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Full text of "L'Église et l'Empire romain au IVe siècle"

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L'EMl'IHi:  ROM  AI  M 


AU    IV<    SIKCI.K 


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A  LA  MÊME  u HUA  mm 


L'EGLISE    ET  L'EMPIRE  ROMAIN 

AU     IV'"      S  I  £  C  L  !•: 
Forme    S  parties    en    f>    volnmeK 

Irr   Partie  :  IU;(;nk.  iik  COiNSTAiNTIN 2  vol. 

2''    Partie   :  CONSTA.NrE  ET  .lliLIRN 2  vol, 

a*    Partie  :  Vai.kntinikn   kt  Tukodosk 2  vol. 


Paris.  —  Typ.  PiLLET  et  Dumoulin,  5^  rue  des  Grands-Augustiiii:. 


K.,  ,  LIBRARY 


/ÉGLISE 


ET 


L'EMPIRE  ROMAl 


AU    IV'    SIÈCLE 


PAR 


M.   ALBERT    DE   BHOGLIE 

D£      l' ACADÉMIE      FHANÇAISR 


Sixième     édition 

DEUXIÈME    PARTIE 

CONSTANCE     ET     JULIEN 
I 


-BR- 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE 


U'Xil'Il 


\ 


DIDIER   ET  G'%   LIBRAIRES-ÉDITEURS 

3o,     QUAI     DES     AUGUSTINS,     35 


1879 
Réserte  de  tou»  droits. 


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L'ÉGLISE  ET  L'EMPIRE 

AU   IV'   SIÈCLE 


CONSTANCE    ET    JULIEN 


CHAPITRE  I 

ATHANASE    A  ROME 

(337  —  345) 


SOMMAIRL. 

Sujet  de  celle  sncoiiilc  partie.  —  Ses  iliflicultés.  — Funôraillesde  Coiistanlin- 

—  Coiisiance  y  préside.  —  Caraclère  de  Constance.  —  Soulèvement  mili- 
lairc  Cl  renvoi  du  Prcfcl  Ablave.  -  Assassimil  du  Patrice  0|)^ai.  —  Mas- 
sacre des  nu'inlircs  priucijiaiix  de  la  famille  impériale.  —  Apollieose  de 
Constantin  à  iUnne.  —  Nouveau  partante  de  ri'.mpire  entre  les  trois  jeunes 
em|)ereurs.  —  Leur  entrevue  à  Sirniium.  —  An'aircs  de  rKglise.  —  Dispo- 
sitions (liflerenies  ries  trois  cmiicreurs.  —  Cunstantin  le  jeune  permet  à 
Athnnase  de  retourner  à  Alexandrie.  —  Sa  lettre  aux  Alexandrins.  — 
.Vtlianase  ne  prolite  pas  sur-le-iliamp  de  la  permission.  —  Les  empereurs 
fout  rentrer  tous  les  évèques  exilés,  sans  disliuction  de  croyance.  —  Guerre 
de  Constance  contre  les  Perses  :  caractère  é(|uivoqne,  résultai  fâcheux  de 
cette  guerre.  —  La  guerre  éclaie  entre  Constantiii  le  jeune  et  Constant.  — 
Consianliu  le  jruue entre  en  Italie;  ses  victoires;  sa  mort.  -  Constant  reste 
maître  de  tout  l'Occideni.  —  Athanase  rentre  à  Alexandrie  —  Difficuliés  de 
sa  situation.  —  Eusèbe  de  Nicomédie  recommence  ses  intrigues  contre  lui. 

—  Depiiiation  des  Eusébiens  auprès  du  pape  Jules  Les  dé]iiiiés  d'Atliaiiase 
devancent  ceux  d'Eusèbe.  —  Jules  convoque  un  concile  pour  l'année  sui- 
vante. —  Émotion  répandue  en  Egypte.  —  Les  évèques  de  la  province  pro- 
testent en  faveur  d'Allianase.  —  Vision  de  saint  Antoine  —  Allianase  se 
rend  à  Rome.  —  Elfct  produit  par  sa  prési'uce.  —  Les  Eusébiens  n'osent  pas 
l'y  suivre,  et  se  réunissent  en  concile  à  Antiorhe.  —  Mort  d'Eusèbe  de  Cé- 
sarée.  —  Canons  du  concile  d'Antioclie.  —  Leur  portée  et  leur  caractère. — 
Athanase  est  déclaré  déchu  et  remplacé  par  Grégoire  de  Cappadoce.  —  Les 
Eusébiens  ne  iirofes-ei;t  pourtant  pas  l'arianisme.  —  Symboles  d'Aniioche  : 
leur  nombre,  leur  ambiguïté   —  Euirée  violente  de  Grégoire  h  Alexandrie. 

—  P.etoùr  et  fuite  d'Athanase.  —  Sa  lettre  aux  évèques.  —  Le  concile  se 
réunit  à  Rome.— lettre  îles  Eu'^ébiens  pour  refuser  de  s'y  rendre.— Se, mdale 
causé  par  cette  lettre  et  repense  du  pape  Jules  —  Les  Occidentaux  s'adres- 
sent à  l'empereur  Constant  pour  obtenir  l.i  réintégration  d'Athan.ise.  —  Ca- 
ractère de  Constant.  -  11  iiiandeAlhana.se  aiipiès  de  lui.  ~  Conduite  réser- 
sée  d'Athanase  à  la  cour.  —  Constant  demande  à  son  frère  la  convocation 
d'uiî  concile  œcuménique.  —  Pi^sordres  en  Orient.  —  Mort  d'Eusèbe  de  Nico- 
médie.—Sédition  à Constantihople.  — Constance  consent  à  laconvocation  du 
concile  —  Réunion  du  concile  à  Sardique.—  Les  Eusébiens  s'y  rendent  bien 
qu'avec  répugnance  —  Ils  demandent  l'exclusion  d'Athanase  et  des  antres 
prélats  déposés  à  Tyr.  —  Elle  leur  est  reiusee.  —  Ils  se  retirent  et  s'arrèient 
à  Pliilippopolis.  —Lettres  du  concile  de  Sardique.  —  Lettre  du  cen.  iliabule 
de  Pbilip[)opolis.  —  Canons  du  concile  de  Sardique.  —  Envoi  de-  députés 
du  concile  à  Constance,  à  Antioche.  —  Piège  iiui  leur  est  tendu  par  l'èvèque 
Etienne.  —  Mort  de  Grègoiiei  A'^^andrie.  —  «Constance  consent  au  rapiiel 
d'Athanase.  Lettre  qu'il  lui  écrit.  —  Retour  d'Athanase  et  son  entrevue 
avec  l'empereur. 


CHAPITRE   PREMIER 

ATHANASE    A    ROME. 

(337  —  343) 

J'ai  raconté  comment  un  souverain  éminent,  touché 
de  la  vérité  divine,  employa  trente  ans  de  toute-puis- 
sance à  en  faire  pénétrer  les  principes  dans  la  législation 
du  monde  romain.  Je  n'ai  dissimulé  ni  les  hésitations  ni 
les  violences  par  lesquelles  il  compromit  cette  grande 
œuvre  en  croyant  la  servir,  ni  les  difficultés  qui  naqui- 
rent pour  lui  du  sein  déchiré  de  l'Église  même,  que  sa 
main  avait  couronnée.  Le  spectacle  du  génie  dévoué 
au  service  de  la  vérité  a  toujours,  même  à  travers 
beaucoup  d'incertitudes  et  d'éclipsés,  une  noblesse  tou- 
chante qui  saisit  fortement  l'imagination  des  hommes. 

J'aborde  aujourd'hui,  dans  la  suite  du  même  récit, 
une  lâche  plus  ingrate.  Constantin  ne  transmet  à  -ses 
enfants,  ni  les  facultés  de  son  intelligence,  ni  ses 
généreuses  inspirations,  ni  même  l'étendue  de  son 
pouvoir.  De  l'héritage  moral  de  leur  père,  ses  succes- 
seurs semblent  ne  recueillir  que  les  habitudes  d'un  des- 
potisme hautain,  et  un  goût  malheureux  de  discussion 


4  ATHANASE     A     ROME. 

ctile  dogmatisme  llH'ologiques.  Favorisées  par  la  rivalité 
des  princes,  les  dissensions  ecclésiastiques  s'accroissent, 
se  niulliplient  et  s'enveniment.  L'intervention  du  pou- 
voir civil  dans  les  débats  de  la  religion,  déjà  capricieuse 
et  violente  sous  Constantin,  devient,  sous  les  règnes  sui- 
vants, oppressive  et  hnmilianle.  Tout  semble  se  morce- 
ler à  la  fois,  l'empire  comme  la  religion,  et  la  société 
comme  l'Église.  L'effet  d'une  telle  dissolution  est  si  ra- 
pidement funeste,  qu'il  balance,  aux  yeux  des  peuples, 
même  les  bienfaits  moraux  de  la  religion  chrétienne;  et 
une  nouvelle  période  de  trente  ans  n'est  pas  écoulée, 
que  la  vieille  religion  païenne,  remontant  sur  le  trône 
avec  le  dernier  rejeton  de  la  race  de  Constantin,  sem- 
ble avoir  retrouvé  quelque  force  par  l'épreuve  de  l'ad- 
versité et  par  les  fautes  de  ses  vainqueurs. 

L'hisiorien  manquerait  à  son  devoir  de  fidélité,  si  son 
récit  ne  faisait  comprendre  à  ses  lecteurs  l'amère  impres- 
sion de  désenchantement  et  de  dégoût  qui  fut  commune 
alors,  même  aux  chrétiens  les  plus  fervents,  et  dont 
plus  d'un  docteur  de  l'Église  s'est  fait  l'éloquent  inter- 
prète. Mais,  placé  par  son  éloignement  même  de  manière 
à  dominer  ces  incertitudes  passagères,  et  à  embrasser 
dans  une  vaste  perspective  ces  sinuosités  du  fleuve  des 
âges  qui  en  dissimulent  souvent  la  pente  aux  contem- 
porains, c'est  un  devoir  aussi  pour  lui  de  montrer  l'in- 
fluence divine  du  christianisme,  continuant  à  se  faire 
sentir  malgré  les  agitations  humaines ,  à  transformer 
ies  mœurs  par  un  courant  insensible,  mais  continu,  et 


ATHANASE     A    ROME.  5 

préparant  l'avenir,  alors  même  qu'elle  ne  réussit  pas  à 
apaiser  et  à  régénérer  le  présent. 

La  difficulté  d'une  telle  tâche  est  accrue  encore  par  la 
nécessité  de  réunir  dans  un  même  tableau  des  faits  de 
l'ordre  le  plus  difîérent,  accomplis  sur  les  points  les  plus 
éloignés  du  monde.  Tout  le  temps  que  Constantin  a  vécu, 
son  activité  partout  présente  et  toujours  à  l'œuvre  a  fait 
régner  l'unité  dans  l'histoire.  Nul  événement  politique 
ou  religieux  qui  n'aboutît  rapidement  à  lui,  comme  à 
un  centre  unique,  et  où  il  ne  fît  bientôt  sentir  sa  main 
puissante.  Après  lui,  le  faisceau  des  forces  de  l'empire  se 
rompt,  et  lorsqu'un  de  ses  fils  parvient  à  réunir  un  in- 
stant le  pouvoir  impérial  tout  entier,  il  n'exerce  pas  un 
ascendant  moral  suffisant  pour  tout  concentrer  en  lui- 
même.  De  plus,  par  là  même  que  les  personnages  sont 
moins  illustres,  la  curiosité  des  contemporains  se  met 
moins  en  peine  de  s'enquérir  de  leurs  actes  :  les  ré- 
cits des  historiens  deviennent  secs,  sans  suite,  sans 
couleur  :  un  mot  leur  suffit  pour  peindre  un  homme, 
une  phrase  pour  embrasser  phisieurs  années.  Le  fd  qui 
unit  entre  eux  les  événements  contemporains  est  donc 
ici  très-peu  apparent,  et  se  brise  dans  la  main  qui  croit 
le  tenir.  Il  faut  tenter  cependant  de  le  découvrir:  l'in- 
ielligence  de  l'histoire  est  à  ce  prix. 

A  la  nouvelle  de  la  mort  de  son  père,  le  césar  Con-  ^  j^ 
stance  *,  quittant  la  Mésopotamie  où  il  commandait   ^'" 

1.  A.  D.  330.  —  Indictio.  x.  —  U.  C.  1090.  —  Felicianus  et  Titia- 
aus.  Goss. 


6  ATHANASE    A    ROME. 

l'armoe  destinée  à  coniballre  les  Perses,  se  mit  promp- 
tement  en  route  vers  Conslaiilinople.  On  l'avait  allendii 
pour  les  funérailles;  elles  eurent  lieu  sur-le-champ, 
avec  toutes  les  pompes  impériales  et  toutes  les  solennités 
chrétiennes.  Le  corps  porté  à  l'église  desSainls-ApùIres, 
au  milieu  d'une  nombreuse  escorte  de  soldats,  fut  élevé 
sur  une  haute  estrade.  Puis  le  jeune  César  se  retira  lui- 
même  avec  tous  ceux  de  ses  (jfUciers  qui,  comme  lui, 
n'avaient  pas  droit  d'assister  encore  aux  ^ainls  mystères, 
et  le  saint  sacrifice  fut  olTerl  pour  l'âme  de  l'illustre 
mort,  au  mil/3u  des  larmes  de  toute  l'assemblée.  Si  l'on 
en  croit  une  indication  de  saint  Jean  Chrysostome,  la 
dépouille  mortelle  de  l'empereur  ne  fut  point  déposée 
dans  le  cénotaphe  qu'il  avait  fait  construire  lui-même 
à  l'inierieur  de  réij,lise  des   Saints— Apôtres.   Ce  lut 
dans  le  vestibule,  et  à  la  porte  de  cette  église,  qu'un 
tombeau  magnifique  lui  fut  dressé,  comme  pour  mon- 
trer, dit  saint  Chrysostome,  qu'il  n'était  que  le  serviteur 
des  apôtres,  et  que  les  pêcheurs  sanctifiés  étaient  ses  maî- 
tres. Constance  donnait  ainsi  des  gages  à  l'opinion  chré- 
tienne  dominante  à  Constanlinople,  et  d'aliondantes 
aumônes  achevèrent  d'assurer  sa  popularité  naissante  *. 

1.  Eus.,  Vit.  Const.,  iv,  71.  —  Soz.,  ii,  34.  —  Cliron.  Alex.,  p.  670. 
—  S.  Jean  Ghrys.,  Hom.  26  sur  la  secoade  épitie  aux  Conuthiens, 
éd.  Guuuie,  t.  x,  p.  742.—  Le  tombeau  de  CoustaiiUii  ayaul  péri  d'assez 
Loiine  beuie,  il  pouvait  subsister  quelque  incertitude  à  ce  sujet.  — 
Soc,  u,  38.— M.  Bruuet  de  Presle,  ([ui  a  consacré  une  curieuse  disser- 
tation aux  tombeaux  des  empereurs  à  Constanlinople,  ne  paiait  pas 
avoir  tenu  compte  de  la  phrase  de  saint  Jean  Chrysostome. 


ATHANASE    A    ROME. 


Il  en  avait  besoin,  en  effet,  pour  le  but  qu'il  se  propo- 
sait d'atteindre  et  en  vue  duquel  il  ne  perdit  pas  un 
jour.  Puîné  des  fds  de  Constantin,  Constance  n'avait 
guère  alors  que  vingt  et  un  ans.  C'était  celui  qui  sem- 
blait le  mieux  reproduire  les  qualités  paternelles.  Quoi- 
que fort  petit  de  taille  et  rendu  presque  difforme  par 
des  jambes  courtes  et  tortues,  il  avait  la  même  adresse 
que  son  père  dans  les  exercices  militaires,  la  même  pa- 
tience dans  les  fatigues,  la  même  sobriété  dans  les  repas, 
et  une  sévérité  aussi  exemplaire  sur  tout  ce  qui  touchait 
à  la  continence.  Il  annonçait  aussi,  avec  le  même  goût 
de  domination  sans  contrôle,  les  mêmes  prétentions 
littéraires  et  théologiques  :  il  aimait  à  faire  montre 
d'éloquence  et  à  haranguer  ses  courtisans.  Mais  le  fonds 
solide  de  talent  et  de  génie  qui  relevait  chez  Consfaiilin 
l'éclat  des  dons  extérieurs,  et  tempérait  des  défauts 
trop  réels,  manquait  complètement  chez  Constance. 
Nulle  grandeur  dans  les  idées,  nulle  fermeté  dans  les 
résolutions,  nulle  générosité  dans  les  sentiments,  ne 
venaient  justifier  chez  lui  la  soif  du  pouvoir  absolu. 
Impatient  de  toute  autorité  rivale,  jaloux  du  mérite, 
même  lorsqu'il  le  rencontrait  chez  ses  serviteurs,  il 
était,  au  fond,  faible,  irrésolu,  et  en  proie  à  la  domination 
secrète  d'influences  subalternes.  Une  sorte  de  conscience 
de  sa  propre  incapacité  perçait  même  sous  sa  morgue 
ridicule,  et  les  écrivains  contemporains  se  sont  raillés 
plus  d'une  fois  de  la  gravité  ([u'il  affectait,  n'osant, 
disent-ils,  ni  reinuer  devant  le  monde,  ni  tousser,  ni  cra- 


8  ATIIANASIC    A     HOME. 

cher,  ni  faire  aucun  geste,  de  crainte  qu'un  mouvement 
natuiel  ne  vînt  porter  atteinte  à  sa  dignité  d'apparat*. 

Doué  d'un  tel  caractère,  il  avait  dû  souffrir  de  n'être 
que  le  second  des  fils  de  l'empereur,  et  de  n'être  point 
appelé  à  recueillir  la  succession  tout  entière.  La  néces- 
sité de  partager  l'empire  avec  ses  frères,  et  plus  encore 
l'association  inattendue  de  ses  cousins  au  pouvoir, 
l'ulcéraient  profondément.  Aussi  ne  peut- on  douter 
qu'il  arriva  à  Gonstantinople  avec  l'intention  bien  arrê- 
tée de  réduire  au  moindre  nombre  possible  les  collègues 
qui  devaient  s'asseoir  avec  lui  sur  le  trône  du  monde. 

Dans  cette  disposition,  le  premier  soin  du  jeune  empe- 
reur devait  être  d'écarter  de  sa  personne  les  ministres 
qui  avaient  dicté  les  dernières  dispositions  testamen- 
taires de  son  père,  et  qui  en  étaient  les  exécuteurs  dési- 
gnés. Au  p-emier  rang,  dans  ce  nombre,  figurait  le 
fameux  préfet  du  prétoire,  Ablave,  que  Constantin,  en 
mourant,  avait  laissé  auprès  de  ses  fils,  pour  leur  servir 
de  conseil.  Les  exactions,  les  violences  de  ce  grand 
fonctionnaire,  avaient  excité  de  vifs  ressen-timents , 
même  parmi  les  chrétiens;  et  tout  ce  qui  restait  de 
païens  dans  l'armée  (le  corps  de  l'État  peut-être  qui 
en  contenait  encore  le  plus),  avaient  contre  lui  un  grief 
personnel  :  ils  ne  pouvaient  lui  pardonner  d'avoir  pris 
une  part  active  à  l'exécution  du  philosophe  Sopâtre,  le 

1.  Thém.,  Or.,  ii,  p,  39,  éd.  Paris,  1084.— Amui.  Alaïc,  xxi,  IC  — 
Aurèl.  Vict.,  Epit.  42.— Liban.,  Or  xxvi,  p.  591.— Jul.,  Or.,  éd.  1G30, 
p.  71;  Or.,  u,  p.  142,  etpassim.  Éd.  Paris,  1630. 


ATHANASE    A    ROME.  9 

dernier  païen  honoré  des  faveurs  de  Constantin,  que 
cet  empereur  n'avait  abandonné  qu'assez  tard  à  la  fu- 
reur de  la  population  de  Constantinople'.  Il  ne  fut  pas 
difficile  d'exciter  parmi  les  soldats  un  soulèvementfon- 
tre  Ablave,  et  Constance  se  laissa  de  bonne  grâce  forcer 
la  main  pour  éloigner  un  ministre  qui  lui  déplaisait-. 
Les  passions  militaires  une  fois  mises  ainsi  en  liberté 
et  secrètement  favorisées  par  le  nouveau  César,  ne  s'en 
tinrent  pas  à  cette  seule  exécution.  Le  patrice  Optât,  qui 
avait  donné  probablement  lieu  à  des  ressentiments  du 
même  genre,  se  vit  en  butte  aux  mêmes  attaques.  Cette 
fois  les  soldats  allèrent  plus  loin.  Oplat  fut  assassiné.  II 
était,  disent  quelques  historiens,  mari  d'Anastasie,  sœur 
de  Constantin  ^. 

.  Constance  ne  se  mit  point  en  devoir  de  venger  son 
oncle.  Bientôt,  au  contraire,  circulèrent  dans  les  rangs 
des  soldats  de  sinistres  insinuations  auxquelles  il  est  dif- 
ficile de  croire  qu'il  fût  complètement  éîranger.  Des  émis- 
saires disaient  tout  bas  qu'il  ne  fallait  pas  reconnaître 
d'autres  maîtres  que  les  fils  mêmes  de  Constantin;  et  cette 
rumeur  grossissant  toujours,  en  même  temps  que  la  li- 
cence des  camps  s'étendait,  le  désordre  aboutit  bientôt  à 
nn  effroyable  massacre.  Le  frère  de  Constantin,  Jules 
Constance;  puis  les  deux  Césars,  Dalmace  et  Annibalien, 


1.  Voir  première  partie  de  cette  histoire,  t.  ii,  p.  3.'i2. 

2.  Eunap.,  Vit.  soph.,  JËdetius.  —  S.  Grég.  Naz.,  Or.  iv,  21.  — 
Zos.,  11,  40. 

3.  Zos.,  ibid. 


Ji)  ATHANASE    A    ROME. 

venus  probablement  à  Constanlinople  pour  les  funérailles 
de  leur  oncle;  enfui  cinq  autres  membres  de  la  famille 
impériale  qui  ne  sont  pas  nommés,  périrent  assassinés 
en  peu  de  jours.  Ces  scènes  nous  sent  racontées  crû- 
ment et  sans  détail,  avec  ce  laconisme  énigmatique 
qui  est  la  flatterie  des  historiens  de  cet  âge.  Il  ne  resta 
de  toule  cette  branche  collatérale  de  la  maison  de  Con- 
stantin, que  deux  enfants  en  bas  âge,  dont  l'un  était  tenu 
en  réserve  par  la  justice  divine  pour  venger  ces  forfaits. 
Le  soulèvement  s'étendit  assez  loin  autour  de  Constan- 
tinople,  car  Ablave  périt  aussi  de  lia  même  manière 
dans  sa  maison  de  plaisance  de  Bilhynie ,  où  il  s'était 
retiré.  Quand  on  vint  le  chercher  pour  le  faire  mourir, 
le  vieux  ministre  crut,  avec  la  présomption  naturelle 
aux  ambitieux  en  disgrâce,  qu'on  le  rappelait  à  la  cour, 
peut-être  même  pour  le  couronner.  Il  courut  donc  de 
lui-même  au-devant  du  messager,  qui  n'eut  que  la 
peine  de  le  frapper.  Telle  est  la  vanité  des  volontés  des 
mourants,  Constantin  avait  tout  fait  pour  mettre  la  di- 
gnité impériale  à  l'abri  des  caprices  militaires ,  et  on 
l'accusait  même  d'avoir  compromis,  dans  celte  vue,  la 
défense  de  l'État,  A  peine  avait-il  fermé  les  yeux  qu'un 
de  ses  fils  suscitait  une  émeute  de  soldats,  pour  se  dé- 
barrasser de  rivaux  importuns  *. 

1.  Zos.,  loc.cit.  —  Eus.,  Vit.  Const.,\v,  C8.  —  Jul.,  ad Athen.f 
p.  497,  498.  —  Eunap.,  loc.  cit.  —  Aiirèl.  Vict.,  de  Cœs.,  42.  —  Eiitr,, 
X,  9.  —  Soc,  u,  23;  m,  1.  —S.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  856,  — S.  Jér., 
Chron.  —  En  faisant  suivre  immédiatement  la  mort  de  Constautia 
du  massacre  de  ses  neveux,  nous  nous  conformons  à  la  chronologie 


ATHANASE    A    ROME.  SS 

Pendant  que  ces  scènes  sanglantes  se  passaient  à  Con- 
stantinople,  sous  les  yeux  et  avec  le  tacite  assentiment 
du  fils  de  Constantin,  la  nouvelle  de  la  mort  de  l'empe- 
reur arrivait  à  Rome,  où  elle  était  reçue  avec  toutes"  les 
marques  de  la  douleur  ofOcielle.  Les  spectacles,  les  diver- 
tissements étaient  suspendus:  les  bains,  les  lieux  de 
réunion  publics  étaient  fermés.  On  espérait  que  le 
corps  de  l'empereur  serait  rapporté  dans  la  vieille  capi- 
tale de  l'empire;  Rome  eût  aimé  à  posséder  après  sa 
mort  celui  qui  l'avait  dédaignée  et  qu'elle  avait  haï  pen- 
dant sa  vie.  Quand  on  sut  que  cette  espérance  devait 
être  trompée,  le  dépit  des  Romains  fut  assez  vif.  Les 
cérémonies  ordinaires  ne  furent  pourtant  pas  interrom- 
pues, et  rien  ne  fut  changé  à  l'éliquette  accoutumée. 
Constantin  eut  son  apothéose  comme  ses  prédécesseurs. 
Le  sénat  ne  recula  pas  devant  le  ridicule  de  donner  aux 
dieux  pour  collègue  dans  le  ciel  le  souverain  qui  sur  la 
terre  avait  détruit  leurs  autels.  Il  exprima  en  même 
temps  le  vœu  que  les  fds  de  l'empereur  fussent  seuls 
appelés  au  rang  d'Auguslcs.  On  ne  sait  si  quelque  nou* 

adoptée  par  Pagi,  préférablement  à  celle  de  TiHeniont.  Eusèbe  dit, 
en  effet,  que  ce  fut  aussitôt  après  la  mort  de  Constantin,  que  les  sol- 
dats demandèrent  que  les  fils  de  l'empereur  seuls  fussent  Augustes  ; 
et  tous  les  auteurs  s'accordent  à  charger  Constance  seul  du  meurtre  de 
ses  parents,  ce  qui  n'aurait  pas  eu  lieu  s'il  avait  auparavant,  comme 
le  suppose  Tillemont,  fait  le  partage  de  l'empire  avec  ses  trois  frè- 
res. —  D'ailleurs,  si  Dalmace  avait  régné,  même  un  jour,  il  eût 
régné  à  Constantiucple,  puisqu'il  avait  la  Tbrace  en  partage;  et  com- 
ment ce  fait  serait-il  demeuré  sans  mention  dans  l'iiistoire?  — Voir 
<::ependant  les  difficultés  de  texte  que  Tillemont  oppose.  Constance^ 
note  1. 


12  ATIIANASE    A    ROME. 

velle  des  massacres  de  ConstaiiUnople  était  dr jà  parvenue 
aux  sénateurs,  ou  s'ils  devinaient  seulement,  avec  l'in- 
stinct de  la  servilité,  le  cours  prochain  qu'allait  suivre 
la  fortune.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  vœu  était  exaucé  paî 
avance  '. 

Mais  il  fallait  refaire  le  partage  de  l'empire,  puisque 

les  dispositions  testamentaires  de  Constantin  avaient  été 

si  violemment  bouleversées.  Pour  procéder  à  cette  divi- 

sion  nouvelle,"les  trois  empereurs  se  donnèrent  rendez- 

A.  D.  vous  à  Sirmium  en  Pannonie  ^.  Ni  Constantin,  ni  Con- 

338 

stant,  ne  réclamèrent,  comme  on  peutle  présumer,  contre 
des  crimes  dont  ils  n'étaient  pas  complices,  mais  dont 
ils  ne  dédaignaient  pas  de  profiter.  La  dépouille  des 
morts  ne  lut  point  partagée  sans  quelques  difficultés.  Il 
y  a  lieu  de'  croire,  d'après  plusieurs  indices,  ou  que  la 
conférence  de  Sirmium  se  prolongea  fort  longtemps,  ou 
qu'il  y  eut  deux  réunions  de  souverains  différentes  et 
successives  dans  le  même  lieu.  La  question  la  plus 
difficile  à  trancher  paraît  avoir  été  la  possession  de 
la  Thrace,  qui  entraînait  celle  de  Constantinople.  Quel- 
ques expressions  de  la  Chronique  alexandrine  et  de 
Zosime  feraient  croire  que  Constantin  le  jeune  y  prétendit 

1.  Eus.,  Vit.  Const.,  iv,  69.  —  Auièl.  Vicl.,  42.  —  Eutr.,  x,  8  :  at- 
que  inter  divos  meruit  referri.  Voir  des  médailles  où  Constantin  est 
représenté  parmi  les  dieux.  Ducange,  Fam.  Dijz.,  p.  23  et  suiv.  —  Il 
est  difficile  d'interpréter  autrement  que  comme  une  des  conséquences 
de  l'apothéose  les  tableaux  qu'Eusèbe  nous  dit  avoir  été  faits  à  Rome 
après  la  mort  de  Constantin,  et  ovi  cet  empereur  était  représenté  mon- 
tant au  ciel. 

2.  A.  D.  338.— Indictio.  xi.— U.  G.  1091.— Ursus  et  Polemius.Coss. 


iiTIIAN'ASE    A    UOME.  13 

en  sa  qualité  d'aîné,  et  qu'il  exerça  même  cette  souve- 
raineté pendant  quelques  mois.  Mais  c'était  une  pro- 
vince trop  éloignée  pour  le  monarque  qui  avait  à  régir 
les  Gaules  et  à  défendre  la  frontière  du  Rhin.  Constanti- 
nople  appartenait  naturellement  au  maître  de  l'Orient  : 
ce  fut,  après  quelques  hésitations.  Constance  qui  finit 
par  l'avoir  en  partage,  et  il  reçut  par  là  le  prix  de  sa 
criminelle  audace  et  en  même  temps  de  l'habile  modé- 
ration dont  il  fit  preuve  dans  ses  relations  avec  ses 
frères.  Constant  s'agrandit  en  Illyrie  et  céda  l'Afrique 
à  Constantin  ^  Le  monde  se  trouva  ainsi  partagé,  au 
sein  de  la  profonde  indilférence  des  peuples,  sans  plus 
de  formalités  ni  d'embarras  que  s'il  se  fût  agi  de  la 
succession  d'un  bourgeois  riche. 

Au  nombre  des  points  que  débattirent  entre  eux  les 
royaux  interloculeurs,  les  affaires  de  l'Église,  le  schisme 
triomphant  en  Orient,  l'exil  d'xAthanase,  durent  tenir 
une  grande  place.  Ils  avaient  trop  longtemps  vécu  auprès 
de  leur  père,  et  sous  ses  yeux,  pour  ne  pas  attacher  à 


i.  Jul.,  Or.  I,  p.  33.  —  Cod.  Theod.,  Chron.,  p.  88.  —  Zos.,  ii,  3n. 
—  Chron.  Alex.,  p.  G70.  —  Ces  deux  auteurs  disent,  l'un  en  propies 
termes,  l'autre  par  une  expression  indirecte,  mais  *ssez  claire,  que 
Constantin  régna  à  Constantinople  :  et,  d'un  autre  côté,  la  suite  des 
faits  fera  voir  que  Constance  y  fut  maître,  même  avant  la  niort  de  son 
frère  aîné.  La  cession  de  l'Afrique  à  Constantin  par  Constant  résulte 
de  la  comparaison  des  deux  lois  du  code  Théodosien  {Chron.,  p.  39 
et  40),  où  l'on  voit  successivement  ces  deux  empereurs  régner  eu  Afri- 
que. Ce  sont  aussi  deux  lois  du  code  Théodosien,  citées  aux  mêmes 
pages  de  la  Chronologie,  toutes  deux  datées  de  Pannonie  presque  à  un 
an  d'intervalle,  qui  font  croire,  ou  que  le  séjour  des  princes  en  Panno- 
nie se  prolongea  huit  mois,  ou  qu'ils  y  revinrent  deux  fois. 


ik  ATIIANASE    A    ROME. 

tout  ce  qui  touchait  l'Église  chrétienne  une  extrême  im- 
portance. Sur  le  fond  même  des  questions, ilsétaienl  tous 
à  peu  près  dans  une  égale  ignorance  ;  mais  comme  ils  ar- 
rivaient des  points  opposés  de  l'empire,  et  que  chacun 
d'eux  avait  subi  l'influeiîce  de  ceux  qui  l'entouraient, 
leurs  impressions  étaient  fort  différentes.  Constance,  qui 
n'était  pas  sorti  d'Orien*,  et  n'avait  guère  quitté  la  cour  de 
son  père,  était  tombé  dès  le  premier  jour  sous  l'empire 
presque  exclusif  d'Eusèhe  de  Nicomédie  et  de  son  parti. 
Les  liistoriens  ecclésiastiques,  Ruiin,  Socrate,Théodoret, 
font  aussi  reparaître  auprès  de  lui  le  même  prêtre  arien 
qu'ils  ne  nomment  pas,  et  qui  avait  abusé  des  derniers 
moments  de  l'impératrice  Constnntia,  et  de  l'émotion 
pieuse  de  son  frère'.  Il  paraîtrait  que  ce  prêtre  était  em- 
ployé  dans  le  palais  aux  missions  les  plus  confidentielles, 
et  qu'il  jouissait  surtout  de  l'atTection  des  princesses  et 
des  dames  de  la  cour.  L'impératrice,  femme  de  Con- 
stance, vivait  entièrement  sous  sa  direction.  E  n'était 
pas  moins  bien  placé  dans  l'esprit  d'un  ordre  de  cour- 
tisans, trop  illustre  dans  les  annales  de  l'empire,  que 
Constantin  paraît  avoir  éloigné  de  sa  faveur  2,  mais  qui 
reprenait  auprès  de  Constance  un  rôle  depuis  longtemps 
connu,  de  servilité  et  d'astuce.  C'étaient  les  ennui{ues, 
ces  victimes  dévouées  de  l'immoralité  des  cours  an- 
ciennes, toujours  pressés  de  cacher  leur  humiliation 

1.  Voir  première  partie  de  cette  histoire,  t.  u,  p.  129  et  suiv, 

2.  Lampridius  dans  Vhistoire  Auguste  loue  Constantia  de  s'être 
soustrait  au  joug  des  eunuques.  Gibbon,  ch.  xix. 


ATHANASE    A    ROME.  1 


t> 


SOUS  l'éclat  du  pouvoir,  et  de  tromper  par  Tactivitô  de 
l'intrigue  l'oisiveté  de  leur  vie.  Le  chambellan  de  Con- 
stance, Eusèbe,  était  l'un  de  ces  êtres  malheureux,  et  il 
avait  tous  les  vices  de  sa  condition.  Il  entra  avec  passiori 
dans  la  carrière  de  machinations  ecclésiastiques  où  se 
plaisaient  les  prélats  ariens.  Il  se  fit  ainsi  tout  naturel- 
lement, autour  de  Constance,  un  concert  de  récrimina- 
tions contre  les  évoques  orthodoxes.  On  les  accusait 
de  tous  les  maux  de  l'Église;  et  comme  le  nouvel  em- 
pereur ne  pouvait  porter  à  l'œuvre  du  concile  de  Nicée 
le  même  attachement  que  Constantin,  qui  se  flattait  d'y 
avoir  concouru,  on  s'enhardissait  jusqu'à  accuser  le 
symbole  même  de  cette  assemblée,  et  jusqu'à  désigner 
de  nouveau  le  fameux  mot  consubslantiel,  comme  l'in- 
novation téméraire  qui  jetait  le  trouble  dans  les  con- 
sciences '. 

Constantin  le  jeune  et  Constant  rapportaient  d'Occi- 
dent, où  la  foi  de  Nicée  régnait  sans  contestation,  des 
sentiments  tout  opposés.  Le  premier  surtout  venait  de 
voir  à  Trêves  l'illustre  martyr  de  celte  foi,  proscrit 
à  la  fois  et  triomphant,  opposant  à  la  condamnation 
impériale  et  à  l'enthousiasme  populaire  la  même 
impassibilité  chrétienne.  Il    n'avait  point  échappé  à 

1.  Soc,  II,  2.  —  Théod.,  Il,  3.  —  lUifin,  i,  11.  —  S.  Atlian.,  ad  SoL, 
p.  813  —  Nous  avons  expliqué  dans  le  volume  précédent  (p.  375) 
pourquoi  nous  écartons  l'histoiie  d'un  testament  confié  à  ce  prêtre  arieû 
par  Constantin,  puis  livré  par  lai  à  Constance.  Les  dispositions  testa- 
mentaires de  Constantin  étaient  parfaitement  connues,  puisque  le  par- 
tage de  l'empire  était  consommé  de  son  vivant. 


16  ATIIANASE    A     ROME. 

rasccndant  du  génie  el  du  la  sainteté.  Aussi,  pressé  par 
ropinion  de  tous  ceux  qui  renvironnaicnl ,  à  peine 
aYait-il  été  maître  de  ses  actions  qu'il  en  avait  profité 
pour  révoquer  de  sa  propre  autorité  la  sentence  qui 
condamnait  Atlianase.  Par  un  reste  de  précaution  et  de 
modestie,  il  avait  seulement  eu  soin  de  se  mettre  encore 
ici  à  couvert  derrière  le  nom  de  son  père,  et  de  lui  sup- 
poser des  intentions  qu'il  savait  probablement  lui-même 
fort  contraires  à  la  réalité  '. 

«  Vous  n'ignorez  pas,  avait-il  écrit  au  peuple  d'Alexan- 
drie, qu'Athanase,  l'interprète  de  notre  adorable  loi,  a 
été  envoyé  dans  les  Gaules  pour  quelque  temps,  de 
crainte  que  l'inimitié  de  ses  sanguinaires  ennemis  ne 
menaçât  sa  tête  sacrée,  et  qu'il  ne  soulîrît  du  crime  de 
ces  hommes  vils  quelque  mal  sans  remède.  Pour  le  dé- 
rober donc  à  la  férocité  de  ces  gueules  ouvertes  qui 
cherchaient  à  l'engloutir,  on  lui  a  ordonné  de  venir 
vivre  sous  ma  loi  ;  et  pendant  qu'il  a  demeuré  dans  cette 

i.  Nous  refusons  encore  ici  d'admettre  que  Constantin  eût  vérita- 
l)lcnient  rappelé  saint  Atlianase  avant  de  mourir.  —  Sozomène  (  m,  2), 
est  le  seul  historien  qui  parle  de  ce  rappel,  et  il  se  sert  de  ce  mot  : 
On  dit  :  A-'-^'Erai.  —  On  ne  peut  rien  tirer  non  plus,  à  l'appui  de  ce  fait, 
de  la  lettre  du  jeune  Constantin  que  nous  allons  citer,  car  elle  est  évi- 
demment contraire  en  substance  ;i  la  vérité.  Constantin  le  jeune  savait 
parfaitement  que  ce  n'était  point  pour  soustraire  Athanase  à  la  fureur 
de  ses  ennemis  que  son  père  l'avait  banni.  Les  teimes  dont  il  se  sert 
n'ont  donc  pour  but. que  de  ménager  le  respect  filial,  en  révoquant  la 
volonté  paternelle.  Saint  Athanase,  qui  rapporte  cette  lettre,  en  aurait 
tiré  un  plus  grand  parti  si  elle  avait  contenu  la  preuve  d'un  change- 
ment dans  les  dispositions  de  Constantin.  Il  dit  seulement  que  Con- 
stantin le  jeune  se  souvenait  de  ce  que  son  père  avait  écrit  :  expression 
très-vague,  dont  oq  ne  peut  rien  conclure  (S.  Athan.,  ApuL,  p.  805  ). 


ATHANASE    A    ROME.  17 

ville,  on  a  pourvu  avec  abondance  à  tout  ce  qui  lui 
était  nécessaire,  quoique  sa  vertu  si  renommée,  sou- 
tenue par  le  secours  divin,  se  soit  montrée  assez  forte 
pour  supporter  sans  fléchir  le  fardeau  de  la  mauvaise 
fortune.  Mais  comme  notre  père  et  seigneur  Con- 
stantin, voulait  rendre  ce  grand  évèque  à  votre  piété  et 
le  rétablir  dans  son  siège,  et  qu'il  a  été  prévenu  par  la 
mort  avant  d'exécuter  ce  dessein,  j'ai  pensé  qu'il  me 
convenait  d'accomplir  moi-même  Ja  résolution  de  ce 
prince  de  divine  mémoire.  Et  quand  vous  verrez  Allia- 
nase,  vous  apprendrez  de  lui  le  respect  que  je  lui  ai 
témoigné.  El  il  n'y  a  rien  là  qui  doive  vous  surprendre, 
car  la  pensée  de  vos  regrets  et  la  vue  d'un  si  gi'and 
homme  ont  poussé  mon  âme  à  cette  conduite:  Que  la 
divine  providence  vous  conserve  *.  » 

La  lettre  était  datée  de  Trêves  du  15  des  calendes  de 
juillet  (17  juin),  moins  d'un  mois  par  conséquent  après 
la  mort  de  Constantin.  Alhanase,  cependant,  n'avait  pas 
fait  usage  sur-le-champ  de  cette  permission.  ÎI  atten- 
dait probablement  que  tous  les  arrangements  étant  réglés 
entre  les  co-partageants  du  pouvoir,  il  fût  sûr  de  l'ac- 
cueil que  Constance  lui  réservait  -, 

1.  s.  Athan.,  loc.  cit. 

2.  Cette  date  du  17  juin  a  fort  embarrassé  les  érudits.  Ils  iie  savent 
si  on  doit  la  rapporter  à  l'auaée  837  on  à  l'année  338.  Si  on  met  la 
lettre  de  Constantin  en  337,  on  ne  comprend  pas  pourquoi  saint  Atlianase 
ne  rentra  à  Alexandrie  que  l'année  suivante,  ce  qui  ressort  jjourtant 
d'un  texte  de  Théodoret  (ii,  1  .  Si  ou  la  met  en  338,  on  tombe  dans 
une  autre  difliculté.  Saint  Atlianase  dit  en  effet  qu'U  vit  Constance  à 
son  retour,  à  Viminac,  en  Mœsie  {ApoL,  p.  C76  ).  Or,  il  y  a  des  lois  au 

.    III.  2 


18  ATHANASE    A    ROME. 

En  effet,  malgré  Topposilion  de  leurs  sentiments,  les 
prmees  avaient  trop  d'airaires  à  régler  et  trop  d'intérêt 
à  se  ménager  réciproquement,  pour  ne  pas  essayer  de 
se  mettre  d'accord,  au  moins  extérieurement,  sur  les 
affaires  de  l'Église.  On  convint,  par  conséquent,  de 
rappeler  purement  et  simplement  les  évoques  exilés, 
sans  procéder  à  aucune  représaiiîe  contre  leurs  persé- 
cuteurs, sauf  à  laisser  les  diverses  églises  se  démêler 
comme  elles  pourraient  dans  ce  balancement  d'autorités 
rivales  et  ce  conllit  d'intérêts  contraires.  Le  pouvoir  ci- 
vil, dans  ses  interventions  maladroites,  ne  savait  rien 
imaginer  de  mieux  en  faveur  de  l'Église,  que  de  faire 
vivre,  de  force,  la  vérité  avec  l'erreur  dans  une  confu- 
sion humiliante. 

En  même  temps  qu* Athanase,  d'autres  évêques  exilés 
recouvrèrent  donc  leurs  sièges.  C'étaient  Marcel  d'An- 
cyre;  Asclépas  de  Gaza;  enfin  Paul,  '^lu  à  Constantino- 
ple  dans  les  derniers  jours  du  règne  de  Constantin  pour 
remplacer  le  vieil  Alexandre,  et  qui  avait  partagé  sa  dis- 
grâce ^  Mais,  comme  compensation,  Eusèbe  de  Nico- 
médle  recevait  en  ce  même  moment,  de  Constance, 
la  plus  haute  marque  de  faveur.  On  lui  confiait  l'éduca- 
tion des  deux  jeunes  cousins  de  l'empereur,  échap- 

code,  datées  de  cette  ville  de  Viminac,  et  qui  montrent  que  les  empe- 
reurs y  étaient  réunis  dès  le  12  juin  de  cette  année  (  Cod.  Tlieod., 
Chron.,  p.  38).  Nous  nous  sommes  décidé  pour  l'année  337,  en  don- 
nant une  explication,  qui  nous  semble  satisfaisante,  du  retard  d'Atha- 
nase. 
t.  S.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  813  et  814.  —  Philost.,  ii,  18. 


ATHANASE    A    ROME.  19 

pés  au  massacre  de  leurs  parents.  Le  dernier,  qui  por- 
tait le  nom  de  Julien,  lui  était  allié  par  sa  mève  Basiline. 
Eusèbe  reçut  ain^-i  la  commission  de  faire  oubliera  ces 
enfants  le  meurtre  de  leur  père  et  le  crime  de  leur 
parent  ^ 

Les  partages  faits,  et  la  balance  à  peu  près  établie 
entre  les  intérêts  opposés  et  les  affeclioîis  difléreutes  de? 
trois  jeunes  princes,  ils  se  séparèrent  en  assez  bons  ter- 
mes, sans  inimitié  vive,  mais  aussi  sans  alTeclion,  et  cha- 
cun retourna  à  la  conduite  de  ses  propres  affaires.  Con- 
stance dut  reprendre  le  commandement  de  la  guerre 
contre  les  Perses,  qui  n'avaient  pas  désarmé,  quoiqu'ils 
n'eussent  pas  profité  de  l'interrègne  autant  qu'on  aurait 
pu  le  craindre.  Ses  premières  armes  furent  heureuses  j 
les  Perses  reculèrent  devant  les  enseignes  romaines;  les 
Arméniens,  un  instant  ébranlés  dans  leur  vieille  alliance 
avec  Rome,  rentrèrent  promptementdans  la  soumission; 
des  tribus  du  désert,  qui  suivaient  habituellement  la 
destinée  du  plus  fort,  vinrent  aussi  en  aide  aux  armes  do 
l'Empire^;  le  Tigre  fut  franchi  sans  obstacle  à  plusieurs 
reprises.  Mais  Constance  profila  mal  et  se  hâta  trop  de 
triompher  de  ces  succès.  Il  aimait  l'agitation  des  camps 
et  non  le  péril  des  combats.  Assez  t^ntendu  pour  exer- 
cer des  troupes,  pour  discipliner  les  soldats  barbares 

1.  Amm.  Marc. ,  xxii,  9.  —  Ab  Eusebio  educatus  episcopo,  quem 
génère  longius  contingebat. 

2.  Jul.,  Or,ip,  36-38.  —  Liban.,  Or.  m,  p.  121;  x,  p.  309.—. 
On  n'ose  guore  se  fier  aux  récits  des  succès  de  Constance,  faits  par  ce» 
deux  panégyristes  qui  devinrent  si  rapidement  ses  déti  acteurs. 


20  ATHANASE    A    ROME. 

et  présider  même  à  l'organisation  de  nouveanx  corps,  il 
craignait  la  responsabilité  du  champ  de  bataille.  Son 
esprit  indécis  et  cauteJeux  reculait  en  tout  genre  devant 
les  partis  décidés  et  se  plaisait  dans  les  demi-mesures. 
Sous  sa  conduite,  la  guerre  des  Perses,  au  lieu  de  mar- 
cher à  un  prompt  résultat,  fut  soutenue  avec  un  mélange 
de  ténacité  et  de  mollesse  qui  entretint  sur  celte  fron- 
tière de  l'empire  conmie  une  fièvre  continue.  La  tac- 
tique qu'il  mit  en  œuvre  dès  la  fin  de  338,  et  qui  ne  se 
démentit  guère  pendant  toute  la  durée  de  son  règne, 
consistait  à  tenir  les  ennemis  en  échec  sur  la  limite  des 
provinces  romaines,  repoussant  leurs  attaques  sans  leur 
en  porter  aucune,  évitant  les  engagements  trop  décisifs, 
et  hasardant  juste  assez  pour  rapporter  chaque  hiver 
à  Antioche  les  trophées  qui  pouvaient  orner  un  triom- 
phe. Chaque  année  ramenait  par  conséquent  les  mêmes 
incidents  presque  sur  les  mêmes  lieux,  et  c'est  ainsi  que 
les  sièges  deNisibe  et  de  Singare,  qui  nous  sont  signalés 
comme  les  événements  principaux  de  la  première  cam- 
pagne, reparaissent  trois  ou  quatre  fois  dans  le  cours  de 
dix  ^ns,  à  peu  près  avec  les  mêmes  circonstances.  Cette 
incertitude  explique  aussi  pourquoi  les  divers  historiens 
ont  pu  à  peu  près  également,  suivant  leurs  penchants,  re- 
présenter les  Romains  comme  habituellement  vainqueurs 
ou  comme  toujours  vaincus  dans  cette  longue  guerre; 
comment,  par  exemple,  le  même  orateur  Libanius  peut 
dans  deux  discours  différents  et  dans  des  termes  égale- 
ment emphatiques,  exalter  tour  à  tour  la  gloire  ou  dépré- 


ATHANASE    A    ROME.  21 

cier  la  valeur  de  Constance  ^  L'hésitation  de  Constance 
maintenait  à  la  guerre  un  caractère  indécis  qui  permet- 
tait ces  appréciations  différentes.  Toujours  victorieux 
quand  ils  se  lançaient  en  avant,  les  Romains,  après 
chaque  succès  partiel,  reculaient  avec  un  empressement 
qui  pouvait  donner  souvent  à  leur  retraite  l'apparence 
d'une  fuite.  Toujours  vaincus  dans  les  engagements  sé- 
rieux, mais  jamais  découragés,  les  Perses  reprenaient 
leur  avantage  par  des  attaques  inattendues  sur  des  villes 
sans  défense  ou  par  des  actes  de  pillage  dans  les  cam- 
pagnes. Au  fond,  cependant,  dans  cet  échange  timide  de 
représailles,  c'était  l'empire  qui  perdait  le  plus;  il  y 
laissait  surtout  son  prestige,  la  plus  grande  de  ses  forces 
contre  les  attaques  barbares.  Des  succès  partiels  étaient 
sans  importance,  mais  la  moindre  défaite  était  fatale 
pour  les  armes  réputées  invincibles  des  Romains*. 

Pendant  que  l'un  des  empereurs  s'épuisait  ainsi  dans 
ces  luttes  ingrates^,  les  deux  autres  s'engageaient  dans 
une  rivalité  déplorable.  Autant  entre  les  deux  moitiés 
occidentale  et  orientale  de  l'empire  le  partage  était  na- 

1.  Conf.  Liban.,  Or.  m,  p.  121  ;  x,  p.  310;  xii,  p.  400.  —  Jui.,  loc. 
cit.,  et  ad  Athen.,  p.  498. 

2.  L'impression  générale  que  nous  donnent  tous  les  écrivains,  sans, 
qu'ils  racontent  aucun  grave  échec,  est  pourtant  que  les  guerres 
de  Constance  contre  Sapor  furent  en  somme  malheureuses.  —  Amm. 
Marc,  XXI,  IC,  dit  de  lui  :.In  externis  bellis  hic  princeps  fuit  saucius 
et  afûictus. —  Eutr.,  x,  10  :  A  Persis  multa  et  gravia  perpessus.— Soc. 
II,  25. 

3.  A.  D.  339.  —  Indictio.  x.  —  U.  C.  1092.  —  Gonstantius  ii  et 
Constans.  Coss.  —  A.  D.  340.  —  ludiclio.  xiy.  —  U.  G.  1093.  —  Acyn- 
dinus  et  Proculus.  Coss. 


11  ATIIANASE    A    ROME. 

turel,  conforme  aux  habiludes  et  aux  instincts  des  popu- 
lations; autant  en  Occident,  où  toutes  les  nations  mar- 
quées de  la  forte  empreinte  de  l'unité  romaine  parlaient 
la  même  langue  et  étaient  habituées  5  vivre  de  la  même 
vie,  toute  division  était  arbitraire  et  difficile  à  maintenir. 
Il  n'y  avait  pas  de  raison  suffisante  pour  qu(î  le  maître 
delà  GauleetcleTEspagiie  n'étendît  pas  sa  domination  sur 
l'Afrique  et  sur  l'Italie.  Les  points  de  contact  toujours 
nombreux  et  les  intérêts  souvent  croisés,  faisaient  éclater 
à  tout  instant  entre  les  souverains  de  contrées  si  naturel- 
lement uniesles rivalitéset  les  conflits.  On  nesait trop d'oii 
partit  l'hostilité  entre  Constantin  le  jeune  et  son  frère  : 
elle  naquit  probablement  de  l'impatience  d'ambitions 
trop  rapprochées  et  trop  souvent  aux  prises.  Quoi  qu'il 
en  soit,  dès  le  commencement  de  l'année  340,  à  propos 
de  quelques  débats  sur  une  délimitation  de  frontières, 
Constantin  le  jeune  avait  franchi  les  Alpes  et  s'était 
avancé  jusqu'à  Aquilée,  dans  la  haute  Italie.Il  trouva  ces 
provinces  sans  défenseur,  leur  souverain  étant  alors  en 
Dacie,où  il  s'était  porlé  pour  se  rapprocher  de  l'Orient, 
sur  la  demande  de  Constance.  Cette  facilité  inallenduefut 
précisément  ce  qui  perdit  le  jeune  vainqueur.  Son  ar- 
mée se  répandit  à  l'aventure  dans  ces  plaines  fertiles  de 
Lombardie  qui  semblaient  lui  être  livrées  sans  contesta- 
tion. Lorsque  Constant,  averti  à  temps,  eut  fait  enfin 
partir  quelques  troupes  pour  s'opposera  celte  invasion, 
elles  trouvèrent  l'armée  de  Constantin  débandée  et 
abandonnée  au  pillage.  L'empereur  lui-même  tomba 


ATHANASE    A    ROME.  23 

avec  un  petit  nombre  d'hommes  dans  une  embuscade, 
où  il  périt,  percé  de  coups  et  écrasé  sous  les  pieds  des 
chevaux.  Son  corps  fut  précipité  dans  les  eaux  de  h 
petite  rivière  d'Aise,  d'où  quelques  serviteurs  fidèles 
purent  cependant  le  retirer*.  «  Ainsi,  ajoute  l'historien 
Eutrope,  la  république  fut  réduite  à  deux  empereurs.  » 
C'était  là  désormais  la  division  que  commandait  la 
nature  des  choses.  L'empire  avait  deux  têtes  et  parlait 
deux  langues  :  il  lui  convenait  d'avoir  deux  maîtres,  <c 
la  division  était  si  conforme  à  la  nécessité  que  Con- 
stance n'insista  pas  pour  prendre  sa  part  dan-  fa  suc- 
cession de  son  frère.  Constant  recueillit  l'O'  cident  tout 

entier'^. 

Peu  s'en  fallait  qu'il  n'y  eût  aussi  dès  lors  deux 
Églises.  A  la  suite  de  la  convention  de  Sirmium,  Alha- 
nase  était  rentré  dans  son  diocèse  vers  le  milieu  de 
l'année  338.  Il  avait  traversé  en  triomphe  Constanti- 
nople  d'abord,  où  l'évêque  Paul,  récemment  rentré 
comme  lui,  l'avait  ostensiblement  reçu  dans  sa  commu- 
nion'; puis  toute  l'Asie  Mineure  et  toute  la  Syrie.  Par- 


1.  Eiitr.,x,  9.  -—  Soc,  II,  5,  25.  —  AuvpI.  Vict.,  de  Cœs.,  41;  Epit., 
41.  —  Zoii.,  XIII,  5. —  Zus.,  II,  41. —  Nous  n'empruiitous  aucun  détail 
à  un  petit  écrit  d'un  panégyriste,  qui  a  passé  longtemps  pour  l'oraison 
funèbredu  jeune  Constantin, et  dont  Gil:ibon,TilleMiont  et  JM.  A.  Thierry 
se  sont,  suivant  nous,  tiop  si^rvis.  Le  dernier  éditeur  de  ce  petit  écrit 
nous  paraîi  avoir  prouvé  jusqu'à  l'évidence  qu'il  se  rapporte  à  un 
autre  Constantin  et  à  une  date  lo^téiicuie  {Anonymi  Grœci  oratio  fii- 
nebris  in  Constantinum.  Frilaiigce,  1856). 

2.  Jul.,  Or.,  II,  p.  174. 

3.  S.  Atliau.,  ad  Sol.,  p.  813. 


24  '  ATHANASE    A    ROME. 

tout  sur  sa  roule  un  vif  mouvement  de  réaction  s'dtail 
opéré  en  faveur  des  orthodoxes  :  les  évoques  et  les 
prêtres  scliismatiques  s'étaient  vus  souvent  assez  vio- 
lemment chassés  de  leurs  églises,  l'humeur  vive  des 
populations  orientales  se  portant  très-volontiers  à  ces 
exécutions  sommaires.  Athanase  ne  prenait  aucune  part 
à  CCS  représailles  légitimes,  mais  désordonnées,  bien 
qu'elles  dussent  plus  tard  lui  être  très-amèrement  1:'epro- 
chées*.  Admis  deux  fois  en  présence  de  l'empereur 
Conslance,  il  avait  gardé  en  face  de  ce  souverain ,  au 
fond  très -hostile  pour  lui,  une  attitude  de  réserve 
fîère.  «Je  vous  prends  à  témoin,  lui  écrivail-ii  plu- 
sieurs années  après,  si  lorsque  je  vous  vis  à  Yiminac  en 
Mœsie  et  à  Césarée  en  Cappadoce,  je  vous  fis  la  moindre 
plainte,  soft  contre  mon  persécuteur  Eusèbe,  soit  contre 
ceux  qui  m'avaient  fait  tort  -.  » 

Outre  que  sa  grande  âme  n'était  point  accessible  au 
sentiment  de  la  vengeance,  son  esprit  perspicace  ne  lui 
laissait  pas  ignorer  de  quels  périls  il  était  encore  entouré, 
et  combien  son  avantage  momentané  était  précaire. 
Reçu  à  Alexandrie  avec  de  grandes  démonstrations 
d'enthousiasme  populaire^,  il  y  trouvait  pourtant  un 
groupe  d'Ariens  très-déterminés,  qui  s'étaient  même, 
eu  son  absence  et  de  leur  autorité  privée,  donné  pour 


1.  s.  Atlr.n.,  Apol.,^.  724.—  Soz.,  m,  8. 

2.  S.  Athan.,  ApoL,  p.  676. 

3.  ThcoJ.,  II,  1.  —  S.  Athau.,  ApoL,  p.  728.  —  S.  Grég.  Naz., 
Or.  XXI. 


AT  H  AN  AS  E    A    ROME.  25 

évoque  un  prêtre  du  nom  de  Piste.  Piste  était  en  corres- 
pondance avec  tous  les  prélats  schisma tiques  d'Orient, 
et  il  ne  crut  point  devoir  céder  la  place  à  Alhanasa. 
Telle  était  la  faveur  dont  jouissaient  ses  protecteurs, 
qu'aucun  ordre  impérial  ne  vint  l'y  contraindre.  Atlia- 
nase  dut  demeurer  plus  d'un  an  dans  sa  métropole, 
face  à  face  avec  son  rival  '. 

Ce  temps  ne  fut  point  perdu  pour  ses  ennemis.  Eu- 
sèbe  de  Nicomédie  se  mit  à  l'œuvre  pour  recommencer, 
sur  nouveaux  frais,  exactement  les  mêmes  trames  qui 
lui  avaient  si  bien  réussi  une  première  fois.  Alin  d'ache- 
ver de  tenir  l'Orient  sous  sa  loi,  il  mit  d'abord  hardi- 
ment la  main  sur  le  siège  de  Constantinopîe.  Sur  un 
léger  prétexte ,  sur  une  banale  accusation  de  mau- 
vaises mœurs,  on  décida  Constance  à  faire  déposer  pré- 
cipitamment l'évêque  Paul,  et  Eusèbe  se  fit  introniser 
violemment  à  sa  place -.  C'était  la  seconde  loisqu'Eusèbe 
donnait  ainsi  l'exemple  de  quitter,  par  un  motif  d'am- 
bition, le  siège  épiscopal  que  tous  les  canons  l'obli 
geaient  à  garder  jusqu'à  la  mort.  Né  pour  vivre  auprès 
des  souverains,  il  lui  semblait  tout  simple  de  suivre  la 
cour  partout  où  elle  se  transportait  :  sans  attache- 
ment pour  ses  diverses  églises,  il  n'avait  de  constance 
que  dans  son  dévouement  à  la  fortune. 

Athanase  se  trouva  donc  ainsi  de  nouveau  le  seul 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  743.  —  S.  Épipli.,  Hœres.,  lxix,  8. 

2.  Soc,  u,  7.  —  Soz.,  III,  i.  —  S.  Athan.,  ApoL,  p.   727-7i4   — 
ThéocL,  I,  19. 


26  ATHANASE    A    ROME. 

grand  métropolilain  d'Orient,  qui  fût  demeuré  rigniireu- 
senienllidèleàlafoideNiréc.  Dans  cette  situation  isolée, 
les  calomnies,  les  imputations  d'arrogance  et  de  sédition 
recommencèrent  à  pleuvoir  sur  lui.  Il  était  désigné  cha- 
que jour  à  Constance,  par  tous  les  courtisans,  d'un 
commun  accord,  comme  le  seul  homme  qui  empêchât  la 
paix  religieuse  de  s'établir,  et  comme  un  sujet  insolent 
qui  disposait  en  maître  de  la  population,  des  ressources 
et  surtout  des  aumônes  d'une  grande  province  ^  Con- 
stance n'était  pas  difficile  à  persuader;  mais  quand  on 
le  poussait  à  quelque  mesure  un  peu  vive,  il  alléguait 
toujours  la  promesse  de  conciliation  qu'il  avait  faite  à 
ses  frères.  Pour  lever  celte  objection,  Eusèbe  essaya  de 
s'adresser  directement  aux  empereurs  d'Occident,  aux- 
quels lui  et  ses  amis  envoyèrent  une  députation^.  Cette 
démarche,  prévenue  par  une  lettre  d'Alhanase,  resta  sans 
effet  ;  mais  il  ne  fut  probablement  pas  difficile  aux  dé- 
putés de  s'apercevoir  que,  si  les  maîtres  de  l'Occident  se 
montraient  si  favorables  à  la  foi  de  Nicée  et  à  son  dé- 
fenseur, c'était  moins  encore  par  conviction  personnelle 
que  pour  complaire  aux  évéques  qui  les  entouraient. 
C'était  donc  l'Église  latine  qu'il  fallait  séduire,  si  l'on 
voulait  avoir  pour  soi  le  concours  de  la  puissance  civile. 
Ce  fut  dans  celte  pensée  que  les  Eusébiens  imaginèrent 
de  s'adresser  à  l'évêque  qui  à  sa  qualité  généralement 
reconnue  de  chef  suprême  de  l'Église  joignait  celle  de 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  737. 

2.  Id.,  ad.  Sol.,  p.  SIS;  A-poL,  p.  675,  676. 


ATHANASE    A    nOME.  27 

patriarche  de  l'Occident.  Au  vénérable  Sylvestre  qui, 
par  ses  représentants,  avait  dirigé  et  approuvé  le  concile 
de  Nicée,  venait  de  succéder,  après  quelque  intervalle  *; 
un  nouveau  pape,  Jules,  dont  on  pouvait  espérer  de 
tromper  l'inexpérience.  Les  Eusébiens  se  résolurent  à 
tenter  une  démarche  solennelle  pour  engager  le  siège 
de  Rome  dans  leur  intrigue.  Ainsi,  grâce  à  une  dispo- 
sition toute  providentielle ,  l'évêque  usurpateur  de 
Constantinople,  prédécesseur  et  modèle  de  Photius,  se 
trouvait  entraîné  par  un  intérêt  de  parti  à  rendre  un 
solennel  témoignage  à  l'antique  primauté  romaine  ^ 

Bes  députés  se  dirigèrent  vers  Rome,  emportant  avec 
eux  toules  les  pièces  qui  avaient  déterminé  la  sentence 
du  concile  deTyr,  entre  autres  le  procès-verbal  de  l'in- 
formation faite  dans  la  Maréote.  Mais  telles  étaient,  sous 
l'apparence  du  calme,  la  vigilance  et  l'activité  d'Atha- 
nase,  qu'en  débarquant  en  Italie  et  en  arrivant  à  Rome, 
les  ambassadeurs  eusébiens  se  trouvèrent  prévenus  par 
des  envoyés  d'Alexandiie,  prêts  à  réfuter  leurs  calomnies 
et  à  répondre  à  leurs  questions.  Leur  surprise  en  se 
voyant  ainsi  devancés  fut  si  vive,  que  l'un  d'eux,  l'ami 
personnel  d'Eusèbe,  le  prêtre  Macaire,  saisi  de  terreur, 
abandonna  ses  collègues  pendant  la  nuit^.  Investi  d'une 
juridiction  reconnue  par  un  accord  commun,  éclairé 

1.  s.  Sylvestre  fut  remplacé  par  Marc  sur  le  trône  pontifical.  Marc 
ne  régna  quo  neuf  mois  et  fut  remplacé  par  Jules  le  6  février  337. — 
(Tilleiuont,  Hist.  eccl.,  vu,  p.  2C7.) 

2.  S.  Athan.,  ApoL,  p.  741  et  suiv. 

3.  Jb.,  p.  743. 


28  ATHANASE    A    ROME. 

par  Jes  informations  contradicloircs,  le  pape  Jules  se 
montra  digne  de  l'hommage  que  le  monde  chrétien  ren- 
dait à  sa  dignité.  Il  fit  comparaître  devant  lui  les  deux 
députalions,  et  confronta  avec  soin  leurs  témoignages. 
L'énergie  des  représentants  d'Alhanase  et  la  clarté  de 
leurs  réponses  étaient  telles  que  les  députés  d'Eusèbe, 
voyant  bien  de  quel  côté  la  balance  allait  pencher,  ne 
trouvèrent  d'autre  expédient,  pour  détourner  le  coup, 
que  de  demander  la  convocation  d'un  concile.  Jules  les 
prit  au  mot,  et  sur-le-champ  fil  savoir  aux  deux  parlies 
qu'il  les  convoquait  à  une  réunion  libre,  où  chacun  pût 
être  entendu  dans  ses  accusations  et  dans  sa  défense.  En 
môme  temps,  donnant  une  preuve  manifeste  de  l'intérêt 
qu'il  prenait  à  Athanase,  il  lui  faisait  secrètement  de- 

manderquel  lieu  il  préférait  pour  la  réunion  du  concile'. 
Athanase  était  resté  calme  à  Alexandrie.  Ses  lettres 
pastora!es,  récemment  retrouvées,  nois  le  montrent 
encore  cette  même  année  339,  tout  occupé  des  intérêts 
du  culte  et  de  l'édification  de  son  troupeau.  A  peine 
quelques  allusions  à  ses  périls  viennent -elles  trou- 
bler l'émotion  de  la  joie  pieuse  qu'à  l'approche  de  la 
fête  de  Pâques  il  recommande  à  tous  les  chrétiens  ; 
«  Chantons  donc  avec  les  saints,  s'écrie-t-il,  et  que  per- 
sonne de  nous  ne  néglige  ces  devoirs  en  pensant  aux 
angoisses  et  aux  difficultés  de  ces  temps,  et  principale- 
ment aux  maux  que  suscitent  contre  nous  ces  Eusébiens 
qui  nous  font  une  accusation  et  un  crime  de  noire  culte 

1.  s.  Ailmn.,  ad.  Sol.,  p.  815. 


ATHANASE    A    ROME.  29 

fidèle  à  Dieu Que  ces  fêtes  de  Pâques  ne  se  passent 

pas  dans  l'angoisse  et  dans  la  tristesse,  comme  on  pour- 
rait le  présumer  :  débordons  de  joie,  au  contraire; 
soyons  tous  vêtus  d'habils  de  fête...  La  tristesse!  c'est 
ce  que  voudraient  nous  imposer,  et  la  fraude  des  Juifs, 
et  l'impiété  des  Ariens  :  les  uns  ont  tué  Noire-Seigneur, 
et  les  autres  lui  enlèvent  son  triomphe  sur  la  mort, 
quand  ils  disent  qu'il  n'est  qu'une  créature.  S'il  n'avait 
été  qu'une  créature,  la  mort  l'aurait  retenu  dans  ses 
liens;  mais  puisque,  comme  l'Écriture  l'atteste,  elle  n'a 
pu  le  garder  sous  sa  loi,  c'est  donc  qu'il  n'a  point  été 
créé  et  qu'il  est  le  maître  de  toute  la  création.  De  quoi  la 
fête  que  nous  célébrons  est  un  immortel  témoignage.  Le 
conseil  des  Juifs  et  de  ceux  qui  leur  ressemblent  a  été 
trompé...  Celui  qui  réside  dans  les  cieux  se  rit  des  uns 
*t  des  autres.  Ne  pleurez  point,  disait-il  lui-même  aux 
femmes  qui  le  suivaient  à  la  croix,  voulant  signifier 
par  là  que  sa  mort  n'est  point  un  sujet  de  tristesse,  mais 
de  joie;  que,  bien  que  mort,  il  vit  encore,  parce  qu'il 
n'était  pas  créé  du  néant,  comme  on  vous  le  dit,  mais 
qu'il  vient  du  père...  Nous  commencerons  donc  le  jeûne 
du  carême  au  neuvième  jour  du  mois  de  Phamenoth; 
nous  servirons  Dieu  dans  la  continence  et  dans  la  pu- 
reté, et  le  quatorzième  jour  du  mois  de  Pharmuth,  lui- 
ront pour  nous  la  lumière  du  Seigneur  et  la  splendeur 
du  saint  dimanche  où  notre  Sauveur  est  ressuscité  ^  »> 

1.  s.  Athan. ,  Epistola  festalis  xi,  dans  Mai,  Nova  ôibliotheea, 
t.  VI,  p.  110  et  suiv. 


30  ATHANAS'    A    ROME. 

Mais  pendant  qu'il  se  concentrait  iui-nième  dans  ces 
nobles  el  paisibles  occupations,  autour  de  lui  ses  amis 
et  ses  partisans  s'agitaient  pour  sa  défense.  Les  évo- 
ques d'Egypte,  de  Thébaïde  et  de  Libye,  qui  avaient 
gardé  le  souvenir  du  rôle  humiliant  qu'on  leur  avait  l'ait 
jouer  à  Tyr,  se  rassemblèrent  presque  spontanément  à 
Alexandrie  au  nombre  de  plus  de  quatre-vingts,  pour 
rédiger  une  lettre  collective,  qu'ils  adressèrent  à  tous  les 
évêques  du  monde,  et  en  paiticulier  au  pape  Jules  *. 
Celte  lettre,  que  saint  Athanase  nous  a  conservée  tout 
entière,  n'est  qu'une  dénonciation  animée  de  la  longue 
et  odieuse  intrigue  qui  se  poursuivait  sous  leurs  yeux 
depuis  dix  ans.  C'est  le  plus  précieux  et  le  plus  com- 
plet de^  documents  qui  peuvent  guider  l'historien 
dans  toute  cette  narration.  Mais,  outre  l'intérêt  qui 
s'attache  à  l'exacte  connaissance  des  faits,  l'esprit  qui 
anime  cette  généreuse  protestation  ne  permet  guère 
de  la  lire  sans  émotion.  11  y  règne  un  chaleureux 
dévouement  à  l'innocence  persécutée,  un  dédain  con- 
tenu, mais  fier,  des  menaces  de  la  puissance  tempo- 
relle, qui  consolent  et  relèvent  l'âme.  Tandis  que  les 
intrigues  ecclésiastiques  et  les  faiblesses  épiscopales 
ouvraient  presque  partout  largement  la  porte  aux  em- 
piétements de  l'autorité  civile,  et  semblaient  prendre  les 

1.  s.  Athan.,^po/.,  p.  721,-757;  ad.  Afr.,  p.  940.  —  S.  Hilaire,  ex 
opère  historko  Fvarjm.  ii,  Paris,  1693 ,  p.  1286.  —  C'est  de  cette  lettre 
que  nous  avon.s  tiié  la  plupart  des  détails  insérés  dans  le  récit  du 
second  volume  de  cette  histoire,  relativement  au  concile  de  Tyr  et  à 
rint'ormation  de  la  Maréote. 


ATHANASE    A    ROME.  31 

empereurs  par  la  m»in  pour  les  faire  entrer  dans  le 
sancUiaire,  les  évêques  d'Egypte  s'écriaient  noblement: 
«  De  quel  droit  ces  gens  ont-ils  pu  réunir  un  concile' 
contre  nous?  De  quel  front  peuvent-ils  appeler  concile 
cette  réunion  présidée  par  un  comte;  où  des  appariteurs 
de  justice  étaient  présents  ;  où,  à  la  place  des  diacres  de 
l'Église,  on  voyait  des  gens  de  police  introduire  et  faire 
ranger  le*  assistants  '  ;  où  le  comte  parlait  pendant  que 
les  évèqjes  se  taisaient  ou  se  courbaient  sous  toutes  ses 
paroles  ;  où  ce  qui  plaisait  au  commun  des  évêques 
était  empêché  par  le  magistrat?  Il  commandait,  et  des 

soldats  nous  faisaient  mouvoir En  somme,  frres 

chéris,  quelle  espèce  de  concile  était-ce  là,  où  la  mort 
et  l'exil  pouvaient  être  prononcés  contre  nous  s'il  avait 

plu  à  César? S'ils  avaient  voulu  juger  en  évêques, 

qu'avaient-ils  besoin  de  comtes  et  de  soldats  et  de  let- 
tre  de  convocation  signées  d'un  empereur? Ne  les 

éco'tez  donc  point,  disaient-ils  en  terminant,  s'ils  vous 
écrivent  contre  l'évêque  Alhanase.  Tout  ce  qui  vient 
d'eux  est  frauduleux  et  mensonger  ;  et  quand  vous  ver- 
riez les  noms  des  évêques  d'Egypte  en  tête  de  leurs  let- 
tres, n'y  ajoutez  aucune  créance  ^.  » 

L'émotion  était  grande  aussi  autour  d'Alexandrie  et 
pénétrait  jusque  dans  les  retraites  des  solitaires.  Le 


1.  Sur  le  sens  des  mots  speculator  et  commentarius  eniployés  dans 
la  lettre  des  évêques,  voir  Cod.  Theod.,  ix,  t.  m,  1.  5;  xi,  t.  30, 1.  21, 
et  les  notes  de  Godefroy. 

«.  S.  Athan.,  ApoL,  p.  728,  730  et  738. 


32  ATIIANASE    A    ROME. 

pieux  Antoine,  du  fond  des  déserts,  faisait  parvenir  à 
son  ami  engagé  dans  les  luttes  de  la  terre,  des  paroles 
qui  fortifiaient  celte  grande  âme,  mais  qui  eussent  épou- 
vanté un  moins  intrépide  ;  elles  annonçaient  un  grand 
triomphe,  mais  précédé  de  longues  et  douloureuses 
épreuves.  Un  jour,  après  une  longue  extase,  le  saint 
s'était  relevé  de  sa  prière,  tremblant  et  tout  baigné  de 
larmes  :  «  0  mes  enfants,  avait-il  dit,  qu'ai-je  vu?  J'ai- 
merais mieux  mourir...  J'ai  vu  l'autel  de  Dieu  envi- 
ronné de  mulets  qui  le  renversaient  à  coups  de  pieds; 
c'était  une  grande  confusion  de  bêtes  qui  sautaient  et 
ruaient;  et  j'ai  entendu  une  voix  qui  disait  :  Mon  autel 
sera  profané...  Mais  ne  perdez  pas  courage,  car  la  co- 
lère de  Dieu  n'est  pas  pour  toujours,  et  il  nous  délivrera... 
Prenez  garde  seulement  à  la  doctrine  des  Ariens*.  » 

Les  lettres  du  pape  tombèrent  au  milieu  de  cette  émo- 
tion générale.  Autant  Alhanase  avait  mis  autrefois  de  ré- 
pugnance et  de  lenteur  à  comparaître  devant  un  concile 
irrégulièrementconvoqué  et  soumis  ài'action  usurpatrice 
d'un  magistrat;  autant  il  mit  d'empressement  à  répondre 
au  premier  appel  du  chef  légitime  de  l'Église.  Cette 
âme  fîère,  pleine  du  sentiment  de  sa  dignité  et  de  ses 
droits,  avait  su  résister  à  un  ordre  de  l'empereur  :  la 
moindre  prière  du  pape  la  trouva  docile.  Il  était  à  Rome, 
môme  avant  toute  convocation  officielle,  dès  la  fin  de 
l'année  339-. 

1.  s.  Athan.,  Vit.  Ant.,  p.  497,  498. 

2.  Il  y  a  ici  une  difficulté  de  chrouologie,  qui  n'est  que  le  commen-i 


ATHANASE   A   ROME.  33 

Sa  présence  dans  la  capitale  de  l'Occident  excita 
un  vif  mouvement  de  curiosité.  Sa  réputation,  ses 
malheurs,  son  courage,  tout  le  désignait  h.  ratlcntion 
publique.  D'illustres  palricieus,  de  grandes  dames,  se 
pressnienl  autour  de  lui  pour  l'entendre.  Il  nomme 

cenont  d'une  série  d'autres  pareilles,  et  dont  il  est  impossible  de  sortir 
autrement  que  par  mie  conjecture.  11  s'agit  de  déterminer  la  date  du 
voya?;e  d'Athanase  à  Rome. 

La  chronique  mise  à  la  tète  des  lettres  pascales  fait  partir  Atlianase 
d'Alexandrie  pour  Rome  dès  les  fêtes  de  Pâques  de  339,  et  elle  ajoute 
que  ce  d'ipait  eut  lieu  à  la  suite  de  l'invasion  faite  dans  son  diocèse 
par  l'évéïiue  intrus  Grégoire,  qui  força  Athanase  à  fuir;  en  effet,  à 
partir  de  cette  date  jusqu'à  la  mort  de  cet  évèque  intrus,  les  lettres 
pascales  sont,  ou  interrompues,  ou  datées  de  Rome  (Episî.  Fest. 
Chron.,  p.  15). 

Ath;inase  raconte  aussi  dans  ses  écrits,  qu'il  quitta  .\lexandrie  après 
cette  invasion  violente  de  Grégoire. 

Mais,  d'antre  part,  il  résulte  très-clairement  de  la  lettre  du  pape 
Jules  aux  Eusébiens,  que  Grégoiie  tut  envoyé  à  Alexandrie  après  le 
concile  tenu  par  les  Eusébiens  à  Antioche  (S.  Athan.,  ApoL,  p.  748); 
et  ce  concile,  dont  Athanase  nous  donne  la  date  précise,  ne  peut  s'être 
tenu  qu'en  3V1  {S.  Athan.,  de  Syn.,  p.  894). 

Dès  lors,  de  deux  choses  l'une  :  ou  la  chronique  pascale  se  trorap'e 
en  rapportant  le  départ  d'Athanase  en  339,  ou  le  pape  Jules  se  trompe 
en  rapp  >rtant  à  l'envoi  du  concile  d'Autioche  l'invasion  violente  de 
Grégoire  à  Alexandrie. 

M.  Hefele  [Concilim-Geschichte,  t.  1,  p.  473),  le  seul  écrivain  qui  ait 
tenu  corn  [.te  de  la  chronologie  des  lettres  pascales,  résout  cette  con- 
tra'liction  en  supposant  qu'il  y  eut  vers  le  commencement  de  339  un 
concile  spécial  des  Eusébiens  à  Antioche,  diflérent  de  celui  de  3  VI,  et 
uniquement  rassemblé  pour  envoyer  Grégoire. 

Nous  avons  préféré,  pour  notre  part,  former  une  autre  supposition, 
à  savoir  qu'il  y  eut,  non  pas  deux  conciles  d'Antioche,  mais  deux  dé- 
parts d'Athanase,  le  premier  volontaire,  en  339,  pour  se  conformer  à 
l'invitation  du  pape  Jules,  suivi  d'un  retour  à  Alexandrie  vers  le  com- 
mencenieat  de  341  ;  le  second  départ  au  contraire  fut  contraint  et  eui 
le  caractère  d'une  fuite,  à  la  suite  de  l'invasion  de  Grégoire. 

Plusieurs  raisons  nous  déterminent  à  adopter  cette  conjecture,  qui 
avait  déjà  été  mise  en  avant  parTillemont  et  Hermant. 

Le  retour  d'Athanase  à  Alexandrie  datant  tout  au  plus  du  milieu  de 
m.  3 


34  ATHANASE    A    KOME. 

lui- mémo,  parmi  ses  liôles  de  prédilection,  la  prin- 
cesse Entropie,  sœur  de  Constantin,  les  sénateurs  Abu- 
tère  et  Spérance  '.  Il  avait  d'ailleurs  amené  avec  lui  des 
compagnons  de  voyage,  dont  le  costume,  l'attitude,  les 
usages  singuliers ,  éveillaient  un  autre  genre  d'intérêt. 

338,  puisque  c'est  à  cette  époque  qu'eut  lieu  la  réunion  des  princes  à 
Siviuiuin,  il  nous  paraît  impossible  d'admettre  que ,  dès  le  printemps 
qui  suivit  cette  entrevue,  Const/uice  ait  manqué  à  fous  ses  engagements 
eavers  ses  frères  en  permettant  une  invasion  violente  d'Alexandrie. 
Les  motifs  qui  avaient  déterminé  l'arrangement  entre  les  trois  frères 
subsistaient  évidemnn'nt  encore,  et  ne  peuvent  avoir  cédé  qu'au  temps 
et  à  la  mort  de  Constantin  le  jeune,  le  plus  intéressé  des  trois  piinces 
au  maintien  d'Athanase.  Nous  tenons  donc  que  sur  ce  point  la  chrono- 
logie lies  lettres  pascales  est  dans  l'erreur,  et  qu'il  faut  mettre  l'in- 
vasion de  Grégoire  à  la  suite  du  concile  d'Antioche,  comme  cela  lésulte 
d'ailUurs,  jusiiu'à  l'évidence^  de  la  lettre  citée  du  pape  Jules. 

Mais  il  serait  également  impossible  de  renvoyer  le  séjour  d'Athanase 
à  Rome  jusqu'à  cette  époque,  sans  bouleverser  toute  la  suite  des  faits 
postérieurs,  .\thanase  dit  en  effet  lui-même  qu'il  s'écoula  dix-huit  mois 
entre  son  arrivée  à  Rome  (S.  Athan.,  ApoL,  p.  748)  et  le  concile  tenu 
dans  cette  ville  par  Jules.  En  ajournant  son  arrivée  au  milieu  de 
l'année  341,  on  serait  obligé  de  mettre  le  concile  de  Rome  en  343,  ce 
qui  est  contredit  par  toute  la  suite  des  faits. 

C'est  cette  raison  qui  avait  déjà  décidé  Tillemont  et  Hermant  à  sup- 
poser deux  voyages  d'Athanase  à  Rome,  et  cette  supposition  reçoit  une 
grande  confirmation  de  la  chronologie  nouvellement  découveite  des 
lettres  pascales.  Car  si  nous  n'admettons  pas  l'assertion  de  cette  chro- 
nologie, en  ce  qui  touche  la  date  de  l'invasion  de  Grégoire,  11  n'en  ré- 
sulte pas  moins  que  la  série  des  lettres  pascales  est  interrompue  à  partir 
de  339,  ce  qui  indique  qu'Athanase  cessa,  à  partir  de  cette  époque,  de 
résider  habituellement  à  Alexandrie.  Ses  deux  départs,  séparés  par  un 
court  st.jour,  se  seront  confondus  dans  la  mémoire  du  chrnnologiste.  f 

Conf.  sur  les  difficultés  chronologiques  de  cette  époque,  Wt Izer  ; 
Bestitulio  verœ  chronologiœ  rerum  ex  controversiis  ananis  exorta- 
rum,  p.  17  et  suiv.  —  Voir  aussi  Revue  des  questions  historiques,  ydii- 
vierl8G7,  une  dissertation  du  bénédictin  Dom  Cbeuard  sur  Maximia 
de  Trêves,  qui  admet  comme  véritable  la  daie  de  339  donnée  par  les 
lettres  pascales  à  l'envoi  de  l'usurpateur  Grégoire. 

1.  S.  Atbau.,  Apol.,  p.  677,  07*. 


ATHANASE    A    ROME.  35 

C'étaient  des  habitants  du  désert  qui  l'avaient  suivi 
jiour  partager  ses  épreuves.  L'Église  d'Occident  ne  con- 
naissait encore  que  par  une  renommée  assez  vague  et 
par  des  récits  défigurés,  ces  formes  de  la  piété  contem- 
plative, éloignées  de  ses  habitudes  comme  de  ses  ten- 
dances naturelles.  On  s'empressait  avec  surprise,  môme 
dans  les  rues  de  Rome,  autour  de  ces  nouveaux  venus. 
On  ne  pouvait  se  lasser  de  regarder,  par  exemple,  le 
solitaire  Ammon,  qui  se  promenait  dans  la  ville  éter- 
nelle sans  jeter  un  regard  autour  de  lui  sur  le  magni- 
fique spectacle  de  cette  grande  cité,  et  qui  marchait 
droit,  la  tête  baissée,  pour  aller  couvrir  de  ses  baisers 
le  sol  baigné  du  sang  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul. 
On  pressait  Alhanase  de  questions,  pour  apprendre  les  dé- 
tails de  l'institution  à  laquelle  appartenaient  ces  hommes 
étranges.  Athanase  racontait  à  ses  auditeurs,  surpris  au- 
tant que  charmés,  les  détails  de  la  vie  d'Antoine  au  fond 

des  montagnes.  Séduite  par  l'attrait  de  ces  récits,  une 
dame  de  qualité  du  nom  de  Marcelle,  plus  tard  l'amie 
et  la  conddeute  de  saint  Jérôme,  conçut  l'idée  de  trans- 
porter sur  ce  nouveau  théâtre  les  exemples  du  saint 
exercice.  Elle  fut  la  première  à  former,  par  le  conseil 
et  sous  les  yeux  d'Athanase,  une  réunion  de  vierges  et 
de  veuves  consacrées  à  la  méditation  età  la  prière.  Atha- 
nase devenait  ainsi  le  lien  des  deux  sociétés  chrétiennes; 
il  représentait  presque  seul  en  Orient  la  saine  et  simple 
doctrine  de  l'Église  latine  :  il  apprenait  à  la  piété  de 

l'Europe  les  saintes  pratiques  de  la  dévotion  orient;de  '. 
1.  s.  Jér. ,  Epist.  16.  —  Palladius,  Hist.  lausiaca,  ch.   12.  — 


36  '  ATIIANASE    A    ROME, 

Les  Eusébiens  ne  se  pressaient  pas  d'imiter  l'exemple 
(l'Alhaiiase.  Le  pape  Jules  leur  écrivit  enfin  une  lettre 
officielle  pour  leur  indiquer  le  jour  du  concile.  Le  délai 
qu'il  leur  marquait,  et  qui  leur  laissait  plus  d'une  année 
pour  le  voyage,  était  assez  long  pour  leur  ôter  tout  pré- 
texte de  faire  défaut.  Aussi  leur  déciarait-il  que,  s'ils 
ne  venaient  au  temps  marq  lé,  ils  seraient  réputés  cou- 
pables de  calomnie.  Deux  prêtres,  Elpide  et  Philoxène, 
furent  envoyés  pour  remettre  cette  missive  et  rétablir 
en  attendant,  s'il  était  possible,  quelque  paix  dans 
l'Église  désolée  d'Orient  *. 

L'embarras  des  Eusébiens  était  grand.  Ils  étaient  véri- 
tablement pris  dans  leur  propre  piège.  Ils  n'avaient  plus 
affaire,  cwnmeils  avaient  espéré,  à  un  pape  novice  qu'il 
serait  aisé  d'égarer  par  des  équivoques,  d'entraîner  de 
haute  lutte,  ou  d'étourdir  par  un  concert  assourdissant 
de  calomnies.  Il  s'agissait  maintenant  de  quitter  leurs 
propres  diocèses,  le  lieu  de  leur  domination  habituelle, 
oii  ils  étaient  environnés  de  tous  leurs  amis  et  soutenus 
par  un  empereur  qu'ils  avaient  eu  l'art  de  circonve- 
nir, pour  se  présenter  seuls,  devant  une  réunion  d'é- 

Soc,  IV,  23.  On  croyait  encore,  il  y  a  peu  d'années,  que  ce  l'ut  à  ce 
moment  de  sa  vie  et  pour  maintenir  l'Église  d'Occident  dans  l'iné- 
branlable fidélité  de  sa  doctrine  qu'Athanase  composa  un  symbole  de 
foi,  conservé  sous  son  nom,  dans  nos  liturgies.  Cette  pièce,  qu'on  a 
cessé  de  regarder  comme  émanée  d'Athanase,  atteste  pourtant,  par  le 
nom  qu'on  lui  a  donné,  le  souvenir  qu'avait  laissé  dans  l'Église  de 
Rome  le  passage  et  l'enseignement  du  grand  évêque.  —  Baronius, 
Ânn.  eccl.,  340,  §  10. 

i.  S.  Athan.,  ApoL,  p.  739,  744,  745;  ad  Sol.,  p.   816;  ad  Orth., 
p.  930.  —  Soz.,ni,  8. 


ATIIANASE    A    UOMK.  37 

vêques  d'Occident,  tous  pleins  d'un  respect  inébran- 
lable pour  la  foi  de  Nicée.   Il   s'agissait  de   discuter 

de  nouveau,  sous  le  feu  des  arguments  d'Atiianase, 
une  ^érie  de  procédures  hâlives  ,  violentes,  menson- 
gères. Athanase  serait  là,  devant  eux,  avec  son  argu- 
mentation calme,  sa  dialectique  incisive  et  railleuse,  son 
ardeur  concentrée.  Uévcque  jurisconsulte,  comme  l'ap- 
pelle un  historien,  arriverait,  suivant  sa  coutume,  les 
mains  chargées  d'un  dossier  de  pièces  officielles,  recueil- 
lies, éliquctécs,  classées  avec  un  soin  minutieux,  dont 
chacune  était  destinée  à  démentir  une  calomnie.  A 
l'autorité  d'un  docteur,  il  joindrait,  pour  les  confon- 
dre, la  précision  de  l'homme  de  loi  et  la  logique  souple 

de  l'avocate 

Il  ne  leur  fallait  pas  grande  perspicacité  pour  devi-. 

ner  que,  mis  à  pareille  épreuve,  ils  auraient  bientôt 
changé  de  rôle,  et  que  les  accusés  deviendraient  ac- 
cusateurs. «  Quand  ils  ouïrent  parler,  disait  plus  tard 
en  raillant  saint  Athanase,  d'un  jugement  ecclésias- 
tique où  il  n'y  aurait  ni  comte  pour  présider,  ni  satel- 
lites pour  garder  les  portes,  où  on  ne  demanderait 
pas  de  décision  souveraine  à  l'empereur...  ils  furent 
saisis  d'une  grande   terreur^.»   Eusèbe  de  INicomé- 

1.  Ces  qualités  d'homme  de  loi  habitué  à  la  discussiou  des  textes 
et  à  l'étude  de  dossieis  étaient  si  bien  connues  que  Suipice-Sévère,  Hist.- 
sacîYi,  II,  3i;,  nomme  Athanase  Alexandriae  episcopum  jurisconsultum. 
Gibbon,  en  rapportant  ce  texte,  dit  (jue  cette  qualité  n'appav.iît  i  ulle 
part  dans  la  vie  et  dans  les  écrits  d'Atiianase.  Il  n'y  en  a,  au  contiaiie, 
presque  aucune  qui  soit  plus  apparente. 

2.  S.  Athau.,  ad  SoL,  p.  816. 


38  ATHANASE    A    ROME. 

<Jie,  cependant,  sut  payer  d'adresse  et  d'impudence. 
On  reçut  convenablement  les  envoyés  du  pape,  mais 
on  leur  fit  attendre  la  réponse.  Le  voyage  élail  difficile, 
(lisait-on,  avec  les  dangers  toujours  menaçants  de  la 
guerre  de  Perse,  plus  vive  que  jamais  sur  la  frontière 
des  diocèses  orientaux'.  Moyennant  ce  prétexte  et 
d'aulres  encore,  on  put  laisser  passer  toute  l'année  340, 
et  atteindre  le  début  de  la  suivante,  époque  où  il  y 
avait  tout  naturellement  une  grande  réunion  des  évoques 
d'Orient  à  Antioche  pour  la  dédicace  d'une  vaste  église 
nommée  la  Basilique  d'or,  dont  les  fondements  avaient 
été  posés  par  Constantin.  Constance,  qui  passait  assez 
volontiers  les  hivers  à  Antioche  pour  ne  pas  s'éloigner 
de  son  ar,mée  de  Perse,  devait  assister  à  cette  cérémo- 
nie. Eusèbe  savait  par  expérience  le  parti  qu'il  pouvait 
tirer  de  ce  genre  de  réunions,  qu'il  excellait,  comme  on 
avait  pu  s'en  convaincre  à  Tyr,  à  gouverner  par  d'ha- 
biles manœuvres  2. 
à.  D.      L'assemblée  d'évôques  eut  lieu  en  effet  à  Antioche  dès 

841 

les  premiers  jours  de  341  ^  Quatre-vingt-dix  prélats 
d'Orient  s'y  montrèrent,  et  l'on  voit  encore  figurer  ici 
les  noms  déjà  trop  connus  de  Narcisse  de  Néroniade,  de 
Palrophile  de  Scythople,  de  Maris  de  Chalcéduine.  Mais 


1.  s.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  816. 

2.  Soc,  M,  8.  —  S.  Athan.,  de  Sijn.  Ar.  et  Sel.,  p.  894. 

3.  A.  n.  341 .  —  Iivlictio.  xiv.  —  U.  G.  1094.  —  Marcellinus  et  Fa- 
Mnnns.  Coss.  —  La  date  est  donnée  de  même  dans  Socrate  et  saint 
AUianase,  loc.  c-it. 


ATHANASE    A    ROME.  39 

les  deux  principaux  évêques  de  Palestine  manquaient 
au  rendez-vous.  Maxime  de  Jérusalem,  mis  cette  fois  de 
bonne  heure  sur  ses  gardes,  s'était  abstenu  par  une  juste 
défiance  ^  Eusèbe  de  Césarée  n'était  plus  :  il  venait  de  ter- 
miner sa  vie,  n'ayant  pas  cessé  d'écrire  jusque  sur  son  lit 
de  mort.  Ses  dernières  années  avaient  cle  eoiisaciees  à 

rélucubration  d'un  ouvrage  où  il  avait  déployé  à  la  fois 
toutes  les  ressources  de  son  esprit  et  toutes  les  faiblesses 
de  son  caractère.  Sous  le  titre  de  Vie  de  Conslanlin, 
c'était  un  panégyrique  enflé  du  souverain  dont  il  avait 
approché  la  personne  et  trop  souvent  inspiré  les  déter- 
minations. Nulle  bonne  foi  dans  les  appréciations,  nulle 
mesure  dans  les  éloges,  nulle  sincérité  dans  le  récit  des 
faits,  ne  recommandent  cette  œuvre  de  flatterie  à  la 
confiance  de  l'historien.  Tout  ce  qui  peut  nuire  au  héros 
ou  embarrasser  rauteur,depuis  les  sanglantes  exécutions 
de  Piome  jusqu'aux  intrigues  de  Jérusalem,  depuis  le 
meurtre  de  l'innocent  Crispus  jusqu'à  la  mort  du  crimi- 
nel Arius,  est  tranquillement  passé  sous  silence.  Mais  une 
heureuse  disposition  du  récit,  une  narration  habile,  des 
documentscurieux  etcertainement  originaux,les  impres- 
sions, toujours  vivement  senties  et  toujours  curieuses  à 
connaître,  d'un  témoin  oculaire,  font  cependant  de  cette 
espèce  de  testament  littéraire  le  plus  intéressant  des 
ouvrages  d'Eusèbe.  Il  était  remplacé  dans  son  siège  par 
son  disciple  le  plus  cher,  un  prêtre  du  nom  d'Acace, 

1.  SOC.j  H,  8. 


40  ATIIANASE    A    HOME. 

d'un  esprit  moins  brillant,  mais  cVun  cœur  h  la  fois  plus 
pervers  et  plus  résolu  '. 

Malgré  la  perle  de  ces  importants  auxiliaires,  Eusèbe 
de  Nicomédie  disposait  dans  la  réunion  d'Antioilie  d'une 
immense  majorité.  Pousser  du  premier  coup  les  choses 
à  l'extrémité;  engager  d'abord  toute  l'Église  d'Orient, 
puis  l'autorité  impériale  elle-même,  dans  une  mesure 
décisive  qui  ne  leur  permît  pas  de  reculer;  intimider 
ainsi  le  pontife  de  Rome  par  la  crainte  d'une  collision 
avec  tout  le  monde  asiatique,  tant  civil  que  religieux  : 
tel  paraît  avoir  été  son  dessein.  Il  fallait  fermer  sans 
retour  à  Athanase  la  porte  d'Alexandrie. 

L'habileté  principale  d'Eusèbe  consista  à  ne  point 
faire  de  la  détermination  qui  allait  frapper  Athanase 
un  acte  isolé,  mais  à  la  rattacher  à  tout  un  système  de 
mesures  générales  qui  semblaient  prises  dans  l'intérêt 
du  bon  ordre  et  de  la  saine  discipline  ecclésiastique.  La 
réunion  d'Antioche,  se  constituant  en  concile  d'elle- 
même,  sans  avoir  reçu  aucune  mission,  sans  compter 
dans  son  sein  aucun  représentant  de  cette  église  de  Rome 
hors  de  laquelle,  dit  à  cette  occasion  l'historien  grec 
Socrate,  l'ancienne  règle  ecclésiastique  défend  de  rien 
décider  dans  l'Eglise,  prit  une  série  de  résolutions  géné- 
rales dont  l'esprit  était  excellent  et  auxquelles  on  n'eût 
rien  eu  à  redire,  si  l'application  n'en  eût  été  viciée 
d'avance  par  les  violences  antérieures  qu'elles  étaient 

1.  Soc,  I,  1;  II,  4.  —  Soz.,  m,  2.  —  S.  Jér.,  De  Vit:  ill.,  98.  —  Phi- 
lost.,  IV,  12.  —  S.  Épiph.,  Hœr.,  lxxii,  6  et  suiv. 


ATHANASE    A    ROME.  41 

destinées  à  sanctionner.  Vingt-cinq  canons,  qni  nous 
ont  été  conservés  et  qui  ont  été  depuis  consacrés  par 
l'approbation  d'un  concile  général,  établirent  des  règles 
pourp  révenir  les  schismes  et  pour  faire  respecter  l'au- 
torilé  légitime  dans  les  diocèses  ^  A  d'excellents  prin- 
cipes sur  les  droits  de  juridiction  métropolitaine  ou 
épiscopale  et  sur  les  attributions  des  conciles  provin- 
ciaux, se  trouvaient  mêlés  des  articles  comme  ceux-ci  : 
«  Si  un  évêque  déposé  par  un  concile,  ou  un  prêtre 
ou  un  diacre  déposé  par  son  évoque,  ont  osé  faire  les 
fonctions  sacrées...,  qu'il?  perd(nt  l'espoir  d'être  réta- 
blis dans  un  autre  concile,  et  qu'on  ne  leur  permette 
plus  de  se  défendre.  Et  que  tous  ceux  qui  communi- 
quent avec  eux  soient  rejelés  de  l'Église,  surtout  s'ils 

1.  Labbe,Conc.â[en.,t.n,  p.  563  et  suiv. — Les  canons  du  concile  d'An- 
tioche  ont  été  réunis  dans  un  code  qui  fut  produit  au  concile  de  Chal- 
cédoine,  où  ils  furent  admis  comme  lois  de  l'Église.  Cette  admission 
de  canons  poi  tés  par  un  concile  irrégulièrement  convoqué  et  qui  con- 
courut au  bannissement  d'Athanase,  ainsi  que  l'épithète  de  Synodus 
sanct.orum  que  saint  Hilaire  donne  en  passant  à  la  réunion  d'Antioche, 
ont  suscité  les  plus  vives  discussions  entre  les  érudits.  Sclielstrat, 
Pagi,  Mansi,  Tillemont  lui-même,  ont  fait  à  ce  sujet  les  conjectures 
les  plus  diverses.  Ils  cnt  supposé,  soit  que  le  concile  d'Antioche  s'était 
ouvert  d'abord  avec  une  majorité  orthodoxe  qui  avait  poité  les  vingt- 
cinq  canons  et  s'était  retirée  pour  ne  pas  concourir  au  bannissement 
d'Athanase;  soit  que  ces  canons  étaieut  l'œuvre  d'un  autre  concile 
d'Antioche  antérieur.  On  peut  voir  cette  discussion  foit  bien  résumée 
dans  Hefele  (t.  i,  p.  486-493).  Le  savant  docteur  allemand  conclut,  à 
notre  avis,  fort  sensément,  en  disant  que  l'assemblée  d'Antioche  ne 
fut  point,  à  proprement  parler,  hérétique,  puisqu'elle  adhérait  au  con- 
cile de  Nicée,  et  surtout  ne  paraissait  pas  telle  aux  contompoiains, 
puisque  saint  Athanase  n'était  pas  encore  pleinement  justifié  aux  yeu.t 
de  Rome,  C'est  ce  qui  explique  comment  de  très-saints  évoques  purent 
prendre  part  à  la  plupart  de  ses  délibérations. 


42  ATIIANASE    A    ROME. 

ont  eu  connaissance  (le  la  sentence  pn'sente  (i'^  canon).  » 
<*  Tous  ceux  qui  entrent  dans  l'église  pour  y  entendre 
les  saintes  Écritures,  et  qui  refusent  de  participer  à  la 
prière  commune  et  de  recevoir  la  sainte  Eucharistie 
pni- quelque  esprit  de  rébellion,  qu'ils  soient  expulsés 
de  l'église...  Et  il  n'est  point  permis  d'avoir  des  rapports 
avec  des  excommuniés,  ni  de  se  réunir  avec  eux  pour 
prier  dans  des  maisons  particulières,  ni  de  recevoir 
dans  une  église  ceux  qui  ne  communient  pas  dans  une 
autre...  (2'  canon).  » 

«  Tout  prêtre  ou  diacre  qui,  méprisant  son  évoque, 
se  séparera  de  l'Église  et  fera  une  réunion  privée,  ou 
élèvera  un  autel  particulier  et  refusera  d'obéir  à  son 
évéque,  après  deux  appels  de  lui,  sera  déposé  sans  espoir 
de  rétablissement  (5"'  canon).  » 

En  apparence,  rien  n'était  plus  juste  et  plus  sensé; 
en  réalité,  cela  voulait  dire  :  Athanase  et  ses  complices 
ont  été  déposés  par  des  conciles  réguliers  ;  nulle  autre 
autorité  n'a  pu  ni  ne  pourra  les  rétablir  :  Et  à  partir  de 
ce  moment,  quiconque  communique  avec  eux,  qui- 
conque refusera  de  communiquer  avec  les  successeurs 
qui  vont  leur  être  donnés,  et  protestera  contre  cette  in- 
trusion, sera  dégradé  s'il  est  prêtre,  et  retranché  des 
sacrements  s'il  est  laïque.  Les  règles  qui,  en  temps  ordi- 
naire, eussent  défendu  le  pouvoir  légitime,  étaient  invo- 
quées dans  la  pensée  évidente  de  confirmer  l'usurpation. 
11  est  vrai  que,  pour  accroître  encore  son  autorité  pré- 
tendue, le  concile,  par  une  disposition  jusque-là  sans 


ATHANASE    A    ROME.  43 

exemple,  ajoutait  :  Et  celui  qui  persévère  à  troubler 
ainsi  rÉgiise,  qu'il  soit  puni  comme  séditieux  par  la 
puissance  du  dehors  '  (5^  canon).  Cet  appel  au  comte  et- 
aux  soldats  arrivait  à  point  pour  justifier  toutes  les  rail- 
leries d'Aihanase. 

La  puissance  du  dehors  devait,  en  elTet,  répondre  à 
celte  invitation.  Les  règles  générales  ainsi  posées,  on 
s'adressa  à  Constance  pour  en  assurer  l'application.  On 
lui  fît  part  de  la  résolution  de  l'assemblée  de  nommer 
un  successeur  à  Athanase,  et  on  lui  demanda  une  es- 
corte de  soldats  afin  d'accompagner  le  nouvel  évoque, 
et  des  instructions  pour  que  le  gouverneur  d'Egypte  eût  à 
lui  prêter  main-forte.  On  alla  même  jusqu'à  lui  désigner, 
pour  remplir  cette  place  de  gouverneur,  le  même  préfet 
Pliiiagre,  dont  le  zèle  s'était  si  activement  montré  dans 
l'enquête  de  la  Maréote.  Il  faut  laisser  Athanase  rendre 
compte  de  cette  démarche  édifiante  avec  ce  tour  ironique 
qui  n'est  pas  le  côté  le  moins  original  de  son  talent  : 
«Voyez,  ô  empereur,  leur  fait-il  dire,  tout  nous 
«  manque  :  nous  ne  sommes  plus  qu'en  petit  nombre  : 
«  hâtez-vous  de  persécuter,  car  ce  petit  nombre  même 
«  va  se  disperser.  Ceux  que  les  proscriptions  desévêques 
«  avaient  réunis  de  force  à  notre  communion,  la 
«  quittent,  dès  que  la  proscription  cesse...  Faites  donc 
«  sans  délai  un  édit  universel,  et  rendez-nous  Philagre 
«  en  Egypte  :  car  c'est  là  l'homme  qu'il  nous  faut  pour 

1.  A'.à  Tïi;  è'^wÔEv  Èçouoîa;, 


44  ATHANASE    A    UOME. 

«  ce  genre  d'affaires,  coiiinie  il  l'a  bien  fait  voir  ;  ce  qui 
«est  tout  simple,  piiisfju'au  fond  il  est  apostat'.  » 
Constance  ayant  tout  promis,  il  s'agit  de  choisir  l'instru- 
ment de  cette  odieuse  opération.  On  hésita  entre  un 
prêtre  de  Mésopotamie,  distingué  par  ses  talents  et  ses 
connaissances ,  qui  portait  le  nom  alors  si  commun 
d'Eusèbe,  et  un  ancien  protégé  d'Athanasc  devenu,  on 
ne  sait  pourquoi,  son  mortel  ennemi,  Grégoire,  origi- 
naire de  Cappadoce.  La  mission  était  périlleuse,  car  on 
connaissait  les  passions  ardentes  des  Alexandrins,  et 
on  redoutait  les  collisions  sanglantes  dont  les  bords  du 
Nil  avaient  été  si  souvent  le  théâtre.  Le  nouvel  Eusèbe, 
d'une  nature  fine  et  polie,  ne  se  sentit  pas  de  force  à  af- 
fronter une  telle  lutte.  Le  farouche  Grégoire  s'y  prépara^. 
On  peut  se  demander  pourquoi  le  concile  ne  songea 
pas  tout  simplement  à  confirmer  les  pouvoirs  de  l'ai  ieri 
Piste,  qui  s'était  fait  évêque  de  son  chef  et  s'était  main- 
tenu sous  les  yeux  d'Alhanase.  Mais  Piste  avait  été  un 
des  premiiers  disciples  d'Arius.  et  il  ne  convenait  pas 

1.  s.  Athan.,  ad.  Sol,  p.  815. 

2,  Soc,  II,  9,  10.  —  Siiz.,  III,  G.  —  S.  Athan.,  arf  5o!.,  p.  860; 
ad  Ortlu,  p.  944;  ApoL,  p.  749.  —  S.  Grég.  Naz.,  Or.  xxi. — 
Nous  avons  adopté  ici  la  conectiou  généralement  reçue  et  qui  raiipoite 
à  cette  première  invasion  du  siège  d'Alexandrie  tous  les  détails  donnés 
par  Athanase  dans  sa  lettre  aux  Orthodoxes,  bien  que  dans  cette  lettre 
l'évèque  intrus  soit  nommé  tout  le  temps  Georges  et  non  Grégoire.  Tous 
les  laits  relatés  dans  cette  lettre,  la  mission  du  préfet  PhiJagre,  la 
mention  du  concile  de  Rome,  etc.,  se  rapportent  exactement  à  l'inva- 
sion de  Grégoire,  telle  qu'elle  est  racontée  ailleurs,  et  seraient  sans 
aucuue  application  à  l'égard  de  la  seconde  usurpation  d'Alexandrie 
par  Georges  en  356.  —  Conf.  Tillemoat,  S.  Athan.,  note  43. 


ATIIANASE    A    ROME.  45 

encore,  même  aux  plus  ardents  ennemis  d'Athanase, 
de  rompre  aussi  ouvertement  avec  la  mémoire  du  fameux 
concile,  où  un  si  grand  nombre  d'entre  eux  avaient 
siégé,  et  de  se  ranger  parmi  les  disciples  d'un  simple 
prêtre,  dont  la  fin  sinistre  avait  laissé  dans  l'esprit  des 
peuples  une  si  forte  impression.  Tout  au  contraire,  le 
premier  de  leurs  canons  avait,  eu  précisément  pour  but 
de  mettre  la  nouvelle  assemblée  sous  la  protection  et, 
pour  ainsi  dire,  sous  l'invocation  des  souvenirs  de  Nicée, 
en  confirmant  par  des  peines  plus  graves  le  décret  du 
concile  sur  le  temps  de  la  Pâque  :  «  Nous  ne  sommes 
point  les  suivants  d'Arius,  »  disaient  les  évêques  dans  un 
document  pastoral  adressé  à  tous  les  fidèles,  a  car,  étant 
«  évoques,  qu'aurions-nous  besoin  de  prendre  conseil 
«  d'un  simple  prêtre?  Nous  n'avons  pas  d'autre  foi  que 
((  celle  qui  a  été  établie  dès  le  commencement.  Nous 
(c  avons  été  les  juges  d'Arius,  et  non  ses  disciples*.  »Un 
Arien  trop  prononcé  ne  pouvait  donc  être  le  représentant 
du  concile  à  Alexandrie-.  Pourtant,  malgré  ces  déclara- 
tions explicites,  Eusèbe  avait  bien  l'intention  de  ne  pas 
laisser  le  concile  se  séparer  sans  avoir  fait  rayer  au  moins 
tacitement  du  symbole  la  fameuse  expression  de  consub- 

1.  Soc,  II,  10.  —  S.  Athan.,  de  Syn. ,  p.  892. 

2.  Si  l'on  adopte  la  correction  proposée  plus  haut,  il  faut  dire  aveo 
Tilleniont  que  ce  qui  est  relaté  dans  la  lettre  de  saint  Athanase  aux  Or- 
thodoxes, p.  948,  relativement  à  l'excommunication  du  prédécesseur  de 
Georges  comme  arien,  doit  être  entendu  comme  se  rapportant  à  Piste.. — 
Dans  tout  ce  texte,  les  noms  auront  été  effacés  et  suppléés  par  un  co- 
piste peu  au  courant  de  la  suite  des  faits,  qui  aura  mis  Georges  à  la 

■  place  de  Grégoire  et  Grégoire  au  lieu  de  Piste. 


46  ATHANASE    A    ROME. 

stantielf  qui  lui  rappelait  sa   défaite,  sa  faiblesse,  et 
l'énergie  victorieuse  de  sou  ennemi.  Ce  fut  probablement 
dans  celle  vue  qu'il  rédigea  lui-même,  ou  fit  rédiger  par 
ses  amis,  jusqu'à  trois  professions  de  foi  différentes', 
calquées  sur  le  symbole  même  de  Nicée,  mais  toujours 
à  l'exception  de  ce  mot  capital  qui  était  tantôt  omis, 
tantôt  remplacé  par  des  équivalents  alïaiblis-.  Aucune 
de  ces  formules  ne  satisfaisait  complètement  l'assem- 
blée :  elles  paraissaient  toutes,  ou  trop  semblables  à 
celle  de  Nicée,  ou  trop  voisines  de  celle  d'Arius^  C'était 
le  commencement,  ou,  pour  parler  comme  l'iiistorien 
Socrate,  l'entrée  de  ce  labyrinthe  de  professions  de  foi 
dans  les  détours  duquel  devait  s'égarer  pendant  toute 
la   durée  du  siècle  la  croyance  de  l'Église  d'Orient. 
Pour  suppléer  à  ce  qu'elles  laissaient  d'équivoque  dans 
les  esprits,  on  eut  soin  seulement  de  les  accompagner 
d'anafhèmes   très -énergiques  contre   les   Sabelliens, 
répétés  avec   une  aifectation  si  marquée,   qu'il   éfait 
évident  que,  sous  ce  nom,  on  voulait  désigner  très- 
clairement  les  défenseurs   trop  ardents   de  l'identité 
substantielle  des  personnes  divines.  Dans  l'un  de  ces  ca- 
nons même,  le  nom  de  Marcel  d'Ancyre  était  prononcé*. 


1.  Soc,  loc.  cit.  —  S.  Athan.,  de  Syn.,  p.  S92.  —  Soz.,  ni,  5. 

2.  Gomme  ceux-ci  :  Image  de  la  divinité,  de  la  substance,  de  la 
puissance  du  père.  —  Soc,  ibid. 

3.  Soz.,  loc.  cit.,  et  saint  Hilaire,  de  Synodis,  p.  1154.  —  Ces  deux 
auteurs  croient  pouvoir  approuver,  dans  une  ceitaine  mesure,  la  se- 
conde de  ces  profcssi  ti:s  Je  foi. 

4.  S.  Athan.,  de  Syn.,  p.  894. 


ATHANASE    A    ROME.  47 

Pendant  qu'on  perdait  le  temps  à  mettre  ces  subtilités 
dans  un  juste  équilibre,  Gn-goire,  parti  d'Antioche  sous 
bonne  escorte,  allait  au  but  par  des  voies  plus  sures  et 
plus  directes.  Il  fit  voile,  accompagné  de  l'eunuque  Ar- 
sace  et  du  duc  Balac,  deux  favoris  de  l'empereur 
Constance.  Le  préfet  Philagre  les  avait  devancés.  Mais 
quelnue  diligence  qu'ils  fissent,  et  quoique  le  secret  eût 
été  bien  gardé,  ils  ne  trouvèrent  point  Alexandrie  veuve 
de  son  évoque.  Se  méfiant  des  résolutions  qui  allaient 
sortir  de  la  réunion  d'Antiocbe,  et  ne  voulant  quitter 
son  Église  que  devant  la  force,  Athanase,  sans  balancer, 
était  revenu  à  son  poste  dès  les  premiers  jours  du  ca- 
rême, et  se  mettait  en  devou'  paisiblement  de  préparer 
les  fêtes  de  Pâques.  La  nouvelle  de  la  venue  de  Gré- 
goire, annoncée  par  un  édit  du  préfet,  tomba  au  milieu 
des  pieuses  assemblées  de  ce  temps  de  pénitence  ', 

Elle  fut  reçue  avec  une  surprise  et  une  indignation 
universelles.  De  toutes  parts  des  protestations  tunnil- 

1.  s.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  815  et  suiv.;  ad  Ortlu,  p.  DU  et  suiv. 
—  ISons  l'L-ucontiODS  ici  la  suite  de  la  difficulté  chronologique  exposée 
plus  haut.  La  collection  des  lettres  pascales  d'Athanase  contient  une 
épitve  synodale  de  cette  année  341,  datée  de  Rome,  ce  qui  semMe  con- 
tredire l'idée  d'un  retour  du  prélat  à  Alexandrie  dans  le  carême  de  341. 
D'un  autre  côté,  lui-même,  dans  sa  lettre  encyclique  aux  évéques,  que 
noirs  allons  citer  plus  bas,  ne  laisse  aucun  doute  qu'il  était  présent  au 
moment  de  l'invasion  de  Grégoire.  Tout  pourra  s'accorder,  si  l'on  sufv 
pose  que  le  retour  d'Athanase  eut  lieu  à  l'improviste,  quand  il  lut 
averti  de  ce  qui  se  passait  à  Antioche.  Alors  la  lettre  pascale  aura  pu 
être  écrite  de  Rome,  vers  l'Épiplianie  par  exemple  (époque  où,  encore 
aujourd'hui,  on  indique  dans  l'église  la  date  de  la  Pâ(iue);  et  Atha- 
nase a  pu  revenir  un  ou  deux  mois  après  la  lettre  écrite,  et  arriver 
dans  le  courant  du  carême. 


48  ATHANASE    A    ROME. 

tueuses  s'élevèrent,  et  assaillirent  môme  le  tribunal  de 
l'autorité  civile.  Les  églises,  et  principalement  celle  oiji 
Alhannse  célébrait  l'office  divin,  ne  désemplirent  pas, 
plusieurs  jours  durant,  des  flots  d'une  population  émue. 
Il  étail  évident  que  l'entrée  de  l'évêque  usurpateur  ne  se 
passerait  pas  sans  violence.  Pour  adoucir  le  spectacle 
odieux  d'un  évêque  intronisé  par  la  force  armée,  le 
préfet  se  mit  en  devoir  d'opposer  une  partie  de  la  popu- 
lation à  l'autre,  se  réservant  d'intervenir  lui-même 
en  qualité  de  pacificateur  et  non  de  maître.  Mais  pour 
trouver  des  ennemis  à  Athanase  dans  les  classes  popu- 
laires, il  fallait  les  chercher  dans  les  rangs  des  ennemis 
du  christianisme.  Chrétien  fort  douteux  lui-même,  at- 
taché air  paganisme  au  moins  par  ses  regrets,  Philagre 
ne  répugna  point  à  faire  appel  aux  vieilles  inimitiés 
païennes  contre  le  héros  de  la  croix  victorieuse.  Une 
recrue  de  gens  de  toute  sorte,  vachers,  bergers,  dé- 
bauchés de  bas  étage,  païens  de  cœur  et  de  mœurs 
sinon  de  profession,  telle  fut  l'armée  à  laquelle  Phi- 
lagre, après  l'avoir  secrètement  pourvue  d'épées  et  de 
massues,  remit  le  soin  de  frayer  au  nouvel  évêque  l'ac- 
cès de  son  église'. 

De  telles  gens  ne  pouvaient  manquer  une  si  bonne 
occasion  de  se  venger  sur  les  ministres  et  même  sur  les 
symboles  odieux  du  christianisme,  d'une  humiliation 
qui  durait  depuis  vingt  années.  Avec  quelque  sévérité 

1.  s.  Athan.,  ibicl;  ApoL,  p.  747-749. 


ATHANASE    A    ROME.  49 

que  les  récits  conlemporains  nous  autorisent  à  juirer  la 
conduite  des  scliismatiques  de  cet  âge  et  de  Grégoire 
leur  créature,  il  est  impossible  de  croire  qu'un  chrétien 
qui  prétendait  au  nom  d'évêque  ait  pu  voir  sans  rougir' 
les  désordres  qui  précédèrent  cette  lugubre  intronisa- 
tion. Les  sanctuaires  au  pillage,  les  prêtres  battus  cl 
foulés  aux  pieds,  les  vierges  dépouillées  de  leurs  véte- 
ments,  toutes  sortes  d'impudicilés  commises  dans  \ei 
fieux  saints,  les  cérémonies  de  l'Eglise  parodiées  par  de 
profanes  imitations,  des  sacrifices  idolâtres  offerts  sur 
l'autel  avec  des  pompes  grotesques  ;  en  un  mot,  un  dé- 
bordement inouï,  une  véritable  orgie  de  cruautés  et  de 
débauches  :  à  ces  traits  il  est  aisé  de  reconnaître  les  ca- 
ractères d'une  violente  réaction  et  comme  une  revan- 
che du  paganisme.  Le  malheur  de  Grégoire  était  de 
s'être  rendu  de  tels  alliés  trop  nécessaires  pour  être 
libre  de  les  désavouer  ou  maître  de  les  contenir'. 

Précédé  par  ces  scènes  de  désolation,  l'évêque  schis- 
matique  entra  enfin  dans  sa  métropole,  et,  se  faisant 
accompagner  du  préfet  Philagre,  il  se  rendit  le  jour 
nême  de  Pâques  dans  la  grande  église  qui  portait  le 
nom  de  Quirin-.  Quand  le  cortège,  moitié  sacerdotal  et 
moitié  militaire,  entra,  suivi  d'un  ramassis  de  juifs  et 
de  païens,  il  y  eut  un  mouvement  d'horreur  dans  toute 
l'assistance.  Pour  mettre  fin  à  ces  manifestations  sédi- 

1.  s.  Athan.,  ad  Ortlu,  p.  94o-948. 

2.  S.  Mhiin.,  Ad  Su/.,  ik  815.  —  On  ne  sait  ce  que  ce  nom  signifie  : 
c'était  peut-elie  celui  du  fondateur  de  l'église. 

III.  4 


Î)U  ATHANASE    A    ROME. 

lieuses,  Philagre  fit  arrêter  sur-le-clmmp  les  plus  consi- 
dérables do  l'assemblée,  el,  dans  le  nombre,  beaucoup 
de  femmes,  matrones  ou  vierges  de  qualité.  Les  sol- 
dats leur  arracbaienl  des  mains  leurs  livres  de  priè- 
res, les  meurtrissaient  de  coups  et  les  conduisaient  en 
prison. 

On  avait  compté  trouver  Athanase.  On  espérait  proba- 
blement qu'il  périrait  dans  l'invasion  de  l'église,  et  que 
cette  mort,  imputée  à  la  fureur  populaire  et  dont  les  agents 
de  l'empereur  ne  seraient  pas  responsables,  débarrasse- 
rait les  maîtres  de  l'Orient  d'un  si  rude  adversaire.  Cette 
attente  fut  déçue.  Athanase  ne  voulant  plus  rentrer  dans 
une  église  souillée  par  tant  d'excès,  alla  célébrer  la  fête 
dans  un  soncluaire  plus  retiré,  et,  son  devoir  ainsi  rempli 
jusqu'au  bout, il  parvint  à  s'évader  nuitamment,  se  sou- 
venant, dit-il,  de  celte  parole  du  Seigneur  :  Si  on  vous 
persécute  dans  une  ville,  fuyez  dans  une  autre.  Le  dépit 
de  ses  persécuteurs  fut  extrême.  Ils  se  vengèrent  de 
leur  déception  par  un  redoublement  de  violence  contre 
les  chrétiens  restés  fidèles  à  leur  évêque,  et  par  une  dé- 
nonciation rédigée  dans  les  term.es  les  plus  outrageants 
et  envoyée  à  l'empereur  Constance.  Athanase  y  était 
accusé  d'avoir  causé  seul ,  par  sa  résistance,  tous  les 
désordres  dont  la  ville  d'Alexandrie  venait  d'être  le 
théâtre.  On  fit  répandre  cette  pièce  à  profusion,  bien 
qu'elle  fût  si  manifestement  mensongère  qu'on  trouvait 
difficilement  des  messagers  }:our  s'en  charger.  Il  fallut 
contraindre  par  la  force  de  simples  matelots  à  en  pren- 


ATHANASE    A    ROME.  51 

dredes  copies  à  leur  bord,  pour  les  distribuer  en  Orient', 
Mais  ce  récit  artificieux  ne  parvint  pas  seul  aux  égli- 
ses qu'il  était  destiné  à  égarer.  Du  sein  d'une  reli-aite* 
inconnue  sortait  en  même  temps,  pour  se  répandre  dans 
les  principales  villes  d'Orient,  une  lettre  pleine  de  feu  et 
d'éloquei.'ce.  C'était  une  protestation  indignée  qu'Alha- 
nase,  fuyant  vers  Rome,  laissait  en  parlant  à  tous  ses 
frères  dans  la  foi.  Elle  commençait  par  ces  mots  :  a  Je 
ne  saurais  mieux  vous  peindre  les  intolérables  maux 
que  nous  venons  de  souffrir  qu'en  vous  redisant  une 
histoire  que  nous  racontent  les  saintes  Écritures.  Un 
homme,  lévite,  fut  une  fois  gravement  insulté  dans  la 
personne  de  sa  femme  qui  était  Juive  et  de  la  tribu  de 
Juda.  Cet  homme,  considérant  la  grandeur  de  l'offense 
qu'il  avait  reçue...  divisa  en  plusieurs  morceaux  le 
corps  de  sa  femme,  et  les  envoya  aux  tribus  d'Israël,  afin 
que  tous  comprissent  qu'il  n'était  pas  seul  outragé, 
mais  que  la  nation  entière  l'était  avec  lui,  et  que  tout 
Juif  devînt  son  vengeur  ou  fût  couvert  de  confusion  s'il 
refusait  de  s'armer  pour  une  telle  cause...  Les  Israélites 
donc,  entendant  et  voyant  un  tel  forfait,  s'écrièrent  :  Il 
n'est  jamais  rien  arrivé  de  pareil  depuis  que  les  enfants 
d'Israël  sont  sortis  d'Égyple.  Et  tousse  levèrent  comme 
si  le  crime  eût  été  commis  sur  leurs  personnes...  Vous 
connaissez  cette  histoire,  mes  frères,  et  il  serait  superflu 
de  vous  l'expliquer.  Mais  voici  ce  qui  se  passe  aujour- 

î.  s.  Atî-.an.,  ad  Orth,,  p.  947-948. 


52  ATHANASE    A    ROME. 

d'iiui...  et  ce  que  j'ai  à  vous  dire.  Il  n'y  avait  alors 
qu'un  seul  lévite  outragé  et  une  seule  femme  violée... 
Aujourd'hui,  c'est  l'Église  entière  qui  est  en  proie  à  la 
violence...  A  la  vue  des  membres  d'une  femme,  toutes 
les  tribus  s'émurent  :  vous  avez  maintenant  sous  les 
yeux  les  membres  de  l'Église  déchirée...  Je  vous  con- 
jure donc  d'être  touchés  comme  si  ce  n'était  pas  nous 
seulement,  mais  vous  tous  qu'une  telle  injure  fût  venue 
frapper...  Les  canons  et  la  foi  de  l'Église  sont  en  dan- 
ger. Elles  ne  sont  pas  d'hier,  ces  règles  sacrées  qui  pré- 
sident au  gouvernement  de  nos  églises  :  nos  pères  nous 
les  ont  transmises  par  une  sainte  et  salutaire  tradition. 
Elle  n'a  pas  pris  naissance  aujourd'hui,  la  foi  que  nous 
professons,  mais  elle  est  descendue  jusqu'à  nous  du  Sau- 
veur même,  par  l'intermédiaire  de  ses  disciples.  Laisse- 
rez-vous  donc  périr  entre  vos  mains  ce  qui  a  été  conservé 
dans  nos  églises  depuis  les  temps  les  plus  anciens  *  ?  »  — 
Suivait  un  récit  animé  et  exact  des  scènes  violentes  qui 
avaient  accompagné  la  prise  de  possession  de  Grégoire. 
Une  si  éclatante  manifestation  contre  un  acte  accom- 
pli au  nom  de  l'empereur,  était  à  elle  seule  un  fait  de 
rébellion  après  lequel  les  jours  d'Athanase  n'eussent 
plus  été  en  sûreté  en  Egypte.  Aussi,  ne  comptait-il  pas 
y  demeurer.  Le  plus  grand  secret  protégea  sa  fuite.  Sans 
qu'on  sache  quel  itinéraire  il  suivit,  ni  où  il  parvint  à 
s'embaniuer,  il  était  de  retour  à  Rome  dès  les  premiers 

1.  s.  Athan.,  ad  Orth.,  p.  9'.2. 


ATHANASE    A    ROME.  53 

jours  de  juin,  au  moment  où  la  capitale  attendait  la  réu- 
nion du  concile  que  le  pape  y  avait  convoqué'. 

Tout  était  là  bien  dilîérent.  L'Occident  seul  s'était 
rendu  à  l'appel  de  Jules,  et  Athnnase  ne  comptait  que 
des  amis  parmi  les  cinquante  et  quelques  évêques  qui 
se  réunirent  dans  l'église  que  dirigeait  le  prêtre  Yiton, 
un  des  légats  du  pape  à  Nicée.  Le  procès  qu'on  fit  à 
l'évoque  d'Alexandrie  ne  fui  guère  que  pour  la  forme. 
L'absence  suspecte  des  Eusébiens  qui  ne  voulaient  pas 
comparaître  à  une  réunion  qu'ils  avaient  eux-mêioes 
provoquée j  la  lettre  des  évêques  d'Egypte;  le  témoi- 
gnage verbal  des  prêtres  et  des  diacres  de  cette  contrée  ; 
par-dessus  tout,  la  présence  d'Athanase,  le  calme  de  son 
visage,  le  parfum  de  sainteté  qui  émanait  de  sa  per- 
sonne :  tout  concourait  à  le  justifier.  D'une  voix  com- 
mune il  fut  reçu  dans  la  communion  de  rÉgiise,  dont  il 
n'était  en  réalité  jamais  sorti.  Le  bénéfice  de  la  même 
réhabilitation  fut  étendu  à  d'autres  prélats  bannis  comme 
lui  de  leurs  sièges  par  les  évêques  du  concile  de  Tyr,  au 


1.  Cette  date  de  juin  341  pour  le  concile  de  Rome  est  déterminée  par 
Tillemnnt  {Hist.  eccl.,  saint  Jules  pape,  note  4),  de  la  mnnipre  sui- 
vante :  Le  concile  de  Rome  ne  se  tint  qu'après  le  concile  d'Aatioche, 
lequel  est  indiqué  par  Athanase  et  par  -Socrate  pour  le  commencement 
de  341.  Mais  il  se  tint  immédiatement  après,  puisque  les  députés 
Elpide  et  Philoxène,  qui  ne  quittèrent  Antioche  que  pendant  le  concile 
de  cette  ville, arrivèrent  encore  pendant  le  concile  de  Kome.  C'est  donc 
au  printemps  de  341  qu'il  faut  placer  ce  dernier  concile.  A  la  vérité, 
saint  Jules,  dans  sa  lettre  insérée  dans  S.  Athan.,  ApoL,  p.  774,  dit 
que  ces  députés  furent  retenus  jusnuen  janvier  (tavouapîou)  ;  mais  à  la 
place  de  ta-i&uapîou  on  peut  bien  lire  îcuviou,  juin,  et  alors  on  arrive  à 
la  date  fixée  par  Tillemont. 


54  ATHANASE    A    ROME. 

nombre  desquels  figurent  Paul  deConslanlinople  et  aussi 
Marcel  d'Ancyre  qui  parvint,  non  sans  qu'on  exigeât  de 
lui  quelques  excuses,  à  se  laver  du  reproche  de  Sabellia- 
nisme  *. 

Pendant  que  ces  procédures  suivaient  leurs  cours,  les 
nouvelles  d'Orient  se  succédaient  rapidement.  On  appre- 
nait chaque  jour, par  le  récit  des  fiigitils,  quelque  nouvelle 
vexation  exercée  en  Egypte  contre  les  amis  d'Atlianase. 
Enlln,  les  députés  du  pape  même,  Elpide  et  Philoxène, 
revinrent,  racontant  tout  ce  qui  s'était  passé  à  Autioche 
et  les  vaines  instances  qu'ils  avaient  laites  aupi'ès  des  Eu- 
sébiens  pour  obtenir  qu'ils  vinssent  à  Rome,  au  rendez- 
vous  sollicité  par  eux-mêmes.  On  sut  aussi  qu'ils  avaient 
rapporté  une  lettre  des  principaux  membres  de  la  réu- 
nion d'Antioche,  adressée  au  pape.  On  éprouvait  la  plus 
vive  curiosité  d'en  connaître  le  contenu.  Mais,  pendant 
plusieurs  jours,  Jules  garda  le  silence.  Il  attendait  s'il  ne 
viendrait  point  de  la  même  part  quelques  marques  de 
repentir  ou  quelques  nouvelles  plus  favorables.  Enfin, 
les  bruits  devenant  de  jour  en  jour  plus  fâcheux,  il  ne 
put  résister  plus  longtemps  aux  demandes  qui  lui  étaient 
faites,  et,  au  milieu  du  scandale  universel,  il  donna  lec- 
ture de  la  lettre  qu'il  avait  reçues  Cotte  épître,  dernier 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  7-20,  739,  745,  751;  Ad.  Sol.,  p.  818.  — 
Soc,  II,  15,  —  Soz.,  III,  8.  —  S.  Épiph.,  Uœr.,  lxxii.  D'après  nn  texte 
de  Sévère,  et  une  lettre  de  saint  Basile,  il  y  a  lieu  de  croire  que  Mar- 
cel retomba  encore  dans  ses  erreurs  et  fut  exclu  de  la  communioa  par 
Atba    s   lu    iiéme.  Bar.,  Ann.  eccL,  347,  s  60  et  61. 

2.  S.  AilKin.,  ApoL,  p.  740. 


ATHANASE   A   ROME.  55 

chef-d'œuvre  de  l'art  d'Eusèbe,  doucereuse  dans  la 
forme  et  insolente  au  fond,  n'avait  pour  but  que  de 
décliner  la  compétence  et  la  suprématie  du  siège  de 
Rome.  Mais  telle  était,  cependant,  à  cette  époque,  l'in- 
contestable autorité  de  la  primauté  romaine,  que  les 
rédacteurs  de  la  lettre  n'osaient  l'attaquer  tout  à  fait  de 
front.  ïls  convenaient  que  l'église  de  Rome  jouissait 
d'un  privilège  reconnu,  comme  l'école  des  Apôtres  et  la 
métropole  de  toute  piété'.  Mais,  pourtant,  ajoutaient-ils. 
il  ne  faut  point  oublier  que  c'est  d'Orient  qu'est  partie 
la  prédication  de  l'Évangile  ;  et  doit-on  mesurer  la  di- 
gnité des  évêques  à  la  grandeur  de  leur  siège?  —  Pour- 
quoi Jules  leur  avait-il  écrit  seul,  et  en  son  propre  nom? 
Pourquoi  ne  pas  recevoir  comme  valables  tout  de  suite, 
les  décrets  du  concile  de  Tyr  qui  avaient  déposé  Atha- 
nase  et  Marcel  d'Ancyre?  Les  décrets  d'un  concile  ne  de- 
vaient-ils pas  être  regardés  comme  immuables?  Alhanase 
et  Marcel  étaient  désormais  en  dehors  de  la  commu- 
nion de  l'Église  :  ceu\:  qui  restaient  avec  eux  s'expo- 
saient au  môme  sort.  Et  l'on  faisait  entendre  assez  nette" 
ment  au  pape  qu'on  ne  l'exceptait  point  de  cette  menace-, 
I/indignalion  qu'éprouva  le  concile  en  voyant  ainsi 

1.  Rolirbacher,  Hist.  de  l'Église,  t.  vi,  p.  293,  croit  voir  dans  les 
ex[ires.-ious  employéi's  par  les  Eusélàens,  au  sujet  du  siège  de  Boine, 
des  équivoques  ironiques.  Le  texte  ne  nous  parait  pas  se  pièter  ,i  cette 
interprétation.  Mi  ihler,  Hist.  de  saint  Athanase,  1. 1,  p.  260,  partage  l'opi- 
nion de  Rohrbacher. 

2.  Soc,  loc.  cit.  —  Soz.,  loe.  cit.  —  S.  Athan.,  ApoL,  p.  740-754.  — 
C'est  de  In  lettre  du  pape  qu'on  peut  induire  le  contenu  de  celle  à 
laquelle  il  répond. 


56  ATIIANASK     A     ROMF:. 

de  simples  évôqdcs  l)rnvcr  oiivcrlcmont  le  succes- 
seur (le  saint  Pierre,  fn(  exirême.  On  pressa  unanime- 
ment Jules  de  réprimer,  par  une  réponse  sévère,  cet 
insupportable  orçsueil.  11  le  lil,  en  elTtît,  dans  une  pièce 
qu'Allianasc  nous  a  conservée  tout  entière,  et  où  res- 
pire, jusque  dans  rexirême  modération  du  langage,  la 
fermeté  d'un  homme  sfir  de  sou  droit. 

«  J'ai  lu,  dit  le  pontife,  la  lettre  que  vous  m'avez  en- 
voyée par  mes  prêtres  Elpide  et  Philoxène,  et  j'en  suis 
resté  surpris.  Je  m'étonne  que,  moi  vous  ayant  écrit 
en  toute  charité  et  en  droiture  de  conscience,  vous 
répondiez  avec  un  esprit  de  contention  et  sur  un  ton 
qui  ne  convient  pas.  Votre  letlre  témoigne  de  l'orgueil 
et  de  l'arrogance  de  ceux  qui  l'ont  écrite...  Et  je  ne 
sais  à  quoi  vous  pensez  lorsque  vous  vous  comportez 
de  manière  à  nous  faire  croire  que  même  vos  paroles 
de  respect  à  notre  égard  n'ont  pour  but  que  de  vous 
jouer  de  nous.  »  Le  pape  consentait  ensuite  à  discuter 
l'un  après  l'autre  tous  les  griefs  des  Eusébiens.  Il  leur 
rappelait  qu'en  convoquant  un  concile  à  Rome,  il  n'avait 
fait  que  se  rendre  aux  vœux  de  leurs  députés.  Il  leur 
avait  écrit  seul ,  il  est  vrai,  et  en  son  nom ,  mais  toutes 
les  églises  d'Occident  et  d'Italie  étaient  derrière  lui,  et 
il  portait  la  parole  pour  elles.  Il  n'avait  point  admis 
sans  discussion  les  décrets  du  concile  qui  avait  déposé 
Athanase  et  Marcel;  mais  fallait-il  tenir  plus  de  compte 
de  la  réunion  de  quelques  évéques  à  Tyr,  que  du  grand 
concile  de  Nicée  où  tout  le  monde  chrétien  réuni  avait 


ATHANASE    A    ROME.  57 

condamné  le  schisme  d'Arius?  Et  cependant  les  Ariens 
n'élaient-ils  pas  rentrés  aujourd'hui  dans  la  communion 
de  toute  TAsie?  —  Quelle  valeur,  d'ailleur-s,  pouvait 
avoir  une  sentence  portée  non-seulement  contre  toutes 
les  formes  de  la  justice,  mais  contre  toutes  les  règles  de 
l'Église?  «  Si  ces  évêques  étaient  coupables,  comme  vous 
le  dites,  ajoutait-il  en  terminant,  il  fallait  jes  juger  sui- 
vant les  canons  j  il  fallait  nous  écrire  à  tous,  afin  que 
tous,  nous  eussions  à  décider  ce  qui  était  juste.  C'é- 
taient des  évêques  qui  souffraient,  et  leurs  églises  ne 
sont  point  des  églises  ordinaires,  mais  celles  même  que 
les  apôtres  ont  fondées.  Et  puisqu'il  s'agissait  du  siège 
d'Alexandrie,  pourquoi  ne  nous  avez-vous  pas  écrit?  Ne 
saviez-vous  pas  que  c'est  la  coutume  en  pareil  cas  de 
nous  écrire  premièrement,  afin  que  ce  soit  d'ici  que 
vous  vienne  la  décision?  Si  donc  l'évêque  de  cette  ville 
était  tombé  en  suspicion,  il  fallait  écrire  à  l'église 
d'ici  '.  » 

Cette  lettre  fut  sur-le-champ  expédiée  en  Orient,  et  le 
concile  de  Rome,  n'ayant  plus  d'autre  affaire,  songea  à 
se  dissoudre.  On  ne  pouvait  se  dissimuler  cependant 
ce  qu'il  y  avait  de  hardi  à  braver  aussi  ouvertement  la 
volonté  de  l'empereur  Constance,  dont  le  concours  était 
publiquement  acquis  aux  prélats  d'Antioche.  Pour  ne 


1.  s.  AllKui.,  Apol.,\i.  739-753.—  Le  lecleur  se  ra|)pellerasiîis  Joute 
que  le  siège  d'Alexandrie  étant  patriarcal,  relevait  de  Rome  directe- 
ment. Cette  phrase  a  été  invoriuée,  et  avec  raison,  comme  un  des  plus 
forts  témoijiuages  de  la  primauté  romaiue. 


58  ATIIANASE    A    ROME. 

pas  rester  tout  à  l'ait  désarmé  devant  sa  colère,  et  se  mé- 
nager un  protecteur  en  cas  de  besoin,  les  évoques  réu- 
nis autour  de  Jules  eurent  naturellement  la  pensée  de 
recourir  à  l'autre  Auguste,  le  maître  de  l'Occident,  qui 
jusqu'ici  paraissait  s'être  peu  mêlé  de  débats  ecclésias- 
tiques. Constant  était  en  Gaule,  où  des  invasions  de 
tribus  l'ranques  lui  donnaient  beaucoup  d'occupation  ^ 
On  lui  fit  parler  par  Maxime,  évêque  de  Trêves,  qui 
portait  à  Atlianase  une  afi'ection  devenue  tout  à  lait 
intime  durant  le  premier  exil  de  ce  grand  homme, 
cl  par  Osius  de  Cordoue,  qui  passait  par  les  Gaules  en 
s'en  retournant  dans  son  diocèse.  Le  pape  Jules,  lui- 
même,  crut  devoir  écrire  une  lettre  détaillée  pour  expli- 
quer à  Constant  ce  qui  avait  été  fait  à  l'égard  des  évêques 
d'Alexandrie  et  deConstantinopls.  Il  était  à  craindre,  en 
cfTet,  qu'imbu  des  notions  confuses  que  les  représen- 
tants du  pouvoir  civil  se  faisaient  encore  au  sujet  de  la 
constitution  ecclésiastique,  Constant  ne  trouvât  étrange 
qu'on  fut  intervenu  à  Rome  dans  une  querelle  qui  ne 
regardait  que  des  sujets  de  son  frère  2. 

Autant  qu'on  en  peut  juger  àtraversles  appréciations 
contradictoires  des  divers  historiens,  Constant  était 
d'une  nature  simple,  un  peu  grossière,  sans  portée 
d'esprit,  mais  sans  malice.  Dans  l'héritage  des  qua- 
lités paternelles,  tandis  que  Constance  semblait  avoir 
pris  pour  sa  part  (tout  en  n'en  reproduisant  qu'une  image 

1.  Soc,  II,  iO.  —  Soz.,  III,  6.  —  Liban.,  Or.  m,  p.  138.  —  S.  Jér., 
Chron.  —  2.  S.  Hil.,  Fragm.,  p-.  1295.  —  Soz,,  m,  10. 


ATHANASE    A    ROME.  59 

trè^-aiïaiblie)  la  science  politique,  l'art  militaire ell'élo- 
quence.  Constant  n'avait  recueilli  qu'une  grande  bra- 
voure et  une  honorable  droiture  de  cœur.  Il  était  d'ail- 
leurs ami  du  plaisir;  on  le  soupçonnait  des  plus  graves 
désordres  de  mœurs  :  accusation  d'autant  plus  facile 
à  accréditer  que.  fiancé  du  vivant  de  son  père  à  la 
tille  encore  enfant  du  ministre  Ablave,  il  lui  avait  fidè- 
lement tenu  parole  malgré  sa  disgrâce;  et,  en  attendant 
qu'elle  fijt  en  âge  d'être  mariée,  il  restait  célibataire 
dans  une  jeunesse  déjà  mûre.  Une  grande  faiblesse  de 
caractère  qui  le  livrait  à  d'imprudents  conseillers;  des 
besoins  d'argent  et  des  goûts  de  dépense  qui  le  ren- 
daient à  la  fois  avide  et  prodigue,  faisaient  de  lui,  au 
fond,  un  fort  médiocre  souverain.  Mais  il  avait  une  foi 
très-solide,  bien  que  peu  éclairée,  et  il  en  donnait  fré- 
quemment des  preuves  en  distribuant  des  largesses  aux 
églises  et  des  faveurs  aux  chrétiens.  C'est  ainsi  qu'Eu- 
nape  nous  raconte  qu'il  avait  fait  venir  d'Alhènes  un 
sophiste  chrétien  célèbre,  du  nom  de  Proœrèse,  qu'il 
faisait  manger  à  sa  table  et  à  qui,  par  une  disposition 
singulière,  il  avait  donné  le  titre  de  général  avec  une 
grosse  pension  ' . 

Il  avait  eu  indirectement   quelques  relations  avec 
Athanase,  qui, sur  sa  demande,  avait  rédigé  pour  lui  un 


1.  Aurèl.  Vict.,  de  Cœs.,  41.  —  Id.,  Epit.,  41.  —  Zos.,  ir,  42.  — 
Eutr.,  X,  9.  —  Liban.,  Or.,  3,  p.  121.  — S.  Atliau.,  Ad.  Sol.,  p.  83G; 
ApoL,  p.  G78  et  G79.  —  Amm.  Marc,  xx,  11  —  Eunap.,  Vit.  soph:, 
PaiiS;  1849,  p.  492. 


60  ATHANASE    A    ROME. 

petit  catalogue  et  une  sorte  d'abrégé  des  livres  de  l'Écri- 
ture. Mais,  pressé  de  prendre  parti  dans  la  cause  qui 
partageait  le  monde  chrétien,  il  éprouva  le  désir  de  faire 
plus  ample  connaissance  avec  le  principal  accusé  et  de' 
s'entretenir  avec  lui.  11  ne  put  guère  donner  suite  à 
cette  pensée  avant  la  fin  de  l'année  342,  parce  que  en 
ne  fut  qu'à  cette  époque  qu'il  put  terminer  la  guerre  des 
Francs  par  une  paix  dont  les  conditions  ne  paraissent 
pas  avoir  été  bien  satisfaisantes  pour  l'honneur  romain  ^ 
De  retour  alors  àMilan,  il  manda  Athanase  auprès  de  lui ^ 
^  P  Cet  ordre  surprit  et  ne  contenta  que  médiocrement 
2^2  l'évêque  proscrit  :  sujet  de  Constance,  et  aussi  éloigué 
de  la  rébellion  que  de  la  bassesse,  Athanase  éprouvait 
quelque  scrupule  à  recourir  contre  son  souverain  à  l'ap-. 
pui  d'une  influence  étrangère.  Il  savait  d'ailleurs  qu'il 
est  aisé  de  blesser  l'orgueil  des  princes,  mais  qu'il  est 
peu  sûr  de  se  fier  à  leurs  paroles.  En  sollicitant  l'inter- 
vention de  Constant,  il  offensait  mortellement  le  maître 
de  l'Orient,  avec  qui  tout  évêque  d'Alexandrie  était  des- 
tiné à  entretenir  des  relations  journalières,  et  il  n'était 

i.  A.  D.  3'42.  —  Indictio.  xv,  —  U.  C.  1095.  —  Constantius  m  e: 
Constaiis  ii.  Coss. 

2.  Soc.  —  Soz.  —  Liban.  —  S.  Jér.,  loc.  cit.  —  Nous  mettoas  ici 
l'entievue  de  Constant  et  d'Athanase ,  que  Tillemont  reji'tait  plus 
loin.  Cette  entrevue  précéda  immédiatement  le  concile  de  Sardique. 
Or  on  verra  tout  à  riieure  les  raisons  qui,  de  concert  avec  les  chrono- 
logistes  modernes,  nous  font  avancer  jusqu'en  343  la  réunion  de  ce 
concile.  Athanase  (Apol.  p.  675)  dit  qu'il  s'était  écoulé  trois  ans 
entre  son  arrivée  à  Rome  et  l'appel  de  Constant.  En  mettant  cette 
arrivée  en  339,  comme  nous  l'avons  fait*  on  se  trouve  porté  à  la  fin 
dcr  342. 


ATHANASE    A    ROUE.  61 

nullement  certain  que  la  bienveillance  de  l'un  des  mo- 
narques fut  d'aussi  longue  durée  que  la  rancune  de 
l'antre.  Aussi,  bien  que  reçu  à  la  cour  de  Constant  avec 
une  faveur  marquée,  il  demeura  fidèle  à  sa  prudence 
accoulnmée,  et  se  tint  sur  une  adroite  réserve.  Il  ne 
laissa  pas  échapper  une  seule  plainte  contre  Constance; 
et,  se  doutant  que  toutes  ses  démarches  étaient  épiées 
et  faussement  rapportées  à  la  cour  d'Antioche,  il  prit 
d'avance  la  précaution  de  ne  jamais  s'entretenir  avec 
l'empereur  qu'en  présence  de  témoins  qui  pouvaient 
entendre  toutes  ses  paroles  et  en  déposer  au  besoin. 
Celte  prévoyance  ne  prévint  pas  la  calomnie,  mais  lui 
préparait  les  moyens  de  la  réfutera 

Le  souvenir  du  grand  Constantin  était  le  moyen 
principal  que  les  catholiques  employaient  pour  agir  sur 
l'esprit  de  son  jeune  fds.  Rien  n'était  plus  propre  à 
lui  suggérer  la  pensée  de  suivre  cet  illustre  exemple, 
en  prenant  lui-même  l'initiative  d'un  concile  univer- 
sel pour  compléter  l'œuvre  de  Nicée.  Chacune  des  deux 
grandes  fractions  de  l'Église  venait  en  quelque  sorte 
de  se  prononcer  dans  des  sens  ditTérents,  quoique  en 
se  disant  l'une  et  l'autre  fuïèles  au  symlole  qu'elles 
avaient  arrêté  en  commun.  Le  moyen  le  plus  simple  de 
les  faire  accorder  semblait  être  de  les  mettre  en  pré- 
sence et  de  les  faire  délibérer  ensemble.  C'est  dans  cette 
vue  que  Constant  se  décida  à  écrire  à  son  frère  pour 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  674-676. 


62  ATHANASE    A    ROME. 

provoquer  son  consciitcmenl  à  une  réunion  de  toute 
]'l''glise.  I!  fit  partir  un  messager  à  cette  intention  vers 
la  fin  (le  l'année  342,  en  môme  temps  qu'il  quittait  lui- 
même  Milan  pour  aller  faire  une  courle  apparition  en 
Angleterre,  afin  de  mettre  ordre  à  quelques  incursions 
de  barbares'. 

La  lettre  trouva  Constance  et  le  parti  qui  dominait  à 
sa  cour,  sous  le  coup  d'un  événement  inattendu  qui  les 
jetait  dans  de  graves  cmbai'ras.  Eusèbe  de  Niconiédie 
était  mort  presque  à  l'improviste,  au  moment  même  où 
l'exil  d'Athanase  consommait  son  triomphe  en  Orient. 
Il  laissait  ses  amis  sans  guide  dans  la  voie  périlleuse 
oii  il  les  avait  engagés,  et  la  ville  de  Constantinople, 
dont  il  avait  usurpé  le  siège,  dans  une  grande  agi- 
tation -. 

En  ctïet,  l'évêque  précédemment  déposé,  Paul,  pro- 
testant contre  l'illégalité  de  la  sentence  qui  l'avait  en- 
levé à  son  troupeau,  et  fort  de  la  sympathie  qu'il  venait 
de  trouver  à  Rome,  s'était  immédiatement  présenté 
pour  reprendre  possession  de  sa  charge.  Il  y  réussit 
sans  peine ,  un  très-vif  mouvement  populaire  s'étant 
déclaré  en  sa  faveur.  Mais  sa  réintégration  ne  pouvait 
convenir  aux  évêques  de  la  province,  Théognis   de 


1.  Soc,  11,-20.  —  Soz.,  m,  11.  —  ThoocL,  ii,  3.  —  Nous  nous  con- 
formons au  récit  de  ces  écrivains  pour  le  fait  de  la  lettre  écrite  par 
Constant  à  son  frère,  et  non  pour  la  date  :  on  en  verra  tout  à  l'heure 
la  laiiuu.  —  Liban.,  Or.,  m,  p.  140.  —  Amm.  Marc,  xx,  1.  —  Cad. 
Theod.,  Chron.,  p.  44. 

2.  Soc,  n,  12.  —  Soz.,  m,  7.  —  S.  Athan.,  Apol.,  p,  754. 


ATHANASE   A    ROME.  63 

Nicée ,  Maris  de  Chalcédoine,  Théodore  d'HéracIée,  qui 
ne  se  souciaient  nullement  de  garder  à  leur  tête  un 
ami  d'Athanase,  Ils  firent  donc  choix  d'un  diacre  nommé* 
Macédonius,  dont  les  mœurs  étaient  bonnes,  mais  dont 
l'esprit  d'inlrigue  était  connu,  et  le  consacrèrent  à  la 
hâte  dans  une  église  nouvelle  dont  la  construction  était 
à  peine  achevée.  Deux  évoques  se  trouvant  ainsi  en 
conflit  d'attributions  dans  l'enceinte  de  la  môme  ville, 
leur  rivalité  fut  le  signal  d'un  très-violent  désordre.  Le 
maître  delà  cavalerie,  Hermogène,  devançant  l'assenti- 
ment de  Constance,  se  hâta  de  prêter  main-forte  à  Ma- 
cédonius. La  population  entière,  indignée  de  cette 
préférence ,  entra  en  révolte.  On  mit  le  feu  au  palais 
d'IIermogène,  on  s'empara  de  sa  personne  et  on  le  traîna 
tout  meurtri  par  les  rues  de  Constanlinople,  jusqu'à  ce 
qu'il  eût  rendu  le  dernier  soupir'. 

Constiinee  reçut  à  Antioche  cette  effroyable  nouvelle. 
Quoiqu'il  n'aimât  guère  à  commettre  sa  personne  en  au- 
cun genre  de  péril,  il  ne  pouvait  se  dispenser  de  venir 
rétablir  Tordre  dans  sa  capitale  en  feu.  Il  monta  à  cheval 
en  toute  hâte  et  se  rendit  à  grandes  journées  à  Constan- 
linople. A  la  nouvelle  de  l'arrivée  du  souverain,  la  po- 
pulation chrétienne,  qui  avait  pu  céder  à  un  mouvement 
d'emportement,  mais  à  qui  tout  esprit  de  rébellion  du- 
rable était  étranger,  fut  saisie  de  terreur  et  de  contri- 
tion. Elle  sortit  en  foule  de  la  ville  pour  venir  en  pleu- 

1.  Sec,  II,  12,  15  et  le.  —  Soz.,  m,  3,  7.  —  S.  Jér.,  Chronic,  ;:n 
341.  —  Ainm.  Marc.,  siv,  10. 


64  ATHANASE    A    ROME. 

raiit  implorer  le  pardon  de  l'empereur.  Heureux  d'èlre 
si  aisément  délivré  du  péril,  l'empereur  ne  se  monlra 
pas  sévère.  Il  infligea  pour  cliàliment  à  la  ville  la  sup- 
pression de  la  moitié  des  distributions  de  blé  ordinaires. 
Du  reste,  il  ne  fit  perdre  la  vie  à  personne;  il  écouta  do 
bonne  grâce  la  harangue  justificative  qui  lui  fiitadressée 
par  le  président  du  sénat,  et  daigna  même  y  répondre. 
Craignant  de  se  compromettre  personnellement  avec  les 
passions  populaires,  il  reçut  assez  froidement  les  amis 
de  Macédonius,  se  plaignit  qu'on  ne  l'eût  pas  consulté 
sur  ce  choix  ;  et,  pendant  le  très-court  séjour  qu'il  fit  5 
Conslanlinople,  ne  voulut  point  se  prononcer  explicite- 
ment en  sa  faveur.  Il  quitta  la  ville,  la  laissant  dans 
cette  incertitude,  mais  donnant  tout  bas  pour  instruc- 
tions au  préfet  du  prétoire,  Philippe,  de  le  délivrer  sans 
bruit  de  la  présence  de  Paul. 

Philippe  exécutacescommandementsavec  intelligence 
et  résolution.  Il  manda  Paul  auprès  de  lui,  dans  un  lieu 
public,  le  bain  de  Zeuxippe,  où  ses  fonctions  l'appelaient 
pour  traiter  quelques  affaires.  Il  lui  fit  voir  secrètement 
l'ordre  de  l'empereur  et  le  somma  d'y  obéir.  Paul  reçut 
cette  intimation  avec  respect,  protesta  qu'il  était  con- 
damné sans  justice,  mais  ne  voulut  pas  faire  de  résis- 
tance. De  crainte  que  le  bruit  de  son  départ  ne  se  répan- 
dit, on  ne  le  laissa  pas  même  rentrer  chez  lui.  On  perça  la 
muraille  du  bain  pour  ouvrir  une  communication  avec 
le  palais  qui  était  contigu,  et  par  une  fenêtre  du  palais 
on  fit  monter  Paul  dans  un  vaisseau  tout  préparé  qui 


ATHANASE    A    ROME.  65 

mit  à  la  voile  sur-le-champ  '.  Tranquille  de  ce  côté,  Phi- 
lippe, sans  perdre  de  temps,  alla  chercher  Macédonius, 
le  fit  monter  sur  son  char  et  se  présenta  avec  lui,  es- 
corté par  un  gros  bataillon  de  soldats,  sur  la  place 
publique.  Les  passants  ouvraient  les  yeux  de  surprise, 
croyant  voir  apparaître,  dit  l'historien  Socrate,  une 
machine  de  théâtre.  Avant  qu'on  eût  eu  le  temps  de  se 
reconnaître,  Philippe  entra  dans  l'église,  suivi  d'un 
attroupement  confus  au  travers  duquel  les  soldats  se  fai- 
saient faire  place  à  coups  d'épée.  En  un  instant  réglisc 
fut  pleine  de  gens  qui  se  ruaient,  qui  se  pressaient  les 
uns  sur  les  autres,  et  l'air  fut  rempli  des  effroyables  cris 
des  victimes  ctoutîées  par  la  foule  ou  frappées  par  les 
soldats.  C'est  dans  ce  cortège  que  Macédonius  prit  pos- 
session de  son  trône  épiscopal. 

De  pareilles  scènes,  renouvelées  sur  divers  points  de 
l'empire  et  mettant  tous  les  jours  aux  prises  l'autorité 
impériale  avec  les  populations  tumultueuses  des  grandes 
villes,  fatiguaient  et  effrayaient  Constance  2.  Ce  fut  donc 
sans  trop  de  répugnance  qu'il  entra  ,  pour  un  instant, 
dans  les  vues  pacificatrices  de  son  frère,  et  la  réunion 
d'un  concile  œcuménique  fut  résolue  d'un  commun 
accord  entre  les  deux  souverains.  De  concert  avec  le 
pape  Jules,  on  convint  de  choisir,  pour  lieu  de  réu- 


1.  Soc.  Il,  15  et  16.  —  Soz.,  loc.  cit. 

2.  Athanase  rapporte  de  graves  désordres  survenus  pour  des  causes 
analogues  dans  plusieurs  villes  de  Thrace  et  à  Andrinople  [ad  Sol.j 
p.  820  et  821). 

m.  5 


66  ATHANASE    A    ROME. 

iiioli ,  la  ville  de  Sardiquc  placée  sur  rextrême  limite 
des  deux  empires,  à  égale  distance,  par  conséquent,  des 
deux  Églises*. 
A.  D.  Les  évoques,  principalement  ceux  qm  étaient  attachés 
à  la  foi  orthodoxe,  se  rendirent  à  l'appel  avec  empres- 
sement. On  crut  un  instant  qu'on  allait  voir  le  retour 
des  scènes  imposantes  de  Nicée.  Plus  de  deux  cents  évo- 
ques, appartenant  à  trenle-cinq  provinces  diiïérentes, 
)rrivèrent  en  peu  de  temps  de  divers  côtés.  Il  y  en  avait 
]q  tous  les  pays,  depuis  les  provinces  reculées  d'Espagne 
(isqu'aux  extrêmes  limites  de  l'Asie-.  On  retrouvait,  à 
a  tête  de  cette  nouvelle  phalange,  le  môme  Osius  de 

1.  A.  D.  343.  —  Indictio.  i.  —  U.  C.  1096.  —  Placidus  et  Ro- 
mulus.  Coss.  —  Nous  plaçons  à  cette  date  le  concile  de  Sardiqne,  de 
concert  avec  le  nouvel  historien  des  conciles,  Hefele  (vol.  i,  p.  514), 
et  contrairement  aux  indications  de  Socrate  {u,  20)  et  de  Sozoïuène  (ni, 
12),  qui  rapportent  le  même  fait  au  consulat  de  Rufinet  d'Eusèhe  et  à 
la  onzième  année  après  la  mort  de  Constantin,  c'est-à-dire  à  l'année  347. 
Les  raisons  qui  ont  déterminé  Hefele  et  qui  me  décident  à  le  suivre 
sont  concluantes.  Il  résulte  en  effet  du  récit  d'Athanase  que  son  retour 
à  Alexandrie  eut  lieu  deux  ans  environ  après  le  concile  de  Sar.lique  : 
or,  ce  retour  est  fixé,  par  les  lettres  pascliales  nouvellement  découvertes, 
à  la  lin  de  l'année  345  au  plus  tard,  puisiiue  l'on  y  voit  déjà  saint  Atha- 
nase  présidant  au  carême  de  346.  Ou  est  donc  reporté  foicément  en 
arrière  jusqu'à  l'année  343.  Ce  résultat  avait  déjà  été  pressenti  par  le 
chronologiste  Mansi,  d'après  un  fragment  d'une  vieille  chronique  dé- 
couvert à  Vérone  parle  savant  Waffei.  Les  lettres  paschales  ne  laissent 
plus  d'incertitude  sur  l'erreur  de  Socrate  et  de  Sozomènp.  La  chrono- 
logie nouvelle  se  trouve  d'ailleurs  d'accord  avec  une  indication  de  la 
chronique  de  saint  Jérôme  qu'on  n'avait  pas  pu  expliquer  jusqu'ici,  et 
qui  rapporte  le  retour  d'Atiianase  à  la  dixième  année  de  l'empereur 
Constance,  c'est-à-dire  34C  (Conf.  'Wetzer,  Restit.  chronol.,  p.  17  et 
suiv.). 

2.  Soc,  n,  20.  —  Soz.,  m,  12.  —  S.  Athan.,  Apol.,  p.  720,  767,  768; 
ad  SoL,  p.  818,  —  S.  Ilil.,  Fragm.,  p.  1290. 


ATHANASE    A    ROME.  67 

Cordoue  qui  avait  présidé  à  Nicée  et  qui  allait,  cette 
fois  encore ,  avec  les  prêtres  Archidame  et  Philoxène, 
représenter  le  siège  de  Rome  à  la  tête  de  l'Église  uni- 
verselle. Jules  s'était  excusé  de  paraître,  retenu  par  les 
besoins  de  son  église  ^  L'évêque  de  Sardique  lui-même. 
Protogène,  ne  marchait  qu'après  cette  députation  du 
premier  siège  du  monde.  Comme  à  Nicée  aussi ,  on 
voyait  des  martyrs;  mais  ce  n'étaient  plus  les  héros  de 
ia  persécution  païenne  :  c'étaient  les  victimes  des  luttes 
intestines  de  l'Église.  Les  troupeaux,  privés  de  leurs  pas- 
teurs et  dépouillés  de  leurs  sanctuaires  par  la  violence 
des  Eusébiens,  avaient  envoyé  leurs  députés  chargés  de 
lettres  racontant  leur  oppression  et  leurs  misères  avec 
des  détails  qui  faisaient  circuler  dans  tous  les  rangs 
de  l'assemblée  un  frémissement  d'indignation  doulou- 
reuse. On  se  passait  de  main  en  main  des  chaînes  de  fer 
et  des  instruments  de  torture,  apportés  comme  de  sai- 
sissants témoignages  de  l'oppression  que  des  chrétiens 
faisaient  subir  à  des  chrétiens  pour  ia  cause  de  la  vé- 


1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  707.  —  S.  Hil.,  Fragm.,  loc.  cit.  —  La  pré- 
sidence du  concile  paraît  avoir  encore  été  ici  réservée  à  Osius  de  Cor- 
doue, puisqu'il  signe  avec  les  légats  du  pape  dans  la  lettre  synodale  du 
concile,  etc.  Sozomène  (lu,  12)  donne  aux  évèques  orthodoxes  ce  nom  : 
(cî  âaol  TÔv  Ocïtov\  ceux  qui  étaient  avec  Osius.  Le  concile  s'étant 
I  d'ailleurs  si  fortement  prononcé,  comme  on  va  le  voir,  dans  le  sens 
'de  la  primauté  de  Rome,  il  est  évident  qu'Osius  ne  pouvait  prendre  le 
pas  sur  tous  les  évèques  qu'en  raison  de  cette  primauté. 

On  voit  par  un  mot  de  saint  Athanase  [Apol.,ç.  670)  qu'Osius, 
avant  le  concile,  avait  eu  une  entrevue  avec  Athanase,  en  Gaule,  où 
probablement  ce  prélat  fit  un  voyage  entre  son  entrevue  à  S:«ilan  avec 
Constance  et  sa  venue  à  Sardique. 


68  ATHANASE     A     ROME. 

^ilé^  Un  mouvenieiU  Irès-prononcé  d'opinion  se  dé- 
clara donc  aussitôt  dans  la  léunion, avant  même  qu'elle 
fut  constituée,  en  faveur  d'Athanase  et  de  ses  amis. 

Le  groupe  des  prélats  eusébiens  (auxquels  on  conti- 
nuait à  donner  ce  nom  malgré  la  disparition  du  chef 
qui  les  avait  conduits  si  longtemps)  fut  plus  lent  à  se 
mouvoir.  Ils  témoignèrent  même  au  premier  moment 
une  grande  répugnance  à  partir.  A  quoi  bon,  disaient- 
ils,  un  tel  déplacement?  Pourquoi  leur  faire  quitter 
le  soin  de  leurs  ouailles  et  la  prédication  de  la  doc- 
trine évangélique?  Pourquoi  imposer  à  des  vieillards 
chargés  d'années  les  fatigues  d'un  si  long  voyage-? 
il  fallut  pourtant  se  décider  à  partir,  car  on  ne  pou- 
vait mécontenter  à  la  fois  les  deux  empereurs.  Ils 
firent  route  ensemble,  au  nombre  de  soixante-seize  ou 
quatre-vingts,  s'avançantà  très-petites  journées,  se  con- 
certant dans  chaque  ville  sur  toutes  les  nouvelles  qu'ils 
recevaient  et  dont  l'apparence  ne  leur  était  guère  favo- 
rable. Ils  avaient  grand  soin,  surtout,  de  ne  point  se 
séparer  les  uns  des  autres,  et  exerçaient  même  une 
intimidation  assez  violente  sur  ceux  qui  paraissaient 
trouver  leur  société  compromettante  et  auraient  désiré 
s'en  écarter^.  Ils  avaient  d'ailleurs  emmené,  comme 
compagnons  de  route,  le  comte  Musonien  et  un  général 
du  nom  d'IIésyque;  car  ils  ne  se  sentaient  jamais  tout  à 

1.  s.  Athau.,  ApoL,   p.  762.—  S.  Hil.  Fragm.,  p.  1285,  1291. 

2.  S.  Hil.  Fragm.,  p.  1315. 
8.  S.  Athan.,  ApoL.  p.  7CS. 


ATHANANE    A    ROME.  69 

fait  à  rai?e,  quand  ils  n'avaient  pas  quelque  représen- 
tant de  la  force  armée  à  leur  service^. 

Arrivés  à  Sardique,  ils  s'enfermèrent  aussitôt  dans  le 
palais  où  un  logement  leur  était  réservé,  et  déclarèrent 
qu'ils  n'en  sortiraient  pas  avant  qu'on  eijt  réglé  à  leur 
satisfaction  un  point  sur  lequel  leur  honneur  ne  leur 
permettait  pas  de  transiger.  Ils  soutinrent  qu'Alhanase, 
Marcel  d'x\ncyre  et  Asclépas  de  Gaza  ayant  été  séparés 
de  la  communion  de  l'Église  par  un  décret  de  concile, 
aucune  réunion  ecclésiastique  ne  pouvait  être  valable 
s'ils  y  participaient;  et  que,  quanta  eux,  ils  ne  pren- 
draient pas  séance  avant  qu'on  eût  fait  sortir  les  excom- 
muniés 2. 

C'était  trancher  eux-mêmes  la  question  que  le  concile 
devait  juger.  Une  prétention  si  exorbitante  causa  autant 
de  surprise  que  d'émotion  parmi  les  Pères  déjà  assem- 
blés. A  l'unanimité,  on  leur  fit  réponse  qu'après  le  ju- 
gement du  pape  et  le  témoignage  des  évêques  d'Egypte, 
c'était  déjà  beaucoupde  remetlreAlhanase  en  jugement; 
qu'à  la  vérité  les  empereurs  et  le  concile  même  avaient 
'rouvé  bon  que  l'aîTaire  entière  fût  recommencée  et 
l'innocence  des  prélats  accusés  une  seconde  fois  mise 
en  question;  mais  que  l'esprit  de  conciliation  ne  pou- 
vait aller  au  delà.  «  Que  prétendez-vous,  ajoutait-on, 
par  ce  jugement  prématuré?  Alhanase  est  là,  prêt  à 
écouter  vos  preuves  et  à  y  répondre,  se  résignant  à  la 

1.  s.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  818. 

2.  S.  AUian,,  ApoL,  p.  757.  —  S.  Hil.,  Fragm.,  p.  1290, 1291. 


70  ATHANASE    A    ROME. 

sentence  s'il  est  coupable,  demandant  justice  s'il  est 
innocent.  Voulez-vous  donc  le  condamner  sans  l'en- 
tendre '?  » 

Plusieurs  jours  se  passèrent  dans  ce  conflit.  Les  évê- 
ques  orthodoxes  s'épuisèrent  en  instances  pour  ébranler 
la  résolution  des  Eiisébiens.  Osius,  Athanase  lui-même, 
se  rendirent  personnellement  auprès  d'eux,  et  descen- 
dirent à  de  véritables  supplications  pour  obtenir  qu'ils 
ne  fissent  pas  échouer  par  leurs  exigences  le  dernier 
espoir  de  la  pacification  de  l'Église.  0«ius  alla  jusqu'à 
leur  oflrir  d'ouvrir  devant  lui,  et  à  huis  clos,  une 
enquête  particulière  où  ils  pourraient  lui  soumettre 
leurs  griefs  contre  Athanase,  leur  promettant  que  tous 
les  Occidentaux  s'en  remettraient  à  son  arbitrage^.  Atha- 
nase protestait  de  son  côté  que,  si  son  honneur  était 
justifié  et  son  innocence  établie,  il  n'insisterait  pas  pour 
reprendre  possession  de  son  diocèse,  et  finirait  ses  jours 
en  Occident  ^.  A  ces  offres  conciliantes,  les  Eusébiens 
répondirent  par  la  proposition  dérisoire  d'envoyer  une 
nouvelle  députation  en  Egypte,  pour  recommencer  une 
enquête  sur  la  conduite  d' Athanase.  C'était  avouer  très- 
évidemment  qu'ils  n'avaient  d'autre  but  que  de  lasser 
la  patience  et  d'annuler  les  délibérations  du  concile. 
Aussi  ne  fut-on  point  surpris  d'apprendre,  peu  de  jours 


1.  s.  Atbau.,  lôîd.,  p.  761-763. 

2.  S.  Atban.jorf  So/.,  p.  839.  —  Le  fait  résulte  d'une  lettre  d'Osius 
à  Constant. 

3.  S.  Atban.,  ad  Sol.,  p.  819  et  839.  —  Soz.,  m,  11. 


ATHANASE    A    ROME.  71 

après,  qu'ils  se  disposaient  à  retourner  en  Orient,  sous 
prélexle  qu'on  ne  voulait  point  leur  accorder  leurs 
légitimes  demandes,  que  leur  vie  était  en  danger  dans 
une  ville  remplie  de  leurs  ennemis,  et  que  les  incidents 
de  la  guerre  de  Perse  les  rappelaient  dans  leurs  dio- 
cèses. Constance,  disaient-ils,  les  réclamait  avec  in- 
stances pour  célébrer  son  triomphe.  Puis,  un  matin, 
DU  trouva  le  palais  vide;  les  Orientaux  l'avaient  quitté 
}jcndant  la  nuit'. 

Dieu  permit  que  l'Église  donnât  alors  un  douloureux 
spectacle,  bien  propre  à  troubler  l'esprit  encore  incer- 
tain des  peuples,  à  contrister  ses  enfants  et  à  réjouir 
ses  ennemis.  Les  Pères  assemblés  à  Sardique  ne  crurent 
point,  et  avec  raison,  que  la  désertion  de  leurs  collègues 
dût  suspendre  le  cours  de  la  justice  que  tant  d'innocents 
et  d'opprimés  réclamaient.  Le  concile  passa  donc  outre 
à  ses  séances.  Mais  les  Orientaux,  de  leur  côté,  ne  firent 
pas  beaucoup  de  chemin  sans  réfléchir  que  leur  fuite 
leur  donnait  l'apparence  de  coupables  contumaces  qui 
craignaient  leurs  juges.  Ils  prirent  donc  le  parti  de  s'ar- 
rêter résolument  à  vingt  lieues  environ  de  Sardique, 
dans  la  ville  de  Philippopolis  en  Thrace,  de  s'y  consti- 
tuer eux-mêmes  en  concile,  et  de  prendre  les  devants 
en  fait  d'excommunication  et  d'anathème.  Il  y  eut  ainsi, 
dans  les  limites  d'une  même  province,  deux  réunions 
d'évêques  chrétiens  ,  employant  les  mêmes   formes  , 

1.  s.  Athan.,  loc.  cit.  —  S.  Hil.  Fro.gm.,  p.  1294.  Noctuma  et  lur- 
jâs  per  conscientiam  f  uga. 


72  ATHANASE    A    ROME. 

pnrlaiit  le  môme  langage,  invoquant  le  même  Dieu,  et 
occupés  à  s'excommunier  mutuellement.  Par  une  cir- 
constance qui  ne  se  présente  que  rarement  dans  tout 
ce  récit,  nous  avons  sous  les  yeux,  en  partie  du  moins, 
les  documents  émanés  des  deux  partis  ;  nous  pouvons 
donc  les  contrôler  les  uns  par  les  autres,  et  en  foire  la 
comparaison. 

Le  concile  de  Sardique,  rendant  pleine  justice  à  Allia- 
nase  et  aux  deux  autres  prélats  accusés,  ne  pensa  pas 
faire  assez  en  les  délivrant  tous  les  trois  de  toute  incul- 
palioii.  De  justes  châtiments  étaient  nécessaires  contre 
les  perturbateurs  de  l'Église.  Tous  les  évoques  intrus, 
Grégoire  d'Alexandrie  en  tête,  furent  dépouillés  de  la 
dignité  qu'ils  avaient  usurpée  et  frappés  d'analhème.  La 
môme  sentence  fut  étendue  à  tous  les  prélats  qui  avaient 
admis,  de  leur  propre  mouvement,  dans  leur  commu- 
nion, ou  Arius  lui-même,  ou  ses  disciples.  Ace  litre, 
Théodore  d'Héraclée,  Narcisse  de  Néroniade,  Acace  de 
Gésarée,  Etienne  d'Anlioche,  Ursace  de  Siiigidon  et  Va- 
lons de  Murse,  etc.,  fuient  déposés  de  l'épiscopat'.  Ces 
résolutions  énergiques  furent  communiquées,  par  des 
lettres  différentes,  aux  empereurs  d'abord,  puis  au  pape 
et  aux  évoques  absents,  enfin  aux  fidèles  des  villes  op- 
primées. Aux  empereurs,  on  ne  demanda  que  la  liberté; 
point  de  chaînes,  point  de  procès,  point  de  bourreaux; 
interdiction  aux  magistrats  de  se  mêler  d'affaires  ecclé- 

1.  s.  Athan.,  Apol.,  p,  7GG;  ad  Sul.,  p.  820.  —  TluJûd.,  ii,  8.  — 
S.  Ilil.,  Fragm.,  p.  1283  et  suiv. 


ATHANASE    A    ROME.  73 

siastiques  et  de  persécuter  les  catholiques,  sous  pré- 
texte de  servir-  l'Église ^  Au  pape,  le  concile  offrit 
l'hommage  de  ses  déci'sions,  comme  il  convient  aux 
prêtres  par  rapport  au  siège  de  V apôtre  Pierre  ^. 
Aux  évoques,  il  adressa  un  récit  très -simple,  et 
exempt  de  toute  déclamation ,  de  la  conduite  des 
Eusébiens  au  concile^  :  aux  fidèles  enfin,  une  exhor- 
tation à  se  maintenir  dans  la  pureté  de  la  foi  et  la 
fermeté  au  milieu  des  épreuves.  «  Très-chers  frères,  leur 
dit  le  concile,  nous  vous  exhortons  et  nous  vous  aver- 
tissons de  garder,  avant  toutes  choses,  la  foi  de  l'Église 
catholique.  Vous  avez  certainement  souffert  des  maux 
extrêmes  et  des  injures  atroces.  L'Église  aussi  a  souf- 
fert de  grandes  injustices;  mais  celui  qui  persévère  jus- 
qu'à la  fin  sera  sauvé.  Si  les  méchants  poussent  donc 
encore  plus  loin  leur  audace,  que  celte  affliction  vous 
soit  une  joie;  car  ce  que  vous  souffrez  est  une  sorte  de 
martyre,  et  vos  maux  ne  seront  pas  sans  récompense... 
Combattez  donc  pour  la  vraie  foi  et  pour  l'innocence 
de  voire  évêque,  notre  frère  Athanase  ^.  » 

La  pièce  émanée  des  fugitifs  rassemblés  à  Philippo- 
polis  porte  un  tout  autre  caractère.  Sur  les  incidents 
mêmes  qui  s'étaient  passés  dans  la  ville  de  Sardique, 
les  deux  récits  sont  uniformes  :  et  c'est  une  preuve  pré- 


1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  759. 

2.  S.  Hil.,  Fragm.,  p.  1290. 

3.  Thi'od,  —S.  Hil.,  loc.cit. 

4.  S.  Aïïu\i.,Apol.,l).  758. 


74  ATHANASE    A    ROME. 

cieuse  à  recueillir  de  la  conliance  parfaite  qu'on  peut 
placer  dans  le  témoignage  d'Alhanase.  Il  est  évident  qu'il 
n'y  eut  d'autre  différend  entre  les  évoques  que  de  savoir 
si  on  appliquerait  aux  prélats  inculpés  une  flétrissure 
anticipée.  Toute  la  lettre  roule  donc  uniquement  sur  une 
question  d'étiquette  et  de  préséance.  Les  évoques  d'O- 
rient soutiennent  qu'il  n'était  pas  de  leur  dignité  délais- 
ser remettre  en  cause  par  ceux  d'Occident  les  questions 
qu'ils  avaient  eux-mêmes  déjà  tranchées.  Il  semblerait,  à 
les  entendre,  que  l'Église  dût  vivre  partagée  comme  en 
deux  fractions  indépendantes,  n'ayant  rien  à  démêler 
dans  le  gouvernement  l'une  de  l'autre.  Suivent  de  vio- 
lentes invectives  contre  Athanase  et  ses  collègues  :  «  Le 
monde  est  agité,  disent-ils,  de  l'orient  au  couchant,  pour 
deux  ou  trois  scélérats  de  sentiments  impies  et  de  mœurs 
honteuses...  S'ils  avaient  le  moindre  germe  de  foi ,  ils 
imiteraient  le  prophète  qui  disait  :  Prenez-moi  et  jetez- 
moi  à  la  mer,  et  la  mer  s'apaisera  devant  vous ,  puis- 
que cette  tempête  ne   vient  que  de   moi.  »  Comme 
conséquence  de  ces  conseils  pacifiques,  et  pour  rendre 
apparemment  la  concorde  plus  aisée  à  rétablir  dans 
l'Église,  les  signataires  de  la  lettre  ne  trouvèrent  rien  de 
mieux  que  de  retrancher  de  leur  communion,  outre  leurs 
frères  déjà  condamnés,  Osius,  Protogène  de  Sardique,  et 
enfin  le  pape  Jules  lui-même.  Tout  se  termine  par  une 
profession  de  foi  longue  et  ambiguë,  dont  le  mot  consub- 
stantiel  est  soigneusement  exclu.  La  pièce  entière  est 
datée  de  Sardique,  indication  manifestement  fausse. 


ATHANASE    A    ROME.  75 

mais  qui  trahit  assez  la  confusion  que  causait  aux  si- 
gnataires le  souvenir  de  leur  fuite  précipitée  '. 

Au  fond,  le  débat  qui  s'engageait  ainsi  avec  une  viva- 
cité croissante,  c'était  la  question  même  de  l'unité  de 
l'Église  chrétienne.  Y  avait-il  une  Église  universelle  et 
souveraine,  gouvernée  par  un  chef  unique  et  représen- 
tée tout  entière  par  des  assemblées  générales?  Ou  bien 
chaque  fracHon  du  monde  chrétien  avait-elle  son  église 
propre  et  son  autorité  indépendante?  Exerçait-elle  une 
juridiction  sans  appel,  rendait-elle  des  décisions  irréfor- 
mables?  Le  dogme,  la  discipline,  avaient-ils  un  centre 
unique  d'où  découlait  une  règle  commune?  Ou  bien 
l'autorité  devait-elle  varier,  se  déplacer,  se  multiplier, 
avec  les  divisions  des  empires  et  les  vicissitudes  des 
nations?  Si  la  prétention  des  prélats  d'Orient  de  ne  pas 
laisser  réformer  leurs  sentences  même  par  un  concile 
universel  avait  prévalu,  c'en  était  fait  de  l'unité  du 
corps  ecclésiastique.  La  robe  sans  couture  était  déchi- 
rée. L'Église  s'engageait  fatalement  à  partager  la  for- 
tune des  empires.  On  lui  demandait  alors  de  se  diviser 
on  deux  fractions  correspondant  aux  deux  cours  des 
Jeux  Césars.  Quand  serait  venu  le  jour  fatalement  mar- 

1.  La  lettre  des  prélats  eusébiens  est  rapportée  presque  en  entier 
dans  les  Fragmenis  historiques  à&  saint  Hilaire,  p.  1307-1323.  —  Elle 
était  principalement  adressée  aux  évèques  de  la  province  d'Afrique, 
probablement  les  seuls  Occidentaux  qui  n'eussent  pas  été  représentés 
au  concile  de  Sardique,  et  qu'on  pût  essayer  d'induire  en  erreur.  L'ar- 
tifice réussit  en  partie,  puisqu'on  voit  au  siècle  suivant  saint  Augus- 
tin, dans  ses  polémiques  avec  les  Donatistes,  discuter  cette  pièce  comme 
émanée  d'un  concile  véritable. 


76  ATHANASE    A    ROME. 

que  par  la  Providence,  où  le  sol  de  l'empire  devait  se 
déchirer  entre  vingt  nations  difTérentes,  chaque  tribu 
concuiéranle  aurait  prétendu,  en  vertu  du  même  prin- 
cipe, organiser  dans  son  domaine  une  église  réputée  na- 
tio;;ale,  et  en  réalité  attachée  à  chaque  trône.  Les  Pères 
assemblés  à  Sardique  sentirent  instinctivement  le  péril, 
et  le  prévinrent  en  proclamant  avec  une  autorité  nou- 
velle ce  priiici[ie  monarchique  (jui  devait  être  dans  tout 
le  cours  des  âges  la  clef  de  voûte  de  l'unité  de  l'Église 
et  la  garantie  de  son  indépendance. 

A  leur  décret  d'excommunication  et  à  leurs  lettres  sy- 
nodales, les  Pères  de  Sardique  joignirent,  en  effet,  la  ré- 
daction de  vingt  et  un  canons,  presque  tous  dictés  par 
deux  pensées  intimement  unies  l'une  à  l'autre  :  fortifier, 
par  un  hommage  solennel,  la  prééminejice  du  siège  de 
Rome;  arrêter  les  invasions  du  pouvoir  civil,  et  flétrir 
les  complaisances  des  prélats  prévaricateurs  qui  livraient 
le  sanctuaire  aux  caprices  de  la  force  armée.  Les  trans- 
lations de  siège  sollicitées  par  l'ambition  et  accordées 
par  la  faveur,  les  absences  prolongées  motivées  par  de 
longs  séjours  auprès  de  la  personne  des  princes ,  tous 
ces  symptômes  de  l'esprit  de  servilité,  qui  gagnait  si 
rapidement  le  corps  épiscopal ,  sont  passés  en  revue 
dans  ces  canons,  pour  être  énergiquemenl  réprouvés 
et  réprimés.  Ces  divers  objets  sont  énumérés  dans 
une  sorte  de  dialogue  grave  et  concis  qui  a  passé  dans  le 
texte  même  des  décrets,  et  dont  le  vénérable  Osius  est 
le  principal  interlocuteur.  La  touchante  simplicité  du 


ATHANASE    A    ROME,  77 

langage  fait  voir  combien,  chez  les  évêqiies  d'Occident 
restés  fidèles  à  la  saine  doctrine,  la  saveur  de  la  foi 
antique  était  loin  de  se  perdre. 

«  Osius,  évêque,  dit  :  C'est  une  coutume  aussi  vi- 
cieuse que  funesle  de  permettre  à  un  évêque  de  passer 
de  son  siège  à  un  autre.  Le  but  qu'on  se  propose  par  de 
tels  changements  est  très-évident...  Car  on  n'a  jamais  vu 
d'cvèqiie  qui  voulût  passer  d'une  plus  grande  ville  à 
une  plus  petite.  Il  est  donc  clair  que  c'est  l'ardeur  de 
l'avarice  et  la  servitude  de  l'ambition  qui  poussent  ces 
hommes  à  changer  :  c'est  pour  avoir  de  plus  grands  biens. 
Que  si,  donc,  il  vous  convient  de  réprimer  sévèrement 
cette  peste,  je  pense  qu'il  faut  interdire  à  de  tels  hommes 
même  la  communion  des  laïques.  Et  tous  répondirent  : 
Cela  nous  convient.  '  » 

«  Et  l'évêque  Osius  dit  encore  :  Si  quelqu'un  se 
rencontre  qui  soit  assez  téméraire  pour  alléguer,  en 
excuse,  qu'il  a  été  invité  à  de  tels  changements  par  des 
lettres  du  peuple  chrétien  :  comme  il  estclair  qu'on  peut 
corrompre  un  petit  nombre  de  personnes  par  l'argent  et 
les  récompenses,  et  leur  faire  crier  ce  qu'on  veut  dans 
l'église,  pour  avoir  l'air  d'être  appelé  par  le  peuple,  je 
pense  qu'il  faut  châtier  ces  artifices  et  exclure  de  telles 
gens  de  la  communion  laïque,  même  au  dernier  mo- 
ment de  leur  vie.  Si  cela  vous  convient,  répondez.  Et 

1.  lef  canoD  du  concile  de  Sardique  dans  toutes  les  collections  de 
conciles.  Labbe,  vol.  ii,  p.  627.  —  On  a  le  texte  grec,  et  une  version 
de  Denys  le  Petit  qui  n'est  pas  entièrement  semblable. 


78  ATIIANASE    A    ROME. 

tous  dirent  :  Ce  que  vous  venez  de  dire  nous  con- 
vient. *  » 

«  L'évêque  Osius  dit  encore  :  ...  Si  dans  une  province 
un  évoque  a  un  procès  contre  son  frère,  qu'on  n'ad- 
mette à  le  juger  aucun  évêque  d'une  autre  province  ;  et 
si,  après  avoir  été  condamné,  quelque  évêque  pense 
avoir  bonne  cause  et  veut  renouveler  le  jugement,  ho- 
norons, s'il  vous  plaît,  la  mémoire  de  l'apôtre  Pierre,  en 
telle  sorte  que  ceux  qui  auront  examiné  la  cause  soient 
tenus  d'écrire  à  Jules,  évêque  de  Rome;  et  s'il  pense 
qu'il  faille  renouveler  le  jugement,  qu'il  indique  le  juge 
dans  une  province  voisine;  si,  au  contraire,  il  pense  qu'il 
n'y  ait  pas  lieu  de  remettre  la  chose  décidée  en  ques- 
tion, que  ce  qu'il  aura  confirmé  soit  résolu.  ^  » 

«  Gaudenlius,  évêque,  dit  :  Il  faut  ajouter,  s'il  vous 
plaît,  à  cette  décision,  que  lorsqu'un  évêque  aura  été 
déposé  par  le  jugement  des  évêques  de  sa  province, 
et  qu'il  aura  déclaré  rapporter  son  affaire  à  Rome,  au- 
cun autre  ne  puisse  être  appelé  dans  la  chaire  de  l'évo- 
que déposé,  avant  que  la  cause  ait  été  réglée  par  l'évê- 
que de  Rome.  ^  » 

«Et  Osius  dit  encore  :  ...  Si  celui  qui  demande  que 
sa  cause  soit  jugée  de  nouveau,  obtient,  par  ses  prières, 
de  l'évêque  de  Rome,  que  cet  évêque  envoie  un  prêtre 
d'auprès  de  lui  {de  latere  ejus),  il  sera  au  pouvoir  de 

1.  2e  canon. 

2.  3e  canon. 

3.  4e  canon. 


ATIIAISASE    A   ROME.  79 

l'évoque  de  Rome  de  faire  à  ce  sujet  ce  qu'il  veut  et  ce 
qui  lui  convient.  '  » 

«  Osius,  évêque,  dit  encore  :  II  est  arrivé,  par  suite . 
d'importunités  et  de  demandes  injustes,  que  nos  paroles 
n'ont  plus  le  crédit  et  n'inspirent  plus  la  confiance  qui 
devraient  leur  appartenir...  Car  beaucoup  d'évêques  ne 
cessent  point  d'habiter  la  cour  du  prince...  Et  le  même 
homme  souvent  porte  à  cette  cour  de  nombreuses  pé- 
titions sans  aucune  utilité  pour  l'Église,  et  non  point, 
comme  il  devrait,  des  demandes  de  secours  pour  les 
pauvres,  les  veuves  et  les  orphelins,  mais  des  sollicita- 

1.  5e  canon.  —  Ces  diverses  décisions,  si  importantes  pour  établir 
dans  le  droit  ecclésiastique  les  prérogatives  du  Saint-Siège,  n'ont  pas, 
comme  on  peut  le  présumer,  cessé  de  faire  le  sujet  de  grandes  discus- 
sions entre  les  écrivains  ecclésiastiques.  Les  auteurs  protestants  et  une 
partie  des  écrivains  attachés  aux  opinions  gallicanes  ont  essayé  de  faire 
considérer  les  dispositions  prises  par  le  concile  de  Sardique,  les  uns 
comme  des  innovations  inconnues  à  la  tradition  des  siècles  antérieurs; 
les  autres  comme  des  mesures  toutes  de  circonstai)ce,  et  ne  conférant 
de  droits  qu'à  la  personne  du  pape  Jules,  spécialement  désigné  dans  un 
de  ces  canons.  Les  écrivains  italiens,  au  contraire,  en  ont  peut-être 
étendu  le  sens,  en  y  voyant  un  droit  d'appel  direct  attribué  dès  lors 
explicitement  au  pape.  Tous  ces  débats  sont  résumés  à  merveille 
et  décidés  avec  beaucoup  de  modération  et  de  justesse  par  Hefele 
(Concilien-Geschichte,  vol.  i,  p.  546-555).  Il  nous  semble  impossible 
de  ne  pas  reconnaître  dans  la  forme  de  ces  canons  et  dans  cette 
phrase  du  3e  :  Honorons,  s'il  vous  plaît,  la  mémoire  de  Piéride,  le  fait 
d'une  consécration  de  dispositions  anciennement  reconnues ,  bien 
qu'imparfaitement  observées,  et  non  l'introduction  d'usages  nouveaux. 
Ce  qui  met,  suivant  nous,  cette  opinion  hors  de  doute,  c'est  que,  dans 
l'état  de  division  où  était  l'Eglise,  il  ne  s'éleva,  même  de  la  part  des 
Orientaux,  aucune  contestation  contre  ces  canons  en  eux-mêmes.  La 
lettre  citée  des  Pères  séparés  de  Sardique  évite  soigneusement  de 
s'expliquer  sur  la  suprématie  de  Rome,  ce  qu'elle  eût  faic  assurément 
ea  prés,  nce  de  l'al'tiiination  du  concile  de  Sardique  lui-même,  si  la 
contestation  eût  été  possible  et  la  prétention  nouvelle. 


80  ATHANASEAROME. 

lions  pour  des  biens  et  des  dignités  temporels  :  et  celte 
indécence  excite  des  murmures  et  des  scandales.  S'il 
vous  plaît,  donc,  frères  Irès-chers,  décidez  qu'aucun 
évêque  n'aille  à  la  cour,  si  ce  n'est  ceux  qui  y  seront 
invités  par  les  lettres  du  pieux  empereur...  El  que  ceux 
qui  passent  par  Rome  remellent  à  notre  saint  frère,  l'é- 
voque de  l'église  de  Rome,  les  prières  qu'ils  ont  à  adres- 
ser, pour  que  celui-ci  examine  d'abord  si  elles  sont  hon- 
nêtes et  justes,  et  qu'ensuite  il  emploie  sa  diligence  à 
les  faire  parvenir  à  la  cour.  Et  tous  dirent  que  ce  con- 
seil leur  plaisait  et  était  parfaitement  juste.'  » 

u  Gaudentius,  évêque,  ajouta  :  ...  Si  quelqu'un,  s'éle- 
vant  contre  la  décision  que  vous  venez  d'émettre,  veut 
servir  plutôt  son  ambition  que  son  Dieu,  qu'il  sache  qu'il 
perdra  son  honneur  et  ses  dignités...  Ce  qui  s'accomplira 
aisément  par  ce  moyen  :  il  faut  que  ceux  d'entre  nous  qui 
demeurent  sur  les  routes  publiques,  lorsqu'ils  verront 
un  évêque  qui  voyage,  l'interrogent  sur  les  causes  et  le 
but  de  son  voyage;  et,  s'il  se  rend  à  la  cour,  lui  deman- 
dent s'il  y  est  appelé.  En  ce  cas,  ils  ne  l'arrêteront  pas. 
Mais  s'il  a  entrepris  le  voyage  par  ambition  et  pour  ses 
désirs  personnels,  qu'il  ne  lui  soit  point  donné  de  lettres 
de  communion.  2  » 

Joignant  au  précepte  l'exemple  de  la  soumission,  les 
Pères  de  Sardique  envoyèrent  toutes  leurs  décisions  à  la 
ratification  de  l'évêque  de  Rome.  Quelques-uns  d'entre 

1.  7»  et  9e  canons. 
8.  20e  canon. 


ATHANASE    A    ROME.  Si 

eux  avaient  pensé  à  y  joindre  une  nouvelle  profession 
de  foi,  pour  confirmer  celle  de  Nicée;  mais  le  concile 
repoussa  très-vivement  cette  proposition  et  ne  se  jugea 
point  digne  de  rien  ajouter  à  l'œuvre  de  l'Esprit  divin 
proclaniée  par  l'Église  entière  '. 

Le  concile  avait  raison.  Impuissante  à  prévenir  les 
maux  de  l'Église,  et  même  à  panser  ses  plaies;  frappée 
de  slérilité  par  l'obstinalion  rebelle  d'une  moitié  de  ses 
membres;  decréditée  de  très-bonne  heure  dans  une 
grande  partie  du  monde  chrétien,  par  les  calomnies  des 
hérétiques,  la  réunion  de  Sardique  n'était  pas  destinée 
à  l'honneur  de  prendre  rang  parmi  ces  comices  uni- 
versels de  l'Église,  auxquels  a  été  promise  l'infaillibi- 
lité doctrinale.  On  ne  compte  pas  le  concile  de  Sardique, 
malgré  sa  respectable  autorité,  parmi  les  conciles  œcu- 
méniques 2. 

Un  dernier  espoir  de  paix  restait  encore;  c'était  d'ob, 
tenir  de  l'empereur  Constance,  par  les  sollicitations  de 
son  frère,  qu'un  libre  cours  fùl  laissé  aux  destitutions  et 
aux  réintégrations  prononcées.  Constant  se  prêta  à  faire  à 

1.  s.  Athan.,  Epist.  ad  Antiochenses,  p.  576.  —  Le  texte  cité  par  ce 
saint  est  si  positif  qu'il  coudanme  alisolunieiit,  comme  apocryphe,  la 
formule  de  foi  attribuée  par  les  écriviims,  Socrate  et  Sozumène,  au 
concile  de  Sardique. 

2.  La  question  de  savoir  si  le  concile  de  Sardique  doit  être  tenu  pour 
œcuménique,  a  été  souvent  agitée.  On  peut  lire  à  ce  sujet  Baro- 
nius  [Ami.  347, §47)  qui  incline  à  reconnaître  l'œcuménicité;  Tille- 
mont  (S.  Athanase,  note  71),  qui  laisse  la  question  dans  le  doute; 
Hefele  (Concilien-Gesc/iichte,  t.  1,  p.  596  et  suiv.,  et  aussi  p.  30 
et  51  ).  La  grande  majorité  des  canonistes  a  conclu  contre  l'œcumé- 
nicité. 

m.  6 


82  ATIIANASE    A    ROME, 

ce  sujet  lin  dernier  effort.  11  envoya  en  cléputation  à  son 

frère  deux  évoques,  Vincent  de  Capoue  et  Euphrate  de 

Cologne,  accompagnés  d'un  de  ses  généraux,  Salien, 

chrétien  fervent  et  distingué.  II  les  chargea  d'une  le! ire 

très-pressante,  qui  contenait  même,  à  ce  qu'on  pense, 

quelques  menaces  de  recourir  à  la  force,  si  on  méprisait 

sa  prière  *. 

A.  D.      Les  députés,  qui  arrivèrent  à  Anlioche  vers  les  fêtes 
su.  „ 

de  Pâques  344",  trouvèrent  Constance  assez  soucieux 

des  troubles  de  son  empire.  Il  était  surtout  fort  in- 
quiet de  la  guerre  des  Perses,  qui  s'envenimait  tous  les 
jours  depuis  que  le  roi  Sapor  II,  parvenu  à  l'âge 
d'homme,  avait  pris  les  rênes  de  son  gouvernement  et 
déployait  à  la  fois  les  plus  brillantes  qualités  militaires 
et  la  plus  violente  haine  contre  la  vieille  gloire  et  la 
nouvelle  religion  de  Rome.  Une  guerre  avec  son  frère 
eût  été  un  embarras  très -grand,  que  Constance  n'avait 
nul  désir  de  s'imposer,  et  il  se  montra  très-manifeste- 
ment enclin  à  chercher  quelque  moyen  terme  pour  satis- 
faire les  désir  de  tout  rOccideat,  sans  se  rétracter 
ouvertement.  Cette  disposition  pacifique  fut  assez 
visible  pour  causer  une  véritable  alarme  aux  prélats 
eusébiens,  et  ce  fut  alors  que  le  besoin  de  ralfermir 
leur  faveur  et  leur  popularité  chancelantes  leur  inspira 


1.  s.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  822.  —  Soc,  n.,  21.—  Soz.,  m,  20.  — 
TMod.,  II..  8.  —  Philost.,  m,  12.  —  Rufin,  i,  19. 

2.  A.  D.  344.—  Indictio.  u.  —  U.  G.  1097.  —  Leontius  et  Sallus- 
flus.  Coss. 


ATHANASE    A    ROME.  83 

un  artifice  d'une  nature  à  la  fois  si  odieuse  et  si  bizarre, 
qu'il  serait  difficile  d'y  ajouter  foi,  si  le  témoignage  con-^ 
lemporain  et  toujours  véridique  d'Allianase  n'était  là 
pour  l'attester. 

Ils  résolurent  de  perdre  de  réputation  les  évêques  oc- 
cidentaux auxquels  Constant  avait  confié  ses  pouvoirs, 
et  que  leur  caractère  d'ambassadeurs  défendait  contre 
toute  violence  directe.  L'évêque  schismatique  d'An- 
tioche,  Etienne,  successeur  d'Euphrone,  imagina  donc 
de  s'adresser  à  un  jeune  débauché  de  la  ville,  du  nom 
d'Onagre,  et  de  l'engager  à  introduire  de  nuit  une  femme 
perdue  dans  le  logis  des  deux  évoques.  Onagre  se  prêta 
à  l'artifice,  fit  marché  avec  une  courtisane  au  nom  de 
deux  étrangers  qu'il  ne  nomma  pas,  gagna  l'un  des 
serviteurs  des  évêques,  et,  la  nuit  venue,  la  femme  fut 
subrepticement  conduite  jusqu'à  la  porte  de  la  chambre 
oii  couchait  Euphrate  de  Cologne.  La  maison  était  isolée, 
et  un  peu  en  dehors  de  la  ville,  au  pied  de  la  montagne. 
Dans  les  buissons  qui  l'environnaient  on  eut  soin  de  ca- 
cher des  hommes  apostés,  prêts  à  accourir  au  moindre 
bruit.  La  courtisane  approcha  demi-vêtue  de  la  couche 
où  Euphrate  reposait  paisiblement  dans  un  premier 
sommeil.  A  la  vue  de  ce  vieillard  endormi  et  des  insi- 
gnes sacerdotaux  épars  dans  la  chambre,  elle  fut  sai-» 
sie  d'effroi  et  poussa  un  grand  cri.  L'évêque,  de  son 
côté,  se  réveilla  en  sursaut  dans  un  vif  mouvement  de 
surprise,  puis  de  colère.  Au  bruit  de  leur  dialogue  en- 
trecoupé, les  témoins  subornés  accoururent;  Onagre 


84  ATIIANASE    A    ROME. 

lui-môme  enlra  comme  survenant  par  hasard,  ci,  éle- 
vant la  voix,  invita  tous  les  voisins  à  venir  contempler 
le  scandale  donné  par  les  envoyés  d'Athanaseet  les  mis- 
sionnaires de  l'Occident '. 

Mais  les  évoques  calomniés  et  le  généra!  Salien  qiÉ 
les  accompagnait  ne  perdirent  pas  leur  sang-froid.  Ofi. 
donnant  de  fermer  la  cour  et  de  faire  main  basse  s\C 
les  témoins  prétendus,  Salien,  qui  avait  pénétré  le  piège, 
se  rendit  directement  chez  l'empereur  et  demanda  une 
enquèle  publique.  Celle  hardiesse  déconcerta  l'évêque 
Etienne,  qui  était  accouru  aussi  au  bruit  de  la  nouvelle 
et  se  mettait  déjà  à  l'œuvre  i)our  en  tirer  parti.  11  s'ef- 
força timidement  de  représenter  à  Constance  le  scandale 
fâcheux  qui  naîtrait  d'un  procès  intenté  contre  les  mem- 
bres éminents  du  clergé.  Mais  celte  charité  prétendue, 
qui  fuit  la  lumière  sous  prétexte  d'éviter  le  scandale  et 
dissimule  la  calomnie  pour  la  mieux  répandre  à  petit 
bruit,  ne  convenait  pas  à  l'innocence  des  évoques.  Ils 
insistèrent  pour  une  interrogation  ouverte  et  une  con- 
frontation publique  des  témoins.  Le  procès  eut  donc  lieu 
dans  le  palais  même,  et  là,  d'un  commun  aveu,  la  courti- 
sane et  les  témoins,  pressés  de  questions,  désignèrent 
Onagre  comme  l'auteur  de  toute  la  fraude,  dont  celui-ci 
à  son  tour  se  déchargea  sur  l'évêque  Etienne.  Etienne, 
couvert  de  confusion,  sentit  presque  de  lui-même  qu'il 
ne  pouvait  plus  paraître  à  la  tête  du  siège  métropolitain 

1.  s.  Athan.  —  Thàûd..  loa.  cit. 


ATHANASE    A    ROME.  85 

d'Antioche.  Sur  l'ordre  de  Constance,  frès-irrité  qu'on 
eût  voulu  le  faire  tomber  dans  un  tel  piégc,  il  fut  déposé 
de  sa  charge  ;  mais  on  eut  soin  de  le  remplacer  par 
Teunuque  Léonce  de  Plirygie ,  prêtre  scandaleux  et 
irrégulier,  sans  autre  tilro  à  une  telle  promotion  que 
son  dévoùnient  aux  intérêts  du  parti  dominant'. 

Avec  la  faveur  visiblement  ébranlée  de  Constance, 
es  Eusébiens  perdaient  leur  principal  appuJ.Tl  fallait 
donc,  de  gré  ou  de  force,  commencer  à  se  montrer  plus 
complaisants  et  plus  souples,  et  consentir  cà  entrer  dans 
quelques  essais  d'accommodement.  Une  année  presque 
entière  se  passa  dans  des  pourparlers  inutiles,  dans  des 
allées  et  venues  de  députations  entre  Milan  et  Antioche, 
dans  des  rédactions  de  formulaires  de  foi  et  de  sym- 
boles, successivement  envoyés  aux  évêques  d'Occident  et 
toujours  rejetés  par  eux-.  La  négociation  tirait  en  lon- 
gueur, et  c'était  probablement  tout  ce  que  désiraient  les 
Eusébiens,  quand  une  nouvelle  imprévue  d'Alexandrie 
vint  offrir  à  Constance  l'occasion  qu'il  cherchait  de  se 
tirer  d'embarras  et  de  consommer  à  tout  prix  une  ré- 
conciliation dont  son  orgueil  souifrait,  mais  dont  sa  po- 
litique avait  momentanément  besoin. 

La  suite  du  pontificat  improvisé  de  Grégoire  à  Alexan- 


1.  s.  Athan.,  loc.  cit.  et  p.  718.  —  Tlipod.,  loc.  cit. 

5.  C'est  ici,  sans  doute,  qu'il  faut  placer  diverses  réunions  d'An- 
tioche et  de  Milan,  dont  il  est  assez  confusément  question  dans  les 
auteurs  (Soc,  n,  18;  Soz.,  in,  10),  et  que  les  historiens  précédents, 
par  suite  de  leur  cireur  de  clironologie,  avaient  été  induits  à  mettre 
avant  le  concile  de  SarJique. 


80  ATIIANASE    A    ROME. 

ilrie  avait  répondu  aux  débuts.  Ce  n'était  qu'une  sé- 
rie de  désordres,  de  persécutions  et  de  violences. 
Grégoire  parcourait  incessamment  la  province,  ap- 
puyé d'un  côté  par  le  préfet  Philagre  et  de  l'autre 
par  le  duc  Balac.  Partout  où  passait  cet  étrange 
cortège  pontifical,  mieux  garni  de  soldats  que  de 
prêtres,  c'était  un  etïroi  générai  suivi  de  scènes  de 
désolation.  Tout  prêtre,  fouie  vierge,  fout  chrétien, 
suspects  de  quelque  fidélité  à  Atlianase,  étaient  battus 
de  verges  et  jetés  en  prison  ^  D'illustres  victimes  ensan- 
glantèrent cette  persécution  faite  au  nom  de  la  croix. 
Les  serviteurs  d'un  prétendu  évéque  achevèrent  sur  le 
corps  épuisé  du  vieux  Potamon  l'œuvre  des  bour- 
reaux de  Dioclétien.  Mais  c'était  surtout  avec  les  soli- 
taires du  désert  que  la  lutte  était  vive  et  acharnée.  De 
ses  retraites  inaccessibles,  où  le  gardaient  l'amour  des 
peuples  el  le  renom  de  sa  gloire  chrétienne ,  x\ntoine 
bravait  les  magistrats,  alFrontait  les  solilats,  provoquait 
par  de  vives  et  piquantes  paroles  l'erreur  victorieuse.  Un 
jour  môme,  il  osa  quitter  sa  montagne,  parut  à  Alexan- 
drie dans  son  costume  d'anachorète,  et  prêcha  sur  la 
place  publique  contre  la  doctrine  d'Arius  :  «  Vous  êtes 
chrétiens,  disait-il  aux  catholiques,  parce  que  vous 
croyez  que  le  Yerbe  que  vous  adorez  est  Dieu  ;  mais 
les  Ariens  ne  diffèrent  en  rien  des  païens,  puisqu'ils 
disent  que  le  fds  de  Dieu  est  une  créature,  et  qu'ils  ne 

1,  s.  Athan.,  Jpo/., p.  749-751;  ad  Sol.,  p.  816,817. 


ATHANASE    A    ROME.  87 

laissent  pas  de  l'adorera  »  Une  autre  fois,  il  écrivait 
à  Balac  ;  «  Prenez  garde  à  vous,  persécuteur  des  chré- 
tiens. La  colère  de  Dieu  vous  menace,  et  elle  est  - 
proche.  »  Balac  fut  si  irrité  de  cette  lettre,  qu'il  la  jeta 
publiquement  par  terre,  cracha  dessus,  maltraita  le 
messager  et  le  chargea  de  dire  à  son  maître  qu'il  prît 
garde  à  sa  personne,  au  lieu  de  menacer  celle  des  autres. 
Cinq  jours  après,  le  duc  Balac,  se  promenant  aux  envi- 
■  rons  d'x\lexandrie,  fut  renversé  d'un  cheval  très-doux 
qu'il  avait  accoutumé  de  monter  et  qui,  devenu  tout 
à  coup  furieux,  lui  déchira  grièvement  la  cuisse.  Rap- 
porté à  Alexandrie,  il  y  mourut  au  bout  de  peu  de 
jours  des  suites  de  sa  chute  ;  et  chacun  vit  dans  cet  acci- 
dent imprévu  l'effet  des  menaces  méprisées  du  saint 
anachorète  "^. 

Quatre  années  s'étaient  passées  ainsi,  pendant  les-  ^j^^' 
quelles  la  plus  florissante  province  de  l'empire  était  en 
proie  à  une  agitation  croissante,  quand  la  mort  impré- 
vue de  Grégoire  vint  mettre  un  terme  à  celte  insuppor- 
table situation.  Cet  événement,  diversement  rapporté 
par  les  auteurs,-  causa  à  Constance  un  soulagement  ines- 
péré ^  Par  un  de  ces  brusques  revirements  de  conduite. 


1.  s.  Alhan.,  Vit.  Ant.,  p.  491. 

2.  S.  Athaa.,  ibid.,  p.  4^9,  500; ^arf  Sol.,  p.  816,  817. 

3.  A.  D.  345.  —  Iiidictio.  m.  —  U.  G.  J098.  —  Amaiitiiis  et  Albi- 
nus.  Coss.  —  Cette  date  est  déterminée  par  la  première  lettre  pastorale 
d'Athanase  après  son  retour,  laquelle  est  de  346.  Cependant  Théodoret 
(il,  4)  dit  que  Grégoire  gouverna  six  ans  le  diocèse  d'Alexandrie,  tan- 
dis qu'à  ce  compte,  on  n'en  trouve  que  cinq. 


88  ATHANASE    A    ROME. 

qui  étaient  un  trait  héi'éditaire  de  la  race  de  Constantin 
et  (jiii  leiidaienl  auprès  de  celle  royale  famille  le  niélief 
de  courtisan  si  diflicilc,  il  prit  le  parti  de  satisfaire  son 
frère  par  le  rappel  d'Alhanase  ;  et  celte  détermination, 
qui  tomba  sur  les  Eusébiens  comme  un  coup  de  foudre, 
fut  aussitôt  exécutée. 

«  Noire  humanité  ne  peut  t>oufrrir,  lui  écrivit-il  sur- 
le-champ  de  sa  propre  main,  avec  plus  de  courtoisie  que 
de  sincérité,  que  vous  soyez  plus  longtemps  le  jouet  des 
ondes  furieuses  de  la  tempête,  et  noire  infatigable  piété 
ne  peut  vous  laisser  ainsi  chassé  de  votre  foyer  pa- 
ternel, dépouillé  de  vos  biens  el  errant  dans  des  lieux 

sauvages.  Et  j'ai  différé  jusqu'ici  de  vous  écrire  ma  pen- 
sée, parce  que  j'espérais  que  de  vous-même  vous  vien- 
driez me  trouver  et  chercher  auprès  de  moi  le  remède 
de  vos  maux.  Mais  comme  la  crainte  vous  retient  peut- 
être,  j'envoie  à  votre  constance  ces  lettres  en  témoignage 
de  notre  munificence,  afin  (juc  vous  vous  présentiez  sans 
crainte,  dans  le  plus  court  délai,  à  nos  yeux,  et  qu'en- 
suiîe  vous  puissiez  être  rendu  à  votre  patrie.  J'ai  donc 
écrit  à  votre  sujet  à  mon  frère  et  seigneur  Constant, 
vainqueur  et  Auguste,  afin  qu'il  vous  donne  liberté  de 
partir,  et  que,  par  notre  consentement  commun,  vous 
retourniez  dans  votre  patrie,  et  que  vous  gardiez  ce  gage 
de  notre  gratitude  '.  » 

Celte  lettre  trouva  Alhanase  à  Aquilée,   où  il  était 

i.  s.  Athan.,  ApoL^  p.  769^  770 —  Soc,  ii,  23. 


ATHANASE    A    ROME.  89 

resté  paisiblement  depuis  la  fin  du  concile  de  Sanlique. 
Il  ne  se  hâta  point  d'en  profiter.  Nul  empressement  fri- 
vole, nulle  joie  inconsidérée  du  triomphe,  ne  trou- 
blaient le  calme  de  son  âme.  L'expérience  de  l'insta- 
bilité des  volontés  souveraines,  le  pressentiment  des 
hostilités  furieuses  et  mal  domptées  qui  l'attendaient  en 
Asie,  peut-être  la  réserve  d'une  dignité  blessée  qui  ne 
voulait  pas  servir  de  jouet  à  un  caprice  impérial,  le  re- 
tinrent quelque  temps  dans  sa  retraite.  Il  fallut  trois 
lettres  consécutives,  dont  la  dernière  lui  fut  apportée 
par  un  diacre  de  son  église,  pour  le  décider  à  se  mettre 
en  mouvement.  «  Enfin,  dit-il,  ayant  reçu  toutes  ces 
lettres  de  l'empereur,  je  me  rendis  à  Rome  pour 
prendre  congé  de  cette  église  et  de  son  évoque.  »  Les 
adieux  furent  très-tendres.  L'ardente  amitié  de  Jules 
se  livra,  dans  une  lettre  pontificale  adressée  à  î'eglise 
d'Alexandrie,  à  des  transports  de  joie  qu'Allianase,  plus 
prudent,  ne  partageait  pas.  Ce  devoir  de  reconnaissance 
rempli,  il  se  rendit  à  Antioche,  où  Constance  l'attendait'. 
L'empereur  le  reçut  afTectueusement,  non  sans  quel- 
que embarras  pourtant;  et,  pour  sauver  un  peu  sa  di- 
gnité compromise,  il  lui  fit  avec  une  bonne  grâce  royale 
une  réprimande  légère  et  railleuse  sur  l'obslinalion 
de  son  caractère-.  Alhanase  reçut,  avec  autant  de  res- 
pect que  de  froideur,  les  reproches  et  les  compliments; 

î.  s.  Athan.,  loc.  cit.,   et  ad.  Col.,  p.  823.  —  Soc,  loc.  cit.  — 
Théod.,11,  11. 
2.  Uuliu,  I,  19.  —  Levi  iucrepaiione  perstrictiim. 


90  ATHANASE    A    ROME. 

et  il  ne  parut  guère  dans  l'entretien  avoir  qu'une  seule 
pen^^ée,  c'était  de  convertir  en  sentence  définitive  et  en 
chose  jugée  l'acte  d'arbitraire  impérial  qui  lui  rendait 
momentanément  ses  dignités.  Après  tant  d'informations 
successives,  il  demandait  encore  des  juges  et  une  en- 
quêle,  sontrrant  d'être  rappelé  par  faveur  et  ne  voulant 
rien  devoir  qu'à  son  innocence  et  à  son  droit.  Mais 
Constance  l'avait  fait  revenir  pour  vivre  en  paix,  pour 
se  décharger  d'un  embarras  qui  gênait  sa  politique,  et 
non  pour  se  jeter  de  nouveau  dans  le  trouble  des  procès^ 
des  contestations  et  des  luttes.  Il  n'y  eut  pas  moyen 
d'obtenir  son  attention  sur  le  fond  de  l'at'faire,  et  tout 
ce  qu'il  accorda  aux  instances  un  peu  impérieuses  de 
son  interlocuteur,  ce  fut  qu'on  enlèverait  des  gretTes  et 
des  tribunaux  d'Egypte  toutes  les  pièces  de  l'enquête  de 
la  Maréote  qui  pouvaient  consacrer  le  souvenir  de  cette 
violence  judiciaire'.  En  quittant  l'audience  impériale, 
Atbanaî^e  alla  porter  ses  actions  de  grâces  à  Dieu,  non 
dans  l'église  d'Anlioche,  mais  dans  une  petite  assemblée 
particulière  où,  depuis  la  déposition  d'Eustathe,  quinze 
années  auparavant,  les  vrais  catholiques  célébraient 
leur  culte,  à  l'abri  de  la  communion  profane  des  évêques 
usurpateurs-. 

Les  prélats  eusébiens  remplissaient  toujours  le  palais 
impérial,  n'osant  murmurer  contre  la  volonté  du  maître, 
mais  cherchant  à  en  troubler  l'exécution.  On  vit  peu  de 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  G76,  772;  ad  Sol.,  p-  823  et  suiv.  et  839. 

2.  Soz.,  m,  20,  et  voir  prempère  partie  de  cette  histoii-e  t.  ii,  p.  300. 


ATHANASE    A    ROME.  91 

jours  après  l'effet  de  leurs  conseils.  Constance  manda 
de  nouveau  Athanase  auprès  de  lui  :  —  «  Alhanase,  lui 
dit-il,  j'ai  quelque  chose  à  vous  demander  qui  ne  doit 
pas  vous  coûter  beaucoup.  Vous  allez  rentrer  à  Alexan- 
drie par  notre  consentement  et  en  exécution  du  décret 
du  concile.  Mais,  comme  il  y  a  des  gens  dans  votre  ville 
qui  ne  veulent  pas  rester  en  communion  avec  vous, 
accordez-leur,  je  vous  prie ,  la  liberté  de  disposer  d'une 
église;  vous  en  avez  un  si  grand  nombre  à  Alexandrie. 
—  Eh!  que  puis-je  vous  refuser,  répG_.dit  Athanase 
sans  se  troubler,  à  vous,  empereur,  qui  avez  le  droit 
de  tout  ordonuer?  Mais^  en  retour,  m'accorderez-vous 
une  humble  prière?  —  De  grand  cœur,  dit  l'empereur, 
et  qu'est-ce  donc?  —  C'est,  reprit  le  prélat,  qu'il  y 
a  aussi  dans  la  ville  d'Antioche  des  gens  de  mon  sen- 
timent, à  moi,  qui  ne  veulent  pas  rester  en  commu- 
nion avec  les  évêques  qui  sont  ici;  et  je  trouve  qu'il 
serait  équitable  de  leur  accorder  aussi  une  église.  » 
L'empereur  qui,  elTeclivement,  ne  voyait  pas  de  diffi- 
cultés dans  une  si  juste  réciprocité,  n'hésita  pas  à  y 
consentir.  Mais  quand  il  eut  rapporté  la  conversation  à 
ses  conseillers  habituels,  ceux-ci  ne  trouvèrent  point 
que  le  partage  fût  à  leur  profit.  Ils  laissèrent  donc  tom- 
ber leur  demande,  et  Alhanase  put  partir  saus  qu'on  lui 
fît  de  conditions  nouvelles*. 
La  plupart  des  historiens  ecclésiastiques  en  rappor- 

1.  Rufîu,  1, 19.—  Soc,  II,  23.  —  Soz,,  m,  20.  —  Théod.,  ii,  12. 


9?  ATIIANASE    A    HOMK. 

tant  ce  Irait  de  la  vie  d'Allianase,  n'y  ont  vu  qu'un 
détour  ingénieux,  suggéré  par  une  heureuse  présence 
d'esprit,  pour  rejeter  sur  autrui  l'enibarras  d'une  ques- 
tion délicate.  Les  détours  n'étaient  guère  pourtajil  dans 
les  habitudes  d'Alhanasc,  et  s'il  employa  ce  jour-là  un 
artifice,  ce  fut  le  premier  et  le  seul  de  toute  sa  vie.  C'est 
lui  faire  plus  d'honneur  de  penser  qu'en  acceptant  pour 
luirmôme  et  en  imposant  à  ses  adversaires  l'épreuve  de 
la  coiicurreiice  et  de  la  lutte,  il  obéissait  aux  instincts 
généreux  de  sa  nature  et  suivait  les  vues  lumineuses  de 
son  grand  esprit.  Le  schisme  qu'il  combattait  était  en  ce 
moment  condamné  à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie  ec- 
clésiastique. Sourdement  révoltés  contre  la  foi  du  grand 
concile,  les  hérétiques  étaient  en  rupture  ouverte  avec 
l'autorité  du  siège  de  Rome  :  leur  dissolution  cupide, 
leurs  fanatiques  violences,  les  décrétlitaient  chaque 
jour  dans  l'esprit  des  chrétiens  sincères.  Un  seul  appui 
leur  restait,  la  faveur  du  prince  ;  un  seul  espoir,  le 
triomphe  de  la  force.  C'était  par  là  que  le  schisme  devait 
encore  survivre  et  toujours  renaître.  Un  souffle  de  liberté 
aurait  éteint  ce  germe  de  mort  que  couvait  la  chaleur 
malsaine  d'une  cour. 


CHAPITRE  îî 

TRANSFORMATION  DU  PAGANISME, 


SOMMAIUE. 

Allianase  rentre  à  Alexandrie.  —  Effets  de  son  retour.  —  Rétractation  d'Ur- 
sace  de  Singidon  et  de  Valons  de  Murse.  —  Elal  de  l'Eglise  cliréiienne  pen- 
dant celle  paix  nionientance.  —  Uéveloppemcnts  de  la  vie  monastique.  — 
Fondation  des  ordres  religieux.  —  Saint  Pacôme.  —  Sa  naissance.  —  Sa 
vocation.  —  11  institue  le  premier  monastère.  —  Ses  règles.  —  Fécondité 
de  celle  institution.  —  Miracles  de  saint  l'acônie  et  des  Pères  du  désert.  — 
Leur  caractère.  —  Fondations  pieuses.  —  Hôpiiaux.  —  Hospices.  —  Carac- 
tère de  l'enseignement  de  l'Eglise  dans  cette  période.  —  Culéchcses  de  saint 
Cyrille  de  Jérusalem.  — Influence  du  christianisine  sur  la  législation.  —  Di- 
verses lois  des  fils  de  Constantin,  dans  lesquelles  celle  influence  est  visible. — 
Abus  de  la  protection  des  empereurs.  —  Quelques  chrétiens  les  poussent  à  la 
prohibition  absolue  du  culte  païen,  —  Firmicus  Maternus.  —  Conduite  équi- 
voque et  contradictoire  des  fils  de  Conslanlin  à  cet  égard.  —  Force  subsis- 
tante du  iiaganisme.  —  En  quoi  elle  consistait.  —  Jeux  et  ihéàlre;,  ijrohibés 
par  la  loi  chrétienne.  —  Les  populations  ont  peine  à  y  renoncer.  —  Ecoles 
de  littérature  presque  entièrement  soumises  à  l'influence  païenne.  —  So- 
phistes :  leur  vie,  leur  autorité.  —  Histoire  de  Libanius.  —Magie  :  sorciers, 
enchanteurs.  —  Culte  de  Miihra  :  époque  de  sa  diffusion  dans  l'empire  :  ses 
ressemblances  avec  le  christianisme.  —  Philosophie  néoplatonicienne 
d'Alexandrie.  —  Son  éclectisme,  ou  conciliation  des  divers  systèmes.  —  Elle 
entreprend  de  concilier  la  philosophie  et  la  fable.  —  Théories  à  l'aide  des- 
quelles elle  y  parvient.  —  Triade  et  série  des  êtres  ou  âmes.  —  Extase.  — 
Théurgie,  repoussée  par  Porphyre,  défendue  et  prèchée  par  Jamblique.  — 
Elle  prévaut  et  transforme  le  paganisme,  en  lui  rendant  un  moment  d'auto- 
rité et  quelques  chances  de  succès. 


CHAPITRE   II 

TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

Après  s'être  délivré  de  la  politesse  captieuse  du  sou- 
verain et  avoir  échappé  aux  pièges  delà  cour,  Athanase 
poursuivit  sa  route  vers  Alexandrie.  Il  s'arrêta  quelques 
jours  à  Jérusalem, où  l'attendait  une  réunion  d'un  petit 
nombre  d'évêques  d'Orient,  restés  pendant  les  mauvais 
jours  silencieusement  fidèles  à  la  bonne  cause,  qu-i  le 
comblèrent  de  témoignages  d'affection  et  d'hommages». 
11  rentra  ensuite  dans  son  diocèse,  où  son  arrivée  fut 
saluée  par  le  vif  empressement  des  peuples,  par  des 
actions  de  grâces  solennelles,  des  festins  publics  et  des 
fêtes.  Rien  ne  manquait  extérieurement  à  son  triomphe, 
pas  même  ce  triste  spectacle  de  servilité  et  d'apostasie 
que  donnent  toutes  les  révolutions  politiques  et  reli- 
gieuses. Pendant  un  moment  personne  n'avait  été 
^rien,  ou  ne  voulait  plus  l'être.  «  Combien  d'ennemis,  a 
dit  Athanase  lui-même  avec  cette  raillerie  douce  qu'in- 

1.  s.  Athan.,  Apol.,^.  77<.  —  Soc,  ii,  24.  —  Soz.,  m,  22.  —  Plii- 
lost.,  m,  19.  —  Maxime  de  Jérusalem  avait  hésité  pendant  la  persé- 
cution d'Atliaaase,  et  c'est  ce  qui  explique  pourquoi  les  catéchèses  de 
S.  Cyrille,  prononcées  à  cette  époque  à  Jérusalem,  ne  parlent  de  la 
querelle  de  l'Eglise  que  comme  s'il  y  avait  eu  des  torts  des  deux  côtés. 


9G  TUANSFORMATION    PU    PAGANISME. 

spiront  à  une  âme  élevée  la  connaissance  e(,  par  suite, 
le  mépris  (les  faiblesses  luiniaines,  «  déposaicnl  alors  leur 
inimilié!  Combien  de  calomniateurs  qui  se  défendaient 
d'avoir  jamais  calomnié  !  Que  d'amis  Alhanase  avait 
alois,  qui  l'avaient  toujours  détesté!  Que  de  rétracta- 
tions et  de  palinodies!  Beaucoup  venaient  de  nuit  lui 
confier  qu'ils  étaient  retenus  de  force  parmi  les  Ariens, 
chargeaient  l'hérésie  d'exécrations  et  d'anathèmes,  lui 
demandaient  pardon  de  tant  de  pièges  et  d'embiîches 
qu'ils  avaient  concouru  à  lui  tendre,  protestaient  que, 
s'ils  étaient  de  corps  avec  les  hérétiques,  de  cœur  ils 
étaient  avec  Athanase  :  Laissez-nous  faire  seulement, 
disaient-ils,  et  fiez-vous  à  nous  '.  » 

La  contagion  gagna  même  jusqu'à  des  évêques  très- 
compromis  dans  la  lutte.  On  vit  arriver  à  Alexandrie 
des  lettres  de  deux  prélats  déjà  célèbres  et  toujours 
inséparables,  Ursace  de  Singidon  et  Yalens  de  Murse, 
qui  demandaient  humblement  la  communion  d'Alha- 
nase.  Ils  reconnaissaient  qu'on  les  avait  trompés,  et 
que  tous  les  griefs  auxquels  ils  avaient  ajouté  foi  étaient 
des  inventions  et  des  mensonges.  Ils  adressaient  le  dou- 
ble de  ce  désaveu  à  l'évêque  de  Rome.  Il  est  vrai  que 
leurs  diocèses,  situés  l'un  dans  la  haute  Mœsie  et  l'autre 
danslaPannonie,  avoisinaient  les  possessions  de  l'empe- 
reur Constant,  et  que  Yalens  avait  des  prétentions  décla- 
rées au  siège  d'Aquilée  qui  dépendait  de  ce  souverain  ^ 

1.  s.  Atban.,  ad  So/.,p    825. 

2.  La  létiactation  d'Uisacc  et  da  Valens  esi  un  fait  très-constant. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  97 

Mais  Athanase  était  moins  touché  de  ces  hommages 
intéressés  que  de  l'édification  pieuse  causée  par  le  triom- 
phe de  la  vérité  aux  chrétiens  restés  fidèles.  La  présence 
de  leur  évoque  justifié  devenait  pour  ceux-ci  le  signal 
d'un  grand  élan  de  reconnaissance  et  de  ferveur.  «  Com- 
bien ,  dit  encore  Athanase  au  même  endroit,  de  jeunes 
filles  prêtes  à  se  marier  se  décidèrent  alors  à  rester 
vierges  pour  Jésus-Christ  !  Combien  de  jeunes  gens  em-J 
brassaient  la  vie  solitaire ,  suppliant  leurs  pères  de  ne 
point  les  détourner  du  saint  exercice  !  Combien  de 
femmes  persuadèrent  à  leurs  maris,  ou  de  maris  à  leurs 
femmes,  de  se  livrer  tout  entiers  à  l'oraison,  suivant  le 
conseil  de  l'Apôtre  !  Combien  de  veuves  et  d'orphelins, 
auparavant  allâmes  et  sans  vêtements ,  soulagés  tout 
à  coup  par  l'abondante  effusion  des  aumônes,  ne  con- 
nurent plus  ni  la  nudité  ni  la  misère!  En  somme,  il  y 
eut  entre  tous  une  telle  émulation  de  vertus  que  chaque 
famille  paraissait  une  église  *.  »  ^ 

Telle  était  l'inépuisable  ardeur  de  la  foi  de  ces  pre- 
miers âges.  Les  scandales  pouvaient  la  contrister  un 
instant,  non  la  refroidir.  Sa  flamme  s'animait  par  le 
souffle  même  du  vent  dont  elle  était  agitée.  En  prenant 
connaissance,  à  son  retour,  de  l'état  des  populations 

puisque  les  pièces  en  sont  citées  par  S.  Athanase  en  deux  endroits 
(^poL,p.  77Cet777et  ad  Soi.,  \^.  826  et  827;  et  par  S.  Hilaire,FmÊ(??i., 
p.  1298).  Il  n'y  a  de  difficultés  que  pour  le  moment  où  il  faut  la  pla- 
cer. Nous  avons  suivi  les  indications  d'Atlianase  Iiii-mème,  conformes 
à  celles  de  Sozomène  (m,  23). 
1.  S.  Athan.,  ad  Sol,  p.  825. 

m.  "7 


98  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

confiées  à  ses  soins,  AUianase  put  se  convaincre  qu'au 
travers  des  épreuves  le  progrès  des  mœurs  et  des  insti- 
tutions dirétiennes  ne  s'était  point  ralenti  ;  et  c'est  vers 
ce  tableau  consolant,  quoique  rncore  mêlé  de  quelques 
ombres,  que  l'historien  doit  porter  un  instant  ses  re- 
gards, pour  jouir  lui-même  de  la  trêve  momentanée 
que  la  politique  accorda  alors  à  la  religion. 

De  toutes  les  formes  de  la  piété  chrétienne,  celle  qui  se 
développait  le  plus  rapidement  dans  ces  temps  d'orage, 
c'était  celle-là  môme  dont  l'Egypte  était  le  théâtre  favori  : 
l'institution  monastique.  Née  du  dégoût  des  choses  du 
monde,  delà  crainte  des  tentations  et  de  la  fatiguedes 
luttes,  la  propension  vers  la  vie  solitaire  s'accroissait  en 
raison  des  agitations  de  la  politique.  Tout  le  temps  que 
la  vie  des  chrétiens,  au  sein  des  cités  populeuses,  s'était 
écoulée  entre  un  opprobre  constant  et  des  persécutions 
intermittentes,  entre  l'ignominie  et  les  supplices,  une 
sorte  de  point  d'honneur  pouvait  leur  ordonner  de  se 
maintenir  à  la  portée  du  péril  et  sous  les  regards  de  leurs 
ennemis.  La  retraite  aurait  pris  souvent  l'apparence  de  la 
fuite:  la  vie  publique  et  commune  était  l'épreuve  véri- 
table de  la  foi.  Mais  lorsque  le  christianisme  triomphant 
vit  entrer  dans  son  sein  la  brigue  avec  la  faveur,  la  cu- 
pidité avec  les  richesses,  1  ambition  avec  les  honneurs, 
le  dégoût  même  qui  suivit  un  tel  spectacle,  la  vue  des 
sanctuaires  envahis  par  les  passions  et  souvent  par  les 
armes  des  grands  de  la  terre,  tournèrent  vers  la  solitude 
ces  âmes  fatiguées  qui  ne  trouvaient  plus  la  paix  même- 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  99 

au  pied  des  autels.  Il  fallut  chercher,  dans  une  cellule, 
la  pauvreté,  le  renoncement,  l'oubli  des  grandeurs, 
ces  legs  sacrés  de  Jésus-Christ,  qui  semblaient  fuir  le* 
faste  des  demeures  épiscopales  :  et  Dieu  lui-même,  pre- 
nant soin  de  l'équilibre  moral  de  son  Église,  semblait 
lui  ordonner  de  compenser  par  les  austérités  volontaires 
les  dangereux  enivrements  de  la  prospérité  et  du  pou- 
voir. 

Mais  les  plus  généreux  entraînements  ne  peuvent  se 
maintenir  longtemps  purs,  sans  une  autorité  qui  les  mo- 
dère. Des  hommes  séparés  du  monde,  affranchis  des 
devoirs  de  la  vie  civile,  livrés  aux  transports  de  l'ex- 
tase, soumis  à  des  macérations  qui  pouvaient  ébran- 
ler leurs  nerfs  ou  troubler  leur  cerveau,  en  seraient 
venus  facilement  à  prendre  tous  leurs  rêves  pour  des 
visions  et  toutes  leurs  fantaisies  pour  des  ordres  cé- 
lestes. Le  respect  populaire  aurait  bientôt  développé 
chez  eux  cet  orgueil  délicat  et  dangereux  qui  peut  se 
cacher  sous  les  formes  de  l'humilité,  subtile  tentation  à 
laquelle  succombent  souvent  les  âmes  détachées  de 
concupiscences  grossières.  A  côté  du  culte  fixe  et  hiérar- 
chique, on  courait  risque  de  voir  ainsi  s'établir  un  mys- 
ticisme bizarre,  abandonné  aux  écarts  de  l'imagination 
individuelle.  Heureusement  dans  l'Église,  nul  mouve- 
ment ne  reste  sans  règle.  L'impulsion  donnée  par  An- 
toine allait  être  régularisée  par  un  de  ses  amis  et  de  ses 
disciples.  Antoine  avait  ouvert  la  voie  de  la  solitude  et 
devait  demeurer  à  jamais  le  patron  des  anachorètes; 


100  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

Pacùme  de  Taboniic  devait  organiser  la  vie  moiiasli(jue 
et  fonder  les  ordres  religieux. 

Pacôme  '  était,  comme  Antoine,  un  enfant  de  la  Tlié- 
baïde.  Il  était  né  dans  les  derniers  jours  de  la  persécu- 
tion de  l'Église,  d'une  famille  de  païens  habitant  un 
district  si  reculé  de  l'Egypte  qu'on  n'y  connaissait  pas 
même  le  nom  des  chrétiens.  De  bonne  heure,  poui'lanl, 
la  nature  de  ses  inclinations ,  l'instinct  délicat  de  ses 
vertus  et  une  elTusion  miraculeuse  de  grâce  divine, 
l'avaient  écarté  des  superstitions  profanes  de  ses  pa- 
rents; les  prêtres  de  son  village  disaient  communé- 
ment qu'il  était  l'ennemi  du  culte  des  dieux  et  que  les 
cérémonies  saintes  ne  pouvaient  s'accomplir  en  sa  pré- 
sence. A  vingt  ans,  vers  l'an  315  environ,  il  fut  com- 
pris dans  une  levée  de  troupes  opérée  par  les  ordres 
de  l'empereur  Maximin,  qui  se  préparait  à  combattre 
Licinius.Sa  légion  fut  rassemblée  dans  la  ville  dcThèbes: 
elle  manquait  à  peu  près  de  tout,  comme  c'était  souvent 
le  cas  des  meilleures  troupes,  dans  ce  temps  de  désordres 
et  de  désastres  politiques.  La  charité  des  chrétiens  de 
la  ville  subvint  aux  premiers  besoins  des  soldats,  et 
Pacôme ,  touché  de  ce  secours  inattendu ,  résolut 
dès  lors  que,  si  jamais  il  recouvrait  la  libre  posses- 
sion de  lui-même,  il  se  consacrerait  au  service  d'un 

1.  Voir,  sur  tout  ce  qui  va  suivre,  les  BoUandistes,  10  mai,  p.  "287 
et  suiv.  —  Palladius,  Hist.  I.ausiaca.  —  Vitœ  Patrum  pei'  Rosweideu 
editœ,  Aatuerpiae,  p.  IQ&.—Begula  S.  Pacomii.  Dibl.  Pair.,  1098,  t.  iv, 
p.  3-2-3G.  —  Vies  des  Pères  du  désert  traduites  par  Arnauld  d'Audilly. 
l'aris,  1G88. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  101 

Dieu  qui  apprenait  aux  hommes  à  aimer  les  hommes. 
La  défaite  de  Maximin  et  le  rétablissement  de  la  paix  ne 
tardèrent  pas  à  lui  rendre  cette  liberté  désirée,  et  le' 
premier  usage  qu'il  en  fit  fut  d'aller  recevoir  le  baptême 
dans  la  ville  voisine  de  Cliérabosque.  Puis  l'élan  du 
même  zèle  le  porta  à  se  retirer  avec  un  saint  homme 
du  nom  de  Palémon,  près  de  Panoplie,  entre  le  Nil 
et  la  mer  Ronge  j  il  vécut  là  plusieurs  années  privé, 
autant  que  la  nature  humaine  pouvait  le  comporter,  de 
nourriture  et  de  sommeil,  ne  mangeant  que  du  pain  et 
du  sel  pilé,  marchant  nu-pieds  dans  les  épines,  et,  le 
soir  venu,  s'appuyant  à  peine  sur  un  banc,  les  bras 
étendus  dans  l'attitude  de  la  prière. 

La  retraite  n'apporta  pas  à  Pacôme  tout  le  repos 
qu'il  désirait.  Des  visions  célestes,  des  rêves  prophéti- 
ques, l'avertissaient  qu'il  avait  une  autre  vocation  à  sui- 
vre et  un  autre  devoir  à  remplir  sur  la  terre,  que  de  s'y 
préparer  seul  pour  le  ciel.  Il  résista  longtemps  à  cette 
inspiration  qui  revenait  sous  diverses  formes;  mais  enfin 
Palémon  lui-même  lui  conseilla  d'y  céder.  Ils  firent 
choix,  d'après  des  indications  où  ils  reconnaissaient 
l'un  et  l'autre  un  ordre  du  ciel,  d'un  jardin  situé  sur 
les  bords  du  Nil  ;  une  vaste  maison  y  fut  bâtie,  et  Pa- 
côme invita  les  solitaires  du  désert  voisin  et  ceux  qui 
s'étaient  déjà  adressés  à  lui  pour  être  initiés  aux  saints 
exercices,  à  y  venir  vivre  auprès  de  lui  sous  une  loi  uni- 
forme et  dans  une  complète  communauté  de  régime. 

Jusque-là,  en  effet,  chaque  anachorète  avait  vécu  à 


102  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

peu  près  pour  son  compte,  possédant  d'ordinaire  une 
cellule  séparée  qu'on  appelait  proprement  le  monastère, 
(pvacTvipiov,  de  [J.0V0;,  seul),  choisissant  le  genre  de 
privations  qu'il  jugeait  utiles  au  bien  de  son  âme  et 
les  mesurant  au  degré  qui  lui  convenait.  Là  même 
où,  comme  dans  le  désert  de  Nilrie  habité  par  l'ami  de 
saint  Antoine,  Ammon,  et  dans  les  retraites  de  Palestine 
peuplées  par  son  disciple  Hilarion,  les  cellules  étaient 
nombreuses,  rapprochées,  quelquefois  communes  à  plu- 
sieurs solitaires,  cette  liberté  d'habitudes  subsistait  en- 
core. Sauf  les  exercices  de  l'église,  où  on  célébrait  en- 
semble le  service  divin,  chacun  restait  maître  de  ses 
actions  et  seul  juge  de  sa  règle  de  vie.  Pacôme,  au 
contraire,  imposa  sur-le-champ  à  ses  disciples  une  loi 
complète  et  minutieuse  qui  dut  s'étendre  à  tuus  les 
détails  de  leur  journée  '.  Il  n'avait  guère  que  cinq  asso- 
ciés quand  il  l'inaugura,  parmi  lesquels  un  de  ses  frères 
et  un  enfant  de  quatorze  ans.  En  moins  de  dix  ans  sa 
maison  était  pleine  de  manière  qu'il  fallut  en  élever 
jusqu'à  sept  autres,  toutes  calquées  sur  le  même  plan, 
restant  unies  par  un  lien  étroit  et  soumises  au  même 
chef. 

Chaque  maison  commune,  qu'on  nomma  d'un  mot 
grec  dont  celui  de  couvent  n'est  que  l'imparfaite  traduc- 
tion (/.oivoéiov,  vie  commune,  d'où  cénobite],  tout  en 

* 

1.  Voir  sur  le  rôle  de  S.  Pacôme  pour  l'organisation  monastique,  la 
dissertation  des  BuUaudistes  à  la  tête  de  la  vie  de  S.  Pacôme,  p.  292  et 
suiv. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  103 

restant  soumise  au  supérieur  général,  dut  avoir  un  su- 
périeur particulier,  et  se  diviser  en  plusieurs  familles, 
conduites  elles-mêmes  par  un  chef  ou  prévôt.  La  famille 
était  une  catégorie  de  moines  qui  s'occupaient  tous  au 
même  genre  de  travail  et  rendaient  à  la  communauté  le 
même  genre  de  services.  Ceux  qui  pourvoyaient  à  la 
nourriture  formaient  ainsi  une  famille.  Il  y  eut  une  fa- 
mille de  laboureurs,  une  de  boulangers,  une  de  serru- 
riers,, une  de  tanneurs;  d'autres  avaient  soin  des  cha- 
meaux j  d'autres  tissaient  la  toile  ou  faisaient  les  san- 
dales. Les  lettrés,  qui  savaient  le  grec,  étaient  de  même 
réunis  en  un  seul  groupe.  Chaque  maison  abritait,  dit-on, 
environ  trente  ou  quarante  de  ces  familles  qui  man- 
geaient et  travaillaient  aux  mêmes  heures;  et  chaque 
cellule  était  l'habitation  commune  de  trois  religieux. 

Repas,  jeûnes,  costume  ,  sommeil,  prières,  tout  fut 
réglé  sur  un  mode  uniforme.  Une  tunique  de  gros  lin, 
sans  manches,  s"arrétant  aux  genoux,  recouverte  d'une 
peau  de  chèvre  blanche,  un  capuchon  de  laine,  firent 
reconnaître  de  loin,  dans  la  plaine,  le  disciple  de  saint 
Pacôme.  Le  pain,  les  olives,  les  herbes  crues  ou  assai- 
sonnées au  vinaigre,  de  petits  poissons  salés  sans  être 
cuits,  étaient  la  nourriture  des  frères  en  état  de  sup- 
porter l'abstinence  ;  les  légumes  cuits  et  la  viande 
n'étaient  permis  qu'aux  enfants,  aux  vieillards  et  aux 
malades.  Les  repas,  comme  le  travail,  s'accomplissaient 
en  silence,  le  capuchon  baissé  sur  le  visage,  pour  éviter 
les  observations  réciproques  et  la  frivole  recherche  des 


101        THANSFORMATION  DU  PAGANISME. 

actions  (raiitrui.  Le  supérieur  seul  rci^ardait  et  surveil- 
lait tout  :  chaque  semaifie,  il  prenait  connaissance  du 
travail  fait  et  en  recevait  le  produit.  Avec  une  telle  acti- 
vité et  une  telle  abstinence,  le  travail  des  noines  suffi- 
sait et  au  delà  à  l'entretien  de  la  maison;  le  reste  était 
vendu  et  le  prix  en  était  distribué  aux  pauvres,  ou  ser- 
vait à  la  nourriture  des  hôtes  nombreux  qui  cherchaient 
un  abri  dans  le  couvent  en  traversant  le  désert,  ^'ulle 
propriété  ne  demeurait  entre  les  mains  des  moines; 
tout  ('lait  rernis  au  supéricui-,  jusqu'à  leur  linge  de 
rechange  et  leurs  livres,  quand  la  lecture  en  était 
inteirompuo  '. 

A  cette  vie  de  travail  manuel  et  pénible,  la  pensée 
pourtant  ne  devait  rien  perdre.  Tout  religieux  devait  sa- 
voir 1  ire  et  écrire  :  se  mettre  en  état  de  lire  l'écriture  était 
le  premier  devoir  imposé  aux  novices.  Aussitôt  qu'un 
candidat  à  la  vie  religieuse  se  présentait,  on  s'assurait 
qu'il  était  libre  de  tout  engagement  séculier,  puis  on  lui 
apprenait  par  cœur  la  piière  dominicale,  quelques  frag- 
ments des  psaumes  et  des  épîtres  de  saint  Paul, et  on  lui 
mettait  l'alphabet  entre  les  mains  -.  Des  prédications 
\  fréquentes,  des  lectures  continues,  entretenaient  chez  les 


1.  Régula  S.  Pacomii.  —  IJoll.md.,  p.  311. 

2.  Ikgufa  S.  Pacomii. —  Bibl.  Patr.Joc.  cit.,  p.  35.  —  La  règle  sur 
ce  point  fst  formelle  :  Qui  rudis,  dil-elli;,  in  monasterio  fuerit  ingres- 
sus,  doccttitur  prias  quœ  deboat  observare,  et  cum  doctus  ad  universa 
consenserit ,  dabunt  ei  viginti  psalmos  aut  duas  epistolas  apostoli  aut 
alterius  scriplnra;partem...  Omnino  nullus  eril  in  monasterio  qui  non 
discat  litteras  et  de  scripluris  aliquid  teneal. 


TIIANSI'OUM.M  KIN    ItU    I' AC  A  N  I  SM  !• .  I()j 

fl'èi'os   r;icli\il(''  de   riiiiflli^ciicc,  ci)  r(''lc\;iiil  vers  los 

chos(;s  (Tcii  liiiiil.   Ia\  |ir(''V("»t  de.  cIijkiik^  raiiiillc  lai^iiil 
riiisiniclidii  Idiis  les  jours;  le  dimaiiclu^  <''('lait  le  sii- 

jKhiLMir  (lu  coiiNciil  (|(ii  s'acqiiillail  dc!  ce  diïNoii'. 

Une  ivi^N;  si  scîvôrc  no  lassa  itomlant  i»(»iiit  le  /clc 
des  iié(»|ihyl(!s.  On  vil  des  femmes  même  s'y  soniiicllr(\ 
La  sœur  de  l'acôme  donna  l'cxcnjitle  ;i  l(Uil,  x^w  >r\r.. 
Un  jiiiir  ([n'elle  étail,  venue  a  la  |)(iit(^  du  coiixcnl  |iMiif 
voir  s{tn  l'rcre,  le  solitaire  lui  lil  rciiondiiMiiic  dooi- 
mais  il  avait  ren(»iicé  à  sa  ramille  pour  plains  à  Dieu,  cl 
qu'il  lui  conseillait  de  l'iniiliM'.  l'ille  acei-pla  l'avis  et 
l'uiula  il  peu  de  distance,  dans  le  di'seit,  un  mou. ictère 
do  vierges  astreintes  au  même  n'^yinu;'.  Les  entants  de-: 
deux  sexes  élaieiil  adnns  dans  ees  pieux  établissements. 
Paeôme  ru;  les  repoussait  pas  :  «  C(!s  jcMines  Ames,  di- 
sait-il, peuvent  être  élevées  à  ne  jamais  perdre  la  pré- 
sene(!  de  DicMi.  (iarde/-les  en  mémoire  du  Wwm  i|ui  les 
aima.  »  VA  il  adoucissait  p(MM'  eux  la  sévérité  do  ses  lois-. 

(Ju'on  se  repi'ésente  mainlenant  (  i  Ile  ri''pid)li(|iic  de 
sejtt  ;i  liiiil  niilli;  lionnues  (ce  nombre  ét;iil  atteint  dès 


1.  lioli.iiid.,  ji.  :jui. 

2.  Voir  aussi  Hi'i/udi  S.  l'uromii',  Du  j)ucllnrnin  di.icipliria.  toc.  cit., 
p.  85.  —  ISolland.,  p.  :ioO.  —  llic  pori'o  iicrlVcUoiiis  f,'i'"l"S  l'aiilius 
oliliiiKil  .iiiolcsci'iilioiiliiis,  ut  à  [Il ima  aitaU;  vocotii  Duinini  audicnlcs, 
D(ji  nicoiflaliouc  inforini;iiUir  l't  ail  iiili'riura  iiilciulcro  so  |ier|i(;!u(i  (:o- 
neulur,  ildiicc  ud  suiiiiiia  (|uaMiuc  et  pcrtcclissiiiia,  Sainuolis  in  ti>iii|iii) 
Vfjrsaiitis  (.'X''ini>lo,  iicrviiiiiaiit...  ('niam  ci'ko  adolrscu'iiliiim.  ut  Di'us 
iiobis  luaîscriliit,  halicaimis  non  iiii'dincn  :ii,  (]ii()iiiaiii,  ul  siii|iliuii  l'st, 
cuslodicns  paivulob  Domiiius  animas  quuque  uosliub  ut  iiii[iillaiii  eus- 
todiet. 


106  TRANSFORMATION   DU   PAGANISME. 

la  fin  du  IV»  siècle),  sortie  ci)mine  par  enchantement 
d'un  sol  jusque-là  désert,  vivant  sous  le  régime  de  l'é- 
galité à  la  fois  et  de  la  subordination,  dans  l'accord  du 
travail  le  plus  humble  et  des  pensées  les  plus  hautes j  et 
qu'on  s'imagine  l'impression  qu'en  devaient  ressentir  iDs 
voyageurs,  les  commerçants,  dont  les  caravanes,  venues 
d'Élhiopic  ou  de  la  mer  Rouge,  traversaient  à  toute  heure 
ces  plaines  sablonneuses.  Jamais  pareil  spectacle  d'acti 
vite  et  de  paix  n'avait  frappé  des  yeux  accoutumés  au 
mélange  de  faste  oisif  et  de  bruyante  industrie  des  cités 
orientales.  Ces  laboureurs  au  front  grave,  ces  ouvriers, 
les  regards  baissés  sur  le  jonc  qu'ils  tressaient  ou  sur  la 
toile  dont  ils  tissaient  la  trame,  ne  ressemblaient  ni  aux 
chétifs  colons  de  la  glèbe,  travaillant  sous  le  fouet  du 
maître,  ni  à  l'insolent  artisan  des  rues  d'Alexandrie.  En 
approchant  de  ce  paisible  atelier,  on  entendait  quelques 
chants  sur  un  mode  simple  :  c'était  un  psaume  ou  un 
cantique  qui  tenaient  l'âme  élevée  vers  le  ciel,  tandis 
que  le  front  était  courbé  vers  la  terre.  La  nuit  était-elle 
venue ,  ou  l'orage  s'élevait-il  dans  la  plaine ,  la  modeste 
demeure  s'ouvrait  pour  oiïrir  un  abri  à  tous  les  pas- 
sants. Dans  ces  asiles  de  l'austérité  et  de  l'abstinence,  il 
n'y  avait  d'abondance  que  pour  l'hospitalité  et  l'au- 
mône, pour'le  voyageur  et  pour  le  pauvre.  A  des  jours 
réglés,  tout  travail  était  suspendu  et  chacun  courait  à  la 
chapelle.  Une  fois  même  par  an,  les  routes  entières 
étaient  couvertes  de  nuées  de  pèlerins  se  rendant  tous 
à  la  maison  mère.  C'était  le  saint  jour  de  Pâques,  et  tous 


TIIANSFORMATION    DU    PAGANISME.  107 

les  frères  devaient  se  réunir  pour  célébrer  en  commun 
la  Résurrection  du  Sauveur.  D'autres  jours,  ils  sor- 
taient, rangés  sur  une  longue  ligne,  en  entonnant  des 
chants  funèbres  :  il  s'agissait  de  conduire  à  la  tombe 
la  dépouille  d'un  frère  mort.  Le  lieu  de  la  sépulture 
était  au  delà  du  Nil ,  sur  une  montagne  :  nul  n'aurait 
manqué  de  s'y  rendre,  ni  infirme,  ni  vieillard,  quels 
que  fussent  l'état  orageux  du  fleuve  et  le  débordement 
de  ses  eaux.  Souvent  aussi  on  signalait  à  l'horizon  une 
petite  barque  qui  descendait  ou  montait  le  Nil.  Un 
vieillard  en  tenait  la  rame  d'une  main  que  ni  le  jeûne 
ni  l'âge  n'avaient  affaiblie.  C'était  Pacôme  lui-même 
faisant  la  visite  de  toutes  les  maisons.  Son  bateau  lui 
servait  très-habituellement  de  demeure:  il  y  prenait  le 
repos  et  la  nourriture ,  toujours  voyageant  d'un  établis- 
sement vers  un  autre.  A  peine  débarqué,  tous  l'entou- 
raient ,  et  il  disait  à  chacun  une  parole  grave  et  précise 
qui  se  fixait  dans  la  mémoire.  A  ceux  qui  pleuraient 
leurs  amis  ou  leurs  frères  :  «  Les  pleurs  sur  les  morts, 
disait-il,  ne  peuvent  les  ressusciter  j  mais  les  pleurs  sur 
les  vivants  peuvent  ressusciter  lésâmes'.»  Les  petits 
enfants  se  pressaient  autour  de  lui  en  l'embrassant  : 
Père,  disait  l'un  d'eux,  voilà  plusieurs  jours  qu'on  ne 
nous  a  fait  cuire  de  légumes  pour  notre  nourriture.  — 
Ne  craignez  rien,  mon  ami,  disait  le  saint,  je  me  charge 

1.  Bollaad.,  p.  311  :  Hi,  iuquit  vir  sanctus,  mortiios  quidem  eos  dé- 
plorant quos  ad  vitam  revocare  nuUo  modo  possunt  ;  nos  vero  primum 
nosmetipsos  ac  proximum  deinde  lugeamus.  Forsitan...  a  morte  susci- 
tabit  Dominus. 


108  TUANSFORMATION   DU    PAGANISME. 

de  VOUS  en  faire  avoir'.  II  se  faisait  monlrer  tous  le» 
travaux  et  rendre  tous  les  comptes.  Le  moindre  senti- 
ment de  vanilé  chez  l'ouvrier,  tout  esprit  de  lucre 
dans  la  communauté,  trouvaient  en  lui  un  impi- 
toyable censeur.  «  Voyez  ce  frère,  disail-il  à  un  relij^ieux 
qui  lui  montrait  avec  complaisance  deux  nc>ltes  habile- 
ment Iressûes  ;  il  a  travaillé  du  soir  au  matin  pour  le 
démon,  et  préfère  deux  nattes  au  royaume  de  Dieu-.  » 
Un  économe  lui  racontait  avec  orgueil  les  profits  qu'il 
avait  faits  pour  l'établissement  ou  sur  les  fournitures  des 
religieux  et  le  bas  prix  auquel  il  avait  trouvé  le  moyen 
d'acheter  du  blé  pour  le  couvent  dans  une  saison  de  fa- 
mine .  Mais  le  saint  ne  voulait  pas  de  pareil  s  gains,  qui  sen- 
taient trop  l'esprit  de  commerce,  et  l'économe  était  répri- 
mandé ou  révoqué  "■'.  Pacôme  était  surtout  sévère  pour 
l'orgueil  spirituel,  tentation  ordinaire  des  âmes  adonnées 
à  la  contemplation,  pour  le  goût  des  visions,  des  révé- 
lations particulières.  Pour  lui-même  son  humilité  était 
telle  qu'un  jour  Athanase  étant  venu,  dans  une  tournée 
pastorale ,  visiter  toutes  les  maisons  du  désert ,  il  parut 
devant  lui  mêlé  à  tous  les  autres  moines,  sans  consentir 
qu'on  le  nommât  ni  qu'on  le  fît  connaître  au  patriarche. 
Bien  que  souvent  il  eût  fait  preuve  d'une  puissance  sur- 
naturelle, il  ne  s'attendait  jamais  à  obtenir  de  Dieu  au- 
cune grâce  extraordinaire ,  surtout  aucun  miracle  ma- 

1.  Vie  des  Pères  du  désert.  Saint  Pacôme,  xliu, 

2.  BoUand.,  p.  344. 

3.  Bolland.,  p.  340,  341. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  109 

tëriel,  pour  le  soulagement  des  maux  du  corps.  «  Les 
miracles  invisibles,  disait-il  souvent,  sont  supérieurs  à 
ceux  qui  se  voient.  La  guérison  de  l'âme  vaut  mieux 
que  celle  du  corps.  Voulez-vous  voir,  ajoutait-il,  la 
plus  grande  des  visions?  Si  vous  rencontrez  un  homme 
d'une  pureté  et  d'une  humilité  parfaite,  c'est  là  une 
vision  digne  de  votre  admiration.  Car  que  peul-il  y 
avoir  de  plus  grand  et  de  plus  admirable  que  de  voir 
le  Dieu  invisible  habitant  dans  l'homme  comme  dans 
son  temple'?  » 

Malgré  ces  graves  avertissements  d'une  piété  sage, 
toutes  les  biographies  de  saint  Pacôme  et  tous  les  récits 
de  la  vie  de  ces  premiers  pères  du  désert,  ne  sont  guère 
remplis  que  de  prodiges  accomplis  par  leur  pouvoir 
ou  en  leur  nom.  Si  l'on  prêtait  à  tous  une  entière 
croyance,  jamais,  pas  même  au  temps  des  apôtres, 
les  miracles  n'auraient  été  si  nombreux  que  dans  ces 
solitudes.  îl  serait  également  téméraire  et  de  croire 
et  de  rejeter  indistinctement  ces  pieuses  narrations. 
Le  don  des  miracles,  cet  attribut  de  la  toute-puissance 
divine,  qui  ne  se  laisse  point  enfermer  dans  le  cercle 
des  lois  qu'elle  a  créées,  n'avait  assurément  pas  aban- 
donné l'Église  après  avoir  assuré  son  triomphe  ;  et  si 
jamais  quelques  hommes  ont  mérité  de  pouvoir  com- 
mander à  la  nature,  ce  furent  certainement  ceux  qui 
avaient  commencé  par  la  dompter  en  eux-mêmes.  Mais 

1.  Bollana.,p.  308,  309, 


110       TRANSFORMATION  DU  PAGANISME. 

nul  doiile  aussi  qu'éveillé  par  la  vue  de  tant  d'incontes- 
tables prodiges,  un  enthousiasme  facilement  crédule 
n'ait  embelli ,  enrichi,  (»;irlois  même  bizarrement  tra- 
vesti la  vérité.  De  ces  hommes,  qui  habitaient  des 
retraites  inconnues,  dont  le  costume  était  singulier, 
les  traits  défigurés  par  le  jeûne  ou  transfigurés  par  l'ex- 
tase, des  populations,  ou  encore  païennes,  ou  très-ré- 
cemment converties,  étaient  disposées  à  tout  attendre  et 
à  tout  croire.  Alexandrie  était  pleine  de  récits  étranges 
venus  du  désert.  La  part  de  la  vérité  et  de  l'imagina- 
tion était  difficile  dès  lors  à  faire  avec  exactitude;  elle 
serait  impossible  à  la  distance  des  siècles.  Seulement 
on  peut  remarquer  que  ces  récits  naïfs,  qui  ont  tout  le 
charme  et  toute  la  sève  d'une  foi  enfantine,  étaient,  par 
leur  caractère  particulier,  merveilleusement  propres  à 
exercer  un  heureux  effet  moral  sur  la  discipline  inté- 
rieure de  la  vie  chrétienne.  Les  prodiges  qu'ils  racontent 
ne  sont  point,  en  effet,  de  vains  tours  de  force,  d'inutiles 
démonstrations  de  pouvoir,  dénature  seulement  à  cap- 
tiver les  sens  par  un  prestige  surprenant.  Ce  sont  d'or- 
dinaire les  représentations  extérieures ,  sous  une  forme 
vivante  et  sensible,  de  la  lutte  de  l'âme  chrétienne 
contre  les  passions  et  le  péché.  On  dirait  le  drame  inté- 
rieur de  l'âme  produit  au  grand  jour.  C'était  ainsi  pour 
chaque  chrétien  l'histoire  animée  de  sa  vie  intime ,  de 
ses  luttes  de  conscience.  Quand  le  récit  des  tentations 
de  la  volupté,  soutenues  par  Antoine  ou  Pacôme,  était 
fait  à  des  hommes  jeunes,  par  une  soirée  brûlante,  sous 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  III 

un  ciel  étoile  se  reflétant  dans  les  eaux  du  Nil,  au  milieu 
des  parfums  de  la  nature,  nul  sourire  ne  passait  sur  les 
lèvres,  car  chacun  songeait  aux  combats  qu'il  livrait 
en  lui-môme.  Chaque  épreuve  de  la  vie  chrétienne  avait 
de  même  sa  représenlalion,  depuis  les  pressantes  séduc- 
tions de  l'orgueil  et  de  la  chair  jusqu'aux  puériles  dis- 
tractions qui  viennent  troubler  les  plus  pieuses  prières. 
ainsi  un  jour  c'est  un  saint  qui  aperçoit  autour  des 
moines  en  oraison  des  démons  lutins  tenant  en  main  et 
faisant  voler  devant  leurs  yeux  les  richesses  du  monde, 
les  maisons  ,  les  parures,  les  objets  de  jeux  et  d'étude 
qui  peuvent  évoquer  les  souvenirs  de  leur  jeunesse  ou  de 
leur  enfance.  D'autres  fois,  c'est  la  lutte  du  culte  nou- 
veau contre  les  vieilles  divinités  de  l'Egypte,  qui  semble 
personnifiée  dans  les  combats  rendus  par  un  anacho- 
rète contre  le  démon  sur  les  ruines  des  anciens  temples 
ou  au  tombeau  des  magiciens  de  Pharaon  '.  C'est  ainsi 
que  dans  un  âge  plus  récent  un  sectaire  de  la  Grande- 
Bretagne  a  décrit  tous  les  combats  du  chrétien  contre 
le  péché  par  une  longue  allégorie  où  chaque  vice  comme 
chaque  vertu  sont  personnifiés.  Seulement,  dans  les 
récits  du  désert ,  ce  ne  sont  ni  des  noms  ni  des  person- 
nages symboliques  qui  sont  en  scène.  Les  acteurs  sont 
'  ces  esprits  fidèles  ou  déchus  que  l'Écriture  elle-même 
nous  représente  comme  toujours  occupés  à  gouverner 
ou  à  troubler  le  monde,  à  protéger  ou  à  perdre  l'homme. 

1.  Vit.  Patr.,  lib.  ii,  p-  ^81» 


112  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

La  vérité  est  donc  toujours  au  fond  de  tels  récits,  quand 
môme  les  détails  et  la  forme  en  restent  parfois  douteux  '. 
Le  progrès  et  la  vie  n'étaient  pourtant  pas  tout  à  fait 
réfugiés  au  désert.  L'Église  militante  et  mêlée  aux  popu- 
lations en  gardait  sa  part.  La  prospérité  avait  ses  avan- 
tages comme  ses  périls.  Bien  qu'elle  introduisît  dans  le 
sein  de  l'Kglise  de  dangereux  éléments  de  corruption, elle 
lui  permettait  pourtant  de  donner  à  toutes  les  influences 
bienfaisantes  de  la  charité  plus  de  régularité  et  d'exten- 
sion. A  Tabri  des  actes  arbitraires  du  pouvoir,  pouvant 
paraître  au  grand  jour  et  songer  au  lendemain  avec  con- 
fiance, la  charité  chrétienne,  jusque-là  répandue  avec 
une  effusion  intermittente,  allait  faire  prendre  à  ses 
bienfaits  le  caractère  de  stabilité  et  de  persévérance 
qui  s'attache  à  une  propriété  durable.  Les  fondations 
pieuses  de  toute  nature  commençaiient  à  se  multiplier 
autour  des  églises  devenues  riches  et  propriétaires.  Ce 


i.  Voici  comment  s'explique  au  sujet  de  ces  prodiges  le  savant  pro- 
fesseur MOhler  :  «Les  récits  que  l'on  a  faits  de  la  puissance  qu'exerçait 
Pacôrae  sur  la  nature  sont  très-remarquables.  On  assure  qu'il  marchait 
sans  être  blessé  sur  les  scorpions  et  les  serpents,  et  que  les  crocodiles 
lui  prêtaient  leur  dos  pour  le  porter  sur  le  Nil.  C'est  ainsi  que  l'anti-* 
quité  exprimait  sa  croyance  que,,  pour  les  hommes  pleinement  réconci- 
liés avfic  Dieu,  la  nature  n'a  point  d'ennemis.  Il  faut  voir  ici  plus 
qu'une  fiction  poétique  :  c'est  l'expression  de  la  haute  opinion  que  les 
contemporains  et  la  postérité  s'étaient  faite  de  S.  Pacôme»  (MOhler, 
Gesammelte  Schriften,  publiés  par  DôlUnrjer;  Ratisbonne,  1840,  t.  ii, 
p.  183).  Le  même  Mohler  [Vie  dAthanase,  trad.  par  Cohen.  Paris, 
1840,  t.  I,  p.  307  )  n'hésite  pas  à  croire  que  beaucoup  des  détails  même 
de  la  vie  da  saint  Antoine  par  saint  Athanase  ont  été  insérés  dans 
la  pensée  de lifier  les  lecteurs  plutôt  qu'avec  un  rigoureux  scrupule 
d'exactitude,  et  qu'il  a  pu  plus  d'une  fois  accepter  comme  vrai  des  ré- 
cits appuyés  sur  des  témoignages  peu  certains. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME,  113 

changement  avait  pris  naissance  même  avant  la  liberté  de 
l'Église.  Dès  les  derniers  temps  de  la  captivité  et  à  la 
favenr  des  instants  de  relâche  que  la  persécution  laissait 
aux  fidèles,  le  trésor  de  chaque  église,  au  début  composé 
seulement  des  collectes  faites  dans  les  familles,  avait 
commencé  à  s'immobiliser  par  l'acquisition  de  quelques 
biens-fonds;  et  c'est  ainsi  qu'on  a  vu  l'édit  de  Milan  or- 
donner la  restitution  de  tous  les  biens  confisqués  aux 
chrétiens,  y  compris  (et  très-spécialement)  les  propriétés 
autres  que  les  lieux  de  réunion,  appartenant  aux  corpo- 
iations  ecclésiastiques  *.  Mais  ce  fonds,  encore  peu  con- 
sidérable, grossit  tout  d'un  coup,  dès  le  lendemain  de  la 
défaite  de  Licinius,  par  la  disposition  de  Constantin  qui 
attribua  à  chaque  église  les  propriétés  des  martyrs  morts 
sans  testament  et  sans  famille,  et  par  la  loi  qui  permit 
à  tout  testateur  de  disposer  de  ses  biens  en  faveur  des 
corporations^.  A  partir  de  ce  moment,  l'église  de  chaque 
diocèse'  devint  maîtresse  de  propriétés  considérables. 
Tout  prêtre  entrant  dans  son  sein  lui  fit  don  de  ce  qu'il 
possédait;  le  pénitent,  le  catéchumène  riche,  la  com- 
blaient de  leurs  offrandes.  De  ce  trésor  commun,  une  par- 
tie fut  consacrée  à  l'entretien  de  l'église  même,  de  son 
culte  et  de  ses  ministres;  une  autre,  et  la  plus  considé- 
rable, resta  la  propriété  des  pauvres.  Toutes  deux  furent 
remises  à  la  disposition  de  i'^vêque  ^  Mais  déjà,  à  côté 

1.  Voir  la  première  partie  de  ceue  nistoire,  1. 1,  p.  243. 

2.  Première  partie  de  cette  histoire,  t.  i,  p.  307  et  342. 

3.  Voir  23*  et  24^  canons  du  concile  d'Antioche  en  341. 

m.  "  8 


114  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

de  lui,  on  voit  dans  les  documents  voisins  de  cette  époque 
figurer  un  intendant  spécial  qu'on  nomme  réconome 
des  pauvres,  le  nourricier  des  orphelins  *. 

C'est  que  ce  ne  sont  plus  seulement  quelques  épar- 
gnes à  distribuer  régulièrement  chaque  dimanche  à  des 
veuves,  à  des  orphelins  ou  ù  de  pauvres  passagers  :  il  y 
a  des  maisons  entières  à  régir,  des  établissements  à  gou- 
verner. Le  premier  de  ces  asiles  de  la  charité,  celui  qui 
s'élève  presque  partout  auprès  de  l'église,  c'est  la  mai- 
son de  l'hospitalité  -.  Le  soin  des  hôtes,  rappelé  en  ter- 
mes si  touchants  par  l'apôtre  saint  Paul,  était  la  tradition 
favorite  de  l'Église  chrétienne.  Son  unité  et  sa  paix  en 
avaient  dépendu  bien  longtemps.  C'était  par  l'habitude 
imposée  de  bonne  heure  aux  familles  chrétiennes  de 
recevoir  à  leur  foyer  tout  voyageur  qui  se  recomman- 
dait du  nom  du  Christ,  qu'à  travers  la  dispersion  et  le 
silence  obligé,  les  relations  entre  les  chrétiens  s'étaient 
maintenues  intimes  et  fréquentes.  L'Église  captive  s'é- 
tait propagée  à  l'ombre  de  l'hospitalité  :  libre,  elle  lui 
éleva  des  palais  qui  semblaient  attester  sa  reconnaissance. 
Il  y  eut  dans  chaque  grande  ville,  à  côté  de  la  demeure 
de  l'évoque,  un  vaste  bâtiment  ouvert  à  tous  les  voya- 
geurs. Puis  au  corps  du  bâtiment  on  ajouta  plusieurs 
ailes;  elles  furent  réservées  aux  malades,  aux  enfants 
ou  aux  vieillards.  Chacune  eut  bientôt  son  administra- 
tion   particulière,  sa  population  d'affligés  et   d'infir- 

1.  opçav&ypdœoç  —  Conc.  Nie.  cationes  arabicl,  84. 

2.  (  ^EVC^&-;^£rCiV  j. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  115 

miers.  «  Sortez  de  la  ville,  disait  quelques  années  plus 
tard  un  orateur  chrétien,  évoque  lui-même  et  racon 
tant  les  bienfaits  d'un  collègue  chéri,  et  regardez  cette 
ville  nouvelle,  le  vaste  dépôt  de  la  charité!  C'est  1® 
trésor  où  tous  les  riches  sont  venus  placer  leurs  épar- 
gnes, où  ils  ont  apporté  non-seulement  leur  superflu, 
mais  leur  nécessaire  :  là  les  vers  ne  rongent  point.  Rien 
n'attire  les  voleurs;  rien  n'excite  ni  les  luttes  de  l'envie, 
ni  les  débauches  du  siècle.  Là,  la  maladie  est  reçue 
avec  calme,  l'adversité  est  appelée  un  bonheur  :  c'est  là 
l'épreuve  de  la  charité'.  »  —  «  Qu'il  y  ait  dans  toutes  les 
villes,  dit  un  de  ces  canons  apocryphes  du  concile  de 
Nicée  qui  peuvent  servir  à  nous  faire  connaître  avec 
certitude  les  usages  contemporains,  une  demeure  séparée 

pour  les  étrangers,  les  pauvres  et  les  malades Et  que 

l'évêque  choisisse  un  homme  parmi  les  solitaires  qui 
habitent  le  désert,  étranger  à  la  ville  et  dont  la  patrie  soit 
éloignée,  qui  n'ait  point  de  parents  autour  de  lui,  mais 
dont  la  probité  soit  assurée ,  et  qu'il  le  mette  à  la  tête  de 
cette  demeure.  Et  son  olOce  sera  de  préparer  les  lits, 
les  couvertures  et  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  des 
malades  ou  des  pauvres.  Et  si  les  biens  de  l'Eglise  ne 
suffisent  pas  pour  de  telles  dépenses,  il  devra  faire  faire 
des  quêtes  par  les  diacres  et  recevoir  des  secours  de 
tous  les  chrétiens  suivant  leurs  facultés.  «  , 
Ce  que  l'Église  faisait  collectivement  et  par  les  res- 

1.  s.  Grég.  Naz.,  Or.  xliii,  63. 


ÎIG  TRANSFORMATION    DU   PAGANISME. 

sources  réunies  de  tout  le  troupeau,  beaucoup  de  parti- 
culiers riches,  de  grandes  dames,  maîtresses  de  ces  for- 
tunes colossales  qui  survivaient  encore  à  la  ruine  de  la 
richesse  publique  et  qui  s'alimentaient  à  ses  dépens, 
l'essayaient  par  leurs  propres  forces.  Tel  qui  naguère  se 
serait  ruiné  à  bâtir  un  cirque,  à  faire  venir  des  bêtes 
féroces  du  fond  delà  Nubie,  à  distraire  et  à  nourrir  pen- 
dant des  journées  entières  une  foule  enivrée,  renonçant 
"maintenant  à  la  richesse  au  lieu  de  la  prodiguer,  bâtis- 
sait à  ses  frais  un  hospice  ou  un  sanctuaire.  C'était,  de 
toutes  parts ,  une  prise  de  possession  du  sol  par  la  foi  et 
par  l'aumône.  A  la  veille  des  grands  désastres  publics, 
la  charité  chrétienne  se  creusait  des  fondements  dans  le 
roc  et  se  bâtissait  des  citadelles. 

Les  faits  matériels  ne  sont  que  l'expression  des  révolu- 
tions morales.  A  cette  situation  désormais  plus  assurée 
de  l'Église, correspond  aussi  je  ne  sais  quoi  de  plus  calme, 
de  plus  majestueux,  de  plus  impératif  dans  le  langage  de 
ses  ministres.  Les  écrits  des  premiers  âges,  dans  leur 
ardente  éloquence,  portent  presque  tous  les  caractères 
d'une  discussion  agitée.  Ce  sont ,  ou  de  grandes  luttes 
apologétiques  contre  les  païens,  ou  de  hautes  considé- 
rations  propres  à  être  débattues  entre  les  docteurs.  L'en- 
seignement dogmatique  proprement  dit,  très-discrète- 
ment distribué  aux  catéchumènes;  la  prédication  faite  à 
voix  basse  dans  les  catacombes,  ont  laissé  peu  de  traces. 
Toute  la  vie  intime,  journalière  de  l'Église,  est  restée 
couverte  d'un  voile.  Mais  le  triomphe  amène  la  lumière. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  117 

■ai  nous  avons  pour  la  première  fois,  à  celte  époque ,  un 
monument  complet  de  l'enseignement  chrétien  tel  qu'iF 
se  donnait  au  pied  des  autels  à  la  foule  des  esprits  sim- 
ples. Les  Catéchèses  de  saint  Cyrille,  qui  furent  pronon- 
cés à  peu  près  vers  cette  date  dans  l'église  de  Jérusalem, 
nous  présentent  le  premier  exposé  de  la  foi  chrétienne 
qui  ait  été  rédigé  sous  une  forme  purement  dogmatique 
et  dans  une  synthèse  abrégée  et  régulière.  C'est  un  simple 
prêtre,  semblable  à  un  vicaire  de  nos  paroisses  (Cyrille 
encore  jeune  remplissait  à  peu  près  cet  office  auprès  de 
l'évoque  de  Jérusalem,  Maxime^,  qui  développe  l'ensem- 
ble de  la  foi  chrétienne  à  des  catéchumènes  prêts  à  rece- 
voir le  baptême  au  jour  de  Pâques.  Il  faut  voir  tout  le 
système  évangélique  se  dérouler  sous  sa  main  avec  la 
tranquillité  d'une  doctrine  sijre  de  l'accueil  qu'elle  va  re- 
cevoir, confiante  désormais  dans  la  fermeté  de  ses  appuis, 
dans  la  docilité  de  ses  auditeurs,  dans  le  respect  univer- 
sel qui  l'environne.  Cyrille  sait  déjà  qu'il  ne  parle  pas  à 
des  croyants  tous  également  sincères  et  à  des  convertis 
d'une  foi  bien  pure.  Il  démêle  sur  le  visage  de  ses  audi- 
teurs les  motifs  complexes,  de  mode,  de  fantaisie,  d'inté- 
rêt, qui  peuvent  les  attirer  dans  le  sein  d'une  Église  flo- 
rissante, maîtresse  du  pouvoir  et  des  honneurs.  Il  les 
avertit,  juste  assez  pour  les  mettre  en  garde,  pas  assez 
pour  les  éloigner.  Rien  ne  donne  mieux  l'idée  du  mou- 
vement un  peu  confus,  mélange  de  curiosité,  d'ambi- 
tion, d'admiration  et  de  foi  naissante,  qui  poussait  les 
populations  vers  le  christianisme  vainqueur;  on  saisit 


118  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

sur  le  fait  l'art  à  la  fois  savant  et  sincère  par  lequel 
l'Église  se  servait  des  passions  humaines  elles-même?, 
pour  en  tempérer  les  excès,  et  de  son  pouvoir  temporel 
pour  avancer  le  règne  spirituel  de  Dieu  dans  les  âmes. 
«  0  vous,  dit  Cyrille  au  d(''but  de  ses  Catéchèses, 
qui  voulez  être  éclairés ,  le  parfum  de  la  béatitude  vous 
attire.  Vous  voulez  cueillir  les  fleurs  spirituelles  pour 
tisser  la  couronne  du  ciel.  Le  souffle  embaumé  de 
l'Esprit  a  passé  sur  vous.  Vous  voici  debout  sous  le  ves- 
tibule du  palais  :  qu'il  plaise  au  roi  de  vous  introduire. 
Les  fleurs  seules  ont  paru  jusqu'ici.  Plaise  au  ciel  de 
faire  mûrir  les  fruits  I  Vous  avez  donné  vos  noms  pour 
la  milice,  il  s'agit  maintenant  de  prendre  les  armes...  Le 
désir  de  la  sainte  cité  vous  pousse  :  votre  dessein  est 
bon,  et  l'espérance  qui  en  naît  est  légitime,  car  il  ne 
trompe  pas,  celui  qui  a  dit  :  que  tout  concourt  au  bien  de 
ceux  qui  aiment  Dieu.  Dieu  est  libéral  dans  ses  bienfaite, 
mais  il  veut  chez  tous  une  volonté  sincère.  C'est  pour- 
quoi l'apôtre  se  sert  de  ces  tei;mes  :  Ceux  qui  sont  ap- 
pelés suivant  le  dessein  qu'ils  en  ont  formé.  C'est  donc 
la  volonté  sincère  qui  fait  que  vous  êtes  appelés;  et 
vainement  votre  corps  est-il  présent  ici  si  votre  esprit 
est  absent...  Que  personne  donc  n'entre  ici  en  disant  : 
Y<)yons  ce  que  font  ces  fidèles;  j'entrerai  pour  savoir 
ce  qui  s'y  passe.  Vous  voudriez  voir,  et  vous  jiensez 
qu'on  ne  vous  verra  pas  !  Vous  'examineriez  ce  que 
nous  faisons,  et  Dieu  n'examinerait  pas  le  fond  de 
votre  cœur!...  L'époux  sans  doute  est  libéral,  mais  il 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  119 

n'est  pas  dépourvu  de  jugement.  Il  examine  tous  les 
convives...  et  s'il  en  voit  un  qui  ne  soit  pas  revêtu  de - 
la  robe  nuptiale  :  Mon  ami,  dit-il,  pourquoi  êtes-vous 
entré  ici?...  Le  portier  ne  vous  a  pas  arrêté;  soit,  parce 
que  l'hôte  est  magnifique  ;  vous  ne  saviez  pas  le  vête- 
ment qu'il  vous  convenait  de  prendre  pour  venir  ali 
festin  :  soit  encore,  mais  une  fois  entré  vous  avez  vu 
les  vêtements  des  convives  éclatants  de  blancheur,  ne 
fallait-il  pas  vous  instruire  par  ce  spectacle?  Nous, 
les  ministres  du  Christ,  nous  sommes  les  portiers, 
et  nous  laissons  la  porte  ouverte.  Vous  êtes  peut- 
être  entrés  ici  avec  une  âme  souillée  de  la  boue 
du  péché,  et  dans  un  dessein  honteux.  Vous  êtes 
entré,  on  vous  admet;  on  a  pris  votre  nom.  Yoyez- 
ses  milices  canoniques!  la  pieuse  lecture  des  Écritures! 
la  suite  et  l'enchaînement  des  leçons  !  —  Que  le  respect 
d'un  tel  lieu  vous  pénètre.  Instruisez-vous  de  ce  que 
vous  voyez.  Sortez  plutôt  à  temps  aujourd'hui  ;  vous 
rentrerez  demain  plus  à  propos...  Je  vous  y  engage 
avant  que  paraisse  Jésus,  l'époux  de  vos  âmes  qui  exa- 

minera  tous  vos  vêtements 

«  Mais  il  se  peut  que  vous  ayez  quelque  autre  motif 
encore  pour  être  venus  ici.  Un  homme  peut  venir  ici 
pour  se  mettre  en  mesure  d'obtenir  la  main  d'une 
femme;  une  femme  aussi,  pour  se  rendre  digne  d'un 
mari;  un  esclave,  pour  être  agréable  à  son  maître;  un 
ami,  pour  plaire  à  son  ami.  Je  saisis  cet  hameçon  avec 
son  appât  et  je  vous  reçois,  bien  que  votre  motif  ne  soit 


l'20  TRANSFORMATION    »U    PAGANISME. 

paslrgiliine,  dans  la  légilime  espérance  de  vous  sauver. 
Vous  ne  saviez  peut-être  pas  où  vous  veniez  ni  dans 
quels  filels  vous  tombiez.  Vous  êtes  tombés  dans  les 
filets  de  l'Église;  vous  étiîs  pris  tout  vivants,  vous  ne 
fuirez  plus.  Jésus  vous  a  pris  à  son  amorce,  non  pour 
vous  livrer  à  la  mort ,  mais  pour  qu'étant  morts  vous 
ressuscitiez'.  » 

Pour  agir  sur  des  esprits  si  divers  et  encore  si  incer- 
tains, le  catéchiste  suit  un  plan  méthodique  qui  éblouit 
les  païens  par  la  majesté  de  la  doctrine  du  Christ,  avant 
de  les  rassurer  par  sa  miséricorde  et  de  les  enchaîner 
par  sa  puissance.  L'unité  de  Dieu  lui  fournit  les  premiers 
de  ses  développements.  C'était  là,  en  effet,  l'idée  capi- 
tale qui,  une  fois  rentrée  en  possession  de  l'intelli- 
gence humaine  dont  elle  n'aurait  jamais  dû  sortir,  la 
ravissait  par  sa  grandeur.  L'unité  du  plan  divin,  la 
beauté  touchante  de  l'ordre  de  la  Providence,  jusque-là 
couvertes  comme  d'un  voile,  apparaissaient  pour  la  pre- 
mière fois  aux  imaginations.  Quand  Cyrille  développe, 
aux  auditeurs  curieux  et  un  peu  indifférents  qu'il  vient 
de  nous  dépeindre,  tout  ce  tableau  merveilleux  sur  le- 
quel notre  raison  est  aujourd'hui  trop  souvent  blasée  et 
nos  impressions  émoussées,  mais  qui  avait  pour  des 
païens  tout  le  charme  et  tout  l'éclat  de  la  nouveauté,  il 
semble  voir  un  rayon  de  soleil  perçant  le  brouillard  des 
montagnes,  et  déployant  aux  yeux  du  voyageur  surpris 

1.  b.  Cyrille  de  Jérusalem,  Procatechesis,  i,  5. 


TRANSFORMATIOÎN    DU    PAGANISME.  121 

les  sinuosités  des  fleuves,  les  riches  moissons  de  la 
plaine,  toute  une  perspective  de  grandeur,  de  fécondité 
et  de  paix. 

«  Que  dirai-jc?  s'écrie-t-il.  Celui  qui  regarde  le  soleil 
peut-il  ne  pas  admirer?  11  point  à  l'horizon  comme  un 
cercle  de  peu  d'étendue  ;  mais  sa  force  est  déjà  grande  et 
sa  lumière  s'étend  de  l'orient  jusqu'à  l'occident.  Le  Psal- 
miste  décrivant  son  lever  matinal  :  Le  voilà,  dit-il, 
comme  le  jeune  époux  sortant  du  lit  nuptial.  Et  telle  est 
en  effet  la  splendeur  tempérée  qu'il  répand  lorsqu'il 
paraît  aux  yeux  des  hommes...  Mais  les  ténèbres,  qu'en 
dirons-nous?  0  hommes,  pourquoi  vous  irriter  contre 
elles?  Pourquoi  supporter  impatiemment  le  temps  qui 
nous  est  donné  pour  le  repos?  Le  m.aitre  ne  laisserait 
pas  de  repos  à  son  esclave,  si  les  ténèbres  n'imposaient 

une  trêve  au  travail Et  quoi  de  plus  utile  que  la  nuit 

pour  la  sagesse?  C'est  pendant  les  ombres  de  la  nuit 
que  nous  viennent  le  plus  souvent  les  pensées  qui  nous 
conduisent  à  Dieu  :  c'est  alors  que  notre  esprit  est  libre 
pour  lire  et  pour  méditer  les  oracles  divins. .  .N'est-ce  pas 
la  nuit  que  nos  péchés  nous  reviennent  le  plus  souvent 
en  mémoire?  Ne  croyez  donc  point  qu'il  y  ait  un  auteur  i 
des  ténèbres  et  un  auteur  de  la  lumière  ;  car  l'expérience 
démontre  que  les  ténèbres  aussi  sont  très-bonnes  et 

très-utiles Et  la  pluie,  quel  en  est  père?  Qui  est-ce 

qui  a  distdlé  les  gouttes  de  la  rosée  ?  Qui  est-ce  qui  a 
épaissi  l'air  pour  en  faire  les  nuages,  et  pour  soutenir 
au-dessus  de  nos  têtes  les  eaux  de  la  pluie? Tour  à 


122  TUANSFORMATrON    DU    PAC.ANISME. 

tour  cette  eau  de  pluie  est  blanche  comme  la  laine; 
c'est  la  neige  :  puis  elle  se  répand  dans  les  airs  comme 

la  cendre,  ou  bien  elle  se  durcit  comme  la  pierre Sa 

nature  est  une,  son  el'ficacitc  est  diverse.  Dans  la  vigne, 
elle  devient  le  vin  qui  n'jouit  le  cœur  de  rhoninie. 
Dans  l'olivier,  c'est  l'hude  qui  fait  briller  le  visage  de 
rhommc  :  elle  produit  aussi  le  pain  qui  soutient  les 

forces  de  l'homme Pouvez-vous  embrasser  dans 

votre  connaissance  toutes  les  vertus  des  plantes,  ou 
dire  l'utilité  à  laquelle  est  destiné  chaque  animal? 
Des  vipères  les  plus  venimeuses  sortent  les  remèdes 
salutaires  pour  les  hommes.  Mais,  direz-vous,  le 
serpent  est  terrible  :  craignez  Dieu,  et  il  ne  vous 
nuira  pas.  Le  scorpion  a  un  dard  qui  pique  :  craignez 
Dieu,  et  sa  pointe  ne  vous  atteindra  pas.  Le  lion  aime 
le  sang  :  craignez  Dieu,  et  il  viendra  se  coucher  au- 
près de  vous  comme  auprès  de  Daniel 0  hommes, 

voyez  en  toutes  choses  le  grand  ouvrier  et  le  sage  fon- 
dateur ^  » 

Yoilà  le  Dieu  unique  replacé  sur  le  trône  de  la 

création  et  de  l'intelligence,   mais  sa  splendeur  au- 

•  rait   pu   éblouir  les   regards.  Cyrille  se   hâte   de  li. 

tempérer  aussitôt  par  l'éclat  voilé  de  l'humanité  du 

Christ. 

a  Croyons,  dit-il,  aussi  à  Jésus-Christ,  qui  est  venu 
dans  la  chair  et  s'est  fait  homme  :  car  autrement  nous 

1.  s.  Cyr.,  Catech.  ix,  6,  7,  9, 14,  15,  passira. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  123 

n'aurions  pas  pu  l'embrasser  par  la  pensée;  car, 
comme  nous  ne  pouvions  le  voir  tel  qu'il  est,  ni  jouir 
de  lui,  il  s'est  fait  ce  que  nous  sommes,  afin  que 
nous  puissions  aussi  le  posséder.  Que  si  nous. ne  pou- 
vons, en  effet,  regarder  le  soleil  qui  n'a  été  fait  que 
le  quatrième  jour,  comment  pourrions-nous  voir  Dion 
qui  en  est  l'auteur?  Dieu  s'était  montré  sur  le  mont 
Sinaï,  et  le  peuple  n'a  pu  soutenir  son  éclat.....  Si 
entendre  la  voix  de  Dieu  donne  la  mort,  voir  Dieu  lui- 
même,  comment  cela  n'eût-il  point  été  mortel?...  L'ex- 
périence de  notre  faiblesse  étant  ainsi  faite,  le  Seigneur 
a  opéré  ce  que  désirait  l'homme.  L'homme  désirait  en- 
tendre la  parole  de  la  bouche  d'un  être  fait  comme 
lui  :  le  Sauveur  a  pris  notre  nature  pour  instruire  plus 
aisément  les  hommes.'....  Les  hommes  oubliant  Dieu 
s'étaient  fabriqué  des  idoles  à  forme  humaine  :  et  la 
figure  humaine  recevait  ainsi  à  tort  les  honneurs  divins. 
Dieu  s'est  fait  véritablement  homme,  atin  de  détruire 
le  mensonge.  Ainsi,  par  les  œuvres  mêmes  que  le 
diable  employait  pour  nous  écraser,  nous  avons  été 
sauvés  ' .  )) 

C'était  là  un  point  délicat  pourl'oraleur  chrétien,  car 
ce  rapport  mystérieux  de  l'unité  divine  avec  l'humanité 


i.  1(1.,  Catnch.  xii,  )3, 14, 15,  passim.  —  Oa  se  rappellera  peut-être 
gue  cette  pensée  de  saint  CyiiUe  est  tout  à  fait  analogue  à  celle  que 
noiie  avons  déveloiipéo  dans  l'Iutroduction  de  la  première.partie  de  cette 
histoire,  relativement  à  l'origine  de  l'idolâtrie  et  à  l'effet  salutaire  de 
l'Incarnation  pour  rendre  la  croyance  à  un  Dieu  unique  facile  à  l'hu 
manité.  (Voir  t.  i,  p.  78-88.) 


Ï24  TRANSFOUMATION    DU    PAGANISME. 

du  Christ  était  précisément  le  nœud  de  toutes  les  discus- 
sions de  l'Église  et  la  source  de  toutes  ses  agitations. 
Cyrilli'  détourne  iirudeniinent  les  yeux  de  ses  auditeurs 
de  ce  douloureux  spectacle.  A  l'abri  de  la  neutralité 
prudente  qu'avait  gardée  son  honnête  mais  timide  évo- 
que, Maxime,  au  milieu  de  tous  ces  conflits,  il  évite  de  se 
prononcer  trop  ouvertement  sur  les  questions  débattues 
autour  de  lui.  Il  tire  seulement  des  maux  du  temps 
quelques  sujets  d'instruction  morale  :  «  Si  vous  enten- 
dez dire,  continue-t-il,  que  des  évoques  s'élèvent 
contre  des  évêques ,  des  prêtres  contre  des  prêtres, 
des  populations  contre  des  populations,  et  qu'ils  en 
viennent  jusqu'à  verser   du  sang,  ne  vous   troublez 

pas,  car  cela  a  été  prédit  dans  les  Écritures Et  si 

moi  qui  vous  enseigne,  je  viens  à  faillir,  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  que  vous  périssiez  avec  moi.  Mais  le 
disciple  peut  devenir  meilleur  que  le  maître,  et  celui 

qui  est  arrivé  le  dernier  peut  devenir  le  premier 

Si  la  trahison  s'est  trouvée  parmi  les  apôtres,  vous 
étonnerez-vous  qu'il  y  ait  entre  les  évêques  des  luttes 
contraires  à  la  fraternité  chrétienne  *  ?  » 

Puis  il  s'arrache  à  ces  tristes  pensées  pour  retourner 
promplement  au  grand  spectacle  du  siècle,  à  cette  con- 
quête pacifique  du  monde  soumis  par  la  foi,  miracle 
permanent  dont  l'évidence  chaijue  jour  croissante  en- 
traînait et  subjuguait  tous  les  cœurs. 

1.  Ici,  Catech.  xv,  7. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  125 

«  Tout,  s'écrie-t-il,  doit  vous  convaincre  de  la  puis- 
sance du  crucifié;  tout,  jusqu'à  votre  présence  ici. 
Qui  est-ce  qui  vous  a  amenés  dans  cette  enceinte? 
Quels  soldats  vous  y  ont  traînés?  Où  sont  les  fers  dont 
vous  avez  été  liés?  Où  est  la  sentence  du  juge  qui 
vous  y  a  condamnés?  —  C'est  le  trophée  de  Jésus- 
Christ,  c'est  la  croix  qui  vous  a  tous  amenés  ici;  c'est 
la  croix  qui  a  réduit  les  Perses  à  la  soumission,  qui  a 
apprivoisé  les  Scythes  ;  c'est  la  croix  qui  a  donné  à 
l'Egypte  la  connaissance  du  vrai  Dieu,  à  la  place  de 
ces  vils  animaux,  de  ces  chiens,  de  ces  chats,  de  ces 
idoles  de  toutes  sortes  et  de  toutes  formes  qu'elle 
adorait Glorifions- nous  donc  de  cette  croix,  ap- 
plaudissons et  tressaillons  de  joie,  adorant  celui  qui  a 
été  crucifié,  et  le  Père  qui  l'a  envoyé,  et  le  Saint- 
Esprit  '.  » 

De  tels  enseignements  prêches,  ou  pour  mieux  dire  de 
tels  chants  de  triomphe  entonnés  à  l'ombre  des  sanc- 
tuaires élevés  par  la  piété  d'Hélène,  en  face  du  bois  de  la 
croix  naguère  souillé  de  boue,  aujourd'hui  tout  étiiice- 
lant  des  joyaux  de  la  couronne  impériale,  retentissaient 
au  fond  de  toutes  les  âmes  et  couvraient  le  bruit  discor- 
dant des  dissensions  ecclésiastiques.  Le  courant  du  fleuve 
conservait  encore  assez  de  son  impétuosité  première 
pour  franchir  en  bondissant  les  premiers  obstacles  déjà 
semés  sur  sa  route. 

1.  Id.,  Catech.  xiii,  40,  41. 


126        TRANSFORMATION  DU  PAGANISME. 

L'aulorilé  impériale,  tVailieiirs,  n'était  que  trop 
pressée  de  venir  en  aide  à  ce  progrès  non  encore  raliiiiti 
de  la  loi  chrétienne.  Elle  faisait  payer  cher  sa  protection 
à  l'Église,  mais  elle  la  lui  accordait  fidèlement.  Pendant 
que  ses  soldais  et  ses  préfets  chassaient  de  leurs  sièges 
les  prélats  orthodoxes  et  intronisaient  des  évoques  de 
leurchoix,  par  une  réciprocité  qui  servait  à  peine  de  com- 
pensation à  tant  (le  maux,  les  conseillers  chrétiens  des 
empereurs  continuaient  à  faire  passer  dans  les  lois  les 
principes  généraux  de  leur  religion,  et  à  creuser  pour 
ainsi  dire  chaque  jour  plus  profondément  la  place  du 
clergé  parmi  les  pouvoirs  politiques.  Après  la  mort  de 
Constantin,  il  est  vrai,  il  se  fait  comme  un  silence  dans 
le  recueil  de  lois  de  cette  époque.  On  ne  les  voit  plusse 
succéder  si  rapidement  :  elles  ne  traitent  plus  de  sujets 
si  nombreux  et  si  variés;  leur  rédaction  ne  porte  plus 
l'empreinte  d'une  conviction  animée,  personnelle,  élo- 
quente, mais  on  voit  pourtant  le  législateur  s'avancer, 
bien  que  plus  lentement,  dans  la  même  voie.  Adoucisse- 
ment des  lois  civiles  et  pénales;  simplifications  des  rap- 
ports de  la  famille  chrétienne;  sévérilé  jusque-là  incon- 
nue de  la  loi  pour  des  vices  que  l'antiquité  païenne  cou- 
vrait de  son  indulgence;  protection  intelligente  étendue 
sur  les  classes  souffrantes  de  la  société  ;  tous  ces  traits,  qui 
ont  distingué  l'activité  législative  du  premier  empereur 
chrétien,  continuent  à  se  faire  remarquer  dans  les  actes 
plus  rares  et  moins  systématiques  de  ses  successeurs. 
C'est  ainsi  que,  pendant  ces  années  et  celles  qui  les  siii- 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  127 

vent  de  plus  près,  on  voit  se  compléter  les  règles  déjà 
posées  pour  la  succession  des  mères  aux  biens  de  leurs 
enfants  *  ;  et  s'introduire  dans  les  prescriptions  rela- 
tives au  mariage  quelques-uns  des  empêchements  que 
suggérait  seule,  jusqu'alors,  la  pureté  de  la  loi  chré- 
tienne-. Sous  l'empire  des  mêmes  influences  novatrices, 
disparaissent  les  derniers  vestiges  du  vieux  droit  quiri- 
taire.  Un  édit  porté  en  342  sous  le  consulat  des  deux  fils 
de  Constantin  est  conçu  en  ces  termes  :  «  Que  les  for- 
mules de  l'ancien  droit,  ces  syllabes  captieuses  qui  sont 
des  pièges  pour  la  bonne  foi,  disparaissent  complètement 
de  tous  les  actes  ^  «Une  disposition  de  l'année  340  qui 
interdit  par  une  juste  prudence  le  mélange  des  sexes 
dans  les  prisons^;  une  autre  qui  protège  la  pudeur 
des  vierges  chrétiennes  contre  les  trafiquants  de  prosti- 
tution^; une  autre  de  336  qui  arrête  l'abus  des  lon- 
gues détentions  préventives,  en  ordonnant  d'interroger 
les  accusés  dans  le  mois  qui  suit  leur  détention  ^,  por- 
tent le  même  caractère.  On  peut  rattacher  aussi  au 
môme  ordre  d'idées  une  tentative,  trop  promptement 
abandonnée,  d'arrêter  l'avidité  du  fisc  en  limitant  à 
deux  crimes  seulement  la  confiscation  des  biens  des 

1.  Cod.  Theod. ,  viii,  t.  18,  1.  4,  5.  —  Voir  Éclaircissement  D, 
première  partie  de  cette  histoire,  Tol.  ii,  p-  443.  —  Cod.  Just.,  vi,  ?, 
5,  G  et  2.  —  Ces  lois  sont  des  années  339,  349,  354 

2.  Cod.  Theod.,  m,  t.  19.,  1.  i,  %  année  35a. 

3.  Cod.  Just.,  Il,  t.  58,  1.  1. 

4.  Cod.  Theod.,  ix,  t.  3,  1.  3. 
b.  Ibid.,  XV,  t.  8, 1.  1. 

6.  Ibid.,  IX,  t.  I.  1.  7 


128  TRANSFORMATION    DU   PAGANISME. 

condninnés  '  ;  et  une  disposition  qui  préserve  les  esclaves 
de  la  glèbe  du  malheur  d'être  enlevés  au  champ  qu'ils 
cullivenl.  On  reconnaît  enfin  le  langage  indigné  de 
la  sévérité  chrétienne  dans  un  édit  des  deux  empe- 
reurs adressé  au  peuple  entier,  qui  flétrit  du  haut  du 
trône,  au  nom  de  la  nature  frémissante,  des  infamies 
tolérées  par  toute  l'antiquité  et  chantées  par  ses  poêles  -. 
Seulement,  à  côté  de  la  morale  évangélique,  l'ambi- 
tion qui  se  glisse  dans  le  corps  ecclésiastique,  souvent 
l'intérêt  caché  sous  un  masque  hypocrite,  savent  aussi 
se  faire  réserver  leur  part.  Ce  n'est  point  Athanase 
probablement,  toujours  si  pressé  de  demander  des 
juges  et  d'appeler  l'enquête  publique  sur  tous  ses 
actes,  qui  a  dicté  une  loi  de  355,  destinée  à  soustraire 
les  évoques  en  toute  cause,  non-seulement  criminelle 
mais  civile,  aux  tribunaux  séculiers'.  Ce  n'est  pas  lui 
qui  a  sollicité  trois  dispositions  successives  qui  étendent 
au  delà  de  toute  prudence  les  immunités  cléricales  : 
l'une  dispense  les  prêtres  non- seulement  des  charges 
civiles  incompatibles  avec  la  vie  sacerdotale,  mais 
même  des  impôts  du  commerce,  afin  de  leur  laisser 


1.  Cod.  Theod.,  ix,  t.  42,  1.  2,  3,  4.  —  La  dernière  de  ces  lois  ré- 
voque la  première,  années  350,  358. 

2.  Ihid.,  IX,  t.  7,  1.  3.  Gum  vir  nubit  in  femina  viros  proii^ctiira> 
quid  cupiat  ubi  sexus  perdidit  locum?  ubi  scelus  est  id  quod  non  profi- 
cit  sciie?  nbi  Venus  mutatur  in  alteram  formam,  ubi  ainor  qnœritur 
necvidetur?  Juliemus  insurgere  leges,  armari  jura  gladio  ultore,  ut 
exquisitis  pœnis  subdantur  infâmes  qui  sunt  vel  qui  futuri  sunt  rei. 

3.  Cod.  Theod.,  xvi  t.  2,  1.  12. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  129 

faire,  dit  la  loi,  le  commerce  pour  subvenir  à  leur  nour- 
riture^. Une  autre  accorde  les  mêmes  faveurs,  non-seu- 
lement aux  prêtres  eux-mêmes,  mais  à  leurs  femmes  et  à 
leurs  enfants,  comprenant  ainsi  dans  la  même  protection 
maladroite,  les  droits  de  l'Église  et  les  abus  qu'elle  tolé- 
rait en  les  conJamnant-,  On  retrouve  là  l'effet  de  ces 
demandes,  de  ces  sollicitations  indécentes  que  flétrissait 
la  juste  sévérité  des  Pères  de  Sardique.  La  vérité  des 
portraits  qu'Athanase  a  faits  de  ses  ennemis  ne  se  re- 
connaît nulle  part  mieux  que  dans  ces  mesures  inspi- 
rées par  eux  à  l'empereur  dont  ils  gouvernaient  les 
conseils. 

Et  cependant  il  y  avait  des  chrétiens  impatients  qui 
ne  trouvaient  pas  que  h  puissance  du  dehors  en  fît  en- 
core assez  pour  la  foi.  Ils  auraient  voulu  des  dispositions 
plus  énergiques,  plus  radicales,  pour  faire  disparaître  du 
sol,  d'un  coup  et  par  la  force,  les  débris  du  culte  païen. 
L'esprit  de  persécution  par  lequel  le  faux  zèle  imite  et 
prétend  remplacer  la  ferveur  qui  lui  manque,  se  laisse 
déjà  apercevoir  dans  quelques  écrits  contemporains.  Un 
personnage  illustre,  Firmicus  Maternus,  qui  se  décore 
lui-même  du  titre  de  clarissime,  et  qu'on  reconnaît,  à  la 
forme  oratoire  de  son  langage,  pour  un  rhéteur  converti, 
dédie,  vers  cette  époque,  aux  deux  empereurs  Constant 
et  Constance  une  attaque  violente  contre  le  paganisme. 

1.  lbid.,\.  8.  Si  qui  de  vobis  alimoniae  causa  negotiationem  exercera 
voluat,  immuuitate  potientur. 

2.  Ibid.,\.lQ. 

lu.  9 


Î'ÔO  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

Il  y  produit  de  bonnes  i  niions  qui  ont  rincoiivénient  de 
venir  un  peu  tard,  et  déploie  une  éloquence  qui  ruppelle, 
au  courage  près,  les  souvenirs  des  Tertullien,  des  Athé- 
nagore  et  des  Méliton.  Tout  un  luxe  de  démonstrations 
dont  les  arguments  étaient  déjà  connus  et  dont  les  em- 
pereurs n'avaient  nul  besoin  d'être  entretenus,  n'est 
destiné  an  fond  qu'à  amener  cette  ardente  péroraison  : 
«  0  vous.  Constant  et  Constance,  très-sacrés  empe- 
reurs, nous  invoquons  la  vertu  de  votre  foi  vénérable, 
qui  vous  a  élevés  au-dessus  des  hommes,  qui  vous  a 
séparés  de  la  fragilité  humaine,  qui  vous  associe  aux 
choses  célestes,  et  qui,  en  toutes  choses,  autant  qu'elle 
le  peut,  se  conforme  à  la  volonté  de  Dieu.  Il  ne  vous 
reste  que  peu  à  faire  pour  écraser  le  diable  sous  vos 
coups,  et  pour  que  périsse  la  contagion  funeste  de 
l'idolâtrie.  La  vertu  de  ce  venin  est  évanouie,  et  cha- 
que jour  sa  profane  exhalaison  s'évapore.  Levez  donc 
le  drapeau  de  la  foi  :  c'est  à  vous  que  la  Divinité  a 
réservé  cet  honneur...  Élevez  le  signe  de  notre  loi 
vénérable.  Sanctionnez,  ordonnez,  promulguez  ce  qui 
est  nécessaire.  Heureux  souverains  que  Dieu  a  appelés 
en  part  de  son  œuvre  et  de  sa  gloire  !  Le  Christ  favo- 
rable aux  peuples  réserve  à  vos  mains  l'honneur  de 
ruiner  l'idolâtrie  et  de  mettre  en  poussière  les  temples 
profanes.  Depuis  que  les  temples  sont  abaissés,  la 
puissance  de  Dieu  vous  élève.  Vous  avez  vaincu  vos 
ennemis.  Tous  avez  étendu  les  limites  de  votre  em- 
pire, et  pour  ajouter  encore  à  la  gloire  de  vos  exploits, 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  131 

méprisant  l'ordre  des  saisons,  c'est  au  cœur  de  l'hiver 
(andace  qui  ne  s'était  point  vue  et  ne  se  verra  plus) 
que  vous  avez  courbé  sous  vos  rames  les  vagues  fré- 
missantes de  l'Océan.  Les  eaux  d'une  mer  inconnue 
se  sont  émues  devant  vous.  Le  Breton  a  tremblé  de- 
vant le  regard  inattendu  d'un  empereur.  Que  voulez- 
vous  de  plus?  Les  éléments  vaincus  cèdent  devant 
vous.  Mais  les  saintes  Écritures  vous  déclarent  ce  que 
Dieu  attend  de  vous...  La  loi  du  Très-Haut  vous  or- 
donne de  frapper  de  votre  sévérité  la  honte  de  l'ido- 
lâtrie... Faites  donc  ce  que  Dieu  ordonne;  accomplis- 
sez ce  qu'il  vous  commande.  Jamais  règne  ne  fut  plus 
comblé  de  biens  que  le  vôtre.  Vous  avez  senti  et  reçu 
les  bienfaits  de  la  foi.  La  main  de  Dieu  ne  vous  a  point 
abandonnés  :  il  n'a  point  refusé  son  secours  à  vos 
travaux.  Les  rangs  de  vos  adversaires  ont  été  disper- 
sés: les  armes  des  rebelles  sont  tombées  devant  vous... 
Voilà,  sacrés  empereurs,  les  récompenses  que  Dieu 
vous  a  données  pour  votre  foi  :  et  c'est  par  là  qu'il 
vous  invite  à  votre  tour  à  témoigner  votre  respect  pour 
sa  loi.  »  Ces  adulations  qui  n'ont  pas  même,  comme  celles 
d'Eusèbe,  l'excuse  de  s'adresser  au  génie;  ces  excita- 
tions à  la  sévérité  légale;  ces  promesses  trop  judaïques 
de  prospérités  temporelles,  sont  des  nouveautés  dans 
l'Église.  C'est  le  langage  d'un  courtisan  dans  la  bouche 
d'un  chrétien  *. 

1.  Firmicus  Maternns,  De  errore  profa iiarum  religionum,  Lugd 
Bat.,  1672,  p.  43,  59  et  63. 


loV  TRANSFORMATION    DU    PA(JAN1S!\IR. 

On  peut  croire  que  les  doux  fils  de  Constantin,  trcs- 
décidés  dans  leurs  senlimcnts  religieux  et  nullement 
diniciles  dans  le  choix  des  moyens,  auraient  volontiers 
prêté  l'oreille  à  de  telles  incitations.  Ce  n'étaient  ni  le 
désir,  assurément,  ni  les  bons  prétextes  qui  leur  man- 
quaient pour  raser  au  niveau  du  sol  les  autels  désho- 
norés du  paganisme.  A  voir  même  la  généralité  et  la 
force  des  termes  de  certaines  de  leurs  lois,  l'énergie  des 
menaces  qu'elles  contiennent,  on  croirait  que  les  con- 
seils de  Maternus  ont  été  suivis  :  «  Que  la  superstition 
cesse,  s'écrie  une  loi  datée  de  341,  portant  le  seing 
des  deux  empereurs;  que  la  folie  des  sacrifices  soit 
abolie  '.  »  Qui  ne  penserait,  à  entendre  ce  langage,  que 
tous  les  temples  vont  disparaître  devant  l'éclat  du  cour- 
roux impérial?  Il  n'en  est  rien  pourtant.  La  phrase 
qui  suit  atténue  prudemment  la  force  de  ces  terri- 
bles paroles  :  a  Quiconque,  ajoute  en  effet  le  même 
texte,  violant  la  loi  du  divin  prince  notre  père  et 
cet  ordre  de  notre  clémence,  osera  célébrer  des  sacri- 
fices, que  la  vengeance  s'étende  sur  lui  en  vertu  de  la 
sentence  présente.  »  Constantin,  comme  on  l'a  vu,  n'avait 
jamais  défendu  les  sacrifices  publics  faits  dans  les  temples 
par  les  prêtres  officiels;  ses  prohibitions  ne  s'étendaient 
qu'aux  superstitions  privées,  aux  cérémonies  magiques 
accomplies  dans  l'ombre  par  la  fourbe  ou  la  crédulité 
populaire.  En  se  couvrant  du  nom  et  de  l'exemple  de  leur 

1.  Cod.  r/ieod.,  XVI,  t.  10,  1.  2. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  133 

père,  les  fils  commentent  et  restreignent  leur  propre  loi  '. 
Est-ce  à  dire  qu'ils  se  tiendront  eux-mêmes  bien  ri- 
goureusement dans  cette  distinction ,  si  ingénieuse- 
ment imaginée,  mais  si  peu  observée  déjà  pur  Con- 
stantin? JNullement  :  la  loi  est  élastique  et  équivoque. 
On  l'appliquera  aussi  loin,  aussi  hardiment,  à  autant 
de  sanctuaires  du  culte  païen,  qu'on  osera  et  qu'on 
pourra.  Ce  qu'on  ne  fait  pas  soi-même,  on  le  laissera 
faire,  souvent  sans  répression,  par  les  populations 
qu'anime  le  zèle  de  la  religion  victorieuse.  Ainsi  s'ex- 
pliquent dans  cette  seconde  phase,  comme  dans  la  pre- 
mière, ces  témoignages  contradictoires  dont  s'étonnent 
trop  volontiers  les  érudits.  Sous  la  main  des  fils  de 
Constantin,  comme  de  leur  père,  le  culte  païen  est  à  la 
fois  officiellement  conservé,  souvent  même  honoré,  et 
impunément  outragé.  Tout  dépend  de  la  disposition  des 
peuplesoudes  magistrats,  de  la  force  des  partis,  souvent 
du  hasard  des  circonstances.  Aussi,  tandis  que  dans  les 
villes  où  les  païens  sont  sinon  plus  nombreux  du  moins 
plus  agglomérés,  où  ils  ont  leurs  collèges  de  pontifes  et 
leur  population  d'adorateurs,  tout  l'ancien  culte  reste 
debout,  professé  par  des  magistrats,  par  des  préfets  et 
par  des  curiales,  qui  instituent  des  corporations,  qui  élè- 
vent des  statues,  qui  gravent  des  inscriptions  sur  les  mo- 

1.  Voir  sur  la  conduite  de  Constantin  à  l'égard  du  culte  païen,  et  sui 
le  sens  de  la  loi  de  ses  fils,  l'Eclaircissement  D  à  la  fin  du  premier  vol. 
de  la  première  partie  de  cette  histoire.  —  Beugnot,  Destruction  du  Pa- 
ganisme, tome  I,  liv.  i.  —  Labastie,  Sur  le  souverain  imitificat  des 
empereurs,  Mém.  de  l'Acad.  des  Inscr.,  t.  xv,  p.  98  et  suiv. 


i3i  TRANSFORMATION     DU    PAG7vNISME. 

numoiits  publics  '  ;  dans  les  lieux  abandonnés,  an  con- 
Iraire,  dans  les  campagnes  désertes,  où  nulle  surveillance 
municipale  ne  s'exerce,  l'indignation  naturelle  aux  chré- 
tiens vainqueurs  se  donne  souvent  plus  libretnent  car- 
rière. On  trouve  des  temples  détruits  et  dégradés  par  des 
mains  inconnues.  Les  vastes  sépultures  des  familles 
riches,  qui  bordent  les  grandes  voies  romaines,  toutes 
chargées  d'insignes  païens,  sont  l'objet  d'insultes  noc- 
turnes, et  bientôt  la  cupidité  se  met  à  l'aise  à  la  faveur 
de  l'impunité  laissée  au  zèle.  Sous  prétexte  de  détruire 
des  sanctuaires  profanes,  des  brigands  soi-dis-ant  ché- 
ticns  dépouillent  les  temples,  dérobent  les  objets  pré- 
cieux, les  colonnes  de  marbre,  les  riches  statues  qui  les 
ornent.  Le  scandale  en  vient  au  point  qu'il  faut  que  les 
empereurs  interviennent  pour  arrêter  les  désordres  qu'ils 
ont  d'abord  excités  et  tolérés.  Une  loi  de  Constant, 


1.  Plusieurs  inscriptions  du  temps,  soigneusement  recueillies  par 
M.  le  comte  Beugnot,  (Destruction  du  Paganisme  en  Occident,  t.  ij 
p.  152-155  ),  ne  laissent  aucun  doute  sur  cette  liberté  et  même  cette 
puissance  olficielle  du  culte  païen  dans  les  grandes  villes.  Ainsi,  on 
trouve  à  l'année  350  cette  inscription  : 

ANTONIN 

U.  C.  PONT.  ET.  DKCEMVIR  SA.  F. 

TAUROGOLIO  GONFFCTO  III  KAL.  MAI 

FA.  AMGIO  ET  NlGllIANO  CON.  ARAM. 

FELICITER  CONSEGRAVIT. 

Fabretti  {Inscripfionum  antiquarum  qiice  in  œdibus  pateniis  asser- 
vantur  explkatio:  Romae,  1699).  Ef|ir.lius  Lnllianus,  préfet  de  la  ville 
en  342,  est  cjHalitlé  AUGLST.  Ql  IRINUS,  P.  R.  E.  dans  une  inscription 
trouvée  à  Pouzzoles  (Muratori,  p.  702,  0°  2).  —  Des  vestales  dédient 
un  autel  à  Constance,  etc. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  135 

postérieure  d'un  an  seulement  à  celle  que  nous  venons 
de  citer,  et  rédigée  avec  un  embarras  visible,  ordonne 
qu'on  répare  aux  frais  de  l'État  les  temples  situés  dans  le 
voisinage  de  Rome.  Tl  écrit  au  préfet  de  la  ville,  Catuli- 
nus,  païen  lui-même  et  même  augure  :,«  Quoique  notre 
intention  soit  assurément  de  détruire  la  superstition  de 
fond  en  comble,  nous  voulons  pourtant  que  les  bâti- 
ments des  temples  qui  sont  en  dehors  des  murailles  de 
Rome  restent  intacts  et  préservés  de  toutes  dégrada- 
tions. Car,  comme  c'est  à  l'occasion  de  plusieurs 
d'entre  eux  qu'ont  pris  naissance  des  jeux  du  cirque 
et  des  solennités,  il  ne  faut  pas  détruire  ce  qui  fournit 
au  peuple  romain  ses  plaisirs  accoutumés  ^  )>  Deux 
autres  lois  frappent  des  peines  les  plus  sévères  les  vio- 
lateurs et  les  spoliateurs  des  sépulcres  ^. 

Telle  est,  dans  cette  période  qui  suit  immédiatement 
la  mort  de  Constantin,  l'incertitude  de  ses  fils  à  l'égard 
du  culte  païen.  Tout  est  contradictoire  dans  leurs  actes 
et,  par  suite,  dans  les  récits  de  leurs  historiens.  Ils 
avancent,  ils  reculent:  un  jour  novateurs  hardis,  le 
lendemain,  intimidés  parle  fantôme  des  anciennes  insti- 
tutions et  des  préjugés  qui  les  environnent;  ici  détrui- 
sant, là  réparant  eu(  -mêmes  les  sanctuaires;  tantôt 
frappant  de  leur  disgràVe,  tantôt  honorant  de  leur  con- 
fiance des  magistrats  païens  ^  ;  et  méritant  par  cette 

/ 

1.  Cod.  tieod.,  XVI,  t.  10,  1.  3. 

2.  Cod.  Tkeod.,  ix,  t.  17,  1.  2,  3. 

3.  Aiûsi  Vitiasius  Oifitus,  six  années  préfet  de  Rome  sous  Constance, 


13G  TUAA'SFOUMATION    nU    PACANISME. 

coiuliiite  incuhéicnte  les  éloges  ou  les  invectives  les  plus 
coiilraircs  des  avocats  des  deux  partis,  et  souvent  des 
mêmes  écrivains  ', 

On  pourrait  se  demander  quelle  était  celte  force 
occulttî  (jui  résidait  encore  dans  le  paganisme  pour 
que,  bien  (jue  décrédilé  cl  déclin,  il  pût  tenir  tête 
encore  au  tlot  montant  de  l'opinion  et  aux  dépositaires 
ardents  d'un  pouvoir  absolu.  Celte  force  était  grande 
et  persistante  :  car  c'était  la  force  du  passé  dans  une 
société  vieille  de  dix  siècles  de  puissance  et  de  gloire. 
Un  mélange  de  superstitions  populaires,  de  traditions 
politiques,  d'habitudes  sociales,  et  de  goûts  littéraires, 
défendait  encore  contre  l'invasion  des  mœurs  nou- 
velles les  restes  solides  et  massifs,  bien  que  brisés,  du 
vieux  culte.  Toute  la  société  romaine  était  pénétrée  de 
ses  souvenirs  et  de  ses  croyances  :  la  langue  populaire, 
administrative,  poétique  ou  élégante,  en  était  également 
imprégnée.  Les  campagnes,  les  curies,  les  écoles,  rcgor- 

élev.i  un  temple  à  Apollon  (Beugnot,  p.  153.  —  Gruter^,  p.  38,  n°  67)» 
Turcius  Apionianus,  préfet  de  Rome  en  335,  en  dédia  un  au  Génie  du 
peuple  romain.    (Beugnot,  ih.). 

1.  Les  contradictions  des  écrivains  sont  positives,  et  nous  ne  voyons 
pas  d'autre  explication  à  en  donner  que  celle  que  nous  présentons 
ici.  Sozomène  (ui,  17)  dit  que  les  fils  de  Constantin  firent  fermer  tous 
les  temples,  tant  dans  les  campagnes  que  dans  les  villes.  —  I  Jbauiua 
(Or.  p.  591)  dit  que  Constance  détruisit  les  temples  de  fondencom- 
He  :  -M-ia-M.^i  Tcù;  va'.û;.'Mais  Symmaque  (1.  x_,  ep.  54  ),  tout  en 
reprochant  à  Constance  d'avoir  enlevé  la  statue  de  la  Victoire  du 
sénat,  ajoute  qu'il  n'enleva  aucun  privilège  aux  vierges  sacréesf  donna 
le  sacerdoce  aux  nobles,  et  ne  refusa  pas  de  pourvoir  aux  dépenses 
des  cérémonies.  Du  reste,  il  y  a,  comme  nous  verrons,  une  distinction 
à  faire  eutre  la  conduite  tenue  par  Constance  avant  et  après  l'insurrec- 
tion de  Magaence. 


TRANSFORMATION    DU    FACANISME.  137 

geaient  encore  de  païens  avoués  ou  secrets.  Le  vieil  arbre 
frappé  de  la  foudre,  et  atteint  à  la  cime,  n'avait  point 
cessé  d'étendre  ses  fortes  racines  sous  le  sol  ;  et,  comme 
il  arrive  souvent  aux  vaincus,  l'adversité  même  préparait 
aux  derniers  païens  des  ressources  nouvelles,  en  resser- 
rant leurs  rangs  et  en  leur  rendant  l'union  au  défaut 
de  la  puissance. 

Nous  avons  vu,  en  effet,  dans  quelle  division  et  dans 
quel  chaos  étaient  tombés,  aux  derniers  jours  de  leur 
puissance,  la  philosophie  comme  le  culte  qui  subsistaient 
à  l'ombre  du  polythéisme.  Nous  en  avons  compté  les  élé- 
ments divisés  et  confus;  mais  l'époque  où  nous  sommes 
parvenus  présente  un  spectacle  différent.  Sous  l'empire 
d'une  nécessité  commune,  à  la  veille  d'être  enveloppées  , 
dans  une  destruction  pareille,  toutes  ces  forces  diverses 
qui  se  neutralisaient  naguère,  se  réunissent,  se  rappro- 
chent et  se  préparent,  moins  par  un  calcul  réfléchi  que 
par  l'instinct  irrésistible  de  la  défense,  à  tenter  de  concert 
un  dernier  effort.  Il  faut  suivre,  à  tous  les  degrés  de  la 
société  romaine,  cette  dernière  et  fébrile  excitation  de 
l'agonie  qui  devait  prendre  pendant  quelques  jours  les 
apparences  de  la  résurreQ'ion. 

Do  toutes  les  formes  di  erentes  qu'avait  revêtues  le 
polythéisme,  la  plus  intacte  en  apparence,  mais  la  plus 
rudement  atteinte  au  fond,  c'était  la  religion  ofricielle, 
elle  fille  de  la  Grèce  et  de  Rome,  produit  raélang(3  des 
souvenirs  de  la  république  et  des  emprunts  de  la  con- 
quête, fondus  par  l'habile  concdiation  des  premiers 


J38        TRANSFORMATION  DU  PAGANISME. 

Césars.  Corrme  elle  s'était  concentrée  tout  entière» 
iVaboid  dans  Tabslraile  divinité  de  la  ville  éternelle, 
puis  dans  la  personne  déifiée  de  l'empereur,  la  défection 
du  souverain  la  faisait  trembler  sur  sa  base.  C'était  son 
Dieu  même  qui  descendait  de  l'autel  et  donnait  l'exem- 
ple de  l'apostasie.  Aussi,  malgré  les  murmures  du  vieux 
sénat  romain,  malgré,  la  répugnance  plus  redoutable 
d'une  administration  qui  ne  se  cabrait  jamais  sous  la 
main  du  maître,  mais  qui  entravait  longtemps  ses  volon- 
tés par  le  poids  de  sa  masse  inerte,  le  vieux  cadre  de 
la  religion  légale  n'aurait  pu  résister  longtemps  ù  rucLion 
continue  du  zèle  et  de  la  puissance.  Si  le  polythéisme 
officiel  n'avait  eu  d'autre  appui  que  les  corps  constitués, 
la  servilité  eût  bien  vite  étouffé  chez  ses  derniers  cham- 
pions les  murmures  du  préjugé  ou  de  la  conscience.  Mais 
il  conservait  des  racines  sur  un  sol  plus  résistant  que 
celui  des  lois  :  il  s'appuyait,  non  sur  les  mœurs  politi- 
ques, mais  sur  les  plaisirs  populaires.  Ce  fut  là  son  der- 
nier et  longtemps  son  inviolable  asile. 

Le  droit  de  se  divertir  aux  frais  de  l'État  et  de  ses 
maîtres  était  pour  le  peuple  de  Rome  le  dernier  des 
droits  politiques.  C'était  le  seul  qu'il  n'eût  jamais  sacrifié, 
et  celui  qui  avait  absorbé  peu  à  peu  tous  les  autres.  L'oné- 
reux devoir  d'amuser  des  concitoyens  demeurait  l'unique 
prérogative  réservée  aux  fonctions  électives.  La  préture 
ne  conservait  plus  guère,  pn  l'a  vu,  que  cette  attribu- 
tion, et  le  revenu  le  plus  clair  du  patrimoine  d'un  noble 
de  Rome  passait  à  décorer  un  cirdue  ou  à  faire  venir  à  ses 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  139 

frais  soit  des  arlistcs  savants  de  la  Grèce,  soit  des  bêtes 
sauvages  de  grand  prix  du  fond  des  déserts  d'Afrique. 
Esclave  partout  ailleurs,  le  peuple  au  cirque  était  maître 
et  se  souvenait  qu'il  avait  été  roi.  Il  exerçait  ce  jour-là 
tous  les  droits  de  la  souveraineté,  y  compris  celui  de  dé- 
cider, par  ses  applaudissements  ou  ses  clameurs,  de  la 
vie  de  ses  sujets  d'un  jour.  Disposant  du  magistrat  qui 
se  ruinait  pour  lui  plaire,  et  de  l'acteur  qui  épuisait  sa 
voix  et  souvent  son  sang  sur  un  ordre  parti  de  la  foule, 
le  parterre  d'un  théâtre  goûtait  avec  les  émotions  d'une 
joie  brutale  l'orgueilleux  plaisir  de  commander. 

Cette  passion  de  jeux  qui  de  la  Grèce  avait  gagné 
Rome,  et  de  Rome  s'était  répandue  par  contagion  sur 
le  monde,  était,  toute  frivole  qu'elle  puisse  paraître,  l'un 
des  obstacles  les  plus  sérieux  que  rencontrât  encore  le 
développement  de  la  religion  nouvelle.  Le  faste  parfois 
cruel  et  toujours  voluptueux,  la  sensuelle  oisiveté  de  tels 
divertissements,  étaient  repoussés  par  l'esprit  comme 
par  la  lettre  de  la  loi  chrétienne.  Parmi  les  jeux  consa- 
€rés,  quelques-uns  ne  pouvaient  à  aucun  prix,  sous  aucun 
prélexte,  être  tolérés  par  l'Eglise  :  c'étaient  ceux  qui 
repaissaient  la  foule  de  la  vue  du  sang  et  de  l'agonie  hu- 
maine. Un  gladiateur  se  faisant  un  jeu  du  meurtre,  un 
chasseur  de  bêtes  féroces  risquant  dans  une  lutte  inégale 
une  âme  rachetée  par  le  Christ,  étaient  des  spectacles 
intolérables  pour  les  regards  d'un  chrétien.  La  pudeur 
chrétienne  n'était  pas  moins  choquée  par  la  nudité  des 
athlètes,  par  les  attitudes  lascives  des  pantomimes  et  les 


1  lO  TnANSFO/JMATION    DU    PAGANISME. 

refrains  erotiques  des  chanteurs.  Les  courses  de  cliars, 
de  chevaux  ou  de  piétons,  les  luîtes  d'adresse,  spectacles 
en  eux-mêmes  peut-être  plus  innocents,  étaient  pour- 
tant regardés  comme  des  passe-temps  frivoles  qui  con- 
sumaient en  vanités  des  moments  précieux,  réclamés 
par  les  soins  du  salut.  Puis  tout,  dans  de  telles  céré- 
monies, rappelait  les  souvenirs  du  paganisme.  Point  de' 
jeu  un  peu  célèbre  qui  ne  fût  consacré  à  la  mémoire 
d'une  divinité;  et  dans  le  rituel  ordinaire  de  ces  solen- 
nités, une  promenade  publiijuc  où  figuraient  les  statues 
des  dieux  était  un  prélude  obligé'.  Enfin,  n'y  eût-il  eu 
que  le  souvenir  encore  mai  elfacé  de  la  persécution,  il 
n'en  eût  pas  fallu  davantage  pour  détourner  les  enfants 
des  martyrs  de  venir  chercher  un  plaisir  bruyant  dans 
les  lieux  tout  baignés  encore  du  sang  de  leurs  pères. 

.-ius-i  la  sentence  de  l'Église  primitive  avait-elle  été 
impiloyable  pour  les  spectacles  de  toute  espèce.  Ce 
n'(''lail  pas  seulement  TertuUien,  avec  sa  fougue  accou- 
tuuiée,  c'était  le  sage  Cyprien  lui-même  qui  avait  fait  de 
leur  interdiction  absolue  un  cas  de  conscience  sans  res- 
îîictiou-.  Lus  antiques  constitutions  apostoliques,  et  plus 


5.  leitulh,  De  spect.,  7  :  Quanta  praeterea  sacra,  i^uanta  sacrificia 
prasredant,  iiitercedant,  succédant;  quct  collcpia,  quot  sacerdotia,  qi;ot 
oflicia  moveautur,  sciuut  hûiniucs  Ulius  uibis  in  qua  dEemoniorum 
conveutus  consedit...  Et  si  pauca  simulacra  conférât,  in  uno  idolola- 
tiia  est. 

2.  l'jicL,  24  :  Numquid  êrgo  snper  est  ut  ab  ipsis  Ethnicis  vespon- 
sum  fla^dtemus?  —  Illi  nobis  jam  renuntiant  an  liceat  Christianis 
spectatulo  uti.  Atqui  hinc  vel  maxime  iatelligunt  factum  Ghristianum 
de  répudie  spectaculorum. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  141 

tard  le  concile  d'Elvire*,  avaient  perlé  sur  la  profession 
d'acteur  et  même  sur  celle  de  cocher  du  cirque  des  ana- 
thèmes  formels.  Enfin  Cyrille  de  Jérusalem,  du  haut 
de  sa  chaire,  s'exprimait  encore  dans  le^  même  sens  : 
«  La  pompe  du  diable,  c'est  la  folie  des  théâtres,  ce  sont 
les  courses  de  chevaux  dans  l'hippodrome,  les  chasses 

dans  le  cirque,  et  les  vanités  du  même  genre 

Ne  gardez  aucun  goût  pour  celle  folie  du  théâtre,  oii 
vous  verrez  les   honteuses  et   indécentes    agaceries 

des  mimes,  les  folles  danses  des  hommes  efTéminés 

Fuyez  même  les  courses  de  chevaux,  spectacle  in- 
sensé et  qui  bouleverse  l'âme.  Ce  sont  là  les  pompes 

du  diable^.  » 
Aucune  décision  de  l'Église  n'était  plus  positive;  mais 

aucune  n'était  moins  obéie.  Chrétien  pour  tout  le  reste, 
consacrant  même  souvent  à  la  défense  du  christianisme 
une  passion  un  peu  aveugle,  un  habitant  d'Antioche  ou  de 
Constantinople  redevenait  païen  le  jour  où  le  cirque  s'ou- 
vrait. La  fureur  du  plaisir  brisait  à  ce  moment  tous  les 
liens  de  la  discipline,  et  rien  ne  contribuait  plus  à  rétablir 
dans  les  grandes  villes  le  crédit  ébranlé  des  magistrats 
païens,  et  à  faire  porter  sur  leurs  noms  tous  les  suffrages, 
que  l'espérance  de  trouver  en  eux  des  amateurs  décidés 
des  plaisirs  populaires,  qu'aucun  scrupule  n'empêche- 
rait d'en  assurer  l'éclat  et  d'en  couvrir  la  dépense'. 

i.  Const.  Apost.  citée  dans  l'introduction  du  tome  I"  de  cette  his- 
toire, p.  143.  —  Conc.  Elv.,  can.  lxii. 

2.  S.  Cyr.,  Catech.  xix,  6. 

3.  Nous  citerons  en  preuve  de  cette  importance  conservée  aux  jeux 


142  TUANSFORMATION    DU    PAT.ANISME. 

"Voisine  du  cirque  était  l'école,  autre  refuge  du  pa- 
ganisme proscrit.  Malgré  les  eiïorls  heureux  que  foisait 
chaque  jour  la  science  chrétienne  pour  s'approprier 
tous  les  secrets  des  lettres  profanes,  malgré  les  modèles 
d'un  art  vif  et  délicat  que  donnaient  déjà  dans  leurs 
écrits  ou  dans  leurs  chaires,  les  Athanase,  les  Eusèbe 
et  les  Cyrille,  le  paganisme  conservait  pourtant  encore 
sur  toute  la  littérature  de  cet  âge  comme  un  droit  de 
paternité.  Il  était  la  souche  primitive  de  toute  poésie,  de 
toute  philosophie,  de  loutje  éloquence  :  la  grefife  chré- 
tienne, non  encore  détachée  de  l'arbre,  n'en  avait  point 
aspiré  toute  la  sève.  Aussi,  même  du  sein  des  familles 
converties  envoyait-on  les  jeunes  gens  achever  dans  les 
écoles  païennes  le  cours  de  leurs  études  profanes.  Ils 
passaient  ainsi  plusieurs  années  au  pied  des  chaires 
de  maîtres  habiles,  consommés  dans  l'art  de  parler 
élégamment.  Ces  sophistes,  comme  ils  se  nommaient 
eux-mêmes  par  un  nom  emprunté  aux  plus  beaux  jours 
du  génie  grec,  n'étaient  point  des  pédants  de  collège, 
enfermés  dans  un  cabinet  et  pâlissant  sur  des  par- 
chemins. Ils  avaient  gardé  sous  le  despotisme  impé- 
rial quelque  chose  des  libres  allures  du  Portique  et 
de  l'Académie  Ils  vivaient  avec  leurs  élèves,  les  en- 
seignant plus  encore  par  leurs  conversations  familières 

publics,  et  principalement  aux  jeux  de  hétes,  même  dans  les  villes 
du'étiennes,  plusieurs  lettres  de  la  volumineuse  coriespondance  de  Li- 
banius,  demandant  des  indemnités  pour  des  magistrats  qui  se  sont  rui- 
nés aux  jeux,  ou  annonçant  des  envois  de  bêtes  féroces  pour  le  cirque 
d'Antiocb.e.  (Liban.,  Ejnst.  218  et  suiv.  458,  etc.). 


TRANSKOUMATION    DU    PAGANISMET.  143 

et  dans  des  promenades,  que  dans  des  leçons  régulières; 
captant  leurs  applaudissements;  prétendant  à  diriger 
leurs  mœurs,  à  former  leurs  croyances,  à  leur  in- 
spirer i»oar  les  Muses  et  leurs  interprètes  un  véri- 
table culte  d'enthousiasme.  Ils  passaient  ainsi  de  ville 
en  ville,  dans  des  courses  triomphales,  partout  at- 
tendus, célébrés,  fêtés,  et  faisant  entendre  à  des  spec- 
tateurs ébahis  d'admiration  quelque  déclamation  sur 
des  points  de  morale,  ou  quelque  amplification  mise  dans 
la  bouche  des  héros  de  l'histoire  ou  de  la  fable.  En  Grèce, 
en  Asie,  partout  où  se  conservait  encore  la  passion  de 
bien  dire,  un  sophiste  était  l'enfant  gâté  de  la  foule. 
Un  groupe  de  disciples  s'attachait  à  ses  pas.  Possédant 
d'ailleurs  dans  leur  tête  la  courte  encyclopédie  du  savoir 
antique,  familiers  avec  Platon  comme  avec  Homère, 
mêlant  comme  Aristote  l'étude  de  la  nature  à  celle  de 
l'âme,  la  physique  à  la  métaphysique,  ces  héritiers  de  la 
Grèce  antique  ne  laissaient  naître  dans  l'intelligence  de 
leur  élève  aucune  question  à  laquelle  ils  ne  se  piquas- 
sent de  répondre;  il  n'y  avait  nul  acte  de  sa  vie  qu'ils  ne  , 
prétendissent  régir.  Et  comme,  par  suite  de  l'importance 
qu'avaient  gardée  les  hommes  de  lois,  l'étude  de  l'art 
oratoire  était  l'indispensable  préliminaire  de  toute  car- 
rière publique,  c'étaient  eux,  en  fait,  qui  préparaient  tous 
les  candidats  aux  grandes  fonctions  de  l'État.  Tous  les 
langs  de  l'administration  étaient  remplis  de  leurs  anciens 
disciples,  demeurés  leurs  admirateurs.  Leurs  recomman- 
dations étaient  écoutées  dans  tous  les  prétoires;  leurs  cor- 


144  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

rospoiulanccs  bien  acciicillios,  même  à  la  cour  :  et  par- 
fois même  on  ne  déilaignait  pas  de  leur  confier  quelques 
emplois  honorifiques,  comme  la  présidence  des  sénats. 
Ils  y  trouvaient  l'occasion  de  consacrer  au  panégyrique 
de  l'empereur  vivant,  on  à  des  invectives  contre  ses 
rivaux  terrassés,  le  flux  d'une  éloquence  verbeuse, 
maladroitement  imitée  de  Cicéron,  de  Pline  et  de 
Quintilien. 

Un  de  ces  derniers  héros  des  lettres  païennes  destiné 
à  jouer  quelque  nMe  dans  l'histoire,  et  dont  le  nom  va 
fréquemment  reparaître,  nous  a  conservé  de  cette  vie 
animée  un  récit  assez  curieux  bien  qu'un  peu  dilTus. 
Par  l'importance  qu'il  se  donne  à  lui-même,  on  juge 
de  l'action  qu'il  exerçait  autour  de  lui  et  du  sentiment 
qu'il  avait  conçu  de  sa  dignité.  Libanius  était  né  à 
Anlioche,  d'une  famille  honorable  bien  que  ruinée,  où 
la  profession  oratoire  était  héréditaire'.  Il  avait  perdu 
son  père  de  bonne  heure,  et  sa  mère  comme  ses  on- 
cles l'auraient  volontiers  détourné  de  la  carrière  des 
lettres;  mais  le  feu  sacré  s'alluma  dès  l'enfance  dans 
son  âme,  et,  bien  que  privé  de  maîtres  habiles  (An- 
tioche  n'en  possédait  pas  alors),  il  se  mit  à  étudier  sans 
guide,  passant  la  journée  dans  la  solitude,  la  tôle  cachée 

1.  Tout  ce  récit  est  tiré  du  discours  de  Libanius,  De  vita  sua,  mor- 
ceau fort  curieux,  mais  d'un  style  coutourué  et  difiicile  qui  eu  lend 
certains  détails  fort  obscurs.  On  ne  saurait  guère  le  comprendre  dans  la 
traduction  qu'en  a  donnée  l'éditeur  Morel ,  et  qui  fourmille  de  non- 
sens.  Les  notes  mises  par  Reiske  à  l'édition  de  Libanius  publiée  à  Al- 
teubourg,1781,  écldircissent  beaucoup  les  difficultés. 


traxsfoumation  du  paganisme.  145 

dans  quelque  livre.  Sosi  ardeur   était  telle   qu'il   ne 
s'aperçut  point  un  jour  d'un  orage  qui  grondait  dans  le 
ciel,  et  que  le  tonnerre  vint  tomber  à  ses  pieds  sans 
qu'il   s'en    doutât.   L'ébranlement  lui  causa  une  dou- 
leur de   tète  qui  ne  le  (|uilta  plus.   Mais  sa  passion 
d'étude  n'en  fut  point  ralentie,  et  bientôt  il  ne  fut  ques- 
tion  dans  Antioche  que  du  jeune  rhéteur  et  de  ses 
travaux.  Antioche  offrait  peu  d'aliment  à  tant  d'aidcur. 
C'était  vers  Athènes,  la  terre  des  souvenirs  et  la  patrie 
des  études,  que  tendaient  tous  ses  vœux.  Il  arracha  enfin 
de  la  tendresse  maternelle  la  permission  de  s'y  rendre. 
Là  les  écoles  ne  manquaient  pas,  et  autour  de  chacune 
une  population  d'étudiants,  bruyante,  animée,  souvent 
dissolue,   mêlait  aux  travaux  littéraires  les  jeux,   les 
courses,  les  débauches,  les  festins  prolongés  dans  la 
nuit.  Chaque  école  était  enrégimentée  sous  un  chef,  et 
c'étaient  entre  ces  compagnies  rivales  des  défis  conti- 
nuels, des  luttes,  des  rixes  qui  souvent  attiratent  les  sé- 
vérités de  la  police  urbaine.  Un  s'enlevait  les  écoliers 
célèbres;   on  se  disputait  les  nouveaux  venus;  puis, 
avant  de  les  admettre  à  tous  les  honneurs  scolaires,  on 
leur  faisait  subir  des  épreuves  burlesques,  pareilles  à 
celles  qui  sont  encore  d'usage  aujourd'hui  dans  beau- 
coup de  nos  grands  établissements  d'instruction   pu- 
blique; on  leur  tendait  des  pièges,  on  leur  jetait  des 
défis  ridicules,  on  essayait  leur  courage  en  assourdis- 
sant leurs  oreilles  de  cris  et  d'injures,  puis  on  les  con- 
duisait au  bain  en  pompe,  et  ce  n'était  qu'après  une 

III.  10 


146  TRANSFOUMATION     DU    PAGANISME. 

abliilioii  solennelle  qu'on  les  recevait  au  rang  d'éco- 
liers ' . 

Libanius,  à  peine  débarqué,  fui  ainsi  arrèléet  conduit 
de  force  à  l'auditoire  d'un  maître  qui  ne  lui  convenait 
guère,  et  nulle  réclamation  ne  le  délivra  de  cette  vio- 
lence. Bon  gré,  mal  gré,  il  lui  fallut  écouter  et  même 
applaudir  une  éloquence  qu'il  ne  goi^itaitpas.  Il  n'y  aurait 
pas  eu  sûreté  pour  lui,  même  «à  se  montrer  froid  dans  son 
approbation,  etil  étaitobligé  de  s'excuser  de  ne  pas  crier 
plus  fort,  sur  la  faiblesse  maladive  de  sa  voix.  Contrarié 
de  voir  ainsi  ses  vœux  trompés,  il  céda,  fort  à  regret, 
se  tenant  à  l'écart  de  ses  camarades  et  ne  prenant  part 
ni  à  leurs  rivalités,  ni  à  leurs  triomphes.  L'école  ne  le 
compta  pas,  dans  ses  jours  de  fête  et  de  lutte,  au  nombre 
de  ses  héros  ;  mais  il  n'en  étudia  que  mieux,  nous  dit- 
il,  et  plus  à  l'abri  des  distractions. 

Au  bout  de  quelques  années,  un  voyage  entrepris 
pour  accompagner  un  ami  l'amena  à  Cone-tantinople. 
Il  y  trouva  de  même  des  écoles  en  lutte  et  des  sophistes 
aux  prises.  L'un  d'entre  eux,  dépité  d'être  vaincu  par  un 
rival  plus  habile,  lui  proposa  de  lui  céder  son  auditoire, 
et  de  le  l'aire  maître  à  son  tour.  L'ollre  fut  acceptée 
avec  empressement  ;  mais  pendant  que  Libanius  se  ren- 
dait à  Athènes  pour  prendre  congé  de  ses  professeurs 
et  s'acquitter  d'un  vœu  qu'il  avait  fait,  son  patron  lui 
manqua  de  parole,  et  à  son  retour  il  trouva  sa  chaire 

1.  s.  Grég.  Naz.,  Or.  xliii,  16. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  147 

remplie  par  un  riyal  que  le  sénal  de  la  ville  et  l'empe- 
reur lui  avaient  préféré.  La  chaire,  en  eiîet,  dépendait 
de  l'autorité  impériale  et  était  payée  des  deniers  de 
l'État.  Le  jeune  rhéteur,  un  instant  déconcerté,  ne  per- 
dit pourtant  pas  courage  et  ouvrit  lui-même  bravement 
an  cours  en  face  de  l'enseignement  officiel.  En  moins 
d'un  mois,  il  avait  quatre-vingts  élèves,  et  la  salle  de  son 
rival  était  vide.  On  désertait  les  courses  de  chevaux  et 
les  spectacles,  pour  venir  entendre  sa  parole.  «  C'était 
l'empereur,  dit-il,  qui  nourrissait  l'un  de  nous  deux; 
mais  c'étaient  les  pères  de  mes  élèves  qui  subvenaient  à 
mes  besoins.  »  De  dépit,  la  faction  vaincue  fit  venir  des 
villes  voisines  un  autre  sophiste  renommé,  appelé  Bé- 
maniue,  fort  bien  placé  dans  la  faveur  de  Constance  et 
dans  l'intimité  de  ses  courtisans.  Libanius  était  un  païen 
strict  et  dévoué  :  Démarque  adorait  aussi  les  dieux; 
mais  il  admettait  plus  d'accommodements.  Ne  rendant 
pas  hommage  au  Dieu  de  Constance,  il  avait  îma;^iné, 
comme  expédient  pour  rester  en  grâce,  d'écrire  le  pa- 
négyrique descriptif  des  belles  églises  que  l'empereuï 
faisait  élever.  Ce  fut  un  de  ces  morceaux  de  rhétorique 
dont  il  essaya  l'effet  dans  un  concours  proposé  à  son 
jeune  rival. 

C'était  un  beau  jour  pour  un  orateur  et  pour  toutô 
une  ville  grecque,  que  celui  où  devait  avoir  lieu,  dans 
l'amphithéâtre,  une  grande  joute  oratoire.  D'avance, 
des  esclaves  parcouraient  les  rues  pour  avertir  les  ama- 
teurs, on  louait  des  banquettes,  on  se  disputait  les  pla- 


l'uS  ÏKAN'SFOUMATION    DU    PAGANISME. 

ces.  Le  sophiste  en  renom  ne  négligeait  rien  pour  éblouir 
les  yeux  de  la  foule.  Sa  luilelte  élait  l'objet  d'un  soini, 
tout  partieulicr  :  il  y  consacrait  une  bonne  part  de 
l'argent  qu'il  lirait  de  ses  leçons.  Ses  cheveux  étaient 
pai'tumés,  ses  joues  emluites  de  fard,  sa  tête  couronnée 
de  lauriers  ou  de  fleurs  arliliciettes,  entremêlées  de 
pierres  précieuses.  Il  y  avait  un  art  d'entrer  à  propos,  de 
répondre  aux  applaudissements  de  la  foule  par  un  salut 
gracieux,  de  se  poser  avec  nonchalance,  en  faisant  briller 
ses  mains  chargées  d'anneaux  de  diamant.  IJémarque, 
riche  et  bon  courtisan,  ne  négligea  sans  doute  aucun 
de  ces  moyens  de  succès,  auxquels  un  rival  pauvre  et  in- 
conim  ne  pouvait  atteindre.  Mais  tous  vinrent  échouer 
devant  le  prestige  du  talent  naissant  et  de  la  jeunesse. 
Malgré  l'appui  des  magistrats  et  la  faveur  souveraine, 
Bémarque  succomba  devant  le  ju,gement  public  :  l'hon- 
neur des  armes  oratoires  demeura  à  Libanius.  La  foule 
le  porta  en  triomphe,  le  chargea  de  couronnes  en  lui 
donnant  les  noms  de  poète  divin,  de  rossignol,  de  roi 
de  l'éloquence,  qu'elle  prodiguait  à  ses  favoris.  En  un 
jour,  Libanius  eut  pris  place  parmi  les  princes  de  la 
parole  '. 

Ses  ennemis  l'attaquèrent  alors  par  d'autres  moyens. 
On  l'accusa  de  devoir  ses  rapides  succès  à  des  arts  illicites. 


1.  Tous  ces  traits  des  habitudes  et  de  la  vie  des  sophistes,  épars 
dans  Eunape  et  Pliilostrate,  ont  été  résumés  dans  un  tableau  très- 
animé  par  M.  Marlha  :  Des  Sophistes  grecs  de  l'empire  romain.  {Revue 
contemporaine;  30  avril,  18Ei7.) 


TRANSFORMATION  DU  PAGANISME.       149 

aux  enchantements  de  la  magie.  Les  prêtres  païens  de 
la  ville,  trompés  par  la  calomnie,  entrèrent  eux-mêmes 
ilans  cette  conjuration,  et  déjà  un  astrologue  qu'on  ac- 
cusait de  complicité  avec  le  rhéteur  était  cité  devant  le  tri- 
bunal et  misa  la  torture.  Libanius,  averti  à  temps,  quitta 
prudemment  la  ville  et  passa  en  Asie.  Sa  réputation  l'y 
avait  devancé,  et  de  l'autre  côté  du  détroit  toutes  les  cités 
se  disputèrent  ses  leçons.  Nicomédie  surtout  les  réclama, 
,  pressée  de  l 'opposer  au  seul  sophiste  qu'elle  possédât  dans 
ses  murailles,  et  dont  l'arrogance  avait  lassé  tous  ses 
élèves.  Il  passa  cinq  années  dans  cette  ville,  qui  furent, 
dit-il,  les  j)lus  heureuses  de  sa  vie,  entouré  des  hommages 
universels,  fêté  parles  plus  riches,  renommé  auprès  des 
plus  pauvres,  à  ce  point,  assure-t-il,  qu'on  chantait  com- 
munément dans  les  rues  les  exordes  de  ses  discours  en 
guise  de  refrains  populaires.  Tant  de  prospérités  ne  man- 
quèrent pas  d'exciter  encore  l'envie.  De  nouvelles  accu- 
sations de  sorcellerie,  d'empoisonnement,  circdlèrent 
bientôt  contre  lui,  répandues  par  ses  rivaux;  on  lui  in- 
tenta un  second  procès  et  l'importance  de  la  cause 
paraissait  telle  aux  yeux  mêmes  du  gouvernement  que, 
malgré  les  soins  urgents  de  la  guerre  de  Perse,  le  pro- 
consul de  Bilhynie  crut  devoir  venir  en  personne  siéger 
sur  le  tribunal,  à  Nicée,  précédé  des  glaives  des  soldats 
et  des  haches  des  licteurs.  Libanius  dut  une  fois  de  plus 
paraître  devant  le  magistrat,  se  disculper  longuement, 
confondre  son  adversaire,  et  faire  tourner  les  attaques 
de  la  jalousie  à  la  gloire  de  son  éloquence.  La  repu- 


150  TRANSFOIUIAirON    DU    PACANISME. 

btioii  qu'il  s'aciiiiit  dans  ces  débats  devint  si  grande 
que  Conslanliuople  eulin  le  regretta,  et  qu'un  ordre 
impérial  vint  le  contraindre  d'y  rentrer.  Il  y  retourna, 
biiMi  à  regret,  redoutant  la  dissipation  d'une  grande 
ville,  et  plus  encore  peut-être  le  voisinage  d'une  cour 
où  ses  opinions  ne  ponvaient  longtemps  plaire  au 
souverain.  Il  n'en  débuta  pas  moins  par  un  i)ané- 
gyricjue  enthousiaste  des  deux  empereurs,  où  il  les 
louait,  en  des  termes  habilement  ménagés,  de  professer 
une  opinion  qui  leur  enseignait  à  ne  pas  craindre  la 
mort,  parce  que  la  vie  de  tout  homme  est  entre  les  mains 
de  Dieu  '.  A  partir  de  ce  moment,  Libanius  était  devenu 
un  personnage  dans  l'État;  ses  discours  occupaient 
la  renommée;  les  gens  en  place  l'écoulaienl,  on  tenait 
compte  de  ses  avis;  des  relations  nombreuses  et  une 
vaste  correspondance  suivie  sur  tous  les  points  de  l'em- 
pire avec  d'anciens  disciples  ^  parvenus  aux  digni-lés 
publiques,  et  bientôt  enfin  les  vicissitudes  inattendues 
des  partis,  devaient  élever  son  rôle  à  une  véritable  im- 
portance politique. 

De  tels  hommes,  car  Libanius  n'était  pas  le  seul,  n'é- 
taient point,  pour  une  cause  même  mourante,  d'inutiles 
champions.   Ils  maintenaient  son  ascendant  dans   les 

1.  Liban.,  Or.  m,  p.  142. 

2.  De  réiiorme  correspondance  de  Li])a  lius,  qui  ne  contient  pas 
moins  de  quinze  cents  lettres,  il  n'y  a  pas  d'exagération  de  dire  qu'au 
moins  un  quart  consiste  en  lettres  de  recommandations  adressées  à  des 
magistrats  auxquels  il  rajjpelle  d'anciennes  relations,  soit  de  maître, 
soit  de  condisciple. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  151 

hautes  régions  du  pouvoir.  Dans  les  bas  fonds  de  la  so- 
ciété, le  paganisme  avait  d'autres  représentants  dont  le 
récit  même  qu'on  vient  de  lire  atteste  assez  l'influence. 
Qu'était-ce,  enetTet,  que  ces  fréquentes  accusations 
d'enchantements  et  de  magie,  assez  habituelles  pour 
-se  reproduire  de  ville  en  ville,  assez  graves  pour  ap- 
peler au  prétoire  le  premier  magistrat  d'une  province'? 
On  s'imagine  difflcilement  ce  que  pouvait  être  le  crime 
de  sorcellerie  parmi  les  adorateurs  des  dieux  païens. 
Quand  on  songe,  en  fait  de  ridicule  mysticisme  et  de 
jonglerie  divinatoire,  à  ce  que  permettait,  ce  qu'or- 
donnait même  le  culte  légal,  combien  d'orgies  sombres 
ou  sanglantes  se  cachaient  à  l'ombre  des  temples  les 
mieux  famés,  combien  d'impostures  se  couvraient  du 
nom  de  l'oracle  de  Delphes  ou  des  augures  de  Rome,  on 
a  de  la  peine  à  comprendre  que  la  crédulité  humaine  eût 
encore  besoin  de  se  donner  carrière  en  dehors  d'un 
champ  si  large.  Mais  une  erreur  délinie,  quelques  formes 
variées  qu'elle  emprunte,  est  impuissante  à  satisfaire  les 
aspirations  de  l'âme  vers  un  monde  inconnu,  son  impa- 
tience des  limites  de  l'intelligence  humaine,  son  inquiète 
curiosité  de  l'avenir.  A  côté  de  tant  de  religions  natio- 
nales, en  face  de  tant  de  superstitions  privées  qu'abritait 
le  foyer  domestique,  il  y  avait  toujours  place,  au  sein  dfe 
la  société  antique ,  pour  les  pratiques  ténébreuses  des 
sciences  occultes.  Des  invocations  d'esprits  ou  de  reve- 
nants, des  mots  sacramentels  prononcés  pour  conjurer  les 
mauvais  sorts  ou  les  diriger  contre  une  victime  désignée. 


152  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

des  philires  pour  faire  naîlreou  troubler  l'amour;  des 
paroles  enchantées  pour  guérir  les  maladies  ou  in- 
tervertir le  cours  des  astres  :  toutes  les  poésies,  toutes 
les  narrations  antiques  en  sont  pleines;  Juvénal,  Pé- 
trone, Lucien,  Horace  et  Virgile  eux-mêmes  nous  les 
font  trouver  à  chaque  pas.  Les  quartiers  reculés  de 
toutes  les  villes  étaient  habités,  toutes  les  campagnes 
étaient  parcourues  par  des  gens  faisant  métier  de  pré- 
dire l'avenir,  d'annoncer  à  chacun  sa  fortune,  ou  de 
faciliter  l'accomplissement  des  vœux  qu'on  leur  recom- 
mandait. Il  y  en  avait  de  tous  les  degrés  et  pour  toutes 
les  classes,  depuis  le  mofJtématicien  qui  lisait  la  des- 
tinée dans  les  astres  et  dressait  le  tlième  natal  de  tout 
enn:int  nouveau-né  ',  jusqu'au  sortilège  qui  interro- 
geait le  sort  par  de  petits  dés  chargés  de  figures  sym- 
boliques, et  jusqu'au  conjecleiir  qui  faisait  métier  d'in- 
terpréter savamment  les  songes 2.  Puis  au  fond  des  sé- 
pulcres se  cachait  l'affreuse  Saga,  pâle,  vêtue  d'une 
robe  noire  retroussée,  les  pieds  nus,  les  cheveux  épars, 
faisant  bouillir  les  ossements  des  morts,  et  souvent  mê- 
lant à  ses  préparations  magiques  le  sang  des  nouveau- 
nés  ou  le  suc  de  plantes  vénéneuses  ^  Un  archéologue  a 
pris  plaisir  à  relever  dans  les  écrivains  classiques  plus 
de  quatre-vingts  moyens  de  connaître  l'avenir,  dont  les 

1.  Cic.,  de  Divinatione,  ii,  42,  47.  —  Suét.,  Atiçj.,  94.  Duiiiit.,  10.  — 
Juvéïi.,  Sat.  6,  V.  579,  etc.,  etc. 

2.  r.ic,  de  Divin.,  i,  18;  ii,  41  ;  i,  5S. 

3.  Columelle,  i,  8.  —  IMart.,  vi,  50.  —  Tiluil.,  i,  2,  v.  41.  —  Hor., 
Sat.,  I,  8,  V.  22  et  suiv.  Epod.,  5.  —  Ovide,  Iléroide  6,  v.  91. 


TRANSFORMATION  DU  PAGANISME.       153 

trois  quarts,  assurément,  étaient  étrangers  aux  cultes 
Jégaux  '. 

Le  polythéisme  officiel  avait  été  longtemps  pour 
toutes  ces  superstitions  à  la  fois  sévère  et  dédaigneux. 
Kien  n'égalait  le  mépris  avec  lequel  un  augure,  qui  ve- 
nait de  chercher  la  volonté  divine  dans  les  entrailles 
d'une  victime,  parlait  d'un  Chaldéen  qui  essayait  de  la 
lire  dans  les  astres.  Cicéron  était  pontife  quand  il  écri- 
vait le  Traité  De  Divinatione,  où  le  défenseur  même  des 
augures  raille  sans  pitié  tous  les  calculs  de  l'astrologie 
judiciaire.  Lfn  initié  des  mystères  d'Eleusis  était  sérieuse- 
ment scandalisé  des  enchantements  d'une  magicienne  de 
carreiour.  Mais  ces  orgueilleusesinconséquencesn  empê- 
chaient pas  la  superstition  d'être  le  fruit  naturel  de  l'ido- 
lâtrie ;  et  malgré  le  mépris  des  gens  instruits,  les  pratiques 
mystérieuses  n'avaient  jamais  compté  autant  de  secta- 
teurs que  dans  les  derniers  jours  de  l'empire.  Ln  littéra- 
ture de  cette  époque  est  très-riche  en  récits  de  sorciers, 
3t  les  ouvrages  d'Apulée  lui-môme  ne  sont  guère  qu'une 
mite  de  contes  de  ce  genre.  Maternus  dédiait  à  Constantin 
an  traité  oii  l'astrologie  était  déduite  par  principes  et  éle- 
vée à  l'état  de  science  mathématique.  Maxence,  à  laveillf 
de  combattre,  avait  eu  recours  à  des  sacrifices  infàmeis 
et  sanglants.  Il  y  a  plus,  l'esprit  nouveau  que  le  chris- 
tianisme répandait  autour  et  en  dehors  de  lui,  les  aspira- 


1-  11  y  a  uu  excellent  exposé  de  toutes  les  superstitions  en  vogue 
sous  l'Empire  dans  Marckliaidt,  faisant  suite  àBecker.  Handbuch  det 
Rœmischen  Alterthûmer,  t.  iV;  p.  99-130. 


154  TUANSl'OUMATION     DU    PAGANISME. 

lions  (l'un  spiriinalisme  niysli(|ue  qu'il  inspirait  môme  5 
ceux  qui  n'adoptaient  pas  son  symbole,  s'accommo- 
daiciil  mieux  de  superstitions  indécises  qui  ne  s'assu- 
jettissaient à  aucune  règle  fixe,  qui  se  prêtaient  à  toutes 
sortes  d'interprétations  symboliques,  que  des  solennités 
légales  où  tout  était  trop  public,  trop  clair  et  trop  piécis. 
Aussi,  pendant  tout  le  cours  des  persécutions,  la  tactique 
Ides  adversaires  du  christianisme  avait-elle  été  de  ranger 
la  doctrine  chrétienne  parmi  les  sciences  occultes.  On 
avait  longtemps  poursuivi  les  chrétiens  comme  des  sor- 
ciers, et  signalé  les  progrès  de  leur  culte  comme  ceux 
d'une  magie  orientale. 

IMais  le  christianisme  vainqueur  venait  de  repousser 
avec  éclat  cette  solidarité.  Lesédits  répétés  de  Constan- 
tin avaient  frappé,  à  plusieurs  reprises,  précisément  cette 
partie  des  croyances  vulgaires  que  ne  protégeait  pas  l'au- 
torité d'un  culte  officiel  :  ses  coups,  qui  épargnaient  le 
polythéisme  légal ,  avaient  porté  sans  ménagement  sur 
toutes  les  superstitions  de  contrebande.  Les  magiciens,, 
les  devins,  les  enchanteurs,  sentaient  toute  la  rigueur 
du  pouvoir  nouveau.  Une  inimitié  commune  les  rap- 
prochait alors  naturellement  des  prêtres  païens  qui  les 
avaient  si  longtemps  méprisés.  Et  des  alliés,  maîtres  des 
imaginations  populaires,  qui  entraient  dans  toutes  les 
cabanes  des  pauvres,  que  mandait  souvent,  dans  l'om- 
bre, une  grande  dame  amoureuse  ou  un  ambitieux 
trompé,  qui  savaient  à  leur  gré  effrayer  ou  séduire, 
n'étaient  point  à  mépriser  pour  une  cause  obligée,  sous 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  155 

peine  de  mort,  de  disputer  au  clergé  chrétien  la  con- 
fiance des  masses  et  des  simples. 

Certains  cultes  étrangers,  d'ailleurs,  admis  et  même 
fort  de  mode  dans  les  rangs  supérieurs  de  la  société 
romaine,  pouvaient  servir  de  trait  d'union  entre  la  ma- 
gie et  la  religion  et  ménager  dans  cette  alliance  la  dignité 
compromise  du  sacerdoce.  Sans  prêter  aux  étymologies 
trop  d'importance,  on  pentcroire  que  ce  n'était  pas  sans 
raison  que  toute  la  sorcellerie  antique  avait  reçu  de  la 
langue  populaire  un  nom  qui  la  rattachait  à  la  religion 
nationale  des  Perses.  Entre  un  magicien  et  un  mage  la 
langue  latine  fait  à  peine  une  différence.  Et  en  effet, 
tandis  que  la  philosophie  cherchait  volontiers  à  faire 
remonter  aux  symboles  de  l'Egypte  l'origine  de  ses  théo- 
ries ou  de  ses  chimères,  la  superstition  se  mettait  de  pré- 
férence à  couvert  derrière  les  cérémonies  empruntées  au 
culte  de  Zoroastre.  Le  rôle  avoué  que  le  système  théogo- 
nique  du  sage  perse  faisait  jouer  au  principe  du  mal,  la 
lutte  qu'il  croyait  reconnaître  entre  des  génies  contraires 
se  combattant  sur  le  théâtre  du  monde,  semblaient  jus- 
tifier à  merveille  les  pratiques  occultes  dont  le  but  est 
d'évoquer  ou  de  conjurer  la  puissance  des  esprits  malfai- 
sants. Aussi  toute  magie  était  ou  passait  pour  être  d'ori- 
gine persane.  Or,  c'est  précisément  à  cette  époque  et»  con- 
curremment avec  tous  les  progrès  du  christianisme,  qu'on 
voit  un  rameau  détaché  du  culte  des  Perses,  depuis  long- 
temps naturalisé  dans  l'empire,  prendre,  sans  motif  ap- 
parent, un  développement  considérable,  qu'attestent  à  la 


156  TUAXSFOItMATION    DU    PACANIS.ME. 

fois  des  iiiscripUuns  recueillies  dans  les  provinces  les  plus 
diverses,  et  les  invectives  répétées  des  docteurs  de  l'É- 
glise ;  c'était  le  culte  de  Millira,  dieu  du  soleil,  le  pre- 
mier des  bons  génies,  le  médiateur  entre  l'homme  et  le 
principe  suprême  de  tout  bien. 

Les  recherches  des  savants  n'ont  point  suffisamment 
éclairci  la  nature  et  l'origine  de  ce  culte.  La  place  que 
tient  le  dieu  Mithra  dans  la  théogonie  de  Zoroastre, 
demeure  un  problème  livré  à  leurs  discussions  et  dont 
riiisloire  générale  n'a  point  d'ailleurs  à  s'enquérir  '. 
Mais  le  fait  à  la  fois  certain  et  curieux  que  tous  les  mo- 
numents démontrent,  c'est  que,  presque  seule  de  toutes 
les  religions  de  l'empire,  l'adoration  de  Mithra  croissait, 
au  milieu  de  la  décadence  universelle  des  dieux,  en 
publicité  et  en  imporlance.  Son  introduction  datait 
à  Rome  des  derniers  temps  de  la  république,  de  la 
guerre  des  Pirates  soutenue  et  achevée  par  Pompée-; 


1.  Voir  à  ce  sujet  Sainte-Croix,  Mi/stcresdu  Paganisme, RYec\ei5  notes 
de  M. (le  S;icy,vol.  ii,p.  121  et  suiv.;  Mémoires  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres,  t.  xvi,  p.  27-2  et  saiv.;  t.  xxix,  p.  TiO  et  suiv.; 
Hammer,  Mémoire  académique  sur  le  culte  solaire  de  Mithra,  Caen, 
1833,  eh.  I.  —  Cet  écrit  contient  d'excellentes  indications  sur  tous  les 
textes  des  auteurs  anciens  et  moilernes,  relatifs  au  culte  de  Rlitlira- 
p.  190. — De  ces  diverses  dissertations  il  semble  résulter,  pour  un  appré- 
ciateur ignorant,  que  Mithra  était  une  divinité  antérieure  au  système 
de  Zoroastre,  à  laquelle  ou  avait  lait  assez  irrégulièrement  place  dans 
la  théogonie  renoux  elée  de  ce  grand  sage.  Les  Romains  le  prenaient 
volontieis  pour  le  dieu  du  Soleil,  et  l'assimilaient  à  Apollon.  Mais  le 
soleil  est  plutôt  un  des  emblèmes  de  la  nature  de  Mithra,  que  sa  per- 
sonnification. Voir  aussi  les  mémoires  de  M.  Lajard,  Paris  1847,  suris 
culte  de  Mithra. 

2.  Plut.,  P(jȔ/iee,  24. 


TP.ANSFORMATION   DU   PAGANISME.  157 

son  adoption  officielle,  du  règne  de  Trajan'.  Mais  sa 
vaste  diffusion  ne  commence  qu'avec  le  règne  des  \n~ 
tonins,  et  on  la  suit,  presque  sans  décroissance,  jusqu'à 
la  fin  même  du  iv^  siècle.  On  rencontre  les  emblèmes 
milhriaques,  les  deux  porte-flambeaux,  le  lion,  le  cor- 
beau, le  griffon,  le  taureau  mystérieux,  sur  les  ruines 
des  anciens  monuments  d'Italie,  d'ilelvétie,  des  Gaules, 
de  Germanie,  de  Norique,  de  Pannonie,  du  pays  des 
Daces^.  On  voit  jusqu'au  milieu  du  règne  de  Constance, 
des  consuls,  de  hauts  dignitaires  de  l'État,  prendre  sur 
les  inscriptions,  à  côté  du  litre  de  leurs  fonctions,  celui 
des  charges  sacerdotales  bizarres  dont  ils  élaicnt  investis 
dans  ce  culte  exotique  ■".  Le  lemple,  ou  comme  on  l'ap- 
pelait, l'antre  de  Milhra,  subsistait  dans  les  souterrains 
du  C;ipitole  et  ne  fut  fermé  que  sous  le  règne  de  Gra- 
lien.  Celte  popularité  n'était  point  due  à  l'appât  du 
plaisir  ou  de  la  licence.  Nulle  initiation,  au  contraire, 
n'était  plus  longue  et  plus  laborieuse  :  douze  épreuves 
tentaient  la  patience  el  le  courage  des  novices.  Il  fallait 

1.  H  animer,  p.  21. 

2.  Haminei',  chap.  vu,  analyse  avec  soin  plus  de  quatre-vingts  de 
ces  monuTuents  trouvés  principalement  dans  le  Tyrol  et  en  Transyl- 
vanie. Le  plus  considérable  est  à  la  villa  Borghèse  à  Rome. 

3.  Voir  la  collection  de  cis  inscriptions  dans  le  même  chapitre 
d'Hanimer.  Sous  le  n»  13  on  voit  des  questeurs;  sous  les  n"»  30  et  31, 
des  Clariss'mes  dédier  des  monuments  à  Mitlira,  en  se  servant  des  mots 
consacrés  :  Tradiderunt  Heliaca,  hierocoracia,  leonfica,  etc.,  correspon- 
dant aux  degrés  d'initiation  représentés  par  les  emblèmes  du  soleil, 
des  lions  et  des  corbeaux.  Les  incriptions  sont  pour  la  plupart  des 
années  3'i4,  347,  350,  etc.  — Beugnot,  Destruction  du  Paganisme,  t.  i, 
p.  160.  —  Voir  Orclli,  Inscr.  lat.  ampl.  coll.,  t.  i,  p.  3U  et  suiv.;  406 
cl  suiv. 


158  TRANSFOKMAÏION     DU    PAGANISME. 

traverser  une  rivière  à  la  nage,  ?e  précipiter  dans  le  feu, 
soullVir  la  laini  el  la  ^oïï,  endurer  la  fatigue  et  le  l'roid, 
s'exposer  à  des  coups  de  fouet  répétés  '.  A  chacune  de 
ces  épreuves  correspondait  un  degré  d'ii.itiation  figuré 
par  l'image  d'un  animal  symbolique.  Quelque  chose  de- 
vait donc  évidemment  attirer  les  âmes  vers  ces  mys- 
tères, en  dépit  des  rigueurs  de  leur  abord,  et  ce  ne 
pouvait  élre  que  la  ressemblance,  soit  artificielle,  soit 
fortuite  qu'ils  présentaient  avec  certaines  doctrines  du 
christianisme,  et  l'emprunt  qu'ils  avaient  faits  d'un  cer- 
tain nombre  de  ses  cérémonies.  On  y  retrouvait  une 
sorte  de  baptême  pour  la  purification  des  péchés,  une 
onction  d'huile  sainte  qui  rappelait  la  confirmation; 
deux  ordres  de  sacrifices,  l'un  sanglant,  consistant  dans 
l'immolation  d'un  taureau  et  reproduisant  ceux  de  l'an- 
cienne loi  juive,  l'autre  se  bornant  à  une  oblation  de 
pani  et  de  vin  pareille  à  celle  de  l'Eucharistie  -.  Ce  sont 
les  docteurs  chrétiens  eux-mêmes,  c'est  Tertullien,  c'est 
saint  Jérôme  qui  signaient  ces  ressemblances,  non  sans 
quelque  inquiétude.  Cette  imitation  visible  leur  fait  re- 
douter une  rivalité  dangereuse.  Et  en  effet,  des  espéran- 
ces d'une  vie  future  plus  nettement  exprimées  que  dans 
les  religions  ordinaires  de  l'antiquité;  des  aspirations  ar- 
dentes vers  une  régénération  morale;  la  prome.se  de  la 
rémission  des  péchés  et  de  la  purification  de  l'àme,  fai- 

1.  s.  Grég.  Nnz.,  Or.  iv,  70,  avec  les  scolies  d'FIie  de  Crrte. 

2.  Teitull.,(/e/>rt])t.,  o ;de Prcescriptione hœreticorum,  40. — S.  Justin, 
Dialogus cumTrtjphone,10 ;  ApoL,  i,  66. — S.3év.,ad  l.œtamepist.,c\n, 
— Orig.,  adv.  Cclsum,  i,  22.  —  Firm.  Mat.,  De  error.  prof,  rel.,  ch.  28. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  159 

saient  du  culte  de  Milhra  comme  une  contre-épreuve 
affaiblie  du  christianisme  ',  plus  propre  peut-être  qu'au- 
cune autre  forme  du  polythéisme  à  soutenir  la  lutte 
contre  la  religion  nouvelle.  De  là  sa  faveur  marquée 
parmi  les  magistrats  el  les  courtisans  qui  n'avaient  pas^ 
encore  désespéré  du  triomphe  des  dieux.  Pour  tenter 
de  nouveaux  combats  contre  le  Christ,  on  espérait  trou- 
ver en  Mithra  un  puissant  auxiliaire. 

Telles  étaient  les  forces  diverses,  considérables  mais 
divisées,  dont  disposait  encore  le  paganisme.  C'était  une 
armée  puissante,  mais  en  désordre  et  débandée.  Pour- 
tant ,  qu'une  doctrine  prît  naissance  dans  le  sein  de  la 
philosophie,  assez  vaste  pour  tout  embrasser  dans  son 
sein;  qu'un  chef  s'élevât  dans  l'empire,  assez  éner- 
gique pour  tout  réunir  sous  une  seule  main,  un  der- 
nier effort  était  encore  possible  et  un  dernier  espoir 
était  permis. 

Ce  système,  et  bientôt  ce  chef  se  trouvèrent.  C'est 
du  sein  de  la  nouvelle  école  philosophique  d'Alexandrie 
qu'ils  devaient  sortir. 

Nous  avons  fait  connaître  le  but  que  s'était  proposé 
cette  philosophie.  C'était,  on  l'a  vu,  un  système  destiné 

1.  TertulL,  dePrœscript.,ibi(l.  Etimaginem  resurrectionis  induit.— 
S.  Justiu.D/a/.  cum  Tryph.  loc.  cit.,  Quando  autem  ex  virginegenitura 
audiû  Persex;m.  —  L'idée  de  l'enfantement  de  Persée  par  uue  vierge 
tenait  uue  grande  place  dans  le  culte  de  Mithra,  et  c'était  à  cette  tradi- 
tion, évidemment  d'origine  chrétienne,  (^ue  se  rattachait  le  graile  mi- 
thriaque  intitulé  Pe?wca.  On  trouve  aussi  sardes  inscriptions  mithria- 
ques  ces  mots  d'appaience  chrétienne  :Iii  a6terniua  renatus.  COielli, 
p.  409,  inscr.  2352.) 


IGO  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME, 

à  ivunir  dans  un  vnsto  éclocti^me  toutes  les  doctrines 
de  si)irilualisme  et  de  morale  élevée  qu'avait  produites 
la  science  des  Grecs.  La  subtile  dialectique  de  l'école 
d'Élée,  la  Théodicée  de  Platon,  moins  nuageuse  et 
plus  accessible  à  l'intelligence  humaine,  la  métaphy- 
sique solide  et  raisonnée  d'Aristote  :  toutes  ces  formes 
diverses  de  la  pensée  grecque,  parties  d'une  aspiration 
commune  vers  l'iiifini,  mais  longtemps  séparées  par  des 
querelles  d'école,  Plotin  et  ses  disciples  avaient  entre- 
pris de  les  pacifier  par  une  ingénieuse  conciliation.  Ils 
avaient  poursuivi  cette  tentative  de  paix  à  tous  les  degrés 
de  la  science,  depuis  l'analyse  des  fa<îultés  de  l'âme  jus- 
qu'à la  description  de  la  nature  de  Dieu.  Leur  Dieu  triple 
et  un,  pâle  contrefaçon  de  la  Trinité  chrétienne,  résu- 
mait dans  sa  multiple  nature  les  trois  formes  que  la 
Grèce  avait  fait  prendre  à  l'idée  de  Dieu  :  l'abstraite 
unité  de  Parménide,  le  Démiurge  du  Timée  et  le  mo- 
teur immobile  du  philosophe  de  Stagyre^  Ala  faveur 
de  cette  union,  plus  nominale  que  réelle,  les  diverses 
sectes  philosophiques  avaient  momentanément  posé  les 
armes;  et  bientôt ,  réunies  plus  efficacement  encore  par 
une  haine  commune,  elles  avaient  tourné  contre  le  chris- 
tianisme vainqueur  leurs  forces  trop  longtemps  épuisées 
par  des  luttes  intestines. 

Ce  qu'elle  avait  fait  pour  la  philosophie  ,  l'école  néo- 
platonicienne d'Alexandrie  était  fatalement  appelée  à 

1.  Voir  Première  partie  de  cette  Mstoire,  t.  i,  p.  360  et  suiv.;  et 
t.  II,  Éclaircissement  A,  p.  417-423. 


TRANSFORMATION  DU  PAGANISME.       i6I 

l'essayer  tôt  ou  tard  pour  le  culte.  Elle  devait  tenter, 
entre  les  religions  diverses,  la  même  conciliation  éclec- 
tique qu'elle  avait  su  habilement  faire  régner  entre  les 
systèmes  métaphysiques.  La  polémique  qu'elle  avait 
entreprise  contre  le  christianisme,  la  popularité  dont  elle 
jouissait  dans  les  rangs  des  païens,  tout  lui  faisait  un 
devoir  et  presque  une  nécessité  de  devenir  ainsi  le  point 
central  et  comme  la  citadelle  du  polythéisme  aux  abois. 
Longtemps,  il  est  vrai,  elle  avait  hésité  à  descendre 
dans  l'arène  populaire.  Fortement  attachée  aux  formes 
extérieures  du  vieux  culte  qui  représentait  pour  elle  le 
brillant  passé  de  la  Grèce,  elle  éprouvait  pourtant  pour 
les  pratiques  de  la  religion  commune  le  dédain  secret 
qui  convenait  à  une  héritière  de  Socrate  et  de  Cicéron. 
Plolin,  Porphyre  même,  bien  qu'ennemis  très-déclarés 
du  christianisme  et  respectant  dans  la  religion  établie  le 
soutien  de  l'État  et  la  tradition  des  ancêtres,  n'étaient  au 
fond  que  des  déistes  déguisés;  ils  toléraient  la  pluialité 
des  dieux  comme  un  utile  préjugé,  et  ne  voyaient  dans 
les  récits  de  la  mythologie  que  des  symboles  poétiques 
de  vérités  cachées  au  vulgaire.  Mais  ces  rapports  de  poli- 
tique et  de  politesse,  composés  d'hommages  extérieurs  et 
ide  réserves  discrètes,  qui  avaient  subsisté  si  longtemps 
entre  la  i)hiIosophie  et  la  religion  grecques,  ne  pouvaient 
plus  être  maintenus  par  ces  temps  d'orage  où  tout  péris- 
sait dans  le  même  tourbillon.  Une  alliance  plus  intime 
était  nécessaire  pour  faire  face  à  une  destruction  mena- 
çante. Le  polythéisme  décrédité  demandait  aux  philoso- 

HI.  11 


162       TRANSFOHMATION  DU  PAGANISME. 

plies  (le  le  relever  dans  l'estime  des  s^ges.  La  |)liiloi=o- 
pliie  délrùnée  avait  aussi  besoin  elle-nièine  de  chercher 
des  appuis  dans  la  foi  populaire.  Unir  fortement  ces  dé- 
bris de  religion  et  de  philoso[)hie  vaincues,  enlacer  l'un 
à  l'autre  fous  ces  tronçons,  c'était  la  condition  indis- 
pensable pour  tenter  de  nouveau  une  lutte  désespéii';!. 
L'école  alexandrine  le  sentit  et  entreprit  cette  tâche  soiis 
les  yeux  mêmes  et  malgré  la  répugnance  de  Porphyre. 
Deux  doctrines  en  particulier,  empruntées  à  la  mcla- 
physique  et  à  la  psychologie  de  Plotin  lui-même,  pou- 
vaient se  prêter,  pour  le  but  qu'il  s'agissait  d'atteindre,  . 
à  une  interprétation  élastique.  Des  trois  personnes  ou 
hyposlases,  l'Unité ,  l'Intelligence  et  l'Ame,  qui  consti- 
tuaient, dans  le  système  néoplatonicien,  la  triple  unité 
du  Dieu  suprême,  une  seule  communiquait  avec  le  monde 
dont  elle  avait  réglé  et  maintenait  l'ordonnance  :  c'était 
l'Ame,  unique  cginal  de  communication  entre  l'infini  et 
le  fini,  entre  l'éternité  et  le  temps,  entre  l'être  pur  et 
absolu  et  les  phénomènes  changeants  d'un  monde  mobile. 
L'Ame  divine  était  l'auteur  direct  de  l'univers  sensible. 
Mais  cette  âme  elle-même ,  seule  personne  divine  en  re- 
lation avec  le  monde,  ne  l'avait  pas  fait  sortir  du  néant 
tout  entier,  et  d'un  seul  coup,  par  un  fiai  créateur,  à 
l'exemple  du  Dieu  de  la  Genèse.  C'était  au  contraire  par 
une  série  d'émanations,  par  une  suite  de  chutes  succes- 
sives, que  la  vie,  détaché,e  de  la  triade  suprême  où  elle 
résidait  essentiellement,  était  venue  enfin  animer  la  ma- 
tière encore  informe  dont  l'univers  était  sorti.  Une  série 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  163 

d'êtres  intermédiaires  s'engendrant  l'un  l'autre,  une 
série  d'âmes  individuelles ,  comme  on  les  nommait  pour 
les  distinguer  de  l'Ame  générale  et  suprême,  peuplaient 
ainsi  tout  l'intervalle  qui  sépare  la  nature  de  son  premier 
et  éternel  piancipe.  Au  sommet  de  cette  chaîne  étaient 
les  corps  célestes,  les  astres  glorieux  et  brillants;  au 
centre,  l'âme  humaine  ;  le  dernier  anneau  était  formé 
par  la  matière  brute  et  inorganique.  Sur  celle  longue 
échelle  il  était  focile,  on  le  voit,  de  placer  toute  une 
théogonie  pareille  à  celle  d'Hésiode  ou  de  Zoroastre. 
Au-dessus  de  l'homme,  au-dessous  de  lui,  plus  dégagés 
de  la  matière  ou  plus  absorbés  en  elle,  on  pouvait  ima- 
giner des  êtres  protecteurs  ou  malfaisants,  des  dieux, 
des  démons,  desgénies.  Tout  l'Olympe  des  Grecs  pouvait 
habiter  à  des  degrés  divers,  mais  à  l'aise,  sur  les  pentes 
de  cette  dégradation  de  l'être.  Plotin  lui-même,  et  sur- 
tout Porphyre,  ne  s'étaient  pas  complètement  refusés  à 
des  assimilations  de  ce  genre.  Ils  avaient  consenti  plus 
d'une  fois  à  donner  aux  êtres  supérieurs  à  l'homme  que 
recoimaissait  leur  philosophie  le  nom  des  dieux  de  la 
Grèce,  à  attribuer  aux  astres,  aux  corps  lumineux,  par 
exemple,  une  action  directe  non-seulement  sur  le  mondr 
physique,  mais  sur  la  destinée  des  êtres  raisonnable 
et  moraux.  Ces  ambages  d'une  pensée  enveloppée 
de  poésie  avaient,  il  est  vrai,  dans  leur  bouche,  le  ca- 
ractère d'allusions  symboliques  plutôt  que  d'une  doc- 
trine  bien  arrêtée  ^    Entre  les  mains  de  leurs   dis- 

1.  Ces  très-rapides  extraits,  dont  nous  n'ignorons  nas  l'insulTisance, 


164  TRANSFOUMATION    DU    1'A(;ANISME. 

ciplGS  il  en  devait  être  tout  autroincnl.  Ce  qui  n'i'lait 
que  l'accessoire  pouvait  devenir  le  principal;  ce  qui 
n'élail  qu'une  concession  laite  à  des  préjugés  populaires 
pouvait  devenir  le  fondement  de  toute  une  doctrine, 
et  par  celte  porte  laissée  ouverte,  toute  la  mythologie, 
toutes  les  mythologies  même,  pouvaient  rentrer  avec  les 
honneurs  philosophiques. 

Telle  était  la  première  planche  de  communication,  le 
premier  pont  jeté ,  pour  ainsi  parler,  entre  la  philoso- 
phie néoplatonicienne  et  le  polythéisme.  Mais  ce  n'était 
pas  tout:  l'école  d'Alexandrie  ne  faisait  pas  seulement 
descendre  l'âme  humaine,  par  une  suite  de  chutes  suc- 


sont  tires  du  livre  5  des  Ennéades  de  Plotin,  et  dos  traités  de  Porphyre, 
de  Abstinentia  et  de  Antro  Ni/mpharum,  très-savamment  analysés  par 
M.Jules  Simon  :  Histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  t.  \,  p.  497  et  suiv.; 
t.  II,  p.  128  et  suiv.  et  par  M.  H.  Vaclierot,  Histoire  critique  de  l'école 
d Alexandrie,  t.  i,  p.  458  et  suiv.;  t.  ii,  p.  105  à  110.  Les  questions  se 
pressent  dans  la  pensée  devant  ces  importants  sujets,  et  ce  n'est  mal- 
heureusement pas  dans  une  histoire  générale  qu'il  est  possible  de  les 
traiter,  encore  moins  de  les  résoudre.  Comment,  dans  le  système  de 
Plotin,  l'Ame  créait-elle  le  monde?  Est-ce  par  émanation,  de  manière 
à  y  rester  mêlée  et  à  en  demeurer  la  substance  commune  ?  Qu'est-ce 
que  cette  matière  avec  laquelle  l'Ame  communique,  et  dont  la  partici- 
pation yilus  ou  moins  grande  constitue  les  diverses  catégories  d'êtres? 
De  quel  genre  d'existence  est-elle  douée,  puisque  l'Être  absolu  réside 
dans  la  triade  divine,  etc?  Est-elle  simplement  le  néant,  le  non-étre?... 
Et  alors  comment  l'Être  peut-il  entier  en  rapport  avec  lui?  D'où  peu- 
vent provenir  des  êtres  malfaisants  dans  un  système  où  tout  être  émane 
du  Bien  suprême  et  y  reste  attaché  sans  jamais  s'en  séparer  complète- 
ment? etc.,  etc.  Toutes  ces  questions  auraient  besoin  d'être  examinées, 
et  sur  beaucoup  de  points  on  ne  pourrait  arriver  à  une  clarté  que  la 
subtilité  philosophique  a  souvent  eu  pour  but  de  fuir  plutôt  que  de  re- 
chercher. Mais  on  conçoit  que  nous  ne  puissions  en  aucune  manière 
nous  y  arrêter  ici.  Voir  aussi  la  savante  traduction  des  Ennéades  de 
M.  Douillet,  Paris,  1857,  et  les  dissertations  qui  la  précèdent. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  165 

cessives ,  des  hauteurs  de  l'Être  absolu  :  elle  lui  ensei- 
gnait aussi  à  y  remonter  par  l'étude  et  par  la  vertu.  A 
l'aide  de  la  logique  péripatéticienne  et  de  la  dialectique 
de  Platon,  par  l'efTort  combiné  des  Catégories  et  des 
Idées,  elle  élevait  l'intelligence  de  l'homme  ju;  qu'à  ces 
notions  du  bien,  du  beau,  de  l'Être,  dont  l'ensemble 
constitue  la  Divinité.  Les  sens,  l'analyse,  le  raisonne- 
ment, toutes  les  facultés  de  l'âme,  conjointement  mises 
en  œuvre  et  exercées  avec  puissance, conduisaient  les  dis- 
ciples de  Plotin  jusqu'aux  plus  hautes  régions  de  la 
métaphysique.  Là  ,  pourtant ,  se  rencontrait  un  point 
que  toutes  les  forces  de  la  pensée  seule  ne  pouvaient 
atteindre,  un  voile  que  la  raison  seule  ne  pouvait  soule- 
ver. La  première  hypostase  de  la  Triade,  l'Unité  pure, 
le  Bien  par  essence,  l'Absolu  exempt  de  tout  phénomène 
et  étranger  à  toute  affection,  l'Être  sans  nom,  comment 
la  connaissance  humaine  pouvait-elle  l'aborder?  Dans 
cet  abîme  aucun  regard  ne  peut  plonger  :  dans  cette 
région  du  silence  aucune  voix  ne  peut  se  faire  enlendre. 
L'être  créé,  contingent,  mobile,  ne  peut  entrer  en  au- 
cune relation  avec  l'immutabilité  pure.  Aussi  n'est-ce 
par  aucune  faculté  humaine  que  l'homme,  dans  le  sys- 
tème néoplatonicien ,  se  met  en  communication  avec 
cette  suprême  forme  de  l'I^^tre  divin  :  c'est  au  con- 
traire par  une  faculté  supérieure  à  lui,  qui  l'enlève  à  son 
essence,  le  transfigure  et  l'absorbe.  Ce  ([ue  la  raison  ne 
peut  lui  faire  connaître,  l'extase  le  lui  révèle.  Sous  le  nom 
d'extase,  l'école  néoplatonicienne  entend  non  une  fa- 


ICC  THANSrOlOlATlON     DU    l'ACAMSME. 

ciillô,  niais  un  élat  de  l'àme.  C'est  l'être  individuel  qui 
disparaît  et  qui  se  perd  dans  la  conlemplation  de  l'êlre 
inlini  dont  il  est  sorti  autrefois,  auquel  il  doit  retourner 
un  jour.  Un  vif  amour  de  la  vérité,  une  soif  de  la 
posséder,  suppriment  pour  un  moment,  dès  ici-bas, 
les  limites  de  la  nature  finie  et  lui  permettent  de  s'abreu- 
ver et  de  se  fondre  dans  la  source  même  de  son  être. 
Ce  n'est  point  alors  l'âme  qui  connaît  Dieu,  c'est  Dieu 
qui  descend  en  elle  :  il  n'y  a  pas  deux  êtres,  l'un  con- 
naissant, l'autre  connu;  il  n'y  a  plus,  pour  parler  le 
langage  technique  ,  un  sujet  et  un  objet  de  la  connais- 
sance; l'homme  ne  connaît  pas  Dieu,  il  est  fait  Dieu 
pour  un  instant  :  l'éclair  de  l'extase,  en  le  touchant, 
l'a  déifié.  Il  participe  aux  conditions  de  cette  naturedi- 
vine  qui  ne  peut  avoir  d'autre  objet  d'amour  et  d'intel- 
ligence qu'elle-même,  et  pour  qui  être, aimer  et  penser 
sont  une  seule  chose  ', 

Cette  théorie  de  l'extase  est  le  sommet  de  toute  la 
doctrine  néoplatonicienne.  L'extase  est  le  terme  dernier 
de  toute  connaissance,  et  le  couronnement  de  la  vertu 
parfaite.  L'extase  n'est  pas  le  partage  de  tout  le  monde. 
C'est  par  un  patient  amour  du  vrai ,  par  une  constante 
pratique  du  bien;  c'est  par  la  morlificalion  des  sens  ,  le 
détachement  des  passions,  c'est  par  le  mépris  du  corps 
et  delà  terre,  que  le  sage  de  Plotin  doit  mériter  celte 

1.  Plotin.,  Ennéades,  i,  iv  et  vi.  — Porphyre,  Vila  Plotini.  —  Jules 
Simon,  t.  I,  p.  555  et  suiv.  —  Vaclierot,  1. 1,  p.  534  et  suiv.;  t.  ii,  p.  110 
et  suiy. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  167 

anlicipalion  de  l'immortalité  divine.  C'est  en  cessant 
d'être  homme  qu'il  peut  se  rendre  digne  de  devenir 
Dieu.  Des  pratiques  austères  renouvelées  de  Pythagore, 
excitées  peut-être  encore  par  l'émulation  des  exemples 
chrétiens,  avaient  seules  révélé  à  Plotin  l'existence  de 
cet  état  surnaturel.  Porphyre  en  traçait  le  tableau  dans 
son  traité  de  l'Abstinence ,  et,  empruntant  presque  les 
paroles  de  l'Esprit-Saint,  il  engageait  les  hommes  à  pu- 
rifier leur  corps,  comme  le  temple  où  doit  descendre 
la  gloire  de  Dieu.  Sa  lettre  à  sa  femme  Marcelle  respire 
le  môme  enthousiasme  d'austérité.  Son  dégoût  des  choses 
de  la  terre  était  même  poussé  si  loin,  qu'il  fallut  l'inter- 
vention de  Plotin  pour  le  détourner  du  suicide.  Et  lui- 
même  cependant,  malgré  tant  d'efforts,  n'avait  goûté 
que  rarement  les  douceurs  de  l'extase.  «  Pour  moi, 
dit-il,  en  racontant  les  merveilles  de  la  vie  de  son  maî- 
tre, je  n'ai  été  uni  qu'une  seule  fois  à  Dieu,  à  l'âge  de 
quaranle-huit  ans.  » 

Qui  le  croirait,  pourtant?  Cette  doctrine  de  l'extase, 
où  respire  un  parfum  si  touchant  de  sainteté,  cette 
essence  épurée  d'amour  divin,  était  précisément  ce  qui 
devait  fournir  aux  disciples  de  Porphyre  lui-même  le 
moyen  de  faire  rentrer  par  un  nouveau  détour  dans  leur 
système  les  plus  basses  et  les  plus  grossières  pratiques  de 
la  superstition.  Ce  qu'il  y  avait  d'insaisissable  pour  l'in- 
telligence dans  cette  transformation  momentanée  de 
l'âme,  ce  qu'il  y  avait  de  merveilleux  dans  cette  apo- 
théose de  l'individu ,  cette  action  mystérieuse  de  la  Di- 


1G8  TUANSFOHMATION    DU    PAGANISME. 

vinilé  sur  rinléricur  de  l'homme,  ces  vues  ouverlcs  sur 
un  monde  surnaturel ,  c'était  là  ce  qui  devait  servir  de 
transition  pour  ramener,  par  degrés, au  sein  même  delà 
philosoi»hie,  tous  les  prestiges  de  l'idolâtrie  populaire. 

Les  liens  qui  unissent  la  double  substance  dont  notre 
être  est  composé,  sont  si  subliîs,  en  efl'et,  et  si  délicats, 
que  de  l'enthousiasme  de  l'âme  à  l'exaltation  des  nerfs 
il  n'y  a  qu'un  pas  facile  à  franchir.  Au  lieu  de  se  pré- 
parer à  l'exlase  par  le  long  exercice  des  vertus  morales, 
qu'on  essayât ,  par  exemple ,  de  s'y  élever  brusquement 
par  l'eiret  d'excitations  physiques,  de  pratiques  ou  de 
paroles  consacrées;  qu'on  fît  dépendre  la  présence 
eflicaceet  salutaire  de  Dieu  dans  l'âme,  non  de  l'habitude 
de  se  perdre  dans  la  contemplation  de  son  essence,  ou 
d'un  vif  désirde  s'élever  jusqu'à  lui,  mais  d'une  manière 
convenue  de  l'invoquer,  d'une  forme  liturgique  de  cé- 
rémonies et  de  prières  :  à  l'instant  on  quittait  la  voie 
d'un  mysticisme  idéal  pour  rentrer  dans  les  sentiers 
battus  du  polythéisme.  Ce  fut  là  ce  que  fit,  au  bout  de 
très-peu  d'années,  toute  l'école  néoplatonicienne.  En 
changeant  les  conditions  de  l'extase,  elle  en  changea 
aussi  toute  la  nature.  Au  lieu  d'écouter,  dans  le  silence, 
la  parole  intérieure  révélée  par  la  philosojjhie,  on  la  vit 
retourner  au  pied  des  autels,  dans  l'antre  des  oracles 
ou  des  sibylles.  Les  évocations,  les  chants  magiques,  les 
sacrifices  sanglants,  reparurent  comme  autanlde  moyens 
de  produire  l'extase,  en  élevant  l'homme  à  Dieu  ou  en 
faisant  descendre  Dieu  vers  l'homme.  Avec  une  inlerpré- 


\ 


TRANSFORMATION     DU    PAGANISME.  1G9 

talion  mystique,  avec  une  direction  d'intention  morale, 
on  en  revint  à  sanctifier  toutes  les  bizarreries  de  l'ima- 
gination ou  de  la  crédulité.  Dos  régions  éthérées  de  l'en- 
thousiasme, on  retomba,  sans  transition,  dans  la  fange 
de  la  magie.  Cette  pente  etcette  chute  n'ont  été  que  trop 
souvent  l'histoire  des  mysticismes  humains. 

Porphyre  vécut  assez  pour  voir  poindre  et  pour  dé- 
plorer cette  métamorphose.  Il  vit  construire  sous  ses 
yeux  toute  une  théorie  dont  le  but  était  de  faire  consi- 
dérer les  pratiques  du  culte  extérieur  comme  des  recettes 
mécaniques  pour  produire  l'extase  et  qui  arrivait  par  là 
à  leur  donner  un  caractère  de  légitimité  aux  yeux  de  la 
philosophie.  Cet  art  nouveau  reçut  un  nom  particulier. 
On  l'appela  la  tliéurgie,  l'action  de  Dieu  ou  l'art  de  pro- 
duire Dieu.  11  y  eut  une  science,  plus  matérielle  que  mo- 
rale, ayant  pour  but  avoué  d'appeler  Dieu  sur  la  terre. 

Le  vieux  maître  s'en  effraya  ;  cette  grossière  traduc- 
tion de  ses  rêveries  lui  causa  une  indignation  qu'il 
exprima    presque   sans   prudence.    Dans    une    lettre 
adressée  au  prêtre  égyptien  Anébon,  il  fit,  avant  de 
mourir,  assez  rudement  le  procès  aux  adeptes  du  nouvel 
art  et,  à  leur  occasion,  à  la  mythologie  tout  entière.  Il 
s'efforce,  dans  ce  traité,  de  démontrer  aux  nouveaux 
enthousiastes  qu'ils  rabaissent  et  déshonorent  l'idée  de 
Dieu.  ((  Les  dieux  sont  impassibles,  dit-il......  c'est  donc 

vainement  qu'on  pense  les  concilier,  les  fléchir  par  des 

invocations,  des  expiations,  des  prières Ce  qui  est 

impassible  ne  peut  être  ni  ému,  ni  contraint Je  vois 


170  TRANSFORMATION    nU    PAGANISME, 

des  gens,  ajoule-t-il,  qui  croient  deviner  l'avenir  par 
une  sorte  d'eiilhousiasme  et  de  transport  divin,  et  bien 
qu'ils  veillent  et  aient  tous  leurs  sens  en  action,  ils  ne 
semblent  pas  m;u'tres  d'eux-mêmes;  et  ils  arrivent  à 
cet  élat  pour  avoir  entendu  le  son  des  cymbales  ou 

des  tambours,  ou  quelque  chant  consacré ou  pour 

avoir  bu  d'une  certaine  eau ou  respiré  une  certaine 

vapeur ou  s'être  servis  de  certains  caractères  sa- 
crés  Et  je  me  demande  si  la  divinité  est  à  ce  point 

aux  ordres  des  hommes,  qu'on  puisse  connaître  sa  vo- 
lonté par  des  moyens  si  vulgaires C'est  pour  moi  la 

cause  d'une  grande  émotion,  de  penser  que  ceux  dont 
nous  invoquons  le  secours,  parce  qu'ils  sont  doués  d'une 
puissance  supérieure  à  nous,  nous  leur  demandons  en 
même  temps  de  nous  obéir  comme  s'ils  nous  étaient  in- 
férieurs  Il  est  donc  bien  à  craindre  que  tout  cela  ne 

soit  que  des  arts  d'imposteur,  que  nous  n'attribuions 
aux  dieux  ce  que  nous  soutTronsen  nous-mêmes,  et  que 
nous  ne  nous  fassions  de  la  Divinité  une  idée  tout  autre 
que  ce  qu'elle  est  réellement  '.  » 

A  ne  regarder  que  l'honneur  de  la  philosophie,  Por- 
phyre avait  raison.  Mais  il  ne  s'agissait  déjà  plus  d'hon- 
neur ;  il  s'agissait  de  vivre  ;  il  s'agissait  d'appuyer  l'école 
au  temple  pour  résister  au  flot  chaque  jour  montant  de 
l'inondation  chrétienne.  Les  dédains  de  la  science  de- 
vaient plier  sous  la  nécessité,  et  les  scrupules  des  plii- 

1.  Porphyrii  Epislola  ad  Anebonem,  dans  les  œuvres  de  Jamblique. 
—  Oxon.,  1678,  p.  2-6,  passim. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  171 

losopbes  cédaient  devant  l'intérêt  pressant  de  la  poli- 
tique. La  protestation  timide  de  Porphyre  ne  tarda  pas 
à  être  réfutée,  en  règle,  dans  un  vaste  traité  que  nous 
possédons  encore,  et  qui  se  recommande  du  nom  de 
Jamblique,  son  plus  fameux  disciple  et  son  héritier  dans 
la  direction  de  l'école.  Quel  qu'en  soit  l'auteur  véritable, 
que  Jamblique  en  ait  été  l'inspirateur  ou  l'écrivain,  il 
n'importe  :  le  traité  des  Mystères  d'Egypte  n'en  demeure 
pas  moins  comme  le  pacte  d'alliance  conclu  dans  un 
jour  de  détresse  entre  la  science  et  la  fable  ^ 

L'auteurs'y  déclare  dès  le  début  très-résolùment  poly- 
théiste. Il  y  a  pour  lui  deux  ordres  d'êtres  supérieurs  à 
l'homme,  les  dieux  et  les  démons.  C'est  là  la  première 
et  capitale  division  des  êtres.  Au-dessous  des  démons 
viennent  les  héros  :  les  âmes  n'arrivent  qu'au  dernier 
degré  de  l'échelle,  et  chacune  de  ces  classes  d'êtres  se 
rattache  à  celle  qui  la  précède,  dont  elle  émane  direc- 
tement et  dont  elle  reproduit  l'image  en  l'alTaiblis- 
sant.  Dieux,  démons,  héros,  tous  ont,  à  des  degrés 
divers,  les  attributs  de  la  Divinité-.  Tous  sont  également 
impassibles,  mais  tous  exercent  pourtant  sur  l'àme  de 
rhomm«^  une  action  qui  modifie  son  état  sans  altérer 
leur  reposa  Les  prières,  les  invocations,  les  cérémonies, 

1.  Jamblici  Chalcidensis,  De  »zî/?^(?m5 //ier,  Oxonii,  1678.  Un  autre 
traité  attribué  à  l'ami  et  au  préfet  de  Julien,  Salluste,  de  Diis  et  mundo, 
Turici,  1821,  a  le  même  caractère  et  ne  s'en  distingue  que  par  d'assez 
légères  différences.  Le  but  est  le  même  :  c'est  toujours  de  mettre  le  po- 
lythéisme en  harmonie  avec  la  science  alexaudrine. 

2.  Ibid.,  sect.  I,  ch.  5-7, 

3.  Ibid.,  ch.  9- 


172  TP.ANSronMAÏlON    I»U    l'ACAMSMK. 

n'ngissoiil  donc  point  sur  les  dieux,  mais  ils  agissent  sur 
l'homme  par  l'efTort  qu'ils  lui  font  faire  pour  s'élever 
vers  l;i  Divinité'.  Le  point  culminant  de  cet  elfort,  c'est 
l'culinjusiasme  extatique,  source  de  toute  science  divi- 
natoire. C'est  en  s'unissant  à  Dieu  que  l'âme  apprend  à 
le  connaître,  à  pénétrer  l'avenir,  h  devenir  sur  tous  les 
points  l'interprète  de  la  connaissance  divine^.  Les  actes 
malériels  qui  accompagnent,  qui  préparent  et  précèdent 
ces  transformations  morales,  n'ont  pour  elfet  que  d'y 
disposer  l'être  humain  tout  entier,  par  suite  de  celte 
harmonie  générale  du  monde  qui  fait  que  toutes  les 
forces  de  la  nature,  soit  physiques,  soit  spirituelles, 
agissent  dans  le  même  sens  et  conspirent  au  même  but. 
Les  paroles  sacramentelles,  les  sons,  les  cymbales, 
tout  l'appareil  des  cérémonies  sont  des  échos  et  des 
images  de  cette  harmonie  universelle  du  sein  de  laquelle 
l'homme  est  sorti  et  où  il  tend  à  rentrer  par  l'extase. 
C'est  ainsi  que  la  nature  physique  tout  entière,  œuvre 
de  Dieu  comme  l'homme,  concourt  à  élever  l'âme  vers 
son  auteur  et  son  centre ^ 

Toute  cette  théorie,  développée  avec  lucidité  et  cha- 
leur, n'est  dépourvue  ni  de  charme ,  ni  même  de  pureté 
morale.  Revendiquant  ainsi  par  d'ingénieux  artifices  la 
dignité  philosophique  du  polythéisme,  Jamblique  vou- 
drait laisser  en  dehors  tout  ce  que  la  corruption  des 

1.  Jamlilique,  Dp  mysteriis  liber,  sect.  i,  ch.  13. 

2.  Ibid.,  sect.  ii. 

3.  ibuL,  sect.  m,  9. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  173 

âges  y  avait  mêlé  de  puérilités  trop  choquantes.  Il  dis- 
lingue avec  soin,  à  plusieurs  reprises,  la  théurgie,  véri- 
tablement divine,  agissant  sur  la  partie  élevée  de  l'âme, 
et  la  nicigie,  grossier  produit  de  l'illusion  des  sens'.  Il 
voudrait  épurer  le  culte  en  le  sanclifiant,  ennoblir  le 
merveilleux  en  le  réhabilitant.  En  tendant  la  main  au 
vulgaire,  il  voudrait  au  moins  que  ce  fut  pour  le  faire 
monter  de  quelques  degrés  vers  la  sagesse. 

L'effort  était  vain  :  on  ne  pouvait  s'arrêter  âur  une 
telle  pente.  La  superstition,  une  fois  introduite  ainsi 
dans  le  sanctuaire  philosophique,  y  devait  pénétrer  tout 
entière,  avec  son  cortège  d'erreurs,  de  sottises  et  de 
crimes.  A  partir  de  ce  moment,  la  crédulité  élevée 
publiquement  à  l'état  de  science  se  donna  carrière, 
même  parmi  les  rangs  des  meilleurs  adeptes  de  l'école. 
Sons  prétexte  d'éprouver  ou  de  décrire  les  effets  de 
l'enthousiasme,  il  n'y  eut  plus  de  sophiste  qui  n'eût 
à  raconter  sur  lui-même  ou  sur  ses  maîtres  quelque 
prodige  bien  merveilleux.  Les  prédictions,  les  évocations 
d'esprits,  les  opérations  miraculeuses,  devinrent  les 
signes  ordinaires  de  la  vocation  philosophique;  et  les 
tableaux  que  dans  les  premières  années  du  v*  siècle 
l'historien  Eunape  nous  trace  de  la  vie  des  savants  qu'il 
avait  connus,  ne  diffèrent  plus  essentiellement  de  nos 
contes  de  sorciers.  C'est  ainsi  qu'il  nous  montre  Jam- 
blique  lui-même,  élevé  dans  ses  prières  de  dix  coudées 

1.  De  mysteriis  liber,  sect.  m,  20,  25,  26. 


174  TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

au-(le<sus  de  lerro;  puis  faisant  sortir  à  son  commande- 
ment, des  ondes  d'une  fonlaine,  les  génies  et  les  amours 
auxquels  la  source  est  consacrée'.  Un  peu  plus  loin, 
c'est  .Edesius,  successeur  de  Jamblique,  qui,  divinement 
averti  par  un  oracle  des  dangers  de  la  profession  de 
philosophe  sous  un  empereur  chrétien,  va  se  cacher  dans 
une  retraite  en  dépit  des  efforts  de  ses  disciples-.  Puis, 
c'est  Eustathe,  moins  célèbre  encore  par  ses  propres 
aventures  que  par  celles  de  sa  femme  Sosipatre,  élevée 
dans  son  enfance  par  des  génies  et  qui  connaissait  si  bien 
l'avenir,  qu'en  se  mariant  elle  put  prédire  le  nombre, 
les  vertus,  les  qualités  des  enfants  qu'elle  devait  avoir, 
et  la  durée  de  la  vie  de  son  fiancé 2.  Tous  ces  contes, 
répétés  dans  les  écoles,  répandaient  dans  les  rangs  du 
peuple  la  réputation  des  philosophes,  et  ceux  qui  n'au- 
raient pas  compris  leurs  doctrines  se  sentaient  pénétrés 
de  respect  au  récit  de  leurs  prodiges. 

Par  celte  condescendance,  en  effet,  qui  l'a  déshonorée 
aux  yeux  de  la  postérité,  la  nouvelle  école  philosophique 
s'assurait  quelques  jours  de  popularité  et  même  de  puis- 
sance. Son  concours  rendait  aux  dieux  du  polythéisme 
quelque  chose  de  ce  qui  leur  avait  manqué  pour  com.- 
battre  leur  victorieux  ennemi.  Un  des  mérites  princi- 
paux de  la  religion  chrétienne  avait  été  d'offrir  aux 
hommes  des  croyances  à  la  fois  populaires  et  subl-imes. 


1.  Ennap.,  Vit.  soph.,  p.  45D, 

2.  Ibid.,  p.  A 64. 

3.  Ibid.,  p.  4G9. 


TRANSFORMATION    DU    PAGANISME.  175 

et  de  réunir  autour  d'un  même  autel  des  enfants  et  des 
docteurs.  L'alliance  de  la  philosophie  alexandrine  et  des 
fables  païennes  reproduisait  d'une  façon  grossière  et 
nrlificielle,  et,  par  conséquent,  moins  saisissante,  ce 
mélange  efficace  encore  bien  que  dénaturé  de  science 
et  (le  croyance.  Elle  donnait  un  credo  commun  à  la 
foule  qui  se  pressait  dans  les  cirques  ou  dans  les  tem- 
ples, et  aux  maîtres  qui  enseignaient  dans  les  écoles. 
Des  rangs  du  paganisme  pouvait  maintenant  s'élever 
un  homme  à  la  fois  lettré  et  croyant  :  et  si  les  jeux  du 
hasard  ou  la  sévère  justice  de  la  Providence  lui  met- 
taient un  jour  une  couronne  sur  le  front,  armé  de  la 
force  que  donnent  une  conviction  ferme  et  une  science 
profonde,  il  pouvait  ouvrir  à  l'erreur  de  nouvelles  des- 
tinées et  soumettre  la  vérité  à  de  nouvelles  épreuves. 


IJ. 


CHAPITRE   III 

LA  JEUNESSE  DE  JULIEN. 
(  345  —  3o6.  ) 


•î 


SOMMAIRE. 

A(Tail)Iisscnient  de  l'Empire.  —  Coiiiiiuialinn  delà  pnerrc  de  Porsc.  —  Snpnrll 
coiisiiltMC  les  Clirelieiis  comme  des  amis  de  Home  et  les  perséciile.  —  Jacques, 
éviV|iie  de  Nisibe.  —  Confessidn  et  m;irl>re  de  révf(|ur  de  Ctesi|ilu>ii  Siméoii,  et 
de  reiiiiii(|iu'  Ustaziidc.  —  Uepiise  des  lioslilités  —  liaiaille  de  Siiip;ire.  —  Se 
coud  et  troisième  sièges  de  Nisibe.  —  La  ville  est  défendue  par  l'evêgue  Jarqiicf 
et  le  diacre  Ejdirem.  —  Incidents  du  siège  :  il  est  levé  et  l'armée  île  Sapnr  mise 
en  déroule.  —  .\ssassinai  Je  Consinni  en  G;iu!c.  —  L'iisurp^itenr  Maniicnce  se  fait 
proclamer  empereur.  —  Il  est  recunuu  par  tout  l'Occideiil,  sauf  l'illyrie,  i|iii  pro- 
claaie  Vétranion.  —  Ma-^nence  envoie  à  ('.onstanc  une  dépulalion  qui  passe  par 
Alexandrie.  —  Constance  fait  tète  a  l'orage  et  ne  veut  recunnaiire  ni  Magnence, 
ni  Veiranion.  —  11  marche  contre  l'Occident.  —  Sou  entrevue  avec  Vétranion, 
qui  est  contraint  d'alnliquer.  —  11  élevé  à  la  dignité  de  César  son  cousin  Callus, 
en  lui  confiant  le  gouvernement  de  l'Orient.  —  Naissance,  histoire,  caractères  de 
Galliis  et  de  son  frère  Jidien.—  Séjour  de  Constance  en  Tlirace,  pendant  l'hiver  de 
350  à  35i.  —  Les  évéques  ariens  qui  l'accompagnent  tiennent  concile  à  Sirmiura 
et  condamnent  l'évêque  Photin.  —  Ueprise  de  la  guerre  au  printemps  de  iiSl.  — 
Hésitation  des  deux  généraux  :  bataille  de  Murse.  —  Défaite  de  Magnence.  —  Sa 
fuite  en  Italie,  puis  en  Caule  :  triomphe  complet  de  Constance.  —  Supplices  des 
partisans  de  .Magnence  —  Affreuse  tyrannie  de  (Constance.  —  Les  évéques  ariens 
veulent  i)roliter  de  sr.  toute-puissance,  pour  perdre  Atiinuase  sans  retour  —  Ils  se 
servent,  dans  cetie  pensée,  de  l'inlluence  de  l'impératrice  Euséhie.  —  Caractère 
et  qualités  de  celte  princesse.  —  Mort  du  pape  .Iules.  —  Avènement  de  Libère.  — 
Athanase  el  les  orthodoxes  témoignent  de  toute  manière  leur  soumission  à  Con- 
stance. —  Constance  mande  Alhanase  à  sa  cour.  —  Le  prélat  décline  cette  invi- 
tation, el  bientôt  après  celle  du  pape  Libère,  qui  l'engage  à  venir  à  Rome.  —  Libère 
envoie  une  depntation  à  Constance,  i)our  parler  en  faveur  d'Alhanase.  —  Cette  dé- 
pntation,  reçue  à  Arles,  est  circonvenue  par  i'em|iereur  et  les  prélats  ariens  et 
consent  à  la  condamnation  d'.Mliaiiase.  —  Libère  la  désavoue  el  demande  à 
l'empereur  la  convocation  d'un  concile  à  Milan.  —  Inconvenienls  de  celle  deminde 
qui  est  accordée  par  l'empereur  et  dont  rexérution  est  reuvo>ee  au  priniemps 
suivant.  —  Excès  et  mauvaise  adminislratiou  de  Gallus  en  Orient.  —  Jalousie  de 
Constance  contre  lui  :  il  veut  le  perdre.  —  Massacre  de  l'envoyé  de  Constance, 
Domitien,  à  Antioche.  —  Consiance  mande  Gallus  à  sa  cour.  —Gallus  s  y  rend 
après  beaucoup  d'hésitation:  il  est  saisi  et  misa  mort.  —  Consiance  seul  maiire 
de  l'Empire.  —Concile  de  Milan  :  hésitations  de  l'assemblée:  conduite  énergique 
d'Eusèbe  de  Verceil  et  de  Lucifer  de  Cagiiari.  —  Émotion  de  la  ville.  —  L'em- 
pereur  mande  les  évéques  en  sa  présence.  —  Son  édil  contre  Athanase  :  sa  dis- 
cussion avec  Eusèbe  et  Lucifer.  —  Exil  des  évéques  réfracta  ires.  —  Constance  veut 
extorquer  l'adhésion  de  Libère.  —  Libère  se  refuse  à  la  donner  :  on  le  fat  venir 
à  Milan.  —  Débat  entre  le  pape  et  l'empereur.  —  Exil  du  poniife.  —Procès  de 
Julien,  frère  de  Gallus.  —  Sa  condune  réservée  et  digne  à  Milan,  où  il  est 
amené  —  État  secret  de  son  esprit:  ses  rapports  mystérieux  avec  les  sophistes 
en  Asie  Mineure  et  son  apostasie  déjà  consimmee.  mais  encore  ignorée.  —  Il 
obtient,  ,v.,r  l'intercession  de  l'impératrice  Eusébie,  la  laveur  "être  envoyé  i 
Athènes.  —  Son  altitude  et  ses  éludes  dans  cette  ville  —  li  y  rencontre  les 
jeunes  Grégoire  el  Basile  de  Cap|iadoce.  —  Origine  et  caractères  de  ces  deux  .jeunes 
chrétiens.  —  Julien  est  rappelé  à  la  cour  pour  être  fait  César.  —  Motifs  de  cette 
détermination  :  agitation  de  la  Gaule,  révolte  et  supplice  du  général  Sylvain  — 
Constance  se  décide  à  partager  l'Empire  une  secoinle  foi^.  — Hésitations,  craintes 
de  Julien.  —  Il  est  reçu  à  la  cour  et  proclamé  devant  l'arinee.  —  11  fail  le  iiaiiegy- 
rique  de  Consiance  et  épouse  sa  sœur  Hélène.  —  Son  départ  pour  laCaulej  à  la 
fia  d«  l'amiée  353. 


CHAPITRE  III. 

LA    JEUNESSE    DE    JULIEN, 
(345-356.) 

La  paix  momentanée  de  l'Église,  en  laissant  les  esprits 
se  rasseoir,  rendait  aussi  au  pouvoir  civil  plus  de  liberté 
pour  prendre,  contre  les  dangers  croissants  de  l'em- 
pire, des  précautions  devenues  nécessaires.  A  mesure 
que  le  souvenir  du  grand  Constantin  s'éloignait,  et  que 
l'incapacité  de  ses  successeurs  était  rendue  manifeste, 
les  habitudes  d'obéissance  que  son  génie  avait  fait 
renaître  s'affaiblissaient.  Les  deux  plaies  mal  fer- 
mées de  la  société  romaine,  l'anarchie  inténctire  et  la 
faiblesse  de  la  défense  des  frontières,  se  rouvraient  par 
degrés.  On  recommençait  à  parler  de  soulèvements  et 
d'invasions. 

La  guerre  de  Perse  était  rallumée,  ou  plutôt,  comme 
nous  l'avons  vu,  elle  n'avait  jamais  cessé.  Mais  chaque, 
jour  elle  s'envenimait  davantage  par  la  complication  qu'j 
apportaient  les  passions  et  les  persécutions  religieuses. Les 
chrétiens  de  Perse  avaient  perdu  dans  Constantin  un  pro- 
lecteur, dont  la  renommée,  plutôt  encore  que  l'interces- 
sion, les  défendait  contre  la  haine  d'une  caste  sacerdotale 


180  l.\    JKUNESSK    I)K    JULIKX. 

iiilulrianlo.  Prcscjne  au  niùuio  niomeiil,  Tii'i(lat(^,  roi 
d'Armônie,  autre  voisin  de  Sapor,  allié  iulinie  et  co- 
religionnaire de  Constantin,  avait  également  terminé  ses 
jours,  et  il  n'avait  pas  l'allu  beaucoup  d'elforls  à  Sapor, 
pour  réduire  son  successeur  Chosroès  à  une  sorte  de 
vasselage  '.  De  ce  côté  non  plus,  par  conséquent,  les 
chrétiens  n'avaient  plus  de  défense  à  espérer.  Dès  lors, 
débarrassé  de  toute  crainte,  Sapor  II,  d'un  naturel  pru- 
dent, mais  au  fond  cruel,  doinia  librement  carrière  à  sa 
passion  contre  des  sujets  en  qui  il  voyait  à  la  fois  des  re- 
belles et  de  secrets  agents  de  l'étranger.  Le  centre  de  la 
foi  chrétienne  était  à  Rome,  et  tout  chrétien  paraissait 
aux  yeux  de  Sapor  un  Romain  déguisé.  Les  deux  causes 
du  Christ  et  de  Rome  lui  semblaient  intimement  unies, 
d'autant  plus  qu'à  la  porte  même  de  son  empire,  il  les 
trouvait  toutes  deux  représentées  par  un  même  homme, 
l'évêque  de  Nisibe,  Jacques,  un  des  héros  de  la  foi  de 
Nicée.  Jacques  était  tout  ensemble  un  intrépide  chrétien 
et  un  ardent  patriote.  Son  âme,  fortifiée  contre  tous  les 
périls  par  le  long  usage  des  austérités,  bravait,  d'une  har- 
diesse égale,  les  ennemis  de  la  foi  et  ceux  de  l'empire.  Sa 
métropole, Nisibe,  nommée  aussi  \ntiochede  Mygdonie, 
à  cause  de  sa  situation  semblable  à  celle  de  la  capitale 
de  la  Syrie  et  de  la  rivière  Mygdone  qui  la  traverse  et 
va  se  jeter  dans  le  Tigre,  passait  pour  la  clef  de  la  Méso- 
potamie. Les  redoutables  fortifications  de  cette  ville  gar- 

i.  Moïse  de  Chorène,  Historice  Armenicœ,  1.  ii,  cli.  89,  p.  226-230; 
1.  m.,  ch.  1-9,  p.  231,  239,  éd.  1736.  —  Gibbon,  ch.  18. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  181 

daient  la  roule  de  l'Asie  Mineure  ' .  C'était  le  premier  ob- 
stacle que  rencontraient  les  armées  perses  dans  toutes 
leurs  expéditions,  et  toujours  elles  trouvaient  la  ville  mise 
en  défense  par  les  soins  vigilants  de  son  évoque,  et  les  ci- 
toyens animés,  par  cet  exemple,  d'une  ardeur  et  d'une  fer- 
meté de  courage  rares  chez  les  Romains  de  la  décadence. 
Jacques  était,  du  reste,  populaire  et  respecté  dans  toutes 
les  colonies  chrétiennes  de  la  Perse,  qu'il  avait  souvent 
parcourues,  et  dont  beaucoup  lui  devaient  leur  conver- 
sion =;  et  Sapor  était  naturellement  fort  irrité  de  voir 
ainsi  le  même  nom  que  redoutaient  ses  armées,  invoqué 
et  béni  par  une  partie  de  ses  sujets  dans  leurs  prières. 
Celte  irritation  fut  habilement  exploitée  à  la  fois  par 
les  Mages,  naturellement  eimemis  de  toute  religion  nou- 
velle>  et  par  les  Juifs,  restés  assez  nombreux  le  long  de 
l'Euphrale,  depuis  la  captivité  de  Babylone,  et  qui 
avaient  su  gagner  la  faveur  de  la  reine ^.  Les  chréliens 
se  virent  bientôt  désignés  comme  les  espions  de  la  cour  de 
Byzance.  On  les  chargea  d'impôts  insupportables,  espé- 
rant, dit  Sozomène,  que,  comme  la  plupart  d'entre  eux 
avaient  embrassé  la  pauvreté,  ils  seraient  hors  d'état 
de  payer,  et  se  verraient  ainsi,  ou  contraints  d'abju- 
rer, ou  réduits  à  se  mettre  en  contravention  directe  avec 
les  lois  de  l'État.  Bientôt  môme  on  trouva  ces  détours 

1.  Amm.  Marc,  xxv,  8  :  Constabat  enim  orbein  Eoum  in  ditio 
nem  potuisse  transire  Peisidis,  nisi  hœc  civitas,  habili  situ  et  mœnium 
magnitudine,  restitisset. 

2.  Théod.,  Vlta  patruin,  i,  p.  675.  —  Tillemont,  vol.  vu,  p.  77. 

3.  Soz.,  II,  9. 


182  LA    JEUNESSE    PE    JULIEN. 

siipLM-nus,  ol  un  édit  royal,  rendu  vers  l'année  S-iS  ♦, 
condamna  tons  les  prêtres  à  faire  abjuration,  sous  pi-ine 
de  mort,  ordonna  la  deslniction  des  églises,  et  cila  l'é- 
vèquc  de  Clésiphon,  Siméon,  à  comparaître  devant  le 
roi,  pour  rendre  compte  de  ses  méfaits. 

Siméon  parut,  en  effet,  au  jour  marqué,  amené  par 
des  soldats  et  chargé  de  chaînes.  11  entra  le  front  haut,  c;l 
fit  quelques  pas  devant  le  trône  royal,  sans  se  proster- 
ner suivant  la  mode  de  Perse,  à  laquelle,  jusque-là,  les 
chrétiens  n'avaient  fait  aucune  difficulté  de  se  conformer. 
Le  roi  lui  demanda,  fort  en  colère,  ce  que  signifiait  cette 
insolence  nouvelle.  «  C'est,  dit  l'intrépide  vieillard,  que 
«  l'on  m'amène  devant  vous  pour  trahir  mon  Dieu  .Quand 
a  je  venais  comme  votre  sujet,  je  n'ai  point  refusé  de- 
«  vous  rendre  les  respects  dus  à  un  souverain;  mais  il 
«  n'est  point  permis  de  s'incliner,  au  soldat  qui  vient  dé- 
«  fendre  sa  religion  et  la  vérité.  »  —  a  Adore  le  soleil, 
«  lui  dit  Sapor,  et  je  te  comblerai  d'honneurs.  Si  tu  re- 
«  fuses,  et  toi,  et  toute  la  race  des  chrétiens,  vous  êtes 
«  perdus.  »  —  Ni  menaces,  ni  promesses  ne  firent  effet 
sur  Siméon  ;  mais,  pour  lui  donner  le  temps  de  réfléchir, 
le  roi  consentit  qu'il  fût  ramené  ce  jour-là  en  prison. 

1.  Nous  adoptons  cette  date,  avec  Tillemont  et  Baronius,  conformé- 
ment à  la  Chronique  de  S.  Jérôme,  mais  contrairement  à  Sozomone  et 
à  Tliéodoret,  et  à  la  chronique  de  Théophane,  qui  placpnt  la  grande 
persécution  sous  le  règne  de  Constantin.  Ce  serait  même,  suivant  ces 
historiens,  à  l'occasion  de  cette  persécution  que  Constantin  aurait 
éciità  Sapor  la  lettre  que  nous  avons  rapportée  plus  haut  (première 
partie  de  cette  histoire,  t.  u,p.  312  et  suiv.);  mais  cette  lettre  ne  lait 
aucune  mention  d'une  persécution  imminente. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  183 

Au  moment  où  Siméon  franchissait  le  seuil  de  la 
salle,  un  vieil  officier  qui  était  de  garde  à  la  porte  s'in- 
clina et  mil  un  genou  en  terre  devant  lui.  Le  confesseur 
lui  jela  un  regard  de  colère,  et  passa  en  détournanl  le 
■visage.  L'officier  s'attacha  à  ses  pas,  fondant  en  larmes 
et  di'chirant  ses  vêtements.  C'était  un  eunuque,  du  nom 
d'Ustazade,  très-attaché  à  la  famille  régnante,  et  qui 
avait  veillé  sur  l'enfance  du  roi,  pendant  sa  lon- 
gue minorité.  Il  était  chrétien  d'origine,  et  l'avait  été 
longlimps  aussi  de  profession;  mais  les  menaces  de 
redit  et  une  vive  affection  pour  son  royal  élève,  avaient 
triomphé  de  sa  fidélité,  et  peu  de  jours  auparavant  il 
s'était  décidé  à  adorer  le  soled.  La  vue  du  péril  et  du 
courage  de  son  ancien  pasteur,  qui  avait  été  longtemps 
son  ami,  lui  ouvrait  les  yeux  sur  sa  faute. 

Repoussé  par  la  gt'uéieuse  indignation  de  Siméon, 
Ustaznde  alla  dépouiller  ses  riches  vêtements  de  cour, 
et,  revêtu  d'une  robe  noire,  revint  s'asseoir  à  la  porte 
du  palais,  en  poussant  desombres  gémissements.  «Mal- 
heur à  moi,  disait-il  !  quel  jugement  portera  donc  de 
moi  le  Dieu  que  j'ai  renié,  puisque  Siméon,  mon  ami, 
ne  veut  même  plus  me  regarder?  »  Le  roi,  informé 
de  cette  scène  lugubre,  appela  son  vieil  ami  auprès  de 
lui,  et  lui  demanda  avec  intérêt  quel  malheur  l'avait 
frappé.  «  Aucun  malheur,  ô  roi,  répondit  l'eunuque; 
plût  à  Dieu  que  je  fusse  atteint  de  quelque  mal!...  Je 
gémis  au  contraire  de  ce  que  je  vis  quand  je  devrais  être 
mort,  et  de  ce  que  je  vois  ce  soleil  que  j'ai  adoré  pour 


18^  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

VOUS  plaire.  J'ai  (loublenieiil  mérité  la  moil  :  J'ai  Irahi 
mon  Dieu,  cl  trompé  mon  roi.  Mais,  j'en  prends  à  té- 
moin le  Dieu  créaleur  du  ciel  el  de  la  (erre,  c'en  est 
fait,  je  ne  changerai  plus.  »  Sapor,  contrarié  de  celte 
déleclion  inattendue,  n'en  conçut  qu'une  colère  plus  vive 
contre  les  chrétiens  qui  lui  enlevaient  ainsi  ses  meilleurs 
amis.  Plusieurs  jours  furent  employés  à  tâcher  d'ohtenir 
d'Ustazade,  soit  par  intimidation,  soit  par  des  caresses, 
qu'il  ne  donnât  pas  le  funeste  exemple  de  l'insubordi- 
nation; mais,  ne  pouvant  arracher  de  lui  une  nouvelle 
faiblesse,  Sapor  enfin  perdit  patience  et  crut  que  le  sup- 
plice d'un  favori  serait  plus  propre  que  toute  autre  chose 
à  répandre  la  terreur,  et  à  faire  connaître  son  inflexible 
volonté.  Il  ordonna  donc  qu'on  tranchât  la  tête  à  Usta- 
zade.  L'eunuque  apprit  sa  sentence  sans  faiblesse;  mais, 
pour  unique  grâce  et  comme  dernier  témoignage  de  sa 
fidélité  à  Dieu  et  à  son  maître,  il  demanda  qu'on  fît  crier 
dans  la  ville  par  un  héraut  public,  qu'Ustazade  mourait, 
non  pour  avoir  trahi  l'État,  mais  pour  n'avoir  pas  voulu 
adorer  le  soleil.  Il  périt  le  Jeudi  Saint,  et  le  lendemain 
Siméon  subit  le  même  sort  avec  cent  autres  prêtres 
i'hrétiens*. 

La  persécution  devint  alors  atroce  et  générale.  Les 
Mages  et  les  Juifs  parcouraient  les  campagnes  et  les 
villages,  pour  découvrir  les  retraites  des  chrétiens  et  les 
livrer  aux  bourreaux.  Les  sœurs  de  saint  Siméon,  accu- 
sées de  sorcellerie  et  d'empoisonnement,  puis  livrées  à 

1.  Soz.,  II,  9,  10  et  suiv. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  185 

(les  juges  criminels,  qui  essayèrent  en  vain  tle  les  cor- 
rompre, périrent  dans  un  affreux  supplice.  On  scia  leurs 
corps  par  la  moitié  j  on  en  altaclia  les  lambeaux  à  desi 
^poteaux,  et  la  reine,  à  qni  les  Juifs  avaient  persuadé 
qu'une  maladie  ancienne  dont  elle  souffrait  était  relîct 
de  leurs  sortilèges,  ne  rougit  pas  de  passer  cnlrc  ces 
hideux  trophées. Sadoth,  le  nouvel  évéque  deCtésiphon, 
puis  des  moines,  des  solitaires  sans  nombre,  vinrent 
grossir  aussi,  pendant  plusieurs  années  consécutives,  la 
phalange  céleste  des  martyrs  '. 

Ces  rigueurs  contre  des  amis  supposés  de  Rome  3^"^.^, 
avaient  pour  conséquence  naturelle  un  redoublement 
d'activité  dans  la  guerre  suivie  contre  Rome  même. 
Aussi  les  événements  militaires  se  multiplient  vers 
cette  époque,  et  croissent  en  importance.  Un  siège 
inutile  de  soixante-dix  jours  devant  Nisibe,  remplit 
toute  la  campagne  de  347  "-,  mais,  dès  le  com- 
mencement de  la  suivante  %  Sapor  était  en  armes  sur 
le  Tigre,  à  la  tête  de  toutes  les  forces  de  son  royaume, 
qu'il  commandait  lui-même,  et  auxquelles  il  avait 
joint  de  nombreuses  troupes  d'auxiliaires.  Constance, 
accouru  de  son  côté  avec  un  armement  moins  consi- 
dérable, ne  voulut  pas  disputer  le  passage  à  une  armée 


1.  Soz.,  11,9, 10  et  suiv. 

2.  A.  D.  346.—  Iiulictio.  iv.  —  U.  C.  1099.  —  Constanlius  iv,  et 
Constaris  m.  Coss.  —  A.  D.  3i7.  —  luiiictio.  v.  —  U.  G.  1100.  Uufinus 
et  Euseliius.  Coss. 

3.  A.  D.  348.  —  Indiclio.  vi.  —  U.  C.  1101.  —  Philippus  et  Flavius. 
Coss. 


186  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

supérieure  à  la  sienne.  Les  Perses  traversèrent  donc 
sur  trois  points  le  fleuve  qui  servait  de  frontière  à  l'em- 
pire, et  vinrent  former  un  camp  reiranché  dans  une 
plaine  de  Mésopotamie,  voisine  de  la  ville  et  de  la 
montagne  de  Singare.  Les  Romains,  ne  pouvant  éviter 
plus  longtemps  la  bataille,  s'avancèrent  pour  les  dé- 
poster. Sapor,  usant  alors  de  stratagème,  laissa  sur 
les  remparts  du  camp  et  sur  les  collines  avoisinantes  la 
plupart  de  ses  gens  de  trait,  rangea  sa  grosse  cavale- 
rie devant  le  camp  même,  et  ne  vint  au-devant  de  l'en- 
nemi qu'avec  la  moindre  partie  de  ses  forces.  Un  pre- 
mier engagement  eut  lieu,  mollement  soutenu  par  les 
Romains  qui  soupçonnaient  quelque  piège.  Mais  Sapor, 
se  faisant  élever  sur  les  boucliers  de  ses  soldats,  pour 
mesurer  la  profondeur  des  colonnes  romaines,  et  fei- 
gnant d'être  épouvanté  de  ce  qu'il  apercevait,  donna 
précipitanmient  le  signal  de  la  fuite.  Le  mouvement  fut 
exécuté  avec  une  terreur  si  bien  jouée  et  qui  devint  s: 
promptement  communicative  dans  tous  les  rangs,  que 
les  Romains,  jusque-là  en  défiance,  perdirent  toute 
prudence.  Ils  se  lancèrent  à  la  suite  de  leurs  ennemis, 
sans  écouter  les  conseils  de  quelques  généraux  mieux 
avisés, et  de  Constance  lui-même,  qui  leur  montrait  vai- 
nement du  doigt  les  archers  retranchés  sur  les  hau- 
teurs. Au  premier  moment,  l'élan  des  Romains  fut  tel 
qu'ils  emportèrent  d'assaut  le  camp  des  Perses,  en- 
trèrent dans  la  tente  du  roi  et  s'emparèrent  de  son  jeune 
fils,  qu'ils  mirent  à  mort  sur-le-champ,  dans  un  cruel 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  187 

emportement.  Sapor,  sans  se  laisser  émouvoir,  Jes 
laissa  faire  main-basse  sur  toutes  les  richesses  du  camp; 
et  ce  ne  fut  que  quelques  heures  après  que,  profiicirit  de 
la  nuit  qui  s'avançait  et  de  la  fatigue  des  pillards,  ac- 
crue par  l'extrême  chaleur  du  jour  el  de  la  saison,  i! 
revint  à  la  charge  subitement  avec  ses  archers,  et  jeta 
toule  l'armée  romaine  dans  une  déroule  inattendue.  Ce 
fut,  au  dire  des  historiens,  le  plus  grand  avantage  que 
les  Perses  eussent  remporté  sur  les  aigles  romaines  de- 
puis Crassus  et  Valérien.  Constance  y  perdit  ses  meil- 
leurs généraux.  Le  succès  avait  pourtant  été  si  chère- 
ment acheté,  que  Sapor  crut  devoir  s'en  conlenîer,  et 
repassa  rapidement  la  rivière, en  rompant  les  ponts  der- 
rière lui.  11  laissa  à  l'empire  près  de  dix-huit  mois  de 
relâche  '. 

Ce  ne  fut  en  effet  que  vers  la  fin  de  l'année  349  ^,  qu'il 
revint  mettre  pour  la   troisième  fois  1-e  siège   devant 
Nisibe.  11  avait  fait  appel,  dans  celte  campagne,  à  tous 
ses  alliés,  et  soulevé  même  le  fond  de  l'Orient  contre  la 
puissance  romaine.  Des  rois  des  Indes  l'accompagnaient, 

1.  Liban.,  0>\  3,  p.  123  et  suiv.  —  Jnl.,  Or.  i,  p.  40  et  suiv.  — 
Ces  deux  récits  ne  concordent  pas  en  tout  point,  et  tous  les  deux 
étant  tirés  des  panégyriques  de  l'empereur  vivant,  ne  sont  probable- 
ment pas  rigoureusement  conformes  à  la  vérité.  —  Julien  croit  que  la 
fuite  de  Sapor  fut  l'effet,  non  d'un  piège,  mais  d'une  terreur  véritable. 
Il  atténue  aussi  beaucoup  les  résultats  de  réchec,  mais  Ammien  Mar- 
cellin,  qui  ne  faisait  point  de  panégyrique,  s'expiime  bien  ylus  nette- 
ment :  Singaram,  dit-il,  ubi  acerrime  illa  nocturna  coiicertatione  pu- 
gnatum  est,  nostromm  copiis  ingenti  strage  confossis  (xviii,  5). 

2.  A.  D.  349.  —  Indictio.  vu.  —  U.    C  1102.  —  Limeuius  et  Catili- 

UUS.  CùSS. 


188  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

iiionlés  sur  (les  éléphanls,  et  suivis  d'une  iiilinitédo  iiia- 
cliincs  de  guerre,  plus  ingénieuses  et  plus  compliquées 
que  toutes  celles  qu'on  avait  vues  jusqu'alors'.  Une 
foule  ininiense  de  femmes,  d'esclaves,  de  domestiques, 
des  familles  entières  avec  leurs  vieillards  et  leurs  en- 
fants, suivaient  l'armée  et  donnaient  à  l'expédition 
l'apiiarenco  d'une  véritable  invasion  2.  La  ville  avait 
pour  gouverneur  un  oHicier  distingué,  du  nom  de  Lu- 
cilien,  dont  le  gendre  Jovien  fut  plus  tard  empereur. 
Mais  sa  véritable  défense,  c'étaient  l'ardeur  et  les  prières 
de  son  évoque.  Jacques,  à  la  nouvelle  de  l'approche  des 
ennemis,  avait  rassemblé  les  habitants,  veillé  à  la  dis- 
tribution des  armes  et  à  la  défense  des  fortifications, 
assigné  à  chacun  sou  poste,  et,  toutes  les  précautions 
ainsi  prises,  il  était  allé  se  mettre  en  prières  dans  son 
église,  et  ne  cessait  ses  oraisons  ni  jour  ni  nuit. 

A  côté  de  lui,  partageant  ses  préoccupations,  ses 
veilles  et  ses  prières,  et  agissant  plus  efiicacemcnt  peut- 
être  encore  sur  l'imagination  populaire,  se  trouvait  un 
diacre  de  Syrie,  du  nom  d'Ephrem  ou  d'Ephraïm,  déjà 
connu  par  l'austérité  de  sa  vie,  l'ardeur  de  sa  piété,  et  un 
don  naturel  d'éloquence.  Ephrem,  bien  que  pieusement 


i.  Chron.  Alex.,  p.  C74.  —  Amm.  Marc,  xxv,  8,  9.  —  Théod.,  Hist. 
eccl.,  II,  30.  C'est  d'après  la  clnouique  alexandriiie  que  nous  plaçons 
à  cette  date  le  troisième  siège  de  Nisibe.  Zosiir.e  le  met  à  la  fin  du 
'ïègne  de  Constance,  et  Théodoret  presi^ne  aussitôt  apiès  la  mort  de 
Constantin.  Comme  il  y  eut  plusieurs  sièges  de  Nisibe,  la  coutusioû 
des  détails  est  inévitable. 

2.  Jul.,  Or.  I,  48. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  189 

élevé  par  sa  famille,  n'avait  été  baptisé  que  dans  l'adoles- 
cence, après  quelques  désordres  de  jeunesse,  qui  même 
l'avaient  conduit,  sous  une  fausse  imputation,  dans  une 
prison  criminelle.  Eclairé,  pendant  ce  temps  d'épreuve, 
par  une  vision  céleste,  régénéré  par  celte  humiliation,  il 
était  sorti  du  cachot  pour  courir  à  la  solitude  ' .  La  vie  des 
cénobites  de  Mésopotamie,  presque  affranchie  de  toute 
règle  monastique,  était  plus  sauvage  encore  que  celle  des 
cellules  d'Egypte  ;  elle  participait  de  l'âpreté  de  ces 
contrées  montagneuses.  Plusieurs  solitaires  demeuraient 
dans  les  rochers,  sans  autre  logement  que  des  cavernes, 
sans  autre  nourriture  que  les  herbes  de  la  montagne, 
qu'ils  allaient  couper  chaque  matin  avec  une  serpette, 
et  qu'ils  mangeaient  toutes  crues.  On  les  nommait  les 
pasteurs,  ou,  plus  exactement,  les  brouteurs  ([^og/.oQ  ~. 
Ce  fut  parmi  ces  hommes  des  bois,  peu  lettrés,  étrangers 
à  tous  les  besoins  de  la  nature,  mais  pleins  d'une  fer- 
veur naïve,  qu'Ephrem,  sans  pourtant  s'engager  tout 

1.  Ces  détails  sur  la  jeunesse  de  saint  Ephrem  sont  racontés  d'une 
manière  assez  confuse  et  contradictoire  dans  deux  pièces  aui  portent 
son  nom,  l'une  intitulée  Testament ,  et  l'autre  Confession.  L'une  et 
l'autre  ont  été  contestées,  et  soni  en  effet  difficiles  à  accorder  ensemble. 
Sozomène  (  m,  16),  qui  rapporte  les  traits  de  sa  vie  et  de  son  caractèie 
avec  la  plus  pieuse  admiration,  convient  pourtant  qu'il  avait  été  fort 
colère  dans  sa  jeunesse,  défaut  dont  plus  tard  il  se  corrigea  complète- 
ment. La  Confession  de  saint  Ephrem  se  tiouve  dans  le  tome  premier 
de  ses  œuvres  publiées  à  Rome  par  Vossius  (p.  120  et  suiv.  )  Les  autres 
renseignements  sur  la  vie  du  saint  peuvunt  être  tirés  de  saint  Jérôme, 
De  viris  ill.,  115,  et  d'un  panégyrique  prononcé  par  saint  Grégoire  de 
Nysse.  Cf.  Cornmentotio  critica  de  Ephrœmo  Syro,  auctore  G.  Leu- 
gerke;  Halis  Saxonum,  1828. 

2.  Soz.,  VI,  33.  —  S.  Epiph.,  Uœr.,  lxxi,  6. 


190  LA    JEUNRSSE    DE    JULIEP» 

à  fait  dans  leurs  rangs,  passa  plusieurs  années  de  sa 
jeunesse.  Dans  cette  vie  à  la  fois  d'aventures  et  de 
prière,  sous  Taction  de  la  grâce  et  du  repentir,  et 
par  l'essor  d'une  imagination  naturellement  originale, 
se  développa  chez  Éplirem  une  éloquence  émue  et 
poétique^  pleine  d'onction.  11  avait  par  excellence  ce 
que,  dans  le  touchant  langage  de  la  piété  mystique,  t 
on  appelle  le  don  des  larmes  *.  «  Il  était  plongé,  dit  un 
pieux  biogrnphc,  dans  un  abîme  de  componction.  » 
«  L'Esprit-SainI,  dit  Grégoire  de  Nysse,  lui  avait  donné 
une  source  si  merveilleuse  de  science,  qu'encore  que  les 
paroles  coulassent  de  sa  bouche  comme  un  torrent,  elles 
étaient  trop  lentes  pour  exprimer  sa  pensée.  Quelque 
prompte  que  fût  sa  langue,  elle  ne  pouvait  suffire  à  l'a- 
bondance d'idées  que  son  esprit  lui  fournissait.  Elle  dé- 
passait la  vitesse  des  autres  inlelligences,  mais  ne  pouvait 
suivre  la  sienne.  Et  c'est  pourquoi  l'on  dit  que  ce  grand 
homme  pria  Dieu  de  modérer  ce  flux  inépuisable,  en  lui 
disant  :  Retenez,  Seigneur,  les  flots  de  votre  grâce.  Car 
cette  mer  de  science,  qui  voulait  sans  cesse  se  décharger 
par  sa  langue,  l'accablait  de  ses  flots  -.  »  Les  écrits  de 
saint  Ephrem,  presque  tous  composés  dans  la  langue 
syriaque,  qui  était  l'idiome  populaire  de  la  Mésopotamie, 
et  qu'il  avait  ployée,  malgré  sa  rudesse,  aux  règles  d'une 
versification  harmonieuse,  conservent,  même  à  travers 

1.  s.  Grég.  Nyss. ,  Encom/um^/j^î-œm.  Syr., dans  les  œuvres  grecques 
de  ce  sauit,  1. 1,  p.  7. 

2.  S.  Grég.  Nyss.,  ih.,  p,  11. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  191 

d'ingrates  traductions,  cette  verve,  cet  élan,  cette  émo- 
tion'. A  côté  d'une  sagace  intelligence  des  textes  sacrés 
et  d'une  ardente  piété  chrétienne,  on  est  touché  de 
reRcontrer  un  délicat  sentiment  des  grands  spectacles 
de  la  nature.  On  sent  comme  le  parfum  des  hois. 

Sincèrement  dévoué  à  Jacques  de  Nisibe,  de  qui  il  avait 
reçu  le  baptême,  et  dont  il  imitait  les  exemples,  Éphrem 
était  venu,  à  la  première  nouvelle  du  siège,  partager  ses 
travaux  et  ses  périls.  L'attaque  fut  plus  rude  à  sou- 
tenir que  dans  les  sièges  qui  avaient  précédé.  Sapor 
avait  d'abord  essayé  de  venir  à  bout  de  la  ville  par  la 
soif,  en  détournant  le  cours  de  la  rivière Mygdone;  mais 
les  puits  suffirent  à  la  consommation  des  habitants,  et  ce 
moyen  se  trouva  impuissant  2.  Profitant  alors  des  tra- 

1.  Les  écrits  de  saint  Ephrem,  faits  en  syriaque,  avaient,  de  sou 
vivant  même,  été  traduits  en  grec,  et  on  les  lisait  puhliquenienl  dans 
les  églises.  Le  nombre  en  était  très-considérable,  car  Photius  Ini  attri- 
bue jusqu'à  mille  ouvrages,  et  Sozomène  (  /oc.  cit.)  dit  qu'il  avait  com- 
posé jusqu'à  trois  cent  mill^  vers.  On  a  publié  les  œuvres  de  saint 
Ephreui  à  Rome,  en  six  volumes,  mais  seulement  dans  une  traduction 
latine  faite  sur  le  texte  grec;  et  l'authenticité  d'un  grand  nombre  de 
pièces  contenues  dans  ce  recueil  est  fort  douteuse.  Nous  nous  sommes 
servi,  dans  les  extraits  cités  plus  loin,  d'un  choix  d'écrits  fait  et  traduit 
en  anglais  par  le.rév.  Morris,  Oxford,  1847.  —  Sur  la  part  prise  par 
S.  Éphrem  au  siège  de  Nisibe,  on  peut  consulter  l'ouvrage  récent  inti- 
tulé :  S.  Ephrem,  Syr.  Carmin.  Nf'sibera.  Bickell.  Leipzig,  186G. 

2.  Jul.,  Or.  I,  II,  p.  49,  50,  115.  —  Citron.  Alex.,  p.  536.  — 
Théoph.,  Chronogr.,  32.  —  Théod.,  ii,  30.  —  Zon.,  xiw,  7.  Les 
détails  de  ces  divers  récits  ne  sont  pas  tous  pareils.  Ainsi  Julien  ne 
fait  aucune  mention  de  l'intervention  de  Jacques  de  Nisibe,  et  attribue 
la  déroute  des  Perses  aux  effets  de  l'inondation  provoquée  par  eux- 
mêmes,  et  qui  les  aurait  engloutis.  Théoiihane  rapporte  commi;  un 
fait  véritable  l'apparition  d'un  ange  ayant  la  figure  de  Constance,  sur 
la  murailli',  etc.  —  Nous  avons  combiné  ces  divers  récits  de  la  manière 
la  plus  vraisemblable. 


192  LA  .iKr\i:ssF,   ni-:  .icF.inx. 

vaux  qu'il  avait  liiils,  Sapor  retint  la  rivière  dans  tle 
hautes  digues, puis,  quand  une  masse  d'eau  sufrisanl(!  lui 
parut  accumulée,  il  lâcha  subitement  les  écluses,  et  le 
flot  vint  battre  de  tout  son  poids  contre  les  murailles. 
Une  grande  partie  des  remparts  céda  à  ce  débordement 
arliliciel,  et  une  brèche  de  cent  coudées  fut  ouverte. 
L'assaut  donné  immédiatement  aurait  infailliblement 
emporté  la  ville,  sans  un  orage  effroyable  qui  vint  en 
aide  à  la  défense  héroïque  des  habitants,  en  éblouissant 
les  regards  des  Perses  par  une  succession  d'éclairs,  et 
en  chassant  dans  leurs  visages  une  pluie  abondante.  Il 
fallut  renoncer  à  profiter  de  l'avantage  et  à  pénétrer 
dans  la  ville  ce  jour-là  *. 

Dès  le  soir,  tous  les  habitants,  toujours  excités  par 
Jacques  et  Ephrem,  étaient  à  l'œuvre;  et,  pendant 
qu'une  épaisse  colonne  d'hommes  armés  défendait  la 
brèche,  d'autres  travaillaient  à  élever  par  derrière  un 
second  mur.  On  aime  à  penser  que,  pendant  cette  longue 
nuit  passée  au  travail,  ces  pieux  ouvriers  répétaient 
quelque  cantique  d'Ephrem  semblable  à  celui-ci,  com- 
posé on  ne  sait  à  quelle  veillée  de  Noël  : 

«  Joyeux  doit  être  l'homme  qui  veille,  puisque  celui 
qui  veille  toujours  est  venu  pour  nous  éveiller...  Ne 
veillez  point  comme  l'usurier,  qui  pense  pendant  la 
nuit  à  l'argent  qu'il  a  placé,  qui  calcule  son  capital  . 
et  son  intérêt.  Ne  veillez  point  comme  le  voleur  qui  a 
enterré  le  sommeil  avec  son  larcin  dans  la  terre.  Il 

1.  Chron.  Alex.  — .Théoph.,  Chronogr.,  32. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  193 

veille,  mais  c'est  pour  troubler  le  sommeil  de  ceux  qui 
dorment.  L'homme  intempérant  veille  aussi,  troublé 
par  l'excès  de  la  nourriture;  mais  sa  veillée  est  doulou- 
reuse et  pleine  d'angoisse.  Le  marchand  veille,  et  de 
nuit  il  compte  sur  ses  doigts  combien  d'or  va  lui  venir, 
et  si  sa  richesse  doit  doubler  ou  tripler.  Le  riche  veille: 
ses  trésors  ont  chassé  le  sommeil,  et  pendant  que  ses 
chiens  eux-mênies  s'assoupissent,  il  veille  pour  se  gar- 
der des  voleurs.  L'ambitieux  veille  :  les  soucis  ont 
îtoutré  son  repos;  et  pendant  que  la  mort  est  à  son 
chevet,  il  veille,  pensant  aux  années  qui  vont  venir... 
Judas  veilla  toute  une  nuit,  puis  il  vendit  le  sang  du 
Juste,  et  ce  prix  racheta  le  monde...  Les  Pharisiens,  fds 
de  l'ange  de  ténèbres,  veillèrent  toute  la  nuit,  afin  de 
pouvoir  voiler  la  lumière  infinie.  Ovous  qui  veillez,  ne 
veillez  point  ainsi;  veillez  comme  les  étoiles  qui  éclai- 
rent l'onibre  de  la  nuit  '.  » 

Le  lendemain,  quand  les  Perses  revinrent  à  la  charge, 
le  mur  élait  déjà  élevé  de  quatre  coudées  2,  et  la  brèche 
ainsi  complètement  fermée.  Sur  la  muraille  nouvelle, 
regardant  drfiler  les  troupes  ennemies,  se  tenait  Jac- 
ques lui-même,  la  tiare  sur  la  tête  et  revêtu  de  ses  ha- 
bits sacerdotaux.  Cette  apparition  excita  dans  l'armée 
persane  une  très-vive  émotion.  Sapor,  se  méprenant 
sur  la  forme  de  la  coiffure  qui  de  loin  figurait  assez 
bien  un  diadème,  s'imaginait  que  c'était  Constance  lui- 

1.  ^.  Ephrem,  Se/ecf.  Works  Oxford,  1847,  p.  6. 

2.  Jul.,  Or.  %  p.  121,  122. 


19û  LA    JKUNESSE    DE    JULIEN. 

même  qui  tHait  venu  se  mettre  à  la  tête  de  la  gar- 
nison, cl  il  s'emportait  contre  ceux  qui  lui  avaient 
assuré  que  cet  empereur  était  retenu  à  Autioclie.  Dans 
cette  persuasion,  il  envoya  un  héraut  défier  Constance 
d'en  venir  à  une  bataille.  «  Qu'il  sorte  donc  votre  em- 
pereur, s'écriail-il,  qu'il  vienne  combattre  contre  moi, 
ou  qu'il  me  livre  sa  villes  »  Son  messager  revint  bien- 
tôt, chassé  par  les  risées  des  habitants,  qui  se  rail- 
laient de  sa  méprise,  sans  vouloir  la  lui  expliquer. 
Les  Mages  présents  au  camp  juraient  de  leur  côté  que 
c'était  un  ange  qui  était  venu  pour  défendre  la  ville, 
et  répandaient  l'etTroi  dans  tous  les  rangs. 

Témoin  de  ces  perplexités  et  s'apercevant  du  ralen- 
tissement de  l'attaque,  Éphrem  conseilla  à  Jacques  de 
monter  sur  la  plus  haute  tour  du  rempart,  et  d'accabler 
l'armée  ennemie  tout  entière  de  la  malédiction  du  Dieu 
vivant.  «Dieu,  s'écriait-il,  a  fendu  la  muraille  de  la  ville 
pour  nous  enseigner  sa  justice  :  il  l'a  rétablie  pour  en- 
seignera nos  ennemis  sa  miséricorde^.  »  Jacques  suivit 
son  avis,  et  à  peine  s'était-il  mis  en  devoir  d'appeler  la 
colère  de  Dieu  sur  les  ennemis  des  chrétiens,  qu'au 
récit  de  Théodoret,  une  nuée  de  mouches  venimeuses, 
armées  de  dards,  se  répandit  dans  les  rangs  des  Perses, 
et  causa  par  ses  piqûres  d'affreuses  douleurs  aux 
hommes,  et  surtout  aux  chevaux  et  aux  éléphants.  Ces 
animaux,  perdant  toute  patience,  se  cabraient,  rom- 

1.  Chron.  Alex,  -r-  Théod.,  îoc.  cit. 

2.  S.  Éphrem., Carm ma Nisibena, ii,  p. 76 : Docuit  internos quod  justo 
judicio  scidit  scissuras  :  Docuit  internos  quod  Lenigne  lestauravit  eas. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  195 

paient  leurs  liens,  mettaient  en  pièces,  dans  leurs  mou- 
vements furieux,  les  chars  ou  les  machines  auxquels 
ils  étaient  attachés,  et  foulaient  aux  pieds  leurs  con- 
ducteurs. Ils  mirent  un  tel  désordre  dans  les  rangs,  et 
les  éléphants,  en  particulier,  causaient  tant  de  dé- 
sastres autour  d'eux,  qu'on  jugea  plus  sûr  de  tuer  toutes 
les  bêtes  de  trait,  puisqu'on  ne  pouvait  venir  à  bout  de 
les  contenir.  La  confusion  était  accrue  encore  par  l'état 
du  terrain,  tout  détrempé  de  l'inondation  des  jours 
précédents,  et  où  s'étaient  formés  des  réservoirs  d'eaux 
stagnantes,  assez  profonds  pour  noyer  les  animaux  et 
les  gens  qui  s'y  laissaient  tomber.  Ce  fut  une  déroute 
épouvantable.  La  destruction  des  principales  machines 
de  guerre  rendait  la  continuation  du  siège  impossible, 
et  Sapor  se  décida  à  le  lever.  Il  y  avait  employé  cent 
jours  et  y  laissa  près  de  vingt  mille  hommes,  au  dire 
de  Julien.  Il  se  vengea  de  ce  revers  en  mettant  à  mort 
les  conseillers  qui  l'avaient  entraîné*  et  les  généraux 
qui  l'avaient  secondé  dans  cette  entreprise*.  Telle  fut 
la  fin  ridicule  et  tragique  de  cette  redoutable  attaque. 
Constance,  dont  la  présence  supposée  avait  com- 
mencé la  déroute,  était  bien  loin  de  songer  à  venir  dé 
sa  personne  défendre  sa  frontière.  Un  événement  inat 
tendu  absorbait  toutes  ses  préoccupations.  Le  mêmv 
coup  venait  de  lui  conférer  l'héritage  de  tout  l'empire 

1.  Jnl.,  Or.  II,  p.  122. 

2.  Zo3.,  loc.  cit. 


196  LA    JKlINESSi:    l>E    JULIEN. 

et  (le  lui  duiuier  un  iiulo  comptUileur  à  combaltre. 
Son  frère  Conslanl  avait  péri  victime  d'une  conspiration 
militaire  et  l'enipire,  livré  de  nouveau  aux  aventures, 
redevenait  la  proie  des  soldats  de  fortune  et  l'enjeu  des 
révolulions^ 

Vivant  au  sein  d'une  paix  profonde ,  dans  des  pro- 
vinces actives  et  florissantes,  où,  grâce  au  bon  esprit 
de  l'Eglise  latine  et  à  l'autorité  salutaire  de  Rome,  le 
bruit  des  dissensions  religieuses  arrivait  à  peine  ,  l'em- 
pereur Constant  s'était  abandonné  sans  contrainte  aux 
penchants  d'un  naturel  ami  du  plaisir.  Il  s'en  remettait 
volontiers  sur  des  favoris  des  soins  de  son  gouvernement. 
La  chasse  était  son  divertissement  de  prédilection,  et  il 
y  passait  des  journées  entières^.  II  faisait  principalement 
son  séjour  en  Gaule  ,  dans  les  montagnes  giboyeuses  de 
la  Bourgogne.  Vers  le  commencement  de  l'année  350, 
sa  présence  dans  le  voisinage  d'Autun  avait  motivé  une 
agglomération  de  troupes  assez  considérable  auxentours 
deeetteville.  Ony  avait  rassemblé,  notamment, plusieurs 
compagnies  spécialement  attachées  à  la  personne  des 
princes,  et  dont  les  soldats,  en  mémoire  de  Dioctétien  et 
de  son  premier  associé,  gardaient  le  nom  de  Joviens  et 
d'Herculcens.  Elles  étaient  commandées  par  Magnence, 


1.  A.  D.  350.  —  ludictio.  viii.  —  U.  C.  1103.—  Sergius  et  Nigritia- 

nus.  Goss.  ,  ., 

2.  Auiei.  vict.,  Epit.  42.  —  Zon.,  xiii,  6.  Cet  auteur  donue  au  goût 
de  Constant  pour  la  chasse  un  motif  odieux  et  singulier  qui  ne  parait 
pas  vraisemblable.  —  Zos.,  ii,  42,  —  Socr.,  u,  25. 


LA     JEUNESSE    DE    JULIEN.  197 

Germain  d'origine  et  peut-être  de  naissance  \  mais  en- 
gagé dès  son  enfance  dans  les  troupes  romaines,  où  il 
s'était  assez  distingué.  C'était  un  liabile  militaire,  de 
haute  stature,  d'une  grande  force  musculaire,  d'une 
intelligence  assez  cultivée,  et  connu  dans  les  camps 
pour  la  vivacité  d'une  ék^jucnce  simple  et  naturelle. 
Sa  bravoure  personnelle  n'était  pas,  à  la  vérité,  au- 
dessus  de  tout  soupçon  -. 

Magnence  vivait  en  intimité  avec  l'intendant  des 
finances  Marcellin.  L'un  disposant  ainsi  des  Irounes, 
et  l'autre  du  trésor,  ils  avaient  entre  les  mains  tout 
ce  qu'il  fallait,  dans  l'état  de  l'empire,  pour  opérer 
une  révolution.  Ils  se  familiarisèrent  peu  à  peu  avec  la 
pensée  d'usurper  le  pouvoir.  Un  siècle  auparavant, 
c'eiÀt  été  le  dessein  du  monde  le  plus  naturel  :  depuis  le 
règne  de  Constantin,  il  fallait  un  peu  plus  d'audace 
pour  le  concevoir;  mais  on  vit  bientôt  qu'il  ne  fallait 
pas  plus  d'effort  pour  l'exécuter.  Le  18  janvier,  Marcel- 
lin  réunit  les  principaux  officiers  de  l'armée,  dans  un 
festin  donné  pour  la  naissance  de  son  fils.  Le  repas 
se  prolongea  assez  avant  dans  la  nuit,  et  quand  les 
esprits    parurent  suffisamment  échangés,   Magnence, 

i  Les  écrivains,  tous  d'accord  sur  rorigiue  germaine  de  Magnence, 
se  contredisent  sur  le  point  de  savoir  s'il  avait  été  lui-même  fait 
prisonnier,  ou  s'il  était  né  d'une  de  ces  familles  captives  établies  en 
Gaule  par  Constance,  et  que  Ton  connaissait  sous  le  nom  de  Lceti 
(barbares  contents  ou  soumis).  Julien  donne  la  première  version,  Vic- 
tor la  seconde  et  le  texte  de  Zosime  est  douteux. 

2.  Aurel.Vict.,  Epit.  41.— Zos.,  ii,  54.  — Jul.,  Or.  i,  p.  Gl;  2.  p.  104 
et  177. 


108  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.. 

faisant  un  signe  convenu  à  son  hôte,  disparut  de  la 
salle.  Peu  de  moments  après,  il  rentrait  revêtu  de  la 
pourpre  et  des  autres  mi\rques  delà  dignité  souveraine. 
La  surprise  fut  générale.  Dans  l'exaltation  produite  par 
la  gaieté  du  repas  et  par  le  vin,  les  officiers  présents, 
entraînés  d'ailleurs  par  une  courte  harangue  des  conspi- 
rateurs, s'écrièrent,  sans  trop  réfléchira  ce  qu'ils  fai- 
saient :  a  Salut  donc  à  l'auguste  Magnence.  »  Le  bruit 
de  cette  élévation  improvisée  se  répandit  aussilôt  dans 
le  camp  et  dans  la  ville.  Chaque  officier  fit  comme  son 
chef;  chaque  soldat  comme  son  officier.  La  foule  des 
habitants  et  des  paysans  accourut,  pour  voir  ce  qui  se 
passait.  Chacun  suivit  l'exemple  de  son  voisin ,  tous  criant, 
dit  Zosime, sans  rien  comprendre  à  ce  qu'ils  voyaient'. 
Ce  lut  bientôt  un  concert  d'acclamations,  qui  joignaient 
sur  tous  les  tons  le  nom  d'Auguste  à  celui  de  Magnence  -. 
Rien  n'était  fait  tant  qu'on  n'était  point  assuré  de  la 
personne  de  Constant.  Un  gros  de  cavalerie  qui  passait , 
se  rendant  d'illyrie  dans  la  Gaule  celtique,  fut  envoyé 
à  sa  poursuite.  On  avait  fermé  les  portes  de  la  vilie, 
pour  que  personne  ne  pût  aller  l'avertir  dans  les  mon- 
tagnes où  il  chassait.  Il  fut  prévenu  cependant,  on  ne 
sait  comment,  et  prit  aussitôt  la  fuite.  Il  lalhit  le  pour- 
suivre à  travers  toute  la  Gaule,  ut  on  ratteignil  dans  le 
voisinage  des  Pyrénées,  au  moment  où  il  se  disposait 

1.  Zcs.,  II,  42.  —  Où/c  zi^oTz;  ff/eoôv  xô  TrpaxTOfAevov,  ÈTTEpo'wv  à-o«vTSç. 

2.  Zos. — Zon.  —  Jul.  — Aurel.Vict.,  Epit.,  loc.  cit.  — Chrun.  Alex.^ 
p.  53. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  199 

à  passer  en  Espagne.  On  le  contraignit  à  se  donner  la 
mort.  C'était  un  officiel-  franc  nommé  Gaison  qui  le 
poursuivait;  ce  fui  un  autre  Franc  Leniogaise,  qui  resta 
le  dernier  à  le  défendre.  Ainsi  périt,  entre  deux  bar- 
bares, le  fils  de  Constantin,  sans  motif,  sans  combat, 
sans  résistance,  sans  que  de  cet  empire,  encore  tout 
plein  (lu  nom  du  père  et  tout  organisé  par  sa  main  ,  une 
seule  voix  s'élevât  pour  le  défendre  \ 

Toule  une  vaste  portion  de  l'empire  fut  alors  aban- 
donnée à  l'une  des  plus  étranges  familles  qui  eût  en- 
core revêtu  la  pourpre  souveraine.  Si  l'habitude  du 
camp  et  la  discipline  militaire  avaient  un  peu  dégrossi 
les  mœurs  de  Magnence  lui-même ,  il  n'en  était  de 
même  ni  de  ses  frères,  dont  il  fit  aussitôt  ses  lieutenants, 
ni  de  sa  vieille  mère  qui  exerçait  encore  sur  lui  cette 
autorité  mystérieuse  que  les  croyances  germaines  ac- 
cordaient aux  femmes.  Celle-ci  était  une  sorte  de  prê- 
tresse ou  de  prophétesse  qui  se  mêlait  de  prédire  l'ave- 
nir, lisait  les  sorts,  rendait  des  oracles,  et  son  fils  suivait 
religieusement  tous  ses  avis.  Sous  l'impulsion  de  ce 
caractère  énergique,  la  Gaule  eut  pris  en  peu  de  jours 
l'apparence  d'un  vaste  camp;  on  n'y  entendait  que 
le  bruit  du  marteau  sur  l'enclume  et  la  voix  des  instruc- 
teurs enseignant  l'exercice  aux  nouveaux  soldats.  Profi- 
tant même  de  ses  relations  de  parenté  avec  les  Germains, 
Magnence  alla  chercher  au  delà  du  Rhin  des  auxiliaires 
francs  qui  ne  se  firent  pas  prier  pour  se  rendre  à  son 

1.  Zos.  —  Zon. —  Soc,  etc.,  loc.  cit. 


200  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

appel.  A  vrai  dire,  tant  trcfTorts  au  premier  moment 
pouvaienl  ne  pas  paraître  nécessaires,  car  l'cnlraînement 
étourdi  lie  la  Gaule  était  suivi  sans  murmures  de  l'imi- 
tation stiipide  et  servile  de  l'Espagne,  de  l'Afriijue  et  de 
l'ilalie.  11  suflisait,  ce  semble,  d'avoir  pris  la  place  du 
0iaîlre,  pour  avoir  conquis  le  droit  de  donner  des  ordres 
comme  lui.L'usurpation  ne  rencontra  que  deux  résistan- 
ces. A  Rome,  où  le  préfet  du  prétoire  envoyé  par  Mag- 
nence  avait  d'abord  été  reçu  sans  hésitation,  un  neveu  de 
Constantin,  llls  de  sa  sœurKutropie  et  nommé  Népotien, 
tenta  de  recueillir  la  succession  de  son  parent.  L'entre- 
prise lui  réussit  au  premier  moment,  grâce  à  l'insuffi- 
sance de  la  force  armée  qui  gardait  la  ville;  mais  il  dut 
céder  devant  le  premier  effort  sérieux.  Népotien  régna 
vingt-huit  jours, et  fut  détrôné  au  bout  du  mois  par  l'ar- 
rivée du  comte  Marcellin ,  devenu  maître  des  offices*. 
Sa  chute  fut  suivie  du  massacre  de  tous  ceux  qui  étaient 
alliés  de  près  ou  de  loin  à  la  famille  de  Constantin.  En- 
tropie elle-même,  Abutèreet  Spérance,  les  amis  d'Atha- 
nase,  périrent  avec  beaucoup  d'autres  nobles  et  sénateurs. 
En  111  y  rie,  un  vieux  général  du  nom  deYétranion,assei 
borné  d'intelligence,  mais  dont  la  probité  et  les  vieux  ser- 
vices  étaient  estimés,  ne  voulut  point  recevoir  sans  ré-k.- 
sislance  les  ordres  de  maîtres  inconnus;  mais  ne  sachant 
à  qui  garder  sa  fidélité,  ni  comment  retenir  ses  troupes 

1.  Zos.,  II,  43.  —  Aurel.Vict.,  Epit.  42.  —  Chron.  Alex.,  p.  535.  — 
Soc,  II,  23.  —  Eutrop.,  x,  11.  —  S.  Athan.,  ApoL,  p.  G77,  C78.  — 
Jul.j  Or.,  I,  p.  6. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  201 

SOUS  les  drapeaux  ,  il  se  proclama  empereur  lui-môme, 
A  la  vérité,  il  faisait  dire  en  même  temps  à  Constance 
qu'il  se  considérait  comme  son  lieutenant ,  et  non 
comme  son  égal.  11  le  priait  devenir  l'aidera  combattre 
Magnence,  et  de  lui  envoyer  de  l'argent  et  des  troupes, 
en  l'assurant  qu'on  verrait  ensuite  à  s'arranger  pour  le 
partage  de  l'empire  ^  Une  liile  de  Constantin,  qui  ha- 
bitait rillyrie,  sœur  aînée  de  Constance  et  veuve  du  roi 
Annihalien,  lui  dictait,  dil-on,  toutes  ces  démarches. 

Les  députés  de  Yétranion  se  rencontrèrent,  à  la  courde 
Constance,  avec  ceux  de  Magnence  lui-même.  Maître  de 
l'Occident,  en  effet,  et  surtout  de  Rome,  Magnence  trou- 
vait qu'un  tel  lot  suffisait  à  son  ambition.  Un  partage 
amiable  l'eût  accommodé.  La  reconnaissance  de  sa  di- 
gnité nouvelle  par  le  fils  de  Constantin  aurait  flatté  sa  va- 
nité. D'ailleurs,  dans  les  idées  romaines,  la  souveraineté 
étant  collective  et  indivise,  elle  n'était  tout  à  fait  consa- 
crée que  par  le  consentement  commun  de  tous  ceux  qui 
levaient  y  avoir  part.  L'usurpateur,  tout  en  préparant 
l'immenses  levées  d'hommes  et  d'argent,  et  en  étalant 
ane  grande  démonstration  de  forces,  faisait  doncen  même 
temps  portera  Constance  des  paroles  de  paix, et  lui  pro- 
posait son  alliance.  Connaissant  d'ailleurs  l'empire  de  la 
religion  sur  tous  les  héritiers  de  Constantin,  il  avait  fait 
choix  pour  celte  ambassade  de  deux  évoques,  que  saint 
Athanase  nous  désigne  sous  les  noms  de  Serbace  et  de 

1.  Zos.  —  Aurel.Vict.  —  Etitrop. —  Chron.Alex.,  loc.  cit. —  Jul., 
Op.  I,  p.  47,  48,  59.  —  Zou.,  xiii,  7. 


202  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

Maxime.  On  ne  sait  trop  pourquoi  ces  prélats  imaginè- 
rent de  se  rendre  à  Antioche  en  passant  par  Alexandrie. 
Peut-être  ne  connaissaient-ils  en  Orient  qn'Athanasc,  et 
pensaient-ils  à  mettre  leur  négocialion  sous  la  protection 
de  cet  éloquent  intercesseur.  En  ce  cas,  le  calcul  était 
peu  politique.  Alhanase  n'était  point  en  crédit  auprès  de 
l'cmpcrenr,  dont  il  avait,  par  son  retour,  constate  la  fai- 
blesse et  humilié  Torgueil.  Toute  relation  de  sa  part  avec 
l'Occident,  où  on  le  soupçonnait  d'entretenir  des  intelli- 
gences séditieuses,  était  mal  vue  et  surveillée  avec 
Jalousie.  D'ailleurs,  Atlianase  portait  à  la  mémoire  de 
Constant  un  souvenir  trop  reconnaissant,  pour  voir, 
sans   un   sentiment   d'horreur,   les    députés   de    son 
meurtrier.  Reçus  dans  la  demeure  épiscopale,  les  évo- 
ques ambassadeurs  n'y  trouvèrent  donc  aucun  appui 
pour  leur  entreprise.  Ils  ne  furent  témoins  que  des 
larmes  versées  par  le  saint   pontife  sur  la  mort  du 
fils  de  Constantin ,  et  des  prières  qu'il  ordonnait  dans 
toutes  les  églises  pour  le  salut  et  les  victoires  de  celu/ 
qui  survivait'.  Il  les  conduisit  lui-même  à  l'office  avec 
tous  les  grands  fonctionnaires  d'Egypte  et  ils  purent  en- 
tendre tout  le  peuple  répéter  en  chœur  avec  lui  :  ô  Christ, 
secourez  Constance  ! 

L'arrivée  des  deux  députations  coïncidait  avec  les 
plus  fâcheuses  nouvelles  de  l'invasion  de  Sapor  et  du 
siège  de  Nisibe.  Constance  était  à  Edesse,  suivant, 

1.  s.  Athan.^  Apol,  p.  679. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  203 

d'aussi  près  que  sa  prudence  le  lui  permettait,  les  inci- 
dents de  cette  grave  attaque  '.  Assailli  par  tant  de  coups 
imprévus  de  la  fortune ,  et  tant  de  propositions  croisées 
en  sens  divers,  il  lit  tête  à  tout  avec  assez  de  calme  et 
de  courage.  A  défaut  de  valeur  personnelle  et  de  hau- 
teur de  génie,  un  sentiment  inné  de  fierté  monarchique, 
et  la  confiance  dans  son  droit,  le  soutinrent  dans  ces 
épreuves.  Il  ne  voulut  point  entendre  parler  de  partage 
avec  des  révoltés.  Il  refusa  d'écouter  les  ambassadeurs 
de  Magnence.  Il  reçut  de  meilleure  grâce  ceux  deYétra- 
nion,  mais  sans  prendre  avec  eux  aucun  engagement. 
En  même  temps,  il  rappelait,  par  une  loi  que  nous  pos- 
sédons encore,  tous  les  soldats  en  congé  sous  les  dra- 
peaux, et  pressait  de  sa  personne,  par  tous  les  moyens, 
l'équipement  d'une  vaste  flotte 2.  Bientôt  l'issue  de  la 
glorieuse  défense  de  Nisibe  vint  le  délivrer  de  tout  souci 
pressant  du  côté  de  la  Perse,  il  pourvut  avec  soin  à  la  dé- 
fense des  places  fortes  de  cette  frontière;  puis,  il  ne  pensa 
plus  qu'à  l'Occident,  et  se  dirigea  lui-même  versConstan- 
tinople,  avant  la  fin  de  Tannée  350.  Un  historien  raconte 
qu'avant  de  se  mettre  en  marche,  il  donna  ordre  à  tous 
ses  soldats  de  recevoir  le  baptême  ou  de  quitter  ses  dra- 
peaux ,  ne  pouvant  se  résoudre  à  exposer  à  la  mort  des 
hommes  dont  le  salut  était  en  péril.  En  ce  cas,  il  eût 
pris  plus  de  soin  de  l'âme  de  ses  soldats  que  de  la  sienne 
propre  3  car  il  n'était  lui-même  encore  chrétien  qu'en 

1.  Pliilostr.,  \u,  22.. 

2.  Cod.  Theod.  Chron.,  p.  49  ;  vu,  t.  1, 1.  4.  —  JuL,  Or.  i,  p.  77^  78. 


20h  LA    JEUNESSE     DE    JULIEN. 

espérance.  Peiit-êtro  aussi  fomplail-il  ne  pas  s'exposer 
personnellement  au  péiil  de  la  mêlée. 

Sa  marche  vers  TOccident  fut  prompte  et  réso- 
lue. 11  traversa  Conslantinople,  dont  les  habitants 
étaient  livrés  à  un  grand  elîroi.  Sa  présence  et  son  atti- 
tude déterminée  les  rassurèrent  *.  A  Héraclée,  il  reçut 
une  nouvelle  dépulation  de  Magnence  ,  à  raquelle,  par 
une  faiblesse  insigne,  Vétranion  avait  consenti  à  s'asso- 
cier. Magnence  lui  demandait  en  mariage  sa  sœur  Cons- 
tance, et  lui  offrait  pour  lui-même  sa  propre  fille. 
Conslance  se  montra  encore  inflexible,  et  ne  ralentit 
pas  un  instant  sa  marche^.  Zonare  raconte  que,  remar- 
quant quelque  ébranlement  dans  ses  troupes,  il  feignit 
d'avoir  aperçu  en  songe  l'ombre  de  Constantin  qui  lui 
défendait  d'entrer  en  relations  avec  le  meurtrier  de  son 
fils,  et  qu'il  ranima  ainsi  le  courage  des  soldats  qui  dé- 
faillait. Au  pas  de  Sucques,  défilé  qui  garde  l'entrée  de 
la  Dacie,  Vétranion  l'attendait  avec  toute  son  armée  ran- 
gée en  bataille,  mais  sans  manifester  d'intentions  décidé- 
ment hostiles.  Il  eîjt  été  trop  hardi  de  le  sommer  ouver- 
tement de  se  soumettre  :  Constance  entra  en  pourparlers 
avec  lui,  et  lui  demanda  une  entrevue  pour  s'entendre 
sur  les  conditions  d'une  alliance,  et  concerter  une  attaque 
commune  contre  Magnence.  Une  estrade  fut  dressée  en 
vue  des  deux  armées,  et  les  deux  chefs  y  moulèrent.  Con- 
stance, usant  de  la  prérogative  de  son  rang,  prit  la  pa- 

1.  Thém.,  Or.  m,  vi,  p.  42  et  56.  —  2.  Petrus  Patricius,  Excerpta  de 
ïegationibus,  éd.  l&m,  p.  27.  —  Zoa.,  xiii,  7. 


LA    JEUNESSE    ItE    JULIEN.  20 


O 


rôle  le  premier,  et  au  lieu  de  s'adresser  au  général,  il 
se  tourna  du  côlé  des  soldats  et  se  mit  à  les  haranguer 
dans  la  langue  latine,  qu'il  possédait  parfaitement.  Il 
leur  rappela,  avec  une  grande  chaleur  d'éloquence,  les 
bienfaits  de  son  père  en  leur  laveur,  et  les  serments 
qu'ils  avaient  faits  d'être  fidèles  à  ses  enfants.  —  «  Lais- 
serez-vous  impuni,  leur  disait- il,  le  meurtre  du  fds 
d'un  si  grand  roi,  votre  compagnon  et  votre  chef  dans 
tant  de  guerres,  qui  vous  a  comblés  de  biens  et  d'hon- 
neurs? Ne  penseriez-vous  point  aussi,  ajoiitait-il  en 
terminant,  que,  par  le  droit  de  la  nature,  les  frères 
doivent  recueillir  l'héritage  de  leurs  frères  '?  » 

Constance  n'avait  parlé  que  de  Magnence,  et  le  nom 
de  Vétranion  n'était  pas  sorti  de  sa  bouche;  mais  un 
grand  tumulte  qui  s'éleva  parmi  les  soldats  montra  assez 
qu'ils  avaient  compris  sa  pensée,  et  qu'ils  se  chargeaient 
eux-mêmes  de  l'achever  :  «  Plus  d'empereurs  bâtards 
et  illégitimes,  s'écrièrent-ils  dans  un  accès  de  ferveur 
monaichique.  »  Et  de  toutes  parts  Yétranion  se  vit 
sommé  par  des  gestes  menaçants  de  dépouiller  la  pour- 
pre et  le  diadème.  Le  vieux  général,  dont  le  caractère 
faible  tenait,  disent  les  historiens,  de  la  nature  d'un  en- 
fant, se  sacrifia  de  bonne  grâce  et  se  jeta  aux  pieds  de 
l'empereur,  en  implorant  sa  miséricorde.  Satisfait  de  ce 
triomphe.  Constance  le  releva,  l'embrassa,  l'appela  son 
père,  et  lui  offrit  s-on  bras  pour  descendre  de  l'estrade. 

1.  Zos.,  II,  44.  —  Jul.^.  Or.  2,  p.  143,  144.  —  S.  Atlian.,  ad  Soi., 
p.  844.  —Soc,  II,  28.  —  Soz.,  IV,  4. 


206  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

Sa  présence  d'esprit  el  son  éloquence  lui  avaient  ainsi 
valu,  sans  coup  férir,  une  grande  province,  une  armée 
de  vingl-cinq  mille  hommes,  et  une  juste  popularité. 
Tout  le  monde  vantail  sa  clémence,  et  Vélranion  plus  que 
personne.  Retiré,  par  la  suite,  à  Pruse,  en  îîithynie,  où 
il  vivait  doté  d'une  riche  pension,  devenu  chréti(.'n  fer- 
vent et  tout  consacré  aux  exercices  de  la  foi  el  de  la 
charité,  le  bon  vieillard  ne  cessa  de  remercier  Constaiice 
de  l'avoir  débarrassé  du  pouvoir  suprême,  et  d'invo- 
quer Dieu  pour  son  bienfaiteur  dans  ses  prières'. 
^^^  Constance  n'avait  donc  plus  en  tête  d'autre  concur- 
rent que  Magnence.  La  saison  était  trop  avancée  pour 
passer  les  Mpes,  et  il  fallut  hiverner  à  Sirmium  en  Illy- 
rie^.  Pendant  qu'il  y  séjournait,  attendant  un  temps 
plus  favorable,  on  lui  apporta  des  nouvelles  de  la  fron- 
tière de  Perse,  qui  faisaient  craindre  le  retour  des  at- 
taques de  Sapor.  Rétrograder  en  face  de  Magnence  en 
armes  eût  été  impossible;  laisser  l'Orient  sans  défense, 
c'était  le  comble  de  l'imprudence.  Constance  vit  ainsi 
de  nouveau  se  dresser  devant  lui  le  problème  que  le 
génie  seul  de  son  père  avait  su  résoudre.  L'empire 
était  trop  grand  pour  un  seul  homme  :  de  gré  ou  de 
force,  le  partage  était  nécessaire.  Constance  voulut  au 

1.  Zos.  —  Zon.  —  Soc.  —  Soz.  —  Jul.,  loc.  cit.  —  Thém.,  Or.  iv, 
p.  3G. 

2.  A.  D.  351.  —  liidictio.  XI.  —  U.  C.  1104.— Post  consulatuin  Seigii 
etNigritiani.  —  L'aunée  est  marquée  ainsi,  parce  que  les  désignations 
consulaires  faites  par  Magnence  ne  furent  pas  reconnues  par  Con- 
stance. 


LA  JEUNESSE  DE  JULIEN.  207 

moins  que  la  royauté  ne  sortît  pas  de  la  race  royale. 

Il  n'avait  pas  d'enfanls  lui-même,  et  une  mort  préma- 
turée venait  d'enlever  l'impératrice.  De  la  famille  Fla- 
vienne,  décimée  par  tant  de  meurtres,  deux  rejetons^ 
seuls  subsistaient,  oubliés  par  le  fer  des  meurtriers  : 
c'étaient  les  enfants  du  patrice  Jules  Constance,  sauvés 
par  miracle  dans  !e  massacre  de  Constantinople,  grâce 
aux  soins  de  l'évêque  Marc  d'Aréthuse,  qui  les  avait 
cachés  dans  ces  jours  d'horreur*.  Une  fois  qu'ils  étaient 
échappés  au  péril  des  premiers  moments,  il  avait  bien 
fallu  les  laisser  vivre  ;  et,  dès  qu'ils  vivaient,  il  fallait 
bien  aussi  les  traiter  en  princes,  leur  rendre  une  partie  au 
moins  de  leurs  biens-.  Constance  s'était  décidé  à  regret 
à  les  épargner,  en  se  réservant  de  veiller  de  près,  avec 
une  sollicitude  menaçante,  à  leur  éducation ^ 

Ces  deux  jeunes  princes,  nés  de  lits  différents,  étaient 
séparés  par  une  grande  distance  d'âge.  Gallus,  l'aîné, 
était  déjà  un  homme  fait  ;  Julien,  le  second,  tout  enfant 
encore  à  la  mort  de  Constantin,  sortait,  en  350,  à  peine 
de  l'adolescence*.  On  les  avait  longtemps  séparés  ;  Julien 
était  resté  spécialement  confié  aux  soins  d'Eusèbo  de 
Nicomédie,  dont  il  était  parent  par  sa  mère.  Mais  depuis 

1.  s.  Grég.  Naz.,  Or.  iv,  91,  21  et  sniy. 

2.  Jul.,  Fragmentum.  Ed.  Span.,  p.  290. 

3.  Jul.,  ad  Atheyi.,  p.  273. 

4.  La  date  de  la  naissance  de  Julien  doit  être  fixée  à  331  ou  332. 
Écrivant  aux  Alexandrins  peu  de  temps  avant  sa  mort,  qui  eut  lieu  en 
363,  il  se  donne  32  ans.  Eutrope  et  Ammien  Marcellin  disent  qu'à  sa 
mort  il  n'avait  que  31  ans.  (Eutr.,  x,  16.—  Amm.  Marc,  xxv,  3.) 


208  LA    .lEUNESSE    DE    JULIEN. 

la  morl  de  ce  prélat,  ils  avaient  été  conduits  ensemble 
dans  un  château  de  Cappadoce  que  les  historiens  nom- 
ment JMacelie,  et  ils  y  avaient  été,  pendant  six  ans,  envi- 
ron n(''s  à  la  l'ois  (le  tous  les  égards  qu'on  doit  à  des  princes, 
et  de  toutes  les  précautions  qu'on  prend  contre  des  pri- 
sonniers '  :  recevant  des  hommages,  et  ne  jouissant  d'au- 
cune liberté;  ayant  des  serviteurs,  et  point  d'amis. 

Fiircé  pourtant  de  se  donner  un  collègue,  et  voidant 
à  tout  prix  un  parent,  Constance  n'avait  pas  le  choix: 
c'était  dans  celte  retraite  qu'il  fallait  aller  chercher  le 
nouveau  César.  Si,  pour  s'éclairer  dans  celte  grande 
détermination,  il  prit  alors  des  informations  sur  les 
dispositions  dechacim  de  ses  deux  pupilles,  les  rapports 
qu'on  lui  en  fit  durent  être  fort  dilFérents.  Rien  n'était 
plus  dissemblable,  en  efi'et,  que  le  caractère  et  même 
l'extérieur  des  deux  frères.  Gallus  était  grand,  bien 
fait  (le  sa  personne;  une  belle  chevelure  blonde,  l'un 
des  Egréments  ordinaires  de  la  race  de  Constantin,  tom- 
bait sur  ses  épaules  ;  son  visage,  d'une  beauté  régulière, 
était  animé  par  l'expression  de  passions  ardeides,  sen- 
suelles, mais  cxpansives;  son  naturel  était  violent  et 
prompt  à  la  colère  ;  il  avait  peu  étudié,  bien  qu'on  lui 
eût  donné,  comme  à  son  frère,  d'excellents  maîtres;  il 
était  franc  jusqu'à  la  rudesse-.  Toute  la  personne  de 

1.  Jul.  ad  Athcti.,  p.  499.  —  Amin.  Marc,  xv,  2.  —  Soz.  v,  2.  — 
S.  Greg.  >az.  Or.  w,  22. 

2.  Amin.  Marc,  xiv,  11.  —  Forma  conspicuus  bona,  décente  filo 
corporis  membroiiimque  recta  compage,  flavo  capillo  et  molli,  barba 
lioet  recens  emergeute  lamigine  tenera. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  209 

Julien,  au  contraire,  était  étrange  et  irrégulière.  Son 
nez  était  droit,  mais  sa  bouche  trop  grande,  et  sa  lèvre 
inférieure  tombait  en  formant  une  grimace  désagréable: 
ses  larges  épaules  contrastaient  avec  la  petitesse  de  sa 
taille.  Ces  défauts  étaient  rachetés  par  des  yeux  bril- 
lants et  une  physionomie  originale  qui  trahissait  un  feu 
contenu.  Tandis  que  la  contrainte  sous  laquelle  l'un 
et  l'autre  avaient  vécu,  avuit  plus  révolté  que  soumis 
l'âme  impétueuse  de  Gallus,  elle  avait  donné  à  Julien 
une  réserve  précoce  et  qui  ressemblait  à  la  dissimula- 
tion. Son  premier  maître,  l'eunuque  Mardonius,  ancien 
ami  de  sa  famille,  lui  avait  enseigné  à  garder  dans  tout 
son  extérieur  l'apparence  de  la  gravité  et  de  la  modes- 
tie, et  à  faire  consister  toute  la  vertu  dans  un  exact  em- 
pire sur  soi-même.  Dès  le  plus  jeune  âge,  on  avait  donc 
vu  le  royal  enfant  marcher  à  pas  comptés,  les  yeux 
baissés,  et  fuir  les  regards  de  ses  camarades.  Mais  je  ne 
sais  quoi  d'inquiet  et  de  haletant  dans  toute  sa  personne, 
des  mouvements  convulsifs  troublant  soudain  la  gravité 
de  son  attitude,  des  regards  sinistres  jetés  autour  de  lui 
à  la  dérobée, laissaient  deviner  cependant  sous  ce  calme 
extérieur,  les  élans  d'une  ardeur  mal  comprimée*.  De 
sa  mère,  qui  avait  été  une  dame  d'un  esprit  cultivé, 
versée  dans  l'étude  des  poètes,  il  tenait,  par  héritage,  le 

1.  Jul.,  Misopogon,  p.  80,  81  (éd.  1630);  ad  Athen.,  p.  274  (éd. 
Spaii.).  J'ai  tâché  de  faire  accorder  ce  portrait  avec  un  autre  fort  diffé- 
rent que  Grégoire  de  Nazianze  trace  {Or.,  v,  23),  et  sur  lequel  nous 
reviendrons,  et  aussi  avec  celui  d'Ammien  Marcellin,  xxv,  4,  qui  s'en 
écarte  également  en  plusieurs  points. 

m.  44 


210  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

goût  (les  lellros  ',  et  cette  disposition  avait  été  fort  déve- 
loppée par  !..  lecture  assidue  d'Homère  qu'on  lui  avait 
laissé  faire  dès  ses  plus  jeunes  années.  Il  s'était  précipité 
en  quehiue  sorte  avec  passion  dans  les  études  de  tout 
genre,  la  grammaire,  la  rhétorique,  et  même  les  ins- 
tructions de  la  vérité  chrétienne  qui  avaient  tenu  une 
grande  place  dans  son  éducation.  Constance  avait  pres- 
crit en  etîet,  à  cet  égard,  le  soin  le  plus  exact.  Il  avait 
voulu  que  ses  jeunes  cousins  fussent  élevés  comme  des 
chrétiens  accomplis  :  on  leur  avait  fait  pratiquer  avec 
rigueur  toutes  les  règles  ecclésiastiques,  les  jeûnes,  les 
aumônes,  l'assistance  aux  offices.  On  les   conduisait 
avec  dévotion  aux  tombeaux  de  tous  les  martyrs  2.  On 
les  avait  vus  plus  d'une  fois  l'un  et  l'autre,  remplissant 
dans  les  cérémonies  solennelles  l'office  de  lecteurs, 
monter  sur  l'estrade  qui  faisait  face  au  peuple,  pour  lire 
à  haute  voix  les  textes  sacrés.  Dans  l'accomplissement 
de  tous  ces  exercices,  l'ardeur  des  deux  frères  paraissait 
égale  ;  leurs  surveillants  ne  surprenaient  chez  aucun 
d'eux,  ni  ralentissement  de  ferveur,  ni  répugnance  ca- 
chée. On  racontait  pourtant,  comme  un  fait  singulier, 
qu'ayant  voulu  bâtir  en  commun  une  église  sur  le  tom- 
beau de  saint  Marnas,  martyr  de  Cappadoce,  et  chacun 
d'eux  s' étant  chargé  de  surveiller  la  construction  d'une 
aile  du  bâtiment,  celle  qui  était  confiée  aux  soins  de  Ju- 

1.  JiiL,  Mis.,  toc.  cit. 

2.  S.  Grég.  Naz.,  ^;-.,  iv,  23.—  Liban.,  Or.,  x,  p.  263.  —  Soc,  Ul, 
1.  —  Eunap.,  Vit.  Soph.  Maxim.  —  Théod.,  lU,  2. 


LA    JEUNESSE    PE    JULIEN.  211 

Jien,  toujours  entravée  pour  un  molif  oupourun  autre, 
n'avait  point  été  achevée  '.  Il  semblait  que  Dieu  refusât 
ses  offrandes.  Puis,  dans  les  exercices  de  rhétorique  que 
l'on  faisait  composer  aux  deux  frères,  Julien  s'empressait 
de  prendre  le  parti  du  plus  faible;  il  se  donnait  presque 
toujours  le  rôle  d'avocat  du  paganisme  :  c'était  un  jeu 
à  la  vérité,  mais  il  s'y  obstinait  un  peu  plus  que  de 
raison,  et  ne  se  laissait  battre  qu'à  la  dernière  extré- 
mité 2.  Le  jeune  homme  témoignait  aussi,  disait-on,  un 
goût  marqué  pour  l'observation  des  astres  :  on  l'avait 
surpris ,  contemplant  avec  enthousiasme  l'éclat  d'un 
beau  soleil  d'été,  ou  perdu  dans  l'admiration  d'une  nuit 
étoilée,  ce  qui  faisait  craindre  qu'il  n'eût  quelque  pro- 
pension pour  le  culte  de  Mithra,  emblème  de  l'asire  du 
jour,  ou  quelque  faiblesse  pour  les  "visions  de  l'astrolo- 
gie judiciaire. 

Aucun  motif  de  préférence  ne  portait  Constance  à  s'éloi- 
gner du  choix  naturellement  indiqué  par  le  droit  de 
l'âge.  Gallus  fut  donc  désigné  pour  recevoir  la  dignité 
de  césar,  et  Constance  le  manda  pour  lui  en  remettre 
les  insignes.  La  cérémonie  se  fit  avec  des  précautions 
qui  indiquaient  assez  que  la  nécessité  seule  faisait  vio- 
lence aux  instincts  jaloux  du  fils  de  Constantin.  On  en- 
joignit à  Gallus  de  prêter  sur  l'Évangile,  en  présence 
de  plusieurs  évêques,  le  serment  solennel  qu'il  n'entre- 
prendrait rien  contre  les  droits  de  son  cousin.  Puis  on  lui 

1.  s.  Greg.  Naz.,  Or.,  iv,  25. 

2.  S.  Greg.  Naz.,  ibid.,  28. 


212  LA    JEUNESSE    DE   JULIEN. 

lil  épouser,  de  gré  ou  de  force,  celte  fille  de  Conslanlin, 
déjà  veuve,  d'un  âge  assurément  fort  mûr,  et  d'un  carac- 
tère peu  féminin,  qui  avait  elle-même  décidé  Vétranion 
à  usurper  la  couronne.  On  lui  imposa  en  outre,  pour 
général  de  ses  armées,  le  comte  Lucilien'.  Quelques 
paroles  furent  prononcées  par  Gallus  en  faveur  de  son 
frère.  Le  jeune  prince  ne  demandait,  pour  profiter  du 
bonheur  inespéré  de  sa  famille,  d'autre  grâce  que  la 
permission  d'aller  à  Con-lanlinople  suivre,  sous  des 
maîtres  fameux,  le  cours  de  ses  études  favorites*. 
Après  quelques  difficultés,  Constance  se  décida  à  lui 
accorder  cette  faveur  :  puis  le  nouveau  César,  investi 
du  commandement  de  l'Orient,  prit  congé  de  son  pa- 
rent, qui  comptait  bien  demeurer  toujours  son  maître. 
Les  loisirs  de  Constance,  pendant  l'hiver,  furent  em- 
ployés aussi  à  un  autre  genre  de  cérémonie.  Il  pourvut 
à  la  convocation  d'un  concile,  et  à  l'excommunication 
d'un  hérétique.  Même  dans  cette  expédition  prompte  et 
périlleuse,  il  ne  marchait  qu'accompagné  de  ses  évêques 
favoris,  les  ennemis  d'Athanase  et  les  directeurs  dange- 
reux de  l'Église  d'Orient.  La  mort  de  Constant,  protecteur 
déclaré  des  orlhodoxes,  et  représentant  armé  de  la  pure 
foi  de  l'Occident,  avait  ranimé  toutes  les  espérances  de 
ces  prélats,  et  ils  suivaient  avec  anxiété  la  marche  de 
Constance  vers  ces  régions  latines  oii  siégeaient  leurs 

1.  Aurèl.  \kt.,  de  Cœs.,  42.— Zos.,  ii,  45.  —  Zon.,  xui,  8.  — Eutt. 
X,  12.  —  Chron.  Alex.,  p.  679.  —  Philost.,  iv,  1. 

2.  Jul.,  ad  Athen.,  p.  271.  —  Eaiiap.,  Vit.  Soph.  Maxim. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  213 

principaux  adversaires.  Rien  ne  pouvait  être  plus  favo- 
rable à  leur  cause  qu'un  événement  qui  aurait  amené 
à  Rome,  auprès  du  chef  suprême  de  l'Église,  l'empereur 
dont  ils  gouvernaient  la  conscience  et  les  conseils.  Vingt- 
deux  d'eulre  eux,  les  plus  résolus  et  les  plus  illustres, 
Narcisse  de  Néroniade,  Théodore  d'IIéraclée,  Basile 
d'Ancyrc,  etc.,  n'avaient  donc  pas  fait  difficulté  de 
suivre  l'armée,  et  ils  avaient  été  rejoints,  à  Sirmium 
par  Ursace  de  Singidon  et  Valens  de  Murse,  si  récem- 
ment réconciliés  avec  Alhanase,  mais  tout  prêts  à  re- 
tirer, devant  le  plus  léger  intérêt  politique,  un  désaveu 
que  la  politique  seule  leur  avait  arraché  '. 

Ils  voulurent  profiter  de  la  halle  forcée  de  l'expédition 
pour  faire  l'épreuve  de  leurs  forces.  L'évêque  de  Sir- 
mium, Pliotin,  était  un  homme  de  grande  science,  mais 
d'un  esprit  aventureux  et  inquiet,  dont  la  doctrine  était 
suspecte.  On  l'accusait  d'incliner  très-fortement  vers 
l'hérésie  de  Sabellius,  dont  l'erreur,  directement  oppo- 
sée à  celle  d'Arius,  consistait,  comme  on  l'a  vu,  dans 
/a  négation  de  toute  distinction  entre  les  personnes 
divines.  Il  refusait,  disait-on,  toute  personnalité  propre 
an  Fils  et  au  Saint-Esprit,  et  niait  l'incarnation  du 
Yerbe  dans  le  sein  de  Marie  et  dans  Tliumanité  de  Jésus-. 

i.  Tous  ces  prélats  sont  nommés  par  S.  Hilaire  comme  ayant  assisté 
à  la  condamnation  de  Photin  à  Siiminm,  et  pris  part  au  formulaire 
qui  suivit.  —  S.  Hil.,  Fmgm.,  p.  1337,  1338. 

2.  S.  Épiph.,  Hœr.,  lxxi.  —  S.  Jér.,  De  viris  illustribus,  107.  — 
Soc,  11,  18,  29,  30.  —  Soz.,iv,  6.  —  S.  Athan.,  de  Syn.,^).  898.  — 
S.  Hil.,  Fragm.,  p.  1295  et  suiv.,  etc. 


214  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

Comme  le  reproche  de  sabelliaiiisme  était  l'imputation 
ordinaire  que  les  ennemis  de  la  foi  de  Nicée  dirigeaient 
contre  les  orthodoxes,  c'était  pour  eux  une  heureuse 
occasion  que  de  débuter,  en  mettant  le  pied  sur  la  terre 
d'Occident,  par  la  condamnation  d'un  Sabellien.  A  la  vé- 
rité, l'erreur  de  Photin  lui  était  personnelle,  et,  sauf 
les  habitants  de  son  diocèse,  dont  il  s'était  concilié  l'af- 
fection,il  ne  comptait  aucun  partisan.  Les  évoques  d'Oc- 
cident, à  l'unanimité,  condamnaient  sa  doctrine  ;  et  dans 
leurs  réunions,  à  Sardique  d'abord,  puis  à  Milan,  deux 
années  auparavant,  ils  avaient  formellemeut  exprimé 
leur  dissentiment,  en  le  séparant  de  leur  communion*. 
Mais  il  était  de  l'intérêt  des  Eusébiensde  faire  preuve 
avec  éclat  de  leur  zèle  d'orthodoxie,  et  ils  obtinrent  de 
Constance  la  permission  de  citer  Photin  devant  eux^. 
Les  erreurs  de  Photin  étant  fort  claires,  la  discussion 
ne  fut  pas  longue.  11   fut  condamné  tout  d'une  voix 

1.  La  série  des  dispositions  déjà  prises  contre  Photin,  dans  les  an- 
nées antéiieuresau  concile  de  Sirmium,  a  donné  lieu  à  des  dissertations 
très-nombreuses  et  très-compliquées,  de  Baronius,  de  Tillemont,  de 
Mansi,  etc.,  dont  on  peut  voir  l'analyse  dans  Hefele,  Concilien-Ge- 
schkhte,  1. 1,  p.  613,  614.  Il  serait  suijertlu  d'insister  ici  sur  un  fait  de 
si  peu  d'intérêt  pour  l'histoire  générale.  Il  suffira  de  dire  que  saint 
Épiphane  fait  condamner  Photin  au  concile  de  Sardique,  et  saint  Hi- 
laire  à  un  concile  spécial  à  Milan,  tenu,  dit-il,  deux  ans  avant  la  ré- 
tractation d'Ursace  et  de  Valens. 

2.  La  date  de  ce  concile  de  Sirmium  n'est  pas  non  plus  sans  quel- 
que difficulté.  Socrate  le  place  après  le  consulat  de  Serge  et  de  Nigri- 
tien,  c'est-à-dire  en  cette  année  351;  mais  il  accompagne  son  récit  de 
détails  qui  ne  conviennent  qu'à  une  époque  postérieure.  Nous  avons 
suivi  l'ordre  adopté  par  la  plupart  des  chronologistes,  Pétau,  Marca, 
Pagi,  Tillemont,  H'efele,  et  dontMansi  presque  seul  s'est  écarté.  Ccnf. 
Hefele,  p.  623. 


LA  JEUNESSE  DE  JULIEN.  215 

comme  coupable  de  l'hérésie  de  Sabellius  et  de  Paul  de 
Samosate.  Mais  cet  acte  de  juste  sévérité  n'était,  dans  la 
pensée  des  évêques  assemblés,  qu'un  prétexte  pour 
dresser  de  nouveau  un  de  ces  formulaires  de  foi  qu'ils 
savaient  produire  avec  une  incomparable  fécondité,  et 
qui,  tous  différents  les  uns  des  autres,  et  portant  sur 
des  subtilités  et  des  nuances,  ne  se  ressemblaient  qu'en 
un  seul  point,  l'omission  du  mot  consubstantiel.  Cette 
nouvelle  profession  de  foi,  plus  voisine  de  l'orthodoxie 
que  les  autres,  s'en  écartait  encore  par  ce  retranche- 
ment :  et  ce  fut  assez  pour  que,  bien  qu'admise  et  expli- 
quée dans  un  sens  orthodoxe,  par  quelques  docteurs 
catholiques,  elle  n'ait  jamais  pu  trouver  grâce  devant 
l'imperturbable  fermeté  d'Athanase  '. 

Le  formulaire  fut  présenté  à  la  signature  de  Photin, 
qui  se  refusa  à  y  adhérer  et  demanda  à  être  encore  en- 
tendu dans  une  conférence,  où  il  soutint  une  longue  dis- 
cussion contre  Basile  d'Ancyre.  Une  déposition  immé- 
diate fut  la  suite  de  son  obstination,  et  la  décision  fut 
communiquée  à  Constance,  qui  la  sanctionna  aussitôt 
par  un  décret  de  bannissement  2. 

Le  retour  de  la  belle  saison  lit  trêve  à  ces  démêlés 

pacifiques,  et  donna  le  signal  de  luttes  plus  sanglantes. 
Magnence,  qui  n'avait  pas  employé  son  temps  ^à  traiter 
d'atfaires  spirituelles  sur  lesquelles  il  n'avait  nulle  pré- 

1.  Le  formulaire  ^ue  Socrate,  saint  Hilaire,  de  Syn.,  n,  Ik,  et  Atha- 
nase,  de  Syn.,  p.  900  et  901,  nous  ont  conservé,  est  sembkible,  pres- 
que mot  pour  mot,  à  celui  du  concile  d'Antioche  indiqué  plus  haut. 

2.  S.  Epipli.,  Hœr.,  lxi.  —  Soc,  11,  30.  —  Soz.,  iv,  2S. 


216  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

tenlion',  s'iHait  avancé  jusque  dans  les  plaines  île  Pan- 
nonie,  à  la  tèle  de  toutes  les  troupes  qu'il  avait  pu 
rassembler,  laissant  dégarnies  derrière  lui,  par  une  ma- 
nœuvre hardie  et  presque  imprudente,  toute  la  ligue  du 
Rhin  et  toutes  les  montagnes  qui  séparaient  l'Italie  de 
la  province  de  Norique.  Sa  contiance  était  telle,  que, 
pour  la  première  fois,  dit-on,  il  méprisa  les  avis  de  sa 
mère  qui  lui  conseillait  de  ne  pas  franchir  la  limite  de 
rUhrie.  Dès  les  premiers  jours  du  printemps,  il  envoya 
défier  Constance  au  combat,  dans  les  plaines  de  Siscia, 
sur  la  Save,  trente  lieues  environ  au-dessus  de  Sirmium. 
Constance  à  qui  le  rôle  agressif  aurait  appartenu  natu- 
rellement, puisqu'il  avait  à  déposséder  son  rival  d'un 
territoire  usurpé,  ne  crut  pas  pouvoir  se  refuser  à  cette 
provocation,  et  s'avança  vers  la  ville  de  Siscia  dont  la 
gainison  lui  était  restée  fidèle.  Mais  sa  marche  fut 
bienlôl  arrêtée  par  l'échec  de  son  avant-garde,  qui  tomba 
dans  une  embuscade  préparée  par  Magueuce  le  long 
du  ileuve,  au-dessous  de  la  ville.  Averties  ainsi  de  la 
présence  l'une  de  l'autre,  les  deux  armées  firent  halte, 
l'une  en  vue  de  Siscia,  dont  la  résistance  durait  tou- 
jours, l'autre  en  avant  de  Sirmium,  dans  le  camp  de 
Cibale,  au  lieu  même  où  Constantin  avait  autrefois 
vaincu  Licinius.  Constance  attachait  un  grand  prix  à  ce 
souvenir,  et  désirait,  avec  une  passion  jiresque  supersti- 

1.  S'il  eût  été  païen,  cependant,  comme  on  l'a  dit,  il  n'eût  pas  obtenu 
desévéques  des  Gaules  le  concours  qui  lui  fut  acquis,  et  que  Coiistauce 
reproclia  si  amèrement  aux  catholiques. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  217 

tieuse,  combattre  dans  ces  plaines  illustrées  par  le 
triomphe  de  son  père.  11  s'y  était  établi  sous  une  tente 
décorée  avec  une  grande  magnilîcence,  où  il  déployait 
un  luxe  vraiment  royal.  Les  champsde  Pannonie  étaient 
d'ailleurs  destinés  à  être  plus  d'une  fois  encore  témoins 
de  ces  luttes  de  l'Occident  et  de  l'Orient,  préliminaires 
d'un  inévitable  déchirement  '. 

Des  deux  parts,  cependant,  il  y  avait  plus  de  forfan- 
terie que  d'audace,  et  les  deux  rivaux  restèrent  ainsi 
plusieurs  mois  à  portée  l'un  de  l'autre,  chacun  cher- 
chant à  séduire  l'armée  de  son  adversaire,  et  à  se  pro- 
curer par  là  les  profits  de  la  victoire,  sans  en  courir 
les  risques.  Ils  échangeaient  des  ambassades  chargées 
de  propositions  de  paix  dérisoires,  et  qui  n'avaient 
d'autre  but  que  de  sonder  les  dispositions  des  soldats 
et  de  les  solliciter  à  la  défection.  Ce  fut  Constance  qui 
commença.  Son  député,  Philippe,  se  rendit  au  camp  de 
Magnence,  en  apparence  pour  lui  offrir  la  cession  des 
Gaules,  en  réalité  pour  haranguer  les  troupes,  leur  rap- 
peler la  gloire  de  Conslanlin,  l'éclat  de  ses  exploits  et 
les  droits  de  sa  race.  Ces  souvenirs  commençaient  à 
produire  leur  effet  accoutumé,  lorsque  Magnence,  qui 
avait  plus  de  ressources  d'esprit  que  Vétranion,  répliqua 
eu  opposant  aux  vertus  du  père  les  désordres  et  les 
fautes  des  fils,  en  insistant  même,  d'une  façon  que 
Zosime,  juge  peu  suspect  en  cette  matière,  trouve  ab- 

1.  Zos.,  II,  45,  46,  48.  —  Jul.,  Or.,  i,  p.  Gl-65.  —  Zon.,  xiii,  8.  — 
Eutr.,  X,  12. 


218  LA    JKUNESSE    DE    JULIEN. 

surilc  et  impertinente ,  sur  les  abus  qui  avaient  désho- 
noré la  fin  du  grand  règne.  Appuyant  sa  réponse  d'un 
bon  souper  olîert  aux  officiers,  et  d'une  large  distribu- 
tion d'argent  faite  aux  soldats,  il  ralfermit  l'ardeur  de 
ses  troupes  à  tel  point  qu'il  crut  pouvoir  en  profiter 
pour  donner  l'assaut  à  la  place  de  Siscia.  Mais  ses  armes 
eurent  moins  de  succès  que  son  éloquence,  et  l'assaut 
fut  repoussé'. 

Ce  fut  alors  le  tour  de  Magnence  d'essayer  jusqu'où 
on  pourrait  entraîner  l'humeur  mobile  des  troupes 
impériales.  Peu  de  jours  après  cette  scène,  un  sénateur 
ronlain,  du  nom  de  Titien,  venait  au  camp  de  Constance 
tenter  de  débaucher  ses  troupes  sous  ses  yeux.  Rien 
n'égalait  l'arrogance  de  son  langage.  Il  se  répandait 
en  invectives  contre  Constantin  et  sa  race,  et  offrait  à 
Constance  la  vie  en  échange  d'une  prompte  démission 
de  la  dignité  impériale.  Ce  ton  hautain  ne  réussit  p;is  : 
on  le  congédia,  lui  et  son  ambassade,  sans  l'écouter,  et 
une  si  prompte  exécution  mit  un  terme  au  scandale  de 
cette  espèce  de  vente  à  l'encan  essayée  sur  les  deux 
moitiés  de  l'empire.  Un  seul  corps  de  cavalerie,  com- 
mandé par  un  officier  du  nom  de  Sylvain,  passa  du 
camp  de  Magnence  à  celui  de  l'empereur  légitime  ^ 

Les  armes  demeuraient  donc  le  seul,  le  douloureux, 
mais  après  tout,  l'honorable  moyen  de  terminer  le  dilfé- 


1,  Zos.,  Il,  46,  47. 

2.  Zos.,  ibid.  —  Amm.  Marc,  xxv,  5. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  219 

rend.  La  journée  du  28  septembre  '  (car  toute  la  belle 
saison  avait  été  employée  dans  ces  pourparlers)  vit  enfin 
s'engager  la  bataille  de  laquelle  dépendait  la  destinée  de 
la  race  de  Constantin.  La  fortune  du  grand  empereur 
l'emporta  encore  cette  fois.  Ce  fut  dans  les  plaines  de 
Murse,où  Magnence  s'était  résolu  à  se  transporter,  après 
s'être  enfin  rendu  maître  de  Siscia,  que  les  deux  armées 
en  vinrent  aux  prises.  Les  cbefs  répugnèrent  jusque  sur 
le  champ  de  bataille  à  s'exposer  eux-mêmes,  et  la  moitié 
du  jour  s'écoula  sans  aucun  mouvement  décisifs.  Cette 
incertitude  était  favorable  àConstance.Le  courage  étant 
égal  des  deux  parts,  il  avait  l'avantage  de  la  science  et 
de  l'habileté  stratégique^.  Sa  grosse  cavalerie,  revêtue 
d'armures  de  fer,  d'après  un  modèle  qu'il  avait  emprunté 
aux  armées  persanes ,  et  qui  laissait  aux  mouvements 
toute  leur  souplesse*;  d'autres  corps  d'invention  éga- 
lenient  nouvelle  et  ingénieuse,  qu'il  avait  organisés 
lui-même,  déterminèrent  la  victoire  en  sa  faveur,  mal- 
gré la  vigueur  native  des  troupes  gauloises  et  germaines, 
dont  Magnence  ne  savait  tirer  qu'un  médiocre  parti. 
La  lutte  fut  pourtant  acharnée;  la  mêlée  se  prolongea 
très  avant  dans  la  nuit,  et  coijta  à  l'empire,  si  l'on  en 
croit  les  historiens,  une  perte  de  près  de  cinquante  mille 
hommes  répartie  entre  les  deux  armées.  «  Jamais,  dit 


i.  Cette  date  résulte  des  Fastes  d'Idace  Clinton,  Fasti  roînani^Z^O, 

2.  Zon.,  xni,  8. 

3.  Jul.,  Or.,  I,  p.  G8;  ii,  p.  104,  105. 

4.  Zon.,  ib.  —  Zos.,  ii,  50. 


2?0  LA    JI'l  NESSE    DE   JULIEN. 

Aurî'l(3-Yiclor,  la  puissance  romaine  ne  reçut  un  aussi 
grand  coup'.  »  Des  officiers  d'un  grade  élevé  dans  les 
deux  camps,  Ménélas,  clief  des  archers  arméniens,  Uo- 
niulusje  comte  Maiccllin  lui-même,  laissèrent  leur  vie 
dans  cet  elTroyable  combats  Magnence  ne  dut  son  salut 
qu'à  la  fuite.  Quant  à  Constance,  après  avoir  pris  d'ha- 
biles mesures  qui  contribuèrent  beaucoup  au  succrs  de 
la  journée,  il- ne  parait  pas  avoir  aventuré  sa  personne 
dans  le  péril.  Il  altendit  patiemment  le  résultat  de  ses 
combinaisons,  retiré  dans  une  église  qui  était  auprès  de 
Murse,  en  compagnie  de  l'évêque  cauteleux  Valens,  qui 
l'assistait  de  ses  prières  et  savait  profiter  de  ces  moments 
d'angoisse  pour  s'insinuer  dans  la  faveur  impériale. 
Averti  de  l'heureuse  issue  de  la  bataille  par  des  messagers 
qu'il  avait  mis  en  observation  ,  Yalens  fut  le  premier  à 
annoncer  à  l'empereur  qu'il  était  victorieux.  «  Et  d'où 
le  savez-vous?  s'écria  le  prince  encore  tout  ému.  —  Un 
ange  me  l'est  venu  dire,  répliqua  l'audacieux  prélats» 
Parcourant  le  lendemain  le  champ  de  bataille,  dont  on 
l'accusait  assez  haut  de  s'être  tenu  trop  loin,  l'empereur 
ne  put  retenir  ses  larmes  à  la  vue  de  tous  ces  braves 
soldats,  de  tous  ces  intrépides  défenseurs  de  Rome, 
dont  les  cadavres  jonchaient  la  terre;  et,  pour  mettre 
fin  à  ces  horreurs  de  la  guerre  civile,  il  se  hâta  de  pro- 
clamer une  amnistie;  puis,  soit  pour  en  attendre  l'elfet, 

1.  Aurel.  Y\ct.,  Epît.,  41- 

2.  Zos.,  II,  52.  —  Jal.,  Or.,  2,  p.  109. 

3.  Sulp.  Sev.,  Hik.  Ecc,  u,  38. 


LA    JEUNESSE    DE  JULIEN.  221 

soit  qu'après  un  effort,  inaccoutumé  d'activité  il  retom- 
bât plus  volontiers  dans  ses  habitudes  de  prudence  et 
de  paresse,  il  suspendit  sa  marche  et  prit  de  nouveau 
des  quartiers  d'hiver  sur  l'extrême  frontière  de  la  Pan- 
nonie.  La  saison  n'était  guère  avancée,  car  on  devait 
toucher  tout  au  plus  aux  premiers  jours  d'octobre.  Il 
est  vrai  qu'il  fallait  maintenant  s'engager  dans  les 
défilés  des  Alpes,  pour  atteindre  l'Italie,  et  Constance 
pouvait  redouter  l'effet  de  la  rigueur  des  frimas  sur 
des  troupes  habituées  au  ciel  du  midi. 

Magnence  fuyait  vers  l'occident  d'un  pas  plus  rapide'.  ^35^- 
Il  rentra  en  Italie,  laissant  les  débris  assez  maltraités  de 
ses  troupes  en  garnison  dans  les  places  fortifiées  des 
Alpes,  et  ne  s'arrêta  qu'à  Aquilée.  Il  n'osait  descendre 
jusqu'à  Rome,  où  un  sourd  mécontentement  grondait 
contre  lui,  et  dont  les  habitants  avaient  bien  accueilli 
la  flotte  de  Constance  aperçue  pendant  l'été  à  l'embou- 
chure du  Tibre.  L'usurpation  vaincue,  perdant  le  pres- 
tige du  succès,  était  frappée  à  mort.  Bientôt  son  chef  ne 
se  sentit  plus  en  sûreté  derrière  un  seul  rideau  de  mon- 
tagnes. Dès  les  approches  du  printemps,  et  malgré  un 
succès  partiel  obtenu  devant  Pavie  sur  l'avant-garde 
de  l'armée  de  Constance ,  l'Italie  était  évacuée.  Ma- 
gnence, revenu  à  son  point  de  départ,  avait  cherché 
son  refuge  et  concentré  ses  troupes  dans  les  Gaules. 

1.  A.  D.  352.  —  Indictio.  x.  —  U.  G.  1105.  —  Constantius  v  et 
Gallus  I.  Coss.—  Dap.s  les  pays  soumis  à  Magnence,  les  consuls  furent 
Decentius  et  Paulus. 


222  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

Constance,  paisiblement  parvenu  et  établi  à  Milan,  dic- 
tait ses  lois  à  toute  la  péninsule.  Il  recevait  en  même 
temps  la  nouvelle  que  sa  flotte  avait  recueilli  la  soumis- 
sion de  la  Sicile,  de  l'Afrique  et  de  l'Espagne \ 

Pourquoi  s'arrêta-t-i!  encore  près  d'une  année,  pour 
jouir  de  ses  succès,  sans  y  mettre  la  dernière  main? 
Pourquoi  parut-il  peu  pressé  d'aller  chercher  dans  les 
Gaules  un  adversaire  qui  montrait  si  peu  de  confiance 
dans  ses  propres  forces?  Craignit- il  de  rencontrer  dans 
cette  province,  toujours  active  et  remuante,  un  certain 
esprit  d'indépendance,  qui  lui  faisait  désirer  sinon  la 
liberté  au  moins  l'honneur  de  faire  des  souverains? 
Faut-il  croire  avec  les  païens  Zosime  et  Libanius,  dont 
la  haine  infatigable  poursuit  sur  la  renommée  du  fils 
les  péchés  du  père,  que,  n'osant  s'aventurer  lui-même, 
il  donna  le  funeste  exemple  de  pousser  par  de  secrètes 
intelligences  les  peuplades  voisines  de  la  Germanie  à 
■venir  faire  une  diversion  sur  les  derrières  de  son  ad- 
versaire ?  Négocia-t-il  avec  Magnence ,  comme  l'af- 
firme Zonare,  par  l'intermédiaire  d'évêques  chrétiens 
que  l'usurpateur  avait  su  gagner  à  sa  cause^?  Toutes 
ces  hypothèses  reposent  probablement  sur  quelques  faits 
très-simples,  mais  défigurés.  Les  Germains  n'avaient 
pas  besoin  d'être  excités  pour  chercher  à  tourner  à  leur 
profit  les  désordres  intérieurs  de  l'empire.  Les  évoques 

1.  Jul.,  Or.,  I,  p.  69,  70;  il,  p.  132,  134.  —  Zos.,  il,  53.  —  Zon., 
xui,  8. 

2.  Zos,,  loc,  cii.  —  Liban.,  Or.,  x,  p.  269. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  223 

chrétiens  faisaient  leur  devoir  en  essayant  d'arrêter,  par 
leur  influence  pacifique,  l'eflusion  d'un  sang  précieux 
qui  emportait  avec  lui  les  meilleures  forces  de  l'État. 
Quel  qu'ait  été  d'ailleurs  le  motif  des  incertitudes  de 
Constance  et  de  sa  lenteur,  sa  timidité  était  mal  fondée, 
et  l'effet  le  fit  bien  voir.  Magnence ,  poussé  par  le 
désespoir  à  un  véritable  délire  de  férocité,  se  méfiant  de 
tout  le  monde  et  sacrifiant  ses  meilleurs  amis  au  moindre 
soupçon ,  eut  bien  vite  exaspéré  tous  ses  partisans. 
Dès  le  début  de  353  ',  quand  Constance  eut  enfin  pris  la  3^3 
résolution  de  faire  marcher  son  armée,  avant  même 
qu'elle  fut  tout  à  fait  sortie  des  Alpes  cottiennes,  elle 
avait  vu  reculer  devant  elle,  ou  passer  dans  ses  rangs 
jes  restes  des  troupes  de  Magnence.  Cet  indigne  souve- 
rain, qui  était  lui-même  retiré  à  Lyon,  put  entendre 
de  ses  oreilles  ses  propres  gardes  criant  sous  ses  fenê- 
tres ;  «  Vive  Constance  Auguste  !  »  Ne  trouvant  plus 
de  ressources  pour  échapper  à  une  fin  ignominieuse, 
il  prit  le  parti  de  se  donner  la  mort,  en  enveloppant 
dans  la  même  résolution  désespérée,  sa  mère  et  son 
propre  fils.  Son  frère  Décence,  qu'il  avait  associé  au 
pouvoir  avec  le  titre  de  César,  suivait  son  exemple, 
aussi  fidèlement  qu'il  avait  partagé  sa  fortune  et  ses 


crimes  2. 


1.  A.  D.  353.  —  Indictio.  x.  —  U.  C.  1106.  —  Constantius  vi  et 
Galkis  II.  Coss. 

2.  Jiil.  —  Zou.  —  Aurèl.  Vict.  —  Eutr.  —  Soc.  —  Soz.,  loc.  cit.  -< 
Chron.  Alex.,  p.  680. 


224  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

4 

Constance  cuinniaiidail.  donc  à  rOccidcnt,  cl  connue  il 
secroyaitencore  sûr  rie  tenir  en  tutelle  le  pouvoir  do  son 
jeune  collègue  en  Orient,  il  voyait  le  monde  entier  sous 
ses  lois,  et  se  trouvait  fortuitement  arrivé  au  comble  de 
son  ardente  bien  que  timide  ambition.  Le  passage  ra- 
pide d'un  tel  péril  à  une  telle  puissance,  mit  à  trop  forte 
épreuve  sa  faible' tète.  Il  ne  put,  dit  Zosime,  porter 
modérément  la  prospérité.  Il  avait  été  doux,  patient, 
humain  même,  pendant  la  lutte  :  il  fut  sans  pitié  comme 
sans  prudence  après  la  victoire.  La  joie  d'un  bien  ines- 
péré, la  crainte  constante  de  le  perdre,  lui  enlevèrent 
tout  sang-froid.  Les  poursuites  contre  les  amis  de  Mag- 
nence  furent  poussées  avec  une  extrême  rigueur;  les 
délations  accueillies  et  encouragées  se  multiplièrent,  et 
d'atîreux  supplices  les  suivirent,  dans  lesquels  les  inno- 
cents furent  souvent  confondus  avec  les  coupables.  Le 
tableau  de  ces  terribles  réactions  nous  est  tracé  de  main 
de  maître  par  un  annaliste  éminent,  dont  il  faut  signaler 
ici  avec  reconnaissance  l'apparition  dans  l'histoire. 
«  Comme  un  corps  malade  est  agité  par  le  plus  léger 
choc,  ainsi,  dit  Ammien  Marcellin  dans  le  style  de  la 
décadence,  mais  avec  la  vigueur  de  pensée  d'un  autre 
âge,  l'âme  étroite  et  irritable  de  Constance,  croyant  que 
tout  bruit  qui  se  faisait  entendre  venait  d'un  fait  ou 
d'une  pensée  qui  tendait  à  sa  ruine,  attrista  sa  victoire 
par  les  gémissements  des  innocents.  Il  suffisait  qu'un 
militaire,  ou  un  dignitaire,  ou  un  homme  distingué 
dans  sa  classe,  fût  désigné  par  la  plus  légère  rumeur 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  225 

comme  ayant  soutenu  la  cause  ennemie,  pour  qu'il  se  vît 
mis  à  la  chaîne  comme  une  bête  féroce  :  et  sur  l'insli- 
galiou  d'un  rival,  ou  même  par  le  seul  fait  qu'on  l'avait 
noinmé  devantrempereur,qu'il  était  dénoncé,  ou  soup- 
çoiiiié,  il  se  voyait  condamné  à  la  mort,  à  la  perte  de 
ses  honneurs,  ou  à  la  rélégation  dans  les  îles.  A  l'âpre 
inquiétude  que  Constance  éprouvait,  dès  qu'il  croyait 
voir  menacer  l'étendue  de  sa  puissance,  à  l'irascibilité  de 
ses  soupçons,  venaient  ajouter  encore  les  flatteries  san- 
guinaires de  ses  courtisans;  ils  exagéraient  les  moindres 
incidents;  ils  feignaient  de  frémir  à  la  pensée  de  ce  qui 
arriverait  si  la  vie  du  prince  était  compromise,  cette  vie 
à  laquelle  était  suspendu,  disaient-ils,  comme  à  un  lil,le 

repos  du  genre  humain Aussi,  le  vice  funeste  de  la 

cruauté, qui  s'amortit  chez  la  plupart  des  hommes  avec 
les  années,  bouillonnait  au  contraire  de  plus  en  plus  chez 
Constance.  La  cohorte  de  ses  flatteurs  venait  incessam- 
ment prêter  des  armes  à  la  dureté  de  ses  résolutions.  » 
Parmi  ces  serviteurs  du  pouvoir  et  de  la  vengeance, 
Ammien  nomme  en  particulier  le  secrétaire  Paul,  qu'on 
avait  surnommé  la  Chaine,  à  cause  de  l'art  qu'il  savait 
déployer  pour  tirer  les  accusations  les  unes  des  autres, 
comme  on  déroule  les  anneaux  d'une  chaîne,  afin  de 
faire  naître  des  conspirations  et  de  trouver  descoupables. 
Il  exerçait  ce  talent  funeste  en  Bretagne,  où  il  avait  été 
envoyé,  et  y  portait  une  telle  ardeur  que  le  vicaire  de 
l'île,  Martin,  en  fut  scandalisé  et  essaya  de  le  contenir. 
Menacé  lui-même  d'être  compromis  et  dénoncé  à  l'em- 

ili.  4o 


226  LA    .1EUNESSK    l>K    JliLIKN. 

peiciir,  lo  bon  gouverneur  se  crut  bienlôt  perdu,  et  se 
«Jonna  la  mort.  Pendant  que  les  provinces  réceninient 
coniiuises  retentissaient  ainsi  des  gémissements  des  vic- 
times, Constance  était  à  Arles,  célébrant  son  triomphe 
par  des  jeux  solennels  et  de  magnifiques  spectacles  \ 

Au  nombre  des  délateurs  qui  l'entouraient,  et 
qu'Ammien  a  flétris  par  la  touche  brûlante  de  son  pin- 
ceau, l'histoire  doit  nommer  à  regret  de  très -vénérés 
personnages  qui  ne  le  cédaient  à  personne  pour  l'achar- 
nement de  la  haine  et  l'habileté  de  la  flatterie  :  c'étaient 
les  évêques  ariens  ou  leurs  émissaires.  Eux  aussi  se 
voyaient  arrivés  au  comble  de  leurs  espérances.  L'Occi- 
dent, la  Gaule  même,  de  tout  temps  le  foyer  de  l'ortho- 
doxie et  le  centre  de  la  résistance  à  l'erreur,  obéis- 
saient enfin  à  un  souverain  dont  ils  possédaient  seuls  la 
confiance,  et  qui  n'avait  plus  de  ce  côté,  ni  frère,  ni 
collègue,  ni  rival  à  ménager.  Le  champ  était  libre  de- 
vant eux  :  l'âme  de  Constance,  à  la  fois  débarrassée  de 
toute  contrainte  et  ouverte  à  tous  les  soupçons ,  était 
toute  disposée  à  se  prêter  à  leurs  insinuations.  Dans 
un  moment  où  toute  accusation  était  écoutée,  de  vieilles 
calomnies,  accréditées  par  leur  durée  seule,  devaientj 
aisément  revivre.  Il  ne  fallait  pas  beaucoup  d'efforts 
pour  faire  d'Athanase  et  de  ses  amis,  des  complices  de 
l'usurpateur  d'Occident. 

1.  Zos.,  II,  55.  — Amm.  Marcell.,  xiv,  5.  La  narration  de  cet  excellent 
historien  commence  après  la  mort  de  Magnence,  et  va  devenir  la  lumière 
du  récit,  en  ce  qui  touche  la  politique,  pendant  toute  la  un  du  règne 
de  Constance  et  le  règne  entier  de  Julien, 


LA    JEUNESSE     DE    JULIEN.  227 

Le  délit,  en  effet,  ne  fut  ni  long,  ni  malaiséàconstruire. 
Ce  fut,  dit-on,  Yalens  de  Murse  qui  se  chargea  de  celte 
tâche,  profitant  de  l'intimité  qui  s'était  établie  entre 
l'empereur  et  lui,  pendant  le  long  séjour  de  l'armée 
impériale  en  Pannonie  ^.   Constance  attribuait  à  ses 
prières  le  succès  de  cette  rude  campagne,  et  disait  vo- 
lontiers qu'il  devait  la  victoire,  non  à  la  vertu  de  ses 
propres  armes,  mais  aux  pieux  mérites  de  Valens.  La 
trame  fut  tissue  avec  habileté  par  ce  digne  successeur 
tl'Eusèbe.  Âthanase,  dit-il,  avait  reçu,  au  début  de  la 
guerre,  la  visite  des  ambassadeurs  de  Magnence,  et  le 
détour  fait  par  ces  députés  du  côté  d'Alexandrie  ne  pou- 
vait avoir  eu  d'autre  but  que  de  remettre  une  lettre  de 
l'usurpateur  au  fauteur  désigné  de  tous  les  troubles  reli- 
gieux de  l'empire.  Sur  son  chemin,  en  Italie,  en  Gaule, 
Constance  n'avait-il  pas  trouvé  partout  le  nom  d'Atha- 
nase  en  grand  honneur  auprès  des  évêques  d'Occident, 
et  ces  évêques  n'étaient-ils  pas  ceux-là  même  qui  avaient 
donné  à  leurs  populations  l'exemple  de  la  plus  pron.pte 
soumission  au  pouvoir  illégitime?  A  ces  griefs  nouveaux, 
habilement  développés,  on  joignait  les  anciens,  rajeunis 
et  comme  retrempés  par  les  nouvelles  circonstances. 
L'hostilité  d'Athanase  et  de  ses  amis  contre  le  pouvoir 
de  Constance  n'était-elle  pas  évidente? N'était-ce  pas  à  la 
suite  de  son  séjour  auprès  de  Constant,  dix  ans  aupara- 


1.  Sulpice  Sév.,  Hist.  eccL,  ii,  28  :  Obnoxius  quidem  omnilms,  dit-il 
en  parlant  de  Constance  et  des  prêtres  ariens,  sed  Valenti  prascipue 
deditus. 


228  LA    JEUNKSSI-:     UE    .Il  I.IHX. 

Tant,  que  des  menaces  de  guerre  avaient  été  prononcées 
par  ce  uKillieureux  prince?  Ainsi,  il  n'avait  pas  tenu  à 
Atlianase  que  la  guerre  civile  ne  s'allumât  dix  ans  plus 
tôt,  rendue  plus  douloureuse  encore  par  l'horreur  d'unfi 
rivalité  fraternelle.  La  poliliqueobstinée  de  cet  ambitieux 
avait  donc  ton  jours  été  de  mettre  l'Orient  et  l'Occident  aux 
prises,  et  sa  présence  en  Orient  était  une  insulte  éclatante 
à  la  puissance  de  Constance,  qui  l'en  avait  si  longtemps 
tenu  éloigné.  La  paix  se  trouvant  enfin  si  heureusement 
rétablie,  fallait-il  en  compromettre  le  résultat  en  laissant 
durer  un  ferment  de  troubles  toujours  prêt  à  éclater'? 
Ces  insinuations  chaque  jour  répétées  étaient  a))puyées 
par  une  inlluence  plus  active  et  d'une  nature  i)lus  tou- 
chante :  c'étaient  les  conseils  d'une  jeune  femme,  d'une 
beauté  rare,  avec  qui  Constance  venait  de  contracter  une 
seconde  union.  Aurélie  Eusébie  était  d'une  famille  noble 
de  Thessalonique  :  un  caractère  doux,  un  esprit  cultivé, 
un  sens  exquis,  telles  étaient  les  qualités  qu'elle  avait 
apportées  sur  le  trône  impérial,  et  qui  lui  donnaient  sur 
les  résolutions  de  son  époux  un  empire  presque  absolu. 
Elle  n'était  exempte  ni  des  passions  de  son  sexe,  ni  de 
l'orgueil  de  son  rang;  mais,  excepté  dans  les  cas,  assez 
rares,  où  soit  sa  jalousie,  soit  sa  fierté  royale,  l'une  et 
l'autrp  très -irritables,  étaient  en  jeu,  on  la  trouvait 
habituellement  douce,  serviable,  humaine,  ne  manqnani 
jamais  une  occasion  d'obliger  ses  amis  et  ses  parents 

1.  s.  Athan.,  ad  -Sol.,  p.  828;  Apol.,  p.  874.  —  Soc,  ii.  25. 


JEUNESSE    DE    JULIEN.  229 

De  bonne  heure  elle  était  tombée  sous  l'empire  des  prê- 
tres ariens,  qui  entendaient  particulièrement  l'art  de 
subjuguer  les  femmes.  Son  goût  extraordinaire  pour 
les  lettres  la  rendait  plus  accessible  qu'aucune  autre,  à 
un  système  de  religion  qui  se  piquait  d'être  le  produit 
d'une  sage  alliance  entre  la  philosophie  et  la  foi.  Eusébie 
se  montra;,  dès  le  premier  jour,  favorable  aux  docteurs 
ariens;  et,  sans  pousser  son  époux  à  des  violences  qui 
auraient  répugné  à  sa  douceur  naturelle,  elle  contribua 
à  fermer  de  plus  en  plus  la  porte  à  tous  ceux  qui  au- 
raient pu  parler  en  faveur  d'Athanase  et  de  ses  amis'. 

Enfin,  pour  mettre  le  comble  à  cet  ensemble  de  cir- 
constances funestes,  le  meilleur  et  le  plus  intrépide  ami 
d'Athanase,  l'imperturbable  défenseur  de  la  primauté 
romaine  et  de  la  foi  de  Nicée,  le  pape  Jules  venait  de 
mourir.  Son  successeur.  Libère,  prêtre  d'une  irrépro- 
chable pureté  de  mœurs  et  d'une  piété  fervente,  ne 
paraissait  pas  doué  au  môme  degré  de  cette  sagacité 

I.  La  date  du  mariage  de  Constance  et  d'Eusébie  est  déterminée  par 
ce  fait  que,  pendant  la  guerre  avec  Magnence,  cet  usurpateur,  comme 
on  l'a  vu,  lui  offrit  sa  fille  en  mariage,  tandis  que,  deux  ans  après  la 
victoire,  on  trouve  Eusébie,  dans  ses  rapports  avec  Julien,  en  posses- 
sion déjà  ancienne  du  trône.  Julien  dit,  du  reste,  que  Constance  l'é- 
pousa aprf'S  ses  triomphes  (  Or.,  3,  p.  '^03-20(;).  C'est  également  Julien, 
dans  un  panégyrique  fait  à  dessein  pour  elle  (et  où  se  trouvent,  au 
milieu  des  liaijalités  du  genre,  quelques  traits  toiichants,),  qui  nous  a 
peint  son  caractère,  son  affection  pour  ses  parents,  son  goût  des  lettres 
(p.  210,  217  et  suiv.).  —  Ammien  Marceliin  (xxi,  6)  dit  d'elle  :  Cor- 
poris  moruraque  pulehiitudine  plnribns  antistante  et  in  culmine  tam 
celso  liumana.  —  Aurèle -Victor  (Epist.  42)  en  parle  moins  avanta- 
geusement. On  verra  par  diverses  circonstances  qu'elle  était  entière- 
ment dévouée  aux  Ariens.  —  Théod.,  ii,  16. 


2o0  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

et  de  celte  prudence,  nécessaires  à  tons  ceux  qui  sont 
appelés  à  gouverner,  même  une  Église.  Sa  foi  pure 
et  courageuse  ne  devait  pas  suffire  pour  le  préserver  de 
toute  illusion  d'esprit  et  de  toute  faute  de  conduite. 
Assez  ferme  pour  ne  fléchir  devant  aucun  péril, il  n'était 
pas  également  sûr  de  ne  tomber  dans  aucun  piège. 

L'orage  le  plus  menaçant  grossissait  donc  sur  la  tête 
des  orlhodoxes  d'Orient,  et  du  primai  d'Alexandrie. 
x\thanase,  avec  sa  perspicacité  accoutumée,  avait  pres- 
senti ces  périls  de  très-bonne  h(3ure,  et,  devinant  les  im- 
putations dont  il  ne  pouvait  manquer  d'être  l'objet 
dans  toute  lutte  engagée  entre  l'Orient  et  l'Occident,  il 
avait  donné,  dès  le  premier  jour,  beaucoup  d'éclat  aux 
témoignages  de  son  sincère  attachement  pour  la  race  de 
Constantin.  Prières  publiques,  services  funèbres  pour  la 
mémoire  de  Constant,  vœux  pour  le  succès  des  armes 
de  Constance,  il  n'avait  négligé  aucun  moyen  de  faire 
voir  que  le  zèle  des  orthodoxes  égalait  celui  des  héré- 
tiques'. A  son  exemple,  tous  les  évêques  fidèles  à  la  foi 
de  Nicée  avaient  redoublé  de  témoignages  d'obéissance 
et  de  patriotisme  ;  et  c'est  ainsi  que  Cyrille,  nouvelle- 
ment élu  évêque  de  Jérusalem,  à  la  place  de  Maxime, 
ayant  reconnu  dans  le  ciel,  peu  de  temps  après  sa  pro- 

1.  s.  Athan.,  Aj}ol.,  p.  678,  679.  —  Ce  fut  pendant  cette  crise, 
suivant  l'illustre  bénédictin,  éditeur  d'Athanase,  que  fut  rédi^rée  la 
pièce  qui,  dans  les  œuvres  du  prélat ,  porte  le  nom  de  Secotide  apo- 
logie. Elle  fut,  toujours  au  dire  de  Montfaucon,  portée  à  Constance 
par  une  députation  de  cinq  évèqiies  envoyés  à  Milan  pendant  le  sé- 
jour qu'il  fit  dans  cette  capitale.  —  Soz.,  iv,  9.  —  Nous  avons  négligé- 
ceè  détails  sans  intérêt  qui  auraient  mis  de  la  confusion  dans  le  récit. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEPT.  231 

motion,  une  croix  lumineuse  assez  semblable  à  ce  qu'on 
racontait  de  la  fameuse  apparition  du  Labarum,  n'avait 
pas  perdu  un  jour  pour  faire  part  de  ce  fait  à  Constance, 
comme  d'un  heureux  présage  de  victoire.  La  lettre  était 
arrivée  peu  de  temps  avant  la  bataille  de  Murse  ;  les 
termes  de  cette  pièce  que  nous  possédons  encore,  res- 
pirent le  plus  chaleureux  dévouement  ^  Athanase, 
d'ailleurs,  connaissait  aussi  bien  les  faiblesses  que  les 
passions  de  Constance  :  il  savait  que  ce  souverain,  pu- 
'sillanime  bien  qu'impérieux,  hésiterait  longtemps  avant 
de  le  faire  arracher  de  son  siège  par  la  force,  et  de 
braver  ainsi  le  mécontentement  de  populations  turbu- 
lentes. Il  avait  eu  la  preuve  manifeste  de  cette  timidité 
par  plusieurs  lettres  que  Constance  lui  avait  écrites 
pendant  l'expédition ,  dans  des  termes  amicaux,  très- 
contraires  à  sa  pensée  connue,  et  évidemment  destinés 
à  prévenir  toute  émotion  populaire  2.  Son  parti  fut  donc 
pris  sur-le-champ,  de  ne  quitter  son  diocèse  sous  aucun 
prétexte,  de  rester  inébranlable  à  son  poste,  et  d'y 
défier  la  colère  de  ses  ennemis. 

Celte  résolution  ne  tarda  pas  à  êlre  mise  à  l'épreuve. 
Peu  de  mois  après  la  soumission  de  la  Gaule,  uu  officier 
du  palais,  nommé  Montan,  arrivait  à  Alexandrie,  por- 

1.  s.  Cyr.,  Eplst.  ad  Constanimm,  p.  352,  353,  éd.  1720.  —  Soz.,  iv, 
B.  —  Plusieurs  écrivains  postérieurs,  entre  autres  Philostorge  (m,  26), 
et  la  Chronique  alexandrine,  p.  679,  placent  cette  apparition  le  jour 
même  de  la  bataille  de  Marse,  et  supposent  qu'elle  fut  visible  poirr  les 
combattants.  Mais  saint  Cyrille  dit  expressément  qu'il  la  vit  le  7  mai, 
et  la  bataille  de  Murse  est  du  28  septembre. 

2.  S.  Atiian.,  ad  Sul.,  p.  824,  825;  Apol.,  p.  679-689. 


232  LA    JEUNKSSi:    DE    JULIEN. 

leur  à  la  fois  d'une  letlre  imiuîrialo  pour  le  prinint,  et 
des  ordres  nécessaires  pour  [)réparer  son  di-parl.  En 
éludianl  avec  soin  la  letlre,  Allianase  s'aperçut,  non 
sans  surprise,  qu'elle  ne  contenait  point  un  ordre  posi- 
tif, niais  simplement  une  permission  de  se  rendre  à  la 
cour.  L'empereur,  lui  accusnnl  réceplion  d'une  de- 
mande qu'il  n'avait  pas  faite,  l'autorisait  à  quitter  son 
diocèse  et  à  se  mettre  en  route  avec  tous  les  honneurs 
dus  à  son  rang.  Allianase  avait  sans  doute  trop  d'habi- 
tude des  cours,  pour  ne  pas  comprendre  ce  que  signi- 
fiait ce  délour.  En  toute  autre  circonstance,  il  eût  bien 
deviné  que  l'empereur  voulait  s'épargner  l'impopularité 
d'un  ordre  exprès ,  et  désirait  être  obéi  avant  d'avoir 
commandé.  Mais  il  ne  se  crut  point  obligé,  celte  fois,  à 
tant  de  finesse,  et  il  pria  respectueusement  l'officier  de 
répondre  de  sa  part  à  l'empereur  qu'il  le  remerciait  sin- 
cèrement d'une  faveur  qu'il  n'avait  pas  sollicitée  ;  mais 
qu'il  ne  voyait  en  ce  momentaucun  motif  pour  s'éloigner 
de  son  diocèse  et  venir  importuner  par  sa  présence  inu- 
tile la  piéléde  son  souverain.  En  même  temps,  pour  ne 
pas  donner  sujet  d'accuser  sa  mauvaise  volonté,  il  fai- 
sait tenir  toutes  choses  prêtes  pour  partir  sans  délai, 
si  l'ordre  explicite  lui  en  était  donné  '. 

A  peine  le  messager  impérial  étail-il  parti,  porteur  de 
cette  réponse,  qu'une  autre  invitation,  plus  difficile  en- 
core à  éluder,  lui  arrivait  de  Rome  môme.  C'était  le 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  686-688. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  23o 

pape  Libère  qui  priait  Athanase  de  se  rendre  aii{»rès  de 
lui,  afin  qu'il  pijt  le  mettre, au  courant  de  tout  ce  qui  le 
touchait  et  lui  démontrer  son  innocence.  Cette  démarche 
était  singulière  après  tant  d'épreuves  répétées,  après 
l'avis  unanime  des  conciles  de  Rome  et  de  Sardïque,  et  il 
est  impossible  de  n'y  pas  voir  un  premier  effet  des  intri- 
gues des  courtisans  de  Constance  sur  l'esprit  de  Libère, 
plus  faible  que  son  cœur.  Quelles  que  fussent  la  douleur 
et  la  surprise  d'Athanase  devant  une  demande  si  inatten- 
due, il  ne  s'en  troubla  pourtant  pas  et  ne  songea  qu'à 
en  prévenir  le  funeste  effet.  Il  envoya  à  Libère,  en  guise 
de  réponse,  l'attestation  de  tous  les  évêques  d'Egypte, 
unanimes  à  affirmer  son  innocence,  et  attendit,  encore 
cette  fois,  un  ordre  plus  exprès,  avant  d'aller  lui-même 
livrer  sa  liberté  et  sa  vie  aux  pièges  de  ses  er.nemis  '. 
Cet  ordre  n'arriva  pas  :  Constance,  intimidé,  ne  jugea 


1.  Il  y  a  ici  une  assez  grande  dirTiculté  dont  je  suis  sorti  par  une 
conjecture. 

Au  nombre  des  lettres  et  fragments  historiques  que  Ton  croit  avoir 
été  recueillis  par  saint  Hilaire  .ie  Poitiers,  et  qui,  en  raison  de  leur 
date  comme  de  leur  auteur,  doivent  être  considérés  conime  les  meilleurs 
documents  de  cette  époque,  on  rencontre  (p.  132?)  une  lettre  du  pape 
Libère,  annonçant  à  tons  les  évéques  qu  il  a  sommé  Athanase  de  venir 
à  Rome  se  justifier,  et  que  le  piimat  d'Alexaudiie  ayant  refusé,  il  croit 
devoir  le  séparer  de  sa  communion. 

Cette  pièce  a  naturellement  excite  une  três-vive  controverse.  Klle  au- 
rait pour  conséquence,  en  effet,  de  faire  remonter  la  faute  et  la  chute  du 
pape  Libère  jusqu'aux  premiers  jours  de  son  pontificat,  ou  tout  au  moins 
de  suppos' r  une  première  erreur  dont  il  serait  revenu,  et  qui  ne  l'au- 
rait pourtant  pas  préservé  d'une  seconde.  Or  Athanase,-  qui  raconte 
très-explicitement  la  seconde  faute,  celle  qui  suivit  l'exil  de  Libère, 
et  qu'on  aura  à  discuter  au  chapitre  suivant,  ne  dit  pas  un  mot  de 
cette  première  défection,  et  aucun  autre  témoignage  contemporain  n'en 


-^^>'i  LA    JEUNESSE    ItH    JULIEN. 


pas  encore  à  propos  d'insister  :  Libère,  se  lenant  pour 
suflisaninient  éclairé,  ne  persista  pas  non  plus  dans  ses 
doutes  injurieux  ;  mais  il  eut  la  malheureuse  j)ensée  de 
vouloir  faire  partager  sa  conviction  à  l'empereur,  et  au 
lieu  de  se  tenir,  comme  Alhanase,  sur  une  habile  et 
forte  défensive,  il  crut  devoir  prendre  l'initiative  pour 
ramener  la  cour  à  un  juste  sentiment  de  l'intérêt  de 
l'Église  et  des  droits  de  la  vérité.  Il  prit  sur  lui  d'en- 
voyer à  Arles,  auprès  de  l'empereur,  deux  légats,  dont 
l'un  était  Vincent  de  Capoue,  celui  môme  qui  avait  déjà 
figuré  à  Nicée,  portant  les  lettres  des  Orientaux  et  des 

parle.  On  trouve,  au  contraire,  dans  toute  la  suite  des  faits  de  cette 
année,  Libèie  constamment  et  courageusement  attaché  à  Athanasc. 

Aussi  nous  n'hésitons  pas,  comme  Tont  fait  Baronlus,  les  pieux  édi- 
teurs bénédictins  de  saint  Hilaire,  et,  eu  dernier  lieu,  le  savant  Hefele 
{Concilien  Geschichie,  p.  620),  à  considérer  cette  pièce  comme  fausse  et 
forgée  par  les  Ariens,  d'autant  plus  que  ce  genre  de  falsification  était 
alors  très-commun  et  a  plus  d'un  exemple  dans  l'histoire. 

Mais,  fausse  ou  non,  cette  pièce  est  très-prohablement  contemporaine. 
Elle  a  dû  avoir  cours  du  vivant  du  pape  Libère  même,  et  il  faut  qu'elle 
ne  fût  pas  dépourvue  de  viaisemblance  pour  avoir  séduit  saint  Hi- 
laire, qui  n'avait  nul  intérêt  à  produire  un  témoignage  du  siège  de 
Rome,  contraire  aux  orthodoxes  et  à  saint  Athanase.  Il  est  donc  impos- 
sible d'admettre  qu'elle  ne  repose  pas  sur  un  fondement  de  vérité,  et 
ce  fondement  m'a  paru  être  la  demande  faite  par  Libère  à  Athanase, 
de  venir  se  justifier  à  Rome,  demande  à  laquelle  Athanase  aura  encore 
évité  de  se  rendre,  en  faisant  répondre  pour  lui  les  évêques  d'Egypte. 

J'ai  été  amené  à  cette  supposition,  puis-  confirmé  dans  ma  pensée 
par  une  autre  lettre  de  Libère  (cette  fois  très-authentique),  qui  suit  dans 
Je  recueil  des  fragments  de  saint  Hilaire  (p.  1330).  Dans  cette  seconde 
pièce,  en  effet.  Libère  se  justifie  de  n'avoir  pas  cru  aux  dénonciations 
qui  lui  étaient  faites  contre  saint  Athanase,  parce  que  quatre-vingts 
évêques  d'Egypte  lui  faisaient  parvenir  des  témoignages  contraires  : 
Fidem  et  sententiam,  dit-il,  non  commodavimus  nostram,  quod  eodem 
tempore  ocfoginta  episcoporum  Mgyptiorum  de  Athonasio  sententia 
repugmvit.  Ces  termes  n'indiquent-ils  pas  très-évidemment  un  com- 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  235 

évêques  d'Egypte.  Ils  reçurent  la  mission  d'éclairer  la 
conscience  impériale,  de  prévenir  les  résolutions  vio- 
lentes qui  pourraient  lui  être  suggérées  par  les  évêques 
ariens,  et  dofîrir  même  au  besoin,  pour  terminer  tous 
les  diflérends  de  l'Église,  la  convocation  d'un  concile 
général j  remède  toujours  et  si  vainement  invoqué,  et 
dont  l'issue  du  concile  de  Sardique  n'avait  que  trop 
montré  l'impossibilité  dans  l'état  de  division  de  l'Église  ' , 
Rien  ne  pouvait  être  plus  mai  calculé  qu'une  telle 
démarche.  Les  légats  allaient  ainsi,  en  elïet,  au-devant 
de  l'embîiche  même  qu'avait  si  soigneusement  évitée 

mencement  d'enquête  faite  sur  la  conduite  d'Athauase,  et  terminée 
par  le  témoignage  des  évêques  d'Egypte? 

Rien  n'est  plus  d'accord  d'ailleurs  que  notre  supposition  avec  la  suite 
des  faits.  Le  tort  du  pape  Libère,  dès  l'origine,  tort  qui  eut  plus  tard  de 
si  funestes  conséquences,  fut  de  laisser  remettre  en  question  ce  qui 
avait  déjà  été  décidé  à  plusieurs  reprises,  et,  tout  eu  adhérant  iuvaria- 
hlement  à  la  foi  de  Nicée,  de  laisser  souvent  séparer  de  cette  cause 
sainte,  celle  de  l'innocence  d'Athanase.  C'est  ce  qui  fit  la  faiblesse  de 
la  défense  de  ses  légats  à  Arles,  et  entraîna  la  chute  d'une  partie  de 
l'Église  ortlindoxe  d'Occident, 

A  la  vérité,  l'authenticité  de  toutes  les  pièces  rassemblées  dans  les 
Fragments  historiques  attribués  à  saint  Hilaire  de  Poitiers,  a  été  con- 
testée sans  distinction  dans  nue  savante  dissertation  des  Bollandis- 
tes ,  23  sept. ,  p.  575  et  suiv.  Cette  conclusion  nous  paraît  inadmis- 
sible; parmi  ces  lùèces,  il  en  est  qui  portent  un  caractère  manifeste 
d'authenticit  '  et  par  leur  ton  général  et  par  leur  rapport  avec  les  meil- 
leurs documents  de  cette  époque.  C'est  une  collection  évidemment 
faite  dans  le  temps  même,  par  un  écrivain  habituellement  bien  in- 
formé, mais  qui  s'est  parfois  trompi';.  11  n'y  a  rien  d'invraisemblable 
à  ce  que  ce  collecteur  soit  saint  Hilaire  lui-même,  qui  longtemps  re- 
tenu en  exil,  a  pu  être  souvent  induit  en  erreur.  Il  faut  donc  faire  de 
toutes  ces  pièces  un  usage  très-modéré,  et  se  garder  d'y  prêter  une  foi 
entière;  nmis  il  serait  également  déplacé  de  renoncer  à  tous  les  rensei- 
gnements précieux  et  parfaitement  vraisemblables  qu'elles  contiennent. 

1.  S.  Hil.,  Fragm.,  p.  1330-1334. 


236  LA    JEUNESSE     DE    JULIEN. 

Atlianase.  Constance,  qni  auiail  redctulô  de  violenlcr 
dans  Rome  le  chef  de  l'I^lglise,  ne  pouvait  rien  ima- 
giner de  mieux ,  pour  ses  desseins,  que  de  voir  cette 
autorité  suprême  représentée  à  sa  cour  (où  abondaient 
les  évêques  ariens),  par  deux  prêtres  isolés,  incapables 
de  tenir  tête  à  toutes  les  instances  dont  ils  allaient  être 
circonvenus.  A  peine  arrivés,  en  efiet,  Vincent  cl  son 
collègue  apprirent  (pTun  édit  impérial  était  préparé, 
portant  l'exil  et  rexcomniiinication  d'Albaiias(î,  cl  (ju'on 
n'attendait  que  leur  signature  pour  le  ralilier.  Yalens 
et  Ursace  en  étaient,  dit-on,  les  rédacteurs.  Tout  étourdis 
d'une  telle  nouvelle,  que  Constance  lui-môme  leur  an- 
nonçait, en  l'accompagnant  de  beaucoup  de  menaces  et 
d'invectives  contre  Atlianase,  les  députés  ne  se  sentirent 
point  le  courage  de  résister  ouvertement.  Soit  crainte 
pour  leurs  personnes,  soit  désir  sincère  de  conjurer  la 
tempête  qu'ils  voyaient  près  d'éclater  sur  l'Kglise,  ils 
chercbèrent  quelque  moyen  de  transaction.  Après  tout, 
dirent-ils,  la  personne  et  la  dignité  d'Athanase  n'étaient 
que  des  intérêts  secondaires  auprès  de  ceux  de  la  foi. 
Si  l'empereur  consentait  à  donner  satisfaction  à  la  vérité, 
par  une  condamnation  explicite  de  la  doctrine  arienne, 
ce  résultat  ne  saurait  être  trop  payé  par  le  sacrifice 
d'une  seule  personne.  Dans  les  crises  violentes,  celui 
qui  commence  à  faiblir  est  vaincu  par  avance.  On  promit 
aux  légats,  en  termes  équivoques,  à  peu  près  tout  ce 
qu'ils  voulurent,  ou  peut-être  se  prêtèrent-ils  eux- 
mêmes  à  croire  ce  qui  accommodait  leur  faiblesse.  On  les 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  237 

entraîna  dans  nne  réunion  tFévéques,  où  la  condamna- 
tion d'Atlianase  fut  sur-le-champ  mise  aux  voix.  Vaine- 
ment réclamèrent-ils  d'une  voix  timide  pour  qu'elle  fût 
précédée  de  la  déclaration  de  foi  qui  leur  avait  été  pro- 
mise :  la  majorité  passa  outre,  sans  les  entendre,  et 
eux-mêmes,  aflaiblis  par  leur  précédente  concession, 
débordés  de  toutes  parts  sur  le  terrain  qu'ils  avaient 
laissé  gagner  autour  d'eux,  n'opposèrent  qu'une  molle  et 
courte  résistance.  Un  seul  évêque,  Paulin  de  Trêves,  sut 
se  défendre  de  cet  entraînement  général,  et  le  prompt 
exil  qui  suivit  son  refus  d'obéir,  en  attestant  la  violence 
que  souillait  l'Église,  ne  servit  qu'à  mettre  dans  un  plus 
triste  jour  la  lâcheté  de  la  plupart  de  ses  autres  repré- 
sentants'. 

La  défection  des  légats  de  Rome  fut  accueillie  en  Gaule 
et  en  Italie  par  la  plus  morne  slupeur.  Tous  les  yeux 
aussitôt  furent  lixés  sur  Libère,  qui  en  éprouva  lui-même 
une  douleur  et  une  confusion  inexprimables.  Son  cha- 
grin était  envenimé  par  la  pensée  qu'en  laissant  remettre 
lui-même  en  question,  au  moins  par  son  altitude  irré- 
solue, ce  que  tant  de  conciles  avaient  décidé,  ii  avait 
placé  ses  députés  sur  la  pente  de  l'abîme  où  ils  venaient 
de  se  laisser  tomber.  11  n'hésita  pas  pourtant  à  les  désa- 
vouer très-haut,  et  de  toute  la  force  de  son  âme,  par 
des  lettres  énergiques  envoyées  aussitôt  dans  les  princi- 
paux diocèses.  «  Je  ne  dois  rien  cacher  à  votre  con- 

1.  s.  Hil.,  ibid.,  et  ad  Conslantwm  Aug.,  p.  122-2.  Sulp.  Sév.,  n, 
39.  —  S.  Athan.,  Apol.,ç.  692. 


238  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

science,  écrivait-il  au  grand  cliampiun  de  Nicée,  à 
Osius.  De  concert  avec  beaucoup  d'évêques  dllalie,  j'ai 
demande  au  religieux  empereur  Constance  qu'il  voulût 
bien  donner  des  ordres  pour  qu'un  concile  fut  réuni  à 
Aquilée;  et  votre  sainteté  saura  que  noire  députation 
fut  confiée  .1  Yincent  de  Capoue,  et  à  Marcel,  qui  est  de 
Campanie  comme  lui.  J'espérais  beaucoup  de  Vincent, 
et  parce  qu'il  connaissait  très-bien  cette  affaire,  et  parce 
quil  avait  eu  à  siéger  plusieurs  fois  avec  vous,  comme 
juge  dans  celte  cause;  et  je  pensais  qu'entre  ses  mains 
l'Évangile  ne  subirait  aucune  atteinte.  Non-seulement 
il  n'a  rien  obtenu,  mais  il  est  tombé  lui-même  dans  le 
mensonge.  Après  un  tel  fait,  je  suis  navré  de  douleur  : 
je  passerai  pour  avoir  trahi  l'innocence,  oupourm'être 
prêté  à  des  doctrines  contraires  à  l'Évangile.  Il  ne  me 
reste  donc  plus  qu'à  mourir  pour  mon  Dieu*. 

Mais  le  mal  était  plus  facile  à  déplorer  qu'à  réparer. 
Enhardi  par  la  faiblesse  des  représentants  de  Rome, 
Constance  prenait  le  ton  très-haut  avec  tous  les  évoques 
d'Occident  et  d'Italie,  et  les  pressait,  par  toutes  sortes 
de  menaces,  de  joindre  leurs  adhésions  à  celles  qu'il 
avait  déjà  obtenues  des  évoques  réunis  à  Arles.  11  s'irri- 
tait des  désaveux  de  Libère,  et  répandait  en  Italie  des 
proclamations  de  sa  main,  très-injurieuses  pour  ce  pon- 
tife. Libère  ne  vit  d'autre  moyen  d'arrêter  la  contagion 
des  défections,  que  de  demander  lui-même  une  nou- 

1.  s.  Hil.,  tbld..^.  1334. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  239 

velle  réunion,  et  il  fit  choix,  pour  aller  porter  cette 
demande  au  redoutable  empereur  dans  sa  cour,  des 
deux  évêques  les  plus  intrépides  qu'il  put  trouver, 
Eusèbe  de  Verceil,  et  Lucifer  de  Cagliari.  Il  leur  remit 
une  lettre  conçue  dans  des  termes  peut-être  trop  émus, 
mais  pourtant  dignes  et  touchants. 

«Je  vous  en  supplie,  disait-il,  ô  très-sage  empereur, 
que  votre  clémence  me  prête  des  oreilles  favorables  ; 
que  votre  bonté  me  permette  de  lui  expliquer  mon  des- 
sein. Un  empereur  chrétien,  fils  de  Constanlin,  de  pieuse 
mémoire,  me  doit  sans  doute  cette  faveur.  Ne  puis-je 
fléchir  à  mon  égard  votre  âme  qui  pardonne  même 
aux  coupables?  Le  discours  que  voire  piété  a  fait  ré- 
pandre parmi  le  peuple,  me  déchire  de  toute  manière  : 
c'est  à  moi  de  tout  supporter  patiemment;  mais  com- 
ment votre  âme,  qui  est  toujours  ouverte  à  la  clémence, 
qui  ne  laisse  jamais  (ainsi  qu'il  est  écrit)  le  soleil  se 
coucher  sur  sa  colère,  peut-elle  garder  tant  d'indigna- 
tion .contre  moi?  C'est  un  miracle  que  je  ne  puis  com- 
prendre. Je  cherche  à  conclure  avec  vous,  ô  très-reli- 
gieux empereur,  une  paix  véritable  qui  ne  repose  pas  sur 
une  artificieuse  combinaison  de  paroles-.,  mais  qui  soit 
raisonnablement  fondée  sur  les  principes  de  l'Évangile. . . 
Dieu  m'est  témoin,  et  avec  lui  l'Église  et  tous  ses  mem- 
bres, que  j'ai  foulé  et  que  je  foule  encore  aux  pieds, 
par  la  foi  et  la  craiqte  de  Dieu ,  toutes  les  choses 
mondaines,  ainsi  que  l'ordonne  la  raison  évangéliqne 
et  apostolique...  Dieu  m'est  témoin  que  j'ai  été  porté' 


240  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN, 

niolgré  moi  au  posic  que  je  remplis,  el  diins  lequel 
j'espère  demeurer  sans  offenser  Dieu  tout  le  Icmps  que 
" 2  serai  conservé  dans  ce  siècle.  Ce  ne  sont  poini  mes 
propres  décrets,  ce  sont  ceux  des  apôtres  que  j'ai  fait  en 
sorte  de  maintenir  invarinhlomcnt.  Je  suis  la  eonliime 
et  la  tradition  de  nos  ancêtres  :  je  n'ai  rien  ajouté  à 
l'épiscopat  de  Rome  :  je  n'en  veux  laisser  rien  enlever, 
et  je  veux  conserver  sans  tache  celte  foi  qui  est  venue 
jusqu'à  nous  par  la  succession  de  si  grands  évêques, 
des  rangs  desquels  se  sont  levés  tant  de  martyrs  ^  » 
^■Ç       Ce  langage  était  noble,  et  le  choix  des  envovés  était 
bon  :  mais  le  déploi(;mi'nt  de  tant  de  courage  n'était 
pas  nécessaire  pour  obtenir  l'adhésion  de  Constance  à 
une  proposition  qui  ne  lui  présentait,  à  lui  pas  plus  qu'à 
ses  conseillers,  aucun  danger  sérieux.  Il  avait  vu,  en 
elfet,  ce  qu'on  pouvait  obtenir  d'une  réunion  faite  sous 
ses  yeux,  dans  son  palais,  au  milieu  de  ses  troupes,  et 
sous  b  garde  de  ses  ot'liciers  :  il  consentit  sans  peine  à 
en  promettre  une  nouvelle  pour  le  début  de  l'année  sui- 
vante-,d'autant  plus  qu'il  y  voyait  l'avantage  de  prendre 
le  temps  de  se  préparer,  par  une  précaution  qu'il  ju- 
geait indispensable,   à   frapper   de  grands  coups    en 
Orienta 
Quelque  soin  qu'il  eut  mis,  en  effet,  à  se  réserver  la 


1.  s.  Hil.,  Fragm.,  p.  1329-1331. 

2.  A.  D.  354.  —  Indictio.  xi.  —  U.  C.  1107.  —  Constanlius  vu  et 
Gallus  III.  Goss.    ' 

3.  S.  Hil.,  ibid.  —  Sulp.  Sév.,  loc.  cit. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  24î 

puissance  eireelive,  en  abandonnnnt  une  partie  du  far- 
deau de  l'Empire  à  son  jeune  parent,  une  âme  soupçon- 
neuse comme  la  sienne  ne  pouvait  tolérer  longtemps, 
même  le  moins  redoutable  des  collègues.  Jaloux  et 
craintif,  faible  et  tyrannique  à  la  fois,  il  devait  passer 
sa  vie  à  céder  le  pouvoir  et  à  le  reprendre,  tour  à 
tour  accablé  par  la  responsabilité,  et  inquiet  niômo 
de  l'apparence  d'un  partage.  Au  moment  de  braver 
les  grandes  cités  d'Asie  et  d'iilgyple,  en  leur  enle- 
vant des  pasteurs  qu'elles  chérissaient,  il  ne  se  crut 
pas  suffisamment  maître  en  Orient,  malgré  toutes  les 
garanties  qu'il  avait  prises,  et  il  jugea  prudent  de 
retirer  à  lui  l'ombre  de  pouvoir  qu'il  avait  aliénée. 
La  possibilité  d'une  résistance  quelconque ,  dune 
conjuration  entre  des  mécontents,  troublait  son  som- 
meil :  et  dans  ses  rêves  d'ambition  et  de  terreur, 
les  figures  si  différentes  pourtant  de  Gallus  et  d'Atha- 
nase,  commençaient  à  lui  apparaître  comme  de  re- 
doutables fantômes,  dont  il  fallait  se  délivrer  à  tout 
prix. 

Gallus  cependant  n'élait  pas  un  rival  dangereux  :  il  ne 
tentait  rien  pour  usurper  et  faisait  tout  pour  se  perdre. 
Transporté  brusquement  de  la  ijrison  au  trône,  il  ne 
songeait  qu'à  se  livrer  avec  une  passion  effrénée  aux 
jouissances  de  tout  genre  que  lui  procurait  le  rang 
suprême.  Ses  qualités  naturelles,  la  franchise  de  son 
caractère,  la  simplicité  de  ses  manières,  s'étaient  ra- 
pidement altérées  sous  l'iniluence  corruptrice  de  cette 

m  16 


242  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

prospérité  subito  '.  11  était  devenu  brutal  en  actions, 
et  emporté  en  paroles.  Le  caprice  et  la  colère,  chez  un 
homme  qui  peut  tout,  dégénèrent  vite  en  cruauté.  Gallus 
devint  cruel  par  laisser  aller  et  par  légèreté.  11  sacrifia, 
pour  le  moindre  mot,  ceux  qui  résistaient  à  ses  fantaisies, 
>2l  sa  férocité  naissante  était  nounie  par  l'habitude  pas- 
sionnée des  jeux  du  cirque,  où  il  ne  pouvait  se  rassasier 
de  la  vue  du  sang  et  du  spectacle  de  l'agonie  humaine. 
Il  avait  d'ailleurs  pour  appui,  dans  toutes  les  affaires 
un  peu  difficiles,  sa  femme  Constantine,  plus  âgée  que 
lui,  plus  mûre,  mais  d'un  naturel  plus  hautain  et  plus 
capable  d'ambition.  L'un  et  l'autre,  par  leurs  vices  diffé- 
rents, devinrent  bientôt  également  à  charge  à  tous  leurs 
sujets.  On  riait  de  Tépoux;  on  craignait  la  femme.  Tan- 
dis que  Gallus,  incapable  de  garder  la  tenue  et  la  dignité 
royales,  s'amusait  à  se  promener  le  soir,  déguisé,  dans 
les  rues  d'Antioche, et,  s'imaginant  qu'on  ne  le  reconnais- 
sait pas,  malgré  la  clarté  des  luminaires  qui  éclairaient 
de  toutes  parts  cette  grande  ville,  entrait  dans  les  ca- 
barets pour  demander  ce  qu'on  pensait  de  César;  Con- 
stantine entretenait  une  police  beaucoup  plus  sérieuse,  se 
faisait  rendre  un  compte  exact  des  actions  de  chacun  et 
pénétrait  les  secrets  des  familles.  Son  avidité  égalait  son 
goût  de  domination  :  on  pouvait  tout  obtenir  d'elle  pour 
une  bourse  ou  pour  un  joyau,  soit  la  grâce  des  coupables, 
soit  la  perte  des  innocents.  En  peu  de  temps,  le  couple 

1.  Jul.,  ad  Athen.,  p.  499-500. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  243 

royal  eut  amassé  assez  d'impopularité  sur  sa  tête,  pour 
rassurer  le  maître  le  plus  ombrageux  *. 

Aussi  Constance,  pendant  deux  ans,  avait-il  fermé 
l'oreille  aux  réclamations  et  aux  dénonciations  quoti- 
diennes des  magistrats,  qui  se  plaignaient  très-hautement 
des  embarras  causés  par  la  folle  conduite  du  jeune  césar. 
Ces  conflits  ne  déplaisaient  pas  au  jaloux  empereur,  qui 
les  laissait  durer  et  s'envenimer  sans  y  mettre  ordre. 
Une  circonstance  grave  lui  donna  pourtant  l'alarme. 
L'année 354 amena  un  grand  renchérissement  de  vivres, 
qui  causa  des  troubles  dans  toutes  les  grandes  villes,  à 
commencer  par  Rome,  où  ils  furent  même  assez  sérieux. 
Mais  nulle  part  l'effet  n'en  fut  si  redoutable  qu'à  An- 
tioche,  dont  la  population  entière  entra  dans  une  grande 
fermentation.  Gallus,  pour  faire  pièce  aux  magistrats, 
n'imagina  rien  de  mieux  que  de  leur  donner  l'ordre 
d'abaisser  par  un  édit  le  prix  du  grain.  Les  magistrats 
résistèrent,  en  représentant  la  vanité  d'une  telle  me- 
sure :  il  les  jeta  en  prison,  en  les  menaçant  de  mort. 
Le  comte  d'Orient,  ïlonoratus,  intervint,  et  d'autorité 
les  fit  délivrer.  Peu  de  jours  après,  le  peuple  s'étant 
assemblé  sous  les  fenêtres  de  Gallus  pour  le  prier  de 
porter  remède  à  la  famine,  en  faisant  venir  du  blé  du 
dehors,  Gallus  écouta  en  souriant  la  plainte,  et  répondit 
brusquement  qu'il  ne  pouvait  rien,  et  qu'on  n'avait 
qu'à  s'adresser  au  gouverneur  de  la  province,  Théo- 

1.  Amm.  Marc,  xiv,  1. 


244  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

pliile,  qui  saurait  bieu  trouver  du  blé  quand  il  le 
voudrait.  Ainsi  désigné  comme  l'auteur  de  la  misère 
publique,  Théophile,  qui  était  un  administrateur  doux 
et  sage,  devint  en  i)eu  de  temps  l'objet  d'une  absurde 
fureur  populaire.  Les  artisans  et  le  menu  peuple  se  jelè- 
.  rent  sur  lui  un  jour  qu'il  entrait  au  cirque  :  on  l'as- 
somma de  coups  de  poing,  et  on  traîna  son  corps  par 
landjeaux  dans  les  rues.  Des  curiales,  des  édiles,  des 
gens  considérables  de  la  ville,  virent  aussi  leurs  jours 
mis  en  danger  '. 

C'était  un  grave  désordre,  et  aux  yeux  de  Constance 
le  plus  grand  péril  était  sans  doute  la  faveur  que  ces 
moyens  coupables  pouvaient  valoir  à  Gallus  auprès  du 
bas  peuple.  Sur-le-champ,  il  fit  partir  un  de  ses  officiers, 
avec  ordre  de  tirer  justice  du  crime,  mais  de  mettre 
cependant  assez  de  modération  dans  le  châtiment,  pour 
ne  pas  exaspérer  les  ressentiments  populaires.  Le  comte 
Stratège  s'acquitta  avec  intelligence  de  sa  commission, 
fil  quelques  exemples  solennels  qu'il  tempéra  par  quel- 
ques actes  de  clémence  -.  Mais,  à  partir  de  ce  jour, 
Gallus  fut  ruiné  dans  l'esprit  de  Constance,  et  sa  perte 
fut  décidée. 

Le  cauteleux  souverain  mit  à  la  consommer  un  vé- 
ritable luxe  de  prudence  et  d'astuce.  Son  but,  cette 
fois  encore,  était  d'attirer  son  ennemi  hors  des  grandes 
villes  d'Orient,  et  de  le  faire  venir  à  sa  cour  pour  l'y  pren- 

1.  Amm.  Marc,  xiv,  7. 

2.  Liban.,  Ov.  12,  p.  399-400. 


LA    JEUNESSE     DE     JULIEN.  2/i5 

(Ire  comme  au  piège.  II  commença  son  jeu  exactement 
ainsi  qu'il  avait  fait  pour  Alhanase.  Il  chargea  le  nou- 
veau préfet  (lu  prétoire,  Domitien,  de  dire  à  Gallus  qu'il 
savait  son  désir  de  venir  en  Italie,  et  l'y  autorisait  bien 
volontiers.  Domitien  exécuta  ses  instructions  sans  beau- 
coup d'adresse  :  il  se  fit  annoncer  avec  faste,  passa  plu- 
sieurs jours  sans  aller  voir  le  jeune  César,  et  se  borna  à 
lui  faire  connaître  ses  instructions  par  intermédiaire. 
Puis  voyant  que  Gallus  ne  se  pressait  pas  d'obtempérerà 
cet  ordre  détourné,  il  se  rendit  brusquement  auprès  de 
lui  :  «  Partez  donc,  lui  dit-il  avec  rudesse.  Ne  voyez-vous 
pas  que  l'empereur  l'ordonne?  Si  vous  n'obéissez  pas,  je 
vais  susprendre  à  l'instant  toutes  les  fournitures  devolre 
maison .  »  Gallus  ne  pouvait  se  laisser  braver  ouvertement 
par  un  subalterne  :  il  donna  donc  ordre  à  sa  garde  de 
mettre  le  préfet  aux  arrêts.  C'était  une  grande  détermi- 
nation, car  Constance,  dans  le  partage  des  attributions 
impériales,  s'était  réservé  explicitement  la  nomination 
de  ce  haut  fonctionnaire.  Aussi  les  principaux  de  la  cour 
essayèrent-ils  de  représenter  à  Gallus  le  danger  auquel 
il  s'exposait;  ils  lui  demandèrent  s'il  était  prêt,  après 
un  tel  acte,  à  se  proclamer  empereur  lui -môme,  et 
à  briser  les  statues  de  Constance.  Gallus  n'avait  pas 
tant  d'audace,  mais  son  irritation  était  fort  grande; 
celle  de  Coustantine  n'était  pas  moindre  j  et,  sans  foi-mer 
aucun  projet  arrêté,  ils  ne  voulurent  écouter  aucune 
remontrance.  Par  un  reste  de  précaution,  cependant,  et- 
pour  couvrir  la  hardiesse  de  sa  résolution,  Gallus  feignit 


246  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

d'avoir  découvert  une  conspiralioii  contre  son  pouvoir 
et  sa  vie,  et  fit  appel  bruyamment  à  la  lidélilé  de  ses 
gardes,  qui  vinrent  à  son  aide  en  massacrant  le  prétendu 
coupal)le.  Domitien  périt  déchiré  par  leurs  mains.  Puis, 
pour  atténuer  Ihorreur  et  le  danger  d'une  telle  violence, 
on  lui  chercha,  on  lui  supposa  des  complices,  auxquels 
on  fit  un  procès  régulier.  Ammien  Marcelin,  qui  assis- 
tait à  l'instruction,  en  qualité  il'aide  du  juge  militaire, 
rapporte  les  détails  de  ce  jugement,  de  manière  à  bien 
faire  voir  qu'il  ne  dilîéra  que  par  le  nom  du  massacre 
qui  l'avait  précédée 

Constance  n'était  assurément  pas  dupe  de  cette  appa- 
rence. Il  lui  convint  pourtant  de  paraître  trompé.  Il  ne 
témoigna  à  Gallus  aucune  colère,  feignit  même  d'entrer 
jusqu'à  un  certain  point  dans  les  intérêts  de  sa  dignité 
blessée,  mais  n'en  insista  que  plus  vivement  pour  le  voir 
arriver  auprès  de  lui,  afin  de  l'entretenir  des  affaires 
de  l'empire.  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  résister  à  une 
demande  si  légitime,  émanée  d'un  supérieur.  Comme 
Gallus  n'osait,  ni  opposer  un  refus  positif  qui  eùi  paru 
insolent,  ni  se  fier  à  une  parole  si  suspecte,  Constantine 
lui  proposa  de  partir  à  sa  place.  Elle  voulait  essayer 
son  ascemlant  sur  son  frère,  et,  en  tous  cas,  sonder  le 
terrain.  Elle  se  mit  donc  en  route,  laissant  Gallus  à 
Antioche  ;  mais  à  mi-chemin  elle  fut  saisie  d'une  fièvre 
pernicieuse  qui  l'emporta  en  peu  de  jours  ^. 

1.  Amm.  Marc,  xiv,  7,  9.—  Philost.,  m,  27,  28.  —  Zon.,  xin,  9. 

2.  Amm.  Marc,  xiv,  11. 


LA    JEUNESSE    DE  JULIEN.  247 

Avec  elle  Gallus  perdait  son  seul  appui.  Chaque  jour 
Constance,  qui  s'était  réservé  aussi  le  commandement 
des  troupes,  prenait  quelque  disposition  militaire  pour 
éloigner  les  officiers  dont  il  n'était  pas  sur  et  en  nom- 
mer d'autres  à  sa  dévotion.  C'était  pour  son  bien,  écri- 
vait-il au  jeune  César,  qu'd  lui  retirait  des  troupes  :  car 
rien  n'était  plus  dangereux  que  des  soldats  qui  n'avaient 
rien  à  faire  *.  Cerné  ainsi  de  toutes  parts,  pressé  par  des 
lettres  habiles  où  les  menaces  et  les  caresses  étaient 
adroitement  mélangées,  le  malheureux  jeune  homme 
ne  vit  plus  d'autre  ressource  que  de  s'en  remettre  à  la 
clémence  de  son  ennemi.  Il  partit,  bien  à  regret,  voya- 
geant lentement,  passant  la  nuit  dans  de  cruelles  agita- 
tions, et  s'arrêtant  le  jour  dans  les  villes  pour  assis- 
ter à  des  jeux  de  cirque  et  à  des  divertissements,  afin 
de  s'étourdir  sur  le  sort  qui  l'attendait.  Partout  les 
fonctionnaires,  avertis  de  sa  disgrâce,  s'écartaient 
avec  froideur  sur  son  passage  et  lui  rendaient  à  peine 
les  honneurs  dus  à  son  rang.  On  éloignait  de  lui  les 
soldats,  pour  qu'il  ne  pût  ni  les  haranguer  ni  les  sé- 
duire. A  Andrinople,  il  reçut  l'ordre  de  quitter  tout 
appareil  royal,  sous  prétexte  d'accélérer  son  voyage. 
A  peine  eut -il  mis  les  pieds  à  Pœtoviura  (Pettau),  en 
Norique,  qu'un  officier,  du  nom  de  Barbation,  arrivé 
de  Milan  avec  une  grosse  escorte,  se  fit  ouvrir  de  nuit, 

1.  Amm.  Marc,  xiv,  7  :  Adjumenta  paulatim  illi  subtraxit,  sollici- 
tari  se  simulans  ne,  uti  est  inilitare  otium  fere  tumultuosum,  in  eju» 
perûiciem  conspiraret. 


248  LA    .IKUNESSE    Dl-     JULIEN. 

par  l'urce,  les  portes  (lu  palais  OÙ  le  prince  Taisait  sa  de- 
meure, et  le  somma  de  résigner  tous  les  ornements  im- 
périaux. Moyennant  cette  abdication  volontaire,  on  lui 
garantissait  la  vie  sauve.  Il  consentit  a  tout,  et  lut  em- 
mené sous  boime  garde  à  Flanone,  en  Dalmatie.  C'é- 
tait un  lieu  de  sinistre  augure,  voisin  de  la  ville  de 
Pôle,  où  avait  succombé  trente  ans  auparavant  la  pre- 
mière victime  de  celte  descendance  fatale  de  Con- 
stantin '. 

Constance  apprit  avec  une  joie  sans  mélange  le  succès 
de  cette  longue  trame,  ourdie  avec  une  habileté  vrai- 
ment superflue.  Son  ambition  une  fois  rassurée,  il  aurait 
voulu  s'en  tenir  là,  et  ne  pas  pousser  plus  loin  la  ven- 
geance. Ses  tlatleurs,  et  en  particulier  l'eunuque  Eusèbe, 
le  plus  influent  de  tous,  ne  lui  permirent  pas  de  modé- 
rer son  ressentiment.  On  exigea,,  au  nom  du  salut  de 
l'État,  qu'un  procès  fût  fait  pour  connaître  à  fond 
les  coupables  qui  avaient  conspiré  avec  la  malheureuse 
victime.  Eusèbe  fut  chargé  lui-même  d'aller  faire  Tin- 
struction,  et,  soumettant  pendant  plusieurs  jours  l'infor- 
tuné prince  à  d'affreuses  toitures  morales, il  lui  arrachas 
par  écrit,  des  aveux,  dont  le  texte  fut  mis  sous  les  yeux 
de  Constance  -.  Ce  simulacre  d'enquête  eut  la  consé- 
quence à  laquelle  on  pouvait  s'attendre.  Gallus  eut  la 

1.  Amm.  Marc,  xiv,  11. 

2.  Amm.  Marc,  ib.  —  Aurel.  Vict.,  Epit.  42.  —  Zos.,  ii,  55,  ra- 
conte cette  triste  histoire  avec  des  détails  un  peu  différents.  —  Phi- 
lost.,ni,  27,  28'.  —  Socr.,  ii,  34.  —  C/wo7i.  Alex.,  p.  541.  La  date  de 
la  mort  de  Gallus  est  portée,  dans  cette  chronologie,  à  l'année  355. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  249 

tête  tranchée  dans  sa  prison'.  Un  courrier  parti  do 
Fianone  tout  exprès,  vint  à  grandes  journées  et  en 
crevant  les  chevaux,  annoncer  à  Constance  qu'il  n'avait 
plus  de  rival  dans  l'empire,  avec  autant  d'apparat, 
dit  Ammien  Marcelliu,  que  s'il  eût  apporté  les  dé- 
pouilles du  roi  des  Perses  vaincu.  Ce  fut  alors  un 
concert  d'enthousiasme  et  d'admiration  sur  le  bonheur 
de  ce  souverain  favorisé  du  ciel,  à  qui  un  signe  de 
tête  suffisait  pour  faire  et  défaire  des  empereurs.  Ses 
courtisans  l'appelaient  :  Votre  Éternité-,  et  à  ce 
nom  risible,  qu'il  ne  craignait  pas  de  répéter  lui- 
même,  des  ministres  infidèles  de  Dieu  ne  rougissaient 
pas  de  joindre  le  nom  presque  aussi  profane  d'évêqu.e 
des  évoques. 

Tout  couvert  du  sang  de  ses  proches,  mais  parvenu  au 
comble  des  prospérités  humaines,  Constance  vit  enfin  '3.3 
arriver  le  moment  où  il  avait  promis  au  pape  Libère  de 
s'occuper  décidément,  et  pour  en  finir,  des  difTérends 
qui  déchiraient  l'Église.  Son  parti  était,  cette  fois,  bien 
pris  de  tout  emporter  de  haute  lutte,  et  de  mettre  le 
monde  spirituel  et  matériel  tout  entier  sous  sa  main.  Le 
concile  se  réunit  au  début  de  l'année  355  %  à  Milan,  où 
Constance  était  déjà  arrivé  depuis  plusieurs  mois  •  et  l'on 
remarqua  que   pour  la  première  fois  depuis  soixante- 

1.  Amm.  Marc,  xv,  1. 

2.  Luciferi  Cula/itani  Opuscula,  Paris,  lbG8  :  De  non  parcendo  in 
Deicm  dclinquentibuf:. 

3.  A.  D.  335.  —  Indictio.  xni.  —  U.  G.  1108.  —  Arbetio  et  Lollia- 
nus.  Coss. 


'21)0  LA  ji:uNt:ssE   de  julien. 

dix  ans  il  n'y  avait  (j[ii'une  seulo  personne  couronnée 
dans  toute  réteuilue  du  monde  romain;  car  Constantin 
^ui-même  s'était  toujours  associé,  au  moins  noniinati- 
rement,  un  de  ses  fils,  avec  la  qualité  de  césar.  Rare- 
ment, la  masse  effroyable  de  la  toute- puissance  avait 
pesé  sur  une  tête  plus  incapable  de  la  porter. 

Pour  le  moment,  celte  omnipotence  était  dirigée  tout 
entière,  et  comme  braquée  vers  un  seul  point  de  l'ho- 
rizon. Un  homme  sans  armes,  sans  gardes,  sans  puis- 
sance, réfugié  dans  une  extrémité  de  l'empire,  entre 
une  cellule  et  une  église,  passant  ses  journées  entre  l'au- 
mône et  la  prière,  avait  l'honneur  de  concentrer  sur  lui- 
même  toutes  les  jalousies,  et  bientôt  toutes  les  colères 
impériales.  Quelque  habiles  qu'eussent  été  les  calomnies 
dirigées  contre  Athanase,  et  quelque  aveugle  que  fijt  la 
crédulité  qui  les  accueillait,  son  plus  grand  crime,  on 
peut  le  croire,  était  d'avoir  résisté  un  jour  et  de  n'avoir 
jamais  flatté.  Ce  n'était  ni  un  tribun  haranguant  des  mul- 
titudes, ni  un  courtisan  intriguant  dans  une  anticham- 
bre. Il  ne  bougeait  pas,  il  ne  parlait  pas.  Immobile  et 
silencieux,  U  attendait  qu'on  vint  l'enlever  par  la  vio- 
lence. Mais  dans  ce  représentant  désarmé  de  la  con- 
science, le  despote  irrité  sentait  avec  impatience  un  égal 
et  presque  un  maître.  Du  sein  de  l'oppression  univer- 
selle, c'était  le  réveil  du  droit  appuyé  sur  la  vérité  '. 

1.  Le  récit  des  longues  démarches  faites  par  Constance  pour  arriver 
à  la  coudailmation  d'Atluuiase,  arrache  à  Gibbon  cette  réflexion  :  «  La 
difficulté  avec  laquelle  on  procéda  à  la  condamnation  d'un  évèque 


LA   JEUNESSE    DE    JULIEN.  251 

De  Milan  à  Alexandrie,  il  n'y  avait  que  deux  têtes  levées, 
qui  se  faisaient  face  l'une  à  l'autre  :  Constance,  le  maître 
du  monde,  et  Athanase,  le  serviteur  de  Dieu. 

Le  concile,  dans  la  pensée  de  Constance  et  de  ses 
conseillers,  devait  avoir  pour  résultat  d'entraîner  par  la 
force  l'adhésion  de  l'Église  d'Occident  aux  sentences 
déjà  portées  tant  de  fois  contre  Alhanasô  par  les  Orien- 
taux, et  d'arriver  ainsi  par  la  violence  à  cette  unanimité 
que  tant  de  délibérations  et  de  discussions  n'avaient  ja- 
mais pu  obtenir.  Aussi  avait-on  mis  un  grand  soin  à  réu- 
nir le  plus  grand  nombre  possible  d'évêques  d'Occident. 
Pour  les  évoques  Orientaux ,  dont  l'opinion  était  déjà 
connue  et  consignée  dans  plus  d'un  arrêt,  on  ne  jugea 
pas  nécessaire  de  les  déranger.  Il  n'en  vint  qu'un  très- 
petit  nombre  *.  Mais,  dit  un  historien,  comme  il  ne 
s'agissait  que  de  force  et  non  de  discussion,  tous  les  sol- 
dats de  Constance  pouvaient  passer  à  peu  près  pour 
autant  d'évêques  ariens  2. 

Les  directeurs  de  l'assemblée,  après  l'empereur  et  les 
officiers,  étaient  les  évêques  de  Pannonie,  Valens  et 
Ursace,  aidés  de  plusieurs  de  leurs  collègues  de  la  môme 
province,  à  qui  la  qualité  de  latins  et  l'usage  facile 
de  la  langue  de  l'Occident  assuraient  un  grand  ascen- 
dant. Ils  ne  conçurent  rien  de  mieux,  pour  entraîner 

populaire  découvrit  au  monde  que  les  ijriviléges  de  l'Église  avaient 
•déjà  réveillé  dans  le  gouvernement  romain  im  sentiment  d'ordre  et 
de  liberté.  » 

1.  Soz.,  u,  9.  —  Soc,  II,  36. 

2.  Tillemont,  Les  Ariens,  c.  41. 


252  LA    .1KUNESSK    DE    JULIEN. 

promptomcnt  la  délibération,  (|uc  de  leiidrc  une  seconde 
fois  le  Mièmc  piège  où  s'étaient  laissés  tomber  à  Arles 
les  légats  de  Rome.  On  représenta  aux  évèques  que  la 
condamnation  d'Alhanase  était  une  aiïairc  tout  isolée, 
toute  personnelle;  qu'on  ne  leur  demandait  aucune  ré- 
sohilion  touchant  la  foi,  encore  moins  aucune  modifica- 
tion de  leur  croyance,  mais  simplement  la  condamnation 
d'un  obstiné,  entaché  de  sabellianisme,  comme  ses  amis 
Marcel  et  Photin.  Comment  refuser  à  l'empereur  de 
rendre  la  paix  à  l'Église  par  le  sacrifice  d'une  seule  i)er- 
sonne.dont  les  mœurs  étaient  suspectes,  la  foi  douteuse, 
le  caractère,  à  coup  sur,  inquiet  et  incommode? 

L'argumentation  avait  un  côté  spécieux,  et,  les  me- 
naces lui  venant  en  aide,  elle  agissait  puissamment  sur 
les  évoques.  Mais  dans  une  assemblée  d'hommes  revêtus 
d'un  caractère  sacré,  Dieu,  l'innocence,  le  bon  sens  et  la 
bonne  foi,  ne  devaient  pas  rester  sans  défenseur.  Il  suffit 
d'un  de  ces  hommes  tels  que  la  foi  sait  les  faire,  fermes 
et  droits  d'esprit  comme  de  cœur,  chez  qui  la  paix  de 
l'âme  assure  la  lucidité  de  l'intelligence,  pour  faire  tom- 
ber tout  l'artifice.  L'évêque  de  Verceil ,  Eusèbe,  le  plus 
renommé  des  pasteurs  de  toute  la  haute  Italie,  —  le 
même  à  qui  Libère  avait  confié  l'année  précédente  le 
soin  de  se  rendre  auprès  de  l'empereur  — ,  avait  fait 
d'abord  quelques  difficultés  pour  paraître  au  concile 
dont  il  n'espérait  rien  de  bon.  Mais  Eusèbe  avait  en 
Italie  une  grande  réputation  de  sainteté  et  de  science; 
il  vivait  avec  une  austérité  monastique,  et  il  avait  môme 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  253 

établi  entre  ses  prêtres  et  lui  une  communauté  de  vie 
qui  faisait  ressembler  son  palais  à  un  couvent  '.  Tout 
le  monde  sentait  que  sans  lui  la  réunion  était  incom- 
plète, et  qu'il  manquerait  toujours  quelque  chose  à 
l'autorité  d'une  sentence  à  laquelle  il  se  serait  volon- 
tairement abstenu  de  prendre  part.  11  y  eut  donc  un 
concert  d'instances,  pour  le  prier  de  se  rendre  à  Milan, 
et  de  la  part  de  l'empereur,  qui  pensait  l'entraîner 
comme  les  autres,  et  de  la  part  de  ses  collègues  plus 
timides  d'Italie,  qui  voulaient  se  mettre  à  couvert  der- 
rière lui,  soit  pour  s'encourager  à  la  résistance,  soit  pour 
s'autoriser  dans  la  faiblesse.  Obéissant  à  ces  invitations 
répétées,  Eusèbe  de  Yerceil  arriva  accompagné  de  deux 
ecclésiastiques  de  Rome,  Pancrace  et  Hilaire,  et  de  son 
ami  Lucifer,  évêque  de  Cagliari  en  Sardaigne^. 

Dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  il  se  rendit  à  l'as- 
semblée qui  se  tenait  dans  le  chœur  de  l'église  principale 
de  Milan.  Toute  la  partie  supérieure  de  cette  basilique 
avait  été  réservée  aux  évêques  :  un  voile  les  séparait  de 
la  nef,  oiji  tout  le  peuple  était  assemblé,  attendant  avec 
curiosité  le  résultat  des  délibérations.  On  n'entendait 
pas  les  discours,  mais  les  éclats  de  voix  et  le  son  des 
paroles  pouvaient  parvenir  jusqu'à  la  foule.  Eusèbe,  à 
peine  entré,  se  vit  pressé  de  plusieurs  côtés  de  mettre  sa 

1.  s.  Amb.,  éd.  Ben.,  t.  ii,  p.  1036-1039.  Epist.  Vercellensiecclesiœ, 
n»  68-71. 

2.  Baronius,  année  333,  §  0  et  suiv.,  cite  les  lettres  du  concile,  de 
Constance,  et  du  pape,  à  Eusèbe,  pour  l'appeler  à  Milan,  d'après  des 
pièces  tirées  des  archives  de  Verceil.  —  S.  Hil.,  ad  Const.,  i,  p.  1223. 


254  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

signntiire  au  bas  de  l'édit  qui  coiulaiiinait  AUiannse, 
et  qui  était  déjà  préparé  depuis  plus  d'un  an.  «  C'est 
bien,  dil-il,  sans  se  troubler;  mais  il  faut  d'abord  savoir 
quelle  est  la  foi  de  ceux  qui  sont  ici.  »  Puis  tirant  de  sa 
poche  le  symbole  de  Nicée,  et  le  déposant  sur  le  bureau  : 
«  Que  tout  le  monde  signe  ceci,  rcpril-il,  et  moi  je  signe- 
rai ensuite  tout  ce  qu'on  voudra  '.  » 

Cette  ouverture  inattendue  fut  accueillie  avec  joie  sur 
plusieurs  bancs.  Elle  faisait  respirer  à  l'aise  tous  les  pré- 
lats qui  craignaient  à  la  fois,  et  de  résister  à  l'empereur, 
et  de  trahir  la  vérité.  Denys,  évôcjue  de  Milan,  qui  pou- 
vait bien  être  de  ce  nombre,  s'empressant  de  se  lever, 
prit  rapidement  la  plume  pour  signer  le  symbole  après 
Eusèbe  de  Yerceil.  Mais  (et  Eusèbe  apparemment  s'y 
était  attendu) ,  ce  n'était  point  le  compte  des  directeurs 
de,rassemblée,  et  ils  ne  voulaient  à  aucun  prix  de  cette 
confirmation  inattendue  de  la  foi  de  Nicée.  Yalens,  se 
levant  donc  aussi  à  son  tour,  mit  brusquement  la  main 
sur  le  bras  de  Denys,  et  lui  arracha  la  plume,  avant  qu'il 
eût  signé,  en  s'écriant  qu'on  ne  ferait  rien  par  ce  moyen. 
Une  grande  rumeur  suivit  cette  scène  violente,  et  fut 
entendue,  à  travers  le  voile,  dans  le  bas  de  l'église.  Le 
bruit  se  répandit  aussitôt  que  l'on  voulait  faire  abjurer 
aux  évoques  la  foi  de  Nicée.  Le  peuple  chrétien  de 
Milan,  assez  indifférent  peut-être  au  sort  d'Athanase, 
qu'il  ne  connaissait  guère,  n'était  nullement  disposé  à 

1.  BoUand,  25  mai,  §  9  et  11.  —  S.  Hil.,  loc.  cit. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  255 

se  laisser  enlever  la  foi  de  son  enfance.  L'émotion  fut 
donc  très-vive  dans  toute  la  foule  :  hommes,  enfants, 
et  surtout  femmes,  se  mirent  à  crier  :  «  A  bas  les  Ariens  ! 
les  Ariens  hors  de  l'église  !  »  —  Denys  fut  obligé  de  sortir . 
à  deux  reprises,  pour  calmer  l'agitation  et  prier  le  peuple 
de  rester  en  silence,  afin  de  laisser  décider  les  juges  de 
la  foi.  Comme  il  rentrait,  pour  la  seconde  ibis,  dans  la 
partie  réservée,  il  trouva  le  tumulte  au  comble  parmi 
les  évêques.  Deux  officiers  de  Constance  venaient  d'en- 
trer et  arrachaient  de  son  banc  un  des  catholiques  les 
plus  décidés,  qu'un  historien  dit  être  Lucifer  de  Cagliari. 
Un  mot  d'Eusèbe  ou  de  Denys  ei'it  pu  causer  dans  la  ville 
la  plus  effroyable  sédition,  mais  ce  mot  ne  fut  pas  pro- 
noncé \ 

La  séance  du  lendemain  s'ouvrit  sous  ces  funèbres 
auspices,  entre  des  légions  sous  les  armes  et  une  popu- 
lation en  rumeur.  Lucifer,  gardé  à  vue  dans  sa  demeure, 
n'y  parut  pas.  On  n'avait  probablement  pas  osé  mettre  la 
main  sur  Eusèbe  de  Yerceil,  qui,  plusieurs  heures  durant, 
et  sans  se  laisser  étourdir,  ni  par  les  instances,  ni  par  les 
menaces,  maintint  son  inébranlable  position.  «  Signez 
le  symbole,  ne  cessait-il  de  dire,  et  il  en  sera  û'Atha- 
nase  ce  que  la  justice  décidera.  »  Nulle  défense  n'eût 
été  plus  efficace  en  faveur  d'Athanase,  que  cet  abandon 


1.  Bolland.  —  S.  Hil.,  loc.  cit.  Les  deux  récits  de  saint  Hilnireet  du 

manuscrit  édité  par  le  Bollandiste  ne  s'accoidant  pas  coinplétemput, 
nous  les  avons  combinés  de  la  n:anièie  qui  nous  a  paru  la  plus  vrai- 
semblable. 


25G  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

apparent  j  car  rien  ne  mellail  mieux  en  lumière  combien 
sa  cause  et  celle  de  la  foi  do  Nicée  étaient  solidaires  aux 
yeu\  de  ses  persécuteurs.  Il  n'y  eut  pas  moyen  d'ébran- 
ler Eusèbe,  et  tant  qu'il  tenait  bon ,  personne  n'osait 
céder  sous  ses  yeux.  îl  fallut  encore  une  fois  lever  la 
séance,  et  traverser  la  foule  qui  retentissait  des  cris  de: 
«  Vive  Denys  !  vive  Eusèbe  !  vivent  les  sauveurs  de  la  foi  !  » 
aux(juels  se  mêlaient  aussi  ceux-ci  :  «  Où  est  Lucifer? 
Qu'on  nous  rende  Lucifer!  »  —  Denys  monta  en  chaire 
pour  exhorter  le  peuple  à  la  patience,  mais  il  ne  put  se 
faire  entendre,  jusqu'à  ce  que  les  Ariens  eussent  évacué 
l'église,  et  qu'on  eût  fermé  la  porte  à  clef  sur  eux. 
Alors,  il  put  célébrer  en  paix,  au  milieu  de  l'assistance 
émue,  une  messe  d'actions  de  grâces  '. 

La  situation  s'aggravait  en  se  prolongeant.  Les  chré- 
tiens, inquiets  du  sort  de  leurs  évoques,  ne  voulaient 
plus  quitter  l'église,  ni  jour,  ni  nuit.  Vainement,  cà  plu- 
sieurs reprises,  l'empereur  envoya-t-il  des  soldats  pour 
dissiper  la  foule.  Denys,  qui  n'abandonnait  pas  son 
troupeau,  représenta  aux  officiers  que  la  paix  publique 
ne  tenait  qu'à  un  fil,  qu'il  avait  lui-même  beaucoup  de 
peine  à  maintenir  l'assistance  en  prières,  et  que,  la  moin- 
dre goutte  de  sang  versé,  il  ne  répondait  plus  de  rien. 
Constance,  n'osant  braver  de  sa  personne  la  fureur  po- 
pulaire, se  résolut  enfin  à  changer  de  système.  Il  calma 
le  peuple,  en  laissant  reparaître  Lucifer  en  liberté  j  mais 

1.  Bolland,  25  mai,  §  9  et  11, 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  257 

il  appela  pour  le  lendemain  toufe  les  évoques  dans 
son  paiais,  loin  de  la  surveillance  des  chrétiens  do  la 
ville.  Malgré  le  danger  évident  d'un  tel  lieu  de  réunion. 
Eusèbe  et  Lucifer  ne  firent  point  difficulté  de  s'y  rendre. 
Denys  seul  voulut  rester  dans  l'église,  pour  entretenir 
la  ferveur  et  contenir  le  ressentiment  du  peuple  chré- 
tien'. Pendant  que  tant  d'évêques,  tant  de  ministres  des 
sacrements  et  de  la  parole  divine,  transigeaient  sur  la 
foi  jiour  plaire  aux  rois  de  la  terre,  l'Évangile  promis 
aux  pauvres  trouvait  encore  chez  eux  son  plus  sûr  asile. 
La  personne  sacrée  de  l'empereur  entrait  donc  ici 
enfin  directement  sur  la  scène;  il  allait  essayer  toutes 
ses  forces  et  porter  les  grands  coups  de  l'autorité  sou- 
veraine. Prélats,  eunuques,  courtisans,  tout  le  monde 
s'entendait  depuis  plusieurs  jours  pour  exalter  et  irriter 
son  orgueil.  On  était  parvenu  à  lui  faire  croire  que 
c'était  l'intégrité  de  sa  puissance  qui  était  en  péril  ;  que 
la  pureté  de  sa  foi,  et,  ce  qui  touchait  peut-être  plus 
encore  sa  vanité,  son  intelligence  des  questions  re- 
ligieuses ,  se  trouvaient  mises  en  doute.  La  veille 
du  jour  où  il  devait  recevoir  les  évêques,  Constance 
passa  son  temps  à  rédiger  de  sa  propre  main,  sous 
une  forme  nouvelle,  l'édit  de  condamnation  d'Alha- 
nasc.  1!  y  avait  apporté  toute  son  éloquence,  toute  sa 
science  littéraire,  el^était  entré,  avec  plus  de  prétentions 
que  de  connaissances,  dans  beaucoup  de  détails  théolo- 

1.  Bolland.  —  S.  Hil.,  loc.  cit.  —  S.  Athan  ,  ad  Sol,  p.  8G1,  8G2. 
III.  47 


238  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

giqiics.  11  se  prononçait  dans  ce  document,  à  ce  qu'il 
paniîl,  beaucoup  plus  neltomcnt  pour  riiérésie  d'Arius, 
que  la  prudence  des  évoques  de  son  conseil  ne  leur 
avait  encore  permis  de  le  faire.  Mais  les  rusés  pré- 
lats le  laissaient  s'avancer,  heureux  de  le  voir  s'enga- 
ger de  paroles  et  d'amour- propre,  prêts  à  profiler  de 
tout  le  terrain  que  l'autorité  temporelle  leur  faisait  ga- 
gner, et  comptant,  si  le  scandale  était  trop  grand,  l'ex- 
cuser par  l'ignorance  théologique  naturelle  chez  un 
prince  qui  n'était  pas  catéchumène  '. 

Les  évoques  convoqués  arrivèrent  au  palais  au  jour 
mai  que  :  l'empereur  ne  les  reçut  pas  sur-le-champ,  mais 
il  leur  tilprésenterrédit  par  les  prélats  de  sa  cour,  restant 
lui-même  caché  derrière  une  tapisserie,  d'où  il  pouvait 
entendre  leurs  réponses  et  voir  Taccueil  qni  serait  fait  à 
ses  ordres.  Les  députés  annoncèrent,  eu  effet,  en  son 
nom,  qu'il  était  résolu  à  mettre  enfin  la  paix  dans  ses 
États  ;  qu'il  était  las  de  ces  divisions  d'évêques  qui  trou- 
blaient tout,  et  qu'il  se  croyait  désigné  pour  mettre  un 
terme  aux  déchirements  de  l'Église,  par  la  volonté  de 

1.  Sulp.  Sév.,  II,  39. — Luc.  Cal.  De  non  conveniendo  cum  hœreticis, 
p.  206  :  Yerbis  pulchenimisque  sensihus  consciibens  edictiiiu.  Il  est 
très-certain,  par  tous  les  récits  (S.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  831  et  861.  — i 
Soc.  —  Sul[».-Sév.  —  S.  Hil.,  /oc.  cit.),  que  Lucifer  joua  un  très- 
grand  rôle  dans  cette  conférence.  Lui-même,  dans  les  écrits  qu'il 
publia  en  exil  contre  Constance,  rai'porte  à  \o\^  instant  des  traits,  des 
paroles,  ou  de  lui,  ou  de  snn  interlocuteur,  (jui  n'ont  pu  être  échangés 
que  dans  cet  entretien  qui  fut  le  seul,  ou  du  moins  le  dernier.  Nous 
avons  choisi  ces  traits  en  les  i  éunissant  et  les  abrégeant,  pour  donner 
au  lecteur  une  idée  de  la  hardiesse  et  de  Témotion  de  celte  grande 
scène. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  259 

ce  même  Dieu  qui  lui  avait  déjà  permis  de  terminer  ceux 
de  l'empire.  Un  murmure  aecueillit  ces  paroles,  et  des 
objections  commencèrent  à  s'élever  de  plusieurs  côtés. 
Constance  alors,  perdant  patience,  entra  ouvertement 
dans  la  chambre,  et  se  mit  à  discuter  lui-même,  sans 
pins  de  contrainte.  «  La  doctrine  que  vous  combattez, 
leur  dit-il,  c'est  la  mienne  :  si  elle  est  fausse,  comme, 
vous  le  dites,  d'où  vient  donc  que  Dieu,  secondant  mes 
armes,  a  mis  le  monde  entier  sous  ma  loi'?  » 

Cette  déification  de  la  fortune  était  étrange  dans  la 
bouche  d'un  chrétien j  mais  il  fallait  quelque  audace 
pour  répondre  à  l'draleur  et  à  l'argument.  Peut-être  la 
tâche  était-elle  trop  forte  pour  les  évoques  des  grandes 
cités  d'Italie,  accoutumés  à  vivre  avec  l'autorité  impé- 
riale dans  ces  rapports  de  déférence,  de  soumission 
presque  passive,  que  le  despotisme  exige  de  ceux  qui 
l'approchent.  L'évoque  d'une  île  abrupte  et  solitaire, 
séparée  par  les  flots  du  contact  d'une  civilisation  trop 
polie,  doué  lui-môme  d'une  éloquence  vive,  bien  qu'in- 
culte et  sans  art,  soutenu,  enfin,  par  l'âpreté  naturelle 
et  un  peu  orgueilleuse  de  son  caractère,  Lucifer  de  Ca- 
gliaii,  qui  était  sorti  de  prison  de  la  veille,  osa  regarder 
le  maître  en  face  et  lui  répondre.  Pour  cet  "liomme, 
aussi  peu  fait  aux  discussions  de  l'école  qu'aux  politesses 
des  cours,  les  distinctions  théolugiques  étaient  ininlelli- 

1.  Luc.  Cal.,  Pro  Athanasio,  p.  22  :  Dixisse  te  noa  negabis,  ni^i 
nostia  filles,  hoc  est,  quœ  liicitnr  a  Liicifero  ariana,  fuisset  catholica, 
Tiunquam  la  omnes  plèbes  accepisses  potestatem. 


2C0  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

giblos,  et  les  ménngcmciils  politiques  insupportables.  I). 
n'apercevait  qu'une  chose  dans  la  question  :  lu  doctrine 
d'Arius  et  la  loi  de  Nicée;  toutes  les  subtilités  intermé- 
diaires lui  échappaient;  et  il  ne  voyait  devant  lui  qu'un 
homme,  dépositaire  infidèle  de  l'autorité  suprême,  et 
persécuteur  de  la  justice.  Il  parla  très-rudement  à  Tem- 
pereur  :  «  Votre  doctrine,  lui  dit-il,  c'est  celle  d'Arius, 
ni  plus  ni  moins;  et  ceux  qui  la  soutiennent  sont  les  pré- 
curseurs de  l'Antéchrist  '.  Votre  puissance  et  vos  succès 
ne  prouvent  rien  en  sa  faveur.  L'Écrituie  est  pleine  de 
souverains  apostats  qui  ont  désobéi  à  Dieu,. et  que  Dieu 
n'a  pas  punis  sur-le-champ.  Combien  de  temps  Dieu  a-t-il 
épargné  lesMadianites  et  les  enfants  d'Amalec?  Combien 
de  temps  Saul  a-t-il  gouverné,  quoique  Dieu  eijt  déjà 
choisi  et  oint  David  pour  le  remplacer?  Combien  de 
temps  Salomon  a-t-d  survécu  à  son  idolâtrie-?  Votre 
édit  est  rédigé  en  belles  paroles,  mais  il  contient  tout 
le  venin  de  l'hérésie;  et  contre  ce  venin,  que  voire  père 
déjà  distillait,  le  bienheureux  Paul  nous  a  prévenus  en 
nous  disant  :  que  personne  ne  vous  séduise  par  la  subli- 
mité des  paroles...,  que  personne  ne  vous  trompe  par  la 
philosophie.  Vos  discours  ont  donc  beau  être  doux  à 
entendre,  nous  n'en  connaissons  pas  moins  la  vanité  de 
toute  votre  science  philosophique^.  « 

1.  Luc.  Cal.,Pro  Athan.,  p.  M  :  Cuin  te  urgeremus,  legati  nos  beatae 
Ecclesiœ,  sectam  damiiandam  Arii,  et  illam  magis  dixisti  esse  catlioli- 
cam,  prœnuiitiavimus  te  Antichristi  fuisse  praecuisorem. 

2.  Id.,  De  reg.  apost.,  passim. 

3.  Jd.,  De  non  conveniendo  cum  hoeret.,  p.  206. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  •   261 

Les  voûtes  du  palais  impérial  frémissaient  de  ce  lan- 
gage inaccoutumé.  La  surprise  de  Constance  à  se  voir 
ainsi  braver  en  face  égalait,  étouffait,  en  quelque  sorte, 
son  indignation.  D'une  voix  tremblante  de  colère:  «Vous 
êtes  un  insolent,  dit-il  à  Lucifer,  qui  insultez  votre  sou- 
verain contre  le  précopte  de  l'Ecriture  '.  —  Je  ne  vous 
insulte  pas  plus,  reprit  Lucifer,  que  Samuel,  le  saint 
prêtre  de  Dieu,  n'a  insulté  Saûl,  lorsqu'il  lui  dit  :  Puis- 
que tu  ne  fais  pas  cas  de  la  parole  de  Dieu,  ce  Dieu  te 
réduira  à  néant,  et  tu  ne  seras  plus  roi  sur  Israël.  Je 
ne  vous  insulte  pas  plus  que  les  prêtres  qui  chassèrent 
Osias  du  sanctuaire  parce  qu'il  était  atteint  de  la  lèpre: 
vous  aussi  vous  êtes  malade  et  pestiféré,  vous  êtes 
atteint  de  la  lèpre  d'Arius.  Si  je  mens,  je  vous  insulte; 
si  je  dis  vrai,  je  ne  vous  insulte  pas-.  —  Vous  ai-je 
choisi  pour  conseiller,  dit  Constance  poussé  à  bout,  et 
ne  puis-je  faire  ce  qui  me  convient  ^  ?  » 

Intimidé  pourtant  de  la  muette  mais  visible  irrita- 
tion des  autres  évêques,  et  cherchant  un  meilleur  terrain 
que  celui  de  la  théologie,  l'empereur  en  revint  à  la 
condamnation  d'Athanase.  Il  pressa  vivement  la  réunion 
de  lui  sacrifier  un  sacrilège,  un  séditieux,  qui  avait 

1.  Id.,  De  non  parcendo  in  Deum  delinquentibus,  p.  225  :  Contumaces 
nos  clamitas;  dicis  iadignum  nos  ciica  te  facinus  perpetratos,  ut  im- 
peratori  réuni  romani  dicere  auderenms  :  maie  facis. 

2.  Id.,  De  non  parcendo  in  Deum  delinquentibus,  p.  231,  236.  — 
p.  232:  Si  mentiumr,  tuuc  contumeliosi,  tune  superbi  recte  dicemur 
a  te  ;  si  vero  dicamus  verum,  non  sumus  contumeliosi. 

3.  Ibid.,  p.  233  :  Numqiiid  vos  milii  cousiliarios  ele^'i,  dicit,  ut  non 
prout  milii  placilum  est  geram  ? 


;         ,  LA    .IKIINKSSR    IIE    JULIKN. 

nuTilo  la  mort  en  Iroublnm  r\r:U\[  et  l'Église.  Et  comme 
\v>  (''\ô<|iies  s'excusaient  sur  l'absence  du  coupnblc,  sur 
la  ililficiilté  (le  réunir  des  preuves  qu'ils  otTraienl  d'aller 
chercher  à  Alexandrie,  si  on  leur  en  donnait  le  temps, 
comme  ils  le  pressaient  de  faire  venir  et  de  confronter 
les  accusateurs  et  l'accusé  :  «  Qu'est- il  besoin  de  tant 
de  formes?  interrompit  le  souverain  ;  c'est  moi  qui  suis 
l'accusateur  d'Alhanase.  Croyez,  en  mon  nom ,  à  tout 
ce  (ju'on  dit  contre  lui.  —  Non,  empereur,  lui  répon- 
dirent tout  d'une  voix  Eusèbe  et  Lucifer  ;  vous  ne  pouvez 
être  l'accusateur  d'un  absent  :  le  fussiez-vous,  son  ab- 
sence seule  doit  empêcher  qu'on  le  juge.  Il  ne  s'agit 
point  ici  d'une  affaire  d'empire,  où  vous  puissiez  décider 
comme  souverain  :  il  s'agit  d'un  évêque,  et  dans  l'Eglise 
il  faut  que  la  partie  soit  égale  entre  l'accusateur  et 
l'accusé.  »  —  «  Votre  royaume  ne  vous  appartient 
pas,  ajoutaient-ils;  il  est  à  Dieu  qui  vous  l'a  donné 
et  qui  peut  vous  le  reprendre.  Ne  mêlez  point  Rome 
et  l'Église,  la  puissance  impériale  et  les  canons.  »  — 
Sur  ce  mot  de  canons,  l'empereur,  lui  coupant  la  pa- 
role :  «  Ma  volonlé,  dit-il,  est  aussi  un  canon,  et 
mes  évoques  de  Syrie  trouvent  bon  que  je  parle 
ainsi.  Faites  comme  eux,  ou  vous  serez  exilés  avec 
Alliaiiase*.  » 


i.  s.  Athan.,  ad  Sol., -p.  861,  8fi2,  p.  831.  832  :  Kal  Xe-j'ovrwv,  [/.r,  aval 
TC'jTov    ÈxiiCAT.ffta.'T-wov    x.avcva,    EÙ6Ù;   èxsïvo; ,    à/X'  oTrep    è"j'à)  pcù/.cjj.ai 

TOUT',    y.'JMÙl'l,     EAE-J'E,     VCfJ.ttIcôtO*     CUTù)    -|'àp    (XoS   )v£'JCVTOÇ      àv£/_CVTat   Û     TW» 


i 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  263 

La  discussion  était  terminée.  On  laissa  les  évoques  se 
retirer,  de  crainte  d'exciter  quelque  rumeur  aux  portes 
du  palais,  et  on  leur  permit  encore  (tant  la  confiance 
dans  la  loyauté  de  ces  intrépides  confesseurs  était 
grande)  de  retourner  à  l'église  avec  le  peuple  fidèle. 
Mais  dans  la  nuit,  l'eunuque  Eusôbe,  accompagné  d'une 
escorte  de  gardes,  vird  les  arrêter  dans  leurs  chambres, 
et  les  conduisit  dans  les  Thermes  de  Maximieu  H'Tcule, 
où  ils  furent  retenus  quelques  jours  avant  d'être  dirigés 
sur  le  lieu  d'exil.  Ce  premier  convoi  de  martyrs  ne  con- 
tenait pas  moins  de  cent  quarante-sept  personnes,  tant 
évê(|ues  qu'ecclésiastiques  et  laïques.  On  prit  un  peu 
pins  de  précautions  avec  l'évêque  de  Milan  même, 
Denvs,  soit  pour  ne  pas  trop  irriter  le  peuple,  soit  qu'on 
espérât  ({ueique  retour  de  la  faiblesse  qu'il  avait  témoi- 
gnée pendant  les  premiers  jours.  Voyant  cependant  qu'il 
résistait  comme  les  autres,  on  le  soumit  à  un  simulacre 
de  jugement,  pour  pouvoir  le  déposer  et  le  remplacer. 
Quebiue  midtipliées  que  fussent  ces  exécutions,  elles 
n'égalaient  pourtant  pas  le  nombre  des  évê(iuespréseîits 
à  Milan.  Il  y  eut  donc  assez  de  défections  et  de  fai- 
blessep,  pour  couvrir  d'une  apparence  légale  ce  tissu 
de  fraudes  et  de  violences.  La  charité  d'Athanase  et 
de  ses  amis  a  dérobé  les  noms  des  traîtres  à  la  justice 
de  la  postérité'. 

1.  s.  Ath.in.,  loc.  cit.  —  Bnllnn'l,  25  mai.  —  Snlp.  Sév.;  îoc.  cit.  — 
Socrate  et  Sozomène,  loc.  cit.,  iliseut  que  le  concile  se  sépara  sans  rien 
faire.  Mais  Kufiu,  Hist.  eccl.,  i,  20,  dit  que  la  plupart  des  évèques 
lurent  tiompés,  plures  decepli.  S.  Atlianase  nomme  parmi  ceux  qai 


264  LA    JlîUNESSE    DE    JULIEN. 

Mais  aucune  défection  n'aurail  valu ,  pour  assurer 
l'aulorité  de  la  sentence  et  le  succès  de  l'oppression, 
celle  du  chef  de  l'Eglise.  L'incertitude  qu'avait  montrée 
Libère  dans  les  premiers  jours  de  son  pontificat,  l'im- 
prudence qu'il  avait  commise  en  provoquant  lui-même 
le  concile,  permettaient  de  ne  pas  désespérer  entière- 
ment d'obtenir  celte  importante  adhésion.  On  essaya 
donc  de  séduire  Libère,  ou  de  l'intimider.  L'eunuque 
Eusèbe,  le  grand  instigateur  de  foute  l'intrigue,  se  dé- 
cida à  partir  lui-même  pour  Rome,  porteur  à  la  fois 
d'un  ordre  exprès  de  l'empereur  et  des  plus  riches  pré- 
sents, et  décidé  à  mettre  en  œuvre,  pour  entraîner  le 
pontife,  toutes  les  ressources  de  son  adresse  personnelle 
et  de  la  puissance  impériale.  Arrivé  à  Rome,  il  fut  ad- 
mis en  présence  du  pape,  qu'il  traita  avec  un  mélange 
de  respect  filial  et  de  familiarité  bienveillante  :  u  Yoici 
le  seing  de  l'empereur,  lui  dit-il  en  lui  prenant  affec- 
tueusement la  main,  et  voici  ses  présents.  Obéissez  et 
acceptez.  »  Libère  se  défendit  avec  un  peu  d'embarras, 
avec  douceur,  mais  avec  courage  :  «  Comment  pour- 
rais-je  faire,  disait- il,  ce  que  l'empereur  me  de- 
mande? Comment  serait- il  possible  de  condamner 
Athanase  qui  a  déjà  été  justifié  par  tant  de  con- 
ciles, et  qui  a  été  renvoyé  en  paix  par  l'Église  ro- 
maine? Présent,  nous  l'avons  reçu  comme  un  ami  dans 
notre  communion  :  absent,   nous  le  condamnerions! 

cédèrent  Fortuaatien  d'Aquilée  et  Érémius  de  Thessalonique.  {Apol.f 
p.  692.) 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  265 

Cela  se  peut-il?  L'ordre  de  l'Église  ne  le  permet  pas,  et 
ce  n'est  pas  là  la  tradition  que  nos  pères  nous  ont  lais- 
sée, et  qu'ils  avaient  reçue  eux-mêmes  du  grand  apôtre 
saint  Pierre.  Si  l'empereur  veut  la  paix  de  l'Église,  il  fniit 
casser  d'abord  tout  ce  qu'on  a  fait  contre  Athanase,  et 
ensuite  convoquer  une  assemblée  ecclésiastique  loin  du 
palais,  où  il  n'y  ait  ni  empereur,  ni  comte,  ni  menace  de 
jugomeni,  où  il  n'y  ait  que  la  crainte  de  Dieu  !  Et  puis  il 
l'aut  traiter  de  la  foi  d'abord  comme  on  a  fait  à  Nicée,  et 
exclure  les  hérétiques...  La  foi  doit  passer  avant  tous 
les  faits  particuliers.  Jésus-Christ  ne  guérissait  les  ma- 
lades qu'après  qu'ils  avaient  dit  explicitement  qu'ils 
avaient  foi  en  lui.  Yoilà  ce  que  nous  avons  appris  de  nos 
pères.  Dites  cela  à  l'empereur,  c'est  pour  son  bien  '.  » 

Les  efforts  redoublés  de  l'eunuque  furent  inutiles,  et 
il  quitta  le  palais  très-visiblement  contrarié.  En  sortant, 
il  se  rendit  à  la  basilique  de  Saint-Pierre,  où  il  offrit 
sur  l'autel,  en  présence  des  prêtres  et  du  peuple,  les 
présents  que  Libère  venait  de  refuser.  Cette  démarche, 
destinée  à  calmer  les  inquiétudes  des  chrétiens,  était 
très-irrégulière  :  ni  sa  qualité  de  laïque  ,  ni  sa  con- 
dition d'eunuque,  ne  permettaient  à  Eusèbe  d'appro- 
cher du  sanctuaire.  Libère ,  informé  de  cette  viola- 
tion des  règles  de  l'Église,  fit  de  fortes  réprimandes  au 
gardien,  et  arracha  de  l'autel,  de  sa  propre  main,  l'of- 
frande qui  y  était  encore  déposée.  Cet  acte  de  hardiesse 

1.  s.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  833, 


2G6  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

était  connu  peu  de  jours  après  à  Milan,  par  le  récit  que 
l'eunuque  fit  à  son  retour,  et  tous  les  courtisans,  à  l'envi, 
envenimèrent  aux  yeux  de  Conslance  la  conduite  du 
malheureux  pontife  *. 

11  ne  fut  pas  longtemps,  eu  cflel,  sans  voir  arriver  à 
Rome  des  émissaires  chargés  de  le  couiluire,  de  gré  ou 
de  foice,  à  Milan.  Conformément  à  la  règle  de  conduite 
habituelle  de  Constance,  qui  n'employait  la  violence  (|u'à 
la  suite  d'une  longue  ruse,  ce  ne  fut  pas  par  un  comman- 
dement positif,  mais  par  un  mélange  d'insinuations  et  de 
menaces,  que  le  préfet  de  Rome,  Léonce,  eut  ordre  de 
hâter  le  départ  du  pape.  On  interdit  à  toutes  les  per- 
sonnes de  distinction  d'entretenir  aucune  communica- 
tion avec  lui,  et  on  surveilla  de  près  leurs  moindres  pa- 
roles et  toutes  leurs  démarches.  On  fit  ainsi  un  vide 
complet  autour  du  pontife.  Ses  amis  le  fuyaient  :  les 
sénateurs,  les  dames  de  qualité,  avec  qui  il  était  en  re- 
lations, quittaient  Rome  pour  aller  se  cacher  à  la  cam- 
pagne. Aux  portes  de  Rome,  sur  le  port,  il  y  avait  des 
espions  placés  pour  tenir  note  de  tous  ceux  qui  se  ren- 
daient au  palais  épiscopal.  Le  séjour  de  la  grande  cité 
devenait  insupportable,  et  la  terreur  régnait  partout 
dans  les  rangs  des  chrétiens  -. 

Coidraint  par  cette  violence  déguisée,  plus  qu'il  n'eût 
été  par  la  force  matérielle,  Libère  se  décida  enfin,  la 
mort  dans  l'âme,  à  se  diriger  vers  Milan.  On  le  fit  partir 

1.  s.  Athan.,  ib.,  p.  834. 

2.  S.  Athaa.,  loc,  cit. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  267 

de  nuit,  pour  dérober  sa  fuite  à  la  foule  qui  le  cliéris- 
sail  '.  Il  prit  pourtant  le  temps  de  faire  ses  adieux  à 
ses  frères  dans  le  sacerdoce,  pensant  qu'il  ne  rentrerait 
plus  dans  sa  ville  de  Rome  ;  puis  il  se  mit  en  route 
plutôt  traîné,  dit  Athanase,  qu'amené  aux  pieds  de  l'em- 
pereur. 

Il  avait  été  devancé  au  palais  par  un  évoque  de  sa 
province,  Épictète  de  Ceiitumcelles  (Civita-Veeeliia), 
qui  aspirait  secrètement  à  le  remplacer,  et  qui  se  hàlait 
de  flatter  les  puissants  du  jour.  Ce  fut  en  présence  de 
ce  rival  que  Constance  reçut  Libère.  L'entrevue  de  ces 
deux  hommes,  sur  qui  se  tournaient  tous  les  regards 
et  en  qui  se  concentraient  toutes  les  puissances  de  ce 
momie,  fut  orageuse,  leur  eittretien  bref  et  saccadé.  Mais, 
heureusement  pour  la  nature  humaine,  le  représen- 
tant de  la  vérité  et  le  défenseur  des  droits  de  l'âme 
ne  s'hiunilia  pas  devant  le  dépositaire  de  la  force  maté- 
rielle. «  Puisque  vous  êtes  chrétien,  lui  dit  Constance, 
et  évêiiiie  de  notre  ville  de  Rome,  je  vous  ai  mandé  pour 
vous  faire  savoir  que  vous  ayez  à  rejeter  de  votre  com- 
munion ce  fou  criminel  qu'on  nomme  Athanase.  Le 
monde  entier  désire  qu'il  soit  frappé,  et  une  sentence 
synodale  l'a  rejeté  de  la  communion  de  l'Église.  »  — 
«  Les  jugements  ecclésiastiques,  répondit  Libère, 
doivent  se  faire  en  toute  justice...  Je  ne  puis  condamner 
celui  que  je  n'ai  pas  jugé.  »  —  «  Mais,  reprit  l'empe- 

1.  Ainm.  Marc,  xv,  7  :  aegre,  populi  metu,  qui  ejus  amore  flagrabat, 
cura  rnagua  difficultate  uoctis  medio  potuit  asportari. 


2C8  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

reur,  la  lerre  entière  est  convaincue  de  son  impiété,  et 
il  se  joue  de  nous  depuis  trop  longtemps.  »  —  «  Ceux 
qui  l'ont  condamné,  répliqua  le  pontife,  ne  savent  ce 

qui  s'est  passé.  Ils  ont  cédé  à  la  vanité  et  à  la  crainte 

Valons  et  Ursace,  qui  le  poursuivent,  se  sont  rétractés 
autrefois  entre  ses  mains.  Quand  ont-ils  dit  la  vérité? 
aujourd'hui,  quand  ils  l'accusent,  ou  bien  hier,  quand 
ils  lui  rendaient  hommage  '? 

Épictète  crut  alors  devoir  intervenir,  et,  touchant  au 
point  sensible  l'orgueil  impérial  :  «  Ne  croyez  pas, 
dit-il  à  l'empereur,  que  Libère  vous  parle  dans  l'intérêt 
de  la  foi,  ou  pour  la  défense  des  jugements  ecclésias- 
tiques. C'est  pour  aller  dire  à  Rome,  parmi  les  séna- 
teurs, qu'il  a  vu  l'empereur  et  qu'il  en  a  eu  raison.  » 
Cette  insinuation  piquait  au  vif  l'empereur  :  «  Et 
quêtes-vous  donc,  dit-il  à  Libère  ?  Faites-vous  une 
pnrtie  de  la  terre  à  vous  tout  seul,  pour  vous  opposer 
de  votre  chef  à  ce  qui  doit  rendre  la  paix  au  monde 
romain?  »  Libère  reprit  paisiblement:  «  Quand  je  serais 
seul,  la  foi  n'en  souffrirait  pas.  II  ne  s'est  trouvé  aussi 
que  trois  jeunes  gens  autrefois  pour  résister  à  un 
grand  roi.  »  —  «  Voyez,  interrompit  Épictète  avec  un 
accent  de  triomphe,  il  vous  compare  à  Nabuchodo- 
nosor.  »  —  «  Non ,  dit  Libère,  mais  nous  ne  voulons 
pas  condamner  un  homme  sans  l'entendre.  Faites-le 
venir,  faites  assembler  l'Église,  et  nous  jugerons.  »  — 

1.  s.  Athan.,  ibid.,  p.  835.  —  Théod.,  ii,  16. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  269 

«  Quelle  dépense,  interrompu  encore  Épictète,  serait 
suffisante  pour  voiturer  tant  d'évôques?  »  —  «  Les  évo- 
ques, assura  Libère,  ne  demandent  rien  au  trésor  pu- 
blic :  les  églises  pourvoiront  seules  à  leur  transport.  » 
—  «  Tout  cela  est  vain,  dit  l'empereur:  cet  homme  est 
condamné  ;  il  a  offensé  tout  le  monde,  mais  personne 
plus  que  moi.  Il  n'a  pas  cessé  d'exciter  contre  mon  pou- 
voir la  colère  de  mon  frère  Constant.  Il  n'y  a  point 
de  vicloire,  pas  même  celle  que  j'ai  remportée  sur 
Magnence,  qui  me  tienne  tant  au  cœur  que  l'éloigne- 
ment  de  ce  scélérat.  »  —  «  Empereur,  dit  Libère,  les 
évoques  ne  sont  point  faits  pour  venger  vos  injures  '.  » 
Constance  mit  fin  à  l'entretien  en  accordant  au 
pape  deux  jours  pour  réfléchir  et  se  désister.  La  ré- 
solution du  pontife  fut  inébranlable.  Les  deux  jours 
passés,  on  lui  annonça  sa  sentence  d'exil,  avec  l'ordre 
de  se  rendreàBérée,enTbrace.  L'emperenr  lui  fit  offrir 
en  même  temps  cinquante  pièces  d'or  pour  sa  dépense. 
«  Qu'on  les  reporte  à  l'empereur,  dit  le  proscrit,  je  n'en 
ai  point  affaire,  et  il  en  a  besoin  pour  payer  ses  soldats.» 
L'impératrice,  troublée  peut-être  du  spectacle  de  tant 
de  violences,  et  voulajit  réparer,  par  un  instinct  de 
douceur  naturelle,  une  partie  des  maux  qu'elle  avait  in- 
volontairement causés,  lui  fit  olfrir  aussi  quelques  épar- 
gnes tirées  de  sa  bourse  particulière.  Libère  les  refusa  en 
souriant  :  «  Elle  a,  dit-il,  des  évoques  de  ses  amis  qui 

1.  Théod.,  Il,  16. 


270  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

en  sentent  plus  le  besoin  que  moi.  »  Enfin,  l'eunuque 
Eusèbe  crut  devoir  imiter  la  générofiité  de  ses  maîtres, 
mais  eette  l'ois  ce  fut  nvec  une  indignation  méprisante 
que  l'olFre  fut  rejeli'e.  «  Suis-je  un  criminel,  s'écria  le 
pape,  pour  que  le  dévasialour  des  églises  m'olfre  ainsi 
rau!rône?Ya,  malheureux,  et  songe  avant  tout  à  devenir 
chrétien.  »  Le  lendemain  les  gardes  l'attendaient  pour 
partir  :  et  de  ce  palais  impérial,  oii  tant  de  fois  l'ami 
était  venu  dénoncer  son  ami,  le  frère  dévouer  son  frère 
au  courroux  du  maître  ;  où  le  chevet  conjugal  n'était 
pas  un  abri  sûr  contre  la  délation  ;  où  on  avait  vu  à  tant 
de  réprises  les  magistrats,  les  jurisconsultes,  les  inter- 
prètes du  vieux  droit  romain,  violer  la  loi  devant  le  bon 
plaisir  du  souverain,  sortait  un  vieillard  seul,  pâle,  en- 
chaîné, payant  de  sa  liberté  et  de  son  repos  sa  fidélité  à 
son  Dieu,  à  l'amitié  absente,  au  droit  et  à  l'innocence  '  ! 
Aucun  des  assistants  ne  pouvait  échapper  complète- 
ment à  l'impression  de  cette  grande  scène. Voici  en  quels 
termes  un  païen,  témoin  oculaire,  la  racontait  peu  d'an- 
nées après,  a  En  ce  temps,  dit  Ammien  Marcellin,  sous 
l'administration  du  préfet  Léonce,  l'évêque  de  la  loi  chré- 
tienne. Libère,  fut  amené  à  la  cour  de  Constance,  parce 
qu'il  résistait  aux  ordres  de  l'empereuret  aux  décrets  de 
plusieurs  de  ses  collègues,  chrétiens  comme  lui.  C'était  au 
sujet  d'Athanase,  alors  évèque  d'Alexandrie,  qui  s'était 
élevé  beaucoup  au-dessus  des  choses  de  son  état,  et  s'était 

1.  ThJoci.,  II,  ic. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN  271 

ingéré  dans  des  atrairesqui  ne  le  concernaient  pas  ^ .  Des 
rumeurs  persistantes  l'ayant  dénoncé,  une  réunion  de 
plusieurs  évêques  assemblés  en  un  même  lieu ,  un  synode» 
comme  ces  gens  disen!  -,  l'éloigna  du  poste  sacré  qu'il 
occupait.  Car  on  disait  qu'il  était  versé  dans  l'art  de  con- 
sulter le  sort  et  de  tirer  des  augures  du  vol  des  oiseaux. 
Il  avait  souvent  prédit  l'avenir,  et  on  racontait  encore  de 
lui  d'autres  choses  (ont  à  lait  étrangères  à  la  loi  dont  il 
était  le  minisire.  C'est  cet  homme  que  Libère  avait  reçu 
commandement  de  l'empereur  de  chasser,  par  un  ortire 
écrit,  de  son  siège  épiseopal.  Libère  pensait  d'Âthanase 
comme  tout  le  monde  3,  mais  il  refusait  avec  obstination 
de  le  proscrire,  répétant  très-haut  que  ce  serait  le  der- 
nier des  crimes  de  condamner  un  homme  qu'il  n'avait 
ni  vu,  ni  entendue  II  résistait  ninsi  ouvertement  au 
désir  de  l'empereur;  et  celui-ci,  très-eimemi  d'Atha- 
nase, bien  qu'il  eût  déjà  accompli  sa  volonté,  s'etfor- 
çait  cependant,  avec  une  grande  ardeur,  de  faire 
confirmer  sa  sentence   par  cette   autorité   supérieure 

1.  Amm.  Marc,  xv,  7  :  Ultra  professionem  altius  se  efferentem  scis- 
citariqne  couatiim  exterua. 

2.  Cœtus  in  unum  quœsitus  ejusdem  loci  multorum,  synodus,  ut 
appellant. 

3  Paria  sentiens  cœteris,  dit  le  texte.  Le  sens  de  cette  phrase  est 
énigmatique.  Les  autres,  cœteri,  sout-ils  les  évèques  qui  condamuaien<; 
Athanase  ou  ceux  qui  l'approuvaient  ?  J'incline  à  penser  qu'Ammien, 
ayant  \ccu  à  la  cour,  croyait  natnrellenient  Athanase  condamné  par 
la  majo'ité  des  évèques,  d'autant  [ilus  que  Libère  évitait  de  prendre 
diiectt  oient  sa  défense,  se  retranchant  derrière  l'irrégularité  de  la  pro- 
cédure pour  ne  pas  se  prononcer. 

4.  Perseveranter  renitebatur,  nec  visum  hominem,  nec auditum  dam- 
nare,  nefas  ultimum  sœpe  exclamaos. 


272  LA    .II'UNESSE    DE    JULIEN. 

qui  appai'liciit  aux  évoques  de  la  ville  cleriielle  '.  » 
L'observateur  sagace,  mais  prévenu,  qui  assistait 
aux  (lébals  de  l'Eglise  avec  ce  mélange  singulier  d'admi- 
ration et  de  préjugés,  était  alors  jeune  et  caché  obscu- 
rément dans  la  compagnie  de  gardes  qu'on  nommait  les 
Protecteurs.  Il  avait  accompagné  à  Milan  son  général, 
le  maître  de  la  cavalerie,  Urficin,  prévenu  d'avoir 
prêté  son  concours  aux  machinations  supposées  de 
Gallus.  Car  l'inquiète  jalousie  de  Constance  suivait  de 
tous  les  côtés  à  la  fois,  et  comme  sur  toutes  les  pistes, 
tout  ce  qui  pouvait  troubler  son  pouvoir;  et  pendant 
toute  la  durée  du  concile,  concurremment  avec  l'in- 
struction ecclésiastique,  d'autres  procès  s'étaient  suivis, 
et  ceux-là  sans  contradicteur,  contre  les  hommes  consi- 
dérables qui  avaient  approché  le  jeune  César  pendant  la 
courte  durée  de  son  règne  à  Antioche^.  Presque  à  l'heure 
même  où  Libère  était  emmené  vers  laThrace,  un  jeune 
homme,  victime  de  la  même  oppression,  quittait  aussi 
par  la  même  roule  le  palais  impérial,  après  six  mois  d'an- 
goisses et  de  contrainte.  C'était  le  prince  Julien,  mandé 
à  la  cour  aussitôt  après  la  mort  de  son  frère,  et  qui 
n'avait  dû  son  salut  qu'à  l'extrême  prudence  de  sa  con- 
duite et  à  la  gracieuse  intervention  d'une  femme. 

Julien  était  naturellement  désigné  aux  soupçons  de 
son  redoutable  parent  ;  si  Gallus  avait  eu  des  desseins 

1.  Licet,  scii-p*  ioipletum,  tameii  auctoritate  quoque,  qua  potiores 
œternae  uibis  .^-.isospi,  fîiiuari  desiderio  nitebatur  ardenti 

2.  Amm,  Marc,  xv,  9. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  273 

sur  l'empire,  il  était  naturel  de  supposer  que  Julien  en 
avait  été  le  confident  et  en  demeurait  l'héritier.  Mais 
tel  était  le  caractère  singulier,  telle  était  la  réserve  im- 
pénétrable du  jeune  homme,  qu'en  soumettant  la  con- 
duite qu'il  avait  tenue  pendant  les  deux  années  du 
règne  de  son  frère  à  la  plus  malveillante  investigation, 
il  n'avait  été  possible  d'en  faire  sortir  le  moindre  in- 
dice sur  lequel  le  génie  inventif  des  Eusèbe  et  des  Paul- 
ia-Chaîne  pi^it  bâtir  une  conspiration.  L'enquête,  en  eftet, 
avec  quelque  soin  qu'elle  fi^it  poussée,  n'avait  pu  pro- 
duire que  les  faits  suivants  : 

Pendant  toute  la  durée  du  règne  de  Gallus,  Julien 
n'avait  vu  son  frère  qu'une  fois.  C'était  en  353,  à  Con- 
stantinople,  au  moment  où  le  nouveau  César  allait 
prendre  possession  de  son  pouvoir.  Julien  lui-même 
n'était  dans  cette  ville  qu'en  qualité  de  simple  étudiant, 
avec  la  permission  expresse  de  Constance  ' .  Depuis  celte 
époque,  il  avait  écrit  très-rarement  à  son  frère,  et  seule- 
ment des  lettres  de  peu  d'importance  ".  Dans  les  écoles 
qu'il  fréquentait,  il  avait  mis  le  plus  grand  soin  à  ne  se 
distinguer  en  rien  des  autres  élèves,  n'étalait  aucun  faste, 
ne  se  donnait  aucun  air  de  prince  ^  Son  extrême  ardeur, 
pour  les  lettres,  où  il  réussissait  à  merveille,  sa  passion 
pour  la  rhétorique,  semblaient  l'absorber  exclusivement. 
A.  la  vérité,  quelques-uns  des  sophistes  qu'il  fréquentait 


1.  Amm.  Marc,  xv,  2.  —  Soc,  m,  1.  —  Liban.,  Or.,  10,  p.  264, 

2.  Jul.,  ad  Athen.,  p.  502. 
8.  Liban.,  ib.,  p.  263. 

III.  48 


174  LA    JEUNESSK    nE    JULIEN. 

et  qu'il  comblait  de  ses  lihrfrniirés,  exaltaient  boancoup 
son  mérite;  et  il  leur  arrivait  de  dire  que  ce  jeune 
homme  était  digne  de  l'empire  et  ressemblerait  à  Marc- 
Aurèle.  Mais  Julien  ne  paraissait  pas  avoir  jamais  auto- 
risé de  pareils  propos  et  rien  ne  permettait  d'y  voir  autre 
chose  que  le  langage  de  gens  flattés  de  l'estime  d'un 
piince,  qui  désiraient  probablement  occuper  auprès  de 
lui  cette  place  de  confident,  que  Fronton  avait  jadis 
remplie  auprès  du  fils  d'Antonin.  Pour  plus  de  pru- 
dence, rEmpcreur,  qui  se  faisait  rendre  compte  de  !out, 
avait  bientôt  jugé  convenable  d'ordonner  à  son  cousin 
de  quitter  Constantinople,  où  il  était  trop  en  vue,  pour 
le  séjour  plus  modeste  de  Nicomédie,  et  le  jeune  homme 
s'était  soumis  sans  la  moindre  résistance \ 

Des  soupçons  un  peu  plus  sérieux  s'élevaient  à  la  vé- 
rité sur  la  sincérité  de  sa  foi  chrétienne.  Son  goût  si 
prononcé  pour  les  lettres,  et  même  pour  la  philosophie 
profane,  cette  étude  constante  à  laquelle  il  se  livrait 
sur  les  œuvres  de  Virgile,  d  Homère  et  de  Cicéron ,  cette 
préférence  des  modèles  classiques  aux  grands  maîtres 
ôfi  la  chaire  chrétienne,  tout  cela  pouvait  faire  suppo- 
ser qu'il  avait  peu  de  goût  pour  le  culte  qui  avait  inter- 
rompu la  grande  tradition  de  l'éloquence  et  de  la  poésie 
antiques.  Mais,  toutes  les  fois  que  des  inquiétudes  un  peu 
graves  avaient  été  exprimées  à  ce  sujet,  Julien  avait  trouvé 
moyen  de  les  détourner  par  quelque  acte  de  foi  très- 

1.  Soc,  III,  î.  —  Soz.,  V,  2.  —  Lil.an.,  Or.,  10,  p.  2C3. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  275 

explicite.  En  l'envoyant  à  Nicomédie,  on  lui  avait  très- 
soigneusement  recommandé  de  ne  pas  suivre  les  leçons 
du  fameux  païen  Libanius ',  dont  la  renommée,  on  Fa 
vu,  remplissait  tout  l'Orient.  Non-seulement  il  s'était 
scrupuleusement  conformé  à  cette  interdiction,  mais  on 
l'ava't  vu  assister  avec  assiduité  aux  leçons  d'un  rhéteur 
peu  hajjjle,  qui  ne  devait  sa  place  qu'à  la  faveur  de 
l'empereur,  et  cette  faveur  elle-même  qu'à  ses  invectives 
constantes  contre  les  dieux  des  païens.  Puis,  bien  qu'il 
fût  en  correspondance  familière  et  amicale  avec  les  rhé- 
teurs principaux  des  villes  d'Asie  Mineure,  bien  qu'il 
leur  envoyât  souvent  à  corriger  ses  essais  d'éloquence 
le  sujet  de  ces  lettres  comme  de  ces  exercices  oratoires 
était  si  frivole  qu'il  n'y  aurait  vraiment  pas  eu  moyen 
d'en  prendre  ombrage.  Un  jour  c'était  un  panier  de  cent 
figues  qu'il  envoyait  à  l'un  d'eux,  et  à  cette  occasion  il 
exaltait  le  mérite  du  fruit  du  figuier  et  la  vertu  du  nom- 
bre cent;  une  autre  amplification  tiailait  de  l'écho  et  deses 
rapports  avec  l'amitié.  Le  surveillant  le  plus  ombrageux 
ne  pouvait  prendre  de  telles  futilités  en  mauvaise  part, 
et  1  on  voit  même,  par  une  lettre  que  nous  possédons^ 
que  Constance,  heureux  sans  doute  de  savoir  le  jeune  étu- 

1.  Liban.,  Or.,  10,  p.  263,  264.  —  Soc.  —  Soz.,  loc.  cit. 

2.  Jul.,  Epist.,  VIII,  XIX,  XXIV,  uv. —  Nous  suivons  pour  la  citatio^ 
des  lettres  de  Julien  l'édition  de  Spanlieim  (  qui  est  la  plus  complète 
dans  cette  partie)  tandis  que  pour  ses  discours  la  numération  des 
pages  est  empruntée  à  l'édition  de  Paris,  1630.  La  chronologie  des 
lettres  nous  parait  avoir  été  très-heureusement  déterminée  par  M.  Des- 
jaidius,  dans  sa  thèse  sur  Julien  (Paris,  1846),  d'après  les  indications 
d'e  l'éditeur  allemand  Hegler. 


276  LA    .TDUNESSE    DE    JULIEN. 

(liant  ainsi  occupé,  l'encourageait  en  lui  désignant  par- 
lois  lui-même  le  sujet  de  ses  discours,  et  l'avait  entre 
autres  choses,  chargé  de  louer  les  beautés  de  Constanti- 
nople.  A  la  vérité,  dans  les  dernières  années  du  règne  de 
Gallus,  il  avait  pris  un  peu  plus  de  liberté.  Il  avait  par- 
couru l'Asie  Mineure,  et  à  Pergame  comme  à  Éphèse  il 
iivait  fréquenté  les  philosophes  de  la  secte  alexandrine, 
iEdesiuSjChrysanlhe  etMaxime.  Il  s'était  fait  instruire  de 
leurs  systèmes,  avait  paru  goûter  leurs  leçons,  s'était 
habillé  à  leur  mode,  et  avait  même  laissé  pousser  sa 
barbe\  Mais,  sur  le  premier  indice  de  mécontentement 
venu  de  Milan,  il  avait  à  l'instant  changé  de  conduite, 
et  on  l'avait  vu  reparaître  à  l'église,  rasé,  vêtu  en  moine, 
et  reprenant  avec  assiduité  l'office  de  lecteur  des  saintes 
Écritures,  qu'on  lui  avait  enseigné  à  remplir  dès  sa  jeu- 
nesse ^  Pour  s'assurer  tout  à  fait  de  sa  disposition , 
Gallus  qui,  malgré  ses  vices,  était  zélé  pour  la  religion 
chrétienne,  lui  avait  envoyé  un  prêtre  de  sa  cour,  afin 
de  l'interroger  et  de  l'examiner  sur  sa  foi.  Ce  prêtre,  à 
son  retour,  avait  rendu  le  meilleur  compte  de  son 
enquête,  ayant  trouvé  le  jeune  prince  assidu  à  l'église 
et  aux  tombeaux  de  tous  les  martyrs.  Il  est  vrai  que 
c'était  un  nommé  Aétius,  grand  Arien  lui-même  et 
médiocre  garant  de  la  foi  d'autrui  ^ 


1.  Soc.  —  Soz.,  loc.  cit.  —  Liban.,  Or.,  x,  p.  265.  —  Eunap.,  Vit. 
Soph.,  Maxim.,  p.  474. 

2.  Soc.  —  Soz.  —  Libau.,  loc.  cit. 

3.  Philost.,  III,  27.  —  Jul.,  Epist.,  p.  454. 


LA    JEUNESSE    DE    3UL1EN.  277 

Sur  ce  point,  comme  sur  tout  autre,  par  conséquent, 
la  conduite  de  Julien  paraissait  pleinement  justifiée.  Et 
cependant,  ni  la  police  de  Gallus,  ni  celle  de  Constance, 
n'avaient  réussi  à  tout  connaître.  11  est  des  plaies,  en 
effet,  qu'aucun  œil  humain,  pas  même  le  regard  per- 
çant de  la  jalousie,  ne  peut  sonder  jusqu'au  fond. Dans 
les  profondeurs  de  cette  âme  ravagée  par  un  feu  inté- 
rieur et  pleine  d'une  ardeur  sauvage,  mais  comprimée, 
nul  ne  pouvait  démêler  tous  les  sentiments  que  faisait 
naître,  tous  les  artifices  que  suggérait  une  oppression 
commencée  avec  la  vie.  Personne  ne  savait,  par  exem- 
ple, que,  pendant  que  le  royal  élève  suivait  les  cours 
d'un  professeur  chrétien,  il  se  procurait  secrètement 
les  leçons,  les  discours  de  Lihanius,  passait  ses  veilles  à 
les  étudier  avec  un  soin  tel,  qu'il  avait  dérobé  les  se- 
crets de  composition  du  maître,  et  pouvait  imiter  sa 
façon  d'écrire  de  manière  à  tromper  les  plus  habiles ^ 
Nul  ne  savait  non  plus  jusqu'où  était  allée  l'intimité  du 
prince  avec  les  philosophes  alexandrins,  très-mysté- 
rieux eux-mêmes  sur  les  secrets  de  leur  doctrine. Yoici 
pourtant  ce  qui  s'était  passé  dans  ces  confidences,  dont 
Eunape  avait  gardé  la  tradition,  et  qui  décidèrent,  à 
l'insu  de  tout  le  monde,  de  la  destinée  du  dernier  ne- 
veu de  Constantin. 

1.  Liban.,  Or.,  10,  p.  263,  et  Or.,  h,  p.  152.  L'abbé  de  la  Bléterie, 
rapportant  ce  trait  de  la  vie  de  Julien,  ajoute  que  cette  ressemblance 
se  retrouve  en  effet  entre  les  écrits  de  l'empereur  et  du  sophiste,  mais 
«  en  beau,  et  de  la  manière  qu'un  homme  de  qualité  qui  parle  bien, 
«  sans  affectation,  peut  ressembler  à  un  rhéteur  qui  s'étudie  à  biea 
«  parler,  h 


278  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

C'était  à  Pergame,  dans  la  retraite  du  vieil  ^Edesius, 
le  disciple  chéri  de  Jamblique,  héritier  à  la  fois  de  sa 
renommée  et  de  ce  mélange  de  superstition  et  de  science 
dont  ce  philosophe  avait  fait,  nous  l'avons  vu,  malgré 
la  résistance  de  Porphyre,  le  symbole  commun  et  le 
grand  moyen  de  popularité  des  Alexandrins'.  jEdesius 
était  un  vieillard  prudent,  très-troublé  du  malheur  des 
temps,  qui  avait  toujours  devant  les  yeux  le  sort  du 
philosophe  Sopatre,  massacré  à  Constantinople  ;  il  ne 
cultivait  la  science  qu'en  tremblant,  et  s'était  laissé 
faire  en  quelque  sorte  violence  par  la  renouunée.  Il 
était  fatigué,  et  voulait  finir  ses  jours  en  paix.  Julien, 
en  s'empressant  auprès  de  lui,  le  flattait  sans  doute, 
mais  l'inquiétait.  Sans  refuser  précisément  de  l'instruire 
sur  les  principes  généraux  de  la  philosophie   platoni- 
cienne, que  Julien  d'ailleurs  pouvait  étudier  dans  les 
livres  de  Plotin  et  de  Porphyre,  il  aurait  redouté  de 
l'initier  lui-même  aux  praliijues  secrètes  de  l'extase  et 
de  la  théurgie;  il  aurait  craint  de  paraître  quitter  le 
métier   encore   licite    de    philosophe   païen,   pour  la 
profession  déjà  si  sévèrement  défendue,   de  magicier.. 
et  d'enchanteur.  Mais  Julien,  doué  d'un  esprit  perçant,,^ 
devinait  qu'on  ne  lui  dis-ait  pas  tout,  et  soupçonnait 
quelque  mystère.  Las  enfin  d'éluder  toujours  ses  ques- 
tions pressantes:  «Aimable enfant  de  la  sagesse,  lui  dit 
un  jour  J^desius  (laissez-moi  vous  nommer  ainsi,  car  je 

1.  Voir  plus  haut,  p.  171  et  suiv. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  279 

vois  en  vous  son  image),  vous  connaissez  mon  âme, 
mais  vous  voyez  aussi  combien  ce  corps,  qui  est  son 
organe,  est  déjà  atteint  de  dissolution,  et  près  de 
retourner  à  la  substance  dont  il  est  sorti.  Laissez-moi, 
adressez- vous  à  nies  enfants.  Ce  sont  eux  qui  sauront 
vous  rassasier  de  toutes  sortes  de  sciences  et  d'instruc- 
tions. Et  quand  ils  vous  auront  permis  de  puiser  à  la 
source  des  mystères,  vous  rougirez  de  n'avoir  été  jus- 
qu'ici qu'un  homme,  et  d'en  porter  encore  le  nom.  Je 
voudrais  que  Maxime,  ou  Priscus,  fussent  ici;  mais  l'un 
est  à  Éphèse,  et  l'autre  en  Grèce.  Je  n'ai  auprès  de  moi 
qu'Eusèbe  et  Chrysanlhe  :  parlez-leur,  et  ménagez  ma 
vieillesse.  » 

Renvoyé  ainsi  du  maître  aux  élèves,  Julien  avait  per- 
sisté dans  sa  recherche.  Les  deux  disciples  lui  avaient  fait 
de  longues  leçons,  mais  toujours  en  se  renfermant  dans  le 
cercle  des  idées  purement  philosophiques.  Ils  lui  avaient 
développé  de  nouveau,  sous  mille  formes  dilTérenles,  la 
théorie  de  la  triade,  les  qualités  diverses  des  trois  hypo- 
stases  divines,  le  saint  enthousiasme  produit  par  la  verlu 
et  la  vérité.  Arrivés  là,  ils  s'arrêtaient  avec  afleclalion  ; 
«  Yuilà,  (lisaient-ils,  tout  ce  qu'il  y  a  de  certain  et  de 
solide.  Quant  au  reste,  ajoutaient- ils,  ce  peuvent  être 
des  illusions  des  sens,  des  œuvres  de  prestidigitateurs; 
il  faut  les  laisser  à  ceux  qui  ont  commerce  avec  les 
puissances  matérielles.  »  Ces  réserves  excitaient  déplus 
en  plus  la  curiosité  de  l'impatient  élève.  «  Que  veut 
donc  dire  Eusèbe,  dit-il  enfin   un  jour  à  Chrysanthe, 


280  LA    JEUNE'sSE    DE    JULIEN. 

cl  qu'est-ce  que  celte  péroraison  ol)Iig('e  de  tous  ses 
discours?  —  Dcmandcz-lc-lui  vous-niêino,  reprit  (liiry- 
sanlhe  :  s'il  le  veut,  il  peut  vous  le  dire.  »  Dircclemcnt 
pressé,  l'autre  maître  se  défendit  longtemps;  puis  fei- 
gnant de  céder  malgré  lui  à  l'insistance  des  questions 
qui  lui  étaient  adressées  :  «  Je  veux  vous  parler,  dit-il, 
de  Maxime,  notre  collègue,  qui  est  l'un  de  nos  meil- 
leurs et  de  nos  plus  précieux  docteurs^  mais  l'excès  de 
son  grand  esprit  lui  fait  dédaigner  nos  démonstrations, 
et  il  tombe  par  là  dans  de  grandes  singularités.  11  n'y  a 
pas  longtemps,  par  exemple,  qu'il  nous  a  fait  tous  venir 
dans  le  temple  d'Hécate,  pour  être  témoins  d'un  fait 
étrange.  Quand  nous  fûmes  entrés  et  que  nous  eûmes 
adoré  la  déesse  :  Asseyez- vous,  nous  dit-il,  mes  amis, 
et  voyez  ce  qui  va  se  passer,  et  combien  je  vais  être 
élevé  au-dessus  du  vulgaire.  A  peine,  en  elTel,  fûmes- 
nous  assis,  qu'il  fil  brûlur  un  grain  d'encens,  chanta 
je  ne  sais  quel  hymne,  et  nous  vîmes  la  statue  de  la 
déesse  qui  commençait  à  lui  sourire.  Et  comme  nous 
étions  etïrayés  de  cette  vue  étrange  :  Ne  soyez  pas  émus 
pour  si  peu  de  chose,  nous  dit-il;  vous  allez  voiries 
flambeaux  prendre  feu  d'eux-mêmes  dans  les  mains 
de  la  déesse.  Et  il  n'avait  pas  fini  de  parler,  qu'un  éclair 
vint  en  effet  allumer  les  flambeaux.  Ce  prodige,  digne 
du  théâtre,  nous  a  causé,  il  est  vrai,  quelque  émotion, 
mais  nous  sommes  depuis  rentrés  dans  le  doute  et  la 
réserve.  Faites  comme  moi  ;  que  ce  ne  soit  pas  là  ce 
qui  vous  séduise;  il  n'y  a  de  grand  que  la  purification 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  281 

de  la  raison.  —  Restez  avec  vos  livres,  s'écria  brusque- 
ment Julien,  et  grand  bien  vous  fasse:  pour  moi,  j'ai 
trouvé  l'homme  que  je  cherche  '.  » 

C'était  le  cri  de  l'àme  qui  se  révélait.  Séduit,  dès  sa 
jeunesse,  par  les  gracieuses  fictions  de  la  Grèce;  atteint 
d'un  dégoût  croissant  pour  la  foi  de  TÉvangile,  qui  ne 
lui  était  apparue  que  dénaturée  par  l'hérésie  et  trans- 
mise par  les  geôliers  de  son  enfance  et  les  meurtriers 
de  son  père;  fatigué  des  subtilités  dogmatiques  des 
Ariens,  dont  le  langage  barbare  ne  servait  qu'à  couvrir 
les  rallinemcnts  de  la  flatterie;  attiré  par  les  charmes 
de  Platon  et  d'Homère,  Julien,  pourtant,  n'était  pas 
né  pour  vivre  à  l'ombre  d'une  école,  dans  l'adoration 
d'une  littérature  surannée.  Tout  épris  qu'il  était  des 
vertus  et  des  monuments  d'un  autre  âge,  il  demeu- 
rait, au  fond,  de  son  temps  et  de  sa  famille.  Il  appar- 
tenait à  un  siècle  que  le  doute  avait  lassé,  à  une  race 
qui  avait  besoin  de  croire  et  d'agir.  Le  sang  de  Con- 
stantin courait  en  bouillonnant  dans  ses  veines.  Les 
creuses  amplifications  de  la  rhétorique,  la  métaphy- 
sique même,  avec  la  sécheresse  de  ses  abstractions, 
n'auraient  pas  longtemps  satisfait  son  ardeur.  En  lui 
ouvrant  par  l'extase  les  portes  d'un  monde  imaginaire, 
en  captivant  par  les  enchantements  de  la  magie  son 
imagination  et  ses  sens,  Alexandrie  pouvait  tromper  du 
moins,  si  elle  n'apaisait  pas  la  soif  de  son  âme.  Il  ne 

1.  Eunape,  loc,  cit.,"^.  494,  493. 


282  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

lui  suffisait  pas  de  penser,  ni  même  de  parler  et  d'écrire: 
il  lui  fallait  aimer  à  tout  prix,  soit  la  vérité,  soil  l'er- 
reur. Et  pour  maîtriser  toutes  les  forces  de  son  êlre,  il 
fallait  joindre  les  émotions  de  la  foi  à  celles  de  l'art,  et 
mêler  l'encens  des  sacrifices  aux  fumées  de  la  poésie  et 
de  \i\  gloire. 

«  Julien,  poursuit  Eunnpe,  courut  donc  à  Éphèse, 
auprès  de  Maxime  » ,  et  il  trouva  dans  ce  héros  de  la  secte 
alexamlrine  l'interprète  le  mieux  fait  pour  séduire  un 
nourrisson  d'Homère.  Avec  ses  yeux  brillants,  sa  barbe 
blanche,  sa  voix  forte  et  harmonieuse,  son  langage  cou- 
lant et  poétique,  Maxime,  enfant  de  l'Asie  Mineure,  rap- 
pelait Chrysès  ou  Démodocus.  Ce  fut  cet  interprète  des 
dieux  qui  le  premier  initia  Julien  à  tous  les  arcanes  de 
leur  culte.  Il  descendit  avec  lui  dans  ces  grottes  souter- 
raines, où  les  esprits  surnaturels,  décorés  de  tous  les 
noms  des  dieux  du  paganisme,  passaient  pour  apparaître 
aux  regards  fascinés  de  leurs  enthousiastes  adorateurs. 
Les  écrivains  chrétiens  racontent,  sans  pourtant  l'affir- 
mer ,  que  la  première  fois  qu'une  conjuration  de  ce 
genre  fut  faite  devant  Julien, le  novice  elTrayé  d'un  bruit 
épouvantable  qui  retentissait  dans  la  caverne,  des  spec- 
tres de  feu  qui  voltigeaient  dans  l'air,  des  brouillards  de 
vapeurs  qui  se  répandaient  de  toutes  parts,  céda  à 
une  habitude  d'enfance,  et  fit  machinalement  le  signe  de 
la  croix.  A  l'instant  toute  la  fumée  se  dissipa,  et  tout  ren- 
tra dans  le  calme.  Par  deux  fois,  le  même  prodige  fut  re- 
nouvelé et  se  dissipa  devant  la  même  précaution.  Qu'est 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  283 

ceci?  (lit  à  Maxime  l'élève  tout  étonné  :  les  esprits  ont-ils 
donc  peur  de  ce  signe?  —  Non,  dit  le  maître;  mais  ils 
en  ont  horreur,  et  des  deux  puissances,,  c'est  la  pire 
qui  l'emporte'.  Rassuré  par  celte  explication,  en- 
traîné par  l'exemple  de  son  maîlre,  Julien  s'enfonça 
chaque  jour  davantage  dans  les  profondeurs  d'une  mys- 
tique moitié  païenne,  moitié  philosophique,  à  la  fois 
populaire  et  savante,  et  ce  fut  alors,  dit  Libanius,  que 
«  brisant  comme  un  lion  les  liens  qui  l'enchaînaient,  il 
embrassa  la  vérité  au  lieu  de  l'erreur,  le  culte  véritable 
au  lieu  de  l'adultère,  et  les  vieux  maîtres  au  lieu  des 
novateurs  téméraires  qui  les  foulaient  aux  pieds  ^.  » 

C'était  dans  cette  disposition  d'âme,  si  soigneusement 
cachée  et  dissimulée  par  tout  son  extérieur,  que  l'avaient 
surpris  la  mort  de  Gallus  et  l'ordre  de  se  rendre  à  la 
cour.  Nulle  plainte,  nulle  apologie  de  son  malheureux 
frère,  ne  s'étaient  échappées  de  cette  bouche  prudente. 
Quoique  son  lansiage  fût  assez  dis;ne  et  exempt  des  excès 
de  flatterie  auxquels  Constance  était  habitué,  pa^^  une 
de  ses  paroles  n'avait  éié  de  nature  à  fournir  une  arme 
contre  lui 3.  Mais  oublié  dans  quelque  coin  du  palais, 
languissant  dans  une  demi-captivité,  quelles   pensées 

1.  Thénd.,  m,  3. 

^.  Ennap.,  loc.  cit.— Liban.,  Panegyricus,  p.  175,  et  p.  265.  Poursui- 
vant sa  métaphore,  le  rhéteur  ajuiitc  que  Julien  étant  demeuré  chré- 
tien en  apvarence,  au  rebours  de  l'apologue  antique,  ce  fut  le  lion 
qui  gaida  la  peau  de  l'âne. 

'i.  Liban.,  Or.,  12,  p.  ii67.  Julii"!n  se  vante,  dans  son  discours  a  Thé- 
mistius,  p.  465 ,  que  dans  les  lettres  qu'il  écrivait  alors,  on  ne  trou- 
verait aucune  trace  de  pusillanimité  :  ■«  xaTTsivôv,  ri  Xîav  àTEvs'î.        • 


2Sll  LA    JEUNESSE     DE     JULIEN. 

avait-il  silencieusement  nourries!  quelle  impression 
avait  produite  sur  son  esprit  déjà  prévenu  le  bruit  des 
débats  de  l'Église  et  des  incertitudes  de  ses  membres, 
rapporté  dans  sa  retraite  par  des  témoins  malveillants! 
Quand  il  se  promenait  dans  Milan,  à  quelques  pas  de-  ^ 
vaut  les  gardes  qui  ne  le  perdaient  pas  de  vue,  combien 
de  fois,  en  passant  près  de  la  basilique,  avait-il  entendu 
l'écho  des  rumeurs  populaires  et  les  éclats  de  voix  de 
la  discussion  du  concile!  Et  la  mémoire  toute  nourrie 
des  dédains  de  Tacite  et  de  Cicéron,  que  n'avait-il  pas 
senti,  que  n'avait-il  pas  souffert,  en  voyant  ainsi  la  ma- 
jesté romaine  compromise  dans  les  déchirements  d'une 
secte  juive!  De  quel  œil  méprisant  avait-il  lu  sur  les 
murailles  l'édit  impérial  contre  Athanase,  mélange  de 
dialectique  subtile  et  de  brutalité  arrogante,  signé  d'une 
main  parricide?  Combien  de  fois,  en  levant  les  yeux 
vers  le  ciel,  avait-il  vu  se  dresser  entre  le  Dieu  de  Con- 
stance et  lui,  l'image  sanglante  d'un  père  qu'il  n'avait 
pas  connu,  et  d'un  frère  qu'il  n'osait  pleurer! 

Au  bout  de  six  mois  d'attente,  fatigué  de  sa  longue 
réclusion,  Julien  imagina  de  s'adresser  à  l'impératrice, 
dont  la  bonté  était  connue.  Sa  pétition  était  modeste  : 
il  demandait  à  retourner  en  Asie  Mineure,  où  il  avait 
quelques  affaires,  et  de  là  en  Grèce,  pour  y  reprendre 
ses  études  chéries.  Eusébie  s'intéressa  à  sa  jeunesse  et 
à  ses  malheurs,  et,  bien  convaincue  de  son  innocence, 
elle  lui  fit  obtenir  un  entretien  de  l'Empereur;  il  s'ex- 
prima avec  convenance,  et  produisit  unn  improssion 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  285 

favorable  sur  son  redoutable  parent.  A  la  suite  de  cette 
entrevue,  qui  fut  unique  (car  l'cunuqueEusèbe,  craignant 
toute  iiifluence  étrangère,  ne  voulut  pas  qu'elle  se  renou- 
velcàt),  Julien  obtint  enfin  ce  qu'il  désirait.  On  lui  peimit 
de  se  rendre,  non  en  Asie,  oiî  l'on  craignait  probable- 
ment ses  nombreuses  relations,  mais  à  Athènes,  ville  d'é- 
tudes et  non  de  politique.  Il  se  mit  en  route,  après  quel- 
ques délais,  vers  le  printemps  de  355,  au  moment  même 
où  commençait  la  grande  persécution  de  l'Église  '. 

«  Athènes,  dit  un  Père,  est  une  ville  très-dangereuse 
pour  le  salut  :  ainsi  en  jugent  du  moins,  et  non  sans 
raison,  les  hommes  les  plus  pieux.  Elle  regorge,  plus 
que  tout  le  reste  de  la  Grèce,  des  richesses  criminelles, 
je  veux  dire  des  idoles;  et  il  est  difficile  do  irêlre  point 
entraîné  dans  l'erreur  par  leurs  panégyristes  et  leurs 
défenseurs  ^  » 

Transporté  dans  cet  asile  des  Muses,  au  pied  de 
l'Acropole  et  du  Parthénon,  près  du  théâtre  qui  retentis- 
sait encore  des  vers  de  Sophocle,  sur  cette  agora  qu'é- 
branlait le  dernier  écho  des  paroles  de  Démosthènes,  Ju- 
lien respira  pour  la  première  fois  avec  délices  un  air  qui 
ranimait  ses  sens  et  qui  remplissait  sa  poitrine.  En  peu 
de  temps,  par  son  rang  aussi  bien  que  par  ses  talents,  il 
devint  le  héros  de  ces  écoles  brillantes  qui  animaient  la 

1.  Jul.,  Or.,  m,  p.  220.  —  Ed.  Span.,  ad  Athen.,  p.  272.  ad  Tliem., 
p.  239,  260.  —  Amm.  Marc,  xv,  2.  —  Liban.,  Pan.,  p.  170.  Julien, 
dans  le  passage  cité  de  sa  lettre  ;i  Thémistius,  dit  qu'on  l'envoya  à 
Athènes,  parce  qu'il  n'y  possédait  ai  un  champ  ni  un  jardin. 

2.  S.  Grég.  Naz.,  Or.,  xliii,  21. 


286  LA    JEUNESSE    lE    JULIEN. 

ville  de  leurs  tournois  d'éloqucuice  et  de  leurs  jeux 
d'adresse.  Sophistes,  rhéteurs,  élèves,  tout  le  monde 
s'empressait  autour  de  lui.  C'était  pour  tous  un  chiu-me 
inattendu  d'entendre  la  langue  dtîs  poètes  et  des  écoles, 
l'idiome  natal  du  sol  atlique,  parlé  avec  grâce  et  dignité 
par  une  bouche  royale.  Lutter  d'éloquence,  ou  discuter 
de  métaphysique  avec  un  prince;  le  voir  admirer  des 
temples,  verser  quelques  larmes  sur  leurs  ruines,  quelle 
consolation  pour  les  sectateurs  fidèles,  mais  humiliés, 
des  divinités  déchues!  On  ne  le  pressait  sans  doute  pas 
trop  de  s'expliquer  :  on  ne  s'étonnait  pas  de  le  voir  en- 
core commenter  les  Écritures  et  suivre  le  culte  chrétien. 
On  sentait  la  sympathie  dans  l'accent  de  sa  voix  et  dans 
le  tour  de  sa  pensée,  avec  cette  perspicacité  discrète  qui 
est  le  partage  des  faibles  et  des  vaincus.  Et  puis,  le  soir, 
quand  l'ombre  était  venue,  quand  l'œil  du  gouverneur 
ou  des  curieux  ne  pouvait  plus  le  suivre,  ne  disait-on 
pas  qu'on  le  voyait  souvent  se  rendre  au  temple  d'Eleu- 
sis, oii  siégeait  le  pontife  le  plus  renommé  de  la  Grèce, 
l'héritier  des  mystères  de  la  bonne  déesse,  et  le  corres- 
pondant actif  et  zélé  de  tous  les  philosophes  asiatiques? 
Puis  on  se  passait,  pour  le  lire  avec  émotion,  un  discours 
composé  par  le  prince  lui-môme  au  sujet  d'un  ditîérend 
survenu  entre  les  villes  de  Corinlhe  et  d'Argos.  Ce  petit 
écrit  aurait  pu  être  composé  par  un  païen  de  profession, 
tant  on  y  parlait  avec  respect  des  souvenirs  homériques 
d'Argos  et  des  jeux  séculaires  de  Corinthe.  Il  n'en  fallait 
pas  davantage  pour  que  tous  les  dévots  du  vieux  culte 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  287 

offrissent  en  secret  des  sacrifices  aux  dieux  en  faveur  du 
jeune  prince  et  de  son  prochain  avènement  à  l'empire  K 

Ces  succès,  ces  honneurs,  ces  jouissances  d'artiste, 
ces  extases  de  croyant  surexcitées  par  de  secrètes  opé- 
rations magiques,  tout  contribuait  à  plonger  Julien  dans 
une  sorte  d'ivresse  ;  mais  n'osant  s'y  abandonner  tout 
entier,  par  un  reste  de  prudence,  et  par  la  crainte  des 
regards  qui  le  surveillaient;  tour  à  tour  excité  et  con- 
tenu, rongeant  son  frein  et  prêt  à  le  briser,  il  éprouvait 
dans  tout  son  être  un  ébranlement  qui  se  trahissait 
dans  son  attitude.  «  Je  le  regardais,  disait  plus  tard  un 
de  ses  camarades  d'étude,  et  je  voyais  une  tête  toujours 
en  mouvement,  des  épaules  branlantes  et  agitées,  un 
œil    égaré,  une  démarche  chancelante,  un  nez  qui 

respirait  l'insolence  et  le  dédain Et  je  me  disais  : 

Quel  monstre  Rome  nourrit-elle  ici  '-?  » 

Ce  jugement  sévère  partait  d'un  petit  groupe  d'étu- 
diaïits  choisis,  auxquels  Julien  ne  dédaignait  pas  parfois 
de  s'associer  pour  certaines  études;  car,  s'ils  étaient  très- 
différents  dans  leurs  mœurs  du  reste  de  l'école,  ils  sui- 
vaient les  mêmes  leçons  et  tenaient  le  premier  rang 
dans  tous  les  genres  de  science.  C'étaient  des  enfants 


1.  Liban.,  Or.,  v,  p.  176;  x,  p.  268.  —  Eunap.,  Vit.  Soph.,  p.  493. 
—  I.e  discours  en  faveur  des  Avgiens  a  été  publié  par  Spanbeim  dans 
son  édition  des  œuvres  de  Julien,  p.  407.  Ce  savant  éditeur  l'attribuait 
à  une  époque  postérieure  de  la  vie  de  Julien.  M.  Desjardins,  suivant 
l'éditeur  allemand  des  lettres  de  Julien,  nous  parait  avoir- heureuse- 
ment rectifié  cette  date. 

2.  S.  Grég.  Naz.,  Or.,  v,  23,  24. 


288  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

de  familles  cluétiennes  de  l'Asie  Mineure,  chez  qui  la 
pureté  de  la  foi  et  des  mœurs  était  héréditaire.  Ils  vi- 
vaieut  quatre  ou  cinq  ensemble  ',  se  tenant  à  part  des 
plaisirs,  des  jeux  el  des  rivalités  de  leurs  collègues,  tout 
entiers  au  travail,  à  l'amitié  et  à  la  prière.  Deux  en 
particulier  se  faisaient  remarquer,  l'un  par  la  gra- 
vité de  son  caractère,  l'autre  par  l'éclat  d'une  ima- 
gination  ardente.  Ils  se  nommaient  Basile  et  Grégoire, 
nés  tous  deux  en  Cappadoce,  le  premier  d'une  famille 
noble  de  Césarée,  qui  comptait  des  martyrs  parmi  se? 
aïeux  et  des  évêques  parmi  ses  membres,  et  dont  le  chef 
professait  avec  éclat  l'éloquence  dans  la  province  de 
Pont-;  le  second,  originaire  de  la  petite  ville  de  Na- 
zianze,  enfant  d'une  mère  toute  sainte  qui,  unie  à  un 
mari  encore  païen,  en  avait  fait,  par  ses  prières  et  par 
ses  jeûnes,  un  chrétien,  puis  un  saint,  et  enfin  un 
évéque.  Le  père  de  Grégoire,  qui  se  nommait  comme 
lui,  avait  reçu  tardivement,  à  Nazianze  même,  le  bap- 
tême, etensuite  la  dignité  épiscopale^  Réunis  à  Césarée 
d'abord,  puis  à  Athènes,  Grégoire  et  Basile  s'étaient 
pris  l'un  pour  l'autre  d'une  de  ces  amitiés  passionnées 
qui  enflamment  la  jeunesse,  fleurs  du  printemps  \  qui 


1.  On  voit  par  les  lettres  de  saint  Basile,  qu'il  y  avait  un  assez  grand 
nombre  d'écoliers  chrétiens  à  Athènes.  Il  cite  plusieurs  de  ses  amis 
avec  qui  il  avait  étudié. 

2.  S.  Greg.  Naz.,  Or.,  xlui,  passim.  —  S.  Greg.  Nys.,  Vita  Macrinœ 
sororis. 

3.  S.  Greg.  Naz.,  Or.,  xvi,  passim. 

4.  S.  Greg.  Naz.,  Or.,  xlhi,  19. 


LÀ    JEUNESSE    DE   JULIEN.  289 

ne  lui  survivent  que  quand  un  rayon  de  la  foi  en  a 
échauffé  les  germes.  Avec  des  naturels  dilTérenls,  l'un 
plus  austère,  l'autre  plus  tendre,  l'un  plus  réglé  par  les 
leçons  de  la  science,  l'autre  plus  entraîné  par  les  élans 
de  l'amour  divin,  c'était  chez  tous  deux  même  ardeur 
dans  la  prière,  même  pureté  de  mœurs,  même  cul  te  pour 
les  pieux  souvenirs  du  toit  paternel  ;  et  loin  ,  bien  loin 
après  la  ferveur  des  études  chrétiennes ,  même  enthou- 
siasme pour  les  lettres,  la  poésie  et  l'éloquence.  Basile 
gouvernait  ses  jeunes  compagnons  par  la  sagesse  de  ses 
conseils,  Grégoire  les  animait  par  la  chaleur  communica- 
tive  de  sa  parole;  Basile  contenait  Grégoire,  dans  ses 
entraînements;  Grégoire  soutenait  et  ranimait  l'âme 
plus  sévère  de  Basile,  attristée  souvent  par  la  corrup- 
tion du  siècle.  «Ah!  disait  plus  tard  Grégoire,  comment 
se  rappeler  ces  jours  sans  verser  des  larmes?  L'élo- 
quence, la  chose  du  monde  qui  excite  le  plus  d'envie, 
nous  enflammait  d'une  ardeur  égale,  et  cependant  nulle 
jalousie  ne  se  glissait  entre  nous  :  un  zèle  commun 
nous  excitait  ;  nous  luttions,  non  à  qui  remporterait  la 
palme,  mais  à  qui  la  céderait  à  l'autre  :  car  pour  cha- 
cun la  gloire  de  l'autre  était  la  sienne  propre.  C'était 
une  seule  âme  qui  avait  deux  corps.  Et  s'il  ne  faut  point 
croire  ceux  qui  disent  que  tout  est  dans  tout,  du  moins 
faut-il  convenir  que  nous  étions  l'un  dans  l'autre... 
Nous  ne  connaissions  que  deux  chemins,  le  premier,  et 
le  plus  aimé,  qui  nous  menait  vers  l'église  et  vers  ses 
docteurs  ;  l'autre,  moins  élevé,  qui  nous  conduisait  à 
m.  49 


290  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

récole  et  vers  nos  maîtres.  Nous  laissions  à  d'autres  les 
sentiers  qui  mènent  aux  fêtes,  aux  théâtres,  aux  spec- 
tacles et  aux  repas  '.  >) 

Dans  cet  asile,  d'où  émanaiL  comme  un  parfum  de 
sainteté,  les  bruits  de  l'école  n'arrivaient  pas.  Lesautres 
étudiants  n'y  pénétraient  que  rarement,  avec  embarras  : 
car  la  réputation  des  jeunes  gens  était  grande,  et  leur 
abord,  bien  qu'aimable,  un  peu  imposant.  Nul  n'aurait 
osé  les  traiter  familièrement,  ni  les  provoquer  par  les 
plaisanteries  et  par  les  défis  ordinaires  entre  camarades ^. 
Julien  pourtant,  poussé  par  l'ardente  curiosité  qui  l'ani- 
mait, pénétra  dans  leur  retraite.  Il  connaissait  Basile 
depuis  quelques  années  déjà,  car  le  jeune  chrétien  avait 
étudié  d'abord  à  Constantinople  sous  Libanius.  Julien 
vint  plus  d'une  fois  dans  le  logis  commun  des  deux  amis 
s'asseoir  à  leur  table,  s'entretenir  avec  eux  des  belles- 
lettres,  quelquefois  expliquer  les  saintes  Écritures,  soit' 
pour  cacher,  par  une  manœuvre  adroite,  les  sentiments 
déjà  trop  apparents  de  son  âme,  soit  peut-être  qu'avant 
de  rompre  tout  à  fait  avec  la  foi  de  son  enfance  il  voulut 
jeter  un  dernier  regard  dans  les  profondeurs  de  l'Evan- 
gile. Les  sujets  communs  de  conversation  ne  manquaient 
pas,  car  Basile  était  un  grammairien  très-habile  ;  il  pou- 
vait disserter  très-savamment  d'histoire  el  de  poésie: 
l'astronomie,  la  géométrie,  l'arithmétique,  la  médecine 
même,  lu:  étaient  familières.  Quelque  agrément,  sans 

1,  s.  Greg.  Naz.,  Or.  xuii,  20,  21. 
«.  Ibid..  16,  17. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  291 

nulle  intimité,  pouvait  donc  régner  dans  ces  entretiens. 
Dans  les  vastes  plaines  de  l'art  et  de  la  science,  sous  la 
poétique  lumière  de  la  Grèce,  ces  deux  sources,  l'une 
déjà  chargée  d'un  limon  fangeux,  l'autre  gardant  sa 
pureté  native,  pouvaient  se  rapprocher  un  instant  sans 
mêler  leurs  ondes  *. 

Quelques  mois  s'étaient  écoulés  dans  ces  occupations 
diverses,  lorsque  soudain  un  ordre  impérial  vint  mander 
àe  nouveau  Julien  à  Milan.  Quel  était  le  motif  de  cet 
appel?  Était-ce  la  mort,  était-ce  la  couronne  qu'on 
lui  destinait?  Avec  les  incertitudes  et  les  caprices 
subits,  habituels  à  Constance,  on  pouvait  faire  sans 
invraisemblance  l'une  et  l'autre  supposition.  Au  bout 
de  peu  de  jours  cependant,  Julien  apprit,  à  n'en  pouvoir 
douter,  qu'il  marchait  au  trône  et  non  au  supplice*. 

Constance,  en  effet,  maître  du  pouvoir  suprême,  se 
trouvait  de  nouveau  incapable  de  le  porter.  Sa  faiblesse 
cédait  sous  le  poids  dont  s'était  chargée  son  ambition. 
Les  embarras  naissaient  sous  ses  pas,  de  l'étendue 
même  de  son  empire,  sans  compter  ceux  qu'il  s'était 
imposés  lui-même  par  ses  violences.  Pendant  que  tout 
l'Orient  commençait  à  s'agiter  convulsivement  sous 
l'étreinte  d'une  persécution  cruelle  dont  nous  devrons 
bientôt  décrire  toutes  les  horreurs,  la  barrière  de  l'Oc- 


1.  s.  Greg.  Naz.,  loc.  cit.  — S.  Bas.,  Epist.  40  et  41.  C'est  la  corres- 
pondance de  Julien  et  de  saint  Basile.  Il  y  rappelle  à  Julien  le  temps 
où  ils  étudiaient  les  lettres  sacrées  ensemble. 

2.  Amm.  Marc,  xv,  8.  —  Jul.,  ad  Athen.,  p.  SOS. 


292  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

cident  flécliissait  sous  la  niasse  des  tribus  barbares. 
Déjà,  dans  l'année  qui  avait  précédé  le  concile  de  Milan, 
il  avait  dij  lui-même  passer  le  Rhin,  au-dessus  de  Bàle, 
pour  réprimer  les  incursions  de  deux  chefs  allemands, 
Vadomaire  et  Gondomade.  A  son  approche,  ils  avaient 
aussitôt  demandé  la  paix,  et  l'avaient  obtenue,  grâce  à 
la  protection  de  leurs  compatriotes,  qui  servaient  en 
qualité  d'officiers  dans  l'armée  romaine,  et  grâce  sans 
doute  aussi  au  peu  de  goût  que  le  souverain  avait  pour 
les  rencontres  un  peu  vives  ^  De  nouvelles  attaques, 
faites  sur  un  autre  point  dans  Tannée  suivante,  avaient 
amené  de  nouveaux  engagements,  oii  Constance,  repré- 
senté par  ses  généraux,  avait  remporté  de  médiocres 
avantages  dont  il  avait  fait  beaucoup  de  bruit  2.  Mais  il 
savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  ces  prétendues  victoires,  et 
il  n'apercevait  pas  sans  effroi  la  perspective  d'avoir 
à  peu  près  chaque  année  de  pareils  lauriers  à  cueillir. 

Puisil  s'embarrassait  lui-même  dans  la  complication  de 
ses  précautions  et  de  ses  méfiances.  II  avait  encouragé 
tous  ceux  qui  l'approchaient  à  la  délation.  C'était,  parmi 
les  généraux  et  les  courtisans,  à  qui  dénoncerait  le  pre- 
mier ses  collègues.  C'est  ainsi  que  le  général  qui  comman- 
dait en  Gaule,  Sylvain  (fils  d'un  Franc,  Bonitus,  qui  avait 

1.  Amm.  Marc,  xiv,  10.  Il  prête  à  Constance  un  discours  tenu  à  ses 
troupes,  où  ce  sentiment  est  très-évident.  Nous  ne  rapportons  pas  en 
général  les  discours  d'Ammien,  qui  ne  présentent  pas  de  caractère 
d'authenticité.  Ce  sont  évidemment  des  études  oratoires  d'après  Tacite 
et  Tite-Live;  mais  il  peut  y  avoir  parfois  quelque  fond  de  vérité. 

2.  Amm.  Marc.j  xv,  4. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  293 

été  ami  et  allié  fidèle  de  Constantin),  homme  de  mœurs 
pures,  qui  jouissait  de  l'estime  universelle,  et  dont  la 
défection  avant  la  bataille  de  Murse  avait  puissam- 
ment contribué  à  faire  pencher  la  balance  du  côté  de 
Constance,  se  vit  accusé  de  révolte  par  un  de  ses  em- 
ployés qui  avait  produit  contre  lui  des  pièces  fausses. 
Mandé  à  la  cour  pour  répondre  à  ces  dénonciations, 
Sylvain,  qui  était  innocent,  mais  qui  connaissait  le  ca- 
ractère ombrageux  de  Constance,  se  crut  perdu,  et  eut 
même  un  instant  l'idée  d'aller  chercher  un  refuge  chez 
les  barbares,  ses  parents  et  les  compatriotes  de  son 
père.  Le  désespoir  lui  fit  prendre  enfin  précisément  le 
parti  qu'on  lui  avait  faussement  imputé;  il  réunit  ses 
troupes,  et  se  fît  proclamer  Auguste.  Cette  nouvelle 
arriva  à  Milan,  au  moment  même  où,  par  la  maladresse 
de  l'accusateur,  la  fausseté  de  l'imputation  venait  d'être 
démontrée.  Sylvain,  que  l'on  avait  cru  coupable  pendant 
qu'il  était  innocent,  se  trouvait  donc  criminel  au  mo- 
ment môme  où  il  était  justifié.  On  envoya  contre  lui 
en  grande  hâte  le  maître  de  la  cavalerie,  Ursicin,  qui, 
s'inspirant  des  habitudes  perfides  de  Constance,  demanda 
une  entrevue  au  révolté  sous  prétexte  de  lui  faire  lui- 
môme  sa  soumission,  le  fit  ainsi  tomber  dans  un  piège, 
puis  le  mit  à  mort  sans  jugement  ' . 

L'échauffourée  n'avait  duré  que  vingt-huit  jours; 
mais  elle  avait  suffi  pour  frapper  de  terreur  l'imagi- 

1.  Amm.  Marc,  xv,  5.  —  Aurèl.  Vict.,  De  Cœs.,  42;  Epit.,  42.  — 
Jul.,  ad  Athen.,  p.  274.  —  Zoû.,  xiii,  9.  —  Eutr.,  x,  13. 


29i4  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

nation  de  Constance.  Le  trouble  avait  été  grand  aussi 
dans  l'armée  des  Gaules,  et  les  barbares  en  profilaient. 
Zosime  compte  jusqu'à  quarante  villes  pillées  cette 
année  par  les  Francs,  les  Allemands  et  les  Saxons. 
De  ce  nombre  élail  la  gi-ande  cité  de  Cologne.  En 
outre,  des  désordres  graves  agitaient  la  ville  de  Rome, 
où  le  départ  de  Libère  avait  laissé  une  grande  fermen- 
tation '.  Il  lldiait  prendre  le  parti  d'agir  partout  énergi- 
quement,  et  Constance  ne  se  sentait  pas  ce  courage.  De 
guerre  lasse,  et  passant  d'une  faiblesse  à  l'antre,  de  la 
jalousie  à  la  paresse,  il  revint  à  l'idée  de  partager  encore 
une  fois  l'empire.  Seulement,  pour  ne  pas  se  donner  le 
ridicule  de  recommencer  exactement  ce  qu'il  avait  dé- 
truit la  veille,  il  voulut  faire  le  partage  sur  des  bases 
différentes.  Il  avait  donné  l'Orient  et  gardé  l'Occident  ; 
cette  fois  le  péril  était  en  Gaule;  c'était  là  qu'il  enverrait 
son  collègue,  et  il  se  chargerait  lui-même  de  faire  cesser 
en  Asie  les  dissensions  religieuses  qu'il  y  avait  allumées. 
Le  parti  une  fois  pris,  le  choix  était  indiqué;  car  il  n'y 
avait  plus  qu'un  seul  membre  de  la  famille  impériale,  et 
quant  à  l'idée  de  choisir  en  dehors  d'elle,  dans  les  rangs 
des  simples  citoyens,  la  fierté  monarchique  de  Constance 
ne  s'y  serait  pas  prêtée.  11  hésita  cependant  quelque 
temps  encore  ,  ébranlé  surtout  par  l'opposition  de  tous 
ses  conseillers,  qui  voyaient  avec  désespoir  s'élever  une 
fortune  nouvelle  et  une  influence  rivale.  L'impératrice 

1.  Amm.  Marc,  xv,  7.  —  Zos.,  m,  1. 


LA   JEUNESSE    DE  JULIEN.  295 

seule,  sur  qui  Julien,  dans  sa  courte  entrevue,  avait  fait 
fine  impression  favorable,  et  qui  avait  apprécié  la  tlis- 
finction  de  son  esprit  et  la  dignité  de  ses  manières,  plaida 
vivement  en  sa  faveur.  Elle  employa ,  pour  décider 
Constance,  un  argument  qui  fait  assez  voir  à  quel  point, 
avec  la  perspicacité  féminine,  elle  avait  pénétré  les  or- 
gueilleuses misères  de  cette  âme  :  «  Julien  est  jeune, 
lui  dit-elle  :  il  a  l'esprit  simple;  il  ne  s'est  occupé  jus- 
qu'ici que  d'études,  et  n'a  aucune  expérience  des  af- 
faires; c'est  l'homme  qui  vous  convient.  De  deux  choses 
l'une,  en  effet  :  ou  bien  il  se  servira  heureusement  de 
sa  puissance,  et  ses  succès  vous  profileront;  ou  bien  il 
fera  quelque  faute,  et  la  pavera  de  sa  vie  :  et  vous 
n'aurez  plus  alors  personne  de  votre  famille  qui  puisse 
vous  disputer  l'empire.  »  Convaincu  par  ce  raisonne- 
ment qui  lui  ouvrait  la  perspective  de  se  servir  d'abord, 
puis  de  se  défaire  de  son  parent,  Constance,  sans  an- 
noncer pourtant  tout  à  fait  encore  sa  résolution,  envoya 
à  Julien  un  ordre  de  rappel  '. 

Bien  qu'averti  des  grandeurs  qu'on  lui  destinait, 
Julien  ne  partit  point  sans  uir  secret  elfroi.  Les  faveurs 
de  Constance  étaient  presque  aussi  redoutables  que  sa 
disgrâce;  mais  la  vue  de  l'empire  faisait  ballie  le 
cœur  d'un  jeune  ambitieux.  «  Vous  savez,  disait-il  plus 
tard  lui-même  aux  Athéniens,  lorsque  je  fus  appi^lé  à 
la  cour,  vous  savez  quelles  larmes  je  répandis,  quels 

1,  Zos.,  m,  1.  —  Amm.  Marc,  xv,  7. 


296  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

gémissements  je  fis  entendre.  Tendant  les  mains  vers 
■votre  Acropole,  je  priai  votre  déesse  Minerve  de  sauver 

son  serviteur Il  y  a  encore  parmi  vous  des  témoins 

qiii  peuvent  l'attester,  et  la  déesse  elle-même  le  sait  '.  » 
ïl  était  attendu  à  Milan  avec  une  vive  curiosité  par 
tout  le  monde  ambitieux  et  frivole  qui  remplissait  le 
palais.  Il  se  logea  modestement  dans  un  faubourg  de  la 
ville.  Eusébie  lui  envoya  aussitôt  des  eunuques  de  son 
intimité  pour  lui  porter  ses  compliments,  et  s'informer 
s'il  désirait  quelque  chose  d'elle.  «  En  réponse,  dit-il 
encore  lui-même,  je  lui  écrivis  cette  lettre  :  Que  les 
Dieux  vous  donnent  des  enfants  et  des  héritiers  :  je 
vous  en  supplie,  renvoyez-moi  dans  ma  demeure.  Mais, 
ajoute-t-il,  à  peine  eus-je  écrit,  que  je  me  demandai  s'il 
était  bien  prudent  d'envoyer  au  palais  une  lettre  à 
.^'épouse  de  l'empereur,  et  je  priai  les  Dieux  de  me 
faire  savoir  si  je  devais  l'expédier...  Et  dans  la  nuit  les 
Dieux  m'envoyèrent  cette  pensée  :  Que  vais-je  faire? 
Je  résiste  aux  Dieux,  et  je  veux  décider  de  mon  sort 
avec  plus  de  prudence  qu'ils  ne  font  eux-mêmes,  eux 
qui  savent  toutes  choses.  C'est  bien  assez  pour  la  sagesse 
humaine,  de  regarder  ce  qui  est  immédiatement  sous 
ses  yeux,  et  de  ne  point  s'égarer  dans  le  petit  cercle  des 
choses  qui  l'environnent...  Eh  quoi!  Julien,  tu  t'irrite- 
rais si  les  choses  que  tu  possèdes,  ton  cheval,  ta  brebis, 
ton  bœuf,  te  refusaient  le  droit  de  te  servir  d'eux  et 


■> 


1.  Jiil.,  ad  Athen.,  p.  275.  —  Liban.,  Or.  vin,  p.  233. 


LA    JEUN'ESSE    DE    JULIEN.  297 

s'enfuyaient  quand  tu  les  appelles  :  et  toi,  qui  veux  être 
un  homme,  et  non  un  homme  du  commun,  mais  un 
homme  fidèle  à  ses  devoirs,  tu  priverais  les  Dieux  de  ta 
personne,  et  tu  ne  voudrais  pas  qu'ils  fissent  de  toi 
l'usage  qui  leur  convient!  Est-ce  là  servir  les  Dieux? 
Est-ce  là  être  sage?  Est-ce  là  être  courageux?))  Soit  que 
ce  conseil  lui  vînt,  comme  il  le  dit,  de  l'inspiration  di- 
vine, ou  de  sa  propre  ambition,  Julien  se  décida  à  le 
suivre,  et  sa  lettre  ne  partit  pas  '. 

Peu  de  jours  après,  sa  nomination  au  rang  de  César 
était  décidée  et  publique  ;  et  on  vint  le  chercher  pour  le 
conduire  au  palais.  Avant  de  l'admettre,  il  fallut  mo- 
difier sa  toilette  :  on  lui  rasa  la  grande  barbe  qu'il  avait 
de  nouveau  laissée  pousser,  et  on  lui  jeta  sur  les  épaules 
le  manteau  militaire.  Il  était  fort  gauche  dans  cet  ap- 
pareil inaccoutumé  pour  lui.  La  violence  qu'il  se  faisait 
pour  contenir  son  émotion  en  entrant  de  nouveau  dans  ce 
palais  où  il  avait  été  captif,  où  siégeaient  les  meurtriers 
de  son  père  et  d'où  il  allait  sortir  empereur,  achevait 
d'embarrasser  son  attitude.  Il  s'avançait  les  yeux  bais- 
sés, avec  la  tournure  d'un  étudiant,  et  très-gêné  par 
son  costume.  Les  courtisans,  sur  son  passage,  avaient 
peine  à  s'empêcher  de  rire  -. 

Constance,  qui  aimait  l'apparat  et  les  occasions  de 
faire  briller  son  talent  oratoire,  réunit  toutes  les  troupes 
présentes  à  Mdan,  et,  se  plaçant  sur  un  tribunal  élevé 

1.  Jul.,  ad  AlJien.  —  Éd.  Paris,  Or.  m,  p.  223  et  226. 

2.  /(/.,  ibkl,  p.  275. 


298  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

qu'entouraient  des  aigles  et  des  drapeaux,  il  fit  venir 
auprès  de  lui  le  nouveauCésar,  et  le  présenta  aux  trou- 
pes. Il  prononça  alors  une  harangue  très-étudiée  qui 
depuis  a  servi  de  matière  à  réloquence  académique 
d'Ammien  Marcellin.  Il  représenta  les  dangers  de  l'em- 
pire, ses  désordres  intérieurs,  l'audace  croissante  des 
barbares,  la  convenance,  pour  y  mettre  un  terme,  de 
faire  choix  d'un  associé  à  l'empire.  Il  nomma  Julien, 
et  parut  s'arrêter  un  instant  pour  attendre  l'approba- 
tion de  l'armée.  Un  murmure  favorable  s'étant  élevé,  il 
prit  la  pourpre  et  en  revêtit  de  sa  main  le  jeune  prince, 
dont  le  visage  toujours  conlracié  ne  se  déridait  pas  : 
«  Frère  très-aimé,  lui  dit-il,  votre  jeune  âge  a  reçu 
cette  dignité,  comme  la  fleur  due  à  votre  naissance.  Ma 
gloire  à  moi-même  s'en  accroîtra,  et  je  paraîtrai  plus 
grand  en  partageant  avec  vous  un  pouvoir  qui  est  dû  à 
votre  noblesse,  que  par  l'éclat  du  pouvoir  même.  Venez 
vous  associera  mes  travaux  et  à  mes  périls, et  recevez  la 
charge  de  protéger  les  Gaules...  De  grandes  nécessités 
nous  pressent  :  brave,  mettez-vous  à  la  tête  des  braves. 
Mon  affection  vous  accompagnera  :  nous  servirons  en- 
semble, et  ensuite,  s'il  plaît  à  ce  Dieu  que  nous  invo- 
quons, nous  gouvernerons  le  monde  pacifié,  dans  les 
mêmes  sentiments  de  piété  et  de  modération  '.  » 

La  conclusion  de  ce  discours  fut  accueillie  par  les 
soldats  avec  une  grande  faveur  :  tous  frappaient  leurs 

1.  Amm.  Marc,  xv,  8. 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  299 

boucliers  contre  leurs  genoux ,  ce  qui  était  le  grand 
signe  de  joie  et  d'approî3ation  dans  les  camps.  A  ce 
bruit,  le  nouveau  César  tressaillit,  releva  la  tête  et 
promena  sur  l'assemblée  ses  grands  yeux  pleins  d'é- 
clat; un  sourire  éclaira  son  visage.  L'enthousiasme 
alors  fut  géiaéral  :  toute  la  foule  se  pressa  autour  du 
char  où  montaient  ensemble  les  deux  souverains,  et 
leur  retour  fut  un  triomphe.  Cependant,  au  moment  de 
passer  le  seuil  du  palais,  on  entendit  le  prince,  repris 
de  terreur,  murmurer  tout  bas  ce  vers  d'Homère  : 

«  La  mort  l'a  couvert  de  pourpre ,  et  la  puissance 
du  destin  a  mis  la  main  sur  lui.  » 

Les  jours  suivants  se  passèrent  en  fêtes  :  il  n'y  avait 
jamais,  dans  la  famille  impériale,  d'alliance  politique 
sans  mariage;  et,  quoique  l'expérience  eût  bien  prouvé 
la  fragilité  de  tels  liens,  on  tenait  toujours  à  paraître 
les  resserrer.  Ce  fut  Hélène,  dernière  sœur  de  Constance, 
qu'on  destina  à  Julien.  Eusébie  se  mêla  encore  très  acti- 
vement de  cette  union,  et,  en  l'honneur  d'un  si  beau  jour, 
elle  combla  les  époux  de  riches  présents,  parmi  lesquels 
le  plus  précieux  aux  yeux  de  Julien  était  sans  doute 
une  riche  bibliothèque,  composée  des  meilleurs  au- 
teurs "^.  A  son  tour,  il  rendit  politesse  pour  politesse.  Il 
composa  avec  tout  le  soin  dont  il  était  capable,  et  dans 

1.  Amm.  Marc,  loc.  cit.  —  Iliade,  v.  83. 

2,  Amm.  Marc,  loc.  cit  —  Jul.^  Or.  m,  p.  230. 


300  LA    JEUNESSE  DE    JULIEN. 

les  formes  traditionnellô  écoles,  le  panégyrique  de 
Constance.  C'était  l'énumêration  de  toutes  les  vertus  du 
demi-dieu  qui  siégeait  sur  le  trône  impérial,  le  récil 
emphatique  de  ses  exploits  devant  Nisibe  ou  contre 
Magncnce'.  En  y  regardant  de  près,  on  eût  aisément 
reconnu  l'iniilalion  d'un  morceau  d'apparat,  déjà  com- 
posé sur  le  même  sujet  par  Libanius.  C'était  le  même 
ton  de  pensée  et  la  même  école  de  style,  avec  je  ne 
sais  quoi  de  plus  net  et  de  plus  dégagé,  qui  trahissait 
déjà  l'homme  d'État  caché  sous  le  rhéteur.  Les  récits 
ide  batailles,  bien  qu'encore  pleins  des  lieux  communs 
ordinaires,  ont  pourtant  une  précision  qui  indique  des 
études  et  une  aptitude  naissante.  Mais  rien  ne  révélait 
dans  ce  morceau  de  flatterie  ni  les  ressentiments  légi- 
times de  la  piété  filiale,  ni  les  sympathies  d'un  secret 
adorateur  des  Dieux.  Pas  un  mot  qui  ne  put  convenir  à 
un  chrétien,  et  Constance  y  était  loué  de  ses  vertus  de 
famille,  par  l'orphelin  qu'il  avait  privé  de  son  père-. 


1.  Il  y  a  trois  discours  de  Julien  à  l'éloge,  soit  de  Constance,  soit  de 
sa  femme  Eusébie.  Tous  les  trois  sont  évidemment  placés  entre  cette 
année  335  et  l'époque  de  la  rupture  des  deux  princes.  Nous  en  mettons  u  n 
ici,  avec  tous  les  chronologistes  (celui  qui  porte  le  numéro  I  dans  toute- 
les  éditions  de  Julien),  et  qui  doit  avoir  été  prononcé  à  Milan,  en  pré- 
sence de  Constance ,  puisqu'il  ne  contient  aucune  allusion  aux  doc- 
trines favorites  de  Julien.  Les  suivants,  au  contraire,  déjà  fort  empreints 
d'un  caractère  païen,  ou  du  moins  philosof>hique,  se  rapportent  à  une 
époque  où  Julien,  encore  obligé  aux  ménagements  envers  son  collègue, 
prenait  pourtant  déjà  plus  de  liberté.  Un  souvenir  d'Athènes,  qui  ne  se 
trouve  que  dans  l'édition  de  Spanheim  (p.  8) ,  atteste  aussi  la  dispo- 
sition d'esprit  d'un  étudiant  qui  vient  de  quitter  son  école. 
2.  Jul.,  Or.  I,  p.  60.  M.  Desjardins,  dans  la  savante  thèse  citée 


LA    JEUNESSE    DE    JULIEN.  301 

Un  tel  langage  dut  flatter  l'empereur,  qui  avait  entendu 
naguère  des  vérités  plus  dures  de  la  part  de  vieillards 
plus  faibles  et  moins  offensés.  Toute  erreur  est  sœur  du 
mensonge,  et  il  y  a  dans  les  causes  perdues  une  fai- 
blesse qui  énerve  leurs  plus  courageux  soldats. 

Malgré  ces  flatteries  réciproques,  la  méfiance  durait 
toujours  entre  les  deux  parents.  Sous  prétexte  de  com- 
poser la  maison  royale  et  militaire  du  César,  on  changea 
tous  les  domestiques  de  Julien  j  on  ne  lui  laissa  que 
quatre  de  ses  serviteurs,  à  savoir,  deux  esclaves  encore 
enfants,  son  médecin  et  son  bibliothécaire.  Ces  choix 
n'étaient  pas  tous  heureux ,  car  le  médecin ,  qui  se 
nommait  Oribase,  était  déjà  entré  fort  avant  dans  la 
confidence  de  son  maître,  dont  il  partageait  les  croyances 
païennes.  Ainsi  escorté,  ou  plutôt  surveillé,  Julien  par- 
tit de  Milan  le  1"  décembre,  et  Constance  l'accompa- 
gna jusqu'à  quelque  distance  de  la  villes 

Un  demi -siècle  s'était  écoulé  depuis  le  jour  où, 
s'échappant  de  Nicomédie ,  le  chef  de  la  race  impériale 
avait  mis  le  pied  en  fugitif  sur  le  territoire  des  Gaules. 
Il  y  entrait  alors,  ignorant  de  sa  destinée,  et  ne  sachant 
pas  qu'il  lui  était  réservé  d'élever  la  croix,  encore  pros- 
crite, sur  les  ruines  des  temples.  Au  même  âge,  nourri 
dans  les  mêmes  périls,  mais  l'âme  pleine  d'un  dessein 


p.  77,  voit  déjà  dans  cette  pièce  une  nuance  d'ironie  cachée  sous  la 
flatterie.  Nous  ne  pouvons  la  découvrir. 

1.  Amm.  Marc,  loc.  cil.  —  Jul.,  ad  Atfien.,  p.  277;  Or.  ui,  p.  226. 
—  Eunap.,  Vit.  Soph.,  p.  476. 


302  LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

mieux  arrêté,  Julien  s  avançait  par  la  même  route,  mau- 
dissant l'œuvre  de  Constantin.  H  trouvait  partout  les 
églises  ouvertes,  les  autels  de  Dieu  charges  de  présents 
et  d'hommages.  Tout  semblait  changé,  et  pourtant,  du 
sein  de  cette  Église  triomphante,  des  gémissements 
s'échappaient  encore,  plus  profonds  peut-être  et  plus 
douloureux.  La  persécution  sévissait  presque  aussi  rude 
que  cinquante  années  auparavant,  et  avec  cet  accrois- 
sement inouï  de  douleur,  que  les  prescripteurs  et  lei 
victimes  invoquaient  tous  deux  le  nom  de  Jésus-Christ. 
Déshonorée,  par  ceux  qui  usurpaient  son  autorité,  la 
foi  semblait  ainsi  imposer  les  mêmes  souffrances  à  ses 
serviteurs,  tout  en  inspirant  moins  d'estime  à  ses  enne- 
mis. Triste  fruit  des  prospérités  humaines,  et  grande 
leçon  pour  ceux  qui  les  désirent,  les  regrettent  ou  s'y 
confient  ! 


CHAPITRE    IV 

LA    PERSÉCUTION    ARIENNE 
(356—360) 


SOMMAIRE. 

Comliiite  calme  et  prudente  d'Alliaiiase  à  Alexandrie.  —  Motifs  qui  susjieniîcnll 
rex^ciUiOM  de  la  sentence  de  l'empereur.  —  Envoi  du  notaire  I)io^'ciie.  —  II 
n'ose  mettre  la  main  sur  révùi|ue  et  si'  retire.  —  Arrivée  du  dur.  Syrien  avec  les 
légions  d'Egypte.  —  Il  convient  avec  le  sénat  de  la  ville  d'attendre,  pour  exécuter 
ses  instructions,  l'efi'et  d'une  dernière  déiiuirclie  auprès  de  l'empereur.  —  Visite  de 
saint  Antoine  à  Ailianase  —  Sa  mort.  —  Le  duc  Syrien  rom|>t  l,i  trêve  et  fait 
invasion  dans  Teylise  de  Saini-Tliéonas.  —  Affreux  massacre  ;  Athanase  dispa- 
raît. —  Protestation  des  catholiques  contre  la  conduite  de  Syrien,  envoyée  h 
l'empereur.  —  L"ciii|iereur  refuse  de  l'eulenilre  et  envoie  de  nouveaux  ordres  pour 
la  poursuite  d'Aihauase.  —  Nomination  de  Georges  de  (^appadoce  comme  évoque  et 
du  comte  Sébastien  couime  gouverneur  d'Alexandrie  :  leurs  caractères.  — Violences 
qu'ils  exercent.  —  Fuite  d'Ailianase  dans  les  monastères  de  la  Thébaïde.  —  Sa 
conduile  et  ses  écrits  pendant  cet  exil.  —  Redoulilemcnl  de  violences  à  Alexan- 
drie. —  Athanase  quitte  le  monastère  et  s'enferme  dans  une  caverne.  —  L'oppres- 
sion des  callioliques  devient  générale  dans  tout  l'empire.  —  Conduile  d'Eusèbe 
de  Verceil  et  de  Lucifer  de  Cagliari,  exilés  en  Orient.  —  Commeniements  de 
saint  Hilaire,  évèque  de  Poitiers,  en  Gaule.  —  Son  caraclère,  sa  naissance,  sa 
conversion.  —  Il  adresse  des  représentations  à'  l'empereur  et  est  exilé  en  Orient. — 
Constance  persécute  à  la  fois  les  catholiques  et  les  païens.  —  Lois  portées  contre 
les  païens.  —  Constance  se  rend  à  Rome.  —  Son  entrée  dans  cette  ville.  —  Il  s'y 
conduit  avec  douceur.  —  Les  chrétiens  de  Rome  lui  demandent  le  rappel  de 
Libère.  —  Singularité  de  sa  réponse.  —  Constance  se  rend  à  Sirmium  où  il  avait 
mandé  l'évoque  Osius.  —  Chute  d'Osius.—  Nouvelle  formule  de  Sirmium.  —  Chute 
du  pape  Libère,  qui  signe  une  des  formules  de  Sirmium  et  obtient  par  la  la  permis- 
sion de  rentrer  à  Rome.  —  Division  dans  l'.Vrianisme.  —  Trois  partis  :  les  semi- 
Ariens.  —  Lee  disciples  d'Aétius  ouAnomœens,—  Les  évèques  politiques  —  Na- 
ture et  force  de  ces  divers  partis.  —  Aventures  et  caractère  d'Aétius.  —  Les 
semi-Ariens  obtiennent  de  Constance  la  condamnation  d'Aétius  et  la  convocation 
d'un  concile  général.  —  Les  évèques  poliliques  font  échouer  ce  dernier  projet  et  y 
substituent  deux  conciles  partiels,  l'un  à  Séleucie  en  Orient,  l'autre  à  liimini  en 
Occident.  —  Efforts  de  saint  Hilaire  pour  ramener  les  semi-Ariens.—  Son  traité 
de  Sijnodis.  —  La  lettre  à  sa  fille.  —  Les  occidentaux  à  Rimini  ne  veulent  point 
signer  la  formule  de  Sirmium.  —  Leur  députalion à  l'empereur.  —Elle  est  circon- 
venue; et  se  laisse  imposer  la  signature  d'une  formule  équivoque,  que  la  majorité 
du  concile  de  Uîmini  adopte.  —  Concile  des  Orientaux  à  Séleucie.  —Saint  Hilaire 
y  assiste.  —  Son  traité  de  la  Trinité.  —  Le  concile  est  suspendu,  au  moment  où 
il  allait  condamner  les  Ariens  —  Les  évèques  principaux  se  rendent  à  Coiistanti- 
nople.  —  Consiance  impose  à  tout  le  monde  la  formule  de  Rimini ,  et  cop.dai:ine 
à  la  fois  les  calholi(iues,les  Anomœens,les  semi-Ariens.—  Triomphe  des  évèques 
politiques.  —  Indignation  d'HiUiire  et  sa  lettre  à  Constance. 


CHAPITRE   lY. 

LA  PERSÉCUTION    ARIENNE 
(356-360.) 

Pendant  que  la  fm  de  l'année  355  était  occupée  par  a.  o. 
ces  événements  de  cour  et  de  palais,  que  devenaient 
la  sentence  rendue  contre  Athanase  et  la  suite  des 
desseins  de  l'empereur  en  Orient?  Chose  étrange  et 
inouïe  dans  les  fastes  de  l'empire,  la  volonté  souve- 
raine, bien  que  proclamée  avec  éclat,  souffrait  encore 
quelques  délais  dans  son  exécution.  L'empereur  avait 
un  ennemi  déclaré,  et  ce  mortel  audacieux  n'était  pas 
encore  retranché  du  nombre  des  vivants.  Le  début  de 
l'année  356  trouvait  encore  Athanase  sur  son  trône  pon- 
tifical à  Alexandrie  ' .  "  . 

Ce  fait  sans  exemple  s'expliquait  par  l'extrême  pru- 
dence qui  tempérait  le  courage  de  l'évêque,  et  par  l'ex- 
trême timidité  <iui  contenait  les  violences  de  l'empe- 
reur. Depuis  trois  années  que  le  glaive  était  suspendu 
sur  sa  tête,  Athanase  ne  s'était  pas  départi  un  seul  jour 

1.  A.  D.  356.  —  Indictio.  xiv.  —  U.  C.  1108.  —  Constantius  Aug. 
VIII,  et  Julianus.  Coss.  —  A,  D.  357.  —  Indictio.  xv.  —  U.  C.  1109.— 
Constantius  Aug.  ix,  et  Julianus  Caes.  ii.  Coss. 

III.  20 


306  LA  PERSÉCUTION  ARIENNE. 

de  la  ligne  de  condiiilo  qu'il  s'était  tracée.  Comme  si 
le  trouble  qui  agitait  l'Église  ne  l'eût  intéressé  en  au- 
cune façon,  comme  si  son  nom  n'eût  pas  éveillé  tous 
les  éclios  du  palais  impérial,  il  se  livrait  tout  entier  à 
ses  devoirs  d'évéque  avec  une  sérénité  que  rien  n'alté- 
rait. Allenlif  à  ne  pas  mettre  le  pied  hors  de  son  dio- 
cèse, respectueux  pour  la  puissance  civile,  même  dans 
ses  prétentions  exagérées,  quand  elle  ne  lui  demandait 
rien  de  contraire  à  la  foi,  ne  trahissant  sur  son  visage 
ni  préoccupation,  ni  terreur,  prêchant  l'Évangile,  soi- 
gnant les  malades,  il  ne  paraissait  pas  se  douter  qu'il 
y  eût  un  empereur,  ni  que  cet  empereur  songpàl  à  lui. 
Nulle  provocation;  nulle  faiblesse;  rien  qui  permit  de 
l'accuser;  rien  qui  fît  espérer  de  le  fléchir. 

El  en  même  temps  il  préparait  tout  pour  cette  lutte 
qu'il  n'avait  pas  même  l'air  de  prévoir.  Par  des  exhor- 
tations animées,  par  des  lettres  confidentielles,  il  ne 
cessait  de  ranimer  le  courage  chancelant  des  fidèles  et 
même  des  évêques  de  sa  province.  Dans  ces  entretiens 
paternels,  cette  âme,  de  fer  pour  la  résistance,  qui 
opposait  une  impassibilité  glacée  à  toutes  les  puissances 
delà  terre,  se  montrait  toute  brûlante  d'un  feu  intérieur 
de  piété  et  de  tendresse  :  «  0  mon  cher  Draconce,  écri- 
vait-il à  un  jeune  prêtre  qui  fuyait  au  désert  pour  se 
soustraire  aux  devoirs  de  l'épiscopat,  je  ne  sais  ce  que 
je  dois  vous  écrire.  Dois-je  penser  que  vous  nous  quittez 
parce  que  les  temps  qui  s'approchent  vous  inquiètent, 
et  que  vous  allez  vous  cacher  par  crainte  des  Juifs? 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  307 

Quel  que  soit  le  motif  qui  vous  pousse,  votre  conduite 
est  cligne  de  blâme.  Vous  ne  devez  point  aller  enfouir 
la  i^ràce  que  vous  avez  reçue  :  il  n'est  point  d'igné  de 
voire  prudence  de  fournir  à  d'autres  le  prétexte  de  la 
faiblesse.  Votre  fuite  va  répandre  le  scandale.  On  ne 
croira  pas  que  vous  vous  soyez  éloigné  sans  dessein  : 
on  pensera  que  vous  avez  songé  aux  mauvais  jours  qui 
nous  menacent  et  aux  calamités  qui  pèsent  sur  l'ÉjIise. 
Vous  fuyez,  dites-vous,  pour  sauver  votre  âme  :  crai- 
gnez que  le  péril  que  vous  allez  faire  courir  à  d'auties 
âmes  ne  vous  accuse  devant  le  Seigneur.  Que  si,  en 
effet,  le  Seigneur  a  dit  que  si  quelqu'un  scandalise  un 
de  ces  petits,  il  vaudrait  mieux  pour  lui  être  plongé 
dans  l'eau  avec  une  meule  à  son  cou,  que  pensera-l-il  de 
vous,  quand  vous  serez  devenu  pour  tant  de  frères  un 
objet  de  scandale?  Alexandrie  vous  avait  désigné  comme 
l'un  des  évêques  de  notre  contrée,  avec  une  rare  unani- 
mité de  sentiments  ;  votre  départ  a  rompu  cette  concorde, 
et  l'épiscopat  auquel  vous  étiez  appelé  va  devenir  la  proie 
des  intrigues. Des  païens  avaient  promis  qu'ils  recevraient 
la  foi  le  jour  de  voire  ordination  :  ils  demeureront  dans 
la  gentilité,  quand  ils  verront  que  votre  piété  se  joue 
de  la  dignité  que  vous  avez  reçue.  Comment  vous  jus- 
Sifierez-vous  d'avoir  causé  lanl  de  maux?....  Comment 
rétablirez- vous  la  paix  rompue?  —  0  mon  fils  chéri! 
vous  étiez  ma  joie,  vous  êtes  devenu  ma  douleur  :  vous 

étiez  ma  consolation,  et  je  gémis  en  pensant  à  vous 

Mais  il  faut  que  vous  le  sachiez  et  que  vous  n'en  con- 


308  LA  PERSÉCUTION  ARIENNE. 

serviez  aucun  doute  :  avant  d'être  évéqiie,  vous  viviez 
jiour  vuus-inênie;  évêquc ,  vous  vivez  pour  ceux-là 
seuls  à  qui  vous  avez  été  consacré...  Si  ce  sont  les  jours 
où  nous  vivons  qui  vous  elTrayent,  cela  n'est  point  d'un 
liouiine  courageux,  car  c'est  le  cas  au  contraire  de" 
montrer  le  zèle  de  la  foi  du  Christ,  et  de  répéter  har- 
diment les  paroles  du  bienheureux  Paul  :  C'est  ici  notre 
victoire  de  ne  point  céder  aux  temps,  mais  d'obéir 
à  Dieu  '.  » 

Celle  attitude,  de  tous  points  irréprochable,  mais 
inflexible,  mettait  les  agents  de  l'empereur  dans  un 
cruel  embarras.  Pour  complaire  aux  désirs  de  leur 
maître,  ils  auraient  voulu  prendre  le  prélat  en  faute 
sur  quelque  point  étranger  à  la  religion ,  sur  quelque 
acte  de  rébellion  et  de  provocation  politique,  qui  per- 
mît de  le  frapper  seul ,  sans  engager  de  question  de  foi, 
et  sans  compromettre  l'indépendance  de  l'Église.  Dans 
cette  vue,  ils  resserraient  chaque  jour  la  surveillance, 
encourageaient  les  délations,  et  se  créaient  à  plaisir  des 
griefs  imaginaires.  Ainsi,  on  fit  un  crime  à  Alhanase  ' 
d'avoir  célébré,  le  jour  de  Pâques,  le  service  divin  dans 
une  grande  église  que  Constance  avait  fait  construire  à, 
ses  frais,  sans  attendre  que  l'empereur  lui-même  fût] 
venu  honorer  la  dédicace  de  sa  présence.  Alhanase  n'eut 
pas  de  peine  à  démontrer  que  c'était  la  foule  des  chré- 
tiens, chaque  jour  plus  grande,  et  trop  à  l'étroit  dans 
les  anciennes  chapelles,  qui  avait  exigé  impérieusement 

1.  s.  Athaa.,od  Drac.  epist.,  t.  i,  p.  953  et  suiv. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  309 

de  lui  cette  anticipation,  et  qu'il  ne  s'y  était  décidé  qu'à 
la  suiie  d'accidents  graves  dont  la  dernière  solennité 
avait  été  l'occasion.  Les  fidèles  avaient  déclaré  qu'ils 
n'iraient  plus  à  l'église  pour  y  voir  leurs  femmes  écra- 
sées et  leurs  enfants  foulés  aux  pieds.  «  Où  vouliez-vous, 
disait  Athanase,  que  je  célébrasse  le  service  divin?  En 
plein  air  et  dans  la  campagne?  car  le  peuple  ne  voulait 
plus  rentrer  dans  les  églises.  La  dédicace  n'est  point 
■faite,  d'ailleurs,  assurait-il,  et  nous  attendons  l'empe- 
reur pour  la  faire,  comme  cela  s'est  déjà  pratiqué  en  plu- 
sieurs endroits.  »  Les  magistrats  (chrétiens  au  moins  de 
nom)  n'avaient  rien  à  répondre  à  de  si  bonnes  raisons; 
et  cette  démonstration  de  l'accroissement  du  nombre 
des  chrétiens  dans  Alexandrie  les  pénétrait  de  crainte  j 
car  tout  nouveau  converti  était  un  ami  de  plus  pour 
Athanase ^ 

II  fallait  donc  attendre  pour  agir  les  ordres  précis 
de  Constance;  mais  celui-ci  ne  se  pressait  pas  de  les 
envoyer.  Il  passait  le  temps  à  faire  circuler  dans  les 
provinces  l'édit  rendu  à  Milan ,  pour  le  couvrir  de 
souscriptions  d'évêques,  obtenues  par  séduction  ou  par 
violence,  et  ne  voulait  frapper  Athanase  que  lorsqu'il 
l'aurait  ainsi  isolé  dans  l'Église^.  Mais  il  redoutait  tou- 
jours d'avoir  à  l'enlever  violemment  de  l'autel,  au  mi- 
lieu d'un  peuple  qui  le  chérissait;  et  il  ne  désespérait 
pas  que  son  adversaire,  intimidé,  ne  le  dispensât  lui- 

1.  s.  Athan.,  ^jjo/.,  p.  682-683. 

2.  Id.,  ad  Sol.,  p.  842. 


310  LA    PERSÉCUTION    AUIENNi:. 

même  de  recourir  à  une  si  rude  exlnMiiito.  En  atten- 
dant, il  répugnait  à  signer  un  ordre  exprès  qui  pouvait 
exposer  la  volonté  impériale  à  se  voir  uiéconnue  par 
une  insurrection  populaire.  Aussi  Diogène,  son  envoyé, 
n'arriva  dans  Alexandrie  qu'assez  tard,  porteur  scule- 
nteiil  d'une  instruction  verbale,  et  sans  aucun  appareil 
mditnire. 

Diogène  n'en  fit  pas  moins  sur-le-champ  savoir  à 
l'évoque,  qu'il  eût  à  faire  ses  pi'éparatifs  pour  quitter 
la  ville.  «  Où  sont  vos  ordres,  répondit  Athanase  sans 
se  troubler?  Montrez-moi  vos  ordres,  Yoici  les  lettres 
de  l'empereur  qui  m'ont  autorisé  à  rentrer  à  Alexandrie, 
encore  du  vivant  de  l'empereur  Constant  :  en  voici  d'au- 
tres qui  m'ont  encouragé  à  y  rester,  après  le  meurtre 
de  ce  prince.  Je  suis  ici  en  vertu  d'un  ordre  écrit  de 
l'auguste  empereur  :  serait-il  convenable  que  j'^'n  sor- 
tisse sur  la  parole  d'un  simple  notaire?  »  Diogène,  en 
eflel,  n'avait  pas  d'autre  qualité  :  il  n'était  ni  préfet,  ni 
commandant  de  troupes;  et  quand  il  apprit  que  la  ville 
commençait  às'émouvoir  au  sujet  de  sa  mission,  n'ayant 
aucune  force  armée  à  sa  disposition,  il  prit  peur  et  se 
retira'. 

Force  fut  donc  de  faire  un  pas  de  plus,  et  de  recourir 
aux  légions  qui  étaient  en  Egypte  et  en  Libye.  Klles 
avancèrent  en  effet  vers  Alexandrie,  et  y  firent  leur 
entrée  dans  les  premiers  jours  de  janvier,  sous  le  com- 

1.  s.  Athan.,  Apol.,  p.  688;  ad  So/.,  p.  843.  —  Soz.,  iv,  9. 


LA  PERSÉCUTION  ARIENNE.  311 

mandement  du  duc  Syrien.  Les  Ariens  de  la  ville,  qui 
craigiiaienl  le  peuple,  respirèrent  à  l'aise  en  sm  voyant 
enfui  sous  bonne  garde,  et  s'empressèrent  autour  du 
duc,  qui  passa  plusieurs  jours  à  tenir  conseil  et  à 
faire  grande  chère  en  leur  compagnie.  De  ces  conci- 
liabules partit  un  nouvel  ordre  à  l'adresse  d'Athannse, 
lui  enjoignant  de  sortir  d'Alexandrie.  A  la  même  de- 
mande, celle  fois  mieux  appuyée,  Athanase  fil  pourtant 
la  même  répimse  :  «  Avez-vous  des  ordres?  réitélail-il; 
voici  !e-  miens  :  faites  voir  les  vôtres.  Je  ne  soitirai 
que  sur  l'ordre  de  l'empereur.  Que  je  sache  si  vous 
parlez  au  nom  de  mon  maître.  Je  vous  vois  entouré  de 
gens  suspects  qui  sont  mes  ennemis;  vous  prenez  des 
détours;  vous  n'avez  pas  l'air  de  parler  tout  haut, 
comme  il  conviendrait  à  des  gens  qui  agissent  eu  vertu 
d'un  ordre  souverain.  Écrivez-moi  au  moins  que  vous 
avez  la  commission  expresse  de  l'empereur;  il  n'en  faut 
pas  moins  à  un  évêiiue  pour  quitter  son  troupeau  :  car 
nous  lisons  dans  les  Écritures  que  c'est  un  grand  crime 
pour  nous  de  quitter  le  troupeau  que  Dieu  nous  a  con- 
fié, et  de  laisser  au  louis  par  notre  absence,  la  facilité 
d'y  pénétrera  » 

Syrien  était  fort  embarrassé  de  produire  l'ordre 
qu'on  lui  demandait,  puisqu'il  n'en  avait  pas  reçu. 
Affirmer  par  écrit  lui-même  qu'il  était  dépositaire  de 
la  volonté  impériale,  c'était  coitipromeltie  Constancf 

1.  s.  Athan.,  Apol.,  p.  690,  691. 


312  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

et  s'exposer  à  ('t-e  désavoue.  Puis  il  sentait  proba- 
blement qu'en  le  laissant  ainsi  sans  instruclioiis  écrites, 
on  avait  voulu  se  réserver  la  faculté  de  rejeter  sur  sa 
tête,  en  cas  de  rébellion,  la  responsabilité  du  sang 
versé.  Soit  ruse,  soit  hésitation  véritable,  il  consentit 
donc  à  laisser  partir  une  députalion  de  la  ville  d'Alexan- 
drie, chargée  d'aller  s'informer  de  la  volonté  de  l'em- 
pereur et  de  le  fléchir,  s'il  était  possible.  Jusque-là,  il 
s'engagea  à  laisser  toutes  les  églises  en  repos'.  Pour 
plus  de  sûreté,  un  acte  constatant  cet  accommodement 
fut  dressé  en  présence  des  magistrats  de  la  ville. 

Pendant  que  ces  pourparlers  duraient,  et  que  toute 
la  cité  était  dans  le  trouble,  on  annonça  que  la  demeure 
épiscopale  était  honorée  d'une  visite  qui  n'était  pas  de 
nature  à  refroidir  l'émotion'.  C'était  le  saint  homme  An- 
toine, sortant  de  sa  retraite  malgré  son  grand  âge  et  ses 
infirmités  croissantes,  pour  venir  donner  à  son  ami  une 
nouvelle  marque  d'attachement,  et  eu  même  temps 
rendre  un  témoignage  solennel  à  la  foi  du  Christ  mena- 
cée. Ce  fut  à  l'instant,  autour  de  lui,  un  concours  em- 
pressé de  fidèles  et  de  curieux.  Tout  le  monde  courait 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  689. 

2.  Nous  plaçons  ici  avec  Tillemont  le  voyage  de  saint  Antoine  à 
Alexandrie,  qui  eut  lieu  à  la  veille  d'un  des  exils  dii  saint,  parce  que 
saint  Jérôme,  qui  en  parle,  dit  que  le  fait  se  passa  dans  son  enfance, 
et  qu'il  n'était  pas  né  à  l'époque  des  autres  persécutions  d'Athanase. 
Quant  à  la  mort  de  saint  Antoine,  elle  est  fixée  par  la  Chronique  de 
saint  Jérôme  à  la  dix-neuvième  année  du  règne  de  Constance,  c'est-à- 
dire  en  35G,  et  tous  les  martyrologes  la  placent  au  mois  de  janvier  de 
celte  année. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  313 

pour  voir  Antoine.  Des  païens,  des  prêtres  même  des 
faux  dieux,  l'attendaient  sur  son  passage,  ou  se  glissaient 
dans  l'église  pour  l'apercevoir.  On  admirait  sa  verte 
vieillesse  (il  était  plus  que  centenaire),  que  le  temps 
semblait  avoir  respectée.  Son  teint  était  coloré,  son 
regard  vif,  ses  dents  toutes  intactes,  bien  qu'un  peu 
usées  sur  les  gencives  par  l'effet  des  années.  Les  mou- 
vements de  ses  pieds  et  de  ses  mains  étaient  agiles,  sa 
démarche  ferme  et  légère  '.  On  lui  apportait  de  toutes 
parts  des  malades  pour  les  guérir,  ou  des  possédés  pour 
les  délivrer  du  malin  esprit.  On  voulait  toucher  le  bord 
de  sa  robe.  «  Prenez  garde,  disaient  ceux  qui  l'envi- 
ronnaient, vous  allez  blesser  l'homme  de  Dieu.  — 
Laissez-les  donc,  reprenait  doucement  le  saint,  ils  ne 
sont  ni  plus  nombreux,  ni  plus  bruyants  que  les  dé- 
mons que  j'ai  laissés  sur  la  montagne  ^.  » 

Dans  son  langage,  c'était  toujours  la  même  simplicité 
suave  et  rustique.  Un  vieil  aveugle,  nommé  Didyme, 
savant  dans  l'étude  des  Écritures,  demanda  à  l'entendre. 
Antoine  se  rendit  à  sa  retraite,  fit  la  prière  avec  lui, 
puis  lui  demanda  soudain  s'il  ne  regrettait  pas  d'avoir 
i  perdu  la  vue.  «  Hélas,  dit  l'aveugle  après  s'être  fait  un 
peu  presser,  je  confesse  à  ma  honte  que  j'en  gémis 
intérieurement.  —  Je  m'étonne,  reprit  Antoine,  qu'un 
homme  judicieux  comme  vous  paraissez  être,  regrette 
ces  yeux  de  la  chair  qui  sont  communs  aux  mouches, 

1.  s.  Athan.,  Vit.  Ant.,^.  504. 

2.  Ibid.,  p.  492. 


314  LA    l'EUSÉCUÏlON    AlUENNL. 

aux  fourmis  et  aux  plus  méprisables  animaux  ;  et  qu'il 
ne  lui  suffise  pas  de  posséder  celle  lumière  intérieure 
qui  n'apparlient  qu'aux  sainls  el  aux  auges,  el  par  la- 
quelle nous  voyons,  non  les  choses  qui  passent,  mais 
Dieu  lui-même.  Réjouissez- vous  d'avoir  l'esprit  plus 
éclairé  que  le  corps,  el  de  posséder  ces  yeux  de  l'âme 
que  n'obscurcit  point  la  paille  du  péché,  plutôt  que  ces 
yeux  charnels  qui  peuvent,  par  un  seul  regard  impu- 
dique, nous  précipiter  dans  les  enfers.  »  —  Un  antre 
jour  on  le  vit  se  diriger  vers  la  maison  d'un  corroyeur 
inconnu  d'Alexandrie,  et  comme  on  cherchait  le  motif 
de  cette  visite  inattendue  :  «C'est,  dit-il,  que  j'ai  été 
averti  de  Dieu  que  cet  homme  est  plus  avancé  que  moi 
dans  la  piété.  —  Que  pensez-vous  du  salut,  demanda- 
t-il  au  corroyeur?  —  Je  crois,  répondit  l'ouvrier,  que 
tous  en  sont  dignes  par  leur  vertu,  excepté  moi  qui 
n'y  arriverai  point  à  cause  de  mes  péchés.  —  Voyez, 
dit  Antoine,  il  en  a  plus  appris  à  son  établi  que  moi 
dans  ma  solitude'.  » 

Après  plusieurs  jours  passés  dans  des  discours  sem- 
iblables,*auxquels  étaient  jointes  de  très-vives  allocnlions 
contre  l'hérésie  arienne,  Antoine  sortit  d'Alexandrie, 
reconduit  assez  loin  hors  de  la  ville  par  Alhanase. 
Les  adieux  de  ces  deux  amis  furent  pleins  de  joie  et 
de  paix  :  puis  ils  retournèrent  à  leurs  destinées  diffé- 
rentes. Athanase  rentrait  dans  Alexandrie,  où  la  persé- 

1.  Rufin,  De  Vit.  Patr.,  ch.  130. 


LA  PERSÉCUTION'  ARIENNE.  315 

cution  l'attendait  :  Antoine  sentait  sa  tâche  finie,  et  allait 
mourir  dans  la  solitude.  Sur  sa  route,  il  traversa  de  nou- 
veau tous  ses  monastères,  laissant  à  chacun  ses  instruc- 
tions. Partout  on  voulait  le  retenir;  nulle  part  il  ne  se 
laissait  arrêter.  Le  lieu  le  plus  reculé  du  désert  était  celui 
qu'il  avait  choisi  pour  finir  seul,  sous  les  yeux  de  ï)m\. 
une  vie  que  Dieu  seul  avait  remplie,  et  rendre  secrèîem  m  : 
à  la  terre  une  dépouille  mortelle  à  laquelle  il  ne  pouvail 
pardonner  d'avoir  si  longtemps  retardé  son  âme  dans  la 
voie  du  salut  ^  Parvenu  au  fond  d'une  grotte  creusée 
dans  une  montagne,  sa  retraite  de  prédilection,  il  sentit 
la  vie  qui  lui  échappait,  et  fit  venir  auprès  de  lui  les 
deux  seuls  disciples  dont  il  eût  souirert  la  compagnie  : 
«  J'entre,  dit-il,  comme  il  est  écrit,  dans  la  voie  de  mes 
pères,  et  je  vois  que  Dieu  m'appelle.  Vous  autres,  veillez 
et  jeûnez,  et  ne  perdez  pas  le  fruit  de  votre  long  exer- 
cice... Vous  coimaissez  les  démons  qui  vous  font  la 
guerre;  vous  savez  qu'ils  sont  farouches,  mais  qu'ils 
sont  impuissants  :  ne  les  craignez  donc  point,  mais 
respirez  toujours  l'esprit  du  Christ  -,  et  ayez  con- 
fiance. Vivez  comme  si  vous  mouriez  tous  les  jours... 
Point  de  commerce  avec  les  schismatiques,  ni  avec  les 
hérétiques  ariens.  Vous  savez  que  je  les  ai  toujours  fuis, 
parce  que  leur  hérésie  fait  la  guerre  à  mon  Christ...  Si 
vous  avez  eu  quelque  souci  de  moi,  gardez  mon  sou- 
venir comme  celui  d'un  père  j  ne  souffrez  point  qu'on 

i.  s.  Athan.,  Vit.  Ant.,  p.  501. 
2.  Tov  XftcTOV  àsl  àvaTuvî'sTi. 


o 


16  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 


porte  mon  corps  en  Kgyple,  de  peur  qu'on  ne  le  garde 
dans  des  maisons  particulières,  comme  c'est  la  coutume  : 
car  vous  savez  combien  j'ai  blâmé  souvent  ceux  qui  font 
ainsi,  et  combien  je  les  ai  détournés  de  celte  habitude  '. 
Ensevelissez  donc  mon  corps,  et  cachez-le  sous  la  terre, 
et  que  personne  que  vous  seuls  ne  connaisse  le  lieu  de 
ma  sépulture.  Au  jour  du  jugement,  le  Sauveur  me 
rendra  celte  chair  devenue  incorruptible.  Disliibuez 
ainsi  mes  vêtements  :  donnez  une  de  mes  tuniques  de 
poil  de  chèvre  à  l'évêque  Alhanase;  joigncz-y  mon 
manteau,  qu'il  m'a  lui-même  donné  quand  il  était  neuf, 
et  que  je  lui  rends  tout  usé.  Mon  autre  tunique  est  pour 
l'évêque  Sérapion  :  pour  vous,  gardez  ma  chemise  de 
crin.  Et  puis,  salut,  mes  enfants!  Antoine  vous  quitte, 
et  ne  demeurera  plus  avec  vous  -.  » 

Quand  les  disciples  du  saint  vinrent  à  Alexandrie, 
pour  s'acquitter  du  legs  modeste  dont  ils  étaient  char- 
gés, ils  y  trouvèrent  tout  en  rumeur  et  les  choses  pous- 
sées enfin  aux  dernières  extrémités.  Le  duc  Syrien,  soit 
qu'il  eiàt  reçu  des  ordres  secrets,  soit  que  la  crainte  de 
mécontenter  Constance  par  ses  hésitations,  l'emportât 
sur  celle  de  se  compromettre  par  des  violences,  avait 
enfin  pris  son  parti,  et,  joignant  la  mauvaise  foi  à  la 
cruauté,  il  avait  rompu  la  trêve  sans  prévenir.  Le  ven- 

i.  s.  Athanase  explique  quelques  lignes  plus  haut  que  cette  coutume 
de  garder  les  morts  sans  les  enterrer^  en  les  embaumant,  afin  de  leur 
témoigner  un  respect  superstitieux,  déplaisait  beaucoup  à  salut  Antoine, 
et  que  ce  fut  sa  raison  principale  pour  aller  mourir  au  désert. 

2.  S.  Athan.,  Vit.  Ant.,  p.  503. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  317 

dredi,  9  février,  au  moment  où  le  peuple  et  l'évêque 
étaient  réunis  en  prières,  sans  aucune  crainte,  il  fit 
suliitement  irruption  dans  l'église  de  Sainl-Théonas,  et 
remplit  tout  le  sanctuaire  du  bruit  et  de  l'éclat  des 
armes. 

«  Il  était  nuit,  dit  Athanase,  et  il  y  avait  dans  l'église 
du  peuple  qui  faisait  la  vigile  de  la  fête  du  lendemain. 
Le  chef  militaire,  Syrien,  apparut  tout  à  coup  avec 
des  soldats  au  nombre  de  plus  de  cinq  mille,  ayant  des 
armes  et  des  épées  nues,  des  arcs,  des  ilèches,  des 
lances  ;  et  il  les  rangea  autour  de  l'église,  de  manière  à 
empêcher  toute  personne  de  sortir.  Moi  qui  ne  croyais 
pas  juste,  dans  un  si  grand  désordre,  d'abandonner  mon 
peuple,  et  qui  préférais  m'exposer  le  premier  au  péril, 
m'étant  assis  dans  ma  chaire,  j'ordonnai  au  diacre  de 
lire  le  psaume  :  La  miséricorde  de  Dieu  est  grande  dans 
les  siècles  ;  je  dis  au  peuple  de  répondre  et  de  se  retirer 
ensuite  chacun  dans  sa  maison.  Mais  le  chef  s'étant 
élancé  dans  le  temple,  et  les  soldats  assiégeant  de  toutes 
parts  le  sanctuaire  pour  me  saisir,  le  peuple  et  les  prê- 
tres me  pressent,  me  supplient  de  prendre  la  fuite  :  je 
refuse  de  le  faire  avant  que  chacun  d'eux  soit  en  sûreté. 
M'étant  donc  levé,  et  ayant  prié  le  Seigneur,  je  les  con- 
jurai de  se  retirer.  J'aime  mieux,  disais-je,  être  en  péril 
que  de  voir  maltraiter  quelqu'un  de  vous.  Plusieurs 
étant  déjà  sortis,  et  les  autres  se  préparant  à  les  suivre, 
quelques  solitaires  et  quelques  moines  montèrent  jus- 
qu'à moi  et  m'entraînèrent.  Et  ainsi,  j'en  atteste  la 


318  LA    PF.USKCUTION    AUIENNE. 

supivme  véritô,  malgré  tant  de  soldats  qui  assaillaient 
le  sanctuaire,  malgré  ceux  qui  entouraient  l'église,  je 
sortis  sous  la  conduite  du  Seigneur  et  j'échappai  sans 
être  vu,  glorifiant  surtout  le  Seigneur  de  ce  que  je 
n'avais  pas  trahi  mon  peuple,  et  de  ce  que,  l'ayant  mis 
d'abord  en  sûreté,  j'avais  pu  elre  sauvé  moi-même  et 
me  dérober  aux  mains  qui  voulaient  me  saisir  '.  » 

Ce  sobre  récit  ne  disait  pas  tout.  Du  haut  du  siège  où 
l'attachaient  son  devoir  et  son  courage,  Athanase  n'avait 
pu  tout  voir,  et  son  regard  ne  pouvait  tout  proléger. 
Pendant  que  le  sanctuaire  retentissait  encore  des  accents 
de  la  prière,  dans  les  bas  côtés  de  l'église  plus  d'une 
lutte  sanglante  s'était  engagée  entre  les  fidèles  et  les 
soldats.  Les  sabres  brillaient ,  les  flèches  volaient  dans 
l'air,  des  cris  se  mêlaient  aux  chants  sacrés,  et  le  len- 
demain, quand  le  jour  se  leva  sur  cette  scène  d'horreur, 
des  cadavres  presque  méconnaissables  à  force  d'avoir 
été  foulés  sous  les  pieds,  des  débris  d'armes,  d'épées, 
d'ornements  d'église,  jonchaient  le  pavé  du  temple.  Des 
femmes  évanouies  et  à  moitié  nues  étaient  étendues 
sur  les  marches,  le  sang  ruisselait  de  toutes  parts,  et 
Alexandrie  entière,  plongée  dans  une  inexprimable  con- 
fusion, apprit  que  le  crime  était  consommé  et  que  son 
évêque  avait  disparu. 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  716-717.  Nous  avons  emprunté  à  M.  Ville- 
main  la  traducliou  de  cet  ailinivable  récit  (Tableau  de  l'éloquence 
chrétienne  au  iv°  siècle).  11  n'y  a  ri.  a,  ce  semble,  de  mieux  à  faire 
que  de  reproduire  ce  que  l'on  ne  saurait  espérer  de  surpasser.—  Soz., 
IV,  9. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  319 

Sous  l'empire  d'une  indignation  qui  dominait  leur 
effroi,  les  callioliqiies  se  réunirent  dans  la  matinée  du 
lendemain,  pour  adresser  à  l'empereur  une  protestation 
indignée  contre  lesviolences  de  son  agent.  Syrien,  qui  fut 
informé  de  leurdémarclie  et  qui  savait  bien  qu'il  avait 
agi  sans  ordre  exprès,  s'en  montra  assez  troublé.  Uien 
n'eut  été  si  conforme  au  caractère  de  Constance  que  de 
désavouer  les  violences  commises,  tout  en  en  recueillant 
le  profit.  N'ayant  cependant  plus  d'autre  ressource  que 
de  pousser  jusqu'au  bout  l'intimidation,  le  duc  manda  les 
signataires  de  la  protestation  et  leur  ordouna  de  men- 
tionner expressément  dans  leur  lettre,  que  l'exéculiGn 
s'était  passée  sans  troubles  et  sans  conter  la  vie  à  per- 
sonne. En  même  temps  il  envoyait  des  soldats  à  l'église 
de  Saint-Théonas  pour  enlever  les  cadavres  et  les  dé- 
bris d'armes  qui  allotaient  encore  la  lutte  nocturne. 
Les  chrétiens  résistèrent  tant  aux  ordres  impérieux  du 
duc,  qui  les  faisait  frapper  de  coups  de  bâton,  qu'aux 
efforts  des  soldats;  et  ce  fui  l'occasion  de  nouveaux 
désordres,  à  la  suite  desquels  fut  rédigée  une  seconde 
protestation,  que  nous  trouvons  dans  les  œuvres  d'Atha- 
nase,  et  qui  commençait  en  ces  termes  : 

«  Le  peuple  d'Alexandrie,  qui  est  sous  la  direction 
du  très-respectable  Athanase,  fait  savoir  les  faits  sui- 
vants : 

«  Par  un  premier  acte,  nous  avons  porté  témoignage 
de  la  violence  nocturne  qui  a  été  faite  tant  à  nous  qu'au 
temple  du  Seigneur  ;  et  ce  témoignage  n'était  pas  néces- 


320  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

saire,  car  toute  la  ville  a  vu  ces  faits  et  les  connaît.  Les 
cadavres  des  gens  tués,  trouvés  dans  l'église,  ont  été  ex- 
posés publiquement,  ainsi  que  les  arcs  et  les  autres  armes 
qui  attestent,  comme  des  témoins  qui  crieraient  à  haute 
voix,  la  violation  de  la  loi  qui  a  été  commise.  Mais  puis- 
que le  clarissime  duc  Syrien  veut  nous  conlraiiulrc  par 
la  force  de  déclarer  qu'il  n'y  a  point  eu  de  troubles  et 
que  personne  n'a  péri,  c'est  pour  nous  une  preuve  très- 
assurée  que  ce  qui  s'est  passé  n'est  pas  l'eflel  de  la  vo- 
lonté du  très-clément  Auguste  Constance;  car  le  duc  ne 
concevrait  pas  de  crainte  de  toutes  ces  choses,  s'il  les 
avait  accomplies  par  ordre...  Nous  renouvelons  donc 
notre  témoignage,  et  comme  quelques-uns  d'entre  nous 
font  route  vers  le  Irès-pieux  Auguste,  nous  les  avons 
adjurés  par  le  salut  du  très-pieux  empereur  (que  le 
Dieu  tout  puissant  garde!)  ,  nous  prions  aussi  le  préfet 
d'Egypte,  Maxime,  et  tous  les  curieux,  et  tous  les  ma- 
gistrats clarissimes,  de  raconter  tout  au  pieux  empereur. 
Nous  adjurons  aussi  tous  les  gens  de  mer  de  divulguer 
ces  faits  en  tous  lieux  où  ils  aborderont,  afin  de  les  faire 
parvenir  aux  oreilles  du  prince,  et  de  tous  les  préfets,  et 
de  tous  les  magistrats,  et  afin  qu'il  soit  connu  que, 
sous  le  règne  de  Constance,  des  vierges  et  beaucoup 
d'autres  personnes  ont  été  martyrisées  par  les  ordres  de 
Syrien.  » 

Suivait  le  récit  des  faits,  semblable  à  celui  d'Atha- 
nase,  à  cette  exception  près  qu'ignorant  encore  le  sort 
du  prélat  ou  ne  voulant  pas  révéler  le  lieu  de  sa  retraite. 


LA  PERSECUTION  ARIENNE.  321 

les  signataires  déclarent  qu'il  a  été  enlevé  à  demi  mort, 
sans  connaissance,  et  qu'on  ne  sait  s'il  est  encore  en 
vie.  Puis  ils  continuent  : 

«  Si  tout  ceci  est  la  volonté  du  prince,  à  savoir  de 
nous  persécuter  à  outrance,  nous  sommes  prêts  à  subir 
le  martyre  :  s'il  en  est  autrement,  nous  prions  le  préfet 
d'Egypte,  Maxime,  et  les  autres  magistrats,  de  conjiner 
le  prince  que  de  tels  crimes  ne  se  renouvellent  pas,  et 
de  faire  en  sorte  que  nos  prières  parviennent  jusqu'à 
lui.  Qu'il  ne  permette  pas  qu'on  nous  impose  un  autre 
évêque,  ce  à  quoi  nous  résisterions  jusqu'à  la  mort,  ne 
voulant  que  le  respectable  Athanase  que  Dieu  nous  a 
donné  suivant  la  succession  de  nos  pères,  et  que  le  reli- 
gieux empereur  a  envoyé  ici  avec  des  lettres  expresses, 
et  sous  la  garde  de  son  serment  \  » 

La  ville,  occupée  militairement,  attendit  avec  anxiété, 
mais  en  repos,  la  réponse  de  Constance  à  cette  prière,  qui 
ne  partit  sans  doute  pas  sans  être  accompagnée  d'un 
récit  du  duc  Syrien  destiné  à  en  prévenir  l'effet.  Plusieurs 
semaines  durent  se  passer  ainsi  dans  cette  pénible  an- 
goisse, et  pendant  tout  ce  temps  on  ne  savait  ni  dans  quel 
lieu  Athanase  était  réfugié,  ni  s'il  respirait  encore.  Enfin 
la  réponse  impériale  arriva,  et  elle  éteignit  la  dernière 
lueur  d'espoir  des  fidèles.  L'empereur,  très-soulagé  d'ap- 
prendre que  le  coup  était  frappé  et  qu'Alexandrie  lui 
obéissait  encore,  avouait,  approuvait  tout,  et  ne  témoi- 

1.  s.  Athan.,  Populi  Alexandrini  protestalto,  p.  866-868. 
m.  2i 


322  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

gnait  qu'un  regret  :  c'est  qu'on  eût  laissé  échapper  Atlia-* 
nase.  Délivré  de  la  crainte  qui  seule  mettait  des  bornes  à 
sa  fureur,  il  n'apportait  plus  de  ménagements  dans  ses 
expressions.  «  Sénat,  peuple  d'Alexandrie,  assemblez- 
vous,  disait-il;  vous  tous,  jeunes  gens  de  la  ville,  réu- 
lissez-vous.  Poursuivez  le  traître,  ou  sachez  que  je  vous 
tiendrai  pour  mes  ennemis.  S'il  est  réfugié  chez  les  Bar- 
bares, il  faut  l'en  tirer.  »  Et  il  désignait  spécialement, 
comme  la  retraite  oii  il  soupçonnait  qu'on  pourrait  trou- 
ver le  fugitif,  le  petit  royaume  d'Auxume, district  d'Élhio- 
pie  voism  de  l'Egypte,  converti  par  les  soins  d'Athanase, 
et  gouverné  spirituellement  par  son  disciple  et  ami,  Fru- 
mence.  Athanase  assure  que  l'empereur  prit  soin  d'é- 
crire par  le  même  courrier  au  prince  d'Auxume,  pour 
le  prier  de  lui  livrer  le  maître  et  le  disciple*. 

Le  porteur  de  ces  ordres,  le  comte  Héracle,  ne  parais- 
sait nullement  disposé  à  en  laisser  languir  l'exécution. 
A  peine  arrivé,  il  fil  afficher  la  lettre  impériale  et  y  joi- 
gnit, en  son  nom,  de  nouvelles  menaces.  Il  déclara  au 
peuple  que,  si  la  moindre  résistance  s'élevait  dans  la  ville, 
toute  distribution  de  pain  serait  suspendue,  et  qu'on 
jetterait  en  prison  tous  les  séditieux.  «  A  aucun  prix, 
répétait-il  à  tout  venant,  l'empereur  ne  veut  plus 
entendre  parler  d'x\lhanase,  et  toutes  les  églises  vont 
être  remises  aux  Ariens.  »  Ces  paroles  étranges  circu- 
laient dans  la  ville,  où  elles  causaient  une  grande  émo- 

1.  s.  Atlian.,  Apol.,  p.  693;  ad  Sol.,  p.  843. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  323 

tion.  «  Qu'est  cela?  disait-on  de  toutes  parts;  l'empe- 
reur est-il  donc  décidément  hérétique?  '  » 

Il  fallait  pourtant  bien  se  procurer  quelques  auxi- 
liaires, pour  ne  pas  avoir  l'air  d'agir  exclusivement  par 
Ja  force  et  sous  l'inspiration  d'un  seul  parti.  Ce  fut  encore 
celte  fois  aux  païens  qu'on  eut  recours,  et  l'artifice  em- 
ployé par  l'envoyé  de  Constance,  pour  les  enrôler  à  son 
service,i<6ans  avoir  l'air  de  s'allier  avec  eux,  fut  singulier. 
Il  lit  venir  les  principaux  d'entre  eux,  ceux  qui  étaient 
sénateurs  et  magistrats  de  la  ville,  et  leur  déclara,  d'un 
air  d'autorité, que  l'empereur  se  proposait  de  fermer  tous 
leurs  temples  et  d'abaltre  leurs  idoles  ;  mais  que  leur 
obéissance  empressée, dans  une  circonstanceaussi  grave 
que  l'expulsion  d'Athanase,  pourrait  leur  faire  trouver 
grâce.  La  menace  n'était  pas  sans  vraisemblance,  car 
on  savait  que  Constance,  par  un  double  jeu  qu'ont  mis 
en  pratique  plus  d'une  fois  les  oppresseurs  de  i'Ëglise 
qui  tiennent  à  paraître  ses  protecteurs,  annonçait 
l'intention  d'imposer  la  foi  chrétienne  à  tous  ses  sujets. 
Peu  de  temps  auparavant,  sous  les  yeux  d'Athanase, 
un  ordre  impérial  avait  prohibé  la  solennité  publi 
que  d'une  grande  fête  de  l'ancien  culte  nationale 
Les  païens,  très-indifférents  sur  le  fond  de  la  ques- 
tion soulevée  par  Arius,  mais  plus  ennemis  d'Athanase 
que  de  tout  autre,  ne  pouvaient  hésiter  à  se  racheter  à 

1.  s.  Athan.,  ac?So/.,  p.  846. 

2.  Soz.,  IV,  10.  —  On  ne  sait  à  quelle  époque  se  place  l'anecdote 
rapportée  par  cet  historien. 


324  LA    PF.USKrUTION    AHIKNNK. 

si  bon  marclié.  Ils  proinirenl  donc  tonte  espèce  de  con- 
conrs,  cl,  pour  conniicnccr,  des  jeunes  gens  envoyés 
par  eux  firent  invasion,  peu  de  jours  après,  dans  une 
église  où  le  peuple  était  assemblé.  Ils  entrèrent  armés 
de  pierres  et  de  bâtons,  clianlanl  des  vers  obscènes, 
insultant  les  femmes,  battant  les  vieillards,  brisèrent 
l'autel  qui  était  de  bois,  déchirèrent  les  voiles  de  la 
tenture,  et  firent  du  tout  un  grand  feu  sui'  la  place,  qui 
s'étendait  devant  l'église.  «  Yictoire  !  s'écriaient-ils  dan: 
leur  ivresse,  Ariens  et  Grecs  ne  sont  plus  qu'un,  et 
Constance  va  reconnaître  nos  mystères.  »  Ils  amenèrent 
même  dans  l'église  une  génisse  et  se  mettaient  en  de- 
voir de  la  sacrifier,  quand  on  fit  remarquer  que  l'usage 
en  vigueur  dans  le  pays  ne  permettait  de  sacrifier  que 
des  mâles.  Par  l'effet  de  ces  violences,  les  églises  furent 
bientôt  vides  et  prêtes  à  recevoir  sans  difficulté  le  suc- 
cesseur hérétique  d'Athanase  '. 

Car  c'était  là,  en  définitive,  qu'on  en  devait  venir,  et 
l'on  ne  savait  trop  quel  serait  l'homme  assez  hardi  pour 
recueillir  l'héritage  qui  avait  si  mal  profité,  dix  ans 
auparavant,  entre  les  mains  de  Grégoire.  L'épreuve  tenta 
pourtant  l'ambition  d'un  des  compatriotes  de  l'usurpa- 
teur précédent,  Georges,  originaire  comme  lui  de  Cap- 
padoce.  C'était  un  homme  de  basse  extraction,  fils  d'un 
foulon ,  dit  Ammien-Marccllin  -.  Les  écrivains  ecclé- 

1.  s.  Athaii.,  Ih.,  p.  848.  — ÊXe-^ov  :  IXXrjvyepve  KwvaTocvTto;,  xal  oî 
AptC('/oi  Ta  TTiaûv  £— £'"v"/ti)(j)cov. 
S.  Amm.  Marc.^  xxn,  11, 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  325 

siastiques  en  font  le  plus  odieux  portrait.  Il  était,  disent- 
ils,  ignorant,  larron,  adonné  aux  plaisirs  de  la  chair  et 
surtout  de  la  table.  Ce  dernier  défaut  lui  avait  coûté  une 
place  qu'il  occupait  avant  d'être  entré  dans  les  ordres. 
Il  exerçait  les  fonctions  de  receveur  d'une  des  fermes  du 
Trésor,  celle  qui  fournissait  des  viandes  salées  pour  la 
nourriture  des  soldats  à  Constaiitinople,  et  il  avait  été 
surpris  détournant  les  fonds  à  son  profit,  pour  subvenir 
aux  fiais  de  sa  bonne  chère  :  d'où  lui  était  venu  le  sur- 
nom de  3Iangeur  du  Trésor.  Les  Ariens  ne  l'en  avaient 
pas  moins  fait  prêtre,  quoiqu'il  ne  se  mît  point  en  peine 
de  couvrir  ses  vices  par  le  moindre  vernis  d'hypocrisie. 
Il  annonçait,  de  plus,  des  instincts  cruels.  Ammien- 
Marcellin  confirme  cette  peinture  par  deux  mots  plus 
sobres,  mais  d'une  valeur  extrême  dans  la  bouche  d'un 
païen  :  «  C'était,  dit-il,  un  homme  qui  oubliait  que 
sa  profession  n'enseigne  que  la  justice  et  la  douceur.  » 
Tel  était  le  choix  qui  fut  arrêté  dans  un  petit  concile 
de  prélats  ariens  à  Antioche.  On  le  désigna  à  Con- 
stance qui  se  hâta  de  lui  écrire  en  l'appelant  le  révé- 
rendissime  Georges,  maître  tiès-habile  dans  le  chemin 
du  ciel  '. 

Georges  ne  tarda  pas  à  se  mettre  en  campagne,  et 
avant  la  fin  du  carême,  c'est-à-dire  dans  les  derniers  jours 


1.  s.  Athon.,  ad  Sol.,  p.  844.  —  De  Sun.  Ar.  et  Sel.,  p.  912.  — 
ApoL,  p.  695.  —  Soz.,  m,  8;  iv,  8.  —  Amm.  Marc,  xxii,  11  :  Profes- 
sionis  suae  oblitus,  quae  niliil  nisi  justum  et  lene  suadet. —  S.  Grég. 
Naz.,  Or.  xxx,  16. 


32G  LA    PERSÉCUTION    AUIENNE. 

de  mars  (Pâques  tombant  celte  année  le  6  avril  '  ) ,  il  arri- 
vait, accompagné  d'un  nouvel  officier  supérieur;  car 
Constance,  avec  sa  mobilité  et  ses  caprices  accoutumés, 
changeait  à  tout  instant  ses  agents,  n'étant  jamais  ni 
satisfait  du  zèle,  ni  siir  de  la  fidélité  d'aucun.  Celui-ci, 
qui  portait  le  nom  de  Sébastien  ,  était  un  bel  esprit  qui 
avait  étudié,  pour  être  rhéteur,  à  l'école  de  Libanius,  et 
qui  avait  embrassé  la  secte  subtile  des  manichéens.  Il 
joignait  les  prétentions  d'un  savant  et  les  passions 
d'un  sectaire  à  la  brutalité  d'un  soldat.  Apparaissant 
dans  cette  redoutable  compagnie,  Georges  fut  reçu  au 
milieu  d'un  calme  et  d'une  stupeur  universels  ^.  La 
ville,  pleine  de  soldats  et  environnée  de  troupes  dont 
les  postes  se  relevaient  à  tout  instant,  n'aurait  osé  bou- 
ger. «  Voyez  Alexandrie,  disait  un  peu  plus  tard  un 
contemporain,  s'adressant  à  Constance  lui-même  : 
quelles  guerres  autonr  d'elle  !  Ce  ne  sont  à  tout  moment 

que  des  expéditions  militaires  qui  la  l'ont  trembler 

On  change  les  préfets  et  les  généraux  ;  on  soulève  le 
peuple;  on  fait  marcher  les  légions  :  et  tout  cela  pour 
qu'Athanase  ne  puisse  pas  prêcher  Jésus-Christ  ^  » 

Constance  ne  s'en  applaudissait  pas  moins,  avec  ravis- 
sement, d'une  soumission  obtenue  à  si  grands  frais.  Il 
ne  craignait  pas  d'en  féliciter  les  Alexandrins  :  «  Votre 


1.  s.  Athan.,  De  fuga  Apol.,-^.  704. 

2.  S.  Athan.,  ad  Soi.,  p.  850,  831.  —  Amm.  Marc,  xxia,  3,  et  la 
Bote  de  Valois  sur  ce  passage. 

3.  S.  Hil.,  Contra  Const.,  p.  1246. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  327 

cité,  leur  écrivait-il  dans  un  véritable  accès  de  rage 
triomphante,  n'a  donc  point  renié  ses  habitudes  héré- 
ditaires et  les  traditions  de  ses  fondateurs  :  elle  s'est 
montrée,  comme  toujours,  obéissante  et  docile.  Après 
celte  preuve  de  soumission  ,  si  nous  ne  surpassions  pas 
en  bienveillance  pour  vous  Alexandre  lui-même ,  nous 
pécherions  gravement...  Quel  lieu  du  monde  ignore 
l'honneur  qui  vient  d'être  acquis  dans  ces  derniers  évé- 
nements? Je  ne  sais,  en  vérité,  à  quoi  le  comparer.  La 
plus  grande  partie  de  voire  ville  était  dans  l'aveugle- 
ment; un  homme  la  gouvernait,  sorti  des  plus  bas  fonds; 
il  conduisait  dans  les  ténèbres  tous  ceux  qui  cherchaient 
la  vérité,  les  séduisant  non  par  des  paroles  saines,  mais 
par  des  jongleries.  Et  il  avait  des  flatteurs  qui  l'applau- 
dissaient,  qui  s'écriaient  d'admiration  (lesquels,  je 
pense,  grommellent  bien  quelque  chose  encore  en  ce 
moment  entre  leurs  dents)  :  les  simples,  trompés,  se 
laissaient  entraîner  à  vivre  suivant  les  conseils  de  cet 
homme,  et  la  chose  publique,  emportée  comme  par  un 
torrent,  s'en  allait  vers  un  cataclysme...  Mais  le  voilà, 
ce  grand  homme,  cet  homme  courageux  :  il  n'a  pas  su 
comparaître  pour  se  défendre;  il  s'est  condamné  lui- 
même  ,  il  a  fui  !  Je  conseille  aux  Barbares  de  s'en 
défaire  au  plus  vite,  de  peur  qu'il  ne  pervertisse  ceux 
qu'il  rencontre,  se  lamentant  devant  eux  avec  des  airs 
«t  des  larmes  de  théâtre.  Quant  à  lui,  donc,  qu'il  s'en 
aille  et  ne  revienne  plus;  et  quant  à  vous,  distinguez- 
vous  du  grand  nombre,  comme  vous  avez  toujours  fait. 


328  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

par  votre  sagesse  et  votre  vertu....  Ne  vous  souvenez 
plus  (les  vains  bavardages  de  ce  scélérat...  convaincu 
de  tant  de  crimes  qu'il  ne  les  expierait  pas  encore  suffi- 
samment s'il  subissait  dix  fois  la  mort  *.  » 

Personne  n'était  dupe  (et  Georges  moins  que  tout 
autre)  du  prétendu  congé  donné  en  de  tels  termes  à 
Athanase  par  l'empereur  :  il  était  clair  que  lui  apporter 
la  personne  ou  la  tête  de  son  ennemi  élait  encore  le 
meilleur  moyen  de  se  mettre  en  grâce.  A  peine  installé, 
par  conséquent,  le  nouvel  évoque,  aidé  par  son  associé 
Sébastien,  fil  commencer  une  exacte  recherche   pour 
s'assurer  de  la  retraite  du  proscrit.   Églises,  maisons, 
jardins,  couvents,  tombeaux  même,  tout  fut  ouvert, 
inspecté  et  bientôt  pillé  par  une  soldatesque  furieuse 
qui,  très-animée  à  la  poursuite,   ne  négligeait  pas, 
chemin  faisant,  de  penser  à  ses  propres  profits.   Les 
amis  connus  d'Alhanase,  désignés  pour  être  l'objet  des 
plus  sévères  perquisitions,  étaient  soumis  à  des  vio- 
lences qui  les  pénétraient  de  terreur.  On  entrait  chez 
eux  à  toute  heure,  au  nom  du  prince;  on  les  rouait  de 
coups,  pour  leur  faire  dire  ce  qu'ils  ne  savaient  pas; 
on  enlevait  au  hasard  de  leur  maison  tous  les  objets  de 
quelque  valeur.  Ils  fuyaient  précipitamment  dans  les 
faubourgs  et  dans  les  campagnes,  ou  s'embarquaient 
sur  le  fleuve.  C'était  une  émigration  générale,  mais  se- 
crète, car  les  portes  de  la  ville  étaient  gardées,  les  che- 

1.  s.  Athan.,  Apol.,  p.  694,  695. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  329 

■  mins  couverts  de  sentinelles,  les  vaisseaux  qui  en- 
traient au  port  ou  en  sortaient  soigneusement  fouillés  ^ 
On  avait  beau  chercher,  on  ne  trouvait  rien.  On  com- 
mençait à  dire ,  soit  qu'Athanase  était  mort,  soit  qu'il 
avait  su,  par  des  arts  magiques,  se  rendre  invisible^.  Des 
couvents  de  la  ville,  il  était  naturel  de  passer  à  ceux  du 
désert.  Le  monastère  de  Tabenne  fut  un  des  premiers 
qu'on  visita.  Telle  était  pourtant  la  vénération  qu'inspi- 
rait ce  pieux  établissement  à  tout  le  pays,  qu'on  n'osa 
pas  procéder  à  la  visite  avec  la  brutalité  ordinaire.  Un 
officier  d'un  grade  élevé,  accompagné  d'un  prélat  arien 
et  d'une  bonne  garde  d'archers,  remonta  le  Nilpour 
aller  lui-même  faire  l'inspection.  En  l'absence  de 
Théodore,  successeur  de  Pacôme,  c'était  un  moine  du 
nom  de  Psarphiasqui  était  chargé  de  la  direction.  «  Atha- 
nase  n'est-il  point  parmi  vous?  demanda  l'officier:  nous 
avons  ordre  de  l'empereur  de  le  chercher  et  de  l'em- 
mener. —  Alhanase  est  notre  père,  répondit  Psarphias; 
nous  l'aimons  et  le  reconnaissons  comme  tel,  mais  noua 
ne  l'avons  jamais  vu.  k  On  lui  ouvrit  toute  la  maison, 
qu'il  put  fouillera  son  aise,  et  où  il  ne  rencontra  aucune 
trace  du  fugitif.  En  entrant  dans  l'église,  il  trouva  les 
moines  assemblés  qui  faisaient  l'office  ;  «  Priez  pour 
moi,  leur  dit-il.  —  Nous  ne  pouvons  prier  avec  les 
amis  d'Arius  «,  dirent-ils  unanimement  :  et  ils  le  lais- 

1.  s.  Athan.,  ad  Sol,  p.  849.  —  Soz.,  iv,  10.  —  Tliéod.,  u,  4.  —  Ce 
dernier  auteur  dit  que  Constance  avait  mis  la  tète  d'Athanase  à  prix. 
Il  n'y  a  rien  de  semblable  dans  la  lettre  d'Athanase. 

2.  Soz.,  loc.  cit. 


330  LA    PERSÉCUTION    AlUENNE. 

sèrent  dans  régiise,  d'où  il  soiiit  toul  troublé,  racontant 
qu'il  avait  eu  des  visions  effrayantes  de  la  colère  de 
Dieu*. 

L'instinct  pourtant  l'avait  bien  guidé,  et  c'était 
dans  une  de  ces  retraites  du  désert  que  vivait,  sous 
l'humble  vêtement  du  moine  ,  l'homme  qui  mettait 
le  monde  entier  en  rumeur.  Après  la  nuit  du  5  février, 
les  amis  d'Atlianase  l'avaient  emmené  précipitamment 
hors  de  la  ville,  et  caché  dans  un  des  premiers  couvents 
qu'ils  rencontrèrent.  11  n'y  voulait  d'abord  pas  séjour- 
ner. Son  dessein,  vainement  combattu  par  ceux  qui 
l'entouraient,  était  d'aller  trouver  l'empereur  à  Milan, 
et  de  demander  publiquement  justice.  «  L'empereur, 
disait-il,  m'a  donné  sa  parole  de  me  protéger  toujours. 
Il  ne  peut  avoir  oublié  à  ce  point  ses  serments  :  c'est 
à  moi  de  les  lui  rappeler.  »  Dans  cette  pensée,  il  s'était 
déjà  mis  en  route  pour  se  rapprocher  du  bord  de  la 
mer  et  chercher  quelque  lieu  écarté  où  il  pût  s'embar- 
quer. Il  s'avançait  prudemment,  d'asile  en  asile,  toutes 
les  maisons  des  chrétiens  fidèles  s'ouvrant  devant  lui 
pour  lui  servir  de  refuge-.  A  chaque  pas,  on  lui  appre- 
nait quelque  violence  nouvelle  de  ses  adversaires  :  il 
voyait  arriver  tout  en  larmes  les  fugitifs  d'Alexandrie. 


1.  Bollind.,  14  mai. 

2.  Palladins,  auteur  de  VfJistoria  Laustaca,  avait  causé  lui-même 
avec  une  vierge  qui  avait  caclié  Athanase  sous  son  toit  pendant  plu- 
sieurs jours.  Elle  racontait  que  le  saint  s'était  présenté  chez  elle,  con- 
duit par  une  vision  céleste,  et  qu'elle  avait  servi  d'intermédiaire  à  une 
correspondance  avec  Alexandrie.  Hist.  Lausinca,  ch.  136. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  331 

«  N'avancez  pas,  lui  disait  chacun  :  on  vous  cnerche 
partout  ;  on  vous  attend  pour  vous  assassiner.  »  II  n'en 
répétait  pas  moins  qu'il  voulait  aller  devant  l'empereur; 
que  c'était  un  devoir  de  lui  apprendre  l'abus  qu'on 
faisait  de  son  nom.  Enfin,  on  lui  apporta  les  lettres  de 
Constance  qui  avaient  suivi  l'arrivée  de  Georges,  jointes 
à  celle  que  ce  prince  avait  écrite  au  prince  d'Auxume, 
pour  poursuivre  sa  victime  même  en  dehors  des  limites 
de  l'empire.  Devant  ces  preuves  manifestes  de  la  vo- 
lonté impériale,  il  sentit  que  toute  insistance  n'était  plus 
qu'une  imprudence  inutile,  et  il  rétrograda  vers  les 
couvents  du  désert  '. 

Ces  maisons,  vouées  à  la  prière  et  au  silence,  s'éche- 
lonnaient d'étape  en  étape  le  long  du  Nil ,  et  les  der- 
nières se  perdaient  dans  la  solitude,  comme  la  source 
môme  du  fleuve.  Rien  n'était  si  aisé  que  de  passer 
inaperçu  de  l'une  à  l'autre;  et  c'est  ainsi  qu'Alhanase 
put  tromper,  plusieurs  mois  durant,  la  vigilance  d'une 
police  infatigable.  A  la  moindre  alerte  venue  d'Alexan- 
drie, un  esquif  mis  à  flot  sur  le  fleuve,  ou  une  ca- 
ravane nocturne  traversant  les  sables,  dont  le  vent 
du  désert  effaçait  rapidement  la  trace,  le  transportail 
sans  bruit  vers  une  retraite  nouvelle.  Partout  où  il  des- 
cendait, les  directeurs  de  la  maison  le  recevaient  comme 
leur  père;  et  parmi  les  plus  jeunes,  habitués  à  obéir 
et  à  se  taire,  nulle  question  indiscrète  ne  s'élevait  pour 

1.  s.  Athan.,  Ai)ol.,  p.  691,  092,  693,  697. 


3^52  I.A    l'KUSHCUTION    ARIFNNE, 

deinandor  le  iioiii  du  vénérable  iiicomiii;  nulle  parole 
imprudente  ne  le  murmurait  au  dehors.  Les  Pères  s  as- 
semblaient autour  de  lui  :  il  leur  rarnniait  ses  traverses, 
repondait  à  leurs  interrogations  sur  les  subtilités  du 
scliismc  très- imparfaitement  comprises  au  désert,  en- 
voyait des  messagers  ou  en  recevait  pour  subvenir, 
même  de  loin,  par  ses  conseils,  aux  besoins  d(î  son 
Église  opprimée.  Puis  il  reprenait  le  train  de  vie  d'un 
moine  ordinaire,  et  on  voyait  ce  béros  des  grandes 
luttes,  cet  administrateur  actif  d'une  cité  populeuse, 
assidu  aux  prières,  aux  offices,  aux  exercices  prolongés 
de  la  méditation,  étonner  les  plus  vieux  atblèles  de  la 
pénitence  par  son  intelligence  des  voies  intérieures  de 
la  piété  et  la  sérénité  d'une  vie  contemplative. 

«Il  lui  fallut  fuir  alors,  disait  plus  tard  son  panégyriste, 
et  nul  exil  ne  fut  mieux  employé,  car  il  se  rendit  dans 
ces  divines  retraites  de  la  méditation  qui  sont  en  Egypte, 
oij  des  hommes,  se  séparant  du  monde  et  embrassant 

la  solitude,  vivent  pour  Dieu  seul Et  là  Alhanase, 

Tiui  avait  le  don  de  concilier  et  de  rapprocher  toutes 
choses,  suivant  l'exemple  de  Celui  qui,  par  son  sang 
divin,  a  uni  tout  ce  qui  était  divisé,  sut  unir  la  vie  soli- 
taire avec  les  biens  de  la  société  religieuse;  montrant 
que  le  sacerdoce  est  aussi  une  philosophie  * ,  et  que  la 
philosophie  a  besoin  d'un  sacerdoce  qui  l'enseigne.  Et 
il  sut  si  bien  concilier  ces  deux  choses,  une  tranquillité 

1.  Saint  Grégoire  appelle  souvent  de  ce  nom  ((piXcaoïpia)  la  vie  coa- 
templative  adonnée  à  la  méditation. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  333 

active  et  une  activité  tranquille,  qu'il  fit  comprendre 
à  tous  que  la  vie  monastique  consiste  plutôt  dans  le 
ferme  détachement  du  cœur,  que  dans  la  séparation  du 
corps  ' .  » 

De  nombreux  écrits  sortis  ae  sa  plume  pendant  ces 
iieures  de  repos  forcé,  où  sa  vie  dépendait  toujours 
d'une  indiscrétion  ou  d'un  hasard,  attestent  cette 
variété  de  préoccupations  et  cette  plénitude  de  fa- 
cultés. Tour  à  tour  racontant  son  histoire,  défendant 
sa  cause,  exhortant  son  Église,  exposant  le  dogme, 
réfutant  l'hérésie,  jamais  son  esprit  ne  fut  plus  lucide, 
jamais  sa  réflexion  ne  fut  plus  mûre,  jamais  son  élo- 
quence ne  s'échappa  plus  animée  et  plus  incisive  que 
dans  ces  jours  d'angoisse.  Plus  d'un  volume  de  ses  œu- 
vres, écrit  pendant  cette  retraite  forcée,  nous  apporte, 
avec  les  plus  solides  instructions  chrétiennes,  l'écho 
des  transports  contenus  de  cette  âme  ardente. 

C'est  d'abord  une  apologie  de  toute  sa  vie,  adressée 
directement  à  l'empereur  lui-même.  Sans  doute,  c'était 
le  résumé  de  ce  qu'il  comptait  lui  dire  en  face,  s'il  lui 
avait  été  donné  de  l'aborder;  mais  contraint  de  fuir  sa 
présence ,  il  cherchait  du  moins  à  lui  faire  arriver  la 
vérité  par  quelque  voie  détournée.  Nulle  flatterie,  nulle 
bravade,  nulle  parole  inutile.  Tout  est  concis,  nerveux, 
mâle,  dans  ce  langage  d'un  accusé  parlant  à  son  juge, 
d'un  sujet  parlant  à  son  maître,  qui  n'oublie  pas  un 
instant  qu'il  est  aussi  un  évêque  parlant  à  un  fidèle. 

1.  s.  Giég.  Naz.,  Or.  xxi,  19,  20. 


334  LA    PEUSKCUTION    ARIENNE. 

« Comme  je  sais,  dit-il,  que  vous  êtes  chré- 
tien depuis  beaucoup  d'années,  et  que  vos  parents  vous 
ont  élevé  dans  la  crainte  de  Dieu,  c'est  avec  un  cœur 
tranquille  que  je  viens  me  justifier  devant  vous.  Je 
répéterai  les  paroles  du  bienheureux  Paul,  et  c'est  là, 
très-religieux  Auguste,  l'intercesseur  dont  je  me  ser- 
virai auprès  de  vous ,  car  je  sais  que  ce  héraut  de  la 

vérité  trouve  en  vous  le  plus  soumis  des  auditeurs 

On  prétend  que  j'ai  semé  la  division  entre  vous  et  le 
pieux  auguste  Constant,  de  bienheureuse  mémoire... 
Suis-je  donc  un  insensé,  suis-je  à  ce  point  hors  de  sens, 
que  vous  me  soupçonniez  d'une  pensée  pareille?... 
Yolre  frère,  ce  grand  serviteur  de  Dieu,  n'était  pas 
d'un  naturel  si  crédule,  et  je  n'avais  pas  moi-même 
assez  de  crédit  sur  lui  pour  que  la  prudence  m'eût 
permis  de  calomnier  un  frère  auprès  de  son  frère, 
un  empereur  auprès  d'un  empereur?  Je  ne  suis  point 
en  délire,  ô  empereur,  et  je  n'ai  jamais  oublié  cette 
instruction  de  l'Écriture  :  Même  dans  la  retraite  de  ta 
conscience,  ne  maudis  point  le  roi;  même  dans  le  fond 
de  ton  lit,  ne  parle  point  mal  de  l'homme  opulent  :  car 
les  oiseaux  du  ciel  iront  redire  tes  paroles.  Que  si 
vous  autres  rois,  vous  savez  faire  en  sorte  que 'rien  ne 
vous  dérobe  les  choses  dites  contre  vous,  même  en  secret, 
comment  est-il  croyable  qu'en  présence  de  l'empereur 
et  de  tant  de  gens  qui  nous  écoutaient,  j'aie  osé  mal 
parler  de  vous?  Informez-vous,  en  effet,  et  vous  saurez 
que  je  n'ai  jamais  parlé  seul  à  seul  à  votre  frère,  mais 


I 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  335 

toujours  en  présence  de  l'évêque  du  lieu  où  nous  étions, 
et  de  tous  les  gens  de  sa  cour  :  j'entrais  avec  eux,  je 
sortais  avec  eux,  et  toutes  les  personnes  présentes  vous 
l'attesteront...  Une  seconde  calomnie  prétend  que  j'ai , 
écrit  au  tyran  dont  je  ne  veux  pas  même  prononcer  le 
nom,  et  la  grandeur  de  ce  mensonge  est  telle,  qu'il 
frappe  mes  sens  d'horreur.  En  vérité ,  religieux  em- 
pereur, je  me  demande  avec  surprise  s'il  est  possible 
qu'un  homme  soit  assez  égaré  pour  mentir  à  ce  point... 
Et  je  ne  sais  par  où  commencer  pour  répondre,  car  toutes 
les  fois  que  je  veux  parler,  ma  langue  se  glace  d'éton- 
nemenl  et  d'horreur.  Car  enfin,  pour  ce  qui  touche  votre 
bienheureux  frère,  il  y  avait  quelque  prétexte,  quelque 
apparence  à  m'accuser  :  il  avait  désiré  me  voir^  il 
avait  daigné  vous  écrire  à  mon  sujet;  il  m'avait  témoi- 
gné plusieurs  fois,  absent  ou  présent,  son  estime.  Mais 
cet  infernal  Magnence  (j'en  atteste  Dieu  et  son  Christ), 
je  ne  Tai  jamais  vu,  et  je  n'ai  jamais  rien  su  de  lui. 

Inconnu,  comment  aurais-je  parlé  à  un  inconnu? 

Et  si  j'avais  voulu  lui  écrire,  comment  aurais-je 
commencé  ma  lettre?  Tîi  as  bien  fait,  aurais-je  dû 
lui  dire,  toi  qui  as  tué  Constant,  l'iiomme  du  monde 
qui  me  tenait  le  plus  en  estime,  et  qui  me  comblait  de 
ses  bienfaits.  Je  te  sais  gré  d'avoir  privé  de  la  lumière 
tous  mes  amis,  tous  les  hommes  fidèles  et  chrétiens 
dpnt  j'ai  ét^  l'hôte  à  Rome,  la  bienheureuse  Entropie 
(votre  lanle,  ô  Constance),  Abulère,  cet  excellent 
homme,  Spérance,  cet  ami  fidèle,  et  tant  d'autres  gens 


336  LA    PEUSteCUTION    ARIENNE. 

lie  bien...  Voilà  le  conipliineiit  que  j'aurais  eu  à  lui 
faire.  Et  l'on  veut  faire  eroire  que  j'ai  été  l'ami  d'un  tel 
munshe ,  et  que  je  lui  ai  donné  le  salut  de  paix  !  '  )> 

La  pièce  continue  sur  ce  Ion  animé, passant  toutes  les 
accusations  en  revue,et  les  terrassant  de  cette  logique  dé- 
daigneuse. Mais  sa  défense  personnelle  était  le  moindre 
des  soucis  du  proscrit:  ce  sont  les  périls  de  la  foi  qui  lui 
remettent  bientôt  la  plume  à  la  main.  Sur  la  nouvelle, 
que  l'on  faisait  circuler  dans  les  diocèses  d'Egypte 
plusieurs  formules  de  foi ,  dilférentes  de  celle  de  Nicée, 
quoique  encore  éloignées  de  celle  d'Arius,  et  qu'un 
certain  nombre  de  fidèles  se  laissaient  séduire  par  cet 
artilice  :  «  Prenez  garde,  leur  écrit-il  sur-le-champ,  dans 
une  lettre  circulaire  envoyée,  du  fond  de  sa  retraite,  à 
tous  les  évêques ,  les  gens  qui  vous  circonviennent 
cachent  leur  dessein  et  ne  se  servent  des  paroles  de 
l'Écriture  que  comme  d'un  hameçon  pour  attirer  à 
leur  malice  les  ignorants.  Voyez,  en  effet,  si  je  n'ai 
pas  raison.  Ils  font  des  formules  de  foi  :  de  deux  choses 
l'une,  ou  bien  ils  n'y  sont  poussés  par  aucune  néces- 
sité ,  et  alors  ce  qu'ils  tentent  est  superflu  et  presque 
nuisible...  Ou  bien,  c'est  pour  s'excuser  de  partager 
l'hérésie  d'Arius,  et  alors  ce  qu'ils  ont  à  faire,  c'est 
d'extirper  les  mauvaises  plantes  jusqu'à  la  racine  et  de 
frapper  de  notes  d'infamie  ceux  qui  répandent  cette 
ivraie...  Mais  c'est  précisément  ce  qu'ils  ne  font  pas  et 

1.  s.  Athan.,  ApoL,  p.  673  et  suiv. 


LA    l'ERSÉCUTION    ARIENNE.  337 

ce  qu'ils  ne  veulent  pas  laisser  faire,  ce  qu'ils  empêchent 
par  toutes  sortes  de  moyens.  Ils  se  justifient  donc, 
dans  ces  formules,  précisément  de  la  chose  dont  on 
ne  les  accuse  pas...  Ils  sont  comme  un  homme  qui, 
accii'é  d'adultère,  se  défendrait  de  vol  ou  qui,  pré- 
venu du  soupçon  de  meurtre ,  démontrerait  qu'il  n'a 
fait  ni  faux  serment,  ni  détournement  de  dépôt.  Ce 
serait  plutôt  une  dérision  qu'une  excuse,  et  ce  serait 
presque  un  aveu  du  crime.  Car,  qu'y  a-t-il  de  commun 
entre  un  meurtre  et  un  dépôt,  entre  un  adultère  et  un 
vol?.....  Pour  nous,  nous  sommes  chrétiens,  et  non 
Ariens;  et  plût  à  Dieu  que  ceux  qui  ont  rédigé  ces  nou- 
velles formules  n'eussent  point  les  sentiments  d'Arius! 
Mais  maintenant  il  faut  parler  franchement,  car  nous 
n'avons  point  reçu  un  esprit  de  servitude  qui  engendre 
la  crainte;  c'est  à  la  liberté  que  l'Esprit  de  Dieu  nous  a 
appelés.  Et  ce  serait  une  grande  honte  si  cette  foi ,  que 
nous  avons  reçue  du  Sauveur  par  les  Apôtres,  nous 
l'abandonnions  pour  Arius  et  pour  ceux  qui  pensent 
comme  lui.  Mais  la  plupart  des  gens  de  ce  pays,  connais- 
sant Tarlifice  de  ces  rédacteurs  de  professions  de  foi, 
sont  décidés  à  résister  jusqu'au  sang  à  leur  malice,  et 
cela  surtout  parce  qu'ils  comptent  sur  votre  courage. 
Puis  donc  que  nous  sommes  en  face  de  l'hérésie,  et 
qu'elle  est  sortie  comme  un  serpent  de  sa  caverne,  mais 
que  l'enfant  divin,  qu'llérode  cherche  pour  le  tuer,  est 
conservé  parmi  vous;  puisque  la  vérité  vit  en  vous, 
puisque  votre  foi  est  pleine  de  vigueur,  allons  donc,  je 
m.  22 


338  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE, 

VOUS  en  conjure,  tenant  dans  les  mains  cette  doctrine  que 
vos  pères  vous  ont  transmise  à  Nicée,  donner  au  monde 
l'exemple  de  la  confiance  et  de  la  foi  en  Dieu.  C'est  ici 
le  combat  de  la  foi  :  il  y  a  plus  d'une  attaque  de  l'en- 
nemi, et  celui-là  n'est  pas  seul  martyr  qui  refuse  d'en- 
censer les  idoles;  mais  refuser  de  renier  la  foi ,  c'est  là 
Ee  témoignage,  le  martyre  éclatant  de  la  conscience  '.  » 
Ce  n'était  pas  assez  de  ces  vives  exhortations  :  elles 
étaient  bientôt  suivies  de  quatre  traités  dogmatiques, 
discutant  toutes  les  questions  agitées  entre  les  ariens  et 
les  orthodoxes.  Là,  nulle  allusion  aux  événements  du 
jour  5  nulle  trace  des  émotions  de  la  lutte  :  le  dogme  seul 
et  l'Écriture.  Ces  dissertations  sont  fatigantes  pour  un 
lecteur  moderne,  que  n'intéressent  plus  les  détails  d'une 
question  épuisée  :  quand  on  les  étudie  de  près  et  avec 
patience,  peut-être  le  caractère  particulier  du  génie 
d'Athanase,  l'union  de  la  fermeté  à  la  souplesse,  s'y 
développe-t-il  mieux  que  partout  ailleurs.  A  voir  sur 
quoi  la  discussion  porte,  sur  quelle  interprétation  forcée 
des  textes  de  l'Écriture,  sur  quelle  puérile  ambiguïté  de 
mots,  on  s'étonne  de  quelles  objections  daigne  se  préoccu- 
per un  si  grand  génie.  Regardez  de  près  :  la  subtilité  naît 

1.  s.  Athan.,  Contra  Ar'ian.  Or.  i,  p.  292,  293,  303.  —  Cette  pièce 
porte  dans  l'édition  que  nous  citons  le  titre  de  Premier  discours  contre 
les  Ariens,  bien  qu'elle  n'ait  rien  de  commun  avec  les  quatre  qui 
suivent,  et  qne  sa  suscription  particulière  en  fasse  une  vraie  cir- 
culaire aux  évéques  d'Egypte.  —  Voir  Tillemont,  Saint  AUianase, 
note  76. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  339 

de  la  difficulté  qu'on  lui  pose;  le  bon  sens  jaillit,  droit  et 
ferme,  de  la  réponse.  Fatigué  parfois  lui-même  des  misè- 
res auxquelles  on  le  condamne  :  «0  les  fous,  s'écrie-t-il, 
ô  les  chicaneurs!  Mais  il  faut  bien  leur  répondre.  Il 
vaudrait  mieux  se  taire  ;  mais  puisqu'ils  ne  se  tiennent 
point  en  repos,  pour  réfuter  leurs  impertinences  il  en 
faut  peut-être  dire  de  pareilles.  «  Dénouant  alors  d'une 
main  délicate  les  mille  liens  dans  lesquels  on  veut  l'en- 
lacer, puis  saisissant  d'un  bras  de  fer  son  ennemi,  le 
géant  l'entraîne  avec  lui  sur  les  hauteurs  de  la  méta- 
physique chrétienne. 

Au  fond,  ces  petits  traités  ne  sont  qu'un  long  dilemme 
posé  aux  Ariens  sous  mille  formes  ;  «  Ou  Jésus-Christ  est 
Dieu,  ou  il  est  une  créature.  S'il  est  Dieu,  que  nous 
reproche-t-on?  S'il  est  créature,  pourquoi  l'adorez- 
vous?  Vous  êtes  des  païens  et  des  gentils,  si  vous  adorez 
ce  qui  est  créé.  Idolâtres  ou  catholiques  :  vous  n'avez 
point  d'intermédiaire*.  »  C'est  sur  ce  point  vulnéra- 
ble de  l'Arianisme  que  portent  incessamment  les  traits 
d'Athanase.  Et,  en  effet,  l'identité  parfaite  de  sa  sub- 
stance avec  la  substance  divine  était  la  seule  chose 
qui  distinguât  le  Christ  de  tous  les  demi- dieux,  fils 
de  dieux,  de  toutes  les  incarnations  poétiques  ou  gro- 
tesques dont  l'antiquité  avait  chargé  ses  autels.  S'il 
n'était  pas  le  grand  Dieu  lui-même,  le  Dieu  unique. 


1.  Cette  assimilation  entre  les  païens  et  les  Ariens  revient  à  toutes 
les  pages.  —  Voyez,  entre  autres,  p.  385,  392. 


340  LA    PKUSÉCUTION    ARIENNE. 

il  n'élait  qu'un  nom  de  plus  ajouté  à  la  liste  des  faux 
dieux.  Il  prenait  rang  avec  Jupiter,  avec  INeptune, 
avec  Apollon,  dans  un  Olympe  placé  à  moitié  chemin, 
à  mi-côte  du  ciel  et  de  la  terre,  au-dessous  des  retraites 
inaccessibles  d'un  Dieu  suprême,  immuable  et  inconnu. 
Le  polythéisme  rentrait  par  une  porte  détournée,  si 
une  mani  vigoureuse  ne  l'avait  démasqué  et  déposté. 
Là  est  pour  l'histoire  de  l'inlelligeiice  humaine  l'intérêt 
persistant  de  la  lutte  de  l'Arianisme,  et  le  cri  d'Atha- 
iiase,  poussé  jusqu'à  nous  du  fond  du  désert,  vient 
encore  ébranler  tous  les  échos  de  la  raison  comme  de 
la  foi. 

Cependant  les  nouvelles  d'Alexandrie  devenaient  cha- 
que jour  plus  sinistres,  car  l'inutilité  des  perquisitions 
irritait  et  exaspérait  les  persécuteurs.  Leur  colère  était 
surtout  redoublée  par  la  désertion  des  églises  dont  les 
prêtres  ariens  avaient  pris  possession.  Les  chrétiens 
fidèles  les  fuyaient  pour  aller  tenir  leurs  réunions,  soit 
de  piété,  soit  de  charité,  aux  portes  de  la  ville,  dans 
des  campagnes  reculées.  Défense  fut  faite  aux  ecclésias- 
tiques rebelles  de  célébrer  le  service  divin,  ou  de  distri- 
buer les  aumônes  ;  défense  aux  pauvres, de  les  recevoir. 
Puis,  le  premier  dimanche  qui  suivit  la  Pentecôte, 
informé  qu'une  de  ces  réunions  prohibées  se  tenait  dans 
un  cimetière,  le  comte  Sébastien  y  fait  subitement  inva- 
sion avec  trois  mille  hommes,  l'épée  nue,  au  moment 
où  la  messe  finissait.  Il  fait  arrêter  les  fidèles  de  dis- 
tinction ,  principalement  les  vierges ,  et  les  laisant  dé- 


LA    PEP.SKCUTION   ARtEN'NE.  341 

pouiller  de  leurs  vêtements ,  il  ordonne  qu'elles  soient 
frappées  de  verges  qu'on  avait  formées  de  branches  de 
palmier  fraîches  dont  on  n'avait  pas  enlevé  les  épines. 
Le  supplice  fat  prolongé  assez  longtemps  pour  cofder 
la  vie  à  beaucoup  de  ces  saintes  fdles  et  à  plusieurs 
hommes.  On  laissa  leurs  corps  gisant  dans  la  campagne, 
Qvcc  défense   de  les  enterrer.   Les  mêmes  violences 
ue  tardèrent  pas  à  s'étendre  sur  toute  la  surface  de 
•l'Egypte  :  seize  évêques  bannis,  trente  forcés  de  fuir, 
partout  des  prêtres  dispersés,  martyrisés  ou  proscrits; 
des  églises  pillées  et  des  instruments  de  supplice  dressés 
sur  toutes  les  places  publiques;    tous  ces   désordres 
couvrirent  l'Egypte  d'un  spectacle  de  désolation  que 
n'avait  égalé  aucune  des  persécutions  du  paganisme  ^ 
Le  bruit  de  ces  malheurs  arrivait  dans  la  retraite 
d'Athanase,  apporté  par  des  fugitifs  dont  les  larmes  ou 
les  blessures  lui  déchiraient  le  cœur.  La  crainte  d'ex- 
poser ses  pieux  h(Mes  à  ce  redoublement  de  cruauté  le 
décida  alors  à  se  séparer  môme  de  celte  société  silen- 
cieuse, où   il  goûtait  les  douceurs  de   la  sympalhie. 
Fuyant  toute  habitation  d'homme,  il  alla  chercher  un 
asile  tellement  secret  qu'il  ne  pouvait,  dit-on,  y  jouir 
librement  de  la  vue  de  l'air.  C'était ,  ou  quelque  grotte 
souterraine,  ou  quelqu'un  de  ces  vastes  caveaux  funé- 
raires dont  la  piété  des  Égyptiens  avait  couvert  la  cam- 
pagne, et  qui,  souvent  abandonnés  et  oubliés,  deve- 

1.  s.  Atlian.,  ad  Sol. ,  p.  830  el  suiv.  ;  ApoL,  p.  692;  De  fuga, 
p.  704  et  suiv.  —  Tliéod.,  n,  14. 


342  l\    l'KRSÉCUTION    ARIENNE. 

naient  la  rciraile  des  bêtes  sauvages.  Un  seul  fidèle  en 
savait  le  chemin  et  venait  l'y  trouver  pour  lui  apporter 
sa  nourriture  et  lui  remettre  ou  prendre  ses  lettres*. 
Car  du  fond  de  son  cachot  inconnu ,  où  le  jour  no  péné- 
trait pas,  sa  voix  trouvait  encore  moyen  do  se  l'aire 
entendre.  Il  y  a  môme  dans  les  écrits  qui,  par  leur 
date,  ont  dû  évidemment  être  composés  dans  les  en- 
trailles de  la  terre,  plus  de  feu  encore,  des  transports 
plus  ardents  d'une  sainte  colère,  et  conmie  une  verve 
plus  âpre.  Sous  l'étreinte  chaque  jour  plus  resser- 
rée de  la  persécution,  le  courage  se  concentre  et 
s'exalte. 

Il  apprend,  par  exemple,  que  ce  courage  était  mis  en 
doute  par  les  évêques  ariens  qui,  de  dépit  de  ne  pas  le 
trouver,  répétaient  en  riant  qu'il  avait  fui.  «  Quoi!  s'é- 
crie-t-il,  bondissant  d'indignation,  j'entends  dire  que 
Léonce  d'Antioche,  Narcisse  de  Néroniade,  Georges  de 
Laodicée,  et  les  autres  Ariens,  se  raillent  de  moi  et 
m'appellent  lâche,  parce  que  je  ne  me  suis  pas  livré  de 
moi-même  à  leurs  coups ^I...  Et  ils  ne  voient  pas  que 


1.  Soz.,  IV,  10.  —  Rnfin,  i,  18.  —  Luc.  Cal.,  Epist.  ad  Afhan.yMa. 
fin  du  volume  des  œuvres  de  Lucifer. 

-2.  S.  Athan.,  De  fuga,  p.  701.  —  Ce  traité  d'Athanase,  et  celui  que 
nous  allons  citer  tout  à  l'heure,  sont  évidemment  postérieurs,  au  moins 
de  dix-huit  mois  ou  deux  ans,  aux  précédents,  puisqu'il  y  est  fait  men- 
tion de  la  chute  d'Osius  et  de  Libère,  qui  n'eut  lieu  qu'à  la  fin  de  357 
ou  au  début  de  358.  Mais  la  suite  du  récit  nous  a  obligé  de  les  placer 
ici,  parce  que  s'il  s'était  écoulé  un  assez  long  laps  de  temps,  il  nr, 
s'était  pourtant  pas  opéré  de  changement  notable  dans  la  situation  du 
prélat  proscrit,  entre  ses>*premiers  et  ses  derniers  écrits.  On  dit  qu'il 


{ 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  343 

par  ces  railleries  ils  se  dénoncent  eux-mêmes.  Car,  s'il 
est  mal  de  fuir,  il  est  plus  mal  encore  de  poursuivre. 
Celui  qui  fuit  se  cache  pour  ne  pas  mourir;  celui  qui 
poursuit,  court  pour  tuer...  S'ils  trouvent  la  fuite  hon- 
teuse, qu'ils  rougissent  eux-mêmes  de  leur  poursuite, 
car  s'il  n'y  avait  pas  d'embûche,  il  n'y  aurait  pas  de 
fuite  non  plus*...  Devant  qui  fuit-on?  Est-ce  devan 
les  gens  humains  et  doux,  ou  devant  les  gens  féroces  et 
criminels?  On  fuyait  devant  Saûl,  et  on  se  réfugiait  chez 
David ^...  S'il  est  mal  de  fuir,  pourquoi  Jacob  a-t-il  fui 
devant  Ésaii?  Pourquoi  Moïse  a-t-il  fui  chez  les  Madia- 
nites?  Et  que  diront-ils,  ces  mauvais  plaisants,  de 
David  fuyant  de  sa  maison  devant  les  meurtriers  de 
Saûl,  se  cachant  dans  une  caverne,  et  déguisant  son  vi- 
sage,,jusqu'à  ce  qu'il  ait  échappé  aux  embijclies  d'Abi- 
mélcch?  Que  diront-ils, ces  bavards  imprudents,  du  grand 
Élie  qui  savait  faire  descendre  la  puissance  de  Dieu 
sur  la  terre,  et  ressusciter  les  morts,  mais  qui  se  cachait 
devant  Achab  et  devant  les  menaces  de  Jézabel ,  dans  le 
temps  même  où  les  fils  des  prophètes  fuyaient  la  mort 
dans  les  cavernes  d'Abdias?  —  Mais  peut-être  que  ce 
sont  là  des  exemples  trop  anciens  et  qu'ils  n'ont  pas 


resta  six  ans  dans  sa  caverne.  Quelque  soin  que  je  mette  à  suivre 
fidèlement  l'ordre  chronologique,  ou  conçoit  que  daiis  le  récit  de  faits 
qui  se  passèrent  dans  des  lieux  aussi  éloignés  les  uns  des  autres, 
il  faut  s'écarter  quelquefois  de  la  suite  des  dates  pour  ne  pas  briser  à 
tout  moment  la  narration. 

1.  S.  Athan.,  De  furja,  p.  705,  706. 

î.  Ibid.,  p.  706. 


344  LA    PFUSÉCUTION    ARIENNE. 

lu  ces  vieil V  écrils.  Ne  se  souvieiitlront-ils  pas  au 
moins  de  riM'angile,  et  des  disciples  fuyant  la  fureur  des 
Juifs,  et  de  Paul  descendu  des  murailles  de  Danias  dans 
une  corbeille'?...  Tous  ces  saints  ne  fuyaient  point  par 
crainte  :  non,  grand  Dieu  !  Mais  ils  considéraient  la  fuite 
comme  l'exercice  et  la  préparation  de  la  mort.  Ils  ne 
voulaient  point  s'offrir  témérairement  au  péril,  car  c'est 
être  coupable  de  sa  propre  mort,  et  désobéir  à  Dieu,  qui 
a  dit  :  Que  l'homme  ne  sépare  pas  ce  que  Dieu  a  uni;  et 
ils  auraient  cru  plutôt  faire  acte  de  timidité  en  se  déro- 
bant au  péril  et  au  tourment  de  l'exil,  plus  terrible 
que  ceux  de  la  mort.  Heureux,  en  effet,  est  celui  qui 
meurt;  il  se  repose  de  ses  misères.  Mais  celui  qui  fuit, 
attendant  d'heure  en  heure  l'arrivée  de  ses  ennemis, 
souhaiterait  bien  souvent  d'être  mort.  Ceux  donc  qui 
mourront  dans  la  fuite  ne  mourront  point  sans  gloire  : 
ceux-là  aussi  auront  la  palme  du  martyre...  Ces  hommes 
qui  ont  fui  avaient  tant  de  courage  que  nul  n'en  pourrait 
douter.  Le  patriarche  Jacob,  qui  avait  bien  fui  devant 
Ésaii ,  quand  il  vit  la  mort  présente ,  n'en  fut  point 
ému  ;  et  il  sut  bénir  à  cette  heure  même  chacun  de  ses 
fils  suivant  son  mérite.  Le  grand  Moïse,  qui  avait  fui 
devant  Pharaon  et  s'était  caché  chez  les  Madianites, 
dès  que  Dieu  le  lui  ordomia,  se  présenta  sans  crainte  en 
Egypte;  et  quand  il  lui  fut  dit  :  Monte  sur  la  montagne 
'et  meurs,  il  ne  refusa  point  de  marcher ,  mais  il  s'é- 

1.  s.  Athan.,  De  fuga,  p.  707: 


LA  PERSÉCUTION  ARIENNE.  345 

lança  de  grand  cœur...  Pierre,  qui  s'était  caché  chez 
les  Juifs;  Paul,  qui  avait  fui,  quand  ils  surent  qu'ils 
trouveraient  le  martyre  à  Rome,  ne  renoncèrent  point  à 
s'y  rendre,  mais  y  marchèrent  avec  joie...  Mon  sang  va 
être  répandu  comme  une  libation,  disait  Paul,  et  le  jour 
de  ma  délivrance  approche.  Ces  exemples  prouvent  que 
la  fuite  n'est  point  le  résultat  de  la  crainte,  ni  un  acte 
lâche  et  vulgaire,  mais  qu'elle  est  l'eflet  d'une  grande 
force  de  courage  ' .  » 

Puis  il  reprend  encore  une  fois,  dans  une  lettre  ani- 
mée, le  récit  de  ses  traverses  et  des  fureurs  de  Con- 
stance. 

«  C'étaient  des  eunuques,  dit-il,  qui  menaient  tout 
cela  :  et  ce  qu'on  ne  saurait  assez  remarquer  dans 
toutes  ces  intrigues,  c'est  que  l'hérésie  arienne,  qui  ne 
veut  point  que  Dieu  ait  un  Fils,  allait  chercher  son 
appui  parmi  les  eunuques,  hommes  stériles  par  le  corps 
comme  par  l'àme,  et  qui  ne  peuvent  point  soull'rir  qu'on 
prononce  le  nom  de  fils  devant  eux.  L'euiuique  éthio- 
pien, qui  ne  comprenait  point  ce  qu'il  lisait,  crut  à  la 
parole  de  Philippe  qui  lui  enseignait  le  Sauveur  ;  mais 
les  eunuques  de  Constance  ne  croient  point  à  la  confes- 
sion de  Pierre,  leur  enseignant  le  Fils  de  Dieu:  et  ils 
s'emportent  contre  ceux  qui  disent  que  Dieu  a  un  Fils.  La 
loi  ecclésiastique  défend  que  les  eunuques  siègent  dans 
les  conseils  de  l'Église,  et  ce  sont  eux  maintenant  qui 

1.  s.  Athan.,  De  fuga,  p.  712,  713. 


346  LA    PERSÉCUTION    ARIEl^NE. 

se  font  maîtres  de  tous  les  jugements  ecclésiastiques. 
Constance  ne  fait  que  ce  qui  leur  plaît,  et  des  hommes 
qui  se  nomment  évêques  ratitient  leurs  sentences.  Ohl 
qui  se  fera  l'historien  d'une  telle  honte?  Qui  osera  la  ra- 
conter à  la  génération  fiiture?Et  qui  la  croira,  si  on  la  lui 
raconte?  Des  eunuques,  race  avide  de  volupté  et  pleine 
de  malice,  qui  n'ont  d'autre  souci  que  de  priver  les  au- 
tres de  ce  que  la  nature  leur  a  refusé;  des  eunuques,  h. 
qui  l'on  confierait  à  peine  le  gouvernement  de  sa  propre 
maison,  gouvernent  aujourd'hui  l'Église  M...  Quand  de 
telles  choses  se  sont-elles  vues  depuis  que  le  monde 
existe?  Quand  les  jugements  de  l'Église  ont-ils  dii  leur 
autorité  à  l'empereur?  Quand  ^'^  jugement  impérial  a- 
t-il  été  tenu  pour  valable  dans  l'Église?  Il  y  a  eu  bien 
des  conciles  avant  nos  jours,  et  bien  des  jugements  ec- 
clésiastiques; mais  jamais  prêtre  n'a  consulté  empereur 
sur  de  tels  sujets,  et  jamais  empereur  n'a  prétendu  régir 
les  choses  de  l'Église.  L'apôtre  Paul  avait  des  amis  dans 
la  maison  de  César,  et  il  les  salue  dans  sa  lettre  aux 
Philippiens;  mais  il  ne  se  les  associait  pas  pour  juger 
les  choses  ecclésiastiques.  Mais  maintenant   l'hérésie 
arienne    nous  donne  un  spectacle  tout  nouveau.  Des 
évêques  prêtent  la  puissance  épiscopale  à  Constance, 
pour  l'aider  à  faire  ce  qui  lui  plaît,  et  afin  qu'il  puisse 
persécuter  sans   qu'on  l'appelle   persécuteur.  A  leur 
tour,  on  leur  prête  la  puissance  impériale,  pour  qu'ils 

1.  s.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  834,  833. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  347 

se  délivrent  de  leurs  ennemis,  c'est-à-dire  de  ceux  qui 
ne  sont  pas  impies  comme  eux.  Ceci  est  une  comédie  où 
des  gens  jouent  le  rôle  d'évêques,  et  où  Constance  dirige 
la  scène'...  Et  en  voyant  tout  ce  qui  se  passe,  et 
l'impudence  qu'affiche  l'impiété,  qui  est-ce  qui  oserait 
dire  encore  que  Constance  est  chrétien?  N'esl-il  pas 
plutôt  l'image  de  l'Antéchrist?  Quel  est  celui  des  signes 
de  l'Antéchrist  qui  lui  manque?  En  quoi  Constance 
n'est-il  pas  semblable  à  l'Antéchrist  et  l'Antéchrist  à 
Constance?  N'est-ce  point  par  son  ordre  que  les  Ariens 
et  les  païens  ont  sacrifié  dans  la  grande  église  de  Césarée 
et  blasphémé  contre  le  Christ?  Et  n'est-ce  point  à  ce 
signe  que  la  vision  de  Daniel  fait  reconnaître  l'Anté- 
christ?... Le  voilà  bien  tel  qu'il  doit  être,  parlant  contre 
le  Très-Haut,  défendant  l'impiété,  faisant  la  guerre  aux 
saints,  poursuivant  les  ministres  de  Dieu ,  et  usant  pour 
sa  perte  du  peu  de  temps  de  pouvoir  que  Dieu  lui 
donne-....  Oui,  assurément,  Constance  nous  montre  la 
véritable  image  de  l'Antéchrist.  Et  ainsi,  pour  en  finir, 
si  jamais  il  fut  glorieux  de  tenir  ferme  à  l'Écriture 
contre  les  hérésies,  c'est  aujourd'hui  et  contre  celle-ci. 
Or,  le  précepte  de  l'Écriture  est  celui-ci  :  Sortez^  sor- 
tez, éloîfjnez-vous ,  ne  touchez  point  à  l'impureté,  sé- 
parez-vous de  ceux-ci,  vous  qui  portez  les  vases  divins. 
Et  voici  l'instruction  qui  convient  à  tous.  Si  quelqu'un 
a  été  pris  par  cette  erreur,  qu'il  en  sorte  comme  de 

1.  s.  Athan.,  ad  So/.,p.  845. 

2.  IbicL,  p.  860. 


348  L.\    PEUSÉCUHON     ARIEXNE. 

Sodome,  sans  se  retourner,  de  peur  de  subir  le  sort  de 
la  femme  de  Loth.  Quant  à  ceux  qui  sont  restés  purs  de 
rimpiélé,  qu'ils  en  aient  la  gloire  devant  Dieu,  et  qu'ils 
disent  :  Nous  n'avons  point  élevé  nos  mains  vers  des 
dieux  étrangers  ;  nous  n'avons  point  adoré  l'œuvre  de 
nos  mains  ;  nous  n'avons  servi  aucune  créature,  mais 
toi  seul  Dieu,  qui  as  tout  créé  par  ton  Yerbe,  ton  Fils 
unique,  notre  Seigneur,  par  lequel  à  toi,  comme  à  lui 
et  à  lEspril  saint,  soient  la  gloire  et  l'empire  aux  siècles 
des  siècles  ' .  » 

Ces  paroles,  sorties  toutes  brûlantes  d'un  asile  in- 
connu, faisaient  circuler  partout  un  frémissement  d'in- 
dignation. Partout  la  puissance  impériale  rencontrait 
une  résistance  inconnue  aux  âges  précédents,  résistance 
qui  prenait  rarement  les  armes  et  ne  versait  le  sang 
que  par  entraînement  et  à  regret,  mais  qui  trouvait  un 
invincible  point  d'appui  dans  la  force  de  la  conscience 
atïraiichie  et  de  l'opinion  indignée. 

Les  scènes  lamentables  de  l'Egypte  se  reproduisaient, 
en  elîet,  de  toutes  paris.  Partout  on  offrait  aux  évoques 
la  condamnation  d'Athanase  à  signer;  et  si  la  défection 
épiscopale  se  faisait  attendre,  la  perséculiorî  arrivait, 
suivie  de  l'héroïque  désobéissance  des  fidèles.  Le  cou- 
rage ne  faisait  pas  défaut  en  Orient  même,  quoique  le 
nombre  des  évêques  complaisants  y  fût  très-grand,  et 
que  l'hérésie  arienne,  qui  y  avait  pris  naissance,  y  eût 

1.  s.  Athan.,  ad  Sol.,  p.  865,  8CG. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  349 

jelé  des  racines  plus  étendues.  A  Antioche,  où  une  suc- 
cession de  pasieurs  hérétiques  gouvernait  déjà  depuis 
plus  de  trente  ans'  ;  à  Constantinople,  où,  depuis  l'exil 
de  l'évèque  Paul,  suivi  promptement  de  sa  mort,  l'usur- 
pateur Macédonius  régnait  en  maître^,  il  se  trouva  pour- 
tant un  noyau  de  chrétiens  persévérants  qui  payèrent 
leur  fidélité  de  la  confiscation  de  leurs  biens  ,  de  l'exil 
et  des  plus  affreux  supplices.  On  détruisait  leurs  églises; 
ils  les  rebâtissaient  le  lendemain.  La  nouvelle  capitale 
de  l'empire,  à  peine  achevée,  était  ainsi  le  théâtre  de 
luîtes  violentes  entre  les  soldats  et  la  foule,  qui  met- 
taient à  forte  épreuve  la  solidité  déjà  très-mal  assurée 
de  ses  monuments  et  le  calme  de  sa  population,  formée, 
par  des  émigrations  de  toute  sorte,  d'aventuriers  et  de 
gens  sans  aveu.  Les  ruines  faites  par  la  sédition  et  par  l'é- 
meute s'y  mêlaient  de  toutes  parts  aux  constructions 
inachevées.  C'est  ainsi  que  l'église  des  Saints-Apôtres,  où 
reposait  la  dépouille  de  Constantin  ,  se  trouvait  ébranlée 
à  peine  \ingt  ans  après  sa  fondation.  Macédonius  voulut 
enlever  le  corps  du  prince,  pour  le  faire  déposer  dans 
un  lieu  plus  sur.  Dans  l'état  agité  des  esprits,  ce  fut  le 
signal  d'une  insurrection.  On  répandit  parmi  le  peuple 
que,  non  content  de  déchirer  le  symbole  du  grand  con- 
cile,  les  Ariens  voulaient  encore  déterrer  les  restes  du 
saint  empereur  qui  y  avait  figuré.  Chacun  courut  aux 
armes.  Au  premier  rang  des  révoltés  figurait  la  petite 

I.  Voir  la  première  partie  de  cette  histoire,  t.  ii,  p.  300. 
i.  Voir  plus  haut,  p.  65, 


350  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

secte  (les  Novaliens  dontConslanlin  avait  négocié  à  Nicée 
la  réconciliation  avec  l'Église,  et  qui,  malgré  la  persévé- 
rance de  ses  coutumes  bizarres,  demeurait  inébranlable- 
nient  attachée  à  la  mémoire  du  concile.  On  se  battit 
plusieurs  jours  dans  le  sanctuaire  de  Saint-Acace,  où  le 
corps  avait  été  déposé,  et  le  sang  ruisselait,  dit  Sozo- 
mône,  de  l'intérieur  de  l'église  jusque  sur  la  place  qui  y 
conduisait'.  La  lutte  ne  finit  que  par  l'intervention  de 
l'empereur,  qui  blâma  l'évêque  et  se  réserva  de  dispo- 
ser lui-même,  à  son  arrivée ,  des  restes  mortels  de  son 
père. 

Ailleurs,  la  résistance,  plus  évangélique  et  plus  digne, 
avait  pour  soutiens  les  évêques  d'Occident,  proscrits 
à  Milan,  et  qu'on  avait  envoyés  passer  leur  temps  d'exil 
en  Asie.  Eusèbe  de  Verceil  et  Lucifer  de  Cagliari ,  déte- 
nus dans  deux  villes  de  Palestine,  y  étaient  l'objet  à  la 
fois  des  traitements  les  plus  rigoureux  de  la  part  des 
magistrats ,  et  de  la  pieuse  admiration  de  la  foule 
chrétienne.  On  s'empressait  autour  d'eux,  pour  entendre 
le  récit  de  leurs  peines.  La  maison  où  demeurait  Eusèbe 
à  Scylhople  et  qui  appartenait  à  un  juif  converti  de 
distinction,  lecomte  Joseph,  était  chaque  jour  encombrée 
de  visiteurs,  qui  arrivaient  les  mains  chargées  de  pré- 
sents, d'habits,  d'aliments,  pour  subvenir  à  tous  ses  be- 
soins. Ce  spectacle,  qui  faisait  de  l'exil  un  triomphe, 
irrita  les  Ariens  de  la  ville,  qui  avaient  dans  l'évêque 

1.  Soz.,  IV,  20,  21.  —  Soc,  a,  38. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  351 

Patrophile  un  chef  actif  et  obstiné.  On  alla  tirer  brula- 
lement  le  confesseur  de  sa  maison,  et  on  l'enferma  dans 
la  cellule  d'un  hospice,  où  personne  n'eut  permission 
de  le  venir  voir.  Eusèbe  se  laissa  faire  en  silence;  mais 
le  lendemain  Patrophile  reçut  de  lui  un  billet  avec  cette 
suscription  :  «Eusèbe,  serviteur  de  Dieu,  au  geôlier 
Patrophile.  »  Il  lui  annonçait  sa  résolution  de  ne  pas 
manger  un  morceau  de  pain,  de  ne  pas  boire  une  goutte 
d'eau  dans  sa  prison,  décidé  qu'il  était  à  se  laisser  plutôt 
mourir  de  faim  qu'à  renoncer  à  recevoir  sa  nourriture 
des  mains  de  ses  frères.  Patrophile ,  ému  de  cette  froide 
intrépidité,  n'osa  prendre  sur  lui  de  causer  la  mort  d'un 
collègue,  et  lui  fît  rendre  sa  liberté.  La  foule  lui  fil  cor- 
tège de  la  prison  jusqu'à  sa  demeure,  et  voulut  illumi- 
ner elle-même  tout  le  bâtiment.  Peu  de  jours  après,  il 
recevait  une  députalion  de  deux  prêtres  de  son  église 
qui  avaient  traversé  la  mer  pour  venir  lui  apporter  les 
souvenirs  et  les  collectes  de  son  troupeau.  A  son  tour, 
il  distribuait  des  aumônes  à  ceux  qui  l'avaient  assisté  la 
veille;  décrivait  aux  fidèles  d'Italie  pour  les  encourager 
et  les  remercier,  et  resserrait  ainsi  encore,  du  fond  de 
sa  retraite,  toutes  les  mailles  de  ce  réseau  que  l'organi- 
sation ecclésiastique  avait  jeté  sur  le  monde,  et  qu'au- 
cune puissance  humaine  ne  pouvait  plus  briser*. 

)    1.  La  lettre  d'Eusèbe  de  Verceil  à  soa  église,  qui  rend  compte  de 
■  '  cette  anecdote,  a  été  publiée  par  Baronius  [Ann.  eccL,  ann.  356,  §  95), 
et  porte  un  grand  caractère  d'authenticité.  —  S.  Épipliaiie  (Hœr.,  xxx, 
5)  raconte  qu'il  a  été  voir  lui-même  le  confesseur  Eusèbe  dans  sa  re- 
traite de  Scyihople,  chez  le  comte  Joseph. 


352  LA    l'KItSKCUTION    ARIENNE. 

Liu'ilVr  siip[toi'tait  les  peines  de  l'exil  avec  moins  de 
patience  et  bravait  la  persécution  avec  plus  d'audaco 
encore.  Dans  une  suite  de  pamphlets  écrits  d'un  style 
dur  et  rustique,  comme  il  le  dit  lui-même,  ce  rude  paysan 
poussait  la  liberté  évangélique  jusqu'à  ses  plus  extrêmes 
limites  :  Défense  d'Athanase ,  Condamnation  des  rois 
apostats ,  Nulle  société  avec  les  hérétiques ,  Il  ne  faut 
point  épargner  les  ennemis  de  Dieu ,  Mourons  pour 
te  Fils  de  Dieu,  tels  étaient  les  titres  de  ces  traités 
acerbes ,  où  les  analhèmes  sévères  de  la  langue  bi- 
blique sont  épuisés  par  cet  autre  Ëlie  contre  un  nou- 
vel Achab  :  le  serpent  de  la  Genèse,  le  loup  de  l'Évan- 
gile ne  sont  plus  que  des  images  adoucies  de  l'empereur 
arien.  «  Au  dernier  jour,  dit-il,  comme  Adam  dit  à 
Dieu  :  c'est  le  serpent  qui  nous  a  séduits;  nous,  évêques, 
si  nous  faiblissons ,  nous  dirons  :  c'est  Constance  qui 
nous  a  séduits...  Viens  donc,  empereur,  pourquoi  ne 
te  venges-tu  pas  de  moi,  de  ce  mendiant  qui  t'in- 
sulte?... Penses-tu  que  nous  respecterons  ton  diadème, 
tes  pendants  d'oreilles,  tes  bracelets,  tes  riches  vête- 
ments, et  que  nous  oublierons  le  maître  des  cieux  et  de 
la  terre '?»  Tous  ces  écrits  circulaient  rapidement,  grâce 
à  la  communication  constante  des  églises  entre  elles, 
malgré  la  police  et  les  dislances.  Athanase  en  eut  con- 
naissance dans  sa  retraite,  put  faire  demander  ces  écrits, 
les  recevoir,  et  bien  qu'il  dût  déjà  y  reconnaître  des 

1.  Luc.  Cal,  Op.,  p.  2,  2û2,  293. 


LA    PEHSÉCL'TION    ARIENNE.  353 

traces  de  cet  esprit  trop  véhément  qui  le  mit  plus  tard 
lui-même  aux  prises  avec  Lucifer,  il  n'hésita  pas,  devant 
lantdecoiirage  et  dans  un  tel  péril  à  lui  envoyer  ses  féli- 
citations. 11  l'appelait  :  «  0  véritable  Lucifer,  qui  portes 
le  llamlteau  de  la  vérité  et  le  mets  sur  le  chandelier, 
pour  qu'elle  luise  aux  yeux  de  tous.  »  Bien  plus,  l'em- 
pereur lui-même  reçut  un  jour  un  de  ces  manuscrits, 
qui  lui  fut  directement  adressé.  Surpris  d'une  telle 
audace,  et  ne  voulant  pas  croire  qu'elle  fût  possible, 
il  fit  écrire  à  Lucifer  par  Florentins,  son  maître  des 
Mfîces,  powr  savoir  s'il  était  bien  réellement  l'auteur 
de  l'envoi.  Nous  possédons  encore  cette  étrange  corres- 
pondance, dans  laquelle  le  persécuteur  semble  reculer 
intimidé  devant  la  victime. 

«  Florentius,  maître  des  offices,  au  très-excellent  sei- 
gneur Lucifer  : 

«  Quelqu'un  est  venu  oll'rir  en  votre  nom  un  manu- 
scrit à  noire  Seigneur  et  Auguslej  et  celui-ci  a  désiré 
qu'il  fut  renvoyé  à  Yotre  Sainteté ,  et  veut  savoir  si  c'est 
bien  vous  qui  l'avez  adressé.  Répondez  donc  ce  qui  est 
vrai,  et  renvoyez  le  manuscrit,  afin  qu'on  puisse  l'otTiir 
de  nouveau  à  son  Eternité.  » 

Lucifer  répond  sans  hésiter  : 

«  Mon  fils  très-cher,  votre  lettre  très-honorée  me  fait 
savoir  qu'un  homme  a  remis  en  mon  nom,  à  l'empe- 
reur, un  manuscrit  qu'il  dit  avoir  été  adressé  par  mon 
humilité.  Yotre  religieuse  Prudence  saura  que  j'ai  exa- 
miné avec  soin  ce  manuscrit ,  et  que  je  le  remets ,  pour 

III.  23 


354  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

VOUS  être  rendu,  à  Bonose  ,  l'agent  d'affaires.  Et  main- 
tenant Votre  Générosité  voudra  bien  dire  à  l'empereur 
que  je  le  reconnais  pour  mien  sans  difficulté.  Et  quand 
l'empereur  aura  commencé  de  rétlécliir  aux  raisons  qui 
m'ont  décidé  à  discuter  de  cette  sorte ,  il  veria  que 
nous  sommes  décidés  à  souffrir  la  mort  qu'on  nous  pré- 
pare'. » 

C'était  autour  de  Constance  môme,  et  aux  portes  de 
son  palais ,  que  cette  forte  organisation  de  l'Église 
se  jouait  de  sa  colère  et  bravait  sa  puissance.  Avec 
quelque  dureté  qu'il  eût  sévi,  il  n'avait  pu  bannir  tous 
les  évoques  d'Occident ,  et  ceux  qui  restaient  sur  leurs 
sièges,  même  au  prix  de  quelque  complaisance  exté- 
rieure, conservaient  pour  Athanaseun  penchant  secret^ 
et  pour  la  foi  de  Nicée  un  profond  attachement.  Dans  les 
diocèses  oij  on  avait  installé  de  force  des  évoques  intrus, 
les  populations  en  masse  refusaient  de  communiquer 
avec  eux.  Le  diacre  Félix,  créé  évêquede  Rome  en  place 
de  Libère,  restait  seul  dans  son  église,  abandonné  de. 
son  troupeau  et  d'une  grande  partie  de  son  clergé,  bien 
qu'il  protestât  très -hautement  qu'il  était  fidèle  à  la  foi 
de  Nicée  ^.  Zosime,  établi  à  Naples,  aux  mêmes  condi- 
tions, n'y  recevait  pas  un  meilleur  accueil,  et  un  mal 
très-grave  qui  le  frappa  peu  après,  fut  considéré  par 
tout  le  monde  comme  une  justice  de  Dieu  ^.  Plus  on 


i .  Ces  lettres  se  trouvent  à  la  fia  des  œuvres  de  Lucifer  de  Gagliari. 

2.  Rufin,  1,22.  —  Soz.,  iv,  11.  —  Soc,  ii,  37.  —  Théod.,  ii,  16. 

3.  ilarcellini  et  Faustiui,  LibeUiis  precuni,  p.  55.  —  Hist.  eccl. 


LA    PERSÉCUTION    ARIETVNE.  355 

s'éloignait  d'Italie,  du  côté  de  l'Occident,  plus  la  résis- 
tance était  prononcée.  Le  vieil  Osius,  bien  que  déjà 
affaibli  par  l'âge ,  et  assailli  chaque  jour  d'instances  et 
de  menaces  qui  ébranlaient  son  intelligence  obscurcie , 
tenait  encore  réunis  autour  de  lui  les  évoques  d'Espa- 
gne'. Enfin,  en  Gaule,  un  athlète  plus  jeune  venait  de 
se  lever  tout  à  coup  du  sein  du  paganisme,  et  consa- 
crait à  la  foi  du  Yerbe  une  ardeur  mûrie  par  la  réflexion 
et  l'élude.  Celait  Hilaire,  noble  de  Poitiers,  récemment 
converti  à  la  foi  chrétienne,  puis  promu  à  ré])iscopat 
de  sa  ville  natale,  après  une  jeunesse  passée  dans  la 
culture  des  lettres  et  dans  les  jouissances  honnêtes  de 
la  vie  du.  monde  2. 

Hilaire  était  animépour  la  divinité  du  Yerbe  d'une  sorte 
de  passion,  née  de  la  reconnaissance  personnelle  j  car 
il  devait  à  celle  croyance  inelfable  le  repos  d'une  intel- 
ligence longtemps  agitée  par  les  doutes  d'une  philoso- 
phie curieuse.  Tl  nous  a  enseigné  lui-même  dans  ses 
écrits  toutes  les  étapes  de  la  voie  laborieuse  qui  l'avait 
conduit  à  ce  terme  suprême  de  la  fui,  et  il  explique  par 


i.  s.  Atlian.,  ad  Sol.,  p.  S41. 

2.  Le  fait  que  S.  Hilaire  avait;passé  ses  premières  années  dans  le 
paganisme  ressort,  suivant  nous,  très-évidemment  du  récit  qu'il  fait 
lui-même  de  sa  conversion  au  début  du  livre  de  la  Trinité ,  et  dont 
nous  allons  donner  un  extrait.  L'éditeur  bénédictin  parait  en  douter 
cependant,  sur  le  témoignage  très-postérieur  de  Fortunat.  Il  est 
obligé  de  supposer  que  le  début  du  livre  de  la  Trinité  est  une  suppo- 
sition faite  à  plaisir  par  S.  Hilaire.  Nous  ne  voyons  rien  qui  autorise 
cette  liypotlièso.Voir  sur  ce  point  et  sur  les  faits  suivants  l'ouvrage 
intitule  :  lîilarius  von  Poitiers,  de  Benkens,  Scbaffouse,  1864. 


356  LA  PERSÉCUTION  ARIENNE. 

là  même  le  dévouement  sans  bornes  qui  devait  remplir 
toule  sa  vie.  Jeune  encore,  riclie,  heureusement  ma- 
rié, père  d'une  fille  qu'il  adorait,  placé  au  premier  rang 
de  cette  noblesse  des  Gaules  qui  brillait  par  le  savoir 
autant  que  par  l'élégance  et  la  politesse,  il  avait  un  joui 
senti  s'élever  du  sein  de  sa  conscience  une  redoutable 
question.  Quel  était  le  but  de  sa  vie?  Suffisait-il  de  la 
laisser  couler  doucement  dans  l'opulence  tranquille 
qui  l'environnait?  Vivre  pour  jouir,  n'était-ce  pas  vivre 
comme  les  bêtes?  N'était-ce  pas  vivre  pour  mourir? 
«  Non,  s'était-il  écrié,  la  vie  ne  peut  nous  être  donnée 
seulement  pour  nous   mener  à  la  mort;  et  le  doux 
sentiment  de  l'existence  ne  peut  nous  conduire  uni- 
quement à  la  crainte  douloureuse  de  la  perdre  ^  » 

Jetant  alors  les  yeux  sur  les  systèmes  des  philoso- 
phes :  ce  Je  trouvai,  dit-il,  juste  et  sensée  la  sentence  de 
ceux  qui  disent  qu'il  faut  conserver  sa  conscience  pure 
de  tout  crime,  puis  pourvoir  aux  difficultés  de  la  vie,  les 
éviter  par  la  prudence  ou  les  supporter  patiemment;  et 
cependant  ceux-là  même  ne  me  semblaient  point  en  dire 
assez  pour  qu'on  pût  apprendre  d'eux  à  vivre  bien  et 
heureusement.  Leurs  préceptes  étaient  ordinaires,  con- 
formes au  sens  commun  de  l'humanité.  Les  méconnaitre, 
c'eût  été  se  ravaler  à  l'état  de  la  bêtej  et  les  enfreindre 
après  les  avoir  connus,  c'eût  été  dépasser  les  brutes  en 
stupidité.  Mon  âme  avait  soif  de  faire  autre  chose  que  ce 
qu'il  serait  criminel  de  ne  pas  faire  :  elle  aspirait  à  con- 

1.  s.  Hil.,  de  Trinitate,  i,  2. 


LA    PERSÉCUTION    ARIEX.XE.  357 

naître  le  Dieu  de  qui  elle  tenait  le  bien  de  la  vie,  pour  s'y 
consacrer  tout  entière,  pour  s'ennoblir  en  le  servant, 
pour  appuyer  en  lui  tonte  son  espérance, et  se  reposer  en 
lui,  comme  dans  un  port  ami  et  sûr,  contre  les  orages 
de  l'existence.  Voir,  comprendre  et  connaître  ce  Dieu, 
ce  fut  le  désir  qui  l'enflamma  '.  » 

Mais  les  dieux  du  paganisme,  les  dieux  de  tout  âge, 
de  toute  espèce,  les  petits  dieux,  les  grands  dieux,  les 
dieux  représentés  par  des  idoles  et  déshonorés  par  de 
ridicules  symboles;  tout  cela  eut  bien  vite  lassé  cette 
âme  éprise  du  bien  infini.  Déjà  il  s'élevait  jusqu'à  la 
pensée  d'un  être  tout-puissant  et  éternel,  en  qui  il  n'y 
aurait  ni  plus,  ni  moins,  ni  avant,  ni  après,  lorsqu'il 
tomba,  dit-il,  sur  les  livres  que  la  religion  des  Hébreux 
disait  écrits  par  Moïse  et  par  les  prophètes.  «  J'entendis 
alors  le  Dieu  créateur  rendant  témoignage  de  lui- 
même,  en  ces  mots  :  Je  suis  celui  qui  est,  Dites  aux 
enfants  d'Israël  :  celui  qui  s'appelle  Je  suis  m'a  envoyé 
à  vous.  J'admirai  cette  parfaite  définition  de  Dieu  qui 
traduisait  la  notion  incompréhensible  de  la  nature 
divine,  par  l'expression  la  plus  appropriée  à  l'humaine 
intelligence.  Rien  ne  se  conçoit,  en  efl"et,  comme  plus 
essentiel  à  Dieu,  que  l'être,  parce  que  celui  qui  est  par 
essence  ne  peut  avoir  ni  fin,  ni  commencement,  et  que, 
dans  la  continuité  d'une  béatitude  incorruptible,  il  n'a 
pu  et  ne  pourra  jamais  ne  pas  être.  » 

De  l'idée  de  Dieu,  aperçue  dans  son  existence  infinie, 

1.  s.  Hil.,  deTrinit.  i,  3. 


358  LA    PEUSÉCUTION    ARIENNE. 

llilaire  avait  passé  rapidcnienl,  sous  la  contluito  fin  psal- 
miste,  à  l'adtairation  de  sa  Providence  dans  la  inajeslé 
de  ses  œuvres.  Et  pourtant  ce  spectacle,  en  le  ravissant, 
ne  le  satisfaisait  pas  encore.  Plus  il  connaissait  Dieu, 
plus  s'allumait  en  lui  le  désir  de  le  connaître  toujours, 
plus  le  tourmentait  la  crainte  de  perdre  par  la  mort  le 
sens  divin  de  celte  connaissance  ;  et  la  vue  de  son 
corps  destiné  à  périr  alarmait  son  âme  sur  sa  propre 
destinée'.  Ce  fut  alors  qu'il  ouvrit  l'Évangile  frelon 
saint  Jean,  et  que,  dans  l'éblouissante  majesté  des  pre- 
mières pages,  il  lut  ces  deux  paroles  :  Le  Verbe  est  Dieu, 
elle  Verbe  a  été  fait  chair.  «  Alors,  s'écrie-l-il,  mon 
âme  inquiète  trouva  plus  d'espérance  qu'elle  n'avait 
rêvé...  Je  compris  que  le  Dieu-Verbe  s'est  fait  chair, 
afin  que,  par  ce  Verbe  incarné,  la  chair  même  put  s'éle- 
ver jusqu'à  Dieu.  Et  pour  nous  faire  voir  que  le  Verbe 
incarné  n'est  pas  autre  chose  que  le  Verbe-Dieu,  et  que 
la  chair  qu'il  a  prise  n'est  pas  différente  de  la  nôtre, 
c'est  parmi  nous  qu'il  a  habité.  En  y  habitant,  il  reste 
Dieu...  Eu  daignant  prendre  notre  chair,  il  ne  perd  pas 
sa  dignité  propre;  Fils  unique  du  Père,  plein  de  grâce 
et  de  vérité,  parfait  par  sa  nature,  mais  véritablement 
doué  de  la  nôti'e!  Mon  âme  trans-portée  embrassa  la 
doctrine  de  ce  divin  mysière,  s'élevant  ainsi  à  Dieu  par 
sa  chair  même,  et  appelée  par  la  foi  à  une  naissance  nou- 
velle 2.» 

1.  s.  Hil.,  de  Trinit.,  dO.  — Fatigabatur  animus  partim  suo,  partirc 
corp  iris  metu. 
-2.  Ibid.,   10,  11,   12.  —  Verbum  Deus  caro  factus  est,  ut  per 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  359 

C'était  à  ce  dogme,  qui  terminait  ses  angoisses  et 
comblait  ses  espérances,  qu'Ililaire  avait  tout  sacrifié. 
Abandonné  tout  entier  à  Dieu,  dès  le  premier  jour; 
fuyant  désormais  la  philosophie  autant  qu'd  l'avait  re- 
cherchée ,  de  peur  de  se  laisser  dérober  le  joyau  pré- 
cieux de  la  vérité  qu'il  portait  en  lui-même,  il  avait  fait 
de  sa  vie  et  de  son  langage  bien  avant  même  qu'il  fût 
prêtre,  une  prédication  constante  de  la  Trinité  et  de 
l'Incarnation  divine.  Tout  l'Évangile  semblait,  pour  lui, 
tellement  réduit  à  ce  seul  point,  que  pendant  longtemps 
il  ne  soupçonna  même  pas  qu'un  doute  pût  s'élever  au 
sujet  de  la  nature  du  Yerbe  incarné.  Il  croyait  à  la  divi- 
nité de  Jésus-Christ,  d'après  l'évident  témoignage  de 
l'Écriture,  sans  s'être  mis  en  peine  de  lire  ou  du  moins 
d'étudier,  nous  assure-t-il,  même  le  symbole  de  Nicée  '. 

Deum  Veihum  carnem  factura  caro  proficeret  in  Deum  Verbum. 
Ac  ne  Verbum  caro  factum  aut  aliquid  aliud  esset  quam  Deus 
Verbum,  aut  non  nostri  corporis  caro  esset,  habitavit  in  nobis:  ut 

dum   habitet,  non  aliud   quam  Deus  maneret Per  dignatioiiem 

assumptae  carnis,  non  inops  suorum,  quia  tanquam  Unigenitus  a  Pati'e 
plenus  gratiae  et  veritatis  et  in  suis  pn-fectus  fit^  et  verus  in  nostris. 
Hanc  itaque  divini  sacramenti  doctrinam  mens  lœte  suscepit,  in  Deum 
pi'oficieus  per  carnem  et  in  novam  nativitatem  per  fldem  vocata. 

1.  S.  Hil.,  de  Syn.,  p.  1205.  —  Regeaeratus  pridem  et  in  episcopatu 
aliquantisper  manens,  fidem  Nicaenam  nxraquam  nisi  exsulaturus  au- 
divi;  sed  mihi  homousii  et  homœousii  intelligentiam  Evangelia  et  Apos» 
toli  intimaverant.  —  Il  faut  le  témoignage  de  S.  Hilaire  lui-même 
pour  faire  prêter  foi  à  un  fait  si  étrange.  Il  n'est  pourtant  pas  possible 
de  pnmdre  le  texte  à  la  lettre ,  et  il  faut  croire  qu'en  disant  qu'il  ne 
connut  le  symbole  de  Nicée  qu'au  moment  d'être  exilé,  Hilaire  veut 
dire  qu'il  ne  l'étudia,  et  ne  comprit  ou  ne  connut  les  débats  auxquels 
le  symbole  donnait  lieu,  qu'au  moment  de  prendre  part  à  la  discus- 
sion qui  enti allia  son  exil.  Le  futur  exulaturus  est  assez  vague  pour 
se  prêter  à  cette  iuterpiétatioa. 


360  LA    PEUSKCUTION    AIUKXNE. 

Il  eu  était  là  encore,  même  après  que  le  clioix  populaire 
l'eut  désigné  pour  le  rang  épiscopal.  On  juge  ce  qu'il 
dut  sentir  quand  il  apprit  coup  sur  coup,  que  des  chré- 
tiens ébranlaient  le  centre  môme  du  christianisme,  qu'un 
empereur  chrétien  persécutait  ceux  qui  s'y  tenaient 
attachés,  et  que  des  évêques  mouraient  dans  les  tour- 
ments pour  le  mystère  de  la  crèche  et  de  la  croix. 

Il  remplit  la  Gaule  entière  de  l'explosion  d'une  sur- 
prise indignée.  Inspirant  à  tous  ses  confrères  le  courage 
dont  il  était  animé,  il  convoqua  une  réunion  d'évèques, 
qui  sépara  ouvertement  de  sa  communion  Valens  et  Ur- 
sace,  les  deux  proscripteurs  d'Athanase,  et  Saturnin, 
primat  d'Arles,  qui  avait  partagé  leurs  violences.  Après 
ce  défi  audacieux,  jeté  à  l'aulorilé  impériale,  il  ne  s'en 
chargea  pas  moins  de  se  faire  auprès  de  l'empereur 
l'organe  des  vœux  de  la  province.  Mais,  habitué  par 
l'apprentissage  d'une  haute  situation  politique  à  traiter 
les  affaires  en  homme  du  monde,  il  apporta  autant  de 
mesure  dans  cette  mission  qu'il  avait  mis  de  hardiesse 
à  l'entreprendre.  Sa  lettre  à  Constance  (  la  pre- 
mière de  celles  que  nous  possédons) ,  est  un  chef-d'œuvre 
de  modération  éloquente.  Flattant  habilement  sa  pré- 
occupation connue,  il  le  rassure  sur  la  pleine  soumis- 
sion des  Gaules,  celte  conquête  si  récente  et  toujours  si 
agitée,  où  Constance  venait  à  regret  de  se  donner  un 
suppléant  et  un  rival.  «Tout  est  calme,  lui  dit-il,  parmi 
nous;  on  n'entend  point  de  propos  pervers  ni  factieux; 
il  n'y  a  point  de  soupçon  de  sédition,  pas  môme  de  mur- 


LA    PERSECUTION    ARIENNE.  361 

mures  trop  bruyants.  Nous  demeurons  dans  la  paix  et 
dans  le  respect...  Nous  ne  demandons  qu'une  chose  de 
Votre  Piété ,  c'est  que  ceux  qui  sont  retirés  dans  l'exil 
et  dans  le  fond  des  déserts,  ces  prêtres  excellents,  que 
rehausse  la  dignité  du  grand  nom  qu'ils  portent,  puis- 
sent retourner  dans  leurs  sièges;  et  qu'ainsi  partout 
régnent  la  liberté  et  la  joie.  »  Ainsi  parle  l'ancien  curial, 
le  magistrat  municipal,  habitué  à  prendre  soin  de  la  po- 
lice des  cités. Puis  le  philosophe  converti  par  le  libre  usage 
de  sa  raison  proleste  au  nom  de  la  dignité  de  Dieu  et  de 
l'homme  contre  l'emploi  de  la  violence  mis  au  service  de 
iareligion.«Yous  travaillez,  dit-il,  empereur;  vous  gou- 
vernez l'état  par  de  sages  maximes;  vous  veillez  jour 
et  nuit,  afin  que  tous  ceux  qui  sont  sous  votre  empire 
jouissent  du  bienfait  de  la  liberté...  Dieu  aussi  a  amené 
l'homme  à  le  connaître  par  son  enseignement,  mais  ne 
l'a  pas  obligé  par  la  force.  Inspirant  par  l'admiration  des 
merveilles  célestes  le  respect  de  ses  commandements,  il 
dédaigne  l'hommage  de  toute  volonté  qui  serait  con- 
trainte à  le  confesser.  Si  une  pareille  contrainte  était 
employée,  même  à  l'appui  de  la  vraie  foi,  la  sagesse 
épiscopale  viendrait  l'arrêter  et  dirait  :  Dieu  est  le  Sei- 
gneur de  tout;  il  n'a  pas  besoin  d'un  hommage  forcé  ;  il 
ne  veut  pas  d'une  profession  de  foi  arrachée;  il  ne  faut 
pas  le  tromper,  mais  le  servir;  c'est  pour  nous,  plutôt 
que  pour  lui,  qu'il  faut  l'adorer.  Je  n»  puis  accueillir 
que  celui  qui  vient  volontairement  ;  je  ne  puis  écouter 
que  celui  qui  prie,  et  marquer  du  signe  de  la  foi  que 


362  LA    PEUSKCUTION    AUIKNNE. 

celui  qui  la  professe.  Il  faut  chercher  Dieu  dans  la  sim- 
plicité du  cœur,  le  vénérer  avec  crainte,  et  conserver 
son  culle  par  une  volonté  sincère.  Qui  a  jamais  en- 
tendu parler  de  prêtres  obligés  de  craindre  Dieu  par 
les  chaînes  et  par  les  supplices  '  ?  » 

Quelque  modéré  que  fût  ce  langage,  Constance  n'était 
assurément  pas  d'humeur  à  le  supporter  patiemment;  et 
s'il  eût  encore  commandé  directement  en  Gaule,  le  châ- 
timent d'IIilaire  ne  se  fut  point  fait  attendre.  Mais  le 
nouveau  Césarqui gouvernait  les  provinces  Transalpines, 
ne  paraît  point  avoir  apporté  le  même  empressement  à  le 
.  punir.  Tout  entier  à  des  préparatifs  militaires  contre  les 
Barbares,  enfermé  dans  son  camp,  à  Yienne,  sur  le 
Rhône ,  il  ne  prêtait  aux  affaires  de  l'Église  qu'une  atten- 
tion très-indiirérente.  Il  fallut  donc  quel'évêque  d'Arles, 
Saturnin,  se  donnât  beaucoup  de  mouvement  et  fit  l)eau- 
coup  de  démarches;  il  fallut  qu'il  convoquât  une  assem- 
blée du  petit  nombre  de  prélats  de  son  parti  à  Béziers, 
et  qu'il  recourût  à  plusieurs  reprises  à  l'intervention 
de  Constance,  pour  arracher  enfin  à  l'insouciant  Julien 
un  ordre  d'exil  contre  son  adversaire.  L'Athanase  des 
Gaules  ne  quitta  sa  patrie  que  vers  la  fin  de  356,  en  com- 
pagnie d'un  intime  ami,  Rhodane,  évoque  de  Toulouse; 
laissant  derrière  lui  un  clergé  qu'il  avait  eu  le  temps  de 
pénétrer  de  son  esprit ,  des  évêques  tous  unis  dans  la 
même  foi, et  une  fdle  chérie  à  peine  parvenue  à  l'adoles- 

1.  s.  Hil.,  adConst.,  p.  1220  et  suiv. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  363 

oence  :  seul  regret  qui  vînt  assombrir  sa  joie  de  souffrir 
pour  la  vérité  '. 

Pendant  qu'à  la  vue  de  cette  «uite  d'exécutions  iniques 
une  sourde  indignation  soulevait  toutes  les  populalions 
chrétiennes,  Constance  siégeait  paisiblement  à  Milan, 
dans  toute  l'infatuation  du  souverain  pouvoir.  Il  ne  pa- 
raissait même  avoir  d'autre  préoccupation  que  d'ac- 
croître encore  le  nombi'e  de  ses  ennemis,  en  portant  les 
derniers  coups  au  culte  païen.  De  ce  côté,  sans  doute, 
ses  rigueurs  étaient  justifiées  par  de  meilleurs  prétextes; 
mais  au  point  de  vue  de  la  prudence  politique  ils  n'é- 
taient guère  mieux  calculés,  et  le  motif  qui  le  déter- 
minait ne  paraît  pas  avoir  été  beaucoup  plus  pur.  C'était 
toujours  lui-iûême,  son  pouvoir  et  son  orgueil,  qu'il 
avait  en  vue.  Se  croyant  maître  de  l'Église,  il  lui  con- 
venait que  l'Eglise,  à  son  tour,  fût  maîtresse  de  tout. 
Il  lui  promettait  la  domination  pour  la  consoler  de  la  ser- 
vitude. Ce  n'est  pas  la  seule  fois,  «lans  l'histoire,  que  de 
tels  marchés  ont  été  offerts  à.l'Église;  et,  à  vrai  dire,  le 
despotisme  ne  peut  guère  lui  en  proposer  d'autres.  Des 
richesses  pour  ses  ministres,  des  supplices  pour  ses 
ennemis,  c'est  tout  ce  que  le  pouvoir  absolu  peut  mettre 


1.  s.  HU.,  ad  Const.,  p.  122S,  1226,  1239,1252,— Sulp.  Sév.,  ii,  39. 
— S.  Jér.,  de  Viris  illustribus,  lOO. — Cent',  la  vie  de  S.  Hiluire  mise  en 
tète  de  l'édition  des  Bénédictins.  La  date  de  l'exil  de  S.  Ililaiie  est 
déterminée  par  bulpice  Sévère,  qui  dit  qu'au  concile  de  Séleucie  Hi- 
laire  était  dans  la  quatrième  année  de  son  exil,  et  par  le  séjour  de 
JuVieii  à  Vienne,  qui  se  termina,  au  dire  d'Ammien  Marcellin,  au  mois 
de  juin  356. 


364  LA  PERSECUTION  ARIENNE. 

à  son  service.  Constance  ne  lui   épargnait  aucun  de 
ces  dons  funestes. 

Dès  le  lendemain  de  la  chute  de  Magnence,  une  loi 
adressée  au  préfet  de  Rome  était  venue  rétablir  l'inter- 
diction des  sacrifices  nocturnes  et  secrets  dont  l'usage, 
s'était  réintroduit,  soit  par  la  permission  expresse  de  l'u- 
surpateur, soit  grâce  aux  désordres  delà  guerre  civile  '. 
Mais  ce  n'était  là  que  la  répétition  d'ordres  déjà  donnés 
plusieurs  fois, comme  on  l'a  pu  voir,  et  qui  ne  frappaient 
que  des  superstitions  prohibées.  C'était  peu  pour  l'ardeur 
de  Constance;  il  aurait  voulu  comprendre  dans  l'inlerdic- 
tion  le  culte  légal  tout  entier,  et  deux  lois  étaient  déjà  pré- 
parées pour  interdire  entièrement,  sous  peine  de  mort, 
toute  espèce  de  sacrifices,  et  procéder  à  une  clôture  géné- 
rale de  tous  les  temples.  Une  mesure  si  hardie,  qui  eût  été 
toute  une  révolution  dans  l'État,  ou  ne  vit  point  le  jour,  ou 
fut  abandonnée  tout  de  suite  après  avoir  été  promulguée. 
Tout  porte  à  croire  que  le  texte  assez  mutilé  de  ces  deux 
lois,  que  nous  trouvons  encore  dans  les  recueils,  n'est 
qu'un  simpleprojet  conservé  dans  les  archives  impériales, 
et  qui  n'aura  pris  rang  dans  les  codes,  qu'à  répoquc  où  la 
destruction  complète  du  culte  païen  ne  permettait  plus 
aux  compilateurs  de  comprendre  les  difficultés  qui  s'é- 
taient opposées  à  leur  exécution  "-.  Mais  au  défaut  d'une 

1.  Cod.  T/ieod. ,  xvi,  t.  x,  1.  3.  — On  ne  saurait  douter  cependant 
que  Magnence  fût  chrétien  au  moins  de  nom;  des  médailles,  dont 
plusieurs  sont  citées  par  Baronius  (année  350)  ne  permettent  à  cet 
égard  aucune  incertitude. 

2.  Ibid.,  t.  X,  1.  4   et  C.    —    Ces  deux  lois   ont  fait  le  désespoir 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

opération  si  radicale,  Constance  en  tenta  une  plus  dé- 
tournée qui  le  menait  indirectement  au  même  but.  Il 
fit  rentrer  hardiment  au  nombre  des  pratiques  défen- 
dues toute  la  partie  du  culte  national  qui  avait  pour 

de  tous  les  commentateurs.  Leurs  termes  ue  se  prêtent  à  aucune 
exception,  à  aucune  interprétation.  —  Claudi  templa...  accessu  vetilis 

omnibus volumus  cunctos  sacrificiis  abstinere...  pœna  capitali  sub- 

Jugari  prœcipimus  eos  quos  operam  sacrificiis  dare  vel  colère  simu- 
lacra  constiterit.  Il  est  clair  que,  si  ces  lois  ont  été  publiées,  elles  ont 
dû  opérer  une  révolution  entière  dans  l'État,  et  principalement  en  Italie, 
où  les  temples  étaient  si  nombreux. 

Cependant,  il  est  certain  aussi  que  cette  révolution  n'eut  pas  lieu.  Dès 

l'année  suivante  (la  seconde  de  ces  lois  est  de  356),  Constance  était  à 

Rome ,  visitant ,  on  le  verra ,  les  temples  païens ,  très-paisiblement 

ouverts ,  comme  ils  le  furent  encore  beaucoup  d'années    après   lui. 

Il  ne  fit  rien  pour  les  fermer,  et  se  borna  à  faire  ôter  du  sénat  l'autel 

de  la  Victoire.  Beaucoup  des  inscriptions  que  nous  avons  citées  plus 

haut  et  qui  donnent  à  des  magistrats  des  titres,  soit  de  fonctions  du 

culte  romain,  soit  même  du  culte  mitliriaque.  dr.tent  des  années  357, 

358  et  H59.  On  a  un  calendrier  des  fêtes  païennes  de  l'année  354,  qui 

parait  postérieur  à  la  première  de  ces  lois  (Grsevius,  Thésaurus  anti- 

quitatutn  Romanarum,  t.  vih,  p.  95).  En  un  mot,  les  preuves  de  l'exis- 

.  tence  des  temples  postérieurement  à  ces  lois  abondent  de  toutes  parts. 

Dans  cette  difficulté,  nous  avons  adopté  l'hypothèse  formée  pai- La- 

bastie(.l/e//iOiressMr /e  souverain  ponlilicat  des  empereur  s  romains,  Aca^d. 

des  inscr.,  t.  xv,  p.  97),  à  savoir  que  ces  deux  lois,  si  elles  ont  été  faites 

par  Constance,  n'ont  jamais  été  publiées  de  son  vivant;  que  c'étaient 

de  simples  projets  déposés  à  la  secrétairerie  d'État,  in  scriniis  memo- 

rice,  et  retrouvés  depuis  par  le  compilateur  du  code  Théodosien,  à  une 

époque  où  le  culte  païen  ayant  cessé  d'être  redoutable,  on  ne  pouvait 

comprendre  le  motif  qui  les  avait  fait  abandonner.  Les  raisons  que 

donne  Labastie  à  l'appui  de  cette  conjecture,  sont  :  l»  que  la  première 

de  ces  deux  lois  est  sans  date  de  lieu,  et  la  seconde  sans  suscription 

2»  que  la  seconde,  insérée  dans  le  code  Justinien  (ii.  De  pag.  sac. 

iemplis  ) ,  est    attribuée    à  Constantin   le  Grand  ;    3»   que   la  date 

de  la  première  est  manifestement  fausse,  puisqu'elle  porte  :  Constan- 

tio  IV  et  Constante  il  Coss.,  et  que  le  (luatrième  consulat  de  Constance 

ne  correspond  pas  au  second  de  Constant,  ni  même  de  Gallus:  4»  enfin, 

que  le  préfet  du  prétoire  Taurus,  auquel  elle  est  adressée,  n'a  pu  avoir 

cette  dignité  avant  les  dernières  années  de  Constance,  puisqu'il  figure 


n/ 


)GG  LA    PI- KSKCUTION    AUIKNXE. 

objet  la  connaissance  de  l'avenir.  Trois  lois,  datées  de 
Milan  et  rédigées  dans  des  termes  dont  la  sévérité  est 
effrayante  ,  n'ont  point  d'antre  but  que  d'assimiler  à  la 
magie  toute  espèce  d'art  augurai,  y  compris  celui  qui 
s'exerçait  dans  les  temples  par  les  aruspices  officiels  ; 
«  Que  personne,  dit  la  première  de  ces  lois,  ne  consulte 
niaruspice,  ni  mathématicien,  ni  diseur  de  bonne  aven- 
ture'. Que  les  coupables  déclarations  des  devins  et  des 
augures  se  taisent.  Que  les  Ghaldéens  et  les  Mages,  que 
le  vulgaire  appelle  faiseurs  de  maléfices  à  cause  de  la 
grandeur  de  leurs  crimes,  ne  se  mêlent  plus  de  tels  mé- 
'   tiers.  Que  la  curiosité  de  deviner  l'avenir  soit  réduite  au 


dans  Ammien  Marcellin  (xv,  6),  comme  simple  questfur  en  354. 

Ces  raisons  nous  paraissent  très-valables,  et  nous  préférons  l'iiypo- 
tîièse  de  Labastie  à  celle  d'une  falsification  complète,  parce  que  s'il  est 
impossible  d'admettre  que  Constance  ait  prohibé  absolument  le  culte 
païen,  il  est  certain  cependant  que  la  menace  de  cette  prohibition  fut 
répamlue,  comme  on  l'a  pu  voir  plus  haut  dans  le  récit  de  l'expul-- 
siou  d'Athanase,  et  qu'assez  de  pas  furent  faits  dans  ce  sens  pour  que 
Libanius  ait  pu  dire  (sans  y  insister,  il  est  vrai,  comme  il  l'eût  fait  en 
cas  d'une  persécution  véritable)  que  Constance  ferma  les  temples  {Or. 
XXVI,  p.  591)  ;  et  pour  que  Sozoaiène,  contemporain  de  la  rédaction  du 
code  Théodosien,  ait  pu  mentionner  [m,  17)  la  fermeture  des  temples 
comme  un  fait  accompli.  La  délibération  de  deux  lois  conmie  celles-ci, 
dans  le  consistoire  sacré,  aura  suffi  pour  répandre  au  loin  la  terreur, 
et  la  fermeture  de  plusieurs  (empk's  survenue  pour  des  faits  parti- 
culiers de  magie,  de  divination,  etc.,  dans  plusieurs  endroits,  aura 
paru  à  des  témoins  mal  informés  l'exécution  d'une  mesure  générale. 
Conf.  Lasaux  {Vntergang  dus  Hel/enismus,  Munich.,  ISS^jp.  34,  55). 
Dans  cette  excellente  dissertation,  l'auteur  prend  parti  pour  l'authen- 
ticité (les  deux  lois.  —  Valois,  Note  sur  Amm.  Marc,  xxii,  4. 

1.  «  Harioli.»  —  L'étymologie  de  ce  mot  et  son  sens  primitif  sont  dou- 
teux. On  le  fait  venir  en  général  de  fari,  dire,  prédire  l'avenir.  Ter- 
tuUien  en  donne  une  autre  origine  très-peu  probable.  —  Voir  la  note 
de  Godefroy  à  la  loi  citée. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE,  367 

silence.  Quiconque  enfreindra  cet  ordre,  le  glaive  ven- 
geur le  frappera  du  supplice  capital  *.  »  —  «  Beaucoup 
de  gens,  dit  la  seconde  loi,  osent,  par  des  artifices  ma- 
giques, troubler  le  cours  des  éléments,  compromettre  la . 
vie  des  innocents,  en  évoquant  les  mânes  par  leurs 
prestiges",  et  promettre  à  chacun  de  le  délivrer  de  ses- 
ennemis.  Tous  ces  gens,  ennemis  de  la  nature,  qu'une 
peste  cruelle  les  saisisse  et  nous  en  délivre  'K  » 

C'était  franchir  un  pas  considérable.  Priver  les  autels 
des  dieux  de  tous  leurs  adorateurs  curieux  ou  cupides, 
leur  refuser  le  droit  de  répondre  aux  vœux  des  ambi- 
tieux ou  des  amants-,  détacher  ainsi  de  leur  culte 
toutes  les  passions  qui  l'avaient  nourri  tant  d'années, 
c'était  leur  porter  un  coup  mortel.  Frapper  la  magie 
sans  pitié ,  même  quand  elle  s'exerçait  à  l'ombre  des 
temples  consacrés,  c'était  en  même  temps  lever  le  voile 
qui  couvrait  l'alliance  récente  et  mystique  de  la  philoso* 
phie  et  de  la  superstition.  Le  paganisme,  atteint  de  la 
sorte  dans  ses  dernières  retraites,  se  débattit  et  résista. 
La  lutte  ne  se  produisit  pas  au  grand  jour  par  d'élo- 
quentes protestations  comme  celles  qui  sortaient  de  la 
bouche  des  chrétiens  proscrits  ;  tant  de  courage  n'ha- 
bite point  des  cœurs  corrompus  ;  de  tels  appels,  d'ail- 

1.  Cad.  Theod.,  ix,  t.  16, 1.  4. 

2.  Ibid.,  1.  o.  Manibus  accitis  ventilare.  Le  mot  ventilare  exprime 
l'action  de  remuer  à  grands  bras,  en  faisant  du  vent  autour  de  soi.  Il 
est  ici  probablement  appliqué  aux  gestes  et  aux  contorsions  que  fai- 
saient les  enchanteurs  pour  évoquer  les  nùnes. 

3.  Ibid.  —  Ces  lois  portent  les  dates  de  356  à  357. 


3G8  LA  pi:ks.'.i;i;tion  auienne. 

leurs,  se  fusficnt  pcitîiis  dans  le  mépris  public.  Ce  fut 
dans  l'ombre,  par  des  prali([ues  ténébreuses,  mais  qui 
pénétraient  jusque  dans  le  palais  môme  des  Césars, 
que  le  polythéisme  se  défendit.  Les  courtisans ,  les  gé- 
néraux, les  agents  d'affaires,  dont  un  si  grand  nom- 
bre étaient  païens ,  continuèrent ,  jusqu'aux  portes 
mêmes  de  l'antichambre  de  Constance ,  à  se  faire  dire 
leur  bonne  aventure.  L'interdiction,  chaque  jour  violée, 
ne  servit  donc  qu'à  alimenter  un  nouveau  genre  de 
spéculation.  De  nouveaux  crimes,  en  effet,  si  com- 
muns, si  faciles  à  commettre,  ou  du  moins  à  sup- 
poser, étaient  une  bonne  fortune  inappréciable  pour 
tous  les  délateurs.  La  cour  se  divisa  entre  ceux  qui 
consultaient  les  devins  et  ceux  qui  les  livraient  à  la 
police.  Constance  se  vit  à  la  fois,  et  entouré  de  gens 
qui  violaient  sa  loi,  et  assailli  de  dénonciations.  «  Il 
suffisait,  dit  Ammien  Marcellin ,  que  quelqu'un  eût 
consulté  un  savant  sur  le  cri  d'un  rat  ou  la  rencontre 
d'une  belette,  ou  sur  quelque  autre  signe  de  ce  genre, 
ou  eût  employé,  pour  se  soulager  de  ses  maux,  quel- 
que chanson  de  vieille  femme  (sorte  de  remèdes  dont 
la  médecine  ne  conteste  pas  l'autorité)  ,  pour  que, 
saisi,  dénoncé  sans  savoir  pourquoi,  il  fût  traîné  au 
jugement,  et  bientôt  au  supplice  *.  » 

Au  simple  délit  de  divination,  le  génie  des  inquisi- 
teurs de  Constance  ne  tarda  pas  à  en  joindre  un  autre. 

i.  Amm.  Marc,  xvi,  8. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  369 

On  Jui  persuada,  ou  ii  s'imagina  lui-même  que,  quand 
l'empereur  s'élail  déclaré  ennemi  des  dieux,  ceux  qui 
les  consullaient  encore  avaient  nécessairement  juré  la 
perle  de  leur  souverain.  11  crut  qu'on  ne  pouvait  de- 
manderauxdémonsquela  mort  du  prince  chrélien  et  du 
plus  grand  des  serviteurs  de  Dieu.  Dès  lors,  interroger 
les  augures  ne  fut  plus  seulement  ofTenser  Dieu,  ce  lut 
)flenserrempereur:  cène  fut  plus  un  acte  d'idolâtrie, ce 
fut  un  crime  de  lèse-majesté,  mot  bien  autrement  terrible 
qui  éveillait  la  cendre  des  Domitien  et  des  Néron.  Il  n'y 
eul  plus  de  jour  où  quelque  grand  de  la  cour  ne  fût  mis 
en  jugement  pour  une  accusation  de  ce  genre  ',  etlàpre 
inquiétude  de  Constance  s'aigrissant  sans  mesure  se  ré- 
véla enlin  dans  la  loi  suivante,  adressée  principalement 
à  sa  cour,  à  ses  amis.  Peut-être  aussi  était-elle  destinée 
à  être  eidendue  au  delà  des  Alpes  par  le  jeune  César, 
dont  le  nom,  comme  on  le  verra,  s'illustrait  tous  les 
jours  aux  armées,  mais  qui  continuait  à  porter  dans 
toutes  les  alfaires  religieuses  une  modération  suspecte. 
«  Bien  que  d'ordinaire,  et  sauf  les  exceptions  pré- 
vues, le  corps  des  hommes  élevés  aux  honneurs  ne  doive 
poinl  être  soumis  à  la  torture ,  et  quoique  les  magiciens 
do  toute  sorte,  quelque  partie  de  la  terre  qu'ils  habitent, 
doivent  être  tenus  pour  ennemis  du  genre  humain; 
cependant, comme  ceux  qui  font  de  tels  métiers  en  notre 
cour  offensent  plus  directement  encore  notre  propre 

1.  Amm.  Marc,  xviiij  3;  xix,  12. 

m.  Î4 


370  LA  PERSÉCUTION  AUJENNE. 

Majesté,  nous  décidons  que  si  quelque  magicien,  ou 
quelque  homme  mêlé  aux  pratiques  magiques  (que  le 
vulgaire  appelle  faiseur  de  maléfices) ,  ou  quelque  arus- 
pice  ,  ou  quelque  diseur  de  bonne  aventure,  augure  ou 
mathémnticien,  ou  divinateur  de  songes,  en  un  mot, 
quelque  homme  de  cette  espèce,  est  saisi  dans  notre  cour 
ou  dans  celle  de  César,  aucune  dignité  ne  le  préservera 
des  tourments  et  de  la  mort.  Et  s'il  refuse  d'avouer 
le  crime  dont  il  est  convaincu ,  il  sera  mis  sur  un  che- 
valet, des  ongles  de  fer  déchireront  ses  flancs ,  et  il  ex- 
piera ainsi  justement  son  crime  *.  » 
•  Ces  excitations  à  la  violence,  propagées  de  la  cour  dans 
les  provinces,  y  avaient  nécessairement  pour  consé- 
quence de  cruelles  exécutions.  La  loi  sans  doute  n'était 
pas  rigoureusement  appliquée  partout,  et  plus  d'une 
population  ,  profitant  de  la  connivence  des  gouverneurs 
païens  ,  défendait  encore  ses  vieux  oracles.  Mais  il  n'en 
fallait  pourtant  pas  davantage  pour  qu'un  ministre  qui 
voulait  plaire,  pijt  arbitrairement ,  sur  le  soupçon  tou- 
jours facile  à  justifier  de  pratiques  augurales,  fermer 
les  temples ,  les  détruire,  les  piller,  et  en  offrir  les  dé- 
pouilles à  l'église  voisine,  si  elle  avait  à  sa  tête  un 
prêtre  hérétique  bien  vu  du  maître,  ou  à  quelque  eu- 
nuque soi-disant  chrétien   de   la   communauté-.   Par 

• 

i.  Cod.  Theod.,  ix,  t.  16, 1.  6.  —  Cette  loi  est  de  l'année  338,  posté- 
rieure par  conséquent  d'un  an  à  l'époque  où  nous  sommes  parvenus; 
mais  nul  doute  qu'elle  n'ait  été  motivée  par  ure  longue  suite  de  faits 
antérieurs. 

2.  Amm.  Marc,  xxii,  4,  dit  des  courtisans  de  Constance  :  Pasti 


LA   PERSÉCUTION    ARIENNE.  371 

ces  faveurs  compromettantes,  l'Église  devenait  complice, 
aux  yeux  des  peuples,  d'un  zèle  amer  qu'elle  n'avait  pas 
provoqué,  dont  elle  éprouvait  elle-même  les  plus  rudes 
atteintes,  et  contre  lequel  protestaient  en  vain  ses  véri- 
tables représentants.  Des  lois  sévères  contre  les  Juifs, 
-des  exemptions  imprudentes  et  excessives  accordées  au 
clergé  ' ,  achevaient  de  jeter  indistinctement  sur  tout  ce 
qui  portait  le  nom  de  chrétien  une  sombre  couleur  de 
cupidité  et  de  violence;  et  la  postérité  m.ême,  trop  aisé- 
ment trompée  par  cette  confusion,  a  fait  tomber  plus 
d'une  fois  sur  l'Évangile  la  solidarité  des  méfaits  du 
persécuteur  d'Athanase^. 

Ravi  cependant  d'être  obéi,  même  au  prix  du  sang  des 
innocents  et  de  l'honneur  de  l'Eglise;  contemplant  d'un 
œil  sec  toutes  les  ruines  qui  Tenvironnaient,  les  temples 
dépouillt's,  aussi  bien  que  les  églises  détruites;  nageant 
dans  l'orgueil  de  la  toute-puissance ,  Constance  n'avait 
plus  qu'une  pensée:  c'était  d'aller  se  faire  voir,  dans  ce 
comble  de  la  grandeur  humaine,  à  la  capitale  de  l'em- 
pire, qu'aucun  empereur  n'avait  visitée  depuis  30  ans, 
et  qui  était  restée  en  suspicion  par  suite  des  mauvaises 

templorum  spolii?;  et  S.  Hilaire  dit  à  Constance  :  Auro  reipublicae 
sanctnm  Dei  oneras,  et  vel  detracta  tcniplis,  vel  publicata  edictis,  vel 
exacta  pœnis  Deo  ingeris.  Contra  Const.,  p.  1245. 

1.  Cod.  Thead.,  xvi,  t.  8,  1.  6  et  7,  t.  2,  1.  11  et  l'i.  J'ai  analysa 
plus  haut,  p.  128,  ces  deux  dernif'res  lois. 

2.  Li  plupart  des  historiens  ecclésiastiques  s'accordent  a  blàuier, 
comme  intempestive  et  violente,  la  ':onduite  de  Constance  à  l'égard  du 
culte  païen  pendant  ces  dernières  anuées.  Le  professeur  Dollinger, 
dans  ses  Origines  du  cliristianisms,  qualifie  proprement  d'absurde  et 
sotte  la  protection  donnée  par  Constance  au  christianisme,  t.  ii,  ch.  1". 


372  LA    PEIISÉCUTION    ARIENNE. 

ilisposilions  qu'elle  avail  témoignées  à  Conslaiitin.  Un 
voyage  à  Rome  était  le  rêve  de  son  ambition  enivrée, 
et,  dès  le  milieu  de  357,  il  se  crut  en  mesure  de  le 
réaliser.  Une  légère  vicloiro  remportée  dans  une  bataille 
livrée  à  coup  siir  contre  les  Barbares ,  en  llhétie,  lu 
permettait  de  donner  à  son  entrée  toute  la  solennité 
d'un  triomphe.  Il  s'était  assuré,  d'ailleurs,  des  disposi- 
tions paisibles  de  la  population,  en  envoyant,  dès  l'an- 
née précédente,  sa  femme  Eusébie  sonder  le  terrain.  La 
grâce  de  l'impératrice,  sa  beauté,  sa  douceur,  ses 
abondantes  aumônes,  lui  avaient  gagné  tous  les  cœurs, 
et  elle  avait  rapporté  de  ce  premier  voyage  des  impres- 
sions qui  permirent  à  son  époux  de  satisfaire  en  sécu- 
rité le  désir  qu'il  nourrissait  depuis  longtemps  ', 

Rien  ne  fut  négligé  pour  la  splendeur  de  la  céré- 
monie. L'empereur  se  fit  accon^pagner  de  sa  femme  et 
de  sa  sœur  Hélène,  femme  de  Julien,  et  destinée  à  re- 
présenter ce  jeune  César,  qui  n'avait  pas  de  temps  à 
perdre  en  fêtes,  ou  qu'on  ne  se  souciait  pas  de  produire. 
Le  jeune  prince  persan  Ilormisdas,  frère  de  Sapor, 
banni  de  sa  patrie  dès  son  enfance  et  élevé,  comme  on 
l'a  vu,  à  la  cour  impériale-,  devait  se  joindre  au  cor- 
tège pour  en  augmenter  l'éclat.  Toutes  les  grandes  villes 
furent  invitées  à  envoyer  des  couronnes  d'or  qui  durent 
être  présentées  au  souverain  le  jour  de  son  entrée, 
avec  l'accompagnement  obligé  d'un  panégyrique  fait 

1.  Jul.,  Or.  m,  p.  240. 

2.  Voir  première  partie  de  cette  histoire,  t.  ii,  p.  307,  308. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  373 

;par  le  rliéteur  du  pays  le  plus  en  vogue.  La  ville  de 
Constantiiiople,  bien  qu'elle  ne  pût  voir,  sans  quelque 
jalousie,  celle  visite  rendue  à  sa  sœur  aînée,  mit  pour- 
tant un  grand  empressement  à  désigner  son  député.  Ce 
fut  un  sénateur,  du  nom  de  Tliémistius,  grand  pliilo- 
roplie,  grand  orateur,  et  surtout  grand  flalknir,  qui, 
i'inlgré  ses  opinions  païennes,  avait  déjà  fait  deux  l'ois 
réloge  de  l'humanité  et  de  la  philosophie  de  Constance, 
et  avait  mérité  ainsi  les  honneurs  de  la  curie.  Thémis- 
lius  se  hâta  de  composer  son  morceau  d'éloquence, 
destiné  à  rappeler,  en  style  pathétique,  à  l'empereur 
les  mérites  et  le  dévouement  de  la  seconde  Rome. 
Tombé  malade,  au  moment  do  se  mettre  en  route,  il 
ne  voulut  pas  laisser  perdre  son  chei-d'œuvre  :  il  eut 
soin  de  l'envoyer  à  l'empereur,  d'en  faire  publique- 
ment lectuie  à  ses  concitoyens,  et  la  postérité  peut 
encore  l'admirer  aujourd'hui  dans  ses  œuvres  ^ 

A  Rome  les  préparatifs  ne  furent  pas  moins  em- 
pressés. C'était  toujours  celle  même  population,  avide 
de  plaisirs  et  de  fêtes,  incapable  autant  qu'insouciante 
de  la  vraie  liberté,  mais  conservant  avec  ses  maî- 
tres la  franchise  de  son  langage,  comme  un  souverain 
déchu  qui  garde  encore  dans  ses  manières  la  dignité 
du  rang  qu'il  a  perdu.  Cette  fois,  le  plaisir  de  revoir  un 
empereur  après  trente  ans  (h  privation  et  de  péni- 
tence, le  divertissement  '      î'Hes  qu'on  se  promettait, 

1.  Thém.,     Or.  3,  p.  40  et  suiv.  —  Voir  aussi  la  vie  de  ce  rliéteur 
par  le  père  Hardouin,  ea  tête  de  ses  œuvres,  Paris.  1784. 


374  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE, 

remportaient  chez  elle  sur  toute  autre  pensée.  Puis  un 
grand  changement  s'était  opéré,  sinon  dans  les  mœurs  et 
les  vrais  sentiments,  au  moins  dans  la  foi  extérieure  des 
habitants.  La  désertion  de  l'autorité  impériale  avait 
laissé  agir  sans  contre-poids  l'ascendant  de  l'autorité 
spirituelle.  La  grandeur  de  l'évêque  de  Rome  avait  pro- 
fité de  l'éloignement  de  l'empereur;  et,  par  suite 
de  cet  accroissement,  aussi  bien  que  par  la  distribution 
habile  et  bienfaisante  des  richesses  attribuées  à  l'Église 
romaine,  et  par  l'influence  des  vertus  de  ses  pontifes, 
le  christianisme  avait  fait  dans  les  rangs  du  peuplede  très- 
rapides  progrès.  Le  sénat,  les  corps  constitués  ,  restaient 
encore,  il  est  vrai,  presque  exclusivement  voués  au  culte 
des  faux  dieux  et  ne  voyaient  peut-être  pas  sans  in- 
quiétude un  voyage  dont  ils  pouvaient  suspecter  les 
motifs.  Mais  le  peuple  était  désormais  au  moins  par- 
tagé, et  Constance  n'avait  point  à  craindre  de  lui  la  mal- 
veillance séditieuse  qui  avait  jadis  irrité  l'orgueil  et 
égaré  l'esprit  de  son  père. 

Ce  fut  dans  les  derniers  jours  d'avril  que  le  cortège 
impérial,  suivant  la  voie  Flaminienne  *,  arriva  à  proxi- 
mité de  Rome.  A  plus  de  quinze  lieues  encore  de  la 
ville,  au  petit  village  d'Ocriculum,  dans  le  voisinage  de 

1.  La  date  du  voyage  de  Constance  à  Rome  est  déterminée  dans  les 
Fastes  d'Idace  et  la  Chronique  Alexandrïne.  S.  Jérôme  s'est  trompé  d'une 
auoée.  Ammien  Marcellin  dit  qv.'il  n'y  resta  qu'un  mois,  et  qu'il  en 
partit  le  iv  kal.  de  juin  oa  le  2-  mai.  Son  arrivée  eut  donc  lieu  dans 
les  derniers  jours  d'avril.  Conf.  Clinton,  Fasti  Romani.— Cod.  Theod., 
Chron.,  p.  37. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  375 

Narni,  Constance  fit  ranger  en  bataille  ses  compagnies 
de  protecteurs ,  toutes  composées  de  beaux  jeunes  hom- 
mes ,  fils  des  premières  familles  de  l'empire ,  et  qui 
s'avançaient  plutôt  parés  qu'armés  de  leurs  bou- 
cliers et  de  leurs  casques  d'or.  Leurs  bannières,  char- 
gées de  lourdes  broderies  se  dressaient  au-dessus  de 
leurs  têtes,  trop  roides  pour  flolterau  vent^  «  Ce  n'était 
phis  le  temps,  dit  tristement  le  stoïque  Ammien,  où  les 
plus  vieux  généraux  se  contentaient,  dans  la  paix,  de 
marcher  précédés  de  deux  licteurs.  »  Puis  venait  Con- 
stance lui-même,  assis  sur  un  chariot  doré,  et  littéra- 
lement couvert  de  pierreries.  Les  rayons  du  soleil,  ré- 
fléchis parces  métaux  et  ces  joyaux  divers,  formaient,  en 
sejouant,  mille  feux  étincelants.  Il  étaitseul,car,par  une 
étiquette  sévère  dont  il  était  l'inventeur, il  s'était  imposé 
la  régie  de  n'admettre  jamais  personne  dans  sa  voiture. 
Au-dessus  de  sa  tête  flottaient  les  étendards  de  pourpre 
consacrés,  sortes  de  ballons  tissus  en  forme  de  serpents, 
où  le  vent  s'engouffrait  par  la  gueule  avec  un  siffle- 
ment étrange,  et  simulait  ensuite  de  redoutables  mou- 
vements de  queue  ^.  Derrière  s'avançaient  les  cohortes 
de  cavalerie,  nommées  cataphractes,  toutes  bardées  de 
fer,  de  pied  en  cap,  mais  dont  l'armure  était  faite  de 


1.  Rigentiaque  auro  vexilla.' 

2.  Ces  dragons  figureui  dans  plusietiTS  autres  descriptions  de  cor- 
tèges impériaux.  Lindeubrog,  dans  la  note  de  ce  passage  d'Anunien 
Marcellin,  cite,  entre  autres,  S.  Chrys.  Or.  de  futuro  Dei  judicio, 
S.  Grég.  Naz.,  iv  et  v;  Claud.,  in  III  consul.  Honor.,  etc. 


376  LA    PKUSÉCUTION    AniRNNK. 

mailles  si  légères  et  si  flexibles ,  qu'elle  se  prêtait  à 
tous  les  mouvements  du  corps.  C'était  une  inveiilion 
que  Constance  avait  lui-même  empruntée  aux  Perses'. 
La  foule  grossissait  de  moment  en  moment  autour  du 
cortège.  Aux  portes  de  la  ville,  on  trouva  le  sénat,  les 
grands  corps,  les  chefs  des  familles  patriciennes,  qui 
venaient  apporter  leurs  hommages.  Les  cris  de  vive 
l'empereur  Auguste  retentissaient  de  toutes  paris,  et  se 
mêlant  nu  bruit  des  clairons,  puis  répétés  par  les  échos 
des  montagnes,  produisaient  un  fracas  étourdissant. 
Mais  Conslance ,  immobile  sur  son  char,  ne  tressaillait 
pas,  ne  sourcillait  pas,  ne  clignait  pas  les  paupières.  Il 
ne  cessait  de  regarder  fixement  devant  lui,  portant  le- 
corps  roide,  la  tête  haute,  ne  tournant  les  yeux  ni  à 
droite,  ni  à  gauche  :  les  cahots  de  la  voiture  ne  lui  arra- 
chaient pas  un  mouvement.  Durant  toute  la  cérémonie, 
on  ne  le  vit  pas  une  seule  fois  ni  cracher  ni  se  mou- 
cher, ni  passer  la  main  sur  son  visage.  On  ne  lui  surprit 
qu'un  seul  geste  :  en  passant  sous  les  portes,  il  courbait 
sa  petite  taille,  comme  s'il  eût  craint  que  son  front 
n'allât  heurter  le  sommet  des  arcs  de  triomphe.  Ainsi 

I 

s'avançait,   à  travers  les   flots  des  Romains  surpris, 
l'idole  que  l'Orient  envoyait  à  leur  adoration  2. 

Qnand  il  crut  avoir  fait  suffisamment  preuve  d'une 
majestueuse  impassibilité,  il  sortit  enfin  de  ce  rôle  de 
statue  pour  faire  entendre  à  ses  sujets  une  éloquence 


1.  Amra.  Marc,  xvi,  10, 

2.  Ibid. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  377 

justement  lenommée,  et  dont  il  était  très-fier.  Il  harangua 
Je  peuple  du  haut  du  tribunal  :  s'il  eût  osé,  il  aurait 
parlé  volontiers  du  haut  des  Rostres,  qu'il  contemplait 
avec  une  admiration  marquée.  Il  voulut  ensuite  se  ren- 
dre  au  sénat;  mais  une  question  d'étiquette  religieuse 
faillit  tout  compromettre.  Dans  le  lieu  ordinaire  des 
séances  de  l'assemblée,  qui  était  probablement  un  tem- 
ple, s'élevait  un  auteide  la  Victoire, déesse  à  qui  l'orgueil 
romain  avait  toujours  aimé  à  témoigner  sa  reconnais- 
sance. Constance  déclara  que  sesyeux  seraientsouillés  par 
le  spectacle  des  honneurs  rendus  à  un  démon.  Le  sénat 
soupira;  mais,  sacrifiant  l'allégorie  de  la  fortune  à  la 
réalité  dupouvoir.il  fit  retirer  les  emblèmes  divins  devant 
la  divinité  de  chair  et  d'os.  L'autel  fut  enlevé  ,  et 
Constance  put  venir  à  la  curie  '. 

Satisfait  de  cette  complaisance ,  heureux  des  hom- 
mages qu'il  recevait,  Constance  se  montra  dès  lors 
moins  exigeant  et  prêt  à  tout  prendre  en  bonne  part.  II 
parcourut  la  cité  entière,  avec  une  admiration  qu'il  ne 
craignait  plus  de  laisser  voir.  Il  entra  sans  difficulté 
dans  les  temples  du  Capitole,  dans  le  Panthéon,  visita  les 
Thermes,  les  cirques  et  les  théâtres.  La  grandeur,  la 
majesté  des  constructions,  lui  causaient  une  stupéfaction 
'dont  il  n'était  pas  maître.  Il  convenait  que  l'Orient 
n'offrait  rien  de  semblable.  En  parcourant  le  forum 
de  Trajan,  accompagné  du  prince  Hormisdas,  il  ad- 
mira le  cheval  sur  lequel  la  statue  de  l'empereur  était 

1.  &.Amb.,  Op.,  t.  II,  p.  829  et  841. 


378  LA    PERSKCUTION    ARIENNE. 

placée:  «  Voilà  une  belle  sculpture,  dil-il;,  pour  ceci,  je 
puis  le  faire  copier,  et  je  le  ferai.  —  Prenez  garde,  sei- 
gneur, lui  dit  Honnisdas,  avant  de  faire  venir  le  cheval, 
il  faillirait  avoir  bàli  l'écurie.  —  Et  que  pensez-vous  de 
tout  ce  que  nous  voyons,  disait-il  à  ce  même  interlocu- 
teur, à  la  fin  d'une  de  ces  fatigantes  excursions? —  Quel 
dommage  ,  reprit  le  prince  proscrit  avec  une  nuance  de 
mélancolie,  qu'on  meure  ici  comme  ailleurs^  !  » 

Pendant  que  ces  visites  faites  de  bonne  grâce 
aux  moimments  de  la  vieille  Rome  rassuiaient  les 
païens  sur  les  desseins  immédiats  de  l'empereur,  d'au- 
tres victimes  plus  intéressantes  de  son  despotisme 
s'assemblaient  secrètement  dans  la  ville,  pour  avi- 
ser aux  moyens  de  tirer  parti  de  sa  présence.  C'étaient 
les  chrétiens  restés  fidèlement  attachés  à  leur  pontife 
proscrit.  Le  nombre  en  était  très-grand,  et  à  leur  tête 
figuraient  beaucoup  de  dames  de  distinction,  fem  nés  de 

1.  Amm.  Marc,  ibid.  —  Le  texte  de  la  phrase  d'Honnisdas  porter 
id  tantu:Ji  sibi  placuisse  aieliat,  quod  didicisset  ibi  quoqr.e  hommes 
moii.  Mais  la  phrase  ainsi  faite  exprime  un  sentiment  d'une  aujer- 
tume  "vraiment  excessive.  En  substituant,  comme  le  propose  Valois 
dans  sa  note,  et  comme  Gibbon  s'y  est  décidé,  le  mot  disp/icuisse  à 
placuisse,  on  arrive  au  même  sens,  mais  sous  une  forme  plus  adoucift 
et  plus  élégante.  Quant  à  la  bienveillance  avec  laquelle  Constanc6 
visita  les  temples  païens,  la  lettre  de  Symmaque  à  l'empereur  Valen- 
tinien  ne  laisse  sur  ce  point  aucun  iloute  :  Per  omnes  vias  urbiî 
aetemae  lœtum  seqnutus  senatum,  vidit  placido  ore  delubra^  legit  in. 
scripta  fastigiis  deorum  nomina,  percontatus  est  teraplurum  origines, 
miratus  est  conditores....  Symmaque  ajoute  qu'il  ne  refusa  pas  de 
pourvoir  aux  dépenses  des  cérémonies  des  Romains,  et  nomma  des 
nobles  au  sacerdoce  (S.  Amb.,  Op.,  t.  u,  p.  29).  Si  l'on  n'avait  pas 
d'autre  témoignage,  celui-ci  suffirait  pour  infirmer  les  deux  lois  di&» 
cutées  plus  haut. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  379 

sénateurs  ou  de  hauts  dignitaires.  Elles  pressaient  sans  re- 
lâche leurs  maris  d'aller  trouver  l'empereur  et  d'obtenir 
de  lui  le  retour  de  l'évêque.  «  Si  vous  n'en  venez  pas  à 
bout,  disaient-elles,  nous  quitterons  la  ville  et  nous 
irons  retrouver  cet  augusteet  cher  exilé.  «Les  hommes, 
plus  intimidés  ou  moins  zélés,  étaient  difficiles  à  déter- 
miner. «  Allez-y  vous-mêmes,  finirent-ils  par  diie  :  à 
nous  autres,  Constance  ne  pardonnerait  pas  une  démar- 
che qui  lui  déplairait;  mais  il  ne  voudra  pas  sévir  contre 
des  femmes  :  il  vous  accordera  ce  que  vous  demandez, 
ou  du  moins  il  vous  renverra  sans  vous  maltraiter.  »  A 
la  réflexion  l'avis  parut  bon,  et  les  dames  chrétiennes  se 
décidèrent  à  se  rendre  en  pompe,  et  parées  de  leurs  plus 
beaux  ornements,  au  palais  de  l'empereur.  En  voyant 
entrer  dans  la  cour  de  son  palais  ces  matrones ,  dont  il 
n'eut  pas  de  peine  à  reconnaître  la  qualité,  l'empereur 
ordonna  qu'on  les  introduisît,  et  il  leur  fit  très-bon  ac- 
cueil. «  Seigneur,  lui  dirent-elles,  en  se  jetant  à  ses  pieds, 
prenez  pitié  de  cette  grande  ville  privée  de  son  pasteur 
et  exposée  à  l'invasion  des  loups  ravissants.  —  De  quoi 
vous  plaignez-vous,  reprit  l'empereur?  Vous  avez  un 
évêque  tout  à  fait  en  état  de  remplir  sa  charge.  »  Les 
dames  lui  représentèrent  que  Félix  n'était  qu'un  intrus 
dont  les  bons  chrétiens  fuyaient  la  communion  '. 

Le  favorable  accueil  de  la  ville,  le  plaisir  qu'il  pre- 
nait à  s'y  trouver,  avaient  mis  l'empereur  en  veine  de 

i.  Théod..  II,  17.  _ 


380  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

douceur.  Il  vonlail,  obliger  tout  le  monde,  et  c'est  à  cette 
charitable  intention  sans  doute  qu'il  faut  altribiicr  une 
pensée  que  Théodoret  lui  prèle,  mais  à  laquelle  il  est 
difficile  de  croire  qu'il  se  soit  sérieusement  arrêté.  Il  an- 
nonça, dit  cet  historien,  l'intention  d'offrir  à  Libère  la 
permission  de  revenir,  à  la  condition  qu'il  consentirait 
à  partager  avec  Félix  le  siège  épiscopal.  Cette  idée  plai- 
sante, qui  attestait  la  profonde  ignorance  du  chrétien 
qui  se  mêlait  de  régir  l'Église,  circula  rapidement  dans 
la  ville.  C'était  jour  de  cirque,  et  Constance  assistait 
aux  jeux.  Le  projet  de  l'empereur  se  répandit  sur  tous 
les  bancs,  et  fut  accueilli  par  un  concert  de  quolibets 
et  de  railleries  :  «Voilà  qui  va  bien,  disait-on  ;  il  y  a 
deux  factions  dans  les  jeux  du  cirque  :  chacune  a  déjà 
ses  couleurs;  chacune  aura  aussi  son  évêque.  »  Puis, 
passant  de  la  plaisanterie  à  une  émotion  plus  sérieuse 
que  le  lieu  ne  paraissait  le  comporter,  la  foule  en  chœur 
s'écria  :  «  Un  Dieu!  un  Christ!  un  évêque!  »  Il  n'en 
fallut  pas  davantage,  sans  doute,  pour  détourner  Con- 
stance de  son  étrange  projet,  et  ne  voulant  pas  se  créeV 
d'embarras  en  face  de  la  foule  excitée,  craignant  tout 
ce  qui  ressemblait   à  une  commotion  populaire,  il  se 
borna  à  laisser  espérer  qu'il  ferait  quelque  chose  pour 
Libère,  si  Libère,  à  son  tour,  entendait  raison'.  Cette 

1.  Théod. — Nous  n'osons  prendre  sur  nous  la  responsabilité  de  donner 
comme  absolument  authentique  le  fait  allégué  par  Théodoret.  Eu  tout 
cas,  si  l'idée  étrange  qu'il  prête  à  Constance  fut  léellement  conçue 
par  cet  empereur,  nous  ne  pouvons  croire  qu'il  ait  été  jusqu'à  en  faire 
l'objet  d'une  lettre  lue  dans  le  cirque^  comme  l'historien  l'aftirme.  Il 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  381 

vague  promesse  ne  l'empècliait  pas  de  rester  en  amitié 
avec  l'Lisurpateur  Félix,  comme  on  peut  le  voir  par 
plusieurs  lois  qu'il  lui  adressa  pour  renouveler,  en  les 
accroissant,  les  privilèges  de  son  Église.  Une  singulière 
disposition,  que  nous  avons  déjà  rencontrée,  et  qui 
exempte  des  impôts  ordinaires,  même  les  opérations 
commerciales  des  ecclésiastiques,  et  étend  cette  exemp- 
tion à  leurs  femmes  et  à  leurs  enfants,  y  est  reproduite 
et  amplifiée  '. 

Jusqu'au  bout  de  son  séjour,  Constance  fut  fidèle  à  ce 
système  de  conciliation.  Satisfait  de  la  soumission  de 
tous  ses  sujets,  il  leur  témoigna  à  tous  son  conten- 
tement :  aux  chrétiens  il  accorda,  non  la  suppression 
complète,  mais  la  flétrissure  officielle  des  combats  de 


iivait  sùremeni  auprès  de  lui  uu  conseil  ecclésiastique  qui  l'aurait  em- 
pècliû  de  commettre  une  pareille  énormité.  On  peut  admettre  tout  au 
plus  que  ce  fut  un  projet  communiqué  en  conversation  à  quelques 
personnes,  et  ébruité  par  indiscrétion.  Les  récits  de  Sozomène  (iv,  13) , 
Rufln  (!,  27),  Sulplce  Sévère,  etc.,  attestent  également  que  It  foule 
intervint  à  Rome  en  faveur  de  Libère;  et  le  premier  de  ces  historiens 
va  même  jusqu'à  dire  qu'il  y  eut  une  sédition  pour  le  faire  rappeler,  où 
périrent  plusieurs  personnes.  Nous  ne  pouvons  admettre  un  fait  de  cette 
gravité,  en  présence  du  témoignage  d'Ammien  Marcellin  qui  affirme  (]ue 
Constance  se  trouvait  si  bien  à  Rome  qu'il  aurait  voulu  y  rester.  Or, 
Constance  ne  se  serait  sûrement  pas  bien  trouvé  dans  une  ville  où  une 
sédition  aurait  eu  lieu  sous  ses  yeux.  Quant  à  l'affirmation  commune 
de  ces  divers  historiens,  à  savoir  que  Libère  fut  rappelé  à  la  suite  de 
ces  interventions  bruyantes  de  la  foule,  nous  dirons  plus  loin  pour- 
quoi nous  ne  pouvons  l'admettre. 

1.  Cod.  T/ieod ,  xvi,  t.  2,  1.  13,  14.  —Cette  loi  est  d'octobre  337, 
plusieurs  mois  après  le  départ  de  Constance  de  Rome;  mais,  cnmme 
celles  que  nous  allons  citer,  elle  est  évidemment  la  conséquence  de  ce 
séjour,  et  atteste  la  disposition  de  l'empereur  pendant  tout  le  voyage. 


382  LA    PERSECUTION    AKIEN5E. 

gladialeor?,  dans  une  loi  qu;  inlerdisait  à  tout  militaire 
d'y  prendre  part  '.  Avec  his  Ariens  il  tint  quelque-  con- 
férences sar  les  question?  dogmatiques,  et  discuta  des 
'ormules  de  foi  ^.  Avec  les  sénateurs  qui  se  plai- 
gnaient toujours  de  la  lourde  charge  des  fonction*  pu- 
bliques, il  combina  une  série  de  mesures  pour  faire 
revenir  dans  la  cité  les  gens  riches  qui  s'en  éloignaient 
et  laissaient  ainsi  peser  sur  les  nobles  prés^^nls  le  far- 
deau entier  des  devoirs  civiques^.  Au  peuple,  enfin, 
iJ  accorda  des  jeui,  des  représentations  presrpie  con- 
stantes, dans  lesquels  il  laissa  la  foule  faire  la  loi  elle- 
même,  'allonger,  modifier  le  programme  comme  elle 
l'entendait.  Enfin,  il  promit  à  la  ville,  comnie  marque 
de  son  souvenir,  de  lui  faire  venir  d'Egypte  le  grand 
obélisque  d'Héliopolis,  que  son  père  Constantin  avait 
fait  transporter  à  Alexandrie.  La  promesse  fut  tenue, 
en  effet,  Tannée  suivante,  et  c'est  le  même  monument 
qui  fait  face  aujourd  hui,  sur  la  place  de  Saint-Jean- 
de-Latran,  à  la  métropole  de  Rome*. 

Un  mois  s'écoula  dans  ces  occupations  et  ces  diver- 
tissements, et  Constance  y  prenait  tant  de  plaisir ,  trouvait 
l'air  de  Rome  si  pur  et  si  doui,  qu'il  y  fût  resté  volontiers 
plus  longtemps.  Mais  des  alarmes  conçues  sur  la  ^*'curité 
des  frontières  de  Mœsie  et  de  Pannonie,  les  soins  d'un 


1.  Cod.  Thc^jd.,  XT,  U  12, 1.  i. 

%.  Marins  Vïctorii.ïi5, 1. 1,  p.  W8.  —  BM.  Patr.,  t.  ir,  p.  1. 

J.  C'/'/.  Thiod.,  VI,  t  4,  ).  11. 

4.  Aifjûi.  Marc,  ioc  cit.  r-X  xm,  i. 


LA    PERSÉCLTIOX    ARIEXXE.  383 

traité  de  paix  ou  du  moins  d'une  Irève  à  renouveler  avec 
les  Perses,  l'arrachèrent  à  ces  distractions  et  le  ra- 
menèrent vers  les  provinces  septentrionales,  qui  étaient 
devenues  le  siège  obligé  du  pouvoir  impérial.  Il  était 
de  retour  à  Milan,  et  de  là  à  Sirmium,  avant  In  fin 
de  l'année  357.  Il  y  avait  donné  rendez-vous  à  la  fois 
au  préfet  du  prétoire,  Musonien,  qui  arrivait  d'Orient, 
porteur  des  propositions  de  Sapor,  et  à  Osius  de  Cor- 
doue,  venu  d'Espagne,  dont  on  lui  avait  mandé  ([ue  l'in- 
telligence s'alFaiblissait,  et  dont  il  espérait,  à  laide  de 
ses  conseillers  habituels,  Ursaoe  et  Valens,  vaincre  enfin 
la  résistance  '. 

Avec  Musonien  i'entrevue  fut  courte,  et  les  alTaires 
assez  promptement  reglées.  Le  préfet  repartit,  muni 
de  pleins  pouvoirs  de  l'empereur  pour  conclure  le  traité. 
Avec  Osius,  la  négociation  fut  plus  longue  et  plus  pé- 
nible. 11  arrivait  accompagné  de  Potame,  évêque  de 
Lisbonne,  que  les  ennemis  d'Athanase  avaient  entière- 
ment ^agné  à  leur  cause.  Un  mois  durant,  le  vieil- 
lard.  plus  que  centenaire,  fut  assiégé  de  menaces, 
d'obsessions  de  toutes  sortes.  Un  séjour  inconunode 
sous  nn  ciel  rigoureux,  loin  du  soleil  de  sa  patrie, 
était  le  moindre  des  tourments  qu'on  lui  impo>àt. 
Mille  privations  venaient  accroître  pour  lui  les  infirmités 
de  la  vieillesse;  et  en  même  temps  on  le  poursuivait 
d'argumentations  et  de  sophismes,  auxquels  son  esprit 

1.  Amm.  Marc,  loc.  cit.  —  S.  Alhau.,  ad  Sol.,  p.  841. 


384  I.A    l'HllSËCLTION    AIUliNNli. 

droit  et  simple  s'élait  toujours  cliriicilonieiit  pivlr,  ol  aux- 
quels sa  lêto  affaiblie  ne  pouvait  mainleuaut  plus  suf- 
fire. Las  enfin  autant  qu'étourdi,  ne  comprenaut  plus 
ni  ce  qu'on  lui  disait  ni  ce  qu'il  faisait,  le  vieux  confes- 
*seur  finit  par  faire  entendre  qu'il  se  soumettrait  à  l'em- 
pereur et  qu'il  se  prêterait  à  tout,  pourvu  qu'on  le 
/laissât  tranquille  *. 

Celte  soumission,  extorquée  à  la  faiblesse  de  l'âge, 
fut  exploitée  avec  une  ardeur  et  une  habileté  incroyables. 
On  présenta  à  la  signature  d'Osius  non-seulement  l'édit 
d'exil  d'Athanase,  mais  une  nouvelle  profession  de  foi 
(c'était  la  coutume  des  hérétiques  d'en  faire  tous  les 
jours  de  nouvelles).  Celle-ci  allait  dans  la  voie  de  l'hé- 
résie d'Arius  beaucoup  plus  loin  qu'aucune  des  précé- 
dentes :  elle  attribuait  exclusivement  à  la  personne  du 
Père  les  qualités  de  Tout-Puissant,  à.' Invisible,  à' Im- 
mortel et  à" Impassible  ;  elle  affirmait  que  le  Fils  est 
inférieur  au  Père  en  majesté,  en  honneur,  en  gloire  et 
en  dignité,  qu'il  lui  est  soumis  en  toute  chose,  et  elle 
défendait,  comme  inutile  et  superllue,  toute  discussion 
sur  la  similitude  ou  l'identité  de  substance  des  diverses 
personnes  divines.  C'était  l'annulation  de  l'œuvre  de 
Nicée.  On  la  fit  revêtir  de  l'adhésion  du  président  même 
du  grand  concile  ". 


1.  Marc,   et  Faust.,  Lib.  prec,   p.   34.  —  S.  Athan.,  ad.  Sol., 
p.  840-41.— Soz.,  IV,  12.  —S.  Epiph.,  Hœr.,  lxxiii,  14.  —  Socr.,  ii,  31. 

2.  S.  Athan.,  dj  Sr/n.  Ar.  et  -Se/., -p.  902,  904.  —  Soc,  ii,  31.  — 
S.  Hil.j  de  Syn.,  p.  1156. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  385 

Celait  un  coup  terrible  pour  la  foi;  mais  ce  n'était  pour- 
tant pas  le  comble.  Dans  les  jours  de  péril,  et  sur  le  champ 
de  bataille,  la  faiblesse  est  contagieuse.  A  peine  la  défec- 
tion d'Osius  était-elle  connue,  et  pendant  que  le  liéros  de 
tant  de  luttes  traînait  languissamment  sur  le  chemin  d'Es- 
pagne sa  vieillesse  humiliée,  des  lettres  venues  de  Bérée, 
enThrace,  apprirent  que  l'exil  ébranlait  aussi  la  fidélité 
du  chef  même  de  l'Église  :  Libère  faiblissait.  Sa  nature, 
plus  généreuse  que  ferme,  s'était  exaltée  jusqu'à  l'hé- 
roïsme pendant  l'émotion  des  Jours  de  crise.  Mais  ce  cou- 
rage un  peu  factice  tombait  dans  la  solitude;  l'oubli,  le 
silence  de  l'exil  le  plongeaient  dans  un  morne  accable- 
ment. On  l'avait  séparé  de  tous  les  prêtres  de  son  église, 
et  même  d'un  diacre  très-aimé  qui  était  son  secrétaire 
et  son  favori.  L'évêque  de  Bérée,  Démophile,  Fortuna- 
tien,  évèque  d'Aquilée,  l'un  et  l'autre  dévoués  aux  schis- 
matiques,  necessaientde  l'entretenir  des  bonnes  disposi- 
tions de  l'empereur  à  son  égard,  du  léger  sacrifice  qu'on 
lui  demandait,  du  repos  de  l'Église  qui  dépendait  de  sa 
complaisance.  L'Orient  entier,  lui  disait-on,  n'attendait 
qu'un  mot  pour  rentrer  dans  la  paix.  Alhanase,  qu'il  n'a- 
vait jamais  vu,  valait-il  donc  à  lui  seul  la  paix  du  monde  ? 
Le  récit  des  scènes  qui  s'étaient  passées  à  Rome  acheva 
d'allumer  chez  l'exilé  le  désir  passionné  de  se  retrouver 
dans  sa  ville  chérie,  dans  sa  dignité  sans  égale  dans  le 
monde,  au  milieu  du  respect  et  de  l'amour  de  l'élite  du 
genre  humain.  «  Ce  goût  de  la  gloire  humaine  fut,  dit  le 
grave  Baronius,  la  Dalila  qui  triompha  de  l'âme  de  ce 
III.  '^ 


386  LA  PERSÉCUTION  ARIENNE. 

Snmson.»  Il  se  décida  ciifiiK»  faire  savoir  à  Constance,  par 

rinlerniédiaire  d'Ursace  et  de  Valons,  qu'il  élail,  prêt  à 

.faire  sa  paix  avec  les  Orientaux,  et  que,  s'il  avait  jusquo-lù 

défeiHJu  Athanase,  c'était  pour  rester  fidèle  à  la  décision 

de  Jules,  son  prédécesseur,  plutôt  que  par  conviction 

personnelle.  Sa  lettre,  d'un  ton  liumble,  suppliant,  et 

qu'on  dirait  mouillée  de  ses  larmes,  attestait  à  la  fois 

l'angoisse  et  l'atTaiblissenient  de  son  âme*, 

1.  La  chute  de  Libère  est  attestée  par  les  témoignages,  1°  de  S.  Atha- 
nase  {ad  Sol.,  p.  837,  et  ad  ConsL,  p.  807);  2"  de  S.  Hiliire  qui  s'a- 
dressant  à  l'einppreur  Constance,  lui  dit,  en  parlant  de  ce  pape  :  Nescio 
utrum  majore  impietate  relegaveris,  quam  remiseris;  3°  par  les  trois 
lettres  du  pontife  lui-même,  insérées  dans  les  Fragments  de  S.  Hilaire; 
4°  par  S.  Jérôme,  de  Viris  illustribu^,  97,  et  dans  sa  C/iro^igue;  enfin  par 
Sozomène,iv,15,Detrès.-savants  commentateurs  ont  essayé  vainement, 
à  mon  sens,  de  détruire  cet  ensemble  de  témoignages,  en  contestant 
l'authenticité  des  deux  passages  d'Athanase  et  des  lettres  insérées  dans 
les  Fragments  de  S.  Hilaire  (\oiv  Bollandistes,  23  sept.  —  Zaccaria, 
de  Commentiliu  Liberii  lapsu,  dont  l'abbé  Robi bâcher  a  adopté  le 
thème).  En  admettant,  en  effet  (ce  qui  pourrait  être  contesté),  que  les 
deux  passages  d'Athanase  ne  soient  pas  de  la  même  date  que  les  écrits 
dont  ils  font  partie,  comme  ils  se  tmuvent  dans  tous  les  manuscrits, 
la  conclusion  à  tirer  serait  simplement  qu'ils  ont  été  ajoutés  par  Atha- 
nase  lui-même,  pour  compléter  son  récit.  On  sait,  en  eflet,  que  ce 
saint,  très-grand  collecteur  de  pièces,  gardait  avec  soin  ses  manuscrits 
et  les  communiquait  à  diverses  personnes  {ad  Semp.,p.  670), longtemps 
après  les  avoir  publiés.  Quant  aux  lettres  recueillies  par  S.  Hilaire,  il 
n'y  a  point  de  doute  qu'elles  n'aient  subidegivaves  interpolations,  et  que 
l'état  actuel  du  texte  ne  mérite  pas  grande  conflanre;  mais  le  fond,  au 
moins,  doit  nécessairement  être  vrai,  et  la  falsification  contemporaine, 
sans  cela  elles  n'auraient  pu  obtenir  ni  cours,  ni  créance,  surtout  auprès 
de  S.  Hilaire  lui-même.  Il  nous  parait  donc  inipossilde  de  détruire  le 
concours  de  témoignages  qui  attestent  la  chute  de  Libère;  mais  nous 
reconnaissons  que  la  mesure  et  la  nature  de  sa  fausse  démarche  sont 
très -difficiles  à  déterminer.  Voir,  sur  ce  sujet,  Hefele,  ComUienge- 
schichte,  p.  G47  et  suiv.),  et  sur  l'a-athenticité,  des  fragments  attribués 
à  S.  Hilaire.  La  question  de  la  chute  du  pape  Libère  vient  d'être  trai- 
tée de  nouveau,  dans  le  même  sens  que  les  Bollandistes  et  Zaccaria,  par 
M  Éd.  Duraont,  Revue  des  question.:  historiques,  juil'ft  1866. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  387 

En  retour,  on  lui  envoya  à  signer  une  formule  de  foi 
dont  le  mot  consubstantiel  était  effacé.  Quelle  était  cette 
formule?  dans  quels  termes  était- elle  conçue?  de" 
laquelle  des  réunions  nombreuses  que  le  schisme  tenait 
depuis  trente  années,  était-elle  émanée?  assurément  ce 
n'était  point  celle  qu'Osius  venait  de  signer  :  des  textes 
très-positifs  s'opposent  à  cette  conjecture,  qui  serait 
pourtant  la  plus  naturelle.  Mais  quel  choix  avait-o.i  fait 
parmi  ces  mille  formules  adoucies,  qui  avaient  été  es- 
sayées,  puis  abandonnées,  à  Antioche,  à  Milan,  et  à 
Sirmium  même,  dix  années  auparavant?  C'est  sur 
quoi  disputent  et  disputeront  longtemps  encore  les  éru- 
dits  de  toute  nature  et  de  toute  croyance,  sans  pouvoir 
ni  se  tirer  de  l'obscurité  des  textes,  ni  se  défaire  de  leurs 
arrière-pensées  systématiques.  La  question,  à  peu  près 
insoluble,  est  sans  importance  pour  le  dogme.  Quelle 
qu'ait  été  l'erreur  de  Libère,  qu'elle  ait  consisté  dans 
l'abandon  d'un  innocent  et  la  simple  suppression  d'un 
mot  consacré  ;  qu'elle  l'ait  entraîné  jusqu'à  l'affirmation 
indirecte  d'une  opinion  qui  pouvait  atténuer  la  dignité  du 
Christ,  elle  est  douloureuse,  mais  non  compromettante 
pour  l'Église.  Nul  théologien  n'a  jamais  pu  penser  que 
Libère,  seul,  sans  conseil,  adhérant  timidement,  sous 
l'influence  de  la  violence  et  contre  son  opinion  connue, 
à  une  décision  de  foi  qu'il  n'avait  ni  rédigée,  ni  discutée, 
ait  eu  aucune  qualité  pour  engager  avec  lui  soit  l'Église 
soit  la  papauté j  il  parlait  comme  simple  fidèle,  et  fai- 
blissait  comme  simple  pécheur.   Les  faiblesses  d'un 


388  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

lioinni(3  ne  sauraient  porter  alleiiile  à  rautoiilû  ni  de 
l'Église,  ni  du  siège  de  Ruine  '. 

Deux  chutes  si  éclalanles  auraient  dû,  ce  semble,  por- 
tei-  le  découragement  dans  les  rangs  des  fidèles,  et 
l'exallation  du  triomphe  parmi  les  zélateurs  de  l'hérésie. 
Par  une  heureuse  dispensation  de  la  Providence,  et  par 
un  de  ces  retours  d'opinion  fréquents  dans  les  tenais  de 
partis,  ce  fut  le  contraire  qui  arriva.  La  défection  d'Osius 
et  de  Libère  marqua  comme  le  point  culminant  que 
devait  atteindre  le  débordement  de  l'hérésie.  Parvenue 
presque  au  sommet  de  l'Église,  elle  allait,  connue  une 
marée  qui  se  retire,  commencer  lentement  à  descendre. 

1.  La  difficulté  consiste  dans  la  singularité  du  texte  de  la  première 
lettre  insérée  dans  les  Fragments  de  S.  Hilaire.  Libère  dit  dans  cette 
lettre  qu'il  a  signé  une  formule  de  foi  rédigée  par  des  éveques  à  Sir- 
mium  (p.  1335).  La  supposition  naturelle  serait  que  cette  formule  a  dû 
être  celle  qui  venait  d'être  rédigée  dans  cette  ville,  cette  année  même, 
pour  être  signée  par  Osius.  Mais  le  collecteur  des  Fragments  (qu'on 
croit  être  S.  Hilaire)  ajoute  une  énumération  des  prélats  qui  avaient 
rédigé  la  formule,  et  dans  le  nombre  il  s'en  trouve,  ou  qui  étaient 
morts  en  357,  ou  qui  devaient  (comme  Basile  d'Ancyie  par  exemple) 
protester  l'année  358  contre  tout  ce  qui  venait  de  se  faire  à  Sirmium. 
Baronius  en  tire  donc  très-raisonnablement  la  conséquence  que  cette 
formule  ne  saurait  être  la  dernière  de  Sirmium,  mais  bien  celle  qui 
avait  été  dressée  dans  cette  même  ville,  huit  ans  auparavant,  pour  la 
condamnation  de  l'évêque  Photin.  Il  resterait  à  rendre  compte  de  la 
singularité  de  cette  exhumation  d'une  formule  oubliée,  enterrés  depuis 
huit  ans. 

Ce  qui,  à  mou  sens,  empêche  de  prêter  beaucoup  d'importance  à 
cette  discussion,  c'est  l'état  informe  et  visiblement  mutilé  de  la  lettre 
qui  lui  sert  de  base.  Cette  lettre  est  dans  un  latin  incompréhensible; 
elle  est  criblée  d'interjections  et  de  parenthèses,  qu'il  faut  attri- 
buer, soit  au  premier  collecteur,  soit  à  quelque  copiste.  Toutes 
les  falsifications  peuvent  être  supposées  dans  une  pièce  en  pareil 
état,  et  par  conséquent  aucun  des  raisonnements  rigoureux  qu'on  peut 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  389 

La  division  des  vainqueurs  est  l'écueil  de  toute  vic- 
toire, et  le  christianisme  triomphant  en  avait  fait  lui- 
même,  malgré  la  protection  divine,  la  douloureuse 
épreuve.  L'hérésie  arienne,  née  et  nourrie  de  l'orgueil 
humain,  cette  source  de  toute  discorde,  ne  devait  point 
échapper  à  la  condition  commune.  A  vrai  dire,  elle 
renfermait  dans  son  sein,  dès  le  premier  jour,  le  germe 
d'une  division  que  toute  l'habileté  de  ses  chefs  avait 
réussi  à  pallier,  mais  non  à  étouffer,  et  que  le  cours  des 
temps,  l'enivrement  du  succès,  comme  le  développe- 
ment logique  des  idées,  devaient  manifester  chaque  jour 
davantage. 

Tout  le  dogme  de  la  Trinité,  fondement  du  christia- 


en  tirer  n'est  solide.  Hefele  a  été  jusqu'à  proposer  de  considérer  cette 
lettre  et  les  deux  suivantes  comme  complètement  fausses ,  et  de  s'en 
tenir  au  récit  de  Sozomène,  qui  ne  fait  dater  la  chute  de  Libère  que 
de  l'année  suivante,  au  moment  où  il  vint  à  Sirmium  lui-même, 
pour    adhérer  à  une    décision    des    semi-,\riens.  Il    soutient   cette 
opinion  avec  sou  habileté  accoutumée,  mais  sans  réussir  à  nous  per- 
suader qu'il  n'y  ait  rien  de  vrai  dans  trois  pièces  qui  font  partie  d'une 
collection  aussi  ancienne,  et  qui  avaient  été  admises  par  des  contempo- 
rains. Du  reste,  dans  tout  ce  débat,  où  la  passion  s'est  trop  mélér^  il  ne 
faut  pas  peidre  de  vue  qu'aucune  question  théologique  n'est  engagée, 
pas  même  celle  de  l'infaillibilité  du  pape.  Gomme  dit  à  ce  sujet  très- 
bien  le  collecteur  très-ultramontain  des  conciles  généraux,  Mansi.  cité 
par  M.  de  Maistre  lui-même  {Du  Pape,  1.  I,  c.  xv)  :  «  Supposons  que 
«  Libère  eût  formellemeut  souscrit  à  l'Arianisme,  parla-t-il,  dans  celte 
«  occasion,   comme   pape  ex  cathedraf  Quels  cunciles   asseniWa-t-il 
«  préalablement  pour  examiner  la  question?  S'il  n'i'U  convoqua  point, 
«  quels  docteurs  appella-t-il  à  lui?  Quelles  supplications  publiques  et 
«  solennidles  indiqua-t-il  pour  invoquer  l'assistance  de  l'Espiit-Saint? 
«  S'il  n'a  pas  rempli  ces  préliminaires,  il  n'a  pas  enseigné  comme 

«  maître  et  docteur  de  tous  les  fi  lèles Nous  cessons  donc  (en  ce 

a  cas)  de  reconnaître  le  pontife  romain  comme  infaillible.  » 


390  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

nisnie,  repose  sur  deux  vérités  principales  :  l'unilé  de  la 
substance,  la  distinction  des  personnes  divines.  Il  n'y  a 
qu'un  Dieu  en  trois  personnes.  Telle  est  la  doctrine  en- 
seignée par  Jésus-Christ  et  empreinte,  ppur  ainsi  dire, 
avec  le  sceau  du  baptême,  sur  le  front  de  tous  les  chré- 
tiens. Telle  était  la  croyance  qui,  transmise  par  la  tra- 
dition de  l'autorité  et  reçue  pai^  la  soumission  des  fidè- 
les, s'était  conservée  intacte  pendant  des  siècles.  Mais 
du  jour  où  le  raisonnement  s'était  éveillé,  et,  à  l'aide 
des  armes  toujours  dangereuses  de  la  philosophie,  avait 
essayé  de  sonder  la  profondeur  du  mystère,  deux  héré- 
sies contraires  avaient  pu  naître. Méconnaître,  ou  l'unité 
de  la  substance,  ou  la  distinction  des  personnes;  assi- 
miler complètement  le  Fils  au  Père,  pour  tout  perdre 
ensuite  dans  leur  unité  substantielle;  ou  bien  oublier  la 
divinité  qui  leur  est  commune,  pour  ne  songer  qu'à  leur 
distinction  personnelle,  telles  étaient  les  deux  erreurs 
contre  lesquelles  la  pensée  humaine,  aux  prises  avec  le 
mystère, avait  dû  venir  échouer.  Sur  l'un  de  ces  écueils, 
Sabellius  avait  sombré;  Arius  avait  témérairement  tou- 
ché l'autre  ^ 

On  a  pu  voir  avec  quel  soin  l'Église  assemblée  à  Nicée 
avait  tracé  entre  ces  erreurs  opposées  le  sillon  étroit  de 
sa  doctrine.  Les  anathèmes  qui  frappaient  l'Ariaiiisme 
naissant,  n'avaient  point  épargné  l'erreur,  déjà  aupara- 

1.  Voir,  sur  ces  points,  les  détails  donnés  dans  l'éclaircissement  A 
du  second  volume  de  la  première  partie  de  cette  Mstoire,  principale- 
ment p.  408-416. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  391 

vant  condamnée,  de  Sabellius'.  En  maintenant  contre 
Ariiis  l'unilé  substantielle,  l'égalité  absolue  du  Fils  et  du 
Père,  le  concile  n'avait  pas  négligé  de  rappeler  que  cette 
identité  pourtant  n'équivalait  point  à  une  confusion 
complète.  Par  une  de  ces  décisions  suprêmes  que  l'intel- 
ligence doit  accepter  plutôt  que  sonder,  mais  qui  lui 
projettent  comme  un  trait  de  lumière  dans  l'obscurité 
où  elle  se  perd,  le  concile  avait  soigneusement  main- 
tenu, en  regard  l'une  de  l'autre,  l'unité  de  la  substance 
et  la  distinction  des  personnes. 

Ces  précautions  pourtant  n'avaient  pas  suffi  pour  lever 
tous  les  doutes  et  prévenir  toutes  les  calomnies.  A  peine 
la  délibération  terminée,  ceux  que  la  sentence  du  con- 
cile avait  vaincus  et  réduits  au  silence,  ne  s'étaient  pas 
tenus  pourtant  pour  battus.  Ils  ne  s'étaient  pas,  comme 
on  l'a  vu,  fait  faute  de  répéter  que,  pour  se  retenir  sur 
la  pente  où  Arius  avait  placé  la  foi,  le  concile,  par  un 
brusque  mouvement  de  réaction,  venait  de  se  précipi- 
ter dans  l'extrémité  opposée.  Le  mot  consubstantiel 
servait ., principalement  de  prétexte  à  ces  attaques. 
C'était,  disait-on,  un  mot  nouveau  qui  ne  se  trouvait 
pas  dans  les  Écritures,  que  Jésus-Christ  n'avait  pas 
prononcé  et  qui  pouvait  donner  matière  à  de  dangereux 
commentaires.  Puis  bientôt,  les  imprudences  et  les 
excès  de  langage  de  quelques  ennemis  d'Arius,  comme 
Marcel  d'Ancyre,  ou  Photin  de  Sirmium,  avaient  accré- 
dité chez  un   grand  nombre  de  membres  de  l'Église 

1.  Voir  la  première  partie  de  cette  histoire,  t.  ii,  p.  40-41. 


3'J2  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

(l'Orioiil  ridée  ({iie  les  nklacleurs  du  symbole  de  Nicée 
prèlaienl  le  liane,  à  leur  insu,  au  retour  de  Teireur 
sabellienne.  Des  hommes  simples,  Irès-sincèremenlalla- 
cliés  à  la  loi  Iraditionnelle,  nullement  suspects  d'inno- 
vation, et  peu  versés  dans  les  discussions  dogmatiques, 
étaient  amenés  par  là  à  considérer  le  mot  consuhstan- 
tiel  comme  une  périlleuse  invention,  qui,  au  lieu  de 
préserver  l'Église  du  naufrage,  avait  ouvert  une  voie 
d'eau  dans  sa  nacelle  déjà  battue  de  tant  de  vents. 

Trente  années  durant,  cette  crainte  avait  été  exploitée 
sans  relâche,  cette  idée  commentée  sous  mille  formes, 
répétée  sur  mille  tons  par  Eusèbe  et  ses  héritiers.  In- 
sensiblement, la  pression  du  pouvoir  et  la  faiblesse  des 
cœurs  aidant,  leur  tactique  avait  gagné  du  terrain.  Ceux 
même  qui  ne  partageaient  pas  leur  manière  de  voir  s'y 
associaient  souvent  par  désir  de  paix.  Si  l'on  pouvait, 
avec  le  sacrifice  d'un  seul  mot,  et  d'un  mot  d'origine 
nouvelle ,  satisfaire  l'empereur  et  rétablir  la  paix , 
pourquoi  s'obstiner  à  refuser  cette  satisfaction  à  des 
frères  et  à  un  maître?  Ainsi  raisonnaient  dans  toutes 
les  villes  d'Orient  tous  ces  gens  dont  les  partis  abondent, 
d'un  esprit  doux  mais  faible,  d'une  nature  conciliante 
et  timide ,  qui  craiguent  les  périls  et  répugnent  aux 
violences  de  la  lutte,  k  ceux-ci  Allianase  paraissait 
toujours  respectable  par  ses  vertus,  mais  incommode 
par  ses  exigences.  Sans  le  condamner  trop  sévère- 
ment, ils  le  jugeaient  emporté  par  un  excès  de  zèle, 
peut-être  par  un  amour-propre  d'auteur.  Le  change- 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  393 

ment  d'un  seul  mot,  disait-on,  valait-il  tant  de  désor- 
dre? Bien  plus,  ce  n'était  pas  même  un  mot;  une  lettre 
seule  suffirait.  Que  l'on  insérât  une  seule  lettre,  un  iota, 
dans  le  mot  sacramentel;  qu'au  mot  ôpoucioç  on  con- 
sentit à  .-ubstituer  le  mot  6|/,otou(7tQ;  ;  delà  même  sub- 
stance, qu'on  fît  ainsi  substance  semblable;  cette  expres- 
sion adoucie  rassurerait  bien  des  consciences  troublées; 
personne  ne  réclamerait  contre  une  telle  transac- 
tion. Les  évêques  alors  rentreraient  dans  leurs  sièges; 
les  sanctuaires  seraient  rouverts,  les  deux  pouvoirs  se- 
raient réconciliés,  et  rien  n'arrêterait  plus  les  destinées 
triomphantes  de  l'Église. 

Tels  étaient  les  raisonnements  spécieux  et  même  les 
motifs  véritables  d'une  grande  partie  de  ceux  qui  s'enga- 
geaient chaque  jour  dans  les  rangs  del'Arianisme.  A  vrai 
dire,  c'était  la  plus  grosse  et  la  meilleure  fraction  des  dis- 
sidents qui  pensait  ainsi.  Des  scrupules  un  peu  puérils, 
un  goiit  de  conciliation  qui  dégénérait  en  excès  de  com- 
plaisance; tous  ces  sentiments,  plus  pusillanimes  que 
coupables,  n'étaient  point  incompatibles  avec  un  fonds 
de  veitu  chrétienne  et  un  attachement  sincère  à  la  foi. 
C'était  le  cas  de  Basile  d'Ancyre,  de  George  de  Laodicée, 
d'Éleuze  de  Cyzique;  tel  avait  été  aussi,  tout  en  se  com- 
promettant moins,  Maxime  de  Jérusalem;  et  son  dis- 
ciple et  son  successeur,  Cyrille,  quoique  d'un  esprit  plus 
ferme  et  d'une  doctrine  plus  sûre,  ne  se  détachait  pas 
encore  tout  à  fait  du  même  groupe. 

Mais  en  regard  de  ces  esprits  incertains,  qui  formaient 


394  LA    l'EnSÉCUTION    ARIENNE. 

le  fond  et  comme  la  masse  du  parti,  d'autres  se  présen- 
taiont  qui  servaient  sous  le  même  drapeau,  tout  eu  étant 
animés  de  sentiments  bien  diiïérents,  et  à  la  poursuite 
d'une  pi  us  haute  ambition.  Ceux-là,  véntai)les  dépositaires 
de  la  doctrine  d'Arius,  ne  s'arrêtaient  point  à  quelques 
chicanes  de  mots;  c'était  toute  une  révolution  qu'ils  appor- 
taient dans  les  idées.  La  tradition  des  Pères ,  le  texte  des 
Écritures,  tout  cela  au  fond  leur  importait  peu.  Le  renom 
de  novateurs  philosophiques  leur  inspirait  moins  d'elfroi 
que  d'attrait.  l'Arianisnie  n'était  pour  eux  qu'un  moyen 
de  mettre  d'accord  la  foi  de  l'Église  avec  un  système 
de  métaphysique  très-voisin  de  celui  des  néoplatoni- 
ciens d'Alexandrie.  Au  sommet  de  l'échelle  des  êtres, 
un  Dieu  unique,  impassible,  invisible,  inconnu;  l'u- 
nité des  Ëléates,  le  terme  absolu  de  toute  dialectique, 
l'abîme  et  le  silence  des  systèmes  orientaux,  sans  rap- 
port avec  le  monde  et  sans  action  sur  sa  durée;  au-des- 
sous (le  lui  le  Verbe,  la  première  des  créatures, en  môme 
temps  que  l'intermédiaire  de  toute  création;  le  lien  de 
la  divinité  et  du  monde,  l'organisateur  de  la  matière;  la 
transition  du  fini  à  l'infini,  voilà  le  système  que,  moitié 
par  voie  d'interprétation  des  textes,  moitié  par  déduction 
dialectique,  ils  se  proposaient  hardiment  de  substituer  à 
la  notion  simple  de  la  Trinité  chrétienne.  Arius  en  avait 
dessiné  à  Nicée  les  premiers  linéaments,  au  milieu  du 
scandale  de  l'assistance.  Comprimée  par  les  analhèmes 
de  l'Église  et  les  arrêts  sévères  de  Constantin,  atténuée, 
amoindrie,  désavouée  par  son  auteur  même,  cette  doc- 


LA  PERSÉCUTION  ARIENNE.  395 

trine  pourtant  n'avait  jamais  péri  complètement;  elle 
avait  toujours  circulé  dans  l'ombre,  au  sein  de  quelques 
écoles  cachées.  Enhanlie  par  l'exil  du  héros  de  Nicée, 
elle  ^e  produisait  de  nouveau  au  grand  jour  et  déployait 
aux  yeux  des  fidèles  épouvantés  la  témérité  de  ses  con- 
séquences. 

Ainsi  se  dessinait  une  seconde  fraction  du  mêir;e 
parti,  d'un  esprit  tout  opposé  à  la  première,  minorité 
audacieuse  qui  suppléait  au  nombre  par  l'activité. 
Elle  nvait  trouvé  récemment  un  chef  habile  dans  un 
aventurier  du  nom  d' Aétius ,  sorti  des  dernières  classes 
du  peuple,  un  de  ces  hommes  de  bas  étage,  mais 
d'esprit  entreprenant,  qui  montent  à  la  surface  des 
sociétés  politiques  et  religieuses ,  quand  l'orage  en 
trouble  le  fond.  Esclave  dans  sa  jeunesse,  puis  ouvrier 
en  métaux ,  puis  serviteur  d'un  médecin  qui  lui  avait 
appris  les  éléments  de  son  art  ,  Aétius  avait  fait 
successivement  tous  les  métiers  et  s'en  tint  assez  long- 
temps à  celui  de  son  dernier  maître.  Pratiquant  l'ait  de 
guérir,  avec  l'audace  d'un  empirique,  il  gagna  de  l'ar- 
gent, vint  à  Antioche  et  se  lit  admettre  dans  des  écoles 
de  médecine,  où  on  remarqua  vite,  dans  les  discussions, 
la  force  de  ses  poumons  et  son  impertiud}able  faconde. 
Il  sentit  bientôt  que,  dans  un  temps  où  les  discussions 
théologiques  pouvaient  mener  à  tout,  de  tels  talents  se- 
raient encore  mieux  placés  dans  une  école  de  théologie  ; 
mais  les  premiers  éléments  des  lettres  lui  manquaient. 
Il  se  mit,  sans  fausse  honte,  au  service  d'un  maître  de 


396  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

grammaire,  pour  les  apprendre;  et  en  peu  de  lemps  il 
en  savait  assez  pour  enlreprendre  contre  son  professeur 
même  une  discussion  sur  les  Écritures,  où  il  parut  avoir 
j'avantage.  Encouragé  par  le  succès,  il  étudia  avec  plus 
d'ardeur  sous  la  direction  de  plusieurs  prêtres  et  évoques 
ariens d'Antioche,  de  Tarse  ,  et  d'Anaznrbc  ,  et  donna 
publiquement  des  conférences  sur  divers  sujets.  Mais  un 
voyage  à  Alexandrie  acheva  de  le  consommer  dans  l'art 
de  raisonner.  «  Ce  fut  là,  dit  saint  Épiplinne,qu'à  r('colc 
d'un  sophistearistotélicicn,  travaillant  du  soir  au  malin,  il 
appritla  dialectique  etnesongea  plus  qu'à  expliquer  par 
des  figures  logiques  tout  l'ordre  des  choses  divines.  » 
Ce  fut  là  aussi,  sur  cette  terre  natale  du  néoplatonisme 
et  de  la  doctrine  arienne,  qu'il  osa  donner  à  son  système 
tout  son  développement  et  en  tirer  des  conséquences  qui 
auraient  peut-être  fait  reculer  Arius  lui-même.  Dépouil- 
lant tout  artifice  de  langage,  il  déclara  qu'il  ne  pouvait 
exister  entre  le  Père  et  le  Fils,  entre  l'Etre  infini  et  son 
Verbe,  non-seulement  aucune  unité,  aucune  égalité, 
mais  pas  même  de  similitude.  Le  Fils  n'était  pas  même 
l'image  du  Père.  Yainement  lui  objectait-on,  du  sein 
même  de  l'école  arienne,  les  textes  précis  des  Écritures, 
Clément  d'Alexandrie,  Tertullien,Origène  :  il  répondait 
qu'il  se  moquait  des  autorités,  et  qu'il  fallait  tout  ré- 
soudre par  le  raisonnement  et  tout  réduire  en  syllo- 
gisme *. 

1.  Philost.,  m,  15,  16.  —  S.  Epiph. ,  Hœr.,  Lxxvii,  2.  —  Soc. ,  ii, 
35.  —  Soz.,  m,  15.  —  S.  Athau.,  de  Sijn.,  p.  873. 


LA  PERSÉCUTION  ARIENNE.  397 

Il  s'en  fallait  beaucoup  assurément  que  la  har- 
diesse de  tels  procédés  fut  goûtée,  ou  que  la  rigueur  de 
telles  conséquences  îiil  admise  par  la  majorité  des  pré- 
lats ariens,  et  le  scandale  qu'Aélius  causait  parmi  les 
fidèles  donna  lieu  de  très-bonne  heure,  surtout  chez  les 
schismaliques,  qui  se  sentaient  compromis,  à  de  très- 
graves  inquiétudes  et  à  de  très- vives  récriminations. 
Aussi  Aétius,  qui  s'était  flatté  sans  doute  de  parvenir  aux 
grandes  dignités  ecclésiastiques,  ne  put  aller  au  delà  du 
rang  de  diacre,  que  lui  conféra  l'évêque  d'Antioche, 
Léonce,  etdont  il  ne  put  même  tranquillement  exercer  les 
fonctions.  Mais  le  désordre  était  grand  dans  toutes  les 
églises  d  Orient 3  toute  répression  sévère  y  était  impossi- 
ble,et  Aélius  était  l'homme  du  monde  le  mieux  fait  pour 
profiter  de  ce  relâchement.  Actif,  grand  parleur,  toujours 
en  mouvement  et  en  visite,  de  mœurs  faciles  lui-même 
et  prêchant  aux  autres  une  morale  commode  ,  il  savait 
se  faire  bien  voir  des  hommes  influents.  De  retour  à 
Antioehe,  il  avait  réussi  à  se  mettre  en  grâce  auprès 
du  césar  Gallus,  qui  goûtait  un  prédicateur  de  sa  sorte, 
et  l'employait  dans  des  missions  confidentielles;  et  il 
avait  dû  à  cette  faveur  quatre  ans  d'un  enseignement 
tranquille.  Constanoe  le  connaissait  et  l'estimait  moins  j 
mais,  pour  les  exécutions  violentes  auxquelles  sa  poli- 
tique se  portait,  il  fallait  des  gens  d'entreprise,  déter- 
minés, prêts  à  payer  de  leur  personne,  et  pouvant 
éblouir  la  foule.  Aétius  était  inappréciable  dans  de  telles 
occasions.  Aussi,  à  peine  l'usurpateur  Georges  était-il 


398  LA    PEUSl'CUTION    ARIENNE. 

arrivé  à  Alexandrie,  qu'Aétius  était  accouru  à  sa  suite, 
prêt  à  moiitcr  sur  la  brèche,  à  prêcher,  à  lenii-  école, 
à  attaquer  de  toute  manière  les  amis  et  les  opiniuns 
d'Alhanase.  Grâce  à  ces  services  précieux  et  à  ses  puis- 
santes protections,  Aétius,  souvent  inquiété ,  jamais  dé- 
couragé, suspect  au  grand  nombre,  mais  alliraiil  la 
curiosité  et  plaisant  aux  esprits  aventureux ,  avait  pu 
dix  années  durant  répandre  tout  haut  sa  doctrine,  et 
rassembler  autour  de  lui  un  groupe  assez  redoutable 
d'élèves  et  de  partisans  '. 

Intentions,  mobiles  et  croyances,  tout  dilTéraii  donc, 
on  le  voit,  entre  les  deux  nuances  de  chrétiens  qui  pour- 
tant marchaient  unies,  depuis  trente  ans-  déjà,  sous  les 
bannières  de l'Àrianisme.  Ici,  le  goût  de  la  paix  poussé 
jusqu'à  l'abandon  de  la  vérité  :  là ,  l'esprit  de  conten- 
tion et  l'audace  des  systèmes.  Ici,  la  terreur  d'une  inno- 
vation, même  verbale  :  là,  l'entreprise  avouée  de 
réformer  la  foi  par  la  philosophie.  A  vrai  dire,  avec  de 
telles  divergences,  une  si  longue  union  n'eiit  pas  été 
possible,  si  entre  ces  deux  caractères  opposés  ne  s'était 
placé  dès  l'origine  un  intermédiaire  plus  habile  que 
l'un  et  plus  résolu  que  l'autre,  dont  l'ascendant  avait 
su  les  contenir.  C'était  un  petit  noyau  de  prélats  ambi- 
tieux, pour  qui  les  idées  comme  les  croyances  étaient 
peu  de  chose,  mais  pour  qui  le  pouvoir  était  tout.  On 
en  a  vu  le  modèle  achevé  dans  Eusèbe  de  Nicomédie  ; 

1.  Philost.  —  S.  Ephiph.  —  Soc.  —  Soz.,  loc.  cit.  —  Théod. ,  ii. 
24,  27. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  399 

mais  l'original  avait  suscité  plus  d'une  copie.  Du  jour 
où  le  goùl  malheureux  de  la  race  de  Constantin  pour 
les  discussions  théologiques  avait  été  connu,  il  s'élait 
trouvé  plus  d'un  flatteur  avide,  même  sous  la  robe  sa-  / 
cerdolale,  pour  recueillir  précieusement  le  secret  d'un 
nouveau  moyen  de  brigue  et  de  puissance.  Des  prêtres 
corrompus  par  la  faveur ,  des  courtisans  intrus  dans  le 
sanctuaire,  n'avaient  plus  considéré  les  débats  dogma- 
tiques que  comme  un  moyen  de  servir  des  querelles  de 
palaiset  des  rivalités  d'antichambre.  Avoir  un  parti  dans 
l'Église  et  le  faire  prévaloir  à  la  cour,  ce  fut  la  pensée 
sacrilège  que  plus  d'un  successeur  des  apôtres  osa  por- 
ter à  l'autel.  Dans  de  telles  vues,  et  pour  forger  un  in- 
strument de  servitude,  l'hérésie  était  commode  et  même 
nécessaii-e;  car  l'erreur  a  des  souplesses  qu'ignore 
l'inflexible  vérité.  Mais  il  fallait  une  hérésie  modérée, 
peu  bruyante,  point  populaire,  une  hérésie  de  cour, 
pour  ainsi  dire,  qui  ne  causât  point  trop  de  scandale 
au  vulgairechrétien,  qui  n'inquiétàtpas  trop  la  conscience 
du  prince,  qui  sût  se  contenir  elle-même  dans  les  bornes 
delà  sagesse  politique.  C'était  à  cepointdevuequ'Eusèbe 
et  ses  imitateurs  avaient  envisagé  TArianisme,  et  dans  ce 
sens  qu'ils  l'avaient  gouverné.  Planant  ainsi  des  hauteurs 
de  leur  ambition  sur  les  deux  partis  qui  subdivisaient 
le  schisme  ;  étrangers  aux  scrupules  des  uns  comme 
aux  emportements  des  autres;  aussi  peu  timorés  que 
téméraires,  ils  les  méprisaient  également  et  les  flattaient 
successivement.  Car  ce  n'était  pas  trop  du  concours  de 


400  LA    PI-nSKCUTION    AHIKNNE. 

ces  deux  forces,  pour  tenir  lôte  au  seul  adversaire  qui 
leur  parût  digne  à  la  fois  et  de  leur  estime  et  de  leur 
haine;  à  cet  Atliauase,  aussi  dédaigneux  des  intrigues 
de  cour  ({u'iiabile  à  les  pénétrer,  pour  qui  la  politique 
n'avait  pas  plus  de  secrets  que  la  dialectique  d'am- 
bages ,  qui  d'un  regard  lisait  sous  leurs  masques  et  d'un 
mot  flétrissait  leurs  ruses.  C'était  contre  ce  rocher  de 
la  foi  qu'épuisaient  tous  leurs  efîorts,  en  Occident 
Ursace  et  Valens,  en  Orient  les  gens  comme  Acace,  de 
Césarée,  habile  et  astucieux  successeur  du  flatteur  de 
Constantin.  Et  ne  perdant  jamais  de  vue  ce  point  de 
miie,  tour  à  tour  caressants  et  altiers,  sachant  menacer, 
céder,  revenir  à  la  charge,  alarmer  la  confiance  des 
faibles  ,  contenir  les  exaltés ,  assiéger  l'oreille  du 
prince  ,  ces  excellents  capitaines  avaient  réussi  à  tenir 
pendant  un  quart  de  siècle  leurs  troupes  ralliées,  pour 
marcher  à  l'assaut  du  pouvoir  et  à  la  ruine  de  leur 
ennemi. 

Le  temps  était  venu,  cependant,  où  l'efficacité  de 
cette  politique  était  épuisée,  et  oij  le  maintien  de  l'union 
n'était  plus  possible.  La  division  intérieure,  après  avoir 
grandi  longtemps  en  silence,  devait  enfin  éclater.  Leshar- 
diesses  chaque  jour  plus  choquantes  d'Aétius  excitaient 
chaque  jour  aussi,  de  la  part  des  Ariens  modérés,  de  plus 
vives  réclamations.  Ils  se  sentaient  entraînés,  malgré 
eux,  sur  une  pente  qui  bordait  un  abîme,  et  ne  trou- 
vaient plus  aucun  point  d'arrêt  pour  se  retenir.  Le 
comble  fut  mis  à  leurs  inquiétudes,  lorsque,  vers  le 


LA    PEUSECUTION    ARIEXNE.  401 

commeîicemeiil  de  358  ',  ils  apprirent  coup  sur  coup  que  a.  d, 
ie  sic'ge  primalial    d'Aulioche,  vacant  par  la  mort  de  ^^^" 
Léonce,  ctait  tombé,   par  suite  d'inirigues  et  de  vio- 
lences, entre  les  mains  d'un  ami  et  d'un  soutien  connu 
d'Aélius,  Eudoxe,  évoque  de  Germanicie  ;  et  que  le  pre- 
mier acte  du  nouveau  pontife  avait  été  de  mander  son 

« 

confident  auprès  de  lui,  et  de  promulguer  en  Orient  la 
formule  même  de  foi  qu'on  venait  défaire  signera  Osius, 
à  Sirmium.  Cette  formule,  si  explicite  sur  l'inégalité  des 
deux  personnes  de  la  Trinité,  acceptée  avec  tant  d'em- 
pressement et  promulguée  avec  tant  d'emphase,  devenait 
par  là  comme  le  symbole  de  la  nouvelle  doctrine  philo- 
sophique, et  elle  apparaissait  revêtue  de  l'assentimenf 
de  l'empereur  et  de  l'adhésion  d'un  des  plus  illustres 
confesseurs  de  Nicée.  On  disait  même  qu'on  la  portait 
au  pape  Libère,  et  qu'il  allait  y  apposer  sa  signature^. 
Le  péril  de  la  foi  était  donc  imminent,  même  pour  les 
yeux  les  plus  aveuglés.  Les  modérés  sentirent  enfin 
qu'il  était  temps  de  s'arrêter  dans  une  telle  voie. 

Le  signal  fut  donné  par  quelques  prêtres  d'Antioche 
qui  s'étaient  opposés  aux  desseins  d 'Eudoxe,  et  qu'il 
avait  chassés  de  son  Église.  Ils  allèrent  trouver  Georges 
de  Laodicée,  et  celui-ci,  prenant  l'alarme  à  l'instant, 

1.  A.  D.  358.  —  Indictio.  i.  —  U.-  ^,  1110.  —  D;itinniis  et  Cercalis. 
Coss. 

2.  Soc,  II,  37.  —  Soz.,  IV,  12, 13,  15.  —  Théod.,  ii,  25..—  La  d.it.: 
de  l'élévation  d'Eudoxe  au  siège  d'Antioche  est  déterminée  par  ce  fait, 
qu'il  était  auprès  de  l'empereur,  à  Rome,  au  moment  de  la  mort  da 
sou  prédi'cesseur  Léonce.  —  Philost.,  iv,  4,  5. 

III.  26 


402  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

invila  tous  les  évoques  qui  uppartenaicnt  à  la  môme 
nuance  intermédiaire  que  lui,  à  se  réunir  pour  Icnip 
conseil  sur  la  conduite  à  suivre.  Un  petit  conciliabule 
fut  ainsi  formé  à  Ancyre  par  les  principaux  prélats 
d'Asie  Mineure  ',  parmi  lesquels  on  eijt  été  heureux  de 
compter  Cyrille  de  Jérusalem,  le  plus  honoré  et  le  plus 
illustre  de  tous  ceux  qui,  dans  la  crise  précédente, 
n'avaient  pas  pris  nettement  le  parti  d'Alhanase.  Mais 
on  ajipril  en  même  temps  qu'il  était  tombé  en  dif- 
férend avec  son  métropolitain  Acace  de  Césarée,  et 
qu'illégalement  déposé,  il  errait,  chassé  de  son  siège, 
malgré  ses  protestations  2.  Ce  coup,  qui  semblait  annon- 
cer une  guerre  déclarée  à  tout  ce  qui  ne  partageait 
pas  l'exaltation  des  partis  extrêmes,  ne  fit  qu'inquiéter 
davantage  tous  les  ariens  modérés.  Sous  l'empire 
d'une  crainte  qui  les  touchait  personnellement,  les 
évoques  réunis  à  Ancyre,  rassemblèrent  toul  leur 
courage  et  anathématisèrent  har.Jiment, sinon  la  furmule 
de  Sirmium  elle-même,  au  moins  toute  la  doctrine  qui 

1.  Soc.  —  Soz.  —  Théod.  —Philoot., /oc.  cit. 

2.  Soc, II,  40.  —Soz., IV,  25.  —  Théod.,  11,  25.  —  S.  Épiph. //«>;•,  lxxiii, 
27.  —  L'orthoduxie  de  S.  Cyrille  de  Jérusalem^  à  cette  prei.ièi'e  épo- 
que de  sa  vie,  est  l'objet  de  grandes  discussions.  Elle  a  été  fortenieni 
contestée  par  Rufin  (i,  23),  et  par  S.  Jérôme  dans  sa.  Chronique.  Nows 
croyons  qu'il  est  impossible  de  lui  reprocher  aucune  erreur  de  doctrine. 
Mais  il  est  certain  qu'en  fait  il  ne  rompit  qu'assez  tard  toute  communion 
avec  les  semi-Ariens,  espérant  sans  doute,  comme  S.  Hilaire,  les 
ramener  à  une  plus  juste  appréciation  des  dogmes,  en  ne  les  chicanant 
point  sur  des  mots.  Dans  la  stratégie  des  partis,  telle  que  nous  la 
décrivons  en  ce  moment,  Cyrille  forme  donc  l'extrémité  de  l'aile  droite 
du  semi-Arianisme  touchant  à  l'orthodoxie ,  ou  de  l'aile  gauche  de 
l'orthodoxie  touchant  au  semi-Arianisme. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  403 

y  était  consacrée.  Dans  une  lettre  circulaire  '  d'une 
longueur  démesurée  et  d'un  style  un  peu  embrouillé, 
adressée  à  tous  les  évêques  d'Asie  Mineure,  ils  établirent 
longuement  la  parfaite  similitude  de  la  substance  du 
Père  et  du  Fils, avec  desarguments  qu'àTéloqueiice  près 
on  croirait  empruntés  à  saint  Athanase.  Après  quoi, 
cependant,  pour  qu'on  ne  les  accusât  pas  de  démentir 
tout  leur  passé,  ils  conclurent  en  anathématisant  aussi 
formellement  le  mot  consubslantiel.  Mais,  malgré  cette 
réserve,  plus  verbale  au  fond  que  réelle,  la  division  de 
l'Arianisme était  consommée:  les  deux  fractions  avaien* 
désormais  leurs  symboles  ,  leurs  chefs  ,  leurs  mots 
d'ordre ,  leurs  surnoms  diirérents.  On  appela  les  uns 


1.  s.  Èpiph.  Hœr.,  lxxiii,  2-12.  —  Cette  lettre,  d'un  style  à  la  fois 
confus  et  diffus,  atteste  l'einliarras  de  ses  rédacteurs.  Eu  combattant  les 
Anomœens,  ils  ciaiguent  évidemment  à  tout  moment  de  se  servir  des 
arguments  allégués  depuis  si  longtemps  contre  Arius  par  les  ortho- 
doxes. Toute  la  discussion  des  textes  de  rÉciiture  est  pourtant  très- 
visiblement  empruntée  aux  fameuses  polémiques  d'Athanase;  et,  tout 
•en  lisant  cette  pièce,  il  est  imi'ossilde  de  ne  pas  voir  combien  les 
semi-ArieuS;  dans  ce  mouvement  en  arrière,  étaient  rejetés,  malgré 
qu'ils  en  eussent,  du  côté  de  la  vraie  foi.  A  certains  moments,  il 
■<^st  impossible  de  distinguer  leur  argumentation  de  celle  des  ortlio- 
•doxrs.  S.  Hilaire  [de  Syn.,  p.  1157-1158).  en  traduisant  les  auathèmes 
de  la  réunion  d'Ancyre,  passe  les  cinq  premiers  et  le  dernier,  c'est-à- 
dire  celui  qui  anathématise  le'Consubstantiel,  ce  qui  a  fait  supposer  à 
queliiues écrivains  qu'il  n'avait  pas  été  déliniMvement  adopté.  Mais  cette 
hypothèse  n'a  rien  de  vraisemblable.  S.  Hilaire,  en  écrivant  le  livre 
des  Synodes  pour  faciliter  une  conciliation  entre  les  semi-Ariens  et  les 
orthodoxes,  n'insiste  jamais  sur  ce  qui  avait  pu  les  diviser;  et  c'est 
à  cette  précaution  seule  qu'il  faut  atiribuer  son  silence.  Une  lettre  de 
S.  Basile  atteste  (jue  le  Consubslantiel  fut  réellement  anathématise  à 
Ancyre,  et  cette  précaution  était  nécessaire  pour  que  les  semi-Ariens 
ne  fussent  pas  accusés  auprès  de  l'empereur  de  se  démentir. 


404  LA    PERSÉCUTION    AlilKNNE. 

semi-ariens  ;  les  autres  rcçuieiu  ilii  public  le  nom  d'a- 
noiiiœcns,  du  mol  grec  qui  signifie  dissemblable.  Mais 
pourijui  serait  l'empereur?  Ce  fut  la  question  qu'à  peine 
Tarte  de  courage  consonnné,  chacun  des  membres  de  la 
réunion  se  posa  avec  inquiétude. 

Ce  n'était  pas  tout,  en  ellet ,  d'avoir  protesté  pour 
son  honneur  et  sa  conscience  :  il  fallait  aussi  mettre  sa 
personne  en  sûreté.  Tout  intimidés  de  leur  audace,  les 
prélats  semi-ariens,  Basile  d'Ancyre  en  tête,  se  faisant 
accompiigner  d'un  prêtre  qui  avait  été  chambellan, 
allèrent  se  jeter  aux  pieds  de  l'empereur  pour  lui  expli- 
quer pourquoi  ils  avaient  osé,  en  matière  de  foi,  penser 
ce  jour-là  autrement  que  lui  '.  Ils  trouvèrent  Constance 
de  retour  à  Sirmium  d'une  expédition  heureuse  qu'il 
avait  laite  au  delà  du  Danube.  Il  avait  déjoué  les  ruses 
des  Sarmates,  en  avait  taillé  en  pièces  un  grand  nombre,  , 
puis  s'était  décidé  à  conclure  avec  eux  un  traité  qui  leur 
était  avantageux,  en  vertu  duquel  il  les  avait  remis  en 
possession  lui-même  d'un  territoire  usurpé  par  leurs 
sujets  révoltés.  Ses  soldats  lui  avaient  décerné,  pour  ce 
haut  fait,  le  surnom  de  Sarmatique.W  leur  avait  fait  un 
beau  discours  et  rentrait  en  triomphe'-.  Tout  allait  donc 

1.  Soz.,  IV,  13. 

2.  Amin.  Marc,  xvu,  12,  13.  —  Cod.  Theod.,  Chron.,  p.  58.  —  Les 
détails  donnés  i  ar  Animien  Marcellin  sur  les  négociations  entre  Constance 
et  les  Limigantes,  sujets  révoltés  des  Sarmaties,  et  sur  son  entrevue 
avec  eux,  où  il  faillit  être  tué,  ne  présentent  pas  tous  les  caractères  de 
la  véiité.  Amuiien  n'est  tout  à  fait  croyable  (jue  quand  il  raconte  ce 
qu'il  a  vu  lui-même.  Ailleurs,  sou  goût  de  faire  l'histoire  cà  l'antique 
l'emporte  souvent. 


LA    PEUSÉCUTION    AP.IENNE.  405 

bien  pour  le  maîlre  du  monde,  et  cette  prospérité  crois- 
sante le  maintenait  en  humeur  bienveillante. 

D'ailleurs  Constance,  comme  son  père,  se  croyait 
chrétien  accompli,  et  à  beaucoup  de  prétentions  théolo- 
giques il  joignait  beaucoup  de  méfiance  contre  les  philo- 
sophes. Les  semi-Ariens  se  firent  donc  aisément  écouter, 
quand  ils  représentèrent  la  formule  de  Sirmium  comme 
entachée  d'un  esprit  philosophique  dangereux.  Puis  ils 
surent  insinuer,  non  sans  adresse,  qu'Aétius  et  ses  amis 
avaient  été  bien  avant  dans  la  confiance  du  césar  Gallus, 
si  justementpuni  pour  ses  conspirations,  et  qu'on  ne  sa- 
vait pas  jusqu'où  l'amitiéavait  pu  pousser  la  confidence. 
Tout  cela  fut  représenté  en  langage  fort  décent  ,  avec 
cette  attitude  soumise  de  plaideurs  devant  un  juge,  qui 
était,  suivant  Constance,  la  tenue  convenable  pour  des 
évêques  devant  l'empereur, et  à  laquelle  il  n'avait  jamais 
pu  plier  ni  les  Athanase,  ni  les  Lucifer,  ni  les  Hilaire  '. 
La  supplique  fut  donc  bien  venue,  et  mandant  auprès 
de  lui  ses  conseillers  IJrsace  et  Valens,  aussi  bien  que 
les  autres  évêques  de  sa  cour,  l'empereur  leur  demanda 
avec  quelque  aigreur  pourquoi  ils  l'avaient  laissé  s'écar- 
ter de  la  vraie  doctrine  au  sujet  de  la  substance  divine. 
Trop  bons  courtisans  pour  ne  pas  sentir  dans  quel  sens 
soufflait  le  vent  de  la  faveur,  Ursace  et  Valens  jouèrent 
la  surprise  et  l'innocence,  s'excusèrent  de  n'avoir  pas 
inséré  dansleursymbolelemotde  semblable  en  substancef 

1.  Soz.,  IV,  13.  —  Philost.j  IV,  8.  —  S.  Hil.,  de  Syn.,  p.  1194. 


406  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

sur  ce  que, décidés  à  faire  disparaître  le  terme  de  consub- 
«/a«//(?/,  cause  de  tant  d'orages.ils  n'avaient  pas  bien  saisi 
la  diirércnce  de  deux  expressions  si  voisines  :  une  fois 
instruits  de  la  valeur  de  celte  correction  ,  ils  promirent 
qu'ils  ne  feraient  nulle  difficulté  de  s'y  ranger'.  On  modi- 
fia donc,  ou  plutôt  on  relira  la  dernière  formule  deSir- 
niium.  Pour  plus  de  solennité,  on  fit  venir  de  Bérée  le 
pape  Libt;re,  qui  attendait  toujours  dans  l'angoisse  le  prix 
de  sa  faiblesse,  et  qui  dut  s'estimer  heureux  qu'on  ne  lui 
demandât  pas  d'aller  plus  loin  dans  la  voie  delà  faiblesse. 
De  concert  avec  cette  haute  autorité,  le  Ilomoiousios  fut 
inironisé  dans  le  symbole  à  la  place  de  VHomoousios, 
omissinon  condamné 2.  Enfin,  pour  achever  le  triomphe 
du  semi-Arianisme,  Constance  prit  la  plume  lui-même, 
l'évoqua  la  nomination  d'Eudoxe  au  siège  d'Antioche, 
le  traitant  officiellement  de  sophiste  et  de  coureur,  et  le 
bannit  en  compagnie  d'Aétius  et  de  ses  principaux 
disciples.  Puis,  après  avoir  joint  ces  nouvelles  victimes 
à  tant  d'autres,  et  frappé  des  mêmes  peines  ce  qu'il 
regardait  comme  des  excès  contraires,  il  crut  siiicère- 
meni  avoir  sauvé  la  foi  et  placé  l'Église  dans  un  juste 

1.  s.  Hil.,  loc.  cit. 

2.  Il  est  difficile  de  savoir  si  ce  fat  une  formule  nouvelle  qu'on  rédi- 
gea à  cette  occasion,  ou  simplement  les  anathèmes  d'Ancyre  qu'on 
renouvela.  Voir,  à  ce  sujet,  note  de  Valois  surSnz.,  iv,  15.  Il  ne  piraît 
pus  certain  que  ranallième  coiitie  le  mol  Consubstantiel  fut  coiiipris 
dans  la  rédaction  ;  mais  la  phrase  de  S.  Hilaire  sur  le  renvoi  de  LiLère, 
citée  plus  haut,  ne  permet  pas  de  douter  que  la  formule  signée  par 
lui  contint  un  point  que  ce  docteur  lui  même,  malj^ré  son  esprit 
de  cuQciliation,  ne  pouvait  admettre.  Conf.  Hefele,  Conciliengeschichte^ 
t.  I,  p.  672. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  407 

équilibre,  à  égale  dislance  entre  Aélius  et  Âthanase'  . 
Mais  sa  salisfacUon  n'était  au  fond  nullement  parta- 
gée par  ses  conseillers  habituels,  les  prélats  politiques 
et  courtisans,  les  eunuques,  les  chambellans,  tout  ce 
monde  actif  et  remuant  qui  ne  considérait  la  religion 
que  comme  un  instrument  d'intrigue.  Pour  tous  ceux-là, 
le  pas  rétrograde  que  venait  de  faire  l'empereur  était 
un  légitime  sujet  d'inquiétude.  La  perspective  d'un 
accommodement  possible  entre  les  orthodoxes  d'Occi- 
dent et  les  Orientaux  modérés,  cet  objet  des  vœux  de 
tous  les  dissidents  honnêles,  ne  leur  souriait  nullement  : 
ils  n'y  voyaient  que  le  retour  en  grâce  d'adversaires 
jurés,  et,  par  suite,  l'ébranlement  de  leur  propre  cré- 
dit. Leur  crainte  fut  redoublée  lorsqu'ils  apprirent  que 
l'empereur,  de  plus  en  plus  séduit  par  ses  succès  théo- 
logiques,  rêvait  la  convocation  d'un  grand  concile  uni- 
versel ,  oiJL  il  se  proposait  probablement  de  faire  réfor- 
mer le  symbole  de  Nicée  dans  le  sens  du  semi-Arianisme, 
et  de  l'uTiposer  ensuite,  sous  cette  forme  mitigée ,  au 
monde  chrétien  tout  entier.  Pour  mieux  égaler  la  gloire 
de  son  père,  en  même  temps  qu'il  croyait  corriger  ses 
fautes,  c'était  à  Nicée  même  que  Constance  se  proposait 
de  provoquer  une  nouvelle  réunion  de  l'Église.  Avec  la 
perspicacité  de  l'intérêt  personnel,  les  prélats  politiques 
devinèrent  à  l'instant  que ,  dans  une  telle  assemblée,  la 
majorité  serait  nécessairement  formée  par  les  plus  mo- 

1.  Soz.,  IV,  13.  —  Philost.,  IV,  8.  —  Théod.,  ii,  25. 


408  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE, 

(l(M'('s  (le  toutes  les  opinions:  on  se  verrait,  on  s'expli- 
querait, bien  tlesméliances  tomberaient,  bien  des  calom- 
nies seraient  réfutées,  les  orthodoxes  sauraient  exploiter 
à  leur  profit  les  alarmes  causées  aux  semi-Ariens  par  les 
exagérations  d'Aétius;  et  de  ce  rapprochement  d'idées 
analogues  et  de  sentiments  communs  la  paix  pouvait 
sortir.  Or,  le  trouble  est  Télémeut  de  l'intrigue,  et  la 
paix  lui  répugne  par  instinct. 

Ce  qui  justifiait  leurs  inquiétudes, c'était  l'apparition 
simultanée  d'un  éloquent  manifeste  de  conciliation,  fait 
par  l'un  des  plus  illustres  proscrits  de  la  foi  catholique, 
l'évêque  de  Poitiers,  Hilaire.  Hilaire,  banni  des  Gaules, 
avait  été  transféré  en  Asie,  et,  à  peine  arrivé,  avec  le 
coup  d'œil  d'un  homme  habitué  aux  affaires,  il  avait 
promptement  sondé  la  division  intérieure  qui  travaillait 
l'hérésie ,  et  compris  le  parti  qu'on  en  pouvait  tirer 
pour  ramener  ceux  qui  n'étaient  victimes  que  d'une 
erreur  passagère.  Suivant  une  ligne  de  conduite  un  peu 
diirérente  de  celle  de  ses  compagnons  d'infortune,  il 
s'abstint  soigneusement  de  toute  parole  vive  contre 
ses  adversaires ,  rechercha  leur  conversation ,  les 
aborda  en  tout  lieu  avec  le  salut  de  paix;  et,  sans 
s'unir  avec  eux  par  la  communion  des  saints  mystères, 
ne  fil  point  difficulté  cependant  d'entrer  dans  leurs 
églises  et  de  se  joindre  à  leurs  prières  '.  Il  acquit  par 
là  leur  bienveillance  et,  en  même  temps,  la  connais- 

1.  s.  Hil.,  contr.  Const.,  p.  1239. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  409 

sance  du  trouble  de  leurs  esprits.  Il  avait  prcWa  la 
réaction  qui  s'opérait  chez  eux,  et  se  tenait  prêt  à  en 
profiter. 

La  publication  du  livre  des  Synodes ,  envoyé  pdf  lui 
aux  évoques  de  sa  province,  suivit  en  elTet  immédiate- 
ment la  révolution  de  palais  qui  avait  été  la  suite  de  cette 
réaction.  Répondant  à  des  questions  qui  lui  étaient  po- 
sées, Hiiaire  entreprend  ,  dans  ce  traité,  de  donner  aux 
Occidentaux  un  fil  conducteur  à  travers  le  labyrinthe  des 
professions  de  foi  orientales.  Il  reprend ,  l'une  après 
l'autre,  à  peu  près  toutes  ces  formules,  il  les  discute,  les 
examine,  leur  donnant  à  toutes  le  sens  le  plus  favorable, 
le  plus  conforme  à  l'orthodoxie,  dont  elles  soient  suscep- 
tibles, ne  rejetant  absolument,  comme  impie  et  blasphé- 
matoire, que  la  dernière  formule  de  Sirmium;  et  pour 
toutes  les  autres,  sans  justifier  l'omission  du  mot  consub- 
stantiel,selîoTÇi\ni  toujours  de  prouver  que,  si  le  terme 
ne  s'y  trouve  pas,  au  moins  des  idées  équivalentes  y  sont 
souvent  exprimées;  que,  dès  lors,  le  différend  est  pure- 
ment verbal  et  ne  devrait  pas  mettre  des  chrétiens  aux 
prises.  Ses  concessions  ne  vont  nulle  part  jusqu'à  aban- 
donner le  mot  consubstantiel  ;  mais  tous  ses  efforts  sont 
employés  à  en  bien  expliquer,  à  en  bien  éclaircir  le  sens, 
de  manière  à  faire  tomber  les  préjugés,  à  dissiper  les 
nuages,  à  donner, en  un  mot,  aux  deux  partis  de  l'Église, 
une  intelligence  réciproque  et  charitable  de  la  difficulté 
qui  les  sépare,  a  Le  mot  consubstantiel,  dit-il,  ne  doit 
être  ni  légèrement  omis,  ni  enseigné  sans  explication.  On 


/jlO  LA    PERSÉCUTION    ARIKNNE. 

peut  le  (lire  avec  piélc  :  on  peiil  aussi  roiuoltie  sans 
inipiôlé'.  » 

Le  but  du  traité  entier  est  évident.  A  la  veille  d'un 
concile  universel ,  c'est  un  programme  tracé  aux  évo- 
ques d'Occident  pour  faire  rentrer  dans  le  sein  de  la  foi, 
sans  les  effaroucher  ni  les  humilier,  tous  les  schisina- 
liques  modérés  d'Orient,  que  l'expérience  commençait  à 
éclairer.  Hilaire,  changeant  souvent  d'interlocuteur, 
adresse  lui-même  parfois  la  parole  avec  tendresse  à  ces 
faibles  dans  la  foi  :  «  0  vous,  leur  dit-il,  qui  avez  pris 
enfin  à  cœur  la  doctrine  évangélique  et  apostolifjue, 
vous  chez  qui,  du  sein  des  t(;nèbres  de  l'hérésie,  la 
chaleur  de  la  foi  se  rallume ,  quelle  espérance  vous  nous 
avez  rapportée  de  voir  renaître  la  vérité,  par  l'audace 
que  vous  venez  de  montrer  contre  l'essor  d'une  auda- 
cieuse perfidie!...  L'hérésie,  se  dévoilant  par  une  pro- 
fession explicite  et  d'une  autorité  publique  ,  allait  pro- 
clamer tout  haut,  avec  triomphe,  ce  que  jusqu'ici  elle 
ne  faisait  que  muimurer  tout  bas...  Grâce  à  vous,  l'em- 
pereur ,  averti ,  non  de  son  erreur,  mais  de  celle  de  ses 
conseillers,  s'est  délivré  de  ses  liens.  »  Et  il  ajoute  ; 
«  ...Nous  sommes  en  exil,  mais  qu'importe?  Demeurons 
toujours  proscrits,  pourvu  que  la  vérité  commence  à 
être  prôchée  -.  » 

i.  s.  Wû.,de  Syn.j'p.  1190.  —  Non  est,  fratres  carissimi,uiiaPatnset 
Filii  deneg^anda  siibstantia  :  sed nec  irratioiiabiliter  pra'diianda...  Po- 
test  una  substantia  pie  dici  et  pie  taceri.  Quid  vei'bi  calumuiam  suspi- 
eioni  tenemus,  rei  intelligentia  non  dissidentes?  ? 

2.  S.  Hil.,  Ibid.,  p.  1193,  1194. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  411 

Le  messager  qui  portait  ces  paroles  pacifiques  en  Occi- 
dent était,  en  même  temps,  chargé  d'une  autre  lettre  où 
le  cœur  du  saint  confesseur  s'abandonnait  dans  un 
épanchement  plus  doux  ;  par  un  contraste  touchant, 
où  la  même  âme  se  révèle  sous  deux  aspects  différents, 
il  envoyait  de  tendres  instructions  à  sa  fille,  en  niêpie 
temps  qu'à  ses  frères  en  épiscopat  des  conseils  pour  le 
gouvernement  de  l'Église. 

«  A  ma  très-chère  fille  Abra,  Hilaire,  salut  dans  le 
Seigneur. 

«  J'ai  reçu  vos  lettres,  où  je  vois  que  vous  me 
regrettez,  et  je  n'en  doute  pas,  car  je  sais  combien  est 
désirable  la  présence  de  ceux  que  nous  aimons.  Et 
puisque  mon  absence  vous  est  pénible ,  je  ne  veux  pas 
que  vous  croyiez  que  je  vous  aime  moins  ,  parce  que  je 
reste  si  longtemps  loin  de  vous,  et  je  veux  m'excuser  de 
mon  départ,  pour  que  vous  voyiez  qu'il  vous  est  bon 
que  je  sois  parti...  Yoici  donc  pourquoi  je  suis  en  route. 
J'ai  appris  qu'il  y  avait  dans  le  monde  un  jeune  homme 
ayant  une  perle  et  une  robe  d'un  prix  inestimable,  et 
que  celui  qui  pourrait  les  obtenir  de  lui  aurait  des 
richesses  et  un  bien  au-dessus  de  tous  les  biens  hu- 
mains. A  cette  nouvelle,  je  suis  parti  pour  chercher  ce 
jeune  homme,  et  l'ayant  trouvé  après  un  voyage  bien 
difficile  et  bien  long,  je  l'ai  vu  et  je  suis  tombé  à  ses 
pieds,  car  il  est  si  beau,  qu'on  ne  peut  le  regarderez 
face.  Et  lorsqu'il  me  vit  prosterné,  il  me  demanda  ce 
que  je  voulais^  et  je  lui  ai  répondu  qu'on  m'avait  parlé 


412  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

de  s.i  robe  et  de  sa  perle,  et  que  je  venais  pour  cola; 
car  j'ai  une  fille  que  j'aime  beaucoup,  et  c'est  pour  elle 
que  je  voudrais  qu'il  me  donnât  cette  robe  et  celte 
perle...  Ce  jeune  honiine  donc,  qui  est  si  bon  qu'il  n'y 
a  rien  de  meilleur  au  monde,  m'a  répondu  :  As-tu  vu 
celle  robe  et  cette  perle  que  tu  me  demandes,  avec  tant 
de  larmes,  de  donner  à  ta  fille?  Et  je  lui  ai  dit  :  Sei- 
gneur, j'en  ai  entendu  parler,  et  je  sais  qu'elles  sont 
excellenlcs.  Et  alors  il  a  ordonné  à  ses  minisires  de 
m'aller  montrer  la  perle  et  la  robe.  La  robe  m'a  été 
présentée  d'abord,  et  j'ai  vu,  ma  fille,  ce  que  je  ne 
puis  rendre.  Comparée  à  celte  finesse,  la  soie  n'est 
qu'une  toile  grossière;  comparée  à  celle  blancheur  ,  la 
neige  paraît  noire;  comparé  à  cet  éclat,  l'or  paraît 
livide...  El  puis  j'ai  vu  la  perle  ,  et  je  suis  tombé  en  la 
voyant,  car  mes  yeux  n'en  ont  pu  soutenir  le  feu...  Et 
comme  j'étais  là,  étendu  ,  quelqu'un  des  assistants  m'a 
dit  :  Je  vois  que  vous  êtes  un  bon  père ,  et  que  vous 
désirez  celle  perle  et  cette  robe  pour  votre  fille.  Mais, 
pour  accroître  votre  désir,  je  vous  dirai  ce  qu'elles  ont 
encore  de  particulier.  Cette  robe  n'est  jamais  atteinte 
par  les  vers;  on  ne  l'use  pas,  on  ne  la  souille  pas,  on 
ne  la  déchire  pas  :  elle  reste  toujours  telle  qu'elle  est. 
Et  la  vertu  de  la  perle  est  telle ,  que  celui  qui  la  porte 
n'a  ni  maladie  à  craindre,  ni  vieillesse,  ni  mort...  Et 
ayant  entendu  cela ,  je  n  ai  fait  que  pleurer  et  prier 
davantage...  Alors  le  jeune  homme  m'a  ordonné  de  me 
lever  et  m'a  dit  :  Tes  prières  et  tes  larmes  me  touclienf, 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  413 

et  puisque  tu  veux  donner  ta  vie  pour  cette  perle,  je  ne 
puis  te  la  refuser  ;  mais  voici  mes  conditions  :  La  robe  que 
tu  me  demandes  est  telle,  qu'on  ne  peut  l'avoir  si  on  veut 
en  porter  quelque  autre,  soit  de  couleur,  soit  d'orou  de 
soie  :  et  je  la  donnerai  à  celui  qui  n'aura  porté  que  des 
vêlements  d'élolîe  simple  et  sans  teinture...  Et  ma  perle 
est  de  telle  nature,  que  je  ne  la  puis  donner  qu'à  ceux 
qui  n'ont  point  eu  d'autres  joyaux...  Avant  doiicdela 
donner  à  ta  fille,  il  faut  savoir  ce  qu'elle  veut  faire... 
C'est  pourquoi  je  vous  écris,  vous  priant  de  vous  réser- 
ver pour  celte  robe  et  celte  perle,  si  vous  ne  voulez  pas 
affliger  votre  vieux  père...  Si  donc  on  vous  apporte  une 
autre  robe,  de  soie  ou  d'or,  ou  de  quelque  couleur  bril- 
lante, dites  à  celui  qui  vous  l'offre  :  J'en  attends  une 
autre,  et  mon  père  est  en  voyage  depuis  si  longtemps 
pour  me  la  rapporter.  Jusque-là,  la  laine  de  mes  bre- 
bis me  suffit,  avec  sa  couleur  nalurelle.  Et  je  désire 
cette  robe  dont  on  m'a  dil  qu'elle  ne  s'use  ni  ne  se 
déchire.  Et  si  l'on  vous  propose  une  perle  à  mettre  au 
doigt  et  au  cou,  dites  :  Que  voulez-vous  que  je  fasse  de 
ces  perles  iimtiles  ?  J'en  attends  une  plus  belle  et  plus 
profitable;  et  je  crois  ce  que  mon  père  m'a  dit,  parce 
que  lui-même  a  cru  celui  qui  lui  a  fait  cette  promesse.» 
A  celte  aimable  allégorie  était  joint  l'envoi  de  deux 
hymnes.,  l'un  pour  la  prière  du  soir,  et  l'autre  pour 
celle  du  matin.  En  enseignant  à  son  enfant  à  demander 
chaque  jour  l'humble  pardon  de  ses  péchés,  il  lui  recom- 
mandait également  de  maudire  l'erreur  d'Arius  et  les 


41i  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

aboiements  de  Sabellins'.  Ainsi  se  mêlaient  dnns  celle 
grande  âme  les  suaves  inspirations  de  l'amour  paternel 
aux  soins  de  la  charité  épiscopale,  en  même  temps  qu'un 
long  usage  du  monde  lui  faisait  porter,  dans  le  gouver- 
nement de  l'Eglise ,  une  prudence  exempte  de  faiblesse, 
mais  non  de  politique. 

Les  progrès  de  son  habile  travail  de  conciliation 
étaient  assez  actifs  pour  jeter  une  grande  inquiétude 
parmi  les  Ariens  exaltés,  et  pour  valoir  même  à  Ililaire 
quelques  témoignages  de  méfiance  de  la  part  d'un  petit 
nombre  de  confesseurs  orthodoxes,  aigris  par  l'exil,  et 
qui  trouvaient  qu'il  allait  trop  loin  dans  la  voie  des 
concessions.  Mais,  pendant  qu'il  se  défendait  contre  ces 
accusations, parties  principalement  du  voisinage  de  l'ar- 
dent Lucifer  de  Cagliari^;  pendant  qu'il  préparait  tout, 
autour  de  lui,  pour  agir  efficacement  sur  les  délibéra- 
tions du  fulur  concile,  un  événement  inaltendu  vint 
rompre  toutes  ses  mesures,  et  rendre  le  courage  aux 
prélats  de  la  cour. 

Toute  réflexion  faite,  c'était  à  Nicomédie,  et  non  à 
Nicée,  que  Constance  avait  indiqué  le  rendez-vous  de 
l'assemblée.  On  lui  avait  sans  doute  fait  craindre  que,  sur 
cette  terre  natale  du  grand  symbole,  le  triste  contraste 
du  présent  et  du  passé  ne  fût  trop  saillant,  et  que  les  sou- 
venirs de  l'éloquence  d' Allia nase  ne  se  réveillassent  avec 

1.  s.  Hil.,  Op.,   p.  1210-1214.  Hymnumfideli  modulando  gutture, 
Ariuin  siierno,  latrantem  Sabellmm. 

2.  Ibid.,  p.  1206,  1207. 


LA  PERSÉCUTION  ARIENNE.  415 

trop  de  vivacité.  Au  moment  où  tout  était  déjà  préparé 
à  NicoméJie  pour  recevoir  les  évoques,  un  elFroyablo 
tremblement  de  terre,  déchira  le  sol  de  celte  ville  et  dé- 
îruicit  de  fond  en  comble  la  grande  église  bâtie  par 
Constantin.  Le  faîte  en  tomba  sur  la  tête  de  iévéque 
Cécrops,  et  l'écrasa.  Le  vicaire  Aristénète,  grand  ami 
de  Libanius,  eut  le  même  sort  dans  son  palais.  Celte 
catastrophe,  précédée  d'iuie  extrême  sécheresse,  eu 
lieu  le  24  août.  Elle  fut  suivie  d'un  incendie  qu'on  ne 
put  éteindre  pendant  plus  de  cinquante  jours,  et  qui 
consuma  les  plus  beaux  quartiers  de  la  ville  et  fit  périr 
une  grande  partie  delà  population.  Le  contre-coup  de 
la  secousse  se  fit  sentir  h  Nicée,  dans  presque  îoule  la 
province  de  Pont,  et  au  delà  même  du  détroit,  jusqu'aux 
portes  de  Constanlinople.  Chacun  tira  parti  de  l'événe- 
ment suivant  ses  croyances  et  ses  dispositions.  Libanius 
en  fit  le  sujet  d'une  déclamation  ,  où  il  prenait  Neptune 
à  partie  pour  n'avoir  pas  épargné  la  cinquièine  ville  du 
monde.  Le  diacre  Éphrem,  du  fond  de  ses  montagnes 
de  Mésopotamie  ,  pleura  l'événement  dans  une  élégie 
sur  l'inconstance  des  choses  de  la  terre.  Les  chrétiens 
rappelèrent  que  le  désastre  avait  été  prédit  par  un 
saint  homme  du  nom  d'Arsace,qui  avait  péri  lui-même 
avec  la  ville,  et  se  raillèrent  des  astrologues  qui  avaient 
promis  à  Nicomédie  une  durée  éternelle.  Les  païens 
remarquèrent  que  c'étaient  les  bâtiments  consacrés  au 
culte  par  Constantin  qui  avaient  le  plus  souffert.  Les 
Ariens,  enfin ,  ne  manquèrent  pas  de  dire  très- haut  que 


4IG  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

Cécrops,  scmi-Aricii,  avait  reçu  le  prix  de  ses  faiblesse» 
récenlcs  pour  les  défenseurs  du  Consuhstanlicl .  Mais, 
au  milieu  de  ces  récriminations  réciproques,  une  chose 
était  évidoiile,  c'est  que  le  concile  ne  pourrait  se  tenir 
dans  la  ville  ruinée  *. 

Les  évoques,  déjà  en  route,  reçurent  donc  l'ordre  de 
s'arrêter,  et  Constance  dut  délibérer  de  nouveau  sur  le 
lieu  qu'il  allait  choisir.  Déjà  même  il  revenait  à  l'idée  de 
désigner  Nicée,  lorsque  les  prélats  courtisans,  par  l'inter- 
médiaire de  l'eunuque  Eusèbe,qui  leur  était  dévoué,  lui 
suggérèrent  la  pensée  de  renoncer  au  grand  trouble  que 
causait  la  convocation  d'un  concile  général,  et  de  se  bor- 
ner à  inviter  les  deux  Églises  d'Orient  et  d'Occident  à 
tenir  séporément  leurs  assises  dans  deux  villes  qu'elles 
désigneraient.  Leprétextemisenavant  était  sans  doute  les 
énormesfrais  du  déplacement  qui  devait  s'opérer,  comme 
toujours,  en  voilure  ^JMÔ/Zçîfe,  c'est-à-dire  aux  dépens 
du  trésor  impérial.  Le  véritable  motif  est  aisé  à  deviner. 
En  séparant  ainsi  l'assemblée  en  deux  fractions,  on  en- 
levait à  l'une  et  à  l'autre  cette  autorité  suprême  qui 
n'appartient  qu'à  l'Église  entière  :  puis,  livrées  à  elles- 
mêmes,  les  majorités  des  deux  réunions,  au  lieu  de  se 
rapprocher  et  de  s'entendre,  suivraient  chacune  sa 
pente  naturelle,  et  arriveraient  ainsi  à  des  décisions 
différentes,   puisqu'elles  ne   seraient  pas  concertées  : 

1.  Soz.,  IV,  16.  —  Philost.,  IV,  10.  —  Amm.  Marc,  xvii,  7.  —  S.Jér., 
67»-o?T(c.  — Aurèl.Vicl.,  de  Cas.,  IC— Liban.,  Or.  vi,  Epist.  25,  31. 
—  Idac,  Fast.  —  Chron.  Alex.,  p.  682. 


LA    PEUSKCUTION    MliENNE.  -^1' 

elles  s'engageraient  dans  de  nouvelles  dissidences.  Les 
rôles,  d'ailleurs,  étaient  distribués  par  avance  ;  Ursace 
et  Valons,  parlant  la  langue  latine,  se  chargeaient  de 
suivre  en  Occident  les  intérêts  communs  du  parti, 
qu'Acace  de  Césarée  se  faisait  fort  de  servir  en  Client  ', 
Aussi   mobile  qu'impérieux  ,   Constance   donna   les  a.  o 

35'," 

mains  à  cette  proposition  dont  il  ne  comprenait  pas  la 
portée,  et  ne  songea  plus  qu'à  choisir  les  deux  villes 
qu'il  assignerait  comme  rendez-vous  aux  deux  fractions 
de  l'Église.  Le  choix  était  indilïérent  aux  Occideidaux, 
pour  qui  tout  lieu  était  bon,  parce  qu'ils  n'éprouvaient 
les  uns  contre  les  autres  aucune  méfiance.  On  projjosa 
la  ville  de  Rimini,  qui  fut  acceptée  par  tous  sans  diffi- 
culté. Mais  les  évêques  d'Orient,  travaillés  par  leurs 
divisions  intérieures,  passèrent  plus  de  six  mois  -avant 
de  pouvoir  se  mettre  d'accord  sur  le  nom  d'une  ville, 
chacun  craignant  de  donner  l'avantage  à  telle  nuance 
plutôt  qu'cà  telle  autre,  suivant  les  dispositions  des 
divers  diocèses  et  des  évêques  qui  les  gouvernaient. 
De  guerre  lasse,  enfin,  on  se  décida  pour  Séleucie. 
en  Isaurie.  Pendant  que  ces  débats  se  prolongeaient 
à  Sirmium,sous  les  yeux  mômes  de  Constance,  on  ne  se 
faisait  pas  faute  de  se  disputer  aussi  par  avance  sur  le 


1.  Soz.,  IV,  16.  —  S.  Athan.,  de  Syn.  Ar.et  Sel.,  p.  869,  874.  — 
S.  Hil.,  Fragtn.,  p.  1353.  —  S.  Athanase  explique  très-clairement  le 
motif  (les  évè(îues  qui  donnèrent  à  Constance  le  conseil-  de  diviser 
le  con-  ile. 

2.  A.  D.  359.  —  Indictio.  ii.  —  U.  G.  1112.  —  Eusebius  et  Hypa- 
tius.  Coss. 

m.  ^7 


418  LA  PEUSKCUTION  AHIKNNE. 

fond  même  do  la  loi,  cl  sur  le  sens  et  les  limites  de  l'cx- 
prossioii  semblable  en  substance.  Pour  n'en  pas  ponire 
rhal)itui!e,  et  pour  préparer  les  travaux  du  concile,  on 
dressait  des  formules  de  foi  ,  et  Alhanase  se  raille 
agréablement  d'un  nouveau  symbole  qui  fut  rédigé, 
sous  les  yeux  du  Roi  élernel  Constance,  et  avec  la  date 
expresse  du  22  mai  359,  de  crainte,  dit-il,  qu'on  ne  se 
trompât  et  qu'on  ne  prît  la  vérité  d'aujourd'hui  pour 
celle  d'hier'.  Ce  synd)ole  ne  dillérait  de  celui  qui 
avait  été  précédemment  adopté  que  par  ce  seul  fait, 
qu'au  lieu  de  proclamer  le  Fils  semblable  en  substance, 
on  y  disait  d'une  façon  plus  générale  qu'il  est  semblable 
au  Père  en  toutes  choses. 

La  décision  ainsi  arrêtée  après  tant  d'incerliludes, 
Constance  écrivit  de  nouvelles  lettres  ,  envoya  de  nou- 
veaux ordres,  et  les  olliciers  se  mirent  de  nouveau 
en  campagne.  Ces  marches  et  ces  contre-marches, 
qui  épuisaient  de  fatigue  les  chevaux  des  relais  impé- 
riaux et  grevaient  le  trésor  de  frais  énormes,  cou- 
vraient les  chrétiens  de  ridicule.  On  riait  publiquement 


1.  Soz.,  IV,  16.  —  Philost.,  IV,  11.  —  Soc. ,  n,  37,  39.  —  S.  Athan., 
de  Syn.  Ar.  et  Sel.,  p.  871-875.  —S.  Épiph.,  ffo';-.,  lxxiii,  22.  —  Oac 
voit  par  la  date  mise  en  tète  de  cette  pièce,  qu'elle  doit  étie  placée 
entre  le  tremblement  de  terie  de  Nicomedie  et  la  convocation  du  con- 
cile (le  Riraiui.  La  question  agitée  était  de  savoir  si  on  dirait  siiupl.  ment 
que  le  Pèie  est  semblable  au  Fils,  ou  bien  si  l'on  ajouterait  qu'il  est 
semblable  en  substance  ou  en  toutes  choses.  Les  semi-Ariea.- s'oppnsi'rent 
à  la  formule  simple,  et  se  contentèrent  du  mot  .semblable  en  toutes 
choses,  en  expliquant  qu'ils  comprenaient  la  substance  dans  ces  derniers 
mots. 


tA  PERSÉCUTION  ARTENVE.  419 

de  ces  évêqucs  qui  couraient  les  grandes  routes,  pour 
savoir  ce  qu'ils  devaient  croire  '.  Dociles  aux  ordres 
de  l'empereur,  bien  que  sensibles  à  riiumiliation  qu'on 
leur  imposait,  les  évêques  d'Occident  furent  les  premiers 
prêts,  et  se  nnontraient  aussi  les  plus  pressés  d'en  finir. 
Beaucoup  d'entre  eux,  ceux  des  Gaules  en  particulier,  ne 
voulaient  point  accepter  les  voitures  de  l'empereur,  et 
vinrent  à  leurs  frais,  logeant  en  route  chez  leurs  con- 
frères^. A  peine  arrivés,  et  se  trouvant  réunis  au  nombre 
de  plus  de  quatre  cents,  sur  lesquels  on  ne  comptait  pas 
plus  de  soixante  à  quatre-vingts  hérétiques,  il  se  mirent 
à  l'œuvre  avec  la  simplicité  et  la  promptitude  de  gens 
qui,  ne  doutant  nullement  de  leur  foi,  n'éprouvaient 
nul  embarras  à  l'exprimer.  Mais  a'^ant  toute  délibéra- 
tion ,  Taurus ,  préfet  du  prétoire  d'Italie,  qui  avait 
reçu  ordre  d'assister  à  leur  assemblée,  et  à  qui  on  avait 
promis  le  consulat  si  les  choses  étaient  menées  au  gré 
de  l'empereur,  leur  donna  lecture  d'une  longue  lettre  de 
Conslaiice,  qui  leur  commandait  de  traiter  d'abord  des 
matières  de  foi,  et  de  s'abstenir  surtout  de  toute  inter- 
vention dans  les  affaires  de  l'Eglise  d'Orient.  La  lecture 
faite  et  écoutée  avec  respect,  Ursace,  Valens  et  leurs 
amis  se  levèrent  pour  donner  connaissance  ,  à  leur  tour, 

1.  Amm.  Marc,  xxi,  16.  Ut  catervis  antistiUim  jnmentis  piiblicis 

ultro  citroijue  dipcurrcntilms  per  synudi-s,  qiias  appi  Haut,  duni  ritum 
omuem  ad  suuin  trahere  conautur  arbitiiuin,  rui  vthicularia;  sucride- 
ret  uervos.— S.  Athanase, de Syn.  Ar.  et  Sel.,  p.  870,  dit  aussi  que  ces 
allées  et  venues  étaient  un  scandale  pour  les  catécluimènes,et  un  sujet 
de  risée  interminaljle  puur  l'S  païens. 

2.  Sulp.  Sév.,  II,  41.  —  S.  Attian.»  i'ji4_^  p.  374,  90S. 


420  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

de  la  dernière  profession  de  foi  rédigée  à  Siimiiiin  ,  sous 
les  yeux  de  l'empereur:  «Voilà,  dirent-ils,  ce  qui  a 
reçu  rassenlinient  de  l'empereur,  el  ce  qu'il  nous  paraît 
sage  d'accepter.  Il  n'y  a  là  dedans  aucun  nouveau 
terme,  rien  qui  ne  soit  dans  les  Écritures,  point  d 
chicane  de  fausse  logique.  Vous  ne  voudrez  sûrement 
pas  diviser  l'Église  pour  des  mots  qui  ne  sont  pas 
dans  rÉvangileV  )> 

La  proposition  était  brusque  et  surprit  étrangement 
l'auditoire.  Les  Occidentaux  n'étaient  point  habitués 
à  tout  ce  manège  de  professions  de  foi,  corrigées, 
surchargées,  amendées,  auquel  les  docteurs  d'Orient 
s'adonnaient  avec  tant  d'ardeur.  Ils  en  étaient  restés 
au  symbole  de  Nicée,  qu'ils  récitaient  régulièrement 
dans  leurs  prières.  L'idée  d'adopter  sans  discussion 
une  nouvelle  formule  qui  retranchait  le  mot  le  plus 
considérable  de  l'ancienne ,  leur  causa  un  grand 
scandale.  Sans  vouloir  rien  écouter  ,  et  se  bouchant 
presque  les  oreilles  pour  ne  point  entendre,  ils 
résolurent  de  s'en  tenir  purement  et  simplement  au 
symbole  de  leurs  pères,  déclarant  qu'il  ne  fallait  y  rien 
ajouter,  ni  en  rien  retrancher;  et  comme  Valens, 
Ursace  et  leurs  amis ,  réclamaient ,  se  récriaient , 
tenaient  des  conciliabules,  refusaient  d'apposer  leurs 
signatures  aux  décisions  de  la  majorité,  sans  mar- 
chander davantage ,  on  les  déclara  hérétiques  et  dégra- 

1.  Sulp.  Sév.,  11,  41.  —  S.  Hil.,  Fragm.  p.  1340.  —  Soc.  —  Soz.  — 
S.  Athan.,  loc.  cit.  —  Théod.,  ii,  18. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  421 

dés.  Tout  cela  fut  fait  comme  une  affaire  toute  natu- 
relle, sans  hésiter  et  en  très-peu  de  jours,  car,  dès  le 
22  juillet,  des  députés  étaient  di'jà  partis  pour  aller 
annoncer  ce  résultai  à  l'empereur  '. 

Peut-être  peut-on  croire  qu'Ursace  et  Valens  s'étaient 
attendus  à  ces  résolutions,  et  ne  furent  pas,  au  fond, 
très-vivement  contrariés  de  les  voir  prises  avec  cette 
extrême  netteté.  Ils  prévirent,  en  effet,  l'impression  que 
Constance  en  allait  ressentir.  Le  mettre  ainsi,  dès  le 
premier  mot,  face  à  face  avec  le  concile  de  Nicée; 
déchirer,  sans  daigner  les  discuter,  tous  les  documents 
qu'il  avait  rédigés  lui-même;  déposer,  sans  le  prévenir, 
ses  meilleurs  amis  :  c'était  faire  acte  de  courage  et  de 
bonne  foi ,  plus  que  d'adresse,  car  c'était  le  blesser  au 
point  le  plus  sensible  de  sa  vanité.  Par  cette  démarche, 
faite  sans   ménagement,   toute  tentative   d'accommo- 


1.  s.  Athan.,  de  Syii.  Ar.  et  Sel.,Tp.  876,  880.  —  Soz.,  iv,  17,  18.  — 
Soc,  II,  37.— S.  Hil.,  Fragm.,T^.  1342.  —  C'est  ici  que  se  place  la  lettre 
synodale  du  Concile  de  Riniini,  que  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de 
citer  comme  une  des  preuves  du  baptême  de  Constantin  m  extremis. 
La  phrase  où  cette  mention  du  baptême  de  Constantin  est  faite  étant 
assez  obscure,  on  a  essayé  d'en  altérer  le  sens  en  supposant  que  le 
texte  devait  porter  Constant  et  non  Constantin.  Nous  croyons  que  cette 
correction  ne  supporte  pas  l'examen.  Il  est  dit  que  Constantin  avait 
mis  le  plus  grand  soin  à  établir  la  formule  de  foi  de  Nicée.  Or,  cette 
assertion  très-vraie  de  Constantin  lui-même,  serait  parfaitement  fausse 
pour  son  fils  Constant,  qui  ne  se  mêla  jamais  de  débats  théologiques; 
et  d'ailleurs,  que  faisait  à  Constance  l'opinion  de  son  frère,  avec  qui  il 
avait  toujours  vécu  en  médiocre  intelli-ence,  et  qu'il  savait  très-bien 
différer  d'opinion  avec  lui  sur  la  question  arienne?  — L'autorité  de 
Constantin,  au  contraire,  était  excellente  à  citer  auprès  d'un  fils  qui 
lui  devait  son  trône  et  sa  gloire,  et  ne  répudiait  nullement  les  tradi- 
tions paternelles. 


422  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

dément,  tonte  politique  de  conciliation,  était  ruin(iG 
pnr  la  base,  et  les  conseillers  habituels  de  l'empereur 
allaient  par  là  même  reprendre  sur  son  esprit  un 
crédit  un  instant  ébranlé. 

L'événement  confirma  ces  prévisions.  Quand  l'empe- 
reur apprit  ce  que  les  députés  de  Rimini  apportaient 
(d'habiles  messagers,  envoyés  en  même  temps  qu'eux, 
arrivèrent  assez  d'avance  pour  l'en  prévenir),  son  parti 
fut  aussitôt  pris  de  ne  pas  les  recevoir.  Athanase,  arri- 
vant en  personne  à  sa  cour,  ne  lui  aurait  pas  causé  plus 
d'elTroi  ou  plus  de  colère.  Maître  de  lui,  cependant,  et 
préférant  toujours  d'instinct,  au  début  de  toute  alTaire, 
la  ruse  à  la  violence,  il  ne  manifesta  pas  ouvertement 
sa  colère.  De  Sirmium  ,  il  partit  pour  Constantinopie  : 
les  députés  durent  l'y  suivre  pour  attendre  leur  au- 
dience. Mais  il  eut  aussitôt  une  tournée  à  faire  sur  la 
frontière,  pour  examiner  l'état  des  troupes  qui  défen- 
daient l'empire  contre  les  Barbares,  et  il  fit  savoir  qu'à 
son  retour  il  s'arrêterait  à  Andrinople,  et  que  c'était  là 
qu'on  pourrait  le  trouver  pour  parler  d'affaires.  «  Vous 
savez,  écrivait-il  aux  Pères  qui  attendaient  sa  réponse  à 
Rimini,  que,  quand  il  s'agit  de  traiter  des  choses  qui 
touchent  notre  sainte  religion,  on  ne  saurait  avoir 
l'esprit  trop  dégagé  des  soins  de  la  terre...  Que  Voire 
Gravité  ne  s'offense  donc  point  si  je  lui  fais  attendre 
un  peu  le  retour  de  ses  députés  ^  » 

1.  Soc,  II,  37.  —  Soz.,  IV,  19.  —  S.  Ath;in.,  loc.  cit.  et  [>.  930. 
—  Théud.,  II,  20,  21.  —  Marc,  et   Faust.,  Lib.  prec,  p.  24,  25.— 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  423 

En  attendant,  les  députés  de  Rimini  restaient  aux 
prises  avec  les  conseillers  ordinaires  de  l'empereur,  qui 
avaient  ordre  de  tout  mettre  en  œuvre  pour  leur  faire 
trahir  leur  mandat.  Le  choix  de  ces  députés  avait  été  fait 
par  le  concile  avec  la  naïveté  imprudente  de  la  bonne 
foi.  C'étaient  des  jeunes  gens  sans  instruction,  et  surtout 
sans  habilude  des  cours'.  Ils  eurent  bien  vite  donné 
leur  mesure  aux  habil.es  observateurs  qui  les  entou- 
raient. Caresses,  menaces,  subtilités  dogmatiques,  on 
n'épargna  rien  pour  les  étourdir  et  les  éblouir.  Quand 
on  les  crut  sufllsamment  ébranlés,  on  les  fit  venir 
à  une  petite  distance  d'Andrinople ,  dans  une  ville 
qu'Iïilaire  appclU;  Nice;  et  là,  on  leur  proposa  de 
sou  dire  une  profession  de  foi  qui  déclarait  le  Fils 
semblable  au  Père,  d'une  façon  générale,  sans  ajouter 
le  mol  de  substance,  et  même  en  proscrivant  absolu- 
meiil  l'usage  de  ce  mot,  comme  propre  uniquement  à 
nourrir   d'inutiles  di'bats-.  Pressés   de   toutes  parts, 

Sulp.  Sév.,ii,  41. —  Cod.  Tkeod.  Chron.,  p.  60.  — SocrateetSozomène 
font,  voyager  Drsace  et  Valens  à  la  cour  de  l'empereur,  pour  l'avertir 
eux-mêmes  des  procédés  du  concile  de  Rimini.  Nous  n'avons  pas  pu 
adopter  cette  version.  11  nous  semble  trop  invraisemblaMe  que  ces 
deux  meneurs  du  parti  aient  quitté  le  théâtre  de  la  délibération, 
poui  aller  trouver  eux-mêmes  Constance 

1 .  Ex  parte  nnstra,  dit  Sul[>ice-Sévère,  leguntur  homines  adolescentes 
parum  docti  et  parunr  caiiti. 

2.  Bit-u  que  nous  ne  pnis'îions  avoir  la  prétention  de  reproduire  dans 
ce  récit  toutes  les  prolessions  de  foi  des  Ariens,  semi-Aiiens,  Ano- 
mœeus,  etc.,  ce  qui  chargerait  l'esprit  du  lecteur  et  n'é.l lircirait  point 
ses  idées,  nous  croyons  devoir  faire  remarquer  qu'il  y  a  dans  cette  pé- 
riode quatre  formules  de  foi  en  présence,  toutes  émanées  de  l'empereur 
ou  de  ses  conseillers,  et  qui  correspondent  aux  diverses  oscillations  de 
son  esprit.  Ce  sont  :  1°  La  formule  rédiyéeàSirmium,  pour  être  signéa 


424  LA    PEHSKCUTION    AUIENNE. 

cédant  à  ra[)[)arcil  de  la  force  aillant  qu'à  celui  d'une 
dialectique  dont  ils  n'avaient  pas  l'usage,  les  (h'pulés 
balancèrent  plusieurs  jours,  et  enfin  signèrent.  Con- 
stance ,  alors ,  n'eut  plus  d'objections  à  les  laisser  re- 
parlir.  Il  les  chargea  lui-même  d'une  lettre  pour  le 
préfet  Taurus,  à  qui  il  donnait  l'instruction  d'imposer 
au  concile  entier  ce  qu'on  venait  d'arracher  à  ses 
envoyés  '. 

Cependant  les  évêqucs  assemblés  à  Rimini  ne  com- 
prenaient rien  à  ces  délais.  Entassés  dans  une  petite 
ville,  sans  ressources,  manquant  de  tout,  ils  voyaient 

parOsius.  Elle  établit  l'inégalité  complète  du  Père  et  du  Fils.  Cette 
formule  est  anomœeiine  :  c'est  elle  qui  ])rovoqua  la  réaction  du  semi- 
Arianisme;  2"  La  formule  rédigée  aussi  à  Sirmium  par  Basile  d'Aucyre, 
à  la  suite  de  la  réunion  d'Ancyre,  et  qui  établit  la  similitude  eu  sub- 
stance. Cette  formule  est  semi-arienne,  et  correspond  au  moment  où 
Constance,  averti  qu'il  avait  été  trop  loin,  recule,  bannit  Eudoxe, 
Aétiiis,  et  se  jette  dans  les  bras  du  semi-Arianisme  ;  3"  Une  dernière 
formule  rédigée  à  Sirmium,  à  la  veille  du  concile  de  Rimini,  et  pareille 
à  la  seconde,  à  cette  diiférence  près  que  ie  mot  substance  n'y  figure 
plus,  et  qu'on  y  dit  seulement  que  le  Fils  est  semblable  au  Père  en 
toutes  choses;  4°  La  formule  de  Nice,  qui  fait  un  pas  de  plus  que  la 
précédente,  et  proscrit  nominativement  l'emploi  du  mot  substance, 
comme  dangereux  pour  la  foi  Ces  deux  dernières  sont  l'œuvre  d'Acace, 
d'Ursace  et  de  Valens,  du  parti  des  courtisans,  de  ceux  en  un  mot  qui 
voulaient  favoriser  lesAnomœens  sans  se  compromettre  avec  eux,  et 
arrêter  les  tendances  trop  conciliatrices  des  semi-Ariens.  C'est  cette 
dernière  qui  linit  par  prévaloir  à  Rimini  et  à  (Jonstantinople. 

1.  Théod.,  loc.  cit. —  S.  EU.,  Fragm.^\).  1340.  — Cette  formule 
de  Nice,  en  Thrace,  est  très-obscurément  indiquée  dans  S.  Athanase, 
de  Syn.,  p.  903  et  934,  et  dans  Socrate  et  Sozumène;  le  texte  de  Ttiéo- 
doret  l'éclaircit  parfaitement.  Elle  fut  rédigée  avec  les  députés  du 
concile  de  Rimini,  imposée  ensuite  au  concile  même,  et  enfin  adoptée 
à  Constantinople,  après  le  concile  de  Séleucie.  Socrate  dit  qu'un  avait 
choisi  ce  lieu  de  Nice,  à  cause  de  la  ressemblance  du  nom  avec  celui  de 
Nicée,  et  pour  faire  illusion  aux  ignorants.  —  Marc,  et  Faust.,  f.ib. 
prec,  p.  25. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  425 

arriver  avec  désespoir  l'hiver,  qui  redoublait  leurs  pri- 
vations el  leur  fermait  le  retour  vers  leurs  pays.  L'im- 
patience de  partir  les  gagnait  tous  :  ils  étaient  d'iiilleurs 
sans  chef  avoué  ,  sans  guide  éminent,  tous  les  évoques 
orthodoxes,  de  quelque  mérite,  languissant  dans  l'exil 
depuis  dix  années,  lis  s'étaient  défendus  au  premier 
moment  contre  la  violence  qu'on  voulait  leur  faire, 
précisément  par  la  simplicité  de  leur  esprit  ;  mais  cette 
même  simplicité  les  rendait  à  la  longue  accessibles  à 
tous  les  artifices.  Dans  leur  ardeur  de  savoir  des  nou- 
velles de  la  cour  et  de  fixer  la  date  de  leur  départ ,  ils 
causaient  avec  les  hérétiques,  qu'ils  supposaient  mieux 
informés  qu'eux.  Ces  conversations  altéraient  peu  à  peu 
leur  ingénuité  native.  Quand  on  les  avait  bien  entretenus 
de  V/iomoousios  et  de  Vhomoiousios,  de  Vhypostase  et  de 
Vousie ,  de  tous  ces  composés  et  de  toutes  ces  nuances 
de  la  langue  grecque,  auxquelles  la  raideur  de  la  langue 
latine  se  prête  si  maladroitement;  quand  on  leur  avait 
rempli  l'esprit  de  fausses  synonymies  et  de  vaincs  dis- 
tinctions, ils  sortaient  de  ces  entretiens  ne  voyant  plus 
clair  dans  l'état  de  leur  propre  intelligence.  Ils  ne 
comprenaient  plus  qu'une  chose ,  c'est  que  l'Kgiise 
était  déchirée,  leurs  troupeaux  sans  pasteurs;  que  la 
foi  se  perdait  dans  les  divisions,  et  que  la  neige  qui 
commençait  à  tomber  sur  les  montagnes  élevait  une 
barrière  entre  eux  et  leurs  diocèses  abandonnés '. 

1.  Sulp.  Sév.,  II,  43.  —  Maro.  et  Faust.,  Lib.  prec,  p.  25.—  S.  Hil., 
Fragm.,  p.  1347, 1348. 


426  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

Leur  joie  lut  donc  grande,  quand  ils  apprirent,  dans 
les  derniers  jours  d'octobre,  le  retour  de  leurs  députés. 
Mais  leur  désappointement  lut  presque  égal,  quand  ils 
surent  à  quelles  conditions  ce  retour  était  acheté.  Une 
grande  division  se  déclara  alors  entre  eux.  Les  uns,  à 
bout  de  patience,  déclarèrent  qu'ils  voulaient  retourner 
chez  eux,  à  quelque  prix  que  ce  fût;  les  autres  résis- 
taient encore,  mais  commençaient  à  équivoquer  et  à  dis- 
puter sur  les  termes.  Ursace,  Valens,  le  préfet  Taurus, 
tous  les  prélats  suspects  d'hérésie,  se  mêlaient  active- 
ment à  ces  débats  :  «  Qui  êtes-vous  donc,  disaient-ils 
en  raillant,  des  chrétiens  ou  des  Athanasiens?  Adorez- 
vous  Jésus-Christ  ou  le  mot  Consubstantiel?  »  —  Puis 
on  leur  offrait  la  profession  de  foi  à  signer,  accompa- 
gnée d'un  permis  de  partir.  Chaque  jour  comptait  une 
signature  de  plus  et  un  évêque  de  moins  dans  la  ville. 
Au  bout  de  peu  de  temps ,  il  n'en  restait  plus  que  vingt, 
maintenus  encore  dans  la  résistance  par  Phébade 
d'Agen  \  et  Servais  de  Tongres.  Pour  venir  à  bout  de 
celte  dernière  opposition,  on  leur  offrit  une  transaction  : 
c'était,  non  d'altérer  le  formulaire,  mais  d'y  ajouter, 
contre  Arius,  tel  anathème  qu'ils  voudraient.  Valens 
lui-même  s'offrit  à  prononcer  cet  anathème  devant  le 
peuple.  Lassés,  au  fond,  d'une  lutte  inégale,  les  évoques 
qui  résistaient  encore  accueillirent  avec  joie  cet  expé- 
dient ,  et  le  mot  Consubstantiel  perdit  ainsi  ses  derniers 

1.  On  a  de  Phéhade,  évéque  d'Agen,  un  petit  traité  contre  les  ariens, 
inséré  dans  la  BibUotheca  patrum,  t.  iv,  p.  230  et  suiv. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  427 

(léfeiiseiirs.  Yalcns,  en  retour,  s'exécuta  de  bonne 
grâce,  et  tout  haut,  dans  la  grande  église,  il  anathé- 
malisa  tous  ceux  qui  diraient  que  J(!sus-Christ  n'est 
pas  Dieu,  Fils  de  Dieu,  éternel,  et  surtout  qu'il  est  une 
créature.  Il  est  vrai  qu'en  prononçaiit  celle  dernière 
parole,  il  ajouta  cette  restriction,  dont  on  n'était  pas 
convenu,  et  que  personne  ne  comprit  ou  ne  remarqua: 
«Il  n'est  pas  une  créature  comme  les  autres  créât  ures\r> 

Après  cette  scène  publique,  tous  les  évoques  quittè- 
rent Rimini.  Ils  regagnaient  leurs  diocèses,  inquiets, 
confus,  se  disputant  en  route  lés  uns  avec  les  autres, 
sur  le  sens  de  la  concession  qu'ils  avaient  faite,  iiisis- 
laut  tous  pourtant  sur  ce  point  que  si,  pour  le  besoin 
de  la  paix,  ils  avaient  abandonné  le  mot  Consnbsltintiel, 
au  moins  ils  avaient  maintenu  et  sauvé  l'idée.  Au  fond, 
ils  se  sentaient  humiliés  et  coupables.  Ils  avaient  raison  : 
le  mal  qu'ils  avaient  fait  était  même  plus  grand  qu'ils 
ne  savaient.  Le  contre-coup  de  leur  faiblesse  allait  se 
faire  sentir  dans  Fantre  partie  du  monde,  et  renverser 
tou.t  un  plan  de  campagne  très-bien  conduit,  que  les 
conseils  habiles  d'Hilaire  de  Poitiers  avaient  déjà 
amené  aux  plus  heureux  résultats. 

Il  y  avait  déjcà  plusd'im  mois,  en  effet  (depuis  la  fin 
de  septembre),  qu'après  de  difficiles  préliminaires,  le 
concile  d'Orient  s'était  enfin  réuni  à  Séleucie  dlsaurie, 
nommée Séleucie-la-Rude,  à  cause  de  la  contrée  monta- 
gneuse qui   l'environne.   L'empressement    n'était   pas 

1.  Sulp.  Sév.,  Il,  44.—  Rufiii,i,lG.—  S.  ièj-.fDiul.  adv.  Luc,  18^  19. 


428  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

granil  :  on  clail  Irès-faligué  de  disputes  en  Orient,  et 
chacun  se  méfiait  de  son  voisin.  Il  n'y  eut  guère  plus 
de  cent  cinquante  prélats  exacts  au  rendez-vous.  La 
gi'ande  majorité  était  prise  dans  cette  masse  d'Ariens 
modérés,  qu'on  nommait  généralement  semi-Arieus,  et 
qui  avaient  adopté  ïhumoiousios  pour  symbole.  L'or- 
thodoxie de  Nicée  n'y  complaitque  douze  représentants. 
Trente-neuf  ou  quarante  seulement  inclinaient  plus  ou 
moins  du  côté  d'Aétius;  mais  encore  dans  le  nombre 
fallait-il  compter  Acace  de  Césarée  et  plusieurs  de  son 
espèce,  indilTérents  au  fond  de  la  question,  prêts  à  sa- 
crifier la  doctrine  comme  la  personne  des  Anomœens,  et 
ne  cherchant  qu'à  tii  er  de  l'assemblée  une  décision  qui 
maintînt  exclusivement  entre  leurs  mains  la  direction 
de  l'empereur  et  de  l'Eglise  '. 

Parmi  ceux  qui  arrivèrent  dès  le  premier  jour ,  le 
proscrit   Hilaire  ne  craignit  pas  de  se  présenter  -.  Il 


1.  Soc,  II,  39.  —  Tliéod.,  II,  26.  —  S.  Athan.,  de  Sijn.  Ar.  et  Sel., 
p.  880,  881,—  S.  Hil.,  Contr.  Const.,  p.  1247,  1248.— S.  Épiph.,  fiœr., 
Lxxiii,  23.  —  S.  Hilaire  compte  autrement  que  S.  Athanase  le  nombre 
des  pr.'lats  présents  à  Séleucie.  Il  en  range  cent  cinq  parmi  les  parti- 
sans (le  \'homoiousios ,  et  dix-neuf  seulement  parmi  les  Anomœens. 
On  peut  faire  accorder  les  deax  calculs,  en  supposant  qu'il  y  avait  à 
peu  près  dix-neuf  Anomœens  décidés  partisans  d'Aétius,  et  que  les 
vingt  autres  mentionnés  par  Athanase  appartenaient  à  cette  nuance 
intermédiaire  dont  Acace  était  le  représentant,  que  les  historiens  con- 
fondent trop  aisément  avec  celle  des  Anomœens  purs,  et  qu'il  en  faut 
bien  distinguer,  puisque  c'est  elle  (jui  triompha  et  lit  exiler  Aétius. 
Acace  s'appuyait  sur  les  Anomœens.  pour  lutter  contre  les  tendances 
de  conciliation  des  semi-Ariens,  mais  il  était,  au  fond,  indifférent  a  la 
querelle  religieuse. 

2.  S.  Hil.,  ibid.  —  Sulp.  Sév.,  ii,  42.  Cet  auteur  atteste  la  faveur 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  429 

apportait  avec  lui  et  pouvait  cfonner  à  lire  à  ses  col- 
lègues, un  grand  ouvrage  dogmatique  qui  ne  contenait 
pas  moins  de  douze  livres,  et  qui,  sous  le  titre  de 
Traité  de  la  Trinité,  était  une  longue  réfutation  de 
rAiianisme.  C'était  là  qu'il  racontait  comment  il  était 
parvenu  à  la  foi  de  l'entière  divinité  du  Christ,  par  la 
marche  naturelle  de  son  esprit ,  sans  autres  livres  que 
l'Évangile,  sans  connaître  même  le  symbole  de  Nicée. 
Tout  le  plan  de  ce  vaste  ouvrage,  un  des  plus  beaux 
monuments  dogmatiques  de  cet  âge,  était  de  faire 
dériver  la  doctrine  catholique  directement  de  l'Écriture 
sainte ,  sans  l'intermédiaire  de  la  tradition  et  des  sym- 
boles, sans  rentrer  dans  les  discussions  épineuses  de  la 
terminologie'.  Tandis  que  les  polémiques  d'Athanase 
sont  des  réfutations  constantes ,  où  l'adversaire  est  à 
chaque  instant  pris  au  corps,  où  tout  respire  l'ardeur 
de  la  lutte,  la  démonstration  d'IIilaire  se  déroule  paisi- 
blement avec  la  clarté  de  l'enchainement  logique.  Les 
polémiques  d'Athanase  ont  leur  date  et  leur  adresse  : 
séparées  de  l'une  et  de  l'autre,  on  les  comprend  mal. 
Le  traité  d'Hilaire ,  élevé  tout  entier  à  la  région  des 
idées  éternelles,  est  propre  à  enseigner  tous  les  siècles. 
On  y  retrouve  pourtant  tous  les  traits  de  son  rang  et  de 
sa  race  :  c'est  la  diction  choisie  et  tempérée  de  l'homme 

avec  laquelle  nilaire  fut  reçu  à  Séleucie  par  les  senii-ariens  :  Magno 
cum  favore  receptus  omnium. 

1.  La  date  de  l'ouvrage  de  la  rr/«(7e  est  déterminée  par  cette  phrase 
du  li'/re  x  :  Loquimur  exsuies  per  hos  lil)ros.  Son  exil  finit,  eu  effet, 
peu  de  temps  après  le  concile  de  Séleucie. 


430  LA  PERSÉCUTION  AUIENNE. 

du  monde  ;  c'est  aussi  cette  lucide  disposition  des 
parties,  cette  facilité  de  tout  ramener  à  des  généralités 
fécondes  ;  ce  rapide  passage  des  principes  les  plus  éle- 
vés à  leurs  dernières  conséquences  pratiques,  toutes 
ces  brillantes  qualités,  en  un  mot,  qui  ont  lleuri  de 
bonne  heure  i^ur  le  sol  des  Gaules.  L'ouvrage  entier 
pourrait  avoir  pour  épigraphe  cette  phrase  qui  le  cou- 
ronne :  a  L'apôtre  ne  nous  a  pas  laissé  une  foi  nue 
et  pauvre  de  raison;  et  bien  que  la  foi  soit  ce  qu'il 
y  a  de  plus  nécessaire  pour  le  salut,  si  elle  n'est  point 
instruite  par  la  science,  elle  pourra  bien  dans  le  com- 
bat trouver  quelque  retraite  pour  se  protéger  elle- 
même  ,  mais  elle  ne  saurait  s'avancer  avec  la  certitude 
de  vaincre.  Elle  sera  comme  le  camp  où  les  faibles  se 
réfugient ,  mais  elle  ne  marchera  point  avec  l'ardeur 
invincible  de  l'homme  armé.  Il  faut  donc  détruire  les 
disputes  insolentes  qui  se  font  contre  Dieu ,  battre  en 
brèche  les  murailles  des  raisonnements  trompeurs  ,  et 
écraser  les  esprits  orgueilleux  qu'enfle  l'impiété*.  » 

Muni  de  ce  traité,  qu'il  désirait  faire  connailre  en 
Orient ,  Hilaire  s'était  mis  hardiment  en  route  pour  se 
rendre  au  concile,  et  avait  même  réclamé  du  gouverneur 

1.  s.  Hil.,  De  Tfinit.,  xii,  20.  —  Fidem  non  nudara  Apostoliis  atque 
inopeni  rationis  reliquit:  quae  quamvis  potissima  ad  salutem  sit^tainen, 
nisi  per  doctrinam  instniatur,  habehit  quidem  inter  adversa  tutum 
refu,den(^  secessum,  non  etiam  retinebit  constantem  obnitendi  secu- 
ritatem  :  eritque  ut  infirmis  sunt  post  fugani  castra,  mm  etiani  ut 
arma  habentibus  adest  imperterrita  fortitudo.  Contundendae  sunt 
ergo  insolentes  advei'sum  Deum  disputationes,  et  destruenda  rationum 
fallacium  munimeuta,  et  elevata  ad  impietateni  ingénia  conterenda. 


LA  PERSÉCUTION  ARIENNE.  43î 

(le  la  province  où  il  passait  ses  jours  d'exil ,  le  brevet 
de  course  publique  que  l'Empereur  avait  promis  à  tous 
les  évê(}ues.  L'édit  de  convocation  étant  général  ,  le 
gouvcïrneur  n'avait  point  osé  le  lui  refuser.  Comme  i/ 
était  eu  chemin  ,  un  de  ses  biographes  raconte  qu'un 
jour  de  dimanche,  traversant  une  bourgade  de  Phryyie, 
il  s'arrêta  pour  entrer  dans  une  église.  Par  hasiird, 
une  jeune  fdle  païenne  se  trouvait  là  mêlée  à  la  l'uule 
des  chrétiens  qui  priaient.  Elle  se  nommait  Florentia 
et  appartenait  à  l'une  des  principales  familles  du  pays. 
Une  voix  intérieure  se  fit  tout  à  coup  entendre  d'elle 
et  elle  s'écria  comme  inspirée  :  Yoici  le  serviteur  de 
Dieu  qui  entre;  et,  se  précipitant  aux  pieds  de  l'évoque 
gaulois,  elle  le  supplia,  en  fondant  en  larmes,  de  lui 
toucher  le  front  et  d'y  tracer  le  signe  de  croix.  Hilaire, 
tenant  cette  inspiration   divine   pour  une   instruction 
suffisante ,  ne  fil  point  difliculté   de  marquer  la  jeune 
pénitente  du  sceau  des  catéchumènes.  Florentia  courant 
alors  chercher  son  père  et  toute  sa  famille,  les  amena 
presque  de  force  auprès  de  l'évêque  et  les  contraignit, 
par  ses  supplications,  à  se  faire  chrétiens  comme  elle. 
Puis,  tranquillisée  sur  leur  salut,  elle  prit  congé  d'eux, 
en  leur  annonçant  qu'elle  était  décidée  à  suivre  jusqu'au 
bout  du  monde  celui  qui  l'avait  engendrée  à  la  foi  et  à 
une  vie  meilleure.  Yous  m'avez  mise  au  jour,  disait-elle 
à  son  père,   mais  celui-ci  m'a   régénérée.   Florentia 
tint   parole ,   et   depuis    ce   jour,   elle    s'attacha    au 
sort  d'Hilaire,  et  partagea  avec  un   chaste  et  pieux 


432  LA    l'Er.SÉCUTION    ARIKNNE. 

dévouement  toutes  les  traverses  de  la  vie  d(;  l'exilé  '. 
Ce  ne  fut  point  sans  peine  qu'IIilaire,  arrivé  à  Séleu- 
cie,  obtint  la  permission  de  prendre  séance  au  concile. 
Le  magistrat,  chargé  de  la  direction  du  concile  (car 
là,  pas  plus  qu'à  Rimini,  l'autorité  civile  n'était 
absente  ni  inactive),  ne  savait  si  l'ordre  de  l'Empereur 
autorisait  cette  intervention  d'un  évêque  d'Occident. 
Les  amis  d'Acace  de  Césarée  et  les  Anomœens  s'é- 
criaient qu'il  ne  fallait  pas  recevoir  un  Gaulois ,  un 
ignorant  entaché  de  Sabellianisme.  L'insistance  mo- 
dérée, mais  ferme,  d'IIilaire  vint  à  bout  de  toutes  les 
résistances,  et  il  siégea  lui  seul,  latin  et  proscrit, 
dans  celte  assemblée  de  Grecs  et  de  courtisans 2. 

La  présence  d'Hilaire  au  concile  de  Séleucie  avait 
un  but  très-évident.  N'ayant  pu  obtenir  la  réunion 
générale  de  l'Église,  qu'il  avait  souhaité-'^,,  il  voulait 
au  moins  tirer  parti  des  dispositions  noevelles  des 
prélats  d'Orient,  pour  leur  faire  faire,  vers  le  sym- 
bole de  Nicée  et  la  foi  orthodoxe,  autant  de  pas 
qu'il  serait  possible.  Diminuer  la  distance  qui  séparait 
les  catholiques  des  semi-Ariens,  jusqu'à  ne  laisser 
entre  eux  que  l'épaisseur  d'un  mot,  dernier  voile  qu'on 
ferait  ensuite  facilement  tomber  :  c'était  sa  pensée 
constante.  Presque  au  même  moment,  soit  par  l'effet  de 


1.  Cette  petite  anecdote  est  rapportée  dans  la  vie  de  saint  Hilaire 
par  Foitun;it,  et  l'éditeur  bénédictin  a  cru  devoir  l'admettre  dans  la 
sienne.Nons  imitons  son  exemple,  sans  garantir  l'authenticité  du  fait. 

%.  S.  Ilil.,  Contra  Const.,  p,  1248.  —  6ulp'.  Scv.,  ii,  42. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  433 

communications  écrites,  soit  par  la  rencontre  naturelle 
de  deux  hommes  de  bien  et  de  génie,  Athanase,  tou- 
jours instruit  de  tout,  du  fond  de  sa  retraite,  élait 
arrivé  à  la  même  pensée,  et  déclarait  très-haut  dans  ses 
lettres  qu'il  fallait  distinguer  avec  soin  les  Ariens  purs 
de  ceux  qui  n'étaient  arrêtés  que  par  le  mot  consub- 
stanticl  :  «  Ceux-là,  disait-il,  il  ne  fallait  pas  les  traiter 
en  ennemis,  mais  en  frères,  puisqu'on  ne  discutait  point 
avec  eux  sur  les  idées,  mais  sur  les  mots  '.  »  Cette  tac- 
tique, aussi  habile  que  charitable,  rencontrait  une  oppo- 
sition directe  dans  les  vues  d'Acace  de  Césarée ,  qui, 
comme  les  autres  évêques  politiques  de  son  espèce, 
n'avait,  lui,  pour  unique  pensée,  que  de  prévenir  tout 
rapprochement,  Hilaire  et  Acace,  bien  qu'ils  fussent 
presque  aussi  étrangers  l'un  que  l'autre  aux  deux 
opinions  qui  se  disputaient  l'assemblée,  étaient  donc,  au 
fond,  les  vrais  adversaires  en  présence. 

Aussi,onpeutsupposer,sansexagération,que  ce  furent 
les  conseils  d'Hilaire  qui  inspirèrent  l'énergie  inaccoutu- 
mée avec  laquelle  les  semi-Ariens  conduisirent  le  débat 
pendant  les  trois  seules  séances  qu'il  fut  donné  au  concile 

1.  s.  Atlian.,  de  Syn.  Ar.  et  Sel.,  p.  915.  —  Une  phrase  de  ce  même 
traité  Des  synodes,  p.  8G9,  où  Athanase  dit  qu'il  va  rendre  compte 
de  ce  qu'il  a  su  et  vu  lui-même ,  a  fait  croire  à  quelques  écrivains 
qu'il  avait  assisté  secrètement  au  concile  de  Séleucie.  Rien  ne  nous 
paraît  confirmer  cette  assertion.  Un  fait  si  grave  aurait  laissé  plus  de 
traces.  Nous  pensons,  comme  les  BoUandistes  (dans  la  vie  d'Athanase) 
que  le  mot  éwpax.a,  j'ai  vu,  doit  s'entendre  des  actes  du  concile  dont 
Athanase  cite  en  effet  une  grande  partie.  Mais  s'il  ne  fut  pas  présent  en 
personne,  il  est  très-prcibable  qu'il  se  fit  soigneusement  tenir  au  courant 
de  tout,  et  que  la  conduite  d'Hilaire  au  concile  fut  concertée  avec  lui. 
III.  28 


434  LA    PEllSÉCUTION    ARIENNE. 

de  tenir.  Dans  la  première,  on  décida  l'ordre  des  ma- 
tières qnc  le  concile  aurait  à  traiter.  Acace,  pour  pro 
longer  le  débat  et  l'envenimer  par  des  querelles  d'amour 
propre,  aurait  voulu  que  l'on  commençât  par  examiner 
dos  griefs  personnels,  des  plaintes  faites,  soit  par  des 
évoques  déposés,  soit  contre  des  évêques  en  place;  et  le 
nombre  de  ce  genre  de  réclamations  était  grand,  cbacun 
ayant  dans  cette  Église  en  désordre  quelque  violence  à 
se  reprocher  ou  quelque  plainte  à  faire.  Les  semi-Ariens 
virent  le  piège,  l'évitèrent,  et  passèrent  outre,  séance 
tenante,  à  la  discussion  de  la  foi.  Acace,  se  levant  alors, 
exactement  comme  avait  fait  Yalens  à  Rimini  (ce  qui 
prouve  avec  quelle  entente  les  deux  rôles  avaient  été 
concertés),  proposa  à  l'adoption  de  l'assemblée,  en  invo- 
quant l'autorité  de  l'empereur,  la  dernière  formule  de 
Sirmium.  Peut-être,  s'il  eiit  été  seul,  eût-il  fait  accepter 
sans  trop  de  difficulté  sa  proposition,  car  on  se  rappelle 
que  si  le  mot  substance  avait  été  retranché  de  cette  for- 
mule ,  le  mot  semblable  s'y  trouvait  encore.  Mais  Acace 
avait  derrière  lui  des  soutiens  dangereux,  qui,  en  com- 
mentant sa  pensée  et  en  l'appuyant ,  compromirent  et 
perdirent  tout.  On  vit  reparaître  dans  leur  langage  Ti^ria- 
nisme  entier  et  les  inspirations  évidentes  d'Aétius.  Une 
violente  agitation  se  manifesta  alors  dans  toute  l'assem- 
blée :  tout  ce  qui  était  semi-arien  s'effraya  et  se  mit  à 
chercher  à  tout  prix  quelque  formule  qui  se  distinguât  bien 
ouvertement  d'Acace  et  desesdangereux  amis.  Beaucoup, 
sansdoule,réfléchirent,à  ce  moment  suprême,avecamer- 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  435 

tume,  qu'en  cessant  de  se  tenir  attachés  au  roc  de  Nicée, 
ils  s'étaient  lancés  sur  une  mer  d'erreur,  où  l'ancre  était 
impoïJsibleà  jeter*.  Beaucoup, si  une  fausse  honte  ne  les 
eût  retenus, en  seraient  revenus  purement  et  simplement, 
■  pour  sortir  de  ce  dédale,  au  premier  et  au  plus  grand 
de  tous  les  symboles.  N'osant  aller  jusqu'à  braver  ainsi 
tout  respect  humain  et  se  donner  à  eux-mêmes  un  tel 
démenti ,  ils  voulurent  au  moins  se  rapprocher  le  plus 
possible  du  point  de  départ.  La  formule  qu'ils  choi- 
sirent était  la  plus  voisine  de  celle  de  Nicée,  et  pour  la 
date  et  pour  les  termes.  C'était  celle  qu'avait  proposée, 
près  de  vingt  ans  auparavant,  Eusèbe  de  Nicomédie  à 
Anlioche,  lorsque,  pour  la  première  fois  après  la  mort 
du  grand  Constantin,  il  avait  osé  s'écarter  timidement, 
et  par  des  expressions  encore  couvertes  et  ambiguës, 
de  la  voie  tracée  par  le  concile.  On  ne  pouvait  raser 
de  plus  près  le  port  où  on  n'osait  encore  aborder. 
Ce  fut  donc  le  formulaire  d'Antioche  qu'on  imjiosa 
à  Acace  et  à  ses  partisans,  deux  jours  durant,  malgré 
leurs  cris,  leurs  réclamations,  leurs  tergiversations, 
leurs  récriminations  de  toute  sorte,  et  bien  qu'Acace, 
fortement  pressé ,  offrît  de  joindre  à  sa  proposition 
première  un  analhème  explicite  contre  Aétius  et  les 

1.  Cette  indécision  et  ce  regret  percent  dans  les  phrases  que  Socrate 
met  dans  la  bouche  de  Sophrone  de  Paphiagonie  et  d'Èleuze  de  Cy- 
ziquG  :  Revenons  à  la  foi  de  nos  pères  :  ferons  nous  chaque  jour  de 
nouvelles  professions  de  foi  ?  On  voit  aussi  l'avantage  qu'Acace  tirait 
de  cet  argument,  puisque  la  foi  de  Nicée  avait  été  changée,  on  pouvait 
bien  faire  encore  de  nouveaux  changements. 


436  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

doctrines  anomœeiines.  Après  deux  orageuses  journées, 
où  il  ne  put  rien  gagner,  Acace  eut  recours  à  la  der- 
nière raison  de  son  parti.  Le  premier  octobre,  à  l'ouver- 
ture de  la  quatrième  séance,  le  questeur  Léonas  déclara 
qu'il  avait  eu  ordre  de  l'empereur  de  se  trouver  à  une 
assemblée  régulière,  mais  que,  puisqu'on  ne  pouvait 
s'entendre  sur  rien,  il  ne  compromettrait  pas  davantage 
l'autorité  impériale  dans  ce  démêlé  :  «  Allez  dans 
votre  église,  leur  dit-il  à  tous  avec  un  sentiment  de 
mépris  qui  commençait  à  être  fort  général,  et  criez-là 
tout  à  votre  aise  '.  » 

C'était,  en  réalité,  la  dissolution  du  concile  qu'il  pro- 
nonçait. Avec  les  habitudes  prises  par  les  Orientaux,  et 
auxquelles  les  semi- Ariens  avaient  tant  de  peine  à  renon- 
cer, du  moment  où  l'agent  de  l'empereur  se  retirait, 
l'assemblée  ecclésiastique  était  par  là  même  invalidée. 
Peu  importaient,  par  conséquent,  à  Acace  et  à  ses  amis, 
les  résolutions  que  put  prentlre  dans  les  jours  suivanlsla 
majorité  du  concile,  les  sentences  qu'elle  porta  ,  les  dé- 
positions qu'elle  prononça.  Leur  parti  était  pris  de  n'en 
plus  tenir  compte  et  de  transporter,  sans  perdre  un 
instant,  le  débat  auprès  de  l'empereur  lui-même,  à 
Constantinople.  Acace  s'y  rendit  tout  le  premier,  accom- 
pagné d'Eudoxe,  évêque  déposé  d'Antioche,  qui  avait 
à  cœur  de  se  justifier  auprès  de  Constance.  Ils  y  devan- 


1.  Soc,  II,  39,  40,  —  Soz.,iv,  22.  —  Théod.,  ii,  26.  —  S.  Alhan.,  de 
Syn.   Ar.  et  Sel.,  p.  881.  —  S.  Épiph.,  Hœr.,  Lxxiii,  25.  -    S.  Hil. 
Contra  Const.,  p.  1247  et  suiv.  —  Sulp.  Sév.,  ii,  42. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  437 

cèrent  de  plusieurs  jours  les  député?  que  les  scmi- 
Arieus  ne  tardèrent  pas  à  y  envoyer,  et  auxquels  Hilaire, 
attentif  à  suivre  l'issue  de  ce  grand  débat ,  se  joignit 
avec  empressement.  Enfin ,  pour  que  personne  ne  man- 
quât au  rendez-vous,  Aétius,  à  qui  sa  qualité  de  diacre 
n'avait  pas  permis  de  siéger  au  concile,  mais  qui  pou- 
vait sans  difficulté  discuter  de  théologie  dans  un  palais, 
arriva  lui-même  dans  la  ville  impériale  avec  son  disciple 
chéri,  Eunome,  plus  habile  et  plus  mesuré  que  lui  dans 
la  discussion,  mais  d'opinion  tout  aussi  extrême  '. 

Tous  les  acteurs  de  Séleucie  se  trouvaient  ainsi  sur 
ce  nouveau  théâtre,  et  malgré  l'extrême  prévention  de 
Constance,  que  les  dénonciations  d'Acace avaient  forte- 
ment irrité,la  discussion,  reprise  sous  ses  yeux,  se  pour- 
suivit pendant  plusieurs  jours  avec  un  avantage  marqué 
pour  les  semi-Ariens,  lesquels,  de  leur  côté,  faisaient 
tous  les  jours  aussi  un  pas  de  plus  pour  se  rapprocher 
de  l'orthodoxie.  Une  longue  discussion  entre  Eustalhe 
de  Sébaste,  l'un  d'eux,  et  Eudoxe,  puis  entre  Basile  d'An- 
cyre  et  Aétius  ,  avait  déjà  grandement  avancé  ces  deux 
résultats.  Aétiuss'élait  montré, à  son  ordinaire, très-hau- 
tain, très-hardi,  dédaigneux  de  l'autorité  des  Pères,  peu 
respectueux  pour  celle  de  l'Écriture.  Il  avait  pénétré 
Constance  de  terreur  par  la  témérité  de  ses  raisonne- 
ments. Il  se  raillait  môme  assez  hautement  de  ceux  qui, 
pensant  comme  lui,  n'osaient  parler  tout  haut,  ni  tout 

1.  Soc.  —  Soz.  —  S.  Athan.  — Théod.  —  S.  Hil.,  loc.  cit.  —  Pliilost., 
IV,  4,  li'.  —  Sulp.  Sév.,  u,  45. 


438  LA    PERSl^CUTION    AlUENNE. 

dire*.  De  leur  côté,  dans  l'ardeur  de  le  réfuter,  les 
semi-Ariens  empruiilaient  de  plus  en  plus,  sans  s'en 
apercevoir,  le  langage  d'Ililaire  et  d'Alhanase.  Il  leur 
arrivait  de  défendre  l'ideiitilé  de  la  substance,  et,  en  se 
familiarisant  avec  l'idée,  ils  se  réconciliaient  avec  le 
mot.  Tout  marchait  donc  à  souhait  vers  le  butqu'Iïilaire 
s'était  proposé,  quand  ses  espérances  furent  tout  à 
coup  renversées,  et  la  face  des  choses  toute  changée  par 
un  orage  qui  éclatait  du  coin  de  l'horizon  où  on  l'aurait 
le  moins  attendu.  C'étaient  les  évèques  de  Rimini  qui 
venaient  annoncer  la  faiblesse  des  Occidentaux  -. 

Ce  fut  un  coup  de  théâtre  qui  bouleversa  tout.  L'Occi- 
dent passait,  avec  raison,  pour  l'asile  et  le  rempart  de  la 
foi  de  Nicée.  Là  se  trouvaient  les  défenseurs  jurés,  ceux 
qu'on  nommait  même,  par  dérision,  les  adorateurs  du 
corisubstanfiel.  Quand  leux-là  même  consentaient  à 
signer  une  formule  de  foi,  très-vagne,  où  la  similitude 
du  Père  et  du  Fils  était  à  peine  affirmée  d'une  façon 
évasive  et  générale,  qui  pouvait  se  montrer  plus  diffi- 
cile et  plus  obstiné  qu'eux?  Le  triomphe  d'Acace  fut 
donc  extrême,  et  le  découragement  gagna  aussitôt  ses 
adversaires.  Constance,  d'ailleurs,  que  tous  ces  débats 
commençaient  à  étourdir  et  à  fatiguer ,  vit  avec  joie 


1.  s.  Épiph.,  Hœr.,  lxxvi,  3. 

2.  Soc,  II,  41.  —  Thcod.,  11,  27.  — Philost.,  iv,  12.  —  On  pout  voir 
dans  Théoiloret  combien  les  arguments  du  semi-arien  Sylvain.  ovè([ue 
de  Toiigres,  se  rapprochent  de  la  consubstantialitépure.  Philostorge 
donne  l'avantagea  Aétius  dans  le  débat;  mais  il  est  évident,  par  le  trai- 
tement que  lui  réservait  Constance,  qu'il  l'avait  grandement  scandalisé. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  439 

apparaître  un  moyen  de  tout  terminer  et  de  mettre 
d'accord  les  passions  opposées  des  deux  parties  de  son 
empire.  La  formule  que  l'Occident  avait  acceptée,  il 
fallait  la  faire  contre-signer  par  l'Orient.  Ordre  fut  donc 
envoyé  aussitôt  à  tous  les  évêques  de  souscrire,  sans 
plus  de  débat,  le  même  formulaire  qui  avait  reçu  la 
signature  des  évoques  de  Piimini,  et  avertissement 
donné  aux  divers  partis,  que  celui  qui  ferait  difficulté 
de  se  conformer  à  cet  ordre ,  éprouverait  les  effets  du 
courroux  impérial  \ 

De  vains  efforts  furent  tentés  pendant  les  derniers  jours 
de  l'année  359  pour  arrêter  le  cours  de  cette  résolution. 
Les  députés  de  Séleucie  s'adressèrent,  avec  supplications 
et  avec  larmes,  à  l'équité  de  l'empereur  et  essayèrent  de 
réveiller  son  ancienne  bienveillance.  Hilaire,  voyant  avec 
désespoir  détruire  tout  l'échafaudage  de  ses  généreuses 
combinaisons ,  demanda  en  vain  par  trois  fois  à  être 
entendu, dans  des  lettres  pleines  de  noblesse,  dont  une 
est  encore  entre  nos  mains.  Constance  ne  voulut  rien 
écouter,  et,  dès  le  premier  mois  de  l'année  suivante,  sa 
volonté  était  exécutée.  La  formule  de  Rimini  avait  été 
signi'e  par  la  presque  totalité  des  prélats  présents  à 
Constantinople,  et  ceux  qui  résislaient  étaient  châtiés. 
C'étaient,  du  côté  des  semi-Ariens,  Basile  d'Ancyre, 
Éleuze  de  Cyzique,  Eustathe  de  Sébaste,  et  l'évêque 
même  de  Constantinople,  Macédonius.   Ils  furent  tous 

1.  Soz.,  IV,  23.  —  S.  Hil.,  Fracjm.,  p.  1330,  1351. 


440  LA  PEUSÉCUTION  ARIENNE. 

déposés  et  proscrits.  A  l'autre  extrémité,  c'était  Aétius 
hii-niêmc  et  son  disciple  Eunome,  trop  compromis  pour 
se  rallier  à  aucun  moyen  terme.  D'ailleurs,  la  fraction 
victorieuse  des  prélats  courtisans,  après  s'être  servie  de 
ces  deux  philosophes  de  bas  étage  pour  le  succès  de  ses 
intrigues,  ne  faisait  nulle  difficulté  de  les  sacrifier  aux 
préventions  du  public  chrétien  et  de  l'empereur.  Aétius 
fut  abandonné  de  tout  le  monde,  même  de  son  ami 
Eudoxe  d'Antioche,  qui  acheta  à  ce  prix  la  succession 
deMacédoniu?  au  siège  de  Constanlinople.  L'ambition, 
parvenue  à  son  but,  rejetait  avec  dédain  le  marchepied 
qui  l'avait  aidée  à  l'atteindre  <.  Enfin  Constance  compléta 
l'ensemble  de  ces  mesures  par  une  nouvelle  disposition 
établissant  l'immunité  des  terres  ecclésiastiques,  et  où  il 
mentionnait  spécialement  qu'il  agissait  sur  la  demande 
du  concile  de  Rimini.  La  loi  en  elle-même  était  juste 
et  modérée,  mais  portée  dans  de  telles  circonstances,  et 
adressée  au  préfet  môme  qui  avait  négocié  la  signature 
des  prélats,  elle  paraissait  le  prix  payé  par  la  politique 
victorieuse  à  la  religion  subornée  -. 

C'était,  en  effet,  la  politique,  et  la  politique  seule  qui 

1.  Sulp.  Sév.,  II,  42.  —  S.  Hil.,  p-  ^220  et  suiv.  —  Roz.,  loc. 
cit.  —  Soc,  II,  41,  42.  —  Philost.,  iv,  12.  —  Théod.,  ii,  2G,  27.  — 
On  voit  par  ces  divers  auteurs  que,  pour  faire  prononcer  la  déposition 
des  prélats  semi- Ariens  et  la  condamnation  d'Aétius,  Constance  réunit 
une  sorte  de  concile  à  Constanlinople,  probablement  composé  dos  évo- 
ques présents  et  de  ceux  des  provinces  voisines.  Il  paraîtrait,  d'après 
Pliilost.jVii,  G,  que  quelques  prélats  ne  voulurent  pas  consentir  à  la 
condamnation  d'Aétius. 

2.  Cod.  Theod.,  xvi,  t.   15,  1.  42. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  441 

triomphait.  Depuis  quarante  ans  que  ce  grand  débat 
s'agitait  devant  le  monde ,  deux  systèmes  avaient  été  en 
présence,  celui  de  la  vraie  foi  qui  unissait  les  diverses 
personnes  divines  dans  une  commune  majesté  et  dans 
une  égale  adoration;  celui  d'une  philosophie  téméraire 
qui  sondait  et  scindait  la  Trinité  ,  et  portait  la  division 
dans  la  substance  divine.  Entre  ces  deux  doctrines  tran- 
chées flottait  un  groupe  d'esprits  moins  décidés,  qui  cher- 
chaient à  expliquer  le  dogme  sans  le  détruire.  Chacune 
de  ces  opinions  avait  son  sens  philosophique  et  théolo- 
gique. Identité,  similitude ,  dissemblance  de  substance, 
chacun  de  ces  mots  représentait,  sinon  une  vérité,  au 
moins  une  idée  et  une  conviction.  Mais  les  vainqueurs 
(le  Constantinople  étaient  également  étrangers  à  toutes 
les  nuances  de  la  pensée  chrétienne;  c'était  un  ramas 
d'hommes  dépourvus  de  croyance,  qui  prononçaient 
une  suite  de  mots  vides  de  sens.  La  formule  de  Rimini 
déclarant  que  le  Fils  est  semblable  au  Père,  sans  dire 
s'il  est  son  égal,  son  inférieur,  ou  sa  créature,  ne  tran- 
chait aucune  question,  et  défiait  l'examen  par  sa  nullité 
même.  Elle  n'était  ni  orthodoxe,  ni  semi-arienne,  ni 
pleinement  arienne.  C'était  une  pure  arme  de  guerre, 
une  équivoque  destinée  à  recruter  des  allies  et  à  frap- 
per des  adversaires  dans  tous  les  rangs.  Jamais  ne  fut 
consommée  plus  audacieuse  invasion  de  la  politique 
dans  la  religion. 

Jamais  aussi  la  servitude  ne  produisit  de  fruits  plus 
amers.  Sous  une  apparente  unanimité,  arrachée  par  la 


442  LA    PERSÉCDTION    ARIENNE. 

force ,  la  confusion  était  partout.  «  Le  monde,  dit  saint 
Jérôme  par  une  exagération  éloquente,  gémissait  et 
s'étonnait  de  se  trouver  arien  '.  »  Chacun  était  surpris 
de  ce  qu'il  avait  fait,  de  ce  qu'il  avait  dit  et  de  ce  qu'il 
était.  Dans  l'Eglise  chacun  avait  peine  à  reconnaître  sa 
foi;  dans  l'hérésie  personne  ne  comprenait  plus  son 
système.  A  part  les  lumineuses  exceptions  qui  brillaient 
dans  l'exil, au  milieu  de  cette  série  d'épreuves  diverses, 
tour  à  tour  les  plus  (idoles  avaient  faibli,  et  les  plus  obsti- 
nés s'étaient  rétractés.  Tous  erraient  maintenant,  égarés, 
cherchant  leur  voie,  et  privés  de  leurs  guides.  Les 
évêques,  rentrant  dans  leurs  diocèses,  rapportaient  et 
répandaient  autour  d'eux  le  trouble  de  leur  esprit. 
Heureux  encore  quand  le  désordre  ne  descendait  pas 
aussitôt  dans  la  place  publique  et  dans  les  rues.  Osius, 
à  peine  de  retour  à  Cordoue ,  mourait  tristement,  ne 

1.  s.  Jér.,  Dial.  adv.  Luc,  19  :  «  Ingemuit  totiis  orbis  et  arianum 
miratus  est  se  esse.  »  r.ette  phrase  est  évidemment  une  exagération 
de  rhétorique,  car  la  formule  signée  alors  par  la  plupart  des  évêques 
d'Occident  et  d'Orient  était  plutôt  encore  un  non-sens  qu'une  hérésie. 
Elle  laissait  dans  le  doute  la  question  qu'on  avait  tranchée  à  Nicée, 
défendait  même  de  l'agiter,  mais  elle  ne  la  résolvait  pas  précisément 
en  sens  contraire.  D'ailleurs,  il  s'en  fallait  bien  qu'elle  eût  en  sa 
faveur,  je  ne  disp;is  l'unanimité,  mais  même  la  majorité  des  évêques. 
Le  nombre  des  prélats  présents  à  Rimini,  à  Séleucie,  était  petit,  et  on 
verra  de  combien  de  protestations  leur  faiblesse  fut  suivie,  à  commencer 
par  celle  du  pape  Libère,  que  nous  relaterons  plus  tard.  En  tout,  il  n'y 
a  eu  dans  toute  cette  époque  qu'une  seule  décision  de  toute  lEglise, 
et  par  conséquent  un  seul  décret  de  foi  infaillil)le:  celui  de  Nicee,  et 
celui-là  ne  fut  jamais  ni  retiré,  ni  modifié  par  aucune  autorité  égale  à 
celle  qui  l'avait  porté.  Les  autres  décisions  furent  toujours  isolées, 
partielles  et  faillibles.  Il  y  eut  donc  du  trouble,  de  la  confusion  dans 
les  esprits  et  dans  les  consciences,  jamais cont'.adictiou  dans  la  véiitable 
loi  ecclésiastique. 


LA   PERSÉCUTION    ARIENNE.  443 

pouvant  supporter  les  reproches  de  sa  province,  et  mau- 
dissant d'une  voix  faible  l'erreur  qui  l'avait  déshonoré*. 
Rome  se  partageait  violemment  entre  le  peuple  attaché 
au  pape  Libère,  malgré  sa  faiblesse,  et  un  groupe  d'hé- 
rétiques obstinés  qui  suivaient  l'usurpateur  Félix  ^. 
Parmi  les  évèques  défectionnaires  de  Rimini,  les  uns, 
houleux  et  repeidants,  écrivaient  aux  confesseurs  exilés 
pour  demander  pardon.  D'autres  s'enfermaient  dans 
leurs  églises,  ne  voulant  plus  communiquer  avec  per- 
sonne, ni  entendre  parler  de  rien.  D'autres  enfin  s'enga- 
geaient et  se  maintenaient,  par  vanité,  dans  l'opinion 
qu'ils  avaient  embrassée  par  terreur  ^.  Dans  les  rangs 
derArianisme,  c'étaient  mêmesincerlitudes,  bien  qu'avec 
moins  de  scrupules,  et  mêmes  querelles  ,  tempérées  par 
moins  de  charité.  Le  calme,  banni  du  monde  chrétien, 
ne  régnait  plus  qu'au  fond  des  retraites  de  la  solitude.  Là 
se  reflétait  dans  le  cristal  des  âmes  pures  cette  lumière 
de  Nicée,  brisée  de  toutes  parts  par  le  prisme  de 
l'erreur. 

«  Heureux,  s'écriait  du  sein  des  âpres  montagnes  de 

1.  M.-ire.  et  Faust., /J?;.  prec,  ]i.35et  39.— S.  Hil.,  Fragm.,\).  1356, 
Il  faut  atténuer  certaineujeut  la  sévérité  des  lucileiieus  Marcellin  et 
Faustin  sur  la  fiu  d'Osius,  parce  que  l'opinion  de  ces  deux  écrivains 
les  portait  à  noircir,  autant  qu'il  était  en  eux,  la  conduite  des  défec- 
tionnaires. Mais  la  lettre  citée  dans  les  Fragments  de  saint  Hilaire 
atteste  cependant  que  le  retour  du  vieux  confesseur  en  Espagne  ne 
s''oiiéra  point  sans  scandale. 

2.  Marc,  et  Faust.,  p.  4.  —  Soc,  n,  37.  —  S.  Jér.,  Chrôn.  —  Voir 
Baronius,  Ami.  e'^cl. ,aun.  357,  §  57,  sur  les  troubles  qui,  d'après  les 
monuments  de  l'Éulise  de  Rume,  suivirent  la  rentrée  de  Libère. 

3.  S.  3ér.,Dial.adv.  Luc,  19. 


444  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

la  Més)potnmie  un  de  ces  eiiisdii  désert,  heureux  celui 
qui  a    lixé  son   regard  sur  le  miroir  liui|)ide  de  la 
véi'ilé  pour   y   regarder  le  mystère   de  la  génération 
divine  qui  surpasse  toutes  paroles  !..   Heureux  s'il  a 
élevé  autour  de  ses  oreilles  la  muraille  du  silence,  et  si, 
les  discussions  des  docteurs  ne  l'ont  point  franchie  ! 
Heureux  celui  qui  a  laissé  croître  silencieusement  en 
lui  les  ailes  de  l'Esprit-Saint,  et,  voyant  qu'il  y  a  des 
débats  sur  la  terre,  a  pris  son  vol  et  s'est  élevé  vers  le 
ciel!  Heureux  le  matelot  de  la  foi  qui ,  des  orages  de  la 
controverse,  a  abordé  dans  le  port  du  silence!  Heureux 
celui  qui  a  senti  que  le  langage  de  sa  bouche  était  trop 
faible  pour  cette  inexprimable  génération  de  Dieu,.,  qui 
ne  se  perd  point  dans  la  recherche  de  l'incompréhensible, 
mais  qui  chante  devant  toi,  Seigneur,  comme  une  harpe 
dont  les  sons  portent  la  paix  à  ceux  qui  l'entendent. .. 
Heureux  celui  qui  est  muet  quand  on  discute  la  généra- 
tion, mais  qui  résonne  comme  une  trompette  quand 
on  l'adoie!  Heureux  celui  qui  sait  qu'il  est  diKicile  de  le 
connaître,  et  qu'il  est  doux  de  te  louer!..  Heureux  qui 
n'a  point  goûté  la  sagesse  des  Grecs,  ni  perdu  la  savei;i 
de  la  simplicité  des  Apôtres  '.  » 

Ainsi  parlait,  avec  une  suavité  céleste,  la  piété  attris- 
tée des  solitaires.  Mais  d'autres,  plus  actifs  et  nés  pour 
la  lutte,  ne  consentaient  pas  à  se  réfugier  dans  ce  port 
du  silence.  Au  contraire,  du  sein  de  l'oppression,  dans 

1.  S.Eplirem.  Selcrt.  works,  Oxford,  1847,  p.  110,  112. 


LA    PERSÉCUTION    ARIENNE.  445 

le  désespoir  apparent  de  toute  force  humaine,  le  jour 
de  parler,  et  de  parler  haut,  leur  paraissait  venu.  Devant 
le  triomphe  de  l'impiété,  l'habile  modérateur  des  partis, 
l'homme  d'état  de  l'Église,  dont  le  zèle  s'était  longtemps 
contenu  dans  les  règles  d'une  sainte  prudence,  n'ayant 
plus  rien  à  ménager,  laissait  enfin  échapper  lous  les 
élans  de  son  âme. 

«  Il  est  temps  de  parler,  écrivait Ililaire;  le  temps  de 
se  taire  est  passé.  Attendons-nous  au  Christ,  puisque 
TAntechrist  a  vaincu.  Les  mercenaires  ont  fui  :  c'est  aux 
pasteurs  d'élever  la  voix... Tout  le  monde  m'est  témoin 
que,  depuis  que  je  suis  retenu  en  exil,  je  n'ai  point 
quitté  la  confession  du  Christ;  mais  je  n'ai  rejeté  aucun 
moyen  acceptable  et  honnête  de  rétablir  la  paix...  Et 
puisque  j'ai  gardé  le  silence  jusqu'ici,  et  que  l'amertume 
d'une  injure  encore  récente  ne  me  l'a  point  fait  rompre, 
on  comprendra  que  si  je  parie  aujourd'hui  avec  la 
liberté  d'un  chrétien,  ce  n'est  aucune  passion  humaine 
qui  m'y  pousse.  Je  ne  parle  point  sans  ï-éflexiot-:,  puisque 
je  me  suis  tu  si  longtemps.  Et  j'ai  eu  quelque  mérite  de 
modération  à  me  (aire,  puisque  j'ose  |^r!er  aujour- 
d'hui... Jem'adreGse  donc  à  toi.  Dieu  Iciri-piiissant , 
créateur  de  toutes  choses ,  père  de  notre  Seigneiir  Jésus- 
Christ.  Que  ne  m'as-tu  fait  naître,  que  n*ac-tu  placé  ma 
vie  dans  un  temps  où  j'aurais  pu  te  confesser,  toi  et  ton 
fds,  devant  les  Néron  et  les  Décius!  Alors,  échaulfé  do 
l'Esprit-Saint,  et  par  la  miséricorde  du  Seigneur  Dieu 
^ésus-Christ,  je  n'aurais  pas  redouté  la  torture  du  che- 


446  LA  PERSÉCUTION  ARIENNE. 

valet,  me  souvenant  qu'Isaïe  a  été  scié  par  le  milieu  du 
corps.  Je  n'aurais  pas  craint  le  bûcher,  me  rappelant  que 
les  enfants  hébreux  ont  chanté  au  milieu  des  flammes, 
La  croix,  le  brisement  des  Jambes,  ne  m'eussent  point 
effrayé,  car  j'aurais  su  que  c'est  de  la  croix  que  le  larron 
a  passé  dans  le  Paradis.  J'aurais  sondé  sans  crainte  la 
profondeur  de  la  mer  et  les  tourbillons  de  l'Océan , 
sachant,  par  l'exemple  de  Paul  et  de  Jonas,  que  la  mer 
sait  épargner  la  vie  des  justes.  C'eût  été  un  bonheur  pour 

moi  de  combattre  contre  des  ennemis  déclarés  de  ton 
nom ,  contre  des  gens  à  qui  nul  n'aurait  pu  refuser  le 
nom  de  persécuteurs;  car  ils  auraient  employé  les  sup- 
plices pour  me  contraindre  à  renier  ta  loi...  Nousaurions 
combattu,  à  visage  découvert ,  cwitre  des  impies,  des 
bourreaux,  des  égorgeurs.  Et  ton  peuple,  averti  par 
cette  persécution  publique,  nous  aurait  suivis  comme 
ses  guides  à  la  confession  de  ta  foi, 

«  Mais  maintenant  nous  combattons  contre  un  persé- 
cuteur déguisé,  contre  un  ennemi  caressant,  contrfe 
l'Antéchrist  Constance.  Il  ne  nous  frappe  point  sur  le 
dos;  il  nous  flatte  sur  le  ventre  ^  Il  ne  nous  con- 
damne point  pour  nous  faire  naître  à  la  vie;  il  nous 
enrichit  pour  nous  conduire  à  la  mort.  Il  ne  nous 
enferme  point  dans  un  cachot  pour  nous  atîranchir; 
il  nous  honore  dans  son  palais  pour  nous  asservir.  Il 
ne  déchire  point  nos  flancs ,  mais  il  maîtrise  notre 

1.  Noa  dorsa  caedit,  sed  ventrem  palpât. 


LA    PERSECUTION    ARIENNE. 


^^7 


cœur.  Il  ne  tranche  point  notre  tête  par  le  glaive;  il  tue 
noire  âme  par  son  or;  il  ne  nous  menace  point  publique- 
ment des  bûchers,  mais  il  allume  secrètement  le  feu  de 
l'enfer.  Il  ne  dispute  point,  de  crainte  de  perdre,  mais  il 
caresse  pour  régner.  Il  confesse  le  Christ  pour  le  nier  ; 
il  décrète  l'unité  pour  empêcher  la  paix.  Il  réprime 
l'hérésie  pour  qu'il  n'y  ait  plus  de  chrétiens.  Il  honore 
les  prêtres  pour  qu'il  n'y  ait  plus  d'évêques.  Il  édifie  les 
églises  pour  démolir  la  foi...  Je  te  déclare  donc,  ô 
Constance,  ce  que  j'aurais  dit  à  Néron,  ce  que  Décius  et 
Maximien  auraient  entendu  de  ma  bouche.  Tu  combats 
contre  Dieu;  tu  te  déchaînes  contre  l'Église;  tu  persé- 
cutes les  saints;  tu  détestes  les  prédicateurs  du  Christ; 
tu  anéantis  la  religion  ;  tu  es  le  tyran,  non  des  choses 
humaines,  mais  des  choses  divines...  Oui,  Néron, 
Bécius, Maximien,  votre  cruauté  nous  a  mieux  servis. 
C'est  par  elle  que  nous  avons  vaincu  le  diable.  Par 
vous,  le  sang  bienheureux  des  martyrs  a  été  partout 
répandu  et  recueilli;  leurs  ossements  vénérables  nous 
servent  encore  aujourd'hui  de  témoignages.  Devant  eux 
on  voit  les  démons  s'enfuir,  les  maux  disparaître,  les 
miracles  s'accomplir...  Mais  toi,  ô  le  plus  cruel  des 
hommes  cruels,  tu  nous  fais  plus  de  mal,  et  tu  nous 
laisses  moins  d'excuse...  Aux  malheureux  qui  succom- 
bent devant  toi  tu  ne  laisses  pas  même  la  ressource  de 
montrer  au  souverain  juge  leurs  corps  meurtris  de  cica- 
trices, et  d'excuser  leur  faiblesse  par  la  nécessité.  Et  tu 
mesures  les  maux  de  la  persécution  de  telle  sorte,  que 


448  LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

lu  ne  laisses  ni  excuses  pour  ceux  qui  tombent,  ni  gloire 
du  martyre  pour  ceux  qui  résistent*.  » 

Les  prières  d'IIilaire,  à  peine  prononcées,  étaient  déjà 
reçues  dans  le  ciel.  A  la  place  de  ces  amitiés  couron- 
nées qui  corrompaient  les  sources  mêmes  de  la  vie,  l'en- 
nemi ([u'il  appelait  de  ses  vœux  était  déjà  né  pour 
l'Église.  De  la  poussière  antique  de  Rome,  de  la  cendre 
des  Décius  et  des  Sévère,  s'était  élevé  un  ouvrier  de  la 
colère  céleste ,  chargé  de  venger  et  d'éprouver  le  peuple 
de  Dieu,  de  châtier  les  séducteurs  et  de  purifier  les 
victimes. 

1.  s.  Hil.,  Contra  Const.,  p.  1237-1243. 


nu    DU   TOME   TnOISIEMIR, 


B.  de  Soye  «i  Pila,  imp...  pi.  ù"i  Paitadoa,  i. 


TABLE 


DU  TOME  PREMIER  DE  LA  DEUXIÈME  PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

ATHANASE   A   ROME. 

(337-345) 

Snjet  de  cette  seconde  partie.  —  Ses  difficultés.  —  Fnnérailles  de  Constantin.  — 

Constance  y  préside.  —  Caractère  de  Constance.  —  Soulèvement  uiiliiaire  et 
renvoi  du  préfet  Ablave.  —  Assassinat  du  pairiceOptit. —  iVlassacre  des  membres 
principaux  de  la  famille  impériiiie.  —  Aputiiéose  de  Consianlin  à  Rome.  —  Nou- 
veau partai;e  de  l'Empire  entre  les  trois  jeunes  empereurs.  —  Leur  entrevue  à 
Sirmiura.  —  Affaires  de  l'Kglise.  —  Dispositions  différentes  des  ti  ois  empereurs- 

—  Consianlin  le  jeune  permet  à  Atlianase  de  retourner  à  Alexandrie.  —  Sa  lettre 
aux  Alexandrins.  —  Ailianase  ne  profile  pas  sur-le-cliamp  de  la  permission.  —  Les 
empereurs  font  rentrer  tous  les  evêqiies  exilés,  sans  distinction  de  crojame.  — 
Guerre  de  Constance  contre  les  Perses  :  caractère  équivoque,  résultat  fâcheux  de 
celte  guerre.  —  La  guerre  éclate  entre  Constantin  le  jeune  et  Constint.  —  Con- 
stantin le  jeune  entre  en  It,die  ;  ses  victoires;  sa  mort.  —  Constant  reste  niaitre 
de  tout  l'Occident.  —  Atlianase  rentre  ù  A  exandrie.  —  Difficultés  de  sa  situation, 

—  Eusèbe  de  iSicomédie  reiommence  ses  intrigues  contre  lui.  -  Deputation  des 
Eusébiens  auprès  du  pape  Jules.  —  Les  députés  d'Athanase  devancent  ceux  il'Eu- 
sèbe.  —  Jules  convoque  un  concile  pour  l'année  suivante.  —  Énioiion  répandue 
en  Egypte.  —  Les  évoques  de  la  province  protestent  en  faveur  d'Athanase.  —  Vision 
de  saint  Antoine.  —  Atlianase  se  rend  à  Home.  —  Effet  produit  par  sa  présence. 

—  Les  Eusébiens  n'osent  pas  l'y  suivre,  et  se  réunissiMU  en  concile    à  Antioclie. 

—  !V!ort  d'Eusèbe  de  Césaree.  —  Canons  du  concile  d'Aiitinche.  —  Leur  puriee  et 
leur  caractère.  —  Athanase  est  déclare  déchu  et  remplace  par  Grégoire  de  Cap- 
padoce.  —  Les  Eusébiens  ne  professent  pourtant  pas  l'nrianisme  —  Symlioles 
d'Anliocbe  :  leur  nombre,  leur  amliiguîte.  —  Enliée  violente  de  Grégoire  à  Alexan- 
drie. —  Ketour  et  tuile  d'Atlianase  —Sa  lettre  aux  evéques.  —  Le  concile  se 
réunit  à  Rome.  —  Lettre  des  Eusébiens  pour  refuser  de  s'y  rendre.  —  Scamlale 
Causé  par  celte  lettre  et  réponse  du  |iape  Jules.  —  Les  Occidentaux  s'ailre-seiit  à 
fcmpereur  Constant  pour  obtenir  la  réintégration  d'Athanase.  —  Cara^ier  de 
fonstant.  —  Il  mande  Athanase  auprès  de  lui.  —  Conduile  réservée  d'Aih.iiia.se  à 

m.  TJ 


450  TABLE    DES    MATIÈRES. 

la  cour.  —  Constant  demande  à  son  fièrc  la  convocation  d'un  concile  (iccuniénique. 
—  Désonlrcs  en  Orient.  —  Mort  d'F.usMie  de  Nicnniédie.  —  Sédition  à  Coiislanii- 
nople.  —  r.oiislanre  consent  à  la  convoc^uion  du  concile.  —  Iléuniun  du  concile  i» 
Sardique.  -  Les  Kuscliiens  s'y  lYUdont  liien  qu'avec  répugnance.  —  Usdcnian- 
deiil  l'exclusion  d'Atlianasc  et  des  autres  prélats  déposés  k  Tyr.  —  Elle  leur  est 
refusée.  —  Ils  se  retirent  et  s'arrêtent  à  l'liilip|iopolis.  —  Lettres  du  concile 
de  Sardique.  —  Lettre  du  conciliabule  de  rMiilippoiiolis.  —  Canons  du  concile  de 
Sardique.  —Envoi  des  députés  du  concile  à  Constance,  à  Antioclic.  —  l'iége 
qni  leur  est  tendu  par  l'evéque  Etienne.  —  Mort  de  Grégoire  à  AIe.\àmlrie.  - 
Constance  consent  an  rappel  d'Atlianase.  —  Lettre  qu'il  lui  écrit.  —  Retour 
d'Atlianase  et  son  entrevue  avec  l'euipereur i 


CHAPITRE   II 

TRANSFORMATION    DU    PAGANISME. 

Athanase  rentre  à  Alexandrie.  —  Effets  de  son  retour.  —  Rétractation  d'Ursace  de 
Singidon  et  de  Valons  de  Murse.  —  État  de  l'Église  chrétienne  pendant  cette  paix 
inoraenianée.  —  Développements  de  la  vie  monastique.  —  Fondation  des  ordres 
religieux.  -  Saint  Pacôme.  —  Sa  naissance.  —  Sa  vocation.  —  Il  instime  le  pre- 
mier monastère.  —  Ses  règles.  —  Fécondité  de  cette  institution.  —  Miracles  de 
saint  l'acôrae  et  des  Pères  du  désert.  —  Leur  caractère.  —  Fondations  |iieuses. 

—  Hôpitaux.  —  Hospices.  —  Caractère  de  renseignement  de  l'Église  dans  cette 
période.  —  Catéchèses  de  saint  Cyrille  de  Jérusalem.  —  ïnfiaencc  du  diristia- 
uisme  sur  la  législation.  —  Diverses  lois  des  fils  de  Constantin,  dans  lesquelles 
cette  intluence  est  visible.  —  Abus  de  la  pi-oteciion  des  emperouis.  —  Quelques 
chrétiens  les  poussent  à  la  prohibition  absolue  du  culte  païen.  —  Firmicus  .Mater- 
nus.  —  Conduite  équivoque  etconti-adictoire  des  lils  de  Constantin  ;i  cet  égard. 

—  Force  subsistante  du  paganisme.  -  En  quoi  elle  consistait.  -  Jeux  et  théâtres, 
prohibés  parla  loi  chrétienne.  —  Les  popnlaiions  ont  peine  à  y  renoncer.  -  Ecoles 
de  littérature  presque  entièrement  soumises  à  l'influence  païenne.  —  Sophistes  : 
leur  vie,  leur  autorité.  —  Histoire  de  Libanius.  —  Magie  :  sorciers,  enchanteurs. 

—  Culte  lie  Mithra  :  époque  de  sa  diffusion  dans  l'empire  :  ses  ressemblances  avec 
le  christianisme.  -  Philosophie  néoplatonicienne  d'Alexandrie.  —  Son  éclectisme, 
ou  conciliation  des  divers  systèmes.  —  Elle  entreprend  de  concilier  la  philosophie 
et  la  fable.  —  Théories  à  l'aide  desquelles  elle  y  parvient.  -  Triade  et  série  des 
êtres  ou  âmes.  —  Extase.  —  Théurgie,  reponssee  par  Porphyre,  défendue  et  prê- 
chée  par  Jamblique.  —  Elle  prévaut  et  transforme  le  paganisme,  en  lui  rendant  un 
moment  d'autorité  et  quelques  chances  de  succès 93 


CHAPITRE  III 

LA    JEUNESSE    DE    JULIEN. 

(345-356) 

Affaiblissement  de  l'Empire.  —  Continuation  de  la  guerre  de  Perse.  -  Saporll 
considère  les  chrétiens  comme  des  amis  de  Rome,  et  les  persécute.  —  Jacques, 
évêque  de  Nisibe.  —  Confession  et  martyre  de  l'évêque  de  Ctésiphon  Siraéon,  et 


TABLE    DES    MATIÈRES.  45! 

de  l'eunuque  Ustazade.  —  Reprise  des  hostilités.  —  lîalaille  de  Siiisaie.  —  Se- 
cond et  troisième  sièges  de  Nisibe.  —  La  ville  est  défendue  iiar  l'évèque  Jacques 
et  le  diacre  Ephrem.  —  Incidents  du  siège  :  il  est  levé  et  l'armée  de  Sapor  mise 
en  déroule.  —  Assassinat  de  Constant  en  Gaule.  —  L'usurpateur  Magnence  se  l'ait 
proclamer  empereur.  —  Il  est  reconim  par  tout  l'Occident,  sauf  l'IUyrie,  (jui  pro- 
clame Vétranion.  —  Magnence  envoie  à  Constance  une  dépntation  qui  passe  par 
Alexandrie.  —  Constance  fait  tête  à  l'orage  et  ne  veut  reconnaître  ni  Magnence, 
ni  Vétranion.  —  Il  marche  contre  l'Occident.  —  Son  entrevue  avec  Vétranion, 
qui  est  contraint  d'abdiquer.  —  Il  élève  à  la  dignité  de  César  son  cousin  Gallus, 
en  lui  confiant  le  gouvernement  de  l'Orient.  —  Naissance,  histoire,  caractères  de 
Gallus  et  de  son  frère  Julien.—  Séjour  de  Constance  en  Thrace,  pendant  l'hiver  de 
350  à  35< .  —  Les  èvèques  ariens  qui  l'accompagnent  tiennent  concile  à  Sirmium 
et  condamnent  l'évêque  Photin.  —  Reprise  de  la  guerre  au  printemps  de  351.  — 
Hésitation  des  deux  généraux  :  bataille  de  Murse.  —  Défaite  de  Magnence.  —  Sa 
fuite  en  Italie,  puis  en  Gaule  :  triomphe  complet  de  Constance.  —  Supplices  des 
partisans  de  Magnence.  —  Affreuse  tyrannie  de  Constance.  —  Les  évoques  ariens 
veulent  profiler  de  sa  toute-puissance  pour  perdre  Athanase  sans  retour.  —  Ils  se 
servent,  dans  cette  pensée,  de  l'induence  de  l'impératrice  Eusébie.  —  Caractère 
et  qualités  de  cette  princesse.  —  Mort  du  pape  Jules.  —  Avènement  de  Libère.  — 
Athanase  et  les  orthodoxes  témoignent  de  toute  manière  leur  soumission  à  Con- 
stance. —  Constance  mande  Athanase  à  sa  cour.  —  Le  prélat  décline  celte  invi- 
tation, et  bientôt  après  celle  du  pape  Libère,  qui  l'engage  à  venir  à  Rome.  —  Libère 
envoie  une  députation  à  Constance,  pour  parler  en  faveur  d'Athanase.  —  Cette  dé- 
putation,  re^ue  i»  Arles,  est  circonvenue  par  l'empereur  et  les  prélats  ariens,  et 
consent  i»  la  condamnation  d'Athanase.  —  Libère  la  désavoue  et  demande  à 
l'empereur  la  convocation  d'un  concile  à  Milan.  —  Inconvénients  de  cette  demande, 
qui  est  accordée  par  l'empereur  et  dont  l'exécution  est  renvoyée  au  printemps 
suivant.  —  Excès  et  mauvaise  administration  de  Gallus  en  Orient.  —  Jalousie  de 
Constance  conire  lui  :  il  veut  le  perdre.  —  Massacre  de  l'envoyé  de  Constance, 
Domitien,  à  Antioche.  —  Constance  mande  Gallus  à  sa  cour.  —  Gallus  s'y  rend 
après  beaucoup  d'hésitation:  il  est  saisi  et  mis  à  mort.  —  Constance  seul  ninitre 
de  l'Empire.  —  Concile  de  Milan  :  hésitations  de  l'assemblée  :  conduite  énergique 
d'Eusèbe  de  Verceil  et  de  Lucifor  de  Cagliari.  —  Émotion  de  la  ville.  —  L'em- 
pereur mande  les  évèques  en  sa  piésence.  —  Son  édit  contre  Athanase  :  sa  dis- 
cussion avec  Eusèbe  et  Lucifer.  —  Exil  des  évèques  réfnictaires.  —  Constance  veut 
extorquer  l'adhésion  de  Libère.  —  Libère  se  refuse  à  la  doinier  :  on  le  fait  venir 
à  Milan.  —  Débat  entre  le  pape  et  l'empereur.  —  Exil  du  ponlife.  —  Procès  de 
Julien,  frère  de  Gallus.  —  Sa  conduite  réservée  et  digne  à  Milan,  où  il  est 
amené.  —  État  secret  de  son  esprit  :  ses  rapports  mystérieux  avec  les  sophistes 
en  Asie  Mineure  et  son  apostasie  déjà  consommée,  mais  encore  ignorée.  —  Il 
obtient,  jiar  l'intercession  de  l'impératrice  Eusébie,  la  faveur  d'être  envoyé  à 
Athènes.  —  Son  attitude  et  ses  études  dans  celte  ville.  —  Il  y  rencontre  les 
jeunes  Grégoire  et  Basile  de  Cappadoce.  —  Origine  et  caractères  de  ces  deux  jeunes 
cbrélicns.  —  Julien  est  rappelé  à  la  cour  pour  être  fait  césar.  —  Motifs  de  cette 
détermination  :  agitation  de  la  Gaule,  révolte  et  supplice  du  général  Sylvain.  — 
Constance  se  décide  à  partager  l'Empire  une  seconde  fois.  —  Hésitations,  crainles 
de  Julien.  —  Il  est  reçu  à  la  cour  et  proclamé  devant  l'armée.  —  Il  fait  le  panégy- 
rique de  Constance  et  épouse  sa  sœur  Hélène.  —  Son  départ  pour  la  Gaule,  à  la 
lin  de  l'année  355 177 


452  TABLE    DES    MATIÈRES. 


CHAPITRE   IV 

LA    PERSÉCUTION    ARIENNE. 

(356-360) 

Cntliiilc  calme  et  priuientc  d'AHinnase  ù  Alexandrie.  —  Motifs  qui  suspendent 
ri'xi'ciitioii  de  la  sentence  de  l'empcreiir.  —  Envoi  du  notaire  i)io«i'tie.  —  Il 
n'ose  mettre  la  main  sur  révi^i]ue  et  si'  retire.  —  Arrivée  du  dur  Syrien  avec  les 
légions  d'Egyiite.  —  Il  convient  avec  le  sénat  de  la  ville  d'attendre,  pour  exécuter 
ses  instniclions,  l'eiïet  d'une  dernière  démarche  auprès  de  l'empereur.  —  Visite  de 
saint  Antoine  à  Ailianase.  —  Sa  mort.  —  Le  duc  Syrien  rompt  l.i  trêve  et  fait 
invasion  dans  l'église  de  Sainl-Tliéonas.  —  Affreux  massacre;  Athanase  dispa- 
raît. —  Protestation  îles  catholiques  contre  la  conduite  de  Syrien,  envoyée  à 
l'empereur.  —  L'empereur  refuse  de  l'entendre  et  envoie  de  nouveaux  ordres  pour 
la  poursuite  d'Aihanase.—  Nomination  de  Georges  de  Cappadoce  comme  évêque  et 
du  comte  Sebastien  comme  gouverneur  d'Alexandrie  :  leurs  caractères. — Violences 
qu'il?  exercent.  —  Fuite  d'Aihanase  dans  les  monastères  de  la  ThéhaîJe.  —  Sa 
conduite  et  ses  écrits  pendant  cet  exil.  —  Redoublement  de  violences  a  Alexan- 
drie. —  Athanase  quitte  le  monastère  et  s'enferme  dans  une  caverne.  —  L'opfires- 
sion  des  catholiques  devient  générale  daws  tout  l'empire.  —  Conduite  d'Eusèbe 
de  Verceil  et  de  Lucifer  de  Cagliari,  exilés  en  Orient.  —  Coraniencements  de 
saint  Hilaire,  évêque  de  Poitiers,  en  Gaule.  —  Son  caracière,  sa  naissance,  sa 
conversion.  —  Il  adresse  des  représentations  à  l'empereur  et  est  exilé  en  Orient.  — 
Constance  persécute  à  la  fois  les  catholiques  et  les  païens.  —  Lois  portées  contre 
les  païens.  —  Constance  se  rend  à  Rome.  —  Son  entrée  dans  cette  ville.  —  Il  s'y 
conduit  avec  douceur.  —  Les  chrétiens  de  Rome  lui  demandent  le  rappel  de 
Libère.  —  Singularité  de  sa  réponse.  —  Constance  se  rend  à  Sirmium  où  il  avait 
momie  l'évéque  Osius.  —  Chute  d'Osius.  —  Nouvelle  formule  de  Sirmium.  —  Chute 
du  pape  Libère,  qui  signe  une  des  fornmies  de  Sirmium  et  obtient  par  là  la  permis- 
sion de  rentrer  à  Rome.  —  Division  dans  l'Ai  ianisme.—  Trois  partis  :  les  semi- 
Ariens.  —  Les  disciples  d'Aétius  ou  Anomœens.  —  Les  évèques  politiques  —  Na- 
ture et  force  de  ces  divers  partis.  —  Aventures  et  caracière  d'Aétius.  —  Les 
semi-Ariens  obtiennent  de  Constance  la  condamnation  d'Aéiius  et  la  convocation 
d'un  concile  général.  —  Les  évéques  politiques  font  échouer  ce  dernier  [irojet  et  y 
sulisiituent  deux  conciles  partiels,  l'un  à  Séleucie  en  Orient,  l'autre  a  liimini  en 
Occiilent.  —  Efforts  de  saint  Hilaire  pour  ramener  les  semi-Arieus.  —  Son  traité 
de  Synoilis.  —  La  lettre  à  sa  lille.  —  Les  Occidentaux  à  Rimini  ne  veulent  point 
siguer  la  formule  de  Sirmium.  —  Leur  députation  à  l'empereur.  —Elle  est  circon- 
venue, et  se  laisse  imposer  la  signaluie  d'une  formule  équivoque,  que  la  majorité 
du  concile  de  Rimini  adofile.  — Concile  des  Orieniaaxii  Séleucie.  —Saint Hilaire 
y  assiste.  —  Son  traité  de  la  Trinité.  —  Le  concile  est  suspendu  au  nnunent  où 
il  allait  condamner  les  Ariens  —  Les  évèques  principaux  se  rendent  à  Constauti- 
uople.  —  Consiance  im|iose  i  tout  le  monde  la  l'ormule  de  Rimini ,  et  comlamue 
à  la  fois  les  catholiques,  les  Anomœens,  les  semi-Ariens.  —  Triomphe  des  évèques 
politiques.  —  Indigualiou  d'Hilaire  et  sa  lettre  à  Constance 303 

FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIÈRES. 


Paris.  —  E.  DE  Soye  c    ilLs,  imprimeurs,  place  du  Panthéon-  &■ 


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