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L'EGLISE ET L'EMPIRE ROMAIN
AU IV'" S I £ C L !•:
Forme S parties en f> volnmeK
Irr Partie : IU;(;nk. iik COiNSTAiNTIN 2 vol.
2'' Partie : CONSTA.NrE ET .lliLIRN 2 vol,
a* Partie : Vai.kntinikn kt Tukodosk 2 vol.
Paris. — Typ. PiLLET et Dumoulin, 5^ rue des Grands-Augustiiii:.
K., , LIBRARY
/ÉGLISE
ET
L'EMPIRE ROMAl
AU IV' SIÈCLE
PAR
M. ALBERT DE BHOGLIE
D£ l' ACADÉMIE FHANÇAISR
Sixième édition
DEUXIÈME PARTIE
CONSTANCE ET JULIEN
I
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PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
U'Xil'Il
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DIDIER ET G'% LIBRAIRES-ÉDITEURS
3o, QUAI DES AUGUSTINS, 35
1879
Réserte de tou» droits.
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L'ÉGLISE ET L'EMPIRE
AU IV' SIÈCLE
CONSTANCE ET JULIEN
CHAPITRE I
ATHANASE A ROME
(337 — 345)
SOMMAIRL.
Sujet de celle sncoiiilc partie. — Ses iliflicultés. — Funôraillesde Coiistanlin-
— Coiisiance y préside. — Caraclère de Constance. — Soulèvement mili-
lairc Cl renvoi du Prcfcl Ablave. - Assassimil du Patrice 0|)^ai. — Mas-
sacre des nu'inlircs priucijiaiix de la famille impériale. — Apollieose de
Constantin à iUnne. — Nouveau partante de ri'.mpire entre les trois jeunes
em|)ereurs. — Leur entrevue à Sirniium. — An'aircs de rKglise. — Dispo-
sitions (liflerenies ries trois cmiicreurs. — Cunstantin le jeune permet à
Athnnase de retourner à Alexandrie. — Sa lettre aux Alexandrins. —
.Vtlianase ne prolite pas sur-le-iliamp de la permission. — Les empereurs
fout rentrer tous les évèques exilés, sans disliuction de croyance. — Guerre
de Constance contre les Perses : caractère é(|uivoqne, résultai fâcheux de
cette guerre. — La guerre éclaie entre Constantiii le jeune et Constant. —
Consianliu le jruue entre en Italie; ses victoires; sa mort. - Constant reste
maître de tout l'Occideni. — Athanase rentre à Alexandrie — Difficuliés de
sa situation. — Eusèbe de Nicomédie recommence ses intrigues contre lui.
— Depiiiation des Eusébiens auprès du pape Jules Les dé]iiiiés d'Atliaiiase
devancent ceux d'Eusèbe. — Jules convoque un concile pour l'année sui-
vante. — Émotion répandue en Egypte. — Les évèques de la province pro-
testent en faveur d'Allianase. — Vision de saint Antoine — Allianase se
rend à Rome. — Elfct produit par sa prési'uce. — Les Eusébiens n'osent pas
l'y suivre, et se réunissent en concile à Antiorhe. — Mort d'Eusèbe de Cé-
sarée. — Canons du concile d'Antioclie. — Leur portée et leur caractère. —
Athanase est déclaré déchu et remplacé par Grégoire de Cappadoce. — Les
Eusébiens ne iirofes-ei;t pourtant pas l'arianisme. — Symboles d'Aniioche :
leur nombre, leur ambiguïté — Euirée violente de Grégoire h Alexandrie.
— P.etoùr et fuite d'Athanase. — Sa lettre aux évèques. — Le concile se
réunit à Rome.— lettre îles Eu'^ébiens pour refuser de s'y rendre.— Se, mdale
causé par cette lettre et repense du pape Jules — Les Occidentaux s'adres-
sent à l'empereur Constant pour obtenir l.i réintégration d'Athan.ise. — Ca-
ractère de Constant. - 11 iiiandeAlhana.se aiipiès de lui. ~ Conduite réser-
sée d'Athanase à la cour. — Constant demande à son frère la convocation
d'uiî concile œcuménique. — Pi^sordres en Orient. — Mort d'Eusèbe de Nico-
médie.—Sédition à Constantihople. — Constance consent à laconvocation du
concile — Réunion du concile à Sardique.— Les Eusébiens s'y rendent bien
qu'avec répugnance — Ils demandent l'exclusion d'Athanase et des antres
prélats déposés à Tyr. — Elle leur est reiusee. — Ils se retirent et s'arrèient
à Pliilippopolis. —Lettres du concile de Sardique. — Lettre du cen. iliabule
de Pbilip[)opolis. — Canons du concile de Sardique. — Envoi de- députés
du concile à Constance, à Antioche. — Piège iiui leur est tendu par l'èvèque
Etienne. — Mort de Grègoiiei A'^^andrie. — «Constance consent au rapiiel
d'Athanase. Lettre qu'il lui écrit. — Retour d'Athanase et son entrevue
avec l'empereur.
CHAPITRE PREMIER
ATHANASE A ROME.
(337 — 343)
J'ai raconté comment un souverain éminent, touché
de la vérité divine, employa trente ans de toute-puis-
sance à en faire pénétrer les principes dans la législation
du monde romain. Je n'ai dissimulé ni les hésitations ni
les violences par lesquelles il compromit cette grande
œuvre en croyant la servir, ni les difficultés qui naqui-
rent pour lui du sein déchiré de l'Église même, que sa
main avait couronnée. Le spectacle du génie dévoué
au service de la vérité a toujours, même à travers
beaucoup d'incertitudes et d'éclipsés, une noblesse tou-
chante qui saisit fortement l'imagination des hommes.
J'aborde aujourd'hui, dans la suite du même récit,
une lâche plus ingrate. Constantin ne transmet à -ses
enfants, ni les facultés de son intelligence, ni ses
généreuses inspirations, ni même l'étendue de son
pouvoir. De l'héritage moral de leur père, ses succes-
seurs semblent ne recueillir que les habitudes d'un des-
potisme hautain, et un goût malheureux de discussion
4 ATHANASE A ROME.
ctile dogmatisme llH'ologiques. Favorisées par la rivalité
des princes, les dissensions ecclésiastiques s'accroissent,
se niulliplient et s'enveniment. L'intervention du pou-
voir civil dans les débats de la religion, déjà capricieuse
et violente sous Constantin, devient, sous les règnes sui-
vants, oppressive et hnmilianle. Tout semble se morce-
ler à la fois, l'empire comme la religion, et la société
comme l'Église. L'effet d'une telle dissolution est si ra-
pidement funeste, qu'il balance, aux yeux des peuples,
même les bienfaits moraux de la religion chrétienne; et
une nouvelle période de trente ans n'est pas écoulée,
que la vieille religion païenne, remontant sur le trône
avec le dernier rejeton de la race de Constantin, sem-
ble avoir retrouvé quelque force par l'épreuve de l'ad-
versité et par les fautes de ses vainqueurs.
L'hisiorien manquerait à son devoir de fidélité, si son
récit ne faisait comprendre à ses lecteurs l'amère impres-
sion de désenchantement et de dégoût qui fut commune
alors, même aux chrétiens les plus fervents, et dont
plus d'un docteur de l'Église s'est fait l'éloquent inter-
prète. Mais, placé par son éloignement même de manière
à dominer ces incertitudes passagères, et à embrasser
dans une vaste perspective ces sinuosités du fleuve des
âges qui en dissimulent souvent la pente aux contem-
porains, c'est un devoir aussi pour lui de montrer l'in-
fluence divine du christianisme, continuant à se faire
sentir malgré les agitations humaines , à transformer
ies mœurs par un courant insensible, mais continu, et
ATHANASE A ROME. 5
préparant l'avenir, alors même qu'elle ne réussit pas à
apaiser et à régénérer le présent.
La difficulté d'une telle tâche est accrue encore par la
nécessité de réunir dans un même tableau des faits de
l'ordre le plus difîérent, accomplis sur les points les plus
éloignés du monde. Tout le temps que Constantin a vécu,
son activité partout présente et toujours à l'œuvre a fait
régner l'unité dans l'histoire. Nul événement politique
ou religieux qui n'aboutît rapidement à lui, comme à
un centre unique, et où il ne fît bientôt sentir sa main
puissante. Après lui, le faisceau des forces de l'empire se
rompt, et lorsqu'un de ses fils parvient à réunir un in-
stant le pouvoir impérial tout entier, il n'exerce pas un
ascendant moral suffisant pour tout concentrer en lui-
même. De plus, par là même que les personnages sont
moins illustres, la curiosité des contemporains se met
moins en peine de s'enquérir de leurs actes : les ré-
cits des historiens deviennent secs, sans suite, sans
couleur : un mot leur suffit pour peindre un homme,
une phrase pour embrasser phisieurs années. Le fd qui
unit entre eux les événements contemporains est donc
ici très-peu apparent, et se brise dans la main qui croit
le tenir. Il faut tenter cependant de le découvrir: l'in-
ielligence de l'histoire est à ce prix.
A la nouvelle de la mort de son père, le césar Con- ^ j^
stance *, quittant la Mésopotamie où il commandait ^'"
1. A. D. 330. — Indictio. x. — U. C. 1090. — Felicianus et Titia-
aus. Goss.
6 ATHANASE A ROME.
l'armoe destinée à coniballre les Perses, se mit promp-
tement en route vers Conslaiilinople. On l'avait allendii
pour les funérailles; elles eurent lieu sur-le-champ,
avec toutes les pompes impériales et toutes les solennités
chrétiennes. Le corps porté à l'église desSainls-ApùIres,
au milieu d'une nombreuse escorte de soldats, fut élevé
sur une haute estrade. Puis le jeune César se retira lui-
même avec tous ceux de ses (jfUciers qui, comme lui,
n'avaient pas droit d'assister encore aux ^ainls mystères,
et le saint sacrifice fut olTerl pour l'âme de l'illustre
mort, au mil/3u des larmes de toute l'assemblée. Si l'on
en croit une indication de saint Jean Chrysostome, la
dépouille mortelle de l'empereur ne fut point déposée
dans le cénotaphe qu'il avait fait construire lui-même
à l'inierieur de réij,lise des Saints— Apôtres. Ce lut
dans le vestibule, et à la porte de cette église, qu'un
tombeau magnifique lui fut dressé, comme pour mon-
trer, dit saint Chrysostome, qu'il n'était que le serviteur
des apôtres, et que les pêcheurs sanctifiés étaient ses maî-
tres. Constance donnait ainsi des gages à l'opinion chré-
tienne dominante à Constanlinople, et d'aliondantes
aumônes achevèrent d'assurer sa popularité naissante *.
1. Eus., Vit. Const., iv, 71. — Soz., ii, 34. — Cliron. Alex., p. 670.
— S. Jean Ghrys., Hom. 26 sur la secoade épitie aux Conuthiens,
éd. Guuuie, t. x, p. 742.— Le tombeau de CoustaiiUii ayaul péri d'assez
Loiine beuie, il pouvait subsister quelque incertitude à ce sujet. —
Soc, u, 38.— M. Bruuet de Presle, ([ui a consacré une curieuse disser-
tation aux tombeaux des empereurs à Constanlinople, ne paiait pas
avoir tenu compte de la phrase de saint Jean Chrysostome.
ATHANASE A ROME.
Il en avait besoin, en effet, pour le but qu'il se propo-
sait d'atteindre et en vue duquel il ne perdit pas un
jour. Puîné des fds de Constantin, Constance n'avait
guère alors que vingt et un ans. C'était celui qui sem-
blait le mieux reproduire les qualités paternelles. Quoi-
que fort petit de taille et rendu presque difforme par
des jambes courtes et tortues, il avait la même adresse
que son père dans les exercices militaires, la même pa-
tience dans les fatigues, la même sobriété dans les repas,
et une sévérité aussi exemplaire sur tout ce qui touchait
à la continence. Il annonçait aussi, avec le même goût
de domination sans contrôle, les mêmes prétentions
littéraires et théologiques : il aimait à faire montre
d'éloquence et à haranguer ses courtisans. Mais le fonds
solide de talent et de génie qui relevait chez Consfaiilin
l'éclat des dons extérieurs, et tempérait des défauts
trop réels, manquait complètement chez Constance.
Nulle grandeur dans les idées, nulle fermeté dans les
résolutions, nulle générosité dans les sentiments, ne
venaient justifier chez lui la soif du pouvoir absolu.
Impatient de toute autorité rivale, jaloux du mérite,
même lorsqu'il le rencontrait chez ses serviteurs, il
était, au fond, faible, irrésolu, et en proie à la domination
secrète d'influences subalternes. Une sorte de conscience
de sa propre incapacité perçait même sous sa morgue
ridicule, et les écrivains contemporains se sont raillés
plus d'une fois de la gravité ([u'il affectait, n'osant,
disent-ils, ni reinuer devant le monde, ni tousser, ni cra-
8 ATIIANASIC A HOME.
cher, ni faire aucun geste, de crainte qu'un mouvement
natuiel ne vînt porter atteinte à sa dignité d'apparat*.
Doué d'un tel caractère, il avait dû souffrir de n'être
que le second des fils de l'empereur, et de n'être point
appelé à recueillir la succession tout entière. La néces-
sité de partager l'empire avec ses frères, et plus encore
l'association inattendue de ses cousins au pouvoir,
l'ulcéraient profondément. Aussi ne peut- on douter
qu'il arriva à Gonstantinople avec l'intention bien arrê-
tée de réduire au moindre nombre possible les collègues
qui devaient s'asseoir avec lui sur le trône du monde.
Dans cette disposition, le premier soin du jeune empe-
reur devait être d'écarter de sa personne les ministres
qui avaient dicté les dernières dispositions testamen-
taires de son père, et qui en étaient les exécuteurs dési-
gnés. Au p-emier rang, dans ce nombre, figurait le
fameux préfet du prétoire, Ablave, que Constantin, en
mourant, avait laissé auprès de ses fils, pour leur servir
de conseil. Les exactions, les violences de ce grand
fonctionnaire, avaient excité de vifs ressen-timents ,
même parmi les chrétiens; et tout ce qui restait de
païens dans l'armée (le corps de l'État peut-être qui
en contenait encore le plus), avaient contre lui un grief
personnel : ils ne pouvaient lui pardonner d'avoir pris
une part active à l'exécution du philosophe Sopâtre, le
1. Thém., Or., ii, p, 39, éd. Paris, 1084.— Amui. Alaïc, xxi, IC —
Aurèl. Vict., Epit. 42.— Liban., Or xxvi, p. 591.— Jul., Or., éd. 1G30,
p. 71; Or., u, p. 142, etpassim. Éd. Paris, 1630.
ATHANASE A ROME. 9
dernier païen honoré des faveurs de Constantin, que
cet empereur n'avait abandonné qu'assez tard à la fu-
reur de la population de Constantinople'. Il ne fut pas
difficile d'exciter parmi les soldats un soulèvementfon-
tre Ablave, et Constance se laissa de bonne grâce forcer
la main pour éloigner un ministre qui lui déplaisait-.
Les passions militaires une fois mises ainsi en liberté
et secrètement favorisées par le nouveau César, ne s'en
tinrent pas à cette seule exécution. Le patrice Optât, qui
avait donné probablement lieu à des ressentiments du
même genre, se vit en butte aux mêmes attaques. Cette
fois les soldats allèrent plus loin. Oplat fut assassiné. II
était, disent quelques historiens, mari d'Anastasie, sœur
de Constantin ^.
. Constance ne se mit point en devoir de venger son
oncle. Bientôt, au contraire, circulèrent dans les rangs
des soldats de sinistres insinuations auxquelles il est dif-
ficile de croire qu'il fût complètement éîranger. Des émis-
saires disaient tout bas qu'il ne fallait pas reconnaître
d'autres maîtres que les fils mêmes de Constantin; et cette
rumeur grossissant toujours, en même temps que la li-
cence des camps s'étendait, le désordre aboutit bientôt à
nn effroyable massacre. Le frère de Constantin, Jules
Constance; puis les deux Césars, Dalmace et Annibalien,
1. Voir première partie de cette histoire, t. ii, p. 3.'i2.
2. Eunap., Vit. soph., JËdetius. — S. Grég. Naz., Or. iv, 21. —
Zos., 11, 40.
3. Zos., ibid.
Ji) ATHANASE A ROME.
venus probablement à Constanlinople pour les funérailles
de leur oncle; enfui cinq autres membres de la famille
impériale qui ne sont pas nommés, périrent assassinés
en peu de jours. Ces scènes nous sent racontées crû-
ment et sans détail, avec ce laconisme énigmatique
qui est la flatterie des historiens de cet âge. Il ne resta
de toule cette branche collatérale de la maison de Con-
stantin, que deux enfants en bas âge, dont l'un était tenu
en réserve par la justice divine pour venger ces forfaits.
Le soulèvement s'étendit assez loin autour de Constan-
tinople, car Ablave périt aussi de lia même manière
dans sa maison de plaisance de Bilhynie , où il s'était
retiré. Quand on vint le chercher pour le faire mourir,
le vieux ministre crut, avec la présomption naturelle
aux ambitieux en disgrâce, qu'on le rappelait à la cour,
peut-être même pour le couronner. Il courut donc de
lui-même au-devant du messager, qui n'eut que la
peine de le frapper. Telle est la vanité des volontés des
mourants, Constantin avait tout fait pour mettre la di-
gnité impériale à l'abri des caprices militaires , et on
l'accusait même d'avoir compromis, dans celte vue, la
défense de l'État, A peine avait-il fermé les yeux qu'un
de ses fils suscitait une émeute de soldats, pour se dé-
barrasser de rivaux importuns *.
1. Zos., loc.cit. — Eus., Vit. Const.,\v, C8. — Jul., ad Athen.f
p. 497, 498. — Eunap., loc. cit. — Aiirèl. Vict., de Cœs., 42. — Eiitr,,
X, 9. — Soc, u, 23; m, 1. —S. Athan., ad Sol., p. 856, — S. Jér.,
Chron. — En faisant suivre immédiatement la mort de Constautia
du massacre de ses neveux, nous nous conformons à la chronologie
ATHANASE A ROME. SS
Pendant que ces scènes sanglantes se passaient à Con-
stantinople, sous les yeux et avec le tacite assentiment
du fils de Constantin, la nouvelle de la mort de l'empe-
reur arrivait à Rome, où elle était reçue avec toutes" les
marques de la douleur ofOcielle. Les spectacles, les diver-
tissements étaient suspendus: les bains, les lieux de
réunion publics étaient fermés. On espérait que le
corps de l'empereur serait rapporté dans la vieille capi-
tale de l'empire; Rome eût aimé à posséder après sa
mort celui qui l'avait dédaignée et qu'elle avait haï pen-
dant sa vie. Quand on sut que cette espérance devait
être trompée, le dépit des Romains fut assez vif. Les
cérémonies ordinaires ne furent pourtant pas interrom-
pues, et rien ne fut changé à l'éliquette accoutumée.
Constantin eut son apothéose comme ses prédécesseurs.
Le sénat ne recula pas devant le ridicule de donner aux
dieux pour collègue dans le ciel le souverain qui sur la
terre avait détruit leurs autels. Il exprima en même
temps le vœu que les fds de l'empereur fussent seuls
appelés au rang d'Auguslcs. On ne sait si quelque nou*
adoptée par Pagi, préférablement à celle de TiHeniont. Eusèbe dit,
en effet, que ce fut aussitôt après la mort de Constantin, que les sol-
dats demandèrent que les fils de l'empereur seuls fussent Augustes ;
et tous les auteurs s'accordent à charger Constance seul du meurtre de
ses parents, ce qui n'aurait pas eu lieu s'il avait auparavant, comme
le suppose Tillemont, fait le partage de l'empire avec ses trois frè-
res. — D'ailleurs, si Dalmace avait régné, même un jour, il eût
régné à Constantiucple, puisqu'il avait la Tbrace en partage; et com-
ment ce fait serait-il demeuré sans mention dans l'iiistoire? — Voir
<::ependant les difficultés de texte que Tillemont oppose. Constance^
note 1.
12 ATIIANASE A ROME.
velle des massacres de ConstaiiUnople était dr jà parvenue
aux sénateurs, ou s'ils devinaient seulement, avec l'in-
stinct de la servilité, le cours prochain qu'allait suivre
la fortune. Quoi qu'il en soit, ce vœu était exaucé paî
avance '.
Mais il fallait refaire le partage de l'empire, puisque
les dispositions testamentaires de Constantin avaient été
si violemment bouleversées. Pour procéder à cette divi-
sion nouvelle,"les trois empereurs se donnèrent rendez-
A. D. vous à Sirmium en Pannonie ^. Ni Constantin, ni Con-
338
stant, ne réclamèrent, comme on peutle présumer, contre
des crimes dont ils n'étaient pas complices, mais dont
ils ne dédaignaient pas de profiter. La dépouille des
morts ne lut point partagée sans quelques difficultés. Il
y a lieu de' croire, d'après plusieurs indices, ou que la
conférence de Sirmium se prolongea fort longtemps, ou
qu'il y eut deux réunions de souverains différentes et
successives dans le même lieu. La question la plus
difficile à trancher paraît avoir été la possession de
la Thrace, qui entraînait celle de Constantinople. Quel-
ques expressions de la Chronique alexandrine et de
Zosime feraient croire que Constantin le jeune y prétendit
1. Eus., Vit. Const., iv, 69. — Auièl. Vicl., 42. — Eutr., x, 8 : at-
que inter divos meruit referri. Voir des médailles où Constantin est
représenté parmi les dieux. Ducange, Fam. Dijz., p. 23 et suiv. — Il
est difficile d'interpréter autrement que comme une des conséquences
de l'apothéose les tableaux qu'Eusèbe nous dit avoir été faits à Rome
après la mort de Constantin, et ovi cet empereur était représenté mon-
tant au ciel.
2. A. D. 338.— Indictio. xi.— U. G. 1091.— Ursus et Polemius.Coss.
iiTIIAN'ASE A UOME. 13
en sa qualité d'aîné, et qu'il exerça même cette souve-
raineté pendant quelques mois. Mais c'était une pro-
vince trop éloignée pour le monarque qui avait à régir
les Gaules et à défendre la frontière du Rhin. Constanti-
nople appartenait naturellement au maître de l'Orient :
ce fut, après quelques hésitations. Constance qui finit
par l'avoir en partage, et il reçut par là le prix de sa
criminelle audace et en même temps de l'habile modé-
ration dont il fit preuve dans ses relations avec ses
frères. Constant s'agrandit en Illyrie et céda l'Afrique
à Constantin ^ Le monde se trouva ainsi partagé, au
sein de la profonde indilférence des peuples, sans plus
de formalités ni d'embarras que s'il se fût agi de la
succession d'un bourgeois riche.
Au nombre des points que débattirent entre eux les
royaux interloculeurs, les affaires de l'Église, le schisme
triomphant en Orient, l'exil d'xAthanase, durent tenir
une grande place. Ils avaient trop longtemps vécu auprès
de leur père, et sous ses yeux, pour ne pas attacher à
i. Jul., Or. I, p. 33. — Cod. Theod., Chron., p. 88. — Zos., ii, 3n.
— Chron. Alex., p. G70. — Ces deux auteurs disent, l'un en propies
termes, l'autre par une expression indirecte, mais *ssez claire, que
Constantin régna à Constantinople : et, d'un autre côté, la suite des
faits fera voir que Constance y fut maître, même avant la niort de son
frère aîné. La cession de l'Afrique à Constantin par Constant résulte
de la comparaison des deux lois du code Théodosien {Chron., p. 39
et 40), où l'on voit successivement ces deux empereurs régner eu Afri-
que. Ce sont aussi deux lois du code Théodosien, citées aux mêmes
pages de la Chronologie, toutes deux datées de Pannonie presque à un
an d'intervalle, qui font croire, ou que le séjour des princes en Panno-
nie se prolongea huit mois, ou qu'ils y revinrent deux fois.
ik ATIIANASE A ROME.
tout ce qui touchait l'Église chrétienne une extrême im-
portance. Sur le fond même des questions, ilsétaienl tous
à peu près dans une égale ignorance ; mais comme ils ar-
rivaient des points opposés de l'empire, et que chacun
d'eux avait subi l'influeiîce de ceux qui l'entouraient,
leurs impressions étaient fort différentes. Constance, qui
n'était pas sorti d'Orien*, et n'avait guère quitté la cour de
son père, était tombé dès le premier jour sous l'empire
presque exclusif d'Eusèhe de Nicomédie et de son parti.
Les liistoriens ecclésiastiques, Ruiin, Socrate,Théodoret,
font aussi reparaître auprès de lui le même prêtre arien
qu'ils ne nomment pas, et qui avait abusé des derniers
moments de l'impératrice Constnntia, et de l'émotion
pieuse de son frère'. Il paraîtrait que ce prêtre était em-
ployé dans le palais aux missions les plus confidentielles,
et qu'il jouissait surtout de l'atTection des princesses et
des dames de la cour. L'impératrice, femme de Con-
stance, vivait entièrement sous sa direction. E n'était
pas moins bien placé dans l'esprit d'un ordre de cour-
tisans, trop illustre dans les annales de l'empire, que
Constantin paraît avoir éloigné de sa faveur 2, mais qui
reprenait auprès de Constance un rôle depuis longtemps
connu, de servilité et d'astuce. C'étaient les ennui{ues,
ces victimes dévouées de l'immoralité des cours an-
ciennes, toujours pressés de cacher leur humiliation
1. Voir première partie de cette histoire, t. u, p. 129 et suiv,
2. Lampridius dans Vhistoire Auguste loue Constantia de s'être
soustrait au joug des eunuques. Gibbon, ch. xix.
ATHANASE A ROME. 1
t>
SOUS l'éclat du pouvoir, et de tromper par Tactivitô de
l'intrigue l'oisiveté de leur vie. Le chambellan de Con-
stance, Eusèbe, était l'un de ces êtres malheureux, et il
avait tous les vices de sa condition. Il entra avec passiori
dans la carrière de machinations ecclésiastiques où se
plaisaient les prélats ariens. Il se fit ainsi tout naturel-
lement, autour de Constance, un concert de récrimina-
tions contre les évoques orthodoxes. On les accusait
de tous les maux de l'Église; et comme le nouvel em-
pereur ne pouvait porter à l'œuvre du concile de Nicée
le même attachement que Constantin, qui se flattait d'y
avoir concouru, on s'enhardissait jusqu'à accuser le
symbole même de cette assemblée, et jusqu'à désigner
de nouveau le fameux mot consubslantiel, comme l'in-
novation téméraire qui jetait le trouble dans les con-
sciences '.
Constantin le jeune et Constant rapportaient d'Occi-
dent, où la foi de Nicée régnait sans contestation, des
sentiments tout opposés. Le premier surtout venait de
voir à Trêves l'illustre martyr de celte foi, proscrit
à la fois et triomphant, opposant à la condamnation
impériale et à l'enthousiasme populaire la même
impassibilité chrétienne. Il n'avait point échappé à
1. Soc, II, 2. — Théod., Il, 3. — lUifin, i, 11. — S. Atlian., ad SoL,
p. 813 — Nous avons expliqué dans le volume précédent (p. 375)
pourquoi nous écartons l'histoiie d'un testament confié à ce prêtre arieû
par Constantin, puis livré par lai à Constance. Les dispositions testa-
mentaires de Constantin étaient parfaitement connues, puisque le par-
tage de l'empire était consommé de son vivant.
16 ATIIANASE A ROME.
rasccndant du génie el du la sainteté. Aussi, pressé par
ropinion de tous ceux qui renvironnaicnl , à peine
aYait-il été maître de ses actions qu'il en avait profité
pour révoquer de sa propre autorité la sentence qui
condamnait Atlianase. Par un reste de précaution et de
modestie, il avait seulement eu soin de se mettre encore
ici à couvert derrière le nom de son père, et de lui sup-
poser des intentions qu'il savait probablement lui-même
fort contraires à la réalité '.
« Vous n'ignorez pas, avait-il écrit au peuple d'Alexan-
drie, qu'Athanase, l'interprète de notre adorable loi, a
été envoyé dans les Gaules pour quelque temps, de
crainte que l'inimitié de ses sanguinaires ennemis ne
menaçât sa tête sacrée, et qu'il ne soulîrît du crime de
ces hommes vils quelque mal sans remède. Pour le dé-
rober donc à la férocité de ces gueules ouvertes qui
cherchaient à l'engloutir, on lui a ordonné de venir
vivre sous ma loi ; et pendant qu'il a demeuré dans cette
i. Nous refusons encore ici d'admettre que Constantin eût vérita-
l)lcnient rappelé saint Atlianase avant de mourir. — Sozomène ( m, 2),
est le seul historien qui parle de ce rappel, et il se sert de ce mot :
On dit : A-'-^'Erai. — On ne peut rien tirer non plus, à l'appui de ce fait,
de la lettre du jeune Constantin que nous allons citer, car elle est évi-
demment contraire en substance ;i la vérité. Constantin le jeune savait
parfaitement que ce n'était point pour soustraire Athanase à la fureur
de ses ennemis que son père l'avait banni. Les teimes dont il se sert
n'ont donc pour but. que de ménager le respect filial, en révoquant la
volonté paternelle. Saint Athanase, qui rapporte cette lettre, en aurait
tiré un plus grand parti si elle avait contenu la preuve d'un change-
ment dans les dispositions de Constantin. Il dit seulement que Con-
stantin le jeune se souvenait de ce que son père avait écrit : expression
très-vague, dont oq ne peut rien conclure (S. Athan., ApuL, p. 805 ).
ATHANASE A ROME. 17
ville, on a pourvu avec abondance à tout ce qui lui
était nécessaire, quoique sa vertu si renommée, sou-
tenue par le secours divin, se soit montrée assez forte
pour supporter sans fléchir le fardeau de la mauvaise
fortune. Mais comme notre père et seigneur Con-
stantin, voulait rendre ce grand évèque à votre piété et
le rétablir dans son siège, et qu'il a été prévenu par la
mort avant d'exécuter ce dessein, j'ai pensé qu'il me
convenait d'accomplir moi-même Ja résolution de ce
prince de divine mémoire. Et quand vous verrez Allia-
nase, vous apprendrez de lui le respect que je lui ai
témoigné. El il n'y a rien là qui doive vous surprendre,
car la pensée de vos regrets et la vue d'un si gi'and
homme ont poussé mon âme à cette conduite: Que la
divine providence vous conserve *. »
La lettre était datée de Trêves du 15 des calendes de
juillet (17 juin), moins d'un mois par conséquent après
la mort de Constantin. Alhanase, cependant, n'avait pas
fait usage sur-le-champ de cette permission. ÎI atten-
dait probablement que tous les arrangements étant réglés
entre les co-partageants du pouvoir, il fût sûr de l'ac-
cueil que Constance lui réservait -,
1. s. Athan., loc. cit.
2. Cette date du 17 juin a fort embarrassé les érudits. Ils iie savent
si on doit la rapporter à l'auaée 837 on à l'année 338. Si on met la
lettre de Constantin en 337, on ne comprend pas pourquoi saint Atlianase
ne rentra à Alexandrie que l'année suivante, ce qui ressort jjourtant
d'un texte de Théodoret (ii, 1 . Si ou la met en 338, on tombe dans
une autre difliculté. Saint Atlianase dit en effet qu'U vit Constance à
son retour, à Viminac, en Mœsie {ApoL, p. C76 ). Or, il y a des lois au
. III. 2
18 ATHANASE A ROME.
En effet, malgré Topposilion de leurs sentiments, les
prmees avaient trop d'airaires à régler et trop d'intérêt
à se ménager réciproquement, pour ne pas essayer de
se mettre d'accord, au moins extérieurement, sur les
affaires de l'Église. On convint, par conséquent, de
rappeler purement et simplement les évoques exilés,
sans procéder à aucune représaiiîe contre leurs persé-
cuteurs, sauf à laisser les diverses églises se démêler
comme elles pourraient dans ce balancement d'autorités
rivales et ce conllit d'intérêts contraires. Le pouvoir ci-
vil, dans ses interventions maladroites, ne savait rien
imaginer de mieux en faveur de l'Église, que de faire
vivre, de force, la vérité avec l'erreur dans une confu-
sion humiliante.
En même temps qu* Athanase, d'autres évêques exilés
recouvrèrent donc leurs sièges. C'étaient Marcel d'An-
cyre; Asclépas de Gaza; enfin Paul, '^lu à Constantino-
ple dans les derniers jours du règne de Constantin pour
remplacer le vieil Alexandre, et qui avait partagé sa dis-
grâce ^ Mais, comme compensation, Eusèbe de Nico-
médle recevait en ce même moment, de Constance,
la plus haute marque de faveur. On lui confiait l'éduca-
tion des deux jeunes cousins de l'empereur, échap-
code, datées de cette ville de Viminac, et qui montrent que les empe-
reurs y étaient réunis dès le 12 juin de cette année ( Cod. Tlieod.,
Chron., p. 38). Nous nous sommes décidé pour l'année 337, en don-
nant une explication, qui nous semble satisfaisante, du retard d'Atha-
nase.
t. S. Athan., ad Sol., p. 813 et 814. — Philost., ii, 18.
ATHANASE A ROME. 19
pés au massacre de leurs parents. Le dernier, qui por-
tait le nom de Julien, lui était allié par sa mève Basiline.
Eusèbe reçut ain^-i la commission de faire oubliera ces
enfants le meurtre de leur père et le crime de leur
parent ^
Les partages faits, et la balance à peu près établie
entre les intérêts opposés et les affeclioîis difléreutes de?
trois jeunes princes, ils se séparèrent en assez bons ter-
mes, sans inimitié vive, mais aussi sans alTeclion, et cha-
cun retourna à la conduite de ses propres affaires. Con-
stance dut reprendre le commandement de la guerre
contre les Perses, qui n'avaient pas désarmé, quoiqu'ils
n'eussent pas profité de l'interrègne autant qu'on aurait
pu le craindre. Ses premières armes furent heureuses j
les Perses reculèrent devant les enseignes romaines; les
Arméniens, un instant ébranlés dans leur vieille alliance
avec Rome, rentrèrent promptementdans la soumission;
des tribus du désert, qui suivaient habituellement la
destinée du plus fort, vinrent aussi en aide aux armes do
l'Empire^; le Tigre fut franchi sans obstacle à plusieurs
reprises. Mais Constance profila mal et se hâta trop de
triompher de ces succès. Il aimait l'agitation des camps
et non le péril des combats. Assez t^ntendu pour exer-
cer des troupes, pour discipliner les soldats barbares
1. Amm. Marc. , xxii, 9. — Ab Eusebio educatus episcopo, quem
génère longius contingebat.
2. Jul., Or,ip, 36-38. — Liban., Or. m, p. 121; x, p. 309.—.
On n'ose guore se fier aux récits des succès de Constance, faits par ce»
deux panégyristes qui devinrent si rapidement ses déti acteurs.
20 ATHANASE A ROME.
et présider même à l'organisation de nouveanx corps, il
craignait la responsabilité du champ de bataille. Son
esprit indécis et cauteJeux reculait en tout genre devant
les partis décidés et se plaisait dans les demi-mesures.
Sous sa conduite, la guerre des Perses, au lieu de mar-
cher à un prompt résultat, fut soutenue avec un mélange
de ténacité et de mollesse qui entretint sur celte fron-
tière de l'empire conmie une fièvre continue. La tac-
tique qu'il mit en œuvre dès la fin de 338, et qui ne se
démentit guère pendant toute la durée de son règne,
consistait à tenir les ennemis en échec sur la limite des
provinces romaines, repoussant leurs attaques sans leur
en porter aucune, évitant les engagements trop décisifs,
et hasardant juste assez pour rapporter chaque hiver
à Antioche les trophées qui pouvaient orner un triom-
phe. Chaque année ramenait par conséquent les mêmes
incidents presque sur les mêmes lieux, et c'est ainsi que
les sièges deNisibe et de Singare, qui nous sont signalés
comme les événements principaux de la première cam-
pagne, reparaissent trois ou quatre fois dans le cours de
dix ^ns, à peu près avec les mêmes circonstances. Cette
incertitude explique aussi pourquoi les divers historiens
ont pu à peu près également, suivant leurs penchants, re-
présenter les Romains comme habituellement vainqueurs
ou comme toujours vaincus dans cette longue guerre;
comment, par exemple, le même orateur Libanius peut
dans deux discours différents et dans des termes égale-
ment emphatiques, exalter tour à tour la gloire ou dépré-
ATHANASE A ROME. 21
cier la valeur de Constance ^ L'hésitation de Constance
maintenait à la guerre un caractère indécis qui permet-
tait ces appréciations différentes. Toujours victorieux
quand ils se lançaient en avant, les Romains, après
chaque succès partiel, reculaient avec un empressement
qui pouvait donner souvent à leur retraite l'apparence
d'une fuite. Toujours vaincus dans les engagements sé-
rieux, mais jamais découragés, les Perses reprenaient
leur avantage par des attaques inattendues sur des villes
sans défense ou par des actes de pillage dans les cam-
pagnes. Au fond, cependant, dans cet échange timide de
représailles, c'était l'empire qui perdait le plus; il y
laissait surtout son prestige, la plus grande de ses forces
contre les attaques barbares. Des succès partiels étaient
sans importance, mais la moindre défaite était fatale
pour les armes réputées invincibles des Romains*.
Pendant que l'un des empereurs s'épuisait ainsi dans
ces luttes ingrates^, les deux autres s'engageaient dans
une rivalité déplorable. Autant entre les deux moitiés
occidentale et orientale de l'empire le partage était na-
1. Conf. Liban., Or. m, p. 121 ; x, p. 310; xii, p. 400. — Jui., loc.
cit., et ad Athen., p. 498.
2. L'impression générale que nous donnent tous les écrivains, sans,
qu'ils racontent aucun grave échec, est pourtant que les guerres
de Constance contre Sapor furent en somme malheureuses. — Amm.
Marc, XXI, IC, dit de lui :.In externis bellis hic princeps fuit saucius
et afûictus. — Eutr., x, 10 : A Persis multa et gravia perpessus.— Soc.
II, 25.
3. A. D. 339. — Indictio. x. — U. C. 1092. — Gonstantius ii et
Constans. Coss. — A. D. 340. — ludiclio. xiy. — U. G. 1093. — Acyn-
dinus et Proculus. Coss.
11 ATIIANASE A ROME.
turel, conforme aux habiludes et aux instincts des popu-
lations; autant en Occident, où toutes les nations mar-
quées de la forte empreinte de l'unité romaine parlaient
la même langue et étaient habituées 5 vivre de la même
vie, toute division était arbitraire et difficile à maintenir.
Il n'y avait pas de raison suffisante pour qu(î le maître
delà GauleetcleTEspagiie n'étendît pas sa domination sur
l'Afrique et sur l'Italie. Les points de contact toujours
nombreux et les intérêts souvent croisés, faisaient éclater
à tout instant entre les souverains de contrées si naturel-
lement uniesles rivalitéset les conflits. On nesait trop d'oii
partit l'hostilité entre Constantin le jeune et son frère :
elle naquit probablement de l'impatience d'ambitions
trop rapprochées et trop souvent aux prises. Quoi qu'il
en soit, dès le commencement de l'année 340, à propos
de quelques débats sur une délimitation de frontières,
Constantin le jeune avait franchi les Alpes et s'était
avancé jusqu'à Aquilée, dans la haute Italie.Il trouva ces
provinces sans défenseur, leur souverain étant alors en
Dacie,où il s'était porlé pour se rapprocher de l'Orient,
sur la demande de Constance. Cette facilité inallenduefut
précisément ce qui perdit le jeune vainqueur. Son ar-
mée se répandit à l'aventure dans ces plaines fertiles de
Lombardie qui semblaient lui être livrées sans contesta-
tion. Lorsque Constant, averti à temps, eut fait enfin
partir quelques troupes pour s'opposera celte invasion,
elles trouvèrent l'armée de Constantin débandée et
abandonnée au pillage. L'empereur lui-même tomba
ATHANASE A ROME. 23
avec un petit nombre d'hommes dans une embuscade,
où il périt, percé de coups et écrasé sous les pieds des
chevaux. Son corps fut précipité dans les eaux de h
petite rivière d'Aise, d'où quelques serviteurs fidèles
purent cependant le retirer*. « Ainsi, ajoute l'historien
Eutrope, la république fut réduite à deux empereurs. »
C'était là désormais la division que commandait la
nature des choses. L'empire avait deux têtes et parlait
deux langues : il lui convenait d'avoir deux maîtres, <c
la division était si conforme à la nécessité que Con-
stance n'insista pas pour prendre sa part dan- fa suc-
cession de son frère. Constant recueillit l'O' cident tout
entier'^.
Peu s'en fallait qu'il n'y eût aussi dès lors deux
Églises. A la suite de la convention de Sirmium, Alha-
nase était rentré dans son diocèse vers le milieu de
l'année 338. Il avait traversé en triomphe Constanti-
nople d'abord, où l'évêque Paul, récemment rentré
comme lui, l'avait ostensiblement reçu dans sa commu-
nion'; puis toute l'Asie Mineure et toute la Syrie. Par-
1. Eiitr.,x, 9. -— Soc, II, 5, 25. — AuvpI. Vict., de Cœs., 41; Epit.,
41. — Zoii., XIII, 5. — Zus., II, 41. — Nous n'empruiitous aucun détail
à un petit écrit d'un panégyriste, qui a passé longtemps pour l'oraison
funèbredu jeune Constantin, et dont Gil:ibon,TilleMiont et JM. A. Thierry
se sont, suivant nous, tiop si^rvis. Le dernier éditeur de ce petit écrit
nous paraîi avoir prouvé jusqu'à l'évidence qu'il se rapporte à un
autre Constantin et à une date lo^téiicuie {Anonymi Grœci oratio fii-
nebris in Constantinum. Frilaiigce, 1856).
2. Jul., Or., II, p. 174.
3. S. Atliau., ad Sol., p. 813.
24 ' ATHANASE A ROME.
tout sur sa roule un vif mouvement de réaction s'dtail
opéré en faveur des orthodoxes : les évoques et les
prêtres scliismatiques s'étaient vus souvent assez vio-
lemment chassés de leurs églises, l'humeur vive des
populations orientales se portant très-volontiers à ces
exécutions sommaires. Athanase ne prenait aucune part
à CCS représailles légitimes, mais désordonnées, bien
qu'elles dussent plus tard lui être très-amèrement 1:'epro-
chées*. Admis deux fois en présence de l'empereur
Conslance, il avait gardé en face de ce souverain , au
fond très -hostile pour lui, une attitude de réserve
fîère. «Je vous prends à témoin, lui écrivail-ii plu-
sieurs années après, si lorsque je vous vis à Yiminac en
Mœsie et à Césarée en Cappadoce, je vous fis la moindre
plainte, soft contre mon persécuteur Eusèbe, soit contre
ceux qui m'avaient fait tort -. »
Outre que sa grande âme n'était point accessible au
sentiment de la vengeance, son esprit perspicace ne lui
laissait pas ignorer de quels périls il était encore entouré,
et combien son avantage momentané était précaire.
Reçu à Alexandrie avec de grandes démonstrations
d'enthousiasme populaire^, il y trouvait pourtant un
groupe d'Ariens très-déterminés, qui s'étaient même,
eu son absence et de leur autorité privée, donné pour
1. s. Atlr.n., Apol.,^. 724.— Soz., m, 8.
2. S. Athan., ApoL, p. 676.
3. ThcoJ., II, 1. — S. Athau., ApoL, p. 728. — S. Grég. Naz.,
Or. XXI.
AT H AN AS E A ROME. 25
évoque un prêtre du nom de Piste. Piste était en corres-
pondance avec tous les prélats schisma tiques d'Orient,
et il ne crut point devoir céder la place à Alhanasa.
Telle était la faveur dont jouissaient ses protecteurs,
qu'aucun ordre impérial ne vint l'y contraindre. Atlia-
nase dut demeurer plus d'un an dans sa métropole,
face à face avec son rival '.
Ce temps ne fut point perdu pour ses ennemis. Eu-
sèbe de Nicomédie se mit à l'œuvre pour recommencer,
sur nouveaux frais, exactement les mêmes trames qui
lui avaient si bien réussi une première fois. Alin d'ache-
ver de tenir l'Orient sous sa loi, il mit d'abord hardi-
ment la main sur le siège de Constantinopîe. Sur un
léger prétexte , sur une banale accusation de mau-
vaises mœurs, on décida Constance à faire déposer pré-
cipitamment l'évêque Paul, et Eusèbe se fit introniser
violemment à sa place -. C'était la seconde loisqu'Eusèbe
donnait ainsi l'exemple de quitter, par un motif d'am-
bition, le siège épiscopal que tous les canons l'obli
geaient à garder jusqu'à la mort. Né pour vivre auprès
des souverains, il lui semblait tout simple de suivre la
cour partout où elle se transportait : sans attache-
ment pour ses diverses églises, il n'avait de constance
que dans son dévouement à la fortune.
Athanase se trouva donc ainsi de nouveau le seul
1. s. Athan., ApoL, p. 743. — S. Épipli., Hœres., lxix, 8.
2. Soc, u, 7. — Soz., III, i. — S. Athan., ApoL, p. 727-7i4 —
ThéocL, I, 19.
26 ATHANASE A ROME.
grand métropolilain d'Orient, qui fût demeuré rigniireu-
senienllidèleàlafoideNiréc. Dans cette situation isolée,
les calomnies, les imputations d'arrogance et de sédition
recommencèrent à pleuvoir sur lui. Il était désigné cha-
que jour à Constance, par tous les courtisans, d'un
commun accord, comme le seul homme qui empêchât la
paix religieuse de s'établir, et comme un sujet insolent
qui disposait en maître de la population, des ressources
et surtout des aumônes d'une grande province ^ Con-
stance n'était pas difficile à persuader; mais quand on
le poussait à quelque mesure un peu vive, il alléguait
toujours la promesse de conciliation qu'il avait faite à
ses frères. Pour lever celte objection, Eusèbe essaya de
s'adresser directement aux empereurs d'Occident, aux-
quels lui et ses amis envoyèrent une députation^. Cette
démarche, prévenue par une lettre d'Alhanase, resta sans
effet ; mais il ne fut probablement pas difficile aux dé-
putés de s'apercevoir que, si les maîtres de l'Occident se
montraient si favorables à la foi de Nicée et à son dé-
fenseur, c'était moins encore par conviction personnelle
que pour complaire aux évéques qui les entouraient.
C'était donc l'Église latine qu'il fallait séduire, si l'on
voulait avoir pour soi le concours de la puissance civile.
Ce fut dans celte pensée que les Eusébiens imaginèrent
de s'adresser à l'évêque qui à sa qualité généralement
reconnue de chef suprême de l'Église joignait celle de
1. s. Athan., ApoL, p. 737.
2. Id., ad. Sol., p. SIS; A-poL, p. 675, 676.
ATHANASE A nOME. 27
patriarche de l'Occident. Au vénérable Sylvestre qui,
par ses représentants, avait dirigé et approuvé le concile
de Nicée, venait de succéder, après quelque intervalle *;
un nouveau pape, Jules, dont on pouvait espérer de
tromper l'inexpérience. Les Eusébiens se résolurent à
tenter une démarche solennelle pour engager le siège
de Rome dans leur intrigue. Ainsi, grâce à une dispo-
sition toute providentielle , l'évêque usurpateur de
Constantinople, prédécesseur et modèle de Photius, se
trouvait entraîné par un intérêt de parti à rendre un
solennel témoignage à l'antique primauté romaine ^
Bes députés se dirigèrent vers Rome, emportant avec
eux toules les pièces qui avaient déterminé la sentence
du concile deTyr, entre autres le procès-verbal de l'in-
formation faite dans la Maréote. Mais telles étaient, sous
l'apparence du calme, la vigilance et l'activité d'Atha-
nase, qu'en débarquant en Italie et en arrivant à Rome,
les ambassadeurs eusébiens se trouvèrent prévenus par
des envoyés d'Alexandiie, prêts à réfuter leurs calomnies
et à répondre à leurs questions. Leur surprise en se
voyant ainsi devancés fut si vive, que l'un d'eux, l'ami
personnel d'Eusèbe, le prêtre Macaire, saisi de terreur,
abandonna ses collègues pendant la nuit^. Investi d'une
juridiction reconnue par un accord commun, éclairé
1. s. Sylvestre fut remplacé par Marc sur le trône pontifical. Marc
ne régna quo neuf mois et fut remplacé par Jules le 6 février 337. —
(Tilleiuont, Hist. eccl., vu, p. 2C7.)
2. S. Athan., ApoL, p. 741 et suiv.
3. Jb., p. 743.
28 ATHANASE A ROME.
par Jes informations contradicloircs, le pape Jules se
montra digne de l'hommage que le monde chrétien ren-
dait à sa dignité. Il fit comparaître devant lui les deux
députalions, et confronta avec soin leurs témoignages.
L'énergie des représentants d'Alhanase et la clarté de
leurs réponses étaient telles que les députés d'Eusèbe,
voyant bien de quel côté la balance allait pencher, ne
trouvèrent d'autre expédient, pour détourner le coup,
que de demander la convocation d'un concile. Jules les
prit au mot, et sur-le-champ fil savoir aux deux parlies
qu'il les convoquait à une réunion libre, où chacun pût
être entendu dans ses accusations et dans sa défense. En
môme temps, donnant une preuve manifeste de l'intérêt
qu'il prenait à Athanase, il lui faisait secrètement de-
manderquel lieu il préférait pour la réunion du concile'.
Athanase était resté calme à Alexandrie. Ses lettres
pastora!es, récemment retrouvées, nois le montrent
encore cette même année 339, tout occupé des intérêts
du culte et de l'édification de son troupeau. A peine
quelques allusions à ses périls viennent -elles trou-
bler l'émotion de la joie pieuse qu'à l'approche de la
fête de Pâques il recommande à tous les chrétiens ;
« Chantons donc avec les saints, s'écrie-t-il, et que per-
sonne de nous ne néglige ces devoirs en pensant aux
angoisses et aux difficultés de ces temps, et principale-
ment aux maux que suscitent contre nous ces Eusébiens
qui nous font une accusation et un crime de noire culte
1. s. Ailmn., ad. Sol., p. 815.
ATHANASE A ROME. 29
fidèle à Dieu Que ces fêtes de Pâques ne se passent
pas dans l'angoisse et dans la tristesse, comme on pour-
rait le présumer : débordons de joie, au contraire;
soyons tous vêtus d'habils de fête... La tristesse! c'est
ce que voudraient nous imposer, et la fraude des Juifs,
et l'impiété des Ariens : les uns ont tué Noire-Seigneur,
et les autres lui enlèvent son triomphe sur la mort,
quand ils disent qu'il n'est qu'une créature. S'il n'avait
été qu'une créature, la mort l'aurait retenu dans ses
liens; mais puisque, comme l'Écriture l'atteste, elle n'a
pu le garder sous sa loi, c'est donc qu'il n'a point été
créé et qu'il est le maître de toute la création. De quoi la
fête que nous célébrons est un immortel témoignage. Le
conseil des Juifs et de ceux qui leur ressemblent a été
trompé... Celui qui réside dans les cieux se rit des uns
*t des autres. Ne pleurez point, disait-il lui-même aux
femmes qui le suivaient à la croix, voulant signifier
par là que sa mort n'est point un sujet de tristesse, mais
de joie; que, bien que mort, il vit encore, parce qu'il
n'était pas créé du néant, comme on vous le dit, mais
qu'il vient du père... Nous commencerons donc le jeûne
du carême au neuvième jour du mois de Phamenoth;
nous servirons Dieu dans la continence et dans la pu-
reté, et le quatorzième jour du mois de Pharmuth, lui-
ront pour nous la lumière du Seigneur et la splendeur
du saint dimanche où notre Sauveur est ressuscité ^ »>
1. s. Athan. , Epistola festalis xi, dans Mai, Nova ôibliotheea,
t. VI, p. 110 et suiv.
30 ATHANAS' A ROME.
Mais pendant qu'il se concentrait iui-nième dans ces
nobles el paisibles occupations, autour de lui ses amis
et ses partisans s'agitaient pour sa défense. Les évo-
ques d'Egypte, de Thébaïde et de Libye, qui avaient
gardé le souvenir du rôle humiliant qu'on leur avait l'ait
jouer à Tyr, se rassemblèrent presque spontanément à
Alexandrie au nombre de plus de quatre-vingts, pour
rédiger une lettre collective, qu'ils adressèrent à tous les
évêques du monde, et en paiticulier au pape Jules *.
Celte lettre, que saint Athanase nous a conservée tout
entière, n'est qu'une dénonciation animée de la longue
et odieuse intrigue qui se poursuivait sous leurs yeux
depuis dix ans. C'est le plus précieux et le plus com-
plet de^ documents qui peuvent guider l'historien
dans toute cette narration. Mais, outre l'intérêt qui
s'attache à l'exacte connaissance des faits, l'esprit qui
anime cette généreuse protestation ne permet guère
de la lire sans émotion. 11 y règne un chaleureux
dévouement à l'innocence persécutée, un dédain con-
tenu, mais fier, des menaces de la puissance tempo-
relle, qui consolent et relèvent l'âme. Tandis que les
intrigues ecclésiastiques et les faiblesses épiscopales
ouvraient presque partout largement la porte aux em-
piétements de l'autorité civile, et semblaient prendre les
1. s. Athan.,^po/., p. 721,-757; ad. Afr., p. 940. — S. Hilaire, ex
opère historko Fvarjm. ii, Paris, 1693 , p. 1286. — C'est de cette lettre
que nous avon.s tiié la plupart des détails insérés dans le récit du
second volume de cette histoire, relativement au concile de Tyr et à
rint'ormation de la Maréote.
ATHANASE A ROME. 31
empereurs par la m»in pour les faire entrer dans le
sancUiaire, les évêques d'Egypte s'écriaient noblement:
« De quel droit ces gens ont-ils pu réunir un concile'
contre nous? De quel front peuvent-ils appeler concile
cette réunion présidée par un comte; où des appariteurs
de justice étaient présents ; où, à la place des diacres de
l'Église, on voyait des gens de police introduire et faire
ranger le* assistants ' ; où le comte parlait pendant que
les évèqjes se taisaient ou se courbaient sous toutes ses
paroles ; où ce qui plaisait au commun des évêques
était empêché par le magistrat? Il commandait, et des
soldats nous faisaient mouvoir En somme, frres
chéris, quelle espèce de concile était-ce là, où la mort
et l'exil pouvaient être prononcés contre nous s'il avait
plu à César? S'ils avaient voulu juger en évêques,
qu'avaient-ils besoin de comtes et de soldats et de let-
tre de convocation signées d'un empereur? Ne les
éco'tez donc point, disaient-ils en terminant, s'ils vous
écrivent contre l'évêque Alhanase. Tout ce qui vient
d'eux est frauduleux et mensonger ; et quand vous ver-
riez les noms des évêques d'Egypte en tête de leurs let-
tres, n'y ajoutez aucune créance ^. »
L'émotion était grande aussi autour d'Alexandrie et
pénétrait jusque dans les retraites des solitaires. Le
1. Sur le sens des mots speculator et commentarius eniployés dans
la lettre des évêques, voir Cod. Theod., ix, t. m, 1. 5; xi, t. 30, 1. 21,
et les notes de Godefroy.
«. S. Athan., ApoL, p. 728, 730 et 738.
32 ATIIANASE A ROME.
pieux Antoine, du fond des déserts, faisait parvenir à
son ami engagé dans les luttes de la terre, des paroles
qui fortifiaient celte grande âme, mais qui eussent épou-
vanté un moins intrépide ; elles annonçaient un grand
triomphe, mais précédé de longues et douloureuses
épreuves. Un jour, après une longue extase, le saint
s'était relevé de sa prière, tremblant et tout baigné de
larmes : « 0 mes enfants, avait-il dit, qu'ai-je vu? J'ai-
merais mieux mourir... J'ai vu l'autel de Dieu envi-
ronné de mulets qui le renversaient à coups de pieds;
c'était une grande confusion de bêtes qui sautaient et
ruaient; et j'ai entendu une voix qui disait : Mon autel
sera profané... Mais ne perdez pas courage, car la co-
lère de Dieu n'est pas pour toujours, et il nous délivrera...
Prenez garde seulement à la doctrine des Ariens*. »
Les lettres du pape tombèrent au milieu de cette émo-
tion générale. Autant Alhanase avait mis autrefois de ré-
pugnance et de lenteur à comparaître devant un concile
irrégulièrementconvoqué et soumis ài'action usurpatrice
d'un magistrat; autant il mit d'empressement à répondre
au premier appel du chef légitime de l'Église. Cette
âme fîère, pleine du sentiment de sa dignité et de ses
droits, avait su résister à un ordre de l'empereur : la
moindre prière du pape la trouva docile. Il était à Rome,
môme avant toute convocation officielle, dès la fin de
l'année 339-.
1. s. Athan., Vit. Ant., p. 497, 498.
2. Il y a ici une difficulté de chrouologie, qui n'est que le commen-i
ATHANASE A ROME. 33
Sa présence dans la capitale de l'Occident excita
un vif mouvement de curiosité. Sa réputation, ses
malheurs, son courage, tout le désignait h. ratlcntion
publique. D'illustres palricieus, de grandes dames, se
pressnienl autour de lui pour l'entendre. Il nomme
cenont d'une série d'autres pareilles, et dont il est impossible de sortir
autrement que par mie conjecture. 11 s'agit de déterminer la date du
voya?;e d'Athanase à Rome.
La chronique mise à la tète des lettres pascales fait partir Atlianase
d'Alexandrie pour Rome dès les fêtes de Pâques de 339, et elle ajoute
que ce d'ipait eut lieu à la suite de l'invasion faite dans son diocèse
par l'évéïiue intrus Grégoire, qui força Athanase à fuir; en effet, à
partir de cette date jusqu'à la mort de cet évèque intrus, les lettres
pascales sont, ou interrompues, ou datées de Rome (Episî. Fest.
Chron., p. 15).
Ath;inase raconte aussi dans ses écrits, qu'il quitta .\lexandrie après
cette invasion violente de Grégoire.
Mais, d'antre part, il résulte très-clairement de la lettre du pape
Jules aux Eusébiens, que Grégoiie tut envoyé à Alexandrie après le
concile tenu par les Eusébiens à Antioche (S. Athan., ApoL, p. 748);
et ce concile, dont Athanase nous donne la date précise, ne peut s'être
tenu qu'en 3V1 {S. Athan., de Syn., p. 894).
Dès lors, de deux choses l'une : ou la chronique pascale se trorap'e
en rapportant le départ d'Athanase en 339, ou le pape Jules se trompe
en rapp >rtant à l'envoi du concile d'Autioche l'invasion violente de
Grégoire à Alexandrie.
M. Hefele [Concilim-Geschichte, t. 1, p. 473), le seul écrivain qui ait
tenu corn [.te de la chronologie des lettres pascales, résout cette con-
tra'liction en supposant qu'il y eut vers le commencement de 339 un
concile spécial des Eusébiens à Antioche, diflérent de celui de 3 VI, et
uniquement rassemblé pour envoyer Grégoire.
Nous avons préféré, pour notre part, former une autre supposition,
à savoir qu'il y eut, non pas deux conciles d'Antioche, mais deux dé-
parts d'Athanase, le premier volontaire, en 339, pour se conformer à
l'invitation du pape Jules, suivi d'un retour à Alexandrie vers le com-
mencenieat de 341 ; le second départ au contraire fut contraint et eui
le caractère d'une fuite, à la suite de l'invasion de Grégoire.
Plusieurs raisons nous déterminent à adopter cette conjecture, qui
avait déjà été mise en avant parTillemont et Hermant.
Le retour d'Athanase à Alexandrie datant tout au plus du milieu de
m. 3
34 ATHANASE A KOME.
lui- mémo, parmi ses liôles de prédilection, la prin-
cesse Entropie, sœur de Constantin, les sénateurs Abu-
tère et Spérance '. Il avait d'ailleurs amené avec lui des
compagnons de voyage, dont le costume, l'attitude, les
usages singuliers , éveillaient un autre genre d'intérêt.
338, puisque c'est à cette époque qu'eut lieu la réunion des princes à
Siviuiuin, il nous paraît impossible d'admettre que , dès le printemps
qui suivit cette entrevue, Const/uice ait manqué à fous ses engagements
eavers ses frères en permettant une invasion violente d'Alexandrie.
Les motifs qui avaient déterminé l'arrangement entre les trois frères
subsistaient évidemnn'nt encore, et ne peuvent avoir cédé qu'au temps
et à la mort de Constantin le jeune, le plus intéressé des trois piinces
au maintien d'Athanase. Nous tenons donc que sur ce point la chrono-
logie lies lettres pascales est dans l'erreur, et qu'il faut mettre l'in-
vasion de Grégoire à la suite du concile d'Antioche, comme cela lésulte
d'ailUurs, jusiiu'à l'évidence^ de la lettre citée du pape Jules.
Mais il serait également impossible de renvoyer le séjour d'Athanase
à Rome jusqu'à cette époque, sans bouleverser toute la suite des faits
postérieurs, .\thanase dit en effet lui-même qu'il s'écoula dix-huit mois
entre son arrivée à Rome (S. Athan., ApoL, p. 748) et le concile tenu
dans cette ville par Jules. En ajournant son arrivée au milieu de
l'année 341, on serait obligé de mettre le concile de Rome en 343, ce
qui est contredit par toute la suite des faits.
C'est cette raison qui avait déjà décidé Tillemont et Hermant à sup-
poser deux voyages d'Athanase à Rome, et cette supposition reçoit une
grande confirmation de la chronologie nouvellement découveite des
lettres pascales. Car si nous n'admettons pas l'assertion de cette chro-
nologie, en ce qui touche la date de l'invasion de Grégoire, 11 n'en ré-
sulte pas moins que la série des lettres pascales est interrompue à partir
de 339, ce qui indique qu'Athanase cessa, à partir de cette époque, de
résider habituellement à Alexandrie. Ses deux départs, séparés par un
court st.jour, se seront confondus dans la mémoire du chrnnologiste. f
Conf. sur les difficultés chronologiques de cette époque, Wt Izer ;
Bestitulio verœ chronologiœ rerum ex controversiis ananis exorta-
rum, p. 17 et suiv. — Voir aussi Revue des questions historiques, ydii-
vierl8G7, une dissertation du bénédictin Dom Cbeuard sur Maximia
de Trêves, qui admet comme véritable la daie de 339 donnée par les
lettres pascales à l'envoi de l'usurpateur Grégoire.
1. S. Atbau., Apol., p. 677, 07*.
ATHANASE A ROME. 35
C'étaient des habitants du désert qui l'avaient suivi
jiour partager ses épreuves. L'Église d'Occident ne con-
naissait encore que par une renommée assez vague et
par des récits défigurés, ces formes de la piété contem-
plative, éloignées de ses habitudes comme de ses ten-
dances naturelles. On s'empressait avec surprise, môme
dans les rues de Rome, autour de ces nouveaux venus.
On ne pouvait se lasser de regarder, par exemple, le
solitaire Ammon, qui se promenait dans la ville éter-
nelle sans jeter un regard autour de lui sur le magni-
fique spectacle de cette grande cité, et qui marchait
droit, la tête baissée, pour aller couvrir de ses baisers
le sol baigné du sang de saint Pierre et de saint Paul.
On pressait Alhanase de questions, pour apprendre les dé-
tails de l'institution à laquelle appartenaient ces hommes
étranges. Athanase racontait à ses auditeurs, surpris au-
tant que charmés, les détails de la vie d'Antoine au fond
des montagnes. Séduite par l'attrait de ces récits, une
dame de qualité du nom de Marcelle, plus tard l'amie
et la conddeute de saint Jérôme, conçut l'idée de trans-
porter sur ce nouveau théâtre les exemples du saint
exercice. Elle fut la première à former, par le conseil
et sous les yeux d'Athanase, une réunion de vierges et
de veuves consacrées à la méditation età la prière. Atha-
nase devenait ainsi le lien des deux sociétés chrétiennes;
il représentait presque seul en Orient la saine et simple
doctrine de l'Église latine : il apprenait à la piété de
l'Europe les saintes pratiques de la dévotion orient;de '.
1. s. Jér. , Epist. 16. — Palladius, Hist. lausiaca, ch. 12. —
36 ' ATIIANASE A ROME,
Les Eusébiens ne se pressaient pas d'imiter l'exemple
(l'Alhaiiase. Le pape Jules leur écrivit enfin une lettre
officielle pour leur indiquer le jour du concile. Le délai
qu'il leur marquait, et qui leur laissait plus d'une année
pour le voyage, était assez long pour leur ôter tout pré-
texte de faire défaut. Aussi leur déciarait-il que, s'ils
ne venaient au temps marq lé, ils seraient réputés cou-
pables de calomnie. Deux prêtres, Elpide et Philoxène,
furent envoyés pour remettre cette missive et rétablir
en attendant, s'il était possible, quelque paix dans
l'Église désolée d'Orient *.
L'embarras des Eusébiens était grand. Ils étaient véri-
tablement pris dans leur propre piège. Ils n'avaient plus
affaire, cwnmeils avaient espéré, à un pape novice qu'il
serait aisé d'égarer par des équivoques, d'entraîner de
haute lutte, ou d'étourdir par un concert assourdissant
de calomnies. Il s'agissait maintenant de quitter leurs
propres diocèses, le lieu de leur domination habituelle,
oii ils étaient environnés de tous leurs amis et soutenus
par un empereur qu'ils avaient eu l'art de circonve-
nir, pour se présenter seuls, devant une réunion d'é-
Soc, IV, 23. On croyait encore, il y a peu d'années, que ce l'ut à ce
moment de sa vie et pour maintenir l'Église d'Occident dans l'iné-
branlable fidélité de sa doctrine qu'Athanase composa un symbole de
foi, conservé sous son nom, dans nos liturgies. Cette pièce, qu'on a
cessé de regarder comme émanée d'Athanase, atteste pourtant, par le
nom qu'on lui a donné, le souvenir qu'avait laissé dans l'Église de
Rome le passage et l'enseignement du grand évêque. — Baronius,
Ânn. eccl., 340, § 10.
i. S. Athan., ApoL, p. 739, 744, 745; ad Sol., p. 816; ad Orth.,
p. 930. — Soz.,ni, 8.
ATIIANASE A UOMK. 37
vêques d'Occident, tous pleins d'un respect inébran-
lable pour la foi de Nicée. Il s'agissait de discuter
de nouveau, sous le feu des arguments d'Atiianase,
une ^érie de procédures hâlives , violentes, menson-
gères. Athanase serait là, devant eux, avec son argu-
mentation calme, sa dialectique incisive et railleuse, son
ardeur concentrée. Uévcque jurisconsulte, comme l'ap-
pelle un historien, arriverait, suivant sa coutume, les
mains chargées d'un dossier de pièces officielles, recueil-
lies, éliquctécs, classées avec un soin minutieux, dont
chacune était destinée à démentir une calomnie. A
l'autorité d'un docteur, il joindrait, pour les confon-
dre, la précision de l'homme de loi et la logique souple
de l'avocate
Il ne leur fallait pas grande perspicacité pour devi-.
ner que, mis à pareille épreuve, ils auraient bientôt
changé de rôle, et que les accusés deviendraient ac-
cusateurs. « Quand ils ouïrent parler, disait plus tard
en raillant saint Athanase, d'un jugement ecclésias-
tique où il n'y aurait ni comte pour présider, ni satel-
lites pour garder les portes, où on ne demanderait
pas de décision souveraine à l'empereur... ils furent
saisis d'une grande terreur^.» Eusèbe de INicomé-
1. Ces qualités d'homme de loi habitué à la discussiou des textes
et à l'étude de dossieis étaient si bien connues que Suipice-Sévère, Hist.-
sacîYi, II, 3i;, nomme Athanase Alexandriae episcopum jurisconsultum.
Gibbon, en rapportant ce texte, dit (jue cette qualité n'appav.iît i ulle
part dans la vie et dans les écrits d'Atiianase. Il n'y en a, au contiaiie,
presque aucune qui soit plus apparente.
2. S. Athau., ad SoL, p. 816.
38 ATHANASE A ROME.
<Jie, cependant, sut payer d'adresse et d'impudence.
On reçut convenablement les envoyés du pape, mais
on leur fit attendre la réponse. Le voyage élail difficile,
(lisait-on, avec les dangers toujours menaçants de la
guerre de Perse, plus vive que jamais sur la frontière
des diocèses orientaux'. Moyennant ce prétexte et
d'aulres encore, on put laisser passer toute l'année 340,
et atteindre le début de la suivante, époque où il y
avait tout naturellement une grande réunion des évoques
d'Orient à Antioche pour la dédicace d'une vaste église
nommée la Basilique d'or, dont les fondements avaient
été posés par Constantin. Constance, qui passait assez
volontiers les hivers à Antioche pour ne pas s'éloigner
de son ar,mée de Perse, devait assister à cette cérémo-
nie. Eusèbe savait par expérience le parti qu'il pouvait
tirer de ce genre de réunions, qu'il excellait, comme on
avait pu s'en convaincre à Tyr, à gouverner par d'ha-
biles manœuvres 2.
à. D. L'assemblée d'évôques eut lieu en effet à Antioche dès
841
les premiers jours de 341 ^ Quatre-vingt-dix prélats
d'Orient s'y montrèrent, et l'on voit encore figurer ici
les noms déjà trop connus de Narcisse de Néroniade, de
Palrophile de Scythople, de Maris de Chalcéduine. Mais
1. s. Athan., ad Sol., p. 816.
2. Soc, M, 8. — S. Athan., de Sijn. Ar. et Sel., p. 894.
3. A. n. 341 . — Iivlictio. xiv. — U. G. 1094. — Marcellinus et Fa-
Mnnns. Coss. — La date est donnée de même dans Socrate et saint
AUianase, loc. c-it.
ATHANASE A ROME. 39
les deux principaux évêques de Palestine manquaient
au rendez-vous. Maxime de Jérusalem, mis cette fois de
bonne heure sur ses gardes, s'était abstenu par une juste
défiance ^ Eusèbe de Césarée n'était plus : il venait de ter-
miner sa vie, n'ayant pas cessé d'écrire jusque sur son lit
de mort. Ses dernières années avaient cle eoiisaciees à
rélucubration d'un ouvrage où il avait déployé à la fois
toutes les ressources de son esprit et toutes les faiblesses
de son caractère. Sous le titre de Vie de Conslanlin,
c'était un panégyrique enflé du souverain dont il avait
approché la personne et trop souvent inspiré les déter-
minations. Nulle bonne foi dans les appréciations, nulle
mesure dans les éloges, nulle sincérité dans le récit des
faits, ne recommandent cette œuvre de flatterie à la
confiance de l'historien. Tout ce qui peut nuire au héros
ou embarrasser rauteur,depuis les sanglantes exécutions
de Piome jusqu'aux intrigues de Jérusalem, depuis le
meurtre de l'innocent Crispus jusqu'à la mort du crimi-
nel Arius, est tranquillement passé sous silence. Mais une
heureuse disposition du récit, une narration habile, des
documentscurieux etcertainement originaux,les impres-
sions, toujours vivement senties et toujours curieuses à
connaître, d'un témoin oculaire, font cependant de cette
espèce de testament littéraire le plus intéressant des
ouvrages d'Eusèbe. Il était remplacé dans son siège par
son disciple le plus cher, un prêtre du nom d'Acace,
1. SOC.j H, 8.
40 ATIIANASE A HOME.
d'un esprit moins brillant, mais cVun cœur h la fois plus
pervers et plus résolu '.
Malgré la perle de ces importants auxiliaires, Eusèbe
de Nicomédie disposait dans la réunion d'Antioilie d'une
immense majorité. Pousser du premier coup les choses
à l'extrémité; engager d'abord toute l'Église d'Orient,
puis l'autorité impériale elle-même, dans une mesure
décisive qui ne leur permît pas de reculer; intimider
ainsi le pontife de Rome par la crainte d'une collision
avec tout le monde asiatique, tant civil que religieux :
tel paraît avoir été son dessein. Il fallait fermer sans
retour à Athanase la porte d'Alexandrie.
L'habileté principale d'Eusèbe consista à ne point
faire de la détermination qui allait frapper Athanase
un acte isolé, mais à la rattacher à tout un système de
mesures générales qui semblaient prises dans l'intérêt
du bon ordre et de la saine discipline ecclésiastique. La
réunion d'Antioche, se constituant en concile d'elle-
même, sans avoir reçu aucune mission, sans compter
dans son sein aucun représentant de cette église de Rome
hors de laquelle, dit à cette occasion l'historien grec
Socrate, l'ancienne règle ecclésiastique défend de rien
décider dans l'Eglise, prit une série de résolutions géné-
rales dont l'esprit était excellent et auxquelles on n'eût
rien eu à redire, si l'application n'en eût été viciée
d'avance par les violences antérieures qu'elles étaient
1. Soc, I, 1; II, 4. — Soz., m, 2. — S. Jér., De Vit: ill., 98. — Phi-
lost., IV, 12. — S. Épiph., Hœr., lxxii, 6 et suiv.
ATHANASE A ROME. 41
destinées à sanctionner. Vingt-cinq canons, qni nous
ont été conservés et qui ont été depuis consacrés par
l'approbation d'un concile général, établirent des règles
pourp révenir les schismes et pour faire respecter l'au-
torilé légitime dans les diocèses ^ A d'excellents prin-
cipes sur les droits de juridiction métropolitaine ou
épiscopale et sur les attributions des conciles provin-
ciaux, se trouvaient mêlés des articles comme ceux-ci :
« Si un évêque déposé par un concile, ou un prêtre
ou un diacre déposé par son évoque, ont osé faire les
fonctions sacrées..., qu'il? perd(nt l'espoir d'être réta-
blis dans un autre concile, et qu'on ne leur permette
plus de se défendre. Et que tous ceux qui communi-
quent avec eux soient rejelés de l'Église, surtout s'ils
1. Labbe,Conc.â[en.,t.n, p. 563 et suiv. — Les canons du concile d'An-
tioche ont été réunis dans un code qui fut produit au concile de Chal-
cédoine, où ils furent admis comme lois de l'Église. Cette admission
de canons poi tés par un concile irrégulièrement convoqué et qui con-
courut au bannissement d'Athanase, ainsi que l'épithète de Synodus
sanct.orum que saint Hilaire donne en passant à la réunion d'Antioche,
ont suscité les plus vives discussions entre les érudits. Sclielstrat,
Pagi, Mansi, Tillemont lui-même, ont fait à ce sujet les conjectures
les plus diverses. Ils cnt supposé, soit que le concile d'Antioche s'était
ouvert d'abord avec une majorité orthodoxe qui avait poité les vingt-
cinq canons et s'était retirée pour ne pas concourir au bannissement
d'Athanase; soit que ces canons étaieut l'œuvre d'un autre concile
d'Antioche antérieur. On peut voir cette discussion foit bien résumée
dans Hefele (t. i, p. 486-493). Le savant docteur allemand conclut, à
notre avis, fort sensément, en disant que l'assemblée d'Antioche ne
fut point, à proprement parler, hérétique, puisqu'elle adhérait au con-
cile de Nicée, et surtout ne paraissait pas telle aux contompoiains,
puisque saint Athanase n'était pas encore pleinement justifié aux yeu.t
de Rome, C'est ce qui explique comment de très-saints évoques purent
prendre part à la plupart de ses délibérations.
42 ATIIANASE A ROME.
ont eu connaissance (le la sentence pn'sente (i'^ canon). »
<* Tous ceux qui entrent dans l'église pour y entendre
les saintes Écritures, et qui refusent de participer à la
prière commune et de recevoir la sainte Eucharistie
pni- quelque esprit de rébellion, qu'ils soient expulsés
de l'église... Et il n'est point permis d'avoir des rapports
avec des excommuniés, ni de se réunir avec eux pour
prier dans des maisons particulières, ni de recevoir
dans une église ceux qui ne communient pas dans une
autre... (2' canon). »
« Tout prêtre ou diacre qui, méprisant son évoque,
se séparera de l'Église et fera une réunion privée, ou
élèvera un autel particulier et refusera d'obéir à son
évéque, après deux appels de lui, sera déposé sans espoir
de rétablissement (5"' canon). »
En apparence, rien n'était plus juste et plus sensé;
en réalité, cela voulait dire : Athanase et ses complices
ont été déposés par des conciles réguliers ; nulle autre
autorité n'a pu ni ne pourra les rétablir : Et à partir de
ce moment, quiconque communique avec eux, qui-
conque refusera de communiquer avec les successeurs
qui vont leur être donnés, et protestera contre cette in-
trusion, sera dégradé s'il est prêtre, et retranché des
sacrements s'il est laïque. Les règles qui, en temps ordi-
naire, eussent défendu le pouvoir légitime, étaient invo-
quées dans la pensée évidente de confirmer l'usurpation.
11 est vrai que, pour accroître encore son autorité pré-
tendue, le concile, par une disposition jusque-là sans
ATHANASE A ROME. 43
exemple, ajoutait : Et celui qui persévère à troubler
ainsi rÉgiise, qu'il soit puni comme séditieux par la
puissance du dehors ' (5^ canon). Cet appel au comte et-
aux soldats arrivait à point pour justifier toutes les rail-
leries d'Aihanase.
La puissance du dehors devait, en elTet, répondre à
celte invitation. Les règles générales ainsi posées, on
s'adressa à Constance pour en assurer l'application. On
lui fît part de la résolution de l'assemblée de nommer
un successeur à Athanase, et on lui demanda une es-
corte de soldats afin d'accompagner le nouvel évoque,
et des instructions pour que le gouverneur d'Egypte eût à
lui prêter main-forte. On alla même jusqu'à lui désigner,
pour remplir cette place de gouverneur, le même préfet
Pliiiagre, dont le zèle s'était si activement montré dans
l'enquête de la Maréote. Il faut laisser Athanase rendre
compte de cette démarche édifiante avec ce tour ironique
qui n'est pas le côté le moins original de son talent :
«Voyez, ô empereur, leur fait-il dire, tout nous
« manque : nous ne sommes plus qu'en petit nombre :
« hâtez-vous de persécuter, car ce petit nombre même
« va se disperser. Ceux que les proscriptions desévêques
« avaient réunis de force à notre communion, la
« quittent, dès que la proscription cesse... Faites donc
« sans délai un édit universel, et rendez-nous Philagre
« en Egypte : car c'est là l'homme qu'il nous faut pour
1. A'.à Tïi; è'^wÔEv Èçouoîa;,
44 ATHANASE A UOME.
« ce genre d'affaires, coiiinie il l'a bien fait voir ; ce qui
«est tout simple, piiisfju'au fond il est apostat'. »
Constance ayant tout promis, il s'agit de choisir l'instru-
ment de cette odieuse opération. On hésita entre un
prêtre de Mésopotamie, distingué par ses talents et ses
connaissances , qui portait le nom alors si commun
d'Eusèbe, et un ancien protégé d'Athanasc devenu, on
ne sait pourquoi, son mortel ennemi, Grégoire, origi-
naire de Cappadoce. La mission était périlleuse, car on
connaissait les passions ardentes des Alexandrins, et
on redoutait les collisions sanglantes dont les bords du
Nil avaient été si souvent le théâtre. Le nouvel Eusèbe,
d'une nature fine et polie, ne se sentit pas de force à af-
fronter une telle lutte. Le farouche Grégoire s'y prépara^.
On peut se demander pourquoi le concile ne songea
pas tout simplement à confirmer les pouvoirs de l'ai ieri
Piste, qui s'était fait évêque de son chef et s'était main-
tenu sous les yeux d'Alhanase. Mais Piste avait été un
des premiiers disciples d'Arius. et il ne convenait pas
1. s. Athan., ad. Sol, p. 815.
2, Soc, II, 9, 10. — Siiz., III, G. — S. Athan., arf 5o!., p. 860;
ad Ortlu, p. 944; ApoL, p. 749. — S. Grég. Naz., Or. xxi. —
Nous avons adopté ici la conectiou généralement reçue et qui raiipoite
à cette première invasion du siège d'Alexandrie tous les détails donnés
par Athanase dans sa lettre aux Orthodoxes, bien que dans cette lettre
l'évèque intrus soit nommé tout le temps Georges et non Grégoire. Tous
les laits relatés dans cette lettre, la mission du préfet PhiJagre, la
mention du concile de Rome, etc., se rapportent exactement à l'inva-
sion de Grégoire, telle qu'elle est racontée ailleurs, et seraient sans
aucuue application à l'égard de la seconde usurpation d'Alexandrie
par Georges en 356. — Conf. Tillemoat, S. Athan., note 43.
ATIIANASE A ROME. 45
encore, même aux plus ardents ennemis d'Athanase,
de rompre aussi ouvertement avec la mémoire du fameux
concile, où un si grand nombre d'entre eux avaient
siégé, et de se ranger parmi les disciples d'un simple
prêtre, dont la fin sinistre avait laissé dans l'esprit des
peuples une si forte impression. Tout au contraire, le
premier de leurs canons avait, eu précisément pour but
de mettre la nouvelle assemblée sous la protection et,
pour ainsi dire, sous l'invocation des souvenirs de Nicée,
en confirmant par des peines plus graves le décret du
concile sur le temps de la Pâque : « Nous ne sommes
point les suivants d'Arius, » disaient les évêques dans un
document pastoral adressé à tous les fidèles, a car, étant
« évoques, qu'aurions-nous besoin de prendre conseil
« d'un simple prêtre? Nous n'avons pas d'autre foi que
(( celle qui a été établie dès le commencement. Nous
(c avons été les juges d'Arius, et non ses disciples*. »Un
Arien trop prononcé ne pouvait donc être le représentant
du concile à Alexandrie-. Pourtant, malgré ces déclara-
tions explicites, Eusèbe avait bien l'intention de ne pas
laisser le concile se séparer sans avoir fait rayer au moins
tacitement du symbole la fameuse expression de consub-
1. Soc, II, 10. — S. Athan., de Syn. , p. 892.
2. Si l'on adopte la correction proposée plus haut, il faut dire aveo
Tilleniont que ce qui est relaté dans la lettre de saint Athanase aux Or-
thodoxes, p. 948, relativement à l'excommunication du prédécesseur de
Georges comme arien, doit être entendu comme se rapportant à Piste.. —
Dans tout ce texte, les noms auront été effacés et suppléés par un co-
piste peu au courant de la suite des faits, qui aura mis Georges à la
■ place de Grégoire et Grégoire au lieu de Piste.
46 ATHANASE A ROME.
stantielf qui lui rappelait sa défaite, sa faiblesse, et
l'énergie victorieuse de sou ennemi. Ce fut probablement
dans celle vue qu'il rédigea lui-même, ou fit rédiger par
ses amis, jusqu'à trois professions de foi différentes',
calquées sur le symbole même de Nicée, mais toujours
à l'exception de ce mot capital qui était tantôt omis,
tantôt remplacé par des équivalents alïaiblis-. Aucune
de ces formules ne satisfaisait complètement l'assem-
blée : elles paraissaient toutes, ou trop semblables à
celle de Nicée, ou trop voisines de celle d'Arius^ C'était
le commencement, ou, pour parler comme l'iiistorien
Socrate, l'entrée de ce labyrinthe de professions de foi
dans les détours duquel devait s'égarer pendant toute
la durée du siècle la croyance de l'Église d'Orient.
Pour suppléer à ce qu'elles laissaient d'équivoque dans
les esprits, on eut soin seulement de les accompagner
d'anafhèmes très -énergiques contre les Sabelliens,
répétés avec une aifectation si marquée, qu'il éfait
évident que, sous ce nom, on voulait désigner très-
clairement les défenseurs trop ardents de l'identité
substantielle des personnes divines. Dans l'un de ces ca-
nons même, le nom de Marcel d'Ancyre était prononcé*.
1. Soc, loc. cit. — S. Athan., de Syn., p. S92. — Soz., ni, 5.
2. Gomme ceux-ci : Image de la divinité, de la substance, de la
puissance du père. — Soc, ibid.
3. Soz., loc. cit., et saint Hilaire, de Synodis, p. 1154. — Ces deux
auteurs croient pouvoir approuver, dans une ceitaine mesure, la se-
conde de ces profcssi ti:s Je foi.
4. S. Athan., de Syn., p. 894.
ATHANASE A ROME. 47
Pendant qu'on perdait le temps à mettre ces subtilités
dans un juste équilibre, Gn-goire, parti d'Antioche sous
bonne escorte, allait au but par des voies plus sures et
plus directes. Il fit voile, accompagné de l'eunuque Ar-
sace et du duc Balac, deux favoris de l'empereur
Constance. Le préfet Philagre les avait devancés. Mais
quelnue diligence qu'ils fissent, et quoique le secret eût
été bien gardé, ils ne trouvèrent point Alexandrie veuve
de son évoque. Se méfiant des résolutions qui allaient
sortir de la réunion d'Antiocbe, et ne voulant quitter
son Église que devant la force, Athanase, sans balancer,
était revenu à son poste dès les premiers jours du ca-
rême, et se mettait en devou' paisiblement de préparer
les fêtes de Pâques. La nouvelle de la venue de Gré-
goire, annoncée par un édit du préfet, tomba au milieu
des pieuses assemblées de ce temps de pénitence ',
Elle fut reçue avec une surprise et une indignation
universelles. De toutes parts des protestations tunnil-
1. s. Athan., ad Sol., p. 815 et suiv.; ad Ortlu, p. DU et suiv.
— ISons l'L-ucontiODS ici la suite de la difficulté chronologique exposée
plus haut. La collection des lettres pascales d'Athanase contient une
épitve synodale de cette année 341, datée de Rome, ce qui semMe con-
tredire l'idée d'un retour du prélat à Alexandrie dans le carême de 341.
D'un autre côté, lui-même, dans sa lettre encyclique aux évéques, que
noirs allons citer plus bas, ne laisse aucun doute qu'il était présent au
moment de l'invasion de Grégoire. Tout pourra s'accorder, si l'on sufv
pose que le retour d'Athanase eut lieu à l'improviste, quand il lut
averti de ce qui se passait à Antioche. Alors la lettre pascale aura pu
être écrite de Rome, vers l'Épiplianie par exemple (époque où, encore
aujourd'hui, on indique dans l'église la date de la Pâ(iue); et Atha-
nase a pu revenir un ou deux mois après la lettre écrite, et arriver
dans le courant du carême.
48 ATHANASE A ROME.
tueuses s'élevèrent, et assaillirent môme le tribunal de
l'autorité civile. Les églises, et principalement celle oiji
Alhannse célébrait l'office divin, ne désemplirent pas,
plusieurs jours durant, des flots d'une population émue.
Il étail évident que l'entrée de l'évêque usurpateur ne se
passerait pas sans violence. Pour adoucir le spectacle
odieux d'un évêque intronisé par la force armée, le
préfet se mit en devoir d'opposer une partie de la popu-
lation à l'autre, se réservant d'intervenir lui-même
en qualité de pacificateur et non de maître. Mais pour
trouver des ennemis à Athanase dans les classes popu-
laires, il fallait les chercher dans les rangs des ennemis
du christianisme. Chrétien fort douteux lui-même, at-
taché air paganisme au moins par ses regrets, Philagre
ne répugna point à faire appel aux vieilles inimitiés
païennes contre le héros de la croix victorieuse. Une
recrue de gens de toute sorte, vachers, bergers, dé-
bauchés de bas étage, païens de cœur et de mœurs
sinon de profession, telle fut l'armée à laquelle Phi-
lagre, après l'avoir secrètement pourvue d'épées et de
massues, remit le soin de frayer au nouvel évêque l'ac-
cès de son église'.
De telles gens ne pouvaient manquer une si bonne
occasion de se venger sur les ministres et même sur les
symboles odieux du christianisme, d'une humiliation
qui durait depuis vingt années. Avec quelque sévérité
1. s. Athan., ibicl; ApoL, p. 747-749.
ATHANASE A ROME. 49
que les récits conlemporains nous autorisent à juirer la
conduite des scliismatiques de cet âge et de Grégoire
leur créature, il est impossible de croire qu'un chrétien
qui prétendait au nom d'évêque ait pu voir sans rougir'
les désordres qui précédèrent cette lugubre intronisa-
tion. Les sanctuaires au pillage, les prêtres battus cl
foulés aux pieds, les vierges dépouillées de leurs véte-
ments, toutes sortes d'impudicilés commises dans \ei
fieux saints, les cérémonies de l'Eglise parodiées par de
profanes imitations, des sacrifices idolâtres offerts sur
l'autel avec des pompes grotesques ; en un mot, un dé-
bordement inouï, une véritable orgie de cruautés et de
débauches : à ces traits il est aisé de reconnaître les ca-
ractères d'une violente réaction et comme une revan-
che du paganisme. Le malheur de Grégoire était de
s'être rendu de tels alliés trop nécessaires pour être
libre de les désavouer ou maître de les contenir'.
Précédé par ces scènes de désolation, l'évêque schis-
matique entra enfin dans sa métropole, et, se faisant
accompagner du préfet Philagre, il se rendit le jour
nême de Pâques dans la grande église qui portait le
nom de Quirin-. Quand le cortège, moitié sacerdotal et
moitié militaire, entra, suivi d'un ramassis de juifs et
de païens, il y eut un mouvement d'horreur dans toute
l'assistance. Pour mettre fin à ces manifestations sédi-
1. s. Athan., ad Ortlu, p. 94o-948.
2. S. Mhiin., Ad Su/., ik 815. — On ne sait ce que ce nom signifie :
c'était peut-elie celui du fondateur de l'église.
III. 4
Î)U ATHANASE A ROME.
lieuses, Philagre fit arrêter sur-le-clmmp les plus consi-
dérables do l'assemblée, el, dans le nombre, beaucoup
de femmes, matrones ou vierges de qualité. Les sol-
dats leur arracbaienl des mains leurs livres de priè-
res, les meurtrissaient de coups et les conduisaient en
prison.
On avait compté trouver Athanase. On espérait proba-
blement qu'il périrait dans l'invasion de l'église, et que
cette mort, imputée à la fureur populaire et dont les agents
de l'empereur ne seraient pas responsables, débarrasse-
rait les maîtres de l'Orient d'un si rude adversaire. Cette
attente fut déçue. Athanase ne voulant plus rentrer dans
une église souillée par tant d'excès, alla célébrer la fête
dans un soncluaire plus retiré, et, son devoir ainsi rempli
jusqu'au bout, il parvint à s'évader nuitamment, se sou-
venant, dit-il, de celte parole du Seigneur : Si on vous
persécute dans une ville, fuyez dans une autre. Le dépit
de ses persécuteurs fut extrême. Ils se vengèrent de
leur déception par un redoublement de violence contre
les chrétiens restés fidèles à leur évêque, et par une dé-
nonciation rédigée dans les term.es les plus outrageants
et envoyée à l'empereur Constance. Athanase y était
accusé d'avoir causé seul , par sa résistance, tous les
désordres dont la ville d'Alexandrie venait d'être le
théâtre. On fit répandre cette pièce à profusion, bien
qu'elle fût si manifestement mensongère qu'on trouvait
difficilement des messagers }:our s'en charger. Il fallut
contraindre par la force de simples matelots à en pren-
ATHANASE A ROME. 51
dredes copies à leur bord, pour les distribuer en Orient',
Mais ce récit artificieux ne parvint pas seul aux égli-
ses qu'il était destiné à égarer. Du sein d'une reli-aite*
inconnue sortait en même temps, pour se répandre dans
les principales villes d'Orient, une lettre pleine de feu et
d'éloquei.'ce. C'était une protestation indignée qu'Alha-
nase, fuyant vers Rome, laissait en parlant à tous ses
frères dans la foi. Elle commençait par ces mots : a Je
ne saurais mieux vous peindre les intolérables maux
que nous venons de souffrir qu'en vous redisant une
histoire que nous racontent les saintes Écritures. Un
homme, lévite, fut une fois gravement insulté dans la
personne de sa femme qui était Juive et de la tribu de
Juda. Cet homme, considérant la grandeur de l'offense
qu'il avait reçue... divisa en plusieurs morceaux le
corps de sa femme, et les envoya aux tribus d'Israël, afin
que tous comprissent qu'il n'était pas seul outragé,
mais que la nation entière l'était avec lui, et que tout
Juif devînt son vengeur ou fût couvert de confusion s'il
refusait de s'armer pour une telle cause... Les Israélites
donc, entendant et voyant un tel forfait, s'écrièrent : Il
n'est jamais rien arrivé de pareil depuis que les enfants
d'Israël sont sortis d'Égyple. Et tousse levèrent comme
si le crime eût été commis sur leurs personnes... Vous
connaissez cette histoire, mes frères, et il serait superflu
de vous l'expliquer. Mais voici ce qui se passe aujour-
î. s. Atî-.an., ad Orth,, p. 947-948.
52 ATHANASE A ROME.
d'iiui... et ce que j'ai à vous dire. Il n'y avait alors
qu'un seul lévite outragé et une seule femme violée...
Aujourd'hui, c'est l'Église entière qui est en proie à la
violence... A la vue des membres d'une femme, toutes
les tribus s'émurent : vous avez maintenant sous les
yeux les membres de l'Église déchirée... Je vous con-
jure donc d'être touchés comme si ce n'était pas nous
seulement, mais vous tous qu'une telle injure fût venue
frapper... Les canons et la foi de l'Église sont en dan-
ger. Elles ne sont pas d'hier, ces règles sacrées qui pré-
sident au gouvernement de nos églises : nos pères nous
les ont transmises par une sainte et salutaire tradition.
Elle n'a pas pris naissance aujourd'hui, la foi que nous
professons, mais elle est descendue jusqu'à nous du Sau-
veur même, par l'intermédiaire de ses disciples. Laisse-
rez-vous donc périr entre vos mains ce qui a été conservé
dans nos églises depuis les temps les plus anciens * ? » —
Suivait un récit animé et exact des scènes violentes qui
avaient accompagné la prise de possession de Grégoire.
Une si éclatante manifestation contre un acte accom-
pli au nom de l'empereur, était à elle seule un fait de
rébellion après lequel les jours d'Athanase n'eussent
plus été en sûreté en Egypte. Aussi, ne comptait-il pas
y demeurer. Le plus grand secret protégea sa fuite. Sans
qu'on sache quel itinéraire il suivit, ni où il parvint à
s'embaniuer, il était de retour à Rome dès les premiers
1. s. Athan., ad Orth., p. 9'.2.
ATHANASE A ROME. 53
jours de juin, au moment où la capitale attendait la réu-
nion du concile que le pape y avait convoqué'.
Tout était là bien dilîérent. L'Occident seul s'était
rendu à l'appel de Jules, et Athnnase ne comptait que
des amis parmi les cinquante et quelques évêques qui
se réunirent dans l'église que dirigeait le prêtre Yiton,
un des légats du pape à Nicée. Le procès qu'on fit à
l'évoque d'Alexandrie ne fui guère que pour la forme.
L'absence suspecte des Eusébiens qui ne voulaient pas
comparaître à une réunion qu'ils avaient eux-mêioes
provoquée j la lettre des évêques d'Egypte; le témoi-
gnage verbal des prêtres et des diacres de cette contrée ;
par-dessus tout, la présence d'Athanase, le calme de son
visage, le parfum de sainteté qui émanait de sa per-
sonne : tout concourait à le justifier. D'une voix com-
mune il fut reçu dans la communion de rÉgiise, dont il
n'était en réalité jamais sorti. Le bénéfice de la même
réhabilitation fut étendu à d'autres prélats bannis comme
lui de leurs sièges par les évêques du concile de Tyr, au
1. Cette date de juin 341 pour le concile de Rome est déterminée par
Tillemnnt {Hist. eccl., saint Jules pape, note 4), de la mnnipre sui-
vante : Le concile de Rome ne se tint qu'après le concile d'Aatioche,
lequel est indiqué par Athanase et par -Socrate pour le commencement
de 341. Mais il se tint immédiatement après, puisque les députés
Elpide et Philoxène, qui ne quittèrent Antioche que pendant le concile
de cette ville, arrivèrent encore pendant le concile de Kome. C'est donc
au printemps de 341 qu'il faut placer ce dernier concile. A la vérité,
saint Jules, dans sa lettre insérée dans S. Athan., ApoL, p. 774, dit
que ces députés furent retenus jusnuen janvier (tavouapîou) ; mais à la
place de ta-i&uapîou on peut bien lire îcuviou, juin, et alors on arrive à
la date fixée par Tillemont.
54 ATHANASE A ROME.
nombre desquels figurent Paul deConslanlinople et aussi
Marcel d'Ancyre qui parvint, non sans qu'on exigeât de
lui quelques excuses, à se laver du reproche de Sabellia-
nisme *.
Pendant que ces procédures suivaient leurs cours, les
nouvelles d'Orient se succédaient rapidement. On appre-
nait chaque jour, par le récit des fiigitils, quelque nouvelle
vexation exercée en Egypte contre les amis d'Atlianase.
Enlln, les députés du pape même, Elpide et Philoxène,
revinrent, racontant tout ce qui s'était passé à Autioche
et les vaines instances qu'ils avaient laites aupi'ès des Eu-
sébiens pour obtenir qu'ils vinssent à Rome, au rendez-
vous sollicité par eux-mêmes. On sut aussi qu'ils avaient
rapporté une lettre des principaux membres de la réu-
nion d'Antioche, adressée au pape. On éprouvait la plus
vive curiosité d'en connaître le contenu. Mais, pendant
plusieurs jours, Jules garda le silence. Il attendait s'il ne
viendrait point de la même part quelques marques de
repentir ou quelques nouvelles plus favorables. Enfin,
les bruits devenant de jour en jour plus fâcheux, il ne
put résister plus longtemps aux demandes qui lui étaient
faites, et, au milieu du scandale universel, il donna lec-
ture de la lettre qu'il avait reçues Cotte épître, dernier
1. s. Athan., ApoL, p. 7-20, 739, 745, 751; Ad. Sol., p. 818. —
Soc, II, 15, — Soz., III, 8. — S. Épiph., Uœr., lxxii. D'après nn texte
de Sévère, et une lettre de saint Basile, il y a lieu de croire que Mar-
cel retomba encore dans ses erreurs et fut exclu de la communioa par
Atba s lu iiéme. Bar., Ann. eccL, 347, s 60 et 61.
2. S. AilKin., ApoL, p. 740.
ATHANASE A ROME. 55
chef-d'œuvre de l'art d'Eusèbe, doucereuse dans la
forme et insolente au fond, n'avait pour but que de
décliner la compétence et la suprématie du siège de
Rome. Mais telle était, cependant, à cette époque, l'in-
contestable autorité de la primauté romaine, que les
rédacteurs de la lettre n'osaient l'attaquer tout à fait de
front. ïls convenaient que l'église de Rome jouissait
d'un privilège reconnu, comme l'école des Apôtres et la
métropole de toute piété'. Mais, pourtant, ajoutaient-ils.
il ne faut point oublier que c'est d'Orient qu'est partie
la prédication de l'Évangile ; et doit-on mesurer la di-
gnité des évêques à la grandeur de leur siège? — Pour-
quoi Jules leur avait-il écrit seul, et en son propre nom?
Pourquoi ne pas recevoir comme valables tout de suite,
les décrets du concile de Tyr qui avaient déposé Atha-
nase et Marcel d'Ancyre? Les décrets d'un concile ne de-
vaient-ils pas être regardés comme immuables? Alhanase
et Marcel étaient désormais en dehors de la commu-
nion de l'Église : ceu\: qui restaient avec eux s'expo-
saient au môme sort. Et l'on faisait entendre assez nette"
ment au pape qu'on ne l'exceptait point de cette menace-,
I/indignalion qu'éprouva le concile en voyant ainsi
1. Rolirbacher, Hist. de l'Église, t. vi, p. 293, croit voir dans les
ex[ires.-ious employéi's par les Eusélàens, au sujet du siège de Boine,
des équivoques ironiques. Le texte ne nous parait pas se pièter ,i cette
interprétation. Mi ihler, Hist. de saint Athanase, 1. 1, p. 260, partage l'opi-
nion de Rohrbacher.
2. Soc, loc. cit. — Soz., loe. cit. — S. Athan., ApoL, p. 740-754. —
C'est de In lettre du pape qu'on peut induire le contenu de celle à
laquelle il répond.
56 ATIIANASK A ROMF:.
de simples évôqdcs l)rnvcr oiivcrlcmont le succes-
seur (le saint Pierre, fn( exirême. On pressa unanime-
ment Jules de réprimer, par une réponse sévère, cet
insupportable orçsueil. 11 le lil, en elTtît, dans une pièce
qu'Allianasc nous a conservée tout entière, et où res-
pire, jusque dans rexirême modération du langage, la
fermeté d'un homme sfir de sou droit.
« J'ai lu, dit le pontife, la lettre que vous m'avez en-
voyée par mes prêtres Elpide et Philoxène, et j'en suis
resté surpris. Je m'étonne que, moi vous ayant écrit
en toute charité et en droiture de conscience, vous
répondiez avec un esprit de contention et sur un ton
qui ne convient pas. Votre letlre témoigne de l'orgueil
et de l'arrogance de ceux qui l'ont écrite... Et je ne
sais à quoi vous pensez lorsque vous vous comportez
de manière à nous faire croire que même vos paroles
de respect à notre égard n'ont pour but que de vous
jouer de nous. » Le pape consentait ensuite à discuter
l'un après l'autre tous les griefs des Eusébiens. Il leur
rappelait qu'en convoquant un concile à Rome, il n'avait
fait que se rendre aux vœux de leurs députés. Il leur
avait écrit seul , il est vrai, et en son nom , mais toutes
les églises d'Occident et d'Italie étaient derrière lui, et
il portait la parole pour elles. Il n'avait point admis
sans discussion les décrets du concile qui avait déposé
Athanase et Marcel; mais fallait-il tenir plus de compte
de la réunion de quelques évéques à Tyr, que du grand
concile de Nicée où tout le monde chrétien réuni avait
ATHANASE A ROME. 57
condamné le schisme d'Arius? Et cependant les Ariens
n'élaient-ils pas rentrés aujourd'hui dans la communion
de toute TAsie? — Quelle valeur, d'ailleur-s, pouvait
avoir une sentence portée non-seulement contre toutes
les formes de la justice, mais contre toutes les règles de
l'Église? « Si ces évêques étaient coupables, comme vous
le dites, ajoutait-il en terminant, il fallait jes juger sui-
vant les canons j il fallait nous écrire à tous, afin que
tous, nous eussions à décider ce qui était juste. C'é-
taient des évêques qui souffraient, et leurs églises ne
sont point des églises ordinaires, mais celles même que
les apôtres ont fondées. Et puisqu'il s'agissait du siège
d'Alexandrie, pourquoi ne nous avez-vous pas écrit? Ne
saviez-vous pas que c'est la coutume en pareil cas de
nous écrire premièrement, afin que ce soit d'ici que
vous vienne la décision? Si donc l'évêque de cette ville
était tombé en suspicion, il fallait écrire à l'église
d'ici '. »
Cette lettre fut sur-le-champ expédiée en Orient, et le
concile de Rome, n'ayant plus d'autre affaire, songea à
se dissoudre. On ne pouvait se dissimuler cependant
ce qu'il y avait de hardi à braver aussi ouvertement la
volonté de l'empereur Constance, dont le concours était
publiquement acquis aux prélats d'Antioche. Pour ne
1. s. AllKui., Apol.,\i. 739-753.— Le lecleur se ra|)pellerasiîis Joute
que le siège d'Alexandrie étant patriarcal, relevait de Rome directe-
ment. Cette phrase a été invoriuée, et avec raison, comme un des plus
forts témoijiuages de la primauté romaiue.
58 ATIIANASE A ROME.
pas rester tout à l'ait désarmé devant sa colère, et se mé-
nager un protecteur en cas de besoin, les évoques réu-
nis autour de Jules eurent naturellement la pensée de
recourir à l'autre Auguste, le maître de l'Occident, qui
jusqu'ici paraissait s'être peu mêlé de débats ecclésias-
tiques. Constant était en Gaule, où des invasions de
tribus l'ranques lui donnaient beaucoup d'occupation ^
On lui fit parler par Maxime, évêque de Trêves, qui
portait à Atlianase une afi'ection devenue tout à lait
intime durant le premier exil de ce grand homme,
cl par Osius de Cordoue, qui passait par les Gaules en
s'en retournant dans son diocèse. Le pape Jules, lui-
même, crut devoir écrire une lettre détaillée pour expli-
quer à Constant ce qui avait été fait à l'égard des évêques
d'Alexandrie et deConstantinopls. Il était à craindre, en
cfTet, qu'imbu des notions confuses que les représen-
tants du pouvoir civil se faisaient encore au sujet de la
constitution ecclésiastique, Constant ne trouvât étrange
qu'on fut intervenu à Rome dans une querelle qui ne
regardait que des sujets de son frère 2.
Autant qu'on en peut juger àtraversles appréciations
contradictoires des divers historiens, Constant était
d'une nature simple, un peu grossière, sans portée
d'esprit, mais sans malice. Dans l'héritage des qua-
lités paternelles, tandis que Constance semblait avoir
pris pour sa part (tout en n'en reproduisant qu'une image
1. Soc, II, iO. — Soz., III, 6. — Liban., Or. m, p. 138. — S. Jér.,
Chron. — 2. S. Hil., Fragm., p-. 1295. — Soz,, m, 10.
ATHANASE A ROME. 59
trè^-aiïaiblie) la science politique, l'art militaire ell'élo-
quence. Constant n'avait recueilli qu'une grande bra-
voure et une honorable droiture de cœur. Il était d'ail-
leurs ami du plaisir; on le soupçonnait des plus graves
désordres de mœurs : accusation d'autant plus facile
à accréditer que. fiancé du vivant de son père à la
tille encore enfant du ministre Ablave, il lui avait fidè-
lement tenu parole malgré sa disgrâce; et, en attendant
qu'elle fijt en âge d'être mariée, il restait célibataire
dans une jeunesse déjà mûre. Une grande faiblesse de
caractère qui le livrait à d'imprudents conseillers; des
besoins d'argent et des goûts de dépense qui le ren-
daient à la fois avide et prodigue, faisaient de lui, au
fond, un fort médiocre souverain. Mais il avait une foi
très-solide, bien que peu éclairée, et il en donnait fré-
quemment des preuves en distribuant des largesses aux
églises et des faveurs aux chrétiens. C'est ainsi qu'Eu-
nape nous raconte qu'il avait fait venir d'Alhènes un
sophiste chrétien célèbre, du nom de Proœrèse, qu'il
faisait manger à sa table et à qui, par une disposition
singulière, il avait donné le titre de général avec une
grosse pension ' .
Il avait eu indirectement quelques relations avec
Athanase, qui, sur sa demande, avait rédigé pour lui un
1. Aurèl. Vict., de Cœs., 41. — Id., Epit., 41. — Zos., ir, 42. —
Eutr., X, 9. — Liban., Or., 3, p. 121. — S. Atliau., Ad. Sol., p. 83G;
ApoL, p. G78 et G79. — Amm. Marc, xx, 11 — Eunap., Vit. soph:,
PaiiS; 1849, p. 492.
60 ATHANASE A ROME.
petit catalogue et une sorte d'abrégé des livres de l'Écri-
ture. Mais, pressé de prendre parti dans la cause qui
partageait le monde chrétien, il éprouva le désir de faire
plus ample connaissance avec le principal accusé et de'
s'entretenir avec lui. 11 ne put guère donner suite à
cette pensée avant la fin de l'année 342, parce que en
ne fut qu'à cette époque qu'il put terminer la guerre des
Francs par une paix dont les conditions ne paraissent
pas avoir été bien satisfaisantes pour l'honneur romain ^
De retour alors àMilan, il manda Athanase auprès de lui ^
^ P Cet ordre surprit et ne contenta que médiocrement
2^2 l'évêque proscrit : sujet de Constance, et aussi éloigué
de la rébellion que de la bassesse, Athanase éprouvait
quelque scrupule à recourir contre son souverain à l'ap-.
pui d'une influence étrangère. Il savait d'ailleurs qu'il
est aisé de blesser l'orgueil des princes, mais qu'il est
peu sûr de se fier à leurs paroles. En sollicitant l'inter-
vention de Constant, il offensait mortellement le maître
de l'Orient, avec qui tout évêque d'Alexandrie était des-
tiné à entretenir des relations journalières, et il n'était
i. A. D. 3'42. — Indictio. xv, — U. C. 1095. — Constantius m e:
Constaiis ii. Coss.
2. Soc. — Soz. — Liban. — S. Jér., loc. cit. — Nous mettoas ici
l'entievue de Constant et d'Athanase , que Tillemont reji'tait plus
loin. Cette entrevue précéda immédiatement le concile de Sardique.
Or on verra tout à riieure les raisons qui, de concert avec les chrono-
logistes modernes, nous font avancer jusqu'en 343 la réunion de ce
concile. Athanase (Apol. p. 675) dit qu'il s'était écoulé trois ans
entre son arrivée à Rome et l'appel de Constant. En mettant cette
arrivée en 339, comme nous l'avons fait* on se trouve porté à la fin
dcr 342.
ATHANASE A ROUE. 61
nullement certain que la bienveillance de l'un des mo-
narques fut d'aussi longue durée que la rancune de
l'antre. Aussi, bien que reçu à la cour de Constant avec
une faveur marquée, il demeura fidèle à sa prudence
accoulnmée, et se tint sur une adroite réserve. Il ne
laissa pas échapper une seule plainte contre Constance;
et, se doutant que toutes ses démarches étaient épiées
et faussement rapportées à la cour d'Antioche, il prit
d'avance la précaution de ne jamais s'entretenir avec
l'empereur qu'en présence de témoins qui pouvaient
entendre toutes ses paroles et en déposer au besoin.
Celte prévoyance ne prévint pas la calomnie, mais lui
préparait les moyens de la réfutera
Le souvenir du grand Constantin était le moyen
principal que les catholiques employaient pour agir sur
l'esprit de son jeune fds. Rien n'était plus propre à
lui suggérer la pensée de suivre cet illustre exemple,
en prenant lui-même l'initiative d'un concile univer-
sel pour compléter l'œuvre de Nicée. Chacune des deux
grandes fractions de l'Église venait en quelque sorte
de se prononcer dans des sens ditTérents, quoique en
se disant l'une et l'autre fuïèles au symlole qu'elles
avaient arrêté en commun. Le moyen le plus simple de
les faire accorder semblait être de les mettre en pré-
sence et de les faire délibérer ensemble. C'est dans cette
vue que Constant se décida à écrire à son frère pour
1. s. Athan., ApoL, p. 674-676.
62 ATHANASE A ROME.
provoquer son consciitcmenl à une réunion de toute
]'l''glise. I! fit partir un messager à cette intention vers
la fin (le l'année 342, en môme temps qu'il quittait lui-
même Milan pour aller faire une courle apparition en
Angleterre, afin de mettre ordre à quelques incursions
de barbares'.
La lettre trouva Constance et le parti qui dominait à
sa cour, sous le coup d'un événement inattendu qui les
jetait dans de graves cmbai'ras. Eusèbe de Niconiédie
était mort presque à l'improviste, au moment même où
l'exil d'Athanase consommait son triomphe en Orient.
Il laissait ses amis sans guide dans la voie périlleuse
oii il les avait engagés, et la ville de Constantinople,
dont il avait usurpé le siège, dans une grande agi-
tation -.
En ctïet, l'évêque précédemment déposé, Paul, pro-
testant contre l'illégalité de la sentence qui l'avait en-
levé à son troupeau, et fort de la sympathie qu'il venait
de trouver à Rome, s'était immédiatement présenté
pour reprendre possession de sa charge. Il y réussit
sans peine , un très-vif mouvement populaire s'étant
déclaré en sa faveur. Mais sa réintégration ne pouvait
convenir aux évêques de la province, Théognis de
1. Soc, 11,-20. — Soz., m, 11. — ThoocL, ii, 3. — Nous nous con-
formons au récit de ces écrivains pour le fait de la lettre écrite par
Constant à son frère, et non pour la date : on en verra tout à l'heure
la laiiuu. — Liban., Or., m, p. 140. — Amm. Marc, xx, 1. — Cad.
Theod., Chron., p. 44.
2. Soc, n, 12. — Soz., m, 7. — S. Athan., Apol., p, 754.
ATHANASE A ROME. 63
Nicée , Maris de Chalcédoine, Théodore d'HéracIée, qui
ne se souciaient nullement de garder à leur tête un
ami d'Athanase, Ils firent donc choix d'un diacre nommé*
Macédonius, dont les mœurs étaient bonnes, mais dont
l'esprit d'inlrigue était connu, et le consacrèrent à la
hâte dans une église nouvelle dont la construction était
à peine achevée. Deux évoques se trouvant ainsi en
conflit d'attributions dans l'enceinte de la môme ville,
leur rivalité fut le signal d'un très-violent désordre. Le
maître delà cavalerie, Hermogène, devançant l'assenti-
ment de Constance, se hâta de prêter main-forte à Ma-
cédonius. La population entière, indignée de cette
préférence , entra en révolte. On mit le feu au palais
d'IIermogène, on s'empara de sa personne et on le traîna
tout meurtri par les rues de Constanlinople, jusqu'à ce
qu'il eût rendu le dernier soupir'.
Constiinee reçut à Antioche cette effroyable nouvelle.
Quoiqu'il n'aimât guère à commettre sa personne en au-
cun genre de péril, il ne pouvait se dispenser de venir
rétablir Tordre dans sa capitale en feu. Il monta à cheval
en toute hâte et se rendit à grandes journées à Constan-
linople. A la nouvelle de l'arrivée du souverain, la po-
pulation chrétienne, qui avait pu céder à un mouvement
d'emportement, mais à qui tout esprit de rébellion du-
rable était étranger, fut saisie de terreur et de contri-
tion. Elle sortit en foule de la ville pour venir en pleu-
1. Sec, II, 12, 15 et le. — Soz., m, 3, 7. — S. Jér., Chronic, ;:n
341. — Ainm. Marc., siv, 10.
64 ATHANASE A ROME.
raiit implorer le pardon de l'empereur. Heureux d'èlre
si aisément délivré du péril, l'empereur ne se monlra
pas sévère. Il infligea pour cliàliment à la ville la sup-
pression de la moitié des distributions de blé ordinaires.
Du reste, il ne fit perdre la vie à personne; il écouta do
bonne grâce la harangue justificative qui lui fiitadressée
par le président du sénat, et daigna même y répondre.
Craignant de se compromettre personnellement avec les
passions populaires, il reçut assez froidement les amis
de Macédonius, se plaignit qu'on ne l'eût pas consulté
sur ce choix ; et, pendant le très-court séjour qu'il fit 5
Conslanlinople, ne voulut point se prononcer explicite-
ment en sa faveur. Il quitta la ville, la laissant dans
cette incertitude, mais donnant tout bas pour instruc-
tions au préfet du prétoire, Philippe, de le délivrer sans
bruit de la présence de Paul.
Philippe exécutacescommandementsavec intelligence
et résolution. Il manda Paul auprès de lui, dans un lieu
public, le bain de Zeuxippe, où ses fonctions l'appelaient
pour traiter quelques affaires. Il lui fit voir secrètement
l'ordre de l'empereur et le somma d'y obéir. Paul reçut
cette intimation avec respect, protesta qu'il était con-
damné sans justice, mais ne voulut pas faire de résis-
tance. De crainte que le bruit de son départ ne se répan-
dit, on ne le laissa pas même rentrer chez lui. On perça la
muraille du bain pour ouvrir une communication avec
le palais qui était contigu, et par une fenêtre du palais
on fit monter Paul dans un vaisseau tout préparé qui
ATHANASE A ROME. 65
mit à la voile sur-le-champ '. Tranquille de ce côté, Phi-
lippe, sans perdre de temps, alla chercher Macédonius,
le fit monter sur son char et se présenta avec lui, es-
corté par un gros bataillon de soldats, sur la place
publique. Les passants ouvraient les yeux de surprise,
croyant voir apparaître, dit l'historien Socrate, une
machine de théâtre. Avant qu'on eût eu le temps de se
reconnaître, Philippe entra dans l'église, suivi d'un
attroupement confus au travers duquel les soldats se fai-
saient faire place à coups d'épée. En un instant réglisc
fut pleine de gens qui se ruaient, qui se pressaient les
uns sur les autres, et l'air fut rempli des effroyables cris
des victimes ctoutîées par la foule ou frappées par les
soldats. C'est dans ce cortège que Macédonius prit pos-
session de son trône épiscopal.
De pareilles scènes, renouvelées sur divers points de
l'empire et mettant tous les jours aux prises l'autorité
impériale avec les populations tumultueuses des grandes
villes, fatiguaient et effrayaient Constance 2. Ce fut donc
sans trop de répugnance qu'il entra , pour un instant,
dans les vues pacificatrices de son frère, et la réunion
d'un concile œcuménique fut résolue d'un commun
accord entre les deux souverains. De concert avec le
pape Jules, on convint de choisir, pour lieu de réu-
1. Soc. Il, 15 et 16. — Soz., loc. cit.
2. Athanase rapporte de graves désordres survenus pour des causes
analogues dans plusieurs villes de Thrace et à Andrinople [ad Sol.j
p. 820 et 821).
m. 5
66 ATHANASE A ROME.
iiioli , la ville de Sardiquc placée sur rextrême limite
des deux empires, à égale distance, par conséquent, des
deux Églises*.
A. D. Les évoques, principalement ceux qm étaient attachés
à la foi orthodoxe, se rendirent à l'appel avec empres-
sement. On crut un instant qu'on allait voir le retour
des scènes imposantes de Nicée. Plus de deux cents évo-
ques, appartenant à trenle-cinq provinces diiïérentes,
)rrivèrent en peu de temps de divers côtés. Il y en avait
]q tous les pays, depuis les provinces reculées d'Espagne
(isqu'aux extrêmes limites de l'Asie-. On retrouvait, à
a tête de cette nouvelle phalange, le môme Osius de
1. A. D. 343. — Indictio. i. — U. C. 1096. — Placidus et Ro-
mulus. Coss. — Nous plaçons à cette date le concile de Sardiqne, de
concert avec le nouvel historien des conciles, Hefele (vol. i, p. 514),
et contrairement aux indications de Socrate {u, 20) et de Sozoïuène (ni,
12), qui rapportent le même fait au consulat de Rufinet d'Eusèhe et à
la onzième année après la mort de Constantin, c'est-à-dire à l'année 347.
Les raisons qui ont déterminé Hefele et qui me décident à le suivre
sont concluantes. Il résulte en effet du récit d'Athanase que son retour
à Alexandrie eut lieu deux ans environ après le concile de Sar.lique :
or, ce retour est fixé, par les lettres pascliales nouvellement découvertes,
à la lin de l'année 345 au plus tard, puisiiue l'on y voit déjà saint Atha-
nase présidant au carême de 346. Ou est donc reporté foicément en
arrière jusqu'à l'année 343. Ce résultat avait déjà été pressenti par le
chronologiste Mansi, d'après un fragment d'une vieille chronique dé-
couvert à Vérone parle savant Waffei. Les lettres paschales ne laissent
plus d'incertitude sur l'erreur de Socrate et de Sozomènp. La chrono-
logie nouvelle se trouve d'ailleurs d'accord avec une indication de la
chronique de saint Jérôme qu'on n'avait pas pu expliquer jusqu'ici, et
qui rapporte le retour d'Atiianase à la dixième année de l'empereur
Constance, c'est-à-dire 34C (Conf. 'Wetzer, Restit. chronol., p. 17 et
suiv.).
2. Soc, n, 20. — Soz., m, 12. — S. Athan., Apol., p. 720, 767, 768;
ad SoL, p. 818, — S. Ilil., Fragm., p. 1290.
ATHANASE A ROME. 67
Cordoue qui avait présidé à Nicée et qui allait, cette
fois encore , avec les prêtres Archidame et Philoxène,
représenter le siège de Rome à la tête de l'Église uni-
verselle. Jules s'était excusé de paraître, retenu par les
besoins de son église ^ L'évêque de Sardique lui-même.
Protogène, ne marchait qu'après cette députation du
premier siège du monde. Comme à Nicée aussi , on
voyait des martyrs; mais ce n'étaient plus les héros de
ia persécution païenne : c'étaient les victimes des luttes
intestines de l'Église. Les troupeaux, privés de leurs pas-
teurs et dépouillés de leurs sanctuaires par la violence
des Eusébiens, avaient envoyé leurs députés chargés de
lettres racontant leur oppression et leurs misères avec
des détails qui faisaient circuler dans tous les rangs
de l'assemblée un frémissement d'indignation doulou-
reuse. On se passait de main en main des chaînes de fer
et des instruments de torture, apportés comme de sai-
sissants témoignages de l'oppression que des chrétiens
faisaient subir à des chrétiens pour ia cause de la vé-
1. s. Athan., ApoL, p. 707. — S. Hil., Fragm., loc. cit. — La pré-
sidence du concile paraît avoir encore été ici réservée à Osius de Cor-
doue, puisqu'il signe avec les légats du pape dans la lettre synodale du
concile, etc. Sozomène (lu, 12) donne aux évèques orthodoxes ce nom :
(cî âaol TÔv Ocïtov\ ceux qui étaient avec Osius. Le concile s'étant
I d'ailleurs si fortement prononcé, comme on va le voir, dans le sens
'de la primauté de Rome, il est évident qu'Osius ne pouvait prendre le
pas sur tous les évèques qu'en raison de cette primauté.
On voit par un mot de saint Athanase [Apol.,ç. 670) qu'Osius,
avant le concile, avait eu une entrevue avec Athanase, en Gaule, où
probablement ce prélat fit un voyage entre son entrevue à S:«ilan avec
Constance et sa venue à Sardique.
68 ATHANASE A ROME.
^ilé^ Un mouvenieiU Irès-prononcé d'opinion se dé-
clara donc aussitôt dans la léunion, avant même qu'elle
fut constituée, en faveur d'Athanase et de ses amis.
Le groupe des prélats eusébiens (auxquels on conti-
nuait à donner ce nom malgré la disparition du chef
qui les avait conduits si longtemps) fut plus lent à se
mouvoir. Ils témoignèrent même au premier moment
une grande répugnance à partir. A quoi bon, disaient-
ils, un tel déplacement? Pourquoi leur faire quitter
le soin de leurs ouailles et la prédication de la doc-
trine évangélique? Pourquoi imposer à des vieillards
chargés d'années les fatigues d'un si long voyage-?
il fallut pourtant se décider à partir, car on ne pou-
vait mécontenter à la fois les deux empereurs. Ils
firent route ensemble, au nombre de soixante-seize ou
quatre-vingts, s'avançantà très-petites journées, se con-
certant dans chaque ville sur toutes les nouvelles qu'ils
recevaient et dont l'apparence ne leur était guère favo-
rable. Ils avaient grand soin, surtout, de ne point se
séparer les uns des autres, et exerçaient même une
intimidation assez violente sur ceux qui paraissaient
trouver leur société compromettante et auraient désiré
s'en écarter^. Ils avaient d'ailleurs emmené, comme
compagnons de route, le comte Musonien et un général
du nom d'IIésyque; car ils ne se sentaient jamais tout à
1. s. Athau., ApoL, p. 762.— S. Hil. Fragm., p. 1285, 1291.
2. S. Hil. Fragm., p. 1315.
8. S. Athan., ApoL. p. 7CS.
ATHANANE A ROME. 69
fait à rai?e, quand ils n'avaient pas quelque représen-
tant de la force armée à leur service^.
Arrivés à Sardique, ils s'enfermèrent aussitôt dans le
palais où un logement leur était réservé, et déclarèrent
qu'ils n'en sortiraient pas avant qu'on eijt réglé à leur
satisfaction un point sur lequel leur honneur ne leur
permettait pas de transiger. Ils soutinrent qu'Alhanase,
Marcel d'x\ncyre et Asclépas de Gaza ayant été séparés
de la communion de l'Église par un décret de concile,
aucune réunion ecclésiastique ne pouvait être valable
s'ils y participaient; et que, quanta eux, ils ne pren-
draient pas séance avant qu'on eût fait sortir les excom-
muniés 2.
C'était trancher eux-mêmes la question que le concile
devait juger. Une prétention si exorbitante causa autant
de surprise que d'émotion parmi les Pères déjà assem-
blés. A l'unanimité, on leur fit réponse qu'après le ju-
gement du pape et le témoignage des évêques d'Egypte,
c'était déjà beaucoupde remetlreAlhanase en jugement;
qu'à la vérité les empereurs et le concile même avaient
'rouvé bon que l'aîTaire entière fût recommencée et
l'innocence des prélats accusés une seconde fois mise
en question; mais que l'esprit de conciliation ne pou-
vait aller au delà. « Que prétendez-vous, ajoutait-on,
par ce jugement prématuré? Alhanase est là, prêt à
écouter vos preuves et à y répondre, se résignant à la
1. s. Athan., ad Sol., p. 818.
2. S. AUian,, ApoL, p. 757. — S. Hil., Fragm., p. 1290, 1291.
70 ATHANASE A ROME.
sentence s'il est coupable, demandant justice s'il est
innocent. Voulez-vous donc le condamner sans l'en-
tendre '? »
Plusieurs jours se passèrent dans ce conflit. Les évê-
ques orthodoxes s'épuisèrent en instances pour ébranler
la résolution des Eiisébiens. Osius, Athanase lui-même,
se rendirent personnellement auprès d'eux, et descen-
dirent à de véritables supplications pour obtenir qu'ils
ne fissent pas échouer par leurs exigences le dernier
espoir de la pacification de l'Église. 0«ius alla jusqu'à
leur oflrir d'ouvrir devant lui, et à huis clos, une
enquête particulière où ils pourraient lui soumettre
leurs griefs contre Athanase, leur promettant que tous
les Occidentaux s'en remettraient à son arbitrage^. Atha-
nase protestait de son côté que, si son honneur était
justifié et son innocence établie, il n'insisterait pas pour
reprendre possession de son diocèse, et finirait ses jours
en Occident ^. A ces offres conciliantes, les Eusébiens
répondirent par la proposition dérisoire d'envoyer une
nouvelle députation en Egypte, pour recommencer une
enquête sur la conduite d' Athanase. C'était avouer très-
évidemment qu'ils n'avaient d'autre but que de lasser
la patience et d'annuler les délibérations du concile.
Aussi ne fut-on point surpris d'apprendre, peu de jours
1. s. Atbau., lôîd., p. 761-763.
2. S. Atban.jorf So/., p. 839. — Le fait résulte d'une lettre d'Osius
à Constant.
3. S. Atban., ad Sol., p. 819 et 839. — Soz., m, 11.
ATHANASE A ROME. 71
après, qu'ils se disposaient à retourner en Orient, sous
prélexle qu'on ne voulait point leur accorder leurs
légitimes demandes, que leur vie était en danger dans
une ville remplie de leurs ennemis, et que les incidents
de la guerre de Perse les rappelaient dans leurs dio-
cèses. Constance, disaient-ils, les réclamait avec in-
stances pour célébrer son triomphe. Puis, un matin,
DU trouva le palais vide; les Orientaux l'avaient quitté
}jcndant la nuit'.
Dieu permit que l'Église donnât alors un douloureux
spectacle, bien propre à troubler l'esprit encore incer-
tain des peuples, à contrister ses enfants et à réjouir
ses ennemis. Les Pères assemblés à Sardique ne crurent
point, et avec raison, que la désertion de leurs collègues
dût suspendre le cours de la justice que tant d'innocents
et d'opprimés réclamaient. Le concile passa donc outre
à ses séances. Mais les Orientaux, de leur côté, ne firent
pas beaucoup de chemin sans réfléchir que leur fuite
leur donnait l'apparence de coupables contumaces qui
craignaient leurs juges. Ils prirent donc le parti de s'ar-
rêter résolument à vingt lieues environ de Sardique,
dans la ville de Philippopolis en Thrace, de s'y consti-
tuer eux-mêmes en concile, et de prendre les devants
en fait d'excommunication et d'anathème. Il y eut ainsi,
dans les limites d'une même province, deux réunions
d'évêques chrétiens , employant les mêmes formes ,
1. s. Athan., loc. cit. — S. Hil. Fro.gm., p. 1294. Noctuma et lur-
jâs per conscientiam f uga.
72 ATHANASE A ROME.
pnrlaiit le môme langage, invoquant le même Dieu, et
occupés à s'excommunier mutuellement. Par une cir-
constance qui ne se présente que rarement dans tout
ce récit, nous avons sous les yeux, en partie du moins,
les documents émanés des deux partis ; nous pouvons
donc les contrôler les uns par les autres, et en foire la
comparaison.
Le concile de Sardique, rendant pleine justice à Allia-
nase et aux deux autres prélats accusés, ne pensa pas
faire assez en les délivrant tous les trois de toute incul-
palioii. De justes châtiments étaient nécessaires contre
les perturbateurs de l'Église. Tous les évoques intrus,
Grégoire d'Alexandrie en tête, furent dépouillés de la
dignité qu'ils avaient usurpée et frappés d'analhème. La
môme sentence fut étendue à tous les prélats qui avaient
admis, de leur propre mouvement, dans leur commu-
nion, ou Arius lui-même, ou ses disciples. Ace litre,
Théodore d'Héraclée, Narcisse de Néroniade, Acace de
Gésarée, Etienne d'Anlioche, Ursace de Siiigidon et Va-
lons de Murse, etc., fuient déposés de l'épiscopat'. Ces
résolutions énergiques furent communiquées, par des
lettres différentes, aux empereurs d'abord, puis au pape
et aux évoques absents, enfin aux fidèles des villes op-
primées. Aux empereurs, on ne demanda que la liberté;
point de chaînes, point de procès, point de bourreaux;
interdiction aux magistrats de se mêler d'affaires ecclé-
1. s. Athan., Apol., p, 7GG; ad Sul., p. 820. — TluJûd., ii, 8. —
S. Ilil., Fragm., p. 1283 et suiv.
ATHANASE A ROME. 73
siastiques et de persécuter les catholiques, sous pré-
texte de servir- l'Église ^ Au pape, le concile offrit
l'hommage de ses déci'sions, comme il convient aux
prêtres par rapport au siège de V apôtre Pierre ^.
Aux évoques, il adressa un récit très -simple, et
exempt de toute déclamation , de la conduite des
Eusébiens au concile^ : aux fidèles enfin, une exhor-
tation à se maintenir dans la pureté de la foi et la
fermeté au milieu des épreuves. « Très-chers frères, leur
dit le concile, nous vous exhortons et nous vous aver-
tissons de garder, avant toutes choses, la foi de l'Église
catholique. Vous avez certainement souffert des maux
extrêmes et des injures atroces. L'Église aussi a souf-
fert de grandes injustices; mais celui qui persévère jus-
qu'à la fin sera sauvé. Si les méchants poussent donc
encore plus loin leur audace, que celte affliction vous
soit une joie; car ce que vous souffrez est une sorte de
martyre, et vos maux ne seront pas sans récompense...
Combattez donc pour la vraie foi et pour l'innocence
de voire évêque, notre frère Athanase ^. »
La pièce émanée des fugitifs rassemblés à Philippo-
polis porte un tout autre caractère. Sur les incidents
mêmes qui s'étaient passés dans la ville de Sardique,
les deux récits sont uniformes : et c'est une preuve pré-
1. s. Athan., ApoL, p. 759.
2. S. Hil., Fragm., p. 1290.
3. Thi'od, —S. Hil., loc.cit.
4. S. Aïïu\i.,Apol.,l). 758.
74 ATHANASE A ROME.
cieuse à recueillir de la conliance parfaite qu'on peut
placer dans le témoignage d'Alhanase. Il est évident qu'il
n'y eut d'autre différend entre les évoques que de savoir
si on appliquerait aux prélats inculpés une flétrissure
anticipée. Toute la lettre roule donc uniquement sur une
question d'étiquette et de préséance. Les évoques d'O-
rient soutiennent qu'il n'était pas de leur dignité délais-
ser remettre en cause par ceux d'Occident les questions
qu'ils avaient eux-mêmes déjà tranchées. Il semblerait, à
les entendre, que l'Église dût vivre partagée comme en
deux fractions indépendantes, n'ayant rien à démêler
dans le gouvernement l'une de l'autre. Suivent de vio-
lentes invectives contre Athanase et ses collègues : « Le
monde est agité, disent-ils, de l'orient au couchant, pour
deux ou trois scélérats de sentiments impies et de mœurs
honteuses... S'ils avaient le moindre germe de foi , ils
imiteraient le prophète qui disait : Prenez-moi et jetez-
moi à la mer, et la mer s'apaisera devant vous , puis-
que cette tempête ne vient que de moi. » Comme
conséquence de ces conseils pacifiques, et pour rendre
apparemment la concorde plus aisée à rétablir dans
l'Église, les signataires de la lettre ne trouvèrent rien de
mieux que de retrancher de leur communion, outre leurs
frères déjà condamnés, Osius, Protogène de Sardique, et
enfin le pape Jules lui-même. Tout se termine par une
profession de foi longue et ambiguë, dont le mot consub-
stantiel est soigneusement exclu. La pièce entière est
datée de Sardique, indication manifestement fausse.
ATHANASE A ROME. 75
mais qui trahit assez la confusion que causait aux si-
gnataires le souvenir de leur fuite précipitée '.
Au fond, le débat qui s'engageait ainsi avec une viva-
cité croissante, c'était la question même de l'unité de
l'Église chrétienne. Y avait-il une Église universelle et
souveraine, gouvernée par un chef unique et représen-
tée tout entière par des assemblées générales? Ou bien
chaque fracHon du monde chrétien avait-elle son église
propre et son autorité indépendante? Exerçait-elle une
juridiction sans appel, rendait-elle des décisions irréfor-
mables? Le dogme, la discipline, avaient-ils un centre
unique d'où découlait une règle commune? Ou bien
l'autorité devait-elle varier, se déplacer, se multiplier,
avec les divisions des empires et les vicissitudes des
nations? Si la prétention des prélats d'Orient de ne pas
laisser réformer leurs sentences même par un concile
universel avait prévalu, c'en était fait de l'unité du
corps ecclésiastique. La robe sans couture était déchi-
rée. L'Église s'engageait fatalement à partager la for-
tune des empires. On lui demandait alors de se diviser
on deux fractions correspondant aux deux cours des
Jeux Césars. Quand serait venu le jour fatalement mar-
1. La lettre des prélats eusébiens est rapportée presque en entier
dans les Fragmenis historiques à& saint Hilaire, p. 1307-1323. — Elle
était principalement adressée aux évèques de la province d'Afrique,
probablement les seuls Occidentaux qui n'eussent pas été représentés
au concile de Sardique, et qu'on pût essayer d'induire en erreur. L'ar-
tifice réussit en partie, puisqu'on voit au siècle suivant saint Augus-
tin, dans ses polémiques avec les Donatistes, discuter cette pièce comme
émanée d'un concile véritable.
76 ATHANASE A ROME.
que par la Providence, où le sol de l'empire devait se
déchirer entre vingt nations difTérentes, chaque tribu
concuiéranle aurait prétendu, en vertu du même prin-
cipe, organiser dans son domaine une église réputée na-
tio;;ale, et en réalité attachée à chaque trône. Les Pères
assemblés à Sardique sentirent instinctivement le péril,
et le prévinrent en proclamant avec une autorité nou-
velle ce priiici[ie monarchique (jui devait être dans tout
le cours des âges la clef de voûte de l'unité de l'Église
et la garantie de son indépendance.
A leur décret d'excommunication et à leurs lettres sy-
nodales, les Pères de Sardique joignirent, en effet, la ré-
daction de vingt et un canons, presque tous dictés par
deux pensées intimement unies l'une à l'autre : fortifier,
par un hommage solennel, la prééminejice du siège de
Rome; arrêter les invasions du pouvoir civil, et flétrir
les complaisances des prélats prévaricateurs qui livraient
le sanctuaire aux caprices de la force armée. Les trans-
lations de siège sollicitées par l'ambition et accordées
par la faveur, les absences prolongées motivées par de
longs séjours auprès de la personne des princes , tous
ces symptômes de l'esprit de servilité, qui gagnait si
rapidement le corps épiscopal , sont passés en revue
dans ces canons, pour être énergiquemenl réprouvés
et réprimés. Ces divers objets sont énumérés dans
une sorte de dialogue grave et concis qui a passé dans le
texte même des décrets, et dont le vénérable Osius est
le principal interlocuteur. La touchante simplicité du
ATHANASE A ROME, 77
langage fait voir combien, chez les évêqiies d'Occident
restés fidèles à la saine doctrine, la saveur de la foi
antique était loin de se perdre.
« Osius, évêque, dit : C'est une coutume aussi vi-
cieuse que funesle de permettre à un évêque de passer
de son siège à un autre. Le but qu'on se propose par de
tels changements est très-évident... Car on n'a jamais vu
d'cvèqiie qui voulût passer d'une plus grande ville à
une plus petite. Il est donc clair que c'est l'ardeur de
l'avarice et la servitude de l'ambition qui poussent ces
hommes à changer : c'est pour avoir de plus grands biens.
Que si, donc, il vous convient de réprimer sévèrement
cette peste, je pense qu'il faut interdire à de tels hommes
même la communion des laïques. Et tous répondirent :
Cela nous convient. ' »
« Et l'évêque Osius dit encore : Si quelqu'un se
rencontre qui soit assez téméraire pour alléguer, en
excuse, qu'il a été invité à de tels changements par des
lettres du peuple chrétien : comme il estclair qu'on peut
corrompre un petit nombre de personnes par l'argent et
les récompenses, et leur faire crier ce qu'on veut dans
l'église, pour avoir l'air d'être appelé par le peuple, je
pense qu'il faut châtier ces artifices et exclure de telles
gens de la communion laïque, même au dernier mo-
ment de leur vie. Si cela vous convient, répondez. Et
1. lef canoD du concile de Sardique dans toutes les collections de
conciles. Labbe, vol. ii, p. 627. — On a le texte grec, et une version
de Denys le Petit qui n'est pas entièrement semblable.
78 ATIIANASE A ROME.
tous dirent : Ce que vous venez de dire nous con-
vient. * »
« L'évêque Osius dit encore : ... Si dans une province
un évoque a un procès contre son frère, qu'on n'ad-
mette à le juger aucun évêque d'une autre province ; et
si, après avoir été condamné, quelque évêque pense
avoir bonne cause et veut renouveler le jugement, ho-
norons, s'il vous plaît, la mémoire de l'apôtre Pierre, en
telle sorte que ceux qui auront examiné la cause soient
tenus d'écrire à Jules, évêque de Rome; et s'il pense
qu'il faille renouveler le jugement, qu'il indique le juge
dans une province voisine; si, au contraire, il pense qu'il
n'y ait pas lieu de remettre la chose décidée en ques-
tion, que ce qu'il aura confirmé soit résolu. ^ »
« Gaudenlius, évêque, dit : Il faut ajouter, s'il vous
plaît, à cette décision, que lorsqu'un évêque aura été
déposé par le jugement des évêques de sa province,
et qu'il aura déclaré rapporter son affaire à Rome, au-
cun autre ne puisse être appelé dans la chaire de l'évo-
que déposé, avant que la cause ait été réglée par l'évê-
que de Rome. ^ »
«Et Osius dit encore : ... Si celui qui demande que
sa cause soit jugée de nouveau, obtient, par ses prières,
de l'évêque de Rome, que cet évêque envoie un prêtre
d'auprès de lui {de latere ejus), il sera au pouvoir de
1. 2e canon.
2. 3e canon.
3. 4e canon.
ATIIAISASE A ROME. 79
l'évoque de Rome de faire à ce sujet ce qu'il veut et ce
qui lui convient. ' »
« Osius, évêque, dit encore : II est arrivé, par suite .
d'importunités et de demandes injustes, que nos paroles
n'ont plus le crédit et n'inspirent plus la confiance qui
devraient leur appartenir... Car beaucoup d'évêques ne
cessent point d'habiter la cour du prince... Et le même
homme souvent porte à cette cour de nombreuses pé-
titions sans aucune utilité pour l'Église, et non point,
comme il devrait, des demandes de secours pour les
pauvres, les veuves et les orphelins, mais des sollicita-
1. 5e canon. — Ces diverses décisions, si importantes pour établir
dans le droit ecclésiastique les prérogatives du Saint-Siège, n'ont pas,
comme on peut le présumer, cessé de faire le sujet de grandes discus-
sions entre les écrivains ecclésiastiques. Les auteurs protestants et une
partie des écrivains attachés aux opinions gallicanes ont essayé de faire
considérer les dispositions prises par le concile de Sardique, les uns
comme des innovations inconnues à la tradition des siècles antérieurs;
les autres comme des mesures toutes de circonstai)ce, et ne conférant
de droits qu'à la personne du pape Jules, spécialement désigné dans un
de ces canons. Les écrivains italiens, au contraire, en ont peut-être
étendu le sens, en y voyant un droit d'appel direct attribué dès lors
explicitement au pape. Tous ces débats sont résumés à merveille
et décidés avec beaucoup de modération et de justesse par Hefele
(Concilien-Geschichte, vol. i, p. 546-555). Il nous semble impossible
de ne pas reconnaître dans la forme de ces canons et dans cette
phrase du 3e : Honorons, s'il vous plaît, la mémoire de Piéride, le fait
d'une consécration de dispositions anciennement reconnues , bien
qu'imparfaitement observées, et non l'introduction d'usages nouveaux.
Ce qui met, suivant nous, cette opinion hors de doute, c'est que, dans
l'état de division où était l'Eglise, il ne s'éleva, même de la part des
Orientaux, aucune contestation contre ces canons en eux-mêmes. La
lettre citée des Pères séparés de Sardique évite soigneusement de
s'expliquer sur la suprématie de Rome, ce qu'elle eût faic assurément
ea prés, nce de l'al'tiiination du concile de Sardique lui-même, si la
contestation eût été possible et la prétention nouvelle.
80 ATHANASEAROME.
lions pour des biens et des dignités temporels : et celte
indécence excite des murmures et des scandales. S'il
vous plaît, donc, frères Irès-chers, décidez qu'aucun
évêque n'aille à la cour, si ce n'est ceux qui y seront
invités par les lettres du pieux empereur... El que ceux
qui passent par Rome remellent à notre saint frère, l'é-
voque de l'église de Rome, les prières qu'ils ont à adres-
ser, pour que celui-ci examine d'abord si elles sont hon-
nêtes et justes, et qu'ensuite il emploie sa diligence à
les faire parvenir à la cour. Et tous dirent que ce con-
seil leur plaisait et était parfaitement juste.' »
u Gaudentius, évêque, ajouta : ... Si quelqu'un, s'éle-
vant contre la décision que vous venez d'émettre, veut
servir plutôt son ambition que son Dieu, qu'il sache qu'il
perdra son honneur et ses dignités... Ce qui s'accomplira
aisément par ce moyen : il faut que ceux d'entre nous qui
demeurent sur les routes publiques, lorsqu'ils verront
un évêque qui voyage, l'interrogent sur les causes et le
but de son voyage; et, s'il se rend à la cour, lui deman-
dent s'il y est appelé. En ce cas, ils ne l'arrêteront pas.
Mais s'il a entrepris le voyage par ambition et pour ses
désirs personnels, qu'il ne lui soit point donné de lettres
de communion. 2 »
Joignant au précepte l'exemple de la soumission, les
Pères de Sardique envoyèrent toutes leurs décisions à la
ratification de l'évêque de Rome. Quelques-uns d'entre
1. 7» et 9e canons.
8. 20e canon.
ATHANASE A ROME. Si
eux avaient pensé à y joindre une nouvelle profession
de foi, pour confirmer celle de Nicée; mais le concile
repoussa très-vivement cette proposition et ne se jugea
point digne de rien ajouter à l'œuvre de l'Esprit divin
proclaniée par l'Église entière '.
Le concile avait raison. Impuissante à prévenir les
maux de l'Église, et même à panser ses plaies; frappée
de slérilité par l'obstinalion rebelle d'une moitié de ses
membres; decréditée de très-bonne heure dans une
grande partie du monde chrétien, par les calomnies des
hérétiques, la réunion de Sardique n'était pas destinée
à l'honneur de prendre rang parmi ces comices uni-
versels de l'Église, auxquels a été promise l'infaillibi-
lité doctrinale. On ne compte pas le concile de Sardique,
malgré sa respectable autorité, parmi les conciles œcu-
méniques 2.
Un dernier espoir de paix restait encore; c'était d'ob,
tenir de l'empereur Constance, par les sollicitations de
son frère, qu'un libre cours fùl laissé aux destitutions et
aux réintégrations prononcées. Constant se prêta à faire à
1. s. Athan., Epist. ad Antiochenses, p. 576. — Le texte cité par ce
saint est si positif qu'il coudanme alisolunieiit, comme apocryphe, la
formule de foi attribuée par les écriviims, Socrate et Sozumène, au
concile de Sardique.
2. La question de savoir si le concile de Sardique doit être tenu pour
œcuménique, a été souvent agitée. On peut lire à ce sujet Baro-
nius [Ami. 347, §47) qui incline à reconnaître l'œcuménicité; Tille-
mont (S. Athanase, note 71), qui laisse la question dans le doute;
Hefele (Concilien-Gesc/iichte, t. 1, p. 596 et suiv., et aussi p. 30
et 51 ). La grande majorité des canonistes a conclu contre l'œcumé-
nicité.
m. 6
82 ATIIANASE A ROME,
ce sujet lin dernier effort. 11 envoya en cléputation à son
frère deux évoques, Vincent de Capoue et Euphrate de
Cologne, accompagnés d'un de ses généraux, Salien,
chrétien fervent et distingué. II les chargea d'une le! ire
très-pressante, qui contenait même, à ce qu'on pense,
quelques menaces de recourir à la force, si on méprisait
sa prière *.
A. D. Les députés, qui arrivèrent à Anlioche vers les fêtes
su. „
de Pâques 344", trouvèrent Constance assez soucieux
des troubles de son empire. Il était surtout fort in-
quiet de la guerre des Perses, qui s'envenimait tous les
jours depuis que le roi Sapor II, parvenu à l'âge
d'homme, avait pris les rênes de son gouvernement et
déployait à la fois les plus brillantes qualités militaires
et la plus violente haine contre la vieille gloire et la
nouvelle religion de Rome. Une guerre avec son frère
eût été un embarras très -grand, que Constance n'avait
nul désir de s'imposer, et il se montra très-manifeste-
ment enclin à chercher quelque moyen terme pour satis-
faire les désir de tout rOccideat, sans se rétracter
ouvertement. Cette disposition pacifique fut assez
visible pour causer une véritable alarme aux prélats
eusébiens, et ce fut alors que le besoin de ralfermir
leur faveur et leur popularité chancelantes leur inspira
1. s. Athan., ad Sol., p. 822. — Soc, n., 21.— Soz., m, 20. —
TMod., II.. 8. — Philost., m, 12. — Rufin, i, 19.
2. A. D. 344.— Indictio. u. — U. G. 1097. — Leontius et Sallus-
flus. Coss.
ATHANASE A ROME. 83
un artifice d'une nature à la fois si odieuse et si bizarre,
qu'il serait difficile d'y ajouter foi, si le témoignage con-^
lemporain et toujours véridique d'Allianase n'était là
pour l'attester.
Ils résolurent de perdre de réputation les évêques oc-
cidentaux auxquels Constant avait confié ses pouvoirs,
et que leur caractère d'ambassadeurs défendait contre
toute violence directe. L'évêque schismatique d'An-
tioche, Etienne, successeur d'Euphrone, imagina donc
de s'adresser à un jeune débauché de la ville, du nom
d'Onagre, et de l'engager à introduire de nuit une femme
perdue dans le logis des deux évoques. Onagre se prêta
à l'artifice, fit marché avec une courtisane au nom de
deux étrangers qu'il ne nomma pas, gagna l'un des
serviteurs des évêques, et, la nuit venue, la femme fut
subrepticement conduite jusqu'à la porte de la chambre
oii couchait Euphrate de Cologne. La maison était isolée,
et un peu en dehors de la ville, au pied de la montagne.
Dans les buissons qui l'environnaient on eut soin de ca-
cher des hommes apostés, prêts à accourir au moindre
bruit. La courtisane approcha demi-vêtue de la couche
où Euphrate reposait paisiblement dans un premier
sommeil. A la vue de ce vieillard endormi et des insi-
gnes sacerdotaux épars dans la chambre, elle fut sai-»
sie d'effroi et poussa un grand cri. L'évêque, de son
côté, se réveilla en sursaut dans un vif mouvement de
surprise, puis de colère. Au bruit de leur dialogue en-
trecoupé, les témoins subornés accoururent; Onagre
84 ATIIANASE A ROME.
lui-môme enlra comme survenant par hasard, ci, éle-
vant la voix, invita tous les voisins à venir contempler
le scandale donné par les envoyés d'Athanaseet les mis-
sionnaires de l'Occident '.
Mais les évoques calomniés et le généra! Salien qiÉ
les accompagnait ne perdirent pas leur sang-froid. Ofi.
donnant de fermer la cour et de faire main basse s\C
les témoins prétendus, Salien, qui avait pénétré le piège,
se rendit directement chez l'empereur et demanda une
enquèle publique. Celle hardiesse déconcerta l'évêque
Etienne, qui était accouru aussi au bruit de la nouvelle
et se mettait déjà à l'œuvre i)our en tirer parti. 11 s'ef-
força timidement de représenter à Constance le scandale
fâcheux qui naîtrait d'un procès intenté contre les mem-
bres éminents du clergé. Mais celte charité prétendue,
qui fuit la lumière sous prétexte d'éviter le scandale et
dissimule la calomnie pour la mieux répandre à petit
bruit, ne convenait pas à l'innocence des évoques. Ils
insistèrent pour une interrogation ouverte et une con-
frontation publique des témoins. Le procès eut donc lieu
dans le palais même, et là, d'un commun aveu, la courti-
sane et les témoins, pressés de questions, désignèrent
Onagre comme l'auteur de toute la fraude, dont celui-ci
à son tour se déchargea sur l'évêque Etienne. Etienne,
couvert de confusion, sentit presque de lui-même qu'il
ne pouvait plus paraître à la tête du siège métropolitain
1. s. Athan. — Thàûd.. loa. cit.
ATHANASE A ROME. 85
d'Antioche. Sur l'ordre de Constance, frès-irrité qu'on
eût voulu le faire tomber dans un tel piégc, il fut déposé
de sa charge ; mais on eut soin de le remplacer par
Teunuque Léonce de Plirygie , prêtre scandaleux et
irrégulier, sans autre tilro à une telle promotion que
son dévoùnient aux intérêts du parti dominant'.
Avec la faveur visiblement ébranlée de Constance,
es Eusébiens perdaient leur principal appuJ.Tl fallait
donc, de gré ou de force, commencer à se montrer plus
complaisants et plus souples, et consentir cà entrer dans
quelques essais d'accommodement. Une année presque
entière se passa dans des pourparlers inutiles, dans des
allées et venues de députations entre Milan et Antioche,
dans des rédactions de formulaires de foi et de sym-
boles, successivement envoyés aux évêques d'Occident et
toujours rejetés par eux-. La négociation tirait en lon-
gueur, et c'était probablement tout ce que désiraient les
Eusébiens, quand une nouvelle imprévue d'Alexandrie
vint offrir à Constance l'occasion qu'il cherchait de se
tirer d'embarras et de consommer à tout prix une ré-
conciliation dont son orgueil souifrait, mais dont sa po-
litique avait momentanément besoin.
La suite du pontificat improvisé de Grégoire à Alexan-
1. s. Athan., loc. cit. et p. 718. — Tlipod., loc. cit.
5. C'est ici, sans doute, qu'il faut placer diverses réunions d'An-
tioche et de Milan, dont il est assez confusément question dans les
auteurs (Soc, n, 18; Soz., in, 10), et que les historiens précédents,
par suite de leur cireur de clironologie, avaient été induits à mettre
avant le concile de SarJique.
80 ATIIANASE A ROME.
ilrie avait répondu aux débuts. Ce n'était qu'une sé-
rie de désordres, de persécutions et de violences.
Grégoire parcourait incessamment la province, ap-
puyé d'un côté par le préfet Philagre et de l'autre
par le duc Balac. Partout où passait cet étrange
cortège pontifical, mieux garni de soldats que de
prêtres, c'était un etïroi générai suivi de scènes de
désolation. Tout prêtre, fouie vierge, fout chrétien,
suspects de quelque fidélité à Atlianase, étaient battus
de verges et jetés en prison ^ D'illustres victimes ensan-
glantèrent cette persécution faite au nom de la croix.
Les serviteurs d'un prétendu évéque achevèrent sur le
corps épuisé du vieux Potamon l'œuvre des bour-
reaux de Dioclétien. Mais c'était surtout avec les soli-
taires du désert que la lutte était vive et acharnée. De
ses retraites inaccessibles, où le gardaient l'amour des
peuples el le renom de sa gloire chrétienne , x\ntoine
bravait les magistrats, alFrontait les solilats, provoquait
par de vives et piquantes paroles l'erreur victorieuse. Un
jour môme, il osa quitter sa montagne, parut à Alexan-
drie dans son costume d'anachorète, et prêcha sur la
place publique contre la doctrine d'Arius : « Vous êtes
chrétiens, disait-il aux catholiques, parce que vous
croyez que le Yerbe que vous adorez est Dieu ; mais
les Ariens ne diffèrent en rien des païens, puisqu'ils
disent que le fds de Dieu est une créature, et qu'ils ne
1, s. Athan., Jpo/., p. 749-751; ad Sol., p. 816,817.
ATHANASE A ROME. 87
laissent pas de l'adorera » Une autre fois, il écrivait
à Balac ; « Prenez garde à vous, persécuteur des chré-
tiens. La colère de Dieu vous menace, et elle est -
proche. » Balac fut si irrité de cette lettre, qu'il la jeta
publiquement par terre, cracha dessus, maltraita le
messager et le chargea de dire à son maître qu'il prît
garde à sa personne, au lieu de menacer celle des autres.
Cinq jours après, le duc Balac, se promenant aux envi-
■ rons d'x\lexandrie, fut renversé d'un cheval très-doux
qu'il avait accoutumé de monter et qui, devenu tout
à coup furieux, lui déchira grièvement la cuisse. Rap-
porté à Alexandrie, il y mourut au bout de peu de
jours des suites de sa chute ; et chacun vit dans cet acci-
dent imprévu l'effet des menaces méprisées du saint
anachorète "^.
Quatre années s'étaient passées ainsi, pendant les- ^j^^'
quelles la plus florissante province de l'empire était en
proie à une agitation croissante, quand la mort impré-
vue de Grégoire vint mettre un terme à celte insuppor-
table situation. Cet événement, diversement rapporté
par les auteurs,- causa à Constance un soulagement ines-
péré ^ Par un de ces brusques revirements de conduite.
1. s. Alhan., Vit. Ant., p. 491.
2. S. Athaa., ibid., p. 4^9, 500; ^arf Sol., p. 816, 817.
3. A. D. 345. — Iiidictio. m. — U. G. J098. — Amaiitiiis et Albi-
nus. Coss. — Cette date est déterminée par la première lettre pastorale
d'Athanase après son retour, laquelle est de 346. Cependant Théodoret
(il, 4) dit que Grégoire gouverna six ans le diocèse d'Alexandrie, tan-
dis qu'à ce compte, on n'en trouve que cinq.
88 ATHANASE A ROME.
qui étaient un trait héi'éditaire de la race de Constantin
et (jiii leiidaienl auprès de celle royale famille le niélief
de courtisan si diflicilc, il prit le parti de satisfaire son
frère par le rappel d'Alhanase ; et celte détermination,
qui tomba sur les Eusébiens comme un coup de foudre,
fut aussitôt exécutée.
« Noire humanité ne peut t>oufrrir, lui écrivit-il sur-
le-champ de sa propre main, avec plus de courtoisie que
de sincérité, que vous soyez plus longtemps le jouet des
ondes furieuses de la tempête, et noire infatigable piété
ne peut vous laisser ainsi chassé de votre foyer pa-
ternel, dépouillé de vos biens el errant dans des lieux
sauvages. Et j'ai différé jusqu'ici de vous écrire ma pen-
sée, parce que j'espérais que de vous-même vous vien-
driez me trouver et chercher auprès de moi le remède
de vos maux. Mais comme la crainte vous retient peut-
être, j'envoie à votre constance ces lettres en témoignage
de notre munificence, afin (juc vous vous présentiez sans
crainte, dans le plus court délai, à nos yeux, et qu'en-
suiîe vous puissiez être rendu à votre patrie. J'ai donc
écrit à votre sujet à mon frère et seigneur Constant,
vainqueur et Auguste, afin qu'il vous donne liberté de
partir, et que, par notre consentement commun, vous
retourniez dans votre patrie, et que vous gardiez ce gage
de notre gratitude '. »
Celte lettre trouva Alhanase à Aquilée, où il était
i. s. Athan., ApoL^ p. 769^ 770 — Soc, ii, 23.
ATHANASE A ROME. 89
resté paisiblement depuis la fin du concile de Sanlique.
Il ne se hâta point d'en profiter. Nul empressement fri-
vole, nulle joie inconsidérée du triomphe, ne trou-
blaient le calme de son âme. L'expérience de l'insta-
bilité des volontés souveraines, le pressentiment des
hostilités furieuses et mal domptées qui l'attendaient en
Asie, peut-être la réserve d'une dignité blessée qui ne
voulait pas servir de jouet à un caprice impérial, le re-
tinrent quelque temps dans sa retraite. Il fallut trois
lettres consécutives, dont la dernière lui fut apportée
par un diacre de son église, pour le décider à se mettre
en mouvement. « Enfin, dit-il, ayant reçu toutes ces
lettres de l'empereur, je me rendis à Rome pour
prendre congé de cette église et de son évoque. » Les
adieux furent très-tendres. L'ardente amitié de Jules
se livra, dans une lettre pontificale adressée à î'eglise
d'Alexandrie, à des transports de joie qu'Allianase, plus
prudent, ne partageait pas. Ce devoir de reconnaissance
rempli, il se rendit à Antioche, où Constance l'attendait'.
L'empereur le reçut afTectueusement, non sans quel-
que embarras pourtant; et, pour sauver un peu sa di-
gnité compromise, il lui fit avec une bonne grâce royale
une réprimande légère et railleuse sur l'obslinalion
de son caractère-. Alhanase reçut, avec autant de res-
pect que de froideur, les reproches et les compliments;
î. s. Athan., loc. cit., et ad. Col., p. 823. — Soc, loc. cit. —
Théod.,11, 11.
2. Uuliu, I, 19. — Levi iucrepaiione perstrictiim.
90 ATHANASE A ROME.
et il ne parut guère dans l'entretien avoir qu'une seule
pen^^ée, c'était de convertir en sentence définitive et en
chose jugée l'acte d'arbitraire impérial qui lui rendait
momentanément ses dignités. Après tant d'informations
successives, il demandait encore des juges et une en-
quêle, sontrrant d'être rappelé par faveur et ne voulant
rien devoir qu'à son innocence et à son droit. Mais
Constance l'avait fait revenir pour vivre en paix, pour
se décharger d'un embarras qui gênait sa politique, et
non pour se jeter de nouveau dans le trouble des procès^
des contestations et des luttes. Il n'y eut pas moyen
d'obtenir son attention sur le fond de l'at'faire, et tout
ce qu'il accorda aux instances un peu impérieuses de
son interlocuteur, ce fut qu'on enlèverait des gretTes et
des tribunaux d'Egypte toutes les pièces de l'enquête de
la Maréote qui pouvaient consacrer le souvenir de cette
violence judiciaire'. En quittant l'audience impériale,
Atbanaî^e alla porter ses actions de grâces à Dieu, non
dans l'église d'Anlioche, mais dans une petite assemblée
particulière où, depuis la déposition d'Eustathe, quinze
années auparavant, les vrais catholiques célébraient
leur culte, à l'abri de la communion profane des évêques
usurpateurs-.
Les prélats eusébiens remplissaient toujours le palais
impérial, n'osant murmurer contre la volonté du maître,
mais cherchant à en troubler l'exécution. On vit peu de
1. s. Athan., ApoL, p. G76, 772; ad Sol., p- 823 et suiv. et 839.
2. Soz., m, 20, et voir prempère partie de cette histoii-e t. ii, p. 300.
ATHANASE A ROME. 91
jours après l'effet de leurs conseils. Constance manda
de nouveau Athanase auprès de lui : — « Alhanase, lui
dit-il, j'ai quelque chose à vous demander qui ne doit
pas vous coûter beaucoup. Vous allez rentrer à Alexan-
drie par notre consentement et en exécution du décret
du concile. Mais, comme il y a des gens dans votre ville
qui ne veulent pas rester en communion avec vous,
accordez-leur, je vous prie , la liberté de disposer d'une
église; vous en avez un si grand nombre à Alexandrie.
— Eh! que puis-je vous refuser, répG_.dit Athanase
sans se troubler, à vous, empereur, qui avez le droit
de tout ordonuer? Mais^ en retour, m'accorderez-vous
une humble prière? — De grand cœur, dit l'empereur,
et qu'est-ce donc? — C'est, reprit le prélat, qu'il y
a aussi dans la ville d'Antioche des gens de mon sen-
timent, à moi, qui ne veulent pas rester en commu-
nion avec les évêques qui sont ici; et je trouve qu'il
serait équitable de leur accorder aussi une église. »
L'empereur qui, elTeclivement, ne voyait pas de diffi-
cultés dans une si juste réciprocité, n'hésita pas à y
consentir. Mais quand il eut rapporté la conversation à
ses conseillers habituels, ceux-ci ne trouvèrent point
que le partage fût à leur profit. Ils laissèrent donc tom-
ber leur demande, et Alhanase put partir saus qu'on lui
fît de conditions nouvelles*.
La plupart des historiens ecclésiastiques en rappor-
1. Rufîu, 1, 19.— Soc, II, 23. — Soz,, m, 20. — Théod., ii, 12.
9? ATIIANASE A HOMK.
tant ce Irait de la vie d'Allianase, n'y ont vu qu'un
détour ingénieux, suggéré par une heureuse présence
d'esprit, pour rejeter sur autrui l'enibarras d'une ques-
tion délicate. Les détours n'étaient guère pourtajil dans
les habitudes d'Alhanasc, et s'il employa ce jour-là un
artifice, ce fut le premier et le seul de toute sa vie. C'est
lui faire plus d'honneur de penser qu'en acceptant pour
luirmôme et en imposant à ses adversaires l'épreuve de
la coiicurreiice et de la lutte, il obéissait aux instincts
généreux de sa nature et suivait les vues lumineuses de
son grand esprit. Le schisme qu'il combattait était en ce
moment condamné à tous les degrés de la hiérarchie ec-
clésiastique. Sourdement révoltés contre la foi du grand
concile, les hérétiques étaient en rupture ouverte avec
l'autorité du siège de Rome : leur dissolution cupide,
leurs fanatiques violences, les décrétlitaient chaque
jour dans l'esprit des chrétiens sincères. Un seul appui
leur restait, la faveur du prince ; un seul espoir, le
triomphe de la force. C'était par là que le schisme devait
encore survivre et toujours renaître. Un souffle de liberté
aurait éteint ce germe de mort que couvait la chaleur
malsaine d'une cour.
CHAPITRE îî
TRANSFORMATION DU PAGANISME,
SOMMAIUE.
Allianase rentre à Alexandrie. — Effets de son retour. — Rétractation d'Ur-
sace de Singidon et de Valons de Murse. — Elal de l'Eglise cliréiienne pen-
dant celle paix nionientance. — Uéveloppemcnts de la vie monastique. —
Fondation des ordres religieux. — Saint Pacôme. — Sa naissance. — Sa
vocation. — 11 institue le premier monastère. — Ses règles. — Fécondité
de celle institution. — Miracles de saint l'acônie et des Pères du désert. —
Leur caractère. — Fondations pieuses. — Hôpiiaux. — Hospices. — Carac-
tère de l'enseignement de l'Eglise dans cette période. — Culéchcses de saint
Cyrille de Jérusalem. — Influence du christianisine sur la législation. — Di-
verses lois des fils de Constantin, dans lesquelles celle influence est visible. —
Abus de la protection des empereurs. — Quelques chrétiens les poussent à la
prohibition absolue du culte païen, — Firmicus Maternus. — Conduite équi-
voque et contradictoire des fils de Conslanlin à cet égard. — Force subsis-
tante du iiaganisme. — En quoi elle consistait. — Jeux et ihéàlre;, ijrohibés
par la loi chrétienne. — Les populations ont peine à y renoncer. — Ecoles
de littérature presque entièrement soumises à l'influence païenne. — So-
phistes : leur vie, leur autorité. — Histoire de Libanius. —Magie : sorciers,
enchanteurs. — Culte de Miihra : époque de sa diffusion dans l'empire : ses
ressemblances avec le christianisme. — Philosophie néoplatonicienne
d'Alexandrie. — Son éclectisme, ou conciliation des divers systèmes. — Elle
entreprend de concilier la philosophie et la fable. — Théories à l'aide des-
quelles elle y parvient. — Triade et série des êtres ou âmes. — Extase. —
Théurgie, repoussée par Porphyre, défendue et prèchée par Jamblique. —
Elle prévaut et transforme le paganisme, en lui rendant un moment d'auto-
rité et quelques chances de succès.
CHAPITRE II
TRANSFORMATION DU PAGANISME.
Après s'être délivré de la politesse captieuse du sou-
verain et avoir échappé aux pièges delà cour, Athanase
poursuivit sa route vers Alexandrie. Il s'arrêta quelques
jours à Jérusalem, où l'attendait une réunion d'un petit
nombre d'évêques d'Orient, restés pendant les mauvais
jours silencieusement fidèles à la bonne cause, qu-i le
comblèrent de témoignages d'affection et d'hommages».
11 rentra ensuite dans son diocèse, où son arrivée fut
saluée par le vif empressement des peuples, par des
actions de grâces solennelles, des festins publics et des
fêtes. Rien ne manquait extérieurement à son triomphe,
pas même ce triste spectacle de servilité et d'apostasie
que donnent toutes les révolutions politiques et reli-
gieuses. Pendant un moment personne n'avait été
^rien, ou ne voulait plus l'être. « Combien d'ennemis, a
dit Athanase lui-même avec cette raillerie douce qu'in-
1. s. Athan., Apol.,^. 77<. — Soc, ii, 24. — Soz., m, 22. — Plii-
lost., m, 19. — Maxime de Jérusalem avait hésité pendant la persé-
cution d'Atliaaase, et c'est ce qui explique pourquoi les catéchèses de
S. Cyrille, prononcées à cette époque à Jérusalem, ne parlent de la
querelle de l'Eglise que comme s'il y avait eu des torts des deux côtés.
9G TUANSFORMATION PU PAGANISME.
spiront à une âme élevée la connaissance e(, par suite,
le mépris (les faiblesses luiniaines, « déposaicnl alors leur
inimilié! Combien de calomniateurs qui se défendaient
d'avoir jamais calomnié ! Que d'amis Alhanase avait
alois, qui l'avaient toujours détesté! Que de rétracta-
tions et de palinodies! Beaucoup venaient de nuit lui
confier qu'ils étaient retenus de force parmi les Ariens,
chargeaient l'hérésie d'exécrations et d'anathèmes, lui
demandaient pardon de tant de pièges et d'embiîches
qu'ils avaient concouru à lui tendre, protestaient que,
s'ils étaient de corps avec les hérétiques, de cœur ils
étaient avec Athanase : Laissez-nous faire seulement,
disaient-ils, et fiez-vous à nous '. »
La contagion gagna même jusqu'à des évêques très-
compromis dans la lutte. On vit arriver à Alexandrie
des lettres de deux prélats déjà célèbres et toujours
inséparables, Ursace de Singidon et Yalens de Murse,
qui demandaient humblement la communion d'Alha-
nase. Ils reconnaissaient qu'on les avait trompés, et
que tous les griefs auxquels ils avaient ajouté foi étaient
des inventions et des mensonges. Ils adressaient le dou-
ble de ce désaveu à l'évêque de Rome. Il est vrai que
leurs diocèses, situés l'un dans la haute Mœsie et l'autre
danslaPannonie, avoisinaient les possessions de l'empe-
reur Constant, et que Yalens avait des prétentions décla-
rées au siège d'Aquilée qui dépendait de ce souverain ^
1. s. Atban., ad So/.,p 825.
2. La létiactation d'Uisacc et da Valens esi un fait très-constant.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 97
Mais Athanase était moins touché de ces hommages
intéressés que de l'édification pieuse causée par le triom-
phe de la vérité aux chrétiens restés fidèles. La présence
de leur évoque justifié devenait pour ceux-ci le signal
d'un grand élan de reconnaissance et de ferveur. « Com-
bien , dit encore Athanase au même endroit, de jeunes
filles prêtes à se marier se décidèrent alors à rester
vierges pour Jésus-Christ ! Combien de jeunes gens em-J
brassaient la vie solitaire , suppliant leurs pères de ne
point les détourner du saint exercice ! Combien de
femmes persuadèrent à leurs maris, ou de maris à leurs
femmes, de se livrer tout entiers à l'oraison, suivant le
conseil de l'Apôtre ! Combien de veuves et d'orphelins,
auparavant allâmes et sans vêtements , soulagés tout
à coup par l'abondante effusion des aumônes, ne con-
nurent plus ni la nudité ni la misère! En somme, il y
eut entre tous une telle émulation de vertus que chaque
famille paraissait une église *. » ^
Telle était l'inépuisable ardeur de la foi de ces pre-
miers âges. Les scandales pouvaient la contrister un
instant, non la refroidir. Sa flamme s'animait par le
souffle même du vent dont elle était agitée. En prenant
connaissance, à son retour, de l'état des populations
puisque les pièces en sont citées par S. Athanase en deux endroits
(^poL,p. 77Cet777et ad Soi., \^. 826 et 827; et par S. Hilaire,FmÊ(??i.,
p. 1298). Il n'y a de difficultés que pour le moment où il faut la pla-
cer. Nous avons suivi les indications d'Atlianase Iiii-mème, conformes
à celles de Sozomène (m, 23).
1. S. Athan., ad Sol, p. 825.
m. "7
98 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
confiées à ses soins, AUianase put se convaincre qu'au
travers des épreuves le progrès des mœurs et des insti-
tutions dirétiennes ne s'était point ralenti ; et c'est vers
ce tableau consolant, quoique rncore mêlé de quelques
ombres, que l'historien doit porter un instant ses re-
gards, pour jouir lui-même de la trêve momentanée
que la politique accorda alors à la religion.
De toutes les formes de la piété chrétienne, celle qui se
développait le plus rapidement dans ces temps d'orage,
c'était celle-là môme dont l'Egypte était le théâtre favori :
l'institution monastique. Née du dégoût des choses du
monde, delà crainte des tentations et de la fatiguedes
luttes, la propension vers la vie solitaire s'accroissait en
raison des agitations de la politique. Tout le temps que
la vie des chrétiens, au sein des cités populeuses, s'était
écoulée entre un opprobre constant et des persécutions
intermittentes, entre l'ignominie et les supplices, une
sorte de point d'honneur pouvait leur ordonner de se
maintenir à la portée du péril et sous les regards de leurs
ennemis. La retraite aurait pris souvent l'apparence de la
fuite: la vie publique et commune était l'épreuve véri-
table de la foi. Mais lorsque le christianisme triomphant
vit entrer dans son sein la brigue avec la faveur, la cu-
pidité avec les richesses, 1 ambition avec les honneurs,
le dégoût même qui suivit un tel spectacle, la vue des
sanctuaires envahis par les passions et souvent par les
armes des grands de la terre, tournèrent vers la solitude
ces âmes fatiguées qui ne trouvaient plus la paix même-
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 99
au pied des autels. Il fallut chercher, dans une cellule,
la pauvreté, le renoncement, l'oubli des grandeurs,
ces legs sacrés de Jésus-Christ, qui semblaient fuir le*
faste des demeures épiscopales : et Dieu lui-même, pre-
nant soin de l'équilibre moral de son Église, semblait
lui ordonner de compenser par les austérités volontaires
les dangereux enivrements de la prospérité et du pou-
voir.
Mais les plus généreux entraînements ne peuvent se
maintenir longtemps purs, sans une autorité qui les mo-
dère. Des hommes séparés du monde, affranchis des
devoirs de la vie civile, livrés aux transports de l'ex-
tase, soumis à des macérations qui pouvaient ébran-
ler leurs nerfs ou troubler leur cerveau, en seraient
venus facilement à prendre tous leurs rêves pour des
visions et toutes leurs fantaisies pour des ordres cé-
lestes. Le respect populaire aurait bientôt développé
chez eux cet orgueil délicat et dangereux qui peut se
cacher sous les formes de l'humilité, subtile tentation à
laquelle succombent souvent les âmes détachées de
concupiscences grossières. A côté du culte fixe et hiérar-
chique, on courait risque de voir ainsi s'établir un mys-
ticisme bizarre, abandonné aux écarts de l'imagination
individuelle. Heureusement dans l'Église, nul mouve-
ment ne reste sans règle. L'impulsion donnée par An-
toine allait être régularisée par un de ses amis et de ses
disciples. Antoine avait ouvert la voie de la solitude et
devait demeurer à jamais le patron des anachorètes;
100 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
Pacùme de Taboniic devait organiser la vie moiiasli(jue
et fonder les ordres religieux.
Pacôme ' était, comme Antoine, un enfant de la Tlié-
baïde. Il était né dans les derniers jours de la persécu-
tion de l'Église, d'une famille de païens habitant un
district si reculé de l'Egypte qu'on n'y connaissait pas
même le nom des chrétiens. De bonne heure, poui'lanl,
la nature de ses inclinations , l'instinct délicat de ses
vertus et une elTusion miraculeuse de grâce divine,
l'avaient écarté des superstitions profanes de ses pa-
rents; les prêtres de son village disaient communé-
ment qu'il était l'ennemi du culte des dieux et que les
cérémonies saintes ne pouvaient s'accomplir en sa pré-
sence. A vingt ans, vers l'an 315 environ, il fut com-
pris dans une levée de troupes opérée par les ordres
de l'empereur Maximin, qui se préparait à combattre
Licinius.Sa légion fut rassemblée dans la ville dcThèbes:
elle manquait à peu près de tout, comme c'était souvent
le cas des meilleures troupes, dans ce temps de désordres
et de désastres politiques. La charité des chrétiens de
la ville subvint aux premiers besoins des soldats, et
Pacôme , touché de ce secours inattendu , résolut
dès lors que, si jamais il recouvrait la libre posses-
sion de lui-même, il se consacrerait au service d'un
1. Voir, sur tout ce qui va suivre, les BoUandistes, 10 mai, p. "287
et suiv. — Palladius, Hist. I.ausiaca. — Vitœ Patrum pei' Rosweideu
editœ, Aatuerpiae, p. IQ&.—Begula S. Pacomii. Dibl. Pair., 1098, t. iv,
p. 3-2-3G. — Vies des Pères du désert traduites par Arnauld d'Audilly.
l'aris, 1G88.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 101
Dieu qui apprenait aux hommes à aimer les hommes.
La défaite de Maximin et le rétablissement de la paix ne
tardèrent pas à lui rendre cette liberté désirée, et le'
premier usage qu'il en fit fut d'aller recevoir le baptême
dans la ville voisine de Cliérabosque. Puis l'élan du
même zèle le porta à se retirer avec un saint homme
du nom de Palémon, près de Panoplie, entre le Nil
et la mer Ronge j il vécut là plusieurs années privé,
autant que la nature humaine pouvait le comporter, de
nourriture et de sommeil, ne mangeant que du pain et
du sel pilé, marchant nu-pieds dans les épines, et, le
soir venu, s'appuyant à peine sur un banc, les bras
étendus dans l'attitude de la prière.
La retraite n'apporta pas à Pacôme tout le repos
qu'il désirait. Des visions célestes, des rêves prophéti-
ques, l'avertissaient qu'il avait une autre vocation à sui-
vre et un autre devoir à remplir sur la terre, que de s'y
préparer seul pour le ciel. Il résista longtemps à cette
inspiration qui revenait sous diverses formes; mais enfin
Palémon lui-même lui conseilla d'y céder. Ils firent
choix, d'après des indications où ils reconnaissaient
l'un et l'autre un ordre du ciel, d'un jardin situé sur
les bords du Nil ; une vaste maison y fut bâtie, et Pa-
côme invita les solitaires du désert voisin et ceux qui
s'étaient déjà adressés à lui pour être initiés aux saints
exercices, à y venir vivre auprès de lui sous une loi uni-
forme et dans une complète communauté de régime.
Jusque-là, en effet, chaque anachorète avait vécu à
102 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
peu près pour son compte, possédant d'ordinaire une
cellule séparée qu'on appelait proprement le monastère,
(pvacTvipiov, de [J.0V0;, seul), choisissant le genre de
privations qu'il jugeait utiles au bien de son âme et
les mesurant au degré qui lui convenait. Là même
où, comme dans le désert de Nilrie habité par l'ami de
saint Antoine, Ammon, et dans les retraites de Palestine
peuplées par son disciple Hilarion, les cellules étaient
nombreuses, rapprochées, quelquefois communes à plu-
sieurs solitaires, cette liberté d'habitudes subsistait en-
core. Sauf les exercices de l'église, où on célébrait en-
semble le service divin, chacun restait maître de ses
actions et seul juge de sa règle de vie. Pacôme, au
contraire, imposa sur-le-champ à ses disciples une loi
complète et minutieuse qui dut s'étendre à tuus les
détails de leur journée '. Il n'avait guère que cinq asso-
ciés quand il l'inaugura, parmi lesquels un de ses frères
et un enfant de quatorze ans. En moins de dix ans sa
maison était pleine de manière qu'il fallut en élever
jusqu'à sept autres, toutes calquées sur le même plan,
restant unies par un lien étroit et soumises au même
chef.
Chaque maison commune, qu'on nomma d'un mot
grec dont celui de couvent n'est que l'imparfaite traduc-
tion (/.oivoéiov, vie commune, d'où cénobite], tout en
*
1. Voir sur le rôle de S. Pacôme pour l'organisation monastique, la
dissertation des BuUaudistes à la tête de la vie de S. Pacôme, p. 292 et
suiv.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 103
restant soumise au supérieur général, dut avoir un su-
périeur particulier, et se diviser en plusieurs familles,
conduites elles-mêmes par un chef ou prévôt. La famille
était une catégorie de moines qui s'occupaient tous au
même genre de travail et rendaient à la communauté le
même genre de services. Ceux qui pourvoyaient à la
nourriture formaient ainsi une famille. Il y eut une fa-
mille de laboureurs, une de boulangers, une de serru-
riers,, une de tanneurs; d'autres avaient soin des cha-
meaux j d'autres tissaient la toile ou faisaient les san-
dales. Les lettrés, qui savaient le grec, étaient de même
réunis en un seul groupe. Chaque maison abritait, dit-on,
environ trente ou quarante de ces familles qui man-
geaient et travaillaient aux mêmes heures; et chaque
cellule était l'habitation commune de trois religieux.
Repas, jeûnes, costume , sommeil, prières, tout fut
réglé sur un mode uniforme. Une tunique de gros lin,
sans manches, s"arrétant aux genoux, recouverte d'une
peau de chèvre blanche, un capuchon de laine, firent
reconnaître de loin, dans la plaine, le disciple de saint
Pacôme. Le pain, les olives, les herbes crues ou assai-
sonnées au vinaigre, de petits poissons salés sans être
cuits, étaient la nourriture des frères en état de sup-
porter l'abstinence ; les légumes cuits et la viande
n'étaient permis qu'aux enfants, aux vieillards et aux
malades. Les repas, comme le travail, s'accomplissaient
en silence, le capuchon baissé sur le visage, pour éviter
les observations réciproques et la frivole recherche des
101 THANSFORMATION DU PAGANISME.
actions (raiitrui. Le supérieur seul rci^ardait et surveil-
lait tout : chaque semaifie, il prenait connaissance du
travail fait et en recevait le produit. Avec une telle acti-
vité et une telle abstinence, le travail des noines suffi-
sait et au delà à l'entretien de la maison; le reste était
vendu et le prix en était distribué aux pauvres, ou ser-
vait à la nourriture des hôtes nombreux qui cherchaient
un abri dans le couvent en traversant le désert, ^'ulle
propriété ne demeurait entre les mains des moines;
tout ('lait rernis au supéricui-, jusqu'à leur linge de
rechange et leurs livres, quand la lecture en était
inteirompuo '.
A cette vie de travail manuel et pénible, la pensée
pourtant ne devait rien perdre. Tout religieux devait sa-
voir 1 ire et écrire : se mettre en état de lire l'écriture était
le premier devoir imposé aux novices. Aussitôt qu'un
candidat à la vie religieuse se présentait, on s'assurait
qu'il était libre de tout engagement séculier, puis on lui
apprenait par cœur la piière dominicale, quelques frag-
ments des psaumes et des épîtres de saint Paul, et on lui
mettait l'alphabet entre les mains -. Des prédications
\ fréquentes, des lectures continues, entretenaient chez les
1. Régula S. Pacomii. — IJoll.md., p. 311.
2. Ikgufa S. Pacomii. — Bibl. Patr.Joc. cit., p. 35. — La règle sur
ce point fst formelle : Qui rudis, dil-elli;, in monasterio fuerit ingres-
sus, doccttitur prias quœ deboat observare, et cum doctus ad universa
consenserit , dabunt ei viginti psalmos aut duas epistolas apostoli aut
alterius scriplnra;partem... Omnino nullus eril in monasterio qui non
discat litteras et de scripluris aliquid teneal.
TIIANSI'OUM.M KIN ItU I' AC A N I SM !• . I()j
fl'èi'os r;icli\il('' de riiiiflli^ciicc, ci) r(''lc\;iiil vers los
chos(;s (Tcii liiiiil. Ia\ |ir(''V("»t de. cIijkiik^ raiiiillc lai^iiil
riiisiniclidii Idiis les jours; le dimaiiclu^ <''('lait le sii-
jKhiLMir (lu coiiNciil (|(ii s'acqiiillail dc! ce diïNoii'.
Une ivi^N; si scîvôrc no lassa itomlant i»(»iiit le /clc
des iié(»|ihyl(!s. On vil des femmes même s'y soniiicllr(\
La sœur de l'acôme donna l'cxcnjitle ;i l(Uil, x^w >r\r..
Un jiiiir ([n'elle étail, venue a la |)(iit(^ du coiixcnl |iMiif
voir s{tn l'rcre, le solitaire lui lil rciiondiiMiiic dooi-
mais il avait ren(»iicé à sa ramille pour plains à Dieu, cl
qu'il lui conseillait de l'iniiliM'. l'ille acei-pla l'avis et
l'uiula il peu de distance, dans le di'seit, un mou. ictère
do vierges astreintes au même n'^yinu;'. Les entants de-:
deux sexes élaieiil adnns dans ees pieux établissements.
Paeôme ru; les repoussait pas : « C(!s jcMines Ames, di-
sait-il, peuvent être élevées à ne jamais perdre la pré-
sene(! de DicMi. (iarde/-les en mémoire du Wwm i|ui les
aima. » VA il adoucissait p(MM' eux la sévérité do ses lois-.
(Ju'on se repi'ésente mainlenant ( i Ile ri''pid)li(|iic de
sejtt ;i liiiil niilli; lionnues (ce nombre ét;iil atteint dès
1. lioli.iiid., ji. :jui.
2. Voir aussi Hi'i/udi S. l'uromii', Du j)ucllnrnin di.icipliria. toc. cit.,
p. 85. — ISolland., p. :ioO. — llic pori'o iicrlVcUoiiis f,'i'"l"S l'aiilius
oliliiiKil .iiiolcsci'iilioiiliiis, ut à [Il ima aitaU; vocotii Duinini audicnlcs,
D(ji nicoiflaliouc inforini;iiUir l't ail iiili'riura iiilciulcro so |ier|i(;!u(i (:o-
neulur, ildiicc ud suiiiiiia (|uaMiuc et pcrtcclissiiiia, Sainuolis in ti>iii|iii)
Vfjrsaiitis (.'X''ini>lo, iicrviiiiiaiit... ('niam ci'ko adolrscu'iiliiim. ut Di'us
iiobis luaîscriliit, halicaimis non iiii'dincn :ii, (]ii()iiiaiii, ul siii|iliuii l'st,
cuslodicns paivulob Domiiius animas quuque uosliub ut iiii[iillaiii eus-
todiet.
106 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
la fin du IV» siècle), sortie ci)mine par enchantement
d'un sol jusque-là désert, vivant sous le régime de l'é-
galité à la fois et de la subordination, dans l'accord du
travail le plus humble et des pensées les plus hautes j et
qu'on s'imagine l'impression qu'en devaient ressentir iDs
voyageurs, les commerçants, dont les caravanes, venues
d'Élhiopic ou de la mer Rouge, traversaient à toute heure
ces plaines sablonneuses. Jamais pareil spectacle d'acti
vite et de paix n'avait frappé des yeux accoutumés au
mélange de faste oisif et de bruyante industrie des cités
orientales. Ces laboureurs au front grave, ces ouvriers,
les regards baissés sur le jonc qu'ils tressaient ou sur la
toile dont ils tissaient la trame, ne ressemblaient ni aux
chétifs colons de la glèbe, travaillant sous le fouet du
maître, ni à l'insolent artisan des rues d'Alexandrie. En
approchant de ce paisible atelier, on entendait quelques
chants sur un mode simple : c'était un psaume ou un
cantique qui tenaient l'âme élevée vers le ciel, tandis
que le front était courbé vers la terre. La nuit était-elle
venue , ou l'orage s'élevait-il dans la plaine , la modeste
demeure s'ouvrait pour oiïrir un abri à tous les pas-
sants. Dans ces asiles de l'austérité et de l'abstinence, il
n'y avait d'abondance que pour l'hospitalité et l'au-
mône, pour'le voyageur et pour le pauvre. A des jours
réglés, tout travail était suspendu et chacun courait à la
chapelle. Une fois même par an, les routes entières
étaient couvertes de nuées de pèlerins se rendant tous
à la maison mère. C'était le saint jour de Pâques, et tous
TIIANSFORMATION DU PAGANISME. 107
les frères devaient se réunir pour célébrer en commun
la Résurrection du Sauveur. D'autres jours, ils sor-
taient, rangés sur une longue ligne, en entonnant des
chants funèbres : il s'agissait de conduire à la tombe
la dépouille d'un frère mort. Le lieu de la sépulture
était au delà du Nil , sur une montagne : nul n'aurait
manqué de s'y rendre, ni infirme, ni vieillard, quels
que fussent l'état orageux du fleuve et le débordement
de ses eaux. Souvent aussi on signalait à l'horizon une
petite barque qui descendait ou montait le Nil. Un
vieillard en tenait la rame d'une main que ni le jeûne
ni l'âge n'avaient affaiblie. C'était Pacôme lui-même
faisant la visite de toutes les maisons. Son bateau lui
servait très-habituellement de demeure: il y prenait le
repos et la nourriture , toujours voyageant d'un établis-
sement vers un autre. A peine débarqué, tous l'entou-
raient , et il disait à chacun une parole grave et précise
qui se fixait dans la mémoire. A ceux qui pleuraient
leurs amis ou leurs frères : « Les pleurs sur les morts,
disait-il, ne peuvent les ressusciter j mais les pleurs sur
les vivants peuvent ressusciter lésâmes'.» Les petits
enfants se pressaient autour de lui en l'embrassant :
Père, disait l'un d'eux, voilà plusieurs jours qu'on ne
nous a fait cuire de légumes pour notre nourriture. —
Ne craignez rien, mon ami, disait le saint, je me charge
1. Bollaad., p. 311 : Hi, iuquit vir sanctus, mortiios quidem eos dé-
plorant quos ad vitam revocare nuUo modo possunt ; nos vero primum
nosmetipsos ac proximum deinde lugeamus. Forsitan... a morte susci-
tabit Dominus.
108 TUANSFORMATION DU PAGANISME.
de VOUS en faire avoir'. II se faisait monlrer tous le»
travaux et rendre tous les comptes. Le moindre senti-
ment de vanilé chez l'ouvrier, tout esprit de lucre
dans la communauté, trouvaient en lui un impi-
toyable censeur. « Voyez ce frère, disail-il à un relij^ieux
qui lui montrait avec complaisance deux nc>ltes habile-
ment Iressûes ; il a travaillé du soir au matin pour le
démon, et préfère deux nattes au royaume de Dieu-. »
Un économe lui racontait avec orgueil les profits qu'il
avait faits pour l'établissement ou sur les fournitures des
religieux et le bas prix auquel il avait trouvé le moyen
d'acheter du blé pour le couvent dans une saison de fa-
mine . Mais le saint ne voulait pas de pareil s gains, qui sen-
taient trop l'esprit de commerce, et l'économe était répri-
mandé ou révoqué "■'. Pacôme était surtout sévère pour
l'orgueil spirituel, tentation ordinaire des âmes adonnées
à la contemplation, pour le goût des visions, des révé-
lations particulières. Pour lui-même son humilité était
telle qu'un jour Athanase étant venu, dans une tournée
pastorale , visiter toutes les maisons du désert , il parut
devant lui mêlé à tous les autres moines, sans consentir
qu'on le nommât ni qu'on le fît connaître au patriarche.
Bien que souvent il eût fait preuve d'une puissance sur-
naturelle, il ne s'attendait jamais à obtenir de Dieu au-
cune grâce extraordinaire , surtout aucun miracle ma-
1. Vie des Pères du désert. Saint Pacôme, xliu,
2. BoUand., p. 344.
3. Bolland., p. 340, 341.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 109
tëriel, pour le soulagement des maux du corps. « Les
miracles invisibles, disait-il souvent, sont supérieurs à
ceux qui se voient. La guérison de l'âme vaut mieux
que celle du corps. Voulez-vous voir, ajoutait-il, la
plus grande des visions? Si vous rencontrez un homme
d'une pureté et d'une humilité parfaite, c'est là une
vision digne de votre admiration. Car que peul-il y
avoir de plus grand et de plus admirable que de voir
le Dieu invisible habitant dans l'homme comme dans
son temple'? »
Malgré ces graves avertissements d'une piété sage,
toutes les biographies de saint Pacôme et tous les récits
de la vie de ces premiers pères du désert, ne sont guère
remplis que de prodiges accomplis par leur pouvoir
ou en leur nom. Si l'on prêtait à tous une entière
croyance, jamais, pas même au temps des apôtres,
les miracles n'auraient été si nombreux que dans ces
solitudes. îl serait également téméraire et de croire
et de rejeter indistinctement ces pieuses narrations.
Le don des miracles, cet attribut de la toute-puissance
divine, qui ne se laisse point enfermer dans le cercle
des lois qu'elle a créées, n'avait assurément pas aban-
donné l'Église après avoir assuré son triomphe ; et si
jamais quelques hommes ont mérité de pouvoir com-
mander à la nature, ce furent certainement ceux qui
avaient commencé par la dompter en eux-mêmes. Mais
1. Bollana.,p. 308, 309,
110 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
nul doiile aussi qu'éveillé par la vue de tant d'incontes-
tables prodiges, un enthousiasme facilement crédule
n'ait embelli , enrichi, (»;irlois même bizarrement tra-
vesti la vérité. De ces hommes, qui habitaient des
retraites inconnues, dont le costume était singulier,
les traits défigurés par le jeûne ou transfigurés par l'ex-
tase, des populations, ou encore païennes, ou très-ré-
cemment converties, étaient disposées à tout attendre et
à tout croire. Alexandrie était pleine de récits étranges
venus du désert. La part de la vérité et de l'imagina-
tion était difficile dès lors à faire avec exactitude; elle
serait impossible à la distance des siècles. Seulement
on peut remarquer que ces récits naïfs, qui ont tout le
charme et toute la sève d'une foi enfantine, étaient, par
leur caractère particulier, merveilleusement propres à
exercer un heureux effet moral sur la discipline inté-
rieure de la vie chrétienne. Les prodiges qu'ils racontent
ne sont point, en effet, de vains tours de force, d'inutiles
démonstrations de pouvoir, dénature seulement à cap-
tiver les sens par un prestige surprenant. Ce sont d'or-
dinaire les représentations extérieures , sous une forme
vivante et sensible, de la lutte de l'âme chrétienne
contre les passions et le péché. On dirait le drame inté-
rieur de l'âme produit au grand jour. C'était ainsi pour
chaque chrétien l'histoire animée de sa vie intime , de
ses luttes de conscience. Quand le récit des tentations
de la volupté, soutenues par Antoine ou Pacôme, était
fait à des hommes jeunes, par une soirée brûlante, sous
TRANSFORMATION DU PAGANISME. III
un ciel étoile se reflétant dans les eaux du Nil, au milieu
des parfums de la nature, nul sourire ne passait sur les
lèvres, car chacun songeait aux combats qu'il livrait
en lui-môme. Chaque épreuve de la vie chrétienne avait
de même sa représenlalion, depuis les pressantes séduc-
tions de l'orgueil et de la chair jusqu'aux puériles dis-
tractions qui viennent troubler les plus pieuses prières.
ainsi un jour c'est un saint qui aperçoit autour des
moines en oraison des démons lutins tenant en main et
faisant voler devant leurs yeux les richesses du monde,
les maisons , les parures, les objets de jeux et d'étude
qui peuvent évoquer les souvenirs de leur jeunesse ou de
leur enfance. D'autres fois, c'est la lutte du culte nou-
veau contre les vieilles divinités de l'Egypte, qui semble
personnifiée dans les combats rendus par un anacho-
rète contre le démon sur les ruines des anciens temples
ou au tombeau des magiciens de Pharaon '. C'est ainsi
que dans un âge plus récent un sectaire de la Grande-
Bretagne a décrit tous les combats du chrétien contre
le péché par une longue allégorie où chaque vice comme
chaque vertu sont personnifiés. Seulement, dans les
récits du désert , ce ne sont ni des noms ni des person-
nages symboliques qui sont en scène. Les acteurs sont
' ces esprits fidèles ou déchus que l'Écriture elle-même
nous représente comme toujours occupés à gouverner
ou à troubler le monde, à protéger ou à perdre l'homme.
1. Vit. Patr., lib. ii, p- ^81»
112 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
La vérité est donc toujours au fond de tels récits, quand
môme les détails et la forme en restent parfois douteux '.
Le progrès et la vie n'étaient pourtant pas tout à fait
réfugiés au désert. L'Église militante et mêlée aux popu-
lations en gardait sa part. La prospérité avait ses avan-
tages comme ses périls. Bien qu'elle introduisît dans le
sein de l'Kglise de dangereux éléments de corruption, elle
lui permettait pourtant de donner à toutes les influences
bienfaisantes de la charité plus de régularité et d'exten-
sion. A Tabri des actes arbitraires du pouvoir, pouvant
paraître au grand jour et songer au lendemain avec con-
fiance, la charité chrétienne, jusque-là répandue avec
une effusion intermittente, allait faire prendre à ses
bienfaits le caractère de stabilité et de persévérance
qui s'attache à une propriété durable. Les fondations
pieuses de toute nature commençaiient à se multiplier
autour des églises devenues riches et propriétaires. Ce
i. Voici comment s'explique au sujet de ces prodiges le savant pro-
fesseur MOhler : «Les récits que l'on a faits de la puissance qu'exerçait
Pacôrae sur la nature sont très-remarquables. On assure qu'il marchait
sans être blessé sur les scorpions et les serpents, et que les crocodiles
lui prêtaient leur dos pour le porter sur le Nil. C'est ainsi que l'anti-*
quité exprimait sa croyance que,, pour les hommes pleinement réconci-
liés avfic Dieu, la nature n'a point d'ennemis. Il faut voir ici plus
qu'une fiction poétique : c'est l'expression de la haute opinion que les
contemporains et la postérité s'étaient faite de S. Pacôme» (MOhler,
Gesammelte Schriften, publiés par DôlUnrjer; Ratisbonne, 1840, t. ii,
p. 183). Le même Mohler [Vie dAthanase, trad. par Cohen. Paris,
1840, t. I, p. 307 ) n'hésite pas à croire que beaucoup des détails même
de la vie da saint Antoine par saint Athanase ont été insérés dans
la pensée de lifier les lecteurs plutôt qu'avec un rigoureux scrupule
d'exactitude, et qu'il a pu plus d'une fois accepter comme vrai des ré-
cits appuyés sur des témoignages peu certains.
TRANSFORMATION DU PAGANISME, 113
changement avait pris naissance même avant la liberté de
l'Église. Dès les derniers temps de la captivité et à la
favenr des instants de relâche que la persécution laissait
aux fidèles, le trésor de chaque église, au début composé
seulement des collectes faites dans les familles, avait
commencé à s'immobiliser par l'acquisition de quelques
biens-fonds; et c'est ainsi qu'on a vu l'édit de Milan or-
donner la restitution de tous les biens confisqués aux
chrétiens, y compris (et très-spécialement) les propriétés
autres que les lieux de réunion, appartenant aux corpo-
iations ecclésiastiques *. Mais ce fonds, encore peu con-
sidérable, grossit tout d'un coup, dès le lendemain de la
défaite de Licinius, par la disposition de Constantin qui
attribua à chaque église les propriétés des martyrs morts
sans testament et sans famille, et par la loi qui permit
à tout testateur de disposer de ses biens en faveur des
corporations^. A partir de ce moment, l'église de chaque
diocèse' devint maîtresse de propriétés considérables.
Tout prêtre entrant dans son sein lui fit don de ce qu'il
possédait; le pénitent, le catéchumène riche, la com-
blaient de leurs offrandes. De ce trésor commun, une par-
tie fut consacrée à l'entretien de l'église même, de son
culte et de ses ministres; une autre, et la plus considé-
rable, resta la propriété des pauvres. Toutes deux furent
remises à la disposition de i'^vêque ^ Mais déjà, à côté
1. Voir la première partie de ceue nistoire, 1. 1, p. 243.
2. Première partie de cette histoire, t. i, p. 307 et 342.
3. Voir 23* et 24^ canons du concile d'Antioche en 341.
m. " 8
114 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
de lui, on voit dans les documents voisins de cette époque
figurer un intendant spécial qu'on nomme réconome
des pauvres, le nourricier des orphelins *.
C'est que ce ne sont plus seulement quelques épar-
gnes à distribuer régulièrement chaque dimanche à des
veuves, à des orphelins ou ù de pauvres passagers : il y
a des maisons entières à régir, des établissements à gou-
verner. Le premier de ces asiles de la charité, celui qui
s'élève presque partout auprès de l'église, c'est la mai-
son de l'hospitalité -. Le soin des hôtes, rappelé en ter-
mes si touchants par l'apôtre saint Paul, était la tradition
favorite de l'Église chrétienne. Son unité et sa paix en
avaient dépendu bien longtemps. C'était par l'habitude
imposée de bonne heure aux familles chrétiennes de
recevoir à leur foyer tout voyageur qui se recomman-
dait du nom du Christ, qu'à travers la dispersion et le
silence obligé, les relations entre les chrétiens s'étaient
maintenues intimes et fréquentes. L'Église captive s'é-
tait propagée à l'ombre de l'hospitalité : libre, elle lui
éleva des palais qui semblaient attester sa reconnaissance.
Il y eut dans chaque grande ville, à côté de la demeure
de l'évoque, un vaste bâtiment ouvert à tous les voya-
geurs. Puis au corps du bâtiment on ajouta plusieurs
ailes; elles furent réservées aux malades, aux enfants
ou aux vieillards. Chacune eut bientôt son administra-
tion particulière, sa population d'affligés et d'infir-
1. opçav&ypdœoç — Conc. Nie. cationes arabicl, 84.
2. ( ^EVC^&-;^£rCiV j.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 115
miers. « Sortez de la ville, disait quelques années plus
tard un orateur chrétien, évoque lui-même et racon
tant les bienfaits d'un collègue chéri, et regardez cette
ville nouvelle, le vaste dépôt de la charité! C'est 1®
trésor où tous les riches sont venus placer leurs épar-
gnes, où ils ont apporté non-seulement leur superflu,
mais leur nécessaire : là les vers ne rongent point. Rien
n'attire les voleurs; rien n'excite ni les luttes de l'envie,
ni les débauches du siècle. Là, la maladie est reçue
avec calme, l'adversité est appelée un bonheur : c'est là
l'épreuve de la charité'. » — « Qu'il y ait dans toutes les
villes, dit un de ces canons apocryphes du concile de
Nicée qui peuvent servir à nous faire connaître avec
certitude les usages contemporains, une demeure séparée
pour les étrangers, les pauvres et les malades Et que
l'évêque choisisse un homme parmi les solitaires qui
habitent le désert, étranger à la ville et dont la patrie soit
éloignée, qui n'ait point de parents autour de lui, mais
dont la probité soit assurée , et qu'il le mette à la tête de
cette demeure. Et son olOce sera de préparer les lits,
les couvertures et tout ce qui est nécessaire pour des
malades ou des pauvres. Et si les biens de l'Eglise ne
suffisent pas pour de telles dépenses, il devra faire faire
des quêtes par les diacres et recevoir des secours de
tous les chrétiens suivant leurs facultés. « ,
Ce que l'Église faisait collectivement et par les res-
1. s. Grég. Naz., Or. xliii, 63.
ÎIG TRANSFORMATION DU PAGANISME.
sources réunies de tout le troupeau, beaucoup de parti-
culiers riches, de grandes dames, maîtresses de ces for-
tunes colossales qui survivaient encore à la ruine de la
richesse publique et qui s'alimentaient à ses dépens,
l'essayaient par leurs propres forces. Tel qui naguère se
serait ruiné à bâtir un cirque, à faire venir des bêtes
féroces du fond delà Nubie, à distraire et à nourrir pen-
dant des journées entières une foule enivrée, renonçant
"maintenant à la richesse au lieu de la prodiguer, bâtis-
sait à ses frais un hospice ou un sanctuaire. C'était, de
toutes parts , une prise de possession du sol par la foi et
par l'aumône. A la veille des grands désastres publics,
la charité chrétienne se creusait des fondements dans le
roc et se bâtissait des citadelles.
Les faits matériels ne sont que l'expression des révolu-
tions morales. A cette situation désormais plus assurée
de l'Église, correspond aussi je ne sais quoi de plus calme,
de plus majestueux, de plus impératif dans le langage de
ses ministres. Les écrits des premiers âges, dans leur
ardente éloquence, portent presque tous les caractères
d'une discussion agitée. Ce sont , ou de grandes luttes
apologétiques contre les païens, ou de hautes considé-
rations propres à être débattues entre les docteurs. L'en-
seignement dogmatique proprement dit, très-discrète-
ment distribué aux catéchumènes; la prédication faite à
voix basse dans les catacombes, ont laissé peu de traces.
Toute la vie intime, journalière de l'Église, est restée
couverte d'un voile. Mais le triomphe amène la lumière.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 117
■ai nous avons pour la première fois, à celte époque , un
monument complet de l'enseignement chrétien tel qu'iF
se donnait au pied des autels à la foule des esprits sim-
ples. Les Catéchèses de saint Cyrille, qui furent pronon-
cés à peu près vers cette date dans l'église de Jérusalem,
nous présentent le premier exposé de la foi chrétienne
qui ait été rédigé sous une forme purement dogmatique
et dans une synthèse abrégée et régulière. C'est un simple
prêtre, semblable à un vicaire de nos paroisses (Cyrille
encore jeune remplissait à peu près cet office auprès de
l'évoque de Jérusalem, Maxime^, qui développe l'ensem-
ble de la foi chrétienne à des catéchumènes prêts à rece-
voir le baptême au jour de Pâques. Il faut voir tout le
système évangélique se dérouler sous sa main avec la
tranquillité d'une doctrine sijre de l'accueil qu'elle va re-
cevoir, confiante désormais dans la fermeté de ses appuis,
dans la docilité de ses auditeurs, dans le respect univer-
sel qui l'environne. Cyrille sait déjà qu'il ne parle pas à
des croyants tous également sincères et à des convertis
d'une foi bien pure. Il démêle sur le visage de ses audi-
teurs les motifs complexes, de mode, de fantaisie, d'inté-
rêt, qui peuvent les attirer dans le sein d'une Église flo-
rissante, maîtresse du pouvoir et des honneurs. Il les
avertit, juste assez pour les mettre en garde, pas assez
pour les éloigner. Rien ne donne mieux l'idée du mou-
vement un peu confus, mélange de curiosité, d'ambi-
tion, d'admiration et de foi naissante, qui poussait les
populations vers le christianisme vainqueur; on saisit
118 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
sur le fait l'art à la fois savant et sincère par lequel
l'Église se servait des passions humaines elles-même?,
pour en tempérer les excès, et de son pouvoir temporel
pour avancer le règne spirituel de Dieu dans les âmes.
« 0 vous, dit Cyrille au d(''but de ses Catéchèses,
qui voulez être éclairés , le parfum de la béatitude vous
attire. Vous voulez cueillir les fleurs spirituelles pour
tisser la couronne du ciel. Le souffle embaumé de
l'Esprit a passé sur vous. Vous voici debout sous le ves-
tibule du palais : qu'il plaise au roi de vous introduire.
Les fleurs seules ont paru jusqu'ici. Plaise au ciel de
faire mûrir les fruits I Vous avez donné vos noms pour
la milice, il s'agit maintenant de prendre les armes... Le
désir de la sainte cité vous pousse : votre dessein est
bon, et l'espérance qui en naît est légitime, car il ne
trompe pas, celui qui a dit : que tout concourt au bien de
ceux qui aiment Dieu. Dieu est libéral dans ses bienfaite,
mais il veut chez tous une volonté sincère. C'est pour-
quoi l'apôtre se sert de ces tei;mes : Ceux qui sont ap-
pelés suivant le dessein qu'ils en ont formé. C'est donc
la volonté sincère qui fait que vous êtes appelés; et
vainement votre corps est-il présent ici si votre esprit
est absent... Que personne donc n'entre ici en disant :
Y<)yons ce que font ces fidèles; j'entrerai pour savoir
ce qui s'y passe. Vous voudriez voir, et vous jiensez
qu'on ne vous verra pas ! Vous 'examineriez ce que
nous faisons, et Dieu n'examinerait pas le fond de
votre cœur!... L'époux sans doute est libéral, mais il
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 119
n'est pas dépourvu de jugement. Il examine tous les
convives... et s'il en voit un qui ne soit pas revêtu de -
la robe nuptiale : Mon ami, dit-il, pourquoi êtes-vous
entré ici?... Le portier ne vous a pas arrêté; soit, parce
que l'hôte est magnifique ; vous ne saviez pas le vête-
ment qu'il vous convenait de prendre pour venir ali
festin : soit encore, mais une fois entré vous avez vu
les vêtements des convives éclatants de blancheur, ne
fallait-il pas vous instruire par ce spectacle? Nous,
les ministres du Christ, nous sommes les portiers,
et nous laissons la porte ouverte. Vous êtes peut-
être entrés ici avec une âme souillée de la boue
du péché, et dans un dessein honteux. Vous êtes
entré, on vous admet; on a pris votre nom. Yoyez-
ses milices canoniques! la pieuse lecture des Écritures!
la suite et l'enchaînement des leçons ! — Que le respect
d'un tel lieu vous pénètre. Instruisez-vous de ce que
vous voyez. Sortez plutôt à temps aujourd'hui ; vous
rentrerez demain plus à propos... Je vous y engage
avant que paraisse Jésus, l'époux de vos âmes qui exa-
minera tous vos vêtements
« Mais il se peut que vous ayez quelque autre motif
encore pour être venus ici. Un homme peut venir ici
pour se mettre en mesure d'obtenir la main d'une
femme; une femme aussi, pour se rendre digne d'un
mari; un esclave, pour être agréable à son maître; un
ami, pour plaire à son ami. Je saisis cet hameçon avec
son appât et je vous reçois, bien que votre motif ne soit
l'20 TRANSFORMATION »U PAGANISME.
paslrgiliine, dans la légilime espérance de vous sauver.
Vous ne saviez peut-être pas où vous veniez ni dans
quels filels vous tombiez. Vous êtes tombés dans les
filets de l'Église; vous étiîs pris tout vivants, vous ne
fuirez plus. Jésus vous a pris à son amorce, non pour
vous livrer à la mort , mais pour qu'étant morts vous
ressuscitiez'. »
Pour agir sur des esprits si divers et encore si incer-
tains, le catéchiste suit un plan méthodique qui éblouit
les païens par la majesté de la doctrine du Christ, avant
de les rassurer par sa miséricorde et de les enchaîner
par sa puissance. L'unité de Dieu lui fournit les premiers
de ses développements. C'était là, en effet, l'idée capi-
tale qui, une fois rentrée en possession de l'intelli-
gence humaine dont elle n'aurait jamais dû sortir, la
ravissait par sa grandeur. L'unité du plan divin, la
beauté touchante de l'ordre de la Providence, jusque-là
couvertes comme d'un voile, apparaissaient pour la pre-
mière fois aux imaginations. Quand Cyrille développe,
aux auditeurs curieux et un peu indifférents qu'il vient
de nous dépeindre, tout ce tableau merveilleux sur le-
quel notre raison est aujourd'hui trop souvent blasée et
nos impressions émoussées, mais qui avait pour des
païens tout le charme et tout l'éclat de la nouveauté, il
semble voir un rayon de soleil perçant le brouillard des
montagnes, et déployant aux yeux du voyageur surpris
1. b. Cyrille de Jérusalem, Procatechesis, i, 5.
TRANSFORMATIOÎN DU PAGANISME. 121
les sinuosités des fleuves, les riches moissons de la
plaine, toute une perspective de grandeur, de fécondité
et de paix.
« Que dirai-jc? s'écrie-t-il. Celui qui regarde le soleil
peut-il ne pas admirer? 11 point à l'horizon comme un
cercle de peu d'étendue ; mais sa force est déjà grande et
sa lumière s'étend de l'orient jusqu'à l'occident. Le Psal-
miste décrivant son lever matinal : Le voilà, dit-il,
comme le jeune époux sortant du lit nuptial. Et telle est
en effet la splendeur tempérée qu'il répand lorsqu'il
paraît aux yeux des hommes... Mais les ténèbres, qu'en
dirons-nous? 0 hommes, pourquoi vous irriter contre
elles? Pourquoi supporter impatiemment le temps qui
nous est donné pour le repos? Le m.aitre ne laisserait
pas de repos à son esclave, si les ténèbres n'imposaient
une trêve au travail Et quoi de plus utile que la nuit
pour la sagesse? C'est pendant les ombres de la nuit
que nous viennent le plus souvent les pensées qui nous
conduisent à Dieu : c'est alors que notre esprit est libre
pour lire et pour méditer les oracles divins. . .N'est-ce pas
la nuit que nos péchés nous reviennent le plus souvent
en mémoire? Ne croyez donc point qu'il y ait un auteur i
des ténèbres et un auteur de la lumière ; car l'expérience
démontre que les ténèbres aussi sont très-bonnes et
très-utiles Et la pluie, quel en est père? Qui est-ce
qui a distdlé les gouttes de la rosée ? Qui est-ce qui a
épaissi l'air pour en faire les nuages, et pour soutenir
au-dessus de nos têtes les eaux de la pluie? Tour à
122 TUANSFORMATrON DU PAC.ANISME.
tour cette eau de pluie est blanche comme la laine;
c'est la neige : puis elle se répand dans les airs comme
la cendre, ou bien elle se durcit comme la pierre Sa
nature est une, son el'ficacitc est diverse. Dans la vigne,
elle devient le vin qui n'jouit le cœur de rhoninie.
Dans l'olivier, c'est l'hude qui fait briller le visage de
rhommc : elle produit aussi le pain qui soutient les
forces de l'homme Pouvez-vous embrasser dans
votre connaissance toutes les vertus des plantes, ou
dire l'utilité à laquelle est destiné chaque animal?
Des vipères les plus venimeuses sortent les remèdes
salutaires pour les hommes. Mais, direz-vous, le
serpent est terrible : craignez Dieu, et il ne vous
nuira pas. Le scorpion a un dard qui pique : craignez
Dieu, et sa pointe ne vous atteindra pas. Le lion aime
le sang : craignez Dieu, et il viendra se coucher au-
près de vous comme auprès de Daniel 0 hommes,
voyez en toutes choses le grand ouvrier et le sage fon-
dateur ^ »
Yoilà le Dieu unique replacé sur le trône de la
création et de l'intelligence, mais sa splendeur au-
• rait pu éblouir les regards. Cyrille se hâte de li.
tempérer aussitôt par l'éclat voilé de l'humanité du
Christ.
a Croyons, dit-il, aussi à Jésus-Christ, qui est venu
dans la chair et s'est fait homme : car autrement nous
1. s. Cyr., Catech. ix, 6, 7, 9, 14, 15, passira.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 123
n'aurions pas pu l'embrasser par la pensée; car,
comme nous ne pouvions le voir tel qu'il est, ni jouir
de lui, il s'est fait ce que nous sommes, afin que
nous puissions aussi le posséder. Que si nous. ne pou-
vons, en effet, regarder le soleil qui n'a été fait que
le quatrième jour, comment pourrions-nous voir Dion
qui en est l'auteur? Dieu s'était montré sur le mont
Sinaï, et le peuple n'a pu soutenir son éclat..... Si
entendre la voix de Dieu donne la mort, voir Dieu lui-
même, comment cela n'eût-il point été mortel?... L'ex-
périence de notre faiblesse étant ainsi faite, le Seigneur
a opéré ce que désirait l'homme. L'homme désirait en-
tendre la parole de la bouche d'un être fait comme
lui : le Sauveur a pris notre nature pour instruire plus
aisément les hommes.'.... Les hommes oubliant Dieu
s'étaient fabriqué des idoles à forme humaine : et la
figure humaine recevait ainsi à tort les honneurs divins.
Dieu s'est fait véritablement homme, atin de détruire
le mensonge. Ainsi, par les œuvres mêmes que le
diable employait pour nous écraser, nous avons été
sauvés ' . ))
C'était là un point délicat pourl'oraleur chrétien, car
ce rapport mystérieux de l'unité divine avec l'humanité
i. 1(1., Catnch. xii, )3, 14, 15, passim. — Oa se rappellera peut-être
gue cette pensée de saint CyiiUe est tout à fait analogue à celle que
noiie avons déveloiipéo dans l'Iutroduction de la première.partie de cette
histoire, relativement à l'origine de l'idolâtrie et à l'effet salutaire de
l'Incarnation pour rendre la croyance à un Dieu unique facile à l'hu
manité. (Voir t. i, p. 78-88.)
Ï24 TRANSFOUMATION DU PAGANISME.
du Christ était précisément le nœud de toutes les discus-
sions de l'Église et la source de toutes ses agitations.
Cyrilli' détourne iirudeniinent les yeux de ses auditeurs
de ce douloureux spectacle. A l'abri de la neutralité
prudente qu'avait gardée son honnête mais timide évo-
que, Maxime, au milieu de tous ces conflits, il évite de se
prononcer trop ouvertement sur les questions débattues
autour de lui. Il tire seulement des maux du temps
quelques sujets d'instruction morale : « Si vous enten-
dez dire, continue-t-il, que des évoques s'élèvent
contre des évêques , des prêtres contre des prêtres,
des populations contre des populations, et qu'ils en
viennent jusqu'à verser du sang, ne vous troublez
pas, car cela a été prédit dans les Écritures Et si
moi qui vous enseigne, je viens à faillir, ce n'est pas
une raison pour que vous périssiez avec moi. Mais le
disciple peut devenir meilleur que le maître, et celui
qui est arrivé le dernier peut devenir le premier
Si la trahison s'est trouvée parmi les apôtres, vous
étonnerez-vous qu'il y ait entre les évêques des luttes
contraires à la fraternité chrétienne * ? »
Puis il s'arrache à ces tristes pensées pour retourner
promplement au grand spectacle du siècle, à cette con-
quête pacifique du monde soumis par la foi, miracle
permanent dont l'évidence chaijue jour croissante en-
traînait et subjuguait tous les cœurs.
1. Ici, Catech. xv, 7.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 125
« Tout, s'écrie-t-il, doit vous convaincre de la puis-
sance du crucifié; tout, jusqu'à votre présence ici.
Qui est-ce qui vous a amenés dans cette enceinte?
Quels soldats vous y ont traînés? Où sont les fers dont
vous avez été liés? Où est la sentence du juge qui
vous y a condamnés? — C'est le trophée de Jésus-
Christ, c'est la croix qui vous a tous amenés ici; c'est
la croix qui a réduit les Perses à la soumission, qui a
apprivoisé les Scythes ; c'est la croix qui a donné à
l'Egypte la connaissance du vrai Dieu, à la place de
ces vils animaux, de ces chiens, de ces chats, de ces
idoles de toutes sortes et de toutes formes qu'elle
adorait Glorifions- nous donc de cette croix, ap-
plaudissons et tressaillons de joie, adorant celui qui a
été crucifié, et le Père qui l'a envoyé, et le Saint-
Esprit '. »
De tels enseignements prêches, ou pour mieux dire de
tels chants de triomphe entonnés à l'ombre des sanc-
tuaires élevés par la piété d'Hélène, en face du bois de la
croix naguère souillé de boue, aujourd'hui tout étiiice-
lant des joyaux de la couronne impériale, retentissaient
au fond de toutes les âmes et couvraient le bruit discor-
dant des dissensions ecclésiastiques. Le courant du fleuve
conservait encore assez de son impétuosité première
pour franchir en bondissant les premiers obstacles déjà
semés sur sa route.
1. Id., Catech. xiii, 40, 41.
126 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
L'aulorilé impériale, tVailieiirs, n'était que trop
pressée de venir en aide à ce progrès non encore raliiiiti
de la loi chrétienne. Elle faisait payer cher sa protection
à l'Église, mais elle la lui accordait fidèlement. Pendant
que ses soldais et ses préfets chassaient de leurs sièges
les prélats orthodoxes et intronisaient des évoques de
leurchoix, par une réciprocité qui servait à peine de com-
pensation à tant (le maux, les conseillers chrétiens des
empereurs continuaient à faire passer dans les lois les
principes généraux de leur religion, et à creuser pour
ainsi dire chaque jour plus profondément la place du
clergé parmi les pouvoirs politiques. Après la mort de
Constantin, il est vrai, il se fait comme un silence dans
le recueil de lois de cette époque. On ne les voit plusse
succéder si rapidement : elles ne traitent plus de sujets
si nombreux et si variés; leur rédaction ne porte plus
l'empreinte d'une conviction animée, personnelle, élo-
quente, mais on voit pourtant le législateur s'avancer,
bien que plus lentement, dans la même voie. Adoucisse-
ment des lois civiles et pénales; simplifications des rap-
ports de la famille chrétienne; sévérilé jusque-là incon-
nue de la loi pour des vices que l'antiquité païenne cou-
vrait de son indulgence; protection intelligente étendue
sur les classes souffrantes de la société ; tous ces traits, qui
ont distingué l'activité législative du premier empereur
chrétien, continuent à se faire remarquer dans les actes
plus rares et moins systématiques de ses successeurs.
C'est ainsi que, pendant ces années et celles qui les siii-
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 127
vent de plus près, on voit se compléter les règles déjà
posées pour la succession des mères aux biens de leurs
enfants * ; et s'introduire dans les prescriptions rela-
tives au mariage quelques-uns des empêchements que
suggérait seule, jusqu'alors, la pureté de la loi chré-
tienne-. Sous l'empire des mêmes influences novatrices,
disparaissent les derniers vestiges du vieux droit quiri-
taire. Un édit porté en 342 sous le consulat des deux fils
de Constantin est conçu en ces termes : « Que les for-
mules de l'ancien droit, ces syllabes captieuses qui sont
des pièges pour la bonne foi, disparaissent complètement
de tous les actes ^ «Une disposition de l'année 340 qui
interdit par une juste prudence le mélange des sexes
dans les prisons^; une autre qui protège la pudeur
des vierges chrétiennes contre les trafiquants de prosti-
tution^; une autre de 336 qui arrête l'abus des lon-
gues détentions préventives, en ordonnant d'interroger
les accusés dans le mois qui suit leur détention ^, por-
tent le même caractère. On peut rattacher aussi au
môme ordre d'idées une tentative, trop promptement
abandonnée, d'arrêter l'avidité du fisc en limitant à
deux crimes seulement la confiscation des biens des
1. Cod. Theod. , viii, t. 18, 1. 4, 5. — Voir Éclaircissement D,
première partie de cette histoire, Tol. ii, p- 443. — Cod. Just., vi, ?,
5, G et 2. — Ces lois sont des années 339, 349, 354
2. Cod. Theod., m, t. 19., 1. i, % année 35a.
3. Cod. Just., Il, t. 58, 1. 1.
4. Cod. Theod., ix, t. 3, 1. 3.
b. Ibid., XV, t. 8, 1. 1.
6. Ibid., IX, t. I. 1. 7
128 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
condninnés ' ; et une disposition qui préserve les esclaves
de la glèbe du malheur d'être enlevés au champ qu'ils
cullivenl. On reconnaît enfin le langage indigné de
la sévérité chrétienne dans un édit des deux empe-
reurs adressé au peuple entier, qui flétrit du haut du
trône, au nom de la nature frémissante, des infamies
tolérées par toute l'antiquité et chantées par ses poêles -.
Seulement, à côté de la morale évangélique, l'ambi-
tion qui se glisse dans le corps ecclésiastique, souvent
l'intérêt caché sous un masque hypocrite, savent aussi
se faire réserver leur part. Ce n'est point Athanase
probablement, toujours si pressé de demander des
juges et d'appeler l'enquête publique sur tous ses
actes, qui a dicté une loi de 355, destinée à soustraire
les évoques en toute cause, non-seulement criminelle
mais civile, aux tribunaux séculiers'. Ce n'est pas lui
qui a sollicité trois dispositions successives qui étendent
au delà de toute prudence les immunités cléricales :
l'une dispense les prêtres non- seulement des charges
civiles incompatibles avec la vie sacerdotale, mais
même des impôts du commerce, afin de leur laisser
1. Cod. Theod., ix, t. 42, 1. 2, 3, 4. — La dernière de ces lois ré-
voque la première, années 350, 358.
2. Ihid., IX, t. 7, 1. 3. Gum vir nubit in femina viros proii^ctiira>
quid cupiat ubi sexus perdidit locum? ubi scelus est id quod non profi-
cit sciie? nbi Venus mutatur in alteram formam, ubi ainor qnœritur
necvidetur? Juliemus insurgere leges, armari jura gladio ultore, ut
exquisitis pœnis subdantur infâmes qui sunt vel qui futuri sunt rei.
3. Cod. Theod., xvi t. 2, 1. 12.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 129
faire, dit la loi, le commerce pour subvenir à leur nour-
riture^. Une autre accorde les mêmes faveurs, non-seu-
lement aux prêtres eux-mêmes, mais à leurs femmes et à
leurs enfants, comprenant ainsi dans la même protection
maladroite, les droits de l'Église et les abus qu'elle tolé-
rait en les conJamnant-, On retrouve là l'effet de ces
demandes, de ces sollicitations indécentes que flétrissait
la juste sévérité des Pères de Sardique. La vérité des
portraits qu'Athanase a faits de ses ennemis ne se re-
connaît nulle part mieux que dans ces mesures inspi-
rées par eux à l'empereur dont ils gouvernaient les
conseils.
Et cependant il y avait des chrétiens impatients qui
ne trouvaient pas que h puissance du dehors en fît en-
core assez pour la foi. Ils auraient voulu des dispositions
plus énergiques, plus radicales, pour faire disparaître du
sol, d'un coup et par la force, les débris du culte païen.
L'esprit de persécution par lequel le faux zèle imite et
prétend remplacer la ferveur qui lui manque, se laisse
déjà apercevoir dans quelques écrits contemporains. Un
personnage illustre, Firmicus Maternus, qui se décore
lui-même du titre de clarissime, et qu'on reconnaît, à la
forme oratoire de son langage, pour un rhéteur converti,
dédie, vers cette époque, aux deux empereurs Constant
et Constance une attaque violente contre le paganisme.
1. lbid.,\. 8. Si qui de vobis alimoniae causa negotiationem exercera
voluat, immuuitate potientur.
2. Ibid.,\.lQ.
lu. 9
Î'ÔO TRANSFORMATION DU PAGANISME.
Il y produit de bonnes i niions qui ont rincoiivénient de
venir un peu tard, et déploie une éloquence qui ruppelle,
au courage près, les souvenirs des Tertullien, des Athé-
nagore et des Méliton. Tout un luxe de démonstrations
dont les arguments étaient déjà connus et dont les em-
pereurs n'avaient nul besoin d'être entretenus, n'est
destiné an fond qu'à amener cette ardente péroraison :
« 0 vous. Constant et Constance, très-sacrés empe-
reurs, nous invoquons la vertu de votre foi vénérable,
qui vous a élevés au-dessus des hommes, qui vous a
séparés de la fragilité humaine, qui vous associe aux
choses célestes, et qui, en toutes choses, autant qu'elle
le peut, se conforme à la volonté de Dieu. Il ne vous
reste que peu à faire pour écraser le diable sous vos
coups, et pour que périsse la contagion funeste de
l'idolâtrie. La vertu de ce venin est évanouie, et cha-
que jour sa profane exhalaison s'évapore. Levez donc
le drapeau de la foi : c'est à vous que la Divinité a
réservé cet honneur... Élevez le signe de notre loi
vénérable. Sanctionnez, ordonnez, promulguez ce qui
est nécessaire. Heureux souverains que Dieu a appelés
en part de son œuvre et de sa gloire ! Le Christ favo-
rable aux peuples réserve à vos mains l'honneur de
ruiner l'idolâtrie et de mettre en poussière les temples
profanes. Depuis que les temples sont abaissés, la
puissance de Dieu vous élève. Vous avez vaincu vos
ennemis. Tous avez étendu les limites de votre em-
pire, et pour ajouter encore à la gloire de vos exploits,
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 131
méprisant l'ordre des saisons, c'est au cœur de l'hiver
(andace qui ne s'était point vue et ne se verra plus)
que vous avez courbé sous vos rames les vagues fré-
missantes de l'Océan. Les eaux d'une mer inconnue
se sont émues devant vous. Le Breton a tremblé de-
vant le regard inattendu d'un empereur. Que voulez-
vous de plus? Les éléments vaincus cèdent devant
vous. Mais les saintes Écritures vous déclarent ce que
Dieu attend de vous... La loi du Très-Haut vous or-
donne de frapper de votre sévérité la honte de l'ido-
lâtrie... Faites donc ce que Dieu ordonne; accomplis-
sez ce qu'il vous commande. Jamais règne ne fut plus
comblé de biens que le vôtre. Vous avez senti et reçu
les bienfaits de la foi. La main de Dieu ne vous a point
abandonnés : il n'a point refusé son secours à vos
travaux. Les rangs de vos adversaires ont été disper-
sés: les armes des rebelles sont tombées devant vous...
Voilà, sacrés empereurs, les récompenses que Dieu
vous a données pour votre foi : et c'est par là qu'il
vous invite à votre tour à témoigner votre respect pour
sa loi. » Ces adulations qui n'ont pas même, comme celles
d'Eusèbe, l'excuse de s'adresser au génie; ces excita-
tions à la sévérité légale; ces promesses trop judaïques
de prospérités temporelles, sont des nouveautés dans
l'Église. C'est le langage d'un courtisan dans la bouche
d'un chrétien *.
1. Firmicus Maternns, De errore profa iiarum religionum, Lugd
Bat., 1672, p. 43, 59 et 63.
loV TRANSFORMATION DU PA(JAN1S!\IR.
On peut croire que les doux fils de Constantin, trcs-
décidés dans leurs senlimcnts religieux et nullement
diniciles dans le choix des moyens, auraient volontiers
prêté l'oreille à de telles incitations. Ce n'étaient ni le
désir, assurément, ni les bons prétextes qui leur man-
quaient pour raser au niveau du sol les autels désho-
norés du paganisme. A voir même la généralité et la
force des termes de certaines de leurs lois, l'énergie des
menaces qu'elles contiennent, on croirait que les con-
seils de Maternus ont été suivis : « Que la superstition
cesse, s'écrie une loi datée de 341, portant le seing
des deux empereurs; que la folie des sacrifices soit
abolie '. » Qui ne penserait, à entendre ce langage, que
tous les temples vont disparaître devant l'éclat du cour-
roux impérial? Il n'en est rien pourtant. La phrase
qui suit atténue prudemment la force de ces terri-
bles paroles : a Quiconque, ajoute en effet le même
texte, violant la loi du divin prince notre père et
cet ordre de notre clémence, osera célébrer des sacri-
fices, que la vengeance s'étende sur lui en vertu de la
sentence présente. » Constantin, comme on l'a vu, n'avait
jamais défendu les sacrifices publics faits dans les temples
par les prêtres officiels; ses prohibitions ne s'étendaient
qu'aux superstitions privées, aux cérémonies magiques
accomplies dans l'ombre par la fourbe ou la crédulité
populaire. En se couvrant du nom et de l'exemple de leur
1. Cod. r/ieod., XVI, t. 10, 1. 2.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 133
père, les fils commentent et restreignent leur propre loi '.
Est-ce à dire qu'ils se tiendront eux-mêmes bien ri-
goureusement dans cette distinction , si ingénieuse-
ment imaginée, mais si peu observée déjà pur Con-
stantin? JNullement : la loi est élastique et équivoque.
On l'appliquera aussi loin, aussi hardiment, à autant
de sanctuaires du culte païen, qu'on osera et qu'on
pourra. Ce qu'on ne fait pas soi-même, on le laissera
faire, souvent sans répression, par les populations
qu'anime le zèle de la religion victorieuse. Ainsi s'ex-
pliquent dans cette seconde phase, comme dans la pre-
mière, ces témoignages contradictoires dont s'étonnent
trop volontiers les érudits. Sous la main des fils de
Constantin, comme de leur père, le culte païen est à la
fois officiellement conservé, souvent même honoré, et
impunément outragé. Tout dépend de la disposition des
peuplesoudes magistrats, de la force des partis, souvent
du hasard des circonstances. Aussi, tandis que dans les
villes où les païens sont sinon plus nombreux du moins
plus agglomérés, où ils ont leurs collèges de pontifes et
leur population d'adorateurs, tout l'ancien culte reste
debout, professé par des magistrats, par des préfets et
par des curiales, qui instituent des corporations, qui élè-
vent des statues, qui gravent des inscriptions sur les mo-
1. Voir sur la conduite de Constantin à l'égard du culte païen, et sui
le sens de la loi de ses fils, l'Eclaircissement D à la fin du premier vol.
de la première partie de cette histoire. — Beugnot, Destruction du Pa-
ganisme, tome I, liv. i. — Labastie, Sur le souverain imitificat des
empereurs, Mém. de l'Acad. des Inscr., t. xv, p. 98 et suiv.
i3i TRANSFORMATION DU PAG7vNISME.
numoiits publics ' ; dans les lieux abandonnés, an con-
Iraire, dans les campagnes désertes, où nulle surveillance
municipale ne s'exerce, l'indignation naturelle aux chré-
tiens vainqueurs se donne souvent plus libretnent car-
rière. On trouve des temples détruits et dégradés par des
mains inconnues. Les vastes sépultures des familles
riches, qui bordent les grandes voies romaines, toutes
chargées d'insignes païens, sont l'objet d'insultes noc-
turnes, et bientôt la cupidité se met à l'aise à la faveur
de l'impunité laissée au zèle. Sous prétexte de détruire
des sanctuaires profanes, des brigands soi-dis-ant ché-
ticns dépouillent les temples, dérobent les objets pré-
cieux, les colonnes de marbre, les riches statues qui les
ornent. Le scandale en vient au point qu'il faut que les
empereurs interviennent pour arrêter les désordres qu'ils
ont d'abord excités et tolérés. Une loi de Constant,
1. Plusieurs inscriptions du temps, soigneusement recueillies par
M. le comte Beugnot, (Destruction du Paganisme en Occident, t. ij
p. 152-155 ), ne laissent aucun doute sur cette liberté et même cette
puissance olficielle du culte païen dans les grandes villes. Ainsi, on
trouve à l'année 350 cette inscription :
ANTONIN
U. C. PONT. ET. DKCEMVIR SA. F.
TAUROGOLIO GONFFCTO III KAL. MAI
FA. AMGIO ET NlGllIANO CON. ARAM.
FELICITER CONSEGRAVIT.
Fabretti {Inscripfionum antiquarum qiice in œdibus pateniis asser-
vantur explkatio: Romae, 1699). Ef|ir.lius Lnllianus, préfet de la ville
en 342, est cjHalitlé AUGLST. Ql IRINUS, P. R. E. dans une inscription
trouvée à Pouzzoles (Muratori, p. 702, 0° 2). — Des vestales dédient
un autel à Constance, etc.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 135
postérieure d'un an seulement à celle que nous venons
de citer, et rédigée avec un embarras visible, ordonne
qu'on répare aux frais de l'État les temples situés dans le
voisinage de Rome. Tl écrit au préfet de la ville, Catuli-
nus, païen lui-même et même augure :,« Quoique notre
intention soit assurément de détruire la superstition de
fond en comble, nous voulons pourtant que les bâti-
ments des temples qui sont en dehors des murailles de
Rome restent intacts et préservés de toutes dégrada-
tions. Car, comme c'est à l'occasion de plusieurs
d'entre eux qu'ont pris naissance des jeux du cirque
et des solennités, il ne faut pas détruire ce qui fournit
au peuple romain ses plaisirs accoutumés ^ )> Deux
autres lois frappent des peines les plus sévères les vio-
lateurs et les spoliateurs des sépulcres ^.
Telle est, dans cette période qui suit immédiatement
la mort de Constantin, l'incertitude de ses fils à l'égard
du culte païen. Tout est contradictoire dans leurs actes
et, par suite, dans les récits de leurs historiens. Ils
avancent, ils reculent: un jour novateurs hardis, le
lendemain, intimidés parle fantôme des anciennes insti-
tutions et des préjugés qui les environnent; ici détrui-
sant, là réparant eu( -mêmes les sanctuaires; tantôt
frappant de leur disgràVe, tantôt honorant de leur con-
fiance des magistrats païens ^ ; et méritant par cette
/
1. Cod. tieod., XVI, t. 10, 1. 3.
2. Cod. Tkeod., ix, t. 17, 1. 2, 3.
3. Aiûsi Vitiasius Oifitus, six années préfet de Rome sous Constance,
13G TUAA'SFOUMATION nU PACANISME.
coiuliiite incuhéicnte les éloges ou les invectives les plus
coiilraircs des avocats des deux partis, et souvent des
mêmes écrivains ',
On pourrait se demander quelle était celte force
occulttî (jui résidait encore dans le paganisme pour
que, bien (jue décrédilé cl déclin, il pût tenir tête
encore au tlot montant de l'opinion et aux dépositaires
ardents d'un pouvoir absolu. Celte force était grande
et persistante : car c'était la force du passé dans une
société vieille de dix siècles de puissance et de gloire.
Un mélange de superstitions populaires, de traditions
politiques, d'habitudes sociales, et de goûts littéraires,
défendait encore contre l'invasion des mœurs nou-
velles les restes solides et massifs, bien que brisés, du
vieux culte. Toute la société romaine était pénétrée de
ses souvenirs et de ses croyances : la langue populaire,
administrative, poétique ou élégante, en était également
imprégnée. Les campagnes, les curies, les écoles, rcgor-
élev.i un temple à Apollon (Beugnot, p. 153. — Gruter^, p. 38, n° 67)»
Turcius Apionianus, préfet de Rome en 335, en dédia un au Génie du
peuple romain. (Beugnot, ih.).
1. Les contradictions des écrivains sont positives, et nous ne voyons
pas d'autre explication à en donner que celle que nous présentons
ici. Sozomène (ui, 17) dit que les fils de Constantin firent fermer tous
les temples, tant dans les campagnes que dans les villes. — I Jbauiua
(Or. p. 591) dit que Constance détruisit les temples de fondencom-
He : -M-ia-M.^i Tcù; va'.û;.'Mais Symmaque (1. x_, ep. 54 ), tout en
reprochant à Constance d'avoir enlevé la statue de la Victoire du
sénat, ajoute qu'il n'enleva aucun privilège aux vierges sacréesf donna
le sacerdoce aux nobles, et ne refusa pas de pourvoir aux dépenses
des cérémonies. Du reste, il y a, comme nous verrons, une distinction
à faire eutre la conduite tenue par Constance avant et après l'insurrec-
tion de Magaence.
TRANSFORMATION DU FACANISME. 137
geaient encore de païens avoués ou secrets. Le vieil arbre
frappé de la foudre, et atteint à la cime, n'avait point
cessé d'étendre ses fortes racines sous le sol ; et, comme
il arrive souvent aux vaincus, l'adversité même préparait
aux derniers païens des ressources nouvelles, en resser-
rant leurs rangs et en leur rendant l'union au défaut
de la puissance.
Nous avons vu, en effet, dans quelle division et dans
quel chaos étaient tombés, aux derniers jours de leur
puissance, la philosophie comme le culte qui subsistaient
à l'ombre du polythéisme. Nous en avons compté les élé-
ments divisés et confus; mais l'époque où nous sommes
parvenus présente un spectacle différent. Sous l'empire
d'une nécessité commune, à la veille d'être enveloppées ,
dans une destruction pareille, toutes ces forces diverses
qui se neutralisaient naguère, se réunissent, se rappro-
chent et se préparent, moins par un calcul réfléchi que
par l'instinct irrésistible de la défense, à tenter de concert
un dernier effort. Il faut suivre, à tous les degrés de la
société romaine, cette dernière et fébrile excitation de
l'agonie qui devait prendre pendant quelques jours les
apparences de la résurreQ'ion.
Do toutes les formes di erentes qu'avait revêtues le
polythéisme, la plus intacte en apparence, mais la plus
rudement atteinte au fond, c'était la religion ofricielle,
elle fille de la Grèce et de Rome, produit raélang(3 des
souvenirs de la république et des emprunts de la con-
quête, fondus par l'habile concdiation des premiers
J38 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
Césars. Corrme elle s'était concentrée tout entière»
iVaboid dans Tabslraile divinité de la ville éternelle,
puis dans la personne déifiée de l'empereur, la défection
du souverain la faisait trembler sur sa base. C'était son
Dieu même qui descendait de l'autel et donnait l'exem-
ple de l'apostasie. Aussi, malgré les murmures du vieux
sénat romain, malgré, la répugnance plus redoutable
d'une administration qui ne se cabrait jamais sous la
main du maître, mais qui entravait longtemps ses volon-
tés par le poids de sa masse inerte, le vieux cadre de
la religion légale n'aurait pu résister longtemps ù rucLion
continue du zèle et de la puissance. Si le polythéisme
officiel n'avait eu d'autre appui que les corps constitués,
la servilité eût bien vite étouffé chez ses derniers cham-
pions les murmures du préjugé ou de la conscience. Mais
il conservait des racines sur un sol plus résistant que
celui des lois : il s'appuyait, non sur les mœurs politi-
ques, mais sur les plaisirs populaires. Ce fut là son der-
nier et longtemps son inviolable asile.
Le droit de se divertir aux frais de l'État et de ses
maîtres était pour le peuple de Rome le dernier des
droits politiques. C'était le seul qu'il n'eût jamais sacrifié,
et celui qui avait absorbé peu à peu tous les autres. L'oné-
reux devoir d'amuser des concitoyens demeurait l'unique
prérogative réservée aux fonctions électives. La préture
ne conservait plus guère, pn l'a vu, que cette attribu-
tion, et le revenu le plus clair du patrimoine d'un noble
de Rome passait à décorer un cirdue ou à faire venir à ses
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 139
frais soit des arlistcs savants de la Grèce, soit des bêtes
sauvages de grand prix du fond des déserts d'Afrique.
Esclave partout ailleurs, le peuple au cirque était maître
et se souvenait qu'il avait été roi. Il exerçait ce jour-là
tous les droits de la souveraineté, y compris celui de dé-
cider, par ses applaudissements ou ses clameurs, de la
vie de ses sujets d'un jour. Disposant du magistrat qui
se ruinait pour lui plaire, et de l'acteur qui épuisait sa
voix et souvent son sang sur un ordre parti de la foule,
le parterre d'un théâtre goûtait avec les émotions d'une
joie brutale l'orgueilleux plaisir de commander.
Cette passion de jeux qui de la Grèce avait gagné
Rome, et de Rome s'était répandue par contagion sur
le monde, était, toute frivole qu'elle puisse paraître, l'un
des obstacles les plus sérieux que rencontrât encore le
développement de la religion nouvelle. Le faste parfois
cruel et toujours voluptueux, la sensuelle oisiveté de tels
divertissements, étaient repoussés par l'esprit comme
par la lettre de la loi chrétienne. Parmi les jeux consa-
€rés, quelques-uns ne pouvaient à aucun prix, sous aucun
prélexte, être tolérés par l'Eglise : c'étaient ceux qui
repaissaient la foule de la vue du sang et de l'agonie hu-
maine. Un gladiateur se faisant un jeu du meurtre, un
chasseur de bêtes féroces risquant dans une lutte inégale
une âme rachetée par le Christ, étaient des spectacles
intolérables pour les regards d'un chrétien. La pudeur
chrétienne n'était pas moins choquée par la nudité des
athlètes, par les attitudes lascives des pantomimes et les
1 lO TnANSFO/JMATION DU PAGANISME.
refrains erotiques des chanteurs. Les courses de cliars,
de chevaux ou de piétons, les luîtes d'adresse, spectacles
en eux-mêmes peut-être plus innocents, étaient pour-
tant regardés comme des passe-temps frivoles qui con-
sumaient en vanités des moments précieux, réclamés
par les soins du salut. Puis tout, dans de telles céré-
monies, rappelait les souvenirs du paganisme. Point de'
jeu un peu célèbre qui ne fût consacré à la mémoire
d'une divinité; et dans le rituel ordinaire de ces solen-
nités, une promenade publiijuc où figuraient les statues
des dieux était un prélude obligé'. Enfin, n'y eût-il eu
que le souvenir encore mai elfacé de la persécution, il
n'en eût pas fallu davantage pour détourner les enfants
des martyrs de venir chercher un plaisir bruyant dans
les lieux tout baignés encore du sang de leurs pères.
.-ius-i la sentence de l'Église primitive avait-elle été
impiloyable pour les spectacles de toute espèce. Ce
n'(''lail pas seulement TertuUien, avec sa fougue accou-
tuuiée, c'était le sage Cyprien lui-même qui avait fait de
leur interdiction absolue un cas de conscience sans res-
îîictiou-. Lus antiques constitutions apostoliques, et plus
5. leitulh, De spect., 7 : Quanta praeterea sacra, i^uanta sacrificia
prasredant, iiitercedant, succédant; quct collcpia, quot sacerdotia, qi;ot
oflicia moveautur, sciuut hûiniucs Ulius uibis in qua dEemoniorum
conveutus consedit... Et si pauca simulacra conférât, in uno idolola-
tiia est.
2. l'jicL, 24 : Numquid êrgo snper est ut ab ipsis Ethnicis vespon-
sum fla^dtemus? — Illi nobis jam renuntiant an liceat Christianis
spectatulo uti. Atqui hinc vel maxime iatelligunt factum Ghristianum
de répudie spectaculorum.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 141
tard le concile d'Elvire*, avaient perlé sur la profession
d'acteur et même sur celle de cocher du cirque des ana-
thèmes formels. Enfin Cyrille de Jérusalem, du haut
de sa chaire, s'exprimait encore dans le^ même sens :
« La pompe du diable, c'est la folie des théâtres, ce sont
les courses de chevaux dans l'hippodrome, les chasses
dans le cirque, et les vanités du même genre
Ne gardez aucun goût pour celle folie du théâtre, oii
vous verrez les honteuses et indécentes agaceries
des mimes, les folles danses des hommes efTéminés
Fuyez même les courses de chevaux, spectacle in-
sensé et qui bouleverse l'âme. Ce sont là les pompes
du diable^. »
Aucune décision de l'Église n'était plus positive; mais
aucune n'était moins obéie. Chrétien pour tout le reste,
consacrant même souvent à la défense du christianisme
une passion un peu aveugle, un habitant d'Antioche ou de
Constantinople redevenait païen le jour où le cirque s'ou-
vrait. La fureur du plaisir brisait à ce moment tous les
liens de la discipline, et rien ne contribuait plus à rétablir
dans les grandes villes le crédit ébranlé des magistrats
païens, et à faire porter sur leurs noms tous les suffrages,
que l'espérance de trouver en eux des amateurs décidés
des plaisirs populaires, qu'aucun scrupule n'empêche-
rait d'en assurer l'éclat et d'en couvrir la dépense'.
i. Const. Apost. citée dans l'introduction du tome I" de cette his-
toire, p. 143. — Conc. Elv., can. lxii.
2. S. Cyr., Catech. xix, 6.
3. Nous citerons en preuve de cette importance conservée aux jeux
142 TUANSFORMATION DU PAT.ANISME.
"Voisine du cirque était l'école, autre refuge du pa-
ganisme proscrit. Malgré les eiïorls heureux que foisait
chaque jour la science chrétienne pour s'approprier
tous les secrets des lettres profanes, malgré les modèles
d'un art vif et délicat que donnaient déjà dans leurs
écrits ou dans leurs chaires, les Athanase, les Eusèbe
et les Cyrille, le paganisme conservait pourtant encore
sur toute la littérature de cet âge comme un droit de
paternité. Il était la souche primitive de toute poésie, de
toute philosophie, de loutje éloquence : la grefife chré-
tienne, non encore détachée de l'arbre, n'en avait point
aspiré toute la sève. Aussi, même du sein des familles
converties envoyait-on les jeunes gens achever dans les
écoles païennes le cours de leurs études profanes. Ils
passaient ainsi plusieurs années au pied des chaires
de maîtres habiles, consommés dans l'art de parler
élégamment. Ces sophistes, comme ils se nommaient
eux-mêmes par un nom emprunté aux plus beaux jours
du génie grec, n'étaient point des pédants de collège,
enfermés dans un cabinet et pâlissant sur des par-
chemins. Ils avaient gardé sous le despotisme impé-
rial quelque chose des libres allures du Portique et
de l'Académie Ils vivaient avec leurs élèves, les en-
seignant plus encore par leurs conversations familières
publics, et principalement aux jeux de hétes, même dans les villes
du'étiennes, plusieurs lettres de la volumineuse coriespondance de Li-
banius, demandant des indemnités pour des magistrats qui se sont rui-
nés aux jeux, ou annonçant des envois de bêtes féroces pour le cirque
d'Antiocb.e. (Liban., Ejnst. 218 et suiv. 458, etc.).
TRANSKOUMATION DU PAGANISMET. 143
et dans des promenades, que dans des leçons régulières;
captant leurs applaudissements; prétendant à diriger
leurs mœurs, à former leurs croyances, à leur in-
spirer i»oar les Muses et leurs interprètes un véri-
table culte d'enthousiasme. Ils passaient ainsi de ville
en ville, dans des courses triomphales, partout at-
tendus, célébrés, fêtés, et faisant entendre à des spec-
tateurs ébahis d'admiration quelque déclamation sur
des points de morale, ou quelque amplification mise dans
la bouche des héros de l'histoire ou de la fable. En Grèce,
en Asie, partout où se conservait encore la passion de
bien dire, un sophiste était l'enfant gâté de la foule.
Un groupe de disciples s'attachait à ses pas. Possédant
d'ailleurs dans leur tête la courte encyclopédie du savoir
antique, familiers avec Platon comme avec Homère,
mêlant comme Aristote l'étude de la nature à celle de
l'âme, la physique à la métaphysique, ces héritiers de la
Grèce antique ne laissaient naître dans l'intelligence de
leur élève aucune question à laquelle ils ne se piquas-
sent de répondre; il n'y avait nul acte de sa vie qu'ils ne ,
prétendissent régir. Et comme, par suite de l'importance
qu'avaient gardée les hommes de lois, l'étude de l'art
oratoire était l'indispensable préliminaire de toute car-
rière publique, c'étaient eux, en fait, qui préparaient tous
les candidats aux grandes fonctions de l'État. Tous les
langs de l'administration étaient remplis de leurs anciens
disciples, demeurés leurs admirateurs. Leurs recomman-
dations étaient écoutées dans tous les prétoires; leurs cor-
144 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
rospoiulanccs bien acciicillios, même à la cour : et par-
fois même on ne déilaignait pas de leur confier quelques
emplois honorifiques, comme la présidence des sénats.
Ils y trouvaient l'occasion de consacrer au panégyrique
de l'empereur vivant, on à des invectives contre ses
rivaux terrassés, le flux d'une éloquence verbeuse,
maladroitement imitée de Cicéron, de Pline et de
Quintilien.
Un de ces derniers héros des lettres païennes destiné
à jouer quelque nMe dans l'histoire, et dont le nom va
fréquemment reparaître, nous a conservé de cette vie
animée un récit assez curieux bien qu'un peu dilTus.
Par l'importance qu'il se donne à lui-même, on juge
de l'action qu'il exerçait autour de lui et du sentiment
qu'il avait conçu de sa dignité. Libanius était né à
Anlioche, d'une famille honorable bien que ruinée, où
la profession oratoire était héréditaire'. Il avait perdu
son père de bonne heure, et sa mère comme ses on-
cles l'auraient volontiers détourné de la carrière des
lettres; mais le feu sacré s'alluma dès l'enfance dans
son âme, et, bien que privé de maîtres habiles (An-
tioche n'en possédait pas alors), il se mit à étudier sans
guide, passant la journée dans la solitude, la tôle cachée
1. Tout ce récit est tiré du discours de Libanius, De vita sua, mor-
ceau fort curieux, mais d'un style coutourué et difiicile qui eu lend
certains détails fort obscurs. On ne saurait guère le comprendre dans la
traduction qu'en a donnée l'éditeur Morel , et qui fourmille de non-
sens. Les notes mises par Reiske à l'édition de Libanius publiée à Al-
teubourg,1781, écldircissent beaucoup les difficultés.
traxsfoumation du paganisme. 145
dans quelque livre. Sosi ardeur était telle qu'il ne
s'aperçut point un jour d'un orage qui grondait dans le
ciel, et que le tonnerre vint tomber à ses pieds sans
qu'il s'en doutât. L'ébranlement lui causa une dou-
leur de tète qui ne le (|uilta plus. Mais sa passion
d'étude n'en fut point ralentie, et bientôt il ne fut ques-
tion dans Antioche que du jeune rhéteur et de ses
travaux. Antioche offrait peu d'aliment à tant d'aidcur.
C'était vers Athènes, la terre des souvenirs et la patrie
des études, que tendaient tous ses vœux. Il arracha enfin
de la tendresse maternelle la permission de s'y rendre.
Là les écoles ne manquaient pas, et autour de chacune
une population d'étudiants, bruyante, animée, souvent
dissolue, mêlait aux travaux littéraires les jeux, les
courses, les débauches, les festins prolongés dans la
nuit. Chaque école était enrégimentée sous un chef, et
c'étaient entre ces compagnies rivales des défis conti-
nuels, des luttes, des rixes qui souvent attiratent les sé-
vérités de la police urbaine. Un s'enlevait les écoliers
célèbres; on se disputait les nouveaux venus; puis,
avant de les admettre à tous les honneurs scolaires, on
leur faisait subir des épreuves burlesques, pareilles à
celles qui sont encore d'usage aujourd'hui dans beau-
coup de nos grands établissements d'instruction pu-
blique; on leur tendait des pièges, on leur jetait des
défis ridicules, on essayait leur courage en assourdis-
sant leurs oreilles de cris et d'injures, puis on les con-
duisait au bain en pompe, et ce n'était qu'après une
III. 10
146 TRANSFOUMATION DU PAGANISME.
abliilioii solennelle qu'on les recevait au rang d'éco-
liers ' .
Libanius, à peine débarqué, fui ainsi arrèléet conduit
de force à l'auditoire d'un maître qui ne lui convenait
guère, et nulle réclamation ne le délivra de cette vio-
lence. Bon gré, mal gré, il lui fallut écouter et même
applaudir une éloquence qu'il ne goi^itaitpas. Il n'y aurait
pas eu sûreté pour lui, même «à se montrer froid dans son
approbation, etil étaitobligé de s'excuser de ne pas crier
plus fort, sur la faiblesse maladive de sa voix. Contrarié
de voir ainsi ses vœux trompés, il céda, fort à regret,
se tenant à l'écart de ses camarades et ne prenant part
ni à leurs rivalités, ni à leurs triomphes. L'école ne le
compta pas, dans ses jours de fête et de lutte, au nombre
de ses héros ; mais il n'en étudia que mieux, nous dit-
il, et plus à l'abri des distractions.
Au bout de quelques années, un voyage entrepris
pour accompagner un ami l'amena à Cone-tantinople.
Il y trouva de même des écoles en lutte et des sophistes
aux prises. L'un d'entre eux, dépité d'être vaincu par un
rival plus habile, lui proposa de lui céder son auditoire,
et de le l'aire maître à son tour. L'ollre fut acceptée
avec empressement ; mais pendant que Libanius se ren-
dait à Athènes pour prendre congé de ses professeurs
et s'acquitter d'un vœu qu'il avait fait, son patron lui
manqua de parole, et à son retour il trouva sa chaire
1. s. Grég. Naz., Or. xliii, 16.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 147
remplie par un riyal que le sénal de la ville et l'empe-
reur lui avaient préféré. La chaire, en eiîet, dépendait
de l'autorité impériale et était payée des deniers de
l'État. Le jeune rhéteur, un instant déconcerté, ne per-
dit pourtant pas courage et ouvrit lui-même bravement
an cours en face de l'enseignement officiel. En moins
d'un mois, il avait quatre-vingts élèves, et la salle de son
rival était vide. On désertait les courses de chevaux et
les spectacles, pour venir entendre sa parole. « C'était
l'empereur, dit-il, qui nourrissait l'un de nous deux;
mais c'étaient les pères de mes élèves qui subvenaient à
mes besoins. » De dépit, la faction vaincue fit venir des
villes voisines un autre sophiste renommé, appelé Bé-
maniue, fort bien placé dans la faveur de Constance et
dans l'intimité de ses courtisans. Libanius était un païen
strict et dévoué : Démarque adorait aussi les dieux;
mais il admettait plus d'accommodements. Ne rendant
pas hommage au Dieu de Constance, il avait îma;^iné,
comme expédient pour rester en grâce, d'écrire le pa-
négyrique descriptif des belles églises que l'empereuï
faisait élever. Ce fut un de ces morceaux de rhétorique
dont il essaya l'effet dans un concours proposé à son
jeune rival.
C'était un beau jour pour un orateur et pour toutô
une ville grecque, que celui où devait avoir lieu, dans
l'amphithéâtre, une grande joute oratoire. D'avance,
des esclaves parcouraient les rues pour avertir les ama-
teurs, on louait des banquettes, on se disputait les pla-
l'uS ÏKAN'SFOUMATION DU PAGANISME.
ces. Le sophiste en renom ne négligeait rien pour éblouir
les yeux de la foule. Sa luilelte élait l'objet d'un soini,
tout partieulicr : il y consacrait une bonne part de
l'argent qu'il lirait de ses leçons. Ses cheveux étaient
pai'tumés, ses joues emluites de fard, sa tête couronnée
de lauriers ou de fleurs arliliciettes, entremêlées de
pierres précieuses. Il y avait un art d'entrer à propos, de
répondre aux applaudissements de la foule par un salut
gracieux, de se poser avec nonchalance, en faisant briller
ses mains chargées d'anneaux de diamant. IJémarque,
riche et bon courtisan, ne négligea sans doute aucun
de ces moyens de succès, auxquels un rival pauvre et in-
conim ne pouvait atteindre. Mais tous vinrent échouer
devant le prestige du talent naissant et de la jeunesse.
Malgré l'appui des magistrats et la faveur souveraine,
Bémarque succomba devant le ju,gement public : l'hon-
neur des armes oratoires demeura à Libanius. La foule
le porta en triomphe, le chargea de couronnes en lui
donnant les noms de poète divin, de rossignol, de roi
de l'éloquence, qu'elle prodiguait à ses favoris. En un
jour, Libanius eut pris place parmi les princes de la
parole '.
Ses ennemis l'attaquèrent alors par d'autres moyens.
On l'accusa de devoir ses rapides succès à des arts illicites.
1. Tous ces traits des habitudes et de la vie des sophistes, épars
dans Eunape et Pliilostrate, ont été résumés dans un tableau très-
animé par M. Marlha : Des Sophistes grecs de l'empire romain. {Revue
contemporaine; 30 avril, 18Ei7.)
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 149
aux enchantements de la magie. Les prêtres païens de
la ville, trompés par la calomnie, entrèrent eux-mêmes
ilans cette conjuration, et déjà un astrologue qu'on ac-
cusait de complicité avec le rhéteur était cité devant le tri-
bunal et misa la torture. Libanius, averti à temps, quitta
prudemment la ville et passa en Asie. Sa réputation l'y
avait devancé, et de l'autre côté du détroit toutes les cités
se disputèrent ses leçons. Nicomédie surtout les réclama,
, pressée de l 'opposer au seul sophiste qu'elle possédât dans
ses murailles, et dont l'arrogance avait lassé tous ses
élèves. Il passa cinq années dans cette ville, qui furent,
dit-il, les j)lus heureuses de sa vie, entouré des hommages
universels, fêté parles plus riches, renommé auprès des
plus pauvres, à ce point, assure-t-il, qu'on chantait com-
munément dans les rues les exordes de ses discours en
guise de refrains populaires. Tant de prospérités ne man-
quèrent pas d'exciter encore l'envie. De nouvelles accu-
sations de sorcellerie, d'empoisonnement, circdlèrent
bientôt contre lui, répandues par ses rivaux; on lui in-
tenta un second procès et l'importance de la cause
paraissait telle aux yeux mêmes du gouvernement que,
malgré les soins urgents de la guerre de Perse, le pro-
consul de Bilhynie crut devoir venir en personne siéger
sur le tribunal, à Nicée, précédé des glaives des soldats
et des haches des licteurs. Libanius dut une fois de plus
paraître devant le magistrat, se disculper longuement,
confondre son adversaire, et faire tourner les attaques
de la jalousie à la gloire de son éloquence. La repu-
150 TRANSFOIUIAirON DU PACANISME.
btioii qu'il s'aciiiiit dans ces débats devint si grande
que Conslanliuople eulin le regretta, et qu'un ordre
impérial vint le contraindre d'y rentrer. Il y retourna,
biiMi à regret, redoutant la dissipation d'une grande
ville, et plus encore peut-être le voisinage d'une cour
où ses opinions ne ponvaient longtemps plaire au
souverain. Il n'en débuta pas moins par un i)ané-
gyricjue enthousiaste des deux empereurs, où il les
louait, en des termes habilement ménagés, de professer
une opinion qui leur enseignait à ne pas craindre la
mort, parce que la vie de tout homme est entre les mains
de Dieu '. A partir de ce moment, Libanius était devenu
un personnage dans l'État; ses discours occupaient
la renommée; les gens en place l'écoulaienl, on tenait
compte de ses avis; des relations nombreuses et une
vaste correspondance suivie sur tous les points de l'em-
pire avec d'anciens disciples ^ parvenus aux digni-lés
publiques, et bientôt enfin les vicissitudes inattendues
des partis, devaient élever son rôle à une véritable im-
portance politique.
De tels hommes, car Libanius n'était pas le seul, n'é-
taient point, pour une cause même mourante, d'inutiles
champions. Ils maintenaient son ascendant dans les
1. Liban., Or. m, p. 142.
2. De réiiorme correspondance de Li])a lius, qui ne contient pas
moins de quinze cents lettres, il n'y a pas d'exagération de dire qu'au
moins un quart consiste en lettres de recommandations adressées à des
magistrats auxquels il rajjpelle d'anciennes relations, soit de maître,
soit de condisciple.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 151
hautes régions du pouvoir. Dans les bas fonds de la so-
ciété, le paganisme avait d'autres représentants dont le
récit même qu'on vient de lire atteste assez l'influence.
Qu'était-ce, enetTet, que ces fréquentes accusations
d'enchantements et de magie, assez habituelles pour
-se reproduire de ville en ville, assez graves pour ap-
peler au prétoire le premier magistrat d'une province'?
On s'imagine difflcilement ce que pouvait être le crime
de sorcellerie parmi les adorateurs des dieux païens.
Quand on songe, en fait de ridicule mysticisme et de
jonglerie divinatoire, à ce que permettait, ce qu'or-
donnait même le culte légal, combien d'orgies sombres
ou sanglantes se cachaient à l'ombre des temples les
mieux famés, combien d'impostures se couvraient du
nom de l'oracle de Delphes ou des augures de Rome, on
a de la peine à comprendre que la crédulité humaine eût
encore besoin de se donner carrière en dehors d'un
champ si large. Mais une erreur délinie, quelques formes
variées qu'elle emprunte, est impuissante à satisfaire les
aspirations de l'âme vers un monde inconnu, son impa-
tience des limites de l'intelligence humaine, son inquiète
curiosité de l'avenir. A côté de tant de religions natio-
nales, en face de tant de superstitions privées qu'abritait
le foyer domestique, il y avait toujours place, au sein dfe
la société antique , pour les pratiques ténébreuses des
sciences occultes. Des invocations d'esprits ou de reve-
nants, des mots sacramentels prononcés pour conjurer les
mauvais sorts ou les diriger contre une victime désignée.
152 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
des philires pour faire naîlreou troubler l'amour; des
paroles enchantées pour guérir les maladies ou in-
tervertir le cours des astres : toutes les poésies, toutes
les narrations antiques en sont pleines; Juvénal, Pé-
trone, Lucien, Horace et Virgile eux-mêmes nous les
font trouver à chaque pas. Les quartiers reculés de
toutes les villes étaient habités, toutes les campagnes
étaient parcourues par des gens faisant métier de pré-
dire l'avenir, d'annoncer à chacun sa fortune, ou de
faciliter l'accomplissement des vœux qu'on leur recom-
mandait. Il y en avait de tous les degrés et pour toutes
les classes, depuis le mofJtématicien qui lisait la des-
tinée dans les astres et dressait le tlième natal de tout
enn:int nouveau-né ', jusqu'au sortilège qui interro-
geait le sort par de petits dés chargés de figures sym-
boliques, et jusqu'au conjecleiir qui faisait métier d'in-
terpréter savamment les songes 2. Puis au fond des sé-
pulcres se cachait l'affreuse Saga, pâle, vêtue d'une
robe noire retroussée, les pieds nus, les cheveux épars,
faisant bouillir les ossements des morts, et souvent mê-
lant à ses préparations magiques le sang des nouveau-
nés ou le suc de plantes vénéneuses ^ Un archéologue a
pris plaisir à relever dans les écrivains classiques plus
de quatre-vingts moyens de connaître l'avenir, dont les
1. Cic., de Divinatione, ii, 42, 47. — Suét., Atiçj., 94. Duiiiit., 10. —
Juvéïi., Sat. 6, V. 579, etc., etc.
2. r.ic, de Divin., i, 18; ii, 41 ; i, 5S.
3. Columelle, i, 8. — IMart., vi, 50. — Tiluil., i, 2, v. 41. — Hor.,
Sat., I, 8, V. 22 et suiv. Epod., 5. — Ovide, Iléroide 6, v. 91.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 153
trois quarts, assurément, étaient étrangers aux cultes
Jégaux '.
Le polythéisme officiel avait été longtemps pour
toutes ces superstitions à la fois sévère et dédaigneux.
Kien n'égalait le mépris avec lequel un augure, qui ve-
nait de chercher la volonté divine dans les entrailles
d'une victime, parlait d'un Chaldéen qui essayait de la
lire dans les astres. Cicéron était pontife quand il écri-
vait le Traité De Divinatione, où le défenseur même des
augures raille sans pitié tous les calculs de l'astrologie
judiciaire. Lfn initié des mystères d'Eleusis était sérieuse-
ment scandalisé des enchantements d'une magicienne de
carreiour. Mais ces orgueilleusesinconséquencesn empê-
chaient pas la superstition d'être le fruit naturel de l'ido-
lâtrie ; et malgré le mépris des gens instruits, les pratiques
mystérieuses n'avaient jamais compté autant de secta-
teurs que dans les derniers jours de l'empire. Ln littéra-
ture de cette époque est très-riche en récits de sorciers,
3t les ouvrages d'Apulée lui-môme ne sont guère qu'une
mite de contes de ce genre. Maternus dédiait à Constantin
an traité oii l'astrologie était déduite par principes et éle-
vée à l'état de science mathématique. Maxence, à laveillf
de combattre, avait eu recours à des sacrifices infàmeis
et sanglants. Il y a plus, l'esprit nouveau que le chris-
tianisme répandait autour et en dehors de lui, les aspira-
1- 11 y a uu excellent exposé de toutes les superstitions en vogue
sous l'Empire dans Marckliaidt, faisant suite àBecker. Handbuch det
Rœmischen Alterthûmer, t. iV; p. 99-130.
154 TUANSl'OUMATION DU PAGANISME.
lions (l'un spiriinalisme niysli(|ue qu'il inspirait môme 5
ceux qui n'adoptaient pas son symbole, s'accommo-
daiciil mieux de superstitions indécises qui ne s'assu-
jettissaient à aucune règle fixe, qui se prêtaient à toutes
sortes d'interprétations symboliques, que des solennités
légales où tout était trop public, trop clair et trop piécis.
Aussi, pendant tout le cours des persécutions, la tactique
Ides adversaires du christianisme avait-elle été de ranger
la doctrine chrétienne parmi les sciences occultes. On
avait longtemps poursuivi les chrétiens comme des sor-
ciers, et signalé les progrès de leur culte comme ceux
d'une magie orientale.
IMais le christianisme vainqueur venait de repousser
avec éclat cette solidarité. Lesédits répétés de Constan-
tin avaient frappé, à plusieurs reprises, précisément cette
partie des croyances vulgaires que ne protégeait pas l'au-
torité d'un culte officiel : ses coups, qui épargnaient le
polythéisme légal , avaient porté sans ménagement sur
toutes les superstitions de contrebande. Les magiciens,,
les devins, les enchanteurs, sentaient toute la rigueur
du pouvoir nouveau. Une inimitié commune les rap-
prochait alors naturellement des prêtres païens qui les
avaient si longtemps méprisés. Et des alliés, maîtres des
imaginations populaires, qui entraient dans toutes les
cabanes des pauvres, que mandait souvent, dans l'om-
bre, une grande dame amoureuse ou un ambitieux
trompé, qui savaient à leur gré effrayer ou séduire,
n'étaient point à mépriser pour une cause obligée, sous
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 155
peine de mort, de disputer au clergé chrétien la con-
fiance des masses et des simples.
Certains cultes étrangers, d'ailleurs, admis et même
fort de mode dans les rangs supérieurs de la société
romaine, pouvaient servir de trait d'union entre la ma-
gie et la religion et ménager dans cette alliance la dignité
compromise du sacerdoce. Sans prêter aux étymologies
trop d'importance, on pentcroire que ce n'était pas sans
raison que toute la sorcellerie antique avait reçu de la
langue populaire un nom qui la rattachait à la religion
nationale des Perses. Entre un magicien et un mage la
langue latine fait à peine une différence. Et en effet,
tandis que la philosophie cherchait volontiers à faire
remonter aux symboles de l'Egypte l'origine de ses théo-
ries ou de ses chimères, la superstition se mettait de pré-
férence à couvert derrière les cérémonies empruntées au
culte de Zoroastre. Le rôle avoué que le système théogo-
nique du sage perse faisait jouer au principe du mal, la
lutte qu'il croyait reconnaître entre des génies contraires
se combattant sur le théâtre du monde, semblaient jus-
tifier à merveille les pratiques occultes dont le but est
d'évoquer ou de conjurer la puissance des esprits malfai-
sants. Aussi toute magie était ou passait pour être d'ori-
gine persane. Or, c'est précisément à cette époque et» con-
curremment avec tous les progrès du christianisme, qu'on
voit un rameau détaché du culte des Perses, depuis long-
temps naturalisé dans l'empire, prendre, sans motif ap-
parent, un développement considérable, qu'attestent à la
156 TUAXSFOItMATION DU PACANIS.ME.
fois des iiiscripUuns recueillies dans les provinces les plus
diverses, et les invectives répétées des docteurs de l'É-
glise ; c'était le culte de Millira, dieu du soleil, le pre-
mier des bons génies, le médiateur entre l'homme et le
principe suprême de tout bien.
Les recherches des savants n'ont point suffisamment
éclairci la nature et l'origine de ce culte. La place que
tient le dieu Mithra dans la théogonie de Zoroastre,
demeure un problème livré à leurs discussions et dont
riiisloire générale n'a point d'ailleurs à s'enquérir '.
Mais le fait à la fois certain et curieux que tous les mo-
numents démontrent, c'est que, presque seule de toutes
les religions de l'empire, l'adoration de Mithra croissait,
au milieu de la décadence universelle des dieux, en
publicité et en imporlance. Son introduction datait
à Rome des derniers temps de la république, de la
guerre des Pirates soutenue et achevée par Pompée-;
1. Voir à ce sujet Sainte-Croix, Mi/stcresdu Paganisme, RYec\ei5 notes
de M. (le S;icy,vol. ii,p. 121 et suiv.; Mémoires de l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres, t. xvi, p. 27-2 et saiv.; t. xxix, p. TiO et suiv.;
Hammer, Mémoire académique sur le culte solaire de Mithra, Caen,
1833, eh. I. — Cet écrit contient d'excellentes indications sur tous les
textes des auteurs anciens et moilernes, relatifs au culte de Rlitlira-
p. 190. — De ces diverses dissertations il semble résulter, pour un appré-
ciateur ignorant, que Mithra était une divinité antérieure au système
de Zoroastre, à laquelle ou avait lait assez irrégulièrement place dans
la théogonie renoux elée de ce grand sage. Les Romains le prenaient
volontieis pour le dieu du Soleil, et l'assimilaient à Apollon. Mais le
soleil est plutôt un des emblèmes de la nature de Mithra, que sa per-
sonnification. Voir aussi les mémoires de M. Lajard, Paris 1847, suris
culte de Mithra.
2. Plut., P(jȔ/iee, 24.
TP.ANSFORMATION DU PAGANISME. 157
son adoption officielle, du règne de Trajan'. Mais sa
vaste diffusion ne commence qu'avec le règne des \n~
tonins, et on la suit, presque sans décroissance, jusqu'à
la fin même du iv^ siècle. On rencontre les emblèmes
milhriaques, les deux porte-flambeaux, le lion, le cor-
beau, le griffon, le taureau mystérieux, sur les ruines
des anciens monuments d'Italie, d'ilelvétie, des Gaules,
de Germanie, de Norique, de Pannonie, du pays des
Daces^. On voit jusqu'au milieu du règne de Constance,
des consuls, de hauts dignitaires de l'État, prendre sur
les inscriptions, à côté du litre de leurs fonctions, celui
des charges sacerdotales bizarres dont ils élaicnt investis
dans ce culte exotique ■". Le lemple, ou comme on l'ap-
pelait, l'antre de Milhra, subsistait dans les souterrains
du C;ipitole et ne fut fermé que sous le règne de Gra-
lien. Celte popularité n'était point due à l'appât du
plaisir ou de la licence. Nulle initiation, au contraire,
n'était plus longue et plus laborieuse : douze épreuves
tentaient la patience el le courage des novices. Il fallait
1. H animer, p. 21.
2. Haminei', chap. vu, analyse avec soin plus de quatre-vingts de
ces monuTuents trouvés principalement dans le Tyrol et en Transyl-
vanie. Le plus considérable est à la villa Borghèse à Rome.
3. Voir la collection de cis inscriptions dans le même chapitre
d'Hanimer. Sous le n» 13 on voit des questeurs; sous les n"» 30 et 31,
des Clariss'mes dédier des monuments à Mitlira, en se servant des mots
consacrés : Tradiderunt Heliaca, hierocoracia, leonfica, etc., correspon-
dant aux degrés d'initiation représentés par les emblèmes du soleil,
des lions et des corbeaux. Les incriptions sont pour la plupart des
années 3'i4, 347, 350, etc. — Beugnot, Destruction du Paganisme, t. i,
p. 160. — Voir Orclli, Inscr. lat. ampl. coll., t. i, p. 3U et suiv.; 406
cl suiv.
158 TRANSFOKMAÏION DU PAGANISME.
traverser une rivière à la nage, ?e précipiter dans le feu,
soullVir la laini el la ^oïï, endurer la fatigue et le l'roid,
s'exposer à des coups de fouet répétés '. A chacune de
ces épreuves correspondait un degré d'ii.itiation figuré
par l'image d'un animal symbolique. Quelque chose de-
vait donc évidemment attirer les âmes vers ces mys-
tères, en dépit des rigueurs de leur abord, et ce ne
pouvait élre que la ressemblance, soit artificielle, soit
fortuite qu'ils présentaient avec certaines doctrines du
christianisme, et l'emprunt qu'ils avaient faits d'un cer-
tain nombre de ses cérémonies. On y retrouvait une
sorte de baptême pour la purification des péchés, une
onction d'huile sainte qui rappelait la confirmation;
deux ordres de sacrifices, l'un sanglant, consistant dans
l'immolation d'un taureau et reproduisant ceux de l'an-
cienne loi juive, l'autre se bornant à une oblation de
pani et de vin pareille à celle de l'Eucharistie -. Ce sont
les docteurs chrétiens eux-mêmes, c'est Tertullien, c'est
saint Jérôme qui signaient ces ressemblances, non sans
quelque inquiétude. Cette imitation visible leur fait re-
douter une rivalité dangereuse. Et en effet, des espéran-
ces d'une vie future plus nettement exprimées que dans
les religions ordinaires de l'antiquité; des aspirations ar-
dentes vers une régénération morale; la prome.se de la
rémission des péchés et de la purification de l'àme, fai-
1. s. Grég. Nnz., Or. iv, 70, avec les scolies d'FIie de Crrte.
2. Teitull.,(/e/>rt])t., o ;de Prcescriptione hœreticorum, 40. — S. Justin,
Dialogus cumTrtjphone,10 ; ApoL, i, 66. — S.3év.,ad l.œtamepist.,c\n,
— Orig., adv. Cclsum, i, 22. — Firm. Mat., De error. prof, rel., ch. 28.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 159
saient du culte de Milhra comme une contre-épreuve
affaiblie du christianisme ', plus propre peut-être qu'au-
cune autre forme du polythéisme à soutenir la lutte
contre la religion nouvelle. De là sa faveur marquée
parmi les magistrats el les courtisans qui n'avaient pas^
encore désespéré du triomphe des dieux. Pour tenter
de nouveaux combats contre le Christ, on espérait trou-
ver en Mithra un puissant auxiliaire.
Telles étaient les forces diverses, considérables mais
divisées, dont disposait encore le paganisme. C'était une
armée puissante, mais en désordre et débandée. Pour-
tant , qu'une doctrine prît naissance dans le sein de la
philosophie, assez vaste pour tout embrasser dans son
sein; qu'un chef s'élevât dans l'empire, assez éner-
gique pour tout réunir sous une seule main, un der-
nier effort était encore possible et un dernier espoir
était permis.
Ce système, et bientôt ce chef se trouvèrent. C'est
du sein de la nouvelle école philosophique d'Alexandrie
qu'ils devaient sortir.
Nous avons fait connaître le but que s'était proposé
cette philosophie. C'était, on l'a vu, un système destiné
1. TertulL, dePrœscript.,ibi(l. Etimaginem resurrectionis induit.—
S. Justiu.D/a/. cum Tryph. loc. cit., Quando autem ex virginegenitura
audiû Persex;m. — L'idée de l'enfantement de Persée par uue vierge
tenait uue grande place dans le culte de Mithra, et c'était à cette tradi-
tion, évidemment d'origine chrétienne, (^ue se rattachait le graile mi-
thriaque intitulé Pe?wca. On trouve aussi sardes inscriptions mithria-
ques ces mots d'appaience chrétienne :Iii a6terniua renatus. COielli,
p. 409, inscr. 2352.)
IGO TRANSFORMATION DU PAGANISME,
à ivunir dans un vnsto éclocti^me toutes les doctrines
de si)irilualisme et de morale élevée qu'avait produites
la science des Grecs. La subtile dialectique de l'école
d'Élée, la Théodicée de Platon, moins nuageuse et
plus accessible à l'intelligence humaine, la métaphy-
sique solide et raisonnée d'Aristote : toutes ces formes
diverses de la pensée grecque, parties d'une aspiration
commune vers l'iiifini, mais longtemps séparées par des
querelles d'école, Plotin et ses disciples avaient entre-
pris de les pacifier par une ingénieuse conciliation. Ils
avaient poursuivi cette tentative de paix à tous les degrés
de la science, depuis l'analyse des fa<îultés de l'âme jus-
qu'à la description de la nature de Dieu. Leur Dieu triple
et un, pâle contrefaçon de la Trinité chrétienne, résu-
mait dans sa multiple nature les trois formes que la
Grèce avait fait prendre à l'idée de Dieu : l'abstraite
unité de Parménide, le Démiurge du Timée et le mo-
teur immobile du philosophe de Stagyre^ Ala faveur
de cette union, plus nominale que réelle, les diverses
sectes philosophiques avaient momentanément posé les
armes; et bientôt , réunies plus efficacement encore par
une haine commune, elles avaient tourné contre le chris-
tianisme vainqueur leurs forces trop longtemps épuisées
par des luttes intestines.
Ce qu'elle avait fait pour la philosophie , l'école néo-
platonicienne d'Alexandrie était fatalement appelée à
1. Voir Première partie de cette Mstoire, t. i, p. 360 et suiv.; et
t. II, Éclaircissement A, p. 417-423.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. i6I
l'essayer tôt ou tard pour le culte. Elle devait tenter,
entre les religions diverses, la même conciliation éclec-
tique qu'elle avait su habilement faire régner entre les
systèmes métaphysiques. La polémique qu'elle avait
entreprise contre le christianisme, la popularité dont elle
jouissait dans les rangs des païens, tout lui faisait un
devoir et presque une nécessité de devenir ainsi le point
central et comme la citadelle du polythéisme aux abois.
Longtemps, il est vrai, elle avait hésité à descendre
dans l'arène populaire. Fortement attachée aux formes
extérieures du vieux culte qui représentait pour elle le
brillant passé de la Grèce, elle éprouvait pourtant pour
les pratiques de la religion commune le dédain secret
qui convenait à une héritière de Socrate et de Cicéron.
Plolin, Porphyre même, bien qu'ennemis très-déclarés
du christianisme et respectant dans la religion établie le
soutien de l'État et la tradition des ancêtres, n'étaient au
fond que des déistes déguisés; ils toléraient la pluialité
des dieux comme un utile préjugé, et ne voyaient dans
les récits de la mythologie que des symboles poétiques
de vérités cachées au vulgaire. Mais ces rapports de poli-
tique et de politesse, composés d'hommages extérieurs et
ide réserves discrètes, qui avaient subsisté si longtemps
entre la i)hiIosophie et la religion grecques, ne pouvaient
plus être maintenus par ces temps d'orage où tout péris-
sait dans le même tourbillon. Une alliance plus intime
était nécessaire pour faire face à une destruction mena-
çante. Le polythéisme décrédité demandait aux philoso-
HI. 11
162 TRANSFOHMATION DU PAGANISME.
plies (le le relever dans l'estime des s^ges. La |)liiloi=o-
pliie délrùnée avait aussi besoin elle-nièine de chercher
des appuis dans la foi populaire. Unir fortement ces dé-
bris de religion et de philoso[)hie vaincues, enlacer l'un
à l'autre fous ces tronçons, c'était la condition indis-
pensable pour tenter de nouveau une lutte désespéii';!.
L'école alexandrine le sentit et entreprit cette tâche soiis
les yeux mêmes et malgré la répugnance de Porphyre.
Deux doctrines en particulier, empruntées à la mcla-
physique et à la psychologie de Plotin lui-même, pou-
vaient se prêter, pour le but qu'il s'agissait d'atteindre, .
à une interprétation élastique. Des trois personnes ou
hyposlases, l'Unité , l'Intelligence et l'Ame, qui consti-
tuaient, dans le système néoplatonicien, la triple unité
du Dieu suprême, une seule communiquait avec le monde
dont elle avait réglé et maintenait l'ordonnance : c'était
l'Ame, unique cginal de communication entre l'infini et
le fini, entre l'éternité et le temps, entre l'être pur et
absolu et les phénomènes changeants d'un monde mobile.
L'Ame divine était l'auteur direct de l'univers sensible.
Mais cette âme elle-même , seule personne divine en re-
lation avec le monde, ne l'avait pas fait sortir du néant
tout entier, et d'un seul coup, par un fiai créateur, à
l'exemple du Dieu de la Genèse. C'était au contraire par
une série d'émanations, par une suite de chutes succes-
sives, que la vie, détaché,e de la triade suprême où elle
résidait essentiellement, était venue enfin animer la ma-
tière encore informe dont l'univers était sorti. Une série
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 163
d'êtres intermédiaires s'engendrant l'un l'autre, une
série d'âmes individuelles , comme on les nommait pour
les distinguer de l'Ame générale et suprême, peuplaient
ainsi tout l'intervalle qui sépare la nature de son premier
et éternel piancipe. Au sommet de cette chaîne étaient
les corps célestes, les astres glorieux et brillants; au
centre, l'âme humaine ; le dernier anneau était formé
par la matière brute et inorganique. Sur celle longue
échelle il était focile, on le voit, de placer toute une
théogonie pareille à celle d'Hésiode ou de Zoroastre.
Au-dessus de l'homme, au-dessous de lui, plus dégagés
de la matière ou plus absorbés en elle, on pouvait ima-
giner des êtres protecteurs ou malfaisants, des dieux,
des démons, desgénies. Tout l'Olympe des Grecs pouvait
habiter à des degrés divers, mais à l'aise, sur les pentes
de cette dégradation de l'être. Plotin lui-même, et sur-
tout Porphyre, ne s'étaient pas complètement refusés à
des assimilations de ce genre. Ils avaient consenti plus
d'une fois à donner aux êtres supérieurs à l'homme que
recoimaissait leur philosophie le nom des dieux de la
Grèce, à attribuer aux astres, aux corps lumineux, par
exemple, une action directe non-seulement sur le mondr
physique, mais sur la destinée des êtres raisonnable
et moraux. Ces ambages d'une pensée enveloppée
de poésie avaient, il est vrai, dans leur bouche, le ca-
ractère d'allusions symboliques plutôt que d'une doc-
trine bien arrêtée ^ Entre les mains de leurs dis-
1. Ces très-rapides extraits, dont nous n'ignorons nas l'insulTisance,
164 TRANSFOUMATION DU 1'A(;ANISME.
ciplGS il en devait être tout autroincnl. Ce qui n'i'lait
que l'accessoire pouvait devenir le principal; ce qui
n'élail qu'une concession laite à des préjugés populaires
pouvait devenir le fondement de toute une doctrine,
et par celte porte laissée ouverte, toute la mythologie,
toutes les mythologies même, pouvaient rentrer avec les
honneurs philosophiques.
Telle était la première planche de communication, le
premier pont jeté , pour ainsi parler, entre la philoso-
phie néoplatonicienne et le polythéisme. Mais ce n'était
pas tout: l'école d'Alexandrie ne faisait pas seulement
descendre l'âme humaine, par une suite de chutes suc-
sont tires du livre 5 des Ennéades de Plotin, et dos traités de Porphyre,
de Abstinentia et de Antro Ni/mpharum, très-savamment analysés par
M.Jules Simon : Histoire de l'école d'Alexandrie, t. \, p. 497 et suiv.;
t. II, p. 128 et suiv. et par M. H. Vaclierot, Histoire critique de l'école
d Alexandrie, t. i, p. 458 et suiv.; t. ii, p. 105 à 110. Les questions se
pressent dans la pensée devant ces importants sujets, et ce n'est mal-
heureusement pas dans une histoire générale qu'il est possible de les
traiter, encore moins de les résoudre. Comment, dans le système de
Plotin, l'Ame créait-elle le monde? Est-ce par émanation, de manière
à y rester mêlée et à en demeurer la substance commune ? Qu'est-ce
que cette matière avec laquelle l'Ame communique, et dont la partici-
pation yilus ou moins grande constitue les diverses catégories d'êtres?
De quel genre d'existence est-elle douée, puisque l'Être absolu réside
dans la triade divine, etc? Est-elle simplement le néant, le non-étre?...
Et alors comment l'Être peut-il entier en rapport avec lui? D'où peu-
vent provenir des êtres malfaisants dans un système où tout être émane
du Bien suprême et y reste attaché sans jamais s'en séparer complète-
ment? etc., etc. Toutes ces questions auraient besoin d'être examinées,
et sur beaucoup de points on ne pourrait arriver à une clarté que la
subtilité philosophique a souvent eu pour but de fuir plutôt que de re-
chercher. Mais on conçoit que nous ne puissions en aucune manière
nous y arrêter ici. Voir aussi la savante traduction des Ennéades de
M. Douillet, Paris, 1857, et les dissertations qui la précèdent.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 165
cessives , des hauteurs de l'Être absolu : elle lui ensei-
gnait aussi à y remonter par l'étude et par la vertu. A
l'aide de la logique péripatéticienne et de la dialectique
de Platon, par l'efTort combiné des Catégories et des
Idées, elle élevait l'intelligence de l'homme ju; qu'à ces
notions du bien, du beau, de l'Être, dont l'ensemble
constitue la Divinité. Les sens, l'analyse, le raisonne-
ment, toutes les facultés de l'âme, conjointement mises
en œuvre et exercées avec puissance, conduisaient les dis-
ciples de Plotin jusqu'aux plus hautes régions de la
métaphysique. Là , pourtant , se rencontrait un point
que toutes les forces de la pensée seule ne pouvaient
atteindre, un voile que la raison seule ne pouvait soule-
ver. La première hypostase de la Triade, l'Unité pure,
le Bien par essence, l'Absolu exempt de tout phénomène
et étranger à toute affection, l'Être sans nom, comment
la connaissance humaine pouvait-elle l'aborder? Dans
cet abîme aucun regard ne peut plonger : dans cette
région du silence aucune voix ne peut se faire enlendre.
L'être créé, contingent, mobile, ne peut entrer en au-
cune relation avec l'immutabilité pure. Aussi n'est-ce
par aucune faculté humaine que l'homme, dans le sys-
tème néoplatonicien , se met en communication avec
cette suprême forme de l'I^^tre divin : c'est au con-
traire par une faculté supérieure à lui, qui l'enlève à son
essence, le transfigure et l'absorbe. Ce ([ue la raison ne
peut lui faire connaître, l'extase le lui révèle. Sous le nom
d'extase, l'école néoplatonicienne entend non une fa-
ICC THANSrOlOlATlON DU l'ACAMSME.
ciillô, niais un élat de l'àme. C'est l'être individuel qui
disparaît et qui se perd dans la conlemplation de l'êlre
inlini dont il est sorti autrefois, auquel il doit retourner
un jour. Un vif amour de la vérité, une soif de la
posséder, suppriment pour un moment, dès ici-bas,
les limites de la nature finie et lui permettent de s'abreu-
ver et de se fondre dans la source même de son être.
Ce n'est point alors l'âme qui connaît Dieu, c'est Dieu
qui descend en elle : il n'y a pas deux êtres, l'un con-
naissant, l'autre connu; il n'y a plus, pour parler le
langage technique , un sujet et un objet de la connais-
sance; l'homme ne connaît pas Dieu, il est fait Dieu
pour un instant : l'éclair de l'extase, en le touchant,
l'a déifié. Il participe aux conditions de cette naturedi-
vine qui ne peut avoir d'autre objet d'amour et d'intel-
ligence qu'elle-même, et pour qui être, aimer et penser
sont une seule chose ',
Cette théorie de l'extase est le sommet de toute la
doctrine néoplatonicienne. L'extase est le terme dernier
de toute connaissance, et le couronnement de la vertu
parfaite. L'extase n'est pas le partage de tout le monde.
C'est par un patient amour du vrai , par une constante
pratique du bien; c'est par la morlificalion des sens , le
détachement des passions, c'est par le mépris du corps
et delà terre, que le sage de Plotin doit mériter celte
1. Plotin., Ennéades, i, iv et vi. — Porphyre, Vila Plotini. — Jules
Simon, t. I, p. 555 et suiv. — Vaclierot, 1. 1, p. 534 et suiv.; t. ii, p. 110
et suiy.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 167
anlicipalion de l'immortalité divine. C'est en cessant
d'être homme qu'il peut se rendre digne de devenir
Dieu. Des pratiques austères renouvelées de Pythagore,
excitées peut-être encore par l'émulation des exemples
chrétiens, avaient seules révélé à Plotin l'existence de
cet état surnaturel. Porphyre en traçait le tableau dans
son traité de l'Abstinence , et, empruntant presque les
paroles de l'Esprit-Saint, il engageait les hommes à pu-
rifier leur corps, comme le temple où doit descendre
la gloire de Dieu. Sa lettre à sa femme Marcelle respire
le môme enthousiasme d'austérité. Son dégoût des choses
de la terre était même poussé si loin, qu'il fallut l'inter-
vention de Plotin pour le détourner du suicide. Et lui-
même cependant, malgré tant d'efforts, n'avait goûté
que rarement les douceurs de l'extase. « Pour moi,
dit-il, en racontant les merveilles de la vie de son maî-
tre, je n'ai été uni qu'une seule fois à Dieu, à l'âge de
quaranle-huit ans. »
Qui le croirait, pourtant? Cette doctrine de l'extase,
où respire un parfum si touchant de sainteté, cette
essence épurée d'amour divin, était précisément ce qui
devait fournir aux disciples de Porphyre lui-même le
moyen de faire rentrer par un nouveau détour dans leur
système les plus basses et les plus grossières pratiques de
la superstition. Ce qu'il y avait d'insaisissable pour l'in-
telligence dans cette transformation momentanée de
l'âme, ce qu'il y avait de merveilleux dans cette apo-
théose de l'individu , cette action mystérieuse de la Di-
1G8 TUANSFOHMATION DU PAGANISME.
vinilé sur rinléricur de l'homme, ces vues ouverlcs sur
un monde surnaturel , c'était là ce qui devait servir de
transition pour ramener, par degrés, au sein même delà
philosoi»hie, tous les prestiges de l'idolâtrie populaire.
Les liens qui unissent la double substance dont notre
être est composé, sont si subliîs, en efl'et, et si délicats,
que de l'enthousiasme de l'âme à l'exaltation des nerfs
il n'y a qu'un pas facile à franchir. Au lieu de se pré-
parer à l'exlase par le long exercice des vertus morales,
qu'on essayât , par exemple , de s'y élever brusquement
par l'eiret d'excitations physiques, de pratiques ou de
paroles consacrées; qu'on fît dépendre la présence
eflicaceet salutaire de Dieu dans l'âme, non de l'habitude
de se perdre dans la contemplation de son essence, ou
d'un vif désirde s'élever jusqu'à lui, mais d'une manière
convenue de l'invoquer, d'une forme liturgique de cé-
rémonies et de prières : à l'instant on quittait la voie
d'un mysticisme idéal pour rentrer dans les sentiers
battus du polythéisme. Ce fut là ce que fit, au bout de
très-peu d'années, toute l'école néoplatonicienne. En
changeant les conditions de l'extase, elle en changea
aussi toute la nature. Au lieu d'écouter, dans le silence,
la parole intérieure révélée par la philosojjhie, on la vit
retourner au pied des autels, dans l'antre des oracles
ou des sibylles. Les évocations, les chants magiques, les
sacrifices sanglants, reparurent comme autanlde moyens
de produire l'extase, en élevant l'homme à Dieu ou en
faisant descendre Dieu vers l'homme. Avec une inlerpré-
\
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 1G9
talion mystique, avec une direction d'intention morale,
on en revint à sanctifier toutes les bizarreries de l'ima-
gination ou de la crédulité. Dos régions éthérées de l'en-
thousiasme, on retomba, sans transition, dans la fange
de la magie. Cette pente etcette chute n'ont été que trop
souvent l'histoire des mysticismes humains.
Porphyre vécut assez pour voir poindre et pour dé-
plorer cette métamorphose. Il vit construire sous ses
yeux toute une théorie dont le but était de faire consi-
dérer les pratiques du culte extérieur comme des recettes
mécaniques pour produire l'extase et qui arrivait par là
à leur donner un caractère de légitimité aux yeux de la
philosophie. Cet art nouveau reçut un nom particulier.
On l'appela la tliéurgie, l'action de Dieu ou l'art de pro-
duire Dieu. 11 y eut une science, plus matérielle que mo-
rale, ayant pour but avoué d'appeler Dieu sur la terre.
Le vieux maître s'en effraya ; cette grossière traduc-
tion de ses rêveries lui causa une indignation qu'il
exprima presque sans prudence. Dans une lettre
adressée au prêtre égyptien Anébon, il fit, avant de
mourir, assez rudement le procès aux adeptes du nouvel
art et, à leur occasion, à la mythologie tout entière. Il
s'efforce, dans ce traité, de démontrer aux nouveaux
enthousiastes qu'ils rabaissent et déshonorent l'idée de
Dieu. (( Les dieux sont impassibles, dit-il...... c'est donc
vainement qu'on pense les concilier, les fléchir par des
invocations, des expiations, des prières Ce qui est
impassible ne peut être ni ému, ni contraint Je vois
170 TRANSFORMATION nU PAGANISME,
des gens, ajoule-t-il, qui croient deviner l'avenir par
une sorte d'eiilhousiasme et de transport divin, et bien
qu'ils veillent et aient tous leurs sens en action, ils ne
semblent pas m;u'tres d'eux-mêmes; et ils arrivent à
cet élat pour avoir entendu le son des cymbales ou
des tambours, ou quelque chant consacré ou pour
avoir bu d'une certaine eau ou respiré une certaine
vapeur ou s'être servis de certains caractères sa-
crés Et je me demande si la divinité est à ce point
aux ordres des hommes, qu'on puisse connaître sa vo-
lonté par des moyens si vulgaires C'est pour moi la
cause d'une grande émotion, de penser que ceux dont
nous invoquons le secours, parce qu'ils sont doués d'une
puissance supérieure à nous, nous leur demandons en
même temps de nous obéir comme s'ils nous étaient in-
férieurs Il est donc bien à craindre que tout cela ne
soit que des arts d'imposteur, que nous n'attribuions
aux dieux ce que nous soutTronsen nous-mêmes, et que
nous ne nous fassions de la Divinité une idée tout autre
que ce qu'elle est réellement '. »
A ne regarder que l'honneur de la philosophie, Por-
phyre avait raison. Mais il ne s'agissait déjà plus d'hon-
neur ; il s'agissait de vivre ; il s'agissait d'appuyer l'école
au temple pour résister au flot chaque jour montant de
l'inondation chrétienne. Les dédains de la science de-
vaient plier sous la nécessité, et les scrupules des plii-
1. Porphyrii Epislola ad Anebonem, dans les œuvres de Jamblique.
— Oxon., 1678, p. 2-6, passim.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 171
losopbes cédaient devant l'intérêt pressant de la poli-
tique. La protestation timide de Porphyre ne tarda pas
à être réfutée, en règle, dans un vaste traité que nous
possédons encore, et qui se recommande du nom de
Jamblique, son plus fameux disciple et son héritier dans
la direction de l'école. Quel qu'en soit l'auteur véritable,
que Jamblique en ait été l'inspirateur ou l'écrivain, il
n'importe : le traité des Mystères d'Egypte n'en demeure
pas moins comme le pacte d'alliance conclu dans un
jour de détresse entre la science et la fable ^
L'auteurs'y déclare dès le début très-résolùment poly-
théiste. Il y a pour lui deux ordres d'êtres supérieurs à
l'homme, les dieux et les démons. C'est là la première
et capitale division des êtres. Au-dessous des démons
viennent les héros : les âmes n'arrivent qu'au dernier
degré de l'échelle, et chacune de ces classes d'êtres se
rattache à celle qui la précède, dont elle émane direc-
tement et dont elle reproduit l'image en l'alTaiblis-
sant. Dieux, démons, héros, tous ont, à des degrés
divers, les attributs de la Divinité-. Tous sont également
impassibles, mais tous exercent pourtant sur l'àme de
rhomm«^ une action qui modifie son état sans altérer
leur reposa Les prières, les invocations, les cérémonies,
1. Jamblici Chalcidensis, De »zî/?^(?m5 //ier, Oxonii, 1678. Un autre
traité attribué à l'ami et au préfet de Julien, Salluste, de Diis et mundo,
Turici, 1821, a le même caractère et ne s'en distingue que par d'assez
légères différences. Le but est le même : c'est toujours de mettre le po-
lythéisme en harmonie avec la science alexaudrine.
2. Ibid., sect. I, ch. 5-7,
3. Ibid., ch. 9-
172 TP.ANSronMAÏlON I»U l'ACAMSMK.
n'ngissoiil donc point sur les dieux, mais ils agissent sur
l'homme par l'efTort qu'ils lui font faire pour s'élever
vers l;i Divinité'. Le point culminant de cet elfort, c'est
l'culinjusiasme extatique, source de toute science divi-
natoire. C'est en s'unissant à Dieu que l'âme apprend à
le connaître, à pénétrer l'avenir, h devenir sur tous les
points l'interprète de la connaissance divine^. Les actes
malériels qui accompagnent, qui préparent et précèdent
ces transformations morales, n'ont pour elfet que d'y
disposer l'être humain tout entier, par suite de celte
harmonie générale du monde qui fait que toutes les
forces de la nature, soit physiques, soit spirituelles,
agissent dans le même sens et conspirent au même but.
Les paroles sacramentelles, les sons, les cymbales,
tout l'appareil des cérémonies sont des échos et des
images de cette harmonie universelle du sein de laquelle
l'homme est sorti et où il tend à rentrer par l'extase.
C'est ainsi que la nature physique tout entière, œuvre
de Dieu comme l'homme, concourt à élever l'âme vers
son auteur et son centre ^
Toute cette théorie, développée avec lucidité et cha-
leur, n'est dépourvue ni de charme , ni même de pureté
morale. Revendiquant ainsi par d'ingénieux artifices la
dignité philosophique du polythéisme, Jamblique vou-
drait laisser en dehors tout ce que la corruption des
1. Jamlilique, Dp mysteriis liber, sect. i, ch. 13.
2. Ibid., sect. ii.
3. ibuL, sect. m, 9.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 173
âges y avait mêlé de puérilités trop choquantes. Il dis-
lingue avec soin, à plusieurs reprises, la théurgie, véri-
tablement divine, agissant sur la partie élevée de l'âme,
et la nicigie, grossier produit de l'illusion des sens'. Il
voudrait épurer le culte en le sanclifiant, ennoblir le
merveilleux en le réhabilitant. En tendant la main au
vulgaire, il voudrait au moins que ce fut pour le faire
monter de quelques degrés vers la sagesse.
L'effort était vain : on ne pouvait s'arrêter âur une
telle pente. La superstition, une fois introduite ainsi
dans le sanctuaire philosophique, y devait pénétrer tout
entière, avec son cortège d'erreurs, de sottises et de
crimes. A partir de ce moment, la crédulité élevée
publiquement à l'état de science se donna carrière,
même parmi les rangs des meilleurs adeptes de l'école.
Sons prétexte d'éprouver ou de décrire les effets de
l'enthousiasme, il n'y eut plus de sophiste qui n'eût
à raconter sur lui-même ou sur ses maîtres quelque
prodige bien merveilleux. Les prédictions, les évocations
d'esprits, les opérations miraculeuses, devinrent les
signes ordinaires de la vocation philosophique; et les
tableaux que dans les premières années du v* siècle
l'historien Eunape nous trace de la vie des savants qu'il
avait connus, ne diffèrent plus essentiellement de nos
contes de sorciers. C'est ainsi qu'il nous montre Jam-
blique lui-même, élevé dans ses prières de dix coudées
1. De mysteriis liber, sect. m, 20, 25, 26.
174 TRANSFORMATION DU PAGANISME.
au-(le<sus de lerro; puis faisant sortir à son commande-
ment, des ondes d'une fonlaine, les génies et les amours
auxquels la source est consacrée'. Un peu plus loin,
c'est .Edesius, successeur de Jamblique, qui, divinement
averti par un oracle des dangers de la profession de
philosophe sous un empereur chrétien, va se cacher dans
une retraite en dépit des efforts de ses disciples-. Puis,
c'est Eustathe, moins célèbre encore par ses propres
aventures que par celles de sa femme Sosipatre, élevée
dans son enfance par des génies et qui connaissait si bien
l'avenir, qu'en se mariant elle put prédire le nombre,
les vertus, les qualités des enfants qu'elle devait avoir,
et la durée de la vie de son fiancé 2. Tous ces contes,
répétés dans les écoles, répandaient dans les rangs du
peuple la réputation des philosophes, et ceux qui n'au-
raient pas compris leurs doctrines se sentaient pénétrés
de respect au récit de leurs prodiges.
Par celte condescendance, en effet, qui l'a déshonorée
aux yeux de la postérité, la nouvelle école philosophique
s'assurait quelques jours de popularité et même de puis-
sance. Son concours rendait aux dieux du polythéisme
quelque chose de ce qui leur avait manqué pour com.-
battre leur victorieux ennemi. Un des mérites princi-
paux de la religion chrétienne avait été d'offrir aux
hommes des croyances à la fois populaires et subl-imes.
1. Ennap., Vit. soph., p. 45D,
2. Ibid., p. A 64.
3. Ibid., p. 4G9.
TRANSFORMATION DU PAGANISME. 175
et de réunir autour d'un même autel des enfants et des
docteurs. L'alliance de la philosophie alexandrine et des
fables païennes reproduisait d'une façon grossière et
nrlificielle, et, par conséquent, moins saisissante, ce
mélange efficace encore bien que dénaturé de science
et (le croyance. Elle donnait un credo commun à la
foule qui se pressait dans les cirques ou dans les tem-
ples, et aux maîtres qui enseignaient dans les écoles.
Des rangs du paganisme pouvait maintenant s'élever
un homme à la fois lettré et croyant : et si les jeux du
hasard ou la sévère justice de la Providence lui met-
taient un jour une couronne sur le front, armé de la
force que donnent une conviction ferme et une science
profonde, il pouvait ouvrir à l'erreur de nouvelles des-
tinées et soumettre la vérité à de nouvelles épreuves.
IJ.
CHAPITRE III
LA JEUNESSE DE JULIEN.
( 345 — 3o6. )
•î
SOMMAIRE.
A(Tail)Iisscnient de l'Empire. — Coiiiiiuialinn delà pnerrc de Porsc. — Snpnrll
coiisiiltMC les Clirelieiis comme des amis de Home et les perséciile. — Jacques,
éviV|iie de Nisibe. — Confessidn et m;irl>re de révf(|ur de Ctesi|ilu>ii Siméoii, et
de reiiiiii(|iu' Ustaziidc. — Uepiise des lioslilités — liaiaille de Siiip;ire. — Se
coud et troisième sièges de Nisibe. — La ville est défendue par l'evêgue Jarqiicf
et le diacre Ejdirem. — Incidents du siège : il est levé et l'armée île Sapnr mise
en déroule. — .\ssassinai Je Consinni en G;iu!c. — L'iisurp^itenr Maniicnce se fait
proclamer empereur. — Il est recunuu par tout l'Occideiil, sauf l'illyrie, i|iii pro-
claaie Vétranion. — Ma-^nence envoie à ('.onstanc une dépulalion qui passe par
Alexandrie. — Constance fait tète a l'orage et ne veut recunnaiire ni Magnence,
ni Veiranion. — 11 marche contre l'Occident. — Sou entrevue avec Vétranion,
qui est contraint d'alnliquer. — 11 élevé à la dignité de César son cousin Callus,
en lui confiant le gouvernement de l'Orient. — Naissance, histoire, caractères de
Galliis et de son frère Jidien.— Séjour de Constance en Tlirace, pendant l'hiver de
350 à 35i. — Les évéques ariens qui l'accompagnent tiennent concile à Sirmiura
et condamnent l'évêque Photin. — Ueprise de la guerre au printemps de iiSl. —
Hésitation des deux généraux : bataille de Murse. — Défaite de Magnence. — Sa
fuite en Italie, puis en Caule : triomphe complet de Constance. — Supplices des
partisans de .Magnence — Affreuse tyrannie de (Constance. — Les évéques ariens
veulent i)roliter de sr. toute-puissance, pour perdre Atiinuase sans retour — Ils se
servent, dans cetie pensée, de l'inlluence de l'impératrice Euséhie. — Caractère
et qualités de celte princesse. — Mort du pape .Iules. — Avènement de Libère. —
Athanase el les orthodoxes témoignent de toute manière leur soumission à Con-
stance. — Constance mande Alhanase à sa cour. — Le prélat décline cette invi-
tation, el bientôt après celle du pape Libère, qui l'engage à venir à Rome. — Libère
envoie une depntation à Constance, i)our parler en faveur d'Alhanase. — Cette dé-
pntation, reçue à Arles, est circonvenue par i'em|iereur et les prélats ariens et
consent à la condamnation d'.Mliaiiase. — Libère la désavoue el demande à
l'empereur la convocation d'un concile à Milan. — Inconvenienls de celle deminde
qui est accordée par l'empereur et dont rexérution est reuvo>ee au priniemps
suivant. — Excès et mauvaise adminislratiou de Gallus en Orient. — Jalousie de
Constance contre lui : il veut le perdre. — Massacre de l'envoyé de Constance,
Domitien, à Antioche. — Consiance mande Gallus à sa cour. —Gallus s y rend
après beaucoup d'hésitation: il est saisi et misa mort. — Consiance seul maiire
de l'Empire. —Concile de Milan : hésitations de l'assemblée: conduite énergique
d'Eusèbe de Verceil et de Lucifer de Cagiiari. — Émotion de la ville. — L'em-
pereur mande les évéques en sa présence. — Son édil contre Athanase : sa dis-
cussion avec Eusèbe et Lucifer. — Exil des évéques réfracta ires. — Constance veut
extorquer l'adhésion de Libère. — Libère se refuse à la donner : on le fat venir
à Milan. — Débat entre le pape et l'empereur. — Exil du poniife. —Procès de
Julien, frère de Gallus. — Sa condune réservée et digne à Milan, où il est
amené — État secret de son esprit: ses rapports mystérieux avec les sophistes
en Asie Mineure et son apostasie déjà consimmee. mais encore ignorée. — Il
obtient, ,v.,r l'intercession de l'impératrice Eusébie, la laveur "être envoyé i
Athènes. — Son altitude et ses éludes dans cette ville — li y rencontre les
jeunes Grégoire el Basile de Cap|iadoce. — Origine et caractères de ces deux .jeunes
chrétiens. — Julien est rappelé à la cour pour être fait César. — Motifs de cette
détermination : agitation de la Gaule, révolte et supplice du général Sylvain —
Constance se décide à partager l'Empire une secoinle foi^. — Hésitations, craintes
de Julien. — Il est reçu à la cour et proclamé devant l'arinee. — 11 fail le iiaiiegy-
rique de Consiance et épouse sa sœur Hélène. — Son départ pour laCaulej à la
fia d« l'amiée 353.
CHAPITRE III.
LA JEUNESSE DE JULIEN,
(345-356.)
La paix momentanée de l'Église, en laissant les esprits
se rasseoir, rendait aussi au pouvoir civil plus de liberté
pour prendre, contre les dangers croissants de l'em-
pire, des précautions devenues nécessaires. A mesure
que le souvenir du grand Constantin s'éloignait, et que
l'incapacité de ses successeurs était rendue manifeste,
les habitudes d'obéissance que son génie avait fait
renaître s'affaiblissaient. Les deux plaies mal fer-
mées de la société romaine, l'anarchie inténctire et la
faiblesse de la défense des frontières, se rouvraient par
degrés. On recommençait à parler de soulèvements et
d'invasions.
La guerre de Perse était rallumée, ou plutôt, comme
nous l'avons vu, elle n'avait jamais cessé. Mais chaque,
jour elle s'envenimait davantage par la complication qu'j
apportaient les passions et les persécutions religieuses. Les
chrétiens de Perse avaient perdu dans Constantin un pro-
lecteur, dont la renommée, plutôt encore que l'interces-
sion, les défendait contre la haine d'une caste sacerdotale
180 l.\ JKUNESSK I)K JULIKX.
iiilulrianlo. Prcscjne au niùuio niomeiil, Tii'i(lat(^, roi
d'Armônie, autre voisin de Sapor, allié iulinie et co-
religionnaire de Constantin, avait également terminé ses
jours, et il n'avait pas l'allu beaucoup d'elforls à Sapor,
pour réduire son successeur Chosroès à une sorte de
vasselage '. De ce côté non plus, par conséquent, les
chrétiens n'avaient plus de défense à espérer. Dès lors,
débarrassé de toute crainte, Sapor II, d'un naturel pru-
dent, mais au fond cruel, doinia librement carrière à sa
passion contre des sujets en qui il voyait à la fois des re-
belles et de secrets agents de l'étranger. Le centre de la
foi chrétienne était à Rome, et tout chrétien paraissait
aux yeux de Sapor un Romain déguisé. Les deux causes
du Christ et de Rome lui semblaient intimement unies,
d'autant plus qu'à la porte même de son empire, il les
trouvait toutes deux représentées par un même homme,
l'évêque de Nisibe, Jacques, un des héros de la foi de
Nicée. Jacques était tout ensemble un intrépide chrétien
et un ardent patriote. Son âme, fortifiée contre tous les
périls par le long usage des austérités, bravait, d'une har-
diesse égale, les ennemis de la foi et ceux de l'empire. Sa
métropole, Nisibe, nommée aussi \ntiochede Mygdonie,
à cause de sa situation semblable à celle de la capitale
de la Syrie et de la rivière Mygdone qui la traverse et
va se jeter dans le Tigre, passait pour la clef de la Méso-
potamie. Les redoutables fortifications de cette ville gar-
i. Moïse de Chorène, Historice Armenicœ, 1. ii, cli. 89, p. 226-230;
1. m., ch. 1-9, p. 231, 239, éd. 1736. — Gibbon, ch. 18.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 181
daient la roule de l'Asie Mineure ' . C'était le premier ob-
stacle que rencontraient les armées perses dans toutes
leurs expéditions, et toujours elles trouvaient la ville mise
en défense par les soins vigilants de son évoque, et les ci-
toyens animés, par cet exemple, d'une ardeur et d'une fer-
meté de courage rares chez les Romains de la décadence.
Jacques était, du reste, populaire et respecté dans toutes
les colonies chrétiennes de la Perse, qu'il avait souvent
parcourues, et dont beaucoup lui devaient leur conver-
sion =; et Sapor était naturellement fort irrité de voir
ainsi le même nom que redoutaient ses armées, invoqué
et béni par une partie de ses sujets dans leurs prières.
Celte irritation fut habilement exploitée à la fois par
les Mages, naturellement eimemis de toute religion nou-
velle> et par les Juifs, restés assez nombreux le long de
l'Euphrale, depuis la captivité de Babylone, et qui
avaient su gagner la faveur de la reine ^. Les chréliens
se virent bientôt désignés comme les espions de la cour de
Byzance. On les chargea d'impôts insupportables, espé-
rant, dit Sozomène, que, comme la plupart d'entre eux
avaient embrassé la pauvreté, ils seraient hors d'état
de payer, et se verraient ainsi, ou contraints d'abju-
rer, ou réduits à se mettre en contravention directe avec
les lois de l'État. Bientôt môme on trouva ces détours
1. Amm. Marc, xxv, 8 : Constabat enim orbein Eoum in ditio
nem potuisse transire Peisidis, nisi hœc civitas, habili situ et mœnium
magnitudine, restitisset.
2. Théod., Vlta patruin, i, p. 675. — Tillemont, vol. vu, p. 77.
3. Soz., II, 9.
182 LA JEUNESSE PE JULIEN.
siipLM-nus, ol un édit royal, rendu vers l'année S-iS ♦,
condamna tons les prêtres à faire abjuration, sous pi-ine
de mort, ordonna la deslniction des églises, et cila l'é-
vèquc de Clésiphon, Siméon, à comparaître devant le
roi, pour rendre compte de ses méfaits.
Siméon parut, en effet, au jour marqué, amené par
des soldats et chargé de chaînes. 11 entra le front haut, c;l
fit quelques pas devant le trône royal, sans se proster-
ner suivant la mode de Perse, à laquelle, jusque-là, les
chrétiens n'avaient fait aucune difficulté de se conformer.
Le roi lui demanda, fort en colère, ce que signifiait cette
insolence nouvelle. « C'est, dit l'intrépide vieillard, que
« l'on m'amène devant vous pour trahir mon Dieu .Quand
a je venais comme votre sujet, je n'ai point refusé de-
« vous rendre les respects dus à un souverain; mais il
« n'est point permis de s'incliner, au soldat qui vient dé-
« fendre sa religion et la vérité. » — a Adore le soleil,
« lui dit Sapor, et je te comblerai d'honneurs. Si tu re-
« fuses, et toi, et toute la race des chrétiens, vous êtes
« perdus. » — Ni menaces, ni promesses ne firent effet
sur Siméon ; mais, pour lui donner le temps de réfléchir,
le roi consentit qu'il fût ramené ce jour-là en prison.
1. Nous adoptons cette date, avec Tillemont et Baronius, conformé-
ment à la Chronique de S. Jérôme, mais contrairement à Sozomone et
à Tliéodoret, et à la chronique de Théophane, qui placpnt la grande
persécution sous le règne de Constantin. Ce serait même, suivant ces
historiens, à l'occasion de cette persécution que Constantin aurait
éciità Sapor la lettre que nous avons rapportée plus haut (première
partie de cette histoire, t. u,p. 312 et suiv.); mais cette lettre ne lait
aucune mention d'une persécution imminente.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 183
Au moment où Siméon franchissait le seuil de la
salle, un vieil officier qui était de garde à la porte s'in-
clina et mil un genou en terre devant lui. Le confesseur
lui jela un regard de colère, et passa en détournanl le
■visage. L'officier s'attacha à ses pas, fondant en larmes
et di'chirant ses vêtements. C'était un eunuque, du nom
d'Ustazade, très-attaché à la famille régnante, et qui
avait veillé sur l'enfance du roi, pendant sa lon-
gue minorité. Il était chrétien d'origine, et l'avait été
longlimps aussi de profession; mais les menaces de
redit et une vive affection pour son royal élève, avaient
triomphé de sa fidélité, et peu de jours auparavant il
s'était décidé à adorer le soled. La vue du péril et du
courage de son ancien pasteur, qui avait été longtemps
son ami, lui ouvrait les yeux sur sa faute.
Repoussé par la gt'uéieuse indignation de Siméon,
Ustaznde alla dépouiller ses riches vêtements de cour,
et, revêtu d'une robe noire, revint s'asseoir à la porte
du palais, en poussant desombres gémissements. «Mal-
heur à moi, disait-il ! quel jugement portera donc de
moi le Dieu que j'ai renié, puisque Siméon, mon ami,
ne veut même plus me regarder? » Le roi, informé
de cette scène lugubre, appela son vieil ami auprès de
lui, et lui demanda avec intérêt quel malheur l'avait
frappé. « Aucun malheur, ô roi, répondit l'eunuque;
plût à Dieu que je fusse atteint de quelque mal!... Je
gémis au contraire de ce que je vis quand je devrais être
mort, et de ce que je vois ce soleil que j'ai adoré pour
18^ LA JEUNESSE DE JULIEN.
VOUS plaire. J'ai (loublenieiil mérité la moil : J'ai Irahi
mon Dieu, cl trompé mon roi. Mais, j'en prends à té-
moin le Dieu créaleur du ciel el de la (erre, c'en est
fait, je ne changerai plus. » Sapor, contrarié de celte
déleclion inattendue, n'en conçut qu'une colère plus vive
contre les chrétiens qui lui enlevaient ainsi ses meilleurs
amis. Plusieurs jours furent employés à tâcher d'ohtenir
d'Ustazade, soit par intimidation, soit par des caresses,
qu'il ne donnât pas le funeste exemple de l'insubordi-
nation; mais, ne pouvant arracher de lui une nouvelle
faiblesse, Sapor enfin perdit patience et crut que le sup-
plice d'un favori serait plus propre que toute autre chose
à répandre la terreur, et à faire connaître son inflexible
volonté. Il ordonna donc qu'on tranchât la tête à Usta-
zade. L'eunuque apprit sa sentence sans faiblesse; mais,
pour unique grâce et comme dernier témoignage de sa
fidélité à Dieu et à son maître, il demanda qu'on fît crier
dans la ville par un héraut public, qu'Ustazade mourait,
non pour avoir trahi l'État, mais pour n'avoir pas voulu
adorer le soleil. Il périt le Jeudi Saint, et le lendemain
Siméon subit le même sort avec cent autres prêtres
i'hrétiens*.
La persécution devint alors atroce et générale. Les
Mages et les Juifs parcouraient les campagnes et les
villages, pour découvrir les retraites des chrétiens et les
livrer aux bourreaux. Les sœurs de saint Siméon, accu-
sées de sorcellerie et d'empoisonnement, puis livrées à
1. Soz., II, 9, 10 et suiv.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 185
(les juges criminels, qui essayèrent en vain tle les cor-
rompre, périrent dans un affreux supplice. On scia leurs
corps par la moitié j on en altaclia les lambeaux à desi
^poteaux, et la reine, à qni les Juifs avaient persuadé
qu'une maladie ancienne dont elle souffrait était relîct
de leurs sortilèges, ne rougit pas de passer cnlrc ces
hideux trophées. Sadoth, le nouvel évéque deCtésiphon,
puis des moines, des solitaires sans nombre, vinrent
grossir aussi, pendant plusieurs années consécutives, la
phalange céleste des martyrs '.
Ces rigueurs contre des amis supposés de Rome 3^"^.^,
avaient pour conséquence naturelle un redoublement
d'activité dans la guerre suivie contre Rome même.
Aussi les événements militaires se multiplient vers
cette époque, et croissent en importance. Un siège
inutile de soixante-dix jours devant Nisibe, remplit
toute la campagne de 347 "-, mais, dès le com-
mencement de la suivante % Sapor était en armes sur
le Tigre, à la tête de toutes les forces de son royaume,
qu'il commandait lui-même, et auxquelles il avait
joint de nombreuses troupes d'auxiliaires. Constance,
accouru de son côté avec un armement moins consi-
dérable, ne voulut pas disputer le passage à une armée
1. Soz., 11,9, 10 et suiv.
2. A. D. 346.— Iiulictio. iv. — U. C. 1099. — Constanlius iv, et
Constaris m. Coss. — A. D. 3i7. — luiiictio. v. — U. G. 1100. Uufinus
et Euseliius. Coss.
3. A. D. 348. — Indiclio. vi. — U. C. 1101. — Philippus et Flavius.
Coss.
186 LA JEUNESSE DE JULIEN.
supérieure à la sienne. Les Perses traversèrent donc
sur trois points le fleuve qui servait de frontière à l'em-
pire, et vinrent former un camp reiranché dans une
plaine de Mésopotamie, voisine de la ville et de la
montagne de Singare. Les Romains, ne pouvant éviter
plus longtemps la bataille, s'avancèrent pour les dé-
poster. Sapor, usant alors de stratagème, laissa sur
les remparts du camp et sur les collines avoisinantes la
plupart de ses gens de trait, rangea sa grosse cavale-
rie devant le camp même, et ne vint au-devant de l'en-
nemi qu'avec la moindre partie de ses forces. Un pre-
mier engagement eut lieu, mollement soutenu par les
Romains qui soupçonnaient quelque piège. Mais Sapor,
se faisant élever sur les boucliers de ses soldats, pour
mesurer la profondeur des colonnes romaines, et fei-
gnant d'être épouvanté de ce qu'il apercevait, donna
précipitanmient le signal de la fuite. Le mouvement fut
exécuté avec une terreur si bien jouée et qui devint s:
promptement communicative dans tous les rangs, que
les Romains, jusque-là en défiance, perdirent toute
prudence. Ils se lancèrent à la suite de leurs ennemis,
sans écouter les conseils de quelques généraux mieux
avisés, et de Constance lui-même, qui leur montrait vai-
nement du doigt les archers retranchés sur les hau-
teurs. Au premier moment, l'élan des Romains fut tel
qu'ils emportèrent d'assaut le camp des Perses, en-
trèrent dans la tente du roi et s'emparèrent de son jeune
fils, qu'ils mirent à mort sur-le-champ, dans un cruel
LA JEUNESSE DE JULIEN. 187
emportement. Sapor, sans se laisser émouvoir, Jes
laissa faire main-basse sur toutes les richesses du camp;
et ce ne fut que quelques heures après que, profiicirit de
la nuit qui s'avançait et de la fatigue des pillards, ac-
crue par l'extrême chaleur du jour el de la saison, i!
revint à la charge subitement avec ses archers, et jeta
toule l'armée romaine dans une déroule inattendue. Ce
fut, au dire des historiens, le plus grand avantage que
les Perses eussent remporté sur les aigles romaines de-
puis Crassus et Valérien. Constance y perdit ses meil-
leurs généraux. Le succès avait pourtant été si chère-
ment acheté, que Sapor crut devoir s'en conlenîer, et
repassa rapidement la rivière, en rompant les ponts der-
rière lui. 11 laissa à l'empire près de dix-huit mois de
relâche '.
Ce ne fut en effet que vers la fin de l'année 349 ^, qu'il
revint mettre pour la troisième fois 1-e siège devant
Nisibe. 11 avait fait appel, dans celte campagne, à tous
ses alliés, et soulevé même le fond de l'Orient contre la
puissance romaine. Des rois des Indes l'accompagnaient,
1. Liban., 0>\ 3, p. 123 et suiv. — Jnl., Or. i, p. 40 et suiv. —
Ces deux récits ne concordent pas en tout point, et tous les deux
étant tirés des panégyriques de l'empereur vivant, ne sont probable-
ment pas rigoureusement conformes à la vérité. — Julien croit que la
fuite de Sapor fut l'effet, non d'un piège, mais d'une terreur véritable.
Il atténue aussi beaucoup les résultats de réchec, mais Ammien Mar-
cellin, qui ne faisait point de panégyrique, s'expiime bien ylus nette-
ment : Singaram, dit-il, ubi acerrime illa nocturna coiicertatione pu-
gnatum est, nostromm copiis ingenti strage confossis (xviii, 5).
2. A. D. 349. — Indictio. vu. — U. C 1102. — Limeuius et Catili-
UUS. CùSS.
188 LA JEUNESSE DE JULIEN.
iiionlés sur (les éléphanls, et suivis d'une iiilinitédo iiia-
cliincs de guerre, plus ingénieuses et plus compliquées
que toutes celles qu'on avait vues jusqu'alors'. Une
foule ininiense de femmes, d'esclaves, de domestiques,
des familles entières avec leurs vieillards et leurs en-
fants, suivaient l'armée et donnaient à l'expédition
l'apiiarenco d'une véritable invasion 2. La ville avait
pour gouverneur un oHicier distingué, du nom de Lu-
cilien, dont le gendre Jovien fut plus tard empereur.
Mais sa véritable défense, c'étaient l'ardeur et les prières
de son évoque. Jacques, à la nouvelle de l'approche des
ennemis, avait rassemblé les habitants, veillé à la dis-
tribution des armes et à la défense des fortifications,
assigné à chacun sou poste, et, toutes les précautions
ainsi prises, il était allé se mettre en prières dans son
église, et ne cessait ses oraisons ni jour ni nuit.
A côté de lui, partageant ses préoccupations, ses
veilles et ses prières, et agissant plus efiicacemcnt peut-
être encore sur l'imagination populaire, se trouvait un
diacre de Syrie, du nom d'Ephrem ou d'Ephraïm, déjà
connu par l'austérité de sa vie, l'ardeur de sa piété, et un
don naturel d'éloquence. Ephrem, bien que pieusement
i. Chron. Alex., p. C74. — Amm. Marc, xxv, 8, 9. — Théod., Hist.
eccl., II, 30. C'est d'après la clnouique alexandriiie que nous plaçons
à cette date le troisième siège de Nisibe. Zosiir.e le met à la fin du
'ïègne de Constance, et Théodoret presi^ne aussitôt apiès la mort de
Constantin. Comme il y eut plusieurs sièges de Nisibe, la coutusioû
des détails est inévitable.
2. Jul., Or. I, 48.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 189
élevé par sa famille, n'avait été baptisé que dans l'adoles-
cence, après quelques désordres de jeunesse, qui même
l'avaient conduit, sous une fausse imputation, dans une
prison criminelle. Eclairé, pendant ce temps d'épreuve,
par une vision céleste, régénéré par celte humiliation, il
était sorti du cachot pour courir à la solitude ' . La vie des
cénobites de Mésopotamie, presque affranchie de toute
règle monastique, était plus sauvage encore que celle des
cellules d'Egypte ; elle participait de l'âpreté de ces
contrées montagneuses. Plusieurs solitaires demeuraient
dans les rochers, sans autre logement que des cavernes,
sans autre nourriture que les herbes de la montagne,
qu'ils allaient couper chaque matin avec une serpette,
et qu'ils mangeaient toutes crues. On les nommait les
pasteurs, ou, plus exactement, les brouteurs ([^og/.oQ ~.
Ce fut parmi ces hommes des bois, peu lettrés, étrangers
à tous les besoins de la nature, mais pleins d'une fer-
veur naïve, qu'Ephrem, sans pourtant s'engager tout
1. Ces détails sur la jeunesse de saint Ephrem sont racontés d'une
manière assez confuse et contradictoire dans deux pièces aui portent
son nom, l'une intitulée Testament , et l'autre Confession. L'une et
l'autre ont été contestées, et soni en effet difficiles à accorder ensemble.
Sozomène ( m, 16), qui rapporte les traits de sa vie et de son caractèie
avec la plus pieuse admiration, convient pourtant qu'il avait été fort
colère dans sa jeunesse, défaut dont plus tard il se corrigea complète-
ment. La Confession de saint Ephrem se tiouve dans le tome premier
de ses œuvres publiées à Rome par Vossius (p. 120 et suiv. ) Les autres
renseignements sur la vie du saint peuvunt être tirés de saint Jérôme,
De viris ill., 115, et d'un panégyrique prononcé par saint Grégoire de
Nysse. Cf. Cornmentotio critica de Ephrœmo Syro, auctore G. Leu-
gerke; Halis Saxonum, 1828.
2. Soz., VI, 33. — S. Epiph., Uœr., lxxi, 6.
190 LA JEUNRSSE DE JULIEP»
à fait dans leurs rangs, passa plusieurs années de sa
jeunesse. Dans cette vie à la fois d'aventures et de
prière, sous Taction de la grâce et du repentir, et
par l'essor d'une imagination naturellement originale,
se développa chez Éplirem une éloquence émue et
poétique^ pleine d'onction. 11 avait par excellence ce
que, dans le touchant langage de la piété mystique, t
on appelle le don des larmes *. « Il était plongé, dit un
pieux biogrnphc, dans un abîme de componction. »
« L'Esprit-SainI, dit Grégoire de Nysse, lui avait donné
une source si merveilleuse de science, qu'encore que les
paroles coulassent de sa bouche comme un torrent, elles
étaient trop lentes pour exprimer sa pensée. Quelque
prompte que fût sa langue, elle ne pouvait suffire à l'a-
bondance d'idées que son esprit lui fournissait. Elle dé-
passait la vitesse des autres inlelligences, mais ne pouvait
suivre la sienne. Et c'est pourquoi l'on dit que ce grand
homme pria Dieu de modérer ce flux inépuisable, en lui
disant : Retenez, Seigneur, les flots de votre grâce. Car
cette mer de science, qui voulait sans cesse se décharger
par sa langue, l'accablait de ses flots -. » Les écrits de
saint Ephrem, presque tous composés dans la langue
syriaque, qui était l'idiome populaire de la Mésopotamie,
et qu'il avait ployée, malgré sa rudesse, aux règles d'une
versification harmonieuse, conservent, même à travers
1. s. Grég. Nyss. , Encom/um^/j^î-œm. Syr., dans les œuvres grecques
de ce sauit, 1. 1, p. 7.
2. S. Grég. Nyss., ih., p, 11.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 191
d'ingrates traductions, cette verve, cet élan, cette émo-
tion'. A côté d'une sagace intelligence des textes sacrés
et d'une ardente piété chrétienne, on est touché de
reRcontrer un délicat sentiment des grands spectacles
de la nature. On sent comme le parfum des hois.
Sincèrement dévoué à Jacques de Nisibe, de qui il avait
reçu le baptême, et dont il imitait les exemples, Éphrem
était venu, à la première nouvelle du siège, partager ses
travaux et ses périls. L'attaque fut plus rude à sou-
tenir que dans les sièges qui avaient précédé. Sapor
avait d'abord essayé de venir à bout de la ville par la
soif, en détournant le cours de la rivière Mygdone; mais
les puits suffirent à la consommation des habitants, et ce
moyen se trouva impuissant 2. Profitant alors des tra-
1. Les écrits de saint Ephrem, faits en syriaque, avaient, de sou
vivant même, été traduits en grec, et on les lisait puhliquenienl dans
les églises. Le nombre en était très-considérable, car Photius Ini attri-
bue jusqu'à mille ouvrages, et Sozomène ( /oc. cit.) dit qu'il avait com-
posé jusqu'à trois cent mill^ vers. On a publié les œuvres de saint
Ephreui à Rome, en six volumes, mais seulement dans une traduction
latine faite sur le texte grec; et l'authenticité d'un grand nombre de
pièces contenues dans ce recueil est fort douteuse. Nous nous sommes
servi, dans les extraits cités plus loin, d'un choix d'écrits fait et traduit
en anglais par le.rév. Morris, Oxford, 1847. — Sur la part prise par
S. Éphrem au siège de Nisibe, on peut consulter l'ouvrage récent inti-
tulé : S. Ephrem, Syr. Carmin. Nf'sibera. Bickell. Leipzig, 186G.
2. Jul., Or. I, II, p. 49, 50, 115. — Citron. Alex., p. 536. —
Théoph., Chronogr., 32. — Théod., ii, 30. — Zon., xiw, 7. Les
détails de ces divers récits ne sont pas tous pareils. Ainsi Julien ne
fait aucune mention de l'intervention de Jacques de Nisibe, et attribue
la déroute des Perses aux effets de l'inondation provoquée par eux-
mêmes, et qui les aurait engloutis. Théoiihane rapporte commi; un
fait véritable l'apparition d'un ange ayant la figure de Constance, sur
la murailli', etc. — Nous avons combiné ces divers récits de la manière
la plus vraisemblable.
192 LA .iKr\i:ssF, ni-: .icF.inx.
vaux qu'il avait liiils, Sapor retint la rivière dans tle
hautes digues, puis, quand une masse d'eau sufrisanl(! lui
parut accumulée, il lâcha subitement les écluses, et le
flot vint battre de tout son poids contre les murailles.
Une grande partie des remparts céda à ce débordement
arliliciel, et une brèche de cent coudées fut ouverte.
L'assaut donné immédiatement aurait infailliblement
emporté la ville, sans un orage effroyable qui vint en
aide à la défense héroïque des habitants, en éblouissant
les regards des Perses par une succession d'éclairs, et
en chassant dans leurs visages une pluie abondante. Il
fallut renoncer à profiter de l'avantage et à pénétrer
dans la ville ce jour-là *.
Dès le soir, tous les habitants, toujours excités par
Jacques et Ephrem, étaient à l'œuvre; et, pendant
qu'une épaisse colonne d'hommes armés défendait la
brèche, d'autres travaillaient à élever par derrière un
second mur. On aime à penser que, pendant cette longue
nuit passée au travail, ces pieux ouvriers répétaient
quelque cantique d'Ephrem semblable à celui-ci, com-
posé on ne sait à quelle veillée de Noël :
« Joyeux doit être l'homme qui veille, puisque celui
qui veille toujours est venu pour nous éveiller... Ne
veillez point comme l'usurier, qui pense pendant la
nuit à l'argent qu'il a placé, qui calcule son capital .
et son intérêt. Ne veillez point comme le voleur qui a
enterré le sommeil avec son larcin dans la terre. Il
1. Chron. Alex. — .Théoph., Chronogr., 32.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 193
veille, mais c'est pour troubler le sommeil de ceux qui
dorment. L'homme intempérant veille aussi, troublé
par l'excès de la nourriture; mais sa veillée est doulou-
reuse et pleine d'angoisse. Le marchand veille, et de
nuit il compte sur ses doigts combien d'or va lui venir,
et si sa richesse doit doubler ou tripler. Le riche veille:
ses trésors ont chassé le sommeil, et pendant que ses
chiens eux-mênies s'assoupissent, il veille pour se gar-
der des voleurs. L'ambitieux veille : les soucis ont
îtoutré son repos; et pendant que la mort est à son
chevet, il veille, pensant aux années qui vont venir...
Judas veilla toute une nuit, puis il vendit le sang du
Juste, et ce prix racheta le monde... Les Pharisiens, fds
de l'ange de ténèbres, veillèrent toute la nuit, afin de
pouvoir voiler la lumière infinie. Ovous qui veillez, ne
veillez point ainsi; veillez comme les étoiles qui éclai-
rent l'onibre de la nuit '. »
Le lendemain, quand les Perses revinrent à la charge,
le mur élait déjà élevé de quatre coudées 2, et la brèche
ainsi complètement fermée. Sur la muraille nouvelle,
regardant drfiler les troupes ennemies, se tenait Jac-
ques lui-même, la tiare sur la tête et revêtu de ses ha-
bits sacerdotaux. Cette apparition excita dans l'armée
persane une très-vive émotion. Sapor, se méprenant
sur la forme de la coiffure qui de loin figurait assez
bien un diadème, s'imaginait que c'était Constance lui-
1. ^. Ephrem, Se/ecf. Works Oxford, 1847, p. 6.
2. Jul., Or. % p. 121, 122.
19û LA JKUNESSE DE JULIEN.
même qui tHait venu se mettre à la tête de la gar-
nison, cl il s'emportait contre ceux qui lui avaient
assuré que cet empereur était retenu à Autioclie. Dans
cette persuasion, il envoya un héraut défier Constance
d'en venir à une bataille. « Qu'il sorte donc votre em-
pereur, s'écriail-il, qu'il vienne combattre contre moi,
ou qu'il me livre sa villes » Son messager revint bien-
tôt, chassé par les risées des habitants, qui se rail-
laient de sa méprise, sans vouloir la lui expliquer.
Les Mages présents au camp juraient de leur côté que
c'était un ange qui était venu pour défendre la ville,
et répandaient l'etTroi dans tous les rangs.
Témoin de ces perplexités et s'apercevant du ralen-
tissement de l'attaque, Éphrem conseilla à Jacques de
monter sur la plus haute tour du rempart, et d'accabler
l'armée ennemie tout entière de la malédiction du Dieu
vivant. «Dieu, s'écriait-il, a fendu la muraille de la ville
pour nous enseigner sa justice : il l'a rétablie pour en-
seignera nos ennemis sa miséricorde^. » Jacques suivit
son avis, et à peine s'était-il mis en devoir d'appeler la
colère de Dieu sur les ennemis des chrétiens, qu'au
récit de Théodoret, une nuée de mouches venimeuses,
armées de dards, se répandit dans les rangs des Perses,
et causa par ses piqûres d'affreuses douleurs aux
hommes, et surtout aux chevaux et aux éléphants. Ces
animaux, perdant toute patience, se cabraient, rom-
1. Chron. Alex, -r- Théod., îoc. cit.
2. S. Éphrem., Carm ma Nisibena, ii, p. 76 : Docuit internos quod justo
judicio scidit scissuras : Docuit internos quod Lenigne lestauravit eas.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 195
paient leurs liens, mettaient en pièces, dans leurs mou-
vements furieux, les chars ou les machines auxquels
ils étaient attachés, et foulaient aux pieds leurs con-
ducteurs. Ils mirent un tel désordre dans les rangs, et
les éléphants, en particulier, causaient tant de dé-
sastres autour d'eux, qu'on jugea plus sûr de tuer toutes
les bêtes de trait, puisqu'on ne pouvait venir à bout de
les contenir. La confusion était accrue encore par l'état
du terrain, tout détrempé de l'inondation des jours
précédents, et où s'étaient formés des réservoirs d'eaux
stagnantes, assez profonds pour noyer les animaux et
les gens qui s'y laissaient tomber. Ce fut une déroute
épouvantable. La destruction des principales machines
de guerre rendait la continuation du siège impossible,
et Sapor se décida à le lever. Il y avait employé cent
jours et y laissa près de vingt mille hommes, au dire
de Julien. Il se vengea de ce revers en mettant à mort
les conseillers qui l'avaient entraîné* et les généraux
qui l'avaient secondé dans cette entreprise*. Telle fut
la fin ridicule et tragique de cette redoutable attaque.
Constance, dont la présence supposée avait com-
mencé la déroute, était bien loin de songer à venir dé
sa personne défendre sa frontière. Un événement inat
tendu absorbait toutes ses préoccupations. Le mêmv
coup venait de lui conférer l'héritage de tout l'empire
1. Jnl., Or. II, p. 122.
2. Zo3., loc. cit.
196 LA JKlINESSi: l>E JULIEN.
et (le lui duiuier un iiulo comptUileur à combaltre.
Son frère Conslanl avait péri victime d'une conspiration
militaire et l'enipire, livré de nouveau aux aventures,
redevenait la proie des soldats de fortune et l'enjeu des
révolulions^
Vivant au sein d'une paix profonde , dans des pro-
vinces actives et florissantes, où, grâce au bon esprit
de l'Eglise latine et à l'autorité salutaire de Rome, le
bruit des dissensions religieuses arrivait à peine , l'em-
pereur Constant s'était abandonné sans contrainte aux
penchants d'un naturel ami du plaisir. Il s'en remettait
volontiers sur des favoris des soins de son gouvernement.
La chasse était son divertissement de prédilection, et il
y passait des journées entières^. II faisait principalement
son séjour en Gaule , dans les montagnes giboyeuses de
la Bourgogne. Vers le commencement de l'année 350,
sa présence dans le voisinage d'Autun avait motivé une
agglomération de troupes assez considérable auxentours
deeetteville. Ony avait rassemblé, notamment, plusieurs
compagnies spécialement attachées à la personne des
princes, et dont les soldats, en mémoire de Dioctétien et
de son premier associé, gardaient le nom de Joviens et
d'Herculcens. Elles étaient commandées par Magnence,
1. A. D. 350. — ludictio. viii. — U. C. 1103.— Sergius et Nigritia-
nus. Goss. , .,
2. Auiei. vict., Epit. 42. — Zon., xiii, 6. Cet auteur donue au goût
de Constant pour la chasse un motif odieux et singulier qui ne parait
pas vraisemblable. — Zos., ii, 42, — Socr., u, 25.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 197
Germain d'origine et peut-être de naissance \ mais en-
gagé dès son enfance dans les troupes romaines, où il
s'était assez distingué. C'était un liabile militaire, de
haute stature, d'une grande force musculaire, d'une
intelligence assez cultivée, et connu dans les camps
pour la vivacité d'une ék^jucnce simple et naturelle.
Sa bravoure personnelle n'était pas, à la vérité, au-
dessus de tout soupçon -.
Magnence vivait en intimité avec l'intendant des
finances Marcellin. L'un disposant ainsi des Irounes,
et l'autre du trésor, ils avaient entre les mains tout
ce qu'il fallait, dans l'état de l'empire, pour opérer
une révolution. Ils se familiarisèrent peu à peu avec la
pensée d'usurper le pouvoir. Un siècle auparavant,
c'eiÀt été le dessein du monde le plus naturel : depuis le
règne de Constantin, il fallait un peu plus d'audace
pour le concevoir; mais on vit bientôt qu'il ne fallait
pas plus d'effort pour l'exécuter. Le 18 janvier, Marcel-
lin réunit les principaux officiers de l'armée, dans un
festin donné pour la naissance de son fils. Le repas
se prolongea assez avant dans la nuit, et quand les
esprits parurent suffisamment échangés, Magnence,
i Les écrivains, tous d'accord sur rorigiue germaine de Magnence,
se contredisent sur le point de savoir s'il avait été lui-même fait
prisonnier, ou s'il était né d'une de ces familles captives établies en
Gaule par Constance, et que Ton connaissait sous le nom de Lceti
(barbares contents ou soumis). Julien donne la première version, Vic-
tor la seconde et le texte de Zosime est douteux.
2. Aurel.Vict., Epit. 41.— Zos., ii, 54. — Jul., Or. i, p. Gl; 2. p. 104
et 177.
108 LA JEUNESSE DE JULIEN..
faisant un signe convenu à son hôte, disparut de la
salle. Peu de moments après, il rentrait revêtu de la
pourpre et des autres mi\rques delà dignité souveraine.
La surprise fut générale. Dans l'exaltation produite par
la gaieté du repas et par le vin, les officiers présents,
entraînés d'ailleurs par une courte harangue des conspi-
rateurs, s'écrièrent, sans trop réfléchira ce qu'ils fai-
saient : a Salut donc à l'auguste Magnence. » Le bruit
de cette élévation improvisée se répandit aussilôt dans
le camp et dans la ville. Chaque officier fit comme son
chef; chaque soldat comme son officier. La foule des
habitants et des paysans accourut, pour voir ce qui se
passait. Chacun suivit l'exemple de son voisin , tous criant,
dit Zosime, sans rien comprendre à ce qu'ils voyaient'.
Ce lut bientôt un concert d'acclamations, qui joignaient
sur tous les tons le nom d'Auguste à celui de Magnence -.
Rien n'était fait tant qu'on n'était point assuré de la
personne de Constant. Un gros de cavalerie qui passait ,
se rendant d'illyrie dans la Gaule celtique, fut envoyé
à sa poursuite. On avait fermé les portes de la vilie,
pour que personne ne pût aller l'avertir dans les mon-
tagnes où il chassait. Il fut prévenu cependant, on ne
sait comment, et prit aussitôt la fuite. Il lalhit le pour-
suivre à travers toute la Gaule, ut on ratteignil dans le
voisinage des Pyrénées, au moment où il se disposait
1. Zcs., II, 42. — Où/c zi^oTz; ff/eoôv xô TrpaxTOfAevov, ÈTTEpo'wv à-o«vTSç.
2. Zos. — Zon. — Jul. — Aurel.Vict., Epit., loc. cit. — Chrun. Alex.^
p. 53.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 199
à passer en Espagne. On le contraignit à se donner la
mort. C'était un officiel- franc nommé Gaison qui le
poursuivait; ce fui un autre Franc Leniogaise, qui resta
le dernier à le défendre. Ainsi périt, entre deux bar-
bares, le fils de Constantin, sans motif, sans combat,
sans résistance, sans que de cet empire, encore tout
plein (lu nom du père et tout organisé par sa main , une
seule voix s'élevât pour le défendre \
Toule une vaste portion de l'empire fut alors aban-
donnée à l'une des plus étranges familles qui eût en-
core revêtu la pourpre souveraine. Si l'habitude du
camp et la discipline militaire avaient un peu dégrossi
les mœurs de Magnence lui-même , il n'en était de
même ni de ses frères, dont il fit aussitôt ses lieutenants,
ni de sa vieille mère qui exerçait encore sur lui cette
autorité mystérieuse que les croyances germaines ac-
cordaient aux femmes. Celle-ci était une sorte de prê-
tresse ou de prophétesse qui se mêlait de prédire l'ave-
nir, lisait les sorts, rendait des oracles, et son fils suivait
religieusement tous ses avis. Sous l'impulsion de ce
caractère énergique, la Gaule eut pris en peu de jours
l'apparence d'un vaste camp; on n'y entendait que
le bruit du marteau sur l'enclume et la voix des instruc-
teurs enseignant l'exercice aux nouveaux soldats. Profi-
tant même de ses relations de parenté avec les Germains,
Magnence alla chercher au delà du Rhin des auxiliaires
francs qui ne se firent pas prier pour se rendre à son
1. Zos. — Zon. — Soc, etc., loc. cit.
200 LA JEUNESSE DE JULIEN.
appel. A vrai dire, tant trcfTorts au premier moment
pouvaienl ne pas paraître nécessaires, car l'cnlraînement
étourdi lie la Gaule était suivi sans murmures de l'imi-
tation stiipide et servile de l'Espagne, de l'Afriijue et de
l'ilalie. 11 suflisait, ce semble, d'avoir pris la place du
0iaîlre, pour avoir conquis le droit de donner des ordres
comme lui.L'usurpation ne rencontra que deux résistan-
ces. A Rome, où le préfet du prétoire envoyé par Mag-
nence avait d'abord été reçu sans hésitation, un neveu de
Constantin, llls de sa sœurKutropie et nommé Népotien,
tenta de recueillir la succession de son parent. L'entre-
prise lui réussit au premier moment, grâce à l'insuffi-
sance de la force armée qui gardait la ville; mais il dut
céder devant le premier effort sérieux. Népotien régna
vingt-huit jours, et fut détrôné au bout du mois par l'ar-
rivée du comte Marcellin , devenu maître des offices*.
Sa chute fut suivie du massacre de tous ceux qui étaient
alliés de près ou de loin à la famille de Constantin. En-
tropie elle-même, Abutèreet Spérance, les amis d'Atha-
nase, périrent avec beaucoup d'autres nobles et sénateurs.
En 111 y rie, un vieux général du nom deYétranion,assei
borné d'intelligence, mais dont la probité et les vieux ser-
vices étaient estimés, ne voulut point recevoir sans ré-k.-
sislance les ordres de maîtres inconnus; mais ne sachant
à qui garder sa fidélité, ni comment retenir ses troupes
1. Zos., II, 43. — Aurel.Vict., Epit. 42. — Chron. Alex., p. 535. —
Soc, II, 23. — Eutrop., x, 11. — S. Athan., ApoL, p. G77, C78. —
Jul.j Or., I, p. 6.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 201
SOUS les drapeaux , il se proclama empereur lui-môme,
A la vérité, il faisait dire en même temps à Constance
qu'il se considérait comme son lieutenant , et non
comme son égal. 11 le priait devenir l'aidera combattre
Magnence, et de lui envoyer de l'argent et des troupes,
en l'assurant qu'on verrait ensuite à s'arranger pour le
partage de l'empire ^ Une liile de Constantin, qui ha-
bitait rillyrie, sœur aînée de Constance et veuve du roi
Annihalien, lui dictait, dil-on, toutes ces démarches.
Les députés de Yétranion se rencontrèrent, à la courde
Constance, avec ceux de Magnence lui-même. Maître de
l'Occident, en effet, et surtout de Rome, Magnence trou-
vait qu'un tel lot suffisait à son ambition. Un partage
amiable l'eût accommodé. La reconnaissance de sa di-
gnité nouvelle par le fils de Constantin aurait flatté sa va-
nité. D'ailleurs, dans les idées romaines, la souveraineté
étant collective et indivise, elle n'était tout à fait consa-
crée que par le consentement commun de tous ceux qui
levaient y avoir part. L'usurpateur, tout en préparant
l'immenses levées d'hommes et d'argent, et en étalant
ane grande démonstration de forces, faisait doncen même
temps portera Constance des paroles de paix, et lui pro-
posait son alliance. Connaissant d'ailleurs l'empire de la
religion sur tous les héritiers de Constantin, il avait fait
choix pour celte ambassade de deux évoques, que saint
Athanase nous désigne sous les noms de Serbace et de
1. Zos. — Aurel.Vict. — Etitrop. — Chron.Alex., loc. cit. — Jul.,
Op. I, p. 47, 48, 59. — Zou., xiii, 7.
202 LA JEUNESSE DE JULIEN.
Maxime. On ne sait trop pourquoi ces prélats imaginè-
rent de se rendre à Antioche en passant par Alexandrie.
Peut-être ne connaissaient-ils en Orient qn'Athanasc, et
pensaient-ils à mettre leur négocialion sous la protection
de cet éloquent intercesseur. En ce cas, le calcul était
peu politique. Alhanase n'était point en crédit auprès de
l'cmpcrenr, dont il avait, par son retour, constate la fai-
blesse et humilié Torgueil. Toute relation de sa part avec
l'Occident, où on le soupçonnait d'entretenir des intelli-
gences séditieuses, était mal vue et surveillée avec
Jalousie. D'ailleurs, Atlianase portait à la mémoire de
Constant un souvenir trop reconnaissant, pour voir,
sans un sentiment d'horreur, les députés de son
meurtrier. Reçus dans la demeure épiscopale, les évo-
ques ambassadeurs n'y trouvèrent donc aucun appui
pour leur entreprise. Ils ne furent témoins que des
larmes versées par le saint pontife sur la mort du
fils de Constantin , et des prières qu'il ordonnait dans
toutes les églises pour le salut et les victoires de celu/
qui survivait'. Il les conduisit lui-même à l'office avec
tous les grands fonctionnaires d'Egypte et ils purent en-
tendre tout le peuple répéter en chœur avec lui : ô Christ,
secourez Constance !
L'arrivée des deux députations coïncidait avec les
plus fâcheuses nouvelles de l'invasion de Sapor et du
siège de Nisibe. Constance était à Edesse, suivant,
1. s. Athan.^ Apol, p. 679.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 203
d'aussi près que sa prudence le lui permettait, les inci-
dents de cette grave attaque '. Assailli par tant de coups
imprévus de la fortune , et tant de propositions croisées
en sens divers, il lit tête à tout avec assez de calme et
de courage. A défaut de valeur personnelle et de hau-
teur de génie, un sentiment inné de fierté monarchique,
et la confiance dans son droit, le soutinrent dans ces
épreuves. Il ne voulut point entendre parler de partage
avec des révoltés. Il refusa d'écouter les ambassadeurs
de Magnence. Il reçut de meilleure grâce ceux deYétra-
nion, mais sans prendre avec eux aucun engagement.
En même temps, il rappelait, par une loi que nous pos-
sédons encore, tous les soldats en congé sous les dra-
peaux, et pressait de sa personne, par tous les moyens,
l'équipement d'une vaste flotte 2. Bientôt l'issue de la
glorieuse défense de Nisibe vint le délivrer de tout souci
pressant du côté de la Perse, il pourvut avec soin à la dé-
fense des places fortes de cette frontière; puis, il ne pensa
plus qu'à l'Occident, et se dirigea lui-même versConstan-
tinople, avant la fin de Tannée 350. Un historien raconte
qu'avant de se mettre en marche, il donna ordre à tous
ses soldats de recevoir le baptême ou de quitter ses dra-
peaux , ne pouvant se résoudre à exposer à la mort des
hommes dont le salut était en péril. En ce cas, il eût
pris plus de soin de l'âme de ses soldats que de la sienne
propre 3 car il n'était lui-même encore chrétien qu'en
1. Pliilostr., \u, 22..
2. Cod. Theod. Chron., p. 49 ; vu, t. 1, 1. 4. — JuL, Or. i, p. 77^ 78.
20h LA JEUNESSE DE JULIEN.
espérance. Peiit-êtro aussi fomplail-il ne pas s'exposer
personnellement au péiil de la mêlée.
Sa marche vers TOccident fut prompte et réso-
lue. 11 traversa Conslantinople, dont les habitants
étaient livrés à un grand elîroi. Sa présence et son atti-
tude déterminée les rassurèrent *. A Héraclée, il reçut
une nouvelle dépulation de Magnence , à raquelle, par
une faiblesse insigne, Vétranion avait consenti à s'asso-
cier. Magnence lui demandait en mariage sa sœur Cons-
tance, et lui offrait pour lui-même sa propre fille.
Conslance se montra encore inflexible, et ne ralentit
pas un instant sa marche^. Zonare raconte que, remar-
quant quelque ébranlement dans ses troupes, il feignit
d'avoir aperçu en songe l'ombre de Constantin qui lui
défendait d'entrer en relations avec le meurtrier de son
fils, et qu'il ranima ainsi le courage des soldats qui dé-
faillait. Au pas de Sucques, défilé qui garde l'entrée de
la Dacie, Vétranion l'attendait avec toute son armée ran-
gée en bataille, mais sans manifester d'intentions décidé-
ment hostiles. Il eîjt été trop hardi de le sommer ouver-
tement de se soumettre : Constance entra en pourparlers
avec lui, et lui demanda une entrevue pour s'entendre
sur les conditions d'une alliance, et concerter une attaque
commune contre Magnence. Une estrade fut dressée en
vue des deux armées, et les deux chefs y moulèrent. Con-
stance, usant de la prérogative de son rang, prit la pa-
1. Thém., Or. m, vi, p. 42 et 56. — 2. Petrus Patricius, Excerpta de
ïegationibus, éd. l&m, p. 27. — Zoa., xiii, 7.
LA JEUNESSE ItE JULIEN. 20
O
rôle le premier, et au lieu de s'adresser au général, il
se tourna du côlé des soldats et se mit à les haranguer
dans la langue latine, qu'il possédait parfaitement. Il
leur rappela, avec une grande chaleur d'éloquence, les
bienfaits de son père en leur laveur, et les serments
qu'ils avaient faits d'être fidèles à ses enfants. — « Lais-
serez-vous impuni, leur disait- il, le meurtre du fds
d'un si grand roi, votre compagnon et votre chef dans
tant de guerres, qui vous a comblés de biens et d'hon-
neurs? Ne penseriez-vous point aussi, ajoiitait-il en
terminant, que, par le droit de la nature, les frères
doivent recueillir l'héritage de leurs frères '? »
Constance n'avait parlé que de Magnence, et le nom
de Vétranion n'était pas sorti de sa bouche; mais un
grand tumulte qui s'éleva parmi les soldats montra assez
qu'ils avaient compris sa pensée, et qu'ils se chargeaient
eux-mêmes de l'achever : « Plus d'empereurs bâtards
et illégitimes, s'écrièrent-ils dans un accès de ferveur
monaichique. » Et de toutes parts Yétranion se vit
sommé par des gestes menaçants de dépouiller la pour-
pre et le diadème. Le vieux général, dont le caractère
faible tenait, disent les historiens, de la nature d'un en-
fant, se sacrifia de bonne grâce et se jeta aux pieds de
l'empereur, en implorant sa miséricorde. Satisfait de ce
triomphe. Constance le releva, l'embrassa, l'appela son
père, et lui offrit s-on bras pour descendre de l'estrade.
1. Zos., II, 44. — Jul.^. Or. 2, p. 143, 144. — S. Atlian., ad Soi.,
p. 844. —Soc, II, 28. — Soz., IV, 4.
206 LA JEUNESSE DE JULIEN.
Sa présence d'esprit el son éloquence lui avaient ainsi
valu, sans coup férir, une grande province, une armée
de vingl-cinq mille hommes, et une juste popularité.
Tout le monde vantail sa clémence, et Vélranion plus que
personne. Retiré, par la suite, à Pruse, en îîithynie, où
il vivait doté d'une riche pension, devenu chréti(.'n fer-
vent et tout consacré aux exercices de la foi el de la
charité, le bon vieillard ne cessa de remercier Constaiice
de l'avoir débarrassé du pouvoir suprême, et d'invo-
quer Dieu pour son bienfaiteur dans ses prières'.
^^^ Constance n'avait donc plus en tête d'autre concur-
rent que Magnence. La saison était trop avancée pour
passer les Mpes, et il fallut hiverner à Sirmium en Illy-
rie^. Pendant qu'il y séjournait, attendant un temps
plus favorable, on lui apporta des nouvelles de la fron-
tière de Perse, qui faisaient craindre le retour des at-
taques de Sapor. Rétrograder en face de Magnence en
armes eût été impossible; laisser l'Orient sans défense,
c'était le comble de l'imprudence. Constance vit ainsi
de nouveau se dresser devant lui le problème que le
génie seul de son père avait su résoudre. L'empire
était trop grand pour un seul homme : de gré ou de
force, le partage était nécessaire. Constance voulut au
1. Zos. — Zon. — Soc. — Soz. — Jul., loc. cit. — Thém., Or. iv,
p. 3G.
2. A. D. 351. — liidictio. XI. — U. C. 1104.— Post consulatuin Seigii
etNigritiani. — L'aunée est marquée ainsi, parce que les désignations
consulaires faites par Magnence ne furent pas reconnues par Con-
stance.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 207
moins que la royauté ne sortît pas de la race royale.
Il n'avait pas d'enfanls lui-même, et une mort préma-
turée venait d'enlever l'impératrice. De la famille Fla-
vienne, décimée par tant de meurtres, deux rejetons^
seuls subsistaient, oubliés par le fer des meurtriers :
c'étaient les enfants du patrice Jules Constance, sauvés
par miracle dans !e massacre de Constantinople, grâce
aux soins de l'évêque Marc d'Aréthuse, qui les avait
cachés dans ces jours d'horreur*. Une fois qu'ils étaient
échappés au péril des premiers moments, il avait bien
fallu les laisser vivre ; et, dès qu'ils vivaient, il fallait
bien aussi les traiter en princes, leur rendre une partie au
moins de leurs biens-. Constance s'était décidé à regret
à les épargner, en se réservant de veiller de près, avec
une sollicitude menaçante, à leur éducation ^
Ces deux jeunes princes, nés de lits différents, étaient
séparés par une grande distance d'âge. Gallus, l'aîné,
était déjà un homme fait ; Julien, le second, tout enfant
encore à la mort de Constantin, sortait, en 350, à peine
de l'adolescence*. On les avait longtemps séparés ; Julien
était resté spécialement confié aux soins d'Eusèbo de
Nicomédie, dont il était parent par sa mère. Mais depuis
1. s. Grég. Naz., Or. iv, 91, 21 et sniy.
2. Jul., Fragmentum. Ed. Span., p. 290.
3. Jul., ad Atheyi., p. 273.
4. La date de la naissance de Julien doit être fixée à 331 ou 332.
Écrivant aux Alexandrins peu de temps avant sa mort, qui eut lieu en
363, il se donne 32 ans. Eutrope et Ammien Marcellin disent qu'à sa
mort il n'avait que 31 ans. (Eutr., x, 16.— Amm. Marc, xxv, 3.)
208 LA .lEUNESSE DE JULIEN.
la morl de ce prélat, ils avaient été conduits ensemble
dans un château de Cappadoce que les historiens nom-
ment JMacelie, et ils y avaient été, pendant six ans, envi-
ron n(''s à la l'ois (le tous les égards qu'on doit à des princes,
et de toutes les précautions qu'on prend contre des pri-
sonniers ' : recevant des hommages, et ne jouissant d'au-
cune liberté; ayant des serviteurs, et point d'amis.
Fiircé pourtant de se donner un collègue, et voidant
à tout prix un parent, Constance n'avait pas le choix:
c'était dans celte retraite qu'il fallait aller chercher le
nouveau César. Si, pour s'éclairer dans celte grande
détermination, il prit alors des informations sur les
dispositions dechacim de ses deux pupilles, les rapports
qu'on lui en fit durent être fort dilFérents. Rien n'était
plus dissemblable, en efi'et, que le caractère et même
l'extérieur des deux frères. Gallus était grand, bien
fait (le sa personne; une belle chevelure blonde, l'un
des Egréments ordinaires de la race de Constantin, tom-
bait sur ses épaules ; son visage, d'une beauté régulière,
était animé par l'expression de passions ardeides, sen-
suelles, mais cxpansives; son naturel était violent et
prompt à la colère ; il avait peu étudié, bien qu'on lui
eût donné, comme à son frère, d'excellents maîtres; il
était franc jusqu'à la rudesse-. Toute la personne de
1. Jul. ad Athcti., p. 499. — Amin. Marc, xv, 2. — Soz. v, 2. —
S. Greg. >az. Or. w, 22.
2. Amin. Marc, xiv, 11. — Forma conspicuus bona, décente filo
corporis membroiiimque recta compage, flavo capillo et molli, barba
lioet recens emergeute lamigine tenera.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 209
Julien, au contraire, était étrange et irrégulière. Son
nez était droit, mais sa bouche trop grande, et sa lèvre
inférieure tombait en formant une grimace désagréable:
ses larges épaules contrastaient avec la petitesse de sa
taille. Ces défauts étaient rachetés par des yeux bril-
lants et une physionomie originale qui trahissait un feu
contenu. Tandis que la contrainte sous laquelle l'un
et l'autre avaient vécu, avuit plus révolté que soumis
l'âme impétueuse de Gallus, elle avait donné à Julien
une réserve précoce et qui ressemblait à la dissimula-
tion. Son premier maître, l'eunuque Mardonius, ancien
ami de sa famille, lui avait enseigné à garder dans tout
son extérieur l'apparence de la gravité et de la modes-
tie, et à faire consister toute la vertu dans un exact em-
pire sur soi-même. Dès le plus jeune âge, on avait donc
vu le royal enfant marcher à pas comptés, les yeux
baissés, et fuir les regards de ses camarades. Mais je ne
sais quoi d'inquiet et de haletant dans toute sa personne,
des mouvements convulsifs troublant soudain la gravité
de son attitude, des regards sinistres jetés autour de lui
à la dérobée, laissaient deviner cependant sous ce calme
extérieur, les élans d'une ardeur mal comprimée*. De
sa mère, qui avait été une dame d'un esprit cultivé,
versée dans l'étude des poètes, il tenait, par héritage, le
1. Jul., Misopogon, p. 80, 81 (éd. 1630); ad Athen., p. 274 (éd.
Spaii.). J'ai tâché de faire accorder ce portrait avec un autre fort diffé-
rent que Grégoire de Nazianze trace {Or., v, 23), et sur lequel nous
reviendrons, et aussi avec celui d'Ammien Marcellin, xxv, 4, qui s'en
écarte également en plusieurs points.
m. 44
210 LA JEUNESSE DE JULIEN.
goût (les lellros ', et cette disposition avait été fort déve-
loppée par !.. lecture assidue d'Homère qu'on lui avait
laissé faire dès ses plus jeunes années. Il s'était précipité
en quehiue sorte avec passion dans les études de tout
genre, la grammaire, la rhétorique, et même les ins-
tructions de la vérité chrétienne qui avaient tenu une
grande place dans son éducation. Constance avait pres-
crit en etîet, à cet égard, le soin le plus exact. Il avait
voulu que ses jeunes cousins fussent élevés comme des
chrétiens accomplis : on leur avait fait pratiquer avec
rigueur toutes les règles ecclésiastiques, les jeûnes, les
aumônes, l'assistance aux offices. On les conduisait
avec dévotion aux tombeaux de tous les martyrs 2. On
les avait vus plus d'une fois l'un et l'autre, remplissant
dans les cérémonies solennelles l'office de lecteurs,
monter sur l'estrade qui faisait face au peuple, pour lire
à haute voix les textes sacrés. Dans l'accomplissement
de tous ces exercices, l'ardeur des deux frères paraissait
égale ; leurs surveillants ne surprenaient chez aucun
d'eux, ni ralentissement de ferveur, ni répugnance ca-
chée. On racontait pourtant, comme un fait singulier,
qu'ayant voulu bâtir en commun une église sur le tom-
beau de saint Marnas, martyr de Cappadoce, et chacun
d'eux s' étant chargé de surveiller la construction d'une
aile du bâtiment, celle qui était confiée aux soins de Ju-
1. JiiL, Mis., toc. cit.
2. S. Grég. Naz., ^;-., iv, 23.— Liban., Or., x, p. 263. — Soc, Ul,
1. — Eunap., Vit. Soph. Maxim. — Théod., lU, 2.
LA JEUNESSE PE JULIEN. 211
Jien, toujours entravée pour un molif oupourun autre,
n'avait point été achevée '. Il semblait que Dieu refusât
ses offrandes. Puis, dans les exercices de rhétorique que
l'on faisait composer aux deux frères, Julien s'empressait
de prendre le parti du plus faible; il se donnait presque
toujours le rôle d'avocat du paganisme : c'était un jeu
à la vérité, mais il s'y obstinait un peu plus que de
raison, et ne se laissait battre qu'à la dernière extré-
mité 2. Le jeune homme témoignait aussi, disait-on, un
goût marqué pour l'observation des astres : on l'avait
surpris , contemplant avec enthousiasme l'éclat d'un
beau soleil d'été, ou perdu dans l'admiration d'une nuit
étoilée, ce qui faisait craindre qu'il n'eût quelque pro-
pension pour le culte de Mithra, emblème de l'asire du
jour, ou quelque faiblesse pour les "visions de l'astrolo-
gie judiciaire.
Aucun motif de préférence ne portait Constance à s'éloi-
gner du choix naturellement indiqué par le droit de
l'âge. Gallus fut donc désigné pour recevoir la dignité
de césar, et Constance le manda pour lui en remettre
les insignes. La cérémonie se fit avec des précautions
qui indiquaient assez que la nécessité seule faisait vio-
lence aux instincts jaloux du fils de Constantin. On en-
joignit à Gallus de prêter sur l'Évangile, en présence
de plusieurs évêques, le serment solennel qu'il n'entre-
prendrait rien contre les droits de son cousin. Puis on lui
1. s. Greg. Naz., Or., iv, 25.
2. S. Greg. Naz., ibid., 28.
212 LA JEUNESSE DE JULIEN.
lil épouser, de gré ou de force, celte fille de Conslanlin,
déjà veuve, d'un âge assurément fort mûr, et d'un carac-
tère peu féminin, qui avait elle-même décidé Vétranion
à usurper la couronne. On lui imposa en outre, pour
général de ses armées, le comte Lucilien'. Quelques
paroles furent prononcées par Gallus en faveur de son
frère. Le jeune prince ne demandait, pour profiter du
bonheur inespéré de sa famille, d'autre grâce que la
permission d'aller à Con-lanlinople suivre, sous des
maîtres fameux, le cours de ses études favorites*.
Après quelques difficultés, Constance se décida à lui
accorder cette faveur : puis le nouveau César, investi
du commandement de l'Orient, prit congé de son pa-
rent, qui comptait bien demeurer toujours son maître.
Les loisirs de Constance, pendant l'hiver, furent em-
ployés aussi à un autre genre de cérémonie. Il pourvut
à la convocation d'un concile, et à l'excommunication
d'un hérétique. Même dans cette expédition prompte et
périlleuse, il ne marchait qu'accompagné de ses évêques
favoris, les ennemis d'Athanase et les directeurs dange-
reux de l'Église d'Orient. La mort de Constant, protecteur
déclaré des orlhodoxes, et représentant armé de la pure
foi de l'Occident, avait ranimé toutes les espérances de
ces prélats, et ils suivaient avec anxiété la marche de
Constance vers ces régions latines oii siégeaient leurs
1. Aurèl. \kt., de Cœs., 42.— Zos., ii, 45. — Zon., xui, 8. — Eutt.
X, 12. — Chron. Alex., p. 679. — Philost., iv, 1.
2. Jul., ad Athen., p. 271. — Eaiiap., Vit. Soph. Maxim.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 213
principaux adversaires. Rien ne pouvait être plus favo-
rable à leur cause qu'un événement qui aurait amené
à Rome, auprès du chef suprême de l'Église, l'empereur
dont ils gouvernaient la conscience et les conseils. Vingt-
deux d'eulre eux, les plus résolus et les plus illustres,
Narcisse de Néroniade, Théodore d'IIéraclée, Basile
d'Ancyrc, etc., n'avaient donc pas fait difficulté de
suivre l'armée, et ils avaient été rejoints, à Sirmium
par Ursace de Singidon et Valens de Murse, si récem-
ment réconciliés avec Alhanase, mais tout prêts à re-
tirer, devant le plus léger intérêt politique, un désaveu
que la politique seule leur avait arraché '.
Ils voulurent profiter de la halle forcée de l'expédition
pour faire l'épreuve de leurs forces. L'évêque de Sir-
mium, Pliotin, était un homme de grande science, mais
d'un esprit aventureux et inquiet, dont la doctrine était
suspecte. On l'accusait d'incliner très-fortement vers
l'hérésie de Sabellius, dont l'erreur, directement oppo-
sée à celle d'Arius, consistait, comme on l'a vu, dans
/a négation de toute distinction entre les personnes
divines. Il refusait, disait-on, toute personnalité propre
an Fils et au Saint-Esprit, et niait l'incarnation du
Yerbe dans le sein de Marie et dans Tliumanité de Jésus-.
i. Tous ces prélats sont nommés par S. Hilaire comme ayant assisté
à la condamnation de Photin à Siiminm, et pris part au formulaire
qui suivit. — S. Hil., Fmgm., p. 1337, 1338.
2. S. Épiph., Hœr., lxxi. — S. Jér., De viris illustribus, 107. —
Soc, 11, 18, 29, 30. — Soz.,iv, 6. — S. Athan., de Syn.,^). 898. —
S. Hil., Fragm., p. 1295 et suiv., etc.
214 LA JEUNESSE DE JULIEN.
Comme le reproche de sabelliaiiisme était l'imputation
ordinaire que les ennemis de la foi de Nicée dirigeaient
contre les orthodoxes, c'était pour eux une heureuse
occasion que de débuter, en mettant le pied sur la terre
d'Occident, par la condamnation d'un Sabellien. A la vé-
rité, l'erreur de Photin lui était personnelle, et, sauf
les habitants de son diocèse, dont il s'était concilié l'af-
fection,il ne comptait aucun partisan. Les évoques d'Oc-
cident, à l'unanimité, condamnaient sa doctrine ; et dans
leurs réunions, à Sardique d'abord, puis à Milan, deux
années auparavant, ils avaient formellemeut exprimé
leur dissentiment, en le séparant de leur communion*.
Mais il était de l'intérêt des Eusébiensde faire preuve
avec éclat de leur zèle d'orthodoxie, et ils obtinrent de
Constance la permission de citer Photin devant eux^.
Les erreurs de Photin étant fort claires, la discussion
ne fut pas longue. 11 fut condamné tout d'une voix
1. La série des dispositions déjà prises contre Photin, dans les an-
nées antéiieuresau concile de Sirmium, a donné lieu à des dissertations
très-nombreuses et très-compliquées, de Baronius, de Tillemont, de
Mansi, etc., dont on peut voir l'analyse dans Hefele, Concilien-Ge-
schkhte, 1. 1, p. 613, 614. Il serait suijertlu d'insister ici sur un fait de
si peu d'intérêt pour l'histoire générale. Il suffira de dire que saint
Épiphane fait condamner Photin au concile de Sardique, et saint Hi-
laire à un concile spécial à Milan, tenu, dit-il, deux ans avant la ré-
tractation d'Ursace et de Valens.
2. La date de ce concile de Sirmium n'est pas non plus sans quel-
que difficulté. Socrate le place après le consulat de Serge et de Nigri-
tien, c'est-à-dire en cette année 351; mais il accompagne son récit de
détails qui ne conviennent qu'à une époque postérieure. Nous avons
suivi l'ordre adopté par la plupart des chronologistes, Pétau, Marca,
Pagi, Tillemont, H'efele, et dontMansi presque seul s'est écarté. Ccnf.
Hefele, p. 623.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 215
comme coupable de l'hérésie de Sabellius et de Paul de
Samosate. Mais cet acte de juste sévérité n'était, dans la
pensée des évêques assemblés, qu'un prétexte pour
dresser de nouveau un de ces formulaires de foi qu'ils
savaient produire avec une incomparable fécondité, et
qui, tous différents les uns des autres, et portant sur
des subtilités et des nuances, ne se ressemblaient qu'en
un seul point, l'omission du mot consubstantiel. Cette
nouvelle profession de foi, plus voisine de l'orthodoxie
que les autres, s'en écartait encore par ce retranche-
ment : et ce fut assez pour que, bien qu'admise et expli-
quée dans un sens orthodoxe, par quelques docteurs
catholiques, elle n'ait jamais pu trouver grâce devant
l'imperturbable fermeté d'Athanase '.
Le formulaire fut présenté à la signature de Photin,
qui se refusa à y adhérer et demanda à être encore en-
tendu dans une conférence, où il soutint une longue dis-
cussion contre Basile d'Ancyre. Une déposition immé-
diate fut la suite de son obstination, et la décision fut
communiquée à Constance, qui la sanctionna aussitôt
par un décret de bannissement 2.
Le retour de la belle saison lit trêve à ces démêlés
pacifiques, et donna le signal de luttes plus sanglantes.
Magnence, qui n'avait pas employé son temps ^à traiter
d'atfaires spirituelles sur lesquelles il n'avait nulle pré-
1. Le formulaire ^ue Socrate, saint Hilaire, de Syn., n, Ik, et Atha-
nase, de Syn., p. 900 et 901, nous ont conservé, est sembkible, pres-
que mot pour mot, à celui du concile d'Antioche indiqué plus haut.
2. S. Epipli., Hœr., lxi. — Soc, 11, 30. — Soz., iv, 2S.
216 LA JEUNESSE DE JULIEN.
tenlion', s'iHait avancé jusque dans les plaines île Pan-
nonie, à la tèle de toutes les troupes qu'il avait pu
rassembler, laissant dégarnies derrière lui, par une ma-
nœuvre hardie et presque imprudente, toute la ligue du
Rhin et toutes les montagnes qui séparaient l'Italie de
la province de Norique. Sa contiance était telle, que,
pour la première fois, dit-on, il méprisa les avis de sa
mère qui lui conseillait de ne pas franchir la limite de
rUhrie. Dès les premiers jours du printemps, il envoya
défier Constance au combat, dans les plaines de Siscia,
sur la Save, trente lieues environ au-dessus de Sirmium.
Constance à qui le rôle agressif aurait appartenu natu-
rellement, puisqu'il avait à déposséder son rival d'un
territoire usurpé, ne crut pas pouvoir se refuser à cette
provocation, et s'avança vers la ville de Siscia dont la
gainison lui était restée fidèle. Mais sa marche fut
bienlôl arrêtée par l'échec de son avant-garde, qui tomba
dans une embuscade préparée par Magueuce le long
du ileuve, au-dessous de la ville. Averties ainsi de la
présence l'une de l'autre, les deux armées firent halte,
l'une en vue de Siscia, dont la résistance durait tou-
jours, l'autre en avant de Sirmium, dans le camp de
Cibale, au lieu même où Constantin avait autrefois
vaincu Licinius. Constance attachait un grand prix à ce
souvenir, et désirait, avec une passion jiresque supersti-
1. S'il eût été païen, cependant, comme on l'a dit, il n'eût pas obtenu
desévéques des Gaules le concours qui lui fut acquis, et que Coiistauce
reproclia si amèrement aux catholiques.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 217
tieuse, combattre dans ces plaines illustrées par le
triomphe de son père. 11 s'y était établi sous une tente
décorée avec une grande magnilîcence, où il déployait
un luxe vraiment royal. Les champsde Pannonie étaient
d'ailleurs destinés à être plus d'une fois encore témoins
de ces luttes de l'Occident et de l'Orient, préliminaires
d'un inévitable déchirement '.
Des deux parts, cependant, il y avait plus de forfan-
terie que d'audace, et les deux rivaux restèrent ainsi
plusieurs mois à portée l'un de l'autre, chacun cher-
chant à séduire l'armée de son adversaire, et à se pro-
curer par là les profits de la victoire, sans en courir
les risques. Ils échangeaient des ambassades chargées
de propositions de paix dérisoires, et qui n'avaient
d'autre but que de sonder les dispositions des soldats
et de les solliciter à la défection. Ce fut Constance qui
commença. Son député, Philippe, se rendit au camp de
Magnence, en apparence pour lui offrir la cession des
Gaules, en réalité pour haranguer les troupes, leur rap-
peler la gloire de Conslanlin, l'éclat de ses exploits et
les droits de sa race. Ces souvenirs commençaient à
produire leur effet accoutumé, lorsque Magnence, qui
avait plus de ressources d'esprit que Vétranion, répliqua
eu opposant aux vertus du père les désordres et les
fautes des fils, en insistant même, d'une façon que
Zosime, juge peu suspect en cette matière, trouve ab-
1. Zos., II, 45, 46, 48. — Jul., Or., i, p. Gl-65. — Zon., xiii, 8. —
Eutr., X, 12.
218 LA JKUNESSE DE JULIEN.
surilc et impertinente , sur les abus qui avaient désho-
noré la fin du grand règne. Appuyant sa réponse d'un
bon souper olîert aux officiers, et d'une large distribu-
tion d'argent faite aux soldats, il ralfermit l'ardeur de
ses troupes à tel point qu'il crut pouvoir en profiter
pour donner l'assaut à la place de Siscia. Mais ses armes
eurent moins de succès que son éloquence, et l'assaut
fut repoussé'.
Ce fut alors le tour de Magnence d'essayer jusqu'où
on pourrait entraîner l'humeur mobile des troupes
impériales. Peu de jours après cette scène, un sénateur
ronlain, du nom de Titien, venait au camp de Constance
tenter de débaucher ses troupes sous ses yeux. Rien
n'égalait l'arrogance de son langage. Il se répandait
en invectives contre Constantin et sa race, et offrait à
Constance la vie en échange d'une prompte démission
de la dignité impériale. Ce ton hautain ne réussit p;is :
on le congédia, lui et son ambassade, sans l'écouter, et
une si prompte exécution mit un terme au scandale de
cette espèce de vente à l'encan essayée sur les deux
moitiés de l'empire. Un seul corps de cavalerie, com-
mandé par un officier du nom de Sylvain, passa du
camp de Magnence à celui de l'empereur légitime ^
Les armes demeuraient donc le seul, le douloureux,
mais après tout, l'honorable moyen de terminer le dilfé-
1, Zos., Il, 46, 47.
2. Zos., ibid. — Amm. Marc, xxv, 5.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 219
rend. La journée du 28 septembre ' (car toute la belle
saison avait été employée dans ces pourparlers) vit enfin
s'engager la bataille de laquelle dépendait la destinée de
la race de Constantin. La fortune du grand empereur
l'emporta encore cette fois. Ce fut dans les plaines de
Murse,où Magnence s'était résolu à se transporter, après
s'être enfin rendu maître de Siscia, que les deux armées
en vinrent aux prises. Les cbefs répugnèrent jusque sur
le champ de bataille à s'exposer eux-mêmes, et la moitié
du jour s'écoula sans aucun mouvement décisifs. Cette
incertitude était favorable àConstance.Le courage étant
égal des deux parts, il avait l'avantage de la science et
de l'habileté stratégique^. Sa grosse cavalerie, revêtue
d'armures de fer, d'après un modèle qu'il avait emprunté
aux armées persanes , et qui laissait aux mouvements
toute leur souplesse*; d'autres corps d'invention éga-
lenient nouvelle et ingénieuse, qu'il avait organisés
lui-même, déterminèrent la victoire en sa faveur, mal-
gré la vigueur native des troupes gauloises et germaines,
dont Magnence ne savait tirer qu'un médiocre parti.
La lutte fut pourtant acharnée; la mêlée se prolongea
très avant dans la nuit, et coijta à l'empire, si l'on en
croit les historiens, une perte de près de cinquante mille
hommes répartie entre les deux armées. « Jamais, dit
i. Cette date résulte des Fastes d'Idace Clinton, Fasti roînani^Z^O,
2. Zon., xni, 8.
3. Jul., Or., I, p. G8; ii, p. 104, 105.
4. Zon., ib. — Zos., ii, 50.
2?0 LA JI'l NESSE DE JULIEN.
Aurî'l(3-Yiclor, la puissance romaine ne reçut un aussi
grand coup'. » Des officiers d'un grade élevé dans les
deux camps, Ménélas, clief des archers arméniens, Uo-
niulusje comte Maiccllin lui-même, laissèrent leur vie
dans cet elTroyable combats Magnence ne dut son salut
qu'à la fuite. Quant à Constance, après avoir pris d'ha-
biles mesures qui contribuèrent beaucoup au succrs de
la journée, il- ne parait pas avoir aventuré sa personne
dans le péril. Il altendit patiemment le résultat de ses
combinaisons, retiré dans une église qui était auprès de
Murse, en compagnie de l'évêque cauteleux Valens, qui
l'assistait de ses prières et savait profiter de ces moments
d'angoisse pour s'insinuer dans la faveur impériale.
Averti de l'heureuse issue de la bataille par des messagers
qu'il avait mis en observation , Yalens fut le premier à
annoncer à l'empereur qu'il était victorieux. « Et d'où
le savez-vous? s'écria le prince encore tout ému. — Un
ange me l'est venu dire, répliqua l'audacieux prélats»
Parcourant le lendemain le champ de bataille, dont on
l'accusait assez haut de s'être tenu trop loin, l'empereur
ne put retenir ses larmes à la vue de tous ces braves
soldats, de tous ces intrépides défenseurs de Rome,
dont les cadavres jonchaient la terre; et, pour mettre
fin à ces horreurs de la guerre civile, il se hâta de pro-
clamer une amnistie; puis, soit pour en attendre l'elfet,
1. Aurel. Y\ct., Epît., 41-
2. Zos., II, 52. — Jal., Or., 2, p. 109.
3. Sulp. Sev., Hik. Ecc, u, 38.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 221
soit qu'après un effort, inaccoutumé d'activité il retom-
bât plus volontiers dans ses habitudes de prudence et
de paresse, il suspendit sa marche et prit de nouveau
des quartiers d'hiver sur l'extrême frontière de la Pan-
nonie. La saison n'était guère avancée, car on devait
toucher tout au plus aux premiers jours d'octobre. Il
est vrai qu'il fallait maintenant s'engager dans les
défilés des Alpes, pour atteindre l'Italie, et Constance
pouvait redouter l'effet de la rigueur des frimas sur
des troupes habituées au ciel du midi.
Magnence fuyait vers l'occident d'un pas plus rapide'. ^35^-
Il rentra en Italie, laissant les débris assez maltraités de
ses troupes en garnison dans les places fortifiées des
Alpes, et ne s'arrêta qu'à Aquilée. Il n'osait descendre
jusqu'à Rome, où un sourd mécontentement grondait
contre lui, et dont les habitants avaient bien accueilli
la flotte de Constance aperçue pendant l'été à l'embou-
chure du Tibre. L'usurpation vaincue, perdant le pres-
tige du succès, était frappée à mort. Bientôt son chef ne
se sentit plus en sûreté derrière un seul rideau de mon-
tagnes. Dès les approches du printemps, et malgré un
succès partiel obtenu devant Pavie sur l'avant-garde
de l'armée de Constance , l'Italie était évacuée. Ma-
gnence, revenu à son point de départ, avait cherché
son refuge et concentré ses troupes dans les Gaules.
1. A. D. 352. — Indictio. x. — U. G. 1105. — Constantius v et
Gallus I. Coss.— Dap.s les pays soumis à Magnence, les consuls furent
Decentius et Paulus.
222 LA JEUNESSE DE JULIEN.
Constance, paisiblement parvenu et établi à Milan, dic-
tait ses lois à toute la péninsule. Il recevait en même
temps la nouvelle que sa flotte avait recueilli la soumis-
sion de la Sicile, de l'Afrique et de l'Espagne \
Pourquoi s'arrêta-t-i! encore près d'une année, pour
jouir de ses succès, sans y mettre la dernière main?
Pourquoi parut-il peu pressé d'aller chercher dans les
Gaules un adversaire qui montrait si peu de confiance
dans ses propres forces? Craignit- il de rencontrer dans
cette province, toujours active et remuante, un certain
esprit d'indépendance, qui lui faisait désirer sinon la
liberté au moins l'honneur de faire des souverains?
Faut-il croire avec les païens Zosime et Libanius, dont
la haine infatigable poursuit sur la renommée du fils
les péchés du père, que, n'osant s'aventurer lui-même,
il donna le funeste exemple de pousser par de secrètes
intelligences les peuplades voisines de la Germanie à
■venir faire une diversion sur les derrières de son ad-
versaire ? Négocia-t-il avec Magnence , comme l'af-
firme Zonare, par l'intermédiaire d'évêques chrétiens
que l'usurpateur avait su gagner à sa cause^? Toutes
ces hypothèses reposent probablement sur quelques faits
très-simples, mais défigurés. Les Germains n'avaient
pas besoin d'être excités pour chercher à tourner à leur
profit les désordres intérieurs de l'empire. Les évoques
1. Jul., Or., I, p. 69, 70; il, p. 132, 134. — Zos., il, 53. — Zon.,
xui, 8.
2. Zos,, loc, cii. — Liban., Or., x, p. 269.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 223
chrétiens faisaient leur devoir en essayant d'arrêter, par
leur influence pacifique, l'eflusion d'un sang précieux
qui emportait avec lui les meilleures forces de l'État.
Quel qu'ait été d'ailleurs le motif des incertitudes de
Constance et de sa lenteur, sa timidité était mal fondée,
et l'effet le fit bien voir. Magnence , poussé par le
désespoir à un véritable délire de férocité, se méfiant de
tout le monde et sacrifiant ses meilleurs amis au moindre
soupçon , eut bien vite exaspéré tous ses partisans.
Dès le début de 353 ', quand Constance eut enfin pris la 3^3
résolution de faire marcher son armée, avant même
qu'elle fut tout à fait sortie des Alpes cottiennes, elle
avait vu reculer devant elle, ou passer dans ses rangs
jes restes des troupes de Magnence. Cet indigne souve-
rain, qui était lui-même retiré à Lyon, put entendre
de ses oreilles ses propres gardes criant sous ses fenê-
tres ; « Vive Constance Auguste ! » Ne trouvant plus
de ressources pour échapper à une fin ignominieuse,
il prit le parti de se donner la mort, en enveloppant
dans la même résolution désespérée, sa mère et son
propre fils. Son frère Décence, qu'il avait associé au
pouvoir avec le titre de César, suivait son exemple,
aussi fidèlement qu'il avait partagé sa fortune et ses
crimes 2.
1. A. D. 353. — Indictio. x. — U. C. 1106. — Constantius vi et
Galkis II. Coss.
2. Jiil. — Zou. — Aurèl. Vict. — Eutr. — Soc. — Soz., loc. cit. -<
Chron. Alex., p. 680.
224 LA JEUNESSE DE JULIEN.
4
Constance cuinniaiidail. donc à rOccidcnt, cl connue il
secroyaitencore sûr rie tenir en tutelle le pouvoir do son
jeune collègue en Orient, il voyait le monde entier sous
ses lois, et se trouvait fortuitement arrivé au comble de
son ardente bien que timide ambition. Le passage ra-
pide d'un tel péril à une telle puissance, mit à trop forte
épreuve sa faible' tète. Il ne put, dit Zosime, porter
modérément la prospérité. Il avait été doux, patient,
humain même, pendant la lutte : il fut sans pitié comme
sans prudence après la victoire. La joie d'un bien ines-
péré, la crainte constante de le perdre, lui enlevèrent
tout sang-froid. Les poursuites contre les amis de Mag-
nence furent poussées avec une extrême rigueur; les
délations accueillies et encouragées se multiplièrent, et
d'atîreux supplices les suivirent, dans lesquels les inno-
cents furent souvent confondus avec les coupables. Le
tableau de ces terribles réactions nous est tracé de main
de maître par un annaliste éminent, dont il faut signaler
ici avec reconnaissance l'apparition dans l'histoire.
« Comme un corps malade est agité par le plus léger
choc, ainsi, dit Ammien Marcellin dans le style de la
décadence, mais avec la vigueur de pensée d'un autre
âge, l'âme étroite et irritable de Constance, croyant que
tout bruit qui se faisait entendre venait d'un fait ou
d'une pensée qui tendait à sa ruine, attrista sa victoire
par les gémissements des innocents. Il suffisait qu'un
militaire, ou un dignitaire, ou un homme distingué
dans sa classe, fût désigné par la plus légère rumeur
LA JEUNESSE DE JULIEN. 225
comme ayant soutenu la cause ennemie, pour qu'il se vît
mis à la chaîne comme une bête féroce : et sur l'insli-
galiou d'un rival, ou même par le seul fait qu'on l'avait
noinmé devantrempereur,qu'il était dénoncé, ou soup-
çoiiiié, il se voyait condamné à la mort, à la perte de
ses honneurs, ou à la rélégation dans les îles. A l'âpre
inquiétude que Constance éprouvait, dès qu'il croyait
voir menacer l'étendue de sa puissance, à l'irascibilité de
ses soupçons, venaient ajouter encore les flatteries san-
guinaires de ses courtisans; ils exagéraient les moindres
incidents; ils feignaient de frémir à la pensée de ce qui
arriverait si la vie du prince était compromise, cette vie
à laquelle était suspendu, disaient-ils, comme à un lil,le
repos du genre humain Aussi, le vice funeste de la
cruauté, qui s'amortit chez la plupart des hommes avec
les années, bouillonnait au contraire de plus en plus chez
Constance. La cohorte de ses flatteurs venait incessam-
ment prêter des armes à la dureté de ses résolutions. »
Parmi ces serviteurs du pouvoir et de la vengeance,
Ammien nomme en particulier le secrétaire Paul, qu'on
avait surnommé la Chaine, à cause de l'art qu'il savait
déployer pour tirer les accusations les unes des autres,
comme on déroule les anneaux d'une chaîne, afin de
faire naître des conspirations et de trouver descoupables.
Il exerçait ce talent funeste en Bretagne, où il avait été
envoyé, et y portait une telle ardeur que le vicaire de
l'île, Martin, en fut scandalisé et essaya de le contenir.
Menacé lui-même d'être compromis et dénoncé à l'em-
ili. 4o
226 LA .1EUNESSK l>K JliLIKN.
peiciir, lo bon gouverneur se crut bienlôt perdu, et se
«Jonna la mort. Pendant que les provinces réceninient
coniiuises retentissaient ainsi des gémissements des vic-
times, Constance était à Arles, célébrant son triomphe
par des jeux solennels et de magnifiques spectacles \
Au nombre des délateurs qui l'entouraient, et
qu'Ammien a flétris par la touche brûlante de son pin-
ceau, l'histoire doit nommer à regret de très -vénérés
personnages qui ne le cédaient à personne pour l'achar-
nement de la haine et l'habileté de la flatterie : c'étaient
les évêques ariens ou leurs émissaires. Eux aussi se
voyaient arrivés au comble de leurs espérances. L'Occi-
dent, la Gaule même, de tout temps le foyer de l'ortho-
doxie et le centre de la résistance à l'erreur, obéis-
saient enfin à un souverain dont ils possédaient seuls la
confiance, et qui n'avait plus de ce côté, ni frère, ni
collègue, ni rival à ménager. Le champ était libre de-
vant eux : l'âme de Constance, à la fois débarrassée de
toute contrainte et ouverte à tous les soupçons , était
toute disposée à se prêter à leurs insinuations. Dans
un moment où toute accusation était écoutée, de vieilles
calomnies, accréditées par leur durée seule, devaientj
aisément revivre. Il ne fallait pas beaucoup d'efforts
pour faire d'Athanase et de ses amis, des complices de
l'usurpateur d'Occident.
1. Zos., II, 55. — Amm. Marcell., xiv, 5. La narration de cet excellent
historien commence après la mort de Magnence, et va devenir la lumière
du récit, en ce qui touche la politique, pendant toute la un du règne
de Constance et le règne entier de Julien,
LA JEUNESSE DE JULIEN. 227
Le délit, en effet, ne fut ni long, ni malaiséàconstruire.
Ce fut, dit-on, Yalens de Murse qui se chargea de celte
tâche, profitant de l'intimité qui s'était établie entre
l'empereur et lui, pendant le long séjour de l'armée
impériale en Pannonie ^. Constance attribuait à ses
prières le succès de cette rude campagne, et disait vo-
lontiers qu'il devait la victoire, non à la vertu de ses
propres armes, mais aux pieux mérites de Valens. La
trame fut tissue avec habileté par ce digne successeur
tl'Eusèbe. Âthanase, dit-il, avait reçu, au début de la
guerre, la visite des ambassadeurs de Magnence, et le
détour fait par ces députés du côté d'Alexandrie ne pou-
vait avoir eu d'autre but que de remettre une lettre de
l'usurpateur au fauteur désigné de tous les troubles reli-
gieux de l'empire. Sur son chemin, en Italie, en Gaule,
Constance n'avait-il pas trouvé partout le nom d'Atha-
nase en grand honneur auprès des évêques d'Occident,
et ces évêques n'étaient-ils pas ceux-là même qui avaient
donné à leurs populations l'exemple de la plus pron.pte
soumission au pouvoir illégitime? A ces griefs nouveaux,
habilement développés, on joignait les anciens, rajeunis
et comme retrempés par les nouvelles circonstances.
L'hostilité d'Athanase et de ses amis contre le pouvoir
de Constance n'était-elle pas évidente? N'était-ce pas à la
suite de son séjour auprès de Constant, dix ans aupara-
1. Sulpice Sév., Hist. eccL, ii, 28 : Obnoxius quidem omnilms, dit-il
en parlant de Constance et des prêtres ariens, sed Valenti prascipue
deditus.
228 LA JEUNKSSI-: UE .Il I.IHX.
Tant, que des menaces de guerre avaient été prononcées
par ce uKillieureux prince? Ainsi, il n'avait pas tenu à
Atlianase que la guerre civile ne s'allumât dix ans plus
tôt, rendue plus douloureuse encore par l'horreur d'unfi
rivalité fraternelle. La poliliqueobstinée de cet ambitieux
avait donc ton jours été de mettre l'Orient et l'Occident aux
prises, et sa présence en Orient était une insulte éclatante
à la puissance de Constance, qui l'en avait si longtemps
tenu éloigné. La paix se trouvant enfin si heureusement
rétablie, fallait-il en compromettre le résultat en laissant
durer un ferment de troubles toujours prêt à éclater'?
Ces insinuations chaque jour répétées étaient a))puyées
par une inlluence plus active et d'une nature i)lus tou-
chante : c'étaient les conseils d'une jeune femme, d'une
beauté rare, avec qui Constance venait de contracter une
seconde union. Aurélie Eusébie était d'une famille noble
de Thessalonique : un caractère doux, un esprit cultivé,
un sens exquis, telles étaient les qualités qu'elle avait
apportées sur le trône impérial, et qui lui donnaient sur
les résolutions de son époux un empire presque absolu.
Elle n'était exempte ni des passions de son sexe, ni de
l'orgueil de son rang; mais, excepté dans les cas, assez
rares, où soit sa jalousie, soit sa fierté royale, l'une et
l'autrp très -irritables, étaient en jeu, on la trouvait
habituellement douce, serviable, humaine, ne manqnani
jamais une occasion d'obliger ses amis et ses parents
1. s. Athan., ad -Sol., p. 828; Apol., p. 874. — Soc, ii. 25.
JEUNESSE DE JULIEN. 229
De bonne heure elle était tombée sous l'empire des prê-
tres ariens, qui entendaient particulièrement l'art de
subjuguer les femmes. Son goût extraordinaire pour
les lettres la rendait plus accessible qu'aucune autre, à
un système de religion qui se piquait d'être le produit
d'une sage alliance entre la philosophie et la foi. Eusébie
se montra;, dès le premier jour, favorable aux docteurs
ariens; et, sans pousser son époux à des violences qui
auraient répugné à sa douceur naturelle, elle contribua
à fermer de plus en plus la porte à tous ceux qui au-
raient pu parler en faveur d'Athanase et de ses amis'.
Enfin, pour mettre le comble à cet ensemble de cir-
constances funestes, le meilleur et le plus intrépide ami
d'Athanase, l'imperturbable défenseur de la primauté
romaine et de la foi de Nicée, le pape Jules venait de
mourir. Son successeur. Libère, prêtre d'une irrépro-
chable pureté de mœurs et d'une piété fervente, ne
paraissait pas doué au môme degré de cette sagacité
I. La date du mariage de Constance et d'Eusébie est déterminée par
ce fait que, pendant la guerre avec Magnence, cet usurpateur, comme
on l'a vu, lui offrit sa fille en mariage, tandis que, deux ans après la
victoire, on trouve Eusébie, dans ses rapports avec Julien, en posses-
sion déjà ancienne du trône. Julien dit, du reste, que Constance l'é-
pousa aprf'S ses triomphes ( Or., 3, p. '^03-20(;). C'est également Julien,
dans un panégyrique fait à dessein pour elle (et où se trouvent, au
milieu des liaijalités du genre, quelques traits toiichants,), qui nous a
peint son caractère, son affection pour ses parents, son goût des lettres
(p. 210, 217 et suiv.). — Ammien Marceliin (xxi, 6) dit d'elle : Cor-
poris moruraque pulehiitudine plnribns antistante et in culmine tam
celso liumana. — Aurèle -Victor (Epist. 42) en parle moins avanta-
geusement. On verra par diverses circonstances qu'elle était entière-
ment dévouée aux Ariens. — Théod., ii, 16.
2o0 LA JEUNESSE DE JULIEN.
et de celte prudence, nécessaires à tons ceux qui sont
appelés à gouverner, même une Église. Sa foi pure
et courageuse ne devait pas suffire pour le préserver de
toute illusion d'esprit et de toute faute de conduite.
Assez ferme pour ne fléchir devant aucun péril, il n'était
pas également sûr de ne tomber dans aucun piège.
L'orage le plus menaçant grossissait donc sur la tête
des orlhodoxes d'Orient, et du primai d'Alexandrie.
x\thanase, avec sa perspicacité accoutumée, avait pres-
senti ces périls de très-bonne h(3ure, et, devinant les im-
putations dont il ne pouvait manquer d'être l'objet
dans toute lutte engagée entre l'Orient et l'Occident, il
avait donné, dès le premier jour, beaucoup d'éclat aux
témoignages de son sincère attachement pour la race de
Constantin. Prières publiques, services funèbres pour la
mémoire de Constant, vœux pour le succès des armes
de Constance, il n'avait négligé aucun moyen de faire
voir que le zèle des orthodoxes égalait celui des héré-
tiques'. A son exemple, tous les évêques fidèles à la foi
de Nicée avaient redoublé de témoignages d'obéissance
et de patriotisme ; et c'est ainsi que Cyrille, nouvelle-
ment élu évêque de Jérusalem, à la place de Maxime,
ayant reconnu dans le ciel, peu de temps après sa pro-
1. s. Athan., Aj}ol., p. 678, 679. — Ce fut pendant cette crise,
suivant l'illustre bénédictin, éditeur d'Athanase, que fut rédi^rée la
pièce qui, dans les œuvres du prélat , porte le nom de Secotide apo-
logie. Elle fut, toujours au dire de Montfaucon, portée à Constance
par une députation de cinq évèqiies envoyés à Milan pendant le sé-
jour qu'il fit dans cette capitale. — Soz., iv, 9. — Nous avons négligé-
ceè détails sans intérêt qui auraient mis de la confusion dans le récit.
LA JEUNESSE DE JULIEPT. 231
motion, une croix lumineuse assez semblable à ce qu'on
racontait de la fameuse apparition du Labarum, n'avait
pas perdu un jour pour faire part de ce fait à Constance,
comme d'un heureux présage de victoire. La lettre était
arrivée peu de temps avant la bataille de Murse ; les
termes de cette pièce que nous possédons encore, res-
pirent le plus chaleureux dévouement ^ Athanase,
d'ailleurs, connaissait aussi bien les faiblesses que les
passions de Constance : il savait que ce souverain, pu-
'sillanime bien qu'impérieux, hésiterait longtemps avant
de le faire arracher de son siège par la force, et de
braver ainsi le mécontentement de populations turbu-
lentes. Il avait eu la preuve manifeste de cette timidité
par plusieurs lettres que Constance lui avait écrites
pendant l'expédition , dans des termes amicaux, très-
contraires à sa pensée connue, et évidemment destinés
à prévenir toute émotion populaire 2. Son parti fut donc
pris sur-le-champ, de ne quitter son diocèse sous aucun
prétexte, de rester inébranlable à son poste, et d'y
défier la colère de ses ennemis.
Celte résolution ne tarda pas à êlre mise à l'épreuve.
Peu de mois après la soumission de la Gaule, uu officier
du palais, nommé Montan, arrivait à Alexandrie, por-
1. s. Cyr., Eplst. ad Constanimm, p. 352, 353, éd. 1720. — Soz., iv,
B. — Plusieurs écrivains postérieurs, entre autres Philostorge (m, 26),
et la Chronique alexandrine, p. 679, placent cette apparition le jour
même de la bataille de Marse, et supposent qu'elle fut visible poirr les
combattants. Mais saint Cyrille dit expressément qu'il la vit le 7 mai,
et la bataille de Murse est du 28 septembre.
2. S. Atiian., ad Sul., p. 824, 825; Apol., p. 679-689.
232 LA JEUNKSSi: DE JULIEN.
leur à la fois d'une letlre imiuîrialo pour le prinint, et
des ordres nécessaires pour [)réparer son di-parl. En
éludianl avec soin la letlre, Allianase s'aperçut, non
sans surprise, qu'elle ne contenait point un ordre posi-
tif, niais simplement une permission de se rendre à la
cour. L'empereur, lui accusnnl réceplion d'une de-
mande qu'il n'avait pas faite, l'autorisait à quitter son
diocèse et à se mettre en route avec tous les honneurs
dus à son rang. Allianase avait sans doute trop d'habi-
tude des cours, pour ne pas comprendre ce que signi-
fiait ce délour. En toute autre circonstance, il eût bien
deviné que l'empereur voulait s'épargner l'impopularité
d'un ordre exprès , et désirait être obéi avant d'avoir
commandé. Mais il ne se crut point obligé, celte fois, à
tant de finesse, et il pria respectueusement l'officier de
répondre de sa part à l'empereur qu'il le remerciait sin-
cèrement d'une faveur qu'il n'avait pas sollicitée ; mais
qu'il ne voyait en ce momentaucun motif pour s'éloigner
de son diocèse et venir importuner par sa présence inu-
tile la piéléde son souverain. En même temps, pour ne
pas donner sujet d'accuser sa mauvaise volonté, il fai-
sait tenir toutes choses prêtes pour partir sans délai,
si l'ordre explicite lui en était donné '.
A peine le messager impérial étail-il parti, porteur de
cette réponse, qu'une autre invitation, plus difficile en-
core à éluder, lui arrivait de Rome môme. C'était le
1. s. Athan., ApoL, p. 686-688.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 23o
pape Libère qui priait Athanase de se rendre aii{»rès de
lui, afin qu'il pijt le mettre, au courant de tout ce qui le
touchait et lui démontrer son innocence. Cette démarche
était singulière après tant d'épreuves répétées, après
l'avis unanime des conciles de Rome et de Sardïque, et il
est impossible de n'y pas voir un premier effet des intri-
gues des courtisans de Constance sur l'esprit de Libère,
plus faible que son cœur. Quelles que fussent la douleur
et la surprise d'Athanase devant une demande si inatten-
due, il ne s'en troubla pourtant pas et ne songea qu'à
en prévenir le funeste effet. Il envoya à Libère, en guise
de réponse, l'attestation de tous les évêques d'Egypte,
unanimes à affirmer son innocence, et attendit, encore
cette fois, un ordre plus exprès, avant d'aller lui-même
livrer sa liberté et sa vie aux pièges de ses er.nemis '.
Cet ordre n'arriva pas : Constance, intimidé, ne jugea
1. Il y a ici une assez grande dirTiculté dont je suis sorti par une
conjecture.
Au nombre des lettres et fragments historiques que Ton croit avoir
été recueillis par saint Hilaire .ie Poitiers, et qui, en raison de leur
date comme de leur auteur, doivent être considérés conime les meilleurs
documents de cette époque, on rencontre (p. 132?) une lettre du pape
Libère, annonçant à tons les évéques qu il a sommé Athanase de venir
à Rome se justifier, et que le piimat d'Alexaudiie ayant refusé, il croit
devoir le séparer de sa communion.
Cette pièce a naturellement excite une três-vive controverse. Klle au-
rait pour conséquence, en effet, de faire remonter la faute et la chute du
pape Libère jusqu'aux premiers jours de son pontificat, ou tout au moins
de suppos' r une première erreur dont il serait revenu, et qui ne l'au-
rait pourtant pas préservé d'une seconde. Or Athanase,- qui raconte
très-explicitement la seconde faute, celle qui suivit l'exil de Libère,
et qu'on aura à discuter au chapitre suivant, ne dit pas un mot de
cette première défection, et aucun autre témoignage contemporain n'en
-^^>'i LA JEUNESSE ItH JULIEN.
pas encore à propos d'insister : Libère, se lenant pour
suflisaninient éclairé, ne persista pas non plus dans ses
doutes injurieux ; mais il eut la malheureuse j)ensée de
vouloir faire partager sa conviction à l'empereur, et au
lieu de se tenir, comme Alhanase, sur une habile et
forte défensive, il crut devoir prendre l'initiative pour
ramener la cour à un juste sentiment de l'intérêt de
l'Église et des droits de la vérité. Il prit sur lui d'en-
voyer à Arles, auprès de l'empereur, deux légats, dont
l'un était Vincent de Capoue, celui môme qui avait déjà
figuré à Nicée, portant les lettres des Orientaux et des
parle. On trouve, au contraire, dans toute la suite des faits de cette
année, Libèie constamment et courageusement attaché à Athanasc.
Aussi nous n'hésitons pas, comme Tont fait Baronlus, les pieux édi-
teurs bénédictins de saint Hilaire, et, eu dernier lieu, le savant Hefele
{Concilien Geschichie, p. 620), à considérer cette pièce comme fausse et
forgée par les Ariens, d'autant plus que ce genre de falsification était
alors très-commun et a plus d'un exemple dans l'histoire.
Mais, fausse ou non, cette pièce est très-prohablement contemporaine.
Elle a dû avoir cours du vivant du pape Libère même, et il faut qu'elle
ne fût pas dépourvue de viaisemblance pour avoir séduit saint Hi-
laire, qui n'avait nul intérêt à produire un témoignage du siège de
Rome, contraire aux orthodoxes et à saint Athanase. Il est donc impos-
sible d'admettre qu'elle ne repose pas sur un fondement de vérité, et
ce fondement m'a paru être la demande faite par Libère à Athanase,
de venir se justifier à Rome, demande à laquelle Athanase aura encore
évité de se rendre, en faisant répondre pour lui les évêques d'Egypte.
J'ai été amené à cette supposition, puis- confirmé dans ma pensée
par une autre lettre de Libère (cette fois très-authentique), qui suit dans
Je recueil des fragments de saint Hilaire (p. 1330). Dans cette seconde
pièce, en effet. Libère se justifie de n'avoir pas cru aux dénonciations
qui lui étaient faites contre saint Athanase, parce que quatre-vingts
évêques d'Egypte lui faisaient parvenir des témoignages contraires :
Fidem et sententiam, dit-il, non commodavimus nostram, quod eodem
tempore ocfoginta episcoporum Mgyptiorum de Athonasio sententia
repugmvit. Ces termes n'indiquent-ils pas très-évidemment un com-
LA JEUNESSE DE JULIEN. 235
évêques d'Egypte. Ils reçurent la mission d'éclairer la
conscience impériale, de prévenir les résolutions vio-
lentes qui pourraient lui être suggérées par les évêques
ariens, et dofîrir même au besoin, pour terminer tous
les diflérends de l'Église, la convocation d'un concile
général j remède toujours et si vainement invoqué, et
dont l'issue du concile de Sardique n'avait que trop
montré l'impossibilité dans l'état de division de l'Église ' ,
Rien ne pouvait être plus mai calculé qu'une telle
démarche. Les légats allaient ainsi, en elïet, au-devant
de l'embîiche même qu'avait si soigneusement évitée
mencement d'enquête faite sur la conduite d'Athauase, et terminée
par le témoignage des évêques d'Egypte?
Rien n'est plus d'accord d'ailleurs que notre supposition avec la suite
des faits. Le tort du pape Libère, dès l'origine, tort qui eut plus tard de
si funestes conséquences, fut de laisser remettre en question ce qui
avait déjà été décidé à plusieurs reprises, et, tout eu adhérant iuvaria-
hlement à la foi de Nicée, de laisser souvent séparer de cette cause
sainte, celle de l'innocence d'Athanase. C'est ce qui fit la faiblesse de
la défense de ses légats à Arles, et entraîna la chute d'une partie de
l'Église ortlindoxe d'Occident,
A la vérité, l'authenticité de toutes les pièces rassemblées dans les
Fragments historiques attribués à saint Hilaire de Poitiers, a été con-
testée sans distinction dans nue savante dissertation des Bollandis-
tes , 23 sept. , p. 575 et suiv. Cette conclusion nous paraît inadmis-
sible; parmi ces lùèces, il en est qui portent un caractère manifeste
d'authenticit ' et par leur ton général et par leur rapport avec les meil-
leurs documents de cette époque. C'est une collection évidemment
faite dans le temps même, par un écrivain habituellement bien in-
formé, mais qui s'est parfois trompi';. 11 n'y a rien d'invraisemblable
à ce que ce collecteur soit saint Hilaire lui-même, qui longtemps re-
tenu en exil, a pu être souvent induit en erreur. Il faut donc faire de
toutes ces pièces un usage très-modéré, et se garder d'y prêter une foi
entière; nmis il serait également déplacé de renoncer à tous les rensei-
gnements précieux et parfaitement vraisemblables qu'elles contiennent.
1. S. Hil., Fragm., p. 1330-1334.
236 LA JEUNESSE DE JULIEN.
Atlianase. Constance, qni auiail redctulô de violenlcr
dans Rome le chef de l'I^lglise, ne pouvait rien ima-
giner de mieux , pour ses desseins, que de voir cette
autorité suprême représentée à sa cour (où abondaient
les évêques ariens), par deux prêtres isolés, incapables
de tenir tête à toutes les instances dont ils allaient être
circonvenus. A peine arrivés, en efiet, Vincent cl son
collègue apprirent (pTun édit impérial était préparé,
portant l'exil et rexcomniiinication d'Albaiias(î, cl (ju'on
n'attendait que leur signature pour le ralilier. Yalens
et Ursace en étaient, dit-on, les rédacteurs. Tout étourdis
d'une telle nouvelle, que Constance lui-môme leur an-
nonçait, en l'accompagnant de beaucoup de menaces et
d'invectives contre Atlianase, les députés ne se sentirent
point le courage de résister ouvertement. Soit crainte
pour leurs personnes, soit désir sincère de conjurer la
tempête qu'ils voyaient près d'éclater sur l'Kglise, ils
chercbèrent quelque moyen de transaction. Après tout,
dirent-ils, la personne et la dignité d'Athanase n'étaient
que des intérêts secondaires auprès de ceux de la foi.
Si l'empereur consentait à donner satisfaction à la vérité,
par une condamnation explicite de la doctrine arienne,
ce résultat ne saurait être trop payé par le sacrifice
d'une seule personne. Dans les crises violentes, celui
qui commence à faiblir est vaincu par avance. On promit
aux légats, en termes équivoques, à peu près tout ce
qu'ils voulurent, ou peut-être se prêtèrent-ils eux-
mêmes à croire ce qui accommodait leur faiblesse. On les
LA JEUNESSE DE JULIEN. 237
entraîna dans nne réunion tFévéques, où la condamna-
tion d'Atlianase fut sur-le-champ mise aux voix. Vaine-
ment réclamèrent-ils d'une voix timide pour qu'elle fût
précédée de la déclaration de foi qui leur avait été pro-
mise : la majorité passa outre, sans les entendre, et
eux-mêmes, aflaiblis par leur précédente concession,
débordés de toutes parts sur le terrain qu'ils avaient
laissé gagner autour d'eux, n'opposèrent qu'une molle et
courte résistance. Un seul évêque, Paulin de Trêves, sut
se défendre de cet entraînement général, et le prompt
exil qui suivit son refus d'obéir, en attestant la violence
que souillait l'Église, ne servit qu'à mettre dans un plus
triste jour la lâcheté de la plupart de ses autres repré-
sentants'.
La défection des légats de Rome fut accueillie en Gaule
et en Italie par la plus morne slupeur. Tous les yeux
aussitôt furent lixés sur Libère, qui en éprouva lui-même
une douleur et une confusion inexprimables. Son cha-
grin était envenimé par la pensée qu'en laissant remettre
lui-même en question, au moins par son altitude irré-
solue, ce que tant de conciles avaient décidé, ii avait
placé ses députés sur la pente de l'abîme où ils venaient
de se laisser tomber. 11 n'hésita pas pourtant à les désa-
vouer très-haut, et de toute la force de son âme, par
des lettres énergiques envoyées aussitôt dans les princi-
paux diocèses. « Je ne dois rien cacher à votre con-
1. s. Hil., ibid., et ad Conslantwm Aug., p. 122-2. Sulp. Sév., n,
39. — S. Athan., Apol.,ç. 692.
238 LA JEUNESSE DE JULIEN.
science, écrivait-il au grand cliampiun de Nicée, à
Osius. De concert avec beaucoup d'évêques dllalie, j'ai
demande au religieux empereur Constance qu'il voulût
bien donner des ordres pour qu'un concile fut réuni à
Aquilée; et votre sainteté saura que noire députation
fut confiée .1 Yincent de Capoue, et à Marcel, qui est de
Campanie comme lui. J'espérais beaucoup de Vincent,
et parce qu'il connaissait très-bien cette affaire, et parce
quil avait eu à siéger plusieurs fois avec vous, comme
juge dans celte cause; et je pensais qu'entre ses mains
l'Évangile ne subirait aucune atteinte. Non-seulement
il n'a rien obtenu, mais il est tombé lui-même dans le
mensonge. Après un tel fait, je suis navré de douleur :
je passerai pour avoir trahi l'innocence, oupourm'être
prêté à des doctrines contraires à l'Évangile. Il ne me
reste donc plus qu'à mourir pour mon Dieu*.
Mais le mal était plus facile à déplorer qu'à réparer.
Enhardi par la faiblesse des représentants de Rome,
Constance prenait le ton très-haut avec tous les évoques
d'Occident et d'Italie, et les pressait, par toutes sortes
de menaces, de joindre leurs adhésions à celles qu'il
avait déjà obtenues des évoques réunis à Arles. 11 s'irri-
tait des désaveux de Libère, et répandait en Italie des
proclamations de sa main, très-injurieuses pour ce pon-
tife. Libère ne vit d'autre moyen d'arrêter la contagion
des défections, que de demander lui-même une nou-
1. s. Hil., tbld..^. 1334.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 239
velle réunion, et il fit choix, pour aller porter cette
demande au redoutable empereur dans sa cour, des
deux évêques les plus intrépides qu'il put trouver,
Eusèbe de Verceil, et Lucifer de Cagliari. Il leur remit
une lettre conçue dans des termes peut-être trop émus,
mais pourtant dignes et touchants.
«Je vous en supplie, disait-il, ô très-sage empereur,
que votre clémence me prête des oreilles favorables ;
que votre bonté me permette de lui expliquer mon des-
sein. Un empereur chrétien, fils de Constanlin, de pieuse
mémoire, me doit sans doute cette faveur. Ne puis-je
fléchir à mon égard votre âme qui pardonne même
aux coupables? Le discours que voire piété a fait ré-
pandre parmi le peuple, me déchire de toute manière :
c'est à moi de tout supporter patiemment; mais com-
ment votre âme, qui est toujours ouverte à la clémence,
qui ne laisse jamais (ainsi qu'il est écrit) le soleil se
coucher sur sa colère, peut-elle garder tant d'indigna-
tion .contre moi? C'est un miracle que je ne puis com-
prendre. Je cherche à conclure avec vous, ô très-reli-
gieux empereur, une paix véritable qui ne repose pas sur
une artificieuse combinaison de paroles-., mais qui soit
raisonnablement fondée sur les principes de l'Évangile. . .
Dieu m'est témoin, et avec lui l'Église et tous ses mem-
bres, que j'ai foulé et que je foule encore aux pieds,
par la foi et la craiqte de Dieu , toutes les choses
mondaines, ainsi que l'ordonne la raison évangéliqne
et apostolique... Dieu m'est témoin que j'ai été porté'
240 LA JEUNESSE DE JULIEN,
niolgré moi au posic que je remplis, el diins lequel
j'espère demeurer sans offenser Dieu tout le Icmps que
" 2 serai conservé dans ce siècle. Ce ne sont poini mes
propres décrets, ce sont ceux des apôtres que j'ai fait en
sorte de maintenir invarinhlomcnt. Je suis la eonliime
et la tradition de nos ancêtres : je n'ai rien ajouté à
l'épiscopat de Rome : je n'en veux laisser rien enlever,
et je veux conserver sans tache celte foi qui est venue
jusqu'à nous par la succession de si grands évêques,
des rangs desquels se sont levés tant de martyrs ^ »
^■Ç Ce langage était noble, et le choix des envovés était
bon : mais le déploi(;mi'nt de tant de courage n'était
pas nécessaire pour obtenir l'adhésion de Constance à
une proposition qui ne lui présentait, à lui pas plus qu'à
ses conseillers, aucun danger sérieux. Il avait vu, en
elfet, ce qu'on pouvait obtenir d'une réunion faite sous
ses yeux, dans son palais, au milieu de ses troupes, et
sous b garde de ses ot'liciers : il consentit sans peine à
en promettre une nouvelle pour le début de l'année sui-
vante-,d'autant plus qu'il y voyait l'avantage de prendre
le temps de se préparer, par une précaution qu'il ju-
geait indispensable, à frapper de grands coups en
Orienta
Quelque soin qu'il eut mis, en effet, à se réserver la
1. s. Hil., Fragm., p. 1329-1331.
2. A. D. 354. — Indictio. xi. — U. C. 1107. — Constanlius vu et
Gallus III. Goss. '
3. S. Hil., ibid. — Sulp. Sév., loc. cit.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 24î
puissance eireelive, en abandonnnnt une partie du far-
deau de l'Empire à son jeune parent, une âme soupçon-
neuse comme la sienne ne pouvait tolérer longtemps,
même le moins redoutable des collègues. Jaloux et
craintif, faible et tyrannique à la fois, il devait passer
sa vie à céder le pouvoir et à le reprendre, tour à
tour accablé par la responsabilité, et inquiet niômo
de l'apparence d'un partage. Au moment de braver
les grandes cités d'Asie et d'iilgyple, en leur enle-
vant des pasteurs qu'elles chérissaient, il ne se crut
pas suffisamment maître en Orient, malgré toutes les
garanties qu'il avait prises, et il jugea prudent de
retirer à lui l'ombre de pouvoir qu'il avait aliénée.
La possibilité d'une résistance quelconque , dune
conjuration entre des mécontents, troublait son som-
meil : et dans ses rêves d'ambition et de terreur,
les figures si différentes pourtant de Gallus et d'Atha-
nase, commençaient à lui apparaître comme de re-
doutables fantômes, dont il fallait se délivrer à tout
prix.
Gallus cependant n'élait pas un rival dangereux : il ne
tentait rien pour usurper et faisait tout pour se perdre.
Transporté brusquement de la ijrison au trône, il ne
songeait qu'à se livrer avec une passion effrénée aux
jouissances de tout genre que lui procurait le rang
suprême. Ses qualités naturelles, la franchise de son
caractère, la simplicité de ses manières, s'étaient ra-
pidement altérées sous l'iniluence corruptrice de cette
m 16
242 LA JEUNESSE DE JULIEN.
prospérité subito '. 11 était devenu brutal en actions,
et emporté en paroles. Le caprice et la colère, chez un
homme qui peut tout, dégénèrent vite en cruauté. Gallus
devint cruel par laisser aller et par légèreté. 11 sacrifia,
pour le moindre mot, ceux qui résistaient à ses fantaisies,
>2l sa férocité naissante était nounie par l'habitude pas-
sionnée des jeux du cirque, où il ne pouvait se rassasier
de la vue du sang et du spectacle de l'agonie humaine.
Il avait d'ailleurs pour appui, dans toutes les affaires
un peu difficiles, sa femme Constantine, plus âgée que
lui, plus mûre, mais d'un naturel plus hautain et plus
capable d'ambition. L'un et l'autre, par leurs vices diffé-
rents, devinrent bientôt également à charge à tous leurs
sujets. On riait de Tépoux; on craignait la femme. Tan-
dis que Gallus, incapable de garder la tenue et la dignité
royales, s'amusait à se promener le soir, déguisé, dans
les rues d'Antioche, et, s'imaginant qu'on ne le reconnais-
sait pas, malgré la clarté des luminaires qui éclairaient
de toutes parts cette grande ville, entrait dans les ca-
barets pour demander ce qu'on pensait de César; Con-
stantine entretenait une police beaucoup plus sérieuse, se
faisait rendre un compte exact des actions de chacun et
pénétrait les secrets des familles. Son avidité égalait son
goût de domination : on pouvait tout obtenir d'elle pour
une bourse ou pour un joyau, soit la grâce des coupables,
soit la perte des innocents. En peu de temps, le couple
1. Jul., ad Athen., p. 499-500.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 243
royal eut amassé assez d'impopularité sur sa tête, pour
rassurer le maître le plus ombrageux *.
Aussi Constance, pendant deux ans, avait-il fermé
l'oreille aux réclamations et aux dénonciations quoti-
diennes des magistrats, qui se plaignaient très-hautement
des embarras causés par la folle conduite du jeune césar.
Ces conflits ne déplaisaient pas au jaloux empereur, qui
les laissait durer et s'envenimer sans y mettre ordre.
Une circonstance grave lui donna pourtant l'alarme.
L'année 354 amena un grand renchérissement de vivres,
qui causa des troubles dans toutes les grandes villes, à
commencer par Rome, où ils furent même assez sérieux.
Mais nulle part l'effet n'en fut si redoutable qu'à An-
tioche, dont la population entière entra dans une grande
fermentation. Gallus, pour faire pièce aux magistrats,
n'imagina rien de mieux que de leur donner l'ordre
d'abaisser par un édit le prix du grain. Les magistrats
résistèrent, en représentant la vanité d'une telle me-
sure : il les jeta en prison, en les menaçant de mort.
Le comte d'Orient, ïlonoratus, intervint, et d'autorité
les fit délivrer. Peu de jours après, le peuple s'étant
assemblé sous les fenêtres de Gallus pour le prier de
porter remède à la famine, en faisant venir du blé du
dehors, Gallus écouta en souriant la plainte, et répondit
brusquement qu'il ne pouvait rien, et qu'on n'avait
qu'à s'adresser au gouverneur de la province, Théo-
1. Amm. Marc, xiv, 1.
244 LA JEUNESSE DE JULIEN.
pliile, qui saurait bieu trouver du blé quand il le
voudrait. Ainsi désigné comme l'auteur de la misère
publique, Théophile, qui était un administrateur doux
et sage, devint en i)eu de temps l'objet d'une absurde
fureur populaire. Les artisans et le menu peuple se jelè-
. rent sur lui un jour qu'il entrait au cirque : on l'as-
somma de coups de poing, et on traîna son corps par
landjeaux dans les rues. Des curiales, des édiles, des
gens considérables de la ville, virent aussi leurs jours
mis en danger '.
C'était un grave désordre, et aux yeux de Constance
le plus grand péril était sans doute la faveur que ces
moyens coupables pouvaient valoir à Gallus auprès du
bas peuple. Sur-le-champ, il fit partir un de ses officiers,
avec ordre de tirer justice du crime, mais de mettre
cependant assez de modération dans le châtiment, pour
ne pas exaspérer les ressentiments populaires. Le comte
Stratège s'acquitta avec intelligence de sa commission,
fil quelques exemples solennels qu'il tempéra par quel-
ques actes de clémence -. Mais, à partir de ce jour,
Gallus fut ruiné dans l'esprit de Constance, et sa perte
fut décidée.
Le cauteleux souverain mit à la consommer un vé-
ritable luxe de prudence et d'astuce. Son but, cette
fois encore, était d'attirer son ennemi hors des grandes
villes d'Orient, et de le faire venir à sa cour pour l'y pren-
1. Amm. Marc, xiv, 7.
2. Liban., Ov. 12, p. 399-400.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 2/i5
(Ire comme au piège. II commença son jeu exactement
ainsi qu'il avait fait pour Alhanase. Il chargea le nou-
veau préfet (lu prétoire, Domitien, de dire à Gallus qu'il
savait son désir de venir en Italie, et l'y autorisait bien
volontiers. Domitien exécuta ses instructions sans beau-
coup d'adresse : il se fit annoncer avec faste, passa plu-
sieurs jours sans aller voir le jeune César, et se borna à
lui faire connaître ses instructions par intermédiaire.
Puis voyant que Gallus ne se pressait pas d'obtempérerà
cet ordre détourné, il se rendit brusquement auprès de
lui : « Partez donc, lui dit-il avec rudesse. Ne voyez-vous
pas que l'empereur l'ordonne? Si vous n'obéissez pas, je
vais susprendre à l'instant toutes les fournitures devolre
maison . » Gallus ne pouvait se laisser braver ouvertement
par un subalterne : il donna donc ordre à sa garde de
mettre le préfet aux arrêts. C'était une grande détermi-
nation, car Constance, dans le partage des attributions
impériales, s'était réservé explicitement la nomination
de ce haut fonctionnaire. Aussi les principaux de la cour
essayèrent-ils de représenter à Gallus le danger auquel
il s'exposait; ils lui demandèrent s'il était prêt, après
un tel acte, à se proclamer empereur lui -môme, et
à briser les statues de Constance. Gallus n'avait pas
tant d'audace, mais son irritation était fort grande;
celle de Coustantine n'était pas moindre j et, sans foi-mer
aucun projet arrêté, ils ne voulurent écouter aucune
remontrance. Par un reste de précaution, cependant, et-
pour couvrir la hardiesse de sa résolution, Gallus feignit
246 LA JEUNESSE DE JULIEN.
d'avoir découvert une conspiralioii contre son pouvoir
et sa vie, et fit appel bruyamment à la lidélilé de ses
gardes, qui vinrent à son aide en massacrant le prétendu
coupal)le. Domitien périt déchiré par leurs mains. Puis,
pour atténuer Ihorreur et le danger d'une telle violence,
on lui chercha, on lui supposa des complices, auxquels
on fit un procès régulier. Ammien Marcelin, qui assis-
tait à l'instruction, en qualité il'aide du juge militaire,
rapporte les détails de ce jugement, de manière à bien
faire voir qu'il ne dilîéra que par le nom du massacre
qui l'avait précédée
Constance n'était assurément pas dupe de cette appa-
rence. Il lui convint pourtant de paraître trompé. Il ne
témoigna à Gallus aucune colère, feignit même d'entrer
jusqu'à un certain point dans les intérêts de sa dignité
blessée, mais n'en insista que plus vivement pour le voir
arriver auprès de lui, afin de l'entretenir des affaires
de l'empire. Il n'y avait pas moyen de résister à une
demande si légitime, émanée d'un supérieur. Comme
Gallus n'osait, ni opposer un refus positif qui eùi paru
insolent, ni se fier à une parole si suspecte, Constantine
lui proposa de partir à sa place. Elle voulait essayer
son ascemlant sur son frère, et, en tous cas, sonder le
terrain. Elle se mit donc en route, laissant Gallus à
Antioche ; mais à mi-chemin elle fut saisie d'une fièvre
pernicieuse qui l'emporta en peu de jours ^.
1. Amm. Marc, xiv, 7, 9.— Philost., m, 27, 28. — Zon., xin, 9.
2. Amm. Marc, xiv, 11.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 247
Avec elle Gallus perdait son seul appui. Chaque jour
Constance, qui s'était réservé aussi le commandement
des troupes, prenait quelque disposition militaire pour
éloigner les officiers dont il n'était pas sur et en nom-
mer d'autres à sa dévotion. C'était pour son bien, écri-
vait-il au jeune César, qu'd lui retirait des troupes : car
rien n'était plus dangereux que des soldats qui n'avaient
rien à faire *. Cerné ainsi de toutes parts, pressé par des
lettres habiles où les menaces et les caresses étaient
adroitement mélangées, le malheureux jeune homme
ne vit plus d'autre ressource que de s'en remettre à la
clémence de son ennemi. Il partit, bien à regret, voya-
geant lentement, passant la nuit dans de cruelles agita-
tions, et s'arrêtant le jour dans les villes pour assis-
ter à des jeux de cirque et à des divertissements, afin
de s'étourdir sur le sort qui l'attendait. Partout les
fonctionnaires, avertis de sa disgrâce, s'écartaient
avec froideur sur son passage et lui rendaient à peine
les honneurs dus à son rang. On éloignait de lui les
soldats, pour qu'il ne pût ni les haranguer ni les sé-
duire. A Andrinople, il reçut l'ordre de quitter tout
appareil royal, sous prétexte d'accélérer son voyage.
A peine eut -il mis les pieds à Pœtoviura (Pettau), en
Norique, qu'un officier, du nom de Barbation, arrivé
de Milan avec une grosse escorte, se fit ouvrir de nuit,
1. Amm. Marc, xiv, 7 : Adjumenta paulatim illi subtraxit, sollici-
tari se simulans ne, uti est inilitare otium fere tumultuosum, in eju»
perûiciem conspiraret.
248 LA .IKUNESSE Dl- JULIEN.
par l'urce, les portes (lu palais OÙ le prince Taisait sa de-
meure, et le somma de résigner tous les ornements im-
périaux. Moyennant cette abdication volontaire, on lui
garantissait la vie sauve. Il consentit a tout, et lut em-
mené sous boime garde à Flanone, en Dalmatie. C'é-
tait un lieu de sinistre augure, voisin de la ville de
Pôle, où avait succombé trente ans auparavant la pre-
mière victime de celte descendance fatale de Con-
stantin '.
Constance apprit avec une joie sans mélange le succès
de cette longue trame, ourdie avec une habileté vrai-
ment superflue. Son ambition une fois rassurée, il aurait
voulu s'en tenir là, et ne pas pousser plus loin la ven-
geance. Ses tlatleurs, et en particulier l'eunuque Eusèbe,
le plus influent de tous, ne lui permirent pas de modé-
rer son ressentiment. On exigea,, au nom du salut de
l'État, qu'un procès fût fait pour connaître à fond
les coupables qui avaient conspiré avec la malheureuse
victime. Eusèbe fut chargé lui-même d'aller faire Tin-
struction, et, soumettant pendant plusieurs jours l'infor-
tuné prince à d'affreuses toitures morales, il lui arrachas
par écrit, des aveux, dont le texte fut mis sous les yeux
de Constance -. Ce simulacre d'enquête eut la consé-
quence à laquelle on pouvait s'attendre. Gallus eut la
1. Amm. Marc, xiv, 11.
2. Amm. Marc, ib. — Aurel. Vict., Epit. 42. — Zos., ii, 55, ra-
conte cette triste histoire avec des détails un peu différents. — Phi-
lost.,ni, 27, 28'. — Socr., ii, 34. — C/wo7i. Alex., p. 541. La date de
la mort de Gallus est portée, dans cette chronologie, à l'année 355.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 249
tête tranchée dans sa prison'. Un courrier parti do
Fianone tout exprès, vint à grandes journées et en
crevant les chevaux, annoncer à Constance qu'il n'avait
plus de rival dans l'empire, avec autant d'apparat,
dit Ammien Marcelliu, que s'il eût apporté les dé-
pouilles du roi des Perses vaincu. Ce fut alors un
concert d'enthousiasme et d'admiration sur le bonheur
de ce souverain favorisé du ciel, à qui un signe de
tête suffisait pour faire et défaire des empereurs. Ses
courtisans l'appelaient : Votre Éternité-, et à ce
nom risible, qu'il ne craignait pas de répéter lui-
même, des ministres infidèles de Dieu ne rougissaient
pas de joindre le nom presque aussi profane d'évêqu.e
des évoques.
Tout couvert du sang de ses proches, mais parvenu au
comble des prospérités humaines, Constance vit enfin '3.3
arriver le moment où il avait promis au pape Libère de
s'occuper décidément, et pour en finir, des difTérends
qui déchiraient l'Église. Son parti était, cette fois, bien
pris de tout emporter de haute lutte, et de mettre le
monde spirituel et matériel tout entier sous sa main. Le
concile se réunit au début de l'année 355 % à Milan, où
Constance était déjà arrivé depuis plusieurs mois • et l'on
remarqua que pour la première fois depuis soixante-
1. Amm. Marc, xv, 1.
2. Luciferi Cula/itani Opuscula, Paris, lbG8 : De non parcendo in
Deicm dclinquentibuf:.
3. A. D. 335. — Indictio. xni. — U. G. 1108. — Arbetio et Lollia-
nus. Coss.
'21)0 LA ji:uNt:ssE de julien.
dix ans il n'y avait (j[ii'une seulo personne couronnée
dans toute réteuilue du monde romain; car Constantin
^ui-même s'était toujours associé, au moins noniinati-
rement, un de ses fils, avec la qualité de césar. Rare-
ment, la masse effroyable de la toute- puissance avait
pesé sur une tête plus incapable de la porter.
Pour le moment, celte omnipotence était dirigée tout
entière, et comme braquée vers un seul point de l'ho-
rizon. Un homme sans armes, sans gardes, sans puis-
sance, réfugié dans une extrémité de l'empire, entre
une cellule et une église, passant ses journées entre l'au-
mône et la prière, avait l'honneur de concentrer sur lui-
même toutes les jalousies, et bientôt toutes les colères
impériales. Quelque habiles qu'eussent été les calomnies
dirigées contre Athanase, et quelque aveugle que fijt la
crédulité qui les accueillait, son plus grand crime, on
peut le croire, était d'avoir résisté un jour et de n'avoir
jamais flatté. Ce n'était ni un tribun haranguant des mul-
titudes, ni un courtisan intriguant dans une anticham-
bre. Il ne bougeait pas, il ne parlait pas. Immobile et
silencieux, U attendait qu'on vint l'enlever par la vio-
lence. Mais dans ce représentant désarmé de la con-
science, le despote irrité sentait avec impatience un égal
et presque un maître. Du sein de l'oppression univer-
selle, c'était le réveil du droit appuyé sur la vérité '.
1. Le récit des longues démarches faites par Constance pour arriver
à la coudailmation d'Atluuiase, arrache à Gibbon cette réflexion : « La
difficulté avec laquelle on procéda à la condamnation d'un évèque
LA JEUNESSE DE JULIEN. 251
De Milan à Alexandrie, il n'y avait que deux têtes levées,
qui se faisaient face l'une à l'autre : Constance, le maître
du monde, et Athanase, le serviteur de Dieu.
Le concile, dans la pensée de Constance et de ses
conseillers, devait avoir pour résultat d'entraîner par la
force l'adhésion de l'Église d'Occident aux sentences
déjà portées tant de fois contre Alhanasô par les Orien-
taux, et d'arriver ainsi par la violence à cette unanimité
que tant de délibérations et de discussions n'avaient ja-
mais pu obtenir. Aussi avait-on mis un grand soin à réu-
nir le plus grand nombre possible d'évêques d'Occident.
Pour les évoques Orientaux , dont l'opinion était déjà
connue et consignée dans plus d'un arrêt, on ne jugea
pas nécessaire de les déranger. Il n'en vint qu'un très-
petit nombre *. Mais, dit un historien, comme il ne
s'agissait que de force et non de discussion, tous les sol-
dats de Constance pouvaient passer à peu près pour
autant d'évêques ariens 2.
Les directeurs de l'assemblée, après l'empereur et les
officiers, étaient les évêques de Pannonie, Valens et
Ursace, aidés de plusieurs de leurs collègues de la môme
province, à qui la qualité de latins et l'usage facile
de la langue de l'Occident assuraient un grand ascen-
dant. Ils ne conçurent rien de mieux, pour entraîner
populaire découvrit au monde que les ijriviléges de l'Église avaient
•déjà réveillé dans le gouvernement romain im sentiment d'ordre et
de liberté. »
1. Soz., u, 9. — Soc, II, 36.
2. Tillemont, Les Ariens, c. 41.
252 LA .1KUNESSK DE JULIEN.
promptomcnt la délibération, (|uc de leiidrc une seconde
fois le Mièmc piège où s'étaient laissés tomber à Arles
les légats de Rome. On représenta aux évèques que la
condamnation d'Alhanase était une aiïairc tout isolée,
toute personnelle; qu'on ne leur demandait aucune ré-
sohilion touchant la foi, encore moins aucune modifica-
tion de leur croyance, mais simplement la condamnation
d'un obstiné, entaché de sabellianisme, comme ses amis
Marcel et Photin. Comment refuser à l'empereur de
rendre la paix à l'Église par le sacrifice d'une seule i)er-
sonne.dont les mœurs étaient suspectes, la foi douteuse,
le caractère, à coup sur, inquiet et incommode?
L'argumentation avait un côté spécieux, et, les me-
naces lui venant en aide, elle agissait puissamment sur
les évoques. Mais dans une assemblée d'hommes revêtus
d'un caractère sacré, Dieu, l'innocence, le bon sens et la
bonne foi, ne devaient pas rester sans défenseur. Il suffit
d'un de ces hommes tels que la foi sait les faire, fermes
et droits d'esprit comme de cœur, chez qui la paix de
l'âme assure la lucidité de l'intelligence, pour faire tom-
ber tout l'artifice. L'évêque de Verceil , Eusèbe, le plus
renommé des pasteurs de toute la haute Italie, — le
même à qui Libère avait confié l'année précédente le
soin de se rendre auprès de l'empereur — , avait fait
d'abord quelques difficultés pour paraître au concile
dont il n'espérait rien de bon. Mais Eusèbe avait en
Italie une grande réputation de sainteté et de science;
il vivait avec une austérité monastique, et il avait môme
LA JEUNESSE DE JULIEN. 253
établi entre ses prêtres et lui une communauté de vie
qui faisait ressembler son palais à un couvent '. Tout
le monde sentait que sans lui la réunion était incom-
plète, et qu'il manquerait toujours quelque chose à
l'autorité d'une sentence à laquelle il se serait volon-
tairement abstenu de prendre part. 11 y eut donc un
concert d'instances, pour le prier de se rendre à Milan,
et de la part de l'empereur, qui pensait l'entraîner
comme les autres, et de la part de ses collègues plus
timides d'Italie, qui voulaient se mettre à couvert der-
rière lui, soit pour s'encourager à la résistance, soit pour
s'autoriser dans la faiblesse. Obéissant à ces invitations
répétées, Eusèbe de Yerceil arriva accompagné de deux
ecclésiastiques de Rome, Pancrace et Hilaire, et de son
ami Lucifer, évêque de Cagliari en Sardaigne^.
Dès le lendemain de son arrivée, il se rendit à l'as-
semblée qui se tenait dans le chœur de l'église principale
de Milan. Toute la partie supérieure de cette basilique
avait été réservée aux évêques : un voile les séparait de
la nef, oiji tout le peuple était assemblé, attendant avec
curiosité le résultat des délibérations. On n'entendait
pas les discours, mais les éclats de voix et le son des
paroles pouvaient parvenir jusqu'à la foule. Eusèbe, à
peine entré, se vit pressé de plusieurs côtés de mettre sa
1. s. Amb., éd. Ben., t. ii, p. 1036-1039. Epist. Vercellensiecclesiœ,
n» 68-71.
2. Baronius, année 333, § 0 et suiv., cite les lettres du concile, de
Constance, et du pape, à Eusèbe, pour l'appeler à Milan, d'après des
pièces tirées des archives de Verceil. — S. Hil., ad Const., i, p. 1223.
254 LA JEUNESSE DE JULIEN.
signntiire au bas de l'édit qui coiulaiiinait AUiannse,
et qui était déjà préparé depuis plus d'un an. « C'est
bien, dil-il, sans se troubler; mais il faut d'abord savoir
quelle est la foi de ceux qui sont ici. » Puis tirant de sa
poche le symbole de Nicée, et le déposant sur le bureau :
« Que tout le monde signe ceci, rcpril-il, et moi je signe-
rai ensuite tout ce qu'on voudra '. »
Cette ouverture inattendue fut accueillie avec joie sur
plusieurs bancs. Elle faisait respirer à l'aise tous les pré-
lats qui craignaient à la fois, et de résister à l'empereur,
et de trahir la vérité. Denys, évôcjue de Milan, qui pou-
vait bien être de ce nombre, s'empressant de se lever,
prit rapidement la plume pour signer le symbole après
Eusèbe de Yerceil. Mais (et Eusèbe apparemment s'y
était attendu) , ce n'était point le compte des directeurs
de,rassemblée, et ils ne voulaient à aucun prix de cette
confirmation inattendue de la foi de Nicée. Yalens, se
levant donc aussi à son tour, mit brusquement la main
sur le bras de Denys, et lui arracha la plume, avant qu'il
eût signé, en s'écriant qu'on ne ferait rien par ce moyen.
Une grande rumeur suivit cette scène violente, et fut
entendue, à travers le voile, dans le bas de l'église. Le
bruit se répandit aussitôt que l'on voulait faire abjurer
aux évoques la foi de Nicée. Le peuple chrétien de
Milan, assez indifférent peut-être au sort d'Athanase,
qu'il ne connaissait guère, n'était nullement disposé à
1. BoUand, 25 mai, § 9 et 11. — S. Hil., loc. cit.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 255
se laisser enlever la foi de son enfance. L'émotion fut
donc très-vive dans toute la foule : hommes, enfants,
et surtout femmes, se mirent à crier : « A bas les Ariens !
les Ariens hors de l'église ! » — Denys fut obligé de sortir .
à deux reprises, pour calmer l'agitation et prier le peuple
de rester en silence, afin de laisser décider les juges de
la foi. Comme il rentrait, pour la seconde ibis, dans la
partie réservée, il trouva le tumulte au comble parmi
les évêques. Deux officiers de Constance venaient d'en-
trer et arrachaient de son banc un des catholiques les
plus décidés, qu'un historien dit être Lucifer de Cagliari.
Un mot d'Eusèbe ou de Denys ei'it pu causer dans la ville
la plus effroyable sédition, mais ce mot ne fut pas pro-
noncé \
La séance du lendemain s'ouvrit sous ces funèbres
auspices, entre des légions sous les armes et une popu-
lation en rumeur. Lucifer, gardé à vue dans sa demeure,
n'y parut pas. On n'avait probablement pas osé mettre la
main sur Eusèbe de Yerceil, qui, plusieurs heures durant,
et sans se laisser étourdir, ni par les instances, ni par les
menaces, maintint son inébranlable position. « Signez
le symbole, ne cessait-il de dire, et il en sera û'Atha-
nase ce que la justice décidera. » Nulle défense n'eût
été plus efficace en faveur d'Athanase, que cet abandon
1. Bolland. — S. Hil., loc. cit. Les deux récits de saint Hilnireet du
manuscrit édité par le Bollandiste ne s'accoidant pas coinplétemput,
nous les avons combinés de la n:anièie qui nous a paru la plus vrai-
semblable.
25G LA JEUNESSE DE JULIEN.
apparent j car rien ne mellail mieux en lumière combien
sa cause et celle de la foi do Nicée étaient solidaires aux
yeu\ de ses persécuteurs. Il n'y eut pas moyen d'ébran-
ler Eusèbe, et tant qu'il tenait bon , personne n'osait
céder sous ses yeux. îl fallut encore une fois lever la
séance, et traverser la foule qui retentissait des cris de:
« Vive Denys ! vive Eusèbe ! vivent les sauveurs de la foi ! »
aux(juels se mêlaient aussi ceux-ci : « Où est Lucifer?
Qu'on nous rende Lucifer! » — Denys monta en chaire
pour exhorter le peuple à la patience, mais il ne put se
faire entendre, jusqu'à ce que les Ariens eussent évacué
l'église, et qu'on eût fermé la porte à clef sur eux.
Alors, il put célébrer en paix, au milieu de l'assistance
émue, une messe d'actions de grâces '.
La situation s'aggravait en se prolongeant. Les chré-
tiens, inquiets du sort de leurs évoques, ne voulaient
plus quitter l'église, ni jour, ni nuit. Vainement, cà plu-
sieurs reprises, l'empereur envoya-t-il des soldats pour
dissiper la foule. Denys, qui n'abandonnait pas son
troupeau, représenta aux officiers que la paix publique
ne tenait qu'à un fil, qu'il avait lui-même beaucoup de
peine à maintenir l'assistance en prières, et que, la moin-
dre goutte de sang versé, il ne répondait plus de rien.
Constance, n'osant braver de sa personne la fureur po-
pulaire, se résolut enfin à changer de système. Il calma
le peuple, en laissant reparaître Lucifer en liberté j mais
1. Bolland, 25 mai, § 9 et 11,
LA JEUNESSE DE JULIEN. 257
il appela pour le lendemain toufe les évoques dans
son paiais, loin de la surveillance des chrétiens do la
ville. Malgré le danger évident d'un tel lieu de réunion.
Eusèbe et Lucifer ne firent point difficulté de s'y rendre.
Denys seul voulut rester dans l'église, pour entretenir
la ferveur et contenir le ressentiment du peuple chré-
tien'. Pendant que tant d'évêques, tant de ministres des
sacrements et de la parole divine, transigeaient sur la
foi jiour plaire aux rois de la terre, l'Évangile promis
aux pauvres trouvait encore chez eux son plus sûr asile.
La personne sacrée de l'empereur entrait donc ici
enfin directement sur la scène; il allait essayer toutes
ses forces et porter les grands coups de l'autorité sou-
veraine. Prélats, eunuques, courtisans, tout le monde
s'entendait depuis plusieurs jours pour exalter et irriter
son orgueil. On était parvenu à lui faire croire que
c'était l'intégrité de sa puissance qui était en péril ; que
la pureté de sa foi, et, ce qui touchait peut-être plus
encore sa vanité, son intelligence des questions re-
ligieuses , se trouvaient mises en doute. La veille
du jour où il devait recevoir les évêques, Constance
passa son temps à rédiger de sa propre main, sous
une forme nouvelle, l'édit de condamnation d'Alha-
nasc. 1! y avait apporté toute son éloquence, toute sa
science littéraire, el^était entré, avec plus de prétentions
que de connaissances, dans beaucoup de détails théolo-
1. Bolland. — S. Hil., loc. cit. — S. Athan , ad Sol, p. 8G1, 8G2.
III. 47
238 LA JEUNESSE DE JULIEN.
giqiics. 11 se prononçait dans ce document, à ce qu'il
paniîl, beaucoup plus neltomcnt pour riiérésie d'Arius,
que la prudence des évoques de son conseil ne leur
avait encore permis de le faire. Mais les rusés pré-
lats le laissaient s'avancer, heureux de le voir s'enga-
ger de paroles et d'amour- propre, prêts à profiler de
tout le terrain que l'autorité temporelle leur faisait ga-
gner, et comptant, si le scandale était trop grand, l'ex-
cuser par l'ignorance théologique naturelle chez un
prince qui n'était pas catéchumène '.
Les évoques convoqués arrivèrent au palais au jour
mai que : l'empereur ne les reçut pas sur-le-champ, mais
il leur tilprésenterrédit par les prélats de sa cour, restant
lui-même caché derrière une tapisserie, d'où il pouvait
entendre leurs réponses et voir Taccueil qni serait fait à
ses ordres. Les députés annoncèrent, eu effet, en son
nom, qu'il était résolu à mettre enfin la paix dans ses
États ; qu'il était las de ces divisions d'évêques qui trou-
blaient tout, et qu'il se croyait désigné pour mettre un
terme aux déchirements de l'Église, par la volonté de
1. Sulp. Sév., II, 39. — Luc. Cal. De non conveniendo cum hœreticis,
p. 206 : Yerbis pulchenimisque sensihus consciibens edictiiiu. Il est
très-certain, par tous les récits (S. Athan., ad Sol., p. 831 et 861. — i
Soc. — Sul[».-Sév. — S. Hil., /oc. cit.), que Lucifer joua un très-
grand rôle dans cette conférence. Lui-même, dans les écrits qu'il
publia en exil contre Constance, rai'porte à \o\^ instant des traits, des
paroles, ou de lui, ou de snn interlocuteur, (jui n'ont pu être échangés
que dans cet entretien qui fut le seul, ou du moins le dernier. Nous
avons choisi ces traits en les i éunissant et les abrégeant, pour donner
au lecteur une idée de la hardiesse et de Témotion de celte grande
scène.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 259
ce même Dieu qui lui avait déjà permis de terminer ceux
de l'empire. Un murmure aecueillit ces paroles, et des
objections commencèrent à s'élever de plusieurs côtés.
Constance alors, perdant patience, entra ouvertement
dans la chambre, et se mit à discuter lui-même, sans
pins de contrainte. « La doctrine que vous combattez,
leur dit-il, c'est la mienne : si elle est fausse, comme,
vous le dites, d'où vient donc que Dieu, secondant mes
armes, a mis le monde entier sous ma loi'? »
Cette déification de la fortune était étrange dans la
bouche d'un chrétien j mais il fallait quelque audace
pour répondre à l'draleur et à l'argument. Peut-être la
tâche était-elle trop forte pour les évoques des grandes
cités d'Italie, accoutumés à vivre avec l'autorité impé-
riale dans ces rapports de déférence, de soumission
presque passive, que le despotisme exige de ceux qui
l'approchent. L'évoque d'une île abrupte et solitaire,
séparée par les flots du contact d'une civilisation trop
polie, doué lui-môme d'une éloquence vive, bien qu'in-
culte et sans art, soutenu, enfin, par l'âpreté naturelle
et un peu orgueilleuse de son caractère, Lucifer de Ca-
gliaii, qui était sorti de prison de la veille, osa regarder
le maître en face et lui répondre. Pour cet "liomme,
aussi peu fait aux discussions de l'école qu'aux politesses
des cours, les distinctions théolugiques étaient ininlelli-
1. Luc. Cal., Pro Athanasio, p. 22 : Dixisse te noa negabis, ni^i
nostia filles, hoc est, quœ liicitnr a Liicifero ariana, fuisset catholica,
Tiunquam la omnes plèbes accepisses potestatem.
2C0 LA JEUNESSE DE JULIEN.
giblos, et les ménngcmciils politiques insupportables. I).
n'apercevait qu'une chose dans la question : lu doctrine
d'Arius et la loi de Nicée; toutes les subtilités intermé-
diaires lui échappaient; et il ne voyait devant lui qu'un
homme, dépositaire infidèle de l'autorité suprême, et
persécuteur de la justice. Il parla très-rudement à Tem-
pereur : « Votre doctrine, lui dit-il, c'est celle d'Arius,
ni plus ni moins; et ceux qui la soutiennent sont les pré-
curseurs de l'Antéchrist '. Votre puissance et vos succès
ne prouvent rien en sa faveur. L'Écrituie est pleine de
souverains apostats qui ont désobéi à Dieu,. et que Dieu
n'a pas punis sur-le-champ. Combien de temps Dieu a-t-il
épargné lesMadianites et les enfants d'Amalec? Combien
de temps Saul a-t-il gouverné, quoique Dieu eijt déjà
choisi et oint David pour le remplacer? Combien de
temps Salomon a-t-d survécu à son idolâtrie-? Votre
édit est rédigé en belles paroles, mais il contient tout
le venin de l'hérésie; et contre ce venin, que voire père
déjà distillait, le bienheureux Paul nous a prévenus en
nous disant : que personne ne vous séduise par la subli-
mité des paroles..., que personne ne vous trompe par la
philosophie. Vos discours ont donc beau être doux à
entendre, nous n'en connaissons pas moins la vanité de
toute votre science philosophique^. «
1. Luc. Cal.,Pro Athan., p. M : Cuin te urgeremus, legati nos beatae
Ecclesiœ, sectam damiiandam Arii, et illam magis dixisti esse catlioli-
cam, prœnuiitiavimus te Antichristi fuisse praecuisorem.
2. Id., De reg. apost., passim.
3. Jd., De non conveniendo cum hoeret., p. 206.
LA JEUNESSE DE JULIEN. • 261
Les voûtes du palais impérial frémissaient de ce lan-
gage inaccoutumé. La surprise de Constance à se voir
ainsi braver en face égalait, étouffait, en quelque sorte,
son indignation. D'une voix tremblante de colère: «Vous
êtes un insolent, dit-il à Lucifer, qui insultez votre sou-
verain contre le précopte de l'Ecriture '. — Je ne vous
insulte pas plus, reprit Lucifer, que Samuel, le saint
prêtre de Dieu, n'a insulté Saûl, lorsqu'il lui dit : Puis-
que tu ne fais pas cas de la parole de Dieu, ce Dieu te
réduira à néant, et tu ne seras plus roi sur Israël. Je
ne vous insulte pas plus que les prêtres qui chassèrent
Osias du sanctuaire parce qu'il était atteint de la lèpre:
vous aussi vous êtes malade et pestiféré, vous êtes
atteint de la lèpre d'Arius. Si je mens, je vous insulte;
si je dis vrai, je ne vous insulte pas-. — Vous ai-je
choisi pour conseiller, dit Constance poussé à bout, et
ne puis-je faire ce qui me convient ^ ? »
Intimidé pourtant de la muette mais visible irrita-
tion des autres évêques, et cherchant un meilleur terrain
que celui de la théologie, l'empereur en revint à la
condamnation d'Athanase. Il pressa vivement la réunion
de lui sacrifier un sacrilège, un séditieux, qui avait
1. Id., De non parcendo in Deum delinquentibus, p. 225 : Contumaces
nos clamitas; dicis iadignum nos ciica te facinus perpetratos, ut im-
peratori réuni romani dicere auderenms : maie facis.
2. Id., De non parcendo in Deum delinquentibus, p. 231, 236. —
p. 232: Si mentiumr, tuuc contumeliosi, tune superbi recte dicemur
a te ; si vero dicamus verum, non sumus contumeliosi.
3. Ibid., p. 233 : Numqiiid vos milii cousiliarios ele^'i, dicit, ut non
prout milii placilum est geram ?
; , LA .IKIINKSSR IIE JULIKN.
nuTilo la mort en Iroublnm r\r:U\[ et l'Église. Et comme
\v> (''\ô<|iies s'excusaient sur l'absence du coupnblc, sur
la ililficiilté (le réunir des preuves qu'ils otTraienl d'aller
chercher à Alexandrie, si on leur en donnait le temps,
comme ils le pressaient de faire venir et de confronter
les accusateurs et l'accusé : « Qu'est- il besoin de tant
de formes? interrompit le souverain ; c'est moi qui suis
l'accusateur d'Alhanase. Croyez, en mon nom , à tout
ce (ju'on dit contre lui. — Non, empereur, lui répon-
dirent tout d'une voix Eusèbe et Lucifer ; vous ne pouvez
être l'accusateur d'un absent : le fussiez-vous, son ab-
sence seule doit empêcher qu'on le juge. Il ne s'agit
point ici d'une affaire d'empire, où vous puissiez décider
comme souverain : il s'agit d'un évêque, et dans l'Eglise
il faut que la partie soit égale entre l'accusateur et
l'accusé. » — « Votre royaume ne vous appartient
pas, ajoutaient-ils; il est à Dieu qui vous l'a donné
et qui peut vous le reprendre. Ne mêlez point Rome
et l'Église, la puissance impériale et les canons. » —
Sur ce mot de canons, l'empereur, lui coupant la pa-
role : « Ma volonlé, dit-il, est aussi un canon, et
mes évoques de Syrie trouvent bon que je parle
ainsi. Faites comme eux, ou vous serez exilés avec
Alliaiiase*. »
i. s. Athan., ad Sol., -p. 861, 8fi2, p. 831. 832 : Kal Xe-j'ovrwv, [/.r, aval
TC'jTov ÈxiiCAT.ffta.'T-wov x.avcva, EÙ6Ù; èxsïvo; , à/X' oTrep è"j'à) pcù/.cjj.ai
TOUT', y.'JMÙl'l, EAE-J'E, VCfJ.ttIcôtO* CUTù) -|'àp (XoS )v£'JCVTOÇ àv£/_CVTat Û TW»
i
LA JEUNESSE DE JULIEN. 263
La discussion était terminée. On laissa les évoques se
retirer, de crainte d'exciter quelque rumeur aux portes
du palais, et on leur permit encore (tant la confiance
dans la loyauté de ces intrépides confesseurs était
grande) de retourner à l'église avec le peuple fidèle.
Mais dans la nuit, l'eunuque Eusôbe, accompagné d'une
escorte de gardes, vird les arrêter dans leurs chambres,
et les conduisit dans les Thermes de Maximieu H'Tcule,
où ils furent retenus quelques jours avant d'être dirigés
sur le lieu d'exil. Ce premier convoi de martyrs ne con-
tenait pas moins de cent quarante-sept personnes, tant
évê(|ues qu'ecclésiastiques et laïques. On prit un peu
pins de précautions avec l'évêque de Milan même,
Denvs, soit pour ne pas trop irriter le peuple, soit qu'on
espérât ({ueique retour de la faiblesse qu'il avait témoi-
gnée pendant les premiers jours. Voyant cependant qu'il
résistait comme les autres, on le soumit à un simulacre
de jugement, pour pouvoir le déposer et le remplacer.
Quebiue midtipliées que fussent ces exécutions, elles
n'égalaient pourtant pas le nombre des évê(iuespréseîits
à Milan. Il y eut donc assez de défections et de fai-
blessep, pour couvrir d'une apparence légale ce tissu
de fraudes et de violences. La charité d'Athanase et
de ses amis a dérobé les noms des traîtres à la justice
de la postérité'.
1. s. Ath.in., loc. cit. — Bnllnn'l, 25 mai. — Snlp. Sév.; îoc. cit. —
Socrate et Sozomène, loc. cit., iliseut que le concile se sépara sans rien
faire. Mais Kufiu, Hist. eccl., i, 20, dit que la plupart des évèques
lurent tiompés, plures decepli. S. Atlianase nomme parmi ceux qai
264 LA JlîUNESSE DE JULIEN.
Mais aucune défection n'aurail valu , pour assurer
l'aulorité de la sentence et le succès de l'oppression,
celle du chef de l'Eglise. L'incertitude qu'avait montrée
Libère dans les premiers jours de son pontificat, l'im-
prudence qu'il avait commise en provoquant lui-même
le concile, permettaient de ne pas désespérer entière-
ment d'obtenir celte importante adhésion. On essaya
donc de séduire Libère, ou de l'intimider. L'eunuque
Eusèbe, le grand instigateur de foute l'intrigue, se dé-
cida à partir lui-même pour Rome, porteur à la fois
d'un ordre exprès de l'empereur et des plus riches pré-
sents, et décidé à mettre en œuvre, pour entraîner le
pontife, toutes les ressources de son adresse personnelle
et de la puissance impériale. Arrivé à Rome, il fut ad-
mis en présence du pape, qu'il traita avec un mélange
de respect filial et de familiarité bienveillante : u Yoici
le seing de l'empereur, lui dit-il en lui prenant affec-
tueusement la main, et voici ses présents. Obéissez et
acceptez. » Libère se défendit avec un peu d'embarras,
avec douceur, mais avec courage : « Comment pour-
rais-je faire, disait- il, ce que l'empereur me de-
mande? Comment serait- il possible de condamner
Athanase qui a déjà été justifié par tant de con-
ciles, et qui a été renvoyé en paix par l'Église ro-
maine? Présent, nous l'avons reçu comme un ami dans
notre communion : absent, nous le condamnerions!
cédèrent Fortuaatien d'Aquilée et Érémius de Thessalonique. {Apol.f
p. 692.)
LA JEUNESSE DE JULIEN. 265
Cela se peut-il? L'ordre de l'Église ne le permet pas, et
ce n'est pas là la tradition que nos pères nous ont lais-
sée, et qu'ils avaient reçue eux-mêmes du grand apôtre
saint Pierre. Si l'empereur veut la paix de l'Église, il fniit
casser d'abord tout ce qu'on a fait contre Athanase, et
ensuite convoquer une assemblée ecclésiastique loin du
palais, où il n'y ait ni empereur, ni comte, ni menace de
jugomeni, où il n'y ait que la crainte de Dieu ! Et puis il
l'aut traiter de la foi d'abord comme on a fait à Nicée, et
exclure les hérétiques... La foi doit passer avant tous
les faits particuliers. Jésus-Christ ne guérissait les ma-
lades qu'après qu'ils avaient dit explicitement qu'ils
avaient foi en lui. Yoilà ce que nous avons appris de nos
pères. Dites cela à l'empereur, c'est pour son bien '. »
Les efforts redoublés de l'eunuque furent inutiles, et
il quitta le palais très-visiblement contrarié. En sortant,
il se rendit à la basilique de Saint-Pierre, où il offrit
sur l'autel, en présence des prêtres et du peuple, les
présents que Libère venait de refuser. Cette démarche,
destinée à calmer les inquiétudes des chrétiens, était
très-irrégulière : ni sa qualité de laïque , ni sa con-
dition d'eunuque, ne permettaient à Eusèbe d'appro-
cher du sanctuaire. Libère , informé de cette viola-
tion des règles de l'Église, fit de fortes réprimandes au
gardien, et arracha de l'autel, de sa propre main, l'of-
frande qui y était encore déposée. Cet acte de hardiesse
1. s. Athan., ad Sol., p. 833,
2G6 LA JEUNESSE DE JULIEN.
était connu peu de jours après à Milan, par le récit que
l'eunuque fit à son retour, et tous les courtisans, à l'envi,
envenimèrent aux yeux de Conslance la conduite du
malheureux pontife *.
11 ne fut pas longtemps, eu cflel, sans voir arriver à
Rome des émissaires chargés de le couiluire, de gré ou
de foice, à Milan. Conformément à la règle de conduite
habituelle de Constance, qui n'employait la violence (|u'à
la suite d'une longue ruse, ce ne fut pas par un comman-
dement positif, mais par un mélange d'insinuations et de
menaces, que le préfet de Rome, Léonce, eut ordre de
hâter le départ du pape. On interdit à toutes les per-
sonnes de distinction d'entretenir aucune communica-
tion avec lui, et on surveilla de près leurs moindres pa-
roles et toutes leurs démarches. On fit ainsi un vide
complet autour du pontife. Ses amis le fuyaient : les
sénateurs, les dames de qualité, avec qui il était en re-
lations, quittaient Rome pour aller se cacher à la cam-
pagne. Aux portes de Rome, sur le port, il y avait des
espions placés pour tenir note de tous ceux qui se ren-
daient au palais épiscopal. Le séjour de la grande cité
devenait insupportable, et la terreur régnait partout
dans les rangs des chrétiens -.
Coidraint par cette violence déguisée, plus qu'il n'eût
été par la force matérielle, Libère se décida enfin, la
mort dans l'âme, à se diriger vers Milan. On le fit partir
1. s. Athan., ib., p. 834.
2. S. Athaa., loc, cit.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 267
de nuit, pour dérober sa fuite à la foule qui le cliéris-
sail '. Il prit pourtant le temps de faire ses adieux à
ses frères dans le sacerdoce, pensant qu'il ne rentrerait
plus dans sa ville de Rome ; puis il se mit en route
plutôt traîné, dit Athanase, qu'amené aux pieds de l'em-
pereur.
Il avait été devancé au palais par un évoque de sa
province, Épictète de Ceiitumcelles (Civita-Veeeliia),
qui aspirait secrètement à le remplacer, et qui se hàlait
de flatter les puissants du jour. Ce fut en présence de
ce rival que Constance reçut Libère. L'entrevue de ces
deux hommes, sur qui se tournaient tous les regards
et en qui se concentraient toutes les puissances de ce
momie, fut orageuse, leur eittretien bref et saccadé. Mais,
heureusement pour la nature humaine, le représen-
tant de la vérité et le défenseur des droits de l'âme
ne s'hiunilia pas devant le dépositaire de la force maté-
rielle. « Puisque vous êtes chrétien, lui dit Constance,
et évêiiiie de notre ville de Rome, je vous ai mandé pour
vous faire savoir que vous ayez à rejeter de votre com-
munion ce fou criminel qu'on nomme Athanase. Le
monde entier désire qu'il soit frappé, et une sentence
synodale l'a rejeté de la communion de l'Église. » —
« Les jugements ecclésiastiques, répondit Libère,
doivent se faire en toute justice... Je ne puis condamner
celui que je n'ai pas jugé. » — « Mais, reprit l'empe-
1. Ainm. Marc, xv, 7 : aegre, populi metu, qui ejus amore flagrabat,
cura rnagua difficultate uoctis medio potuit asportari.
2C8 LA JEUNESSE DE JULIEN.
reur, la lerre entière est convaincue de son impiété, et
il se joue de nous depuis trop longtemps. » — « Ceux
qui l'ont condamné, répliqua le pontife, ne savent ce
qui s'est passé. Ils ont cédé à la vanité et à la crainte
Valons et Ursace, qui le poursuivent, se sont rétractés
autrefois entre ses mains. Quand ont-ils dit la vérité?
aujourd'hui, quand ils l'accusent, ou bien hier, quand
ils lui rendaient hommage '?
Épictète crut alors devoir intervenir, et, touchant au
point sensible l'orgueil impérial : « Ne croyez pas,
dit-il à l'empereur, que Libère vous parle dans l'intérêt
de la foi, ou pour la défense des jugements ecclésias-
tiques. C'est pour aller dire à Rome, parmi les séna-
teurs, qu'il a vu l'empereur et qu'il en a eu raison. »
Cette insinuation piquait au vif l'empereur : « Et
quêtes-vous donc, dit-il à Libère ? Faites-vous une
pnrtie de la terre à vous tout seul, pour vous opposer
de votre chef à ce qui doit rendre la paix au monde
romain? » Libère reprit paisiblement: « Quand je serais
seul, la foi n'en souffrirait pas. II ne s'est trouvé aussi
que trois jeunes gens autrefois pour résister à un
grand roi. » — « Voyez, interrompit Épictète avec un
accent de triomphe, il vous compare à Nabuchodo-
nosor. » — « Non , dit Libère, mais nous ne voulons
pas condamner un homme sans l'entendre. Faites-le
venir, faites assembler l'Église, et nous jugerons. » —
1. s. Athan., ibid., p. 835. — Théod., ii, 16.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 269
« Quelle dépense, interrompu encore Épictète, serait
suffisante pour voiturer tant d'évôques? » — « Les évo-
ques, assura Libère, ne demandent rien au trésor pu-
blic : les églises pourvoiront seules à leur transport. »
— « Tout cela est vain, dit l'empereur: cet homme est
condamné ; il a offensé tout le monde, mais personne
plus que moi. Il n'a pas cessé d'exciter contre mon pou-
voir la colère de mon frère Constant. Il n'y a point
de vicloire, pas même celle que j'ai remportée sur
Magnence, qui me tienne tant au cœur que l'éloigne-
ment de ce scélérat. » — « Empereur, dit Libère, les
évoques ne sont point faits pour venger vos injures '. »
Constance mit fin à l'entretien en accordant au
pape deux jours pour réfléchir et se désister. La ré-
solution du pontife fut inébranlable. Les deux jours
passés, on lui annonça sa sentence d'exil, avec l'ordre
de se rendreàBérée,enTbrace. L'emperenr lui fit offrir
en même temps cinquante pièces d'or pour sa dépense.
« Qu'on les reporte à l'empereur, dit le proscrit, je n'en
ai point affaire, et il en a besoin pour payer ses soldats.»
L'impératrice, troublée peut-être du spectacle de tant
de violences, et voulajit réparer, par un instinct de
douceur naturelle, une partie des maux qu'elle avait in-
volontairement causés, lui fit olfrir aussi quelques épar-
gnes tirées de sa bourse particulière. Libère les refusa en
souriant : « Elle a, dit-il, des évoques de ses amis qui
1. Théod., Il, 16.
270 LA JEUNESSE DE JULIEN.
en sentent plus le besoin que moi. » Enfin, l'eunuque
Eusèbe crut devoir imiter la générofiité de ses maîtres,
mais eette l'ois ce fut nvec une indignation méprisante
que l'olFre fut rejeli'e. « Suis-je un criminel, s'écria le
pape, pour que le dévasialour des églises m'olfre ainsi
rau!rône?Ya, malheureux, et songe avant tout à devenir
chrétien. » Le lendemain les gardes l'attendaient pour
partir : et de ce palais impérial, oii tant de fois l'ami
était venu dénoncer son ami, le frère dévouer son frère
au courroux du maître ; où le chevet conjugal n'était
pas un abri sûr contre la délation ; où on avait vu à tant
de réprises les magistrats, les jurisconsultes, les inter-
prètes du vieux droit romain, violer la loi devant le bon
plaisir du souverain, sortait un vieillard seul, pâle, en-
chaîné, payant de sa liberté et de son repos sa fidélité à
son Dieu, à l'amitié absente, au droit et à l'innocence ' !
Aucun des assistants ne pouvait échapper complète-
ment à l'impression de cette grande scène. Voici en quels
termes un païen, témoin oculaire, la racontait peu d'an-
nées après, a En ce temps, dit Ammien Marcellin, sous
l'administration du préfet Léonce, l'évêque de la loi chré-
tienne. Libère, fut amené à la cour de Constance, parce
qu'il résistait aux ordres de l'empereuret aux décrets de
plusieurs de ses collègues, chrétiens comme lui. C'était au
sujet d'Athanase, alors évèque d'Alexandrie, qui s'était
élevé beaucoup au-dessus des choses de son état, et s'était
1. ThJoci., II, ic.
LA JEUNESSE DE JULIEN 271
ingéré dans des atrairesqui ne le concernaient pas ^ . Des
rumeurs persistantes l'ayant dénoncé, une réunion de
plusieurs évêques assemblés en un même lieu , un synode»
comme ces gens disen! -, l'éloigna du poste sacré qu'il
occupait. Car on disait qu'il était versé dans l'art de con-
sulter le sort et de tirer des augures du vol des oiseaux.
Il avait souvent prédit l'avenir, et on racontait encore de
lui d'autres choses (ont à lait étrangères à la loi dont il
était le minisire. C'est cet homme que Libère avait reçu
commandement de l'empereur de chasser, par un ortire
écrit, de son siège épiseopal. Libère pensait d'Âthanase
comme tout le monde 3, mais il refusait avec obstination
de le proscrire, répétant très-haut que ce serait le der-
nier des crimes de condamner un homme qu'il n'avait
ni vu, ni entendue II résistait ninsi ouvertement au
désir de l'empereur; et celui-ci, très-eimemi d'Atha-
nase, bien qu'il eût déjà accompli sa volonté, s'etfor-
çait cependant, avec une grande ardeur, de faire
confirmer sa sentence par cette autorité supérieure
1. Amm. Marc, xv, 7 : Ultra professionem altius se efferentem scis-
citariqne couatiim exterua.
2. Cœtus in unum quœsitus ejusdem loci multorum, synodus, ut
appellant.
3 Paria sentiens cœteris, dit le texte. Le sens de cette phrase est
énigmatique. Les autres, cœteri, sout-ils les évèques qui condamuaien<;
Athanase ou ceux qui l'approuvaient ? J'incline à penser qu'Ammien,
ayant \ccu à la cour, croyait natnrellenient Athanase condamné par
la majo'ité des évèques, d'autant [ilus que Libère évitait de prendre
diiectt oient sa défense, se retranchant derrière l'irrégularité de la pro-
cédure pour ne pas se prononcer.
4. Perseveranter renitebatur, nec visum hominem, nec auditum dam-
nare, nefas ultimum sœpe exclamaos.
272 LA .II'UNESSE DE JULIEN.
qui appai'liciit aux évoques de la ville cleriielle '. »
L'observateur sagace, mais prévenu, qui assistait
aux (lébals de l'Eglise avec ce mélange singulier d'admi-
ration et de préjugés, était alors jeune et caché obscu-
rément dans la compagnie de gardes qu'on nommait les
Protecteurs. Il avait accompagné à Milan son général,
le maître de la cavalerie, Urficin, prévenu d'avoir
prêté son concours aux machinations supposées de
Gallus. Car l'inquiète jalousie de Constance suivait de
tous les côtés à la fois, et comme sur toutes les pistes,
tout ce qui pouvait troubler son pouvoir; et pendant
toute la durée du concile, concurremment avec l'in-
struction ecclésiastique, d'autres procès s'étaient suivis,
et ceux-là sans contradicteur, contre les hommes consi-
dérables qui avaient approché le jeune César pendant la
courte durée de son règne à Antioche^. Presque à l'heure
même où Libère était emmené vers laThrace, un jeune
homme, victime de la même oppression, quittait aussi
par la même roule le palais impérial, après six mois d'an-
goisses et de contrainte. C'était le prince Julien, mandé
à la cour aussitôt après la mort de son frère, et qui
n'avait dû son salut qu'à l'extrême prudence de sa con-
duite et à la gracieuse intervention d'une femme.
Julien était naturellement désigné aux soupçons de
son redoutable parent ; si Gallus avait eu des desseins
1. Licet, scii-p* ioipletum, tameii auctoritate quoque, qua potiores
œternae uibis .^-.isospi, fîiiuari desiderio nitebatur ardenti
2. Amm, Marc, xv, 9.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 273
sur l'empire, il était naturel de supposer que Julien en
avait été le confident et en demeurait l'héritier. Mais
tel était le caractère singulier, telle était la réserve im-
pénétrable du jeune homme, qu'en soumettant la con-
duite qu'il avait tenue pendant les deux années du
règne de son frère à la plus malveillante investigation,
il n'avait été possible d'en faire sortir le moindre in-
dice sur lequel le génie inventif des Eusèbe et des Paul-
ia-Chaîne pi^it bâtir une conspiration. L'enquête, en eftet,
avec quelque soin qu'elle fi^it poussée, n'avait pu pro-
duire que les faits suivants :
Pendant toute la durée du règne de Gallus, Julien
n'avait vu son frère qu'une fois. C'était en 353, à Con-
stantinople, au moment où le nouveau César allait
prendre possession de son pouvoir. Julien lui-même
n'était dans cette ville qu'en qualité de simple étudiant,
avec la permission expresse de Constance ' . Depuis celte
époque, il avait écrit très-rarement à son frère, et seule-
ment des lettres de peu d'importance ". Dans les écoles
qu'il fréquentait, il avait mis le plus grand soin à ne se
distinguer en rien des autres élèves, n'étalait aucun faste,
ne se donnait aucun air de prince ^ Son extrême ardeur,
pour les lettres, où il réussissait à merveille, sa passion
pour la rhétorique, semblaient l'absorber exclusivement.
A. la vérité, quelques-uns des sophistes qu'il fréquentait
1. Amm. Marc, xv, 2. — Soc, m, 1. — Liban., Or., 10, p. 264,
2. Jul., ad Athen., p. 502.
8. Liban., ib., p. 263.
III. 48
174 LA JEUNESSK nE JULIEN.
et qu'il comblait de ses lihrfrniirés, exaltaient boancoup
son mérite; et il leur arrivait de dire que ce jeune
homme était digne de l'empire et ressemblerait à Marc-
Aurèle. Mais Julien ne paraissait pas avoir jamais auto-
risé de pareils propos et rien ne permettait d'y voir autre
chose que le langage de gens flattés de l'estime d'un
piince, qui désiraient probablement occuper auprès de
lui cette place de confident, que Fronton avait jadis
remplie auprès du fils d'Antonin. Pour plus de pru-
dence, rEmpcreur, qui se faisait rendre compte de !out,
avait bientôt jugé convenable d'ordonner à son cousin
de quitter Constantinople, où il était trop en vue, pour
le séjour plus modeste de Nicomédie, et le jeune homme
s'était soumis sans la moindre résistance \
Des soupçons un peu plus sérieux s'élevaient à la vé-
rité sur la sincérité de sa foi chrétienne. Son goût si
prononcé pour les lettres, et même pour la philosophie
profane, cette étude constante à laquelle il se livrait
sur les œuvres de Virgile, d Homère et de Cicéron , cette
préférence des modèles classiques aux grands maîtres
ôfi la chaire chrétienne, tout cela pouvait faire suppo-
ser qu'il avait peu de goût pour le culte qui avait inter-
rompu la grande tradition de l'éloquence et de la poésie
antiques. Mais, toutes les fois que des inquiétudes un peu
graves avaient été exprimées à ce sujet, Julien avait trouvé
moyen de les détourner par quelque acte de foi très-
1. Soc, III, î. — Soz., V, 2. — Lil.an., Or., 10, p. 2C3.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 275
explicite. En l'envoyant à Nicomédie, on lui avait très-
soigneusement recommandé de ne pas suivre les leçons
du fameux païen Libanius ', dont la renommée, on Fa
vu, remplissait tout l'Orient. Non-seulement il s'était
scrupuleusement conformé à cette interdiction, mais on
l'ava't vu assister avec assiduité aux leçons d'un rhéteur
peu hajjjle, qui ne devait sa place qu'à la faveur de
l'empereur, et cette faveur elle-même qu'à ses invectives
constantes contre les dieux des païens. Puis, bien qu'il
fût en correspondance familière et amicale avec les rhé-
teurs principaux des villes d'Asie Mineure, bien qu'il
leur envoyât souvent à corriger ses essais d'éloquence
le sujet de ces lettres comme de ces exercices oratoires
était si frivole qu'il n'y aurait vraiment pas eu moyen
d'en prendre ombrage. Un jour c'était un panier de cent
figues qu'il envoyait à l'un d'eux, et à cette occasion il
exaltait le mérite du fruit du figuier et la vertu du nom-
bre cent; une autre amplification tiailait de l'écho et deses
rapports avec l'amitié. Le surveillant le plus ombrageux
ne pouvait prendre de telles futilités en mauvaise part,
et 1 on voit même, par une lettre que nous possédons^
que Constance, heureux sans doute de savoir le jeune étu-
1. Liban., Or., 10, p. 263, 264. — Soc. — Soz., loc. cit.
2. Jul., Epist., VIII, XIX, XXIV, uv. — Nous suivons pour la citatio^
des lettres de Julien l'édition de Spanlieim ( qui est la plus complète
dans cette partie) tandis que pour ses discours la numération des
pages est empruntée à l'édition de Paris, 1630. La chronologie des
lettres nous parait avoir été très-heureusement déterminée par M. Des-
jaidius, dans sa thèse sur Julien (Paris, 1846), d'après les indications
d'e l'éditeur allemand Hegler.
276 LA .TDUNESSE DE JULIEN.
(liant ainsi occupé, l'encourageait en lui désignant par-
lois lui-même le sujet de ses discours, et l'avait entre
autres choses, chargé de louer les beautés de Constanti-
nople. A la vérité, dans les dernières années du règne de
Gallus, il avait pris un peu plus de liberté. Il avait par-
couru l'Asie Mineure, et à Pergame comme à Éphèse il
iivait fréquenté les philosophes de la secte alexandrine,
iEdesiuSjChrysanlhe etMaxime. Il s'était fait instruire de
leurs systèmes, avait paru goûter leurs leçons, s'était
habillé à leur mode, et avait même laissé pousser sa
barbe\ Mais, sur le premier indice de mécontentement
venu de Milan, il avait à l'instant changé de conduite,
et on l'avait vu reparaître à l'église, rasé, vêtu en moine,
et reprenant avec assiduité l'office de lecteur des saintes
Écritures, qu'on lui avait enseigné à remplir dès sa jeu-
nesse ^ Pour s'assurer tout à fait de sa disposition ,
Gallus qui, malgré ses vices, était zélé pour la religion
chrétienne, lui avait envoyé un prêtre de sa cour, afin
de l'interroger et de l'examiner sur sa foi. Ce prêtre, à
son retour, avait rendu le meilleur compte de son
enquête, ayant trouvé le jeune prince assidu à l'église
et aux tombeaux de tous les martyrs. Il est vrai que
c'était un nommé Aétius, grand Arien lui-même et
médiocre garant de la foi d'autrui ^
1. Soc. — Soz., loc. cit. — Liban., Or., x, p. 265. — Eunap., Vit.
Soph., Maxim., p. 474.
2. Soc. — Soz. — Libau., loc. cit.
3. Philost., III, 27. — Jul., Epist., p. 454.
LA JEUNESSE DE 3UL1EN. 277
Sur ce point, comme sur tout autre, par conséquent,
la conduite de Julien paraissait pleinement justifiée. Et
cependant, ni la police de Gallus, ni celle de Constance,
n'avaient réussi à tout connaître. 11 est des plaies, en
effet, qu'aucun œil humain, pas même le regard per-
çant de la jalousie, ne peut sonder jusqu'au fond. Dans
les profondeurs de cette âme ravagée par un feu inté-
rieur et pleine d'une ardeur sauvage, mais comprimée,
nul ne pouvait démêler tous les sentiments que faisait
naître, tous les artifices que suggérait une oppression
commencée avec la vie. Personne ne savait, par exem-
ple, que, pendant que le royal élève suivait les cours
d'un professeur chrétien, il se procurait secrètement
les leçons, les discours de Lihanius, passait ses veilles à
les étudier avec un soin tel, qu'il avait dérobé les se-
crets de composition du maître, et pouvait imiter sa
façon d'écrire de manière à tromper les plus habiles ^
Nul ne savait non plus jusqu'où était allée l'intimité du
prince avec les philosophes alexandrins, très-mysté-
rieux eux-mêmes sur les secrets de leur doctrine. Yoici
pourtant ce qui s'était passé dans ces confidences, dont
Eunape avait gardé la tradition, et qui décidèrent, à
l'insu de tout le monde, de la destinée du dernier ne-
veu de Constantin.
1. Liban., Or., 10, p. 263, et Or., h, p. 152. L'abbé de la Bléterie,
rapportant ce trait de la vie de Julien, ajoute que cette ressemblance
se retrouve en effet entre les écrits de l'empereur et du sophiste, mais
« en beau, et de la manière qu'un homme de qualité qui parle bien,
« sans affectation, peut ressembler à un rhéteur qui s'étudie à biea
« parler, h
278 LA JEUNESSE DE JULIEN.
C'était à Pergame, dans la retraite du vieil ^Edesius,
le disciple chéri de Jamblique, héritier à la fois de sa
renommée et de ce mélange de superstition et de science
dont ce philosophe avait fait, nous l'avons vu, malgré
la résistance de Porphyre, le symbole commun et le
grand moyen de popularité des Alexandrins'. jEdesius
était un vieillard prudent, très-troublé du malheur des
temps, qui avait toujours devant les yeux le sort du
philosophe Sopatre, massacré à Constantinople ; il ne
cultivait la science qu'en tremblant, et s'était laissé
faire en quelque sorte violence par la renouunée. Il
était fatigué, et voulait finir ses jours en paix. Julien,
en s'empressant auprès de lui, le flattait sans doute,
mais l'inquiétait. Sans refuser précisément de l'instruire
sur les principes généraux de la philosophie platoni-
cienne, que Julien d'ailleurs pouvait étudier dans les
livres de Plotin et de Porphyre, il aurait redouté de
l'initier lui-même aux praliijues secrètes de l'extase et
de la théurgie; il aurait craint de paraître quitter le
métier encore licite de philosophe païen, pour la
profession déjà si sévèrement défendue, de magicier..
et d'enchanteur. Mais Julien, doué d'un esprit perçant,,^
devinait qu'on ne lui dis-ait pas tout, et soupçonnait
quelque mystère. Las enfin d'éluder toujours ses ques-
tions pressantes: «Aimable enfant de la sagesse, lui dit
un jour J^desius (laissez-moi vous nommer ainsi, car je
1. Voir plus haut, p. 171 et suiv.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 279
vois en vous son image), vous connaissez mon âme,
mais vous voyez aussi combien ce corps, qui est son
organe, est déjà atteint de dissolution, et près de
retourner à la substance dont il est sorti. Laissez-moi,
adressez- vous à nies enfants. Ce sont eux qui sauront
vous rassasier de toutes sortes de sciences et d'instruc-
tions. Et quand ils vous auront permis de puiser à la
source des mystères, vous rougirez de n'avoir été jus-
qu'ici qu'un homme, et d'en porter encore le nom. Je
voudrais que Maxime, ou Priscus, fussent ici; mais l'un
est à Éphèse, et l'autre en Grèce. Je n'ai auprès de moi
qu'Eusèbe et Chrysanlhe : parlez-leur, et ménagez ma
vieillesse. »
Renvoyé ainsi du maître aux élèves, Julien avait per-
sisté dans sa recherche. Les deux disciples lui avaient fait
de longues leçons, mais toujours en se renfermant dans le
cercle des idées purement philosophiques. Ils lui avaient
développé de nouveau, sous mille formes dilTérenles, la
théorie de la triade, les qualités diverses des trois hypo-
stases divines, le saint enthousiasme produit par la verlu
et la vérité. Arrivés là, ils s'arrêtaient avec afleclalion ;
« Yuilà, (lisaient-ils, tout ce qu'il y a de certain et de
solide. Quant au reste, ajoutaient- ils, ce peuvent être
des illusions des sens, des œuvres de prestidigitateurs;
il faut les laisser à ceux qui ont commerce avec les
puissances matérielles. » Ces réserves excitaient déplus
en plus la curiosité de l'impatient élève. « Que veut
donc dire Eusèbe, dit-il enfin un jour à Chrysanthe,
280 LA JEUNE'sSE DE JULIEN.
cl qu'est-ce que celte péroraison ol)Iig('e de tous ses
discours? — Dcmandcz-lc-lui vous-niêino, reprit (liiry-
sanlhe : s'il le veut, il peut vous le dire. » Dircclemcnt
pressé, l'autre maître se défendit longtemps; puis fei-
gnant de céder malgré lui à l'insistance des questions
qui lui étaient adressées : « Je veux vous parler, dit-il,
de Maxime, notre collègue, qui est l'un de nos meil-
leurs et de nos plus précieux docteurs^ mais l'excès de
son grand esprit lui fait dédaigner nos démonstrations,
et il tombe par là dans de grandes singularités. 11 n'y a
pas longtemps, par exemple, qu'il nous a fait tous venir
dans le temple d'Hécate, pour être témoins d'un fait
étrange. Quand nous fûmes entrés et que nous eûmes
adoré la déesse : Asseyez- vous, nous dit-il, mes amis,
et voyez ce qui va se passer, et combien je vais être
élevé au-dessus du vulgaire. A peine, en elTel, fûmes-
nous assis, qu'il fil brûlur un grain d'encens, chanta
je ne sais quel hymne, et nous vîmes la statue de la
déesse qui commençait à lui sourire. Et comme nous
étions etïrayés de cette vue étrange : Ne soyez pas émus
pour si peu de chose, nous dit-il; vous allez voiries
flambeaux prendre feu d'eux-mêmes dans les mains
de la déesse. Et il n'avait pas fini de parler, qu'un éclair
vint en effet allumer les flambeaux. Ce prodige, digne
du théâtre, nous a causé, il est vrai, quelque émotion,
mais nous sommes depuis rentrés dans le doute et la
réserve. Faites comme moi ; que ce ne soit pas là ce
qui vous séduise; il n'y a de grand que la purification
LA JEUNESSE DE JULIEN. 281
de la raison. — Restez avec vos livres, s'écria brusque-
ment Julien, et grand bien vous fasse: pour moi, j'ai
trouvé l'homme que je cherche '. »
C'était le cri de l'àme qui se révélait. Séduit, dès sa
jeunesse, par les gracieuses fictions de la Grèce; atteint
d'un dégoût croissant pour la foi de TÉvangile, qui ne
lui était apparue que dénaturée par l'hérésie et trans-
mise par les geôliers de son enfance et les meurtriers
de son père; fatigué des subtilités dogmatiques des
Ariens, dont le langage barbare ne servait qu'à couvrir
les rallinemcnts de la flatterie; attiré par les charmes
de Platon et d'Homère, Julien, pourtant, n'était pas
né pour vivre à l'ombre d'une école, dans l'adoration
d'une littérature surannée. Tout épris qu'il était des
vertus et des monuments d'un autre âge, il demeu-
rait, au fond, de son temps et de sa famille. Il appar-
tenait à un siècle que le doute avait lassé, à une race
qui avait besoin de croire et d'agir. Le sang de Con-
stantin courait en bouillonnant dans ses veines. Les
creuses amplifications de la rhétorique, la métaphy-
sique même, avec la sécheresse de ses abstractions,
n'auraient pas longtemps satisfait son ardeur. En lui
ouvrant par l'extase les portes d'un monde imaginaire,
en captivant par les enchantements de la magie son
imagination et ses sens, Alexandrie pouvait tromper du
moins, si elle n'apaisait pas la soif de son âme. Il ne
1. Eunape, loc, cit.,"^. 494, 493.
282 LA JEUNESSE DE JULIEN.
lui suffisait pas de penser, ni même de parler et d'écrire:
il lui fallait aimer à tout prix, soit la vérité, soil l'er-
reur. Et pour maîtriser toutes les forces de son êlre, il
fallait joindre les émotions de la foi à celles de l'art, et
mêler l'encens des sacrifices aux fumées de la poésie et
de \i\ gloire.
« Julien, poursuit Eunnpe, courut donc à Éphèse,
auprès de Maxime » , et il trouva dans ce héros de la secte
alexamlrine l'interprète le mieux fait pour séduire un
nourrisson d'Homère. Avec ses yeux brillants, sa barbe
blanche, sa voix forte et harmonieuse, son langage cou-
lant et poétique, Maxime, enfant de l'Asie Mineure, rap-
pelait Chrysès ou Démodocus. Ce fut cet interprète des
dieux qui le premier initia Julien à tous les arcanes de
leur culte. Il descendit avec lui dans ces grottes souter-
raines, où les esprits surnaturels, décorés de tous les
noms des dieux du paganisme, passaient pour apparaître
aux regards fascinés de leurs enthousiastes adorateurs.
Les écrivains chrétiens racontent, sans pourtant l'affir-
mer , que la première fois qu'une conjuration de ce
genre fut faite devant Julien, le novice elTrayé d'un bruit
épouvantable qui retentissait dans la caverne, des spec-
tres de feu qui voltigeaient dans l'air, des brouillards de
vapeurs qui se répandaient de toutes parts, céda à
une habitude d'enfance, et fit machinalement le signe de
la croix. A l'instant toute la fumée se dissipa, et tout ren-
tra dans le calme. Par deux fois, le même prodige fut re-
nouvelé et se dissipa devant la même précaution. Qu'est
LA JEUNESSE DE JULIEN. 283
ceci? (lit à Maxime l'élève tout étonné : les esprits ont-ils
donc peur de ce signe? — Non, dit le maître; mais ils
en ont horreur, et des deux puissances,, c'est la pire
qui l'emporte'. Rassuré par celte explication, en-
traîné par l'exemple de son maîlre, Julien s'enfonça
chaque jour davantage dans les profondeurs d'une mys-
tique moitié païenne, moitié philosophique, à la fois
populaire et savante, et ce fut alors, dit Libanius, que
« brisant comme un lion les liens qui l'enchaînaient, il
embrassa la vérité au lieu de l'erreur, le culte véritable
au lieu de l'adultère, et les vieux maîtres au lieu des
novateurs téméraires qui les foulaient aux pieds ^. »
C'était dans cette disposition d'âme, si soigneusement
cachée et dissimulée par tout son extérieur, que l'avaient
surpris la mort de Gallus et l'ordre de se rendre à la
cour. Nulle plainte, nulle apologie de son malheureux
frère, ne s'étaient échappées de cette bouche prudente.
Quoique son lansiage fût assez dis;ne et exempt des excès
de flatterie auxquels Constance était habitué, pa^^ une
de ses paroles n'avait éié de nature à fournir une arme
contre lui 3. Mais oublié dans quelque coin du palais,
languissant dans une demi-captivité, quelles pensées
1. Thénd., m, 3.
^. Ennap., loc. cit.— Liban., Panegyricus, p. 175, et p. 265. Poursui-
vant sa métaphore, le rhéteur ajuiitc que Julien étant demeuré chré-
tien en apvarence, au rebours de l'apologue antique, ce fut le lion
qui gaida la peau de l'âne.
'i. Liban., Or., 12, p. ii67. Julii"!n se vante, dans son discours a Thé-
mistius, p. 465 , que dans les lettres qu'il écrivait alors, on ne trou-
verait aucune trace de pusillanimité : ■« xaTTsivôv, ri Xîav àTEvs'î. •
2Sll LA JEUNESSE DE JULIEN.
avait-il silencieusement nourries! quelle impression
avait produite sur son esprit déjà prévenu le bruit des
débats de l'Église et des incertitudes de ses membres,
rapporté dans sa retraite par des témoins malveillants!
Quand il se promenait dans Milan, à quelques pas de- ^
vaut les gardes qui ne le perdaient pas de vue, combien
de fois, en passant près de la basilique, avait-il entendu
l'écho des rumeurs populaires et les éclats de voix de
la discussion du concile! Et la mémoire toute nourrie
des dédains de Tacite et de Cicéron, que n'avait-il pas
senti, que n'avait-il pas souffert, en voyant ainsi la ma-
jesté romaine compromise dans les déchirements d'une
secte juive! De quel œil méprisant avait-il lu sur les
murailles l'édit impérial contre Athanase, mélange de
dialectique subtile et de brutalité arrogante, signé d'une
main parricide? Combien de fois, en levant les yeux
vers le ciel, avait-il vu se dresser entre le Dieu de Con-
stance et lui, l'image sanglante d'un père qu'il n'avait
pas connu, et d'un frère qu'il n'osait pleurer!
Au bout de six mois d'attente, fatigué de sa longue
réclusion, Julien imagina de s'adresser à l'impératrice,
dont la bonté était connue. Sa pétition était modeste :
il demandait à retourner en Asie Mineure, où il avait
quelques affaires, et de là en Grèce, pour y reprendre
ses études chéries. Eusébie s'intéressa à sa jeunesse et
à ses malheurs, et, bien convaincue de son innocence,
elle lui fit obtenir un entretien de l'Empereur; il s'ex-
prima avec convenance, et produisit unn improssion
LA JEUNESSE DE JULIEN. 285
favorable sur son redoutable parent. A la suite de cette
entrevue, qui fut unique (car l'cunuqueEusèbe, craignant
toute iiifluence étrangère, ne voulut pas qu'elle se renou-
velcàt), Julien obtint enfin ce qu'il désirait. On lui peimit
de se rendre, non en Asie, oiî l'on craignait probable-
ment ses nombreuses relations, mais à Athènes, ville d'é-
tudes et non de politique. Il se mit en route, après quel-
ques délais, vers le printemps de 355, au moment même
où commençait la grande persécution de l'Église '.
« Athènes, dit un Père, est une ville très-dangereuse
pour le salut : ainsi en jugent du moins, et non sans
raison, les hommes les plus pieux. Elle regorge, plus
que tout le reste de la Grèce, des richesses criminelles,
je veux dire des idoles; et il est difficile do irêlre point
entraîné dans l'erreur par leurs panégyristes et leurs
défenseurs ^ »
Transporté dans cet asile des Muses, au pied de
l'Acropole et du Parthénon, près du théâtre qui retentis-
sait encore des vers de Sophocle, sur cette agora qu'é-
branlait le dernier écho des paroles de Démosthènes, Ju-
lien respira pour la première fois avec délices un air qui
ranimait ses sens et qui remplissait sa poitrine. En peu
de temps, par son rang aussi bien que par ses talents, il
devint le héros de ces écoles brillantes qui animaient la
1. Jul., Or., m, p. 220. — Ed. Span., ad Athen., p. 272. ad Tliem.,
p. 239, 260. — Amm. Marc, xv, 2. — Liban., Pan., p. 170. Julien,
dans le passage cité de sa lettre ;i Thémistius, dit qu'on l'envoya à
Athènes, parce qu'il n'y possédait ai un champ ni un jardin.
2. S. Grég. Naz., Or., xliii, 21.
286 LA JEUNESSE lE JULIEN.
ville de leurs tournois d'éloqucuice et de leurs jeux
d'adresse. Sophistes, rhéteurs, élèves, tout le monde
s'empressait autour de lui. C'était pour tous un chiu-me
inattendu d'entendre la langue dtîs poètes et des écoles,
l'idiome natal du sol atlique, parlé avec grâce et dignité
par une bouche royale. Lutter d'éloquence, ou discuter
de métaphysique avec un prince; le voir admirer des
temples, verser quelques larmes sur leurs ruines, quelle
consolation pour les sectateurs fidèles, mais humiliés,
des divinités déchues! On ne le pressait sans doute pas
trop de s'expliquer : on ne s'étonnait pas de le voir en-
core commenter les Écritures et suivre le culte chrétien.
On sentait la sympathie dans l'accent de sa voix et dans
le tour de sa pensée, avec cette perspicacité discrète qui
est le partage des faibles et des vaincus. Et puis, le soir,
quand l'ombre était venue, quand l'œil du gouverneur
ou des curieux ne pouvait plus le suivre, ne disait-on
pas qu'on le voyait souvent se rendre au temple d'Eleu-
sis, oii siégeait le pontife le plus renommé de la Grèce,
l'héritier des mystères de la bonne déesse, et le corres-
pondant actif et zélé de tous les philosophes asiatiques?
Puis on se passait, pour le lire avec émotion, un discours
composé par le prince lui-môme au sujet d'un ditîérend
survenu entre les villes de Corinlhe et d'Argos. Ce petit
écrit aurait pu être composé par un païen de profession,
tant on y parlait avec respect des souvenirs homériques
d'Argos et des jeux séculaires de Corinthe. Il n'en fallait
pas davantage pour que tous les dévots du vieux culte
LA JEUNESSE DE JULIEN. 287
offrissent en secret des sacrifices aux dieux en faveur du
jeune prince et de son prochain avènement à l'empire K
Ces succès, ces honneurs, ces jouissances d'artiste,
ces extases de croyant surexcitées par de secrètes opé-
rations magiques, tout contribuait à plonger Julien dans
une sorte d'ivresse ; mais n'osant s'y abandonner tout
entier, par un reste de prudence, et par la crainte des
regards qui le surveillaient; tour à tour excité et con-
tenu, rongeant son frein et prêt à le briser, il éprouvait
dans tout son être un ébranlement qui se trahissait
dans son attitude. « Je le regardais, disait plus tard un
de ses camarades d'étude, et je voyais une tête toujours
en mouvement, des épaules branlantes et agitées, un
œil égaré, une démarche chancelante, un nez qui
respirait l'insolence et le dédain Et je me disais :
Quel monstre Rome nourrit-elle ici '-? »
Ce jugement sévère partait d'un petit groupe d'étu-
diaïits choisis, auxquels Julien ne dédaignait pas parfois
de s'associer pour certaines études; car, s'ils étaient très-
différents dans leurs mœurs du reste de l'école, ils sui-
vaient les mêmes leçons et tenaient le premier rang
dans tous les genres de science. C'étaient des enfants
1. Liban., Or., v, p. 176; x, p. 268. — Eunap., Vit. Soph., p. 493.
— I.e discours en faveur des Avgiens a été publié par Spanbeim dans
son édition des œuvres de Julien, p. 407. Ce savant éditeur l'attribuait
à une époque postérieure de la vie de Julien. M. Desjardins, suivant
l'éditeur allemand des lettres de Julien, nous parait avoir- heureuse-
ment rectifié cette date.
2. S. Grég. Naz., Or., v, 23, 24.
288 LA JEUNESSE DE JULIEN.
de familles cluétiennes de l'Asie Mineure, chez qui la
pureté de la foi et des mœurs était héréditaire. Ils vi-
vaieut quatre ou cinq ensemble ', se tenant à part des
plaisirs, des jeux el des rivalités de leurs collègues, tout
entiers au travail, à l'amitié et à la prière. Deux en
particulier se faisaient remarquer, l'un par la gra-
vité de son caractère, l'autre par l'éclat d'une ima-
gination ardente. Ils se nommaient Basile et Grégoire,
nés tous deux en Cappadoce, le premier d'une famille
noble de Césarée, qui comptait des martyrs parmi se?
aïeux et des évêques parmi ses membres, et dont le chef
professait avec éclat l'éloquence dans la province de
Pont-; le second, originaire de la petite ville de Na-
zianze, enfant d'une mère toute sainte qui, unie à un
mari encore païen, en avait fait, par ses prières et par
ses jeûnes, un chrétien, puis un saint, et enfin un
évéque. Le père de Grégoire, qui se nommait comme
lui, avait reçu tardivement, à Nazianze même, le bap-
tême, etensuite la dignité épiscopale^ Réunis à Césarée
d'abord, puis à Athènes, Grégoire et Basile s'étaient
pris l'un pour l'autre d'une de ces amitiés passionnées
qui enflamment la jeunesse, fleurs du printemps \ qui
1. On voit par les lettres de saint Basile, qu'il y avait un assez grand
nombre d'écoliers chrétiens à Athènes. Il cite plusieurs de ses amis
avec qui il avait étudié.
2. S. Greg. Naz., Or., xlui, passim. — S. Greg. Nys., Vita Macrinœ
sororis.
3. S. Greg. Naz., Or., xvi, passim.
4. S. Greg. Naz., Or., xlhi, 19.
LÀ JEUNESSE DE JULIEN. 289
ne lui survivent que quand un rayon de la foi en a
échauffé les germes. Avec des naturels dilTérenls, l'un
plus austère, l'autre plus tendre, l'un plus réglé par les
leçons de la science, l'autre plus entraîné par les élans
de l'amour divin, c'était chez tous deux même ardeur
dans la prière, même pureté de mœurs, même cul te pour
les pieux souvenirs du toit paternel ; et loin , bien loin
après la ferveur des études chrétiennes , même enthou-
siasme pour les lettres, la poésie et l'éloquence. Basile
gouvernait ses jeunes compagnons par la sagesse de ses
conseils, Grégoire les animait par la chaleur communica-
tive de sa parole; Basile contenait Grégoire, dans ses
entraînements; Grégoire soutenait et ranimait l'âme
plus sévère de Basile, attristée souvent par la corrup-
tion du siècle. «Ah! disait plus tard Grégoire, comment
se rappeler ces jours sans verser des larmes? L'élo-
quence, la chose du monde qui excite le plus d'envie,
nous enflammait d'une ardeur égale, et cependant nulle
jalousie ne se glissait entre nous : un zèle commun
nous excitait ; nous luttions, non à qui remporterait la
palme, mais à qui la céderait à l'autre : car pour cha-
cun la gloire de l'autre était la sienne propre. C'était
une seule âme qui avait deux corps. Et s'il ne faut point
croire ceux qui disent que tout est dans tout, du moins
faut-il convenir que nous étions l'un dans l'autre...
Nous ne connaissions que deux chemins, le premier, et
le plus aimé, qui nous menait vers l'église et vers ses
docteurs ; l'autre, moins élevé, qui nous conduisait à
m. 49
290 LA JEUNESSE DE JULIEN.
récole et vers nos maîtres. Nous laissions à d'autres les
sentiers qui mènent aux fêtes, aux théâtres, aux spec-
tacles et aux repas '. >)
Dans cet asile, d'où émanaiL comme un parfum de
sainteté, les bruits de l'école n'arrivaient pas. Lesautres
étudiants n'y pénétraient que rarement, avec embarras :
car la réputation des jeunes gens était grande, et leur
abord, bien qu'aimable, un peu imposant. Nul n'aurait
osé les traiter familièrement, ni les provoquer par les
plaisanteries et par les défis ordinaires entre camarades ^.
Julien pourtant, poussé par l'ardente curiosité qui l'ani-
mait, pénétra dans leur retraite. Il connaissait Basile
depuis quelques années déjà, car le jeune chrétien avait
étudié d'abord à Constantinople sous Libanius. Julien
vint plus d'une fois dans le logis commun des deux amis
s'asseoir à leur table, s'entretenir avec eux des belles-
lettres, quelquefois expliquer les saintes Écritures, soit'
pour cacher, par une manœuvre adroite, les sentiments
déjà trop apparents de son âme, soit peut-être qu'avant
de rompre tout à fait avec la foi de son enfance il voulut
jeter un dernier regard dans les profondeurs de l'Evan-
gile. Les sujets communs de conversation ne manquaient
pas, car Basile était un grammairien très-habile ; il pou-
vait disserter très-savamment d'histoire el de poésie:
l'astronomie, la géométrie, l'arithmétique, la médecine
même, lu: étaient familières. Quelque agrément, sans
1, s. Greg. Naz., Or. xuii, 20, 21.
«. Ibid.. 16, 17.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 291
nulle intimité, pouvait donc régner dans ces entretiens.
Dans les vastes plaines de l'art et de la science, sous la
poétique lumière de la Grèce, ces deux sources, l'une
déjà chargée d'un limon fangeux, l'autre gardant sa
pureté native, pouvaient se rapprocher un instant sans
mêler leurs ondes *.
Quelques mois s'étaient écoulés dans ces occupations
diverses, lorsque soudain un ordre impérial vint mander
àe nouveau Julien à Milan. Quel était le motif de cet
appel? Était-ce la mort, était-ce la couronne qu'on
lui destinait? Avec les incertitudes et les caprices
subits, habituels à Constance, on pouvait faire sans
invraisemblance l'une et l'autre supposition. Au bout
de peu de jours cependant, Julien apprit, à n'en pouvoir
douter, qu'il marchait au trône et non au supplice*.
Constance, en effet, maître du pouvoir suprême, se
trouvait de nouveau incapable de le porter. Sa faiblesse
cédait sous le poids dont s'était chargée son ambition.
Les embarras naissaient sous ses pas, de l'étendue
même de son empire, sans compter ceux qu'il s'était
imposés lui-même par ses violences. Pendant que tout
l'Orient commençait à s'agiter convulsivement sous
l'étreinte d'une persécution cruelle dont nous devrons
bientôt décrire toutes les horreurs, la barrière de l'Oc-
1. s. Greg. Naz., loc. cit. — S. Bas., Epist. 40 et 41. C'est la corres-
pondance de Julien et de saint Basile. Il y rappelle à Julien le temps
où ils étudiaient les lettres sacrées ensemble.
2. Amm. Marc, xv, 8. — Jul., ad Athen., p. SOS.
292 LA JEUNESSE DE JULIEN.
cident flécliissait sous la niasse des tribus barbares.
Déjà, dans l'année qui avait précédé le concile de Milan,
il avait dij lui-même passer le Rhin, au-dessus de Bàle,
pour réprimer les incursions de deux chefs allemands,
Vadomaire et Gondomade. A son approche, ils avaient
aussitôt demandé la paix, et l'avaient obtenue, grâce à
la protection de leurs compatriotes, qui servaient en
qualité d'officiers dans l'armée romaine, et grâce sans
doute aussi au peu de goût que le souverain avait pour
les rencontres un peu vives ^ De nouvelles attaques,
faites sur un autre point dans Tannée suivante, avaient
amené de nouveaux engagements, oii Constance, repré-
senté par ses généraux, avait remporté de médiocres
avantages dont il avait fait beaucoup de bruit 2. Mais il
savait à quoi s'en tenir sur ces prétendues victoires, et
il n'apercevait pas sans effroi la perspective d'avoir
à peu près chaque année de pareils lauriers à cueillir.
Puisil s'embarrassait lui-même dans la complication de
ses précautions et de ses méfiances. II avait encouragé
tous ceux qui l'approchaient à la délation. C'était, parmi
les généraux et les courtisans, à qui dénoncerait le pre-
mier ses collègues. C'est ainsi que le général qui comman-
dait en Gaule, Sylvain (fils d'un Franc, Bonitus, qui avait
1. Amm. Marc, xiv, 10. Il prête à Constance un discours tenu à ses
troupes, où ce sentiment est très-évident. Nous ne rapportons pas en
général les discours d'Ammien, qui ne présentent pas de caractère
d'authenticité. Ce sont évidemment des études oratoires d'après Tacite
et Tite-Live; mais il peut y avoir parfois quelque fond de vérité.
2. Amm. Marc.j xv, 4.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 293
été ami et allié fidèle de Constantin), homme de mœurs
pures, qui jouissait de l'estime universelle, et dont la
défection avant la bataille de Murse avait puissam-
ment contribué à faire pencher la balance du côté de
Constance, se vit accusé de révolte par un de ses em-
ployés qui avait produit contre lui des pièces fausses.
Mandé à la cour pour répondre à ces dénonciations,
Sylvain, qui était innocent, mais qui connaissait le ca-
ractère ombrageux de Constance, se crut perdu, et eut
même un instant l'idée d'aller chercher un refuge chez
les barbares, ses parents et les compatriotes de son
père. Le désespoir lui fit prendre enfin précisément le
parti qu'on lui avait faussement imputé; il réunit ses
troupes, et se fît proclamer Auguste. Cette nouvelle
arriva à Milan, au moment même où, par la maladresse
de l'accusateur, la fausseté de l'imputation venait d'être
démontrée. Sylvain, que l'on avait cru coupable pendant
qu'il était innocent, se trouvait donc criminel au mo-
ment môme où il était justifié. On envoya contre lui
en grande hâte le maître de la cavalerie, Ursicin, qui,
s'inspirant des habitudes perfides de Constance, demanda
une entrevue au révolté sous prétexte de lui faire lui-
môme sa soumission, le fit ainsi tomber dans un piège,
puis le mit à mort sans jugement ' .
L'échauffourée n'avait duré que vingt-huit jours;
mais elle avait suffi pour frapper de terreur l'imagi-
1. Amm. Marc, xv, 5. — Aurèl. Vict., De Cœs., 42; Epit., 42. —
Jul., ad Athen., p. 274. — Zoû., xiii, 9. — Eutr., x, 13.
29i4 LA JEUNESSE DE JULIEN.
nation de Constance. Le trouble avait été grand aussi
dans l'armée des Gaules, et les barbares en profilaient.
Zosime compte jusqu'à quarante villes pillées cette
année par les Francs, les Allemands et les Saxons.
De ce nombre élail la gi-ande cité de Cologne. En
outre, des désordres graves agitaient la ville de Rome,
où le départ de Libère avait laissé une grande fermen-
tation '. Il lldiait prendre le parti d'agir partout énergi-
quement, et Constance ne se sentait pas ce courage. De
guerre lasse, et passant d'une faiblesse à l'antre, de la
jalousie à la paresse, il revint à l'idée de partager encore
une fois l'empire. Seulement, pour ne pas se donner le
ridicule de recommencer exactement ce qu'il avait dé-
truit la veille, il voulut faire le partage sur des bases
différentes. Il avait donné l'Orient et gardé l'Occident ;
cette fois le péril était en Gaule; c'était là qu'il enverrait
son collègue, et il se chargerait lui-même de faire cesser
en Asie les dissensions religieuses qu'il y avait allumées.
Le parti une fois pris, le choix était indiqué; car il n'y
avait plus qu'un seul membre de la famille impériale, et
quant à l'idée de choisir en dehors d'elle, dans les rangs
des simples citoyens, la fierté monarchique de Constance
ne s'y serait pas prêtée. 11 hésita cependant quelque
temps encore , ébranlé surtout par l'opposition de tous
ses conseillers, qui voyaient avec désespoir s'élever une
fortune nouvelle et une influence rivale. L'impératrice
1. Amm. Marc, xv, 7. — Zos., m, 1.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 295
seule, sur qui Julien, dans sa courte entrevue, avait fait
fine impression favorable, et qui avait apprécié la tlis-
finction de son esprit et la dignité de ses manières, plaida
vivement en sa faveur. Elle employa , pour décider
Constance, un argument qui fait assez voir à quel point,
avec la perspicacité féminine, elle avait pénétré les or-
gueilleuses misères de cette âme : « Julien est jeune,
lui dit-elle : il a l'esprit simple; il ne s'est occupé jus-
qu'ici que d'études, et n'a aucune expérience des af-
faires; c'est l'homme qui vous convient. De deux choses
l'une, en effet : ou bien il se servira heureusement de
sa puissance, et ses succès vous profileront; ou bien il
fera quelque faute, et la pavera de sa vie : et vous
n'aurez plus alors personne de votre famille qui puisse
vous disputer l'empire. » Convaincu par ce raisonne-
ment qui lui ouvrait la perspective de se servir d'abord,
puis de se défaire de son parent, Constance, sans an-
noncer pourtant tout à fait encore sa résolution, envoya
à Julien un ordre de rappel '.
Bien qu'averti des grandeurs qu'on lui destinait,
Julien ne partit point sans uir secret elfroi. Les faveurs
de Constance étaient presque aussi redoutables que sa
disgrâce; mais la vue de l'empire faisait ballie le
cœur d'un jeune ambitieux. « Vous savez, disait-il plus
tard lui-même aux Athéniens, lorsque je fus appi^lé à
la cour, vous savez quelles larmes je répandis, quels
1, Zos., m, 1. — Amm. Marc, xv, 7.
296 LA JEUNESSE DE JULIEN.
gémissements je fis entendre. Tendant les mains vers
■votre Acropole, je priai votre déesse Minerve de sauver
son serviteur Il y a encore parmi vous des témoins
qiii peuvent l'attester, et la déesse elle-même le sait '. »
ïl était attendu à Milan avec une vive curiosité par
tout le monde ambitieux et frivole qui remplissait le
palais. Il se logea modestement dans un faubourg de la
ville. Eusébie lui envoya aussitôt des eunuques de son
intimité pour lui porter ses compliments, et s'informer
s'il désirait quelque chose d'elle. « En réponse, dit-il
encore lui-même, je lui écrivis cette lettre : Que les
Dieux vous donnent des enfants et des héritiers : je
vous en supplie, renvoyez-moi dans ma demeure. Mais,
ajoute-t-il, à peine eus-je écrit, que je me demandai s'il
était bien prudent d'envoyer au palais une lettre à
.^'épouse de l'empereur, et je priai les Dieux de me
faire savoir si je devais l'expédier... Et dans la nuit les
Dieux m'envoyèrent cette pensée : Que vais-je faire?
Je résiste aux Dieux, et je veux décider de mon sort
avec plus de prudence qu'ils ne font eux-mêmes, eux
qui savent toutes choses. C'est bien assez pour la sagesse
humaine, de regarder ce qui est immédiatement sous
ses yeux, et de ne point s'égarer dans le petit cercle des
choses qui l'environnent... Eh quoi! Julien, tu t'irrite-
rais si les choses que tu possèdes, ton cheval, ta brebis,
ton bœuf, te refusaient le droit de te servir d'eux et
■>
1. Jiil., ad Athen., p. 275. — Liban., Or. vin, p. 233.
LA JEUN'ESSE DE JULIEN. 297
s'enfuyaient quand tu les appelles : et toi, qui veux être
un homme, et non un homme du commun, mais un
homme fidèle à ses devoirs, tu priverais les Dieux de ta
personne, et tu ne voudrais pas qu'ils fissent de toi
l'usage qui leur convient! Est-ce là servir les Dieux?
Est-ce là être sage? Est-ce là être courageux?)) Soit que
ce conseil lui vînt, comme il le dit, de l'inspiration di-
vine, ou de sa propre ambition, Julien se décida à le
suivre, et sa lettre ne partit pas '.
Peu de jours après, sa nomination au rang de César
était décidée et publique ; et on vint le chercher pour le
conduire au palais. Avant de l'admettre, il fallut mo-
difier sa toilette : on lui rasa la grande barbe qu'il avait
de nouveau laissée pousser, et on lui jeta sur les épaules
le manteau militaire. Il était fort gauche dans cet ap-
pareil inaccoutumé pour lui. La violence qu'il se faisait
pour contenir son émotion en entrant de nouveau dans ce
palais où il avait été captif, où siégeaient les meurtriers
de son père et d'où il allait sortir empereur, achevait
d'embarrasser son attitude. Il s'avançait les yeux bais-
sés, avec la tournure d'un étudiant, et très-gêné par
son costume. Les courtisans, sur son passage, avaient
peine à s'empêcher de rire -.
Constance, qui aimait l'apparat et les occasions de
faire briller son talent oratoire, réunit toutes les troupes
présentes à Mdan, et, se plaçant sur un tribunal élevé
1. Jul., ad AlJien. — Éd. Paris, Or. m, p. 223 et 226.
2. /(/., ibkl, p. 275.
298 LA JEUNESSE DE JULIEN.
qu'entouraient des aigles et des drapeaux, il fit venir
auprès de lui le nouveauCésar, et le présenta aux trou-
pes. Il prononça alors une harangue très-étudiée qui
depuis a servi de matière à réloquence académique
d'Ammien Marcellin. Il représenta les dangers de l'em-
pire, ses désordres intérieurs, l'audace croissante des
barbares, la convenance, pour y mettre un terme, de
faire choix d'un associé à l'empire. Il nomma Julien,
et parut s'arrêter un instant pour attendre l'approba-
tion de l'armée. Un murmure favorable s'étant élevé, il
prit la pourpre et en revêtit de sa main le jeune prince,
dont le visage toujours conlracié ne se déridait pas :
« Frère très-aimé, lui dit-il, votre jeune âge a reçu
cette dignité, comme la fleur due à votre naissance. Ma
gloire à moi-même s'en accroîtra, et je paraîtrai plus
grand en partageant avec vous un pouvoir qui est dû à
votre noblesse, que par l'éclat du pouvoir même. Venez
vous associera mes travaux et à mes périls, et recevez la
charge de protéger les Gaules... De grandes nécessités
nous pressent : brave, mettez-vous à la tête des braves.
Mon affection vous accompagnera : nous servirons en-
semble, et ensuite, s'il plaît à ce Dieu que nous invo-
quons, nous gouvernerons le monde pacifié, dans les
mêmes sentiments de piété et de modération '. »
La conclusion de ce discours fut accueillie par les
soldats avec une grande faveur : tous frappaient leurs
1. Amm. Marc, xv, 8.
LA JEUNESSE DE JULIEN. 299
boucliers contre leurs genoux , ce qui était le grand
signe de joie et d'approî3ation dans les camps. A ce
bruit, le nouveau César tressaillit, releva la tête et
promena sur l'assemblée ses grands yeux pleins d'é-
clat; un sourire éclaira son visage. L'enthousiasme
alors fut géiaéral : toute la foule se pressa autour du
char où montaient ensemble les deux souverains, et
leur retour fut un triomphe. Cependant, au moment de
passer le seuil du palais, on entendit le prince, repris
de terreur, murmurer tout bas ce vers d'Homère :
« La mort l'a couvert de pourpre , et la puissance
du destin a mis la main sur lui. »
Les jours suivants se passèrent en fêtes : il n'y avait
jamais, dans la famille impériale, d'alliance politique
sans mariage; et, quoique l'expérience eût bien prouvé
la fragilité de tels liens, on tenait toujours à paraître
les resserrer. Ce fut Hélène, dernière sœur de Constance,
qu'on destina à Julien. Eusébie se mêla encore très acti-
vement de cette union, et, en l'honneur d'un si beau jour,
elle combla les époux de riches présents, parmi lesquels
le plus précieux aux yeux de Julien était sans doute
une riche bibliothèque, composée des meilleurs au-
teurs "^. A son tour, il rendit politesse pour politesse. Il
composa avec tout le soin dont il était capable, et dans
1. Amm. Marc, loc. cit. — Iliade, v. 83.
2, Amm. Marc, loc. cit — Jul.^ Or. m, p. 230.
300 LA JEUNESSE DE JULIEN.
les formes traditionnellô écoles, le panégyrique de
Constance. C'était l'énumêration de toutes les vertus du
demi-dieu qui siégeait sur le trône impérial, le récil
emphatique de ses exploits devant Nisibe ou contre
Magncnce'. En y regardant de près, on eût aisément
reconnu l'iniilalion d'un morceau d'apparat, déjà com-
posé sur le même sujet par Libanius. C'était le même
ton de pensée et la même école de style, avec je ne
sais quoi de plus net et de plus dégagé, qui trahissait
déjà l'homme d'État caché sous le rhéteur. Les récits
ide batailles, bien qu'encore pleins des lieux communs
ordinaires, ont pourtant une précision qui indique des
études et une aptitude naissante. Mais rien ne révélait
dans ce morceau de flatterie ni les ressentiments légi-
times de la piété filiale, ni les sympathies d'un secret
adorateur des Dieux. Pas un mot qui ne put convenir à
un chrétien, et Constance y était loué de ses vertus de
famille, par l'orphelin qu'il avait privé de son père-.
1. Il y a trois discours de Julien à l'éloge, soit de Constance, soit de
sa femme Eusébie. Tous les trois sont évidemment placés entre cette
année 335 et l'époque de la rupture des deux princes. Nous en mettons u n
ici, avec tous les chronologistes (celui qui porte le numéro I dans toute-
les éditions de Julien), et qui doit avoir été prononcé à Milan, en pré-
sence de Constance , puisqu'il ne contient aucune allusion aux doc-
trines favorites de Julien. Les suivants, au contraire, déjà fort empreints
d'un caractère païen, ou du moins philosof>hique, se rapportent à une
époque où Julien, encore obligé aux ménagements envers son collègue,
prenait pourtant déjà plus de liberté. Un souvenir d'Athènes, qui ne se
trouve que dans l'édition de Spanheim (p. 8) , atteste aussi la dispo-
sition d'esprit d'un étudiant qui vient de quitter son école.
2. Jul., Or. I, p. 60. M. Desjardins, dans la savante thèse citée
LA JEUNESSE DE JULIEN. 301
Un tel langage dut flatter l'empereur, qui avait entendu
naguère des vérités plus dures de la part de vieillards
plus faibles et moins offensés. Toute erreur est sœur du
mensonge, et il y a dans les causes perdues une fai-
blesse qui énerve leurs plus courageux soldats.
Malgré ces flatteries réciproques, la méfiance durait
toujours entre les deux parents. Sous prétexte de com-
poser la maison royale et militaire du César, on changea
tous les domestiques de Julien j on ne lui laissa que
quatre de ses serviteurs, à savoir, deux esclaves encore
enfants, son médecin et son bibliothécaire. Ces choix
n'étaient pas tous heureux , car le médecin , qui se
nommait Oribase, était déjà entré fort avant dans la
confidence de son maître, dont il partageait les croyances
païennes. Ainsi escorté, ou plutôt surveillé, Julien par-
tit de Milan le 1" décembre, et Constance l'accompa-
gna jusqu'à quelque distance de la villes
Un demi -siècle s'était écoulé depuis le jour où,
s'échappant de Nicomédie , le chef de la race impériale
avait mis le pied en fugitif sur le territoire des Gaules.
Il y entrait alors, ignorant de sa destinée, et ne sachant
pas qu'il lui était réservé d'élever la croix, encore pros-
crite, sur les ruines des temples. Au même âge, nourri
dans les mêmes périls, mais l'âme pleine d'un dessein
p. 77, voit déjà dans cette pièce une nuance d'ironie cachée sous la
flatterie. Nous ne pouvons la découvrir.
1. Amm. Marc, loc. cil. — Jul., ad Atfien., p. 277; Or. ui, p. 226.
— Eunap., Vit. Soph., p. 476.
302 LA JEUNESSE DE JULIEN.
mieux arrêté, Julien s avançait par la même route, mau-
dissant l'œuvre de Constantin. H trouvait partout les
églises ouvertes, les autels de Dieu charges de présents
et d'hommages. Tout semblait changé, et pourtant, du
sein de cette Église triomphante, des gémissements
s'échappaient encore, plus profonds peut-être et plus
douloureux. La persécution sévissait presque aussi rude
que cinquante années auparavant, et avec cet accrois-
sement inouï de douleur, que les prescripteurs et lei
victimes invoquaient tous deux le nom de Jésus-Christ.
Déshonorée, par ceux qui usurpaient son autorité, la
foi semblait ainsi imposer les mêmes souffrances à ses
serviteurs, tout en inspirant moins d'estime à ses enne-
mis. Triste fruit des prospérités humaines, et grande
leçon pour ceux qui les désirent, les regrettent ou s'y
confient !
CHAPITRE IV
LA PERSÉCUTION ARIENNE
(356—360)
SOMMAIRE.
Comliiite calme et prudente d'Alliaiiase à Alexandrie. — Motifs qui susjieniîcnll
rex^ciUiOM de la sentence de l'empereur. — Envoi du notaire I)io^'ciie. — II
n'ose mettre la main sur révùi|ue et si' retire. — Arrivée du dur. Syrien avec les
légions d'Egypte. — Il convient avec le sénat de la ville d'attendre, pour exécuter
ses instructions, l'efi'et d'une dernière déiiuirclie auprès de l'empereur. — Visite de
saint Antoine à Ailianase — Sa mort. — Le duc Syrien rom|>t l,i trêve et fait
invasion dans Teylise de Saini-Tliéonas. — Affreux massacre ; Athanase dispa-
raît. — Protestation des catholiques contre la conduite de Syrien, envoyée h
l'empereur. — L"ciii|iereur refuse de l'eulenilre et envoie de nouveaux ordres pour
la poursuite d'Aihauase. — Nomination de Georges de (^appadoce comme évoque et
du comte Sébastien couime gouverneur d'Alexandrie : leurs caractères. — Violences
qu'ils exercent. — Fuite d'Ailianase dans les monastères de la Thébaïde. — Sa
conduile et ses écrits pendant cet exil. — Redoulilemcnl de violences à Alexan-
drie. — Athanase quitte le monastère et s'enferme dans une caverne. — L'oppres-
sion des callioliques devient générale dans tout l'empire. — Conduile d'Eusèbe
de Verceil et de Lucifer de Cagliari, exilés en Orient. — Commeniements de
saint Hilaire, évèque de Poitiers, en Gaule. — Son caraclère, sa naissance, sa
conversion. — Il adresse des représentations à' l'empereur et est exilé en Orient. —
Constance persécute à la fois les catholiques et les païens. — Lois portées contre
les païens. — Constance se rend à Rome. — Son entrée dans cette ville. — Il s'y
conduit avec douceur. — Les chrétiens de Rome lui demandent le rappel de
Libère. — Singularité de sa réponse. — Constance se rend à Sirmium où il avait
mandé l'évoque Osius. — Chute d'Osius.— Nouvelle formule de Sirmium. — Chute
du pape Libère, qui signe une des formules de Sirmium et obtient par la la permis-
sion de rentrer à Rome. — Division dans l'.Vrianisme. — Trois partis : les semi-
Ariens. — Lee disciples d'Aétius ouAnomœens,— Les évèques politiques — Na-
ture et force de ces divers partis. — Aventures et caractère d'Aétius. — Les
semi-Ariens obtiennent de Constance la condamnation d'Aétius et la convocation
d'un concile général. — Les évèques poliliques font échouer ce dernier projet et y
substituent deux conciles partiels, l'un à Séleucie en Orient, l'autre à liimini en
Occident. — Efforts de saint Hilaire pour ramener les semi-Ariens.— Son traité
de Sijnodis. — La lettre à sa fille. — Les occidentaux à Rimini ne veulent point
signer la formule de Sirmium. — Leur députalion à l'empereur. —Elle est circon-
venue; et se laisse imposer la signature d'une formule équivoque, que la majorité
du concile de Uîmini adopte. — Concile des Orientaux à Séleucie. —Saint Hilaire
y assiste. — Son traité de la Trinité. — Le concile est suspendu, au moment où
il allait condamner les Ariens — Les évèques principaux se rendent à Coiistanti-
nople. — Consiance impose à tout le monde la formule de Rimini , et cop.dai:ine
à la fois les calholi(iues,les Anomœens,les semi-Ariens.— Triomphe des évèques
politiques. — Indignation d'HiUiire et sa lettre à Constance.
CHAPITRE lY.
LA PERSÉCUTION ARIENNE
(356-360.)
Pendant que la fm de l'année 355 était occupée par a. o.
ces événements de cour et de palais, que devenaient
la sentence rendue contre Athanase et la suite des
desseins de l'empereur en Orient? Chose étrange et
inouïe dans les fastes de l'empire, la volonté souve-
raine, bien que proclamée avec éclat, souffrait encore
quelques délais dans son exécution. L'empereur avait
un ennemi déclaré, et ce mortel audacieux n'était pas
encore retranché du nombre des vivants. Le début de
l'année 356 trouvait encore Athanase sur son trône pon-
tifical à Alexandrie ' . " .
Ce fait sans exemple s'expliquait par l'extrême pru-
dence qui tempérait le courage de l'évêque, et par l'ex-
trême timidité <iui contenait les violences de l'empe-
reur. Depuis trois années que le glaive était suspendu
sur sa tête, Athanase ne s'était pas départi un seul jour
1. A. D. 356. — Indictio. xiv. — U. C. 1108. — Constantius Aug.
VIII, et Julianus. Coss. — A, D. 357. — Indictio. xv. — U. C. 1109.—
Constantius Aug. ix, et Julianus Caes. ii. Coss.
III. 20
306 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
de la ligne de condiiilo qu'il s'était tracée. Comme si
le trouble qui agitait l'Église ne l'eût intéressé en au-
cune façon, comme si son nom n'eût pas éveillé tous
les éclios du palais impérial, il se livrait tout entier à
ses devoirs d'évéque avec une sérénité que rien n'alté-
rait. Allenlif à ne pas mettre le pied hors de son dio-
cèse, respectueux pour la puissance civile, même dans
ses prétentions exagérées, quand elle ne lui demandait
rien de contraire à la foi, ne trahissant sur son visage
ni préoccupation, ni terreur, prêchant l'Évangile, soi-
gnant les malades, il ne paraissait pas se douter qu'il
y eût un empereur, ni que cet empereur songpàl à lui.
Nulle provocation; nulle faiblesse; rien qui permit de
l'accuser; rien qui fît espérer de le fléchir.
El en même temps il préparait tout pour cette lutte
qu'il n'avait pas même l'air de prévoir. Par des exhor-
tations animées, par des lettres confidentielles, il ne
cessait de ranimer le courage chancelant des fidèles et
même des évêques de sa province. Dans ces entretiens
paternels, cette âme, de fer pour la résistance, qui
opposait une impassibilité glacée à toutes les puissances
delà terre, se montrait toute brûlante d'un feu intérieur
de piété et de tendresse : « 0 mon cher Draconce, écri-
vait-il à un jeune prêtre qui fuyait au désert pour se
soustraire aux devoirs de l'épiscopat, je ne sais ce que
je dois vous écrire. Dois-je penser que vous nous quittez
parce que les temps qui s'approchent vous inquiètent,
et que vous allez vous cacher par crainte des Juifs?
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 307
Quel que soit le motif qui vous pousse, votre conduite
est cligne de blâme. Vous ne devez point aller enfouir
la i^ràce que vous avez reçue : il n'est point d'igné de
voire prudence de fournir à d'autres le prétexte de la
faiblesse. Votre fuite va répandre le scandale. On ne
croira pas que vous vous soyez éloigné sans dessein :
on pensera que vous avez songé aux mauvais jours qui
nous menacent et aux calamités qui pèsent sur l'ÉjIise.
Vous fuyez, dites-vous, pour sauver votre âme : crai-
gnez que le péril que vous allez faire courir à d'auties
âmes ne vous accuse devant le Seigneur. Que si, en
effet, le Seigneur a dit que si quelqu'un scandalise un
de ces petits, il vaudrait mieux pour lui être plongé
dans l'eau avec une meule à son cou, que pensera-l-il de
vous, quand vous serez devenu pour tant de frères un
objet de scandale? Alexandrie vous avait désigné comme
l'un des évêques de notre contrée, avec une rare unani-
mité de sentiments ; votre départ a rompu cette concorde,
et l'épiscopat auquel vous étiez appelé va devenir la proie
des intrigues. Des païens avaient promis qu'ils recevraient
la foi le jour de voire ordination : ils demeureront dans
la gentilité, quand ils verront que votre piété se joue
de la dignité que vous avez reçue. Comment vous jus-
Sifierez-vous d'avoir causé lanl de maux?.... Comment
rétablirez- vous la paix rompue? — 0 mon fils chéri!
vous étiez ma joie, vous êtes devenu ma douleur : vous
étiez ma consolation, et je gémis en pensant à vous
Mais il faut que vous le sachiez et que vous n'en con-
308 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
serviez aucun doute : avant d'être évéqiie, vous viviez
jiour vuus-inênie; évêquc , vous vivez pour ceux-là
seuls à qui vous avez été consacré... Si ce sont les jours
où nous vivons qui vous elTrayent, cela n'est point d'un
liouiine courageux, car c'est le cas au contraire de"
montrer le zèle de la foi du Christ, et de répéter har-
diment les paroles du bienheureux Paul : C'est ici notre
victoire de ne point céder aux temps, mais d'obéir
à Dieu '. »
Celle attitude, de tous points irréprochable, mais
inflexible, mettait les agents de l'empereur dans un
cruel embarras. Pour complaire aux désirs de leur
maître, ils auraient voulu prendre le prélat en faute
sur quelque point étranger à la religion , sur quelque
acte de rébellion et de provocation politique, qui per-
mît de le frapper seul , sans engager de question de foi,
et sans compromettre l'indépendance de l'Église. Dans
cette vue, ils resserraient chaque jour la surveillance,
encourageaient les délations, et se créaient à plaisir des
griefs imaginaires. Ainsi, on fit un crime à Alhanase '
d'avoir célébré, le jour de Pâques, le service divin dans
une grande église que Constance avait fait construire à,
ses frais, sans attendre que l'empereur lui-même fût]
venu honorer la dédicace de sa présence. Alhanase n'eut
pas de peine à démontrer que c'était la foule des chré-
tiens, chaque jour plus grande, et trop à l'étroit dans
les anciennes chapelles, qui avait exigé impérieusement
1. s. Athaa.,od Drac. epist., t. i, p. 953 et suiv.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 309
de lui cette anticipation, et qu'il ne s'y était décidé qu'à
la suiie d'accidents graves dont la dernière solennité
avait été l'occasion. Les fidèles avaient déclaré qu'ils
n'iraient plus à l'église pour y voir leurs femmes écra-
sées et leurs enfants foulés aux pieds. « Où vouliez-vous,
disait Athanase, que je célébrasse le service divin? En
plein air et dans la campagne? car le peuple ne voulait
plus rentrer dans les églises. La dédicace n'est point
■faite, d'ailleurs, assurait-il, et nous attendons l'empe-
reur pour la faire, comme cela s'est déjà pratiqué en plu-
sieurs endroits. » Les magistrats (chrétiens au moins de
nom) n'avaient rien à répondre à de si bonnes raisons;
et cette démonstration de l'accroissement du nombre
des chrétiens dans Alexandrie les pénétrait de crainte j
car tout nouveau converti était un ami de plus pour
Athanase ^
II fallait donc attendre pour agir les ordres précis
de Constance; mais celui-ci ne se pressait pas de les
envoyer. Il passait le temps à faire circuler dans les
provinces l'édit rendu à Milan , pour le couvrir de
souscriptions d'évêques, obtenues par séduction ou par
violence, et ne voulait frapper Athanase que lorsqu'il
l'aurait ainsi isolé dans l'Église^. Mais il redoutait tou-
jours d'avoir à l'enlever violemment de l'autel, au mi-
lieu d'un peuple qui le chérissait; et il ne désespérait
pas que son adversaire, intimidé, ne le dispensât lui-
1. s. Athan., ^jjo/., p. 682-683.
2. Id., ad Sol., p. 842.
310 LA PERSÉCUTION AUIENNi:.
même de recourir à une si rude exlnMiiito. En atten-
dant, il répugnait à signer un ordre exprès qui pouvait
exposer la volonté impériale à se voir uiéconnue par
une insurrection populaire. Aussi Diogène, son envoyé,
n'arriva dans Alexandrie qu'assez tard, porteur scule-
nteiil d'une instruction verbale, et sans aucun appareil
mditnire.
Diogène n'en fit pas moins sur-le-champ savoir à
l'évoque, qu'il eût à faire ses pi'éparatifs pour quitter
la ville. « Où sont vos ordres, répondit Athanase sans
se troubler? Montrez-moi vos ordres, Yoici les lettres
de l'empereur qui m'ont autorisé à rentrer à Alexandrie,
encore du vivant de l'empereur Constant : en voici d'au-
tres qui m'ont encouragé à y rester, après le meurtre
de ce prince. Je suis ici en vertu d'un ordre écrit de
l'auguste empereur : serait-il convenable que j'^'n sor-
tisse sur la parole d'un simple notaire? » Diogène, en
eflel, n'avait pas d'autre qualité : il n'était ni préfet, ni
commandant de troupes; et quand il apprit que la ville
commençait às'émouvoir au sujet de sa mission, n'ayant
aucune force armée à sa disposition, il prit peur et se
retira'.
Force fut donc de faire un pas de plus, et de recourir
aux légions qui étaient en Egypte et en Libye. Klles
avancèrent en effet vers Alexandrie, et y firent leur
entrée dans les premiers jours de janvier, sous le com-
1. s. Athan., Apol., p. 688; ad So/., p. 843. — Soz., iv, 9.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 311
mandement du duc Syrien. Les Ariens de la ville, qui
craigiiaienl le peuple, respirèrent à l'aise en sm voyant
enfui sous bonne garde, et s'empressèrent autour du
duc, qui passa plusieurs jours à tenir conseil et à
faire grande chère en leur compagnie. De ces conci-
liabules partit un nouvel ordre à l'adresse d'Athannse,
lui enjoignant de sortir d'Alexandrie. A la même de-
mande, celle fois mieux appuyée, Athanase fil pourtant
la même répimse : « Avez-vous des ordres? réitélail-il;
voici !e- miens : faites voir les vôtres. Je ne soitirai
que sur l'ordre de l'empereur. Que je sache si vous
parlez au nom de mon maître. Je vous vois entouré de
gens suspects qui sont mes ennemis; vous prenez des
détours; vous n'avez pas l'air de parler tout haut,
comme il conviendrait à des gens qui agissent eu vertu
d'un ordre souverain. Écrivez-moi au moins que vous
avez la commission expresse de l'empereur; il n'en faut
pas moins à un évêiiue pour quitter son troupeau : car
nous lisons dans les Écritures que c'est un grand crime
pour nous de quitter le troupeau que Dieu nous a con-
fié, et de laisser au louis par notre absence, la facilité
d'y pénétrera »
Syrien était fort embarrassé de produire l'ordre
qu'on lui demandait, puisqu'il n'en avait pas reçu.
Affirmer par écrit lui-même qu'il était dépositaire de
la volonté impériale, c'était coitipromeltie Constancf
1. s. Athan., Apol., p. 690, 691.
312 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
et s'exposer à ('t-e désavoue. Puis il sentait proba-
blement qu'en le laissant ainsi sans instruclioiis écrites,
on avait voulu se réserver la faculté de rejeter sur sa
tête, en cas de rébellion, la responsabilité du sang
versé. Soit ruse, soit hésitation véritable, il consentit
donc à laisser partir une députalion de la ville d'Alexan-
drie, chargée d'aller s'informer de la volonté de l'em-
pereur et de le fléchir, s'il était possible. Jusque-là, il
s'engagea à laisser toutes les églises en repos'. Pour
plus de sûreté, un acte constatant cet accommodement
fut dressé en présence des magistrats de la ville.
Pendant que ces pourparlers duraient, et que toute
la cité était dans le trouble, on annonça que la demeure
épiscopale était honorée d'une visite qui n'était pas de
nature à refroidir l'émotion'. C'était le saint homme An-
toine, sortant de sa retraite malgré son grand âge et ses
infirmités croissantes, pour venir donner à son ami une
nouvelle marque d'attachement, et eu même temps
rendre un témoignage solennel à la foi du Christ mena-
cée. Ce fut à l'instant, autour de lui, un concours em-
pressé de fidèles et de curieux. Tout le monde courait
1. s. Athan., ApoL, p. 689.
2. Nous plaçons ici avec Tillemont le voyage de saint Antoine à
Alexandrie, qui eut lieu à la veille d'un des exils dii saint, parce que
saint Jérôme, qui en parle, dit que le fait se passa dans son enfance,
et qu'il n'était pas né à l'époque des autres persécutions d'Athanase.
Quant à la mort de saint Antoine, elle est fixée par la Chronique de
saint Jérôme à la dix-neuvième année du règne de Constance, c'est-à-
dire en 35G, et tous les martyrologes la placent au mois de janvier de
celte année.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 313
pour voir Antoine. Des païens, des prêtres même des
faux dieux, l'attendaient sur son passage, ou se glissaient
dans l'église pour l'apercevoir. On admirait sa verte
vieillesse (il était plus que centenaire), que le temps
semblait avoir respectée. Son teint était coloré, son
regard vif, ses dents toutes intactes, bien qu'un peu
usées sur les gencives par l'effet des années. Les mou-
vements de ses pieds et de ses mains étaient agiles, sa
démarche ferme et légère '. On lui apportait de toutes
parts des malades pour les guérir, ou des possédés pour
les délivrer du malin esprit. On voulait toucher le bord
de sa robe. « Prenez garde, disaient ceux qui l'envi-
ronnaient, vous allez blesser l'homme de Dieu. —
Laissez-les donc, reprenait doucement le saint, ils ne
sont ni plus nombreux, ni plus bruyants que les dé-
mons que j'ai laissés sur la montagne ^. »
Dans son langage, c'était toujours la même simplicité
suave et rustique. Un vieil aveugle, nommé Didyme,
savant dans l'étude des Écritures, demanda à l'entendre.
Antoine se rendit à sa retraite, fit la prière avec lui,
puis lui demanda soudain s'il ne regrettait pas d'avoir
i perdu la vue. « Hélas, dit l'aveugle après s'être fait un
peu presser, je confesse à ma honte que j'en gémis
intérieurement. — Je m'étonne, reprit Antoine, qu'un
homme judicieux comme vous paraissez être, regrette
ces yeux de la chair qui sont communs aux mouches,
1. s. Athan., Vit. Ant.,^. 504.
2. Ibid., p. 492.
314 LA l'EUSÉCUÏlON AlUENNL.
aux fourmis et aux plus méprisables animaux ; et qu'il
ne lui suffise pas de posséder celle lumière intérieure
qui n'apparlient qu'aux sainls el aux auges, el par la-
quelle nous voyons, non les choses qui passent, mais
Dieu lui-même. Réjouissez- vous d'avoir l'esprit plus
éclairé que le corps, el de posséder ces yeux de l'âme
que n'obscurcit point la paille du péché, plutôt que ces
yeux charnels qui peuvent, par un seul regard impu-
dique, nous précipiter dans les enfers. » — Un antre
jour on le vit se diriger vers la maison d'un corroyeur
inconnu d'Alexandrie, et comme on cherchait le motif
de cette visite inattendue : «C'est, dit-il, que j'ai été
averti de Dieu que cet homme est plus avancé que moi
dans la piété. — Que pensez-vous du salut, demanda-
t-il au corroyeur? — Je crois, répondit l'ouvrier, que
tous en sont dignes par leur vertu, excepté moi qui
n'y arriverai point à cause de mes péchés. — Voyez,
dit Antoine, il en a plus appris à son établi que moi
dans ma solitude'. »
Après plusieurs jours passés dans des discours sem-
iblables,*auxquels étaient jointes de très-vives allocnlions
contre l'hérésie arienne, Antoine sortit d'Alexandrie,
reconduit assez loin hors de la ville par Alhanase.
Les adieux de ces deux amis furent pleins de joie et
de paix : puis ils retournèrent à leurs destinées diffé-
rentes. Athanase rentrait dans Alexandrie, où la persé-
1. Rufin, De Vit. Patr., ch. 130.
LA PERSÉCUTION' ARIENNE. 315
cution l'attendait : Antoine sentait sa tâche finie, et allait
mourir dans la solitude. Sur sa route, il traversa de nou-
veau tous ses monastères, laissant à chacun ses instruc-
tions. Partout on voulait le retenir; nulle part il ne se
laissait arrêter. Le lieu le plus reculé du désert était celui
qu'il avait choisi pour finir seul, sous les yeux de ï)m\.
une vie que Dieu seul avait remplie, et rendre secrèîem m :
à la terre une dépouille mortelle à laquelle il ne pouvail
pardonner d'avoir si longtemps retardé son âme dans la
voie du salut ^ Parvenu au fond d'une grotte creusée
dans une montagne, sa retraite de prédilection, il sentit
la vie qui lui échappait, et fit venir auprès de lui les
deux seuls disciples dont il eût souirert la compagnie :
« J'entre, dit-il, comme il est écrit, dans la voie de mes
pères, et je vois que Dieu m'appelle. Vous autres, veillez
et jeûnez, et ne perdez pas le fruit de votre long exer-
cice... Vous coimaissez les démons qui vous font la
guerre; vous savez qu'ils sont farouches, mais qu'ils
sont impuissants : ne les craignez donc point, mais
respirez toujours l'esprit du Christ -, et ayez con-
fiance. Vivez comme si vous mouriez tous les jours...
Point de commerce avec les schismatiques, ni avec les
hérétiques ariens. Vous savez que je les ai toujours fuis,
parce que leur hérésie fait la guerre à mon Christ... Si
vous avez eu quelque souci de moi, gardez mon sou-
venir comme celui d'un père j ne souffrez point qu'on
i. s. Athan., Vit. Ant., p. 501.
2. Tov XftcTOV àsl àvaTuvî'sTi.
o
16 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
porte mon corps en Kgyple, de peur qu'on ne le garde
dans des maisons particulières, comme c'est la coutume :
car vous savez combien j'ai blâmé souvent ceux qui font
ainsi, et combien je les ai détournés de celte habitude '.
Ensevelissez donc mon corps, et cachez-le sous la terre,
et que personne que vous seuls ne connaisse le lieu de
ma sépulture. Au jour du jugement, le Sauveur me
rendra celte chair devenue incorruptible. Disliibuez
ainsi mes vêtements : donnez une de mes tuniques de
poil de chèvre à l'évêque Alhanase; joigncz-y mon
manteau, qu'il m'a lui-même donné quand il était neuf,
et que je lui rends tout usé. Mon autre tunique est pour
l'évêque Sérapion : pour vous, gardez ma chemise de
crin. Et puis, salut, mes enfants! Antoine vous quitte,
et ne demeurera plus avec vous -. »
Quand les disciples du saint vinrent à Alexandrie,
pour s'acquitter du legs modeste dont ils étaient char-
gés, ils y trouvèrent tout en rumeur et les choses pous-
sées enfin aux dernières extrémités. Le duc Syrien, soit
qu'il eiàt reçu des ordres secrets, soit que la crainte de
mécontenter Constance par ses hésitations, l'emportât
sur celle de se compromettre par des violences, avait
enfin pris son parti, et, joignant la mauvaise foi à la
cruauté, il avait rompu la trêve sans prévenir. Le ven-
i. s. Athanase explique quelques lignes plus haut que cette coutume
de garder les morts sans les enterrer^ en les embaumant, afin de leur
témoigner un respect superstitieux, déplaisait beaucoup à salut Antoine,
et que ce fut sa raison principale pour aller mourir au désert.
2. S. Athan., Vit. Ant., p. 503.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 317
dredi, 9 février, au moment où le peuple et l'évêque
étaient réunis en prières, sans aucune crainte, il fit
suliitement irruption dans l'église de Sainl-Théonas, et
remplit tout le sanctuaire du bruit et de l'éclat des
armes.
« Il était nuit, dit Athanase, et il y avait dans l'église
du peuple qui faisait la vigile de la fête du lendemain.
Le chef militaire, Syrien, apparut tout à coup avec
des soldats au nombre de plus de cinq mille, ayant des
armes et des épées nues, des arcs, des ilèches, des
lances ; et il les rangea autour de l'église, de manière à
empêcher toute personne de sortir. Moi qui ne croyais
pas juste, dans un si grand désordre, d'abandonner mon
peuple, et qui préférais m'exposer le premier au péril,
m'étant assis dans ma chaire, j'ordonnai au diacre de
lire le psaume : La miséricorde de Dieu est grande dans
les siècles ; je dis au peuple de répondre et de se retirer
ensuite chacun dans sa maison. Mais le chef s'étant
élancé dans le temple, et les soldats assiégeant de toutes
parts le sanctuaire pour me saisir, le peuple et les prê-
tres me pressent, me supplient de prendre la fuite : je
refuse de le faire avant que chacun d'eux soit en sûreté.
M'étant donc levé, et ayant prié le Seigneur, je les con-
jurai de se retirer. J'aime mieux, disais-je, être en péril
que de voir maltraiter quelqu'un de vous. Plusieurs
étant déjà sortis, et les autres se préparant à les suivre,
quelques solitaires et quelques moines montèrent jus-
qu'à moi et m'entraînèrent. Et ainsi, j'en atteste la
318 LA PF.USKCUTION AUIENNE.
supivme véritô, malgré tant de soldats qui assaillaient
le sanctuaire, malgré ceux qui entouraient l'église, je
sortis sous la conduite du Seigneur et j'échappai sans
être vu, glorifiant surtout le Seigneur de ce que je
n'avais pas trahi mon peuple, et de ce que, l'ayant mis
d'abord en sûreté, j'avais pu elre sauvé moi-même et
me dérober aux mains qui voulaient me saisir '. »
Ce sobre récit ne disait pas tout. Du haut du siège où
l'attachaient son devoir et son courage, Athanase n'avait
pu tout voir, et son regard ne pouvait tout proléger.
Pendant que le sanctuaire retentissait encore des accents
de la prière, dans les bas côtés de l'église plus d'une
lutte sanglante s'était engagée entre les fidèles et les
soldats. Les sabres brillaient , les flèches volaient dans
l'air, des cris se mêlaient aux chants sacrés, et le len-
demain, quand le jour se leva sur cette scène d'horreur,
des cadavres presque méconnaissables à force d'avoir
été foulés sous les pieds, des débris d'armes, d'épées,
d'ornements d'église, jonchaient le pavé du temple. Des
femmes évanouies et à moitié nues étaient étendues
sur les marches, le sang ruisselait de toutes parts, et
Alexandrie entière, plongée dans une inexprimable con-
fusion, apprit que le crime était consommé et que son
évêque avait disparu.
1. s. Athan., ApoL, p. 716-717. Nous avons emprunté à M. Ville-
main la traducliou de cet ailinivable récit (Tableau de l'éloquence
chrétienne au iv° siècle). 11 n'y a ri. a, ce semble, de mieux à faire
que de reproduire ce que l'on ne saurait espérer de surpasser.— Soz.,
IV, 9.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 319
Sous l'empire d'une indignation qui dominait leur
effroi, les callioliqiies se réunirent dans la matinée du
lendemain, pour adresser à l'empereur une protestation
indignée contre lesviolences de son agent. Syrien, qui fut
informé de leurdémarclie et qui savait bien qu'il avait
agi sans ordre exprès, s'en montra assez troublé. Uien
n'eut été si conforme au caractère de Constance que de
désavouer les violences commises, tout en en recueillant
le profit. N'ayant cependant plus d'autre ressource que
de pousser jusqu'au bout l'intimidation, le duc manda les
signataires de la protestation et leur ordouna de men-
tionner expressément dans leur lettre, que l'exéculiGn
s'était passée sans troubles et sans conter la vie à per-
sonne. En même temps il envoyait des soldats à l'église
de Saint-Théonas pour enlever les cadavres et les dé-
bris d'armes qui allotaient encore la lutte nocturne.
Les chrétiens résistèrent tant aux ordres impérieux du
duc, qui les faisait frapper de coups de bâton, qu'aux
efforts des soldats; et ce fui l'occasion de nouveaux
désordres, à la suite desquels fut rédigée une seconde
protestation, que nous trouvons dans les œuvres d'Atha-
nase, et qui commençait en ces termes :
« Le peuple d'Alexandrie, qui est sous la direction
du très-respectable Athanase, fait savoir les faits sui-
vants :
« Par un premier acte, nous avons porté témoignage
de la violence nocturne qui a été faite tant à nous qu'au
temple du Seigneur ; et ce témoignage n'était pas néces-
320 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
saire, car toute la ville a vu ces faits et les connaît. Les
cadavres des gens tués, trouvés dans l'église, ont été ex-
posés publiquement, ainsi que les arcs et les autres armes
qui attestent, comme des témoins qui crieraient à haute
voix, la violation de la loi qui a été commise. Mais puis-
que le clarissime duc Syrien veut nous conlraiiulrc par
la force de déclarer qu'il n'y a point eu de troubles et
que personne n'a péri, c'est pour nous une preuve très-
assurée que ce qui s'est passé n'est pas l'eflel de la vo-
lonté du très-clément Auguste Constance; car le duc ne
concevrait pas de crainte de toutes ces choses, s'il les
avait accomplies par ordre... Nous renouvelons donc
notre témoignage, et comme quelques-uns d'entre nous
font route vers le Irès-pieux Auguste, nous les avons
adjurés par le salut du très-pieux empereur (que le
Dieu tout puissant garde!) , nous prions aussi le préfet
d'Egypte, Maxime, et tous les curieux, et tous les ma-
gistrats clarissimes, de raconter tout au pieux empereur.
Nous adjurons aussi tous les gens de mer de divulguer
ces faits en tous lieux où ils aborderont, afin de les faire
parvenir aux oreilles du prince, et de tous les préfets, et
de tous les magistrats, et afin qu'il soit connu que,
sous le règne de Constance, des vierges et beaucoup
d'autres personnes ont été martyrisées par les ordres de
Syrien. »
Suivait le récit des faits, semblable à celui d'Atha-
nase, à cette exception près qu'ignorant encore le sort
du prélat ou ne voulant pas révéler le lieu de sa retraite.
LA PERSECUTION ARIENNE. 321
les signataires déclarent qu'il a été enlevé à demi mort,
sans connaissance, et qu'on ne sait s'il est encore en
vie. Puis ils continuent :
« Si tout ceci est la volonté du prince, à savoir de
nous persécuter à outrance, nous sommes prêts à subir
le martyre : s'il en est autrement, nous prions le préfet
d'Egypte, Maxime, et les autres magistrats, de conjiner
le prince que de tels crimes ne se renouvellent pas, et
de faire en sorte que nos prières parviennent jusqu'à
lui. Qu'il ne permette pas qu'on nous impose un autre
évêque, ce à quoi nous résisterions jusqu'à la mort, ne
voulant que le respectable Athanase que Dieu nous a
donné suivant la succession de nos pères, et que le reli-
gieux empereur a envoyé ici avec des lettres expresses,
et sous la garde de son serment \ »
La ville, occupée militairement, attendit avec anxiété,
mais en repos, la réponse de Constance à cette prière, qui
ne partit sans doute pas sans être accompagnée d'un
récit du duc Syrien destiné à en prévenir l'effet. Plusieurs
semaines durent se passer ainsi dans cette pénible an-
goisse, et pendant tout ce temps on ne savait ni dans quel
lieu Athanase était réfugié, ni s'il respirait encore. Enfin
la réponse impériale arriva, et elle éteignit la dernière
lueur d'espoir des fidèles. L'empereur, très-soulagé d'ap-
prendre que le coup était frappé et qu'Alexandrie lui
obéissait encore, avouait, approuvait tout, et ne témoi-
1. s. Athan., Populi Alexandrini protestalto, p. 866-868.
m. 2i
322 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
gnait qu'un regret : c'est qu'on eût laissé échapper Atlia-*
nase. Délivré de la crainte qui seule mettait des bornes à
sa fureur, il n'apportait plus de ménagements dans ses
expressions. « Sénat, peuple d'Alexandrie, assemblez-
vous, disait-il; vous tous, jeunes gens de la ville, réu-
lissez-vous. Poursuivez le traître, ou sachez que je vous
tiendrai pour mes ennemis. S'il est réfugié chez les Bar-
bares, il faut l'en tirer. » Et il désignait spécialement,
comme la retraite oii il soupçonnait qu'on pourrait trou-
ver le fugitif, le petit royaume d'Auxume, district d'Élhio-
pie voism de l'Egypte, converti par les soins d'Athanase,
et gouverné spirituellement par son disciple et ami, Fru-
mence. Athanase assure que l'empereur prit soin d'é-
crire par le même courrier au prince d'Auxume, pour
le prier de lui livrer le maître et le disciple*.
Le porteur de ces ordres, le comte Héracle, ne parais-
sait nullement disposé à en laisser languir l'exécution.
A peine arrivé, il fil afficher la lettre impériale et y joi-
gnit, en son nom, de nouvelles menaces. Il déclara au
peuple que, si la moindre résistance s'élevait dans la ville,
toute distribution de pain serait suspendue, et qu'on
jetterait en prison tous les séditieux. « A aucun prix,
répétait-il à tout venant, l'empereur ne veut plus
entendre parler d'x\lhanase, et toutes les églises vont
être remises aux Ariens. » Ces paroles étranges circu-
laient dans la ville, où elles causaient une grande émo-
1. s. Atlian., Apol., p. 693; ad Sol., p. 843.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 323
tion. « Qu'est cela? disait-on de toutes parts; l'empe-
reur est-il donc décidément hérétique? ' »
Il fallait pourtant bien se procurer quelques auxi-
liaires, pour ne pas avoir l'air d'agir exclusivement par
Ja force et sous l'inspiration d'un seul parti. Ce fut encore
celte fois aux païens qu'on eut recours, et l'artifice em-
ployé par l'envoyé de Constance, pour les enrôler à son
service,i<6ans avoir l'air de s'allier avec eux, fut singulier.
Il lit venir les principaux d'entre eux, ceux qui étaient
sénateurs et magistrats de la ville, et leur déclara, d'un
air d'autorité, que l'empereur se proposait de fermer tous
leurs temples et d'abaltre leurs idoles ; mais que leur
obéissance empressée, dans une circonstanceaussi grave
que l'expulsion d'Athanase, pourrait leur faire trouver
grâce. La menace n'était pas sans vraisemblance, car
on savait que Constance, par un double jeu qu'ont mis
en pratique plus d'une fois les oppresseurs de i'Ëglise
qui tiennent à paraître ses protecteurs, annonçait
l'intention d'imposer la foi chrétienne à tous ses sujets.
Peu de temps auparavant, sous les yeux d'Athanase,
un ordre impérial avait prohibé la solennité publi
que d'une grande fête de l'ancien culte nationale
Les païens, très-indifférents sur le fond de la ques-
tion soulevée par Arius, mais plus ennemis d'Athanase
que de tout autre, ne pouvaient hésiter à se racheter à
1. s. Athan., ac?So/., p. 846.
2. Soz., IV, 10. — On ne sait à quelle époque se place l'anecdote
rapportée par cet historien.
324 LA PF.USKrUTION AHIKNNK.
si bon marclié. Ils proinirenl donc tonte espèce de con-
conrs, cl, pour conniicnccr, des jeunes gens envoyés
par eux firent invasion, peu de jours après, dans une
église où le peuple était assemblé. Ils entrèrent armés
de pierres et de bâtons, clianlanl des vers obscènes,
insultant les femmes, battant les vieillards, brisèrent
l'autel qui était de bois, déchirèrent les voiles de la
tenture, et firent du tout un grand feu sui' la place, qui
s'étendait devant l'église. « Yictoire ! s'écriaient-ils dan:
leur ivresse, Ariens et Grecs ne sont plus qu'un, et
Constance va reconnaître nos mystères. » Ils amenèrent
même dans l'église une génisse et se mettaient en de-
voir de la sacrifier, quand on fit remarquer que l'usage
en vigueur dans le pays ne permettait de sacrifier que
des mâles. Par l'effet de ces violences, les églises furent
bientôt vides et prêtes à recevoir sans difficulté le suc-
cesseur hérétique d'Athanase '.
Car c'était là, en définitive, qu'on en devait venir, et
l'on ne savait trop quel serait l'homme assez hardi pour
recueillir l'héritage qui avait si mal profité, dix ans
auparavant, entre les mains de Grégoire. L'épreuve tenta
pourtant l'ambition d'un des compatriotes de l'usurpa-
teur précédent, Georges, originaire comme lui de Cap-
padoce. C'était un homme de basse extraction, fils d'un
foulon , dit Ammien-Marccllin -. Les écrivains ecclé-
1. s. Athaii., Ih., p. 848. — ÊXe-^ov : IXXrjvyepve KwvaTocvTto;, xal oî
AptC('/oi Ta TTiaûv £— £'"v"/ti)(j)cov.
S. Amm. Marc.^ xxn, 11,
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 325
siastiques en font le plus odieux portrait. Il était, disent-
ils, ignorant, larron, adonné aux plaisirs de la chair et
surtout de la table. Ce dernier défaut lui avait coûté une
place qu'il occupait avant d'être entré dans les ordres.
Il exerçait les fonctions de receveur d'une des fermes du
Trésor, celle qui fournissait des viandes salées pour la
nourriture des soldats à Constaiitinople, et il avait été
surpris détournant les fonds à son profit, pour subvenir
aux fiais de sa bonne chère : d'où lui était venu le sur-
nom de 3Iangeur du Trésor. Les Ariens ne l'en avaient
pas moins fait prêtre, quoiqu'il ne se mît point en peine
de couvrir ses vices par le moindre vernis d'hypocrisie.
Il annonçait, de plus, des instincts cruels. Ammien-
Marcellin confirme cette peinture par deux mots plus
sobres, mais d'une valeur extrême dans la bouche d'un
païen : « C'était, dit-il, un homme qui oubliait que
sa profession n'enseigne que la justice et la douceur. »
Tel était le choix qui fut arrêté dans un petit concile
de prélats ariens à Antioche. On le désigna à Con-
stance qui se hâta de lui écrire en l'appelant le révé-
rendissime Georges, maître tiès-habile dans le chemin
du ciel '.
Georges ne tarda pas à se mettre en campagne, et
avant la fin du carême, c'est-à-dire dans les derniers jours
1. s. Athon., ad Sol., p. 844. — De Sun. Ar. et Sel., p. 912. —
ApoL, p. 695. — Soz., m, 8; iv, 8. — Amm. Marc, xxii, 11 : Profes-
sionis suae oblitus, quae niliil nisi justum et lene suadet. — S. Grég.
Naz., Or. xxx, 16.
32G LA PERSÉCUTION AUIENNE.
de mars (Pâques tombant celte année le 6 avril ' ) , il arri-
vait, accompagné d'un nouvel officier supérieur; car
Constance, avec sa mobilité et ses caprices accoutumés,
changeait à tout instant ses agents, n'étant jamais ni
satisfait du zèle, ni siir de la fidélité d'aucun. Celui-ci,
qui portait le nom de Sébastien , était un bel esprit qui
avait étudié, pour être rhéteur, à l'école de Libanius, et
qui avait embrassé la secte subtile des manichéens. Il
joignait les prétentions d'un savant et les passions
d'un sectaire à la brutalité d'un soldat. Apparaissant
dans cette redoutable compagnie, Georges fut reçu au
milieu d'un calme et d'une stupeur universels ^. La
ville, pleine de soldats et environnée de troupes dont
les postes se relevaient à tout instant, n'aurait osé bou-
ger. « Voyez Alexandrie, disait un peu plus tard un
contemporain, s'adressant à Constance lui-même :
quelles guerres autonr d'elle ! Ce ne sont à tout moment
que des expéditions militaires qui la l'ont trembler
On change les préfets et les généraux ; on soulève le
peuple; on fait marcher les légions : et tout cela pour
qu'Athanase ne puisse pas prêcher Jésus-Christ ^ »
Constance ne s'en applaudissait pas moins, avec ravis-
sement, d'une soumission obtenue à si grands frais. Il
ne craignait pas d'en féliciter les Alexandrins : « Votre
1. s. Athan., De fuga Apol.,-^. 704.
2. S. Athan., ad Soi., p. 850, 831. — Amm. Marc, xxia, 3, et la
Bote de Valois sur ce passage.
3. S. Hil., Contra Const., p. 1246.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 327
cité, leur écrivait-il dans un véritable accès de rage
triomphante, n'a donc point renié ses habitudes héré-
ditaires et les traditions de ses fondateurs : elle s'est
montrée, comme toujours, obéissante et docile. Après
celte preuve de soumission , si nous ne surpassions pas
en bienveillance pour vous Alexandre lui-même , nous
pécherions gravement... Quel lieu du monde ignore
l'honneur qui vient d'être acquis dans ces derniers évé-
nements? Je ne sais, en vérité, à quoi le comparer. La
plus grande partie de voire ville était dans l'aveugle-
ment; un homme la gouvernait, sorti des plus bas fonds;
il conduisait dans les ténèbres tous ceux qui cherchaient
la vérité, les séduisant non par des paroles saines, mais
par des jongleries. Et il avait des flatteurs qui l'applau-
dissaient, qui s'écriaient d'admiration (lesquels, je
pense, grommellent bien quelque chose encore en ce
moment entre leurs dents) : les simples, trompés, se
laissaient entraîner à vivre suivant les conseils de cet
homme, et la chose publique, emportée comme par un
torrent, s'en allait vers un cataclysme... Mais le voilà,
ce grand homme, cet homme courageux : il n'a pas su
comparaître pour se défendre; il s'est condamné lui-
même , il a fui ! Je conseille aux Barbares de s'en
défaire au plus vite, de peur qu'il ne pervertisse ceux
qu'il rencontre, se lamentant devant eux avec des airs
«t des larmes de théâtre. Quant à lui, donc, qu'il s'en
aille et ne revienne plus; et quant à vous, distinguez-
vous du grand nombre, comme vous avez toujours fait.
328 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
par votre sagesse et votre vertu.... Ne vous souvenez
plus (les vains bavardages de ce scélérat... convaincu
de tant de crimes qu'il ne les expierait pas encore suffi-
samment s'il subissait dix fois la mort *. »
Personne n'était dupe (et Georges moins que tout
autre) du prétendu congé donné en de tels termes à
Athanase par l'empereur : il était clair que lui apporter
la personne ou la tête de son ennemi élait encore le
meilleur moyen de se mettre en grâce. A peine installé,
par conséquent, le nouvel évoque, aidé par son associé
Sébastien, fil commencer une exacte recherche pour
s'assurer de la retraite du proscrit. Églises, maisons,
jardins, couvents, tombeaux même, tout fut ouvert,
inspecté et bientôt pillé par une soldatesque furieuse
qui, très-animée à la poursuite, ne négligeait pas,
chemin faisant, de penser à ses propres profits. Les
amis connus d'Alhanase, désignés pour être l'objet des
plus sévères perquisitions, étaient soumis à des vio-
lences qui les pénétraient de terreur. On entrait chez
eux à toute heure, au nom du prince; on les rouait de
coups, pour leur faire dire ce qu'ils ne savaient pas;
on enlevait au hasard de leur maison tous les objets de
quelque valeur. Ils fuyaient précipitamment dans les
faubourgs et dans les campagnes, ou s'embarquaient
sur le fleuve. C'était une émigration générale, mais se-
crète, car les portes de la ville étaient gardées, les che-
1. s. Athan., Apol., p. 694, 695.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 329
■ mins couverts de sentinelles, les vaisseaux qui en-
traient au port ou en sortaient soigneusement fouillés ^
On avait beau chercher, on ne trouvait rien. On com-
mençait à dire , soit qu'Athanase était mort, soit qu'il
avait su, par des arts magiques, se rendre invisible^. Des
couvents de la ville, il était naturel de passer à ceux du
désert. Le monastère de Tabenne fut un des premiers
qu'on visita. Telle était pourtant la vénération qu'inspi-
rait ce pieux établissement à tout le pays, qu'on n'osa
pas procéder à la visite avec la brutalité ordinaire. Un
officier d'un grade élevé, accompagné d'un prélat arien
et d'une bonne garde d'archers, remonta le Nilpour
aller lui-même faire l'inspection. En l'absence de
Théodore, successeur de Pacôme, c'était un moine du
nom de Psarphiasqui était chargé de la direction. « Atha-
nase n'est-il point parmi vous? demanda l'officier: nous
avons ordre de l'empereur de le chercher et de l'em-
mener. — Alhanase est notre père, répondit Psarphias;
nous l'aimons et le reconnaissons comme tel, mais noua
ne l'avons jamais vu. k On lui ouvrit toute la maison,
qu'il put fouillera son aise, et où il ne rencontra aucune
trace du fugitif. En entrant dans l'église, il trouva les
moines assemblés qui faisaient l'office ; « Priez pour
moi, leur dit-il. — Nous ne pouvons prier avec les
amis d'Arius «, dirent-ils unanimement : et ils le lais-
1. s. Athan., ad Sol, p. 849. — Soz., iv, 10. — Tliéod., u, 4. — Ce
dernier auteur dit que Constance avait mis la tète d'Athanase à prix.
Il n'y a rien de semblable dans la lettre d'Athanase.
2. Soz., loc. cit.
330 LA PERSÉCUTION AlUENNE.
sèrent dans régiise, d'où il soiiit toul troublé, racontant
qu'il avait eu des visions effrayantes de la colère de
Dieu*.
L'instinct pourtant l'avait bien guidé, et c'était
dans une de ces retraites du désert que vivait, sous
l'humble vêtement du moine , l'homme qui mettait
le monde entier en rumeur. Après la nuit du 5 février,
les amis d'Atlianase l'avaient emmené précipitamment
hors de la ville, et caché dans un des premiers couvents
qu'ils rencontrèrent. 11 n'y voulait d'abord pas séjour-
ner. Son dessein, vainement combattu par ceux qui
l'entouraient, était d'aller trouver l'empereur à Milan,
et de demander publiquement justice. « L'empereur,
disait-il, m'a donné sa parole de me protéger toujours.
Il ne peut avoir oublié à ce point ses serments : c'est
à moi de les lui rappeler. » Dans cette pensée, il s'était
déjà mis en route pour se rapprocher du bord de la
mer et chercher quelque lieu écarté où il pût s'embar-
quer. Il s'avançait prudemment, d'asile en asile, toutes
les maisons des chrétiens fidèles s'ouvrant devant lui
pour lui servir de refuge-. A chaque pas, on lui appre-
nait quelque violence nouvelle de ses adversaires : il
voyait arriver tout en larmes les fugitifs d'Alexandrie.
1. Bollind., 14 mai.
2. Palladins, auteur de VfJistoria Laustaca, avait causé lui-même
avec une vierge qui avait caclié Athanase sous son toit pendant plu-
sieurs jours. Elle racontait que le saint s'était présenté chez elle, con-
duit par une vision céleste, et qu'elle avait servi d'intermédiaire à une
correspondance avec Alexandrie. Hist. Lausinca, ch. 136.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 331
« N'avancez pas, lui disait chacun : on vous cnerche
partout ; on vous attend pour vous assassiner. » II n'en
répétait pas moins qu'il voulait aller devant l'empereur;
que c'était un devoir de lui apprendre l'abus qu'on
faisait de son nom. Enfin, on lui apporta les lettres de
Constance qui avaient suivi l'arrivée de Georges, jointes
à celle que ce prince avait écrite au prince d'Auxume,
pour poursuivre sa victime même en dehors des limites
de l'empire. Devant ces preuves manifestes de la vo-
lonté impériale, il sentit que toute insistance n'était plus
qu'une imprudence inutile, et il rétrograda vers les
couvents du désert '.
Ces maisons, vouées à la prière et au silence, s'éche-
lonnaient d'étape en étape le long du Nil , et les der-
nières se perdaient dans la solitude, comme la source
môme du fleuve. Rien n'était si aisé que de passer
inaperçu de l'une à l'autre; et c'est ainsi qu'Alhanase
put tromper, plusieurs mois durant, la vigilance d'une
police infatigable. A la moindre alerte venue d'Alexan-
drie, un esquif mis à flot sur le fleuve, ou une ca-
ravane nocturne traversant les sables, dont le vent
du désert effaçait rapidement la trace, le transportail
sans bruit vers une retraite nouvelle. Partout où il des-
cendait, les directeurs de la maison le recevaient comme
leur père; et parmi les plus jeunes, habitués à obéir
et à se taire, nulle question indiscrète ne s'élevait pour
1. s. Athan., Ai)ol., p. 691, 092, 693, 697.
3^52 I.A l'KUSHCUTION ARIFNNE,
deinandor le iioiii du vénérable iiicomiii; nulle parole
imprudente ne le murmurait au dehors. Les Pères s as-
semblaient autour de lui : il leur rarnniait ses traverses,
repondait à leurs interrogations sur les subtilités du
scliismc très- imparfaitement comprises au désert, en-
voyait des messagers ou en recevait pour subvenir,
même de loin, par ses conseils, aux besoins d(î son
Église opprimée. Puis il reprenait le train de vie d'un
moine ordinaire, et on voyait ce béros des grandes
luttes, cet administrateur actif d'une cité populeuse,
assidu aux prières, aux offices, aux exercices prolongés
de la méditation, étonner les plus vieux atblèles de la
pénitence par son intelligence des voies intérieures de
la piété et la sérénité d'une vie contemplative.
«Il lui fallut fuir alors, disait plus tard son panégyriste,
et nul exil ne fut mieux employé, car il se rendit dans
ces divines retraites de la méditation qui sont en Egypte,
oij des hommes, se séparant du monde et embrassant
la solitude, vivent pour Dieu seul Et là Alhanase,
Tiui avait le don de concilier et de rapprocher toutes
choses, suivant l'exemple de Celui qui, par son sang
divin, a uni tout ce qui était divisé, sut unir la vie soli-
taire avec les biens de la société religieuse; montrant
que le sacerdoce est aussi une philosophie * , et que la
philosophie a besoin d'un sacerdoce qui l'enseigne. Et
il sut si bien concilier ces deux choses, une tranquillité
1. Saint Grégoire appelle souvent de ce nom ((piXcaoïpia) la vie coa-
templative adonnée à la méditation.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 333
active et une activité tranquille, qu'il fit comprendre
à tous que la vie monastique consiste plutôt dans le
ferme détachement du cœur, que dans la séparation du
corps ' . »
De nombreux écrits sortis ae sa plume pendant ces
iieures de repos forcé, où sa vie dépendait toujours
d'une indiscrétion ou d'un hasard, attestent cette
variété de préoccupations et cette plénitude de fa-
cultés. Tour à tour racontant son histoire, défendant
sa cause, exhortant son Église, exposant le dogme,
réfutant l'hérésie, jamais son esprit ne fut plus lucide,
jamais sa réflexion ne fut plus mûre, jamais son élo-
quence ne s'échappa plus animée et plus incisive que
dans ces jours d'angoisse. Plus d'un volume de ses œu-
vres, écrit pendant cette retraite forcée, nous apporte,
avec les plus solides instructions chrétiennes, l'écho
des transports contenus de cette âme ardente.
C'est d'abord une apologie de toute sa vie, adressée
directement à l'empereur lui-même. Sans doute, c'était
le résumé de ce qu'il comptait lui dire en face, s'il lui
avait été donné de l'aborder; mais contraint de fuir sa
présence , il cherchait du moins à lui faire arriver la
vérité par quelque voie détournée. Nulle flatterie, nulle
bravade, nulle parole inutile. Tout est concis, nerveux,
mâle, dans ce langage d'un accusé parlant à son juge,
d'un sujet parlant à son maître, qui n'oublie pas un
instant qu'il est aussi un évêque parlant à un fidèle.
1. s. Giég. Naz., Or. xxi, 19, 20.
334 LA PEUSKCUTION ARIENNE.
« Comme je sais, dit-il, que vous êtes chré-
tien depuis beaucoup d'années, et que vos parents vous
ont élevé dans la crainte de Dieu, c'est avec un cœur
tranquille que je viens me justifier devant vous. Je
répéterai les paroles du bienheureux Paul, et c'est là,
très-religieux Auguste, l'intercesseur dont je me ser-
virai auprès de vous , car je sais que ce héraut de la
vérité trouve en vous le plus soumis des auditeurs
On prétend que j'ai semé la division entre vous et le
pieux auguste Constant, de bienheureuse mémoire...
Suis-je donc un insensé, suis-je à ce point hors de sens,
que vous me soupçonniez d'une pensée pareille?...
Yolre frère, ce grand serviteur de Dieu, n'était pas
d'un naturel si crédule, et je n'avais pas moi-même
assez de crédit sur lui pour que la prudence m'eût
permis de calomnier un frère auprès de son frère,
un empereur auprès d'un empereur? Je ne suis point
en délire, ô empereur, et je n'ai jamais oublié cette
instruction de l'Écriture : Même dans la retraite de ta
conscience, ne maudis point le roi; même dans le fond
de ton lit, ne parle point mal de l'homme opulent : car
les oiseaux du ciel iront redire tes paroles. Que si
vous autres rois, vous savez faire en sorte que 'rien ne
vous dérobe les choses dites contre vous, même en secret,
comment est-il croyable qu'en présence de l'empereur
et de tant de gens qui nous écoutaient, j'aie osé mal
parler de vous? Informez-vous, en effet, et vous saurez
que je n'ai jamais parlé seul à seul à votre frère, mais
I
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 335
toujours en présence de l'évêque du lieu où nous étions,
et de tous les gens de sa cour : j'entrais avec eux, je
sortais avec eux, et toutes les personnes présentes vous
l'attesteront... Une seconde calomnie prétend que j'ai ,
écrit au tyran dont je ne veux pas même prononcer le
nom, et la grandeur de ce mensonge est telle, qu'il
frappe mes sens d'horreur. En vérité , religieux em-
pereur, je me demande avec surprise s'il est possible
qu'un homme soit assez égaré pour mentir à ce point...
Et je ne sais par où commencer pour répondre, car toutes
les fois que je veux parler, ma langue se glace d'éton-
nemenl et d'horreur. Car enfin, pour ce qui touche votre
bienheureux frère, il y avait quelque prétexte, quelque
apparence à m'accuser : il avait désiré me voir^ il
avait daigné vous écrire à mon sujet; il m'avait témoi-
gné plusieurs fois, absent ou présent, son estime. Mais
cet infernal Magnence (j'en atteste Dieu et son Christ),
je ne Tai jamais vu, et je n'ai jamais rien su de lui.
Inconnu, comment aurais-je parlé à un inconnu?
Et si j'avais voulu lui écrire, comment aurais-je
commencé ma lettre? Tîi as bien fait, aurais-je dû
lui dire, toi qui as tué Constant, l'iiomme du monde
qui me tenait le plus en estime, et qui me comblait de
ses bienfaits. Je te sais gré d'avoir privé de la lumière
tous mes amis, tous les hommes fidèles et chrétiens
dpnt j'ai ét^ l'hôte à Rome, la bienheureuse Entropie
(votre lanle, ô Constance), Abulère, cet excellent
homme, Spérance, cet ami fidèle, et tant d'autres gens
336 LA PEUSteCUTION ARIENNE.
lie bien... Voilà le conipliineiit que j'aurais eu à lui
faire. Et l'on veut faire eroire que j'ai été l'ami d'un tel
munshe , et que je lui ai donné le salut de paix ! ' )>
La pièce continue sur ce Ion animé, passant toutes les
accusations en revue,et les terrassant de cette logique dé-
daigneuse. Mais sa défense personnelle était le moindre
des soucis du proscrit: ce sont les périls de la foi qui lui
remettent bientôt la plume à la main. Sur la nouvelle,
que l'on faisait circuler dans les diocèses d'Egypte
plusieurs formules de foi , dilférentes de celle de Nicée,
quoique encore éloignées de celle d'Arius, et qu'un
certain nombre de fidèles se laissaient séduire par cet
artilice : « Prenez garde, leur écrit-il sur-le-champ, dans
une lettre circulaire envoyée, du fond de sa retraite, à
tous les évêques , les gens qui vous circonviennent
cachent leur dessein et ne se servent des paroles de
l'Écriture que comme d'un hameçon pour attirer à
leur malice les ignorants. Voyez, en effet, si je n'ai
pas raison. Ils font des formules de foi : de deux choses
l'une, ou bien ils n'y sont poussés par aucune néces-
sité , et alors ce qu'ils tentent est superflu et presque
nuisible... Ou bien, c'est pour s'excuser de partager
l'hérésie d'Arius, et alors ce qu'ils ont à faire, c'est
d'extirper les mauvaises plantes jusqu'à la racine et de
frapper de notes d'infamie ceux qui répandent cette
ivraie... Mais c'est précisément ce qu'ils ne font pas et
1. s. Athan., ApoL, p. 673 et suiv.
LA l'ERSÉCUTION ARIENNE. 337
ce qu'ils ne veulent pas laisser faire, ce qu'ils empêchent
par toutes sortes de moyens. Ils se justifient donc,
dans ces formules, précisément de la chose dont on
ne les accuse pas... Ils sont comme un homme qui,
accii'é d'adultère, se défendrait de vol ou qui, pré-
venu du soupçon de meurtre , démontrerait qu'il n'a
fait ni faux serment, ni détournement de dépôt. Ce
serait plutôt une dérision qu'une excuse, et ce serait
presque un aveu du crime. Car, qu'y a-t-il de commun
entre un meurtre et un dépôt, entre un adultère et un
vol?..... Pour nous, nous sommes chrétiens, et non
Ariens; et plût à Dieu que ceux qui ont rédigé ces nou-
velles formules n'eussent point les sentiments d'Arius!
Mais maintenant il faut parler franchement, car nous
n'avons point reçu un esprit de servitude qui engendre
la crainte; c'est à la liberté que l'Esprit de Dieu nous a
appelés. Et ce serait une grande honte si cette foi , que
nous avons reçue du Sauveur par les Apôtres, nous
l'abandonnions pour Arius et pour ceux qui pensent
comme lui. Mais la plupart des gens de ce pays, connais-
sant Tarlifice de ces rédacteurs de professions de foi,
sont décidés à résister jusqu'au sang à leur malice, et
cela surtout parce qu'ils comptent sur votre courage.
Puis donc que nous sommes en face de l'hérésie, et
qu'elle est sortie comme un serpent de sa caverne, mais
que l'enfant divin, qu'llérode cherche pour le tuer, est
conservé parmi vous; puisque la vérité vit en vous,
puisque votre foi est pleine de vigueur, allons donc, je
m. 22
338 LA PERSÉCUTION ARIENNE,
VOUS en conjure, tenant dans les mains cette doctrine que
vos pères vous ont transmise à Nicée, donner au monde
l'exemple de la confiance et de la foi en Dieu. C'est ici
le combat de la foi : il y a plus d'une attaque de l'en-
nemi, et celui-là n'est pas seul martyr qui refuse d'en-
censer les idoles; mais refuser de renier la foi , c'est là
Ee témoignage, le martyre éclatant de la conscience '. »
Ce n'était pas assez de ces vives exhortations : elles
étaient bientôt suivies de quatre traités dogmatiques,
discutant toutes les questions agitées entre les ariens et
les orthodoxes. Là, nulle allusion aux événements du
jour 5 nulle trace des émotions de la lutte : le dogme seul
et l'Écriture. Ces dissertations sont fatigantes pour un
lecteur moderne, que n'intéressent plus les détails d'une
question épuisée : quand on les étudie de près et avec
patience, peut-être le caractère particulier du génie
d'Athanase, l'union de la fermeté à la souplesse, s'y
développe-t-il mieux que partout ailleurs. A voir sur
quoi la discussion porte, sur quelle interprétation forcée
des textes de l'Écriture, sur quelle puérile ambiguïté de
mots, on s'étonne de quelles objections daigne se préoccu-
per un si grand génie. Regardez de près : la subtilité naît
1. s. Athan., Contra Ar'ian. Or. i, p. 292, 293, 303. — Cette pièce
porte dans l'édition que nous citons le titre de Premier discours contre
les Ariens, bien qu'elle n'ait rien de commun avec les quatre qui
suivent, et qne sa suscription particulière en fasse une vraie cir-
culaire aux évéques d'Egypte. — Voir Tillemont, Saint AUianase,
note 76.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 339
de la difficulté qu'on lui pose; le bon sens jaillit, droit et
ferme, de la réponse. Fatigué parfois lui-même des misè-
res auxquelles on le condamne : «0 les fous, s'écrie-t-il,
ô les chicaneurs! Mais il faut bien leur répondre. Il
vaudrait mieux se taire ; mais puisqu'ils ne se tiennent
point en repos, pour réfuter leurs impertinences il en
faut peut-être dire de pareilles. « Dénouant alors d'une
main délicate les mille liens dans lesquels on veut l'en-
lacer, puis saisissant d'un bras de fer son ennemi, le
géant l'entraîne avec lui sur les hauteurs de la méta-
physique chrétienne.
Au fond, ces petits traités ne sont qu'un long dilemme
posé aux Ariens sous mille formes ; « Ou Jésus-Christ est
Dieu, ou il est une créature. S'il est Dieu, que nous
reproche-t-on? S'il est créature, pourquoi l'adorez-
vous? Vous êtes des païens et des gentils, si vous adorez
ce qui est créé. Idolâtres ou catholiques : vous n'avez
point d'intermédiaire*. » C'est sur ce point vulnéra-
ble de l'Arianisme que portent incessamment les traits
d'Athanase. Et, en effet, l'identité parfaite de sa sub-
stance avec la substance divine était la seule chose
qui distinguât le Christ de tous les demi- dieux, fils
de dieux, de toutes les incarnations poétiques ou gro-
tesques dont l'antiquité avait chargé ses autels. S'il
n'était pas le grand Dieu lui-même, le Dieu unique.
1. Cette assimilation entre les païens et les Ariens revient à toutes
les pages. — Voyez, entre autres, p. 385, 392.
340 LA PKUSÉCUTION ARIENNE.
il n'élait qu'un nom de plus ajouté à la liste des faux
dieux. Il prenait rang avec Jupiter, avec INeptune,
avec Apollon, dans un Olympe placé à moitié chemin,
à mi-côte du ciel et de la terre, au-dessous des retraites
inaccessibles d'un Dieu suprême, immuable et inconnu.
Le polythéisme rentrait par une porte détournée, si
une mani vigoureuse ne l'avait démasqué et déposté.
Là est pour l'histoire de l'inlelligeiice humaine l'intérêt
persistant de la lutte de l'Arianisme, et le cri d'Atha-
iiase, poussé jusqu'à nous du fond du désert, vient
encore ébranler tous les échos de la raison comme de
la foi.
Cependant les nouvelles d'Alexandrie devenaient cha-
que jour plus sinistres, car l'inutilité des perquisitions
irritait et exaspérait les persécuteurs. Leur colère était
surtout redoublée par la désertion des églises dont les
prêtres ariens avaient pris possession. Les chrétiens
fidèles les fuyaient pour aller tenir leurs réunions, soit
de piété, soit de charité, aux portes de la ville, dans
des campagnes reculées. Défense fut faite aux ecclésias-
tiques rebelles de célébrer le service divin, ou de distri-
buer les aumônes ; défense aux pauvres, de les recevoir.
Puis, le premier dimanche qui suivit la Pentecôte,
informé qu'une de ces réunions prohibées se tenait dans
un cimetière, le comte Sébastien y fait subitement inva-
sion avec trois mille hommes, l'épée nue, au moment
où la messe finissait. Il fait arrêter les fidèles de dis-
tinction , principalement les vierges , et les laisant dé-
LA PEP.SKCUTION ARtEN'NE. 341
pouiller de leurs vêtements , il ordonne qu'elles soient
frappées de verges qu'on avait formées de branches de
palmier fraîches dont on n'avait pas enlevé les épines.
Le supplice fat prolongé assez longtemps pour cofder
la vie à beaucoup de ces saintes fdles et à plusieurs
hommes. On laissa leurs corps gisant dans la campagne,
Qvcc défense de les enterrer. Les mêmes violences
ue tardèrent pas à s'étendre sur toute la surface de
•l'Egypte : seize évêques bannis, trente forcés de fuir,
partout des prêtres dispersés, martyrisés ou proscrits;
des églises pillées et des instruments de supplice dressés
sur toutes les places publiques; tous ces désordres
couvrirent l'Egypte d'un spectacle de désolation que
n'avait égalé aucune des persécutions du paganisme ^
Le bruit de ces malheurs arrivait dans la retraite
d'Athanase, apporté par des fugitifs dont les larmes ou
les blessures lui déchiraient le cœur. La crainte d'ex-
poser ses pieux h(Mes à ce redoublement de cruauté le
décida alors à se séparer môme de celte société silen-
cieuse, où il goûtait les douceurs de la sympalhie.
Fuyant toute habitation d'homme, il alla chercher un
asile tellement secret qu'il ne pouvait, dit-on, y jouir
librement de la vue de l'air. C'était , ou quelque grotte
souterraine, ou quelqu'un de ces vastes caveaux funé-
raires dont la piété des Égyptiens avait couvert la cam-
pagne, et qui, souvent abandonnés et oubliés, deve-
1. s. Atlian., ad Sol. , p. 830 el suiv. ; ApoL, p. 692; De fuga,
p. 704 et suiv. — Tliéod., n, 14.
342 l\ l'KRSÉCUTION ARIENNE.
naient la rciraile des bêtes sauvages. Un seul fidèle en
savait le chemin et venait l'y trouver pour lui apporter
sa nourriture et lui remettre ou prendre ses lettres*.
Car du fond de son cachot inconnu , où le jour no péné-
trait pas, sa voix trouvait encore moyen do se l'aire
entendre. Il y a môme dans les écrits qui, par leur
date, ont dû évidemment être composés dans les en-
trailles de la terre, plus de feu encore, des transports
plus ardents d'une sainte colère, et conmie une verve
plus âpre. Sous l'étreinte chaque jour plus resser-
rée de la persécution, le courage se concentre et
s'exalte.
Il apprend, par exemple, que ce courage était mis en
doute par les évêques ariens qui, de dépit de ne pas le
trouver, répétaient en riant qu'il avait fui. « Quoi! s'é-
crie-t-il, bondissant d'indignation, j'entends dire que
Léonce d'Antioche, Narcisse de Néroniade, Georges de
Laodicée, et les autres Ariens, se raillent de moi et
m'appellent lâche, parce que je ne me suis pas livré de
moi-même à leurs coups ^I... Et ils ne voient pas que
1. Soz., IV, 10. — Rnfin, i, 18. — Luc. Cal., Epist. ad Afhan.yMa.
fin du volume des œuvres de Lucifer.
-2. S. Athan., De fuga, p. 701. — Ce traité d'Athanase, et celui que
nous allons citer tout à l'heure, sont évidemment postérieurs, au moins
de dix-huit mois ou deux ans, aux précédents, puisqu'il y est fait men-
tion de la chute d'Osius et de Libère, qui n'eut lieu qu'à la fin de 357
ou au début de 358. Mais la suite du récit nous a obligé de les placer
ici, parce que s'il s'était écoulé un assez long laps de temps, il nr,
s'était pourtant pas opéré de changement notable dans la situation du
prélat proscrit, entre ses>*premiers et ses derniers écrits. On dit qu'il
{
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 343
par ces railleries ils se dénoncent eux-mêmes. Car, s'il
est mal de fuir, il est plus mal encore de poursuivre.
Celui qui fuit se cache pour ne pas mourir; celui qui
poursuit, court pour tuer... S'ils trouvent la fuite hon-
teuse, qu'ils rougissent eux-mêmes de leur poursuite,
car s'il n'y avait pas d'embûche, il n'y aurait pas de
fuite non plus*... Devant qui fuit-on? Est-ce devan
les gens humains et doux, ou devant les gens féroces et
criminels? On fuyait devant Saûl, et on se réfugiait chez
David ^... S'il est mal de fuir, pourquoi Jacob a-t-il fui
devant Ésaii? Pourquoi Moïse a-t-il fui chez les Madia-
nites? Et que diront-ils, ces mauvais plaisants, de
David fuyant de sa maison devant les meurtriers de
Saûl, se cachant dans une caverne, et déguisant son vi-
sage,,jusqu'à ce qu'il ait échappé aux embijclies d'Abi-
mélcch? Que diront-ils, ces bavards imprudents, du grand
Élie qui savait faire descendre la puissance de Dieu
sur la terre, et ressusciter les morts, mais qui se cachait
devant Achab et devant les menaces de Jézabel , dans le
temps même où les fils des prophètes fuyaient la mort
dans les cavernes d'Abdias? — Mais peut-être que ce
sont là des exemples trop anciens et qu'ils n'ont pas
resta six ans dans sa caverne. Quelque soin que je mette à suivre
fidèlement l'ordre chronologique, ou conçoit que daiis le récit de faits
qui se passèrent dans des lieux aussi éloignés les uns des autres,
il faut s'écarter quelquefois de la suite des dates pour ne pas briser à
tout moment la narration.
1. S. Athan., De furja, p. 705, 706.
î. Ibid., p. 706.
344 LA PFUSÉCUTION ARIENNE.
lu ces vieil V écrils. Ne se souvieiitlront-ils pas au
moins de riM'angile, et des disciples fuyant la fureur des
Juifs, et de Paul descendu des murailles de Danias dans
une corbeille'?... Tous ces saints ne fuyaient point par
crainte : non, grand Dieu ! Mais ils considéraient la fuite
comme l'exercice et la préparation de la mort. Ils ne
voulaient point s'offrir témérairement au péril, car c'est
être coupable de sa propre mort, et désobéir à Dieu, qui
a dit : Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni; et
ils auraient cru plutôt faire acte de timidité en se déro-
bant au péril et au tourment de l'exil, plus terrible
que ceux de la mort. Heureux, en effet, est celui qui
meurt; il se repose de ses misères. Mais celui qui fuit,
attendant d'heure en heure l'arrivée de ses ennemis,
souhaiterait bien souvent d'être mort. Ceux donc qui
mourront dans la fuite ne mourront point sans gloire :
ceux-là aussi auront la palme du martyre... Ces hommes
qui ont fui avaient tant de courage que nul n'en pourrait
douter. Le patriarche Jacob, qui avait bien fui devant
Ésaii , quand il vit la mort présente , n'en fut point
ému ; et il sut bénir à cette heure même chacun de ses
fils suivant son mérite. Le grand Moïse, qui avait fui
devant Pharaon et s'était caché chez les Madianites,
dès que Dieu le lui ordomia, se présenta sans crainte en
Egypte; et quand il lui fut dit : Monte sur la montagne
'et meurs, il ne refusa point de marcher , mais il s'é-
1. s. Athan., De fuga, p. 707:
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 345
lança de grand cœur... Pierre, qui s'était caché chez
les Juifs; Paul, qui avait fui, quand ils surent qu'ils
trouveraient le martyre à Rome, ne renoncèrent point à
s'y rendre, mais y marchèrent avec joie... Mon sang va
être répandu comme une libation, disait Paul, et le jour
de ma délivrance approche. Ces exemples prouvent que
la fuite n'est point le résultat de la crainte, ni un acte
lâche et vulgaire, mais qu'elle est l'eflet d'une grande
force de courage ' . »
Puis il reprend encore une fois, dans une lettre ani-
mée, le récit de ses traverses et des fureurs de Con-
stance.
« C'étaient des eunuques, dit-il, qui menaient tout
cela : et ce qu'on ne saurait assez remarquer dans
toutes ces intrigues, c'est que l'hérésie arienne, qui ne
veut point que Dieu ait un Fils, allait chercher son
appui parmi les eunuques, hommes stériles par le corps
comme par l'àme, et qui ne peuvent point soull'rir qu'on
prononce le nom de fils devant eux. L'euiuique éthio-
pien, qui ne comprenait point ce qu'il lisait, crut à la
parole de Philippe qui lui enseignait le Sauveur ; mais
les eunuques de Constance ne croient point à la confes-
sion de Pierre, leur enseignant le Fils de Dieu: et ils
s'emportent contre ceux qui disent que Dieu a un Fils. La
loi ecclésiastique défend que les eunuques siègent dans
les conseils de l'Église, et ce sont eux maintenant qui
1. s. Athan., De fuga, p. 712, 713.
346 LA PERSÉCUTION ARIEl^NE.
se font maîtres de tous les jugements ecclésiastiques.
Constance ne fait que ce qui leur plaît, et des hommes
qui se nomment évêques ratitient leurs sentences. Ohl
qui se fera l'historien d'une telle honte? Qui osera la ra-
conter à la génération fiiture?Et qui la croira, si on la lui
raconte? Des eunuques, race avide de volupté et pleine
de malice, qui n'ont d'autre souci que de priver les au-
tres de ce que la nature leur a refusé; des eunuques, h.
qui l'on confierait à peine le gouvernement de sa propre
maison, gouvernent aujourd'hui l'Église M... Quand de
telles choses se sont-elles vues depuis que le monde
existe? Quand les jugements de l'Église ont-ils dii leur
autorité à l'empereur? Quand ^'^ jugement impérial a-
t-il été tenu pour valable dans l'Église? Il y a eu bien
des conciles avant nos jours, et bien des jugements ec-
clésiastiques; mais jamais prêtre n'a consulté empereur
sur de tels sujets, et jamais empereur n'a prétendu régir
les choses de l'Église. L'apôtre Paul avait des amis dans
la maison de César, et il les salue dans sa lettre aux
Philippiens; mais il ne se les associait pas pour juger
les choses ecclésiastiques. Mais maintenant l'hérésie
arienne nous donne un spectacle tout nouveau. Des
évêques prêtent la puissance épiscopale à Constance,
pour l'aider à faire ce qui lui plaît, et afin qu'il puisse
persécuter sans qu'on l'appelle persécuteur. A leur
tour, on leur prête la puissance impériale, pour qu'ils
1. s. Athan., ad Sol., p. 834, 833.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 347
se délivrent de leurs ennemis, c'est-à-dire de ceux qui
ne sont pas impies comme eux. Ceci est une comédie où
des gens jouent le rôle d'évêques, et où Constance dirige
la scène'... Et en voyant tout ce qui se passe, et
l'impudence qu'affiche l'impiété, qui est-ce qui oserait
dire encore que Constance est chrétien? N'esl-il pas
plutôt l'image de l'Antéchrist? Quel est celui des signes
de l'Antéchrist qui lui manque? En quoi Constance
n'est-il pas semblable à l'Antéchrist et l'Antéchrist à
Constance? N'est-ce point par son ordre que les Ariens
et les païens ont sacrifié dans la grande église de Césarée
et blasphémé contre le Christ? Et n'est-ce point à ce
signe que la vision de Daniel fait reconnaître l'Anté-
christ?... Le voilà bien tel qu'il doit être, parlant contre
le Très-Haut, défendant l'impiété, faisant la guerre aux
saints, poursuivant les ministres de Dieu , et usant pour
sa perte du peu de temps de pouvoir que Dieu lui
donne-.... Oui, assurément, Constance nous montre la
véritable image de l'Antéchrist. Et ainsi, pour en finir,
si jamais il fut glorieux de tenir ferme à l'Écriture
contre les hérésies, c'est aujourd'hui et contre celle-ci.
Or, le précepte de l'Écriture est celui-ci : Sortez^ sor-
tez, éloîfjnez-vous , ne touchez point à l'impureté, sé-
parez-vous de ceux-ci, vous qui portez les vases divins.
Et voici l'instruction qui convient à tous. Si quelqu'un
a été pris par cette erreur, qu'il en sorte comme de
1. s. Athan., ad So/.,p. 845.
2. IbicL, p. 860.
348 L.\ PEUSÉCUHON ARIEXNE.
Sodome, sans se retourner, de peur de subir le sort de
la femme de Loth. Quant à ceux qui sont restés purs de
rimpiélé, qu'ils en aient la gloire devant Dieu, et qu'ils
disent : Nous n'avons point élevé nos mains vers des
dieux étrangers ; nous n'avons point adoré l'œuvre de
nos mains ; nous n'avons servi aucune créature, mais
toi seul Dieu, qui as tout créé par ton Yerbe, ton Fils
unique, notre Seigneur, par lequel à toi, comme à lui
et à lEspril saint, soient la gloire et l'empire aux siècles
des siècles ' . »
Ces paroles, sorties toutes brûlantes d'un asile in-
connu, faisaient circuler partout un frémissement d'in-
dignation. Partout la puissance impériale rencontrait
une résistance inconnue aux âges précédents, résistance
qui prenait rarement les armes et ne versait le sang
que par entraînement et à regret, mais qui trouvait un
invincible point d'appui dans la force de la conscience
atïraiichie et de l'opinion indignée.
Les scènes lamentables de l'Egypte se reproduisaient,
en elîet, de toutes paris. Partout on offrait aux évoques
la condamnation d'Athanase à signer; et si la défection
épiscopale se faisait attendre, la perséculiorî arrivait,
suivie de l'héroïque désobéissance des fidèles. Le cou-
rage ne faisait pas défaut en Orient même, quoique le
nombre des évêques complaisants y fût très-grand, et
que l'hérésie arienne, qui y avait pris naissance, y eût
1. s. Athan., ad Sol., p. 865, 8CG.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 349
jelé des racines plus étendues. A Antioche, où une suc-
cession de pasieurs hérétiques gouvernait déjà depuis
plus de trente ans' ; à Constantinople, où, depuis l'exil
de l'évèque Paul, suivi promptement de sa mort, l'usur-
pateur Macédonius régnait en maître^, il se trouva pour-
tant un noyau de chrétiens persévérants qui payèrent
leur fidélité de la confiscation de leurs biens , de l'exil
et des plus affreux supplices. On détruisait leurs églises;
ils les rebâtissaient le lendemain. La nouvelle capitale
de l'empire, à peine achevée, était ainsi le théâtre de
luîtes violentes entre les soldats et la foule, qui met-
taient à forte épreuve la solidité déjà très-mal assurée
de ses monuments et le calme de sa population, formée,
par des émigrations de toute sorte, d'aventuriers et de
gens sans aveu. Les ruines faites par la sédition et par l'é-
meute s'y mêlaient de toutes parts aux constructions
inachevées. C'est ainsi que l'église des Saints-Apôtres, où
reposait la dépouille de Constantin , se trouvait ébranlée
à peine \ingt ans après sa fondation. Macédonius voulut
enlever le corps du prince, pour le faire déposer dans
un lieu plus sur. Dans l'état agité des esprits, ce fut le
signal d'une insurrection. On répandit parmi le peuple
que, non content de déchirer le symbole du grand con-
cile, les Ariens voulaient encore déterrer les restes du
saint empereur qui y avait figuré. Chacun courut aux
armes. Au premier rang des révoltés figurait la petite
I. Voir la première partie de cette histoire, t. ii, p. 300.
i. Voir plus haut, p. 65,
350 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
secte (les Novaliens dontConslanlin avait négocié à Nicée
la réconciliation avec l'Église, et qui, malgré la persévé-
rance de ses coutumes bizarres, demeurait inébranlable-
nient attachée à la mémoire du concile. On se battit
plusieurs jours dans le sanctuaire de Saint-Acace, où le
corps avait été déposé, et le sang ruisselait, dit Sozo-
mône, de l'intérieur de l'église jusque sur la place qui y
conduisait'. La lutte ne finit que par l'intervention de
l'empereur, qui blâma l'évêque et se réserva de dispo-
ser lui-même, à son arrivée , des restes mortels de son
père.
Ailleurs, la résistance, plus évangélique et plus digne,
avait pour soutiens les évêques d'Occident, proscrits
à Milan, et qu'on avait envoyés passer leur temps d'exil
en Asie. Eusèbe de Verceil et Lucifer de Cagliari , déte-
nus dans deux villes de Palestine, y étaient l'objet à la
fois des traitements les plus rigoureux de la part des
magistrats , et de la pieuse admiration de la foule
chrétienne. On s'empressait autour d'eux, pour entendre
le récit de leurs peines. La maison où demeurait Eusèbe
à Scylhople et qui appartenait à un juif converti de
distinction, lecomte Joseph, était chaque jour encombrée
de visiteurs, qui arrivaient les mains chargées de pré-
sents, d'habits, d'aliments, pour subvenir à tous ses be-
soins. Ce spectacle, qui faisait de l'exil un triomphe,
irrita les Ariens de la ville, qui avaient dans l'évêque
1. Soz., IV, 20, 21. — Soc, a, 38.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 351
Patrophile un chef actif et obstiné. On alla tirer brula-
lement le confesseur de sa maison, et on l'enferma dans
la cellule d'un hospice, où personne n'eut permission
de le venir voir. Eusèbe se laissa faire en silence; mais
le lendemain Patrophile reçut de lui un billet avec cette
suscription : «Eusèbe, serviteur de Dieu, au geôlier
Patrophile. » Il lui annonçait sa résolution de ne pas
manger un morceau de pain, de ne pas boire une goutte
d'eau dans sa prison, décidé qu'il était à se laisser plutôt
mourir de faim qu'à renoncer à recevoir sa nourriture
des mains de ses frères. Patrophile , ému de cette froide
intrépidité, n'osa prendre sur lui de causer la mort d'un
collègue, et lui fît rendre sa liberté. La foule lui fil cor-
tège de la prison jusqu'à sa demeure, et voulut illumi-
ner elle-même tout le bâtiment. Peu de jours après, il
recevait une députalion de deux prêtres de son église
qui avaient traversé la mer pour venir lui apporter les
souvenirs et les collectes de son troupeau. A son tour,
il distribuait des aumônes à ceux qui l'avaient assisté la
veille; décrivait aux fidèles d'Italie pour les encourager
et les remercier, et resserrait ainsi encore, du fond de
sa retraite, toutes les mailles de ce réseau que l'organi-
sation ecclésiastique avait jeté sur le monde, et qu'au-
cune puissance humaine ne pouvait plus briser*.
) 1. La lettre d'Eusèbe de Verceil à soa église, qui rend compte de
■ ' cette anecdote, a été publiée par Baronius [Ann. eccL, ann. 356, § 95),
et porte un grand caractère d'authenticité. — S. Épipliaiie (Hœr., xxx,
5) raconte qu'il a été voir lui-même le confesseur Eusèbe dans sa re-
traite de Scyihople, chez le comte Joseph.
352 LA l'KItSKCUTION ARIENNE.
Liu'ilVr siip[toi'tait les peines de l'exil avec moins de
patience et bravait la persécution avec plus d'audaco
encore. Dans une suite de pamphlets écrits d'un style
dur et rustique, comme il le dit lui-même, ce rude paysan
poussait la liberté évangélique jusqu'à ses plus extrêmes
limites : Défense d'Athanase , Condamnation des rois
apostats , Nulle société avec les hérétiques , Il ne faut
point épargner les ennemis de Dieu , Mourons pour
te Fils de Dieu, tels étaient les titres de ces traités
acerbes , où les analhèmes sévères de la langue bi-
blique sont épuisés par cet autre Ëlie contre un nou-
vel Achab : le serpent de la Genèse, le loup de l'Évan-
gile ne sont plus que des images adoucies de l'empereur
arien. « Au dernier jour, dit-il, comme Adam dit à
Dieu : c'est le serpent qui nous a séduits; nous, évêques,
si nous faiblissons , nous dirons : c'est Constance qui
nous a séduits... Viens donc, empereur, pourquoi ne
te venges-tu pas de moi, de ce mendiant qui t'in-
sulte?... Penses-tu que nous respecterons ton diadème,
tes pendants d'oreilles, tes bracelets, tes riches vête-
ments, et que nous oublierons le maître des cieux et de
la terre '?» Tous ces écrits circulaient rapidement, grâce
à la communication constante des églises entre elles,
malgré la police et les dislances. Athanase en eut con-
naissance dans sa retraite, put faire demander ces écrits,
les recevoir, et bien qu'il dût déjà y reconnaître des
1. Luc. Cal, Op., p. 2, 2û2, 293.
LA PEHSÉCL'TION ARIENNE. 353
traces de cet esprit trop véhément qui le mit plus tard
lui-même aux prises avec Lucifer, il n'hésita pas, devant
lantdecoiirage et dans un tel péril à lui envoyer ses féli-
citations. 11 l'appelait : « 0 véritable Lucifer, qui portes
le llamlteau de la vérité et le mets sur le chandelier,
pour qu'elle luise aux yeux de tous. » Bien plus, l'em-
pereur lui-même reçut un jour un de ces manuscrits,
qui lui fut directement adressé. Surpris d'une telle
audace, et ne voulant pas croire qu'elle fût possible,
il fit écrire à Lucifer par Florentins, son maître des
Mfîces, powr savoir s'il était bien réellement l'auteur
de l'envoi. Nous possédons encore cette étrange corres-
pondance, dans laquelle le persécuteur semble reculer
intimidé devant la victime.
« Florentius, maître des offices, au très-excellent sei-
gneur Lucifer :
« Quelqu'un est venu oll'rir en votre nom un manu-
scrit à noire Seigneur et Auguslej et celui-ci a désiré
qu'il fut renvoyé à Yotre Sainteté , et veut savoir si c'est
bien vous qui l'avez adressé. Répondez donc ce qui est
vrai, et renvoyez le manuscrit, afin qu'on puisse l'otTiir
de nouveau à son Eternité. »
Lucifer répond sans hésiter :
« Mon fils très-cher, votre lettre très-honorée me fait
savoir qu'un homme a remis en mon nom, à l'empe-
reur, un manuscrit qu'il dit avoir été adressé par mon
humilité. Yotre religieuse Prudence saura que j'ai exa-
miné avec soin ce manuscrit , et que je le remets , pour
III. 23
354 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
VOUS être rendu, à Bonose , l'agent d'affaires. Et main-
tenant Votre Générosité voudra bien dire à l'empereur
que je le reconnais pour mien sans difficulté. Et quand
l'empereur aura commencé de rétlécliir aux raisons qui
m'ont décidé à discuter de cette sorte , il veria que
nous sommes décidés à souffrir la mort qu'on nous pré-
pare'. »
C'était autour de Constance môme, et aux portes de
son palais , que cette forte organisation de l'Église
se jouait de sa colère et bravait sa puissance. Avec
quelque dureté qu'il eût sévi, il n'avait pu bannir tous
les évoques d'Occident , et ceux qui restaient sur leurs
sièges, même au prix de quelque complaisance exté-
rieure, conservaient pour Athanaseun penchant secret^
et pour la foi de Nicée un profond attachement. Dans les
diocèses oij on avait installé de force des évoques intrus,
les populations en masse refusaient de communiquer
avec eux. Le diacre Félix, créé évêquede Rome en place
de Libère, restait seul dans son église, abandonné de.
son troupeau et d'une grande partie de son clergé, bien
qu'il protestât très -hautement qu'il était fidèle à la foi
de Nicée ^. Zosime, établi à Naples, aux mêmes condi-
tions, n'y recevait pas un meilleur accueil, et un mal
très-grave qui le frappa peu après, fut considéré par
tout le monde comme une justice de Dieu ^. Plus on
i . Ces lettres se trouvent à la fia des œuvres de Lucifer de Gagliari.
2. Rufin, 1,22. — Soz., iv, 11. — Soc, ii, 37. — Théod., ii, 16.
3. ilarcellini et Faustiui, LibeUiis precuni, p. 55. — Hist. eccl.
LA PERSÉCUTION ARIETVNE. 355
s'éloignait d'Italie, du côté de l'Occident, plus la résis-
tance était prononcée. Le vieil Osius, bien que déjà
affaibli par l'âge , et assailli chaque jour d'instances et
de menaces qui ébranlaient son intelligence obscurcie ,
tenait encore réunis autour de lui les évoques d'Espa-
gne'. Enfin, en Gaule, un athlète plus jeune venait de
se lever tout à coup du sein du paganisme, et consa-
crait à la foi du Yerbe une ardeur mûrie par la réflexion
et l'élude. Celait Hilaire, noble de Poitiers, récemment
converti à la foi chrétienne, puis promu à ré])iscopat
de sa ville natale, après une jeunesse passée dans la
culture des lettres et dans les jouissances honnêtes de
la vie du. monde 2.
Hilaire était animépour la divinité du Yerbe d'une sorte
de passion, née de la reconnaissance personnelle j car
il devait à celle croyance inelfable le repos d'une intel-
ligence longtemps agitée par les doutes d'une philoso-
phie curieuse. Tl nous a enseigné lui-même dans ses
écrits toutes les étapes de la voie laborieuse qui l'avait
conduit à ce terme suprême de la fui, et il explique par
i. s. Atlian., ad Sol., p. S41.
2. Le fait que S. Hilaire avait;passé ses premières années dans le
paganisme ressort, suivant nous, très-évidemment du récit qu'il fait
lui-même de sa conversion au début du livre de la Trinité , et dont
nous allons donner un extrait. L'éditeur bénédictin parait en douter
cependant, sur le témoignage très-postérieur de Fortunat. Il est
obligé de supposer que le début du livre de la Trinité est une suppo-
sition faite à plaisir par S. Hilaire. Nous ne voyons rien qui autorise
cette liypotlièso.Voir sur ce point et sur les faits suivants l'ouvrage
intitule : lîilarius von Poitiers, de Benkens, Scbaffouse, 1864.
356 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
là même le dévouement sans bornes qui devait remplir
toule sa vie. Jeune encore, riclie, heureusement ma-
rié, père d'une fille qu'il adorait, placé au premier rang
de cette noblesse des Gaules qui brillait par le savoir
autant que par l'élégance et la politesse, il avait un joui
senti s'élever du sein de sa conscience une redoutable
question. Quel était le but de sa vie? Suffisait-il de la
laisser couler doucement dans l'opulence tranquille
qui l'environnait? Vivre pour jouir, n'était-ce pas vivre
comme les bêtes? N'était-ce pas vivre pour mourir?
« Non, s'était-il écrié, la vie ne peut nous être donnée
seulement pour nous mener à la mort; et le doux
sentiment de l'existence ne peut nous conduire uni-
quement à la crainte douloureuse de la perdre ^ »
Jetant alors les yeux sur les systèmes des philoso-
phes : ce Je trouvai, dit-il, juste et sensée la sentence de
ceux qui disent qu'il faut conserver sa conscience pure
de tout crime, puis pourvoir aux difficultés de la vie, les
éviter par la prudence ou les supporter patiemment; et
cependant ceux-là même ne me semblaient point en dire
assez pour qu'on pût apprendre d'eux à vivre bien et
heureusement. Leurs préceptes étaient ordinaires, con-
formes au sens commun de l'humanité. Les méconnaitre,
c'eût été se ravaler à l'état de la bêtej et les enfreindre
après les avoir connus, c'eût été dépasser les brutes en
stupidité. Mon âme avait soif de faire autre chose que ce
qu'il serait criminel de ne pas faire : elle aspirait à con-
1. s. Hil., de Trinitate, i, 2.
LA PERSÉCUTION ARIEX.XE. 357
naître le Dieu de qui elle tenait le bien de la vie, pour s'y
consacrer tout entière, pour s'ennoblir en le servant,
pour appuyer en lui tonte son espérance, et se reposer en
lui, comme dans un port ami et sûr, contre les orages
de l'existence. Voir, comprendre et connaître ce Dieu,
ce fut le désir qui l'enflamma '. »
Mais les dieux du paganisme, les dieux de tout âge,
de toute espèce, les petits dieux, les grands dieux, les
dieux représentés par des idoles et déshonorés par de
ridicules symboles; tout cela eut bien vite lassé cette
âme éprise du bien infini. Déjà il s'élevait jusqu'à la
pensée d'un être tout-puissant et éternel, en qui il n'y
aurait ni plus, ni moins, ni avant, ni après, lorsqu'il
tomba, dit-il, sur les livres que la religion des Hébreux
disait écrits par Moïse et par les prophètes. « J'entendis
alors le Dieu créateur rendant témoignage de lui-
même, en ces mots : Je suis celui qui est, Dites aux
enfants d'Israël : celui qui s'appelle Je suis m'a envoyé
à vous. J'admirai cette parfaite définition de Dieu qui
traduisait la notion incompréhensible de la nature
divine, par l'expression la plus appropriée à l'humaine
intelligence. Rien ne se conçoit, en efl"et, comme plus
essentiel à Dieu, que l'être, parce que celui qui est par
essence ne peut avoir ni fin, ni commencement, et que,
dans la continuité d'une béatitude incorruptible, il n'a
pu et ne pourra jamais ne pas être. »
De l'idée de Dieu, aperçue dans son existence infinie,
1. s. Hil., deTrinit. i, 3.
358 LA PEUSÉCUTION ARIENNE.
llilaire avait passé rapidcnienl, sous la contluito fin psal-
miste, à l'adtairation de sa Providence dans la inajeslé
de ses œuvres. Et pourtant ce spectacle, en le ravissant,
ne le satisfaisait pas encore. Plus il connaissait Dieu,
plus s'allumait en lui le désir de le connaître toujours,
plus le tourmentait la crainte de perdre par la mort le
sens divin de celte connaissance ; et la vue de son
corps destiné à périr alarmait son âme sur sa propre
destinée'. Ce fut alors qu'il ouvrit l'Évangile frelon
saint Jean, et que, dans l'éblouissante majesté des pre-
mières pages, il lut ces deux paroles : Le Verbe est Dieu,
elle Verbe a été fait chair. « Alors, s'écrie-l-il, mon
âme inquiète trouva plus d'espérance qu'elle n'avait
rêvé... Je compris que le Dieu-Verbe s'est fait chair,
afin que, par ce Verbe incarné, la chair même put s'éle-
ver jusqu'à Dieu. Et pour nous faire voir que le Verbe
incarné n'est pas autre chose que le Verbe-Dieu, et que
la chair qu'il a prise n'est pas différente de la nôtre,
c'est parmi nous qu'il a habité. En y habitant, il reste
Dieu... Eu daignant prendre notre chair, il ne perd pas
sa dignité propre; Fils unique du Père, plein de grâce
et de vérité, parfait par sa nature, mais véritablement
doué de la nôti'e! Mon âme trans-portée embrassa la
doctrine de ce divin mysière, s'élevant ainsi à Dieu par
sa chair même, et appelée par la foi à une naissance nou-
velle 2.»
1. s. Hil., de Trinit., dO. — Fatigabatur animus partim suo, partirc
corp iris metu.
-2. Ibid., 10, 11, 12. — Verbum Deus caro factus est, ut per
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 359
C'était à ce dogme, qui terminait ses angoisses et
comblait ses espérances, qu'Ililaire avait tout sacrifié.
Abandonné tout entier à Dieu, dès le premier jour;
fuyant désormais la philosophie autant qu'd l'avait re-
cherchée , de peur de se laisser dérober le joyau pré-
cieux de la vérité qu'il portait en lui-même, il avait fait
de sa vie et de son langage bien avant même qu'il fût
prêtre, une prédication constante de la Trinité et de
l'Incarnation divine. Tout l'Évangile semblait, pour lui,
tellement réduit à ce seul point, que pendant longtemps
il ne soupçonna même pas qu'un doute pût s'élever au
sujet de la nature du Yerbe incarné. Il croyait à la divi-
nité de Jésus-Christ, d'après l'évident témoignage de
l'Écriture, sans s'être mis en peine de lire ou du moins
d'étudier, nous assure-t-il, même le symbole de Nicée '.
Deum Veihum carnem factura caro proficeret in Deum Verbum.
Ac ne Verbum caro factum aut aliquid aliud esset quam Deus
Verbum, aut non nostri corporis caro esset, habitavit in nobis: ut
dum habitet, non aliud quam Deus maneret Per dignatioiiem
assumptae carnis, non inops suorum, quia tanquam Unigenitus a Pati'e
plenus gratiae et veritatis et in suis pn-fectus fit^ et verus in nostris.
Hanc itaque divini sacramenti doctrinam mens lœte suscepit, in Deum
pi'oficieus per carnem et in novam nativitatem per fldem vocata.
1. S. Hil., de Syn., p. 1205. — Regeaeratus pridem et in episcopatu
aliquantisper manens, fidem Nicaenam nxraquam nisi exsulaturus au-
divi; sed mihi homousii et homœousii intelligentiam Evangelia et Apos»
toli intimaverant. — Il faut le témoignage de S. Hilaire lui-même
pour faire prêter foi à un fait si étrange. Il n'est pourtant pas possible
de pnmdre le texte à la lettre , et il faut croire qu'en disant qu'il ne
connut le symbole de Nicée qu'au moment d'être exilé, Hilaire veut
dire qu'il ne l'étudia, et ne comprit ou ne connut les débats auxquels
le symbole donnait lieu, qu'au moment de prendre part à la discus-
sion qui enti allia son exil. Le futur exulaturus est assez vague pour
se prêter à cette iuterpiétatioa.
360 LA PEUSKCUTION AIUKXNE.
Il eu était là encore, même après que le clioix populaire
l'eut désigné pour le rang épiscopal. On juge ce qu'il
dut sentir quand il apprit coup sur coup, que des chré-
tiens ébranlaient le centre môme du christianisme, qu'un
empereur chrétien persécutait ceux qui s'y tenaient
attachés, et que des évêques mouraient dans les tour-
ments pour le mystère de la crèche et de la croix.
Il remplit la Gaule entière de l'explosion d'une sur-
prise indignée. Inspirant à tous ses confrères le courage
dont il était animé, il convoqua une réunion d'évèques,
qui sépara ouvertement de sa communion Valens et Ur-
sace, les deux proscripteurs d'Athanase, et Saturnin,
primat d'Arles, qui avait partagé leurs violences. Après
ce défi audacieux, jeté à l'aulorilé impériale, il ne s'en
chargea pas moins de se faire auprès de l'empereur
l'organe des vœux de la province. Mais, habitué par
l'apprentissage d'une haute situation politique à traiter
les affaires en homme du monde, il apporta autant de
mesure dans cette mission qu'il avait mis de hardiesse
à l'entreprendre. Sa lettre à Constance ( la pre-
mière de celles que nous possédons) , est un chef-d'œuvre
de modération éloquente. Flattant habilement sa pré-
occupation connue, il le rassure sur la pleine soumis-
sion des Gaules, celte conquête si récente et toujours si
agitée, où Constance venait à regret de se donner un
suppléant et un rival. «Tout est calme, lui dit-il, parmi
nous; on n'entend point de propos pervers ni factieux;
il n'y a point de soupçon de sédition, pas môme de mur-
LA PERSECUTION ARIENNE. 361
mures trop bruyants. Nous demeurons dans la paix et
dans le respect... Nous ne demandons qu'une chose de
Votre Piété , c'est que ceux qui sont retirés dans l'exil
et dans le fond des déserts, ces prêtres excellents, que
rehausse la dignité du grand nom qu'ils portent, puis-
sent retourner dans leurs sièges; et qu'ainsi partout
régnent la liberté et la joie. » Ainsi parle l'ancien curial,
le magistrat municipal, habitué à prendre soin de la po-
lice des cités. Puis le philosophe converti par le libre usage
de sa raison proleste au nom de la dignité de Dieu et de
l'homme contre l'emploi de la violence mis au service de
iareligion.«Yous travaillez, dit-il, empereur; vous gou-
vernez l'état par de sages maximes; vous veillez jour
et nuit, afin que tous ceux qui sont sous votre empire
jouissent du bienfait de la liberté... Dieu aussi a amené
l'homme à le connaître par son enseignement, mais ne
l'a pas obligé par la force. Inspirant par l'admiration des
merveilles célestes le respect de ses commandements, il
dédaigne l'hommage de toute volonté qui serait con-
trainte à le confesser. Si une pareille contrainte était
employée, même à l'appui de la vraie foi, la sagesse
épiscopale viendrait l'arrêter et dirait : Dieu est le Sei-
gneur de tout; il n'a pas besoin d'un hommage forcé ; il
ne veut pas d'une profession de foi arrachée; il ne faut
pas le tromper, mais le servir; c'est pour nous, plutôt
que pour lui, qu'il faut l'adorer. Je n» puis accueillir
que celui qui vient volontairement ; je ne puis écouter
que celui qui prie, et marquer du signe de la foi que
362 LA PEUSKCUTION AUIKNNE.
celui qui la professe. Il faut chercher Dieu dans la sim-
plicité du cœur, le vénérer avec crainte, et conserver
son culle par une volonté sincère. Qui a jamais en-
tendu parler de prêtres obligés de craindre Dieu par
les chaînes et par les supplices ' ? »
Quelque modéré que fût ce langage, Constance n'était
assurément pas d'humeur à le supporter patiemment; et
s'il eût encore commandé directement en Gaule, le châ-
timent d'IIilaire ne se fut point fait attendre. Mais le
nouveau Césarqui gouvernait les provinces Transalpines,
ne paraît point avoir apporté le même empressement à le
. punir. Tout entier à des préparatifs militaires contre les
Barbares, enfermé dans son camp, à Yienne, sur le
Rhône , il ne prêtait aux affaires de l'Église qu'une atten-
tion très-indiirérente. Il fallut donc quel'évêque d'Arles,
Saturnin, se donnât beaucoup de mouvement et fit l)eau-
coup de démarches; il fallut qu'il convoquât une assem-
blée du petit nombre de prélats de son parti à Béziers,
et qu'il recourût à plusieurs reprises à l'intervention
de Constance, pour arracher enfin à l'insouciant Julien
un ordre d'exil contre son adversaire. L'Athanase des
Gaules ne quitta sa patrie que vers la fin de 356, en com-
pagnie d'un intime ami, Rhodane, évoque de Toulouse;
laissant derrière lui un clergé qu'il avait eu le temps de
pénétrer de son esprit , des évêques tous unis dans la
même foi, et une fdle chérie à peine parvenue à l'adoles-
1. s. Hil., adConst., p. 1220 et suiv.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 363
oence : seul regret qui vînt assombrir sa joie de souffrir
pour la vérité '.
Pendant qu'à la vue de cette «uite d'exécutions iniques
une sourde indignation soulevait toutes les populalions
chrétiennes, Constance siégeait paisiblement à Milan,
dans toute l'infatuation du souverain pouvoir. Il ne pa-
raissait même avoir d'autre préoccupation que d'ac-
croître encore le nombi'e de ses ennemis, en portant les
derniers coups au culte païen. De ce côté, sans doute,
ses rigueurs étaient justifiées par de meilleurs prétextes;
mais au point de vue de la prudence politique ils n'é-
taient guère mieux calculés, et le motif qui le déter-
minait ne paraît pas avoir été beaucoup plus pur. C'était
toujours lui-iûême, son pouvoir et son orgueil, qu'il
avait en vue. Se croyant maître de l'Église, il lui con-
venait que l'Eglise, à son tour, fût maîtresse de tout.
Il lui promettait la domination pour la consoler de la ser-
vitude. Ce n'est pas la seule fois, «lans l'histoire, que de
tels marchés ont été offerts à.l'Église; et, à vrai dire, le
despotisme ne peut guère lui en proposer d'autres. Des
richesses pour ses ministres, des supplices pour ses
ennemis, c'est tout ce que le pouvoir absolu peut mettre
1. s. HU., ad Const., p. 122S, 1226, 1239,1252,— Sulp. Sév., ii, 39.
— S. Jér., de Viris illustribus, lOO. — Cent', la vie de S. Hiluire mise en
tète de l'édition des Bénédictins. La date de l'exil de S. Ililaiie est
déterminée par bulpice Sévère, qui dit qu'au concile de Séleucie Hi-
laire était dans la quatrième année de son exil, et par le séjour de
JuVieii à Vienne, qui se termina, au dire d'Ammien Marcellin, au mois
de juin 356.
364 LA PERSECUTION ARIENNE.
à son service. Constance ne lui épargnait aucun de
ces dons funestes.
Dès le lendemain de la chute de Magnence, une loi
adressée au préfet de Rome était venue rétablir l'inter-
diction des sacrifices nocturnes et secrets dont l'usage,
s'était réintroduit, soit par la permission expresse de l'u-
surpateur, soit grâce aux désordres delà guerre civile '.
Mais ce n'était là que la répétition d'ordres déjà donnés
plusieurs fois, comme on l'a pu voir, et qui ne frappaient
que des superstitions prohibées. C'était peu pour l'ardeur
de Constance; il aurait voulu comprendre dans l'inlerdic-
tion le culte légal tout entier, et deux lois étaient déjà pré-
parées pour interdire entièrement, sous peine de mort,
toute espèce de sacrifices, et procéder à une clôture géné-
rale de tous les temples. Une mesure si hardie, qui eût été
toute une révolution dans l'État, ou ne vit point le jour, ou
fut abandonnée tout de suite après avoir été promulguée.
Tout porte à croire que le texte assez mutilé de ces deux
lois, que nous trouvons encore dans les recueils, n'est
qu'un simpleprojet conservé dans les archives impériales,
et qui n'aura pris rang dans les codes, qu'à répoquc où la
destruction complète du culte païen ne permettait plus
aux compilateurs de comprendre les difficultés qui s'é-
taient opposées à leur exécution "-. Mais au défaut d'une
1. Cod. T/ieod. , xvi, t. x, 1. 3. — On ne saurait douter cependant
que Magnence fût chrétien au moins de nom; des médailles, dont
plusieurs sont citées par Baronius (année 350) ne permettent à cet
égard aucune incertitude.
2. Ibid., t. X, 1. 4 et C. — Ces deux lois ont fait le désespoir
LA PERSÉCUTION ARIENNE.
opération si radicale, Constance en tenta une plus dé-
tournée qui le menait indirectement au même but. Il
fit rentrer hardiment au nombre des pratiques défen-
dues toute la partie du culte national qui avait pour
de tous les commentateurs. Leurs termes ue se prêtent à aucune
exception, à aucune interprétation. — Claudi templa... accessu vetilis
omnibus volumus cunctos sacrificiis abstinere... pœna capitali sub-
Jugari prœcipimus eos quos operam sacrificiis dare vel colère simu-
lacra constiterit. Il est clair que, si ces lois ont été publiées, elles ont
dû opérer une révolution entière dans l'État, et principalement en Italie,
où les temples étaient si nombreux.
Cependant, il est certain aussi que cette révolution n'eut pas lieu. Dès
l'année suivante (la seconde de ces lois est de 356), Constance était à
Rome , visitant , on le verra , les temples païens , très-paisiblement
ouverts , comme ils le furent encore beaucoup d'années après lui.
Il ne fit rien pour les fermer, et se borna à faire ôter du sénat l'autel
de la Victoire. Beaucoup des inscriptions que nous avons citées plus
haut et qui donnent à des magistrats des titres, soit de fonctions du
culte romain, soit même du culte mitliriaque. dr.tent des années 357,
358 et H59. On a un calendrier des fêtes païennes de l'année 354, qui
parait postérieur à la première de ces lois (Grsevius, Thésaurus anti-
quitatutn Romanarum, t. vih, p. 95). En un mot, les preuves de l'exis-
. tence des temples postérieurement à ces lois abondent de toutes parts.
Dans cette difficulté, nous avons adopté l'hypothèse formée pai- La-
bastie(.l/e//iOiressMr /e souverain ponlilicat des empereur s romains, Aca^d.
des inscr., t. xv, p. 97), à savoir que ces deux lois, si elles ont été faites
par Constance, n'ont jamais été publiées de son vivant; que c'étaient
de simples projets déposés à la secrétairerie d'État, in scriniis memo-
rice, et retrouvés depuis par le compilateur du code Théodosien, à une
époque où le culte païen ayant cessé d'être redoutable, on ne pouvait
comprendre le motif qui les avait fait abandonner. Les raisons que
donne Labastie à l'appui de cette conjecture, sont : l» que la première
de ces deux lois est sans date de lieu, et la seconde sans suscription
2» que la seconde, insérée dans le code Justinien (ii. De pag. sac.
iemplis ) , est attribuée à Constantin le Grand ; 3» que la date
de la première est manifestement fausse, puisqu'elle porte : Constan-
tio IV et Constante il Coss., et que le (luatrième consulat de Constance
ne correspond pas au second de Constant, ni même de Gallus: 4» enfin,
que le préfet du prétoire Taurus, auquel elle est adressée, n'a pu avoir
cette dignité avant les dernières années de Constance, puisqu'il figure
n/
)GG LA PI- KSKCUTION AUIKNXE.
objet la connaissance de l'avenir. Trois lois, datées de
Milan et rédigées dans des termes dont la sévérité est
effrayante , n'ont point d'antre but que d'assimiler à la
magie toute espèce d'art augurai, y compris celui qui
s'exerçait dans les temples par les aruspices officiels ;
« Que personne, dit la première de ces lois, ne consulte
niaruspice, ni mathématicien, ni diseur de bonne aven-
ture'. Que les coupables déclarations des devins et des
augures se taisent. Que les Ghaldéens et les Mages, que
le vulgaire appelle faiseurs de maléfices à cause de la
grandeur de leurs crimes, ne se mêlent plus de tels mé-
' tiers. Que la curiosité de deviner l'avenir soit réduite au
dans Ammien Marcellin (xv, 6), comme simple questfur en 354.
Ces raisons nous paraissent très-valables, et nous préférons l'iiypo-
tîièse de Labastie à celle d'une falsification complète, parce que s'il est
impossible d'admettre que Constance ait prohibé absolument le culte
païen, il est certain cependant que la menace de cette prohibition fut
répamlue, comme on l'a pu voir plus haut dans le récit de l'expul--
siou d'Athanase, et qu'assez de pas furent faits dans ce sens pour que
Libanius ait pu dire (sans y insister, il est vrai, comme il l'eût fait en
cas d'une persécution véritable) que Constance ferma les temples {Or.
XXVI, p. 591) ; et pour que Sozoaiène, contemporain de la rédaction du
code Théodosien, ait pu mentionner [m, 17) la fermeture des temples
comme un fait accompli. La délibération de deux lois conmie celles-ci,
dans le consistoire sacré, aura suffi pour répandre au loin la terreur,
et la fermeture de plusieurs (empk's survenue pour des faits parti-
culiers de magie, de divination, etc., dans plusieurs endroits, aura
paru à des témoins mal informés l'exécution d'une mesure générale.
Conf. Lasaux {Vntergang dus Hel/enismus, Munich., ISS^jp. 34, 55).
Dans cette excellente dissertation, l'auteur prend parti pour l'authen-
ticité (les deux lois. — Valois, Note sur Amm. Marc, xxii, 4.
1. « Harioli.» — L'étymologie de ce mot et son sens primitif sont dou-
teux. On le fait venir en général de fari, dire, prédire l'avenir. Ter-
tuUien en donne une autre origine très-peu probable. — Voir la note
de Godefroy à la loi citée.
LA PERSÉCUTION ARIENNE, 367
silence. Quiconque enfreindra cet ordre, le glaive ven-
geur le frappera du supplice capital *. » — « Beaucoup
de gens, dit la seconde loi, osent, par des artifices ma-
giques, troubler le cours des éléments, compromettre la .
vie des innocents, en évoquant les mânes par leurs
prestiges", et promettre à chacun de le délivrer de ses-
ennemis. Tous ces gens, ennemis de la nature, qu'une
peste cruelle les saisisse et nous en délivre 'K »
C'était franchir un pas considérable. Priver les autels
des dieux de tous leurs adorateurs curieux ou cupides,
leur refuser le droit de répondre aux vœux des ambi-
tieux ou des amants-, détacher ainsi de leur culte
toutes les passions qui l'avaient nourri tant d'années,
c'était leur porter un coup mortel. Frapper la magie
sans pitié , même quand elle s'exerçait à l'ombre des
temples consacrés, c'était en même temps lever le voile
qui couvrait l'alliance récente et mystique de la philoso*
phie et de la superstition. Le paganisme, atteint de la
sorte dans ses dernières retraites, se débattit et résista.
La lutte ne se produisit pas au grand jour par d'élo-
quentes protestations comme celles qui sortaient de la
bouche des chrétiens proscrits ; tant de courage n'ha-
bite point des cœurs corrompus ; de tels appels, d'ail-
1. Cad. Theod., ix, t. 16, 1. 4.
2. Ibid., 1. o. Manibus accitis ventilare. Le mot ventilare exprime
l'action de remuer à grands bras, en faisant du vent autour de soi. Il
est ici probablement appliqué aux gestes et aux contorsions que fai-
saient les enchanteurs pour évoquer les nùnes.
3. Ibid. — Ces lois portent les dates de 356 à 357.
3G8 LA pi:ks.'.i;i;tion auienne.
leurs, se fusficnt pcitîiis dans le mépris public. Ce fut
dans l'ombre, par des prali([ues ténébreuses, mais qui
pénétraient jusque dans le palais môme des Césars,
que le polythéisme se défendit. Les courtisans , les gé-
néraux, les agents d'affaires, dont un si grand nom-
bre étaient païens , continuèrent , jusqu'aux portes
mêmes de l'antichambre de Constance , à se faire dire
leur bonne aventure. L'interdiction, chaque jour violée,
ne servit donc qu'à alimenter un nouveau genre de
spéculation. De nouveaux crimes, en effet, si com-
muns, si faciles à commettre, ou du moins à sup-
poser, étaient une bonne fortune inappréciable pour
tous les délateurs. La cour se divisa entre ceux qui
consultaient les devins et ceux qui les livraient à la
police. Constance se vit à la fois, et entouré de gens
qui violaient sa loi, et assailli de dénonciations. « Il
suffisait, dit Ammien Marcellin , que quelqu'un eût
consulté un savant sur le cri d'un rat ou la rencontre
d'une belette, ou sur quelque autre signe de ce genre,
ou eût employé, pour se soulager de ses maux, quel-
que chanson de vieille femme (sorte de remèdes dont
la médecine ne conteste pas l'autorité) , pour que,
saisi, dénoncé sans savoir pourquoi, il fût traîné au
jugement, et bientôt au supplice *. »
Au simple délit de divination, le génie des inquisi-
teurs de Constance ne tarda pas à en joindre un autre.
i. Amm. Marc, xvi, 8.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 369
On Jui persuada, ou ii s'imagina lui-même que, quand
l'empereur s'élail déclaré ennemi des dieux, ceux qui
les consullaient encore avaient nécessairement juré la
perle de leur souverain. 11 crut qu'on ne pouvait de-
manderauxdémonsquela mort du prince chrélien et du
plus grand des serviteurs de Dieu. Dès lors, interroger
les augures ne fut plus seulement ofTenser Dieu, ce lut
)flenserrempereur: cène fut plus un acte d'idolâtrie, ce
fut un crime de lèse-majesté, mot bien autrement terrible
qui éveillait la cendre des Domitien et des Néron. Il n'y
eul plus de jour où quelque grand de la cour ne fût mis
en jugement pour une accusation de ce genre ', etlàpre
inquiétude de Constance s'aigrissant sans mesure se ré-
véla enlin dans la loi suivante, adressée principalement
à sa cour, à ses amis. Peut-être aussi était-elle destinée
à être eidendue au delà des Alpes par le jeune César,
dont le nom, comme on le verra, s'illustrait tous les
jours aux armées, mais qui continuait à porter dans
toutes les alfaires religieuses une modération suspecte.
« Bien que d'ordinaire, et sauf les exceptions pré-
vues, le corps des hommes élevés aux honneurs ne doive
poinl être soumis à la torture , et quoique les magiciens
do toute sorte, quelque partie de la terre qu'ils habitent,
doivent être tenus pour ennemis du genre humain;
cependant, comme ceux qui font de tels métiers en notre
cour offensent plus directement encore notre propre
1. Amm. Marc, xviiij 3; xix, 12.
m. Î4
370 LA PERSÉCUTION AUJENNE.
Majesté, nous décidons que si quelque magicien, ou
quelque homme mêlé aux pratiques magiques (que le
vulgaire appelle faiseur de maléfices) , ou quelque arus-
pice , ou quelque diseur de bonne aventure, augure ou
mathémnticien, ou divinateur de songes, en un mot,
quelque homme de cette espèce, est saisi dans notre cour
ou dans celle de César, aucune dignité ne le préservera
des tourments et de la mort. Et s'il refuse d'avouer
le crime dont il est convaincu , il sera mis sur un che-
valet, des ongles de fer déchireront ses flancs , et il ex-
piera ainsi justement son crime *. »
• Ces excitations à la violence, propagées de la cour dans
les provinces, y avaient nécessairement pour consé-
quence de cruelles exécutions. La loi sans doute n'était
pas rigoureusement appliquée partout, et plus d'une
population , profitant de la connivence des gouverneurs
païens , défendait encore ses vieux oracles. Mais il n'en
fallait pourtant pas davantage pour qu'un ministre qui
voulait plaire, pijt arbitrairement , sur le soupçon tou-
jours facile à justifier de pratiques augurales, fermer
les temples , les détruire, les piller, et en offrir les dé-
pouilles à l'église voisine, si elle avait à sa tête un
prêtre hérétique bien vu du maître, ou à quelque eu-
nuque soi-disant chrétien de la communauté-. Par
•
i. Cod. Theod., ix, t. 16, 1. 6. — Cette loi est de l'année 338, posté-
rieure par conséquent d'un an à l'époque où nous sommes parvenus;
mais nul doute qu'elle n'ait été motivée par ure longue suite de faits
antérieurs.
2. Amm. Marc, xxii, 4, dit des courtisans de Constance : Pasti
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 371
ces faveurs compromettantes, l'Église devenait complice,
aux yeux des peuples, d'un zèle amer qu'elle n'avait pas
provoqué, dont elle éprouvait elle-même les plus rudes
atteintes, et contre lequel protestaient en vain ses véri-
tables représentants. Des lois sévères contre les Juifs,
-des exemptions imprudentes et excessives accordées au
clergé ' , achevaient de jeter indistinctement sur tout ce
qui portait le nom de chrétien une sombre couleur de
cupidité et de violence; et la postérité m.ême, trop aisé-
ment trompée par cette confusion, a fait tomber plus
d'une fois sur l'Évangile la solidarité des méfaits du
persécuteur d'Athanase^.
Ravi cependant d'être obéi, même au prix du sang des
innocents et de l'honneur de l'Eglise; contemplant d'un
œil sec toutes les ruines qui Tenvironnaient, les temples
dépouillt's, aussi bien que les églises détruites; nageant
dans l'orgueil de la toute-puissance , Constance n'avait
plus qu'une pensée: c'était d'aller se faire voir, dans ce
comble de la grandeur humaine, à la capitale de l'em-
pire, qu'aucun empereur n'avait visitée depuis 30 ans,
et qui était restée en suspicion par suite des mauvaises
templorum spolii?; et S. Hilaire dit à Constance : Auro reipublicae
sanctnm Dei oneras, et vel detracta tcniplis, vel publicata edictis, vel
exacta pœnis Deo ingeris. Contra Const., p. 1245.
1. Cod. Thead., xvi, t. 8, 1. 6 et 7, t. 2, 1. 11 et l'i. J'ai analysa
plus haut, p. 128, ces deux dernif'res lois.
2. Li plupart des historiens ecclésiastiques s'accordent a blàuier,
comme intempestive et violente, la ':onduite de Constance à l'égard du
culte païen pendant ces dernières anuées. Le professeur Dollinger,
dans ses Origines du cliristianisms, qualifie proprement d'absurde et
sotte la protection donnée par Constance au christianisme, t. ii, ch. 1".
372 LA PEIISÉCUTION ARIENNE.
ilisposilions qu'elle avail témoignées à Conslaiitin. Un
voyage à Rome était le rêve de son ambition enivrée,
et, dès le milieu de 357, il se crut en mesure de le
réaliser. Une légère vicloiro remportée dans une bataille
livrée à coup siir contre les Barbares , en llhétie, lu
permettait de donner à son entrée toute la solennité
d'un triomphe. Il s'était assuré, d'ailleurs, des disposi-
tions paisibles de la population, en envoyant, dès l'an-
née précédente, sa femme Eusébie sonder le terrain. La
grâce de l'impératrice, sa beauté, sa douceur, ses
abondantes aumônes, lui avaient gagné tous les cœurs,
et elle avait rapporté de ce premier voyage des impres-
sions qui permirent à son époux de satisfaire en sécu-
rité le désir qu'il nourrissait depuis longtemps ',
Rien ne fut négligé pour la splendeur de la céré-
monie. L'empereur se fit accon^pagner de sa femme et
de sa sœur Hélène, femme de Julien, et destinée à re-
présenter ce jeune César, qui n'avait pas de temps à
perdre en fêtes, ou qu'on ne se souciait pas de produire.
Le jeune prince persan Ilormisdas, frère de Sapor,
banni de sa patrie dès son enfance et élevé, comme on
l'a vu, à la cour impériale-, devait se joindre au cor-
tège pour en augmenter l'éclat. Toutes les grandes villes
furent invitées à envoyer des couronnes d'or qui durent
être présentées au souverain le jour de son entrée,
avec l'accompagnement obligé d'un panégyrique fait
1. Jul., Or. m, p. 240.
2. Voir première partie de cette histoire, t. ii, p. 307, 308.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 373
;par le rliéteur du pays le plus en vogue. La ville de
Constantiiiople, bien qu'elle ne pût voir, sans quelque
jalousie, celle visite rendue à sa sœur aînée, mit pour-
tant un grand empressement à désigner son député. Ce
fut un sénateur, du nom de Tliémistius, grand pliilo-
roplie, grand orateur, et surtout grand flalknir, qui,
i'inlgré ses opinions païennes, avait déjà fait deux l'ois
réloge de l'humanité et de la philosophie de Constance,
et avait mérité ainsi les honneurs de la curie. Thémis-
lius se hâta de composer son morceau d'éloquence,
destiné à rappeler, en style pathétique, à l'empereur
les mérites et le dévouement de la seconde Rome.
Tombé malade, au moment do se mettre en route, il
ne voulut pas laisser perdre son chei-d'œuvre : il eut
soin de l'envoyer à l'empereur, d'en faire publique-
ment lectuie à ses concitoyens, et la postérité peut
encore l'admirer aujourd'hui dans ses œuvres ^
A Rome les préparatifs ne furent pas moins em-
pressés. C'était toujours celle même population, avide
de plaisirs et de fêtes, incapable autant qu'insouciante
de la vraie liberté, mais conservant avec ses maî-
tres la franchise de son langage, comme un souverain
déchu qui garde encore dans ses manières la dignité
du rang qu'il a perdu. Cette fois, le plaisir de revoir un
empereur après trente ans (h privation et de péni-
tence, le divertissement ' î'Hes qu'on se promettait,
1. Thém., Or. 3, p. 40 et suiv. — Voir aussi la vie de ce rliéteur
par le père Hardouin, ea tête de ses œuvres, Paris. 1784.
374 LA PERSÉCUTION ARIENNE,
remportaient chez elle sur toute autre pensée. Puis un
grand changement s'était opéré, sinon dans les mœurs et
les vrais sentiments, au moins dans la foi extérieure des
habitants. La désertion de l'autorité impériale avait
laissé agir sans contre-poids l'ascendant de l'autorité
spirituelle. La grandeur de l'évêque de Rome avait pro-
fité de l'éloignement de l'empereur; et, par suite
de cet accroissement, aussi bien que par la distribution
habile et bienfaisante des richesses attribuées à l'Église
romaine, et par l'influence des vertus de ses pontifes,
le christianisme avait fait dans les rangs du peuplede très-
rapides progrès. Le sénat, les corps constitués , restaient
encore, il est vrai, presque exclusivement voués au culte
des faux dieux et ne voyaient peut-être pas sans in-
quiétude un voyage dont ils pouvaient suspecter les
motifs. Mais le peuple était désormais au moins par-
tagé, et Constance n'avait point à craindre de lui la mal-
veillance séditieuse qui avait jadis irrité l'orgueil et
égaré l'esprit de son père.
Ce fut dans les derniers jours d'avril que le cortège
impérial, suivant la voie Flaminienne *, arriva à proxi-
mité de Rome. A plus de quinze lieues encore de la
ville, au petit village d'Ocriculum, dans le voisinage de
1. La date du voyage de Constance à Rome est déterminée dans les
Fastes d'Idace et la Chronique Alexandrïne. S. Jérôme s'est trompé d'une
auoée. Ammien Marcellin dit qv.'il n'y resta qu'un mois, et qu'il en
partit le iv kal. de juin oa le 2- mai. Son arrivée eut donc lieu dans
les derniers jours d'avril. Conf. Clinton, Fasti Romani.— Cod. Theod.,
Chron., p. 37.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 375
Narni, Constance fit ranger en bataille ses compagnies
de protecteurs , toutes composées de beaux jeunes hom-
mes , fils des premières familles de l'empire , et qui
s'avançaient plutôt parés qu'armés de leurs bou-
cliers et de leurs casques d'or. Leurs bannières, char-
gées de lourdes broderies se dressaient au-dessus de
leurs têtes, trop roides pour flolterau vent^ « Ce n'était
phis le temps, dit tristement le stoïque Ammien, où les
plus vieux généraux se contentaient, dans la paix, de
marcher précédés de deux licteurs. » Puis venait Con-
stance lui-même, assis sur un chariot doré, et littéra-
lement couvert de pierreries. Les rayons du soleil, ré-
fléchis parces métaux et ces joyaux divers, formaient, en
sejouant, mille feux étincelants. Il étaitseul,car,par une
étiquette sévère dont il était l'inventeur, il s'était imposé
la régie de n'admettre jamais personne dans sa voiture.
Au-dessus de sa tête flottaient les étendards de pourpre
consacrés, sortes de ballons tissus en forme de serpents,
où le vent s'engouffrait par la gueule avec un siffle-
ment étrange, et simulait ensuite de redoutables mou-
vements de queue ^. Derrière s'avançaient les cohortes
de cavalerie, nommées cataphractes, toutes bardées de
fer, de pied en cap, mais dont l'armure était faite de
1. Rigentiaque auro vexilla.'
2. Ces dragons figureui dans plusietiTS autres descriptions de cor-
tèges impériaux. Lindeubrog, dans la note de ce passage d'Anunien
Marcellin, cite, entre autres, S. Chrys. Or. de futuro Dei judicio,
S. Grég. Naz., iv et v; Claud., in III consul. Honor., etc.
376 LA PKUSÉCUTION AniRNNK.
mailles si légères et si flexibles , qu'elle se prêtait à
tous les mouvements du corps. C'était une inveiilion
que Constance avait lui-même empruntée aux Perses'.
La foule grossissait de moment en moment autour du
cortège. Aux portes de la ville, on trouva le sénat, les
grands corps, les chefs des familles patriciennes, qui
venaient apporter leurs hommages. Les cris de vive
l'empereur Auguste retentissaient de toutes paris, et se
mêlant nu bruit des clairons, puis répétés par les échos
des montagnes, produisaient un fracas étourdissant.
Mais Conslance , immobile sur son char, ne tressaillait
pas, ne sourcillait pas, ne clignait pas les paupières. Il
ne cessait de regarder fixement devant lui, portant le-
corps roide, la tête haute, ne tournant les yeux ni à
droite, ni à gauche : les cahots de la voiture ne lui arra-
chaient pas un mouvement. Durant toute la cérémonie,
on ne le vit pas une seule fois ni cracher ni se mou-
cher, ni passer la main sur son visage. On ne lui surprit
qu'un seul geste : en passant sous les portes, il courbait
sa petite taille, comme s'il eût craint que son front
n'allât heurter le sommet des arcs de triomphe. Ainsi
I
s'avançait, à travers les flots des Romains surpris,
l'idole que l'Orient envoyait à leur adoration 2.
Qnand il crut avoir fait suffisamment preuve d'une
majestueuse impassibilité, il sortit enfin de ce rôle de
statue pour faire entendre à ses sujets une éloquence
1. Amra. Marc, xvi, 10,
2. Ibid.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 377
justement lenommée, et dont il était très-fier. Il harangua
Je peuple du haut du tribunal : s'il eût osé, il aurait
parlé volontiers du haut des Rostres, qu'il contemplait
avec une admiration marquée. Il voulut ensuite se ren-
dre au sénat; mais une question d'étiquette religieuse
faillit tout compromettre. Dans le lieu ordinaire des
séances de l'assemblée, qui était probablement un tem-
ple, s'élevait un auteide la Victoire, déesse à qui l'orgueil
romain avait toujours aimé à témoigner sa reconnais-
sance. Constance déclara que sesyeux seraientsouillés par
le spectacle des honneurs rendus à un démon. Le sénat
soupira; mais, sacrifiant l'allégorie de la fortune à la
réalité dupouvoir.il fit retirer les emblèmes divins devant
la divinité de chair et d'os. L'autel fut enlevé , et
Constance put venir à la curie '.
Satisfait de cette complaisance , heureux des hom-
mages qu'il recevait, Constance se montra dès lors
moins exigeant et prêt à tout prendre en bonne part. II
parcourut la cité entière, avec une admiration qu'il ne
craignait plus de laisser voir. Il entra sans difficulté
dans les temples du Capitole, dans le Panthéon, visita les
Thermes, les cirques et les théâtres. La grandeur, la
majesté des constructions, lui causaient une stupéfaction
'dont il n'était pas maître. Il convenait que l'Orient
n'offrait rien de semblable. En parcourant le forum
de Trajan, accompagné du prince Hormisdas, il ad-
mira le cheval sur lequel la statue de l'empereur était
1. &.Amb., Op., t. II, p. 829 et 841.
378 LA PERSKCUTION ARIENNE.
placée: « Voilà une belle sculpture, dil-il;, pour ceci, je
puis le faire copier, et je le ferai. — Prenez garde, sei-
gneur, lui dit Honnisdas, avant de faire venir le cheval,
il faillirait avoir bàli l'écurie. — Et que pensez-vous de
tout ce que nous voyons, disait-il à ce même interlocu-
teur, à la fin d'une de ces fatigantes excursions? — Quel
dommage , reprit le prince proscrit avec une nuance de
mélancolie, qu'on meure ici comme ailleurs^ ! »
Pendant que ces visites faites de bonne grâce
aux moimments de la vieille Rome rassuiaient les
païens sur les desseins immédiats de l'empereur, d'au-
tres victimes plus intéressantes de son despotisme
s'assemblaient secrètement dans la ville, pour avi-
ser aux moyens de tirer parti de sa présence. C'étaient
les chrétiens restés fidèlement attachés à leur pontife
proscrit. Le nombre en était très-grand, et à leur tête
figuraient beaucoup de dames de distinction, fem nés de
1. Amm. Marc, ibid. — Le texte de la phrase d'Honnisdas porter
id tantu:Ji sibi placuisse aieliat, quod didicisset ibi quoqr.e hommes
moii. Mais la phrase ainsi faite exprime un sentiment d'une aujer-
tume "vraiment excessive. En substituant, comme le propose Valois
dans sa note, et comme Gibbon s'y est décidé, le mot disp/icuisse à
placuisse, on arrive au même sens, mais sous une forme plus adoucift
et plus élégante. Quant à la bienveillance avec laquelle Constanc6
visita les temples païens, la lettre de Symmaque à l'empereur Valen-
tinien ne laisse sur ce point aucun iloute : Per omnes vias urbiî
aetemae lœtum seqnutus senatum, vidit placido ore delubra^ legit in.
scripta fastigiis deorum nomina, percontatus est teraplurum origines,
miratus est conditores.... Symmaque ajoute qu'il ne refusa pas de
pourvoir aux dépenses des cérémonies des Romains, et nomma des
nobles au sacerdoce (S. Amb., Op., t. u, p. 29). Si l'on n'avait pas
d'autre témoignage, celui-ci suffirait pour infirmer les deux lois di&»
cutées plus haut.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 379
sénateurs ou de hauts dignitaires. Elles pressaient sans re-
lâche leurs maris d'aller trouver l'empereur et d'obtenir
de lui le retour de l'évêque. « Si vous n'en venez pas à
bout, disaient-elles, nous quitterons la ville et nous
irons retrouver cet augusteet cher exilé. «Les hommes,
plus intimidés ou moins zélés, étaient difficiles à déter-
miner. « Allez-y vous-mêmes, finirent-ils par diie : à
nous autres, Constance ne pardonnerait pas une démar-
che qui lui déplairait; mais il ne voudra pas sévir contre
des femmes : il vous accordera ce que vous demandez,
ou du moins il vous renverra sans vous maltraiter. » A
la réflexion l'avis parut bon, et les dames chrétiennes se
décidèrent à se rendre en pompe, et parées de leurs plus
beaux ornements, au palais de l'empereur. En voyant
entrer dans la cour de son palais ces matrones , dont il
n'eut pas de peine à reconnaître la qualité, l'empereur
ordonna qu'on les introduisît, et il leur fit très-bon ac-
cueil. « Seigneur, lui dirent-elles, en se jetant à ses pieds,
prenez pitié de cette grande ville privée de son pasteur
et exposée à l'invasion des loups ravissants. — De quoi
vous plaignez-vous, reprit l'empereur? Vous avez un
évêque tout à fait en état de remplir sa charge. » Les
dames lui représentèrent que Félix n'était qu'un intrus
dont les bons chrétiens fuyaient la communion '.
Le favorable accueil de la ville, le plaisir qu'il pre-
nait à s'y trouver, avaient mis l'empereur en veine de
i. Théod.. II, 17. _
380 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
douceur. Il vonlail, obliger tout le monde, et c'est à cette
charitable intention sans doute qu'il faut altribiicr une
pensée que Théodoret lui prèle, mais à laquelle il est
difficile de croire qu'il se soit sérieusement arrêté. Il an-
nonça, dit cet historien, l'intention d'offrir à Libère la
permission de revenir, à la condition qu'il consentirait
à partager avec Félix le siège épiscopal. Cette idée plai-
sante, qui attestait la profonde ignorance du chrétien
qui se mêlait de régir l'Église, circula rapidement dans
la ville. C'était jour de cirque, et Constance assistait
aux jeux. Le projet de l'empereur se répandit sur tous
les bancs, et fut accueilli par un concert de quolibets
et de railleries : «Voilà qui va bien, disait-on ; il y a
deux factions dans les jeux du cirque : chacune a déjà
ses couleurs; chacune aura aussi son évêque. » Puis,
passant de la plaisanterie à une émotion plus sérieuse
que le lieu ne paraissait le comporter, la foule en chœur
s'écria : « Un Dieu! un Christ! un évêque! » Il n'en
fallut pas davantage, sans doute, pour détourner Con-
stance de son étrange projet, et ne voulant pas se créeV
d'embarras en face de la foule excitée, craignant tout
ce qui ressemblait à une commotion populaire, il se
borna à laisser espérer qu'il ferait quelque chose pour
Libère, si Libère, à son tour, entendait raison'. Cette
1. Théod. — Nous n'osons prendre sur nous la responsabilité de donner
comme absolument authentique le fait allégué par Théodoret. Eu tout
cas, si l'idée étrange qu'il prête à Constance fut léellement conçue
par cet empereur, nous ne pouvons croire qu'il ait été jusqu'à en faire
l'objet d'une lettre lue dans le cirque^ comme l'historien l'aftirme. Il
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 381
vague promesse ne l'empècliait pas de rester en amitié
avec l'Lisurpateur Félix, comme on peut le voir par
plusieurs lois qu'il lui adressa pour renouveler, en les
accroissant, les privilèges de son Église. Une singulière
disposition, que nous avons déjà rencontrée, et qui
exempte des impôts ordinaires, même les opérations
commerciales des ecclésiastiques, et étend cette exemp-
tion à leurs femmes et à leurs enfants, y est reproduite
et amplifiée '.
Jusqu'au bout de son séjour, Constance fut fidèle à ce
système de conciliation. Satisfait de la soumission de
tous ses sujets, il leur témoigna à tous son conten-
tement : aux chrétiens il accorda, non la suppression
complète, mais la flétrissure officielle des combats de
iivait sùremeni auprès de lui uu conseil ecclésiastique qui l'aurait em-
pècliû de commettre une pareille énormité. On peut admettre tout au
plus que ce fut un projet communiqué en conversation à quelques
personnes, et ébruité par indiscrétion. Les récits de Sozomène (iv, 13) ,
Rufln (!, 27), Sulplce Sévère, etc., attestent également que It foule
intervint à Rome en faveur de Libère; et le premier de ces historiens
va même jusqu'à dire qu'il y eut une sédition pour le faire rappeler, où
périrent plusieurs personnes. Nous ne pouvons admettre un fait de cette
gravité, en présence du témoignage d'Ammien Marcellin qui affirme (]ue
Constance se trouvait si bien à Rome qu'il aurait voulu y rester. Or,
Constance ne se serait sûrement pas bien trouvé dans une ville où une
sédition aurait eu lieu sous ses yeux. Quant à l'affirmation commune
de ces divers historiens, à savoir que Libère fut rappelé à la suite de
ces interventions bruyantes de la foule, nous dirons plus loin pour-
quoi nous ne pouvons l'admettre.
1. Cod. T/ieod , xvi, t. 2, 1. 13, 14. —Cette loi est d'octobre 337,
plusieurs mois après le départ de Constance de Rome; mais, cnmme
celles que nous allons citer, elle est évidemment la conséquence de ce
séjour, et atteste la disposition de l'empereur pendant tout le voyage.
382 LA PERSECUTION AKIEN5E.
gladialeor?, dans une loi qu; inlerdisait à tout militaire
d'y prendre part '. Avec his Ariens il tint quelque- con-
férences sar les question? dogmatiques, et discuta des
'ormules de foi ^. Avec les sénateurs qui se plai-
gnaient toujours de la lourde charge des fonction* pu-
bliques, il combina une série de mesures pour faire
revenir dans la cité les gens riches qui s'en éloignaient
et laissaient ainsi peser sur les nobles prés^^nls le far-
deau entier des devoirs civiques^. Au peuple, enfin,
iJ accorda des jeui, des représentations presrpie con-
stantes, dans lesquels il laissa la foule faire la loi elle-
même, 'allonger, modifier le programme comme elle
l'entendait. Enfin, il promit à la ville, comnie marque
de son souvenir, de lui faire venir d'Egypte le grand
obélisque d'Héliopolis, que son père Constantin avait
fait transporter à Alexandrie. La promesse fut tenue,
en effet, Tannée suivante, et c'est le même monument
qui fait face aujourd hui, sur la place de Saint-Jean-
de-Latran, à la métropole de Rome*.
Un mois s'écoula dans ces occupations et ces diver-
tissements, et Constance y prenait tant de plaisir , trouvait
l'air de Rome si pur et si doui, qu'il y fût resté volontiers
plus longtemps. Mais des alarmes conçues sur la ^*'curité
des frontières de Mœsie et de Pannonie, les soins d'un
1. Cod. Thc^jd., XT, U 12, 1. i.
%. Marins Vïctorii.ïi5, 1. 1, p. W8. — BM. Patr., t. ir, p. 1.
J. C'/'/. Thiod., VI, t 4, ). 11.
4. Aifjûi. Marc, ioc cit. r-X xm, i.
LA PERSÉCLTIOX ARIEXXE. 383
traité de paix ou du moins d'une Irève à renouveler avec
les Perses, l'arrachèrent à ces distractions et le ra-
menèrent vers les provinces septentrionales, qui étaient
devenues le siège obligé du pouvoir impérial. Il était
de retour à Milan, et de là à Sirmium, avant In fin
de l'année 357. Il y avait donné rendez-vous à la fois
au préfet du prétoire, Musonien, qui arrivait d'Orient,
porteur des propositions de Sapor, et à Osius de Cor-
doue, venu d'Espagne, dont on lui avait mandé ([ue l'in-
telligence s'alFaiblissait, et dont il espérait, à laide de
ses conseillers habituels, Ursaoe et Valens, vaincre enfin
la résistance '.
Avec Musonien i'entrevue fut courte, et les alTaires
assez promptement reglées. Le préfet repartit, muni
de pleins pouvoirs de l'empereur pour conclure le traité.
Avec Osius, la négociation fut plus longue et plus pé-
nible. 11 arrivait accompagné de Potame, évêque de
Lisbonne, que les ennemis d'Athanase avaient entière-
ment ^agné à leur cause. Un mois durant, le vieil-
lard. plus que centenaire, fut assiégé de menaces,
d'obsessions de toutes sortes. Un séjour inconunode
sous nn ciel rigoureux, loin du soleil de sa patrie,
était le moindre des tourments qu'on lui impo>àt.
Mille privations venaient accroître pour lui les infirmités
de la vieillesse; et en même temps on le poursuivait
d'argumentations et de sophismes, auxquels son esprit
1. Amm. Marc, loc. cit. — S. Alhau., ad Sol., p. 841.
384 I.A l'HllSËCLTION AIUliNNli.
droit et simple s'élait toujours cliriicilonieiit pivlr, ol aux-
quels sa lêto affaiblie ne pouvait mainleuaut plus suf-
fire. Las enfin autant qu'étourdi, ne comprenaut plus
ni ce qu'on lui disait ni ce qu'il faisait, le vieux confes-
*seur finit par faire entendre qu'il se soumettrait à l'em-
pereur et qu'il se prêterait à tout, pourvu qu'on le
/laissât tranquille *.
Celte soumission, extorquée à la faiblesse de l'âge,
fut exploitée avec une ardeur et une habileté incroyables.
On présenta à la signature d'Osius non-seulement l'édit
d'exil d'Athanase, mais une nouvelle profession de foi
(c'était la coutume des hérétiques d'en faire tous les
jours de nouvelles). Celle-ci allait dans la voie de l'hé-
résie d'Arius beaucoup plus loin qu'aucune des précé-
dentes : elle attribuait exclusivement à la personne du
Père les qualités de Tout-Puissant, à.' Invisible, à' Im-
mortel et à" Impassible ; elle affirmait que le Fils est
inférieur au Père en majesté, en honneur, en gloire et
en dignité, qu'il lui est soumis en toute chose, et elle
défendait, comme inutile et superllue, toute discussion
sur la similitude ou l'identité de substance des diverses
personnes divines. C'était l'annulation de l'œuvre de
Nicée. On la fit revêtir de l'adhésion du président même
du grand concile ".
1. Marc, et Faust., Lib. prec, p. 34. — S. Athan., ad. Sol.,
p. 840-41.— Soz., IV, 12. —S. Epiph., Hœr., lxxiii, 14. — Socr., ii, 31.
2. S. Athan., dj Sr/n. Ar. et -Se/., -p. 902, 904. — Soc, ii, 31. —
S. Hil.j de Syn., p. 1156.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 385
Celait un coup terrible pour la foi; mais ce n'était pour-
tant pas le comble. Dans les jours de péril, et sur le champ
de bataille, la faiblesse est contagieuse. A peine la défec-
tion d'Osius était-elle connue, et pendant que le liéros de
tant de luttes traînait languissamment sur le chemin d'Es-
pagne sa vieillesse humiliée, des lettres venues de Bérée,
enThrace, apprirent que l'exil ébranlait aussi la fidélité
du chef même de l'Église : Libère faiblissait. Sa nature,
plus généreuse que ferme, s'était exaltée jusqu'à l'hé-
roïsme pendant l'émotion des Jours de crise. Mais ce cou-
rage un peu factice tombait dans la solitude; l'oubli, le
silence de l'exil le plongeaient dans un morne accable-
ment. On l'avait séparé de tous les prêtres de son église,
et même d'un diacre très-aimé qui était son secrétaire
et son favori. L'évêque de Bérée, Démophile, Fortuna-
tien, évèque d'Aquilée, l'un et l'autre dévoués aux schis-
matiques, necessaientde l'entretenir des bonnes disposi-
tions de l'empereur à son égard, du léger sacrifice qu'on
lui demandait, du repos de l'Église qui dépendait de sa
complaisance. L'Orient entier, lui disait-on, n'attendait
qu'un mot pour rentrer dans la paix. Alhanase, qu'il n'a-
vait jamais vu, valait-il donc à lui seul la paix du monde ?
Le récit des scènes qui s'étaient passées à Rome acheva
d'allumer chez l'exilé le désir passionné de se retrouver
dans sa ville chérie, dans sa dignité sans égale dans le
monde, au milieu du respect et de l'amour de l'élite du
genre humain. « Ce goût de la gloire humaine fut, dit le
grave Baronius, la Dalila qui triompha de l'âme de ce
III. '^
386 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
Snmson.» Il se décida ciifiiK» faire savoir à Constance, par
rinlerniédiaire d'Ursace et de Valons, qu'il élail, prêt à
.faire sa paix avec les Orientaux, et que, s'il avait jusquo-lù
défeiHJu Athanase, c'était pour rester fidèle à la décision
de Jules, son prédécesseur, plutôt que par conviction
personnelle. Sa lettre, d'un ton liumble, suppliant, et
qu'on dirait mouillée de ses larmes, attestait à la fois
l'angoisse et l'atTaiblissenient de son âme*,
1. La chute de Libère est attestée par les témoignages, 1° de S. Atha-
nase {ad Sol., p. 837, et ad ConsL, p. 807); 2" de S. Hiliire qui s'a-
dressant à l'einppreur Constance, lui dit, en parlant de ce pape : Nescio
utrum majore impietate relegaveris, quam remiseris; 3° par les trois
lettres du pontife lui-même, insérées dans les Fragments de S. Hilaire;
4° par S. Jérôme, de Viris illustribu^, 97, et dans sa C/iro^igue; enfin par
Sozomène,iv,15,Detrès.-savants commentateurs ont essayé vainement,
à mon sens, de détruire cet ensemble de témoignages, en contestant
l'authenticité des deux passages d'Athanase et des lettres insérées dans
les Fragments de S. Hilaire (\oiv Bollandistes, 23 sept. — Zaccaria,
de Commentiliu Liberii lapsu, dont l'abbé Robi bâcher a adopté le
thème). En admettant, en effet (ce qui pourrait être contesté), que les
deux passages d'Athanase ne soient pas de la même date que les écrits
dont ils font partie, comme ils se tmuvent dans tous les manuscrits,
la conclusion à tirer serait simplement qu'ils ont été ajoutés par Atha-
nase lui-même, pour compléter son récit. On sait, en eflet, que ce
saint, très-grand collecteur de pièces, gardait avec soin ses manuscrits
et les communiquait à diverses personnes {ad Semp.,p. 670), longtemps
après les avoir publiés. Quant aux lettres recueillies par S. Hilaire, il
n'y a point de doute qu'elles n'aient subidegivaves interpolations, et que
l'état actuel du texte ne mérite pas grande conflanre; mais le fond, au
moins, doit nécessairement être vrai, et la falsification contemporaine,
sans cela elles n'auraient pu obtenir ni cours, ni créance, surtout auprès
de S. Hilaire lui-même. Il nous parait donc inipossilde de détruire le
concours de témoignages qui attestent la chute de Libère; mais nous
reconnaissons que la mesure et la nature de sa fausse démarche sont
très -difficiles à déterminer. Voir, sur ce sujet, Hefele, ComUienge-
schichte, p. G47 et suiv.), et sur l'a-athenticité, des fragments attribués
à S. Hilaire. La question de la chute du pape Libère vient d'être trai-
tée de nouveau, dans le même sens que les Bollandistes et Zaccaria, par
M Éd. Duraont, Revue des question.: historiques, juil'ft 1866.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 387
En retour, on lui envoya à signer une formule de foi
dont le mot consubstantiel était effacé. Quelle était cette
formule? dans quels termes était- elle conçue? de"
laquelle des réunions nombreuses que le schisme tenait
depuis trente années, était-elle émanée? assurément ce
n'était point celle qu'Osius venait de signer : des textes
très-positifs s'opposent à cette conjecture, qui serait
pourtant la plus naturelle. Mais quel choix avait-o.i fait
parmi ces mille formules adoucies, qui avaient été es-
sayées, puis abandonnées, à Antioche, à Milan, et à
Sirmium même, dix années auparavant? C'est sur
quoi disputent et disputeront longtemps encore les éru-
dits de toute nature et de toute croyance, sans pouvoir
ni se tirer de l'obscurité des textes, ni se défaire de leurs
arrière-pensées systématiques. La question, à peu près
insoluble, est sans importance pour le dogme. Quelle
qu'ait été l'erreur de Libère, qu'elle ait consisté dans
l'abandon d'un innocent et la simple suppression d'un
mot consacré ; qu'elle l'ait entraîné jusqu'à l'affirmation
indirecte d'une opinion qui pouvait atténuer la dignité du
Christ, elle est douloureuse, mais non compromettante
pour l'Église. Nul théologien n'a jamais pu penser que
Libère, seul, sans conseil, adhérant timidement, sous
l'influence de la violence et contre son opinion connue,
à une décision de foi qu'il n'avait ni rédigée, ni discutée,
ait eu aucune qualité pour engager avec lui soit l'Église
soit la papauté j il parlait comme simple fidèle, et fai-
blissait comme simple pécheur. Les faiblesses d'un
388 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
lioinni(3 ne sauraient porter alleiiile à rautoiilû ni de
l'Église, ni du siège de Ruine '.
Deux chutes si éclalanles auraient dû, ce semble, por-
tei- le découragement dans les rangs des fidèles, et
l'exallation du triomphe parmi les zélateurs de l'hérésie.
Par une heureuse dispensation de la Providence, et par
un de ces retours d'opinion fréquents dans les tenais de
partis, ce fut le contraire qui arriva. La défection d'Osius
et de Libère marqua comme le point culminant que
devait atteindre le débordement de l'hérésie. Parvenue
presque au sommet de l'Église, elle allait, connue une
marée qui se retire, commencer lentement à descendre.
1. La difficulté consiste dans la singularité du texte de la première
lettre insérée dans les Fragments de S. Hilaire. Libère dit dans cette
lettre qu'il a signé une formule de foi rédigée par des éveques à Sir-
mium (p. 1335). La supposition naturelle serait que cette formule a dû
être celle qui venait d'être rédigée dans cette ville, cette année même,
pour être signée par Osius. Mais le collecteur des Fragments (qu'on
croit être S. Hilaire) ajoute une énumération des prélats qui avaient
rédigé la formule, et dans le nombre il s'en trouve, ou qui étaient
morts en 357, ou qui devaient (comme Basile d'Ancyie par exemple)
protester l'année 358 contre tout ce qui venait de se faire à Sirmium.
Baronius en tire donc très-raisonnablement la conséquence que cette
formule ne saurait être la dernière de Sirmium, mais bien celle qui
avait été dressée dans cette même ville, huit ans auparavant, pour la
condamnation de l'évêque Photin. Il resterait à rendre compte de la
singularité de cette exhumation d'une formule oubliée, enterrés depuis
huit ans.
Ce qui, à mou sens, empêche de prêter beaucoup d'importance à
cette discussion, c'est l'état informe et visiblement mutilé de la lettre
qui lui sert de base. Cette lettre est dans un latin incompréhensible;
elle est criblée d'interjections et de parenthèses, qu'il faut attri-
buer, soit au premier collecteur, soit à quelque copiste. Toutes
les falsifications peuvent être supposées dans une pièce en pareil
état, et par conséquent aucun des raisonnements rigoureux qu'on peut
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 389
La division des vainqueurs est l'écueil de toute vic-
toire, et le christianisme triomphant en avait fait lui-
même, malgré la protection divine, la douloureuse
épreuve. L'hérésie arienne, née et nourrie de l'orgueil
humain, cette source de toute discorde, ne devait point
échapper à la condition commune. A vrai dire, elle
renfermait dans son sein, dès le premier jour, le germe
d'une division que toute l'habileté de ses chefs avait
réussi à pallier, mais non à étouffer, et que le cours des
temps, l'enivrement du succès, comme le développe-
ment logique des idées, devaient manifester chaque jour
davantage.
Tout le dogme de la Trinité, fondement du christia-
en tirer n'est solide. Hefele a été jusqu'à proposer de considérer cette
lettre et les deux suivantes comme complètement fausses , et de s'en
tenir au récit de Sozomène, qui ne fait dater la chute de Libère que
de l'année suivante, au moment où il vint à Sirmium lui-même,
pour adhérer à une décision des semi-,\riens. Il soutient cette
opinion avec sou habileté accoutumée, mais sans réussir à nous per-
suader qu'il n'y ait rien de vrai dans trois pièces qui font partie d'une
collection aussi ancienne, et qui avaient été admises par des contempo-
rains. Du reste, dans tout ce débat, où la passion s'est trop mélér^ il ne
faut pas peidre de vue qu'aucune question théologique n'est engagée,
pas même celle de l'infaillibilité du pape. Gomme dit à ce sujet très-
bien le collecteur très-ultramontain des conciles généraux, Mansi. cité
par M. de Maistre lui-même {Du Pape, 1. I, c. xv) : « Supposons que
« Libère eût formellemeut souscrit à l'Arianisme, parla-t-il, dans celte
« occasion, comme pape ex cathedraf Quels cunciles asseniWa-t-il
« préalablement pour examiner la question? S'il n'i'U convoqua point,
« quels docteurs appella-t-il à lui? Quelles supplications publiques et
« solennidles indiqua-t-il pour invoquer l'assistance de l'Espiit-Saint?
« S'il n'a pas rempli ces préliminaires, il n'a pas enseigné comme
« maître et docteur de tous les fi lèles Nous cessons donc (en ce
a cas) de reconnaître le pontife romain comme infaillible. »
390 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
nisnie, repose sur deux vérités principales : l'unilé de la
substance, la distinction des personnes divines. Il n'y a
qu'un Dieu en trois personnes. Telle est la doctrine en-
seignée par Jésus-Christ et empreinte, ppur ainsi dire,
avec le sceau du baptême, sur le front de tous les chré-
tiens. Telle était la croyance qui, transmise par la tra-
dition de l'autorité et reçue pai^ la soumission des fidè-
les, s'était conservée intacte pendant des siècles. Mais
du jour où le raisonnement s'était éveillé, et, à l'aide
des armes toujours dangereuses de la philosophie, avait
essayé de sonder la profondeur du mystère, deux héré-
sies contraires avaient pu naître. Méconnaître, ou l'unité
de la substance, ou la distinction des personnes; assi-
miler complètement le Fils au Père, pour tout perdre
ensuite dans leur unité substantielle; ou bien oublier la
divinité qui leur est commune, pour ne songer qu'à leur
distinction personnelle, telles étaient les deux erreurs
contre lesquelles la pensée humaine, aux prises avec le
mystère, avait dû venir échouer. Sur l'un de ces écueils,
Sabellius avait sombré; Arius avait témérairement tou-
ché l'autre ^
On a pu voir avec quel soin l'Église assemblée à Nicée
avait tracé entre ces erreurs opposées le sillon étroit de
sa doctrine. Les anathèmes qui frappaient l'Ariaiiisme
naissant, n'avaient point épargné l'erreur, déjà aupara-
1. Voir, sur ces points, les détails donnés dans l'éclaircissement A
du second volume de la première partie de cette Mstoire, principale-
ment p. 408-416.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 391
vant condamnée, de Sabellius'. En maintenant contre
Ariiis l'unilé substantielle, l'égalité absolue du Fils et du
Père, le concile n'avait pas négligé de rappeler que cette
identité pourtant n'équivalait point à une confusion
complète. Par une de ces décisions suprêmes que l'intel-
ligence doit accepter plutôt que sonder, mais qui lui
projettent comme un trait de lumière dans l'obscurité
où elle se perd, le concile avait soigneusement main-
tenu, en regard l'une de l'autre, l'unité de la substance
et la distinction des personnes.
Ces précautions pourtant n'avaient pas suffi pour lever
tous les doutes et prévenir toutes les calomnies. A peine
la délibération terminée, ceux que la sentence du con-
cile avait vaincus et réduits au silence, ne s'étaient pas
tenus pourtant pour battus. Ils ne s'étaient pas, comme
on l'a vu, fait faute de répéter que, pour se retenir sur
la pente où Arius avait placé la foi, le concile, par un
brusque mouvement de réaction, venait de se précipi-
ter dans l'extrémité opposée. Le mot consubstantiel
servait ., principalement de prétexte à ces attaques.
C'était, disait-on, un mot nouveau qui ne se trouvait
pas dans les Écritures, que Jésus-Christ n'avait pas
prononcé et qui pouvait donner matière à de dangereux
commentaires. Puis bientôt, les imprudences et les
excès de langage de quelques ennemis d'Arius, comme
Marcel d'Ancyre, ou Photin de Sirmium, avaient accré-
dité chez un grand nombre de membres de l'Église
1. Voir la première partie de cette histoire, t. ii, p. 40-41.
3'J2 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
(l'Orioiil ridée ({iie les nklacleurs du symbole de Nicée
prèlaienl le liane, à leur insu, au retour de Teireur
sabellienne. Des hommes simples, Irès-sincèremenlalla-
cliés à la loi Iraditionnelle, nullement suspects d'inno-
vation, et peu versés dans les discussions dogmatiques,
étaient amenés par là à considérer le mot consuhstan-
tiel comme une périlleuse invention, qui, au lieu de
préserver l'Église du naufrage, avait ouvert une voie
d'eau dans sa nacelle déjà battue de tant de vents.
Trente années durant, cette crainte avait été exploitée
sans relâche, cette idée commentée sous mille formes,
répétée sur mille tons par Eusèbe et ses héritiers. In-
sensiblement, la pression du pouvoir et la faiblesse des
cœurs aidant, leur tactique avait gagné du terrain. Ceux
même qui ne partageaient pas leur manière de voir s'y
associaient souvent par désir de paix. Si l'on pouvait,
avec le sacrifice d'un seul mot, et d'un mot d'origine
nouvelle , satisfaire l'empereur et rétablir la paix ,
pourquoi s'obstiner à refuser cette satisfaction à des
frères et à un maître? Ainsi raisonnaient dans toutes
les villes d'Orient tous ces gens dont les partis abondent,
d'un esprit doux mais faible, d'une nature conciliante
et timide , qui craiguent les périls et répugnent aux
violences de la lutte, k ceux-ci Allianase paraissait
toujours respectable par ses vertus, mais incommode
par ses exigences. Sans le condamner trop sévère-
ment, ils le jugeaient emporté par un excès de zèle,
peut-être par un amour-propre d'auteur. Le change-
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 393
ment d'un seul mot, disait-on, valait-il tant de désor-
dre? Bien plus, ce n'était pas même un mot; une lettre
seule suffirait. Que l'on insérât une seule lettre, un iota,
dans le mot sacramentel; qu'au mot ôpoucioç on con-
sentit à .-ubstituer le mot 6|/,otou(7tQ; ; delà même sub-
stance, qu'on fît ainsi substance semblable; cette expres-
sion adoucie rassurerait bien des consciences troublées;
personne ne réclamerait contre une telle transac-
tion. Les évêques alors rentreraient dans leurs sièges;
les sanctuaires seraient rouverts, les deux pouvoirs se-
raient réconciliés, et rien n'arrêterait plus les destinées
triomphantes de l'Église.
Tels étaient les raisonnements spécieux et même les
motifs véritables d'une grande partie de ceux qui s'enga-
geaient chaque jour dans les rangs del'Arianisme. A vrai
dire, c'était la plus grosse et la meilleure fraction des dis-
sidents qui pensait ainsi. Des scrupules un peu puérils,
un goiit de conciliation qui dégénérait en excès de com-
plaisance; tous ces sentiments, plus pusillanimes que
coupables, n'étaient point incompatibles avec un fonds
de veitu chrétienne et un attachement sincère à la foi.
C'était le cas de Basile d'Ancyre, de George de Laodicée,
d'Éleuze de Cyzique; tel avait été aussi, tout en se com-
promettant moins, Maxime de Jérusalem; et son dis-
ciple et son successeur, Cyrille, quoique d'un esprit plus
ferme et d'une doctrine plus sûre, ne se détachait pas
encore tout à fait du même groupe.
Mais en regard de ces esprits incertains, qui formaient
394 LA l'EnSÉCUTION ARIENNE.
le fond et comme la masse du parti, d'autres se présen-
taiont qui servaient sous le même drapeau, tout eu étant
animés de sentiments bien diiïérents, et à la poursuite
d'une pi us haute ambition. Ceux-là, véntai)les dépositaires
de la doctrine d'Arius, ne s'arrêtaient point à quelques
chicanes de mots; c'était toute une révolution qu'ils appor-
taient dans les idées. La tradition des Pères , le texte des
Écritures, tout cela au fond leur importait peu. Le renom
de novateurs philosophiques leur inspirait moins d'elfroi
que d'attrait. l'Arianisnie n'était pour eux qu'un moyen
de mettre d'accord la foi de l'Église avec un système
de métaphysique très-voisin de celui des néoplatoni-
ciens d'Alexandrie. Au sommet de l'échelle des êtres,
un Dieu unique, impassible, invisible, inconnu; l'u-
nité des Ëléates, le terme absolu de toute dialectique,
l'abîme et le silence des systèmes orientaux, sans rap-
port avec le monde et sans action sur sa durée; au-des-
sous (le lui le Verbe, la première des créatures, en môme
temps que l'intermédiaire de toute création; le lien de
la divinité et du monde, l'organisateur de la matière; la
transition du fini à l'infini, voilà le système que, moitié
par voie d'interprétation des textes, moitié par déduction
dialectique, ils se proposaient hardiment de substituer à
la notion simple de la Trinité chrétienne. Arius en avait
dessiné à Nicée les premiers linéaments, au milieu du
scandale de l'assistance. Comprimée par les analhèmes
de l'Église et les arrêts sévères de Constantin, atténuée,
amoindrie, désavouée par son auteur même, cette doc-
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 395
trine pourtant n'avait jamais péri complètement; elle
avait toujours circulé dans l'ombre, au sein de quelques
écoles cachées. Enhanlie par l'exil du héros de Nicée,
elle ^e produisait de nouveau au grand jour et déployait
aux yeux des fidèles épouvantés la témérité de ses con-
séquences.
Ainsi se dessinait une seconde fraction du mêir;e
parti, d'un esprit tout opposé à la première, minorité
audacieuse qui suppléait au nombre par l'activité.
Elle nvait trouvé récemment un chef habile dans un
aventurier du nom d' Aétius , sorti des dernières classes
du peuple, un de ces hommes de bas étage, mais
d'esprit entreprenant, qui montent à la surface des
sociétés politiques et religieuses , quand l'orage en
trouble le fond. Esclave dans sa jeunesse, puis ouvrier
en métaux , puis serviteur d'un médecin qui lui avait
appris les éléments de son art , Aétius avait fait
successivement tous les métiers et s'en tint assez long-
temps à celui de son dernier maître. Pratiquant l'ait de
guérir, avec l'audace d'un empirique, il gagna de l'ar-
gent, vint à Antioche et se lit admettre dans des écoles
de médecine, où on remarqua vite, dans les discussions,
la force de ses poumons et son impertiud}able faconde.
Il sentit bientôt que, dans un temps où les discussions
théologiques pouvaient mener à tout, de tels talents se-
raient encore mieux placés dans une école de théologie ;
mais les premiers éléments des lettres lui manquaient.
Il se mit, sans fausse honte, au service d'un maître de
396 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
grammaire, pour les apprendre; et en peu de lemps il
en savait assez pour enlreprendre contre son professeur
même une discussion sur les Écritures, où il parut avoir
j'avantage. Encouragé par le succès, il étudia avec plus
d'ardeur sous la direction de plusieurs prêtres et évoques
ariens d'Antioche, de Tarse , et d'Anaznrbc , et donna
publiquement des conférences sur divers sujets. Mais un
voyage à Alexandrie acheva de le consommer dans l'art
de raisonner. « Ce fut là, dit saint Épiplinne,qu'à r('colc
d'un sophistearistotélicicn, travaillant du soir au malin, il
appritla dialectique etnesongea plus qu'à expliquer par
des figures logiques tout l'ordre des choses divines. »
Ce fut là aussi, sur cette terre natale du néoplatonisme
et de la doctrine arienne, qu'il osa donner à son système
tout son développement et en tirer des conséquences qui
auraient peut-être fait reculer Arius lui-même. Dépouil-
lant tout artifice de langage, il déclara qu'il ne pouvait
exister entre le Père et le Fils, entre l'Etre infini et son
Verbe, non-seulement aucune unité, aucune égalité,
mais pas même de similitude. Le Fils n'était pas même
l'image du Père. Yainement lui objectait-on, du sein
même de l'école arienne, les textes précis des Écritures,
Clément d'Alexandrie, Tertullien,Origène : il répondait
qu'il se moquait des autorités, et qu'il fallait tout ré-
soudre par le raisonnement et tout réduire en syllo-
gisme *.
1. Philost., m, 15, 16. — S. Epiph. , Hœr., Lxxvii, 2. — Soc. , ii,
35. — Soz., m, 15. — S. Athau., de Sijn., p. 873.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 397
Il s'en fallait beaucoup assurément que la har-
diesse de tels procédés fut goûtée, ou que la rigueur de
telles conséquences îiil admise par la majorité des pré-
lats ariens, et le scandale qu'Aélius causait parmi les
fidèles donna lieu de très-bonne heure, surtout chez les
schismaliques, qui se sentaient compromis, à de très-
graves inquiétudes et à de très- vives récriminations.
Aussi Aétius, qui s'était flatté sans doute de parvenir aux
grandes dignités ecclésiastiques, ne put aller au delà du
rang de diacre, que lui conféra l'évêque d'Antioche,
Léonce, etdont il ne put même tranquillement exercer les
fonctions. Mais le désordre était grand dans toutes les
églises d Orient 3 toute répression sévère y était impossi-
ble,et Aélius était l'homme du monde le mieux fait pour
profiter de ce relâchement. Actif, grand parleur, toujours
en mouvement et en visite, de mœurs faciles lui-même
et prêchant aux autres une morale commode , il savait
se faire bien voir des hommes influents. De retour à
Antioehe, il avait réussi à se mettre en grâce auprès
du césar Gallus, qui goûtait un prédicateur de sa sorte,
et l'employait dans des missions confidentielles; et il
avait dû à cette faveur quatre ans d'un enseignement
tranquille. Constanoe le connaissait et l'estimait moins j
mais, pour les exécutions violentes auxquelles sa poli-
tique se portait, il fallait des gens d'entreprise, déter-
minés, prêts à payer de leur personne, et pouvant
éblouir la foule. Aétius était inappréciable dans de telles
occasions. Aussi, à peine l'usurpateur Georges était-il
398 LA PEUSl'CUTION ARIENNE.
arrivé à Alexandrie, qu'Aétius était accouru à sa suite,
prêt à moiitcr sur la brèche, à prêcher, à lenii- école,
à attaquer de toute manière les amis et les opiniuns
d'Alhanase. Grâce à ces services précieux et à ses puis-
santes protections, Aétius, souvent inquiété , jamais dé-
couragé, suspect au grand nombre, mais alliraiil la
curiosité et plaisant aux esprits aventureux , avait pu
dix années durant répandre tout haut sa doctrine, et
rassembler autour de lui un groupe assez redoutable
d'élèves et de partisans '.
Intentions, mobiles et croyances, tout dilTéraii donc,
on le voit, entre les deux nuances de chrétiens qui pour-
tant marchaient unies, depuis trente ans- déjà, sous les
bannières de l'Àrianisme. Ici, le goût de la paix poussé
jusqu'à l'abandon de la vérité : là , l'esprit de conten-
tion et l'audace des systèmes. Ici, la terreur d'une inno-
vation, même verbale : là, l'entreprise avouée de
réformer la foi par la philosophie. A vrai dire, avec de
telles divergences, une si longue union n'eiit pas été
possible, si entre ces deux caractères opposés ne s'était
placé dès l'origine un intermédiaire plus habile que
l'un et plus résolu que l'autre, dont l'ascendant avait
su les contenir. C'était un petit noyau de prélats ambi-
tieux, pour qui les idées comme les croyances étaient
peu de chose, mais pour qui le pouvoir était tout. On
en a vu le modèle achevé dans Eusèbe de Nicomédie ;
1. Philost. — S. Ephiph. — Soc. — Soz., loc. cit. — Théod. , ii.
24, 27.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 399
mais l'original avait suscité plus d'une copie. Du jour
où le goùl malheureux de la race de Constantin pour
les discussions théologiques avait été connu, il s'élait
trouvé plus d'un flatteur avide, même sous la robe sa- /
cerdolale, pour recueillir précieusement le secret d'un
nouveau moyen de brigue et de puissance. Des prêtres
corrompus par la faveur , des courtisans intrus dans le
sanctuaire, n'avaient plus considéré les débats dogma-
tiques que comme un moyen de servir des querelles de
palaiset des rivalités d'antichambre. Avoir un parti dans
l'Église et le faire prévaloir à la cour, ce fut la pensée
sacrilège que plus d'un successeur des apôtres osa por-
ter à l'autel. Dans de telles vues, et pour forger un in-
strument de servitude, l'hérésie était commode et même
nécessaii-e; car l'erreur a des souplesses qu'ignore
l'inflexible vérité. Mais il fallait une hérésie modérée,
peu bruyante, point populaire, une hérésie de cour,
pour ainsi dire, qui ne causât point trop de scandale
au vulgairechrétien, qui n'inquiétàtpas trop la conscience
du prince, qui sût se contenir elle-même dans les bornes
delà sagesse politique. C'était à cepointdevuequ'Eusèbe
et ses imitateurs avaient envisagé TArianisme, et dans ce
sens qu'ils l'avaient gouverné. Planant ainsi des hauteurs
de leur ambition sur les deux partis qui subdivisaient
le schisme ; étrangers aux scrupules des uns comme
aux emportements des autres; aussi peu timorés que
téméraires, ils les méprisaient également et les flattaient
successivement. Car ce n'était pas trop du concours de
400 LA PI-nSKCUTION AHIKNNE.
ces deux forces, pour tenir lôte au seul adversaire qui
leur parût digne à la fois et de leur estime et de leur
haine; à cet Atliauase, aussi dédaigneux des intrigues
de cour ({u'iiabile à les pénétrer, pour qui la politique
n'avait pas plus de secrets que la dialectique d'am-
bages , qui d'un regard lisait sous leurs masques et d'un
mot flétrissait leurs ruses. C'était contre ce rocher de
la foi qu'épuisaient tous leurs efîorts, en Occident
Ursace et Valens, en Orient les gens comme Acace, de
Césarée, habile et astucieux successeur du flatteur de
Constantin. Et ne perdant jamais de vue ce point de
miie, tour à tour caressants et altiers, sachant menacer,
céder, revenir à la charge, alarmer la confiance des
faibles , contenir les exaltés , assiéger l'oreille du
prince , ces excellents capitaines avaient réussi à tenir
pendant un quart de siècle leurs troupes ralliées, pour
marcher à l'assaut du pouvoir et à la ruine de leur
ennemi.
Le temps était venu, cependant, où l'efficacité de
cette politique était épuisée, et oij le maintien de l'union
n'était plus possible. La division intérieure, après avoir
grandi longtemps en silence, devait enfin éclater. Leshar-
diesses chaque jour plus choquantes d'Aétius excitaient
chaque jour aussi, de la part des Ariens modérés, de plus
vives réclamations. Ils se sentaient entraînés, malgré
eux, sur une pente qui bordait un abîme, et ne trou-
vaient plus aucun point d'arrêt pour se retenir. Le
comble fut mis à leurs inquiétudes, lorsque, vers le
LA PEUSECUTION ARIEXNE. 401
commeîicemeiil de 358 ', ils apprirent coup sur coup que a. d,
ie sic'ge primalial d'Aulioche, vacant par la mort de ^^^"
Léonce, ctait tombé, par suite d'inirigues et de vio-
lences, entre les mains d'un ami et d'un soutien connu
d'Aélius, Eudoxe, évoque de Germanicie ; et que le pre-
mier acte du nouveau pontife avait été de mander son
«
confident auprès de lui, et de promulguer en Orient la
formule même de foi qu'on venait défaire signera Osius,
à Sirmium. Cette formule, si explicite sur l'inégalité des
deux personnes de la Trinité, acceptée avec tant d'em-
pressement et promulguée avec tant d'emphase, devenait
par là comme le symbole de la nouvelle doctrine philo-
sophique, et elle apparaissait revêtue de l'assentimenf
de l'empereur et de l'adhésion d'un des plus illustres
confesseurs de Nicée. On disait même qu'on la portait
au pape Libère, et qu'il allait y apposer sa signature^.
Le péril de la foi était donc imminent, même pour les
yeux les plus aveuglés. Les modérés sentirent enfin
qu'il était temps de s'arrêter dans une telle voie.
Le signal fut donné par quelques prêtres d'Antioche
qui s'étaient opposés aux desseins d 'Eudoxe, et qu'il
avait chassés de son Église. Ils allèrent trouver Georges
de Laodicée, et celui-ci, prenant l'alarme à l'instant,
1. A. D. 358. — Indictio. i. — U.- ^, 1110. — D;itinniis et Cercalis.
Coss.
2. Soc, II, 37. — Soz., IV, 12, 13, 15. — Théod., ii, 25..— La d.it.:
de l'élévation d'Eudoxe au siège d'Antioche est déterminée par ce fait,
qu'il était auprès de l'empereur, à Rome, au moment de la mort da
sou prédi'cesseur Léonce. — Philost., iv, 4, 5.
III. 26
402 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
invila tous les évoques qui uppartenaicnt à la môme
nuance intermédiaire que lui, à se réunir pour Icnip
conseil sur la conduite à suivre. Un petit conciliabule
fut ainsi formé à Ancyre par les principaux prélats
d'Asie Mineure ', parmi lesquels on eijt été heureux de
compter Cyrille de Jérusalem, le plus honoré et le plus
illustre de tous ceux qui, dans la crise précédente,
n'avaient pas pris nettement le parti d'Alhanase. Mais
on ajipril en même temps qu'il était tombé en dif-
férend avec son métropolitain Acace de Césarée, et
qu'illégalement déposé, il errait, chassé de son siège,
malgré ses protestations 2. Ce coup, qui semblait annon-
cer une guerre déclarée à tout ce qui ne partageait
pas l'exaltation des partis extrêmes, ne fit qu'inquiéter
davantage tous les ariens modérés. Sous l'empire
d'une crainte qui les touchait personnellement, les
évoques réunis à Ancyre, rassemblèrent toul leur
courage et anathématisèrent har.Jiment, sinon la furmule
de Sirmium elle-même, au moins toute la doctrine qui
1. Soc. — Soz. — Théod. —Philoot., /oc. cit.
2. Soc, II, 40. —Soz., IV, 25. — Théod., 11, 25. — S. Épiph. //«>;•, lxxiii,
27. — L'orthoduxie de S. Cyrille de Jérusalem^ à cette prei.ièi'e épo-
que de sa vie, est l'objet de grandes discussions. Elle a été fortenieni
contestée par Rufin (i, 23), et par S. Jérôme dans sa. Chronique. Nows
croyons qu'il est impossible de lui reprocher aucune erreur de doctrine.
Mais il est certain qu'en fait il ne rompit qu'assez tard toute communion
avec les semi-Ariens, espérant sans doute, comme S. Hilaire, les
ramener à une plus juste appréciation des dogmes, en ne les chicanant
point sur des mots. Dans la stratégie des partis, telle que nous la
décrivons en ce moment, Cyrille forme donc l'extrémité de l'aile droite
du semi-Arianisme touchant à l'orthodoxie , ou de l'aile gauche de
l'orthodoxie touchant au semi-Arianisme.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 403
y était consacrée. Dans une lettre circulaire ' d'une
longueur démesurée et d'un style un peu embrouillé,
adressée à tous les évêques d'Asie Mineure, ils établirent
longuement la parfaite similitude de la substance du
Père et du Fils, avec desarguments qu'àTéloqueiice près
on croirait empruntés à saint Athanase. Après quoi,
cependant, pour qu'on ne les accusât pas de démentir
tout leur passé, ils conclurent en anathématisant aussi
formellement le mot consubslantiel. Mais, malgré cette
réserve, plus verbale au fond que réelle, la division de
l'Arianisme était consommée: les deux fractions avaien*
désormais leurs symboles , leurs chefs , leurs mots
d'ordre , leurs surnoms diirérents. On appela les uns
1. s. Èpiph. Hœr., lxxiii, 2-12. — Cette lettre, d'un style à la fois
confus et diffus, atteste l'einliarras de ses rédacteurs. Eu combattant les
Anomœens, ils ciaiguent évidemment à tout moment de se servir des
arguments allégués depuis si longtemps contre Arius par les ortho-
doxes. Toute la discussion des textes de rÉciiture est pourtant très-
visiblement empruntée aux fameuses polémiques d'Athanase; et, tout
•en lisant cette pièce, il est imi'ossilde de ne pas voir combien les
semi-ArieuS; dans ce mouvement en arrière, étaient rejetés, malgré
qu'ils en eussent, du côté de la vraie foi. A certains moments, il
■<^st impossible de distinguer leur argumentation de celle des ortlio-
•doxrs. S. Hilaire [de Syn., p. 1157-1158). en traduisant les auathèmes
de la réunion d'Ancyre, passe les cinq premiers et le dernier, c'est-à-
dire celui qui anathématise le'Consubstantiel, ce qui a fait supposer à
queliiues écrivains qu'il n'avait pas été déliniMvement adopté. Mais cette
hypothèse n'a rien de vraisemblable. S. Hilaire, en écrivant le livre
des Synodes pour faciliter une conciliation entre les semi-Ariens et les
orthodoxes, n'insiste jamais sur ce qui avait pu les diviser; et c'est
à cette précaution seule qu'il faut atiribuer son silence. Une lettre de
S. Basile atteste (jue le Consubslantiel fut réellement anathématise à
Ancyre, et cette précaution était nécessaire pour que les semi-Ariens
ne fussent pas accusés auprès de l'empereur de se démentir.
404 LA PERSÉCUTION AlilKNNE.
semi-ariens ; les autres rcçuieiu ilii public le nom d'a-
noiiiœcns, du mol grec qui signifie dissemblable. Mais
pourijui serait l'empereur? Ce fut la question qu'à peine
Tarte de courage consonnné, chacun des membres de la
réunion se posa avec inquiétude.
Ce n'était pas tout, en ellet , d'avoir protesté pour
son honneur et sa conscience : il fallait aussi mettre sa
personne en sûreté. Tout intimidés de leur audace, les
prélats semi-ariens, Basile d'Ancyre en tête, se faisant
accompiigner d'un prêtre qui avait été chambellan,
allèrent se jeter aux pieds de l'empereur pour lui expli-
quer pourquoi ils avaient osé, en matière de foi, penser
ce jour-là autrement que lui '. Ils trouvèrent Constance
de retour à Sirmium d'une expédition heureuse qu'il
avait laite au delà du Danube. Il avait déjoué les ruses
des Sarmates, en avait taillé en pièces un grand nombre, ,
puis s'était décidé à conclure avec eux un traité qui leur
était avantageux, en vertu duquel il les avait remis en
possession lui-même d'un territoire usurpé par leurs
sujets révoltés. Ses soldats lui avaient décerné, pour ce
haut fait, le surnom de Sarmatique.W leur avait fait un
beau discours et rentrait en triomphe'-. Tout allait donc
1. Soz., IV, 13.
2. Amin. Marc, xvu, 12, 13. — Cod. Theod., Chron., p. 58. — Les
détails donnés i ar Animien Marcellin sur les négociations entre Constance
et les Limigantes, sujets révoltés des Sarmaties, et sur son entrevue
avec eux, où il faillit être tué, ne présentent pas tous les caractères de
la véiité. Amuiien n'est tout à fait croyable (jue quand il raconte ce
qu'il a vu lui-même. Ailleurs, sou goût de faire l'histoire cà l'antique
l'emporte souvent.
LA PEUSÉCUTION AP.IENNE. 405
bien pour le maîlre du monde, et cette prospérité crois-
sante le maintenait en humeur bienveillante.
D'ailleurs Constance, comme son père, se croyait
chrétien accompli, et à beaucoup de prétentions théolo-
giques il joignait beaucoup de méfiance contre les philo-
sophes. Les semi-Ariens se firent donc aisément écouter,
quand ils représentèrent la formule de Sirmium comme
entachée d'un esprit philosophique dangereux. Puis ils
surent insinuer, non sans adresse, qu'Aétius et ses amis
avaient été bien avant dans la confiance du césar Gallus,
si justementpuni pour ses conspirations, et qu'on ne sa-
vait pas jusqu'où l'amitiéavait pu pousser la confidence.
Tout cela fut représenté en langage fort décent , avec
cette attitude soumise de plaideurs devant un juge, qui
était, suivant Constance, la tenue convenable pour des
évêques devant l'empereur, et à laquelle il n'avait jamais
pu plier ni les Athanase, ni les Lucifer, ni les Hilaire '.
La supplique fut donc bien venue, et mandant auprès
de lui ses conseillers IJrsace et Valens, aussi bien que
les autres évêques de sa cour, l'empereur leur demanda
avec quelque aigreur pourquoi ils l'avaient laissé s'écar-
ter de la vraie doctrine au sujet de la substance divine.
Trop bons courtisans pour ne pas sentir dans quel sens
soufflait le vent de la faveur, Ursace et Valens jouèrent
la surprise et l'innocence, s'excusèrent de n'avoir pas
inséré dansleursymbolelemotde semblable en substancef
1. Soz., IV, 13. — Philost.j IV, 8. — S. Hil., de Syn., p. 1194.
406 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
sur ce que, décidés à faire disparaître le terme de consub-
«/a«//(?/, cause de tant d'orages.ils n'avaient pas bien saisi
la diirércnce de deux expressions si voisines : une fois
instruits de la valeur de celte correction , ils promirent
qu'ils ne feraient nulle difficulté de s'y ranger'. On modi-
fia donc, ou plutôt on relira la dernière formule deSir-
niium. Pour plus de solennité, on fit venir de Bérée le
pape Libt;re, qui attendait toujours dans l'angoisse le prix
de sa faiblesse, et qui dut s'estimer heureux qu'on ne lui
demandât pas d'aller plus loin dans la voie delà faiblesse.
De concert avec cette haute autorité, le Ilomoiousios fut
inironisé dans le symbole à la place de VHomoousios,
omissinon condamné 2. Enfin, pour achever le triomphe
du semi-Arianisme, Constance prit la plume lui-même,
l'évoqua la nomination d'Eudoxe au siège d'Antioche,
le traitant officiellement de sophiste et de coureur, et le
bannit en compagnie d'Aétius et de ses principaux
disciples. Puis, après avoir joint ces nouvelles victimes
à tant d'autres, et frappé des mêmes peines ce qu'il
regardait comme des excès contraires, il crut siiicère-
meni avoir sauvé la foi et placé l'Église dans un juste
1. s. Hil., loc. cit.
2. Il est difficile de savoir si ce fat une formule nouvelle qu'on rédi-
gea à cette occasion, ou simplement les anathèmes d'Ancyre qu'on
renouvela. Voir, à ce sujet, note de Valois surSnz., iv, 15. Il ne piraît
pus certain que ranallième coiitie le mol Consubstantiel fut coiiipris
dans la rédaction ; mais la phrase de S. Hilaire sur le renvoi de LiLère,
citée plus haut, ne permet pas de douter que la formule signée par
lui contint un point que ce docteur lui même, malj^ré son esprit
de cuQciliation, ne pouvait admettre. Conf. Hefele, Conciliengeschichte^
t. I, p. 672.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 407
équilibre, à égale dislance entre Aélius et Âthanase' .
Mais sa salisfacUon n'était au fond nullement parta-
gée par ses conseillers habituels, les prélats politiques
et courtisans, les eunuques, les chambellans, tout ce
monde actif et remuant qui ne considérait la religion
que comme un instrument d'intrigue. Pour tous ceux-là,
le pas rétrograde que venait de faire l'empereur était
un légitime sujet d'inquiétude. La perspective d'un
accommodement possible entre les orthodoxes d'Occi-
dent et les Orientaux modérés, cet objet des vœux de
tous les dissidents honnêles, ne leur souriait nullement :
ils n'y voyaient que le retour en grâce d'adversaires
jurés, et, par suite, l'ébranlement de leur propre cré-
dit. Leur crainte fut redoublée lorsqu'ils apprirent que
l'empereur, de plus en plus séduit par ses succès théo-
logiques, rêvait la convocation d'un grand concile uni-
versel , oiJL il se proposait probablement de faire réfor-
mer le symbole de Nicée dans le sens du semi-Arianisme,
et de l'uTiposer ensuite, sous cette forme mitigée , au
monde chrétien tout entier. Pour mieux égaler la gloire
de son père, en même temps qu'il croyait corriger ses
fautes, c'était à Nicée même que Constance se proposait
de provoquer une nouvelle réunion de l'Église. Avec la
perspicacité de l'intérêt personnel, les prélats politiques
devinèrent à l'instant que , dans une telle assemblée, la
majorité serait nécessairement formée par les plus mo-
1. Soz., IV, 13. — Philost., IV, 8. — Théod., ii, 25.
408 LA PERSÉCUTION ARIENNE,
(l(M'('s (le toutes les opinions: on se verrait, on s'expli-
querait, bien tlesméliances tomberaient, bien des calom-
nies seraient réfutées, les orthodoxes sauraient exploiter
à leur profit les alarmes causées aux semi-Ariens par les
exagérations d'Aétius; et de ce rapprochement d'idées
analogues et de sentiments communs la paix pouvait
sortir. Or, le trouble est Télémeut de l'intrigue, et la
paix lui répugne par instinct.
Ce qui justifiait leurs inquiétudes, c'était l'apparition
simultanée d'un éloquent manifeste de conciliation, fait
par l'un des plus illustres proscrits de la foi catholique,
l'évêque de Poitiers, Hilaire. Hilaire, banni des Gaules,
avait été transféré en Asie, et, à peine arrivé, avec le
coup d'œil d'un homme habitué aux affaires, il avait
promptement sondé la division intérieure qui travaillait
l'hérésie , et compris le parti qu'on en pouvait tirer
pour ramener ceux qui n'étaient victimes que d'une
erreur passagère. Suivant une ligne de conduite un peu
diirérente de celle de ses compagnons d'infortune, il
s'abstint soigneusement de toute parole vive contre
ses adversaires , rechercha leur conversation , les
aborda en tout lieu avec le salut de paix; et, sans
s'unir avec eux par la communion des saints mystères,
ne fil point difficulté cependant d'entrer dans leurs
églises et de se joindre à leurs prières '. Il acquit par
là leur bienveillance et, en même temps, la connais-
1. s. Hil., contr. Const., p. 1239.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 409
sance du trouble de leurs esprits. Il avait prcWa la
réaction qui s'opérait chez eux, et se tenait prêt à en
profiter.
La publication du livre des Synodes , envoyé pdf lui
aux évoques de sa province, suivit en elTet immédiate-
ment la révolution de palais qui avait été la suite de cette
réaction. Répondant à des questions qui lui étaient po-
sées, Hiiaire entreprend , dans ce traité, de donner aux
Occidentaux un fil conducteur à travers le labyrinthe des
professions de foi orientales. Il reprend , l'une après
l'autre, à peu près toutes ces formules, il les discute, les
examine, leur donnant à toutes le sens le plus favorable,
le plus conforme à l'orthodoxie, dont elles soient suscep-
tibles, ne rejetant absolument, comme impie et blasphé-
matoire, que la dernière formule de Sirmium; et pour
toutes les autres, sans justifier l'omission du mot consub-
stantiel,selîoTÇi\ni toujours de prouver que, si le terme
ne s'y trouve pas, au moins des idées équivalentes y sont
souvent exprimées; que, dès lors, le différend est pure-
ment verbal et ne devrait pas mettre des chrétiens aux
prises. Ses concessions ne vont nulle part jusqu'à aban-
donner le mot consubstantiel ; mais tous ses efforts sont
employés à en bien expliquer, à en bien éclaircir le sens,
de manière à faire tomber les préjugés, à dissiper les
nuages, à donner, en un mot, aux deux partis de l'Église,
une intelligence réciproque et charitable de la difficulté
qui les sépare, a Le mot consubstantiel, dit-il, ne doit
être ni légèrement omis, ni enseigné sans explication. On
/jlO LA PERSÉCUTION ARIKNNE.
peut le (lire avec piélc : on peiil aussi roiuoltie sans
inipiôlé'. »
Le but du traité entier est évident. A la veille d'un
concile universel , c'est un programme tracé aux évo-
ques d'Occident pour faire rentrer dans le sein de la foi,
sans les effaroucher ni les humilier, tous les schisina-
liques modérés d'Orient, que l'expérience commençait à
éclairer. Hilaire, changeant souvent d'interlocuteur,
adresse lui-même parfois la parole avec tendresse à ces
faibles dans la foi : « 0 vous, leur dit-il, qui avez pris
enfin à cœur la doctrine évangélique et apostolifjue,
vous chez qui, du sein des t(;nèbres de l'hérésie, la
chaleur de la foi se rallume , quelle espérance vous nous
avez rapportée de voir renaître la vérité, par l'audace
que vous venez de montrer contre l'essor d'une auda-
cieuse perfidie!... L'hérésie, se dévoilant par une pro-
fession explicite et d'une autorité publique , allait pro-
clamer tout haut, avec triomphe, ce que jusqu'ici elle
ne faisait que muimurer tout bas... Grâce à vous, l'em-
pereur , averti , non de son erreur, mais de celle de ses
conseillers, s'est délivré de ses liens. » Et il ajoute ;
« ...Nous sommes en exil, mais qu'importe? Demeurons
toujours proscrits, pourvu que la vérité commence à
être prôchée -. »
i. s. Wû.,de Syn.j'p. 1190. — Non est, fratres carissimi,uiiaPatnset
Filii deneg^anda siibstantia : sed nec irratioiiabiliter pra'diianda... Po-
test una substantia pie dici et pie taceri. Quid vei'bi calumuiam suspi-
eioni tenemus, rei intelligentia non dissidentes? ?
2. S. Hil., Ibid., p. 1193, 1194.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 411
Le messager qui portait ces paroles pacifiques en Occi-
dent était, en même temps, chargé d'une autre lettre où
le cœur du saint confesseur s'abandonnait dans un
épanchement plus doux ; par un contraste touchant,
où la même âme se révèle sous deux aspects différents,
il envoyait de tendres instructions à sa fille, en niêpie
temps qu'à ses frères en épiscopat des conseils pour le
gouvernement de l'Église.
« A ma très-chère fille Abra, Hilaire, salut dans le
Seigneur.
« J'ai reçu vos lettres, où je vois que vous me
regrettez, et je n'en doute pas, car je sais combien est
désirable la présence de ceux que nous aimons. Et
puisque mon absence vous est pénible , je ne veux pas
que vous croyiez que je vous aime moins , parce que je
reste si longtemps loin de vous, et je veux m'excuser de
mon départ, pour que vous voyiez qu'il vous est bon
que je sois parti... Yoici donc pourquoi je suis en route.
J'ai appris qu'il y avait dans le monde un jeune homme
ayant une perle et une robe d'un prix inestimable, et
que celui qui pourrait les obtenir de lui aurait des
richesses et un bien au-dessus de tous les biens hu-
mains. A cette nouvelle, je suis parti pour chercher ce
jeune homme, et l'ayant trouvé après un voyage bien
difficile et bien long, je l'ai vu et je suis tombé à ses
pieds, car il est si beau, qu'on ne peut le regarderez
face. Et lorsqu'il me vit prosterné, il me demanda ce
que je voulais^ et je lui ai répondu qu'on m'avait parlé
412 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
de s.i robe et de sa perle, et que je venais pour cola;
car j'ai une fille que j'aime beaucoup, et c'est pour elle
que je voudrais qu'il me donnât cette robe et celte
perle... Ce jeune honiine donc, qui est si bon qu'il n'y
a rien de meilleur au monde, m'a répondu : As-tu vu
celle robe et cette perle que tu me demandes, avec tant
de larmes, de donner à ta fille? Et je lui ai dit : Sei-
gneur, j'en ai entendu parler, et je sais qu'elles sont
excellenlcs. Et alors il a ordonné à ses minisires de
m'aller montrer la perle et la robe. La robe m'a été
présentée d'abord, et j'ai vu, ma fille, ce que je ne
puis rendre. Comparée à celte finesse, la soie n'est
qu'une toile grossière; comparée à celle blancheur , la
neige paraît noire; comparé à cet éclat, l'or paraît
livide... El puis j'ai vu la perle , et je suis tombé en la
voyant, car mes yeux n'en ont pu soutenir le feu... Et
comme j'étais là, étendu , quelqu'un des assistants m'a
dit : Je vois que vous êtes un bon père , et que vous
désirez celle perle et cette robe pour votre fille. Mais,
pour accroître votre désir, je vous dirai ce qu'elles ont
encore de particulier. Cette robe n'est jamais atteinte
par les vers; on ne l'use pas, on ne la souille pas, on
ne la déchire pas : elle reste toujours telle qu'elle est.
Et la vertu de la perle est telle , que celui qui la porte
n'a ni maladie à craindre, ni vieillesse, ni mort... Et
ayant entendu cela , je n ai fait que pleurer et prier
davantage... Alors le jeune homme m'a ordonné de me
lever et m'a dit : Tes prières et tes larmes me touclienf,
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 413
et puisque tu veux donner ta vie pour cette perle, je ne
puis te la refuser ; mais voici mes conditions : La robe que
tu me demandes est telle, qu'on ne peut l'avoir si on veut
en porter quelque autre, soit de couleur, soit d'orou de
soie : et je la donnerai à celui qui n'aura porté que des
vêlements d'élolîe simple et sans teinture... Et ma perle
est de telle nature, que je ne la puis donner qu'à ceux
qui n'ont point eu d'autres joyaux... Avant doiicdela
donner à ta fille, il faut savoir ce qu'elle veut faire...
C'est pourquoi je vous écris, vous priant de vous réser-
ver pour celte robe et celte perle, si vous ne voulez pas
affliger votre vieux père... Si donc on vous apporte une
autre robe, de soie ou d'or, ou de quelque couleur bril-
lante, dites à celui qui vous l'offre : J'en attends une
autre, et mon père est en voyage depuis si longtemps
pour me la rapporter. Jusque-là, la laine de mes bre-
bis me suffit, avec sa couleur nalurelle. Et je désire
cette robe dont on m'a dil qu'elle ne s'use ni ne se
déchire. Et si l'on vous propose une perle à mettre au
doigt et au cou, dites : Que voulez-vous que je fasse de
ces perles iimtiles ? J'en attends une plus belle et plus
profitable; et je crois ce que mon père m'a dit, parce
que lui-même a cru celui qui lui a fait cette promesse.»
A celte aimable allégorie était joint l'envoi de deux
hymnes., l'un pour la prière du soir, et l'autre pour
celle du matin. En enseignant à son enfant à demander
chaque jour l'humble pardon de ses péchés, il lui recom-
mandait également de maudire l'erreur d'Arius et les
41i LA PERSÉCUTION ARIENNE.
aboiements de Sabellins'. Ainsi se mêlaient dnns celle
grande âme les suaves inspirations de l'amour paternel
aux soins de la charité épiscopale, en même temps qu'un
long usage du monde lui faisait porter, dans le gouver-
nement de l'Eglise , une prudence exempte de faiblesse,
mais non de politique.
Les progrès de son habile travail de conciliation
étaient assez actifs pour jeter une grande inquiétude
parmi les Ariens exaltés, et pour valoir même à Ililaire
quelques témoignages de méfiance de la part d'un petit
nombre de confesseurs orthodoxes, aigris par l'exil, et
qui trouvaient qu'il allait trop loin dans la voie des
concessions. Mais, pendant qu'il se défendait contre ces
accusations, parties principalement du voisinage de l'ar-
dent Lucifer de Cagliari^; pendant qu'il préparait tout,
autour de lui, pour agir efficacement sur les délibéra-
tions du fulur concile, un événement inaltendu vint
rompre toutes ses mesures, et rendre le courage aux
prélats de la cour.
Toute réflexion faite, c'était à Nicomédie, et non à
Nicée, que Constance avait indiqué le rendez-vous de
l'assemblée. On lui avait sans doute fait craindre que, sur
cette terre natale du grand symbole, le triste contraste
du présent et du passé ne fût trop saillant, et que les sou-
venirs de l'éloquence d' Allia nase ne se réveillassent avec
1. s. Hil., Op., p. 1210-1214. Hymnumfideli modulando gutture,
Ariuin siierno, latrantem Sabellmm.
2. Ibid., p. 1206, 1207.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 415
trop de vivacité. Au moment où tout était déjà préparé
à NicoméJie pour recevoir les évoques, un elFroyablo
tremblement de terre, déchira le sol de celte ville et dé-
îruicit de fond en comble la grande église bâtie par
Constantin. Le faîte en tomba sur la tête de iévéque
Cécrops, et l'écrasa. Le vicaire Aristénète, grand ami
de Libanius, eut le même sort dans son palais. Celte
catastrophe, précédée d'iuie extrême sécheresse, eu
lieu le 24 août. Elle fut suivie d'un incendie qu'on ne
put éteindre pendant plus de cinquante jours, et qui
consuma les plus beaux quartiers de la ville et fit périr
une grande partie delà population. Le contre-coup de
la secousse se fit sentir h Nicée, dans presque îoule la
province de Pont, et au delà même du détroit, jusqu'aux
portes de Constanlinople. Chacun tira parti de l'événe-
ment suivant ses croyances et ses dispositions. Libanius
en fit le sujet d'une déclamation , où il prenait Neptune
à partie pour n'avoir pas épargné la cinquièine ville du
monde. Le diacre Éphrem, du fond de ses montagnes
de Mésopotamie , pleura l'événement dans une élégie
sur l'inconstance des choses de la terre. Les chrétiens
rappelèrent que le désastre avait été prédit par un
saint homme du nom d'Arsace,qui avait péri lui-même
avec la ville, et se raillèrent des astrologues qui avaient
promis à Nicomédie une durée éternelle. Les païens
remarquèrent que c'étaient les bâtiments consacrés au
culte par Constantin qui avaient le plus souffert. Les
Ariens, enfin , ne manquèrent pas de dire très- haut que
4IG LA PERSÉCUTION ARIENNE.
Cécrops, scmi-Aricii, avait reçu le prix de ses faiblesse»
récenlcs pour les défenseurs du Consuhstanlicl . Mais,
au milieu de ces récriminations réciproques, une chose
était évidoiile, c'est que le concile ne pourrait se tenir
dans la ville ruinée *.
Les évoques, déjà en route, reçurent donc l'ordre de
s'arrêter, et Constance dut délibérer de nouveau sur le
lieu qu'il allait choisir. Déjà même il revenait à l'idée de
désigner Nicée, lorsque les prélats courtisans, par l'inter-
médiaire de l'eunuque Eusèbe,qui leur était dévoué, lui
suggérèrent la pensée de renoncer au grand trouble que
causait la convocation d'un concile général, et de se bor-
ner à inviter les deux Églises d'Orient et d'Occident à
tenir séporément leurs assises dans deux villes qu'elles
désigneraient. Leprétextemisenavant était sans doute les
énormesfrais du déplacement qui devait s'opérer, comme
toujours, en voilure ^JMÔ/Zçîfe, c'est-à-dire aux dépens
du trésor impérial. Le véritable motif est aisé à deviner.
En séparant ainsi l'assemblée en deux fractions, on en-
levait à l'une et à l'autre cette autorité suprême qui
n'appartient qu'à l'Église entière : puis, livrées à elles-
mêmes, les majorités des deux réunions, au lieu de se
rapprocher et de s'entendre, suivraient chacune sa
pente naturelle, et arriveraient ainsi à des décisions
différentes, puisqu'elles ne seraient pas concertées :
1. Soz., IV, 16. — Philost., IV, 10. — Amm. Marc, xvii, 7. — S.Jér.,
67»-o?T(c. — Aurèl.Vicl., de Cas., IC— Liban., Or. vi, Epist. 25, 31.
— Idac, Fast. — Chron. Alex., p. 682.
LA PEUSKCUTION MliENNE. -^1'
elles s'engageraient dans de nouvelles dissidences. Les
rôles, d'ailleurs, étaient distribués par avance ; Ursace
et Valons, parlant la langue latine, se chargeaient de
suivre en Occident les intérêts communs du parti,
qu'Acace de Césarée se faisait fort de servir en Client ',
Aussi mobile qu'impérieux , Constance donna les a. o
35',"
mains à cette proposition dont il ne comprenait pas la
portée, et ne songea plus qu'à choisir les deux villes
qu'il assignerait comme rendez-vous aux deux fractions
de l'Église. Le choix était indilïérent aux Occideidaux,
pour qui tout lieu était bon, parce qu'ils n'éprouvaient
les uns contre les autres aucune méfiance. On projjosa
la ville de Rimini, qui fut acceptée par tous sans diffi-
culté. Mais les évêques d'Orient, travaillés par leurs
divisions intérieures, passèrent plus de six mois -avant
de pouvoir se mettre d'accord sur le nom d'une ville,
chacun craignant de donner l'avantage à telle nuance
plutôt qu'cà telle autre, suivant les dispositions des
divers diocèses et des évêques qui les gouvernaient.
De guerre lasse, enfin, on se décida pour Séleucie.
en Isaurie. Pendant que ces débats se prolongeaient
à Sirmium,sous les yeux mômes de Constance, on ne se
faisait pas faute de se disputer aussi par avance sur le
1. Soz., IV, 16. — S. Athan., de Syn. Ar.et Sel., p. 869, 874. —
S. Hil., Fragtn., p. 1353. — S. Athanase explique très-clairement le
motif (les évè(îues qui donnèrent à Constance le conseil- de diviser
le con- ile.
2. A. D. 359. — Indictio. ii. — U. G. 1112. — Eusebius et Hypa-
tius. Coss.
m. ^7
418 LA PEUSKCUTION AHIKNNE.
fond même do la loi, cl sur le sens et les limites de l'cx-
prossioii semblable en substance. Pour n'en pas ponire
rhal)itui!e, et pour préparer les travaux du concile, on
dressait des formules de foi , et Alhanase se raille
agréablement d'un nouveau symbole qui fut rédigé,
sous les yeux du Roi élernel Constance, et avec la date
expresse du 22 mai 359, de crainte, dit-il, qu'on ne se
trompât et qu'on ne prît la vérité d'aujourd'hui pour
celle d'hier'. Ce synd)ole ne dillérait de celui qui
avait été précédemment adopté que par ce seul fait,
qu'au lieu de proclamer le Fils semblable en substance,
on y disait d'une façon plus générale qu'il est semblable
au Père en toutes choses.
La décision ainsi arrêtée après tant d'incerliludes,
Constance écrivit de nouvelles lettres , envoya de nou-
veaux ordres, et les olliciers se mirent de nouveau
en campagne. Ces marches et ces contre-marches,
qui épuisaient de fatigue les chevaux des relais impé-
riaux et grevaient le trésor de frais énormes, cou-
vraient les chrétiens de ridicule. On riait publiquement
1. Soz., IV, 16. — Philost., IV, 11. — Soc. , n, 37, 39. — S. Athan.,
de Syn. Ar. et Sel., p. 871-875. —S. Épiph., ffo';-., lxxiii, 22. — Oac
voit par la date mise en tète de cette pièce, qu'elle doit étie placée
entre le tremblement de terie de Nicomedie et la convocation du con-
cile (le Riraiui. La question agitée était de savoir si on dirait siiupl. ment
que le Pèie est semblable au Fils, ou bien si l'on ajouterait qu'il est
semblable en substance ou en toutes choses. Les semi-Ariea.- s'oppnsi'rent
à la formule simple, et se contentèrent du mot .semblable en toutes
choses, en expliquant qu'ils comprenaient la substance dans ces derniers
mots.
tA PERSÉCUTION ARTENVE. 419
de ces évêqucs qui couraient les grandes routes, pour
savoir ce qu'ils devaient croire '. Dociles aux ordres
de l'empereur, bien que sensibles à riiumiliation qu'on
leur imposait, les évêques d'Occident furent les premiers
prêts, et se nnontraient aussi les plus pressés d'en finir.
Beaucoup d'entre eux, ceux des Gaules en particulier, ne
voulaient point accepter les voitures de l'empereur, et
vinrent à leurs frais, logeant en route chez leurs con-
frères^. A peine arrivés, et se trouvant réunis au nombre
de plus de quatre cents, sur lesquels on ne comptait pas
plus de soixante à quatre-vingts hérétiques, il se mirent
à l'œuvre avec la simplicité et la promptitude de gens
qui, ne doutant nullement de leur foi, n'éprouvaient
nul embarras à l'exprimer. Mais a'^ant toute délibéra-
tion , Taurus , préfet du prétoire d'Italie, qui avait
reçu ordre d'assister à leur assemblée, et à qui on avait
promis le consulat si les choses étaient menées au gré
de l'empereur, leur donna lecture d'une longue lettre de
Conslaiice, qui leur commandait de traiter d'abord des
matières de foi, et de s'abstenir surtout de toute inter-
vention dans les affaires de l'Eglise d'Orient. La lecture
faite et écoutée avec respect, Ursace, Valens et leurs
amis se levèrent pour donner connaissance , à leur tour,
1. Amm. Marc, xxi, 16. Ut catervis antistiUim jnmentis piiblicis
ultro citroijue dipcurrcntilms per synudi-s, qiias appi Haut, duni ritum
omuem ad suuin trahere conautur arbitiiuin, rui vthicularia; sucride-
ret uervos.— S. Athanase, de Syn. Ar. et Sel., p. 870, dit aussi que ces
allées et venues étaient un scandale pour les catécluimènes,et un sujet
de risée interminaljle puur l'S païens.
2. Sulp. Sév., II, 41. — S. Attian.» i'ji4_^ p. 374, 90S.
420 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
de la dernière profession de foi rédigée à Siimiiiin , sous
les yeux de l'empereur: «Voilà, dirent-ils, ce qui a
reçu rassenlinient de l'empereur, el ce qu'il nous paraît
sage d'accepter. Il n'y a là dedans aucun nouveau
terme, rien qui ne soit dans les Écritures, point d
chicane de fausse logique. Vous ne voudrez sûrement
pas diviser l'Église pour des mots qui ne sont pas
dans rÉvangileV )>
La proposition était brusque et surprit étrangement
l'auditoire. Les Occidentaux n'étaient point habitués
à tout ce manège de professions de foi, corrigées,
surchargées, amendées, auquel les docteurs d'Orient
s'adonnaient avec tant d'ardeur. Ils en étaient restés
au symbole de Nicée, qu'ils récitaient régulièrement
dans leurs prières. L'idée d'adopter sans discussion
une nouvelle formule qui retranchait le mot le plus
considérable de l'ancienne , leur causa un grand
scandale. Sans vouloir rien écouter , et se bouchant
presque les oreilles pour ne point entendre, ils
résolurent de s'en tenir purement et simplement au
symbole de leurs pères, déclarant qu'il ne fallait y rien
ajouter, ni en rien retrancher; et comme Valens,
Ursace et leurs amis , réclamaient , se récriaient ,
tenaient des conciliabules, refusaient d'apposer leurs
signatures aux décisions de la majorité, sans mar-
chander davantage , on les déclara hérétiques et dégra-
1. Sulp. Sév., 11, 41. — S. Hil., Fragm. p. 1340. — Soc. — Soz. —
S. Athan., loc. cit. — Théod., ii, 18.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 421
dés. Tout cela fut fait comme une affaire toute natu-
relle, sans hésiter et en très-peu de jours, car, dès le
22 juillet, des députés étaient di'jà partis pour aller
annoncer ce résultai à l'empereur '.
Peut-être peut-on croire qu'Ursace et Valens s'étaient
attendus à ces résolutions, et ne furent pas, au fond,
très-vivement contrariés de les voir prises avec cette
extrême netteté. Ils prévirent, en effet, l'impression que
Constance en allait ressentir. Le mettre ainsi, dès le
premier mot, face à face avec le concile de Nicée;
déchirer, sans daigner les discuter, tous les documents
qu'il avait rédigés lui-même; déposer, sans le prévenir,
ses meilleurs amis : c'était faire acte de courage et de
bonne foi , plus que d'adresse, car c'était le blesser au
point le plus sensible de sa vanité. Par cette démarche,
faite sans ménagement, toute tentative d'accommo-
1. s. Athan., de Syii. Ar. et Sel.,Tp. 876, 880. — Soz., iv, 17, 18. —
Soc, II, 37.— S. Hil., Fragm.,T^. 1342. — C'est ici que se place la lettre
synodale du Concile de Riniini, que nous avons déjà eu l'occasion de
citer comme une des preuves du baptême de Constantin m extremis.
La phrase où cette mention du baptême de Constantin est faite étant
assez obscure, on a essayé d'en altérer le sens en supposant que le
texte devait porter Constant et non Constantin. Nous croyons que cette
correction ne supporte pas l'examen. Il est dit que Constantin avait
mis le plus grand soin à établir la formule de foi de Nicée. Or, cette
assertion très-vraie de Constantin lui-même, serait parfaitement fausse
pour son fils Constant, qui ne se mêla jamais de débats théologiques;
et d'ailleurs, que faisait à Constance l'opinion de son frère, avec qui il
avait toujours vécu en médiocre intelli-ence, et qu'il savait très-bien
différer d'opinion avec lui sur la question arienne? — L'autorité de
Constantin, au contraire, était excellente à citer auprès d'un fils qui
lui devait son trône et sa gloire, et ne répudiait nullement les tradi-
tions paternelles.
422 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
dément, tonte politique de conciliation, était ruin(iG
pnr la base, et les conseillers habituels de l'empereur
allaient par là même reprendre sur son esprit un
crédit un instant ébranlé.
L'événement confirma ces prévisions. Quand l'empe-
reur apprit ce que les députés de Rimini apportaient
(d'habiles messagers, envoyés en même temps qu'eux,
arrivèrent assez d'avance pour l'en prévenir), son parti
fut aussitôt pris de ne pas les recevoir. Athanase, arri-
vant en personne à sa cour, ne lui aurait pas causé plus
d'elTroi ou plus de colère. Maître de lui, cependant, et
préférant toujours d'instinct, au début de toute alTaire,
la ruse à la violence, il ne manifesta pas ouvertement
sa colère. De Sirmium , il partit pour Constantinopie :
les députés durent l'y suivre pour attendre leur au-
dience. Mais il eut aussitôt une tournée à faire sur la
frontière, pour examiner l'état des troupes qui défen-
daient l'empire contre les Barbares, et il fit savoir qu'à
son retour il s'arrêterait à Andrinople, et que c'était là
qu'on pourrait le trouver pour parler d'affaires. « Vous
savez, écrivait-il aux Pères qui attendaient sa réponse à
Rimini, que, quand il s'agit de traiter des choses qui
touchent notre sainte religion, on ne saurait avoir
l'esprit trop dégagé des soins de la terre... Que Voire
Gravité ne s'offense donc point si je lui fais attendre
un peu le retour de ses députés ^ »
1. Soc, II, 37. — Soz., IV, 19. — S. Ath;in., loc. cit. et [>. 930.
— Théud., II, 20, 21. — Marc, et Faust., Lib. prec, p. 24, 25.—
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 423
En attendant, les députés de Rimini restaient aux
prises avec les conseillers ordinaires de l'empereur, qui
avaient ordre de tout mettre en œuvre pour leur faire
trahir leur mandat. Le choix de ces députés avait été fait
par le concile avec la naïveté imprudente de la bonne
foi. C'étaient des jeunes gens sans instruction, et surtout
sans habilude des cours'. Ils eurent bien vite donné
leur mesure aux habil.es observateurs qui les entou-
raient. Caresses, menaces, subtilités dogmatiques, on
n'épargna rien pour les étourdir et les éblouir. Quand
on les crut sufllsamment ébranlés, on les fit venir
à une petite distance d'Andrinople , dans une ville
qu'Iïilaire appclU; Nice; et là, on leur proposa de
sou dire une profession de foi qui déclarait le Fils
semblable au Père, d'une façon générale, sans ajouter
le mol de substance, et même en proscrivant absolu-
meiil l'usage de ce mot, comme propre uniquement à
nourrir d'inutiles di'bats-. Pressés de toutes parts,
Sulp. Sév.,ii, 41. — Cod. Tkeod. Chron., p. 60. — SocrateetSozomène
font, voyager Drsace et Valens à la cour de l'empereur, pour l'avertir
eux-mêmes des procédés du concile de Rimini. Nous n'avons pas pu
adopter cette version. 11 nous semble trop invraisemblaMe que ces
deux meneurs du parti aient quitté le théâtre de la délibération,
poui aller trouver eux-mêmes Constance
1 . Ex parte nnstra, dit Sul[>ice-Sévère, leguntur homines adolescentes
parum docti et parunr caiiti.
2. Bit-u que nous ne pnis'îions avoir la prétention de reproduire dans
ce récit toutes les prolessions de foi des Ariens, semi-Aiiens, Ano-
mœeus, etc., ce qui chargerait l'esprit du lecteur et n'é.l lircirait point
ses idées, nous croyons devoir faire remarquer qu'il y a dans cette pé-
riode quatre formules de foi en présence, toutes émanées de l'empereur
ou de ses conseillers, et qui correspondent aux diverses oscillations de
son esprit. Ce sont : 1° La formule rédiyéeàSirmium, pour être signéa
424 LA PEHSKCUTION AUIENNE.
cédant à ra[)[)arcil de la force aillant qu'à celui d'une
dialectique dont ils n'avaient pas l'usage, les (h'pulés
balancèrent plusieurs jours, et enfin signèrent. Con-
stance , alors , n'eut plus d'objections à les laisser re-
parlir. Il les chargea lui-même d'une lettre pour le
préfet Taurus, à qui il donnait l'instruction d'imposer
au concile entier ce qu'on venait d'arracher à ses
envoyés '.
Cependant les évêqucs assemblés à Rimini ne com-
prenaient rien à ces délais. Entassés dans une petite
ville, sans ressources, manquant de tout, ils voyaient
parOsius. Elle établit l'inégalité complète du Père et du Fils. Cette
formule est anomœeiine : c'est elle qui ])rovoqua la réaction du semi-
Arianisme; 2" La formule rédigée aussi à Sirmium par Basile d'Aucyre,
à la suite de la réunion d'Ancyre, et qui établit la similitude eu sub-
stance. Cette formule est semi-arienne, et correspond au moment où
Constance, averti qu'il avait été trop loin, recule, bannit Eudoxe,
Aétiiis, et se jette dans les bras du semi-Arianisme ; 3" Une dernière
formule rédigée à Sirmium, à la veille du concile de Rimini, et pareille
à la seconde, à cette diiférence près que ie mot substance n'y figure
plus, et qu'on y dit seulement que le Fils est semblable au Père en
toutes choses; 4° La formule de Nice, qui fait un pas de plus que la
précédente, et proscrit nominativement l'emploi du mot substance,
comme dangereux pour la foi Ces deux dernières sont l'œuvre d'Acace,
d'Ursace et de Valens, du parti des courtisans, de ceux en un mot qui
voulaient favoriser lesAnomœens sans se compromettre avec eux, et
arrêter les tendances trop conciliatrices des semi-Ariens. C'est cette
dernière qui linit par prévaloir à Rimini et à (Jonstantinople.
1. Théod., loc. cit. — S. EU., Fragm.^\). 1340. — Cette formule
de Nice, en Thrace, est très-obscurément indiquée dans S. Athanase,
de Syn., p. 903 et 934, et dans Socrate et Sozumène; le texte de Ttiéo-
doret l'éclaircit parfaitement. Elle fut rédigée avec les députés du
concile de Rimini, imposée ensuite au concile même, et enfin adoptée
à Constantinople, après le concile de Séleucie. Socrate dit qu'un avait
choisi ce lieu de Nice, à cause de la ressemblance du nom avec celui de
Nicée, et pour faire illusion aux ignorants. — Marc, et Faust., f.ib.
prec, p. 25.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 425
arriver avec désespoir l'hiver, qui redoublait leurs pri-
vations el leur fermait le retour vers leurs pays. L'im-
patience de partir les gagnait tous : ils étaient d'iiilleurs
sans chef avoué , sans guide éminent, tous les évoques
orthodoxes, de quelque mérite, languissant dans l'exil
depuis dix années, lis s'étaient défendus au premier
moment contre la violence qu'on voulait leur faire,
précisément par la simplicité de leur esprit ; mais cette
même simplicité les rendait à la longue accessibles à
tous les artifices. Dans leur ardeur de savoir des nou-
velles de la cour et de fixer la date de leur départ , ils
causaient avec les hérétiques, qu'ils supposaient mieux
informés qu'eux. Ces conversations altéraient peu à peu
leur ingénuité native. Quand on les avait bien entretenus
de V/iomoousios et de Vhomoiousios, de Vhypostase et de
Vousie , de tous ces composés et de toutes ces nuances
de la langue grecque, auxquelles la raideur de la langue
latine se prête si maladroitement; quand on leur avait
rempli l'esprit de fausses synonymies et de vaincs dis-
tinctions, ils sortaient de ces entretiens ne voyant plus
clair dans l'état de leur propre intelligence. Ils ne
comprenaient plus qu'une chose , c'est que l'Kgiise
était déchirée, leurs troupeaux sans pasteurs; que la
foi se perdait dans les divisions, et que la neige qui
commençait à tomber sur les montagnes élevait une
barrière entre eux et leurs diocèses abandonnés '.
1. Sulp. Sév., II, 43. — Maro. et Faust., Lib. prec, p. 25.— S. Hil.,
Fragm., p. 1347, 1348.
426 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
Leur joie lut donc grande, quand ils apprirent, dans
les derniers jours d'octobre, le retour de leurs députés.
Mais leur désappointement lut presque égal, quand ils
surent à quelles conditions ce retour était acheté. Une
grande division se déclara alors entre eux. Les uns, à
bout de patience, déclarèrent qu'ils voulaient retourner
chez eux, à quelque prix que ce fût; les autres résis-
taient encore, mais commençaient à équivoquer et à dis-
puter sur les termes. Ursace, Valens, le préfet Taurus,
tous les prélats suspects d'hérésie, se mêlaient active-
ment à ces débats : « Qui êtes-vous donc, disaient-ils
en raillant, des chrétiens ou des Athanasiens? Adorez-
vous Jésus-Christ ou le mot Consubstantiel? » — Puis
on leur offrait la profession de foi à signer, accompa-
gnée d'un permis de partir. Chaque jour comptait une
signature de plus et un évêque de moins dans la ville.
Au bout de peu de temps , il n'en restait plus que vingt,
maintenus encore dans la résistance par Phébade
d'Agen \ et Servais de Tongres. Pour venir à bout de
celte dernière opposition, on leur offrit une transaction :
c'était, non d'altérer le formulaire, mais d'y ajouter,
contre Arius, tel anathème qu'ils voudraient. Valens
lui-même s'offrit à prononcer cet anathème devant le
peuple. Lassés, au fond, d'une lutte inégale, les évoques
qui résistaient encore accueillirent avec joie cet expé-
dient , et le mot Consubstantiel perdit ainsi ses derniers
1. On a de Phéhade, évéque d'Agen, un petit traité contre les ariens,
inséré dans la BibUotheca patrum, t. iv, p. 230 et suiv.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 427
(léfeiiseiirs. Yalcns, en retour, s'exécuta de bonne
grâce, et tout haut, dans la grande église, il anathé-
malisa tous ceux qui diraient que J(!sus-Christ n'est
pas Dieu, Fils de Dieu, éternel, et surtout qu'il est une
créature. Il est vrai qu'en prononçaiit celle dernière
parole, il ajouta cette restriction, dont on n'était pas
convenu, et que personne ne comprit ou ne remarqua:
«Il n'est pas une créature comme les autres créât ures\r>
Après cette scène publique, tous les évoques quittè-
rent Rimini. Ils regagnaient leurs diocèses, inquiets,
confus, se disputant en route lés uns avec les autres,
sur le sens de la concession qu'ils avaient faite, iiisis-
laut tous pourtant sur ce point que si, pour le besoin
de la paix, ils avaient abandonné le mot Consnbsltintiel,
au moins ils avaient maintenu et sauvé l'idée. Au fond,
ils se sentaient humiliés et coupables. Ils avaient raison :
le mal qu'ils avaient fait était même plus grand qu'ils
ne savaient. Le contre-coup de leur faiblesse allait se
faire sentir dans Fantre partie du monde, et renverser
tou.t un plan de campagne très-bien conduit, que les
conseils habiles d'Hilaire de Poitiers avaient déjà
amené aux plus heureux résultats.
Il y avait déjcà plusd'im mois, en effet (depuis la fin
de septembre), qu'après de difficiles préliminaires, le
concile d'Orient s'était enfin réuni à Séleucie dlsaurie,
nommée Séleucie-la-Rude, à cause de la contrée monta-
gneuse qui l'environne. L'empressement n'était pas
1. Sulp. Sév., Il, 44.— Rufiii,i,lG.— S. ièj-.fDiul. adv. Luc, 18^ 19.
428 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
granil : on clail Irès-faligué de disputes en Orient, et
chacun se méfiait de son voisin. Il n'y eut guère plus
de cent cinquante prélats exacts au rendez-vous. La
gi'ande majorité était prise dans cette masse d'Ariens
modérés, qu'on nommait généralement semi-Arieus, et
qui avaient adopté ïhumoiousios pour symbole. L'or-
thodoxie de Nicée n'y complaitque douze représentants.
Trente-neuf ou quarante seulement inclinaient plus ou
moins du côté d'Aétius; mais encore dans le nombre
fallait-il compter Acace de Césarée et plusieurs de son
espèce, indilTérents au fond de la question, prêts à sa-
crifier la doctrine comme la personne des Anomœens, et
ne cherchant qu'à tii er de l'assemblée une décision qui
maintînt exclusivement entre leurs mains la direction
de l'empereur et de l'Eglise '.
Parmi ceux qui arrivèrent dès le premier jour , le
proscrit Hilaire ne craignit pas de se présenter -. Il
1. Soc, II, 39. — Tliéod., II, 26. — S. Athan., de Sijn. Ar. et Sel.,
p. 880, 881,— S. Hil., Contr. Const., p. 1247, 1248.— S. Épiph., fiœr.,
Lxxiii, 23. — S. Hilaire compte autrement que S. Athanase le nombre
des pr.'lats présents à Séleucie. Il en range cent cinq parmi les parti-
sans (le \'homoiousios , et dix-neuf seulement parmi les Anomœens.
On peut faire accorder les deax calculs, en supposant qu'il y avait à
peu près dix-neuf Anomœens décidés partisans d'Aétius, et que les
vingt autres mentionnés par Athanase appartenaient à cette nuance
intermédiaire dont Acace était le représentant, que les historiens con-
fondent trop aisément avec celle des Anomœens purs, et qu'il en faut
bien distinguer, puisque c'est elle (jui triompha et lit exiler Aétius.
Acace s'appuyait sur les Anomœens. pour lutter contre les tendances
de conciliation des semi-Ariens, mais il était, au fond, indifférent a la
querelle religieuse.
2. S. Hil., ibid. — Sulp. Sév., ii, 42. Cet auteur atteste la faveur
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 429
apportait avec lui et pouvait cfonner à lire à ses col-
lègues, un grand ouvrage dogmatique qui ne contenait
pas moins de douze livres, et qui, sous le titre de
Traité de la Trinité, était une longue réfutation de
rAiianisme. C'était là qu'il racontait comment il était
parvenu à la foi de l'entière divinité du Christ, par la
marche naturelle de son esprit , sans autres livres que
l'Évangile, sans connaître même le symbole de Nicée.
Tout le plan de ce vaste ouvrage, un des plus beaux
monuments dogmatiques de cet âge, était de faire
dériver la doctrine catholique directement de l'Écriture
sainte , sans l'intermédiaire de la tradition et des sym-
boles, sans rentrer dans les discussions épineuses de la
terminologie'. Tandis que les polémiques d'Athanase
sont des réfutations constantes , où l'adversaire est à
chaque instant pris au corps, où tout respire l'ardeur
de la lutte, la démonstration d'IIilaire se déroule paisi-
blement avec la clarté de l'enchainement logique. Les
polémiques d'Athanase ont leur date et leur adresse :
séparées de l'une et de l'autre, on les comprend mal.
Le traité d'Hilaire , élevé tout entier à la région des
idées éternelles, est propre à enseigner tous les siècles.
On y retrouve pourtant tous les traits de son rang et de
sa race : c'est la diction choisie et tempérée de l'homme
avec laquelle nilaire fut reçu à Séleucie par les senii-ariens : Magno
cum favore receptus omnium.
1. La date de l'ouvrage de la rr/«(7e est déterminée par cette phrase
du li'/re x : Loquimur exsuies per hos lil)ros. Son exil finit, eu effet,
peu de temps après le concile de Séleucie.
430 LA PERSÉCUTION AUIENNE.
du monde ; c'est aussi cette lucide disposition des
parties, cette facilité de tout ramener à des généralités
fécondes ; ce rapide passage des principes les plus éle-
vés à leurs dernières conséquences pratiques, toutes
ces brillantes qualités, en un mot, qui ont lleuri de
bonne heure i^ur le sol des Gaules. L'ouvrage entier
pourrait avoir pour épigraphe cette phrase qui le cou-
ronne : a L'apôtre ne nous a pas laissé une foi nue
et pauvre de raison; et bien que la foi soit ce qu'il
y a de plus nécessaire pour le salut, si elle n'est point
instruite par la science, elle pourra bien dans le com-
bat trouver quelque retraite pour se protéger elle-
même , mais elle ne saurait s'avancer avec la certitude
de vaincre. Elle sera comme le camp où les faibles se
réfugient , mais elle ne marchera point avec l'ardeur
invincible de l'homme armé. Il faut donc détruire les
disputes insolentes qui se font contre Dieu , battre en
brèche les murailles des raisonnements trompeurs , et
écraser les esprits orgueilleux qu'enfle l'impiété*. »
Muni de ce traité, qu'il désirait faire connailre en
Orient , Hilaire s'était mis hardiment en route pour se
rendre au concile, et avait même réclamé du gouverneur
1. s. Hil., De Tfinit., xii, 20. — Fidem non nudara Apostoliis atque
inopeni rationis reliquit: quae quamvis potissima ad salutem sit^tainen,
nisi per doctrinam instniatur, habehit quidem inter adversa tutum
refu,den(^ secessum, non etiam retinebit constantem obnitendi secu-
ritatem : eritque ut infirmis sunt post fugani castra, mm etiani ut
arma habentibus adest imperterrita fortitudo. Contundendae sunt
ergo insolentes advei'sum Deum disputationes, et destruenda rationum
fallacium munimeuta, et elevata ad impietateni ingénia conterenda.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 43î
(le la province où il passait ses jours d'exil , le brevet
de course publique que l'Empereur avait promis à tous
les évê(}ues. L'édit de convocation étant général , le
gouvcïrneur n'avait point osé le lui refuser. Comme i/
était eu chemin , un de ses biographes raconte qu'un
jour de dimanche, traversant une bourgade de Phryyie,
il s'arrêta pour entrer dans une église. Par hasiird,
une jeune fdle païenne se trouvait là mêlée à la l'uule
des chrétiens qui priaient. Elle se nommait Florentia
et appartenait à l'une des principales familles du pays.
Une voix intérieure se fit tout à coup entendre d'elle
et elle s'écria comme inspirée : Yoici le serviteur de
Dieu qui entre; et, se précipitant aux pieds de l'évoque
gaulois, elle le supplia, en fondant en larmes, de lui
toucher le front et d'y tracer le signe de croix. Hilaire,
tenant cette inspiration divine pour une instruction
suffisante , ne fil point difliculté de marquer la jeune
pénitente du sceau des catéchumènes. Florentia courant
alors chercher son père et toute sa famille, les amena
presque de force auprès de l'évêque et les contraignit,
par ses supplications, à se faire chrétiens comme elle.
Puis, tranquillisée sur leur salut, elle prit congé d'eux,
en leur annonçant qu'elle était décidée à suivre jusqu'au
bout du monde celui qui l'avait engendrée à la foi et à
une vie meilleure. Yous m'avez mise au jour, disait-elle
à son père, mais celui-ci m'a régénérée. Florentia
tint parole , et depuis ce jour, elle s'attacha au
sort d'Hilaire, et partagea avec un chaste et pieux
432 LA l'Er.SÉCUTION ARIKNNE.
dévouement toutes les traverses de la vie d(; l'exilé '.
Ce ne fut point sans peine qu'IIilaire, arrivé à Séleu-
cie, obtint la permission de prendre séance au concile.
Le magistrat, chargé de la direction du concile (car
là, pas plus qu'à Rimini, l'autorité civile n'était
absente ni inactive), ne savait si l'ordre de l'Empereur
autorisait cette intervention d'un évêque d'Occident.
Les amis d'Acace de Césarée et les Anomœens s'é-
criaient qu'il ne fallait pas recevoir un Gaulois , un
ignorant entaché de Sabellianisme. L'insistance mo-
dérée, mais ferme, d'IIilaire vint à bout de toutes les
résistances, et il siégea lui seul, latin et proscrit,
dans celte assemblée de Grecs et de courtisans 2.
La présence d'Hilaire au concile de Séleucie avait
un but très-évident. N'ayant pu obtenir la réunion
générale de l'Église, qu'il avait souhaité-'^,, il voulait
au moins tirer parti des dispositions noevelles des
prélats d'Orient, pour leur faire faire, vers le sym-
bole de Nicée et la foi orthodoxe, autant de pas
qu'il serait possible. Diminuer la distance qui séparait
les catholiques des semi-Ariens, jusqu'à ne laisser
entre eux que l'épaisseur d'un mot, dernier voile qu'on
ferait ensuite facilement tomber : c'était sa pensée
constante. Presque au même moment, soit par l'effet de
1. Cette petite anecdote est rapportée dans la vie de saint Hilaire
par Foitun;it, et l'éditeur bénédictin a cru devoir l'admettre dans la
sienne.Nons imitons son exemple, sans garantir l'authenticité du fait.
%. S. Ilil., Contra Const., p, 1248. — 6ulp'. Scv., ii, 42.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 433
communications écrites, soit par la rencontre naturelle
de deux hommes de bien et de génie, Athanase, tou-
jours instruit de tout, du fond de sa retraite, élait
arrivé à la même pensée, et déclarait très-haut dans ses
lettres qu'il fallait distinguer avec soin les Ariens purs
de ceux qui n'étaient arrêtés que par le mot consub-
stanticl : « Ceux-là, disait-il, il ne fallait pas les traiter
en ennemis, mais en frères, puisqu'on ne discutait point
avec eux sur les idées, mais sur les mots '. » Cette tac-
tique, aussi habile que charitable, rencontrait une oppo-
sition directe dans les vues d'Acace de Césarée , qui,
comme les autres évêques politiques de son espèce,
n'avait, lui, pour unique pensée, que de prévenir tout
rapprochement, Hilaire et Acace, bien qu'ils fussent
presque aussi étrangers l'un que l'autre aux deux
opinions qui se disputaient l'assemblée, étaient donc, au
fond, les vrais adversaires en présence.
Aussi,onpeutsupposer,sansexagération,que ce furent
les conseils d'Hilaire qui inspirèrent l'énergie inaccoutu-
mée avec laquelle les semi-Ariens conduisirent le débat
pendant les trois seules séances qu'il fut donné au concile
1. s. Atlian., de Syn. Ar. et Sel., p. 915. — Une phrase de ce même
traité Des synodes, p. 8G9, où Athanase dit qu'il va rendre compte
de ce qu'il a su et vu lui-même , a fait croire à quelques écrivains
qu'il avait assisté secrètement au concile de Séleucie. Rien ne nous
paraît confirmer cette assertion. Un fait si grave aurait laissé plus de
traces. Nous pensons, comme les BoUandistes (dans la vie d'Athanase)
que le mot éwpax.a, j'ai vu, doit s'entendre des actes du concile dont
Athanase cite en effet une grande partie. Mais s'il ne fut pas présent en
personne, il est très-prcibable qu'il se fit soigneusement tenir au courant
de tout, et que la conduite d'Hilaire au concile fut concertée avec lui.
III. 28
434 LA PEllSÉCUTION ARIENNE.
de tenir. Dans la première, on décida l'ordre des ma-
tières qnc le concile aurait à traiter. Acace, pour pro
longer le débat et l'envenimer par des querelles d'amour
propre, aurait voulu que l'on commençât par examiner
dos griefs personnels, des plaintes faites, soit par des
évoques déposés, soit contre des évêques en place; et le
nombre de ce genre de réclamations était grand, cbacun
ayant dans cette Église en désordre quelque violence à
se reprocher ou quelque plainte à faire. Les semi-Ariens
virent le piège, l'évitèrent, et passèrent outre, séance
tenante, à la discussion de la foi. Acace, se levant alors,
exactement comme avait fait Yalens à Rimini (ce qui
prouve avec quelle entente les deux rôles avaient été
concertés), proposa à l'adoption de l'assemblée, en invo-
quant l'autorité de l'empereur, la dernière formule de
Sirmium. Peut-être, s'il eiit été seul, eût-il fait accepter
sans trop de difficulté sa proposition, car on se rappelle
que si le mot substance avait été retranché de cette for-
mule , le mot semblable s'y trouvait encore. Mais Acace
avait derrière lui des soutiens dangereux, qui, en com-
mentant sa pensée et en l'appuyant , compromirent et
perdirent tout. On vit reparaître dans leur langage Ti^ria-
nisme entier et les inspirations évidentes d'Aétius. Une
violente agitation se manifesta alors dans toute l'assem-
blée : tout ce qui était semi-arien s'effraya et se mit à
chercher à tout prix quelque formule qui se distinguât bien
ouvertement d'Acace et desesdangereux amis. Beaucoup,
sansdoule,réfléchirent,à ce moment suprême,avecamer-
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 435
tume, qu'en cessant de se tenir attachés au roc de Nicée,
ils s'étaient lancés sur une mer d'erreur, où l'ancre était
impoïJsibleà jeter*. Beaucoup, si une fausse honte ne les
eût retenus, en seraient revenus purement et simplement,
■ pour sortir de ce dédale, au premier et au plus grand
de tous les symboles. N'osant aller jusqu'à braver ainsi
tout respect humain et se donner à eux-mêmes un tel
démenti , ils voulurent au moins se rapprocher le plus
possible du point de départ. La formule qu'ils choi-
sirent était la plus voisine de celle de Nicée, et pour la
date et pour les termes. C'était celle qu'avait proposée,
près de vingt ans auparavant, Eusèbe de Nicomédie à
Anlioche, lorsque, pour la première fois après la mort
du grand Constantin, il avait osé s'écarter timidement,
et par des expressions encore couvertes et ambiguës,
de la voie tracée par le concile. On ne pouvait raser
de plus près le port où on n'osait encore aborder.
Ce fut donc le formulaire d'Antioche qu'on imjiosa
à Acace et à ses partisans, deux jours durant, malgré
leurs cris, leurs réclamations, leurs tergiversations,
leurs récriminations de toute sorte, et bien qu'Acace,
fortement pressé , offrît de joindre à sa proposition
première un analhème explicite contre Aétius et les
1. Cette indécision et ce regret percent dans les phrases que Socrate
met dans la bouche de Sophrone de Paphiagonie et d'Èleuze de Cy-
ziquG : Revenons à la foi de nos pères : ferons nous chaque jour de
nouvelles professions de foi ? On voit aussi l'avantage qu'Acace tirait
de cet argument, puisque la foi de Nicée avait été changée, on pouvait
bien faire encore de nouveaux changements.
436 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
doctrines anomœeiines. Après deux orageuses journées,
où il ne put rien gagner, Acace eut recours à la der-
nière raison de son parti. Le premier octobre, à l'ouver-
ture de la quatrième séance, le questeur Léonas déclara
qu'il avait eu ordre de l'empereur de se trouver à une
assemblée régulière, mais que, puisqu'on ne pouvait
s'entendre sur rien, il ne compromettrait pas davantage
l'autorité impériale dans ce démêlé : « Allez dans
votre église, leur dit-il à tous avec un sentiment de
mépris qui commençait à être fort général, et criez-là
tout à votre aise '. »
C'était, en réalité, la dissolution du concile qu'il pro-
nonçait. Avec les habitudes prises par les Orientaux, et
auxquelles les semi- Ariens avaient tant de peine à renon-
cer, du moment où l'agent de l'empereur se retirait,
l'assemblée ecclésiastique était par là même invalidée.
Peu importaient, par conséquent, à Acace et à ses amis,
les résolutions que put prentlre dans les jours suivanlsla
majorité du concile, les sentences qu'elle porta , les dé-
positions qu'elle prononça. Leur parti était pris de n'en
plus tenir compte et de transporter, sans perdre un
instant, le débat auprès de l'empereur lui-même, à
Constantinople. Acace s'y rendit tout le premier, accom-
pagné d'Eudoxe, évêque déposé d'Antioche, qui avait
à cœur de se justifier auprès de Constance. Ils y devan-
1. Soc, II, 39, 40, — Soz.,iv, 22. — Théod., ii, 26. — S. Alhan., de
Syn. Ar. et Sel., p. 881. — S. Épiph., Hœr., Lxxiii, 25. - S. Hil.
Contra Const., p. 1247 et suiv. — Sulp. Sév., ii, 42.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 437
cèrent de plusieurs jours les député? que les scmi-
Arieus ne tardèrent pas à y envoyer, et auxquels Hilaire,
attentif à suivre l'issue de ce grand débat , se joignit
avec empressement. Enfin , pour que personne ne man-
quât au rendez-vous, Aétius, à qui sa qualité de diacre
n'avait pas permis de siéger au concile, mais qui pou-
vait sans difficulté discuter de théologie dans un palais,
arriva lui-même dans la ville impériale avec son disciple
chéri, Eunome, plus habile et plus mesuré que lui dans
la discussion, mais d'opinion tout aussi extrême '.
Tous les acteurs de Séleucie se trouvaient ainsi sur
ce nouveau théâtre, et malgré l'extrême prévention de
Constance, que les dénonciations d'Acace avaient forte-
ment irrité,la discussion, reprise sous ses yeux, se pour-
suivit pendant plusieurs jours avec un avantage marqué
pour les semi-Ariens, lesquels, de leur côté, faisaient
tous les jours aussi un pas de plus pour se rapprocher
de l'orthodoxie. Une longue discussion entre Eustalhe
de Sébaste, l'un d'eux, et Eudoxe, puis entre Basile d'An-
cyre et Aétius , avait déjà grandement avancé ces deux
résultats. Aétiuss'élait montré, à son ordinaire, très-hau-
tain, très-hardi, dédaigneux de l'autorité des Pères, peu
respectueux pour celle de l'Écriture. Il avait pénétré
Constance de terreur par la témérité de ses raisonne-
ments. Il se raillait môme assez hautement de ceux qui,
pensant comme lui, n'osaient parler tout haut, ni tout
1. Soc. — Soz. — S. Athan. — Théod. — S. Hil., loc. cit. — Pliilost.,
IV, 4, li'. — Sulp. Sév., u, 45.
438 LA PERSl^CUTION AlUENNE.
dire*. De leur côté, dans l'ardeur de le réfuter, les
semi-Ariens empruiilaient de plus en plus, sans s'en
apercevoir, le langage d'Ililaire et d'Alhanase. Il leur
arrivait de défendre l'ideiitilé de la substance, et, en se
familiarisant avec l'idée, ils se réconciliaient avec le
mot. Tout marchait donc à souhait vers le butqu'Iïilaire
s'était proposé, quand ses espérances furent tout à
coup renversées, et la face des choses toute changée par
un orage qui éclatait du coin de l'horizon où on l'aurait
le moins attendu. C'étaient les évèques de Rimini qui
venaient annoncer la faiblesse des Occidentaux -.
Ce fut un coup de théâtre qui bouleversa tout. L'Occi-
dent passait, avec raison, pour l'asile et le rempart de la
foi de Nicée. Là se trouvaient les défenseurs jurés, ceux
qu'on nommait même, par dérision, les adorateurs du
corisubstanfiel. Quand leux-là même consentaient à
signer une formule de foi, très-vagne, où la similitude
du Père et du Fils était à peine affirmée d'une façon
évasive et générale, qui pouvait se montrer plus diffi-
cile et plus obstiné qu'eux? Le triomphe d'Acace fut
donc extrême, et le découragement gagna aussitôt ses
adversaires. Constance, d'ailleurs, que tous ces débats
commençaient à étourdir et à fatiguer , vit avec joie
1. s. Épiph., Hœr., lxxvi, 3.
2. Soc, II, 41. — Thcod., 11, 27. — Philost., iv, 12. — On pout voir
dans Théoiloret combien les arguments du semi-arien Sylvain. ovè([ue
de Toiigres, se rapprochent de la consubstantialitépure. Philostorge
donne l'avantagea Aétius dans le débat; mais il est évident, par le trai-
tement que lui réservait Constance, qu'il l'avait grandement scandalisé.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 439
apparaître un moyen de tout terminer et de mettre
d'accord les passions opposées des deux parties de son
empire. La formule que l'Occident avait acceptée, il
fallait la faire contre-signer par l'Orient. Ordre fut donc
envoyé aussitôt à tous les évêques de souscrire, sans
plus de débat, le même formulaire qui avait reçu la
signature des évoques de Piimini, et avertissement
donné aux divers partis, que celui qui ferait difficulté
de se conformer à cet ordre , éprouverait les effets du
courroux impérial \
De vains efforts furent tentés pendant les derniers jours
de l'année 359 pour arrêter le cours de cette résolution.
Les députés de Séleucie s'adressèrent, avec supplications
et avec larmes, à l'équité de l'empereur et essayèrent de
réveiller son ancienne bienveillance. Hilaire, voyant avec
désespoir détruire tout l'échafaudage de ses généreuses
combinaisons , demanda en vain par trois fois à être
entendu, dans des lettres pleines de noblesse, dont une
est encore entre nos mains. Constance ne voulut rien
écouter, et, dès le premier mois de l'année suivante, sa
volonté était exécutée. La formule de Rimini avait été
signi'e par la presque totalité des prélats présents à
Constantinople, et ceux qui résislaient étaient châtiés.
C'étaient, du côté des semi-Ariens, Basile d'Ancyre,
Éleuze de Cyzique, Eustathe de Sébaste, et l'évêque
même de Constantinople, Macédonius. Ils furent tous
1. Soz., IV, 23. — S. Hil., Fracjm., p. 1330, 1351.
440 LA PEUSÉCUTION ARIENNE.
déposés et proscrits. A l'autre extrémité, c'était Aétius
hii-niêmc et son disciple Eunome, trop compromis pour
se rallier à aucun moyen terme. D'ailleurs, la fraction
victorieuse des prélats courtisans, après s'être servie de
ces deux philosophes de bas étage pour le succès de ses
intrigues, ne faisait nulle difficulté de les sacrifier aux
préventions du public chrétien et de l'empereur. Aétius
fut abandonné de tout le monde, même de son ami
Eudoxe d'Antioche, qui acheta à ce prix la succession
deMacédoniu? au siège de Constanlinople. L'ambition,
parvenue à son but, rejetait avec dédain le marchepied
qui l'avait aidée à l'atteindre <. Enfin Constance compléta
l'ensemble de ces mesures par une nouvelle disposition
établissant l'immunité des terres ecclésiastiques, et où il
mentionnait spécialement qu'il agissait sur la demande
du concile de Rimini. La loi en elle-même était juste
et modérée, mais portée dans de telles circonstances, et
adressée au préfet môme qui avait négocié la signature
des prélats, elle paraissait le prix payé par la politique
victorieuse à la religion subornée -.
C'était, en effet, la politique, et la politique seule qui
1. Sulp. Sév., II, 42. — S. Hil., p- ^220 et suiv. — Roz., loc.
cit. — Soc, II, 41, 42. — Philost., iv, 12. — Théod., ii, 2G, 27. —
On voit par ces divers auteurs que, pour faire prononcer la déposition
des prélats semi- Ariens et la condamnation d'Aétius, Constance réunit
une sorte de concile à Constanlinople, probablement composé dos évo-
ques présents et de ceux des provinces voisines. Il paraîtrait, d'après
Pliilost.jVii, G, que quelques prélats ne voulurent pas consentir à la
condamnation d'Aétius.
2. Cod. Theod., xvi, t. 15, 1. 42.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 441
triomphait. Depuis quarante ans que ce grand débat
s'agitait devant le monde , deux systèmes avaient été en
présence, celui de la vraie foi qui unissait les diverses
personnes divines dans une commune majesté et dans
une égale adoration; celui d'une philosophie téméraire
qui sondait et scindait la Trinité , et portait la division
dans la substance divine. Entre ces deux doctrines tran-
chées flottait un groupe d'esprits moins décidés, qui cher-
chaient à expliquer le dogme sans le détruire. Chacune
de ces opinions avait son sens philosophique et théolo-
gique. Identité, similitude , dissemblance de substance,
chacun de ces mots représentait, sinon une vérité, au
moins une idée et une conviction. Mais les vainqueurs
(le Constantinople étaient également étrangers à toutes
les nuances de la pensée chrétienne; c'était un ramas
d'hommes dépourvus de croyance, qui prononçaient
une suite de mots vides de sens. La formule de Rimini
déclarant que le Fils est semblable au Père, sans dire
s'il est son égal, son inférieur, ou sa créature, ne tran-
chait aucune question, et défiait l'examen par sa nullité
même. Elle n'était ni orthodoxe, ni semi-arienne, ni
pleinement arienne. C'était une pure arme de guerre,
une équivoque destinée à recruter des allies et à frap-
per des adversaires dans tous les rangs. Jamais ne fut
consommée plus audacieuse invasion de la politique
dans la religion.
Jamais aussi la servitude ne produisit de fruits plus
amers. Sous une apparente unanimité, arrachée par la
442 LA PERSÉCDTION ARIENNE.
force , la confusion était partout. « Le monde, dit saint
Jérôme par une exagération éloquente, gémissait et
s'étonnait de se trouver arien '. » Chacun était surpris
de ce qu'il avait fait, de ce qu'il avait dit et de ce qu'il
était. Dans l'Eglise chacun avait peine à reconnaître sa
foi; dans l'hérésie personne ne comprenait plus son
système. A part les lumineuses exceptions qui brillaient
dans l'exil, au milieu de cette série d'épreuves diverses,
tour à tour les plus (idoles avaient faibli, et les plus obsti-
nés s'étaient rétractés. Tous erraient maintenant, égarés,
cherchant leur voie, et privés de leurs guides. Les
évêques, rentrant dans leurs diocèses, rapportaient et
répandaient autour d'eux le trouble de leur esprit.
Heureux encore quand le désordre ne descendait pas
aussitôt dans la place publique et dans les rues. Osius,
à peine de retour à Cordoue , mourait tristement, ne
1. s. Jér., Dial. adv. Luc, 19 : « Ingemuit totiis orbis et arianum
miratus est se esse. » r.ette phrase est évidemment une exagération
de rhétorique, car la formule signée alors par la plupart des évêques
d'Occident et d'Orient était plutôt encore un non-sens qu'une hérésie.
Elle laissait dans le doute la question qu'on avait tranchée à Nicée,
défendait même de l'agiter, mais elle ne la résolvait pas précisément
en sens contraire. D'ailleurs, il s'en fallait bien qu'elle eût en sa
faveur, je ne disp;is l'unanimité, mais même la majorité des évêques.
Le nombre des prélats présents à Rimini, à Séleucie, était petit, et on
verra de combien de protestations leur faiblesse fut suivie, à commencer
par celle du pape Libère, que nous relaterons plus tard. En tout, il n'y
a eu dans toute cette époque qu'une seule décision de toute lEglise,
et par conséquent un seul décret de foi infaillil)le: celui de Nicee, et
celui-là ne fut jamais ni retiré, ni modifié par aucune autorité égale à
celle qui l'avait porté. Les autres décisions furent toujours isolées,
partielles et faillibles. Il y eut donc du trouble, de la confusion dans
les esprits et dans les consciences, jamais cont'.adictiou dans la véiitable
loi ecclésiastique.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 443
pouvant supporter les reproches de sa province, et mau-
dissant d'une voix faible l'erreur qui l'avait déshonoré*.
Rome se partageait violemment entre le peuple attaché
au pape Libère, malgré sa faiblesse, et un groupe d'hé-
rétiques obstinés qui suivaient l'usurpateur Félix ^.
Parmi les évèques défectionnaires de Rimini, les uns,
houleux et repeidants, écrivaient aux confesseurs exilés
pour demander pardon. D'autres s'enfermaient dans
leurs églises, ne voulant plus communiquer avec per-
sonne, ni entendre parler de rien. D'autres enfin s'enga-
geaient et se maintenaient, par vanité, dans l'opinion
qu'ils avaient embrassée par terreur ^. Dans les rangs
derArianisme, c'étaient mêmesincerlitudes, bien qu'avec
moins de scrupules, et mêmes querelles , tempérées par
moins de charité. Le calme, banni du monde chrétien,
ne régnait plus qu'au fond des retraites de la solitude. Là
se reflétait dans le cristal des âmes pures cette lumière
de Nicée, brisée de toutes parts par le prisme de
l'erreur.
« Heureux, s'écriait du sein des âpres montagnes de
1. M.-ire. et Faust., /J?;. prec, ]i.35et 39.— S. Hil., Fragm.,\). 1356,
Il faut atténuer certaineujeut la sévérité des lucileiieus Marcellin et
Faustin sur la fiu d'Osius, parce que l'opinion de ces deux écrivains
les portait à noircir, autant qu'il était en eux, la conduite des défec-
tionnaires. Mais la lettre citée dans les Fragments de saint Hilaire
atteste cependant que le retour du vieux confesseur en Espagne ne
s''oiiéra point sans scandale.
2. Marc, et Faust., p. 4. — Soc, n, 37. — S. Jér., Chrôn. — Voir
Baronius, Ami. e'^cl. ,aun. 357, § 57, sur les troubles qui, d'après les
monuments de l'Éulise de Rume, suivirent la rentrée de Libère.
3. S. 3ér.,Dial.adv. Luc, 19.
444 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
la Més)potnmie un de ces eiiisdii désert, heureux celui
qui a lixé son regard sur le miroir liui|)ide de la
véi'ilé pour y regarder le mystère de la génération
divine qui surpasse toutes paroles !.. Heureux s'il a
élevé autour de ses oreilles la muraille du silence, et si,
les discussions des docteurs ne l'ont point franchie !
Heureux celui qui a laissé croître silencieusement en
lui les ailes de l'Esprit-Saint, et, voyant qu'il y a des
débats sur la terre, a pris son vol et s'est élevé vers le
ciel! Heureux le matelot de la foi qui , des orages de la
controverse, a abordé dans le port du silence! Heureux
celui qui a senti que le langage de sa bouche était trop
faible pour cette inexprimable génération de Dieu,., qui
ne se perd point dans la recherche de l'incompréhensible,
mais qui chante devant toi, Seigneur, comme une harpe
dont les sons portent la paix à ceux qui l'entendent. ..
Heureux celui qui est muet quand on discute la généra-
tion, mais qui résonne comme une trompette quand
on l'adoie! Heureux celui qui sait qu'il est diKicile de le
connaître, et qu'il est doux de te louer!.. Heureux qui
n'a point goûté la sagesse des Grecs, ni perdu la savei;i
de la simplicité des Apôtres '. »
Ainsi parlait, avec une suavité céleste, la piété attris-
tée des solitaires. Mais d'autres, plus actifs et nés pour
la lutte, ne consentaient pas à se réfugier dans ce port
du silence. Au contraire, du sein de l'oppression, dans
1. S.Eplirem. Selcrt. works, Oxford, 1847, p. 110, 112.
LA PERSÉCUTION ARIENNE. 445
le désespoir apparent de toute force humaine, le jour
de parler, et de parler haut, leur paraissait venu. Devant
le triomphe de l'impiété, l'habile modérateur des partis,
l'homme d'état de l'Église, dont le zèle s'était longtemps
contenu dans les règles d'une sainte prudence, n'ayant
plus rien à ménager, laissait enfin échapper lous les
élans de son âme.
« Il est temps de parler, écrivait Ililaire; le temps de
se taire est passé. Attendons-nous au Christ, puisque
TAntechrist a vaincu. Les mercenaires ont fui : c'est aux
pasteurs d'élever la voix... Tout le monde m'est témoin
que, depuis que je suis retenu en exil, je n'ai point
quitté la confession du Christ; mais je n'ai rejeté aucun
moyen acceptable et honnête de rétablir la paix... Et
puisque j'ai gardé le silence jusqu'ici, et que l'amertume
d'une injure encore récente ne me l'a point fait rompre,
on comprendra que si je parie aujourd'hui avec la
liberté d'un chrétien, ce n'est aucune passion humaine
qui m'y pousse. Je ne parle point sans ï-éflexiot-:, puisque
je me suis tu si longtemps. Et j'ai eu quelque mérite de
modération à me (aire, puisque j'ose |^r!er aujour-
d'hui... Jem'adreGse donc à toi. Dieu Iciri-piiissant ,
créateur de toutes choses , père de notre Seigneiir Jésus-
Christ. Que ne m'as-tu fait naître, que n*ac-tu placé ma
vie dans un temps où j'aurais pu te confesser, toi et ton
fds, devant les Néron et les Décius! Alors, échaulfé do
l'Esprit-Saint, et par la miséricorde du Seigneur Dieu
^ésus-Christ, je n'aurais pas redouté la torture du che-
446 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
valet, me souvenant qu'Isaïe a été scié par le milieu du
corps. Je n'aurais pas craint le bûcher, me rappelant que
les enfants hébreux ont chanté au milieu des flammes,
La croix, le brisement des Jambes, ne m'eussent point
effrayé, car j'aurais su que c'est de la croix que le larron
a passé dans le Paradis. J'aurais sondé sans crainte la
profondeur de la mer et les tourbillons de l'Océan ,
sachant, par l'exemple de Paul et de Jonas, que la mer
sait épargner la vie des justes. C'eût été un bonheur pour
moi de combattre contre des ennemis déclarés de ton
nom , contre des gens à qui nul n'aurait pu refuser le
nom de persécuteurs; car ils auraient employé les sup-
plices pour me contraindre à renier ta loi... Nousaurions
combattu, à visage découvert , cwitre des impies, des
bourreaux, des égorgeurs. Et ton peuple, averti par
cette persécution publique, nous aurait suivis comme
ses guides à la confession de ta foi,
« Mais maintenant nous combattons contre un persé-
cuteur déguisé, contre un ennemi caressant, contrfe
l'Antéchrist Constance. Il ne nous frappe point sur le
dos; il nous flatte sur le ventre ^ Il ne nous con-
damne point pour nous faire naître à la vie; il nous
enrichit pour nous conduire à la mort. Il ne nous
enferme point dans un cachot pour nous atîranchir;
il nous honore dans son palais pour nous asservir. Il
ne déchire point nos flancs , mais il maîtrise notre
1. Noa dorsa caedit, sed ventrem palpât.
LA PERSECUTION ARIENNE.
^^7
cœur. Il ne tranche point notre tête par le glaive; il tue
noire âme par son or; il ne nous menace point publique-
ment des bûchers, mais il allume secrètement le feu de
l'enfer. Il ne dispute point, de crainte de perdre, mais il
caresse pour régner. Il confesse le Christ pour le nier ;
il décrète l'unité pour empêcher la paix. Il réprime
l'hérésie pour qu'il n'y ait plus de chrétiens. Il honore
les prêtres pour qu'il n'y ait plus d'évêques. Il édifie les
églises pour démolir la foi... Je te déclare donc, ô
Constance, ce que j'aurais dit à Néron, ce que Décius et
Maximien auraient entendu de ma bouche. Tu combats
contre Dieu; tu te déchaînes contre l'Église; tu persé-
cutes les saints; tu détestes les prédicateurs du Christ;
tu anéantis la religion ; tu es le tyran, non des choses
humaines, mais des choses divines... Oui, Néron,
Bécius, Maximien, votre cruauté nous a mieux servis.
C'est par elle que nous avons vaincu le diable. Par
vous, le sang bienheureux des martyrs a été partout
répandu et recueilli; leurs ossements vénérables nous
servent encore aujourd'hui de témoignages. Devant eux
on voit les démons s'enfuir, les maux disparaître, les
miracles s'accomplir... Mais toi, ô le plus cruel des
hommes cruels, tu nous fais plus de mal, et tu nous
laisses moins d'excuse... Aux malheureux qui succom-
bent devant toi tu ne laisses pas même la ressource de
montrer au souverain juge leurs corps meurtris de cica-
trices, et d'excuser leur faiblesse par la nécessité. Et tu
mesures les maux de la persécution de telle sorte, que
448 LA PERSÉCUTION ARIENNE.
lu ne laisses ni excuses pour ceux qui tombent, ni gloire
du martyre pour ceux qui résistent*. »
Les prières d'IIilaire, à peine prononcées, étaient déjà
reçues dans le ciel. A la place de ces amitiés couron-
nées qui corrompaient les sources mêmes de la vie, l'en-
nemi ([u'il appelait de ses vœux était déjà né pour
l'Église. De la poussière antique de Rome, de la cendre
des Décius et des Sévère, s'était élevé un ouvrier de la
colère céleste , chargé de venger et d'éprouver le peuple
de Dieu, de châtier les séducteurs et de purifier les
victimes.
1. s. Hil., Contra Const., p. 1237-1243.
nu DU TOME TnOISIEMIR,
B. de Soye «i Pila, imp... pi. ù"i Paitadoa, i.
TABLE
DU TOME PREMIER DE LA DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
ATHANASE A ROME.
(337-345)
Snjet de cette seconde partie. — Ses difficultés. — Fnnérailles de Constantin. —
Constance y préside. — Caractère de Constance. — Soulèvement uiiliiaire et
renvoi du préfet Ablave. — Assassinat du pairiceOptit. — iVlassacre des membres
principaux de la famille impériiiie. — Aputiiéose de Consianlin à Rome. — Nou-
veau partai;e de l'Empire entre les trois jeunes empereurs. — Leur entrevue à
Sirmiura. — Affaires de l'Kglise. — Dispositions différentes des ti ois empereurs-
— Consianlin le jeune permet à Atlianase de retourner à Alexandrie. — Sa lettre
aux Alexandrins. — Ailianase ne profile pas sur-le-cliamp de la permission. — Les
empereurs font rentrer tous les evêqiies exilés, sans distinction de crojame. —
Guerre de Constance contre les Perses : caractère équivoque, résultat fâcheux de
celte guerre. — La guerre éclate entre Constantin le jeune et Constint. — Con-
stantin le jeune entre en It,die ; ses victoires; sa mort. — Constant reste niaitre
de tout l'Occident. — Atlianase rentre ù A exandrie. — Difficultés de sa situation,
— Eusèbe de iSicomédie reiommence ses intrigues contre lui. - Deputation des
Eusébiens auprès du pape Jules. — Les députés d'Athanase devancent ceux il'Eu-
sèbe. — Jules convoque un concile pour l'année suivante. — Énioiion répandue
en Egypte. — Les évoques de la province protestent en faveur d'Athanase. — Vision
de saint Antoine. — Atlianase se rend à Home. — Effet produit par sa présence.
— Les Eusébiens n'osent pas l'y suivre, et se réunissiMU en concile à Antioclie.
— !V!ort d'Eusèbe de Césaree. — Canons du concile d'Aiitinche. — Leur puriee et
leur caractère. — Athanase est déclare déchu et remplace par Grégoire de Cap-
padoce. — Les Eusébiens ne professent pourtant pas l'nrianisme — Symlioles
d'Anliocbe : leur nombre, leur amliiguîte. — Enliée violente de Grégoire à Alexan-
drie. — Ketour et tuile d'Atlianase —Sa lettre aux evéques. — Le concile se
réunit à Rome. — Lettre des Eusébiens pour refuser de s'y rendre. — Scamlale
Causé par celte lettre et réponse du |iape Jules. — Les Occidentaux s'ailre-seiit à
fcmpereur Constant pour obtenir la réintégration d'Athanase. — Cara^ier de
fonstant. — Il mande Athanase auprès de lui. — Conduile réservée d'Aih.iiia.se à
m. TJ
450 TABLE DES MATIÈRES.
la cour. — Constant demande à son fièrc la convocation d'un concile (iccuniénique.
— Désonlrcs en Orient. — Mort d'F.usMie de Nicnniédie. — Sédition à Coiislanii-
nople. — r.oiislanre consent à la convoc^uion du concile. — Iléuniun du concile i»
Sardique. - Les Kuscliiens s'y lYUdont liien qu'avec répugnance. — Usdcnian-
deiil l'exclusion d'Atlianasc et des autres prélats déposés k Tyr. — Elle leur est
refusée. — Ils se retirent et s'arrêtent à l'liilip|iopolis. — Lettres du concile
de Sardique. — Lettre du conciliabule de rMiilippoiiolis. — Canons du concile de
Sardique. —Envoi des députés du concile à Constance, à Antioclic. — l'iége
qni leur est tendu par l'evéque Etienne. — Mort de Grégoire à AIe.\àmlrie. -
Constance consent an rappel d'Atlianase. — Lettre qu'il lui écrit. — Retour
d'Atlianase et son entrevue avec l'euipereur i
CHAPITRE II
TRANSFORMATION DU PAGANISME.
Athanase rentre à Alexandrie. — Effets de son retour. — Rétractation d'Ursace de
Singidon et de Valons de Murse. — État de l'Église chrétienne pendant cette paix
inoraenianée. — Développements de la vie monastique. — Fondation des ordres
religieux. - Saint Pacôme. — Sa naissance. — Sa vocation. — Il instime le pre-
mier monastère. — Ses règles. — Fécondité de cette institution. — Miracles de
saint l'acôrae et des Pères du désert. — Leur caractère. — Fondations |iieuses.
— Hôpitaux. — Hospices. — Caractère de renseignement de l'Église dans cette
période. — Catéchèses de saint Cyrille de Jérusalem. — ïnfiaencc du diristia-
uisme sur la législation. — Diverses lois des fils de Constantin, dans lesquelles
cette intluence est visible. — Abus de la pi-oteciion des emperouis. — Quelques
chrétiens les poussent à la prohibition absolue du culte païen. — Firmicus .Mater-
nus. — Conduite équivoque etconti-adictoire des lils de Constantin ;i cet égard.
— Force subsistante du paganisme. - En quoi elle consistait. - Jeux et théâtres,
prohibés parla loi chrétienne. — Les popnlaiions ont peine à y renoncer. - Ecoles
de littérature presque entièrement soumises à l'influence païenne. — Sophistes :
leur vie, leur autorité. — Histoire de Libanius. — Magie : sorciers, enchanteurs.
— Culte lie Mithra : époque de sa diffusion dans l'empire : ses ressemblances avec
le christianisme. - Philosophie néoplatonicienne d'Alexandrie. — Son éclectisme,
ou conciliation des divers systèmes. — Elle entreprend de concilier la philosophie
et la fable. — Théories à l'aide desquelles elle y parvient. - Triade et série des
êtres ou âmes. — Extase. — Théurgie, reponssee par Porphyre, défendue et prê-
chée par Jamblique. — Elle prévaut et transforme le paganisme, en lui rendant un
moment d'autorité et quelques chances de succès 93
CHAPITRE III
LA JEUNESSE DE JULIEN.
(345-356)
Affaiblissement de l'Empire. — Continuation de la guerre de Perse. - Saporll
considère les chrétiens comme des amis de Rome, et les persécute. — Jacques,
évêque de Nisibe. — Confession et martyre de l'évêque de Ctésiphon Siraéon, et
TABLE DES MATIÈRES. 45!
de l'eunuque Ustazade. — Reprise des hostilités. — lîalaille de Siiisaie. — Se-
cond et troisième sièges de Nisibe. — La ville est défendue iiar l'évèque Jacques
et le diacre Ephrem. — Incidents du siège : il est levé et l'armée de Sapor mise
en déroule. — Assassinat de Constant en Gaule. — L'usurpateur Magnence se l'ait
proclamer empereur. — Il est reconim par tout l'Occident, sauf l'IUyrie, (jui pro-
clame Vétranion. — Magnence envoie à Constance une dépntation qui passe par
Alexandrie. — Constance fait tête à l'orage et ne veut reconnaître ni Magnence,
ni Vétranion. — Il marche contre l'Occident. — Son entrevue avec Vétranion,
qui est contraint d'abdiquer. — Il élève à la dignité de César son cousin Gallus,
en lui confiant le gouvernement de l'Orient. — Naissance, histoire, caractères de
Gallus et de son frère Julien.— Séjour de Constance en Thrace, pendant l'hiver de
350 à 35< . — Les èvèques ariens qui l'accompagnent tiennent concile à Sirmium
et condamnent l'évêque Photin. — Reprise de la guerre au printemps de 351. —
Hésitation des deux généraux : bataille de Murse. — Défaite de Magnence. — Sa
fuite en Italie, puis en Gaule : triomphe complet de Constance. — Supplices des
partisans de Magnence. — Affreuse tyrannie de Constance. — Les évoques ariens
veulent profiler de sa toute-puissance pour perdre Athanase sans retour. — Ils se
servent, dans cette pensée, de l'induence de l'impératrice Eusébie. — Caractère
et qualités de cette princesse. — Mort du pape Jules. — Avènement de Libère. —
Athanase et les orthodoxes témoignent de toute manière leur soumission à Con-
stance. — Constance mande Athanase à sa cour. — Le prélat décline celte invi-
tation, et bientôt après celle du pape Libère, qui l'engage à venir à Rome. — Libère
envoie une députation à Constance, pour parler en faveur d'Athanase. — Cette dé-
putation, re^ue i» Arles, est circonvenue par l'empereur et les prélats ariens, et
consent i» la condamnation d'Athanase. — Libère la désavoue et demande à
l'empereur la convocation d'un concile à Milan. — Inconvénients de cette demande,
qui est accordée par l'empereur et dont l'exécution est renvoyée au printemps
suivant. — Excès et mauvaise administration de Gallus en Orient. — Jalousie de
Constance conire lui : il veut le perdre. — Massacre de l'envoyé de Constance,
Domitien, à Antioche. — Constance mande Gallus à sa cour. — Gallus s'y rend
après beaucoup d'hésitation: il est saisi et mis à mort. — Constance seul ninitre
de l'Empire. — Concile de Milan : hésitations de l'assemblée : conduite énergique
d'Eusèbe de Verceil et de Lucifor de Cagliari. — Émotion de la ville. — L'em-
pereur mande les évèques en sa piésence. — Son édit contre Athanase : sa dis-
cussion avec Eusèbe et Lucifer. — Exil des évèques réfnictaires. — Constance veut
extorquer l'adhésion de Libère. — Libère se refuse à la doinier : on le fait venir
à Milan. — Débat entre le pape et l'empereur. — Exil du ponlife. — Procès de
Julien, frère de Gallus. — Sa conduite réservée et digne à Milan, où il est
amené. — État secret de son esprit : ses rapports mystérieux avec les sophistes
en Asie Mineure et son apostasie déjà consommée, mais encore ignorée. — Il
obtient, jiar l'intercession de l'impératrice Eusébie, la faveur d'être envoyé à
Athènes. — Son attitude et ses études dans celte ville. — Il y rencontre les
jeunes Grégoire et Basile de Cappadoce. — Origine et caractères de ces deux jeunes
cbrélicns. — Julien est rappelé à la cour pour être fait césar. — Motifs de cette
détermination : agitation de la Gaule, révolte et supplice du général Sylvain. —
Constance se décide à partager l'Empire une seconde fois. — Hésitations, crainles
de Julien. — Il est reçu à la cour et proclamé devant l'armée. — Il fait le panégy-
rique de Constance et épouse sa sœur Hélène. — Son départ pour la Gaule, à la
lin de l'année 355 177
452 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE IV
LA PERSÉCUTION ARIENNE.
(356-360)
Cntliiilc calme et priuientc d'AHinnase ù Alexandrie. — Motifs qui suspendent
ri'xi'ciitioii de la sentence de l'empcreiir. — Envoi du notaire i)io«i'tie. — Il
n'ose mettre la main sur révi^i]ue et si' retire. — Arrivée du dur Syrien avec les
légions d'Egyiite. — Il convient avec le sénat de la ville d'attendre, pour exécuter
ses instniclions, l'eiïet d'une dernière démarche auprès de l'empereur. — Visite de
saint Antoine à Ailianase. — Sa mort. — Le duc Syrien rompt l.i trêve et fait
invasion dans l'église de Sainl-Tliéonas. — Affreux massacre; Athanase dispa-
raît. — Protestation îles catholiques contre la conduite de Syrien, envoyée à
l'empereur. — L'empereur refuse de l'entendre et envoie de nouveaux ordres pour
la poursuite d'Aihanase.— Nomination de Georges de Cappadoce comme évêque et
du comte Sebastien comme gouverneur d'Alexandrie : leurs caractères. — Violences
qu'il? exercent. — Fuite d'Aihanase dans les monastères de la ThéhaîJe. — Sa
conduite et ses écrits pendant cet exil. — Redoublement de violences a Alexan-
drie. — Athanase quitte le monastère et s'enferme dans une caverne. — L'opfires-
sion des catholiques devient générale daws tout l'empire. — Conduite d'Eusèbe
de Verceil et de Lucifer de Cagliari, exilés en Orient. — Coraniencements de
saint Hilaire, évêque de Poitiers, en Gaule. — Son caracière, sa naissance, sa
conversion. — Il adresse des représentations à l'empereur et est exilé en Orient. —
Constance persécute à la fois les catholiques et les païens. — Lois portées contre
les païens. — Constance se rend à Rome. — Son entrée dans cette ville. — Il s'y
conduit avec douceur. — Les chrétiens de Rome lui demandent le rappel de
Libère. — Singularité de sa réponse. — Constance se rend à Sirmium où il avait
momie l'évéque Osius. — Chute d'Osius. — Nouvelle formule de Sirmium. — Chute
du pape Libère, qui signe une des fornmies de Sirmium et obtient par là la permis-
sion de rentrer à Rome. — Division dans l'Ai ianisme.— Trois partis : les semi-
Ariens. — Les disciples d'Aétius ou Anomœens. — Les évèques politiques — Na-
ture et force de ces divers partis. — Aventures et caracière d'Aétius. — Les
semi-Ariens obtiennent de Constance la condamnation d'Aéiius et la convocation
d'un concile général. — Les évéques politiques font échouer ce dernier [irojet et y
sulisiituent deux conciles partiels, l'un à Séleucie en Orient, l'autre a liimini en
Occiilent. — Efforts de saint Hilaire pour ramener les semi-Arieus. — Son traité
de Synoilis. — La lettre à sa lille. — Les Occidentaux à Rimini ne veulent point
siguer la formule de Sirmium. — Leur députation à l'empereur. —Elle est circon-
venue, et se laisse imposer la signaluie d'une formule équivoque, que la majorité
du concile de Rimini adofile. — Concile des Orieniaaxii Séleucie. —Saint Hilaire
y assiste. — Son traité de la Trinité. — Le concile est suspendu au nnunent où
il allait condamner les Ariens — Les évèques principaux se rendent à Constauti-
uople. — Consiance im|iose i tout le monde la l'ormule de Rimini , et comlamue
à la fois les catholiques, les Anomœens, les semi-Ariens. — Triomphe des évèques
politiques. — Indigualiou d'Hilaire et sa lettre à Constance 303
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Paris. — E. DE Soye c ilLs, imprimeurs, place du Panthéon- &■
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