tentations,  entouré  de 
trahison,  séparé  de  son  chef  suprême,  détaché  de  la 
source  de  ses  pouvoirs,  au  point  de  se  sentir  souvent 
abandonné,  le  clergé  polonais,  pour  lutter  avec  tant 
de  difïicultés,  pour  ne  pas  fausser  sa  vocation,  et  main- 
tenir d'une  main  ferme  l'étendard  de  la  foi,  a  besoin 
d'une  coopération  sincère  de  tous  ses  adhérents  de 


LE    CLERGÉ    SÉCULIER.  197- 

toutes  les  classes,  et  de  l'appui  compacte  de  toute  la 
nation.  Les  propriétaires  des  villages,  non  contents  de 
conserver  leur  foi  personnelle,  ont  aussi,  pour  ainsi 
dire,  charge  d'âmes  à  l'égard  de  leurs  serfs.  La  funeste 
affaire  de  Dziernowitze  montre  trop  bien  ce  que  le 
gouvernement  se  propose,  en  séparant  les  paysans  de 
leurs  seigneurs.  Le  nom  de  M.  Korsak  figurera,  à 
côté  de  celui  des  Siemaszko  et  des  Zarnowski,  sinon 
parmi  les  Judas,  au  moins  parmi  les  Pilâtes  de  l'Église 
polonaise  :  puisse-t-il  n'avoir  jamais  d'imitateurs  ! 

Ce  qui  est  plus  triste  à  dire  que  tout  le  reste,  c'est 
que  le  gouvernement,  par  tant  de  manœuvres  corrup- 
trices, par  une  intimidation  si  prolongée,  par  le  contact 
incessant  et  journalier  avec  le  système  et  les  mœurs 
russes,  n'a  que  trop  réussi,  sur  certains  points,  à  enta- 
mer le  clergé  catholique  lui-même.  Qui  ne  sait  ce  que 
la  véritable  Église  exige  dans  ses  ministres  de  désinté- 
ressement, de  dignité,  de  force,  de  droiture  dans  le 
langage,  de  noblesse  dans  le  caractère?  La  fécondité  de 
l'apostolat  est  à  ce  prix.  Le  schisme  ne  l'ignore  pas  :  il 
sait  bien  que  TÉglise  polonaise  aura  péri,  le  jour  où  les 
évêques  catholiques  seront  devenus  aussi  souples  que 
des  prélats  russes,  où  leurs  prêtres  seront  des  popes,  où 
les  religieux  latins  seront  formés  sur  le  modèle  des 
moines  grecs,  cette  race  qu'un  Russe  très  éclairé  et 
très  attaché  à  sa  religion  déclare  sans  hésitation  «  une 
classe  fainéante,  dépravée,  et,  après  la  bureaucratie,  la 
plus  nuisible  qui  existe  en  Russie  (1)!  »  C'est  pour  at- 

(1)  Dolgoroukow,  p.  330. 


198  l'église  polonaise  eiv  1859. 

teindre  à  ce  but  que  Nicolas  ne  s'est  pas  borné  à  rendre 
plus  difficiles  que  jamais  les  rapports  directs  avec  le 
souverain  pontife,  source  certaine  et  jamais  tarie  de  la 
pureté  de  la  doctrine  et  de  la  vigueur  du  zèle.  Il  s'est 
hâté  de  dépouiller  le  clergé  catholique  de  ses  biens 
pour  lui  épargner,  disait-il,  des  soins  peu  compatibles 
avec  son  ministère;  et  pour  le  rendre,  s'il  était  possi- 
ble, en  tout  semblable  à  son  propre  clergé,  il  a  exploité, 
contre  lui,  nous  l'avons  vu,  deux  grandes  causes  d'avi- 
lissement, la  misère  et  la  peur  :  la  misère,  qui  émousse 
à  la  longue  les  consciences  les  mieux  trempées;  la 
peur,  qui  paralyse  les  convictions  les  plus  fermes.  Aussi, 
à  côté  des  héroïques  exemples  dont  les  persécutions  de 
Nicolas  ont  enrichi  à  jamais  les  souvenirs  de  l'Église, 
que  de  misères  à  déplorer  !  Que  de  concessions  timides, 
trop  semblables  à  des  lâchetés!  Que  de  dignités  ecclé- 
siastiques, payées  au  prix  de  la  conscience!  On  ne  sau- 
rait être  sévère  pour  des  infortunés  qui,  trop  souvent, 
en  briguant  quelque  avancement,  ne  font  qu'assurer 
leur  pain  de  chaque  jour.  Qu'il  est  triste  néanmoins 
d'être  forcé  d'avouer  qu'on  a  pu  rendre  contagieux, 
pour  le  clergé  catholique,  le  voisinage  d'un  clergé  pour 
qui  la  noblesse  et  l'indépendance  du  caractère  n'est 
rien,  pour  qui  la  faveur  du  gouvernement  est  tout  !  On 
a  vu  des  évêques  catholiques  enq^loyer  vis  à-vis  de  leurs 
prêtres,  et  même  de  religieux  de  leurs  diocèses,  sur 
lesquels  le  droit  canon  ne  leur  accorde  aucune  juridic- 
tion, les  procédés  hautains  et  môme  cruels,  familiers 
aux  évêques  du  schisme  !  On  a  vu,  et  nous  ne  pourrions 


LES    FIDÈLES.  199 

le  croire  si  les  témoins  les  plus  dignes  de  foi  ne  Tat- 
testaient,  on  a  vu  s'enivrer,  à  la  table  d'un  évêque 
catholique,  un  homme  dont  le  nom  même  est  une 
injure ,  cet  évêque  brigand,  ce  misérable  Siemaszko  ! 
Heureusement  ces  exemples  sont  déjà  loin  de  nous, 
et  tout  annonce  pour  le  clergé  une  génération  nou- 
velle où  seront  en  honneur  les  traditions  glorieuses  des 
Josaphat,  des  Bulhak  et  des  Gutkowski. 


m 


Les  Fidèles. 

La  situation  présente  du  clergé  ne  fait  que  trop  pré- 
voir celle  des  fidèles. 

Tarie  ou  corrompue  à  la  source,  la  vie  ne  saurait  se 
communiquer  qu'amoindrie  et  diminuée  :  la  langueur 
et  la  mort  ne  tardent  pas  à  s'emparer  des  membres, 
lorsque  le  cœur  a  cessé  trop  longtemps  de  battre  en 
liberté. 

Disons-le  donc  :  dans  toute  l'étendue  des  provinces 
catholiques  soumises  à  la  Russie,  le  royaume  de  Polo- 
gne compris,  le  système  inauguré  par  l'empereur  Ni- 
colas, et  accepté  par  son  successeur,  continue  de  pro- 
duire avec  une  effrayante  régularité  les  résultats  qu'on 
s'était  proposés.  Dans  plusieurs  diocèses,  la  foi  dimi- 
nue, les  mœurs  se  corrompent,  les  caractères  s'abais- 
sent, le  nombre  des  catholiques  décroît,  et  il  n'est  pas 
nécessaire  pour  le  gouvernement  d'Alexandre  d'avoir 


200  l'église  polonaise  e.\  1859. 

recours  k  aiicuDe  mesure  nouvelle  pour  que,  dans  un 
temps  donné,  l'Église  catholique  ne  reste  plus,  dans 
ces  vastes  contrées,  qu'à  l'état  de  souvenir. 

Nous  avons  fait  le  tableau  des  moyens  employés 
contre  le  catholicisme;  le  tableau  des  résultats  déjà 
obtenus  n'est  pas  moins  douloureux. 

C'est  surtout  par  la  loi  sur  les  mariages  mixtes  qu'on 
a  réussi  à  diminuer,  dans  des  proportions  lamentables, 
le  chiffre  de  la  population  catholique. 

Cet  oukase,  en  date  du  20  août  1832,  statue  que  les 
mariages  entre  une  personne  grec([ue-russe  et  une 
personne  attachée  à  une  autre  confession,  seront  né- 
cessairement réputés  non  valides,  s'ils  n'ont  été  con- 
tractés en  présence  d'un  prêtre  grec-russe,  et  après  la 
promesse,  faite  par  la  partie  appartenant  à  une  autre 
confession,  d'élever  tous  les  enfants  dans  la  religion 
grecque-russe.  Par  cette  loi,  un  catholique  qui  épouse 
une  schismatique,  de  même  qu'une  catholique  en  se 
mariant  avec  un  schismatique,  sont  obligés  de  voir 
leurs  enfants,  des  deux  sexes,  passer  à  la  religion 
dominante. 

Ce  n'est  pas  tout  :  s'il  plaît  aux  parents  catho- 
liques d'embrasser  l'orthodoxie,  tous  les  enfants,  qui  - 
ont  moins  de   vingt  et  un  ans,   sont  obligés,  par 
une  autre  loi,  d'embrasser  la  religion  de  leurs  père 
et  mère. 

L'effet  de  ces  oukases  a  été  terrible,  et  il  est  tous 
les  jours  encore  désastreux  jiour  le  catholicisme. 

Indépendamment  même  des  dispositions  législatives. 


LES    FIDÈLES.  201 

l'administration,  dans  un  pays  dévoré  par  la  bureau- 
cratie, a  entre  les  mains  mille  moyens  de  favoriser  les 
alliances  entre  catholiques  et  schismatiques.  Pendant 
toute  la  durée  du  règne  de  Nicolas*,  tout  Polonais  at- 
taché à  l'administration  civile  devait  commencer  par 
servir  cinq  ans  dans  les  provinces  russes,  et  une  instruc- 
tion secrète  enjoignait  aux  gouverneurs  de  province  de 
favoriser  les  mariages  de  ces  Polonais  avec  des  femmes 
du  pays.  Pour  avoir  une  place  dans  les  provinces  polo- 
naises, quand  on  est  Polonais,  il  faut  avoir  également 
servi  cinq  ans  dans  la  grande  Russie.  Depuis  1849,  les 
fils  de  nobles  propriétaires  lithuaniens  sont  obligés 
d'entrer  pour  trois  ans  dans  le  service  militaire,  et  les 
régiments  étant  cantonnés  dans  les  provinces  russes, 
ils  courent  les  mêmes  dangers.  Ces  obligations  ne  sont 
plus  aussi  sévèrement  observées  depuis  l'avènement 
d'Alexandre  II,  mais  elles  n'ont  pas  été  levées  et  sub- 
.sistent  toujours  comme  règlement. 

Dans  l'administration  de  la  Lithuanie,  les  catho- 
liques ne  peuvent  occuper  que  des  places  subal- 
ternes ,  les  fonctions  supérieures  étant  réservées  aux 
schismatiques.  De  là  vient  que  beaucoup  de  fonc- 
tionnaires, pour  ne  pas  voir  leur  carrière  entravée, 
embrassent  le  schisme  et  y  entraînent  leurs  enfants 
mineurs. 

Dans  les  classes  inférieures,  l'effet  des  lois  sur  les 
mariages  mixtes  n'est  pas  moins  désastreux.  Ces  sortes 
de  mariages  tendent  à  se  multiplier  dans  les  provinces 
polonaises  par  une  cause  toute  spéciale  :  c'est  que  les 


502  l'église  polonaise  en  1859. 

soldats  russes  sont  cantonnés  clans  les  villages,  entrent 
dans  l'intérieur  des  paysans,  et  font,  pour  ainsi  dire, 
partie  de  la  famille. 

Aussi,  voyez  les  résultats  traduits  en  chiffres. 

La  Lithuanie,  c'est-à-dire  les  gouvernements  de 
Kowno,Wilna,  Grodno  et  Minsk,  jusqu'à  l'abolition  du 
rite  uni,  ne  contenaient  pas  de  scliisinatiques.  11  n'y  en 
avait  que  dans  les  villes,  parmi  les  fonctionnaires  ci- 
vils et  militaires  et  les  marchands,  venus  de  Russie. 
Aujourd'hui,  dans  le  gouvernement  de  Kowno,  les 
schismatiques  forment  déjà  une  faible  minorité,  dans 
ceux  de  Wilna  et  de  Grodno,  les  deux  religions  se  par- 
tagent en  parties  égales.  Dans  le  gouvernement  de 
Minsk,  les  catholiques  sont  de  beaucoup  les  moins  nom- 
breux. 

Dans  toutes  les  localités  où  les  deux  cultes  sont  en 
présence,  le  nombre  des  catholiques  diminue  chaque 
année.  Or,  dès  qu'une  paroisse  schismatique  a  dépassé 
le  chiffre  de  mille  âmes,  on  bâtit  une  nouvelle  église 
et  on  installe  un  nouveau  pope.  Par  contre,  dès  qu'une 
paroisse  catholique  voit  descendre  le  nombre  de  ses 
adhérents  au-dessous  de  cinq  cents  âmes,  on  la  supprime 
et  on  la  joint  à  la  paroisse  voisine  :  ce  qui  est,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut,  supprimer  par  le  fait  la 
possibilité  de  l'exercice  du  culte  pour  la  plus  grande 
partie  des  paroissiens,  pendant  une  grande  partie  de 
l'année. 

Mais  on  ne  peut  donner  une  plus  effrayante  idée 
des  ravages  produits  par  la  législation  en  vigueur  sur 


LES   FIDÈLES.  203 

les  mariages  mixtes,  qu'en  disant  que  sur  cent  maria- 
ges conclus  chaque  semaine,  à  Pétersbourg  et  à  Mos- 
cou, on  peut  en  compter,  en  moyenne,  jusqu'à  cin- 
quante de  mixtes. 

«  A  Saint-Pétersbourg,  nous  rapporte  un  témoin 
auriculaire,  j'en  ai  entendu  publier  vingt-huit  un  di- 
manche à  la  messe,  l'unique  fois  que  j'aie  voulu  con- 
stater la  chose  par  moi-même.  Si  l'on  veut  savoir, 
nous  disait  la  même  personne,  ce  qu'ont  produit  pour 
le  schisme  ces  mariages  mixtes  depuis  vingt  ans,  on 
n'a  qu'à  le  demander  aux  statistiques  du  ministre  de 
l'intérieur.  Elles  répondent  par  le  chiffre  de  2,000,000 
en  vingt  ans.  D'où  il  suit  qu'on  peut,  dès  main- 
tenant, par  un  simple  calcul  mathématique,  déter- 
miner le  jour  de  l'extinction  totale  du  catholicisme  en 
Russie.  » 

La  réputation  libérale  d'Alexandre  a  valu  encore 
sur  ce  point  aux  catholiques  une  cruelle  déception.  On 
apprit  dans  tout  l'empire  que  trois  mariages  mixtes 
avaient  été  conclus  à  Pétersbourg,  sans  qu'on  imposât 
aux  époux  l'obligation  d'élever  leurs  enfants  dans  le 
schisme.  Ce  fut  assez  pour  que  l'opinion,  déjà  préve- 
nue, en  conclût  que  le  gouvernement  se  relâchait  de 
ses  rigueurs.  On  n'avait  pas  pris  garde  que,  des  trois 
contractants,  aucun  n'élait  sujet  russe  :  c'étaient 
M.  de  Morny,  ambassadeur  de  France,  le  comte  de 
Wetzerode  et  M.  Leszatycki,  chanteur  de  la  cour. 

Un  noble  polonais  fournit  au  public  l'occasion  de 
revenir  de  sa  méprise.  Ce  propiétaire,  M.  Dowgird, 


2()/i  l'église  polonaise  en  1859. 

frère  d'un  des  maréchaux  de  la  noblesse ,  avait 
épousé  une  schisraatique  dont  il  eut  plusieurs  fdles, 
et  dernièrement  un  fils.  La  pensée  que  l'unique  héri- 
tier de  son  nom  et  de  sa  fortune  allait  être  schisma- 
tique  fit  frémir  le  cœur  paternel.  Il  osa,  sous  Alexan- 
dre, ce  dont  la  seule  pensée  eût  fait  frémir  sous  Ni- 
colas :  ce  fut  de  présenter  une  pétition  à  l'empereur, 
pour  qu'on  lui  permît  d'élever  son  fils  dans  la  foi  de 
ses  pères  :  cette  demande,  il  le  faisait  remarquer,  était 
celle  d'un  vieux  et  fidèle  serviteur  de  la  Russie,  qui 
avait  versé  pour  elle  son  sang  dans  le  Caucase.  Tout 
ce  qu'il  reçut  fut  un  refus  sévère  et  une  acerbe  répri- 
mande pour  avoir  osé  présenter  une  pétition  pareille. 
On  ajouta,  pour  tous,  l'avertissement  que  de  sem- 
blables demandes  ne  seraient  pas  même  reçues  par 
les  autorités. 

Mais  nul  ne  sait  mieux,  et  par  de  plus  sensibles 
preuves,  que  le  cleigé  catholique  jusqu'à  quel  point 
l'on  tient  à  l'exécution  de  cet  oukase.  Les  rigueurs 
exercées  contre  les  prêtres,  que  leurs  évêques  sont  im- 
puissants à  défendre,  en  ont  découragé  un  trop  grand 
nombre.  Encore  un  peu  de  temps,  et  les  curés  à  qui 
ne  peut  parvenir  librement  la  voix  de  leurs  supérieurs 
immédiats,  croyant  peut-être  à  une  tolérance  que  l'É- 
glise ne  peut  pas  accorder,  se  laisseront  aller  à  bénir 
les  mariages  mixtes  sans  condition,  contre  les  prescrip- 
tions formelles  de  l'Église.  Sous  ce  rapport  on  a  déjà 
à  déplorer  de  lamentables  faiblesses  et  de  coupables  dé- 
fections.  Disons  néanmoins,  à  l'éternel  honneur  du 


LES   FIDÈLES.  205 

clergé  catholique,  que  l'oukase  sur  les  mariages  mixtes 
a  trouvé,  et  trouve  encore  dans  le  clergé  catholique  de 
nobles  résistances.  Sous  Nicolas,  il  a  fait  des  martyrs, 
et  nous  ne  doutons  pas  qu'au  besoin,  il  n'en  produise 
de  nouveaux  (1). 

Voilà  l'ensemble  de  la  situation  en  1859.  Faut-il 
espérer  que  le  gouvernemeut  russe,  désormais  plus 
fidèle  à  la  lettre  des  traités,  moins  sourd  à  la  voix  de 
la  conscience  et  de  l'honneur,  plus  capable  enfin  de 
comprendre  ses  intérêts  véritables,  voudra  cesser  de 
compter  parmi  les  défenseurs  d'un  système  qui  fait 
horreur  à  tous  les  partis  honnêtes?  Est-ce  une  illusion 
qui  a  fait  croire  un  instant  à  toute  l'Europe  que  la 
Russie,  mise  au  ban  de  l'opinion  publique,  depuis 
Nicolas,  et,  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait  de  la  Pologne, 
citée  comme  le  type  de  toutes  les  oppressions  et  de 
toutes  les  tyrannies,  allait  enfin  cesser,  sous  Alexandre, 
de  faire  tache  à  la  civilisation  européenne?  Qui  ne 
l'aurait  espéré  en  présence  de  certaines  déclarations 
officielles  ? 

Mais  des  faits  bien  caractéristiques,  et  on  ne  peut 
plus  certains,  vont  nous  faire  voir,  avec  une  trop 
triste  évidence ,  que  la  Russie ,  en  propageant  elle- 


(1)  Il  faut  citer,  entre  autres,  le  nom  de  l'abbé  Horbaszewski, 
sorti  le  premier  de  l'Académie  ecclésiastique  de  Saint-Pétersbourg, 
qui,  nom:i:é  curé  de  Moscou  en  1 849 ,  se  vit  priver  violemment  de  ses 
fonctions  pour  avoir  refusé  de  bénir  sans  condition  un  mariage  mixte. 
Après  avoir  passé  quelque  temps  en  Sibérie,  il  a  été  en  dernier  lieu 
relégué  dans  les  environs  de  Minsk,  où  il  est  sans  emploi. 


206     l'église  polonaise  en  1859.  —  les  fidèles. 

mÔQie  le  bruit  d'un  chaugement  de  système  ,  n'a 
voulu  qu'ajouter  un  anneau  de  plus  à  cette  longue 
chaîne  de  duplicités  audacieuses  qui  ont  fait,  incon- 
testablement, sa  réputation  diplomatique  ;  selon  quel- 
ques-uns, sa  force;  selon  d'autres,  sa  gloire!  Pour 
le  prouver,  nous  n'avons  qu'à  achever  le  tableau  du 
règne  d'Alexandre  II. 


CHAPITRE  VIII. 

LA  DIPLOMATIE  ET  L'ADMINISTRATION  RUSSE 
DEPUIS  ALEXANDRE  II. 


<  Espéranees  et  promesses. 

C'était  à  la  fin  de  la  guerre  d'Orient  :  la  Russie, 
épuisée,  songeait  à  conclure  la  paix  aux  conditions  les 
moins  désavantageuses  possibles  :  les  plénipotentiaires 
des  diverses  puissances  étaient  au  moment  de  partir 
pour  Paris,  où  se  réunissait  le  congrès,  lorsque  le  prince 
Gortschakofî,  alors  ambassadeur  à  Vienne,  apprit  que 
le  nonce  faisait  des  efforts  pour  obtenir  des  puissances 
catholiques  que  la  question  de  la  liberté  de  l'Église  en 
Russie  fût  portée  au  congrès.  Aussitôt  il  expédia  au 
comte  de  Nesselrode  une  dépêche  dont  le  sens  était 
celui-ci  : 

«  Hâtez- vous  dapaiser  le  pape  :  autrement  vous 
vous  exposez  à  la  honte  et  au  danger  de  voir  un  des 
articles  du  traité  garantir,  en  Russie,  la  tolérance  du 
culte  catholique.  » 

Sur  cette  dépêche  de  l'ambassadeur,  le  télégraphe 
transmit  immédiatement  au  lieutenant  du  royaume  de 
Pologne  l'ordre  de  présenter,  sans  perdre  un  moment, 
des  candidats  aux  sièges  vacants  dans  les  diocèses  de 
Pologne.  Les  présentations  furent  faites  sur-le-champ, 

13* 


208        LA    DIPLOMATIE    RT    l'aD.MINISTRATION    RUSSE. 

ce  sont  celles  que  nous  avons  rapportées  plus  haut. 

C'était  là  une  première  précaution  pour  parer  le 
coup  que  l'on  redoutait.  Mais  à  Pétersbourg  môme  on 
n'avait  pas  pensé  que  ce  fût  assez.  Dès  le  mois  de 
décembre  1865,  on  avait  assemblé  un  comité  secret 
dont  faisaient  partie  MM.  de  Nesselrode,  Bludow,  les 
deux  comtes  Kisseleff,  M.  Lanskoï  et  les  Polonais  Tur- 
kull  et  Hube.  Sous  prétexte  de  préparer  l'exécution  du 
concordat ,  cette  commission  avait  pour  objet  de 
rechercher  et  de  trouver  les  moyens  (sans  rien  changer 
d'important  dans  les  affaires  de  l'Église)  de  présenter 
cependant  au  saint-siége  un  ensemble  de  mesures 
capables  de  l'éblouir,  sinon  de  le  satisfaire,  et  de  pré- 
venir par  là  des  explications  redoutables  :  légitime  et 
instructif  effroi  d'une  puissance  dont  le  saint-siége  ne 
peut  raconter  à  l'Europe  les  actes  authentiques  sans  la 
déshonorer,  même  aux  yeux  de  ses  amis. 

Mais  cette  fois  encore  la  Russie,  toujours  heureuse 
jusque  dans  ses  défaites,  en  fut  quitte  pour  la  peur. 

La  pression  que  l'on  redoutait  du  côlé  de  l'occident 
n'eut  pas  lieu.  Dès  lors  la  commission  était  sans  objet. 
Quelle  manœuvre  avait  donc  pu  amener,  au  congrès  de 
Paris,  ce  silence  absolu  sur  la  Pologne,  silence  telle- 
ment significatif  et  si  inattendu,  qu'un  organe  russe 
ne  put  contenir  sa  joie,  et  annonçait  à  toute  l'Europe, 
dans  un  style  bien  digne  de  son  sujet,  avec  l'accent 
d'un  fossoyeur  ivre,  que  «  le  congrès  de  Paris  venait  de 
jeter  la  dernière  pelletée  de  terre  sur  le  cadavre  de  la 
Pologne?  »  {Le  Nord,  5  juillet  1850.) 


ESPÉRANCES    ET    PROMESSES.  209 

Ici  se  montre  encore  l'habileté  propre  à  la  diploma- 
tie moscovite. 

Le  comte  Orlofî,  plénipotentiaire  au  congrès,  n'igno- 
rait point  que  l'Angleterre  et  la  Fraijce  étaient  d'ac- 
coi'd  pour  présenter  des  communications  relatives  à  la 
(piestion  polonaise.  11  fallait,  à  tout  prix,  prévenir 
le  coup.  Dans  ce  but,  le  ministre  russe  semble  lui- 
même  vouloir  aller  au-devant  de  ce  que  son  gouverne- 
ment redoutait  davantage.  Il  fit  entendre  que,  si  la 
question  était  portée  devant  le  congrès,  et  les  demandes 
de  la  diplomatie  franco-anglaise  insérées  dans  les  pro- 
tocoles, l'honneur  de  son  maître  lui  interdisait  de  cé- 
der, et  lui  dicterait  invariablement  la  réponse  sui- 
vante :  «  Les  Polonais  sont  des  rebelles  et  des  révolu- 
tionnaires; ils  ont  les  premiers  violé  la  constitution 
(jue  les  traités  de  Vienne  leur  avaient  donnée  :  nous 
avons  le  droit  de  les  traiter  en  pays  conquis,  et  nous 
en  usons.  »  Si  au  contraire,  on  laissait  au  gouverne- 
ment d'Alexandre  11  l'honneur  de  l'initiative  et  la  li- 
l)erté  de  son  action,  il  promettait  que  son  gouverne- 
ment donnerait  la  plus  large  satisfaction  aux  griefs 
légitimes  des  Polonais,  et  que,  loin  de  s'obstiner  à  con- 
tinuer les  traditions  de  Nicolas,  il  étonnerait  l'Europe, 
en  dépassant  tout  ce  qu'on  attendait.  C'était  donc  dans 
l'intérêt  des  Polonais  eux mêmes,  que  le  plénipoten- 
tiaire demandait  que  la  question  ne  fût  pas  traitée 
dans  le  congrès. 

Sur  ces  assurances  officieuses,  confirmées  néan- 
moins par  une  dépêche  télégraphiciue  venue  de  Saint- 


210      LA   DIPLOMATIE   ET   l' ADMINISTRATION   RUSSE. 

Pétersboui'g,  Fou  convint  des  points  suivants,  au  nom- 
bre de  cinq,  dont  les  actes  officiels  ne  firent  pas  men- 
tion, on  vient  de  voir  pourquoi. 

1°  L'empereur  Alexandie  accorderait  une  amnistie 
générale  ; 

2°  La  liberté  de  conscience  serait  rendue  aux  Po- 
lonais ; 

2»"  La  langue  polonaise,  rétablie  dans  l'administra- 
tion du  royaume  ; 

d"  Elle  serait  de  même  introduite  de  nouveau  dans 
les  écoles  ; 

5"  Enfin  les  universités  seraient  rétablies. 

Des  promesses  aussi  nettes  durent  paraître  loyales, 
surtout  au  début  d'un  rogne  qui  s'ouvrait  sous  d'aussi 
favorablesauspices.  Mais  quelques  mois  s'étaient  à  peine 
écoulés,  que  l'Europe  tout  entière  était  forcée  de  s'as- 
socier à  la  protestation  de  lord  Lyndburst,  qui,  dans 
une  interpellation  adressée  au  ministère  anglais  (1), 
s'écriait  : 

a  Si  mon  honorable  ami,  lord  Clarendon,  s'est  occupé  de 
la  Pologne  au  congrès,  le  résultat  doit  être  pour  lui  aussi 
humiliant  qu'il  est  offensant  à  l'égard  du  gouvernement  an- 
glais ,  dont  il  était  un  des  représentants.  J'exprime  ma 
propre  opinion  ,  et  je  crois  être  l'organe  de  tous  les  hommes 
modérés,  non-seulement  du  pays,  mais  de  toute  l'Europe. 
Il  est  du  devoir  de  l'iiomme  dont  la  voix  peut  être  entendue 
de  s'indigner  contre  tant  de  cruautés,  lant  de  violences  et 

(4)  Séance  de  la  chambre  des  lords  du  1 1  juillet  1 856. 


DÉCEPTIONS.  2  H 

tant  d'oppression.  Disons-le  hautement,  c'est  être  le  complice 
de  toutes  ces  horreurs  que  de  les  couvrir  d'un  silence  com- 
plaisant. » 

La  réponse  de  lord  Clarendon  :  «  Que  les  plénipo- 
tentiaires, dans  l'intérêt  même  des  Polonais,  avaient 
cru  devoir  renoncer  à  soulever  la  question  dans  le  con- 
grès, >'  ne  fit  qu'accroître  l'indignation  du  parlement 
anglais,  et  les  applaudissements  qui  avaient  accueilli 
les  paroles  chaleureuses  de  lord  Lyndhurst,  trouvèrent 
un  écho  unanime  sur  tout  le  continent.  Comment  s'en 
étonner?  Il  n'y  a  qu'à  voir,  en  effet,  comment  étaient 
tenues  les  promesses  faites  par  le  comte  Orloff",  au 
nom  de  son  souverain. 


II 


D(^cep(ions. 

L'amnistie  fut  publiée,  nous  avons  vu  plus  haut  dans 
quelles  conditions.  «  On  a  réellement  accordé,  disait 
lord  Lyndhurst,  une  espèce  d'amnistie  qui  a  un  son 
pour  l'oreille,  mais  qui  ôte  toute  espérance.  »  Ceux  qui 
veulent  savoir  la  mesure  de  la  déception  universelle, 
n'ont  qu'à  comparer  l'acte  d'Alexandre  II  à  l'amnistie 
publiée  par  l'empereur  Napoléon  III,  au  lendemain  de 
la  glorieuse  campagne  d'Italie.  Il  suffit  de  rappeler 
ici  que  les  innombrables  confiscations  prononcées  par 
l'empereur  Nicolas  étaient  toutes  maintenues! 


21 '2       LA    DIPLOMATIE    ET    l'aDMINISTRATION    RUSSE. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Ou  avait  espéré  que  du  nou- 
veau règne  daterait  la  suppression  du  droit  barbare 
de  confiscation  qui  a,  au  inoius  en  fait,  disparu  de 
toute  l'Europe  civilisée.  Il  n'eu  fut  rien  :  dans  le  cours 
mêtue  de  l'année  1856,  des  confiscatious  nouvelles  ont 
été  prononcées  contre  plus  de  viug-cinq  émigrés,  à  rai- 
son de  faits  antérieurs  à  l'amnistie  (1).  Et  afin  de  com- 
pléter, s'il  était  possible,  pour  les  Polonais,  la  mesure 
de  la  désillusion,  pour  la  diplomatie  européenne,  la 
mesure  de  l'ironie,  un  oukase  du  7  septembre  1859  est 

(l)  Remarquez  les  dates  :  l'amnistie  csl  du  15-27  mai  l8oG.  Or, 
en  vertu  du  décret  organique  du  2-14  avril  1835,  nous  trouvons, 
dès  le  mois  de  juin  1856,  une  confiscation  prononcée  coi'tre  trois 
émigrés  polonais,  pour  le  [ail  d'avoir  servi  dans  l'année  révolulion- 
naire  de  la  Hongrie  ;  plus,  contre  deux  prêtres  polonais  pour  le  fait 
de  participation  aux  troubles  politiques  en  pays  étranger;  plus,  en 
août  185fî,  contre  deux  Polonais  qui,  déportés  au  Caucase,  pour 
cause  d  émigration,  se  sont  évadés  en  roule,;  plus,  en  octobre  1856, 
contre  cinq  émigrés  pour  le  fait  de  pariicipalion  à  la  réooluiion  de 
1830,  leurs  noms  ayant  par  hasard  échappé  depuis  vingt-cinq  ans, 
à  la  liste  générale  des  confiscations.  Mais  voici  qui  dépasse  tout  : 
un  de  ces  cinq  émigrés  profite  de  l'amnistie,  il  reçoit  son  pardon,  par 
oukase  du  mois  de  septembre  1  856.  Mais,  à  peine  de  retour  à  Varso- 
vie, il  est  frappé  de  la  peine  de  confiscation,  postérieurement  a  l'ou- 
kase DE  SON  AMNISTIE  !  (Voy.  Desdiverscs  amnisties  octroyées  aux  Po- 
lonais ^'Av  Louis  Lubliner.  Bruxelles  4  857.) 

Ce  n'est  que  le  19  février  (2  mars)  dernier  (1860),  qu'a  paru  un 
oukase  d'Alexandre  II  qui  statue  :  «  qu'à  partir  du  8-20  septembre 
1859,  doivent  cesser,  dans  le  royaume  de  Pologne,  toutes  perquisi- 
tions, à  l'effet  de  découvrir  des  biens  immeubles  ou  meubles  non  en- 
core découverts  à  celte  date  :  »  grâce  qu'on  peut  regarder  comme 
pleinement  illusoire,  et  comme  un  simple  appât  jeté  à  l'opinion  ;  car 
comment  croire  qu'en  trente  ans,  la  bureaucraUe  n'ait  pas  su  décou- 
vrir toutes  les  terres  d'émigrés,  et  ronger  les  chairs  jus(pi'à  l'os!  Ce 
serait  contraire  à  toutes  les  traditions. 


i)i':ci:\'TiONS.  2 1 ."') 

vomi  décrétci'  ([iTà  ravoLiif  il  n'y  aurait  plus  fie  con- 
fiscation, à  l'égard  seulement  de  ceux  qui  ont  profité  de 
l'amnistie. 

Le  reste  des  uiesuros  généreases  prises  à  l'égard  de 
la  Polosçne  sera  facile  à  résumer. 

On  demandait  le  rétablissement  des  universités  :  on 
s'est  borné  à  fonder  à  Varsovie  une  Faculté  de  méde- 
ciue  :  institution  dont  la  Pologne  n'a  nul  besoin,  car  elle 
trouve  à  Cracovie,  sous  ce  rapport,  toutes  les  res- 
sources qui  lui  sont  nécessaires.  11  est  vrai  qu'elle  était 
indispensable  à  la  Russie  elle-même  ;  et  la  Russie,  en 
ce  point  généreuse  peut-être  aux  yeux  de  l'Europe, 
en  réalité  n'a  rien  fait  que  pour  elle-même,  et  dans  la 
proportion  exacte  de  ses  propres  besoins.  A  chaque 
guerre,  la  Russie  est  réduite  à  chercher  des  médecins 
à  l'étranger;  elle  se  résigne  désormais  à  les  prendre 
parmi  les  Polonais  :  voilà  tout. 

On  demandait  le  droit  de  parler  polonais  dans 
les  tribunaux  et  dans  les  écoles.  L'empereur  Alexandre 
à  son  passage  à  Kamienietz,  où  on  l'accueillit  avec  la 
pompe  et  l'enq^ressement  dont  tous  les  journaux  ont 
retenti,  traita  la  pétition  que  lui  fit  à  ce  sujet  la  no- 
blesse comme  une  impardonnable  insolence  et  un  crime 
de  lèse-majesté!  H  refusa  de  recevoir  la  pétition  et 
rappela  avec  violence  à  ses  sujets,  coupables  d'être 
nés  dans  l'ancienne  Pologne,  «  qu'il  était  empereur 
de  Russie,  qu'il  était  sur  le  sol  russe,  que  ceux  qui  lui 
parlaient  étaient  tousRusses  ;  qu'en  dehors  du  royaume 
de  Pologne,  il  ne  connaissait  pas  de  Polonais,  et  ne 


2\[\       LA    DIPLOMATIE   ET   l' ADMINISTRATION    RUSSE. 

voulait  1  ien  avoir  à  faire  avec  la  Pologne  et  les  Polo- 
nais (i).  » 

Il  faut  rappeler  ici,  pour  ne  point  nous  écarter  de 
notre  sujet,  que  la  tolérance  religieuse  était  comprise 
formellement  dans  la  demande  de  la  noblesse.  On  peut 
donc  conclure  sans  témérité  qu'aux  yeux  d'Alexandre, 
qui  a  publié  le  concordat  de  1847,  comme  aux  yeux 
de  son  père  qui  l'a  signé,  nulle  autre  religion  que  la 
religion  russe  n'est  reconnue  en  pays  russe,  et  que  si 
en  fait  l'Église  polonaise  a  subsisté  jusqu'ici,  il  y  a  une 
chose  qu'on  n'a  pas  cessé  de  lui  refuser  :  c'est  le  droit 
de  vivre  ! 

Soyons  justes  cependant  :  l'empereur  n'a  pas  tout 
refusé,  sinon  au  zèle  religieux,  du  moins  au  patriotisme 
polonais.  Lors  de  son  passage  à  Wilna,  il  a  permis 
d'enseigner  le  polonais  dans  les  écoles  polonaises,  à 
titre  de  langue  étrangère^  et  dans  une  leçon  d'une  heure 
par  semaine. 

On  pense  bien  que  le  clergé  catholique  a  voulu,  aussi 

(1)  Yoy.  Gazette  de  France  du  8  novembre  ISoO.  Les  Polonais, 
justement  obstinés  dans  le  sentiment  de  leur  droit,  sont  décidés  à  ne 
point  se  lasser  des  refus.  C'est  ainsi  que  la  noblesse  du  gouverne- 
ment de  Minsk,  dans  sa  dernière  assemblée  générale,  a  rédigé  une 
pétition  au  czar,  pour  demander  encore  l'autorisation  de  l'étude  de 
la  langue  polonaise  dans  les  écoles,  et  l'établissement  d'une  université 
à  Minsk.  Cette  dernière  demande  est  d'autant  mieux  fondée,  qu'à 
plus  de  cinquante  lieues  à  la  ronde,  il  n'y  a  aucune  institution  pour 
l'enseignement  supérieur.  La  pénurie  actuelle  des  finances  de  la  Rus- 
sie pourrait  être  un  obstacle  :  la  noblesse  va  au-devant  de  l'objection 
en  se  chargeant  de  tous  les  frais  d'érection  et  dentretien.  On  ne  de- 
mande qu'une  autorisation  :  mais  viendra-l-elle?  Nous  n'osons  l'es- 
pérer. 


DÉCEPTIONS.  '215 

bien  que  lanoblesse,  profiter  du  passage  de  l'empereur 
à  travers  les  provinces  polonaises.  Eut-il  lieu  d'être 
plus  satisfait?  Le  trait  suivant  pourra  nous  éclairer  sur 
ce  point. 

L'évêque  de  Volhynie  osa  exposer  au  monarque  les 
besoins  pressants  de  son  église.  Il  fut  renvoyé  avec  hu- 
meur au  gouverneur  général  de  la  province,  et  il  ob- 
tint que  le  couvent  des  Carmes  de  Berdyczew,  qui  était 
sur  le  point  de  s'éteindre ,  fût  autorisé  à  recevoir  cinq 
ou  six  novices.  Grande  faveur!  mais  sa  joie  ne  fut  pas 
de  longue  durée;  car  presque  au  même  moment,  il  vit 
arriver  des  religieux  du  même  ordre  qu'on  chassait  de 
leur  couvent,  situé  dans  le  diocèse  voisin,  et  qu'on  en- 
voyait peupler  celui  de  Berdyczew.  C'est  de  cette  triom- 
phante manière,  qui  caractérise  si  admirablement  l'ad- 
ministration russe,  que  du  même  coup,  on  leurrait  un 
évêque  catholique,  tout  en  exécutant,  chose  rare,  une 
promesse  qu'on  lui  avait  faite,  et  en  détruisant  un  cou- 
vent, sous  le  fallacieux  prétexte  d'en  peupler  un  autre. 

Cet  exemple  est  parlant,  et  il  faut  ne  point  le  perdre 
de  vue  si  l'on  veut  juger,  sans  illusion,  ce  qui  depuis 
quelques  mois  se  passe  sous  nos  yeux,  et  a  pu  faire 
croire  à  des  catholiques  que  le  moment  de  se  plaindre 
de  la  Russie  n'est  pas  encore  venu,  et  que  l'intérêt  de 
l'Église  elle-même,  aujourd'hui  comme  au  congrès  de 
Paris,  exige  que  l'on  se  taise  sur  la  question  de  la  Po- 
logne. La  Russie,  dit-on,  dans  les  conflits  où  le  saint- 
siége  est  engagé,  offre  au  pape  un  appui,  et  avec  toute 
l'Europe  catholique,  elle  est  prête  à  reconnaître  les 


216       LA    DiriOMATIE    Et    l'aD.AI'MSTKATIOX    RUSSE. 

droits  du  souverain  pofjlife.  Rien  de  mieux  assuré- 
ment, mais  que  ces  dehors  n'empêchent  personne, 
et  surtout  les  cathohques,  de  se  rappeler  tout  ce  qui 
précède  et  de  considérer  ce  qui  suit. 

m 

La  question  roiiiainc  et  la  Rusi^ie. 

Quand  les  premières  dissidences  qui  amenèrent  la 
guerre  d'Italie  éclatèrent,  de  quel  côté  se  trouva  la  cour 
de  Saint-Pétersbourg?  L'antipathie,  qui  lui  est  com- 
mune avec  la  cour  de  Vienne,  pour  le  principe  sacré 
des  nationahtés,  l'ancien  droit  européen  et  les  traités 
menacés,  tout  semblait  lui  faire  un  devoir  de  prendre 
parti  pour  l'Autriche.  Tout  au  contraire,  la  logique  de 
l'intérêt  et  des  passions  l'emporta  sur  la  logique  des  prin- 
cipes, et  on  la  vit,  par  ses  manœuvres,  par  lesarlicles  de 
ses  journaux,  devenus  tout  d'un  coup  libéraux,  fournir 
aux  révolutionnaires  l'appoint  (pii  leur  manquait  pour 
intervenir  en  maîtres  dans  la  cause  nationale  italienne 
et  la  gâter.  Si  donc  aujourd'hui  elle  offrait  un  appui 
au  pape,  faudrait-il  nécessairement  croire  que  c'est  le 
souverain  tenqiorel,  appuyé  sur  les  droits  communs  à 
tous  les  trônes  légitimes,  h;  prince  temporel  reconnu 
par  les  traités,  dont  l'indépendance  lui  est  chère?  Que 
les  catholiques  y  preiment  garde,  nous  le  disons  cette 
histoire  à  la  main;  ce  n'est  pas  le  pi'ince  tenq)orel 
qu'elle  veut  d(''tV'ii(hv.  c'est  le  pdiitife  (pi'clh;  vent  ga- 
gner. Fuii'o  rendre  Bologne  a'i  pape,  le  gouvernement 


LA    0Ul':STIO!V    ROMAINE    ET    LA    RUSSIE.  '217 

russe  s'y  prêterait  volontiers  si,  à  ce  prix,  il  pouvait 
obtenir  fie  Rome,  qn'on  le  laissât  tranquillement  enlever 
au  catholicisme  les  âmes  qui  lui  restent  en  Polocjne. 
Sur  la  moindre  chance  de  succès,  la  Russie  s'exposerait 
volontiers  à  entendre,  de  la  bouche  de  Pie  IX,  la  noble 
réponse  de  Clément  XIV  à  Moniiio,  l'ambassadeur  es- 
pagnol, qui  offrait  la  restitution  d'Avignon  et  de  Béné- 
vent  en  échancje  du  bref  d'abolition  demandé  contre  les 
jésuites  :  «  Un  pape  gouverne  les  âmes  et  n'en  trafique 
pas.  » 

Voyez  en  effet  le  double  jeu  dont  nous  avons  été  té- 
moins :  car,  malgré  tout,  rien  ne  peut  rester  absolu- 
ment caché,  et  la  Russie  perd  tout  à  être  vue. 

Pendant  qu'on  imprimait  à  Saint-Pétersbourg  et 
sous  les  yeux  du  czar,  des  articles  pleins  de  zèle  pour 
la  cause  italienne  et  pour  les  droits  du  peuple,  les  mê- 
mes articles  étaient  sévèrement  interdits  et  proscrits  à 
Varsovie  :  libérale  pour  l'Europe  et  même  révolu- 
tionnaire, la  Russie  reste  ce  qu'elle  est  pour  la  Po- 
logne, absolue  et  oppressive  :  ce  que  mon  père  a  fait 
est  bien  fait! 

Nous  demandons  ce  qui  empêche  que  la  Russie  dé- 
fende le  pape,  dans  les  congrès,  et  opprime  les  catho- 
liques, à  Varsovie  (1). 

(1)  An  resie,  la  vraio  pensée  du  gouvernement  russe  est  assezclaire: 
les  journaux,  publiés  sous  le  règne  dti  la  censure,  répètent  les  argu- 
nienls  du  Siècle, eidv,  l'Oi>inion  nalionale  contre  In  domaine  temporel 
du  pape  Le  gouvernement  russe  ne  voudrait  ])as  porter  les  mains 
oslensibleiient  contre  une  souveraineté  légitime,  il  craindrait  de  se 


218       LA   DIPLOMATIE   ET   l' ADMINISTRATION   RUSSE. 

Il  y  a  plus,  il  faut  affirmer,  à  la  double  lumière  du 
passé  et  du  présent,  que  plus  la  Russie  est  ostensible- 
ment favorable  au  saint- siège,  plus  elle  est  réellement 
redoutable  pour  les  catholiques  de  son  empire. 

Qu'on  veuille  bien,  en  effet,  se  remettre  sous  les  yeux 
seulement  les  dates  des  lettres  les  plus  flatteuses  écrites, 
par  Catherine  II  à  Pie  VI,  par  Nicolas  à  Grégoire  XVI  ; 
on  verra  que  ces  dates  sont  justement  celles  des  plus 
imi)lacables  et  des  plus  féroces  persécutions.  Lorsque 
Catherine  II  accueillait  avec  une  fastueuse  hospitalité 
les  jésuites  en  Russie  ,  les  plans  destructeurs  de  Bulgari 
étaient  déjà  en  pleine  exécution.  La  lettre  la  plus  ras- 
surante peut-être  que  Grégoire  XVI  ait  reçue  de  Nico- 
las est  du  25  février  1839,  l'année  même  des  tragé- 
dies qui  mirent  fin  à  l'union.  C'est  que  l'Église  catho- 
lique en  Russie  et  en  Pologne  n'a  qu'un  seul  soutien, 
le  pape  ;  c'est  qu'on  ne  peut  rien  obtenir  du  pape  par 
des  menaces,  et  qu'on  a  maintes  fois  obtenu  de  lui,  par 
des  promesses,  la  seule  chose  dont  on  sente  un  vrai 
besoin  pour  achever  la  ruine  commencée  :  je  veux 
dire  son  silence. 

Un  jour  un  souverain  pontife,  dans  des  circonstances 
trop  semblables  à  celles  que  nous  traversons,  reçut  d'un 


blesser  lui-n)ême  ;  mais  contre  le  pape,  il  serait  enchanté  de  voir  la 
révolution  faire  ce  qu'il  désire  aussi  bien  qu'elle,  tout  en  lui  laissant  la 
pleine  responsabilité.  Il  a  défendu  au  clergé  catholique  de  parler  de 
cette  question  aux  fidèles,  allendu  quelle  esl  toute  poiilique.  Le  gou- 
vernement russe  connaît,  aussi  bien  que  M.  Dupin  hii-môme,  lesdis- 
linctions  et  libertés  gallicanes. 


LA    QUESTION   ROMAINE   ET    LA    RUSSIE.  219 

prince  européen  une  lettre  autographe,  dont  nous 
extrayons  ce  qui  suit  : 

«  Je  sais  que  Votre  Sainteté  est  très  embarrassée, 
mais  la  crainte  convient  mal  à  votre  caractère,  votre 
dignité  ne  peut  point  s'accorder  avec  la  politique,  tou- 
tes les  fois  que  la  politique  blesse  la  religion.  Que  Vo- 
tre Sainteté  bannisse  toute  crainte,  car  je  soutiendrai 
de  tout  mon  pouvoir  les  droits  que  vous  avez  reçus  de 
Jésus-Christ.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire.  Quel  est  donc  le  pieux 
monarque  qui  s'exprime  ainsi  ?  Est-ce  le  roi  catholique? 
Est-ce  le  roi  très  chrétien? Non,  c'est  Catherine  II.  Cette 
lettre  est  du  mois  de  mars  1783,  elle  est  adressée  à  Pie  VI. 
Mais  quel  est  le  souverain  dont  le  génie  toujours  vivant, 
dont  les  lois  toujours  subsistantes  ont  le  plus  avancé  la 
ruine  de  tous  les  droits  du  saint-siége  en  Pologne,  et 
par  suite  de  l'Église  catholique?  C'est  Catherine  II. 

Si  donc  aujourd'hui  un  diplomate  russe  offrait  au 
saint-siége  de  le  défendre  en  Italie,  et  de  la  même 
main  qui  aurait  signé  cette  offre,  contre-signait  l'ordre 
de  l'exécution  de  Dziernowitze,  il  ne  sortirait  pas  de 
son  rôle  :  en  échange  des  âmes,  que  l'on  ne  convertit 
que  dans  un  but  politique,  offrir  au  pontife  un  appui 
temporel  ;  ici  défendre  les  droits  temporels  du  père,  là- 
bas  opprimer  les  enfants;  aller  avec  des  flatteries  et 
des  promesses  au-devant  du  pasteur,  et  s'assurer  son  si- 
lence pour  égorger  plus  sûrement  le  troupeau,  c'est 
une  occasion  que  le  schisme  russe  n'a  jamais  man(|uée, 
qu'il  ne  manquera  jamais,  tant  que  le  génie  de  Cathe- 


2-20       LA    DIPLOMATIE    ET'  l'aDMINISTRATION    RUSSE. 

riiie  et  de  Nicolas  restera  vivant.  Or.  il  vit  encore,  ne 
l'oublions  pas.  Ce  que  mon  père  a  fait  est  bien  fait^  et 
je  le  maintiendrai. 

Nous  citons  le  passé  :  mais  voyons,  non  pas  ce  qui 
est  d'hier,  mais  ce  qui  est  d'aujourd'hui. 

Aujourd'hui  le  monde  catholique,  en  présence  des 
grands  attentats  commis  contre  le  Père  commun,  re- 

cl 

tentit  partout  des  vœux,  des  supplications,  des  mani- 
festations des  fidèles.  Partout  les  pasteurs  élèvent  la 
voix.  Une  seule  Église  se  tait,  c'est  l'Église  polonaise 
sous  la  domination  russe.  Et  pourquoi  ce  silence? 
Parce  que  l'autocrate,  si  favorable  aux  droits  tempo- 
rels du  souverain,  n'entend  se  relâcher  en  rien  de  la 
guerre  qu'il  fait  au  pontife. 


IV 


Les  dernières  mesures. 

Mais  malgré  tout,  dira-t-on,  à  l'heure  qu'il  est, 
l'Église  est  mieux  traitée  en  Pologne.  Il  est  vrai,  un 
oukase  du  7  janvier  1857  permet  de  réparer  les  églises 
en  ruines,  ou  même  d'en  bâtir  dans  les  lieux  où  il  en 
manque  ;  mais  qu'on  y  regarde  de  près,  on  verra  que 
l'administration  d'Alexandre  ne  laisse  pas  même  à  ses 
défenseurs  ce  mince  argument. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  dans  la  pratique  on  s'arrange 
toujours  de  manière  à  entraver  ou  annihiler  les  con- 
cessions faites  aux  catholiques,  et  Ton  ne  sait,  toute 


LES    DKRNIÈRES   MESURES.  221 

compensation  faite,  lequel  est  le  plus  fertile  pour  eux 
en  vexations  et  en  déboires  de  toutes  sortes,  d'un  droit 
netlernent  violé  ou  d'un  droit  légalement  reconnu. 

Voici  des  faits  récents  : 

A  Szarafka.  en  Podolie,  paroisse  qui  compte  plus 
de  4000  catholiques,  il  y  avait  une  belle  église.  Le 
propriétaire  du  village,  M.  Dulski  étant  mort,  le  gou- 
vernement, nous  ne  savons  sous  quel  prétexte,  mit  ses 
biens  sous  le  séquestre.  L'église  fut  donnée  au  pope, 
les  autels  en  furent  enlevés  et  reb'gués  dans  le  hangar 
où,  de  son  vivant,  M.  Dulski  gardait  ses  chiens,  et  c'est 
là  que,  pendant  un  an,  dut  s'assembler  pour  la  prière 
la  population  catholique. 

Révolté  d'un  pareil  scandale,  M.  l'abbé  Budzynski, 
alors  exerçant  les  fonctions  de  l'évêque,  prit  sur  lui 
d'ordonner  la  construction  d'une  autre  église.  On 
assemble  des  matériaux  et  l'on  se  met  ù  l'œuvre,  mais 
la  police  se  hâte  d'intervenir  et  interrompt  l'ouvrage 
commencé;  il  faut  s'adresser  à  Pétersbourg,  pas  une 
pierre  ne  sera  taillée  sans  l'autorisation  préalable  du 
czar;  car,  malgré  l'oukase  qui  permet  de  bâtir  des 
églises,  on  ne  peut  bâtir  sans  une  autorisation,  et  l'au- 
torisation peut  toujours  être  refusée.  Cette  fois-ci  elle 
arriva  après  un  an  d'attente,  mais  avec  un  avertisse- 
ment solennel  (pie  cela  ne  devait  point  servir  de  pré- 
cédent. Pendant  l'intervalle,  tous  les  matériaux  avaient 
été  volés  ! 

A  Braïlow,  propriété  de  M.  lukowski,  quoiqu'il  y 
eût  déjà  dans  la  paroisse  trois  églises  schismatiques,  le 


222      LA   DIPLOMATIE   ET    l' ADMINISTRATION   RUSSE. 

gouvernement  trouva  bon,  il  y  a  environ  douze  ans, 
d'enlever  aux  catholiques  l'unique  église  qui  leur 
restât.  Cette  église  appartenait  aux  Trinitaires.  Les 
autels,  plus  favorisés  que  ceux  de  Szarafka,  furent 
transportés  dans  l'oratoire  du  cimetière,  où  la  popu- 
lation continua  de  s'assembler  pour  prier  auprès  d'un 
Christ  miraculeux. 

Un  père  capucin  eut  alors  l'idée  de  faire  bâtir  une 
belle  église  catholique.  L'autorisation  fut  obtenue  du 
gouvernemeiit,  sous  l'empereur  Nicolas,  et  les  travaux 
commencèrent.  On  avança  lentement,  car  les  fonds 
manquaient.  En  1858  seulement  on  redoubla  d'activité, 
quand  tout  à  -coup  arrive  aux  catholiques  l'ordre  de 
bâtir  à  leurs  frais  une  nouvelle  église  schismatique  à 
Brailow.  D'une  main  la  pohce  présentait  l'ordre  émané 
de  l'autorité  supérieure,  de  l'autre,  le  plan  de  la  nou- 
velle éghse  schismatique,  tout  dressé  d'avance  à  Saint- 
Pétersbourg.  Que  pouvaient  faire  les  catholiques?  Ils 
obéirent  et  durent  bâtir  à  la  fois  le  temple  de  l'erreur 
et  le  temple  de  la  vérité,  sous  l'inspection  de  la  police 
et  des  popes  qui  veillent  avec  un  soin  jaloux  à  ce  que 
les  deux  constructions  avancent  en  même  temps. 

Il  faut  savoir  que  ce  n'est  pas  là  un  fait  isolé,  mais 
une  mesure  générale.  Partout  où  il  y  a  une  église 
schismatique  délabrée  (et  il  y  en  a  beaucoup,  car  c'est 
l'administration  qui  en  est  chargée),  les  paroissiens  ca- 
tholiques sont  forcés  de  la  reconstruire,  s'ils  ne  veulent 
([u'on  leur  enlève  leur  propre  église. 

A  Tynna,  ville  située  également  en  Podolic,  il  existe 


LES    DERNIÈRE^   MESURES.  223 

une  magnifique  église  catholique,  bâtie  jadis  par  le 
prince  de  Nassau  qui  demeurait  dans  cette  propriété. 
Il  y  a  quelques  mois,  vers  la  fin  de  1859,  le  curé  a 
reçu  l'ordre  d'ouvrir  une  souscription  à  TefTet  de  bâtir 
une  église  schismatique,  sans  quoi  on  s'emparerait  de 
son  église. 

On  le  voit,  rien  n'est  changé,  c'est  l'esprit  même  de 
l'oukase  de  Nicolas,  cité  plus  haut  et  qui  oblige  tout 
lévite  catholique  à  payer  son  entrée  au  séminaire  d'une 
subvention  au  profit  du  clergé  schismatique.  C'est 
toujours  le  procédé  du  schisme  :  mettre  les  catholiques, 
à  l'exemple  de  Satan,  entre  leur  conscience  et  leurs 
intérêts.  On  ne  peut  les  contraindre  à  l'apostasie,  du 
moins  on  les  feratravailler  pour  le  schisme,  l'apostasie 
du  corps  tiendra  lieu  de  celle  de  l'âme.  De  toutes  les 
vexations ,  c'est  celle  que  la  Russie  préfère  ;  c'est  le 
procédé  de  la  Chine  et  du  Japon  :  fouler  aux  pieds 
la  croix  ! 

Voilà,  dans  la  pratique,  à  quoi  se  réduit  l'oukase 
libéral  du  7  janvier  1857. 

On  ne  mettra  pas  non  plus  sans  doute,  au  nombre 
des  symptômes  rassurants,  les  cent  mille  roubles  dont 
l'empereur  Alexandre  vient  de  gratifier  les  sociétés 
bibliques,  pour  encourager  la  propagande  protestante. 
L'exclamation  suppliante  des  paysans  de  Dziernowitze 
montre  assez,  quand  on  ne  le  saurait  d'ailleurs,  que 
l'orthodoxie  russe  s'accommoderait  assez  de  Polonais 
protestants,  comme  elle  enrégimente  tous  les  jours,  sans 
se  préoccuper  le  moins  du  monde  de  leur  conversion, 


H'Ù.ll        LA    DIPLOMATIE    ET*  l'aDMINLSTRATION    RUSSE. 

des  sujets  musulmans  ou  idolâtres.  Une  longue  expé- 
rience a  appris  que  le  protestantisme  n'est  nulle  part 
une  gône  pour  le  pouvoir  civil  ;  et  le  tout  puissant 
empereur  se  résignerait  sans  peine  à  n'avoir,  sur  ceux 
de  ses  sujets  que  la  réforme  aurait  séduits,  d'autres 
droits  religieux  que  les  droits  exercés  par  les  rois 
d'Angleterre,  de  Suède  ou  de  Danemark  sur  leurs 
propres  sujets.  Et  puis,  sans  parler  de  l'élasticité  des 
dogmes,  —  laquelle  va  jusqu'au  point  qu'une  princesse 
proteslanle  est  toujours  propre  à  devenir  une  inqiéra- 
trice  russe  et  scbismatique,  —  les  protestants  n'ont 
pas  un  père  commun  pour  les  défendre.  Avec  un  peu 
de  patience,  on  finit  toujours  par  avoir  raison  d'une 
population  protestante,  comme  on  triomphe  toujours 
d'un  saint-synode  et  môme  d'un  collège  catholique, 
dressé  sur  le  même  plan,  où  la  responsabilité,  jamais 
personnifiée  dans  un  seul  homme  inamovible,  s'affaiblit 
en  se  divisant  jusqu'à  rendre  toute  résistance  illusoire 
et  toute  indépendance  impossible.  C'est  ce  qui  explique 
comment  l'enq^ereur  Nicolas  a  pu  faire  endjrasser  le 
schisme  à  quarante  mille  Esthoniens  protestants,  sans 
que  personne  s'en  soit  soucié  en  Europe.  Les  catho-  ■ 
liques  seuls  savent  dire  le  :  Aon  possumus  des  apôtres, 
elle  cri  de  leur  conscience,  toujours  entendu  à  Home, 
vient  de  tcnqis  en  temps  émouvoir  jusqu'à  cette  masse, 
peu  sensible  et  peu  chrétienne,  qui  tend  à  dominer 
en  Europe,  et  qui  môme  la  gouverne  :  je  veux  parler 
des  habiles  de  la  diplomatii',  des  puissants  de  l'in- 
dustrie et  de  la  banque,  et  des  indifférents  <le  la  science. 


LES    DERNIÈRES   MESURES.  225 

Un  des  plus  tristes  symptômes  de  la  situation  pré- 
sente, c'est  que  le  rapport  du  sénateur  Stcberbinin  ait 
pu  porter  ses  fruits  et  amener  le  renouvellement  des 
mesures  les  plus  graves. 

On  se  rappelle  que  Grégoire  XVI  avait  protesté, 
avec  une  particulière  énergie,  contre  l'oukase  du 
16  décembre  1839,  qui,  pour  rendre  solide  dans 
l'avenir  la  conversion  violente  des  Grecs  unis,  défen- 
dait à  tout  prêtre  latin  de  conférer  les  sacrements  à 
des  personnes  inconnues  ou  étrangères  à  leurs  pa- 
roisses. L'allocution  nous  apprend  que  le  pape,  «  sur 
la  parole  formelle  de  l'ambassadeur  russe  (1)  »  le  che- 
valier Fûrhmann,  avait  cru  cet  oukase  révoqué,  et 
qu'à  cette  considération  seulement  Sa  Sainteté  avait 
cru  pouvoir  consentir  à  la  nomination  de  Pawlowski 
au  siège  métropolitain  de  Mohilew.  C'est  pourtant  le 
même  oukase,  frauduleusement  maintenu  par  Nicolas, 
qu'Alexandre  11  vient  de  remettre  en  vigueur.  Un  res- 
crit  du  comte  Lanskoï,  en  date  du  12  novembre  18.59, 
porte  ce  qui  suit  : 

«  Sa  Majesté  l'empereur  a  appris  par  le  très  humble  rap- 
port du  sénateur  Stclierbinin qu'un  certain  nombre  d'ec- 

cU'siast'ujucs  de  la  religion  catholique  romaine  admettaient  à 
la  confession  et  à  la  communion  des  membres  de  l'Église 
orthodoxe  (les  paysans  de  Dziernowitze),  aussi  Sa  Majesté 
l'empereur  a  daigné  ordonner  que  l'on  défende,  encore  une 
fois,  à  tout  le  clergé  catholique,  de  pareils  actes,  qui  sont 
contraires  aux  lois,  sous  peine  d'une  expulsion  immédiate  du 

(I)  Voyez  raliociUion. 

15 


226      LA   DIPLOMATIE   ET   l' ADMINISTRATION    RUSSE. 

pays.  Et  pour  que  le  clergé  n'ait  pas  à  alléguer  une  ignorance 
du  fait,  Sa  Majesté  l'empereur  ordonne  en  même  temps  que 
tous  les  ecclésiastiques  résidant  actuellement  dans  le  gouverne- 
ment de  Witebsk,  et  ceux  que  les  devoirs  de  leur  état  pourraient 
y  appeler  un  jour,  s'engagent,  par  un  écrit  signé  de  leur  main,  à 
n' admettre  ni  à  la  confession,  ni  à  la  communion,  ni  à  aucun  acte 
religieux  personne  autre  que  leurs  propres  paroissiens,  et  les 
personnes  munies  d'un  document  authentique  attestant  qu  elles 
appartiennent  à  la  religion  catholique  romaine.  Cette  volonté 
suprême  a  été  communiquée  aux  cliefs  des  diocèses  catho- 
liques romains.  » 

On  le  voit  «  la  volonté  suprême  »  de  l'empereur  or- 
thodoxe se  croit  en  droit  de  prescrire  à  des  évoques 
catholiques  tout  le  contraire  de  ce  que  le  pape  leur 
demande  avec  instance  (1),  ce  que  leur  conscience 
réprouve,  ce  que  condamne  la  raison  elle-même  et  la 
plus  simple  humanité.  Au  mépris  des  droits  les  plus 
sacrés,  elle  intervient,  pour  chasser  Dieu,  entre  le 
prêtre  et  le  pénitent;  elle  interdit  le  repentir;  elle 
exige  du  pasteur  qu'il  trahisse  la  contiance  des  âmes; 
elle  veut  le  rendre  complice  des  conversions  sacrilèges 
opérées  par  le  sabre  e't  par  le  fouet,  comme  à  Dzierno- 
witze  et  dans  la  Lithuanie  tout  entière.  Le  devoir  des 
pasteurs  sera  désormais  de  veiller  avec  un  soin  infati- 
gable, «  sous  peine  d'expulsion,  »  à  ce  que  leur  troupeau 
ne  reçoive  jamais  le  moindre  accroissement,  à  ce  que 
ceux  que  la  faiblesse  ou  le  désespoir  a  poussés  dans  le 
schisme  ne  puissent  jamais  en  revenir.  Ils  savent,  en 

(1)  Voir  plus  haut,  pa;îe  H6,  en  note,  les  paroles  de  Pie  IX. 


LES   DERNIÈRES   MESURES.  227 

revanche,  que  s'ils  mettent  le  plus  léger  obstacle  à  ce 
que  le  pope  voisin  enlève  à  leur  paroisse  leurs  propres 
ouailles,  ils  sont  passibles  de  la  prison  (1).  Voilà  le  libé- 
ralisme et  la  tolérance  d'Alexandre  II,  et  comment  les 
traditions  de  Nicolas  sont  oubliées  ! 

Mais  de  quel  serrement  de  cœur  n'est-on  pas  saisi 
quand  on  voit  des  évoques  catholiques  publier,  pro- 
mulguer, imposer  eux-mêmes  à  leur  clergé  de  sem- 
blables décisions  !  On  ne  sait  ce  qui  doit  l'emporter,  ou 
de  l'indignation  contre  le  gouvernement,  oppresseur 
des  consciences,  qui  a  pu  ordonner  des  prévarications 
de  cette  nature,  ou  de  la  pitié  pour  les  évêques  que 
la  crainte  de  maux  plus  grands  a  pu  seule,  sans  doute, 
obliger  à  signer  de  pareils  décrets,  qu'ils  savent  fort  bien 
n'obliger  personne.  Avouons-le  toutefois,  nous  aurions 
aimé,  ne  fût-ce  que  pour  ouvrir  les  yeux  d'Alexandre 
sur  ce  qui  se  fait  en  son  nom  plutôt  que  de  son 
aveu,  voir  un  évêque  polonais,  martyr  de  sa  foi, 
«  expulsé»  glorieusement  de  son  diocèse,  aux  yeux  des 
prêtres  et  des  fidèles;  nous  aurions  béni  ces  nobles 
chaînes  qui,  plus  tpie  tout  le  reste,  auraient  hâté  la 
délivrance  des  peuples  et  raffranchissement  des  con- 
sciences. Qui  sait  même  si  le  gouvernement  d'Alexan- 
dre II ,  impitoyable  pour  les  pauvres  paysans  de 
Dzicrnowilze,  eût  osé  braver  ouvertement  la  conscience 
d'un  évoque  ?  Lorsque,  en  I8o9,  à  l'instigation  de 
Siemaszko  et  par  l'ordre   de  Nicolas,   M.   Bloudow 

(I)  Art.    107  du  r.oJe  pénal,  voy.  plus  haut,  p.  87. 


228      LA    DIPT.OMATLE    ET    L  ADMINISTRATION    RUSSE. 

pénétra  de  force,  au  milieu  de  la  luiil,  dans  le  palais 
du  métropolitain  Bulhak,  lui  apportant  l'acte  d'apos- 
tasie :  «Excellence,  répondit  froidement  le  vieillard, 
aucune  force  humaine  ne  saura  m'obliger  à  signer  cet 
acte;  si  d'autres  évêques  le  signent  et  que  le  gouver- 
nement le  publie,  je  publierai  aussitôt  une  protestation 
solennelle.»  On  a  vu  que  devant  cette  résistance  Nicolas 
dut  reculer.  Le  vieillard,  au  bord  de  la  tombe,  triompha 
de  l'empereur  tout-puissant;  Siemaszko  dut  ajourner 
sa  honte,  et  Bulhak  eut  la  gloire  de  mourir  libre,  ca- 
tholique, métropolitain  d'une  église  encore  catholique, 
laissant  une  mémoire  doublement  précieuse  devant 
Dieu  et  devant  les  hommes,  et  par  le  noble  exemple 
dont  il  transmettait  à  ses  frères  dans  l'épiscopat  l'im- 
périssable héritage,  et  par  les  efTorts  dont  le  gouver- 
nement s'efforça  vainement  de  la  flétrir  (l). 

C'est  donc  avec  le  plus  amer  regret  que  nous  avons 
sous  les  yeux  les  décrets  de  plusieurs  évèques ,  en 
y  comprenant  celui  du  métropolitain  lui-môme, 
M^'  Zylinski,  par  lesquels  «  il  est  enjoint  à  chaque 
prêtre,  afin  d'assurer  l'exécution,  mieux  que  par  le 
passé,  de  l'oukase  renouvelé  du  29  décembre  1839  de 
prendre  l'engagement  par  écrit  de  s'y  conformer.  » 

Voici  la  copie  textuelle  de  cet  engagement,  tel  qu'il 
est  ordonné  par  le  consistoire  deMohilew  : 

«La  circulaire  de  Son  Éminence  l'archevêque  métro- 
politain,., enjoignant  aux  prêtres  de  7ie  pas  se  mêler 

(1)  Voyez  plus  haut,  page  36. 


LKS   DEllMÈKES    MESURES.  !229 

des  affaires  du  bercail  étranger,  a  été  acceptée  par  moi 
pour  être  exactement  et  littéralement  exécutée  dans  tous 
ses  points.  » 

La  formule  prescrite  par  l'évêque  de  Minsk, 
]yp'  Woitkiewicz,  est  ainsi  conçue  :  «  Je,  soussigné, 
m'oblige,  sous  peine  de  responsabilité  personnelle  à  ne 
jamais  administrer  les  saints  sacrements  aux  personnes 
appartenant  au  culte  orthodoxe.  »  La  signature  de  ces 
pièces  incroyables  est  demandée  à  tout  le  clergé  latin, 
tant  séculier  que  régulier  ;  elle  sera  exigée,  à  l'avenir 
de  tous  les  prêtres  nouvellement  ordonnés,  et  conservée 
aux  archives  des  diocèses  ! 

Nous  sommes  heureux,  en  présence  de  tant  d'op- 
pression ou  de  tant  de  faiblesse,  d'avoir  à  signaler  de 
nobles  résistances.  Un  digne  curé,  dans  le  diocèse  de 
Minsk,  refusa  de  signer  la  circulaire  épiscopale.  A  Saint- 
Pétersbourg,  l'abbé  Lubienski  eut  le  courage  de  protester 
respectueusement  dans  un  mémoire  présenté  au  métro- 
politain. Un  autre  ecclésiastique,  ayant  à  se  prononcer 
devant  les  élèves  de  l'Académie  ecclésiastique,  n'a  pas 
craint  de  dire  hautement  le  :  Non  licet.  11  est  vrai  que 
M.  Lubienski,  nous  savons  par  quelle  influence,  n'a  pas 
tardé  à  porter  la  peine  de  sa  sainte  indépendance  ;  de 
Saint-Pétersbourg  on  l'a  envoyé  simple  vicaire  à  Kark- 
hof,  à  1500  verstes  dans  l'intérieur  de  l'empire  (1).  Jus- 

(I)  Nous  venons  d'apprendre  que,  sur  les  instances  de  M^''  Zy- 
linski,  M.  l'abbé  Lubienski  vient  d'être  envoyé  comme  curé  à  Revel, 
d'où,  en  revanche,  viennent  d'être  chassés  les  dominicains,  coupa- 
bles d'avoir  reçu  l'abjuration  d'une  pauvre  servante  prolestante. 


230       LA    DIPLOMATIE    ET    l' ADMINISTRATION    RUSSE. 

qu'ici  les  autres  ont  été  plus  heureux,  mais  le  seront-ils 
longtemps?Nous  n'osons  l'espérer;  dumoins  nousavons 
la  fermeconfiance  que  ces  exemples,  jusqu'ici  beaucoup 
trop  rares,  ne  seront  pas  stériles  ;  mais  dussent-ils  rester 
isolés,  quelleâme  vraiment  catholique  pourraitconsentir 
àplaindredeshommesquionteulebonheur,  si  cher  aux 
apôtres  (1  ) ,  de  souffrir  pour  la  liberté  de  la  parole  évan- 
gélique  et  les  droits  imprescriptibles  de  la  conscience  ? 

Les  faits  les  plus  récents,  parvenus  à  notre  connais- 
sance, ne  sont  pas  de  nature  à  corriger  la  fâcheuse 
impression  produite  par  le  renouvellement  d'un  des 
plus  funestes  décrets  de  Nicolas. 

M.  Lanskoï,  le  même  ministre  cité  plus  haut,  vient 
de  refuser  aux  catholicpies  de  Koursk  «  V autorisation 
d'avoir  un  prêtre  à  leurs  frais  dans  leur  ville.  »  Comme 
les  habitants,  se  fondant  sur  les  droits  de  leur  conscience 
et  même  sur  la  lettre  des  lois,  s'obstinaient  dans  leur 
demande,  on  ne  se  borna  pas  à  leur  répondre  par  un 
nouveau  refus,  on  n'a  pas  craint  de  les  priver,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  du  droit  de  recevoir  chez  eux  un  prêtre 
de  Kharkof,  qui  venait  de  temps  à  autre  administrer 
les  sacrements. 

Ces  vexations,  si  conformes  à  l'ancien  esprit,  se  com- 
mettent dans  l'année  même  et  dans  le  mois  où  le  comte 
Bloudow  (l'ancien  agent  des  persécutions  de  Nicolas 
contre  l'Église  ^grecque  unie)  se  fait  honneur  aux  yeux 
de  l'Europe  de  dresser  et  de  soumettre,   par  ordre 

(i)  lîl  illi  fiuidem  ibanl  paudenles  quoiiiaiii  digni  liabili  siint  pro 
noniine  Jcsii  coiiluiiicliam  pâli.  (Act.  V,  41.) 


LES   DERNIÈRES   MESURES.  231 

suprême,  à  l'examen  du  conseil  de  l'empire  un  piojet 
tendant  à  modifier  les  lois  barbares  du  Code  russe  contre 
les  dissidents.  D'une  délibération,  tenue  le  19  inarsl860 
et  confirmée  par  l'empereur,  est  sortie  la  modification 
suivante  de  l'article  216  du  XV'  tome  du  Code: 

«  Les  individus  coupables  de  propagation  d'hérésie 
et  de  schismes,  parmi  ceux  qui  se  sont  séparés  de 
l'Église  orthodoxe  et  qui  ont  fondé  de  nouvelles  sectes 
nuisibles  à  la  foi,  sont  passibles  pour  ces  crimes  : 

«DtJ  la  privation  de  tous  leurs  droits  civils  et  de  l'exil 
pour  être  colonisés,  ceux  de  la  Russie  européenne, 
dans  les  provinces  transcaucasiennes;  ceux  de  ces  der- 
nières provinces  et  du  gouvernement  de  Stavropol,  en 
Sibérie^  et  enfin  ceux  de  Sibérie,  dans  les  parties  les 
plus  reculées  de  cette  contrée. 

»  Sont  passibles  des  mêmes  peines  les  sectaires  qui, 
égarés  par  le  fanatisme,  se  permettent  d'insulter  ouver- 
tement l'Église  orthodoxe  ou  son  clergé. 

»  Ceux  qui  ont  quitté  l'Eglise  orthodoxe^  pour  tomber 
dans  une  hérésie  quelconque^  sont  renvoyés  à  l'autorité 
ecclésiastique  pour  en  être  instruits  et  persuadés.  « 

On  a  peine  à  se  persuader,  en  lisant  cet  article,  qu'il 
contienne  un  arfowmsemen^  quelconque  d'une  pénalité 
antérieure.  Sauf  la  confiscation  des  biens  (privilège 
encore  réservé  aux  seuls  Polonais),  on  ne  voit  pas  que 
la  situation  des  sujets  russes,  étrangers  à  la  religion  de 
Sa  Majesté,  en  devienne  beaucoup  meilleure.  Remar- 
quons de  plus  que,  jusqu'ici  du  moins,  ces  modifica- 
tions ne  s'appliquent  pas  au  Code  polonais/le  18/i7. 


232      LA    DIPLOMATIE    ET*  l'aDMLMSTRATION    RLSSE. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  quand  on  lit  la  fin  de  l'ar- 
ticle, on  ne  peut  s'empêcher  de  se  demander  s'il  est 
possible  à  un  législateur  quelconque  de  laisser  une 
porte  plus  largement  ouverte  à  l'arbitraire  ;  et  quand 
on  sait  la  façon  dont  les  législateurs  russes,  en  parti- 
culier, interprètent  et  appliquent  leurs  propres  lois ,  il 
n'est  que  trop  sage  de  soupçonner  que  les  rédacteurs 
du  nouveau  projet  ont  eu  en  vue  précisément  cette 
latitude,  qui  permet  au  gouvernement,  tout  en  faisant 
de  nouvelles  lois,  de  pratiquer  les  anciennes. 

Consultons  en  effet  l'oukase  de  Nicolas  sur  cette  ma- 
tière, du  21  mars  I8/1O,  oukase  inséré  au  Code  criminel 
par  les  soins  de  ce  même  M.  Bloudow  (rapprochement 
qui  ne  laisse  pas  d'être  piquant).  L'article  6  est  ainsi 
conçu  : 

«Le  ministre  de  l'intérieur  prend  les  renseigue- 
ments  nécessaires  sur  la  famille  de  l'apostat,  et  s'il  se 
trouve  des  enfants  en  bas  âge,  il  me  fera  son  rapport 
sur  les  mesures  à  prendre,  afin  de  mettre  à  l'abri  leur 
orthodoxie.  » 

Or,  pour  quiconque  sait  la  manière  russe  d'inter- 
préter les  lois,  est-il  bien  difficile  de  voir  que  l'article 
modifié  ne  prive  en  rien  le  gouvernement  du  droit 
barbare  dont  Nicolas  Tavail  investi  vis-à-vis  du  père 
de  famille  apostat?  Qui  ne  voit,  la  remarque  a  été  déjà 
faite,  (pie  pendant  cpie  le  père  de  famille  sera  soi- 
disant  renvoyé  à  l'autorité  ecclf'siastique  pour  être  per- 
suadé et  converti  (c'est-à-dire,  en  réalité,  enfermé  dans 
un  monastère,  où  pour  toute  persuasion  il  sera,  jus- 


LES    DERNIÈRES   MESURES.  233 

qu'à  résipiscence,  horriblement  maltraité  et  condamné 
aux  emplois  les  plus  vils),  les  enfants  en  bas  âge  i^eiwenl 
de  leur  côté  être  saisis,  suivant  le  mode  si  largement 
usité  à  l'égard  de  la  Pologne,  et  élevés,  bon  gré  mal 
gré,  dans  la  foi  orthodoxe? 

Quand  une  loi  laisse  subsister,  entre  autres  choses, 
la  possibilité  d'énormités  pareilles ,  peut-on  dire , 
comme  on  s'en  vante,  qu'elle  ait  été  modifiée  dans  le 
sens  de-la  tolérance  et  de  la  liberté? 

Mais  que  penser  des  intentions  tolérantes  de  l'em- 
pereur et  de  ses  ministres,  quand  des  faits  pareils  à 
celui  que  nous  allons  raconter  leur  servent  tous  les 
jours  de  commentaires? 

M.  Tokarski,  demeurant  dans  les  environs  deZytomir, 
en  Volhynie,  avait  épousé  une  grecque  orthodoxe.  Le 
mariage  fut  béni  par  le  pope  de  l'endroit;  mais  celui-ci 
négligea  de  demander  l'engagemeut  par  écrit  que  les 
enfants  à  naître  de  ce  mariage  seraient  élevés  dans  le 
schisme.  Un  an  après,  M.  Tokarski  eut  un  fils,  et 
s'adressa  pour  le  faire  baptiser  à  l'Église  catholique. 
Informées  du  fait,  les  autorités  du  lieu  l'ont  dénoncé 
comme  contraire  à  la  loi.  Le  châtiment  ne  se  fit  pas 
attendre  et  dut  satisfaire  tous  ceux  qui  peuvent  re- 
gretter encore  les  ti*aditions  de  Nicolas.  Alexandre  II 
a  daigné  condamner  le  pope  négligent  à  servir  comme 
soldat;  le  prêtre  catholique,  chanoine  vénérable,  âgé 
de  soixante  et  dix  ans,  coupable  d'avoir  baptisé  l'en- 
fant d'un  père  catholique,  fut  envoyé  en  Sibérie.  Quant 
à  M.  Tokarski,  il  fut  jeté  en  prison  et  il  attend  encore 


234       LA    DIPLOMATIE    ET    l' ADMINISTRATION    RUSSE. 

ce  qu'il  plaira  de  décider  à  la  clémence  de  l'empereur 
orthodoxe  ! 

Ce  n'est  là  qu'un  fait  particulier  :  mais  voici  une 
mesure  administrative,  toute  récente  aussi,  qui  montre 
avec  quelle  persistance  et  par  quels  moyens,  après 
comme  avant  la  publication  du  concordat,  en  1860 
comme  en  1839,  sous  Alexandre  II  comme  sous  Nicolas, 
on  poursuit  le  projet  de  détruire  ce  qui  reste  de  foi 
dans  les  anciennes  provinces  polonaises. 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  Siemaszko  avait  fondé 
à  Wilna  un  séminaire  schismatique  fort  nombreux, 
entretenu  avec  les  fonds  volés  aux  catholiques,  pour 
fournir  des  apôtres  à  l'erreur  dans  toute  la  Pologne. 
Malgré  les  énormes  ressources  dont  cet  établissement 
dispose,  un  point  essentiel  manquait  :  la  discipline 
adoptée  par  l'Église  russe  veut  qu'on  ne  puisse  ordon- 
ner un  diacre  qu'après  l'avoir  préalablement  marié. 
Mais  comment  trouver  pour  des  popes  des  femmes  en 
Pologne?  La  famille  la  plus  misérable  ne  consentirait 
jamais  à  donner  sa  fille  à  un  clerc  de  l'orthodoxie,  ne 
fût-ce  que  pour  s'épargner  l'affront  d'entendre  ses 
petits-enfants  poursuivis  de  l'injure  la  plus  sanglante 
qu'on  puisse  recevoir  en  Russie,  même  des  schisma- 
tiques,  celle  de  :  fils  de  pope.  L'inconvénient,  comme 
on  le  voit,  était  majeur.  Aussi  on  prit  le  parti  d'élever 
à  Wilna  môme,  sous  le  patronage  de  l'impératrice,  un 
séminaire  de  jeunes  filles,  destinées  à  devenir  les 
femmes  des  diacres  ordonnés  par  Siemaszko.  Tel  est 
l'objet  de  Toukase  suivant,  dont  nous  recommandons 


LES   DERNIÈRES   MESURES.  235 

tous  les  termes  à  l'attention  du  lecteur.  L'oukase  est 
du  30  janvier  1860,  VJbeille  du  nord  le  publie  à  la 
date  du  19  mars.  Nous  n'en  citons  que  les  principales 
dispositions  : 

«  1"  Il  sera  fondé  à  Wilna,  sous  le  patronage  de 
Sa  Majesté  l'impératrice  Marie  Alexandrowna,  une 
école  orthodoxe  de  jeunes  filles  de  profession  religieuse, 
à  l'instar  de  celle  qui  existe  à  Tzarskoë-Selo. 

^"  Elle  sera  établie  dans  le  local  de  l'école  orthodoxe 
de  Wilna,  transférée  dans  les  bâtiments  de  l'ancienne 
Université  catholique  romaine  et  de  l'ancien  couvent  des 
Augustins. 

3»  Pour  réunir  la  somme  nécessaire  à  l'entretien  de 
cet  établissement,  montant  à  7^20  roubles  argent,  on 
prendra  : 

a.  Les  2765  [roubles  alloués  jusqu'ici  aux  reli- 
gieuses du  couvent  de  Miedzial;  le  couvent  est 
supprimé^  le  bâtiment  et  V église  qui  en  dépend 
seroni  affectés,  dans  la  paroisse  de  l'endroit,  aux 
besoins  du  culte  orthodoxe. 

b.  1555  roubles  provenant  de  la  dotation  de  V an- 
cien couvent  de  missionnaires  catlioliquesromains 
et  aussi  de  la  ferme  de  Burbiszki. 

c.  les  3100  l'oubles  restants  seront  pris  sur  les 
fonds  de  l'instruction  publique  et  des  cultes. 

h"  Pour  couvrir  les  frais  de  premier  établissement 
et  d'installation  de  cette  école,  on  se  servira  des  biens 
de  l'ancien  couvent  de  missionnaires  catholiques  romains, 
évalués  à  î8,15l  roubles  argent,  78 kopecks  argent;  et 


23G       LA    DIPLOMATIE    ET    L  ADMINISTRATION    RUSSE. 

le  surplus  eu  sera  employé  à  la  création  d'un  capital 
additionnel  pour  cette  école.  » 

Suit  l'indication  du  personnel  de  l'école,  des  appoin- 
tements, du  nombre  d'élèves,  etc. 

Ce  dernier  acte  nous  donne  la  mesure  de  la  bonne 
volonté  présente  de  l'empereur  Alexandre  à  l'égard  de 
ses  sujets  catholiques  (1). 

Nous  ne  pouvons  cacher  ici  que  l'on  attribue  généra- 
lement à  l'impératrice  les  pas  rétrogrades  faits  par  son 
époux,  depuis  son  couronnement.  Sans  doute  cette 
princesse,  née  protestante  et  protestante  jusqu'à  son 
mariage,  comme  Catherine  II,  veut  combler,  par  l'éten- 
due et  l'ardeur  de  son  zèle  de  néophyte,  l'abîme  im- 
mense qui  sépare  de  l'orthodoxie  le  dogme  qui  a  pro- 
tégé son  berceau.  Il  n'est  pas  inutile  de  remarquer 
que  les  provinces  catholiques,  si  rudement  évangélisées 
en  faveur  du  schisme  par  le  protestant  Schrœder, 
pourront  attribuer  peut-être  l'oppression  totale  et  la 
ruine  définitive  de  leur  foi  à  une  princesse  appartenant 
comme  lui,  par  son  baptême,  à  la  doctrine  du  libre 
examen  et  de  la  liberté  illimitée  de  la  conscience. 
Mais  en  dehors  de  la  seule  Église  véritable,  quel  dogme 
religieux  s'est  jamais  emparé  d'une  société,  autrement 
que  par  la  violence? 

Est-il  étonnant  que  l'erreur  se  maintienne  et  qu'elle 

(1  )  Nous  disons  la  bonne  volonté  présente  :  car  nous  n'onblions 
pas  qu'Alexandre  II,  il  y  a  peu  de  temps,  par  son  initiative  person- 
nelle, a  fait  rendre  au  culte  catholique  deux  églises  confisquées  par 
Nicolas. 


LES    DERNIÈRES   MESURES.  237 

se  propage  par  les  moyens  qui  Tout  établie?  Le  con- 
traire ne  serait-il  pas  étrange  ?  C'est  ainsi  que  la 
situation  présente  de  l'Irlande  catholique,  tout  adoucie 
qu'elle  soit,  a  son  explication  naturelle  et  logique  dans 
l'histoire  sanglante  d'Henri  VIII  et  de  sa  réforme.  De 
même,  l'hospitalité  que  la  France  catholique  est  obligée 
de  donner  aux  Suédois,  nos  frères,  encore  aujourd'hui 
exilés  et  dépouillés  pour  leur  foi,  nous  rend  plus  claires 
que  bien  des  livres  les  méthodes  de  conversion  suivies 
par  Gustave  Wasa,  \\ouy  émanciper  les  peuples  du  Nord. 
Non,  nous  ne  nous  étonnons  point  que,  malgré  lui- 
même,  le  fils  de  Nicolas  applique  encore  à  ses  sujets 
catholiques  les  mesures  inaugurées  par  son  père;  nous 
ne  sommes  pas  surpris  de  la  responsabilité  que  les 
peuples  font  remonter  jusqu'à  son  impériale  compagne, 
formée  aux  pratiques  religieuses  de  Catherine  II  par 
les  dogmes  de  Luther.  Allons  plus  loin  :  nous  ne  pou- 
vons en  un  sens  que  nous  applaudir  de  voir  le  schisme 
oriental  donner  la  main  à  l'hérésie  pour  étaler  au  grand 
jour,  aux  regards  des  hommes  de  bonne  foi  de  tous  les 
pays,  ce  qu'il  a  de  commun  dans  ses  procédés  avec  cet 
islamisme  sauvage  et  corrompu  dont  il  convoite  aujour- 
d'hui l'héritage.  Comme  toutes  les  vérités  sont  sœurs, 
ainsi  toutes  les  formes  de  l'erreur  ont  des  traits  com- 
muns, et  l'histoire  ne  remplirait  que  la  moitié  de  son 
objet,  si,  contente  d'éclairer  les  esprits,  elle  n'était  aussi, 
pour  qui  sait  la  lire,  la  lumière  des  consciences. 


CHAPITRE  IX. 

RÉSUMÉ  HISTORIQUE. 

I 

La  situation  religieuse. 

Histori([uement,  nous  ne  croyons  pas  qu'il  y  ait  dans 
les  événements  contemporains  ou  récents  une  question 
mieux  éclaircie  que  celle  de  la  Pologne  et  de  sa  situa- 
tion présente,  tant  religieuse  que  politique. 
'  Sans  discuter  ici  la  question  de  l'authenticité  du 
testament  de  Pierre  le  Grand,  il  est  évident  pour  tout 
le  inonde  qu'en  ce  qui  concerne  la  Pologne  le  plan 
tracé  dans  cette  pièce  fameuse  a  été  suivi  de  point  en 
point,  et  a,  jusqu'à  présent,  complètement  réussi.  De 
même  que  Nicolas  F' a  consulté  et  appliqué  les  idées  de 
Catherine  pour  exterminer  les  églises  grecques  unies, 
on  peut  dire  que  Catherine  a  su  réaliser  à  la  lettre  cet 
article  du  testament  de  Pierre  1"  : 

Art.  IV.  —  «  Diviser  la  Pologne  en  y  entretenant 
le  trouble  et  les  jalousies  continuelles;  gagner  les 
puissants  à  prix  d'or;  intluencer  les  tièdes,  les  cor- 


RÉSUMÉ  HISTORIQUE.  —  LA  SITUATION  RELIGIEUSE.      239 

rompre,  afin  d'avoir  action  sur  les  élections  des  rois;  y 
faire  nommer  ses  partisans,  les  protéger;  y  faire  en- 
trer les  troupes  russes,  et  y  séjourner  jusqu'à  l'occa- 
sion d'y  demeurer  tout  à  fait.  Si  les  puissances  voisines 
opposent  des  difficultés,  les  apaiser  momentanément, 
jusqu'à  ce  qu'on  puisse  reprendre  ce  qui  aura  été 
donné.  » 

Yoilà  pour  la  suprématie  territoriale  et  politique. 
La  suprématie  religieuse,  comme  ressource  indispen- 
sable de  la  conquête,  était  de  même  indiquée  par 
Pierre  le  Grand. 

Art.  XII.  —  «  S'attacher  à  réunir  autour  de  soi  les 
chrétiens  orientaux,  unis  ou  non,  qui  sont  répandus 
soit  dans  la  Hongrie,  soit  dans  le  midi  de  la  Pologne  ; 
se  faire  leur  centre,  leur  appui,  et  établir  d'avance  une 
prédominance  universelle  par  une  sorte  de  royauté  ou 
de  suprématie  sacerdotale  :  ce  seront  autant  d'amis 
qu'on  aura  chez  chacun  de  ses  ennemis.  » 

Ces  articles  nous  donnent  la  clef  des  événements 
que  nous  avons  racontés,  comme  de  ceux  que  nous 
avons  aujourd'hui  sous  les  yeux  en  Pologne.  L'œuvre 
politique,  bien  que  encore  chancelante,  est  achevée,  et 
il  semble  que  tout  a  contribué  à  en  favoriser  le  succès: 
dans  le  pays  objet  de  convoitises  si  anciennes,  à  la  fin 
du  xviii"  siècle,  un  déplorable  état  de  la  société  et  des 
mœurs,  le  plus  large  accès  ouvert  aux  moyens  de 
corruption  et  d'intimidation;  dans  les  gouvernements 
voisins,  (jui  auraient  été,  au  fond,  intéressés  au  main- 
tien ik  la  Pologne,  où  ils  trouvaient  un  rempart  conire 


2ft0  RÉSUMÉE    HISTORIQUE. 

les  envahissements  futurs  de  la  race  slave,  une  cupi- 
dité effrontée,  capable  de  faire  taire  tous  les  instincts 
de  l'honneur  et  de  la  conscience,  aussi  bien  que  les 
conseils  de  la  raison  ;  dans  tout  le  reste  de  l'Europe,  une 
indifférence  coupable,  provoquée  principalement  par 
l'affaissement  du  sens  moral  qui  prévalut  à  la  fin  du 
xviii^  siècle,  et  soigneusement  entretenue  par  les  arti- 
fices savants  de  la  diplomatie  russe;  enfin  dans  les 
princes  qui  entreprirent  l'œuvre  et  dans  ceux  qui  la 
continuèrent,  une  persévérance  redoutable,  une  pa- 
tience ([ue  rien  ne  vint  trahir,  l'absence  complète  de 
scrupules  sur  le  choix  des  moyens,  et  Thabileté  la  plus 
étonnante  à  profiter  des  circonstances,  et  à  tendre  les 
voiles  à  la  fortune. 

La  résistance  n'a  été  sérieuse,  elle  ne  se  prolonge 
encore  que  sur  un  point  :  la  religion  seule  a  empêché 
jusqu'à  présent  la  Pologne  de  disparaître  comme  natio- 
nalité; c'est  par  sa  foi  seulement  qu'elle  est  encore  un 
point  d'appui  pour  l'Occident,  contre  les  envahissements 
projetés  de  la  Russie  et  les  progrès  évidents  du  pansla- 
visme. C'est  la  leçon  de  tousles  siècles  et  c'est  l'honneur 
du  nôtre  que  cette  lutte  des  consciences  désarmées,  dé- 
nuées de  tout  secours  humain,  contre  une  puissance 
colossale  qui,  malgré  tous  les  ménagements  extérieurs 
d'une  politique  habile  et  ordinairement  trop  sage  pour 
se  déshonorer  tout  à  fait  en  se  démasquant  tout  d'un 
coup,  ne  peut  cacher  à  personne  l'ardent  désir,  l'im- 
placable besoin  qu'elle  a  d'en  finir  bientôt  avec  le  seul 
ennemi  qui  lui  dispute  encore  victorieusement  le  terrain: 


L\    SITUATION    RELIGIEUSE.  2/l  1 

je  veux  dire  la  force  nioiale  représent('?e  par  l'Église 
catholique. 

Les  résistances  isolées  des  convictions  individuelles 
ne  peuvent  rien  contre  son  ambition  :  l'événement  l'a 
mille  fois  prouvé.  Mais  l'Église  catholique  tient  en 
échec  les  armées  les  plus  nombreuses  et  déconcerte  les 
trames  les  mieux  ourdies,  parce  que  l'Église,  ce  sont 
les  consciences  enrégimentées,  disciplinées,  formant 
un  corps,  conduites  au  combat  et  sans  cesse  ralliées 
par  un  chef  vigilant,  qui  ne  meurt  jamais,  qui  ne  som- 
meille jamais  et  pour  qui  parler,  c'est  combattre.  A 
cette  puissance  formidable,  qui  est  en  dehors  et  au- 
dessus  de  toutes  les  combinaisons  humaines,  il  a  fallu 
opposer  le  plus  formidable  réseau  de  précautions  légis- 
latives, de  vexations  légales,  de  guet-apens  adminis- 
tratifs de  toutes  sortes.  On  ne  pouvait  exterminer,  on 
a  voulu  corrompre;  à  défaut  du  fer,  on  a  recours  au 
poison.  C'est  surtout  renseignement  de  la  foi  qu'il  fal- 
lait obscurcir.  Pour  nuire  à  cet  unique  ennemi,  on 
n'a  pas  craint  de  se  blesser  soi-même.  En  haine  du 
catholicisme,  Nicolas  a  poussé  son  clergé  à  étudier  les 
théologiens  protestants.  De  même,  en  envoyant  à  Ber- 
lin les  professeurs  laïques,  il  a  introduit  le  rationalisme 
allemand ,  et  avec  lui  le  libéralisme  révolutionnaire 
dans  les  universités,  et  même  dans  les  collèges.  On  ne 
vit  jamais  de  fanatisme  plus  aveugle.  Tout  ce  qui 
éclaire  les  esprits,  tout  ce  qui  relève  les  cœurs  catho- 
liques, a  été  impitoyablement  proscrit.  iMais  c'est  prin- 
cipalement la  parole  du  souverain  pontife  qu'on  devait 

16 


2/|!2  RÉSUkÉ    HISTORIQUE. 

empêcher  de  passer.  (Contre  elle  on  dresserait  volon- 
tiers une  muraille  de  la  Chine,  si  elle  pouvait  servir 
à  queUiue  chose;  du  moins  la  Sibérie  est  là,  comme 
répression,  pour  suppléer  à  l'insuffisance  des  mesures 
préventives,  et  sous  ce  rapport,  les  czars  du  xix'  siècle 
sont  unanimes  à  donner  au  sultan,  leur  voisin,  des 
exemples  d'intolérance  qui  auraient  fait  rougir  Omar. 

Avouons  que  humainement  parlant,  si  l'on  ne  consi- 
dère que  le  but,  il  n'y  a  rien  d'égal  à  la  sagesse  de  ces 
vues.  Nicolas,  aidé  des  traditions  de  Catherine,  des 
lumières  des  Bloudow  et  des  Protassow,  des  procédés 
des  BibikolF  et  des  Paskiewicz,  a  tout  prévu,  tout 
réglé,  de  manière  à  procurer  dans  un  délai  donné, 
lequel  ne  saurait  être  long,  la  ruine  entière  du  catho- 
licisme dans  les  provinces  polonaises.  Ce  qui  reste  de 
rÉj;lise  grecque  unie  dans  le  royaume  est  aussi  sérieu- 
sement menacé,  et  l'Église  latine  ne  peut  qu'y  végéter 
sous  des  entraves  insupportables.  Pour  amener  les  ré- 
sultats désirés,  (jue  faut-il  donc?  Laisser  agir,  sans  y 
fien  ajouter,  sans  en  rien  retrancher,  la  législation  de 
Nicolas,  et  l'appliquer  dans  le  même  esprit  :  la  dose 
de  poison,  sagement  mesurée  pour  ne  pas  faire  périr 
tout  d'un  coup  le  catholicisme,  a  été  ménagée  de  façon 
à  produire  inévitablement  la  mort  d'un  malade  qu'on 
né  laisse  vivre  encore  à  demi  (jue  pour  avoir  le  droit 
de  dire  un  jour  à  l'Europe  que.  s'il  est  mort,  du  moins 
on  ne  l'a  pas  assassin(''. 

Ainsi,  contre  la  lettre  et  l'esprit  des  traités  de  l(Sir>. 
absorption  politique  conqjlète  de  toute  la  Pologne, 


l'état  moral  des  esprits.  2AS 

absorption  religieuse  graduelle,  mais  inévitable,  clans 
les  provinces  polonaises  et  dans  le  diocèse  grec  uni  du 
royaume;  dans  le  royaume  lui-même,  régime  odieuse- 
ment oppressif  (1)  applicpié  aux  consciences  catholi- 
ques, voilà  la  situation  en  ISfU). 


II 


■■'état  moral  ûea  eetprlls. 

Un  autre  point  intéresse  encore  l'histoire  :  c  est  la 
disposition  relative  des  esprits  entre  les  deux  peuples 
qui,  politiquemeni,  n'eti  font  qu'un. 

Il  est  trop  clair  que  l'unité  territoriale  n'est  pas 
tout  dans  un  empire,  et  même  que  si  elle  se  maintient 
trop  longtemps  par  la  force  seule,  la  dissolution,  à  un 
jour  doimé,  devient  inévitable.  Une  certaine  fusion 
des  esprits  est  donc  nécessaire.  Pour  y  arriver  en  Po- 
logne, il  n'y  avait  que  deux  voies  à  prendre  :  ou  bien 
assimiler  complètement  les  deux  peuples  par  l'unité 
religieuse,  même  au  prix  de  la  violence,  ou  bien, 
entrant  franchement  dans  les  vues  du  congrès  de 
Vienne,  lorsqu'il  latifia  par  des  traités  l'œuvre  inique 
de  la  conquête,  donner  peu  à  peu  aux  Polonais,  par 
une  administration  sage,  honnête  et  libérale,  Tamour 

(1)  A  Varsovie,  les  commissions  do  l'intérieur  el  des  cultes  rem- 
placent le  collège  catholique  de  Pélcrsbouig.  Mais  ce  sont  toujours 
des  laïques  qui  gouvernent  l'Église,  et  à  leur  tôto  M.  Moukhanow, 
russe  parfait  de  l'école  de  Nicolas. 


'2llk  RÉSUHrt^:    HISTORIQUE. 

de  leur  nouveau  souverain;  faire  oublier,  on  un  mol, 
que  c'était  une  sanglante  et  indigne  spoliation  (jui 
avait  mis  à  leur  tête  ce  que  leur  ancienne  constitution 
nationale  leur  avait  plus  d'une  fois  donné  :  un  prince 
étranger.  De  ces  deux  voies,  le  premier  Alexandre 
parut  quelque  temps  choisir  la  seconde:  la  première 
est  celle  qui  a  prévalu  depuis  trente  ans. 

Mais  à  quoi  a-t-elle  abouti  ? 

Malgré  tant  de  mesures  atroces,  vexatoires  ou  ridi- 
cules pour  la  dénationalisation,  tant  de  Polonais  trans- 
portés en  Russie,  tant  de  Russes  transplantés  en  Po- 
logne, tant  de  milliers  de  catholiques  transformés  eu 
Grecs,  où  en  est  la  fusion  des  esprits  et  des  races?  Où 
en  est  la  fusion  des  cœurs?  Les  Russes  se  sont-ils  ha- 
bitués à  voir  dans  les  Polonais  autre  chose  que  des 
étrangers  et  des  vaincus?  Les  Polonais  voient-ils  dans 
les  Russes  des  frères  de  même  famille  et  de  même 
race,  et  non  des  oppresseurs  qui,  après  soixante  ans, 
abusent  encore  tous  les  jours,  et  cruellement,  de  la 
victoire?  On  sait  ce  qu'il  en  est.  «  Je  consens,  disait 
Alexandre  II  dans  sa  fameuse  allocution,  à  oublier  le 
passé.  »  Que  l'empereur  y  consente,  il  a  mille  fois 
raison;  mais  les  Polonais,  pourquoi  y  consentiraient- 
ils?  Le  présent  dont  ils  jouissent  est  trop  semblable  au 
passé  dont  ils  ont  soufTert,  et  l'avenir  qu'on  leur  pro- 
met trop  identique  avec  l'un  et  l'autre  pour  qu'au- 
cune plaie  se  ferme,  pour  qu'aucune  blessure  se  cica- 
trise. Tant  que  la  religion  sera  pour  eux  une  cause  de 
persécution  incessante  :  tant  que  Tadministration  russe 


I.KIAT    MUK.VI.    DES    ESPKHS.  ii/l") 

pèsera  sur  eux  dtj  tout  le  fardeau  de  sa  vénalité  et  de 
sa  corru|)tiou  ;  tant  ([ue  rinstruction  publique  restera 
démoralisatrice,  couiuie  elle  l'est  ;  tant  que  la  langue 
nationale  sera  persécutée,  la  Russie  ne  saurait  prendre 
racine  sur  une  terre  dont  elle  s'aliène  tous  les  nobles 
cœurs,  pas  plus,  (ju'on  nous  passe  la  comparaison,  que 
l'enclume  ne  pourrait  prendre  racine  sur  le  sol  géné- 
reux qu'elle  écrase  de  son  énorme  poids. 

X  l'époque  où  nous  en  sommes,  la  situation  de  la 
Russie  vis-à-vis  de  la  Pologne  est  encore  celle  que  dé- 
peignent avec  une  brutale,  mais  précieuse  franchise, 
les  paroles  de  Repnine  aux  évèques  catholiques  : 

«  Il  est  vrai  qu'à  moins  de  nier  tout  sentiment 
d'humanité,  on  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  le 
droit  qu'auraient  les  Polonais  de  se  plaindre.  Vous 
auriez  plein  droit  de  chasser  les  Russes  si  vous  le  pou- 
viez: mais  vous  n'êtes  pas  en  état  de  le  faire  :  il  faut 
donc  vous  soumettre  (1).  » 

A  ces  paroles,  qui  appartiennent  à  l'histoire  et  par 
lesquelles  l'ambassadeur  de  la  cour  de  Russie  a  stig- 
matisé lui-même  une  politique  qui  dure  encore,  quelle 
pourrait  être  la  réponse  de  la  partie  la  plus  chrétienne, 
la  moins  révolutionnaire,  la  plus  sage,  la  plus  modérée 
de  la  Pologne  actuelle?  Elle  se  résumerait  assez  bien, 
ce  semble,  dans  cette  couite  harangue,  dont  tous  les 
actes  d'Alexandre  II  n'ont  pas  encore  rendu  injuste 
une  seule  syllabe  : 

(1)  Theincr,  I,  11'.'. 


'i/lH     RÉSUMÉ  HlSTORiyUli. LÉTAT  MORAL  DES  ESPRITS. 

«  Parce  que  nous  sommes  avant  tout  chrétiens  et 
catholiques,  nous  ne  vous  aimons  pas  :  c'est  le  droit 
de  notre  conscience;  parce  que  vos  procédés  à  notre 
égard  n'ont  jamais  cessé  d'être  déloyaux  et  malhon- 
nêtes, nous  vous  méprisons  :  c'est  le  devoir  de  notre 
honneur,  et  parce  qu'il  y  a  un  Dieu  dans  le  ciel,  un 
pape  à  Rome,  une  France  en  Europe,  nous  atten- 
dons! » 


CHAPITRE    X. 

CONCLUSIONS  MORALES.  —  LES  DEUX  POLniQL  ES. 


L«  droit  de  couquétc. 


(Constater  les  faits  iic  siiiïît  pas  :  il  faut  chercher  la 
philosophie  de  cette  histoire,  et  se  demander  de  quel 
nom  la  morale  universelle  doit  qualifier,  comment  elle 
doit  juger  une  telle  politique. 

Rappelons  encore  une  fois  que  nous  ne  voulons  ici 
invoquer  d'autres  principes  que  ceux  sur  lesquels  tous 
les  honnêtes  gens  sont  d'accord,  comme  nous  n'avons 
voulu  alléguer  que  des  faits  absolument  certains. 

Or,  s'il  est  un  point  à  l'abri  du  doute,  c'est  que  le 
vrai  progrès  des  sociétés  modernes,  ce  qui  fera  tou- 
jours la  différence  essentielle  entre  les  âges  chrétiens 
et  les  siècles  du  paganisme,  c'est  l'introduction  dans 
les  affaires  humaines  de  l'idée  du  droit,  substitué  de 
plus  en  plus  à  la  force;  c'est  l'intervention,  de  plus  en 
plus  marquée,  de  la  morale  dans  la  politique. 

J'ouvre  les  saintes  Écritures  au  livre  de  Judith,  cl 
j'assiste  au  conseil  de  Nabuchodonosur.  «  Il  avait  con- 


2/l8  CO.NCIASIONS    MOKALIiS. 

voqué,  dit  raultMir  sacré,  lous  les  vieillards,  tous  les 
généraux,  tous  les  guerriers,  et  il  eut  avec  eux  un 
conseil  secret,  et  il  leur  fit  connaître  que  sa  pensée 
était  de  subjuguer  toute  la  terre  sous  son  empire.  » 

C'est  là  le  résumé  de  toute  la  politique,  de  tout  le 
droit  des  gens  de  l'antiquité,  dans  sa  première  phase. 

Mais  voici  une  assemblée  plus  auguste  :  c'est  le 
sénat  romain,  moins  illustre  encore  par  les  victoires  de 
ses  généraux  et  les  conquêtes  de  ses  soldats  que  par  la 
sagesse  tant  admirée  de  ses  lois  et  l'habileté  raffinée 
de  ses  jurisconsultes.  Sous  la  majesté  de  ces  discours 
et  sous  l'appareil  compliqué  de  cette  administration 
savante,  je  distingue  encore  sans  peine,  avec  saint 
Augustin,  un  Irait  principal,  «  cette  rage  de  domina- 
tion qui,  parmi  tous  les  autres  vices  du  genre  humain, 
fut  la  passion  la  plus  vivace  du  peuple  romain  tout 
entier  (1).  »  Dans  le  sénat,  la  force  ne  parle  plus  le 
brutal  lansraoe  de  Nabuchodonosor  :  elle  sait  désormais 
attendre,  se  dissimuler,  parlementer;  elle  connaît 
l'emploi  de  la  ruse;  mais  le  vœ  victis  du  barbare  s'y 
fait  encore  entendre,  mal  déguisé  sous  la  ponqie  du 
vers  célèbre  : 

Tu  regere  imperio  populos,   Romane,  inemenlo. 

Avec  le  christianisme,  la  guerre,  fruit  inévitable 
des  passions  humaines,  ne  disparaît  pas;  mais  aussitôt 
le  droit  de  la  guérie  est  changé,  et  bien  longtemps 

(I)  Libido  douiinandi  quic  inler  alla  vilia  generis  huiuani  meracior 
iiierat  univorso  populo  romano.  (Aug..  De  civil.  Dci,  I,  39.) 


DES    CONGRKS.  ^/"l9 

avant  la  voix  publique,  le  grand  docteur  que  nous 
venons  de  citer  proclame,  sans  balancer,  cet  axiome 
de  vérité  éternelle  :  «  Sans  la  justice ,  que  sont  les 
empires  de  la  terre,  si  ce  n'est  de  vastes  brigan- 
dages (1)?  » 

C'est  cette  vérité  que  l'Église  n'a  cessé  de  prêcher, 
d'inculquer  sans  relâche  dans  les  esprits  des  rois  et  des 
peuples,  dont  l'éducation  lui  a  coûté  au  moyen  âge 
tant  d'efforts  et  de  patience.  Grâce  à  l'Église,  elle  est 
devenue  dans  le  monde  chrétien  un  lieu  commun  de 
toute  philosophie  raisonnable.  La  conquête  propre- 
ment dite  a  cessé;  elle  ne  constitue  plus  un  droit  par 
elle-même;  elle  ne  se  présente  plus  que  déguisée  sous 
l'apparence  du  droit,  soit  des  rois,  soit  des  peuples, 
suivant  les  siècles  et  les  courants  divers  de  l'opinion 
publique.  Toute  guerre,  au  lieu  d'être  une  brutale  oc- 
cupation du  bien  d'autrui,  est  devenue  comme  un 
appel  au  tribunal  de  Dieu,  seul  juge  en  dernier  res- 
sort des  contestations  entre  les  peuples.  Le  destin  de 
la  guerre  ne  fait  plus  le  droit,  comme  dans  le  monde 
païen  ;  mais  lorsque  la  ([uestion  est  ou  paraît  douteuse, 
il  le  déclare. 

II 

Des  congrès. 

Un  progrès  reste  à  faire  :  tout  le  monde  le  sent  et 

(1)  Remota  justilia  quid  sunl  régna  nisi  magna  latrocinia  ? 
{Ibid.  IV,  4.) 


■250  CONCLUSIONS   MORALES. 

en  parle  aujourd'hui  volontiers  :  ce  serait  de  supprimer 
la  guerre,  ou  du  moins  de  la  rendre  à  peu  près  impos- 
sible;'mais  ce  progrès,  les  hommes  deviendront-ils 
assez  sages  pour  le  réaliser  jamais?  S'il  se  fait,  il  se 
fera  lorsque,  par  la  ligue  des  gens  de  bien,  lidée  du 
droit  et  de  la  justice  universelle  aura  pris  un  empire 
assez  grand  sur  les  esprits,  une  prépondérance  assez 
éclatante  sur  l'opinion  pour  que  toute  guerre,  autre 
que  la  guerre  défensive,  devienne  moralement  impos- 
sible, et  pour  que  toutes  les  grandes  questions  qui 
divisent  les  peuples  puissent,  sans  effusion  de  sang,  se 
décider  en  congrès  :  idée  chimérique  jusqu'à  ce  jour, 
et  sifîlée  dans  l'abbé  de  Saint-Pierre  par  la  sagesse  de 
ce  xviii"  siècle  qui,  impassible  et  muet  devant  le  dé- 
membrement de  la  Pologne,  était  trop  aveugle  pour 
comprendre  la  honte  d'un  retour  à  la  politique  païenne, 
trop  lâche  pour  la  combattre,  trop  corrompu  pour  la 
conjurer. 

Aux  yeux  de  la  conscience  et  de  la  raison,  que 
serait-ce  donc  qu'un  congrès? 

Un  congrès  !  ce  mot  tant  répété  de  nos  jours,  mais 
peu  compris,  ce  mot  à  lui  seul  élève  bien  haut  la  pen- 
sée :  il  signifie  une  grande  chose;  il  suppose  de  grands 
peuples,  une  grande  civilisation,  de  nobles  desseins. 
Qui  voudrait  comparer  l'œuvre  du  champ  de  bataille  à 
celle  qui,  sans  aucune  effusion  de  sang,  saurait  asseoir 
et  cimenter  la  paix?  N'est-ce  pas  un  spectacle  à  ravir 
les  sages?  Tous  les  chefs  de  la  république  chrétienne 
imposant  silence  aux  passions,  et  quoique  divisés  de- 


DES  C(jn(;rès.  '251 

puis  des  siècles  sur  des  questions  capitales,  autrefois  la 
source  d'afiVeux  combats,  associant  leurs  etlorls  pour 
se  rencontrer  dans  l'unité  du  droit;  les  intérêts  les  plus 
sacrés  des  peuples  apportés,  représentés  devant  cet 
aréopage  où  la  raison,  Texpérience,  Tamour  du  bien 
public,  seraient  appelés  à  délibérer  en  commun  sous  la 
présidence  de  la  justice  ;  les  impérieuses  lois  de  l'ordre, 
et  les  exigences  non  moins  respectables  d'une  sage 
liberté ,  les  droits  des  nations  et  l'honneur  des  rois  mis 
loyalement  en  présence;  l'Europe  attentive  à  ces  dé- 
bats solennels  ;  la  religion  elle-même  appelant  de  tous 
ses  vœux  la  lumière  d'en  haut  sur  ce  concile  de  la 
politique,  qu'elle  seule  pourrait  rendre  possible,  en- 
core une  fois  quel  spectacle  !  Ce  serait  le  dernier  terme 
du  progrès  chrétien  en  politique.  La  Grèce  et  Rome, 
au  plus  beau  temps  de  leur  plus  florissante  liberté, 
n'en  ont  pu  même  concevoir  l'imposante  idée,  et  il 
faudrait  bénir  Dieu,  au  milieu  de  nos  incalculables  mi- 
sères, de  ce  que  le  droit  sauvage  de  la  force  verrait 
ainsi  baisser  son  empire  et  l'esprit  de  paix  évangélique 
étendre  le  sien  malgré  nos  fautes;  il  faudrait  deman- 
der au  ciel  d'inspirer  à. tous  ceux  qui  auraient  l'hon- 
neur de  représenter  les  diverses  nations  de  l'Europe 
des  résolutions  dignes  en  tout  point  du  noble  but  que 
se  proposerait  une  telle  assemblée,  et  de  la  sainte  pen- 
sée qui  l'aurait  conçue. 


ti52  coNCusioNs  mokai.es. 


La  politiqae  i'u.sse  et  la  morale. 

Mais  avant  d'appeler  la  cause  de  la  Pologne  catholi- 
que devant  cet  auguste  tribunal,  qui  probablement  ne 
siégera  jamais,  faisons-la  comparaître  devant  le  mora- 
liste le  moins  sévère,  devant  le  politique  le  plus  indul- 
gent, pourvu  seulement  (pril  ne  soit  pas  étranger  à  la 
civilisation  chrétienne. 

Évidemment  le  testament  de  Pierre  le  Grand  n'ap- 
partient en  aucune  façon  aux  idées  que  cette  civilisation 
représente  :  faire  la  conquête  du  monde'pour  la  gloire 
comme  au  temps  de  Nabuchodonosor  ou  de  Cyrus; 
dans  ce  but,  ne  tenir  aucun  compte  des  droits  sacrés 
des  peuples  et  des  règles  inviolables  de  la  justice; 
briser  les  résistances  les  plus  légitimes  par  la  force  ou 
les  tourner  par  la  ruse,  comme  l'aurait  pu  faire  Rome 
ou  Cartilage;  mais,  de  plus,  ce  que  n'ont  jamais  fait 
Rome  ni  Carthage,  se  servir  comme  d'une  machine  de 
guerre  de  l'idée  religieuse  et  cacher  le  drapeau  du 
conquérant  sous  la  bannièi'e  du  pontife,  voilà  tout  le 
plan  conçu  par  le  plus  grand  des  czars;  c'est  connne 
une  épopée  grandiose  dont  les  persoiHiages  seraient 
Sésostris,  César  et  Mahomet  réunis  en  un  seul,  le 
meurtre  de  la  Pologne  n'en  est  qu'un  épisode. 

Établissons,  en  etfet,  un  parallèle  entre  la  politique 
dont  nous  avons  exposé  les  actes  et  la  politique  chré- 


LA    POIJTIQrE   RUSSE    ET    LA    MORALE.  255 

tienne,  qui  est  aussi  celle  de  la  conscience  et  de  la 
raison  ;  politi([ue  que  TÉglise  a  prèchée  toujours  el 
([u'elle  a  eu  la  gloire  d'appliquer  quelquefois,  je  veux 
dire  toutes  les  fois  ([u'elle  a  ét<'^  maîtresse. 

D'abord  quel  a  été  le  principe  destructeui-  de  la 
nationalité  polonaise?  Est-ce  une  guerre  motivée, 
expliquée  par  la  nécessité  de  faire  triompher  un  droit 
(juelconque?  Y  a-t-il  encore  aujourd'hui  quelque 
homme  sensé  qui  croie  un  mot  des  déclarations  de 
Catherine  et  de  ses  alliés,  quand  ils  prétendent  avoir 
prisles  armes  pour  faire  triompher  en  Pologne  la  liberté 
de  conscience?  Y  en  a-t-il  qui  croie  que  le  démembre- 
ment de  la  Pologne,  dans  l'intention  de  ses  auteurs,  ait 
dû  jamais  servir  la  cause  de  la  civilisation,  de  l'huma- 
nité, du  progrès?  C'est  d(tnc  la  conquête  antique  dans 
toute  son  immoralité  native,  dans  toutes  ses  horreurs, 
avec  l'hypocrisie  de  plus. 

Mais  aux  yeux  de  l'Église  comme  de  la  raison, 
quelles  sont  les  guerres  qui  s'excusent  ou  se  justifient? 

Les  guerres  défensives  d'abord,  puis  surtout  celles 
qui  doivent  porter  au  vaincu  la  civilisation,  la  lumière 
de  la  foi  et  avec  elle  le  progrès  de  la  science  et  du  bien- 
être.  L'Église  n'a  cessé  de  maudire,  d'empêcher,  de 
conjurer  les  guerres  entre  princes  chrétiens.  Sa  litur- 
gie est  remplie  des  plus  magnifiques  prières  pour 
obtenir  de  Dieu  l'extirpalion  des  guerres  intestines  qui 
divisent  la  famille  chrétienne.  En  fait  de  guerres  elle 
n'a  protégé,  encouragé  et  béni  que  les  croisades,  parce 
ipie.  outre  la  légitimité  de  la  défense,  ces  guerres. 


254  CONiCLUSIONS   MORALES. 

dans  la  pensée  des  souverains  pontifes,  eussent  été  le 
salut  des  vaincus  :  l'Orient  reconquis,  la  barbarie 
musulmane  eût  été  détruite  et  les  frontières  de  la  paix 
évans;élique  reculées. 

On  apprécie  aujourd'hui  le  résultat  trop  incomplet 
ijuoique  sérieux  de  l'œuvre  des  croisades  ;  il  est  triste  de 
penser  que  la  Russie,  qui  n'y  a  pris  aucune  part,  sera 
peut-être  la  première  à  en  recueillir  le  dernier  et  le 
plus  magnifique  fruit  (l ).  Mais  est-il  possible  de  ne  pas 
voir  que  la  plus  sage  politique,  pour  l'Europe,  eût  été 
de  suivre  jusqu'au  bout  la  politique  de  la  papauté, 
cette  même  politique  qui  aurait  sauvé  la  Pologne? 

Le  droit  des  faibles  et  celui  des  neutres,  le  droit 
sacré  de  ceux  qui,  dénués  de  toute  force,  n'ont  d'autre 
protection  que  leur  dioit  même,  \oilà  ce  que  repré- 
sente, ce  que  prêche  essentiellement  l'Église,  société 
qui  toujours  et  en  tout  temps,  malgré  quelques  appa- 
rences contraires,  a  pu  être  et  a  été,  de  fait,  sur 
quelque  point,  la  proie  du  plus  fort  et  du  plus  rusé. 
Partout  où  sa  voix  a  été  écoutée,  les  sociétés  faibles  ont 
été  protégées  contre  les  sociétés  puissantes,  au  môme 
titre  que  l'enfant  du  pauvre  trouve  sous  son  aile  un 
abri  contre  l'injustice  du  riche.  Il  y  a  eu  des  royautés 

(1)  Personne  n'ignore  les  prétentions  toujours  croissantes  de  la 
Russie  sur  le  saint  sépulcre,  pour  lequel,  à  défaut  de  .-on  sang  dont 
elle  n'a  jamais  versé  une  goutte,  elle  répand  aujourd'hui  des  flots 
d'or.  Une  lettre  récente  de  Jérusalem  nous  apprend  que  dans  la  ville 
sainte  «  dans  les  grandes  solennités  de  hi  prétendue  orthodoxie,  on 
voit  briller  au  point  culminant  du  fronton  du  polit  monument  du 
saint  sépulcre  les  armea  de  la  Russie.  » 


LA   POLITIQUE    RUSSE    ET    LA    MORALE.  255 

veuves  et  des  empires  orphelins  que  la  papauté  a  sauvés. 
On  ne  voit  pas  qu'elle  ait  jamais  dépouillé  un  de  ses 
pupilles,  ni  rien  omis  pour  les  protéger;  témoin  le 
grand  Innocent  III  et  l'empereur  Frédéric  11.  Le  temps 
de  sa  plus  grande  puissance  a  été  le  temps  de  sa  plus 
éclatante  justice ,  au  rebours  de  ce  qui  se  voit  dans  les 
souverainetés  purement  temporelles;  et  ce  magnanime 
caractère  la  désigne  encore  à  l'admiration  du  monde, 
aux  époques  où  son  influence  subit  le  plus  visible  déclin. 
Si  au  xiii'  siècle,  elle  savait  contenir  les  convoitises  des 
princesambitieux  au  profil  de  leurs  plus  faibles  voisins, 
au  xvin%  Voltaire  ne  tarit  point  de  lazzis  sur  le  nonce  du 
pape,  seul  et  dernier  appui,  dans  toute  l'Europe  chré- 
tienne, de  la  Pologne  agonisante  (1)  ! 

Veut-on  d'autres  exemples,  tirés  des  deux  mêmes 
siècles,  de  ce  que  peut  l'idée  du  droit  et  de  la  justice, 
telle  que  l'a  toujours  proclamée,  en  la  faisant  prévaloir 
quelquefois,  la  politique  de  la  papauté? 

Au  xHi"  siècle,  c'est  un  roi  de  France,  dans  toute  la 
supériorité  de  sa  bravoure,  de  sa  force  et  de  son  génie, 
c'est  saint  Louis  qui,  troublé  dans  sa  conscience  par 
la  pensée  d'un  héritage  politique  qu'il  croit  injuste, 
rend  de  lui-même  aux  Anglais  étonnés  les  conquêtes 
de  son  aïeul.  Au  xviii" siècle,  c'est  un  pape,  Clément  XII, 
dont  le  légat  trop  zélé,  le  fameux  Alberoni,  sur  une 
apparence  de  droit,  avait  déclaré  annexée  aux  États 

(I)  Voir  les  lettres  pressantes  du  pape  Clémenl  XIII  à  Louis  XV, 
à  Charles  III  d'Espagne  et  à  l'empereur  Joseph  II,  en  faveur  de  la 
Polo2;ne  (dans  Theiner,  H,  33  etsq.). 


256  [conclusions  morales. 

romains  la  petite  et  inoffensive  république  de  Saint- 
Marin.  Le  pape  mieux  informé  fait  voter  les  habitants 
de  la  ville,  et  sur  leur  vœu,  librement  exprimé,  leur 
rend  leur  cité  et  casse  l'œuvre  de  son  légat  (1).  De 
quel  retour  la  papauté  est  payée  aujourd'hui  ! 

De  notre  temps  la  politique  pontificale,  seule,  offre 
les  mêmes  exemples. 

Ainsi,  pas  plus  au  xix' siècle  qu'au  \m%  elle  n'a  un 
seul  instant  balancé  à  sacrifier  les  intérêts  les  plus  pres- 
sants du  moment  aux  principes  éternels.  Pie  YII  a  été 
dépouillé  pour  n'avoir  pas  voulu  prendre  part  à  la 
guerre  contre  les  Anglais,  les  ennemis  les  plus  acharnés 
etles  plus  perfides  du  souverain  pontificat,  alors  comme 
aujourd'hui. 

Pie  ÏX  a  été  une  première  fois  renversé  pour  n'avoir 
pas  voulu,  contre  sa  conscience,  déclarer  la  guerre  à 
l'Autriche;  il  le  sera  une  seconde  fois  peut-être;  la 
postérité  dira  que  ce  fut,  entre  autres  motifs,  pour 
n'avoir  voulu,  à  aucun  prix,  pactiser  avec  l'injustice 
et  sanctionner  par  de  lâches  concessions  un  ci'iminel 
abus  du  droit  du  plus  fort,  ou  accepter  pour  la  poli- 
tique chrétienne,  dont  il  est  le  gardien,  l'amoindrisse- 
ment de  son  honneur. 

Vis-à-vis  de  la  Russie  enfin,  pour  rentrer  dans  notre 


(1)  Sismondi,  Hisl.  des  Rcp.  iluL,  l.  X,  p.  319.  — On  peut 
penser,  sans  faire  de  tort  à  personne,  que  de  notre  temps,  sous  tout 
autre  prince  que  le  pape,  le  vole  de  Saint- Marin,  même  renouvelé 
deux  fois,  eût  donné  infailliblement  l'unanimité,  moins  deux  ou  trois 
voix,  en  faveur  do  l'annexion. 


LA    POLITIQUE   RUSSE    ET    LA    MORALE.  257 

sujet,  que  Ton  pèse  et  qu'on  examine  avec  soin  toutes 
les  négoeiations  que  nous  avons  rappelées,  on  verra, 
s'il  y  a  une  convention,  quelque  onéreuse  qu'elle  soit, 
que  le  saint-père  n'ait  rigoureusement  exécutée.  Que 
la  diplomatie  russe  ait  manqué  de  loyauté,  la  preuve 
en  est  acquise  à  l'histoire  ;  mais  n'est-il  pas  aussi  cer- 
tain que  la  cour  romaine  ne  lui  en  a  jamais  fourni  le 
plus  léger  prétexte?  En  regard  des  mensonges  officiels, 
explicites,  répétés,  qui  sont  la  base  permanente  de  la 
politique  du  schisme  vis-à-vis  du  saint-siége,  la  poli- 
tique pontificale  pourra  toujours  citer  avec  orgueil 
comme  son  immortelle  devise  que  nul  intérêt  divin  ni 
himiain  ne  lui  fera  oublier  cette  parole  du  grand 
ministre  de  Pie  VII,  de  Consalvi  mourant,  au  pape 
Léon  XII  :  «  Un  état  de  mensonge  est  la  vie  habituelle 
de  bien  des  cours;  à  Rome,  unmensonge  perdrait  tout 
un  règne.  Sur-le-champ  il  faudrait  un  autre  pape  (1)  !» 

(1)  Vie  de  Léon  XII,  par  M.  Artaud,  I,  167. —  Au  reste,  ce  n'est 
pas  le  schisme  seul  qui  fait  du  mensonge  un  des  ressorts  de  sa  poli- 
tique vis-à-vis  du  saint-siége.  Pie  IX  ne  pensait  ni  au  schisme  ni 
à  l'hérésio  quand  il  disait  tout  récemment:  «Si  j'avais,  comme 
saint  Pierre,  la  vertu  de  frapper  les  hommes  du  caractère  d'Ananie  et 
de  Saphire,  et  que  je  voulusse  en  faire  usage,  le  Vatican  servirait  de 
tombeau  à  la  diplomatie  gwi  m'a  toujours  trompé.  »  (Cité  par  M"''  Du- 
panloup,  La  souvcrainclé  pontilicale,  p.  302.)  Puisse  en  effet  le  Vati- 
can, c'est-à-dire  l'idée  chrétienne  enfin  appliquée,  être  le  tombeau 
de  cette  diplomatie  menteuse,  qui  n'est  devenue  justement  impuis- 
sante pour  le  bien  qu'à  cause  du  mépris  mérité  que  sont  forcés  de  lui 
vouer  tant  de  cœurs  généreux  I  Ce  qui  leur  fait  croire,  non  sans 
raison,  que  la  sciencediplomatique,  quoique sortiedes  entrailles  mêmes 
du  christianisme,  si  elle  se  développe  dans  le  sens  qu'on  lui  voit  sur- 
tout depuis  un  siècle,  nous  fera  nécessairement  aboutir  au  droit  des 
gens  do  la  Chine  et  du  Japon  ! 

17 


!25^°  coxCLusioNS  morales. 

C'est  clans  riiistoiredii  déinenibrementdela  Pologne 
et  dans  ses  suites  qtril  faut  voir  ce  qu'en  l'absence  de 
l'esprit  chrétien,  devient  le  droit  du  plus  faible,  môme 
reconnu  par  les  traités,  même  garanti  solennellement 
par  les  puissances  européennes.  Nous  ne  \oulons  pas 
nous  répéter,  il  suffît  de  présenter  en  une  phrase  l'in- 
contestable résumé  de  tout  ce  (|ui  a  été  dit  et  de  tout 
ce  qu'on  peut  dire  sur  ce  point. 

Au  xix'  siècle  donc  et  à  la  fin  du  xviii%  dans  la  plus 
brillante  époque,  dit-on  quelquefois,  de  la  civilisation 
et  des  mœurs,  il  y  a  un  grand  empire  qui  a  signé  vingt 
traités  et  n'en  a  observé  aucun  ;  fait  cent  promesses  et 
n'en  a  jamais  tenu  une  seule,  qui  s'est  lié  vis-à-vis  de 
l'Europe  tout  entière,  intéressée  à  maintenir  l'équi- 
hbre,  et  que  l'Europe  tout  entière,  silencieuse  et  inat- 
tentive, voit  depuis  un  demi-siècle  manquer  à  tous  ses 
engagements;  qui  a  promis  et  qui  doit  à  ses  sujets  la 
liberté  de  conscience,  et  ([ui  n'a  cessé  de  faire  des  mar- 
tyrs; qui  doit,  comme  tout  État  chrétien,  à  ses  sujets 
la  pleine  liberté  de  rinstruclion  chrétienne  et  des 
œuvres  qui  en  découlent,  cl  qui  s'applique  de  toutes 
ses  forces  à  plonger  plusieurs  millions  de  ses  sujets 
dans  l'abrutissement,  et  crée  volontairement  chez  eux 
l'ignorance  et  la  misère,  consumant  tous  les  efforts 
d'une  administration  astucieuse  à  faire  périr  leur  foi 
d'inanition,  et  à  dresser  des  guct-apens  à  leur  con- 
science; ({ui  signe  des  concordats  avec  le  pape  et  les 
mutile;  qui  les  promulgue  officiellement  et  en  sup- 
prime l'exécution.  Ainsi,  traités  consentis  avec  l'Eu- 


l'autocratie  et  la  révolution.  259 

rope  et  constitution  jurée  à  ses  sujets  avec  la  garantie 
de  l'Europe:  concordats  signés  avec  le  pape,  droits 
inaliénables  de  la  conscience,  de  la  raison,  de  l'hon- 
neur :  tout  cela  ouvertement,  publiquement,  persévé- 
ramment  foulé  aux  pieds,  dans  les  vues  d'une  politique 
impitoyablement  hostile  à  tout  ce  qui  peut  entraver  la 
marche  oblique,  mais  constante  vers  un  but  de  domi- 
nation écrasante  et  absolue,  sur  près  d'un  tiers  du 
genre  humain,  voilà  la  Russie  au  xix*"  siècle,  et  rien  ne 
prouve  qu'un  pareil  état  doive  cesser  de  sitôt.  La  plus 
monstrueuse  et  la  plus  complète  déification  de  la  force, 
employée  à  broyer  à  la  fois  l'âme  et  le  corps  d'un 
peuple,  tels  sont  la  conclusion  et  le  résultat  final  de 
tant  de  guerres  entreprises  au  nom  de  l'équilibre,  de 
tant  de  traités,  de  tant  de  protocoles,  de  tant  de  gros 
livres  sur  le  droit  de  la  nature  et  des  gens,  et  de  vingt 
siècles  de  christianisme  ! 

IV 

L'autocratie  et  la  révolution. 

Mais  le  plus  étrange  n'est  pas  que  de  semblables 
choses  aient  pu  se  produire.  Il  ne  faut  voir  en  elles 
qu'une  nouvelle  preuve  à  l'appui  d'une  vérité  fort 
ancienne,  savoir  :  que  là  où  n'existe  pas  le  véritable 
esprit  de  l'Évangile,  il  n'y  a  place  que  pour  deux 
classes  d'hommes,  les  opprimés  et  les  oppresseurs,  et 
que  tout  homme  ou  toute  assemblée  investie  du  pouvoir 
absolu  ,  sans  le  contre-poids  de  la  véritable  Église, 


260  CONCLUSIONS   MORALES. 

aboutit,  comme  fatalement,  à  copier  Néron,  Henri  VIII 
OU  la  Convention. 

Ce  qui  bien  pbatôt  donne  lieu  au  plus  légitime  et  au 
plus  douloureux  étonnement,  c'est  que  la  Russie,  telle 
que  le  schisme  et  le  despotisme  l'ont  faite,  ait  pu  pa- 
raître, aux  yeux  de  gens  sensés  et  instruits,  un  boule- 
vard assuré  pour  l'Europe  menacée  par  la  révolution, 
et  le  dernier  asile  des  principes  qui  soutiennent  les 
pouvoirs  et  font  vivre  les  sociétés. 

Il  faut  montrer  l'illusion  étrange  de  ce  poiiit  de  vue. 

Avant  tout ,  prévenons  une  confusion  à  laipielle 
donne  trop  souvent  lieu  le  mot  de  révolution .  quand 
on  l'emploie  sans  en  définir  le  sens. 

Tout  changement,  plus  ou  moins  lirusque,  dans  la 
forme  politique  d'im  État,  est  une  révolution,  maisce 
n'est  pas  toujours  un  malheur  ou  un  crime.  Ici,  parle 
mot  révolution  nous  entendons  particulièrement  cet 
esprit,  tout  jnoderne,  qui,  essentiellement  hostile  à  toute 
autorité  et  surtout  à  l'autorité  religieuse,  fondement  de 
toutes  les  autres,  se  fait  du  motde  liberté  une  arme  pour 
arriver  tôt  ou  tard  au  despotisme,  par  la  destruction  plus 
ou  moins  prompte  de  tous  les  pouvoirs  légitimes  (I). 

(I)  Personne,  mieux  que  M.  de  Tocquevillc,  n'a  décrit  celte  race 
d'homnnes,  à  laquelle  l'idée  révolutionnaire  a  donné  naissance  depuis 
1789.  a  Dans  la  révolution  française,  dit-il,  les  lois  religieuses  ayant 
été  abolies  en  même  temps  que;  les  lois  civiles  étaient  renversées, 
l'esprit  humain  perdit  entièrement  son  assiette,  il  ne  sut  plus  à  quoi 
se  retenir  ni  où  s'arrêter,  et  l'on  vil  ajjparaître  des  révolutionnaires 
d'une  espèce  inconnue  (jui  portèrent  l'audace  jusqu'à  la  folie,  qu'au- 
cune nouveauté  ne  put  surprendre,  aucun  scrupule  ralentir,  et  qui 
n'iiésitèrenl  jamais  devant  l'exécution  d'aucun  dessein.  Et  il  ne  faut 


l' AUTOCRATIE   ET    L\    RÉVOLUTIOX.  -26  l 

Or,  qu'on  le  remarque  :  la  révolution  entendue  en  ce 
sens,  et  le  gouvernement  despotique  (I),  n'ont  qu'un 
seul  et  môme  principe,  ce  qu'on  a  appelé  si  bien  la 
souveraineté  du  but,  et  ce  but  est  le  môme  de  part  et 
d'autre  :  c'est  la  domination  universelle  et  sans  rivale, 
et  le  nivellement  absolu  :  c'est,  en  d'autres  termes,  la 
suppression  du  droit  au  profit  de  la  force.  En  d'autres 
termes  encore,  c'est  la  malhonnêteté,  celle  qui  désho- 
nore les  particuliers  et  bouleverse  les  rapports  sociaux, 
assise  sur  le  trône  et  devenant  un  instrument  de 
règne. 

Voyez,  en  effet,  comment  le  despotisme  et  la  révo- 
lution se  copient  l'un  l'autre,  jusque  dans  les  plus 
minces  procédés. 

On  accuse  la  révolution,  et  c'est  justice,  de  se  faire 
de  la  centralisation  une  arme  terrible  ;  mais  dans  quel 

pas  croire  que  ces  êtres  nouveaux  aient"  été  la  création  isolée  et 
éphémère  d'un  moment  destiné  à  passer  avec  lui  :  ils  ont  formé  depuis 
une  race  d'hommes  qui  s'est  perpétuée  et  répandue  dans  toutes  les 
parties  civilisées  de  la  terre,  qui  partout  a  conservé  la  même  physio- 
nomie, les  mêmes  passions,  le  môme  caractère.  Nous  l'avons  trouvée 
dans  le  monde  en  naissant,  elle  est  encore  sous  nos  yeux.  »  [L'Ancien 
régime  et  la  RévoluUon,  p.  26 1 .) 

(1)  Il  est  bien  clair  que,  pas  plus  que  Bossuet,  nous  ne  confondons 
le  gouvernement  despotique  ou  arbitraire  avec  le  gouvernement 
absolu.  Même  dans  ie  gouvernement  absolu,  Bossuet  reconnaît  «qu'ti 
y  u  des  lois  contre  lesquelles  tout  ce  qui  se  [ail  est  nul  de  droit.  »  Quant 
à  la  puissance  arbitraire,  après  en  avoir  décrit  le  caractère,  il  ajoute  : 
«  Je  ne  veux  pa,  examiner  si  elle  est  licite  ou  illicite.  Il  y  a  des 
peuples  et  de  grands  empires  qui  s'en  contunlcnt,  et  nous  n'avons  point 
à  les  inquiéter  sur  la  forme  de  leur  gouvernement.  //  nous  suffit  de 
dire  que  celle-ci  est  barbare  et  odieuse.  »  {Polit,  sacrée^  VIII,  art.  2). 
Bossuet  pçnsait-il  ù  la  Russie? 


262  CONCLUSIONS  morales. 

pays  du  monde  la  centralisation  a-t-elle  atteint  des  pro- 
portions aussi  formidables  et  produit  des  conséquences 
plus  funestes  que  sous  le  despotisme  autocratique  ? 

La  révolution  écrase  tout,  elle  comprime  tout;  elle 
veut  faire  entrer  toutes  choses,  de  gré  ou  de  force, 
dans  un  moule  uniforme;  elle  ne  connaît  la  distinction 
du  temporel  et  du  spirituel  que  pour  s'en  faire  un 
jouet,  et  s'en  servir  tantôt  comme  d'une  arme  et  tantôt 
comme  d'un  rempart  hypocrite.  Mais  dans  quel  pays 
cette  lamentable  oppression  a-t-elle  égalé  celle  que 
Nicolas  a  fait  peser  sur  son  peuple ,  et  principalement 
sur  les  catholiques?  Par  exemple,  on  ne  se  souvient 
pas  que  jamais  pouvoir  révolutionnaire  ait  essayé, 
comme  Nicolas,  de  forcer  des  curés  à  envoyer  à  l'au- 
torité la  liste  de  leurs  pénitents,  avec  noms  et  prénoms; 
bien  plus,  avec  mention  expresse  du  refus  ou  non  de 
l'absolution  sacramentelle  (1)! 

Dans  la  révolution  française,  dit  M.  de  Tocqueville, 
l'irréligion  produisit  un  mal  public  immense;  mais  ne 
voit-on  pas  l'empereur  Nicolas  flatter  l'impiété,  jusque 
dans  ses  oukases,  quand  il  s'agit  de  dépouiller  le  clergé? 

La  révolution  absorbe  l'individu,  la  famille,  aussi 
bien  que  la  religion  dans  l'État;  mais  aux  plus  mau- 
vais jours  de  1793,  quand  a-t-on  vu  en  France,  comme 
nous  le  voyons  en  Russie,  s'engloutir  plus  monstrueu- 
sement au  profit  de  l'État,  se  briser  plus  arbitraire- 
ment sous  les  caprices  d'un  maître,  les  droits  des  pères 

(1)  Ce  fait  incroyable  a  été  attesté  par  plusieurs  curés  polonais 
a  la  personne  de  qui  nous  le  tenons. 


l'autocratie    KT    la    RLVOLITIOX.  263 

sur  les  enfants,  les  liens  sacrés  des  époux,  toutes  les 
saintes  choses  qui  font  du  foyer  domestique  le  dernier 
sanctuaire  et  le  dernier  autel,  quand  les  autres  sont 
souillés  ou  renversés? 

Agir  promptement,  énergiquement,  efFicacement, 
c'est  là  l'avantage  ou,  si  l'on  veut,  l'excuse  du  despo- 
tisme. Nicolas  le  savait  bien,  et,  aux  yeux  de  ceux  qui 
adorent  la  force,  c'est  là  une  partie  de  sa  gloire.  Comme 
on  demandait  à  Nicolas  des  instructions  pour  les  com- 
missions militaires  qu'il  venait  d'établir  en  Pologne 
après  la  défaite  de  l'insurrection,  il  fît  répondre  par 
ces  deux  mots  :  Faire  vite  et  frapper.  C'est  aussi  la 
prétention  des  révolutionnaires,  et  Dieu  sait  jusqu'où 
elle  mène,  dans  tous  les  temps,  ceux  qu'aucun  scru- 
pule n'arrête,  qu'aucune  résistance  n'enchaîne  et  que 
la  lumière  d'en  haut  n'éclaire  pas! 

Ainsi  se  figurer  que  le  despotisme  est  le  remède  de 
la  révolution,  faire  du  système  russe,  c'est-à-dire  de 
la  personnification  du  despotisme  la  plus  complète  et 
la  plus  absolue  que  l'Europe  ait  vue  depuis  longtenq)s, 
l'antidote  et  le  préservatif  des  maux  dont  la  révolution 
menace  la  société,  c'est  la  plus  folle  et  la  plus  inexpli- 
cable des  chimères.  Mickiewicz  a  fort  bien  dit  que  le 
despotisme  des  czars,  c'est  la  Convention  condensée 
dans  une  seule  tête.  Loin  que  la  révolution  et  le  des- 
potisme s'excluent,  ils  ne  sont  que  les  deux  formes 
d'une  même  chose  :  le  mépris  du  droit.  Tous  deux 
oppresseurs,  tous  deux  malhonnêtes,  tous  deux  cor- 
rupteurs, ils  ne  diffèrent  que  par  lapparence  et  par  la 


264  CONCLUSIONS   MORALES. 

durée.  La  révolution  est  la  forme  violente  du  machia- 
vélisme; le  despotisme  est  la  forme  machiavélique  de 
la  révolution  :  la  première  s'use  vite  par  la  violence;  le 
second  subsiste  plus  longtemps,  parce  qu'il  s'appuie 
sur  la  ruse  et  n'opprime  pas  également  tout  le  monde 
en  même  temps.  L'un  et  l'autre  ont  droit  à  la  même 
exécration,  au  même  mépris,  aux  mêmes  protestations 
de  la  conscience  et  du  droit.  Bien  plus,  l'expérience 
l'a  mille  fois  prouvé,  la  malhonnêteté  qui  s'étale  dans 
un  manifeste  révolutionnaire  est  moins  dangereuse  que 
celle  qui  se  cache  dans  le  portefeuille  d'un  ministre. 

Mais  veut-on  saisir  un  des  traits  les  plus  caractéris- 
tiques de  l'alliance  naturelle  entre  l'esprit  révolution- 
naire et  l'esprit  despotique?  Bien  que  l'un  et  l'autre 
affectent  des  principes  contradictoires,  l'un  parlant  au 
nom  de  l'ordre  et  l'autre  au  nom  de  la  liberté,  comme 
ils  sont  dressés  tous  les  deux  contre  les  mêmes  droits, 
tous  deux  s'applaudissent  ou  s'amnistient  au  moius  par 
le  silence,  quand  il  s'agit  de  certains  actes.  Que  la 
révolution  prenne  les  biens  de  l'Église  de  France  ou 
de  Piémont,  exile  ou  emprisonne  les  évêques  d'Italie, 
sera-ce  le  schisme  russe  qui  le  trouvera  mauvais,  lui 
qui,  en  fait  de  spoliations  sacrilèges  et  de  lâches  atten- 
tats, est  en  avance  fl'un  siècle  sur  la  révolution?  Mais 
quand  la  Russie  renouvelle  sous  nos  yeux,  pendant 
trente  ans  de  suite,  par  les  mains  des  Siemaszko,  des 
Schrœder  et  des  Schterbinin,  des  actes  de  persécution 
sanglante,  qui  se  tait  en  France?  Qui  conteste  aux 
martyrs  jusqu'à  la  sincérité  de  leurs  larmes,  jusqu'à  la 


LA  POLOGNE  ET  LA  RÉVOLUTION.        265 

légitimité  de  leurs  plaintes?  Qui  affecte  de  ne  les  pas 
entendre?  N'est-ce  pas  la  révolution,  dans  toutes  ses 
nuances,  depuis  les  lettrés  du  journalisme  jusqu'aux 
écrivains  de  barricades?  C'est  que  tout  ce  qui  atteint 
le  catholicisme  est  un  gain  pour  la  révolution,  quand 
môme  l'équité,  la  conscience  et  la  raison  devraientêtre 
frappées  et  périr  avec  lui.  Aussi  nous  ne  savons  si  le 
courroux  d'une  âme ,  je  ne  dis  pas  catholique,  mais 
seulement  honnête,  doit  pardonner  davantage  aux 
persécuteurs  de  Dziernowitze  leur  exécution  san- 
glante, ou  aux  journaux  de  la  révolution  leur  silence 
impudent. 


La  Pologne  et  la  révolution. 

Si  c'est  folie  de  vouloir,  pour  le  reste  de  l'Europe, 
donner  à  guérir  au  despotisme  les  plaies  faites  par  la 
révolution,  ce  ne  serait  pas  une  erreur  moins  funeste 
de  se  persuader  qu'en  Pologne  la  révolution  pourrait 
porter  remède  aux  maux  produits  par  le  despotisme 
de  la  conquête. 

De  nos  jours,  le  mot  de  révolution  et  d'esprit  révo- 
lutionnaire est  souvent  prononcé  quand  il  s'agit  de  la 
Pologne.  Ce  mot  tient  lieu  de  raison  à  tous  ceux  qui 
veulent,  sinon  excuser,  du  moins  expliquer  le  crime 
des  puissances  copartageantes,  puis  les  violations,  sans 
cesse  renouvelées,  des  stipulations  par  lesquelles  les 
traités  de  Vienne  ont  voulu  atténuer  les  conséquences 


266  C0NCL*US10NS   MORALES. 

de  la  grande  iniquité  qu'ils  toléraient.  Avec  M.  de 
Metternich,  on  accuse  les  Polonais  de  polonisme  ^  et 
tout  est  dit  :  absolument  comme  Nicolas  déclarait  fous 
officiellement  et  pourvoyait  d'un  médecin  les  plus  dis- 
tingués de  ses  sujets,  quand  ils  avaient  le  malheur  de 
parler  ou  d'écrire  autrement  que  lui  sur  la  politique  ou 
la  religion  (1).  Mais  si  l'on  va  au  fond  des  choses,  on 
arrive  promptement  à  cette  conclusion,  qu'il  est  peu 
de  nations  en  Europe  qui  doivent  jetor  aux  Polonais  la 
première  pierre,  et  que  le  plus  grand  tort  des  Polonais 
n'est  pas  d'avoir  été  ou  d'être  encore  des  révolution- 
naires, mais  bien  d'avoir  été  vaincus. 

Avouons  d'abord  franchement  ce  qu'il  ne  faut  pas 
craindre  d'avouer. 

Il  est  certain  que  l'esprit  révolutionnaire,  pendant 
ces  trente  dernières  années,  a  joué  son  rôle  en  Pologne. 
Oui,  la  Pologne  les  a  connus,  elle  les  connaît  encore 
ces  hommes  que  M.  de  Tocqueville  a  si  bien  décrits, 
que  Grégoire  XVI  a  condamnés  dans  une  bulle  sévère, 
mais  dont  les  termes  ne  sont  pas  plus  forts  que  ceux 
qu'emploie  le  pubhciste  libéral  (2),  ces  hommes  qui 

(1)  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  Tcliadaief>  au  prince  Dolgoroukow 
et  à  d'autres. 

(2)  Grégoire  XVI  :  «  Detestiindam  illorum  insolenliani  et  impro- 
bitatem...  qui,  projecta  effrenutaque  procncis  Hhertnlis  cupiditate 
œstuantes,  toli  in  eo  sunl  ut  jura  quœque  priucipaluum  labefaclent 
atqiie  convellant,  servitutem  sub  libertatis  specie  j)opulis  iliaturi. 
(Bulle  Mirari.  ) 

M.  de  Tocqueville  :  «  Révolutionnaires  d'une  espèce  inconnue,  qui 
portent  raudace  jusqu'à  la  folie,  qu'aucune  nouveauté  ne  peut  sur- 


LA  POLOGNE  ET  LA  RÉVOLUTION.        267 

se  retrouvent  partout  dans  les  nations  modernes,  em- 
poisonnant les  esprits  par  des  libelles  subversifs  et  des 
journaux  malsains  dans  les  temps  de  calme ,  et  aux 
jours  de  crise,  toujours  prêts  à  sortir  des  voies  légales 
et  à  souiller  de  sang  les  plus  nobles  drapeaux.  L'émi- 
gration polonaise,  en  portant  à  toute  l'Europe  le  spec- 
tacle de  ses  douleurs  et  en  soulevant  partout  une  sym- 
pathie, immense  comme  son  infortune,  a  montré  à 
tous  aussi,  par  les  divisions  qui  la  déchirent,  par  les 
opinions  extrêmes  soutenues  trop  souvent  dans  son 
sein ,  quel  mal  profond  a  fait  à  sa  noble  cause  ce 
même  esprit  révolutionnaire  qui  tient  aujourd'hui  la 
civilisation  chrétienne  en  échec.  Grégoire  XVI  a  donc 
pu,  sans  se  contredire,  d'une  part,  regretter  amère- 
ment la  lettre  aux  évêques  de  Pologne,  qui  semblait 
accepter  toutes  les  assertions  intéressées  de  la  politique 
de  Nicolas,  et  de  l'autre  dans  son  allocution  de  1842, 
qui  la  condamne,  faire  encore  allusion  au  «  coupable 
esprit  de  sédition  »  qui ,  en  1830 ,  avait  agité  la 
Pologne  :  tant  il  craignait  d'être  injuste  envers  celui 
qu'il  ne  désespéra  jamais  de  fléchir  (1)  !  Et  enfin,  pour 


prendre,  aucun  scrupule  ralentir...  race  d'hommes  qui  s'est  perpé- 
tuée et  répandue  dans  toutes  les  parties  civilisées  de  la  terre  (par 
conséquent  en  Pologne  aussi). 

(1)  On  pourrait  même  ne  considérer  la  phrase  de  Grégoire  XVI 
que  comme  une  simple  concession  de  langage.  C'est  ce  que  l'on 
pourrait  conclure  1°  de  la  conversation  du  pape  au  sujet  de  l'ency- 
clique, rapportée  plus  haut;  2"  delà  réponse  du  cardinal  Bernetti,  se- 
crétaire d'État  de  Sa  Sainteté,  à  la  lettre  du  comte  Ladislas  Ostrowski, 
écrite  de  Varsovie  au  .souverain  pontife,  au  nom  et  en  faveur  de 


268  CONCLUSIONS    MORALES. 

citer  mi  téiiioignage  qui  ne  sera  suspect  à  personne,  le 
comte  de  Montalembert  a  pu  écrire  dans  un  ])eau 
livre  où  il  prophétise,  avec  son  éloquence  ordinaire, 
la  résurrection  de  la  Pologne,  que  «  la  réparation  lui 
sera  due  lorsqu'elle  aura  pu  abjurer  toute  solidarité 
avec  l'esprit  révolutionnaire  (1).  » 

C'est  cette  solidarité  plus  ou  moins  prononcée,  mais 
souvent  exagérée  (et  notamment  en  ce  qui  concerne 
le  mouvement  de  1830)  (2),  qui  a  brusquement  arrêté 
les  sympathies  d'une  partie  de  l'Europe  pour  la  cause 
polonaise  ;  c'est  elle  qui  a  refroidi  les  hommes  reli- 
gieux, paralysé  les  efforts  des  cabinets  hostiles  au  sys- 
tème russe,  donné  à  Nicolas  la  spécieuse  apparence 
d'un  défenseur  de  l'ordre  aux  prises  avec  l'anarchie,  et 
lui  a  fourni  le  masque  hypocrite  dont  sa  politique  avait 


l'insurrection  polonaise.  Dans  celte  réponse,  il  n'y  a  pas  la  moindre 
allusion  à  l'esprit  révolutionnaire  du  mouvement  polonais,  mais  tout 
au  contraire,  les  expressions  les  plus  paternelles  de  la  plus  tendre 
sympathie  pour  «  un  peuple  valeureux  qui  mérite,  par  l'éminence 
de  son  esprit  religieux,  l'attention  la  plus  bienveillante  du  père  com- 
mun des  fidèles.  »  Voyez  aussi  dans  l'Univers,  numéros  du  26  août 
1842  et  du  4  septembre  1842,  deux  lettres  au  sujet  de  l'allocution 
de  Grégoire  XVI  ;  la  première,  signée  un  Polonais,  la  seconde, 
signée  unmembrede  l'émigrolion  polonaise. 

(1)  Des  intéréls  catholiques  au  xix'  siècle,  ch.  i. 

(2)  On  oublie  toujours  que  la  très  grande  majorité  des  troupes  de 
l'insurrection  se  composait  de  soldats  qui  n'avaient  quitté  le  grand- 
duc  (lonstantin  que  quatre  jours  après  l'explosion,  sur  un  écrit  de  sa 
main  commençant  par  ces  mots  :  «  Je  permets  aux  troupes  polo- 
naises, qui  me  sont  restées  fidèles  jusqu  au  dernier  moment,  de  rejoindre 
es  leurs  à  Varsovie.  » 


LA  POLOGNE  ET  LA  RÉVOLUTION.        269 

besoin,  et  contre  la  France,  et  contre  l'Angleterre,  et 
contre  l'opinion  publique  de  l'Europe  civilisée,  et 
contre  le  pape  lui-même.  Quand  le  despotisme  a  be- 
soin (juelque  part  d'un  complice  pour  affermir  et  com- 
pléter son  œuvre,  il  ne  le  trouve  point  dans  l'Église,  il 
le  trouve  dans  la  révolution. 

Mais,  cela  admis,  que  de  choses  à  répondre  à  ceux 
qui,  pour  débarrasser  leur  égoïsme  de  cette  Pologne 
incommode,  qui  ne  veut  pas  mourir  et  dont  la  cause 
renaît  sans  cesse,  dont  le  nom  est  le  remords  vivant 
de  la  politique  contcuiporainc,  lui  jettent  cette  accu- 
sation banale  d'être  un  pays  de  révolution  et  de  révo- 
lutionnaires! 

D'abord,  y  a-t-il  plus  de  révolutionnaires  en  Pologne 
qu'il  n'y  en  a  en  France?  Au  contraire,  il  y  en  a 
beaucoup  moins.  Y  en  a-t-il  plus  qu'en  Italie,  en 
Prusse ,  en  Espagne  ?  La  preuve  serait  difficile  à 
donner.  Y  en  a-t-il  seulement  autant  qu'en  Russie? 
L'empereur  Alexandre  et  ses  conseillers  savent  sur  ce 
point  à  quoi  s'en  tenir.  Pourtant  l'Europe  entière  se 
croit  intéressée  à  l'indépendance  de  la  Prusse ,  de 
l'Italie,  de  la  Russie  elle-même  :  comment  donc  l'es- 
prit révolutionnaire  serait-il,  pour  la  Pologne  seule, 
un  motif  suffisant  de  fermer  les  yeux  sur  ses  plus  légi- 
times griefs,  et  de  river  sur  elle  les  fers  d'une  servi- 
tude éternelle? 

On  dit  :  C'est  la  Pologne  ([ui  est,  dans  le  centre  de 
l'Europe,  le  foyer  permanent  et  le  principal  théâtre 
des  menées  révolutionnaires;  c'est  elle  d'ailleurs  qui, 


270  CONCLUSIONS   MORALES. 

au  temps  de  sa  douloureuse  indépendance,  a  donné  la 
première  l'exemple  de  ces  constitutions  anarchiques, 
impossibles  et  inapplicables,  auxquelles  la  révolution 
nous  a  depuis  habitués,  et  la  Pologne  ne  pouvait 
échapper  à  son  sort  :  elle  est  justement  punie  par  où 
elle  a  péché. 

Sans  aucun  doute,  le  philosophe  et  le  moraliste 
chrétien  pourraient  peut-être  se  rendre  compte,  sans 
trop  de  difficultés,  de  la  grande  leçon  que  la  Provi- 
dence a  voulu  donner  au  monde,  dans  la  chute  de  la 
Pologne.  L'affaiblissement  de  la  foi  dans  ce  noble  pays, 
qui,  malgré  sa  constitution,  demeurée  celle  du  moyen 
âge  au  milieu  de  l'Europe  moderne,  resta  grand  tant 
qu'il  resta  le  boulevard  de  l'orthodoxie  catholique;  la 
décadence  des  mœurs,  et,  entre  autres,  le  scandale 
prolongé  des  divorces  ;  une  noblesse,  dont  le  chiffre 
s'élevait  au  dixième  de  la  population  totale,  qui  avait 
réduit  presque  tout  le  reste  à  l'état  de  servage,  et  qui, 
en  même  temps,  avait  presque  anéanti  le  pouvoir 
royal  ;  l'anarchie  presque  permanente,  par  suite  des 
rivalités  héréditaires  de  quelques  grandes  familles  : 
toutes  ces  causes  réunies  expliquent  trop  bien  l'affai- 
blissement progressif  des  derniers  temps  et  la  catas- 
trophe finale.  Mais,  qu'on  le  remarque,  c'est  à  la  date 
précise  où  la  Pologne,  instruite  par  ses  propres  fautes, 
s'apprête  à  réformer  sa  constitution  sous  la  sage  in- 
fluence de  deux  frères,  les  princes  Auguste  et  Michel 
Czartoryski;  c'est  au  moment  où  le  pouvoir  royal  va 
être  raffermi,  l'anarchie  prévenue,  le  servage  aboli, 


LA  POLOGNE  ET  LA  RÉVOLUTION.        271 

qu'on  voit  intervenir  les  trois  puissances  voisines  et 
surtout  la  Russie,  pour  prévenir  une  réforme  (jui  eût 
rendu  le  partage  impossible.  Longtemps  avant  la 
France,  la  Russie  a  importé  en  Pologne  le  langage  et  les 
idées  révolutionnaires.  Aujourd'hui  les  trois  puissances 
spoliatrices  se  plaignent  de  ce  foyer  d'incendie  qu'il 
leur  faut,  disent-elles,  contenir  sans  cesse  dans  l'inté- 
rêt de  l'ordre  européen.  «  Mais ,  pourrait-on  leur 
répondre,  ce  foyer,  qui  l'a  allumé?  Ces  manœuvres 
révolutionnaires,  qui  les  a  d'abord  employées  ?  Si  les 
révolutionnaires  de  tout  pays  trouvent,  dans  les  iniquités 
dont  la  Pologne  est  depuis  soixante  ans  la  victime,  le 
plus  populaire  et  le  plus  spécieux  de  tous  les  prétextes 
contre  les  pouvoirs  réguliers,  à  qui  la  faute?  Si  les 
émigrés  polonais  ont  été  partout  et  toujours  accueillis, 
fêtés  et  trop  souvent  séduits  par  les  avances  de  la  révo- 
lution, il  faut  les  plaindre  sans  doute;  mais  n'est-ce 
pas  vous  qu'il  faut  accuser?  Enfin  si,  quelque  jour,  ce 
qu'à  Dieu  ne  plaise  !  sortant  en  réalité  de  cette  Polo- 
gne que  vous  n'avez  jamais  cessé  d'opprimer,  la 
révolution  venait  à  dévorer  et  à  démembrer  à  leur 
tour  les  trois  puissances  spoliatrices,  sans  doute  la 
conscience  aurait  à  protester  contre  la  violence  des 

hommes;  mais  qui  donc  oserait  accuser  la  justice  de 
Dieu  ?  » 

Ce  n'est  pas  tout  encore  :  aux  yeux  de  tout  homme 
de  sens  et  d'honneur,  de  quel  poids  peuvent  être  les 
reproches  «  d'esprit  révolutionnaire  »  adressés  à  la 
Pologne  vaincue,  quand  on  voit  les  puissances  qui  l'ont 


27â  CONCLUSIONS   MORALES. 

dépouillée  s'efforcer  encore  de  tromper  l'opinion  par 
les  procédés  qui  ont  déjà  servi  Catherine  II,  et  conti- 
nuer, pour  achever  la  Pologne,  les  lâches  pratiques 
qui  l'ont  une  première  fois  perdue?  Il  ne  s'agit  pas  ici 
de  vagues  accusations,  lancées  par  des  conspirateurs 
aux  abois.  Non  :  ce  n'est  pas  seulement  le  comte  Bibi- 
koff  ou  tel  autre  envoyé  de  Nicolas,  qui  suppose,  dans 
un  intérêt  personnel,  des  complots  imaginaires.  C'est 
dans  l'année  même  et  dans  le  mois  où' nous  écrivons 
qu'un  député  polonais  a  pu,  à  Berlin,  en  plein  parle- 
ment, prouver,  avec  des  pièces  authentiques,  que  la 
police  prussienne  elle-même  fabriquait,  imprimait, 
distribuait  des  pièces  incendiaires  destinées  à  prouver 
à  l'Europe,  et  surtout  à  la  Russie  et  à  l'Autriche,  l'esprit 
incorrigiblement  révolutionnaire  et  ingouvernable  des 
Polonais  (1).  Que  sera-ce  quand  on  aura  écrit  l'histoire 
véritable  et  définitive  du  massacre  de  Gallicie,  et  celle 
de  la  suppression  de  la  république  de  Cracovie,  le  der- 
nier point  de  la  terre  polonaise  où  il  fût  encore  permis 
d'être  et  de  se  dire  citoyen  polonais?  Quel  homme  sé- 
rieux est  aujourd'hui  porté  à  rendre  la  révolution  res- 
ponsable de  cesdeuxactes  iniques,  dontl'un  est  un  crime 
épouvantable,  commis,  dit-on,  au  profit  de  l'ordre,  et 
l'autre  un  guet-apens,  longuement  prémédité  par 
l'esprit  conservateur  de  M.  de  Metternich  ?  Et  enfin, 
quand  môme  tout  espoir  d'indépendance  serait  à  jamais 


(1)  Interpellation  de  M.  Niegolewfki  à  la  chambre  des  dcpulés  de 
Berlin,  le  12  mai  1860. 


LES   POUVOIRS   RÉGULIERS    ET    LA    POLOGNE.        273 

perdu,  et  le  but  poursuivi  au  grand  jour  parles  trois 
puissances,  entièrement  atteint;  quand,  sous  prétexte 
d'écraser  la  révolution,  les  Russes  seraient  parvenus  à 
ne  plus  laisser  un  seul  catholique  à  Wilna  et  à  Varsovie, 
les  Prussiens  à  supprimer,  dans  le  grand  duché  de 
Posen,  tous  les  propriétaires  polonais,  les  Autrichiens  à 
faire,  à  Cracovie,  du  polonais  une  langue  morte; 
quand,  pour  tout  dire,  suivant  le  langage  du  jour,  le 
fait  accompli,  cette  dernière  divinité  des  consciences 
éteintes  et  des  époques  avilies,  aurait  semblé  consacrer 
à  tout  jamais,  dans  la  Pologne  disparue,  la  cause  de 
l'ordre,  victorieuse  par  de  tels  arguments ,  il  serait 
encore  d'un  homme  sage  de  ne  point  accuser  la  révo- 
lution de  ces  odieux  résultats,  et  de  se  rappeler  que 
l'histoire  de  la  Pologne ,  écrite  par  les  serviteurs 
aveugles,  intéressés  ou  pervers  des  trois  puissances, 
c'est  encore  une  autre  forme  du  vœ  viclis  :  c'est  l'his- 
toire de  Carthage,  écrite  par  les  Romains. 

\l 

Les  ponvoirs  réguliers  et  la  Pologne. 

Heureusement  les  nations  sont  guérissables,  et  Dieu, 
qui  ne  châtie  qu'en  père  et  ne  permet  jamais  le  triom- 
phe absolu  du  mal  et  de  l'erreur,  a  voulu  que  le  mal 
et  Terreur  trouvassent  en  eux-mêmes  leur  propre  châ- 
timent. Le  système  appliqué  par  Nicolas,  continué  par 
Alexandre,  peut-il  durer?  L'œuvre  de  cette  politique 

18 


27 /l  CONCLUSIONS   MORALES. 

diim-t-elle  un  jour  en  sa  faveur  le  bénéfice  définitif  du 
fait  accompli  ?  Nous  ne  le  croyons  pas.  On  pourrait  en 
donïier  bien  des  raisons.  Une  seule  suiTit.  Les  moyens 
politiques  de  la  Russie,  la  marche  tortueuse  de  sa 
diplomatie,  le  machiavélisme  odieux  dont,  après  son 
vieil  allié  le  grand  empire  du  milieu,  elle  offre  le  type 
le  plus  tristement  parfait  :  tous  ces  ressorts  d'une 
civilisation  demi-païenne  et  demi-barbare,  sur  les- 
qui'ls  est  fondée  sa  grandeur  présente  ,  sont  aussi 
connus,  aussi  usés  qu'ils  peuvent  l'être  :  nous  en  con- 
cluons que,  de  ce  côté,  si  l'Europe  le  veut,  ses  succès 
sont  finis.  Ou  sa  politique  cessera  d'être  tout  asiatique 
et  païenne,  ou  il  en  sera  d'elle  comme  de  ces  mar- 
chands enrichis  par  le  vol,  qui,  discrédités  par  des 
profits  fabuleux,  trouvent  enfin  leui'  ruine  dans  l'im- 
probité  même  qui  les  avait  élevés. 

Politiquement,  une  réaction  est  imminente,  qui  ne 
le  voit?  Et  nous  osons  espérer  que  la  Russie  elle-même 
est  à  la  veille  de  reconnaître  que,  indépendamment  de 
toutes  les  lois  de  la  morale  et  de  l'équité,  il  y  a  quel- 
que chose  qui  lui  commande  la  justice  :  c'est  son 
propre  intérêt.  Désorganisée,  ruinée  et  affaiblie  comme 
la  Pologne  elle-même  par  le  despotisme  de  Nicolas,  la 
Russie  est  devenue,  tlit-on,  pour  quelque  temps  du 
moins,  une  puissance  de  second  ordre.  Quoi  qu'il  en 
soit  de  cette  assertion,  ce  n'est  pas  aux  hommes  qui 
croient  à  la  Providence  de  s'étonner,  ni  de  se  plaindre, 
s'ils  voient  l'épuisement  mérité  de  la  faiblesse  succé- 
der airx  extases  brutales  de  la  force.  Un  grand  empire, 


LES   POUVOIRS   RÉGULIERS   ET    LA    POLOGNE.         275 

pas  plus  qu'un  simple  citoyen,  n'a  le  droit  de  chercher 
la  sécurité  ailleurs  que  dans  la  justice.  Le  grand  ennemi 
de  tout  ordre  et  de  toute  sécurité  est  toujours  la  révo- 
lution ;  mais  est-il  possible  de  la  combattre  encore  avec 
ses  propres  armes?  La  combattre  ainsi,  cest  la  servir. 
Quelle  fortune  pour  ses  partisans,  de  pouvoir,  les  pièces 
en  main,  prouver  à  tous  les  peuples,  avec  l'histoire  de 
la  Pologne,  que  la  parole  d'un  empereur  de  Russie  a 
juste  autant  de  valeur,  mérite  autant  de  crédit  qu'un 
assignat  révolutionnaire?  Quel  formidable  argument 
fourni  à  la  révolution,  contre  les  pouvoirs  réguliers, 
que  cette  longue  série  d'impostures  diplomatiques, 
d'iniquités  officielles,  d'infamies  légales,  qui  ont  pré- 
paré, consommé,  perpétué  ce  fait  inouï  depuis  l'ère 
chrétienne,  la  suppression  d'une  nation  chrétienne  I 
Qu'on  y  songe,  en  effet  :  nous  sommes  en  présence  de 
l'oppression  religieuse  la  plus  immorale  et  la  plus  per- 
sévérante dont  l'hisloire  du  xix'  siècle  fasse  mention  : 
or,  elle  a  pour  point  de  départ  les  manifestes  de  Cathe- 
rine, imposant,  par  la  force,  à  la  diète  polonaise  un 
traité  en  faveur  de  la  liberté  religieuse,  sur  la  base  que 
voici  :  «  Art.  m.  La  liberté  de  conscience  est  de  droit 
divin,  et  ce  fait  intéresse  tout  citoyen.  H  est  donc  du 
devoir  de  tout  État  bien  ordonné  d'en  faire  jouir  tous 
ses  sujets  et  de  ne  les  faire  dépendre,  sous  ce  rapport, 
d'aucune  autre  religion.  »  Et  à  l'heure  où  nous  sommes, 
en  1860,  les  catholiques  sont  obligés,  s'ils  veulent 
rebâtir  leurs  propres  églises,  de  couvrir,  à  leurs  pro- 
pres frais,  leur  propre  sol,  d'églises  schismatiques  !  Et 


276  CONCLUSIONS   MORALES. 

des  prêtres,  âgés  et  infirmes,  sont  envoyés  en  Sibérie 
pour  avoir  osé,  sur  la  demande  des  parents,  baptiser  des 
enfants  de  pères  catholiques  !  Et  la  puissance  qui  com- 
met ces  crimes  impudents  se  présente  comme  l'avocate 
et  la  protectrice  de  la  liberté  religieuse  en  Orient  ! 

Depuis  la  suppression  de  Cracovie,  il  n'y  a  plus  un 
pouce  de  terrain  en  Pologne  ([ui  soit  sous  une  domina- 
tion polonaise  :  or,  le  manifeste  par  lequel  Catherine 
annonce  le  premier  démembrement  le  présente  comme 
destiné  à  prévenir  «  la  ruine  et  la  décomposition  du 
royaume  de  Pologne,  et  à  rétablir  sur  un  fondement 
solide  l'ancienne  constitution  de  cet  État  et  les  libertés 
de  la  nation  !  »  Et  quand  les  derniers  débris  de  la  glo- 
rieuse confédération  de  Bar  ont  été  vaincus  et  dispersés, 
les  trois  puissances  spoliatrices  déclarent  de  concert  que 
tous  ceux  qui  s'attrouperont  encore,  sous  quelque  nom 
que  ce  soit,  seront  poursuivis,  arrêtés  et  jugés,  comme 
brigands,  meurlriers  el  incendiaires  ! 

Les  traités  de  Vienne  avaient  garanti  aux  Polonais, 
placés  sous  la  domination  des  trois  puissances,  une 
administration  distincte ,  une  représentation  et  des 
institutions  nationales,  sans  parler  de  l'indépendance 
de  Cracovie.  Qu'est-ce  que  les  trois  puissances  ont 
fait  des  traités  de  Vienne?  Fallait-il  donc  former  une 
Sainte-Alliance  et  invocjner  la  sainte  Trinité  pour 
mettre  à  l'abri  de  ce  nom  sacré  la  plus  dérisoire  im- 
posture ? 

Voilà  les  actes  des  pouvoirs  réguliers ,  voilà  les 
œuvres  de  la  diplomatie,  voilà  ce  que  font  les  cabinets. 


LES    POUVOIRS    RÉGULIERS    ET    LA    POLOCiNE.        277 

Et  c'est  avec  de  telles  armes  qu'on  se  flatte  de  vaincre 
la  révolution  ! 

On  compte  aujourd'hui  beaucoup  sur  la  diplomatie, 
et  c'est  là  un  progrès  des  temps  nouveaux  qu'il  faut 
reconnaître.  Il  est  digne  des  peuples  chrétiens  de  ne  se 
décider  à  la  guerre  qu'après  les  derniers  efforts  pour 
la  conjurer;  mais  il  y  a  une  chose  qu'on  oublie  :  pour 
que  la  diplomatie  soit  forte,  il  faut  qu'elle  soit  hono- 
rée; pour  être  honorée,  il  faut 'qu'elle  soit  honnête. 
N'est-il  pas  temps,  pour  un  gouvernement  qui  veut 
tenir  une  place  ('?levée  dans  l'opinion,  de  rompre  toute 
solidarité  avec  les  procédés  de  (Catherine  et  de  renoncer 
aux  traditions  dangereuses  de  sa  diplomatie  scélérate? 
Il  n'y  va  plus  seulement  de  l'honneur,  il  est  aussi  de 
l'intérêt  de  tous  les  pouvoirs  de  laisser  désormais  à  la 
révolution  le  monopole  de  la  malhonnêteté  politique, 
comme  elle  lui  a,  depuis  longtemps  déjà,  abandonné 
le  monopole  de  l'assassinat. 

Naguère  un  illustre  ami  de  la  Pologne,  avocat  géné- 
reux de  tous  les  faibles  contre  la  tyrannie  des  forts, 
prenait  contre  lord  Palmerston  la  défense  de  l'auguste 
Pie  IX,  brutalement  calomnié  en  plein  parlement  (1). 
Les  pages  vengeresses  ont  fait  le  tour  de  l'Europe  et  ne 
seront  pas  oubliées.  Pourquoi  cet  applaudissement  uni- 
versel? C'est  que  l'illustre  écrivain  n'était  pas  seule- 
ment un  catholique  qui  défendait  un  pontife,  un  fds 
qui  parlait  pour  son  père,  mais  un  honnête  homme  in- 

(1)  Pie  IX  cl  lord  Palmerston^  par  le  comle  de  Montalembert. 


278  CONCLUSIONS   MORALES. 

digne  qui  faisait  un  appel  à  tous  les  cœurs  honnêtes, 
et,  pour  châtier  un  lâche  abus  de  la  parole,  commis  en 
plein  parlement,  contre  une  majesté  sans  défense, 
jetait  à  la  face  du  noble  vicomte,  en  pleine  Europe,  sa 
vilenie  ! 

C'est  un  sentiment  de  même  nature  que  doit  soule- 
ver la  fameuse  parole  d'Alexandre  II  aux  Polonais  : 
«  Ce  que  mon  père  a  fait  est  bien  fait,  et  je  le  maintien- 
drai. »  Quoi  !  corrompre  pour  régner,  tromper  pour 
vaincre,  tuer  pour  convertir;  se  faire  de  la  conscience 
et  des  mœurs  de  son  peuple  un  vil  jouet,  spéculer  sur 
l'ignorance  qu'on  prépare,  préméditer  l'abrutissement 
de  ceux  qu'on  gouverne,  c'est  là  l'œuvre  qu'on  veut 
maintenir;  et,  sous  prétexte  que  c'est  le  catholicisme 
seul  qui  est  écrasé,  les  ennemis  même  du  catholicisme 
resteront  muets  ;  la  fibre  chrétienne  sera  la  seule  émue  ! 
A  Dieu  ne  plaise  que  le  sens  moral  ait  à  ce  point  dis- 
paru !  Ce  que  mon  père  a  fait  est  bien  fait!  Non  pas, 
sire  !  car,  prenez-garde  :  si  le  monde  chrétien  est 
partagé  en  communions  diverses,  il  n'y  a  pas  deux 
consciences,  il  n'y  a  pas  deux  raisons,  il  n'y  a  pas 
deux  morales;  et  cette  œuvre  que  vous  voulez  mainte- 
nir, elle  est  perverse,  et  pervers,  devant  Dieu  et  devant 
les  hommes,  quiconque  la  maintiendra,  parce  qu'il  n'y 
a  pas  de  droit  contre  le  droit,  sire  ! 


CHAPITRE  XL 

CONCLUSIONS  RELIGIEUSES.  —  LES  DEUX  EGLISES. 


Le  principe  du  sciiisiue. 

Si  la  politi(iue  du  schisme  représentée  par  les  em- 
pereurs orthodoxes,  mise  en  face  de  la  politique  catho- 
lique représentée  par  la  papauté,  n'a  rien  à  gagner  au 
parallèle,  que  dirons-nous  de  la  religion  russe  com- 
parée à  la  religion  catholique,  telle  qu'elle  nous  appa- 
raît dans  la  lutte  avec  la  Pologne?  Ce  parallèle  nous 
est  indispensable  pour  faire  comprendre  comment, 
indépendamment  même  de  tout  dessein  prémédité  de 
persécution,  le  gouvernement  russe,  par  le  seul  fait  du 
schisme,  aurait  été  conduit  à  appliquer  à  l'Église  polo- 
naise des  mesures  qui  doivent  la  tuer,  mais  dont  l'ini- 
quité n'est  frappante  que  pour  des  catholiques,  ou  pour 
tous  ceux  qui,  en  lisant  l'Évangile,  ont  su  y  voir  que  la 
distinction  et  l'indépendance  réciproque  des  pouvoirs 
temporel  et  spirituel  en  étaient  la  principale,  et,  pour 
ainsi  dire,  la  plus  divine  nouveauté. 

Si  conspirer  dans  le  secret,  travailler  dans  la  nuit,  et 
frapper  dans  l'ombre  est  la  ressource  par  excellence  île 
la  politique  moscovite,  pour  l'Église  russe  rester  cachée, 


280  CONCLUSIONS    REUCIliUSES. 

vivre  ignorée  et  ignorante  sans  faire  parler  d'elle  et 
sans  parler  des  autres,  était  non-seulement  utile,  mais 
rigoureusement  nécessaire.  11  y  a  longtemps  qu'on  l'a 
dit  :  le  grand  jour  la  tuera;  et,  chose  étrange,  mais 
d'une  consolante  justice j  ce  sera  au  souverain  qui,  pour 
l'accroître,  n'a  reculé  devant  aucune  violence;  qui,  le 
premier,  lui  a  décerné  fastueusement  le  nom  exclusif 
d'orthodoxe  (i),  que  cette  Église  devra  de  voir  se  hâter 
son  déclin  et  se  précipiter  sa  chute  :  et  Dieu  veuille  que 
cette  chute  ne  soit  qu'une  heureuse  transformation, 
qu'elle  ne  périsse  que  pour  renaîtie  ! 

Si  l'on  nous  demande,  en  effet,  par  quel  chemin 
tant  de  nobles  cœurs  que  la  naissance  avait  faits  schis- 
matiques,  sortent  aujourd'hui  et  sortiront,  tous  les 
jours  plus  nombreux,  de  l'orthodoxie  officielle,  nous 
répondrons  :  par  le  chemin  de  la  Pologne.  Assurément 
cette  voie  n'est  pas  la  seule,  mais  qu'elle  soit  déjà 
suivie,  nous  le  savons  par  nous-même. 

C'est  celle  qu'avait  prise  un  noble  Russe,  récem- 
ment revenu  au  catholicisme,  homme  instruit,  élevé 
à  Pétersbourg,  mais  n"ayant  jamais  ouvert  un  livre  de 
controverse  et  ignorant  jusqu'au  nom  du  comte  Joseph 
de  Maistre,  (|ui  nous  écrivait  peu  de  temps  après  son 
abjuration  : 

«  Il  me  hâtait  d'entrer  dans  une  nouvelle  vie,  de 
secouer  une  religion  que  je  mc^prisais,  et  maintenant 

(1)  Par  un  oukase  de  1839. 


LE    PRINCIPE    DU    SCHISME.  281 

le  rêve  de  tant  d'années  vient  de  s'accomplir  pour 
moi  !  » 

Une  religion  que  je  méprisais  :  quelle  parole,  quand 
on  songe  que  cette  religion  professe,  à  peu  de  choses 
près,  tous  les  dogmes  de  la  véritable  Église,  que  depuis 
des  siècles  elle  fait  vivre  un  grand  et  bon  peuple,  où  la 
foi,  jusqu'à  ce  jour,  n'a  cessé  de  produire  des  vertus; 
et  qu'enfin  elle  est  la  partie  de  beaucoup  la  plus  con- 
sidérable et  l'héritière  de  cette  grande  fraction  de 
l'Église  universelle,  où  se  sont  tenus  les  huit  premiers 
conciles  œcuméniques,  où  ont  fleuri  les  Basile,  les 
Chrysostome,  lesGrégoire  deNaziance,  les  Jean  Damas- 
cène,  l'ornement  et  la  lumière  de  leur  siècle,  les  doc- 
teurs des  chrétiens  de  tous  les  temps,  de  toutes  les 
langues  et  de  tous  les  pays  ! 

Pourtant  cette  expression  n'est  que  juste,  et,  en 
dehors  de  toute  controverse,  elle  naît  invinciblement 
sur  les  lèvres  de  tout  homme  de  bien  et  de  tout  homme 
instruit  qui  regarde  en  face  l'Église  grecque,  non  pas 
telle  qu'elle  est  dans  son  antique  et  auguste  origine, 
mais  telle  qu'elle  est  aujourd'hui  à  Constantinople,  à 
Jérusalem,  à  Alexandrie,  mais  surtout  en  Russie  :  telle 
surtout  que  nous  l'ont  révélée  ses  récents  rapports 
avec  la  Pologne  catholique. 

Veut-on  avoir  le  secret  de  cette  dégradation  qui,  à 
première  vue,  choque  les  yeux  de  la  conscience?  Il 
faut  remonter  au  principe  :  dès  l'origine  du  schisme, 
on  voit  les  titres  de  sa  condamnation  nettement  ex- 
primés, dans  une  lettre  du  grand  pape  Nicolas,  qui 


'282  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

eut  la  gloire  de  le  combattre  à  sa  source,  dans  Photius 
lui-même  et  dans  le  misérable  empereur  qui  le 
protégeait . 

«  Avant  Jésus-Christ,  écrit  le  pape  à  Michel  l'Ivro- 
gne, digne  patron  de  Photius,  il  y  avait  des  rois  qui 
étaient  en  même  temps  prêtres,  comme  Melchisédech. 
Satan  l'a  imité  dans  la  personne  des  empereurs 
païens,  qui  étaient  souverains  pontifes.  Mais  après  la 
mort  de  celui  qui  est  véritablement  roi  et  pontife, 
l'empereur  ne  s'est  plus  attribué  les  droits  du  pontife, 
ni  le  pontife  les  droits  de  l'empereur.  Jésus-Christ  a 
séparé  les  deux  puissances,  en  sorte  que  les  empereurs 
eussent  besoin  des  pontifes  pour  la  vie  éternelle,  et 
que  les  pontifes  se  servissent  des  lois  des  empereurs 
pour  les  affaires  temporelles  (1).  » 

Or,  que  sont  devenues  à  Constantinople,  et  surtout  à 
Pétersbourg  et  dans  toutes  les  Églises  séparées  de  Rome, 
la  distinction  et  l'indépendance  des  deux  pouvoirs,  dis- 
tinction que  toutes  les  Églises,  aussi  bien  que  la  nôtre, 
reconnaissent  en  principe  et  qui  est  si  nettement  ex- 
primée dans  l'Évangile  ? 

L'étranger  désintéressé  qui ,  en  dehors  de  toute 
préoccupation  religieuse,  considère  l'Église  de  Russie, 
ne  voit  guère  qu'un  dogme  vivant  et  agissant , 
lequel  est  partout;  un  dogme  fait  homme,  qui  tient 
peu  de  place  dans  les  catéchismes  traduits  en  français 

(1)  Cilé  par  Rohrbacher,  Hisl.  ecclés.,  t.  XII,  p.  182. 


LE   PRINCIPE   DU    SCUISMi;.  28S 

par  ordre  du  gouvernement  russe  (t),  mais  qui,  dans 
la  pratique,  absorbe  et  supprime  tous  les  autres,  et 
qui  les  plie  ou  les  brise  à  volonté  toutes  les  fois  qu'ils 
sont  un  obstacle  :  ce  dogme,  on  l'a  déjà  nommé,  c'est 
l'omnipotence  absolue  de  l'empereur  en  matière 
religieuse. 

C'est  déjà  donner  une  suffisante  idée  du  pouvoir 
exorbitant  que  s'attribue  l'empereur,  et  de  l'étrange 
manière  dont  s'interprète  à  Pétersbourg  la  maxime 
évangélique  de  rendre  à  César  ce  qui  est  à  César,  et  à 
Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  qiTe  de  rappeler  les  actes  arbi- 
traires de  Nicolas  à  l'égard  de  l'Église  catholique  de 
Pologne.  Supprimer  les  couvents  et  leur  prendre  leurs 
biens,  modifier  de  son  chef  les  règles  monastiques, 
fonder  ou  abattre  des  évêchés,  tracer  les  limites  des 
diocèses,  permettre  ou  défendre  l'exercice  des  fonc- 
tions les  plus  strictement  ecclésiastiques,  comme  la 
confession  ou  la  communion,  imposer  des  catéchismes, 
tous  ces  actes  d'une  tyrannie  inconcevable,  et  qui,  en 
Occident,  paraîtraient  non-seulement  monstrueux, 
mais  puérils  dans  leur  minutie  tracassière,  l'empe- 
reur les  exerce  sans  contestation  et  sans  contrôle  à 
l'égard  de  \ orthodoxie  gréco-russe  ;  et  peut-être  pour- 
rait-on prétendre,  avec  grande  apparence  de  raison, 

(2)  Nous  faisons  allusion  au  Catéchisme  détaillé  de  V Église  catho- 
lique orthodoxe  d'Orient.  Paris,  chez  Klinsieck,  i  851 ,  ouvrage  hété- 
rodoxe par  les  vérités  qu'il  ne  dit  pas,  beaucoup  plus  que  par  les 
erreurs,  fort  peu  nombreuses,  qu'il  exprime.  L'auteur  est  M»""  Phila- 
rète,  métropolitain  de  Moscou. 


28/1  CONCLU.Si()NS    RELIGIKUSES. 

que  ce  n'est  pas  sans  une  certaine  bonne  foi  qu'il 
usurpe  si  souvent,  à  l'égard  de  ses  sujets  catholiques, 
les  droits  et  les  prérogatives  réunis  du  pape  ,  des 
évoques  et  des  simples  prêtres,  en  appuyant  (ce  que  le 
pape  ne  fait  pas)  d'une  menace  de  Sibérie ,  souvent 
suivie  d'effet,  ses  canons  impériaux.  Chose  bien  digne 
de  remarque  et  destinée  tôt  ou  tard  à  être  remarquée, 
même  des  Russes  orthodoxes  :  les  prélats  qui  composent 
le  prétendu  saint-synode  ont  si  parfaitement  habitué 
le  czar  Pierre  et  ses  successeurs  à  ne  voir  dans  un 
évoque  qu'un  fonctionnaire  comme  un  autre,  une  de 
leurs  créatures,  et  même  la  plus  simple  et  la  plus 
inoffensive  de  toutes,  que  la  seule  notion  de  ce  que 
c'est  qu'un  véritable  évêque  serait  depuis  longtemps 
sortie  de  leur  esprit,  s'il  n'y  avait  quelque  part  une 
Église  catholique,  héritière  légitime  des  Athanase  et 
des  Chrysostome,  aussi  bien  que  des  saint  Ambroise 
et  des  saint  Léon. 

Mais  venons  aux  exemples  :  nous  n'aurons  que  l'em- 
barras du  choix. 

II 

i.e  schisiae  grec  cl  le  mariage. 

On  sait  que  si  l'Église  catholiqu(3  a  tant  de  fois 
trouvé,  dans  les  princes  môme  catholiques,  de  redou- 
tables adversaires  et  des  enfants  dénaturés,  c'est  sur- 
tout lorsqu'elle  a  voulu  défendre  contre  eux  l'indisso- 


LE   SCHISME    GREC    ET    LE   MARL\GE.  285 

lubililé  du  mariage  et  les  saintes  lois  de  la  chasteté 
conjugale.  Pour  ne  citer  qu'un  fait,  le  plus  éclatant  de 
tous,  c'est  la  gloire  du  pape  Clément  VII  que  d'avoir 
soutenu  jusqu'au  bout  les  droits  de  l'infortunée  Cathe- 
rine d'Aragon,  contre  les  prétentions  adultères  de 
Henri  YIII.  Cette  résistance  apostolique  coûta  au  saint- 
siége  l'obédience  du  royaume  britannique.  Mais  il  n'est 
encore  entré  dans  la  pensée  d'aucun  pape  qu'il  eût 
mieux  valu  céder  aux  menaces  et  à  la  crainte,  et  sacri- 
fier la  vérité  révélée  de  Dieu  aux  passions  libertines 
d'un  souverain,  fût-ce  même  dans  l'espoir  de  conser- 
ver à  l'Église  plusieurs  millions  de  ses  enfants.  Et  si 
quelque  catholique  peu  instruit,  ou  confondant  mal  à 
propos  les  exigences  de  la  diplomatie  humaine  avec  les 
règles  imprescriptibles  de  la  diplomatie  divine,  se  pre- 
nait à  regretter  la  fermeté  du  successeur  de  saint 
Pierre  en  un  pareil  sujet,  il  n'y  aurait  qu'à  lui  deman- 
der en  quel  temps  et  en  face  de  quel  pouvoir,  l'Église 
romaine,  pressée  de  sacrifier  un  principe,  a  jamais 
décliné  la  persécution  et  oublié  la  grande  parole  de 
saint  Cyprien  :  «  L'évoque,  tenant  dans  ses  mains 
l'Évangile  de  Dieu,  peut  être  tué  :  il  ne  peut  pas  être 
vaincu  !  » 

Les  évoques  du  saint-synode  ont  un  autre  système, 
on  l'a  vu  de  nos  jours. 

Le  grand-duc  Constantin,  frère  d'Alexandre  I"  du  vi- 
vant de  sa  première  femme,  voulut  en  épouser  uneautre; 
l'empereur  y  consentait  :  que  faire?  L'Église  grecque 
défend  le  divorce,  sauf  dans  le  cas  d'adultère,  et  l'on 


286  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

ne  songeait  pas  à  élever  contre  lagrande-duchesse  Anna 
Feodorowna  nne  accusation  de  celte  nature.  En  pré- 
sence d'une  si  monstrueuse  violation  des  canons, 
autorisée  par  l'empereur,  qui  devait  protester?  N'était- 
ce  pas  le  saint-synode  ?  Pouvait-il  oublier  le  glo- 
rieux exemple  que,  dans  une  circonstance  toute  sem* 
blable,  avait  donné  aux  évoques  de  tous  les  temps 
un  des  plus  illustres  patrons  de  l'Église  grecque , 
saint  Théodore  Studite?  Un  prince  de  même  nom, 
Constantin  YI  Porphyrogénète ,  avait,  du  vivant  de 
Marie  sa  femme,  contracté  mariage  avec  Théodote  sa 
concubine.  En  809,  une  assemblée  de  prélats  cour- 
tisans avait  déclaré  cette  union  légitime  et  proclamé 
les  princes  au-dessus  des  lois  divines.  Que  fit  le  saint 
patriarche?  Il  protesta  seul  contre  l'adultère,  comme 
il  avait  protesté  contre  l'hérésie  des  briseurs  d'ima- 
ges; et  c'est  du  fond  de  sa  prison  que  l'héroïque  con- 
fesseur de  la  foi  écrivait  au  pape  saint  Léon  III  : 
«  Puisque  Jésus-Christ,  notre  Dieu,  a  confié  à  Pierre, 
d'abord  les  clefs  du  royaume  des  cieux,  puis  la  dignité 
de  prince  des  apôtres,  c'est  à  Pierre  ou  à  son  succes- 
seur qu'il  faut  faire  connaître  toutes  les  innovations 
introduites  dans  l'Église  catholique  contre  ceux  qui 
s'écartent  de  la  vérité...  0  chef  très  divin  de  tous  les 
chefs,  il  s'est  formé,  suivant  l'expression  de  Jéréaiie, 
une  assemblée  de  prévaricateurs  et  une  réunion 
d'adultères!  » 

Les  prélats  du  saint-synode  avaient  une  occasion  de 
montrer  ([u'ils  étaient,  comme  ils  s'en  vantent,  les 


LE   SCmSMK   GREC    ET    LE    MARIAGE.  287 

héritiers  du  glorieux  patriarche,  et  qu'ils  n'avaient 
point  dégénéré  de  leurs  ancêtres.  Protester  hautement 
était  de  leur  devoir  ;  il  y  allait  de  leur  honneur,  et  bien 
plus  de  rhonneur  de  l'Église;  se  taire  eût  été  lâcheté. 
Peut-être  cependant  le  silence  eût-il  pu  s'excuser  par 
l'inutilité  certaine  de  la  remontrance. 

Le  saint-synode  prit  un  troisième  parti,  celui  d'une 
approbation  sacrilège  ! 

Par  une  décision  solennelle,  il  approuva  le  ma- 
riage et  le  déclara  licite  et  valide.  Un  tel  acte,  si 
nouveau ,  même  en  Russie ,  si  contraire  à  la  doc- 
trine connue  de  l'Église  orthodoxe ,  avait  besoin 
d'être  justifié.  Le  saint-synode  ne  balança  pas  à  fonder 
sa  décision  sur  un  canon  de  saint  Basile  et  à  prendre, 
pour  complice  de  cette  servile  complaisance,  le  grand 
archevêque  de  Césarée.  Il  va  sans  dire  que  saint  Basile 
n'avait  rien  statué  de  pareil;  et  Teût-il  fait,  son  décret 
n'aurait  jamais  pu  recevoir  d'application  au  delà  des 
limites  de  son  diocèse,  et  n'obliççeait  en  rien  l'Édise 
universelle.  Mais  pour  que  le  lecteur  puisse  juger  du 
degré  d'audace  avec  lequel  le  saint-synode  osait  citer 
saint  Basile,  il  n'y  a  qu'à  copier  textuellement,  ce  que 
le  saint-synode  s'est  bien  gardé  de  faire,  le  canon  de 
saint  Basile. 

«Si  une  femme,  qui  a  abandonné  son  époux,  en 
prend  un  autre,  elle  commet  un  adultère;  mais 
ri'poux  abandonné,  s'il  convole  à  d'autres  noces,  est 
digne  d'indulgence,  et  la  femme  qui  habite  avec  lui 
ne  sera  pas  condamnée  comme  adultère.  » 


288  CONCLUS'IONS   RELIGIEUSES. 

Or,  dans  l'espèce,  il  n'était  question  ni  d'adultère, 
ni  d'abandon  d'un  époux  par  sa  femme,  et  il  n'est  ])as 
question  de  divorce  dans  le  canon  de  saint  Basile  (1  i, 
mais  seulement  des  peines,  plus  ou  moins  graves,  à 
infliger  aux  époux  qui  se  séparent. 

On  voit  ce  que  devient,  dans  l'Église  russe,  la  plus 
liaute  autorité  ecclésiastique,  celle  qui  remplace  le 
patriarche,  celle  qui,  selon  les  catéchismes  orthodoxes, 
joue  le  rôle  du  successeur  de  Pierre  sur  le  trône 
patriarcal  d'Occident. 

Le  lecteur  ne  pourra  pas  s'empêcher  de  remarquer 
ici  avec  quelle  justesse  le  pape  Nicolas  T"  rapproche 
des  empereurs  païens  les  souverains  qui,  depuis  Jésus- 
Christ,  veulent  réunir  dans  la  même  main,  de  fait  ou 
de  droit,  le  sacerdoce  et  l'empire.  Quand  l'empereur 
Claude  voulut  épouser  sa  nièce  Agrippine,  il  s'adressa 
au  sénat,  qui  déclara  licite,  par  une  loi,  ce  que  jus- 
qu'alors la  religion  et  la  morale  avaient  défendu.  Ainsi 
le  synode  du  prédécesseur  de  Néron  justifie  l'inceste  : 
le  synode  du  prédécesseur  de  Nicolas  autorise  solen- 
nellement l'adultère  !  Mais  du  moins  le  sénat  de  Rome 
n'avait  point  calomnié  un  père  de  l'Église,  et  tenté  de 
cacher  sa  servilité  sous  le  voile  d'une  imposture 
sacrilège  ! 

(1)  Voy.  Persécutions  el  so)///'/'a»ct's,  p.  -18.  L'auteur  auquel  nous 
einpruiilons  ce  fait  cite  le  canon  viii  de  saint  Basile  :  c'est  sans 
doute  une  erreur  de  chiffre.  Le  canon  cité  est  le  ix*'  ;  voici  le  texte  : 
Il  xaTa)>(7r(>ijTa,  [j.or/^cxkii;,  zt  m  aXXov  y;).9ôv  œ^Spa.  '  o  St  xocraXeîc^Osiç 
(jOyyvtoffTo;  eart,  xa't  /)  a'jvotxoycot  tw  TOtourw  ou  xcxTc.xpivtra!.  Kdil. 
Migne,  t.  IV,  p.  073. 


LE    SCHISME   GREC    ET    LE   MARL\GE.  289 

«  Rien  n'est  désormais  contraire  aux  saintes  lois 
de  la  pudeur,  s'écrie  Tacite  en  rapportant  ce  fait, 
qu'autant  que  le  pouvoir  du  maître  y  trouve  son  inté- 
rêt (1).  »  Sur  qui  tombe  le  trait  sanglant  de  l'immor- 
tel historien?  Sur  le  sénat  de  la  Rome  impériale, 
ou  sur  le  saint-synode  de  Saint-Pétersbourg  ? 

Ce  qu'avait  fait  Alexandre,  Nicolas  ne  devait  pas 
avoir  plus  de  scrupule  à  le  faire;  aussi  abolit-il  de  son 
plein  gré,  sans  aucune  remontrance  des  gardiens  de 
l'orthodoxie,  plusieurs  degrés  de  consanguinité  et 
d'affinité  regardés  jusque-Là  pai'  l'Église  russe  comme 
enq)écheinents  dirimants  au  mariage  :  tant  il  est  passé 
en  principe  que  l'ancienne  discipline,  si  solennelle- 
ment attestée,  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  se  plain- 
dre de  l'Église  d'Occident,  n'a  rien  à  voir  à  tout  ce 
que  fait  ou  défait  le  très  pieux  empereur  ! 

Si  le  saint-synode  est  si  coulant  quand  il  s'agit  des 
règles  les  plus  véneh^ables  de  l'Église,  on  ne  s'étonnera 
pas  de  voir  l'empereur  Nicolas  dédaigner  de  consulter 
le  saint-siége  toutes  les  fois  qu'il  s'agira  de  casser  le 
mariage  de  ses  sujets  catholiques. 

Ce  n'était  pas  assez  qu'un  oukase  eût  permis  aux 
femmes,  dont  les  maris  ont  été  condamnés  à  l'exil,  à 
la  prison,  aux  mines  ou  aux  galères,  de  se  remarier 
du  vivant  de  leurs  époux,  à  la  condition  d'élever  leurs 


(1)    Nihil  domi  impudicum   nisi   dominationi   expedirel.   Tacil. 
Ann.  xii,  7. 

19 


200  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

enfants  dans  la  religion  russe  (1),  il  fallut  insérer  jus- 
que dans  le  code  criminel  destiné  au  royaume  de  Po- 
logne, des  articles  absolument  subversifs  de  toute  mo- 
rale ,  non-seulement  religieuse,  mais  naturelle ,  non- 
seulement  catholique,  mais  schisniatique. 

Par  exemple,  on  y  lit  que  la  condamnation  aux  tra- 
vaux forcés  (on  sait  pour  quels  délits  elle  peut  être  pro- 
noncée en  Pologne)  est  suivie  de  Vamission  des  droits 
de  famille  (art.  29).  L'article  suivant  déclare  que  l'a- 
lïiission  des  droits  de  famille  consiste  : 

1"  Dans  la  cessation  dos  droits  du  mariage,  excepté  le 
cas  où  le  conjoint  du  condamné  le  suit  volontairement  à  l'en- 
droit de  sa  condamnation.  Le  conjoint  qui  ne  suit  pas  le  con- 
damné peut  d'smunder  divorce  à  l'autorité  ecclésiastique  respec- 
tive, laquelle  jugera  d'après  les  lois  de  sa  confession.  Dans 
le  cas  où  le  condamné  serait  gracié  par,  le  monarque,  ou  re- 
comiu  innoccnfpar  un  décret  subséquent  et  renvoyé  au  lieu 
de  son  ancien  domicile,  alors  le  mariage  continue,  si  le  di- 
vorce n  est  pas  encore  demandé. 

2"  Dans  la  cessation  de  la  puissance  paternelle,  quand  les 
entants  ne  suivent  pas  le  condamné  au  lieu  de  sa  condamna- 
tion, ou  qu'ils  le  quittent  après  l'y  avoir  d'abord  suivi. 

Laissons  de  côté  le  caractère  sauvage  de  ces  articles, 
pour  ne  les  exi^miner  qu'an  point  de  vue  de  la  religion 
et  de  la  conscience. 

Voilà  donc  un  législateur,  garant  et  défenseur  de 

(1)  Theiner,  I,  328. 


LE   SCHISME   GREC    ET    LE   MARIAGE.  291 

l'orthodoxie  évangéliquedans  un  vaste  empire,  qui  d»'- 
crète  que  le  mariage  de  ses  sujets  pourra  être  dissous 
dans  cent  quatre  vingt-quinze  cas  différents  (car  il  n'y 
en  a  pas  moins),  quoique  l'Évangile  n'en  connaisse  au- 
cun. Ce  code  est  destiné  à  des  peuples  presque  exclusi- 
vement catholiques,  dont  le  dogme  n'admet  la  dissolu- 
tion du  mariage  dans  aucun  cas.  Mais  de  plus,  dans 
les  cent  quatre-vingt-quinze  cas,  nous  doutons  qu'on 
ait  compris  ladultère,  cas  unique  dans  lequel  l'É- 
glise grecque  (1),  plus  tolérante,  admet  que  le  lien 

(1)  Nous  ne  parlons  ici  que  de  l'Église  orientale  au  temps  des 
Basile  et  des  Chrysostome,  où  celle  tolérance,  fondée  sur  une  in- 
terprétation, propre  aux  Grecs  seuls,  de  quelques  versets  de  saint 
Matthieu,  était  déjà  passée  en  coutume,   Mais,  depuis  que  les  liens 
de  l'union  entre  les  deux  Églises  se  sont  relâchés,   puis  brisés,  les 
empiétements  de  l'autorité  civile  ne  trouvant  plus  de  frein  dans  le 
pouvoir  spirituel,  toutes  les  causes  de  divorce,  reconnues  par  la  loi 
civile,  ont  passé  dans  la  loi  canonique.    Photius  eut   le  triste  hon- 
neur, qui  lui  revenait  de  droit,  de  consacrer,  au  nom  de  l'Église,  les 
prétentions  des  empereurs  grecs  à  imposer  aux  chrétiens  une  légis- 
lation sur  le   mariage   formellement  contraire  à  l'Évangile.  Il  pu- 
blia un  corps  de  droit  canon  qu'il  appela  Nomocanon,  pour  faire  en- 
tendre que  les  lois  impériales  et  les  canons  de  l'Église  avaient  la 
même  force,  ou  plutôt  puisaient  leur  autorité  à  la  même  source.  C'est 
ainsi  qu  il  insère  dans  son  recueil,  pêle-mêle,  les  Novelles  de  Justinien 
et  les  lois  canoniques.  Peu  à  peu,  à  son  exemple,  les  canonistes 
grecs.se  sont  habitués  à  donner  la  première  place  aux  lois  impé- 
riales. De  là  vient  que,  des  lois  civiles  de  Justinien,  ont  passé  dans 
le  droit  canon  des  Grecs  nombre  de  causes  de  divorce  qui  rendent 
le  lien  conjugal  presque  illusoire.  La  novelle  1 1  7  de  Justinien  recon- 
naît six  causes  de  divorce  en  faveur  du  mari,  cinq  en  faveur  de  la 
femme.  A  dater  du  schisme  de  Photius,  il  s'en  ajoute  trois  autres, 
qui  sont  communes  aux  deux  époux.  Outre  ces  causes  de  divorce, 
qui  sont  toutes  insérées  dans  le  Nomocanon  et  dans  le  corps  du 


292  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

conjugal  puisse  être  brisé.  A  quelle  population  doit 
donc  s'appliquer  une  loi  pareille  pour  ne  pas  blesser  le 
sens  moral  et  froisser  les  consciences?  On  déclare,  en 
général  et  sans  distinction,  que  le  conjoint  qui  ne  suit 
pas  le  condamné  peut  demander  le  divorce  à  Tauto- 
rité  ecclésiastique  respective,  lacpielle  jugera  d'après 
les  lois  de  sa  confession.  Mais  ces  lois,  sauf  une  excep- 
tion peut-être  unique,  et  pour  les  Grecs  seuls,  défen- 
dent d'admettre  même  les  demandes  de  divorce  ! 
Quelle  idée  se  fait  donc  l'empereur  de  l'autorité  ecclé- 
siastique même  catholique  (car  il  s'agit  du  royaume 


droit  canonique  des  Grecs,  le  droit  canon  des  Valaques  grecs  en 
reconnaît  encore  trois  autres.  La  collection  récente  du  droit  canon 
des  Grecs,  donnée  par  M.  Rhalli,  président  de  l'aréopage  d'A- 
thènes, sous  les  auspices  du  saint-synode  de  l'Église  hellénique 
(1852-18561  s'ouvre  par  le  Nomocanon  de  Photius  :  elle  est  pré- 
cédée d'un  grand  éloge  de  ce  patriarche  et  de  son  œuvre.  Dans  tout 
cela,  où  est  l'Évangile,  et  comment  expliquer  l'exclamation  décou- 
ragée des  disciples,  quand  ils  entendent  le  Sauveur  leur  révéler  la 
loi  sévère  du  mariage  chrélien  :  Si  ita  est  causa  Iiomims  cum  uxore, 
non  expedil  nubere?  [Yoy .  Perronde,  De  matrimonio  christiano,  t.  III, 
397  et  sq.  Romse,  1858.) 

En  ce  qui  concerne  l'Église  russe  en  particulier,  un  aumônier  de 
la  chapelle  russe  de  la  cour,  à  Stuttgart,  J.  Bazaroff,  qui  s'est  pro- 
posé dans  un  écrit  ayant  pour  titre  :  Le  mariage  selon  la  doctrine  et 
le  ril  de  CÉylise  orthodoxe  russe,  de  défendre  l'indissolubilité  du  ma- 
riage, parce  qu'il  est  un  sacrement,  n'en  reconnaît  pas  moins  que, 
selon  la  loi  civile  russe  (lisez  selon  l'Église  russe,  car  c'est  tout  un), 
le  mariage  peut  être  dissous,  outre  le  cas  d'adultère,  lorsqu'une  des 
parties  a  disparu  sans  qu'on  ait  eu  de  ses  nouvelles  pendant  cinq 
ans,  lorsqu'une  des  parties  a  été  condamnée  à  l'exil  perpétuel,  enfin 
dans  des  cas  très  rares,  pour  cause  de  stériiilé.  (Voy.  le  P.  Gagarin, 
El.  de  ThéoL,  III,   481.)  C'est  celte  loi  que  Nicolas  a  trouvé  bon 


LE   SCHISME    GREC    ET    LE   MARL^GE.  'J93 

de  Pologne)  ?  Hélas  !  celle  que  le  saint-synode  de 
Pétersbourg,  toujours  muet,  toujours  servile  devant 
de  pareilles  énorniités,  a  pu  en  donner  à  son  terrible 
prolecteur  ! 

Ce  n'est  pas  tout  :  voyez  de  ([uoi  dépend  le  main- 
tien des  droits  du  mariage. 

Il  dépend  :  l"du  caprice  du  conjoint  (pii  peut,  sui- 
vant le  dévouement  ([u'il  se  sent,  s'attacher  ou  non  à 
la  fortune  du  condamné  ; 

2°  Du  caprice  du  monarque  qui  peut  gracier  le  con- 
damné, et  par  là  faire  revivre  en  lui,  à  volonté,  les 
droits  du  mariage  et  la  puissance  paternelle  ; 

d'imposer  à  la  Pologne  (;atholique.  Nous  le  demandons  encore  à  tout 
homme  de  bonne  foi,  dans  loul  cela,  où  est  l'Évangile? 

Nous  n'ignorons  point  jusqu'où  alla,  dans  l'Église  caiholique  de 
Pologne  elle-même,  l'abus  des  divorces  prononcés  à  la  suite  de  nul- 
lités souvent  réelles,  mais  préméditées  et  frauduleusement  intro- 
duites dans  les  unions  contractées.  Mais  il  y  a  cette  différence  es- 
sentielle entre  le  schisme  et  l'Église  véritable,  c'est  que  celle-ci,  qui 
souffre  des  passions  des  hommes,  ne  cesse  jamais  de  protester  con- 
tre les  abus  et  de  maintenir  la  loi  divine,  même  au  prix  de  son  sang. 
Les  évéques  de  Pologne  n'ont  pas  failli  à  ce  devoir.  La  dernière 
diète  du  royaume  de  Pologne,  en  1830,  fut  marquée  parles  coura- 
geuses plaintes  des  évêques  sur  le  scandale  des  divorces  ;  ce  fut 
malgré  eux  qu'on  fit  passer  définitivement  les  causes  de  nullité  de 
mariage  sous  la  comjiotence  des  tribunaux  civils.  L'cvêque  de  Pod- 
lachie  Gutkow:?ki,  et  Skorkowski,  évêque  de  Cracovie,  furent  vic- 
times de  leur  zèle  pour  les  saisits  canons,  et  reçurent  l'un  et  l'antre 
l'ordre  de  quitter  Varsovie  avant  la  fin  de  la  diète.  (Voy.  Theiner,  I, 
31  1-320.)  Ainsi,  la  Providence  a  voulu,  par  une  glorieuse  répara- 
tion des  scandales  du  passé,  et  surtout  du  xviir  siècle,  que  la  sainte 
cause  de  l'indissolubilité  du  mariage  fût  le  premier  prétexte  de  la 
persécution  religieuse  dans  la  Pologne  du  xix''  siècle. 


29/l  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

3°  De  l'erreur  ou  de  la  servilité  du  juge  ([ui  a  pu 
se  tromper,  et  dont  l'arrêt  peut  être  cassé  ; 

[i°  Du  fait,  tout  arbitraire,  que  le  condamné  gracié 
soit  renvoyé  au  lieu  de  son  ancien  domicile  et  non  pas 
ailleurs; 

5"  Enfin,  du  t'ait,  tout  fortuit,  que  le  divorce  n'ait 
pas  encore  été  demandé. 

Le  maiutien  ou  l'abrogation  de  l'autorité  paternelle 
dépend  encore  d'une  sixième  cause  savoir  :  du  caprice 
de  l'enfant  qui,  après  avoir  d'abord  suivi  le  condamné 
au  lieu  de  sa  condamnation,  juge  ensuite  à  propos  de 
le  quitter.  Nous  sommes  étonnés  que  cette  sixième 
cause  ne  s'applique  pas  également  au  divorce,  pour 
le  cas  où  l'époux,  assez  généreux  d'abord  pour  suivre 
son  conjoint  en  Sibérie,  ne  l'aurait  pas  été  assez  pour 
y  rester. 

Une  telle  législation,  destinée  à  la  Pologne  catholi- 
que, est  à  elle  seule  un  commentaire  suffisant  de  ce 
passage  du  mémoire  du  comte  Gourieff,  cité  plus 
haut  (1  ),  dans  lequel  le  ministre  russe,  parlant  au 
pape  lui-même,  s'étonne  que  l'Église  catholique  se 
croie  le  droit  d'intervenir  dans  «les  affaires  matrimo- 
niales » ,  et  lui  rappelle,  avec  tant  d'autorité,  «  que  ces 
prétentions  seraient  un  empiétement  sur  le  pouvoir 
politique,  appelé  à  régler  en  dernier  ressort  les  rap- 
ports des  différentes  autorités  entre  elles,  et  à  fixer  les 
limites  de  leurs  attributions  respectives  !  » 

(1)  Voy.  page  89- 


l'empereur  orthodoxe  et  son  clergé.       "^OS 

m 

L'empereur  orthodoxe  ei  son  clergé. 

11  nous  serait  facile,  et  on  l'a  fait  mille  fois,  de  mul- 
tiplier les  preuves  de  l'annihilation  complète,  ou  plutôt 
de  l'absolue  abjection  de  Tordre  ecclésiastique,  dans 
ses  rapports  avec  l'autorité  civile,  en  Russie.  Nous 
pourrions  parcourir  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie, 
depuis  le  prétendu  saint-synode,  servile  quand  il  se 
tait,  plus  servile  encore  quand  il  parle,  jusqu'au 
dernier  des  popes  de  village  ;  depuis  les  univer- 
sités et  les  couvents  piivilégiés,  où  se  forme  le  petit 
nombre  de  sujets  distingués  dont  le  gouvernement  se 
sert  pour  remplir  les  évêchés,  pour  le  service  des  am- 
bassades et  en  général  pour  tous  les  postes  que  les 
étrangers  peuvent  voir,  jusqu'aux  misérables  couvents 
d'hommes  et  de  femmes,  oii  languissent  de  pauvres 
êtres  sans  piété,  sans  ferveur,  sans  charité,  asiles  iné- 
vitables de  l'ignorance  et  du  vice  :  partout  on  retrou- 
vera le  même  résultat  produit  principalement  par  la 
même  cause  :  la  subordination  ou  plutôt  l'effacement 
absolu  de  l'élément  religieux,  sous  l'absorption  du 
pouvoir  civil  (1). 

(I  j  Sur  l'état  des  couvents  de  femme  en  Russie,  on  peut  consulter 
la  relation  de  la  mère  Macrina.  Les  couvents  d'hommes  ont  été  long- 
temps l'élément  sérieux  et  la  force  vive  du  clergé  russe.  Il  y  avait 
encore  de  la  piété  et  de  la  science.  Aujourd'hui  ce  n'est  plus  qu'un 
nom.  En  dépouillant  les  couvents,  on  n'a  laissé  subsister  (et  encore 


290  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  instructif  et  ce  c^ui  rend  si  utile 
à  contempler  le  spectacle  de  cette  Église,  c'est  que, 
malgré  les  vieilles  formes  solennelles  qui  recouvrent 
encore  les  restes  d'un  grand  culte,  et  sont  une  der- 
nière satisfaction  donnée  à  la  foi  des  peuples,  ni  l'au- 
torité civile  ne  prend  plus  la  peine  de  déguiser  sa 
prépondérance,  ni  l'autorité  ecclésiastique  celle  de  ca- 
cher son  abjection.  Il  n'y  a  aucun  droit  qu'un  évoque 
russe  ne  laisse  prendre  au  gouvernement  dont  il  doit 
à  tout  prix  conserver  les  bonnes  grâces,  et  il  n'y  en  a 

on  peut  croire  que  c'est  provisoirement)  que  le  petit  nombre  de  cou- 
vents nécessaires  pour  ne  pas  froisser  trop  vivement  la  piété  du  bon 
peuple  russe,  toujours  très  attaché  à  la  foi  et  aux  vieilles  Iraditions. 
Un  point  embarrassait  le  gouvernement  russe  :  c'est  la  règle  de 
l'Église  grecque  qui  n'admet  pasd'évêques  mariés,  et  veut  par  con- 
séquent qu'ils  soient  pris  parmi  les  moines.  On  tourne  la  difficulté 
en  donnante  quelques  jeunes  gens -distingués  des  universités,  dési- 
gnés pour  l'épiscopat,  le  titre  de  quelque  abbaye.  Ils  font  profes- 
sion pour  la  forme;  alors  on  les  ordonne,  contrairement  aux  usages, 
sans  les  marier  préalablement,  puis  on  les  élève  à  l'épiscopat.  Par  là, 
le  gouvernement  a  ôté  aux  pauvres  couvents  qu'il  veut  bien  laisser 
subsister  le  seul  attrait  qui  pût  encore  y  attirer  des  sujets  capables. 
On  ne  s'étonnera  point  que  le  clergé  soit  la  seule  carrière  où  la  no- 
blesse russe  ne  soit  représentée  par  aucun  de  ses  membres,  et  soit 
devenu  une  caste  fermée,  contrairement  au  principe  et  à  l'essence 
même  du  christianisme.  —  On  nous  apprend  que  le  métropolitain 
de  Moscou,  M^''  Philarète,  vient,  de  son  autorité  privée,  d'ordonner 
prêtre  un  diacre  qui  n'était  ni  moine  ni  marié.  Comme  on  représen- 
tait à  l'archevêque  que  cet  acte  était  contraire  à  tous  les  usages  de 
l'Église  russe,  il  répondit  qu'il  n'était  pas  coulraire  aux  canons.  Si 
le  digne  archevêque  est  décidé  à  persister  dans  cette  voie  et  à  suivre 
les  canons  Jusqu'au  bout,  nous  le  félicitons  sincèrement  d'avoir  pris 
un  parti,  certainement  funeste  à  son  repos,  mais  qui  peut  être  pour 
l'Église  russe  un  commencement  de  délivrance,  et  par  cela  mémo  de 
résurrection  et  de  retour  à  l'unité. 


l'empereur  orthodoxe  et  son  clergé.       297 

aucun  que  le  gouvernement  hésite  à  usurper,  s'il  y 
trouve  son  intérêt.  L'histoire  de  la  théologie  de  l'É- 
glise russe,  faite  par  des  prélats  russes,  fournit  sur  ce 
point  les  plus  lamentables,  mais  les  plus  instructifs  en- 
seignements. 

Au  xvni*  siècle,  la  cour  impériale  favorise  le  protes- 
tantisme; on  sait  que  Pierre  le  Grand,  par  le  conseil 
du  genevois  Lefort,  devait  déjà  au  protestantisme  la 
commode  invention  du  saint-synode  :  il  n'en  fallut 
pas  davantage  pour  que  l'enseignement  de  la  théolo- 
gie devînt  tout  protestant,  et  que  le  protestantisme 
s'introduisît,  non  "pas  chez  les  laïques,  mais  «dans  le 
clergé  (1),  dans  les  écoles  ecclésiastiques  et  parmi  les 
évêques  eux-mêmes.  » 

Au  commencement  du  xix«  siècle,  on  sentit  le  be- 
soin de  réformer  cet  état  de  choses  et  de  réorganiser 
les  écoles  ecclésiastiques.  Que  fera  le  gouvernement, 
car  c'est  lui  et  toujours  lui,  qui  fait  tout  dans  l'Église? 
Il  imaginera  d'ôter  l'autorité  et  l'inspection  dans  les 
écoles  ecclésiastiques  aux  évêques  diocésains  !  Mais 
laissons  la  parole  au  P.  Gagarin. 

'(En  1807,  une  commission  composée  d'ecclésias- 
tiques et  de  laïques,  et  dont  Speranski  était  l'âme,  fut 
créée.  Toutes  les  écoles  du  clergé  furent  placées  sous 
son  autorité  immédiate.  Il  devait  y  avoir  des  acadé- 
mies ou  maisons  de  hautes  études  dans  les  grands 


(l)  Voyez  le  P.  Gagarin,  Eludes  de  théologie  el  d'histoire,  t.  I, 
p.  56. 


298  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 

centres,  des  séminaires  dans  chaque  diocèse,  des  écoles 
inférieures  dans  chaque  arrondissement.  L'adminis- 
tration et  l'inspection  de  ces  écoles  et  toute  l'autorité 
se  trouvaient  concentrées  entre  les  mains  de  la  commis- 
sion des  écoles  ecclésiastiques,  qui  devenait  ainsi  une 
institution  complète.  Pour  s'en  faire  idée,  qu'on  se 
figure  une  université  ecclésiastique  embrassant  dans 
sa  puissante  organisation,  avec  les  facultés  de  théolo- 
gie, tous  les  grands  et  tous  les  petits  séminaires,  et 
dans  laquelle  les  évêques  n'auraient  rien  à  voir.  Toute 
l'éducation  du  clergé,  ainsi  soustrait  à  l'autorité  de 
l'épiscopat  se  trouvait  confiée  à  une  commission  com- 
posée de  laïques,  dans  laquelle  le  gouvernement  ap- 
pelait ([uelques  évêques  à  son  choix  (1).  » 

Voilà  donc  le  rôle  qu'on  laisse  aux  évêques  :  ils  ne 
sont  plus  gardiens  de  la  doctrine,  ils  doivent  au  pou- 
voir l'obéissance  du  soldat.  La  cour  est-elle  protes- 
tante, les  évêques  inclinent  en  masse  au  protestan- 
tisme. Le  gouvernement  veut-il  réformer  l'enseigne- 
ment ecclésiastique,  il  se  passe  des  évêques. 

Mais  qu'arriverait-il  si  des  membres  de  l'épiscopat, 
moins  oublieux  de  la  mission  dont  le  Saint-Esprit  a 
revêtu  les  évêques  et  non  les  laïques,  empereurs  ou 
simples  fidèles,  fonctionnaires  ou  non,  voulaient  faire 
quelque  résistance,  et  se  souvenir  de  saint  Athanase 
devant  "Constantin  ou  de  saint  Basile  devant  le  préfet 
Modeste?  On  va  le  voir. 

(1)  Ibid.,  page  57. 


l'empereur  orthodoxe  et  son  clergé.       '2^)9 

Au  xvi"  siècle,  Iwanle  Terrible  (celui  que  la  censure 
de  Nicolas  défendait  d'appeler  tyran)  fit  étrangler  le 
patriarche  Philippe,  qui  lui  reprochait  ses  désordres  : 
préalablement,  il  l'avait  fait  condamner  par  ses  col- 
lègues. 

Le  même  empereur  fit  coudre  dans  une  peau  d'ours 
et  dévorer  par  les  chiens  l'évêque  Léonidas  de  Now- 
gorod,  qui  avait  refusé  de  bénir  un  mariage  défendu 
par  la  loi  de  l'Église  orientale  (alors  le  saint-synode 
n'était  pas  encore  inventé) . 

Au  xvu'  siècle,  Pierre  le  Grand  se  vantait  de  sur- 
passer Louis  XIV  en  un  point  :  celui  de  l'obéissance 
complète  à  laquelle  il  avait  su  réduire  son  clergé.  En 
effet,  le  sort  des  slrélitz  menaçait  tous  les  évêques  ré- 
calcitrants. Il  fil  rouer,  sur  la  place  de  Moscou,  le  pieux 
Dosithée,  métropolite  de  Rostow  :  il  l'avait  fait  d'abord 
dégrader  par  ses  collègues.  Il  se  borna  à  faire  empoi- 
sonner le  métropolite  de  Kieff.  Sentant  le  besoin  de 
réformer  son  clergé  régulier,  Pierre  fit  tenir  un  con- 
cile à  Moscou,  mais  il  confia  l'exécution  de  cette  ré- 
forme à  son  capitaine  des  gardes  BaskakofF. 

Au  xvm'  siècle,  on  veut  protestantiser  les  évêques  ; 
quelques  résistances  se  produisent  ;  on  dépose,  on  em- 
prisonne, on  maltraite  quelques  prélats  ;  mais,  par 
crainte,  la  grande  majorité  applaudit.  En  176^,  le 
seul  évêque  qui  eut  le  courage  de  protester  contre  la 
confiscation  des  biens  de  l'Église,  le  métropolitain  de 
Rostow  et  Jaroslaw,  Arsène  Macéiewicz,  fut  jugé  par 
ses  collègues,  instruments  de  Catherine,  condamné 


300  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

coanne  rebelle,  dégradé,  fait  simple  moine,  puis  dé- 
claré laïque,  et  enfermé  dans  une  forteresse  où  il 
mourut.  Quand  il  voulait  protester  encore,  on  lui  ap- 
pliquait sur  la  bouche  un  bâillon  de  fer  :  frappant 
symbole  de  la  liberté  laissée  à  l'Église  du  schisme  ! 

Mais  les  prélats  du  xix*  siècle  sont-ils  plus  heureux? 
Le  prince  Dolgoroukow  va  nous  l'apprendre  : 

«  Il  y  a  une  trentaine  d'années  ,  Mgr  Irénée  , 
archevêciue  dlrkoutsk,  s'étant  pris  de  discussion  avec 
le  gouverneur  général  de  la  Sibérie  orientale,  Lavinski, 
un  colonel  aide  de  camp  de  l'empereur  et  un  colonel 
de  gendarmerie  furent  envoyés  de  Saint-Pétersbourg 
pour  mettre  d'accord  les  chefs  des  deux  pouvoirs  spi- 
rituel et  temporel  dans  la  Sibérie  orientale.  La  négo- 
ciation ne  fut  point  longue;  l'aide  de  camp  de  l'empe- 
reur fit  saisir  rarchevèque,  lequel,  enfermé  sous  clef 
dans  une  voiture  à  quatre  places,  fut  conduit  ainsi  à 
travers  cinq  mille  verstes,  dans  un  couvent  de  la  pro- 
vince de  Vologda,  où  il  fut  relégué  pour  le  reste  de  ses 
jours.  On  voit  que  si  l'empereur  Nicolas  consentait  à 
reconnaître  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  pour  le  chef 
unique  de  l'Église,  il  agissait  de  manière  à  faire  croire 
que  le  vicariat  lui  appartenait  à  lui- môme  (1)  !  » 

Nicolas  s'est  plu  pendant  tout  le  cours  de  son  règne, 
consacré,  selon  lui,  au  triomphe  de  l'orthodoxie,  à 
écraser  sa  propre  Église  sous  le  poids  du  plus  avilis- 
sant arbitraire.  Les  évoques,  dépouillés  et  appauvris, 

(1)  Dolgoroukow,  page  315. 


l'empereur  orthodoxe  et  son  clergé.       oOl 

tels  que  les  avaient  faits  Pierre  I"  et  Catherine  II,  lui 
paraissaient  encore  dangereux.  Ainsi,  quand  il  trans- 
férait un  titulaire  d'un  siège  à  un  autre,  il  ne  lui 
permettait  pas  encore  de  prendre  le  nom  du  second 
siège  s'il  était  d'une  hiérarchie  plus  élevée  :  il  fallait 
attendre  ce  titre  de  nouveaux  services  et  d'une  longue 
fidélité  témoignée  à  son  auguste  personne. 

Au  reste,  évoques  et  archevêques  devaient  s'atten- 
dre, le  cas  échéant,  à  être  atteints  de  réprimandes  in- 
jurieuses de  la  bouche  impériale  en  public,  à  la  cour,  à 
l'église  même  pendant  le  temps  des  offices  :  un  prélat 
octogénaire  pour  avoir  négligé  de  se  rendre  à  une  con- 
vocation de  l'autocrate,  empêché  par  la  rigueur  de 
l'hiver  et  l'abondance  des  neiges,  se  vit  exiler  en 
Sibérie. 

Mais  voici  des  faits  non  moins  capables  de  frapper 
l'œil  le  plus  inattentif. 

En  181'2,  lorsqu'il  s'agit  de  résister  à  l'invasion 
française,  le  saint-synode  ne  croit  déroger  en  rien  à 
ses  fonctions  ecclésiastiques,  en  faisant  à  l'empereur 
un  don  patriotique  de  30,000  séminaristes,  qui  sont 
immédiatement  exclus  pour  jamais  du  clergé  et  incor- 
porés dans  l'armée.  En  1830,  quand  la  Pologne  me- 
naçait, l'armée  en  reçut  20,000,  et  ces  jeunes  lévites, 
changeant  de  carrière  moins  qu'on  ne  l'aurait  cru, 
furent  chargés  d'aller  saccager,  à  la  suite  de  Paskié- 
wicz,  ces  populations  qu'ils  étaient  destinés  peut-être 
à  évangéliser,  le  fouet  à  la  main,  à  la  suite  de  Sie- 
maszko  !  De  tels  faits  n'étonnent  personne  dans  un  pays 


302  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

OÙ,  depuis  des  siècles,  le  mot  de  vocation  sacerdotale 
est  dénué  de  toute  espèce  de  sens;  où  le  clergé  est  de- 
venu une  caste,  comme  aux  Indes,  mais  où,  à  l'in- 
verse de  ce  qu'on  observe  aux  Indes,  elle  est  la  dernière 
de  toutes;  où  enfin  le  nom  de  fils  de  pope  est  aujour- 
d'hui la  plus  mortelle  injure. 

Il  n'y  a  pas  d'office  russe  où  l'on  ne  chante  une  li- 
tanie de  prières  pour  la  famille  impériale,  en  commen- 
çant par  l'empereur  et  en  finissant,  sans  oublier 
personne ,  par  le  dernier  né  de  la  dynastie  ;  or , 
il  semblerait  aussi  étrange  et  scandaleux  en  Russie 
qu'un  prince  ou  une  princesse  de  six  mois  ne  fût 
point  nommée  avant  le  saint  -  synode  ,  qu'il  nous 
semblerait  à  nous  inconcevable  que  le  nom  du  pape  et 
de  l'évêque  ne  précédât  celui  du  prince  dans  les  prières 
de  la  messe. 

Quel  catholique,  ou  seulement  quel  lettré  versé  dans 
les  antiquités  chrétiennes,  soit  orientales,  soit  latines, 
ne  tomberait  dans  le  dernier  de  la  surprise,  dans  une 
véritable  stupeur,  si,  dans  quelques  canons  des  pre- 
miers siècles,  dans  quelques  décrétâtes  (assurément  les 
plus  fausses  de  toutes),  il  rencontrait  les  formules  au- 
jourd'hui usitées  en  Russie  à  la  tête  des  actes  éma- 
nant des  autorités  ecclésiastiques  :  par  exemple  les 
suivantes  : 

«  Le  saint-synode  s'est  chargé,  conformément  à  la 
très  haute  volonté  de  Sa  Majesté^  de  trouver  le  moyen 
d'améliorer  le  sort  du  clergé  des  provinces.  — Par  très 
haut  ordre,  approuvé  par  le  conseil  des  ministres,  plu- 


l'empereur  orthodoxe  et  sox  clergé.       30o 

sieurs  monastères  ont  été  privés  de  leur  droit  de  pêche 
et  de  leurs  moulins.  —  Il  a  été  permis  à  l'évêque  de 
Kursk  cVimprimer  ses  sermons.  —  Sa  Majesté  trouve 
bon  de  dissoudre  la  commission  des  écoles  ecclésiasti- 
ques, d'en  réunir  la  direction  au  saint-synode  et  de 
confier  le  soin  de  r exécution  de  ses  ordres  au  procureur 
suprême  (c'est  toujours  un  fonctionnaire  laïque).  — Par 
un  avis  du  conseil  de  Vempire,  confirmé  par  Sa  Majesté, 
on  a  déclaré  valide  et  légal,  le  mariage  d'un  païen  avec 
une  musulmane,  quand  celle-ci  se  laisse  baptiser  en- 
suite (1),  etc.  »  Les  évêques  apostats  de  Lithuanie  écri- 
vent à  l'empereur  :  «  Notre  sollicitude  pour  le  salut  du 
troupeau  nous  porte...  à  supplier  humblement  Votre 
Majesté  d'assurer  à  jamais  le  sort  des  unis,  en  leur  per- 
mettant de  se  réunir  de  nouveau  à  l'Église  orthodoxe 
de  toutes  les  Russies.  » 

Ainsi,  c'est  l'empereur  qui  permet  au  zèle  des  évê- 
ques de  s'exercer  ;  qui  permet  à  des  hétérodoxes  de  se 
réunir  à  la  vraie  Église;  c'est  lui,  nous  en  avons  l'aveu 
officiel,  qui  agit  directement  sur  les  consciences.  Il  ne 
faut  pas  s'étonner  dès  lors  de  voir  l'empereur  Nicolas 
régler  lui-même  le  jour  où  se  fera,  par  tout  l'empire,  la 
communion  pascale  :  savoir  pour  les  gensâgés  etinfirmes 
les  mercredi  et  vendredi  de  la  Semaine  sainte,  pour  les 
hommes  valides  le  samedi,  et  le  dimanche  pour  les 
enfants  (:2). 

(1)  Exir.  de  l'ouvr.  de  Ttieiner.  L'Église  7-usse  d'après  les  relaliotis 
du  saint-synode,  cité  par  M.  L.  Veuillot.  MéL  III.  389. 

(2)  Voy.  Persécutions  et  snuffrances,  page  328.  —  A  ce  propos,  il 


304  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

Ce  que  l'empereur  témoigne  de  considération  an 
saint-synode  et  aux  évêqnes,  on  ne  s'étonnera  pas  que 
les  simples  gentilshommes  raccordent  à  leurs  popes  et 
à  leurs  moines,  sous  une  forme  plus  cavalière  et  moins 
déguisée.  Le  ministre  des  autels,  le  représentant  de 
Dieu  est  placé  par  eux  au  rang  des  plus  humbles  va- 
lets. Il  est  admis  chez  quelques  seigneurs  bienfaisants 
à  venir,  le  dimanche,  s'enivrer  avec  les  domestiques, 
et  l'on  comprend  bien  que  si,  par  hasard,  chez  ces 
pauvres  êtres,  la  dignité  sacerdotale  menaçait  de  se 
réveiller,  le  conflit  du  pope  avec  le  gentilhomme  peu 
chrétien  ne  pourrait  jamais  tourner  qu'à  la  ruine  dé- 
finitive du  pauvre  pope,  envoyé  loin  de  sa  famille,  en 
pénitence  au  pain  et  à  l'eau  dans  un  couvent,  ou  même 
dégradé,  et,  à  ce  titre,  livré  au  bras  séculier  :  ce  qui 
signifie  pour  lui,  comme  pour  les  plus  simples  mortels, 
le  knout,  les  galères  ou  la  Sibérie. 

Nous  citerons,  comme  exemple,  un  fait  tout  récent, 
et  nous  le  ferons  d'autant  plus  volontiers  que  dans  ce 
cas,  des  plus  rares,  c'est  à  un  seigneur  polonais,  catho- 
lique par  conséquent,  que  le  gouvernement  russe  a 
prétendu  rendre  justice  à  sa  manière. 

Un  pope  de  la  Lithuanie  dénonça  ce  seigneur  pour 


est  bon  de  rappeler,  parmi  les  adulations  de  Voltaire  à  Catherine  If, 
ce  compliment  qui  a  l'avantage  fort  rare,  dans  sa  correspondance, 
d'être  véridique  :  «  Pour  moi,  Madame,  je  suis  fidèle  à  l'Église 
grecque  d'autant  plus  que  vos  belles  mains  tiennent  en  quelque  façon 
l'encensoir,  et  qu'on  peut  \ous  regarder  comme  le  patriarche  de 
toutes  les  Russies.  »  Lettre  du  6  juillet  1771. 


l'empereur  orthodoxe  et  son  clergé.       305 

avoir  fait  bâtir,  prétendait-il,  sans  autorisation,  un  ora- 
toire catholique.  Le  malheureux  pope  ne  faisait,  en  ce 
point,  que  suivre  l'impulsion  donnée  avec  tant  de  zèle 
par  l'autorité  elle-même  à  tous  ses  agents,  dans  les  pays 
où  domine  encore  la  communion  romaine.  Mais,  cette 
fois,  il  lui  en  coûta  cher  d'avoir  eu  trop  de  dévoue- 
ment, ou  trop  d'avarice.  Le  seigneur  était  en  règle,  et 
le  dénonciateur,  malgré  les  instances  du  dénoncé, 
fut.  par  ordre  de  l'empereur,  privé  de  sa  place,  enlevé 
à  sa  femme  et  à  ses  enfants,  et  relégué  dans  un  mo- 
nastère, k  Tiflis!  Voilà  un  exemple  entre  mille  de  ce 
que  devient  le  pauvre  pope,  c'est-à-dire  le  caractère 
sacerdotal,  et  tout  le  pouvoir  spirituel  en  sa  personne, 
sous  l'administration  de  l'orthodoxie  russe  (1). 


(1)  Il  nous  est  impossible  de  ne  pas  rappeler  ici  un  ouvrage  pu- 
blié en  1858,  par  un  prêtre  russe,  sous  ce  titre  :  Description  du 
cleryé  de  campagne  en  Russie.  Les  détails  donnés  par  l'auteur  sont 
navrants  et  il  en  supprime  d'autres  «  (]ui  épouvantent  limagina- 
tion.  »  L'auteur,  on  le  conçoit,  demande  de  promptes  réformes,  sans 
lesquelles  c'en  est  fait  de  l'orlhodoxie.  Ou  va  voir  en  quoi  elles  con- 
sistent ,  et  si  un  état  de  choses  qui  a  besoin  de  telles  réformes  est 
plus  susceptible  d'être  réformé  que  l'empire  du  suUan.  Avant  tout, 
il  faut  que  le  gouvernement  fasse  construire  des  écoles  spacieuses, 
pour  qu'on  y  puisse  loger  en  même  temps  les  instituteurs  et  les 
élèves  des  séminaires.  Mais  l'inspection  de  ces  établissements  sera 
confiée  à  des  jeunes  gens  laïcjues,  sortis  de  l'université,  lesquels,  tra- 
versant incognito  les  villes,  travestis  en  voyageurs,  enverront  des  in- 
formaiions  secrètes  au  gouvernement.  Il  convient  que  ces  inspecteurs 
soient  largement  rétribués,  sans  quoi  ils  ne  manqueraient  pas  de 
vendre  leur  secret  el  leur  protection  aux  insliluleurs,  et  lu  réforme  se- 
rait impossible.  De  môme,  les  curés  seront  désormais  bien  logés  et 
l)ien  payés  par  rÉiat.  c'(Sl  le  seul  mnijcn   de  mrtire  un  terme  aux 

20 


.^06  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 


IV 


Les  effets  du  contraste. 


Le  spectacle  de  cet  oubli  complet  de  l'indépendance 
et  de  la  dignité  sacerdotale,  à  défaut  de  tout  autre 
argument,  formera  toujours,  on  le  conçoit,  le  plus  lé- 
gitime préjugé  contre  les  prétentions  hautnines  de  l'É- 
glise russe  à  l'orthodoxie. 

Mais  combien  ce  préjugé  devient  pressant  et  irré- 
sistible quand  on  voit  la  lutte  que  soutient  l'Église  ca- 
tholique de  Pologne,  contre  la  persécution  obstinée  de 
son  ennemi  !  Ici,  dans  le  dénuement  absolu,  après 
plus  de  trente  ans  d'une  démorahsation  systématique 
et  avérée,  qui  ne  cesse  point,  il  y  a  encore  des  mar- 

concussions.  Les  filles  des  popes,  destinées  à  êlre  femmes  de  popos 
.par  leur  naissance,  seront  enlevées  à  leurs  parents,  et  leur  éducation 
faite  aux  frais  de  l'État,  dans  des  établissements  où  les  jeunes  élèves 
du  séminaire  viendront  leur  faire  la  cour  et  choisir  une  femme,  non 
plus  par  intérêt,  puisqu'il  leur  sera  défendu  d'accepter  une  dot.  (C'est 
sans  doute  l'idée  de  cet  ingénieux  curé  que  1  impératrice  vient  de 
réaliser  à  Wilna,  aux  dépens  des  catholiques.)  Les  doyens  seront  élus, 
non  plus  par  le  consistoire,  mais  par  les  curés,  et  seront  fortement  ré- 
tribués. Quant  aux  consistoires,  l'auteur  ne  sait  qu'en  faire,  «  àmoins, 
dit-il,  que  le  feu  du  ciel  ne  vienne  nous  en  délivrer,  en  les  punis- 
sant de  l'opprobre  qu'ils  attii'ent  sur  l'Eglise.  .-.  Enfin,  les  évêques 
doivent  être  pris,  non  plus  parmi  les  moines,  mais  dans  le  clergé,  et 
êtes  mariés  comme  tout  le  monde  :  c'est  décréter  la  suppression 
des  moines.  Mais  le  remède  des  remèdes,  ce  serait  l'intervention 
personnelle  du  czar;  lui  seul  peut  ajjporter  le  cliangemenl  radical 
dont  l'Église  ;i  besoin  :  «  Si  les  czars  y  parviennent,  s'écrie  l'au- 


LES    EFFETS   DU    CONTRASTE.  307 

tyrs;  là,  dans  ce  faste  de  paroles  et  dans  cet  éclat  ap- 
parent, on  ne  rencontre  que  des  esclaves!  Ici,  les  pau- 
vres gens  de  la  campagne  résistent  jusqu'au  sang;  là 
les  évoques  eux-mêmes  ne  savent  pas  défendre  leur 
propre  symbole  ;  humbles,  jusqu'à  l'ignominie,  vis-à- 
vis  du  gouvernement  qui  seul  les  institue ,  seul  les  ré- 
compense ou  les  châtie,  comme  les  fonctionnaires  de 
tous  les  ordres;  hautains,  jusqu'à  la  cruauté,  à  l'égard 
des  populations  catholiques,  qu'ils  n'essayent  même  pas 
de  convertir  ! 

Comment  ce  contraste  ne  ferait-il  pas  réfléchir  tout 
ami  éclairé  de  la  vérité,  quand,  en  Russie  même,  une 
masse  considérable  de  dissidents,  ennemis  de  l'Église 
romaine  autant  que  le  saint-synode,  n'a  pas,  au  fond, 
d'autre  raison  de  combattre  et  de  haïr  l'Église  offi- 
cielle que  sa  dépendance,  visiblement  antichrétienne, 


leur,  si  ces  oints  du  Seigneur  arrivent  à  réformer,  alors  lé  synode 
du  monde  chrétien,  non-seulement  ici-bas,  mais  aussi  dans  l'autre 
monde,  proclamera  devant  le  trône  du  Roi  des  rois  le  nom  du  czar 
terrestre,  qui  a  accompli  ce  que  personne  n'a  pu  faircdepuis  le  grand- 
duc  Wladimir,  puisqu'il  aura  délivré  des  ténèbres  ceux  qui  doivent 
amener  les  autres  à  la  clarté  céleste.  »  Quelle  que  soit  la  valeur  des 
réformes  proposées  par  l'auteur  de  ce  livre  très  sincère  et  très 
bien  informé ,  il  est  hors  de  doute  que  les  maux  qu'il  signale  sont 
réels,  et  il  est  clair  aussi  que  nulle  Église  n'a  encore  été  plus  sévè- 
rement punie  d'avoir  répudié  son  chef  naturel  el  d'avoir  refusé, 
tout  en  donnant  à  César  ce  qui  est  à  César,  de  rendre  à  Dieu  ce 
qui  est  à  Dieu.  Que  nos  lecteurs  n'oublient  pas  que  c'est  cette 
Église  que  le  gouvernement  russe  est  en  train,  à  l'heure  qu'il  est, 
de  substituer,  par  les  moyens  que  Ton  a  vus,  à  l'Église  catholique 
en  Pologne. 


308  CONCLUSIONS    RF.LIGIEUSES. 

a  l'égard  du  pouvoir  impéi'ial   (1)?  En  effet,  c'est 
en  vain  que  l'Église  officielle  a  été  longtemps  pro- 
tégée par  un  véritable  terrorisme;  rien  n'a  pu  jus- 
qu'ici empêcher  et  rien   n'eiii péchera  les  sectes  de 
grandir  et  de  pulluler  en  Russie.  Pendant  que  les 
classes  élevées  professent  pour  les  dogmes  du  culte 
officiel,  justement  déshonoré  à  leurs  yeux,  une  indif- 
férence toujours  croissante,  les  masses  populaires  lui 
échappent  tous  les  jouis  davantage.    «  Il  y  a  long- 
temps que  le  sein  de  rÊglisc  russe  est  déchirée  par 
des  sectes  dissidentes  ,    mais  jamais  elles  n'avaient 
pris  un  développement  semblable  à  celui  qu'elles  ont 
aujourd'hui.   Il  y  a   de  quinze  à   dix-huit  millions 
d'hommes  ({ui  sont  enrôlés  sous  leur  étendard  ('2).  » 
Cette  masse  compacte  couvre  la  Sibérie,  les  contrées 
de  l'ouest,  les  pays  des  Cosaques  et  en  général  toutes 
les  provinces  orientales  de  la  Russie:  chaque  jour  en- 
core des  villages  entiers  se  détachent  de  l'Église  offi- 
cielle. Or,  sail-on,  au  milieu  des  rêveries  plus  ou  moins 
monstrueuses  ou  immondes  dont  ces  sectes  se  repais- 
sent, quel  est  le  dogme  unique,  où  toutes  se  rencon- 
trent? C'est  justement  la  haine  et  le  mépris  de  l'auto- 
rité hiérarchique  de  l'Église  officielle,  personnifiée 
dans  le  saint-synode  et  dans  son  principal  représen- 
tant, l'empereur  lui-même,  lequel,  aux  yeux  de  plu- 
sieurs, n'est  autre  que  l'Antéchrist  (o). 

(■1)  Voy.  le  P.  Gagarin,  Étud.  d'hisl.  ci  de  ihéoL,  II,  17. 

(2)  Ibid.  III,  483, 

(:i)  Ce  détail  et  beauconi)  d'imlrcs  sp  ironvciil  dans  nn  livre  1res 


LES    EFl'LTS    DU    CONTRASTE.  509 

Mais,  aux  yeux  de  rOccidenl.  la  persécution  polo- 
naise, mieux  que  tous  les  livres  et  tous  les  raisonne- 
ments, a,  de  nos  jours,  mis  en  pleine  évidence  l'incu- 
rable faiblesse  et  la  corruption  irrémédiable  du  schisme, 
au  sein  môme  de  ses  plus  éclatants  triomphes.  Elle  a 
servi  à  justifier  indirectement,  mais  par  les  faits,  d'une 
manière  palpable  aux  yeux  les  plus  prévenus,  tous  les 
anathèmes  dont  les  souverains  pontifes  l'ont  frappé. 
Elle  a  forcé  le  clergé  russe  à  étaler  au  grand  jour  les 
abaissements  inouïs  dont  ses  adversaires  catholiques  ne 
lui  avaient  jamais  ménagé  les  prophétiques  avertisse- 
ments. Mais  ce  n'est  pas  tout  ;  quand  on  a  vu  un  pou- 
voir politique  se  faire  d'un  culte  officiel  une  arme  de 
guerre  et  un  instrument  de  conquête  :  quand  on  l'a  vu 
révéler  brutalement  à  tous  les  regards  les  titres  trop 
visibles  de  cette  Eglise  k  un  pareil  outrage,  l'attention 
s'est  portée  d'elle-même,  du  gouvernement  persécuteur 
sur  la  doctrine  qui  se  laissait  exploiter  ainsi,  et  s'im- 
posait par  la  violence.  Instinctivement ,  on  a  voulu 
expliquer  la  servilité  des  hommes  par  la  misère  des 
doctrines;  et  si  un  premier  coup  d'oeil  avait  fait  voir 
un  inconcevable  esclavage,  un  second  regard  montra 

curieux  publié  par  un  Russe  orthodoxe  ,  on  ne  peut  mieux 
informé,  sous  ce  titre  :  le  Raskul,  essai  sur  les  sectes  religieuses  en 
Russie.  Paris,  Franck,  I8oi).  «  Les  Raskolniks,  dit  cet  auteur,  con- 
fondant facilement  dans  leur  esprit  le  souverain  temporel  avec  le 
chef  de  l'Église  (on  conviendra  que  la  confusion  est  facile)  sont  dans 
un  état  de  révolte  perpétuelle,  bien  que  tacite,  contre  les  lois  du 
pays.  Ils  excommunient  le  tzar  ;  ils  l'appellent  l'Antéchrist  » 
(p.  54). 


310  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 

dans  la  doctrine  elle-même,  déformée  et  obscurcie  par 
la  politique  humaine,  un  inconcevable  amas  d'erreurs, 
de  contradictions  et  d'ignorances. 

C'est  ce  caractère,  devenu  tout  extérieur  et  frappant 
de  l'orthodoxie  gréco- russe,  telle  qu'elle  se  montre 
dans  les  actes  officiels,  dans  ce  qu'elle  dit  ou  écrit 
pour  se  justifier  contre  certains  reproches  ou  pour 
attaquer  la  doctrine  romaine  ;  c'est  ce  côté  visible  du 
dogme  prétendu  orthodoxe  sur  lequel  nous  voudiions 
maintenant  attirer  l'attention  du  lecteur. 

Rappelons  encore  une  fois  que  nous  ne  faisons  pas 
de  controverse,  nous  nous  bornons  à  mettre  en  lumière 
ce  que  tout  le  monde,  avec  un  peu  d'attention,  pour- 
rait voir  de  soi-même,  et  ce  qu'il  n'est  pas  possible  de 
nier. 


Le  tris  saint-STDOde  et  la  procession  du  Saint-Esprit. 

L'Église  russe,  comme  tout  l'Orient  non  uni,  fait  de 
la  procession  du  Saint-Esprit,  du  Père  seul,  le  dogme 
principal  de  sa  foi,  et  comme  la  citadelle  de  son  or- 
thodoxie :  c'est  par  là  surtout  qn'elle  veut  montrer 
que  l'Église  romaine  s'est  écartée  des  dogmes  des 
saints  Pères,  et  a  consommé  ce  qu'elle  appelle  une 
apostasie. 

Mais  alors  comment  justifier,  au  point  de  vue  du 
dogme,  l'acte  officiel  le  plus  important  qu'ait  accompli 


LE  SYNODE  ET  LA  PROCESSION  DU  SAINT-ESPRIT      311 

l'Église  russe  dans  ces  dernières  années,  c'est-à-dire  la 
déclaration  du  saint-synode  du  25  mars  1839,  par  la- 
quelle il  recevait  à  la  communion  les  évoques  de  la 
Lithuanie,  qui  se  séparaient  de  l'Église  romaine?  Dans 
cette  déclaration,  en  effet,  sauf  la  renonciation  à  l'o- 
béissance envers  Rome,  on  ne  demande  aux  évoques 
ruthéniens  aucune  rétractation,  aucune  abjuration  di- 
recte ou  indirecte,  explicite  ou  implicite,  d'aucune 
doctrine  quelconque  (i)  !  Lisons  le  texte  : 

«  La  solennelle  confession  exprimée  aujourd'hui  dans  leur 
acte  synodal  :  que  le  Seigneur  Dieu  et  notre  Sauveur  Jésus- 
Christ  est  seul  le  véritable  ehef  de  l'unique  et  véritable  Eglise^ 
et  la  promesse  de  demeurer  dans  l'unanimité  avec  les  très 
saints  patriarches  orthodoxes  d'Orient  et  avec  le  très  saint- 
synode,  ne  laisse  plus  rien  à  exiger  de  r Église  grecque  unie 
pour  l'union  véritable  et  essentielle  de  la  foi,  et  par  ce  motif, 
il  ne  reste  rien  qui  puisse  s'opposer  ci  la  réunion  hiérarchique. . 

«  D'après  ces  considérations,  le  très  saint-synode  :  en  vertu 
de  la  grâce,  du  don  et  de  la  puissance  qui  lui  est  conférée  du 
grand  Dieu  et  notre  Sauveur  Jésus-Christ  et  du  Saint-Esprit, 
consommateur  de  toutes  choses,  a  résolu  et  décrété,  etc.  » 

Plus  bas,  le  saint-synode  enjoint  aux  évoques  nou- 
vellement admis  à  la  communion  de  l'Église  officielle 
de  n'avoir  pas  à  presser  trop  les  ouailles  qu'ils  font 
entrer  avec  eux  dans  le  bercail,  et  dont  les  paroles  sui- 


(1)  Voy.  le  P.  de  Buck,  S.  J.  dans  les  Eliulcs  delhéol.  et  d'hisl., 
II,  321. 


31  2  COiNCLUSlÔNS   RliLlGIEUSEH. 

vantes  font  assez  entendre  qu'on  ne  les  croit  pas  trop 
bien  converties  : 

o  Pour  ce  qui  concerne  la  diffe^rence  de  ([uelques  coutumes 
locales,  qui  ne  regardent  ni  les  dogmes  ni  les  sacrements,  ils 
manifesteront  une  condescendance  apostolique,  de  manière  à 
ne  les  ramener  à  l'antique  unifcrmité  qu'au  moyen  d'une 
libre  conviction,  en  toute  douceur  et  longanimité.  » 

Ou  ces  paroles  n'ont  aucun  sens,  ou  il  faut  en  tirer 
l'une  ou  l'autre  des  trois  conséquences  suivantes,  entre 
lesquelles  le  lecteur  est  libre  de  choisir. 

Ou  bien  1°  quand  les  organes  de  l'orthodoxie  russe 
s'élèvent  avec  tant  de  force  contre  Rome  «  à  cause  de 
l'addition  coupable  (1)  »  qu'elle  aurait  faite  au  sym- 
bole de  Nicée,  ils  ne  sont  pas  sincères,  et  ils  considè- 
rent comme  identique,  au  moins  dans  le  fond,  la  foi 
des  deux  Églises,  et  dans  ce  cas,  l'Église  russe  serait 
réellement  en  communion  avec  Rome,  au  même  titre 
qu'avec  les  évoques  transfuges  de  Lithuanie,  auxquels 
on  ne  demande  sur  ce  dogme,  le  plus  important  de 
tous,  aucune  rétractation. 

Ou  bien  2°  le  très  saint-synode  garde  sa  foi  tout  en- 
tière dans  son  cœur;  mais  «  en  vertu  delà  grâce,  du 

(1)  Voyez  la  brodiure  Orthodoxie  cl  Papixmc,  \t.  8  2.  Paris,  cliez 
Franck.  Nous  aurons  plus  bas  l'occasion  de  revenir  sur  cette  bro- 
chure. Écrite  en  grec  à  Athènes,  par  le  médecin  du  sultan,  Kara- 
Iheodori,  pour  répondre  à  l'écrit  du  R.  P.Gagarin  :  Ln  Russie  sera- 
l-elle,  calhoUqne  ?  elle  a  élc  en  partie  reproduite  en  français  par  un 
prêtre  russe,  sur  l'ordre  formel  de  son  gouvernement. 


LE  SYNODE  ET  LA  PROCESSION  DU  SAIN-ESPRIT       olo 

don  et  de  la  puissance  que  le  Saint-Esprit  lui  a  con- 
férés »  tout  exprès,  sans  doute,  à  cet  effet,  il  dissimule 
sa  croyance  devant  l'intérêt  politique  du  gouverne- 
ment russe,  qui  est  de  faire  rentrer  les  Lithuaniens  au 
plutôt,  sans  les  effaroucher  et  par  surprise,  sous  le  joug 
de  l'Église  officielle. 

Ou  bien  3°  enfin,  ce  qui  serait  sacrilège  et  contra- 
dictoire avec  l'enseignement  de  toutes  les  Églises  du 
monde,  le  très  saint-synode  met  la  profession  exté- 
rieure et  publique  du  véritable  dogme  sur  le  Saint- 
Esprit,  parmi  «  ces  différences  de  coutumes  locales  qui 
ne  regardent  ni  le  dogme  ni  les  sacremeiits.  » 

Ainsi,  imposture,  lâcheté  ou  sacrilège,  il  faut  choi- 
sir :  l'une,  au  moins,  de  ces  taches  dépare  très  certai- 
nement l'acte  dogmatique  le  plus  important  dont  se 
glorifie  l'Église  de  Russie  au  xix'  siècle. 

Il  y  a  plus  :  le  saint-synode  fait  les  patriarches  or- 
thodoxes d'Orient  complices  ou  de  son  impiété  ou  de 
sa  faiblesse,  puisqu'il  déclare  les  Ruthènes  «  en  com- 
munion avec  eux»  aussi  bien  qu'avec  le  saint-synode, 
quoiqu'il  n'y  ait  «  rien  à  exiger  d'eux  »  pour  l'ortho- 
doxie, si  ce  n'est  la  séparation  d'avec  la  chaire  aposto- 
lique. En  quoi  il  n'est  pas  bien  difficile  d'assurer  que 
les  patriarches  orientaux  sont  calomniés,  et  qu'il  ne 
leur  a  manqué,  pour  élever  leur  protestation  unanime, 
que  d'être  consultés,  ou  d'avoir  osé  éle\er  la  voix,  ou 
seulement  de  savoir  l'étrange  abus  que  faisait  de  leur 
nom  le  saint-synode,  leur  très  redouté,  très  incommode 
et  très  compromettant  collègue. 


314  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

VI 

Le  très  saint-synode  et  les  traditions  apostoliques. 

L'Église  russe  estfièrede  son  immobilité,  laquelle  n'est 
autre  chose,  selon  ses  docteurS;  ([iie  son  immuable  at- 
tachement aux  traditions  apostoliques,  et  elle  reproche 
à  l'Église  latine  «  un  besoin  insatiable  d'innovation  en 
matière  religieuse  (1).  » 

Mais  on  peut  lui  demander  dans  quel  père  de  l'Église, 
dans  quel  concile,  dans  quelle  tradition  de'l'Orient, 
sinon  dans  quelle  page  des  saints  livres,  elle-même  a 
pu  trouver  des  traces  d'une  institution  qui  date,  chez 
elle,  de  moins  de  deux  siècles,  et  qui  la  transforme 
tous  les  jours,  au  point  de  lui  donner  les  plus  merveil- 
leux traits  de  ressemblance  avec  les  Églises  protes- 
tantes de  Suède  et  d'Angleterre.  Nous  voulons  parler 
du  saint-synode  lui-môme.  Sans  vouloir  mentionner 
ici  les  innovations  sans  fin  dont  il  est  l'instrument, 
n'est-il  pas  lui-même  la  plus  scandaleuse  et  la  plus 
anticanonique  des  innovations?  Le  saint-siége,  malgré 
l'omnipotence  tyrannique  que  les  théologiens  russes  lui 
attribuent,  ne  pourrait  nullement  changer  la  forme  es- 
sentielle du  gouvernement  ecclésiastique  ;  il  ne  se  recon- 
naît pas  le  pouvoir  de  supprimer  ce  qu'ont  établi  les 
apôtres.  Bien  moins  encore  le  pape  pourrait-il  substituer 

(1)  Orthodoxie  et  Papisme,  p.  72. 


LE    SYNODE    ET    LES    TRADITIONS    APOSTOLIQUES.      315 

au  pouvoir  d'un  seul,  pour  régir  l'Église  universelle, 
le  collège  des  cardinaux.  La  primauté  de  saint  Pierre 
est  d'institution  divine  ;  elle  ne  vient  point  des  con- 
ciles, mais  de  Jésus-Christ  même,  et  c'est  pourquoi 
ni  le  pape,  ni  les  conciles,  ni,  à  plus  forte  raison,  au- 
cune autorité  humaine  ne  sauraient  rien  y  changer. 
C'est  pourtant  une  nouveauté  de  ce  genre,  qui  ruine 
par  la  base  toutes  les  traditions  de  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique, transmise  à  l'Eglise  par  Jésus-Christ  et  les 
apôtres;  c'est  cette  nouveauté  inouïe  dont  l'Église 
russe  offre  au  monde  le  spectacle,  en  accusant  l'Église 
romaine  d'innover.  Mais  pour  condamner  et  flétrir  ce 
scandale,  il  n'est  pas  nécessaire  d'être  catholique. 
Laissons  la  parole  sur  ce  point  à  un  témoin  non  sus- 
pect, à  un  archimandrite  grec  en  communion  avec  les 
«  très  saints  patriarches  orthodoxes  d'Orient.  » 

«  L'Édise  russe  ,  dit  l'archimandrite  Snaooano , 
n'est  qu'un  schisme...  parce  qu'elle  est  séparée  de  la 
grande  Église  d'Orient,  parce  qu'elle  ne  reconnaît 
pas  pour  ehef  le  patriarche  de  Constantinople,  parce 
qu'elle  ne  reçoit  pas  la  sainte  onction  de  Byzance, 
parce  qu'elle  s'est  composé  un  synode  dont  le  czar  est  le 
despote,  et  que,  par  ordre  des  autorités,  ce  synode  a 
changé  le  culte;....  paice  que  la  confession  instituée 
dans  le  but  d'améliorer  et  de  sauver  le  pénitent,  est  de- 
venue par  la  servilité  du  clergé  moscovite,  un  instru- 
ment d'espionnage  dans  l'intérêt  du  czarisme  (1)  ;  enfin 

(1)  Ce  fait  énorme  n'est  malheureusement  que  trop  prouvé.  Voyez 


316  CONCLUSIONS   RELIGIEUSKS. 

parce  que  ce  synode  a  enfreint  la  loi  et  que  les  chan- 
gements sont  arbitraires  et  sont  faits  en  vue  tlu  des- 
potisme. Ces  impiétés  signalées,  ces  vérités  connues, 
qui  osera  encore  soutenir  que  l'Église  russe  n'est  pas 
schismatique?  Les  conciles  la  repoussent,  les  canons 
défendent  de  la  reconnaître,  l'Église  la  rejette,  et  tous 
ceux  qui  ont  la  foi  et  qu'elle  reconnaît  pour  ses  enfants 
sont  tenus  de  respecter  ses  décisions  et  de  considérer 
le  rit  russe  comme  un  rit  schismatique  (1  ).  » 

En  présence  de  ce  violent  anathème,  auquel  il  se- 
rait facile  de  recruter  dans  tout  l'Orient  les  plus  nom- 
breuses et  les  plus  chaudes  adhésions,  il  est  assez 
piquant  de  citer  le  passage  suivant  du  Catéchisme  dé- 
taillé de  l'orthodoxie  russe  ('2),  où  l'on  expose  les  titres 
du  saint-synode  et  où  l'on  détermine  le  rang  qu'il  tient 
dans  l'Église  : 

Demande.  Quelle  est  l'autorité  ecclésiastique  qui 
gouverne  les  principales  divisions  de  l'Église  univer- 
selle? 

Réponse.  Les  patriarches  orthodoxes  de  l'Orient  et 
le  synode  de  Russie.  L'ordre  de  préséance  hiérarchi- 
que est  :  1°  Constantinople,  2°  Alexandrie.  3»  Antio- 


ïexemi>\e  personnel  cité  par  le  prince  Dolgorouknv,  p.  308.  L'au- 
teur du  Raskol  nous  dit,  p.  236  :  //  existe  rine  ordonnance  qui  oblige 
le  prêtre  à  dénoncer  tous  les  complots  contre  l'Etat^  dont  il  aurait 
connaissaiicc  par  les  révélations  du  C(-nfessionnal. 

(1)  La  question  religieuse  en  Orient,  p.  'i\  \ .  Paris,  Julien  Lanier, 
1854. 

(2)  P.  68. 


LE   SYNODE    ET    LES    TRADITIONS    APOSTOLIQUES.      317 

che,  k°  Jérusalem,  5"  le  palriarcat  ou  syiioile  de  Russie. 
(Notez  que  l'Église  romaine  n'est  pas  même  mention- 
née parmi  les  «  principales  divisions  de  TÉglise  univer- 
selle » ,  et  que  le  patriarcat  de  Rome  n'existe  pas  !) 

D.  Quel  rang-  dans  la  hiérarchie  occupe  le  synode 
de  Russie  ? 

/».  H  est  mis  à  l'égal  d'un  patriarche,  ayant  occupé 
la  place  du  patriarcat  de  Russie,  qui  naélé  aboli  que 
du  consentement  des  autres  patriarches. 

On  ne  voit  pas  trop,  si  ce  consentement  avait  été 
sérieusement  demandé  ou  sérieusement  obtenu,  quelle 
pourrait  en  être  la  valeur,  personne  iie  s'étant  jamais 
imaginé,  nulle  part,  ni  dans  aucun  temps,  dans  tout 
le  monde  chrétien,  qu'il  fût  possible  k  l'Église  de 
changer  la  constitution  qu'elle  tient  de  Jésus-Christ  (1). 
Mais  d'abord,  historiquement,  on  sait  ce  qu'il  faut 
penser  de  la  manière  dont  s'y  prit  Pierre  le  Grand 
pour  constituer  son  synode.  Et  de  plus,  après  la  pro- 
testation que  nous  venons  de  lire,  et  qui  est  loin  d'être 
isolée,  on  peut  croire,  sans  témérité,  que  le  consente- 
ment des  patriarches  orientaux  a  été  bien  et  dûment 
révoqué  :  et  par  conséquent,  si  le  saint-synode  n'a  pas 
d'autre  titre  à  l'existence,  tout  prélat  russe  vraiment 
attaché  aux  traditions  apostoliques,   doit  désirer  au- 


(I)  Nous  ne  voulons  pas  dire  que  la  dignité  patriarcale  soit,  aussi 
bien  que  fépiscopat  lui-même,  d'institution  divine,  et  que  par  con- 
séquent l'Église  ne  puisse  en  rien  la  modifier;  mais  le  saint-synode, 
en  ce  qu'il  détruit  essentiellement  l'auloriié  épiscopale,  est  certai- 
nement incompatible  avec  la  constitution  divine  de  l'Église. 


318  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

tant  que  nous,  de  voir  bientôt  abolir  dans  l'Église  des 
apôtres,  une  aussi  inconcevable  et  aussi  impertinente 
nouveauté. 


VU 

Le  très  sainl-synodc  et  le  czar. 

L'Église  russe,  comme  toutes  les  Églises  chrétiennes, 
professe  qu'il  y  a,  entre  le  pouvoir  spirituel  et  le  pou- 
voir temporel,  une  distinction  nécessaire,  essentielle, 
qui  vient  de  Dieu,  en  telle  sorte  que  l'un  et  l'autre, 
dans  leur  sphère,  ont  droit  à  une  véritable  indépen- 
dance. C'est  sans  aucun  doute  l'autonomie  du  pouvoir 
spirituel  qu'a  en  vue  le  très  saint-synode,  lorsque,  dans 
son  décret  pour  l'admission  des  évêques  de  Lithuanie, 
il  constate  avec  une  si  visible  insistance,  dans  la  profes- 
sion de  foi  des  nouveaux  convertis  :  «  Que  le  Seigneur 
Dieu  et  notre  sauveur  Jésus-Christ  est  le  seul  véritable 
chef  de  l'unique  et  véritable  Église.  »  C'est  encore  ce 
t[u  atteste  le  catéchisme  déjà  cité,  lorsqu'il  déclare  le 
concile  œcuménique  la  seule  autorité  qui  ait  juridic- 
tion sur  toute  l'Église  catholique.  Sans  doute  on  pour- 
rait dire  que  par  là  et  le  saint-synode  et  le  cat(?chisme 
veulent  surtout  exclure  la  primauté  de  saint  Pierre  et 
les  prétentions  du  pape.  Mais  ne  serait-ce  pas  injuste 
de  supposer  qu'ils  ne  suppriment  l'autorité  du  prince 
des  apôtres  que  i)0ur  lui  substituer  celle  des  empereurs? 
D'ailleurs  l'empereur  lui-môme  ne  cesse  de  proclamer 


LE   TRÈS   SAINT- SYNODE   ET    LE   CZAR.  319 

hauiemeiU  qu'il  n'est  nullement  le  chef  de  l'Église 
russe.  Et  en  effet,  comment  l'Église  russe,  cette  frac- 
tion si  importante  de  l'Église  grecque,  aurait-elle  à  ce 
point  oublié  l'enseignement  de  ses  plus  grands  doc- 
teurs, qui  sont  aussi  les  nôtres?  Comment  n'aurait- 
elle  pas  lu,  dans  saint  Jean  Damascène  qu'elle  aime  à 
nous  opposer  sur  la  procession  du  Saint-Esprit,  ces 
paroles  si  précises  : 

«  Il  n'appartient  aucunement  aux  empereurs  de 
donner  des  lois  à  l'Église.  Faites  attention  à.  ce  que 
dit  l'apôtre.  Le  Seigneur  en  a  établi  plusieurs  ;  d'abord 
des  apôtres,  secondement  des  prophètes,  troisième- 
ment des  pasteurs  et  tles  docteurs  pour  la  perfection 
de  l'Eglise.  //  n'a  point  ajouté  des  empereurs  (1).  » 

Et  dans  saint  Athanase  :  «  Si  c'est  là  un  décret  des 
évoques,  pourquoi  alléguer  l'empereur?  Si  ce  ne  sont 
que  des  menaces  impériales,  qu'ont-elles  besoin  de  ces 
hommes  qui  portent  le  nom  d'évêques?  En  quel  temps 
a-t-on  jamais  ouï  parler  de  pareille  chose?  Quand  un 
décret  de  l'Église  a-t-il  tiré  son  autorité  de  l'empe- 
reur? où  a-t-il  été  considéré  comme  son  décret?  Avant 
ce  temps,  bien  des  synodes  ont  été  assemblés,  beau- 
coup de  décrets  ont  été  promulgués  par  l'Église,  mrtù 
jamais  les  Pères  de  ces  conciles  n'ont  consulté  les  empe- 
reurs^ jamais  les  empereurs  n'ont  curieusement  scruté 
les  choses  de  V Église.  Saint  Paul  a  eu  pour  amis  des  fa- 


(1)  Joan.  Damasc,  De  imagin.,  arl.  2,  n"  12.  Cité  dans  Theiner, 
II,  196. 


320  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

miliers  de  César,  mais  jamais  il  ne  les  admit  à  décider 
avec  lui  (1).  » 

D'où  vient  cependant  que  c'est  un  empereur  qui  a 
institué  le  saint-synode,  c'est-à-dire  une  assemblée 
dont  tous  les  membres  sont  à  la  nomination  du  czar  ; 
tous  révocables  à  sa  volonté,  tous  soumis,  sous  le  nom 
de  procureur  suprême,  à  un  officier  laïque,  un  militaire 
ordinairement,  promoteur  légal  et  unique  de  toutes 
les  délibérations  du  synode,  lesquelles  ne  peuvent  avoir 
lieu  que  sur  sa  réquisition  ? 

D"oii  vient  que  le  décret  même  de  Pierre  I",  qui  a 
institué  ce  concile  permanent,  condamné  à  une  im- 
muable docilité,  afTecte ,  comme  on  l'a  si  justement 
remarqué,  la  forme  d'une  bulle  pontificale?  Écoutez  : 

«  Au  milieu  des  soins  innombrables  que  demandait 
de  nous  la  souveraine  puissance,  que  nous  tenons  de 
Dieu,  afin  de  réformer  notre  peuple  et  les  royaumes 
soumis  à  notre  empire,  nous  avons  fixé  aussi  nos  re- 
gards sur  l'oi'di'e  des  choses  sacrées  [in  ordinem  sa- 
crum) ,  et  nous  avons  constaté  qu'il  s'y  })assait  de 
gi'ands  désordres  et  que  leur  administration  souffrait 
beaucoup  :  c'est  pourquoi  nous  avons  été  frappé  dans 

(1)S.  Mil,,  Hisl.  Al  km.  ad  monuclios,  52.  —  Ibid.  llfautciler  à 
l'orthodoxie  grecque  de  nos  jours  rorthodoxie  d'un  de  ses  plus  il- 
lustres Pères  dans  la  foi,  en  lui  demandant  de  concilier  les  deux  : 
ft  Ot£  yop,  ex  Touaiwvo;,  y/X0U39r>  -roiayra  ;  ttotc  ^pt-jc;  Exx/.r/Cta^  Traoa 
paai/Ecoî  tayt  ro  xupo;,  vj  oXwç  lyjtjiG^ri  to  xpijuoc;  TTo/Xai  cuvocJot  tt^o 
TouTocî  ycy'y^cxa:,  TTo/Xa  xpt^y.zot.  Tv-y;  exx/r/O'iaç  ytyyjvj,  aX).  'gutî  ot 
Tr^TîjSE;  £;r£!7av  non  ntpt  rcurwv  pQCJi/.tot,  '>urr  (337i/'.:u;  ra  rr/Ç  txx/r/- 
ç[Oi.;  ■ntpuirjy(xax-:o. 


LK    TRÈS    SAINT-SY.NODE    LT    LE    CZAR.  321 

notre  conscience  de  la  crainte  très  légitime  que  nous 
ne  fussions  ingrat  envers  la  Providence,  si,  nous  qui 
par  son  secours  avons  fait  de  si  heureuses  réformes 
dans  l'ordre  militaire  et  civil  (admirez  la  conséquence) 
nous  négligions  d'employer  tous  nos  soins  à  rendre  aussi 
toute  leur  perfection  et  tout  leur  éclat  à  l'ordre  des  choses 
sacrées...  [gui  toi  tamque  egregios  in  re  inilitari  et 
civili  reformanda  fecerimus  progressus^  omni  sacrum 
ordinem  Hmandi  expoliendique  cura  supersedebimus). 
Et  c'est  pourquoi,  à  l'exemple  des  rois  qui,  au  sou- 
venir de  Tantiquité,  se  sont  rendus  vraiment  illus- 
tres par  leur  piété,  tant  dans  l'Ancien  que  dans  le 
Nouveau  Testament,  nous  avons  entrepris  de  remettre 
aussi  en  meilleur  état  V ordre  ecclésiastique  (  curam 
ordinis  etiam  ecclesiastici  ad  meliora  reducendi  susce- 
perimus  (1).  » 

D'où  vient  enfin  que  chacun  des  prélats  qui  siègent 
au  saint-synode,  qui  se  disent  les  fils,  les  successeurs, 
les  interprètes  des  Athanase,  des  Grégoire,  des  Jean 
de  Damas,  prononcent,  la  main  sur  l'Évangile,  à 
leur  entrée  en  charge,  cet  étrange  serment  : 

«Je  confesse  et  j'affirme  par  serment  que  le  juge  su- 
prême de  ce  collège  est  notre  monarque  lui-même, 
l'empereur  très  clément  de  toute  la  Russie  {Confiteor 
porro  et  jurej urando  assevero  supremum  hujusce  collegii 


(1)  Voyez  redit  entier,  avec  la  formule  du  serment  prescrit  aux 
membres  du  saint-synode  dans  le  P.  Gagarin,  Études  de  théologie^ 
I,  42. 

21 


32'2  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES, 

judicem  esse  ipswn  totius  Russiœ  monurcham  nostrum 
clementissimum)  (1).  » 

(1)  Les  journaux  russes  eux-mêmes  ne  font  pas  mystère  de 
cet  asservissement  du  saint-synode.  Nous  lisons,  dans  le  Nord  du 
2  février  1860,  cette  sorte  djoraison  funèbre  du  fameux  colonel  de 
hussards  Protasoff,  ancien  procureur  en  chef  du  saint -synode  :  «  11 
fut  de  fait,  si  ce  n'est  de  nom,  le  chef  de  l'Église  orthodoxe  en 
Russie.  Avec  sa  volonté  ferme  et  énergique,  il  sut  toujours  lutter 
victorieusement  contre  les  tendances  rétrogrades  de  l'ancien  clergé. 
Par  l'entremise  du  synode  dont  il  était,  comme  je  l'ai  dit,  le  vérila- 
ble  chef,  il  distribua  les  évdchés  (lui,  le  colonel  Protasotï)  à  des  ecclé- 
siastiques jeunes  et  ciiùlisés,  léorganisa  complètement  le  système 
d'éducation  dans  les  séminaires  et  les  académies,  et  fit  beaucoup 
aussi  pour  assurer  le  bien-être  matériel  des  prêtres,  quoique,  à  vrai 
dire,  il  reste  encore  immensément  à  faire  sous  ce  rapport.  » 

Cette  note  est  d'une  naïveté  précieuse.  Habemus  confitentem  reum. 
Qu'un  colonel  de  hussards  réorganise  l'éducation  cléricale  dans  les 
séminaires,  cela  n'a  rien  d'étonnant  en  Russie,  mais  il  serait  étrange 
que  ce  fût  un  évêque  !  Toutefois,  pour  l'honneur  de  l'épiscopal 
moscovite,  nous  aimons  à  croire  qu'au  nombre  des  tendances  rétro- 
grades de  l'ancien  clergé,  il  s'est  trouvé  quelque  velléité  d'indépen- 
dance sacerdotale,  demeurée  inutile,  hélas  I  on  devait  bien  s'y  at- 
tendre, grâce  au  vaillant  colonel.  Nous  ne  voulons  pas  douter  non 
plus  que  la  réforme  de  l'éducation  cléricale  par  un  colonel  qui  était 
de  son  siècle,  n'ait  été  pour  quelque  chose  dans  les  progrès  de  l'exé- 
gèse antichrétienne  allemande  et  du  rationalisme,  qui  dévore  au- 
jourd'hui la  partie  instruite  du  nouveau  clergé  moscovite- 

Ajoutons  que  Protasoff,  qui  mettait  dans  l'épiscopat  russe  des 
hommes  jeunes  et  civilisés,  n'était  sans  doute  pas  étranger  aux  no- 
minations aux  évêchés  catholiques,  où,  quand  on  jugeait  à  propos  de 
"faire  cesser  d'interminables  vacances,  on  mettait  le  plus  possible 
des  évoques  vieux  et  beaucoup  trop  civilisés^  tomme  Pawlowski  et 
quelques  autres. 


l'église  russe  et  le  b.vptème.  323 

VIII 

L'Éffllse  russe  et  le  baptême. 

Un  (les  griefs  de  l'Église  russe  contre  l'Église  ro- 
maine est  la  suppression  de  l'ancien  rit  en  usage 
pour  le  baptême. 

Selon  les  Orientaux,  la  triple  immersion  est  de  l'es- 
sence même  du  baptême  :  d'où  il  résulterait,  dit  fort 
bien  un  auteur  que  nous  avons  plus  d'une  fois  cité  (l), 
que  le  baptême  par  immersion  est  le  seul  valide,  et  que 
par  conséquent  les  neuf  dixièmes  du  monde  chrétien 
n'auraient  pas  reçu  la  grâce  de  la  régénération  spirituelle 
par  l'eau  et  le  Saint-Esprit.  Lorsque,  après  le  concile 
de  Florence,  le  métropolitain  de  Moscou,  Isidore,  eut 
été  déposé  pour  avoir  souscrit  l'union,  son  successeur 
Jonas  rendit  le  décret  suivant  :  «  Les  Russes  doivent 
rebaptiser  les  catholiques  romains  qui  embrassent  la 
religion  grecque,  parce  que  les  Romains  baptisent  par 
affusion ,  au  lieu  de  baptiser  par  immersion,  ce  qui 
rend  leur  baptême  nul.  »  Cette  opinion  est  toujours  de 
beaucoup  la  plus  répandue  en  Russie,  la  seule  qui  pa- 
raisse sûre.  On  la  trouve  dans  les  livres  les  plus  hau- 
tement approuvés  par  le  saint-synode,  dans  les  Stour- 
dza,  les  Mourawieff  et  autres.  Et  enfin,  pour  ne  pas 
omettre,  en  fait  d'autorité  sur  ce  point,  la  plus  ré- 
cente, nous  lisons  dans  la  réponse  au  P.  Gagarin,  in- 

(1)  Perséc.  et  soufjfr.,  etc.  ,  p.  305. 


32/i  CONCLUSIONS    REIJGIEUSES. 

titillée  Orthodoxie  et  Papisme,  ces  propres  paroles  : 
«Le  baptême  exceptionnel  (celui  des  catholiques; 
n  est  pas  un  vrai  baptême,  si.  par  la  foi,  il  n'est  mis 
en  rapport  avec  le  prototype  d'où  il  emprunte  toute 
sa  vertu  sanctifiante,  et  il  n'est  admis  qu'en  cas  d'ur- 
aence  inévitable,  et  encore  l'efficacité  de  ce  baptême  est- 
elle  douteuse  (1).  » 

Qui  ne  croirait,  d'après  des  paroles  si  formelles,  que 
le  premier  soin  de  l'Église  orthodoxe  doit  être  de  re- 
baptiser les  catholiques  et  surtout  les  protestants  (2) 
qu'elle  reçoit  dans  son  sein  ?  Qui  ne  croirait  surtout  que 
le  gardien  incorruptible  de  l'orthodoxie,  le  défenseur 
né  des  immuables  traditions  apostoliques,  le  très  saint- 
synode  n'obtienne  des  princesses  protestantes  intro- 
duites par  le  mariage  dans  la  famille  impériale,  et 
toujours  converties,  sans  coup  férir,  à  la  foi  ortho- 
doxe, qu'elles  se  soumettent  ù  un  second  baptême? 
Autrement,  voyez  la  conséquence  :  la  nation  ortho- 
doxe court  le  danger  d'avoir  uneimpératrice,  destinée 
peut-être  comme  Catherine  II.  à  présider  de  fait  le 
saint-synode,  mais  qui,  selon  toute  la  théologie  ortho- 


(1)  Page  87. 

(2)  On  sait  que  depuis  un  siècle,  les  opinions  des  protestants  sur 
la  nécessité  du  baptême  ont  singulièrement  varié.  Pour  beaucoup, 
le  baplême  est  une  pure  cérémonie  qu'on  peut  omellre  à  volonté  ;  et 
dans  ceux  qui  l'observent,  beaucoup  l'administrent  d'une  manière 
également  contraire  à  la  tradition  des  apôtres  et  à  l'usage  de  l'É- 
glise, tant  de  l'Orient  que  de  l'Occident.  C'est  pourquoi,  dans  l'Église 
romaine,  on  ne  reçoit  plus  un  protestant  à  l'abjuration  sans  lui  avoir 
préalablement  administré  le  baptême  sous  condition. 


l/K(ilJSK    lUISSIi    ET    Lb;    BAFTÈMK.  3*25 

doxe.  pourmil  iravoir  pas  même  le  droit  au  titre  de 
chrétienne  (1)  ! 

Mais  c'est  mal  connaître  l'orthodoxie  :  il  est  vrai  (jue 
les  plus  clairs  principes,  les  autorités  les  plus  graves, 
les  plus  solides,  sont  d'un  côté  :  mais,  de  l'autre,  est 
intervenue  une  autorité  devant  laquelle  patriarches  et 
théologiens  doivent  courber  la  tète.  Pierre  le  Grand, 
le  vainqueur  de  Charles  XII,  le  fondateur  de  Péters- 
bourg,  et  aussi  l'instituteur  du  saint-synode,  a  abrogé 
le  décret  du  patriarche  Jonas;  et  depuis  qu'il  a  parlé, 
la  logique  a  dû  se  taire,  et  les  protestants  eux-mêmes 
sont  admis,  sans  nouveau  baptême,  non -seulement  à 
la  communion,  mais  aussi  à  la  prêtrise  et  à  l'épiscopat. 
Une  princesse  luthérienne  pourra,  sans  nouveau  bap- 
tême, prétendre  au  trône  orthodoxe  de  Catherine  II. 
En  vain,  les  théologiens  diront  (je  parle  des  plus  mo- 
dérés) que  l'efficacité  du  baptême  par  affusion  est  au 
moins  douteuse  :  il  n'importe,  une  princesse  qui  de- 
vient Russe  peut,  de  par  l'autorité  de  Pierre  le  Grand, 
exposer  son  salut  :  à  plus  forte  raison,  peut-on  mettre 
en  péril  celui  des  Polonais.   On  admettra  donc  en 


(1)  On  peut  hardiment  affirmer  que  les  co/ii'er.s/o/is  par  mariage 
sont  les  seuls  exemples  de  conversions  tout  à  fait  volontaires  dont 
l'histoire  du  prosélytisme  russe  fasse  mention.  Disons  encore,  à  l'é- 
ternel honneur  de  la  foi  cailioliiiue,  que  depuis  que  la  Russie  n'est 
plus  en  communion  avec  Rome,  jamais  ou  presque  jamais)  la  cour 
de  Pélersbourg  n'a  cru  pouvoir  deman  1er  à  une  cour  catliolique  la 
main  dune  de  ses  hériiières,  c'est  à-dire  une  apostasie.  L'impéra- 
trice actuellede  Russie,  zélée  piolestante  avant  son  mariage,  eslde- 
venue  grec([uc  non  iiioiiis  zélée. 


O^i)  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 

masse,  dans  rorlhodoxie.  les  villages  latins  de  la  Po- 
logne sans  rien  leur  demander,  que  de  renoncer  au 
pape.  Tl  n'en  faut  pas  davantage,  et  le  saint-synode 
reconnaîtra  toujours  pour  assez  bons  chrétiens  des 
Polonais  dont  le  baptême  est  au  moins  douteux,  pourvu 
qu'ils  soient  bons  Russes. 

Mais  admirez  la  tyrannie  des  principes,  même  er- 
ronés, et  voyez  comme  la  logique  aime  à  se  venger 
aux  dépens  de  ceux  qui  la  bravent. 

Malgré  leur  ardent  patriotisme,  les  docteurs  du 
saint-synode  savent  très  bien  que  l'Évangile  n'est  pas 
exclusivement  russe,  et  que  si  leur  Église,  destituée 
de  prosélytisme  ,  ne  dépassait  pas  ,  au  moins  en 
principe,  les  frontières  de  l'empire,  elle  serait  dés- 
avouée non  moins  par  l'Évangile  que  par  le  simple 
bon  sens  et  par  l'histoire.  Aussi  font-ils  grand  bruit 
de  leur  union  avec  les  patriarcats  orthodoxes  de 
l'Orient,  et  surtout^^avec  celui  de  Constantinople,  d'où 
ils  tirent  leur  origine.  C'est  cette  unité  prétendue 
qui  est,  comme  on  sait,  le  prétexte  du  protectorat 
redoutable  dont  la  Russie  menace  l'Orient.  Mais , 
chose  étrange,  l'incompatibilité  religieuse  entre  Saint- 
Pétersbourg  et  Constantinople ,  destinée  à  devenir 
plus  palpable  un  jour,  est  déjà  parfaite,  à  la  racine 
même  du  dogme,  sur  la  question  du  baptême.  Le 
baptême  sans  immersion  est  nul  ou  douteux,  dit  l'er- 
reur photienne  :  donc  il  faut  rebaptiser  les  convertis 
latins  ou  protestiuits,  dit  la  logique  ;  c'est  ce  qui  se  fait 
très  rigoureusement,  mais  très  logiquement  à  Constan- 


l'kglise  russe  et  le  baptême.  ^^27- 

tinople.  On  a  vu  quelle  autorité,  à  Saint-Pétersbourij:,  a 
depuis  longtemps  fait  fléchir  les  principes.  Voilà  donc 
deux  Églises  en  communion  qui  se  contredisent  sur 
un  point  fondamental.  Il  en  résulte  la  piquante  consé- 
quence que  voici,  et  qui  a  été  relevée  avec  beaucoup 
d'esprit  et  de  force  par  le  révérend  M.  Palmer,  alors 
membre  du  clergé  anglican  à  la  recherche  de  la  vérité 
religieuse,  aujourd'hui  prêtre  catholique.  «  Si,  dit-il, 
je  m'adresse  au  patriarche  de  Constantinople  pour  faire 
partie  de  son  Église,  il  ne  me  reçoit  qu'à  la  condition 
que  je  serai  rebaptisé.  Mais,  à  Saint-Pétersbourg,  on 
n'exige  pas  ce  second  baptême  :  je  me  ferai  donc  Grec 
à  Saint-Pétersbourg  pour  esquiver  une  cérémonie  in- 
commode ;  puis,  une  fois  admis  dans  l'Église  russe, 
nul  doute  que  le  patriarche  de  Constantinople  ne  me 
reçoive,  puisque  entre  les  deux  Églises  la  communion 
subsiste.  11  est  vrai  qu'à  ses  yeux,  logiquement,  je  ne 
puis  être  qu'un  païen,  comme  non  baptisé  ;  mais, 
néanmoins,  je  serai  admis  aux  sacrements  et  même 
au  sacerdoce  comme  Russe  orthodoxe  :  et  c'est  ainsi 
qu'un  voyage  à  Saint-Pétersbourg  peut  tenir  lieu  de 
baptême  (1).  » 

Nous  le  demandons  :  que  peut  penser  la  raison, 
surtout  la  raison  des  néophytes  polonais,  qu'on  recrute 
per  fas  et  nefas,  sans  les  rebaptiser,  de  la  manière 
dont  l'Église  orthodoxe  interprète  et  applique  ses  pro- 
pres principes  ? 

(1)  Voy.  la  Question  d'Orient,  p.  4  0. 


328  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 

IX 

Gontradlclions,  variations  et  ig;norance8  de  la  tbéologie  rassc. 

Sur  bien  d'autres  points,  les  niênies  contradictions 
ou  les  mêmes  ignorances  se  rencontrent,  et  il  faudrait, 
ce  semble,  un  aveuglement  surnaturel  pour  ne  les  pas 
voir.  Exemples  : 

Au  commencement  de  ce  siècle,  un  membre  illustre 
de  l'épiscopat  russe,  le  métropolitain  de  Moscou,  Pla- 
ton, interrogé  sur  la  foi  de  son  Église,  relativement  au 
purgatoire,  faisait  cette  réponse  :  «  Nous  )'ejetons  le 
purgatoire  comme  une  fable  indigeste  et  moderne  qui 
n'a  pas  été  imaginée  sans  donner  lieu  au  soupçon  de 
lucre  (1).  » 


(1)  Voici  le  texte  :  «  Purgalorium  ul  cnidiini  et  recens,  nec  sine 
suspicions  lucri  excogitatum  conimentum  respuinius.  »  [Perséc.  et 
souffr.,  292.)  — Au  sujet  du  purgatoire  et  de  la  prière  pour  le* 
morts,  selon  l'Église  russe,  il  faut  lire,  dans  l'auteur  que  nous  venons 
de  citer,  l'analyse  d'un  chapitre  de  M.  Mourawieff,  dans  ses  Lettres 
sur  la  liturgie  de  f Eglise  catholirjuc  orientale  {Sa'mi-Véiershourg,  de 
l'imprimerie  de  la  troisième  divi?ion  de  la  chancellerie  personnelle 
de  S.  M.  I.)  Les  bizarres  et  incohérentes  rêverie-^  que  cetauteurdonne 
comme  la  doctrine  de  l'Église  gréco-russe  n'auraient  par  elles-mêmes 
aucune  importance,  si  l'on  ne  savait  :  1"  que  cet  ouvrage,  commandé 
par  le  gouvernement,  a  été  publié,  avec  intention,  immédiatement 
après  la  réunion  des  Rulhènes  unis  ;  2"  que  l'auteur  est  fort  accrédité 
en  Russie  comme  écrivain  religieux,  et  que,  d'ailleurs,  comme  laïque, 
il  a  beaucoup  plus  de  liberté  de  parler  i-t  d'écrire  sur  les  sujets  de 
théologie  que  h-s  évêqnes  russes,  ri  (|iie  du  moins,  à  ce  litre, 
comme  il  s'en  est  v;inté  quel  jue  pirt,  il  peut  comniuniipier 
avec  l'étranger  s.ms   se   .servir   de    rin'ormédiaire    des   autorités; 


CONTRADICTIONS    DE    LA    THÉOLOGIE   RUSSE.         329 

Un  protestant  n'aurait  pas  mieux  dit,  et  c'est  clans 
le  même  esprit  qu'on  enseigne  clans  les  séminaires 
russes  ce  gros  mensonge  c|ue,  selon  les  catholicpies. 
les  indulgences  sont  une  absolution  payée  d'avance 
pour  tous  les  péchés  que  Ton  pourrait  commettre  à 
l'avenir  (1). 

Fort  bien  ;  mais  alors  pourquoi  l'Église  russe  se  fait- 
elle  un  assez  joli  revenu  des  prières  pour  les  morts,  si 
le  dogme  du  purgatoire  n'est  qu'une  fable  inté- 
ressée ?  Et  pourquoi  le  Catéchisme  détaillé ,  témoin 
irréprochable  de  la  doctrine  des  successeurs  de  Pla- 
ton, établit-il,  page  133,  le  devoir  de  prier  pour  les 
morts  ? 

On  dira  peut-être  qu'en  Russie,  comme  partout  ail- 
leurs, les  erreurs  d'un  évêque  n'engagent  point  ses  suc- 
cesseurs, et  qu'il  serait  injuste  de  juger  une  Église,  et 
surtout  de  la  condamner  sur  la  seule  preuve  d'une  hé- 
résie professée  par  quelqu'un  de  ses  membres,  fût-il 
métropolitain. 

3"  enfin  que  M.  Mourawieff  était,  il  n'y  a  pas  longtemps,  candidat  à 
la  succession  vacante  du  fameux  procureur  du  saint-synode  Protasoff^ 
lequel,  selon  le  Nord  et  selon  tout  le  monde,  était,  de  fait,  sous 
Nicolas    a  le  chef  de  l'Église  orlliodoxe  en  Russie  ». 

(1)  Voyez  ce  fait  attesté  par  l'auteur  de  la  brochure  :  La  Russie  est- 
elle  schismatique,  par  un  Russe  orthodoxe  (Pari>,  I  859),  chez  Frank. 
La  thèse  de  l'auteur  est  que  l'Église  de  Russie  n'est  point  schismatique 
formellement,  mais  qu'elle  l'est  tout  au  plus  matériellement  et  sans  le 
savoir,  parce  qu'elle  n'a  jamais  trempé  dans  le  schisme  de  Photiuset 
dans  toutes  les  révoltes  de  Constantinnp'e,  qu'il  blâmcsévèrement.  La 
remarquable  impartialité  et  la  bonne  foi  de  cet  écrit  ne  i)Ouvaient  rnan- 
querd'allirer  l'atlenlion  du  gouvernement  russe;  l'auteur  a  été  exilé. 


3o0  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 

Fort  bien  encore  ;  mais  dans  toute  Église  soucieuse 
des  traditions  apostoliques  et  fidèle  aux  exemples  des 
saints  Pères,  jamais  une  hérésie  publique  d'un  évéque 
n'a  passé  sans  être  aperçue,  signalée  et  condamnée 
par  les  autorités  ecclésiastiques.  D'où  vient  que  le 
célèljre  métropolitain  de  Moscou  n'a  été  fraj*pé  d'au- 
cune censure?  Peut-être  de  ce  que  l'Église  ortho- 
doxe, suivant  le  Catéchisme  détaillé,  ne  reconnaît 
sur  la  terre  d'autre  autorité  suprême  que  le  concile 
œcuménique?  Autant  vaudrait  dire  que  le  corps  épi- 
scopal  en  Russie  professe,  au  point  de  vue  doctrinal, 
la  même  indépendance  que  l'honorable  corps  des 
ministres  protestants;  car  ce  concile  œcuménique,  qui 
a  le  dioit  de  le  convoquer?  de  le  présider?  En  fait, 
qui  a  jamais  eu  la  pensée  de  l'assembler?  i^t  d'où 
vient  que  l'Église  grecque  a  cessé  de  connaître  les 
conciles  œcuméniques  depuis  qu'elle  a  rompu  avec 
Rome  ?  Une  autorité  fictive  et  impossible  n'en  est 
pas  une.  Aussi,  comme  avec  la  meilleure  volonté 
d'arriver  à  l'uniformité  absolue,  le  pouvoir  autocra- 
tique ne  peut  pas  tout  faire ,  l'anarchie  doctrinale 
entre  les  divers  diocèses  russes  est-elle  arrivée  à  son 
comble.  Tels  évêques  s'inspirent  du  P.  Perrone  et  de 
l'enseignement  du  collège  rom^ain  :  ce  sont  les  mieux 
inspirés,  même  au  point  de  vue  de  l'orthodoxie  grec- 
que ;  d'autres  introduisent  dans  leur  clergé  Strauss  et 
la  nouvelle  exégèse  allemande  ;  toutes  les  nuances 
intermédiaires  sont  représentées.  Et  de  même  que, 
de  Mgr  Platon  à  Mgr  Philarète,  le  siège  de  Moscou, 


CONTRADICTIONS  DE  LA  THÉOLOGIE  RUSSE.  331 

sur  le  point  si  important  de  la  prière  pour  les  morts, 
est  passé  du  protestantisme  le  plus  cru  au  catholi- 
cisme le  plus  pur,  les  divers  diocèses  de  l'empire 
russe,  à  l'abri  de  toute  censure,  amalgament  à  la  fois, 
au  gré  de  chaque  évoque,  les  saints  enseignements  du 
concile  de  Trente  et  les  élucubrations  rationalistes  de 
l'école  de  Tubingue  :  manière  inattendue  de  répondre 
au  reproche  d'immobilité  que  lui  adresse  l'Église  ca- 
tholique (1). 

Les  évoques  apostats,  dans  l'acte  synodal  par  lequel 
ils  déclarent  vouloir,  de  leur  plein  gré,  rentrer  dans  le 
sein  de  l'Église  dominante,  se  plaignent  de  ce  que  la 
tyrannie  de  Rome  ne  pouvait  souffrir  en  eux  les  rites 
antiques  de  l'orthodoxie  orientale,  et  avait  introduit 
dans  leur  liturgie  «  des  changements  essentiels  »  .  Cela 
n'empêche  nullement  le  décret  du  saint-synode  qui  les 


(1)  Quand  on  songe  au  soulèvement  qu'excita  au  xxu"  siècle  le 
patriarche  de  Coiislantinople,  Cyrille  Lucar,  pour  avoir  voulu  faire 
pénétrer  le  proteslanlisme  dans  l'Église  grecque,  et  à  la  facilité  avec 
laquelle  les  autocrates  ont  réussi  au  xyiii"^  siècle  à  en  infester  tout 
leur  clergé,  on  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  combien  l'autorité 
du  sultan  est  préférable,  pour  l'Église  grecque,  au  protectorat  du  czar. 
Cyrille  Lucar  fut  déposé  et  anathématisé  par  trois  conciles,  ceux  de 
Constantinople  en  -1  638,  de  Jassi  en  1  642,  et  de  Jérusalem  en  1672. 
Quant  à  Théophane  Procopowitch,  qui,  par  la  persécution  comme 
favori  et  flatteur  de  Biren,  et  par  ses  doctrines  copiées  des  protestants 
comme  professeur  de  théologie,  fit  pénétrer  le  protestantisme  dans 
l'ppiscopat  russe,  il  est  encore  appelé  aujourd'hui,  par  Mgr  Macaire 
Boulgakofî,  dans  l'histoire  abrégée'  de  la  théologie  qui  précède  sa 
Théologie  dogmatique,  le  père  de  la  théologie  russe,  «  sans  exciter 
aucune  surprise,  sans  provoquer  aucune  réclamation  ».  (Voy.  le 
P.  Gagarin,  Eludes  de  Ihéol.  1,  p.  1  et  suiv.) 


3o2  CONCLUSIONS    RELKiiEUSES. 

reçoit  à  l'union,  de  déclarer  «  qu'i/s  ont  conservé  l'an- 
cien rit  oriental  ainsi  que  les  cérémonies  sacrées  »  en 
tout  ce  qui  est  essentiel. 

Où  est  la  vérité? 

Les  mêmes  évoques  accusent  l'Église  romaine  de 
célébrer  les  offices  dans  une  langue  inconnue  au  peu- 
ple, et  de  vouloir  supprimer  les  liturgies  nationales. 
Par  là  on  voudrait  faire  croire,  sans  doute,  que  le 
peuple  russe  tout  entier  entend  la  langue  slave  dont 
on  se  sert  exclusivement  dans  sa  litursiie  :  il  n'en  est 
rien,  et  le  dialecte  sacré  est  bien  moins  intelligible 
aux  orthodoxes  que  ne  l'est  le  latin  à  la  masse  des  ca- 
tholiques. On  sait  d'ailleurs  que  les  fidèles,  chez  les 
catholiques,  ont  entre  les  mains  des  traductions  et  des 
commentaires  sans  nombre,  et  entendent  constamment 
la  parole  de  Dieu  :  il  n'en  est  pas  de  même  chez  les 
Grecs.  Quant  aux  liturgies  nationales,  on  sait  aussi  que 
loin  de  vouloir  porter  atteinte  à  celles  qui  sont  antiques, 
et  notamment  aux  liturgies  orientales,  les  papes  ont 
interdit  de  les  changer  et  en  protègent  le  maintien 
par  les  censures  ecclésiastiques  les  plus  graves,  et  même 
par  des  excommunications  formelles. 

Où  est  la  bonne  foi  ? 

On  se  plaint  des  calomnies  des  théologiens  catho- 
liques contre  la  prétendue  ambition  de  Pholius  «  de 
bienheureuse  mémoire»  (1). 


(1)  Orlliod.  elPap.,  |).  93.   Un  Uiéologien   rus.>e,  «  pour  donner 
plus  de  valeur  aux  louanges  qu'il  distribue  à  Pholius,  emprunte  à 


CONTRADICTIONS  Dl'    LA  THKOLOfHE  RUSSE.  38o 

Mais  sonl-ce  les  théologiens  catholiques  qui  ont  ima- 
giné que  Photius,  laïque,  grand  écuyer  de  l'empereur, 
fut  ordonné  patriarche,  en  six  jours,  du  vivant  de  son 
prédécesseur,  saint  Ignace,  qui  protestait  au  péril  de 
sa  vie?  Ce  qui  partout  et  toujours  constitue  le  fait  d'une 
intrusion  violente  et  illégale. 

Sont-ce  les  théologiens  catholiques  qui  ont  supposé 
les  lettres  de  Photius  au  pape,  par  lesquelles,  recon- 
naissant en  termes  formels  sa  primauté,  non-seulement 
d'honneur,  mais  de  juridiction,  il  lui  demande  de  con- 
firmer son  élection? 

N'est-ce  pas  Photius  qui  écrit  au  pape  ces  propres 
paroles  : 

«  Mon  prédécesseur  aijant  quitté  sa  dignité,  le  clergé, 
les  métropolitains  assemblés,  et  surtout  l'empereur, 
humain  envers  tous  les  autres  et  cruel  envers  moi  seul, 
poussés  de  je  ne  sais  quel  mouvement,  sont  venus  à 
moi,  et  sans  écouter  mes  excuses  ni  me  donner  de  re- 
lâche, ils  m'ont  dit  qu'il  fallait  absolument  me  charger 
de  l'épiscopat.  Ainsi ,  nonobstant  mes  larmes  et  mon 
désespoir,  ils  m'ont  fait  violence  et  ont  exécuté  leur 
volonté  (1).» 


VHist.  ecclésiastique  ùe  Fleury  une  lettre  de  cet  imposteur  au  pape 
Nicolas,  qu'il  reproduit  comme  un  modèle  de  piété  et  d'humanité... 
Or  Fleury  cite  cette  lettre  comme  une  preuve  que  Photius  était  un 
parfait  hypocrite,  agissant  en  scélérat  et  parlant  en  saint.  »  Nous 
empruntons  cette  note  à  l'auteur  de  la  brochure  citée  plus  haut  :  La 
Russie  est-elle  schismatique?  (P,  29  ) 
(I)  Baronius,  an.  8.39. 


334  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

Si  ce  n'est  pas  là  le  langage  de  l'ambition  et  de 
l'hypocrisie;  si  l'auteur  de  cette  lettre  est  un  «  bien- 
heureux »  calomnié,  que  deviendra  l'histoire  et  où  est 
la  justice? 

La  proclamation  du  dogme  de  l'Immaculée  concep- 
tion a  été  parmi  les  théologiens  russes  le  signal  d'un 
déchaînement  universel  contre  Pie  ÏX  et  contre  la  pa- 
pauté. Dans  cette  définition,  s'écrie  l'auteur  cVOrt/w- 
doxie  et  Papisme.  l'Église  romaine,  «  par  la  voix  du 
Vatican,  a  fait  l'aveu  de  sa  passion  déréglée  pour  les 
changements,  pour  le  mouvement,  pour  les  innova- 
tions dans  le  domaine  de  la  foi,  qui  cependant  de  sa 
nature  est  éternellement  immuable.  »  Selon  notre  au- 
teur, c'est  assurément  une  hérésie,  puisque  la  sainte 
Église  a  constamment  enseigné  le  contraire  (i). 

Ainsi  s'exprime  le  «Grec,  membre  de  l'Église  d'O- 
rient »  que  le  gouvernement  russe  fait  traduire  en 
français.  Mais  écoutez  la  réponse  du  «  Uusse  ortho- 
doxe »  ['2)  qu'il  envoie  en  exil. 


(4)  Page  90.  — Notez  que  l'auteur,  en  déclamant  contre  1  imma- 
culée conception»  reconnaît  lui-même  que,  selon  l'Église  grecque,  la 
sainte  Vierge  a  été  a  à  l'abri  des  effets  du  péché  originel  ».  Pour  com- 
battre l'Église  latine,  il  est  réduifà  donner  du  privilège  de  Marie  une 
notion  tout  à  fait  inexacte,  à  la  fois  contraire  à  l'enseignement  do 
l'Église  et  à  la  raison.  Il  paraît  s'être  inspiré,  non  des  théologiens 
latins  ou  grecs,  mais  des  articles  des  journaux  irréligieux,  dans  le 
temps  où  ils  fulminaient  contre  la  définition  de  Pie  IX,  prouvant  à 
tout  le  monde  qu'ils  ignoraient  parfaitement  ce  dont  ils  parlaient  : 
Quœcumque  ignoranty  blasphémant. 

(2)  Page  43. 


CONTRADICTIONS  DE  LA  THEOLOGIE  RUSSE.  OOO 

«  Ici  rachaniemeut  et  le  dénigrement,  joints  à  la 
plus  complète  ignorance,  montrent  à  quel  degré  diu- 
conséquence  peut  conduire  la  passion...  Le  pape,  en 
confirmant  ce  dogme,  pensait  se  rapprocher  de  l'Église 
d'Orient.  En  effet,  tous  nos  oflBces  et  toutes  nos  lita- 
nies en  l'honneur  de  Marie  fourmilleiit  d'expressions 
incompatibles  avec  Tidée  du  péché  originel  ;  nous  n'en 
citerons  qu'une  entre  mille.  On  chante  le  jour  de  la 
Nativité  de  la  Vierge  :  «  Nous  proclamons  et  célébrons 
votre  nativité,  et  nous  honorons  votre  conception  im- 
maculée, etc.  » 

Si,  après  ces  témoignages  et  tant  d'autres  tirés  de 
leur  Eglise,  les  théologiens  russes  déclarent  le  pape 
hérétique  pour  avoir  proclamé  l'Immaculée  conception, 
de  quelle  épithète  ne  l'auraient-ils  point  chargé,  si, 
contre  leur  doctrine  antique,  explicite ,  unanime  et 
universelle,  il  avait  fait  un  dogme  de  l'erreur  con- 
traire ? 

Nous  pourrions  pousser  beaucoup  plus  loin  l'étude 
de  ce  qu'on  appellerait  avec  raison  les  antinomies  in- 
conciliables de  la  théologie  russe  contemporaine.  La 
Pologne  catholique,  dont  on  espère  faire  une  proie,  en 
y  corrompant  renseignement,  ne  s'en  plaindrait  pas 
sans  doute.  Bornons-nous  cependant,  pour  finir,  à 
deux  points  principaux  qui  chacun  méritent  un  article 
à  part. 


336  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 


L'Église  russe  et  la  Papauté. 

Le  dogme  qui  chocjiie  le  plus  les  théologiens  du 
schisme  est,  comme  ou  le  sait,  celui  de  la  primauté 
de  saint  Pierre  ;  et  si,  sur  d'autres  points,  ils  flottent 
entre  le  protestantisme  et  TÉglise,  au  gré  des  siècles 
et  surtout  au  souille  du  bon  plaisir  impérial,  il  y  a  un 
dogme  sur  lequel  ils  sont  franchement  protestants.  A 
entendre  déclamer  contre  le  papisme  les  théologiens 
du  saint-synode,  on  se  croirait  à  Genève  ou  à  Lon- 
dres; mais  à  voir  les  mesures  minutieuses,  toujours 
tracassières  et  souvent  barbares,  à  l'aide  desquelles  on 
croit  prévenir,  et  par  lesquelles  on  ne  punit  que  trop 
réellement  tout  rapport  avec  Rome,  on  reconnaît  clai- 
rement la  Russie.  Les  Polonais  savent  qu'il  est  plus 
dangereux  d'être  franchement  papiste  à  Varsovie,  que 
raskol nique  à  Moscou. 

Mais  comment  s'y  prendront  les  théologiens  russes 
pour  ramener  les  papistes  de  Pologne?  La  chose,  si  on 
l'entame  par  le  raisonnement  et  par  l'histoire,  n'est 
point  facile,  et,  pour  tout  dire,  c'est  une  entreprise 
abrupte  et  hardie  ,  qui  demanderait  à  un  raison- 
neur des  chefs-d'œuvre  d'une  logique  nouvelle,  et  à 
un  savant  en  histoire  des  découvertes  inattendues. 

Car  si  l'on  n'adopte  pas  franchement  les  thèses  du 
protestantisme,  —  mais  alors,  ce  serait  abjurer  l'oi*- 


l'église  russe  et  la  papauté.  337' 

thodoxie,  — que  de  contradictions,  tons  les  jonrs  plus 
palpables  et  dont  l'évidence  grandit  à  mesure  qu'on 
étudie,  que  d'absurdités  véritables  il  faut  dévorer  pour 
rester  fidèle  au  dogme  le  plus  patriotique ,  sinon  le 
plus  raisonnable,  de  la  religion  russe! 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  disserter  :  nous  ne  vou- 
lons pas  recommencer  ce  qui  a  été  fait  avec  un  plein 
succès;  montrer  avec  de  Maistre,  avec  le  cardinal 
Lewicki,  archevêque  des  Ruthènes  unis(l),  avec  le 
P.  Gagarin,  avec  l'auteur  anonyme,  mais  Russe  ortho- 
doxe, de  la  brochure,  La  Russie  est-elle  schismatique? 
qu'un  Russe  orthodoxe  ne  peut  pas  consulter  sa  propre 
liturgie,  célébrer  les  fêtes  de  son  propre  culte,  lire  ses 
livres  de  piété  les  plus  anciens,  les  plus  autorisés  et  les 
plus  solides,  sans  y  retrouver  saint  Pierre  et  ses  droits, 
le  saint-siége  et  ses  prérogatives,  transmises  intactes 
de  saint  Pierre  à  ses  successeurs,  les  saint  Clément, 
les  saint  Léon,  les  saint  Célestin,  les  saint  Agapet; 
sans  y  surprendre  enfin,  toute  vivante,  la  doctrine 
même  de  l'Église  romaine,  dans  les  termes  les  plus 
explicites,  les  plus  précis  et  les  plus  formels.  Rornons- 
nous  à  quelques  questions  qui  n'étonneraient  pas 
même  la  raison  d'un  enfant,  pourvu  qu'il  ait  lu  un 
abrégé  d'histoire  ecclésiastique  et  n'ait  pas  oublié  son 
catéchisme. 

Première  question  : 

Est-il  douteux  que  l'Église  grecque,  jusqu'à  Pho- 

(1)  Dans  un  mandement  célèbre,  reproduit  dansTlieiner,  II,  179. 

22 


B38  CONCLUSIONS  RELIGIEUSES. 

tius,  et  après  lui  jusqu'à  Michel  Cérulaire,  ait  été  ca- 
tholique romaine,  dans  le  sens  où  nous  entendons,  en- 
core aujourd'hui,  que  l'Église  grecque  doit  être  ro- 
maine, c'est-à-dire,  avec  une  liturgie  et  des  rites 
propres,  mais  sous  la  suprématie  reconnue  du 
saint-siége  ?  Et  si  cette  suprématie  n'était  pas  re- 
connue jusqu'alors,  pourquoi  Photius  a-t-il  demandé 
tant  de  fois  et  avec  tant  d'instances  au  pape  de  con- 
firmer son  élection?  Pourquoi  Michel  Cérulaire,  lors- 
qu'il est  venu  jusqu'à  excommunier  le  pontife  romain 
et  avec  lui  (ce  qui  est  proprement  l'acte  d'un  furieux  et 
d'un  insensé)  toute  l'Église  d'Occident,  ne  fait-il  pas 
entrer  au  nombre  des  accusations  qu'il  fulmine  contre 
le  saint-siége,  celle  d'avoir  usurpé  la  puissance  souve- 
raine dans  l'Église? 

Mais  si  Photius  et  Cérulaire,  tout  en  fondant  le 
schisme  ,  n'ont  osé,  ni  l'un  ni  l'autre,  s'élever,  au 
nom  de  la  foi,  contre  l'autorité  qui  le  condamne,  à 
quelle  date,  à  quelle  origine,  à  quelle  cause  avouable 
les  théologiens  grecs  feront-ils  remonter  la  prétendue 
indépendance  de  leur  Église  vis-à-vis  du  siège  romain? 

Seconde  question  : 

Est-il  douteux  que  l'Église  russe  proprement  dite  ait 
été  elle-même  catholique  romaine  dans  son  origine  (1)  ? 


(1)  On  peut  en  voir  les  preuves  développées,  avec  une  grande 
abondance  d'érudition  et  une  grande  force  de  logique,  par  le  P.  Ver- 
dière,  dans  les  Éludes  de  théologie,  t.  II,  p.  133.  Cela  est  constaté 
d'ailleurs  en  termes  adoucis  par  Karamsin  lui-même.  Ibid.,i>.  294. 
— •  Voir  aussi  :  La  Russie  est-elle  schismalique  ? 


l'église  russe  et  la  papauté.  3â9 

Que  si  on  le  nie,  comment  expliquer,  entre  autres 
choses,  des  fêtes  qui  lui  sont  communes  avec  l'Église 
romaine  et  que  les  Grecs  rejettent?  Mais  surtout,  si 
l'Église  russe  n'a  jamais  reconnu  la  suprématie  ro- 
maine,  comment  a-t-elle  pu  laisser  se  glisser  clans  sa 
liturgie  tant  de  passages  où  elle  célèbre  encore  au- 
jourd'hui, avec  un  euthousiasme  que  l'Occident  égale 
à  peine,  «le  pape  saint  Céleslin  qui,  ferme  dans  ses 
discours  et  dans  ses  œuvres  et  suivant  la  voie  que 
lui  avaient  tracée  les  apôtres,  s'est  montré  digne  d'oc- 
cuper le  saint-siége  en  déposant  par  ses  letlres  Vimpie 
Nestorius  (patriarche  de  Constantinople)  ?  » 

Et  «  le  pape  saint  Agapet  qui  déposa  l'hérétique  An- 
//«HTîe  (patriarche  de  Constantinople),  lui  ditanathème, 
sacra  ensuite  Mennas,  personnage  d'une  doctrine  ir- 
réprochable et  le  plaça  sur  le  siège  de  Constantinople?  » 

Et  «  le  pape  saint  Martin,  qui  sépara  de  l'Eglise  de 
Jésus-Christ  Cyrus  (patriarche  d'Alexandrie)  ;  Serge, 
(patriarche  de  Constantinople);  Pyrrhus  et  tous  ses 
adhérents?  » 

Voulez  vous  savoir  ce  qu'un  pape  peut  écrire  à  un 
empereur?  La  liturgie  russe  vous  l'apprendra  :  c'est 
Grégoire  II  qui  écrit  à  Léon  l'Isaurien,  au  sujet  du  culte 
des  images  : 

«  Nous  qui  sommes  revêtu  de  la  puissance  et  de  la 
souveraineté  de  saint  Pierre^  nous  avons  voulu  vous  in- 
terdire, etc.  » 

C'est  encore  l'Église  russe  qui  nous  apprend,  dans 
ses  menées,  par  un  fragment  de  la  vie  de  saint  Jean 


o/jO  CO\CLUS!0\S   RELIGIEUSES. 

Chrysostome,  qu'un  pape  peut  excommunier  non- 
seulement  un  patriarche  mais  un  empereur,  et  non 
pas  seulement  l'empereur  d'Occident,  qui  est  de  son 
patriarcat,  mais  aussi  l'empereur  d'Orient,  qui  n'en 
est  pas. 

«  Le  pape  Innocent  écrivit  plus  d'une  fois  à  Arcade, 
le  séparant  de  la  communion  avec  Eudoxie  sa  femme, 
et  prononçant  l'anathème  sur  tous  ceux  qui  avaient 
renversé  saint  Jean  Chrysostome  de  son  siège.  Quant  à 
Théophile  (patriarche  d'Alexandrie),  non-seulement  il 
le  priva  de  son  rang,  mais  il  le  sépara  de  l'Église.  Ar- 
cade écrivit  à  son  tour  au  pape  Innocent,  lui  deman- 
dant humblement  pardon  et  l'assurant  de  son  repentir. 
Il  écrivit  aussi  à  son  frère  Honorius,  atin  qu'il  suppliât 
le  pape  de  le  relever  de  son  excommunication,  et  il 
obtint  ce  qu'il  demandait,  car  le  pape  ayant  pris  con- 
naissance de  son  humble  prière,  agréa  son  repentir  et 
écrivit  au  bienheureux  Proclus,  alors  évêque  de  Cy- 
zique,  pour  l'autoriser  à  absoudre  l'empereur  de  l'ex- 
communication, à  l'admettre  à  la  participation  des 
sacrements  et  à  inscrire  le  bienheureux  Jean  au  nom- 
bre des  saints  (1).  » 

La  conclusion  est  évidente  :  ou  il  faut  que  les  théo- 
logiens russes  cessent  d'imiter  les  protestants  dans  leurs 
invectives  contre  le  papisme,  ou  il  faut  qu'ils  effacent 
leur  propre  liturgie,  au  risque  de  rendre  plus  accusa- 


(1  )  Lo  lexle  slavon  de  tous  ces  passages  est  cité  p;ir  le  P.  Gagaiin , 
Éludes  de  llièologic,  II,  p.  75  et  suiv. 


l'église  ul'Sse  et  la  papauté.  5/il 

trices  que  jamais  les  pages  qu'ils  auront  effacées.  11  faut 
qu'ils  prouvent  que  Pic  IX  n'est  pas  le  successeur  lé- 
gitime des  Célestin,  des  Agapet  et  des  Grégoire,  ou  il 
faut  qu'ils  lui  reconnaissent  sur  le  monde  chrétien 
tout  entier,  Orient  et  Occident,  évêqueset  fidèles,  em- 
pereurs et  sujets,  les  mêmes  droits  spirituels,  ni  plus 
ni  moins,  qu'exerçaient  les  Célestin,  les  Agapet  et  les 
Grégoire.  Il  faut  tout  au  moins,  et,  pour  le  moment, 
on  ne  leur  en  demande  pas  davantage,  qu'ils  cessent 
de  soutenir  de  leurs  écrits  et  de  leurs  invectives  les  lois 
odieuses  d'un  gouvernement  qui  met  son  orthodoxie  à 
persécuter,  comme  le  plus  grand  des  crimes,  la  filiale 
soumission  au  siège  apostolique,  et  à  punir  l'Église  de 
Pologne  do  ce  qu'elle  est  en  ce  point  plus  fidèle  aux 
traditions  de  l'Église  de  Russie  que  la  Russie  elle-même; 
il  faut  enfin  qu'ils  reconnaissent  avec  nous  que  ces  lois 
ne  sont  pas  seulement  une  violation  manifeste  des  traités 
et  du  droit  des  gens,  un  outrage  permanent  aux  droits 
plus  sacrés  encore  de  la  conscience,  mais  aussi  la  ty- 
rannie impertinente  d'une  ignorance  fanatique  exercée 
contre  l'histoire,  contre  la  logique,  la  raison  et  le  sens 
commun  (1). 

(i)  Il  est  vrai  que  l'auteur  d'Orlhodoxie  et  Papiitne  nous  déclare 
que  «  le  sixième  canon  du  concile  de  Nicée  nous  apprend  claire- 
menl  que  les  droits  de  l'évêque  d'Alexandrie  sont  les  mêmes  que  ceux 
de  l'évêque  de  Rome  »,  et  que  «  le  vingt-huitième  canon  du  qua- 
trième concile  œcuménique  nous  dit  péremploirement  que  ces  privi- 
lèges ne  viennent  nullement  du  droit  divin,  mais  qu'ils  résultaient 
du  caractère  de  Rome  comme  capitale  de  l'empire.  »  A  ces  assertions 
pércmploires,  il  y  a  plusieurs  difliciiltés  que  l'organe  du  saint-syno('.o 


342  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 

Mais  voici  une  troisième  question,  plus  simple  que 
les  précédentes  et  à  laquelle  un  théologien  russe  ré- 
pondra plus  difficilement  encore. 

Est-il  douteux  que  la  papauté  romaine  soit  le  centre 
le  plus  ancien,  le  plus  aiitorisé  d'une  grande  commu- 
nion chrétienne,  plus  étendue  que  toutes  les  autres 
réunies  ensemble  et  surtout  que  l'Église  russe  en  parti- 
culier ? 

S'il  en  est  ainsi,  d'où  vient  que  le  Catéchisme  détaillé, 

n'ignore  sans  doute  pas  plus  que  nous.  D'abord  il  faut  que  le  sixième 
canon  ne  soit  pas  si  clair  dans  le  sens  prétendu  par  l'auteur,  pour 
que,  dans  le  concile  même  de  Chaicédoine,  le  légat  du  pape  saint  Léon, 
Pascasin,  se  soit  servi  de  ce  même  canon  pour  combattre  les  pré- 
tentions ambitieuses  d'Anatolius,  patriarche  de  Constantinople,  qui 
voulait  enlever  la  préséance  à  l'évêque  d'Alexandrie;  pour  que  saint 
Léon  lui-même  ait  invoqué  le  concile  de  Nicée,  afin  de  combattre 
les  mêmes  prétentions,  dans  ses  lettres  1 04  et  1  03  à  l'empereur  Mar- 
cien  et  à  l'impératrice  Pulchérie,  Ensuite,  si  les  droits  d'Alexandrie 
et  de  Rome  sont  les  mêmes,  comment  se  fait-il  que  saint  Denys, 
ixitriarche  d'Alexandrie,  accusé  par  les  évêques  de  Libye,  ait  été 
obligé  de  se  défendre  devant  le  pape  saint  Denys  de  Rome;  que,  de 
même,  le  pape  Jules  ait  évoqué  à  Rome  la  cause  de  saint  Athanase, 
patriarche  d'Alexandrie;  que  le  pape  saint  Martin,  comme  nous 
l'apprend  la  liturgie  gréco-russe,  ait  déposé  Cyrus,  patriarche 
d'Alexandrie,  etc.?  Ajoutons  que  la  prétendue  égalité  du  siège 
d'Alexandrie  avec  Rome  ne  prouve  pas  très  clairement  l'égalité  du 
saint-synode  avec  le  patriarcat  d'Occident.  Le  siège  d'Alexandrie  a 
été  fondé  par  saint  Pierre  lui-même;  le  saint-synode  a  été  établi, 
contre  toutes  les  règles  connues,  par  Pierre  le  Grand  :  on  conviendra 
que  la  différence  est  claire. 

Quant  à  l'argument  tiré  du  vingt-huitième  canon  de  Chaicédoine, 
il  est  encore  moms  péremptoire,  s'il  est  possible.  Tous  les  historiens  de 
l'Église  savent  que  ce  canon  fut  voté  subrepticement,  en  l'absence 
des  légats  du  saint-siége,  par  les  évêques  orientaux  seuls,  sous  la 
présidence  d'Anatolius,  patriarche  do  Constantinople,  qui  voulait  par 


l'église  russe  et  la  papauté.  3/i3 

qui  énumère  avec  soin  les  principales  divisions  de 
l'Église  universelle,  passe  sous  silence  l'Église  romaine? 
Peut-être  dira-t-on  que  l'écrivain  russe,  en  parlant  de 
l'Église  universelle,  ne  devait  entendre  par  là  que  celle 
qui  jouit  à  ses  yeux  du  privilège  de  l'orthodoxie.  Assu- 
rément, cette  réponse  serait  concevable,  s'il  s'agissait  de 
quelque  fraction  minime  séparée  de  l'ensemble  qu'on 
pût  négliger,  sans  exciter  la  réclamation  du  lecteur,  sur- 
tout si  le  Catéchisme  délaillé  éidiii  un  livre  tout  élémeu- 


celte  voie  revendiquer  pour  son  siège  la  préséance  jusque-là  recon- 
nue au  siège  d'Alexandrie.  Les  légats  protestèrent  contre  celle  indigne 
supercherie.  Les  évêques  n'en  persistèrent  pas  moins  à  demander  la 
confirmation  de  leur  décret  iui  pape  saint  Léon,.qui  la  refusa.  L'  :i"est 
pas  hors  de  propos  de  rappeler  ici  en  quels  termes  des  évêques,  tcas 
grecs,  qui  se  flattent  d"avoir  agi  en  concile  œcuménique,  sollicitent 
du  saint-siège  la  confirmation  de  leur  décret  :  «  Quae  delinivimus... 
ha3C  sicut  propria  et  arnica  et  ad  decorem  convenientissima  dignare 
complecti,  sanctissime  et  bealissime  pater...  quidquid /rci/ha/Zo/s, 
a  filiis  sil  ad  paires  recurril,  facienles  hoc  proprium  sibi.  Rogamus 
igitur  et  tais  decrclis  nosLrum  honora  judiciurn,  et  sicut  nos,  cupidi 
in  bonis,  adjecimus  consonanliam,  sic  et  summilas  tua  filiis  quod 

decet  adimpleat  (ou-rw  xai   n   xoçivw-n  roiç  Traî^tv  ava7v),r>pa>(7at  to  -n^.z- 

irov). —  (Voy.  Baron,  an.  4ol,  n"  148.)  Ajoutons  que  le  vingt- 
huitième  canon  ne  prétend  nullement  à  l'égalité  de  Constanlinople 
avec  Rome. 

Après  cela,  nous  ne  pouvons  que  louer  la  modestie  de  l'aulour 
d'Orthodoxie  et  Papisme,  lorsque,  prenant  un  ton  moins  péremploire, 
il  écrit  quelque  part  :  «  Nous  ne  voulons  pas  nous  faire  les  maîtres 
de  ses  théologiens  (de  l'Église  latine),  car  ils  sont  plus  érudits  que 
nous  dans  la  connaissance  des  écrits  de  nos  pères  communs  :  c'est 
même  à  leurs  savantes  et  laborieuses  recherches  que  nous  devon 
les  preuves  incontestables  (?)  de  la  vérité  que  nous  défendons.  Non  I 
non  !  loin  de  nous  l'idée  de  vouloir  convaincre  ou  instruire  »  (p.  92). 
A  la  bonne  heure  I  mais  alors  pourquoi  écriveic-vous  ? 


S/j/l  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

taire  adressé  à  des  enfants;  mais  quand  il  s'agit  d'un 
ouvrage  de  quelque  étendue,  qui  doit  tenir  dans  l'Église 
russe  la  place  qu'occupe  parmi  nous  le  catéchisme 
romain,  et  qui  s'adresse  aux  fidèles  instruits,  il  y  a  au 
moins  de  quoi  s'éloimer  grandement  de  voir  que  l'é- 
crivain ne  va  pas  au-devant  de  la  question  que  fait 
naître  infailliblement  dans  l'esprit  du  lecteur  la  pen- 
sée d'une  anomalie  monstrueuse  :  «D'où  vient  que  l'É- 
glise romaine,  incomparablement  la  plus  étendue 
detoutesles  Églises,  est  excluede  l'Église  universelle?» 
Assurément  se  taire  vaut  mieux  qu'invectiver,  comme 
le  font  en  pareil  castes  catéchismes  protestants,  même 
à  l'usage  des  enfants  du  peuple.  Mais  ce  silence  n'est- 
il  pas  significatif?  n'est-il  pas  la  marque  d'un  visible 
embarras?  Ne  prouve-t-il  pas  que  la  papauté  tient 
beaucoup  plus  de  place  dans  l'esprit  préoccupé  de 
l'auteur  du  catéchisme  qu'il  n'en  tient  dans  son  livre? 
N'est-ce  pas  le  cas  de  dire,  avec  Cicéron  :  «  Cnm  lacent 
clamant  !  » 

Mais  se  taire  ne  suffit  pas.  Le  silence  n'a  jamais  été 
une  solution.  Que  fera  donc  l'orthodoxie  russe  quand 
elle  voudra  élever  la  voix  sur  la  ditficile  question  du 
papisme,  et  hasarder  des  raisons  contre  ses  sujets  obs- 
tinés dans  l'amour  du  saint-siége?  elle  aura  recours  à 
un  procédé  pire  que  tout  le  reste,  après  la  persécution  ; 
c'est  la  calomnie. 

Exemples  : 

Jus([u'ici  ce  qu'on  nous  disait  de  la  manière  dont 
quelques  Russes  interprètent  l'enseignement  de  l'Église 


l'église  hlsse  et  la  papauté.  o/i5 

catholique  sur  le  pouvoir  du  saint-siége  nous  avait  paru 
incroyable  et  au-dessous  de  la  réfutation.  Mais  quoi!  il 
faut  se  rendre  à  l'évidence  et  attribuer  aux  théolo- 
giens eux-mêmes  la  mauvaise  foi  insigne  du  gouverne- 
ment, ou  l'ignorance  des  particuliers.  Nous  lisons  dans 
la  brochure  citée  plus  haut,  ouvrage  d'un  Russe  ortho- 
doxe, mais  d'une  évidente  bonne  foi,  «que  dans  les 
séminaires  russes  on  enseigne  qu'à  nos  yeux  le  pape 
est  un  autocrate  de  son  chef  et  quil  se  donne  pour  im- 
peccable (1).  »  Mais  en  croirons-nous  nos  yeux  quand 
nous  lirons  dans  le  manifeste  officiel  de  l'orthodoxie 
russe,  Orthodoxie  et  Papisme,  le  passage  suivant  (2)  : 
«Le  papisme  exige  de  nous...  que  nous  remettions  à 
ce  mortel  (le  pape)  tous  les  droits  et  toute  l'autorité  de 
r Église  œcuménique...  et  ce  qui  est  pis  encore,  que 
nous  reconnaissions  qu'iL  est,  de  par  Dieu,  au-dessus 

DES  COMMANDEMENTS  DIVINS  EUX-MÊMES  Ct  qu'^7  rt  le  droit 

de  changer^  d'ajouter  ou  de  supprimer  tout  selon  sa  vo- 
lonté. . .  {?>) .  » 

(1)  La  Russie  esl-elle  schismalique  ?  p.  38. 

(2)  P.  93. 

(3]  Nous  ne  comprenons  pas  davantage  dans  quel  but  l'auteur 
d'Orthodoxie  et  Papisme  se  permet  des  insinuations  outrageantes 
contre  les  vivants  et  des  calomnies  formelles  contre  les  morts,  dans 
le  passage  suivant  :  «Que  l'on  juge  quelle  serait  la  fin  d'un  con- 
cile composé  d'hommes  de  l'espèce  du  prince  jésuite  (le  P.  Gagarin) 
qui  ont  des  yeux  pour  ne  point  voir  et  des  oreilles  pour  ne  point 
entendre;  d'hommes  prêts  à  contredire  et  à  rejeter  toute  vérité  claire 
et  précise;  qui  n'ont  en  vue  que  cV  arriver  à  leurs  propres  fins  à  tout 
prix  et  sans  s'embarrasser  des  moyens,  fût-ce  le  mensonge,  la  calom- 
nie, la  ftilsificalion  des  docu'iunls  I  L'exemple  en  a  clé  déjà  donné  au 


346  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

Ces  paroles  n'ont  pas  besoin  de  commentaire.  On 
se  demande  ce  qui  parle  ici.  Est-ce  l'ignorance?  est-ce 
la  mauvaise  foi?  Espérons  encore  que  l'auteur  se 
trompe  et  que  la  calomnie  n'est  que  matérielle.  Était-il 
donc  si  difficile  à  l'auteur  de  connaître  et  de  rapporter 
exactement  la  vraie  doctrine  du  papisme,  laquelle  peut 
se  réduire  à  deux  points  faciles  à  retenir.  Le  premier, 
c'est  que  l'infaillibilité  du  pape,  même  parlant  ex  ca- 
thedra, comme  docteur  de  l'Église  universelle  (bien 
que  certaine,  autant  que  toute  autre  vérité  théologique, 
solidement  fondée  sur  l'Écriture  et  la  tradition,  mais 
non  définie  de  foi),  n'est  cependant  pas  pour  les  catho- 
liques un  dogme,  et  que,  comme  Bossuet,  on  peut  être 
catholique  sans  y  croire  (1).  Le  second,  c'est  que, 

concile  de  Florence,  lorsque  le  cardinalJuUcn  donna  de  faux  actes  du 
septième  concile  œcuménique  [p.  99).  »  Le  même  auteur  dit  ailleurs 
(p.  42)  que  les  évêques  qui  signèrent  tous  la  réunion  au  concile  de 
Florence,  sauf  un  seul,  le  firent  de  guerre  lasse,  «  abreuvés  de  dé- 
goût, de  misères,  de  souffrances.  »  Ailleurs  (page  56)  l'auteur  adresse 
aux  papistes  cette  foudroyante  apostrophe  :  «  Est-ce  que  les  cor- 
rections et  les  altérations  des  textes  que  vous  avez  fait  subir  aux 
œuvres  des  saints  Pères,  aux  livres  liturgiques,  ne  sont  pas  là  pour 
stigmatiser  à  la  face  du  monde  vos  mensonges  et  vos  faux  fuyants 
des  noms  qu'ils  méritent?  »  Une  seule  bonne  preuve  vaudrait  mieux 
que  ce  torrent  d'injures. 

(l)  Voici  ce  qu'on  lit  dans  la  fameuse  Exposition  de  la  foi  de  Bos- 
suet, approuvée  par  le  pape  Innocent  XI  :  «  Nous  reconnaissons  cette 
même  primauté  dans  les  successeurs  du  prince  des  apôtres,  auxquels 
on  doit  pour  cette  raison  la  soumission  et  l'obéissance  que  les  saints 
conciles  et  les  saints  Pères  ont  toujours  enseignées  à  tous  les  fidèles. 
Quant  aux  choses  dont  on  dispute  dans  les  écoles  (il  s'agit  de  l'infailli- 
bililé  du  pape),  quoique  les  ministres  (lisez  les  théologiens  grecs), 
ne  cessent  de  les  alléguer  pour  rendre  cette  puissance  odieuse,  il 


LEGLISK    RUSSE   ET    LA    l'AFAUTE. 


2>!il. 


parmi  les  docteurs  qui  l'admettent  (c'est  la  presc[iie 
unanimité),  il  n'en  est  pas  un  seul  qui  n'admette 
aussi  que,  comme  docteur  particulier,  le  pape  lui-même 
ne  puisse  tomber  dans  l'hérésie  (I).  Mais  si  ce  malheur 
arrivait,  quel  serait  le  devoir  du  reste  de  l'Église? 
ajoutent  ces  théologiens.  Selonlesuns,  le  pontife  prévari- 
cateur devrait  être  déposé  par  le  concile;  selon  d'autres, 
sa  déposition  résulterait  du  seul  fait  qu'il  s'est  écarté  de 
la  toi.  Et  voilà  comment  l'Église  catholique  oblige  les 
fidèles  à  croire  le  pape  au-dessus  des  commandements 
divins.  Comment  l'auteur  n'a-t-il  pas  seulement  lu 
dans  un  papiste  assez  prononcé,  M.  de  Maistre,  cette 
simple  phrase,  si  exacte  dans  son  ironie  :  «  Cette  épou- 
vantable juridiction  du  pape  sur  les  esprits  ne  sort  pas 
des  limites  du  symbole  des  apôtres.  » 

Concluons,  nous  le  pouvons  sans  témérité,   que 
l'orthodoxie  russe,  qui  fait  tout  pour  ruiner  le  papisme 


n'est  pas  nécessaire  d'en  parler  ici,  puisqu'elles  ne  sont  pas  de  la 
foi  calholiqiie  :  il  suffit  de  reconnaître  un  chef  établi  de  Dieu  pour 
conduire  tout  le  troupeau  dans  ses  voies.  » 

(i)  Voici  trois  propositions  de  Bellarmin  qui  réunissent  tout  ce  qui 
est  admis  sur  le  pouvoir  du  pape  par  tous  les  catholiques. 

'1°  Posse  pontificem,  eiiam  ut  pontificem  et  cum  suo  cœtu  con?i- 
liariorum  vel  cum  generali  concilio  errare  in  conlroverjiis  facli 
particularibus  quro  ex  informatione  teslimoniisque  hominum  praeci- 
pue  pendent  ; 

2"  Posse  pontificem  ut  privalum  doctorem  errare  etiam  in  quaes- 
tionibus  juris  universalibus ,  tani  fidei  quani  niorum ,  idque  ex 
ignorantia,  ut  aliis  doctoribus  interdum  accidit  ; 

3"  Pontificem,  cum  generali  concilio,  non  posse  errare  in  condondis 
fidei  decrcLis  vel  generalibus  préocoplis  morum. 


3^8  CONCLUSIONS    RliLIGlEUSliS. 

en  Pologne,  n'a  su  jusqu'à  présent  choisir  qu'entre  ces 
trois  partis  ;  se  contredire,  se  taire  prudemment  ou 
calomnier  ;  nous  nous  trompons,  le  schisme  a  un  qua- 
trième procédé,  c'est  la  persécution. 


XI 


La  tolérance  du  schisme. 

A  entendre  certains  apologistes  de  la  Russie,  les 
plaintes  si  souvent  élevées,  au  nom  de  la  Pologne  ca- 
tholique, contre  l'oppression  religieuse  qui  l'écrase,  ne 
sont  rien  moins  qu'une  persévérante  et  grossière  ca- 
lomnie. On  va  plus  loin  :  on  soutient  qu'une  des  gloires 
propres  de  l'Église  grecque,  c'est  d'avoir  érigé  en 
dogme  et  inscrit  dans  ses  lois  la  tolérance! 

C'était,  en  effet,  comme  nous  l'avons  vu,  la  préten- 
tion de  Catherine  IF.  C'était  celle  de  ÎSicolas  :  du  moins, 
c'est  ce  que  rappelle  au  pape  Grégoire  XVI  lui-même 
l'ambassadeur  Gourieff,  lorsqu'il  ne  craint  pas  d'in- 
voquer contre  les  vues  étroites  de  la  cour  de  Rome 
«  les  règles  de  tolérance  religieuse  scrupuleusement 
observées  en  Russie  (1).  »  En  ce  qui  concerne  spéciale- 
ment le  royaume  de  Pologne,  l'empereur  Nicolas  ne 
dédaigna  point  de  faire  mention  spéciale  de  «  la  liberté 
de  conscience  »  dans  le  préambule  des  Statuts  orga- 
niques  qu'il  octroya,  en  1852,  aux  Polonais,  après  la 
suppression  de  la  constitution  que  leur  avait  donnée 

(1)  Voy.  plusliaul,  p.  66. 


LA    TOLKR.VNCK    DU    SCHISME.  3/|9- 

le  congrès  de  Vienne,  et  les  articles  V  et  VI  sont  ainsi 
conçus  : 

Art.  V.  —  La  liberté  du  culte  est  garantie;  chacun  est 
libre  de  pratiquer  sa  religion  ouvertement,  sous  la  protection 
(lu  gouvernement,  et  la  différence  des  croyances  chrétiennes 
ne  pourra  jamais  servir  de  prétexte  à  la  violation  des  droits  et 
privilèges  qui  sont  accordés  h  tous  les  habitants.  La  religion 
catholique  romaine,  étant  celle  de  la  majorité  de  nos  sujets 
polonais,  sera  l'objet  de  la  protection  spéciale  du  gouverne- 
ment. 

Art.  VL  —  Les  fonds  que  possèdent  le  clergé  catholique 
romain  et  celui  du  rit  grec  uni,  seront  considérés  comme  une 
propriété  commune  et  inviolable  de  la  hiérarchie  de  chacune 
de  ces  croyances. 

Le  prince  Dolgoroukow  est  donc  tout  à  fait  fondé 
à  écrire  :  «  La  liberté  de  conscience  se  trouve  insciMte 
dans  les  lois  et  même  dans  les  lois  fondamen- 
tales de  l'empire  (1).  »  Enfin  il  faut  citer  in  extenso 
la  verte  réprimande,  faite  par  l'auteur  (V Orthodoxie  et 
Papisme,  au  P.  Gagarin  qui  avait  bien  osé  écrire  dans 
sa  brochure  :  La  Russie  sera-t-elle  catholique?  que  la 
Russie  combat  l'Église  romaine. 

«  Si  le  bon  père  aimait  la  vérité,  il  aurait  dit  :  «De- 
puis des  siècles,  le  saint-siége  fait  la  gueiTe  à  l'Église 
russe,  l'embrassant  dans  son  inimitié  pour  toute  l'or- 
thodoxie, »  et  nous  pensons  qu'un  pareil  aveu  n'aurait 

(I)  P.  353. 


â50  CONCLUSIONS  RELIGIEUSES. 

nullement  nui  à  la  paix  honorable  qu'il  médite;  car 
nous  savons  avec  certitude,  par  l'histoire  môme  des 
troubles  politiques  qui  ont  agité  l'Europe,  que  partout 
Rome  a  été  l'agresseur,  pendant  que  toutes  les  autres 
confessions  religieuses  se  tenaient  sur  la  défensive.  // 
aurait  dû  dire  que  l'orthodoxie^  dont  le  principe  est  la 
tolérance,  n'a  jamais  persécuté  ni  troublé  personne  pour 
sa  foi.  Nous  en  trouvons  le  témoignage  le  plus  irrécu- 
sable dans  toutes  les  communions  chrétiennes  de  l'O- 
rient, et,  bien  plus,  les  papistes  eux-mêmes  l'attestent 
en  nous  qualifiant  de  stationnaires  et  en  nous  accusant 
d'immobiUté.  La  Russie,  sous  ce  rapport,  a  droit  à  la 
prééminence,  et  noire  bon  père  fausse  sans  pudeur  la 
vérité,  en  lui  attribuant  le  caractère  d'inimitié.  «  La  Rus- 
sie, dit-il  (p.  66),  combat  l'Église  catholique;»  et 
dans  un  autre  passage  (p.  16)  :  u  Elle  refuse  la  tolé- 
rance aux  catlioliques  romains.  »  Ceci  est  une  ccdomnie 
manifeste  (1)  !  » 

Citer  une  semblable  page,  traduite  ou  écrite  par  un 
auteur  russe,  moins  d'un  an  après  l'affaire  de  Dzier- 
nowitze,  c'est  en  faire,  ce  semble,  une  suffisante  réfu- 
tation. Comment  a-t-on  pu  l'écrire?  comment  un  ami 
de  la  Russie  a-t-il  pu  si  maladroitement  la  défendre  ? 
est-il  un  seul  lecteur  que  l'on  espèretromper? 

Toutefois,  il  ne  sera  pas  mauvais  de  montrer  ici 
comment  l'Église  gréco-russe,  qui  se  contredit  en  tant 
de  points,  car  telle  est  la  condition  nécessaire  de  l'er- 

(1)  P.  77-78. 


LA   TOLÉRANCE   DU    SCHISME.  35l 

reur,  est  tout  particulièrement  réduite  à  se  contredire, 
toutes  les  fois  qu'elle  parle  de  sa  tolérance,  et  se  voit 
en  quelque  sorte  condamnée,  pour  vivre,  à  la  persé- 
cution. 

D'abord,  hâtons-nous  de  le  dire,  nous  ne  ferons 
point  aux  théologiens  russes  l'injure  de  croire  qu'ils" 
professent  le  dogme,  issu  du  protestantisme,  et  au- 
jourd'hui commun  à  tous  les  révolutionnaires  de  tous 
les  degrés,  qui ,  sous  le  nom  ambigu  de  liberté  de 
conscience,  n'est  en  réalité  que  l'indifférentisme  : 
«  Opinion  perverse,  écrit  Grégoire  XYI,  qui  s'est 
répandue  de  tout  côté  par  les  artifices  des  méchants  et 
d'après  laquelle  on  pourrait  acquérir  le  salut  éternel 
par  quelque  profession  de  foi  que  ce  soit,  pourvu  que 
les  mœurs  soient  droites  et  honnêtes  (1).»  Comme 
nous,  tout  en  laissant  à  Dieu  seul  de  décider  la  ques- 
tion de  bonne  foi,  et  sans  vouloir  mettre  de  bornes  à 
sa  miséricorde,  les  théologiens  grecs  admettent  que, 
selon  le  dogme  de  Jésus-Christ,  la  véritable  Église  est 
une  et  que,  d'après  renseignement  de  l'apôtre,  «  il 
n'y  a  qu'un  Dieu,  une  foi,  un  baptême  (2).  »   Lors 


(1)  0  Indi/ferentismum...  seu  pravam  iilam  opinionem  quse,  im- 
proborum  fraude,  ex  omni  parte  percrebuit,  qualibet  fidei  professione 
Eeternain  posse  anima  salutem  comparari,  si  mores  ad  recli  honesli- 
que  normam  exigantur.  »  Bull.  Mirari. 

(2)  Ce  n'est  pas  sans  élonnemenl  que  nous  lisons  dans  le  Raskol 
(p.  231)  cette  phrase  :  «  Celle  tolérance  (la  tolérance  dogmatique) 
n'a  rien  qui  répugne  aux  principes  essentiels  de  l'Église  orthodoxe, 
puisque  celle-ci  admet  la  possibilité  du  salut  dans  toutes  les  croyances.  » 
Cela  est  directement  contraire  à  l'enseignement  de  l'Église  gréco- 


352  CONCLUSIONS    RELIGIEUSES. 

donc  que  l'on  écrit  de  l'orlhodoxie  qu'elle  a  pour  prin- 
cipe «  la  tolérance,  »  on  ne  parle  que  de  la  tolérance 
extérieure  ou  civile,  on  ne  veut  dire  autre  chose  sinon 
que  partout  où  l'orthodoxie  se  trouve  en  contact  avec 
des  communions  différentes,  ou  bien  elle  renonce  tout 
à  fait  au  prosélytisme  «  n'ayant  pas  la  prétention, 
comme  parle  Fauteur  d'Orthodoxie  et  Papisme,  «  de 
vouloir  convaincre  ou  instruire,  »  ou,  tout  au  moins, 
elle  renonce  à  toute  autre  conquête  que  celles  de  la 
charité  et  des  lumières  ,  de  la  persuasion  et  de  la 
science. 

C'est  cette  pensée,  ou  du  moins  ce  désir,  qu'exprime 
avec  autant  de  force  que  de  noblesse  le  prince 
Dolgoroukow  : 

«  Dévoué  de  cœur  et  de  conviction  à  notre  sainte 
mère  l'Église  orthodoxe  orientale,  la  vraie  Église  de 
Jésus-Christ,  nous  aurions  cru  lui  adresser  l'injure  la 
plus  cruelle,  lui  faire  l'outrage  le  plus  sanglant,  si 

russe.  Voyez  notamment  le  Cnlèchisme  déiaillc  p.  65.  Au  reste,  on 
est  frappé,  quand  on  lit  les  écrits  dos  auteurs  russes  non  théologiens  de 
profession,  de  l'ignorance  où  ils  sont  de  leur  propre  dogme,  qu'ils 
défendent  par  pur  patriotisme.  L'auteur  du  Rasl-ol  appartient 
évidemment  lui-même  à  ces  défenseurs  de  la  religion  russe,  qui  ne 
croient  à  aucune  révélation,  et  seraient  justement  anathéniatisés 
par  leur  propre  Église  qu'ils  s'imaginent  défendre. 

Faut-il  nous  étonner  diivantage  devoir  l'auteur  (p.  221)  présenter 
l'expulsion  des  jésuites  par  Louis  XV,  accomplie,  de  l'aveu  de  tous, 
au  mépris  de  toutes  les  règles  de  la  justice,  comme  la  marque  d'un 
progrès  sensible  de  la  tolérance  en  France?  Autant  vaudrait  dire  que 
c'est  par  toléruncc  que  l'on  étouffe  la  catholicisme  en  Russie,  à 
cause  de  son  esprit  essentiellement  intotéranl. 


LA    TOLÉRANCE    DL    SCULSME.  .')53 

nous  pouvions  supposer  un  seul  instant  que,  pour  son 
maintien  et  sa  prospérité,  elle  puisse  avoir  besoin  de 
gendarmes,  de  geôliers  et  de  bourreaux  !  Elle  n'a  be- 
soin que  de  la  protection  divine  et  de  la  liberté  civile, 
cette  lib.erté  dont  l'Évangile  est  la  source  sacrée, 
comme  il  en  est  l'expression  la  plus  sublime  (I).  »  Et 
plus  loin  l'horrible  affaire  de  Dziernowitze  arrache  au 
noble  écrivain  cette  éloquente  protestation  :  «  Ce  serait 
outrager  notre  sainte  Eglise  que  d'admettre  un  seul 
instant  qu'elle  puisse  avoir  besoin  de  gendarmes... 

L'ignoble  catéchisme  de  M.  Stch (Stcherbmiu;  est 

celui  de  la  bureaucratie,  mais  non  point  de  l'Église 
orthodoxe,  animée  de  l'esprit  de  charité  et  de  douceur 
chrétienne  (2).  » 

Voilà  bien  le  sentiment  qui  doit  animer  tous  les 
nobles  cœurs,  et  il  y  en  a  beaucoup,  que  renferme 
dans  son  sein  le  schisme  grec.  Mais  c'est  à  ceux-là 
surtout  que  nous  voudrions  faire  voir  qu'en  persécu- 
tant, contre  ses  propres  principes,  contre  l'esprit  de 
l'Évangile,  contre  la  foi  des  traités,  l'orthodoxie  russe 
qui  par  là  se  blesse  elle-même  ,  et  viole  tous  les 
droits  divins  et  humains,  est  cependant  conséquente, 
et  obéit  à  une  logique  fatale  :  la  logique  de  l'erreur 
toutes  les  fois  qu'elle  a  la  force  en  main  et  qu'un  intérêt 
quelconque  l'oblige  de  se  défendre  ou  de  se  propager. 

Quel  est  l'intérêt  vivant  du  schisme  gréco-russe? 

(1)  P.  3o3. 
'2)  P.  363. 

23 


35 /|  CONCLUSIONS  RELIGIEUSES. 

Est-ce  le  salut  des  âmes?  Non,  c'est  la  politique  des 
czars,  avec  laquelle  il  a  toujours  fait  corps  et  mainte- 
nant plus  que  jamais.  Quant  à  la  chanté  de  l'apostolat, 
lui-même  se  vante  d'en  être  dénué  (1),  et  c'est  là  ce 
qu'il  reproche  le  plus  à  l'Eglise  catholique,  sous  le  nom 
de  prosélytisme.  Voyez  la  nature  des  récriminations 
qui  assaillent  particulièrement  les  nobles  esprits  que  la 
terreur  des  lois  n'a  pu  enchaîner,  et  que  la  force  de  la 
vérité  arrache  tous  les  jours  au  schisme  oriental  :  c'est 
par-dessus  tout  le  patriotisme  russe  qui  exhale  contre 
eux  ses  'plaintes  par  la  plume  violente  et  injuste  de 
M.  Tolstoyet  autres,  comme  si,  en  renonçant  à  l'erreur 
de  Photius,  on  rencînçait  par  là  même  à  la  patrie  de 
saint  Wladimir  ;  comme  si  la  vraie  religion  fondée  par 
Jésus-Christ,  patrie  commune  des  âmes,  n'embrassait 
pas  dans  son  unité,  sans  jamais  les  confondre,  tous  les 

(1)  Nous  rapporterons  à  ce  sujet  une  conversation  curieuse  de 
M.  Bloudow  avec  un  prêtre  catholique,  de  qui  nous  tenons  ce  détail  : 
a  Comment  faites-vous,  disait  le  prêtre,  pour  vous  débarrasser  des 
sectes  innombiables  qui  se  forment  tous  les  jours  dans  le  sein  de 
votre  Église?  —  Nous  ne  pouvons,  comme  on  fait  chez  vous,  répon- 
dit le  ministre,  envoyer  des  missionnaires  pour  instruire  et  ramener 
les  fanatiques  :  nous  n'-en  avons  pas.  Et  puis,  si  nous  en  avions,  les 
choses  n'en  iraient  pas  mieux,  parce  que  chaque  missionnaire  for- 
merait aussitôt  une  nouvelle  secte.  Aussi  nous  nous  bornons  à  faire 
découvrir  par  la  police  le  chef  de  la  secte;  aussitôt  découvert,  il  est 
pris  et  fait  soldat.  Alors  la  secte  tombe  pour  quelque  temps,  et  dès 
qu'un  nouveau  chef  s'élève,  on  le  traite  de  même.  Voilà  comment 
nous  arrivons  à  contenir  le  développement  excessif  de  l'esprit  sec- 
taire. »  —  On  conviendra  que  ce  détail  tout  seul,  venant  d"une 
source  si  authentique,  suffit  pour  justifier  et  au  delà  tout  ce  que  nous 
avons  dit  de  l'état  misérable  de  la  religion  dominante  en  Russie. 


LA    TOLl-RATÎÊE   DU   SCHISME.  355 

rites  apostoliques,  tous  les  climats  et  toutes  ies  patries  î 
C'est  à  cause  de  cette  union  étroite  avec  des  vues 
humaines  et  politiques,  que  l'erreur  photienne,  quoi 
qu'elle  en  dise,  est  toujours  persécutrice. 

Et  comment  pourrait-elle  faire  autrement  ?  Les  âmes 
ne  se  convertissent  que  par  la  persuasion,  fille  de  la 
charité,  et  par  les  lumières,  filles  de  la  science.  Or,  en 
ce  qui  concerne  la  charité,  est-ce  faire  injure  à  nos 
frères  orientaux,  si  nous  affirmons  que  l'Église  catho- 
lique, en  Pologne  et  ailleurs,  n'a  à  redouter  aucune 
comparaison,  et  que,  si  l'on  s'en  tient  à  ce  moyen  de 
convertir,  le  saint-synode  fait  sagement  de  renoncer, 
en  Pologne,  à  toute  espèce  de  prosélytisme? 

Quant  à  la  science,  plût  au  ciel  que  ce  fût  un  moyen 
de  conversion  sur  lequel  le  schisme  russe  comptât 
davantage!  Car  alors,  tant  d'universités  n'auraient  pas 
été  fermées,  tant  d'écoles  supprimées,  tant  de  livres 
défendus  ou  mutilés,  tant  de  voies  fermées  à  l'intelli- 
gence, tant  de  questions  ensevelies  sous  un  silence 
prudent  (1).  Si  l'orthodoxie  se  rend  compte  de  l'amour 

[\)  Voici  un  aveu  précieux  dun  défenseur  de  l'Église  officielle, 
l'auleur  du  Raskol.  Il  parle  de  l'antipathie  qu'ont  les  sectaires  russes 
pour  l'instruction  en  général.  «  Pourtant,  ajoule-l-il,  en  général, 
ils  sont  moins  ignorants  que  la  partie  de  la  fopiilation  soumise  à 
l'Eglise  d'Etat  :  la  plupart  d'entre  eux  savent  lire  et  écrire.  Mais  ils 
nelisentque  lessaintes  Écritures  el  l'Évangile,  trouvant  que  l'espritde 
I  homme  n'a  pas  besoin  d'en  connaître  davantage.  »  (P.  100.)  —  Ce 
qui  veut  dire  que  les  fidèles  de  l'Église  officielle  en  Russie  ne  savent, 
en  général,  ni  lire  ni  écrire,  et  n'ont,  par  eux-mêmes,  aucune  notion 
ni  des  saintes  Écritures,  ni  de  l'Évangile,  si  ce  n'est  peut-être  celles 


oo6  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

que  toute  âme  bien  née  doit  porter  à  la  vérité  et  par 
conséquent  à  la  science,  elle  doit  comprendre  que  ces 
précautions  de  Musulmans  ou  de  Vandales  sont  l'ini- 
quité même;  et  qu'elles  sont  l'absurdité  même  si, 
pour  triompher,  l'orthodoxie  a  jamais  compté  sur  la 
science.  Comment  donc  les  expliquer  ? 

Le  voici  :  c'est  qu'un  instinct  très  sûr  avertit  l'ortho- 
doxie russe  que,  si  l'on  admet  la  liberté  du  raisonne- 


qu'ils  pourraient  tenir  des  instructions  des  Popes.  Mais  les  Popes 
ne  prêchent  point,  en  général,  et  ils  ont  pour  cela  les  nneilleures 
raisons. 

N'oublions  jamais  que  l'ignorance  systématique  est  un  des  moyens 
employés  pour  dénationaliser  la  Pologne.  Voici  des  chiffres  :  d'après 
les  statistiques  de  Schnizler,  en  1824,  il  y  avait  dans  le  gouverne- 
ment de  Wilna  I  34  écoles  et  8,7 1 1  élèves.  En  1  832,  on  ne  comptait 
plus  que  71  écoles  et  1 ,942  élèves.  Notez  qu'à  cette  époque  l'œuvre 
de  Nicolas  était  encore  à  son  début  et  que,  depuis  le  nouveau  règne, 
il  n'y  a  rien  de  changé  !  Un  des  actes  les  plus  récents  de 
l'administration  actuelle  (1860)  c'est  la  désorganisation,  par 
M.  Muchanow,  de  la  Société  agricole  de 'Varsovie,  un  des  établisse- 
ments les  plus  utiles  et  les  plus  féconds  pour  le  progrès  de  l'agri- 
culture et  des  agriculteurs  dans  le  royaume  de  Pologne.  Mais  cette 
Société  était  justement  suspecte  de  développer  l'esprit  nalional.  Il 
n'en  faut  pas  davantage  pour  qu'elle  soit  frappée  I  —  Ajoutez  un 
oukase  récent  qui  enjoint  à  la  censure  de  ne  laisser  passer  soit  dans 
les  journaux,  soit  dans  les  livres  ou  mémoires,  aucun  des  faits  qui 
pourraient  «  dire  ciuse  d'opinions  défavorables  sur  les  persotmcs  dé- 
funtes appartenant  à  l'auguste  7naison  régnante.  »  La  période  finale 
à  laquelle  peuvent  alteindre  ces  déUiils,  d'après  le  même  oukase, 
«  sera  le  règne  de  Pierre  le  Grand  i  »  D'où  il  suit  qu'il  n'est  pas 
permis  aux  historiens  polonais  ou  russes  de  parler  de  Catherine  H, 
autrement  que  n'en  parlait  Voltaire,  ou  bien  le  Moniteur  officiel  de  ce 
temps-là  1  Etonnez-vous,  après  cela,  que  les  liasses  soient  j)orlés  à 
aller  chercher  la  science  à  l'étranger  I 


LA    TOLl': RANGE   DU    SCHISME.  357 

ment  et  de  la  science,  elle  sera  promptement  placée 
entre  ce  fâcheux  dilemme  : 

Ou  bien  prouver,  par  l'Écriture,  la  tradition  et  les 
conciles  œcuméniques,  que  jamais  le  saint-siége 
n'a  joui,  sur  l'Église  grecque,  des  prérogatives  qu'il 
réclame  aujourd'hui  ;  prouver,  par  les  Pères,  que  la 
double  procession  du  Saint-Esprit,  telle  que  l'entendent 
les  Latins,  est  une  nouveauté  ignorée  ou  niée  par  les 
Grecs  antérieurs  à  Photius;  prouver,  par  l'histoire  ou 
par  la  raison,  que  le  très  saint-synode,  faisant  fonctions 
de  patriarche,  est  une  forme  de  gouvernement  ecclé- 
siastique, compatible  avec  les  enseignements  de  la 
tradition  apostolique  ;  prouver,  par  la  liturgie  russe, 
que  l'Immaculée  Conception  est  une  nouveauté  incon- 
nue à  l'Eglise  grecque;  prouver,  par  la  critique,  que 
la  liturgie  russe  elle-même  n'a  pas  de  sens  sérieux  (1), 
ou  a  été  inierpolée  par  des  ennemis,  toutes  les  fois 
qu'elle  parle  comme  l'Eglise  romaine  ;  prouver,  par  la 
géographie,  que  la  religion  et  le  rite  doivent  suivre  une 
ligne  parallèle  aux  chaînes  de  montagnes  et  au  cours 
des  rivières;  prouver,  on  ne  sait  comment,  que  les 
Grecs  unis  et  les  Latins  des  provinces  polonaises  ont  été 
convertis  par  l'amour  en  18â9  et  en  1858,  etc.; 

Ou  bien,  faute  de  preuves  sur  tous  ces  points,  il 
faudrait  tôt  ou  tard  en  venir,  par  le  seul  progrès  de  la 

(1)  C'est  ce  que  n'a  pas  craint  de  soutenir  l'Union  chrétienne, 
journal  russe  publié  à  Paris.  Voyej  l'article  de  l'Union  chrétienne,  et 
la  réponse  dans  lopusculo  du  P.  Ga^arin  :  Réponse  d'un  russe  à  un 
russe. 


358  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

lumière,  à  reconnaître  que  l'Eglise  catholique,  qui  n'a 
jamais  abordé  un  homme  né  dans  l'infidélité  ou 
l'hérésie  en  lui  disant  :  Crois  ou  meurs,  et  qui,  néan- 
moins, voit  tous  les  jours  l'infidéHté  ou  l'hérésie  lui 
fournir  de  nouveaux  enfants,  est  véritablement  la  seule 
à  qui  il  ait  été  dit  par  celui  qui  ne  trompe  pas  :  «  Allez 
et  enseignez  toutes  les  nations^  et  voilà  que  je  suis  avec 
vous  jusqu'à  la  consommation  des  siècles!» 

Mais  si  la  science  religieuse  affranchie  ou  la  charité 
catholique  laissée  libre  produisait  ce  résultat  si  considé- 
rable, si  elles  amenaient  une  réunion  qui  est  l'objet 
des  plus  ardentes  prières  de  toutes  les  âmes  ferventes 
dans  les  deux  Eglises,  que  deviennent  les  plans  de 
Pierre-le-Grand  ?  Que  devient  la  prépondérance  des 
races  slaves  sur  la  race  latine?  Que  devient  le  protec- 
torat de  rOrient?  Il  semble  que  les  plans  ambitieux 
d'une  pohtique  séculaire,  fondée  sur  le  double  anta- 
gonisme de  la  religion  et  des  races,  vont  s'écrouler 
sans  retour;  le  but  que  poursuivent  les  czars  est  man- 
qué, et  devant  la  réalisation  de  la  grande  unité  de  la  paix 
évangélique  promise  par  Jésus-Christ,  et  aujourd'hui 
prodigieusement  accélérée  par  les  progrès  universels  de 
lascienceetde  l'industrie,  semble  s'évanouir cetteautre 
unité  sous  le  sabre,  rêve  chimérique  de  l'orgueil  païen 
relevé  et  caressé  par  l'autocratie,  et  qui  n'a  d'égal 
à  ses  prétentions  gigantesques,  que  sa  gigantesque 
inanité. 

La  conclusion  est  claire.  Il  est  inutile  de  demander 
maintenant  pounjuoi  la  Russie,  tolérante  dans  certaines 


LA   TOLÉRANCE    DU    SCHISME.  359 

lois  faites  pour  l'Europe,  est  intolérante  et  barbare 
dans  le  fait  ;  pourquoi  les  traités  de  Vienne  qui  suppo- 
sent si  évidemment  la  pleine  liberté  de  conscience  de 
toute  l'ancienne  Pologne,  aussi  bien  que  du  royaume, 
les  traités  de  Vienne,  seul  titre  avouable  de  sa  domina- 
tion présente,  sont  une  lettre  morte  à  ses  yeux  ;  pour- 
quoi les  catholiques  de  Pologne  demandent  au  czar  la 
même  liberté  que  celle  dont  jouissaient  les  juifs  à 
Rome,  au  temps  de  Grégoire  VII  et  d'Innocent  111, 
dont  ils  jouissent  sous  Pie  IX  (y  compris  la  famille 
Mortara),  et  ne  peuvent  l'obtenir  ;  pourquoi  la  Russie 
signe  vingt  conventions  avec  l'Europe,  vingt  concor- 
dats avec  le  pape,  et  ne  les  exécute  jamais;  pourquoi 
la  lumière  lui  fait  peur,  pourquoi  la  science  religieuse 
lui  répugne,  pourquoi  elle  ne  cesse  de  calomnier  et  de 
faire  calomnier  les  institutions  -et  l'enseignement 
catholique  ;  pourquoi  enfin,  sur  cette  question  toujours 
vivante  de  la  Pologne  et  de  ses  droits,  malgré  tant 
d'apparences  et  tant  de  protestations,  elle  se  tient  et 
reste  toujours  en  dehors  de  la  civilisation  occidentale, 
pourquoi  enfin,  tant  qu'elle  restera  fidèle  à  sa  politique 
traditionnelle,  elle  sera  vis-à-vis  de  l'Europe  ce  qu'est 
la  Turquie  elle-même,  depuis  le  fameux  Haiti  Hou- 
mayoun.  Si  le  sultan  ne  l'exécute  pas,  il  manque  aux 
traités  ;  s'il  l'exécute,  c'en  est  fait  de  l'empire  ottoman. 
Les  traités  de  Vienne  eux-mêmes,  c'est  le  Hatti  Hou- 
mayoun  du  vieux  parti  russe  :  c'en  est  fait  de  lui  s'il 
s'y  montre  fidèle;  avec  cette  différence  que  les  puis- 
sances de  l'Europe,  mais  surtout  la  Russie,  sont  impi- 


360  CONCLUSIONS    REl.KnHUSHS. 

toyables  vis-à-yis  de  la  Turquie,  parce  qu'elle  est 
faible  et  décrépite  et  que  l'Europe  se  tient  muette 
devant  la  Russie,  parce  qu'elle  est  jeune  et  forte. 

Nous  venons  de  nommer  l'Orient  :  mais  croit-on, 
si  les  plans  de  la  Russie  venaient  à  réussir,  que  les 
chrétiens  d'Orient,  coreligionnaires  du  saint-synode, 
jusqu'à  la  hiérarchie  exclusivement,  auraient  à  se 
réjouir,  beaucoup  plus  que  les  Polonais  catholiques,  de 
la  tolérance  inscrite  dans  les  lois  et  dans  les  traités  ?  Sans 
aucun  doute  le  bien-être  matériel  des  chrétiens  d'Orient 
augmentera,  mais  sans  aucun  doute  aussi  leur  liberté 
religieuse  actuelle  diminuera,  et  les  craintes  que  fait 
naître  dans  la  race  grecque  le  redoutable  protectorat  de 
la  Russie,  ne  sont  que  trop  juslitiées. 

Qu'on  veuille  bien  y  songer  en  effet.  La  race  épuisée 
des  Osmanlis,  en  qui  le  fanatisme  religieux  s'éteint 
tous  les  jours,  enchaînée  d'ailleurs  par  la  surveillance 
croissante  de  l'Europe,  sa  prochaine  et  avide  héritière, 
a  depuis  longtemps  cessé  de  persécuter  la  croyance  de 
ses  sujets  chrétiens;  elle  les  pille  et  elle  les  exploite; 
mais,  excepté  dans  les  jours  de  crise,  comme  aujour- 
d'hui, —  et  cette  crise  sera  certainement  la  dernière, 
si  l'Europe  fait  son  devoir,  —  la  Turquie  ne  persécute 
plus  les  chrétiens  pour  leur  foi.  Mais  qu'on  suppose  un 
seul  instant  le  czar  enfin  maître  de  Constantinople  et 
du  reste  des  provinces  où  domine  le  schisme  grec, 
que  serait  l'unité  de  cet  immense  empire,  si  l'unité 
religieuse  lui  manquait?  Que  serait  l'unité  religieuse 
elle-même,  si,   au  lieu   de   reconnaître  la  direction 


LA    TOLKRANCE    DU    SCHISME.  361- 

siipn%ie  et  unique  du  saint-synode,  l'Orient  obéissait 
à  dix  patriarches  indépendants  (car  il  n'y  en  pas  moins, 
et  bientôt  il  y  en  aura  quinze),  tous  jaloux  les  uns 
des  autres,  tous  aspii'ant,  avec  des  titres  et  des  chances 
diverses,  à  la  suprématie  universelle?  Sera-ce  la  cha- 
rité moscovite  ou  la  science  du  clergé  russe  qui  obligera 
le  patriarche  de  Constantinople  à  se  démettre  de  son 
siège  et  à  se  fondre  dans  le  saint-synode?  Et  le 
patriarche  de  Jérusalem  ?  Et  le  patriarche  d'Alexan- 
drie? Et  le  patriarche  d'Antioche?  Et  le  saint- synode 
d'Athènes  (si  Athènes  devenait  russe)  ?  Et  les  Eglises 
indépendantes  de  Chypre  et  du  mont  Sinaï,  etc.? 
Comment  faire  entrer  toutes  ces  hiérarchies  l'ivales 
dans  un  seul  bercail,  dont  le  très  saint-synode  de 
Pétersbourg,  c'est  à-dire  le  czar,  serait  le  souverain 
pasteur?  11  est  trop  évident  qu'un  seul  moyen  est  pos- 
sible, la  violence,  ou  plutôt  la  violence  unie  à  la  ruse, 
suivant  le  vieux  procédé  moscovite.  Que  la  Russie  ait 
donc  la  force  en  main,  et  bientôt,  y  eût-il  vingt  traités 
à  rencontre,  les  bienheureux  patriarches  et  papes 
œcuméniques,  comme  ils  s'appellent,  seront  priés 
d'opter  entre  une  place  dans  le  saint-synode  élargi, 
ou  la  Sibérie  :  le  saint-synode  où  ils  pourront  siéger 
à  côté  de  Siemaszko,  un  évoque  catholique  apostat  ;  la 
Sibérie,  où  ils  retrouveront  les  ossements  d'évêques  et 
de  prêtres  catholiques  martyrs. 

Voilà  la  tolérance  du  schisme;  voilà,  en  dépit  des 
traités  et  des  lois,  en  dépit  des  protestations  géné- 
reuses de  tant  de  cœurs  vraiment  nobles  et  vraiment 


362  CONCLUSIONS   RELIGIEUSES. 

chrétiens,  voilà  la  conséquence  forcée  d'un  système 
qui  a  la  politique  païenne  pour  base,  l'Evangile  pour 
masque,  la  confusion  violente  et  anti-chrétienne  des 
deux  pouvoirs  pour  moyen,  et  la  conquête  universelle 
pour  but. 


CHAPITRE  Xir. 

CONCLUSIONS  GENERALES. 


La  solidarité  des  nations  clirétiennes. 

Nous  avons  achevé  le  tableau  que  nous  nous  étions 
proposé  de  tracer  de  la  situation  de  la  Pologne  catho- 
lique sous  le  gouvernement  des  czars.  Et  cependant  tout 
n'est  pas  fini  :  nous  avons  besoin,  pour  l'unité  de  cette 
œuvre,  et  pour  compléter  notre  pensée,  de  rassembler 
ici,  comme  conclusion  générale,  quelques  réflexions 
qui  n'ont  pu  trouver  place  dans  le  récit,  quelques 
impressions  réveillées  dans  notre  esprit,  et  sans  doute 
aussi  dans  l'esprit  du  lecteur,  par  tant  de  scènes  invrai- 
semblables et  cependant  contemporaines  ;  par  tant 
d'actes  monstrueux  et  cependant  inaperçus  ;  par  une 
cause  si  juste,  si  pressante  et  cependant  oubliée  par 
lassitude,  comme  s'il  était  permis  de  se  lasser  jamais 
de  la  vérité  et  de  la  justice  ! 

Disons  d'abord  que  nous  sortons  de  cette  étude  sous 
deux  impressions  très  différentes,  mais  toutes  deux  pro- 
fondément salutaires  et  dignes  d'être  méditées. 

La  première  est  une  impression  de  profonde  tristesse 


o6ll  CONCLUSIONS    CliNliRALES. 

à  la  vue  du  degré  de  barbarie  relative  où  est  encore 
plongée  l'Europe  chrétienne,  au  point  de  vue  social, 
après  vingt  siècles  de  christianisme.  Nous  disons  bar- 
barie relative,  à  cause  des  immenses  régions  que  l'Evan- 
gile n'a  pas  encore  pénétrées,  ou  dont  il  s'est  retiré,  et 
dont  l'exemple  rend  saisissable  à  tous  les  esprits  l'état 
du  monde  avant  l'Évangile,  et  aussi  l'état  futur  de 
l'Europe  sans  l'Evangile,  s'il  arrivait  que  l'esprit  révo- 
lutionnaire pût  vainci'e  sans  retour  et  asseoir  son 
triomphe  définitif  sur  la  ruine  des  principes  catholiques. 
Il  y  a  dix-neuf  siècles  que  saint  Paul  faisait  retentir 
aux  oreilles  des  païens  étonnés  ces  grandes  paroles: 
«  Revêtez-vous  de  l'homme  nouveau^  de  l'homme  renou- 
velé à  l'image  de  son  créateur^  dans  lequel  il  n'y  a  plus 
ni  juif ^  ni  gentil^  ni  barbare^  ni  Scythe,  ni  esclave,  ni 
homme  libre,  mais  oii  Jésus-Christ  est  tout  en  tous(\);)) 
paroles  qu'il  répète  encore  dans  l'Epitre  aux  Galates. 
Ailleurs  l'apôtre  écrit,  et  il  donne  ces  paroles  en 
preuve  de  l'intelligence  particulière  qu'il  a  reçue  du 
mystère  de  Jésus-(.ihrist  :  [Prout  potestis  intelligere  pru- 
denliam  meam  in  mysterio  Christi)  «  Toutes  les  nations 
sont  cohéritières ,  membres  d\in  même  corps  [concor- 
porales)  participantes  au  même  titre  [comparticipes]  des 
promesses  que  Dieu  nous  a  faites  en  Jésus-Christ  par  son 
Évangile  (2).  »  Cette  glorieuse  doctrine,  patrimoine 
commun  de  l'humanité  régénérée,  qui  contenait  en 


(1)  Coloss.  TU,  11  ;  Gai.  m,  18. 

(2)  Eph.  III,  4-6. 


LA    SOUn.\RlTlt    DES   NATIOX.S    C[IRV'T1E\NES.         365 

germe  tous  les  progrès  sociaux,  l'Église  catholique  et 
particulièremeut  la  papauté,  n'ont  jamais  cessé  de 
l'avoir  présente  devant  les  yeux,  et  ce  n'est  peut-être 
pas  la  moindre  preuve  de  l'institution  divine  de  l'une  et 
de  l'autre  :  c'est  d'elle  qu'est  sorti,  par  un  laborieux 
enfantement,  ce  que  la  langue  du  moyen-âge  appelait 
si  bien  la  république  chrétienne.  Travailler  à  cette 
réelle  unité  des  nations  diverses,  unité  non  pas  vio- 
lente ni  artificielle,  mais  semblable  à  celle  qui  règne 
dans  l'homme  lui-même,  où  le  corps  est  un,  mais  avec 
des  membres  différents;  où  un  même  sang  anime  des 
parties  essentiellement  distinctes,  tel  est  le  but  vers 
lequel  se  sont  dirigés  invariablement  les  efforts  des 
souverains  pontifes,  dans  leur  action  sociale.  La  diver- 
sité harmonieuse  des  nations  chrétiennes,  fondues  dans 
l'unité  de  la  vérité  et  de  la  charité,  c'est  un  idéal 
qu'aucune  révolution  ni  religieuse  ni  politique  n'a 
jamais  fait  perdre  de  vue  au  vicaire  de  Jésus-Christ, 
parce  qu'elle  sort  des  entrailles  mêmes  du  dogme,  et  à 
l'heure  où  nous  sommes,  Pie  IX,  martyr  auguste  et 
obstiné  des  vrais  principes  d'ordre  et  de  justice  univer- 
selle, des  principes  fondamentaux  sur  lesquels  repose 
la  solidarité  vraie  des  nations  chrétiennes,  Pie  IX 
indignement  calomnié,  au  nom  du  principe  de  natio- 
nalité (1),  pourrait  s'écrier  encore  comme  saint  Paul, 


(i)  Lo  grand  prétexte,  exploité  contre  Pie  IX,  a  été  son  refus  de 
déclarer  la  guerre  à  l'Aulriche,  en  1849.  Mais  la  plus  simple  équité, 
pour  ne  rien  dire  de  plus,  comprend  qu'il  y  a  un  abîme  cnlre  refuser 


360  CONCLUSIONS   GÉNÉRALES. 

dans  répitre  même  d'où  nous  tirons  celte  doctrine  : 
«  C'est  pour  vous,  6  nations,  que  je  suis  le  prisonnier 
volontaire  de  Jésus-Christ,  car  vous  devez  savoir  dans 
quel  but  f  ai  reçu  pour  votre  bien  la  grâce  de  V aposto- 
lat (1).  » 

Du  principe  posé  par  saint  Paul,  et  toujours  inter- 
prété en  c^  sens  par  l'Église,  il  suit  que  toutes  les 
nations  chrétiennes  sont  sœurs,  comme  puisant  la  vie 
morale  à  une  même  source;  qu'elles  ont  un  besoin 
réciproque  les  unes  des  autres,  qu'elles  se  doivent 
mutuellement  le  respect  et  la  protection,  que  l'une 
ne  peut  être  attaquée  sans  que  l'autre  le  soit  ;  en  un 
mot,  que  les  droits  de  chacune  sont  les  droits  de  toutes. 

de  faire  une  guerre  sanglante  et  d'ailleurs  impossible  à  soutenir,  et  se 
déclarer  contre  les  justes  droits  d'une  nationalité  opprimée. 

On  s'efforce  aujouiiriiui  de  faire  oublier,  mais  la  posiérilé  n'ou- 
bliera pas  la  lettre  de  Pie  IX  à  l'empereur  d'Autriche,  lors  delà  pre- 
mière guerre  de  Lombardie  :  «  Qn'il  ne  soit  pas  désagréable  à  V.  M., 
écrivait  Pie  IX,  que  nous  fassions  appel  à  sa  piété  et  à  sa  religion, 
l'exhortant,  avec  une  affection  paternelle,  à  retirer  ses  armes  d'une 
guerre  qui,  sans  pouvoir  reconquérir  à  l'empire  les  esprits  des  Lom- 
bards et  des  Vénitiens,  traîneà  sa  suite  un  fuiieste  cortège  de  maliieurs. 

»  Qu'il  ne  soit  point  désagréable  à  la  généreuse  nation  alle- 
mande que  nous  l'invitions  à  déposer  les  haines  et  à  convertir  en 
utiles  relations  d'amical  voisinage  une  domination  qui  no  serait  ni 
noble,  ni  heureuse,  puisqu'elle  ne  reposerait  que  sur  le  fer.  Nous 
avons  donc  la  confiance  qu'une  nation  si  légitimement  fière  de  sa 
propre  nationalité,  ne  mettra  pas  son  honneur  dans  des  tentatives 
sanglantes  contre  ta  nation  ilaiienne;  mais  quelle  le  croira  plutôt 
intéressé  à  reconnaître  noblement  celle-ci  pour  sœur,  toutes  deux  nos 
(il  les. 

(1)  Ego  vincius  Christi  Jesu  pro  vobis  gentibus,  si  lamen  audistis 
dispensatinnem  gratia^  Dei  queedata  estmihi  in  vobis.  Epli.  III,  1-2. 


LA   SOLIDARITÉ   DES    NATIONS   CHRÉTIENNES.         367 

La  simple  raison  avait  dit  par  la  bouche  de  Térence,  et 
en  parlant  de  l'homme  individuel  : 

Homo  sum,  nihil  humani  a  me  alienum  puto. 

La  raison  chrétienne  a  étendu  aux  peuples  cet  axiome, 
en  sorte  que  chacun  a  pu  dire  : 

Chrislianus  sum,  nihil  Christiani  a  me  alienum  puto. 

Or,  c'est  dans  l'Europe  chrétienne  où  chaque  nation, 
depuis  des  siècles,  recevait  cet  auguste  enseignement 
de  la  chaîne  non  interrompue  de  ses  pontifes  et  de  ses 
docteurs,  dans  l'Europe  arrachée  enfin,  par  tant  d'ef- 
forts, au  moyen  de  cette  solidarité  glorieuse,  à  l'égoïsme 
romain  et  à  la  violence  barbare,  que,  tout  à  coup,  les 
temps  modernes  ont  vu  se  former  ce  qui  n'existait  plus 
depuis  le  règne  de  Sparte  et  d'Athènes,  des  peuples 
esclaves,  des  nations  ilotes  :  je  veux  dire  des  nations 
entières  impitoyablement  sacrifiées  au  bien-être  maté- 
riel, à  la  grandeur  insolente,  à  la  richesse  orgueilleuse 
d'une  autre  nation  :  au  xvi'  siècle  l'Irlande,  au  xviii'  la 
Pologne.  Je  ne  parle  pas  de  la  natioualité  grecque. 
Les  Turcs  sont  des  barbares:  en  l'opprimant  ils  font 
leur  métier  de  barbares,  et  rien  de  plus;  mais  qui 
pourrait  tolérer  que  la  Russie  orthodoxe  jouât,  à  peu 
•de  chose  près,  dans  la  Pologne  catholique,  le  rôle  de 
la  Turquie  musulmane  dans  la  Grèce  chrétienne  (1)? 

(l)   «  Les  Polonais  se  trouvent  aujourd'hui  vis-à-vis  des  Russes 
absolument  dans  la  position  où  étaient  ceux-ci  vis-à-vis  des  Mongols, 


368  CONCLUSIONS    CKNKRALliS. 

Oui,  la  détestable  identité  de  la  cause  des  Russes  en 
Pologne  avec  celle  des  Turcs  dans  la  Grèce,  voilà  ce 
que  tous  les  faits  rapportés  dans  ce  livre  ont,  ce  send^le, 
mis  suffisamment  en  lumière  ;  des  deux  parts,  à  l'ori- 
gine une  conquête  brutale  et  sanguinaire;  excusable 
peut-être  chez  le  Turc,  mais  qui  reste,  dans  la  famille 
chrétienne,  d'une  horreur  inexpiable;  puis,  oppression 
systématique  des  consciences,  anéantissement  volon- 
taire de  toutes  les  ressources  nécessaires  à  la  vie  de 
l'esprit  et  au  développement  de  l'intelligence  ;  exploi- 
tation des  pays  conquis  au  profit  des  conquérants,  voilà 
le  douloureux  résultat  auquel  nous  a  conduit  une 
enquête  sans  prévention,  et  synq)alhi([ue  plutôt 
qu'hostile. 

II 

L'KglUe  catliolitiiie  et  »os  conlradicteiirs. 

A  côté  de  cette  impression  si  douloureuse  et  voisine 
du  découragement,  une  autre  s'est  formée  en  nous, 
pleine  d'une  joie  secrète  et  d'une  légitime  fierté  ;  celle 

sous  les  successeurs  de  Bâti.  »  Le  prince  Kozlowski,  Convevs.  avec 
M.  de  Cusline^  rapportée  dans  la  Russie  en  1  839. 

Quant  à  l'Irlande,  loulo  l'Europe  sait,  pour  ne  parler  que  de  ce  que. 
peuvent  voir  nos  contemporains,  que,  dans  les  années  mômes  où  des 
millions  d'Irlandais  meurent  de  faim  ou  sont  forcés  d'émigrer,  l'Ir- 
lande produit  le  double  de  ce  qu'il  faudrait  pour  nourrir  et  vôlir 
sa  population  tout  entière.  Les  Irlandais  produisent,  et  les  Anglais 
consomment  :  c'est  i'ilolisnie  parfait. 


l'église    CATHOLIOIE    ET    SES    CONTRADICTEURS.      o69  • 

que  fait  naître  le  spectacle  de  la  lutte  du  schisme  grec 
contre  la  vérité  catholique. 

Nous  avons  constaté  une  fois  de  plus  qu'aucun 
ennemi  ne  peut  déclarer  la  guerre  à  l'I^^glise,  sous 
quelque  prétexte  que  ce  soit,  sans  attaquer,  avec  le 
véritable  esprit  de  l'Évangile,  la  conscience,  la  lionne 
foi,  la  vérité,  la  justice,  le  sens  commun  lui-même, 
sans  dénaturer  l'histoire,  sans  faire  directement  obstacle 
aux  progrès  de  la  civilisation  et  des  lumières,  sans  se 
déclarer  soi-même,  sur  quelque  point,  l'ennemi  de  son 
honneur.  De  là  cette  conséquence  que  l'Église  catho- 
lique, dans  la  grande  cause  qu'elle  défend,  et  qui  est 
celle  du  bien  universel,  a  toujours  le  droit  d'appeler  à 
son  secours  et  à  son  service,  non-seulement  tout  catho- 
lique de  naissance  ou  de  conviction,  mais  encore  tout 
homme  de  bonne  foi  qui  a  souci  des  grandes  choses 
et  des  principes  éternels.  C'est  en  ce  sens  que  le 
maître  de  la  vie  disait  aux  disciples  :  Ceux  qui  ne  sont 
pas  contre  vous  sont  pour  vous  (1). 

Seule  aussi,  entre  toutes  les  communions  chrétiennes, 
l'Eglise  catholique  est  l'objet,  sur  quelque  point  du 
monde,  d'une  incessante  persécution.  Et  la  cause  en 
est  claire.  Parce  qu'elle  contient  en  elle  toute  vérité  et 
toute  vertu,  elle  ne  peut  nulle  part  se  développer  libre- 
ment sans  heurter  de  front  quelque  erreur  ou  ([uelque 
vice.  Le  terrain  de  la  lutte  change  avec  les  lieux  et  les 
temps,  mais  le  combat  dure  toujours.  Comme  celui 

(l)  Qui  enim  non  est  adversum  vos  pro  vobis  est. 

Marc.  IX,  39. 

24 


370  CONCLURIONS   GÉNÉRALES. 

qu'elle  représente  et  qu'elle  continue  sur  la  terre,  elle 
est  un  signe  de  contradiction,  in  signum  cui  contra- 
dicetur  (1).  Dans  l'islamisme,  l'Église  est  en  lutte  avec  le 
fanatisme  et  la  volupté  ;  dans  le  protestantisme,  elle 
combat  l'orgueil  sectaire,  dans  le  rationalisme  révolu- 
tionnaire, l'indépendance  sauvage  et  sans  contrôle,  au 
nom  de  la  souveraineté  de  la  raison  humaine  ;  dans  le 
schisme  russe,  l'obscurantisme  despotique  et  le  servi- 
lisme  byzantin  \  contre  toutes  les  erreurs,  qui  toutes  ont 
intérêt  à  étouffer  sa  voix,  l'Éghse  défend,  avant  tout, 
sa  liberté.  Nulle  part  cette  liberté  n'est  entière^  mais 
sa  gloire  est  de  n'avoir  cessé  nulle  part  ni  dans  aucun 
temps,  de  combattre  pour  elle.  A  ce  signe  indélébile  et 
sacré,  la  véritable  ÉgHse  se  reconnaît. 

Mais  si  toute  erreur  a  l'Église  contre  elle  et  persé- 
cute toujours  l'Église,  suivant  la  mesure  exacte  de  son 
pouvoir,  inspirant  aux  gouvernements,  sous  toutes  les 
latitudes,  ce  rêve  favori  «  de  ne  laisser  au  peuple  que 
la  quantité  de  vérité  rehgieuse  qu'ils  estiment  suffisante 
pour  être  un  frein  à  la  révolte  (2)  »,-  il  n'y  a  aucune 
noble  caiise,  même  mal  défendue,  ou  défendue  dans  des 
vuesperverses,  à  laquelle  l'Église  ne  sache  rendre  hom- 
mage, et  ne  doive,  aussitôt  que  l'opportunité  se  dé- 
clare, prêter  le  concours  de  sa  voix,  et,  s'il  y  a  lieu,  le 
témoignage  de  ses  martyrs  et  le  sang  de  ses  enfants. 
Car  partout  où  une  vérité  morale  est  un  péril,  où  les 
droits  de  la  conscience  sont  trahis,  où  la  dignité  de 

(1)  Luc.  II,  3/i. 

(2)  Lo  P.  Lacordaire,  Lellre  sur  le  sainl-siége . 


l'église  catholique  et  ses  contradicteurs.    o71. 

l'homme  est  menacée,  l'Église  est  menacée  du  même 
coup  ;  et  quel  que  soit  l'ennemi,  riche  ou  pauvre,  prince 
ou  peuple,  elle  reconnaît  en  lui  un  adversaire,  avec  lequel 
elle  se  fait  gloire  de  ne  jamais  transiger,  coûte  que 
coûte  :  Occidipolest^  vincinon  potesl.  Et  c'est  pourquoi, 
dans  le  cours  de  son  immortelle  vie,  l'Église  est 
toujours  exposée  aux  reproches  les  plus  contradictoires, 
et  se  voit  en  butte  aux  calomnies  les  plus  diverses. 
Un  fait  qui,  de  nos  jours,  montre  la  justesse  de 
ce  point  de  vue ,  c'est  qu'en  Pologne  l'Église  est 
persécutée  souvent,  et  toujours  garottée  par  le  pou- 
voir, comme  auxiliaire  de  la  révolution  (1);  dans 
le  reste  de  l'Europe,  notamment  en  Italie,  les  révolu- 
tionnaires voudraient  la  noircir,  et,  par  provision,  l'em- 
prisonnent et  l'enchaînent,  comme  auxiliaire  dudespo- 
tism    (2],  ou  adversaire  de  la  nationalité  italienne. 

(1)  En  Gallicie  de  même,  le  gouvernement  autricliieii  a  sévère- 
ment blâmé,  comme  révolutionnaire,  l'adresse  envoyée  aux  membres 
polonais  du  conseil  de  l'empire,  où  l'on  réclame  pour  les  écoles  et 
les  tribunaux  ïusnge  de  la  langue  naiionale.  A  la  têle  dis  innom- 
brables signataires  de  cette  adresse  révoluiionnaive  se  trouve 
l'archevêque  de  Cracovie. 

(2)  Encore  une  confirmation  frappante  de  cette  vérité  plus  haut 
développée  :  que  le  but  poursuivi  contre  1  Église  par  le  despotisme 
et  par  la  révolution  étant  le  même,  les  procédés  sont  identiques. 
Voulez-vous  avoir  une  idée  nette  de  ce  qu'a  fait  Nicolas  en  Pologne, 
voyez  ce  que  fait  M.  de  Cavour  en  Italie.  Vacances  systématiques  et 
prolongées  des  sièges  épiscopaux,  négociations  dérisoires  avec  Rome, 
emprisonnements  et  exils  arbitraires  d'évêques  et  de  cardinaux  ; 
spoliations  tt  violences  contre  les  ordres  religieux,  tentatives  pour 
corrompre  l'enseignement  et  détacher  le  clergé  du  souveriiin  pontife, 
voilà  ce  qu'on  a  vu  dans  la  vieille  Russie,  voilà  ce  que  nous  montre 


tS72  CONCLUSIONS    GÉNÉRALES. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  montrer  ce  que  vaut 
ce  dernier  reproche ,  d'ailleurs  les  événements  se 
chargent  tout  seuls  d'y  répondre;  mais  voyons  ce  que 
vaut  l'accusation  dirigée  contre  l'Église  en  Pologne. 

En  Pologne,  la  Russie  se  trouve  en  face  de  deux 
questions  brûlantes,  la  question  de  nationalité  et  la 
question  de  conscience  :  les  griefs  des  Polonais  se  résu- 
ment en  deux  mots,  les  plus  grands  de  la  langue  hu- 
maine :  religion  et  patrie.  Voyons  donc  de  que  lie  solu- 
tion, au  point  de  vue  catholique  pur,  mais  sans  sortir 
des  limites  de  notre  sujet,  ces  questions  sont  sus- 
ceptibles. 

III 

La  nationalité  polonaise. 

11  faut  écarter  d'abord  une  objection  dont  se  servent 
volontiers  les  gouvernements  qui,  sous  un  même  pou- 
le Piémont  émancipé.  Seulement  le  crime  de  M.  de  Cavour  est  plus 
grand,  car  les  excès  de  Nicolas  ne  rendent  odieux  que  le  despo- 
lisme  ;  mais  M.  de  Cavour  expose  les  peuples  à  la  tentation  fatale  de 
haïr  la  liberté  ! 

C'est  avec  une  profonde  raison  que  M.  de  Montalembert  fait  cette 
instructif  rapprochement  :  «  Deux  cenls  couvents  ont  été  noyés  dans 
le  sang  de  la  Pologne,  par  cette  autocratie  moscovite  qui  s'est  tou- 
jours si  bien  entendue  avec  les  démocrates  du  reste  de  l'Europe  pour 
enchaîner  et  dépouiller  l'Église,  n  Les  Moines  d'occident,  t.  I,  p.  ce. 

En  Autriche,  un  acte  destiné  à  rendre  à  1  Église  sa  liberté, 
sans  blesser  les  droits  d'aucun  dissident,  le  concordat,  est 
encore  réduit,  à  peu  de  chose  près,  à  l'étal  de  lettre  morte  par 
l'oppo.-ition  simultanée  du  vieux  parti  despoliqiie  et  bureaucratique, 
d'où  élait  i>su  le  joséphisme,  et  du  parti  révolutionnaire  pour  qui  la 
liberté  de  l' l'église  n'est  pas  moins  un  obstacle  et  un  danger. 


LA    NATIONALITË    POLONAISE.  373 

voir  politique,  renferment  des  nationalités  diverses. 
«Qu'est-ce,  disent-ils,  que  ce  nouveau  principe  de  na- 
tionalité? La  nationalité  est-elle  le  principe  nécessaire 
de  l'unité  administrative  qui  constitue  un  État  bien 
réglé?  Mais  de  tout  temps  l'histoire  nous  présente  des 
peuples  de  race  diverse  réunis  sous  un  môme  sceptre. 
Le  droit  public  de  l'Europe  moderne  s'est  constitué 
tout  entier  en  dehors  et  au-dessus  de  ce  principe  de 
nationalité,  qu'on  ne  voit  surgir  qu"avec  la  révolution 
elle-même,  dans  le  plus  mauvais  sens  du  mot  :  appât 
trompeur  qu'elle  attache  à  son  drapeau,  comme  le 
plus  puissant  de  tous  ceux  qu'elle  a  su  imaginer  pour 
séduire  les  peuples  et  les  mener,  en  trois  étapes,  au 
terme  invariable  de  ses  succès  :  révolte,  anarchie,  puis 
un  despotisme  quelconque,  remède  funeste,  mais  né- 
cessaire quand  la  révolution  a  trop  longtemps  triomphé 
sur  la  ruine  de  l'ordre  et  des  lois.  » 

C'est  toujours  le  mot  de  révolution,  employé  en 
guise  d'épouvantail;  comme  à  l'aide  de  ce  mot  aussi 
on  s'efforce  d'obscurcir  et  de  ruiner  l'idée  de  la  na- 
tionalité (1).  On  fait  semblant  de  ne  pas  voir  que, 


(i)  Exemple  :  Les  trois  cours  spoliatrices  de  la  nationalité  polo- 
naise firent  à  Vérone,  le  I  4  décembre  1  822,  une  déclaration  solen- 
nelle pour  condamner,  au  nom  de  l'ordre,  l'insurrection  de  la  natio- 
nalité grecque  contre  l'oppression  musulmane.  Voici  les  termes  de 
cette  déclaration,  qu'on  ne  saurait  trop  méditer  :  «  A  l'époque  même 
où  les  révoltes  militaires  deNaples  et  de  Turin  cédaient  à  l'approche 
d'une  force  régulière,  le  brandon  de  l'insurrection  fui  levé  au  milieu 
de  l'empire  ottoman.  La  co'incidence  des  événements  ne  pouvait 
laisser  aucun  doulc  sur  l'idcnlilé  de  leur  origine...  Les  monarques, 


374  CONCLUSIONS    GÉNÉKAI  ES. 

lorsqu'il  est  question  de  nationalités  opprimées,  il  s'agit 
de  nationalité  politique  et  non  pas  d'une  question  de 
race,  bonne  pour  les  savants  :  autrement,  il  est  trop 
clair,  puisque  l'Europe  est  divisée  en  trois  ou  quatre 
grandes  races,  qu'il  ne  devrait  y  avoir  que  trois  ou 
quatre  grands  empires  :  c'est  la  théorie  même  du 
panslavisme,  idée  creuse  par  laquelle  la  Russie  vou- 
drait aujourd'hui  rajeunir  et  justifier  ses  vieilles  pra- 
tiques. 

Évitons  donc  toute  éipiivoque,  et  au  mot  de  natio- 
nalité substituons  le  mot  de  patrie. 

Qu'est-ce  que  la  patrie?  Faut-il  aussi  la  définir,  et 
pour  quiconque  a  le  bonheur  d'avoir  une  patrie,  pour 
quiconque  est  privé  de  ce  bien,  l'idée  de  patrie  n'est- 
elle  pas  assez  claire?  La  cité  où  je  suis  né,  la  langue 
qui  la  première  a  résonné  à  mes  oreilles,  aux  jours 
de  mon  euFance,  les  dogmes  augustes  qui,  pour  la 
première  fois,  ont  éveillé  dans  ma  conscience  la  pensée 
du  ciel  et  de  Dieu,  les  institutions  sous  lesquelles  ont 
grandi  mes  pères  et  pour  lesquelles  ils  ont  combattu, tou- 


décidés  à  repousser  le  principe  de  la  révolte  en  quelque  lieu  el  sous 
quelque  forme  qu'il  se  montrât,  se  hâtèrent  de  le  frapper  d'une  égale 
el  iinanime  réprobation.  »  (Cité  par  M.  S. -M.  Girardin  dans  son  très 
remarquable  article  sur  la  question  d'Orient,  Correspondant, 
numéro  de  juin  1860.)  Que  pense  aujourd'hui  la  Russie  de  celte 
déclaration?  Frapperait-elle  d'une  ^ga/e  r^probatjon  l'Orient  chré- 
tien qui  s'agite  aujourd'hui  encore  sous  une  domination  barbare  et 
corrompue,  étrangère  de  langue,  de  religion^  t  de  nationalité,  et  la 
Pologne  catholique,  qui,  elle  aussi,  est  frém/ssanle  poîr  A^  motifs 
dont  on  ne  saurait  méconnaître  Xidentitc  ? 


LA   NATIONALITÉ   POLONAISE.  375' 

tes  ces  choses  réunies  ensemble,  et  toutes  ces  choses  H- 
bres,  voilà  la  patrie  !  Qui  ne  le  comprend?  Quel  peuple 
moderne,  formé  par  la  civilisation  chrétienne,  ayant 
tenu  son  rang  dans  l'Europe  parmi  les  nations  indé- 
pendantes, ne  fût-ce  que  l'espace  d'un  siècle,  voudrait 
contredire  une  pareille  définition  ?iElle  ne  le  sera  point 
par  les  Espagnols,  qui  ont  défendu  Sarragosse  contre 
les  armées  de  Napoléon.  Mais  le  sera-t-clle  davantage 
par  les  Russes,  qui  ont  brûlé  Moscou?  Le  sera-t-elle 
par  les  Allemands  qui,  mêlés  aux  Russes,  chantaient 
en  1813  en  marchant  contre  la  France,  devenue  à  son 
tour,  contre  tous  ses  instincts,  l'instrument  d'une  politi- 
que spoliatrice  :  «Quelle  est  la  patrie  de  l'Allemand? 
nommez-moi  cette  grande  patrie?  Aussi  loin  que  ré- 
sonne la  langue  allemande,  aussi  loin  que  les  chants 
allemands  se  font  entendre  pour  louer  Dieu,  là  doit 
être  la  patrie  de  l'Allemand  !  » 

Mais,  dira-t-on  peut-être,  la  religion,  pas  plus  que 
la  raison,  ne  saurait  glorifier  l'égoïsme  national;  par 
l'idée  de  nationalité,  telle  qu'on  le  présente  aujour- 
d'hui, les  nations  modernes  reviendraient  au  dogme 
du  paganisme,  pour  lequel  tout  étranger  est  un 
ennemi. 

Singulière  objection,  dont  il  faut  cependant  tenir 
compte  !  Autant  vaudrait  dire  que  les  liens  sacrés  de  la 
famille  doivent  être  rompus  ou  affaiblis,  pour  laisser 
subsister  intacte  l'unité  de  la  cité.  On  oublie  que  la 
révélation  consacre  l'idée  de  la  patrie,  comme  elle  a 
consacré  la  famille. 


370  CONCLUSIONS   GÉNKRALLS, 

Le  patriarche  Joseph,  mourant  au  faîte  des  honneurs 
et  de  la  gloire  dans  la  terre  d'Egypte,  veut  que  ses 
enfants,  après  les  siècles  de  la  servitude  éconlés,  trans- 
portent ses  os  dans  sa  patrie.  Les  Machabées  sont  glo- 
rifiés par  lEsprit-Saint,  parce^qu'ils  ont  su  mourir  pour 
leur  pays  et  pour  leur  Dieu.  La  loi  nouvelle  ouvre 
à  toutes  les  âmes  les  perspectives  radieuses  d'une  patrie 
commune,  par  delà  les  diversités  d'ici-bas  ;  mais,  en  ce 
qui  touche  la  patrie  terrestre,  elle  ne  contrarie  en  rien 
les  instincts  irrésistibles  du  cœur  de  l'homme.  Saint 
Paul,  devant  l'aréopage  païen,  fait  remonter  au  vrai 
Dieu  «  la  détermination  des  limites  assignées  à  chaque 
peuple  (1)  ».  Lui,  ce  même  saint  Paul,  le  docteur  par 
excellence  de  l'unité  du  genre  humain  en  Jésus-Christ, 
l'ami  des  Romains,  des  Scythes  et  des  Barbares,  se 
déclare  prêt  à  être  anathème  pour  les  Juifs,  parce 
qu'ils  sont  ses  frères  par  le  sang.  Mais,  que  dis-je  ? 
Jésus-Christ  1  ni -même,  l'homme  universel  et  le  Dieu 
de  toute  chair,  verse  des  larmes  sur  sa  patrie  ingrate, 
condamnée  à  périr.  En  faut-il  davantage  pour  prouver 
que  l'idée  de  la  patrie  ou  de  la  nationalité,  est  une 
idée  sacrée  aux  yeux  de  l'Évangile,  comme  aux  yeux 
de  la  raison  (2)  ? 


(1)  Act.  XVII,  26.  Definiens  statuta  tetnpora  et  lerminos  habi- 
lationis  eorum. 

(2)  «  Jésus  nous  a  montré  l'exemple  ;  les  Juifs  même  le  recon- 
naissaient pour  un  si  bon  citoyen,  qu'ils  crurent  ne  pouvoir  donner 
auprès  de  Jui  une  meilleure  reconmiandalion  à  ce  cenlenier,  qu'en 
disant  à  noire  Sauveur  :  c  II  aime  noire  nation  ».  Jérémie  a-l-il 


L\    N AÏIONALITK    POLONAISE.  37  / 

Il  est  vrai,  l'Évangile  apprend  à  mettre  clés  ici-bas 
l'Église,  la  patrie  des  âmes,  encore  plus  haut  que  la 
patrie  terrestre  ;  mais  une  afîection  subordonnée  est- 
elle  une  affection  supprimée  ?  Où  est-elle,  la  philoso- 
phie qui  ne  connaît  pas  la  hiérarchie  des  devoirs?  Un 
missionnaire  intrépide  quitte  son  pays  pour  aller,  au 
delà  des  mers,  porter  à  des  frères  malheureux  la 
bonne  semence  de  l'Evangile  :  glorieux  dévouement 
que  tout  le  monde  admire.  Mais  ce  généreux  apôtre, 
quel  homme  serait-il.  aux  yeux  les  plus  prévenus,  s'il 
pouvait  regarder  sans  colère  l'étranger  brutal  qui  se 
ferait  une  joie  cruelle  de  fouler  aux  pieds  la  fleur  des 
champs  dont  le  parfum  a  embaumé  son  berceau,  ou 
l'humble  arbuste  qui  agrandi  sur  la  tombe  de  son  père  ? 
L'idée  de  la  nationalité!  l'idée  de  la  patrie!  quel 
homme,  à  la  fois  chrétien  et  Français,  pourrait  s'oublier 
au  point  d'en  méconnaître  la  sainte  grandeur  et  la 
divine  majesté?  La  nationalité  fi'ançaise  n'a  été  vrai- 
ment en  péril  qu'une  seule  fois,  au  xv'  siècle,  par  la 
main  de  l'Anglais  ;  mais  alors  le  ciel  lui-même  inter- 
vint pour  nous  :  qu'est-ce  que  Jeanne  d'Arc  et  sa 
merveilleuse  histoire?  C'est  la  nationalité  française 
sauvée  par  un  miracle. 


plus  versé  de  larmes  que  lui  sur  les  ruines  de  sa  pairie?  Que  n'a  pas 
fait  ce  Sauveur  miséricordieux  pour  prévenir  les  malheurs  de  ses 
citoyens?...  Lorsquil  est  mort  pour  nous  sur  le  Calvaire,  victime  de 
l'univers,  il  a  voulu  que  le  plus  chéri  de  ses  évangélisles  remarquât 
qu'il  mourait  spécialement  pour  sa  nation  :  «  Qaia  morilurus  eral 
pro  gciUc.  »  BOïSiiet,  Or.  [un.  de  Michel  le  Tcllicr. 


378  CONCLUSIONS   GÉNÉRALES. 

Et  maintenant,  que  les  Russes  invoquent  contre  la 
Pologne  le  prétendu  droit  de  la  conquête,  qu'ils  en 
appellent  aux  traités  de  1815;  qu'ils  osent  même  s'ap- 
puyer sur  l'odieux  triomphe  de  Nicolas  en  I80I  :  deux 
questions  restent  intactes,  qui  ne  se  peuvent  résoudre 
ni  par  la  guerre,  ni  par  les  traités,  ni  par  l'érection 
d'une  citadelle,  ni  par  le  silence  de  mort  qui  s'établit 
parmi  les  survivants  d'une  population  décimée.  Ces 
questions  les  voici  :  Les  Polonais  ont-ils,  eux  aussi,  le 
droit  d'avoir  une  patrie,  et  ont-ils  des  devoirs  envers 
elle?  Les  Russes,  ou  tels  autres  peuples,  ont-ils  le 
droit  de  la  leur  ravir?  Ils  ne  l'avaient  pas,  il  y  a  cent 
ans  :  l'ont-ils  acquis  depuis  ? 

Sans  aucun  doute,  les  Polonais  pouvaient,  même  à 
la  suite  d'une  conquête  injuste,  adopter  pour  patrie 
celle  des  conquérants.  Dans  les  temps  modernes,  la 
France  a  eu  cette  rare  fortune  de  s'attacher  par  des 
liens  indissolubles,  mais  devenus  promptement  volon- 
taires, des  territoires  voisins  :  au  xvn'  siècle,  l'Alsace, 
la  Flandre  et  la  Franche-Comté  ;  au  xvm%  la  Lorraine  ; 
tout  récemment  la  Savoie  et  Nice.  Mais  cet  acte 
d'adoption,  libre  et  volontaire,  la  Pologne  l'a-t-elle 
jamais  fait?  Le  fera-t-elle  jamais?  Bien  loin  de  là, 
les  mesures  prises  pour  l'y  amener  n'ont-elles  pas 
rendu  ce  résultat  moralement  impossible?  Qu'importe 
que  l'on  fasse  énumérer  aux  enfants  polonais,  dans 
leur  catéchisme,  les  devoirs  qu'ils  ont  contractés,  de 
par  la  conquéle,  envers  «  la  Russie,  leur  patrie?  a  La 
religion  intervient  pour  consacrer  des  droits  et  des 


LA    NATIONALITÉ    POLONAISE.  379 

devoirs  naturels,  dit  saint  Thomas,  mais  non  pour  les 
supprimer  (1). 

Et  à  quoi  bon  opposer  aux  Polonais  des  traités  qu'ils 
n'ont  pas  consentis,  et  qui  par  conséquent  ne  les  lient 
point  ;  bien  plus,  des  traités  qui  ne  sont  pas  contre  eux, 
mais  pour  eux,  puisqu'à  Vienne,  en  sacrifiant  leur 
indépendance  polili((ue,  on  recula  devant  celle  énor- 
mité,  de  sacrifier  absolument  la  nationalité  polonaise  et 
qu'on  voulut  la  sauver  par  des  garanties  illusoires  ? 

Quand  on  rapproche  en  effet  les  griefs  des  trois 
cours  spoliatrices,  contre  l'esprit  incorrigible  des  Po- 
lonais ,  des  termes  mêmes  employés  par  les  puissances 
signataires  des  traités  de  Vienne,  on  demeure  frappé 
d'une  véritable  stupeur  :  on  se  fait  une  idée  nouvelle 
du  degré  d'assurance  que  peut  communiquer  au  lan- 
gage d'un  vainqueur  tout-puissant  la  longue  impunité 
d'un  succès  coupable,  et  l'on  comprend  mieux  l'amère 
ironie  de  ce  vers  du  poëte,  dans  cet  apologue  où  l'his- 
toire de  la  Pologne  et  tant  d'autres  histoires,  même 
contemporaines,  sont  si  fidèlement,  quoique  si  briève- 
ment, retracées: 

La  raison  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure. 

Que  peuvent  en  effet  réclamer  les  Polonais,  au  nom 
de  ces  mêmes  traités  qui  ont  consacré  leur  anéantisse- 
ment politique?  Précisément  tous  les  droits,  toutes  les 

(1)  Jus  divinum,  per  quod  non  lollitur  jus  humanum.  Si.  Th. 
2%  2*  XU,  2. 


o80  CONCLUSIONS    GÉNIIrALES. 

garanties  qu'il  n'ont  jamais  invoqués,  depuis  quarante 
ans,  sans  voir  se  dresser  contre  eux,  dans  un  formi- 
dable accord,  la  diplomatie  et  les  polices  des  trois  cours 
signataires  des  traités  de  Vienne,  sans  parler  des  décla- 
mations d'une  foule  d'écrivains,  peu  habitués  (c'est  le 
triste  cachet  de  ce  temps-ci) ,  à  voir  une  cause  soute- 
nable  dans  une  cause  vaincue. 

Nous  avons  entendu  Alexandre  II,  après  Nicolas, 
reprocher  aux  Polonais  leur  obstination  à  rêver  une 
nationalité  distincte.  Où  donc  les  Polonais  ont-ils  pris 
cette  étrange  prétention,  ce  rêve  insensé? 

Dans  l'article  1"  de  l'acte  ofénéral  du  congrès  de 
Vienne  du  9  juin  1815,  où  nous  lisons  : 

«  Les  Polonais  sujets  respectifs  de  la  Russie,  de 
l'Autriche  et  de  la  Prusse,  obtiendront  une  représenta- 
tion et  des  institutions  nationales^  réglées  d'après  le 
mode  d'existence  politique  que  chacun  des  gouverne- 
ments auxquels  ils  appartiennent  jugera  utile  et  con- 
venable de  leur  accorder  ;  » 

Dans  l'article  5  du  traité  entre  l'Autriche  et  la 
Russie,  du  31  avril  (3  mai),  qui  est  conçu  dans  les 
mêmes  termes  5 

Dans  l'article  3  du  traité  entre  la  Russie  et  la  Prusse, 
du  même  jour,  où  on  lit  : 

«  Les  Polonais  sujets  respectifs  des  hautes  parties 
contractantes,  obtiendront  des  institutions  qui  assurent 

LA  CONSERVATION  DE  LEUR  NATIONALITÉ.  » 

Toutes  les  fois  que  les  Polonais  sujets  de  la  Russie 
font  allusion,  dans  leurs  demandes,  aux  limites  de  l'an- 


LA    NATIONALITÉ    POLONAISE.  381 

cieniie  Pologne,  ils  sont  traités  comme  séditieux,  et  on 
leur  fait  sévèrement  entendre  qu'cà  part  le  petit  royaume 
de  Pologne,  chez  eux  tout  est  russe  et  môme  a  tou- 
jours été  russe,  car  il  faut  que  Thistoire  elle-même 
subisse,  rétrospectivement,  la  loi  du  plus  fort.  Si  les 
habitants  des  provinces  polonaises  s'unissent  au  pape 
pour  réclamer  la  liberté  de  conscience,  on  répond  que 
toutes  les  bonnes  paroles  données  en  ce  sens  ne  s'ap- 
pliquent qu'au  royaume,  et  que  les  16  millions  de 
Polonais  que  la  Russie  gouverne  en  dehors  de  ce  petit 
État,  ne  sont  pas  des  Polonais,  mais  des  Russes. 

A  cela  que  répondent  les  Polonais?  D'abord  ils  font 
voir  que  c'est  avec  une  mauvaise  foi  insigne,  et  seule- 
ment à  l'aide  d'une  grossière  équivoque,  que  la  Russie 
déclare  russes,  ou  plutôt  moscovites,  certaines  provinces 
polonaises  qui,  bien  longtemps  avant  les  partages,  por- 
taient le  nom  de  Russie,  et  n"en  étaient  pas  moins  les 
plus  déclarées  ennemies  de  la  Russie  moscovite,  dont 
elles  diiTéraient  par  l'origine,  la  religion,  le  dialecte, 
l'industrie  et  les  mœurs.  En  preuve,  ils  apportent, 
outre  les  plus  claires  déductions  de  la  géographie  et  de 
l'histoire,  une  déclaration  formelle  de  Catherine  II. 
Avant  elle,  la  Pologne,  défiante  à  juste  titre,  n'avait 
jamais  voulu  reconnaître  le  titre  d'Empereur  de  toutes 
les  Russies  que  s'attribuaient  les  czars,  sachant  trop 
bien  que    quelques-unes  de   ses   provinces  portaient 
aussi  le  nom  de  Russie.  Enfin,  Catherine  obtint  cette 
reconnaissance  qu'elle  désirait  :    mais,  quoique  déjà 
toute   puissante,  elle  ne  put  l'obtenir  qu'en  faisant 


â82  CONCLUSIONS   GÉNÉRALES. 

donner  par  ses  ambassadeurs,  Keyserling  et  Repnin, 
la  déclaration  suivante ,  datée  du  23  mai  ilQli 
et  ratifiée  par  elle  le  9  juin  suivant,  huit  ans  seu- 
lement avant  le  premier  partage  qui  allait  lui  attri- 
buer déjà  une  partie  de  ces  provinces.  Nous  citons 
textuellement  :  on  reconnaîtra  aisément  l'emphatique 
désintéressement  de  Catherine  dans  tous  ses  actes 
publics. 


«  Il  est  notoire  que  le  traité  de  paix  conclu  en  1686  entre 
la  Russie  et  la  sérénissime  république  de  Pologne  renferme 
une  énurnération  exacte  des  pays,  des  provinces  et  des  con- 
trées qui  sont  et  seront  dans  la  possession  des  deux  parties 
contractantes,  et  qu'il  ne  saurait  y  avoir  ni  doute  ni  contesta- 
tion à  ce  sujet. 

»  Mais  on  redoute  souvent  ce  qui  n'est  pas  à  redouter,  et  c'est 
ainsi  que  l'on  a ciu  voir  un  danger  dans  ce  titre  :  Impératrice 
de  toutes  les  Russies.  Afin  que  tous  connaissent  et  voient  l'es- 
prit d'équité  et  les  dispositions  bienveillantes  de  l'inipéiatrice 
de  toutes  les  Russies  envers  la  sérénissime  république  de 
Pologne  et  le  grand  duché  de  Lithuanie,  nous  déclarons,  en 
réponse  à  la  réclamation  ([ui  nous  a  été  adressée ,  que  Sa  Majesté 
Impériale,  notre  auguste  souveraine,  en  prenant  le  titre  d'im- 
pératrice de  toutes  les  Russies,  n'entend  s'arroger  aucun  droit, 
soit  pour  elle-même,  soit  pour  ses  successeurs,  soit  pour  son 
empire,  sur  les  pays  et  les  terres  qui,  sous  le  nom  de  Russie, 
appartiennent  à  la  Pologne  et  au  grand  duché  de  Lithuanie; 
et  reconnaissant  leur  domination,  elle  offre  plutôt  à  la  séré- 
nissime répubiicpie  de  Pologne  une  garantie  en  conservation 
de  ses  droits,  de  ses  privilèges,  aussi  bien  que  des  pays  et 
terres  qui  lui  reviennent  de  droit  ou  qu'elle  possède  actuelle- 


LA   NATIONALITÉ   POLONAISE.  383 

ment,  et  elle  promet  de  la  soutenir  et  de  la  protéger  toujours 
contre  quiconciue  tenterait  de  les  troubler  (1).  » 


Une  semblable  déclaration  est  assez  de  nature  à 
faire  voir  clairement  jusqu'où  s'étendait,  de  l'aveu  de 
Catherine,  la  vraie  nationalité  polonaise,  et  si  Nicolas 
et  Alexandre  II  peuvent  être  pris  au  sérieux  quand  ils 
veulent  restreindre  le  titre  de  Polonais  et  le  langage 
polonais  aux  quatre  millions  d'habitants  de  l'ancien 
grand- duché  de  Varsovie. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  il  n'y  a  qu'à  ouvrir  les 
traités  de  Vienne  et  à  voir  jusqu'à  quel  point,  en  par- 
lant des  Polonais  «  sujets  respectifs  des  trois  puis- 
sances »,  ils  ont  voulu  prévenir  toute  équivoque  et 
assurer  des  droits  communs,  aussi  bien  qu'une  natio- 
nalité distincte,  à  toute  l'ancienne  Pologne.  Lisons  : 

Article  22  du  traité  entre  la  Russie  et  l'Autriche  : 
«  La  navigation  de  tous  les  fleuves  et  canaux  dans  toute 
l'étendue  de  l'ancien  royaume  de  Pologne  [tel  qu'il 
existait  avant  l'année  1772)  jusqu'à  leur  embouchure, 
tant  en  descendant  qu'en  remontant,  sera  libre  de  telle 
sorte  qu'elle  ne  puisse  être  interdite  à  aucun  des  habi- 
tants des  provinces  polonaises  qui  se  trouvent  sous  les 
gouvernements  autrichien  ou  russe.  » 

Article  22  du  traité  entre  la  Russie  et  la  Prusse  : 
«  La  navigation  de  tous  les  fleuves  et  canaux  de  toutes 


(1)  Voyez    Recueil  de  documents  relatifs  à   la  Russie,  etc.  Paris, 
Pagnerre,  1854,  page  323, 


38/l  CONCLUSIONS    GÉMiRALES. 

les  parties  de  V ancienne  Pologne  (année  1772)  dai\s 
toute  leur  étendue,  etc.  » 

Après  des  textes  aussi  formels  de  traités  garantis  par 
l'Europe  tout  entière,  et  dont  la  stricte  observation  était 
indispensable  à  l'équilibre  européen,  traités  qui,  dans 
des  vues  de  haute  équité  autant  que  de  sage  politique, 
consacraient  la  nationalité  distincte  de  toute  l'ancienne 
Pologne,  ne  semble-t-il  pas  étrange  que  des  pétitions 
des  habitants  de  l'ancienne  Pologne ,  pour  avoir  le 
droit  (Rapprendre  et  de  parler  leur  propre  langue^  soient 
aujourd'hui  considérées  comme  de  graves  symptômes 
d'agitation  révolutionnaire  ?  Et  que  l'empereur 
Alexandre  II  passe  pour  libéral,  parce  qu'il  sera 
permis  désormais  d'enseigner  le  polonais  à  Wilna  «  à 
titre  de  langue  étrangère  et  dans  une  leçon  d'une 
heure  par  semaine  (1)?  » 

De  semblables  énormités  étaient  bien  loin  de  la 
pensée  du  premier  Alexandre;  et  même  dans  l'ivresse 
des  succès  de  1815,  il  n'avait  pas  oublié  (il  le  disait  du 
moins)  qu'il  était  de  son  honneur  de  réparer,  autant  que 
possible,  la  grande  injustice  dont  la  Pologne  avait  été 
victime.  Il  avait  voulu  se  réserver,  par  le  traité  (art.  i  "), 
le  droit  de  donner  au  royaume  «  l'extension  intérieure 
qu'il  jugerait  convenable,  w  Alexandre  fut-il  sincère? 
On  a  pu  en  douter  lorsqu'on  l'a  vu,  malgré  des  pro- 
messes mille  fois  répétées  de  rétablir  la  Pologne  dans 
ses  anciennes  limites,  non-seulement  ne  pas  accomplir 

(1)  Voyez  plus  liaul  pa^a^  214. 


LA    NATIOXALITI-:    POLONAISE.  o^5     • 

ce  qu'il  appelait  son  projet  favori^  mais  encore  violei'  à 
la  fois  la  lettre  et  l'esprit  des  traités  de  Vienne,  et  com- 
mencer le  premier,  par  des  atteintes  nombrenses 
portées  à  la  législation  et  à  rinstruction  nationales  dans 
les  provinces  polonaises,  rœiivre  cruelle  et  inique  de 
la  dénationalisation.  Entre  autres  choses,  ce  fut 
Alexandre  qui  retira  au  prince  Czartoryski  la  ionc- 
tion  si  importante  de  curateur  de  runiveisilt'  de 
Yilna,  pour  la  donner  à  l'un  des  ennemis  les  plus 
malfaisants  de  la  nationalité  polonaise,  le  Russe 
Novosilzoff.  Au  reste,  un  trait  commun  aux  trois  cours 
spoliatrices,  c'est  l'extermination  en  règle,  par  tous  les 
moyens  possibles,  de  la  langue,  de  l'histoire  et  de  la 
littérature  polonaise.  Même  dans  la  Pologne  pius- 
sienne,  où  le  régime  est  forcément  plus  libéral,  les 
cours  des  lycées,  depuis  la  troisième,  se  font  en  alle- 
mand; l'enseignement  de  l'histoire  de  Pologne  est 
proscrit;  en  revanche,  la  connaissance  de  l'histoire  de 
Prusse  est  de  rigueur  pour  le  baccalauréat.  Qu'on  se 
figure  ce  que  nous  éprouverionsen  France  si,  dans  quel- 
qu'une de  nos  provinces,  une  éducation  ou  une  admi- 
nistration allemande  ou  anglaise  nous  était  imposée, 
et  si  la  prétention  d'être  élevés,  jugés  et  admiiiistrés 
en  français,  et  de  savoir  l'histoire  de  Charlemagne  et 
de  Napoléon,  plutôt  que  celle  de  Frédéric  ou 
d'Henri  Yïll,  était  traitée  de  révolutionnaire!  C'est 
pourtant  le  régime  que  subit  la  Pologne  depuis  les 
partages,  et  cela,  malgré  les   termes  explicites  des 

traités  de  Vienne. 

25 


386  CONGLUélONS   GÉNÉRALES. 

Avec  Nicolas  tous  les  scrupules  ont  cessé  (1),  et  cela 
bien  avant  le  mouvement  de  .1830  :  mais  aussi  tous  les 
droits  des  opprimés  sont  debout  et  vivants  plus  que 
jamais.  Ce  que  mon  père  a  fait  est  bien  fait  :  tout  au 
contraire  !  L'avenir  le  prouvera,  nous  l'espérons  :  même 
au  point  de  vue  politique,  la  guerre  ouverte  déclarée  à 
la  nationalité  polonaise  est  la  plus  grossière  des  fautes. 
Quoi  !  demander  à  la  fois  à  la  Pologne  une  apostasie 
religieuse  et  une  apostasie  politique,  et  croire  qu'une 
pareille  prétention  pourra  jamais  avoir  d'autre  appui 
que  la  force  et  la  ruse  ;  et  pour  atteindre  ce  double  but, 

(1)  Quel  Polonais,  en  entendant  Alexandre  II  recommandera  la 
Pologne  «  de  ne  point  récer,  »  ne  s'est  rappelé  le  fameux  discours  de 
Nicolas  à  la  municipalité  de  Varsovie,  du  I  0  octobre  1  835  :  «  Si  vous 
vous  obstinez  à  conserver  vos  rêves  de  nationalité  distincte,  de 
Pologne  indépendante  et  de  toutes  ces  chimères,  vous  ne  pouvez 
qu'attirer  sur  vous  de  grands  malheurs.  J'ai  fait  élever  ici  la  cita- 
delle, et  je  vous  .déclare  qu'à  la  moindre  émeute  je  ferai  foudroyer 
la  ville,  je  détruirai  Varsovie,  et  certes  ce  ne  sera  pas  moi  qui  la 
rebâtirai  »  Il  ajoutait  :  «  Au  milieu  de  tous  ces  troubles  qui  agitent 
l'Europe,  et  de  toutes  ces  doctrines  qui  ébranlent  l'édifice  social,  il 
n'y  a  que  Li  Russie  qui  reste  forte  et  intacte.  Croyez-moi,  messieurs, 
c'est  un  vrai  bonheur  d'appartenir  à  ce  pays  et  de  jouir  de  sa  pro- 
tection. »  —  On  ne  comprend  pas  très  bien  comment  ce  peut  être 
un  bonheur  d'appartenir  à  un  autre  pays  que  le  sien,  quand  même 
ce  pays  est  la  Russie. 

Il  est  inutile  de  répondre  ici  à  ceux  qui  ont  osé  prétendre,  avec 
Nicolas,  que  l'insurrection  de  I  830  l'avait  délié  de  tout  devoir  envers 
les  Polonais  :  comme  si  les  traités  n'étaient  pas  violés  par  lui  et  môme 
par  Alexandre  longtemps  avant  1  830  !  Comme  si  ce  mouvement,  que 
lui-même  avait  rendu  presque  inévitable,  pouvait  le  dégager  de  liens 
contractés  vis-à-vis  de  toute  l'Europe  1  t.omme  si,  enfin,  rien  au 
monde  pouvait  autoriser  à  braver  les  lois  de  l'humanité  et  de  la 
justice! 


LA    VATIONALITK    POLONAISE.  387 

croire  que  la  force  et  la  ruse  seront  toujours  suilisantes  ! 
De  la  part  de  la  Russie,  c'est  une  simplicité  par  trop 
grande  ;  et,  du  côté  des  fds  de  Sobieski,  l'injure  est  par 
trop  forte  aussi,  d'imposer  à  la  fois  à  cette  nation  che- 
valerescpje  un  double  ci'inie,  un  crime  contre  la  con- 
science et  un  crime  contre  l'honneur  ! 

Je  sais  bien  qu'on  va  jus([u'ii  invoquer  en  faveui'  du 
statu  quo  indéfini  en  Pologne  le  catholicisme  lui-même 
et  la  fameuse  doctrine  de  saint  Paul ,  l'appelée  par 
Grégoire  XVI  dans  son  encyclique  :  Tout  pouvoir  vient 
(le  Dieu,  il  faut  obéir  aux  puissances  »  ;  car  le  despo- 
tisme, comme  la  révolution,  sait  très  bien,  dans  l'oc- 
casion, se  faire  théologien.  Écoutons  donc,  sur  cette 
question,  le  plus  éminent  et  le  plus  modéré  des  publi- 
cistes  catholiques  contemporains,  philosophe  profond, 
théologien  consommé,  l'h-onneur  de  l'Europe  et  de  son 
pays,  c'est  Balmès  que  je  veux  dire  : 

«  Certaine  doctrine  voudrait  qu'on  dût  obéissance  à 
un  gouvernement  par  cela  seul  qu'i/  est,  en  considé- 
rant uniquement  le  fait  et  même  en  supposant  ce  fait 
illégitime;  il  faut,  avant  tout,  établir  la  fausseté  de 
cette  doctrine  :  elle  est  contraire  à  la  saine  raison  et 
n'a  jamais  été  enseignée  par  le  catholicisme.  L'Église, 
en  prêchant  l'obéissance  aux  puissances,  parle  des 
puissances  légitimes.  Cette  absuidité,  qu'un  simple  fait 
puisse  créer  le  droit,  ne  saurait  faire  partie  du  dogme 
catholique.  S'il  était  vrai  que  l'on  dût  obéissance  à 
tout  gouvernement  établi,  même  illégitime,  s'il  était 
vrai  qu'on  ne  pût  lui  résister,  il  serait  également  vrai 


388  C.ONCI.IISIONS    CKNKUM.liS. 

que  le  gouvernement  illégitime  aurait  le  droit  de  com- 
mander, car  l'obligation  d'obéir  est  corrélative  au  droit 
de  commander  :  par  conséquent  le  gouvernement  illé- 
gitime se  trouverait  légitimé  par  le  seul  fait  de  son 
existence.  Dès  lors  toutes  les  usurpations  seraient  légi- 
timées, les  résistances  les  plus  héroïques  des  peuples  se 
trouveraient  condamnées,  le  monde  serait  livré  au  pur 
empire  de  la  force.  Non,  elle  n'est  point  vraie  cette 
dégradante  doctrine  qui  décide  de  la  légitimité  par  le 
résultat  de  l'usurpation,  qui  dit  à  un  peuple  vaincu  et 
subjugué  par  un  usurpateur  :  «Obéis  à  ton  tyran;  ses 
droits  sont  fondés  sur  sa  force,  et  ton  obligation  envers 
lui,  sur  ta  faiblesse.»  Elle  ne  peut  être  vraie,  cette  doc- 
trine qui  effacerait  de  notre  histoire  une  de  ses  plus 
belles  pages,  qui  flétrirait  la  nation  espagnole  luttant 
six  ans  pour  son  indépendance  et  finissant  par  vaincre 
le  vainqueur  de  l'Europe.  Si  le  pouvoir  de  ÎSapoléon  se 
fût  établi  parmi  nous,  le  peuple  .espagnol  n'en  aurait 
pas  moins  gardé  le  droit  en  vertu  duquel  il  se  souleva 
en  1808;  la  victoire  n'aurait  pu  légitimer  T usurpa- 
tion (1).  » 

Voilà  la  doctrine  de  la  raison,  voilà  aussi  la  doctrine 
de  l'Église.  Pour  l'une  comme  pour  l'autre,  le  fait  ac- 
compli, quand  il  est  seul,  n'a  jamais  créé  aucun  droit, 
ni  rendu  juste  aucune  injustice.  Or,  en  quoi  la  cause 
des  patriotes  espagnols  de  1808  est-elle  plus  respec- 


(l)   lîaliliès,  Le   Calholicismc  comparé  au  Proleslanliftmc,   l.    Ilf, 
p.  1  i.S,  Ira  luit  par  Blanclie-Hciffin.  Paris,  Valoii,  ISol. 


LA    NATlOXALlTli    POLONAISE.  389 

table  que  celle  des  confédérés  de  Bar;  et  pourquoi  les 
noms  de  Krazinski  et  de  Kosciusko  seraient-ils  moins 
glorieux  que  celui  de  Palafox?  Les  manœuvres  de 
Catherine  et  de  ses  alliés  n'ont-elles  pas,  de  bien  loin, 
dépassé  en  perfidie  les  trames  déloyales  qui  firent 
succomber  pour  un  temps  l'indépendance  espagnole? 

Mais  alors,  dira-t-on,  comment  Grégoire  XVI  a-t-il 
pu  si  fortement  recommander  l'obéissance  à  un  gou- 
vernement certainement  illégitime  dans  son  origine,  et 
qui,  après  quatre-vingts  ans,  bien  qu'accepté  peut-être 
par  le  droit  public  de  l'Europe,  a  toujours  été  rejeté 
si  énergiquement  par  la  conscience  des  peuples? 

Écoutons  encore  Balmès  : 

«  Je  ne  nierai  point  qu'il  n'existe  certains  cas  où, 
même  sous  un  gouvernement  illégitime,  il  est  à  propos 
de  recommander  aux  peuples  l'obéissance  :  lorsqu'on 
prévoit,  par  exemple,  que  la  résistance  sera  inutile, 
qu'elle  ne  conduira  qu'à  de  nouveaux  désordres  et  à 
une  plus  grande  effusion  de  sang  (1).  » 


(1)  Ibid.  p.  loi.  —  Nous  ne  saurions  trop  recommander,  dans 
l'ouvrage  de  Balmès,  la  lecture  des  cliapitres  54  à  37,  intitulés  :  De 
la  résistance  au  pouvoir  civil;  —  De  la  résistance  aux  cjouvoniemenls 
de  faits  ;  —  De  quelle  manière  esi-il  permis  de  résister  au  pouvoir 
civil.  On  y  trouvera  éclaircies  de  main  de  maître  un  grand  nombre 
de  questions  aujourd'hui  brûlanles,  notamment  en  ce  qui  concerne 
la  théorie  des  faits  accomplis,  les  droits  respectifs  des  souverains  et 
des  peuples,  et  les  reproches  contradictoires  qu'on  fait  à  l'Église 
catholique.  On  peut  lire  encore,  sur  la  lettre  de  Grégoire  XVI,  les 
réflexions  d'un  des  plus  ardents  défenseurs  de  la  papauté,  l'abbé 
Rolubacher.  Hist.  de  l'Eijlise,  t.  XXVIIl,  p.  424. 


390  (.OXCLLSIO.NS    (ÎI^LXliRALKS. 

Celte  réponse  si  simple  est,  en  réalité,  la  clef  des 
difficultés  soulevées  par  la  lettre  de  Grégoire XVI,  en  y 
joignant  toutefois  l'appréhension  si  vive  chez  le  pon- 
tife, des  menées  révolutionnaires,  lescpielles,  se  mêlant 
si  facilement,  pour  les  compromettre,  aux  justes  griefs 
d'une  nationalité  opprimée,  en  restent  toujours  profon- 
dément distinctes;  mais  sur  ce  point  lui-même,  nous 
avons  entendu  le  pontife  avouer  qu'il  s'était  trompé,  et 
que,   dans  le  premier  moment,  on  lui  avait  caché  le 
véritable  état  des  choses.  Ne  craignons  donc  pas  de  le 
dire  :  une  chose  est  certaine,  c'est  que  Grégoire  XYI, 
nous  en  avons  reçu  l'aveu  de  sa  bouche,  a  voulu,  en 
présence  d'une  cause  momentanément  perdue,  arrêter 
l'effusion  du  sang  en  Pologne  et  sauver  les  restes  de 
l'Église  :  mais  il  n'a  jamais  songé  à  sanctionner,  au 
profit  du  despotisîne  de  Nicolas,  au  détriment  de  la 
nationalité  polonaise,  l'immorale  doctrine  du  fait  ac- 
compli. Devrions-nous  donc  nous  scandaliser  si,  au- 
jourd'hui, Pie  IX,  après  avoir  si  énergiquement  protesté 
contre  l'occupation  des  Romagnes,  donnait  à  ses  sujets 
annexés  malgré  eux,  pour  éviter  de  plus  grands  maux  , 
l'ordre  d'obéir  aux  autorités  révolutionnaires,  en  tout  ce 
qui  n'est  pas  contraire  à  la  foi  et  aux  mœurs  :  de  la 
même  manière  que  Grégoire  XVI  rappelait  aux  Polo- 
nais, vaincus  et  abandonnés  par  l'Europe,  la  soumission 
des  premiers  chrétiens  sous  le  fer  des  persécuteurs  (1)? 

(1)  Voy.  plus  haut  page  52. 


LA.   QUESTION    RELIGIEUSE.  391 

IV 

La  question  religieuse. 

Le  point  do  départ  de  toute  la  politique  de  Nicolas 
avait  été,  comme  on  le  sait,  cette  parole  du  comte 
Ouvaroff  :  «  Autocratie,  orthodoxie,  nationalité,  voilà 
les  trois  idées  qui  doivent  servir  de  hase  à  Téditice 
social  de  l'empire.  »  Comme  conséquence  de  ce  prin- 
cipe, on  devait  logiquement  faire,  à  l'égard  de  l'Église 
catholique,  tout  ce  que  nous  avons  vu  ;  et  puisqu'il 
était  évident  à  priori,  que  la  persuasion  ne  serait  pas 
possible,  la  violence  était  nécessaire  :  c'est  toujours, 
dans  tout  gouvernement,  le  terme  où  aboutit  un  faux 
principe,  quand  on  veut  le  suivre  jusqu'au  bout,  ou  une 
passion,  quand  la  raison  fait  défaut.  Et  c'est  ainsi  que 
rois  millions  au  moins  de  Grecs  unis  ont  été,  de  force 
et  sans  que  leur  volonté  y  ait  eu  la  moindre  part,  en- 
chaînés à  l'orthodoxie  russe  :  conversion  dont  le  saint- 
synode  n'a  pas  eu  honte  de  se  réjouir,  quoiqu'elle  ne 
fût  qu'un  tribut  sacrilège. levé  sur  la  conscience  des 
peuples  par  la  main  du  bourreau  (1). 


(1)  On  ne  se  fait  pas  en  général  parmi  nous,  faute  de  point  de 
comparaison,  une  idée  assez  exacte  du  genre  et  du  degré  des  vio- 
lences employées  contre  les  Ruthènes,  quoique  grand  nombre  de 
victimes  soient  encore  vivantes.  Pour  ne  citer  que  la  plus  illustre  de 
toutes,  lamère  Macrina,  il  y  a  peu  de  mois,  le  P.  Souaillard,  domi- 
nicain, se  trouvant  à  Rome,  à  son  retour  de  Pélersbourg,  lui  rendit 
visite  et  lui  demanda,  entre  autres  choses,  si  elle  connaissait  Sie- 


392  CONCLUSIONS    GENERALES. 

Est-il  besoin  de  faire  voir,  indépendamment  de  ce 
({ue  ce  fait  a  d'odieux,  jusqu'à  quel  point  il  est  insensé 
au  point  do  vue  politique.  Ce  n'était  pas  assez  d'avoir 
rompu  brusquement  avec  les  traditions  d'Alexandre, 
(}ui,  au  moins  dans  ses  débuts,  étaient  celles  du  traité 
de  Vienne,  et  d'avoir  par  là  préparé  en  Pologne  la 
guerre  nationale  :  le  czar  posait  encore  le  principe  d'une 
auerre  sacrée.  Voici  comment  il  travaillait  à  l'unité  de 
son  empire  :  il  mettait  dans  ses  entrailles  mêmes  le 
germe  certain  d'un  déchirement  inévitable,  d'une  in- 
dignation légitime  et  inextinguible;  et,  non  content 
d'armer  contre  lui  les  intérêts  temporels  d'une  natio- 
nalité sacrifiée,  il  donnait,  comme  à  plaisir,  à  l'oppo- 
sition universelle  à  laquelle  il  devait  s'attendre,  la  plus 
sacrée  de  toutes  les  bases,  celle  de  la  conscience.  Ainsi, 
pour  réaliser  l'unité ,  il  éternisait  et  sanctifiait  la 
guerre  ! 

Le  plan  adopté  et  suivi  par  Nicolas  deviendra  un 
jour  dans  l'histoire,  nous  l'espérons,  une  des  preuves, 


maszko  :  «  Si  je  le  connais,  répondit-elle,  è  il  miodenlislu  [c'est  mon 
denlistel.»  En  disant  ces  mois,  elle  portait  la  main  à  sa  bouche,  et, 
la  montrant  toute  dépouillée,  elle  rappelait  que  Siemaszko  lui  avait 
brisé  lui  même  les  dents  «  à  coups  de  talons  de  botte.  »  Un  des  pre- 
miers actes  de  Nicolas,  au  retour  de  sa  fameuse  entrevue  avec 
Grégoire  XVI,  a  été  d'envoyer  à  ce  même  Siemaszko  la  croix  de 
première  classe  de  Tordre  de  Saint-WMadimir.  Cet  ordre  (avant  que 
Siemaszko  en  portât  les  insignes),  était  considéré  comme  hors  ligne 
en  Russie.  Aujourd'hui  ce  même  homme  est  encore  membre  du  saint- 
svnode,  métropolitain  de  la  Lithuanie,  et  le  représentant  le  plus 
considérable  de  l'orthodoxie  gréco-russedans  les  provinces  polonaises. 


LA    orKSJIuN    KKl-KilEUSE.  393 

déjà  si  nombreuses,  que  l'homme  politique  le  plus 
résolu,  et,  sur  d'autres  points,  le  plus  habile,  est  tou- 
jours vaincu  tôt  ou  tard,  quand  il  a  besoin,  pour  réus- 
sir, de  triompher  de  la  nature  et  de  braver  la  con- 
science, et  qu'en  définitive  une  politique  qui  méprise 
les  lois  de  la  morale  est  toujours  une  politique  inepte. 
Pourquoi?  Parce  que  la  raison  toute  seule  enseigne 
qu'un  principe  vaincu  par  un  fait  est  encore  plus  fort 
que  le  fait  sans  principe  qui  triomphe.  Le  principe 
vaincu  a  toujours  pour  lui  l'avenir,  parce  qu'il  a  pour 
lui  la  raison,  la  conscience  et  Dieu. 

C'est  là  une  vérité  générale ,  partout  a])plicable  ; 
mais,  à  ne  considérer  que  les  intérêts  de  l'orthodoxie 
russe,  il  faut  encore  conclure  que  Nicolas,  envoûtant  la 
servir,  n'a  réussi  qu'à  créer  contre  l'Église  officielle,  déjà 
si  malade,  un  nouveau  et  immense  danger.  En  effet,  ce 
n'est  un  mystère  pour  personne  que  le  progrès  constant 
des  sectes  dissidentes  en  Russie,  et  tout  ce  que  nous 
avons  rapporté  de  l'orthodoxie  ne  nous  a  que  trop  fait 
connaître  les  raisons  de  ce  fait  si  désastreux,  non  pour 
la  cause  de  la  vérité,  mais  pour  la  politique  du 
schisme. 

La  plus  légère  atteinte  donnée  à  l'Église  officielle 
doit  la  faire  crouler.  Qu'on  donne,  par  exemple,  à  la 
secte  la  plus  nombreuse  et  la  plus  influente,  parmi  les 
Starovères,  celle  des  Popovtzi^  la  faculté  d'avoir  une 
hiérarchie  organisée  dans  l'intérieur  de  l'empire,  et 
c'est  une  chose  qu'on  ne  puurra  bientôt  plus  leur  re- 


394  CONCLUSIONS  GÉNÉRALES.. 

fuser  (1);  que  rémancipaiion  des  serfs  s'accomplisse, 
et  c'est  là  une  amélioration  que  tout  le  monde  attend, 
l'Église  officielle  ne  comptera  bientôt  plus  de  sectateurs 
que  le  saint  -  synode  ,  l'empereur  et  les  fonction- 
naires ('2).  Déjà,  dans  l'état  présent  des  choses,  un 
homme  qui  n'est  pas  suspect.  M*-'  Philarète,  de  Moscou, 
a  pu  dire  :  «  Il  y  a  deux  classes  d'individus  auxquels  on 
ne  peut  pas  toucher,  ce  sont  les  meneurs  des  Rascol- 
nicks  et  les  monopoleurs  d'eau-de-vie  (5).»  Que  sera-ce 
quand  le  progrès  prochain  des  esprits  aura  brisé  le  lien 
de  fer  qui  est  aujourd'hui  le  seul  soutien  de  l'Église 
officielle  ? 

Eh  bien  !  qui  le  croirait,  et  qui  n'admirerait  les  jus- 
tices de  la  Providence?  Par  la  persécution  de  1839, 
exercée  dans  les  provinces  polonaises,  Nicolas  aura  très 
probablement  réussi,  dans  un  avenir  prochain,  à  créer, 
sur  la  frontière  occidentale  de  son  empire,  peut-être 
trois  millions  de  nouveaux  Rascolnicks,  comme  si  ce 


(1  )  Les  Popovtzi,  ne  pouvant  avoir  un  clergé  constitué  à  l'intérieur 
de  la  Russie,  ont  un  patriarche  qui  réside  dans  la  B  lukovine,  sous 
la  protection  très  accentuée  de  l'Autriche.  Ce  patriarche  leur  or- 
donne des  prêtres  et  les  expédie  dans  tout  l'empire.  On  ne  se  fait 
pas  d'idée  de  la  puissance  de  ce  patriarche  et  de  ses  émissaires, 
comparée  à  celle  du  saint-synode  et  du  clergé  officiel,  quoique  celle- 
ci  soit  identifiée  avec  celle  du  czar  lui-même.  Mais  ce  n'est  pas 
quoique,  c'est  parce  que  qu'il  faudrait  dire.  Car  c'est  précisément 
l'absorption  du  pouvoir  spirituel  par  le  pouvoir  temporel  qui  a  réduit 
le  premier  à  une  radicale  impuissance  en  Russie. 

(,2)  Cette  réQtixion  n'est  pas  de  nous,  mais  elle  a  été  faite  par  deux 
membres  zélés  de  l'Église  orthodoxe,  en  présence  d'un  de  nos  amis. 

(3j   Le  Rascol,  p.  74. 


LA    QUESTION   RELIGIEUSE.  395 

n'était  pas  assez  d'en  avoir  quinze  ou  dix-huit  millions 
sur  la  frontière  orientale.  Tel  est,  en  effet,  le  résultat 
vraisemblable  qui  se  produira  dans  les  provinces  occu- 
pées par  les  anciens  Uniates;  résultat  qui.  sans  doute, 
pourrait  être  encore  prévenu,  si  la  liberté  du  catho- 
licisme leur  était  rendue,  mais  qu'un  slatu  quo  plus 
longtemps  prolongé  rendra  inévitable. 

Pour  le  comprendre,  il  n'y  a  qu'à  se  faire  une  idée 
exacte  de  la  situation  présente  de  la  foi  de  ces  popu- 
lations. 

La  vieille  génération,  celle  qui  a  été  l'objet  direct 
des  violences  de  Siemaszko  et  de  ses  complices,  est 
restée  attachée  cà  la  foi  catholique  par  le  fond  de  ses 
entrailles,  mais  n'ayant  aucune  ressource  religieuse, 
elle  s'abstient  de  toute  pratique  extérieure  plutôt  que 
de  communiquer  avec  le  schisme. 

La  génération  actuelle,  née  peu  avant  ou  depuis  les 
violences  de  1839,  a  déjà  beaucoup  moins  de  catholi- 
ques; elle  n'en  est  pas  plus  attachée  à  la  religion  offi- 
cielle, et  ne  la  connaît  guère  que  pour  la  haïr  comme 
un  joug  odieux. 

Mais  que  deviendi'a  la  troisième  génération,  celle  qui 
forme  aujourd'hui  l'enfance  et  bientôt  la  jeunesse? 
Sans  doute  elle  sera  moins  catholique  encore  que  la 
précédente  ;  mais  elle  ne  sera  pas  plus  orthodoxe,  et 
l'esprit  sectaire,  qui  est  déjà  très  répandu  et  très  puis- 
sant dans  ces  contrées,  ne  peut  guère  manquer  de  les 
envahir  tout  entières,  à  mesure  qu'à  côté  du  schisme 
décomposé  et  odieux,  se  fera  de  moins  en  moins  sentir 


396  r.ONCLLSlONS    GliXÉK.VLKS. 

l'influence  du  catholicisme  sans  prêtre  et  sans  autel  ; 
tradition  déjà  lointaine,  mais  non  pas  oubliée  du  foyer 
domestique  ;  tradition,  non  plus  de  soumission  et 
de  respect  pour  les  pouvoirs  établis,  mais  de  haine 
contre  un  gouvernement  parjure  qui  a  proscrit  la  foi 
des  ancêtres ,  et  contre  l'orthodoxie  persécutrice  : 
qu'est-ce  que  tout  cela,  si  ce  n'est  l'esprit  môme  et  la 
double  tendance  du  lîascol? 

Ainsi,  par  la  seule  force  des  choses  et  par  une  con- 
séquence directe,  mais  étrange,  de  la  politique  de 
Nicolas,  l'Église  catholique  sera  vengée  ! 

Enfin,  pour  résumer  en  quelques  lignes  la  grande 
leçon  qui  ressort  de  toutes  ces  pages,  et  ici  nous  faisons 
un  solennel  appel  à  la  conscience  de  nos  lecteurs,  quels 
que  soient  leur  culte  et  leur  patrie,  n'y  at-il  pas  une 
conclusion  générale,  irrésistible,  qui  ressort  de  tous 
ces  faits?  C'est  que  le  système  des  religions  nationales 
ei  politiques,  renouvelé  du  paganisme,  est  un  système 
jugé  et  condamné  par  l'histoire,  autant  que  par 
l'Évangile  et  par  la  raison.  Ne  sera-ce  pas  le  progrès 
du  xix'  siècle  de  voir  finir  ce  fractionnement  du  chris- 
tianisme, inauguré  au  xu»  siècle  par  le  schisme  grec, 
porté  à  son  comble  au  xvi'  par  l'explosion  protestante, 
et  qui,  au  très  grand  détriment  de  la  dignité  humaine 
a  partout  abouti  à  la  suppression  })lus  ou  moins  com- 
plète de  l'indépendance  du  pouvoir  spirituel;  qui,  en 
fait,  a  rayé  de  l'Évangile  cette  phrase  fondamentale  : 
Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est 
à  Dieu  ;  puisipie  jiartout  où  le  schisme  ou  l'hérésie  do- 


LA    QUESTION    RKLIGIKISE.  397 

mine,  en  fait,  César  a  tout  et  que  Dieu  ne  garde  rien, 
que  ce  que  César  veut  bien  lui  laisser...  dans  Fintérêt 
de  César  î  Oui,  nous  l'espérons,  il  s'approche  sensible- 
ment, pour  l'honneur  de  la  conscience  humaine  et  le 
bien  des  peuples,  le  temps  où  deux  monarques,  chefs 
de  religion,  un  Pierre-le-Grand  et  un  Henri  VIII,  une 
Elisabeth  et  une  Catherine  II  ne  pouiront  plus,  comme 
les  augures  de  l'ancienne  Rome,  se  regarder  sans  rire, 
comme  ils  ne  peuvent  plus  regarder  l'histoire  sans 
rougir,  ni  regarder  leur  conscience  sans  trembler. 
Parmi  les  hommes  qui  pensent,  quelques-uns  rejet- 
tent la  révélation,  les  autres  l'admettent.  Mais,  parmi 
ceux  qui  l'admettent,  la  fin  de  ce  siècle  en  verra-t-elle 
beaucoup  qui  pensent  que  Jésus-Christ  est  venu  sur  la 
terre  pour  fonder  non  pas  une  Église,  mais  des  Églises; 
non  pas  une  Église  universelle,  lien  flexible  et  vivant 
de  toutes  les  nationalités  diverses,  unité  centrale  et 
librement  acceptée  de  toutes  les  patries  de  h  terre 
sous  le  même  Dieu,  comme  les  patries  de  la  terre  sont 
l'unité  des  familles  et  des  cités  sous  les  mêmes  lois  et 
sous  un  même  drapeau  ;  mais  des  Églises  locales,  toutes 
divisées  sur  des  points  tondamentaux,  et  par  consé- 
quent recouvrant  certaiiiement  au  moins  quelques 
erreurs  du  manteau  de  l'Évangile  ;  Églises  qui  font  de 
la  religion  non  plus  un  lien,  mais  une  barrière  entre 
les  peuples;  Églises  qui  reçoivent  fatalement  pour  chefs 
réels,  non  pas  ceux  que  leur  ont  donnés  l'onction  sacer- 
dotale et  la  transmission  des  pouvoirs  apostoliques  par 
l'imposition  des  mains,  mais  ceux  qu'ont  di'signés  le 


â98  CONCLUSIONS    GÉNÉRALES. 

caprice  des  peuples,  ou  bien  les  hasards  de  l'hérédité 
ou  du  crime,  système  certainement  païen,  puisque 
c'est  en  vertu  des  mêmes  litres  que  la  Rome  antique 
a  eu  pour  pontifes  Néron  le  débauché,  Claude  l'im- 
bécile, l'infâme  Héliogabale,  et  que  l'Europe  moderne 
a  vu  le  sceptre  de  la  religion  aux  mains  d'Henri  VIII 
l'adultère,  de  la  sanguinaire  Elisabeth,  de  Catherine  II 
l'impudique  ! 

Qui  ne  comprend  que  Jésus-Christ  n'a,  pour  ainsi 
(lire,  rien  fait  dans  le  monde,  s'il  est  venu  restaurer, 
sous  un  autre  nom,  ce  que  l'idolâtrie  avait  fait  partout 
avant  lui?  Qui  ne  comprend  que  le  patriotisme  civique, 
si  respectable  et  si  sacré  quand  il  s'agit  des  droits  du 
citoyen,  comme  en  Pologne  par  exemple,  ne  saurait 
être  invoqué  sans  un  véritable  non-sens  dès  qu'il  s'agit 
des  droits  de  la  vérité  religieuse,  aussi  bien  que  de 
toute  autre  vérité?  En  d'autres  termes,  quand  un  des 
plus  grands  esprits  de  la  Russie  moderne,  ïchadaieff 
(celui  que  Nicolas  déclarait  olliciellement  fou),  écrit 
ces  belles  paroles  :  «  La  raison  chrétienne  ne  souffre 
aucune  sorte  d'aveuglement,  et  celui  du  préjugé 
national  moins  que  tout  autre,  attendu  que  c'est  celui 
([ui  divise  le  plus  les  hommes;  »  qui  ne  lui  donnerait 
raison  contre  un  autre  Russe,  M.  le  comte  Dimitri 
ïolstoy  (celui-ci  est  actuellement  fort  bien  en  cour), 
lorsqu'il  ose  écrire,  à  propos  de  madame  Swetchine  : 
«  Ma  raison  est  impitoyable  ;  elle  ne  pent  pardonner 
à  madame  Swetchine  de  s'être  faite  de  Russe  Fran- 
çaise, comme  elle   l'avoue  elle-même,  autant,  bien 


LA   QUESTION    RELIGIEUSE.  o99 

entendu,  que  l'ultramoiitanisme  (lisez  le  catholicisme) 
peut  supporter  une  nationalité  quelconque  (1).  » 

Mais  surtout  qui  ne  serait  frappé  d'un  salutaire  éton- 
nement,  et  ne  sentirait  sa  conscience  merveilleusement 
instruite  et  consolée,  en  voyant  par  tant  d'exemples, 
mais  surtout  par  celui  de  Russie,  qu'en  matière  de  re- 
ligion les  usurpations  de  César  tournent  toujours  à  la 
fin  contre  César  ? 

Sans  doute,  César  ne  s'est  point  trompé  quand  il  a 
cru  que  le  plus  solide  appui  d'un  gouvernement  doit 
se  trouver  dans  la  conscience  des  peu])les,  et  par  con- 
séquent dans  sa  religion.  Oui,  mais  quand  cette  reli- 
gion est  libre  !  Car,  dès  que  l'Église  n'est  plus  libre, 
elle  devient  fatalement  une  chose  tout  humaine;  dès 
lors  elle  n'est  plus  immortelle  et  ne  communique  plus 
l'immortalité  ;  au  contraire,  devenue  sujette  à  la  cor- 
ruption, loin  de  conmiuniquer  la  vie  aux  choses  du 
temps,  elle  leur  emprunte  la  mort  et  devient  périssable 
comme  elles.  Quoi  !  vous  voulez  fonder  votre  empire 
sur  l'orthodoxie  et  vous  la  dégradez  ii  plaisir  !  Vous 
vous  trompez,  on  ne  bâtit  rien  sur  de  la  boue  !  Voyez 
où  en  est  la  Russie  de  nos  jours  :  ce  gouvernement  a 
épuisé  les  conséquences  de  son  principe.  Aussi  cette 


(1)  Voy.  le  Correspondant  du  25  juin  1860,  article  du  P.  Gaga- 
rin.  —  On  ne  comprend  pas  trop  pourquoi,  si  le  catholicisme  est  par 
sa  nature  indifférent  à  la  nationalité,  le  parti  qui  gouverne  en  Russie 
(M.  Tolstoy  en  est),  s'acharne  si  fort  contre  le  catholicisme  en  Po- 
logne, non  point  par  fanatisme  orthodoxe,  bien  s'en  faut,  mais  unique- 
ment parce  qu'il  est  le  plus  solide  appui  de  la  nationalité  polonaise. 


/|00  CONCLUSIONS    C.KNKRALES. 

religion  nationale  sur  laquelle  il  s'appuie  si  fièrement, 
au  nom  de  laquelle  il  veut  à  la  fois  anéantir  la  natio- 
nalité polonaise  et  relever  la  nationalité  grecque,  au 
nom  de  laquelle  il  se  pose  en  monarchie  conservatrice; 
cette  religion,  qui  prétend  garder  intact  l'héritage  des 
Basile  et  des  Chrysostome,  est  devenue  chez  elle  un 
organe  usé  et  discrédité  de  la  police  impériale  :  rien 
de  plus.  Sous  la  vaine  enflure  du  nom  qu'elle  porte, 
sous  les  dehors  pompeux  (pi'on  lui  laisse  k  Pétershourg 
et  à  Moscou  pour  tromper  le  regard  de  l'étranger,  l'œil 
le  moins  clairvoyant  peut  remarquer  que  la  seule  chose 
essentielle  pour  une  Église  a  depuis  longtemps  disparu, 
je  veux  dire  la  foi.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  ici 
parler  de  tant  d'àmes  simples  et  droites,  encore  très 
nombreuses,  je  l'espère,  à  qui  leur  invincible  bonne 
foi  sert  de  bouclier,  et  qui,  devant  Dieu  et  devant 
l'Église,  sont  protégées  par  elle  contre  les  fatales  con- 
sé(piences  des  erreurs  qu'elles  ont  sucées  avec  le  lait  ! 
Je  veux  dire  seulement  que  dans  les  classes  supérieures, 
celles  qui  fouriiissent  les  plus  bruyants  avocats  de 
Torthodoxie,  règne  sans  contestation  le  rationahsme 
sous  toutes  ses  formes;  je  veux  dire  que  dans  la  partie 
instruite  du  clergé,  celle  qui  entraîne  nécessairement 
tout  le  resle,  dans  les  jeunes  élèves  des  académies 
ecclésiastiques,  triomphe  aujourd'hui  le  proteslantisme 
dans  toutes  ses  nuances;  je  veux  dire  enfin  qu'on  ne 
peut  appeler  de  la  foi  chrétienne  l'abrutissante  super- 
stition, compatible  avec  tous  les  vices,  qui  est  le  culte 
unique  de  la  grande  masse  du  peuple  des  campagnes  , 


LA    QUESTION   RELIGIEUSE.  i^Ol 

à  ce  point,  qu'on  les  étonnerait  beaucoup  si  on  leur 
disait  que  le  grand  o])jetde  la  religion,  c'est  d'instruire 
et  de  moraliser  tout  le  monde. 

Réduite  à  cet  état,  à  quoi  peut  servir  la  religion  aux 
pouvoirs  qui  en  ont  si  criminellement  abusé?  Devenue 
incapable  de  relever  et  de  grandir  les  âmes,  elle  n'est 
plus  utile  ni  au  gouvernement,  ni  aux  âmes;  bien 
plus,  elle  achève  de  ruiner  la  cité  de  la  terre  sans 
édifier  la  cité  du  ciel. 

La  Russie  en  fait  aujourd'hui  l'expérience.  Au  de- 
hors son  Église  ne  peut  plus  lui  servir  de  masque  (1)  ; 
au  dedans  elle  lui  est  un  lourd  fardeau.  On  voudrait  la 
relever,  la  régénérer;  mais  comment  en  venir  à  bout, 
si  l'on  n'emploie  d'autres  moyens  que  ceux-là  même 
qui,  depuis  des  siècles,  n'ont  cessé  de  l'avilir?  La 
liberté  sera  sa  ruine,  et  pourtant  c'est  le  seul  remède 
efficace.  Or,  il  ne  viendra  jamais  à  l'esprit  d'un  gou- 
vernement schismatique  et  despotique,  pas  plus  que 
d'une  dictature  révolutionnaire,  de  donner  la  liberté  à 
l'Église.  Le  despotisme  schismatique  n'est  pas  même 
frappé  des  contrastes  qui  devraient  le  plus  l'instruire. 
Voyez  les  États  catholiques  :  tous  les  efforts  des  poli- 


(I)  La  politique  religieuse  de  la  Russie,  dans  ses  relulions  exté- 
rieures, et  ses  succès  futurs,  sont  assez  bien  caractérisés  dans  celte 
phrase  d'un  Père  de  l'Église  :  «^Hœc  est  vera  demenlianon  cogitare 
»  necscirequodmendacia.non  diufallant,  noctern  tamdiuessequandiu 
»  illucescat  dies;  clarificato  autem  die  et  soleoborto,  luci  lenebras  et 
»  caliginem  cedere  q\.  quœ  grassabanUtr  pernoctem  latrocinia  censure.  » 
(Cyprian.  epist.  XII,  ad  Cornel.  papam.) 

26 


402  CONCLUSIONS    GÉ^fÉRALES. 

tiques  à  courte  vue ,  et  c'est  encore  le  plus  grand 
nombre,  niônie  en  France,  s'y  consument  à  empêcher 
les  congrégations  religieuses  et  les  œuvres  catholiques 
de  renaître  et  de  se  développer,  et  ils  ne  peuvent  en 
venir  à  bout.  En  Russie,  le  gouvernement  décrète  des 
institutions  rivales  des  établissements  catholiques,  et 
il  n'aboutit  qu'à  de  vains  et  coûteux  simulacres  :  le  jour 
où  le  clergé  cessera  d'être  une  caste  et  le  sacerdoce  un 
métier  obligatoire,  la  Russie  n'aura  plus  de  prêtres;  et 
quant  à  ses  couvents  officiels,  déjà  elle  ne  pourrait  en 
remplir  les  cadres,  quand  môme  elle  le  voudrait.  Le 
premier  souffle  de  la  liberté  fera  chanceler  l'ortho- 
doxie, et  bien  longtemps  avant  que  le  catholicisme  ait 
repris  son  empire,  si  jamais  la  Russie  a  ce  bonheur,  il 
ne  restera  plus  de  l'œuvre  de  Photius  et  de  Pierre  le 
Grand  que  des  ruines. 

C'est  ce  qui  fait  que  cette  Église,  arrogante  et  per- 
sécutrice, est  un  objet  de  pitié  même  pour  l'Église 
infortunée  de  Pologne,  sa  victime.  Celle-ci  sent  encore 
circuler  la  vie  évangélique  dans  ses  veines,  épuisées  par 
le  martyre  ;  mais  en  vain  les  bandelettes  du  pouvoir 
serrent  jusqu'à  l'étouffer  le  cadavre  de  l'Église  russe, 
elles  ne  sauraient  l'empêcher  de  tomber  en  poussière. 
La  corruption  suit  son  cours.  Une  Église  peut  se  régé- 
nérer en  versant  son  propre  sang,  jamais  en  versant 
celui  des  autres.  Le  schisme  est  victorieux  dans  les 
provinces  polonaises  ;  mais  victorieux  et  sanglant 
comme  Sylla,  il  mouira,  comme  ,Sylla  après  son 
triomphe,  de  maladie  honteuse. 


LA    QUESTION    RELIGIEUSE.  /|0â- 

Au  reste,  que  les  czars  orthodoxes  le  veuillent  ou  ne 
le  veuillent  pas,  les  temps  s'approchent  où  la  Russie  va 
voir  s'ouvrir  l'ère  orageuse  peut-être,  mais  à  coup  sûr 
salutaire  pour  elle,  des  libertés  publiques.  Alors,  enfin, 
il  sera  permis  d'y  parler  tout  haut  et  d'y  exprimer  sa 
pensée  sans  voile.  Or,  la  première  parole  libre  qui 
pourra  se  faire  entendre  en  Russie,  que  cette  parole 
soit  chrétienne  ou  non,  adressera  à  l'orthodoxie  offi- 
cielle un  unique  reproche  qui  renferme  tous  les  autres, 
celui  de  n'être  pas  une  Église.  «Non,  lui  dira-t-elle, 
vous  ne  pouvez  être  l'Église  de  Jésus- Christ.  La  véri- 
table Église,  quelle  qu'elle  soit,  n'adore  point  la  force; 
elle  ne  se  tient  pas  prosternée  sans  cesse  aux  pieds  du 
pouvoir,  attendant  de  lui  le  droit  de  parler  de  Dieu, 
incapable  de  lui  rap|)eler  ses  devoirs.  La  véritable  Église 
n'a  jamais  vendu   h  César,   pour  un   peu   de  pain , 
le  droit  de  l'avilir;  la  véritable  Église  sait  élever  une 
voix  libre  en  faveur  des  pauvres,  des  délaissés,  des  per- 
sécutés, elle  sait  souffrir  pour  eux.  Au  temps  de  saint 
Wladimir,  lorsque  l'Évangile  éclaira  pour  la  première 
fois,  comme  un  soleil  radieux,  les  terres  moscovites,  il 
n'y  trouva  point  l'esclavage,  et  c'est  en  plein  xvn'  siècle 
alors    que    partout   ailleurs    il   disparaissait,    qu'un 
patriarche  de  Moscou,   Philarète,  le  fondateur  de  la 
dynastie  des  Romanow,  dans  des  vues   ambitieuses, 
rétablit  et  consolida  parmi  nous  ce  dur  régime,  notre 
vieille  honte  dans  l'Europe  moderne  et  aujourd'hui 
notre  danger  (1).  Non,  vous  n'êtes  point  l'Église  de 

(1)  Dolgoroukow,  p.  138  et  169. 


/lO/j.  CONCLUSIONS   GÉNÉRALES. 

Jésus-Christ,  et  l'on  peut  emprunter  contre  yous  le 
simple  raisonnement  que  saint  Augustin  mettait  dans  la 
bouche  des  fidèles  pour  déjouer  d'un  mot  les  préten- 
tions des  hérétiques  de  son  temps  :  «  Quand  même  je 
ne  trouverais  pas  de  raison  peur  démontrer  la  fausseté 
de  vos  dogmes,  il  me  suffit  de  montrer  qu'en  vous  don- 
nant pour  l'Ëglise  de  Dieu,  vous  mentez.  Etiamsi  non 
invenirem  unde  ostendam  falsum  te  esse,  sufficit  ut  05- 
tendam  te  mendacem  esse  (1).  » 

Une  question  a  été  posée  avec  éclat  dans  ces  der- 
niers temps  :  La  Russie  sera-t-elle  catholique? 

Les  esprits  les  plus  divers  entrevoient  que  là  serait 
son  salut.  Dieu  seul  sait  la  réponse.  Quant  canons,  sans 
rien  prédire,  nous  nous  bornons  à  croire  que  le  règne 
du  schisme,  en  Russie  connne  en  Pologne,  touche  à  sa 
fin,  par  le  seul  effet  de  la  loi  de  caducité  et  de  mort, 
qui  met  un  terme  à  tout  ce  qui  est  purement  humain  ; 
et  nous  citerons  en  terminant  une  grave  parole  du 
cardinal  Consalvi  au  pape  Léon  XIT  : 

«  L'œil  doit  toujours  être  fixé  sur  l'égarement  des 
Russes,  mais  l'esprit  prescrit  une  longue  patience.  Ils 
reviendront  d'eux-mêmes,  s'ils  ont  à  revenir,  et  puis, 
si  ce  grand  corps  continue  de  croître,  il  courra  les  pé- 
rils de  toutes  les  obésités  politi([ues.  Le  catholicisme 
seul,  très  saint-père,  je  le  dis  avec  des  larmes  de  bon- 
heur et  de  reconnaissance  envers  Dieu,  le  catholicisme 
seul  ne  peut  jamais  être  trop  étendu,  et  il  couvrirait 

(I)  Ang.  K'ior.  in  Ps.ilm.  XXXVf. 


LA    QUESTION    RELIGIEUSE.  /l05' 

plus  facilement  de  puissantes  nations  civilisées  des 
deux  mondes  qu'il  ne  pouvait  dans  l'ancien  monde 
couvrir  tant  de  nations  barbares  (1).  » 

Noble  Église  de  Pologne,  à  laquelle  j'ai,  avec  tant 
de  joie,  consacré  ces  pages,  dont  la  lecture  vous  sera 
interdite  par  un  pouvoir  ombrageux,  puissé-je  du 
moins  ne  vous  avoir  pas  trahie  en  voulant  vous  servir! 
Quoi  qu'il  arrive,  recevez  ici  par  la  bouche  d'un 
catholique  et  d'un  prêtre,  et  aussi  d'un  Français,  trois 
titres  qui  vous  furent  toujours  chers,  recevez  l'hommage 
public  de  cette  tendre  et  respectueuse  sympathie  que 
l'Europe  civilisée  a  depuis  si  longtemps  vouée  à  la  plus 
sainte  des  causes,  défendue  par  le  martyre.  Me  suis-je 
trompé  en  croyant  que  le  temps  approche  où  vos 
souffrances  vont  cesser,  où  il  vous  sera  donné  de  servir 
Dieu  librement  dans  un  pays  libre  ?  Dieu  seul  connaît 
l'heure  de  la  résurrection  ;  mais  il  me  pardonnera,  et 
vous  me  pardonnerez  aussi  de  l'avoir  devancée  par  le 
désir.  Jusqu'à  ce  que  cette  heure  arrive,  continuez  de 
profiter  des  dures  leçons  de  l'infortune  ,  et  consolez- 
vous  par  la  pensée  que  le  schisme ,  votre  grand 
ennemi ,  instrument ,  sans  le  savoir,  des  desseins  de 
Dieu  pour  raviver  votre  foi,  n'a  pu  vous  atteindre 
sans  se  blesser  grièvement  lui-même  et  sans  recevoir 
le  coup  de  mort  qu'il  a  cru  vous  porter.  C'est  de  vous 
et  de  lui  que  prophétisait  le  grand  docteur  d'Hippone 

(1)   Vie  de  Léon  XII,  par  Artaud,  I,  170. 


Z|06  CONCLUSIONS    GÉNÉRALES. 

quand  il  écrivait  :  «  Tuum  corpus  premit  adversitas, 
un  us  animam  putrefacit  iniquitas.  Nam  et  quidquid 
in  te  profert  in  illum  redit  (1).  »  Oui,  quoi  qu'elle 
fasse  contre  cette  Église  catholique ,  qui  n'a  jamais 
oublié  la  tradition  du  martyre,  et  qui  dans  ce 
siècle. la  retrouve  en  vous,  continuez  de  l'écraser  par  le 
seul  contraste,  cette  menteuse  orthodoxie  qui  ne  peut 
plus  tromper  les  regards  du  monde  :  semblable  en  tout 
à  un  vaste  chêne,  de  vigoureuse  et  saine  origine,  mais 
qui  a  été  pour  toujours  arrêté  dans  son  développement 
par  les  inextricables  ronces  qui  oppriment  la  végétation 
de  ses  rameaux,  tandis  que  des  vers  intérieurs  en  cor- 
rompent la  moelle,  en  épuisent  la  sève,  en  font  avorter 
les  fleurs  et  mourir  les  fruits  :  putrefacit  iniquitas. 
Heureuse  un  jour  cette  Église  si,  rougissant  enfin 
de  ses  faiblesses  et  de  ses  erreurs,  instruite  par  vos 
exemples  et  saisie  de  la  généreuse  contagion  de  l'hé- 
roïsme, pour  rentrer  enfin  dans  le  commun  bercail, 
elle  secoue  une  servitude  séculaire,  et,  désormais  sans 
reproche  comme  sans  peur,  porte  à  l'Orient  rajeuni  la 
bannière  sans  tache  des  Athanase,  des  Basile  et  des 
Chrysostome  ! 

(1)    Aug.,  ibid. 


PIÈGES  A  CONSULTER. 


(Voyez  la  page  80  du  volume.) 


Allocution  du  pape  Grég:oIre  XVI  an  Sacré  Gollégre  dans  le  consistoire 
secret  du  22  juillet  1842. 


Vénérables  Frères, 

Déjà,  dans  ce  lieu  même,  Nous  avons  épanché  avec  vous, 
Vénérables  Frères,  la  douleur  que  dès  longtemps  a  profondé- 
ment enracinée  dans  notre  âme  la  condition  misérable  de 
l'Eglise  Catholique  au  sein  de  l'empii'e  de  Russie.  Celui  dont 
Nous  sommes,  quoique  indigne,  le  Vicaire  sur  la  terre,  nous 
est  témoin  que,  depuis  le  moment  où  nous  fûmes  revêtu  de  la 
charge  du  souverain  pontificat,  Nous  n'avons  rien  négligé  de 
ce  que  demande  la  sollicitude  et  le  zèle  pour  remédier,  autant 
que  cela  était  possible,  à  tant  de  maux  chaque  jour  croissants. 
Mais  (juel  a  été  le  fruit  de  tous  nos  soins?  Les  faits  et  des  faits 
très  récents  ne  le  disent  que  trop.  Combien  notre  douleur, 
toujours  présente,  s'en  est  accrue  !  Vous  le  voyez  mieux  par 
la  pensée  qu'il  ne  nous  est  possible  à  Nous  de  l'expliquer  par 
des  paroles.  Mais  il  y  a  quelque  chose  qui  met  comme  le  com- 
ble à  cette  intérieure  amertume,  quelque  chose  qui,  à  cause 
de  la  sainteté  du  ministère  apostolique,  nous  tient  outre  me- 


/lOS  PIÈCES    A    CONSILTLR. 

sure  dans  l'anxiété  et  l'affliction.  Ce  que  Nous  avons  fait,  sans 
repos  ni  relâche,  pour  protéger  et  défendre  dans  toutes  les 
régions  soumises  à  la  domination  russe  les  droits  inviolables 
de  l'Église  catholique,  le  public  n'en  a  point  eu  connaissance; 
on  ne  l'a  point  su  dans  ces  régions  surtout,  et  il  est  arrivé, 
pour  ajouter  à  notre  douleur,  que  parmi  les  fidèles  qui  les  ha- 
bitent en  si  grand  nombre,  les  ennemis  du  Saint-Siège  ont, 
par  la  fraude  héréditaire  qui  les  distingue,  fait  prévaloir  le 
bruit  qu'oublieux  de  notre  ministère  sacré,  Nous  couvrions  de 
notre  silence,  les  maux  si  grands  dont  ils  sont  accablés,  et 
qu'ainsi  Nous  avions  presque  abandonné  la  cause  de  la  Reli- 
gion Catholique.  Et  la  chose  a  été  poussée  à  ce  point  que 
nous  sommes  presque  devenu  comme  la  pierre  d'achoppe- 
ment, comme  la  pierre  de  scandale,  pour  une  partie  considé- 
rable du  troupeau  du  Seigneur,  que  nous  sommes  divinement 
appelé  à  régir;  et  même  pour  l'Eglise  universelle  fondée, 
comme  sur  la  pierre  ferme,  sur  Celui  dont  la  dignité  véné- 
rable nous  a  été  transmise,  à  Nous,  son  successeur.  Les  choses 
étant  ainsi,  nous  devons  à  Dieu,  à  la  Religion,  à  Nous-même 
de  repousser  bien  loin  de  nous  jusqu'au  soupçon  d'une  faute 
si  injurieuse.  Et  telle  est  laraison  pour  laquelle  toute  la  suite 
des  etïbrts  faitspar  Nousen  faveur  de  l'Eglise  Catholique  dans 
l'empire  de  Russie,  a  été  par  notre  ordre  mise  en  lumière  dans 
un  exposé  particulier  qui  sera  adressé  à  chacun  de  vous,  afin 
qu'il  soit  manifeste  à  tout  l'Univers  fidèle,  que  nous  n'avons 
en  aucune  façon  manqué  aux  devoirs  que  nous  impose  la 
charge  de  l'Apostolat.  Du  reste,  notre  àmc  ne  se  laisse  point 
abattre.  Vénérables  Frères  ;  nousespérons  ([ue  le  très-puissant 
empereur  de  toutes  les  Russies  et  Roi  de  Pologne,  écoutant 
sa  justice  et  l'esprit  élevé  qui  le  distingue,  voudra  bien  se 
rendre  à  nos  vœux  instants  et  à  ceux  des  populations  catho- 
li(juesqui  lui  sont  soumises.  Soutenu  par  cette  espérance,  ne 
cessons  pas  cependant  de  lever,  en  priant  avec  confiance,  les 


ALLOCUTION    DL    Ibll'l.  /|09 

yeux  et  les  mains  vers  la  montagne  d'où  Nous  viendra  le 
seeours,  et  demandons  avec  ardeur  et  supplicatioti  au  Dieu  à 
la  t'ois  tout-puissant  et  tout  miséricorclieux,  d'accorder  bien- 
tôt à  son  Église,  depuis  longtemps  souffrante,  l'assistance 
qu'elle  attend. 


Exposition  des  actes  fie  Sa  Sainteté  pour  remédier  aux  niaax  de  la 
religion  cathollciuc  en  Pologne  et  en  Russie. 


La  situation  déplorable  où  se  trouve  depuis  fort  longtemps 
l'Eglise  catholique  dans  l'immense  étendue  des  possessions 
l'usses  est  assurément  la  plus  grave  des  causes  nombreuses 
d'indicible  sollicitude  et  de  poignante  amertume,  qui  tiennent 
dans  l'angoisse  l'âme  du  Saint-Père,  depuis  les  premiers 
jours  de  son  laborieux  Pontificat.  Bien  qu'un  ordre  suprême, 
toujours  et  dans  ces  dernières  années  peut-être  encore  plus 
étroitement  exécuté,  interdise,  sous  les  peines  les  plus  sévères, 
sous  lespeines  capitales,  aux  évêques  et  aux  catholiques  sujets 
de  la  Russie,  toute  libre  communication  avec  le  Saint-Siège 
pour  les  affaires  spirituelles;  et  bien  qu'en  dépit  des  deman- 
des réitérées,  et  en  présence  de  la  Légation  Russe  établie  à 
Rome,  le  Saint-Siège  n'ait  pas  même,  auprès  de  la  Cour  Im- 
périale et  Royale,  un  Représentant  par  lequel  il  puisse  être 
informé  du  véritable  état  des  choses  de  la  religion  dans  ces 
contrées  lointaines  ;  cependant,  malgré  les  difticultès  et  les 
périls,  les  plaintes  déchirantes  d'une  multitude  de  fidèles  unis 
d'esprit  et  de  cœur  au  centre  de  l'unité  catholique,  sont,  l'une 
après  l'autre,  arrivées  au  Vatican,  et  d'ailleurs  il  y  a  eu  un  tel 
ensemble  de  faits  universellement  connus,  qu'on  n'a  pu  les 
dérober  entièrement  aux  yeux  du  chef  de  l'Église. 

Sa  Sainteté  savait  donc;  ([uel  mal  fiiit  à  la  religion  catho- 
lique, et  combien  a  contribué  à  sa  lamentable  d(''cadence  la 
dépendance  presque  totale  imposée  par  le  gouvernement  russe 


/ilO  PIÈCES    A    CONSULTER. 

aux  évêques  dans  l'exercice  de  leur  autorité  et  du  ministère 
pastoral  ;  de  telle  sorte  que  des  personnes  séculières,  et  appar- 
tenant à  une  communion  dissidente  de  la  communion  catho- 
lique, sont  chargées  de  régler  les  choses  ecclésiastiques  et  les 
intérêts  des  catholiques.  Sa  Sahileté  savait  qu'on  avait  de 
même  confié  à  de  pareils  hommes,  ou  du  moins  à  des  hom- 
mes dépourvus  de  toute  instruction  dans  les  sciences  sacrées, 
sinon  imbus  des  principes  les  plus  erronés,  la  surveillance  de 
l'enseignement  et  de  l'éducation  du  clergé  séculier  et  régu- 
lier, dans  les  universités  et  dans  les  autres  établissements 
publics,  en  excluant  formellenent  de  ces  fonctions  les  évêques 
et  les  supérieurs  des  ordres  religieux.  Sa  Sainteté  savait  à 
quel  état  de  pauvreté  l'enlèvement  de  tant  de  biens  ecclésias- 
tiques, propriétés  de  l'Eglise,  la  suppression  de  tant  de  béné- 
fices, de  monastères  et  d'autres  pieuses  institutions  avaient  ré- 
duit le  clergé  ;  et  que  par  suite  de  ces  spoliations,  il  se  trouvait 
dépourvu  des  moyens  nécessaires  à  un  honnête  entretien  du 
culte  et  des  ministres  sacrés  dans  un  nombre  proportionné  au 
besoin  des  âmes.  Sa  Sainteté  ^avait  les  dispositions  prises  au 
grand  préjudice  des  ordres  réguliers,  dont  on  a  bouleversé 
de  tond  en  comble  les  saintes  disciplines  établies  par  les  ca- 
nons et  les  constitutions  apostoliques,  pour  soustraire  les  di- 
verses familles  religieuses  à  l'autorité  et  à  la  dépendance  de 
leurs  supérieurs  généraux,  en  les  assujettissant  aux  ordinaires 
diocésains,  et  en  leur  imposant  des  règlements  nouveaux  en 
tout  ce  qui  concerne  la  profession,  les  vœux  monastiques,  le 
noviciat,  les  études  et  choses  semblables.  Sa  Sainteté  savait 
les  suites  funestes,  soit  de  la  trop  grande  étendue  des  dio- 
cèseSj  tant  dans  l'Empire  (jue  dans  le  royaume  proprement 
dit  de  Pologne,  soit  delà  vacance  indéfiniment  prolongée  des 
églises  épiscopales  et  du  système  doublement  anticanonique 
en  vertu  duquel  on  en  confie  l'administration  à  d'autres  évê- 
ques, déjà  impuissants  à  remplir  auprès  d'un  troupeau  trop 


EXPOSITION    DliS    ACTES   DE   SA    SAINTETÉ.  kW 

nombreux  leurs  devoirs  spirituels,  pour  donner  ensuite  à  ces 
églises  veuves,  des  pasteurs,  ou  fort  avancés  en  âge,  ou  dé- 
pourvus de  toute  force  physique  et  morale,  ou  qui  ne  furent 
jamais  formés  pour  le  sanctuaire  et  p;)ur  le  ministère  de 
l'Église,  ou  que  d'autres  raisons  rendent  impropres  à  la 
grande  charge  de  la  dignité  et  de  la  juridiction  épiscopales  ; 
et  enfin,  passant  sous  silence  beaucoup  d'autres  griefs,  le 
Saint- Père  savait  qu'après  avoir  enlevé,  au  clergé  catholique 
séculim-  et  régulier  de  l'un  et  l'autre  rit,  un  grand  nombre 
de  leurs  églises  et  de  leurs  monastères,  on  avait  livré  ces  mo- 
nastères et  ces  églises  au  clergé  de  la  religion  dominante  en 
Russie  ;  il  savait  que,  bouleversant  de  nouveau  toute  la  hié- 
rarchie des  Grecs  Russes  unis,  l'Ukase  du  22  avril  1828  sup- 
prime l'évêché  de  ce  lit,  érigé  de  toute  antiquité  à  Luck, 
capitale  delaVolhynie.  Il  savait  que,  suivant  le  plan  malheu- 
reusement tracé  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  tous  les  ressorts 
étaient  mis  en  jeu.  tous  les  moyens  étaient  employés  pour 
séparer  les  Grecs  unis  de  l'unité  catholique  et  pour  les  incor- 
porera la  communion  gréco-russe. 

Cette  série  défaits,  s'appuyant  les  uns  les  autres,  et  tendant 
tous  à  détruire  le  bien-être  spirituel  d'environ  douze  millions 
de  catholiques  épars  dans  l'empire  réuni  de  Russie  et  de 
Pologne,  ne  pouvait  qu'affliger  profondément  le  cœur  pater- 
nel de  Sa  Sainteté  ;  en  effet.  Dieu  qui  lui  a  confié  le  soin  de 
ces  douze  millions  d'àmes,  lui  en  demandera  un  compte  sé- 
vère ;  et  sa  douleur  ne  diminuait  pas,  lorsque,  comparant  les 
actes  aux  promesses,  le  Saint-Père  relisait,  non-seulement  les 
antiques  et  solennels  engagements  pris,  dès  l'année  1773,  par 
le  gouvernement  Russe,  de  conserver  le  statu  quo  de  la  reli- 
gion catholique  dans  les  provinces  cédées  à  la  Russie,  mais 
encore  les  protestations  toutes  récentes  et  fort  explicites  par 
lesquelles  ce  gouvernement  promit,  à  diverses  reprises,  d'ac- 
corder sa  protection,  sa  bienveillance  et  ses  faveurs  au  culte 


/il 2  riLCLS    A    CONSULTKU. 

catholique  et  à  ceu\  qui  le  professent.  Le  Saint-Père  put  donc 
croire  que  ce  qui  se  passait  dans  les  possessions  russes  était 
dû  aux  manœuvres  des  ennemis  de  notre  religion  ;  lesquels, 
par  la  calomnie,  par  les  insinuations  de  leur  malice,  excitant 
la  colère  et  les  défiances  du  gouvernement  contre  les  sujets 
catholiques  de  l'un  et  de  l'autre  rit,  l'auraient  ainsi  poussé  à 
ces  résolutions  extrêmes  d'une  déplorable  vengeance,  en  dépit 
de  traités  solennellement  conclus,  de  promesses  maintes  fois 
renouvelées,  et  de  ces  intentions  paternelles,  de  cette  bonté 
miséricordieuse,  apanage  naturel  du  j)uissant  souverain.  Et 
l'on  comprend  que  les  premières  et  les  plus  vives  sollicitudes 
du  Saint-Père,  dès  qu'il  eut  pris  le  gouvernement  universel 
de  l'Eglise,  le  portèrent  à  entreprendre  de  réparer,  autant  que 
cela  était  possible,  ces  lamentables  désastres  de  la  religion 
catholique  en  Russie  et  en  Pologne,  d'éloigner  les  causes 
funestes  qui  semblaient  les  avoir  amenés,  et  de  réclamer, 
dans  ce  but,  la  protection  et  la  faveur  impériales. 

Le  royaume  de  Pologne  était  alors  en  proie  à  un  coupable 
esprit  de  sédition,  et  entièrement  bouleversé  par  des  événe- 
ments politiques  qui  sont  trop  connus.  Le  Saint-Père,  maître 
universel  de  la  grande  famille  catholique,  dépositaire  jaloux 
et  zélé  soutien  des  doctrines  sans  tache  d'une  religion,  aux 
yeux  de  laquelle  a  été  et  sera  toujours  sacrée,  entre  les  autres, 
la  maxime  de  la  parfaite  fidélité,  de  la  soumission  et  de 
l'obéissance  dues  par  les  sujets  au  souverain  temporel  dans 
l'ordre  civil,  vit  le  besoin  et  sentit  le  devoir  de  rappeler  et 
d'inculquer  cette  maxime,  dans  cette  occasion,  à  la  nation 
polonaise,  de  peur  que  les  passions  du  temps  et  les  conseils 
trompeurs  de  ceux  qui  osaient  abuser  du  saint  nom  de  la  re- 
ligion, pour  leurs  desseins  pervers,  ne  réussissent  à  l'altérer 
et  à  la  détruire  parmi  ce  peuple  ;  et  aussi  afin  d'empêcher 
que  le  débordement  des  maux  sans  nombre  dont  une  conduite 
opposée  aux  immuables  j)rin(ipes  catholi(pies  devait  inévila- 


EXPOSITION    DES    ACTES    DE   SA   SAINTETÉ.  Ma 

blcnieiit  être  la  source,  ne  retombât  malheureusement  et  sur 
cette  chère  et  nombreuse  portion  de  ses  fils  séduits  par  la 
méchanceté  de  cjueUiues-uns,  et  sur  la  religion  elle-même, 
déjà  si  maltraitfîe  et  si  al'fligée  en  Pologne.  Mue  par  ces  sen- 
timents, Sa  Sainteté  adressa  sans  délai  une  lettre  aux  évèques 
de  ce  malheureux  pays,  pour  les  exciter  à  l'accomplissement 
de  l'obligation  attachée  à  leur  sacré  ministère,  les  conjurer 
d'entretenir  dans  le  clergé  et  dans  le  peuple  la  fidélité,  la 
subordination,  la  paix,  et  de  rappeler  à  l'un  et  à  l'autre 
la  grave  faute  dont  se  rendent  coupables ,  devant  Dieu 
et  devant  l'Eglise,  ceux  qui  résistent  à  la  puissance  légitime. 
Et,  comme  il  y  eut  quelques  raisons  de  croire  que  peut-être, 
par  l'effet  même  du  trouble  des  choses  publiques,  la  voix  du 
Suprême  Pasteur  n'était  point  parvenue  jusque  dans  ces  con- 
trées, le  Saint-Père,  déférant  d'ailleurs  à  la  demande  qui  lui 
en  fut  faite  au  nom  de  l'auguste  Empereur  et  roi  par  son  mi- 
nistre plénipotentiaire,  le  prince  Gagarin,  voulut  bien  renou- 
veler ses  sages  et  tendres  avertissements  aux  évêques  du 
royaume,  dans  le  but  de  coopérer,  par  leur  moyen,  à  la  per- 
pétuité, à  la  consolidation  de  l'ordre  politique,  depuis  peu 
rétabli  en  Pologne,  et  de  ramener,  en  particulier,  dans  la 
voie  du  devoir,  les  membres  du  clergé  qui,  par  malheur,  s'en 
seraient  écartés. 

Mais  les  cruelles  angoisses  qu'il  renfermait  au  fond  de  son 
cœur  à  la  vue  du  triste  état  des  choses  catholiques  dans  les 
domaines  royaux  et  impériaux  ne  lui  permirent  point  de  lais- 
ser passer  cette  occasion  favorable  sans  la  mettre  à  i^rofit. 
Heureux  qu'elle  se  fût  présentée,  et  désirant  avec  sollicitude 
s'en  prévaloir,  il  voulut  que,  conjointement  avec  sa  seconde 
lettre  aux  évêques,  on  fît  parvenir,  de  la  secrétairerie  d'Etat, 
au  ministère  russe,  un  exposé  des  divers  maux  connus  jusqu'à 
ce  jour,  et  soufferts  par  la  religion  catholicpie  dans  ces  vastes 
contrées,  les  uns  exactement  retracés,  les  autres  seulement 


liid  PIÈCES    A    CONSILTER. 

indiqués,  à  cause  du  moins  de  certitude  et  de  précision  dans 
les  nouvelles  reçues  ;  pour  tous  une  réparation  convenable 
était  réclamée  de  la  justice,  de  l'équité  et  de  la  grandeur 
d'âme  de  l'empereur  et  roi.  Et  ce  fut  dans  cette  même 
occasion  que  Sa  Sainteté  fit  renouveler  (mais  toujours  inuti- 
lement) la  demande  formelle  qu'un  chargé  d'affaires  du 
Saint-Siège  demeurât  accrédité  à  Pétersbourg,  afin  que  Rome 
fût  instruite  par  lui  de  ce  qui  concerne  l'Église  catholique, 
tant  dans  l'empire  russe  que  dans  le  royaume  de  Pologne. 
C'est  ainsi  que  si,  d'un  côté,  la  demande  faite  par  le  gouver- 
nement impérial  témoigna  glorieusement  de  la  biet)faisante 
intluence  de  la  religion  catholique  pour  la  tranquillilé  et  la 
soumission  de  ceux  qui  la  professent,  et  par  conséquent  de 
l'absolue  nécessité  de  respecter  et  de  protéger  cette  religion 
de  paix  ;  de  l'autre,  dans  les  soins  pleins  de  sollicitude  pris 
par  le  Saint-Père  pour  les  malheureuses  vicissitudes  delà  Po- 
logne, le  monde  eut  une  nouvelle  et  éclatante  preuve  de  celte 
vérité  déjà  rendue  évidente  par  l'expérience  de  tant  de  siè- 
cles, que  le  Saint-Siège,  toujours  étranger  aux  ténébreuses 
menées  de  la  politique,  offre  un  bras  secourable,  et  emploie 
sans  cesse  son  intluence  morale  pour  écarter  les  périls  dont  les 
trônes,  à  travers  la  succession  des  temp.s  et  l'inconstance  des 
choses  publiques,  sont  si  souvent  menacés;  et  que  tous  ses 
vœux,  ses  désirs,  ses  sollicitudes,  ne  tendent  uniquenwnt 
qu'à  l'avantage  spirituel  des  catholiques,  en  quel(|ue  lieu 
qu'ils  se  trouvent. 

Tandis  que  par  l'ordie  de  Sa  Sainteté  on  donnait  cours  à 
ces  actes,  les  indices  les  plus  consolants  et  les  mieux  fondés 
faisaient  espérer  un  avenir  prospère  ou  plutôt  une  ère  nou- 
velle pour  la  religion  catholifjue  dans  les  possessions  russes. 
Le  statut  organique  du  royaume  de  Pologne,  promulgué  dès 
le  premier  établissement  de  l'ordre  public  dans  ce  pays,  et 
comnuini(iU('^  par  la  h'gation  inq)éiiak'aa  minis'ère pontifical, 


EXPOSITION    DKS    ACTES    DE    SA    SAINTETÉ.  /l  1 5    . 

par  la  dépêche  officielle  du  12  avril  1832,  donnait  l'assurance 
que  la  religion  professée  par  la  plus  grande  partie  des  sujets 
polonais  serait  toujours  l'objet  des  soins  spéciaux  du  gouver- 
nement de  Sa  Majesté,  et  que  les  fonds  appartenant  au  clergé 
catholique,  tant  Latin  que  Grec  uni,  étaient  reconnus  conime 
propriétés  communes  et  inviolables;  de  même  on  déclarait 
sacré  et  inviolable  le  droit  de  propriété  des  individus  non 
moins  que  celui  des  corporations  en  général.  Et  ces  assu- 
rances, quoique  données  pour  le  royaume  de  Pologne  tel 
qu'il  est  constitué  depuis  la  restauration  de  1815,  étaient 
telles,  qu'il  devenait  impossible  de  ne  pas  les  recevoir  comme 
s'appliquant  également  aux  possessions  et  propriétés  du  clergé 
catholique  dans  les  provinces  polonaises  russes.  Cette  per- 
suasion résultait  invincibleinetit  de  la  pleine  conformité  de 
ces  assurances,  non-seulement  aux  inébranlables  principes  de 
la  justice,  mais  aussi  à  la  teneur  des  anciens  traités  concer- 
nant ces  dernières  provinces. 

Or,  qui  pourrait  redire  la  douloureuse  surprise  du  Saint- 
Père  lorsqu'il  fut  instruit  qu'en  opposition  ouverte  avec  de 
telles  garanties,  d'autresexpropriations  avaientélé  récemment 
décrétées  au  préjudice  des  communautés  religieuses  et  du 
clergé  séculier,  et  que  de  nouvelles  dispositions,  extrêmement 
funestes,  étaient  prises  à  l'égard  des  catholiques  des  deux 
rites,  dans  le  royaume  de  Pologne,  comme  dans  les  provinces 
russes  polonaises;  en  sorte  qu'on  ne  paraissait  pas  tant  vou- 
loir punir  dans  les  sujets  le  délit  de  révolte,  qu'accabler  et 
éteindre  la  religion  à  laquelle  ils  étaient  attachés.  En  effet, 
pour  ce  qui  regarde  le  royaume  dePologiie,  Sa  Sainteté  apprit 
que  les  biens  des  ordres  réguliers  auparavant  supprimés  dans 
ce  pays,  biens  dont  les  revenus,  selon  la  prescription  de  la 
bulle  Ex  im[jositu  de  l'immortel  Pie  Vil,  et  le  sens  des  traités 
conclus  à  cette  époque  entre  le  Saint-Siège  et  l'empereur 
Alexandre,  de  glorieuse  mémoire,  devaient  servir  de  subsides 


M6  PIÈCES    A    CONSULTER. 

aux  églises  cathédrales  et  aux  séminaires,  avaient  été  adjugés 
au  lise;  que  le  gouvernement  de  Pologne  avait  fait  demander 
à  chacune  des  administrations  épiscopales  la  cession  d'une 
église  catholifjue  désignée,  afin  de  la  destiner  à  l'exercice  du 
culte  grec  non  uni,  chose  à  laquelle  ni  les  évèques  ni  leur 
clergé  ne  pouvaient  se  prêter  sans  t'orfaire  à  leur  propre  reli- 
gion et  sans  trahir  leur  conscience  ;  que  les  traitements  assi- 
gnés aux  évèques  en  compensation  des  biens  appartenant  à 
leurs  églises  avaient  été  réduits  de  moitié;  enfin,  que  des 
milliers  de  l'amilles  polonaises  avaient  à  déplorer  le  sort  de 
leurs  enfants,  transportés  dans  l'intérieur  de  l'empire  russe 
et  mis  dans  le  péril  prochain  d'abandonner  la  communion 
catholique^  au  sein  de  laquelle  ils  étaient  nés  et  avaient  été 
élevés.  Quant  aux  provinces  polonaises  russes,  le  Saint-Père 
ne  tarda  pas  à  apprendre,  si  ce  n'est  avec  une  précision  par- 
faite, au  moins  avec  une  certitude  suffisante,  la  concession 
faite  par  l'autorité  du  gouvernement  impérial,  aux  Grecs  non 
unis,  du  magnifique  sanctuaire  de  Notre-Dame  de  Poczayow, 
célèbre  par  les  pieux  pèlerinages  qui  s'y  faisaient  de  toute 
la  Russie,  ainsi  que  du  riche  couvent  de  Basiliens  annexé  à 
cette  église  dans  la  Volhynie  ;  de  plus,  la  concession  faite  en- 
core à  la  même  communion,  des  églises  et  monastères  du 
même  ordre  en  Lithuanie  ;  ainsi  que  celle  de  la  grande  char- 
treuse de  Bercza,  et  d'un  nombre  considérable  d'autres  tem- 
ples ou  couvents,  tous  enlevés  au  culte  catholique  latin  ou 
grec  uni,  auquel  ils  étaient  consacrés  depuis  leur  fondation, 
ou  depuis  un  temps  immémorial. 

La  douleur  profonde  dont  Sa  Sainteté  fut  pénétrée  à  des 
nouvelles  si  funestes  et  si  inattendues,  fut  portée  au  delà  de 
toute  expression,  lorsqu'en  recevant  peu  après  les  Ukases 
impériaux  qui  avaient  trait  à  ces  diverses  mesures,  elle  put 
trop  bien  voir  l'étendue  et  les  conséquences  incalculables  pour 
la  ruine  du  culte  catholique  des  deux  rites.  Et  en  effet,  i)ar 


EXPOSITION   DES    ACTES   DE   SA    SAINTETÉ.  Ml 

suite  des  dispositions  (jui  s'y  trouvaient  contenues  en  vertu  et 
pour  l'accomplissement  de  ces  mêmes  Ukases,  le  susdit  Sanc- 
tuaire de  Poczayow  élaitdevenu  un  Evèché  de  la  communion 
grecque  russe;  l'ordre  de  Saint-Basile,  honneur,  ornement  et 
principal  soutien  de  l'Église  grecque  unie,  dans  la  Liihuanieet 
dans  la  Russie  Blanche,  avait  été  presque  anéanti  et  détruit; 
le  diocèse  latin  de  Lutzk  avait  perdu  dix-sept  églises,  et  le 
même  diocèse  grec  uni,  un  beaucoup  plus  grand  nombre, 
lesquelles  avaient  toutes  été  livrées  au  culte  dominant;  on 
avait  également  ravi  un  grand  nombre  d'églises  des  deux 
rites  au  diocèse  latin  de  Kamienielz  ;  dans  la  vaste  étendue 
des  provinces  polonaises  russes  la  laux  de  la  suppressiou  avait 
abattu  en  même  temps  deux  cent  deux,  couvents  latins  de 
ditterenls  Ordres,  parmi  les  291  (pii  y  existaient  ;  enfin  la 
vente  aux  enchères  des  terres  qui  appartenaient  à  quelques- 
uns  de  ces  couvents,  et  radjonction  laite  au  profit  du  trésor 
public,  avaient  atteint  jusqu'aux  fonds  des  écoles  paroissiales 
et  des  collèges. 

Cependant,  sans  avoir  encore  des  renseignements  précis, 
le  Saint-Père,  certain  de  la  substance  des  faits  qui  lui  avaient 
été  précédemment  rapportés,  frappé  de  leur  gravité,  en  même 
temps  fidèle  aux  obligations  sacrées  de  son  ministère  aposto- 
lique, ne  différa  pas  un  instant  d'ordoimer  que,  par  une  note 
officielle  du  cardinal  secrétaire  d'Etat,  on  adressât  à  ce  sujet 
lesplusvives  remontrances  au  ministre  russe  résidant  à  Rome, 
afin  que  ces  remontrances  parvinssent  par  celte  voie  à  la  con- 
naissance de  l'empereur  et  roi,  Sa  Sainteté  ne  voulant  pas 
renoncer  à  l'espérance  de  voir  ce  puissant  monarque  se 
rendre,  après  un  mûr  examen,  à  la  justice  de  ses  récla- 
mations. 

Plusieurs  mois  s'étaient  déjà  écoulés,  et  l'on  attendait  en- 
core la  réponse  du  Cabinet  russe  à  cette  note,  aussi  bien  qu'à 
l'exposé  dont  nous  avons  déjà  parlé,  et  qui  avait  été  adressé  à 

27 


418  PIÈCES   A   CONSULTER. 

l'empereur,  au  nom  de  Sa  Sainteté,  à  la  fin  du  mois  de 
juin  1832,  lorsque  le  comte  Gourielf,  successeur  du  prince 
Gagarin  dans  la  légation  impériale  à  Rome,  présenta,  au  mois 
de  mai  1833,  au  ministre  pontifical,  un  mémoire  en  forme 
verbale,  renfermant  les  observations  de  son  gouvernement  en 
réponse  aux  divers  points,  objets  des  réclamations  contenues 
dans  la  première  note  particulière  et  dans  la  note  officielle 
de  la  secrétairerie  d'Etat.  Ces  observations,  outre  qu'elles 
passaient  tout  à  fait  sous  silence  la  demande  explicite  d'envoyer 
à  Pétersbourg  un  chargé  d'affaires  du  Saint-Siège,  outre 
qu'elles  ne  touchaient  pas  les  divers  articles  de  la  susdite  note 
concernant  les  persécutions  dirigées  en  dernier  lieu  contre  la 
religion  catholique  dans  le  royaume  de  Pologne  proprement 
dit,  n'étaient  point,  quant  au  reste,  de  nature  à  dissiper  les 
craintes  et  à  calmer  la  douleur  de  Sa  Sainteté.  Pour  s'en 
convaincre,  il  n'est  besoin  que  de  lire  avec  impartialité  le 
Mémoire  remis  par  le  comte  Gourieff,  et  d'en  confronter  pa- 
tiemment les  assertions  et  les  arguments  avec  ce  qui  se  trouve 
avancé  et  déduit  dans  la  communication  particulière  et  dans 
la  note  officielle  de  la  secrétairerie  d'Etat,  et  surtout  avec  la 
série  des  faits  qui  n'avaient  pu  être  qu'indiqués  dans  cette 
note,  vu  que  l'on  n'avait  point  alors  des  renseignements  pré- 
cis. Mais  néanmoins  ces  informations  sont  aussi  publiquement 
connues  que  cela  est  possible,  pour  des  choses  qui  se  passent 
dans  des  pays  éloignés,  et  (l'ailleurs  elles  sont  attestées  par 
des  documents  irréfragables  et  par  les  actes  mêmes  du  gouver- 
nement impérial. 

Cependant  une  circonstance  heureuse  sembla  devoir  adou- 
cir l'amertume  de  la  douleur  du  Saint-Père,  qui  voyait  sans 
effet  favorable  ses  soins  pour  l'Eglise  catholique  en  Russie  et 
en  Pologne  ;  l'assurance  lui  fut  dotmée  qu'en  un  moment 
solennel  l'auguste  empereur  et  roi  s'était  exprimé  dans  les 
termes  les  plus  flatteurs  en  faveur  du  culte  catholique  et  de 


EXPOSITION    DES    ACTES   DE   SA    SAINTETÉ.  419 

la  portion  si  recommandable  de  ses  sujets  qui  professent  ce 
culte.  Le  Saint- Père  sentit  avec  joie  se  ranimer  dans  son  cœur 
la  douce  confiance  que  lui  avaient  toujours  inspirée  l'éléva- 
tion et  la  noblesse  de  caractère  de  S.  M.  Impériale  et  Royale, 
et  se  fit  un  devoir  de  lui  en  maniiéster  sa  vive  reconnaissance  ; 
mais  en  même  temps,  après  avoir  retracé  encore  une  fois,  à 
cette  occasion,  avec  une  entière  loyauté,  les  maximes  de  la 
religion  catholique,  constamment  mises  en  pratique  par  le 
Saint-Siège,  Sa  Sainteté  fit  un  nouvel  appel  à  la  bonté  natu- 
relle et  à  la  haute  protection  de  ce  puissant  monarque,  pour 
ses  sujets  catholiques  et  pour  l'Église  de  Dieu. 

Et  certes,  cette  manifestation  bienveillante  des  sentiments 
de  l'Empereur,  ces  recommandations  du  Saint-Père  à  Sa  Ma- 
jesté arrivaient  à  propos,  car  Sa  Sainteté  venait  d'apprendre 
que,  par  un  décret  du  sénat  dirigeant,  du  10  mars  1832,  il 
était  formellement  interdit  de  publier  ou  de  recevoir,  dans 
les  Etats  impériaux,  aucune  espèce  de  Rescrit  ou  de  Bulle 
Apostolique.  Semblablement,  un  ukase,  presque  du  même 
jour,  remettait  en  vigueur  les  peines  les  plus  sévères  contre 
les  prétendus  coupables,  qui  auraient,  disait-on,  travaillé  à 
des  conversions  du  culte  dominant  à  la  religion  catholique 
romaine.  En  outre,  l'ukase  du  20  août  de  la  même  année, 
confirmé  et  expliqué  par  celui  du  26  août  1833,  assujettis- 
sait la  Pologne  aux  lois  en  vigueur  dans  l'empire  russe,  ([ui 
exigent  pour  les  mariages  mixtes,  comme  une  condition  ab- 
solue, la  promesse  formelle  d'élever  tous  les  enfants  à  naître, 
dans  la  religion  grecque  unie  ;  et  par  ce  même  ukase,  il  était 
disposé  que  de  pareils  mariages  contractés  devant  le  seul  curé 
catholique  doivent  être  regardés  comme  non  valides,  jusqu'à 
ce  que  la  cérémonie  ait  eu  lieu  devant  le  prêtre  grec  russe. 
Bien  plus,  un  autre  ukase  de  1833,  remettant  en  vigueur  les 
ordonnances  depuis  longtemps  tombées  en  désuétude,  de 
l'impératiice  Catherine  II,  dispose,  dans  le  but  évident,  et  qui 


420  PIÈCES   A    CONSULTER. 

n'a  étéquu  trop  atteint,  de  supprimer  un  nombre  immense  de 
paroisses  catholiques,  qu'il  n'y  aura  désormais  d'église  et  de 
prêtre  que  là  où  les  catholiques  formeront  une  population  ag- 
glomérée de  ^00  habitants.  En  exécution  de  deux  ukases  du 
2/t  juin  de  la  même  année  et  du  22  avril  183/i,  relatifs  à  l'érec- 
tion de  deux  évêchés  du  culte  grec  non  uni  à  Varsovie  et  à 
Polotzk,  une  magnifique  église  fut  enlevée  aux  catholiques 
dans  la  première  de  ces  deux  villes  :  c'est  ainsi  qu'ils  avaient 
perdu,  dans  une  autre  circonstance,  le  grand  temple  de  saint 
Casimir  à  Wilna.  Mais  l'époque  où  furent  prises  les  diverses 
mesures  que  nous  venons  d'énumérer  précède,  ou  du  moins 
ne  dépasse  pas  les  derniers  mois  de  18!) 3  et  les  premiers 
de  183Ù,  sauf  celles  qui  n'étaient  que  la  conséquence  des 
choses  précédemment  ordonnées  ;  de  sorte  que  les  ministres  de 
Sa  Sainteté,  n'en  ayant  eu  connaissance  que  plus  tard,  n'en 
purent  rien  dire  dans  les  remontrances  dont  nous  venons  de 
parler.  Du  reste,  d'après  toutes  les  informations  qui  sont  par- 
venues au  Saint-Siège,  depuis  le  jour  où  le  Saint-Père  eut 
adressé  au  magnanime  monarque  la  lettre  quenous  rappelions 
tout  à  l'heure,  plus  d'une  année  s'écoula  sans  que  de  nouvel- 
les et  odieuses  mesures  fussent  prises  au  détriment  de  la  reli- 
gion catbolique  dans  les  possessions  russes;  il  faut  pourtant 
en  excepter  la  mesure  d'une  si  grande  gravité,  que  contient 
l'ukase  du  28  mars  1836,  par  lequel  il  est  interdit  aux  prêtres 
latins,  soit  d'entendre  les  confessions  sacramentelles  des  per- 
sonnes qui  ne  leur  sont  point  particulièrement  connues,  soit 
d'admettre  jamais  de  telles  personnes  à  la  connnunion  eucha- 
ristique. 

Mais  que  ce  temps  de  calme  fut  court  et  insidieux  !  Les 
ennemis  de  l'Église  surent  le  mettre  à  profit  pour  l'exécution 
(le  leurs  ténéhreux  et  vieux  desseins,  et  leurs  manœuvres  en 
firent  l'avant-coureur  de  cette  horrible  tempête  qui  jeta,  bien 
loin  du  port  de  salut,  plusieurs  évêques,  ainsi  qu'une  grande 


liXFOSITlO.V    DES   ACTIÎS   DE    SA    SAINTETÉ.  /|21 

partie  du  clergé  et  du  peuple  grec  russe  uni.  Il  serait  longet  trop 
douloureux  de  rapporter  minutieusement  toutes  les  circon- 
stances, et  de  retracer  la  marche  progressive  de  ce  déplorable 
événement.  Quelles  en  ont  étiUa  cause  et  l'origine? pendant 
combien  de  temps  a-t-il  été  préparé  avec  autant  d'ardeur  que 
d'habileté?  quels  moyens,  quelles  honteuses  pratiques,  quelles 
perfidies  y  furent  employées?  le  but  une  fois  atteint,  sous 
quelles  couleurs  s'est-on  efforcé  de  le  représenter  au  monde? 
avec  quelle  adresse  et  avec  quelle  persévérance  cherche-t-on 
maintenant  à  en  étendre  les  effets  dans  les  autres  parties  des 
Etats  impériaux,  et  jusque  sur  les  sujets  catholiques  du  rit 
latin?  La  réponse  à  ces  questions  résulte,  avec  une  entière 
évidence,  d'un  tel  ensemble  de  documens  authentiques  et  d'un 
tel  nombre  de  relations  publiées  dans  les  journaux  des  pays 
étrangers,  avec  tant  de  précision,  d'exactitude,  avec  des  dé- 
tails tellement  cu'constanciés  (puisqu'on  désigne  nommément 
les  personnes ,  les  temps,  les  lieux  auxquels  chaque  fait  se 
rapporte),  que,  dans  leur  substance  du  moins,  on  n'essayera 
même  pas  de  les  démentir.  Ceux  qui ,  sur  de  pareils  faits, 
veulent  avant  tout  savoir  la  vérité,  pourront  donc  la  connaître 
et  apprécier  toute  l'importance  de  cette  déplorable  défection 
des  grecs  russes  dans  les  provinces  russespolonaises.  Et  les  fils 
de  l'Eglise  catholique,  quel  que  soit  le  lieu  de  la  terre  qui  les 
accueille,  auxquels  parviendra  ce  cri  de  notre  douleur,  tout 
en  respectant  profondément  les  jugements  de  Dieu  sur  d'in- 
fortunés prévaricateurs,  et  tout  en  battant  des  mains  au  cou- 
rage chrétien,  à  la  constance  religieuse  de  ceux  qui ,  sous  le 
poids  de  la  persécution,  ont  su  résister  et  se  conserver  fidèles 
à  l'union  catholique,  jugeront,  en  connaissance  de  cause,  si 
la  mémoire  de  ce  funeste  événement  peut  de  bonne  foi  être 
perpétuée  par  une  médaille  portant  cette  légende  :  «  Séparés 
par  la  violence  en  1596,  réunis  par  l'amour  en  1839.  » 

A  la  nouvelle  de  lu  détestable  apostasie  des  évêques  grec^ 


/i22  PIÈCES   A    CONSULTER. 

russes,  le  Saint-Père,  chef  suprême  de  l'Église  catholique,  res- 
sentant toute  la  douleur  de  cette  plaie  atroce  ,  ouverte  dans 
le  sein  de  la  commune  Mère,  eut  aussitôt  à  élever  ,  devant  le 
Sacré  Collège  réuni,  sa  voix  apostolique,  pour  reprocher  à  ces 
malheureux  leur  foi  violée  et  leur  indigne  trahison.  Dans  la 
même  occasion,  ne  pouvant  cacher  les  longues  et  affreuses 
angoisses  dont  accablaient  son  âme  tous  les  antres  maux  que 
la  religion  souffre  dans  les  possessions  russes,  et  voulant  aussi 
faire  connaître  avec  quel  amour,  par  quels  soins  incessants  il 
avait  cherché  à  y  porter  remède,  le  Saint-Père  résolut  de  faire 
partager  à  ses  bien-aimés  tils,  les  catholiques  sujets  de  l'em- 
pire de  Russie,  sa  douce  espérance  de  voir  enfin  couronnées 
de  succès  les  réclamations  déjà  soumises  tant  de  fois  et  de 
nouveau  en  leur  faveur,  à  S.  M,  l'empereur  et  roi.  Et  ces  pa- 
roles pontificales  n'étaient  pas  uniquement  appuyées  sur  l'idée 
de  la  justice  et  de  la  magnanimité  de  ce  puissant  monarque; 
ce  prince  venait  de  faire  donner  de  nouvelles  et  consolantes 
assurances  qui  justifiaient  ces  paroles.  S.  A.  I.  et  R.,  le  prince 
héréditaire  de  toutes  les  Russies  ,  était  depuis  peu  venue  à 
Rome,  et  y  avait  séjourné;  Sa  Sainteté  s'était  trouvée  heu- 
reuse de  renouveler  en  cette  occasion,  avec  effusion  de  cœur 
et  avec  confiance,  ses  recommandations  en  faveur  de  l'Église 
et  des  sujets  catholiques  de  S.  M.  Dans  sa  réponse,  l'empe- 
reur et  roi  promit  la  plus  large  protection  ,  la  plus  sincère 
bienveillance,  ce  qui  engagea  le  Sahit-Père  à  renouveler  ses 
instances  avec  encore  plus  d'ardeur  et  de  zèle. 

Cependant  deux  questions  particulières  étaient  engagées 
entre  le  Saint-Siège  et  le  gouvernement  russe  :  l'une  à  l'égard 
de  Mgr  Ignace  Pawlowski,  déjà  évêque  de  Mégare  in  partibus 
infidelium,  et  suffragant  de  Kamienietz;  l'autre  concernant 
Mgr  Marcel  Gutkowski ,  évêque  de  Podlacliio,  dans  le  royau- 
me de  Pologne.  Quant  au  premier,  par  plusieurs  raisons  gra- 
ves, entre  lesquelles  figurait  au  premier  rang  celle  d'avoir 


EXPOSITION   DES   FAITS   DE   SA    SAINTETÉ.  i[l25 

souscrit  et  enjoint  au  clergé  catholique  l'observance  de  l'ukase 
impérial  qui  tendait  à  défendre  à  ce  même  clergé  d'adminis- 
trer les  sacrements  à  des  personnes  inconnues  ,  Sa  Sainteté, 
suivant  l'impulsion  de  sa  conscience,  avait  différé  l'institution 
canonique  de  ce  prélat  pour  l'église  métropolitaine  de  iMohi- 
low.  Quant  à  Mgr  l'évêquede  Podlacliie,  quoique  entièrement 
exempt,  aux  yeux  du  Saint-Siège,  des  taches  criminelles  que 
le  gouvernement  lui  reprochait,  et  évidemment  justifié  de  ces 
accusations  dans  les  offices  adressés,  à  différentes  époques  et 
sous  diverses  formes,  par  le  ministère  pontifical  à  la  légation 
russe  à  Rome,  il  avait  été,  par  l'ordre  du  gouvernement  im- 
périal, violemment  éloigné  de  son  siège  et  enfermé  dans  le 
couvent  de  Ozeransk,  dans  la  province  de  Moliilow.  Il  est 
inutile  de  dire  qu'à  la  nouvelle  de  ce  nouvel  affront  fait  à 
l'Eglise,  dont  le  Saint-Siège  eut  connaissance  par  les  commu- 
nications du  ministre  impérial  lui-même ,  celui  que  Dieu  a 
établi  pour  protéger  les  droits  de  son  épouse  ne  resta  point 
muet.  Le  Saint-Père,  toujours  animé  par  la  conscience  intime 
de  ses  devoirs,  ordonna  que,  par  une  note  officielle  du  cardi- 
nal secrétaire  d'État  du  1"  juin  \8kQ,  laquelle  fut  suivie  d'une 
autre  note  le  16  août,  on  adressât  à  qui  de  droit,  sur  ce  sujet, 
les  plus  pressantes  réclamations  ,  et  ce  fut  encore  d'après  sa 
volonté  expresse  qu'on  revint,  à  cette  occasion,  sur  les  maux 
soufferts  par  la  religion  catholique  en  Russie  et  en  Pologne, 
en  rappelant  tout  ce  qui  avait  été  exposé  antérieurement  jusque 
vers  la  fin  de  1832,  et  en  y  ajoutant  de  justes  doléances  pour 
d'autres  faits,  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  indiqué  ailleurs, 
n'étaient  point  à  cette  époque  connus  du  Saint-Siège. 

Après  avoir  attendu,  pendant  plusieurs  mois,  une  réponse 
(juelconque  de  la  part  du  gouvernement  impérial  ,  on  vit 
arriver  à  Rome,  au  mois  de  septembre  1840  ,  le  conseiller 
d'État  chevalier  Fùhrmann,  accrédité  par  une  lettre  de  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères  à  Pétersbourg  ,    comte  de 


d^li  PIÈCES    A    CONSULTER. 

Nesselrode,  pour  entrer  avec  le  cabinet  pontifical  dans  quelques 
pourparlers  ?'elativement  à  différentes  questions ,  lesquelles 
S.  M.  T.  désirait  sincèrement  voir  terminées  dans  un  esprit  de 
conciliation  et  de  convenances  mutuelles.  Du  reste,  le  but  de 
cette  mission,  renouvelée  dans  le  mois  de  décembre  suivant, 
et  après  la  malheureuse  mort  suljite  du  susdit  envoyé,  pour- 
suivie jusqu'à  son  terme  par  M.  de  Potemkin ,  ne  l'ut  autre 
que  de  solliciter  au  nom  même  de  l'empereur  et  roi,  l'institu- 
tion canonique  de  Mgr  Pawlowski  à  l'archevêché  de  Mohilow, 
et  la  coopération  pontificale  pour  persuader  à  Mgr  Gutkowski 
de  se  démettre  volontairement  de  l'église  de  Podiachie.  En 
proposant  ces  deux  demandes,  l'envoyé  russe  n'omit  pas  de 
faire  clairement  entendre  que  l'adhésion  du  Saint-Père  serait 
le  gage  et  la  mesure  des  bienveillantes  dispositions  de  son 
souverain  à  l'égard  de  l'Église  catholique  dans  toute  l'étendue 
de  ses  Etats.  «  Telles  sont ,  disait  le  chevalier  Fûhrmann,  dans 
ne  note  verbale  passée  au  cardinal  secrétaire  d'Etat,  le  19  du 
mois  susdit ,  «  les  deux  demandes  dont  V acceptation  amènerait 
l'accomplissement  des  vœux  que  Sa  Sainteté  s'est  plu  à  exprimer 
à  différentes  reprises  en  faveur  du  culte  et  du  clergé  catholique, 
dans  les  Etats  de  Sa  Majesté  l'empereur  et  roi.  » 

Et,  au  commencement  de  la  même  note,  exprimant  avec 
quelle  peine  le  gouvernement  impérial  voyait  que  les  pre- 
mières et  heureuses  relations  entre  les  deux  cours  se  trouvaient 
altérées  par  les  deux  questions  indiquées,  il  assurait  que 
«  le  cabinet  7'usse  désirxiit  infiniment  remédier  ti  un  état  de  choses 
qui,  s'il  devait  se  prolonger,  réagirait  nécessairement  sur  la  paix 
de  r Église  catholique  dans  les  États  de  S.  M.  Vempereur,  ainsi 
que  sur  les  dispositions  qui  animent  S.  M.  à  son  égard.  «  En 
outre,  dans  un  second  office,  adressé  le  23  du  même  mois  , 
lorsque,  du  côté  du  Saint-Siège,  on  s'était  borné  à  remarquer 
qu'il  était  nécessaire  de  soumettre  à  un  mûr  examen  les  deux 
propositions  impériales,  le  chevalier  Fûhrmann  faisait  obser- 


EXPOSITION    DES   ACTES    DE    SA    SAINTETÉ.  /l25. 

ver  qu'il  s'agissait  «  du  maintien  de  la  paix  religieuse  et  de  la 
consolidation  du  bien-être  de  l'Eglise,  du  clergé  et  des  popula- 
tions catholiques  en  Russie  et  en  Pologne  ,  que  le  gouvernement 
impérial  désire  seconder  par  tous  les  moi/ens  en  son  pouvoir^  » 
ajoutant  que  «  un  appel  fait  au  chef  de  l'Eglise  catholique,  au 
nom  d'intérêts  aussi  graves,  mérite  de  fixer  la  sollicitude  pjater- 
nelle  de  Sa  Sainteté.  »  Telle  fut  aussi  la  manière  dont  l'au- 
guste souverain  s'exprima  lui-même  dans  une  lettre  du  3  dé- 
cembre 18/iO  à  Sa  Sainteté,  lettre  apportée  par  le  chevalier 
Fûbrmann,  lors  de  son  second  voyage  à  Rome,  vers  la  fin  du 
même  mois. 

En  réalité  ,  le  Saint-Père  avait  compris ,  par  le  sens  de 
toutes  ces  communications,  et,  sur  la  parole  formelle  de  l'en- 
voyé russe,  tenait  pour  certain  que  l'ukase  impérial  du  28 
mars  1836,  relatif  à  l'administration  des  sacrements,  souscrit 
par  Mgr  Pawlowski  et  imposé  par  lui  au  clergé  catholique  , 
était  pleinement  révoqué,  et  révoqué  sur  les  instances  du  pré- 
lat lui-même.  Sa  Sainteté  crut  d'ailleurs  pouvoir  s'en  rappor- 
ter à  la  déclaration  de  ses  sentiments  que  Mgr  Pa\vlo\vski  lui 
avait  adressée  par  écrit  ;  et,  par  ces  motifs,  après  avoir  beau- 
coup réfléchi  devant  Dieu,  elle  consentit  à  accueillir  les  deux 
demandes  et  à  leur  donner  son  assentiment.  Donc,  après  avoir 
préconisé  dans  le  consistoire  du  1"  mars  ISZjl  Mgr  Pawlowski 
pour  l'église  métropolitaine  deMohilow,  le  Saint-Père  écrivit, 
peu  après ,  un  bref  en  forme  de  lettre  à  Mgr  l'évêque  de 
Podlachie  ,  l'exhortant  avec  conseils  et  par  les  raisons 
ci-dessus  exprimées ,  à  la  résignation  spontanée  de  son 
siège. 

Tandis  que  ces  négociations  suivaient  leur  cours,  M.  de 
Potemkin  avait,  depuis  plusieurs  semaines,  remis  au  cardinal 
secrétaire  d'Etat  une  note  confidentielle  signée  par  le  cheva- 
lier Fûbrmann  et  trouvée  dans  ses  papiers  après  sa  mort,  note 
qui  était  destinée  à  remplacer  tout  à  la  fois  et  la  note  verbale 


/i26  PIÈCES    k    CONSULTER. 

remise  par  le  cardinal  au  chevalier  pendant  sa  première  mis- 
sion, et  les  deux  notes  officielles  de  1832  et  1840  ,  dont.il  est 
tait  mention  dans  la  note  verbale.  Cette  note  de  l'envoyé 
russe,  qui  venait  de  mourir ,  se  réduisait  en  substance,  ainsi 
que  le  mémoire  antérieurement  présenté  par  M.  le  comte 
de  Gourieff  en  1833,  à  passer  complètement  sous  sUence 
quelques-uns  des  faits  dont  le  Saint-Siège  s'était  plaint,  et  à 
en  nier  quelques  autres  qui  étaient  notoires,  tout  en  accumu- 
lant des  assertions  sans  preuve  et  des  éclaircissements  insuffi- 
sants ;  elle  fut  donc  bien  loin  de  produire  une  heureuse 
impression  sur  l'esprit  de  Sa  Sainteté,  sans  cesse  tourmentée 
par  la  vue  des  maux  de  l'Eglise  catholique  en  Russie  et  en 
Pologne.  Cependant  cette  note  même  fut  l'objet  de  sérieuses 
considérations  de  la  part  de  celui  qui  du  haut  de  la  chaire  de 
saint  Pierre,  où  la  divine  Providence  l'a  placé  pour  le  gouver- 
nement de  l'Eglise  universelle,  voit  les  difficultés,  apprécie  les 
dangers,  se  pénètre  de  la  triste  condition  des  temps  et  des 
lieux;  si  bien  que  Sa  Sainteté  finit  par  se  convaincre  qu'il 
était  bon  d'engager  davantage  le  puissant  empereur  dans  ses 
promesses  sacrées  en  faveur  de  ses  sujets  et  du  culte  catholi- 
que, et  pour  cela  d'accéder  aux  deux  demandes  particulières 
que  nous  avons  indiquées. 

Voilà  pourquoi,  dans  ladite  note  verbale  remise  aux  mains 
du  chevalier  Fûhrmann,  après  avoir  expliqué  dans  quel  sens 
Sa  Sainteté  avait  l'intention  d'adhérer  à  ces  mêmes  demandes, 
on  continuait  ainsi  :  «  Par  tout  ceci,  l'empereur  et  roi,  dans 
rélévation  de  son  âme,  comprendra  facilement  que  le  Saint-Père 
aime  à  pousser  la  déférence  et  les  égards  envers  Sa  Majesté 
jusqu'à  cette  limite  qu'il  ne  lui  est  point  permis  d'outre-passer. 
Mais  il  comprendra  également  que  la  condescendance  dont  S.  S. 
est  disposée  à  user  dans  les  termes  que  nous  venons  d'assigner, 
se  base  essentiellement  sur  les  impériales  et  royales  promesses  de 
Sa  Majesté  en  faveur  de  l'Eglise  catholique.  Sa  Sainteté  se  re- 


EXPOSITION    DES    ACTES   DE    SA    SAINTETÉ.  427- 

garde  donc  comme  assurée  de  voir  ces  promesses  idéalisées  au 
plus  tôt  ;  et  c'est  dans  la  vue  de  hâter  ainsi,  pour  l' Église  elle- 
même,  un  avenir  prospère  dans  lu  vaste  étendue  de  l'empire  russe 
et  du  royaume  de  Pologne ,  que  S.  S.  a  trouvé  un  moyen  de  se 
rassurer  à  l'égard  des  demandes  énoncées.  »  Et,  danslebref  même 
en  forme  de  lettre,  adressé  à  Mgr  l'évêque  de  Podlachie,  le 
Saint-Père  voulut  mettre  les  expressions  suivantes:  «  Proinde 
studio  pacis  ducti ,  de  tua  et  cui  prœes  dioceseos  incolumitate 
solliciti,  nec  non  illecti  spe  desponsi  nobis  ob  serenissimo  impe- 
ratore  et  rege  prœsidii  in  levamen  malorum  qui  bus  catholica 
religio  in  vastissimis  Russiœ  et  Poloniœ  regionibus  dudum  affli- 
gitur,  hortatores  et  suasores  tibi,  venerabilis  frater ,  esse  debe- 
mus,  ad  Podlachiensem  Ecclesiam  sponte  dimittendam.  »  Pour 
savoir  avec  quelle  franchise  le  Saint-Père,  dans  cette  circon- 
stance, dévoila  directement  au  monarque  ses  profondes  an- 
goisses et  lui  exprima  sa  foi  entière  dans  ses  impériales  et 
royales  promesses,  il  faut  lire  la  teneur  entière  de  la  lettre 
qu'il  envoya  le  7  avril  18/il  à  Sa  Majesté,  par  le  moyen  de  la 
légation  résidant  à  Rome.  C'est  à  la  même  légation  que  fut 
transmis  le  bref  en  forme  de  lettre  pour  Mgr  Gutkowski, 
évêque  de  Podlachie. 

Après  tout  ce  qui  vient  d'être  rapporté  ,  qui  eût  pu  croire 
que  la  pesante  oppression  sous  la([uelle  gémissaient  les 
malheureux  catholiques  dans  les  possessions  russo-polonaises, 
au  lieu  de  diminuer,  s'accroîtrait;  que  de  nouvelles  et  plus 
odieuses  mesures  seraient  prises  contre  le  culte  qu'ils  profes- 
sent; en  un  mot,  qui  eût  pu  croire  qu'après  de  tels  engage- 
ments les  choses  iraient  de  mal  en  pis?  Et  pourtant  il  en  fut 
ainsi  ;  et  les  rapports  les  plus  certains,  les  documents  les  plus 
authentiques,  les  faits  notoires,  en  portent,  dans  tout  esprit 
de  bonne  foi,  l'amère  conviction.  Nous  ne  voulons  pas  dire, 
sur  ce  fait,  que  le  Saint-Père  n'a  pas  même  reçu,  jusqu'à  pré- 
sent, un  mot  de  réponse,  pas  la  moindre  communication  dii 


/|28  PIÈCES    A    CONSULTER. 

cabinet  russe  sur  les  points  indiqués  dans  sa  dernière  lettre 
si  pressante  à  S.  M.  l'empereur  et  roi  ;  nous  ne  remarquerons 
pas  non  plus  que  quinze  mois  se  sont  écoulés  depuis  qu'on  a 
confié  à  la  légation  russe  le  bref  en  forme  de  lettre  adressé  à 
Mgr  l'évéquede  Podlacliie,  sans  qu'on  ait  reçu  aucune  réponse 
de  ce  prélat,  ce  qui  porte  à  croire  que  ledit  bref  n'est  jamais 
arrive  à  sa  destination.  Mais  nous  dirons  qu'un  peu  avant 
la  première  arrivée  à  Rome  du  chevalier  Fuhrmann,  un  grand 
nombre  d'actes,  de  décrets  et  d'ukases  impériaux  avaient  été 
rendus,  tous  souverainement  contraires  à  la  religion  catho- 
lique, et  que  le  Saint-Siège  n'en  eut  connaissance  que  fort 
longtemps  après  ;  que  l'envoyé  russe  eut  soin  de  les  tenir 
cachés  et  de  n'en  rien  dire,  quoique  les  circonstances  et  le 
sujet  même  des  conférences  qu'on  avait  avec  lui  semblassent 
faire  un  devoir  à  la  loyauté  de  son  gouvernement  de  ne  point 
dissimuler  de  pareils  faits  ;  de  sorte  que  les  ministres  de  S.  S. 
ne  purent  pas  même  avoir  l'idée  de  s'en  plaindre  et  d'en  de- 
mander raison.  Parmi  ces  actes  divers,  citons  l'ukase  du  mois 
d'août  1839,  qui  défend,  sous  peine  de  destitution,  à  tous  les 
ecclésiastiques  catholiques  des  provinces  orientales  de  l'em- 
pire, débaptiser  les  enfants  nés  de  mariages  mixtes  ,  et,  pa- 
reillement, d'admettre  jamais  à  la  communion  quiconque 
a,  une  seule  fois,  participé  au  rit  gréco-russe  ;  un  tel  acte  ayant 
la  vertu ,  d'après  le  gouvernement  impérial ,  d'incorporer  à 
l'Église  grecque  ceux  qui  l'accomplissent,  de  telle  sorte  qu'ils 
ne  peuvent  plus  en  aucune  manière  cesser  d'en  faire  partie. 
Citons  encore  l'ordre  souverain  du  16  décembre  de  la  même 
année  qui ,  remettant  en  vigueur  plusieurs  anciens  *ukases, 
interdit  formellement  de  bâtir  des  églises  catholiques ,  si  ce 
n'est  en  certains  lieux  et  sous  certaines  conditions;  (jui  limite 
le  nombre  des  paroisses  et  le  nombre  des  curés  ;  qui  enjoint 
aux  membres  du  clergé  catholi(iue  romain,  tant  séculier  que 
régulier,  de  ne  sortir  sous  aucun  prétexte  de  leur  domicile, 


EXPOSITION    DES    ACTES   DE    SA    SAINTETÉ.  f|29 

sauf  dans  certains  cas  riyoïireusemeiU  déterniinés;  (jui  enfin 
défend  aux  curés  d'accorder  jamais  les  secours  spirituels  aux 
habitants  d'autres  paroisses  ,  n'exceptant  de  cette  règle  que 
quelques  cas  particuliers,  pour  lesquels  même  sont  imposées 
diverses  prescriptions.  Citons  le  décret  par  lequel  sont  établis 
de  nouveaux  règlements,  et  un  nouvel  ordre  de  justice  contre 
les  personnes  accusées  d'avoir  cherché  à  propager  la  religion 
catholique,  au  préjudice  de  la  religioji  dominante,  et  qui  livre 
à  la  merci  des  tribunaux  criminels  de  l'empire  les  ecclésiasti- 
ques catholiques  accusés  de  ce  prétendu  forfait  ;  pendant  que 
d'autre  part,  des  honneurs,  des  distinctions,  des  récompenses 
de  toute  espèce  sont  prodigués  aux  membres  du  clergé  russe, 
qui  se  sont  efficacement  employés  à  obtenir  la  prévarication 
des  catholi(iues.  Citons  la  défense  formelle  ,  promulguée  le 
20  janvier  IS.'iO,  de  prononcer  jamais  à  l'avenir  le  mot 
d'Eglise  grecque  unie,  et  de  mettre  aucun  empêchement  aux 
mariages  entre  Grecs  russes  et  Grecs  catholiques;  avec  la 
chîuse  expresse  et  toujours  eu  vigueur,  que  les  mariages  célé- 
brés en  présence  seulement  du  prêtre  catholiciuesont  déclarés 
non  valides.  Citons  enfin  l'ukase  impérial  du  21  mars  de  la 
même  année,  qui  décrète  la  confiscation  des  biens ,  contre 
quiconque  abandonnera  la  religion  dominante,  sans  préjudice 
d'autres  peines  établies  par  les  lois  préexistantes  ,  le  tout 
accompagné  d'autres  prescriptions  fort  sévères  sur  le  même 
sujet. 

Disons  en  outre  que,  d'après  les  renseignements  fournis  en 
dernier  lieu  au  Saint-Siège,  l'ukase  impérial  par  lequel  il  est 
défendu  au  prêtre  catholique  d'administrer  les  sacrements  à 
des  persoimcs  inconnues  ou  qui  appartiennent  à  d'autres  pa-* 
roisses  que  la  sienne,  n'a  nullement  été  révoqué,  quoique  le 
chevalier  Fûhrmann  en  eût  donné  sa  parole  au  nom  de 
l'empereur,  mais  bien  au  contraire  que ,  sous  prétexte  de 
modifier  cet  ukase  et  d'en  éclaircir  le  sens,  on  l'a  confirmé. 


/|30  PIÈCES   A   CONSULTER. 

Constatons  enfin  que  ,  dans  l'intervalle  de  la  première  à  la 
seconde  mission  du  chevalier  Fùhrmann  et  de  son  séjour  à 
Rome,  on  ne  se  relâcha  en  rien  du  système  de  dureté  et  de 
véritable  oppression  mis  en  çeuvre  contre  le  clergé  et  contre 
le  culte  catholique.  Dans  certains  gouvernements  de  la  Lithua- 
nie  et  de  la  Russie  Rlanche ,  il  n'est  pas  permis  aux  curés 
d'exercer  le  grand  ministère  de  la  parole,  de  remplir  le  devoir 
sacré  qui  leur  est  imposé  de  prêcher  et  d'instruire  le  peuple  ; 
la  seule  liberté  qui  leur  soit  laissée  est  de  réciter  successive- 
ment certains  sermons  approuvés  et  déterminés  ;  dans  le  reste 
des  anciennes  provinces  polonaises ,  toute  prédication,  avant 
d'être  prononcée,  doit  être  soumise  à  la  censure  de  ce  qu'on 
appelle  les  doyennés.  En  conséquence  de  ces  dispositions  sou- 
veraines, un  ordre  du  ministère  des  affaires  intérieures,  du 
5  décembre  1840,  exile  dans  les  districts  de  la  grande  Russie, 
pour  y  vivre  à  demeure  sous  la  surveillance  la  plus  rigou- 
reuse de  la  police  ,  deux  curés,  dont  le  seul  crime  est  d'avoir 
exhorté  leurs  paroissiens  respectifs  à  demeurer  fermes  dans 
la  foi  de  leurs  pères  ,  sans  avoir  soumis  à  l'examen  préalable 
de  la  censure  le  texte  de  ces  exhortations. 

Et  nous  sera-t-il  permis  de  garder  le  silence  sur  tous  les 
maux  faits  à  la  religion  catholique  dans  tous  les  Etats  russes, 
depuis  la  conclusion  des  négociations  commencées  par  le  che- 
valier Fùhrmann  ,  menées  à  fin  par  M.  de  Potemkin  ,  et  dont 
le  résultat  avait  été  l'assentiment  pontifical  donné  aux  deux 
propositions  impériales,  relatives  à  l'archevêque  de  Mohilow 
et  à  l'évêque  de  Podlachie?  Un  ordre  souverain  adressé  au 
sénat  dirigeant,  le  22  mai  1841 ,  interdit  aux  autorités  ecclé- 
siastiques catholiques  romaines  de  recevoir  les  demandes  et 
de  connaître  des  causes  de  séparation  conjugale  déjà  jugées 
par  le  haut  synode  gréco-russe.  Les  déplorables  conséquences 
d'une  telle  mesure  pour  la  ruine  de  la  discipline  et  de  la  mo- 
rale catholique  sont  trop  manifestes,  pour  qu'il  soit  nécessaire 


EXPOSITION   DES   ACTES    DE   SA    SAINTETÉ.  431' 

de  les  détailler  ici.  Plût  à  Dieu,  du  moins,  que  le  Saint-Siège 
n'eût  pas  à  se  plaindre  de  la  coupable  connivence  de  certain 
dignitaire  élevé  de  l'Eglise  ,  qui ,  foulant  aux  pieds  ses  prin- 
cipes inviolables  ,  a  accordé  la  célébration  et  le  sacré  rit  du 
mariage  à  un  catholique,  avec  une  personne  gréco-russe  sé- 
parée de  son  premier  mari,  uniquement  en  vertu  des  décisions 
du  synode  grec  uni  ! 

Mais  le  dernier  coup  devait  être  porté  aux  infortunés  catho- 
liques de  ces  vastes  régions,  le  jour  même  le  plus  sacré  pour 
eux.  Un  ukase  impérial,  daté  du  jour  de  Noël  dernier,  acon- 
sommé  la  spoliation,  depuis  si  longtemps  entreprise,  des  pro- 
priétés ecclésiastiques,  ordonnant  que  :  Tous  les  biens  immeu- 
bles peuplés  par  des  paysans  y  attachés,  appartenant  jusqu  alors 
au  clergé  du  culte  étranger  des  provinces  occidentales ,  passent 
sous  la  régence  du  ministère  des  domaines  nationaux,  en  excep- 
tant seulement  de  cette  mesure  les  biens  qui ,  ne  fcnsant  point 
partie  des  possessions  de  la  haute  hiérarchie,  ou  ne  formant  point 
un  fonds  des  capitaux  de  fondation,  se  trouvent  uniquement  dans 
la  possession  du  clergé  administrant  les  paroisses .  L'importance 
de  ce  décret  souverain,  et  sa  connexion  nécessaire  avec  l'ex- 
trême avilissement  ou,  pour  mieux  dire,  avec  la  ruine  totale 
de  l'Église  catholique  dans  les  provinces  polonaises  russes,  ne 
peut  être  bien  comprise,  si  on  ne  le  rapproche  de  divers  autres 
actes  mis  en  même  temps  à  exécuticm  par  le  gouvernement 
impérial ,  et  surtout  si  l'on  néglige  tl'établir  une  comparaison 
exacte  entre  les  possessions  qu'avait  encore  en  Russie,  malgré 
les  malheurs  passés,  le  clergé  catholique,  et  le  peu  qui  lui  est 
maintenant  assigné. 

Après  tout  cela  ,  on  sera  peut-être  moins  étonné  de  voir 
l'autorité  impériale  choisir  et  nommer,  le  22  mars  dernier, 
sans  avoir  en  aucune  manière  consulté  le  Saint-Siège ,  un 
sutfragant  pour  la  partie  du  diocèse  de  Cracovie  soumise  à  la 
Russie,  puis  choisir  et  nommer  encore  de  la  même  manière , 


Uù'l  PIÈCES    A    CONSULTER. 

par  trois  décrets  du  10  mai,  un  évêquc  et  deux  suffragants 
pour  le  royauiuc  de  Pologne,  comme  si  la  promotion  aux 
évèchés  et  la  collation  de  la  dignité  sublime  qui  leur  est  atta- 
chée ne  dépendaient  pas  essentiellement  du  chef  de  l'Église; 
et  tout  ce  qui  précède  fera  recevoir  de  môme,  sans  trop  de 
surprise,  l'ukase  récent ,  dont  ont  parlé  plusieurs  journaux  , 
en  vertu  duquel  le  calendrier  julien  est  substitué,  dans  ce 
^  même  royaume  de  Pologne,  au  calendrier  grégorien ,  pour 
bouleverser  toute  la  discipline  ecclésiastique  et  tous  les  usages 
et  droits  religieux  des  Polonais. 

Ici  se  terjr.ine  ce  désolant  exposé  des  maux  si  grands  sous 
le  poids  desquels  est  courbée  la  religion  catholique  dans  la 
vaste  étendue  des  possessions  russes,  et  en  même  temps  des 
travaux  incessants,  mais,  hélas  !  toujours  inutiles,  du  Saint- 
Père,  pour  en  arrêter  le  cours  et  y  porter  remède.  Après 
l'avoir  lu,  qui  pourra  dire  que  le  Saint-Siège,  laissant  ces  in- 
fortunés fidèles  sans  défense  ni  secours  au  milieu  de  leurs  cala- 
mités, ait  abandonné,  en  quoi  que  ce  soit,  la  grande  cause  de 
la  religion  catholique?  Et  cependant,  parce  que  les  plaintes, 
les  réclamations,  les  démarches,  les  prières,  les  sollicitudes  de 
tout  gem-e,  employées  selon  les  besoins  du  moment  par  Sa 
Sainteté,  n'ont  pas  été  publiquement  connues,  les  ennemis  du 
Siège  apostoli([ue  ont  abusé  de  ces  circonstances  pour  le  dé- 
crier et  l'avilir,  donnant  à  entendre  que  tout  ce  qui  s'est  l'ait 
d'outrageant  et  de  funeste,  en  Russie  et  en  Pologne,  au  détri- 
ment des  droits  et  des  intéi  êts  du  culte  catholique  (ce  qui  in- 
digne les  gens  de  bien),  n'est  que  le  résultat  de  concessions 
antérieures  faites  par  le  chef  de  lEglise,  ou  du  moins  que  le 
souverain  pontife  ayant  tout  su  ,  a  tout  dissimulé  et  continue 
à  tout  couvrir  de  son  silence.  Le  Saint-Père  ne  l'ignore  point, 
et  il  sait  aussi  qu'on  n'a  pas  rougi  d'insinuer  et  de  répandre, 
en  des  temps  jugés  opportuns,  les  plus  atroces  calomnies.  Mais 
à  Dieu  ne  plaise  que  le  vicaire  de  Jésus-Christ,  le  grand  pasteur 


EXPOSITION    DES   ACTES   DE    SA    SAINTETÉ.  /|33 

et  gardien  du  troupeau  catholique,  devienne  jamais  une 
cause  de  scandale,  une  pierre  d'achoppement!  Kéduità  cette 
extrémité,  et  les  impérieuses  lois  du  devoir  et  de  la  conscience 
ne  lui  permettant  pas  de  s'y  soustraire,  le  Saint-Père  s'est 
trouvé  dans  l'inévitable  nécessité  de  rendre  public  cet  exposé 
des  soins  qu'il  s'est  donnés  pour  la  défense  de  la  religion 
catholique  dans  les  Etats  impériaux.  Puisse  cependant  cette 
lamentable  exposition  parvenir  jusque  sous  les  yeux,  et  obte- 
nir la  sérieuse  attention  du  très  puissant  empereur  et  roi  !  A 
la  vue  positive,  à  la  démonstration  de  tant  de  maux,  il  est  im- 
possible qu'ils  ne  prévalent  pas  dans  son  âme  si  élevée ,  ses 
sentiments  naturels  de  modération,  d'équité,  de  justice.  Telles 
senties  espérances  que  Sa  Sainteté  aime  encore  à  nourrir,  tels 
sont  les  vœux  qu'elle  adresse  encore  une  fois  à  la  majesté  du 
trône  impérial  et  royal  ;  en  même  temps  qu'elle  se  plaît  à 
rappeler,  à  représenter  de  nouveau,  dans  toute  leur  efficacité, 
à  tous  les  catholiques  de  ce  grand  empire  ,  la  maxime  inva- 
riable de  l'Eglise  qui  les  oblige  à  obéir  et  à  demeurer  fidèle- 
ment soumis  au  souverain  temporel  dans  l'ordre  civil,  non- 
seulement  à  cause  de  la  crainte  ,  mais  bien  plutôt  par  raison 
de  conscience. 

De  la  sécréta irerie  d'Etat , 

Le  22  juillcH842. 


28 


/l3/l  PIÈCES    A    CONSULTER. 

II 

CONCORDAT  DE  1847. 

(Voyez  la  page  84  .) 


Convention  entre  le  Saint-SIége  et  l'Empereur  de  Russie,  publiée  par 
IV.  S.  P.  le  P.  Pie  1\.  à  la  suite  de  son  allocution  au  Consistoire  secret 
du  3  juillet  i8<(8. 


Les  soussignésjplénipotentiaires  du  Saint-Siège  et  deSa  Ma- 
jesté l'empereur  deRussie,  roi  de  Pologne,  après  avoir  échangé 
leurs  pleins  pouvoirs,  ont,  en  plusieurs  séances,  examiné  et 
pesé  divers  chefs  de  la  négociation  confiée  à  leurs  soins.  Et 
comme  sur  plusieurs  points  ils  sont  arrivés  à  une  conclusion, 
tandis  que  d'autres  demeurent  en  suspens,  sur  lesquels  les 
mêmes  plénipotentiaires  de  Sa  Majesté  l'empereur  promettent 
d'appeler  toute  l'attention  de  leur  gouvernement,  tout  en  po- 
sant la  condition  expresse  qu'on  arrêtera  plus  tard,  en  acte 
séparé,  les  points  qui  doivent  donner  matière  à  de  nouvelles 
conférences  à  tenir  dans  cette  ville  de  Rome,  entre  les  mi- 
nistres du  Saint-Siège  et  l'ambassadeur  de  Sa  Majesté  impé- 
riale, il  a  été  convenu  des  deux  côtés  qu'on  fixera,  dans  le 
présent  protocole,  les  points  sur  lesquels  on  est  arrivé  à  un 
résultat,  réservant  ceux  qui,  après  d'ultérieures  conférences, 
doivent  terminer  la  négociation.  C'est  pourquoi,  dans  les 
séances  du  19,  22  et  25  juin  et  1"'  juillet,  les  articles  suivants 
ont  été  arrêtés  : 

Art.  I'^  —  Sept  diocèses  catholiques  romains  sont  établis 
dans  l'empire  des  Russies  :  un  archevêché  et  six  évêchés, 
savoir  : 


CONCORDAT    DE    18/l7.  /lo5 

L'archidiocèse  de  Moliilcw,  embrassant  toutes  les  parties  de 
l'empire  qui  ne  sont  point  contenues  dans  les  diocèses  ci- 
dessous  nommés.  Le  grand-duché  de  Finlande  est  également 
compris  dans  cet  archidiocèse. 

Le  diocèse  de  Vilna,  embrassant  les  gouvernements  de  Vilna 
et  de  Gi'odno  dans  leurs  limites  actuelles. 

Le  diocèse  de  Telsze  ouSamogitie,  embrassant  les  gouver- 
nements (ie  Gourlande  et  de  Kowno. 

Le  diocèse  de  Minsk,  embrassant  le  gouvernement  de  Minsk 
dans  ses  limites  d'aujourd'hui. 

Le  diocèse  de  Lucéoria  et  deZytomierz,  composé  des  gou- 
vernements de  Kiovie  et  de  Volhynie 

Le  diocèse  de  Karaienietz,  embrassant  le  gouvernement  de 
Podolie. 

Le  nouveau  diocèse  de  Kherson,  qui  se  compose  de  la  pro- 
vince de  Bessarabie  ,  des  gouvernements  de  Khersonèse , 
d'Ecatherinoslaw,  de  Tauride,  de  Saratow,  d'Astrakhan  et 
des  régions  placées  sous  le  gouvernement  général  du  Caucase. 

Art.  il  —  Des  lettres  apostoliques,  sous  le  sceau  de  plomb, 
établiront  l'étendue  et  les  limites  des  diocèses  comme  il  est 
indiqué  dans  l'article  précédent.  Les  décrets  d'exécution 
comprendront  le  nombre,  le  nom  des  paroisses  de  chaque 
diocèse,  et  seront  soumis  à  la  sanction  du  Saint-Siège. 

Art.  IIL  —  Le  nombre  des  suffragances,  qui  ont  été  éta- 
blies par  lettres  apostoliques  de  Pic  VI  en  1789,  est  conservé 
dans  les  six  diocèses  anciens. 

Art.  IV.  —  La  suffragancedu  diocèse  nouveau  de  Kherson 
sera  dans  la  villa  de  Sarato\v. 

Art.  V.  —  L'évêque  de  Kherson  aura  un  traitement  annuel 
de  quatre  mille  quatre  cent  quatre-vingts  roubles  d'argent. 
Son  suffragant  jouira  du  même  traitement  que  les  autres 
évêques  suffragants  de  l'empire,  c'est-à-dire  de  deux  mille 
roubles  d'argent. 


/|36     •  PIÈCES    A    CONSULTER. 

Art.  VI.  —  Le  chapitre  de  l'église  cathédrale  de  Kherson 
se  composera  de  neuf  membres,  savoir  :  deux  prélats  ou  di- 
gnités, le  président  et  l'archidiacre;  quatre  chanoines,  dont 
trois  rempliront  les  fonctions  de  théologal,  de  pénitencier  et 
de  curé,  et  trois  mansionnaires  ou  bénéficiers. 

Art.  VII.  — Dans  le  nouvel  évêché  de  Kherson  il  y  aura  un 
séminaire  diocésain  ;  des  élèves,  au  nombre  de  quinze  à  vingt- 
cinq,  y  seront  entretenus  aux  frais  du  gouvernement,  comme 
ceux  qui  jouissent  de  la  pension  dans  les  autres  séminaires. 

Aux.  VIII.  —  Jusqu'à  ce  qu'un  évêque  catholique  du  rit 
arménien  soit  nommé,  il  sera  pourvu  aux  besoins  spirituels 
des  Arméniens  catholiques  vivant  dans  le  diocèse  de  Kherson 
et  de  Kamienietz,  en  leur  appliquant  les  règles  du  chapitre  neuf 
du  concile  deLatràn,  en  1215. 

Art.  IX.  —  Les  évêques  de  Kamienietz  et  de  Kherson  fixe- 
ront le  nombre  des  clercs  arméniens  catholiques  qui  devront 
être  élevés  dans  leurs  séminaires  aux  frais  du  gouvernement. 
Dans  chacun  desdits  séminaires  il  y  aura  un  prêtre  arménien 
catholique. pour  instruire  les  élèves  arméniens  des  cérémonies 
de  leur  propre  rit. 

Art.  X.  —  Toutes  les  fois  que  les  besoins  spirituels  des  ca- 
tholiques romains  et  arméniens  du  nouvel  évêché  de  Kherson 
le  demanderont,  l'évêque  pourra,  outre  les  moyens  employés 
jusqu'ici  pour  subvenir  à  de  tels  besoins,  envoyer  des  prêtres 
en  qualité  de  missionnaires,  et  le  gouvernement  fournira  les 
fonds  qui  sont  nécessaires  à  leur  voyage  et  à  leur  nour- 
riture. 

Art.  XI.  —  Le  nombre  des  diocèses  dans  le  royaume  de 
Pologne  reste  tel  qu'il  a  été  fixé  dans  les  lettres  apostoliques 
de  Pie  VII,  en  date  du  30  juin  1818.  Rien  n'est  changé  quant 
au  nombre  et  à  la  dénomination  des  suff"ragances  de  ces 
diocèses. 

Art.  XII.  —  La  désignation  des  évêques  pour  les  diocèses 


CONCORDAT    DE    18/l7.  hol 

et  pour  les  suffragances  de  l'empire  russe  et  du  royaume  de 
Pologne  n'aura  lieu  qu'à  la  suite  d'un  concerl  préalable  entre 
l'empereur  et  le  Saint-Siège  pour  chaque  nomination.  L'insti- 
tution canonique  leur  sera  donnée  par  le  pontife  romain  selon 
la  forme  accoutumée. 

Art.  XIII.  —  L'évêque  est  seul  juge  administrateur  des 
affaires  ecclésiastiques  de  son  diocèse,  sauf  la  soumission 
canonique  dueauSaiiit-Siége  apostolique. 

Art.  XIV.  —  Les  affaires  qui  doivent  être  soumises  préala- 
blement aux  décisions  du  consistoire  diocésain,  sont,  etc. 

Art.  XV.  —  Les  affaires  sus-indiquées  sont  décidées  par 
l'évêque  après  qu'elles  ont  été  examinées  par  le  consistoire, 
qui  n'a  cependant  que  voie  consultative.  L'évêque  n'est  nul- 
lement tenu  d'apporter  les  raisons  de  sa  décision,  même  dans 
le  cas  où  son  opinion  différerait  de  celle  du  consistoire. 

Art.  XVI.  —  Les  autres  affaires  du  diocèse,  qualifiées 
d'administratives,  et  parmi  lesquelles  sont  compris  les  cas  de 
conscience,  de  foi  intérieure,  et,  comme  il  a  été  dit  plus  haut, 
les  cas  de  discipline  soumis  à  des  peines  légères  et  à  des  ad- 
monitions pastorales,  dépendent  uniquement  de  l'autorité 
et  de  la  décision  spontanée  de  l'évêque. 

Art.  XVII.  —  Toutes  les  personnes  du  consistoire  sont 
ecclésiastiques  ;  leur  nomination  et  leur  révocation  appartien- 
nent à  l'évêque;  les  nomuiations  sont  faites  de  manière  à  ne 
pas  déplaire  au  gouvernement. 

Art.  XVIÏI.  —Le  personnel  de  la  chancellerie  du  consis- 
toire sera  confirmé  par  l'évêque,  sur  la  présentation  du  secré- 
taire du  consistoire. 

Art.  XIX.  —  Le  secrétaire  de  l'évêque,  chargé  de  la  cor- 
respondance officielle  et  de  la  correspondance  privée,  est 
nommé  directement  et  immédiatement  par  l'évêque;  il  peut 
être  pris,  selon  le  plaisir  du  môme  évêque,  parmi  les  ecclé- 
siastiques. 


^38  PIÈCES    A    CONSULTER. 

Art.  XX.  —  Les  fonctions  des  membres  du  œnsistoire  ces- 
sent dès  que  l'évêque  meurt  ou  se  démet  de  l'épiscopat,  et 
iissi  dès  que  l'administration  du  siège  vacant  finit. 

Art.  XXI.  —  L'évêque  a  la  direction  suprême  de  l'ensei- 
gnement, de  la  doctrine  et  de  la  discipline  de  tous  les  sémi- 
naires de  son  diocèse,  suivant  les  prescriptions  du  concile  de 
Trente,  chapitre  dix-huit,  session  vingt-troisième. 

Art.  XXIL  —  Le  choix  des  recteurs,  inspecteurs,  profes- 
seurs pour  les  séminaires  diocésains  est  réservé  à  l'évêque. 
Avant  de  les  nommer,  il  doit  s'assurer  que,  sous  le  rapport 
de  la  conduite  civile,  ses  élus  ne  donneront  lieu  à  aucune  ob- 
jection de  la  part  du  gouvernement. 

Art.  XXIII.  —  L'archevêque  métropolitain  de  Mohilew 
exercera,  dans  l'Académie  ecclésiastique  de  Saint-Péters- 
bourg, la  même  autorité  que  chaque  évèque  dans  son  sémi- 
naire diocésain.  Il  est  l'unique  chef  de  cette  Académie,  il  en 
est  le  suprême  directeur.  Le  conseil  ni  la  direction  de  cette 
Académie  n'a  que  voix  consultative. 

Art.  XXIV.  —  Le  choix  des  recteurs,  inspecteurs,  profes- 
seurs pour  les  séminaires  diocésains  est  réservé  à  l'évêque. 

Art.  XXIV.  —  Le  choix  du  recteur,  de  l'inspecteur  et  des 
professeurs  de  l'Académie  sera  fait  par  l'archevêque,  sur  le 
rapport  du  conseil  académique. 

Art.  XXV.  —  Les  professeurs  et  professeurs  adjoints  des 
sciences  théologiques  seront  toujours  choisis  parmi  les  ecclé- 
siastiques. Les  autres  maîtres  pourront  être  choisis  parmi  les 
laïques  professant  la  religion  catholique  roiiiaine. 

Art.  XXVI.  —  Les  confesseurs  des  élèves  de  chaque  sémi- 
naire et  de  l'Académie  ne  prendront  aucune  part  dans  la  di- 
rection disciplinaire  de  l'établissement.  Ils  seront  choisis  et 
nommés  par  l'évêque. 

Art.  XXVII.  — Après  la  nouvelle  circonscription  des  dio- 
cèses, l'archevêque,  assisté  du  conseil  des  ordinaires,  arrêtera 


CONCORDAT    DE    18/l7.  /|o9 

une  fois  pour  toutes  le  nombre  d'élèves  que  chaque  diocèse 
pourra  envoyer  à  l'Académie. 

Art.  XXVIII.  —  Le  programme  des  études  pour  les  sémi- 
naires sera  réglé  par  les  évéques.  L'archevêque  rédigera  celui 
de  l'Académie,  après  en  avoir  conféré  avec  le  conseil  acadé- 
mique. 

Art.  XXIX.  —  Lorsque  le  règlement  de  l'Académie  ecclé- 
siastique de  Saint-Pétersbourg  aura  subi  les  modifications 
conformes  aux  principes  dont  il  a  été  convenu  dans  les  pré- 
cédents articles,  l'archevêque  de  Mohilew  enverra  au  Saint- 
Siège  un  rapport  sur  l'Académie,  comme  celui  qu'a  fait  l'ar- 
chevêque Horomanski,  lorsque  l'Académie  ecclésiastique  de 
cette  ville  fut  rétablie. 

Art.  XXX.  —  Partout  où  le  droit  de  patronat  n'existe  pas 
ou  a  été  interrompu  pendant  un  certain  temps,  les  curés  de 
paroisse  sont  nommés  par  l'évêque  ;  ils  ne  doivent  point  dé- 
plaire au  gouvernement,  et  avoir  subi  un  examen  et  un  con- 
cours selon  les  règles  prescrites  par  le  concile  de  Trente. 

Art.  XXXI.  —  Les  églises  catholiques  romaines  sont  libre- 
ment réparées  aux  frais  des  communautés  ou  des  particuliers 
qui  veulent  bien  se  charger  de  ce  soin.  Toutes  les  fois  que 
leurs  propres  ressources  ne  suffiront  pas,  ils  pourront  s'adres- 
ser au  gouvernement  impérial  pour  en  obtenir  des  secours.  Il 
sera  procédé  à  la  construction  de  nouvelles  églises,  à  l'aug- 
mentation du  nombre  des  paroisses,  lorsque  l'exigeront  l'ac- 
croissement de  la  population,  l'étendue  trop  vaste  des  paroisses 
existantes  ou  la  difficulté  des  communications. 


!\!lO  PlÈCliS    A    CONSULTER. 

ni 


Rapport  secret  el  conAdenliei  de  monseigneur  Joseph  Slemaszko , 
inonihrc  «In  saint-synode  .  arclievOque  métropolitain  de  Lithuauie 
et  de  Vilna,  au  procureur  général  dn  saint-synode,  comte  Protasow. 

fN-  40.) 


Le  10  janvier  1853. 

Ma  qualité  de  sujet  fidèle  de  l'empire,  membre  du  saint- 
synode  et  archevêque,  m'imposant  une  certaine  responsabilité 
vis-à-vis  des  sujets  orthodoxes,  je  crois  de  mon  devoir  d'ap- 
peler encore  une  fois  l'attenlion  du  gouvernement  sur  l'état 
actuel  de  la  contrée  aux  intérêts  de  laquelle  je  suis  chargé 
de  veiller. 

Il  me  semble  qu'après  la  conversion  des  Uniates  à  l'Église 
orthodoxe,  on  a  trop  vite  oublié  que  ces  Uniates  étaient  pour 
les  Polonais  et  les  catholiques  romains  une  sorte  d'avant- 
garde  et  de  barrière  devant  la  nationalité  russe  et  sa  foi 
orthodoxe,  et  que  cette  conversion  a  été  un  coup  fatal  porté 
aux  Polonais,  membres  de  l'Église  latine;  il  faut  se  rappeler 
que  ces  derniers  se  virent  forcés  de  chercher  de  nouveaux 
appuis,  et  ne  manquèrent  point  dans  leurs  rapports  avec  les 
nouveaux  convertis  de  montrer  leur  dépit  et  leur  désir  de 
vengeance.  Il  me  semble  aussi  qu'on  a  considéré  le  parti  po- 
lonais latin  comme  plus  faible  qu'il  ne  l'est  en  réalité,  et 
qu'on  a  perdu  de  vue  que  ce  part',  sans  compter  les  res- 
sources dont  il  dispose,  a  pour  alliés,  au  point  de  vue  reli- 
gieux comme  au  point  de  vue  politique,  toutes  les  popula- 
tions non  orthodoxes  de  l'étranger.  En  dernier  lieu,  la  situa- 
tion critique  des  anciens  Uniates.  qui  font  maintenant  partie 
du  corps  de  l'Eglise  orthodoxe,  était  de  nature  à  encourager 
le  parti  polonais  dans  l'exécution  de  ses  projets. 


RAPPORT    SECRET    DE   SIEMASZKQ.  /l/ll 

J'ignore  s'il  est  venu  à  la  pensée  de  quelqu'un  d'apprécier 
exactement  tout  ce  qui,  depuis  dix  ou  quinze  ans,  a  été  fait 
ou  tenté  dans  l'intérêt  de  ce  parti ,  et  je  n'ai  pas  l'intention 
d'entreprendre  ce  travail  ;  ce  qui  a  été  accompli  ne  peut  plus 
du  reste  être  réparé.  11  ne  s'agit  pas  ici  du  concordat,  expé- 
dient politique  que  peut-être  on  ne  pouvait  éviter,  mais  ce 
qu'on  ne  peut  nier,  c'est  que  tout  ce  qui  a  été  fait  à  l'occasion 
du  concordat  ne  pouvait  qu'affermir  la  hiérarchie  catholique 
romaine  et  en  faire  un  instrument  dans  sa  lutte  contre  la 
foi  orthodoxe.  Aussi,  dans  les  provinces  occidentales,  le 
clergé  orthodoxe  a  de  la  peine  à  soutenir  la  lutte  contre  le 
clergé  catholique  romain.  J'ai  déjà  dit,  et  je  le  répète  encore, 
mon  intention  n'est  pas  de  m'appesantir  sur  cette  question  ;  je 
voudrais  seulement  attirer  l'attention  du  gouvernement  sur 
un  moyen  de  propagande  que  les  catholiques  romains  ont 
trouvé  dans  la  classe  des  fonctionnaires  civils. 

J'ai  été  amené,  dans  le  courant  du  mois  dernier,  à  recueil- 
lir certaines  données  sur  le  nombre  des  fonctionnaires  de  re- 
ligion orthodoxe  et  ceux  d'autres  religions  qui  se  trouvent 
dans  les  gouvernements  de  Vilna  et  de  Grodno  ;  dans  ces 
deux  gouvernements  la  proportion  entre  la  population  ortho- 
doxe et  celle  appartenant  au  culte  catholique  est  à  peu  près 
la  même.  Les  recherches  que  j'ai  faites  m'ont  donné  le  résul- 
tat suivant. 

On  sait  que  dans  les  deux  gouvernements  que  j'ai  cités,  la 
presque  totalité  des  paysans  apppartient  au  culte  orthodoxe; 
quant  aux  propriétaires,  ils  sont  en  grande  partie  catholi- 
ques romains,  composant  l'élément  polonais;  de  sorte  que 
les  orthodoxes  sont  entièrement  sous  la  dépendance  de  pro- 
priétaires professant  une  autre  foi.  Pour  mettre  dans  une 
position  analogue  les  paysans  de  l'État,  ou  choisit  pour  les 
fonctions  d'administrateurs  des  biens  de  l'État  des  personnes 
appartenant  à  une  autre  religion  que  la  religion  orthodoxe. 


llh'-l  PIÈCES    A    CONSULTER. 

Dans  les  directions  du  trésor  des  provinces  de  Vilna  et  de 
Grodno,  sur  quatorze  fonctionnaires,  il  n'y  en  a  que  deux  du 
culte  orthodoxe  ;  sur  trente-sept  assesseurs  et  autres  em- 
ployés, il  n'y  en  a  que  cinq;  sur  douze  chefs  de  section,  il 
n'y  en  a  que  deux;  sur  quarante  et  un  chefs  d'arrondisse- 
ment et  fonctionnaires  de  l'administration  forestière,  huit 
seulement  sont  de  la  religion  orthodoxe  :  en  résumé,  sur 
cent  quatre  fonctionnaires  supérieurs,  on  n'en  compte  que 
dix-neuf  qui  professent  notre  religion. 

Si  à  cela  on  ajoute  que  dans  les  deux  gouvernements  pré- 
cités, les  dix-huit  maréchaux  du  gouvernement  et  d'arrondis- 
sementappartiennent  à  d'autres  cultes,  et  que  dans  le  nombre 
de  leurs  secrétaires,  un  seul  est  orthodoxe,  on  peut  se  con- 
vaincre aisément  que,  dans  ces  deux  gouvernements,  les 
orthodoxes  se  trouvent,  en  ce  qui  touche  leurs  intérêts  les 
plus  graves,  sous  la  dépendance  immédiate  de  personnes  pro- 
fessant une  au  Ire  foi. 

Pourcontre-balancer  cette  influence  étrangère  qui  pèse  sur 
les  sujets  orthodoxes,  on  aurait  besoin  de  l'appui  et  du  con- 
cours favorable  des  autorités  civiles  supérieures  qui  siègent 
dans  les  gouvernements;  mais  ces  autorités  se  composent 
comme  il  suit  : 

Auprès  du  gouverneur  général  se  trouvent  le  directeur  de 
la  chancellerie,  les  premiers  secrétaires,  les  secrétaires  ad- 
joints et  autres  employés  de  la  chancellerie,  en  tout  vingt  et 
un  fonctionnaires,  lesquels,  à  l'exception  d'un  seul  secrétaire 
adjoint,  sont  tous  d'une  autre  religion  que  la  religion  ortho- 
doxe. Dans  la  classe  des  lieutenants,  des  officiers  et  autres 
fonctionnaires  chargés  de  missions  spéciales,  six  seulement 
sont  orthodoxes  et  cinq  d'autres  religions.  Dans  le  personnel 
des  deux  gouvernements  civils,  ((ui  comprend  les  directeurs 
de  la  chancellerie,  des  fonctionnaires  en  mission  spéciale  et 
les  différents  employés  qui  sont  attachés  aux  chancelleries. 


RAPPORT    SECRET   DE    SIEMASZKO.  hi\0. 

neuf  fonctionnaires  seulement  sont  orthodoxes,  il  y  en  a  vingt 
qui  appartiennent  à  différents  cultes.  Il  résulte  de  cet  état  de 
choses  que,  dans  les  gouvernements,  les  postes  élevés  sont 
occupés  par  onze  fonctionnaires  de  la  foi  orthodoxe  et  quatre- 
vingt-quatre  d'autres  religions. 

Dans  les  directions  de  district,  nous  retrouvons  la  même 
proportion.  Déjà  le  tiers  des  bourgmestres  et  des  chefs  de 
district  qui,  d'après  les  règlements  locaux,  devraient  être  de 
foi  orthodoxe  et  Russes,  professent  d'autres  religions.  Près 
des  bourgmestres  il  y  a  cinq  greffiers  orthodoxes  et  onze 
d'autres  religions.  Dans  les  justices  de  paix,  il  y  a  seulement 
dix  secrétaires  et  adjoints  qui  soient  de  notre  religion,  c'est- 
à-dire  que,  sur  cent  soixante- cinq  fonctionnaires  supérieurs, 
l'autorité  executive  du  district  n'en  compte  que  quarante-sept 
de  foi  orthodoxe. 

Dans  le  département  de  la  justice,  la  proportion 'est  encore 
plus  à  notre  désavantage.  Dans  les  quatre  circonscriptions 
du  tribunal  civil  et  criminel  de  Vilna  et  de  Grodno,  sur  dix- 
huit  magistrats,  il  n'y  en  a  que  cinq  qui  professent  notre  foi; 
sur  vingt-six  secrétaires  et  autres  employés,  nous  n'en  trou- 
vons qu'un  seul  ;  et  sur  vingt  chefs  de  section  [stolo-naczelnik) 
nous  n'en  trouvons  pas  un  seul.  Dans  les  juridictions  de  dis- 
trict des  deux  gouvernements,  nous  trouvons  deux  fonction- 
naires orthodoxes  contre  cinquante-neuf  d'autres  religions; 
deux  secrétaires  orthodoxes  contre  quatorze  non  orthodoxes. 
En  résumé,  sur  cent  quarante  et  un  fonctionnaires  supé- 
rieurs de  l'ordre  judiciaire,  il  n'y  en  a  que  dix-huit  qui  soient 
orthodoxes. 

Nous  obtiendrons  des  résultats  analogues,  en  consultant 
les  listes  des  fonctionnaires  des  autres  départements.  Ainsi, 
par  exemple,  sur  un  chiffre  de  cent  sept  fonctionnaires  tels 
que  les  membres  des  administrations  du  trésor,  leurs  secré- 
taires, greffiers,  contrôleurs,  teneurs  de  livres,  percepteurs. 


lihk  PIÈGES   A   CONSULTER. 

huit  seulement  appartiennent  à  la  foi  orthodoxe.  Sur  dix-huit 
fonctionnaires,  secrétaires  et  autres  employés  de  la  direction 
de  l'inspection  générale,  quatre  seulement  sont  orthodoxes. 
Parmi  les  ingénieurs,  architectes,  géomètres  et  autres  em- 
ployés delà  direction  des  ponts  et  chaussées,  il  n'y  en  a  éga- 
lement que  quatre.  Sur  vingt-six  fonctionnaires  de  la  3'  divi- 
sion du  corps  des  ingénieurs  des  colonies  militaires,  seulement 
huit  orthodoxes;  sur  vingt-cinq  maîtres  de  poste  delà  cir- 
conscription, six  seulement  sont  orthodoxes;  sur  vingt  et  un 
procureurs  généraux  ou  d'arrondissement  on  n'en  compte 
que  quatre,  et  deux  seulement  parmi  les  membres  de  la  so- 
ciété de  bienfaisance  qui  dirigent  les  sept  institutions  de  ce 
genre  qui  sont  à  Vilna.  Enfin,  parmi  les  cinquante-trois  mem- 
bres de  la  faculté  de  médecine,  il  n'y  a  pas  un  seul  médecin 
qui  soit  orthodoxe. 

En  résumant  tous  ces  chiffres,  nous  trouvons  que  parmi 
les  hauts  fonctionnaires  des  gouvernements  de  Vilna  et  de 
Grodno,  il  y  en  a  sept  cent  vingt-trois  qui  professent  diverses 
religions,  et  cent  quarante  seulement,  c'est-à-dire  le  sixième 
à  peine  du  nombre  total,  qui  sont  de  fui  orthodoxe.  Du  pre- 
mier chiffre,  il  faut  retrancher  un  dixième  au  plus  pour  les 
protestants  et  les  mahométans  ;  l'immense  majorité  reste  donc 
aux  catholiques  romains. 

Le  même  travail,  répété  pour  les  sphères  inférieures  de 
l'administration,  donne  une  proportion  encore  moins  favo- 
rable pour  la  foi  orthodoxe.  Et  cependant  en  ne  consultant 
que  ces  chiffres,  on  ne  peut  pas  encore  se  rendre  un  compte 
exact  de  la  prépondérance  exercée  par  les  catholiques  ro- 
mains. A  l'exemple  du  parti  polonais,  ils  s'efforcent  de  faire 
parvenir  leurs  créatures  à  tous  les  postes  importants,  et  d'a- 
voir une  influence  décisive  dans  la  nomination  ou  la  révoca- 
tion des  fonctionnaires  de  foi  orthodoxe;  aussi  n'est-il  pas 


RAPPORT    SECRET    DE    SIKMASZKO.  /lÛ5 

étonnant  de  voir  la  faible  minorité  contre  laquelle  ils  agissent, 
céder  à  leurs  ruses  ou  à  leurs  menaces. 

Étant  donnée  une  pareille  composition  de  l'administration, 
il  est  clair  que  ceux  qui  ont  entre  les  mains  la  direction  des 
affaires,  fussent-ils  animés  des  meilleures  intentions  et  doués 
de  la  plus  grande  sagesse,  feront  souvent  des  efforts  impuis- 
sants pour  lutter  contre  les  tendances  générales. 

Nous  voyons  donc  toute  la  population  de  foi  orthodoxe  des 
gouvernements  de  Vilna  et  de  Grodno,  qui  peut  être  évaluée 
à  près  de  sept  cent  mille  âmes,  dépendre  entièrement  des  ca- 
tholiques romains,  et  recevoir  leur  influence  directe  par  l'in- 
termédiaire des  propriétaires,  d'une  part,  et  des  autorités 
administratives  et  judiciaires,  de  l'autre. 

Le  clergé  orthodoxe  se  trouve  dans  une  pareille  dépen- 
dance vis-à-vis  de  ses  paroissiens,  et  les  exigences  de  leur 
position  matérielle  contribuent  à  l'y  maintenir.  Lorsqu'un 
procès  a  lieu,  la  cause  du  prêtre  orthodoxe  doit  être  bien  peu 
douteuse  pour  pouvoir  être  menée  à  bonne  fin  :  pour  peu 
qu'elle  le  soit,  on  voit  surgir  à  l'instant  de  prétendues  dittî- 
cultés,  des  délais,  qui  font  qu'elle  est  perdue.  Une  cause 
même  gagnée  ne  tourne  presque  jamais  à  l'avantage  du  ga- 
gnant, ni  à  celui  de  notre  religion  ;  au  contraire,  le  gagnant 
est  en  butte  à  diverses  persécutions,  et  la  cause  la  plus  juste 
se  trouve  dénaturée  de  manière  à  présenter  la  foi  et  le  clergé 
orthodoxes  sous  le  jour  le  plus  défavorable,  en  sorte  que  le 
plus  souvent  on  est  obligé  de  se  taire  et  d'attendre  avec  pa- 
tience. Dans  un  tel  état  de  choses,  ceux-là  seuls  peuvent  être 
tranquilles  dans  le  clergé  orthodoxe  qui  ne  combattent  point 
les  tendances  du  parti  latin-polonais;  ceux,  au  contraire,  qui 
veulent  accomplir  leurs  devoirs,  deviennent  l'objet  des  haines 
et  des  persécutions  de  ce  parti. 

Je  ne  veux  point  parler  ici  de  moi-même ,  j'ai  soumis  mon 
sort  à  la  volonté  delà  Providence.  Mais  il  me  semble  que  tous 


llliC)  PIÈCES    A   CONSULTER. 

ces  faits  que  j'ai  réunis  devraient  suffire  pour  intéresser  au 
sort  de  sept  cent  mille  âmes  orthodoxes,  qui  se  trouvent  dans 
la  situation  que  je  viens  de  décrire,  et  cela  dans  la  province 
de  Lithuanie,  dont  la  position,  sous  tous  les  rapports,  est 
exceptionnelle. 

Dans  les  autres  provinces  occidentales,  la  population  non 
orthodoxe  subit  l'intluence  de  la  majorité  qui  est  orthodoxe* 
Au  contraire,  dans  la  province  de  Lithuanie,  une  population 
orthodoxe  de  sept  cent  mille  âmes  se  trouve  disséminée  au 
milieu  d'un  million  et  demi  de  catholiques  romains.  De  plus, 
dans  les  autres  provinces,  le  nombre  des  orthodoxes  nouvel- 
lement convertis  est  insignifiant  en  comparaison  des  anciens, 
ce  qui  fait  qu'on  peut  facilement  les  diriger  ;  au  contraire,  en 
Lithuanie,  la  presque  totalité  des  orthodoxes  est  de  conver- 
sion récente,  et  l'on  peut  affirmer  qu'en  Lithuanie  ils  seraient 
plus  prompts  que  dans  toute  autre  province  à  se  séparer  de 
la  nationalité  russe  et  du  rit  de  l'Église  orientale,  précisé- 
ment à  cause  du  souvenir  que  la  Lithuanie  a  gardé  d'une 
autre  foi  et  d'une  autre  nationalité.  C'est  pourquoi  dans  cette 
province,  plus  qu'en  aucune  autre,  c'est  un  droit  et  un  de- 
voir pour  moi  de  demander  au  gouvernement  une  protection 
toute  spéciale  pour  mes  fidèles  de  Lithuanie,  afin  de  les  ga- 
rantir contre  l'infiuencé  étrangère  qui  règne  ici.  Mes  seules 
forces  ne  suffiraient  point  à  cette  tâche. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  position  des  fidèles  de  cette  con- 
trée ([ui  m'a  détei'miné  à  donner  ces  éclaircissements.  J'ai 
déjà  plusieurs  fois  fait  des  rapports  de  ce  genre,  et  je  crains 
d'abuser  de  votre  patience.  Mais  je  tiens  avant  tout  à  veiller 
avec  zèle  au  développement  de  la  nationalité  russe  dans 
cette  province;  aussi  ne  puis-je  voir  sans  tristesse  une  popu- 
lation russe  (ruthénienne)  et  lithuanienne  de  dix  millions 
d'âmes  se  laisser  aller  de  plus  en  plus  à  l'influence  de  qua- 
rante à  cinquante  mille  familles  polonaises,  et  du  parti  polo- 


RAPPORT    SKCRET    DE    SIEMASZKO.  llM 

nais  secondé  par  le  clergé  catholique,  les  propriétaires  et  les 
fonctionnaires;  cependant  j'espère,  avec  l'appui  du  gouver- 
nement, voir  cesser  cet  état  de  choses. 

Maintenant  quittons  le  sujet  de  la  religion  orthodoxe  et  de 
la  nationalité  dans  les  provinces  occidentales,  pour  dire  quel- 
ques mots  sur  l'état  politique  actuel  de  l'empire  :  je  croirais 
manquer  à  mon  devoir  si  je  passais  cette  question  sous  silence. 

Je  ne  suis  pas  seul  à  me  rappeler  qu'à  la  veille  de  la  der- 
nière insurrection  en  Pologne,  on  ne  prétait  aucune  foi  à  ceux 
qui  la  prédisaient. 

Qui  pourrait  douter  que  le  parti  polonais,  en  prenant  une 
si  forte  prépondérance  dans  ces  contrées,  n'ait  eu  en  vue  les 
événements  actuels?  Je  ne  prétends  pas  que  ce  parti  ait  ac- 
tuellement assez  de  ressources  matérielles  pour  inquiéter  le 
gouvernement;  mais  dans  l'hypothèse  d'une  coalition  des 
puissances  occidentales  contre  la  Russie,  l'ennemi  ne  trouve- 
rait-il pas  dans  ces  contrées  un  terrain  tout  préparé  ?  Le  gou- 
vernement a-t-il  une  arme  avec  laquelle  il  puisse  agir  d'une 
manière  efficace  dans  ces  contrées  et  faire  face  à  toutes  les 
éventualités  delà  guerre?  Cette  question  mérite  qu'on  y  ré- 
fléchisse. Il  faut  aussi  se  souvenir  que,  pour  organiser  une 
administration  civile,  il  faut  plus  de  temps  que  n'en  a  exigé, 
en  1830,  la  transformation  du  corps  d'armée  de  Litliuanie.  Il 
m'est  arrivé  de  rencontrer  des  personnes  qui  défendent  le 
parti  polonais  en  donnant  l'exemple  de  la  Finlande  et  des 
provinces  riveraines  de  la  mer  Baltique.  Évidemment  ces 
personnes  ne  parlent  pas  sérieusement;  il  faut  être  victime 
d'un  préjuge  bien  opiniâtre,  ou  connaître  bien  peu  la  situation 
de  ce  pays,  pour  trouver  la  moindre  ressemblance  entre  ces 
provinces. 

Dieu  garde  que  ce  que  je  viens  de  dire  soit  interprété  de 
manière  à  causer  du  tort  aux  fonctionnaires  polonais  et  catho- 
liques de  cette  contrée.  Je  reconnais  qu'ils  peuvent  aussi  bien 


llhS  PIÈCES    A    CONSULTER. 

que  d'autres  servir  le  gouvernement  avec  lionneur  et  profit, 
soit  qu'ils  combattent  dans  les  rangs  de  l'armée,  soit  qu'ils 
remplissent  des  fonctions  civiles.  Mais  dans  ces  provinces  ils 
sont  unis  par  des  relations  personnelles  et  par  l'opinion  pu- 
blique qui  leur  fait  jeter  les  yeux,  non  sur  la  Russie,  mais 
sur  la  Pologne;  ils  deviennent  donc,  sauf,  bien  entendu, 
quelques  exceptions,  les  instruments  du  parti  polonais  et  du 
clergé  romain. 

En  écrivant  ces  lignes,  je  ne  m'adresse  pas  au  procureur 
général  du  saint-synode,  mais  au  serviteur  de  Sa  Majesté 
impériale  qui  l'approche  de  plus  près.  Il  ne  s'agit  plus  du  sort 
d'un  métropolitain  ni  de  celui  d'une  population  orthodoxe  de 
sept  cent  mille  âmes,  il  s'agit  encore  moins  de  savoir  s'il  ne 
serait  pas  plus  agréable  et  plus  focile  à  ceux  qui  sont  ici  à  la 
tête  des  affaires,  de  s'unir  à  un  parti  riche,  puissent  et  influent  : 
là  n'est  pas  la  question  ;  ce  que  je  veux  obtenir  du  gouverne- 
ment, c'est  de  veiller  à  ce  qu'une  population  russe  (ruthé- 
nienne)  et  lithuanienne  de  dix  millions  d'àmes  qui  est  répandue 
dans  les  gouvernements  occidentaux,  ne  s'écarte  pas  de  son 
devoir  en  présence  des  événements  qui  peuvent  arriver,  et  soit 
préservée  contre  les  influences    contagieuses  de  l'étranger. 

Je  demande  à  tout  homme  consciencieux  et  impartial  s'il 
est  possible  de  regarder  d'un  autre  œil  les  progrès  constants 
que  le  parti  polonais  fait  dans  la  province. 

Il  peut  se  faire,  il  est  vrai,  que  dans  cette  question,  le  gou- 
vernement ait  eu  des  intentions  qui  me  sont  inconnues  et  que 
je  ne  puis  deviner;  néanmoins,  en  vous  envoyant  ce  rapport 
secret,  j'ai  cru  l'emplir  un  devoir  de  conscience,  et  je  m'en 
suis  acquitté  aussi  bien  que  cela  était  en  mon  pouvoir. 

Il  me  reste  à  vous  prier,  monsieur  le  comte,  de  vouloir 
bien  m'avertir  de  la  réception  de  la  présente  lettre. 


RAPrORT    SECRET    DE    SIEMASZKO.  lik^J 


Lcctre  secrète  et  conndcntiplle  de  Filaret ,  urclirvOqiie  iiiétropoliluiu 
de  Moscou .  au  gouverucur  gëuéral  IVa^iniou . 


J'ai  eu  entre  les  mains  un  rapport  du  vénérable  Joseph, 
archevêque  métropolitain  de  Litliuanie,  adressé  au  comte 
Protasow,  et  contenant,  sur  la  situation  actuelle  de  l'admi- 
nistration de  la  Litliuanie,  des  renseignements  peu  rassurants 
pour  le  bien  général  du  pays. 

C'est  un  sujet,  il  est  vrai,  qui  est  en  dehors  de  mes  attribu- 
tions, mais  je  considère  comme  le  devoir  d'un  sujet  fidèle 
d'empêcher  que  ces  laits  restent  inconnus  à  Sa  Majesté  l'em- 
pereur. 

Ce  rapport  est  daté  du  10  janvier  1855.  Je  n'ai  aucune 
raison  de  douter  qu'il  ait  été  présenté  par  le  comte  Protasow 
à  feu  l'empereur,  qui  repose  en  Dieu;  mais  comme  il  n'a  pu 
l'être  que  très  peu  de  temps  avant  la  mort  de  Sa  Majesté,  il 
est  à  craindre  que  le  rapport  n'ait  pas  été  pris  en  considéra- 
tion, et  qu'il  ne  soit  pas  arrivé  à  la  connaissance  de  l'empereur 
actuel.  C'est  là  un  point  que  je  voudrais  voir  éclairci. 

Sachant,  monsieur  le  gouverneur,  que  vous  avez  été  placé 
à  la  tête  de  la  province  de  Litliuanie,  jo  m'empresse  de  faire 
ce  que  je  considère  comme  mon  devoir,  et  de  vous  envoyer 
une  copie  du  susdit  rapport,  me  confiant  dans  votre  dévoue- 
ment pour  l'empereur  et  votre  zèle  pour  le  bien  des  notre  pays. 

Kn  appelant  de  tout  mon  cœur  sur  vous  les  bénédictions  de 
Dieu,  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur  le  gouverneur. 
Votre  très  humble  et  dévoué  serviteur, 

Filaret, 
Archevêque  métropolitain  de  Moscou. 

Moscou,  le  15  déccmltrc  1850. 


29 


libO  PIÈCES   A    CONSULTliR. 


Oukase  très  secret  de  l'empereur. 

Sa  Majesté  impériale  a  daigné  décréter  ce  qui  suit  : 

1°  Les  ministres  devront  faire  veiller  les  gouverneurs 
généraux  des  provinces  occidentales  à  ce  que,  dans  leurs 
provinces,  les  différentes  fonctions  de  police  municipale  et 
les  directions  des  biens  de  l'Etat  soient  confiées  exclusive- 
ment à  des  personnes  d'origine  russe,  ou  du  moins,  si  cette 
condition  se  trouvait  impossible  à  réaliser,  à  des  hommes 
connus  par  leurs  sentiments  et  des  bonnes  intentions  desquels 
ils  auraient  à  répondre. 

2°  A  l'exemple  de  ce  qui  a  lieu  dans  les  provinces  du  sud- 
ouest  de  l'empire,  ainsi  que  dans  le  royaume  de  Pologne,  il 
sera  juste  dorénavant  de  donner  aux  gouverneurs  de  pro- 
vince, pour  auxiliaires,  les  commandants  des  arrondissements 
militaires,  sinon  dans  tous  les  arrondissements,  du  moins 
dans  ceux  que  désignera  le  ministre  de  l'intérieur. 

3°  On  doit  rappeler  secrètement  à  tous  les  ministres  et 
directeurs  généraux  dans  les  diverses  branches  de  l'adminis- 
tration qu'ils  aient  à  exécuter  sans  aucune  restriction,  le 
décret  rendu  par  Sa  Majesté  impériale  après  l'année  1831, 
dans  lequel  il  est  enjoint  de  ne  nommer,  autant  que  possible, 
que  des  individus  d'origine  russe  à  certaines  fonctions  qui  y 
sont  énumérées;  h  savoir  :  aux  fonctions  de  gouverneur,  de 
vice-gouverneur,  de  procureur,  de  membres  des  tribunaux 
d'arrondissement,  de  commissaire  de  police,  de  maître  de 
poste. 

U"  Les  ministres  et  autres  directeurs  de  services  publics 
auront  à  prendre  toutes  les  mesures  qui  dépendront  d'eux 
pour  (jueles  autres  fonctions  que  celles  énumérées  plus  haut 
passent  insensiblement  entre  les  mains  de  personnes  d'origine 


LES   SOCIÉTÉS   DE   TEMPÉRANCE.  451. 

russe,  et  que  les  nationaux  soient  transportés  dans  les  gou- 
vernements de  la  Grande-Russie. 

5°  Enfin,  il  faut  établir  eu  principe  qu'aucun  individu  né 
ilaus  les  gouvernements  occidentaux,  à  moins  qu'il  ne  pro- 
fesse la  foi  orthodoxe,  ne  pourra  être  appelé  à  une  fonction 
quelconque  dans  ces  provinces,  s'il  ne  compte  dix  années  de 
service  dans  les  gouvernements  de  la  Grande-Russie,  ou  s'il 
n'a  servi  dans  l'armée  avec  le  grade  d'officier,  et  encore  faut- 
il  (ju'il  se  soit  toujoui's  distingué  par  les  sentiments  les  plus 
modérés. 

Le  prince  A.  Gzerniszew. 


IV 

(Voyez  la  page  145  ilii  volume.) 

Rescrit  de  M.  Muclianow  à  l'ailniiaistrateiir  du  diocèse  de  Plolzk. 

(N«  10511.) 

Varsovie,  le  4  (IC)  mars  1858. 

Par  son  rescrit  du  18  (30)  juillet  de  l'année  dernière 
(n°  5^38),  la  commission  du  gouvernement  a  eu  l'honneur 
de  porter  à  la  connaissance  de  Votre  Excellence  la  décision 
par  laquelle  Son  Altesse  le  prince  lieutenant  général  du 
royaume,  tout  en  recommandant  au  clergé  de  détourner  le 
peuple,  au  moyen  d'exhortations  religieuses  faites  avec  dis- 
cernement des  habitudes  d'ivrognerie,  a  défendu  l'introduc- 
tion des  sociétés  de  tempérance,  comme  n'étant  pas  autori- 
sées par  les  règlements  en  vigueur. 

Nonobstant  cette  défense,  des  sociétés  de  tempérance  ont 
été  formées  dans  le  diocèse  de  Plolzk,  par  les  soins  de  divers 
ecclésiastiques.  C'est  pourquoi  la  commission  du  gouverne- 


/l52  PIÈCES    A    CONSULTER, 

ment,  voulant  se  renseigner  sur  les  lieux,  a  délégué  un  de 
ses  employés,  le  sieur  Remiszewski,  afin  qu'il  vérifiât  par  lui- 
même  le  fait  de  l'introduction  des  sociétés  susdites. 

Cet  employé,  homme  intègre,  ayant  ouï  les  déclarations 
d'un  grand  nombre  de  personnes,  tant  ecclésiastiques  que 
séculières,  acquit  la  conviction  qu'il  existait  dans  le  diocèse 
des  soi-disant  confréries  de  tempérance,  ensuite  de  quoi, 
ayant  dressé  des  procès- verbaux,  il  les  transmit  à  la  com- 
mission. 

En  conséquence,  la  commission  du  gouvernement  a  résolu 
de  faire  savoir  à  Votre  Excellence  ([u'elle  a  infligé  à  certains 
d'entre  vos  subordonnés  des  punitions  dont  le  détail  suit  : 

1.  L'abbé  Nicodème  Skladowski,  prédicateur  des  Pères 
Récollets  à  Zuromin,  qui  a  travaillé  de  toutes  ses  forces  à  la 
propagation  des  confréries  de  tempérance,  sera  transféré  au 
couvent  de  Biala,  dans  le  diocèse  de  Podlachie.  On  recom- 
mandera au  provincial  des  Récollets  de  lui  infliger  une  puni- 
tion exemplaire  pour  avoir  introduit  clandestinement  de 
l'étranger  de  petits  livres  non  autorisés  par  le  comité  de  la 
censure.  Les  sermons  qu'il  pourra  prononcer  à  l'avenir  se- 
ront, conformément  aux  prescriptions  obligatoires,  examinés 
préalablement  par  le  Père  supérieur  du  couvent,  sous  la  res- 
ponsabilité personnelle  de  ce  dernier.  En  outre,  l'abbé  Skia-, 
dowski  ne  pourra  plus  être  promu  à  aucune  des  charges 
supérieures  de  son  ordre,  jusqu'à  ce  que  la  commission  du 
gouvernement  ait  prononcé  qu'il  s'est  corrigé  suffisamment. 

2.  L'abbé  Olszewki,  curé  à  Ostrow,  payera  30  roubles  d'ar- 
gent pour  frais  d'instruction  administrative,  avec  cette  admo- 
nition ([u'à  l'avenir  tout  manquement  de  sa  part  sera  puni 
bien  plus  sévèrement. 

3.  L'abbé  Gargilewicz ,  commendatairc  de  l'église  parois- 
siale de  Zaremby,  payera  pour  tous  frais  40  roubles  d'argent 
et  sera  transféré  à  un  vicariat. 


LES   SOCIÉTÉS    DE   TEMPÉRANCli.  llb?i 

II.  L'abbé  Oyrzann\vski,  vicaire  à  Obryte,  perdra  sa  place 
de  vicaire  et  sera  envoyé  pour  deux  ans  au  séminaire. 

5.  L'abbé  Ropelewski,  curé  à  Obryte,  payera  pour  tous 
frais  60  roubles  d'argent',  et  pourvoira  pendant  deux  ans  à 
l'entretien  de  l'abbé  Oyrzanowski  au  séminaire. 

6.  L'abbé  Wielgolawski,  curé  et  doyen  dans  la  ville  de 
Makow,  payera  60  roubles  et  perdra  sa  place  de  doyen. 

7.  L'abbé Uscinski,  curé  à  Zambsk,  payera  30  roubles  d'ar- 
gent, et  sera  puni  comme  il  convient  par  ses  supérieurs  ecclé- 
siastiques. 

8.  L'abbé  Kulpinski,  commendataire  à  Przewodow  et  curé 
à  Zielona,  payera  30  roubles  et  perdra  sa  commende. 

9.  L'abbé  Lubowidzki,  curé  à  Zegrz,  payera  30  roubles 
d'argent  8  1/2  copecks. 

10.  L'abbé  Nawrocki,  vicaire  à  Szrensk,  sera  envoyé  au 
séminaire  pour  deux  ans.  Il  pourvoira  à  sa  subsistance  par 
son  travail  personnel. 

11.  Les  vicaires  JanuszkowskideNasielsk,  Tarnulowski  de 
Wyszkow,  et  Zelazowski  de  Kadzidlo,  seront  transférés  à  des 
vicariats  d'un  revenu  moindre. 

12.  Les  supérieurs  des  Récollets  de  Zuromin  et  de  Pultusk, 
ainsi  que  les  vicaires  de  l'église  collégiale  de  cette  dernière 
ville,  seront  sévèrement  réprimandés. 

La  commiijsion  du  gouvernement  a  donné  avis  de  sa  déci- 
sion au  gouverneur  de  Plotzk  et  en  a  ordonné  l'exécution. 

Signé  MuCHANOW,  directeur  général. 

Et  plus  bas  :  Solnicki,  directeur  ; 
GcDOWSKi,  secrétaire. 


/lÔ/l  PIÈCES    A    CONSULTER, 

Circulaire  de  M.  Pocbwisniew,  sonverneur  civil  de  Viliia. 

Vilna,  ce...    mars  1859. 

Monsieur  le  ministre  des  finances,  ayant  appris  que  le 
clergé  catholique  du  gouvernement  de  Kowno  avait  fondé, 
sans  y  être  autorisé,  une  association  portant  préjudice  aux 
revenus  du  Trésor,  invite  M.  le  gouverneur  militaire  de  Vilna 
et  M.  le  gouverneur  général  de  Grodno  et  de  Kowno  à  inter- 
dire la  formation  de  pareilles  associations  dans  toute  l'étendue 
de  mon  gouvernement. 

M.  le  général  aide  de  camp  Nazirnow  m'a  communiqué  un 
rapport  de  la  chambre  du  Trésor  de  Vilna  que  lui  avait  fait 
remettre  le  ministre  des  finances,  et  portant  que  les  prêtres 
catholiques  romains  commençaient  à  prendre  la  tempérance 
pour  sujet  de  leurs  sermons,  qu'ils  forçaient  par  les  moyens 
les  plus  violents  leurs  paroissiens  à  faire  dans  les  églises  vœu 
de  ne  jamais  user  de  liqueurs  fortes,  les  menaçant,  dans  le 
cas  où  ils  ne  tiendraient  pas  leur  promesse,  de  leur  refuser 
l'absolution,  la  sainte  communion  et  une  sépulture  chrétienne 
après  leur  mort.  En  présence  de  pareils  faits,  le  général 
Nazimow  m'a  enjoint  d'ordonner  des  mesures  qui  empê- 
chassent la  formation  de  confréries  et  d'associations  contraires 
aux  articles  168  et  169  de  la  4oi  sur  les  contraventions. 

En  vous  communiquant  ces  faits,  je  vous  prierais,  mon- 
sieur, dans  le  cas  où  des  sociétés  de  tempérance  non  recon- 
nues par  la  loi  seraient  fondées  dans  le  ressort  de  votre  juri- 
diction, de  m'en  avertir  immédiatement,  et  de  me  faire  con- 
naître tous  les  moyens  de  coercition  employés  par  les  prêtres 
pour  détourner  leurs  paroissiens  de  l'usage  exagéré  des  spi- 
ritueux. 


LES    SOCIÉTÉS   DE    TEMPÉRANCE.  455 


Ministère  des  Domaines  d'État. 


Cbaïubrc  des  Domaines  d'Etat  de  Kowno. 

Kowno,  26  mai  1860  (n»  7949). 

Le  second  département  des  domaines  d'Etat  a  communiqué 
au  directeur  de  la  chambre  des  domaines  de  Kowno  la 
circulaire  émise  par  le  premier  département  du  ministère 
d'Etat,  et  adressée  à  MM.  les  directeurs  des  chambres  des 
domaines,  le  19  mars  1859,  n"  670,  avec  son  instruction,  en 
date  du  30  avril  de  la  même  année,  n°  5521,  relative  à  son 
exécution.  Voici  la  teneur  des  dispositions  de  cette  circulaire  : 

Considérant  que  les  paysans  d'Etat,  dans  de  certaines 
localités,  ont  pris  la  résolution  de  ne  point  boire  de  l'eau-de- 
vie  provenant  des  dépôts  des  spiritueux  des  fermiers,  et  qu'à 
cette  fin  ils  ont  décidé,  dans  leurs  réunions  communales,  de 
punir  les  récalcitrants  et  de  placer  des  sentinelles  auprès  de 
tous  les  cabarets,  comme  cela  ressort  des  renseignements 
reçus  au  ministère  des  domaines  d'Etat; 

Considérant  que  les  réunions  communales  ne  sont  en  droit 
de  tenir  les  conseils  et  de  prendre  des  décisions  qu'en  matière 
des  affaires  du  ressort  de  leur  compétence,  ou  bien  de  celles 
qui  sont  soumises  à  leurs  jugements,  conclusions,  ou  dispo- 
sitions par  les  autorités  supérieures  (art.  5350,  second 
volume  du  Sivod  Zakonmv); 

Considérant  que  les  décisions  des  réunions  communales 
n'ont  d'effet  ou  de  force  obligatoire  qu'autant  qu'elles  sont 
prises  conformément  aux  prescriptions  de  l'article  5351  du 
même  volume,  et  que  laloia  désigné  les  matières  pouvant  être 


/l56  PIÈGES    A    CONSUI.TKR, 

l'objet  (les  délibérations  dans  ces  réunions  (art.  5000),  a 
fixé  l'époque  de  la  réunion  (art.  5001)  et  l'ordre  même  de 
la  convocation  (art.  5002)  ; 

Considérant  que  les  réunions  communales,  convoquées  ré- 
gulièrement et  conformément  aux  prescriptions  ci-dessus 
indiquées,  n'ont  pas  le  droit  de  délibérer  sur  la  restriction  de 
l'usage  de  spiritueux,  de  même  que  sur  la  propagande  de  la 
tempérance  entant  que  matière  d'utilité  publi(iue,  et  doivent 
adresser  à  l'autorité  supérieure  une  demande  relative  à 
l'adoption  des  mesures  pour  arriver  à  ce  but; 

Considérant  qu'en  aucun  cas  ces  réunions  ne  peuvent 
arrêter  les  mesures  nécessaires  à  assurer  l'exécution  des 
décisions  prises  par  elles  dans  les  affaires  qui  sortent  de  leurs 
attributions  ; 

M.  le  ministre  déclare  que  les  décisions  des  paysans  rela- 
tives au  placement  des  sentinelles  près  les  débits  de  spiritueux, 
comme  non  autorisées  par  la  loi,  de  même  que  la  punition 
arbitraire  infligée  aux  personnes  faisant  l'usage  modéré  de 
l'eau-de-vie,  alors  que  la  loi  ne  punit  (pie  l'ivrognerie,  for- 
ment une  atteinte  portée  à  l'ordre  et  à  la  sûreté  publique  qui 
ne  peut  pas  être  tolérée.  Sans  avoir  éj^ard  à  ce  que  ces  déci- 
sions soient  prises  par  les  réunions  régulièrement  convo- 
quées et,  fussent-elles  l'expression  unanime  et  spontanée  des 
assistants  qui,  d'ailleurs,  en  aucun  cas,  ne  peut  devenir  obli- 
gatoire pour  tout  le  monde;  vu  qu'un  tel  abus  de  pouvoir, 
que  les  réunions  s'arrogent,  est  contraire  aux  lois  et  peut 
produire  des  conséquences  funestes  pour  le  gouvernement, 
M.  le  ministre  ordonne  qu'on  s'oppose  à  l'exercice  de  fonctions 
aussi  illégales  et  à  des  pratiques  aussi  répréhensibles. 

A  cette  circulaire  qui  doit  servir  à  MM.  les  directeurs  des 
cbambres  des  domaines,  au  cas  où  les  paysans  voudraient  se 
livrera  cet  exercice  illégal  du  pouvoir,  Son  Excellence  a  bien 
voulu  ajouter  : 


LES    SOCIÉTÉS    DE    TliMPÉRANCli.  'j57 

1"  Lii  tendance  des  paysans  à  l'aire  disparaître  l'ivrognerie 
mérite  des  encouragements,  mais  à  condition  qu'on  y  procé- 
dera par  la  surveillance  et  la  persuasion,  n'infligeant  de 
punition  qu'à  des  ivrognes  et  de  la  façon  déterminée  par  la 
loi.  La  poursuite  contre  ceux  qui  n'abusent  pas  de  spiritueux 
et  ne  l'ont  usage  de  l'eau- de- vie  que  pour  rétablir  leurs  forces 
et  leur  santé,  est  défendue;  toutes  décisions  prises  à  cet  égard 
dans  les  réunions  communales,  comme  en  tous  points  con- 
traires aux  lois,  sont  désormais  interdites. 

2°  Les  chambres  des  domaines  doivent  surveiller  ces 
réunions  communales  et  les  empêcher  de  prendre  les  déci- 
sions qui  dépassent  leur  droit  et  leur  compétence.  Elles  sont 
tenues  de  condamner  à  une  amende  ceux  qui  s'en  sont  rendus 
passibles  par  leur  conduite  arbitraire,  et  particulièrement  les 
gouvernants  immédiats  des  paysans,  chargés  de  la  police  et 
de  l'administration  communale,  qui  ont  négligé  de  prévenir 
les  actes  semblables.  Toutefois  il  est  nécessaire  d'expliquer 
aux  paysans  que  si  le  gouvernement  défend  sévèrement  les 
réunions  communales  qui  prennent  les  décisions  ci-dessus 
consignées  et  se  livrent  aux  actes  contraires  à  l'ordre  légal, 
il  reconnaît  néanmoins  tout  le  mérite  d'une  tendance  ayant 
pour  but  de  propager  dans  le  peuple  la  vertu  de  la  tempé- 
rance, à  condition  cependant  de  s'abstenir  des  résolutions  et 
des  mesures  qui  ne  sont  pas  autorisées  ni  consenties  par  le 
gouvernement. 

La  chambre  des  domaines,  par  une  circulaire  en  date  du 
18  juin  1859,  n"  112/il,  a  fait  connaître  aux  autorités  commu- 
nales l'instruction  de  Son  Excellence  ci-dessus  indiquée,  en 
les  invitant  à  veiller  sur  son  exécution,  sous  peine,  dans  le 
cas  de  négligence,  d'une  grave  responsabilité. 

Les  négociants  Wolf  et  Bychowski,  chargés  d'affaires  de 
MM.  Strumillo  et  Oîrojdenny,  fermiers  de  spiritueux  dans 
les  domaines  d'Etat  du  gouvernement  de  Kowno,  dans  leur 


/j58  PIÈCES    A    CONSULTER. 

demande  adressée  à  la  chambre  des  domaines,  en  date  du 
10  mai  dernier,  déclarent  qu'il  a  été  pris  actuellement  des 
mesures  si  sévères  en  matière  d'interdiction  de  l'usage  de 
spiritueux,  que  l'on  n'en  a  jamais  eu  à  subir  de  semblables. 

Ces  mesures  sont  les  suivantes  : 

1°  On  prêche  sans  cesse  dans  toutes  les  églises  catholiques 
que  l'usage  de  l'eau-de-vie,  quelle  qu'en  soit  du  reste  la 
quantité,  est  sévèrement  interdit,  sous  peine  de  s'exposer, 
dans  le  cas  contraire,  à  un  péché  mortel. 

2»  On  force  les  paroissiens  à  s'obliger,  par  serment,  de 
s'abstenir  totalement  de  l'usage  de  l'eau-de-vie. 

3"  Ceux  des  paysans  qui,  au  moment  de  forts  travaux  des 
champs,  pour  maintenir  leurs  forces  et  reconforter  leur  santé, 
font  usage  modéré  de  l'eau-de-vie,  sont  contraints  à  y  re- 
noncer complètement  par  des  menaces  telles,  par  exemple,  que 
la  privation  des  secours  de  la  religion,  le  refus  de  baptiser 
des  enfants,  de  donner  la  sépulture  aux  décédés  dans  les 
cimetières  du  rit  catholique  et  autres. 

U°  Les  personnes  soupçonni'es  de  taire  usage  de  l'eau- 
de-vie  sont  renfermées,  par  ordre  du  clergé,  dans  les  caveaux 
des  églises,  attachées  par  des  billots  et  rouées  de  verges,  ou 
bien  elles  sont  envoyées  aux  juridictions  communales,  et 
même  aux  bureaux  de  la  police  territoriale,  avec  la  commu- 
nication écrite  ou  verbale  des  pénalités  encourues,  et  l'invita- 
tion de  les  appliquer  aux  récalcitrants,  —  ce  qui  a  lieu  dans 
plusieurs  endroits. 

5°  On  place  des  sentinelles  secrètes  auprès  des  débits  de 
spiritueux  pour  surveiller  et  noter  ceux  qui  y  entrent;  de 
cette  manière,  les  personnes  qui  y  viennent  pour  prendre  un 
verre  de  bière  et  même  clierclicr  les  provisions  de  bouche, 
sont  frappées  d'une  punition  sévère. 

G"  Enlin,  dernièrement  on  a  répandu  des  livres  dans  un  bon 
nombre  de  domaines  d'Etat,  situés  dans  le  gouvernement  de 


LES   SOCIÉTÉS   DE   TEMPÉRANCE.  459 

Kowno,  où  les  paysans  s'assemblent  auprès  des  églises  et  se 
conslitueiit  en  réunions  appelées  sociétés  et  confréries  de 
tempérance,  et  l'on  fait  promettre  aux  paysans,  même  par 
serment,  de  s'abstenir  de  tout  usage  spiritueux.  De  cette 
façon,  la  circulaire  de  M.  le  ministre  reste  une  lettre  morte, 
et  les  débits  de  spiritueux  appartenant  à  l'Etat  sont  réduits 
à  n'être  d'aucune  utilité,  d'autant  plus  que,  d'après  le  cin- 
quième article  du  contrat  conclu  avec  les  demandeurs,  ils 
sont  tenus  de  prendre,  parmi  les  chrétiens  seuls,  leurs  débitants 
d'eau-de-vie;  et  ces  derniers  étant  persécutés,  se  refusent 
obstinément  à  accepter  la  fonction  de  cabaretier.  En  outre, 
les  fermiers  du  débit  des  eaux-de-vie  se  sont  chargés  par 
l'article  12  du  même  contrat,  de  louer,  pour  la  vente  des  spi- 
ritueux, les  maisons  des  villageois  ;  et  actuellement  les  paysans, 
de  peur  d'être  punis  par  le  clergé,  ne  veulent  plus  consentir 
à  leur  donner  leurs  maisons  en  location. 

La  chambre  des  domaines  appelle  l'attention  des  chefs  des 
districts  sur  la  plainte  adressée  par  les  fermiers  des  eaux-de- 
vie  dont  il  a  été  parlé  plus  haut,  et  les  invite  à  veiller  sur 
l'exécution  de  la  circulaire  de  Son  Excellence  M.  le  ministre 
des  domaines.  Ils  ne  devront  plus  tolérer  qu'il  soit  pris  dans 
ces  réunions  des  mesures  et  des  dispositions  contraires  aux 
lois  et  à  la  circulaire  du  ministre.  Ils  feront  connaître  à  la 
police  territoriale  les  noms  des  personnes  qui  s'en  seraient 
rendues  coupables.  La  police  fera  l'enquête  régulière,  et 
enverra  les  délinquants  devant  la  justice  pour  y  être  jugés  et 
punis.  La  chambre  des  domaines  en  recevra  en  même  temps 
l'avis,  afin  qu'elle  puisse  veiller  à  la  marche  régulière  de 
l'affaire  et  au  bien  jugé  des  résolutions. 

Les  autorités  communales  sont  chargées  de  publier  ces 
dispositions  dans  les  villages;  la  chambre  des  domaines,  et 
les  chefs  administrant  les  districts  doivent  être  avertis  sans 
retard  de  toutes  les  réunions  où  l'on  se  croirait  en  droit  de 


hGO  PIÈCES   A    CONSULTER. 

prendre  et  d'arrêter  les  mesures  et  les  dispositions  sans  y 
avoir  été  autorisé  par  le  gouvernement. 

Le  conseiller,  A.  Dowgerd. 
Rédacteur,  Gedgowt. 


Lettre  du  gouverneur  général  IVazimow  ù  l'évëque   de  Samogitie. 

(N*  3Ô71.) 


Vilna,  le  2  juin  18G0. 

Monsieur  le  ministre  des  finances,  dans  sa  lettre  du  16  du 
mois  dernier,  m'annonce  qu'il  avait  entendu  dire  que  Votre 
Excellence  avait  pris  les  mesures  les  plus  rigoureuses  pour 
forcer,  par  serment,  le  peuple  à  renoncer  à  l'usage  des  spi- 
ritueux. Le  19  mars  de  l'année  courante,  Votre  Excellence 
envoyait  aux  curés  qui  sont  sous  vos  ordres  une  circulaire 
portant  qu'on  devait  préparer  des  registres  pour  ceux  qui 
feraient  le  vœu  de  tempérance  ;  les  curés  étaient,  par  cette 
circulaire,  invités  à  déterminer  le  plus  grand  nombre  pos- 
sible de  leurs  paroissiens  à  y  inscrire  leurs  noms,  les  parents 
et  les  tuteurs  à  y  inscrire  leurs  enfants  et  leurs  pupilles.  En 
outre,  tous  ceux  dont  les  noms  avaient  été  ainsi  réunis  de- 
vaient, en  face  de  l'autel  de  la  Vierge,  renouveler  leur  vœu 
de  tempérance  et  promettre  de  le  garder  pendant  toute  leur 
vie.  Le  clergé,  de  son  côté,  était  chargé  de  veiller  à  la  bonne 
exécution  de  ces  dispositions. 

Considérant  que  la  grande  diminution  des  revenus  pro- 
venant de  l'impôt  sur  l'eau-de-vie  dans  le  gouvernement  de 
Kowno  a  pour  motif  le  développement  de  la  société  de 
tempérance,  j'avais,  dans  ma  lettie  du  5  mars,  n°  1528,  et 


LES    SOCIÉTÉS    DE   TEMPÉRANCE.  /iGl 

dans  le  but  d'apprendre  la  vérité  sur  cette  question,  prié 
Votre  Excellence  de  me  faire  connaître  le  nombre  de  per- 
sonnes domiciliées  dans  le  gouvernement  de  Kowno  qui  fai- 
saient partie  de  la  société  de  tempérance. 

Par  cette  lettre  je  ne  demandai  que  les  chiffres  recueillis 
dans  les  paroisses  pour  lesquelles  on  avait  déjà  précédem- 
ment fait  une  évaluation ,  mais  je  ne  prétendis  aucunement 
permettre  l'établissement  de  registres  où  l'on  recueillerait  de 
nouvelles  signatures,  ni  la  formation  de  nouvelles  associa- 
tions et  confréries  non  autorisées  par  le  gouvernement.  Dans 
votre  réponse  du  15  mars,  n"  575,  Votre  Excellence  m'avertit 
que,  pour  répondre  aux  questions  que  je  lui  faisais,  elle  a 
ordonné  des  leclierches,  sans  rien  dire  des  dispositions  nou- 
velles prises  dans  ladite  circulaire  du  19  mars. 

Sans  doute  il  est  très  profitable  aux  bonnes  mœurs  du 
pays  de  faire  ressortir  les  excellents  résultats  de  la  tempé- 
rance et  de  s'élever  contre  les  excès  de  boisson  ;  mais  lors- 
qu'on détourne  entièrement  de  l'usage  de  l'eau-de-vie,  sur- 
tout en  se  servant  de  moyens  qui  frappent  aussi  vivement 
l'imagination  du  peuple,  par  exemple,  le  serment,  la  pro- 
messe de  la  rémission  des  péchés,  etc.,  on  oublie  que  l'usage 
modéré  des  spiritueux  peut  être  nécessaire  à  la  santé;  de 
plus  on  agit  contrairement  aux  dispositions  rendues  par  le 
métropolitain  catholi([ue  romain  de  Russie,  ainsi  qu'à  mes 
prescriptions  de  1858  et  1859,  contrairement  enfin  aux  vues 
du  gouvernement,  qui  a  affermé  l'impôt  sur  l'eau-de-vie. 

Le  clergé,  sans  empêcher  les  paysans  d'user  avec  mesure 
de  l'eau-de-vie,  laquelle  est  indispensable  aux  travailleurs, 
devra  simplement  détourner  de  l'ivrognerig,  c'est-à-dire  de 
l'usage  immodéré  des  spiritueux,  c'est  runi([ue  moyen 
de  concilier  les  vues  du  gouvernement  et  la  conservation  de 
l'impôt  sur  les  boissons  avec  l'intention  de  guérir  le  peuple 
de  sa  funeste  passion  pour  les  boissons. 


/l62  PIÈCES   A    CONSULTER. 

En  conséquence,  et  conformément  au  désir  de  M.  le 
ministre  des  finances,  j'ai  l'honneur  de  prier  Votre  Excel- 
lence de  révoquer  les  dispositions  rendues  dans  la  circulaire 
du  19  mars,  et  d'empêcher  la  propagande  exercée  par  le 
clergé.  Il  sera  nécessaire  en  même  temps  d'avertir  les  curés 
que,  tout  en  détournant  leurs  paroissiens  de  l'ivrognerie  et 
d'autres  vices,  ils  se  gardent  d'employer  à  cet  effet  des 
moyens  non  reconnus  par  le  gouvernement,  comme,  par 
exemple,  les  menaces  ;  que  par  la  parole  ils  s'efforcent  d'in- 
spirer au  peuple  de  bons  principes,  mais  qu'ils  ne  l'empê- 
chent pas  de  boire  de  l'eau-de-vie  en  restant  dans  les  justes 
mesures  :  Notre-Seigneur  lui-même  n'en  a-t-il  pas  expressé- 
ment autorisé  l'usage  quand,  aux  noces  de  Cana,  il  a  changé 
l'eau  en  vin  ? 

Votre  Excellence  aura  soin  de  se  faire  présenter  les 
registres  établis  dans  les  paroisses ,  afin  qu'ils  soient  dé- 
truits ,  et  de  faire  en  sorte  que  le  clergé,  par  ses  actes , 
ne  se  mette  jamais  en  contradiction  avec  les  règlements 
de  l'État  ni  avec  les  obligations  bien  entendues  de  son 
sacerdoce. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


RAPPORT    DE   M.    STCIIERBININ.  ^63 


{Voyez  la  page  148  du  volume)  (1). 


Rapport  adressé  à  S.  M.  l'Empereur  sur  l'afTaire  de  Dziernowilze 
par  ie  conseiller  intime  sénateur  Stclierbiuin ,  présenté  le  ti  aoCit 
1858. 


(Sa  Majesté  a  écrit  de  sa  propre  main  sur  l'original  :  «  Exa- 
»  miner  au  comité  des  ministres  pour  vie  présenter  les  conclu- 
n  sions-sur  les  actes  du  gouverneur  et  du  maréchal  gouvernemental 
»  de  la  noblesse  qui  laissent  à  désirer.  MM.  les  ministres  veille- 
»  ront,  chacun  en  ce  qui  le  concerte,  afin  de  fcdre  cesser  les 
»  désoi'dres  signalés.  Les  articles  accompagnés  de  mes  résolu- 
»  tioy\s  doivent  être  exécutés  incontinent.  ») 

L'apostasie  et  l'abandon  de  pratiques  religieuses  du  rit 
orthodoxe,  consommés  dans  le  mois  de  mars  de  l'année  cou- 
rante, par  un  millier  de  paysans  du  village  de  Dziernowitze, 
dans  le  district  de  Driza,  appartenant  au  propriétaire  Kor- 
sak,  est  un  fait  d'une  telle  importance,  tant  par  sa  nature  que 
par  les  résultats  et  l'influence  qu'il  peut  produire  sur  les 
gouvernements  limitrophes ,  qu'il  m'autorise  à  prendre  la 
respectueuse  liberté  d'entretenir  Votre  Majesté  impériale  de 
quelques  détails  sur  cette  affaire. 

Par  suite  de  complications  et  de  doutes  qui  se  sont  élevés 
au  sujet  de  l'exécution  des  décrets  rendus  par  les  métropo- 

(-1)  Nous  avons  cru  bon  de  reproduire  en  entier  le  rapport  du 
sénateur  Stcherbinin,  dont  nous  n'avons  cité  que  les  conclusions 
dans  le  texte.  On  verra  que  dans  celte  pièce,  écrite  à  sa  louange 
par  lui-même,  le  sénateur  confirme  toutes  les  accusalions  portées 
contre  lui  dans  les  deux  lettres  que  nous  avons  citées. 


llCik  PIÈCES'  A    CONSULTER. 

litains  Siestrzcncewicz  et  Lisowski,  confirmés  le  19  juillet 
"1806,  et  de  l'oukase  du  sénat,  en  date  du  25  octobre  1807, 
relatif  à  la  séparation  des  ecclésiastiques  du  culte  grec-uni, 
qui  ont  embrassé  le  catliolicisme  romain,  du  clergé  catholique 
romain,  pour  les  soumettre  de  nouveau  à  la  hiérarchie  du 
métropolitain  grec-uni,  il  a  été  rendu  un  oukase  du  sénat  le 
6  août  1810  dans  lequel,  entre  autres  choses,  il  a  été  ordonné 
ce  qui  suit  : 

c(  Pour  épargner  des  difficultés  au  gouvernement  dans 
»  la  question  dé  savoir  à  partir  de  quelle  époque  on  doit 
»  compter  la  prescription  de  la  conversion  des  Grecs  unis  qui 
»  ont  embrassé  le  culte  catholique  romain,  non  pas  en  masse, 
»  mais  individuellement,  il  faut  prendre  l'année  1788  comme 
»  terme  de  cette  prescription;  c'est  l'année  suivante,  1789, 
»  qu'a  été  rendu  l'arrêt  interdisant  toutes  sortes  de  démarches 
»  dans  le  but  de  faire  embrasser  aux  Grecs  unis  le  rit  calho- 
»  lique  romain.  » 

Par  suite  d'une  supplique  adressée  à  l'empereur  Nicolas, 
feu  l'auguste  père  de  Votre  3Iajeslé  impériale,  par  Leurs 
Grandeurs  lesévéques  Joseph,  Basile,  Vital  et  autres  membres 
du  clergé,  au  nombre  de  1305  ecclésiastiques  séculiers  et  ré- 
guliers, sollicitant  pour  eux  et  leurs  troupeaux  la  permission 
de  revenir  à  l'orthodoxie,  foi  de  leurs  ancêtres,  il  leur  a  été 
permis  d'entrer  au  sein  de  la  sainte  Église  orthodoxe  catho- 
lique orientale  de  toutes  les  Russies.  L'oukase  du  sénat  à  ce 
sujet  a  été  rendu  le  23  juin  1839.  Dans  le  mois  de  juin  ISZiO, 
Sa  Grandeur  Basile,  archevêque  de  Polotzk  et  de  Witebsk,  a 
présenté  la  copie  de  la  visite  générale  effectuée  en  1792.  Cette 
pièce  contient  une  déclaration  que  l'Eglise  catholique  romaine 
de  Dziernowitze,  dans  le  district  de  Driza,  appartenait  à  l'an- 
cien clergé  grec- uni.  Sa  Grandeur  pria  le  ci-devant  gouver- 
neur général  de  Smolensk,  Witebsk  et  Mohilew,  le  général 
aide  de  camp  Diacow,  d'ordonner  la  remise  de  cette  église  au 


RAri'ORT    !)E    M.    STCIIERDININ.  /iG5 

clergé  orlliodoxe,  ('Oiironiiémt'nt  à  l'oukase  du  25  t)Ctobre 
1807.  Il  a  ùlé  fait  une  enquête  à  cet  égard,  et  les  (locuivieiits 
présentés  ont  été  examinés.  Il  en  appert  (pie  l'église  de  Dzier- 
nowitze  servit  de  paroisse  du  culte  grec-uni  jusqu'au  mois 
de  mars  1795,  et  qu'à  cette  époque  elle  fut  remise  au  culte 
catholique  romain  et  les  paroissiens  convertis  au  rit  latin. 
S'appuyant  sur  cette  conquête  et  prenant  en  considération  les 
renseignements  fournis  par  l'autorité  diocésaine  catholique 
en  18^0  et  18il,  où  l'église  de  Dziernowitze  figure  comme 
paroissiale  sans  que  le  nombre  des  Grecs  unis  formant 
la  paroisse  soit  indiqué  (ce  qui  fait  voir  qu'ils  sont  entrés  au 
sein  de  l'Eglise  ortiiodoxe),  le  ministre  de  l'intérieur  a  soumis 
à  l'examen  du  sénat  la  proposition  relative  a  la  remise  de 
cette  église  au  clergé  orthodoxe.  Ce  qui  fut  ordonné  par  un 
oukase  en  date  du  28  septembre  18^2.  Dans  cet  oukase,  entre 
autres  choses,  on  a  reproduit  l'opinion  du  Collège  catho- 
lique, qui  déclare,  que  depuis  la  remise  de  l'église  de  Dzier- 
nowitze au  clergé  orthodoxe  et  la  conversion  à  l'orthodoxie 
de  ses  paroissiens,  il  ne  reste  plus  de  catholiques  romains  ; 
néanmoins,  au  moment  de  l'exécution  de  celte  disposition, 
dans  le  mois  de  janvier  18/i3,  le  clergé  paroissial  latin,  dans 
son  rapport  relatif  à  cette  remise,  fait  mention  de  l'existence 
de  2718  catholiques  romains  privés  de  l'église  et  réduits  à 
célébier  le  service  divin  dans  une  chapelle.  Après  le  dénom- 
brement fait  en  1865  par  le  curé  orthodoxe,  de  concert  avec 
le  curé  catholique,  on  a  restitué  au  clergé  orthodoxe  un 
troupeau  de  1721  personnes. 

Dans  ce  dénombrement,  il  a  pu  s'être  glissé  assurément 
quelques  inexactitudes,  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  les  villageois, 
portés  une  fois  au  livre  de  paroissiens  orthodoxes,  ne  peuvent 
être  reconvertis,  sous  aucun  prétexte,  au  rit  latin.  En  effet, 
depuis  ISkô  ,  ils   n'ont  formulé   aucune   réclamation  à  cet 


30 


[l66  PIÈCES'  A    CONSULTER. 

égard  (1),  et  ce  n'est  que  dans  le  mois  d'octobre  1857  qu'ils 
ont  soumis  à  Votre  Majesté  Impériale  une  supplique  où  ils 
déclarent  que,  par  suite  de  la  transformation  de  l'Eglise  ca- 
tholique romaine  de  Dziernowitze  en  temple  orthodoxe,  ils 
ont  été  privés  de  la  possibilité  d'accomplir  leurs  pratiques 
religieuses  d'après  le  rit  catholique  romain,  et  sollicitent  la 
permission  de  rentrer  sous  la  bannière  de  la  foi  de  leurs 
ancêtres. 

Le  6  décembre  1857  le  gouverneur  a  reçu,  par  l'entremise 
du  secrétaire  d'Etat,  du  département  des  pétitions,  l'invitation 
de  déclarer  aux  premiers  villageois  qui  ont  signé  cette  sup- 
plique, que  leur  demande  n'aboutira  à  aucun  résultat.  Le 
gouverneur  voyant  se  manifester  une  tendance  de  toute  la 
population  pour  se  détacher  de  l'Eglise  orthodoxe,  eût  du,  ce 
me  semble,  sans  retard,  prendre  des  mesures  actives,  afin  de 
mettre  terme  à  cette  tendance  funeste  [«  c'est  Juste  (2)  »]  et  se 
rendre  de  sa  personne  dans  lé  village  de  Dziernowitze.  Au  lieu 
de  le  faire  lui-même  il  a  chargé  l'isprawnik  de  l'exécution  de 
l'ordre  du  secrétaire  d'État  [it procédé  inopportun»]  sans  en 
avertir  même  Sa  Grandeur  l'archevêque  Basile.  La  réponse  du 
prince  Galitzin  a  été  communiquée  aux  deux  premiers  villa- 
geois qui  ont  signé  la  supplique;  les  autres  n'en  ont  point  été 
instruits.  De  cette  façon  on  a  perdu  le  temps,  laissant  les 
ilammcs  se  propager  et  causer  des  ravages. 

Dans  le  mois  de  mars  dernier,  M.  le  ministre  de  l'intérieur 
renvoya  au  gouverneur  la  nouvelle  pétition  des  villageois  de 

('!)  La  manière  dont  Alexandre  H  a  accueilli  la  réclamation  des 
habitants  de  Dziernowitze  fait  trop  bien  comprendre  pourquoi,  sous 
Nicolas ,  ils  n'ont  pu  même  penser  à  adresser  une  pareille 
demande. 

(2)  Ces  mots,  et  tous  ceux  qu'on  trouvera  dans  la  suite  de  ce 
rapport,  imprimés  en  italique  et  entre  parenthèse,  sont  de  la  main 
môme  de  l'empereur  qui  les  a  écrits  à  la  marge. 


RAI'PORT    DE   M.    STCHERBININ.  407 

Dzieniowitze,  En  môme  temps  Sa  Graiideiir  Basile,  l'arclio- 
vèque  de  Polotzk  et  de  Witebsk,  instruisit  M.  le  conseiller  in- 
time Kolokoltzoff  que  los  habitants  de  Dziernowitze,  par  suite 
des  rumeurs  propagées  par  la  prétendue  liberté  de  confession, 
cherchent  à  revenir  au  rit  latin  et  abandonnent  les  devoirs 
essentiels  du  culte  orthodoxe  :  la  confession  et  la  commu- 
nion (1).  Une  commission  fut  nommée  alors  pour  faire  une 
enquête  sur  les  motifs  de  cette  apostasie,  et  ramener  les  âmes 
égarées;  mais  sa  mission  avorta.  On  a  dû  solennellement 
communiquer  aux  villageois  la  teneur  de  la  disposition  du 
secrétaire  d'État  du  département  des  pétitions  et  leur  rappe- 
ler le  devoir  de  se  conformer  aux  ordres  du  gouvernement, 
mais  ils  demeurèrent  inflexibles  à  toutes  les  exhortations  ;  ils 
prirent  même  leurs  franches  coudées  pour  déclarer  qu'ils  ne 
veulent  plus  appartenir  à  l'orthodoxie.  Le  19  mai,  on  dressa 
un  acte  constatant  cette  obstination  à  persévérer  dans  l'apos- 
tasie ;  la  commission  ensuite  fut  dissoute. 

Voilà  la  situation  de  l'affaire  telle  que  je  l'ai  trouvée  à  mon 
arrivée  à  \Yitebsk,  un  mois  après  la  dissolution  de  la  commis- 
sion. Elle  a  pris  une  direction  défavorable  et  il  a  fallu  la  ra- 
mener à  la  marche  légale.  Toutefois,  prenant  en  considération  : 
1°  les  lenteurs  de  la  procédure  légale,  alors  qu'un  remède 
urgent  était  nécessaire  pour  arrêter  la  tendance  générale  de 
la  population  du  district  de  Driza  et  de  ([uelques  localités  de 
celui  de  Polotzk  à  accepter  le  rit  latin;  2"  la  difliculté  d'ap- 
pliquer à  toute  la  masse  de  la  population  les  lois  pénales 
contre  les  renégats  et  les  instigateurs  de  l'apostasie;  3°  la 
disposition  des  villageois  de  Dziernowitze  de  pétitionner  par- 
tout  et  d'exprimer  des  doutes  sur  l'esprit  avec  lequel  leur 


(I)  Ou  voit  ce  que,  clans  leurs  rapports  intimes,  les  conseillers  de 
l'empcieur  pensaient  de  cette  liberté  de  conscience  qu'on  promettait 
tout  haut,  à  l'avènement  d'Alexandre  II. 


/|68  PIÈCEfS    A    COXSULTER. 

supplique,  adi'essée  à  Votre  Majesté  Impériale,  a  été  accueil- 
lie; h"  la  conviction  que  le  recours  à  des  moyens  secrets  et 
violents  ne  répondait,  Sire,  ni  à  votre  magnanimité,  ni  à 
la  dignité  de  notre  religion,  je  résolus  d'essayer  encore  la  voie 
de  persuasion  pour  amener  la  population  de  Dziernowitze  à 
reconnaître  la  vérité.  Le  repentir  et  le  regret  montrés  par  un 
des  instigateurs  de  l'apostasie,  son  édifiante  réconciliation  avec 
l'Église  orthodoxe  (1),  m'ont  sem^Jlé  de  bon  augure.  Suppo- 
sant que  les  trois  autres  promoteurs  de  défection  incarcérés 
dans  la  prison  de  Driza  suivraient  l'exemple  de  leur  cama- 
rade, je  les  ai  fait  venir  à  Witebsk;  mais  je  dois  dire  avec 
regret  que  leur  séjour  prolongé  à  Driza,  sous  l'influence  des 
dominicains,  les  a  tellement  encouragés  et  raffermis  dans 
l'obstination,  que  les  plus  chaleureuses  persuasions  de  ma 
part  ne  purent  les  ébranler.  Je  les  ai  laissés  provisoirement 
dans  la  prison  de  Witebsk. 

D'après  les  avis  de  la  commission,  il  ne  fallait  pas  s'attendre 
à  la  coopération  du  propriétaire  de  Dziernowitze  ;  néanmoins 
cette  coopération  pouvant  seconder  très  favorablement  l'ac- 
complissement de  ma,  mission,  j'ai  écrit  à  M.  Korsak.  Je  lui  ai 
déclaré  cjue  je  comprends  dans  une  certaine  mesure  les  motifs 
de  son  abstension  allégués  devant  la  commission.  Catholique 
romain  lui-même,  il  a  dû  être  embarrassé  d'agir  sur  les  con- 
victions religieuses  de  ses  paysans  ;  toutefois  je  me  suis  permis 
de  lui  rappeler  son  engagement  écrit  de  raffermir  les  villa- 
geois de  Dziernowitze  dans  l'orthodoxie.  Je  lui  ai  fait  part,  en 
outre,  de  ma  conviction  dans  ses  sentiments  de  fidélité  au 
trône  et  dans  ses  lumières.  Catholique  romain  éclairé,  il  a  dû 


(1)  Il  s'agit  du  barbier  Vincent.  Nous  invitons  le  lecteur  à  se 
reporter  à  la  page  167  du  volume  pour  réveiller  ses  souvenirs  sur 
la  nature  des  procédés  qui  avaient  amené  celte  «  édifiante  réconci- 
liation. » 


RAPPOIIT    DE    M.    STCUERBI.MX.  /j69 

savoir  que  sa  religion,  de  même  que  l'orlliodoxie,  commande 
l'obéissance  aux  autorités.  Père  bienveillant  pour  ses  paysans, 
il  possèile  sans  doute  toute  leur  confiance;  je  lui  ai  exprimé 
enfin  l'espoir  qu'il  voudra  prendre  des  mesures  pour 
convaincre  ses  paysans  de  ce  que  la  désobéissance  à  la  vo- 
lonté du  souverain,  l'oint  du  Seigneur,  leur  prépare  un 
châtiment  mérité,  leur  perte  et  la  ruine  de  leur  famille. 
Cette  lettre  a  été  envoyée  à  M.  Korsak  en  résidence  à  Driza  en 
même  temps  que  le  lieutenant-colonel  de  gendarmerie  Losiew 
et  le  fonctionnaire  Milos.  Bientôt  après,  je  me  suis  rendu 
moi-même  dans  le  village  de  Dziernowitze.  Chemin  faisant, 
j'ai  rencontré  à  Polotzk  mes  envoyés  qui  arrivaient  avec  la 
réponse  de  Korsak,  pleinement  satisfaisante.  Il  manifestait  le 
regret  de  ce  qu'en  raison  de  sa  maladie  constante,  de  l'âge 
avancé  et  de  la  distance,  il  fijt  privé  de  la  possibilité  de  pa- 
raître en  personne  aux  opérations  de  la  commission,  afin 
d'amener  ses  paysans  à  remplir  la  volonté  sacrée  de  Votre 
Majesté  Impériale;  il  mandait,  qu'étant  pénétré  lui-même  de 
sentiments  d'obéissance  et  de  soumission  envers  son  sou- 
verain adoré,  il  ne  désire  rien  autant  que  de  voir  les  villa- 
geois reconnaître  leur  égarement,  en  ressentir  du  regret,  se 
soumettre  pieusement  à  cette  volonté  et  assurer  de  cette  façon 
leur  tranquillité  et  celle  de  leurs  familles.  Pour  atteindre  ce 
but,  Korsak  m'envoya  son  fondé  de  pouvoirs,  qui  possédait 
toute  sa  confiance,  une  personne  connue  par  ses  sentiments 
de  probité  et  d'honneur,  qui  en  a  donné  des  preuves  constantes 
pendant  plusieurs  années  de  son  séjour  dans  le  district.  Le 
personnage  investi  de  cette  confiance  n'était  autre  que  le 
même  Zarnowski  qui  a  été  noté  comme  l'instigateur  le  plus 
zélé  de  l'apostasie  et  qui  a  été  démis  de  ses  fonctions  d'asses- 
seur de  cabarets  (1)  par  le  gouverneur,  comme  un  intrigant  et 

(l)  L'honorable  fonction  d'assesseur  de  cabaret  =^3t  sans  doute  une 


/l70  PlÈCliS    A    CONSULTER . 

un  suspect,  .l'ignore  à  quel  point  ces  accuàations  élaii  til  l'un- 
dées,  mais  je  puis  certifier,  la  main  sur  la  conscience,  que 
Zarnowski  les  a  rachetées  au  centuple  par  les  services  rendus 
dans  l'œuvre  de  la  persuasion  et  de  la  conversion  des  villa- 
geois de  Dziernowitze. 

Muni  de  l'instruction  nécessaire,  Zarnowski  partit  pour 
Dziernowitze,  accompagné  de  MM.  Losiew  et  Milos.  Ils  ont 
été  chargés  de  rassembler  à  mon  arrivée  tous  les  chefs  de  fa- 
milles habitant  les  villages  des  domaines  de  M.  Korsak.  Je 
"suis  arrivé  dans  le  village  de  Dziernowilze  le  12  juillet,  et  me 
suis  présenté  devant  la  réunion  pour  la  haranguer.  Il  lui  a 
été  fait  lecture  du  but  de  ma  mission,  répétée  en  idiome  de 
la  Ruthénie  Blanche  par  M.  Zarnowski.  Les  victimes  malheu- 
reuses de  l'égarement  écoutaient  tous  mes  conseils  avec  une 
humilité  et  une  soumission  surprenantes,  elles  sont  tombées 
à  terre  en  sanglottant  et  suppliant  de  leur  laisser  professer 
librement  le  culte  catholique  romain,  la  foi  de  leurs  pères, 
et  protestant  de  leur  résolution  de  subir  de  plus  cruelles 
épreuves  dans  l'œuvre  du  salut  de  leur  àme  alin  de  mériter  le 
royaume  du  ciel.  Longtemps  j'ai  lutté  avec  le  fanatisme  en- 
durci de  ces  paysans  (1),  jusqu'à  ce  que,  secondé  par  le  con- 
cours zélé  de  Zarnowski,  qui  a  préparé  le  peuple  par  la  dou- 
ceur et  la  persuasion,  je  finis  par  triompher  de  l'opiniâtreté. 
Les  villageois  ayant  acquis,  par  ma  déclaration  solennelle,  la 
conviction  de  l'impossibilité  de  se   convertir  au  rit  latin  et 

de  celles  qui  se  rapportent  au  monopole  des  spiritueux  que  le  gou- 
vernement s'est  réservé  en  Russie  et  qu'il  exerce  au  grand  détri- 
ment de  la  moralité  publique.  Voir  sur  ce  point  les  détails  si  curieux 
fournis  par  le  livre,  on  ne  peut  plus  exact,  du  prince  Dolgoroukow, 
La  Vérité  sur  la  liussic,  p.  282.  —  Voir  aussi  les  pièces  citées  plus 
haut. 

(1)  Nous  recommandons  à  nos  lecteurs  le  discours  du  sénateur 
Slcherbinin,  page  162. 


IIAPPOUT    DE   M.    STCHERBININ.  llH 

que  la  volonté  de  Votre  Majesté  Impériale  à  cet  égard  est 
sacrée  et  inexorable,  commencèrent  à  revenir  progressive- 
ment au  repentir  ;  ils  se  jetaient  à  mes  pieds  demandant 
pardon;  tous  ces  individus  ont  immédiatement  été  séparés  et 
portés  sur  la  liste  des  rentrés  au  sein  de  l'Église  orthodoxe. 
Il  n'en  est  resté  que  quelques  renégats  les  plus  endurcis,  mais 
ils  ont  fini,  eux  aussi,  par  reconnaître  leur  égarement.  Le 
lendemain,  c'est-à-dire  le  dimanche,  un  bon  nombre  de  vil- 
lageois se  sont  rendus  à  l'église,  afin  de  recevoir  la  commu- 
nion orthodoxe;  cependant  j'ai  nperçu  dans  l'église  bien 
moins  de  peuple  que  la  veille,  et  c'est  là  principalement  où 
j'ai  puisé  la  conviction  d'un  forte  réaction  contre  l'ortho- 
doxie de  la  part  des  propriétaires,  et  des  dominicains  qui 
prêtent  le  serment,  à  leur  entrée  au  couvent,  de  faire  la  pro- 
pagande catholique  par  tous  les  moyens  en  leur  pouvoir.  On 
m'a  fait  connaître,  pendant  la  nuit,  que  les  dominicains, 
voyant  les  victimes  de  leur  fanatisme  échapper  à  leur  auto- 
rité, sont  parvenus  de  nouveau  à  ébranler  leur  conviction  en 
assurant  les  paysans  qu'on  les  trompait.  Le  sénateur,  leur 
a-t-on  dit,  est  un  personnage  inventé;  il  n'est  pas  nanti  du 
mandat  de  Sa  Majesté,  et  n'a  pas  le  droit  de  vous  entraîner 
dans  l'orthodoxie. 

J'ai  envoyé  quérir  incontinent  le  propriétaire  qui  m'a  été 
indiqué  comme  ayant  pris  part  à  ces  menées  corruptrices,  et 
l'ecclésiastique  demeurant  dans  le  même  village  que  lui,  son 
complice.  Il  m'a  été  amioncé  que  le  premier  s'était  rendu 
dans  la  ville  de  Polotzk,  il  y  a  quelques  jours  :  c'est  ce  que 
l'enquête  m'a  confirnié  depuis;  quant  au  dominicain  qui  m'a 
été  envoyé,  je  lui  ai  adressé  des  admonestations  sévères,  en 
déclarant  en  termes  catégoriques  qu'il  sera  jugé  avec  toute 
la  sévérité  des  lois,  si  des  faits  de  corruption  qu'on  lui  attribue 
venaient  à  être  prouvés  par  l'enquête. 

Avant  laissé  à  la  police  l'achèvement  de  l'œuvre  commen- 


lll'l  PIÈCES    A    CONSILIKU. 

cée,  jo  lui  ni  donné  l'ordre  do  piocwler  lentement  et  avec  la 
plus  grande  douceur  là  où  il  s'agit  de  préparer  les  villageois 
aux  plus  importants  mystères  de  la  religion,  et  je  me  suis 
rendu  ensuite  à  Driza  et  à  Dinabourg.  J'ai  renvoyé  de  Driza 
au  village  de  DziernoNvitze  le  lieutenant-colonel  Losiew  et 
M.  Milos,  nantis  des  instructions  nécessaires  pour  surveiller 
la  police  dans  l'œuvre  de  l'exécution  de  mes  ordres.  Je  me 
suis  arrêté,  chemin  faisant,  au  couvent  des  dominicains  de 
Zabialy,  et  j'ai  adressé  au  supérieur  un  avertissement  pareil 
à  celui  que  j'ai  jugé  à  propos  de  l'aire  précédemment  au  do- 
minicain mandé  à  Dziernowilze. 

A  mon  retour  de  Dinabourg,  j'ai  reçu  de  MM.  Losiew  et 
Milos,  commissionnés  par  moi  k  Dziernowitze,  les  nouvelles 
les  plus  satisfaisantes.  Les  villageois  contrits,  de  bonne  foi, 
sans  aucune  contrainte  (1),  rien  que  par  la  confession  et  la 
sainte  communion,  revenaient  peu  à  peu  au  sein  de  l'Eglise 
orthodoxe.  On  baptisa  quelques  enfants  qui  ne  l'ont  pas  été 
depuis  le  mois  d'avril  dernier,  et  on  dressa  un  acte  séparé. 
Une  députation,  composée  des  apostats  les  plus  endurcis, 
m'attendait  à  une  station  proche  de  la  ville  de  Polotzk;  elle 
demandait  à  genoux  mon  intercession  auprès  de  Votre  Majesté 
Impériale,  pour  en  obtenir  le  pardon  et  l'oubli  généreux  de 
leur  crime.  Tous  les  r.q^porls  que  j'ai  reçus  depuis,  accom- 
pagnés des  actes  dressés  par  l'isprawnik  de  Driza,  constatent 
l'accomplissement  progressif,  mais  assuré,  des  pratiques  reli- 

(1)  Il  faut  que  le  sénateur  compte  prodigieusement  sur  l'inad- 
vertance de  l'auguste  lecteur  auquel  son  rapport  est  destiné,  ou  bien 
que  les  mots  n'aient  pas  le  même  sens  en  Russie  qu'en  France.  Car 
lui-même  a  écrit  plus  haut  des  principaux  coupables  :  «  Je  lésai  laissés 
provisoircvicnl  dans  les  prisons  de  \]'it  lisk.  »  On  no  voit  pas  trop  non 
plus  ce  que  vient  faire  le  lieulcnanl  colonel  Losicw  dans  une  œuvre 
do  persuasion  où  «  rien  que  pur  la  confession  cl  la  sainte  communion  » 
les  villageois  a  conirils  »  reviennent  en  foule  à  l'orthodoxie. 


RAPPORT    DK    M.    STCHERBININ.  ii73 

giouses  du  rit  orthodoxe  de  la  part  des  villageois  de  Dzier- 
nowitze.  Des  trois]  apostats,  les  plus  intraitables  qui  ont  été 
incarcérés  par  moi  dans  la  prison  de  \Yitebsk,  deux  ont  ex- 
primé le  repentir  à  mon  retour;  ceux-là  ont  été  conduits  à 
confesse  et  à  la  sainte  communion  par  n  oi-méme. 

Dieu  m'a  aidé  ainsi  dans  l'accomplissement  de  cette  œuvre 
surprenante  que  personne,  j'ose  le  dire,  n'attendait  à  \Yitebsk. 
C'est  un  succès  d'une  importance  incontestable  tant  sous  le 
rapport  religieux  que  politique,  que  tout  le  inonde  suivait 
avec  un  vif  intérêt.  L'apostasie  était  au  point  de  prendre  des 
proportions  considérables,  une  tournure  funeste;  elle  mena- 
çait déjà  de  dissolution  l'union  de  l'Eglise  grecque  unie  avec 
l'orthodoxie  opérée  en  1839.  [«  Ces  procédés  prudents  et  véri- 
tablement chrétiens  font  grand  honneur  à  M.  Stcherbinin  ■>>]  (1). 
Le  mal  aurait  pu  être  facilement  étouffé  à  sa  naissance  ;  mais 
une  indifférence  inconcevable,  les  dispositions  inconsidérées 
des  autorités  locales,  les  négligences  fatales,  telles  que  l'omis- 
sion de  pourvoir  la  commission  d'enquête  de  l'original  de  la 
réponse  du  secrétaire  d'État  du  département  des  pétitions,  la 
détention  par  trop  prolongée  du  principal  instigateur  de  l'apos- 
tasie dans  la  prison  de  Witebsk  sans  chercher  à  l'amener  à  de 

(I)  Celle  noie  de  fempereur  prouve  ce  qu'un  empereur  libéral 
peut  entendre  en  Russie  par  des  procédés  «  vérilablemenl  chrétiens.  » 
Pour  mus,  le  rapport  de  M.  Stcherbinin,  lui  seul,  prouve  surabon- 
damment la  barbarie  de  sa  conduile,  quand  nous  n'en  siurions  pas 
les  détails.  On  voit  de  quelle  nature  est  celte  prétendue  réunion  faite 
en  1839  entre  les  Grecs  unis  et  l'orthodoxie  russe.  Opérée  par  la 
force,  elle  ne  se  maintient,  depuis  vingt  ans,  que  par  la  force.  C'est 
ce  que  tout  le  monde  savait;  mais  le  rapport  de  M.  Stcherbinin  en  est 
la  preuve  officielle.  Ce  qui  le  prouve  mieux  encore,  c'est  que  les 
.scènes  de  Dziernowitze  se  sont  renouvelées  depuis  plusieurs  fois, 
quoiqu'on  se  soit  proposé  alors  de  faire  un  exemple.  Nous  citerons, 
en  parliculicr,  ce  qui  est  arrivé  à  Porozow,  dans  le  gouvernement 
dcGrodno  (Lithuanie)  en  septembre  1858, 


lllk  PIÈCES   A    CONSULTER 

meilleurs  sentiments,  ont  dû  nécessairement  développer  et  for- 
tifier l'opiniâtreté  des  paysans  Quoi  qu'il  en  soit,  bien  que  celte 
malheureuse  affaire  soit  terminée  d'une  manière  favorable, 
je  n'oserais  engager  ma  responsabilité  que  des  faits  semblables 
ne  se  reproduiront  pas  à  l'avenir,  si  l'on  lartle  encore  à 
prendre  des  mesures  sévères,  mais  équitables,  afin  de  répri- 
mer la  ferveur  des  dominicains  dans  l'œuvre  du  prosélytisme. 
Ces  dominicains  égarent  facilement  les  esprits  des  paysans 
crédules,  en  leur  disant  que  l'on  ne  peut  faire  le  salut  de  son 
àme  que  dans  l'Église  rcmaine.  Ces  mesures  sont  les  sui- 
vantes : 

1»  Le  couvent  des  dominicains,  situé  près  du  village  de 
Dziernowitze,  se  trouve  en  dehors  des  étals  arrêtés,  il  aurait 
dû  être  depuis  longtemps  aboli  aussitôt  que  le  nombre  des 
religieux  s'est  trouvé  abaissé  au-dessous  du  minimum  déter- 
miné. Néanmoins  on  s'arrange  toujours  de  manière  à  faire 
subsister  le  nombre  prescrit  des  religieux  en  remplaçant  les 
sortants  par  de  nouvelles  personnes  envoyées  de  tous  les 
points  de  l'empire.  Les  dominicains  sont  tellement  assurés 
de  leur  longue  existence,  que  j'ai  vu,  lors  de  ma  visite  dans  ce 
couvent,  de  grosses  réparations  activement  poursuivies.  11  est 
urgent  d'abolir  le  plus  tôt  possible. ce  foyer  de  la  propagande 
fanatique  [«  supprima'  incontinent.  »]  (1). 

2"  Le  supérieur  du  couvent,  l'abbé  Phili|qDe  Mukrzecki,  se 
trouvait  auparavant  sous  la  surveillance  de  la  police  et  fut 
gracié  par  un  manifeste.  Cet  ecclésiastique,  dans  ses  sermons, 
prononcés  en  idiome  ruthénien,  combattait  toujours  les  senti- 

(1)  Dans  les  négociations  du  conrordat  de  18  47,  i!  ai'ail  été  con- 
venu qu'aucun  couvent  ne  Ferait  pins  supprimé  sans  entente  préa- 
lable avec  le  siège  apostolique.  Cependant  on  en  a  abnli  trente-cinq 
depuis.  El  l'on  voit  que  l'empereur  adopte  les  conclusions  illégales 
du  sénateur,  sans  paraître  so  douter  que  cela  soulTrc  la  moindre 
difficulté. 


RAPPORT    DE   M.    SïCUEPiBI.XlN.  /l75 

iTicnts  (le  dévouement  et  du  respect  à  l'orthodoxie.  Son  renvoi 
immédiat  du  gouvernement  de^Yitebsk,  avec  l'ordre  de  n'y 
plus  reparaître,  pourrait  servir  d'exemple  salutaire  aux  autres 
ecclésiastiques  séculiers  et  réguliers.  [«  Exécuter.  .>] 

V  L'enquête  conduite  par  la  commission,  démontre  que 
le  clergé  catholique  romain  admettait  en  confession  et  à  la 
réception  des  sacrements  les  personnes  appartenant  à  l'Église 
orthodoxe  de  l'Orient,  contrairement  à  ses  engagements  écrits, 
comme  l'abbé  Ostankowiez,  résidant  chez  M.  Eysmont,  et 
l'ecclésiastique  de  Wolliynie,  l'abbé  Sawicki.  Ce  dernier  ad- 
ministra le  sacrement  de  baptême,  selon  le  rituel  catholique 
romain,  aux  enfants  d'un  villageois,  sans  tenir  compte  de  ce 
que  le  métropolitain  Holowinski  avait  répondu  par  un  refus 
absolu  à  la  demande  de  ce  villageois  sollicitant  la  permission 
d'entrer  au  sein  de  l'Église  catholique  avec  sa  famille  , 
adressée  encore  en  185.'i  et  repoussé  de  nouveau  par  le  mé- 
tropolitain actuel,  M-''  Zylinski  [\].  Si  l'on  ne  juge  pas  oppor- 
tun de  traduire  ces  deux  ecclésiastiques  devant  la  justice,  il 
est  nécessaire,  dans  tous  les  cas,  d'enjoindre  sévèrement  à 
tout  le  clergé  catholique  romain,  qu'il  ait  à  s';ibstenir  désor- 
mais de  ces  manœuvres  illégales  sous  peine  de  renvoi  immé- 
diat du  pays.  El  comme  ce  clergé  pourrait  alléguer  son 
ignorance  dans  cette  matière,  il  est  nécessaire  d'exiger'  de 
la  part  des  ecclésiastiques  du  gouvernement  de  Witebsk,  de 
même  que  de  ceux  qui  seront  nommés  à  l'avenir,  des  obli- 
gations par  écrit  portant  qu'ils  n'admettront  à  la  confession 
et  aux  secours  de  la    religion  que  les  personnes  de  leurs 

(I  j  Nous  ne  voulons  faire  ni  à  M"""  Holowinski,  ni  à  M^''  Zylinski 
l'injure  de  croire  qu'il  aient  «  refusé  »  à  qui  que  ce  soit,  contre  les 
canons,  la  permission  d'embrasser  la  vérité  catholique.  Seule- 
ment, l'assertion  du  sénateur  prouve  qu'en  Russie  on  se  croit  le 
droit  d'imposer  au  clergé  catholique  ce  qui  est  foriisellemeni  con- 
traire à  sa  conscience. 


/[76  PIECES   A    CONSULTEll. 

paroisses  qui  peuvent  présenter  des  certificats  légaux  consta- 
tant leur  culte  (1). 

Je  prends  la  liberté  d'annexer  à  ce  rapport  quelques  obser- 
vations relativement  aux  moyens  que  l'on  pourrait  appliquer 
d'après  mon  opinion ,  à  l'apostasie  colledive  de  villages 
entiers. 

Nos  lois  pénales  sur  les  instigateurs  de  l'apostasie  sont 
expresses  et  formelles.  Elles  commandent  de  traduire  les 
apostats  devant  l'autorité  cléricale  qui,  en  cas  de  résistance, 
procède  avec  eux  d'après  le  règlement  et  les  prescriptions  de 
l'Église..  Il  est  certain  que  les  instructions  du  consistoire 
orthodoxe  de  Pololzk  n'influencent  pas  l'esprit  des  fidèles 
annexés  et  non  pas  raffermis  dans  la  confession  du  culte  de 
l'Église  d'Orient,  dont  un  bon  nombre  professait  autrefois  le 
rit  latin.  Les  popes  grecs-unis,  convertis  à  l'orthodoxie,  ont 
perdu  toute  estime  dans  l'esprit  public  du  pays,  ils  sont  con- 
sidérés généralement  comme  des  renégats.  L'archevêque 
Basile  lui-même  n'a  pas  une  meilleure  réputation,  et  lors- 
qu'il s'est  agi  d'éclairer  l'esprit  du  principal  instigateur  de 
l'apostasie,  Sa  Grandeur,  après  avoir  mûrement  pesé  tout  ce 
qui  s'était  passé  et  examiné  les  conseils  donnés  aux  convertis 
et  aux  incorrigibles,  s'adressa  au  gouverneur  avec  prière  de 
ne  les  traduire  par  devant  le  Consistoire  que  lorsqu'ils  au- 
raient témoigné  le  repentir  le  plus  sincère  et  fait  l'aveu  de 
leur  crime  (2).  Les  procès  des  instigateurs  et  des  apostats 
sont  instruits  aux  tribunaux  où  siègent  des'  catholiques  ro- 
mains avec  de  telles  lenteurs,  que  j'ai  trouvé  quelques  affaires 

(1)  L'oukase  demandé  par  M.  Stcherbinin  a  été,  en  effet,  rendu 
et  communiqué  au  collège  calliolique  romain,  le  12  novembre  1  8 5 .S. 
(Voy.  plus  haut  p.  225.) 

(2)  On  voit  que  févêque  apostat,  craigiianl  de  se  trouver  en  face 
de  ses  ouailles  restées  fidèles  ou  revenues  à  leur  antique  foi ,  ne 
veut  pas  s'exposer  à  rougir  devant  elles.  Il  veut  donc  qu'on  n'amène 


RAPPORT    DE    M.     STCIIERIÎININ.  [\11 

de  l'apostasie  en  voie  d'instruction  depuis  dix  ans  et  môme 
davantage.  J'ose  penser  que  l'on  pourrait  dresser  à  l'usage 
du  gouvernement  de  Witebsk  un  règlement  spécial,  le  sui- 
vant, par  exemple  : 

1°  Qu'au  cas  où  une  commune  ou  un  village  entier  ferait 
défection  de  l'Église  orthodoxe,  il  soit  loisible  d'envoyer  les 
chefs  de  famille  dans  les  couvents  de  la  grande  Russie,  afin 
de  les  affermir  dans  la  confession  du  rit  grec  orthodoxe. 
["  Mettre  en  exécution  s'il  y  a  lieu  (1),  »] 

2"  Qu'il  soit  formé  une  commission  composée  d'un  con- 
seiller du  gouvernement,  d'un  officier  de  la  gendarmerie,  du 
juge  de  paix  du  district,  d'un  député  ecclésiastique.  Pour 
déterminer  le  degré  de  la  culpabilité,  cette  commission  devra 
classer  les  apostats  par  catégories  de  dix  personnes,  et  elle 
dressera  la  listeau  terme  fi>é  et  la  soumettra  avec  ses  con- 
clusions au  chef  de  la  province, 

3"  Que  le  gouverneur  de  la  province  désigne  un  chef  de 
police  {stanovoï  pristav)  connu  par  ses  intentions,  qui  sera 
chargé  de  l'exécution  des  résolutions  prises  par  la  commission, 
et  de  la  surveillance  immédiate  de  la  conduite  des  paysans 
possédés  par  l'esprit  de  l'apostasie.  Ce  pristav  présidera  à 
l'envoi  des  apostats  portés  sur  la  liste  dans  les  couvents  de  la 
grande  Russie  indiqués  par  le  gouvernement,  ayant  soin  de 
commencer  toujours  par  les  plus  endurcis. 

l\°  Enfin,  que  toutes  les  fois  que  dans  les  affaires  de  ce 
genre  dans  le  gouvernement  de  Witebsk,  l'intervention  des 
tribunaux  deviendra  nécessaire,  les  causes  soient  déférées 
aux  tribunaux  des  gouvernements  limitrophes  à  ceux  de  la 

les  victimes  à  son  tribunal  que  lorsque,  brisées  par  la  torture,  elles 
auront  déjà  faibli,  et  n"auronl  plus  qu"à  répéter  devant  lui  un  aveu 
déjà  extorqué  par  la  souffrance.  0  justice  de  Dieu  ! 

\\)  Le  sénateur  provoque  ici  la  ruine  de  la  famille  et  la  torture 
indéfinie  de  son  chef. 


/l78  PIÈCES   A    CONSULTER. 

grande  Russie.  [«  Accepter  tout  cela  pour  règle  invariable  de  la 
coH'Juite,  en  en  domiant  la  communication  au  procureur  général 
du  saint-sijnode.  »] 

Je  lie  partage  pas  entièrement  l'opinion  de  nombreuses 
personnes  qui  donnent  comme  une  nécessité  le  remplacement 
des  popes  anciens  grecs -unis  par  les  popes  orthodoxes  origi- 
naires. Outre  (jue  cette  mesure  serait  contraire  à  la  justice, 
car  il  se  trouve  parmi  eux  des  hommes  probes  et  éclairés, 
envers  lesquels  l'oukase  impérial  commande  la  clémence 
apostolique,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  les  popes  ex- 
grecs-unis rendent  des  services  incontestables  par  la  connais- 
sance de  l'idiome  et  des  mœurs  locaux,  en  beaucoup  de 
matières  qui  n'ont  aucune  corrélation  avec  les  dogmes  et  les 
mystères  de  la  foi.  A  mon  avis,  il  serait  utile  de  mettre  à  la 
disposition  de  l'autorité  diocésaine  un  certain  nombre  d'ec- 
clésiastiques orthodoxes  connus  par  leur  conduite  exemplaire 
et  leurs  lumières.  Ces  ecclésiastiques  seraient  choisis  par  le 
saint-synode,  investis  du  caractère  de  missionnaires,  et 
chargés  par  lui  de  travailler  à  l'affermissement  dans  la  foi 
orthodoxe  des  convertis  à  l'Église  orientale.  Sans  porter  at- 
teinte à  d'autres  cultes  religieux,  ces  missionnaires  pourraient 
par  leurs  exemples  et  leurs  sermons,  réagir  efficacement  contre 
l'induence  du  clergé  catholique  qui  se  propage  dans  le  gou- 
vernement de  Witebsk  d'une  façon  lente,  mais  infaillible. 
Pour  assurer  la  position  de  notre  clergé  dans  le  gouvernement 
de  Witebsk,  il  est  nécessaire  de  recourir  à  des  moyens  déci- 
sifs. Il  faut  le  mettre  à  l'abri  des  soucis  et  des  besoins  de  la  vie 
quotidienne  pour  le  rendre  tout  aux  services  spirituels  de  ses 
paroissiens.  C'est  là  la  source  vhale  de  la  supériorité  des  pa- 
roissiens catholiques  romains  comparativement  aux  parois- 
siens du  rit  grec  orthodoxe,  et  c'est  encore  un  attrait  puissant 
a  ces  derniers  pour  les  décider  à  embrasser  le  rit  latin.  Les 
villageois  de  Dziernowitze  eux-mêmes  m'ont  souvent  saisi  de 


RAPPORT    DE    M,     STCHERBININ.  ^79 

plaintes  sur  l'impossibilité  de  satisfaire  l'exigence  des  popes 
orthodoxes,  qui  leur  réclament  constamment  tantôt  du  l'ar- 
gent, tantôt  des  cadeaux  et  des  produits  en  nature  sous  pré- 
texte d'étrennes.  [«  Communiquer  ces  considérations  auprocu- 
reur  général  du  saint- synode  et  Vinviter  à  élaborer  des  proposi- 
tions conformes  qui  seront  présentées  à  mon  approbation  (\).  »] 

La  construction  de  nouvelles  églises  destinées  au  culte  grec 
orthodoxe,  de  même  quela  réparation  des  églises  détériorées 
par  la  vétusté,  doivent  faire  l'objet  d'une  attention  particu- 
lière. La  correspondance  très  volumineuse  qui  a  été  faite  en 
temps  différents  au  sujet  de  cette  affaire,  n'aboutit  qu'à  des 
propositions  stériles  pour  engager  des  propriétaires,  par  écrit, 
à  la  construction  et  à  l'entretien  des  églises  orthodoxes.  Ces 
propriétaires  sont  des  catholiques  pour  la  plupart,  et  ne  s'oc- 
cupent que  de  leurs  églises.  Pendant  ma  tournée  dans  le  pays, 
j'ai  eu  maintes  occasions  de  constater  un  contraste  déplorable 
entre  l'état  des  unes  et  celui  des  autres  (2),  Cette  circonstance 
ne  peut  manquer  d'exercer  une  influence  fâcheuse  sur  les 
esprits  du  peuple,  accessibles  toujours  et  partout  à  des  im- 
pressions extérieures.  Dans  l'administration  des  domaines 
d'Etat  du  gouvernement  de  Witebsk,  se  trouvent  déposées 

(1)  Nous  sommes  heureux  de  recevoir  de  la  bouclie  de  M.  le  sé- 
nateur Stcherbinin  la  confirmation  de  ce  que  nous  savions  déjà  de  la 
supériorité  du  clergé  calhoiique  sur  le  clergé  schismatique,  et  de 
l'affreuse  et  dégoûtante  vénalité  des  popes,  provoquée  surtout  par  le 
dénûment  oîi  les  laisse  le  gouvernement  russe  après  leur  avoir,  il 
y  a  un  siècle,  volé  tous  leurs  biens,  sous  le  prétexte  (donné  par  Cathe- 
rine et  renouvelé  par  Nicolas)  de  les  décharger  des  soins  incompa- 
tibles avec  leur  état  ecclésiastique. 

(2)  Encore  un  aveu  précieux  :  les  églises  catholiques  sont  bien 
tenues,  par  le  zèle  des  fidèles  ;  celles  du  schisme  sont  délabrées 
parce  que  le  gouvernement  seul  en  est  chargé,  et  que  le  zèle  des 
fidèles,  déjà  spoliés  suffisamment  par  les  popes,  fait  complélemcnt 
défaut. 


/|80  PIÈCES    A    CONSULTER. 

des  propositions  utiles,  relativement  à  la  construction  des 
églises  orthodoxes  dans  les  domaines  d'Etat,  il  serait  à  désirer 
qu'avec  le  concours  du  gouvernement  et  la  coopération  du 
gouvernemcîit  de  cette  administration ,  on  puisse  faire  le 
choix  d'un  homme  pleinement  consciencieux  et  pénétré  de 
l'utilité  et  de  l'avantage  d'appliquer  ces  propositions  au  do- 
maine privé. 

Pour  compléter  les  sacrifices  pécuniaires  du  Trésor  public, 
on  pourrait  tant  soit  peu  imposer  les  villageois  d'une  contri- 
bution individuelle,  afin  de  former  un  capital  spécial  qui 
porterait  le  nom  de  capital  ecclésiastique.  Un  comité  serait 
institué  pour  présider  à  la  distribution  de  ce  capital,  aux 
travaux  duquel  prendrait  part  le  fonctionnaire  dont  il  est 
question  pins  haut.  Certaines  sommes  de  ce  capital  seraient 
assignées  aux  presbytères  et  aux  salaires  des  ouvriers  em- 
ployés à  la  culture  des  terrains  qui  en  dépendent.  Une  pa- 
reille contribution  serait  payée  par  les  villageois  en  échange 
des  prestations  en  nature,  qui  sont  une  charge  et  un  empê- 
chement dans  leurs  travaux  agricoles  et  domestiques.  [«  Le 
minisirc  de  Vinlérieur  est  chargé  cV examiner  celle  proposilion 
pour  èlre  présentée  sans  retard  à  mon  approbatio.i.  »] 


(Voir  la  page  208  tlii  volume.) 

Procès-verbaux  du  Comité  des  affaires  de  l'Église  eatlioiique  romaine 
connrmés  par  l'Empereur. 

rrcmicro  séance  le  3  décenibre  1855. 

Dans  le  traité  conclu  avec  le  siège  de  Rome,  le  22  juillet 
{?y  août)  18^7,  on  a  établi  les  principes  de  l'organisation  et  de 
l'administration  de  l'Eglise  catholique  romaine  dans  l'empire 


LE    COIMIT?:;    DES    AFFAIRES    ECCLliSIASTIQUES.        /l8l 

et  le  royaume  de  Pologne.  Quelques  articles  de  ce  Irailé  ne 
sont  pas  jusqu'à  présent  mis  en  exécution,  et  Sa  Majesté  l'Em- 
uereur  a  bien  voulu  instituer  un  comité  ayant  pour  but  de 
définir  exactement  lesquels  de  ces  articles  ne  sont  pas  ex.écutés, 
pour  quels  motifs  ils  ne  le  sont  pas,  et  quels  moyens  se  pré- 
sentent en  ce  moment  pour  donner  satisfaction  à  cet  égard 
aux  réclamations  de  la  cour  de  Rome.  Ce  comité  sera  présidé 
par  le  chancelier  de  l'empire;  les  membres  qui  le  composent 
sont  :  le  général  aide  de  camp,  général  de  l'infanterie, 
comte  Kisieleiï,  le  secrétaire  d'Etat  comte  Bloudoff,  le 
ministre  de  l'intérieur  S.  Lanskoï,  le  ministre  secrétaire 
d'Etat  du  royaume  de  Pologne  J.-L.  Tuikull,  les  conseillers 
intimes  Boutenieff,  Hube  et  N.-D.  Kisieleff,  ministre  de 
Russie  près  la  cour  de  Rome. 

En  exécution  des  ordres  de  Sa  Majesté,  et  désireux  de  rendre 
la  tàclie  imposée  au  comité  plus  facile,  après  l'avoir  mis  en 
mesure  d'examiner  mûrement  toutes  les  questions  de  cette 
espèce,  le  chancelier  de  l'empire  a  reconnu  nécessaire,  avant 
l'ouverture  des  séances,  de  communiquer  à  M.  le  ministre  de 
l'intérieur  un  mémoire  composé  sous  sa  direction.  Tous  les 
articles  dont  l'exécution  formait  le  sujet  de  maintes  représen- 
tations de  la  part  du  siège  apostolique,  exprimées  tant  dans 
les  rappels  adressés  au  gouvernement  que  dans  les  notes 
confidentielles  échangées  avec  notre  plénipotentiaire  auprès  de 
la  cour  de  Home,  sont  consignés  par  ordre  dans  ce  mémoire. 
Le  chancelier  a  proposé  à  M.  le  ministre  de  l'intérieur  de  lui 
adresser  des  renseignements  exacts  et  détaillés  sur  chacun  de 
ces  articles.  Aussitôt  après  leur  réception,  les  renseignements 
ont  immédiatement  été  transmis  au  secrétaire  d'Etat,  le  comte 
Bloudoff,  le  premier  plénipotentiaire  qui  ait  traité  cette  atïiiire 
avec  la  rour  de  Rome,  en  18/r7,  et  le  comte  a  fourni,  de  son 
côté,  quelques  renseignements  complémentaires. 

{Sûntnis  à  S.  M.  l'Empercui'  à  Sjiint-Pck'r.sbniirg-  le  3  mars  1800.) 

31 


/^82  PIÈCES   k   CONSULTER. 

Le  chancelier  de  l'empire,  dans  la  première  séance  du 
comité,  a  déclaré  à  celui-ci  que  sa  convocation  avait  lieu  de 
par  la  volonté  souveraine;  il  a  tracé  ses  travaux  et  présent^ 
à  ses  membres  le  mémoire  ci- dessus  indiqué  avec  les  rensei- 
gnements du  ministre  de  l'intérieur  et  les  remarques  com- 
plémentaires rédigées  par  le  secrétaire  d'Etat  M.  Bloudoff. 
Après  quoi,  le  comité  a  procédé  immédiatement  à  l'examen 
des  questions  suivantes  qui  lui  ont  été  posées. 

!•  Diocèse  de  Tiraspol  (art.  i,  6  et  7  du  traité). 

D'après  le  traité  conclu  avec  la  cour  de  Rome,  l'évêque  de 
Tiraspol  a  dû  s'installer  à  demeure  fixe  dans  la  circonscrip- 
tion territoriale  de  son  diocèse.  Il  a  fallu  ériger  la  cathédrale 
métropolitaine,  nommer  les  membres  du  chapitre  diocésain 
et  du  consistoire,  fcmder  enfin  le  séminaire. 

Ces  stipulations  du  traité,  d'après  les  renseignements  re- 
cueillis par  le  ministre  de  l'intérieur,  ne  pouvaient  pas  être 
exécutées  jusqu'à  présent,  attendu  que  dans  la  ville  de  Tiras- 
pol désignée  pour  la  résidence  des  autorités  diocésaines,  on 
ne  trouve  ni  église  catholique  romaine,  ni  endroits  convena- 
bles pour  placer  l'évêque,  le  chapitre,  le  consistoire  et  le  sé- 
minaire, et  que  de  l'autre  côté,  on  n'a  pas  encore  eu  assez  de 
temps  pour  construire  des  édifices  nouveaux,  vu  les  difficultés 
de  la  guerre.  M.  le  ministre  de  l'intérieur  a  déclaré  en 
outre  que,  pour  hâter  l'éducation  des  ecclésiastiques  pris  parmi 
les  habitants  des  colonies  allemandes,  il  reconnaît  la  fonda- 
tion du  séminaire  comme  la  chose  la  plus  urgente.  Il  est  de 
l'avis  de  M.  le  ministre  des  domaines  qui  a  proposé  à  l'évêque 
de  Tiraspol  de  soumettre  le  plan  de  l'établissement  du  sémi- 
naire diocésain,  que  ce  séminaire  pourrait  être  sans  inconvé- 
nient installé,  du  moins  provisoh'ement,  dans  la  ville  de 


LE   COMITÉ    DES    AFFAIRES   ECCLÉSIASTIQUES.        /|83 

Saratow,  située  dans  le  point  central  entre  les  colonies  du 
midi  et  de  l'est. 

Après  avoir  attentivement  examiné  toutes  ces  circonstances, 
le  Comité  trouve  que  la  pensée  relative  à  l'installation  de  l'é- 
vêque,  du  chapitre  et  du  consistoire  dans  la  vilie  de  Tiraspol, 
ne  sauraitencorede  longtemps  être  réalisée,  et,  par  conséquent, 
voulant  exécuter  les  stipulations  conclues  avec  lu  cour  de 
Rome,  il  émet  l'avis  quej'évêque  de  Tiraspol  pourrait  choisir 
sans  inconvénient  pour  sa  résidence  provisoire  la  ville  de 
Saratow,  d'autant  plus  qu'en  vertu  de  ce  traité,  c'est  l'évêque 
lui-même  qui  doit  s'occuper  de  l'administration  et  exercer  la 
surveillance  immédiate  sur  le  séminaire.  Il  ne  reste  qu'à  dé- 
signer immédiatement  les  membres  du  chapitre,  qui,  d'après 
l'opinion  du  Comité  pourrait  être  également  institué  auprès 
de  l'église  catholique  de  Saratow.  Cette  église  serait  provisoi- 
rement convertie  en  cathédrale.  Ensuite  l'évêque  pourra  pro- 
céder sans  obstacle  à  l'élection  des  membres  du  consistoire 
de  même  qu'à  l'établissement  de  la  chancellerie  consistoriale, 
après  l'entente  préalable  avec  le  ministre  de  l'intérieur. 

2°  Description  et  délimitation  des  diocèses  catholiques  romains  dans  Tcmpire 
(art.  1   et  2  du  traité;. 

Accédant  au  vœu  exprimé  par  notre  gouvernement,  la  cour 
de  Kome  a  consenti  à  la  création  dans  l'Empire  d'un  nouveau 
diocèse  catholique  romain  (celui  de  Tiraspol),  de  même  qu'à 
la  délimitation  de  tous  les  diocèses  existant  en  Russie,  con- 
formément au  nouveau  partage  du  pays.  Tous  les  diocèses 
ont  été  énumérés  dans  l'art.  1"  du  traité,  avec  l'indication 
de  leurs  limites,  l'art.  2  porte  que  l'étendue  et  les  limites  de 
ces  diocèses  seront  fixées  en  détail  par  la  bulle  papale,  d'a- 
près les  principes  indiqués  dans  l'art,  1";  en  outre  les  décrets 
exécutoires  seront  présentés  à  la  confirmation  tlu  siège  de 
Rome. 


/i8/|  P1ÈC!:S*A    CONSULTER. 

Après  la  ratification  du  traité,  le  pape  a  envoyé  une  bulle 
[Universalis  Ecclesiœ)  donnée  le  5  juillet  18^8,  par  laquelle  il 
a  chargé  feu  l'archevêque  métropolitain  Holowinski,  alors 
coadjuteur,  de  procéder  à  la  composition  des  décrets  exécu- 
toires. Le  29  décembre  de  la  même  annéb  18Zi8,  il  a  été  pu- 
l)lié  un  oukase  impérial  par  le(iuel  il  a  été  ordonné  au  sénat, 
en  ce  qui  concerne  l'autorité  civile,  et  à  feu  Holowinski  pour 
les  affaires  cléricales,  de  prendre  les  dispositions  nécessaires 
afin  de  coordonner  la  délimitation  des  diocèses  du  culte  ca- 
tholique romain,  avec  les  frontières  actuelles  des  provinces 
occidentales  et  de  fonder  le  septième  diocèse,  celui  de 
Tiraspol . 

D'après  l'article  1"  du  traité,  confoi-mémjnt  à  la  Bulle  pa- 
pale {f/iiioersalis  Ecclesiœ)  et  les  principes  admis  par  l'Eglis  e 
catholique  romaine,  les  décrets  exécutoires  dont  la  composi- 
tion a  été  confiée  à  feu  Holowinski,  devaient  contenir  : 

1"  L'indication  des  frontières  des  diocèses  ; 

2°  L'énuinération  de  paroisses  dans  chaque  diocèse,  avec 
^a  dénomination  des  endroits,  c'est-à-dire  des  villes,  villages 
et  bourgs  appartenant  à  chacune  des  paroisses  ; 

3°  L'énumération  de  tous  les  couvents  dans  un  diocèse, 
avec  la  consignation  du  nombre  des  religieux  et  des  reli- 
gieuses dans  chacun  des  couvents  ; 

U"  L'indication  du  chiffre  des  sommes  allouées  à  l'entre- 
tien des  églises  de  chaque  diocèse. 

Six  mois  au  plus  tard  après  leur  préparation,  ces  décrets 
devaient  être  présentés  à  la  cour  de  Rome. 
Le  feu  métropolitain  Holowinski  a  composé  les  décrets  exé- 
cutoires en  18fi9  ;  il  en  a  adressé  des  copies  certifiées  aux 
évéques  compétents  pour  être  exécutés  en  ce  qui  concerne 
leur  partie  spirituelle,  tandis  qu'il  a  envoyé  en  1851  leur  ori- 
ginal accompagné  de  son  rapport  au  ministère  de  l'intérieur 
avec  la  prière  de  les  transmettre  à  la  cour  de  Rome. 


LE    CUMITI'    DES    AFFAIRES    ECCLÉSIASTIQUES.         [lH6 

Cette  prière  du  métropolitain  Holowinski  n'a  pas  été  rem- 
plie jusqu'à  présent  pour  les  motifs  suivants.: 

Pendant  les  négociations,  les  plénipotentiaires  de  la  cour 
de  Rome  ont  demandé  qu'aucun  des  couvents  existant  en 
Russie  ne  puisse  être  supprimé  sans  entente  préalable  avec  le 
siège  apostolique  et  les  plénipotentiaires  de  notre  cour  dans 
un  protocole  signé  simultanément  avec  le  traité,  ont  déclaré 
qu'ils  n'ont  pas  de  motifs  d'attribuer  à  notre  gouvernement 
le  projet  d'abolir  de  nouveau  des  couvents  et  que  d'ailleurs, 
si  le  gouvernement ,  par  suite  du  nombre  fort  restreint  du 
personnel  ou  d'autres  motifs  canoniques,  trouvait  utile  de 
procéder  à  la  suppression  de  quelques  couvents,  il  s'en  en- 
tendra avec  la  cour  de  Rome.  Cependant,  par  les  dispositions 
prises  après  la  ratification  du  traité,  on  a  aboli  à  différentes 
époques,  environ  trente-cinq  couvents  catholiques  romains, 
sans  que  le  pape  en  fût  averti,  et  c'est  pour  cela  que  le  nom- 
bre des  couvents  indiqués  dans  les  décrets  du  feu  Holowinski 
au  moment  de  leur  présentation,  ne  s'accordait  pas  avec  le 
nombre  réel.  D'un  autre  côté,  on  a  fondé  deux  paroisses 
nouvelles  après  l'élaboration  de  ces  décrets,  et  par  conséquent 
elles  ne  peuvent  pas  y  figurer. 

Deux  moyens  se  présentent  actuellement  pour  sortir  des 
difficultés  que  cet  état  de  choses  vient  de  produire. 

1°  Faire  savoir  au  Souverain  Pontife  que  les  décrets  exécu- 
toires ont  réellement  été  élaborés  et  adressés  au  ministère  de 
l'intérieur;  mais  par  suite  de  l'inexactitude  de  certains  ren- 
seignements qu'ils  contiennent,  il  serait  indispensable  de  nom- 
mer un  autre  fonctionnaire  pour  en  préparer  de  nouveaux  ou 
compléter  ceux  qui  existent. 

.?,°  Communiquer  à  la  cour  de  Rome  les  décrets  tels  qu'ils 
ont  été  envoyés  par  feu  le  métropolitain  Hoîowinski,  en  fai- 
sant connaître  que  depuis  cette  époque  on  a  supprimé  quel(|ues 
couvents,  par  suite  du  nombre  fort  restreint  de  leur  person- 


/iSO  PlÉCiiS    A    CONSULTER. 

nel.  Il  serait  bon  de  protester  dans  cette  communication  de  la 
sollicitude  que  porte  notre  gouvernement  aux  besoins  reli- 
gieux de  ses  administrés  professant  le  culte  catholique  romain 
et  d'aviser  le  siège  apostolique  que  non-seulement  le  gouver- 
nement de  l'Empereur  n'a  supprimé  aucune  église  monacale 
près  laquelle  se  trouvait  une  paroisse,  mais  qu'à  l'avenir  il 
leur  sera  alloué  des  fonds  nécessaires  pour  entretenir  un 
nombre  d'ecclésiastiques  suffisant  pour  le  service  de  ces 
églises.  Bien  plus,  notre  gouvernement  est  même  disposé  à 
affecter  au  service  du  culte  catholique  romain  d'autres  églises 
non  paroissiales  aussitôt  qu'après  les  avis  pris  sur  les  lieux, 
le  besoin  d'augmenter  le  nombre  des  paroisses  se  fera  sentir. 
Après  une  réflexion  approfondie  sur  ces  questions  épi- 
neuses, le  Comité  est  d'avis  que  ce  second  moyen  est  plus 
compatible  avec  la  dignité  de  notre  gouvernement.  Il  est  de 
nature  à  prévenir  toutes  sortes  d'explications  auxquelles  la 
suppression  des  couvents  pourrait  encore  donner  lieu,  et  qui 
feront  en  cas  contraire  l'objet  de  réclamations  de  la  part  du 
siège  apostolique.  Pas  n'est  besoin  de  rappeler  qu'il  faudrait 
saisir  cette  circonstance  pour  communiquer  au  pape  la  fonda- 
tion de  deux  nouvelles  paroisses,  après  la  conclusion  du  con- 
cordat, et  l'élaboration  des  décrets  exécutoires  comme  preuve 
nouvelle  des  vœux  constants  de  notre  gouvernement,  afin  de 
ne  pas  entraver  la  libre  pratique  du  culte  catholique  romain 
et  au  contraire  de  favoriser  l'accomplissement  des  devoirs 
spirituels  de  ses  sujets  catholiques  romains. 

3»  SufTi-aganls. 

L'art.  3  du  Concordat  confirme  le  nombre  des  suffragants 
institué  par  la  bulle  du  pape  Pie  VI  (1798),  et  l'art.  U  porte 
sur  la  création  d'un  poste  du  suffragant  dans  le  nouveau  dio- 
cèse de  Tiraspol.  Plus  tard,  par  suite  d'une  entente  particu- 


LE   COMITÉ    DES   AFFAIRES   ECCLÉSIASTIQUES.        l\Sl 

lière  avec  la  cour  de  Rome  en  18^8,  il  a  été  créé  dans  le  même 
diocèse  un  second  suffragant. 

Conformément  à  ces  dispositions,  le  nombre  des  suffragants 
dans  l'Em.pire  doit  être  le  suivant  :  deux  dans  l'archidiocèse 
de  Mohilew;  dans  les  diocèses  de  Vilna,  trois;  de  Telsze, 
trois;  deLutzk  etZitomir,  deux;  de  Minsk,  un  ;  de  Kamienietz, 
un  ;  de  Tiraspol,  deux.  En  tout  quatorze. 

M.  le  ministre  de  l'intérieur  a  fait  savoirau  Comité  que,  jus- 
qu'à la  fin  de  l'année  dernière,  1855,  il  n'y  avait  pas  en  Russie 
un  seul  suffragant,  et  que,  pour  donner  un  commencement 
d'exécution  des  stipulations  du  traité,  le  ministre  est  disposé 
à  présenter  les  cinq  candidats  aux  postes  des  suffragants  (ce 
qui  est  déjà  fait),  et,  plus  tard,  à  mesure  que  les  candidats 
méritants  se  présenteront,  il  adressera  à  la  cour  de  Rome  de 
nouvelles  présentations. 

Le  Comité  reconnaît  également  que.  pour  assurer  la  cour 
de  Rome  de  la  sincérité  et  de  l'importance  que  notre  gou- 
vernement attache  à  l'accomplissement  de  toutes  les  stipula- 
tions du  Concordat,  il  importe  de  liàter  dans  la  mesure  du 
possible  la  présentation  des  candidats  aux  suffraganats  va- 
cants. 

4"  Culte  calholique  romain  des  Arméniens. 

Les  articles  8.,  9  et  10  du  traité  statuent  que  : 

1°  Les  évêques  de  Kamienietz  et  de  Cherson  désigneront  le 
nombre  des  séminaristes  devant  être  rentes  par  le  gouverne- 
ment dans  chacun  des  séminaires  qui  relèvent  de  leur  hié-' 
rarchie. 

2°  Dans  chaque  séminaire  catholico-arménien,  un  ecclé- 
siastique s'occupera  spécialement  à  enseigner  aux  élèves  le 
rituel  arménien. 

3°  Toutes  les  fois  que  les  besoins  spirituels  des  catholiques 
arméniens  habitant  le  diocèse  de  Tiraspol  l'exigeront,  l'évéque 


/|88  VmZES    A    CONSULTIÎR. 

de  ce  diocèse,  outre  ies  fonds  iK'ccssaircs  alîcctés  en  co  mo- 
ment à  la  salisfactioii  de  ces  besoins,  commissionnera  des 
ccclésiasliques  pour  faire  des  tournées  d'inspection  dans  le 
pays  aux  frais  du  gouvernement. 

Les  renseignements  fournis  par  M.  lo  ministre  de  l'intérieur 
apprennent  que  les  dispositions  contenues  dans  les  articles 
ci-dessus  ne  recevaient  pas  également  d'exécution;  mais 
M.  le  ministre  a  déclaré  qu'aussitôt  après  la  réception  par  lui 
des  propositions  des  évêques  compétents,  il  s'empressera  de 
les  mettre  en  mesure  de  remplir  l'obligation  qui  leur  est 
imposée  par  les  articles  du  Concordat  ci-dessus.  Afin  de  pré- 
venir désormais  toutes  les  difficultés  auxquelles  peut  donner 
lieu  cette  matière,  il  serait  à  désirer,  d'après  l'opinion  de 
M.  le  ministre  de  l'intérieur,  que  l'évêque  de  Tiraspol  reçût 
l'assurance  que  la  réception  d'un  certain  nombre  des  élèves 
arméniens  dans  le  séminaire  de  Kamienietz,  dépendra  entiè- 
rement de  son  appréciation  et  de  son  entente  avec  l'évêque 
de  l'endroit. 

Le  Comité,  accédant  pleinement  à  ces  propositions,  se  per- 
metseulement  d'observer  qu'il  serait  préférable  de  n'admettre 
dans  le  séminaire  de  Kamienietz  que  les  jeunes  gens  pris 
parmi  les  Arméniens  habitant  le  diocèse  do  Kamienietz,  ceux 
qui  pourront  arriver  plus  tard  de  la  Transcaucasie  seraient 
placés  dans  le  séminaire  de  Saratow  en  voie  de  création,  et 
que,  dans  ce  cas,  conformément  aux  dispositions  du  traité,  il 
faudrait  installer  dans  ce  séminaire  un  ecclésiastique  du  rit 
catlioliquc  arménien,  devant  s'occuper  do  l'enseignement  du 
rituel  de  cette  confession. 

5°  AlTaires  des  mariages. 

Conformément  à  l'art.  \h  du  traité,  les  affaires  des  mariages 
doivent  être  examinées  et  résolues  dans  la  première  instance 
parles  consistoires  locaux  compétents,  et  d'après'  les  stipula- 


LE   COMITÉ    DES    AFFAIRES   ECCLÉSIASTIQUES.        ^89 

lions  complémentaires  du  29  novembre  \SliS,  le  consistoire 
archiépiscopal  forme  pour  ces  affaires  une  seconde  instance. 
Lorsqu'une  affaire  de  cette  espèce  est  résolue  en  première 
instance  par  le  consistoire  archiépiscopal ,  l'évêque  du  dio- 
cèse le  plus  prochain,  muni  de  l'autorisation  spéciale  du  siège 
de  Rome,  la  jugera  en  seconde  instance.  Le  12  juin  18-'i9,  il 
a  été  publié  à  cet  effet  deux,  brefs  du  pape,  par  lesquels  l'auto- 
rité du  jugement  clérical  dans  la  seconde  instance  est  dévolue 
pour  cinq  ans  à  l'évêque  de  Zitomir,  en  ce  qui  concerne  les 
affaires  des  mariages  décidées  en  première  instance  par  le 
métropolitain  de  Mohilew  ;  celles  jugées  en  première  instance 
dans  le  consistoire  archiépiscopal-  de  Varsovie,  seront  trans- 
missibles  à  la  compétence  de  l'évêque  de  Plotzk  pour  la  se- 
conde instance. 

Ces  brefs,  immédiatement  après  leur  réception ,  devaient 
être  communiqués  aux  évêques  intéressés  ;  mais  d'après  les 
renseignements  recueillis  par  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  ils 
ne  l'ont  pas  été  jusqu'à  présent.  11  reste  à  prononcer  com- 
ment on  doit  résoudre  cette  affaire. 

Considérant  que,  le  délai  de  cin([  ans  pour  lequel  ces  brefs 
ont  été  donnés  est  expiré,  et  que  l'un  des  évêques,  notamment 
celui  de  Plotzk,  est  décédé,  le  Comité  propose  de  s'aboucher 
avec  la  cour  de  Rome,  à  l'effet  de  la  publication  des  nou- 
veaux brefs  investissant  d'une  autorité  identique  les  deux 
nouveaux  évêques,  l'un  dans  l'Empire,  l'autre  dans  le 
royaume  de  Pologne.  Ces  brefs,  immédiatement  après  leur 
l'éception  de  Rome,  doivent  être  envoyés  à  leur  destination 
respective. 

6*  Professeurs  des  séminaires. 

Par  l'art.  22  du  traité,  le  choix  des  professeurs  dans  les 
séminaires  est  dévolu  à  l'arbitre  des  évêques,  et  en  vertu  de 
l'art.  25  du  môme  traité,  tous  les  professeurs  des  séminaires 


/|90  PIÈCES    A    CONSULTER. 

doivent  de  rigueur  appartenir  à  la  religion  catholique  ro- 
maine. Cependant,  par  l'oukase  impérial  rendu  en  1851,  il  a 
été  ordormé  aux  Russes  d'enseigner  la  langue  et  l'histoire  de 
la  Russie  dans  les  séminaires  catholiques  romains.  Depuis 
cette  époque,  la  langue  russe  et  l'histoire  de  la  Russie  sont 
enseignées  d'habitude  par  les  maîtres  pris  parmi  les  profes- 
seurs des  écoles  et  des  lycées  locaux. 

C'est  une  circonstance  à  laquelle  le  Comité  a  donné  une 
attention  toute  particulière.  Il  ne  trouve  pas  de  moyen  pos- 
sible pour  satisfaire  les  réclamations  de  la  cour  de  Rome  à  cet 
égard.  11  s'est  arrêté  à  la  pensée  de  charger  notre  ministre 
accrédité  près  la  cour  de  Rome  de  faire  entendre  au  siège 
apostolique  que  l'oukase  de  1851  a  été  inspiré  et  dicté  par  les 
circonstances,  car  nulle  part  le  gouvernement  n'a  pu  trouver 
entre  la  population  locale  des  professeurs  du  culte  autre  que 
grec-orthodoxe  capables  d'enseigner  d'une  manière  satisfais 
santé  ces  deux  sciences.  Toutefois  notre  gouvernement  s'en- 
gage à  prendre  des  mesures  nécessaires  pour  former  à  l'avenir 
des  professeurs  appartenant  à  l'église  catholique  romaine  par 
leur  confession,  et  capables  en  même  temps  d'enseigner  dans 
les  sémhiaires  la  langue  et  l'histoire  de  la  Russie. 

7°  Règlement  de  rAcadémie  catholique  romaine  à  Saint-Pi'tersboiirg. 

L'art.  29  du  traité  statue  sur  ce  que  le  règlement  en  vigueur 
de  l'Académie  catholique  romaine  (qui  a  été  communiqué  par 
nos  plénipotentiaires  au  chargé  de  pouvoirs  du  siège  aposto- 
lique, lors  des  négociations  du  traité  à  Rome)  doit  être  modi- 
fié selon  les  principes  admis  dans  le  traité,  en  ce  qui  (con- 
cerne l'organisation  des  séminaires,  et  être  soumis  à  la  cour 
de  Rome  par  l'archevêque  de  Mohiiew,  accompagné  d'un 
rapport. 

C'est  un  devoir  imposé  à  l'archevêque  personnellement 


LE    COMITÉ   DES   AFFAIRES    ECCLÉSIASTIQUES.       691 

qui  n'a  pas  été  rempli  par  feu  le  métropolitain  Holowinski, 
et,  en  ce  moment,  d'après  l'opinion  du  Comité,  il  ne  reste 
qu'à  attendre  la  nomination  de  son  successeur.  Et  comme  la 
cour  de  Rome  réclame  également  l'exécution  de  la  disposi- 
tion du  Concordat  à  cet  égard,  M.  le  ministre  de  l'intérieur 
est  invité  par  le  Comité  d'en  aviser  l'archevêque  de  Mohilew 
et  d'appeler  son  attention  en  temps  opportun  sur  ce  que 
l'exécution  de  celte  disposition  incombe  à  ses  obligations 
personnelles.  M.  le  ministre  veillera  sur  la  mise  à  exécution 
de  l'art.  29  du  Concordat. 


8°  Réparations  des  églises  catholiques  romaines. 

L'art,  ol  du  Concordat  porte  que  les  réparations  des 
églises  catholiques  romaines  qui,  jusqu'en  1852,  ne  pouvaient 
avoir  lieu  qu'en  vertu  de  l'autorisation  du  ministre  de  l'inté- 
rieur, seront  faites  désormais  sans  obstacle.  Accédant  à  la 
sollicitation  de  feu  le  métropolitain  Holowinski,  l'empereur 
Nicolas  Pawlowitch,  d'impérissable  mémoire,  a  bien  voulu 
autoriser,  en  1852,  les  réparations  dans  les  églises  catholi- 
ques. Ces  réparations  se  font  depuis  sans  opposition. 

Prenant  en  considération,  cependant,  que  l'ordre  impérial 
rendu  à  ce  propos  n'a  pas  été  promulgué  et  inséré  jusqu'à 
présent  dans  le  Recueil  de  lois  {Sivod  zukomiv) ,  le  Comité, 
d'accord  avec  l'opinion  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  pense 
([u'il  faut  s'aboucher  avec  le  directeur  de  la  seconde  division 
de  la  chancellerie  de  S.  M.  l'Empereur  pour  hâter  cette  inser- 
tion. Le  Comité  trouve,  en  outre,  utile  d'appliquer  ces  dis- 
positions à  toute  restauration  des  églises  catholiques  romaines 
nécessitée,  soit  par  un  sinistre  quelconque,  soit  par  la  vé- 
tusté, de  même  qu'à  les  étendre  à  des  églises  annexes  à  des 
chapelles  érigées  par  l'autorisation  du  gouvernement. 


/|92  PIÈCES   A    CONSULTER. 

Après  avoir  exiiniiné  ainsi  toutes  les  disposilious  du  traité 
qui  n'ont  pas  été  exécutées  jusqu'à  présent  et  avisé  aux 
moyens  les  plus  favorables,  le  Comité  a  décidé  d'en  saisir  Sa 
Majesté  l'empereur. 

Signé  :  comte  Neselrode;  comte  Kisieleff;  comte  Blou- 
doff;  Serge  Lanskoï;  Ig.  Turkull;  A.  Boute- 
nieff;  h.  Hube;  N,  Kisieleff. 

Sur  rori;jinal  S.  M.  reiiiperciir  a  écrit  di;  sa  propre  main  :  «  Exéciilcr.  » 


A  Son  Excellence  le  iiriiice  M.  D.  Gorlchakoff  à  Saint-Péicrsbourg: 

le  i"-i3  mai  1856.  (N°  H73.) 


Prince  Michel  Dmitrievitch, 

Votre  Altesse  n'ignore  pas  que,  par  ordre  de  Sa  Majesté 
l'empereur,  il  a  été  institué  à  Saint-Pétersbourg  un  comité 
spécial  chargé  de  l'examen  de  certaines  questions,  ayant 
rapport  à  l'Eglise  catholique  romaine  dans  l'empire  et  le 
royaume  de  Pologne.  Ce  comité  doit  veiller  principalement  à 
l'exécution  du  traité  conclu  avec  la  cour  de  Rome,  le 
22  juillet  (3  août)  18/t7. 

J'ai  l'honneur  de  transmettre  à  Votre  Altesse,  pour  son  usage 
particulier,  ci-jointes  les  copies  complètes  de  deux  journaux 
des  séances  de  ce  comité,  contenant  les  délibérations  et  les 
opinions  admises  et  confirmées  par  Sa  Majesté  l'Empereur. 

Votre  Altesse  verra,  par  ces  pièces,  que  toutes  ces  questions 
viennent  de  la  situation  de  l'Eglise  catholique  romaine  dans 


LE    COMITÉ    DES    AFFAIRES    ECCF-ÉSIASTIOUES.        A93 

l'empire.  Les  articles  suivants  se  rapportent  particulièrement 
au  royaume  de  Pologne. 

1°  Affaires  malrimonialcf. 

A  cet  objet  se  rapportent  les  articles  complémentaires  du 
29  novembre  18^8  (dont  l'exécution  fut  arrêtée).  Ces  articles 
ont  trait  à  quelques  changements  de  la  hiérarchie  établie 
dans  la  procédure  et  la  solution  des  affaires  de  cette  espèce 
et  à  celles  transmises  par  le  consistoire  archiépiscopal  de  Var- 
sovie. L'exécution  de  ces  articles  formera  le  sujet  d'une 
négociation  séparée  avec  la  cour  de  Rome. 

2°  Présentation  des  candidats  aux  sièges  vacants  des  évèquos  et  de>  évOquos 
in  partibus  dans  le  royaume  de  Pologne. 

En  ce  qui  concerne  cet  article  du  journal,  Sa  Majesté  a  bien 
voulu  qu'un  nouveau  candidat  fiîl  présenté  au  siège  épiscopal 
du  diocèse  d'Augustow.  Si  les  candidats  présentés  dans  ces 
derniers  temps  par  feu  le  prince  de  Varsovie  aux  autres  sièges 
épiscopaux  vacants  dans  le  royaume  de  Pologne,  ne  sont  pas 
accueillis  par  la  cour  de  Piome,  il  faut  pourvoir  immédiate- 
mentà  leur  remplacement  et  présenter  denouveaux  candidats, 
à  l'exception  de  l'évêché  de  Kieltze  qui  n'aura  pas  de  titulaire 
jusqu'à  ce  que  ce  diocèse  soit  délimité  définitivement  par  suite 
de  l'annexion  à  l'Autriche  du  district  de  Cracovie. 

Sa  Majesté  a  également  voulu  que  la  présentation  des  can- 
didats aux  sièges  épiscopaux  fût  immédiatement  suivie  par 
celle  des  candidats  aux  postes  des  évêques  in  partibus. 

En  général,  d'après  la  volonté  de  Sa  Majesté  l'Empereur, 
il  importe  de  suivre  scrupuleusement  les  prescriptions  des 
statuts  canoniques  dans  le  choix  des  candidats.  Ce  choix  doit 
être  laissé  comiplétement  au  libre  arbitre  des  chapitres  épisco- 


ll^k  PIÈCES   A    CONSULTER. 

paux,  et  ceux  des  camlidats  aux  sièges  desévêques  in  partions, 
aux  évêques  eux-mêmes.  Il  va  sans  dire  que  le  gouvernement 
conservera  toujours  le  pouvoir  de  refuseï*  sa  confirmation 
aux  nominations  incompatibles  et  suspectes,  bien  qu'il  soit  à 
espérer  que  le  clergé  lui-même,  convaincu  combien  il  serait 
utile,  dans  son  intérêt,  d'avoir  pour  chefs  les  personnages 
investis  de  la  confiance  du  gouvernement,  s'abstiendra  de 
taire  des  choix  douteux. 


3*  Préscntalion  à  la  cour  papale  d'un  candidat  au  siège  épiscopal  grec -uni,  vacant 

à  Chelrano. 


Il  importe  de  hâter  cette  présentation. 

4'    Les    devoirs  à  observer  par  le  clergé    catholique  romain    au  sujet  des  mariages 

mixtes. 

On  a  reconnu  la  possibilité  d'appliquer  au  royaume  de 
Pologne  les  dispositions  prises  à  cet  égard  par  le  siège  de 
Rome  en  ce  qui  concerne  la  Prusse,  la  Hongrie  et  la  Bavière. 

5*  Le  provincial  de   l'ordre  des  Carmes  dans  le  royaume  de  Pologne  est  aulorisé    à 
se  rendre  à  Rome  pour  assister  aux  éleclions  du  général  de  cet  ordre. 

Cette  permission  peut  être  donnée  aux  autres  ordres,  dans 

le  royaume  de  Pologne,   qui  se  trouvent  dans  les  mêmes 

conditions,  c'est-à-dire  lorsque  les  invitations  de  Rome  seront 

adressées   aux   provinciaux  dans  l'ordre  institué  pour  les 

relations  des  autorités  cléricales  avec  le  gouvernement  du 
pape. 

Enfin,  Sa  Majesté  l'Empereur  désire  qu'il  soit  verbalement 

déclaré  aux  évêques  et  administrateurs  des  diocèses,  que  son 

gouvernement  ne  s'oppose  en  aucune  manière  à  ce  que  leurs 

rapports  sur  la  situation  des  diocèses,  dont  l'administration 


•  LE    COMITÉ    DES   AFFAIRES    ECCLÉSIASTIQUES.       495 

leur  a  été  confiée,  et  .qu'ils  dressent  en  vertu  de  l'obligation 
imposée  par  les  lois  canoniques,  soient  présentés  au  siège  de 
Rome  à  la  condition  expresse,  toutefois,  que  ces  rapports  seront 
transmis  par  notre  mission  dans  cette  capitale. 

Je  communique  à  Votre  Altesse  les  ordres  de  Sa  Majesté, 
afin  qu'elle  puisse  prendre  des  dispositions  nécessaires  à  leur 
exécution,  et  je  la  prie  de  vouloir  bien  agréer,  etc. 


VII 

(Voir  la  page  225  du  volume.) 


Communication  faite  an  Collég;e  catholique  romain  par  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  le  12  novembre  I858.  (N-  158.) 


Sa  Majesté  l'Empereur  ayant  trouvé  dans  le  rapport  pré- 
senté par  le  sénateur  Stcherbinin  qui  a  visité,  dans  le  courant 
de  cette  année,  le  gouvernement  de  Witebsk,  que  certains 
ecclésiastiques,  appartenant  au  culte  catholique  romain,, 
confessent  et  font  communier  des  membres  de  l'Eglise 
grecque  orthodoxe,  comme  le  prouve  une  enquête,  a  bien 
voulu  ordonner  de  rappeler  sévèrement  le  clergé  latin  à 
l'abstention  d'une  conduite  aussi  illégale,  sous  peine  de  ban- 
nissement immédiat.  Afin  que  ce  clergé  ne  puisse  alléguer 
son  ignorance  dans  cette  matière,  vous  exigerez  désormais  de 
tous  les  ecclésiastiques  du  gouvernement  de  Witebsk  et  autres, 
de  même  que  de  ceux  qui  seront  nommés  à  l'avenir,  une 
obligation  écrite  et  signée  par  laquelle  ils  s'engagent  à  n'ad- 
mettre à  la  confession  et  à  la  réception  des  sacrements  que 


/i96  PIÈCES    A    CONSULTER. 

leurs  paroissiens  ou  les  personnes  qui  peuvent  présenter  un 
certilicat  légal  constatant  leur  culte. 

Ayant  porté  à  la  connaissance  des  évêques  et  administra- 
teurs des  diocèses  catholiques  romains  cette  volonté  souve- 
raine, je  la  communique  présentement  au  Collège  catholique 
romain  pour  s'y  conformer  en  ce  (|ui  le  concerne. 

L'original  est  signé  par  le  ministre  de  l'intérieur  Lanskoï, 
et  contre-signe  par  le  directeur  comte  Siewers. 

La  môme  circulaire  a  été  adressée  aux  évoques  et  aux  chefs  de  diocèses  avec  l'annexe 
suivante  : 

«  Monseigneur,  je  vous  transmets  cette  volonté  souveraine 
et  je  vous  prie  de  prendre,  sans  retard,  les  mesures  nécessaires 
afin  de  la  porter  à  la  connaissance  du  clergé  qui  relève  de 
votre  hiérarchie.  Vous  voudrez  bien  recommander  sévèrement 
aux  doyens  et  aux  supérieurs  des  couvents  de  surveiller  avec 
une  constante  vigilance  le  clergé  séculier  et  monacal,  et  de 
l'empêcher  de  s'immiscer,  sous  aucun  prétexte  quelconque, 
dans  les  aftaires  de  la  conscience  du  troupeau  appartenant  à 
l'Eglise  grecque  orthodoxe.  « 


FIN. 


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